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Full text of "Biographies vendéennes"

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BIOGRAPHIES 


VENDÉENNES 


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NANTES,    VINCENT    FOREST   ET    EMILE   GRIMAUD,   IMPRIMEURS  BREVETÉS 


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BIOGRAPHIES 


PAR 


O.     ]VJ:ElFtLAIVI> 


Toi3Q.e  ZII 


VINCENT     FOREST     ET     EMILE     GRIMAUD 

IMPRIMEURS-ÉDITEURS,  4,    PLACE   DU   COMMERCE 

NIORT  I  PARIS 


E.    FORGET 

47  ,  RUE   DES  HALLE? 


Jules    GERVAIS 

29,  RUE  DE  TOURNON 


i883 


LE  VICE-AMIRÂL   DE   GMMOUARD 


A  toutes  les  époques  et  sous  tous  les  gouvernements, 
non  seulement  la  grandeur  des  récompenses  ne  s'est  pas 
mesurée  à  retendue  des  services,  mais  la  persécution  et 
la  haine  des  classes  populaires  en  ont  souvent  pris  la 
place.  Pour  en  trouver  de  mémorables  exemples,  il  n'est 
pas  nécessaire  de  remonter  aux  républiques  grecque  et 
romaine,  de  rappeler  la  sentence  d'ostracisme  rendue 
contre  Aristide  et  l'exil  de  Camille  ;  nous  n'avons  qu'à 
ouvrir  un  livre  sanglant  qu'on  appelle  l'histoire  de  la 
Terreur  :  nous  trouverons,  à  chaque  page,  les  meilleurs 
citoyens,  ceux  dont  le  nom  a  été  gravé  depuis  au  temple 
de  la  gloire,  traînés  à  l'échafaud,  aux  applaudissements 
d'une  population  imbécile  et  furieuse.  L'amiral  de  Gri- 
mouard  eut  cet  honneur,  et  nous  regardons  comme  un 
devoir  de  faire  connaître  combien  il  l'avait  mérité. 

Nicolas-Henri-Renè  de  Grimouard,  dit  le  chevalier  de 
Grimouard,  est  né  à  Fontenay-le-Comte,  le  25  janvier 
1743,  dans  la  maison  qui  sert  aujourd'hui  d'hôtel  de  ville 

T.    HI  1 


2  BIOGRAPHIES    VENDÉENNES 

et  sur  la  porte  de  laquelle  on  a  conservé  son  nom.  La 
filiation  suivie  de  la  famille  de  Grimouard,  qui.  compte 
aujourd'hui  les  hommes  les  plus  honorables  parmi  ses 
descendants,  remonte  au  XIV^  siècle,  par  une  s  ubsti  tution, 
opérée  régulièremeût  au  XV!®,  des  chevaliers  de  Villefort 
aux  Grimouard  du  Péré.  La  prétention  qu'avaient 
ceux-ci  d'être  alliés  à  Tillustre  maison  Grimouard 
du  Gévaudan,  qui  a  donné  à  TEglise  le  pape  Urbain  V, 
était-elle  fondée?  C'est  ce  que  nous  ne  saurions  dire. 
Le  colonel  Henry-Barthélemy  de  Grimoard  (il  avait 
adopté  cette  orthographe  comme  plus  en  rapport  avec 
la  prétention  dont  nous  venons  de  parler),  dont  le  fils, 
le  général  Philippe-Henry,  comte  de  Grimouard,  a  laissé 
des  ouvrages  importants  de  stratégie,  était  son  parent  à 
un  degré  assez  éloigné,  et  non  pas  son  frère,  comme  l'ont 
prétendu  certains  biographes.  Son  père,  Pierre-Marthe 
de  Grimouard,  seigneur  de  GuinefoUe,  avait  servi  dans 
les  mousquetaires.  Il  mourut  avant  la  naissance  de  son 
dernier  fils,  et  sa  mère,  Marie-Marguerite  de  Yilledou 
de  Gournay,  épousa,  en  secondes  noces,  M.  du  Petit- Val. 

Le  chevalier  de  Grimouard  et  son  frère  aîné  passè- 
rent leur  première  enfance  avec  leur  mère  et  leur 
beau-père,  au  château  du  Vigneau,  commune  de  Nieul- 
sur-l'Autise.  Plus  tard,  leur  oncle,  M.  Grimouard  de 
Saint-Laurent,  arrière-grand-père  de  M.  Grimouard  de 
Saint-Laurent  de  la  Loge,  s'occupa  de  leurs  intérêts. 

Quand  Tàge  de  l'éducation  fut  arrivé,  ils  allèrent 
faire  leurs  études  au  collège  des  Frères  de  l'Oratoire,  à 
Niort.  Destiné  à  la  marine,  Nicolas-Henri-Renè  dut  en 
sortir  de  bonne  heure,  car  alors,  plus  encore  que  de  nos 
jours,  l'éducation  du  marin  se  faisait  dès  la  première 


LE   VICE-AMIRAL   DE   GRIMOUARD  3 

jeunesse.  Le  17  décembre  1758,  nous  le  trouvons  dans  la 
compagnie  des  G-ardes  de  la  Marine,  à  Rochefort,  et  le 
9  avril  1759,  sur  le  vaisseau  VInflp.xible,  de  64  canons, 
que  commandait  le  capitaine  de  Caumont. 

Les  premières  armes  de  de  Grimouard  ne  devaient 
pas  être  heureuses.  L'Inflexible  faisait  partie  de  la  divi- 
sion navale  aux  ordres  du  maréchal  de  Gonflans,  dont 
le  nom  a  acquis  une  triste  célébrité  dans  les  annales  de 
la  marine  française. 

L'idée  de  porter  la  guerre  en  Angleterre,  idée  reprise 
depuis  et  jamais  mise  à  exécution,  agitait  en  ce  moment. 
les  esprits  à  la  cour  de  Versailles.  Des  troupes  se  réunis- 
saient en  Bretagne  et  à  Dunkerque,  en  même  temps  que 
le  ministre  de  la  marine  faisait  construire  dans  tous 
les  ports  de  France  des  bateaux  plats  pour  les  recevoir. 
Douze  vaisseaux  de  ligne  et  trois  frégates  devaient 
leur  servir  d'escorte.  C'était  en  Ecosse  que  l'expédition 
-  principale  se  proposait  d'opérer  une  descente,  pendant 
qu'un  arm.ateur  français,  avec  quelques  frégates,  en  pré- 
parait une  en  Irlande. 

Bien  que  l'escadre  dont  nous  venons  de  parler  eût 
beaucoup  souffert  dans  un  glorieux  combat,  que ,  très 
inférieure,  par  le  nombre  de  ses  vaisseaux,  elle  avait 
soutenu  contre  une  flotte  anglaise,  le  dévouement 
héroïque  de  Sabran,  un  de  ses  capitaines,  en  avait  sauvé 
la  plus  grande  partie.  Réunie  aux  forces  navales 
qui  se  trouvaient  dans  le  port  de  Brest,  elle  formait 
encore  un  effectif  considérable. 

Gonflans  mit  à  la  voile  avec  vingt  et  un  vaisseaux  et 
cinq  frégates,  pour  aller  dégager  la  division  sur  laquelle 
devaient  s'embarquer  les  troupes  bretonnes,  division 


4  BIOGRAPHIES  VENDEENNES 

que  bloquaient  les  Anglais.  Rencontré,  le  20  novembre, 
par  l'amiral  Hawke,    qu'il  croyait  pouvoir  éviter  en 
passantentre  des  rocherset  des  écueils,ilse  trouva  dans 
uneposition  telle,  qu'il  lui  fut  impossible  de  former  sa 
ligne  de  bataille.  Si  le  courage  avait  pu  suppléer  à  l'ha- 
bileté, cette  journée  n'aurait  pas  été,  pour  la  France, 
aussi  désastreuse  qu'elle  le  devint.  Quoique,  au  milieu 
de  l'action,  Gonflans  eût  pris  la  fuite,  la  flotte,   privée 
de  son  commandant, ne  continua  pas  moins  à  se  battre 
avec  le  courage  du  désespoir.  Les  dispositions  avaient 
été    si  mal   prises,    qu'un  vaisseau,  le    Formidable, 
que  commandait  Saint-André  du  Verger,  se  trouvant  à 
lutter  seul  contre  douze  ou  quinze  vaisseaux  anglais, 
fut  contraint  d'amener  son  pavillon,  au  moment  où, 
foudroyé  par  une  puissante  artillerie,  ayant  perdu  son 
capitaine  et  faisant  eau  de  toutepart,  il  allait  s'enfoncer 
dans  l'abîme.  Un  instant  après,  le  Thésée  disparaissait 
dans  les  flots,  entraînant  avec  lui  son  brave  comman- 
dant et  deux  de  ses  enfants.   Montalais  éprouvait   le 
même  sort  sur  le  Superde;   d'autres  s'échouaient  à  la 
côte.  Villars  de  la  Brosse,  avec  sept  vaisseaux,  sortit 
enfin  de  l'impasse    où    l'incapacité  de   Gonflans  avait 
engagé  la  flotte,  et  arriva,  toujours  poursuivi  parl'enne- 
mi,  à  l'embouchure  de  la  Vilaine.  L'Inflexible  était  un 
de  ces   sept  vaisseaux.  Quelques  jours  auparavant,  il 
avait  soutenu   une    canonnade  à  l'entrée  du    Goulet, 
contre  deux  vaisseaux  anglais.  Echappé  à  leur  feu,  il  fut 
moins  heureux  contre  les   accidents  de  la  navigation  : 
deux  mois  après,  il  se  perdait  dans  la  Vilaine. 

De  Grimouard  avait  dix-sept  ans  ;  son  apprentissage 
de  marin,  comme  on  le  voit,  était  assez  rude. 


LE  VICE-AMIRAL  DE  GRIMOUARD  5 

La  journée  du  ^0  novembre  1759  avait  été  fatale  à 
notre  marine.  Loin  de  cherciier  à  la  relever,  le  roi  et 
son  ministre  proclamèrent  que  la  France,  se  bornant 
désormais  à  être  une  puissance  continentale,  devait 
renoncer  à  disputer  à  l'Angleterre  l'empire  des  mers. 
En  conséquence  da  cette  résolution,  ce  qui  restait  de 
vaisseaux  de  guerre  fut  vendu  à  des  armateurs  -,  l'État 
donna  au  plus  offrant  les  agrès  et  les  m-atériaux,  vida 
les  arsenauX;,  du  plus  honteux  des  désastres  fit  une  spé- 
culation financière. 

Louis  XV,  à  force  d'humiliations,  espérait  obtenir  la 
paix  de  l'Angleterre  -,  mais  celle-ci,  voyant  la  puissance 
maritime  de  la  France  anéantie,  ne  voulut  pas  l'accor- 
der avant  d'être  en  possession  de  nos  colonies,  que  nous 
ne  pouvions  plus  défendre. 

