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BIOGRAPHIES
VENDÉENNES
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NANTES, VINCENT FOREST ET EMILE GRIMAUD, IMPRIMEURS BREVETÉS
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BIOGRAPHIES
PAR
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Toi3Q.e ZII
VINCENT FOREST ET EMILE GRIMAUD
IMPRIMEURS-ÉDITEURS, 4, PLACE DU COMMERCE
NIORT I PARIS
E. FORGET
47 , RUE DES HALLE?
Jules GERVAIS
29, RUE DE TOURNON
i883
LE VICE-AMIRÂL DE GMMOUARD
A toutes les époques et sous tous les gouvernements,
non seulement la grandeur des récompenses ne s'est pas
mesurée à retendue des services, mais la persécution et
la haine des classes populaires en ont souvent pris la
place. Pour en trouver de mémorables exemples, il n'est
pas nécessaire de remonter aux républiques grecque et
romaine, de rappeler la sentence d'ostracisme rendue
contre Aristide et l'exil de Camille ; nous n'avons qu'à
ouvrir un livre sanglant qu'on appelle l'histoire de la
Terreur : nous trouverons, à chaque page, les meilleurs
citoyens, ceux dont le nom a été gravé depuis au temple
de la gloire, traînés à l'échafaud, aux applaudissements
d'une population imbécile et furieuse. L'amiral de Gri-
mouard eut cet honneur, et nous regardons comme un
devoir de faire connaître combien il l'avait mérité.
Nicolas-Henri-Renè de Grimouard, dit le chevalier de
Grimouard, est né à Fontenay-le-Comte, le 25 janvier
1743, dans la maison qui sert aujourd'hui d'hôtel de ville
T. HI 1
2 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
et sur la porte de laquelle on a conservé son nom. La
filiation suivie de la famille de Grimouard, qui. compte
aujourd'hui les hommes les plus honorables parmi ses
descendants, remonte au XIV^ siècle, par une s ubsti tution,
opérée régulièremeût au XV!®, des chevaliers de Villefort
aux Grimouard du Péré. La prétention qu'avaient
ceux-ci d'être alliés à Tillustre maison Grimouard
du Gévaudan, qui a donné à TEglise le pape Urbain V,
était-elle fondée? C'est ce que nous ne saurions dire.
Le colonel Henry-Barthélemy de Grimoard (il avait
adopté cette orthographe comme plus en rapport avec
la prétention dont nous venons de parler), dont le fils,
le général Philippe-Henry, comte de Grimouard, a laissé
des ouvrages importants de stratégie, était son parent à
un degré assez éloigné, et non pas son frère, comme l'ont
prétendu certains biographes. Son père, Pierre-Marthe
de Grimouard, seigneur de GuinefoUe, avait servi dans
les mousquetaires. Il mourut avant la naissance de son
dernier fils, et sa mère, Marie-Marguerite de Yilledou
de Gournay, épousa, en secondes noces, M. du Petit- Val.
Le chevalier de Grimouard et son frère aîné passè-
rent leur première enfance avec leur mère et leur
beau-père, au château du Vigneau, commune de Nieul-
sur-l'Autise. Plus tard, leur oncle, M. Grimouard de
Saint-Laurent, arrière-grand-père de M. Grimouard de
Saint-Laurent de la Loge, s'occupa de leurs intérêts.
Quand Tàge de l'éducation fut arrivé, ils allèrent
faire leurs études au collège des Frères de l'Oratoire, à
Niort. Destiné à la marine, Nicolas-Henri-Renè dut en
sortir de bonne heure, car alors, plus encore que de nos
jours, l'éducation du marin se faisait dès la première
LE VICE-AMIRAL DE GRIMOUARD 3
jeunesse. Le 17 décembre 1758, nous le trouvons dans la
compagnie des G-ardes de la Marine, à Rochefort, et le
9 avril 1759, sur le vaisseau VInflp.xible, de 64 canons,
que commandait le capitaine de Caumont.
Les premières armes de de Grimouard ne devaient
pas être heureuses. L'Inflexible faisait partie de la divi-
sion navale aux ordres du maréchal de Gonflans, dont
le nom a acquis une triste célébrité dans les annales de
la marine française.
L'idée de porter la guerre en Angleterre, idée reprise
depuis et jamais mise à exécution, agitait en ce moment.
les esprits à la cour de Versailles. Des troupes se réunis-
saient en Bretagne et à Dunkerque, en même temps que
le ministre de la marine faisait construire dans tous
les ports de France des bateaux plats pour les recevoir.
Douze vaisseaux de ligne et trois frégates devaient
leur servir d'escorte. C'était en Ecosse que l'expédition
- principale se proposait d'opérer une descente, pendant
qu'un arm.ateur français, avec quelques frégates, en pré-
parait une en Irlande.
Bien que l'escadre dont nous venons de parler eût
beaucoup souffert dans un glorieux combat, que , très
inférieure, par le nombre de ses vaisseaux, elle avait
soutenu contre une flotte anglaise, le dévouement
héroïque de Sabran, un de ses capitaines, en avait sauvé
la plus grande partie. Réunie aux forces navales
qui se trouvaient dans le port de Brest, elle formait
encore un effectif considérable.
Gonflans mit à la voile avec vingt et un vaisseaux et
cinq frégates, pour aller dégager la division sur laquelle
devaient s'embarquer les troupes bretonnes, division
4 BIOGRAPHIES VENDEENNES
que bloquaient les Anglais. Rencontré, le 20 novembre,
par l'amiral Hawke, qu'il croyait pouvoir éviter en
passantentre des rocherset des écueils,ilse trouva dans
uneposition telle, qu'il lui fut impossible de former sa
ligne de bataille. Si le courage avait pu suppléer à l'ha-
bileté, cette journée n'aurait pas été, pour la France,
aussi désastreuse qu'elle le devint. Quoique, au milieu
de l'action, Gonflans eût pris la fuite, la flotte, privée
de son commandant, ne continua pas moins à se battre
avec le courage du désespoir. Les dispositions avaient
été si mal prises, qu'un vaisseau, le Formidable,
que commandait Saint-André du Verger, se trouvant à
lutter seul contre douze ou quinze vaisseaux anglais,
fut contraint d'amener son pavillon, au moment où,
foudroyé par une puissante artillerie, ayant perdu son
capitaine et faisant eau de toutepart, il allait s'enfoncer
dans l'abîme. Un instant après, le Thésée disparaissait
dans les flots, entraînant avec lui son brave comman-
dant et deux de ses enfants. Montalais éprouvait le
même sort sur le Superde; d'autres s'échouaient à la
côte. Villars de la Brosse, avec sept vaisseaux, sortit
enfin de l'impasse où l'incapacité de Gonflans avait
engagé la flotte, et arriva, toujours poursuivi parl'enne-
mi, à l'embouchure de la Vilaine. L'Inflexible était un
de ces sept vaisseaux. Quelques jours auparavant, il
avait soutenu une canonnade à l'entrée du Goulet,
contre deux vaisseaux anglais. Echappé à leur feu, il fut
moins heureux contre les accidents de la navigation :
deux mois après, il se perdait dans la Vilaine.
De Grimouard avait dix-sept ans ; son apprentissage
de marin, comme on le voit, était assez rude.
LE VICE-AMIRAL DE GRIMOUARD 5
La journée du ^0 novembre 1759 avait été fatale à
notre marine. Loin de cherciier à la relever, le roi et
son ministre proclamèrent que la France, se bornant
désormais à être une puissance continentale, devait
renoncer à disputer à l'Angleterre l'empire des mers.
En conséquence da cette résolution, ce qui restait de
vaisseaux de guerre fut vendu à des armateurs -, l'État
donna au plus offrant les agrès et les m-atériaux, vida
les arsenauX;, du plus honteux des désastres fit une spé-
culation financière.
Louis XV, à force d'humiliations, espérait obtenir la
paix de l'Angleterre -, mais celle-ci, voyant la puissance
maritime de la France anéantie, ne voulut pas l'accor-
der avant d'être en possession de nos colonies, que nous
ne pouvions plus défendre.
L'avènement de Choiseul au ministère, la signature
du Pacte de famille avec l'Espagne, et le courage des
corsaires français dont le nombre se multipliait tous les
jours, permettaient pourtant d'espérer que tout n'était
pas encore perdu de ce côté.
A défaut du souverain, qui s'occupait beaucoup plus
de ses maîtresses que de l'honneur du pays, les Fran-
çais firent un dernier effort pour se soustraire à la
honte que Louis XV acceptait, sans que la rougeur lui
montât au front. Pour que notre pavillon pût encore
flotter sur les mers, des provinces, des villes, des compa-
gnies, des particuliers, s'imposèrent de grands sacrifices.
Le Languedoc offrit au roi un vaisseau de 84 canons, et
la ville de Paris en fit construire un qui porta son nom.
Au commencement de l'année 1762, la France avait
quatorze vaisseaux et une frégate.
G BIOGRAPHIES VENDÉENNES
Mais, pendant qu'elle se préparait ainsi à une nou-
velle lutte, nos colonies sans défense tombaient, les
unes après les autres, au pouvoir de l'Angleterre, l'al-
liance avec l'Espagne n'ayant fait que compromettre
cette dernière puissance, sans qu'elle eût pu nous être
d'un secours bien efficace. Le 10 février 1763, Louis XV
signait un traité de paix qui rappelait les plus mauvais
jours de la monarchie.
De Grimouard, après la perte du vaisseau Vinfleœihie,
était passé à bord du Solitaire, de r.4 canons, capitaine
de rAccar3\ Le Solitaire désarma dans le port de
Rochefort, en 1761, et reprit la mer la même année,
pour désarmer dans le port de Brest, en 1763. Pendant
ce temps, les quelques vaisseaux qui nous restaient ne
s'aventuraient guère au large, dans la crainte d'y ren-
contrer l'ennemi. Par intervalle, de Grimouard avait
pourtant servi en qualité de second à bord d'une
chaloupe canonnière qui s'était quelquefois hasardée à
canonner les vaisseaux anglais, mouillés dans la rade
des Basques.
La France mit à profit, pour l'instruction de sa ma-
rine, la paix humiliante que son souverain avait signée.
Ce qui fut perdu pour la guerre fut donné à l'étude. Des
savants, Jean Bouguer, d'Après de Mannevillette, Bigot
de Morgues, Bordé de Villehuet, Charles Borda, Pierre
Leroi, inventèrent de nouveaux instruments de marine,
perfectionnèrent l'hydrographie et publièrent sur la tac-
tique navale les ouvrages les plus estimés. Lalande, le
marquis de Ghabert, Gabripl de Bory, le chevalier de
Fleurieu, de Tlsle, d'Anville, Gassini, par des travaux
astronomiques et géographiques, assurèrent la longitude
LE VICE-AMIRAL DE GRIMOUARD 7
à quelques lieues près, corrigèrent les cartes marines,
jusque-là fort défectueuses, en y déterminant des points
de repère indispensables au navigateur ; Grenier fit,
dans la mer des Indes, des découvertes qui nous en
rendirent la navigation plus courte et plus sûre, et le
ministre Ghoiseul-Praslin prit soin qu'on exerçât les
équipages, et que l'instruction des officiers de marine,
jusque-là fort négligée, dévînt sérieuse.
L'émulation, sous ces influences diverses, s'empara
des esprits, et si elle ne devint pas la plus puissante de
l'Europe, au bout de quelques années, la marine fran-
çaise en firt la plus savante. En même temps, des ingé-
nieurs spéciaux apportaient d'heureuses modifications
dans la construction des vaisseaux, et, dans nos ports
de guerre, la plus grande activité régnait sur les chan-
tiers. Conduit \j£iiY Bougainville, de Surville, de
Kerguelen, Marion du Fresne, le drapeau de la France
fut arboré sur des terres où il n'avait jamais paru ;
Pondichéry sortit de ses ruines ; nous eûmes un pied à
Madagascar ; la France enfin releva la tête, et quand,
après la prise de Tîle de Corse, l'Angleterre voulut en
témoigner son mécontentement, Ghoiseul répondit fiè-
rement à l'ambassadeur de cette puissance qu'il ne
lui reconnaissait pas le droit de s'immiscer dans les
affaires de notre pays.
De Grimouard participa à ce mouvement intellectuel
quis 'étendit à toute la marine. En 1764, il revint sous le
commandement de de Caumont, son premier capitaine.
La corvette VAinbUion, qu'il montait, désarma à
Rochefort la même année. Il passa, en 1765, sur le Har-
di, que commandait La Touche-Tréville. De Grimouard
s BIOGRAPHIES VENDÉENNES
se trouvait là à bonne école, La Touche-Tréviile étant
un officier d'un grand mérite, dont la carrière a mar-
qué dans la marine.
La ville de Larache, appartenant aux États Barba-
resques, avait fait une insulte à notre pavillon. Le roi y
envoya La Touche-Trèville pour en obtenir satisfaction.
Gomme cette satisfaction lui était refusée, il bombarda
la place et en détruisit presque toutes les maisons.
A la suite de cette expédition, le Hardi fît voile pour
l'Amérique, d'où il revint désarmer dans le port de Toulon.
De la flûte la Fortune, qui n'eut d'autre destination
que de croiser de Lorient à Toulon, de Grimouard passa
sur la Belle-Poule, et fit, avec elle, une campagne dans
le Nouveau-Monde.
L'avancement, souvent si rapide en temps de guerre, est
toujours lent en temps de paix. De Çlrimouard n'avait
pas moins de vingt-sept ans lorsqu'il fut nommé en-
seigne de vaisseau ; il obtint ce grade le 4 février 1770.
Le 22 avril de l'année suivante, il fut nommé second
lieutenant de la compagnie des canonniers-matelots de
Rochefort. Le 2 mars 1772, il s'embarqua à Brest, sur le
vaisseau V Hippopotame, le quitta la même année pour
la frégate la Terpsichore, avec laquelle il fit, sous le
commandement de La Touclie-Trèville, une campagne
d'évolutions.
Les campagnes d'évolutions sont l'image de la
guerre ; souvent aussi elles en sont l'avant-coureur. Dès
l'année 1772, toutes les poitrines battaient sur nos vais-
seaux et aspiraient à remplacer le simulacre du combat
par le combat lui-même. Le honteux traité du 16 février
17G3, nos marins auraient voulu l'effacer de leur sang.
LE VICE-AMIRAL DE GRIMOUARD 9
et quand les caveaux de Saint-Denis s'ouvrirent pour
recevoir la dépouille mortelle de celui qui l'avait signé,
ils tournèrent les yeux vers son successeur, dans l'espé-
rance qu'il rejetterait la coupe d'humiliations à laquelle
son aïeul avait bu à longs traits.
Louis XVI, un des rois de la monarcWe française qui
ont le plus véritablement aimé le peuple, ne partageait
pas les aspirations belliqueuses de ses sujets. Redoutant
les malheurs de la guerre, il cherchait dans les douceurs
de la paix le soulagement aux maux qui accablaient la
France, mais les événements allaient devenir tels, qu'il
devait être bientôt entraîné, malgré lui, dans la lutte.
Aussi, quand, au milieu de l'année 1776, les États-Unis
proclamèrent leur indépendance, la France les salua-
t-elle avec des acclamations enthousiastes, dans lesquel-
les l'amour de la liberté, bien qu'il fût réel, le cédait au
sentiment du patriotisme.
Résister à l'élan national eût été d'une mauvaise
politique, car, pendant qu'une partie de ses forces était
employée à combattre une insurrection formidable,
l'Angleterre nous offrait une occasion unique de prendre
notre revanche. Bien avant donc que nous eussions
reconnu la république américaine, les vœux de la France
entière étaient pour le triomphe de ses armes. Si
Beaumarchais faisait passer des munitions de guerre
aux insurgés, le gouvernement n'y mettait aucun
obstacle, et quand Lafayette s'embarquait, pour servir,
comme simple volontaire, une cause qui allait devenir
celle de la France, il applaudissait tout bas à cet acte
glorieux de sa jeunesse. La guerre était donc inévitable
et l'Europe en suspens en attendait le signal.
T. m 1.
10 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
Elle éclata avant que la déclaration en eût été faite et
que les relations diplomatiques eussent été interrompues
entre les deux puissances, h' Aréthuse ayant rencontré
la Belle-Poule, n'hésita pas à l'attaquer. Le combat fut
brillant et l'issue longtemps incertaine ; enfin, après
cinq heures d'une lutte acharnée, YAréihuse se replia
sur la flotte anglaise, abandonnant à la Belle-Poule
l'honneur de la journée. Ge glorieux cartel fut salué en
France avec de grands transports de joie ; à Brest,
l'enthousiasme fut porté jusqu'au délire. Louis XVI
n'hésita plus : après avoir récompensé, parle grade de
capitaine de vaisseau, le commandant de la Belle-Poule,
sur la demande de tous les officiers généraux, il donna
ordre au. comte d'Orvilliers d'entrer dans la Manche,
D'Orvilliers élait bien décidé à ne pas fuir devant
Vennemi, quelles que fussent ses forces *. Quelques
jours après, les flottes ennemies se rencontrèrent non
loin d'Ouessant, et l'action s'engagea immédiatement.
Bien que cette bataille, dans laquelle s'immortalisa
un des compatriotes de de Grimouard, le lieutenant-
général Duchaffault, eût laissé la victoire indécise,
l'efTet moral en fut tout entier pour la France. Il y avait
si longtemps que l'Angleterre ne connaissait plus de
rivale sur les mers que, pour n'avoir pas été victorieuse,
elle fut considérée comme ayant été vaincue.
Tournons maintenant nos regards vers l'Amérique,
devenue le théâtre d'une lutte décisive. C'est là que
nous allons trouver de Grimouard, sorti des grades
inférieurs de la marine, inaugurant son premier cora-
* Lettre de d'Orvilliers. Archives du ministère de la marine.
LE VICE-AMIRAL DE GRIMOUARD 41
mandement par des actions d'éclat, et rendant à son
pays des services signalés.
Quelques mois plus tôt, avant même que d'Estaing,
trompant les Anglais sur la véritable destination de ses
forces, eût fait voile pour l'Amérique, des bâtiments de
guerre, dans l'éventualité d'une lutte prochaine, étaient
partis pour protéger nos colonies des Antilles. De ce
nombre était la frégate la Charmante, capitaine
Macnemara. Le 23 janvier 1779, de Grimouard s'y était
embarqué en qualité de second. Peu auparavant, il avait
été promu au grade de lieutenant de vaisseau. C'est
pendant que la Charmante était dans les parages des
Antilles, que les hostilités commencèrent entre la
France et l'Angleterre. Cette frégate ne se borna pas à
la défense de nos possessions d'Amérique, elle vint en
aide à la Dédaigneuse, dans l'attaque de la frégate
anglaise l'Active, et contribua à sa prise.
Débarqué au cap Français, de Grimouard prit, le 17
septembre 1778, le commandement de la frégate la
Minerve *.
Cette frégate avait appartenu aux Anglais ; elle leur
avait été prise par le commandant de la Concorde, Le
Gardeur de Tilly, et devait leur revenir un jour, mais
après une série de combats qui allaient illustrer son
nom et celui de son nouveau capitaine.
Le 4 janvier 1779, de Grimouard rencontra un bâ-
timent anglais dont la prise eût été d'unegrande valeur,
c'était le Belhourt *, de Liverpool, armé de 20 canons.
' M. Levot dit qu'elle était armée de 32 canoDS, la Gazette, de 26.
^ M. Levot, qui, ainsi que je l'ai fait moi même, paraît avoir pui?é
12 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
En outre de sa cargaison de pois*sons salés, ce navire
portait, d'Halifax à la Jamaïque, six mille guinées.
Cette riche proie ne tomba point aux mains des Fran-
çais : criblé de boulets, le Belhourt faisait eau de
toute part et allait sombrer infailliblement, quand le
feu prit à son bord. Son arrière ayant sauté, le malheu-
reux bâtiment fut bientôt dévoré par les flammes, et la
mer engloutit les richesses qui étaient à son bord. Il
ne s'en échappa que trente-trois personnes. La Minerve
avait eu quatre hommes de tués et vingt-trois bles-
sés.
A un mois de là, de Grimouard eut besoin de tout
son courage et de toute son habileté pour échapper aux
Anglais. Le 7 février, au point du jour, comme il sor-
tait de la baie des Baradaires, une escadre anglaise se
trouva en vue. Elle était composée de quatre bâtiments
de guerre, le Ruby, de 64 canons, le Niger^ de 28 % le
J5r/s^6>Z, de 50, et de la frégate Z'^o ^1^5, de 30. Après
avoir échangé une bordée avec le Ruby^ de Grimouard,
comprenant bien que, sans une insigne témérité, il ne
pouvait pas se mesurer avec un vaisseau qui lui était
si supérieur en forces, résolut de s'en éloigner. Il se
porta sur le Niger, et son feu fut si sûr et si bien
nourri, qu'au bout de trois quarts d'heure, cette frégate
fut forcée d'abandonner la partie. La Minerve n'avait
pas de temps à perdre : le Bristol et l'JEolus s'avan-
duns la Galette de France le récit de cette affaire, appelle ce navire
le Behoostt. Lapérouse-Bonfils le nomme le Beîkourt. J'ai adopté le
nom que j'ai trouvé aux Archives du ministère de la marine.
* Est-ce le Niger, comme on lit dans plusieurs relations, ou le
Lowestoffe, ainsi que l'écrit Lapérouse-Bonfils ?
LE VICE-AMIRAL DE GRIMOUARD 13
çaient pour lui couper la retraite. Elle mit à profit l'a-
vantage qu'elle venait d'avoir en se débarrassant du
A^e^er, se couvrit dévoiles et gagna sur les ennemis.
Le calme qui survint arrêta un instant leur poursuite,
mais elle recommença quand, à une heure de l'après-midi,
le vent, s'élevant, vint à souffler du N.-N.-E. Toute l'es-
cadre alors reprit à lui donner la chasse. Heureusement
que la nuit était venue. A la faveur des ténèbres, la
Minerve put faire fausse route et se dérober sans être
aperçue. Craignant d'être rejoint s'il continuait sa mar-
che sur Saint-Domingue, de Grimouard mit le cap
sur l'ile d'Icague. Chemin faisant, il rencontra un bâ-
timent de guerre de la Providence, la Dét/ora, de 20
canons, qu'accompagnait un brick de 16, et s'en em-
para.
Nous lisons dans ses états de service * que, dans
cette campagne, il eut deux rencontres avec l'escadre
anglaise, sans que nous ayons rien pu apprendre de la
seconde. On y voit encore qu'il contribua beaucoup à
la tranquillité et à la sûreté de l'île de Saint-Domingue,
où il croisait, et qu'en raison des services qu'il avait
rendus à la France, le ministre lui écrivit pour le com-
plimenter.
Ayant reçu l'ordre de retourner en Franco, pour y
faire radouber sa frégate et annoncer le départ du
convoi du comte d'Estaing, il vint désarmer àRochefort,
après avoir pris, dans la traversée, trois petits bâti-
ments ennemis.
De Grimouard fut nommé chef de brigade de la marine
* Archives du ministère de la marine.
14 RIOGRAPIIIES VENDÉENNES
le lei'juillet 1779, et chevalier de Saint-Louis, le 10
octobre suivant.
Il y avait plus de cinq mois que la Minerve avait
repris la mer, tantôt croisant, tantôt escortant les
convois dans différents parages, quand, le 1^^ janvier
1781, le lendemain de sa sortie du fort de Brest, comme
elle se trouvait par 14» dans l'ouest d'Ouessant, elle
aperçut deux v.oiles, que l'épaisseur du brouillard l'em-
pêcha d'abord de reconnaître. C'étaient deux vaisseaux
anglais de 74, le Courageux et le Vaillant, qui bientôt
s'en trouvèrent à portée de pistolet. Abandonnée de
trois petites frégates françaises qui, bien meilleures
marcheuses qu'elle ne l'était, avaient pu s'éloigntr-r, elle
se trouva seule aux prises avec ses deux formidables
ennemis. De Grimouard ne voulut pourtant pas amener
son pavillon sans le défendre. Ce ne fut qu'après que
la moitié de son équipage eût été mis hors de combat,
qu'après que son neveu, le chevalier de Mussay, fût
tombé mortellement frappé, qu'un de ses lieutenants
eût été tué, trois autres blessés et que lui-même, griève-
ment atteint, eût été obligé de remettre le comman-
dement à son second, M. de Villeneuve, que la Minerve,
ayant ses canons démontés^ la moitié de ses mâts
à bas, les autres près de tomber, toutes ses manœuvres
hachées et Venir epont se rem,plissant d'eau, fut obligé
d'amener la cale *.
Lord Murgrave, commandant le Courageux, fit le
meilleur accueil aux prisonniers et complimenta de
* Gazette de France.
LE VICE-AMIRAL DE GRIMOUARD 15
leur bravoure le chevalier de Griraouard, ses officiers
et son équipage.
Rendu à la liberté par échange, il reçut, à son retour
en France, la lettre la plus flatteuse du maréchal de
Gastries, alors ministre de la marine, et, en récompense
de sa défense héroïque, le roi le nomma capitaine de
vaisseau.
Peu de temps après, de Grimouard s'embarqua, en
qualité de second, à bord du vaisseau l'^lr-^?/, sous les
ordres du commandant Macarthy Macteigne. V Actif
faisait partie de Tescorte d'un convoi qui portait des
troupes et des munitions en Amérique. Le comte de
Guichen en avait le commandement. Rencontré à cin-
quante-trois lieues au sud d'Ouessant, par une escadre
ennemie aux ordres de l'amiral Kempenfeld, qu'un
brouillard épais l'avait empêché d'apercevoir, il perdit
dix-sept bâtiments marchands ; il en aurait perdu
davantage, si f/j^^?/ n'avait pas puissamment contribué
à arrêter la ligne anglaise. Canonné par une partie des
vaisseaux qui la composaient, il donna le temps au
reste du convoi de s'échapper.
De V Actif, de Grimouard passa, le 16 janvier 1782,
toujours en qualité de second, sur le vaisseau le Magni-
fique, qui vint rejoindre la division du comte de Grasse.
Citoyen désintéressé et marin intrépide, le comte de
Grasse était un chef de division aventureux et compro-
mettant. Le 5 septembre 1781, après avoir combattu
non sans succès l'amiral Graves, il l'avait empêché de
venir au secours de lord Cornwalis, et, combinant ses
opérations avec celles de Washington, de Rochambeau,
de Lafayette et de Saint-Simon, il avait puissamment
16 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
contribué à le rejeter dans York-Towa. Bloqué du côté
de la terre parles Américains, et la mer lui étant fermée
par la flotte française, Gornwalis, peu de temps après,
avait été obligé de mettre bas les armes. Ce n'était pas
seulement la garnison de la place, c'étaient aussi trente
bâtiments de guerre qui tombaient entre les mains de
Washington. De Grasse avait eu une trop grande part à
cet événement décisif, pour que son nom et sa personne
fussent oubliés. La France le salua comme un de ses
enfants les plus illustres, et le Congrès lui offrit, comme
un témoignage des services inappréciaMes qic'il en
avait reçus, quatre pièces de canon que de Grasse plaça
à la porte de son château.
La fortune a ses retours, et nul ne peut se flatter
qu'elle lui sera toujours fidèle. En 1782, peu de temps
après que le Magnifique eût rejoint sa division, de
Grasse, hier encore couvert de tant d'applaudissements,
allait voir la gloire de ses succès disparaître sous la
honte de sa défaite.
Attaqué une première fois, le 9 avril, par l'amiral
Rodney, il fut assez heureux, grâce au comte de Vau-
dreuil, pourvoir Tavant-garde ennemie repoussée. Mais
ce n'était là qu'un engagement de peu d'importance,
avant-coureur d'un de nos plus grands désastres ma-
ritimes. Le 12 avril, comme la flotte française cherchait
à se réunir à la flotte espagnole et pouvait y arriver
facilement sans combattre, en raison de l'avance qu'elle
avait sur l'ennemi, de Grasse, pour sauver un vaisseau
que des avaries avaient mis en retard, fit faire un mou-
vement rétrograde à la flotte, mouvement qui permit à
Rodney de l'atteindre entre la Dominique et les Saintes.
LE VIGE-AMIRAL DE GRIMOUARD 17
Ayant pour lui l'avantage du nombre et celui des vents,
Famiral anglais coupe notre ligne et vient fondre sur la
Ville-de-Paris^ qu'il entoure de tous côtés. En vain,
pour débarrasser ce vaisseau de tant d'assaillants, les
commandants français font le sacrifice de leur vie, rien
ne fait lâcher prise aux nombreux ennemis acharnés à
sa perte. Cinq capitaines, du Pavillon, de la Glocheterie,
Bernard de Marigny, La Vicomte, Sainte-Gesaire, tom-
bent frappés mortellement ; le César saute en l'air,
VHectop, V Ardent, le Glorieux amènent leur pavillon \
la Ville-de-Paris, enfin, ce glorieux vaisseau que le
patriotisme de la capitale avait donné à la France, la
Ville-de-Paris, épuisée et coulant bas, se rend après
dix heures de combat. L'amiral de Grasse est fait pri-
sonnier, et bientôt on le verra à Londres rehaussant le
triomphe de son vainqueur.
De Grimouard eut le bonheur d'échapper à cette grande
défaite. Le Magoiifique, dont les manœuvres reçurent
l'éloge de M. de Vaudreuil, de l'escadre duquel il faisait
partie, se réfugia au Gap avec les débris de la flotte.
Moins d'un mois après, le 6 mai 1782, le Magnifiqiie
se perdait sur un rocher, à l'entrée du port de Boston,
et, le lendemain, de Grimouard prenait le comman-
dement du vaisseau de 74. le Scipion.
Le Scipion croisait, depuis six mois, dans les parages
de Saint-Domingue, et revenait, avec la frégate la
Syljille, d'escorter un convoi parti de cette île pour
l'Europe, lorsque, le 17 octobre 1782, il fit la rencontre
d'une division anglaise.
Il était huit heures du matin, le vaisseau et sa con-
serve se trouvaient à l'entrée du canal de Porto-Rico,
18 BIOGRAPHIES VENDEENNES
counint des bordées par des vents d'est sud-est, quand
la SyMlle, qui était un peu en avant, aperçut d'abord
deux bâtiments et bientôt après trois autres qu'elle
s'empressa de signaler. Ayant mis toutes voiles dehors,
ainsi que le Scipion qui la suivait, elle s'en approcha
assez pour tâcher de les reconnaître. Le capitaine de
la SyMlle^ Kergariou-Locmaria, s'étant bientôt aperçu
que les vaisseaux portaient directement sur lui, fit au
Scijnon le signal de se préparer au combat. Cependant,
voulant savoir à qui il avait à faire, il mit en panne,
pendant quelques instants, et fit aux vaisseaux, qui
continuaient à s'approcher, les signaux ordinaires de
reconnaissance auxquels il ne fut pas répondu. La Sy-
Mlle, ne pouvant plus douter que ce ne fussent des
ennemis et s'apercevant qu'ils étaient en force bien
supérieure, remit toutes voiles dehors, vira de bord et
fit au Scipion le signal de prendre chasse. Ce signal fut
bientôt suivi de celui de chasser dans le vent, de ma-
nœuvrer enfin de manière à éviter un combat que la
disproportion des forces aurait nécessairement rendu
fatal aux deux bâtiments français. La division anglaise
se composait, en effet, du London, de 90, du Torbay, de
64, de deux frégates et d'une goélette. Toutes ces forces
n'étaient pas sur la même ligne : le London se trouvait
dans les eaux du Scipion et de la Sybille, le Torbay,
plus au vent, les trois autres voiles en arrière.
De Grimouard continua à gouverner sur Saint-Do-
mingue, faisant tous ses efîV)rts pour se tenir hors de
portée des deux vaisseaux qui le suivaient de plus près.
Cependant le London gagnait sur lui, et comme dans
l'après-midi il s'en était très rapproché, de Grimouard,
LE VICE-AMIRAL DE GRIMOUARD 19
tout en poursuivant sa route, lui envoya quelques
coups de canon de retraite. Le London répondit par
deux bordées, qui furent plus avantageuses au Scipton
qu'elles ne lui furent préjudiciables ; elles ne lui firent,
en effet, aucun mal, et la manœuvre qu'elles exigèrent
de la part du London retarda la poursuite. S'apercevant
de la faute qu'il avait commise, le London cessa son
feu et s'attacha uniquement à continuer la chasse qu'il
avait commencée. Meilleur voilier que le Scipîon, il le
gagna tellement de vitesse, que, entre huit et neuf
heures, il ne se trouvait plus qu"à une seule encablure
de son arrière.
Ne pouvant pas éviter le combat, de Grimouard s'y
prépara bravement, et l'habileté des manœuvres vint
compenser l'inégalité des forces. S'étant aperçu que
son adversaire cherchait à prendre le Scipion par la
hanche et à l'écraser, il manœuvra pour le prévenir.
Loin donc de changer de route, il ne fit rien pour
empêcher le London d'approcher. Quand il ne fut plus
qu'à portée de pistolet, il laissa arriver sur lui, et pas-
sant à son avant, il lui envoya une bordée à double
charge.
Cette manœuvre avait pour le Scipion le double
avantage de faire au London un mal considérable et de
l'éloigner du TorMy qui se trouvait au vent et avait
déjà commencé à le canonner. Elle réussit au delà de
toutes ses espérances. Dans la position qu'il avait prise,
pas un boulet de sa bordée ne fut perdu. Quelques
instants après, le London répondait par toute la
sienne.
Ce n'était pas seulement contre un vaisseau beaucoup
20 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
plus fort que le sien que de Grimouard avait à combattre,
il allait être en butte au feu du Torbay. La résistance
contre cette double attaque ne pouvait pas être de
longue durée ; d'ailleurs, avant même l'arrivée du
Torday, le London, revenu d'un moment de surprise,
reprenait le vent, et, courant sur son aire, allait doubler
de l'avant, quand de Grimouard, comprenant le danger,
manœuvra pour lui présenter le travers. Se trouvant
ainsi bord à bord, les deux vaisseaux ne firent qu'une
seule masse, et le Torbay, dans la crainte que ses
boulets n'atteignissent amis aussi bien qu'ennemis,
discontinua son feu.
Le combat durait ainsi depuis deux heures, et de
Grimouard allait donner le signal de l'abordage, quand
le London, redoutant une pareille attaque, abandonna
la partie, et, laissant porter en dépendant, s'éloigna.
Ce fut au tour du Torbay. Ne craignant plus que ses
boulets ne vinssent à s'égarer, il avait recommencé à
canonner le Scipion, quand de Grimouard, qui avait
à dessein laissé au London le temps de courir en avant,
profita de son mouvement pour arriver sur lui, et, dans
cette position avantageuse, le combattre en présentant
son travers à sa poupe ; il s'écartait en même temps du
Torbiy dont il n'avait plus à redouter le feu.
Très maltraité, le London s'éloigna pendant quelques
instants et permit au Scipion de reprendre sa route et
de réparer son gréement et sa voilure.
Les Anglais cependant ne pouvaient pas se résigner à
voir échapper de leurs mains une proie qu'ils avaient
cru leur appartenir. Après quelques instants donnés à
réparer leurs avaries, ils reprirent la poursuite du Sci-
LE VICE-AMIRAL DE GRIMOUARD 21
pion qui gouvernait sur le cap d'Inganno, dont il n'était
plus éloigné que d'une douzaine de lieues.
Malgré toute l'ardeur qu'ils y mirent^ les Anglais ne
gagnèrent pas sur de Grimouard, et, au point du jour, le
Scipion n'était plus qu'à quatre lieues de terre. Il
s'agissait pour lui de trouver un bon mouillage qui le
mît à l'abri de la poursuite des ennemis, sans s'exposer,
en le cherchant, à se briser contre quelque roche ; il se
rapprocha donc le plus qu'il le put de la partie de la
côte comprise entre le cap d'Inganno et la pointe
dlcague, dans la baie de Samana, pensant arriver
sans encombre jusqu'au Port aux Anglais qui devait
lui servir de refuge. L'espoir qu'il en avait était
d'autant plus fondé, que son pilote lui en donnait
l'assurance, affirmant que personne mieux que lui
ne connaissait ce mouillage, pour l'avoir sondé bien
souvent.
Le London mit en panne, et de Grimouard s'aperçut,
sans en deviner la cause, qu'il envoyait des canots à
bord des autres bâtiments de son escadre. Quant au
Tor&a?/, il continuait sa chasse, gagnant beaucoup sur
le Scipion dont le pilote, la sonde à la main, serrait de
fort près la terre pour arriver à son mouillage. Le plan
du London était de lui couper le chemin de Samana.
Au moment où de Grimouard doublait la pointe dlcague,
le Torday qui, par prudence, ne voulait pas s'aventurer
davantage sur un fond qu'il ne connaissait pas, lui
envoya, en signe d'adieu, sa bordée qui, en raison de la
distance, ne pouvait pas lui faire grand mal, pour aller
rejoindre le London.
De Grimouard se croyait sauvé ; ses voiles étaient
22 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
larguées et amenées, la sonde donnait sept brasses de
profondeur, le vent ne soufflait presque plus et la mer
était calme, quand le Scipion toucha sur un rocher
qu'aucune carte ne signalait, et ne put pas se relever.
Quoique légèrement blessé pendant l'action, de Gri-
mouard présida au sauvetage de son équipage et voulut
sortir le dernier de son vaisseau. Pendant le combat, il
avait eu treize hommes tués et quarante-trois blessés ;
il n'en perdit pas un seul dans le naufrage.
Ce combat héroïque fut considéré, en France et aux
Antilles, comme un véritable triomphe ; le nom de
de Grimouard fut dans toutes les bouches, et l'on ne
trouva pas assez de louanges pour célébrer sa valeur.
Arrivé au Cap, le 8 du mois de décembre 1782, il y fut
l'objet d'un enthousiasme général. Le gouverneur de
Saint-Domingue écrivit au ministre de la marine :
«t Au Gap, le 11 décembre 1782.
« Monseigneur, M. le chevalier de Grimouard, dont j'ai eu
l'honneur de vous faire connaître le combat glorieux du 17
octobre dernier, sur le vaisseau le Scipion, contre les deux
vaisseaux anglais le Lomlon, de 90, et le Torbay^ de 64, est
arrivé ici avec la majeure partie de son équipage, le 8 de ce
mois. Il y a été accueilli avec les transports d'admiration
qu'ont excités sa valeur et ses talents, et les sentiments du
public ont paru adoucir un peu l'amertume du regret qu'il a
dctre réduit à 1 inaction. C'est à vous qu'il appartient, Mon-
seigneur, de lui faire oublier les pertes que lui a causées son.
naufrage. Entièrement occupé de secourir les malades et les
blessés qu'il avait à son bord, lorsqu'ils ont été sauvés, ainsi
que tout l'équipage, il n'était déjà plus possible de rien reti-
rer du vaisseau, et M. de Grimouard est resté avec l'habit et
la chemise qu'il avait quand le bâtiment a échoué.
LE VICE-AMIRAL DE GRIMOUARD 23
« Vous savez, Monseigneur, combien un pareil événement
est ruineux pour un officier qui commande. II a, Monseigneur,
tant de titres pour mériter les bontés du roi et pour vous
intéresser, qu'il me suffit de vous faire connaître sa situation
pour être sûr que vous viendrez à son secours.
« Le reste des malades et des blessés de son brave équi-
page vient d'arriver sur un bateau américain qui les a pris à
Samana, où il les avait laissés, pour attendre une occasion
de se rendre par mer, la plupart étant hors d état de marcher.
« Je n" ai rien à ajouter à l'éloge que vous a fait ]M. de
Grimouard des officiers de son état-major. Permettez-moi
de me joindre à lui pour les recommander à vos bontés. >»
Eh bien, cette population blanche de Saint-Domingue,
qui n'avait pas assez de louanges pour célébrer sa gloire,
cette population, qui, dans son ivresse, se serait volon-
tiers attelée à son char triomphal, devait, dix ans après,
alors qu'humain autant que brave, de Grimouard, par
des mesures de prudence et de conciliation, les seules
qui pussent la sauver d'une affreuse catastrophe, venait
d'acquérir de nouveaux titres à l'estime des honnêtes
gens, cette population, oublieuse du passé, méconnais-
sant les nécessités présentes et détournant les yeux de
l'orage affreux qu'elle accumulait sur sa tête, poussait
ringratitude et l'aveuglement jusqu'à le couvrir de
huées et à traîner son nom aux gémonies !
Non seulement le ministre de la marine vint au
secours de Grimouard dans sa détresse, mais le roi, en
récompense de sa belle conduite, lui accorda, avec le
titre de comte, une pension de 800 livres sur l'Ordre de
Saint-Louis.
Pour rentrer en France, de Grimouard s'embarqua
sur un bâtiment portugais, qui ne mit pas moins de deux
24 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
mois à faire la traversée. Le temps n'y avait point re-
froidi l'enthousiasme ; et, à son arrivée, le commandant
du Scipion fut accueilli par d'unanimes applaudisse-
ments.
Le 20 mai 1783, la paix fut signée entre les parties
belligérantes, paix profitable surtout à l'Amérique,
mais honorable aussi pour la France, paix dans laquelle
notre marine joua un grand rôle et dont Grimouard put
réclamer sa part.
Marié à Julie-Catherine de Turpin, fille du comte de
Turpin, seigneur de la Roche -Gourbeau, et de demoiselle
Macnemara, il n'avait pas pu jouir souvent des joies
d'époux et de père. La guerre d'Amérique l'avait tenu
éloigné de ses foyers pendant près de cinq ans. Aussi
profita-t-il des loisirs que lui faisait la paix pour venir
dans sa terre de Saintonge se reposer, au sein de sa fa-
mille, de ses glorieuses fatigues. C'était toujours là qu'il
passait les instants qu'il dérobait au service de l'État.
Ces instants étaient rares, car, pendant la guerre, la
France ne se serait pas passée d'un capitaine aussi brave,
et, pendant la paix, ses connaissances nautiques étaient
mises à contribution pour l'instruction des flottes. C'est
ainsi qu'en 1785, il fut appelé au commandement de la
corvette le Rossignol, faisant partie d'une escadre d'évo-
lutions. Nommé successivement major de la deuxième
division de la deuxième escadre, à Brest, commandant
par intérim de la deuxième escadre, commandant du
vaisseau le Brave, il fut appelé, le 1er septembre 1788,
aux fonctions de major général à Brest.
La France possédait deux cent cinquante lieues de
côtes en Afrique. Mais, à part Corée et l'île Saint-Louis,
LE VICE-AMIRAL DE GRIMOUARD 25
au Sénégal, on ne pouvait pas dire qu'elle y eût de co-
lonies. Quelques comptoirs pour le commerce et la
traite des nègres, placés de loin en loin sur cette longue
étendue, exigeaient seulement la protection d'une sta-
tion française. De Grimouard quitta Brest pour en
prendre le commandement. Dans ce poste de confiance,
après avoir rendu de nouveaux services à son pays, il
sortit de la Félicité, qu'il montait, pour arborer son pa-
villon sur le Borée et retourner à Saint-Domingue, où
l'attendaient des événements si lamentables.
Sa mission sur les côtes d'Afrique lui valut les félici-
tations du ministre de la marine. Le 3 février 1791, il
en recevait la lettre suivante :
« Mon opinion sur la manière dont vous avez constam-
ment servi, monsieur, était depuis longtemps fîxée^ et ne
pouvait qu'être confirmée par celle du Conseil de la Marine
qui, dans la séance du 26 du mois dernier, a fait Texamen
de votre conduite pendant la campagne de la frégate la
Félicité, que vous avez commandée pendant six mois, ainsi
que la station de la côte d'Afrique. Le procès-verbal de
cette séance m'a fait connaître que vous n'avez rien négligé
tant pour protéger le commerce français sur la Gôte-dOr,
et lui rendre favorables les gens du pays, qu'en mettant les
différents comjptoirs que vous avez visités en état d'attein-
dre l'époque où il doit leur être porté de nouveaux secours.
J'ai vu aussi que, sur tout autre point, vous vous êtes
exactement conformé à ce qui vous était prescrit par vos
instructions, et qu'enfin votre conduite a constamment
mérité des éloges. C'est ainsi que le roi, à qui j'en ai rendu
compte, en a jugé, et c'est avec plaisir que je vous trans-
mets la satisfaction de Sa Majesté à cet égard.»
La philosophie du XYIII^ siècle, dont les principes
T. m 2
26 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
avaient pénètre le cœur de nos pères, ne s'était pas
bornée à préparer la France aux grands événements
qui allaient s'accomplir dans son sein; après avoir
traversé les mers, elle avait été reçue dans nos posses-
sions des Antilles avec la même faveur. Seulement,
pendant qu'en France l'immense majorité de la nation,
conformant sa conduite aux idées nouvelles, allait, à
travers mille orages et au prix des plus grands sacri-
fices, en faire l'application à la société, la race blanche,
dans nos colonies, ne luî avait fait un aussi bon accueil
que parce qu'elle flattait ses passions et qu'elle n'en
comprenait pas les conséquences. Dans cette foule de
livres apportés de la métropole, où se trouvaient con-
fondus le bien et le mal, elle n'avait été séduite que par
le mauvais côté. L'es[»rit railleur, léger, irréligieux,
avait fait ses plus nombreuses conquêtes; elle avait
applaudi à toutes les attaques dirigées contre le vieil
édifice social qui s'écroulait. Mais des lois de l'humanité,
elle ne s'en était guère inquiétée, et plus d'un, après la
lecture du Contrat social, s'était armé du fouet pour
châtier l'esclave paresseux ou maladroit. Des réformes,
chacun en demandait ; mais tous les voulaient au profit
de leurs passions ou de leurs intérêts.
Dans ce moment, la population blanche des Antilles
se divisait en trois classes bien distinctes : les planteurs
les intendants et les petits blancs. Les grands proprié-
taires habitaient Paris, où ils étalaient le luxe de la
richesse et leur orgueilleuse indolence. Les plaisirs que
«procure l'opulence ne leur suffisant pas, et se trouvant
humiliés d'obéir à des fonctionnaires que la fortune
n'avait pas favorisés, ils prétendaient à gouverner eux-
LE VICE-AMIRAL DE GRIMOUARD 27
mêmes. Les intendants entre les mains desquels ils
avaient laissé leurs domaines à cultiver, espéraient
pouvoir prendre un jour la place de leurs maîtres, et, en
attendant qu'une révolution qu'ils appelaient de tous
leurs vœux, vînt leur en fournir les moj-ens, ils dou-
blaient le travail de l'esclave, pour qu'il y eût la part
du maître et celle de l'intendant. Les petits blancs
étaient l'écume de la France. Perdus de dettes, décon-
sidérés dans leur pays, presque tous ayant eu des
démêlés avec la justice, ces hommes sans aveu cher-
chaient à cacher leur honte sous de belles manières
et, favorisés par la nouvelle forme de gouvernement qui
allait mettre entre les mains du peuple le pouvoir dont
avait joui la royauté, ils espéraient, par leurs intrigues,
reconquérir aux colonies la fortune et la considération
dont ils étaient d'autant plus avides que, depuis long-
temps, ils en avaient été dépouillés. Aussi, quand en 89,
le souffle révolutionnaire qui, après bien des orages,
devait donner à la France l'égalité, se fit sentir aux
Antilles, gonfla-t-il de joie toutes les poitrines, chacun
pensant qu'il allait recueillir de la tempête les plus
riches épaves, et ne pouvant pas s'imaginer que ces
bêtes de somme qui formaient la race noire auraient
jamais l'audace d'en réclamer leur part. Riches colons,
intendants des plantations. Européens déconsidérés, en
désaccord sur toutes les autres questions, étaient réunis
par un seul lien, lien que l'humanité et leurs intérêts,
bien entendu, auraient dû briser, par le préjugé du
sang. Ainsi les hommes qui avaient accueilli la nou-
velle de la prise de la Bastille avec une joie frénétique,
ceux qui avaient égorgé les ennemis de la cocarde tri-
28 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
colore, pendirent, au Cap, un mulâtre, coupable d'avoir
demandé que la déclaration des Droits de l'homme ne
fût pas exclusive, et tranchèrent la tête à un vénérable
vieillard, le sénéchal Ferrand de Baudiéris, parce qu'il
avait osé prendre la plume pour la défense d'une race
exécrée. Un citoyen intègre, qui devait plus tard occu-
per en France la première place dans la magistrature,
l'intendant Barbé-Marbois, n'avait échappé, au poignard
des assassins que parce que le comte de Peynier, com-
mandant des forces navales, l'avait informé qu'il eût à
mettre sa personne en sûreté, s'il voulait conserver sa
tête.
Au lieu de la fièvre de liberté, au moins sincère, qui
agitait la France, les colons étaient en proie au délire
de la vanité la plus extravagante. La formation de la
garde nationale ayant créé des places d'officiers, chacun
voulut en avoir l'épaulette et prétendit à la croix de
Saint-Louis. On se disputa les grades avec une sorte de
fureur, et l'on vit des colons imbéciles, la tête ombra-
gée de panaches, parcourir les rues, la flamberge au
poing, en se proclamant les sauveurs de la colonie ; et,
pour que l'horreur se mêlât au ridicule, leurs expédi-
tions ne se bornèrent pas à des parades et à des revues :
voulant être pris au sérieux, ils firent souvent de
malheureux nègres, la plupart bien innocents, des chefs
de conspiration, leur tranchèrent la tête, qu'ils prome-
nèrent triomphalement au bout d'une pique, comme un
trophée. La croix de Saint-Louis ne suffisant plus à
l'ambition de ces braves, le commandant de la garde
nationale créa des ordres de chevalerie, et les poitrines
se chamarrèrent de rubans et de décorations.
LE VICE-AMIRAL DE GRIMOUARD 29
Depuis le départ de Barbé-Marbois, Saint-Domingue
était tombé dans une véritable anarchie.
L'Assemblée nationale, trompée sans doute par les
rapports des députés ooloniaux, ne trouva rien à redire
à la conduite des colons, et, par sa déclaration, acheva
de ruiner l'autorité métropolitaine. Elle décréta la créa-
tion des Assemblées coloniales, chargées de lui pré-
senter un projet de constitution approprié aux besoins
et aux mœurs de chaque colonie. Dans ce décret, il
n'était rien dit des hommes de couleur, mais les ins-
tructions portaient que si l'Assemblée nationale avait
été muette sur cette question, c'était parce que leurs
droits lui avaient paru tellement incontestables, qu'elle
n'avait pas cru devoir en faire mention.
A cette nouvelle, l'assemblée de l'Ouest, à Saint-
Domingue, poussa des cris de rage et déclara que,
plutôt que de partager des droits avec une race bâtarde
et dégénérée, elle aurait recours aux armes. Elle déchira
le décret et les instructions qui l'accompagnaient, et,
sans tenir compte des résolutions opposées de l'Assem-
blée du Nord, elle eut la prétention de concentrer tous
les pouvoirs dans son sein. La guerre se trouva donc
allumée entre le Gap, où siégeait l'assemblée du Nord
et Saint-Marc, où était réunie l'Assemblée de l'Ouest.
Le gouverneur résolut de mettre fin à cette insurrection
et chargea le colonel Mauduit de l'exécution de ses
ordres.
Ainsi menacée, l'assemblée de l'Ouest fit appel aux ma-
telots delà flotte. Une révolte éclata à bord du Léopard,
que son commandant, le m.arquis de la Galissonnière,
fut impuissant à empêcher. Cependant, au moment d'en
T. III 2,
30 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
venir aux mains avec le régiment parti du Cap pour la
réprimer, l'équipage, saisi de crainte et de repentir,
déclara à l'assemblée qu'il était prêt à lui donner un
asile à bord du Léopard et à la conduire en France, où
elle aurait toute liberté d'exposer ses griefs, mais qu'il
ne voulait pas aller plus loin. Tous les membres de
l'assemblée s'embarquèrent donc, emportant dans le
cœur une haine mortelle contre le gouverneur et contre
tous ceux qui lui avaient prêté assistance.
Arrivée à Brest, l'Assemblée de l'Ouest, par ses
allures démagogiques, séduisit le club de cette ville
qui lui fît un accueil triomph.il. Il n'en fut pas ainsi à
la Constituante: sommés de présenter leur justification,
les membres de l'Assemblée de l'Ouest durent assister à
la séance où leur conduite fut flétrie, et les plus grands
éloges décernés aux autorités de l'île. Ils en sortirent
plus irrités que jamais, jurant de se venger de ceux aux-
quels ils devaient cette humiliation. Pourquoi l'Assem-
blée Constituante ne persévéra t-elle pas dans ces ré-
solutions énergiques, les seules qui pussent conserver
à la France la reine des Antilles ?
En quittant Saint-Domingue, l'assemblée de Saint-
Marc avait laissé toutes ses fureurs à une populace qui
ne connaissait ni frein ni loi. Elle fit alliance avec la
province du Sud, jusque-là restée étrangère aux divisions
qui régnaient entre le Nord et l'Ouest, et, toutes deux,
réunies, résolurent, en y procédant par l'assassinat, de
se débarrasser du reste d'autorité qui mettait encore
obstacle à leurs desseins. Le major de Cadère, sur le
simple soupçon d'être favorable aux gens de couleur, fut
mis à mort par l'émeute, maîtresse au Cap, où il
LE VICE-AMIRAL DE GUIMOUARD 31
avait le commandement militaire. La guerre civile était
commencée entre les blancs : ils s'égorgeaient entre
eux ; et, pendant ce temps, farouches et inexorables, les
noirs se préparaient à une guerre d'extermination
contre ceux dont ils avaient, pendant tant d'années,
supporté la cruelle oppression.
Pour que les mulâtres se joignissent à eux, il fallut
pourtant qu'ils fussent poussés à bout. La plupart, pro-
priétaires et recommandables par le travail, l'intelligence
et la conduite, jouissant dans l'île d'une importance
considérable, ne voyaient pas sans effroi se préparer
des événements dont l'accomplissement devait boule-
verser la colonie et peut-être ruiner leur fortune ; ils se
seraient donc très volontiers réunis aux blancs, si ceux-
ci, qui les détestaient d'autant plus qu'ils étaient obligés
de reconnaître leur valeur, ne les eussent pas repoussés
avec dédain. Voyant qu'on leur refusait les droits
qu'ils tenaient de l'Assemblée nationale, plusieurs
d'entre eux se réunirent pour demander la promulga-
tion du décret qui les leur accordait. Au lieu d'obtem-
pérer à cette demande, l'autorité, étourdie par les cris
des blancs, marcha contre eux avec des forces considé-
rables. Écrasés par le nombre, ceux des mulâtres qui
échappèrent furent chercher un refuge dans les mon-
tagnes. Leur chef, Vincent Ogé, que recommandaient
de grandes qualités, fut condamné au supplice de la
roue, et plusieurs de ses compagnons, faits prisonniers,
eurent le même sort. La mesure était comble ; les mu-
lâtres firent appel aux nègres pour une vengeance qui
devait être terrible. Le comte Peynier et le colonel
Mauduit comprirent la gravité de la situation, et plutôt
32 BIOGRAPHIES VENDEENNES
que de précipiter des événements dont ils comprenaient
toutes les conséquences, ils aimèrent mieux tenter un
arrangement et avoir recours aux négociations que de
continuer la guerre. A cette nouvelle, la colère des
blancs fit explosion contre le comte Peynier. Celui-ci,
abreuvé de dégoûts et voyant qu'il ne pourrait rien
devant de pareilles résistances, revint en France, lais-
sant le gouvernement de l'île de Saint-Domingue
entre les mains de Blanchelande.
Ce long exposé de l'état où se trouvaient les Antilles
françaises pourrait passer pour un hors-d'œuvre, s'il ne
servait pas à faire connaître avec quelles difficultés de
Grimouard allait avoir à lutter.
On se rappelle que l'Assemblée nationale avait
approuvé la dissolution de l'Assemblée de Saint-Marc,
et s'était montrée résolue à étouffer la révolte si elle
osait relever la tête.
Dans cette éventualité, elle avait envoyé, sous les
ordres du commandeur de Village, une flotte avec des
troupes destinées à maintenir la tranquillité dans l'île.
Cette flotte se composait du Fougueux, commandant
de Village, du Borée, commandant de Grimouard, des
frégates VUranie et la Prudente, commandées, la
première par M. de Truguet, la seconde par Villaret-
Joyeuse, et d'un bâtiment de transport chargé de troupes.
De Grimouard avait à son bord, en qualité de garde,
M. de Cintré, depuis préfet de la Dordogne, qui a donné
à la famille du vice-amiral des notes sur son ancien
commandant *. Un autre personnage, dont le nom est
* M. Grimouard de Saint-Laureut a eu l'obligeance de me les com-
LE VIGE-AMIRA.L DE GRIMOUARD 33
resté célèbre, M. de Villèle, faisait aussi partie de l'expé-
dition en qualité d'élève. La flotte mit à la voile peu de
temps après le décret du 18 octobre 1790.
En quittant la France pour aller rétablir l'ordre et la
tranquillité à Saint-Domingue, le commandeur de Village
avait embarqué la révolte avec lui.
La discipline, sans laquelle il n'y a ni marine, ni
armée, ne régnait plus depuis près de deux ans dans
nos ports et sur nos vaisseaux ; l'esprit d'insubordination
l'avait remplacée. Sous prétexte que la discussion était
permise et que du choc des opinions devait naître la
lumière, on déraisonnait à tort et à travers sur toute
chose, et malheur à celui que le peuple poursuivait de
ses calomnies ! Dès le mois de mars 1789, des troubles
avaient éclaté parmi les ouvriers de Toulon. Peu de
temps après, le Havre, Saint-Malo, Bordeaux, s'étaient
insurgés contre l'autorité du gouvernement. A Rochefort,
le major-général de la marine, Macarty-Macteigne, avait
échappé à grand'peine aux poignards des assassins. Moins
heureux, le major de Beausset fut massacré à Marseille
pour avoir fait son devoir en résistant à l'émeute. Le
décret de l'Assemblée nationale qui prescrivait aux
officiers d'être justes et convenables envers les matelots,
recevait de ceux-ci une singulière interprétation. Un
ordre, une remontrance, étaient à leurs yeux un manque
d'égards et de convenances ; et, oubliant que le même
décret qu'ils invoquaient leur enjoignait une obéissance
respectueuse à leurs chefs, ils faisaient entendre contre
muniquer, ainsi que plusieurs autres documents, qui m'ont été très
utiles pour faire cette notice. ^
34 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
eux de continuelles récriminations. Les équipages
s'érigeaient en tribunaux. Un matelot ayant osé porter
la main sur un officier, fut jugé par ses pairs, et la
condamnation, comme on le pense bien, fut tempérée
par Tadmission de circonstances atténuantes.
L'arrivée du Léopard dans le port de Brest mit le
comble à Fanarchie, et les officiers, suspects de tiédeur
pour la révolution, furent, mis à terre. Un condamné
étant parvenu à briser ses fers, poursuivit, le sabre à la
main, le lieutenant qui les lui avait fait mettre, sans qu'il
se trouvât personne pou,r protéger ce dernier \ enfin le
commandant en chef fut dénoncé à l'Assemblée consti-
tuante, dans une pétition injurieuse, dont les signataires
eurent l'audace de venir lui donner lecture. L'impunité
enhardissait la licence. Trois braves marins, Albert de
Lyons, de Souliac et de Bougainville, appelés successi-
vement au commandement du port de Brest, avaient
abandonné la partie, dans l'impossibilité où ils s'étaient
trouvés de ramener l'obéissance des matelots à leurs
chefs.
C'est avec de pareils hommes, et les bataillons d'Ar-
tois et de, Normandie, dont l'esprit n'était pas meilleur,
qu'on allait se trouver en présence d'une situation telle,
que, pour en triompher, il eût fallu l'habileté du chef et
le dévouement des soldats.
La division navale ne fut pas plutôt en vue de Saint-
Domingue, qu'elle devint l'objet des séductions de
ceux dont elle devait réprimer l'audace et les excès.
Informé du mauvais esprit qui régnait à Port-au-Prince,
et redoutant les conséquences des rapports qui pou-
vaient s'établir entre la population et les équipages.
LE YICE-AMIRAL DE GRIMOUARD 35
Blanchelande avait avisé le commandeur de Village
qu'il eût à se détourner de sa route et à venir mouiller
au môle Saint-Nicolas ; mais la corvette qui lui portait
cette invitation ne l'ayant pas rencontré, il se rendit à
sa première destination. Aussitôt qu'il y fut arrivé, les
troupes qu'il avait à bord et ses équipages devinrent
l'objet de continuelles obsessions.
Les véritables insurgés, dans ce moment, n'étaient
pas autres que les colons et leurs adhérents. Voilant
leurs mauvaises passions sous l'apparence de l'enthou-
siasme pour la Révolution, dont ils étaient les plus
grands ennemis, ils se glissèrent à bord des vaisseaux,
circonvinrent les soldats et les matelots, et, malgré tous
les efforts de M. Blanchelande, les entraînèrent à terre.
Là, après les avoir gorgés de vins et de liqueurs,
ils n'eurent pas de peine à les gagner à leur cause.
Il fallut au commandant de Grimouard toute son éner-
gie pour contenir un équipage frémissant, auquel la
gloire du nom de son chef ne suffisait pas toujours pour
en imposer.
Surexcités par de copieuses libations, les soldats des
régiments d'Artois et de Normandie se mirent un jour
en pleine insurrection; entassés dans une des chaloupes
du Borée, dont ils venaient de s'emparer, ils excitaient
à la révolte l'équipage de ce vaisseau, quand de Gri-
mouard s'y élança, l'épée à la main, et, par sa fière atti-
tude, les fit rentrer dans le devoir *.
Une autre fois, pendant qu'il commandait la station
navale à Port-au-Prince, les révolutionnaires de la
* Récit de M. de Cintré.
36 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
ville, dont il avait plus d'une fois déjoué les menées,
sachant bien qu'il ne pactiserait jamais avec eux,
résolurent de s'en défaire. Une bande de misérables, à
la tête de laquelle était Brudieu, que nous allons trou-
ver tout à l'heure parmi ses dénonciateurs et ses juges,
tenta de s'emparer de sa personne et de son vaisseau.
Entouré de tout son état-major, qui, comme lui, avait
mis l'épée â la main, il défia ses agresseurs et les mit
en fuite *.
Le régiment de Port-au-Prince, resté fidèle jusque-là,
ne tarda pas à se laisser ébranler à son tour et finit par
fraterniser avec les insurgés. Tous alors, soldats égarés
et à moitié ivres, gardes nationaux en délire, vile
populace que l'on trouve à la tête de toutes les émeutes,
s'agitent, s'excitent à la vengeance et font entendre des
cris de mort contre le général Blanchelande et le colo-
nel de Mauduit. Les portes des prisons sont brisées, ils
y trouvent de dignes auxiliaires. Le mulâtre Rigaud,
que les colons auraient égorgé la veille, est mis en
liberté, et la horde sanguinaire, hurlant et vociférant,
s'élance vers la caserne pour y mettre à exécution son
exécrable projet. Comptant sur la fidélité de ses soldats,
qui, la veille, l'avaient assuré de leur dévouement, le
colonel de Mauduit était tranquille. Surpris par l'émeute,
il n'en fut point épouvanté, et comme tous l'aban-
donnaient, il présenta sa poitrine aux assassins. Ces
bêtes féroces, après l'avoir poignardé, s'acharnèrent sur
son cadavre, comme si la mort ne suffisait pas à assou-
vir leur rage.
* Mémoire des membres de la Société populaire de Rochefort, 14
ventôse, au III.
LE VICE-AMIRAL DE GRIMOUARD 37
De Grimouard, resté à bord du Borèe^ eut grand'
peine à y maintenir une sorte de discipline, devant
s'estimer heureux, dans Timpuissance où il était de s'op-
poser au crime, d'empêcher son équipage d'y participer.
Victorieuse à Port-au-Prince, l'insurrection tenta d'y
organiser un gouvernement. Le comte Caradeux fut
nommé gouverneur de File, et le déserteur Praloto,
commandant des forces militaires. Un des premiers
actes du pouvoir nouveau fut de désarmer ce même régi-
ment de Port- au Prince qui avait eu la faiblesse inqua-
lifiable de contempler, sans s'y opposer, les scènes de
meurtre et de brigandage dont il avait été témoin.
Caradeux ne pouvait pas lui pardonner d'avoir, lorsqu'il
obéissait encore aux ordres du colonel de Mauduit,
forcé la garde nationale à mettre bas les armes.
Blanchelande s'était retiré au Cap, où il avait été bien
reçu. Une division de la station des Antilles était venue
se mettre à sa disposition. Avec les secours et les ren-
forts qui lui arrivèrent de la Martinique, les généraux
Dugommieret de Damas commencèrent contre les insur-
gés la guerre dite du Gros-Morne^ dans laquelle ils
obtinrent de grands avantages. Le commandement de
la station était à ce moment entre les mains de de
Grimouard, le commandeur de Village, atteint d'une
maladie à laquelle il devait succomber, ne l'ayant pas
conservé longtemps.
Après les débats les plus orageux, l'Assemblée natio-
nale avait rendu un décret qui, cette fois^ ouvrait les
portes des Assemblées coloniales aux hommes de cou-
leur, nés de père et de mère libres.
Lorsque la nouvelle en arriva à Saint-Domingue, les
T. ni 3
38 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
fureurs des créoles contre ces mêmes hommes qu'ils
avaient délivrés de leurs fers pour en faire les complices
du crime, se déchaînèrent de nouveau. Suivant l'exem-
ple donné par le Port-au-Prince, presque toutes les
paroisses s'insurgèrent contre un décret qu'elles décla-
raient être un acte criminel de l'Assemblée nationale.
On poussa la démence jusqu'à vouloir rompre avec la
France, jusqu'à déclarer qu'on repousserait la force par
la force et qu'on maudissait des lois dont une
mère-patrie, aussi insensée que barbare, provoquait
elle-même la dissolution par la perfidie et le parjure.
Le gouverneur Blanchelande eut la faiblesse de don-
ner une sorte d'acquiescement à de pareilles résolutions,
en promettant à l'insurrection de soumettre au ministre
de la marine des observations contre le décret de
l'Assemblée nationale, s'engageant en outre à ne pas
le mettre à exécution avant d'avoir reçu une réponse
Les élections se firent dans ce moment. Il ne fallait
pas attendre des blancs un acte raisonnable ; les mem-
bres de l'ancienne assemblée générale ne manquèrent
pas de faire partie de la nouvelle, à l'exclusion des
hommes de couleur.
Ceux-ci étaient plongés dans la plus profonde dou-
leur. Malgré la rigueur inexorable avec laquelle un de
leurs rassemblements, qui n'avait rien que de très légal,
avait été dissipé, malgré le meurtre judiciaire d'Ogé,
malgré un commencement de négociations entamées
avec les esclaves, ils hésitaient à rompre avec les blancs
et à provoquer des désordres qui pouvaient exposer leur
vie et ruiner leur fortune laborieusement acquise. Ce
n'est qu'après avoir vu leurs nouvelles ouvertures re-
LE VICE-AMIRAL DE GRlMOUARD 39
poussées que, honnis, méprisés, mis en quelque sorte
hors la loi, ils se tournèrent vers les esclaves et que
quelques-uns d'entre eux se mirent à leur tête. Dans la
répression de cette révolte, les blancs furent impitoyables.
Alors le désespoir fait de cette race, naguère si soumise,
une légion de forcenés ; ce ne sont plus des hommes, ce
sont des bêtes féroces qui ont rompu leurs chaînes. Ils
parcourent la campagne, la torche et le fer à la main,
savourant avec délices les larmes et le sang de leurs
anciens maîtres, qu'ils égorgent sans pitié. Tout ce
que l'imagination peut concevoir de plus atroce fut
accompli par ces démons avec des raffinements inouïs
de cruauté. La plume se refuse à décrire les obscénités
commises jusque sur des cadavres. La fureur des nègres
devint telle, que les mulâtres du Cap, dont l'incendie,
devenu général, ravageait les propriétés, demandèrent,
encore aux blancs à faire alliance avec eux. Mais ceux-
ci, plus irrités que jamais, les auraient égorgés, sans
la protection des corps militaires. Ce ne fut que plus
tard, lorsqu'à la lueur des flammes qui s'étendaient sur
l'île entière, les colons, de la ville du Gap où ils étaient
réfugiés, virent des bataillons hideux, portant au bout
de piques, comme des drapeaux sanglants, les corps des
enfants des blancs, pour procéder ensuite à un massacre
général, qu'ils se décidèrent à accepter le secours que
leur offraient les hommes de couleur. Mais, avant d'en
venir là, ils s'adressèrent ailleurs, et, comme le patrio-
tisme, ainsi que tout autre sentiment généreux, était
éteint dans leur âme, ce ne fut point la protection de
la France qu'ils implorèrent, mais celle de l'Angle-
terre, lui offrant en échange la souveraineté de l'île. Le
40 BlUGlUl'HIES VENDEENNES
gouverneur de la Jamaïque, lord Effinghara, auquel ils
avaient fait des ouvertures, on doit le dire à son éter-
nel honneur, y répondit par un refus. Mais, comme son
cœur n'était point inaccessible à la pitié, il crut que
l'humanité lui faisait un devoir d'envoyer des vivres à
des malheureux qui mouraient de faim, et des navires
pour servir de refuge à ceux qui n'avaient plus d'asile.
L'insistance, des blancs le trouva inébranlable, et ce
ne fut que parce qu'ils désespérèrent de l'amener à
leurs vues, que leur orgueil se plia jusqu'à vouloir
bien admettre enfin dans leurs rangs ceux qu'ils en
avaient si longtemps repoussés.
La garnison du Port-au-Prince fut composée mi-par-
tie de blancs, mi-partie de mulâtres. Garadeux et Beau-
vais se donnèrent la main et firent serment de se prê-
ter un mutuel appui. Mais l'Assemblée générale réunie
au Gap, indignée de ce qu'elle appelait une alliance hon-
teuse, à laquelle la mort était bien préférable, mit tout
en œuvre pour la rompre. Elle ne réussit que trop bien
comme nous allons le voir tout à l'heure.
Repoussée par les Anglais, elle se tourna enfin vers
la France. Avec son assentiment, Blanchelande se dé-
cida à demander des secours à la Martinique. Deux
jours plus tôt, il aurait pu en recevoir de considérables.
M. de Behague, venant de renvoyer en France deux mille
hommes de troupes, ne put disposer, pour le moment,
que de quelques vaisseaux? de guerre. Leur arrivée
causa une nouvelle collision à la ville du Gap. A cette
époque, presque tous les officiers de la marine française
appartenaient à la noblesse, et beaucoup d'entre eux ne
se donnaient pas la peine de cacher les projets contre-
LE VICE-AMIRAL DE GRIMOUARD A\
révolutionnaires. Les folies démagogiques dont ils furent
témoins à Saint-Domingue n'étaient pas propres à les
rallier aux idées nouvelles. Ils se répandirent dans les
cafés et dans les autres lieux publics, raillant bien haut
l'Assemblée nationale et l'Assemblée coloniale. Ce lan-
gage irrita les esprits ; le peuple s'ameuta et arrêta les
officiers, qui furent ramenés à bord et sévèrement con-
signés. Ainsi, ce secours, loin de servir aux blancs, de-
vint pour eux un nouvel élément de discorde.
Pendant que ces choses se passaient au Cap, la meil-
leure harmonie entre les blancs et les hommes de
couleur ne régnait pas à Port-au-Prince. Les menées
des ennemis de l'alliance entre les deux races produi-
saient leur effet, et, dans la disposition où se trouvaient
les esprits, une étincelle pouvait causer un embrase-
ment général. Il ne se fit pas longtemps attendre. Une
querelle particulière entre un blanc et un noir libre
fut le signal d'une guerre à outrance. Les rues de
Port-au-Prince devinrent le théâtre d'une lutte san-
glante, dans laquelle l'artillerie du déserteur Praloto
foudroya les bataillons de Beauvais. Ne pouvant pas
résister, les mulâtres évacuèrent la ville et se retirèrent
en bon ordre dans leurs anciennes positions de la
Croix- des-Bouquets. Il n'y avait que quelques heures
qu'ils avaient quitté la ville, quand un violent incendie
y éclata. Qui l'avait allumé? Probablement ceux qui le
mirent à profit. Les soldats de Praloto et les aventuriers
qui abondaient à Port-au-Prince, profitèrent du désor-
dre inséparable d'un tel événement, pour se ruer sur
les maisons les plus riches, les mettre au pillage et
traiter la ville comme si elle eût été prise d'assaut.
42 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
Les richesses échappées à l'incendie devinrent leur
proie, et, en un seul jour, la ruine de Port-au-Prince
fut complète.
Quand la ville était ainsi mise à sac, de Grimouard
recevait à son bord les femmes, les enfants, les vieil-
lards, tous ceux qui, dans leur dénûment, imploraient
son assistance.
Craignant que l'incendie ne se communiquât aux
bâtiments de commerce qui se trouvaient dans le port,
il les en avait fait sortir. Mais cette mesure de prudence
déplaisant aux autorités constituées qui cherchaient à
le contrarier en toute chose, il en reçut l'ordre de les
faire rentrer. Il communiqua cette injonction aux capi-
taines marchands, les laissant libres d'agir ainsi qu'ils
l'entendraient. Plusieurs jours se passèrent ainsi au
bout desquels les bâtiments de commerce menacés du
feu du Borée, dont l'équipage, gagné par la sédition,
n'écoutait plus la voix de son chef, furent contraints de
rentrer dans le port.
Quelques jours après, ces mêmes autorités ordon-
naient à de Grimouard de faire lever le camp de Bisotou»
qu'occupaient les hommes de couleur. A l'invitation
qu'il leur en fit, ils déclarèrent qu'au premier coup de
feu, répondrait l'incendie général de l'île. Informées de
ces intentions, les autorités y mirent encore une plus
grande insistance. Obéir, c'était perdre la colonie;
refuser l'obéissance, c'était renverser toutes les lois de
la discipline. Dans une pareille alternative, de Gri-
mouard voulut concilier les sentiments de l'humanité et
les devoirs que lui dictait la raison. « Mes amis, dit-il à
son équipage qu'il avait rassemblé, le sort de la colonie
LE VICE-AMIRAL DE GRIMOUARD 43
est entre vos mains : si vous tirez un seul coup de canon,
vous la faites incendier; si, au contraire, vous vous con-
duisez avec prudence, les propriétés seront respectées, et
vous aurez des droits à la reconnaissance de tous les
Français dont vous sauverez la fortune*. » L'équipage
répondit en mettant le feu aux canons ; les représailles
ne se firent pas attendre -, de tout côté s'élevèrent de
longues colonnes de flammes.
En présence d'un tel désastre, de Grimouard comprit
qu'il n'y avait qu'une voie de salut, et que la seule bonne
politique consistait à rapprocher les blancs des hommes
de couleur, la scission qui venait d'éclater entre eux
pouvant entraîner les plus grands malheurs et la perte
de la colonie ; il résolut donc de faire tous ses eflbrts
four arriver à ce résultat. Ne consultant que son pa-
triotisme, et prenant sur lui l'initiative d'une médiation
qu'on ne lui demandait pas, il se rendit au camp de
la Groix-des-Bouquets, pour tenter un arrangement
qui, s'il ne réussissait pas avec son intervention, devait
échouer entre les mains de tout autre. Il ne se doutait
pas qu'une telle démarche lui serait un jour imputée
à crime et qu'elle contribuerait à le conduire à l'écha-
faud.
La Groix-des-Bouquets était devenue le siège d'une
confédération, où les hommes raisonnables, apparte-
nant à la race blanche, avaient été rejoindre les hommes
de couleur. Un ordre parfait y régnait, et un riche
colon, Hamus de Jamécourt, en partageait le comman-
dement avec le mulâtre Beauvais.
* Mémoires de la Société populaire de Rochefort.
ii BIOGRAPHIES VENDEENNES
De Grimouard s'efforça de leur faire comprendre que
tout était perdu si la lutte, qui ne reconnaissait pour
cause qu'un crime particulier, se prolongeait. 11 leur dit
que, dans une question d'un si grand intérêt, c'était un
devoir de se faire des concessions mutuelles et de ne
pas se laisser entraîner à des mouvements regrettables,
si légitimes qu'en parussent les motifs. Il les supplia,
au nom de ce qu'ils avaient de plus cher, au nom de
leurs femm.es et de leurs enfants dont la vie était me-
nacée, de remettre à des temps plus calmes le soin de
terminer une querelle qui avait eu déjà des conséquences
si fatales.
Les hommes de couleur répondirent qu'ils ne deman-
daient que la justice, c'est-à-dire l'exécution loj-ale du
traité, la punition de Praloto qui les avait inhumaine-
ment mitraillés, et l'éloignement de ces canonniers
avec lesquels il leur serait impossible de vivre en
paix.
Les négociations ayant duré plusieurs jours, les
habitants de Port-au-Prince, qui ne demandaient qu'à
gagner du temps, en avaient profité pour ajouter aux
fortifications de la ville. Se croyant en sûreté derrière
leurs murailles, ils laissèrent éclater, de nouveau^
toutes leurs passions haineuses. Quand donc de Gri-
mouard se présenta porteur de propositions qui n'avaient
rien d'exorbitant, ils ne se bornèrent pas à lui faire
un mauvais accueil, ils l'accusèrent de s'être fait payer,
par les hommes de couleur, le dèvoûment qu'il portait
à leur cause ; ils prétendirent qu'il s'était rendu coupa-
ble d'une odieuse trahison en fournissant des munitions
à leurs ennemis; et lorsqu'il déclara qu'en continuant
LE VICE-AMIRAL DE GRIMOUARD 45
la guerre, on s'exposait à d'affreux malheurs, ses bons
conseils ne rallièrent pas une seule voix.
Ce n'était pas de Grimouard qui méritait les accusa-
tions qui étaient dirigées contre lui, mais bien ceux qui
les faisaient entendre. Aussi avides, aussi âpres au gain
qu'ils étaient lâches et méchants, ces grands patriotes,
qui repoussaient bien haut, comme un acte déshono-
rant, toute alliance avec les hommes de couleur, ne se
gênaient pas pour approvisionner leur camp, quand ils
y trouvaient quelque profit à faire. De Grimouard savait
à quoi s'en tenir sur leur sincérité; aussi, pour mettre
fin aux calomnies de ses ennemis, fit-il arrêter une
embarcation appartenant à l'un d'eux, dont la cargai-
son était à la destination de la Groix-des-Bouquets.
Rapport en fut fait à la municipalité, et l'autorité se
trouva saisie de l'afi'aire. Ce qui aurait été un crime,
s'il se fût agi de de Grimouard, devint une peccadille,
un acte de commerce peu repréhensible pour son dénon-
ciateur. La municipalité fit traîner Tafiaire en longueur,
faisant tout ce qu'elle pouvait pour épargner une con-
damnation à un des siens, pendant qu'elle redoublait
d'injures, d'invectives et de calomnies contre un des
plus braves et des plus honnêtes officiers dont s'hono-
rait la marine.
De Grimouard, malgré l'injustice et l'aveuglement
des gens qu'il voulait sauver, ne s'écarta jamais de la
ligne de modération et de conciliation que la prudence
lui ordonnait -de suivre. Depuis longtemps commandant
en chef, par suite de la retraite du commandeur de
Yillage, il protégeait Port-au-Prince et la province de
l'Ouest, avec le Borée, \e Fougueux, VUranie et la
T. ni 3.
46 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
Prudente, pendant que le commandant Girardin, avec
VÈole, la frégate la Didon et le brick le Cerf, que
Behague lui avait envoyés pour renforcer sa station de
Saint-Domingue, défendait le Gap et la province du
Nord. Mais Girardin, compromis par les paroles impru-
dentes de ses officiers, ne tarda pas à s'éloigner, et de
Grimouard resta seul avec ses forces, inspirant aux
équipages assez de confiance pour y ramener quelque
discipline.
Le départ du commandant de Girardin avait laissé
la ville du Cap sans défense. Dans l'extrémité où elle se
trouvait, l'Assemblée générale consentait enfin au sa-
crifice de ses préjugés de race et à se rapprocher des
hommes de couleur, quand un événement inattendu
vint changer les dispositions bienveillantes qu'elle
manifestait en dispositions hostiles.
Circonvenue et trompée par les réclamations inces-
santes que faisaient entendre les émissaires des colons,
les planteurs présents à Paris, les armateurs et les
négociants ; effrayée, en outre, de la résolution qu'avait
prise l'Assemblée générale de se séparer de la métropole,
la Constituante eut son jour de faiblesse, et, revenant
sur le décret du 15 mai, laissa à la sagesse des assem-
blées coloniales le soin de décider si elles ouvriraient
ou si elles fermeraient leurs portes aux hommes de
couleur. C'était rompre l'alliance à laquelle le comman-
dant de Grimouard avait travaillé avec tant de
persévérance, c'était porter le dernier coup à la plus
belle de nos colonies. Encouragée par le nouveau décret,
la majorité de l'Assemblée générale du Cap ne voulut
plus entendre parler d'arrangement ; et lorsque deux
LE VICE-AMIRAL DE GRIMOUARD 47
braves militaires, le général de Bouvray et le colonel de
Tauzard, essayèrent de se faire entendre, leurs paroles
conciliantes furent étouffées sous le bruit des mur-
mures.
Vainement, l'année suivante, l'Assemblée législative,
informée des conséquences funestes qu'avait eues la
latitude laissée à l'Assemblée générale du Gap, décréta
que les bommes de couleur jouiraient à l'avenir des
mêmes droits et des mêmes privilèges que les blancs ;
vainement l'épuisement dans lequel se trouvaient ceux-
ci les décida-t-il à se soumettre à des nécessités
impérieuses : il était trop tard. L'espoir de voir la
révolte des nègres se calmer ne devait pas tarder à se
dissiper. Plein d'illusions, le gouverneur, assisté de
Roume. le seul des trois commissaires envoyés par
l'Assemblée constituante qui fût encore dans l'île, se
présenta au conseil de Paix et d'Union de Saint-Marc,
la branche d'olivier à la main, ne doutant pas du succès
de sa démarche. En partant, il avait fait savoir à de
Grimouard qu'il eût avenir le rejoindre. La chose était
moins facile qu'il ne le pensait. On avait tant parlé de la
souveraineté du peuple, que les équipages avaient la
prétention d'être consultés sur toute chose et qu'ils
n'obéissaient à leur commandant que par une sorte de
condescendance. « Depuis quinze mois, de Grimouard
n'avait pas pris une seule nuit de sommeil ; toujours
actif, toujours sur le pont, raisonnant celui-ci, gourman-
dant celui-là, en appelant à l'honneur de l'un, aux
sentiments généreux de l'autre, au patriotisme de tous,
il avait maintenu sur ses bords une quasi-discipline
vraiment phénoménale pour le temps. Moitié par
48 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
adresse, moitié par autorité, il vint à bout de faire
lever l'ancre à son vaisseau, le Borée, et à le diriger sur
Saint-Marc *. »
Blanchelande avait donné l'ordre à de Grimouard
d'appareiller, parce que son concours lui était néces-
saire. Un certain marquis de Borel, qui avait joué un
grand rôle dans tous les événements dont nous venons
de parler, s'était mis à la traverse en prenant le
commandement d'une flottille destinée par la municipa-
lité de Port-au-Prince à surveiller les actes du
gouvernement et à s'opposer à ceux qui n'auraient pas
son approbation. Le marquis de Borel était un grand
seigneur féodal, type de ces aristocrates démagogues, si
communs alors, et dont l'espèce n'est pas entièrement
perdue. Nommé capitaine général de la garde nationale,
en remplacement de Garadeux, il avait dû sa popularité,
non pas à la considération attachée à sa personne, mais
à l'opposition qu'il avait faite au gouvernement. Très
peu scrupuleux sur la nature et le but de ses expédi-
tions, on assurait que, plus d'une fois, elles avaient été
faites à la seule fin de s'enrichir par le pillage, et que
ses bandes songeaient beaucoup plus à détrousser les
passants qu'à protéger les voyageurs. Pour le moment,
en attendant que l'occasion de remplir la mission qu'il
avait reçue se présentât, il s'était fait écumeur de mer.
De Grimouard le rencontra à la tête de ses forbans et le
fît prisonnier. Mais l'Assemblée générale, ne voulant pas
autoriser des poursuites contre un de ses membres, le
réclama comme lui appartenant. Blanchelande n'osant
* Léon Guérin, Histoire de la Marine.
LE VICE-AMIRAL DE GRIMOUARD 49
pas résister, le mit en liberté. Il ne devait pas tarder à
s'en repentir.
Quelques jours après, trois nouveaux commissaires
arrivaient à Saint-Domingue, précédant un secours de
six mille hommes. L'escadre qui le transportait avait
aussi à son bord un nouveau gouverneur et trois généraux
chargés de commander l'expédition militaire.
A-ussitôt leur arrivée, de Grimouard fit voile vers la
France avec les vaisseaux le Borée, le Fougueux,
\e Buguay-Trouin et les frégates rZ7ram*e et la Pru-
denle. De Girardin, qui, par son grade de vice-amiral,
était devenu son supérieur, prit le commandement de
Ja station. Quant à Blanchelande, arrêté par ordre des
commissaires, nous trouverons son nom à côté de celui
de de Grimouard sur le nécrologe des victimes du tri-
bunal révolutionnaire.
Si les grands services rendus à la France par de Gri-
mouard avaient été méconnus à Saint-Domingue, ils
avaient été appréciés par le gouvernement français. Le
18 juillet 1792, il fut élevé au grade de contre-amiral,
et le ministre de la marine Ten informa dans ces termes :
« Je vous annonce avec plaisir. Monsieur, que le roi,
ayant jugé à propos de faire un remplacement parmi les
officiers de la marine, Sa Majesté vous a accordé une
des places de contre-amiral à son choix. Je rie doute
pas que ce grade, dont vous jouirez à partir du 1^"^ de
ce mois, ne soit un nouveau motif pour vous à donner,
dans toutes les occasions, de nouvelles preuves des
talents et du dévoûment au service de l'État qui ont
déterminé le choix du roi en votre faveur. »
Le lecteur n'aura pas manqué de remarquer, dans
50 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
cette lettre, le mot en remplacemerd : c'est que déjà le
ministre de la marine avait fait quelques épurations
dans le corps des officiers, et que l'émigration y creu-
sait tous les jours des vides qu'il fallait combler.
La monarchie s'était écroulée le 10 août 1792. Monge
remplaça au ministère de la Marine le vicomte Dubou-
chage, qui n'y était resté que quelques jours.
Le passage de Monge au ministère de la Marine n'est
pas son premier titre de gloire. Il apporta aux affaires
une grande inexpérience, se laissa circonvenir, et, plus
que tout autre, contribua à la désorganisation du dé-
partement qui lui était confié. Mais Monge était un
honnête homme, et, si son patriotisme pouvait être
surpris par son entourage, il n'épousait jamais les haines
et les injustices, qu'elles lui vinssent d'outre-mer ou
d'ailleurs. Quand il aurait dû y perdre son portefeuille
et sa popularité, jamais il n'aurait consenti à sacrifier
un brave officier à la rancune des partis. Loin donc de
s'arrêter devant les clameurs qui lui dénonçaient la con-
duite de de Grimouard comme celle d'un traître, il
l'appela, le 1" janvier 1793, au commandement des forces
de Brest, avec le titre de vice- amiral.
Accepta-t-il les fonctions auxquelles il venait d'être
élevé ? Divers biographes affirment que non, se fondant,
originairement sur une notice manuscrite, écrite à
titre de renseignements par M. Louis-Henri-Julien de
Grimouard, son fils, et sur des souvenirs recueillis de la
bouche de plusieurs membres de sa famille. Nous ne
pouvons nous empêcher d'adopter une opinion opposée.
Notre conviction s'appuie sur un examen attentif de cer-
taines circonstances qui précédèrent, accompagnèrent
LE VICE-AMIRAL DE GRIMOUARD 51
et suivirent l'élévation de de Grimouard au grade de
vice- amiral. Monge et de Grimouard avaient des relations
d'amitié, et ce dernier, appelé à Paris à la fin du mois de
décembre 1792, avait certainement reçu du ministre la
confidence de son prochain avancement. S'il eût été
décidé à ne pasl'accepter, il n'est pas vraisemblable que
Monge lui eût fait violence. Mieux valait, pour sa sûreté
personnelle, ne pas le nommer que le compromettre, en
s'attirant un refus, qui ne pouvait être interprété que
comme un acte de non- adhésion à la République.
D'ailleurs, nous avons entre les mains des témoigna-
ges qui ont plus d'autorité que de simples inductions.
Non seulement de Grimouard n'avait pas répondu à sa
nomination de vice-amiral par un refus, mais, à la fin du
mois de janvier, le ministre le croyait si peu disposé à
donner sa démission, que les ordonnateur et comman-
dant du port de Rochefort écrivaient, à la date du 2
février 1793, au ministre de la marine, qui les avait
informés du prochain passage du vice-amiral dans leur
port : « Nous avons vu, citoyen, par votre dépêche du
vingt-six du mois passé, que le vice-amiral Grimouard,
que vous avez nommé au commandement général des
forces de Brest, doit passer incessamment à Rochefort,
pour y prendre connaissance des ressources actuelles de
ce port, des progrès de nos armements, et enfin de
tout ce que nous pouvons faire pour augmenter les
grands moyens qu'il est à désirer de procurer à ce géné-
ral. Vous ne devez pas douter, citoyen, de l'empressement
que nous mettrons à donner au citoyen Grimouard les
renseignements et tous les détails qu'il pourra désirer,
pour remplir Fobjet de cette inspection et pour la
52 BIOGRAPHIES VENDEENNES
suite des importantes fonctions que, la République vient
rie lui confier *. »
Deux jours après, Monge écrivait au vice-amiral de
Grimouard, en lui annonçant que son commandement
ne sebornait pas aux forcesactuellement dans le port de
Brest, mais à toutes celles qui allaient s'y réunir : « Je
m'empresse, citoyen, de vous transmettre un extrait
de la délibération du Conseil exécutif, par lequel vous
verrez que, rendant justice à vos talents autant qu'à
votre dévouement à la République, il vous a déféré le
commandement en chef des forces navales qui doivent
se rassembler dans le port deBrest. C'est avec beaucoup
de plaisir queje vous annonce cette marque de confiance
du Conseil exécutif, et que je ne tarderai pas à vous
faire passer le diplôme en forme de votre commande-
ment.
c( Sur les observations générales que vous m'avez
présentées verbalement, le corps principal de l'armée
qui vous est confié se nommera escadre hlanclie ou
escadre amirale, la secondeescadre se nommera escadre
rouge oviVice-amirale^ et la troisième Itleue ou contre-
amirale. Je vous laisse absolument le maître de ces dé-
nominations ^. «
Comme on le voit, entre le ministre et le vice-amiral
de Grimouard, il y avait eu entente et accord verbal
jusque dans les plus petits détails. Le 4 février, Monge,
en lui donnant ses ordres, le lui rappelait encore.
Comment, après cela supposer un refus, si fort en opposi-
* Archives du ministère de la Marine.
2 Idem.
LE VICE-AMIRAL DE GRIMOUARD 53
lion avec des documents puisés à une source officielle ?
Qu'il y ait eu dans l'âme du vice-amiral de grandes
perplexités, qu'il ait été même un instant dans l'inten-
tion de remercier le ministre, la chose n'est pas impos-
sible ; il est bien permis à ceux qui soutiennent de
pareilles luttes de ne pas prendre une décision sous
daine, et si la voix du devoir ne dicte pas à tous la
même conduite, de quel côté le blâme, de quel côté
l'apothéose ? Dans la supposition que nous venons de
faire, Monge aura triomphé d'hésitations honorables,
comme nous venons d'en fournir la preuve.
Le port de Rochefort étant le plus important par
le nombre des vaisseaux qu'il devait fournir à la flotte,
de Grimouard reçut, le 8 février 1793, l'ordre de s'y
rendre. Sur ses états de service dont nous avons pris
le relevé au Ministère de la Marine, nous avons trouvé,
en marge de cet ordre, ces mots : N^a pas 7^ejoint.
Cette note est bien loin d'impliquer la non-acceptation
dont nous avons parlé tout à l'heure. Mais, entre ces
deux dates du l^"^ janvier et du 8 février 1793, il y en
avait une troisième écrite en lettres de sang. C'est
alors seulement que de Grimouard aura pu refuser de
remplir la mission qui lui était confiée, sans pourtant
abandonner le corps de la marine, car nous allons voir
bientôt qu'il n'en sortit qu'un an après, pour cause de
destitution.
Ce fut probablement au mois de février 1793, que le
vice-amiral de Grimouard se retira dans sa terre de
Saintonge, où il avait coutume de venir passer, au sein
de sa famille, les loisirs que lui donnait son service. La
destitution de Monge, arrivée peu de temps après, et
54 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
son remplacement par le citoyen Dalbarade n'étaient pas
propres à l'en faire sortir.
Dalbarade devait son élévation au ministère de la
Marine beaucoup plus au patriotisme dont il faisait
parade qu'à ses connaissances nautiques. Ses antécé-
dents n'étaient pas ceux du plus vertueux des républi-
cains. Il avait sur la conscience plus d'un acte qui
ressemblait fort à de la piraterie, et, en cherchant bien,
on pouvait trouver dans son dossier une condamnation
pour embauchage. Mais la Montagne n'y regardait pas
de si près. Voulant un homme prêt à tout et sur le
dévoûment duquel elle pût compter, elle ne pouvait
mieux rencontrer. Les ennemis de de Grimouard en
tressaillirent de joie. A leur tête se trouvaient Brudieu
et Linières, députés de Saint-Domingue et futurs
membres du Tribunal révolutionnaire. Nous avons dit
un mot du premier ; le second était son digne acolyte.
Sous le masque de Texallation républicaine, tous deux
avaient fomenté des troubles à Saint-Domingue, dans
le seul but de s'enrichir en ruinant la colonie. Surveillés
de près par de Grimouard dont ils n'avaient pu tromper
la vigilance, ils lui avaient juré une haine mortelle*
Ils partirent de Saint-Domingue, la vengeance au cœur,
et se munirent, pour l'accomplissement de leurs desseins
criminels, d'une dénonciation de la Société des Amis de
la Constitution, dans laquelle de Grimouard était
signalé comme un traître, dont aucune peine n'était
trop forte pour punir les forfaits. Cette dénonciation
était si monstrueuse, qu'elle avait été repoussée par la
Société populaire de Rochefort. Leur haine contre de
Grimouard s'était encore accrue par cet échec. Forcés
LE VICE-AMIRAL DE GRIMOUARD 55
de la concentrer, ils se promirent bien de saisir la
première occasion favorable pour l'assouvir. Elle ne
devait pas tarder à se présenter. Deux des plus célèbres
mîssi dominici de la Terreur, Laignelot et Lequinio,
ayant été envoyés à Rochefort, ils cherchèrent, à l'aide
d'un de leurs amis, le citoyen Fabri, dont les griefs
contre de Grimouard étaient les mêmes que les leurs,
de s'en faire bien venir. La confiance de Laignelot et
de Lequinio se donnant aux plus énergumènes, les
trois colons n'eurent pas de peine à la capter et à
obtenir que leur ennemi fût dénoncé au Comité de salut
public comme un traître. Partie de plus haut que la
première, cette dénonciation, cette fois, eut un plein
succès. L'adjoint au ministre de la Marine écrivit au ci-
toyen Grimouard, à Rochefort, cette lettre laconique, en
date du janvier 1794 : « Le Ministre me charge de t'an-
noncer que tu as été destitué de ton emploi, par mesure de
sûreté générale^ et qu'en exécution d'un arrêté du
Comité de salut public, tes appointements ont cessé de
courir, à partir du dix frimaire *. »
La prudence la plus vulgaire ordonnait à de Grimouard
de songer à sa sûreté personnelle, car il ne devait pas
ignorer que les hommes acharnés à sa perte ne se con-
tenteraient pas de sa disgrâce. Ne voulant pourtant ni
se cacher, ni fuir devant des misérables, il resta, la
conscience pure et la tête haute, les accablant de son
mépris et de son dédain. Ceux-ci eurent l'effronterie de
l'accuser du crime dont ils avaient voulu se rendre cou-
pables, en livrant Saint-Domingue à l'Angleterre. Il n'en
* Archives du ministère de la Marine.
56 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
fallait pas davantage. Le 9 février 1794, le brave marin, qui
méritait une récompense nationale pour sa belle conduite^
fut condamné à mort comme traî tre à sa patrie, L'exécution
eut lieu le jour même, et comme ceux qui Tavaient con-
duit à l'èchafaud ne voulaient l'abandonner q u'après la
perpétration du crime, ce fut un de leurs amis, le colon
Cruce, qui fut son exécuteur. Dans ces jours de terreur,
toute marque d'intérêt donnée à une victime était punie
de la peine de mort. Il y eut pourtant une voix qui ne
connut pas le sentiment de la peur. Au moment de l'exé-
cution, du milieu de la foule silencieuse et consternée
l'on entendit ces mots : « Voilà donc un héros de
moins ! »
Aussitôt qu'elle ne fut plus contenue, l'indignation
éclata dans la ville de Rochefort. Ses habitants obtin-
rent du gouvernement que les trois orphelins laissés
par le vice-amiral ne fussent pas dépouillés des biens
de leur père ; et, le quatre ventôse, dans un mémoire
qu'elle adressa à la Convention, la Société populaire
exprima hautement le sentiment d'horreur que la jour-
née du 9 février 1793 lui avait fait éprouver.
Par son courage, son sang froid et les glorieuses
actions auxquelles il lui fut donné de prendre part, le
vice-amiral de Grimouard occupe une grande place
dans les annales de la Marine française.
' « M. de Grimouard, dit M. de Cintré, avait une tenue
imposante avec ses officiers qui avaient confiance en
lui. Il passait pour un des hommes les plus fermes et les
plus intrépides de la Marine française. On prétendait
qu'il aurait dit, et nous avions tous la conviction qu'il
tiendrait sa parole, que ses officiers étaient bien sûres
LE VICE-AMIUAL DE GRIMOUARD 57
de n'être jamais faits prisonniers, car il était déterminé
à plutôt faire sauter son vaisseau que de se rendre. »
Un de ses anciens compagnons d'armes, M. de Boishé-
neuc, vieux loup de mer_, chargé dans son commandement
de diriger l'abordage, quand le Scipîon resta pendant
quelques instants accroché au Lonclon, M. de Boishéneuc,
d'ordinaire très peu prodigue d'éloges, avait l'habitude de
terminer ainsi le récit de ses campagnes . « Allez, allez,
le chevalier de Grimouard était un fameux homme *. »
Les grandes actions du vice-amiral de Grimouard
n'ont pas eu seulement la consécration de l'histoire, la
peinture s'en est aussi emparée.
Deux tableaux, représentant les combats de la Minerve
et du Scipion^ furent exécutés, sur les ordres du roi, par
M. de Rosfet ; ils sont aujourd'hui au ministère de la
Marine ; on en voit aussi des copies dans les galeries
historiques de Versailles.
Un double du tableau représentant le combat du Sci-
pion^ fut fait par M. de Rosfet et envoyé à M. de Gri-
mouard, de la part du roi, avec ces mots qui en doublaient
la valeur :
« Donné a M. de Grimouard.
« M. de Grimouard, capitaine de vaisseau du Roi,
chevalier de l'ordre royal et militaire de Raint-Louis,
commandant le Scipîon de soixante-quatorze, combat
les vaisseaux anglais le Corliay de soixante-quatorze,
* Lettre de M. de Pioger, ancien député du Morbihan.
58 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
le London de quatre-vingt-dix, une corvette et une
goélette, et reste maître du champ de bataille, après
deux heures d'abordage, 12 octobre 1782. »
Ces tableaux et divers dessins représentant les com-
bats livrés par le vice-amiral, faits de son vivant
par le professeur de dessin des élèves de la marine de
Rochefort, se trouvent aujourd'hui au Bois-Aurore
(Charente), chez M»»® Charles de Grimouard, veuve de
l'un des petits-fils de l'amiral.
Le général de Grimouard avait aussi chez lui, à Blois,
divers tableaux représentant les combats de son cousin.
Ces tableaux sont aujourd'hui entre les mains de ses
héritiers.
Enfin, on peut voir à la Loge, chez M. de Grimouard
de Saint-Laurent, des copies des combats de la Minerve
et du Scipion dues au pinceau de M. Pinel, ainsi qu'un
tableau du même peintre, représentant la rade de
Port-au-Prince et la révolte apaisée dans la chaloupe du
Borée.
Mais ce n'est pas seulement comme marin intrépide
que de Grimouard se recommande à la postérité. Il savait
allier la prudence au courage, et, dans les négociations
dont il fut chargé à Saint-Domingue, nul plus que lui
n'apporta l'esprit de sagesse et de résolution.
A une époque de grandes choses et de grands crimes,
il est un des meilleurs qui soient tombés sous la hache
révolutionnaire. Pour la victime et les assassins, le
jour de la justice s'est bientôt levé, et la postérité, à
son tour, a rendu son jugement : elle a entouré le nom
LÉ VICE-AMIRAL DE GRIMOUARD 59
de de Grimouard d'une glorieuse auréole, et a conservé
celui de ses lâches ennemis pour le vouer à l'infamie S
*Le nom de Grimouard n'a plus de représentant dans la marine.
Le seul des descendants du vice-amiral qui ait embrassé cette carrière
est M. Régis de Brem (de Luçon), lieutenant de vaisseau, dont M. de
Grimouard est le trisaïeul. Nos espérances et nos sympathies suivront
M. de Brem dans la carrière si vaillamment parcourue par son an-
cêtre.
I
RENÉ &UINÉ
Parmi les marins illustres qiieleBas-P()itou a donnés
à la France, je rencontrerai, sous ma plume, beaucoup
de noms plus retentissants que celui du modeste capi-
taine de frégate dont j'entreprends d'écrire l'histoire, je
n'en trouverai pas de plus populaire. Par l'importance
des commandements qui leur ont été confiés, nulle
comparaison ne peut s'établir entre des hommes que
l'on a vus, à la tête de forces navales considérables,
disputer le Nouveau-Monde aux Espagnols et l'empire
des mers aux Anglais, et le commandant du Rapace,
coquille de noix armée de quelques pièces de canon,
reléguée, après la chute de l'Empire, dans le port de
Rochefort, et perdue au milieu des grands navires qui
l'entouraient Que les Laudonnière, les Laroche-Saint-
André, lesDuchaffault, les Vaugiraud, les de Grimouard,
les d'Hector, les Gaultier, gardent donc, dans la marine
française, les grandes places qu'ils occupent : Guiné
n'entend pas les leur disputer -, il s'adresse seulement
T. III 4
62 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
aux souvenirs des armateurs de Bordeaux, de la Ro-
chelle, des Sables-d'Olonne et de Nantes, dont il
protégea le commerce et sauva la fortune.
René Guiné est né aux Sables-d'Olonne le 7 janvier
1768. Fils et petit-fils de capitaines au long cours, il ne
pouvait pas manquer d'embrasser la carrière qu'avaient
suivie ses pères. A l'exemple de presque toute la
jeunesse sablaise de l'époque, il s'adonna donc, dès le
bas âge, au rude apprentissage d'une profession qui
faisait de ses compatriotes des marins consommés. Il
servit dans la marine marchande jusqu'à dix-huit ans,
et la quitta alors pour entrer dans la marine militaire.
Encore quelques années, et notre marine, dépourvue
de ses officiers, la plupart sortis des rangs de la no-
blesse, demandera au peuple ses enfants pour les rem-
placer dans le Bas-Poitou. Gharette, Royrand, Marigny,
de Vauglraud, Duchaffault, Destouches, de Grimouard,
d'Hector, les deux Lézardière et bien d'autres, privés
de leur commandement ou l'abandonnant d'eux-mêmes,
auront presque tous de terribles destinées. Leur place
sera prise par une jeunesse héroïque, mais inexpérimen-
tée, car le marin ne se fait pas en France, comme le
soldat ; son éducation demande beaucoup plus de temps,
et le courage ne suffit pas pour la donner. Nous ne
tarderons pas à en faire la triste expérience ; la bravoure
indomptable de matelots et d'officiers improvisés pourra
illustrer nos défaites, mais ne sauvera pas nos vaisseaux
des plus grands désastres. La marine militaire se
recrutera alors dans la marine marchande, pépinière
féconde de valeureux capitaines dont quelques-uns arri-
veront aux premiers grades de leur arme. Les Sables
RENÉ GUINÉ 63
fourniront un nombreux contingent à cette phalange.
Guiné, Moreau, Gautier, Monnereau, Gizolme, les Golli-
net, mettront autant de dévouement à servir l'Etat qu'ils
en mettaient à servir les intérêts de leurs armateurs.
Guiné n'attendit pas l'appel de la patrie. Dès l'année
1786, il abandonnait les navires du commerce pour
entrer dans la marine militaire. Embarqué dans les
derniers rangs de l'armée navale, il ne tarda pas à se
faire remarquer de ses chefs par sa bonne conduite, son
intelligence et la connaissance du métier. Après huit
ans de service, il fut appelé, avec le grade d'enseigne
de vaisseau, au commandement de la goélette le Cro-
codile^ avec mission de croiser sur les côtes du Brésil,
de Gayenne et des Antilles.
Dans ce moment, la France, triomphante de la coali-
tion des rois, venait de perdre une partie de ses colonies.
La Gorse, nos établissements de l'Inde, la Guadeloupe,
nous avaient été enlevés par les Anglais. Malgré la belle
défense de Rochambeau, la Martinique avait eu le
même sort. La révolte des nègres avait fait de Saint-
Domingue une épouvantable boucherie, et profitant du
désordre qui régnait dans l'île, les Anglais nous avaient
enlevé le môle Saint -Nicolas et Port-au-Prince ; enfin
notre marine allait éprouver un des plus grands revers
qu'elle eût enregistrés dans les journées néfastes de la
patrie. Parti des Etats-Unis avec une escorte de trois
frégates seulement, un immense convoi de grains
approchait de nos côtes, et la France, en proie à une
grande disette, l'attendait avec impatience. L'amiral
Howe,avec trente-huit vaisseaux, la guettait au passage.
Les représentants Prieur de la Marne et Jean bon Saint-
Qi BIOGRAPHIES VENDÉENNES
André, comprenant que la perte d'approvisionnements
•considérables pouvait être fatale à un pays affamé,
déployèrent une grande activité pour les sauver des
mains des Anglais. Vingt-six vaisseaux de guerre
sortirent du port de Brest, sous le commandement
de Villaret-Joyeuse. Les équipages étaient compo-
sés de recrues, dont plusieurs voyaient la mer pour la
première fois. On apprenait la manoeuvre en marchant à
l'ennemi et en chantant la Marseillaise. Où étaient les
anciens officiers de la marine royale qui, sous d'Orvil-
liers et Suffren, avaient porté si haut l'honneur du
pavillon français ? Presque tous dans l'émigration
allaient, hélas ! diriger une triste expédition contre leur
patrie, et de ceux que nous avons nommés, un était
tombé frappé par les siens, un autre était mort dans les
prisons de la Terreur, trois sur l'échafaud. Le plus
intrépide, le plus opiniâtre de tous, ne devait pas
tarder à être fusillé sur une des places de Nantes. Les
deux flottes se rencontrèrent le 1^^ juin 1794^ et le
combat, qu'il eût été prudent aux Français d'éviter,
s'engagea aussitôt. C'est dans cette fatale journée que
^'on vit quelle supériorité donnent la tactique et la
science sur la valeur aveugle et ignorante.
Par d'habiles manœuvres, les Anglais coupèrent en
deux notre flotte, en criblèrent la gauche de leurs
boulets, et réduisirent la droite à rester spectatrice im-
puissante de la bataille. L'héroïsme du Vengeur vint
apprendre à la France que le courage ne suffit pas pour
donner la victoire. Parmi les survivants Tle ce glorieux
équipage, Guiné comptait onze compatriotes, onze
enfants des Sables, neuf matelots et deux officiers.
RENÉ GUINÉ 65
Ce ivèlait pas contre les Anglais que Guiné devait se
mesurer d'abord. Toute la péninsule faisait cause
commune avec notre vieille ennemie, et ce sont des
navires portugais qu'il eut à combattre. Il s'empara de
plusieurs, et entre autres d'une gabare de neuf cents
tonneaux, montée en guerre, qu'il captura à l'entrée
de la rivière des Amazones.
■Gomme nos autres possessions d'Amérique, Gayenne,
où se trouvaient alors confondus les exilés de tous les
partis et de toutes les réactions, et qui devait être, de
nos jours, le Botany-Bay de la France, Gayenne était
menacée de tomber entre les mains de l'ennemi : la
croisière de Guiné la préserva peut-être de ce mal-
heur. Il y envoya les prises qu'il avait faites, et ne la
perdit guère de vue, toujours prêt à la secourir en cas
d'attaque.
Les services rendus à la France par Guiné, dans cette
expédition, avaient donné au ministère de la marine la
plus haute idée de son activité, de son courage et de son
intelligence. En 1796, il reçut, avec une mission secrète,
le commandement de la corvette la Gaîlé, armée de
vingt canons. Ses instructions lui recommandaient d'évi-
ter tout engagement avec l'ennemi.
En France on reçoit de pareils ordres, on ne les exé-
cute pas toujours. Rencontré par la frégate anglaise
Y Arèthuse^ que montaient quatre cents hommes d'équi-
page, le commandant Guiné oublia ses instructions, et,
plutôt que de prendre chasse devant l'ennemi, se prépara
à le combattre. La supériorité des forces de son redou-
table adversaire ne l'intimida point ; il comptait sur
son habileté et le courage de son équipage pour
T. ni 4.
66 BIOGBAPHIES VENDÉENNES
suppléer au nombre qui lui manquait. Guinè essaya
d'abord, par la justesse de son tir, de cribler la mâture
et le grèement de YAréthuse. N'ayant pas pu y parvenir
et comprenant qu'il allait éiser ses forces dans une
lutte inégale, il n'hésita pas à commander l'abordage.
L'abordage, pour le marin français, c'est la charge à la
baïonnette pour le soldat ; il est difficile de résister à ce
choc. Le commandant de la frégate anglaise manœuvra
pour l'éviter. Trois fois Guiné tenta ce moyen d'attaque,
et trois fois son ennemi fut assez heureux pour s'.y
soustraire. Un accident, ordinairement désastreux, faillit
lui être favorable. On se battait presque bord à bord,
avec un acharnement extrême. Un boulet brise un des
mâts de la Gaîté^ qui tombe sur la galerie de tribord de
YAréthuse et y reste fixé par son extrémité. Vingt
matelots français s'élancent sur ce pont étroit et chan-
celant ; ils vont toucher le but, quand YAréthuse par-
vient à se dégager, et les intrépides marins disparaissent
dans l'abîme.
Il fallut se rendre. La malheureuse corvette, trouée
de boulets, faisant eau de toutes parts, amena son
pavillon après trois heures de combat. VAréthuse
conduisit sa prise en Angleterre ; elle lui coûtait cher,
elle-même ayant tellement souffert, qu'elle avait peine
à tenir la mer.
Malgré son dénouement, ce combat fut considéré par
tous les gens du métier comme un des plus glorieux
qu'eût livrés notre marine. C'est avec raison qu'un
écrivain a fait ressortir éloquemment toute la différence
que présentent les batailles livrées sur la terre et celles
dont la mer est le théâtre. Quelles que soient les
RENÉ GUINÉ 67
premières, elles ne peuvent pas être comparées aux
secondes, car sur la terre les combattants n'ont pas à
lutter contre les éléments, le sol ne manque pas sous
leurs pas, et s'ils ont à craindre le fer et le feu, au
moins un gouffre ne s'entr'ouvre-t-il pas pour les en-
gloutir.
Une affaire si honorable pour le commandant Guinè
fut la cause de sa disgrâce. Rentré en France, il fut,
pour désobéissance aux ordres qu'il avait reçus, traduit
devant un conseil de guerre tenu à Rochefort.
Le jury, rempli d'admiration pour tant de bravoure,
ne put pas s'empêcher de déclarer qu'en acceptant le
combat, le commandant Guiné avait contrevenu aux
ordres qui lui avaient été donnés ; mais il tempéra ce
que ce verdict pouvait avoir de rigoureux, en admettant
cette circonstance atténuante qui renfermait le plus bel
éloge : Que la conduite héroïque qu'avait tenue le
commandant de la Gaîté dans cette malheureuse af-
faire le rendait Men eœcusaMe.
Le conseil, cependant, se montra d'une sévérité
excessive. Sans égard pour la dernière partie de la
déclaration du jury, il condamna Guiné à cinq ans de
sous-ordre.
L'excès de la bravoure, la témérité même n'est jamais
un crime aux yeux des Français, toujours prêts à
admirer plutôt qu'à blâmer ceux qui se laissent em-
porter au delà des règles de la prudence. Il ne faut donc
pas s'étonner si le jugement du conseil de guerre de
Rochefort produisit dans le port une sensation pénible.
Un brave marin qui, parti comme Guiné des derniers
rangs de la marine, s'était élevé aux grades les plus
08 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
élevés, le vice-amiral Martin, ne put contenir l'indi-
gnation qu'il en ressentait. S'approchant du capitaine
de vaisseau qui avait présidé le conseil de guerre :
Monsieur, lui dit-il à voix basse, si j'étais à votre
place, j'irais me pendre; et comme l'officier se récriait :
Je vous dis, répliqua bien haut l'amiral, que si j'avais
prononcé le jugement que vous venez de rendre, j'irais
me pendre.
Le commandant Guiné trouva dans la manifestation
dont il devint l'objet et dans l'estime toute particulière
dont le vice-amiral Martin l'entoura depuis, un adou-
cissement au coup qui venait de le frapper, faible com-
pensation pourtant à la perte de son commandement. Le
ministre de la marine n'attendit pas l'expiration des
cinq années pendant lesquelles, aux termes dujugement,
il devait en être privé, pour le lui rendre. Embarqué en
sous-ordre, successivement sur le Rhinocéros, la canon-
nière Vile-Dieu, la corvette le Ciioijen, la frégate la
Thémis, le vaisseau le Buguay-Trouin, la gabare la
Lionne, ses chpfs rendirent de lui un si bon témoignage,
qu'il fut appelé au commandement de la corvette la
Bergère.
Cette fois, Guiné n'avait à remplir qu'une mission
pacifique. Après une lutte dont l'histoire gardera un
éternel souvenir, la France se trouvait en paix avec
l'Europe entière; la paix de Lunéville, puis celle
d'Amiens, avaient désarmé tous nos ennemis, même
l'Angleterre, le plus opiniâtre de tous. Les rapports se
rétablissaient donc entre notre pays et les autres puis-
sances, et nos ambassadeurs se rendaient auprès des
souverains pour renouer des relations interrompues
RENÉ GUINÉ 69
depuis longtemps. Guiné fut chargé de conduire l'am-
bassade française à Gonslantinople et de déposer des
consuls dans toutes les échelles du Levant.
La paix que le monde entier avait saluée de ses accla-
mations et que l'on croyait éternelle, n'avait pas duré
deux années. Jalouse de la prospérité et de la grandeur
de la France, l'Angleterre, après avoir agité contre nous
les brandons de la discorde dans un démêlé où les can-
tons de la Suisse, divisés entre eux, avaient sollicité
notre intervention, refusait maintenant, sous de faux-
fuyants, d'évacuer Malte et Alexandrie, ainsi qu'elle s'y
était engagée; elle accordait une pension à Gadoudal,
soudoyait les émigrés, favorisait les rapports journaliers
des Chouans avec Jersey et Guernesey, nous créait
partout des embarras et des ennuis. Pendant ce temps-là
ses gazettes redoublaient de déchaînement contre la
France ; chaque vent^ comme le disait le premier
consul, chaque vent qui se levait de r Angleterre,
ne lui apportait que haine et outrage. Au mois de
mai 1803, la guerre recommença avec un nouvel achar-
nement.
Guiné commandait alors le lougre V Angélique, dont
l'artillerie consistait en six canons de quatre. Attaqué
devant la Teste par le cutter anglais la Providence,
armé de seize canons de seize et de dix-huit, il le forçai
après un combat opiniâtre, à prendre le large.
La même année, il fut nommé directeur des convois
du cinquième arrondissement maritime; il était alors
lieutenant de vaisseau.
C'est à partir de celte époque que s'ouvrit pour lui
une nouvelle carrière, carrière moins brillante peut-
70 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
être que celle que d'autres ont parcourue, mais où il
rendit au commerce les services les plus signalés.
Pendant que la victoire d'Austerlitz faisait de Napo-
léon l'arbitre des destinées de l'Europe, la défaite de
Trafalgar donnait aux Anglais l'empire de la mer. Napo-
léon n'avait pas pu mettre la victoire à l'ordre du jour
sur nos flottes, et il lui fallait renoncer aux grandes
expéditions navales, devenues pour le moment impos-
sibles. Les vaisseaux anglais insultaient nos côtes, blo-
quaient nos ports, capturaient les navires qui se hasar-
daient à en sortir. Mais si nos couleurs ne flottaient plus
sur nos escadres, de hardis corsaires les arboraient
encore au haut de leurs mâts. Pendant qu'ils ruinaient
le commerce de l'Angleterre, Guiné entreprenait de
protéger et de défendre celui de la France. Pour y
parvenir, il organisa dans le port des Sables une flot-
tille composée de quinze péniches, ayant à leur tête
un lougre qu'il montait aussi fièrement que s'il eût
été le vaisseau amiral. Dire l'activité, la patience, le
courage que, pendant dix ans, déploya le capitaine
du Rapace, est chose impossible. Il accompagnait les
convois de Bordeaux à la Rochelle, de la Rochelle à
Nantes, ayant les Sables-d'Olonne pour port de refuge.
Le plus souvent, avant de rencontrer l'ennemi, il avait
à lutter contre la tempête, car ce n'était guère que
lorsque la côte devenait dangereuse, que les Anglais,
gagnant le large, laissaient libre, pour quelques heures
seulement, la sortie des ports. Il fallait alors profiter de
ces courts instants, côtoyer la terre, et, pour éviter d'être
pris, s'exposer au naufrage. Souvent encore, revenant
sur ses pas, l'ennemi donnait la chasse à nos pauvres
RENÉ GUINÉ 71
bâtiments marchands, qui n'avaient plus alors à compter
que sur la protection du Rapace. Mais Guiné était
toujours là, en imposant aux Anglais par sa fière atti-
tude. D'autres fois, avant d'employer la force, il avait
recours à la ruse. Ainsi, que de nuits passées derrière
des rochers où leur faible tirant d'eau permettait à ses
embarcations de se tenir cachées ! Quand le soleil se
montrait à l'horizon, la longue-vue à la main, Guiné par-
courait du regard l'Océan qui s'étendait devant lui. Un
navire du commerce, assez heureux pour avoir trompé
la croisière ennemie, venait-il à paraître, l'Anglais, tou-
jours aux aguets, fondait sur lui comme sur une proie
assurée ; mais alors Guiné sortait de son embuscade, et
malheur au téméraire qui osait affronter son attaque !
Quelquefois pourtant, quand il était occupé ailleurs,
un navire du commerce, serré de trop près, se jetait à
la côte, le capitaine prenant ce parti extrême pour
éviter la captivité des pontons, le carcere-duro de l'An-
gleterre. Les Anglais ne manquaient pas de mettre à
l'eau leurs embarcations pour le brûler, dans le cas où
ils ne pourraient pas le remorquer. Mais là encore ils
rencontraient une résistance inattendue ; abrités der-
rière des rochers qui les dérobaient à leur vue, des doua-
niers, des gardes-côtes, des habitants du littoral, à la
tête desquels étaient toujours le père et le frère aîné de
celui qui écrit ces lignes, les recevaient à coups de fusil,
et plus d'une fois les Anglais furent obligés de regagner
leurs vaisseaux, sans avoir pu accomplir l'œuvre de des-
truction dont ils étaient chargés.
J'extrais du discours du secrétaire delà chambre de
commerce de Nantes, le récit succinct des exploits de
72 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
Guiné pendant une période de six années, de 1805 à
1811:
« Le 23 novembre 1805, Guinè, étant mouillé sur la
rade des Sables, poursuivit avec le lougre le Rapace le
corsaire anglais le Marçtuis de T/wionsend^ de 14 canons
et 28 hommes d'équipage ; après une chasse qui dura
jusqu'à sept heures du soir, il donna ses ordres pour
l'abordage, et par cette manœuvre hardie, il fit amener
le corsaire ennemi.
« Le 27 mars 1806, il reprit, à la vue de deux frégates
anglaises retenues par le calme, un chasse-marée de
Quiberon que remorquaient leur*s péniches.
« Le 19 janvier 1807, il prit, en vue de l'île de Ré, le
chasse-marée le Commerce-de-Brest^ prise armée par
les Anglais.
a Le 8 juillet suivant, il fit une manœuvre habile
pour attirer à la côte les péniches de trois corvettes qui
bloquaient son convoi dans la rivière de Moricq, et
lorsqu'il leur eut coupé la retraite, il en amarina deux
après un court engagement ; la troisième ne dut son
salut qu'à la grande supériorité de sa marche.
« Le 15 novembre de la même année, il fait armer
quatre péniches, vole au secours de dix chasse- marées
qu'une corvette venait de faire échouer à la côte -, à
l'instant du flot, il les fait appareiller pour les Sables,
fait amarrer ses péniches en terre des chasse-marées et
s'empare d'une de celles de l'ennemi, qui avait été
trompée par cette ruse de guerre.
« Le 19 décembre, étant à la vigie de la Chaume, il
délivre un navire à trois mâts de la poursuite de deux
RENÉ GUINÉ 73
péniches ennemies qui allaient s'en emparer, et le
conduit dans le port des Sables.
« Le 15 mai 1808, le cutter anglais le Lion, armé de
douze caronades de douze, vint attaquer une quinzaine
de bâtiments mouillés dans les battures de Fromentine ;
Guiné le poursuivit avec sept péniches, et le lendemain
matin il rentra à Fromentine ce bâtiment, que son
équipage avait abandonné à la faveur de la nuit.
« Le 30 mars 1809, autre prise de la péniche d'une
frégate, en vue des Sables.
« Le 23 mai suivant, à la vigie de Saint-Gilles, il fait
armer en chaloupes deux péniches avec des voiles
rouges, et leur donne l'ordre de manœuvrer comme si
elles voulaient échouer à la côte , pour éviter une
péniche ennemie qui était en vue de la corvette. Cette
feinte fit tomber la péniche dans le piège ; elle fut prise
et amenée aux Sables.
« L'année 1811 ne fut pas moins remarquable par la
vigilance et les succès de Guiné.
Le 21 mai, il masque ses péniches parmi les chaloupes
de la pêche des Sables. Le lougre anglais V Aristide,
armé de deux caronades de dix-huit, d'un canon de
trois et de vingt-trois hommes d'équipage, ne tarde pas
à les poursuivre ; mais il se rend bientôt aux péni-
ches qui se disposaient à l'aborder.
« Le 16 juin, il reprend la goélette la Sophie et le
chasse-marée V Ai7nable~Rose , chargés de sel pour
Nantes.
« Le 14 juillet, il attire encore l'ennemi dans le piège
par des manœuvres feintes, et s'empare de la goélette
le Snopper, de six caronades de douze.
T. ni 5
74 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
« Le 26 décembre 1810, Guiné avait aussi capturé le
corsaire le Héros, armé de six caronades de neuf, et
repris le sloop le Patris et le dogre le Bien- Aimé,
amarinés le même jour par le Këros. »
Mais comme le faisait très bien observer M. Athénas,
secrétaire de la chambre de commerce de Nantes,
c'était encore moins par ses prises que par la terreur
qu'il inspirait aux Anglais, que Guiné avait rendu d'im-
menses services à notre commerce. L'ennemi y regardait
maintenant à deux fois avant de s'aventurer sur une
côte où il pouvait rencontrer un adversaire redoutable,
et la marine marchande profitait de son éloighement
pour se livrer au négoce. M. Athénas ajoutait en parlant
de Guiné : « Il ne lui a manqué qu'un théâtre plus
vaste pour déployer un plus grand caractère et faire
preuve de talents distingués sur les flottes de Sa Ma-
jesté. »
Ce théâtre, la rade des Sables l'avait pourtant offert
un jour, et si Guiné n'y avait pas joué le premier rôle,
sa conduite avait été assez honorable pour que le
secrétaire de la chambre de commerce de Nantes eût
dû ne pas l'oublier.
Après de grands elforts, Napoléon était parvenu à
relever notre marine. Il réunissait à l'île d'Aix des
forces imposantes pour une expédition dans les mers du
Brésil et des Antilles. Le vice-amiral Jurien-Lagra-
vière, à la tête de trois frégates, la Calypso, V Italienne
et la Cyl)èle S estait parvenu à sortir du port de
* Pourquoi M. Jurien-Lagravière, en écrivant le récit du combat
des Sables, sur les notes de son père, a-t-il donné à ces frégates
des noms de fantaisie ?
RENÉ GUINÉ 75
Lorient, un instant débloqué, et faisait voilé pour l'île
d'Aix. Le pavillon amiral flottait sur Vltalienne, la
Calypso était commandée par le capitaine Jacob, la
Cybèle par le capitaine Gocault.
Le 23 février 1809, au moment où les trois frégates
donnaient dans le canal de Belle-Ile, deux bâtiments
anglais sortaient de la baie de Quiberon, et l'un d'eux,
le brick le Botherel, suivait la division française et ne
la perdait pas de vue. Le commodore Beresfort, avec
quatre vaisseaux et une frégate, croisait au large.
La frégate était VAréthicse, que le commodore détacha
pour renforcer le Botherel ; avec le reste des forces, il
revint bloquer le port de Lorient.
L'obscurité de la nuit ne déroba point au Botherel
et à VAmelia les frégates françaises qui, s'attendant à
être attaquées, se préparaient à combattre. Au jour, on
signala quatre autres voiles anglaises : c'était l'escadre
de l'amiral Stopfort, composée des vaisseaux le César,
le Donègal, le Défiance et la frégate la Nayade. Les
frégates françaises étaient déjà en vue de l'île d'Yeu,-
mais comme les vents soufflaient de l'île d'Aix et
contrariaient leur marche, Jurien-Lagravière vira de
bord, et, après être parvenu à dégager une de ses fré-
gates dont la lenteur de la marche avait permis à
VAmelia de couper la route, vint s'embosser dans la
rade des Sables- d'Olonne.
Le '^4, à dix heures du matin, toute l'escadre anglaise
s'avançait sur nous sans être arrêtée par la crainte des
bas-fonds et d'un mouillage dangereux ; elle s'enga-
geait même résolument entre la côte et les frégates.
ISAmelia et la Nayade restèrent pourtant hors de la
76 BIOGRAPHIES VENDEENNES
portée du canon, tandis que le Défiance, plus audacieux^
continuait sa marche, et, larguant ses huniers, venait
mouiller à portée de pistolet d'une des frégates fran-
çaises. Le Bonégal et le César, trouvant cette manœuvre
dangereuse, étaient restés sous voile, s'arrêtant sous le
travers des deux autres.
Le feu commença alors avec une vivacité extrême,
les frégates françaises appuyées par les batteries de
terre, dont la plus importante, celle de Saint-Nicolas,
était sous les ordres du capitaine Guiné. On se battait
de si près qu'un nuage de fumée dérobait souvent la
vue des combattants. Cette circonstance sauva peut-être
la frégate à laquelle le Défiance s'était attaché ; son feu,
mal dirigé, ne fit pendant longtemps qu'endommager sa
mâture. Il rectifia pourtant son tir, et ses coups devin-
rent si sûrs et si pressés, que, dans l'espace de quelques
mètres carrés de la carcasse, on ne comptait pas moins
de dix-neuf trouées. Les combattants étaient tellement
rapprochés, que les bourres de canon devenaient elles-
mêmes très meurtrières. L'amiral en fut atteint, il
chancela et tomba \ on le crut mort. Heureusement
qu'il n'était qu'étourdi et qu'il put se relever. Le feu
avait pris à la frégate, on parvint à l'éteindre.
Le combat durait depuis une heure et demie ; la mer,
en baissant, vint à notre secours. L'amiral Stopfort,
craignant que ses vaisseaux ne vinssent à toucher,
donna l'ordre de prendre le large. La position du
Défiance devenait critique. Pour appareiller, il lui
fallait présenter sa poupe aux frégates, et, pendant
quelque temps, éteindre son feu qui ne pouvait nous
faire aucun mal. Nos canons y firent une brèche énorme ;
RENÉ GUINÉ 77
un boulet étant venu dans ce moment couper la drisse
qui portait ses couleurs, on crut, en ne les voyant plus
flotter, qu'il amenait son pavillon. Un long cri de vic-
toire partit des frégates et des forts. Le commandant
français donna même l'ordre à un de ses officiers de se
rendre à bord du Défiance, pour en ramener le capitaine
prisonnier. Il s'était trop pressé ; pendant que l'officier
se hâtait de faire ses préparatifs, le Défiance hissa son
petit hunier. Un boulet étant encore venu l'abattre, de
nouvelles acclamations se firent entendre. Le César et
le Donégal étaient trop loin pour venir au secours du
Défiance, et la mer, qui baissait toujours, ne leur per-
mettait pas d'approcher. Le vaisseau était à nous si la
fortune ne lui fût pas venue en aide. Presque couché sur
le flanc du côté de la mer, un coup de vent vint le
relever. Si le vent eût soufflé de la terre, tout espoir
était perdu pour lui, et il tombait inévitablement entre
nos mains. Il put enfin s'éloigner, nous laissant pour
trophée son ancre, dont il avait coupé le câble. Le
Défiance ne put plus tenir la mer ; escorté par le
Triump, il dut se hâter de gagner un des ports de l'An-
gleterre.
Des trois frégates, deux, dont les câbles avaient été
coupés à la fin du combat, étaient échouées sur la plage.
Le vice-amiral Jurien Lagravière,s'attendantàunretour
de l'ennemi pour le lendemain, se hâta de les relever-
Il n'en fut rien pourtant, mais la croisière ennemie ne
s'éloignant guère, il devenait bien difficile aux frégates
de se rendre à leur destination. Le commandant Jurien-
Lagravière dut donc songer à les mettre à l'abri des
attaques auxquelles elles étaient exposées, en les faisant
78 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
entrer dans le port des Sables. Ce n'était pas chose
facile en raison de leur tirant d'eau et des bas-fonds
de rentrée du port. Pourtant, après avoir été allégées
de tout leur matériel, deux des frégates purent y
pénétrer ; elles ne devaient pas en sorlir. Vendues à
des particuliers, elles furent démolies sur place. La
troisième talonna contre les rochers et se détacha de
sa coque, mais,- retenue par ses ancres, elle put flotter
encore.
Les Anglais ne se résignaient pas facilement à aban-
donner leur proie. La frégate VAlcmène croisait au
large et avait toujours les yeux ouverts sur la malheu-
reuse frégate dont elle ne connaissait pas le désastre.
Par une nuit bien sombre, elle dépêcha un canot monté
de quinze hommes pour se rendre compte d'une position
qui devait lui paraître singulière. Aux Sables, on se te-
nait sur ses gardes; quatre canots coupèrent la retraite
aux Anglais et les firent prisonniers.
La coque de la frégate est restée longtemps à quel-
ques centaines de mètres de l'entrée du port ; dans ma
jeunesse, à mer basse, on l'apercevait encore. Il y a en-
viron vingt-cinq ans, ses débris ont été sauvés par le
plongeur Jamin, des Sables.
L'affaire du 24 février 1809 ne fut pas, comme on
vient de le voir, sans gloire pour notre marine ; et si
nos frégates ne s'en relevèrent pas, il faut plutôt s'en
applaudir que s'en plaindre, car un sort plus triste
encore les attendait sur la rade d'Aix. Moins de deux
mois après, en effet, notre escadre y était brûlée et quel-
ques-uns de nos vaisseaux seulement échappaient à
l'incendie.
RENÉ GUINÉ 79
Ouiné ne s'était pas croisé les bras pendant le combat.
Du fort Saint-Nicolas, il avait dirigé un feu des mieux
nourris contre les vaisseaux anglais, et si, dans cette
circonstance, son nom s'efface devant celui des braves
capitaines qui prirent une part plus active à la lutte,
c'est qu'il ne lui fut pas donné de pouvoir faire davan-
tage.
Dans la relation de cette brillante affaire, M. Jurien-
Lagravière ne prononce même pas le nom du capitaine
Guiné; ildit seulement qu'après le désastre de l'île d'Aix,
Napoléon renonça à tenir la mer avec de grandes flottes
et qu'il demanda au blocus continental la ruine de
l'Angleterre. Il se contente d'ajouter, en parlant des
.Anglais, « que le port des Sables eut l'honneur de par-
tager avec la rade de l'île d'Aix la surveillance de leurs
croisières, » sans faire connaître que le premier de ces
deux postes d'honneur fut confié à Guiné, qui s'y cou ■
vrit de gloire.
Le commandant de la station des Sables était bien
connu en Angleterre. Tous les navires qui sortaient de
ses ports pour croiser sur nos côtes, avaient pour mot
d'ordre cette recommandation si honorable pour lui :
Défiez-vous Oai commodore Giûné, dans le golfe de
Gascogne.
Les services qu'il rendait chaque jour au commerce
ne pouvaient pas non plus être oubliés dans sa patrie.
Depuis longtemps chevalier de la Légion d'honneur,
Guiné avait été nommé capitaine de frégate le 12 juillet
1808. Mais la plus douce des récompenses, celle qui
vient de la reconnaissance, l'attendait dans la ville de
Nantes. Le 24 mars 1812, une* assemblée générale du
80 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
commerce avait lieu dans cette ville, sous la présidence
de M. Dufou, président de la chambre ; les autorités du
département et de la commune avaient voulu assister
à cette réunion. On y remarquait le préfet, le maire,
le général;, le président du conseil général, le substitut
du procureur général, le colonel directeur d'artillerie,
les officiers de marine présents à Nantes, et une foule
d'autres personnages de distinction, tous également em-
pressés de prendre part à une solennité nationale.
Le président ouvrit la séance en rappelant « qu'un
très grand nombre de négociants, d'armateurs et d'assu-
reurs de la place de Nantes avaient invité la chambre
de commerce à se charger des fonds faits par le com-
merce de. la ville, pour être employés à l'achat d'une
èpèe de marine destinée à M. Guiné, capitaine de fré-
gate, commandant la station des Sables, comme un gage
de la reconnaissance du commerce, pour les services
qui lui avaient été rendus par cet officier, soit en pré-
servant les convois des attaques de l'ennemi, soit en
détruisant les bâtiments armés en guerre, » et qu'il
allait remettre à celui qui l'avait si bien mérité, le
témoignage le plus flatteur qu'une cité reconnaissante
pût offrir à un brave capitaine ; puis, s'adressant direc-
tement à Guiné, il ajouta : « C'est avec les sentiments de
franchise innés chez d'anciens Bretons, qu'ils (les com-
merçants de Nantes) vous témoignent aujourd'hui la
satisfaction qu'ils éprouvent de vous voir commandant
de la station des Sables-d'Olonne, et par conséquent le
protecteur des nombreux convois qui passent conti-
nuellement dans votre division.
« Pourquoi votre modestie ne me permet-elle pas de
RENÉ GUINÉ 81
retracer ici tous vos habiles faits d'armes, cesmanœuvres
brillantes si multipliées, qui, en préservant le com-
merce de pertes considérables, ont, de plus, conservé à
l'État, à leur famille, des marins qui vous bénissent
chaque jour ! Que n'ai-je aussi assez d'éloquence pour
exprimer, dans tous ses détails, l'enthousiasme avec
lequel les commerçants dont j'ai l'honneur d'être l'organe,
ont appris vos extraordinaires succès ! Il n'en est aucun
qui, pénétré de la même admiration, ne dise avec moi.
Monsieur le Commandant, que cette épée vous est offerte
avec la reconnaissance la mieux sentie. Daignez l'accep-
ter comme un gage de ce sentiment dû à votre bravoure
et aux éminents services que vous avez rendus au
commerce nantais ; vous devez figurer, au temps présent
et dans la postérité, au rang des plus braves marins de
la nation. »
Ce fut pour la ville de Nantes tout entière un jour
de fête dont elle garda longtemps le souvenir. Les récils
du temps sont pleins d'expressions d'enthousiasme et
d'admiration pour celui qui en l'était l'objet. Une foule
compacte s'attachait partout à ses pas. Le soir, un ma-
gnifique banquet couronna la journée. J'en ai sous les
yeux une pompeuse description. Guiné s'y trouvait en
bonne compagnie, car au milieu de la table se dressait
un obélisque en porphyre supporté par une base quadran-
gulaire. Sur ses côtés on voyait les statues de Duquesne,
Duguay-Trouin, Gassard et Jean-Bart. A un moment
donné, l'obélisque fut enlevé, et, au milieu des statues
des quatre célèbres marins, apparut un emblème mytho-
logique : c'était Mercure, dieu du Commerce; il tenait à
T. III 5.
82 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
la main le portrait de son illustre défenseur Guiné,
avec ces quatre vers à son adresse :
Rendant hommage à i a vaillance,
Ton front, intrépide Ouiné,
En ce beau jour est couronné
Des mains de la reconnaissance.
Guiné ne laissa point rouiller dans le fourreau l'épée
qu'il venait de recevoir ; il redoubla d'ardeur, et quoi-
que je ne trouve nulle partie récit de ses nouveaux
combats, il n'en est pas moins vrai que les Anglais sen-
tirent encore plus d'une fois la vigueur de son bras.
J'étais bien jeune alors, mais ce souvenir d'enfance est
resté si profondément gravé dans ma mémoire, qu'il
me semble assister encore au spectacle émouvant dont
j'ai été le témoin.
L'Empereur avait voulu que le blocus continental fût
absolu, c'est-à-dire qu'il s'étendît jusqu'aux prises que
nous faisions sur les Anglais, pour qu'aucune des mar-
chandises sorties de leurs fabriques ne vînt faire con-
currence aux produits de l'industrie française. Il avait,
en conséquence, donné l'ordre de brûler ont cet qu'on y
pourrait trouver portant la marque dé l'Angleterre. L'ad-
ministration des Sables, conformément h cet ordre, en-
tassa donc un jour, sur la place d'Armes, toute la car-
gaison d'une prise que venait de faire le capitaine
Guiné. Elle consistait en châles, mouchoirs, étoffes de
toute espèce, On en fît un grand feu qui dura une partie
de la journée Tout, jusqu'aux caisses où tant de belles
choses avaient été renfermées^ fut impitoyablement
RENÉ GUINÉ 83
brûlé, au grand regret des Sablaises, qui les contem-
plaient d'un œil d'envie. Quant à nous, héros de cinq
ou six ans, nous aurions volontiers jeté dans le même
bûcher Anglais et marchandises. Dans nos rangs, chacun
aurait voulu les livrer aux flammes, en répétant les
vers de Racine :
Brûlé de plus de feux que je n'en allumai.
Seulement l'ardeur qui nous dévorait était tout autre
que le sentiment qu'éprouvait Pyrrhus, car nous jurions
une haine éternelle à l'Angleterre, et, en retournant à
l'école, nous répétions le serment d'Annibal. Aujour-
d'hui, la jeunesse chante des hymmes à la paix. C'est
moins antique, mais je suis obligé de reconnaître que
cela vaut un peu mieux.
La ville de la Rochelle n'avait pas voulu demeurer en
reste avec celle des Sables. Elle avait comblé le capi-
taine Guiné des marques de son estime, et lui avait offert
un instrument de marine comme témoignage de sa recon-
naissance. Bordeaux allait en faire autant, quand, sous
les coups de l'Europe entière coalisée contre lui, l'Em-
pire tomba pour faire place à la Restauration.
Après l'estime de ses concitoyens, je ne sais rien de
plus flatteur que de posséder celle de ses ennemis. Guiné
avait l'une et l'autre. La paix signée, le commandant de
la croisière anglaise dans le golfe de Gascogne voulut
faire la connaissance du vaillant capitaine qui avait
défendu la station des Sables?Il l'invita à sa table et lui
exprima vivement les sentiments qu'il avait pour sa per-
sonne et son caractère.
4
84 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
Le gouvernement de Louis XVIII chercha à se ratta-
cher l'officier qui avait si bien servi la France sous
Napoléon ; il lui conserva son gracie, le nomma officier
de la Légion d'honneur le 18 août 1814, et chevalier de
Saint-Louis le 23 du même mois.
A quelque point de vue que Ton se place, il est impos-
sible de ne pas reconnaître que les Gent-Jours furent
pour la France .une immense calamité. Après un désas-
tre militaire dont l'histoire offre peu d'exemples, nous
vîmes nos impôts décuplés, notre frontière ouverte, notre
territoire réduit, les officiers de Waterloo entraînés
devant les conseils de guerre, ou rayés des cadres de
l'armée, ou mis à demi- solde.
Les gouvernements sont bien mal inspirés, quand, au
lieu d'accueillir tous les dévouements à la patrie, sous
quelque drapeau qu'ils l'aient servie, ils obéissent au
sentiment de la rancune ou de la colère, et font une
politique d'exclusion. La seconde Restauration commit
cette faute. Beaucoup d'officiers furent rayés des cadres
de la marine royale, Guiné l'un des premiers. Ainsi que
bien d'autres, nous avons cru longtemps qu'il avait été
disgracié pour s'être rallié à l'Empereur, lors de son
retour de l'île d'Elbe. Des recherches faites au ministère
de la marine nous ont appris que nous nous étions
trompé et qu'il fallait en chercher ailleurs la véritable
cause. Nous étions bien loin de la soupçonner et si nous
la faisons connaître, ce n'est nullement dans un senti-
ment de récrimination contre des hommes qu'on a trop
accusés d'avoir fait alliance avec l'étranger, et qui, dans
* Cette notice a été écrite en 1866.
RENÉ GUINÉ 85
la circonstance, n'étaient mus que par un sentiment de
patriotisme qui les empêcha de discerner la vérité, mais
comme un enseignement qui devrait nous servir d'éter-
nelle leçon. Nous l'avons dit souvent, nous ne saurions
trop le répéter : dans la vie des peuples, il y a des jours
d'agitation et de trouble où la calomnie, si absurde
qu'elle soit, inspire plus de confiance que la vérité.
L'histoire de la disgrâce de Guinè en est une preuve
des plus remarquables. Des hommes haut placés dans
l'estime de leurs concitoyens, probablement circonvenus
par de stupides dénonciations, le signalèrent au minis-
tre de la marine, non pas comme l'ennemi des Bour-
bons, ce qui, jusqu'à un certain point, aurait pu se con-
cevoir, puisque, après avoir servi leur cause sous la
première Restauration, il s'était, pendant les Cent-Jours,
retourné du côté de Napoléon, mais, chose incroyable,
pour avoir pactisé avec les Anglais qu'il avait toujours
si vaillamment combattus. Il n'en fallut pas davantage ;
sans enquête, sans examen, sans qu'il eût été informé de
l'accusation portée contre lui, son commandement lui
fut retiré. Vainement les démarches les plus pressantes
furent faites dans l'intérêt du brave capitaine dont les
Sables s'enorgueillissaient, la décision ministérielle fut
maintenue, et, en retour des grands services qu'il avait
rendus au commerce, Guiné n'obtint qu'une misérable
pension de 750 fr. ; en même temps sa nomination d'offi-
cier de la Légion d'honneur était suspendue et ne devait
être confirmée que le 11 mars 1817. L'effet de ces mesu-
res rigoureuses ne se fit pas attendre. La Restauration
avait été bien accueillie aux Sables par la majorité de
ses habitants ; après la disgrâce de Guiné, ils s'en éloi-
86 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
gnèrent, plus fidèles à la cause du malheur qu'à celle du
pouvoir.
Guiné n'avait que 47 ans quand il fut ainsi arrêté
dans' sa carrière; il ne put se résigner au repos qui,
pour un homme aussi actif, était une mort anticipée.
Ce n'est point pour les marins que Lucrèce a écrit
ces vers :
Suave mari magno, turbantibus sequora ventis,
Et terra magnum alternis spectare laborem.
La mer au contraire, avec ses tempêtes et ses écueils,
conserve, pour tous ceux qui l'ont parcourue longtemps,
des charmes irrésistibles. Guiné ne voulut pas la con-
templer tranquillement du rivage. D'ailleurs il ne s'était
pas enrichi dans les différents commandements qui lui
avaient été confiés, et les largesses de TÉtat étaient
insuffisantes pour faire vivre sa famille. Le capitaine
d'une frégate de l'Etat devint donc capitaine d'un navire
de commerce. Il n'eut d'ailleurs que l'embarras du choix,
tous les armateurs de Nantes s'étant empressés de lui
offrir un commandement. Guiné, pendant six ans encore,
battit les mers ; mais si les voyages lui devinrent plus
profitables que ses expéditions, ils eurent pour lui un
grand charme de moins, l'espérance de rencontrer
l'ennemi. Il ne devait plus, en effet, songer k se mesurer
avec les Anglais, le soin de ses intérêts matériels devant
seul le préoccuper. Dans notre temps, où le culte de la
fortune est presque le seul qui compte des adorateurs-»
la position de Guiné serait loin d'être dédaignée ; elle
le laissait, au souvenir du passé, plein de regrets et de
RENÉ GUINÉ 87
tristesse. La conscience d'avoir toujours bien servi son
pays et de pouvoir le servir encore, le sentiment de
rinjustice dont il était victime, et aussi peut-être une
noble ambition, troublaient continuellement sa pensée ;
il n'en parlait guère, mais il en était sans cesse tour-
menté ; il se soumettait, il ne se résignait pas. Le cba-
grin, les fatigues, les blessures, les infirmités, usèrent
avant l'âge un corps d'ailleurs peu robuste, mais qu'a-
nimait toujours une âme ardente. Le capitaine Guiné
mourut à Nantes le 4 décembre 1821, à Tâge de 53 ans.
Guiné aurait dû arriver aux premiers grades dans la
marine ; tous les témoignages s'accordent sur ce point :
les commandants sous lesquels il a servi, les officiers qu'il
a eus sous ses ordres, ont été unanimes à reconnaître
qu'il possédait toutes les qualités qui font l'homme de
mer distingué : activité, courage, sang-froid, coup d'oeil
aussi sûr que rapide. Lui si brave devant l'ennemi, était,
comme Gambronne, timide et embarrassé dans un salon ;
il ignorait encore, ce qui ne nuit jamais à l'avancement,
l'art de faire antichambre dans un ministère et de se
recommander autrement que par ses services. Deux
causes ont particulièrement contribué à l'empêcher d'ar-
river à la position à laquelle ses grandes qualités lui
donnaient le droit de prétendre : la malheureuse et
pourtant si glorieuse affaire de la Gaité, qui retarda son
avancement, et la chute de l'Empire qui l'arrêta complè-
tement.
Mais son souvenir ne périra point : la ville de Napoléon
a donné son nom à une de ses rues et celle des Sables à
un de ses quais ; et, sur sa tombe, on peut lire encore la
88 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
recommandation que l'amirauté donnait aux navires
anglais :
Défiez-vous du commodore Guinê dans le golfe
de Gascogne.
LE COMTE D'HECTOR
LIEUTENANT GÉNÉRAL DE LA MARINE
Charles-Jean, comte d'Hector, est né à Fontenay-le-
Gomte, le 22 juillet 1722. Il était si faible en venant au
monde, que l'on crut qu'il ne vivrait pas, lui qui devait
parcourir une si longue carrière, et qu'il fut ondoyé
dans la maison paternelle, dans la crainte de hâter sa
fin en le transportant à l'église pour y recevoir le
baptême. L'enfant malingre ne tarda pas à prendre une
vigoureuse constitution, et c'est à son énergie, puisée
dans un corps robuste, qu'il dut de devenir un des
marins les plus distingués de son siècle. On peut dire,
en effet, qu'il fut l'artisan de sa fortune, car, bien qu'il
appartînt à la noblesse où se recrutaient exclusivement
les officiers de nos armées navales, sa naissance fut
pour bien peu de chose dans son avancement. Sa famille
était pourtant une des plus anciennes de l'Anjou, elle
avait donné plusieurs officiers à la marine de l'Etat,
entre autres Georges d'Hector qui, en 1627, servait sous
90 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
les ordres du marquis de Toiras, lors de sa belle défense
de rîle de Ré contre les Anglais. Un concours de cir-
constances malheureuses empêcha qu'il reçût l'instruc-
tion que l'on donne d'ordinaire aux jeunes gens qui se
destinent à la marine. Son père, Charles-Louis d'Hector,
seigneur de la Ghiffretière, était marin lui-même, et les
devoirs de sa profession le tenaient presque toujours
éloigné de sa famille. Quant à sa mère, Marie-Madeleine
de la Raguiène, élevée à la Martinique, elle en avait
pris les habitudes frivoles, et abandonnait à d'autres le
soin d'élever ses enfants. Le chevalier d'Hector était
sans fortune et sa femme n'avait qu'une faible dot.
Après leur mariage, les époux étaient venus habiter
Fontenay-le-Comte, et, comme Téconomie n'est pas la
vertu dominante des créoles, le jeune ménage fut bien-
tôt aux expédients. Avec les appointements de son
grade d'enseigne qui s'élevaient à six cents francs, et
un revenu de deux cent cinquante francs, produit d'une
métairie située dans la commune de Saint-Georges de
Montaigu, il était bien difficile à Louis d'Hector de
donner à son fils les bienfaits de l'instruction. Le jeune
Charles, d'ailleurs, n'avait pas encore l'âge où les enfants
s'éloignent du foyer domestique pour entrer dans des
maisons d'enseignement, quand son père fut tué dans
une campagne qu'il faisait au Canada, sous le comman-
dement de M. de Sévigné. Orphelin à neuf ans, et
presque complètement abandonné à ses jeux, sa pre-
mière enfance fut très négligée. Sa mère s'étant retirée
dans le petit bien qu'avait possédé son mari, Charles
n'eut pas d'autre instituteur que le maître d'école de
Saint-Georges de Montaigu.
LE COMTE D'HECTOR 91
Le veuvage de M"^^ d'Hector ne fut pas de longue du-
rée ; elle se remaria à Angers et emmena son fils au
domicile conjugal. Là, on voulut lui donner un nouveau
maître dont les leçons pussent développer une intelli-
gence précoce qui s'échappait en vives saillies. Mais
l'enfant, que sa bonne humeur, son esprit et sa gaieté
rendaient aimable à tous, était le plus dissipé et le
moins attentif des écoliers. Quoique esprit très cultivé,
son beau-père, plus particulièrement occupé des trois
enfants qu'il avait eus d'un premier mariage, laissait au
jeune Charles toute sa liberté. Il riait de ses espiègleries
et disait, comme tant de parents négligents et coupables :
Avec le temps, la raison viendra, et alors tout sera
bientôt réparé. En attendant, Charles d'Hector consu-
mait ses jours en amusements futiles. H arriva, ainsi
à l'âge de treize ans sans avoir rien appris. Ses parents
songèrent enfin qu'il fallait mettre un terme à cette vie
d'oisiveté, et que le moment était venu de lui ouvrir la
carrière qu'il devait parcourir un jour. Cette carrière
semblait toute tracée. Son père étant mort au service de
la marine, il y avait lieu de croire que, pour y entrer, il
trouverait aide et protection : telle ne fut pourtant pas
la pensée de la famille, elle songea pour lui à un autre
corps.
H y avait alors à Rochefort une école où se recrutaient
les officiers des colonies. La famille maternelle du jeune
d'Hector habitait la Martinique, où elle jouissait de l'in-
fluence que donne la richesse, et, avec son appui, il
pouvait faire fortune. Voilà ce que les parents ne ces-
saient de répéter à l'enfant, pour lui faire accepter
une position qui était plus dans leurs vues que dans
92 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
ses goûts. On obtint sans peine pour lui une place à la
compagnie dite des Cadets, et on le conduisit immédia-
tement à Rochefort pour y faire son noviciat. Mais le
directeur de la compagnie déclara que, n'ayant ni l'âge,
ni la taille réglementaire, il se voyait forcé d'ajourner
son admission à l'année suivante. Ce contre-temps fut
ce qui pouvait lui arriver de plus heureux, comme nous
allons le voir.
Au lieu de le renvoyer à Angers pour y attendre
l'époque de son entrée à la compagnie des Cadets, le
chevalier de la Saussaye, d'accord avec les parents que
Charles d'Hector avait à Rochefort, résolut de le tirer du
milieu où il dissipait sa première jeunesse, et de l'embar-
quer sur la flotte dont il avait le commandement. Le che-
valier de la Saussaye était marié à la cousine germaine
de Charles, et, comme il se rendait à la Martinique, il ne
douta pas que sa mère lui saurait gré de l'avoir emmené
faire connaissance avec les membres de sa famille qui rési-
daient dans cette île. Il en fut, en effet, très bien accueilli ;
mais ces riches parents se montrèrent plus prodigues de
témoignages d'amitié que de largesses. Leurs libéralités
se bornèrent à des cadeaux insignifiants. De retour à
Rochefort, après une campagne de six mois, Charles
d'Hector s'empressa d'aller rejoindre sa mère à Angers.
Cette campagne décida de sa destinée. Il n'avait point
étudié pendant la traversée, mais il avait pris le goût de
la mer, et, quand on lui parla de nouveau de la compa-
gnie des Cadets, il déclara que sa vocation le portait
vers la marine. Quelque insistance que l'on mît à l'en
détourner, il persista dans la résolution qu'il avait prise ;
de guerre lasse, il fallut céder.
LE COMTE D'HECTOR 93
Ses parents firent alors des démarches pour le faire
entrer dans le corps qu'il venait de choisir ; mais ils
avaient peu de crédit, et le ministre, qui d'abord s'était
montré favorable à leur demande, ne se pressait pas de
remplir sa promesse. Enfin, en 1740, sa nomination de
garde de la marine au port de Rochefort lui fut expé-
diée.
L'enfant avait fait place au jeune homme, sans que
l'espoir que l'on avait conçu de le voir un jour se livrer
à l'étude se fût réalisé. Aux jeux du premier âge avait
succédé la passion de la chasse; fort et agile, il s'y livrait
avec une ardeur extrême.
Si son instruction laissait tant à désirer, il n'en était
pas ainsi de son éducation. Elevé dans une maison où
l'on ne voyait que la bonne compagnie, il en avait pris
le ton et les manières, masquant sous les agréments de
la forme le vide de ses connaissances. Ses parents lui
promirent une pension de quatre cents livres, et pauvre
d'argent mais riche d'espérances, il se rendit à son
poste. Gomme il avait les habitudes polies d'un homme
bien élevé, les salons de la ville lui furent ouverts, et il
s'y trouva parfaitement à sa place. La fréquentation du
monde élégant entraînant toujours à des dépenses qui
se trouvaient au-dessus de ses faibles ressources, son
amour-propre avait à soufl:rir de certains détails de
toilette qu'il ne pouvait pas se procurer. Il jura alors
qu'à force de persévérance, il occuperait dignement son
rang dans une société où il avait été accueilli d'ailleurs
avec une grande bienveillance. L'ambition, quand elle
est contenue dans les limites du devoir, est une noble
passion : elle élève l'âme, la rend capable d'accomplir
94 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
les plus grandes choses ; elle fait les natures énergiques,
les raidit contre les coups du sort ; quelque capricieuse
que soit la fortune, elle finit toujours par se l'attacher,
en la poursuivant avec courage et sans relâche. D'Hector
comprit qu'il fallait demander au travail, qu'il avait
tant négligé jusque-là, la position à laquelle il aspirait.
Il se mit donc à l'œuvre, et, bien longtemps avant de
toucher au but, il y trouva une première récompense :
celle que donnent le développement de l'intelligence et
les connaissances acquises.
En même temps, il s'exerçait au rude métier de la mer.
Le 28 avril 1741, il s'embarqua pour une campagne de
rade sur V Apollon, que commandait M. de Macnèmara.
V Apollon faisait partie d'une escadre placée sous les
ordres du comte de Roquefeuil. Il en fut détaché pour
se rendre à Lisbonne, et revint désarmer le 20 septem-
bre de la même année.
De retour à Rochefort^ Charles d'Hector se montra
aussi appliqué dans ses études qu'il l'avait été peu
jusque-là. Ses professeurs^ surpris de ce changement,
rendirent le meilleur témoignage de ses progrès.
La guerre allait lui fournir une autre occasion de
faire ses preuves. En 1743, Jacques II, roi d'Angleterre,
fit alliance avec l'Autriche, et l'amiral Hawke, à la tête
d'une puissante armée, se vanta de faire de Dunkerque
une cabane de pêcheurs. La France se prépara à soute-
nir la lutte. Les Anglais tenaient bloquée dans le port
de Toulon une escadre espagnole. Le roi envoya, sous
les ordres du lieutenant général de Court, quinze vais-
seaux et trois frégates pour protéger sa sortie. D'Hector
fît partie de l'expédition. Dans les premiers jours du
LE COMTE D'HEGTOR 95
mois de février 1744, il s'embarqua sur le Diamant,
que commandait M. de Massiac. Le 22 du même mois, la
flotte franco- espagnole et la flotte anglaise en vinrent
aux mains, et deux jours après, les Anglais abandon-
naient le blocus de Toulon pour gagner l'île Minorque.
La flotte française escorta triomphalement l'escadre
espagnole jusque dans le port de Garthagène. C'est à cette
afîaire que d'Hector reçut le baptême du feu.
Si la Méditerranée était libre des vaisseaux anglais,
les corsaires barbaresques inquiétaient toujours notre
commerce. Pour le protéger, le comte de Vaudreuil fut
chargé de faire, avec le vaisseau VHeitreuoOj une croi-
sière jusqu'à Malte. D'Hector passa sous ses ordres. Le
comte de Vaudreuil ne se doutait guère en ce moment
que le jeune garde aurait un jour dans la marine une
position supérieure à la sienne, et qu'il deviendrait jaloux
de sa fortune.
V Heureux désarma à Toulon le 30 novembre. D'Hec-
tor le quitta pour servir successivement sur le Terrible
et le César- Auguste.
Tous ses supérieurs remarquaient son zèle et cher-
chaient à améliorer sa position. Elle était très précaire
en eff'et. Les quatre cents francs de pension promis par
sa famille ne lui étaient paspa^^és, et ses modestes appoin-
tements de garde ne s'élevaient qu'à quinze francs par
mois. Pour le récompenser, ses chefs, quoiqu'il n'en eût
pas encore le grade, le mirent à bord d'une frégate où
il remplissait les fonctions d'officier. C'était pour lui un
double avantage : ses appointements étaient doublés, et
l'attention était appelée sur sa personne. Cette circons-
tance ne contribua pas peu à le faire nommer enseigne.
96 BIOGRAPHIES VENDEENNES
Ce grade lui fut conféré le l«f février 1744. Son traite-
ment s'éleva alors à 850 francs. Pour un homme
habitué aux plus dures privations, c'était une fortune.
De ce moment, il put figurer dans le monde, et s'y faire
remarquer par les qualités aimables que nous lui con-
naissons.
Le 1er mai, il s'embarqua sur la frégate la Mégère,
que commandait M. de la Jonquerie. La Mégère faisait
partie de l'escadre aux ordres du duc de Banville
qui, quelques jours après, mit à la voile pourChibouctou.
Cette malheureuse campagne lui fut particulièrement
pénible. Gomme frégate de découverte, la Mégère eut
beaucoup à souffrir, et Charles d'Hector, accablé de fati-
gue, tomba malade sans pourtant cesser de faire son
service. Aussitôt qu'il fut de retour en France, il se
rendit à Angers pour rétablir sa santé profondément
altérée. C'est pendant son séjour dans cette ville qu'il
fit la connaissance de M"^^ Seven Monbault. Cette dame
était veuve, et, quoiqu'elle fût beaucoup plus âgée que
lui, comme on la disait fort riche, il lui fit la cour et
l'épousa. Une telle alliance, dans laquelle le calculentrait
beaucoup plus que le sentiment, ne fut pas heureuse. Le
comte d'Hector vit du monde, eut un nombreux domes-
tique, un grand train, des chevaux et des équipages de
chasse. Cette vie si nouvelle et toute de plaisir lui fit
oublier un instant ses rêves ambitieux, et, s'il résista
aux instances qui lui furent faites d'abandonner la ma-
rine, sa passion pour la chasse devint si vive qu'elle
l'emporta sur celle qu'il avait pour la mer. Dans l'es-
pace de trois ans, il ne fit que deux courtes campagnes,
toutes deux dans la Méditerranée; l'une sur le vaisseau
LE COMTE d'HECTOR 97
la Couronne^ commandé par M. de Macnémara ; l'autre,
sur V Heureux, commandé par M. de Porter.
Bien que sa femme lui cachât avec le plus grand soin
Tétat de ses affaires, le comte d'Hector ne tarda pas à
s'apercevoir que cette grande fortune par laquelle il
avait été séduit était obérée. Une mauvaise gestion, des
procès ruineux, une dépense excessive, l'avaient absor-
bée presque en entier. Cette découverte lui fut cruelle
mais ne l'abattit pas. Voyant que la comtesse entendait
ne rien réformer de sa maison, qu'elle ne tenait aucun
compte de ses conseils, que le chapitre des dettes allait
toujours croissant, il ne voulut pas qu'on pût croire
que, par son luxe, il était cause d'une ruine qui existait
avant son mariage. Il rendit donc toute sa liberté à
M°i« d'Hector, et, sans bruit, sans éclat, sans rompre
même complètement avec elle, puisque entre eux s'éta-
blit un commerce de lettres, il la laissa tout entière à
l'embarras de ses affaires et de ses procès, pour revenir
à la mer, ses premières amours. H se rendit à Rochefort
où il fut employé en qualité d'aide-major de la marine
et des troupes. Là il reprit sans peine ses habitudes mo-
destes, et comme il exerçait ses nouvelles fonctions avec
un grand zèle et une grande intelligence, ses chefs, pour
l'en récompenser, lui firent obtenir des gratifications
qui, ajoutées à ses appointements, lui donnèrent, au lieu
d'une opulence factice, toutes les douceurs de l'aisance.
En même temps, il se reprenait à son métier avec le
sentiment d'un homme qui retrouve, après une longue
absence, l'objet qui lui était cher. Fort occupé dans
le port de Rochefort, par mille détails, il ne voulait
pourtant pas faire une trop longue infidélité à la mer ;
T. ni 6
98 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
aussi, en 1754, s'embarqua-t-il, sous le commandement
du vicomte de Noé, pour une campagne à l'île Roj^ale.
Le 11 février 1756, il fut nommé lieutenant de vais-
seau.
La paix d' Aix-la-Chapelle avait laissé entre la France
et l'Angleterre bien des germes de discorde. Elle fut
rompue parles Anglais au sujet du règlement des limités
du Canada.
Alors s'ouviit un nouveau champ à l'ambition du
comte d'Hector. La guerre lui offrant plus de chances
d'avancement que la paix, il apprit avec joie que le pre-
mier coup de canon venait d'être tiré.
Pendant la dernière campagne, le vicomte de Moé
avait pris d'Hector en grande estime et en grande
affection. La guerre déclarée, il voulut l'avoir pour
second à bord de la frégate, la Pomone, dont le com-
mandement lui avait été confié. Blessé, peu de temps
après, par le refus que le ministre avait fait à une de-
mande qu'il croyait juste, le vicomte de Noé avait,
sans congé, quitté le commandement de sa frégate pour
se rendre à Versailles. Le ministre .lui ayant témoigné en
termes très vifs son mécontentement au sujet de cette
démarche, si contraire aux règlements de la marine, il
donna sa démission. Le vicomte de Noé s'était d'autant
plus facilement déterminé à ce parti, que le duc d'Orléans
venait de lui offrir un régiment. Informé confidentielle-
ment par son capitaine de ce qui se passait, et pressé
par lui de faire des démarches pour le remplacer dans
le commandement qu'il laissait vacant, le comte d'Hec-
tor n'eut pas besoin d'en faire la demande. La Pomone
était destinée à une mission secrète, on l'en chargea,
LE COMTE D'HECTOR 99
bien qu'il ne fût encore que second, Cette mission était
délicate et demandait à être accomplie avec une grande
célérité. D'Hector s'en acquitta en homme intelligent et
habile. Il s'attendait, en rentrant à Brest, à trouver un
nouveau capitaine à la Pomone. Quelle ne fut pas sa
surprise et sa joie en apprenant que le commandement
lui en était laissé, cette fois, avec le titre qui le lui
donnait !
La fortune, si longtemps contraire au garde de la
marine, commençait à sourire au capitaine de frégate
et un bel avenir s'ouvrait devant lui.
A cette époque, le commandant d'une frégate était
tenu à une table de douze couverts, pour laquelle, bien
entendu, l'Etat lui allouait une subvention. Les écono-
mies du comte d'Hector s'élevaient à dix-huit francs, et
son linge de table se composait de six serviettes. Ses
ressources financières étaient, comme on le voit, bien
insuffisantes pour se procurer des meubles, des usten-
siles de cuisine, de la vaisselle, tout ce qui constitue un
service de table. Heureusement qu'il venait de recevoir
une avance de trois mois sur son traitement. Ayant
ajouté quelque argent à cette somme au moyen d'un
emprunt qu'il contracta et qu'il éteignit bientôt, il
acheta à bas prix une partie du mobilier que le vicomte
de Noé avait mis en vente, et s'improvisa un salon à
manger très conforlable. Plutôt homme de bon goût que
grand seigneur, il s'appliqua moins à avoir une grande
représentation qu'à offrir à ses officiers une table déli-
catement servie. Gomme il avait pour principe qu'un
fonctionnaire public ne doit point économiser sur les
frais de représentation qui lui sont alloués, il recevait
100 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
souvent à son bord, défendait les jeux de hasard que
l'on aimait alors plus encore qu'on ne les aime
aujourd'hui, donnait à tous l'exemple d'une vie honnête
et décente. Naturellement obligeant, si son premier
mouvement était un peu vif, il le corrigeait toujours
par les bonnes grâces de ses manières. Sachant parler
et se taire à propos, la justesse de son esprit et un
grand sens masquaient ce qui lui manquait du côté de
l'instruction première. Lorsqu'il fut arrivé aux postes
les plus élevés, il aimait à se rappeler les années si
dures de sa jeunesse, et disait aux officiers qui se
plaignaient de la rigueur de la fortune : « Messieurs,
on naît avec une fortune de malheur et de bonheur.
Pendant vingt- deux ans de ma vie, en passant par une
porte cochère, j'étais toujours prêt à me casser la
jambe, et après, tout semblait seconder mes vœux. Si je
ne m'étais pas roidi contre ce premier temps, je n'aurais
pas l'honneur d'être aujourd'hui à votre tête et de vous
commander. Faites comme moi. «
En 1757, le comte d'Hector reprit le commandement
de la Pomone. Le l^^" mai, il appareilla sous les ordres
du vicomte de Rochechouart, commandant lui-même la
Thétis, pour aller croiser sur les côtes de France. Dans
ce moment, les corsaires désolaient notre commerce -,
la Pomone en captura quatre, et telle fut la terreur que
la croisière des deux frégates inspira à l'ennemi que,
pendant tout le temps qu'elle dura, aucun de ses bâti-
ments n'osa s'aventurer dans nos eaux. Les navires de
cabotage purent donc naviguer en toute sécurité. La
croisière terminée, la Pomone escorta plusieurs convois
des ports du sud à Brest.
LE COMTE D'HECTOR lOl
L'année suivante, le comte d'Hector fut l'objet d'une
préférence bien flatteuse. Une escadre, composée de sept
vaisseaux et de trois frégates, allait quitter le port de
Brest pour une campagne aux Antilles. M. de Bompar,
qui la commandait, le demanda au ministre pour en
être le major. Il n'3^ avait dans ce choix rien qui sentît
la faveur, car M. de Bompar ne le connaissait que sur
sa réputation d'excellent officier. D'Hector s'attacha à
justifier la confiance de son chef. H y réussit si bien
qu'après la campagne, M. de Bompar en fit le plus grand
éloge au ministre.
n lui rendit un service bien plus grand encore.
La France préparait une descente en Angleterre, et
le commandement des forces navales qui devait l'effec-
tuer avait été confié au présomptueux et incapable
maréchal Gonflans. D'Hector, ayant demandé à faire
partie de l'expédition, devait s'embarquer sur le vaisseau
le Thésée que commandait M. de Kersaint. M. de
Bompar, qui connaissait la valeur du personnage enire
les mains duquel les destinées de la marine française
avaient été remises, était trop attaché à son major pour
ne pas s'opposer de toutes ses forces à ce qu'il fît partie
d'une expédition qui devait aboutir au plus grand de tous
les désastres. Gomme d'Hector, ignorant les motifs de
son opposition, lui en témoignait sa surprise et presque
son mécontentement : « Non, je ne le veux pas, lui
répondit-il • est-ce que vous ne voyez pas comme cette
charrette est attelée ? D'ailleurs mon escadre n'est pas
encore désarmée et vous n'êtes pas libre. » On sait
combien étaient fondés ces tristes pressentiments, et
quelle fut l'issue de la fatale journée connue dans
T. III 6.
102 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
l'histoire sous le nom de combat des Cardinaux. Sans
l'énergique refus de Bompar, c'en était fait du comte
d'Hector. Le Thésée coula, et, de tout son équipage, il
ne se sauva qu'un seul homme. Des vaisseaux qui
échappèrent, une partie se réfugia dans la rade de l'île
d'Aix, une autre dans la Vilaine.
Lors du désarmement de la Pomone^ d'Hector fut
nommé aide-major du port de Brest. Il n'avait point
demandé cette place. Attaché jusque-là au département
de Rochefort, il y avait toutes ses habitudes. Rien donc
d'étonnant si, au premier moment, il regretta de s'en
éloigner. Mais Brest était le premier port militaire de
France; il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre
que, se trouvant là sur un plus grand théâtre, il y
aurait plus de chances d'avancement.
Nous venons de dire que la Vilaine avait servi de
refuge à une partie des débris de la flotte française ; six
vaisseaux y étaient encore. La marine n'était point
d'avis de compromettre le peu de forces navales qui res-
taient à la France, en cherchant à favoriser leur sortie.
Devant l'insistance du duc d'Aiguillon, alors gouver-
neur de la Bretagne, le gouvernement se décida pour-
tant à en tenter l'entreprise. A la faveur d'une grande
marée, les vaisseaux français avaient pu remonter la
Vilaine jusqu'au lieu dit la Vieille-Roche. Cette circons-
tance, qui les avait sauvés, rendait leur sortie très dif-
ficile. Le ministre de la marine en avait écrit aux
capitaines, qui lui avaient répondu que la chose leur
paraissait pleine de périls. Dans cette pensée, les vais-
seaux avaient été désarmés et on n'y avait laissé qu'un
LE COMTE D HECTOR 103
équipage peu nombreux chargé de veiller à leur con-
servation.
La marine française n'avait jamais été clans un pareil
état d'abaissement. C'était au point, nous dit le comte
d'Hector, que les officiers qui voyageaient à l'étranger
osaient à peine avouer qu'ils en faisaient partie. Les
quelques vaisseaux qui nous restaient encore étaient,
pour la plupart, cachés dans des retraites inaccessibles,
et les Anglais, tranquilles dans la baie de Quiberon et à
l'embouchure de la Vilaine, se relevaient à tour de
rôle, comme si la France n'avait plus aucune force à
leur opposer.
Dans cet état de choses, des officiers de la compagnie
des Indes proposèrent au duc de Ghoiseul, alors ministre
tout-puissant, de conduire à Brest les vaisseaux qui se
trouvaient dans la Vilaine. Le duc d'Aiguillon était l'ami
du chevalier de Ternay. Il lui fit facilement comprendre
que si, après avoir mis ses vaisseaux à l'abri dans la
Vilaine et avoir déclaré qu'il était impossible de les
en faire sortir, des officiers d'un autre corps venaient à
les en tirer, ce serait une grande défaveur pour la
marine royale. Quelle gloire, au contraire, pour celui
qui mènerait à bonne fin une entreprise, périlleuse, il
est vrai, mais qui, précisément en raison des difficultés
dont elle était entourée, était faite pour tenter un officier
aussi brave que le chevalier de Ternay ! Le duc d'Aiguil-
lon fut si pressant, il répéta tant de fois que tel était le
désir du duc de Ghoiseul, que ce ministre lui donnerait
carte blanche s'il voulait se charger de l'enfreprise,
qu'il finit par convaincre son interlocuteur, et l'amena
à partager ses idées. Le chevalier de Ternay déclara
104 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
au duc d'Aiguillon que, pour le seconder dans cette dif-
ficile expédition, il faisait choix du comte d'Hector.
Quelques jours après, celui-ci, à sa grande surprise,
recevait des mains du comte de Blénac, commandant de
la marine à Brest, Tordre de se rendre sur le champ à
Vannes pour se mettre à la disposition du gouverneur
de la province. Ce ne fut qu'à son arrivée qu'il connut
le secret qu'on lui avait caché jusque là. Le duc lui
remit des lettres du chevalier de Ternay qui s'excusait
du mystère qu'il avait été obligé de garder, lui faisait
connaître la cause pour laquelle il n'avait pas pu refu-
ser une mission toute de confiance, lui donnait enfin^
des instructions sur certaines dispositions préparatoires.
Le chevalier de Ternay et le comte d'Hector avaient
l'un pour l'autre une grande estime, mais leur liaison
n'autorisait pas le premier à disposer du second. Le duc
d'Aiguillon, remarquant l'étonnement du comte d'Hector,
lui remit une lettre du roi par laquelle il lui était pres-
crit d'aller prendre dans la Vilaine le commandement
du vaisseau le Brillant, et de se conformer pour le
reste aux ordres du chevalier de Ternay. Les termes de
cette lettre ne laissaient aucune place aux objections.
Si d'une part d'Hector était fier du choix qui avait été
fait de sa personne, il se disait d'un autre côté que le
chevalier de Ternay et lui ne manqueraient pas d'exciter
la jalousie des officiers qui étaient leurs aînés dans le
service. Le duc d'Aiguillon combattit ses scrupules, et
finit l'entretien par ces mots, qui n'admettaient pas de
réplique : — Au demeurant, Monsieur, je vous ai remis
l'ordre du roi.
Parmi les différents ordres que lui avait donnés le duc
LE COMTE D'HECTOR 105
d'Aiguillon, était celui d'attendre à Vannes larrivée de
quatre cents hommes de troupe de marine, désarmés à
Rochefort après l'affaire des Cardinaux. Gomme ils ne
pouvaient pas être arrivés avant quatre jours, le comte
d'Hector mit ce temps à profit pour informer le comte
de Blénac de la position délicate dans laquelle il se
trouvait. Désobéir était une énormité coupable, et ac-
cepter c'était blesser des officiers qui ne lui pardon-
neraient pas ; il terminait sa lettre par ces paroles :
« Je sens que, si on me proposait d'aller au bal, je pour-
rais répondre que je n'aime pas la danse ; mais quand
un ordre du roi dit d'aller recevoir des coups de fusil,
il n'est guère possible de s'y refuser. » La réponse de
M. de Blénac fut ce qu'elle devait être, à savoir que per-
sonne ne pourrait trouver mauvais un acte d'obéissance
aux ordres de Sa Majesté.
Ainsi encouragé, le comte d'Hector n'eut plus qu'une
pensée : préparer tous les éléments d'une expédition
dont allait dépendre sa fortune militaire. Les quatre
cents hommes attendus de Rochefort étant arrivés, il les
installa à Vieille- Roche, les ayant ainsi sous la main,
pour s'en servir au besoin.
Le chevalier de Ternay arriva avec des ordres en
blanc pour la composition des états-majors ; il prit le
commandement du Dragon dont la force était égale à
celle du Brillant, et les deux vaisseaux furent armés
avec la plus grande diligence. Ces préparatifs achevés,
les véritables difficultés se présentèrent. La Vilaine n'of-
frait assez d'eau pour la navigation des vaisseaux que
pendant trois jours, à la pleine et à la nouvelle lune. H
s y rencontrait en outre des barres et des bancs qui
106 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
constituaient de grands obstacles; enfin les Anglais,
avec plusieurs vaisseaux, en bloquaient IV-mbouchure :
et, pour en sortir, il fallait nécessairement passer sous
leur feu.
Le comte d'Hector et le chevalier de Ternay se déci-
dèrent à étudier eux-mêmes la rivière. Ce travail exi-
geait beaucoup de temps et de soins, aucune carte n'ayant
encore signalé les écueils dont nous venons de parler.
L'ennemi, ayant eu connaissance des études que faisaient
les Français, détruisit ou changea de place les jalons
qui les signalaient. Il fallut, pour protéger nos travaux,
établir en avant des bâtiments légers qui firent bonne
garde nuit et jour. Des vents contraires, des nuits trop
claires, vinrent apporter de nouvelles entraves •, enfin
dix mois se passèrent sans qu'il fût possible de faire la
moindre tentative.
Pendant ce temps, le chevalier de Ternay et le comte
d'Hector étaient en butte aux propos méchants et per-
fides de la jalousie. Tous les jours il leur arrivait des
lettres injurieuses, et il leur fallait, chose bien pénible
pour des officiers français, dévorer en silence* les ou-
trages dont ils étaient abreuvés.
De nouvelles offres faites par les officiers de la Com-
pagnie des Indes ayant été acceptées, deux d'entre eux
affirmèrent qu'ils y mettraient moins de tâtonnements,
et obtinrent le commandement du Robiisle et du Glo-
riéux. Mais quand le moment d'agir fut venu, ils chan-
gèrent de langage. Le Dragon et le Brillant étant
prêts, le chevalier de Ternay en donna connaissance aux
capitaines de la Compagnie des Indes, en leur deman-
dant s'il leur convenait de se joindre à lui. Ceux-ci, si
LE COMTE D'HECTOR 107
résolus la veille, trouvèrent alors des difficultés sans
nombre. D'Hector s'engagea vainement à frayer la route ;
ils dirent qu'ils n'étaient pas prêts et finirent par don-
ner, par écrit, le refus que le chevalier de Ternay leur
demandait. Ge refus fut envoyé au ministre de la marine
qui donna l'ordre de désarmer le Robuste eile Glorieuse.
La nuit suivante, le Dragon et le Brillant mirent à la
voile, le chevalier de Ternay marchant le premier,
comme commandant de l'expédition. L'obscurité de la
nuit les favorisait, et ils arrivèrent, sans être aperçus,
tout près des Anglais, dont ils entendaient le roulement
des tambours battant la retraite. Il y eut pourtant un
moment de grande angoisse à bord du Dragon. Ce vais-
seau toucha non loin de l'embouchure de la Vilaine.
Dans cette prévision, il avait été convenu entre les
deux capitaines que le vaisseau resté libre continuerait
sa route. D'Hector avait donc le regret de laisser derrière
lui le chevalier de Ternay, quand heureusement le
Dragon se releva et vint rejoindre le Brillant.
Le lendemain, tous deux faisaient leur entrée à Brest.
Au lieu d'y recevoir un accueil triomphal, comme ils le
méritaient si bien, ils n'y trouvèrent que des visages
froids et peu sympathiques. Le sentiment de l'envie fut
poussé si loin que les maris défendirent à leurs femmes
de parler à de braves officiers qui venaient de sauver
deux vaisseaux de l'État. Pour justifier une pareille
conduite, on eut recours à la plus abominable calomnie.
Dans ses mémoires, la baronne d'Obeskich assure que
des lettres circulèrent où d'Hector était accusé de
n'avoir pas voulu, dans un combat, se vêtir de son uni-
forme, craignant de s'exposer aux balles de l'ennemi^
en attirant l'attention sur sa personne.
108 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
D'Hector etTernay furent bien vengés de ces odieuses
attaques. A leur arrivée à Versailles, le roi et la cour
leur firent la réception qu'ils méritaient. Le chevalier
de Ternay fut nommé capitaine de vaisseau, et le comte
d'Hector reçut une pension de cinq cents livres sur
Saint-Louis. Toutes les grâces qu'ils demandèrent pour
leurs offiiciers furent également accordées.
Ce premier succès était un encouragement à recom-
mencer. Le roi ordonna au chevalier de Ternay et au
comte d'Hector de faire, pour le Robuste et l 'Eveillé,
ce qui leur avait si bien réussi pour le Dragon et le
Brillant, c'est-dire de les conduire à Brest. Cette
seconde expédition présentait les mêmes difficultés de
navigation ; de plus, les Anglais, surpris une première
fois, se tenaient maintenant sur leurs gardes, et l'on ne
pouvait guère passer sans en être aperçu. Le Robuste et
X Éveillé allaient pourtant en tenter l'entreprise, quand
la foudre tomba sur le dernier et fit voler en éclats son
mât de misaine. La Vilaine n'avait point de chantiers,
et quelque activité qu'y mît le comte dHector, il fallut
attendre longtemps que les avaries fussent réparées.
Lorsque VEveillé fut en état de reprendre la mer, les
deux capitaines résolurent de donner le change aux An-
glais, et au lieu de se rendre directement à Brest, de
faire voile pour la Corogne. Cette ruse leur réussit par-
faitement, ils atteignirent ce port sans être inquiétés.
Quinze jours après, ils parlaient pour Brest avec des
venta favorables. Il n'y avait pas deux heures qu'ils
étaient en route qu'un orage épouvantable éclatait sur
leur tête. La fatalité semblait poursuivre le malheureux
vaisseau VEveillé. La foudre tomba de nouveau à son
bord, cette fois pour y faire des ravages effroyables.
LE COMTE D'HECTOIX 109
Ses deux mâts de hune furent brisés, ses voiles lacé-
rées, cinq hommes tués et cent blessés. Renversé sur
le pont, le comte d'Hector eut sa lunette d'approche
emportée, et la commotion qu'il ressentit à l'avant-
bras lui causa une violente douleur dont il souffrit pen-
dant plusieurs années. Il fallait rentrer à la Gorogne,
mais la manœuvre était devenue presque impossible.
La nuit était obscure, l'orage grondait toujours, et le
vaisseau était menacé de se perdre sur des rochers
où pas un homme n'aurait pu se sauver. Heureusement
que, le vent s'étant calmé, on en profita pour réparer,
comme on put, les principales avaries. Un nouveau
danger vint menacer les deux vaisseaux. Le Robuste
avait perdu son pilote, et celui de V Éveillé n'en avait
que le nom. Ce malheureux perdit la tête, et, quoi que
fît le comte d'Hector pour le rassurer et l'encourager,
il s'engagea dans un passage que l'on croyait impossi-
ble à traverser. Tout le monde s'était porté sur la côte,
dans l'attente d'un naufrage qui paraissait inévitable.
Par un hasard providentiel, les deux vaisseaux s'en
tirèrent. Depuis, le comte d'Hector répéta souvent
que, dans sa longue carrière de marin, il n'avait jamais
couru un aussi grand danger.
Cependant il fallait songer à rentrer en France. Aus-
sitôt que les avaries de V Eveillé furent réparées, le che-
valier de Ternay et le comte d'Hector reprirent la mer.
Ilsapprochaient de Brest, quand ils furent aperçus par
l'escadre anglaise qui croisait devant le port. Aussitôt,
plusieurs vaisseaux s'en détachèrent pour leur donner
la chasse. Le chevalier de Ternay força de voiles. Le
comte d'Hector voulait en faire autant, quand il s'aper-
T. ni 7
110 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
çut qu'unft dernière avarie restait encore à réparer. La
foudre avait brûlé la mèche du mât de misaine, et com-
me on ne pouvait pas le charger de voiles sans s'expo-
ser à des accidents, d'Hector ordonna de l'en soulager.
Le chevalier de Ternay n'y comprenait rien, et par des
signaux commandait qu'il fût fait autrement. Le comte
se garda bien de lui obéir. Parvenu, malgré tout, à échap-
per aux Anglais, il mouilla dans la rade de Brest, deux
heures après que le Robuste y fut arrivé. Là eurent lieu
les explications. Le chevalier de Ternay, en ayant connu
la cause, donna son entière approbation à la manœuvre
qu'il avait blâmée d'abord. Tout n'était pas fini pour
'Éveillé. Le vent soufflait avec force, et le vaisseau
n'avait que deux ancres ; le comte d'Hector en demanda
une troisième au commandant de la marine, qui la lui
promit, mais ne la lui envoya point. VEveillé, ayant
chassé toute la nuit, aborda le vaisseau V Hector, que
commandait M. de Sausay. Cet officier se crut perdu»
VEveillé se hâta de couper son mât d'artimon et un de
ses câbles, au risque d'être poussé à la côte. Cette opé-
ration dégagea les deux vaisseaux, sans dommage pour
l'un et l'autre. Le lendemain, enfin, VEveillé fit son
entrée dans le port de Brest.
Cette fois l'envie se tut devant la belle conduite du
comte d'Hector. D'ailleurs, on avait appris quelle déli-
catesse il y avait mise ; on avait su que ce n'était qu'à
son corps défendant qu'il avait accepté la mission dont
il s'était acquitté avec tant d'habileté. A part donc les
vieux capitaines, dont la jalousie ne s'éteignit jamais,
tout le monde lui rendit justice. En récompense de son
heureuse campagne, le roi le nomma capitaine de vais-
LE COMTE d'hECTOR 111
seau, et, quand il vint le remercier, il en reçut, ainsi
que de toute la cour, l'accueil le plus gracieux.
Restaient encore dans la Vilaine deux derniers vais-
seaux, le Glorieux et le Sphinx. M. le chevalier de
Ternay ayant été envoyé à Terre-Neuve, le comte
d'Hector se trouva seul chargé de les en faire sortir. Il
prit le commandement du Glorieux et confia celui du
Sphinx au chevalier de Preuilly, qu'il avait eu comme
second dans les deux dernières campagnes. Trompés
deux fois, les Anglais y mettaient maintenant une grande
vigilance. Le comte d'Hector savait que M. de Ghoiseul
aimait les hommes résolus, qu'il ne pardonnait pas aux
esprits indécis et hésitants. Quoique les nuits fussent
courtes et qu'elles ne laissassent guère le temps d'agir,
plutôt que de différer, il se décida à jouer son va-tout,
ne voulant même pas attendre que les instructions du
ministre lui fussent arrivées. H n'ignorait pas que le
succès justifie toutes les témérités, et que l'événement
allait décider de sa fortune. Il était loin cependant de
n'avoir pas d'appréhension. Deux dangers s'offraient
à lui, en sortant de la Vilaine : les Anglais d'abord, en-
suite le Raz, que la marée ne permettait pas de franchir.
Il fut assez heureux, ou plutôt assez habile pour s'en
tirer ; il arriva à Brest avec une célérité qui confondit
tout le monde d'étonnement.
Ainsi ces six vaisseaux, que les gazettes anglaises
avaient condamnés à ne jamais sortir de la Vilaine,
étaient dans le port de Brest, prêts à reprendre la mer
au premier signal et à recommencer la lutte avec nos
éternels ennemis.
Aussitôt après avoir rendu compte de ce qui s'était
11 2 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
passé au commandant de la marine, le comte d'Hector
partit pour Versailles, marchant jour et nuit, tantôt en
voiture, tantôt à cheval. Le duc de Ghoiseul était au
conseil quand il se présenta à son hôtel. Informé de son
arrivée, il se hâta d'en avertir le roi. Louis XV partait
pour la chasse ; il voulut que le comte d'Hector fût de
la partie. Exténué de fatigue, le comte, à son grand
regret, s'excusa de ne pouvoir pas accepter une invita-
tion dont il se trouvait fort honoré. A son retour, le
souverain se le fit présenter par Ghoiseul, le loua fort
de sa belle conduite, et les courtisans, renchérissant
sur ces éloges, s'empressèrent autour de lui \
* Le il mai 1762, le duc de Ghoiseul avait fait au roi le rapport
suivant :
« Le sieur Hector, capitaine de vaisseau, auquel Sa Majesté avait
confié le commandement des vaisseaux le Glorie^oxetle Sj^hina^, i^our
les sortir de la Vilaine et les ramener à Brest, a rempli cette mission
avec toute la prudence et la célérité que l'on pouvait attendre de son
zèle et de ses talents. Il a été très bien secondé par le chevalier de
Rousset-Preuilly, lieutenant de vaisseau, qui commandait sous ses
ordres le vaisseau le Sphina^.
« Il se loue beaucoup des officiers qui composaient les états-majors
de ces deux vaisseaux et des gardes du pavillon et de la marine qui
y étaient embarqués, et il supplie Sa Majesté de leur accorder des
marques de sa bonté et de sa satisfaction. >»
Le 28, il écrivit au roi :
« Sa Majesté est instruite du zèle avec lequel le sieur Hector, capi-
taine de vaisseau, qu'elle avait chargé de conduire de la Vilaine à
Brest les vaisseaux le Glorieux et le S^ohina;, s'est acquitté de cette
mission. Il n'a épargné ni dépenses, ni soins, pour en assurer le succès.
Sa Majesté ayant accordé des récompenses à tous les officiers qui ont
été employés dans cette opération, le sieur Hector serait aussi dans
le cas de recevoir quelques nouvelles marques de la satisfaction de Sa
Majesté. Il commandait l'un des deux premiers vaisseaux qui sont
LE COMTE D'HECTOR ll3
Quoiqu'il n'eût pas encore atteint le but auquel il pré-
tendait, qu'il y avait loin du point de départ au point
où il était arrivé ! Pauvre garde, dénué de toutes res-
sources, d'Hector, dix-huit ans auparavant, s'embar-
quait confiant dans l'avenir, mais commençant la vie par
de rudes épreuves; et aujourd'hui les salons de Versailles
s'ouvraient devant le brillant capitaine de vaisseau ; son
nom était dans toutes les bouches ; il assistait au lever
et au coucher des princes ; il devenait un des familiers
de la cour! Mais s'il y faisait de fréquentes apparitions,
il n'y restait jamais bien longtemps, la marine ayant
pour lui plus de charmes que toutes les pompes royales.
La chasse même, qu'il avait tant aimée aux jours de sa
jeunesse, ne lui était plus qu'une rare distraction. La
mer seule avait la puissance de l'attirer.
sortis de la Vilaine, et il a obtenu 9n cette considération une pension
de 500 livres sur l'Ordre de Saint-Louis. Il a été fait capitaine à la rentrée
à Brest du vaisseau VEveillé, dont il avait le commandement sous les
ordres de M. de Ternay. Il a conduit seul la dernière expédition,
pour laquelle on propose à Sa Majesté de lui accorder une pension
de 1,500 livres sur le fonds des Invalides de la marine. »
Le même jour, Ghoiseul fit connaître au comte d'Hector le succès
de sa démarche ;
Versailles, 28 mal 17G2.
« Le roi vous a déjà témoigné, Monsieur, sou contentement de l'in-
telligence et de l'activité avec lesquelles vous avez rempli la dernière
mission qui vous avait été confiée. Sa Majesté, pour vous donner de
nouvelles marques de sa confiance et de sa satisfaction, vient de vous
nommer au commandement du vaisseau le Minotaure, et de vous
accorder une pension de 1,500 livres sur les Invalides de la marine.
Je vous annonce avec plaisir ces grâces, et je suis bien persuadé que
votre zèle et vos talents vous mettront à la portée d'en mériter d'au-
tres, que je serai toujours empressé de vous procurer. — Le duc de
Choiseul. »
H 4 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
Une expédition se préparait contre Rio-Jarieiro. Le
comte d'Hector désirait en faire partie, mais le duc de
Ghoiseul, qui avait sur lui d'autres vues, n'accéda pas
immédiatement à la demande qu'il lui en fît.
On se rappelle qu'après le désastre de la journée des
Cardinaux, la flotte du maréchal de Gonflans s'était ré-
fugiée, partie dans la Vilaine, partie dans la Charente.
Le duc de Ghoiseul proposa au comte d'Hector de ten-
ter, pour la seconde, ce qu'il avait si bien fait pour la
première, et, avec cette séduction de langage qui lui
était familière, il fit briller à ses yeux toute la gloire
que pouvait donner à son nom le succès d'une pareille
entreprise, tous les avantages matériels qu'il en pour-
rait tirer. « Si Louis XIV a donné terre et château au
grand Duquesne, lui dit-il, je vous promets que Louis XV
ne fera pas moins pour vous. »
Le comte d'Hector avait deux motifs pour résister à
la tentation qui d'abord s'était emparée .de son âme:
l'expédition fort chanceuse pouvait tourner à mal ;
dans le cas contraire, le succès porterait atteinte à l'hon-
neur des capitaines de vaisseaux, qui tous l'avaient dé-
clarée impossible. Il en exagéra donc à dessein les diffi-
cultés, et supplia le ministre de renoncer à un projet si
compromettant pour notre marine. Ce ne fut pas sans
regret, ni sans lui avoir témoigné une certaine froideur,
que le duc de Ghoiseul se rendit à ses raisons. Il lui
confia pourtant le commandement du vaisseau le Mlno-
taure. Ce vaisseau faisait partie de l'escadre de M. Beaus-
sier à destination de Rio-Janeiro. Un sentiment tout
personnel poussait d'Hector à cette campagne. Son père
avait été blessé devant Rio-Janeiro, et l'un de ses oncles
LE COMTE D'HECTOR 115
y avait été lâchement assassiné. Bien que Duguay-Trouin
en eût tiré une vengeance éclatante, il ne se tenait pas
pour satisfait, et croyait qu'il était de son devoir d'y
ajouter la sienne propre.
La paix vint mettre fin à ses idées belliqueuses. Un
courrier extraordinaire en apporta la nouvelle à Brest
au moment où l'escadre allait prendre la mer. Le Mino-
taure et un autre vaisseau étaient déjà sous voile ; de
l'île d'Ouessant on signalait les Anglais, quand les chants
de guerre furent remplacés par les doux chants de
l'hymme de la paix.
Le désarmement devint général : seuls le Minotaure
et trois autres vaisseaux en furent exceptés. Ils eurent
pour mission d'aller prendre possession de celles des
colonies que le traité nous restituait.
Si les vieux capitaines ne pouvaient pas pardonner à
d'Hector sa fortune militaire, il en était bien dédom-
magé par les faveurs de la cour et l'empressement que
les jeunes officiers de marine mettaient à servir sous
ses ordres. Au commencement de la campagne, tous se
disputaient cet honneur.
Le Minotaure avait plus de mille hommes de troupes
à son bord. L'encombrement y développa des maladies,
un grand nombre de soldats moururent pendant la tra-
versée. Au retour, une violente tempête le sépara du
reste de l'escadre. Quoiqu'il en eût beaucoup souffert,
quoiqu'il fît eau par plus d'un point, il arriva pourtant
à Brest sans autre accident.
La paix, qu'il était loin d'avoir désirée, rendit le
comte d'Hector au monde où nul ne tenait mieux sa
place. Pour y faire bonne figure, il s'associa au comte
116 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
de Soulanges, son beau-frère et son ami. Ils tinrent
maison ensemble, eurent leurs jours de réception, virent
la meilleure société remplir leurs salons. Bien que ce
genre d'existence fût fort dans ses goûts^ le comte d'Hec-
tor n'acceptait pas sans quelques regrets une vie de
repos et d'oisiveté. Il soupirait après le jour où il
pourrait reprendre la mer. Mais les occasions de faire
campagne étaient devenues si rares qu'il lui fallut
toutes les faveurs dont il jouissait à la cour pour obtenir
du roi un commandement.
Le 8 septembre 1768, il reçut l'ordre de faire l'arme-
ment du SpMnœ, qui devait conduire le chevalier de
Rohan aux îles de France et de Bourbon, dont il avait
été nommé gouverneur. Le comte d'Hector s'embarqua
sous ses ordres. Aussitôt que le duc de Rohan fut rendu
à son poste, d'Hector prit le commandement du SpMnœ,
et, après avoir rempli quelques instructions particulières,
revint désarmer à Brest, où il arriva le 12 janvier 1770.
Sa campagne avait duré une année. A son retour il
apprit que, pendant son absence, il avait été nommé
major de la marine au port de Brest. Cette nomination
le flatta d'autant plus que la place de major delà marine
était l'objet de bien des convoitises, et qu'il ne l'avait
nullement sollicitée. La disgrâce du duc de Ghoiseul,
qu'une intrigue de cour renversa peu de temps après,
lui causa une affliction plus grande encore que son
avancement ne lui avait causé de joie. A une époque
d'afîaissement politique, Ghoiseul avait toujours porté
haut l'honneur national, et quand l'ambassadeur d'An-
gleterre avait voulu prendre un ton menaçant vis-à-
vis de la France, il lui avait répondu fièrement : « Vos
LE COMTE D'HECTOR 117
menaces ne m'empêcheraient nullement de mettre à
exécution les projets que je crois utiles à mon pays.»
Le duc de Ghoiseul avait été pour beaucoup dans l'avan-
cement du comte d'Hector, qui lui rendait en atta-
chement toute la confiance qu'il avait en lui.
Les successeurs de Ghoiseul n'étaient pas faits pour
le faire oublier. Ce qui mit le comble au chagrin du
comte d'Hector, c'est qu'on lui fit l'injustice de prétendre
qu'il avait provoqué une ordonnance déplorable rendue
par l'un d'eux, ordonnance qu'il avait blâmée ouverte-
ment, loin d'en avoir été l'instigateur. Il se crut obligé
derepousser cette imputation par un écrit qu'il rendit
public. Mais la calomnie n'est pas facile à désarmer, et,
malgré sa protestation, il ne manqua pas de gens qui
n'en continuèrent pas moins leurs attaques déloyales.
Le premier mariage du comte d'Hector n'avait pas
été heureux. Devenu veuf, il épousa, en secondes noces,
Mme de Keruzoret, veuve elle-même d'un chef d'escadre
de ce nom et fille du comte de Kerouartz, président
au Parlement de Bretagne. Mme de Keruzoret était une
femme d'une grande distinction, d'une rare énergie
et d'un noble caractère. Le comte d'Hector trouva
dans cette seconde union tout ce qui lui avait man-
qué dans la première, une compagne digne de lui,
fière de son mari, l'aimant pour lui-même et, quand le
devoir venait séparer les époux, cachant ses larmes
sous un sourire, parlant du bonheur qu'il y aurait
à se revoir.
La paix avec l'Angleterre ne devait pas être éternelle.
Dès l'année 1776, les esprits clairvoyants ne doutaient
pas de sa rupture prochaine.
T. m 7.
H8 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
Le comte d'Hector, à peine convalescent d'une grave
maladie du foie qui l'avait obligé à aller passer un mois
aux eaux de Bourbonne, oublia ses souffrances et vint
prendre le commandement de V Actif, sur lequel le comte
Duchaffault , commandant de l'escadre , avait arboré
son pavillon. Il s'agissait d'une campagne d'évolutions,
pendant laquelle les équipages eurent beaucoup à souf-
frir de la maladie. Tout entier à son devoir, d'Hector
ne songeait guère à sa santé. Son commandant s'en
occupait plus que lui. Le 25 septembre 1776, il écrivait
à M. de Sartine : « Il ne faut pas me laisser longtemps
dans la rade de Brest où je ne suis d'aucune utilité. Le
zèle de M. d Hector le porterait peut-être à continuer
la campagne. Par l'intérêt que je sais que vous prenez
et que j'y prends, je dois vous dire qu'il a besoin d'un
peu de repos. C'est un officier plein de zèle et de bonne
volonté que le roi aurait de la peine à remplacer *. »
Le comte d'Hector ne paraît pourtant pas avoir pris
le repos que Duchaffault croyait nécessaire à sa santé,
puisque à la même époque nous le trouvons mettant la
plus grande activité dans son service. Nous avons eu
sous les yeux neuf lettres écrites de sa main au commen-
cement de l'année 1777 : toutes témoignent de son acti-
vité, aucune de sa maladie. On y trouve aussi à chaque
ligne le désir, alors général à bord de nos vaisseaux,
de se mesurer avec les Anglais,
Son équipage était composé de matelots qui n'avaient
jamais servi dans la marine roj^ale ; il les exerçait sans
cesse et ce n'était pas sans besoin. Le 15 avril 1777,
* Archives du ministère de la marine.
LE COMTE D'HECTOR 119
V Actif ayant éprouvé un coup de vent très violent,
cVHector écrivit au ministre : « fai trouvé plus de
tonne volonté que de ressource dans ynon équipage,
La manœuvre des gros vaisseaux, surtout dans le
mauvais temps, étonne des gens qui ne sont habitués
qu'à celle des barques ou bateaux. Je leur fais pratiquer
sans cesse ce qu'on leur enseignait en rade. C'est ici le
vrai et le grand théâtre, la rade n'en est que l'image.
Mais j'ai l'honneur de vous assurer, Monseigneur, que,
d'après les progrès que j'aperçois depuis huit jours et le
zèle avec lequel l'état-major me seconde, j'aurai un
bon équipage à mon retour à Brest. Je joins, autant que
possible, les instructions de guerre et celles de naviga-
tion. Je mets et exerce souvent chacun à son poste, et
l'instruis de ce qu'il doit faire en cas d'action...
« Je n'ai point eu connaissance d'aucun vaisseau
anglais. J'ai l'honneur de vous assurer, Monseigneur,
que, si j'en trouve, je serai aussi honnête que vous le
prescrivez, avec leurs commandants, mais on ne peut
plus strict pour tout ce qui peut intéresser l'honneur du
pavillon. »
Ce fut au retour de cette campagne d'évolutions, qu'à
vingt-trois jours d'intervalle, Brest reçut la visite de
deux personnages dont la présence attira un grand
concours de curieux. Le comte d'Artois y fit son entrée
le 14 mai 1777, et repartit le 20. Pendant son séjour,
son temps se partagea entre l'inspection du port, des
vaisseaux, des ateliers, des magasins et le plaisir de la
danse et des spectacles.
Le voyage de Joseph II fut plus sérieux et fit presque
événement. Les récits qu'on en a faits sont un peu con-
120 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
tradictoires. Avide de tout voir et de tout apprendre,
d'une grande simplicité dans les manières, le jeune em-
pereur, ont dit quelques-uns, fort empressé auprès des
maîtres et des simples ouvriers, se montrait un peu
dédaigneux pour les chefs de la marine. D'autres, en bien
plus grand nombre, ont protesté contre cette accusation
de coureur de popularité. Suivant eux, il fut pour tous
indistinctement plein de grâce et d'affabilité ; pas une
voix discordante ne se fit entendre au milieu du concer^
d'éloges dont il était l'objet : « Il est charmant, écrivait
Duchaffault, et a emporté les suffrages de tout le
monde. »
Quelques années après, l'empereur et l'impératrice de
Russie honoraient également de leur présence le port
de Brest, et si Paul V ne se fit pas en France charpen-
tier de navires, comme Pierre I*"" l'avait fait en Hollande,
il n'en étudia pas avec moins de soin notre marine. Le
comte d'Hector l'initia à tous ses détails, et, aux jours
de l'adversité, l'empereur lui donna des gages du souve-
nir qu'il en avait gardé.
La guerre, qui depuis longtemps était dans tous les
cœurs, éclata enfin, et la bataille d'Ouessant vint ap-
prendre à l'Angleterre qu'elle avait une rivale sur les
mers.
Dans cette célèbre journée, le comte d'Hector
commandait le vaisseau V Orient, de 74 canons. Sa
belle conduite lui attira l'estime du comte d'Orvilliers,
estime dont il s'est honoré toute sa vie *. Le sentiment
de respect qu'il avait pour ce grand homme allait
* Mémoires manuscrits du comte crilector.
LE COMTE D'HFXTOR I2i
jusqu'à la vénération, et lorsque plus tard il remplit au
port de Brest la place que d'Orvilliers avait occupée, il
ne cessa jamais de le prendre pour modèle. Il est bien
vrai que jamais homme ne montra plus de vertutet de
courage, dans l'adversité comme dans la prospérité.
Quand, après une seconde campagne sur laquelle la
France avait fondé ses plus grandes espérances et
rêvé l'humiliation de l'Angleterre, campagne que la
lenteur de l'armée espagnole et la maladie réduisirent
à des proportions bien mesquines, l'opinion, si prompte
à s'égarer, en eut fait retomber la responsabilité sur le
comte d'Orvilliers, et que, frappé dans sa tendresse de
père par la mort de son fils unique, frappé dans son
honneur militaire par la perte de son commandement,
cet homme aux vertus antiques eut accepté sans mur-
mure les coups qui lui venaient de la main de Dieu et
ceux qui lui venaient de la main des hommes, ce fut à
la maison de campagne du comte d'Hector qu'il alla
passer les derniers jours qu'il donnait au monde. Il n'en
sortit que pour s'ensevelir dans une retraite profonde.
Plus heureux que le comte d'Orvilliers, d'Hector
fut nommé chef d'escadre, le 4 mai 1779.
D'Orvilliers aj-ant été remplacé dans le commande-
ment du port de Brest par le comte de Guichen, d'Hector
en fut nommé directeur général. Quelques jours après,
de Guichen était appelé à un autre commandement et
d'Hector prenait sa place, d'abord par intérim, et bientôt
définitivement. Ce n'était pas une sinécure offerte à ses
loisirs. Le comte d'Estaing arrivait d'une longue campa-
gne d'Amérique et sa flotte avait besoin de réparations.
Gomme il fallait qu'elle reprît promptement la mer, le
122 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
commandant du port reçut l'ordre d'y mettre la plus
grande activité. On était aux jours les plus courts de
l'année. Contrairement aux errements de la marine, il
ordonna, la nuit venue, de travailler aux flambeaux jus-
qu'à minuit. Le premier vaisseau était entré dans le port
de Brest le 13 janvier ; le 22 avril, le comte de Grasse se
trouvait prôt à partir avec une flotte de vingt-six
vaisseaux de ligne, de plusieurs frégates et corvettes,
escortant un convoi de plus de soixante bâtiments
marchands. Le maréchal de Gastries, en ce moment
ministre de la njarine, voulant en juger par ses propres
yeux, se rendit à Brest avec un nombreux cortège
d'officiers supérieurs. Six jours après, cette belle flotte
faisait voile pour l'Inde et défilait devant le ministre au
cri prolongé de : Vive le roi ! Le maréchal déclara que
cette journée avait été la plus émouvante de sa vie.
L'événement trompa toutes les espérances. Des vents
contraires s'étant levés pendant la nuit qui suivit sa
sortie, les Anglais en profitèrent pour l'attaquer avec
des forces supérieures, et, quoi que pût faire M. de
Soulanges qui en commandait une division, plusieurs
de nos vaisseaux restèrent aux mains de l'ennemi.
Ce désastre causa une peine extrême au comte
d'Hector ; il avait conseillé le départ de la flotte ; M. de
Soulanges était son beau-frère *, c'était le premier revers
qu'il éprouvait, et ses ennemis n'allaient pas manquer
de l'en rendre responsable. Il supplia donc le ministre
de le décharger de son commandement et de l'employer
ailleurs. Non seulement le ministre "n'en voulut rien
faire, mais il mit tout en œuvre pour le consoler dans
son affliction.
LE COMTE D'IIEGTOK 123
Pendant son séjour à Brest, le maréchal de Gastries
avait visité les chantiers, les magasins, les arsenaux»
tout ce qui était du ressort de la marine, et avait vive-
ment témoigné la satisfaction que la bonne tenue du
port lui faisait éprouver. D'Hector, en reportant l'hon-
neur à ses officiers, les recommanda au ministre, qui
promit d'en tenir bonne note et d'appeler sur leurs
services l'attention du roi. Quant au commandant du
port, il voulut qu'à l'avenir rien ne lui fût caché des
instructions transmises aux escadres, pour qu'en cas
d'événements il pût agir sans attendre ses ordres.
Il lui donna des marques de confiance bien plus grandes
encore. Après lui avoir dit que la fortune se jouait sou-
vent des combinaisons les plus habiles, et qu'on ne pou-
vait répondre des coups du sort, il voulut que la nomi-
nation de tous les commandants de frégates et de bâ-
timents inférieurs lui appartînt. Cette prérogative tout à
fait exceptionnelle, et qui jusque-là n'avait été accordée
à personne, mettait d'Hector en position de récompenser
de braves officiers qui, faute de protections, n'obtenaient
pas les commandements dont ils étaient dignes. Mais, à
côté de cette satisfaction, se trouvaient bien des ennuis.
H allait en effet être assiégé de demandes ; les grands
seigneurs particulièrement n'y manqueraient pas pour
leurs protégés. Dans le cas d'un refus, ils lui en garde-
raient certainement rancune et le desserviraient. H
remercia donc le maréchal de Gastries, le suppliant de
ne pas le charger d'une pareille responsabilité. Il avait
un autre motif pour désirer reprendre la mer. Il savait
qu'à Versailles une cabale puissante, à laquelle le nom
de la reine se trouvait mêlé, travaillait contre lui. Très
124 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
dévoué au marquis de Yaudreuil, le parti auquel elle
appartenait disait partout qu'il était bien plus glorieux
d'exposer sa vie en tirant le canon que de préparer
tranquillement et sans aucun danger des armements
dans un port. Ses ennemis ajoutaient que le comte avait
été, au préjudice d'officiers plus anciens que lui dans la
marine, trop magnifiquement récompensé pour des
expéditions dont on avait exagéré le mérite ; qu'aujour-
d'hui M. de Yaudreuil rendait en Amérique des services
bien autrement signalés -, qu'il était temps enfin que
chacun fût mis à sa place. Ces propos et bien d'autres
revenaient au comte d'Hector, qui écrivait lettres sur
lettres au ministre, lui demandant, comme une grâce
insigne, de permettre qu'il prît une part active à la
guerre, pour ôter à ses ennemis tout prétexte de le
discréditer.
La campagne la plus brillante ne lui aurait pas procuré
de plus grands avantages que ceux qui lui furent accor-
dés à cette occasion. Le ministre lui répondit :
« J'ai mis sous les yeux du roi, Monsieur, votre lettre.
Sa Majesté m'a chargé devons mander qu'elle est très
persuadée que vous la serviriez très glorieusement à la
mer, mais en même temps, elle a cru que personne ne
pourrait le faire aussi utilement que vous, dans la place
que vous occupez, et où elle attend de votre zèle que
vous resterez. Quant à l'inquiétude que vous avez
témoignée sur les démarches qu'on pourrait faire ici
pour reprendre un rang que vos services vous firent
accorder, Sa Majesté vient de la faire cesser, en signant,
en ma présence, votre brevet de lieutenant général. Elle
LE COMTE D'HECTOR 1*25
me charge de vous prescrire de n'en point parler, cette
grâce ne devant être connue que lorsqu'il lui plaira de
vous en faire d'autres. Elle veut encore que M. Devienne
ne prenne rang qu'après vous, ce qui a lieu tant pour le
service que pour le rang. >
A peu près à la même époque, un incendie, qui détrui-
sit un des plus beaux vaisseaux de notre marine et faillit
s'étendre dans des proportions considérables, éclata
dans le port de Brest. Pendant que le comte d'Hector
surveillait les réparations que l'on faisait au vaisseau
Y Actif, le cri au feu vint jeter l'alarme autour de lui.
Le vaisseau la Couronne était en effet la proie des
flammes. Un clou enfoncé dans la soute aux poudres
avait rencontré un gravier, et de leur choc s'était déga-
gée une étincelle. Le feu, mis à une traînée de poudre,
s'était propagé avec la rapidité de l'éclair. Au bout de
quelques secondes, les flammes sortaient par tous les
sabords. Un compatriote du comte d'Hector, Buor de la
Gharoulière, et M. de Kereau, qui se trouvaient à son
bord, se cramponnèrent pour en descendre à un câble
amarré à la galerie du vaisseau ; les ouvriers se jetèrent
à la mer.
Le comte d'Hector accourut. Les navires voisins
étaient dans le plus grand danger, et déjà les plombs de
la toiture de la corderie commençaient à fondre. Il
donna l'ordre d'entraîner la Couronne avec des grap-
pins et d'y pratiquer des voies d'eau. Le feu avait pris à
trois heures et demie de l'après-midi ; il ne fut éteint
qu'à onze heures et demie du soir. On ne sauva du vais-
seau que la carène, le doublage et la figure de l'avant.
126 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
Cette perte causa une grande affliction dans le port
de Brest, et tel était dans ce moment le patriotisme
dont les cœurs étaient animés, que l'état-major, les
officiers et sous-officiers se cotisèrent pour subvenir
aux frais de sa reconstruction et y travaillèrent eux-
mêmes.
Il n'y avait que vingt-huit mois que d'Hector était
chef d'escadre, et, au moment où une trame s'ourdissait
contre lui, il recevait le grade de lieutenant général
qui lui avait déjà été annoncé. Un avancement aussi
rapide le combla de joie ; il écrivit au roi pour lui en
témoigner sa vive reconnaissance et l'assurer de son
entier dévouement.
Le 20 mai 1783, vingt ans après avoir signé une paix
honteuse, la France reprenait le rang qui lui apparte-
nait en Europe. Un traité conclu avec la Grande-Bre-
tagne mit fin à la guerre. Pendant cinq années, notre
marine avait lutté contre celle de l'Angleterre, quel-
quefois avec des revers, plus souvent avec des avantages.
Ainsi, au moment où on l'avait crue anéantie, elle
s'était relevée, et par de brillants combats avait effacé
la honte de ses anciennes défaites.
Cette guerre avait couronné la fortune du comte
d'Hector. Capitaine de vaisseau quand elle avait com-
mencé, il était aujourd'hui lieutenant général, portait
le cordon rouge de Saint-Louis, et l'ensemble des trai-
tements qui lui étaient alloués s'élevait à quarante-deux
mille livres.
n arriva alors ce que l'on voit en France, la paix fit
négliger un peu l'entretien de nos vaisseaux. Après de
longues campagnes, ils avaient pourtant besoin de gran-
LE COMTE D'HECTOR 127
des réparations, Le comte d'Hector appela l'attention
du ministre sur le port de Brest dont le matériel était
devenu insuffisant. Il lui fit comprendre de quelle im-
portance il était de ne pas laisser le corps de la marine
s'endormir dans le repos. Des escadres furent alors
armées pour des campagnes d'évolutions, et l'on se
tint prêt à tout événement.
En même temps, de grands travaux se faisaient à
Cherbourg. Louis XVI ayant résolu de les visiter, ordre
fut donné aux comtes Albert et d'Hector d'aller le re-
cevoir.
Le maréchal de Gastries avait devancé le roi de quel-
ques jours. Le comte d'Hector fut chargé de se tenir
près de Sa Majesté, pendant tout le temps de son séjour
à Cherbourg, pour lui donner les éclaircissements
qu'elle pourrait désirer et répondre à ses questions.
Louis XVI s'était beaucoup occupé de la marine ; il
s'informa de tout, des travaux du port, de la construc-
tion des vaisseaux, de la navigation, du personnel
des officiers, des titres qu'ils pouvaient avoir à l'avance-
ment. Les détails dans lesquels il entrait, la connais-
sance qu'il montrait des différentes parties du service,
ses éloges et ses critiques également justes, surprirent
d'Hector et lui prouvèrent que la marine allait être
entretenue sur un pied respectable. Desexercices furent
faits par les équipages, et six frégates donnèrent l'image
d'un combat. Monté sur le Patriote, le roi visita la
côte et le bassin, cherchant toujours à s'instruire au-
près des officiers de marine, et. très attentif aux réponses
qu'il en recevait.
Pendant les quatre jours qu'il passa â Cherbourg, le
J28 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
peuple lui fit l'accueil le plus eûtliousiaste. « Quand il
s'embarquait dans son canot, nous dit le comte d'Hector
dans ses mémoires *, les femmes accouraient au rivage,
les hommes se mettaient à la mer pour le voir de plus
près. » S'il revenait, ils poussaient au canot et le con-
duisaient à .terre. Cherbourg était tout à la joie et à
l'amour de son roi. Nul ne pouvait prévoir qu'un
jour viendrait où ces sentiments dont toute la France
paraissait animée se changeraient en des haines impla-
cables et féroces.
En quittant Cherbourg, Louis XVI chargea d'Hector
de l'inspection générale des ports de la France, dans le
but de leur appliquer autant que possible des règles
uniformes. C'était un travail tout nouveau qui deman-
dait beaucoup de soins et études ; d'Hector se munit
de toutes les pièces qui lui étaient nécessaires, et pria
le ministre de lui adjoindre le chevalier de Marigny,
major de la marine, dont les connaissances spéciales
pouvaient lui être d'un grand secours.
Cette demande n'ayant soulevé aucune objection, il
visita, avec le chevalier de Marigny, Lorient, Rochefort,
Bordeaux, Marseille et Toulon, s'efforçant d'appliquer
à ces ports le système d'unité qui entrait dans les idées
du roi. Son inspection dura trois mois,' après lesquels
il se rendit à Versailles. Le ministre réunit aussitôt le
conseil de la marine, et, dans de nombreuses et longues
séances, toutes les questions qui lui furent soumises par
le comte d'Hector furent mûrement examinées. Ce n'était
pas seulement d'affaires d'administration qu'il s'agissait;
* Les mémoii'os du comte d'Hector sont restés inédits.
> LE COMTE d'HECTOU 129
d'Hector avait remis des mémoires sur toutes les bran-
ches du service, sur les vaisseaux, l'état où ils se trou-
vaient, leur durée ordinaire, le besoin de les entretenir,
la nécessité d'en construire de nouveaux, si l'on voulait
que la marine restât florissante.
Avant son départ, le ministre témoigna au comte
d'Hector combien il était satisfait de ses services, et lui
annonça que le roi l'avait chargé de le conduire dans
son cabinet. Lorsqu'il s'y présenta, Louis XVI était seul,
n dit au comte qu'en recevant un des meilleurs servi-
teurs de l'Etat, il avait le regret de ne pas pouvoir le
récompenser. suivant son mérite, en lui décernant la
décoration de grand-croix de l'ordre de Saint-Louis'
mais que le nombre de ces décorations était limité, et
qu'il n'y en avait pas de vacante en ce moment. En at-
tendant qu'il reçût la première qui se trouverait dispo-
nible, il lui apprit qu'il venait de le faire inscrire pour
une pension de six mille livres, réversible sur la tête
de la comtesse.
De retour à Brest, d'Hector s'empressa de mettre à
exécution les résolutions arrêtées dans le conseil de la
marine. La puissance navale de la France, quoique
grande en ce moment, n'était pourtant point arrivée au
point où le gouvernement espérait la porter. D'Hector
donna des ordres dans tous les ports pour que, confor-
mément aux intentions du roi, de nouveaux vaisseaux
fussent mis sur les chantiers. Des fonds furent affectés
à cet objet, les magasins, les arsenaux s'approvision-
nèrent de tout ce qui était utile, et le corps des officiers,
exercé depuis la paix par de nombreuses campagnes
d'évolutions, n'eut plus de rival en Europe.
130 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
Pour faire ombre à ce brillant tableau, l'horizon poli-
tique se rembrunissait, Torage grondait en s'approchant
et la tempête révolutionnaire allait renverser l'édifice
auquel la France venait de consacrer une partie de
ses trésors. Notre marine, dans ce moment si puissante,
devait succomber^, moins sous les coups de l'ennemi
que sous ceux de la révolte. Nous avons vu d'Hector, à
son entrée au service, pauvre, ignoré, mais ayant l'ave-
nir devant lui ; nous le trouvons riche d'honneurs et
d'argent ; son nom est connu du monde entier : et
cependant combien son sort est plus à plaindre ! Les
épreuves de sa jeunesse ne sont rien, en effet, à côté de
celles qui l'attendent, épreuves à travers lesquelles il
nous reste à le suivre.
Nous sommes en 89 et les idées d'émancipation ont
pénétré toutes les classes de la société ; le grand mou-
vement^ en s'étendant dans les armées de terre et de
mer, a rompu tous les liens de la discipline et si
l'amour de la patrie et de la liberté va nous créer bien-
tôt une admirable armée, il n'en sera pas ainsi de la
marine militaire qui, privée de ses officiers, ne pourra
qu'illustrer ses défaites.
DHector se soumit aux nouvelles institutions que se
donna la France, bien qu'il ne les adoptât pas. Si disposé
qu'il fût, en effet, à tous les sacrifices personnels, un
vieux marin comme lui, qui avait plus étudié son métier
que les théories sociales du XVIIP siècle, ne pouvait
pas être bien enthousiaste d'une révolution qui détrui-
sait la marine, en y introduisant la licence et l'insubor-
dination, dont les excès enfin voilaient souvent la gran-
deur.
LE COMTE D'HECTOR 131
Pour se conformer aux ordres du ministre de la
marine, d'Hector ne faisait rien sans consulter le con-
seil général.
Le 24 juillet, une dèputation de ce conseil vint le som-
mer de prendre la cocarde tricolore. D'Hector répondit
qu'il ne pouvait pas la porter, sans que l'ordre lui en
eût été donné, qu'il s'attendait à le recevoir bientôt, et
qu'alors il ne ferait aucune difficulté de l'accepter. La
dèputation insista en prenant un ton auquel le comman-
dant du port de Brest n'était pas habitué, et en le pré-
venant qu'elle reviendrait à la charge. L'orateur de la
bande était un fourrier cassé de son grade par M. de
Marigny, et qui aujourd'hui, en sa nouvelle qualité
d'huissier, adressait à ses anciens chefs une véritable
sommation, pour forcer ces valets royaux à se dé-
pouiller de la livrée de Vesclavage. Dans son mémoire
justificatif du 4 vendémiaire an III, où il s'exprime
ainsi, il ajoute : « Déjà et avant eux, les soldats de la
garnison s'étaient décorés des couleurs libres, parce
que déjà, avec quelques autres patriotes, j'avais couru
les casernes, pour y dogmatiser révolutionnairement
les défenseurs de la patrie qui, par nos leçons civiques,
ne tardèrent pas à se ranger sous la bannière de la li-
berté, et à montrer à leurs chefs orgueilleux le signe
tricolore dont ils venaient de s'orner, emblème de
leur bonheur futur. * » Par le style on peut juger de
l'homme.
Pour prévenir les malheurs qui pouvaient être la
conséquence d'un refus ou même simplement d'un
* Histoire de Brest, par M. Levot.
132 DIOGRAPIIIES VENDÉENNES
retard, d'Hector n'attendit pas l'ordre dont il avait parlé,
et se présenta à la municipalité, accompagné de huit
officiers et de M. de Murinais, commandant des quatre
évêchés de la Basse-Bretagne. Tous ensemble ornèrent
leur chapeau de la cocarde tricolore qui leur avait été
offerte.
Quelque pénible qu'il fût pour lui de n'avoir plus
qu'un semblant d'autorité, le commandant du port était
bien décidé à rester à son poste, tant que la position
serait tenable, tant qu'il pourrait être utile au roi et à
la France. Malgré ses soixante-dix ans, il redoublait
donc d'activité, ne se reposant ni le jour ni la nuit. Le
27 juillet, il écrivait au ministre : <t J'ai souvent fait
envisager à la municipalité et aux habitants honnêtes
combien le trésor qui existait à Brest exigeait qu'ils ne
prissent pas les impulsions des autres villes ; mais la
jeunesse est vive, les gens qui n'ont rien à perdre ont
un grand désir de gagner. Les têtes froides et sages ont
beaucoup de peine, dans ces temps de trouble, à se faire
entendre. Je dois des éloges à ces derniers, ainsi qu'à
toutes les personnes qui ont de l'autorité ; elles ont
parfaitement exécuté ce que je leur ai observé pour la
conservation du port, combiné avec moi tout ce qui
pouvait l'assurer, et souvent protesté qu'elles me
seconderaient dans ma défense. Malheureusement cette
saine partie et la jeunesse honnête n'avaient pas la
prépondérance dans les nombreuses et tumultueuses
assemblées qui régnent depuis douze ou treize jours, et
où il se faisait sans cesse les plus dangereuses et les
plus incendiaires motions. Hier était un jour que je
craignais infiniment, il était le jour des réjouissances
LE COMTE D'IIECTOU 133
de la ville * et de la réception du maire à la tête de la
milice bourgeoise. M. le comte de Murinais et moi avons
arrangé, avec la ville, tout ce qui pouvait lui être
agréable et maintenir le bon ordre. Nous avons assisté à
toutes les cérémonies auxquelles nous avons été invités,
allumé même le feu de joie. Je finis par engager M. le
maire et plusieurs officiers du corps de ville et électeurs,
de venir à la comédie dans ma loge, avec M. de Muri-
nais et différents chefs de corps. Cette réunion a été
fort applaudie par le parterre et contribuera, je le pense,
à réunir les esprits. J'ai pensé, Monseigneur, que ne
recevant point d'ordres, ne pouvant, comme j'ai l'hon-
neur de vous le marquer, compter que faiblement sur
mes moyens, je devais céder aux circonstances, pour
ne point perdre avec éclat. Aucune partie de mon
autorité n'est entamée. Je commande aussi complète-
ment que je l'ai fait jamais ; mais cette manière de
conserver m'a été quelquefois bien pénible. J'ai évité
qu'on s'en aperçût, et quand j'ai cédé, j'ai fait en sorte
qu'on ne pût croire que c'était à la force. Voilà au vrai
l'état des choses. Vous sentirez facilement. Monsei-
gneur, combien je suis impatient de savoir si ma
conduite obtient votre approbation ; pour la bien juger,
il eût fallu être sur les lieux. J'aimerais mieux faire
dix campagnes de guerre que d'entretenir dix jours
d'une pareille paix. Pendant ces dix jours, la surveil-
lance dans le port a été poussée à un point extrême et
tous les postes étaient doublés. MM. de la Porte-Vezins,
de Marigny et moi faisons des inspections continuelles.