L'avènement  de  Choiseul  au  ministère,  la  signature 
du  Pacte  de  famille  avec  l'Espagne,  et  le  courage  des 
corsaires  français  dont  le  nombre  se  multipliait  tous  les 
jours,  permettaient  pourtant  d'espérer  que  tout  n'était 
pas  encore  perdu  de  ce  côté. 

A  défaut  du  souverain,  qui  s'occupait  beaucoup  plus 
de  ses  maîtresses  que  de  l'honneur  du  pays,  les  Fran- 
çais firent  un  dernier  effort  pour  se  soustraire  à  la 
honte  que  Louis  XV  acceptait,  sans  que  la  rougeur  lui 
montât  au  front.  Pour  que  notre  pavillon  pût  encore 
flotter  sur  les  mers,  des  provinces,  des  villes,  des  compa- 
gnies, des  particuliers,  s'imposèrent  de  grands  sacrifices. 
Le  Languedoc  offrit  au  roi  un  vaisseau  de  84  canons,  et 
la  ville  de  Paris  en  fit  construire  un  qui  porta  son  nom. 
Au  commencement  de  l'année  1762,  la  France  avait 
quatorze  vaisseaux  et  une  frégate. 


G  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

Mais,  pendant  qu'elle  se  préparait  ainsi  à  une  nou- 
velle lutte,  nos  colonies  sans  défense  tombaient,  les 
unes  après  les  autres,  au  pouvoir  de  l'Angleterre,  l'al- 
liance avec  l'Espagne  n'ayant  fait  que  compromettre 
cette  dernière  puissance,  sans  qu'elle  eût  pu  nous  être 
d'un  secours  bien  efficace.  Le  10  février  1763,  Louis  XV 
signait  un  traité  de  paix  qui  rappelait  les  plus  mauvais 
jours  de  la  monarchie. 

De  Grimouard,  après  la  perte  du  vaisseau  Vinfleœihie, 
était  passé  à  bord  du  Solitaire,  de  r.4  canons,  capitaine 
de  rAccar3\  Le  Solitaire  désarma  dans  le  port  de 
Rochefort,  en  1761,  et  reprit  la  mer  la  même  année, 
pour  désarmer  dans  le  port  de  Brest,  en  1763.  Pendant 
ce  temps,  les  quelques  vaisseaux  qui  nous  restaient  ne 
s'aventuraient  guère  au  large,  dans  la  crainte  d'y  ren- 
contrer l'ennemi.  Par  intervalle,  de  Grimouard  avait 
pourtant  servi  en  qualité  de  second  à  bord  d'une 
chaloupe  canonnière  qui  s'était  quelquefois  hasardée  à 
canonner  les  vaisseaux  anglais,  mouillés  dans  la  rade 
des  Basques. 

La  France  mit  à  profit,  pour  l'instruction  de  sa  ma- 
rine, la  paix  humiliante  que  son  souverain  avait  signée. 
Ce  qui  fut  perdu  pour  la  guerre  fut  donné  à  l'étude.  Des 
savants,  Jean  Bouguer,  d'Après  de  Mannevillette,  Bigot 
de  Morgues,  Bordé  de  Villehuet,  Charles  Borda,  Pierre 
Leroi,  inventèrent  de  nouveaux  instruments  de  marine, 
perfectionnèrent  l'hydrographie  et  publièrent  sur  la  tac- 
tique navale  les  ouvrages  les  plus  estimés.  Lalande,  le 
marquis  de  Ghabert,  Gabripl  de  Bory,  le  chevalier  de 
Fleurieu,  de  Tlsle,  d'Anville,  Gassini,  par  des  travaux 
astronomiques  et  géographiques,  assurèrent  la  longitude 


LE   VICE-AMIRAL  DE  GRIMOUARD  7 

à  quelques  lieues  près,  corrigèrent  les  cartes  marines, 
jusque-là  fort  défectueuses,  en  y  déterminant  des  points 
de  repère  indispensables  au  navigateur  ;  Grenier  fit, 
dans  la  mer  des  Indes,  des  découvertes  qui  nous  en 
rendirent  la  navigation  plus  courte  et  plus  sûre,  et  le 
ministre  Ghoiseul-Praslin  prit  soin  qu'on  exerçât  les 
équipages,  et  que  l'instruction  des  officiers  de  marine, 
jusque-là  fort  négligée,  dévînt  sérieuse. 

L'émulation,  sous  ces  influences  diverses,  s'empara 
des  esprits,  et  si  elle  ne  devint  pas  la  plus  puissante  de 
l'Europe,  au  bout  de  quelques  années,  la  marine  fran- 
çaise en  firt  la  plus  savante.  En  même  temps,  des  ingé- 
nieurs spéciaux  apportaient  d'heureuses  modifications 
dans  la  construction  des  vaisseaux,  et,  dans  nos  ports 
de  guerre,  la  plus  grande  activité  régnait  sur  les  chan- 
tiers. Conduit  \j£iiY  Bougainville,  de  Surville,  de 
Kerguelen,  Marion  du  Fresne,  le  drapeau  de  la  France 
fut  arboré  sur  des  terres  où  il  n'avait  jamais  paru  ; 
Pondichéry  sortit  de  ses  ruines  ;  nous  eûmes  un  pied  à 
Madagascar  ;  la  France  enfin  releva  la  tête,  et  quand, 
après  la  prise  de  Tîle  de  Corse,  l'Angleterre  voulut  en 
témoigner  son  mécontentement,  Ghoiseul  répondit  fiè- 
rement à  l'ambassadeur  de  cette  puissance  qu'il  ne 
lui  reconnaissait  pas  le  droit  de  s'immiscer  dans  les 
affaires  de  notre  pays. 

De  Grimouard  participa  à  ce  mouvement  intellectuel 
quis 'étendit  à  toute  la  marine.  En  1764,  il  revint  sous  le 
commandement  de  de  Caumont,  son  premier  capitaine. 
La  corvette  VAinbUion,  qu'il  montait,  désarma  à 
Rochefort  la  même  année.  Il  passa,  en  1765,  sur  le  Har- 
di, que  commandait  La  Touche-Tréville.  De  Grimouard 


s  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

se  trouvait  là  à  bonne  école,  La  Touche-Tréviile  étant 
un  officier  d'un  grand  mérite,  dont  la  carrière  a  mar- 
qué dans  la  marine. 

La  ville  de  Larache,  appartenant  aux  États  Barba- 
resques,  avait  fait  une  insulte  à  notre  pavillon.  Le  roi  y 
envoya  La  Touche-Trèville  pour  en  obtenir  satisfaction. 
Gomme  cette  satisfaction  lui  était  refusée,  il  bombarda 
la  place  et  en  détruisit  presque  toutes  les  maisons. 

A  la  suite  de  cette  expédition,  le  Hardi  fît  voile  pour 
l'Amérique,  d'où  il  revint  désarmer  dans  le  port  de  Toulon. 
De  la  flûte  la  Fortune,  qui  n'eut  d'autre  destination 
que  de  croiser  de  Lorient  à  Toulon,  de  Grimouard  passa 
sur  la  Belle-Poule,  et  fit,  avec  elle,  une  campagne  dans 
le  Nouveau-Monde. 

L'avancement,  souvent  si  rapide  en  temps  de  guerre,  est 
toujours  lent  en  temps  de  paix.  De  Çlrimouard  n'avait 
pas  moins  de  vingt-sept  ans  lorsqu'il  fut  nommé  en- 
seigne de  vaisseau  ;  il  obtint  ce  grade  le  4  février  1770. 
Le  22  avril  de  l'année  suivante,  il  fut  nommé  second 
lieutenant  de  la  compagnie  des  canonniers-matelots  de 
Rochefort.  Le  2  mars  1772,  il  s'embarqua  à  Brest,  sur  le 
vaisseau  V Hippopotame,  le  quitta  la  même  année  pour 
la  frégate  la  Terpsichore,  avec  laquelle  il  fit,  sous  le 
commandement  de  La  Touclie-Trèville,  une  campagne 
d'évolutions. 

Les  campagnes  d'évolutions  sont  l'image  de  la 
guerre  ;  souvent  aussi  elles  en  sont  l'avant-coureur.  Dès 
l'année  1772,  toutes  les  poitrines  battaient  sur  nos  vais- 
seaux et  aspiraient  à  remplacer  le  simulacre  du  combat 
par  le  combat  lui-même.  Le  honteux  traité  du  16  février 
17G3,  nos  marins  auraient  voulu  l'effacer  de  leur  sang. 


LE  VICE-AMIRAL  DE  GRIMOUARD  9 

et  quand  les  caveaux  de  Saint-Denis  s'ouvrirent  pour 
recevoir  la  dépouille  mortelle  de  celui  qui  l'avait  signé, 
ils  tournèrent  les  yeux  vers  son  successeur,  dans  l'espé- 
rance qu'il  rejetterait  la  coupe  d'humiliations  à  laquelle 
son  aïeul  avait  bu  à  longs  traits. 

Louis  XVI,  un  des  rois  de  la  monarcWe  française  qui 
ont  le  plus  véritablement  aimé  le  peuple,  ne  partageait 
pas  les  aspirations  belliqueuses  de  ses  sujets.  Redoutant 
les  malheurs  de  la  guerre,  il  cherchait  dans  les  douceurs 
de  la  paix  le  soulagement  aux  maux  qui  accablaient  la 
France,  mais  les  événements  allaient  devenir  tels,  qu'il 
devait  être  bientôt  entraîné,  malgré  lui,  dans  la  lutte. 
Aussi,  quand,  au  milieu  de  l'année  1776,  les  États-Unis 
proclamèrent  leur  indépendance,  la  France  les  salua- 
t-elle  avec  des  acclamations  enthousiastes,  dans  lesquel- 
les l'amour  de  la  liberté,  bien  qu'il  fût  réel,  le  cédait  au 
sentiment  du  patriotisme. 

Résister  à  l'élan  national  eût  été  d'une  mauvaise 
politique,  car,  pendant  qu'une  partie  de  ses  forces  était 
employée  à  combattre  une  insurrection  formidable, 
l'Angleterre  nous  offrait  une  occasion  unique  de  prendre 
notre  revanche.  Bien  avant  donc  que  nous  eussions 
reconnu  la  république  américaine,  les  vœux  de  la  France 
entière  étaient  pour  le  triomphe  de  ses  armes.  Si 
Beaumarchais  faisait  passer  des  munitions  de  guerre 
aux  insurgés,  le  gouvernement  n'y  mettait  aucun 
obstacle,  et  quand  Lafayette  s'embarquait,  pour  servir, 
comme  simple  volontaire,  une  cause  qui  allait  devenir 
celle  de  la  France,  il  applaudissait  tout  bas  à  cet  acte 
glorieux  de  sa  jeunesse.  La  guerre  était  donc  inévitable 
et  l'Europe  en  suspens  en  attendait  le  signal. 