* Ces réjouissances avaient pour cause la réunion des trois ordres.
T. III 8
134 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
Messieurs les commandants d'escadre et tous les officiers
m'ont bien secondé, et je leur dois de grands éloges. Je
vais diminuer cet excès de surveillance, mais toujours
conserver celle que je crois nécessaire. Toutes les
précautions que prend la ville, pour se débarrasser
des étrangers inconnus qui s'étaient accumulés ici depuis
quelque temps, diminuent mes craintes et me facilitent
les moyens de prévenir et de parer les événements ^ »
On peut juger par cette lettre de ce que devait souffrir
le commandant d'un corps aussi fier que l'était celui de
la marine. Oui, il eût mieux valu pour d'Hector faire
dix campagnes et s'exposer à toutes les horreurs de la
guerre, que de traverser de pareilles épreuves ! et encore,
il n'est qu'au commencement. Bien qu'il cherche à se
faire illusion et qu'il prétende n'avoir rien perdu de son
autorité, elle lui échappera, au contraire, chaque jour
davantage ; désormais il ne pourra plus la ressaisir.
Gomme dans tous les temps de trouble, les bruits les
plus absurdes et les plus malveillants étaient ceux que
la multitude accueillait de préférence. Sans qu'on sache
d'où elle part, la nouvelle se répand tout à coup que le
château est miné. Le régiment de Beauce qui est caserne
crie à la trahison et va se révolter, quand l'autorité
municipale accourt, M. de Murinais en tête, et, en pré-
sence des soldats, pratique des fouilles générales, prou-
vant ainsi que les bruits répandus sont une abominable
calomnie qui, demain, sera remplacée par une calomnie
nouvelle.
Le 31 juillet, les troupes et la marine prêtèrent le
* Histoire de la ville et du port de Brest,
LE COMTE D'HECTOR 135
serment prescrit par l'Assemblée nationale. Quoiqu'il
eût un certain cachet révolutionnaire, il ne contenait
rien qui pût arrêter le royaliste le plus dévoué à la
couronne *. M. de Murinais, commandant des troupes,
y mit pourtant de la mauvaise grâce, ce qui produisit
un effet fâcheux.
« Au quartier de la marine, dit M. Levot dans son
Histoire de Brest, le conseil reçut un tout autre accueil.
On ne crut pas à sa sincérité, mais on sut gré de leur
dissimulation à ceux qui l'enveloppèrent de formes
courtoises et de démonstrations patriotiques. M. d'Hector
s'avança au devant du conseil et lui témoigna la plus
grande cordialité. Les cinq divisions du corps royal des
canonniers-matelots et la compagnie d'ouvriers artil-
leurs étaient rangés en bataillon carré. Au centre droit
étaient M. le comte d'Hector, plusieurs officiers généraux
et M. le vicomte de Marigny, major-général, qui, sur
l'ordre du commandant, fit lever la main aux soldats et
* (( Nous jurons d'être fidèles au roi et à la nation, nous jurons de
respecter la religion, le culte et ses ministres ; nous jurons de ne
jamais porter les armes contre les citoyens avec lesquels, au contraire,
nous déclarons contracter une union défensive et offensive contre
toute atteinte que quelque puissance que ce soit porterait ou voudrait
porter aux droits sacrés de la liberté individuelle et de la propriété ;
nous jurons que nous n'inquiéterons ni directement, ni indirectement
aucun individu, soit civil, soit militaire, de quelque rang, grade et
condition qu'il soit, pour raison de l'union formée avant le serment
entre les citoyens ; nous jurons de nous soumettre aux lois tant
civiles que militaires qui seront adoptées et sanctionnées par l'Assem-
blée nationale, selon leur forme et teneur ; nous jurons que nous
défendrons, jusqu'à la dernièr'e goutte de notre sang, la puissance,
la gloire et la prospérité du roi et de la nation. »
136 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
prononça le seraient en leur nom, avec une énergie que
sa stature martiale rendait plus saisissante. M. d'Hector
ajouta à l'émotion générale en prononçant lui-même la
formule. Après quoi, la musique exécuta le fameux
quatuor de Lucile : Où peiU-onétremieuœ... devenu air
national, depuis qu'il avait retenti aux oreilles de
Louis XVI, après la prise de la Bastille.
Le 6 septembre, M. le lieutenant général comte de
Thiard, commandant de la province de Bretagne, était
en inspection au port de Brest. Il se montra le très
humble serviteur de la municipalité et s'effaça complè-
tement devant elle. D'Hector en souffrit dans sa dignité
de commandant du port, et le 16, il écrivit au ministre :
« J'avais pensé que M. le comte de Thiard apportait des
pouvoirs qui, en lui donnant la place que j'occupais, le
mettraient à même d'avoir une tout autre intluence que
la mienne, mais j'ai vu qu'il était obligé de céder à tout
ce que la municipalité désirait, ce qui ne peut amener
un meilleur état de choses. »
D'Hector ajoutait:
« Je remets à M. le marquis de la Porte -Vezins le com-
mandement du port. Il a souvent rempli, en chef, tous
les détails du port, et il est tout aussi en état que moi
de seconder M. le comte de Thiard. Vous sentirez aisé-
ment. Monsieur le ministre, qu'après avoir commandé
depuis neuf ans, au port de Brest, dans des temps où il
s'est rencontré des circonstances épineuses dans plus
d'un genre, ma qualité de conciliateur aurait bien peu
d'influence aux yeux des mêmes gens qui ont été té-
LE COMTE D'IIECTOR 137
moins de l'autorité qui m'avait été confiée, dont ils
voient bien que je ne conserve que l'ombre *. »
Ce sentiment de susceptibilité n'avait rien que de très
honorable ; en y cédant, le comte d'Hector ne pouvait
que gagner dans l'estime des honnêtes gens. L'inspec-
tion du comte de Thiard ou plutôt celle de la munici-
palité terminée, il reprit le commandement du port.
En même temps que les masses s'abandonnaient
souvent aux excès d'une coupable et aveugle passion
démagogique, la nation était animée du plus pur pa-
triotisme et prête à tous les sacrifices. Les ressources
de la France étant épuisées, l'Assemblée nationale ou-
vrit une caisse des dons patriotiques. Riches et pauvres
y accoururent^ les uns apportant tout leur superflu,
les autres quelque chose de leur nécessaire. Le comte
et la comtesse d'Hector se présentèrent les premiers, et
furent suivis de toute la marine, depuis les officiers su-
périeurs jusqu'au plus simple ouvrier.
D'Hector faisait tout ce qu'il pouvait pour maintenir
la discipline dans les équipages et la bonne harmonie
entre toutes les classes de citoyens. Mais les troupes
de la marine étaient animées d'un si mauvais esprit que,
le plus souvent, elles restaient sourdes à ses conseils.
Le 22 avril, les canonniers- matelots souscrivirent le
pacte fédératif, pour faire tomber toutes les trames
ourdies par cette horde aristocrate qui, semltlahle à
V hydre., veut infecter, par ses odieux propos, la liberté
naissante ^ Le pacte reçut l'approbation du conseil
* Histoire de la ville et du port de Brest.
2 Idem,
T. m 8.
138 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
général. Les régiments de Normandie et de Beauce, ad-
mirant cette belle rédaction, dont Fauteur était proba-
blement l'huissier Roffin, tinrent à peu près le même
langage. La garde nationale ne voulut pas rester en
arrière ; elle publia sa déclaration fédérative, dans la-
quelle ses officiers s'exprimaient ainsi : « Convaincus
par une longue et fatale expérience qu'il existe en cette
ville des tyrans • subalternes, partisans et soutiens du
régime despotique sous lequel nous avons tant gémi,
nous avons cru que le dernier moyen que nous puis-
sions mettre en usage, pour les faire revenir de leur
égarement anticivique, et que nous serons toujours
prêts à renverser les projets odieux qu'enfante encore le
délire de l'aristocratie expirante, était de répéter que
nous jurons de répandre, s'il le faut, jusqu'à la dernière
goutte de notre sang, pour soutenir la nouvelle Consti-
tution du royaume et faire disparaître jusqu'à la trace
des oppressions de tout genre qui, trop longtemps, ont
déshonoré l'empire français et l'humanité, de répéter
que nous jurons à jamais une fidélité inviolable à la na-
tion, à la loi et au roi, unis pour jamais aux braves
officiers de mérite, bas officiers et soldats des régiments
de Normandie et de Beauce ; nous jurons de le dé-
fendre, soutenir de tout notre pouvoir envers et con-
tre tous ces oppresseurs qui, abusant d'une autorité
usurpée, voudraient encore en faire usage contre ces
militaires citoyens, nos amis et nos frères, pour les
punir d'avoir donné l'exemple du patriotisme et des
vertus civiques. «
Il n'y avait pas à s'y tromper, la horde aristocrate et
les tyrans subalternes étaient bien les officiers de marine.
LE COMTE d'HECTOR 139
tous sortis des rangs de la noblesse. Ainsi attaqués, ils
écrivirent à la municipalité la lettre suivante :
« Messieurs, le corps des officiers de la marine du
département de Brest, jaloux, dans tous les temps, de
remplir ce qu'il doit comme militaire ou citoyen, ne
peut voir qu'avec la plus vive peine, les sollicitudes
générales que vous partagez sûrement, d'après ce que
l'on voit imprimé dans le bulletin de cette ville n° 51-
Les expressions qui manifestent la connaissance d'une
coalition aristocratique pouvant le regarder particu-
lièrement, il est de son devoir de vous renouveler ici,
par une déclaration particulière, l'assurance qu'il ne
s'écartera jamais de l'esprit du serment qu'il a prêté
publiquement : fidéliië inviolable à la nation, à la loi,
au roi, soumission aux décrels de V Assemblée natio-
nale sanctionnés par le roi. Toutes ses vues, ses senti-
ments, se porteront constamment pour le maintien de
la tranquillité publique, comme étant le plus sûr moyen
pour assurer la conservation du dépôt précieux dont la
garde lui est confiée. Puisse cette nouvelle démarche
être un motif de tranquillité suffisante pour tous les
citoyens, dont les officiers de la marine se regardent
comme faisant partie.
Signé : le chevalier de Kersaint, commandant de la
deuxième escadre ; de la Motte-Grout, commandant de
la quatrième escadre ; Lelarge, directeur du port ; Ber-
nard de Marigny, commandant de la première escadre ;
le chevalier de Girardin, commandant de la cinquième
escadre \ le comte Renaud d'Alleu, commandant de la
troisième escadre ; le marquis de la Porte-Vezins, di-
140 BIOGUAPIIIES VENDÉENNES
recteur général ,- le comte d'Hector, commandant de la
marine *. »
Les soupçons injurieux dont le corps de la marine
était l'objet blessaient profondément le comte d'Hector,
sans toutefois épuiser sa patience. Le 19 mai, il écrivit
au conseil général : « Messieurs les officiers militaires
de la garnison de. Brest, sensiblement affectés de n'avoir
pu pu parvenir jusqu'à ce moment à maintenir, entre
les citoyens et eux, les sentiments d'union, de tranquil-
lité et de confiance, quoiqu'ils aient employé, dans
différentes circonstances, tout ce qu'ils ont cru pro-
pre à inspirer le véritable amour du bien, ont l'honneur
de- s'adresser au conseil général de la ville, pour le
prier de leur indiquer quels seraient enfin les moyens à
employer pour parvenir à cette confiance si nécessaire
au bonheur de tous et à la conservation du dépôt le
plus important du royaume ; ils demandent que le con-
seil veuille bien le leur faire connaître par écrit et don-
ner connaissance au public de cette démarche ^. »
A une lettre si humble, le conseil général fit une
réponse presque arrogante : il insista sur l'égalité qui
devait exister entre tous les citoyens -, demanda, en par-
ticulier, que les volontaires fussent admis sur la cor-
vette des élèves, et termina ainsi : « Le conseil a arrêté
d'inviter messieurs les commandants de terre et de mer
à communiquer leurs ordres respectifs, soit à M. le Maire,
soit à M. le Commandant de la garde nationale, et à
donner à ce dernier séance dans les conseils ou comités
* Histoire de la ville et du povt de Bvest.
' Idem.
LE COMTE D'HECTOR 141
militaires qui auront pour objet le maintien de la sû-
reté de la ville et de l'arsenal *. »
Il ne se passait guère de jours sans que le comte d'Hec-
tor n'eût à donner des explications sur sa ligne de con-
duite. Le 21 mai, il se rendit à l'Hôtel de Ville pour faire
connaître qu'il ne dépendait pas de lui de satisfaire à
la demande qui lui avait été faite de l'embarquement
des volontaires sur le même navire que les élèves. H
exposa les raisons que le ministre avait de n'y pas con-
sentir, se montra, comme -toujours, plein d'affabilité, et
promit au conseil son concours en toute circonstance.
On se sépara en bons termes ; mais ces dispositions
bienveillantes durèrent peu. Quarante-huit heures après,
le même conseil demandait à l'Assemblée nationale le
renvoi de MM, d'Hector et de Marigny. Informés de la
résolution qui venait d'être prise, ces deux officiers se
rendirent à l'Hôtel de Ville et exposèrent qu'avant toute
chose, ils devaient songer à sauver le matériel de la
marine que des hommes pervers menaçaient d'incen-
dier. Ils prièrent les membres du conseil d'oublier pour
un instant leurs griefs, et^ dans l'intérêt de la Patrie,
de vouloir bien se joindre à eux. Ils se plaignirent dou-
cement du peu de confiance qu'ils inspiraient et de l'in-
terprétation défavorable que l'on donnait à tous leurs
actes. Puis, prenant la dernière lettre qu'il avait écrite
au ministre, d'Hector en donna lecture, s'arrêtant à
chaque ligne, et demandant qu'on voulût bien lui signa-
ler les passages que l'on avait tant incriminés, avant de
la connaître.
* Histoire de la ville et du port de Brest,
142 BIOGRAPHIES VENDÉENNES •
Gomme lo conseil gardait le silence et paraissait
l'écouter sans trop de défaveur, il ajouta sur un ton
d'enjouement : « Monsieur de Marigny et moi, jaloux de
contribuer à tout ce qui peut vous être agréable, nous
nous arrangerons ensemble, et la comédie ne sera plus
pour nous qu'un sujet d'amusement et non de dis-
corde *. » Ces dernières paroles furent très bien accueil-
lies, et comme' d'Hector remerciait le conseil d'avoir
demandé son remplacement, puisque lui-même soupirait
après le repos, le conseil revint sur sa délibération, en
insistant pour qu'il n'abandonnât pas ses fonctions. Le
«corps de la marine et le roi ayant également prié MM.
d'Hector et de Marigny de conserver leur commande-
ment, ces deux officiers y consentirent.
Mais, avec les éléments dissolvants au milieu des-
quels ils vivaient, il était impossible que la concorde
durât longtemps.
La société des amis de la Constitution célébra la fête
de la fédération le 14 juillet 1790. D'Hector n'ayant pas
reçu d'ordre à ce sujet, ne voulut pas accorder les
salves d'artillerie qui lui furent demandées. Ce refus
causa dans la ville un mécontentement général qui,
pendant quarante jours, ne se traduisit pourtant qu'en
paroles menaçantes. Mais, le 15 août, le district, la mu-
nicipalité et la garde nationale en prirent prétexte pour
refuser à leur tour d'assister au Te Deum qui se chan-
tait à bord du vaisseau amiral. Le lendemain, il fut
impossible de contenir les troupes ; elles participèrent
à des attroupements où l'on voyait portées, au haut
* Histoire de la ville et du port de Brest.
LE COMTE D'HECTOR 143
de piques, des caricatures représentant la noblesse et le
clergé, attroupements dans lesquels se faisaient enten-
dre des cris et des propos furibonds. C'était plus que ne
demandait la municipalité. Redoutant les fureurs déma-
gogiques, elle fit des démarches auprès de MM. d'Hector
et de Marigny, pour les prier de l'aider à rétablir l'ordre.
Les soldats de l'escadre ayant pris part à ces scènes
tumultueuses, M. d'Albert de Rions, qui en était le
commandant, se joignit à MM. d'Hector et de Mari-
gny, et tous les trois, avec les compagnies restées fidèles,
parvinrent à ramener la tranquillité. Mais, avec la dé-
fiance que la municipalité avait pour le corps des offi-
ciers, cette tranquillité ne pouvait pas durer longtemps.
Le l»'" septembre, une députation, composée d'officiers
municipaux et de membres de la société des amis de la
Constitution, se rendit auprès du comte d'Hector. Elle
apportait deux lettres, dont une était d'un ancien inten-
dant de la marine. H y était dit que l'Angleterre
préparait une expédition contre le port et la ville de
Brest. La députation demanda, en conséquence, que
l'on armât immédiatement les batteries de la côte.
Vainement d'Hector s'efforça de lui faire comprendre
que rien de semblable n'était à redouter ; que cette
crainte, toute chimérique, n'avait point de caractère
sérieux ; il lui fut impossible de dissiper les alarmes.
D'accord avec le commandant des troupes et les com-
mandants de l'escadre, il fit alors armer les principales
batteries, bien plus pour rassurer la population que
pour opposer à l'ennemi des moyens de défense.
C'était avec la plus grande peine et en faisant des
concessions continuelles que d'Hector arrivait à empê-
144 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
cher les ouvriers du port de se porter aux plus coupables
excès. Payés peu régulièrement, ils s'en prenaient à
l'intendant dont ce n'était pas la faute. Un jour, ils se
portèrent chez lui et faillirent l'assassiner. D'Hector
était absent. Informé de ce qui se passait, il accourut
au milieu des ouvriers, les ramena par ses exhortations,
et leur fit comprendre que l'intendant ne pouvait pas
être responsable d'un retard dans les paiements qu'il
était le premier à déplorer. Ils l'écoutèrent sans mur-
murer, exprimant leur regret de ce qui s'était passé, et
reprirent leurs travaux. Mais, chaque jour, la malveil-
lance déversait son poison sur le malheureux com-
mandant ; chaque jour, il était obligé de se défendre et
de se justifier. A peine un orage était-il calmé qu'il s'en
formait un autre. Quelque temps après qu'il eut rappelé
à la raison les ouvriers égarés^, il fut inséré, dans une
publication de Rennes, une prétendue lettre du comte
d'Hector au ministre de la marine, dans laquelle ces
ouvriers étaient peints sous les couleurs les plus noires.
C'était un faux abominable -, d'Hector n'avait rien écrit
de semblable. Il n'en fallut pas davantage cependant
pour remuer tous les esprits. Le ministre donna le plus
énergique démenti au journal de Rennes, sans pouvoir
toutefois les calmer complètement.
Dans les réunions publiques, l'autorité du comman-
dant delà marine était de plus en plus attaquée et
méconnue ; il ne se passait pas de jours sans qu'on
lui donnât avis qu'il devait être assassiné. Il n'en était
pas autrement ému et restait ferme à son poste. Mais,
quelque inquiétante que fût pour lui l'attitude des
ouvriers, un danger plus grand encore menaçait Tarse-
LE COMTE D'HECTOR 145
nal. Des forçats s'y étaient introduits, avec des matières
combustibles, dans Tintention de Tincendier. Le comte
d'Hector en donna avis au comte de la Luzerne qui
communiqua sa lettre à l'Assemblée nationale \ L'As-
semblée envoya des commissaires pour rétablir l'ordre
si profondément troublé. Quelque temps après, l'autorité
échappait complètement de ses mains. D'Hector dépêcha
au ministre un officier pour lui faire connaître l'état
des choses. H l'informait qu'il était impossible de main-
tenir la discipline avec des clubs dont la violence ne
connaissait pas de bornes, et que, si leurs deux princi-
* Lettre écrite par M. d'Hector, commandant du fort de Brest, à
M. Redon, communiquée à l'Assemblée nationale par M. de la
Luzerne, séance du 7 septembre 1790.
« Je viens d'être informé, Monsieur, que deux couples de forçats
ont été arrêtés dans le magasin à goudron, munis d'une fausse clef,
d'une lime et de paquets d'allumettes. Je crois que vous sentirez
comme moi tous les dangers que court le port de Brest. Vous
sentirez sans doute de même que la punition la plus sévère doit en
être le châtiment. Je vous préviens. Monsieur, que s'il ne résultait
pas des exemples d'un tel délit, je me démets de la responsabilité
du port de Brest, contre les accidents du feu. J'écris au ministre et
je lui envoie copie de la lettre que j'ai l'honneur de vous écrire, en
le prévenant que les soins et la surveillance la plus continuelle ne
peuvent plus rien pour le bien le plus important du royaume, si
l'apparence la plus légère de mauvaise intention n'est pas piinie,
surtout dans les individus qui, par leurs emplois, ont tous les moyens
d'agir. Je finis par lui rendre compte c[ue la trop grande négligence
dans les punitions fait qu'on ne peut plus tirer le même parti de la
cliiourme, que les commis m'ont déclaré qu'ils ne pouvaient se faire
obéir. Dans cet état de choses, vous sentez qu'il n'est pas possible de
répondre de rien, et c'est ce c[ue je déclare au ministre. Le port de
Brest, par son importance et sou local, ne peut être assimilé à aucun
autre endroit du royaume, il lui faut des lois et une police diffé-
rentes ; je crains que l'on ne se convainque de cette vérité que quand
il ne sera plus temps. »
T. m 9
146 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
paux chefs ne recevaient pas une punition exemplaire,
c'en était fait de la marine dans le port de Brest.
M. de Fleurieu, qui venait de remplacer M. de la
Luzerne au ministère de la marine, répondit qu'avant
d'être ministre du roi il était citoyen et qu'il n'empê-
cherait personne d'aller au club. Les clubs, ayant dès
lors toute liberté d'accomplir leur œuvre de destruc-
tion, en profitèrent, et quand le code pénal de la
marine que l'Assemblée nationale venait d'adopter fut
connu à Brest, des démonstrations hostiles eurent lieu
au sein de ces réunions tumultueuses et bientôt à bord
des vaisseaux.
Le Léopard arrivait en ce moment de Saint-Do-
mingue, portant l'insurrection dans ses flancs. Son
commandant, au lieu de commencer par aller rendre
compte de sa mission au commandant de la marine,
comme c'était son devoir, envoya à la municipalité
annoncer qu'il allait s'y présenter. Les quatre-vingt-
cinq députés des colonies, qui naguère auraient volon-
tiers égorgé les noirs, au nom de la liberté et de la
fraternité dont ils étaient les plus cruels ennemis, mais
que leur opposition à l'autorité avait suffi pour rendre
populaires, reçurent alors une véritable ovation. On les
vit traverser la ville entre deux haies de gardes
nationaux, au son des cloches et au bruit des tambours,
et, quand ils approchèrent de l'Hôtel de ville, tous les
membres de la municipalité s'avancèrent au-devant
d'eux en les acclamant. Ces braves patriotes déclarèrent
que les officiers des colonies étaient des traîtres, que
l'un d'eux, M. de la Jaille, était en correspondance
avec d'Hector dont il suivait les funestes conseils.
LE COMTE d'hECTOR U7
Aussitôt des scènes incroyables de désordre éclatent
à bord du Patriote, du Léopard, du Majestueux. Des
•vaisseaux, l'émeute gagne la ville. L'huissier Roffin
fait porter une potence à la porte de M. de Marigny, et
des enfants pendent en effigie le comte d'Hector, sous
la forme du valet de carreau *.
Le 18 septembre, M. de Rivière devait partir avec
une division pour les colonies. La municipalité, suppo-
sant qu'il allait porter des secours à M. de Grimouard
et au gouverneur de Saint-Domingue, se rendit auprès
du comte d'Hector pour s'y opposer. D'Hector consentit
à suspendre le départ jusqu'à l'arrivée des commissaires
qu'il attendait avec impatience.
Trois jours après, il recevait l'ordre de faire partir
la flotte, de désarmer le Léopard et d'envoyer à Tîle
de Rè les troupes coloniales qui le montaient. D'Hector
s'empressa de communiquer cet ordre à la municipalité,
au district, au Conseil général dont le siège était à
Quimper. A cette nouvelle, une grande rumeur se fit
entendre à bord des vaisseaux et dans le port. La mu-
nicipalité invita d'Hector à se rendre à la chapelle delà
Congrégation où elle tenait ses séances, et ày apporter
les minutes de sa correspondance avec le ministre.
Même invitation ou plutôt même injonction fut adressée
à MM. Albert de Rions, d'Entrecasteaux, de Kermadec
et de Marigny. Hs s'y rendirent. L'examen de ces lettres,
loin de fournir des armes contre d'Hector, vint au con-
traire à sa décharge, en prouvant toute l'injustice des
accusations portées contre lui. Le procureur syndic,
* On sait que le valet de carreau porte le nom d'Hector.
U8 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
assez embarrassé, prétendit alors qu'il n'y avait point
eu de révolte à bord du Léopard, mais seulement une
manifestation patriotique. Après de longs débats, il fut
permis aux officiers de se retirer, mais non sans que
d'Hector se fût engagé à laisser copie des lettres qu'il
avait produites, et qu'ils eussent attesté par écrit que
la conduite de l'équipage du Léopard n'avait donné lieu
à aucune insurrection dans la ville.
Le lendemain, arrivèrent les deux commissaires.
D'Hector et Albert de Rions s'empressèrent de se rendre
auprès d'eux, pour leur exposer toute la gravité de la
situation. H fallut transiger avec les exigences popu-
laires. Ainsi les troupes coloniales qui devaient être
internées à l'île de Ré, furent envoyées à Garhaix.
Après de nombreux pourparlers, les commissaires ob-
tinrent enfin de la municipalité qu'elle ne mît plus
d'opposition au départ de M. de Rivière.
Pendant qu'ils travaillaient à apaiser les esprits, le
procureur-syndic Gavellier publia une violente diatribe
contre les chefs de la marine. Ceux-ci, qui jusque-là
avaient montré une patience touchant à la faiblesse,
protestèrent énergiquement contre les calomnies dont
ils étaient l'objet. Albert de Rions, plus particulièrement
attaqué, donna sa démission, et les autres officiers, dans
une lettre adressée au roi et à l'Assemblée nationale,
déclarèrent : çLue si Vordre ne se rétablissait pas
promptement , si les outrages aiuvquels ils étaient
journellement exposés 7%' avaient pas un terme pro-
Chain, ils seraient coupables envers VÈtat, envers
leur honneur, de rester plus longtemps attachés à des
fonctions, qu'ils ne pouvaient plus remplir digne-
à
LE COMTE D'HECTOR 149
ment. {Histoire de la ville et duiiort de Brest, t. III,
p. 243.)
Le désordre devint tel, que des membres de la Société
des Amis de la constitution et de la Société des officiers
intermédiaires de la marine, tous également partisans
de la révolution, rédigèrent une adresse pour rappeler
aux mutins la nécessité de la subordination ; ils la pré-
sentèrent à d'Hector, qui applaudit beaucoup à leur
conduite et leur donna l'espérance qu'ils pouvaient
compter sur lui * ; il ne leur dissimula pas qu'il ne fallait
pas s'en tenir à des phrases, mais recourir à des moyens
plus énergiques, si, comme il le craignait, il y avait un
jour nécessité d'agir. Les auteurs de l'adresse ne
s'en tinrent pas là : ils visitèrent tous les vaisseaux,
prêchant aux équipages la concorde et l'obéissance à
leurs chefs ; il y eut une apparence de réconciliation et
le cri de : Vive le roi ! mêlé à celui de : Vive la nation !
se fit encore entendre.
Les commissaires, devant l'émeute, avaient montré
une déplorable faiblesse. Après avoir promis aux équi-
pages la réformation des articles du code pénal qu'ils
trouvaient trop sévères, ils retournèrent à l'assemblée,
laissant à d'Hector une position encore plus embarras-
sée que celle qu'il avait avant leur passage.
Au moment où une escadre allait porter des troupes
* « Votre idée, dit-il, est pleine de patriotisme ; le succès nous
mériterait la plus véritable reconnaissance cte la nation. Politiquement,
il pourrait en imposer à nos ennemis, et rien ne serait plus heureux
si, sous quatre jours, les papiers publics pouvaient apprendre que
l'armée navale était rentrée dans ses devoirs, et n'était plus occupée
que des moyens de combattre victorieusement les ennemis. »
160 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
aux îles du Vent, six matelots se présentèrent au nom
de leurs camarades, demandant qu'il leur fût avancé
six mois de solde. L'orateur de la bande répondit à
d'Hector, qui cherchait à lui faire entendre raison : « Si
le troisième mois n'est pas payé et si l'ordre de partir
est donné, aucun marin ne travaillera à lever les ancres;
qu'on se permette de toucher un seul homme, il s'en
lèvera quinze mille, prêts à tomber sur vous. »
La mesure était comble ; d'Hector ne voulut pas s'ex-
poser plus longtemps à un pareil langage. Si jusque-là,
malgré les amertumes et les humiliations dont il avait
été abreuvé, il était resté à son poste, c'est que le roi
l'avait prié d'attendre, avant de se retirer, que l'expédi-
tion qu'il était venu à bout d'organiser, malgré des con-
trariétés sans nombre, eût pris la mer. Aujourd'hui
qu'elle était partie, nulle considération ne pouvait le
retenir.
Le comte d'Hector faisait partie de la marine depuis
cinquante ans, et il ne se séparait pas des officiers qu'il
avait en haute estime, sans un grand déchirement de
cœur. Pour éviter l'émotion d'un adieu, il ne leur dit
rien de son départ, il quitta Brest sans qu'ils en fussent
informés ; tous ses regrets et tous ses sentiments pour
eux s'épanchèrent dans une lettre qu'il adressa au major,
en le priant d'en donner lecture au corps des officiers.
D'Hector partit pour Moiiaix, où il possédait une terre.
Sa femme, inquiète des dangers qui le menaçaient à
Brest, l'y attendait avec une grande impatience. Le len-
demain, le corps des officiers auquel le major avait lu
sa lettre, lui envoyait une députation pour le supplier
de ne pas quitter son commandement ; il lui exprimait
LE COMTE D'HECTOR 161
en même temps toute la douleur qu'il aurait à le perdre.
Le comte fut touché jusqu'aux larmes de cette démar-
che et il s'en exprima avec une grande émotion, mais
si ses regrets étaient sincères, sa résolution était iné-
branlable. Devant les assemblées populaires, son autorité
était presque toujours méconnue, et, en eût-il été autre-
ment, qu'en présence d'une ordonnance qui avait réduit
ses fonctions à une sorte de commissariat, il croyait
qu'il y allait de son honneur de se retirer.
La glorieuse carrière militaire du comte d'Hector,
celle qu'il consacra à la défense de son pays, la seule où
nous aurions été heureux de le suivre, se termina le 6 fé-
vrier 1791. Il espérait pouvoir passer les dernières années
de sa vie dans une douce retraite, près de la compagne
qu'il aimait tendrement, n'ayant plus rien à demander
aux hommes, puisqu'une fortune honorablement acquise
lui permettait de satisfaire à tous ses goûts. Mais le flux
révolutionnaire montait toujours, et, nulle part, il ne
pouvait se flatter d'être à l'abri de la tempête.
On sut bien vite, à Morlaix, que le comte d'Hector
était resté fidèle à son serment et dévoué à son roi ; il
n'en fallut pas davantage pour qu'il fût accusé de trahir
la nation. En butte à toutes les attaques, il prit le parti
de se retirer chez son beau-frère, le comte de Soulange,
dans sa terre de la Preuille, en Poitou \ où l'esprit du
* Le château de la Preuille, que le comte d'Hector avait quitté pour
rejoindre les princes à l'étranger, devait, quarante et un ans plus tard,
recevoir dans ses murs la duchesse de Berry. Ce fut, en 1832, la
première étape de la princesse, le lieu où elle changea son costume
et son nom-
Ce château appartenait alors au colonel de Nacquard, qui avait
152 . BIOGRAPHIES VENDÉENNES
peuple était tout différent. Mais les comtes d"Hector et de
Soulange étaient de trop grands personnages pour n'être
pas remarqués, et l'empressement que leurs amis poli-
tiques mettaient à les visiter les rendit suspects au parti
opposé. Ils auraient pu rester dans le Poitou et favoriser
le mouvement vendéen ; ils préférèrent obéir à la voix
des princes qui les appelaient à Goblentz. Ils se rendi-
rent d'abord à' Paris. Le comte d'Hector ne voulait voir
ni le roi, ni le ministre de la marine, dans la crainte
qu'ils ne vinssent à le détourner de son projet. Il s'oc-
cupait à le mettre à exécution, quand il reçut la visite
de M. Bougainville, qui lui dit que le roi, instruit de
ses intentions, l'avait envoyé vers lui pour l'engager à
ne pas quitter la France. Le comte, pensant sans doute
que Louis XVI n'était pas libre, et que ses paroles ne
répondaient pas à sa pensée, n'en tint aucun compte et
se rendit d'abord à Enghien, où le comte de Vaugiraud
formait une compagnie de cavalerie, composée d'une
centaine d'officiers de marine, et ensuite à Goblentz où
il se trouva avec les princes. Il en reçut le commande-
ment du corps en formation à Enghien, corps qui se recru-
tait tous les jours de nouveaux officiers venus de tous
les points de la France. Quoique exclusivement compo-
sée de marins, d'Hector forma une petite division de
cavalerie qui comprenait deux escadrons. Grand ama-
épousé, en Angleterre, pendant l'émigration, la fille de l'infortuné
comte de Soulange. Grâce à la présence d'esprit du comte de Nac-
quard et au dévouement de sa belle-fiUe qui, adroitement, se substi-
tua à la princesse, celle-ci put échajjper aux poursuites de la police,
immédiatement prévenue de son arrivée dans le pays. — La Preuill'"
est dans la commune de Saint-Hilaire de Loulay.
LE COMTE D'HECTOR 153
teur de chasse et de chevaux, comme nous l'avons vu,
le comte n'avait pas beaucoup à faire pour se mettre
parfaitement au courant de son nouveau métier ; d'ail-
leurs, fantassins et cavaliers étaient également pleins
de bonne volonté, et l'instruction d'hommes qui presque
tous avaient servi dans la marine se faisait rapidement.
Le l^'^ août 1792, le corps connu sous le nom de corps
de la marine royale se rendit à Trêves, où s'organisaient
tous les autres corps de l'émigration.
On s'apprêtait à rire à la vue des marins transformés
en cavaliers ; il en fut tout autrement. Ils mirent une
telle ardeur à s'instruire qu'on ne tarda pas à les citer
comme des modèles pour la tenue et l'organisation
militaires. A la revue passée par les maréchaux de
Broglie et de Castries, le comte d'Hector en reçut les
plus chaleureux compliments.
Ainsi commençait pour lui, à l'âge de soixante-dix
ans, une nouvelle carrière, page douloureuse de son
histoire, où dHector ne compta pour rien les fatigues
et les privations, mais où il dut être en proie à de
cruelles perplexités, quand, pour rester fidèle au mal-
heur, il se joignit aux ennemis de la France. Si, dans
son cœur, l'attachement au roi l'emporta sur tout autre
sentiment, s'il obéit au devoir rigoureux qu'il pensait
lui être imposé, à défaut du repentir, nous surprenons
plus tard l'indignation du citoyen contre une coalition
qui songe beaucoup moins à rétablir les Bourbons sur
le trône qu'à se partager la France *.
* En général, le rétablissement du roi de France était moins le but
des souverains que partager son royaume. {Mémoires du comte
d'Hector.) . ,
T. ni 9.
154 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
A la fin de la campagne, le corps de la marine fut
licencié. Les princes ne pouvaient plus fournir à sa
solde, et les officiers ayant épuisé leurs ressources per-
sonnelles, la position, naguère si brillante, de ces mal-
heureux gentilshommes devenait lamentable. Les jeunes
gens entrèrent comme soldats dans les corps étrangers,
et ceux que l'âge rendait impropres à un service mili-
taire régulier, se virent réduits à demander des moyens
d'existence aux métiers les plus humbles. On en vit
qui conduisaient des voitures, d'autres qui faisaient
des hottes et des souliers ; il y en eut qui passèrent
en Angleterre et se firent pleureurs aux enterre-
ments \
Le comte d'Hector se trouva dans le plus profond
dénûment ; il erra, avec la comtesse, de Liège à Spa,
sans savoir à quelle porte il pourrait frapper pour trou-
ver un asile. Dans sa détresse, il se rappela qu'aux
jours de sa prospérité, il avait reçu à Brest l'empereur
et l'impératrice de Russie, qui lui avaient donné l'as-
surance qu'ils s'estimeraient heureuxde lui être agréables
si jamais l'occasion venait à s'en présenter. Il s'adressa
donc à ses illustres hôtes, leur exposa sa triste situa-
tion, les priant de lui avancer une somme de six mille
francs qu'il espérait pouvoir leur remettre un jour, à
l'aide des capitaux qu'il avait en France, dont, pour le
moment, il ne pouvait pas toucher une obole. La réponse
ne se fit pas attendre longtemps. L'empereur et l'im-
pératrice y mirent une bonne grâce parfaite. Ils écrivi-
rent au comte la lettre la plus obligeante, lui rappelè-
* Mémoires du comte d'Hector.
LE COMTE D'HECTOR 155
rent les moments si agréables qu'ils avaient passés à
Brest dans sa compagnie, y joignirent une lettre de
change de huit mille francs, et, pour que rien ne manquât
à la délicatesse du procédé, ils exigèrent qu'il n'en fût
rien dit à personne.
La Vendée semblait pacifiée, et la France, un instant
envahie, après avoir refoulé l'étranger au delà de ses
frontières, marchait de victoire en victoire. Le comte de
Provence s'étant décidé à passer en Angleterre, se re-
posa sur le comte d'Hector du soin de chercher des
emplois aux officiers de la marine. D'Hector arriva à
Londres, le 14 août 1794, où il trouva l'évêque de Léon
dont il était fort connu. Par son intermédiaire, des re-
lations s'établirent promptement entre lui et les person-
nages les plus considérables de la cité. Avec l'agrément
de Louis XVHI, des officiers généraux français levaient
des régiments en Angleterre. D'Hector eût préféré que
le régiment de la marine qu'il avait commandé revînt
au service de la mer et fût employé sur les vaisseaux
de Sa Majesté britannique ; il présenta au gouvernement
plusieurs mémoires à l'appui de la demande qu'il en
faisait. Mais la marine anglaise était trop ombrageuse
pour y consentir. Sa requête ayant été rejetée, il pro-
posa de former un corps homogène, composé en entier
d'officiers de la marine, corps qui pourrait être très
utile dans différentes opérations militaires.
Cette fois sa proposition fut acceptée. Nommé colonel
du corps de la marine royale, il eut comme lieutenant-
colonel son beau-frère, le comte de Soulange. Le com-
mandement des compagnies d'élèves et de matelots fut
confié à des capitaines. Cette position n'était point à
156 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
dédaigner pour de simples officiers ; mais il se trouvait
à Londres une douzaine d'officiers généraux presque
tous âgés de plus de soixante-dix ans. Il y avait quel-
que chose de vraiment humiliant pour des hommes qui
naguère étaient à la tête de corps d'armée, d'accepter le
commandement de compagnies qui ne comptaient pas
plus de trente ou quarante jeunes gens. -Sur la demande
que d'Hector en fit au gouvernement anglais, il fut
alloué douze guinées par mois aux officiers généraux
et dix aux chefs d'escadre, sans qu'on exigeât d'eux
aucun service. Ce secours inespéré venait fort à propos,
ceux qui le recevaient étant aux expédients et ne sa-
chant où trouver des moyens d'existence.
A la tête de son régiment, le comte d'Hector se dispo-
sait à aller rejoindre Gharette, qu'il se résignait à
reconnaître comme général en chef, quand des intrigues
de rivalité l'empêchèrent de mettre son projet à exécu-
tion, n lui en avait fait part dans les termes où, sous
les phrases les plus louangeuses, se cachait peut-être
bien, chez le lieutenant général de la marine, un peu de
dépit de se voir sous les ordres d'un simple lieutenant
de vaisseau *.
* Londres, 7 juillet 1795.
Le comte d'Hector oai général Charette.
u Je saisis avec empressement l'occasion qui se présente, pour vous
transmettre l'admiration avec laquelle le corps de la marine vous voit
parcourir la plus glorieuse carrière ; il s'honore de vous avoir pour
un de ses membres et brûle du désir de se joindre à vous.
u Je me félicite de commander un régiment qui rassemble plus de
deux cents officiers de la marine et qui désire augmenter, s'il est pos.
sible, la gloire de Gharette. Rendus près de vous, nous disputerons
LE COMTE d'HECTOR 157
Le corps de la marine roj^ale, formée particulière-
ment en vue d'opérer un débarquement en Bretagne,
devait être presque complètement anéanti, dans la fatale
expédition de Quiberon, sur laquelle les émigrés fon-
daient de si grandes espérances. La paix dans la Vendée
n'était qu'à la surface et les princes savaient bien que
Gharette reprendrait les armes au premier signal. La
Bretagne, presque aussi dévouée que la Vendée à la
cause des Bourbons, leur offrait plus de ressources, sa
population n'a5ant pas été décimée par la guerre et ses
campagnes ravagées. Puisaj^e et des agents royalistes,
venus d'Angleterre, organisaient l'insurrection. Un
jeune chef, Boisliardi, avait même devancé l'appel et
payé de sa tête sa téméraire impatience. On se flattait
donc, dans les rangs de l'émigration, qu'avec de tels
éléments de succès, avec les officiers instruits que l'on
se réservait de mettre à la tête des insurgés, le mou-
vement, s'étendant rapidement dans les provinces de
l'Ouest , deviendrait irrésistible ; mais les émigrés
étaient loin de s'entendre entre eux, et les intrigants
ne manquaient pas autour du comte d'Artois: A leur
tête se trouvaient Puisaye et le comte d'Hervilly ; ils
firent si bien que le comte de la Châtre, le marquis du
Dresnay et le comte d'Hector^ qui^ plus que tous les
avec chaleur les prérogatives et les rangs que nous avions jadis
sur vous ; mais, sans crainte d'être contredit, je puis vous assurer
que ce ne sera que pour vous suivre de plus près. Vos travaux, vos
talents, la gloire que vous avez acquise, tout fixe votre place et les
nôtres. Je vous demande seulement, Monsieur, de fixer la mienne si
près de vous qu'il sera possible. Fort de votre exemple, j'oublierai
mes années, et ce sera avec la plus grande satisfaction que je vous
donnerai un titre dont vous m'avez honoré tant de fois, n
158 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
autres, avaient préparé l'expédition, non seulement
n'eurent pas de commandement, mais en furent com-
plètement exclus. Le c^mte d'Hector se plaignit avec
une extrême vivacité de l'oubli que Ton faisait de ses
longs services. Il reçut, comme fiche de consolation, de
belles paroles et l'espérance qu'il serait bientôt em-
ployé pour une expédition plus importante encore. Il
n'accepta point cet atermoiement, et ses instances
furent telles qu'il lui fut accordé d'aller rejoindre ses
compagnons d'armes. Il faisait route pour s'y rendre,
quand il apprit le désastre de Quiberon. Le coup lui
fut terrible ; pris d'une fièvre violente et d'un ictère,
on le conduisit à Plymouth, où, pendant vingt jours, il
fut entre la vie et la mort. La comtesse était venue le
rejoindre et lui prodiguait les soins les plus affectueux ;
c'est à sa tendresse et à ses veilles attentives qu'il dut
sa guérison.
Rentré à Londres, il n'y trouva que de faibles débris
du corps qu'il avait formé ; soixante-quatre officiers de
son régiment, au nombre desquels était son beau- frère,
M. de Soulange, avaient péri dans cette malheureuse
campagne, et plusieurs autres en étaient revenus avec
des blessures.
Inconsolable de la perte qu'il venait de faire, ne pou-
vant rien pour ceux de ses compagnons d'armes qui
avaient survécu, d'Hector, accablé par l'âge et les cha-
grins, renonça à l'espoir qu'il avait eu de mourir sur
le champ de bataille et ne songea plus qu'à se recueillir
avant de paraître devant Dieu. La pension de retraite
qu'il reçut du roi d'Angleterre et quelque argent qui
lui vint de la France, lui permirent de vivre tranquil-
LE COMTE D'HECTOR 159
lement à la campagne, et, quand les portes de la patrie
lui furent ouvertes, il préféra mourir dans l'exil, à côté
de ses princes, que d'accepter les faveurs de celui qui
occupait leur place. La lettre qu'il avait écrite à M. de
la Chapelle, pour l'informer de sa résolution, fut mise
sous les yeux de Louis XVIII, au moment où des offi-
ciers généraux et des grands de l'ancienne cour
venaient prendre congé de lui, pour se montrer les
sujets dévoués du nouveau maître. Le comte d'Hector
fut récompensé de sa fidélité par les paroles que Louis
XVIII adressa au comte de la Luzerne : « Mandez au
comte que je reconnais bien là son attachement, que
je lui en tiens grand compte et que je Taime et l'estime
de tout mon cœur. » En les lui transmettant, M. de la
Luzerne ajoutait que Louis XVIII avait trouvé, dans le
témoignage de fidélité qu'il lui avait donné, une conso-
lation à l'abandon de tant, d'autres.
A la même époque, l'empereur de Russie fit off'rir au
maréchal de Broglie et au comte d'Hector du service
dans ses armées, avec le même grade qu'ils avaient
occupé en France. Le comte d'Hector était bien décidé,
comme nous venons de le dire, à vivre désormais dans
la retraite, mais il lui en coûtait beaucoup de répondre
par un refus, quand son cœur était plein de reconnais-
sance. Il répondit à l'empereur que l'âge, les fatigues
et les malheurs avaient tellement altéré sa santé qu'il
ne pouvait plus répondre à ses bontés que par le respect
et l'attachement ; que, ne se sentant même pas capable
de servir son roi légitime, il le priait de confier à un
autre un poste qu'il ne pouvait pas occuper. Dans le cas
où cet aveu de son impuissance n'arrêterait pas l'em-
160 BIOGRAi'HIES VENDÉENNES
pereur, il le suppliait de lui accorder un congé qui lui
permît de remplir une dernière mission que le roi
venait de lui confier. Cette lettre étant restée sans
réponse, d'Hector s'imagina que l'empereur en avait
été offensé. Un ami qu'il avait à la cour de Russie lui
ayant conseillé d'en écrire directement à l'impératrice,
cette princesse s'empressa de le rassurer en le félici-
tant de la fidélité qu'il conservait à son roi. Elle lui
disait encore de ne pas craindre de s'adresser à elle,
dans le cas où sa position de fortune ne serait pas heu-
reuse, et, dans cette prévision, elle lui envoyait une
nouvelle lettre de change de huit mille francs.
La vieillesse marche toujours entourée d'un triste
cortège. Aux infirmités du corps, qui rendent la vie si
pénible, il faut ajouter des chagrins plus grands encore,
la perte des personnes que l'on aime. Le comte d'Hector
en fit la douloureuse épreuve. Au moment où, au-dessus
du besoin, il pouvait voir s'écouler paisiblement les
dernières années qu'il eût à passer sur la terre, il fut
cruellement frappé dans son bonheur domestique. La
comtesse d'Hector mourut aux eaux de Bath où elle
était allée chercher la santé. Presque en même temps
d'Hector perdait un ami qui était son commensal.
Il lui restait encore un ancien aide de camp, le mar-
quis de Roquelaure, sur lequel il reportait une partie de
ses affections. Mais, si dévoué que lui fût ce jeune
homme, une liaison intime ne pouvait guère s'établir
entre eux. La grande différence d'âge, le sentiment de
déférence que l'aide de camp avait pour son ancien
général, les séparaient par une distance que, bien qu'il
y eût été invité par le comte, le marquis ne voulait pas
LE COMTE D'HECTOR 161
franchir. D'ailleurs, la vieillesse est conteuse; elle \'it
Xjlus des souvenirs du passé que des espérances de
l'avenir, et si le vieux marin trouvait un auditeur com-
plaisant pour entendre le récit de ses campagnes, il ne
lui restait personne pour lui donner la réplique. C'était
encore par un sentiment d'abnégation que le marquis
de Roquelaure restait auprès du comte. Fils unique d'une
mère dont il était tendrement aimé, il habitait l'Angle-
terre, pendant qu'elle résidait en France. D'Hector ne
voulut pas accepter ce sacrifice, et rendit le bonheur à
la marquise en lui renvoyant son fils. Pour lui, il resta
seul dans sa retraite, hors de la France, où sa pensée
se reportait sans cesse et dont la voix du devoir le tenait
éloigné. Il s'était établi près d'une forêt, non loin de
Southampton, où il avait trouvé une habitation à sa
convenance, quand l'ordre fut donné aux émigrés non
seulementde quitterla ville, mais aussi ses alentours. Le
duc de Glocester, frère du roi d'Angleterre, lui offrit alors
une maison de chasse qu'il possédait au milieu de la
forêt. Dans cette solitude, le comte se livra tout à sa
douleur, il devint morose et ne trouva plus de consola-
tion que dans l'espérance d'une vie meilleure.
Ne voulant pas abuser des bontés du duc de Glocester,
en se logeant dans sa maison de chasse pour le reste de
ses jours, d'Hector chercha une autre résidence. H la
trouva près de la ville de Reading, à treize lieues de
Londres. Le lieu était suivant ses goûts. Un jardin, de la
verdure, des domestiques honnêtes, la fréquentation des
prêtres français le lui rendaient cher.
Le vicomte de KerouarLz et sa sœur, la comtesse de
Soulange, habitaient à quinze lieues de là. Quelques
162 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
heures avant d'être passé par les armes, le comte de
Soulange avait pu écrire à son beau-frère pour lui
recommander sa malheureuse famille. Cette recomman-
dation, faite par un homme qui lui tenait plus encore par
les liens de l'amitié que par ceux de la parenté, était toute-
puissante sur l'âme du comte. Aussi, lorsque la comtesse
de Soulange, après avoir marié ses deux filles, vint,
avec son frère, lui proposer de se réunir et de faire
même ménage, le trouva-t-elle très disposé à accepter
cette proposition. Beaucoup d'objections cependant se
présentèrent à son esprit, il voulut que sa belle-sœur
n'en ignorât aucune. La comtesse avait continué à voir
le monde et l'aimait encore ; lui, s'en tenait complète-
ment éloigné. Il était bien vieux, bien chagrin, presque
toujours silencieux ; sa compagnie n'avait donc rien de
bien récréatif, et, s'il avait tout à gagner à l'arrange-
ment que lui proposait M™^ de Soulange, elle ne pouvait
qu'y perdre beaucoup. La comtesse ne se rendit pas à
ces raisons. Peu de temps après, elle vint, avec son
frère, s'installer dans la maison du comte, et tous trois
vécurent dans la meilleure intelligence.
La carrière militaire si occupée du comte d'Hector,
et ensuite les malheurs de l'exil, ne l'avaient point em-
pêché d'entretenir de fréquentes relations avec les
parents qu'il avait en France. Il appela près de lui un
petit-neveu qui portait son nom, et de l'éducation
duquel il avait voulu se charger dans des temps meilleurs.
Entre un jeune homme de vingt ans et un vieillard de
quatre-vingt-quatre, l'accord ne pouvait pas toujours
être possible. Le premier avait adopté beaucoup des idées
nouvelles, le second avait conservé toutes les anciennes.
LE COMTE D'HECTOR 163
Cette différence dans la manière de voir n'empêchait
pas l'oncle de chérir son neveu. Il lui en donna la
preuve en l'instituant son légataire universel. Une lettre
qu'il lui écrivait dans les derniers jours de sa vieillesse,
lettre que l'on trouve en tête de ses Mémoires, est pleine,
pour son neveu, des sentiments de la plus vive amitié.
Les derniers jours d'une vie si agitée furent tran-
quilles ; ils auraient été heureux, si le souvenir du
passé n'était pas venu les assombrir. Le comte habitait
une grande maison à laquelle étaient attachées des eaux
et des terres sur lesquelles il pouvait se livrer encore
quelquefois a ses anciens goûts pour la chasse et la
pêche. Entouré d'une grande considération, vivant avec
sa belle-sœur et le vicomte de Kerouartz, visité de loin
en loin par quelques membres de sa famille et par quel-
ques vieux amis, son sort était bien moins à plaindre
que celui de la plupart des émigrés. Il s'éteignit dans sa
retraite, le 18 août d808, à l'âge de 86 ans.
Il fut enterré dans le cimetière de Saint-Gilles, à
Reading, où sa belle-sœur lui fit élever une tombe, sur
laquelle fut gravée l'épitaphe suivante :
Hic jacet
Joannis Carolus cornes d'Hector,
prœfectus classium régis christianissimi,
regii et militaris Sancti Ludovici ordinis princeps.
Fortitudine, prudentia et summa activitate
enituit
Bresiensis portus gubernator,
innumeras classes immensa celeritateparavit.
68 annos principi, gloriœ, mriliter consecravit.
164 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
Religionis amantissimus,
viriutibus pollens,
ad meliorem vitam iransivit 18 aug. mens. A. D. 1808,
œtatis 86.
Requiescat in pace.
Hoc monumentum curavit
mœstîssima soror, comîtissa de Soulange.
Le comte d'Hector occupe une grande place dans la
marine française -, il y serait peut-être arrivé au premier
rang, sans les événements qui le forcèrent à en sortir.
Il ne connut guère la révolution que par ses excès
et ne put pas la servir quand elle le repoussait. Ne
nous étonnons donc pas si, comblé des faveurs du
souverain et né à une époque où le roi el la France se
confondaient en un seul nom, il n'ait pas cru trahir la
seconde en épousant la cause du premier. S'il était na-
turel qu'il s'écriât, avec un illustre Romain : Ingrata
pairia! s'il croyait qu'il était de son devoir de suivre
ses princes, nous l'entendons pousser un cri de haine
quand il croit s'apercevoir que ses alliés veulent se
partager la France. Disons encore à sa louange que,
lorsqu'il pouvait trouver à l'ombre d'un nouveau trône
les honneurs et la richesse, obéissant au plus noble des
sentiments, celui de la fidélité et de la reconnaissance,
il préféra mourir sur la terre étrangère *.
1 Les archives du ministère de la marine, Vllistoire de la ville et
du port de Brest, par M. Levot, t. III et IV, et plus encore les mé-
moires inédits du comte d'Hector, dont nous avons dû la communica-
tion ù l'obligeance de son petit-neveu, M. le comte d'Hector, sont les
principales sources où nous avons largement puisé pour écrire cette
notice.
]\r HILLEREAU
ARCHEVÊQUE DE PETRA, VICAIRE APOSTOLIQUE
DE CONSTANTINOPLE
Mgr Goupperie était mort en 1831, et, parmi les di-
gnitaires de l'Église' d'Orient, la France n'était plus
représentée. Le Souverain Pontife ne voulut pas qu'un
pays dont le nom avait jeté tant d'éclat sur les missions
du Levant, perdît de son prestige. Au prélat qui venait
de tomber glorieusement au champ d'honneur, il fallait
trouver, dans les rangs du clergé français, un digne
émule. Ce fut à la congrégation de Saint-Laurent qu'il
alla le demander encore. Dans une invocation qu'il adres-
sait à Dieu, lorsqu'il avait voulu fonder une compagnie
de missionnaires, le père Montfort s'était écrié : « Don-
nez-lui des prêtres libres de votre liberté, détachés de
tout, sans père, sans mère, sans frères, sans sœurs,
sans parents selon la chair ; sans biens, sans embarras,
sans volonté propre. Donnez-lui des âmes élevées de
terre et pleines de la rosée céleste, qui, sans empêche-
166 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
ment, volent de tout côté, selon le souffle du Saint-
Esprit. »
Ces hommes détachés de tous les intérêts humains,
s'étaient levés à sa voix, et la compagnie des mission-
naires de la Vierge Marie avait répondu aux espérances
de son fondateur. Dispersée par la Révolution, elle n'avait
point été écrasée sous les coups de ses oppresseurs ; la
foi avait soutenu son courage, l'enclume encore une
fois avait usé le marteau. A l'époque dont nous voulons
parler, elle était redevenue florissante et comptait un
personnel nombreux ; un de ses membres, le père Hille-
reau, dont la modestie rehaussait le savoir et les vertus,
s'y faisait particulièrement remarquer. Nul plus que lui
n'était propre à répondre aux intentions du Saint-Père.
Julien-Marie-François-Xavier Hillereau était né dans
les temps malheureux où la maison de Saint-Laurent,
qui devait un jour être la sienne, avait vu ses religieux
et religieuses abandonner ses murs pour chercher
un refuge dans les cavernes et dans les forêts. Il avait
vu le jour dans la commune de Saint-Philbert de Bouaine,
le 21 janvier 1796. Bien que la guerre de la Vendée tou-
chât à sa fin, sa mère, errant dans la campagne pendant
tout le temps qu'elle l'avait porté dans son sein, n'était
pas encore rentrée sous son toit. Dans les premiers mois
de sa naissance, son berceau fut donc formé d'herbes et
de feuilles, sans autre abri que la voûte du ciel : rien
d'étonnant si, au cœur de l'hiver et dans de telles con-
ditions, il fut atteint d'une cruelle maladie ; il s'en fallut
de peu que son existence ne fût de bien courte durée. La
paix ayant enfin permis de le transporter au foyer do-
mestique, ses parents prodiguèrent leurs soins à la pau-
MONSEIGNEUR HILLEREAU 167
vre petite créature que la mort avait épargnée comme
par miracle. Julien-Marie passa près d'eux sa première
enfance, et, lorsque l'âge de s'instruire fut arrivé, son
père, qui avait remarqué son intelligence précoce et ses
heureuses dispositions natives, se décida à tous les sacri-
fices pour lui donner la culture de l'esprit, se réservant
par un travail opiniâtre de subvenir à ses besoins. Le
jeune Hillereau commença ses études à Machecoul, les
continua à Ghavagnes, et vint les terminer à Saint-Jean-
d'Angèly. Ses succès d'écolierdonnèrent de lui de grandes
espérances ; quand, ses études classiques terminées, il
témoigna le désir de se vouer au sacerdoce, il ne trouva
personne pour l'en détourner. L'enfant était devenu un
jeune homme ; son intelligence, que rehaussaient les qua-
lités du cœur, promettait à TEgliseunde ses plus fermes
soutiens. Ses maîtres et ses parents l'encourageant à
persévérer dans sa vocation, il entra au séminaire de
Luçon pour y faire sa théologie.
Lorsqu'il l'eut terminée, l'âge de recevoir les ordres
n'étant pas encore arrivé, l'abbé Hillereau se livra à l'en-
seignement ; il professa les mathématiques, puis enseigna
les humanités jusqu'au jour où Mgr Soyer l'ordonna
prêtre. Sa carrière sacerdotale commença dans le clergé
séculier, il fut nommé vicaire de la paroisse de la
Châtaigneraie où il resta peu de temps, les fonctions de
son ministère lui paraissant trop douces. Auprès des
âmes naïves et croyantes qu'il avait à diriger, il ne
trouvait pas en effet un aliment suffisant à l'ardeur de
sa foi. Pour être méritoire auprès de Dieu, la vie d'amour
et de charité ne lui suffisait pas, il lui fallait une vie de
luttes et de combats. C'est avec l'esprit de prosélytisme
168 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
religieux qu'il demanda à entrer dans la congrégation
des missionnaires du père Montfort. Il y fut admis en
1822, à l'âge de vingt-six ans. De ce moment, l'existence
qu'il avait rêvée devint une réalité. Ses travaux aposto-
liques furent tels qu'une constitution moins vigoureuse
que la sienne y aurait succombé. Les prédications de la
chaire et la direction des consciences absorbaient tous
ses instants et ne lui laissaient aucun loisir. Aux exer-
cices du ministère apostolique venaient se joindre les
fatigues du corps. A cette époque, tous les voyages des
missionnaires de Saint-Laurent se faisaient à pied, et
les déplacements étaient continuels. Le père Hillereau
ne s'en inquiétait guère, beaucoup plus préoccupé qu'il
était de sa mission que des soins qu'exigeait sa santé.
La révolution de 1830, en interdisant les missions, vint
le condamner, pour quelque temps, au repos. Mais comme
rien n'était plus antipathique à sa nature millitante,
comme ses supérieurs connaissaient le charme de son
esprit et son activité, le père Deshayes le chargea de
porter à Rome le dossier qu'avait demandé le Saint-
Père, pour la béatification du père Montfort. Plusieurs
autres affaires très délicates lui furent également confiées
par divers évêques de France, ce qui donna à sa mission
un caractère presque diplomatique. Dans les relations
qu'il eut, a cette occasion, avec les congrégations ro-
maines, particulièrement avec le Cardinal Préfet de la
Propagande, le père Hillereau, par la sagesse de ses vues
et sa sagacité, conquit tous les suffrages. Non seulement,
en quittant Rome, il emporta l'estime générale, mais le
Sacré Collège songea dès lors qu'il pourrait bien lui
confier un jour, dans l'intérêt de l'Église, les missions
MONSEIGNEUR HILLEREAU 169
les plus importantes. En attendant, une haute position
lui fut immédiatement donnée dans la congrégation (Jes
missionnaires de Saint-Laurent. Le père Ponsard, assis-
tant du supérieur général, venait de mourir à Lorient ;
le père Hillereau fut appelé à le remplacer, en même
temps qu'il fut chargé de la direction des noviciats.
Les saintes filles que nous appelons si justement nos
sœurs, et que ma plume ne peut pas rencontrer sans
leur rendre l'hommage qu'elles méritent, connaissaient
toutes les grandes qualités du père Hillereau ; aussi
accueillirent-elles sa nomination avec une grande joie»
Il ne devait pas rester longtemps à diriger leurs pas
dans la voie où elles étaient entrées, d'autres devoirs
allaient l'appeler dans des régions lointaines.
Par un bref en date du 22 mai 1832, le pape Grégoire
XVI, sur l'avis conforme des cardinaux auxquels l'œuvre
de la Propagande était confiée, le nomma évêque de
Galédonie et visiteur apostolique de Smyrne, en rem-
placement de Mgr Gardelli, lui donnant des pouvoirs
très étendus sur l'Église qu'il allait administrer.
L'humble missionnaire, ne se croyant pas à la. hauteur
de la dignité à laquelle il venait d"être appelé, écrivit à
Rome pour demander que cet honneur fût donné à un
plus digne ; mais il fut fait violence à sa modestie, et,
sur l'invitation impérative qu'il en reçut, il lui fallut
dire adieu à la maison qui lui était chère, et où il laissait
tant de regrets. Il quitta Saint-Laurent le 20 juin 1832,
s'arrêta à Toulon, d'où, après avoir donné aux Filles de
la Sagesse de cette ville sa dernière retraite, il se rendit
auprès du Saint-Père, pour recevoir la consécration
épiscopale. Il séjourna quelques mois à Rome, et ce ne
T. III 40
i70 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
fut qu'au commencement de l'automne qu'il s'embarqua
pour sa destination nouvelle. La frégate qui le trans-
portait était commandée par le capitaine Bruat. Dans
des voies bien différentes, tous deux devaient avoir de
grandes destinées et se rencontrer encore : vingt-trois
ans plus tard, l'amiral Bruat, à la tête de la flotte fran-
çaise, saluait à Gonstantinople le chef de l'Église d'Orient.
Victimes de leur dévouement, tous deux, peu de temps
après, succombaient aux atteintes du même fléau.
L'érection de Smyrne en archevêché, pour le culte ca-
tholique, remonte au XlVe siècle. Après la consomma-
tion du schisme grec, en 1721, à la suite de difficultés
survenues entre l'archevêque et le consul français, il fut
supprimé. En 1818, le vicariat de Smyrne fut de
nouveau érigé en archevêché par le pape Pie VIL
Un des plus grands Pères de l'Église, un glorieux
apôtre de l'Évangile, saint Polycarpe, avait été évêque
de Smyrne ; c'est lui qui envoya dans la Gaule deux de
ses disciples, Pothin et Irénée, pour y porter la parole
de Dieu. Cette parole avait été féconde, et aujourd'hui,
de la terre où la semence divine avait produit des fruits
miraculeux, partait, pour la rapporter à ceux qui n'en
conservaient plus la mémoire, un autre évêque pénétré
des mêmes vertus et du même zèle. Voulant suivre
l'exemple et les leçons du grand saint qu'il avait pris
pour modèle, il était bien décidé à ne jamais s'écarter
de la recommandation que cet illustre apôtre faisait à
son clergé : « Il faut que le prêtre soit porté à l'indul-
gence, compatissant envers tous, occupé à ramener les
brebis égarées, à visiter tous les malades ; plein de
zèle pour la veuve, pour l'orphelin, pour le pauvre ;
MONSEIGNEUR HILLEREAU 171
toujours attentif à faire le bien devant Dieu et devant
les hommes, à éviter toute colère, toute préférence,
tout jugement injuste ; entièrement affranchi de malice,
de cette légèreté qui voit le mal trop facilement, et
d'une certaine sévérité qui juge avec trop de rigueur, il
faut qu'il sache que nous avons tous une dette à payer
pour quelques péchés. »
Dans l'Asie-Mineure où se trouvaient autrefois tant
d'églises florissantes, la mission de Smyrne avait seule
conservé au culte catholique un évêque et des temples
saints ; partout ailleurs, le schisme et l'hérésie levaient
une tête audacieuse et régnaient en souverains. Son
étendue était considérable, elle comprenait deux îles :
Mételin, l'antique Lesbos, autrefois si célèbre, et Gos,
patrie d'Hippocrate, dont le nom a été changé en celui
de Stanohio. En dehors de ces deux îles, elle s'étendait
sur le continent ; tout le littoral de la Méditerranée,
depuis les Dardanelles jusqu'à la province d'Anatolie,
dans une profondeur que l'on estimait à cinq jours de
marche, lui appartenait. Là se trouvaient des villes
célèbres, et, plus brillante que toutes les autres, Ephèse,
dont le temple avait été une des sept merveilles du
monde, Ephèse où le christianisme éleva une de ses
premières églises. Monuments du paganisme et monu-
ments de la vraie foi en ont également disparu. La ville
où Diane avait ses autels, la cité sainte où se retira la
mère du Christ, où saint Jean FÉvangéliste fit entendre
sa voix, où s'assembla le troisième concile œcuméni-
que, n'est plus qu'un monceau de ruines.
Arrivé à Smyrne dans les premiers jours du mois de
décembre 1832, Mgr Hillereau prit soin de s'informer des
172 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
ressources que pouvait lui offrir cette ville, bien moins
au point de vue de la vie matérielle que de la vie de
l'esprit. Il la trouva peuplée de quatre-vingt mille Turcs,
de quarante mille Grecs hérétiques, d'un grand nombre
d'Arméniens hérétiques également, de protestants et de
juifs. Chaque religion avait un quartier à part groupé
autour de son église. Les Grecs et les Arméniens étaient
dirigés par un archevêque qui habitait la ville. Ces
derniers firent très bon accueil à Mgr Hillereau, sans
paraître disposés toutefois à revenir à l'unité catholique :
à côté des hérétiques de toutes les sectes, il ne se trou«
vait que sept mille catholiques dispersés dans la ville et
dans deux villages peu éloignés. Tous n'appartenaient
pas au même rit : les rits arménien, grec, maronite et
syrien y comptaient des adhérents. Dans tout le reste
de l'Anatolie, on ne trouvait pas plus de deux cents ca-
tholiques qu'un missionnaire visitait une fois l'an. Ce
missionnaire était si peu rétribué que, sa tournée faite,
il était obligé de rentrer dans sa famille pour y chercher
des moyens d'existence.
Dans la ville de Smyrne, le culte catholique n'avait
que deux églises, l'une appartenant aux pères Capucins,
l'autre aux pères Récollets ; l'archevêque et le clergé
séculier en étaient dépourvus. A la belle saison, quand
les familles catholiques quittaient la ville pour la cam-
pagne, un prêtre de leur religion venait dire la messe
dans la maison de l'une d'elles, et toutes les autres s'y
réunissaient pour l'entendre.
Autrefois il y avait à Smyrne quatre maisons reli-
gieuses, une de Capucins, une de .Récollets, une de
Jésuites, une de Dominicains. Quand Mgr Hillereau prit
MONSEIGNEUR HILLEREAU 173
possession de son diocèse, il ne s'en trouvait plus que
trois, la première appartenait aux Capucins, la seconde
aux Récollets, la troisième aux Lazaristes. Dans cette
dernière, Mgr Hillereau rencontra un compatriote. Le
père Gloriot, supérieur de la maison, était né comme
lui dans le diocèse de Luçon.
Des deux paroisses catholiques de Smyrne, l'une, sous
la protection de la France, appartenant aux Capucins,
suscita quelques ennemis à Mgr Hillereau, quand il
fut devenu vicaire apostolique de Constantinople ;
l'autre, placée sous la protection de l'Autriche, portait
le nom de paroisse italienne. Au nombre des membres
du clergé catholique, six prêtres avaient fait leurs
études à Rome, au collège de la Propagande. Pour
l'exercice complet de son ministère, il eût été néces-
saire que le clergé catholique possédât la connaissance
des différentes langues qui se parlaient à Smyrne, de la
langue grecque en particulier, et il était loin d'en
être ainsi. Les missionnaires avaient à lutter avec bien
d'autres difficultés. Sils voulaient conserver la liberté
du culte, ils devaient s'interdire toute tentative de pro-
sélytisme auprès des Turcs. D'un autre côté, les Juifs,
très attachés à la Synagogue, les recevaient fort mal,
et les Grecs, orgueilleux et ignorants, traitaient de
chiens les chrétiens de l'Eglise latine. Si l'un d'entre
eux, ce qui était presque sans exemple, se convertissait
à la religion catholique, il était conspué par ses anciens
coreligionnaires et en butte à toutes sortes de vexations.
Parmi les Arméniens seulement, il élait possible de faire
des recrues ; plusieurs se montraient disposés à rentrer
dans le giron de l'Eglise, mais la crainte de leur arche-
T. III 10.
174 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
vêque les retenait dans l'hérésie, les primats de cette
nation usant de rigueurs incroyables contre ceux qui ne
faisaient pas acte de soumission absolue à leur évêque.
Mgr Hillereau se trouvait en outre en présence de
missionnaires protestants dont la propagande se faisait
plus encore par des distributions d'argent que par des
distributions de bibles -, en présence encore des scep-
tiques, des indifférents, des esprits forts, très nombreux
à Smyrne, prêchant la tolérance en matière religieuse,
et n'en poursuivant pas moins les catholiques de leurs
sarcasmes et de leurs invectives.
Au milieu de toutes ces difficultés, Mgr Hillereau avait
la consolation de trouver des catholiques inébranlables
dans leur foi, pre^ique tous fréquentant les églises, même
les jours de travail. Dans leurs deux paroisses il n'existait
pas moins de sept confréries.
La multiplicité des langues et l'antagonisme, qui
régnait de nation à nation, présentaient bien des obs-
tacles à la propagation de la foi. Pour être compris de
tous ceux qui fréquentaient les églises catholiques, il
fallait prêcher en quatre ou cinq langues différentes.
Dans la société européenne, c'était toujours la langue
française que l'on parlait de préférence.
Mgr Hillereau ne commença sa visite apostolique que
trois mois après son arrivée à Smyrne ; à son retour,
il expédia à Rome un de ses prêtres pour faire connaître
à la Congrégation de la Propagande les résultats de
cette visite, pour entrer à ce sujet dans des explications
étendues, et aussi pour accélérer des actes qui, quelque-
fois, se faisaient un peu attendre.
Dans une longue lettre qu'il écrivait à Mgr de Luçon,
MONSEIGNEUR HILLEREAU 175
il lui disait qu'à l'aide des ressources que l'Œuvre de
la Propagande et d'autres bienfaiteurs de l'Église lui
fourniraient, il espérait créer de nouvelles paroisses,
améliorer la position des prêtres, entretenir deux mis-
sionnaires.
Dès les premiers jours de son arrivée, dans la pensée
que sa mission à Smyrne serait de longue durée, Mgr
Hillereau avait demandé à Rome l'admission du secré-
taire de Mgr Gardelli au collège de la Propagande,
espérant sans doute qu'avec l'instruction qu'il y puise-
rait, il pourrait un jour lui être d'une grande utilité.
Mais il lui fut répondu par un refus, les religieux
reçus prêtres pouvant seuls entrer dans cette institution
et le secrétaire de Mgr Gardelli ne l'étant pas encore.
Le secrétaire de la Propagande l'informait en même
temps que, pour donner des congés aux religieux atta-
chés à la mission de Smyrne, il devait s'entendre au
préalable avec le préfet de la mission de Gonstantinople.
Ge petit désagrément fut suivi, quelques mois après,
d'une mesure sur le caractère de laquelle Mgr Hillereau
se méprit, et qui lui fut très pénible. Enflammé d'une
sainte ardeur, il avait fait traduire par un des Lazaristes
de Smyrne, en grec vulgaire, V Imitation de Jésus-Christ
ainsi qu'un catéchisme. Puis, après s'être occupé du
troupeau, songeant aux pasteurs qui en avaient la garde,
il avait réuni dans une retraite tous les prêtres de
Smyrne, lesquels s'y étaient trouvés au nombre de
vingt-neuf. Il avait en outre ouvert des conférences qui
se tenaient tous les quinze jours. Les devoirs et les
vertus du clergé, des questions théologiques et l'expli-
cation de l'Écriture en étaient tour à tour le sujet. De
176 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
renseignement passant à la pratique, il avait créé une
œuvre de la Propagation de la Foi en union avec celle
de la France. Il se préparait enfin à d'autres travaux
apostoliques, quand un nouveau bref le nomma coadju-
teur de Mgr Gorezzi, vicaire apostolique du patriarchat
de Gonstantinople, avec le titre d'archevêque de Pétra.
MgrHillereau crut à une disgrâce. Dans une supplique
qu'il adressa à la Sacrée Congrégation, il la priait de
lui permettrede venir se justifier devant elle, et deman-
dait, en même temps, qu'il lui fût donné un successeur
à Smyrne.
Le cardinal-préfet lui répondit que, loin d'avoir à
s'en plaindre^ la Sacrée Congrégation n'avait qu'à se
louer de ses œuvres, qu'elle avait voulu lui en donner
la preuve en l'appelant à un poste aussi important que
celui qu'il allait occuper, le grand âge de Mgr Corezzi
exigeant qu'il eût un coadjuteur. Le cardinal ajoutait
qu'il n'y avait pas lieu à pourvoir immédiatement à son
remplacement à Smyrne; que, jusqu'à nouvel ordre, il
conserverait le titre de vicaire apostolique de cette
mission, en même temps qu'il resterait chargé de son
administration -, qu'en conséquence il ne devait plus
être question d'un voyage à Rome, voyage rendu com-
plètement inutile par l'explication qui venait de lui
être donnée, et son absence ne pouvant avoir d'autre
résultat que de laisser le diocèse de Gonstantinople dans
un grand embarras.
Au moment où un coadjuteur lui fut donné, Mgr Co-
rezzi était gravement malade. Sa santé s'étant rétablie
plus tôt qu'on ne le pensait, Mgr Hillereau ne se rendit
pas immédiatement auprès de lui. Nous le trouvons
MONSEIGNEUR HILLEREAU l77
encore à Smyrne dans les premiers jours de Tannée
1834. A la date du 3 janvier, il écrivait de cette ville,
pour accuser réception d'une somme de 4800 livres qui
lui avait été allouée par l'œuvre de la Propagande. Il
réclamait en même temps quelques ornements destinés
aux églises de Smyrne qui en étaient complètement
dépourvues, ornements indispensables au milieu de ces
peuples qui dominent tout à l'eœtérieur et ne jugent
que par la vue.
Peu de temps après, Mgr Bonami vint prendre pos-
session du siège apostolique de Smyrne. Nommé d'abord
évêque de Babylone, Mgr Bonami n'avait pu dépasser
Alger où il avait séjourné toute une année. Le
Souverain Pontife avait alors cbangé sa mission pour
celle de Smyrne. Mgr Hillereau lui abandonna non
seulement tout ce qu'il avait reçu de la Sacrée Congré-
gation, mais aussi d'autres objets qui lui appartenaient
en propre.
Lorsqu'il arriva dans la capitale de l'empire ottoman,
sur une population de six cent mille âmes, la ville des
Constantins ne comptait plus que dix mille cbrétiens
appartenant à l'Eglise latine et soumis à la domination
turque. Il s'y trouvait aussi des Arméniens, des Grecs,
des Maronites, des Syriaques, non sujets du sultan et
restés fidèles à la religion catholique. Le clergé latin se
composait de douze prêtres levantins, de vingt religieux,
européens pour la plupart, appartenant aux ordres de
Saint-François et de Saint-Dominique. Huit mission-
naires Lazaristes et trois frères possédaient deux col-
lèges, l'un dans le faubourg de Péra, l'autre dans celui
de Galata, quartiers de la ville affectés aux Francs
178 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
depuis des siècles. Il n'y avait point de couvent do
femmes ; seulement une trentaine de personnes du sexe
faisaient profession de la vie religieuse, et habitaient
des maisons particulières.
L'Eglise latine y comptait six églises : deux églises
paroissiales, Saint- Antoine, au faubourg de Péra, Saint-
Pierre, au faubourg de Galata, sous la protection du
gouvernement français ; une troisième église paroissiale,
Sainte-Marie, située au faubourg de Péra, sous la pro-
tection autrichienne -, Saint-Benoît, desservi par les
missionnaires Lazaristes, Sainte-Trinité, détruite par
un terrible incendie et à moitié relevée de ses ruines ;
enfin Saint- Georges, attenant à l'hôpital français.
Pendant que les minarets et les riches mosquées
resplendissaient sous les raj^ons du soleil, les églises
catholiques, la plupart basses et humides, bâties dans
des culs- de-sac et dans des milieux insalubres, présen-
taient le spectacle le plus affligeant. L'intérieur du
temple répondait à l'extérieur de l'édifice : tout était
pauvre, mesquin et triste ; tout y révélait la négligence
et la misère.
Loin de se laisser effrayer par les difficultés qui se
présentaient devant lui, Mgr Hillereau trouva dans son
âme la confiance et la force nécessaires pour en triom-
pher -, les difficultés étaient grandes pourtant et tenaient
à des causes diverses. La question matérielle, quelque
considérable qu'elle fût, était peu de chose à côté des
dispositions qu'ilrencontrait dans les esprits. Relever les
bâtiments n'était pas le plus pressé, il fallait d'abord re-
lever les âmes, ramener à TÉglise celles qui s'en étaient
écartées, travailler enfin à la conversion des infidèles.
MONSEIGNEUR HILLEREAU 179
Pour les Turcs, il ne fallait pas y compter, la loi de
Mahomet punissant alors de la peine capitale ceux qui
abandonnaient le Coran pour l'Evangile ; chez les
Grecs, chez les autres chrétiens hérétiques, ainsi que
chez les Juifs, les dispositions étaient tout aussi hostiles.
Les évêques grecs et arméniens, chefs de leur gouver-
nement, avaient le droit, sur un avis conforme du
Conseil des Primats, d'appliquer à ceux de leurs
coreligionnaires qui revenaient au catholicisme, les
peines les plus sévères : l'emprisonnement, l'exil, la
mort même. Seuls d'ailleurs, les Arméniens montraient
un secret penchant pour la foi catholique, mais ce
penchant et leur attachement à la France cédait à la
pression que la Russie, par la voix du patriarche, dont
la résidence se trouvait sur les terres de son empire,
exerçait sur eux.
Quand une menace terrible n'aurait pas été suspendue
sur leur tête, la haine du catholicisme, dont, entre
toutes les _ sectes hérétiques, les Grecs se font plus
particulièrement gloire, suffisait pour les éloigner de
l'Eglise latine. Les vices qui, après avoir refroidi la
charité, ont fini, au IX^ siècle, par l'éteindre entière-
ment, restaient toujours les mêmes : l'orgueil, les
antipathies de nations, la cupidité, la crasse ignorance,
mère du fanatisme, ont passé de générations en généra-
tions, sans que, pendant plus de mille années, le temps,
sous les coups duquel tombent les monuments et les
empires, ait pu les ébranler. Ce sont toujours ces
mêmes hommes que des discussions théologiques empê-
chèrent, au temps des Croisades, de consolider l'empire
de Byzance, et qui, au XV^ siècle, lorsque Mahomet II
d80 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
allait faire de Sainte-Sophie une mosquée, préférèrent
tomber sous le joug des Musulmans que d'accepter les
secours offerts par les Latins. Le clergé grec, si fier, si
dédaigneux, est pourtant loin d'avoir la supériorité à
laquelle il paraît prétendre. On en jugera par l'étendue
des connaissances exigées par le patriarche pour donner
l'autorisation au clergé. Savoir lire les livres de liturgie
sans toujours les comprendre, voilà tout ce qu'on leur
demande. C'est surtout au défaut d'instruction et à
d'odieuses traditions qu'il faut attribuer les mauvais
sentiments dont ce peuple se montre animée sentiments
réprouvés par la religion qu'il pratique. Aveuglément
obstiné dans son erreur et opiniâtre dans ses manies,
s'il n'est pas dépourvu de toutes les qualités de Tesprit
et du cœur, il n'en faut pas moins à ceux qui travail-
lent à le ramener à la foi, une patience angélique et un
grand courage.
Gomme coadjuteur de Mgr Corezzi, Mgr Hillereau
n'avait pas des pouvoirs assez étendus pour satisfaire
au zèle religieux qui le transportait. Le grand âge du
vicaire apostolique de Conslantinople et l'ébranlement
de sa santé, en le rendant peu propre à l'accomplisse-
ment d'œuvres importantes, Lavaient forcé d'abandonner
à son coadjuteur la plus lourde charge de sa mission ;
mais le prélat français sentait toujours la main de son
supérieur, et ne voulait pas commander quand son
devoir était d'obéir.
I<e 7 mars 1835, Mgr Corezzi ayant terminé, à l'âge
de quatre-vingts ans, sa longue carrière, un bref de
Pie YII appela Mgr Hillereau à lui succéder.
Placé à la tête de l'Église catholique de Constant!-
MONSEIGNEUR IIILLEREAU 181
nople, ayant désormais toute la responsabilité de sa
mission, le nouveau vicaire apostolicfue se trouvait à la
hauteur de la position qui lui était faite. Une occasion
d'affirmer sa foi et de déployer sa bannière allait s'offrir
à son zèle, il la saisit avec empressement. Jusque-là, la
procession de la Fête-Dieu s'était faite assez obscurément
et seulement dans les quartiers francs de Péra et de
Galata, autour des églises catholiques. Mgr Hillereau
résolut de lui donner un éclat inaccoutumé et de la faire
sortir des limites qu'elle n'avait pas encore osé franchir.
Tous les élèves du collège français, habillés en enfants
de chœur, et une confrérie de laïques, revêtus de cos-
tumes religieux, lui servirent de cortège. Les ornements
de toutes les églises furent mis à contribution pour
ajouter à Téclat de la cé'rémonie. Une statue en argent,
probablement la seule de ce métal précieux que possé-
dassent les catholiques, réprésentait l'image du Christ
au moment où, vainqueur de la mort, il sort de la tombe
pour remonter à la droite de Dieu son Père. Des membres
de la confrérie la portaient sous un dôme d'argent, et
les rayons du soleil lui donnaient un éclat éblouissant.
Entouré de tout son clergé et des prêtres de diverses
communautés, l'archevêque de Pétra présentsrit le Saint
-Sacrement aux regards d'une foule émue et recueillie.
Les kavas turcs, sorte de gardiens de la paix, dont il
avait cru prudent de se faire accompagner, lui devinrent
tout à fait inutiles. Toutes les religions, toutes les sectes,
si nombreuses dans la capitale de l'empire ottoman, lui
témoignèrent le plus profond respect. Chose singulière
et qui paraîtra bien surprenante après ce que nous ve-
nons de dire des prélats grecs, un de leurs évêques, qui
T. ni 11
182 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
gouvernait une église voisine, n'eut pas plutôt appris
que la procession, sortie de son enclos, s'avançait de son
côté, qu'il s'empressa, pour lui faire hommage, d'ouvrir
les portes de son église et d'en faire sonner les cloches.
Dans une visite que Mgr Hillereau lui fit, quelques
jours après, le prélat dissident lui exprima le regret de
n'avoir pas été prévenu à l'avance du passage de la pro-
cession, affirmant qu'il se serait trouvé en habits sacerdo-
taux avec son clergé, à la porte de son église, qu'il aurai t
encensé le Saint Sacrement, et que les Grecs des rues
que la procession avait traversées, auraient jeté des
fleurs et des eaux de senteur sur son passage, ou plutôt
sur celui de Notre-Scigneur. — {Annales de la Propa-
gation de la Foi, année 1839.)
Quatre ans après, la même fête fut célébrée au même
lieu, avec une magnificence sans égale. Cinq évêques de
quatre rits différents et un sixième, auquel il ne man-
quait que la cérémonie du sacre, s'y trouvèrent réunis.
Tous voulurent représenter leur nationalité et montrer
aux sectes hérétiques que les rits divers sanctionnés par
le Souverain Pontife, n'ont pas détruit l'unité catholique.
Ce fut encore Mgr Hillereau Ijui, dans cette cérémonie,
porta le Saint Sacrement, aj^ant à ses côtés Mgr Borchi,
évêque nommé de Beihsoïàe in partibus , et l'évêque
chaldéen Mospul. Deux évêques arméniens, l'un arche-
vêque primat, l'autre archevêque démissionnaire, les
attendaient à la porte de leur église et se réunirent à eux.
Tout le clergé latin, tout le clergé arménien, entouraient
les chefs de l'Église. C'était, suivant l'expression de Mgr
Leleu, préfet apostolique des Lazaristes à Constanti-
nople, auquel j'emprunte ce récit, c'était l'Europe et
MONSEIGNEUR HILLEREAU J83
l'Asie réunies dans un temple catliolique, pour se
donner le Miser de paix.
A ce nombreux clergé servaient d'escorte le collège
français et soixante jeunes filles vêtues de blanc, divisées
en trois groupes que distinguaient des ceintures de cou-
leur différente. Ces groupes étaient dominés par la sta-
tue du Christ dont nous avons parlé, par une statue de
rimmaculée-Conception et une image de sainte Philo-
mène.Des chœurs faisaient entendre de saints cantiques,
et, par l'harmonie de leurs chants, semblaient inviter
tous les dissidents de l'Église, si nombreux à Gonstanti-
nople, au concert des âmes.
L'effet de cette cérémonie fut immense sur tous, et
plus particulièrement sur les femmes turques, que la
pompe des fêtes trouve toujours si impressionnables.
Dans leur admiration, elles levaient les yeux au ciel,
rendant grâce à Dieu et lui demandant de vivre
assez pour revoir de telles splendeurs auxquelles elles
donnèrent le nom de fêtes des roses. Dans cette solennité
où dominait le caractère français, le sentiment patrio-
tique s'était mêlé au sentiment religieux. Emblèmes de
deux puissances toujours unies, la croix et le drapeau
de la France apparaissaient à côté l'un de l'autre sur la
tour de l'église paroissiale. « Je vous avoue que, ce jour-
là, je ne me croyais pas chez les Turcs, » a dit un témoin
de cette scène sublime. De la capitale de l'empire otto-
man, sa pensée se reportait- elle sur Paris, alors la
capitale du monde civilisé ? Hélas ! ce n'est plus sur les
bords de la Seine qu'il tournerait aujourd'hui ses regards.
Depuis, Paris a appartenu aux brigands et aux assassins.
On a pillé ses églises, massacré ses archevêques, perse-
184 mOGHAPIIlES VENDÉENNES
cutè les religieuses, proscrit le culte de Dieu. On a pu
croire un instant que, pour trouver l'esprit de tolérance
dont nous sommes de si singuliers apôtres, il faudrait
se transporter chez les Turcs. Là, du moins, sous la
protection du croissant, la croix est respectée; là, la
procession de la Fête-Dieu se fait encore librement.
Le vicariat apostolique de Mgr Hillereau s'étendait
sur de vastes provinces. 'En Europe, il comprenait la
Thrace et la Macédoine ; en Asie, toute l'Asie Mineure,
Smyrne exceptée. Les îles de Candie, de Rhodes, de
Mételo, de Ténédos et quelques autres encore en fai-
saient partie. Pour produire d'abondantes moissons, un
champ aussi étendu demandait bien des bras, et le
troupeau qu'il nourrissait, dispersé sur des régions
lointaines, ne pouvait recevoir souvent la visite du
pasteur. Là se trouvaient tous les catholiques. Syriens,
Ghaldéens, Grecs, Maronites, etc., î^ans distinction de
rits. Seuls, les Arméniens, pour lesquels le Saint-Siège
avait érigé un archevêché à Gonstantinople, ne dépen-
daient pas de la juridiction du vicariat apostolique
français. Longtemps leur gouvernement avait relevé des
deux patriarches hérétiques, grec et arménien, mais un
firman venait de le confier à l'archevêque arménien
catholique. Ce fut à la sollicitation de Mgr Georges
Hysse, évêque du rit syriaque de Mossul, converti à la
religion catholique par Mgr Goupperie^ qu'eut lieu
cette réunion de tous les catholiques rayas des pro-
vinces, au grand mécontentement des chefs hérétiques,
qui travaillaient à détruire l'unité catholique avec la
même ardeur que d'autres s'appliquaient à la rétablir.
Chose bien digne de remarque et qui montre combien,
MO^'^iEIGNEUR IIILLEREAC 185
dans leur haine aveugle contre les catholiques, les sec-
taires mettent plus de passion que les infidèles, pendant
que les premiers s'épuisaient en efforts impuissants pour
convertir un des ministres du sultan et le rendre hostile
aux catholiques, « celui-ci se faisait indiquer les pas-
sages de l'Evangile qui établissent la primauté de saint
Pierre, pour les lire lui-même dans une traduction
turque des livres saints qu'il avait dans sa biblio-
thèque *. »
Avant de commencer sa tournée pastorale, Mgr Hille-
reau dut s'occuper de faire à son église paroissiale des
réparations dont le besoin était si urgent que le temple
du Seigneur allait tomber en ruines, s'il n'y était pas
pourvu immédiatement. Une partie des fonds envo3^és
au vicaire apostolique de Gonstantinople par l'Associa-
tion de la Propagation de la Foi fut consacrée à cette
œuvre. Mais, comme il arrive trop souvent en pareil
cas, les dépenses ayant excédé de beaucoup ses prévisions,
Mgr Hillereau se vit dans la nécessité de contracter des
dettes. C'était la première fois que semblable chose lui
arrivait, ce ne fut pas la dernière. Souvent son zèle lui
fit outrepasser ses ressources. La confiance qu'il avait
dans la Providence le rassurait ; il ne doutait pas qu'il
trouverait un jour une main généreuse pour lui venir en
aide. Il ne fut pas trompé dans son attente. L'incendie
allumé dans le quartier de Péra, en 1834, n'avait épar-
gné ni les églises, ni l'archevêché. A son arrivée à
Gonstantinople, Mgr Hillereau n'eut pour se loger qu'un
chétif appartement, qui rappelait le presbytère dans
* Lettre de M^r Hillereau à M. Gouraud,
186 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
lequel le père Beaudouin s'était installé, lorsque, à son
retour d'Espagne, la paroisse de la Jonchère avait été
confiée à son ministère. Beaucoup plus soucieux de la
maison du Seigneur que de la sienne propre, Mgr Hil-
lereau s'était occupé tout d'abord de réparer et d'orner
son église ; l'état de délabrement où il l'avait trouvée
était tel, que, dans l'impossibilité d'y célébrer le sacrifice
de la messe, la chapelle d'un couvent de réguliers située
dans son voisinage avait été mise à sa disposition. Ce
n'était qu'après l'avoir restaurée, qu'il avait songé à
agrandir le palais épiscopal — palais est un mot bien
ambitieux appliqué à une si chétive demeure — trop
étroit pour recevoir un clergé dont la position était
vraiment lamentable. Tout, en eff'et, manquait à son zèle,
tout manquait à ses besoins. Sans églises, et dans le
dénuement le plus absolu, ses prêtres se voyaient forcés,
pour subvenir à leur misérable existence, d'accepter des
prêtres réguliers — seuls possesseurs de toutes les
paroisses et par conséquent des ressources de leurs
églises — les places les plus humbles. Ce fut dans l'in-
tention de pourvoir à leur logement que Mgr Hillereau
releva la maison de Saint-Georges, autrefois habitée par
les vicaires apostoliques, en construisit une à côté, en
acheta enfin trois autres, qui n'offraient pas sans doute
tout le confort désirable puisqu'elles étaient en bois,
mais qui pouvaient pourtant servir d'abri et de refuge.
Pendant quelque temps, Mgr Hillereau n'avait eu
auprès de sa personne que deux prêtres indigènes. Les
autres prêtres séculiers, sortis des îles de l'archipel, ne
trouvant pas, dans l'exercice de leur ministère, des res-
sources suffisantes, vivaient misérablement au sein de
I
MONSEIGNEUR HILLEREAU 187
leurs familles qui avaient quitté des rochers arides pour
venir demeurer avec eux à Gonstantinople. Ce fut pour
s'entourer d'ecclésiastiques instruits qu'il envoya quel-
ques jeunes gens au collège de la Propagande à Rome. En
écrivant ces lignes, nous avons sous les yeux une lettre
du cardinal Transoni, par laquelle ce prélat l'autorise,
suivant la demande qu'il en a faite, à envoyer un
élève au collège Urbano, lui promettant que, plus tard,
d'autres pourront être admis dans la même maison.
Le vicaire apostolique ne se bornait pas à veiller sur
ceux qui l'entouraient, ses regards s'étendaient au loin.
Par ses soins, des chapellenies s'élevèrent en dehors de
Gonstantinople, des établissements religieux furent créés
à Scutari, à Gadi-Kené, à Brousse, à Varna, à San-Stefano'
ailleurs encore. Pour toutes ces fondations, il fallait des
sommes considérables et une conduite habile qu'impo-
saient les circonstances. La cupidité des fonctionnaires
musulmans ne cédait jamais, en effet, qu'à des arguments
pécuniaires. Pour bâtir une église, on devait tout d'abord
être muni d'un firman. Le demander au grand Vizir,
faire intervenir, à cet effet, l'ambassadeur de France,
c'était s'exposer à un refus et créer des embarras à notre
diplomatie. Mgr Hillereau s'y prenait autrement et
trouvait beaucoup plus simple de s'en passer. Il commen-
çait par élever des murailles qui n'avaient aucun
caractère architectural et auquel il se gardait bien de
donner le nom qu'elles devaient porter, prenant soin d'en
cacher aux yeux, par de minces cloisons, les dispositions
intérieures, et, quand tout était fini, les faisait disparaître;
ornait les murs de saintes images et consacrait un
nouveau temple au Seigneur. L'attention des Turcs
188 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
était-elle éveillée avant rachèvement de l'éclifice ?
Recevait-il de Fautorité la défense de bâtir ? Il savait ce
que cela voulait dire^ et suspendait ses travaux avec la
certitude de pouvoir les reprendre bientôt. Comme il
n'y avait qu'à donner de l'argent pour lever l'interdit^
Mgr Hillereau s'exécutait, et Thonnête agent, en empo-
chant la somme, devenait aveugle et laissait faire. Il lui
arrivait pourtant quelquefois de recouvrer la vue avant
que la construction de l'église fût achevée ; l'emploi du
même moyen avait le même succès. Après les agents des
bâtiments, venaient les ouvriers, les fournisseurs de
matériaux, bande de filous sur lesquels il fallait avoir
toujours les yeux ouverts. Mgr Hillereau ne les perdait
pas de vue, et, malgré les rebuts, les contrariétés, les
épreuves de toute nature, triomphait des obstacles.
Les missions du Levant ne ressemblent point à celles
de la Chine et de l'Amérique. Dans les dernières, le
prêtre s'efforce de faire pénétrer dans l'âme des idolâ-
tres les principes du christianisme ; dans les premières,
il travaille à ramener dans le sein de l'Eglise ceux qui
s'en sont éloignés. Pour être de nature différente, les
difficultés sont égales, et le danger que court le mission-
naire est peut-être plus grand à Gonstantinople qu'à
Pékin. Nous avons dit avec quel entêtement les sectes
religieuses de l'Orient s'enfoncent dans leur erreur, et
quels efforts surhumains il faut faire pour les en tirer.
Si les missionnaires chargés de ce soin n'ont pas à
craindre le martyre, s'ils ont moins à redouter, dans
l'empire ottoman que dans l'empire chinois, les violences
corporelles, ils sont bien souvent exposés à un fléau qui
fait plus de victimes encore. Dans ce malheureux pays.
MONSEIGNEUR HILLEREAU l89
OÙ les soins hygiéniques les plus élémentaires sont
négligés, la peste est presque endémique. Vue de loin,
lorsqu'elle est éclairée par les feux éblouissants du
soleil, la grande cité offre à l'œil ravi des splendeurs
dont le speclacle n'a pas son pareil dans l'univers en-
tier. Mais si l'étranger, émerveillé de tant de beautés,
veut rester sous le charme de leur enchantement, qu'il
se borne à les contempler du Bosphore et qu'il se garde
bien de descendre à terre. S'il pénétrait en effet dans
l'intérieur de la ville, quelle désillusion, quel mépris pour
un peuple si favorisé de la nature et si croupissant dans
la fange, n'éprouverait-il pas à l'aspect de tant d'insou-
ciance ! Les regards se détournent involontairement
des superbes monuments de la ville impériale, pour se
porter sur des immondices dont l'odorat est frappé
avant que la vue n'en soit blessée. Rien ne peut donner
l'idée de la malpropreté et de la puanteur des rues dans
lesquelles la police, quelle police que celle de Gonstan-
tinople! laisse, sans les faire enlever, toutes les ordures
et jusqu'aux chiens crevés, dont les émanations mias-
matiques infectent l'air que l'on respire. Indépendam-
ment de l'horreur bien naturelle qu'inspirent des chairs
qui se corrompent et tombent en lambeaux, les Turcs
devraient pourtant comprendre qu'aux entours de tels
charniers, vont se développer des foyers infectieux
dont ils pourront être les premières victimes. Mais le
fatalisme est là, les détournant de prendre les précau-
tions les plus simples et les plus urgentes. Quand le fléau
viendra à éclater, les grands s'enfermeront dans leurs
palais, loin de la demeure du pauvre, plus particu-
lièrement exposée à la contagion. Le prêtre catholique
T. ni 11.
190 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
aura une conduite tout opposée ; toujours prêt à por-
ter les consolations de la religion au plus pauvre comme
au plus riche, il bravera la mort sans hésitation et
sans crainte.
La maladie a-t-elle fini ses ravages, il lui reste une autre
tâche à remplir. Les veuves et les orphelins lui tendent
la main; il faudra les vêtir,les loger, leur donner du pain.
Il n'y avait pas longtemps que Mgr Hillereau occupait
le siège apostolique de Gonstantinople, quand la peste
y fit son apparition : elle s'étendit rapidement dans
tous les quartiers de la ville, gagnant de proche en
proche les villages environnants. Bien qu'il y fût pré-
paré, et que rien ne pût ébranler la fermeté de son âme,
ce n'est pas sans une profonde émotion que le digne
prélat fut témoin des scènes de désolation, de découra-
gement et d'abandon auxquelles il lui fut donné d'assister.
On mourait dans la rue, sans qu'il se trouvât une main
pour enlever le cadavre devenu un objet d'horreur et
d'eflfroi. Des villages restaient complètement déserts ; on
vo3^ait souvent une porte de la ville fermée longtemps
avant la chute du jour ;ce qui voulait dire que, depuis le
lever du soleil, mille morts avaient déjà passé par là, l'usa-
ge étant, en pareil cas, de la fermer en signe de deuil.
Les prêtres catholiques exceptés, tout le monde fuyait
les pauvres qui, plus que tous les autres, transmettaient
la maladie, et les malheureux mouraient de faim. Infi-
dèles cette fois à cette doctrine que rien ne peut arrê-
ter la main de Dieu, les Musulmans se gardaient bien
de secourir les malades, dans la crainte d'être atteints
par la contagion. Mgr Hillereau ne recula pas devant
le danger. Loin de fuir les lieux empestés, il donna à
MONSEIGNEUR HILLÉREAU 191
son clergé l'exemple du dévouement et de la chanté.
Dans une lettre qu'il écrivait à M. Michaud, prêtre de
Saint-Laurent, lettre que les Annales de la Propaga-
tion de la Foi ont publiée, on trouvera l'émouvant
récit de cette grande calamité.
Mgr Hillereau ne pouvait pas se consoler de la pau-
vreté des églises latines de Gonstantinople. Les églises
arméniennes leur étaient bien supérieures pour la cons-
truction des édifices, pour leur disposition intérieure
pour la richesse des ornements, pour le personnel du
clergé qui ne comptait pas moins de quatre-vingt-dix
prêtres : encore ce nombre était-il insuffisant aux be-
soins du cr.lte. Mais c'était surtout du côté de la mosquée,
autrefois Sainte- Sophie, que se tournaient les regards
affligés du vicaire apostolique. Sainte-Sophie, si riche
en souvenirs, autrefois si pleine de splendeurs ; Sainte-
Sophie, à laquelle quatre cents prêtres étaient attachés;
Sainte-Sophie, qui était à Gonstantinople ce qu'est à
Rome l'église de Saint-Pierre; Sainte-Sophie, livrée
aujourd'hui à l'islamisme, ne connaît plus le culte du
Seigneur ! Le croissant de Mahomet y a remplacé la
croix du Sauveur des hommes. Mais, quoi qu'aient pu faire
le temps et la main des barbares, tout y est encore plein
des magnificences de l'Eglise. Si son dôme, autrefois
tout revêtu de mosaïques, est aujourd'hui dégradé par
les gardiens qui en vendent les débris aux étrangers, les
marbres, les colonnes de porphyre, conservés dans toute
leur beauté, sont encore pour le monde entier un objet
d'admiration. Vainement les infidèles se sont-ils efforcés
de faire disparaître les derniers vestiges des saintes
images; un œil attentif peut encore reconnaître deux
192 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
croix qui, gravées sur le marbre, ont résisté à bien des
tentatives mises en œuvre pour les faire disparaître.
On comprend quelle dut être l'émotion de Mgr Hille-
reau devant toutes ces dégradations. De quelle amertume
son âme ne fut-elle pas abreuvée, quand, pour la pre-
mière fois, il entra dans la mosquée ! Les imans y célé-
braient une de leurs cérémonies. L'empereur Constantin
s'était peut-être agenouillé à la place qu'ils occupaient ;
c'était dans son sanctuaire qu'au cri: « Gloire au pro-
phète! » l'empereur Justinien avait répondu par cette
orgueilleuse exclamation: « Gloire à Dieu, qui m'a jugé
digne d'achever un si grand ouvrage ! Je t'ai surpassé,
Salomon! »
Hélas ! Sainte-Sophie a d'autres pages qu'il faudrait
arracher de son histoire. N'est-ce pas dans sa chaire
qu'eurent lieu ces misérables discussions théologiques
qui étouffèrent, comme l'esprit de parti le fait de nos
jours, les idées d'une saine politique et jusqu'au senti-
ment de conservation de la religion chrétienne ? N'est-
ce pas sous ses voûtes que retentirent les anathèmes
contre l'Église latine ? N'est-ce pas là qu'un peuple en
démence en ferma les portes, refusant les secours qui
lui venaient de Rome? Mais est-ce bien à nous qu'il ap-
partient de flétrir cet esprit de vertige et d'erreur, à
nous qui, dans notre aveuglement, nous préparons peut-
être à la même catastrophe par nos divisions insensées?
Les soins que lui demandait une surveillance de tous
les instants n'empêchèrent point le vicaire apostolique
de Constantinople de visiter son vaste diocèse. Longtemps
l'état sanitaire du pays l'en avait empêché. Dans le cou-
rant de l'année 1838, il pensait le parcourir dans toute
MON?EIGNEUPi HILLEREAU 193
son étendue, mais il ne put y Consacrer que le mois de
juin. Un souffle empesté étant encore venu s'abattre sur
Gonstantinople, d'impérieux devoirs l'y rappelèrent, un
mois après qu'il en était parti.
Mgr Hillereau borna donc sa visite pastorale à la par-
tie delà Géorgie soumise à sa juridiction spirituelle. Pres-
que toute cette province appartient à Tempire russe, et le
czar, voulant que tous ses sujets soient soumis à l'Eglise
dont il est le chef, interdit aux missionnaires l'entrée de
ses États. Force fat donc à Mgr Hillereau de s'arrêter à
Trébizonde où il vit, avec une peine profonde, que les
familles catholiques, presque complètement dépourvues
de secours religieux, tombaient dans l'indifférence en ma-
tière de religion, quand elles ne se montraient pas dispo-
sées à se rapprocher des hérétiques. Ce n'était que de loin
en loin en effet que des missionnaires, en se rendant à
Tiflis, traversaient Trébizonde. Le troupeau ne s'égarant
que parce qu'il n'avait pas de pasteur, Mgr Hillereau son-
gea à y fonder une mission permanente. L'importance de
Trébizonde, ses richesses, son commerce, le concours
d'étrangers qu'on y rencontre, pouvaient la rendre utile
et prospère. C'est au milieu des persécutions des Turcs,
plus grandes là que partout ailleurs, qu'il appartenait
au prélat catholique de planter glorieusement la croix,
au lieu de la tenir d'une main timide et comme voilée.
Quand les Mahométans, les Juifs, les Arméniens, lèvent
fièrement la tête ; quand les Grecs n'y comptent pas
moins de dix églises, beaucoup de chrétiens, catholiques
dans le cœur, cachent leur croyance, et, par crainte ou
par cupidité, professent tout haut l'islamisme pour lequel
ils ont une aversion secrète. Ce n'est pas ainsi que se con-
194 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
duisaient les premiers chrétiens. Faisant peu de cas des
biens de la terre, ils couraient gaiement au martyre,
animés de cette passion toute céleste que l'on a appelée
la folie de la croix.
Mgr Hillereau se joignit à l'archevêque catholique de
Scopée pour demander, sans pouvoir l'obtenir, qu'une
entière liberté de conscience et de pratiques religieuses
lut accordée aux catholiques. Aujourd'hui, cette liberté
n'est plus contestée.
Trébizonde était le centre principal de l'abominable
commerce d'esclaves achetés ou volés en Gircassie. Parmi
les jeunes filles et les jeunes garçons amenés au marché,
Mgr Hillereau remarqua deux enfants, encore au berceau.
De nos jours, il n'en est plus ainsi. La vente publique des
esclaves n'est plus tolérée, et cet odieux trafic ne se fait
pas ostensiblement ; aussi le prix de la marchandise a-
t-il augmenté en raison de la difficulté que Ton trouve
à se la procurer. Il n'est pas rare aujourd'hui de voir
une jeune esclave se payer jusqu'à huit mille francs.
Toutes les grandes fondations où d'illustres apôtres
avaient fait entendre avec tant de succès la parole éman-
cipatrice de l'Évangile, ont disparu du pays. Les Récol-
lets sont les derniers religieux qui, sur cette côte de la
mer Noire, aient eu des établissements. Faute de res-
sources, ils ont été obligés de les abandonner.
L'année suivante, Mgr Hillereau reprit sa tournée
pastorale. Cette fois ce fut vers la mission de Salonique
qu'il commença à tourner ses pas. H y avait cinquante-
sept ans qu'elle n'avait pas été visitée par le vicaire
apostolique de Gonstantinople. Le grand âge de ses deux
prédécesseurs, lorsqu'ils furent appelas au siège de ce
MONSEIGNEUR HILLEREAU 495
diocèse, les avait, empêchés de s'aventurer dans un pays
où Ton ne trouve pas une hôtellerie, où, pendant cin-
quante jours que durent l'allée et le retour, il faut être
toujours à cheval, armé jusques aux dents, et pourvu
de tout ce qui est nécessaire aux besoins de la vie. Bien
que Mgr Hillereau fût loin d'être un athlète, il effectua
heureusement son voyage. Il en fut récompensé par les
démonstrations de respect et de joie que lui témoignèrent
les fidèles qui ne le connaissaient que de nom.
Dans Salonique, Mgr Hillereau se livra bien moins à
la recherche des monuments historiques antérieurs à
la naissance du Christ, qu'à celle des monuments chré-
tiens. Le souvenir des séances du sénat romain, au
temps de Pompée, occupèrent peu sa pensée toute rem-
plie de la mémoire des prédications de saint Paul. Des
traces que l'illustre apôtre a laissées de son passage, il
ne reste que quelques vestiges dont l'authenticité est
fort contestable. Les Turcs n'en spéculent pas moins
sur la curiosité et la crédulité des étrangers. Ils montrent
à ceux qui veulent bien en payer la vue, les débris d'une
chaire, du haut de laquelle ils affirment que le grand
apôtre prêchait les Thessaloniens.
Dans une ancienne église convertie en mosquée, on
voit encore le portrait en mosaïque du Christ et celui
des apôtres ; dans une autre, le tombeau de saint Démè-
trie. Les Turcs ont conservé une tradition chrétienne
fort en opposition avec leurs croyances. Comme le feu
des Vestales, une lampe brûle toujours sur ce tombeau ;
le soin de son entretien est confié à l'iman de la mosquée.
Salonique possède plusieurs églises grecques ; elle a
un archevêque, qui ne compte que soixante prêtres sous
196 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
sa juridiction et huit évoques suffragants. L'archevêque
se montra plein de prévenances pour le vicaire apos-
tolique de Gonstantinople. Non content d'avoir envoyé
deux de ses prêtres le saluer, au moment de son arrivée,
il vint en personne, accompagné d'un nombreux cortège,
lui présenter ses hoQimages. Pendant tout le temps que
MgrHillereau séjourna à Salonique, les rapports entre
les deux prélats furent tels que Mgr Hillereau put
9
espérer que les deux Eglises que sépare un schisme si
regrettable pourraient un jour se réanir.
Après avoir accompli sa mission, Mgr Hillereau prit
congé des catholiques de Salonique dont il confia la
garde à un prêtre lazariste. Les prêtres français de cet
ordre ont remplacé les jésuites qui furent longtemps en
possession de cette mission. Leur église, en 1839, l'em-
portait de beaucoup, pour les ornements et les décors,
sur celles de Gonstantinople. A la même date, ils avaient
une école de jeunes garçons et venaient d'en fonder une
déjeunes filles.
Lorsqu'il les visita au mois de juin, les catholiques
d'Andrinople firent à Mgr Hillereau la même réception
que lui avaient faite ceux de Salonique. H ne s'y trou-
vait guère que deux cents âmes soumises entièrement
à l'Église latine. Leur docilité était telle que les deux
religieux franciscains, chargés de la direction des cons-
ciences, se bornaient, dans leurs exhortations, à les
engager à la persévérance.
Gnos était loin d'offrir un spectacle aussi consolant.
Sa population catholique, qui ne comprenait pas plus
de quarante âmes, les enfants compris, végétait dans
une ignorance lamentable. Le prêtre le plus voisin.
MONSEIGNEUR IIILLEREAU i97
résidant à Andi^mople, n'y pouvait faire que de rares
apparitions. En butte aux obsessions et aux menaces,
les parents faisaient presque toujours baptiser leurs en-
fants par les hérétiques, et, quand une jeune fille
catholique épousait un Grec, elle devait, avant la célé-
bration du mariage, abjurer sa religion.
Profondément touché d'un pareil abandon, Mgr Hille-
reau promit aux fidèles de Gnos de pourvoir à leurs
besoins spirituels, en chargeant un prêtre de résider
parmi eux, ou tout au moins de leur faire de fréquentes
visites.
Avant de rentrer à Gonstantinople, le vicaire aposto-
lique donna sa bénédiction aux familles catholiques des
Dardanelles et de Galipoli, lesquelles, manquant de
prêtres, ne recevaient que de loin en loin les secours de
la religion.
Mgr Hillereau aurait bien voulu visiter les monas-
tères du mont Athos, qui, presque tous, appartenaient à
l'Eglise grecque ; mais, dans ce moment, les routes étant
difficiles et peu sûres, il crut devoir y renoncer. Si ce
voyage eût dû être profitable à son Eglise, il n'eût certes
pas hésité à braver tous les dangers, mais comme il
n'était que de pure curiosité, puisqu'il ne pouvait pas
avoir l'espérance de ramener à la foi les plus entêtés et
les plus superstitieux de tous les sectaires grecs, Mgr
Hillereau les laissa à leurs erreurs.
De retour au siège de son diocèse, il s'occupa plus que
jamais du soin d'embellir ses églises. Gomme elles étaient
toujours bien pauvres, il demanda au Saint-Père la
permission d'aller en France pour se procurer tout ce
qui leur manquait. A la pensée d'embellir le temple de
198 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
J.-C, ne fallait-il point ajouter le désir de revoir la pa-
trie et surtout la Vendée, sa terre natale, qu'il avait
quittée depuis quatorze ans, et dont les enfants ne per-
dent jamais la mémoire ? Ce sentiment était trop natu-
rel pour qu'il ne prît point place dans son cœur. Quoi
qu'il en soit, il dut renoncer à cet espoir. Le cardinal
Transoni lui écrivit que le vicariat de Gonstantinople
ne pouvait pas se passer de sa présence ; que d'ailleurs
l'association de la Propagation de Lyon fournirait, sur
sa demande, tout ce qui lui serait nécessaire, sans qu'il
prît la peine de se déplacer.
Mgr Hillereau reprit ses tournées pastorales. Il visita
Brousse, Nicée,Nicomédie,Ghalcédoineet leurs environs.
La main de l'homme et celle du temps ont passé sur ces
villes célèbres, et n'y ont laissé que des ruines. C'est avec
le souvenir de l'histoire qu'il en faut contempler les
débris ; c'est avec la mémoire du passé qu'il faut en
relever les décombres. Nicée est aujourd'hui une pau-
vre bourgade que les Turcs appellent Eznik. Entourée
de marais, d'où s'échappent des gaz méphitiques, elle offre
l'aspect le plus désolant. Deux constructions antiques,
un palais aux voûtes immenses dont les murailles sont
encore debout, et les remparts flanqués de tours, qui ne
purent sauver la ville de l'attaque des Turcs, voilà
tout ce qui reste de la ville qu'Antigone avait fondée ,
de la cité célèbre où, par deux fois, s'assemblèrent tous
les dignitaires de l'Eglise. L'œil cherche en vain le mo-
nument qui, en 325, reçut le Concile œcuménique. Pour
découvrir la trace du palais où les trois cents évêques
qui le composaient condamnèrent l'hérésie d'Arius, il
faut plonger le regard dans des fossés profonds où se
MONSEIGNEUR HILLEREAU 199
trouvent des pans de murailles et quelques marches
d'un escalier en pierre. Le lieu où Tempereur Constantin
siégeait dans toute sa gloire est maintenant un trou à
sangsues !
A une autre grande époque, dans quelle église vit-on,
avec les légats du pape Adrien, les trois cent soixante-
dix-sept évêques d'Orient qui condamnèrent les icono-
clastes ? Si la main écarte les ronces qui croissent au
milieu de la ville, on aperçoit une masure et quelques dé-
bris de charpente. Armez-vous alors d'un microscope, et
vous pourrez reconnaître quelques restes de peintures
grecques que le crépissage des Turcs n'a pas fait entiè-
rement disparaître. A cette vue, qui croirait que ce fut
là que se tint une des plus grandes assemblées de
l'Église ?
A Nicomédie, la misère est tout aussi profonde. Les
monuments antiques, qui en faisaient la beauté, ont en-
tièrement disparu, et, s'ils sortaient de leur tombe, les
anciens maîtres du monde auraient de la peine à recon-
naître les palais où ils déplombaient toutes leurs magni-
ficences. Les Grecs n'ont que deux prêtres pour desservir
la pauvre église qu'ils y possèdent. L'archevêque est
membre du synode, et, comme tel, assiste le patriarche
dans son gouvernement. Les Arméniens hérétiques ont
un évêque et quelques prêtres, tous également ignorants,
et cependant pleins de dédain pour l'Eglise latine.
Aux portes de Gonstantinople, au milieu d'une cam-
pagne délicieuse, s'élève un petit village très fréquenté
par les familles grecques. Plusieurs d'entre elles y pas-
sent la belle saison. C'est l'ancienne Chalcédoine, siège
du quatrième concile œcuménique, qui, en 451, con-
200 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
damna Terreur cl'Eutichès. Mgr Hillereau y chercha
vainement quelques vestiges de l'église de Sàinte-Euphé-
mie, où, sous la présidence des légats du pape saint
Léon, six cent trente évêques se réunirent. Des vignes
et des légumes croissent sur l'emplacement où elle se
trouvait, et, au lieu des saints cantiques, on n'y entend
que la voix monotone des Musulmans.
Dans Brousse, Nicomédie et Ghalcédoine, ces berceaux
anciens de la foi, à peine rencontre-t-on quelques famil-
les catholiques. A Nicée, il n'y en a pas une seule.
En 1841, Mgr Hillereau parcourut les anciennes pro-
vinces de Bithynie, de Phrygie, de Galata, de Gappadoce,
de la basse Armédie. Ce voyage offrait les plus grands
périls. Quinze jours auparavant, un prêtre arménien, re-
tournant de ces contrées à Gonstantinople, avait été at-
taqué par des brigands, dépouillé et assassiné, ainsi que
son guide. Mgr Hillereau n'était pas homme à reculer
devant la menace de la mort, quand il s'agissait de for-
tifier les âmes et d'éclairer de ses conseils les chrétiens,
même lorsqu'ils relevaient d'une autre juridiction que de
la sienne. Il songeait bien moins à la conservation de sa
vie qu'à sïnspirer des grands exemples donnés par les
saints dont la voix avait fait entendre en ces lieux la
parole divine, qu'à rechercher quelles traces de soii
passage saint Paul avait pu laisser à Ancyre et à Angora,
qu'à faire un pèlerinage au tombeau de saint Jean Ghry-
sostome. Arrivé à Samsoun, sur la mer Noire, il lui
fallut enfourcher un cheval pour traverser des défilés,
où, à chaque instant, il était exposé à tomber entre les
mains des voleurs. Après avoir visité de nouveau Ni-
comédie et Nicée, il arriva, à travers des montagnes,
MONSEIGNEUR HILLEREAU 201
repaire ordinaire des bandits et des assassins, à la petite
ville de Bélégik, où il trouva, perdues au milieu des Turcs
et des Grecs, soixante-trois familles catholiques dont la
foi avait résisté aux séductions et aux menaces. Cin-
quante ans auparavant, il n'en existait pas une seule.
Un saint prêtre avait, à cette époque, jeté la première
semence, qui avait porté ses fruits. Bélégik avait main-
tenant une église de construction toute récente, et deux
prêtres chargés de faire entendre la parole divine aux
fidèles et aux hérétiques.
Koutaieh, où se rendit ensuite Mgr Hillereau, a
beaucoup plus d'importance que Bélégik, C'est dans cette
ville que le pacha a fixé sa résidence. Le culte catho-
lique y était suivi par deux cents familles arméniennes.
Nulle part, il ne rencontra une opposition aussi vive et
aussi tracassière. Ce sont les Arméniens hérétiques qui
poursuivent avec le plus d'acharnement ceux de leurs
frères quiembrassentlecatholicisme. Pour les Turcs, ils
jettent également l'insulte à tous les chrétiens, sans dis-
tinction de rit et de nation.
Malgré les vexations auxquelles ils ne cessaient d'être
en butte, les catholiques étaient parvenus à bâtir une
église et un presbytère. Trois prêtres, auxquels l'arche-
vêque arménien catholique de Constantinople avait con-
fié cette mission, soutenaient contre les persécuteurs le
courage et la foi des fidèles.
Pour franchir la distance qui sépare Koutaieh d'An-
gora, il fallait galoper pendant six grandes journées par
xles plaines incultes et des montagnes blanches dont
l'aspect rappelle les dunes de sable qui bordent les ri-
vages de l'Océan. Peuplé de Turcs, de Grecs et d'Armé-
202 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
niens, Angora compte, parmi ces derniers, quinze cents
familles catholiques -, trois cents seulement persistent
dans rhèrèsie. Tous les prêtres sont indigènes. Le gou-
vernement spirituel et temporel est confié, par l'arche-
vêque arménien de Gonstantinople, à un vicaire général.
Nulle part, dans le Levant, ne se trouvent des chré-
tiens aussi fervents et aussi attaches à l'Eglise. L'esprit
religieux se remarque particulièrement chez les femmes
dont le goût pour la vie monastique est des plus pro-
noncés. Plongées dans l'ascétisme, elles obéissent doci-
lement à leur supérieure, qui ne les a pourtant pas sous
sa main, puisqu'elles n'ont ni couvent ni monastère, et
qu'elles vivent au milieu de leur famille.
Quand Mgr Hillereau arriva à Angora, les chrétiens
venaient d'y bâtir une église dont la construction avait
été plusieurs fois arrêtée par l'opposition du pacha. Leur
persévérance avait fini par triompher de toutes les en-
traves. Cette église étant loin de suffire à tous les besoins
du culte, ils se proposaient d'en élever une nouvelle.
C'est par le commerce que le catholicisme a pénétré
dans cette ville. Des négociants européens étant venus
s'y fixer, des missionnaires ne tardèrent pas à les suivre.
Ceux-ci durent se montrer d'une extrême prudence
pour ne pas soulever contre eux la colère du pacha.
Leur mission eut un grand succès, et, parmi les héréti-
ques revenus à la foi catholique, plusieurs embrassèrent
le sacerdoce. Mgr Hillereau trouva les prêtres en nom-
bre très suffisant pour maintenir la foi parmi les
catholiques et travailler à la conversion des infidèles»
Le tombeau de saint Clément, évêque et martyr, reçut
sa visite empressée. Les reliques du saint n'en ont pas
MONSEIGNEUR HILLEREAU 203
été distraites, et aucune main sacrilège n'a fouillé son
sépulcre. Tous les chrétiens, sectaires et catholicxues,
l'honorent de leur profond respect et y font de fréquents
pèlerinages.
C'était surtout devant le tombeau de saint Jean
Chrysostome que Mgr Hillereau voulait s'agenouiller ;
c'était au souvenir de cette âme héroïque qu'il voulait
fortifier son âme. Neuf journées séparent ce tombeau
d'Angora. Il faut les franchir à cheval, être bien armé,
et n'avoir pas peur de la lance des Kurdes. Voleurs de
profession, ces bandits sont errants dans la campagne et
apparaissent au moment où on y songe le moins. Les
villages habités par les Tarcomans ne sont pas beaucoup
plus sûrs. L'étranger qui s'y hasarde doit bien se tenir
sur ses gardes. Plus d'une fois les passants ont été
égorgés par ceux qui leur offraient l'hospitalité. Dans
les habitations où il fut obligé de s'arrêter, Mgr Hillereau
fut reçu avec un empressement qui n'était pas de bon
augure et dont il devait se défier. Cependant il ne fut
en butte à aucune agression. Au milieu d'appréhensions
trop bien justifiées, il arriva à Tokat où se trouvent
plusieurs églises chrétiennes. De Tokat au lieu où fut
la ville de Gomane, il n'y a pas plus d'une journée. C'est
là que le plus illustre des Pères de l'Eglise termina sa
glorieuse carrière. Préférant l'exil à la perte de son
indépendance et à l'oubli de ses devoirs, il ne put se
contenir devant les désordres de l'impératrice Eudoxie,
et refusa de ployer devant la volonté impériale. Banni
de Constantinople, la mort le surprit pendant qu'il se
rendait à la résidence qui lui avait été assignée. Avant
d'y être arrivé, il succomba à la fatigue et aux mauvais
204 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
traitements de ses gardiens. C'est à Gomane qu'il fut
enterré. Son corps n'y séjourna pas longtemps. Le fils
de celui qui l'avait envoyé mourir sur la terre étrangère,
ayant succédé à son père, fit transporter ses reliques à
Gonstantinople où elles devinrent l'objet de la vénéra-
tion des fidèles. De plus grands honneurs leur étaient
réservés : quelques années après, elles reposaient dans
la Ville Eternelle. Son tombeau a fini par disparaître de
Gomane. Longtemps il y resta, mais la petite chapelle
dans laquelle il avait été élevé ayant croulé au milieu
des décombres de la ville, les Arméniens hérétiques s'en
emparèrent sans rencontrer d'opposition, et le transpor-
tèrent dans un vieux monastère qui leur appartenait.
G'est à deux lieues de Gomane, dans la montagne, qu'il
se trouve aujourd'hui. Le temps n'a fait qu'ajouter au
respect dont il a toujours été entouré, et de nombreux
pèlerins, appartenant à tous les rits de l'Église, viennent
s'y prosterner.
Après avoir fait une station au lieu où fut d'abord le
tombeau du grand orateur chrétien, Mgr Hillereau se
rendit au monastère où il avait été transporté. Son
cœur fut profondément attristé à la vue de cette maison
de prières desservie par un seul prêtre, dont le minis-
tère ne pouvait suffire aux besoins spirituels de l'af-
fluence des pèlerins. Venu de bien loin et à travers
mille périls, l'archevêque de Pétra contempla longtemps
le monument qui lui rappelait tant de souvenirs. « Là,
dit-il, appuyé sur le marbre, je recommandai vivement
au saint archevêque de Gonstantinople toutes ces con-
trées si diff'érentes aujourd'hui de ce qu'elles étaient au
temps qu'il y distribuait le pain de la parole divine,
MONSEIGNEUR HILLEREAU "lOÔ
avec tant de zèle et d'éloquence. » Après cette invocation,
Mgr Hillereau, l'âme encore tout émue, reprit le che-
min qu'il avait parcouru et revint au siège de son
diocèse.
L'ancien missionnaire de Saint-Laurent ne devait pas
mourir sans revoir la France et la sainte maison qui
l'avait longtemps abrité. En 1843, il obtint de Rome
l'autorisation qui lui avait été refusée trois ans aupa-
ravant, et vint, pour la dernière fois, fouler le sol
natal si cher à son cœur.
Ce fut probablement pendant ce voyage que M. l'abbé
Hillereau, vicaire de Legé, prit la résolution de partager
avec son oncle les travaux du vicariat apostolique de
Gonstantinople. Entre l'oncle et le neveu, il en avait
été question plus d'une fois. Il nous a été donné com-
munication d'une lettre, à la date de l'année 1837 *,
dans laquelle l'archevêque de Pétra disait au sous -dia-
cre Gélestin Hillereau, alors qu'il était encore au grand
séminaire, qu'un des principaux motifs qui l'engageaient
à faire un voyage en France, était d'y faire choix d'un
ecclésiastique qui pût être attaché à sa personne ; en
dehors de l'exercice de son ministère, ce prêtre devait
se livrer à l'enseignement. — Si l'abbé Gélestin se sen-
tait de force à venir le joindre, il n'avait qu'à l'en
informer.
Neuf ans se passèrent avant que le sous- diacre, or-
donné prêtre et devenu vicaire de Legé, quittât la
* C'est à M. Hillereau, curé de Saint-Donatien, à Nantes, que nous
devons la connaissance de cette lettre et de beaucoup d'autres docu-
ments, qui nous ont été d'un grand secours pour écrire cette, notice.
T. m 12
206 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
Vendée pour aller rejoindre son oncle. Ce fut en 1845
que, suivant le désir qui lui en avait été manifesté par
le vicaire apostolique de Gonstantinople, l'abbé Gélestin
Hillereau,muni d'une licence de Mgr de Hercé, évêque
du diocèse de Nantes, s'embarqua pour Gonstantinople
où il arriva le 21 octobre 1845.
A son voyage en France, Mgr Hillereau avait promis
à l'abbé Bony, chapelain des dames carmélites de Mar-
seille, de lui écrire sur tout ce qui touchait sa mission.
Il tint parole, et, dans une lettre qu'on peut lire dans
les Annales de la Propagation de la foi, il l'entretint
des infidèles et des hérétiques, des divisions et subdi-
visions des différentes sectes.
Il se flattait toujours de l'espoir que les rits qui se
partageaient le catholicisme en Orient finiraient par se
confondre en un seul, le rit de l'Eglise romaine, l'am-
bassadeur de France et la Porte étant d'accord pour
opérer le rapprochement. Mais les sujets étaient beau-
coup plus intolérants que ne l'était le souverain. Si
l'autorité avait accordé la liberté des cultes, cette
liberté rencontrait de nombreuses entraves dans l'oppo-
sition que lui faisaient les infidèles. Leur fureur avait
été extrême en apprenant que, sur l'insistance de la
France et de l'Angleterre, le gouvernement ottoman
avait bien voulu, sans que pour cela ils encourussent
aucune pénalité, permettre aux chrétiens qui avaient
embrassé l'islamisme, de revenir à la religion qu'ils
avaient abandonnée.
Le véritable progrès s'était accompli dans l'éducation
de la jeunesse.
Les Frères de la Doctrine chrétienne faisaient des
MONSEIGNEUR HILLEREAU 207
prodiges : plus de trois cents enfants suivaient leur
école, trop petite pour recevoir tous ceux que les pa-
rents voulaient y faire admettre. Les sœurs de charité
ne bornaient pas leurs soins aux malades ; elles avaient
une maison pour les orphelins, un pensionnat de jeunes
demoiselles, un autre établissement où se rendaient,
chaque jour, plus de trois cents petits enfants appar-
tenant à la classe pauvre *.
L'enseignement religieux s'étendait à la province
presque tout entière. Les catholiques d'Andrinople et
de Salonique s'étaient adressés à Mgr Hillereau pour
qu'une maison d'enseignement fût fondée dans leurs
murs, et une école venait d'être créée à Angora.
Pour l'objet principal de sa mission, le vicaire apos-
tolique de Constantinople était loin de trouver les
mêmes motifs de satisfaction. Sous l'influence de la
Russie, les Arméniens, qui, un instant, s'étaient rappro-
chés des catholiques, s'en éloignaient maintenant, et,
si à Constantinople on n'avait fait tomber la tête à
^personne pour cause de retour au catholicisme, il n'en
avait pas été ainsi à Bélègik. A Mossul, les Dominicains,
1 Aujourd'hui les sœurs de Saint-Vincent de Paul sont en posses-
sion, à Constantinople, de cinq hôpitaux, qui reçoivent, chaque année,
deux cent quarante malades; elles y entretiennent cent vingt vieillards
ou infirmes et quarante aliénés ; elles ont cinq écoles de filles qui
comptent onze cents élèves ; l'instruction s'y donne en français.
Les soeurs sont, en outre, à la tête de deux orphelinats contenant
environ treize cents enfants ; de tr(y« asiles, où sont quatre-vingt-
dix garçons ; de quatre dispensaires qui donnent aux malheureux plus
de quarante mille consultations et des remèdes aux malades sans
distinction de religions ; d'une crèche où elles reçoivent, chaque
année, de soixante à quatre-vingts enfants abandonnés.
208 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
victimes des plus mauvais traitements, s'étaient vus
obligés de démolir leur couvent ; à Mardin, Tautorilé
s'était em])arée, à main armée, d'un terrain appartenant
aux catholiques ; et, jusque dans un faubourg de Gons-
tantinople, sous le vain prétexte qu'elle était située
dans un quartier musulman, il avait été procédé à la
démolition d'une église, laquelle, pendant de longues
années, avait été respectée de tous.
Contrairement à ce que nous voyons en Europe, et
particulièrement en France où l'esprit de réforme
dépasse toute mesure, c'est le peuple qui, en Turquie,
se croyant apparemment arrivé à l'apogée de la civi-
lisation et du progrès, repousse toute idée de change-
ment, comme une atteinte portée à sa nationalité ; les
grands, au contraire, ceux surtout dont l'éducation a
été faite en France, ne regardant pas le Coran comme
la loi suprême, se montreraient favorables à l'introduc-
tion d'idées libérales dans le gouvernement, tandis que
les masses n'en veulent pas entendre parler. Aussi
Mahmoud se rendit-il plus impopulaire par ses réformes
que par les guerres malheureuses qu'il eut à soutenir.
L'Orient, depuis Constantinople jusqu'aux Indes, est
la terre privilégiée des jongleurs émérites qui, sous
différents noms, glorifient Dieu par leurs hurlements et
leurs contorsions. Pris de vertige, ils tournent sur eux-
mêmes, jusqu'à ce que, épuisés de fatigue, ils tombent
à terre, couverts de sueur. M. Hillereau nous a laissé le
tableau de scènes burlesques et ridicules, qui ne sont
pas seulement une offense à la religion, mais aussi à la
raison humaine. Est-ce seulement vers l'Orient qu'il
faut se tourner pour être témoin de ces tristes folies ?
MONSEIGNEUR HILLEREAU 209
Hélas, non ! Il n'est pas nécessaire non plus de remon-
ter le cours des siècles pour trouver, dans notre propre
histoire, des pages qui n'ont rien à envier à celles des
derviches et des fakirs : les tables tournantes peuvent
figurer dignement à côté de ce qu'elles nous offrent de
mieux. De nos jours, le spiritisme n'a pas le droit de
railler les adorateurs de Vishnou.
Les obstacles qu'il trouva sur sa route ne rebutèrent
point Mgr Hillereau : par ses paroles et par ses actes,
par sa prudence et par son zèle, il poursuivit, sans ja-
mais se décourager, l'œuvre difficile qu'il avait com-
mencée. Constaniinople ne comptait que trois églises
catholiques. « Par un décret du 6 juillet 1846, Mgr
Hillereau créa une quatrième paroisse, celle du Saint-
Esprit, laquelle s'étend de Roumélie-Hissar, inclusi-
vement, à l'échelle de Foudougli, et comprend la rue
conduisant de Foudougli au cimetière du Tageim ; celle
contournant ce cimetière, la grande rue de Péra, jus-
qu'à la rue Meik-Adalar ; celle-ci, puis celle qui, tour-
nant à l'hôpital Alépin, suit le fond du vallon, entre
Sagiz-Agatch et le Madjar, jusqu'au pont du Déré de
leni-Chehir. Du côté du nord, elle s'étend jusqu'aux
limites de la paroisse de Bruien-Deré, Maslak et Bel-
grade exclusivement', à l'Ouest, jusqu'à la rivière qui,
venant de Belgrade, se jette dans le port d'Eioub,
passe au-dessus d'Ali- Bei-Keni, et de là jusqu'au
Déré de Saint-Pierre, comme, aussi le village de Ta-
vala, dépendant autrefois de Sainte-Marie.
Le même archevêque voulut, plus tard, ériger en
paroisse une cinquième église, celle de Saint-Jean
Ghrysostome -, mais la réalisation de ce projet échoua
T. III 12.
210 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
par suite des observations présentées à la propagande
par la paroisse intéressée. » (Belin, consul de France à
Constantinople. Extrait du Contemporain , l^r avril
1872.)
La même année, Mgr Hillereau fit la consécration
d'une église édifiée au faubourg de Péra. L'ambassa-
deur de France, M. le baron de Bourqueney, assistait
à la cérémonie. Ce fut l'abbé Hillereau, neveu de l'arche-
vêque, qui prononça le discours d'inauguration. Cette
église, la plus grande de Péra, est devenue l'église
métropolitaine.
En 1865, par suite de mouvements de terrain, il
devint indispensable de la consolider et de lui faire
des réparations considérables. L'abbé Giorgiovich,
prêtre diocésain, se chargea de ce soin. Il fit placer sur
le fronton l'inscription suivante, juste hommage rendu
à la mémoire de celui qui l'avait construite :
D. O. M. Templum in suburbano gresgente in die
OPPIDANORUM NUMERO DIFFICILLIMISTEMPORIBUSEREGTUM
IN FIDEI GATHOLIG^ TESTIMONIUM SPIRITUI SAKGTO DIGA-
TUM A JUSTIANO MARIA HILLEREAU PETRENSI ARCHIE-
PIS. GONST. SED. APOST. POTEST. PREFEGTO VIGE SAGRO
MDGGGXLVI, VALIDIS TERR^ MOTIBUS SUAMOLE FATISGENS
D. N. PAULUS A GOMITIBUS BRUNONI TURONENSIS ARGHIEP.
CP PRESUL JURE APOSTOLIGO V L. AG NITENTE. MAXIME
GLEROAGRE A POPULARIBUSGONTATONOVO MOLIMINE ELE-
GANTIOR FORMA. SARTUM, TEGTUM RESTITUIT MDGGGXLV.
Au dessous, sur la frise, sont écrits ces mots :
JUSTITIA ET PAX ET GAUDIUM IN SPIRITU SANGTO.
MONSEIGNEUR HILLEREAU 211
Le zèle de Mgr Hillereau ne connaissait point de
bornes. Gomme il voulait que les fidèles de son diocèse
pussent avoir continuellement sous les yeux les leçons
que la parole seule était impuissante à graver pour
toujours dans leur mémoire, il composa un catéchisme
en trois langues différentes, en français, en grec, en
italien. Ce livre se mettant de bonne heure entre les
mains des enfants, beaucoup d'esprits superficiels s'ima-
ginent qu'un enseignement aussi élémentaire est peu
digne d'appeler l'attention des hommes d'un âge mûr,
et en dédaignent la lecture. Ils n'auraient certainement
pas cette pensée un peu méprisante, s'ils jetaient les
yeux sur les pages éloquentes que Mgr Dupanloup lui
a consacrées.
Entre les catholiques et les Grecs, les discussions
religieuses renaissaient sans cesse. Mgr Hillereau y prit
une grande part, et fit, à ce sujet, un ouvrage de con-
troverse resté à l'état de manuscrit. Dans les dernières
années de sa vie, il publia aussi un livre ayant pour
titre -.Exposé de la Doctrine, livre destiné à bien faire
comprendre le désaccord qui régnait entre les catholiques
et les schismatiques grecs et arméniens. Par des argu-
ments victorieux, il s'efforçait de faire rentrer ces der-
niers dans le giron de l'Eglise.
Dans un diocèse aussi considérable que celui de Gons-
tantinople, le clergé était bien insuffisant. En 1850, afin
d'augmenter le nombre de ses membres, le pape Pie IX,
renouvelant les pouvoirs qu^ lui avaient accordés ses
prédécesseurs, donna à Mgr Hillereau l'autorisation
de conférer les ordres extraordinairement aux clercs
pour lesquels des irrégularités avaient été une cause
2 12 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
cVexclusion. Par le même bref, il lui accordait un droit
de délégation à de simples prêtres, l'autorisait enfin à
lire, avec l'intention de les réfuter, les livres dont la
lecture était défendue par la Congrégation de l'index,
en en exceptant toutefois quelques œuvres philoso-
phiques, littéraires et religieuses, au nombre desquelles
nous avons étésurpris de trouverl'histoire ecclésiastique
de Fleury, car, de cet auteur, nous ne savions à l'index
que les ouvrages suivants : Discours sur l'Eglise gal-
licane, Catéchisme Mslorique, Institution du droit
ecclésiastique.
Le premier usage que fît Mgr Hillereau de son droit de
délégation, fut d'en confier les pouvoirs à MM. Augus-
tin Gad et Célestin Hillereau. Dans une lettre à la date
du 30 octobre 1852., nous lisons que, dans une courte
absence qu'il se propose de faire, il donne à ces deux
ecclésiastiques, en raison de leur expérience et de
leur science, tous les pouvoirs dont il est revêtu pour
l'administration de l'Eglise de Constantinople, persuadé
que les fidèles n'auront qu'à s'en louer, et exhortant
ses diocésains à leur obéir comme à lui-même.
Dans les derniers jours de l'année 1854, une œuvre
que Mgr Hillereau aurait été heureux de voir prospérer
dans le Levant, fut brisée par l'intolérance de l'ambassa-
deur britannique. On sait combien le catholicisme, mal-
gré toutes les entraves que lui apporte son gouver-
nement, remue profondément l'Angleterre. Pendant
que lespasteursprotestants faisaientcommerce de bibles
et répandaient l'argent à pleines mains, de saintes
filles catholiques de Surry quittaient la maison d'orphe-
lins confiée à leurs soins, pour porter leurs pas sur les
MONSEIGNEUR IIILLEREAU 213
rives du Bosphore. Songeant bien moins au prosélytisme
religieux qu'à soulager les souffrances, elles arrivaient
à Scutari, et, placées sous la juridiction spirituelle de
Mgr Hillereau, soignaient les malades et pansaient les
blessés. Il n'y avait rien là qui pût porter ombrage à
à rÉglise réformée. Cependant l'intolérance des protes-
tants anglais s'en effraya, et les religieuses de Surry
furent expulsées brutalement de Scutari, sans même
qu'il leur fût permis de faire une visite d'adieu au
vicaire apostolique de Gonstantinople dont elles rele-
vaient spirituellement. Leur départ fut si précipité qu'elles
n'eurent même pas le temps de lui écrire. Ce fut seule-
ment quand elles furent arrivées en Angleterre, que la
sœur Marie des Neiges lui adressa, au nom de toutes ses
sœurs, la lettre suivante :
c( Monseigneur, ayant été contraintes de partir de Scu-
tari d'une manière si imprévue, nous n'avons pas pu,
comme nous aurions tant désiré le faire, nous rendre
auprès de Votre Grandeur pour implorer vos conseils
et vous demander au moins une bénédiction et obédience
en partant, car le jour même que M. Mullonney nous a
rendu visite, Mis Musthingale nous a signifié, à une heur e,
notre départ pour le soir même, et à quatre heures nous
partions. Nous nous empressons donc. Monseigneur, ar-
rivées d'hier, de vous assurer de notre reconnaissance
pour votre paternelle bonté, Icrs de notre si tristement
court séjour à Scutari, de notre désir de vous avoir été
entièrement soumises, et, s'il avait pu en être ainsi, n'avoir
agi que d'après vos directions. Mais il ne nous a pas été
possible de communiquer assez vite avec Votre Grandeur.
2U BIOGRAPHIES VENDÉENNES
« Vous dire combien nous aurions été heureuses de
mourir dans la mission où nous avons été appelées est
inutile, mais si Dieu nous appelait encore à soigner ces
pauvres blessés, à travers une mer deux fois orageuse
et des désagréments mille fois plus grands, nous sommes
et nous serons toujours prêtes à partir et à être encore,
Monseigneur, de Votre Grandeur, les très humbles et
très obéissantes filles en N.-S. »
De son côté, la supérieure de la communauté exprima
à Mgr Hillereau tous ses remercîments et ses regrets.
«Monseigneur, lui disait-elle, j'étais heureuse de sen-
tir mes religieuses sous votre autorité et votre juridic-
tion. Je sentais qu'elles étaient à la source de pieux
enseignements et sous une protection qui ne leur a jamais
fait défaut. Mais le bon Dieu n'a pas permis qu'elles pour-
suivissent une mission embrassée avec foi, à la voix de
l'obéissance, ni de pouvoir recueillir, dans les derniers
jours, les avis de Votre Grandeur qui leur eussent été
nécessaires. Leur profond regret ne peut s'exprimer, car
nous ne savons agir avec certitude et consolation que
munies d'une autorisation qui nous révèle la volonté de
Dieu. Elles ont cherché à la suivre; que son saint nom
soit béni, et que vos bénédictions descendent encore sur
ces chères sœurs qui n'oublieront jamais ce qu'elles ont
rencontré près de Votre Grandeur. Rendues à leur cloî-
tre, elles vont reprendre avec ferveur une tâche inter-
rompue ; leur pleine conformité à la croix de Notre-Sei-
gneur est leur consolation qu'elles cherchent à goûter
dans le silence et la paix, à l'ombre du Tabernacle. Si
elles consacrent leur vie aux orphelins, peut-être auront-
MONSEIGNEUR HILLEREAU 215
elles SOUS leur conduite des enfants dont elles auront
soigné les pères. Combien leur amour pour ces enfants
sera proportionné à ce qu'elles ont vu de souffrances !
« Daignez agréer tous mes remercîments et bénir mes
quatre-vingt-treize orphelins avec leur mère et celle
qui, tout indigne, vous prie de croire, Monseigneur, de
Votre Grandeur la très humble et très indigne servante,
K Sœur Saint-Louis de Gonzague, supérieure. »
Les épreuves ne découragent que les âmes faibles ;
les âmes vigoureusement trempées y puisent au contraire
de nouvelles forces. Mgr Hillereau, ne pouvant suivre
que de ses vœux les saintes filles qui venaient de lui
être enlevées, s'occupa plus que jamais du troupeau
qui l'entourait. Il avait bâti, comme nous l'avons dit, une
vaste église dans une des extrémités du faubourg de
Péra; il y avait adjoint un presbytère, puis enfin une
maison épiscopale dont il faisait sa demeure depuis
neuf ans. Mais, comme cette maison n'était pas au cen-
tre du faubourg, et que le peuple paraissait désirer qu'il
s'en rapprochât, il quitta l'habitation confortable qu'il
s'était créée, pour venir s'y loger.
Dans ce moment, les événements militaires accomplis
en Orient agrandissaient son rôle d'évêque et offraient
un magnifique horizon au succès de sa mission. Gomme
Moïse, il pouvait croire à l'achèvement de son œuvre et
entrevoir la terre promise, quand la mort vint lui ravir
cette espérance.
Au fléau de la guerre, le choléra était venu joindre
ses terribles ravages. Au moment où le saint évêque
prodiguait ses soins et ses consolations aux malades, il
216 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
en fut atteint lui-même. Ne songeant jamais à sa per-
sonne, il en négligea les prodromes, et quand, à la pre-
mière période de la maladie, la médecine pouvait peut-
être en arrêter la marclie, il ne voulut pas^interrompre un
instant les devoirs qu'il s'était imposés. Le lendemain,
il était trop tard, tous les secours de l'art étaient devenus
impuissants. Comprenant la gravité de sa position et
conservant, comme il arrive presque toujours dans cette
cruelle maladie, toute la lucidité de ses idées, au milieu
des affreuses souffranceii auxquelles il était en proie, il
voulut, avant de quitter la terre, pourvoir à ce qui lui
paraissait d'un grand intérêt. Il fit donc approcher de
son lit de mort M. Fabbè Hillereau, son grand vicaire, lui
donna les instructions les plus détaillées et laissa entre
ses mains l'administration du diocèse. Après avoir béni
les prêtres qui l'entouraient, il entra dans son éternité
le l^r mars 185d, à une heure du matin. Conformément
au désir qu'il en avait manifesté, il fut enterré dans la
crypte de l'église du Saint-Esprit qu'il avait fait bâtir
dix ans auparavant.
Trois mois après, la même crypte recevait la dépouille
mortelle du R. P. Gloriot, aumônier de l'armée d'Orient,
mort victime de son amour et de sa charité pour les
soldats de la France.
Tous deux sortis de la Congrégation de Saint-Laurent,
l'évêque de Babylone et le vicaire apostolique de Cons-
tantinople tombèrent à leur poste, frappés de la même
maladie.
La mort de Mgr Hillereau fut un grand deuil pour son
diocèse et pour la société de la Propagande dont il était
une des principales colonnes. La Congrégation de Saint-
MONSEIGNEUR HILLEREAU 217
Laurent ressentit avec non moins de douleur une telle
perte, et, au nom de toute la communauté, la supérieure
en exprimait ainsi ses regrets, dans une lettre qu'elle
écrivait à M. l'abbé Célestin Hillereau :
« Saint-Laurent-sur-Sèvre, 10 avril 1855.
«Monsieur le vicaire général, j'étais absente de la commu-
nauté lorsque votre lettre nous est parvenue. De retour depuis
deux jours, je m'empresse de vous exprimer toute la part
que nous avons prise à votre douleur. Vous avez fait une
bien grande, perte dans la personne de Mgr Hillereau, et
nous aussi avons perdu un véritable et bien sincère ami, que
nous aimions toujours à regarder comme un membre de la
grande famille des Pères de Montfort. Le digne prélat se
faisait lui-mênîe un plaisir de se compter au nombre des
enfants du serviteur de Dieu, dont il est allé partager la
gloire et la félicité. Car, nous n'en doutons pas, votre res-
pectable parent, monsieur le vicaire général, a toujours mené
une vie d'apôtre, une vie toute de charité, et maintenant le
bon Dieu récompense ses vertus et ses travaux.
«( A la réception de votre lettre, tous nos pères mission-
naires étaient en station de carême ; ils rentrent ces jours-
ci. Aussitôt qu'ils seront réunis, M. le supérieur se propose
de faire un service solennel pour le repos de l'âme de celui
que nous regrettons tous. Une circulaire va annoncer la
mort de ce saint archevêque dans nos établissements^ et
toutes nos sœurs s'empresseront de hâter le moment de son
bonheur éternel, par leurs prières et bonnes oeuvres.
«< Nous n'oublions pas non plus de prier pour vous. Votre
position a bien, selon la nature, quelque chose de pénible,
mais le Seigneur est là ; nous lui demandons de tout notre
cœur qu'il vous soutienne et qu'il vous comble de ses grâces.
Puis, vous avez un protecteur au ciel qui ne vous oubliera
pas.
T. ni 13
218 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
« Je VOUS souhaite uue meilleure santé, le courage dont
vous avez besoin. Daignez
« Sr Sainte-Vitaline. »
M. l'abbé Hillereau recevait en môme temps de Rome
des lettres de condoléance. Enfin, Mgr l'évêque d'Angou-
lême prononçait l'oraison funèbre du prélat qu'il avait
connu lorsque lui-même faisait partie du diocèse de
Luçon.
La veille de sa mort, Mgr Hillereau avait remis à son
grand vicaire le testament que, dans l'éventualité
d'une fin prochaine, il avait fait dès l'année 1847. On y
trouve l'expression des deux sentiments qui l'animèrent
toute sa vie, l'embellissement des temples du Seigneur,
le soulagement de la misère. .
Après plusieurs legs particuliers, souvenirs pour la
plupart laissés à quelques amis, il fait deux parts de ce
qui lui reste, Vune devant être employée à acheter
pour les églises les objets dont elles ont besoin, l'autre
destinée aux pauvres, spécialement à ceux qui sont
inscrits sur sa liste.
A en juger par l'inventaire de son mobilier, inventarei
que nous avons sous les yeux, ce qu'il donna aux pau-
vres et aux églises ne dut pas être bien considérable. On
n'y trouve que les objets indispensables à un prélat
qui, en raison de sa grande position, devait avoir ses
salons ouverts à la haute société. Rien n'annonce le
luxe oriental, et il n'y a guère de particulier jouissant
d'une certaine aisance, dont l'appartement ne soit meu-
blé avec plus de luxe.
MONSEIGNEUR HILLEREAU 219
Quant à ses richesses intellectuelles^ à ses écrits, il
chargea l'abbé Hillereau, son exécuteur testamentaire,
d'en disposer ainsi qu'il l'entendrait, ajoutant ces pa-
roles qui révèlent sa modestie : Coynme il n'y a rien
d'acUevéet de bien travaillé, le mieux serait de les
livrer au feu.
Nous ne voulons pas surfaire le mérite d'œuvres dont
il faisait si bon marché. Si, dans ceux de ses sermons
que nous avons parcourus, on trouve une connaissance
approfondie des saintes écritures, un jugement sain et
un esprit ne sortant- jamais d'une juste mesure, il faut
bien reconnaître qu'ils manquent de la chaleur et de
l'inspiration oratoires. C'est plutôt la logique de l'en-
seignement que l'éloquence de la chaire.
Ce serait faire injure aux prêtres de l'Eglise catho-
lique orientale que de les comparer aux prélats
dissidents. Un simple rapprochement en fournira une
preuve éclatante. Beaucoup plus favorables aux Turcs
qu'à leurs propres nationaux, les dignitaires de l'Eglise
grecque sont l'opprobre et la honte du christianisme :
chez eux tout est vénalité, corruption et simonie. Le
patriarche et le synode font trafic des évêchés et les
vendent au plus offrant. A leurs yeux, la fortune est
une vertu, la pauvreté est un vice. Avec de l'or, le
prêtre le plus coupable, celui dont les désordres sont
les plus scandaleux, est un modèle d'innocence et de
pureté ; le prêtre le plus digne, le plus faussement
accusé, s'il n'a pas de quoi payer sa défense, subit la
peine de son dénuement. Il est sans exemple que le
patriarche ait sévi contre un èvêque autrement que par
220 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
un changement de diocèse ; encore, pour qu'il ait pris
une pareille mesure, a-t-il fallu des circonstances d'une
gravité tout exceptionnelle.
Pour rentrer dans leurs frais, les évêques ne reculent
devant aucune exaction. Ces dignes prélats considèrent
la règle comme une lettre morte, comme une loi tombée
en désuétude, comme une coutume ancienne depuis long-
temps abandonnée. Aujourd'hui tout cède aux convoi-
tises et à la soif des richesses. S'il est formellement établi
en principe que l'ordination ne doit donner lieu à aucune
rétribution du prêtre à son évêque, en fait, il en est tout
autrement. Le marché se débat entre les parties conten-
dantes, et l'affaire en commandite se termine souvent
par une transaction. L 'évêque demandera cinq mille
piastres, le clerc n'en offrira que deux mille. Après de
nombreux pourparlers et des interventions officieuses,
l'accord se fera sur le prix de trois mille cinq cents. A
cette première contribution, succède une rétribution
annuelle qui varie entre cinq cents et douze cents pias-
tres, suivant l'importance de la paroisse. Les curés de
campagnes, les papas, comme on les appelle, paient en
outre une redevance qui n'a rien de fixe, mais dont
l'élévation du chiffre est en raison directe des faveurs
qu'elle leur donne auprès de l'évêque. Après le pasteur,
vient le troupeau. Toute famille (la famille se compose
de cinq personnes) doit, chaque année, à son évêque,
une somme facultative de nom, mais au paiement de
laquelle, en fait, nul ne peut se soustraire. Cette somme
n'est pas la même dans tous les diocèses ; sa moyenne
est de vingt piastres.
Le casuel a une importance financière bien autrement
MONSEIGNEUR HILLEREAU 22 1
considérable. Ici, l'avidité dépasse tout ce que l'imagina-
tion peut inventer. Certains sacrements, celui de ma-
riage en particulier, donnent lieu à des profits énormes.
On ne peut pas le contracter sans payer un droit qui,
suivant le bon plaisir des évêques, s'élève de douze
cents à cinq mille piastres, droit souvent encore sujet
à se renouveler. Le clergé, chargé de la tenue et de la con-
servation des actes de l'état civil, ne manque pas en
effet de découvrir entre les fiancés des cas prohibitifs,
des liens de parenté, par exemple, qui, pour être levés,
exigent le versement d'une forte somme d'argent. Dans
cette affaire, la spéculation a beau jeu. Les conjoints
sont-ils riches, sont-ils épris l'un de l'autre ? L'amour
ne marchande pas, et le prix de la dispense pourra s'é-
lever jusqu'à huit mille piastres! Et puis, le mariage
accompli, il se produira une circonstance imprévue, qui
fera d'une union que les jeunes époux devaient croire
légitime, un commerce incestueux. Vite, il faut mettre
fin à un pareil scandale par un nouveau mariage, payé
d'autant plus cher qu'ils ne pourraient pas s'y soustraire
sans une tache éternelle. Au lieu d'être heureuse, l'al-
liance est-elle pleine de mécomptes et de déceptions ?
Le peu de conformité d'humeur, des goûts différents,
des torts réciproques, rendent-ils la vie commune in-
supportable ? Une séparation est possible, et l'évêque
pourra prononcer le divorce ; l'argent avait formé le
nœud, l'argent pourra le rompre.
Si les joies du mariage paient un lourd tribut, les
tristesses delà mort n'en sont point exemptes. Les portes
du Ciel ne peuvent s'ouvrir à l'âme du défunt que si
la famille en paie l'entrée. La somme à verser entre les
222 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
mains de l'èvêque est de cent à mille piastres. Nul ater-
moiement à ce paiement n'est possible. Le cadavre pour-
rirait plutôt au lieu où il est étendu que de voir le
clergé procéder à la cérémonie funèbre, sans avoir reçu
la somme qu'il réclame. Les parents sont-ils pauvres et
sans ressource? Qu'ils vendent leurs instruments de tra-
vail et qu'ils en apportent le prix. Grâce aux prières
qu'elle obtient, l'âme pourra alors reposer en paix
pendant trois années, mais pendant trois années seule-
ment. Ce temps écoulé, il faudra de nouvelles prières,
une nouvelle cérémonie, une nouvelle rétribution.
Jusque-là l'herbe seule a poussé sur le lieu où le corps
est inhumé, sans qu'aucune marque ait pu en signaler
la place. Si vous voulez y mettre une pierre, il faudra
creuser la fosse, recueillir les ossements qui s'y trou-
vent déposés, les soumettre au lavage, couvrir le crâne
de je né sais quelle coiffure ridicule, réciter de nou-
velles oraisons. Tout cela ne se fait pas sans qu'il soit
perçu de cinq cents à trois mille piastres. Après, mais
seulement après, le corps se consumera sans autre vio-
lation de la tombe, et l'âme jouira d'un bonheur éternel.
La foi et la piété filiale sont si vives dans les campagnes,
qu'après la mort de leurs parents, l'on a vu de pauvres
filles se faire domestiques, et payer de deux années de
gages le respect qu'elles portaient aux restes d'un père
ou d'une mère.
Pour l'inauguration des églises, les difficultés, chez
les Grecs, viennent plus encore de l'avidité des prélats
que du fanatisme des musulmans. Telle église de cam-
pagne n'a pas été ouverte au culte pendant plusieurs
années, parce que, pour poser la première pierre de la
MONSEIGNEUR HILLEREAU *â23
sainte table, l'évêque a exigé cinq mille piastres que les
pauvres gens du village n'ont pas pu se procurer.
Voilà à quel degré d'abjection sont tombés les princes
de l'Église grecque. En vain vous cbercberiez, dans leur
âme, une passion noble et un sentiment généreux ;
depuis longtemps elle est fermée à toute pensée d'éléva-
tion, de dévouement et de sacrifice. Que la peste ou les
autres fléaux contagieux sèment la mort dans la demeure
du pauvre, vous les verrez détourner leurs regards de
tant de misères, s'enfermer dans leurs palais, quand
ils ne prennent pas la fuite, et en interdire l'entrée au
peuple.
La véritable religion chrétienne, la religion charitable
et compatissante, la religion aux fortes convictions et
aux mâles vertus n'a pourtant pas entièrement dis-
paru de ces contrées malheureuses. Elle s'est réfugiée
dans les basses classes et dans le bas clergé. C'est
là que vous les trouverez avec la foi dans toute sa
force ; c'est là que réside la nationalité grecque. Mais
vous la rencontrerez bien plus ardente, bien plus fé-
conde en martyrs, dans quelques populations chrétiennes
qui, tout en conservant leur liturgie et leurs rits parti-
culiers, ne se sont pas séparées de l'Église romaine, et
obéissent au Souverain Pontife. Ce fut en 1861, après
le massacre des Maronites par les Druses, qu'un des
plus grands écrivains et un des plus grands cœurs dont
la France s'honore, laissait tomber de sa plume ces
lignes éloquentes : « Nous n'avons pas pour les miracles
de la foi directement conservés en Orient, malgré les
persécutions des Turcs, toute l'admiration qu'ils méri-
tent. Ah ! l'Église d'Occident est grande est magnifique
224 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
avec son chef suprême, ses évêques partout rattachés à
leur chef, ses congrégations qui sont à la fois des corps
vivant par eux-mêmes et des membres soumis de l'Église
aune organisation habile et forte ; elle a eu ses malheurs,
mais elle n'a pas été opprimée et persécutée depuis
quatre cents ans. La vie est une loi de la Providence,
elle n'est pas un miracle de Dieu. Mais l'Eglise grecque,
qui l'a soutenue ? qui l'a affermie ? Que de causes exté-
rieures de mort et de ruine, la pauvreté, la misère, la
persécution, la tentation. Elle a vécu cependant. La foi
de chaque fidèle, la foi sous le joug de l'oppression, la foi
dans les tourments, voilà ce qui a fait le lien de l'Eglise
orientale ; voilà ce qui a suppléé à la force de l'organi-
sation et de la hiérarchie. — Tu es Pierre et sur cette
pierre je bâtirai mon Église. — Voilà la cause divine de
la force et de la durée de l'Église catholique romaine. —
Où il y a deux ou trois personnes assemblées en mon nom
je suis au milieu d'elles. — Voilà la cause divine de la
force et de la durée de l'Église orientale. Les chrétiens
d'Orient sont restés assemblés au nom de Jésus-Christ,
malgré la persécution musulmane, et Jésus-Christ a été
au milieu d'eux ; c'est par Jésus-Christ qu'ils sont de-
meurés un corps de nation. »
Disons à notre tour : — Nous n'avons pas pour les
héros de l'Église catholique, pour les saints prêtres qui
vont porter la parole de Dieu aux infidèles, pour les
sœurs de charité que la foi entraîne au delà des mers,
toute l'admiration qu'ils méritent. De quel esprit divin
ne faut-il pas être pénétré pour ne reculer ni devant
un exil volontaire, ni devant les persécutions, ni de-
vant la menace de la mort ? Voilà de saintes filles, na-
MONSEIGNEUR HILLEREAU 225
guère encore jouissant de toutes les douceurs du foyer
domestique. Hier enrôlées sous la bannière du Christ,
elles partent aujourd'hui pour les Indes, pour le Mexi-
que, pour la capitale de Tempire ottoman. Les unes, par
l'enseignement, vont dissiper les ténèbres qui envelop-
pent des populations plongées dans l'ignorance ; les
autres vont soulager les malheureux, tendre au pauvre
une main secourable et amie, lui venir en aide dans
toutes ses afflictions. Voilà des prêtres du Seigneur ;
ils auraient pu passer, au milieu de leurs ouailles, des
jours tranquilles ; ils courent après une autre destinée.
En Chine, on égorge les apôtres ; dans les montagnes du
Liban, on massacre par milliers les fidèles ; ailleurs, ils
sont en butte à toutes sortes de persécutions. Mais là
aussi des idolâtres on des hérétiques n'attendent peut-
être que la voix de la vérité pour embrasser la religion
catholique. Allons, partez. Dieu vous appelle ! Adieu à
la mission tranquille, adieu aux jours de paix, adieu
aux bénédictions du troupeau, adieu à la famille, aux
compagnons de l'enfance et de la jeunesse, adieu à la
patrie ! Qu'importe vers quels rivages la voile les en-
traîne ! Qu'importe que les vents soient contraires ou
propices ! Auprès des orages qui les attendent, que sont
les tempêtes de l'Océan ? Leurs jours sont comptés.
Peut-être la mort viendra avant l'âge ; qu'importe ! Elle
ne peut ni les surprendre ni les effrayer. Elle sera pour
eux, au contraire, la plus douce des récompenses, puis-
qu'elle sera suivie de la vie éternelle. C'est dans son
cœur et dans sa foi que. l'humble missionnaire trouvera
le secret de la force et de la sérénité de son âme. Pour
lui, l'accomplissement de la tâche sera facile. Mais au
T. III 13.
226 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
prélat, chargé de la direction d'une vaste Eglise, à l'èvê-
que dont l'autorité spirituelle s'étend sur de grandes
provinces, quelle responsabilité devant Dieu et devant
les hommes ! Forcé de se mêler aux affaires du monde,
il devra joindre à la sainteté de son ministère la sagesse
et la prudence du diplomate. Les intérêts de la religion
qui lui sont confiés, les fondations qu'il médite, les con-
versions qu'il prépare, exigeront sans doute de grands
ménagements, sans jamais pourtant l'amener à des com-
positions compromettantes pour le caractère dont il est
revêtu. Tous les jours il se trouvera en contact avec les
ennemis de son Église. Pour les combattre il n'aura
d'autres armes que la douceur, la persuasion et la cha-
rité. Nul plus que lui ne pratiquera le pardon des injures
nul ne sera plus accessible à tous. Des larges secours
qu'il pourra recevoir de l'association de la Propagation
de la foi, il n'en appliquera pas une obole à ses propres
besoins, sa vie étant une vie de travail et d'abnégation.
Ceux qui passent leurs jours dans une molle oisiveté
ne pourront pas comprendre tout ce que peut faire un
évêque qui, été comme hiver, debout à quatre heures du
matin, poursuit son but sans jamais s'en laisser détour-
ner. Des mille préoccupations dont le monde est agité,
il n'a nul souci. Ni les dangers, ni les fatigues, ni les
rebuts ne pourront l'arrêter. Ne s'endormant jamais
dans le repos, les instants qu'il pourra dérober à l'exer-
cice de son ministère seront consacrés à l'étude des
langues dont la connaissance lui est nécessaire pour se
mettre en rapport avec les populations qui l'entourent.
Prêt à toute heure, il ne fera attendre à personne les
secours de la religion, et quand la mort viendra désoler
MONSEIGNEUR HILLEREAU 227
la cité qu'il habite, loin de la fuir, il marchera brave-
ment au devant d'elle et tombera vaillamment à côté de
ceux qu'il vient de secourir et de consoler.
Toutes les grandes vertus de l'apostolat se personni-
fient dans la figure de Mgr Hillereau. S'il n'a pas songé
à la gloire humaine, il appartient à tous ceux qu'il a
édifiés par tant d'œuvres saintes, particulièrement à ses
compatriotes, de ne pas laisser son nom dans l'oubli.
CHARLES DE HILLEWN '
ET
BAUDRY DE SAINT-&ILLES D'ASSON
RELIGIEUX DE PORT-ROYAL
Il est un livre dont la place est si bien marquée dans
les annales de la littérature française^ qu'on a donné
son nom à l'époque qui l'a vu naître. M. Sainte-Beuve
n'appelle pas autrement que l'année des P^^ovinciales ,
l'année 1656 où elles furent publiées. Eh bien, ce livre
que la police voulait étouffer à sa naissance, c'est à un
Vendéen qu'on en doit l'impression ; ce fut à Baudry de
Saint-Gilles d'Asson que fut confié le soin de le ré-
pandre. Entourée des circonstances qui l'accompagnèrent
et de l'agitation qu'elle jeta dans la société, cette
* Dreux du Radier, dans la Bibliothèque historique et critique du
Poitou, l'appelle Charles de Hillerin, et comme pièce à l'appui,
M. Dugast-Matifeux nous a communiqué la note suivante : — En
230 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
publication fut un des événements du XVII® siècle. Elle
suffirait, à elle seule, pour que le nom que nous venons
de prononcer ne restât pas dans l'oubli ; mais bien
d'autres titres le recommandent à la mémoire des hommes
et méritent qu'une notice de quelque étendue lui soit
consacrée. Je lui associerai un autre religieux auquelil
tient par trop de liens pour que je ne comprenne pas
leurs figures dans le même cadre. Après avoir suivi des
voies bien différentes, tous deux renoncèrent au monde
qui leur offrait de brillants avantages, Charles de Hille-
rin, pour venir faire pénitence dans la retraite, Baudry
de Saint-Gilles d'Asson, que son compatriote avait
entraîné dans la célèbre abbaye de Port-Royal, pour en
être l'homme d'affaires et le négociateur.
Si, au lieu d'un récit, j'avais à faire une étude, il me
faudrait aborder de front le jansénisme dont Port-Royal
commençant le? fouilles des fondations, pour construire la nouvelle
église de Belleville, près de Paris, dont Lassus était l'architecte, on
a trouvé la pierre de l'ancienne, sur laquelle était gravée cette
inscription :
CETTE PREMIÈRE PIERRE
A ÉTÉ POSÉE PAR
CHARLES DE HILLERIN,
CURÉ ET CHANOINE DE
SAINT-MÉDÉRIC, A PARIS,
LE llic JOUR DE JUILLET 1636.
Le docteur Hamon, qui avait dû le connaître, se serait donc trompé
en lui donnant, dans son épitaphe, le nom de Jacques. Moreri affirme
également que tel était son prénom et que l'auteur du nécrologe s'est
trompé en l'appelant Charles.
En présence d'autorités si opposées, nous laissons au lecteur le soin
de faire un choix. Tout en conservant quelques doutes sur son véri-
table nom, nous avons adopté celui de Charles.
DE HILLERIN ET BAUDRY D'ASSON 23 1
devînt le foyer principal. Au milieu de grandes vertus
et de grands talents, j'y trouverais de grandes faiblesses
et l'esprit de superstition coudoyant le génie. J'aurais à
signaler, dans les questions religieuses, les croyances
les plus sincères, sinon les plus orthodoxes ; dans la
polémique, une bonne foi contestable ; dans la pratique,
un esprit exclusif et intolérant ; dans les habitudes, le
plus souvent une grande humilité, quelquefois l'orgueil
perçant à travers les trous du manteau ; à Port-Royal
des Champs, bien que cette solitude soit loin d'être une
thébaïde, des hommes d'une vie austère et édifiante ; en
un mot, tout ce qu'il faut pour fonder un cloître, rien
de ce qui est propre à former une société. Je n'en par-
lerai qu'en ce qui a trait aux deux personnages dont
j'entreprends d'écrire la vie.
Charles de Hillerin, prêtre, docteur en Sorbonnô, curé
de Saint-Méry, à Paris, est né vers le commencement du
XVII« siècle, dans les environs de Fontenay-le-Gomte.
Son père, Henry de Hillerin, était prévôt général de
l'Anjou, et son oncle, Jacques de Hillerin, chanoine de
Notre-Dame de Paris, prieur commendataire des
prieurés de Saint-Pierre de Mortagne et de Saint-
Julien-de-Concelles, aumônier ordinaire du roi et con-
seiller au Parlement de Paris. Ce fut probablement ce
dernier qui l'attira auprès de lui. Il y vint fort jeune, et,
après avoir fait de fortes études classiques et théolo-
giques, il entra dans la vie sacerdotale et fut pourvu,
pour moitié, de la cure de Saint-Méry. Cette paroisse
avait alors deux curés. De Hillerin y obtint de grands
succès, comme orateur de la chaire, et se fit aimer de
tous par la douceur de son caractère et l'amabilité de
232 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
son esprit. Possesseur d'une belle fortune, il en consa-
crait une partie à de bonnes œuvres, mais il lui en
restait assez pour faire figure dans le monde où il se
plaisait fort. Il avait un nombreux domestique, équi-
page, table ouverte, un train de maison considérable.
On assurait qu'il ne détestait pas la bonne cbair, qu'il
usait largement des biens de la terre, qu'en un mot il
ressemblait plus à un prélat romain du siècle de Léon X
qu'à un anachorète de Port-Royal.
Comment ce bon curé, qui comptait tant d'amis et
dont la vie, pour être douce, n'avait au demeurant rien
de condamnable, se prit-il tout d'un coup à l'amour de
la retraite et au détachement des choses humaines ? Ce
sont les grandes fautes qui d'ordinaire amènent les
grands repentirs, et le curé de Saint-Méry n'avait tout
au plus à se reprocher que des péchés véniels.
Au nom.bre de ses familiers se trouvait un homme
d'une grande vertu et d'une grande piété. Quoiqu'il eût
longtemps fréquenté la cour, qu'il entretînt encore des
relations avec elle, et que, dans l'intérêt de sa famille,
il se soit laissé entraîner à des actes reprochables,
Arnaud d'Andilly avait toutes les vertus du véritable
chrétien. De Hillerin et l'ancien courtisan se rencon-
trèrent souvent, et ce fut le paroissien qui édifia son
curé. Homme de la meilleure compagnie, réunissant à
un haut degré les qualités du cœur et celles de
l'esprit, d'Andilly ne ressemblait guère aux prêtres qui
composaient le clergé de Saint-Méry, quatre-vingt-shv
ISIormands et quatre Picards, dit le docteur Besoigne
dans son histoire de Port-Royal, troupe de mercenaires
qui faisaient du saint ministère un métier pour vivre
I
DE HILLERIN ET BAUDRY D'ASSON 233
et qui n'avaient rien d'ailleurs de la sainteté requise
dans des ministres de Jésus- Christ. La vulgarité de
ces hommes et leurs habitudes charnelles jetaient de
Hillerin dans une profonde tristesse ; il voulait sortir de
ce milieu si peu en harmonie avec ses goûts, et si,
d'un autre côté, il trouvait des esprits cultivés, là en-
core il n'était pas en paix avec sa conscience. Ce monde
aimable et léger qui formait sa société \ ce monde qui
déployait tant de séductions pour enlacer dans ses
filets un curé facile et indulgent -, ce monde, si brillant
à l'extérieur, n'était au fond que corruption et vanité.
Gens de robe, gens d'épée, gens d'affaires, gens titrés,
grands commerçants et riches bourgeois, ne différaient
qu'à la surface et portaient dans le cœur les mêmes
souillures et les mêmes vices. De Hillerin, quand il les
quittait, ne pouvait retenir cette exclamation : Quid est
aliudpenè omnes cœtus, quam sentina vitiorimi * .'
Si à certaines natures l'exemple du vice est conta-
gieux, aux âmes élevées, au contraire, il est le meilleur
préservatif contre les mauvais penchants du cœur.
C'est ce qui arriva à de Hillerin ; il s'exagéra ses fautes,
il s'accusa presque d'être un sujet de scandale, se dit
que c'était tout autre chose d'être un bon prêtre suivant
le monde ou suivant les vues de Dieu. Tourmenté de
cette pensée, il s'ouviit à son ami de l'intention où
11 était de changer de vie. C'est à cette occasion que
d'Andilly le mit en rapport avec Duvergier de Hau-
ranne.
Ceux qui ne connaissent le célèbre abbé de Saint-
* Histoire de Port-Royal, par le docteur Besoigne.
234 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
Gyran que par ses doctrines, pourraient croire que per-
sonne plus que lui n'était animé de l'esprit du prosély-
tisme religieux. Il n'en était rien pourtant. Il exigeait
toujours de ceux qu'il dirigeait le temps et la réflexion,
avant qu'ils prissent une grande résolution. Au mo-
ment où de Hillerin lui fit connaître l'intention où
il était de quitter la cure de Saint-Méry, pour aller
vivre dans une solitude, il le trouva plutôt opposé que
favorable à ce grand renoncement de soi-même. Ces
deux hommes se comprenaient néanmoins, et l'estime
réciproque qu'ils se portaient avait établi entre eux
une inaltérable amitié. Quand Richelieu, après avoir dit
de Saint-Gyran, c'est le plus grand esprit et le premier
homme de France, conformant peu sa conduite à son
langage, l'eût enfermé à Vincennes dont il ne sortit
qu'à la mort du cardinal, de Hillerin ne s'inquiéta pas
d'encourir la colère du tout-puissant ministre et alla
souvent visiter l'illustre prisonnier. Gelui-ci le recevait
toujours les bras ouverts et courait au-devant de lui
pour l'embrasser, en s'écriant : Voilà notre bon ami * !
Ce fut donc par les exemples que lui donna de Saint-
Gyran, bien plus que par ses exhortations, que de
Hillerin se fortifia chaque jour davantage dans l'inten-
tion d'abandonner les biens périssables de la terre, pour
n'aspirer qu'à ceux de la céleste patrie. Il fut pourtant
traversé plus qu'il ne pensait dans la résolution qu'il
avait prise, les objections et les oppositions surgissant
de toute part. De Saint-Gyran, ce directeur qui avait
une influence toute-puissante sur son esprit, était mort
* Mémoires de Fontaine.
DE HILLERIN ET BAUÛRY D'ASSON 235
sans lui avoir donné une approbation décisive, sans
même lui avoir laissé le mot d'encouragement qu'il
en attendait. Son successeur, Singliu, trouvait la ques-
tion délicate et ne se prononçait pas. Deux considéra-
tions le retenaient, et, encore plus quedeSaint-Gyran,il
avait des raisons pour ne rien précipiter. D'abord, il
voulait être bien sûr que la vocation de celui qu'il diri-
geait fût réelle et profondément réfléchie. Dans son expé-
rience des hommes, il avait tant vu de gens, qu'avaient
entraînés des considérations mondaines ou quelque
dépit secret, se repentir ensuite d'avoir cédé à un
premier mouvement de l'âme, qu'il tenait presque
toujours à s'assurer, par une longue étude, si son pénitent
obéissait bien véritablement à la voix de Dieu. Bien donc
que de Hillerin n'eût pas attendu davantage pour
réformer sa vie, qu'il se fût réduit au simple nécessaire,
qu'au faste eût succédé chez lui la plus grande humilité,
aux conversations futiles les méditations sérieuses, aux
distractions mondaines la prière au pied de l'autel, Sin-
gliu différait encore.
Nous avons dit que le directeur des consciences, à
Port-Royal, était retenu par une autre considération.
De Hillerin avait su capter tous les suffrages, et, parmi
ses paroissiens, il ne comptait peut-être pas un seul
ennemi. Dans un temps de troubles religieux, quand Paris
se partageait entre les molinistes et les jansénistes, où
trouver un curé qui pût, comme lui, être bien accueilli
de tous ? Craignant que cette question ne devînt un
sujet de discorde, son collègue de la cure de Saint-Méry,
avec lequel il s'était trouvé auparavant plus d'une fois
en désaccord, revenu maintenant à d'autres sentiments,
236 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
le suppliait avec larmes de ne pas abandonner ses chers
paroissiens qui certainement n'accorderaient pas à un
nouveau venu toute la confiance qu'il leur inspirait.
Quelle nécessité, lui disait-il, de quitter ainsi votre
troupeau ? N'est-ce pas plutôt un devoir pour vous de
continuer à lui servir de guide, quand, sous la main
d'un autre pasteur, il court le risque de se diviser? Si
vous croyez que jusqu'à ce jour vous avez trop suivi la
voie du mondé, qui vous empêche de continuer à vous
en tenir à l'écart, comme vous le faites en ce moment,
sans pour cela abandonner ceux qui cherchent à vous
retenir ? Les bons exemples que vous donnez ne pour-
ront que leur être profitables, et vous aurez fait plus
pour le salut des âmes en édifiant vos frères qu'en vous
retirant dans une thébaïde où ils vous oublieront.
La famille de Hillerin n'était pas plus favorable à
son retour dans le Poitou -, elle jetait les hauts cris et
se montrait fort peu disposée à le bien accueillir.
Toutes ces raisons ne l'arrêtèrent point.
D'autres, d'un ordre bien diffèrent, n'eurent pas plus
de succès.
Quelques-uns de ses amis crurent pouvoir le retenir
par des séductions purement humaines, par les tentations
de la sensualité la plus grossière. — « Lorsque j'étais
curé, disait-il par la suite, à Fontaine, je croyais que je
n'avais qu'à recevoir les offrandes, et je ne trouvais pas
de meilleur métier dans le monde ; je jouish:ais, avec
plaisir, de toutes les douceurs de la vie, j'étais bien
aimé de tous et bien venu chez tous ; mais quand il a
plu à Dieu de m'ouvrir les yeux et de me faire voir les
choses à fond, j'ai bien changé de sentiment, j'ai vu que
DE HILLERIN ET BAUDRY D'ASSON 237
cette humeur facile et accommodante que j'avais envers
tout le monde, pour me faire aimer de tous, que cette
facilité à prêcher dans une chaire de prédicateur, que
cette gravité naturelle que j'avais en officiant à l'autel,
que toutes les autres choses qui pouvaient flatter ma
vanité étaient pour moi de grands pièges. Plus je vou-
lais quitter le monde, plus le monde s'efforçait de me
retenir. Dès le premier bruit que j'allais quitter ma
cure, il n'y eut personne qui ne voulût m'avoir chez
lui, pour me régaler. Je combattais, mais quelquefois je
résistais très mal. L'abbé de Bernai, si célèbre par sa
bonne table, voulait, avec plus d'insistance, que j'allasse
manger chez lui ; j'eus peine à me trouver chez un
homme si décrié par la délicatesse de ses goûts. »
Un certain Gilles épuisa vainement, pour attirer son
curé, tout ce que l'art culinaire a de plus fin et de plus
délicat ; de Hillerin ne voulut point mordre à la pomme.
Ce fut, au contraire, une raison de plus pour qu'il
rompît avec les habitudes molles et sensuelles auxquelles
il se reprochait de s'être laissé aller trop longtemps.
Plus décidé que jamais à ne pas se laisser entraîner
vers l'abîme qui s'ouvrait sous ses pas, il était allé
trouver Singliu et lui avait fait connaître qu'il ne vou-
lait pas différer plus longtemps de quitter Paris, pour
aller s'enfermer dans son petit prieuré du Bas-Poitou.
Pressé de lui trouver un successeur, Singliu résistait
toujours. Dans la pensée qu'un autre aurait sur l'esprit
de de Hillerin plus d'autorité qu'il n'en avait lui-même,
il l'adressa à un religieux de l'Oratoire, le père Gibiou.
Mais ce père échoua aussi, et, de guerre lasse, Singliu,
acceptant enfin la résignation de la cure de Saint-Méry
238 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
faite entre ses mains, demanda à son ancien titulaire de
vouloir bien désigner son successeur.
Il y avait en ce moment, à Paris, un prêtre d'une
éloquence rare, joignant à de vastes connaissances en
théologie la pratique de toutes les vertus. Ce fut sur
lui que s'arrêta le choix de de Hillerin. Mais toutes les
supériorités ont des envieux et des ennemis. Le père
Desmares, dont nous voulons parler, n'avait pas été
épargné par là calomnie, et Singliu n'osa pas la hraver.
Duhamel, curé de Saint-Maurice de Sens, fut appelé à
recueillir la succession restée ouverte. Ce jeune prêtre
n'avait encore été mêlé à aucune des discussions reli-
gieuses qui, plus tard, rendirent son nom célèbre. Si la
sévérité de ses mœurs le rendait particulièrement re-
commandable, l'exagération de son zèle et l'excentricité
de sa conduite ne lui avaient pas concilié tous les
esprits dans sa paroisse. Il ne s'était pas borné à des pré-
dications incessantes contre le relâchement des mœurs^
à des éloges outrés de la vie ascétique, il avait voulu ré-
tablir les confessions et les pénitences publiques, et
joignant le geste à la voix, il avait plus d'une fois
administré de vigoureux soufflets à ceux que ses argu-
ments n'avaient pas pu convaincre. Qui le croirait ? De
pareilles extravagances, bien propres à le rendre un
objet de risée, lui avaient conquis l'estime de Port-
Royal, et, dans la préface de son livre de la fréquente
Communion, le grand Arnauld n'avait pas eu assez
d'éloges pour une pénitence ridicule que Duhamel avait
imposée à un curé, lequel, après avoir donné de mau-
vais exemple à ses paroissiens, les avait édifiés depuis
par son repentir.
DE HILLERIN ET BAUDRY D'ASSON 239
L'histoire que l'on trouve dans le libelle, ayant pour
titre : Le grand cliemin du jansénisme au calvinisme,
est une de ces calomnies dont les partis ne sont jamais
avares. Non seulement de Hillerin ne présenta pas Labadie
pour son successeur, ainsi que cela est affirmé dans l'écrit
dont nous parlons, mais, en ce moment, ils étaient
séparés l'un de l'autre par cent cinquante lieues de dis-
tance, et de Hillerin a toujours affirmé qu'il ne l'avait
jamais vu et qu'il n'en avait reçu qu'une lettre à laquelle
il avait cru ne pas devoir répondre.
Libre enfin, l'ancien curé de Saint-Méry ne voulut
pas prendre congé de ses paroissiens, sans leur adresser
ses adieux. Pour la dernière fois, il monta dans la chaire
qu'il avait occupée avec tant d'éclat et leur déclara
qu'il ne partait que pour aller faire pénitence.
Il avait bien jugé des hommes. Ceux-là mêmes qui
avaient fait tant d'efforts pour le conserver, n'atten-
dirent pas son départ pour s'éloigner de sa personne.
Aussitôt qu'il se fût aperçu qu'avant même de quitter
sa paroisse, son curé commençait ses réformes, qu'il
réduisait son domestique et mettait ordre à ce que les
superfluités du luxe fussent bannies de sa maison ; ce
monde, qui ne pouvait se passer de lui, qui Tavait tant
adulé, qui le proclamait le modèle des curés de Paris,
commença à oublier le numéro de sa demeure, et l'es-
time des grands s'évanouit le jour où il n'eut plus de
carrosse. Les pauvres seuls ne purent se consoler de son
départ. — « Il n'y avait pas un œil qui fût sec, et sa
maison ne désemplissait pas. C'était un flux et un reflux
continuel. Les uns sortaient, les autres entraient, tous
le visage baigné de larmes et éclatant en sanglots. La
240 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
nuit avait peine à chasser le monde, et ils prévenaient
le point du jour *. » Ce fut seulement entre les malheu-
reux et leur bienfaiteur qu'éclatèrent les sanglots et les
déchirements du cœur.
De Hillerin se mit en route le 16 février 1644. Il ne
partait pas seul : Fontaine et un digne ecclésiastique
du nom de Juliers allaient partager sa retraite.
Pauvre orphelin, qu'au temps de sa fortune il avait
retiré dans sa maison. Fontaine, dont l'âme s'était forti-
fiée des préceptes de l'Evangile, rendait en dévouement,
au curé de Saint-Méry, tous les soins qu'en avaient reçus
son enfance et sa première jeunesse. Le sentiment de la
reconnaissance ne s'éteignit jamais dans son cœur, et,
bien longtemps après, quand, dans les dernières années
de sa vie, il confiait au papier ses souvenirs, c'est à la
mémoire de son bienfaiteur qu'il consacrait les pages
les plus touchantes de ses mémoires.
Arrivés au lieu de leur retraite, les trois voyageurs
trouvèrent le prieuré de Saint-André dans un état de
délabrement complet : tout y manquait, même les meu-
bles les plus indispensables. Les murs des appartaments
étaient lézardés et ornés de moisissures qu'entretenait
l'humidité de l'atmosphère. C'est dans un grenier, dont
le contraste avec son ancienne cure était fait pour
effrayer une âme moins résolue à la pénitence, que s'ins-
talla gaiement Charles de Hillerin. Il y trouvait ce que
son cœur demandait depuis longtemps, des mortifi-
cations pour sa personne, et, autour de lui, des mi-
sères à soulager. Mais, à ses yeux, pour racheter le
* Mémoires de Fontaine.
DE HILLERIN ET BAUDRY D'ASSON 241
passé, ce n'était pas assez que de prier Dieu et faire
des œuvres de charité, il fallait aussi mortifier la chair.
Il se couvrit donc d'un cilice, et, par les plus grandes
chaleurs de Tété, se livra au travail avec une telle
ardeur que, les forces trahissant son courage, il arrosait
la terre avec la sueur qui découlait de son front. C'est
ainsi qu'il faisait, suivant l'expression de Fontaine,
pénitence à feu et à sang. Ce cher orphelin et l'ecclé-
siastique dont nous avons parlé étaient les seuls témoins
de sa pénitence. Sa santé ne tint pas contre tant de
fatigues ; pour ne pas succomber à la peine, il lui fallut,
à son grand regret, abandonner une vie si laborieuse.
Alors il se plongea dans la méditation et la prière, fai-
sant sa lecture favorite des saints et, en particulier, de
saint Augustin. Il annotait les oeuvres de ce grand
docteur de l'Église ; mais c'était uniquement pour avoir
toujours devant les yeux les vérités qu'il y rencontrait
et nullement pour laisser un livre à la postérité. Son
humilité ne lui permettait pas d'avoir une telle pensée.
Il e^i était même venu, en jetant un coup-d'œil sur le
passé, à se rappeler avec peine les applaudissements et
les éloges que lui avaient valus ses sermons. Il n'avait
pas oublié qu'à cette époque de sa vie, la louange
Chatouillait de son cœur l'orgueilleuse faiblesse.
Et, pour ne pas tomber dans le même péché, non seule-
ment il s'était interdit la chaire, mais même l'ensei-
ment du catéchisme aux petits enfants.
Attaché, par les liens de la reconnaissance, à celui qui
lui avait donné le pain du corps et la vie de l'âme,
T. III 14
242 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
Fontaine ne comptait point quitter le prieuré de Saint-
André. Quoiqu'il n'eût alors que dix-huit ans, sa seule
ambition était d'y vivre et d'y mourir. Mais, de Hillerin,
pensant que Dieu avait d'autres vues sur lui, refusa
d'accepter ce sacrifice et le conduisit à Port-Royal, pour
achever des études qui n'étaient encore qu'ébauchées.
De Hillerin, qui n'avait fait le voyage de Port-Royal
qu'en vue de l'éducation de Fontaine, se réchauffa lui-
même au foyer de tant de vertus et de tant de lumières.
Déjà dégagé des liens du monde, il se retrempa encore
au contact de ces hommes austères qu'il prit pour
maîtres et pour modèles *.
De retour à son prieuré de Saint-André, il était bien
décidé à n'en plus sortir ; une circonstance inattendue
vint changer sa résolution. Son successeur dans la cure
de Saint-Méry, Duhamel, après avoir montré, dans
l'exercice de son ministère, un zèle inconsidéré et
excessif, était allé porter ailleurs l'esprit de réforme et
d'innovation dont il était animé. Tous les anciens
paroissiens de de Hillerin, ceux mêmes qui avaient paru
indifférents à son départ, se tournèrent alors vers lui,
le suppliant de reprendre la place qu'il avait abandonnée,
et, à force d'instances, finirent par l'ébranler. Au lieu
des séductions grossières qu'ils avaient déployées pour
* Il semblait que M. de Hillerin ne faisait ce voyage que pour moi,
c'était sa pensée à lui-même; cependant Dieu avait ses lins. Il lui lit
voir, dans ce lieu où il m'amenait, des exemples de pénitence dont
la seule vue le couvrait de confusion; ils lui servirent comme d'un
heureux contre-poiJs, pour l'empêcher d'avoir d'autres sentiments de
ce qu'il venait de faire que ceux qu'il devait avoir. {Mémoires de
Fontaine.)
4
DE HILLERIN ET BAUDRY D'ASSON 243
le retenir, ils eurent recours aux seuls moyens propres
à lui donner la tentation de se rendre à leurs vœux. Ils
lui dirent que, depuis son départ, tout était changé
dans la paroisse de Saint-Méry, que la division y avait
pénétré par mille voies, que le troupeau était tombé
d'égarements en égarements, et que lui seul pourrait le
rappeler dans le sentier de la droiture et de la piété.
Ils ajoutèrent que s'il ne se rendait pas à leurs prières,
s'il les abandonnait sans espoir de retour, l'esprit de
vertige et d'erreur qui s'emparait de toutes les têtes
pourrait les porter aux plus coupables excès.
Touché de ce triste tableau, songeant à ses frères éga-
rés qui n'avaient jamais cessé de lui être chers, entraîné
peut-être par le secret désir de vivre dans le voisinage
de Port-Royal, il se demanda si ce n'était point un devoir
pour lui de reprendre une place où sa présence et ses
exhortations pourraient seules assurer le salut des âmes.
Dans cette pensée, il s'adressa à son ancien directeur, le
priant de le rétablir dans la cure d'où il était sorti,
presque malgré ses conseils. Mais, cette fois, Singliu
croyant voir, dans cette demande, le péché d'orgueil ou
l'esprit de versatilité, lui répondit par un refus dont les
termes étaient un peu durs. — « Quoi que vous en pensiez,
lui disait-il, un pareil retour ne pourrait produire que
le plus mauvais effet. On ne prend pas de résolutions
aussi graves que celle que vous avez prise, pour ne pas
y persévérer. Se comporter autrement, c'est se moquer
de Dieu ; or, Deus non irridelur. »
Loin de témoigner le moindre mécontentement de
cette réponse, de Hillerin ouvrit les yeux sur le danger
qui le menaçait, et, bien décidé désormais à rester
2U BIOGRAPHIES VENDÉENNES
ferme dans la A^oie où il était entré, il bénit la main qui
l'avait empêché d'en sortir. D'ailleurs, l'éloignement
n'interrompit jamais ses relations avec Port- Royal,
elles devinrent au contraire plus fréquentes que jamais.
Il fit de nombreux voyages, un, entre autres, pour renou-
veler ses vœux entre les mains de Sacy. C'était le jeune
homme qui voyait s'agenouiller à ses pieds le vieillard,
blanchi par les années et les austérités.
L'ancien cuï*é de Saint-Mèry ne tenait pas à Port-
Royal, seulement par la communauté des idées, il y avait
contracté de saintes amitiés. Si Fontaine était plus
particulièrement l'objet de son affection, en dehors de
cette jeune âme qui répondait si bien à la sienne, de
Hillerin comptait beaucoup de religieux qui lui étaient
chers. L'un d'eux, Dufossé, le même qui a laissé des
mémoires sur Port-Royal, entreprit même un voyage
pour le venir voir dans son ermitage. Mais, en ce
moment, de Hillerin était à Angers, auprès de l'évêque
Henry Arnauld, frère du célèbre docteur, qu'il visitait
quelquefois, pour s'édifier par l'exemple de ses vertus.
Les deux religieux s'y rencontrèrent, et, s'y fortifiant
l'un l'autre contre les persécutions dont Port-Royal
était l'objet, ils se promirent de marcher plus résolu-
ment que jamais dans la voie du Seigneur.
Le prieuré de Saint-André avait des voisins riches et
puissants. La famille Baudry d'Asson dont je veux par-
ler, se composait, au dire de Fontaine qui avait dû la
connaître, de douze enfants mâles, de six, suivant dom
Rivet, de cinq seulement, à en croire le docteur Besoigne,
tous grands et forts, respectés et redoutés dans la
contrée. Plusieurs avaient servi la cause royale dans
DE IIILLERIN ET BAUDRY D'ASSON 245
les guerres de religion dont le Bas-Poitou avait été
longtemps le sanglant théâtre, et, depuis que les douceurs
de la paix avaient succédé aux horreurs des discordes
civiles, ces vaillants hommes, n'ayant plus d'autres en-
nemis à combattre, couraient le cerf et le sanglier, bien
persuadés, comme tout le monde l'était alors, que la
chasse n'était pas seulement un exercice salutaire,
mais qu'elle devait faire partie de l'éducation d'un
gentilhomme.
L'un des frères, Antoine Baudry de Saint-Gilles d'As-
son dont il va être question ici, ne s'était pas borné à
l'art cynégétique ; il y avait ajouté trois années de
théologie en Sorbonne, savait du grec, avait des lettres,
et devait se trouver quelque peu dépaysé au milieu de
gentilshommes qui connaissaient beaucoup mieux la
langue du roi Phœbus et celle de Jacques du Fouillouxi
que les poésies d'Homère et la philosophie d'Aristote.
Esprits cultivés, demeurant porte à porte, de Hillerin
et Antoine Baudry d'Asson se recherchèrent et ne tar-
dèrent pas à se comprendre. Les bonnes œuvres du
prêtre, son esprit d'humilité, en même temps que sa foi
vive et profonde, firent une grande impression sur l'àme
du chasseur. Pour l'arracher au monde, de Hillerin ne
se contenta pas des bons exemples qu'il lui donnait et
de ses exhortations: il appela à son aide le grand docteur
en Sorbonne, dont le dernier écrit passionnait et pas-
sionna longtemps après la France tout entière. Arnauld
venait de publier le livre de la frcqiœnte Communion.
On ne se douterait guère qu'un livre qui partagea le
clergé du royaume, qui, pendant que l'ordre entier des
jésuites se soulevait contre sa doctrine^ recevait l'ap-
T. ni 14-.
246 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
probation de seize évêques, de vingt docteurs et des
curés de Paris ; un livre dont la lecture, dans une des
assemblées des évêques de la province d'Auch, fut
recommandée aux fidèles avec des éloges extraordinaires
et dont Pascal ne pouvait parler sans admiration, dut,
en partie, sa naissance à deux grandes dames, qui,
l'une et l'autre, voulaient faire leur salut, mais dont la
première prétendait qu'on pouvait arriver au ciel par
un chemin semé de fleurs, tandis que la seconde disait
qu'il fallait qu'il fût hérissé d'épines. C'étaient M"ie8 de
Sablé et de Guémené.
M^^ de Sablé avait pour directeur un jésuite, suivant
son goût pour le monde. — Peut-on recevoir la commu-
nion en allant au bal et au spectacle? lui demandait-elle.
— Certainement, répondait l'indulgent confesseur; le sa-
crement de l'eucharistie possédant la vertu de ramener
le pécheur, on doit approcher d'autant plus souvent de
la sainte table, qu'on s'égare davantage. Un pareil
casuiste convenait fort à M^^^ de Sablé. Danser la nuit
et communier le lendemain, satisfaire à Dieu et au
plaisir, pouvait-on demander rien de mieux ?
Le directeur de M^^ de Guémené ne l'entendait pas
ainsi. L'eucharistie, disait-il, est un sacrement qui de-
mande tant de sainteté, que ce serait le profaner que de
le recevoir avec un cœur impur et une âme non repen-
tante.
Cette controverse entre deux prêtres dont la doctrine
était si opposée, arriva, par la bouche de leurs belles
pénitentes, jusqu'à Port-Royal, où elle causa un grand
scandale à Tendroit du directeur si accommodant et si
facile. Arnauld prit la plume pour lui répondre. A vrai
DE HILLERIN ET BAUDRY D'ASSON 247
dire, ce fut plutôt roccasion que la cause de la compo-
sition de son livre. La question n'était pas nouvelle, et
l'abbé de Saint-Gyran, dont les doctrines étaient restées
en grande faveur à Port-Royal, l'avait résolue dans le
sens le plus restreint. De Hillerin mit entre les mains
de Baudry de Saint-Gilles d'Asson le livre de la fré-
quente Communion, en l'engageant à se bien pénétrer
des vérités sévères qu'il renfermait.
La victoire d'Arnauld fut complète.
Bien qu'il aimât le monde et qu'il y fût fort goûté^
surtout à cause de son talent de musicien ; bien qu'il
fût bénéficier, possédant deux chapelles et un prieuré,
les deux chapelles à la nomination de sa famille et le
prieuré dépendant de Tabbaye de Geneston, propriété
dePontchâteau, avec lequel il avait déjà des relations
d'amitié, Baudry d'Asson, après avoir fait ses adieux à sa
famille, vint un jour prier de Hillerin de le conduire à
Port-Royal. C'est ce qu'attendait l'ancien curé de Saint-
Méry. Plein du souvenir du prêtre qui l'avait tant aidé
lui-même de ses conseils, il remit son jeune ami entre
les mains de Singliu ; le pénitent se trouva digne du
confesseur *.
* Je me suis demandé bien souvent,, si, dans le cas où Baudry d'As-
son, avant de prendre la grande résolution que nous venons de faire
connaître, aurait cru devoir demander un conseil à son évêque,
comme la chose a pu avoir lieu, s'il eût rencontré du côté de ce prélat
une grande opposition; j'ai de fortes raisons de penser le contraire.
Dans ce moment, l'ordre des jésuites n'était pas en odeur de sainteté
auprès du Chapitre de Luçon,et toute recrue que faisait Port-Royal ne
devait pas lui être désagréable. Je fournis, à l'appui de ce que j'avance,
une lettre fort curieuse extraite du recueil de Mlle Périer, recueil que
l'on trouvera à la bibliothèque Richelieu, département des Manuscrits ;
248 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
Du jour où il s'était enfermé dans le prieuré de Saint-
André, de Hillerin, non seulement avait renoncé à la pré-
dication, comme nous l'avons déjà dit, mais aussi à toutes
les autes fonctions sacerdotales, se croyant indigne de
les remplir. Absorbé de plus en plus dans la prière et le
recueillement, il ne se décida à faire enlever une tu-
meur qu'il avait au genou, que parce qu'elle l'empêchait
de s'agenouiller devant l'image de Dieu. L'opération fut
Réponse duChapitre de Liiçon à une lettre de MM. les Chanoines
de la cathédrale de Cler'tnont, en Auvergne, 1656.
Messieurs, Nous voudrions être assez heureux pour pouvoir contri-
buer aux justes desseins que vous avez pour le maintien de votre
illustre compagnie, par la vôtre du 5 mai, dont il vous a plu nous
honorer. Nous nous ressentons si fort vos obligés de la croyance
qu'avez en notre zèle, que nous voudrions être assez avantagés pour
vous en donner des preuves irréprochables, et de l'inclination que
nous avons pour contribuer à l'accomplissement de vos saintes inten-
tions, pour secouer le joug que les laïques veulent vous imposer; et
à l'éloignement des révérends Pères jésuites de votre ville, et d'autant
plus que ce sont des personnes qui semblent n'avoir pour but que la
destruction de la hiérarchie ecclésiastique, et de ternir la gloire des
communautés célèbres, abusant de la crédulité des peuples et du
prétexte de l'utilité publique, pour s'introduire dans les lieux qu'ils
croient leur être avantageux. Nous avons jusqu'à présent, grâce à Dieu,
eu un bonheur que ces révérends Pères, à qui rien n'est impossible, n'ont
rien eu à démêler avec nous, ni nous avec eux, pour l'établissement en
ce lieu ; iceux n'aj-ant pas jugé que Luçon qui est un lieu de tout temps
fort affligé de misères, et qui a été le théâtre de la guerre des Hugue-
nots, fût capable de quoi satisfaire leur charité sans limite, qui est de
s'approprier tout pour la plus grande gloire de Dieu ; ils ont toutefois
eu assez d'adresse, par des menées secrètes, pour nous obliger par cy-
devant, à leur arrenter quelques domaines d'un bénéfice qui est la pré-
vôté de Fontenay, un des premiers de notre église, et parce que les
lieux qu'ils demandaient étaient fort éloignés de nous, et qu'ils devaient
autant et plus que la chose ne valait ; dans l'appréhension qu'en leur
refusant, ils ne s'approchassent de nous, nous leur accordâmes volon-
DE HILLERIN ET BAUDRY D'ASSON 249
si cruelle, qu'après l'avoir subie, il déclara qu'il n'au-
rait pas le courage de s'y soumettre une seconde fois,
dans le cas où elle redeviendrait nécessaire. Heureuse-
ment qu'il ne fut pas mis à cette épreuve, et, qu'après de
grandes souffrances, il guérit radicalement.
La retraite qu'il avait choisie, comme lieu de péni-
tence, ne lui suffisait plus ; ses visites à Port-Royal se
multipliaient, et, chaque année, il s'y rendait comme à
la source d'où s'échappait l'eau vivifiante dont son âme
était altérée. Ce fut dans un de ces voyages qu'il fat
frappé d'une maladie qui le conduisit rapidement au
tombeau. Une de ses dernières pensées fut pour Fon-
taine, auquel il légua les œuvres de saint Augustin,
tiers ; et ayant vu cette première facilité, ils s'étaient persuadés que le
dessein de s'établir parmi nous, leur succéderait aisément ; ils entrepri-
rent, il y a deux ans ou environ, de faire changer le bien de ladite
prévôté, qui est à leur approche et à leur commodité, pour quelque
bien sis aux environs de Luçon, qui pouvait valoir les trois quarts
moins que ce qu'ils demandaient, sans considéi-er les avantages qu'ils
en retireraient et les torts que nous en recevrions, le tout à l'inten-
tion de réunir ledit bien et ledit bénéfice à leur corps et société, ainsi
qu'ils demandèrent peu après à Mgr notice évêque, par une requête
qu'ils lui présentèrent à cet effet, dont ils terminaient : -Si vtiieuoo
oi'ai'ine mondit seigneur, unir ladite prévôté aie corps desdits Pères
jésuites, hequei dessein ayant été découvert, et eux voyant qu'ils n'y
pouvaient réussir, se désistèrent de leur poursuite téméraire, ce qui
nous obligea à nous roidir contre une entreprise si inouïe, à laquelle
nous n'avons pas ouï parler depuis »
A la même demande le Chapitre de Nantes fit une réponse aussi
hostile aux Jésuites. Rappelons encore que Pierre Nivelles, alors
évêque de Luçon, fut un des rares prélats qui refusèrent leur signa-
ture à la lettre par laquelle cinq archevêques et évêques déféraient au
Pape qui les condamna, les cinq fameuses propositions de Jansénius.
On lit enfin, dans le journal de Baudry d'Asson, que Ruchaud, cha-
noine théologal de Luçon, refusa de signer la censure contre Arnauld.
250 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
objet de ses longues méditations. Il mourut le 14 avril
1669, sur la paroisse de Saint- Jacques le Haut-Pas, où,
suivant son désir, il fut enterré aux pieds de Saint-
Gyran. Son cœur fut transporté dans une des chapelles
de Port-Royal, et le docteur Hamon lui fit cette èpi-
taphe :
Hic jaeet cor JacoM d'Hillerîn, olim parochi Meri-
dici, qui cum magno omnium plausu evangelium,
memor domini Jesu, qui cœpit facere et docere, raro
sed utilieœemplo, ad originemfidei rêver sus, pœniten-
tiam agere maluit quàm prœdicare. Cum Beum
elegit ad quietem solitudinis vocantem a mundo
abjectus est, et amissa plusquam sex decem 7nillia li-
hrorum annui reditus, ut fructuosior esset amor pau-
perum damno conjunctus, si damnum est amittere
peritura et perdenlia, tanti heneficii recordatio, iiun-
quam intermissa, et sœpe cum tacrymis fldei et cha-
ritatis memoradat quantum Deo deberet^ qui tam vili
et tara facili jactura contractus, regnum cœlorum
odtulit non merenti .
* Ci-gît le cœur de Jacques de Hillerin, de son vivant, curé de la
paroisse de Saint-Méry. Au moment où il prêchait l'Evangile aux
applaudissements de tous ceux qui venaient l'entendre, se rappelant
que le Christ avait fait précéder sa parole par des actes, et revenu à
la source de la foi, il préféra, exemple bien utile et bien rare, faire
pénitence que briller dans la chaire. Lorsqu'il eut entendu la voix
de Dieu qui l'appelait au repos de la solitude, bravant le mépris des
hommes, il abandonna plus de seize mille livres de rente, pour que,
devenu pauvre par cette p^rte, si toutefois l'on peut appeler perte,
l'abandon des biens périssables et qui peuvent empêcher notre salut ;
son amour pour les malheureux lui fut méritoire. Le souvenir d'un
DE HILLERIN ET BAUDRY D'ASSON 251
Charles de Hiilerin ne s'est pas borné à édifier les
fidèles par les longues années de sa pénitence. Avant de
se retirer dans le prieuré de Saint- André, il avait com-
posé un livre ayant pour titre : Les Grandeurs du
Verde incarné. Ce livre, au dire de Dreux du Radier,
pourrait bien n'être qu'un abrégé de celui que son
oncle avait publié sur le même sujet.
Nous avons interrompu notre récit au moment où
l'orgueil de la naissance et de la richesse, faisant place,
dans son âme, à l'ardeur de la foi, Baudry d'Asson
renonçait au rang qu'il pouvait occuper dans le monde,
pour venir, au sein d'une célèbre abbaye, s'humilier
devant Dieu.
Pour lui, les biens de la terre n'avaient plus de prix ;
il aspirait à la pauvreté comme d'autres aspirent à la
fortune. Aussi, en entrant à Port-Royal, quitta-t-il un
de ses bénéfices dépendant de l'abbaye de Geneston, dont
il fit la remise aux chanoines réguliers de Sainte-
Geneviève, au prix d'une modique pension de 800 livres.
Quant aux deux chapelles qu'il possédait, il n'eût pas
demandé mieux que de s'en démettre ; mais comme sa
famille en nommait les titulaires et qu'il craignait
qu'elles ne fussent données, contrairement à ses inten-
tions, il se décida, bien à regret, à les garder, abandon-
nant aux pauvres leur revenu dont il ne voulut pas
toucher une obole.
Port-Royal touchait à ses jours d'épreuves et de luttes.
si grand bienfait ne s'effaça jamais de son âme, et, dans l'ardeur de
sa foi et de sa charité, il rappelait avec larmes combien il devait
être reconnaissant envers Dieu, qui, satisfait d'un si léger sacrifice,
lui avait ouvert, sans qu'il en fût digne, le royaume desCieux.
252 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
Si la mort de Richelieu, en ouvrant à Saint-Gyran les
portes de A^ncennes, lui avait rendu une liberté dont il
ne devait pas jouir longtemps, puisqu'il mourut quelques
mois après sa délivrance, les colères allumées ne s'étaient
point éteintes. J'ai déjà parlé du soulèvement que le
livre de la fréquente Communion avait produit au sein
d'un ordre célèbre et de toutes les attaques dirigées
contre les doctrines d'Arnauld. Dominées par une com-
pagnie qui ne cessait de répéter que Port-Royal était
un nid d'hérésies, la Cour, la reine en particulier,
étaient devenues, pour tout ce qui appartenait à cette
maison, des adversaires aveuglément passionnés dans
leur haine.
S'il comptait des ennemis puissants et nombreux,
Port-Rôyal ne manquait pas non plus de chauds parti-
sans. Les curés de Paris, et, à leur tête, le célèbre
coadjuteur, n'avaient pas hésité à prendre hautement
sa défense. En dehors du clergé, les hommes les plus
distingués, parmi lesquels on rencontrait principale-
ment des magistrats, ne craignaient pas de faire con-
naître publiquement toute l'estime qu'ils portaient à
une maison qui renfermait dans son sein des person-
nages d'une grande vertu et d'un grand talent. Si l'on
contestait la parfaite orthodoxie de leurs doctrines,
personne, en effet, n'aurait osé nier que les solitaires
de Port-Royal ne fussent des hommes convaincus, et
qu'il ne se trouvât parmi eux des savants et des écri-
vains du premier ordre. Tous n'y étaient pas entrés dès
leur enfance, ainsi que l'avaient fait Sacy et Nicolle ;
avant de s'y rencontrer, beaucoup avaient suivi, dans
le monde, des voies différentes. Les uns, comme Lemaître,
DE HILLEIUN ET BAUDIW D ASSON 253
avaient ètè l'honneur du barreau ; d'autres comme
d'Andilly , d'habiles politiques qui ne dépouillèrent
jamais la i^obe de courtisan ; d'autres, comme Arnauld,
de célèbres docteurs en théologie ; de braves militaires,
enfin, avaient quitté l'épée pour venir y porter la croix.
D'ailleurs, ils ne conservaient aucune distinction propre
à rappeler le rang occupé dans la société. On y voyait
confondus des priuces, des ducs, des gentilshommes de
grande maison, des bourgeois et des enfants du peuple.
Il en fut de même des plus grandes dames, dont quelques-
unes ne rougirent pas, ainsi que le fit une princesse de
sang royal, de porter des haillons, après s'être revêtues
longtemps de brillantes parures. Désenchantés des va-
nités du monde, tous venaient chercher, dans une vie
nouvelle, le calme de l'âme et le repos de la conscience.
Ils ne devaient pas tarder à se voir poursuivis, avec un
acharnement extrême, par ceux auxquels ils abandon-
naient les grandeurs et les richesses.
Les heures de la prière, de l'enseignement et de l'étude,
n'absorbaient pas tous les instants des solitaires
de Port-Royal : ils consacraient leurs loisirs et leurs
récréations à des travaux manuels. Le plus grand nom-
bre se livrait à la culture des champs et des jardins.
Ils faisaient les foins, coupaient les blés, èmondaient les
arbres, récoltaient les fruits, semaient les grains, labou-
raient la terre, souvent vêtus d'un cilîce et ceints d'une
chaîne de fer\
Quelques-uns avaient des emplois plus humbles en-
core. M. Jenkins, gentilhomme anglais, était portier;
* Nécrologe de Port-Royal.
T. ÏII 15
254 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
M. de Gibrou faisait la cuisine ; M. Deschamps-Des-
landes était garde ; M. Giroult de Bissé servait les hôtes ;
le docteur Hamon, quand il ne soignait pas les malades,
tricotait des bas.
Baudry d'Asson fut placé à Port-Royal des Champs,
où il cumula, au dire de dom Rivet, l'état de menuisier
avec celui de savetier. Il se fit construire, dans le jar-
din, un petit logis couvert de chaume, qu'en raison du
nom qu'il portait, on appela le palais de M. de Saint-
Gilles. Le châtelain y apporta sa gaieté, son entrain, sa
bonne volonté et une rare aptitude à toute chose. Son
activité fut mise à profit, et il ne tarda pas à être chargé
de la direction de tous les travaux agricoles de l'abbaye,
dont il devint comme l'intendant. En même temps il
s'occupait des affaires particulières des religieuses,
leur rendait mille services, était l'homme indispensable
de la maison. Depuis 1636, les religieuses avaient quitté
Port-Royal des Champs pour venir habiter Port-Royal
de Paris. Quoique résidant d'ordinaire à son palais de
Saint-GilleSj Baudry d'Asson venait à Paris toutes les
fois que les intérêts de la communauté ou ceux des
sœurs en particulier y rendaient sa présence nécessaire,
c'est-à-dire fort souvent *.
Cette vie si occupée ne lui paraissait pourtant pas
assez méritoire. Il croyait que, pour un pécheur tel que
lui, la règle de la maison était trop douce et que sa pé-
* Le nom de Baudry d'Asson a été conservé à Port-Royal des
Champs. On l'y trouve, dans la meilleure compagnie, à la maison
des Granges, sur la façade du côté du jardin, où l'on peut lire l'ins-
cription suivante ;
DE HILLERIN ET BAUDRV d'aSFON 255
nitence ne pouvait y être qu'imparfaite. Bien qu'il ne
mangeât pas de viande et ne bût du vin que rarement,
il lui suffisait d'y être autorisé pour penser que toutes
les sensualités étaient à sa portée. Port-Royal n'était
donc pas absolument la retraite suivant son désir ; il lui
fallait des jeûnes plus longs que ceux qui lui étaient
imposés, des privations plus grandes, des mortifications
plus nombreuses, une soumission plus absolue. L'abbaye
de Saint-Gyran, où la règle était plus sévère, lui con-
venant davantage, il fit des démarches pour y entrer.
Mais l'abbé Barcos, directeur de cette maison, qui,
d'abord, avait bien accueilli sa demande, ayant appris
combien il serait difficile de le remplacer à Port-Royal,
le détourna de l'idée qu'il avait de l'abandonner.
Ce n'était pas seulement comme régisseur de la
maison des Champs et comme l'homme d'affaires des
religieuses que Baudry d'Asson avait su se rendre utile ;
la guerre sourde que depuis longtemps un certain monde
faisait à Arnauld et à ses amis, venait d'éclater, et il
devenait nécessaire d'avoir sous la main un homme
actif, propre à tout, prêt à tout, un homme au poil et à
DE 1648 A 1679.
ONT HABITÉ GETTE MAISON SOLITAIBE :
A ABNAULD.
B. PASCAL.
L.-M. SAC Y.
J.HAMON.
DE SE VIGNE.
DE SERICOURT.
DE PONT-CHATEAU.
DESPINAY.
VITARD.
d'asson.
de belair.
P. NICOLE.
3. RACINE.
A. LEMAISTBE.
C. LANCELOT.
A. D ANDILLY.
DE LUZANCY.
DE PONTIS.
DE GIBROU.
JENKINS.
DE BESSY.
DESLANDES.
25() BIOGRAPHIES VENDÉENNES
la %)hm%e, suivant Texpression de Fontaine. A Port-
Royal, il n'y eut qu'une voix pour confier cet emploi à
Baudry d'Asson.
De ce jour, il devint l'agent principal de la maison et
rien ne s'y fît sans sa participation. Pour déjouer les
recherches de la police dont les agents l'épiaient sans
cesse, quand il sortait de Port-Roj^al, il quittait l'habit
religieux pour reprendre l'épée de gentilhomme, et,
si révoque de Luçon s'en plaignait, il répondait que de
puissants intérêts lui faisaient un devoir d'agir de la
sorte. Rompu aux affaires, il tenait tête aux procureurs,
et lorsqu'un arrêt du Ghâtelet menaçait sa liberté, il ne
s'effraj^ait pas pour si peu.
Jansénius était mort en 1638, laissant un livre fameux,
YAuguslinus, livre publié seulement en 1640, et dont
l'apparition fît naître tant d'orages au sein de l'Eglise.
L'auteur expliquait, à sa manière, la doctrine de saint
Augustin, touchant la grâce, le libre arbitre et la pré-
destination ; il prenait corps à corps le jésuite Molina,
dont le nom passa à ses partisans, comme Jansénius
donna le sien à ses adeptes.
Les molinistes trouvèrent dans ce livre cinq proposi-
tions hérétiques, propositions restées célèbres. Elles ||
furent condamnées une première fois, en 1653, par le
pape Innocent X, et une seconde, en 1656, par le pape
Alexandre YIL Tous les évêques reçurent la bulle de
condamnation, même le cardinal de Retz, qui, en raison
de ses anciennes relations avec Port-RoyaJ, avait
d'abord hasardé quelques timides objections.
Jansénius avait été l'ami de Saint-Gyran ; presque
tout Port-Royal, et en particulier Arnaud et Nicolle,
DE HILLERIN ET BAUDRY D'ASSON 257
prirent chaleureusement sa défense, niant avec énergie
que les cinq propositions se trouvassent dans son livre,
et cherchant à prouver que ce que la huile condamnait
dans VAicgiistimis, avait été mal compris. Les jésuites
maintinrent leurs accusations, et alors s'alluma cette
guerre où se mêlèrent tant de passions, guerre dont les
péripéties furent, pour les religieux et les religieuses,
Texil, l'emprisonnement, la persécution -, et qui, après
une paix plus apparente que réelle, eut pour dénoue-
ment la démolition des bâtiments de Port-Royal, la
violation des tombeaux et la dispersion des cendres
qu'ils contenaient.
Arnauld, que le livre de la fréquente Commimi07i
avait déjà brouillé avec les jésuites, venait, par la pu-
blication de deux apologies de Jansénius, de soulever
contre sa personne toutes les colères de la cour, que
dominait Letellier. Ses ennemis se donnèrent tant de
mouvement qu'ils obtinrent que l'affaire serait jugée en
Sorbonne. Pendant que l'on instruisait son procès, les
pamphlets les plus grossiers et les plus injurieux le dé-
nonçaient à ses juges et à l'opinion publique. Un jour
qu'il se trouvait avec ses amis de Port-Royal et quil
était question, entre eux, de ces indignités : — Gom-
ment, lui dirent-ils, vous laissez-vous attaquer ainsi
sans vous défendre ? — A l'insistance qu'ils y mirent,
Arnauld promit d'entrer dans l'arène et de soutenir la
lutte. Quelques jours après, l'auditoire était au complet.
Arnauld donna lecture de sa réponse, et l'on pense avec
quelle religieuse attention elle fut écoutée. Mais un
personnage aussi grave ne convenait pas au genre de
polémique qu'exigeait la circonstance. Cette arme si
258 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
puissante, en France, qu'elle reste presque toujours vic-
torieuse quand elle est habilement maniée, l'ironie, ne
lui était pas familière. Le grand théologien aurait cru
déroger en s'en servant -, il ne voulait devoir son triom-
phe qu'à la froide raison. Il arriva que ses arguments en
forme et sa logique un peu lourde laissèrent son audi-
toire froid et mécontent. Arnauld s'en aperçut, et, loin
de s'en offenser : — Je savais bien, dit-il, que je ne
ferais rien de bien. — Puis, se tournant vers Pascal :
— Mais vous, qui êtes jeune, qui êtes curieux, vous
devriez faire quelque chose.
Pascal ne faisait pas alors partie de Port- Royal; mais
il en était un des habitués, et, dans cette circonstance,
il avait été appelé comme un écrivain puissant dont les
conseils n'étaient pas à dédaigner. Pressé par les encou-
ragements de chacun, il accepta la proposition qui lui
était faite, se mit à l'œuvre, prit jour pour une autre
réunion, et, à l'heure convenue, se présenta armé de sa
première Provinciale.
Le style en était si nouveau à Port-Royal, que Sin-
gliu, dit-on, en fut presque scandalisé. Tous n'eurent
pas les mêmes scrupules. Ils saluèrent de chauds applau-
dissements une œuvre où, sous la forme la plus heu-
reuse, la raillerie fine et mordante s'alliait à la plus haute
éloquence. Il n'entre point dans mon sujet d'examiner
si, comme on l'a prétendu, Pascal, pour les combattre
victorieusement, n'a point prêtéà ses adversaires des doc-
trines qui n'étaient pas les leurs, s'il a toujours été d'une
entière bonne foi et si ses attaques n'ont pas été pas-
sionnées. A^oltaire, qui ne peut pas être suspect de par-
tialité en faveur des jésuites, s'exprime ainsi en parlant
DE HILLERIN ET BAUDRY D'ASSON 259
des Provinciales: « Il est vrai que ce livre portait sur
un fondement faux, ou attribuait adroitement à la so-
ciété des opinions extravagantes de quelques jésuites
espagnols et flamands. On tâchait, dans ces lettres, de
prouver qu'ils avaient un dessein formé de corrompre
les mœurs des hommes, dessein qu'aucune secte, aucune
société, n'a jamais eu ni pu avoir. Mais il ne s'agissait
pas d'avoir raison, il s'agissait de divertir le public. » Ce
dernier succès fut complet. Tous ceux qui les ont lues
ne peuvent, en effet, s'empêcher de convenir que les
Lettres à un Provincial sont unlivre unique, le modèle
du genre. Dès le premier jour, la fameuse satire Ménip-
pée se trouvait bien distancée et, quoique depuis le pam-
phlet ait pris des allures vives et hardies, que les plus
grands écrivains n'aient pas dédaigné d'y avoir recours,
on ne trouve rien de comparable, ni sous la plume de
Beaumarchais, ni sous celle de Courrier, ni sous celle de
Proudhon.
Mais ce n'était pas tout que de les avoir composées,
il fallait encore trouver un imprimeur qui voulût bien
les publier, et des agents qui ne craignissent pas de les
répandre. Ce soin fut confié, pour les trois premières, à
Baudry d'Asson, à Périer, beau-frère de Pascal, et à
Pontchâteau. Dans son curieux recueil manuscrit,
]y[Ue Périer raconte qu'elles furent imprimées au collège
d'Harcourt, aujourd'hui collège Louis-le-Grand, par les
soins de M. Fortin, principal de cet établissement. Il est
certain qu'elles le furent également ailleurs.
A l'immense succès qu'obtint la première lettre, on
doit penser quel cri de colère s'éleva dans le camp des
ennemis de Port-Royal. Tous les yeux de la police se
260 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
tournèrent de ce côté, car, bien que le pamphlet ne por-
tât ni nom d'auteur, — le pseudonyme de Montalte ne pa-
rut que plus tard, — ni nom d'imprimeur, personne ne
doutait qu'il ne sortît de la célèbre abbaye. Le chancelier
jura qu'il en aurait raison, et que, plutôt que de ne pas
mettre la main sur les coupables, il résignerait sa charge.
Aussi, quand, après plusieurs jours, il vit ses recherches
inutiles, il entra dans un tel accès de fureur, qu'il fallut
le saigner, dit-on, jusqu'à sept fois.
Pourtant toute la police était sur pied, et le lieute-
nant criminel Tardif se multipliait pour saisir la presse
d'où sortait une aussi audacieuse publication. Port-Royal
avait trois imprimeurs ; la police courut chez Sabreux,
l'un d'eux, sur lequel se portaient principalement les
soupçons, et arrêta sa femme et ses ouvriers. Mais, ni
son interrogatoire, ni les perquisitions faites dans son
imprimerie, n'apprirent rien de ce que le chancelier
tenait tant à savoir.