T.  m  1. 


10  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

Elle  éclata  avant  que  la  déclaration  en  eût  été  faite  et 
que  les  relations  diplomatiques  eussent  été  interrompues 
entre  les  deux  puissances,  h' Aréthuse  ayant  rencontré 
la  Belle-Poule,  n'hésita  pas  à  l'attaquer.  Le  combat  fut 
brillant  et  l'issue  longtemps  incertaine  ;  enfin,  après 
cinq  heures  d'une  lutte  acharnée,  YAréihuse  se  replia 
sur  la  flotte  anglaise,  abandonnant  à  la  Belle-Poule 
l'honneur  de  la  journée.  Ge  glorieux  cartel  fut  salué  en 
France  avec  de  grands  transports  de  joie  ;  à  Brest, 
l'enthousiasme  fut  porté  jusqu'au  délire.  Louis  XVI 
n'hésita  plus  :  après  avoir  récompensé,  parle  grade  de 
capitaine  de  vaisseau,  le  commandant  de  la  Belle-Poule, 
sur  la  demande  de  tous  les  officiers  généraux,  il  donna 
ordre  au. comte  d'Orvilliers  d'entrer  dans  la  Manche, 
D'Orvilliers  élait  bien  décidé  à  ne  pas  fuir  devant 
Vennemi,  quelles  que  fussent  ses  forces  *.  Quelques 
jours  après,  les  flottes  ennemies  se  rencontrèrent  non 
loin  d'Ouessant,  et  l'action  s'engagea  immédiatement. 

Bien  que  cette  bataille,  dans  laquelle  s'immortalisa 
un  des  compatriotes  de  de  Grimouard,  le  lieutenant- 
général  Duchaffault,  eût  laissé  la  victoire  indécise, 
l'efTet  moral  en  fut  tout  entier  pour  la  France.  Il  y  avait 
si  longtemps  que  l'Angleterre  ne  connaissait  plus  de 
rivale  sur  les  mers  que,  pour  n'avoir  pas  été  victorieuse, 
elle  fut  considérée  comme  ayant  été  vaincue. 

Tournons  maintenant  nos  regards  vers  l'Amérique, 
devenue  le  théâtre  d'une  lutte  décisive.  C'est  là  que 
nous  allons  trouver  de  Grimouard,  sorti  des  grades 
inférieurs  de  la  marine,   inaugurant  son  premier  cora- 

*  Lettre  de  d'Orvilliers.  Archives  du  ministère  de  la  marine. 


LE  VICE-AMIRAL   DE  GRIMOUARD  41 

mandement  par  des  actions  d'éclat,  et  rendant  à  son 
pays  des  services  signalés. 

Quelques  mois  plus  tôt,  avant  même  que  d'Estaing, 
trompant  les  Anglais  sur  la  véritable  destination  de  ses 
forces,  eût  fait  voile  pour  l'Amérique,  des  bâtiments  de 
guerre,  dans  l'éventualité  d'une  lutte  prochaine,  étaient 
partis  pour  protéger  nos  colonies  des  Antilles.  De  ce 
nombre  était  la  frégate  la  Charmante,  capitaine 
Macnemara.  Le  23  janvier  1779,  de  Grimouard  s'y  était 
embarqué  en  qualité  de  second.  Peu  auparavant,  il  avait 
été  promu  au  grade  de  lieutenant  de  vaisseau.  C'est 
pendant  que  la  Charmante  était  dans  les  parages  des 
Antilles,  que  les  hostilités  commencèrent  entre  la 
France  et  l'Angleterre.  Cette  frégate  ne  se  borna  pas  à 
la  défense  de  nos  possessions  d'Amérique,  elle  vint  en 
aide  à  la  Dédaigneuse,  dans  l'attaque  de  la  frégate 
anglaise  l'Active,  et  contribua  à  sa  prise. 

Débarqué  au  cap  Français,  de  Grimouard  prit,  le  17 
septembre  1778,  le  commandement  de  la  frégate  la 
Minerve  *. 

Cette  frégate  avait  appartenu  aux  Anglais  ;  elle  leur 
avait  été  prise  par  le  commandant  de  la  Concorde,  Le 
Gardeur  de  Tilly,  et  devait  leur  revenir  un  jour,  mais 
après  une  série  de  combats  qui  allaient  illustrer  son 
nom  et  celui  de  son  nouveau  capitaine. 

Le  4  janvier  1779,  de  Grimouard  rencontra  un  bâ- 
timent anglais  dont  la  prise  eût  été  d'unegrande  valeur, 
c'était  le  Belhourt  *,  de  Liverpool,  armé  de  20  canons. 


'  M.  Levot  dit  qu'elle  était  armée  de  32  canoDS,  la  Gazette,  de  26. 
^  M.  Levot,  qui,  ainsi  que  je  l'ai  fait  moi  même,  paraît  avoir  pui?é 


12  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

En  outre  de  sa  cargaison  de  pois*sons  salés,  ce  navire 
portait,  d'Halifax  à  la  Jamaïque,  six  mille  guinées. 
Cette  riche  proie  ne  tomba  point  aux  mains  des  Fran- 
çais :  criblé  de  boulets,  le  Belhourt  faisait  eau  de 
toute  part  et  allait  sombrer  infailliblement,  quand  le 
feu  prit  à  son  bord.  Son  arrière  ayant  sauté,  le  malheu- 
reux bâtiment  fut  bientôt  dévoré  par  les  flammes,  et  la 
mer  engloutit  les  richesses  qui  étaient  à  son  bord.  Il 
ne  s'en  échappa  que  trente-trois  personnes.  La  Minerve 
avait  eu  quatre  hommes  de  tués  et  vingt-trois  bles- 
sés. 

A  un  mois  de  là,  de  Grimouard  eut  besoin  de  tout 
son  courage  et  de  toute  son  habileté  pour  échapper  aux 
Anglais.  Le  7  février,  au  point  du  jour,  comme  il  sor- 
tait de  la  baie  des  Baradaires,  une  escadre  anglaise  se 
trouva  en  vue.  Elle  était  composée  de  quatre  bâtiments 
de  guerre,  le  Ruby,  de  64  canons,  le  Niger^  de  28  %  le 
J5r/s^6>Z,  de  50,  et  de  la  frégate  Z'^o ^1^5,  de  30.  Après 
avoir  échangé  une  bordée  avec  le  Ruby^  de  Grimouard, 
comprenant  bien  que,  sans  une  insigne  témérité,  il  ne 
pouvait  pas  se  mesurer  avec  un  vaisseau  qui  lui  était 
si  supérieur  en  forces,  résolut  de  s'en  éloigner.  Il  se 
porta  sur  le  Niger,  et  son  feu  fut  si  sûr  et  si  bien 
nourri,  qu'au  bout  de  trois  quarts  d'heure,  cette  frégate 
fut  forcée  d'abandonner  la  partie.  La  Minerve  n'avait 
pas  de  temps  à  perdre  :  le  Bristol  et  l'JEolus  s'avan- 


duns  la  Galette  de  France  le  récit  de  cette  affaire,  appelle  ce  navire 
le  Behoostt.  Lapérouse-Bonfils  le  nomme  le  Beîkourt.  J'ai  adopté  le 
nom  que  j'ai  trouvé  aux  Archives  du  ministère  de  la   marine. 

*  Est-ce  le  Niger,   comme  on   lit  dans  plusieurs  relations,   ou  le 
Lowestoffe,  ainsi  que  l'écrit  Lapérouse-Bonfils  ? 


LE  VICE-AMIRAL  DE  GRIMOUARD  13 

çaient  pour  lui  couper  la  retraite.  Elle  mit  à  profit  l'a- 
vantage qu'elle  venait  d'avoir  en  se  débarrassant  du 
A^e^er,  se  couvrit  dévoiles  et  gagna  sur  les  ennemis. 
Le  calme  qui  survint  arrêta  un  instant  leur  poursuite, 
mais  elle  recommença  quand,  à  une  heure  de  l'après-midi, 
le  vent,  s'élevant,  vint  à  souffler  du  N.-N.-E.  Toute  l'es- 
cadre alors  reprit  à  lui  donner  la  chasse.  Heureusement 
que  la  nuit  était  venue.  A  la  faveur  des  ténèbres,  la 
Minerve  put  faire  fausse  route  et  se  dérober  sans  être 
aperçue.  Craignant  d'être  rejoint  s'il  continuait  sa  mar- 
che sur  Saint-Domingue,  de  Grimouard  mit  le  cap 
sur  l'ile  d'Icague.  Chemin  faisant,  il  rencontra  un  bâ- 
timent de  guerre  de  la  Providence,  la  Dét/ora,  de  20 
canons,  qu'accompagnait  un  brick  de  16,  et  s'en  em- 
para. 

Nous  lisons  dans  ses  états  de  service  *  que,  dans 
cette  campagne,  il  eut  deux  rencontres  avec  l'escadre 
anglaise,  sans  que  nous  ayons  rien  pu  apprendre  de  la 
seconde.  On  y  voit  encore  qu'il  contribua  beaucoup  à 
la  tranquillité  et  à  la  sûreté  de  l'île  de  Saint-Domingue, 
où  il  croisait,  et  qu'en  raison  des  services  qu'il  avait 
rendus  à  la  France,  le  ministre  lui  écrivit  pour  le  com- 
plimenter. 

Ayant  reçu  l'ordre  de  retourner  en  Franco,  pour  y 
faire  radouber  sa  frégate  et  annoncer  le  départ  du 
convoi  du  comte  d'Estaing,  il  vint  désarmer  àRochefort, 
après  avoir  pris,  dans  la  traversée,  trois  petits  bâti- 
ments ennemis. 

De  Grimouard  fut  nommé  chef  de  brigade  de  la  marine 

*  Archives  du  ministère  de  la  marine. 


14  RIOGRAPIIIES  VENDÉENNES 

le  lei'juillet  1779,  et  chevalier  de  Saint-Louis,  le  10 
octobre  suivant. 

Il  y  avait  plus  de  cinq  mois  que  la  Minerve  avait 
repris  la  mer,  tantôt  croisant,  tantôt  escortant  les 
convois  dans  différents  parages,  quand,  le  1^^  janvier 
1781,  le  lendemain  de  sa  sortie  du  fort  de  Brest,  comme 
elle  se  trouvait  par  14»  dans  l'ouest  d'Ouessant,  elle 
aperçut  deux  v.oiles,  que  l'épaisseur  du  brouillard  l'em- 
pêcha d'abord  de  reconnaître.  C'étaient  deux  vaisseaux 
anglais  de  74,  le  Courageux  et  le  Vaillant,  qui  bientôt 
s'en  trouvèrent  à  portée  de  pistolet.  Abandonnée  de 
trois  petites  frégates  françaises  qui,  bien  meilleures 
marcheuses  qu'elle  ne  l'était,  avaient  pu  s'éloigntr-r,  elle 
se  trouva  seule  aux  prises  avec  ses  deux  formidables 
ennemis.  De  Grimouard  ne  voulut  pourtant  pas  amener 
son  pavillon  sans  le  défendre.  Ce  ne  fut  qu'après  que 
la  moitié  de  son  équipage  eût  été  mis  hors  de  combat, 
qu'après  que  son  neveu,  le  chevalier  de  Mussay,  fût 
tombé  mortellement  frappé,  qu'un  de  ses  lieutenants 
eût  été  tué,  trois  autres  blessés  et  que  lui-même,  griève- 
ment atteint,  eût  été  obligé  de  remettre  le  comman- 
dement à  son  second,  M.  de  Villeneuve,  que  la  Minerve, 
ayant  ses  canons  démontés^  la  moitié  de  ses  mâts 
à  bas,  les  autres  près  de  tomber,  toutes  ses  manœuvres 
hachées  et  Venir epont  se  rem,plissant  d'eau,  fut  obligé 
d'amener  la  cale  *. 

Lord  Murgrave,  commandant  le  Courageux,  fit  le 
meilleur  accueil    aux  prisonniers  et  complimenta  de 


*  Gazette  de  France. 


LE  VICE-AMIRAL   DE   GRIMOUARD  15 

leur  bravoure  le  chevalier  de  Griraouard,  ses  officiers 
et  son  équipage. 

Rendu  à  la  liberté  par  échange,  il  reçut,  à  son  retour 
en  France,  la  lettre  la  plus  flatteuse  du  maréchal  de 
Gastries,  alors  ministre  de  la  marine,  et,  en  récompense 
de  sa  défense  héroïque,  le  roi  le  nomma  capitaine  de 
vaisseau. 

Peu  de  temps  après,  de  Grimouard  s'embarqua,  en 
qualité  de  second,  à  bord  du  vaisseau  l'^lr-^?/,  sous  les 
ordres  du  commandant  Macarthy  Macteigne.  V Actif 
faisait  partie  de  Tescorte  d'un  convoi  qui  portait  des 
troupes  et  des  munitions  en  Amérique.  Le  comte  de 
Guichen  en  avait  le  commandement.  Rencontré  à  cin- 
quante-trois lieues  au  sud  d'Ouessant,  par  une  escadre 
ennemie  aux  ordres  de  l'amiral  Kempenfeld,  qu'un 
brouillard  épais  l'avait  empêché  d'apercevoir,  il  perdit 
dix-sept  bâtiments  marchands  ;  il  en  aurait  perdu 
davantage,  si  f/j^^?/ n'avait  pas  puissamment  contribué 
à  arrêter  la  ligne  anglaise.  Canonné  par  une  partie  des 
vaisseaux  qui  la  composaient,  il  donna  le  temps  au 
reste  du  convoi  de  s'échapper. 

De  V Actif,  de  Grimouard  passa,  le  16  janvier  1782, 
toujours  en  qualité  de  second,  sur  le  vaisseau  le  Magni- 
fique, qui  vint  rejoindre  la  division  du  comte  de  Grasse. 

Citoyen  désintéressé  et  marin  intrépide,  le  comte  de 
Grasse  était  un  chef  de  division  aventureux  et  compro- 
mettant. Le  5  septembre  1781,  après  avoir  combattu 
non  sans  succès  l'amiral  Graves,  il  l'avait  empêché  de 
venir  au  secours  de  lord  Cornwalis,  et,  combinant  ses 
opérations  avec  celles  de  Washington,  de  Rochambeau, 
de  Lafayette  et  de   Saint-Simon,  il  avait  puissamment 


16  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

contribué  à  le  rejeter  dans  York-Towa.  Bloqué  du  côté 
de  la  terre  parles  Américains,  et  la  mer  lui  étant  fermée 
par  la  flotte  française,  Gornwalis,  peu  de  temps  après, 
avait  été  obligé  de  mettre  bas  les  armes.  Ce  n'était  pas 
seulement  la  garnison  de  la  place,  c'étaient  aussi  trente 
bâtiments  de  guerre  qui  tombaient  entre  les  mains  de 
Washington.  De  Grasse  avait  eu  une  trop  grande  part  à 
cet  événement  décisif,  pour  que  son  nom  et  sa  personne 
fussent  oubliés.  La  France  le  salua  comme  un  de  ses 
enfants  les  plus  illustres,  et  le  Congrès  lui  offrit,  comme 
un  témoignage  des  services  inappréciaMes  qic'il  en 
avait  reçus,  quatre  pièces  de  canon  que  de  Grasse  plaça 
à  la  porte  de  son  château. 

La  fortune  a  ses  retours,  et  nul  ne  peut  se  flatter 
qu'elle  lui  sera  toujours  fidèle.  En  1782,  peu  de  temps 
après  que  le  Magnifique  eût  rejoint  sa  division,  de 
Grasse,  hier  encore  couvert  de  tant  d'applaudissements, 
allait  voir  la  gloire  de  ses  succès  disparaître  sous  la 
honte  de  sa  défaite. 

Attaqué  une  première  fois,  le  9  avril,  par  l'amiral 
Rodney,  il  fut  assez  heureux,  grâce  au  comte  de  Vau- 
dreuil,  pourvoir  Tavant-garde  ennemie  repoussée.  Mais 
ce  n'était  là  qu'un  engagement  de  peu  d'importance, 
avant-coureur  d'un  de  nos  plus  grands  désastres  ma- 
ritimes. Le  12  avril,  comme  la  flotte  française  cherchait 
à  se  réunir  à  la  flotte  espagnole  et  pouvait  y  arriver 
facilement  sans  combattre,  en  raison  de  l'avance  qu'elle 
avait  sur  l'ennemi,  de  Grasse,  pour  sauver  un  vaisseau 
que  des  avaries  avaient  mis  en  retard,  fit  faire  un  mou- 
vement rétrograde  à  la  flotte,  mouvement  qui  permit  à 
Rodney  de  l'atteindre  entre  la  Dominique  et  les  Saintes. 


LE  VIGE-AMIRAL   DE   GRIMOUARD  17 

Ayant  pour  lui  l'avantage  du  nombre  et  celui  des  vents, 
Famiral  anglais  coupe  notre  ligne  et  vient  fondre  sur  la 
Ville-de-Paris^  qu'il  entoure  de  tous  côtés.  En  vain, 
pour  débarrasser  ce  vaisseau  de  tant  d'assaillants,  les 
commandants  français  font  le  sacrifice  de  leur  vie,  rien 
ne  fait  lâcher  prise  aux  nombreux  ennemis  acharnés  à 
sa  perte.  Cinq  capitaines,  du  Pavillon,  de  la  Glocheterie, 
Bernard  de  Marigny,  La  Vicomte,  Sainte-Gesaire,  tom- 
bent frappés  mortellement  ;  le  César  saute  en  l'air, 
VHectop,  V Ardent,  le  Glorieux  amènent  leur  pavillon  \ 
la  Ville-de-Paris,  enfin,  ce  glorieux  vaisseau  que  le 
patriotisme  de  la  capitale  avait  donné  à  la  France,  la 
Ville-de-Paris,  épuisée  et  coulant  bas,  se  rend  après 
dix  heures  de  combat.  L'amiral  de  Grasse  est  fait  pri- 
sonnier, et  bientôt  on  le  verra  à  Londres  rehaussant  le 
triomphe  de  son  vainqueur. 

De  Grimouard  eut  le  bonheur  d'échapper  à  cette  grande 
défaite.  Le  Magoiifique,  dont  les  manœuvres  reçurent 
l'éloge  de  M.  de  Vaudreuil,  de  l'escadre  duquel  il  faisait 
partie,  se  réfugia  au  Gap  avec  les  débris  de  la  flotte. 

Moins  d'un  mois  après,  le  6  mai  1782,  le  Magnifiqiie 
se  perdait  sur  un  rocher,  à  l'entrée  du  port  de  Boston, 
et,  le  lendemain,  de  Grimouard  prenait  le  comman- 
dement du  vaisseau  de  74.  le  Scipion. 

Le  Scipion  croisait,  depuis  six  mois,  dans  les  parages 
de  Saint-Domingue,  et  revenait,  avec  la  frégate  la 
Syljille,  d'escorter  un  convoi  parti  de  cette  île  pour 
l'Europe,  lorsque,  le  17  octobre  1782,  il  fit  la  rencontre 
d'une  division  anglaise. 

Il  était  huit  heures  du  matin,  le  vaisseau  et  sa  con- 
serve se  trouvaient  à  l'entrée  du  canal  de  Porto-Rico, 


18  BIOGRAPHIES  VENDEENNES 

counint  des  bordées  par  des  vents  d'est  sud-est,  quand 
la  SyMlle,  qui  était  un  peu  en  avant,  aperçut  d'abord 
deux  bâtiments  et  bientôt  après  trois  autres  qu'elle 
s'empressa  de  signaler.  Ayant  mis  toutes  voiles  dehors, 
ainsi  que  le  Scipion  qui  la  suivait,  elle  s'en  approcha 
assez  pour  tâcher  de  les  reconnaître.  Le  capitaine  de 
la  SyMlle^  Kergariou-Locmaria,  s'étant  bientôt  aperçu 
que  les  vaisseaux  portaient  directement  sur  lui,  fit  au 
Scijnon  le  signal  de  se  préparer  au  combat.  Cependant, 
voulant  savoir  à  qui  il  avait  à  faire,  il  mit  en  panne, 
pendant  quelques  instants,  et  fit  aux  vaisseaux,  qui 
continuaient  à  s'approcher,  les  signaux  ordinaires  de 
reconnaissance  auxquels  il  ne  fut  pas  répondu.  La  Sy- 
Mlle, ne  pouvant  plus  douter  que  ce  ne  fussent  des 
ennemis  et  s'apercevant  qu'ils  étaient  en  force  bien 
supérieure,  remit  toutes  voiles  dehors,  vira  de  bord  et 
fit  au  Scipion  le  signal  de  prendre  chasse.  Ce  signal  fut 
bientôt  suivi  de  celui  de  chasser  dans  le  vent,  de  ma- 
nœuvrer enfin  de  manière  à  éviter  un  combat  que  la 
disproportion  des  forces  aurait  nécessairement  rendu 
fatal  aux  deux  bâtiments  français.  La  division  anglaise 
se  composait,  en  effet,  du  London,  de  90,  du  Torbay,  de 
64,  de  deux  frégates  et  d'une  goélette.  Toutes  ces  forces 
n'étaient  pas  sur  la  même  ligne  :  le  London  se  trouvait 
dans  les  eaux  du  Scipion  et  de  la  Sybille,  le  Torbay, 
plus  au  vent,  les  trois  autres  voiles  en  arrière. 