Pendant la visite que l'on faisait chezSabreux, l'alerte
avait été donnée chez les autres imprimeurs. Quand
on se présenta chez Petit dont les presses étaient encore
toutes fraîches de leur impression, les exemplaires
avaient été mis en sûreté. Pas tous pourtant, car sa
femme, au moment où la police pénétra dans sa maison,
en cacha toute une liasse sous ses vêtements. Le prési-
dent Bellièvre, que la lecture de la Lettre à un Pro-
vincial avait fort égayé, ne mit pas grande ardeur dans
ses recherches ; il se contenta d'apposer les scellés sur
les presses de Petit, et lorsque, le lendemain, un ouvrier
lui apporta un exemplaire encore tout frais de la seconde
lettre, exemplaire qu'avait sauvé la femme de Petit, il
DE HILLERIN ET BAUDRY D'ASSON 261
ne demanda pas mieux que de croire qu'une presse, sous
les scellés de la veille, n'avait pas pu fonctionner pen-
dant la nuit, et il se hâta de les lever, ravi d'ailleurs qu'il
était d'avoir eu la primeur d'un écrit aussi piquant et
de rire aux dépens des bons Pères.
Si cette déconvenue augmenta l'irritation de la
police, on pense bien qu'elle ne découragea pas l'auteur
qu'on ne pouvait atteindre. Pascal continuait donc la
composition de ses lettres, et, avant qu'elles fussent por-
tées à l'impression, les communiquait à ses amis de
Port-Royal qui lui avaient préparé la besogne en recher-
chant tous les matériaux dont il avait besoin. Elles
étaient relues et embellies par Arnauld et Nicolle S
avant d'être livrées à la publicité. Pascal prolongeait sa
visite et le plus souvent dînait à Port-Royal. Parmi les
personnes qui étaient dans le secret, Baudry d'Asson
cite l'abbé de Rancè, devant lecj_uel on ne se gênait pas .
Ce ne fut que plus tard qu3 de Rancè rompit avec Port-
Royal.
Dans ses trois premières lettres, Pascal s'était princi-
palement attaché à justifier Arnauld et Port-Royal ; mais,
à partir de la quatrième, quittant la défense pour l'at-
taque, il avait traduit la moraledes jésuites devant l'opi-
nion publique ; et, pour que personne n'en ignorât, aus-
sitôt qu'une lettre paraissait, elle était immédiatement,
sousun^nom étranger, traduite en latin par Nicolle. Quel-
ques jours après, elle paraissait en anglais, en allemand,
en espagnol, en italien, et faisait ainsi le tour de l'Eu-
rope. •
* Journal de Bniidry d'Asson.
T. ni 15.
262 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
La Fontaine l'a dit :
La contrainte est un charme, on dit qu'elle assaisonne
Les plaisirs.
Ces plaisirs, nous les avons tous connus de nos jours.
Rien ne sert de brûler les livres, ils renaissent de leurs
cendres, et tel écrit, répandu en secret de la main à la
main, a été plus recherché que s'il avait paru à l'éta-
lage d'un libraire.
Baudry d'Asson, après avoir veillé à Timpression des
lettres, ne se ménageait pas pour les répandre. Tel en
recevait des paquets en Bretagne, tel en Poitou, tel en-
core à l'armée, comme le maréchal Fabert, sans qu'il
pût deviner la main qui les lui envoyait.
Ce n'étaient pas seulement les gens du monde, les
beaux esprits, M"^^ de Sévigné en tête, qui s'étaient dé-
clarés favorables aux Provinciales ; le cardinal Maza-
rin en avait ri de bon cœur, pendant que les curés de
Rouen et de Paris, prenant la chose plus au sérieux,
demandaient que la morale relâchée des jésuites fût
poursuivie et condamnée à l'assemblée générale du
clergé
Cette manifestation sur laquelle on ne comptait pas,
modéra un peu l'ardeur de la police. Baudry d'Asson,
seul maintenant à s'occuper de l'impression des /'roym-
ciales et à en corriger les épreuves, nous a laissé à ce
sujet une note assez curieuse.
16 août 1656.
« Depuis environ trois mois, c'est moi qui immédia-
tement ai fait imprimer par moi-même les quatre der-
DE HILLERIN ET BAUDRY D'ASSON 263
nières au Provincial, sâYOïv les 7e, 8«, 9« et lO^. D'abord
il fallait fort se cacher, et il y avait du péril; mais,
depuis deux mois, tout le monde et les magistrats eux-
mêmes, prenant grand plaisir à voir, dans ces pièces
d'esprit, la morale des jésuites naïvement traitée, il y
a eu plus de liberté et moins de péril, ce qui n'a pour-
tant pas empêché que la dépense n'en ait été et n'en
soit encore considérable.
« Mais M. Arnauld s'est avisé d'une chose que j'ai
utilement pratiquée : c'est qu'au lieu de donner ces let-
tres à nos libraires Sabreux et Despretz, pour les vendre
et en tenir compte, nous en faisons toujours de chacun
douze rames qui font six mille, dont nous gardons trois
mille. Nous les vendons aux libraires ci-dessus à chacun
quinze cents, pour un sol la pièce, et ils les vendent, eux,
deux sols six deniers et plus ; par ce moyen, nous fai-
sons cinquante écus, qui nous payent toute la dépense
de l'impression et plus ; et ainsi, nos trois mille ne coû-
tent rien et chacun se sauve. »
Les salons où les Lettres au Provincial étaient le
mieux accueillies, étaient ceux de l'hôtel de Nevers,
dont M°>e du Plessis, la divine Amalthée, faisait les hon-
neurs avec une rare distinction. Le Père Rapin nous
apprend que, parmi les habitués de la maison, on remar-
quait Henri de Barillon, le futur évêque de Luçon. Ce
prélat, sur son siège épiscopal, resta fidèle aux doctrines
de Jansénius, et il y a lieu de penser qu'avant de s'y
asseoir, les relations qu'il entretenait avec Port-Royal,
le mirent en rapport avecBaudry d'Asson. Celui-ci n'avait
dès lors aucune raison de lui cacher la part qu'il pre-
264 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
nait à la publication d'une œuvre dont on s'arrachait les
pages.
Quelque adresse qu'eût miseBaudryd'Asson à déjouer
les manœuvres de la police, ses démarches n'avaient
pas été tellement secrètes qu'elle n'en eût appris quelque
chose. Elle lui en gardait donc rancune et était bien dé-
cidée à prendre sa revanche à la première occasion. Il
vint un jour où le lieutenant de police s'imagina qu'il
tenait en main sa vengeance. Cette fois, c'était moins des
Provinciales qu'il s'agissait que des relations que l'on
supposait exister entre Port-Roj'aletle cardinal de Retz.
A la mort de son oncle, des hommes influents, aujour-
d'hui religieux de la célèbre abbaye, avaient emporté
pour lui l'archevêché de Paris. Retz s'en était toujours
montré reconnaissant, et, en maintes occasions, il les
avait défendus. Mais le cardinal Mazarin, si disposé à ne
pas prendre au sérieux la colère des jésuites contre les
Provinciales, n'entendait pas raillerie à l'enclroit du fa-
meux coadjuteur. N'ayant rien oublié des injures de la
Fronde, il traitait en ennemis ceux qui, de près ou de
loin, avaient tenu à cette faction et en particulier le fa-
meux abbé de Gondi. N'était-ce pas ce prélat qui avait
été un des premiers instigateurs de la guerre ? N'avait-
il pas été, pour moitié, dans les railleries que ne lui avait
pas épargnées le vainqueur de Rocroy, et si, réconcilié
avec la cour, Gondé était aujourd'hui trop haut placé
pour qu'il pût s'en venger, Villustrissi7no\signor fa-
quino n'était pas sorti de sa mémoire, et, à défaut du
prince, sa colère retombait sur le cardinal, qui, étant
dans les bonnes grâces de Gondé au moment où il lui
avait adressé cette insolence, en partageait la res-
DE HILLERIN ET BAUDRY D'ASSON 2Ô5
ponsabllité. D'autres blessures mal cicatrisées lui sai-
gnaient encore au cœur. Il se souvenait de riuimiliation
à laquelle il avait été en hutte, quand, forcé d'ouvrir lui-
même, au grand Gondé, les portes de sa prison, ilen avait
été accueilli avec tant de dédain ; il se rappelait qu'au
moment où, liué par la populace, bafoué par les grands
seigneurs et le parlement, n'ayant que l'appui impuis-
sant de la reine-mère, il avait été obligé de quitter
Paris, trois cents voitures occupées par les courtisans
stationnaient à la porte de son ennemi, pour lui faire
honneur. Depuis, il est vrai, les choses avaient bien
changé, sa rentrée à Paris avait été un véritable triomphe.
Accompagné du roi et de la reine, qui étaient allés au-
devant de lui, il était venu s'installer au Louvre où ses
nièces l'avaient reçu avec une somptuosité royale, pen-
dant que, par un de ces retours si fréquents delà fortune,
le cardinal de Retz en sortait pour aller à Vincennes.
Mais Mazarin avait le cœur d'un Italien, sa victoire ne
l'avait pas désarmé, et quoique son ancien ennemi,
parvenu à s'échapper^ errât à l'étranger et dût être un
objet de compassion plutôt que de haine, le vindicatif
ministre ne lui pardonnait pas et sa colère s'étendait
sur tous ceux qu'il supposait lui être restés fidèles.
Dans l'espérance de gagner Mazarin à leur cause, les
jésuites et la police cherchèrent à lui persuader que les
auteurs et éditeurs des lettres qui l'avaient trop fait
rire pour le fâchier, n'étaient pas autres que les amis de
l'ancien archevêque de Paris. Dans l'espérance de saisir
des pièces à conviction, ils mirent donc, après quelques
ralentissements, une nouvelle activité dans leurs re-
cherches, et apostèrent des mouchords à la porte de
26G BIOGRAPHIES VENDÉENNES
toutes les imprimeries */ ils apprirent, par eux, qu'une
presse avait ètè achetée par des gens qu'ils supposaient
dévoués à Port-Royal. De ce côté, on n'était pas sans
inquiétude. — a Chaque matin les amis empressés de
Port-Royal et, entre autres, le célèbre monsieur de
Saint-Gilles, le jeune monsieur de Pontchàteau, alors
âgé seulement de vingt-deux ans et dans tout le zèle
d'un néophyte eficore à demi-mondain, se multipliaient
pour recueillir les bruits, pour épier les plans des ad-
versaires, et ils donnaient l'alerte aux endroits mena-
cés ^. » C'est ainsi qu'ils surent prévenir leurs amis
des agissements de la police, et que ceux-ci eurent le
temps de mettre en sûreté toutes les pièces qui pou-
vaient les compromettre.
Se croyant certain, cette fois, de mettre la main sur
la presse qui lui était signalée, le lieutenant du prévôt
de l'île avec nombreuse cohorte d'agents, d'archers et
de libraires, se présenta dès quatre heures du matin à
l'hôtel Bonnier, pour y faire une perquisition. Cet hôtel
appartenait à M. Lepelletier Destouches, qui, depuis
longtemps, était retiré à l'abbaye de Saint-Cyran. Il
servait de demeure à cet abbé quand il venait à Paris.
Après en avoir gardé toutes les issues, le lieutenant y pé-
nétra, mais il ne trouva point la presse qu'il y cherchait.
Il courut, dans la même intention, à Port-Royal des
Champs ; mais là on était prévenu et tout le monde se
tenait sur ses gardes. A la demande du lieutenant, s'il
n'y avait point une presse dans la maison, le religieux
* Journal de Baudry d'Asson.
^ M. Saiute-Beuve, Histoire de Port-Royal.
DE HILLERIN ET BAUDRY D'ASSON 267
auquel il s'adressait lui répondit avec un grand air de
bonhomie qu'il allait lui montrer la seule que possédât
l'abbaye ; puis, le conduisant au pressoir : — «< Voilà,
dit-il, nous n'en avons pas d'autre. »
En ce moment, Baudry d'Asson était absent de Paris ;
il faisait, dans la compagnie de M. Leraaistre, un voyage
à Clairvaux, pour y visiter le tombeau de saint Ber-
nard *. A peine était-il de retour à la maison des
Champs, qu'un huissier, accompagné d'un commissaire
de police, se présentait à Port-Royal de Paris, deman-
dant M. de Saint- Gilles. C'était en effet sous ce nom,
beaucoup plus que sous celui de Baudry d'Asson, qu'on
le connaissait à Paris. Le portier ayant répondu qu'il
n'y demeurait pas, les gens de police firent une visite
minutieuse, dressèrent un procès-verbal, et, avant que
de s'en aller, remirent entre ses mains une assignation
ou ajournement à comparaître à l'adresse de M. de
Saint-Gilles.
Baudry d'Asson fut bientôt informé de ce qui venait
de se passer. Il apprenait en outre, par ses amis, que
l'on devait bientôt trompeter celui pour lequel on
* C'était, une coutume, à Port-Royal, d'envoyer tous les ans une
pei'sonne à Clairvaux, dans l'octave de saint Bernard, pour y porter
un papier signé des religieuses, par lequel elles demandaient à Dieu,
par l'intercession de saint Bernard, quelques grâces particulières, selon
les différents besoins de la maison. On mettait ce papier sur l'autel,
pendant la messe. On appelait cette dévotion Vœu, à cause de la pro-
messe qu'elles y faisaient de dire tous les jours quelques prières par-
ticulières pour obtenir les grâces qu'elles demandaient. (Œuv. du
doct. Arn., t. I, p. 187 ; cf. Quilbertenem. Chron., t. II, p. 214, etc.;
extrait de l'appendice de la Vérité sur Arnauld, par Pierre Varoi,
t. II, p. 367.)
Le voyage de Baudry d'Asson était- il fait dans cette intention ?
2G8 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
avait laissé un ajournement, par trois jows de mar-
ché consécutif, et à la porte de Port-Royal *.
A cette nouvelle, Arnauld cVAndilly, plus mcjuiet pour
Baudry d'Asson qu'il ne Tétait lui-même, s'empressa
d'écrire à Monseigneur Claude Auvry, évêque de Cou-
tances, pour l'informer de ce qui se passait, le priant,
dans les termes les plus pressants, d'user de son in-
fluence, afin d'arrêter les poursuites, s'il en était temps
encore. L'èvêque de Goutances s'empressa de se rendre
chez le lieutenant civil, et, après quelques paroles in-
différentes, l'entretint de l'imprimeur des Provinciales
et du libraire chez lequel on en avait trouvé un certain
nombre d'exemplaires ; imprimeur et libraire que la
police avait fini par saisir et qu'elle retenait prisonniers
à la Bastille. Le lieutenant civil était fort animé contre
les deux détenus ; il déclara à l'èvêque qu'ils ne tarde-
raient pas à être jugés. — « Il ajouta qu'ils avaient
enfin découvert le chef de tous les jansénistes, que
c'était un nommé Saint-Gilles qui avait fait tous les
imprimés, qu'il y avait quatre témoins contre lui, sur
la déposition desquels ils allaient lui faire son procès ;
qu'il était en fuite, mais quils le feraient tro77ipeter
sur les rues à trois driefs jours, et pendre en effigie
devant la porte de Port-Royal ^ «
L'èvêque se hâta de calmer cette colère, en se ser-
vant d'un de ces arguments tout- puissants sur les
agents subalternes que tourmente toujours le désir
d'arriver à des emplois supérieurs. — N'allez pas si
1 M. Sainte-Beuve, Histoire de Port-Royal.
2 M. Sainte-Beuve, Histoire de Port-Royal.
DE HILLERIN ET BAUDRY D'ASSON 2G9
vite, lai dit-il, je vous le conseille dans votre propre
intérêt. Ce monsieur de Saint-Gilles, contre lequel vous
criez si fort, est un gentilhomme de fort bonne maison
que vous ne connaissez pas et que moi je connais par-
faitement. Que vous importe si le nonce ne lui pardonne
pas d'avoir fait imprimer les Provinciales, ce n'est pas
ce prélat qui dispose des places et des faveurs. Groj'ez-
moi, vous ferez mal votre cour au cardinal, en attachant
trop d'importance à une affaire qu'il regarde comme
une bagatelle. Ah ! si vous aviez découvert une cor-
respondance entre Port-Royal et le cardinal de Retz,
ce serait bien autre chose : mais je suis sûr qu'il i>'en
existe pas. Le lieutenant civil ayant répondu qu'en
effet, il n'avait rien trouvé de semblable -, eh bien, re-
prit l'èvêque, restez- en là, je parlerai moi-même de
cette pelite affaire à M. le cardinal et à M. le chance-
lier. Cette conversation dont l'èvêque de Goutances
rendit compte à d'Andilly, arrêta, pour le moment, les
poursuites dont Baudry d'Asson était l'objet ; mais, sous
l'influence d'incitations opposées, le lieutenant civil,
peu de temps après, le décréta de prise de corps et le
fit trompeter deux fois. — « Mais, avant le troisième
cri, l'homme d'affaires de Port-Royal obtint un arrêt
de défense au Parlement, et le fît signifier le jour
même au lieutenant civil *. «
L'èvêque de Goutances s'était beaucoup trop avancé^,
en affirmant qu'entre Port-Royal et le cardinal de Retz,
il n'y avait aucune relation. Si Messieurs de Port-Royal
afiéctaient, en toute occasion, les sentiments du plus
1 Dortcur R.'soiane. If/.^inire de Port-Roi/aL
270 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
pur royalisme, est-il bien sûr qu'au fond du cœur, ils
n'eussent pas un secret penchant pour la Fronde, et que
la cause de Mazarin eût toutes leurs sympathies ? On
pourrait en douter en lisant dans le journal de Baudry
d'Asson, au milieu de notes presque toutes relatives à
Arnauld, un article politique très curieux et fort édi-
fiant à ce sujet. Il est à la date du 9 août 1656, et a
pour titre : — Levée du siège de Valenciennes et de
trente-deux édits.
« C'est une chose étrange, comme Ton s'est univer-
sellement réjoui en toute la France et surtout dans
Paris, de la levée du siège de Valenciennes, où Monsieur
le prince de Gondé, àla tête de l'armée du roi d'Espagne,
a forcé les lignes, presque sans résistance, a fait prison-
nier le maréchal de la Ferté-Seneterre, gouverneur de
Lorraine, grand tyran, défait entièrement le régiment
des gardes, et pris très grand nombre de prisonniers, avec
tout le canon et le bagage.
<i Le clergé, la justice et tout le peuple a témoigné
grande joie de cet accident, parce que les uns et les
autres étaient menacés d'oppression. On disait publique-
ment que si nos troupes eussent eu l'avantage, on devait
faire payer, au retour de la campagne, plusieurs édits,
les uns disent trente-deux, les autres soixante, dont l'un
était celui des aisés, qu'on disait déjà se monter à cin-
quante millions.
« Gela a donné lieu de faire, ou au moins de dire qu'on
a fait un placard qu'on m'a assuré avoir été affiché la
nuit à la porte de M. le chancelier, en ces termes qui
font allusion au cri qu'ont fait des gazettes dans les rues :
DE IIILLERIN ET BALDRY D'aSSON 271
Voici la défaite de trente-deux édits.par M. le prince,
devant Valenciennes. »
N'oublions pas que nous sommes en 1656, et qu'à cette
heure, M"^^ de Longueville compte déjà des amis à Port-
Royal.
« La sœur du grand Gondé, la reine de la Fronde, l'in-
trépide aventurière, celle qui prit plaisir à lutter contre
Anne d'Autriche, et qui balança la fortune de la monar-
chie *, » — M«ïe de Longueville enfin n'avait pas attendu
que les outrages du temps fussent venus lui faire con-
naître le néant des choses humaines. Cette beauté
séduisante, pour les charmes de laquelle des hommes les
plus illustres, oubliant leur serment de fidélité au roi,
se déclaraient prêts à faire la guerre aux dieux, songeait à
revenir vers celui qu'elle avait tant offensé et avait des
aspirations toutes célestes. Dès l'année 1650, alors qu'elle
n'a que trente ans et que sa beauté n'a encore rien
perdu de son éclat, les lettres qu'elle écrit aux Carmé-
lites du grand couvent de Paris, sont pleines de la con-
fession de ses fautes. On y trouve, à chaque ligne,
l'expression d'un profond repentir et le désir de faire
pénitence dans l'humiliation et la retraite. La mort de
sa mère, celle de sa fille, l'arrestation de ses deux frères,
survenue presque en même temps, n'avaient pas été pour
peu de chose dans ce commencement de renoncement
au monde. D'après son aveu, elle avait été moins l'es-
clave des passions du cœurque de l'orgueil et de l'amour-
propre. Après que le temps eût commencé à calmer la
grande douleur des pertes qu'elle avait faites, elle son-
* Victor Cousin.
272 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
geait encore à entrer aux carmélites et continuait sa
correspondance avec les religieuses de cette maison.
Mais tout à coup une rupture éclate entre la cour et
les princes, et la mondaine à demi convertie reparaît
sur le théâtre de ses premiers exploits. Elle se jette avec
plus d'ardeur que jamais dans les horreurs de la guerre
civile et dans les intrigues amoureuses, quitte Laroche -
loQcault pour le duc de Nemours qui l'abandonne pour
M™e de Montbazoo, a de la peine à se défendre dansBor^
deaux, où, aidée de son frère, le prince de Gonti, elle
cherche en vain à ranimer la Fronde qui s'éteint, et voit
sa cause perdue, en même temps que la foule des adora-
teurs qu'elle avait tenue si longtemps enchaînée, s'éloi-
gne de son char. Ce fut le dernier coup. A partir de ce
moment, elle n'eut plus qu'une pensée, consacrer à la pé-
nitence les jours qui lui restaient à passer sur la terre,
et cen'estqu'à regret qu'elle reprit son rang de duchesse
auprès du duc de Longueville qu elle rejoignit dans son
gouvernement de Normandie. Le duc mort, rien ne la
retint plus. Aussi bien, depuis longtemps, les grandeurs
l'importunaient. Elle vint donc à Paris, où désormais
nous la trouverons pleurant ses fautes et partageant son
temps entre les Carmélites et Port-Royal. Ce fut aux
pieds de Singliu qu'elle se jeta pour obtenir l'absolution
de ses péchés. Le directeur de Jacqueline Pascal,
d'Agnès Arnauld et de tant de saintes fllles, devint celui
de la Madeleine repentante.
Aux yeux de Singliu, le repentir et une bonne réso-
lution pour l'avenir n'étaient pas suffisants ; il fallait,
autant que la chose était possible, réparer le mal dont
on élaitcoupable. Or cette guerre de la Fronde, si pleine
DE UILLERIN ET LîAUDRY D'ASSON ^73
d'intrigues, de légèreté et de refrains, avait, comme
toujours, tourné au préjudice du peuple au nom duquel
elle était entreprise. Après quelques mois de disgrâce,
les ducs étaient rentrés dans leurs gouvernements, et
les grandes dames non repentantes, c'était le plus grand
nombre, avaient retrouvé leurs amants ou en avaient
fait de nouveaux. Le peuple seul n'avait pas pu se relever
de sa ruine. Le confesseur de la duchesse de Longueville
n'étaitpas un de ces prêtres indulgents qu'un acte de
contrition désarme et quin'en demandent pas davantage.
Il savait le rôle qu'elle avait joué pendant la guerre, et
si, dans les campagnes et en Bourgogne en particulier,
les pauvres paysans avaient été horriblement pillés, il
en faisait retomber sur sa pénitente une partie de la res-
ponsabilité ; il lui imposa donc, comme première péni-
tence, devenir largement, de ses deniers, au secours
de ceux qui avaient le plus souffert. Mme de Longue-
ville fît les plus grands sacrifices, portée qu'elle était à
soulager les malheureux encore plus par le cœur que
par l'ordre de son directeur, et peut-être aussi par l'ex-
emple touchant que lui en avait donné un homme qui,
bien loin d'avoir, comme elle, à expier des fautes,
avait consacré toute sa vie qu'on ne saurait trop glori-
fier, au soulagement des misères humaines. Pendant que
les grands seigneurs et les grandes dames, dévorés par
la soif des honneurs et des richesses, en proie aussi à
d'autres passions mondaines qui jouèrent un si grand
rôle dans les guerres de la Fronde, ruinaient le peuple
qu'ils avaient promis de protéger, ~ le peuple des cam-
pagnes en particulier, dont leurs troupes avaient pillé
les maisons, détruit les récolles, enlevé le bétail — Yincent
274 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
de Paul, n'écoutant que le cii de son cœur, abandonnait
pour quelque temps les grandes œuvres dont on lui
doit la fondation et apportait aux malheureuses vic-
times de cette affreuse famine que nous connaissons
si bien par le lamentable récit qu'en a fait M. Alphonse
Feillet, les substances alimentaires qu'il avait eu tant
de peine à se procurer. S'oubliant toujours pour ne son-
ger qu'à ses frères, quand il s'était trouvé en butte aux
attaques ignobles qui, aux époques agitées, s'adressent
de préférence aux âmes pures et honnêtes, il n'avait pas
songé à répondre aux libelles calomnieux que ses
ennemis — c'est-à-dire les ennemis du bien — avaient
publiés contre sa personne ; mais lorsqu'il vit les pauvres
paysans, mourant de faim, manger leurs chiens de garde
et jusqu'à l'herbe des champs, il en fut autrement tou-
ché qu'il ne l'avait été par des injures dirigées contre
lui. Pour les secourir, il fît un appel pressant aux mis-
sionnaires et aux sœurs de la charité qui ne demeurè-
rent pas sourds à sa voix. Bravant la mort dont le
menaçait une soldatesque farouche et insensée, il par-
vint, avecleuraide, à faire des distributions journalières
d'orge et de blé, et, pendant toute une année, à donner
aux indigents des secours en argent, dont le montant
s'élevait à quinze mille francs par mois. C'est ainsi
que le père des enfants abandonnés devint la Providence
des pauvres. De pareils actes étaient bien faits pour
toucher l'âme sensible de la duchesse de Longueville.
Il est probable qu'à cette occasion, Vincent de Paul
et Baudry d'Asson se rencontrèrent, marchant sur le
même terrain, sur celui de la charité. Touchée de la
détresse profonde de plusieurs de nos provinces, Marie
DE IIIL[-ERIN ET BAUDRY D'ASSON 275
de Gonzague avait envoyé à la mère Angélique de Port-
Royal une somme de douze raille livres, l'engageant
à s'entendre avec Vincent de Paul pour en faire profiter
les malheureux. A cet effet, le saint personnage aura
certainement eu des relations avec Port-Royal, et comme
Baudry d'Asson en était l'agent le plus actif, il y a
lieu de croire que l'entente sur la distribution de cette
somme aura été faite entre eux.
En ce qui concernait la duchesse de Longueville, il
fallait un homme habile qui pût, à l'aide de renseignements
certains, discerner, au milieu des demandes qui allaient
surgir de toute part, les victimes de la guerre d'avec
ceux qui, n'en ayant éprouvé aucun dommage, seraient
les premiers a faire entendre des réclamations. Cet
homme était désigné à l'avance ; nul plus que Baudry
d'Asson n'était disposé à remplir les intentions de la
duchesse et à en recevoir les instructions. Muni de ses
pleins pouvoirs, il partit pour la chartreuse de Montdieu
et n'en revint qu'après avoir fait entre ceux qui avaient
souffert une juste répartition des aumônes dont il était
le dispensateur.
Si les Provinciales avaient gagné des voix à la cause
des jansénistes et à celle d'Arnauld, elles n'avaient fait
qu'augmenter l'irritation de leurs ennemis. Il y eut, à
cette époque, entre eux, une guerre de plume dont il
serait trop long d'écrire l'histoire et d'énumérer les
I nombreux manifestes. Parmi les jésuites qui apportaient
le plus de fougue dans leurs attaques contre Port-Royal
se trouvait Chamillard, professeur à la Sorbonne. L'abbé
de Pontchàteau voulut paver de ses deniers l'impression
—
:276 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
Baudry d'Asson qui fut chargé d'en surveiller la publi-
cation. Il en avait été de même des deuxième et troisième
lettres apologétiques, en réponse au Père Hilariau,
lettres envoyées d'abord à Rome à Tétat de manuscrit
et beaucoup augmentées depuis. Quoique imprimées peu
de temps après, elles ne parurent que plus tard. Dans la
crainte de soulever les colères de l'assemblée du clergé
réunie dans ce moment et attirer sur la tête de leur
auteur de violents orages, les amis d'Arnauld pensèrent
qu'il était prudent d'attendre.
La tempête qui s'était déchaînée sur la têted'Arnauld
n'était point prête à s'apaiser. Ses ennemis ne lui lais-
saient aucun repos et publiaient contre ses doctrines de
gros livres oubliés aujourd'hui, mais alors fort mena-
çants pour sa personne. Obligé de se cacher pour se
soustraire à la colère de la cour, il avait été rejoint
dans sa retraite par Baudry d'Asson dont il faisait son
unique société. Un moment, les partisans qu'il comptait
parmi les prélats da royaume avaient conjuré l'orage,
en le faisant défendre à Rome par un docteur en
Sorbonne.
Depuis, comme nous Pavons dit, les cinq propositions
de Jansénius, dont Arnauld s'était constitué le défen-
seur, avaient été condamnées, et, peu de temps après, la
censure de la Sorbonne était venue l'atteindre.
L'assemblée du clergé ne s'était pas encore prononcée.
La cour ne crut pas devoir attendre sa décision pour
frapper un grand coup sur Arnauld et sur Port-Royal
qui le soutenait. D'après son invitation, le chancelier
donna ordre à la police de faire sortir de l'abbaye
des Champs tous les religieux et tous les enfants qui
DE IliLLERlN ET BAUDRY D'ASSON 277
s'y trouvaient. Quoique d'Andilly conservât toujours
des intelligences à Versailles, il élait impossible de ne
pas le comprendre dans la proscription générale. Ses
amis lui firent savoir qu'il désarmerait facilement le
courroux de la reine, en ce qui le concernait person-
nellement, mais cependant qu'il ferait sagement de
s'éloigner pendant quelque temps et de se retirer à
Pomponne. Il s'y était rendu, quand il fut informé des
mesures que la police venait de prendre contre les
écoles des enfants, et de celles qui étaient projetées
pour la ruine de la maison elle-même. A cette nouvelle,
il s'empressa de prévenir ses chères filles de Port-Roj^al
des trames ourdies contre l'abbaye et des démarches
qu'il allait faire pour apaiser le courroux de la reine.
C'est dans cette intention qu'il s'adressa à Baudry
d'Asson comme à Fhomme le plus sûr et le plus intel-
ligent dont il pût se servir. La mission était si délicate,
en effet, qu'Arnauid ne voulut, pas en confier tous les
secrets au papier et qu'il donna à son habile négociateur
des instructions verbales pour l'évêque de Goutances.
Les religieuses, ayant adressé au roi et à la reine un
mémoire dont on craignait l'effet sur leur esprit prévenu,
Baudry d'Asson devait prier l'évêque de voir le cardinal
pour le prémunir contre les faux rapports qui pourraient
lui être faits à l'endroit des religieuses, l'assurer qu'elles
étaient pleines de respect pour la Majesté royale, et
que si, par hasard, un mot un peu vif s'était échappé de
leur plume, elles étaient prêtes à le désavouer.
Ce n'était pas le cardinal qu'il fallait redouter dans
cette circonstance. N'ayant ni préjugés, ni esprit d'in-
tolérance, Mazarin voyait les choses de sang-froid, et,
T. III 16
278 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
devant les querelles des théologiens, il eût volontiers
répète le mot de Léon X : Querelle de moines !
Après l'assemblée du clergé, il y eut, pendant quelques
années, comme une sorte d'apaisement entre les jansé-
nistes et les molinistes. Port-Royal avait repris à peu
près ses habitudes, et, dans les hautes régions où il
comptait de puissants ennemis, le calme régnait, au
moins à la surface. A des yeux attentifs, il devenait
pourtant évident que, pour couver sous la cendre, le feu
n'était pas éteint, et que la trêve serait de courte durée
Dans cette prévision, Port-Royal songea à recruter des
alliés, et le premier qui se présenta naturellement à sa
pensée fut le cardinal de Retz. En 1655, comme les évo-
ques, le cardinal avait bien accepté la bulle du pape qui
condamnait les cinq propositions de Jansénius ; mais,
à Port-Royal, on avait quelque raison de croire que ce
n'était pas un ennemi irréconciliable. De la Hollande,
où il était alors, il ne cessait de revendiquer le tem-
porel de son archevêché et trouvait un fort appui
dans le clergé de Paris. Baudry d'Asson raconte qu'il
y eut à ce sujet, parmi les membres qui le composaient,
les scènes les plus orageuses. La question pour beau-
coup présentait un intérêt général. Si l'on ne rend pas à
l'archevêque de Paris le personnel qui lui appartient,
qui peut être sûr de n'être pas dépouillé du sien propre?
disaient les plus nombreux; c'est un acte de confiscation
odieux, il faut s'adresser au roi pour qu'il fasse justice.
Et comme une voix s'était élevée pour faire remarquer
que le roi étant à la guerre, il serait peut-être plus à
propos de présenter une requête au chancelier : Non !
non! s'était-on écrié de toute part, avec un sentiment
DE HILLERIN ET BAUDRY D'ASSON 279
qu'il était facile d'interpréter, c'est au roi seul qu'il
faut aller parler. En même temps, les amis de Port-Roj^al
et révêque de Ghâlons, toujours préoccupés d'intérêts
plus élevés, écrivaient au cardinal de Retz des lettres
un peu naïves, dans lesquelles ils l'exhortaient à suivre
l'exemple donné par les saints évêques de la primitive
Eglise, qui, pour échapper à la colère des hommes, se re-
liraient dans les cavernes au moment des persécutions.
Ce travestissement en anachorète devait bien divertir
l'ancien abbé Gondi. Pendant qu'il continuait à vivre
de la façon la moins édifiante, il n'était pourtant pas
fâché qu'on pût croire à Paris qu'il prenait les habitudes
ascétiques d'un solitaire.
Baudry d'Asson fut chargé de négocier une entente
entre lui et Port-Royal. Son Eminence, pour le moment,
habitait Rotterdam. Mais ce n'était plus le héros de la
Fronde, ce vaillant abbé qui portait'fièrement l'épée, cet
orateur de tant de ressources qui n'était pas embarrassé
d'enrichir les discours deCicéron, quand, pour le besoin
de sa cause, il lui fallait une citation latine. A la place
du lutteur intrépide, Baudry d'Asson trouva un prêtre
cauteleux, songeant beaucoup plus à faire la paix qu'à
livrer de nouveaux combats, et préoccupé, avant tout,
de ses intérêts. Le cardinal de Retz, ne voulant point
prendre d'engagement de nature à le compromettre, re-
commanda la prudence au négociateur de Port-Royal
et lui donna un signe pour la sûreté de sa correspon-
dance.
Baudry d'Asson ne se laissa pas décourager par un
accueil aussi froid ; il se tourna du côté de labbé Gha-
rier, qui, lui aussi, était venu trouver le cardinal de la
280 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
part de son maître, le roi d'Angleterre. Gromwell était
mort et Charles II songeait à remonter sur le trône de
ses pères ; mais, comme il lui fallait de l'argent, dans
sa détresse, il s'adressait au pape pour en obtenir, pro-
mettant, dans le cas où la cour de Rome viendrait au
secours de ses finances épuisées, de protéger les catho-
liques que Gromwell avait persécutés. C'est dans cette
intention qu'il avait envoyé le duc d'Ormond et l'abbé
Gharier vers le cardinal de Retz, avec prière d'user de
ses bons offices auprès du Saint-Siège, pour le rendre
favorable à sa cause. Retz, qui voulait que l'abbé Gha-
rier s'occupât en même temps de sa personne, avait
fait les plus belles promesses. Baudry d'Asson profita
de l'occasion ; il lui recommanda vivement Port-Roj^al,
employant, pour le convaincre, un argument presque
toujours victorieux, c'est-à-dire une promesse d'argent.
L'abbé Gharier se'rendit à Rome ^ mais, malgré toute
la bonne volonté qu'il y mit, il échoua dans ses deux
négociations K
1 Ensuite le cardinal étant allé à Rotterdam, un nommé Saint-
Gilles le fut trouver de la part des jansénistes^ qui, se voyant fort
pressés du côté de la cour de Rome et de celle de France, s'adressè-
rent au cardinal pour lui proposer de s'unir à eux, avec offre de tout
le crédit et de la bourse de leurs amis qui étaient en grand nombre
et fort puissants, lui conseillant fortement d'éclater et de se servir
do toute son autorité, qui serait appuyée vigoureusement de tous
leurs partisans. Cette offre aurait pu être acceptée et aurait peut-
être produit son effet si elle eût pu être laite à propos ; mais ces
messieurs n'ayant rien dit dans le temps et ne se mettant alors en
mouvement que pour leurs intérêts particuliers, le cardinal, dont le
courage était d'ailleurs extrêmement amolli et le crédit diminué, no
fit aucune attention à leurs propositions, comm^ s'il eiit voulu rebuter
tous ceux dont il pouvait espérer quelque secours. Ainsi l'abbé Cha-
DE HILLERIN ET BAUDRY D'aSSON 28 i
Un ami de Baudry d'Asson, Deslandes, l'avait suivi
en Hollande. Les deux compagnons de voyage s'embar-
quèrent sur le même navire pour retourner en France.
Assaillis par une violente .tempête qui porta l'efifroi jus-
qu'au cœur des matelots, ils furent, pendant cinq jours
et cinq nuits, dans l'attente d'une mort prochaine.
Après avoir lutté contre les flots, ils se trouvèrent heu-
rier, voyant quil n'y avait rien à faire de ce côté-là, se résolut enfin
(l'aller à Rome pour Son Éminence, en faveur du roi d'Angleterre.
Saint-Gilles, qui lui avait apporté des lettres du sieur de Bagnols,
son parent, lui ayant fait comprendre que son voyage pourrait n'être
pas inutile aux jansénistes et lui ayant promis quelques fonds pour
sa subsistance, sans quoi il ne se serait pas embarqué, attendu qu'alors
il ne comptait pas beaucoup sur les promesses du cardinal. Ainsi
Saint-Gilles, étant retourné en France sans emporter avec lui autre
chose qu'un chiffre, qui était la conclusion ordinaire des négociations
qui se faisaient avec lui, l'abbé Gharier se mit en chemin avec le
cardinal de Retz, qui voulut le conduire lui-même jusqu'à Augsbourg,
où il lui doana de plus une somme considérable qui acheva de le déter-
miner, et leva toutes les difficultés qu'il avait faites jusque-là.
Ce voyage, fait à contre-temps, fut tout à fait inutile : tout ce que
put faire l'abbé Gharier fut d'obtenir une audience secrète du cardi-
nal Azzolin, cj[ui, s'étant bien voulu charger de parler au cardinal
Patron, lui dit pour toute réponse, peu de jours après^ que les pro-
messes du roi d'Angleterre n'avaient fait aucune impression ; que,
quelque avantage qu'on pût se promettre de sa part, en faveur des
catholiques anglais, on ne se résoudrait jamais à lui donner ou lui
prêter de l'argent; qu'à l'égard du cardinal de Retz, les parents du
pape, ne songeant qu'à leur établissement, étaient plus éloignés que
jamais de se brouiller en sa considération avec la cour de France ;
c^u'enfin, le jansénisme était une chose si odieuse, qu'il n'était pas
permis d'en ouvrir la bouche, et cju'il serait non seulement inutile,
mais même dangereux d'en parler ; qu'il avait dit au cardinal Patron
que l'abbé Gharier était à Rome, mais qu'il l'avait trouvé si froid et
tellement éloigné de rien écouter sur aucune des propositions dont
il était chargé, qu'il ne lui conseillait pas d'y songer davantage. (Mé-
moires de Gicy Johj.J
T. III 16.
282 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
reux de pouvoir rentrer au port de Brille, d'où ils
étaient sortis. Baudry d'Asson et Deslandes se décidèrent
alors à revenir par terre. Ils passèrent par Cologne,
faisant un grand détour pour éviter l'armée du roi et
celle de l'ennemi qui pouvaient leur être également
redoutables.
Ce fut pendant ce voyage que les religieuses de Port-
Royal, ayant besoin d'un homme intelligent et rompu
aux affaires, qui voulût bien se charger de leur procu-
ration, Pontchâteau prit sur lui de proposer son ami
Baudry d'Asson. Gomme il y avait des dangers à courir
et des services à rendre, il était bien sûr de son accep-
tation. Elle ne se fit point attendre, en effet. Baudry
d'Asson écrivit à Pontchâteau pour le remercier dô
n'avoir pas douté de lui, et, de ce moment, il redoubla
de zèle pour bien servir les intérêts si chers qui lui
étaient confiés. — « Il se prêtait, dit le docteur Besoi-
gne, à tous ceux qui avaient besoin de lui ; il épousait
les intérêts des pauvres veuves ; il ne s'épargnait
pas même pour des inconnus que la Providence lui
présentait, qui avaient par exemple un procès à solli-
citer ; il faisait lui-même ses factums. Mais rienn'égale
les services qu'il a rendus aux religieuses, surtout dans
le temps de leur captivité. Il ne regardait point ni s'il
exposait sa liberté, ni s'il s'épuisait de courses et de
fatigues. »
En 1661, la cour, voulant en finir avec les jansénistes,
s'imagina, sous le nom de formulaire, de faire rédiger,
par des prélats dévoués à sa cause, une sorte d'ulti-
matum qui devait être présenté, non seulement aux
ecclésiastiques, mais aussi aux religieux et religieuses
DE HILLERIN ET BAUDRY D'ASSON 283
et jusqu'aux principaux de collège et aux maîtres
d'école, avec injonction de le signer, sous peine de
résiliation des fonctions qu'ils occupaient dans l'Eglise
et dans l'enseignement. Ce formulaire était ainsi conçu :
« Je me soumets sincèrement à la constitution de notre
Saint-Père le pape Innocent X, et je condamne de
cœur et de bouche la doctrine des cinq propositions de
Cornélius Jansénius, contenues dans son livre VAugus-
tinus, que le pape et les évêques ont condamnée, la-
quelle doctrine n'est pas celle de saint Augustin que
Jansénius a mal expliquée contre le vrai sens de
ce saint docteur. » Pascal sentit bien où devait porter
le coup, et les vicaires généraux, loin de se montrer
hostiles à Port-Royal, firent, d'accord avec lui, un man-
dement à cette occasion. Ce mandement, atténuant
singulièrement la portée du formulaire, était de nature
à lever les scrupules des signataires et à rassurer les
consciences les plus timorées. La sœur de l'auteur des
Provinciales, la célèbre Jacqueline Pascal, refusa pour-
tant d'accepter ce compromis ; elle écrivit à son frère
pour lui déclarer qu'elle ne voulait point d'équivoque.
Au reste, la cour aurait été désolée qu'on lui obéît, et,
comme elle redoutait un accommodement, elle s'était
empressée de déférer au Conseil d'Etat , qui l'avait
annulé, le mandement en question. Les grands vicaires
durent faire une autre ordonnance qui simplifia singu-
lièrement la question et la réduisit à ces deux mots ;
Oui ou non. Il est tellement vrai que le formulaire n'était
qu'un prétexte, que, dans son impatience, la cour avait
pris les devants et commencé à agir contre les reli-
gieuses, avant même que le formulaire leur eût été
284 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
présenté. Deux mois auparavant, le lieutenant civil
d'Aubray, accompagné du procureur du roi au Ghâtelet,
avait fait deux visites à Port-Royal : la première, pour
signifier l'ordre de Sa Majesté de renvoyer, sous trois
jours, toutes les pensionnaires ; la seconde, pour étendre
cette mesure aux novices et aux postulantes. Peu de
temps après, l'ahhesse elle-même et une partie des reli-
gieuses étaient enlevées et dispersées dans différents mo-
nastères.
Il serait trop long et hors de mon sujet de raconter,
dans tout leur détail, les visites de l'archevêque à
Port-Royal ; les scènes tantôt violentes, tantôt presque
burlesques qui les accompagnaient ; l'interrogatoire des
religieuses, déconcertant souvent Monseigneur par leur
apparente douceur et la finesse de leurs réparties; et
puis, au moment où Ton commence à sévir, la douleur
résignée de quelques-unes, la colère et la muniterie de
plusieurs autres, les lamentations du grand nombre.
Mais quand la persécution s'étendit des pénitentes à
leur directeur; quand Singliu eut fait placeàunM. Bail,
prêtre emporté, manquant de tact et de mesure et vou-
lant s'imposer aux esprits plutôt que de les convaincre ;
quand l'approche de la sainte table eût été interdite
aux religieuses réfractaires, tous les cœurs s'émurent et
la discorde pénétra jusque dans le sanctuaire. La plupart
persistèrent dans leur refus, malgré les outrages qu'elles
reçurent et les menaces de l'enfer dont on chercha à les
effrayer. Quelques-unes, plus craintives, signèrent, non
sans quelques remords et quelques hésitations ; deux
enfin — dans quels cœurs l'ambition ne pénètre-t-elle
pas ? —n'eurent d'autre mobile, en donnant leur signa-
DE HILLERIN ET BAUDRY D'aSSON 285
ture, que de diriger le monastère et de commander au
lieu d'obéir. Bien que toute relation eût été interdite
entre les religieuses et leur ancien directeur, il avait
été impossible à la police d'intercepter toutes les corres-
pondances, d'empêcher les demandes de conseil et les
réponses. Les lettres arrivaient par les voies les plus
secrètes, par des voies que l'on n'aurait jamais soup-
çonnées, les récalcitrantes se trouvant ainsi soutenues
par l'appui de ceux qui leur inspiraient toute confiance.
Au nombre des faibles, de celles que la crainte d'être
privées de la communion avait amenées à signer le for-
mulaire, se trouvait la sœur Madeleine de Sainte-Mel-
tide. Son frère, Antoine du Fossé, avait résolument
refusé sa signature, et, du lieu où il était caché, faisait
savoir à sa sœur toute la douleur qu'il avait ressentie
en apprenant l'acte de faiblesse dont elle s'était rendue
coupable. Baudry d'Asson joignit ses instances à celles
de du Fossé et écrivit à la sœur Meltide, la suppliant,
dans les termes les plus pressants, de rentrer dans la
voie de la vérité dont elle s'était écartée.
Combattue en sens opposé, la sœur Sainte-Meltide
finit par se rendre aux exhortations de son frère et à
celles de Baudry d'Asson. Un jour, comme on se mettait
à table et que le 'benedicite finissait, elle se jeta à ge-
noux, et, sans que la supérieure pût l'interrompre, fît
la rétractation la plus explicite, à la grande joie de
toutes celles qui avaient refusé leur signature au for-
mulaire.
Ajoutons que la pauvre sœur, arrêtée à l'instant même
avec doux de ses compagnes et mise au séquestre, re-
vint sur sa déclaration. Mais plus tard, soutenue par ses
286 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
premiers guides, elle déclara de nouveau et sans qu'on
pût l'en faire revenir cette fois, que sa conscience l'em-
pêchait de donner son approbation à une doctrine qu'elle
réprouvait du fond du cœur.
C'est à la date de la même année 1664, que Baudry
d'Asson écrivit à la Mère Dorothée, abbesse intruse de
Port-Royal, une lettre fort curieuse dont, après bien
des recherches à la bibliothèque de la rue Richelieu, il
m'a été donné de pouvoir prendre connaissance. J'en
parlerai longuement tout à l'heure. C'est encore en 1664
que Baudry d'Asson présenta au roi un placet pour les
abbesses, prieures et religieuses de Port-Royal, contre
l'archevêque de Paris.
Il vint un moment, où, traqué de toute part, ce vail-
lant homme fut obligé d'interrompre ses services aux
religieuses et qu'il dut redoubler de précautions pour
échapper aux recherches de la police. Sacy et Fontaine
avaient été conduits à la Bastille, et, comme si ce n'était
pas assez de leur avoir ravi la liberté, on les avait sépa-
rés et soumis à cet affreux régime que depuis on a
appelé la prison cellulaire. Deux mois se passèrent sans
qu'il fût possible aux prisonniers, séparés l'un de l'autre
par l'épaisseur d'une muraille, de se parler et de se
voir. Fontaine ne put pas se faire à une pareille exis-
tence, il tomba malade et l'on eut des inquiétudes pour
sa vie. Heureusement que le gouverneur de la Bastille
était le meilleur des hommes. Compatissant au sort de
ses prisonniers, il fît tant qu'il obtint le rapprochement
des deux amis.
Dans une supplique adressée au roi, Pontchâteau avait
demandé l'élargissement de Fontaine et de Sacy. Mais
DE HILLERIN ET BAUDRY D'ASSON 287
quand il s'employait pour obtenir la liberté des autres,
il allait être menacé dans la sienne. Aj^ant été informé
que la police le recherchait pour l'arrêter, il se mit en
quête d'une retraite bien sûre, dans le voisinage de la
Bastille. Il la trouva au faubourg Saint-Antoine, rue
Béfroy, près de l'église de Popincourt. Sainte-Marthe
et Baudry d'Asson l'y suivirent. Tous trois prirent des
noms d'emprunt et ne furent connus que d'un petit
nombre d'amis. Gomme ils redoublaient d'austérité ,
jeûnant tous les jours, ne mangeant pas de viande et ne
buvant pas de vin ; comme ils donnaient aux pauvres
jusqu'à leurs vêtements -, pour venir à leur secours^
Baudry d'Asson avait vendu ce qu'il avait de plus cher'
les livres de sa bibliothèque, et que, dans le temple du
Seigneur, ils édifiaient les fidèles par leur recueillement,
il arriva qu'ils furent remarqués de tous, et qu'au jour
de la Fête-Dieu, le bourgmestre du quartier et les mar-
guilliers prièrent ces saints personnages de vouloir bien
porter le dais, pendant la cérémonie de la procession
Des fenêtres de la Bastille où ils se trouvaient. Fon-
taine et Sacy reconnurent leurs amis, au milieu d'une
foule qui ne soupçonnait guère leur présence. Les deux
prisonniers en éprouvèrent une grande joie et remer-
cièrent Dieu de l'instant de bonheur qu'ils lui devaient.
Bien que Baudry d'Asson fût d'une vigoureuse cons-
titution, sa santé s'était si fort altérée, pendant la pri-
son de Sacy et de Fontaine, qu'il semblait, au dire de ce
dernier, n'attendre plus que le moment de la délivrance,
pour dire Nunc dimittis, et s'en aller ensuite à Dieu.
L'attente ne fut pas de longue durée. Quelques jours
après être sorti de prison, Sacy l'assistait à sa dernière
288 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
heure et lui montrait le ciel ouvert pour le recevoir.
Baiidry d'Asson mourut le 30 décembre 1668 *, au mo-
ment où la paix allait se signer entre la cour et Port-
Royal, paix qui ne fut qu'une trêve, précédant de trois
mois dans la tombe son .premier guide, Tancien curé
de Saint- Mery. Son corps fut enterré à Sainte-Margue-
rite, sa paroisse, et son cœur fut porté à Port-Royal
des Champs. Nous empruntons au nécrologe de Port-
Royal son épitaphe :
Hîc situm est cor Antonii Bauciry de Saint-Gilles
cVAsson, quiseculi nol)ilitatis oblitus, ut veram ftdei
noMlitalem compararet quœ sola de Jiumanitaie est,
servum se fecit ancillarum Christi quas solas sponii
noMlitate gloriosas dileccit, et utiliier miratus est,
tantus in eo pauperwn amor, ut verè in eis, et prop-
ter eitm (amoremj egerit. Tantus amor juslitiœ^ut
quidquid alii injuste paterentur, pœna esset servo
dei, et patientiœ meritum. Paupe^'' factus es de divite,
cum negotiis ca^^eret, aliorum negotia, qruœcumque
pietati jungerentur sua fecit. Meliûs arMtratus est
veritati etcharitati ladorare sequendo aliorum judi-
1 Morery relève avec raison l'erreur clii iiécroioge de Port-Royal
qui fixe la date de la mort de Baudry d'Asson au 30 décembre 16G3.
Ce ne peut être qu'une faute d'impression, un 3 au lieu d'un 8, au-
trement, l'erreur serait trop grossière. Mais Morery se trompe à son
tour quand il prétend qu'il mourut au mois de novembre 1G68 et non
le 30 décembre, co'inme le dit Dupin, dans sa Table des auteurs
ecclésiastiques. Baudry d'Asson est bien mort le 30 décembre 1668.
On peut s'en assurer en consultant le journal tenu par les religieuses
de Port-Royal qui se trouve à la bibliothèque de la rue Richelieu,
département des Manuscrits.
DE HILLERIN ET BAL DRV D'aSSON 289
cium , qiiam sidi privatum reqiàescere seqtcendo
suum \
Le correcteur des épreuves de Pascal, le dispen-
sateur des aumônes de M™^ de Longiieville, le confident
d'Arnauld, le défenseur infatigable des veuves et des
religieuses, le négociateur dans toutes les affaires dif-
ficiles, Baudry d'Asson a une figure à part au milieu
des hommes célèbres de Port-Roj^al. Le gentilhomme
a beau se dépouiller de Torgueil de sa race, il ne peut
mentir à son origine ; c'est toujours le sang vendéen
qui coule dans ses veines, et, pour avoir pris une autre
direction que celle qu'elles avaient dans sa jeunesse»
ses mâles vertus restent les mêmes. C'est par ses actes,
par l'énergie de son caractère qu'il se recommande sur-
tout à l'attention des hommes. Mais, pour braver la
police, et, quoique religieux , porter l'épée, il n'était
pas inhabile à tenir la plume et savait s'en servir au
1 Ici repose le cœur de uiessire Antoine Baudry de Saint-Gilles
d'Asson, lequel méprisant la noblesse de la naissance, pour acquérir
la vraie noblesse de la foi qui consiste dans l'humilité, se rendit le
serviteur des servantes de Jésus-Christ qu'il aima comme les seules
en qui éclate la noblesse de l'époux et qui furent l'objet de son admi-
ration et ses modèles. Il avait un si grand amour des pauvres, que
pour eux et en raison de cet amour, il souffrait lui-même la pau-
vreté. Il était si passionné pour la justice, que toutes les injustices
dont les autres avaient à souffrir, réfléchissaient sur le serviteur de
Dieu et ajoutaient un nouveau mérite à sa patience. Devenu pauvre
de riche qu'il était et dégagé des embarras du siècle, il épousa toutes
les affaires des autres qui pouvaient s'allier avec sa piété, persuadé
qu'il était plus avantageux de travailler pout la cause de la vérité et
pour les offices de la charité, en suivant la volonté d'autrui, que de
vivre en son particulier dans le repos, en suivant la sienne propre.
T. III 17
290 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
besoin. Il nous resterait donc à l'examiner sous cette
nouvelle face. Malheureusement, dans deux ouvrages
de longue haleine, la Concorde de V Evangile à laquelle
il travailla avec Arnauld, et la Morale pratique des
Jésuites, à laquelle il eut part avec Pontchâteau, Claude
de Sainte-Marthe et Varet, pour les deux premiers vo-
lumes seulement, les six derniers étant l'œuvre d'Ar-
nauld ; comme écrivain, il est difficile de dégager sa
personnalité de celle de ses collaborateurs. On ne le
trouve tout entier que dans ses opuscules : Lettre à
V archevêque de Paris ; Lettre à la sœur Meltide ;
Lettre au Père Annat ; Lettre à la sœur Dorothée ;
encore de ces quatre pièces, n'avons-nous pu nous pro-
curer que la dernière, la plus importante, il est vrai,
au dire de dom Glemencet. Je ne parle pas de son jour-
nal. Ce manuscrit offre un grand intérêt de curiosité ;
mais dans la composition de notes prises au jour le jour,
Baudry d'Asson n'a pu avoir aucune préoccupation litté-
raire.
Avant d'arriver à la lettre à la sœur Dorothée, il
nous est impossible de ne pas dire un mot de la Mo-
rale pratique des Jésuites, quand ce ne serait que pour
faire connaître les sentiments dont Port-Royal tout
entier était animé contre la célèbre compagnie.
Les auteurs de la Morale pratique des Jésuites
eurent la prétention de faire un livre qui fût le complé-
ment des Provinciales. Pascal avait affirmé que les
doctrines des jésuites pouvaient conduire à tous les
crimes ; les auteurs de la Morale pratique prétendirent
que, conséquents avec leurs principes, ils les avaient
tous commis. Appelons les choses par leur nom ; pour
DE HILLERIN ET BAUDRY D'ASSON 291
en écrire les pages, ils trempèrent leur plume dans le
fiel, et, ce qu'il y a de vraiment incroyable, c'est qu'ils
osent bien dire en commençant que, loin d'être animés
de passions baineuses contre ceux qu'ils combattent,
l'esprit de cbarité dicte seul leurs attaques. Elles furent
telles, qu'Arnauld lui-même crut devoir se défendre
d'avoir participé aux plus violentes et reconnut qu'elles
renfermaient des calomnies contre les jésuites ; qu'ainsi
le Theatro jesuUico, attribué à l'évêque de Malaga,
n'était pas l'œuvre de ce prélat.
« Qu'ils ne s'imaginent donc point (les jésuites),
disaient Baudry d'Asson et ses amis, avec cet esprit de
cbarité dont ils faisaient parade, qu'on soit porté à ra-
masser les différentes pièces qui composent ce recueil,
pour le dessein de les décrier et de leur nuire. L'on
prend Dieu à témoin que l'on n'y a été poussé que par
la cbarité que l'on a pour eux et que par la douleur
sincère que l'on a de les voir dans de si malheureux
égarements. »
Cette invocation du nom de Dieu est suivie des paroles
prophétiques de saint Paul, que les quatre religieux de
Port-Royal appliquent charitablement à ceux qu'ils
veulent tirer de leurs malheureux égarements.
« Or, sachez que dans les derniers jours, il viendra des
temps fâcheux, car il y aura des amoureux d'eux-mêmes
avares, glorieux, superbes, médisants, désobéissant à
leur père et à leur mère, ingrats, impies, dénaturés,
sans foi et sans parole, calomniateurs, intempérants^
Inhumains ; sans affection pour les gens de bien, traîtres,
insolents, enflés d'orgueil et plus amateurs de la
292 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
volupté que de Dieu ; qui auront une apparence de piété
mais qui renieront la vertu et l'esprit. Fuyez donc ces
personnes, car de ce nombre sont ceux qui s'introdui-
sent dans les maisons et qui traînent après eux, comme
captives, des femmes chargées de péchés, et possédées
do diverses passions, lesquelles apprennent toujours et
n'arrivent jamais à la connaissance de la vérité. Mais
comme Joannès et Mambrès résistèrent à Moïse, ceux-
ci mêmes résistent à la vérité. Ce sont des hommes cor-
rompus dans l'esprit et pervertis dans la foi ; mais le
progrès qu'ils font aura ses bornes, car leur folie sera
connue de tout le monde, comme le fut alors celle des
magiciens. Tous ceux qui veulent vivre avec piété dans
Jésus-Christ seront persécutés. Mais les méchants et les
imposteurs se fortifieront de plus en plus dans le mal,
séduisant les autres et étant séduits eux-mêmes. » Et,
à l'appui de cette sortie, les charitables auteurs de la
Morale pratique ramassent. en Espagne, en Allemagne,
en Angleterre, en France, aux Indes et dans le Nouveau-
Monde, des preuves qui, selon eux, ne peuvent laisser
aucun doute sur les abominations dont les jésuites se
sont rendus coupables : preuves d'orgueil et de superbe ;
preuves d'artifices et de violences pour enlever à d'au-
tres ordres religieux des abbayes et des prieurés ; preu-
ves de faux et d'indignes fourberies ; preuves de cor-
uption de lajusticepar des présents ; preuves de recours
à des officiers de guerre et de justice hérétiques ;
preuves de soustraction de titres et de registres , preu-
ves que, pour s'emparer de ce qui ne leur appartenait
pas, les bons Pères ont poussé l'imposture plus loin
qu'on ne l'aurait jamais imaginé. Puis viennent les cap-
DE HILLÉRIN ET BÂUDRY D'ASSON 293
tations de testaments, l'ambition, l'avidité, la tyrannie,
l'enseignement aux Indes qu'il y a deux Dieux ; les per-
sécutions qu'ils font souffrir à l'évêque de Manille ; leur
commerce comme banquier.-, marchands, voituriers ; les
mœurs de leurs prêtres ; mœurs tellement et si généra-
lement dissolues que, dans les provinces de Styrie, Ca-
rinthie et Garniole,iI ne s'en est pas trouvé six n'ayant
pas de concubines ; leurs mensonges pour faire croire à
la sainteté du Père Gyprien qui n'était qu'un fourbe et
un espion. Après les accusations générales, viennent les
accusations particulières. Un Père est poignardé par la
main d'une femme dont il était violemment épris, une
dévote est corrompue par son confesseur, avec des cir-
constances si abominables qu'on a cru devoir les sup-
primer ; un pauvre homme de Malaga, pensant faire un
testament, signe une donation en faveur d'un jésuite,
et quand, quatre jours après, il veut rentrer dans sa
maison, celui qui en a pris possession lui dit :
— C'est à vous d'en sortir.
J'en passe et des meilleurs ; l'histoire, par exemple,
de dom Palafox , archevêque d'Angelopolis ;, et bien
d'autres.
Voilà comment les auteurs de la Morale pratique des
Jésuites entendent la charité ! On se demande ce qu'ils
auraient dit s'ils avaient obéi à un sentiment opposé.
J'imagine encore qu'ils n'étaient pas très difficiles sur
la nature de leurs preuves et qu'ils ne se donnaient pas
toujours la peine de remonter à la source de la vérité.
Au reste, voilà le jugement que M. Sainte-Beuve lui-
294 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
même porte sur ce livre. En tête de l'exemplaire trouvé
dans sa bibliothèque, on lit la note suivante écrite de
sa main :
« Mauvais livre : il me fait l'effet du mauvais Consti-
tutionnel sous la Restauration, ou, au dix-huitième
siècle, de ces grossiers pamphlets que les encyclopé-
distes mettaient sous le nom de Fréret, de Dumarsais.
La Morale pratique et ses habitudes d'invectives anti-
jésuitiques menaient là.
« Il y a eu la queue de Pascal, comme il y a eu la
queue de Voltaire. »
Je ne suis pas sorti des deux premiers volumes dans
la crainte de m'écarter de mon sujet. La mort, en effet,
vint glacer la main de Baudry d'Asson, avant la compo-
sition des autres.
Passons sous silence la Concorde de V Evangile. Pas
plus que pour la Morale pratique des jésuites, nous ne
pourrions dire quelle part en appartient à Baudry d'As-
son, puisqu'il fit cet ouvrage en collaboration d'Arnauld,
et arrivons à son journal. Il est compris dans un manus-
crit, d'une beaucoup plus grande étendue, que l'on trouve
à la bibliothèque Richelieu, sous le nom de Mémoires
de Beauhrun.
Composé de pages inégales dans leur format, ce jour-
nal est écrit tout entier de la main de Baudry d'Asson.
Il commence au 14 août 1G56 et finit dans les derniers
jours du mois de septembre de la même année, parais-
sant, par conséquent, n'avoir eu qu'une bien courte
existence. Baudry d'Asson s'était-il arrêté là ? Après
DE HILLERIN ET BAUDRY D'ASSON 295
avoir, pendant un mois, mentionné les événements qui
s'accomplissaient, avait-il tout d'un coup cessé d'écrire?
La chose est peu probable. Il y a lieu de penser que
Beaubrun a détaché d'un journal beaucoup plus consi-
dérable la partie ayant traita l'assemblée du clergé dont
il parle longuement. Ce qui donne une grande vraisem-
blance à cette supposition, c'est d'abord que Baudry
d'Asson, dans ce que Beaubrun nous a donné de son
journal, s'occupe principalement des questions qui s'a-
gitèrent au sein de cette assemblée; c'est qu'ensuite
il commence brusquement et finit de même, sans
qu'il y ait un mot d'introduction, sans qu'à la dernière
page il s'y trouve un mot final. Je le répète, Beaubrun se
sera emparé de ce qui lui était bon pour le besoin de sa
cause et aura négligé le reste dont je n'ai pas trouvé de
vestiges, mais que de nouvelles recherches pourraient
peut-être faire découvrir.
Quoi qu'il en soit, le peu que nous avons du journal
de Baudry d'Assonne manque pas d'intérêt, et M. Sainte-
Beuve a bien eu soin d'en faire son profit.
L'on a dit que, pour bien connaître les hommes, il les
fallait aller chercher dans l'intimité de leurs correspon-
dances. Est-il vrai qu'il ne s'y trouve jamais rien de
dissimulé ? S'y montre-t-on toujours au naturel, et le
besoin de se faire excuser ou absoudre n'ôte-t-il pas
quelque chose de leur sincérité aux épanchements mêmes
de l'amitié ? Si l'on peut craindre qu'il en soit quelque-
fois ainsi dans le commerce épistolaire, rien de sembla-
ble ne peut arriver à l'homme qui écrit pour lui-même
un journal quotidien, mémento bon à relire aux jours
de la vieillesse, quand les souvenirs s'effacent de la mé-
296 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
moire, et auquel on peut recourir comme à un témoin
fidèle.
Sur ce papier muet, qui n'est destiné à passer sous
les yeux de personne, s'inscrivent, aussitôt qu'ils vien-
nent de s'accomplir ou qu'ils se présentent à l'epsrit, les
faits, les pensées, les aspirations. Quel intérêt à se faire
de fausses confidences et à mentir à sa propre conscience ?
Baudry d'Asson songeait si peu à donner à son journal
la publicité même la plus restreinte, qu'il l'a écrit sur
des feuilles volantes, sur des chiff'ons de papier que le
souffle du vent a dû emporter bien souvent, sans même
se donner la peine de relire pour y corriger des négli-
gences de style qui échappent à l'improvisation de la
plume. C'est là que nous achèverons de faire sa connais-
sance et que nous le trouverons tel que nous l'avons vu,
janséniste pur sang, ayant des colères vertueuses qui
vont jusqu'à l'exagération et l'emportement.
L'assemblée du clergé vient-elle à décider que l'éloge
de Saint- Cyran disparaîtra du G allia Chrîstiana, parce
que cet abbé était suspect en sa foi, Baudry d'Asson jet-
tera sur son journal ces lignes indignées: « C'est inju-
rieux à sa mémoire et d'autant plus étrange que les
évêques mêmes savent que c'est lui qui est auteur du
célèbre Peints Aitrelius^ le plus illustre défenseur de la
hiérarchie et de l'épiscopat qui ait paru depuis plusieurs
siècles, et que l'une des précédentes assemblées du
clergé de France le fit imprimer à ses frais avec tous les
éloges imaginables. C'est une marque déplorable de la
prétention du clergé d'avoir témoigné une telle ingrati-
tude et n'avoir pas daigné s'informer de rien, ni rien
examiner, avant de flétrir ainsi la mémoire d'un des plus
DE IIILLERIN ET BAUDRY D'ASSON 297
grands personnages de piété et du siècle et des derniers
siècles, qui est mort en odeur de sainteté et qui fut en-
terré pompeusement par six ou sept évêques. »
Un autre jour, il écrira: « I^es jésuites qui sont les
principaux et les plus sanglants ennemis de tous sont
aussi ceux qui s'intéressent le plus pour faire agir le
clergé contre M. Arnauld. »
Il ne pardonnera pas enfin à un curé qui avait permis
à ses paroissiens de danser le jour du dimanche.
Toute autre est la lettre à la sœur Dorothée, Elle est
irréprochable pour le fond et pour la forme, et la position
d'abbesse intruse que cette religieuse n'avait pas craint
d'accepter en justifie parfaitement la sévérité. En ce qui
concerne les jésuites pourtant, on retrouve peut-être
encore trop l'ami de Pascal et d'Arnauld.
Je veux bien croire, dit-il à la sœur Dorothée, que
l'ambition du commandement n'ait pas été votre mobile,
et que, sur la foi de ce que nous avait dit l'archevêque,
vous avez espéré tout arranger, à la satisfaction générale.
« Mais maintenant que la divine Providence, dont les
voies sont des abîmes impénétrables, en use autrement
à votre égard, et que non seulement cette réunion si
désirée ne se fait pas, mais que la division des esprits
et des cœurs s'introduit et s'augmente par celle des
personnes, des biens et de la conduite ; que l'on voit les
filles contre les mères, et en quelque façon autel contre
autel, maison contre maison, et que les choses se portent
à une telle extrémité de votre part et en votre faveur,
que l'on prétend vous élever au comble du bonheur,
par la ruine entière de vos mères et celle de vos sœurs,
vous devez trouver bon que ceux qui vous honorent et
T. III il.
298 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
qui VOUS aiment sincèrement, comme je fais, sans nul
autre intérêt que la miséricorde de Dieu, que de votre
salut et de votre union avec vos mères, vous tendent la
main pendant qu'il en est temps encore, pour vous
empêcher de tomber dans le dernier précipice où l'on
peut dire que vous avez déjà le premier pas, j'entends
l'aveuglement et l'endurcissement du cœur, qui est le
plus grand de tous les malheurs, parce que c'est un
état où l'on est plus capable devoir la véritable lumière,
ni d'entendre les plus salutaires avertissements, et cet
état est souvent un juste châtiment du peu de soin que
nous mettons à reconnaître nos devoirs et à corriger
nos plus secrètes passions. »
« Le plus grand secours que je puisse et que je croie
vous donner dans ce péril extrême, est de vous aider à
faire devant Dieu, comme si nous étions tous les deux
sur le point de comparaître devant son jugement redou-
table, une sérieuse réflexion sur diverses choses que
vous n'avez peut-être pas assez considérées, quoiqu'elles
méritent infiniment de l'être, soit qu'elles ne se soient
pas présentées à votre esprit, pour ne pas lui être un
objet fort désagréable, soit que l'ennemi du salut, qui
ne craint rien tant que ces saints retours sur soi-même,
ait un soin particulier de vous les cacher. «
Quelle différence entre ce langage et celui que nous
entendions tout à l'heure ! Ici, Baudry d'Asson reste
toujours calme, toujours mesuré, toujours maître de sa
plume et de lui-même. C'est qu'il ne s'adresse plus au
public et qu'il ne cherche point un succès de scandale.
Il s'agit bien moins aujourd'hui, en effet, d'ameuter
DE HILLERIN ET BAUDRY D'ASSON 299
contre les jésuites, par un écrit dont on s'arrachera les
pages, que de soustraire, par de bons conseils, la nouvelle
abbesse à leur influence et à la ramener dans le sentier
du devoir. Aussi, après avoir parlé à sa raison et à son
cœur, après avoir cherché à remuer tous les sentiments
honnêtes de son âme, il se servira d'une arme plus puis-
sante encore, il lui montrera la main de Dieu prête à
récompenser les justes et les humbles, prête à châtier
l'orgueil et l'usurpation.
N'est-ce pas bien hardi, lui dira-t-il, de se mettre en
opposition avec les plus savants docteurs etlesprélatsles
plus vénérés ? Son cœur n'est-il pas ému à la vue des
sœurs enlevées à main armée, emprisonnées et privées
de sacrements ?
« Les religieuses les plus déréglées ne pourraient,
pour des crimes les plus énormes, souff"rir une plus
grande indignité qu'est celle que souffrent à vos yeux
et à votre occasion vos mères et vos sœurs des Champs,
quoique l'on puisse dire que le sujet est si léger et le
point dont il s'agit si peu important en soi, que je ne
croirai point mentir en vous disant que dans l'Église il
n'y a jamais eu de contestation moins importante dans
le fonds que celle-ci. »
Il était bien difficile de passer sans faire une charge
à fond contre ceux qui n'avaient d'autre but que de
ruiner une maison détestée. Baudry d'Asson les signale
à la sœur Dorothée comme les auteurs de tout le mal :
« Ce sont les jésuites qui ont fabriqué et conduit
toute cette affaire du formulaire. »
300 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
« Mais, direz-vous, pourquoi attribuer aux pères
jésuites tant de haine contre des personnes et croire
qu'ils les aient en haine jusqu'à machiner leur ruine ?
Pour répondre à cela et vous en éclaircir entièrement
une bonne fois, il faut prendre la chose dans sa source
et vous dire que, depuis cinquante ou soixante ans, il
s'est introduit une telle licenca et démangeaison d'écrire
en plusieurs ordres religieux, et principalement dans la
société desjésuites, que, comme ilsse piquent d'érudition
sur tous les autres et qu'ils peuvent impunément tout
écrire et tout imprimer pour se rendre recommandables
par quelques ouvrages, un grand nombre de leurs pères
et de leurs professeurs ont voulu à l'envi se signaler
par des ouvrages de cette sorte. Or, comme le sujet, de
soi le plus vaste et que Ton peut dire être parmi eux à
la mode, est la théologie morale qui traite des cas de la
conscience, l'on a vu paraître en peu de temps une infi-
nité d'auteurs auparavant inconnus, qui, ne marchant
nullement sur les vestiges des anciens pères et de nos
saints docteurs, mais favorisant la m.ollesse et la cupi-
dité deshommes charnels, ont, comme un torrent, inondé
toute l'Église. »
C'est pour cela qu'ils ont déclaré une guerre mortelle
à des hommes dont la vie a toujours été sainte, qu'ils
n'ont reculé devant aucune calomnie et qu'ils ont osé
dire publiquement et écrire : « Que les vierges de Port-
Royal étaient des filles folles, sans communions et sans
sacrements, qu'on y était d'intelligence avec Gharenton
et avec Genève, qu'on n'y priait ni la Vierge ni les
Saints, qu'on n*y avait point d'images ni d'eau bénite,
et encore pis que cela. »
DE HILLERIN ET BAUDRY D'ASSON 30 J
La première signature qu'avaient donnée les Sœurs
était parfaitement suffisante, et la preuve, c'est que l'on
n'en avait point demandé une nouvelle aux autres
congrégations. Si elles avaient été dans un autre dio-
cèse que celui de Paris, on les eût laissées parfaitement
tranquilles.
c( Ce n'est pas un petit sujet d'étonnement de voir de
saintes filles traitées comme des hérétiques et des re-
belles, par cette seule et unique raison qu'elles refusent
d'attester sur les saints évangiles une chose qui, n'étant
point de la foi, ne peut être fort importante, et qui
non seulement est contestée par les plus savants doc-
teurs et prélats du royaume, mais que plusieurs de ceux
qui la signent déclarent hautement ne pas croire. »
Quoiqu'il soit facile de voir que Baudry d'Asson fait
tous ses efforts pour se contenir, une indignation que
justifie trop la rigueur inexorable avec laquelle la Mère
et les Sœurs sont traitées, déborde quelquefois de sa
plume. Quel cœur honnête, en effet, pouvait rester
calme en présence d'une soldatesque effrénée faisant
d'un lieu saint le lupanar de ses débauches ? Aussi
trouve-t-il les accents les plus pathétiques pour protes-
ter contre cette indignité. — « Mais que déjà, depuis
deux ans, leur maison soit abandonnée par leur propre
pasteur à la garde et à la discrétion des gens de guerre
comme sont des exempts et des gardes de corps, entre
lesquels il y en a de blasphémateurs et de débauchés,
qui menant publiquement, dans le pays, une vie scan-
daleuse, sont néanmoins les maîtres absolus de leur
abbaye, qui en font un lieu de garnison et de bonne
302 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
chair pour eux et pour leurs compagnons, qui, en ayant
toutes les clefs, peuvent faire entrer, quand bon leur
semble, et y font entrer en effet des personnes infâmes,
et qui enfin, par Tordre de M. de Paris qu'on n'a jamais
pu faire changer, couchent et font ronde la nuit jusque
dans la clôture des religieuses, quoique ce soit un lieu
sacré interdit par les saints canons à toutes ces sortes
de gens, qui ne peuvent même y entrer sans excommu-
nication et sans sacrilège.
« C'est, ma révérende mère, ce qui n'a point d'exemple
et n'en aura peut-être jamais dans l'Eglise. C'est ce qui
crie vengeance à Dieu et aux hommes. C'est ce qui
demande vos larmes et vos cris vers le ciel et vers Mon-
seigneur l'archevêque. C'est ce qui doit tirer de vos
yeux des larmes de sang et vous faire trembler vous et
vos compagnes. Mais ce sera sur quoi vous aurez toutes
quelque jour un compte étrange à rendre à Dieu, si
vous ne compatissez pas de tout votre cœur à une op-
pression si inouïe, et si vous ne tentez toutes sortes de
moyens pour la faire cesser. »
Je multiplie à dessein les extraits de cette longue
lettre. C'est une page peu connue de l'histoire de Port-
Royal, un chapitre nouveau dont la lecture est instruc-
tive et édifiante. Après les paroles indignées qui se sont
échappées de sa poitrine, Baudry d'Asson parle à la sœur
Dorothée en ami dévoué. — « Je ne veux point vous
flatter, parce que je vous honore et vous aime sincère-
ment. Ceux qui vous flattent dans vos séparations d'avec
vos mères et vos sœurs, et dans votre nouvelle dignité,
ne vous honorent ni ne vous aiment, mais vous désho-
norent et vous haïssent en effet. Car, croyez-moi, ma
DE HILLERIN ET BAUDRY D'ASSON 303
révérende mère, il ne vous est honorable ni devant
Dieu, ni devant les hommes, d'avoir abandonné vos
mères et d'avoir succombé à la tentation à laquelle
elles ont si généreusement résisté. Mais il l'est encore
moins de s'être élevée sur leur ruine, de servir d'instru-
ment à leur privation et d'être liée particulièrem.ent
avec ceux qui en sont les véritables auteurs, et qui
aggravent autant qu'ils peuvent dans le public et dans
l'esprit de Monseigneur l'archevêque leur crime imagi-
naire, que la véritable charité, s'ils l'avaient, leur ferait
plutôt excuser, w
Quant à la soumission à l'archevêque de Paris,
question délicate qui pouvait jusqu'à un certain point
justifier la conduite de la sœur Dorothée, voilà ce qu'il
en pense : Je veux croire que M. de Paris a agi sans
passion, mais je sais aussi qu'il n'est pas infaillible. Je
sais qu'il ne faut pas obéir en tout, sans examen et
sans discernement. Je sais que ce n'est pas médire, ni
proprement découvrir les défauts d'autrui, que de se
justifier ou justifier d'autres personnes des accusations
injustes dont on les charge, quoique cette justification
ne se puisse faire sans découvrir des manquements dans
le prochain ou dans les supérieurs.
« Ne nous trompons donc point, ma révérende mère,
et ne nous abusons point par de faux raisonnements
que nous condamnerions dans les autres, mais que nous
approuvons dans nous-mêmes parce qu'ils flattent notre
amour-propre. Ne disons pas qu'il faut obéir aveuglément
à tout ce qui nous est ordonné par nos supérieurs,
puisqu'il y a tant de rencontres autres que celle-ci, où
nous ne le voudrions ni ne le devrions pas faire, et
304. BIOGRAPHIES VENDÉENNES
disons par conséquent qu'en l'obéissance que nous
devons à nos supérieurs, nous devons user de discerne-
ment et de prudence. Disons avec saint Paul, disons
avec saint Pierre et avec tous les saints, que quand le
commandement de Dieu et ceux des hommes se trouvent
en concurrence, il faut plutôt obéir à Dieu qu'aux
hommes, et, bien loin de dire que nous ne saurions
faillir en suivant la voix de nos pasteurs et de leurs
èvêques, disons* que les pasteurs sont hommes, sujets à
leurs passions et à se tromper comme les autres. Disons
qu'ils ont des lois et des règles saintes qu'ils doivent
suivre, et que quand ils s'en éloignent, ils sont plus à
plaindre qu'à imiter, et qu'on n'est pas obligé de s'en
éloigner avec eux. »
Baudry d'Asson n'exigeait pas que la sœur Dorothée
rompît, pour cela, avec l'archevêque, il lui demandait
d'obtenir des adoucissements pour les mères et pour les
sœurs, et il ajoutait en insistant pour qu'elle revînt
dans la bonne voie : « Il faut à la vérité une force
extraordinaire, comme votre mal et voire péril est extra-
ordinaire -, il faut mépriser tous les égards humains, pour
n'avoir en vue que votre devoir et votre salut ; il faut
tourner tous vos regards vers Dieu ; il faut aimer ses
promesses; il faut craindre ses menaces ; il faut haïr et
perdre sa propre âme, selon les paroles de l'Evangile : il
faut préférer à tous les biens la paix et la bonne cons-
cience -, il faut s'abandonner à la Providence ; il faut
se confier à Dieu ; il faut s'appliquer ce qu'on nous en-
seigne tous les jours de l'appui de sa protection et de la
rigueur de ses jugements; il faut moins considérer le
DE HILLERIN ET BAUDRY D'ASSON 305
présent que l'avenir ; en un mot, il faut vivre à la foi ; il
faut être animé d'espérances, il faut aimer Dieu et son
salut plus que toute chose. »
Paroles éloquentes, cri d'un cœur plein de foi et d'as-
pirations toutes célestes, et pourtant efforts stériles
qui ne ramenèrent point au bercail la brebis égarée !
Voilà bien le batailleur etThomme généreux que nous
connaissons, faisant de sa plume une arme de guerre,
et trouvant dans l'élévation de son âme la grandeur de
la pensée et la noblesse de l'expression! N'est-il pas vrai
qu'il aurait manqué un trait à la physionomie de Bau-
dry d'Asson, si cette letlre était restée inconnue? Les
passages que je viens d'en citer la feront ressortir, je
l'espère.
Quoique collaborateur du grand Arnauld que Boileau
était si fier d'avoir eu pour apologiste, quoique ayant
participé aux deux premiers volumes de \di Morale iira-
tique des jésuites et ayant publié quelques lettres re-
marquables, ce n'est point l'écrivain qu'il faut chercher
dans la vie militante de Baudry d'Asson. Le véritable
Baudry se trouve à Port -Royal des Champs, toujours
debout quand il y a des services à rendre à la cause
dont il est le plus ardent défenseur.
Si, en parlant des religieuses de Port-Royal, l'arche-
vêque de Paris avait pu dire avec une apparence de rai-
son, elles sont pures comme des anges et orgueilleuses
comme des démons, personne ne pouvait adresser ce re-
proche à Baudry d'Asson. Humble parmi les humbles, le
menuisier de Port-Royal des Champs n'aurait jamais
songé à quitter son métier, si ses supérieurs n'avaient
pas reconnu en lui une aptitude rare à diriger les
306 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
affaires de la maison. Dès qu'il en est chargé, il se met
à Tœuvre avec l'ardeur qu'il apportait à toute chose.
Non seulement il prend en main les intérêts qui lui sont
confiés, mais quand la guerre éclate, il soutient la lutte
et fait têto à l'orage. S'il lui faut quelquefois reprendre
l'épée, courir le monde, et, pour tromper la police, avoir
recours à la ruse et au stratagème, en rentrant au mo-
nastère, il laisse à la porte les allures belliqueuses, les
finesses diplomatiques et redevient l'homme qui déguise
le moins sa pensée. Cette franchise lui attire l'amitié toute
particulière de Singlin qui le fait entrer dans les ordres
pour qu'il puisse lui succéder un jour dans la direction
des consciences. En attendant il lui confie le jeune abbé
Pontchâteau, le charge de veiller sur cette âme chance-
lante et de la relever dans ses défaillances. Ce n'était pas
trop d'un tel tuteur, car le pupille n'était constant que
dans son inconstance. Au milieu des distractions qu'il se
permettait quelquefois, il écrivait de la meilleure foi du
monde à Baudry d'Asson : « Je soupire après ma patrie,
mais je suis égaré in regionem long.inquam. » Ayant
ainsi sous l'habit mondain des aspirations vers le cloî-
tre et le retour aux idées du monde quand il était sous
l'habit religieux.
J'ai parlé de la charité de Baudry d'Asson, mais on a
pu voir qu'il ne pratiquait pas cette vertu dans toute
son extension chrétienne. S'il était toujours prêt à se
dépouiller pour les pauvres, il n'était pas animé de cet
amour de l'humanité qui fait pardonner les plus cruelles
offenses. Sévère pour soi-même, il n'entendait pas être
indulgent pour les autres, pour ceux surtout qui, par
leurs actes, leurs paroles ou leurs écrits, se mettaient
DE HILLERIN ET BAUDRY D'ASSON 307
en opposition avec les doctrines dont il était l'un des
plus ardents défenseurs. Il ne permettait pas qu'on
doutât du miracle de la sainte Epine, et s'il apprenait
la nouvelle de la mort de Tévêque de Langres, un des
prélats les plus acharnés contre la mémoire de Saint-
Gyran, son ressentiment ne s'éteignait pas devant un
cercueil, et il écrivait dans son journal la note suivante
où l'on trouve comme un reflet des Provinciales : « On
vient d'assurer que Monseigneur l'évêque et duc de
Langres, ci-devant abbé de la Rivière, longtemps favori
du duc d'Orléans, et depuis peu pourvu de Saint-Eus-
tache, qui est un des plus grands du royaume, est mort
subitement après avoir dîné * ; on n'en sait pas encore
les particularités. Mais il est constant qu'il était un
homme de nulle science et de nulle piété, qu'il avait
une grande ambition, faisait une dépense prodigieuse,
se faisait appeler au moins à Paris, il y a peu de mois^
M. le duc de Langres. Il était venu de bas lieu, il avait
été petit aumônier de M. le duc, et puis il le gouvernait
entièrement. On m'a assuré que, pendant les troubles de
Paris, il était pensionné du cardinal de Mazarin et de
M. le prince, et on disait de lui que personne ne savait
mieux ce que valait le duc d'Orléans, puisqu'il l'avait
vendu trois ou quatre fois. »
En résumé, Baudry d'Asson était un grand cœur, un
homme tout d'abnégation, toujours prêt à s'immoler
pour la cause de Port-Royal qu'il regardait comme la
cause de Dieu même. Un jouteur d'une pareille trempe
* Cette nouvelle était fausse. C'était le gouverneur de Langres qui
était mort et non l'évêque.
308 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
ne se laissait pas facilement abattre et puisait dans la
lutte des forces nouvelles. Mais quand le combat fut à
sa fin ; quand les défenseurs de Port-Roj-al eurent été
dispersés ou emprisonnés, et que lui-même, caché dans
un faubourg de Paris, eût été obligé de déposer les
armes, il se consuma bien vite dans un repos si opposé
à sa nature guerroj^ante, et, comme ces braves soldats
auxquels l'heure de la retraite est souvent fatale, il
tomba quand il ne lui fut plus permis de combattre \
Il est bien entendu qu'en faisant l'éloge de Charles de
Hillerin et d'Antoine Baudry de Saint-Gilles d'Asson,
nous ne nous sommes point constitué défenseur de la
doctrine qu'ils soutinrent avec tant d'obstination et de
conviction. Nous n'avons aucune autorité pour nous en
faire juge. Mais un homme fort compétent en pareille
matière, un grand écrivain dont personne ne contestera
le mérite et l'impartialité, l'admirateur enthousiaste de
Jacqueline Pascal, M. Cousin a prononcé cette sentence
dont nous ne voulons point faire appel : « Disons -le
* Après la mort de de Hillerin et de Baudry d'Assoa, le jansénisme
ne s'éteignit pas dans le diocèse de Liiçon ; Nicolas Golbert ne lui
avait pas été hostile, Henri de Barillon lui fut favorable et Samuel-
Guillaume de Verthamon s'en montra l'ardent adepte. Il y comptait
encore quelques représentants au moment de la Révolution. La famille
de Hillerin presque tout entière resta fidèle aux doctrines de Port-
Royal. L'abbé commendataire de Belval, dans le diocèse de Reims,
Guy de Hillerin, et de Hillerin, archidiacre d'Orléans, mort aumônier
des dames de Saint-Denys, ne cessèrent pas d'en être partisans. Il
en fut ainsi de Charles-François de Hillerin, avocat du roi au siège
de Font:;nay. Bien qu'élevé au Collège des Jésuites de cette ville, il
n'en partagea pas moins les croyances de ses parents, les deux ecclé-
siastiques que je viens de nommer.
DE HILLERIN ET BAUDRY D'aSSON 309
sans hésiter : Le jansénisme est un christianisme in-
considéré et intempérant. Par toutes ses racines, il tient
sans cloute à l'Eglise catholique, mais par plus d'un en-
droit, sans le vouloir ni le savoir même, il incline au
calvinisme. . . Deux qualités éminentes lui ont manqué :
le sens commun et la modération, c'est-à-dire la vraie
sagesse. »
LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX
Je ne suis point un panégyriste, et je ne me sens
point pr-is d'une admiration banale pour tous les actes
des hommes dont j'entreprends d'écrire l'histoire. Je
dirai leurs fautes et leurs grandes actions, sans passion
comme sans faiblesse, bien décidé à conserver ma liberté
d'appréciation et à ne pas plus me laisser troubler par
les diatribes que séduire par les apologies dont ils ont
été l'objet. Je n'oublie pas que lorsque l'on doit porter
un jugement, il faut s'abstenir de haine, d'amitié, de
colère et de pitié ; et, à ce conseil d'un ancien qui fut
aussi grand écrivain que grand capitaine, j'ajouterai
qu'il faut aussi se reporter aux jours où vécut celui que
l'on fait comparaître devant soi, pour se bien pénétrer
des difficultés qu'il a rencontrées sur sa route. Juger du
temps passé par le temps présent, d'une époque de
troubles, d'agitation et de luttes, par des jours de calme
et de tranquillité : ne tenir aucun compte des entraîne-
ments et des résistances, s'obstiner à considérer les faits
en eux-mêmes, en dehors des événements qui les ont
312 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
produits, c'est s'exposer à être peu équitable et souvent
bien rigoureux. Il est facile, quand la mer est calme et
que le ciel est serein, d'éviter les écueils et d'arriver au
port ; mais quand le vent de la tempête souffle avec
fureur, quel est donc celui qui peut se flatter de n'avoir
jamais dépassé le but qu'il se proposait d'atteindre ? Eh
bien, dans l'ordre moral, il y a aussi des orages qui
obscurcissent la raison, la détournent de la voie de
droiture et de modération dont elle ne devrait jamais
s'écarter, lui font prendre de fausses et impitoyables
doctrines pour le commandement du devoir, mettent
enfin dans le cœur des meilleures natures, à la place des
sentiments de mansuétude et de clémence, je ne sais
quel farouche et inexorable patriotisme. C'est autant le
malheur des temps que la faute des hommes. Que
l'histoire garde donc toutes ses sévérités pour les
lâchetés, les apostasies, la soif de l'or et du pouvoir ;
qu'elle flétrisse ces adulateurs de la multitude, portant
le bonnet rouge en attendant qu'ils portent l'habit brodé,
dansant la carmagnole dans les carrefours, pour venir
ramper plus tard dans les antichambres du despotisme,
el changer leur nom d'emprunt, grec ou romain, contre
le titre de comte ou de baron ; c'est justice, et je ne
protesterai point contre la sévérité de ses arrêts. Mais
garder les mêmes rigueurs à ceux qui, après un jour
d'égarement que j'explique sans vouloir le justifier, se
sont, avec un courage héroïque, retournés contre les
hommes de sang et de meurtre, n'ont jamais transigé
avec leur conscience, sont restés sourds à toutes les
séductions du pouvoir, et, plutôt que de sacrifier leurs
principes aux exigences du maître, ont préféré une
I
LAREVEILLERE-LÉPEAUX 313
pauvreté honnête et indépendante à une opulence tarée
et servile ; proscrire leur mémoire et fermer à leur nom
le livre des illustrations de notre pays, parce qu'ils n'ont
pas été toujours irréprochables ; voilà ce que je ne puis
pas comprendre et ce que je ne veux pas faire. A ce
compte, bien peu des hommes politiques qui ont tra-
versé les orages de la révolution échapperaient à une
sentence de proscription. Ne soyons pas si exclusifs. Qui
donc dans les temps dont nous parlons n'a pas payé son
tribut à l'erreur -, et ceux qui ont fait les plus belles
actions n'en ont-ils jamais commis de coupables ? Telle
nous apparaît, au milieu de beaucoup d'autres, la figure
que nous allons essayer de peindre.
liOuis-Marie Lareveillère-Lépeaux est né à Montaigu,
le24 août 1753, la même année que l'auteur de la TTiëorie
des lois de la mona?xhîe française: singulier rapproche-
ment de deux vies si différentes dans leurs aspirations et
dans les voies qu'elles ont parcourues! Son père, con-
seiller du roi et sous-lieutenant, juge des tailles foraines
du Bas-Poitou et du Bas- Anjou, fut pendant de longues
années maire dé sa commune. Les notes que nous avons
sous les yeux nous le représentent comme un homme
d'une âme droite et énergique, quelque peu imbu de la
philosophie du XYIII<^ siècle, ainsi que l'était alors toute
la classe moyenne, et jouissant auprès de ses adminis-
trés d'une grande considération. Sa mère, femme d'une
profonde piété, avait pour la monarchie desBourbons une
sorte de culte, et plus tard, quand, pour rester fidèle à
ses convictions, le fils perdit, pour un instant, l'amour
de cette mère qu'il ne cessa jamais de chérir et de véné-
rer, ce fut certainement le plus grand sacrifice qu'il
T. m 18
314 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
s'imposa dans sa carrière politique. De leur union na-
quirent trois enfants, deux fils et une fille. Gomme il
arrive souvent dans les familles, la fille suivit sa mère
dans ses attachements et ses croyances, tandis que les
deux fils prirent la direction d'esprit de leur père. Ajou-
tons que lorsque dans la Vendée la diversité des opinions
politiques et religieuses donna naissance à des haines
implacables, jamais le plus léger nuage ne vint troubler
l'inaltérable amitié que se portèrent la sœur et les deux
frères. Heureux les hommes formés à la vertu par les
exemples du foyer domestique! La route de l'honneur,
tracée devant eux, leur est naturelle et facile à parcourir.
Persuadé qu'une bonne éducation est le meilleur des
héritages, le maire de Montaigu s'attacha, avant tout, à
cultiver le cœur et l'esprit de ses enfants. Le plus jeune,
Louis-Marie eut le malheur de tomber entre les mains
d'un prêtre sévère qui, comme il arrivait trop souvent
alors, croyait difficile d'inculquer aux enfants les prin-
cipes de la langue latine, sans avoir recours aux cor-
rections corporelles les plus brutales. Il ne s'en fit pas
faute avec son élève. Celui-ci né chétif et débile fut af-
fecté, par suite des mauvais traitements dont il devint
l'objet, d'une déviation de la colonne vertébrale, et resta
contrefait toute sa vie. On sait combien restent vives les
impressions de l'enfance ; cette dureté du maître n'est
peut-être pas étrangère à l'esprit d'hostilité, dont par la
suite Lareveillère-Lépeaux eut le tort dé se montrer
animé contre le clergé tout entier. Rétabli de ses lon-
gues souffrances, il fut placé par ses parents au col-
lège de Beaupreau, et de là aux Oratoriens d'Angers où
il acheva ses études de la manière la plus brillante.
LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX 315
C'est au collège d'Angers qu'il se lia d'une vive amitié
avec Pilastre etLeclerc qu'il devait retrouver à l'Assem-
blée constituante et à la Convention.
Les deux Lareveillère-Lépeaux suivirent les cours de
droit de l'école d'Angers, et se rendirent ensemble à
Paris pour y prendre leurs derniers grades. Reçus avo-
cats, ils entrèrent chez un procureur en qualité de
clercs ; mais le style de la procédure avait peu de charmes
pour le plus jeune. Son esprit le portait vers d'autres
études, et si sa présence chez son patron n'équivalait
pas à l'absence de deux clercs, comme il advint plus
tard de celle de M. Scribe, il n'y faisait pas de bien
grands progrès et ne s'y rendait pas très utile. Il se sen-
tait entraîné d'une manière invincible vers l'étude des
sciences naturelles et morales, en même temps que se
développait chez lui le goût des arts, celui de la musique
en particulier. Heureusement que son frère travaillait
pour deux et pouvait lui fournir des moyens d'existence.
Lareveillère-Lépeaux, dans ses Mémoires inédits, parle,
en ces termes, de ces jours de sa jeunesse : « J'arrivai à
Paris avec la ferme résolution de me mettre en état
d'exercer la jurisprudence avec succès ; vains projets !
Il me fut impossible de prendre goût aux affaires du
barreau et de m'y livrer. L'étude de la morale, de la
politique, l'amour des beaux-arts remplissaient tous les
moments que je pouvais dérober à une occupation dont,
au surplus, je ne recueillais aucun fruit, malgré le désir
sincère que j'avais de satisfaire en cela mes parents et de
me procurer une existence indépendante, ce qui eût été
pour eux un grand soulagement. Envoyant mes condis-
ciples qui étudiaient la médecine, je sentis trop tard que
316 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
cette étude et celle de l'histoire naturelle étaient celles
qui m'eussent le mieux convenu. Je pris cependant le
parti de redoubler d'efforts, mais le dégoût l'emporta. Un
homme s'en aperçut ; celui-là, que cette circonstance de
ma vie m'empêcherait seule d'oublier, c'était mon géné-
reux frère, qui sera l'objet de mes éternels regrets, comme
il est celui de ma plus profonde reconnaissance. Il vit
avec peine que je perdais mon temps àpaperasser, sans
en tirer aucune instruction. Il se chargea seul de l'étude
de M. Potel, procureur au parlement de Paris où nous
avions été admis comme clercs, et, par son travail sou-
tenu de jour et nuit, il gagna nos deux pensions et des
appointements assez forts qui servirent à notre entre-
tien, ce qui fut un grand allégement pour nos parents
qui n'avaient que peu de fortune. Non content de cela,
il fournissait à mon instruction et à mes plaisirs ; il me
forçait à suivre mon penchant pour d'autres études qui
m'étaient favorites et d'abandonner un travail stérile,
afin que je me livrasse sans réserve à ces dernières,
pour perfectionner ma raison et polir mon esprit. Il
me mettait, souvent malgré moi, l'argent à la poche,
pour aller à quelques bons théâtres, et l'on pense que
cet amusement était fort de mon goût. Pourrais-je au
surplus exprimer toute la sollicitude de sa part dont
j'étais l'objet ? Frère unique en bonté, en générosité, en
délicatesse, si jamais je venais à me consoler de sa perte,
je serais le plus vil et le plus ingrat des hommes *.»
* Les mémoirvîs de Lareveillère-Lépeaux ont été imprimés depuis
que cette notice a été écrite, mais ils n'ont point été livrés à la publi-
cité; c'est û une communication particulière que je dois le passage que
je viens de citer.
LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX 3l7
Touchant exemple cVamitié fraternelle, dans lequel on
ne sait lequel le plus admirer, de celui qui oblige, ou
de celui qui, obligé, exprime si vivement sa reconnais-
sance.
Ses nouvelles études avaient développé chez Lareveil-
lère-Lépeaux une véritable passion pour l'émancipation
des peuples ; aussi quand éclata la guerre d'Amérique^
voulait-il faire partie de l'expédition française qui
comptait dans ses rangs plus d'un grand nom de la mo-
narchie, et aller avec eux faire au Nouveau-Monde l'ap-
prentissage d'une liberté dont l'importation au sein de
sa patrie devait soulever tant d'orages. Mais sa taille le
rendant impropre au service militaire, il dut renoncer
à mettre à exécution ce rêve d'une âme que passion-
naient les idées de liberté et d'indépendance.
Détourné de cette voie, il revint à Angers où ses
aspirations de réforme politique et d'émancipation so-
ciale prirent un nouvel essor. Tous ses travaux d'alors,
à quelque genre qu'ils appartiennent, témoignent en effet
de sa passion pour les idées nouvelles.
Les principes politiques de Lareveillère lui avaient
attiré de nombreuses sympathies dans la ville d'Angers.
Il y vivait fort répandu, comptant un grand nombre de
disciples et encore plus d'amis ; ce fut à cette époque
qu'il fit la connaissance de Mii« Boyleau de Ghandoiseau.
Une grande réciprocité dégoûts, de principes et d'études
les attirait l'un vers l'autre : aussi, quoiqu'elle appar-
tînt à une famille riche et considérée, qu'elle fût spiri-
tuelle, instruite et bienélevée, et dût être par conséquent
fort recherchée , préféra- t-elle aux avantages extérieurs
de la personne les quaUtés du cœur et de l'esprit
T. III 18.
318 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
qu'elle-même possédait à un degré si éminent. En s'unis-
sant l'un à l'autre, tous deux trouvèrent le bonheur
que l'on peut attendre des alliances les mieux assorties.
Mlle Boyleau avait cultivé la botanique, et elle en ins-
pira le goût à son mari. L'on croira sans peine que les
leçons et la personne du professeur avaient bien de
l'attrait pourl'élève, aussi Lareveillère-Lépeaux fit-il de
si rapides progrès dans cette branche des sciences na-
turelles, qu'il devint bientôt un des membres les plus
distingués de la Société de botanique d'Angers.
Peu de temps après leur mariage, les jeunes époux
étaient venus habiter Nantes où naquit leur fille aînée,
mais le goût pour la campagne ne tarda pas à les con-
duire au village de Faye en Anjou, où ils allèrent re-
prendre avec une nouvelle ardeur leurs études favorites.
Comme presque toute la génération de cette époque,
Lareveillère-Lépeaux se nourrissait de la lecture de
Jean-Jacques Rousseau i il faisait ses délices de ses pages
éloquentes et paradoxales, et la P^^ofession de foi du
vicaire savoyard était devenue son catéchisme. Quoique
dans ce moment le joug du pouvoir ne fût pas bien
lourd en France, son imagination se plaisait à se trans-
porter sur une terre étrangère, au milieu des institu-
tions libres d'un peuple de mœurs douces et pures. Sa
femme et ses deux amis, Pilastre et Leclerc, avec les-
quels il était en parfaite communion d'idées, avaient
comme lui ces aspirations vagues et chimériques. A
force d'en parler, un projet sérieux d'émigration fut
arrêté entre eux, et l'un des amis dut faire un voyage
pour savoir quelle partie de la Suisse ou des Etats-
Unis pourrait leur offrir un bonheur pur et sans mé-
LAREVEILLERE-LÉPEAUX 319
lange. L'approche de la révolution vint les tirer de ce
rêve bien innocent, et les transporter sur le terrain de
la réalité. Mais avant qu'ils prissent part aux grands
événements qui allaient s'accomplirj'un d'eux Lareveil-
lère-Lépeaux devait être appelé à une position à laquelle
il était loin de prétendre, bien qu'elle pût être pour lui
l'objet d'une légitime envie. Le goût des sciences natu-
relles était alors très répandu à Angers. Cette ville pos-
sédait une Société de botanophiles, composée d'abord
de quarante membres, et dont le nombre fut ensuite
porté à soixante. La mort du docteur BuroUeau venait
de rendre vacante la chaire de professeur de botanique
au Jardin des plantes d'Angers. Malgré tous les titres
qu'il avait. à lui succéder, Lareveillère-Lépeaux ne s'en
croyait pas digne ; il fallut que la Société botanique fît
violence à sa modestie, pour qu'il acceptât un poste
que nul ne pouvait remplir aussi bien que lui.
L'attention du jeune professeur se porta tout d'abord
sur le Jardin des plantes. Le défaut d'eaux vives rendait
indispensable sa translation sur un teri'ain qui présentât
aux plantes de meilleures conditions de culture. Les
Bénédictins possédaient une ferme où se trouvait en
abondance ce qui manquait au Jardin des plantes.
Lareveillère trouva ces religieux très disposés, dans
l'intérêt de la science, à faire de larges concessions à la
ville. Mais de ce côté, surgirent des objections Inat-
tendues, et l'affaire allait être abandonnée, quand
Pilastre fît en son nom l'acquisition tant désirée par
Lareveillère. Quelques jours après, Pilastre cédait son
acquisition à la Société des botanophiles. Les Bénédictins,
dans cette circonstance, s'étaient montrés si empressés
320 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
d'être agréables à la Société, que celle-ci, pour leur en
témoigner sa reconnaissance, décida qu'elle compren-
drait perpétuellement trois d'entre eux parmi ses
membres, sans les assujettir à la moindre contribution.
Un magistrat distingué de la cour d'Angers, qui joint
à un remarquable talent de style une modération
parfaite dans le langage \ aditdeLareveillére-Lépeaux,
dans une étude d'ailleurs bien sévère, et sur laquelle je
demanderai la permission de revenir, que ce fut l'époque
la plus heureuse de sa vie. Pour ceux qui l'ont suivi
dans sa carrière politique si agitée, il n'est guère permis
d'en douter, à moins pourtant que la conscience du
devoir accompli ne soit venue lui donner sa récompense.
Tout en effet, dans ce moment, concourait à son bonheur.
Son cours s'ouvrait avec un singulier éclat. Sa parole
nette, vive, imagée, attirait à ses leçons de nombreux
auditeurs, et les applaudissements des hommes les plus
distingués venaient le trouver jusqu'au fond du jardin
où il enseignait une des sciences les plus séduisantes de
la nature. En quelques jours, il s'était acquis la répu-
tation d'un orateur distingué, et toute la ville d'Angers
parlait du jeune professeur de botanique, comme d'un
homme réservé à de plus hautes destinées. Si modeste
qu'il fût, Lareveillère-Lépeaux ne pouvait rester insen-
sible à un pareil succès.
A la satisfaction de son amour- propre, venaient encore
se joindre d'autres sujets de joie. Ce frère qu'il aimait
tant s'était marié à Angers et était devenu juge au
présidial ; sa digne mère, sa sainte sœur, M^^ Belouard
* M. Bougler n'était pas mort quand ces lignes ont été écrites.
LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX 32 1
de la Bougonière, habitaient la même ville, et il
continuait à trouver au foyer domestique une compagne
toujours prête à se passionner pour sa nature ardente et
généreuse. Tous ses loisirs, tous les instants qu'il déro-
bait à ses occupations et à ses amis, il pouvait donc les
passer, avec bonheur, au sein d'une famille qu'il chéris-
sait. Avec un peu d'égoïgme il eût été le plus heureux
des hommes et n'en eût pas demandé davantage. Mais
sa tâche ne devait pas se borner à décrire une fleur, à
collectionner des plantes dans un herbier et à s'aban-
donner aux douceurs d'une vie paisible et tranquille. Les
théories de perfectibilité humaine remplissaient son
âme, et il pensait que tout homme devait prendre sa
part de labeur et de peine dans le grand œuvre de
rénovation sociale qui se préparait. Il se jeta donc dans
la mêlée, non par ambition, jamais homme n'eût moins
le goût des honneurs, de la richesse, mais pour obéir à
la voix intérieure qui lui répétait : Homo sum, et nihil
humant a me aliemcm puto.
La crise approchait, et la France allait avoir besoin
de tous les dévouements et de toutes les bonnes volon-
tés. La vieille société et la société nouvelle étaient en
présence, la lutte allait commencer entre elles. A vrai
dire, la première, celle qui aurait voulu rester cantonnée
dans ses préjugés et ses privilèges, ne comptait plus que
de rares défenseurs. La philosophie du XYIIP siècle,
trop glorifiée alors, trop décriée depuis, en avait pénétré
toutes les couches. Ce serait être injuste de ne pas
reconnaître que c'est elle qui proclama les grands prin-
cipes de la morale, les droits et les devoirs du citoyen.
Malheureusement, par une erreur impardonnable, elle
322 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
crut que le dogme chrétien qui s'accommode si bien des
idées de liberté, était inconciliable avec elles, et, dans
le cœur de nos pères, elle remplaça les vieilles croyances
religieuses par le plus déplorable scepticisme. Le besoin
de réformes n'était donc méconnu par personne, mais
tous les ordres ne les demandaient pas dans la même
mesure. La majorité de la noblesse entendait qu'on ne
lui imposât que des sacrifices d'argent, tandis que le
tiers état ne secontentait pas de si peu et réclamait la
destruction radicale de tous les abus. Qu'à ce désir si
légitime, se joignît chez quelques-uns le sentiment de
l'envie, cela est trop ordinaire à la nature humaine
pour que nous puissions le méconnaître.
Louis XVI s'était flatté qu'il trouverait dans la réu-
nion des Etats généraux son salut et celui de la
France. Ces vieilles et salutaires institutions que, depuis
deux cents ans, le despotisme des rois avait laissées à
l'état de lettre morte, allaient donc reparaître, et la
royauté espérait trouver un appui dans le dévouement
des trois ordres dont elles se composaient. Telle était
alors l'illusion générale, que la nation entière croyait
à la guérison prochaine des maux dont elle souffrait
depuis si longtemps.
Les États généraux n'étaient pas encore convoqués,
que partout déjà les escarmouches précédaient les grands
combats. Avant les luttes de la tribune, commençaient
celles de la plume, courtoises quelquefois, le plus sou-
vent injustes et passionnées. Elles furent vives dans la
province de l'Anjou. Lareveillère-Lépeaux y prit part
sous le voile de l'anonyme. On a voulu voir dans son
langage relativement modéré, et dans le soin qu'il prit de
LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX 323
cacher son nom, l'intention de ne pas se compromettre
pour l'avenir. On a dit qu'il voulait plaire à tout le
monde, qu'il allait à la messe de sa paroisse, fréquentait
volontiers les châteaux, avait même quelque prétention à
passer pour gentilhomme, puisqu'il ajoutait la particule
à son nom et signait : Lareveillère de Lépeaux ; qu'en-
fin, quoique ostensiblement républicain, qu'il n'en pro-
testait pas moins de ses sentiments les plus dévoués
pour Louis XVI, suivant lui le meilleur des rois. Je
regrette, je l'avoue, de trouver ces accusations sous la
plume d'un écrivain du caractère de M. Bougler. Gom-
ment se fait-il que, par une contradiction inexplicable,
ce magistrat parle ensuite de Lareveillère-Lépeaux
comme d'un homme péchant plutôt ^ar un excès de
franchise que 'par la dissimulatior^ . Singulière fran-
chise et singulier candidat que celui qui, en vue de son
élection, voulant ménager tous les partis, hante les
églises et les châteaux et fait parade de sentiments
républicains devant le tiers, en mendiant ses suffrages
avec un nom nobiliaire. Si les partis sont aveugles dans
leurs accusations et dans leurs haines, ils sont très
clairvoyants quand il s'agit de démasquer les hypocrites
et, dans cette circonstance, les grosses roueries de
Lareveillère-Lépeaux n'auraient excité que le rire et
le mépris. La vérité est que Lareveillère-Lépeaux ayant
signé, depuis son enfance, avec la fameuse particule, ne
voulut pas la supprimer, comme tant d'autres le firent,
devant la démocratie, dans la crainte que l'on crût
qu'il s'en dépouillait pour se faire bien venir des gens
du tiers. Ce fut en effet sous le nom de Lareveillère
de Lépeaux qu'il fut appelé à les représenter aux Etats
3:24 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
généraux. Il n'est pas plus vrai de dire qu'il se glorifia
alors d'être républicain ; dans ce moment, personne, en
France, ne songeait à la république, et Lareveillère-
Lépeauxeût été bien étonné, si quelqu'un lui eût révélé
à quels entraînements il se laisserait aller un jour.
Mettons donc de côté ces reproches immérités, nous en
aurons par la suite de bien plus fondés à lui adresser,
sans en forger d'imaginaires.
Lareveillère-Lépeaux jouissait à Angers d'une grande
popularité. Il y aurait donc certainement été élu
membre de l'assemblée baillargère -, il préféra laisser
le champ libre à ses amis, et se présenta dans la petite
paroisse de Faye, où il fut nommé sans contestation.
Son élection définitive ne pouvait être douteuse à
l'assemblée baillargère tenue à Angers ; l'éclat de ses
cours, ses opinions libérales, son honnêteté à toute
épreuve, le désignant naturellement au choix de la
démocratie. Aussi fut-il nommé le premier de son ordre,
dans la province d'Anjou. Quelques jours auparavant,
il avait participé comme membre de la commission à la
rédaction des cahiers et doléances.
Cette assemblée des Etats généraux, si impatiemment
attendue, si désirée, allait donc avoir sa séance d'ouver-
ture. Personne, dans ce moment, ne songeait aux
déceptions que préparait l'avenir. La France était alors
emportée par un mouvement sublime d'enthousiasme
inconsidéré et l'explosion des idées généreuses, dont
l'histoire d'aucun peuple n'a offert un pareil exemple,
ne laissait pas de place au doute et à la réflexion. Les
rêves de bonheur sans fin et de fraternité universelle
remplissaient toutes les âmes. La destruction d'abus
LAREVEILLËRE-LÉPEAUX 325
séculaires, à laquelle le roi et la nation, d'accord pour
la première fois, travaillaient de concert, allait opérer
ce miracle. On prévoyait de la résistance, sans doute,
mais on espérait en triompher par les moyens légaux,
sans entraînements, sans colère, sans luttes sanglantes
et fratricides. Qui aurait dit, à cette époque, que ces
hommes si unis, pour marcher vers le même hut, ne
tarderaient pas à se proscrire et s' entr 'égorger ?