De  Grimouard  continua  à  gouverner  sur  Saint-Do- 
mingue, faisant  tous  ses  efîV)rts  pour  se  tenir  hors  de 
portée  des  deux  vaisseaux  qui  le  suivaient  de  plus  près. 
Cependant  le  London  gagnait  sur  lui,  et  comme  dans 
l'après-midi  il  s'en  était  très  rapproché,  de  Grimouard, 


LE   VICE-AMIRAL  DE  GRIMOUARD  19 

tout  en  poursuivant  sa  route,  lui  envoya  quelques 
coups  de  canon  de  retraite.  Le  London  répondit  par 
deux  bordées,  qui  furent  plus  avantageuses  au  Scipton 
qu'elles  ne  lui  furent  préjudiciables  ;  elles  ne  lui  firent, 
en  effet,  aucun  mal,  et  la  manœuvre  qu'elles  exigèrent 
de  la  part  du  London  retarda  la  poursuite.  S'apercevant 
de  la  faute  qu'il  avait  commise,  le  London  cessa  son 
feu  et  s'attacha  uniquement  à  continuer  la  chasse  qu'il 
avait  commencée.  Meilleur  voilier  que  le  Scipîon,  il  le 
gagna  tellement  de  vitesse,  que,  entre  huit  et  neuf 
heures,  il  ne  se  trouvait  plus  qu"à  une  seule  encablure 
de  son  arrière. 

Ne  pouvant  pas  éviter  le  combat,  de  Grimouard  s'y 
prépara  bravement,  et  l'habileté  des  manœuvres  vint 
compenser  l'inégalité  des  forces.  S'étant  aperçu  que 
son  adversaire  cherchait  à  prendre  le  Scipion  par  la 
hanche  et  à  l'écraser,  il  manœuvra  pour  le  prévenir. 
Loin  donc  de  changer  de  route,  il  ne  fit  rien  pour 
empêcher  le  London  d'approcher.  Quand  il  ne  fut  plus 
qu'à  portée  de  pistolet,  il  laissa  arriver  sur  lui,  et  pas- 
sant à  son  avant,  il  lui  envoya  une  bordée  à  double 
charge. 

Cette  manœuvre  avait  pour  le  Scipion  le  double 
avantage  de  faire  au  London  un  mal  considérable  et  de 
l'éloigner  du  TorMy  qui  se  trouvait  au  vent  et  avait 
déjà  commencé  à  le  canonner.  Elle  réussit  au  delà  de 
toutes  ses  espérances.  Dans  la  position  qu'il  avait  prise, 
pas  un  boulet  de  sa  bordée  ne  fut  perdu.  Quelques 
instants  après,  le  London  répondait  par  toute  la 
sienne. 

Ce  n'était  pas  seulement  contre  un  vaisseau  beaucoup 


20  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

plus  fort  que  le  sien  que  de  Grimouard  avait  à  combattre, 
il  allait  être  en  butte  au  feu  du  Torbay.  La  résistance 
contre  cette  double  attaque  ne  pouvait  pas  être  de 
longue  durée  ;  d'ailleurs,  avant  même  l'arrivée  du 
Torday,  le  London,  revenu  d'un  moment  de  surprise, 
reprenait  le  vent,  et,  courant  sur  son  aire,  allait  doubler 
de  l'avant,  quand  de  Grimouard,  comprenant  le  danger, 
manœuvra  pour  lui  présenter  le  travers.  Se  trouvant 
ainsi  bord  à  bord,  les  deux  vaisseaux  ne  firent  qu'une 
seule  masse,  et  le  Torbay,  dans  la  crainte  que  ses 
boulets  n'atteignissent  amis  aussi  bien  qu'ennemis, 
discontinua  son  feu. 

Le  combat  durait  ainsi  depuis  deux  heures,  et  de 
Grimouard  allait  donner  le  signal  de  l'abordage,  quand 
le  London,  redoutant  une  pareille  attaque,  abandonna 
la  partie,  et,  laissant  porter  en  dépendant,  s'éloigna. 
Ce  fut  au  tour  du  Torbay.  Ne  craignant  plus  que  ses 
boulets  ne  vinssent  à  s'égarer,  il  avait  recommencé  à 
canonner  le  Scipion,  quand  de  Grimouard,  qui  avait 
à  dessein  laissé  au  London  le  temps  de  courir  en  avant, 
profita  de  son  mouvement  pour  arriver  sur  lui,  et,  dans 
cette  position  avantageuse,  le  combattre  en  présentant 
son  travers  à  sa  poupe  ;  il  s'écartait  en  même  temps  du 
Torbiy  dont  il  n'avait  plus  à  redouter  le  feu. 

Très  maltraité,  le  London  s'éloigna  pendant  quelques 
instants  et  permit  au  Scipion  de  reprendre  sa  route  et 
de  réparer  son  gréement  et  sa  voilure. 

Les  Anglais  cependant  ne  pouvaient  pas  se  résigner  à 
voir  échapper  de  leurs  mains  une  proie  qu'ils  avaient 
cru  leur  appartenir.  Après  quelques  instants  donnés  à 
réparer  leurs  avaries,  ils  reprirent  la  poursuite  du  Sci- 


LE   VICE-AMIRAL  DE   GRIMOUARD  21 

pion  qui  gouvernait  sur  le  cap  d'Inganno,  dont  il  n'était 
plus  éloigné  que  d'une  douzaine  de  lieues. 

Malgré  toute  l'ardeur  qu'ils  y  mirent^  les  Anglais  ne 
gagnèrent  pas  sur  de  Grimouard,  et,  au  point  du  jour,  le 
Scipion  n'était  plus  qu'à  quatre  lieues  de  terre.  Il 
s'agissait  pour  lui  de  trouver  un  bon  mouillage  qui  le 
mît  à  l'abri  de  la  poursuite  des  ennemis,  sans  s'exposer, 
en  le  cherchant,  à  se  briser  contre  quelque  roche  ;  il  se 
rapprocha  donc  le  plus  qu'il  le  put  de  la  partie  de  la 
côte  comprise  entre  le  cap  d'Inganno  et  la  pointe 
dlcague,  dans  la  baie  de  Samana,  pensant  arriver 
sans  encombre  jusqu'au  Port  aux  Anglais  qui  devait 
lui  servir  de  refuge.  L'espoir  qu'il  en  avait  était 
d'autant  plus  fondé,  que  son  pilote  lui  en  donnait 
l'assurance,  affirmant  que  personne  mieux  que  lui 
ne  connaissait  ce  mouillage,  pour  l'avoir  sondé  bien 
souvent. 

Le  London  mit  en  panne,  et  de  Grimouard  s'aperçut, 
sans  en  deviner  la  cause,  qu'il  envoyait  des  canots  à 
bord  des  autres  bâtiments  de  son  escadre.  Quant  au 
Tor&a?/,  il  continuait  sa  chasse,  gagnant  beaucoup  sur 
le  Scipion  dont  le  pilote,  la  sonde  à  la  main,  serrait  de 
fort  près  la  terre  pour  arriver  à  son  mouillage.  Le  plan 
du  London  était  de  lui  couper  le  chemin  de  Samana. 
Au  moment  où  de  Grimouard  doublait  la  pointe  dlcague, 
le  Torday  qui,  par  prudence,  ne  voulait  pas  s'aventurer 
davantage  sur  un  fond  qu'il  ne  connaissait  pas,  lui 
envoya,  en  signe  d'adieu,  sa  bordée  qui,  en  raison  de  la 
distance,  ne  pouvait  pas  lui  faire  grand  mal,  pour  aller 
rejoindre  le  London. 

De  Grimouard  se  croyait  sauvé  ;   ses   voiles  étaient 


22  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

larguées  et  amenées,  la  sonde  donnait  sept  brasses  de 
profondeur,  le  vent  ne  soufflait  presque  plus  et  la  mer 
était  calme,  quand  le  Scipion  toucha  sur  un  rocher 
qu'aucune  carte  ne  signalait,  et  ne  put  pas  se  relever. 

Quoique  légèrement  blessé  pendant  l'action,  de  Gri- 
mouard  présida  au  sauvetage  de  son  équipage  et  voulut 
sortir  le  dernier  de  son  vaisseau.  Pendant  le  combat,  il 
avait  eu  treize  hommes  tués  et  quarante-trois  blessés  ; 
il  n'en  perdit  pas  un  seul  dans  le  naufrage. 

Ce  combat  héroïque  fut  considéré,  en  France  et  aux 
Antilles,  comme  un  véritable  triomphe  ;  le  nom  de 
de  Grimouard  fut  dans  toutes  les  bouches,  et  l'on  ne 
trouva  pas  assez  de  louanges  pour  célébrer  sa  valeur. 
Arrivé  au  Cap,  le  8  du  mois  de  décembre  1782,  il  y  fut 
l'objet  d'un  enthousiasme  général.  Le  gouverneur  de 
Saint-Domingue  écrivit  au  ministre  de  la  marine  : 

«t  Au  Gap,  le  11  décembre  1782. 

«  Monseigneur,  M.  le  chevalier  de  Grimouard,  dont  j'ai  eu 
l'honneur  de  vous  faire  connaître  le  combat  glorieux  du  17 
octobre  dernier,  sur  le  vaisseau  le  Scipion,  contre  les  deux 
vaisseaux  anglais  le  Lomlon,  de  90,  et  le  Torbay^  de  64,  est 
arrivé  ici  avec  la  majeure  partie  de  son  équipage,  le  8  de  ce 
mois.  Il  y  a  été  accueilli  avec  les  transports  d'admiration 
qu'ont  excités  sa  valeur  et  ses  talents,  et  les  sentiments  du 
public  ont  paru  adoucir  un  peu  l'amertume  du  regret  qu'il  a 
dctre  réduit  à  1  inaction.  C'est  à  vous  qu'il  appartient,  Mon- 
seigneur, de  lui  faire  oublier  les  pertes  que  lui  a  causées  son. 
naufrage.  Entièrement  occupé  de  secourir  les  malades  et  les 
blessés  qu'il  avait  à  son  bord,  lorsqu'ils  ont  été  sauvés,  ainsi 
que  tout  l'équipage,  il  n'était  déjà  plus  possible  de  rien  reti- 
rer du  vaisseau,  et  M.  de  Grimouard  est  resté  avec  l'habit  et 
la  chemise  qu'il  avait  quand  le  bâtiment  a  échoué. 


LE  VICE-AMIRAL   DE   GRIMOUARD  23 

«  Vous  savez,  Monseigneur,  combien  un  pareil  événement 
est  ruineux  pour  un  officier  qui  commande.  II  a,  Monseigneur, 
tant  de  titres  pour  mériter  les  bontés  du  roi  et  pour  vous 
intéresser,  qu'il  me  suffit  de  vous  faire  connaître  sa  situation 
pour  être  sûr  que  vous  viendrez  à  son  secours. 

«  Le  reste  des  malades  et  des  blessés  de  son  brave  équi- 
page vient  d'arriver  sur  un  bateau  américain  qui  les  a  pris  à 
Samana,  où  il  les  avait  laissés,  pour  attendre  une  occasion 
de  se  rendre  par  mer,  la  plupart  étant  hors  d  état  de  marcher. 

«  Je  n" ai  rien  à  ajouter  à  l'éloge  que  vous  a  fait  ]M.  de 
Grimouard  des  officiers  de  son  état-major.  Permettez-moi 
de  me  joindre  à  lui  pour  les  recommander  à  vos  bontés.  >» 

Eh  bien,  cette  population  blanche  de  Saint-Domingue, 
qui  n'avait  pas  assez  de  louanges  pour  célébrer  sa  gloire, 
cette  population,  qui,  dans  son  ivresse,  se  serait  volon- 
tiers attelée  à  son  char  triomphal,  devait,  dix  ans  après, 
alors  qu'humain  autant  que  brave,  de  Grimouard,  par 
des  mesures  de  prudence  et  de  conciliation,  les  seules 
qui  pussent  la  sauver  d'une  affreuse  catastrophe,  venait 
d'acquérir  de  nouveaux  titres  à  l'estime  des  honnêtes 
gens,  cette  population,  oublieuse  du  passé,  méconnais- 
sant les  nécessités  présentes  et  détournant  les  yeux  de 
l'orage  affreux  qu'elle  accumulait  sur  sa  tête,  poussait 
ringratitude  et  l'aveuglement  jusqu'à  le  couvrir  de 
huées  et  à  traîner  son  nom  aux  gémonies  ! 

Non  seulement  le  ministre  de  la  marine  vint  au 
secours  de  Grimouard  dans  sa  détresse,  mais  le  roi,  en 
récompense  de  sa  belle  conduite,  lui  accorda,  avec  le 
titre  de  comte,  une  pension  de  800  livres  sur  l'Ordre  de 
Saint-Louis. 

Pour  rentrer  en  France,  de  Grimouard  s'embarqua 
sur  un  bâtiment  portugais,  qui  ne  mit  pas  moins  de  deux 


24  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

mois  à  faire  la  traversée.  Le  temps  n'y  avait  point  re- 
froidi l'enthousiasme  ;  et,  à  son  arrivée,  le  commandant 
du  Scipion  fut  accueilli  par  d'unanimes  applaudisse- 
ments. 

Le  20  mai  1783,  la  paix  fut  signée  entre  les  parties 
belligérantes,  paix  profitable  surtout  à  l'Amérique, 
mais  honorable  aussi  pour  la  France,  paix  dans  laquelle 
notre  marine  joua  un  grand  rôle  et  dont  Grimouard  put 
réclamer  sa  part. 

Marié  à  Julie-Catherine  de  Turpin,  fille  du  comte  de 
Turpin,  seigneur  de  la  Roche -Gourbeau,  et  de  demoiselle 
Macnemara,  il  n'avait  pas  pu  jouir  souvent  des  joies 
d'époux  et  de  père.  La  guerre  d'Amérique  l'avait  tenu 
éloigné  de  ses  foyers  pendant  près  de  cinq  ans.  Aussi 
profita-t-il  des  loisirs  que  lui  faisait  la  paix  pour  venir 
dans  sa  terre  de  Saintonge  se  reposer,  au  sein  de  sa  fa- 
mille, de  ses  glorieuses  fatigues.  C'était  toujours  là  qu'il 
passait  les  instants  qu'il  dérobait  au  service  de  l'État. 
Ces  instants  étaient  rares,  car,  pendant  la  guerre,  la 
France  ne  se  serait  pas  passée  d'un  capitaine  aussi  brave, 
et,  pendant  la  paix,  ses  connaissances  nautiques  étaient 
mises  à  contribution  pour  l'instruction  des  flottes.  C'est 
ainsi  qu'en  1785,  il  fut  appelé  au  commandement  de  la 
corvette  le  Rossignol,  faisant  partie  d'une  escadre  d'évo- 
lutions. Nommé  successivement  major  de  la  deuxième 
division  de  la  deuxième  escadre,  à  Brest,  commandant 
par  intérim  de  la  deuxième  escadre,  commandant  du 
vaisseau  le  Brave,  il  fut  appelé,  le  1er  septembre  1788, 
aux   fonctions  de  major  général  à  Brest. 

La  France  possédait  deux  cent  cinquante  lieues  de 
côtes  en  Afrique.  Mais,  à  part  Corée  et  l'île  Saint-Louis, 


LE  VICE-AMIRAL  DE   GRIMOUARD  25 

au  Sénégal,  on  ne  pouvait  pas  dire  qu'elle  y  eût  de  co- 
lonies. Quelques  comptoirs  pour  le  commerce  et  la 
traite  des  nègres,  placés  de  loin  en  loin  sur  cette  longue 
étendue,  exigeaient  seulement  la  protection  d'une  sta- 
tion française.  De  Grimouard  quitta  Brest  pour  en 
prendre  le  commandement.  Dans  ce  poste  de  confiance, 
après  avoir  rendu  de  nouveaux  services  à  son  pays,  il 
sortit  de  la  Félicité,  qu'il  montait,  pour  arborer  son  pa- 
villon sur  le  Borée  et  retourner  à  Saint-Domingue,  où 
l'attendaient  des  événements  si  lamentables. 

Sa  mission  sur  les  côtes  d'Afrique  lui  valut  les  félici- 
tations du  ministre  de  la  marine.  Le  3  février  1791,  il 
en  recevait  la  lettre  suivante  : 

«  Mon  opinion  sur  la  manière  dont  vous  avez  constam- 
ment servi,  monsieur,  était  depuis  longtemps  fîxée^  et  ne 
pouvait  qu'être  confirmée  par  celle  du  Conseil  de  la  Marine 
qui,  dans  la  séance  du  26  du  mois  dernier,  a  fait  Texamen 
de  votre  conduite  pendant  la  campagne  de  la  frégate  la 
Félicité,  que  vous  avez  commandée  pendant  six  mois,  ainsi 
que  la  station  de  la  côte  d'Afrique.  Le  procès-verbal  de 
cette  séance  m'a  fait  connaître  que  vous  n'avez  rien  négligé 
tant  pour  protéger  le  commerce  français  sur  la  Gôte-dOr, 
et  lui  rendre  favorables  les  gens  du  pays,  qu'en  mettant  les 
différents  comjptoirs  que  vous  avez  visités  en  état  d'attein- 
dre l'époque  où  il  doit  leur  être  porté  de  nouveaux  secours. 
J'ai  vu  aussi  que,  sur  tout  autre  point,  vous  vous  êtes 
exactement  conformé  à  ce  qui  vous  était  prescrit  par  vos 
instructions,  et  qu'enfin  votre  conduite  a  constamment 
mérité  des  éloges.  C'est  ainsi  que  le  roi,  à  qui  j'en  ai  rendu 
compte,  en  a  jugé,  et  c'est  avec  plaisir  que  je  vous  trans- 
mets la  satisfaction  de  Sa  Majesté  à  cet  égard.» 

La  philosophie  du  XYIII^  siècle,   dont  les  principes 
T.  m  2 


26  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

avaient  pénètre  le  cœur  de  nos  pères,  ne  s'était  pas 
bornée  à  préparer  la  France  aux  grands  événements 
qui  allaient  s'accomplir  dans  son  sein;  après  avoir 
traversé  les  mers,  elle  avait  été  reçue  dans  nos  posses- 
sions des  Antilles  avec  la  même  faveur.  Seulement, 
pendant  qu'en  France  l'immense  majorité  de  la  nation, 
conformant  sa  conduite  aux  idées  nouvelles,  allait,  à 
travers  mille  orages  et  au  prix  des  plus  grands  sacri- 
fices, en  faire  l'application  à  la  société,  la  race  blanche, 
dans  nos  colonies,  ne  luî  avait  fait  un  aussi  bon  accueil 
que  parce  qu'elle  flattait  ses  passions  et  qu'elle  n'en 
comprenait  pas  les  conséquences.  Dans  cette  foule  de 
livres  apportés  de  la  métropole,  où  se  trouvaient  con- 
fondus le  bien  et  le  mal,  elle  n'avait  été  séduite  que  par 
le  mauvais  côté.  L'es[»rit  railleur,  léger,  irréligieux, 
avait  fait  ses  plus  nombreuses  conquêtes;  elle  avait 
applaudi  à  toutes  les  attaques  dirigées  contre  le  vieil 
édifice  social  qui  s'écroulait.  Mais  des  lois  de  l'humanité, 
elle  ne  s'en  était  guère  inquiétée,  et  plus  d'un,  après  la 
lecture  du  Contrat  social,  s'était  armé  du  fouet  pour 
châtier  l'esclave  paresseux  ou  maladroit.  Des  réformes, 
chacun  en  demandait  ;  mais  tous  les  voulaient  au  profit 
de  leurs  passions  ou  de  leurs  intérêts. 