Le mal vint précisément du remède ; l'abus de la
liberté fit place plus tard à l'abus du despotisme. On
pensait alors que ce noble attribut que nous tenons de
la divinité, ne devait point connaître de frein. Quel
danger pouvait naître de l'expression libre de la pensée !
La lumière ne jaillissait-elle pas du choc des opinions ;
et la raison de l'homme, éclairée par la discussion, ne
savait-elle pas distinguer le bien d'avec le mal, la vérité
d'avec l'erreur et le mensonge ? On décrétait donc, au
nombre des droits de l'homme, la liberté illimitée de
la parole et la liberté illimitée de la presse. Personne
ne s'imaginait alors que c'était créer une situation
impossible. Pourquoi s'en étonner ? Ces théories de
liberté absolue sont si séduisantes que, malgré une triste
et cruelle expérience, beaucoup d'esprits systématiques
les partagent encore.
Les retours de l'opinion, de nos jours si prompts à
se manifester, ne furent point immédiats. Ni le pouvoir
de la commune s'élevant à son côté, ni les motions des
clubs, ni les cris de l'émeute en permanence sur les
places publiques ne troublèrent l'Assemblée et n'inter-
rompirent ses travaux. La Constituante commit de
grandes erreurs sans doute, mais les hommes qui la
T. ni 19
326 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
composaient furent souvent sublimes dans leur impru-
dence et admirables dans leurs fautes. Ils ne songèrent
point à retirer des mains du peuple les armes qu'ils leur
avaient confiées, armes que ce peuple ingrat tournait
aujourd'hui conlre leurs personnes ; et leur foi ne fut
point ébranlée par les accusations dont ils devinrent
l'objet. Quand on lit aujourd'hui les journaux de l'époque,
les articles de Loustalot, de Camille Desmoulins, avant
qu'il ne rédigeât le Vieux Cordelier, de Prudhomme,
d'Hébert, et par-dessus tout, ceux de l'exécrable Marat ;
quand on se rappelle que ce monstre dont on vient
d'entreprendre la justification, désignait au poignard
des assassins les poitrines les plus pures, celles de Bailly
et de Lafayette, et que ces grands citoyens, dépositaires
de la force publique, ne songèrent pas à exercer des
représailles et à protéger leurs personnes ; qu'ils con-
servèrent toujours leur sérénité au milieu des horribles
imprécations vomies par les clubs et par l'émeute, on
ne sait ce qu'on doit le plus admirer, de leur candeur ou
de leur courage. Mais au moment où les États généraux
s'assemblaient, rien de semblable n'existait encore.
Lareveillère-Lépeaux, seul de son ordre, se rendit à
Versailles en habit de ville, refusant le costume que le
cérémonial avait assigné aux députés du tiers. Cette
affectation un peu puérile, qu'il mit à braver les lois
de l'étiquette, ne fut point remarquée, et il put assister
tout à son aise à la séance royale. On sait toutes les
difficultés que présenta la réunion des trois ordres et
les incidents qui la précédèrent. Très affligés de la
scission qui s'opérait, dès les premiers jours, entre les
représentants de la nation, les députés du clergé
LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX 327
n'avaient aucune répugnance à accepter la vérification
des pouvoirs en commun, seulement ils ne voulaient
pas rompre avec la noblesse qui s'obstinait à la repousser.
Ils parlementèrent donc pendant quelques jours, plutôt
qu'ils ne résistèrent. Aussi, quand après le serm.ent du
Jeu de paume, ils virent la tournure que prenaient les
choses, se montrèrent-ils disposés à une fusion qui avait
toujours été dans leurs désirs. Choisi avec deux de ses
collègues de la députation de l'Anjou pour engager les
ecclésiastiques qui représentaient leur ordre dans cette
province à faire œuvre de conciliation et à terminer un
différend regrettable, Lareveillère-Lépeaux les trouva
très accommodants sur cette question. Il ne devait
rompre définitivement avec eux que dans une autre
circonstance, où les torts ne furent pas du côté du
clergé.
Lareveillère-Lépeaux vint s'asseoir sur les bancs de
l'extrême gauche, et s'associa à toutes les mesures les
plus radicalement libérales que prit l'Assemblée natio-
nale. Pour ceux qui, comme lui, avaient étudié l'état de
la France au point de vue politique et économique, il y
avait beaucoup à faire pour détruire tous les abus et
opérer toutes les réformes. Tout le monde pourtant en
comprenait la nécessité. L'habitude de l'obéissance avait
bien pu ployer longtemps le peuple sous le joug du
pouvoir, mais le fardeau était devenu si lourd qu'il ne
pouvait plus le supporter. Quelle longue énumération,
en effet, ne faudrait-il pas faire pour mentionner tous
les privilèges et toutes les entraves ! D'un côté, privi-
lèges pour les provinces, les villes, les corporations ;
privilèges dans l'armée, dans l'Église, dans la magistra-
328 BIUGHAPHIES VENDEENNES
tiire ; privilèges pour la noblesi^e et le clergé dont les
biens, formant les deux tiers du sol, étaient exempts de
rimpôt -, privilèges pour les détenteurs des deniers pu-
blics \ de l'autre, entraves dans l'expression de la pensée,
parles censeurs ro^^aux; dans la liberté individuelle, par
les lettres de cachet ; dans le commerce, par les droits
de barrière ; entraves dans l'industrie, la circulation,
le métier de l'ouvrier, etc.
La nuit du 4 août 1789 ne laissa rien debout du vieil
édifice social. A la voix eu vicomte de Noailles et du
duc d'Aiguillon, un enthousiasme de générosité s'empara
des deux ordres privilégiés. C'est un gentilhomme qui
monte à la tribune pour attaquer le régime féodal. Ce
sont les possesseurs des plus hautes prérogatives qui, les
premiers, en font le sacrifice. Une fois dans cette voie, on
ne s'arrêta plus. Les Montmorency, les La Rochefou-
cault, les Liancourt, brûlèrent leurs titres sur l'autel
de la patrie. Acte inconsidéré, car s'il était beau de
renoncer aux avantages matériels que donnait la
naissance, on pouvait rester fier d'un nom illustre,
noblement porté. Dans cette nuit d'ivresse, on adopta
presque sans discussion :
L'abolition de la qualité de serfs ; — la faculté de
rembourser les droits seigneuriaux ; — l'abolition des
juridictions seigneuriales \ — la suppression des droits
exclusifs de chasse, de colombiers, de garennes, etc. ; — le
rachat de la dîme ; — l'égalité des impôts ; — l'admission
de tous les citoyens aux emplois civils et militaires ; —
l'abolition de la vénalité des offices ; — la destruction
de tous les privilèges de villes et de provinces ; — la
LAREVEILLERE-LÉPEAUX 329
rèformation des jurandes ; — la suppression des pensions
obtenues sans titre.
Mais quand il fallut formuler en décrets ces disposi-
tions générales, beaucoup, revenus d'un premier moment
de surprise, ayant rencontré dans leur maison une
famille peu disposée à renoncer à ses habitudes de luxe,
au profit des citoyens, convinrent qu'en effet ils avaient
été bien loin dans leur élan de générosité : et le lende-
main se montrèrent disposés à revenir sur les conces-
sions de la veille. D'autres au contraire, et Lareveillère-
Lépeaux fut de ce nombre, demandèrent que, loin d*y
faire des restrictions, on les étendît davantage.
Ainsi fut perdu pour la réconciliation des partis un
mouvement qui devait les rapprocher. Une discussion
de détails mit fin à une paix qui ne devait pas durer
plus de vingt-quatre heures. Le projet de constitution
trouva Lareveillère-Lépeaux plus disposé à affaiblir la
roj^autè qu'à établir une sage pondération entre les
pouvoirs publics. Ainsi, après avoir demandé l'abolition
du titre de prince pour les membres de la famille royale,
ilvoulait que le roi lui-même rentrât dans le droit commun
et qu'il lui fût défendu de clore des parcs, pour s'y livrer
au plaisir de la chasse. Dans la fameuse séance où
Mirabeau se montra si grand orateur, en demandant que
le droit de paix et de guerre fût réservé au pouvoir
exécutif, il se prononça pour l'opinion opposée et se
rangea du côté de Barnave. Enfin, au lieu du veto
absolu que demandaient pour le roi Malouet et ses
amis, il ne voulut, avec la majorité, ne lui accorder que
le veto suspensif.
330 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
Et cependant, avec une inconséquence dont nous
connaissons d'autres exemples, personne n'était plus
attaché à la monarchie, alors qu'il voulait en détruire
tous les principes. Deux ans après, quand quelques-uns
commençaient à en prévoir la chute^ il pensait encore
que la liberté ne pouvait fleurir qu'à l'ombre du trône,
et dans la séance du 18 mai 1791, il protestait contre
les accusations de ceux qui le représentaient comme
l'ennemi de là royauté, par ces paroles : « Dans un pays
aussi étendu que la France, les liens du gouvernement
doivent être plus serrés qu'à Glaris ou à Appenzel^ sans
quoi l'État serait abandonné aux horreurs de l'anarchie,
pour passer ensuite sous la domination de quelques in-
trigants. Aussi, je ne crains pas d'assurer, moi qui n'ai
pas un grand penchant pour les cours, que le jour où
la France cessera d'avoir un roi, elle perdra sa liberté
et son repos, pour être livrée au despotisme effrayant des
factions. «Il auraitpu ajouter, en attendant le despotisme
d'un seul.
Lareveillère-Lépeaux, comme nous venons de le dire,
ne comprenait pas que saper ainsi la royauté c'était la
détruire, et que valait autant proclamer de suite la
république.
Dans sadéfiance de la cour, que justifiaient quelquefois
trop bien ses allures, il proposa un jour à l'Assemblée
de déclarer que le ministère qu'il lui croj^ait dévoué,
avait perdu la confiance de la nation. Une autrefois,
le 29 mars 1790, il s'opposa à ce que l'Assemblée déli-
bérât sur une mission royale qui n'était pas contresignée
par un ministre. Son opposition, cette fois, n'avait rien
d'exorbitant^ puisque depuis nous avons vu ce principe
LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX 331
consacré par nos constitutions. Très ombrageux enfin à
l'endroit de la liberté et la considérant comme un bien
sans lequel on ne peut pas vivre, il proposa de substi-
tuer à la devise la nation, la loi, le roiy inscrite sur
nos drapeaux, celle-ci : La liberté ou la mort.
Sans avoir pris une position considérable à l'Assem-
blée Constituante, Lareveillère-Lépeaux s'y était pour-
tant fait remarquer de bonne beure par un talent de
rédaction incontestable. Le 29 avril 1790, il fut nommé
secrétaire-rédacteur du procès-verbal, et quelques
jours après, membre du comité des finances. Par un
mouvement irréfléchi de désintéressement, il vota, avec
la presque unanimité de l'Assemblée, la non-rééligibilitè
de ses membres ; résolution malheureuse qui devait livrer
les affaires du pays à des mains inexpérimentées.
De tous les actes de l'Assemblée constituante, il en
est un sur lequel je dois m'arrêter, parce qu'il eut des
conséquences désastreuses pour la France entière et
pour la Vendée en particulier ; je veux parler de la
constitution civile du clergé à laquelle Lareveillère-
Lépeaux donna son adhésion. Briser le concordat de
Bologne, rompre un contrat sans consulter une des par-
ties contractantes, s'aliéner le Saint-Père et tout ce que
l'Église comptait de plus honorable, tel devait être l'effet
immédiat d'une résolution aussi impolitique qu'impar-
donnable. Qu'en d'autres temps, aux époques où les
croyances religieuses étaient générales et dans toute
leur vigueur, on eût laissé à l'élection du peuple la no-
mination des curés et même celle des évêques ; le dan-
ger n'existait pas, les suffrages allant toujours chercher
les plus dignes et ceux dont la foi était la plus vive. Mais
332 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
nous n'étions plus au temps des Ambroise, des Anastase,
des Ghrysostôme. Agir ainsi dans un siècle d'incrédulité
et d'erreurs, au milieu du bouleversement social et de
la surexcitation des passions, c'était courir grand risque
d'introduire le scandale au sein de l'Eglise. On ne le vit
que trop, quand un évêque, un malheureux et pusilla-
nime vieillard, pour un reste de jours que son apostasie
ne put lui conserver, vint au sein de la Convention
abjurer la religion catholique.
La réprobation ne fut pas unanime comme elle aurait
dû l'être -, cependant, dans les rangs du clergé, ses repré-
sentants, la plupart si favorables aux grands principes
de la Révolution, refusèrent en grande majorité de
prêter un serment qui les eût déshonorés. Nous devons
le proclamer à leur honneur, ils préférèrent au parjure
l'exil ou la mort.
Telle est la véritable cause de l'insurrection de la
Vendée ; ceux qni la cherchent ailleurs s'égarent, assu-
rément. En 1788, les départements de l'Ouest n'étaient
pas plus hostiles aux idées de la Révolution que ne l'était
le reste de la France. Clergé et tiers état avaient en-
voyé aux Etats généraux des représentants très sincè-
rement partisans des réformes et des libertés publiques ;
et, quant à la noblesse, il ne faut pas oublier que, près de
quinze ans auparavant, un gentilhomme du bas-Poitou
le baron de Lézardière, avait colporté et fait couvrir de
signatures une pétition demandant la répartition égale
de l'impôt pour tous les biens territoriaux, à quelque
ordre qu'ils appartinssent. Ce n'est donc ni les nobles
pour reprendre leurs privilèges, ni les prêtres en haine
de la Révolution, qui fomentèrent l'insurrection de la
LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX 333
Vendée. Si quelques-uns de ces derniers s'y associèrent
et même la provoquèrent, ce fut seulement quand ils cru-
rent que l'autel et le trône étaient menacés ; témoin l'abbé
Babin, député de l'Anjou, qui, après avoir été presque
fougueux dans son amour des réformes, refusa de prêter
serment à la constitution civile du clergé, se joignit à la
grande armée vendéenne lorsqu'elle passa la Loire et
mourut dans ses rangs. Le mouvement se communiqua
de bas enhaut, sans passer par les couches intermédiaires.
Les paysans vendéens étaient profondément religieux ;
quand ils virent leurs prêtres dispersés, leurs églises
fermées, l'exercice du culte proscrit, leur caractère na-
turellement pacifique se révolta ; ils prirent les armes,
coururent chez ceux qu'ils savaient être en communion
d'idées avec eux, et, quand ils ne les y trouvèrent pas
disposés, les contraignirent quelquefois de se mettre à
leur tête. La féodalité y fut pour si peu, que, au détri-
ment des grands noms, ils choisirent pour les comman-
der Stofflet et Gathelineau, un garde-chasse et un tis-
serand.
L'Assemblée constituante avait fini son œuvre ;
Lareveillère-Lépeauxy était entré royaliste, il en sortit
républicain. Après la fuite du roi, il crut que Louis XVI
serait désormais en état permanent de conspiration con-
tre les institutions nouvelles, et plutôt que de les voir
exposées à de continuelles attaques, il conspira contre
le trône ; heureux encore, s'il n'avait pas été plus
loin !
Revenu dans sa province, Lareveillère-Lépeaux fut
appelé par le suffrage des électeurs à d'importantes
fonctions publiques. Il fut nommé juré près la haute
T. ni 19.
334 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
cour, membre de l'Administration centrale de Maine-et-
Loire et adjudant général des gardes nationales de
Vihiers. Nous venons de dire que déjà l'agitation com-
mençait dans l'Ouest. Avant d'avoir recours à d'autres
armes, Lareveillère-Lèpeaux voulut essayer celles de la
persuasion. Il fit donc plusieurs tournées dans les cam-
pagnes, s'efForçant de ramener au calme les esprits
échauffés par certaines prédications, et prenant sous si
protection les curés constitutionnels très mal vus de
populations rurales. Cette tentative de propagande n'eut
pas, à ce qu'il paraît, un bien grand succès. M. Bougler
en a raillé dans des pages qui ne pèchent pas par un excès
d'indulgence.
Nous l'avons dit en commençant, il faut pour bien
juger des actions des hommes se reporter aux temps
où ils les ont accomplies. La France alors était menacée
dans ses institutions, peut-être dans son existence ; au
dehors, par les baïonnettes de l'étranger et l'émigration ;
au dedans, par la réaction royaliste. A la voix de la pa-
trie en danger, l'enthousiasme du patriotisme s'empara
de tous les âges. En quelques mois, la France entière
fut debout. Nous trouvons bien ridicules aujourd'hui
ces fêtes populaires qui sont si loin de nous. Nous avons
de la peine à nous empêcher de sourire au souvenir des
citoyens jurant l'extermination des tyrans, et des
citoyennes promettant de suivre partout leurs pères,
époux et amants. Il est certain que, de nos jours, nous
ne voyons rien de semblable. L'amour de la patrie et
de la liberté ne va point jusqu'au délire ; le dévouement
au pays, le mépris des honneurs et de la fortune sont
des sentiments d'un autre âge : on est devenu positif et
LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX 335
raisonnable. Mais en 92 on avait d'autres idées, on
tenait un autre langage, et je doute fort que les spécu-
lations de la Bourse eussent passionné les masses et
leur eussent imprimé cet élan sous Finfluence duquel
elles accomplirent de si grandes choses. Que fît donc
alors Lareveillère-Lépeaux de si reprochable et de si
ridicule, que ne firent comme lui les citoyens les plus
dévoués à leur pays ? Pour la défense du sol, une armée
avait été improvisée, il fallait lui trouver des armes. En
convertissant les cloches en canons, il ne fit qu'obéir
aux ordres qu'il recevait, ordres qui furent exécutés
par toute la France. Il s'adressa encore au peuple et
aux élèves des collèges, dans des harangues non pas
froides et compassées comme des discours académiques,
peut-être bien exagérées et diffamatoires, à coup sûr
chaleureuses et patriotiques ; assista à la messe d'un
curé constitutionnel, et encourut enfin le reproche le
plus grave que lui adresse M. Bougler. Mais ici, dans
la crainte de ne pas rendre complètement la pensée de
l'auteur, je vais la reproduire telle qu'elle est consi-
gnée dans son livre.
c< M. Lareveillère nous apprend qu'au moment de
l'apparition du drapeau, les commissaires se prirent
par la ynain et dansèrent une ronde autour. Il fallait,
ce me semble, porter un grand et imperturbable res-
pect aux démonstrations patriotiques, pour ne pas être
pris d'un sentiment profond et indicible de pitié à la vue
de cette saltation publique et de ces chants tumultueux
et retentissants qu'accuse ici un homme grave officiel,
déjà avancé en âge, et qui avait des prétentions à l'aus-
térité philosophique !... La ronde finie, on jugea conve-
336 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
nable d'aller faire une visite au collège, où Ton se
présenta toujours en chantant, mais où ni maîtres ni
écoliers ne répondirent au refrain : Où peut-on être
mieux qu'au sein de sa famille. »
Je n'ai pas de goût pour les récriminations, et je ne
voudrais pas être désagréable à M. Bougler en lui
rappelant une circonstance où fut compromise la robe
quil porte avec tant d'honneur et de distinction. Mais
puisqu'il ne pardonne pas à Lareveillère d'avoir pris
part à une saltation pudlique, je lui demanderai ce
qu'il pense de la scène qui se passa à Orléans, dans
l'année 1816 ; M. Bougler connaît trop bien son his-
toire pour l'avoir oubliée.
Je ne voudrais pas prolonger cette discussion, mais je
le demande à tous ceux que n'aveugle pas l'esprit de
parti, dans ces chants et ces danses de deux époques si
différentes, quels furent les plus coupables, des commis-
saires prêchant la concorde, ou des magistrats qu'égarait
le sentiment de la vengeance ? Complétons cette histoire
de nos réactions, en rappelant que M. Bellart refusa
d'admettre à prêter son serment d'avocat le fils de
Lareveillère-Lépeaux, M. Ossian Lareveillère, parce
que son prénom ne se trouvait pas au calendrier, et
probablement encore en raison du souvenir de son
père.
Faut-il, pour cela, que les partis ne se rapprochent
jamais-, faut-il qu'ils conservent dans le cœur des sen-
timents d'éternelle rancune ? Non, mille fois non. Il faut
au contraire, savoir se pardonner ; tous nous en avons
besoin ; mais il ne faut pas oublier, pour que, dans des
icrconstances qui peuvent se produire encore, l'ensei-
LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX 337
gnement de l'histoire vienne nous garantir de si fâcheuses
exagérations.
Lareveillère-Lépeaux fut nommé membre de la Con-
vention et vint y siéger avec ses deux amis, Pilastre et
Leclerc. Quoique une année à peine les séparât, cette
terrible Assemblée était bien loin de ressembler à
l'Assemblée Constituante. La première, malgré des fautes
que nous n'avons point cherché à dissimuler, laissera
dans tous les cœurs des vrais amis de la liberté le sou-
venir impérissable des grands principes d'humanité
qu'elle a proclamés. L'image de la Convention nous
apparaît enveloppée d'une telle atmosphère de sang,
qu'au travers du sombre nuage qui l'environne, on a
peine à distinguer ses. sauvages vertus. Dès le premier
jour, deux partis puissants, la Montagne et la Gironde,
se partagèrent l'Assemblée, le premier ayant plus parti-
culièrement l'appui de Paris, le second celui des dépar-
tements. Lareveillère-Lépeaux ne prit point part à leurs
premières discussions, prélude de la lutte sanglante qui
ne devait pas tarder à s'établir entre eux. Préoccupé
avant tout du salut de son pays que l'étranger allait
envahir, il voulut qu'on répondît aux manifestes de la
coalition, en lui renvo^^ant ses menaces, et c'est sur sa
proposition que la Convention rendit le décret par lequel
le peuple français offrait de venir en aide à tous les
peuples qui voudraient briser leurs chaînes et recon-
quérir leur indépendance.
Le procès de Louis XVI domine tous les autres actes
de la Convention, et suffit, à lui seul, pour lui imprimer
une tache de sang ineffaçable.
Après saint Louis, de tous les souverains qui ont
338 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
régné sur la France, je n'en excepte pas Henri IV, le
plus honnête a peut-être été Louis XVI. Chaste, au sein
de la cour la plus corrompue ; économe des deniers
publics, quand il avait eu l'exemple des dilapidations
du trésor; épris des sentiments de la justice et du droit,
en face de l'arbitraire ; religieux, dans un siècle d'incré-
dulité ; il eût été, à une autre époque, l'idole de son
peuple. Mais il vint dans un temps où toutes les notions
du bien et du mal étaient confondues, où les meilleures
intentions étaient dénaturées, où les événements étaient
plus forts que les hommes. Que les lumières de son
esprit n'aient pas été égales à la générosité de son âme ;
que, sous des influences pernicieuses, il se soit laissé
entraîner vers l'abîme ; qu'après avoir proclamé Turgot
l'homme qui avec lui aimait le plus véritablement le
peuple, il ait cédé aux intrigues de la cour, en le ren-
voyant du ministère ; qu'il se soit montré faible en
présence de l'émeute, irrésolu quand il fallait prendre
un parti décisif; qu'il ait commis de grandes fautes et
qu'il ait fini par haïr cette révolution à laquelle il avait
donné les gages du plus sincère attachement, c'est ce
qu'il est impassible de méconnaître. Il eût mieux valu
sans doute, une fois engagé dans la voie des réformes,
ne pas s'en détourner sitôt, mais il fût venu un jour où
il eût fallu s'arrêter ; et ce jour, affaibli dans ses droits
et ses prérogatives, il n'eût pas trouvé dans la constitu-
tion la force de résister au torrent révolutionnaire qui
ne s'arrêtait pas. Mirabeau est mort en s'écriant : J'em-
porte avec moi les débris de la monarchie ! S'il eût vécu
quelque temps encore, il eût été emporté avec elle.
Louis XVI était donc la victime expiatoire, l'holocauste
LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX 339
fatalement réservé à la révolution. Ah î justice des
hommes ! Après un règne de dilapidations et de ruines,
après un^ vie de scandale et d'orgies, Louis XY meurt
sur le trône, n'ayant rien perdu du prestige attaché à sa
couronne, et Louis XVI, cette âme si pure, ce coeur si
généreux, meurt sur l'échafaud. Et ce qui prouve bien
l'infirmité de la nature humaine, c'est que ceux qui
le condamnèrent ne furent pas tous des monstres ou
des lâches, et qu'il se rencontra parmi eux des âmes
honnêtes et convaincues. Lareveillère-Lépeaux fut de
ce nombre.
Gomment se fait-il qu'un des hommes, à coup sûr, les
plus honnêtes et les plus courageux de la Convention,
se soit prononcé, dans cette circonstance, pour la peine
la plus terrible ? Serait-il vrai que la vie de l'homme
est pleine de contradictions et d'erreurs ; qu'il y ait des
moments de vertige et d'égarement auxquels les meilleurs
esprits ne peuvent pas se soustraire, et qu'il en est des
entraînements politiques comme des maladies conta-
gieuses qui s'emparent des natures les plus vigoureuses
comme des natures les plus débiles ? Rien de cela ne
peut s'appliquer à Lareveillère-Lépeaux ; il faisait par-
tie de ce groupe qui, pour sauver la République, était
bien décidé à ne pas reculer devant un moyen extrême.
Croyant voir dans la personne de Louis XVI l'image de
Tancien régime, et pour quelques-uns l'attente de son
retour, il résolut de leur ôter cet espoir, en faisant
disparaître le dernier vestige de la royauté. Pour lui,
la condamnation à la peine capitale était autant l'acte
du politique que la sentence du juge \ le cœur faisait un
douloureux sacrifice à la raison.
340 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
Quand on suit avec attention Lareveiilère-Lépeaux,
pendant ces fatales journées du procès de Louis XVI,
quand on se rappelle ses votes impitoyables et qu'on lit
ses discours à l'appui, on sent, à quelques cris qui
s'échappent de son âme, quels combats durent s'y livrer.
Ne trouve-t-on pas le sentiment de la pitié en lutte
avec la rigidité de la conscience, dans ces paroles qui
terminaient son discours contre l'appel au peuple ?
« Remplissez les fonctions dont vous êtes chargés et
jugez Louis avec toute l'impartialité qu'exige la justice,
mais en même temps avec toute la sévérité qu'elle com-
porte, et, lorsque je vous tiens unpareil langage, croyez,
citoyens, que je ne suis guidé que par des vues d'équité et
d'intérêt public. Certes, ce n'est pas moi que l'on verra
jamais, entraîné par la plus odieuse lâcheté, ou par le désir
immodéré de la vengeance, ou enfin par des desseins
cachés et pervers, poursuivre avec un atroce acharne-
ment un ennemi vaincu ou désarmé et lui refuser tout
moyen de défense. Plusieurs fois juré, je n'ai jamais vu,
sans une profonde commisération, celui sur le sort du-
quel j'avais à prononcer, pas même Louis, quoiqu'il ait
été roi. Les hommes qui ont quelque vertu peuvent-ils
S9 montrer altérés du sang d'un ennemi terrassé ? Non.
Mais ils sont dévorés de la soif de la justice, et lorsque
la voix du malheur a fait entendre son premier cri, ils
savent l'étouffer avec courage, pour n'écouter plus que
la voix de la justice, qui ne connaît ni les mouvements
déréglés de la vengeance, ni les frémissements d'une
pitié peu éclairée, ni les considérations d'une étroite et
timide politique. » Ne semble-t-il pas que, son devoir
LAREVEILLEUE-LEPEAUX u41
accompli, Lareveillère-Lèpeaux eût désiré que la majo-
rité se tournât contre lui ? Quand la Montagne demanda
qu'il fût statué, séance tenante, sur la question de sursis
à l'exécution, il trouva encore des accents d'émotion et
de pitié. «• J'ai voté contre l'appel au peuple, dit-il, j'ai
voté la mort de Louis ; mais ce n'est pas sans horreur
que j'entends invoquer l'humanité avec des cris de sang.
Mon avis n'est pas d'éloigner une détermination défini-
tive, mais il est incroyable qu'une question si impor-
tante, puisque la vie d'un homme et l'intérêt public 3^
sont attachés, soit décrétée, sans désemparer, par une
Assemblée épuisée par la longueur de ses dernières
séances, sans qu'on puisse savoir quel degré de force
l'Assemblée sera en état de conserver, pour suivre une
question aussi délicate ; je demande donc que, sans rien
précipiter, sans entendre ceux qui cherchent perpétuel-
lement à porter la Convention à des démarches incon-
sidérées, on discute cette question importante, et que
la discussion ne soit fermée que lorsque l'Assemblée se
croira suffisamment éclairée. «
A travers cette phraséologie, qui était dans le langage
du temps, ne voit-on pas l'homme qui déjà repousse la
solidarité de la Montagne, et dont l'intrépidité ne
tardera pas à combattre corps à corps ses membres les
plus fougueux?
Non, non, de ce drame sanglant, ne justifions pas ses
auteurs, mais ne soyons pas également sévère pour tous.
Ne plaçons pas surtout, comme l'a fait M. Bougler,
Lareveillère-Lèpeaux parmi les plus coupables, parce
qu'il n'est pas permis de penser qu'il ait cédé un
342 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
instant au prestige de la peur, et quHl est certain
qu'il éprouva quelque attendrissement, en présence
de la douce et sainte victime. S'il pouvait être complè-
tement amnistié au contraire, ce serait précisément par
les considérations dans lesquelles on veut trouver contre
lui une circonstance aggravante.
Les grands coupables, puisque nous établissons des
distinctions et des catégories^ ce furent les furieux de
la Montagne, qui condamnèrent parce qu'un roi ne
pouvait pas être innocent ; ce furent les lâches de la
Plaine, qui voulurent, pour conserver leur vie, donner
des gages à la Révolution ; ce furent aussi les Girondins
qui crurent, par ce sacrifice, rester maîtres de la situa-
tion, et qui ne firent que précipiter leur chute.
Dans un autre grand meurtre judiciaire, le plus cou-
pable de tous, car celui-là ne céda ni aux entraînements
des assemblées, ni aux passions populaires, et résista au
contraire aux prières de ceux auxquels il était le plus
cher, ce fut l'homme qui, armé de la toute-puissance, fit,
au mépris du droit des gens, enlever sur le territoire
étranger un prince innocent, le fit conduire à Vin-
cennes, dicta d'avance le jugement qui le condamnait à
mort, et fit fusiller la nuit, dans les fossés de sa forteresse,
le dernier héritier de la branche des Gondè.
Jetons, jetons un voile funèbre sur ces dates de nos
annales, et, comme les anciens, inscrivons-les au nombre
des jours néfastes de la patrie.
La mort de Louis XVI n'avaitpoint désarmé les partis.
G'était le premier sang que Lareveillère-Lépeaux avait
contribué à répandre, ce fut le dernier. De ce jour, se
retournant contre la Montagne dont il prévoyait le
LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX 343
despotisme et les horribles excès, il rentra dans la voie
de modération qui lui était naturelle, avec un courage
qui n'a été surpassé par personne, et qui n'a été égalé
que par celui de Lanjuinais. Lanjuinais, Lareveiilère-
Lépeaux, deux noms que nous allons rencontrer
désormais pour faire tête à tous les orages, et protester
jusqu'à la fin contre la fureur et le crime.
La Commune dominait la Convention et lui dictait ses
arrêts. Trois semaines seulement après l'exécution de
Louis XVI, alors qu'elle était dans sa toute-puissance,
Lareveillère-Lépeaux ne craignit pas d'attaquer ce
pouvoir redoutable. Dans un article de la Chronique de
PœHs, il dénonça sous le nom de Cromioellisme cette
faction qui, prodigue de l'insulte et de l'outrage, dési-
gnait la poitrine des honnêtes gens au poignard des
scélérats. Son style, d'une extrême énergie, flétrissait
ces théories sauvages d'aplanisseurs insensés que nous
avons vues se reproduire de nos jours, menaçantes pour
la vie des citoyens, leurs propriétés, leurs industries.
Il demandait que l'Assemblée mît un terme à ces dan-
gereuses folies, et jetait sur le papier ces paroles dont
les dernières étaient prophétiques : « Oui, elle existe,
dans la République, cette faction faible par le nombre
mais forte par son audace, dont le projet est de dis-
soudre la représentation nationale ou de la dominer
par la terreur Ce parti, s'il devenait maître,
mènerait la France à un tel état de dissolution, qu'elle
ne pourrait plus se réorganiser pour la liberté, et il ne
resterait de ressource aux membres de cet Etat ruine et
complètement démoli que de se laisser empoigner sans
retour par la main sacrilège d'un ambitieux despote. »
344 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
Le 10 mars vint offrir à Lareveillère-Lépeaux l'occa-
sion de faire éclater l'indomptable fermeté de son âme.
Pour donner une idée de la liberté de ses délibérations,
il faut rappeler ce qu'étaient à cette époque les séances
de la Convention. A peine les portes de la salle étaient-
elles ouvertes,que l'on vit une foule compacte en envahir
les tribunes. C'est de là qu'elle attendait les orateurs
pour les couvrir d'applaudissements ou de huées, suivant
ses sympathies' ou ses haines. Au charme des interrup-
tions féminines, il faut ajouter les motions, tantôt
ridicules, tantôt menaçantes, que des députations de
citoyens admis le plus souvent aux honneurs de la
séance, venaient y présenter. Mais ce jour-là, comme il
s'agissait d'une représentation extraordinaire ; comme
on voulait, au dire des Jacobins, faire une expédition,
on avait pris des dispositions inaccoutumées et on avait
éloigné des tribunes le sexe le plus faible pour ne les
remplir que d'hommes seulement. Ce n'était pas jus-
tice, car une fois prises de vin ou gorgées d'eau-de-vie,
les citoyennes se montraient dignes de marcher à côté
des meilleurs ; il est vrai que dans la circonstance ac-
tuelle les hommes étaient armés de pistolets, et que la
populace s'avançait avec des piques, des sabres et des
poignards. La séance en effet en valait la peine ; il
s'agissait de créer le tribunal révolutionnaire. Ce n'était
pas assez pour Danton. « Après ce tribunal, disait-il,
il faut organiser un pouvoir exécutif énergique, qui soit
en contact avec nous. » Et il demandait que le ministère
fût pris au sein de la Convention.
Danton occupait encore la tribune. Les forces de
Lareveillère-Lépeaux, malade depuis quelques jours, ne
LAKEVËILLEKË-LÉPEAUX 345
trahissent point son courage ; il s'y précipite, et le dia-
logue suivant, qui donne l'idée des mœurs du temps et
du langage de l'époque, s'établit entre les deux représen-
tants : Que viens- tu faire ici ? lui dit avec colère le fou-
gueux tribun. — Te jeter en bas de la tribune, répondit
Lareveillère. — Toi ! répliqua Danton, en faisant parade
de ses formes athlétiques, je te ferais tourner sur le
pouce ! — Nous allons voir, repartit Lareveillère, tu as
pour toi l'audace d'un scélérat et j'ai pour moi la con-
science d'un honnête homme.. Puis, s'emparant de la tri-
bune et s'y maintenant malgré les vociférations^, malgré
les clameurs de l'émeute qui enfonce les portes de la salle,
il s'écrie : « Je n'ai pas l'audace de la tribune, mais je
m'expliquerai avec le courage de la vertu, qui consiste
toujours à marcher à son devoir, fût-on sûr de trouver
la mort sur son chemin. Moi aussi, j'ai voté la mort du
tyran, contre tout appel et tout sursis ; et si vingt tyrans
étaient soumis à mon jugement, je voterais de la même
manière. C'est par suite de ma haine contre la tyrannie
que j'emploie tous les moj'ens que la nature m'a dépar-
tis, pour m'opposer à la tyrannie nouvelle qui s'élève
sur les ruines de l'ancienne ; et voilà pourquoi je
demande l'ordre du jour sur la proposition de Danton,
de prendre les ministres dans l'Assemblée. Si vous
adoptez cette mesure, je dis que vous autorisez la plus
épouvantable tyrannie. Faites attention aux circons-
tances qui vous environnent, voyez ce qui se passe autour
de vous, et vous vous convaincrez que si votre choix
tombe aujourd'hui sur quelques hommes d'une grande
ambition et d'une grande audace, demain peut-être la
Convention est dissoute. Et ces hommes, revêtus à la
346 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
fois de la puissance législative et delà puissance exécu-
trice, exerceront alors la plus formidable dictature,
surtout ayant à leurs ordres ce tribunal terrible cjue
vous venez de créer. Les commissaires que vous envoyez
dans les départements, intimidés par cette nouvelle
puissance, ne doivent-ils pas exercer eux-mêmes tout
naturellement les fonctions de ses propres commissaires,
et d'autant plus aisément qu'ils auront été une émanation
de la Convention nationale ? On vous parle de la néces-
sité d'une connexion plus intime entre la Convention et le
pouvoir exécutif; mais, ou l'onveutque desmembres pris
dans la Convention exercent directement le pouvoir
exécutif, et alors toute la responsabilité est anéantie, et,
je vous le répète, vous organisez la tyrannie ; ou l'on
n'entend parler que de surveillance, et alors vos com-
missaires ne seront qu'un comité, et vos comités sont
formés. Et lorsque l'on vous dit que la Convention na-
tionale renferme tous les pouvoirs, l'on a raison sans
doute ; mais doit-elle les exercer ? Croyez-vous que le
peuple français vous laisserait la faculté d'exercer vous-
mêmes les fonctions judiciaires? Et de quel œil vous
verrait- il cumuler la puissance législative et les fonc-
tions exécutrices, en même temps que vous venez de
créer un tribunal terrible dont vous nommez vous-
mêmes les membres, et que vous avez été forcés par les
circonstances de choisir parmi les citoyens d'une seule
section, et qui peut se trouver subordonné aux volontés
de la puissance dictatoriale dont je vous ai parlé.
« Citoyens, je vous déclare que, quant à moi, tant
qu'une goutte de sang coulera dans mes veines, je me
ferai plutôt exterminer que de souffrir que la République
LàREVEILLÈRE-LÉPEAUX 347
en général, et en particulier Maine-et-Loire, dont je
suis l'enfant adoptif, qui deux fois m'a honoré de sa
confiance à laquelle je ferai toujours mes efforts pour
répondre ; pour empêcher, dis-je, que la République en
général, et en particulier mon département, devienne le
sujet très fidèle et le tributaire soumis d'une ville
orgueilleuse, d'un dictateur insolent ou d'une oligarchie
sanguinaire. Oui, je le déclare encore, je ne cesserai de
poursuivre ces tyrans brigands qui, bien logés, bien
nourris, bien vêtus, vivant dans les plaisirs, s'apitoient
si affectueusement sur le sort du pauvre, s'élèvent avec
fureur contre tout ce qui jouit de quelque aisance, et
s'intitulent fastueusement du nom de sans-culottes. Je
m'élèverai, je le répète, tant que je vivrai, contre ces
tyrans brigands, avec la même énergie que j'ai employée
à poursuivre les tyrans brigands couronnés ; car c'est
la tyrannie que je hais et non pas le nom qu'elle
porte. »
Discours ou plutôt acte d'un admirable courage, dans
lequel on regrette la glorification d'un vote que je vou-
drais oublier, et la qualification de tyran appliquée à un
prince qui détestait la tyrannie.
Le tyran bien logé, bien nourri, bien vêtu, c'était
Danton dont les mœurs et les habitudes n'avaient rien
de bien austère. L'allusion était si transparente, l'attaque
si directe, que tous les yeux se tournèrent de son côté.
Perdant pour la première fois cette odieuse assurance
dont il faisait vanité, le démagogue intimidé s'em-
barrassa dans une sorte d'excuse et vint se plaindre de
n'avoir pas été bien compris.
o48 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
L'Assemblée sut gré à Lareveillère-Lèpeaux de son
courage, et le 21 mars, elle le nomma secrétaire de ses
délibérations. Le 21 avril, il monta à la tribune pour
appuyer la proposition de mise en accusation de Marat.
La Gironde dominait la Convention par l'éloquence et le
nombre ; la Montagne résolut de l'écraser par la vio-
lence. Le 2 juin, la séance s'ouvrit au bruit du tocsin
et du canon d'alarme, et c'est avec l'artillerie d'Henriot
braquée contré ses portes, qu'elle commença à délibérer.
Le décret d'accusation contre les Girondins ne fut
arraché que par la peur, car, libre, la majorité ne l'eût
jamais rendu. Mais il y eut deux hommes que ni les
hurlements d'une populace furieuse, ni les cris des tri-
bunes, ni les menaces de la Montagne, ne purent inti-
mider.
« Tant qu'il sera permis de faire entendre ici sa voix,
s'écria Lanjuinais, je ne^ laisserai pas avilir dans ma
personne le caractère de représentant du peuple !
Jusqu'ici vous n'avez rien fait, vous avez tout souffert ;
vous avez sanctionné tout ce qu'on a exigé de vous. Une
assemblée insurrectionnelle se réunit^ elle nomme un
comité chargé de commander les révoltés, et cette
assemblée, ce comité, ce commandant, vous souffrez tout
cela ! »
Et comme les députés de la Montagne se jetaient
sur lui pour l'arracher de la tribune, il s'y cramponna
et regardant en face les insulteurs qui le menaçaient :
« Le sacrificateur, dit -il, qui tramait jadis une victime
à l'autel la couvrait de fleurs et ne l'insultait pas. »
LAREVEILLERE-LEPEAUX 349
Dans ce moment, un député prudent de la Plaine que
le cri aux armes, parti du dehors, vient glacer de
frayeur, demande que l'on vote le décret pour calmer
rirritationdu peuple. — Nous irons tous, tous en prison,
s'écrie Lareveillére-Lépeaux.
Ce n'était plus l'Assemblée qui régnait, c'était le
crime et la peur ; le décret fut arraché et non rendu,
la minorité ayant voté seule, pendant que la majorité
s'abstenait. La voix de Lareveillère avait été étouffée,
les clameurs d'une foule furieuse ne pouvaient pas
arrêter sa plume. Dès le 4 juin, avec Pilastre, Leclerc et
Lemaigaen, ses collègues de la députation de Maine-
et-Loire, il adressait à ses commettants une protes-
tation énergique contre un décret que la violence seule
avait pu arracher à la Convention. On y lisait : « Nous
déclarons à la France entière que nous regardons tout
ce qui s'est fait dans la Convention nationale depuis le
27 mai, comme le fruit de la plus. criminelle violence,
comme une usurpation de la souveraineté nationale de
la part des factions qui ont dirigé les révoltés \ que nous
nous y sommes opposés et que nous nous y opposerons
toujours, en hommes qui ne connaissent de souveraineté
que celle du peuple français tout entier, et disposés à
toute espèce de sacrifices, pour renverser la tyrannie
de plusieurs comme celle d'un seul.
« Nous déclarons qu'aucune des déterminations prises
par la Convention nationale ne sera à nos yeux la
volonté présumée du peuple français, tant que la Con-
vention ne jouira pas d'une entière liberté et que la
République n'aura pas obtenu réparation de l'outrage
fait à la représentation nationale.
T. ni 20
350 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
« Nous VOUS invitons , au surplus, à ne faire entrer
pour rien notre salut individuel dans les mesures que
vous croirez devoir prend re pour assurer la liberté et
une égale prépondérance dans la balance publique, à
toutes les sections de citoyens qui composent la Répu-
blique française. Notre vie n'est rien, la liberté est
tout. »
De ce jour commença le régime de la terreur. Mais
ce mot n'était pas fait pour Lareveillère-Lépeaux.
Quoique dévoré par la fièvre, il continua à assister aux
séances de la Convention, et pour protester contre une
prétendue unanimité dans les votes qu'enregistrait avec
soin le Moniteur, il demanda tous les jours l'appel
nominal qu'il ne put jamais obtenir. Las de ce déni de
justice, il déclara un jour que, plutôt que de paraître
approuver les actes de l'Assemblée, il prenait le parti de
ne plus assister à ses séances. Aussitôt le cri formidable :
Au tribunal révolutionnaire! éclate de toute part. Lare-
veillère-Lépeaux, comme nous venons de le dire, était
épuisé par la maladie et paraissait ne pas pouvoir
longtemps soutenir de pareils orages ; un montagnard
qui le considérait, fit entendre ces mots que nulle cir-
conlocution ne peut traduire et que je demande la
permission de reproduire dans toute leur crudité. —
Eh ! ne voyez-vous pas que le b.... va crever, crève donc
b.... Cette apostrophe le sauva, la proposition n'eut pas
de suite pour le moment et il put se retirer. Quelques
instants après, la Montagne, regrettant d'avoir laissé
échapper sa proie, mettait Lareveillère-Lépeaux hors
la loi.
LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX 351
Il fallait fuir et trouver un refuge qui défiât les
recherches de la police. Le naturaliste Bosclui offrit un
asile dans une maison de campagne qu'il possédait au
fond de la forêt de Montmorency. A cette époque de
terreur et d'épouvante, le sentiment de la pitié était un
crime, et la loi punissait de la même peine le con-
damné et celui qui lui ouvrait sa maison. Mais, disons-le
à l'honneur de l'humanité, la crainte de l'échafaud
n'arrêta que les natures faibles, et le plus souvent le
dévouement fut à la hauteur du danger. Bosc était un
de ces hommes pour lesquels le titre seul de proscrit
était une recommandation ; il cacha Lareveillère-Lé-
peaux, qu'alors il connaissait à peine et qui ne devint
son ami que plus tard. Mais la forêt de Montmorency
est bien près de la capitale, et Lareveillère ne pouvait
pas tarder à y être découvert. Il se souvint alors que,
aux jours de ses illusions, il avait promis à M. Pincebré
de Buire, l'un de ses collègues à l'Assemblée constituante
dont la confiance, dans l'avenir n'égalait pas la sienne,
d'accepter chez lui l'hospitalité, dans le cas où une
proscription, qu'il était bien loin de redouter dans
ce moment, viendrait jamais l'atteindre. La demeure
de M. de Buire était à 35 lieues de la forêt de Montmo-
rency. Dans l'état de faiblesse où l'avait laissé la ma-
ladie, Lareveillère-Lépeaux pourrait-il s'y rendre ?
Dénué à peu près complètement de vêtements et d'argent,
il se mit en route, marchant la nuit, se cachant le jour,
évitant la rencontre des commissaires qui sillonnaient
toutes les routes. Après des fatigues inouïes et des
dangers sans nombre, il arriva enfin au terme de son
voj'age et reçut de ses hôtes, M. et M"^^ de Buire, l'accueil
352 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
le plus empressé et le plus généreux. Il y resta caché
plus d'une année, vivant dans la plus profonde igno-
rance des personnes qui lui étaient chères. Pendant ce
temps-là, ses deux amis fidèles, Pilastre et Leclerc,
étaient, l'un en prison, l'autre à Montmorency où il
travaillait chez un menuisier en qualité d'ouvrier ; sa
femme et sa fîile, retirées à Angers, étaient exposées,
com^me appartenant à un régicide, aux colères des
Vendéens qui assiégeaient la ville ; sa sœur, M'"^ Bel-
louard de la Bougonnière, restée fidèle à la cause des
Bourbons et au culte catholique, cachait chez elle,
au péril de ses jours, MM. d'Autichamp et Suzannet ; et
son frère, ce frère dévoué dont il a parlé jusqu'à la lin de
sa vie ayec le plus profond attendrissement, montait à
l'échafaud. Le fils de ce dernier, M. Victorin Lareveillère
qui, dans des temps meilleurs, a fait partie d'une de nos
assemblées, et dont la modération et le patriotisme
rappellent la mémoire de son père, nous a laissé le récit
de sa mort. Le crime de Lareveillère aîné, ainsi que
celui des Angevins qui partagèrent son sort, avait été
de protester contre le régime de la terreur et d'avoir
voulu substituer dans les départements de l'Ouest une
politique modérée à une guerre d'extermination. Il n'en
fallait pas davantage pour être criminel aux yeux de
Fouquier-Tinville. On inventa pour les perdre le mot de
fédéralisme, et le tribunal révolutionnaire lança contre
eux un acte d'accusation. Le fédéralisme n'était qu'un
prétexte, on voulait se débarrasser du modérantisme,
c'est-à-dire des citoyens recommandables dont l'ascen-
dant sur des populations honnêtes mais exaspérées
commençait à paraître redoutable.
LAREYEILLERE-LÉPEAUX 353
Le 9 thermidor ne rouvrit pas immédiatement les
portes de îa Convention à Lareveillère-Lèpeaux, mais
il lui permit de revenir à Paris. Il y vivait dans un état
voisin de Tindigence, quand il fut rappelé au sein de
l'Assemblée, par un décret en date du 8 mars 1795. Lare,
veiller e, loin d'y apporter le sentiment de la vengeance
et le désir d'exercer de terribles représailles, se main-
tint toujours dans les limites de la modération et de la
justice. Aussi, quand des cris de mort s'élevèrent contre
les anciens terroristes , contre Barrère, Billaud-Ya-
rennes, Collot-d'Herbois, s'opposa- t-il de toutes ses
forces à ce qu'on retournât contre eux la peine dont ils
avaient voulu le frapper. « Peï*sonne, dit-il, ne hait
plus que moi ces hommes, d'abord parce que je hais les
tyrans -, ensuite parce qu'ils ont fait périr mes meil-
leurs amis : m.ais, avant de consulter mes affections, je
cherche l'intérêt de la pairie. Il ne faut pas prendre de
la fureur pour de l'énergie ; la véritable force admet
les conseils de la sagesse. Vous avez cru que la dépor-
tation était la mesure que vous deviez adopter contre
eux, vous devez vous y tenir. » Ah ! pourquoi, dans une
circonstance plus mémorable encore , Lareveillère-
Lépeaux s'èlait-il conduit autrement ?
La position de Lareveillère grandissait chaque jour
dans l'Assemblée. Le 26 mars, il en fut nommé secré-
taire, et, quelques jours après, il était appelé à faire
partie de la commission chargée de présenter à la Con-
vention le projet d'une constitution nouvelle; tout le
monde en connaît l'esprit. Le pouvoir ne résidait plus
dans une assemblée unique qui, n'aj^ant aucun contrôle,
s'enivrait de sa toute-puissance p.t devnit fatalement
T. in 20.
\
354 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
arriver au despotisme. Ici, deux assemblées se faisant
contre-poids, présentaient par conséquent des éléments
de pondération et participaient Tune et l'autre à la for-
mation du gouvernement. Ce projet de constitution
n'avait pas encore été soumis à la discussion, quand, le
19 juillet, Lareveillère-Lépeaux fut élu président de
l'Assemblée. Le l^"^ septembre, il était nommé membre
du Comité de salut public.
Les actions violentes et emportées ont, dans l'ordre
politique, des conséquences inévitables et forcées, elles
amènent des réactions non moins violentes, non moins
emportées. A ce point de vue, on peut dire que la cons-
piration de Vendémiaire fut la fille de la terreur. Le
souvenir de cet abominable régime avait rendu la Répu-
blique odieuse à beaucoup de bons citoyens, et, plutôt
que de s'accommoder d'une forme de gouvernement qui
ne pouvait plus tomber dans les mêmes excès, une jeu-
nesse inconsidérée avait résolu de le renverser. Le
parti royaliste avait profité de celte disposition de
quelques sections de Paris, pour les animer encore par
les excitations et les amener à tenter un coup de main.
Lareveillère-Lépeaux était devenu un républicain
modéré, mais sincère et convaincu. Chargé de veiller
au salut de la République, il eût trahi les intérêts qui
lui étaient confiés, si par une faiblesse coupable il eût
encouragé les projets des factieux. Le 18 septembre, il
les dénonça à la Convention. Interrompu, non pas cette
fois par les sans-culottes, mais par les royalistes qui
avaient envahi les tribunes, il jura qu'il saurait braver
leurs menaces, comme au 31 mai il avait bravé les cris
de l'anarchie.
LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX 355
Quand il n'y eut plus moyen d'éviter le combat, il
prit une grande part aux dispositions de résistance qui
furent faites par le Comité de salut public.
La lutte terminée, lui et ses collègues ne crurent pas
que la répression dût aller plus loin que la victoire.
Jamais pouvoir, attaqué les armes à la main, ne se
montra plus débonnaire. Il se contenta de rire de cer-
taines forfanteries, d'autant moins dangereuses pour
leurs auteurs qu'il était bien décidé à ne pas les en
punir. Ce fut à tel point qu'un des conspirateurs put
répondre sans être arrêté, au cri de qui vive d'une
patrouille : Castellane contumaœ !
La Convention nationale termina sa session le 26 oc-
tobre 1795. Le 27, le conseil des Anciens appela Lare-
veillère-Lépeaux au fauteuil de la présidence ; restait
à nommer les cinq directeurs. Le conseil des Cinq-Cents,
ne voulant faire tomber son choix que sur des hommes
qui avaient donné des gages à la République, présenta,
en première ligne, Barras, Rewbel, Sièyès, Lareveillère-
Lépeaux et Letourneur. Les Anciens ne firent pas d'op-
position à ces présentations et le pouvoir exécutif se
trouva ainsi constitué. Lareveillère-Lépaux avait réuni
le plus grand nombre de voix. Sur deux cent dix-huit
votants, il en avait eu deux cent seize.
Il faut bien que les détracteurs systématiques et les
pamphlétaires en prennent leur parti, mais, dans une
assemblée composée d'éléments nullement révolution-
naires, celui qui réunit la presque unanimité des suf-
frages ne peut être ni un homme violent, ni une espèce
d'idiot philosophique perdu, dans les liturgies du
356 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
Théisme et dans les mascarades de la philanthropie \
Lareveillère avait (Failleurs si peu d'ambition, que.
revenu aux études de sa jeunesse, il n'aspirait point aux
honneurs, mais à passer ses loisirs au Jardin des Plantes,
dans la compagnie de deux naturalistes pour lesquels il
avait une grande affection. Il fallut bien insister pour
lui faire accepter les hautes fonctions auxquelles l'ap-
pelait l'estime générale, et il ne se rendit aux prières
de ses collègues, que quand ils lui eurent déclaré que
son concours leur était indispensable. Ce n'était point
flatterie, on en jugera par cette page de l'auteur de
Y Histoire de la Révolution :
« Lareveillère, le plus honnête et le meilleur des
hommes, joignait à une grande variété de connaissances
un esprit juste et observateur. Il était appliqué et capa-
ble de donner de sages avis, sur tous les sujets ; il en a
donné d'excellents dans les circonstances importantes.
Mais il était souvent entraîné par ses illusions, ou
arrêté par les scrupules d'un cœur pur. Il aurait voulu
quelquefois ce qui était impossible, et il n'osait pas
vouloir ce qui était nécessaire, car il faut un grand
esprit pour calculer ce que l'on doit aux circonstances
sans blesser les principes. Parlant bien et d'une fermeté
rare, il était d'une grande utilité quand il s'agissait
d'appuyer les bons avis, et il servait beaucoup le Direc-
toire par sa considération personnelle.
« Son rôle, au milieu de collègues qui le détestaient,
était extrêmement utile. Entre les quatre directeurs, sa
préférence se prononçait en faveur du plus honnête et
* Mallet.-Dupan.
LAREVEILLERE-LÉPEAUX 357
du plus capable, c'est-à-dire de Rewbel. Cependant il
avait évité un rapprochement intime, qui eût été de son
goût, mais qui l'eût éloigné de ses autres collègues. Il
n'était pas sans quelque penchant pour Barras, et se
serait rapproché de lui, s'il l'eût trouvé moins corrompu
et moins faux. Il avait sur ce collègue un certain ascen-
dant par sa considération, sa pénétration et sa fermeté.
Les roués se moquent volontiers de la vertu, mais ils la
redoutent, quand elle joint à la pénétration qui les de-
vine le courage qui sait ne pas les craindre. Lareveillère
se servait de son influence sur Rewbel et Barras pour
les maintenir en bonne harmonie entre eux et avec
Carnot. Grâce à ce conciliateur et grâce aussi à leur zèle
commun pour les intérêts de la République, les direc-
teurs vivaient convenablement entre eux et poursui-
vaient leur tâche, se partageant dans les questions qu'ils
avaient à décider, beaucoup plus d'après leur opinion
que d'après leurs haines. »
On a beaucoup parlé des scandales du Directoire, de
ses mœurs dissolues, de ses saturnales enfin; l'on aurait
été plus juste si l'on avait parlé du temps du Directoire
plutôt que du Directoire lui-même, et si l'on n'avait pas
compris dans la même accusation les cinq directeurs,
tandis qu'il n'y en avait qu'un seul de coupable. Quoi
qu'il en soit, l'installation du pouvoir exécutif ne fut
pas bien fastueuse, à en juger par ce que nous en
raconte l'historien que nous venons de citer.
« Les cinq directeurs, dit M. Thiers, en se rendant
au Luxembourg, n'y trouvèrent pas un seul meuble. Le
358 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
concierge leur prêta une table boiteuse, une feuille de
papier à lettre, une écritoire pour écrire le premier
message qui annonçait aux deux Conseils que le Direc-
toire était constitué. »
Voici dans quel état ils trouvaient la France : « La
situation de la République était décourageante au
moment de l'installation du Directoire. Il n'existait
aucun élément d'ordre et d'administration. Il n'y avait
point d'argent dans le trésor public. Les courriers
étaient souvent retardés faute de la somme modique
nécessaire pour les faire partir. Au dedans, l'anarchie
et le malaise étaient partout ; le papier-monnaie,
parvenu au dernier degré de ses émissions et de discrédit,
détruisait toute confiance et tout commerce ; la famine
se prolongeait, chacun refusait de vendre ses denrées,
car c'eût été les donner ; les arsenaux étaient épuisés
ou vides. Au dehors, les armées étaient sans caissons,
sans chevaux, sans approvisionnements -, les soldats
nus et les généraux manquaient souvent de leur solde de
huit francs numéraires par mois, supplément indispen-
sable quoique bien modique de leur solde en assignats.
Enfin les troupes, mécontentes et sans discipline, à
cause de leurs besoins, étaient de nouveau battues et
sur la défensive *. «
11 y avait certes de quoi décourager des esprits moins
résolus. Les directeurs se mirent à l'œuvre, travaillant
jour et nuit, ne prenant pas toujours le repos qui était
* Mignet.
LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX 359
nécessaire pour réparer leurs forces, si bien qu'au dire
d'un biographe de Lyreveillère-Lépeaux, ses quatre
collègues tombèrent malades en même temps, et pendant
plusieurs jours, le poids des affaires pesa tout entier sur
lui seul.
Naguère encore, on ne tenait aucun compte aux
directeurs des difficultés qu'ils avaient rencon trées et
du travail excessif qui leur avait été nécessaire pour
les surmonter ; les invectives et le sarcasme les pour-
suivaient jusque dans leur retraite, et si une voix
s'élevait pour leur rendre justice, elle était aussitôt
couverte par celle des détracteurs. Je n'ai ^.oint à écrire
l'histoire du Directoire. Si cette tâche m'était dévolue,
je crois que je pourrais prouver que la postérité n'est pas
toujours équitable, et qu'elle ne devrait pas faire re tomber
sur ceux qui dirigent les affaires de l'État des situations
dont ils ne sont pas les maîtres. Les hommes sont bien
faibles en présence des événements et des institutions,
et tel qui, dans des circonstances favorables, s'est acquis
la réputation d'un grand homme d'État, aurait laissé, si
elles avalent été contraires, celle d'un pauvre ministre.
Le Directoire a eu un autre malheur ; il a succombé
sous une main puissante qui, à l'aide d'institutions nou-
velles et de la lassitude des partis, a construit, avec les
matériaux que lui avait apportés la Révolution, l'édifice
social le plus admirable des temps modernes. Entre le
Directoire et le Consulat, la comparaison, il faut bien le
reconnaître, n'est pas à l'avantage du premier, et, aux.
esprits superficiels, il n'en fallait pas plus pour que, sans
examen, ils décriassent un pouvoir qu'ils ne s'étaient
pas donné la peine d'étudier. Aujourd'hui que les études
360 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
philosophiques ont pénètre dans l'histoire, une réaction
s'opère en faveur du Directoire, et l'arrêt intéressé
qu'en a rendu Napoléon n'est plus accepté sans appel.
Au reste, je ne parle ici que de l'un de ses membres
qu'il ne m'est pas toujours facile de dégager de ses
collègues, puisque les résolutions se prenant en commun
au sein du Directoire, on ne pouvait pas savoir, dans les
premiers temps, la part afférente à chacun des directeurs.
Cependant les circonstances devinrent telles, les divi-
sions, disons mieux, la lutte entre les membres du pouvoir
exécutif fut si ouverte, qu'il arriva un moment où le
Directoire n'étant plus homogène, la personnalité de
chacun deux put être étudiée séparément. C'est ainsi
que nous connaissons parfaitement le rôle que joua
Lareveillère-Lépeaux à deux des dates les plus impor-
tantes du Directoire, au 18 Fructidor et au 31 Mai ; les
passer sous silence serait écrire bien incomplètement
l'histoire de sa vie.
Mais avant que d'y arriver, le Directoire avait eu à
combattre d'autres conspirations.
A moins d'être dans un état complet d'épuisement,
les partis n'abdiquent jamais. Il restait encore, dans les
bas -fonds révolutionnaires, des sectaires de Marat, cer-
veaux malades qui rêvaient d'un nouveau baptême de
sang. Pour arriver à la réalisation de leurs chimères,
ils préparaient une grande hécatombe et les premières
victimes devaient être les cinq directeurs ; Babœuf se
proposait de les faire égorger. Quoi qu'on en ait dit, le
Directoire ne faillit point être surpris ; il tenait dès le
commencement le fil de la conspiration, et le jour où la
réunion des conjurés devait avoir lieu, ils furent tous
LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX 361
arrêtés. La conspiration de Babœiif avait échoué avant
qu'elle n'eût éclaté ; l'attaque du camp de Grenelle par
les Jacobins n'eut pas plus de succès. Ces deux échauf-
fourées étaient les dernières convulsions d'une faction
expirante.
D'un autre côté, si la journée du 2 vendémiaire avait
dégoûté les royalistes des expéditions à main armée,
elle ne les avait pas rendus plus sages. Ils espéraient
bien, grâce aux élections qui allaient avoir lieu, former
dans les Conseils une opposition formidable, capable de
renverser le Directoire. Pendant qu'ils n'y étaient qu'en
minorité, ils avaient déjà fondé un club composé d'élé-
ments divers, mais qui tous travaillaient au profit de la
royauté. En effet, les républicains de la rue de Clichy
attaquaient avec fureur les directeurs, et venaient ainsi,
à leur insu, en aide au parti royaliste.
Ce parti avait fait dans la personne de Pichegru une
recrue importante. Le vainqueur de la Hollande entre-
tenait des rapports journaliers avec les émigrés et les
Vendéens et se montrait l'âme de tous les complots, en
attendant qu'il en devînt le bras. En effet, des associa-
tions secrètes s'étendaient sur toute la France. Dès le
30 janvier, les impatients et les étourdis avaient devancé
l'heure qui leur avait été marquée. Munis des pleins
pouvoirs de Louis XVIII, ils s'étaient réunis chez un
officier qu'ils croyaient avoir gagné à leur cause. Mais,
lorsqu'ils se furent bien compromis et qu'ils eurent fait
connaître leurs projets, la police, informée à l'avance, les f^
arrêta.
Le résultat des élections n'avait point trompé l'attente
des royalistes, le deuxième tiers sortant fut nommé sous
T. m 2t
362 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
les mêmes inspirations que l'avait été le premier. Sans
être tous dévoués à la cause royale, les nouveaux dé-
putés lui apportaient l'appui de leur haine contre le
pouvoir exécutif. Celui-ci n'avait pas seulement perdu
la majorité dans le conseil des Cinq-Cents, il trouvait
encore une cause d'affaiblissement dans le désaccord qui
régnait dans son sein. Lareveillère-Lépeaux avait pen-
dant quelque. temps maintenu l'union entre les membres
du Directoire ; mais, par suite de causes qu'il serait trop
long d'énumérer, la force de cohésion avait cédé à l'ac-
tion dissolvante des éléments qui le composaient. D'un
côté se trouvaient Barras, Rewbel, Lareveillère-Lépeaux;.
de l'autre, Carnot et Barthélémy, ce dernier venant de
remplacer Letourneur. Désormais les Glichyens , se
voyant maîtres de la majorité, renoncèrent complète-
ment aux attaques de vive force et mirent en usage la
tactique parlementaire. Ils résolurent de susciter au
Directoire toutes sortes d'embarras, bien décidés à ne
mettre leurs véritables projets à exécution que lors-
qu'ils l'auraient réduit à l'impuissance. La police avait
connaissance de toutes ces menées et des espérances
que le parti ne se donnait même plus la peine de dissi-
muler.
Le Directoire était donc sur ses gardes. Malheureuse-
ment, comme nous venons de le dire, l'accord était loin
de régner dans son sein ; en toute circonstance, Carnot
etBarthélemy votaient contre leurs trois autres collègues.
La majorité n'en restait pas moins fidèle au système
gouvernemental; mais Rewbel ne voyant pas le moyen
de punir les conspirateurs, parce qu'il était impossible
d'obtenir du conseil des Cinq-Cents un acte d'accusation
LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX 363
contre eux, commençait à perdre courage. Ce fut alors
que Lareveillère-Lépeaux songea à un coup d'État, et
qu'il confia sa pensée à Barras et à Rewbel, qui l'accueil-
lirent chaleureusement. Ils se trouvaient d'ailleurs
poussés dans cette voie par l'armée qui, restée républi-
caine et plus habituée à l'obéissance qu'à la discussion,
était prête, sur l'invitation de ses chefs, à leur offrir son
concours. Déjà des adresses fort menaçantes pour les
royalistes étaient arrivées de différents corps ; et ce
n'étaient pas seulement des Jacobins comme Augereau,
mais des républicains modérés comme Hoche, qui of-
fraient au pouvoir exécutif le secours de leur épée.
Vainement M^^ de Staël avait essayé des moyens de
conciliation entre les Conseils et le Directoire, la situa-
tion était trop tendue, pour que sa voix pût être écoutée.
Les bruits les plus alarmants ne cessaient de circuler
dans Paris. D'un côté, on disait que le Directoire voulait
faire égorger par les faubourgs deux cents députés ; de
l'autre, on assurait que les Glichyens avait résolu de
faire assassiner Lareveillère. Rewbel avait peu de con-
fiance dans Barras ; il croyait tout perdu, et proposait à
Lareveillère de chercher leur salut dans la fuite. Celui-
ci le rassura, et tous deux se rendirent chez Barras
qu'ils trouvèrent très résolu, et déjà occupé, avec Auge-
reau, à tout disposer pour le succès du coup qu'ils se
proposaient de frapper.
On sait le reste, et je n'ai pas besoin de raconter imm»
incidents de la journée connue dans l'histoire sous le
nom du 18 fructidor. L'auteur principal, il faut le recon-
naître, en fut Lareveillère-Lépeaux.
On a beaucoup discuté, on discute encore, à l'effet de
364 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
savoir si, dans les circonstances que nous venons de
faire connaître, il était permis au Directoire de trancher
avec le sabre le réseau d'intrigues dans lequel il était
enveloppé. Cette question, comme on le pense bien, a été
l'objet de nombreuses controverses. L'éloge et le blâme
ont été tour à tour prodigués àLareveillère et bux deux
directeurs qui, dans cette circonstance, étaient d'accord
aveclui, et lesjugements qu'on en a portés se sont ressentis
de l'esprit qui les a dictés. Au nombre de ceux qui ne
leur pardonnent pas, tout d'abord nous trouvons des
âmes honnêtes, si éprises de la légalité, qu'elles n'ad-
mettent pas qu'il se rencontre jamais de terribles
extrémités où la force doive se substituer au droit. Pour
celles là, le coup d'État du 18 fructidor ne peut pas plus
se justifier que ceux qui l'ont précédé et que ceux qui
l'ont suivi. Leur réprobation est générale et n'admet
point d'exception. D'autres esprits, moins absolus, con-
sentiraient à faire quelques concessions aux nécessités
de la politique, mais, dans l'espèce, ils ne peuvent par-
donner à la majorité d'avoir proscrit la minorité, et
surtout d'avoir déporté des hommes aussi partisans de
la liberté que Tétaient Camille Jordan, Barbé-Marbois,
Boissy d'Anglas. Beaucoup enfin, se plaçant à un autre
point de vue, et n'ayant point les préjugés d'une politique
sentimentale, proclament que c'est non seulement un
droit, mais un devoir pour tout pouvoir attaqué par des
intrigues, de savoir se défendre, et, moins scrupuleux
sur les moyens d'action, ils lui accordent volontiers
l'emploi de la force quand la loi est impuissante à le
protéger. Telle était à leurs yeux la position du Direc-
toire au 18 fructidor. Ils soutiennent d'ailleurs que les
LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX 365
mesures qu'il prit alors n'eurent rien d'excessif et qu'elles
sauvèrent la France de la guerre civile. Ils ne doutent
pas que, unis pour renverser, les royalistes et les consti-
tutionnels n'eussent pas manqué de se diviser le lende-
main de la victoire ; que la nation, dans ce moment, n'eût
point accepté une restauration monarchique, à laquelle
Pichegru et les émigrés travaillaient de concert ; que
l'armée et les faubourgs ne se fussent jetés sur ses im-
prudents amis ; et que les jours de la terreur n'eussent
de nouveau ensanglanté la France. Quoi qu'il en soit de
cette divergence dans ces appréciations, la participation
de Lareveillère-Lépeaux au coup d'État du 18 fructidor
fut exempte de tout sentiment d'ambition personnelle et
de tout sentiment de haine. Il crut remplir un devoir, la
postérité en jugera.
Les factions vaincues se résignent difficilement et
ne pardonnent guère. Le Directoire avait eu à combattre
les Jacobins, les royalistes, les constitutionnels ; il avait
donc amassé sur sa tête la colère de tous les partis. II
n'y a pas de mobile plus puissant pour rapprocher les
hommes d'opinions opposées, que le sentiment com-
mun de la haine et de la vengeance. Il ne faut donc pas
s'étonner si une coalition se forma de nouveau pour le
renverser. D'ailleurs, dans les temps de révolution, par
le fait seul du jeu des institutions, il ne faut pas être
longtemps au pouvoir pour accumuler contre soi bien
des inimitiés. Or le Directoire comptait déjà trois ans
d'existence.
Lareveillère-Lépeaux, en particulier, avait soulevé
contre son austère probité toutes les passions cupides
et tous les instincts pervers. Barras n'avait pas pu vivre
366 BIOGRAPHIES VENDÉE NNES
bien longtemps en bonne intelligence avec un collègue
dont la vie simple et modeste faisait un contraste" si
frappant avec la sienne. Du sein de ses orgies nocturnes
il ne lui épargnait ni le sarcasme, ni la calomnie. C'était
à lui principalement qu'il imputait les revers de nos
armées, l'état malheureux de nos finances, et jusqu'aux
pouvoirs extraordinaires accordés au Directoire par les
Conseils, le lendemain du 18 Fructidor, pouvoirs mainte-
nant excessifs au dire de ces Conseils.
De telles accusations trouvaient de l'écho parmi les
mécontents de tous les partis, et le nouveau directeur
Sieyès était loin de les repousser. Les élections de l'an
VII n'avaient point modifié dans un sens favorable au
Directoire la composition du conseil des Cinq-Cents;
enfin^ la nomination de Treilhard qui, avec Merlin de
Douai et Lareveillère-Lépeaux, aurait formé la majorité
du Directoire, avait été annulée sous un vain prétexte.
Lareveillère qui n'était entré au Directoire qu'avec une
extrême répugnance et dont les goûts étaient ailleurs,
Lareveillère, voyant tous les partis conjurés contre lui,
pensait avec raison que c'était bien plutôt la République
que sa personne qu'ils attaquaient, et se montrait en
conséquence très résolu à braver leurs clameurs. Il alla
trouver Treilhard et l'engagea à faire tête à l'orage ;
mais Treilhard ne voulut pas suivre son conseil et
envoya sa démission aux Cinq-Cents. Resté seul avec
Merlin, il était bien décidé à résister encore. Ni les
conseils doucereux de Sieyès, ni la voix amie de
Rergoend, ni surtout les gros mots de Rarras ne purent
l'émouvoir. Comme après une vive altercation ce dernier
s'écriait : « Eh bien ! c'en est fait, les sabres sont
LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX 367
levés ! — Misérable, répondit Lareveillère, que parles-
tu de sabres, il n'y a ici que des couteaux, et ils sont
dirigés contre des hommes irréprochables que vous
voulez égorger, ne pouvant les entraîner à une faibles-
se. » Impassible devant les menaces, il repoussait avec
hauteur la démarche maladroite d'une députation des
deux Conseils, qui, avec tous les dehors de la modération,
venait lui promettre que, dans le cas où lui et son
collègue Merlin consentiraient à se retirer, ils ne
seraient pas mis en accusation. S'il céda à la fin
devant l'insistance qu'y mirent ses amis, ce fut parce
que ceux-ci cherchèrent à lui faire comprendre qu'il
devait sa démission à la tranquillité de la République.
Il ne voulait pas qu'on pût le soupçonner jamais d'avoir
conservé le pouvoir dans un intérêt personnel. En s'en
éloignant, il était bien loin de faire un sacrifice, mais il
s'accusait de faiblesse, car il restait convaincu que ses
ennemis étaient ceux de la constitution.
Il sortit du Directoire plus pauvre qu'il n'y était entré,
refusant les cent mille francs qui lui appartenaient
comme membre sortant, refusant la retenue sur ses
appointements à laquelle il avait droit, et jusqu'à la
voiture qu'il était d'usage d'offrir au directeur, à sa
sortie du Luxembourg. Bien différent de son collègue
Barras qui s'enrichissait des dons qu'on lui faisait de
toutes parts, pour avoir son appui au sein du Directoire,
il n'avait pas voulu, quelque temps auparavant,
accepter les cadeaux désintéressés du président de la
République cisalpine. De son long passage au pouvoir,
il n'emporta qu'une chose, l'estime des honnêtes gens de
tous les partis. Tels étaient les scrupules un peu exagé-
368 BIOGRAPHIES VENDMENXES
rés de sa conscience, qu'il ne croyait même pas qu'il lui
fût permis de faire des économies sur le traitement
qu'il recevait comme directeur. Aussi, n'ayant point les
goûts de la dépense pour ses besoins personnels, il avait
un salon ouvert et y recevait la société honnête et polie
de la capitale. Chez lui, l'on n'entendait point les
accords d'une musique énervant'% l'or n'y brillait point
sur les tapis verts, la danse môme y était interdite ; en
revanche, on y rencontrait des savants, des hommes
de leltres, des artistes. On s'y livrait aux charmes d'une
conversation instructive -, on parlait politique, morale,
science et littérature. Tout le monde était reçu par les
maîtres de la maison sur le pied d'une parfaite égalité.
C'était un salon d'Athènes transporté à Paris.
S'il ne s'agissait pas d'un magistrat dont les senti-
ments de modération sont bien connus, je dirais qu'il
faut que M. Bougler soit animé d'un grand esprit de déni-
grement contre Lareveiilère-Lépeaux,pourtrouver dans
ses réceptions matière à raillerie. Il est bien vrai que le
mot Monsieur et Madame n'y avait pas encore rem-
placé l'appellation républicaine Citoyen et Citoyenne;
mais il me semble que ce crime était d'autant plus
pardonnable, qu'à cette époque, il en était ainsi presque
partout, et que plus tard, lorsque les tendances aristo-
cratiques i^ecommençaientà poindre, on écrivait encore :
Aie citoyen Bonaparte, premiey" consul.
M. Bougler eût-il préféré les salons de Barras où se
trouvaient pêle-mêle les agioteurs, les tripoteurs d'af-
faires, les fournisseurs des armées, les journalistes
achetés, tout ce que Paris comptait d'hommes déconsi-
dérés et corrompus ; où l'on entendait ramphylrion se
LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX 369
vanter avec des propos cyniques de ses exploits galants
de Grosbois, devant des femmes demi-vêtues et qui
avaient perdu l'habitude de rougir; où enfin s'étalaient
partout le faste d'un luxe effréné et le scandale de la
débauche ?
En d'autres circonstances, M. Bougler a pu se mon-
trer sévère pour Lareveillère-Lépeaux sans cesser d'être
juste -, mais railler les délassements d'esprits cultivés
qui préfèrent les entretiens sérieux aux bacchanales
de l'orgie, c'est à ne rien comprendre à une pareille
critique.
Je ne ferais pas connaître complètement Lareveillère-
Lépeaux si je n'en parlais pas comme moraliste. Devant
la corruption du jour, la dépravation des mœurs, la
crudité des conversations et l'indécence de la toilette,
son honnêteté et sa pudeur s'étaient révoltées. Ce sen-
sualisme grossier lui était apparu comme un grand
malheur social et il s'était étudié à en chercher la cause
et le remède. La femme, à ses yeux, n'était pas restée
étrangère à la perte du sens moral et des idées généreu-
ses. Elle n'occupait pas la place à laquelle la nature l'avait
appelée ; on en avait fait un être brillant et frivole, vivant
d'intrigues et de désordres, et oubliant dans ses habi-
tudes mondaines les devoirs de mère et d'épouse. Son
rôle ne répondait pas à l'importance qu'il dievat avoir,
il fallait l'agrandir et donner un côté plus sérieux à son
éducation.
Le dirai je? bien que le rapprochement de ces deux
noms soit fait pour exciter quelque étonne ment, le
système d'éducation des femmes, tel que le comprend
Lareveillère, n'est pas autre que celui qu'a développé
T. ni 21.
370 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
avec un si admirable talent, dans le journal le Corres-
pondant, Mgr Dupanloup.
« La jeune fille, disait Lareveillère-Lépeaux, devient
épouse, un jour elle sera mère, et quelles vertus donnera-
t-elle à ses enfants, que leur enseignera-t-elle à leur
berceau si elle n'a rien lu de bon, rien appris, et si elle
n'a réfléchi sur rien ? Si les seuls livres qu'elle achète
ou qu'elle eniprunte et qui l'amusent sont précisément
de ceux qui faussent l'esprit, souillent le cœur, déflorent
l'âme ; de ceux qu'il faudrait arracher de ses mains pour
les livrer au bourreau et aux flammes?
« Des femmes, continue-t-il, je ne veux pas faire des
savantes et des prudes, à Dieu ne plaise ! et, sans adopter
toutes les plaintes comiques de Molière, je crois pour-
tant à la moralité de ses peintures; je ne veux pas de
pédantes insupportables, et je fuis comme la peste les
beaux esprits en cotillon ; mais le jugement formé, la
raison exercée dans ce que ses facultés ont de plus noble,
je ne vois pas ce qu'on y trouverait à reprendre, ou
mieux ce qu'on n'aurait pas à y gagner. C'est à cela que
je. me borne, à cela que je vise -, je veux non pas des dis-
coureuses, mais des citoyennes et de vraies femmes,
sachant penser, parler, écrire, et destinées enfin à nour-
rir, à retremper non moins l'âme que le corps de nos
enfants, dans cet âge si débile et si tendre qui entière-
ment est confié à leurs soins. »
Gomment, quand on parle de Lareveillère-Lépeaux,
ne rien dire de la théophilanthropie dont il a passé
longtemps pour être le fondateur et le grand-prêtre ?
Quoique l'histoire ait enfin rétabli la vérité des faits à
LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX 371
cet égard, il importe d'entrer dans quelques détails sur
cette société religieuse dont il ne fut pas même un
des membres et qui ne le compta qu'au nombre de ses
partisans.
La philosophie, comme je crois l'avoir déjà dit, avait
fait d'affreux ravages dans la foi de nos pères et dans
le respect au culte catholique. Mais, tout en détruisant
les croyances aux dogmes du christianisme, elle avait
élevé le sentiment chrétien plutôt qu'elle ne l'avait
abaissé. Ce sentiment, quant à son expression, n'était
qu'un déisme vague et mal défini. Quelques cœurs hon-
nêtes et vraiment philanthropes voulurent lui donner
une forme ; de là naquit la théophilanlhropie. En dépit
de ce que l'on en a dit, ce n'étaient ni des idiots, ni des
sectaires, ceux qui entreprirent de fonder la religion
nouvelle. On assure que ce fut Valentin Haùy, frère du
célèbre minéralogiste de ce nom, qui forma la première
société de théophilanthropes.
Valentin Haùy s'était voué de bonne heure à l'ensei-
gnement des jeunes aveugles. En 1786, son école comptait
vingt-quatre élèves. Le lieutenant de police Lenoir les
présenta au roi à Versailles, et, par leur aptitude à cer-
tains travaux, ils firent l'admiration de toute la cour.
La Révolution se montra très favorable à cette institu-
tion, seulement elle commit une grande faute en réu-
nissant, dans le même local, deux institutions également
recommandables, mais qui n'avaient rien de commun
entre elles, celle des aveugles et celle des sourds-muets.
L'école des aveugles fut ensuite transportée rue Saint-
Denis, dans la maison des filles de Sainte-Catherine. En
1800, nous la trouvons aux Quinze-Vingts, toujours sous
372 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
la direction de Yalentin Haùy. A celle occasion je de-
manderai la permission de ci 1er de lui un mot charmant
que je n'ai Irouvè consigné nulle part, et que je tiens
de quelqu'un qui en garantissait Tauthenticitè pour
l'avoir entendu de ses propres oreilles, je veux vous
parler du directeur des Quinze-Vingts, en 1829. Le pre-
mier Consul visitait un jour cet établissement. Émer-
veillé des connaissances des élèves et de l'enseignement
du maître, il se tourna vers Yalentin Haùy et lui dit :
Les deux premiers bienfaiteurs de riiumanité sont
Tabbé de L'Epée et vous, M. Haùy. — Me comparer à
l'abbé de L'Epée ! s'écria Haùy, l'abbé de L'Epée a fait
des âmes, je ne suis qu'un fabricant de lunettes. Ce qui
n'empêcha pas le directeur des Quinze-Vingts qu'admi-
rait tant le premier Consul, de tomber un jour dans la
disgrâce de l'empereur. Après avoir ouvert une école
particulière qui ne prospéra guère, il passa à l'étranger
où il continua à se livrer à l'éducation des jeunes
aveugles.
A la Restauration, l'institution des jeunes aveugles fut
transportée rue Saint-Victor, mais Valentin Haùy qui
était arrivé aux jours de la vieillesjse n'en eut point la
direc ion.
Cet homme modeste et un autre h omme Kon moin
recommandable, l'étranger Channing, furent les pre-
miers apôtres de la thèophilanthropie. Hs eurent des
disciples, et plusieurs sociétés de théophilanlhropes
s'établirent à Paris. Lareveillère-Lépeauxn'en fît jamais
partie, n'assista jamais, quoi qu'en ait dit l'abbé Gré-
goire, à leurs réunions fort innocentes d'ailleurs,
car on n'y entendait que des exhortations morales
LAREVEILLÈRE-LÉPEACX 373
et des chants religieux. Une seule fois, sa lîlle, dans
un sentiment de pure curiosité, assista à une de
leurs cérémonies. Cette .histoire, que Lareveillère-
Lèpeaux entreprit de convertir au nouveau dogme
le général Bonaparte, quoiqu'elle se trouve consi-
gnée dans le Mémorial de Sainte-Hélène, est de
toute fausseté. Elle a été démentie de la manière la
plus catégorique par la famille de Lareveillère. Quel
caractère de vraisemblance peut- elle d'ailleurs pré-
senter, quand à une pareille proposition le brillant
vainqueur de l'Italie avait cette réponse toute prête :
Pourquoi ne m.e donnez-vous pas l'exemple ? Ce qu'il y
a seulement de vrai, c'est que Lareveillère était favo-
rable à la théophilanthropie. Imbu des doctrines de
Rousseau, il n'admettait pas plus que l'auteur d'Emile
des vérités révélées, et voulait tout soumettre aux
lumières de la raison.
On pourrait même trouver dans un discours qu'il pro-
nonça à l'Institut, le i^^ mai 1797, quelques doctrines
que les théophilanthropes n'auraient pas désavouées.
Mais il y a loin de là au pontificat suprême qu'on a
a voulu lui attribuer. Les chefs de la secte furent les
premiers à protester contre cette fabuleuse histoire.
Quand après sa chute, quelques-uns lui en faisaient un
crime, ils affirmèrent, dans une déclaration qui fut
placardée sur les murs de Paris, que la chose était de
toute fausseté, ajoutant qu'il n'avait rien fait pour l'ins-
titution ni pour les membres dont elle se compose....
(Voir V Histoire des sectes religieuses, par l'abbé Gré-
goire.)
C'est parce qu'ils avaient la prétention de tout sou-
374 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
mettre aux lumières de la raison, que les théophilan-
thropes, malgré leurs vertus et leur ardent amour de
l'humanité, n'ont rien fondé de durable et qu'ils n'ont
réussi qu'à vouer leur nom au ridicule.
Voulez-vous un rapprochement instructif, et qui prou-
vera, entre mille exemples, ce que peut encore de nos
jours le catholicisme qu'ils voulaient détruire ?
Dans les premières années duXVIIP siècle, vivait dans
le diocèse de Poitiers un pauvre prêtre du nom de Grignon
de Montfort. Il n'avait ni la science, ni la puissance, ni
la richesse -, mais il possédait la foi qui soulève les
montagnes et la charité qui ouvre les cœurs. Les pauvres
étaient pour lui l'objet d'une prédilection toute parti-
culière, et leurs souffrances ne trouvaient jamais son
âme insensible. Le désordre avait pénétré dans l'hôpital
de Poitiers en même temps que le manque de soins y
avait développé une maladie pestilentielle dont les
ravages étaient affreux. Montfort vint se loger dans ce
foyer d'infection, corrigeant les abus, quêtant par la
ville des aliments pour les malades, bravant les rebuts
et les plaisanteries dont il était l'objet. Dans les nom-
breux voyages qu'il faisait presque toujours à pied, il
trouvait partout la misère, la maladie, le dénûment.
Loin d'en détourner la tête comme beaucoup d'autres, il
fit un appel à toutes les âmes secourables et à tous les
cœurs compatissants. A sa voix, quelques saintes filles se
réunirent, il leur donna une règle, et la congrégation
des filles de la Sagesse fut fondée. Il écrivait à la supé-
rieure : « C'est vous, ma fille, que Dieu a choisie pour
être à la tête de cette petite communauté qui ne fait
encore que de naître. Dans la lettre que je vous ai écrite
LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX 375
en commun, je n'ai fait que vous signifier, en vous nom-
mant la mère supérieure, que c'est la volonté de Dieu
qui l'a voulu ainsi. Il vous faut beaucoup de fermeté,
mais la douceur doit l'emporter sur tout le reste. Voyez,
ma fille, voyez cette poule qui a sous ses ailes ses petits
poussins, avec quelle attention elle en prend soin, avec
quelle bonté elle les affectionne ! Eb bien, c'est ainsi
que vous devez faire et vous comporter avec toutes les
filles dont vous allez désormais être la mère. »
Je sais que de telles paroles appelleront le sourire sur
bien des lèvres ; eb bien ! que ceux qui dédaignent la
semence regardent maintenant la moisson. La congré-
gation des filles de la Sagesse com[)te aujourd'hui plus
de deux mille sept cents sœurs, desservant les hôpitaux,
les salles d'asile, les bureaux de bienfaisance ; rien ne
les rebute, ni la contagion de la maladie, ni la fétidité
des plaips, ni l'ulcère de la débauche : les anges
soignent les démons. C'est le sublime de la charité telle
que la conçoit un de nos évêques les plus éloquents.
Toujours prêtes ; au premier signal elles partent pour
passer la frontière, suivre nos armées, pénétrer dans les
lieux les plus insalubres, se porter partout où la A^oix
de la souffrance et de la religion les appelle. Et quand
elles meurent, nulle inscription sur leur tombe, une
simple croix de bois vient nous apprendre qu'une âme
s'est envolée au ciel. N'est-il pas vrai maintenant que
les fondateurs de pareilles congrégations valent bien les
utopistes et les ravageurs de la terre?
La rancune des partis suivit Lareveillère-Lépeaux
jusque dans sa retraite. Lui, naguère si populaire que
pour entrer au Directoire il avait obtenu l'unanimité
376 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
des suffrages moins deux voix, se vit forcé de répondre,
devant le conseil des Cincx-Gents, à une demande de
mise en accusation. Ces retours de l'opinion sont
communs dans tous les temps, nous devons y être pré-
parés et ne pas nous en émouvoir. Lareveillère parut
devant le Conseil avec le calme de la conscience et la
fermeté de la vertu -, il n'eut point recours à ces précau-
tions oratoires qu'emploie d'ordinaire la défense pour
se concilier la bienveillance des juges ^ loin de chercher
à se disculper de ses actes, il les avoua hautement et
s'en glorifia. Il aurait pu faire retomber sur quelques-
uns de ses collègues la responsabilité de mesures qu'il
n'avait pas approuvées; il n'en eut pas la pensée, il ne
parla, d'eux que pour en faire l'éloge ; et c'est avec une
fermeté un peu hautaine qu'il prononça ces paroles qui
étaient bien dignes d'être gravées sur son bu^te : Dans
aucune circonstance de ma vie je ne plierai mon lan-
gage et mes actions au gré des partis, ni pour obtenir
leurs faveurs, ni pour sauver ma tête.
Nous avons vu, de nos jours, assez d'accusations
monstrueuses et absurdes contre les pouvoirs déchus,
pour ne pas nous étonner de celles qui furent dirigées
contre Lareveillère -Lépeaux, Merlin et Rewbel, contre
ces monstres de iiHumvirs^ comme on les appelait.
Entre autres énormités, leurs ennemis prétendaient
qu'ils avaient voulu déporter et faire périr dans les
sables du désert le vainqueur de l'Italie avec quarante
mille Français, tandis que tout le monde savait que
c'était Bonaparte qui avait provoqué l'expédition
d'Egypte. Dans sa réponse, Lareveillère fit entendre ces
mots prophétiques qui le lendemain allaient être une
LAREVEILLERE-LÉPEAUX 377
réalité : « Dans quelque temps, peut-être, ceux-là qui
voudraient nous traîner à réchafaucl, pour la prétendue
déportation de Bonaparte et de quarante mille Français,
seront les premiers adulateurs du vainqueur de la
Syrie. » Puis, quittant le ton de la défense pour prendre
celui de l'accusation : <( J'entends, dit-il, qu'on nous
objecte presque de toute part que nous devions faire
punir les dilapidateurs. Parmi ce nombreux concert de
voix , dont sans doute plusieurs s'élèvent pour le salut
de la patrie, n'en distinguai-je pas quelques-unes qui
ne poussent des clameurs si hautes que pour étouffer les
cris d'une conscience qui n'est pas intacte, ou pour se
féliciter de nous avoir mis dans l'impuissance de
démontrer juridiquement une immoralité dont nous
avions la conviction intime.
Vivement défendus par leurs amis dans un comité qui,
pendant trois jours, resta continuellement en séance,
les anciens directeurs furent renvoyés de la plainte qui
avait été portée contre eux.
Rentré dans la vie privée, Lareveillère ne chercha
plus à en sortir. Pendant les longues années du Consulat,
de l'Empire et celles de la Restauration qu'il lui fut
donné de parcourir, il se tint à l'écart, sans affecter des
airs de frondeur, sans blâmer ceux de ses anciens amis
qui se rapprochaient du pouvoir, mais aussi sans
jamais dévier de ses principes. C'est ainsi qu'il préféra
perdre sa place à l'Institut, que de prêter serment à
l'Empire. Le ministre de l'intérieur lui avait écrit,
de par V empereur, qu'il eût à se présenter à un jour et
à une heure déterminés pour remplir la formalité obligée.
Une pareille invitation était un ordre. Bien qu'il le
r
378 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
comprît ainsi, Lareveillère n'en tint aucun compte.
Quand tous courbaient la tête devant la volonté du
souverain, une pareille résistance devait être remar-
quée. Elle fit si grand scandale aux Tuileries, que les
amis de Lareveillère lui en témoignèrent leur inquié-
tude. « Il peut me briser, leur répondit l'inflexible
académicien, car il est fort et je suis faible -, mais il est
une chose au-dessus de sa puissance, c'est de me faire
plier. » Le ministre fit savoir à la section à laquelle il
appartenait, que Lareveillère ayant donné sa démission,
il y avait lieu de pourvoir à son remplacement. Mais
Daunou, Ginguené, Camus, Pastoret, Quatremère de
Quincy et quelques autres qui savaient probablement à
quoi s'en tenir, demandèrent qu'avant de prendre un
parti, la lettre du démissionnaire fût mise sous leurs
yeux. La majorité passa outre, et à la place de Lare-
veillère nomma l'antiquaire Visconti.
Retiré dans la Sologne où il avait acheté une petite pro-
priété, Lareveillère vécut heureux, au sein de sa famille,
se livrant de nouveau à sa passion pour la botanique, et
aussi à l'éducation de son fils auquel il apprenait les élé-
ments de la langue latine. Il était quelquefois visité
dans sa solitude par les amis qui lui étaient restés fidèles
et en particulier parle poète Ducis, nature indépendante,
fort sympathique à la sienne, dont on racontait une
boutade comique. A son retour d'Italie, le général Bona-
parte était venu habiter une petite maison de la rue
Ghantereine où il vivait fort retiré, ne recevant guère
que des savants et des hommes de lettres. Dans ses con-
versations, il affectait un grand éloignement pour le
pouvoir et les honneurs, et en fait dépassions ne parais-
LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX 379
sait avoir que celle des études sérieuses. Les palmes de
l'Institut qu'il venait de recevoir faisaient plus que suf-
fire à son ambition, il ne demandait pas davantage- Ducis
s'y laissa prendre, et devint un des familiers d'une
maison dont les mœurs étaient si simples et les habitudes
si peu fastueuses. Mais lorsqu'il se fut aperçu du jeu
qu'on y jouait, il en sortit avec plus d'empressement
encore qu'il n'y était entré, et comme le jeune général
déployait toutes ses séductions pour l'y ramener : —
Général, lui dit Ducis, avez-vous jamais été à la chasse
des canards sauvages ? et prévenant une réponse qui se
faisait un peu attendre : — Si vous y aviez été, vous sau-
riez qu'ils ne sont pas faciles à prendre ; eh bien ! je
suis un vieux canard sauvage.
Ducis était un homme excellent, c'est tout son cœur
que l'on trouve épanché dans sa correspondance avec
l'ancien directeur devenu citoj^en obscur. En la lisant,
l'àme se repose doucement de toutes les agitations qu'il
nous a fallu traverser à la suite de Lareveillère, avant
d'arriver à son bonheur domestique. C'est au fojev de
sa famille qu'il faut nous transporter maintenant, pour
trouver dans le calme de la retraite l'heureux époux et
l'heureux père dont la vie publique avait été si tourmentée.
Ducis s'y était assis bien souvent ; aussi ne pouvons-
nous mieux faire;, pour avoir une image complète de
Lareveillère, pour le contempler en dehors des affaires,
comme nous l'avons vu au faîte des honneurs, que de
nous y transporter à notre tour, en transcrivant de
courts passages des lettres que lui adressait l'auteur de
VEpître à l'amitié. Ces quelques lignes achèveront de
380 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
faire connaître ces deux natures si bien faites pour se
comprendre et s'aimer :
(( 3 septembre 1806.
« Nous avons, ma soeur et moi, mené une vie si douce, si
heureuse, si parfaitement libre, avec vous et votre charmante
famille, que si nous eussions apporté à la Rousseliôre la
moindre impression de chagrin, l'air de votre maison et
votre compagnie nous auraient guéris. J'ai sous les yeux
et MmoLépeaux, et votre chère Clémentine et le petit Ossian.
Toutes ces douces images nous ramènent près de vous. Je
me promène dans 1 enceinte des souvenirs, sur le bord des
eaux, au milieu des fleurs et de ces peupliers chargés de
noms qui vous sont chers. Je me dis avec attendrissement et
reconnaissance : et moi, j y ai le mien aussi. Ma sœur, de son
côté, ne peut parler sans émotion de nos bons hôtes et de
cette terre de calme et de bonheur, où elle s'est trouvée tout
à coup si à son aise. Une idée consolante pour nous, c'est que,
comme mari et comme père, vous êtes sûrement le plus heu-
reux des hommes, et ce sont là, à propremeut parler, les plus
précieux dons du ciel. Tout ce que je désire du fond de mon
cœur, mon cher et vénérable ami, c'est qu'il exauce vos vœux
si simples et si modestes, que je connais ; et que je puisse
voir votre âme satisfaite sur le bonheur des chers objets de
votre affection, car, pour vous, qu'avez-vous à désirer, puisque
vous êtes si loin de forgueil et de l'ambition? »
« 11 septembre 1807.
« Je ne vous remercie pas, mon cher hôte, de la réception
que vous m'avez faite. Nous y comptions. Nous n'avons eu
qu'à en jouir, sans surprise et tout bonnement. Les bonnes
choses sont si simples ! elles ne coûtent rien. Voilà pourquoi
le bon sens est si rare, et pourquoi, dans les affaires des na-
tions et des empires, le point de maturité est si difticile à
saisir et nous échappes! souvent
LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX 381
« Gomment puis-je vous aimer autrement que ma femme,
mes enfants, tout ce que j'ai eu de plus cher au monde !
Adieu, mon cher ami, tous les honnêtes gens vous aimeront.
Je me rappelle toujours de quelle manière votre âme a tou-
ché la mienne. »
«28 juillet 1810.
(( Vous avez donc songé, très cher ami, dans notre pauvre
et bonne Savoie qui est ma véritable patrie, le lieu de nais-
sance de mon père et de tous mes ancêtres. Saint Paul disait
de lui : Hœbreiis ex Hœbrœis ,• et moi, je dis de moi : Allo-
hrox ex AUGbrogibîcs. Le haut Mont-Blanc a couvert nos
humbles. berceaux de sa taille gigantesque, il me semble qu'il
existe dans mon âme des souvenirs confus et égarés d'une
nature sauvage et bonne, et que toutes ces montagnes et
moi nous sommes de connaissance. Je né doute pas, mon
cher et excellent ami, que, dans la Vendée qui vous a vus
naître, s'il m'eût été permis d'y voyager, je iVj eusse ren-
contré votre âme et votre caractère. J'y aurais remarqué
vos mœurs et votre courage sans faste et .inébranlable et la
mélancolique et profonde sensibilité de Mme Lareveillère qui
est le trait principal de physionomie dans votre famille. Il y
a de cela dans la mienne. »
Dès l'année 1805, il avait écrit à un homme fait pour
le comprendre, à Népomucène Lemercier :
» L'hôte de la Rousselière qui me donne le pain et le sel
vous connaît et vous estime. J'ai eu le plaisir de lui parler
de vous. Son portrait, par notre ami commun, est ici. Il l'a
peint assis, tranquille, rêvant en botaniste sur une fleur que
lui a donnée sa femme. Cette fleur, petite et charmante, a un
nom allemand qui signifie ne 7}i' oubliez pas.
« J'ai sous les yeux, dans cette famille, les mœurs d'Isaac
et de Jacob u une vie de Plutarque. »
382 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
Le portrait en question, peint par Gérard (les fleurs
sont de Van Spaendonk), a été donné au musée d'Angers
par M. Ossian Lareveillère.
Pendant six ans qu'il habita la Sologne, Lareveillère
n'eut rien à envier à personne, car il trouvait dans
l'éducation de sa famille, dans l'étude de la nature et le
commerce d'une amitié sûre, les plus grands biens qu'il
soit donné a Thomme de posséder, les jouissances du
cœur et celles de l'esprit.
Obligé de retourner à Paris pour compléter l'éduca-
tion de son fils, il se logea près du Jardin des Plantes, et
renoua avec la famille Thouin des relations que son
absence avait pu seule interrompre. Recherché par ses
anciens amis qui s'empressaient autour de lui, il fuj'ait
le monde et partageait son temps entre eux et ses études
favorites ; évitant par-dessus tout d'appeler l'attention
sur sa personne. Nous avons tous connu dans notre
jeunesse le professeur Andrieux, ce lecteur incompa-
rable dont la voix était éteinte et que l'on entendait si
bien à force de l'écouter. Lareveillère-Lépeaux se glis-
sait quelquefois parmi ses auditeurs du collège de
France. Il arriva un jour, je ne sais à quel propos,
qu' Andrieux prononça quelques mots qui révélèrent sa
présence -, il y eut un mouvement dans toute la salle,
pour saluer ce modèle des vertus antiques. Mais Lare-
veillère qui, comme Phocion, n'aimait pas les applau-
dissements, s'empressa de s'esquiver, pour se dérober à
l'ovation dont il craignait d'être l'objet.
Ses souvenirs le rappelaient souvent aux lieux où il
.avait passé les jours heureux de sa jeunesse. La Vendée,
LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX 383
cette terre, hier encore en proie aux plus affreuses dis-
cordes civiles, était calme maintenant, et, phéno-
mène unique dans l'histoire des peuples, les passions
politiques s'y étaient éteintes avec le dernier coup
de canon. Lareveillère y fit plusieurs voyages et fut
accueilli par ses anciens voisins, comme s'il eût été
le défenseur de l'autel et du trône.
Le mariage de sa fille avec un homme qu'il aimait
depuis longtemps avait comblé tous ses vœux, mais,
au moment de la séparation, il y eut dans le cœur des
parents de tels déchirements, que, quelque temps après,
leur gendre les ayant pressés de partager sa maison, ils
s'empressèrent d'accepter cette offre. Leur vie en
commun ne fut pas de longue durée ; le village Domont
où habitait la famille ayant été occupé par les étrangers
qui avaient envahi la France, Lareveillère fut forcé de
se réfugier à Paris.
La Restauration ne comprit point son nom dans les
exceptions à la loi d'amnistie, et les événements
politiques qui s'accomplirent ne troublèrent point les
dernières années de sa vie.
Devenue veuve en 1821, sa fille revint habiter avec
ses parents qui demeuraient aloi-s rue de Gondé. Lare-
veillère était vieux; il se promenait pourtant chaque
jour dans le jardin du Luxembourg, dont jadis il avait,
comme directeur, habité le palais. Il s'éteignit le 27
mars 1824, à l'âge de soixante-dix ans passés. Sa veuve
lui survécut quinze ans, et sa petite-fille, restée orphe-
line à douze ans, épousâtes tatuaire David, d'Angers.
Lareveillère-Lépeaux a laissé quelques écrits de
384 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
morale et de philosophie qui n'ont pas été publiés, et un
travail sur le département de la Vendée, dont il donna
lecture à la section des sciences morales et politiques
de l'Institut en Tan XL Dans les Mémoires de V Académie
celtique, on en trouve un extrait que les amateurs de
linguistique ne liront pas sans intérêt. Beaucoup d'èru-
dits pensent que les divers patois qui se partagent
l'ancien empire des Gaules conservent des fragments
plus ou moins altérés de la langue celtique. Lareveillère
en rencontre des traces dans les différents idiomes du
patois vendéen. Après avoir réfuté cette assez singulière
assertion de Dreux du Radier, prétendant que la langue
espagnole et la langue italienne sont d'origine poitevine,
Lareveillère s'attache à démontrer, contrairement encore
à l'opinion de l'auteur de la BiUioilièque Msiorique et
critique du Poitou, que la langue romane du Nord n'a
pas dû s'arrêter aux bords de la Loire, puisque, s'il
existe dans notre patois quelques mots appartenant à
la langue d'Oc, il y en a bien plus qui dérivent de la
langue d'Oïl. Il donne ensuite une grammaire de ce
patois, trois chansons qui lui appartiennent, dont deux
se chantent encore de nos jours, et termine par un
glossaire vendéen.
Lareveillère a également publié sa réponse aux
dénonciations portées contre lui et ses anciens collègues.
Mais son oeuvre la plus considérable a pour titre :
Mémoires de ma vie politique et iirivée. Ces Mémoires
n'ont point vu le jour. Une m'a point été donné, comme
j'avais eu quelque raison de l'espérer, d'en prendre
connaissance, mais aux yeux d'un juge bien autrement
compétent que moi, M. Thiers, ils offrent un grand in-
LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX 385
térèt. Espérons que les circonstances qui en ont reculé
la publication ne tarderont pas à disparaître \
Après en avoir fait une étude attentive, je me suis
efforcé de rendre à la phj^sionomie de Lareveillère-
Lépeaux, altérée par l'esprit de parti, les traits qui lui
appartiennent. Si cette image est fidèle, j'espère qu'on y
reconnaîtra des vertus, en tout temps peu communes,
aujourd'hui plus rares que jamais, le courage civil, le
caractère, les principes. On peut contester sans doute
qu'il possédât toutes les qualités de l'homme d'Etat,
mais on ne peut pas nier qu'il eût toutes celles du
citoj^en. Tel il avait été sous la République, tel y fut
sous l'empire, tel sous la restauration, c'est-à-dire
inébranlable dans sa conduite politique, honnête, désin-
téressé, nullement ambitieux, préférant à tous les biens
de la terre, l'honneur et l'indépendance.
* .J'ai déjà dit qu'ils avaient été imprimés, mais que le public n'en
avait pas eu connaissance. Toutes les démarclies que j'ai faites pour
me les procurer ont été inutiles. Je l'ai d'autant plus regretté que
j'aurais certainement pu en détacher des pages bien intéressantes.
On en jugera par les lignes suivantes, que j'emprunte au livre de
M. Faure : Récits et confidences sur un vieux j^alais : Le Luxe rnhourg
(1700-1882). FlxLS heureux que nous, l'auteur a eu entre les mains les
mémoires de Lareveillère-Lépeaux dont il a reproduit ce passage ;
u Un jour (c'était vers la fin de l'Assemblée constituante), j'eus une
surprise en arrivant à Paris. Un riche menuisier, appelé Duplay, vint
m'inviter à dîner, et passa la journée avec ma femme et mes enfants
dans une maison qu'il possédait aux Champs-Elysées. J'acceptai et
trouvai réunis les membres de la famille Duplay, qui étaient sa femme,
ses filles et son fils, tous bonnes gens, mais exaltés, puis les convives,
Petion, Robespierre, Gérard de Pouzol. Les Duplay furent aimables
pour nous, et je retournai les voir rue Saint-Honoré.
« J'y allai un matin et fus introduit dans le salon, auquel attenait
un petit cabinet dont la porte restait ouverte. Que vis-je, en entrant ?
T. ni 22
386 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
Pendant que le philosophe Volney, son ancien collè-
gue de la députation de Maine-et-Loire, ne dédaignait
pas d'ajouter à sa superbe devise : Posside animam
iuam, la possession d'autres biens plus palpables, et, se
reposant mollement de l'austérité de ses anciens princi-
pes dans un fauteuil de sénateur, encaissait avec une scru-
puleuse exactitude les trente-six mille francs attachés
à sa place, montrant en toute occasion un tel goût pour
l'épargne, que son économie touchait à l'avarice, Lare-
veillère répondait à l'offre d'une pension de dix mille
francs que lui faisait l'Empereur : « J'aime mieux doter
ma fille et élever mon fils du fruit de mes privations que
de celui de mon déshonneur. » Je n'ai pas l'honneur de
Robespierre qui s'était impatronisé dans la maison, où il recevait des
hommages tels qu'on en rend à une divinité. Le petit cabinet lui était
consacré. Son buste y était enchâssé avec des ornements, des vers,
des devises... Le salon était garni de petits bustes en terre bien cuite,
tapissé de portraits du grand homme... Lui-même, peigné et poudré
vêtu d'une robe de chambre des plus propres, s'étalait dans un grand,
fauteuil devant une table chargée des plus beaux fruits, de beurre frais,
de lait pur et de café embaumé. Toute la famille Duplay, père, mère
et enfants, cherchait à deviner ses désirs, à les prévenir.
u Le dieu daigna me sourire et me tendit la main. La porte du
salon était vitrée, les adorateurs, depuis l'entrée de la cour jusqu'à
cette porte, s'avançaient avec lenteur et respect, et n'entraient dans
le salon que lorsqu'un signe de tête de l'homme divin, aperçu au
travers de la vitre, leur en donnait la permission. Je prévis dès lors
toutes les lâchetés, toutes les folies, toutes les fureurs qui allaient
déshonor.T la plus belle des causes.»
Si Lareveillère-Lépeaux n'a pas été, comme quelques-uns l'ont
prétendu, le grand-prêtre de la théophilanthropie, Robespierre, comme
on le voit, non seulement a été le souverain pontife de la déesse
Raison, lui-même a été une idole devant laquelle se sont inclinés
les adorateurs.
LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX 387
connaître M. Ossian Lareveillère \ mais d'après ce
que je sais de son caractère, à l'opulence et au titre
de duc ou de comte que son père aurait pu lui
laisser, je suis certain qu'il préfère un héritage mo-
deste, mais sans taches. Eh bien ! taisons comme lui.
Les hommes de la trempe de Lareveillère ne sont pas
si communs, que nous devions, quand nous les ren-
controns sur notre route, passer outre, sans nous incliner
avec respect. Souvenons-nous des fautes de nos pères
pour n'y tomber jamais, mais n'oublions pas leur mé-
moire, car ils nous ont laissé de grands exemples à
suivre, et si, dans un siècle où domine le culte des
intérêts matériels, il se trouve des hommes qui jettent à
ces grandes figures le dédain et le sarcasme, protestons
de toute notre force contre leur ingratitude.
* Cette notice a été écrite en 1865, du vivant de M. Ossian Lare-
veillère.
MANDÉ-CORNEILLE LAMANDÉ
INSPECTEUR GENERAL DES PONTS ET CHAUSSEES
Si la ville des Sables avait nn livre d'or, le nom de
François-Laurent Lamandè devrait sj trouver inscrit
en gros caractères. Elle, si flère aujourd'hui de la magni-
ficence de ses quais, de son bassin à flot, de son chemin
de fer, de l'affluence d'étrangers que ses bains lai
attirent, de son port que de récents travaux ont creusé
et agrandi, et que des travaux prochains rendront
encore plus sûr et plus vaste, se trouva menacée, au
milieu du dernier siècle, d'une destruction complète.
Au XVP, son commerce avait été si prospère, que
les protestants qui la pillèrent ployaient sous le poids
du butin qu'ils en emportaient. Elle se releva bien vite de
ce désastre. Quelques années après, grâce aux affaires
que sa marine marchande faisait avec l'Espagne et la
Flandre, elle était redevenue la ville la plus riche du Poi-
tou. Mais il vint un jour où elle eut à lutter contre un
T. III 22.
390 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
ennemi plus terrible et plus implacable que Lanoue
et Soubise, que 'es flottes de l'Angleterre et de la Hol-
lande, les flots de l'Océan menacèrent de l'engloutir.
Bâtie sur une langue de terre fort étroite dont une des
rives est tournée vers le large, tandis que l'autre,
formant le port, est tournée vers l'intérieur, elle était
protégée, comme elle l'est encore de nos jours, d'un
côté, par des dunes épaisses ; mais de l'autre, sa plage,
si belle et si unie, n'opposait aucun obstacle au courroux
des flots. La ville n'avait pour sa défense que la main
de Dieu, qui, s'étendant vers la mer, lui avait ordonné
de ne pas aller plus loin. Cependant des courants
marins s'étant établis du côté où elle leur était le plus
accessible, ses jardins et une de ses rues se trouvèrent
envahis par les eaux. « En vain, dit Bernardin de Saint-
Pierre, on avait essayé de la défendre par des digues,
des pieux, des murs, la ville voyait sa raine s'avancer
de jour en jour. Un habile ingénieur des ponts et chaus-
sées, Lamandé, trouva enfin le moyen de faire rendre à
la mer ce qu'elle avait pris à la terre. Après avoir
observé que le courant destructeur venait frapper une
partie de la côte d'où il se réfléchissait directement sur la
ville, il construisit, à l'angle de réflexion, une digue qui
détournait obliquement le courant de sa direction, de
sorte que, loin de dégrader désormais la ville, il lui ren-
dit en moins d'une année plus de grève qu'elle n'en avait
perdu. Ainsi la science d'un homme attentif aux lois de
la nature sauva une ville florissante des fureurs de la
mer et força les flots à réparer leurs propres dommages,
non en s'opposant directement à leur violence, mais en
la détournant vers un autre objet. On ne peut opposer
MANDÉ-CORNEILLE LAMANDÉ 391
à la nature que la nature même, c'est une maxime vraie
en politique et en morale comme en physique *. »
Le travail de la jetée commencé en 1767 ne fut ache-
vé qu'en 1775. Sa construction en maçonnerie est
revêtue de pierres de Saint- Savinien, à l'exception de
la tête qui est en granit. Sa longueur est de 726 mètres
et sa superficie offre une étendue de 6,500 mètres car-
rés. Créée pour, dans les gros temps, empêcher les
vagues et les courants d'enlever les sahles de la crique
et de les porter dans la passe, pendant vingt ans, elle
remplit parfaitement son hut ; mais, en l'an YII, l'in-
génieur des Sables signalait déjà à ses parements des
dégradations telles qu'un grand nombre de blocs se
trouvaient sortis de leur place d'une manière sensible.