Dans  ce  moment,  la  population  blanche  des  Antilles 
se  divisait  en  trois  classes  bien  distinctes  :  les  planteurs 
les  intendants  et  les  petits  blancs.  Les  grands  proprié- 
taires habitaient  Paris,  où  ils  étalaient  le  luxe  de  la 
richesse  et  leur  orgueilleuse  indolence.  Les  plaisirs  que 
«procure  l'opulence  ne  leur  suffisant  pas,  et  se  trouvant 
humiliés  d'obéir  à  des  fonctionnaires  que  la  fortune 
n'avait  pas  favorisés,  ils  prétendaient  à  gouverner  eux- 


LE  VICE-AMIRAL  DE   GRIMOUARD  27 

mêmes.  Les  intendants  entre  les  mains  desquels  ils 
avaient  laissé  leurs  domaines  à  cultiver,  espéraient 
pouvoir  prendre  un  jour  la  place  de  leurs  maîtres,  et,  en 
attendant  qu'une  révolution  qu'ils  appelaient  de  tous 
leurs  vœux,  vînt  leur  en  fournir  les  moj-ens,  ils  dou- 
blaient le  travail  de  l'esclave,  pour  qu'il  y  eût  la  part 
du  maître  et  celle  de  l'intendant.  Les  petits  blancs 
étaient  l'écume  de  la  France.  Perdus  de  dettes,  décon- 
sidérés dans  leur  pays,  presque  tous  ayant  eu  des 
démêlés  avec  la  justice,  ces  hommes  sans  aveu  cher- 
chaient à  cacher  leur  honte  sous  de  belles  manières 
et,  favorisés  par  la  nouvelle  forme  de  gouvernement  qui 
allait  mettre  entre  les  mains  du  peuple  le  pouvoir  dont 
avait  joui  la  royauté,  ils  espéraient,  par  leurs  intrigues, 
reconquérir  aux  colonies  la  fortune  et  la  considération 
dont  ils  étaient  d'autant  plus  avides  que,  depuis  long- 
temps, ils  en  avaient  été  dépouillés.  Aussi,  quand  en  89, 
le  souffle  révolutionnaire  qui,  après  bien  des  orages, 
devait  donner  à  la  France  l'égalité,  se  fit  sentir  aux 
Antilles,  gonfla-t-il  de  joie  toutes  les  poitrines,  chacun 
pensant  qu'il  allait  recueillir  de  la  tempête  les  plus 
riches  épaves,  et  ne  pouvant  pas  s'imaginer  que  ces 
bêtes  de  somme  qui  formaient  la  race  noire  auraient 
jamais  l'audace  d'en  réclamer  leur  part.  Riches  colons, 
intendants  des  plantations.  Européens  déconsidérés,  en 
désaccord  sur  toutes  les  autres  questions,  étaient  réunis 
par  un  seul  lien,  lien  que  l'humanité  et  leurs  intérêts, 
bien  entendu,  auraient  dû  briser,  par  le  préjugé  du 
sang.  Ainsi  les  hommes  qui  avaient  accueilli  la  nou- 
velle de  la  prise  de  la  Bastille  avec  une  joie  frénétique, 
ceux  qui  avaient  égorgé  les  ennemis  de   la  cocarde  tri- 


28  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

colore,  pendirent,  au  Cap,  un  mulâtre,  coupable  d'avoir 
demandé  que  la  déclaration  des  Droits  de  l'homme  ne 
fût  pas  exclusive,  et  tranchèrent  la  tête  à  un  vénérable 
vieillard,  le  sénéchal  Ferrand  de  Baudiéris,  parce  qu'il 
avait  osé  prendre  la  plume  pour  la  défense  d'une  race 
exécrée.  Un  citoyen  intègre,  qui  devait  plus  tard  occu- 
per en  France  la  première  place  dans  la  magistrature, 
l'intendant  Barbé-Marbois,  n'avait  échappé,  au  poignard 
des  assassins  que  parce  que  le  comte  de  Peynier,  com- 
mandant des  forces  navales,  l'avait  informé  qu'il  eût  à 
mettre  sa  personne  en  sûreté,  s'il  voulait  conserver  sa 
tête. 

Au  lieu  de  la  fièvre  de  liberté,  au  moins  sincère,  qui 
agitait  la  France,  les  colons  étaient  en  proie  au  délire 
de  la  vanité  la  plus  extravagante.  La  formation  de  la 
garde  nationale  ayant  créé  des  places  d'officiers,  chacun 
voulut  en  avoir  l'épaulette  et  prétendit  à  la  croix  de 
Saint-Louis.  On  se  disputa  les  grades  avec  une  sorte  de 
fureur,  et  l'on  vit  des  colons  imbéciles,  la  tête  ombra- 
gée de  panaches,  parcourir  les  rues,  la  flamberge  au 
poing,  en  se  proclamant  les  sauveurs  de  la  colonie  ;  et, 
pour  que  l'horreur  se  mêlât  au  ridicule,  leurs  expédi- 
tions ne  se  bornèrent  pas  à  des  parades  et  à  des  revues  : 
voulant  être  pris  au  sérieux,  ils  firent  souvent  de 
malheureux  nègres,  la  plupart  bien  innocents,  des  chefs 
de  conspiration,  leur  tranchèrent  la  tête,  qu'ils  prome- 
nèrent triomphalement  au  bout  d'une  pique,  comme  un 
trophée.  La  croix  de  Saint-Louis  ne  suffisant  plus  à 
l'ambition  de  ces  braves,  le  commandant  de  la  garde 
nationale  créa  des  ordres  de  chevalerie,  et  les  poitrines 
se  chamarrèrent  de  rubans  et  de  décorations. 


LE  VICE-AMIRAL  DE  GRIMOUARD  29 

Depuis  le  départ  de  Barbé-Marbois,  Saint-Domingue 
était  tombé  dans  une  véritable  anarchie. 

L'Assemblée  nationale,  trompée  sans  doute  par  les 
rapports  des  députés  ooloniaux,  ne  trouva  rien  à  redire 
à  la  conduite  des  colons,  et,  par  sa  déclaration,  acheva 
de  ruiner  l'autorité  métropolitaine.  Elle  décréta  la  créa- 
tion des  Assemblées  coloniales,  chargées  de  lui  pré- 
senter un  projet  de  constitution  approprié  aux  besoins 
et  aux  mœurs  de  chaque  colonie.  Dans  ce  décret,  il 
n'était  rien  dit  des  hommes  de  couleur,  mais  les  ins- 
tructions portaient  que  si  l'Assemblée  nationale  avait 
été  muette  sur  cette  question,  c'était  parce  que  leurs 
droits  lui  avaient  paru  tellement  incontestables,  qu'elle 
n'avait  pas  cru  devoir  en  faire  mention. 

A  cette  nouvelle,  l'assemblée  de  l'Ouest,  à  Saint- 
Domingue,  poussa  des  cris  de  rage  et  déclara  que, 
plutôt  que  de  partager  des  droits  avec  une  race  bâtarde 
et  dégénérée,  elle  aurait  recours  aux  armes.  Elle  déchira 
le  décret  et  les  instructions  qui  l'accompagnaient,  et, 
sans  tenir  compte  des  résolutions  opposées  de  l'Assem- 
blée du  Nord,  elle  eut  la  prétention  de  concentrer  tous 
les  pouvoirs  dans  son  sein.  La  guerre  se  trouva  donc 
allumée  entre  le  Gap,  où  siégeait  l'assemblée  du  Nord 
et  Saint-Marc,  où  était  réunie  l'Assemblée  de  l'Ouest. 
Le  gouverneur  résolut  de  mettre  fin  à  cette  insurrection 
et  chargea  le  colonel  Mauduit  de  l'exécution  de  ses 
ordres. 

Ainsi  menacée,  l'assemblée  de  l'Ouest  fit  appel  aux  ma- 
telots delà  flotte.  Une  révolte  éclata  à  bord  du  Léopard, 
que  son  commandant,  le  m.arquis  de  la  Galissonnière, 
fut  impuissant  à  empêcher.  Cependant,  au  moment  d'en 

T.  III  2, 


30  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

venir  aux  mains  avec  le  régiment  parti  du  Cap  pour  la 
réprimer,  l'équipage,  saisi  de  crainte  et  de  repentir, 
déclara  à  l'assemblée  qu'il  était  prêt  à  lui  donner  un 
asile  à  bord  du  Léopard  et  à  la  conduire  en  France,  où 
elle  aurait  toute  liberté  d'exposer  ses  griefs,  mais  qu'il 
ne  voulait  pas  aller  plus  loin.  Tous  les  membres  de 
l'assemblée  s'embarquèrent  donc,  emportant  dans  le 
cœur  une  haine  mortelle  contre  le  gouverneur  et  contre 
tous  ceux  qui  lui  avaient  prêté  assistance. 

Arrivée  à  Brest,  l'Assemblée  de  l'Ouest,  par  ses 
allures  démagogiques,  séduisit  le  club  de  cette  ville 
qui  lui  fît  un  accueil  triomph.il.  Il  n'en  fut  pas  ainsi  à 
la  Constituante:  sommés  de  présenter  leur  justification, 
les  membres  de  l'Assemblée  de  l'Ouest  durent  assister  à 
la  séance  où  leur  conduite  fut  flétrie,  et  les  plus  grands 
éloges  décernés  aux  autorités  de  l'île.  Ils  en  sortirent 
plus  irrités  que  jamais,  jurant  de  se  venger  de  ceux  aux- 
quels ils  devaient  cette  humiliation.  Pourquoi  l'Assem- 
blée Constituante  ne  persévéra  t-elle  pas  dans  ces  ré- 
solutions énergiques,  les  seules  qui  pussent  conserver 
à  la  France  la  reine  des  Antilles  ? 

En  quittant  Saint-Domingue,  l'assemblée  de  Saint- 
Marc  avait  laissé  toutes  ses  fureurs  à  une  populace  qui 
ne  connaissait  ni  frein  ni  loi.  Elle  fit  alliance  avec  la 
province  du  Sud,  jusque-là  restée  étrangère  aux  divisions 
qui  régnaient  entre  le  Nord  et  l'Ouest,  et,  toutes  deux, 
réunies,  résolurent,  en  y  procédant  par  l'assassinat,  de 
se  débarrasser  du  reste  d'autorité  qui  mettait  encore 
obstacle  à  leurs  desseins.  Le  major  de  Cadère,  sur  le 
simple  soupçon  d'être  favorable  aux  gens  de  couleur,  fut 
mis   à   mort  par   l'émeute,  maîtresse  au  Cap,  où  il 


LE  VICE-AMIRAL  DE  GUIMOUARD  31 

avait  le  commandement  militaire.  La  guerre  civile  était 
commencée  entre  les  blancs  :  ils  s'égorgeaient  entre 
eux  ;  et,  pendant  ce  temps,  farouches  et  inexorables,  les 
noirs  se  préparaient  à  une  guerre  d'extermination 
contre  ceux  dont  ils  avaient,  pendant  tant  d'années, 
supporté  la  cruelle  oppression. 

Pour  que  les  mulâtres  se  joignissent  à  eux,  il  fallut 
pourtant  qu'ils  fussent  poussés  à  bout.  La  plupart,  pro- 
priétaires et  recommandables  par  le  travail,  l'intelligence 
et  la  conduite,  jouissant  dans  l'île  d'une  importance 
considérable,  ne  voyaient  pas  sans  effroi  se  préparer 
des  événements  dont  l'accomplissement  devait  boule- 
verser la  colonie  et  peut-être  ruiner  leur  fortune  ;  ils  se 
seraient  donc  très  volontiers  réunis  aux  blancs,  si  ceux- 
ci,  qui  les  détestaient  d'autant  plus  qu'ils  étaient  obligés 
de  reconnaître  leur  valeur,  ne  les  eussent  pas  repoussés 
avec  dédain.  Voyant  qu'on  leur  refusait  les  droits 
qu'ils  tenaient  de  l'Assemblée  nationale,  plusieurs 
d'entre  eux  se  réunirent  pour  demander  la  promulga- 
tion du  décret  qui  les  leur  accordait.  Au  lieu  d'obtem- 
pérer à  cette  demande,  l'autorité,  étourdie  par  les  cris 
des  blancs,  marcha  contre  eux  avec  des  forces  considé- 
rables. Écrasés  par  le  nombre,  ceux  des  mulâtres  qui 
échappèrent  furent  chercher  un  refuge  dans  les  mon- 
tagnes. Leur  chef,  Vincent  Ogé,  que  recommandaient 
de  grandes  qualités,  fut  condamné  au  supplice  de  la 
roue,  et  plusieurs  de  ses  compagnons,  faits  prisonniers, 
eurent  le  même  sort.  La  mesure  était  comble  ;  les  mu- 
lâtres firent  appel  aux  nègres  pour  une  vengeance  qui 
devait  être  terrible.  Le  comte  Peynier  et  le  colonel 
Mauduit  comprirent  la  gravité  de  la  situation,  et  plutôt 


32  BIOGRAPHIES  VENDEENNES 

que  de  précipiter  des  événements  dont  ils  comprenaient 
toutes  les  conséquences,  ils  aimèrent  mieux  tenter  un 
arrangement  et  avoir  recours  aux  négociations  que  de 
continuer  la  guerre.  A  cette  nouvelle,  la  colère  des 
blancs  fit  explosion  contre  le  comte  Peynier.  Celui-ci, 
abreuvé  de  dégoûts  et  voyant  qu'il  ne  pourrait  rien 
devant  de  pareilles  résistances,  revint  en  France,  lais- 
sant le  gouvernement  de  l'île  de  Saint-Domingue 
entre  les  mains  de  Blanchelande. 