Depuis, l'ensablement de l'entrée du port a nécessité de
nouveaux travaux.
La reconnaissance des Sablais pour l'habile ingé-
nieur fut en proportion du service qu'il avait rendu à
leur ville. L'un d'eux, M. Massé de la Rudelière, ajouta
aux récompenses de l'Etat, en lui faisant un legs de
quarante mille livres.
La Vendée lui doit d'autres travaux. Gomme ingé-
nieur de l'Etat, il exerça son contrôle sur la construc-
tion de relier qui va de Ponthabert à la mer. Les Ar-
chives de la Société du Marais en font foi et contiennent
plusieurs de ses procès-verbaux.
Lamandé s'était attaché à la Vendée par d'autres
* Harmonies de la nature, livre iv. Harmonies terrestres de l'eau,
tome II, page 357 de l'édition princeps, publiée en 1815, par Aimé
Martin. — Méquignon Marvis.
392 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
liens. Le 7 septembre 1773, il avait épousé M^i^ An-
gélique Jacobsen de Noirmoutier . De ce mariage,
naquit aux Sables d'Olonne, en 1776, ua fils, digne héri-
tier de son nom et de sa science. C'est à lui que cette
notice est consacrée.
Mandé-Corneille Laraandé n'était pas encore sorti de
la première enfance, lorsque son père, grand partisan de
l'éducation publique, songea à le mettre dans un des
établissements de l'Université. Il l'envoya, à sept ans, au
collège d'Harcourt, un des plus anciens et des plus
célèbres de Paris, pour y commencer ses études. Bien
qu'il l'eût placé loin de lui, il ne le perdait pas longtemps
de vue, les fonctions qu'il remplissait l'appelant sou-
vent, à Paris. Sous la direction de maîtres habiles, les
heureuses dispositions natives du jeune Lamandé se
développèrent rapidement, et les succès de l'enfant
présagèrent de bonne heure ce que l'homme seréîit
un jour.
Il venait d'atteindre sa seizième année, lorsque, en
présence des changements que . la Révolution opérait
dans le régime des collèges, '^es parents se décidèrent à
le retirer du collège d'Harcourt. Celte circonstance ne
devait pas interrompre le cours de ses études. Le fils se
proposant de suivre la carrière que son père parcourait
si brillamment, n avait pas besoin de s'éloigner du foyer
domestique, pour recevoir de savantes leçons. Heureux
qui peut trouver un tel maître ! La science ne se puise
pas seulement aux heures de l'étude, dans la composition
d'un devoir commandé ; ou aux heures de la classe,
pendant les explications du professeur : dans des con-
versations intimes et familières, alors surtout que
MANDÉ-CORNÉILLE LAMANDÉ 393
l'application s'en présente à chaque instant sous les
yeux, elle s'infiltre sans efforts, et reste cVautant plus
profondément gravée clans la mémoire, qu'il s'y mêle le
doux souvenir de celui qui Ta donnée. Yoilà comment
les connaissances du père se sont transmises aux
enfants ; voilà comment se sont formées, dans la magis-
trature et dans la science, d'illustres familles; comment
les Lamoignon et les Gassini ont été, pendant quatre
générations, les premiers, Thonneur de la robe, les
seconds, la gloire de l'Académie.
L'École des ponts et chaussées avait été fondée par
Trudaine en 1743. Confiée à un savant fort distingué qui,
depuis sa création, n'avait pas cessé de la diriger, elle
était devenue la pépinière des bons ingénieurs. Le jeune
Lamandé y entra le 23 septembre 1793, il avait alors
dix-sept ans. Mais, de quelque importance que fût l'École
des ponts et chaussées, comme elle ne comprenait
qu'une branche des services publics, de savants hommes
songèrent à fonder une nouvelle institution qui pût
donner satisfaction à tous les besoins. Garnot, Prieur et
Fourcroy, comme membres de l'Assemblée Nationale,
prirent l'initiative des mesures législatives nécessaires
à la création de l'École polytechnique. Monge avait
quitté le ministère de la marine, où son passage n'avait
pas jeté un grand éclat, pour revenir entièrement à la
science. Ge fut à lui que fut confié le soin d'organiser
le système d''études destiné à être mis en pratique. Il
pensa qu'un enseignement intermédiaire entre les
professeurs et la masse des élèves pourrait, en stimu-
lant les émulations, produire les plus heureux résultats.
Le nombre des élèves s'élevait à quatre cents, Monge
394 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
les divisa en vingt brigades, chacune ayant à sa tête
un jeune instructeur. Il ne se donna pas de repos que la
nouvelle École qui, en grande partie, était son œuvre,
ne tînt tout ce qu'il en avait promis. Les plus savants
maîtres furent chargés d'y donner des leçons, lui-même
voulut exercer les élèves sur l'analyse et la géométrie,
deux des branches de la science qu'il avait cultivées
avec prédilection. Il apporta dans son enseignement
toute l'ardeur que donne l'amour de l'étude. Il passait
ses journées entières à l'Ecole, ne s'en éloignant que
lorsque, avec la nuit, l'heure du sommeil était venue.
C'est ainsi qu'en quelques mois, l'École polytechnique
devint ce qu'elle a toujours été depuis^, la source la
plus féconde et la plus savante du génie civil et du génie
militaire.
Corneille Lamandé était sur le point d'obtenir le
grade d'ingénieur; mais avant d'avoir une position dans
l'Administration des ponts et chaussées, il tenait à
acquérir toutes les connaissances qu'elle comporte.
La renommée de la nouvelle école, le nom de ses
illustres professeurs le séduisirent, il voulut en faire
partie. Admis après un concours, les portes lui en
furent ouvertes le 3 nivôse an III, et il eut une position
qui n'était accordée qu'aux élèves d'élite, le comman-
dement d'une des brigades. Ainsi, il fut un des premiers
et des plus brillants élèves de l'école fondée par Monge,
comme son père avait été un des premiers et des plus
brillants de celle fondée par Perronnet. De l'Ecole
polytechnique, il passa à l'École des ponts et chaussées,
devenue l'École d'application. Il y entra le 15 nivôse
an IV.
MANDÉ-CORNEILLE LA.MANDÉ 395
Le projet d'un pont biais en pierre avait été mis au
concours, Lamandè obtint le premier prix. C'est ainsi
que le jeune ingénieur préludait aux grands travaux
qui devaient' illustrer sa carrière. L'État était redevable
à son père d'un projet pour la construction du port
du Havre. Non seulement il en avait tracé le plan,
il en avait même commencé l'exécution qui s'était
toujours continuée suivant ses dessins. A vingt-
deux ans, son fils fut envoyé pour continuer des
travaux qui devenaient ainsi une œuvre de famille. Il y
passa deux ans, sous les ordres du ministre de la
marine, et donna une telle idée de ses connaissances et
de son habileté pratique, qu'en l'an VIII, quoiqu'il n'eût
que vingt -quatre ans, l'Administration n'hésita pas à
l'appeler à Paris.
En attendant que l'érection de deux des plus grands
monuments dont s'enorgueillit la capitale vînt recom-
mander son nom à la postérité, Corneille Lamandè fut
chargé d'un des arrondissements de la Seine et des
travaux d'entretien des quais. Ce service comprenait, en
outre, l'entretien des ponts et de la navigation de Paris.
Comme de nos jours, deux ingénieurs lui avaient
toujours été attachés. Seul à le remplir, Lamandè,
grâce à une activité peu commune et à une étonnante
facilité de travail, s'acquitta parfaitement de cette rude
besogne.
Le trouble qui existait dans les finances de l'État et
les besoins de la guerre avaient singulièrement ralenti
les travaux publics Non seulement, depuis dix ans,
aucune voie nouvelle de communication n'avait été
créée, mais celles qui existaient, les routes en particu-
396 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
lier, étaient dans nn tel état de dégradation, qu'elles
devenaient impraticables.Tous les soins que le Directoire
avait mis à réparer les ravages dus aux injures du
temps n'avaient abouti qu'à des efforts stériles, les
fonds qu'il y consacrait étant tout à fait insuffisants
pour les besoins de ce service. Aussitôt qu'il fut à la tête
du gouvernement, le premier Consul s'occupa de
donner une grande impulsion à une branche de l'admi-
nistration si utile et si négligée. Non-Seulement il affecta
une somme considérable à l'entretien des routes, mais
il voulut qu'à Paris, dont il songeait à faire la capitale
du monde entier, il fût exécuté de grands travaux,
pour favoriser son commerce et faciliter ses moyens de
communication. En même temps que la France et la
Belgique allaient être liées par le canal Saint-Quentin,
le chef de l'État décidait la construction de trois nou-
veaux ponts sur la Seine : le premier, en face du Jardin
des Plantes, le second rattachant la Cité à l'île Saint-
Louis, le troisième conduisant du Louvre à l'Institut.
M. Dumoustier, alors ingénieur en chef, chargea
M.Lamandéde présenter un projet pour la construction
de ce dernier. Dans les premiers jours de l'année 1801,
le Conseil des ponts et chaussées lui donna son approba-
tion.
Le traité passé avec les concessionnaires permet-
tait d'effectuer les travaux des ponts, sans qu'il en
coûtât un sou à l'État. Comme indemnité de leurs
frais, un droit de péage leur était accordé pendant
vingt- cinq ans. C'était la mise en pratique d'une taxe
dont l'usage, consacré en jAngleterre depuis de longues
années, avait puissamment contribué à la prospérité du
MANDÉ-CORNEILLE LAMANDÉ 397
pays. La loi édictée au sujet de la construction de ces ponts
portait qu'ils seraient construits en bois ou en pierre.
Par mesure d'économie, il avait été décidé qu'ils le
seraient en bois. Mais lorsque le premier Consul en fut
instruit, il s'indigna de côtte mesquinerie. Dédaigneux
d'un pont dont un village se serait peut-être contenté,
mais qu'il trouvait indigne de la grande cité, et voulant
qu'un monument auquel on devait donner un jour le
nom de sa plus gitmde victoire eût plus de solidité et
présentât à l'œil plus de grandeur, il ordonna qu'il fût
construit en pierre et en fer coulé. Lamandé dut faire
de nouvelles études, suivant ce sj^stème, et la Compa-
gnie concessionnaire obtint une prolongation du droit
de péage. Si l'ingénieur n'était plus entravé par des
considérations d'argent, cette décision lui créait des dif-
ficultés inattendues. C'était pour lui un travail à la
confection duquel l'expérience manquait complètement.
Il pouvait bien jeter les yeux sur l'Angleterre où des
ponts en fer coulé, celui de Broodkarle et celui de
Wearmouth près Sunderland, avaient été érigés, le
premier en 1779, le second en 1796-, mais ces ponts ne
pouvaient pas lui servir de modèle, tous deux en effet
n'avaient qu'une seule arche, et le pont dont il s'agissait
devant en avoir plusieurs, il fallait, par un travail nou-
veau, les relier entre elles, et construire des piles à cet
effet. Ce problème, Lamandé le résolut à la satisfaction
de tous, et le succès vint couronner son entreprise. Mais
ce ne fut pas sans peine qu'il triompha de toutes les
difficultés qui se présentaient. Chez nous, l'art du fon-
deur étant encore à son enfance, il lui fallut commencer
par former des ouvriers -, il dut encore faire usage de
T. III 23
398 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
caissons foncés que les Anglais avaient employés, pour
la première fois, au pont de Westminster, recourir
tous les jours à des moyens inusités et à des procédés
peu connus.
En même temps qu'il se livrait à un travail qui eût
occupé tous les instants d'un esprit moins fécond en
ressources, Lamandé exécutait les travaux du quai
Desaix et projetait ceux du quai Bonaparte. La mort de
M. Dumoustier arrivée sur ces entrefaites (7 nivôse
an XI) n'apporta aucune interruption dans les construc-
tions commencées. Avant cette mort, il avait fondé les
piles du pont d'Austerlitz, et dressé, pour ses abords, un
plan dans lequel se trouvait comprise la gare à cons-
truire, dans les fossés de l'arsenal et du boulevard, pa-
rallèleau mur d'escarpe, tel, à peu de chose près, qu'il fut
arrêté plus tard, par le décret impérial du 25 février 1806.
Quant u pont en lui-même, il fut terminé en 1805, et
le Génie des ponts et chaussées put être fier d'une
œuvre, nous ne dirons pas sans rivale, mais à laquelle
nulle n'était supérieure.
Nous empruntons à une plume plus compétente que
la nôtre, à celle de M. l'ing-énieur en chef Homberg,
gendre de Lamandé, les trois pages suivantes sur la
construction du pont d'Iéna :
« Le Conseil des ponts et chaussées, dans sa séance
du 24 juin 1806, donna son avis sur l'emplacement et les
dimensions principales du pont à construire en face
l'École militaire. Un décret impérial, reudu à Varsovie,
le 17 janvier 1807, lui donna le nom d'Iéna. Il avait déjà
été décidé qu'il serait construit en fer, avec files et
culées en maçonnerie.
M ANBÉ- CORNEILLE LAMANDÉ 399
« Ce fut le 9 avril 1807, que M. Laniandè fut chargé,
comme ingénieur en chef, de la construction de ce pont.
La saison étant favorable aux travaux, M. Lamandé
s'occupa de suite de les conduire avec activité, et, dès
le 12 mai suivant, il adressa au directeur général un
premier rapport dans lequel il proposait ceux qu'il
croyait possibles et convenables d'exécuter pendant la
campagne. Ils le furent en effet. Le 18 mars suivant, il
envoya le projet d'un pont de cinq arches en fer fondu
sur piles et culées en maçonnerie ; à ce projet était joint
un mémoire fort remarquable dans lequel M. Lamandé
exposait les motifs qui l'avaient dirigé dans le choix du
système de construction proposé, et comparait tous les
ponts en fer existant alors en Angleterre et celui qu'il
venait lui-même de construire. Il terminait en propo-
sant de substituer aux arches projetées des voûtes en
pierres dures, offrant, avec peu de dépenses de plus, plus
de solidité et moins de frais d'entretien. Le 27 juillet de
la même année (1808), l'Empereur rendit à Toulouse un
décret par lequel il approuva le projet général du pont
d'Iéna, rédigé le 18 mars précédent, avec la construction
de voûtes en pierres dures, en remplacement des arches
en fer déjà adoptées. Le 5 septembre suivant, M. Lamandé
présenta le projet définitif tel qu'il a été exécuté. Dans
le mémoire qui s'y trouvait joint, il rendait compte
des parties neuves et des changements à faire dans celles
conservées. Une grave difficulté s'élevait, c'était de
relier la nouvelle maçonnerie à faire pour augmenter la
dimension des culées avec celles déjà exécutées. Les
moyensingénieux que M. Lamandé proposa conciliaient,
autant que possible, l'économie dans la construction
400 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
avec la pi as grande solidité. Près de huit cents ouvriers
y étaient employés à la fois. Non seulement ces travaux
devaient donner à la France un des beaux monuments
qu'elle possède, ils devaient encore faire avancer l'art
de l'ingénieur. Ainsi de nombreuses expériences furent
faites sur de nouvelles machines à épuiser, sur le bat-
tage des pieux, sur la composition des mortiers, ciments
et bétons. C'est dans les chantiers du pont d'Iéna qu'on
a commencé à fabriquer la chaux artificielle hydraulique
em.ployèe depuis dans un si grand nombre de construc-
tions *. C'est un des premiers travaux où le béton a été
employé avec succès ; enfin les doubles chèvresinventées
et mises en usage pour la pose des voussoirs de ce pont,
sont connues de tous les ingénieurs et sont restées comme
des modèles en ce genre. L'étude que fit M. Lamandé
pour les cintres du pont d'Iéna l'a conduit à rédiger le
mémoire sur les cintres fixes qu'il lut à l'Académie et
qui peut être regardé comme le traité le plus complet
qui existe sur cette matière.
« Le pont d'Iéna fut achevé, sauf les sabords, en 1811 ;
les derniers voussoirs furent posés le jour de la fête de
l'Empereur, et le décintrement s'opéra le 24 septembre
suivant avec un grand succès.
« M. Lamandé s'occupa dès lors du projet qu'il avait
* La fabrication des cliaux hydrauliques, suivant le procédé de M. Tin
génieur Vicat, a été établie au grand Meudou, par JM. de Saint-Léger.
La craie de Meudon est mélangée avec 0, 2 d'argile de Vanves, dont
la composition est :
Silice 0, G70
Alumine 0,282
Oxyde de 1er 0,082
MANDÉ-CORNEILLE LAMANDÉ 401
fait adopter, d'élever aux quatre angles du pont d'Iéna
des statues équestres. Les piédestaux furent immédia-
tement commencés ; mais, jusqu'à ce jour, le pont
d'Iéna a subi le sort de presque tous nos monuments
qui restent inachevés, quoique M. Lamandè ait sou-
vent, depuis, appelé l'attention de l'Administration sur
cet objet.
« Pour achever l'histoire du pont d'Iéna, nous devons
rappeler l'épreuve à laquelle il fut soumis en 1814.
Heureusement l'ignorance de ceux qui voulurent dé-
truire ce beau monument surpassait la science et l'habi-
leté de ceux qui l'avaient élevé.
« Les armées alliées étaient entrées à Paris le 8 juillet,
en vertu d'une capitulation dans laquelle elles s'étaient
engagées à respecter les monuments publics. Dès le
lendemain, cependant, une compagnie de mineurs prus-
siens attaqua le pont d'Iéna dont le nom rappelait une
do leurs défaites. On s'étonna d'abord d'une violation si
prompte du traité, et bientôt de la manière étrange
dont ils entreprirent une opération qui s'exécute ordi-
nairement par des moyens très simples.
« L'officier du génie prussien, jugeant sans doute les
arches hors de proportion avec les piles qui les sup-
portent, s'imagina que celles-ci, une fois affaiblies, ne
pourraient plus les porter. Il fît donc percer dans les
piles des trous de trépans de sept centimètres de dia-
mètre et de un mètre quatre-vingts centimètres de pro-
fondeur, dépassant par conséquent l'axe des piles de
quinze centimètres environ. On introduisait dans cha-
cun de ces trous trois ou quatre livres de poudre, et
on faisait souvent partir plusieurs de ces mines en-
^02 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
semble. A chaque explosion, les Prussiens, s'imaginant
sans cloute que le pont allait s'écrouler, prenaient toutes
leurs mesures en conséquence et s'éloignaient à plus
de deux cents mètres. Cependant, souvent la mine ne
produisait aucun effet ou déplaçait seulement quelques
pierres. Ce qui montre surtout l'ignorance des Prussiens i
c'est qu'au lieu de concentrer tous leurs efforts sur la
première pile, ils attaquèrent aussi les deux piles voi-
sines, s'imaginant qu'elles faisaient culées et suppor-
taient les arches qui reposent dessus. Cette ignorance,
au reste, fut le salut du pont ; car si une seule pile eût
éprouvé toutes les dégradations faites aux autres, pen-
dant deux jours et demi et deux nuits, il est hors de
doute que le pont eût été très endommagé, et peut-être
même fût-il tombé. »
Complétons cette page en rectifiant l'anecdote qui,
longtemps, a passé pour une vérité historique. Jusqu'en
18G6, tous les écrivains de la Restauration ont affirmé
qu'au moment où il allait être détruit, Louis XVIII
ayant déclaré qu'il était décidé à se faire porter sur le
pont pour sauter avec lui, cette menace avait arrêté les
vandales dans leur tentative de destruction. Cet acte
d'héroïsme ainsi que le mot de Charles X : — « En France
il n'y a qu'un Français de plus, » ont fait fortune. On y
croirait encore si les Mémoires de M. Beugnot n'avaient
pas été publiés. Il faut pourtant bien rendre à chacun
ce qui lui appartient, à M. de Talleyrand le mot du
comte d'Artois, et à l'imagination de M. Beugnot la
résolution de Louis XVIII. Il est inutile d'en raconter
les détails ; aujourd'hui, ils sont assez connus.
Avant que le pont d'Iéna fût complètement achevé,
MANDÉ-CORNEILLE LAï\IANDÉ 403
un travail d'une grande importance vint appeler
Lamandé à Rouen. L'ingénieur en chef Lemasson avait
donné le plan d'un pont dont l'exécution rencontrait des
difficultés inattendues. Les fondations n'avaient aucune
solidité et ne pouvaient pas servir d'appui à des
travaux ultérieurs. Des sondages ayant fait reconnaître
à Lamandé que des roches très dures étaient superpo-
sées à d'autres moins résistantes, il se trouva obligé de
changer le mode ordinaire de fondations, celui que
M. Lemasson avait mis en pratique. Il répartit la charge
d'après la dureté minimum des couches inférieures, ce
qui exigea la combinaison de deux moyens employés
pour la fondation ordinaire des piles, à savoir l'établisse-
ment d'un massif en béton et d'un pilotis avec enroche-
ment, et l'immersion préalable d'un grand châssis, pour
empêcher le déversement des pièces. Ce nouveau pro-
cédé, auquel le Conseil des ponts et chaussées avait
donné son approbation, eut un plein succès.
Les travaux qu'il faisait exécuter à Rouen n'avaient
pas complètement distrait Lamandé de ceux qui lui
avaient été confiés à Paris. Il y venait souvent et prési-
dait à l'achèvement du quai de Billy et des abords du
pont d'Iéna. La ville de Paris lui dut encore le quai
Bonaparte, le quai et le port Napoléon ou d'Orsay, des
travaux de consolidation des piles du pont Notre-Dame
et du pont au Change. L'ingénieur Dillon avait fait
des études pour l'établissement de deux fontaines, l'une
sur la place de la Concorde, l'autre sur celle de la Bas-
tille ; la mort étant venue le surprendre avant qu'elles
fussent achevées, Lamandé en fut chargé.
Le Corps des ponts et chaussées ne comptait pas dans
404 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
son sein un membre plus distingué ; par le nombre et par
la nature de ses travaux, il s'y était placé au premier
rang, la reconnaissance de l'Etat Ty avait suivi. Ingénieur
en chef à trente ans, c'est-à-dire longtemps avant Tàge
où cette position est ordinairement acquise,il fut nommé
membre du Conseil des travaux publics, par arrêté
du 31 décembre 1809. Comme tel, il eut à s'occuper de
la conservation et de l'embellissement des monuments
de Paris. Il avait dressé plusieurs projets, au nombre
desquels on remarque les plans de ponts de trois ou de
cinq arches, avec piles en pierre et arches en fer coulé.
Le concours de plusieurs circonstances qu'il est inutile
de rappeler en empêcha l'exécution.
En 1815, il revint à Paris occuper la place d'ingénieur
en chef du département delà Seine. Pendant six ans qu'il
en remplit les fonctions, il termina plusieurs travaux
importants commencés par ses prédécesseurs et en entre-
prit de nouveaux. Le pont de Sèvres, le canal Saint-Maur,
une partie des quais neufs de Paris, furent faits sous sa
direction. Le pont de Sèvres avait été commencé en
1809, par M. Becquey de Beaupré, il ne fut terminé
qu'en 1818. En rappelant la part qu'avait prise à sa cons-
truction Lamandè à qui nous étions redevables déjà
de la composition et de Veώcution du quai d'Aus-
terlitz, du pont des Invalides et du pont d'Orsay, le
Journal des Débats s'exprimait ainsi : — <( Cette cons-
truction n'a pas la hardiesse des ponts de Neuilly, de la
place Louis XV et des Invalides, composés seulement de
cinq arches, et où les vides sont au plein, dans le rap-
port de six à un ; mais il a un caractère de solidité plus
grande, qui est aussi un mérite considérable dans les
à
MANDÉ-CORNEILLE LAMANDÉ 405
monuments de cette espèce. L'uniformité de mesure des
arches et le plan horizontal de la chaussée sont une
beauté. »
De pareils travaux étaient bien faits pour appeler sur
leur auteur Tattentioîi du gouvernement ; aussi, quand;,
le 11 avril 1821, il fut nommé inspecteur- divisionnaire,
nul ne songea à attribuer à la faveur un avancement
qui n'était accordé qu'au mérite. Personne mieux que
lui, en effet, n'était apte à remplir cet emploi. Dans le
Corps des ponts et chaussées, l'inspection ne ressemble
point à celle de certaines branches de l'Administration,
sorte de sinécure souvent donnée comme une retraite à
un fonctionnaire recommandé ; surcharge non justifiée
au budget des députés, qui ne profite qu'à celui qui
l'occupe, dont un roman bien connu nous a fait la spiri-
tuelle critique. Ici, au contraire, il faut, à des connais-
sances spéciales, joindre l'habitude du travail, la rectitude
du jugement, un coup d'œil prompt et sûr. Toutes ces
qualités, Lamandé les possédait à un haut degré. Elles
étaient si bien appréciées, que, dans les commissions,
c'était presque toujours lui qui tenait la plume. Ses
rapports ont un ordre, une méthode, une netteté, une
logique qui en font les modèles du genre. Quand un
projet était mis en discussion, sa parole claire et sobre
avait aussi une grande autorité. De la 11^ inspection,
dont il avait été chargé d'abord, il passa à la quinzième
et, en 1825, à la première. Dans les fonctions publiques,
il n'est pas rare de rencontrer de hauts dignitaires, qui
sont très disposés à faire sentir à leurs subordonnés la
supériorité de grade qu'ils occupent. Lamandé n'avait
rien de cette infatuation ridicule. Si, dans ses tournées,
T. III 23.
406 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
rien n'échappait à son regard, s'il s'empressait de signa-
ler à ceux qu'il inspectait les erreurs qu'ils pouvaient
avoir commises, il le faisait toujours avec un grand
ménagement et une extrême bienveillance, et tous ont
conservé des rapports qu'ils ont eus avec lui le meilleur
souvenir.
En dehors de ses fonctions d'ingénieur, Lamandé fut
appelé à s'occuper des intérêts de la Sarthe. Membre du
conseil général de ce département, nous l'y trouvons
remplissant les fonctions de secrétaire à la session du
mois d'août 1827.
La même année, il fut élu député par le collège dé-
partemental de la Sarthe. De ce jour, commença sa
carrière politique qui ne dura guère que deux années :
nous allons l'y suivre.
Devant une chambre dont la majorité appartenait aux
idées libérales, le ministère de M. de Yillèle s'était
retiré pour faire place au ministère de M. de Martignac.
Le premier projet de loi que présenta le gouvernement
eut pour but de donner satisfaction à l'opinion publique
et au corps électoral. La vérification des pouvoirs des
membres de la Chambre des députés avait prouvé qu'en
matière électorale, lo dernier ministère n'avait pas
reculé devant les mesures extra -légales. Les préfets,
administrateurs dociles et dévoués, avaient porté sur
les listes électorales des noms qui ne devaient pas s'y
trouver, et ils en avaient rayé plusieurs remplissant
toutes les conditions requises pour y être inscrits, sans
compter un grand nombre d'autres irrégularités qu'une
exagération de zèle leur avait fait commettre. Le nou-
veau projet de loi avait pour but la revision annuelle
MANDÉ-CORNEILLE LAMANDÉ 407
des listes électorales et du jury. Elle devait être faite
dans de telles conditions, que désormais toute fraude
devînt impossible. Lamandé fut nommé, par le sixième
bureau, membre de la commission chargée de son
examen. Le projet du gouvernement et le rapport de la
commission entraînèrent une longue discussion et don-
nèrent naissance à un grand nombre d'amendements.
L'adoption de plusieurs imprima à sa loi un caractère
plus libéral et plus sincère que celui du projet.
L'art. 10 autorisait tout individu qui croirait devoir
se plaindre d'avoir été indûment inscrit ou omis sur
les listes électorales, à présenter ses réclamations. Elles
devaient être faites au secrétariat de la Préfecture, à
partir du 15 août, jour de la publication des listes, jus-
qu'au 30 septembre de la même année. Le mot omis ne
parut pas comprendre tous les cas pouvant donner lieu
à réclamation, et, sur la proposition de la commission,
il y fut ajouté les mots ou rayés. M. Daunant, pensant
que ce n'était pas encore assez, avait proposé un article
additionnel, dans un sens beaucoup plus étendu. Sa ré-
daction, aux yeux de Lamandé, laissant à désirer, le
représentant de la Sarthe proposa celle-ci : tout indi-
vidu qui croirait devoir se plaindre d'avoir été indu-
ment inscrit, omis ou rayé, soit de toute autre erreur
commise à son égard dans la rédaction des listes.
M. Daunant se rallia à cet amendement qui fut
adopté.
Les lois du 31 mars 1821 et du 27 mars 1822 n'avaient
pas seulement apporté de nombreuses entraves à la li-
berté de la presse ; en laissant entre les mains du pou-
voir la censure facultative, elles lui avaient donné le
408 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
droit de l'abolir complètement. Ce droit, le gouverne-
ment en avait usé après la manifestation de la garde
nationale. Entre l'arbitraire et la licence, il y avait un
terrain qu'il eût été sage de ne pas abandonner. Le
nouveau ministère le comprit ainsi ; il présenta un
projet de loi qui demandait aux journaux des garanties
pécuniaires et édictait des peines sévères contre les
délits de la presse, mais qui n'abandonnait plus aux
caprices d'un ministre une liberté précieuse dont on a
tant de fois abusé, et qu'un gouvernement vraiment
libéral devrait toujours chercher à contenir, sans vou-
loir jamais la supprimer.
Ainsi qu'il arrive toujours, le projet fut attaqué par les
partis extrêmes, la gauche se plaignant de ses exigences,
la droite le taxant de faiblesse.
Comme disposition financière ce projet demandait,
pour tout écrit périodique, le versement d'un caution-
nement, versement devant être effectué en même temps
que serait faite la déclaration également exigée. Les
deux formalités remplies, le journal pouvait paraître
immédiatement.
Lamandé applaudissait à l'abolition de la censure
facultative et félicitait le ministre de l'avoir demandée.
«Je me plais à reconnaître les intentions louables qui
ont dicté la loi qui vous est proposée, di:;ait-il, nous
devons savoir gré au ministère d'avoir voulu sortir des
lois d'exception pour entrer franchement dans le régime
légal. Loin de nous, messieurs, la pensée de cherchera
embarrasser la marche du gouvernement du Roi par la
menace d'une opposition systématique, les ministres ont
un moyen infaillible d'obtenir nos suffrages ; c'est
MANDÉ-CORNEILLE LAMANDÉ 409
de nous présenter des lois qui soient en harmonie avec
l'esprit de la charte, et de rester fermes et invariables
dans les principes hiérarchiques que M. le garde des
sceaux et M. le ministre de l'intérieur ont si noblement
défendus dans le cours de cette discussion, car assurément
l'auguste auteur de notre loi fondamentale, en procla-
mant la liberté de la presse, a voulu que des mesures
fortes et tutélaires garantissent la monarchie contre les
attaques de la licence. » Il ne voulait pas atteindre la
presse sérieuse et honnête, quelles que fussent les idées
qu'elle représentât, mais les écarts d'une presse malfai-
sante et subversive. Pour cette dernière, il eût été sans
pitié.
« Quant à ceux qui vivent de scandale, qui spéculent
sur les impressions que pourraient laisser dans les
esprits des calomnies qu'ils sont souvent forcés de' ré-
tracter le lendemain, si la loi proposée pouvait tous les
atteindre, la France vous bénirait de l'avoir délivrée de
ce fléau, car, comme nous l'a dit notre honorable collè-
gue, M. Benjamin Constant, dans la séance du 13 mars,
si les Sommités de la classe lettrée sont ce qu'il y a de
plus respectable, les rangs inférieii7''s sont ce qu'il y
a de plus al)ject.y^ Aussi, trouvant insuffisant un article
de loi qui permettait à un journal frappé de suspension
par les tribunaux, de paraître le lendemain sous un
autre nom, par le versement d'un nouveau cautionne-
ment, proposait-il de n'accorder cette autorisation qu'un
mois après qu'il aurait été fait. Combattue par M. Pelet
delà Lozère, cette proposition ne fut pas adoptée.
Lamandé reprit la parole dans le courant de cette
410 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
importante discussion. Il aurait voulu que les pour-
suites à diriger, soit contre les gérants responsables,
soit contre Fauteur ou les auteurs des passages incri-
minés, pussent être faites indistinctement devant l'un
des tribunaux dans le rassort duquel le journal ou écrit
périodique aurait été distribué.
Dans sa réponse, le garde des sceaux ayant affirmé
que, dans son application, la loi offrait des garanties
sérieuses de répression, Lamandé retira sa proposition.
M. Salverte avait demandé la suppression de l'alloca-
tion accordée jusque-là à l'Ecole militaire de la Flèche.
Comme député de la Sarthe, Lamandé prit vivement sa
défense. Il rappela que l'école militaire de la Flèche
était une fondation de Henri IV et que les cendres de
ce grand roi reposaient encore dans ses murs ; que plu-
sieurs de nos plus illustres généraux avaient commencé
leur carrière dans cette maison \ il affirma que les
enfants y recevaient une éducation morale et religieuse,
qu'ils étaient astreints à une discipline sévère. L'éta-
blissement n'était-il pas, d'ailleurs, parfaitement appro-
prié à sa destination et pouvait-il, sous ce rapport,
encourir le moindre reproche ? S'il y avait des écono-
mies à faire sur les dépenses de l'état-major, économies
déjà commencées, fallait-il, pour cela, adopter une
mesure radicale qui amènerait nécessairement la ruine
d'une école où l'armée faisait d'excellentes recrues. Il
priait la Chambre de n'ajouter aucune foi à ce que l'on
disait de la sévérité excessive de sa discipline. On ne
devait voir, dans ces bruits, que des calomnies répandues
MANDÉ-CORNEILLE LAMANDÉ i\\
par des maîtres qui en avaient été justement renvoyés,
calomnies dont la presse s'était faite l'écho complaisant.
Si Lamandé ne restait pas muet dans la discussion
des questions politiques, il ne manquait jamais de
prendre la parole, quand il s'agissait des travaux
publics. La Chambre savait si bien ce que l'on pouvait
attendre de ses connaissances spéciales, que, dans le
bureau dont il faisait partie, il était toujours nommé
membre des commissions chargées de les examiner.
Au moment de la discussion du budget de 1828,
M. Salverte avait attaqué la direction générale des
ponts et chaussées, disant que l'Angleterre, qui faisait
de si grands travaux, savait bien s'en passer. Lamandé
lui répondit en rappelant toutes les attaques auxquelles,
depuis 1790, cette institution avait été en butte, attaques
toujours victorieusement repoussées. Quant au dernier
argument, l'exemple de l'Angleterre qu'invoquait
M. Salverte : a Messieurs, disait Lamandé, la France
est plus étendue que l'Angleterre, le système de ses
communications intérieures est bien plus important
pour elle, parce qu'il n'y a qu'un petit nombre de
départements qui aient la mer pour y suppléer. Tl est
donc essentiel que chaque partie de ce système ne soit
pas livrée aux vues et aux intérêts de localité. Ainsi le
Gouvernement doit conserver la direction supérieure des
travaux des routes.
« Il lui faut à cet effet des agents habiles, c'est-à-
dire des ingénieurs, et vous reconnaîtrez, messieurs,
que cette administration centrale est trop importante
41 2 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
pour n'être pas spécialement confiée à un directeur
général. »
Dans la discussion du budget des dépenses, nous le
trouvons encore à la tribune, pour demander que la
somme de 13,724,000 fr., proposée pour Tentretien des
routes, soit considérablement augmentée ; le besoin de
nouvelles voies de communication et les travaux de
réparation qu'exigeaient les anciennes, rendaient, à son
avis, ce chiffre dérisoire. Le ministre des finances avait
bien promis d'y ajouter une somme importante, mais
cette somme n'étant pas disponible immédiatement, et
les détériorations s'augmentant avec les délais, il y
avait tout intérêt à ne pas différer davantage. Il
combattait donc la proposition faite par un membre
d'ajourner Fallocation des crédits extraordinaires pour
l'entretien des routes.
Des propositions de la Commission, il en adoptait
plusieurs, et en repoussait quelques-unes. Il ne voulait
pas, par exemple, que les ponts à bascule fussent sup-
primés, et demandait seulement que leur surveillance
passât des communes à l'administration des Contribu-
tions indirectes. Il n'était pas d'avis de supprimer com-
plètement le droit de péage sur les rivières, mais de le
réduire seulement. Il démontrait que les droits de navi-
gation sur les cours d'eau pouvaient offrir à l'Etat des
ressources financières considérables, en même temps
qu'elles donneraient au commerce des raoj'ens de trans-
port précieux. Pour arriver à ce résultat, il suffisait
d'achever les canaux et de rendre les rivières plus navi-
gables. Dans l'état actuel, les droits rapportaient
MANDÉ-CORNEILLE LAMANDÉ -413
3,813,000 fr. et leur perception n'en comptait que 201,000.
Que ne devait- on pas espérer, dans Fintérêt du budget
des recettes, d'une mesure qui rendrait la navigation
beaucoup plus facile ?
A M. Salverte, l'adversaire obstiné de la direction des
ponts et chaussées, qui, en ce point seulement, prenant
parti pour l'ancien régime, prétendait que les travaux
faits parle Génie des ponts et chaussées étaient des
travaux de luxe beaucoup plus dispendieux que ne
l'avaient été ceux faits sous Louis XV, il répondait
encore que si les dépenses de l'Etat, pour cet objet,
étaient moins considérables au XYIII^ siècle que de nos
jours, il fallait aller en chercher la cause dans une obli-
gation que la révolution avait abolie, obligation que
l'honorable député de Paris, moins que tout autre,
n'était disposé à regretter, c'est-à-dire la corvée em-
ployée à l'entretien des routes. Revenant à l'Angleterre
que M. Salverte prenait pour modèle, il rappelait qu'en
France, l'État ne donnait pour l'entretien de la même
étendue de route que les 2/5 de ce que donnaient nos
voisins, que chez eux encore, les transports se faisaient
généralement par eau; qu'enfin les matériaux étaient
de meilleure qualité. Il s'élevait aussi contre l'idée de
confier à l'industrie particulière les travaux des routes,
n'était pas très favorable au droit de péage accordé aux
compagnies, mode d'impôt fort lourd dont l'Etat ne
bénéficiait pas, et repoussait d'une manière absolue les
concessions à perpétuité.
En 1830, il fut réélu membre de la Chambre des'
députés. Quelques jours après éclata la Révolution de
414 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
juillet. Les événements qui venaient de s'accomplir
ayant changé les conditions sous lesquelles il avait
reçu mandat de ses concitoyens, Lamandè ne crut
plus devoir exercer les fonctions de député de la
Sarthe *.
Il continua à servir l'État en qualité d'inspecteur di-
visionnaire du Génie. Le 15 avril 1835, il fut nommé
inspecteur général. Le Gouvernement songeait, dans le
moment, à donner une grande extension au port du Havre,
et une commiysion dont Lamandé était le rapporteur avait
pour mission de coordonner les divers projets présentés
à ce sujet. Non seulement François-Laurent Lamandé
avait laissé des marques durables de son passage au
Havre, mais encore tous les travaux exécutés à son
port depuis un demi-siècle, l'avaient été d'après ses plans.
C'était une douce joie pour le fils de poursuivre l'œuvre
paternelle. Il s'était donc mis au travail avec une ardeur
toute juvénile, et se préparait à donner lecture à la
Commission du rapport qu'il venait d'achever, quand une
maladie mortelle vint l'en empêcher. Il mourut à Paris, le
l^»" juillet 1837. Les sentiments religieux qu'il avait eus
toute sa vie lui firent endurer ses souffrances avec pa-
tience et adoucirent ses derniers instants.
Lamandé était arrivé à une des plus hautes positions
dans l'administration des ponts et chaussés et avait obte-
nu des distinctions bien méritées. Chevalier de la Légion
d'honneur en 1814, il avait été nommé officier du même
Ordre en 1829. Entouré, comme homme privé, de l'es-
time de tous ceux qui le connaissaient, il jouissait,
i Termes de la lettre de démission de Lamandé.
*MANDÉ-C0RNE1LLE-LAMANDÉ 445
comme savant, d'une grande considération. Il tint à peu
de chose qu'il n'en reçût un éclatant témoignage. En
1827, il fut candidat à l'Académie des sciences. M. Cassini
présenté avec lui en deuxième ligne, tandis que M. Daru
était présenté en première, l'emporta sur tous ses con-
currents. En 1829, Lamandé obtint, pour la place d'aca-
démicien libre, 25 suffrages, pendant que le général
Rogniat en réunissait 31. A l'élection suivante, il allait
se remettre sur les rangs quand il apprit qu'il aurait pour
concurrent M. le baron Gostan, ancien directeur général
des ponts et chaussées. Un sentiment de déférence, ins-
piré par leurs anciennes relations, l'empêcha de pro-
duire sa candidature. Même chose lui arriva quand, à
une autre vacance, il se trouva en présence d'un de ses
amis les plus intimes, M. de Bonnad. D'autres considé-
rations l'engagèrent ensuite à se tenir à l'écart. Il allait
pourtant céder aux instances de ses amis, qui lui assu-
raient que cette fois les portes de l'Académie lui se-
raient ouvertes, et se présenter de nouveau ; la mort
vint l'en empêcher.
Lamandé a légué à ses successeurs deprécieux travaux
de cabinet. Parmi les nombreux rapports et projets
laissés par lui, on remarque surtout le travail qu'il
présenta pour l'achèvement des quais et ponts de Paris
et pour la construction d'une nouvelle gare. Ce mémoire
ne traite pas seulement de questions d'actualité, c'est
un travail d'ensemble où se trouvent aussi projetés
les travaux d'avenir, ceux qui lui paraissaient devoir
être un jour exécutés. Pour qu'il n'y eût pas discordance
dans ces travaux, pour que ces monuments fussent en
parfaite harmonie, il avait dressé un plan général où
416 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
l'on remarque la pureté du goût et la fécondité d'idées
qui le distinguaient. Le plan où se trouvent, avec de
grands détails, les alignements des quais à construire,
l'emplacement et les abords des ponts à élever, et
plusieurs dessins particuliers, n'a point été enfoui, pour
être oublié, dans quelque carton poudreux ; il a survécu
à son auteur; il a servi, il sert encore de guide aux
ingénieurs chargés de mettre à exécution les projets
dont il avait fait une étude attentive.
RENÉ LAUDOMIÈRE
Avant de commencer à écrire cette notice, il importe
d'établir, puisque cela a été contesté, que René Laudon-
nière appartient bien au Bas-Poitou, et qu'en compre-
nant son nom dans nos biographies vendéennes, nous
ne nous emparons pas du bien d'autrui. Longtemps sa
naissance a été entourée de ténèbres, ceux qui se sont
occupés de sa personne disant simplement qu'il était
gentilhomme poitevin. M. Léon Ouéraud et l'historien
de la marine, M. Léon Guérin, ont prétendu qu'il
appartenait à la famille de Goulaine. « Nous devons, a
dit ce dernier, au collège héraldique de Paris, d'avoir
été mis sur la voie de restituer à un capitaine fameux
ses véritables noms qui avaient été défigurés par
l'histoire
« Depuis l'an 1440, on la voit (la famille de Goulaine)
en possession de la seigneurie de Laudonnière, située
paroisse de Vieille-Vigne, en Poitou ; le nom deLaudon-
418 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
nière ne se trouve dans aucun titre généalogique, ni
dans aucun document géographique, et est évidemment
la défîguration de Laudouinière.... de plus le prénom de
René, qui était celui du capitaine célèbre aux événe-
ments de la Floride, lui était très commun. On trouve
quatre René de Goulaine et de Laudonnière, ainsi que
plusieurs René dans le Nobiliaire de M. de Saint-Alais.
Deux de ces René appartiennent à Tépoque dont nous
nous occupons. Tout cela forme un ensemble de preuves
plus que suffisantes. »
Ainsi, parce que la famille de Goulaine possédait,
paroisse de Vieillevigne, un fief du nom de Laudouinière
et que plusieurs de ses membres ont porté le nom de
René, il n'en faut pas davantage à M. Léon Guérin
pour affirmer que le capitaine René Laudonnière en
soit issu. En vérité, M. Léon Guérin n'est pas difficile
sur la nature de ses preuves. Entre la Loire et la
Gironde, il y a bien cinquante fiefs du nom de
Laudonnière, et s'il veut faire un voyage aux Sables
d'Olonne, on lui en montrera un, situé à une lieue de
cette ville, qui porte le nom de Laudonnière. On pourra
encore mettre sous ses yeux des manuscrits du
XVP siècle, dans lesquels il trouvera, habitant à
rîle d'Olonne, une famille Bourdigalle, de noblesse de
robe, dont plusieurs ont porté le nom de René, et
parmi eux, ce qui- commence à devenir significatif,
un René de Bourdigale, sieur de Laudomiière^ capi-
taine au service du Roi. sous le règne de Charles IX.
Sans sortir de son cabinet, M. Léon Guérin, s'il veut
bien jeter les yeux sur V Histoire des protestants du
RENÉ LAUDONNIÈRE 41 9
Poitou, pourra y lire, tome III, p. 47, les lignes suivantes
écrites sur des notes fournies à Fauteur par M. Benjamin
Fillon : « Le sieur de Laudonnière avait pour père
René de Burdigale qui envoyait des navires à la pêche
de la morue et s'enrichit à ce négoce. Sa mère, Marie
Bouhier, appartenait aussi à une famille d'armateurs
des Sables René se fit donc tout naturellement marin,
et, dans un acte du 10 avril 1562, il est qualifié
capitaine d'un navire de guerre au service du Roi, ce
qui le tenait hors du royaume. Cette date concorde
avec le premier voyage de Jean Ribaut en Amérique,
voj^age dans lequel ce navigateur était en effet
accompagné de Laudonnière. René Burdigale était
protestant./ainsi que son père, sa mère et plusieurs de
ses parents maternels, et lorsque, deux ans après le
retour de Ribaut, on songea à envoyer à la recherche
des Français qu'il avait laissés dans le Nouveau-
Monde, Goligny, qui, en qualité d'amiral, avait la
direction de ces entreprises et la confiait de préférence
à ses coreligionnaires, jeta les yeux sur notre Poitevin,
pour conduire la nouvelle expédition. »
Ne pourrions-nous pas dire à notre tour que tout cela
forme un ensemble de preuves plus que suffisantes
pour affirmer que le capitaine dont nous parlons n'est
pas né, ainsi que l'affirme M. Léon Guèrin, dans la
paroisse de Yieille-Vigne, mais bien aux Sables d'Olonne
ou dans ses environs. Personne donc ne m'accusera de
vouloir déshériter une famille au profit d'une autre,
si je prétends que le chef de l'expédition à la Floride
est un membre de la famille Burdigale de Laudonnière et
non un membre de la famille de Goulaine.Quoi qu'il en
420 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
soit, après la célèbre expédition dont il fut le chef,
nous ne savons plus rien de Laudonnière *.
Est-ce à lui que Béreau adressait un sonnet - ? Etait-
il un des convives que Nicolas Rapin comprenait dans
un' toast ^ ? Nous ne saurions le dire. Gomme nous ne
voulons point nous épuiser en recherches inutiles, nous
ne nous en occuperons point en dehors de l'expédition
de la Floride. Les relations de cette expédition sont
* Nous lui conservons le nom sous lequel il est généralement connu.
'^ Il semble à voir que Dieu, Bourdigalle, irrité
Encontre les Immains les laisse à Taventure
Errer à la merci du vent, et que la cure
Il a du gouvernail et le timon quitté. *
Car hors du droict chemin ilz sont, et d'un costé
Un vent tempestueux repousse le navii'e,
Un autre vent après d'austre costé le vire
Et ne le peut tenir contre eux l'ancre arresté.
Par l'abisme des eaux le veult faire nager .
L'est, et, en un destroit le veult l'oest ranger.
Que ferons-nous afin d'éviter le naufrage,
En ce danger ? Prions que le gouvernement
Dieu veuille derechef prendre, car autrement
Parvenir à bon port ne peult notre voyage.
3 Salvete, culmen inclitum Fonteniœ,
Tiraquelle, major pâtre, non avo miner,
Sidus recenter additum senatui.
Et tu, Goguete, glorià vincens patrem
Patrium qui bina juris olim lumina.
Et tu ,Vi9ta, cujus insignis spiritus
Majus paterno spiratet sperat solo.
Salvete quoque, tu, BurdlgaUe Candide,
Brito relictà mox future Auloniâ.
RENÉ LAUDONNIÈRE 421
nombreuses. Pour en tracer un aperçu, nous avons
donné la préférence à V Histoire de la Floride, comité-
nant les trois voyages faits en icelle, par des capi-
taines et pilotes français, en 1562, 1564 et 1565, décrite
par le capitaine Laudonnière, plies un quatrième
fait par le capitaine Gourgices, mis en lumière par
Basanier. Paris, 1586.
Les guerres religîpuses qui, depuis le règne de Fran-
çois II, désolaient le royaume, avaient détourné la
France des expéditions lointaines et des tentatives d'éta-
blissement au Nouveau-Monde, et cependant l'esprit
d'aventures, l'amour des voyages et l'attrait des décou-
vertes y restaient aussi vivaces que sous les règnes de
François ï«^ et d'Henri IL Les récits qu'en faisaient tous
ceux qui avaient abordé aux rivages américains, récits
que l'imagination embellissait encore, étaient de nature
à éveiller tous les appétits et à surexciter toutes les
convoitises. Un mobile bien puissant y poussait encore.
Les discordes civiles, en accumulant les ruines, avaient
détruit bien des fortunes, avaient changé bien des exis-
tences. Pour combien la disette n'avait- elle pas succédé
à l'abondance et la pauvreté à tous les plaisirs que
donnent le luxe et l'opulence ? Que faire pour réparer tant
de désastres? Abandonner, pendant quelque temps, une
patrie en proie au fléau de la guerre, passer dans un
autre hémisphère, et, quand la paix serait venue fermer
les plaies de la France, y revenir chargé d'or et de pierres
précieuses. Tous les yeux étaient donc tournés vers un
pays dont on vantait si fort les richesses. Pour les Hu-
guenots surtout, la tentation était grande, d'abord parce
que, plus que tous les autres, ils étaient animés de
T. HI 24
422 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
l'esprit d'investigation et de recherche, et qu'ensuite, la
France, loin de se donner à eux, comme avait fait l'Alle-
magne, les tenait en suspicion et les écartait de tous les
emplois. Aussi quand l'amiral de Goligny vint proposer
à Catherine de Mèdicis d'agrandir les États de son fils,
en fondant une colonie en Amérique, vit-on accourir de
tout côté, pour prendre part à l'expédition, les hommes
appartenant à la religion réformée, et, parmi eux, bon
nombre de gentilshommes dont quelques-uns avaient été
familiers de la cour.
Goligny mit à leur tête un capitaine qui lui inspirait
toute confiance, le Dieppois Jean Ribaut. Sous ses ordres
se trouvait René Bourdigale de Laudonnière, qui, avant
de servir l'Etat, comme marin, avait servi dans les
armées de terre, où il s'était acquis la réputation d'un
brave soldat.
Ribaut mit à la voile le 18 février 1562, et deux mois
après, arriva en vue de la Floride, ainsi appelée par Juan
Ponce de Léon, parce qu'il l'avait découverte le jour de
Pâques fleuries.
En 1534, les Espagnols, conduits par Ferdinand Sottus,
avaient tenté de s'y établir, bien plus dans l'intention
d'exploiter ses mines que d'y fonder une colonie. Ferdi-
nand Sottus y mourut sans avoir trouvé les trésors
qu'on lui avait signalés.
Dix ans après, des missionnaires dominicains, animés
d'un esprit tout diff'érent, crurent que l'Evangile serait
une arme de civilisation toute-puissante, et firent en-
tendre la parole de Dieu à ces peuplades sauvages, mais
leurs prédications n'eurent aucun succès et plusieurs
d'entre eux furent massacrés.
RENÉ LAUDONNIÈRE 4-23
Jean Ribaut était en force pour repousser une attaque,
et en garde contre toute surprise. Après avoir longé la
côte et doublé un petit promontoire auquel il donna le
nom de cap Français, il arriva à l'embouchure d'une
rivière qu'il appela rivière des Dauphins. A quinze
lieues ail delà, il en trouva une seconde plus large et
plus profonde qu'il nomma rivière de Mai, parce qu'il y
pénétra le premier jour du mois qui porte ce nom ; c'est
aujourd'hui le fleuve de Saint-Marijs. A peine y étaient-
ils entrés, qu'un spectacle tout nouveau se déroula aux
yeux des Français. Des forêts vierges, abondantes en
gibier et en bêtes sauvages, plantées de sassafras dont
l'odeur balsamique pénétrait l'atmosphère à deux lieues
de distance, de grands arbres chargés de fruits, des
plantes éblouissantes de fleurs, tout ce que peut ofl'rir
de beautés une nature luxuriante vint surprendre et
charmer leurs regards. Bientôt les naturels du pays,
grands hommes au teint olivâtre, à la chevelure abon-
dante, agréablement relevée sur la tête, tatoués et ayant
pour armes un arc et un carquois plein de flèches, pa-
rurent sur les bords du rivage.
Ces peuplades vivaient presque à l'état sauvage. L'état
de nature, quoi que en aient pensé certains philosophes
du XVIIle siècle, est bien loin de constituer une vie de
bonheur et de douce innocence. Dissimulés, vaillants,
habiles à tous les exercices auxquels ils se livraient dès
l'enfance, n'ayant de goût qv ; pour la chasse et la
guerre, ne vivant presque jamais en paix avec les tri-
bus voisines, les Indiens étaient terribles dans le combat
et féroces après la victoire. Jamais ennemi vaincu ne
trouvait grâce devant le vainqueur, jamais la terre ne
424 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
recevait son cadavre sans que le scalpel eût détaché
de sa tête un sanglant trophée. Adorateurs du soleil et
superstitieux, ils croyaient à la magie et à la sorcellerie.
Leurs prêtres exerçaient la médecine et cherchaient les
moyens de guérir hien plus dans les invocations faites
aux esprits, que dans les plantes médicinales qui se
trouvaient partout sous leurs pas. Gomme tous les peuples
envers qui la nature a été prodigue de ses dons, ils ne
s'adonnaient guère à la culture de la terre, et se con-
tentaient le plus souvent de ce qu'elle produisait spon-
tanément. Quelquefois pourtant ils semaient du mil, des
fèves, des citrouilles dont ils faisaient deux récoltes par
an. Il régnait chez eux une sorte de communisme. Les
produits de la terre étaient portés dans la maison publique
et partagés suivant la qualité de chacun. L'hiver, leur
nourriture se composait de glands, de poissons, de
gibier. Pour tout abri, ils n'avaient que quelques misé-
rables cabanes construites en bois, cabanes tout à fait
insuffisantes pour les garantir des intempéries" des sai-
sons. Leurs cérémonies étaient nombreuses ; quand un
roi venait à mourir, c'était un grand deuil, non seulement
pour ses sujets, mais pour tous les rois ses amis. La
coupe dans laquelle il avait l'habitude de boire était
mise sur sa tombe, et le lieu de sa sépulture entouré de
flèches. Les femmes et les hommes sacriflaient la moitié
de leur chevelure qu'ils y apportaient ; pendant trois
jours et trois nuits l'on n'entendait que sanglots et
gémissements.
Après quelques moments d'hésitation, les Indiens,
croyant remarquer des dispositions pacifiques chez les
étrangers dont ils recevaient la visite, n'attendirent pas
RENÉ LAUDONNIERE 425
leur débarquement : ils s'avancèrent dans la rivière, au-
devant d'eux. Des témoignages de la plus vive amitié
furent échangés, et lorsque Ribaut mit pied à terre, de
nombreuses acclamations se firent entendre sur tout le
rivage. Le premier soin du capitaine français fut de
s'avancer vers un monticule voisin, pour y prendre pos-
session du pays, au nom du Roi;, et y construire une co-
lonne sur laquelle il grava les armes de France. Ribaut
ne resta pas longtemps à cette première étape. Après les
cadeaux donnés et reçus et la promesse de se revoir,
il continua son voyage. La même affluence d'Indiens
l'attendait sur l'autre côté de la rive. Les rois du voisi-
nage, prévenus de son arrivée, s'y étaient transportés
pour le haranguer et l'assurer de leurs bonnes disposi-
tions à son égard. La réception fut des plus cordiales. Les
Indiens apportèrent aux Français des fruits et du
poisson -, ceux-ci leur donnèrent des étoffes, et l'on
ne se quitta pas sans s'être prodigué les plus vives
assurances d'amitié.
De nombreuses rivières arrosent la Floride. En sou-
venir de la. France, Ribaut donna le nom de Seine, de
Somme, de Loire, de Charente, etc., à celles qu'il rencon-
tra. Une, bien plus grande et bien plus profonde que
toutes les autres, s'étant offerte à ses regards, il l'appela
Port-Royal et résolut d'en explorer les rives. La ri-
vière abondait en poissons, ses bords étaient couverts
de gibier, le pays qu'elle traversait paraissait d'une
admirable fertilité, tout conviait à y fonder une colonie.
En remontant la rivière, Ribaut trouva un grand nom-
bre d'Indiens qui s'enfuirent d'abord à son approche.
Mais quand on leur eut fait comprendre, en leur montrant
T. ni 24.
426 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
des présents, que l'on arrivait en amis, leur frayeur se
changea en grandes démonstrations de joie. Il y eut
encore là échange de bons procédés, les Indiens promet-
tant aux Français de leur donner à leur retour, pour
prix de quelques cadeaux, une grande quantité de perles
et d'argent. Bien que le lieu parût très propice pour y
fonder un établissement, Ribaut voulut pourtant pousser
encore plus loin et s'assurer s'il n'en trouverait point
de plus favorable. En suivant la côte, il aperçut une ri-
vière sur les bords de laquelle il construisit une colonne
semblable à celle qu'il avait élevée en abordant aux
côtes de la Floride. Plus loin, il découvrit une petite île
ombragée par des cèdres, et que, pour cette raison, il ap-
pela l'île aux Cèdres. Ilavait promis aune reinequ'ilavait
visitée quelques jours auparavant, de prendre à son bord
deux Indiens dont le plus grand désir était de voyager
avec lui. Pour tenir sa promesse, il revint sur ses pas.
Enchantés de se trouver avec Ribaut et fort reconnais-
sants des attentions qu'il avait pour eux, ses deux nou-
veaux amis lui dirent qu'il y avait, vers le nord, une
contrée appartenant au roi Ghicola, où l'or, l'argent
et les pierres précieuses se trouvaient en abondance.
Mais, chez eux, le goût des voyages fut de courte durée.
Dans la crainte sans doute que les Français ne vinssent à
reconnaître tout ce qu'il y avait d'exagéré dans leur
récit, ils demandèrent à être débarqués, et comme on
n'accédait pas à leur désir, ils s'emparèrent du canot et
s'enfuirent. Ribaut, persuadé que les trésors du roi Ghi-
cola étaient un leurre, choisit la côte de Port-Royal,
pour y fonder une colonie, nulle autre partie de la
Floride ne lui paraissant offrir plus d'avantages. Il
RENÉ LAUDONNIÈRE 427
réunit ses hommes, les harangua en style de l'époque,
c'est-à-dire en empruntant ses modèles aux Grecs et
aux Romains, et fit appel aux gens de bonne volonté.
Il s'en présenta beaucoup ; mais tous ceux qui voulurent
en tenter l'entreprise, le supplièrent de construire un fort
avant son départ, et d'y laisser des munitions pour qu'ils
pussent se défendre, s'ils venaient jamais à être attaqués.
C'était aussi la pensée de Ribaut, On fit choix du lieu
le plus facile à fortifier, et les travaux^ dirigés par
Laudonnière et le capitaine Salle, furent poussés avec
une telle activité, qu'ils se trouvèrent terminés en quel-
quesjours. Geitepetite citadelle fut appelée Charles-Fort,
du nom du roi Charles IX. Tout étant prêt pour le départ,
Ribaut fit ses adieux aux compagnons qu'il laissait loin
de lui,leurrecoraraandadesemontrertoujoursobèissants
aux ordres de leur chef, le capitaine Albert, et de vivre
en bonne intelligence entre eux, leur promettant de ne
pas les oublier. Il espérait que Charles IX, heureux de
ses découvertes, lui viendrait en aide et qu'il pourrait
revenir bientôt avec tous les éléments propres à fonder
une puissante colonie.
Dans les premiers mois, tout se passa bien à Charles-
Fort. Le capitaine Albert ayant fait bon accueil à un
Indien qu'il avait rencontré à la chasse, celui-ci lui
proposa de le conduire chez le roi son maître qui serait
enchanté de faire sa connaissance. La proposition fut
acceptée, et les relations des Français avec les Indiens
s'étendirent rapidement. Cinq rois du voisinage se dis-
putèrent leur amitié et les invitèrent à toutes leurs fêtes.
Malheureusement les plaisirs et l'espoir du prochain
retour de Ribaut les rendirent imprévoyants ; ils ne
428 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
songèrent ni à ensemencer les terres, ni à faire des
approvisionnements. Quand ils s'aperçurent que les
vivres commençaient à leur manquer, ils s'adressèrent
à leurs voisins. Ceux-ci donnèrent ce qu'ils purent, mais,
habitués eux-mêmes à ne pas s'approvisionner et à
vivre de peu, ils ne purent fournir à tous les besoins des
Français. Touchés de leur détresse, les Indiens leur
procurèrent des guides pour les conduire auprès d'un
roi puissant, nommé Govecxis, dont les magasins
étaient bien pourvus, et auparavant, chez son frère
Ouadé qui, lui aussi, était fort en état de les secourir.
Après quelques jours de navigation, ils arrivèrent près
du roi Ouadé, dont ils reçurent une quantité de mil et
de fèves suffisante pour en remplir une barque. Ouadé
leur donna en outre des couvertures et se montra dis-
posé à les assister en toute circonstance.
De retour à Charles-Fort, les Français dormaient
tranquilles sur l'avenir, quand, pendant la nuit, le feu
prit à leurs habitations et les détruisit complètement
ainsi que les grains qu'ils y avaient apportés. Sans vivres,
sans abri, leur position devint affreuse. Les Indiens
vinrent bien à leur secours et les aidèrent à recons-
truire ce que l'incendie avait dévoré ; mais ce n'était
pas tout que d'être à couvert, un besoin plus impé-
rieux, la faim, se faisait sentir de nouveau. Les Français
tournèrent encore un regard suppliant du côté du roi
Ouadé qu'ils trouvèrent dans les mêmes dispositions
bienveillantes où ils l'avaient laissé. Comme il avait
lui même épuisé ses ressources, il s'adressa à son frère
Govecxis qui mit des vivres à sa disposition. Ses bons
offices ne s'arrêtèrent point là, il retint tout un jour
RENÉ LAUDONNIÈRE 429
les Français pour les fêter et leur faire cadeau de perles
précieuses. En outre, il leur donna des indications sur
une contrée située à dix jours de marche de ses Etats,
où ils devaient en trouver en abondance. Ces récits, en
éveillant l'ambition de plusieurs, mirent la discorde
dans la petite colonie, les uns voulant aller sans retard
à la recherche des trésors, les autres trouvant qu'il était
plus sage de retourner à Charles-Fort. En paix et en
bonne amitié avec leurs voisins, ils se divisèrent entre
eux. Au lieu de chercher à ramener la concorde, le
capitaine Albert, par une sévérité excessive, vint tout
perdre. Il fît pendre un homme pour une faute qui ne
comportait pas un pareil châtiment, et en jeta un autre
sur une île déserte où il serait mort de faim, si ses
camarades ne fussent pas venus à son secours. Les
choses en vinrent à ce point que les soldats se muti-
nèrent, s'emparèrent de leur chef et le mirent à mort.
Ils élurent à sa place un Français du nom de Nicolas
Barré qui se montra digne de leur confiance.
Les secours de la France se faisaient toujours atten-
dre, et rien n'annonçait leur prochaine arrivée. Chaque
jour^ les malheureux Français demandaient aux flots
si Ribaut n'allait point revenir et nulle voile ne parais-
sait à l'horizon. Cette maladie^ pleine de tristesse et
d'abattement, que l'on appelle la nostalgie, s'empara de
toutes les âm^es, et, plutôt que de différer plus long-
temps, ils préférèrent braver les dangers d'une longue
traversée. Avec quelques outils imparfaits, ils construi-
sirent un navire, empruntèrent aux arbres une mousse
parasite pour en faire les cordages, disposèrent du
peu de linge qui leur restait pour fabriquer des voiles,
430 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
et, avec le secours de leurs bons amis les Indiens,
vinrent à bout de compléter les agrès. Ce ne fut pas
sans attendrissement et sans la promesse de se revoir
un jour, que Ton se sépara de ces populations dont les
habitudes féroces s'alliaient à des instincts généreux.
Dans leur impatience et leur ardent désir de revoir
la France, les malheureux avaient oublié qu'ils en
étaient séparés par quinze cents lieues et qu'ils s'expo-
saient à toutes les horreurs de la faim, en ne s'appro-
visionnant pas d'une quantité suffisante de vivres. Ils
emportèrent ce qu'ils purent, sans calculer toutes les
heures qu'il leur faudrait passer sur la mer. Un long
calme y ajouta encore, et les approvisionnements, si
fort au-dessous des besoins, ne tardèrent pas à être con-
sommés. Ils en vinrent à manger le cuir de leurs sou-
liers, et bientôt cette nourriture même leur manqua.
Alors, l'abattement succéda à l'espérance et devint tel
qu'ils ne prirent plus la peine de vider l'eau que la
construction imparfaite du navire laissait pénétrer dans
la cale. La mort devait être la fin prochaine de leurs
maux, quand l'un d'eux, nommé Lachèze, le même qu'ils
avaient délivré de son cruel exil, ranima les courages
en assurant que la terre ne pouvait pas être éloignée
et que, dans trois jours tout au plus, ils y seraient
arrivés. Ce temps s'étant écoulé sans que la terre eût
été signalée, il fut résolu qu'un homme serait sacrifié
pour nourrir les autres. On allait demander au sort une
victime, quand Lachèze se dévoua et tendit la gorge au
fer de ses camarades.
Cette scène horrible aurait été suivie de plusieurs
autres du même genre, si enfin on n'avait pas aperçu, en
RENÉ LÂUDONNIÈRE 431
même temps, la terre si désirée et un navire qui s'avan-
çait. Le navire appartenait à l'Angleterre, et à son bord
se trouvait un matelot français qui, dans un précèdent
voyage, avait accompagné Ribaut à la Nouvelle-France.
Les Anglais prirent en pitié les pauvres affamés, leur
donnèrent à boire et à manger et mirent à terre ceux
dont la faiblesse du corps exigeait un repos absolu. Ils
conduisirent les autres auprès de la reine d'Angleterre,
qui, dans ce moment, méditait une expédition contre la
nouvelle France.
La guerre civile avait retardé l'envoi des secours promis
à la petite garnison de Charles-Fort. Goligny ne l'avait
pourtant point perdue de vue; aussi profita-t-il d'un mo-
ment d'apaisement, pour faire accepter à Charles IX
une tentative sérieuse de colonisation, là où il n'y avait
encore qu'une prise de possession.
Laudonnière avait fait ses preuves dans la campagne
précédente, la nouvelle expédition lui fut confiée. Le
roi mit à sa disposition trois navires et une somme de
cent mille francs qu'il lui promit de renouveler chaque
année. Le nouveau chef s'entoura d'une jeunesse aven-
tureuse et entreprenante. Ses soldats furent tous des
hommes aguerris et endurcis aux fatigues. Gomme il
s'agissait non pas d'un voyage de curiosité et d'agré-
ment, mais de la fondation d'une colonie, il prit aussi à
bord de ses navires des pères de famille avec femmes et
enfants.
Comme en 1562, tous ceux qui composaient l'expé-
dition appartenaient à la religion réformée. Parti du
Havre, le 22 avril 1564, Laudonnière fit voile vers les
Canaries, s'arrêta à TènérifFe pour faire de l'eau et
432 UIOGRAPHIES VENDÉENNES
arriva sans accident aux Antilles. Là, il prit terre de
nouveau pour s'approvisionner de fruits que les Indiens
lui apportaient. Malheureusement un acte de maraudage
faillit amener une collision entre les Français et les gens
du pays. Surpris par les Indiens au moment où ils pil-
laient un jardin, deux des hommes de l'expédition
furent poursuivis par les propriétaires, et l'un d'eux
ayant été atteint, fut frappé si violemment qu'il resta sur
place. Les Français en ressentirent une grande colère,
et le lieutenant d'Ottigny en aurait tiré une vengeance
éclatante, si Laudonnière, craignant avec raison que les
représailles ne prissent des proportions de nature à
retarder l'expédition et peut-être à en faire manquer le
but, n'avait pas donné l'ordre de lever l'ancre et de
partir sans plus de retard. 11 arriva à l'embouchure de la
rivière Saint-Jean le 22 juin. Les premiers Indiens qui
l'aperçurent poussèrent de grands cris de joie et firent
de tels efforts pour le retenir qu'il lui fallut presque
leur faire violence pour continuer sa route. Le lendemain,
il arriva dans la rivière de Mai. Ayant remarqué sur
les bords un lieu qui lui parut propre à s'y établir, il
descendit à terre avec ses officiers pour l'examiner de
plus près. Les Indiens le reconnurent et se pressèrent
autour de lui. Le paraousi Satouriona s'étant avancé
à la tête de ses sujets, s'empressa de montrer encore
debout la colonne qu'avait élevée Ribaut. Non seulement
il l'avait respectée, mais elle était devenue l'objet d'une
sorte de culte dans le pays. Satouriona était accompagné
de ses fils qui, avec toute la vivacité de la jeunesse, témoi-
gnèrent du plaisir qu'ils avaient à voir les Français. Sur
l'ordre de son père, l'un d'eux donna à Laudonnière un
RENÉ L.\UDONNIERE 433
lingot d'argent et en reçut en échange une serpe dont
il parut très satisfait. La nuit étant venue, il fallut
rentrer sur les vaisseaux. Le lendemain, Laudonnière
retourna auprès du roi qu'il trouva entouré de quatre-
vingts Indiens et revêtu de son costume cérémonial. Il
était enveloppé dans une peau de cerf peinte de diffé-
rentes couleurs, affectait une grande dignité et parais-
sait plein de l'importance de son rôle. Laudonnière lui
fit comprendre que son intention était de remonter
la rivière, mais qu'il comptait y mettre une telle diligence,
qu'il serait bientôt de retour auprès de lui. Le roi ne
fît aucune opposition à son départ et ne parut nullement
voir d'un mauvais œil lareconnaissance que les Français
faisaient du pays. Laudonnière, toujours accompagné d'In-
diens qui le suivaient le long du rivage et ne cessaient de
faire entendre le mot amf^ mit pied à terre après avoir
remonté la rivière. Quelques-uns de ses hommes, à la tête
desquels était d'Ottigny, ayant pénétré dans un bois, se
trouvèrent en présence de cinq Indiens qui, en les voyant,
parurent d'abord avoir quelque inquiétude. Les Fran-
çais les rassurèrent, et ayant remarqué à son costume
que l'un d'eux paraissait supérieur aux autres, ils lui firent
comprendre que d'Ottigny était leur chef. Tous deux
s'abouchèrent alors et furent bientôt dans les meilleurs
termes. Le paraousi donna l'assurance à d'Ottigny qu'il se-
rait flatté de le recevoir, lui et ses gens, pour sceller uneal-
liance éternelle ; et, comme gage d'amitié, il lui fit présent
delà peau dont il était revêtu. L'invitation était faite de
trop bonne grâce pour être refusée. Les deux nouveaux
amis s'acheminèrent ensemble vers la demeure royale
dont la splendeur n'égalait pas tout à fait celle des pa-
T. 111 25
434 lilOGRAPHlES VENDÉENNES
lais de l'Europe. Les avenues n'en étaient pas sablées,
et comme pour ceux qui ne connaissent pas le terrain,
il y avait danger d'enfoncer jusqu'au cou, les Indiens le
portèrent sur leurs épaules. A son approche, un con-
cours extraordinaire d'hommes et de femmes se porta
au-devant de lui, fêtant les Français et les accueillant
comme des frères. Le premier soin du paraousi fut de
conduire d'Ottigny auprès de son père pour lequel il
paraissait avoir une grande vénération. Ce vieillard
aurait pu dire à sa fille ce que, plus tard, la marquise
de Gréquy disait à la sienne *, car la famille dont il était
entouré ne comprenait pas moins de cinq générations.
Il fît à d'Ottigny une réception princière et voulut qu'un
de ses- petits-enfants, avec une nombreuse escorte, le
reconduisît jusqu'auprès de Laudonnière. Les Français
redescendirent ensuite la rivière et retrouvèrent le pre-
mier paraousi qui attendait leur retour. On débarqua, et
après force compliments, Laudonnière reçut en cadeau
la peau de cerf peinte dont nous avons parlé. Mais le
chef de l'expédition française tenait beaucoup plus aux
lingots d'argent qu'à toutes les peaux de cerf de la Flo-
ride; aussi demanda-t-il à son généreux hôte de quelle
contrée venait celui qu'il lui avait donné. Le roi lui
répondit qu'il l'avait enlevé à Thémogona, l'un de ses
plus grands ennemis. Dans l'espoir d'en faire une ample
moisson, Laudonnière lui offrit de l'aider de ses troupes
pour l'aller combattre, ce que l'autre n'eut garde de
refuser ; il lui promit, en retour, autant d'or et d'argent,
qu'il en pourrait souhaiter.
* Ma fille, allez dire à votre fille que la fille de sa fille pleure.
RENÉ LAUDONNIERE 435
On a pu voir que les Français n'avaient trouvé dans
la Floride que des amis. Mais, pour être sincères, les
protestations des Indiens n'étaient pas complètement
désintéressées. En guerre avec leurs voisins, il leur
importait de se ménager de puissantes alliances, et celle
des étrangers n'était pas à dédaigner. Les avances qu'ils
nous faisaient avaient donc un but qu'il était facile
d'apercevoir. D'un autre côté, tous ceux qui avaient
accompagné Laudonnière n'avaient entrepris un si
long voyage que dans l'espoir de faire fortune. Peu
scrupuleux sur les moyens qui devaient y conduire, la
meilleure cause, à leurs yeux, était celle qui leur offrait
le moyen de s'enrichir davantage. Au lieu donc de vivre
en paix avec tout le monde, ce qui était le plus sage,
ils se laissèrent entraîner à prendre parti dans des
guerres auxquelles ils auraient dû rester étrangers.
Laudonnière, comme nous venons de le voir, avait
quitté son ilernier allié en lui faisant et en recevant de
lui les plus magnifiques promesses. Avant de les mettre
à exécution, il voulut continuer le cours de ses explo-
rations. Arrivé à la rivière de la Somme, il rencontra le
paraousi de la contrée, qui s'avançait au-devant de lui.
Ses cinq filles, toutes également belles, et sa femme
l'accompagnaient. La reine offrit à Laudonnière quelques
boules d'argent, et son époux, en signe d'alliance
éternelle, lui fit don de son arc et de ses flèches, comme
il avait fait à Jean Ribaut.
Le roi indien ne connaissait point les armes à feu et
se montrait très curieux de savoir quelles pouvaient
être leur puissance et leur portée. Quand il eut vu l'effet
qu'elles produisaient, il en fut tout attristé •, il ne s'était
436 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
pas imaginé qu'il y eût au monde des armes supérieures
aux siennes.
Il fallait pourtant s'occuper d'un établissement. Lau-
donnièro assembla ses hommes et les consulta sur une
question aussi importante. En faisant de nouvelles
explorations, on découvrit une vallée délicieuse à
laquelle les soldats donnèrent le nom de Laudonnière ;
et, après mûr examen, on tomba d'accord sur l'emplace-
ment le plus favorable pour s'y loger et y construire
lin fort. On le choisit entre les rivières Saint- Jean et
de Mai, à deux lieues à peu près de la mer. Laudonnière
voulut qu'en l'honneur du roi de France, il fût appelé
la Caroline. Avant toute chose, de ferventes prières
^urent adressées à Dieu, pour qu'il bénît les travaux et
assurât le succès de l'entreprise. On se mit ensuite à
l'œuvre avec un tel entrain, qu'au bout de quelques
jours, les retranchements s'élevaient déjà au-dessus du
sol. Loin d'en prendre ombrage, leparaousi de la contrée
vint, avec ses enfants, présider aux travaux. Il aida les
Français autant qu'il le put, et ce furent ses sujets qui
firent avec des palmiers la couverture de la grange. Les
choses n'allèrent pourtant pas toujours aussi bien que
Laudonnière l'avait espéré. Le fort était construit et
la maison dliabitalion allait être achevée, quand un
coup de vent la renversa. Il fallut la relever, et pour
n'être pas exposé à un autre accident de même nature,
on lui donna moins d'élévation.
Il tardait à tout le monde d'en avoir fini de ce côté,
car personne n'avait oublié l'or et l'argent de Thimogona
que son ennemi le paraousi Satouriona avait fait miroiter
aux yeux éblouis de d'Ottigny. Laudonnière préférait
RENÉ LAUDONNIÈRE 437
arriver à ses fins par des moyens pacifiques plu tôt que par
la guerre. Il confia la nouvelle expédition à sonlieutenant,
lui donnant pour instruction d'agir de ruse auprès
de Satouriona, de demander des guides sous prétexte
d'aller combattre son ennemi, mais en réalité pours'enten.
dre avec lui, le réconcilier avec ses voisins, et, pour prix
de sa médiation, obtenir la concession de mines que les
Français pourraient exploiter tout à leur aise, pendant
le calme de la paix. Satouriona donna les guides qu'on
lui demandait. Ceux-ci aj^ant rencontré un parti ennemi,
l'auraient attaqué, si d'Ottigny, à leur grand étonnement,
ne les en avait pas empêchés. Ils ne comprenaient rien
à cet ordre, si contraire à leur attente ; mais d'Ottigny,
comme nous venons de le dire, devait faire ses conquêtes
par la persuasion plutôt que par les armes. Il avait
entre les mains tout ce qu'il fallait pour cela. C'étaient
des marchandises européennes dont les Indiens se
montraient aussi avides que les Français, des métaux
précieux. A leur vue, les plus hostiles et les plus craintifs
revinrent sur leurs pas et entourèrent de nouveau le
séducteur. Aux demandes des Indiens, d'Ottigny opposait
toujours la mên:ie réponse. Conduisez-moi où il y a de
l'or, et je vous donnerai tout ce que vous voudrez. Les
indigènes alors lui parlèrent du roi Myrrha, riche
par dessus tous les autres, en or et en argent, dont ils
offraient de lui faire faire la connaissance. Sur leurs
indications, un de ses soldats consentit à se rendre
auprès de Myrrha, pendant que d'Ottigny retournait à
la Caroline rendre compte à Latidonnière du résultat
de sa mission. Quinze jours après, le chercheur d'or
n'ayant pas reparu, Laudonnière, pour savoir ce qu'il
438 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
était devenu, dépêcha Vasseur, capitaine d'un de ses
navires, avec un sergent et quelques hommes. Informés
par les Indiens que le soldat dont ils cherchaient la trace
ne se trouvait point chez le roi Myrrha, mais bien chez
Molona, vassal d'Outina, ils dirigèrent leurs pas de ce
côté. Vasseur l'y rencontra, occupé de ses propres
affaires, et aj^ant recueilli par son trafic cinq ou six
livres d'argent. Molona reçut très bien les nouveaux
venus, leur donna les fêtes les plus brillantes auxquelles
parurent neuf rois de son voisinage, tous vassaux du
puissant Outina qui en comptait plus de quarante.
Outina étant aussi en guerre avec des souverains jaloux
de sa grandeur, Molona entama avec les Français des
négociations, dans l'intention d'une alliance avec son
suzerain, affirmant qu'il recevrait en retour plus d'or
qu'il n'en pourrait porter. Vasseur ne voulut point
demeurer en reste. Il répondit que Laudonnière, dont il
exagéra beaucoup les forces, enverrait certainement à
Outina tous les secours dont il pourrait avoir besoin. On
se sépara avec de belles paroles et des promesses trom-
peuses. Gomme Vasseur descendait la rivière pour retour-
ner à la Caroline, un coup de vent le jeta sur les terres
de Satouriona que d'Ottigny avait trompé en lui donnant
l'assurance qu'il combattrait son ennemi Thimogona.
Satouriona pensant que Vasseur revenait de cette expé-
dition, celui-ci n'eut garde de le détromper, seulement
il lui dit qu'il n'avait pas pu, ainsi qu'il se le proposait,
exterminer tous ses ennemis, parce qu'à son approche,
les soldats de Thimogona s'étaient jetés dans les bois où
il lui avait été impossible de les aller chercher. A cette
nouvelle le contentement du paraousi éclata en trans-
RENÉ LAUDONNIÈRE 439
ports joyeux, et pour que rien ne manquât k la fête qu'il
donna à Vasseur, un Indien, pendant les danses, en
frappa un autre de deux coups de poignard. Fidèles aux
termes du programme, les femmes ne manquèrent pas
de pousser de grands gémissements, accompagnement
ordinaire de ces sortes d'exécution. Elles ne se conten-
tèrent même pas d'arroser la victime de leurs larmes :
l'ayant étendue sur une natte de roseaux, aux pieds du
roi, elles se précipitèrent sur son corps et cherchèrent
à le ranimer par des frictions énergiques. Les Français
croyaient au châtiment d'un grand coupable, ils appri-
rent que c'élait un accessoire obligé de la cérémonie,
que cela ne se passait jamais autrement quand le roi ou
ses alliés revenaient d'une campagne, sans rapporter la
tête de leurs ennemis.
Le frère du Paraousi ne paraissait pas avoir une
confiance sans borne dans les récits de Vasseur, il lui
demanda même à voir son épée, pour s'assurer si elle
était bien teinte de sang. Gomme la lame se trouvait
être d'une entière blancheur, Vasseur lui dit qu'il
s'était conformé aux usages de la France, en l'essuyant
après le combat. L'Indien n'en demanda pas davantage,
mais parut médiocrement satisfait de sa réponse.
Deux mois après, Satouriona envoya vers Laudon-
nière, pour le mettre en demeure d'exécuter ses pro-
messes et lui demander des secours. Laudonnière eut
recours à des faux-fuyants, il déclara qu'il lui fallait
du temps pour les préparatifs, promettant que dans
deux lunes il serait prêt à marcher. De ce jour, dans le
cœur de Satouriona, le sentiment de l'amitié fit place
à celui de la défiance, il se décida à faire seul l'expé-
440 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
dition contre Thimogona. Après des invocations au soleil,
pour lui demander la victoire, ses troupes entrèrent
sur le territoire ennemi. Elles se divisèrent en deux
corps, l'un se rendant par eau, l'autre par terre, à
l'attaque d'un village qu'elles espéraient surprendre. Le
succès répondit à leur attente. Assailli, au moment où
ils s'y attendaient le moins, les soldats de Thimogona
furent presque tous tués et les vainqueurs ne man-
quèrent pas de scalper leur tête. Toutes les chevelures
furent plantées sur des piques, comme des trophées,
devant la tente de Satouriona, au milieu d'un étrange
mélange de danses, de cris de joie, de prières, de pleurs
et de gémissements.
Quoiqu'il n'eût pris aucune part à cette campagne,
Laudonnière, en qualité d'allié, n'en demanda pas
moins à Satouriona deux de ses prisonniers qui se trou-
vaient être des sujets d'Outina avec lequel il désirait
entretenir de bonnes relations. A une demande aussi
inattendue, le paraousi opposa un refus net et presque
outrageant. Laudonnière ne se contint plus. A la tête
de vingt hommes, il s'avança au milieu des Indiens,
exigeant impérieusement la remise des deux prisonniers.
Intimidé par son attitude, le paraousi répondit qu'ils
s'étaient enfuis. Mais Laudonnière insista en tels termes,
qu'ils lui furent amenés. Satouriona, dissimulant sa
colère, envoya des fruits et des vivres aux Français, tout
en se promettant bien de tirer vengeance de l'offense
qui lui était faite. Laudonnière le remercia de ses
présents, et lui fit connaître que son désir était d'arri-
ver à une pacification générale. Le paraousi n'y fit au-
cune objection, et parut même approuver ce projet.
i
RENÉ LAUDONNIÈRE 44 1
C'était du côté cVOutina qu'allaient maintenant se
tourner les Français. Lauclonnière , dans l'espoir de
trouver en lui un aide puissant pour la découverte des
mines d'or, objet unique de ses préoccupations, lui ren-
voya ses deux prisonniers. Le capitaine Yasseur, après
les lui avoir conduits, remonta la rivière jusqu'à quatre-
vingts lieues du Fort de la Caroline, et arriva à un vil-
lage où les Indiens lui montrèrent les dispositions les
plus amicales. Outina attendait les Français à leur
retour. Quand il les aperçut, il s'avança à leur rencontre,
les suppliant de demeurer et de l'aider à faire la guerre
à un. de ses ennemis appelé Potavou. Il n'est pas besoin
d'ajouter qu'il promit de récompenser magnifiquement
leurs services. Les Français voulaient quelque chose de
plus positif que des promesses, ils se laissèrent pourtant
encore prendre à celles-ci. La paix ne leur ayant pas
donné les trésors, objets de tous leurs rêves, ils ne de-
mandèrent pas mieux que de les chercher dans la guerre.
Pendant que Vasseur retournait auprès deLaudonnière,
pour l'informer de l'état des choses, l'enseigne d'Arlac,
avec ce qu'il avait de monde, se mettait à la disposition
d'Outina. Les gens de Potavou que l'on croyait sur-
prendre étaient sur leur garde, mais le bruit de la mous-
queterie, nouveau pour eux, vint porter la terreur dans
leurs rangs. Dès le commencement de l'action, un de
leurs chefs étant tombé comme frappé par la foudre,
ils prirent la fuite, et la victoire d'Outina fut complète.
Huit jours après, Laudonnière envoyait une barque au-
devant de d'Arlac et de ses soldats. Quelques rares
lingots d'or et d'argent, des peaux peintes, des vivres et
des protestations sans fin de dévouem.ent, ce fut tout ce
T. 111 25.
442 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
qu'il recueillit d'une expédition qui promettait de si
magnifiques résultats.
Gomment donc arriver aux trésors que ni la paix ni
la guerre n'avaient pu procurer aux Français ? Un
d'eux nommé Laroquette, persuada à ses camarades
que rien n'était plus facile. Il leur dit que la nature
n'avait point de secrets pour lui, et qu'à l'aide de
la magie, il les enrichirait tous. Séduits par sa
promesse, des soldats à la tête desquels était un
nommé Le Genre dans lequel Laudonnière mettait
toute sa confiance, décidèrent qu'il fallait, de gré ou de
force, obtenir son consentement et, s'il se refu&ait
à leurs désirs, élever un autre chef à sa place. Le Genre
fut chargé de lui en faire la signification. A cette
sommation, Laudonnière répondit qu'avant de s'aven-
turer ainsi au milieu de peuplades dont quelques-unes
commençaient à devenir hostiles, il fallait mettre le
fort en bon état de défense, et que. les intérêts de l'Etat
devaient passer avant les intérêts particuliers. Les
conjurés ne l'entendaient pas ainsi. Cependant, comme
ils ne voulaient pas mettre immédiatement à exécution
leur projet criminel, ils se mirent à l'ouvrage. Laudon-
nière donnait l'exemple du travail ; il y mettait même
une telle ardeur qu'il en tomba malade. Gomme il était
loin de supposer que Le Genre fût capable de trahison,
il continua à l'appeler dans son intimité. Celui-ci
pourtant n'avait pas cessé de diriger le complot ; mais,
craignant que des moyens violents n'amenassent une
collision qui pourrait ne pas tourner à son profit, il
préféra se défaire de son chef, sans bruit, et pour cela
avoir recours au poison ; l'apothicaire auquel il s'adressa
RENÉ LAUDONNIÈRE 443
n'aj^ant pas voulu lui en livrer, il cacha sous le lit de
Laudonnière un baril de poudre, dont lexplosion devait
le délivrer de celui qui gênait ses desseins. Cette fois
encore, son projet échoua. Un gentilhomme auquel il
avait remis, pour être publié en France, un écrit plein
de calomnies contre I^audonnière et d'Otligny, dénonça le
traître. Laudonnière alors assembla tous ses hommes,
leur donna connaissance de Tinfàme libelle qu'il avait
entre les mains, et, pour rétablir la vérité des faits,
invoqua leurs témoignages. Convaincu de mensonges
et de machinations infernales, Le Genre s'enfuit dans
les bois, et manifesta par la suite un grand repentir
de son crime.
Les excursions recommencèrent. Un gentilhomme
nommé Laroche-Ferrierei se rendit chez Outina pour
tâcher de découvrir les fameuses mines dont on parlait
toujours, sans jamais les rencontrer. Il y resta cinq ou
six mois, bien reçu dans les villages où il se présentait,
mais sans recueillir autre chose que des promesses
dont les Indiens se montraient toujours prodigues.
Pendant ce temps, de sourdes menées continuaient au
fort de la Caroline. Le capitaine Bourdet qui retournait
en France, prit à son bord, sur la prière de Laudon-
nière, sept ou huit des plus mutins qu'il emmena avec
lui. Il en laissa un plus grand nombre qui étaient tout
aussi dangereux. Comme il leur fallait de l'or à tout
prix et que, jusque-là, ils marchaient de déceptions en
déceptions, ils résolurent d'enlever les barques que
Laudonnière avait construites, dans l'espoir de faire un
grand butin,. en parcourantles mers des Antilles. S'étant
adjoint deux charpentiers, ils profitèrent de l'ordre
444 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
qu'ils avaient reçu d'aller chercher de la pierre à une ou
deux lieues du fort, pour mettre leur projet à exécu-
tion. Ils s'emparèrent enefFet d'une barque, et coupèrent
les amarres des autres, pour qu'elles dérivassent et que
toute poursuite contre eux devînt impossible. Le succès
couronna d'abord cette coupable entreprise. Les pirates
s'emparèrent d'un bâtiment espagnol où ils trouvèrent
beaucoup d'or et beaucoup d'argent, mais les vivres leur
ayant manqué, ils furent obligés de relâchera la Havane.
Cet événement arriva précisément au moment où
Laudonnière se disposait à s'embarquer lui-même. Il se
hâta de faire construire de nouvelles embarcations, mais
elles n'étaient pas encore achevées, qu'une nouvelle
conspiration éclatait parmi les soldats et les matelots.
Sous prétexte d'aller chercher des vivres qui com-
mençaient à leur manquer, mais dans une toute autre
intention, ils présentèrent une requête à Laudonnière,
tendant à en obtenir l'autorisation. Leur projet était de
croiser sur les côtes du Pérou et des Antilles, pour s'em-
parer de quelque riche cargaison. Laudonnière ne s'y laissa
pas prendre. Il leur répondit d'être sans inquiétude, qu'il
était sûr de trouver dans le pays des ressources suffisantes
pour subvenir à tous les besoins. Les conjurés firent
semblant de se soumettre, mais huit jours après, profitant
d'une maladie qui l'empêchait de sortir, ils résolurent de
s'emparer de sa personne. Averti, par son lieutenant,
du complot qui se tramait contre lui, Laudonnière
manda aux soldats qu'ils eussent à lui faire connaître
leurs intentions. Cinq d'entre eux entrèrent alors dans
sa chambre et lui déclarèrent qu'ils exigeaient ce qu'ils
lui avaient d'abord demandé sous la forme d'une
RENÉ LAUDONNIÈRE 445
supplique, à savoir : la liberté d'aller chercher des
vivres. Aucune observation, aucune remontrance, ne
put les ramener au sentiment du devoir. Comprenant
bien qu'il n'en pourrait rien obtenir, Laudonnière
voulut les faire accompagner du capitaine Vasseur et
d'un sergent. La révolte éclata aussitôt. Les mutins se
démasquant, mirent la main sur tout ce qu'ils ren-
contrèrent, arrêtèrent Laudonnière et l'envoyèrent
prisonnier sur un des deux navires qui se trouvaient
dans la rivière. En même temps, ils désarmèrent tous
ceux qu'ils savaient lui être restés fidèles. Quinze jours
se passèrent ainsi, sans qu'ils pussent obtenir de Lau-
donnière l'autorisation qu'ils lui demandaient. Le
seizième jour enfin, ils lui présentèrent un congé à
signer, le menaçant de le mettre à mort, en cas de
refus. Il ne céda que le couteau sous la gorge. Les
révoltés ne furent pas plutôt munis de cette pièce,
qu'ils s'emparèrent de deux embarcations, les char-
gèrent d'armes, de munitions, de vivres, et prirent la
mer.
Après avoir fait plusieurs prises de peu de valeur,
l'une de ces embarcations s^empara d'une patache où se
trouvaient le gouverneur de la Jamaïque, ses deux fils et
une somme considérable en or et en argent. Les
flibustiers étaient insatiables. Dans l'espoir d'avoir une
grosse rançon du gouverneur, ils consentirent, pour
qu'ils la rapportassent ainsi que des vivres dont ils com-
mençaient à manquer, à laisser les fils se rendre auprès
de leur mère. Le premier soin de ces jeunes gens, quand
ils furent à terre, fut d'informer les capitaines de ce qui
venait de se passer. Au lieu de la rançon qu'ils
446 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
attendaient, les déserteurs de la Caroline s'aperçurent
bientôt qu'ils allaient être faits prisonniers, s'ils ne se
hâtaient pas de prendre la fuite. Ils se jetèrent pêle-
mêle dans un brigantin qu'ils avaient capturé quelques
jours auparavant, coupèrent les cables et prirent chasse
devant les vaisseaux qui les poursuivaient en leur
envoyant des volées de mitraille. Ceux qui étaient restés
dans la patache avec le gouverneur furent pris, et les
autres se sauvèrent à grand'peine dans la rivière de
Mai. Le pilote Trenchant qu'ils avaient emmené malgré
lui, avait profité de la confusion qui régnait abord, pour
revenir au point de départ. La surprise des révoltés ne
fut pas médiocre quand ils se virent près du port qu'ils
avaient abandonné. A quel expédient recourir dans la
position critique où ils se trouvaient ? Les vivres leui'
manquaient complètement, et reprendre la mer, c'était
s'exposer à tomber entre les mains des ennemis ou à
mouripde faim. Il fallut se résigner. Laudonnière, que
d'Ottigny avait délivré de sa prison flottante, informé
qu'un navire venait de mouiller dans la rivière, crut
d'abord que des secours lui arrivaient de France ; quand
il sut la vérité, il envoya le capitaine Vasseur, avec
trente soldats, pour amener le brigantin au port. L'équi-
page opposa bien quelque résistance, mais il fallut céder
à la force. Un détachement de soldats restés fidèles
pénétra à bord et en ramena prisonniers ceux qui le
montaient. Quatre des plus coupables furent condamnés
à mort. Ils devaient être pendus. Sur leur prière,
Laudonnière consentit à ce qu'ils fussent fusillés. Les
autres, rappelés au sentiment du devoir, ne s'en
écartèrent plus.
RENÉ LAUDONNIÈRE 447
Sur ces entrefaites, Laudonnière fut informé qu'à
quarante lieues du port de la Caroline, se trouvaient
deux étrangers, depuis longtemps fixés dans cette contrée.
Curieux de connaître le motif qui les y avait conduits,
il fit savoir aux Indiens qu'il donnerait une forte récom-
pense à ceux qui voudraient leur servir de guides
jusqu'au fort de la Caroline. Quelques jours après, les deux
étrangers arrivaient auprès de lui. Ilsracontèrent qu'ils
étaient Espagnols, et que, jetés sur les côtes de la Floride,
à la suite d'un naufrage, ils habitaient ce pays depuis
quinze ans. Leurs récits se ressentaient d'ailleurs de
leur contact avec les Indiens, ils en avaient toutes les
exagérations hyperboliques, et brillaient bien plus par
l'imagination que par la réalité. A. les entendre, le roi
auprès duquel ils avaient demeuré longtemps était
possesseur de trésors immenses, et les femmes de ses
sujets étaient tellement couvertes d'or et d'argent quand
elles dansaient, qu'elles en courbaient sous le faix. Ils
ajoutaient que le roi était adoré de son peuple qui le
regardait comme un enchanteur.
Les alliances chez les Indiens, comme chez presque
tous les peuples, reposaient uniquement sur l'intérêt.
Nous avons laissé Satouriona plein de ressentiment
contre Laudonnière, nous allons le trouver lui prodiguant
toutes ses tendresses. Ce changement s'expliquait par
ses préparatifs de guerre contre Outina, et le désir
d'avoir les Français pour auxiliaires.
Laudonnière ne se laissa point entraîner ; il entreprit,
au contraire, de réconcilier les deux rois qui feignirent
de l'accepter pour arbitre. Les Espagnols le prévinrent
qu'il ne fallait pas s'y fier, les Indiens étant passés
448 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
maîtres en fait de dissimulation. En attendant que leurs
desseins cachés se traduisissent par des actes, il profita
du moment de trêve dû à son intervention, pour envoyer
le capitaine Vasseur à la découverte. Les Français
remontèrent la rivière plus haut qu'ils ne l'avaient fait
encore, rencontrèrent un lac si grand qu'ils ne pouvaient
pas en voir les contours. Ils ne trouvèrent d'ailleurs
chez tous les peuples qu'ils visitèrent que des dispositions
amicales.
En revenant, ils ne manquèrent pas d'aller voir leur
ancien amiOutina. Ils en reçurent un accueil si empressé
qu'un gentilhomme et six soldats consentirent à rester
six mois avec lui. Quant à Vasseur, il continua sa route,
et vint faire son rapport à Laudonnière.
De tout côté, l'alliance des Français était recherchée
toujours aux mêmes conditions et toujours avec les
mêmes promesses. Deux puissants souverains, Hostaqua
et Outina, se la disputaient plus que tous les autres
promettant tous les deux de les conduire à une mon-
tagne célèbre par ses richesses. Après avoir pris l'avis de
ses officiers, Laudonnière se décida pour Outina et lui
envoya trente arquebusiers commandés par d'Ottigny.
Pendant que les troupes de l'expédition étaient en
marche, le magicien qui les accompagnait fit de si
affreux présages, qu'Outina serait certainement revenu
sur ses pas, si d'Ottigny et ses arquebusiers n'avaient
pas fait qu'en rire. Peu de temps après, la bataille
s'engagea avec Potavou. Outina l'aurait probablement
perdue sans le secours des Français. Grâce à eux, sa
victoire fut complète ; mais, au grand mécontentement de
d'Ottignj^ il ne voulut pas la poursuivre. Le lieutenant
RENÉ LAUDONNIÈRE 449
français laissa alors auprès de son allié douze arque-
busiers, dans la crainte que Potavou ne voulût prendre
une revanche, et revint à la Caroline. Il y trouva une
grande affluence d'Indiens. Tous les voisins d'Outina le
détestaient, et ils étaient venus auprès du chef français
pour exposer leurs griefs. Laudonnière les écouta,
rnaisil ne voulut pas leur prêter assistance contre un
roi qu'il venait de défendre.
L'année 1564 s'était écoulée toujours à la poursuite
de chimériques trésors et sans qu'il eût été fait la moin-
dre tentative de colonisation. Les trois premiers mois de
l'année 1565, Laudonnière ne put obtenir de vivres des
Indiens, cette saison étant pour eux exclusivement con-
sacrée à la chasse ; il en avait assez cependant pour atten-
dre le mois d'avril, époque où les secours promis par la
France devaient arriver. Au mois de mai, aucune voile
n'ayant été signalée, la disette d'abord et ensuite la
famine firent sentir à la malheureuse garnison de Char-
les-Fort leurs cruelles atteintes.
On était arrivé au 15 juin, sans avoir encore reçu
aucune nouvelle. Alors l'idée du retour s'empara de
tous les esprits. Laudonnière, persuadé que quelque grand
événement était arrivé en France, puisqu'il n'en recevait
point de secours, ne demandait pas mieux que d'aban-
donner une terre où il n'avait eu que des déceptions ;
mais, pour cela, il fallait deux choses : construire un na-
vire, le seul qui était disponible étant insuffisant, ce
qui devait entraîner des lenteurs, et, chose plus difficile
encore, se pourvoir de vivres pour la traversée. Les
charpentiers s'engagèrent à livrer le navire, à la fin du
mois d'août, et, en attendant, Laudonnière se mit en
450 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
quête de subsistances. Les recherches et les demandes
qu'il fit n'ayant pas abouti, la garnison, dont le dénue-
ment augmentait tous les jours, proposa comme expé-
dient de s'emparer d'un des rois du pays et d'exiger des
vivres pour sa rançon.
Laudonnière ne voulait point en venir à cette extré-
mité ; il espérait qu'en échange de vêtements et de
marchandises, les Indiens consentiraient à lui livrer
quelques grains. Mais les exigences de ces derniers
croissaient à mesure que la détresse des Français aug-
mentait, et ils demandaient des prix excessifs de la
moindre denrée alimentaire. La faim est une terrible
conseillère. L'irritation des soldats devenait tous les
jours plus difficile à contenir. Laudonnière envoya vers
son allié Outina, qu'au jour où il l'avait aidé à triompher
de ses ennemis, il avait trouvé si prodigue de belles
promesses. Mais les bonnes dispositions du paraousi
s'étaient singulièrement refroidies. Pour quelques glands
et un peu de miel, il exigea beaucoup de marchandises,
en promettant toujours une ample provision dans le cas
où Laudonnière voudrait lui venir en aide dans l'expé-
dition qu'il préparait contre un de ses vassaux révoltés.
Laudonnière lui envoya des secours, mais au lieu de
marcher contre Outina, le vassal en question, il les
employa à une autre expédition. Le mécontentement
devint tel parmi les soldats que s'ils n'avaient pas été
retenus par la crainte de déplaire à Laudonnière, ils
auraient traité leur allié en ennemi. De retour au fort,
ils racontèrent comment ils avaient été joués. En les
entendant, tout le monde cria vengeance, et cette fois,
Laudonnière ne résista plus. Pénétrant sur le territoire
RENÉ LAUDONNIÈRE 451
d'Outina, au moment où il s'y attendait le moins, il
s'empara de sa personne, ainsi que de celle de ses fils. Il
fit savoir en même temps au beau-père du paraousi et
à ses principaux sujets, qu'il ne relâcherait ses prison-
niers que lorsqu'il aurait reçu des vivres pour leur
rançon. Les Indiens voulurent encore user de subterfuges,
mais voyant que les Français ne s'y laissaient pas pren-
dre, ils élurent pour roi un des petits-fils d'Outina.
Outina avait des amis et des ennemis. Parmi les pre-
miers, deux apportèrent des vivres à Laudonnière, pour
qu'il lui laissât la vie, pendant qu'un grand nombre des
seconds lui en offraient s'il voulait le mettre à mort. Un
des rois ses voisins, entr'autres, s'engageait, si on vou-
lait le lui livrer, à en donner un bon prix et à le payer
comptant. Laudonnière rejeta toutes les propositions
dont l'enjeu était la tête de son prisonnier.
La famine cependant devenait extrême. Non seule-
ment on ne trouvait plus de vivres pour la traversée,
mais les ouvriers qui construisaient le navire en man-
quaient également. Il fallut vivre de racines et du peu de
gibier que l'on put se procurer. Affaiblis par les priva-
tions, les Français n'auraient pas été en état d'opposerune
vigoureuse résistance, s'ils avaient été attaqués dans ce
moment. Les Indiens leur rendirent l'espoir, en leur
disant que dans le haut pays, les mjls devaient être en
pleine maturité. Laudonnière se dirigea sur le point
qu'on lui indiquait. Quatre jours durant, il fallut vivre
de poissons et de chiens. Enfin on arriva à un village
où demeurait la sœur d'Outina. Elle fit grande chère
aux Français, et comme les mils étaient effectivement
mûrs, les pauvres affamés en mangèrent tellement que
452 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
plusieurs faillirent mourir d'indigestion. Le lendemain,
Laudonnière se dirigea sur l'île Edelano, pour venger
la mort d'un des siens tuè par le roi de ce pays. Celui-ci,
informé du danger qu'il courait, se sauva avec tout son
monde. Les Français brûlèrent son village sans en tirer
aucun profit. Ils reprirent ensuite leur chemin et arri-
vèrent au fort avec quelques provisions recueillies sur
leur passage. Il était temps qu'ils parussent, les malheu-
reux auxquels la garde en avait été confiée mouraient
de faim. Les vivres furent bien vite épuisés, et il fallut
recommencer à fouiller tous les villages des alentours,
pour s'en procurer de nouveaux. Pendant ces courses,
deux charpentiers qui avaient dérobé quelques poignées
de mil furent tués par les fils du roi Emola. Laudonnière
ne put en tirer vengeance, parce que les Indiens redou -
tant sa colère s'enfuirent à son approche.
En même temps que la saison avançait, les blés
mûrissaient partout. Outina promit d'en procurer une
grande quantité, si on lui rendait la liberté. Laudonnière
voulut le reconduire lui-même dans ses Etats. A la vue
des Français, les indigènes effrayés se sauvèrent sans
qu'il fût possible de leur faire comprendre qu'on se
présentait devant eux avec des dispositions pacifiques.
Un soldat, accompagné du fils d'Outina, étant pourtant
parvenu jusqu'au beau-père et à la femme du roi, leur
fît comprendre qu'il dépendait d'eux de le revoir. Ils
s'avancèrent aussitôt vers les Français avec une provi-
sion de pain. Mais, pendant qu'ils leur faisaient des
semblants d'amitié, ils cherchaient à les surprendre.
Voyant que Laudonnière se tenait sur ses gardes, ils
déclarèrent qu'il leur était impossible de satisfaire à sa
RENÉ LAUDONNIERE 453
demande, parce cxue les blés n'étaient pas encore récol-
tés. Il fut donc obligé de revenir avec son prisonnier,
qu'il lui fallut défendre contre la colère des soldats
indignés de la perfidie indienne. Quinze jours après,
Outina suppliait qu'on le ramenât dans son village,
promettant des blés, et, dans le cas d'un refus, se sou-
mettant à tout ce que l'on voudrait faire de sa personne.
Les Indiens en apportèrent en effet, mais en très petite
quantité. Cherchant toujours à surprendre les Français,
ils disaient que si le roi leur était rendu, si quelques
soldats le conduisaient au milieu de ses sujets, la recon-
naissance leur ferait faire ce que l'on n'obtiendrait ni par
la menace ni par la force. Laudonnière ne consentit
à le relâcher qu'après qu'on lui eut remis deux otages ;
les Indiens devaient les reprendre quatre jours après,
en apportant une quantité de blé déterminée à l'avance.
Les quatre jours se passèrent sans que l'on entendît
parler de rien. Laudonnière alors donna l'ordre à son
lieutenant de marcher contre une peuplade qui le trom-
pait toujours, lui recommandant bien de prendre les
plus grandes précautions. D'Ottigny s'avança droit à la
maison du roi où les principaux du pays se trouvaient
réunis. Pris à l'improviste et craignant pour leur vie. Ils
apportèrent une grande quantité de blé, mais, pendant
ce temps, ils cherchaient à couper la retraite aux Fran-
çais. Outina ne paraissait pas, caché qu'il était au fond
d'une cabane. D'Ottigny alla Yj trouver et lui reprocha
de manquer à sa parole. Le paraousi répondit qu'il ne
pouvait rien sur des sujets insoumis; qu'il avait même
à s'en défier, parce qu'il avait cru remarquer, à certains
signes, qu'ils voulaient l'attaquer à son retour. L'officier
454 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
français ne voulut pas en entendre davantage ; il com-
mença à effectuer sa retraite, chacun de ses hommes
emportant un sac de mil. Trois cents Indiens l'atten-
daient dans une embuscade ; quelques coups de fusil
suffirent pour les disperser. Plus loin, de nouveaux
ennemis se présentèrent encore. Ceux-là paraissaient
plus familiarisés avec les armes à feu. Quand ils voyaient
un fusil s'abaisser, ils se couchaient à terre, pour se
relever aussitôt que le coup était parti. Harcelé conti-
nuellement pendant sa retraite, d'Ottigny eut deux
hommes tués et vingt-deux blessés. Il arriva enfin au
navire qui l'attendait, mais sans vivres. Il avait fallu les
abandonner pour combattre.
Laudonnière se tourna d'un autre côté. Informé qu'il
s'en trouvait dans le village d'Emoloa, il fit toute
diligence pour y arriver avant que les gens du pays
eussent été instruits de sa marche. Cette fois, il ne fut
pas complètement trompé dans son attente. A l'abri des
premiers besoins, il n'eut plus désormais qu'une pensée,
achever la construction du navire qui devait le rame-
ner en France.
Le 3 août 1565, tout était prêt pour le départ. Avant
de dire adieu à la Floride, Laudonnière avait voulu
qu'on brûlât les constructions qu'il avait faites, dans
la crainte que les Indiens ne vinssent s'y établir. Ses
ordres allaient être exécutés quand quatre voiles paru-
rent à l'horizon. On pense quels transports de joie
éclatèrent dans tous les cœurs. C'étaient enfin les
Français si désirés, si longtemps attendus, et, avec eux,
le bonheur et l'abondance. A ce premier sentiment en
succéda un autre d'une nature tout opposée. N'étaient ce
RENÉ LAUDONNIERE 455
pas plutôt des navires espagnols? Et, dans cette
supposition, ne fallait-il pas se préparer à combattre ?
L'incertitude ne fut pas de longue durée. Les Français
ne devaient ni tant se réjouir, ni s'abandonner si fort à
la crainte ; les bâtiments en vue n'appartenaient ni à
la France ni à l'Espagne, mais bien à l'Angleterre -,
Jean Hawkins, guidé par un ancien pilote de Ribaut,
commandait Texpédition. Les Anglais demandèrent à
faire de l'eau, et Laudonnière ne s'y étant pas opposé,
Hawkins le remercia en lui envoyant du pain et du vin
que les Français depuis longtemps ne connaissaient
plus que de nom.
Les Indiens avaient cru que c'étaient des renforts qui
arrivaient aux Français, et fidèles à leurs habitudes
cauteleuses et prudentes, ils s'étaient empressés de
nouveau autour de ceux dont ils redoutaient la puis-
sance.
Hawkins ayant appris que Laudonnière avait le
dessein de revenir en France, s'offrit à l'y conduire. H
chercha à lui faire comprendre que c'était s'exposer à
de grands dangers que de s'embarquer sur un navire
aussi frêle que le sien, offrant de prendre avec lui une
partie de la garnison et de réserver un de ses bâtiments
au reste de son monde.
Laudonnière hésitait à accepter cette offre. Elle était
si belle qu'il avait peine à croire qu'elle fût sincère.
Quels étaient en ce moment les rapports entre la France
et l'Angleterre ? Les deux nations n étaient-elles point
en guerre et Hawkins ne lui tendait-il pas un piège ?
Ne voulait-il point faire les Français prisonniers, pour
s'emparer de la Floride sans coup férir? Ces questions
456 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
le laissaient dans une perplexité d'autant plus grande
que s'il s'entêtait à partir avec ses propres navires, il
encourait une terrible responsabilité. Il assembla donc
ses officiers, et, après un exposé de la situation,
demanda leur avis. Tous répondirent cfuil fallait
accepter les offres d'Hawkins, c'est-à-dire lui acheter
un de ses bâtiments. Le marché fut conclu moj^ennant
sept cents écus, payés non en argent, mais en pièces
d'artillerie dont on estima la valeur à ce prix. Avant de
les quitter, Hawkins envoya aux Français des vivres,
des vêtements, des souliers, fît des présents aux officiers
suivant leur grade, se conduisit enfin, dans toute cette
circonstance, avec la plus grande générosité.
Afin d'être prêt à prendre la mer au premier signal,
Laudonnière fit faire des biscuits avec la farine que les
Anglais lui avaient donnée. On en était aux adieux avec
les Indiens dont on voulait emmener quelques-uns,
autant comme objets de curiosité que pour qu'ils pussent
donner un jour à leurs compatriotes une idée de la puis-
sance de la France, quand on aperçut sept voiles qui
approchaient. Laudonnière, redoutant toujours l'arrivée
des Espagnols, donna ordre à une barque armée d'aller
en reconnaissance, en même temps qu'il fit monter des
sentinelles sur les arbres les plus élevés, pour savoir à
quelle nation il avait affaire. Les sentinelles signalèrent
une grande barque qui se détachait des navires, mais
sans qu'ils pussent en dire davantage. Cette barque
semblait donner la chasse à celle que Laudonnière avait
envoyée à la découverte. On crut donc que c'était l'en-
nemi, et dans cette pensée, toute la garnison prit les
armes. L'appréhension des Français dura tout un jour,
UENË LAUDONNIERE 457
leur barque ayant été retenue par les navires arri-
vants.
Le lendemain, plusieurs barques entrèrent clans la
rivière, ceux qui les montaient étant armés jusqu'aux
dents. Une des sentinelles, au ciui vive de laquelle il
n'avait pas été répondu, fit feu, sans en obtenir davantage.
Au fort, tout le monde se préparait à combattre, quand
enfin un homme mettant pied à terre, s'écria que c'était
le capitaine Jean Ribaut qui arrivait.
Jean Ribaut ne se présentait pas précisément en ami.
Trompé par les traîtres que Laudonnière avait ren-
voyés en France, l'amiral de Coligny avait ajouté foi à
leurs rapports perfides. Suivant eux, le chef de l'expé-
dition française à la Floride ne se conformait nullement
à ses instructions ; il tranchait du despote, correspon-
dait avec des seigneurs de la cour et ne tenait aucun
compte des ordres qui lui enjoignaient d'agir autrement.
En lui ôtant son commandement, Coligny y mettait
pourtant des formes. Il ne voulait pas que cette mesure
ressemblât à une disgrâce, et, dans sa lettre de rappel,
pas un mot ne témoignait de son mécontentement. Il lui
écrivait : « Capitaine Laudonnière, par ce qu'aucun de
ceux qui sont revenus de la Floride, parlent indiffé-
remment de la terre, le roi désire votre venue, afin que
selon votre effect, il s'y résoude d'y faire une grande
dépense, ou tout laisser. Et, pour ce, j'envoie le capi-
taine Jean Ribaut, pour y commander, auquel vous
délivrerez tout ce que vous avez en charge, et l'ins-
truirez de tout ce que vous pourrez avoir découvert. »
La lettre se terminait ainsi :
T. m 2 6
458 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
« Ne pensez pas que je vous envoie quérir soit pour
malcontentement et mèfiement que j'aye de vous, mais
c'est pour bien et honneur, et vous assure que toute ma
vie, vous aurez un bon maître en moi *. »
Sans ce que lui en dirent Jean Ribaut et ses officiers,
au lieu d'être victime d'odieuses calomnies, Laudonniére
se serait donc cru plus avant que jamais dans les bonnes
grâces du roi. Il n'eut pas de peine à rétablir la vérité
des faits, et sa justification parut si complète à Ribaut,
qu'il voulut partager le commandement avec lui. Mais
Laudonniére avait trop hâte de confondre ses lâches
calomniateurs, pour différer davantage à partir.
A l'arrivée du capitaine Ribaut et de ses troupes, les
rois indiens qui le reconnaissaient pour l'avoir vu, lors
de l'expédition de 1562, vinrent de toute part solliciter
son alliance. Il va sans dire qu'ils lui firent les mêmes
promesses qu'ils avaient faites à Laudonniére, à savoir
de le conduire dans des montagnes où se trouvaient de
riches mines d'or et des pierres précieuses.
Ribaut ayant pris le fort de la Caroline, un peu dé-
mantelé par Laudonniére, qui voulait le ruiner complè-
tement avant de partir pour la France, s'occupait à y
loger ses vivres, quand il fut prévenu de l'arrivée en
rade de six grands navires espagnols. Ceux-ci ne firent
d'abord aucune démonstration hostile. Ils demandèrent
au contraire des nouvelles des officiers français, en ap-
pelant plusieurs par leur nom. Ces démonstrations
amicales parurent suspectes à Ribaut. Trois de ses navires
* Histoire de la Floride.
RENÉ LAUDONNIÈRE 459
étaient dans la rivière; craignant d'y être pris, ils cou-
pèrent leurs câbles, abandonnèrent leurs ancres et
gagnèrent le large à toute voile. Les Espagnols se
démasquant alors, lâchèrent sur eux quelques bordées
et se mirent à leur poursuite, mais ils ne purent les
atteindre.
Informé de ce qui venait d'arriver, le capitaine Ribaut
résolut d'en tirer vengeance. Il alla trouver Laudon-
nière, dans ce moment retenu au lit pour cause de ma-
ladie, et appela en même temps les officiers et les prin-
paux gentilshommes faisant partie de l'expédition. C'était
pour la forme seulement^ caria résolution de combattre
immédiatement était parfaitement arrêtée dans son
esprit. Quand il eut proposé d'aller, avec ses quatre
vaisseaux qui étaient en rade, attaquer les Espagnols,
Laudonnière s'y opposa vivement. Il lui fit observer
que ces parages étaient dangereux, que de terribles
tempêtes y éclataient soudainement, qu'il s'exposait
donc à un grand désastre. Il tâcha de lui faire com-
prendre qu'il était bien plus sage d'attendre qae toutes
ses forces fussent réunies, et, pendant ce temps, se forti-
fier du côté de la terre. Tous les officiers furent de cet
avis, mais Ribaut ne voulut rien entendre, surtout lors-
qu'il eut appris que les Espagnols étaient descendus à
terre avec des nègres et qu'ils élevaient des retran-
chements. Il demanda à Laudonnière son lieutenant et
un enseigne, lui donnant en échange un autre officier
chargé de veiller à tout pendant son absence qui ne
devait pas durer plus de vingt-quatre heures. Laudon-
nière n'avait qu'à se soumettre à son chef. Il allait
pourtant lui faire des remontrances, quand la communi-
460 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
cation de lettres de l'amiral ordonnant de ne pas souffrir
que les Espagnols fissent un établissement en Floride, vint
lui fermer la bouche. Presque tous les hommes valides
du fort furent embarqués pour aller attaquer l'ennemi.
Les craintes de Laudonnière n'étaient que trop fondées.
Une violente tempête éclata et dispersa les bâtiments
français. Deux jours après, craignant pour l'expédition
dont il n'entendait pas parler et pour lui-même, il manda
le seigneur du Lys*, cet officier que Ribaut lui avait
* Charles de Mouillebkrt, dit le capitaine du Lys.
Charles de Mouillebert, sieur du Lys, fils d'André de Mouillebert,
sieur du Deffens, et de Françoise Duvignault, nièce d'un notaire de
Fontenay, appartenait à la noblesse d'arrière-fief du pays. Il épousa
très jeune Marie de Burdigale, fille d'un armateur des Sables-
d'Olonne, qui mourut au bout de quelques mois de mariage, le
10 mai 1554. Ridevenu libre de ses actions, du Lys embrassa la
carrière des armes, servit sous Coligny, dont il partageait les
croyances religieuses, et prit part aux premiers troubles de 1560 à
1507. Au mois de juin 1562, il était lieutenant du château de Fontenay.
A la date du 13 avril 1563, il tenait la campagne avec sa compagnie
aux environ:? de Talmond. A partir de ce moment, on ne le retrouve
plus en bas -Poitou, et tout porte à croire que, l'année suivante, il
accompagna à la Floride le capitaine Laudonnière, parent de sa femme,
( on ci'oit que le véritable nom de Laudonnière était René de Burdigale)
car il est question d'un sieur du Lys dans la relation que ce dernier
a laissée de son expédition en Amérique. D'après cette relation, il
aurait été massacré par les Espagnols, en septembre 1565, lors de la
prise de la forteresse française. Ce qu'il y a de certain, c'est que, le
30 mars 1506, le curateur de René Mouillebert, son neveu, alors
mineur, était mis, au nom de ce dernier, en possession de ses do
maines et de la maison dite le Logis-des-Duvigiiaull, qui lui était
échu du chef de sa mère, à Fontenay. Cette mdson était située dans
la rue qui conduisait de la porte du Pont-aux-Chèvres au Carrefour-
des-F ourhisseurs .
L'acte du mois de juin 156'2, cité plus haut, n'est signé que de son
RENÉ LAUDONNIÈRE 461
laissé, et rengagea à se tenir sur ses gardes, à se
fortifier de son mieux. Tout manquait au fort, même les
vivres. Ribaut qui comptait y retourner prompfement,
avait emporté ceux que les Anglais y avaient laissés. On
se mit à l'œuvre néanmoins, mais l'orage éclata avec
une telle violence, qu'il fut bien difficile de se livrer à
un travail profitable. La position de la garnison deve-
nait lamentable. Elle se composait en grande partie de
maçons, de domestiques, de femmes et d'enfants; seize
ou dix-sept hommes seulement étaient en état de porter
les armes. Le 20 septembre, au moment où les sen-
tinelles, transpercées par une pluie torrentielle, se
mettaient à Tabri, le trompette qui se trouvait sur les
remparts ayant aperçu une troupe espagnole descendant
d'une petite montagne, s'empressa de donner l'alarme.
Laudonnière se jeta hors de son lit, et, l'épée à la main,
entouré du petit nombre d'hommes assez valides pour
combattre s'avança pour faire tête à l'orage. Mais il ne
put tenir contre le nombre des assaillants, et les premiers
ouvrages furent promptement emportés par les Espagnols.
Réfugiés dans le corps de la place, Laudonnière voulait
résister encore, un transfuge qui servait de guide à
l'ennemi, s'élança pour le frapper de sa pique. Il allait
être pris avec tous ses gens, si, au lieu de le poursuivre.
nom de terre: de Ly^, ce qui est contraire aux liabitudes du temps,
tandis que son nom patronymique figure dans le corps de la pièce.
( Généalogie manuscrite de ia famille de Mouillebert, rédigée en
1G70 par Charles Auguste de Mouillebert, sieur du Lys. — Documents
de la coll. B.Fillon. — Histoire notable de la Floride, par le capi-
taine Laudonnière.)
Extrait de Vliulicateur, du 7 mars 1872.
T. III ?G.
462 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
les Espagnols ne s'étaient pas arrêtés à piller le pavillon
construit dans le fort. Trouvant une brèche ouverte, il
s'3^ précipita et gagna la campagne. Il n'y avait plus
qu'une voie de salut, rejoindre, à travers les bois et les
marais^ les navires qui devaient se trouver à l'embou-
chure de la rivière et y chercher un refuge. Les plus
valides prirent les devants et servirent d'éclaireurs.
Laudonnière .épuisé par la maladie, ayant de l'eau
jusqu'aux épaules, eût succombé à la fatigue, si un
homme dévoué, nommé JeanLechemin, ne lui avait pas
servi de soutien et d'appui. Prévenus de la prise du fort,
les marins des navires français avaient mis à la mer
des barques qui longeaient la côte pour recueillir ceux
qui auraient pu échapper. Laudonnière y fut trans-
porté presque mourant, par cinq ou six des siens. Dix-
neuf de ses compagnons furent sauvés de la même
manière. Le capitaine Jacques Ribaut, neveu de Jean
Ribaut qui joua dans toute cette affaire un singulier
rôle, parlementant avec les Espagnols et donnant lieu de
penser qu'il trahissait les Français, vint s'aboucher
avec lui. Il fut convenu entre eux qu'on retournerait en
France, et Laudonnière auquel les hommes manquaient
pour manœuvrer le bâtiment qu'il avait acheté des
Anglais, le lui donna avec une partie de son artillerie,
et en choisit un plus petit. Cet échange avait été fait à
la condition que Jacques Ribaut lui fournirait un pilote
dont il avait grand besoin, mais, au dernier moment,
celui-ci lui manqua de parole. Les deux navires ne
voyagèrent pas longtemps de conserve, vingt-quatre
heures après le départ ils se séparèrent.
Pendant que des événements aussi déplorables se
i
RENÉ LAUDONNIÈRE 463
passaient du côté du fort, que devenait l'expédition
commandée par Jean Ribaut? Le chef des Espagnols,
Ménendez, averti de l'approche des Français, et redoutant
d'être attaqué au moment où la plus grande partie de
ses forces était à terre, s'empressa d'abandonner son
campement, donna ordre à deux de ses vaisseaux de
profiter des ombres de la nuit pour s'esquiver, se jeta
dans une barque, en arma une autre pour le suivre, et
alla mouiller à l'embouchure de la rivière, attendant
avec impatience que le flux lui permît de partir. Dans
ce moment, les navires français parurent. Ménendez
était perdu sans un événement auquel il était loin de
s'attendre. La cause qui l'empêchait de partir paralysait
aussi, pour une heure ou deux, les efforts des Français.
La marée trop basse les empêchait d'avancer, de façon
que si les Espagnols ne pouvaient pas sortir de la rivière,
il était impossible aux Français d'y entrer. Mais cette
situation ne devait pas se prolonger longtemps. La mer
qui commençait à monter glaçait d'effroi Ménendez et
comblait de joie Ribaut et ses compagnons. Encore une
heure, et Ménendez était leur prisonnier. Pendant que
d'un côté on se croyait perdu et que de l'autre on
entonnait des chants de victoire, voilà que tout à coup
la tempête éclate et change complètement la situation
des deux partis. Pour ne pas être brisé sur la côte,
Ribaut est contraint de prendre le large, et Ménendez
voyant la main de Dieu dans ce qui vient d'arriver, ne
manque pas de dire à ses soldats que le ciel se déclare
pour la cause sainte, et livre aux vrais croyants les
ennemis de la religion catholique. Il donne aussitôt
l'ordre de descendre à terre, et, marchant nuit et jour,
464. BIOGRAPHIES VENDÉENNES
il arrive au fort de la Caroline qu'il surprend et dont il
s'empare.
Le premier acte de ce drame avait été bien triste, le
dénouement en devait être bien plus lugubre encore.
Poussé par des vents furieux, Ribaut avait vu ses vais-
seaux se perdre sur des rochers, à cinquante lieues de
la rivière d'où ils étaient partis. Pas assez heureux pour
périr dans le naufrage, tous les hommes, à l'exception
d'un seul, avaient pu gagner la côte. Mais que devenir,
dans un pays inconnu, sans armes, sans munitions, sans
vivres ? Ribaut se décida à retourner à la Caroline, ne se
doutant pas de ce qui était arrivé sur la côte. Après des fati-
gues inouïes, toute sa troupe arriva sur les bords du Mai.
Une chaloupe abandonnée qu'il y trouva fut remise à
flot, et Vasseur prit le devant pour avoir des nouvelles
du fort. Il ne tarda pas à reparaître, et son rapport vint
glacer tous les cœurs. Il avait vu en effet les couleurs
espagnoles flotter sur les remparts, et l'on ne pouvait
plus douter que l'ennemi ne se fût rendu maître de la
place. Il n'y avait que deux partis à prendre, se cacher
au milieu des bois et mourir de faim ou se rendre.
Ribaut députa vers Ménendez le capitaine Verdier et le
sergent Lacaille, pour savoir quel sort leur serait réser-
vé, dans le cas où ils se rendraient prisonniers. Ménen-
dez répondit qu'ils seraient bien traités, qu'il ferait pour
eux ce qu'il avait fait pour Laudonnière et les siens,
c'est-à-dire qu'il leur fournirait les moyens de retourner
en France. Verdier et Lacaille revinrent avec ces
paroles rassurantes, persuadés, par le serment qu'en
avait fait Ménendez, qu'il aurait pour eux les égards
que l'on doit au malheur.
RENÉ LA.UDONNIÈRE 465
Les Français arrivèrent au nombre de huit cents. Pas
un seul ne trouva grâce devant le monstre de dissimu-
lation et de perfidie auquel ils s'étaient livrés. Tous
périrent par le poignard. Jean Ribaut fut écorché vif et
sa peau envoj^ée à Séville. Philippe II en fit un trophée,
comme si c'eût été un drapeau conquis sur l'ennemi.
Ménendez se réserva la tête qu'il exposa sur quatre
piquets après l'avoir partagée en autant de morceaux.
Enfin, pour que rien ne manquât à cette scène de canni-
bales, tous les cadavres furent livrés à des outrages
sans nom. On en fit des amusements, on les pendit à des
arbres, on profana la mort même. Enfin, après avoir
brûlé leurs corps, les Espagnols placèrent cette inscrip-
tion au-dessus du terrain où furent déposées leurs
cendres : Ceuœ-ci n'ont pas été traités de la sorte
comme Français, mais comme hérétiques et ennemis
de Dieu.
Laudonnière s'éloigna à jamais de ces rives ensan-
glantées avec quelques-uns des siens, seuls restes de
deux grandes expéditions. Il vint, après avoir essuyé
bien des tempêtes, aborder au pays de Galles en Angle-
terre. Là il fut assez heureux pour trouver des compa-
triotes. Des marchands de Saint-Malo lui prêtèrent de
l'argent et lui donnèrent ainsi qu'à ses gens ce qui leur
manquait. L'un d'eux se chargea de conduire son navire
en France. Quant à lui, il se rendit à Londres, retardé
dans son voyage par la gracieuse hospitalité que lui
offrit le seigneur de Morgan. Arrivé auprès de l'ambassa-
deur de France, il en fut bien accueilli, et reçut de sa
main tous les secours qui lui étaient nécessaires pour
gagner la ville de Calais. Aussitôt qu'il eut touché le sol
466 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
de la France, il se hâta de se rendre à Paris, pour
demander une audience au roi. Charles IX était, en ce
moment, à Moulins, et Thistoire ne nous apprend pas s'il
put jamais arriver jusqu'à lui. Il est à croire que, loin
d'une cour ingrate^, il alla, au fond de sa province, passer
ses derniers jours dans le calme de l'oubli et la tranquil-
lité de la retraite.
C'est là qu'il dut composer la relation de son expé-
dition qui fut éditée par Bosanier, en 1586. Probablement
qu'il ne survécut pas longtemps aux tristes événements
dont il avait été l'acteur principal et l'historien, ou que
l'épuisement de ses forces arrêta, dans leur exécution,
les projets de vengeance que devait renfermer son cœur.
Si, en 1567, il eût été en état de porter les armes, il
n'eût pas manqué en effet de prendre part à une glorieuse
expédition dans laquelle les Espagnols payèrent chère-
ment l'abominable crime qu'ils avaient commis.
A défaut du roi resté sourd aux suppliques des veuves
et des orphelins., du roi dont le cœur avait probablement
battu d'une joie secrète, à la nouvelle d'un massacre
qui lui donnait un avant-goût d'une journée plus affreuse
encore, il se trouva un généreux citoyen assez dévoué
à l'honneur de son pays, pour aller relever le drapeau
de la France au fort de la Caroline, et demander compte
aux Espagnols du sang qu'ils avaient répandu. Deux
ans après, un gentilhomme bordelais, bon catholique,
mais dont la foi n'avait pas étouffé le sentiment de la
pitié pour ses frères de la religion réformée, indigné
qu'une pareille violation du droit des gens restâtimpunie,
résolut de faire, à ses frais, ce que le roi n'avait pas
voulu faire avec les trésors de la France. Le capitaine
RENÉ LAUDONNIERE 467
Dominique de Gourgues vendit ses propriétés, emprunta
sur parole, et, avec les ressources qu'il se procura ainsi,
arma trois bâtiments de guerre et choisit des équipages
composés d'hommes déterminés. Le 21 août 1567, il mit
à la voile. Après avoir essuyé plusieurs tempêtes, il
aborda aux côtes de la Floride. Les Indiens apprenant
que c'étaient les Français, les accueillirent avec des
transports de joie, promettant de les aider de toutes
leurs forces, dans les attaques qu'ils pourraient entre-
prendre contre les Espagnols. La domination castillane
était devenue insupportable pour eux, et ils en avaient
reçu tant d'injures et de vexations, que cette fois leur
dévouement aux Français était sans arrière-pensée
d'intérêt personnel. De Gourgues ne demandait pas mieux
que de recruter de tels alliés. Gomme preuve de sa
bonne foi, Satouriona, qui se trouvait à leur tête, voulut,
pendant le temps qui lui était nécessaire pour assembler
ses gens, que le chef de l'expédition française prît,
comme otages, son neveu et celle de ses femmes qu'il
aimait le plus tendrement. De Gourgues avait été rejoint
par le seul Français qui eût été assez heureux pour avoir
échappé à Ménendez. Toutes ses forces étant réunies, les
Indiens, avant que l'on se mît en marche, jurèrent de ne
jamais abandonner les Français. Les soldats des deux
nations confondirent leur haine contre les Espagnols et
s'avancèrent ensemble vers une rivière qu'il fallait
traverser pour arriver au fort de la Caroline. De Gour-
gues savait que l'ennemi, au nombre de quatre cents
hommes, occupait la place, et avait en outre, à deux lieues
en avant, deux fortins défendus par de l'artillerie et
cent vingt hommes de garnison. Un roi du pays offrit de
468 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
le faire passer par un chemin détourné, plus long mais
beaucoup plus sûr que celui qu'il suivait. Ce chemin le
conduisit à une petite rivière. Gomme elle n'était pas
bien profonde, elle n'arrêta personne. De Gourgues
arriva jusque sous les fortifications sans être aperçu ;
elles se composaient de trois forts en bon état de défense.
Après avoir rappelé en quelques mots à ses compagnons
l'horrible trahison dont leurs compatriotes avaient été
victimes, de Gourgues attaqua le premier fort avec une
telle impétuosité, qu'il ne donna pas le temps aux
Espagnols de se reconnaître. Quelques-uns accoururent
cependant et firent feu avec deux couleuvrines que
Laudonnière avait laissées dans le fort. Les Indiens
tenant tout ce qu'ils avaient promis, s'élancent sur les
remparts et tuent les canonniers à coups de pique. De
Gourgues les appuie et les Espagnols, surpris et trem-
blants, au lieu d'opposer de la résistance, fuient éperdus
au travers de la campagne. Mais tout était prévu pour
leur couper la retraite. A peine sortis du fort, ils sont
entourés par les Indiens qui les égorgent sans pitié.
On court au second fort sur lequel les assaillants dirigent
le feu de quatre pièces trouvées dans le premier. Jugeant,
au nombre de leurs ennemis, qu'ils ne pourront pas tenir
longtemps, ceux qui l'occupent l'abandonnent pour
gagner le grand fort situé un peu plus loin ; mais avant
d'y arriver, ils sont tous tués ou faits prisonniers. Restait
le grand fort renfermant à lui seul trois cents Espagnols.
Son attaque fut remise au lendemain. Un des chefs
indiens, Olotocara, demanda comme une grâce à de
Gourgues de vouloir bien lui permettre d'être le premier
à l'attaque, le priant seulement, dans le cas où il viendrait
RENÉ LAUDONNIERE 469
à être tué, de remettre à sa femme, pour qu'elle Tenterrât
avec lui, une somme d'argent qui le fît bien recevoir au
royaume des esprits.
Pendant que de Gourgues prenait ses dispositions
pour l'attaque, les Espagnols faisaient feu de leurs
couleuvrines. Une imprudence les perdit. Pour repousser
les Français qui s'avançaient en se mettant à couvert,
ils firent une sortie au nombre de soixante. Un officier
français caché dans une embuscade les laissa s'avancer,
et quand ils l'eurent dépassée, il se jeta, avec le détache-
ment qu'il commandait, entre eux et le fort, au moment
où de Gourgues les attaquait en tête. Pas un n'échappa.
Effraj'é du sort qui l'attendait, le reste de la garni-
son abandonna la place et chercha son salut dans la
fuite.
Les Indiens ne leur donnèrent ni trêve ni repos.
Traqués dans les bois où ils s'étaient réfugiés, ne
sachant où porter leurs pas, ils revinrent en arrière et
tombèrent entre les mains des Français ; le plus grand
nombre périt. Ceux qui restèrent prisonniers furent
réservés à une exécution expiatoire. De Gourgues
se montra impitoyable. Après les avoir assemblés et
leur avoir reproché leur abominable conduite, il les fit
pendre, et à l'inscription gravée par eux, il substitua
celle-ci : Je ne fais ceci comme à Espagnols, mais
com7ne à marauds^ comme à traîtres, voleurs et
meurtriers.
On sait comment l'héroïsme de de Gourgues fut récom-
pensé. Le roi lui devait une statue, il voulut l'envoyer
à réchafaud. Sans un ami qui sauva sa tête en le
T. ni 27
470 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
cachant d'abord, et en le faisant ensuite passer à
l'étranger, l'histoire de Gharles IX compterait un crime
de plus. Dans le nombre il n'y paraîtrait guère.
LEUDASTE, COMTE DE TOURS
Avant de prendre possession de mon bien, je dois,
puisqu'on me le conteste, établir la légitimité de mon
droit, en produisant mes titres. Commençons par une
étude géographique. Ses données ne laisseront, je
l'espère, aucun doute dans les esprits. Elles établiront,
sans qu'on puisse désormais le mettre en doute, le lieu
de naissance de Leudaste, que presque tous les auteurs
ont méconnu et qu'ils ont prétendu être l'île de Ré.
Grégoire de Tours, dans son Histoire des Francs,
s'exprime ainsi: — Cracina pictavensis insiUavocitahtr ,
in quâ a fiscalis vinitoris servo leocadio nomîne
nascitur. — Loin de pouvoir être invoqués contre nous,
ces mots vont tout à l'heure revenir sous notre plume,
à l'appui de notre thèse. Ce sont les annotateurs de
Grégoire de Tours qui, en changeant une lettre au mot
cracina, lui ont donné une fausse interprétation. Ils se
sont trompés et ont trompé le lecteur, lorsque, s'appuyant
sur Hauteserre,ils ont écrit : Gracina, Alteserra legen-
dum esse censet : Eracina. Quo nomine designaretur
472 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
Radina insula (l'île de Rè), ut scripsit Papérius
Mammonus in descriptione fluviorum. Hinc Valesius
mallet legi Gratina, aut Ratina, olim dicehaiur Herus,
seu Herio insicla, quœ oriœ pictavensi adjacet.
Que penser d'un écrivain qui confond Cracina, la
prétendue île de Ré, avec Noirmoutier, insula Herio ?
Yoilà pourtant Tétrange autorité que Ton invoque.
Les traducteurs de Grégoire de Tours, MM. Guadet et
Taranne, n'ont eu garde de révoquer en doute la science
des annotateurs ; M. Guizot et Augustin Thierry l'ont
acceptée, et jusqu'à ces derniers temps, il était admis
que rîle de Ré n'était pasautre que l'ancienne Cracina.
Si Cracina est l'île de Rè, nous demanderons alors
ce qu'était Ratis. — « Je terminerai ce qui concerne
l'Aquitaine, dit M. Walkenaer, dans sa GéograpMe an-
cienne des Gaules^ en observant que l'île d'Oleron, qu'on
doit considérer comme une dépendance des Santons, est,
pour la première fois, mentionnée par Pline, sous le nom
d.'UHarus *; Sidoine Apollinaire surnomme les lièvres
de cette île Olorionensis. Quant à l'île de Ré, il n'en est
parlé dans aucun auteur ancien, mais le géographe de Ra-
venne copiait sans doute un ancien, loi'squ'il ajoute le nom
de Ratis ou Radis ^ à la suite d'Ollorione. »
Quelle autre île en effet que l'île de Rè peut, en rai-
son de sa position topographique, être placée à la suite
de l'île d'Oleron? Si Ratis est une dénomination ancienne
1 C'est la même que Sidonncs Apollinavis, liv. 8, p. G, appelle
Olorionensis insula, aujourd'hui l'ile d'Oleron. (Annotation 46,
au 4» liv. de Vllistoire naturelle de Pline, édition Desaint, année
1771.)
LEUDASTE, COMTE DE TOURS 473
reproduite par l'anonyme de Ravenne, l'île de Ré aurait
donc, au VI^ siècle, changé ce nom contre celui de Cra-
cina, pour reprendre celui de Ratis^ qui lui est donné
au milieu du VIII^
Gomment se fait-il encore qu'au VP siècle, l'île de
Ré ait appartenu aux Pictons : Eracina pîctavensis
insiila, pendant qu'Oleron appartenait aux Santons ?
S'il en a été ainsi, comment est-elle retournée à ces
derniers ? Dans quelle charte, dans quel traité se trouve
consigné le fait historique qui en témoigne ?
Mais où donc alors est située cette île Cracina^ au-
jourd'hui introuvable, et cependant mentionnée par
Grégoire de Tours comme étant la patrie de Leudaste ?
MM. Cardin et Benjamin Fillon nous l'ont appris. « Le
mamelon portant le nom de Grues formait, dit M. Fillon,
une île baignée, jusqu'au X^^^ siècle, par les eaux de
la mer, et entourée ensuite, la plus grande partie
de l'année, par celles du Lay qui l'enceignait de ses
deux bras ; l'un passant entre elle et les coteaux de
Saint -Denis et allant se perdre dans le golfe de l'Aiguil-
lon ; l'autre, appelé la rivière de Saint-Benoît, se
déversait dans le canal de Moric. C'est ce qui fait que
la plupart des titres antérieurs aux dessèchements des
marais opérés par les moines de Saint-Michel lui
conservent le nom de Vîle de Grues, tombé seulement
en désuétude à la fin du XYII^se siècle. » Or dans l'île
des Grues, aujourd'hui commune de Grues, se trouvait
la villa royale de Graines, Cracina.
Maintenant qu'il est suffisamment établi qu'en nous
emparant du nom de Leudaste pour le comprendre dans
nos biographies vendéennes, nous ne nous rendons
4-74 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
point coupable d'usurpation, suivons ce singulier per-
sonnage dans la carrière si tourmentée qu'il a parcourue.
Grégoire de Tours et Augustin Thierry seront nos guides.
Nous allons nous trouver en présence d'un de ces
ambitieux vulgaires qui n'ont dû qu'à de basses intrigues
la grande position où ils sont arrivés, et qui, non
contents d'une fortune et d'honneurs inouïs, ont pré-
tendu à des destinées princières et ducales. Né au
dernier degré de l'échelle sociale, Leudasle s'est élevé
jusqu'au premier, et c'est parce qu'il a voulu monter
encore, que, ne trouvant plus d'appui, il a été précipité
dans l'abîme.
Leudaste était fils de Léocadius, régisseur gaulois de
vignobles situés dans la commune de Grues. Sa qualité
de serf de la villa royale de Graines le soumettait à la
réquisition du maître, sans qu'il lui fût permis de
discuter sur l'emploi qu'il devait à son bon plaisir. Cet
emploi fut des plus modestes, le futur comte de Tours
commença par être marmiton dans les cuisines du roi
Haribert.
Il paraît que sa vocation ne l'entraînait pas précisé-
ment vers l'art culinaire, et que, dans ses rêves d'avenir,
il aspirait à un emploi plus élevé. D'ailleurs il avait une
raison toute particulière pour ne pas aimer la broche et
le fourneau. Ses yeux, presque toujours malades, s'en-
flammaient sous l'action de la fumée, et cette considé
ration était une excusée à l'esprit d'indiscipline et de
désobéissance dont il se montrait animé. En raison d'une
disposition naturelle incompatible avec l'exercice de sa
profession, il fut fait droit à la requête qu'il présenta
pour en changer, et de la cuisine il passa au pétrin. La
LEUDASTE, COMTE DE TOURS 475
transition n'était pas brillante, mais comme il ne
pouvait plus arguer de l'incommodité de la fumée, il
lui fallut bien accepter, sans se plaindre, une position
pour laquelle il n'avait pas un goût bien prononcé. Sa
résignation ne fut pas de longue durée. En y mettant
une bonne volonté beaucoup plus apparente que réelle,
il parvint à endormir la vigilance de ses gardiens,
s'échappa de leurs mains et prit la fuite. Ramené à sa
chaîne, il la rompit une seconde fois, sans pouvoir jouir
longtemps de la liberté. Après une troisième escapade,
il fut encore arrêté, et comme les corrections ordinaires,
le fouet et le cachot, n'y pouvaient rien, on imprima à
son signalement une marque indélébile, on lui fendit
une oreille. Cette mutilation lui rendit si odieuse la vie
qui lui était faite, qu'au risque d'encourir des peines
plus sévères encore, il s'enfuit pour la quatrième fois.
Errant à l'aventure et le plus souvent caché dans les
forêts, n'ayant d'autres compagnons que les bêtes fauves,
il ne put se faire à cette triste existence, et prit alors
un parti désespéré.
Dans ce moment, il y avait, au faîte de la puissance,
une femme dont la naissance avait été aussi peu
brillante que la sienne. La reine Markowefe, épouse
du roi Haribert, était fille d'un cardeur de laine.
Leudaste qui l'avait peut-être connue lorsqu'elle était
servante du palais, pensa que le souvenir de sa première
condition pourrait la rendre compatissante à sa propre
infortune. Son espoir ne fut point trompé. Etant parvenu
à l'aborder sans témoins, il la toucha par ses larmes et
par le récit de ses malheurs. Markowefe le prit à son
service et lui confia le soin de ses chevaux, avec le titre
476 BIOGRAPHIES VENDEENNES
de Mariskalk. La porte des honneurs allait s'ouvrir
devant lui. La direction des haras de la reine était alors
la place la plus éminente de la domesticité, Leudaste y
prétendit et l'obtint plus tard, avec le titre de comte
qui s'y trouvait attaché.
L'humble valet, qui ne devait son élévation qu'à
l'astuce et à la bassesse, fut, pour ses inférieurs, ce que
sont ordinairement ses pareils, dur et méprisant. Avide
de richesses, étalant un luxe insolent, ne reculant
devant aucun moyen pour arriver à ses fins, il abusa de
la confiance de la reine, et, par des manœuvres fraudu-
leuses, parvint à amasser de grands trésors. A la mort
de Markowefe, arrivée trois ou quatre ans après, se
trouvant assez puissant pour briguer auprès du roi
l'emploi qu'il avait auprès de la reine, il l'emporta sur
tous ses compétiteurs. Heureux d'occuper une charge
alors fort recherchée, il se consola bien vite de la mort
de sa bienfaitrice, et devint un des favoris du roi qui
le nomma comte de Tours.
Le titre de comte donnait à ceux qui en étaient nantis
des attributions considérables. Une des plus importantes,
celle dont Leudaste se réservait de tirer un grand
profit, consistait à rendre ou plutôt à vendre la justice
dans les affaires criminelles. Le sceptre de la loi remis
en de pareilles mains, c'était une véritable profanation.
Le comte de Tours s'appliqua à susciter des difficultés
dans les familles riches, difficultés qui, entraînant
quelquefois des collisions, devaient se dénouer devant
son tribunal ; il en faisait un commerce très lucratif,
ses jugements s'achetaient au poids de l'or. C'est par
ce moyen qu'en peu de temps, il devint immensément
LEUDASTE, COMTE DE TOURS 477
riche. Sa fortune et la dignité dont il était revêtu lui
donnant accès dans les maisons les plus opulentes, il en
profita pour choisir une épouse qui lui apportât de
grands biens. Les liens du mariage ne changèrent rien
à la dépravation de ses mœurs et au scandale de sa
conduite ; il continua à se livrer, comme par le passé,
au libertinage le plus éhonté. Le luxe effréné du parvenu,
le commandement brutal du valet devenu maître, la
débauché sans retenue et sans frein, enfin tous les vices
d'une société barbare et d'une société décrépite étaient
réunis sur cette figure grossièrement sensuelle. Dans les
rares familles où il se trouvait encore quelques restes
de respect et de dignité, s'il était tombé en grand mépris,
il ne s'en inquiétait guère. Pourvu que la faveur royale,
par les largesses qu'elle lui prodiguait, le mît à même
de satisfaire ses appétits bestiaux, que lui importait le
reste?... Tant que vécut le roi Haribert, tout alla bien
pour le comte de Tours ; mais, à la mort de ce prince,
les choses changèrent de face. Loin de partager pour
Leudaste les sentiments de son frère, Sigebert lui était
profondément hostile. L'ancien favori ne l'ignorait pas,
aussi n'attendit-il pas que le roi fût venu s'installer
dans son gouvernement de la ville de Tours. Il s'enfuit
au plus vite, sans même prendre le temps d'emporter
ses richesses, tant il redoutait sa colère, et alla deman-
der asile au roi Hilpérich auquel il prêta serment en
qualité de leude. Déchu de son ancienne puissance, il
lui fallut se contenter d'une existence plus modeste. Il
suivit pendant cinq ans le roi de Neustrie dans les
visites qu'il faisait à ses domaines, partageant la table
des vassaux et recevant l'hospitalité royale. Le fils de
T. m 27.
478 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
Léocadius, en se rappelant sa naissance et ses premiers
métiers, n'avait pas trop à se plaindre, mais l'ancien
comte de Tours ne pouvait se faire à l'humiliation de sa
position nouvelle, et, rêvant le retour à son ancienne
fortune, était bien décidé à saisir la première occasion
de la reconquérir.
Après une longue attente, elle vint enfin s'offrir à son
ambition. Hilpérlch et Sigebert se disputèrent la posses-
sion de la ville de Tours, qui plusieurs fois fut prise -^t
reprise par les deux compétiteurs. Leudaste avait grand
intérêt à ce qu'elle restât entre les mains du premier;
aussi quand, l'année suivante, Théodebert, fils aîné de
Hilpérich, rouvrit la campagne et dirigea ses opérations
sur la cité, objet de tant de convoitises, s'enrôla-t-il
sous son drapeau. Vainqueur de son ennemi et défi-
nitivement maître de Tours, Théodebert voulant
récompenser Leudaste de ses services, le rétablit, au
nom du roi son père, dans ses anciennes fonctions. Il
le présenta aux habitants, sans que ceux-ci fussent
bien convaincus de la vérité de ses paroles, comme une
victime injustement arrachée à la haute magistrature
qu'il avait toujours occupée avec une grande dignité
et un esprit de justice irréprochable.
Leudaste allait se trouver en présence d'un prélat
avec lequel l'entente lui était impossible. Depuis cinq
ans, Géorgius Florentius était évêque de Tours, sous le
nom de Grégoire qui lui avait été donné à son avène-
ment à l'épiscopat.
Issu d'une grande famille de l'Auvergne, Géorgius
Florentius, avant de prendre possession de son diocèse,
en avait conquis tous les suffrages, dans un voyage qu'il
LEUDASTE, COMTE DE TOURS 479
avait fait à Tours, quatre mois auparavant. Le tombeau
de saint Martin était alors, comme il l'est encore de nos
jours, l'objet d'une grande vénération et de nombreux
pèlerinages. Par sa piété, par son éloquence, par la
distinction de son esprit, le futur évêque avait, en s'y
agenouillant, trouvé de grandes sympathies-, aussi, quand
le siège métropolitain devint vacant, y fut-il appelé par
lèsvoix enthousiastes des clercs et des laïques du diocèse.
Cette élection avait été confirmée par le roi et les
évêques sufFragants. Depuis, la considération dont il
jouissait dès ce moment n'avait fait que s'accroître.
A cette époque de notre histoire, l'épiscopat ne pos-
sédait pas seulement l'autorité spirituelle, des droits
politiques considérables lui étaient attachés. Grégoire
en usa avec modération et fermeté. Pendant les guerres
qui mirent la ville de Tours aux mains de différents
maîtres, on le vit plus d'une fois exposer sa personne
pour sauver des horreurs du pillage le troupeau qui lui
était confié. La sainteté de son caractère en imposa
toujours aux vainqueurs, qui pourtant n'avaient encore
rien perdu de leurs habitudes barbares. Patricien, d'un
esprit cultivé et d'une nature élevée, sa personne formait
un grand contraste avec celle de l'ancien esclave dont
le titre de comte n'avait pu relever la bassesse ni
effacer le stigmate. C'était donc, d'un côté, avec une
répugnance facile à comprendre, de l'autre, avec le
sentiment de l'envie, que les relations allaient s'établir
entre les deux grands dignitaires de la ville de Tours.
Mais Grégoire savait allier la prudence aux autres
qualités qui le distinguaient. Dans l'intérêt de ses
diocésains, et pour qu'ils ne ressentissent pas le contre-
480 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
coup de la colère de Leudaste, il fît, pour Tadoucir,
violence à ses sentiments les plus intimes, et se montra
plein d'égards pour un homme qu'il méprisait au fond
du cœur.
Le diplôme d'investiture qui conférait de grands pou-
voirs à Leudaste nous est resté comme un monument
de mensonge, et comme la marque du peu de confiance
que devaient inspirer les formules offlcielles de cette
époque. Nous le reproduisons tel que nous le trouvons
dans les Récita des temps mérovingiens :
« S'il est des circonstances où la clémence royale fasse
éclater plus particulièrement sa perfection, c'est surtout
dans le choix qu'elle sait faire, entre tout le peuple,
de personnes sages et vigilantes. Il ne conviendrait pas
en effet que la dignité de juge fût confiée à quelqu'un
dont l'intégrité et la fermeté n'auraient pas été éprouvées
à l'avance. Or, nous trouvant bien informé de ta fidé-
lité et de ton mérite, nous t'avons commis l'office de
comte dans le canton de Tours, pour le posséder et en
exercer toutes les prérogatives, de telle sorte que tu
gardes envers notre gouvernement une foi entière et
inviolable ; que les hommes habitant dans la limite
de ta juridiction, soit Franks, soit Romains, soit de toute
autre nation quelconque, vivent dans la paix et le bon
ordre sous ton autorité et ton pouvoir; que tu les
diriges dans le droit chemin, selon leur loi et leur cou-
tume -, que tu (e montres le défenseur spécial des veuves
et des orphelins-, que les crimes des larrons et des autres
malfaiteurs soient sévèrement réprimés par toi ; enfin
que le peuple, trouvant sa vie bonne sous ton gouverne-
LEUDASTE, COMTE DE TOURS 481
ment, s'en réjouisse et se tienne en repos, et que ce qui
vient au fisc du produit de ta charge soit, chaque
année, par tes soins, exactement versé dans notre
trésor. »
De tous les larrons, le premier et le plus dangereux était
celui qui était chargé déjuger les autres. Pour commettre
ses exactions, la présence de Grégoire le gênant, il avait
bien résolu de le perdre ; mais, pour ne pas se compro-
mettre, il ne voulait y mettre ni trop d'ardeur, ni trop
de précipitation. Il eut donc recours à la dissimulation
et à la ruse. C'est ainsi qu'il se montra accommodant
avec le sénat et presque humble vis-à-vis de l'évêque.
Rien ne lui coûtait pour chercher à se concilier sa bien-
veillance. Les flatteries, les offres de service et jusqu'aux
serments sur le tombeau de saint Martin étaient les
moj'ens ordinaires que mettait en usage cet astucieux
hypocrite. Ce jeu dura jusqu'au jour où l'armée de
Théodebert aj^ant été anéantie, Hilpérich abandonna la
partie et s'enferma dans Tournai. Aussitôt après l'évé-
nement dont nous venons de parler, les habitants s'em-
pressèrent d'ouvrir de nouveau leurs portes à Sigebert,
et lui firent acte de soumission. Leudaste, sentant bien
qu'il ne pourrait pas gagner les bonnes grâces du roi de
Neustrie dont il avait combattu les troupes deux ans
auparavant, s'éloigna sans attendre davantage, et sans
l'intervention de l'évêque de Tours, ses biens eussent
été confisqués. Le comte se retira dans la Basse-Bre-
tagne qui jouissait alors d'une complète indépendance,
et dont les États offraient un asile inviolable aux mal-
faiteurs et aux proscrits des royaumes franks.
482 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
Depuis un an, Leudaste s'abandonnait aux passions
haineuses qui tourmentaient son âme et au dépit de son
impuissance, quand un événement inattendu vint le
tirer de sa retraite. Sigebert mourut assassiné, et
Hilpèrich reprit le gouvernement de la Neustrie. A cette
nouvelle qui le comble de joie, Leudaste n'attend pas à
être rétabli dans ses fonctions, il accourt et s'y installe
en toute hâte. Cette fois, dans la persuasion que sa
position est devenue inébranlable, il ne ménage rien
et donne l'essor à tous les mauvais sentiments que,
jusque-là, il n'avait comprimés qu'à grand'peine. Les
ennemis avec lesquels il s'était cru obligé de dissimuler
deviennent ses victimes, sans que personne puisse arrêter
sa vengeance. Entouré d'assassins dont les bons services
lui étaient acquis, il prend sur son siège une autorité
dictatoriale à laquelle l'esprit de justice ne préside
jamais. Loin de conserver la dignité du magistrat, il se
laisse aller à des accès de fureur et à des paroles outra-
geantes contre ceux de ses justiciables qui montrent
quelque esprit d'indépendance. Le scandale quelquefois
allait si loin que l'auditoire éclatait en murmures.
Alors il ne se contenait plus. Rugissant de colère, mena-
çant la foule du geste et de la voix, il faisait entendre
les invectives les plus grossières. Devant son tribunal
personne n'était respecté. Il semblait même qu'il prît
un malin plaisir à humilier le haut rang et la nais-
sance.
Les prêtres ainsi que les guerriers d'origine franke
qui., jusque-là, avaient joui de certaines immunités
étaient, plus que tous les autres, l'objet de ses mauvais
traitements. Ses procédés de nivellement social étaient.
LEUDASTE, COMTE DE TOURS 483
pour les premiers, les menottes, pour les seconds, les
coups de bâton.
Quelles que fassent sa puissance et son audace, il
n'avait pourtant pas osé attaquer de front un homme qu'il
haïssait d'autant plus que le respect et la considération
publique l'entouraient, tandis que lui n'y pouvait pas
prétendre. Malgré la terreur qu'inspirait son nom, il
comprenait bien que la force morale dont jouissait
l'évêque le mettait à l'abri de ses coups. Ce fut donc
aux machinations et à l'intrigue qu'il demanda des
armes pour s'en défaire. Sachant que Grégoire avait
conservé de bons souvenirs à la mémoire de Sigebert
et qu'il entretenait encore des relations amicales avec
des membres de sa famille, il espéra pouvoir exploiter,
au profit de sa vengeance, les sentiments de défiance que
ces relations avaient jetées dans l'esprit de Hilpérich. Il
s'étudia dès lors à donner une couleur criminelle aux
faits les plus innocents, à faire arriver aux oreilles du
roi, assez bien disposé pour y ajouter foi, le bruit de
trames et de complots imaginaires. Lui-même, tantôt
par des menées souterraines, tantôt par le déploiement
de forces militaires propres à faire croire qu'il avait
besoin de protéger sa vie menacée, s'efforçait de pousser
à bout l'évêque de Tours, dans l'espérance de le com-
promettre en faisant pénétrer dans son âme des accès
d'impatience qu'il lui serait impossible de réprimer
C'est ainsi que lorsque ses affaires l'appelaient à l'évê-
ché, il se présentait armé de pied en cap, comme si des
embûches dressées contre lui l'obligeaient à prendre
de grandes précautions.
A cette époque, la soif de l'or était telle, parmi les
484 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
grands, qu'ils la satisfaisaient souvent aux dépens de
leurs propres amis. Lorsque, en 576, Méroweg passa par
Tours, il enleva au comte ses trésors et tout ce qu'il
avait de précieux. Leudaste prétendit que cette spo-
liation n'avait eu lieu qu'à l'instigation de Grégoire,
et fît entendre contre ce prélat les propos les plus vio-
lents. Puis, par un retour soudain et inexplicable, il lui
en témoigna tousses regrets, lui affirmant par serment,
sans que pour cela ses sentiments fussent changés, que
dorénavant il serait son défenseur le plus fidèle. En
même temps qu'il lui donnait de telles assurances, il
s'abandonnait, pour refaire sa fortune, à tous les genres
d'exactions et de rapines.
Tant que sa personne seule avait été attaquée, Gré-
goire avait gardé le silence ; mais quand Leudaste en
vint à dépouiller ses amis, il n'hésita pas à s'opposer à
ses méfaits, et se montra aussi résolu en prenant leur
défense, qu'il avait paru indiffèrent lorsqu'il s'était agi
de repousser des attaques qui ne s'adressaient qu'à lui.
Les preuves des exactions du comte abondaient. Une
commission instituée par l'évêque, après avoir recueilli
celles qui étaient le plus irrécusables, partit secrètement
pour les mettre sous les yeux du roi. Dans une audience
qu'elle en obtint, la vérité devint si évidente pour le
Monarque, que sa confiance dans le comte de Tours se
changea en sentiments tout opposés et qu'il jura, sans
que les créatures de Leudaste pussent le faire revenir
sur sa décision, que, dans l'intérêt du peuple qu'il
ruinait, dans l'intérêt des fidèles dont il spoliait les
églises, l'administration de la justice ne lui serait pas
confiée plus longtemps. En conséquence, le roi Hilpérich
LEUDASTE, COMTE DE TOURS -185
fit accompagner la députation, à son retour, par son
conseiller Ansowald auquel il donna l'ordre de dépos-
séder Leudaste de sa charge et de la remettre en des
mains plus pures.
Ansowald s'acquitta fidèlement de sa mission. Après
avoir prononcé la déchéance de Leudaste, il laissa à
l'évêque et aux citoyens de la ville le soin de pourvoir
à son remplacement. Leur choix s'arrêta sur Eunomius
qui prit possession de son siège à la satisfaction générale.
Ce fut pour Leudaste un coup de foudre. Il en fut
d'autant plus attéré qu'il était loin de s'y attendre. Dans
son désespoir, il s'en prenait à tout le monde, à ses
amis qu'il accusait de l'avoir trahi, et, avant tous les
autres, à la reine Frédégonde sur laquelle il avait cru
pouvoir compter, ayant toujours été son instrument
complaisant et servile. De ce moment, il la considéra
comme une ennemie implacable, et l'accusa hautement
de mauvaise foi et de perfidie. Le sentiment de la ven-
geance et l'espoir d'un retour de la fortune lui faisant
perdre la tête, il résolut de renverser, du même coup, la
reine, toute-puissante qu'elle parût, et l'évêque de
Tours que jusque-là il n'avait osé attaquer en face.
Pour arriver à ses fins, il ne trouva rien de mieux que
d'éveiller la jalousie dans le cœur du roi, et de lui
présenter Grégoire comme le dénonciateur public des
désordres de la reine.
Leudaste avait sous la main un complice sur lequel
il pouvait compter en toute circonstance. De basse
naissance comme lui, Rikulf était un prêtre ambitieux
qui, se croyant appelé aux plus hautes destinées, ne
rêvait rien moins que la dignité épiscopale et considè-
486 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
rait la position que lui avait faite dans l'Église le
prédécesseur de Grégoire, beaucoup trop modeste pour
son haut mérite. Dans la pensée que la passion de
Hilpérich pouri'ait bien n'être pas éternelle, et que
Frèdégonde rentrerait un jour dans l'humble condition
d'où elle était sortie, pour rendre sa place à l'épouse
légitime, il avait tourné les yeux du côté de la reine
répudiée, et s'était mis au service de Glodowig, espérant
le voir un jour assis sur le trône qu'occupait son père.
Frèdégonde, dans l'intérêt de ses fils encore bien
jeunes — l'aîné n'avait guère que quinze ans — s'était
débarrassé des deux fils aînés de sa rivale, mais celui
qui restait l'inquiétait encore et lui portait ombrage.
La Cour était partagée entre deux partis, et, en dehors
de ceux que leur amitié ou leur reconnaissance
attachaient à une des factions, se trouvaient les esprits
flottants, les indécis, les calculateurs, sorte de gens qui,
ne songeant qu'à leur fortune, se tournent toujours du
côté qui leur paraît avoir le plus de chances de triompher.
Jusque-là, Leudaste avait été attaché à Frèdégonde
commeRikulf à Audowère, et par conséquent, entre ces
deux hommes, il n'y avait eu que les plus mauvais
rapports. Mais la fidélité de Leudaste n'ayant pu résister
aux épreuves qu'il avait traversées, il s'était abouché
avec Rikulf, son ennemi de la veille, dont il avait fait
son allié du lendemain. Les deux nouveaux amis
s'adjoignirent un sous-diacre également appelé Rikulf,
émissaire habile, ayant déjà joué un rôle important
auprès de Gonthram Rose, le roi des intrigants.
Tous trois tombèrent d'accord pour mettre à exécu-
tion le plan imaginé par Leudaste. Ils ne doutaient pas
LEUDASTE, COMTE DE TOURS 487
que la colère du roi serait terrible, et qu'elle aurait
pour effet la proscription de l'épouse infidèle et celle de
ses deux fils. Comme conséquence naturelle, il leur
paraissait évident que Glodowig allait revenir au pied
du trône, en attendant qu'il y montât, et que les faveurs
ne manqueraient pas à ceux qui l'auraient servi.
Chacun se fit sa part à l'avance. Leudaste, plus puissant
que jamais, redevenait comte de Tours, le prêtre
Rikulf était nommé évêque, et le sous-diacre de même
nom, archidiacre, en remplacement de Platon, un des
amis de Grégoire. Pour plus de sûreté, avant d'agir, ils
voulurent qu'un engagement formel de Glodowig leur
assurât les places qu'ils s'étaient distribuées. Le jeune
prince ne se fit pas prier. En présence d'un projet qui
flattait son ambition et son orgueil, il promit tout ce
que l'on voulut.
Il n'y avait pas de motif de différer plus longtemps la
mise à exécution des trames ourdies dans le silence et
les ténèbres. Rikulf promit d'ameuter contre Grégoire
les esprits ombrageux, ceux qui, animés d'un faux pa-
triotisme, n'admettaient pas qu'un prêtre étranger au
diocèse de Tours, pût en être l'évêque. Le sous-diacre,
pour être informé de tout, pour capter la confiance du
prélat et l'entraîner à quelque démarche compromet-
tante, se rapprocha de sa personne, en affectant le dé-
vouement d'un serviteur fidèle. Leudaste se chargea du
rôle le plus périlleux et le plus délicat ; il prit le che-
min de Soissons dans l'intention de dévoiler au roi
Hilpérich Tinconduite de la reine, et lui dire que l'évêque
Grégoire n'avait pas tenu la chose cachée.
Cette dernière accusation était une abominable ca-
488 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
lomnie. Grégoire était un saint évêque^ incapable de
flatter les puissants de la terre et de s'humilier devant
le vice triomphant, mais il n'avait rien de la fougue de
saint Jean Ghrysostome, qui, du haut de la chaire, atta-
quait Timpératrice Eudoxie, à laquelle on élevait des
statues, et se constituant le défenseur de la fille du
peuple, la nourrissait de ses charités. Il n'avait rien de la
véhémence du grand orateur chrétien, et, devant les
désordres de Frédégonde, son respect pour l'autorité lui
fermait la bouche. A ses yeux, le silence étant la seule
leçon des rois, il ne se croyait pas le droit d'aller plus,
loin, et restait dans les sentiments de réserve et de
discrétion qui lui étaient naturels.
Leudaste n'en accusa pas moins Grégoire d'une grande
intempérance de langue et de trahison. — Tant que
j'ai été comte de Tours, dit-il au roi, j'ai gardé le silence,
parce que je ne voulais pas, par une dénonciation, trou-
bler ton repos, et que je me croyais assez fort pour
déjouer les manœuvres d'un évêque qui conspire contre
son roi en cherchant à livrer la ville de Tours au fils
de Sigebert. Mais aujourd'hui qu'il t'a plu de me disgra-
cier, je veux, en sujet fidèle, te servir encore et t'ouvrir
les yeux sur des machinations ténébreuses et coupa-
bles. — Le roi ne le laissa pas achever, il lui déclara qu'il
n'était pas sa dupe et qu'il voyait bien à quel mobile il
obéissait en lui dénonçant un complot imaginaire.
Leudaste ne se déconcerta pas. Faisant usage de l'arme
terrible qu'il avait réservée pour le dernier coup : —
Grégoire, s'ècria-t-il, est plus coupable encore ; il dit
tout haut que la reine entretient des relations criminelles
avec l'évêque Berthram.
LEUDASTE, COMTE DE TOURS 489
En entendant une pareille accusation, le roi bondit
de colère. Blessé dans ses sentiments les plus chers, il
ne put se contenir, et, se précipitant sur Leudaste, il le
frappa du pied et du poing, et lui déchira le visage. Leu-
daste ne perdit rien de son calme et de son assurance.
Quand le roi eut repris un peu de sang-froid et qu'il
lui demanda quels témoins il pourrait produire à l'ap-
pui de sa dénonciation, sa réponse, préparée à l'avance,
ne se fit pas attendre. — Qu'on mette à la question
Galiénus et Platon, dit-il, et l'on saura la vérité. — En
parlant ainsi, il espérait que, ne pouvant résister aux
souffrances de la torture, l'ami de l'évêque et son
archidiacre diraient, pour s'y soustraire, tout ce que l'on
voudrait. — Hilpérich lui ayant demandé s'il ne pourrait
point produire d'autres témoins, Leudaste désigna
Rikulf, le sous-diacre, ajoutant qu'il n'était pas besoin
d'appliquer la torture à celui-là, la vérité devant sortir
de sa bouche à la première sommation.
Le roi ne voulut point de cette instruction judiciaire.
N'ayant pas sans doute une confiance entière dans Leu-
daste, il le fit mettre aux fers et ordonna l'arrestation
de Rikulf.
Ce fourbe consommé était parvenu à se faire bien
venir de son évêque dont il était le commensal. Quand
il pensa, au temps écoulé depuis le départ de Leudaste,
que le dénouement de l'intrigue approchait et qu'un
insuccès pouvait le compromettre, il songea à se mettre
à l'abri contre une éventualité menaçante. Il se jeta aux
pieds de Grégoire, et lui confessa qu'il avait commis
une grande imprudence en répétant les propos outra-
geants que Leudaste avait fait entendre à l'endroit de
490 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
la reine, propos qui pouvaient le faire arrêter lui-même
et le faire condamner à la peine capitale. II supplia
donc son èvêque de lui accorder un sauf-conduit, au
moyen duquel il pût trouver un asile à l'étranger.
Ce calcul était fort habile et véritablement machia-
vélique. En même temps queRikulfse mettait en sûreté,
il compromettait gravement Grégoire dont la conduite,
par l'intérêt qu'il allait paraître porter à un coupable,
devait nécessairement devenir suspecte.
L'évêque de Tours ne s'était encore douté de rien.
Les étranges paroles de Rikulf, la nature de sa confi-
dence, le retard qu'il avait mis à lui faire ses aveux,
éveillèrent des soupçons dans son âme et le mirent sur
ses gardes. Au lieu de céder aux supplications du sous-
diacre, il lui répondit : — « Si tu as manqué à tes
devoirs, que la faute en retombe sur ta tête. Je ne veux
point te donner un sauf-conduit jjour un autre royaume,
de peur de paraître ton complice aux yeux du roi *. »
Arrêté peu de jours après, Rikulf fut conduit à
Soissons. Dans l'interrogatoire qu'on lui fit subir,ilaffirma
avec un tel ton d'assurance ce qu'il avait avancé, à
savoir les propos insultants de Grégoire contre la reine,
propos tenus, jura-t-il, non seulement devant lui, mais
aussi en présence de Galliénus et de Platon, que Hil-
périch ajouta une foi entière à sa déposition. Il le main-
tint pourtant en état d'arrestation, puis, par une réso-
lution bien illogique, il relâcha Leudaste et lui donna
une mission toute de confiance : il le chargea de se
* Grés, de Tours, Hist. des Francs, lib. v.
LEUDASTE, COMTE DE TOURS 491
rendre à Tours, pour procéder à l'arrestation de Platon
et deGalliénus.
Pendant que ces choses se passaient à Soissons, le
peuple, assemblé dans l'église cathédrale de Tours, était
témoin des scènes les plus étranges. L'emprisonnement
du sous-diacre Rikulf n'avait en rien diminué la con-
fiance que son homonyme avait dans la réussite de ses
projets ambitieux. Croyant que le moment d'agir était
venu, il ne gardait plus aucun ménagement vis-à-vis de
Févêque qu'il avait tant flatté jusque-là. Passant des
plus basses adulations à des provocations inouïes, un
jour, il profita du moment de repos que l'usage accor-
dait aux officiants pendant la célébration du sacrifice de
la messe, pour narguer le prélat et lui dire, en présence
de la foule étonnée, qu'il était temps d'en finir avec les
Auvergnats usurpateurs et de les renvoyer dans leurs
montagnes. Grégoire, méprisant d'aussi grossières injures,
se contenta de répondre que tous les évêques de
Tours, cinq seulement exceptés, ayant été alliés de sa
famille, il ne pouvait pas être considéré comme unétran-
ger.Ge sang-froid et ce dédain irritèrent tellement Rikulf
que, ne se contenant plus, il adressa à son évêque les
plus grossières insultes. Devenu fou furieux, il allait
joindre le geste à la voix et frapper le prélat au visage,
quand ceux qui l'entouraient, indignés de tant d'audace,
se ruèrent sur lui et retinrent son bras.
Le lendemain, Leudaste arriva à Tours muni de pleins
pouvoirs pour l'arrestation de Platon et de Galiènus.
Il fit son entrée dans la ville sans aucun apparat, et
comme s'il y était appelé par ses aff"aires personnelles.
Cette conduite, si fort en opposition avec ses habitudes
492 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
fastueuses, n'inspira aucune défiance ; puis, quand il se
fut assuré que personne ne soupçonnait rien, et que les
deux prêtres qu'il avait Tordre de saisir étaient Iran-
quilles dans leur demeure, il s'y transporta avec une
escorte, se jeta sur eux et les chargea de chaînes. Dans
la crainte sans doute que cette arrestation ne soulevât
le peuple, il prit, avec ses prisonniers, un chemin
détourné pour sortir de la ville, faisant, sur sa route,
répandre le bruit qu'avant longtemps il serait également
procédé à une arrestation plus importante, ce qui vou-
lait dire que Févêque aurait bientôt le même sort.
Grégoire s'occupait paisiblement, dans son palais épis-
copal, des affaires du diocèse, quand la nouvelle de ce
qui venait d'arriver parvint à son oreille. Très vivement
affecté de l'arrestation inique de deux prêtres qu'il
aimait et qu'il estimait, il comprit, aux propos de Leu-
daste qui lui revinrent de tous les côtés, que lui-même ne
devait pas rester libre longtemps. Se jetant à genoux, il
eut recours à la prière, cette force du faible, et demanda
à Dieu sa protection contre les méchants. Puis, ouvrant
le livre des psaumes de David, ses yeux tombèrent sur
ce verset qui fut pour lui une consolation pour le présent
et un gage de tranquillité pour l'avenir : — « Il les fît
sortir pleins d'espérance, et ils ne craignirent point,
et leurs ennemis furent engloutis au fond de la mer *. »
Peu s'en fallut que l'événement ne donnât à ces
paroles une application immédiate. Monté, avec ses prison-
niers, sur une embarcation dont il prétendait diriger les
manœuvres, Leudaste, marin très inexpérimenté, fît si
* Augustin Thierry, Récits mérovingiens, cinq, récit.
LEUDASTE, COMTE DE TOURS 493
bien que l'avant sur lequel il s'était placé pour donner
ses ordres s'enfonça dans le fleuve et qu'il y fut préci-
pité. Il parvint pourtant à gagner la terre à la nage,
pendant que les prisonniers enchaînés, et par consé-
quent privés de la liberté de leurs mouvements, auraient
péri infailliblement, si l'arrière sur lequel ils se trou-
vaient n'avait pas été soutenu par un radeau. Aidés
d'une autre barque, ils finirent par s'en tirer sans
encombre. Cette expédition qui, au moment du départ,
avait failli avoir un dénouement si tragique, ne fut
pas suivie d'autres accidents. Le reste de la route se fit
paisiblement, et Leudaste, ne perdant pas un instant de
vue sa proie, arriva sain et sauf à Soissons.
Il s'était dit qu'il fallait profiter de la colère du roi
pour obtenir de lui la sentence la plus sévère, dans
l'espérance qu'une fois engagé dans la voie des rigueurs
inexorables, il n'en reviendrait pas. Il fit donc tous ses
efibrts, avant même que l'instruction à peine commencée
fût poursuivie, pour lui arracher une condamnation à
mort, qui devait être suivie d'une prompte exécution.
Mais Leudaste connaissait mal celui dont il voulait faire
l'instrument de sa vengeance. Comme chez toutes les
natures faibles, les grands emportements dans le cœur
de Hilpérich ne tardaient pas à être suivis d'un retour
à des sentiments tout opposés. Pendant l'absence de
Leudaste, avec la réflexion, le doute était venu assiéger
son âme. Il s'était demandé si la reine était bien cou-
pable, et aussi si Grégoire, qu'on lui avait dénoncé
pour en avoir mal parlé, avait bien tenu les propos
qu'on lui prêtait. D'ailleurs, comme il avait la prétention
d'être un criminaliste consommé, il donna ordre de
T. m 28
494 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
poursuivre la procédure commencée contre Platon et
Galliénus et de ne rien précipiter.
Frédègonde elle-même, si irritée qu'elle fût au fond,
dissimulait avec soin sa colère. Voulant, avant tout,
reconquérir la confiance du roi, elle affectait un grand
calme, disait avec assurance que sa réputation n'avait
qu'à gagner à ce que le jour se fît sur cette affaire, et
réclamait avec instance la continuation de l'enquête
commencée. Hilpèrich se trouva tellement ébranlé, et si
peu disposé à croire Rikulf sur parole, que pendant
qu'il continuait à le tenir dans les fers, il laissa une
demi-liberté aux deux amis de Grégoire, Platon et
Galliénus.
D'ailleurs, le grand coupable, en supposant qu'il le fût,
n'était pas sous sa main. L'èvêque Grégoire restait
toujours à la tête de son diocèse, et malgré un petit
nombre d'intrigants qui lui étaient hostiles, la con-
sidération publique lui servait de sauvegarde. Arrêter
un aussi grand personnage, sans y mettre plus de façon
qu'il n'aurait fait pour un simple clerc, c'était s'exposer
à la colère du peuple, c'était attirer sur sa tête bien des
orages. Au lieu d'employer la force qui pouvait tout
perdre, le roi se décida à recourir à la ruse. Avant de
procéder contre sa personne à un acte de rigueur, il
voulut gu'une démarche compromettante, faite par
l'èvêque lui-même, vînt le justifier, que sa fuite de Tours,
par exemple, ne laissât guère de doute sur sa culpabilité.
Le moyen auquel il s'arrêta fut longtemps et mûre-
ment médité. Le duc de Bérulf avait, dans ce moment,
le gouvernement de Tours, de Poitiers et de plusieurs
autres villes situées au sud de la Loire, villes que les
LEUDASTE, COMTE DE TOURS 495
armes du roi avaient récemment conquises. Il le fit
venir à Soissons et lui recommanda de se rendre à
Tours, sous le prétexte bien naturel d'en visiter les
fortifications. Une fois arrivé dans la place, il devait y
faire entrer des soldats, soUs le prétexte que, la ville
étant menacée par Tennemi, il fallait bien veiller à sa
garde ; mais en réalité pour mettre la main sur l'évêque,
à l'heure où il chercherait à s'évader. Ces premières
dispositions prises, le duc trouverait facilement, par des
moyens sur la nature desquels il ne devait pas se
montrer très scrupuleux, des gens complaisants, de
prétendus amis de Grégoire, qui viendraient le prévenir
du danger dont le courroux du roi le menaçait, et qui
lui conseilleraient de s'y soustraire en prenant la fuite.
C'est alors que les soldats l'arrêteraient, et que lui,
Hilpèrich, roi de Neustrie, en raison de circonstances en
apparence si graves, donnerait facilement à un acte de
prudence personnelle le caractère de la trahison.
Si les premières scènes du drame furent parfaitement
jouées, le dénouement fut tout autre que le roi l'avait
imaginé. Aux supplications qui lui étaient faites de se
mettre promptement en sûreté, le prélat opposa sa cons-
cience qui lui faisait un devoir de braver le danger, et,
fort de son innocence, il résolut de rester à son poste.
Impassible devant les attaques de la calomnie, il ne
voulut pas faire acte de faiblesse pour sauver sa vie
menacée.
^C'était bien moins d'accusations mensongères que
de la conduite, aussi digne que ferme, tenue par Grégoire
dans le synode devant lequel saint Prétextât avait été
condamné à l'exil, que Hilpèrich et Frédégonde voulaient
496 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
tirer vengeance. Ils ne pouvaient pas en effet lui par-
donner l'opposition qu'il leur avait faite dans cette
circonstance.
Les finesses de Hilpérich, pour le faire tomber dans le
piège qu'il lui avait tendu, ayant tourné à sa confusion, il
ne lui restait plus qu'à le traduire devant le synode, à
raison des propos que lui prêtaient Leudaste et ses com-
plices. Paris avait été le siège du synode qui, en 577,
avait jugé saint Prétextât ; Soissons fat choisi pour être
celui devant lequel G-régoire devait paraître. Au mois
d'août 580, tous les citoyens d'Australie reçurent des
lettres de convocation. L'évêque de Tours ne se fit pas
attendre, il fut un des premiers à répondre à l'appel.
Sa réputation des sainteté l'avait devancé : aussi,
quand il parut devant le peuple, portant sur son visage
toute la sérénité d'une âme pure et tranquille ; quand
on le vit visiter de préférence les lieux saints et se
prosterner devant le tombeau des martyrs, le respect
qu'il inspirait se traduisit en acclamations enthousiastes.
Dans les hautes classes, comme dans les rangs les plus
infimes de la société, il n'y eut qu'une voix pour pro-
clamer son innocence^ pour flétrir ses misérables
accusateurs. L'opinion publique lui devint si favorable,
que, s'il ne se fût pas soustrait aux transports de la
foule, il en aurait reçu une véritable ovation. Cependant
Rikulf conservait la même attitude et continuait ses
dépositions calomnieuses. En attendant la réunion du
synode, l'instruction se poursuivait, et chaque fois
qu'il allait au palais pour être interrogé, et qu'il en
revenait pour rentrer en prison, il levait audacieusement
LEUDASTE, COMTE DE TOURS 497
la tète, provoquant, par ses allures insolentes, les mur-
mures du peuple.
Il arriva, un jour, qu'à la vue de tant d'effronterie, un
ouvrier en bois dont l'histoire a gardé le nom, Modestus,
ne put pas se contenir et que, s'avançant de quelques
pas, il lui dit avec colère : — « Malheureux, qui
poursuis avec tant d'acharnement les machinations
que tu as ourdies contre ton évêque, tu devrais
garder le silence *. » — Ces mots avaient été prononcés
en langue latine, et les gardiens du prisonnier qui
appartenaient à la nation tudesque ne les avaient pas
compris. Rikulf leur en donna une traduction suivant
laquelle Modestus lui aurait conseillé de ne pas dire la
vérité. Les soldats, voyant dans cet honnête ouvrier un
ennemi delà reine, l'arrêtèrent malgré les protestations
d'une foule indignée, puis se rendirent auprès de Frédé-
gonde, pour lui faire connaître ce qui venait de se passer
et lui demander ses ordres. En entendant le récit qui
lui fut fait, Frédègonde eut un de ces emportements
qui lui étaient si habituels. Elle ordonna que le fouet
fût donné à Modestus, qu'on l'enchaînât et qu'il fût jeté
en prison. Modestus était un chrétien plein de foi et de
ferveur, prêt à subir le martyre sans murmurer. Mais,
espérant que Dieu, dans sa justice, viendrait briser ses
chaînes, il se jeta à genoux, invoquant le secours céleste
de toutes les forces de son âme. Pendant le sommeil de
ses gardiens, il tenta de se débarrasser de ses rudes
entraves ; soit que les attaches n'eussent pas été soli-
dement rivées, soit qu'une exaltation nerveuse eût
* Grég. de Tours, Ilist. des Francs.
T. III 28.
498 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
décuplé ses forces, il parvint à rompre ses fers et à
s'évader. Cette même nuit Grégoire veillait h l'église de
Saint-Médard. Sa surprise fut grande quand Modestus se
précipita à ses pieds et lui demanda sa bénédiction.
L'affaire fit grand bruit, tout le monde à Soissons cria
au miracle. Aux yeux de la foule, l'intervention divine
se manifestant d'une manière si éclatante en faveur d'un
des partisans de Grégoire, il ne pouvait rester aucun
doute sur son innocence. Il faut répéter que la considé-
ration attachée à son nom allait tous les jours en s'éten-
dant, que le respect qu'inspirait sa sainteté avait
rayonné au loin, et que plusieurs membres du synode,
avant même l'examen de son affaire, paraissaient parta-
ger les sentiments du public. Dans la crainte d'une
pression des masses, le roi ne voulut pas que la réunion
du synode eût lieu à Soissons, une maison de la villa
royale de Braine fut choisie pour le lieu des séances. Le
roi, sa famille et tous les évêques présents à Soissons
s'y transportèrent.
Le synode s'ouvrit par la lecture d'une longue pièce
de vers que le poète Fortunat, ce bel esprit chrétien
auquel sainte Radégonde faisait manger de si bonnes
confitures, lui avait adressée. Fortunat avait voulu célé-
brer dans la langue des dieux une assemblée qui
réunissait tant d esprits d'élite. Pas un mot d'ailleurs
en faveur de Grégoire dont pourtant il était l'ami. Le
dithyrambe étant uniquement consacré à la louange de
prélats éminents ne pouvait pas apparemment aborder
un autre sujet. Après avoir beaucoup admiré l'œuvre
poétique dont le bon goût était contestable, le synode
s'occupa de la question pour laquelle il avait été réuni.
LEUDASTE, COMTE DE TOURS 4-99
Grégoire rencontrait peu d'esprits hostiles, beaucoup
au contraire étaient prévenus en sa faveur.
Contrairement à ce qui s'était passé au moment du
jugement de saint Prétextât, le visage des guerriers
franks, loin de respirer la colère, s'était empreint d'une
douce bienveillance qui se répandait sur celui des
vassaux réunis en foule aux portes de la salle où siégeait
l'assemblée. Quant à la population gallo-romaine dont
on avait voulu éviter les manifestations, en transpor-
tant le synode à Braine, elle s'y trouvait nombreuse,
donnant à l'illustre accusé, par son attitude, les mar-
ques les plus éclatantes de sa sympathie. Seul le roi
Hilpérich, drapé dans sa dignité royale, affectait une
impartialité qui n'était pas dans son cœur.
En entrant, il salua les évêques et s'assit, après avoir
reçu leur bénédiction. La parole fut donnée à Berthram,
évêque de Bordeaux, qui, disait- on, savait mieux que
personne à quoi s'en tenir sur la fidélité conjugale de la
reine Frédégonde. Lorsqu'il eut achevé la lecture des
différentes pièces de la procédure, il se tourna du côlé
de l'évêque Grégoire, et lui demanda s'il était vrai qu'il
eût enveloppé la reine et lui dans les' mêmes outrages.
— « En vérité, je n'ai rien dit de semblable, répondit il;
on a pu m'en parler, je n'y ai ajouté aucune foi '. «
Le public n'attendait qu'une occasion pour faire
entendre sa voix. La réponse de Grégoire la lui fournit.
Malgré la présence du roi qui interdisait toute manifes-
tation de cette nature, des applaudissements prolongés
se firent entendre. Puis, chacun se mêlant aux débats.
* Grég. de Tours, Hist. des Francs.
500 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
des interruptions et des cris partirent de tous les
côtés. — « Pourquoi adresser de tels reproches à un
prêtre de Dieu ? pourquoi le roi donne-t-il suite à une
telle affaire ? est-ce que l'évêque dirait des choses sem-
blables, même d'un esclave ? O Dieu, notre Seigneur,
viens au secours de ton serviteur * ! » Devant ces accla-
mations que rien désormais ne pouvait contenir, le roi
resta maître de lui-même, et, prenant un faux semblant
d'indifférence, il éleva la voix assez haut pour être
entendu du dehors. — « Le crime imputé à la reine était
un opprobre pour moi, dit-il ; si vous pensez que des
témoins sur le fait imputé à l'évêque doivent être enten-
dus, ils sont là. Si vous croyez au contraire que cela
n'est pas nécessaire et que le témoignage de l'évêque
suffit, parlez, je suis prêt à en passer par ce que vous
aurez ordonné ^. »
Les évêques demandèrent que l'on entendît les témoins
à charge. Il ne s'en trouva qu'un seul, le sous- diacre
Rikulf. Platon et Galliénus persistèrent dans leurs
dénégations, et le roi n'osa pas proposer qu'on les sou-
mît à la question. Quanta Leudaste, voyant la tournure
que prenaient les choses, il ne s'était pas présenté et on
ne savait où le trouver. Seul Rikulf, poussant l'audace
jusqu'au cynisme, allait de nouveau faire entendre ses
calomnies, quand les membres du synode, qui voj-aient
dans la déposition d'un simple clerc contre son évêque
une atteinte portée à la dignité épiscopale, l'arrêtèrent.
Restait Tinterrogatoire de Grégoire. Le roi, à cet
* Grég. (le Tours, Ilist. des Francs.
2 Idem.
LEUDASTE, COMTE DE TOURS 501
égard, eut une singulière prétention. Il voulut, pour
qu'ony ajoutât foi, que l'évêque fît son serment à trois
reprises différentes, chaque fois devant un nouvel autel.
L'évêque et le synode souscrivirent à une exigence
aussi étrange. Après la prestation du serment et la
déposition de Grégoire, il ne restait plus au synode qu'à
rendre son jugement. Il rentra en séance, et le roi Hil-
périch ayant repris sa place, le président se leva et pro-
nonça cette sentence : — « 0 roi, Tévêque a accompli
ce qui lui était commandé. « — Et comme la juridiction
était formelle, qu'en pareil cas la pénalité qu'ils deman-
daient devait être appliquée aux accusateurs , il se
tourna vers Hilpérichet ajouta : — « Que nous reste-t-il
à faire, sinon à te priver de la communion, ainsi que
Berthram, l'accusateur d'un de ses frères* ? »
Ce fut un coup de foudre pour le malheureux roi.
Devant une pareille menace, il resta confondu et s'écria,
dans son désespoir : — « Mais je n'ai fait que répéter ce
qui m'a été dit. » — Les rôles étaient bien changés. Le
président, lui parlant cette fois comme à un accusé,
insista pour savoir de la bouche de qui émanaient tous
ces bruits. De Leudaste, — s'empressa de répondre le
triste monarque qu'effrayait la peine de l'excommuni-
cation.
Leudaste, comme nous venons de le dire, avait pris
ses précautions. Toutes les recherches que l'on fit pour
le trouver furent vaines, et le synode le condamna, par
contumace, à l'excommunication. Après avoir donnèlec-
* Gré;?, de Tours, Ilist. des Francs.
502 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
ture de ]a sentence, le président se leva et prononça
l'anathème formulé par l'Eglise *.
Pour le sous-diacre Rikulf, la sentence ne pouvait
pas être douteuse, la loi romaine étant précise à cet
égard. La peine capitale qu'entraînait le crime de lèse-
majesté imputé à Grégoire, fut donc prononcée contre
* « Par le jugement du Père, du Fils et du Saint-Esprit, en vertu de
la puissance accordée aux apôtres et aux successeurs des apôtres, de
lier et délier dans le ciel et sur la terre, tous ensemble, nous décré-
tons que Leudaste, semeur de scandales, accusateur de la reine, faux
dénonciateur d'un évêque, attendu qu'il s'est soustrait à l'audience
pour échapper à son jugement, sera désormais séparé du giron de la
sainte Mère-Eglise et exclu de la communion chrétienne, dans la vie
présente et dans la vie à venir. Que nul chrétien ne lui dise salut, et
ne lui donne le baiser, que nul prêtre ne célèbre pour lui la messe
et ne lui administre la sainte communion du corps et du sang de
Jésus-Christ, que personne ne lui fasse compagnie, ne le reçoive dans
sa maison, ne traite avec lui aucune affaire, ne boive, ne mange, ne
converse avec lui, à moins que ce ne soit pour l'engager à se repentir.
Qu'il soit maudit de Dieu le père qui a créé l'homme, qu'il soit maudit
de Dieu lefils quia souffert pour l'homme, qu'il soit maudit de l'Esprit-
Saint qui se répand sur nous au baptême: qu'il soit maudit de tous
les Saints qui, depuis le commencement du monde, ont trouvé grâce
devant Dieu. Qu'il soit maudit partout où il se trouvera, à la maison
et aux champs ; sur la grande route ou dans le sentier. Qu'il soit
maudit vivant et mourant, dans la veille et dans le sommeil, dans le
travail et dans le repos. Qu'il soit maudit dans toutes les forces et tous
les organes de son corps. Qu'il soit maudit dans toute la charpente de
ses membres, et que, du sommet de la tête à la plante des pieds, il n'y
ait pas sur lui la moindre place qui reste saine. Qu'il soit livré aux
supplices éternels avec Dathan et Abiron, et ceux qui ont dit au
Seigneur : Retire-toi de nous. Et de même que le feu s'éteint dans l'eau,
qu'ainsi la lumière s'éteigne pour jamais, à moins qu'il ne se repente
et qu'il vienne à donner satisfaction.»
Amen, que cela soit, que cela soit, qu'il soitanathéme. Amen, amen,
crièrent, à plusieurs reprises, tous les membres du Synode.
(Augustin Thierry, F« Récit des tenqjs inérovhigiens.)
LEUDASTE, COMTE DE TOURS 503
lui. L'exécution ne s'en serai t pas fait attendre longtemps ,
si Grégoire n'avait pas demandé au roi la grâce du con-
damné. Hilpérich, heureux de voir se terminer ainsi une
affaire dans laquelle la réputation de la reine n'avait
pas été épargnée, affaire dont il n'avait pas d'abord com-
pris toutes les conséquences, ne demanda pas mieux que
d'être agréable à Tévêque qui sortait de cette accusation
plus puissant qu'il n'avait jamais été. Il fit donc au
dénonciateur remise de la peine capitale. Mais il
voulut qu'il fût soumis à la question, employant cette
rigueur, non comme un châtiment, mais comme un acte
de pi'océdure.
Frédégonde, au moment de la réunion du synode, avait
passé par de cruelles angoisses. Si, au sein de cette
assemblée, les terribles accusations qu'elle redoutait
ne s'étaient pas produites ; si, à cet égard, elle devait
éprouver un grand soulagement, tigresse altérée de
sang, elle ne voyait pas sans peine un dénouement plein
de mansuétude et d'indulgence. Puisque tout devait se
terminer par une simple torture^ au moins voulut-elle
qu'on l'appliquât avec un raffinement de cruauté. Elle
fut servie à souhait par les fidèles serviteurs du palais. —
« Aucun objet matériel, aucun métal ne pourrait
résister à tous les coups que supporta ce malheureux.
Depuis la troisième heure du jour, il resta suspendu à
un arbre, les mains attachées derrière le dos ; détaché
à la neuvième, il était étendu sur une roue, et frappé
à coups de bâton, de verges, de courroies mises en
double, et non par une ou deux personnes, mais tous
ceux qui pouvaient approcher de ses misérables
membres étaient pour lui autant de bourreaux. «
504 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
(Grég. de Tours, Histoire des F7'ancs,lî\. V, p. 3o9.
Traduction de MM. Guadet et Taranne.)
Les tourments de la torture arrachèrent à Rikulf des
aveux complets. Il raconta comment et à quelle fin le
complot avait été ourdi ; il avoua que les conspirateurs
avaient eu pour but la disgrâce de la reine, celle de ses
deux fils el le retour du fils d'Audowère à la cour ; il
déclara enfin qu'en agissant comme ils l'avaient fait, ils
avaient l'espérance, pour Leudaste^ du titre et des
privilèges de duc ; pour le prêtre Rikulf, de l'évêchè de
Tours ; pour lui-même, de la charge d'archidiacre de ce
diocèse. Frédègonde garda le silence, mais, quoiqu'il ne
fût pas directement incriminé par Rikulf, de ce jour,
elle inscrivit le nom du jeune Glodowig sur le livre de
ses vengeances.
Pendant que Grégoire sortait victorieux du synode de
Braine, le prêtre Rikulf triomphait à Tours. Ne doutant
pas du succès des intrigues auxquelles il avait pris
une si grande part, il n'avait pas attendu que la nouvelle
de l'événement, dont l'issue ne lui paraissait pas douteuse
fût arrivée jusqu'à lui, pour s'installer au palais épisco-
pal, en qualité d'évêque et s'en attribuer les pouvoirs.
Dans son omnipotence, il avait été jusqu'à disposer des
biens de l'Église métropolitaine, en faveur de ses amis.
Aux uns, il avait fait des cadeaux d'argenterie et de
meubles précieux -, aux autres, il avait donné des prés et
des vignes. Quant à ceux des membres du clergé dont il
ne croyait pas avoir besoin, ou qu'il pensait lui être
hostiles, il les traitait de la façon la plus brutale, ne leur
ménageant ni les injures ni les coups, les frappant
même quelquefois de sa propre main. Infatué de sa
LEUDASTE, COMTE DE TOURS 505
puissance, il se vantait d'avoir, par son esprit, purgé la
ville de Tours des gens venus d'Auvergne qui infestaient
ses murs. S'il se trouvait, parmi ses familiers, quelques
esprits prudents qui, avant de faire tant d'éclat, auraient
voulu attendre la décision du synode, il leur disait
qu'il était trop prudent lui-même pour ne pas agir en
parfaite connaissance de cause.
Voilà ce qui se passait à Tours, au grand scandale de
toute la partie honnête de la population, quand Grégoire
y reparut. Les décisions du synode ne Tavaient pas
devancé, aussi lorsqu'il les fît connaître, des cris de joie
s'échappèrent de toutes les poitrines. Obligé d'évacuer
le palais épiscopal pour le laisser à son légitime pos-
sesseur, Rikulf se refusa à une formalité de préséance à
laquelle tout membre du clergé était obligé, il n'alla
pas saluer son évêque. Prenant des airs ridicules de
supériorité, il affecta d'abord de garder un dédaigneux
silence, puis, la rage débordant de son cœur, il fît enten-
dre des propos furieux, et, dans sa frénésie, n'eut à la
bouche que des menaces de mort.
L'évêque Grégoire était trop calme et trop prudent
pour recourir à la force contre un pareil insensé. Il ne
voulut pas sortir des voies légales, et appela les sufFra-
gants de la métropole à un synode provincial auquel
il voulut que le règlement de cette affaire fût confié.
Rikulf trouva, devant cette assemblée, le châtiment qu'il
avait si bien mérité. Le synode le condamna, pour cause
de rébellion à son évêque et de troubles de l'État, à
être enfermé dans un monastère dont, plus tard, il
parvint à s'échapper.
Grégoire de Tours assure que Félix, évêque de Nantes,
T. ni ' 29
506 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
qui n'avait pas été étranger à toute cette intrigue, ne
se contenta pas de favoriser l'évasion de Rikulf, qu'il
accueillit même dans son diocèse cet homme vraiment
exècraUe *.
* En ce temps, Félix, évêque de Nantes, m'adressa des lettres
outrageantes; il allait jusqu'à m'écrire que mon frère avait été tué
parce que, ambitieux de l'épiscopat, il avait tué son évêque. Son
motif pour m'écrire de pareilles choses, c'est qu'il avait désiré une
terre de mon diocèse, et comme je la lui refusais, il vomit contre moi,
dans sa fureur, mille outrages, ainsi que je viens de le dire. Je lui
répondis un jour : «( Souviens-toi de la parole du prophète : Malheur
à ceux qui ajoutent maison à maison et joignent un champ à un
champ I Seront-ils les seuls habitants de la terre ? Oh ! si
Marseille t'avait eu pour évêque ! ses vaisseaux t'auraient apporté
non de l'huile ou d'autres êpices, mais seulement du papier pour que
tu puisses plus à l'aise écrire contre la réputation des gens de bien ;
mais le manque de papier met des bornes à ton bavardage. » Il était
d'une avidité et d'une jactance extrême. Mais je m'arrête pour ne pas
lui ressembler.
Grégoire de Tours, Histoire des Francs,
livre 5. Traduction de MM. Guadet
et Taranne.
A mon retour, il (Rikulf) continua de me regarder avec surprise et
ne vint pas me saluer comme les autres citoyens ; et comme il
menaçait encore plus haut de me tuer, j'ordonnais, d'après l'avis des
évêques de ma province, qu'il fût gardé dans un monastère. Il y était
étroitement renfermé ; mais, grâce à l'intercession de certains envoyés
de l'évêque Félix, qui avait été un des instigateurs de l'affaire
précédente, et à leurs parjures pour circonvenir l'abbé, il parvint
à s'échapper, et se retira auprès de Félix, qui accueillit avec empres-
sement un homme vraiment exécrable.
Idem, livre 5.
Grégoire de Tours, justifié de cette horrible accusation, eut, par la
suite, une affaire avec Félix, évêque de Nantes, son suffragant. Celui-ci
n'avait tiré le second ecclésiastique (Rikulf) de la prison claustrale
que pour mortifier Grégoire, dont il était devenu l'ennemi. Voici
quelle en fut l'occasion : « Félix, dit l'évêque de Tours, dont l'orgueil
LEUbASTE, COMTE DE TOURS 507
Passons sans nous arrêter davantage sur les divisions
qui malheureusement éclatèrent entre deux des plus
grands prélats du sixième siècle, et reconnaissons en
gémissant que nul, parmi les plus saints, ne peut sous-
traire entièrement son âme à la violence des passions.
Pendant que Rikulf trouvait un asile inespéré, Leu-
daste, errant à l'aventure, n'avait pas une heure de repos.
La loi ne permettant pas à ceux qui l'auraient pris
en pitié de lui offrir un abri et même de lui donner une
bouchée de pain, toutes les maisons lui avaient été fer-
mées. Il avait quitté Braine pour venir à Paris chercher
un refuge dans la basilique de Saint-Pierre, mais cette
église qui ouvrait ses portes aux criminels ordinaires,
les fermait à ceux qui étaient frappés d'anathème. Il
allait se décider à implorer la commisération d'un ami,
quand un nouveau malheur lui fit prendre une autre
et la cupidité étaient extrêmes, avait voulu s'approprier une terre de
mon église ; je m'y opposai. Mon opposition l'irrita si fort, qu'il vomit
contre moi cent paroles injurieuses ; il m'écrivit une lettre pleine
d'invectives; il me rappelait le nom de mon frère ; il disait qu'il avait
été tué pour le punir du meurtre qu'il avait commis dans la personne
d'un évêque dont il ambitionnait la place.
c< Je lui répondis qu'il devait savoir que ceux qui joignent
champ à champ, maison à maison, comme si la terre était à eux seuls,
sont menacés par le prophète ; que s'il eût été évêque de Marseille,
on n'aurait vu décharger au port de la ville que des vaisseaux chargés
de papyrus ; que peut-être en aurait-il eu assez pour faire ses
libelles diffamatoires; qu'il n'avait mis fin au sien que parce que le
papier lui avait manqué. » Si les libelles dont l'évêque de Tours se
plaignait, étaient du même style que la réponse, on peut pardonner à
Grégoire l'aigreur qu'il y fit paraître.
Vie de saint Grégoire, évêque de Tours,
par Levesque delà Ravalière.
508 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
résolution. La mort de son fils, survenue dans ce mo-
ment, le plongea dans une profonde douleur, et, pour se
rapprocher de sa famille, il se décida à revenir à Tours,
bravant le danger auquel l'exposait ce retour et faisant
peu de cas de sa sûreté personnelle. Caché sous un
déguisement, il parvint, sans être reconnu, à pénétrer
dans la maison conjugale, et put, avec son épouse, se
livrer à toute son affliction de père. Bientôt cependant
les intérêts matériels reprenant la première place dans
son cœur, il fit ample provision des richesses qu'il devait
à ses exactions et les mit en lieu sûr.
Chez les Germains, les lois de l'hospitalité étaient
sacrées ; nul, pour quelque cause que ce fût, n'avait le
droit dé s'y soustraire. Elles étaient une obligation dans
le cas même où l'Église élevait la voix contre ceux qui
en réclamaient le bénéfice. Leudaste ayant conservé,
dans le pays de Bourges, des amis d'origine germanique,
songea à leur confier tout ce qu'il avait pu sauver de
Tours, avant que la sentence d'excommunication dont il
était atteint eût été promulguée. Quand les messagers
royaux chargés de la mettre à exécution arrivèrent,
Leudaste et sa fortune voyageaient d'un autre côté. Sa
femme seule tomba entre leurs mains. Ils l'emmenèrent
à Soissons, d'où, par ordre du roi, elle fut exilée à
Tournai.
L'ancien comte de Tours ne perdait pas de vue les four-
gons qui portaient ses richesses. En les accompagnant,
il parvint sur les terres du roi Gonthram où toute pour-
suite contre sa personne était interdite. Il touchait à
l'asile qu'il devait trouver, quand alléchés à la vue de ses
bagages, les habitants du pays, le juge du canton en tête,
LEUDASTE, COMTE DE TOURS 509
se ruèrent sur ceux qui les conduisaient et s'en
emparèrent, ne laissant à Leudaste que les Yêtements
qu'il avait sur le corps, et lui ordonnant, sous peine de
mort, de quitter les lieux à l'instant même. Dans cette
extrémité, Leudaste prit conseil du désespoir. Pour
reprendre ce qui lui avait été enlevé, il revint sur ses
pas, et, quand il eut mis le pied sur les États du roi
Hilpérich, il organisa son plan d'attaque. Dans ce temps
de barbarie, l'appât du pillage entraînait toutes les classes
de la société. Leudaste eut bientôt sous la main une
troupe nombreuse à laquelle il promit une large récom-
pense, si elle voulait s'engager avec lui dans une
expédition qui en valait la peine. Ceux qui la composaient
ne se le firent pas dire deux fois, ils acceptèrent sa
proposition avec empressement et se mirent en marche,
l'ayant à leur tête. Parvenu à son point de départ,
Leudaste s'abattit sur la maison où il avait vu emmaga-
siner les objets qui lui avaient été enlevés et parvint à
les reprendre, après avoir mis en fuite les brigands dont
un des chefs perdit la vie.
Il tint sa promesse et ses compagnons n'eurent pas à
se plaindre de sa générosité. En échange de ses largesses,
ils lui promirent, au premier appel, le concours le plus
empressé et un dévouement sans bornes.
Cet événement rendit à Leudaste toute sa confiance.
Se croyant une puissance avec laquelle il faudrait
désormais compter, il revint fièrement, et la tête levée,
faire sa résidence dans les environs de Tours. Bérulf en
ayant été informé, répondit à cette bravade en envoyant
un piquet de soldats pour s'assurer de sa personne.
Leudaste ne parvint à leur échapper que par une fuite
T. III 29.
510 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
précipitée qui l'obligea d'abandonner tout ce qu'il
possédait. Le voilà donc encore une fois réduit au plus
profond dénuement ! Pendant que le fisc, après en avoir
fait l'inventaire, dirigeait vers Tours ses richesses tant
de fois prises et reprises, Leudaste prenait le chemin de
Poitiers où il espérait trouver un asile dans la basilique
de Saint-Hilaire.
Nous venons de dire que sa position d'excommunié ne
le mettait nulle part à l'abri des poursuites. Cependant,
soit que l'église de Poitiers, sous l'influence d'une
femme vénérée dont le monastère était dans le voisinage
de Saint-Hilaire, fût moins sévère, soit qu'elle prît en
considération l'origine poitevine du proscrit, elle ne fut
pas inexorable, et l'accueillit comme elle aurait fait d'un
condamné ordinaire. Leudaste en abusa étrangement.
Ne pouvant, avec ses propres ressources, satisfaire ses
appétits sensuels et ses goûts de dépense, il ne trouva
rien de mieux que d'organiser une bande de brigands
choisis parmi les plus abjects de ses compagnons. Avec
eux, il détroussait les voyageurs, pillait les maisons et
trouvait, dans la basilique de Saint-Hilaire, un lieu sûr
pour y mettre son butin et y abriter sa personne.
Rentrée dans le saint temple, la bande se livrait au
jeu de dés, buvait, mangeait, s'abandonnait à tous les
excès. Grégoire de Tours aseure que l'église devint une
maison d'orgies, un lupanar de prostituées.
Les choses en vinrent au point que Leudaste reçut
l'ordre de quitter, pour n'y rentrer jamais, l'asile qu'il
avait profané.
Il se retourna alors vers ses amis du Berry chez
lesquels, contrairement aux lois de l'Église, il reçut
LEUDASTE, COMTE DE TOURS 611
l'hospitalité. Ils lui restèrent fidèles en effet et lui firent
bon accueil. La vie douce et tranquille qu'on y menait
ne pouvait convenir à une telle nature. Il lui fut
impossible de rompre longtemps avec ses goûts et ses
habitudes et il revint à son métier d'aventurier et de
vagabond. Pendant ce temps-là, comme la justice antique,
la vengeance de Frédégonde marchait d'un pied boiteux,
mais d'un pas sûr.
Leudaste ne s'en occupait guère. A la cour du roi
Hilpérich, il comptait encore quelques partisans parmi
les guerriers de la race franque dont les mœurs ressem-
blaient si bien aux siennes. Grâce à leur appui, grâce à
celui de quelques évêques du synode de Braine, il obtint
un édit royal, aux termes duquel il était autorisé à
revenir, avec sa femme, à son ancien domicile et à rentrer
dans la possession de ses biens. Il reparut à Tours avec
ses allures arrogantes d'autrefois. Les évêques, la reine
elle-même qui dissimulait ses projets de vengeance,
avaient travaillé à le relever de sa sentence d'excom-
munication. Un manifeste revêtu de la signature d'un
grand nombre de prélats, auquel manquait cependant
celle de l'évêque de Tours, lui rendait la paix de l'Église
et l'admettait dans la communion chrétienne.
Quelle ne fut pas la surprise de G-régoire, lorsqu'il
vit son ennemi le plus acharné reparaître, non pas
honteusement et comme le condamné qui demande grâce
et pardon, mais muni d'un acte qui lui rendait sa liberté
et lui accordait une sorte de réhabilitation. Elle devint
bien plus grande encore, quand un messager, envoyé par
Leudaste, lui demanda d'apposer sa signature à côté de
T. III 30
512 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
celle des autres évêques, pour la levée de l'excom-
munication dont il avait été frappé.
Ne comprenant rien à ce qui se passait, Grégoire se
demanda s'il n'y avait point dans tout cela une ma-
nœuvre dirigée contre lui, et, avec cet esprit de prudence
dont il ne se départait jamais, il voulut savoir de l'en-
voyé, si la reine y avait donné son assentiment. Sur sa
réponse négative, l'évêque répondit qu'il attendrait les
ordres de la cour avant de prendre une détermination.
Il écrivit en effet à la reine, pour connaître ses disposi-
tions. Frédégonde répondit qu'en ne s'opposant pas au
retour de Leudaste dans la ville de Tours, elle avait
obéi à une sorte de pression exercée sur elle, mais
qu'elle priait Grégoire d'attendre pour lui accorder sa
paix et lui donner les eulogies. On appelait eulogies le
pain bénit qu'à la fin de la messe, le prêtre distribuait
aux fidèles, distribution à laquelle les excommuniés ne
pouvaient prendre part.
Grégoire connaissait trop bien Frédégonde pour ne la
pas comprendre à demi-mot. Sa restriction et ses
réserves ne lui laissèrent aucun doute sur ses intentions.
Elles furent pour lui aussi claires que si elles avaient
été complètement explicites. Quoiqu'il eût les griefs les
mieux fondés contre Leudaste, quoique l'ancien comte
de Tours eût longtemps travaillé à sa perte, il se prit
d'une grande compassion pour ce misérable. La bonté
de son cœur lui faisant oublier tout le passé, il se mit
en communication avec le beau-père de son ennemi, et,
lui montrant le billet de la reine, il lui fit comprendre
que son gendre ayant tout à redouter de sa colère, devait
se tenir sur ses gardes,jusqu'à ce qu'il fût complètement
LEUDASTE, COMTE DE TOURS 513
édifié sur les intentions de Frédégonde, intentions qui,
pour lui, n'étaient guère douteuses.
Leudaste, jugeant par ses propres sentiments de ceux
de son évêque, ne voulut jamais croire que le conseil
qui lui était donné fût inspiré par un sentiment de pitié ;
il se dit que c'était une ruse de guerre et un piège que
lui tendait un homme qui voulait son éloignement. Au
lieu donc de se tenir à l'écart, il résolut de se présenter
hardiment à la cour.
Dans ce moment, le roi Hilpérich faisait le siège de
Melun, Leudaste partit de Tours pour se rendre devant
cette ville.
Les leudes, ses anciens compagnons d'armes, de jeu
et de débauche, le reçurent de leur mieux ; mais lors-
qu'il voulut obtenir une audience du roi, il rencontra
des difficultés auxquelles il était loin de s'attendre.
Hilpérich oubliait facilement les injures, et sa colère
contre Leudaste eût certainement cédé aux prières de
ses amis, si son âme n'eût pas été entièrement maîtrisée
par une femme qui avait tout empire sur lui. Dominé
par Frédégonde, il ne voulait à aucun prix blesser celle
dont il était l'esclave. Aussi, dans la crainte de lui
déplaire, resta- t-il sourd aux sollicitations des chefs et
des grands seigneurs. Leudaste voyant que cette voie
lui était fermée, travailla à s'en ouvrir une autre. Ce
qu'il n'avait pu obtenir par la faveur des courtisans, il
pensa que, la multitude étant aussi une puissance, il
pourrait l'obtenir avec l'appui des masses.
On le vit donc courir après la popularité, usant de
toute sorte de moyens pour se faire un parti dans les
derniers rangs de l'armée. Le succès combla ses espé-
T. III 30.
514 BIOGRAPHIES VENDKENNES
rances. Un jour que le roi passait la revue de son armée,
des cris partirent de tous les rangs, et des voix nom-
breuses demandèrent, sur un ton impératif, qu'il fût fait
droit à la requête de Leudaste. Les demandes venant de
bandes dont on n'était pas bien sûr, furent d'un grand
effet sur l'esprit de Hilpérich qui parut les accueillir de
bonne grâce. Leudaste se jeta alors à ses genoux, im-
plorant son pardon pour les fautes dont il avait pu se
rendre coupable, et lui jurant qu'à l'avenir, il n'aurait
pas de serviteur plus fidèle et plus dévoué. Le roi le fit
relever, lui assura que, de sa part, tout était oublié,
mais qu'il devait se conduire avec une grande prudence,
jusqu'à ce que la reine justement offensée eût consenti
à l'admettre auprès d'elle. Pour arriver à cette fin
désirable, il lui promettait d'ailleurs son intervention
d'époux et de roi.
Sur ces entrefaites, le roi Gonthram avait levé des
troupes pour marcher au secours de Melun. A la suite
d'une sanglante bataille dans laquelle son armée fut
taillée en pièces, Hilpérich se vit obligé d'abandonner ses
projets de conquête et de conclure la paix. Aux termes
du traité, les deux souverains s'obligeaient à rentrer
dans leurs Etats respectifs, sans qu'à l'avenir, il y eût
de part et d'autre aucune tentative d'agrandissement
aux dépens des parties contractantes. Hilpérich se retira
à Paris avec ses troupes, Leudaste l'y suivit.
L'ancien comte de Tours allait se trouver en pré-
sence de la femme qu'il avait si cruellement outragée.
Le temps n'avait point calmé son courroux, et elle atten-
dait avec impatience l'heure de la vengeance. Avec la
légèreté qu'il apportait dans tous les actes de sa vie,
LEUDASTE, COMTE DE TOURS 615
Leudaste s'était dit que la reine ne pourrait pas lui
refuser un pardon que le roi lui avait accordé, et au
jieu d'éviter saprésence,illa recherchait avec empresse-
ment. Un jour qu'avec le roi elle entendait la messe
dans la cathédrale, l'excommunié de Braine se présente
à l'église, fend la foule qui s'ouvre devant lui, et vient se
jeter aux pieds de Frédégonde, la priant de faire comme
le roi, de lui pardonner le passé.
A la vue d'un homme qu'elle haïssait si profondément,
Frédégonde se crut bravée jusque dans sa majesté royale.
Des pleurs de colère inondèrent son visage, et, jetant
un regard de dédain sur le roi qui ne manifestait aucun
élonnement de cette scène : — « Puisque je n'ai plus
de fils, s'écria-t-elle, qui puisse punir les crimes com-
mis contre ma personne, c'est à toi, Seigneur Jésus, que
je m'en remets de ma vengeance *. »
Ne comptant pas trop cependant qu'à son invocation,
la colère céleste répondît à la sienne, et pensant qu'il
ne fallait pas négliger les moyens humains, après ce
premier mouvement de dépit, elle se tourna vers le roi,
se précipita à ses pieds, et, avec l'accent de la plus vive
douleur, fit entendre cette plainte : — « Malheur à moi,
qui ne peux rien contre mon ennemi que j'ai devant les
yeux *. » — Hilpérich ne résista pas plus aux larmes
de son épouse qu'il ne résistait à ses caresses. Se repro-
chant d'avoir laissé impunis les outrages que Leudaste
avait faits à celle qu'il aimait, il ordonna qu'il fût chassé
de l'église, bien décidé à ne plus le couvrir de sa pro-
* Grég. (le Tours, Histoire des Francs.
' Grég. de Tours, Histoire des Francs.
516 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
tection. Ce fut un grand tumulte quand les gardes mirent
à exécution l'ordre qu'ils venaient de recevoir. La
cérémonie religieuse, profondément troublée, s'acheva
au milieu des exclamations de la foule.
Les gardes s'étaient bornés à expulser Leudas te, sans
procéder à son arrestation. Encore plus que les anciens le
conseillaient en présence de la peste, il eût dû mettre en
pratique cette maxime : Fuge cito, fuge diu, fuge longe.
Il n'en fit rien. S'imaginant que ce courroux de la reine
se calmerait sous une pluie d'or, ou devant l'offre d'un
cadeau précieux, il se décida à faire précéder d'un riche
présent la nouvelle requête qu'il se proposait de lui
présenter. Loin donc de suivre le conseil que lui dictait
la prudence la plus vulgaire, il ne voulut pas quitter
Paris, et, dans l'intention que nous venons de dire, il
se mit à la recherche de pièces d'orfèvrerie rares et de
draperies splendides.
A la porte de la cathédrale se trouvait précisément
ce qu'il cherchait. Une place, que le commerce et l'in-
dustrie avaient couverte de leurs produits, touchait à
l'église. Elle offrait aux regards du public les curiosités
dont Leudaste était en quête ; aussi se mit- il à visiter
toutes les boutiques, marchandant les plus belles étoffes,
faisant mettre de côté celles qu'il trouvait de son goût,
parlant de son opulence avec sa vantardise habituelle,
faisant parade de ses titres et qualités.
Cependant la messe était finie, et le roi, accompagné
de la reine, regagnait sa demeure en traversant la place.
Sur leur passage, s'écartait la foule respectueuse.
Quant à Leudaste, il ne s'en inquiétait pas autrement et
continuait à débattre avec les marchands le prix des
LEUDASTE, COMTE DE TOURS 517
objets qu'il voulait acheter, ni plus ni moins que s'il
eût été en présence de simples particuliers. Tant
d'audace vint ajouter encore à la fureur de Frédégonde.
Elle dissimula pourtant, dans la crainte que Leudaste
en fût informé et qu'il cherchât à se soustraire au
châtiment qui l'attendait. Mais à peine rentrée, elle fit
venir ses gardes, leur ordonna de se saisir immédiate-
ment de l'insolent qui semblait la braver, et de le lui
amener garrotté.
L'exécution de cet ordre ne se fit pas attendre. Afin
qu'il ne pût pas leur échapper, les gardes s'entendirent
pour lui couper la retraite. Ils cachèrent leurs armes
derrière un pilier qui se trouvait non loin de là, les
ayant toujours sous la main et prêts à les saisir s'il en
était besoin. Cependant, l'un d'eux, dans son empresse-
ment, n'attendit pas pour agir que chacun fût à son
poste ; il se précipita sur Leudaste avant que les autres
l'eussent complètement cerné. Comprenant enfin le
danger, Leudaste qui était aussi brave que téméraire,
tira son épée, et, à son tour, attaqua son agresseur. Les
gardes coururent alors prendre leurs armes, et, revenus
en grand nombre, fondirent sur Leudaste qui se défen-
dait vaillamment. La partie était .trop inégale pour que
la lutte se prolongeât longtemps. Grièvement blessé à la
tête, Leudaste cependant se fit jour à travers les
assaillants, et parvint jusqu'à un pont de l'autre côté
duquel se trouvait une des portes de la ville. Malheu-
sement pour le fuyard, ce pont était en bois, et par sa
vétusté n'offrait pas un point d'appui bien solide.
Gomme Leudaste le traversait d'un pas précipité, un de
ses pieds s'enfonça entre deux poutres, et, jeté à la
518 BIOGRAPHIES VENDÉENNES
renverse par cet accident, l'infortuné se brisa la jambe.
Dès lors, il fut facile aux soldats de s'en emparer. Ils lui
attachèrent les mains derrière le dos, le jetèrent sur un
cheval et le conduisirent en prison, ne pouvant le
présenter à la reine dans l'état où il se trouvait.
En apprenant cette bonne nouvelle, le roi s'ingénia
du genre du supplice qui pourrait être le plus agréable
à Frédégonde, très disposé qu'il était, si elle lui en
faisait la demande, à lui servir sur un plat d'argent la tête
de son insulteur, comme il avait été fait de la tête de
saint Jean à Hérodiade. Après y avoir songé longtemps,
il s'arrêta à la pensée que rien ne pourrait lui plaire
davantage que de savourer plus longuement sa
vengeance. Au lieu donc d'appeler le bourreau, Hilpérich
fit venir des médecins et les chargea de prolonger une
existence dont la reine avait besoin, pour l'application
de tous les tourments que son imagination avait rêvés.
La médecine n'y put rien. Bien qu'il eût été trans-
porté de sa prison dans une villa royale où il trouvait
une bonne hygiène et des soins habiles, la fracture était
tellement grave que la gangrène se manifesta dans la
déchirure des chairs, et, de là, s'étendit à toute la
jambe. Informée que son état était désespéré, et qu'il ne
tarderait pas à succomber à sa blessure, Frédégonde ne
voulut pas que la mort s'en emparât sans qu'il fût
soumis à de nouvelles souffrances. Au lieu du lit où il
reposait doucement, Leudaste fut étendu sur le pavé, la
nuque appuyée sur une barre de fer. Dans cette position,
un homme ayant à la main une autre barre du même
métal, l'en frappa à la gorge, jusqu'à ce qu'il eut rendu
le dernier soupir.
LEUDASTE, COMTE DE TOURS 519
Fort peu attachant dans les phases diverses de sa vie,
le triste personnage qui fait Tobjet de cette notice n'est
pas sans intérêt au point de vue de l'histoire. Ainsi que
le fait observer Augustin Thierry, elle nous apprend
qu'au VP siècle, le fils d'un serf pouvait arriver aux
plus hautes dignités de l'Etat, et qu'une fois affranchi
du servage, aucune carrière ne lui était fermée. Les
curieux incidents dont la sienne fut semée ajoutent aux
connaissances que nous possédions déjà sur les
attributions des évêques réunis en synode ainsi que sur
l'étendue du pouvoir royal. Si les croyances au christia-
nisme, en pénétrant les masses, n'avaient encore tran-
formé qu'incomplètement une société où la transition
de la barbarie à la civilisation ne marchait qu'à pas
lents, nous sentons pourtant déjà le souffle de Dieu dans
bien des âmes, et nous voyons l'Eglise debout, seule
protectrice de la vertu contre les passions sauvages des
puissants de la terre.
â
TABLE DU TROISIEME VOLUME
Le vice- amiral de Grimouard , .
René Guiné 61
Le comte d'Hector, lieutenant-général de la Marine 89
Monseigneur Hillereau, archevêque de Petra, vicaire
apostolique 165
Charles de Hillerin et Baudry de Saint-Gilles d'Asson,
religieux de Port-Royal 229
Lareveillère-Lépeaux 311
Mandé-Corneille Lamandé, inspecteur général des ponts
et chaussées 389
René Laudonnière ■ . . . . . - . 417
Leudaste, comte de Tours 471
Huitea — Imp. Vincent Forest et Emile Grlmaud, place du Commerce, 4.
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