Ce  long  exposé  de  l'état  où  se  trouvaient  les  Antilles 
françaises  pourrait  passer  pour  un  hors-d'œuvre,  s'il  ne 
servait  pas  à  faire  connaître  avec  quelles  difficultés  de 
Grimouard  allait  avoir  à  lutter. 

On  se  rappelle  que  l'Assemblée  nationale  avait 
approuvé  la  dissolution  de  l'Assemblée  de  Saint-Marc, 
et  s'était  montrée  résolue  à  étouffer  la  révolte  si  elle 
osait  relever  la  tête. 

Dans  cette  éventualité,  elle  avait  envoyé,  sous  les 
ordres  du  commandeur  de  Village,  une  flotte  avec  des 
troupes  destinées  à  maintenir  la  tranquillité  dans  l'île. 
Cette  flotte  se  composait  du  Fougueux,  commandant 
de  Village,  du  Borée,  commandant  de  Grimouard,  des 
frégates  VUranie  et  la  Prudente,  commandées,  la 
première  par  M.  de  Truguet,  la  seconde  par  Villaret- 
Joyeuse,  et  d'un  bâtiment  de  transport  chargé  de  troupes. 
De  Grimouard  avait  à  son  bord,  en  qualité  de  garde, 
M.  de  Cintré,  depuis  préfet  de  la  Dordogne,  qui  a  donné 
à  la  famille  du  vice-amiral  des  notes  sur  son  ancien 
commandant  *.   Un  autre  personnage,  dont  le  nom  est 

*  M.  Grimouard  de  Saint-Laureut  a  eu  l'obligeance  de  me  les  com- 


LE  VIGE-AMIRA.L  DE  GRIMOUARD  33 

resté  célèbre,  M.  de  Villèle,  faisait  aussi  partie  de  l'expé- 
dition en  qualité  d'élève.  La  flotte  mit  à  la  voile  peu  de 
temps  après  le  décret  du  18  octobre  1790. 

En  quittant  la  France  pour  aller  rétablir  l'ordre  et  la 
tranquillité  à  Saint-Domingue,  le  commandeur  de  Village 
avait  embarqué  la  révolte  avec  lui. 

La  discipline,  sans  laquelle  il  n'y  a  ni  marine,  ni 
armée,  ne  régnait  plus  depuis  près  de  deux  ans  dans 
nos  ports  et  sur  nos  vaisseaux  ;  l'esprit  d'insubordination 
l'avait  remplacée.  Sous  prétexte  que  la  discussion  était 
permise  et  que  du  choc  des  opinions  devait  naître  la 
lumière,  on  déraisonnait  à  tort  et  à  travers  sur  toute 
chose,  et  malheur  à  celui  que  le  peuple  poursuivait  de 
ses  calomnies  !  Dès  le  mois  de  mars  1789,  des  troubles 
avaient  éclaté  parmi  les  ouvriers  de  Toulon.  Peu  de 
temps  après,  le  Havre,  Saint-Malo,  Bordeaux,  s'étaient 
insurgés  contre  l'autorité  du  gouvernement.  A  Rochefort, 
le  major-général  de  la  marine,  Macarty-Macteigne,  avait 
échappé  à  grand'peine  aux  poignards  des  assassins.  Moins 
heureux,  le  major  de  Beausset  fut  massacré  à  Marseille 
pour  avoir  fait  son  devoir  en  résistant  à  l'émeute.  Le 
décret  de  l'Assemblée  nationale  qui  prescrivait  aux 
officiers  d'être  justes  et  convenables  envers  les  matelots, 
recevait  de  ceux-ci  une  singulière  interprétation.  Un 
ordre,  une  remontrance,  étaient  à  leurs  yeux  un  manque 
d'égards  et  de  convenances  ;  et,  oubliant  que  le  même 
décret  qu'ils  invoquaient  leur  enjoignait  une  obéissance 
respectueuse  à  leurs  chefs,  ils  faisaient  entendre  contre 


muniquer,  ainsi  que  plusieurs    autres  documents,  qui   m'ont  été  très 
utiles  pour  faire  cette  notice.  ^ 


34  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

eux  de  continuelles  récriminations.  Les  équipages 
s'érigeaient  en  tribunaux.  Un  matelot  ayant  osé  porter 
la  main  sur  un  officier,  fut  jugé  par  ses  pairs,  et  la 
condamnation,  comme  on  le  pense  bien,  fut  tempérée 
par  Tadmission  de  circonstances  atténuantes. 

L'arrivée  du  Léopard  dans  le  port  de  Brest  mit  le 
comble  à  Fanarchie,  et  les  officiers,  suspects  de  tiédeur 
pour  la  révolution,  furent,  mis  à  terre.  Un  condamné 
étant  parvenu  à  briser  ses  fers,  poursuivit,  le  sabre  à  la 
main,  le  lieutenant  qui  les  lui  avait  fait  mettre,  sans  qu'il 
se  trouvât  personne  pou,r  protéger  ce  dernier  \  enfin  le 
commandant  en  chef  fut  dénoncé  à  l'Assemblée  consti- 
tuante, dans  une  pétition  injurieuse,  dont  les  signataires 
eurent  l'audace  de  venir  lui  donner  lecture.  L'impunité 
enhardissait  la  licence.  Trois  braves  marins,  Albert  de 
Lyons,  de  Souliac  et  de  Bougainville,  appelés  successi- 
vement au  commandement  du  port  de  Brest,  avaient 
abandonné  la  partie,  dans  l'impossibilité  où  ils  s'étaient 
trouvés  de  ramener  l'obéissance  des  matelots  à  leurs 
chefs. 

C'est  avec  de  pareils  hommes,  et  les  bataillons  d'Ar- 
tois et  de, Normandie,  dont  l'esprit  n'était  pas  meilleur, 
qu'on  allait  se  trouver  en  présence  d'une  situation  telle, 
que,  pour  en  triompher,  il  eût  fallu  l'habileté  du  chef  et 
le  dévouement   des  soldats. 

La  division  navale  ne  fut  pas  plutôt  en  vue  de  Saint- 
Domingue,  qu'elle  devint  l'objet  des  séductions  de 
ceux  dont  elle  devait  réprimer  l'audace  et  les  excès. 
Informé  du  mauvais  esprit  qui  régnait  à  Port-au-Prince, 
et  redoutant  les  conséquences  des  rapports  qui  pou- 
vaient s'établir  entre  la  population  et  les  équipages. 


LE   YICE-AMIRAL  DE  GRIMOUARD  35 

Blanchelande  avait  avisé  le  commandeur  de  Village 
qu'il  eût  à  se  détourner  de  sa  route  et  à  venir  mouiller 
au  môle  Saint-Nicolas  ;  mais  la  corvette  qui  lui  portait 
cette  invitation  ne  l'ayant  pas  rencontré,  il  se  rendit  à 
sa  première  destination.  Aussitôt  qu'il  y  fut  arrivé,  les 
troupes  qu'il  avait  à  bord  et  ses  équipages  devinrent 
l'objet  de  continuelles  obsessions. 

Les  véritables  insurgés,  dans  ce  moment,  n'étaient 
pas  autres  que  les  colons  et  leurs  adhérents.  Voilant 
leurs  mauvaises  passions  sous  l'apparence  de  l'enthou- 
siasme pour  la  Révolution,  dont  ils  étaient  les  plus 
grands  ennemis,  ils  se  glissèrent  à  bord  des  vaisseaux, 
circonvinrent  les  soldats  et  les  matelots,  et,  malgré  tous 
les  efforts  de  M.  Blanchelande,  les  entraînèrent  à  terre. 
Là,  après  les  avoir  gorgés  de  vins  et  de  liqueurs, 
ils  n'eurent  pas  de  peine  à  les  gagner  à  leur  cause. 
Il  fallut  au  commandant  de  Grimouard  toute  son  éner- 
gie pour  contenir  un  équipage  frémissant,  auquel  la 
gloire  du  nom  de  son  chef  ne  suffisait  pas  toujours  pour 
en  imposer. 

Surexcités  par  de  copieuses  libations,  les  soldats  des 
régiments  d'Artois  et  de  Normandie  se  mirent  un  jour 
en  pleine  insurrection;  entassés  dans  une  des  chaloupes 
du  Borée,  dont  ils  venaient  de  s'emparer,  ils  excitaient 
à  la  révolte  l'équipage  de  ce  vaisseau,  quand  de  Gri- 
mouard s'y  élança,  l'épée  à  la  main,  et,  par  sa  fière  atti- 
tude, les  fit  rentrer  dans  le  devoir  *. 

Une  autre  fois,  pendant  qu'il  commandait  la  station 
navale  à  Port-au-Prince,   les    révolutionnaires   de   la 

*  Récit  de  M.  de  Cintré. 


36  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

ville,  dont  il  avait  plus  d'une  fois  déjoué  les  menées, 
sachant  bien  qu'il  ne  pactiserait  jamais  avec  eux, 
résolurent  de  s'en  défaire.  Une  bande  de  misérables,  à 
la  tête  de  laquelle  était  Brudieu,  que  nous  allons  trou- 
ver tout  à  l'heure  parmi  ses  dénonciateurs  et  ses  juges, 
tenta  de  s'emparer  de  sa  personne  et  de  son  vaisseau. 
Entouré  de  tout  son  état-major,  qui,  comme  lui,  avait 
mis  l'épée  â  la  main,  il  défia  ses  agresseurs  et  les  mit 
en  fuite  *. 

Le  régiment  de  Port-au-Prince,  resté  fidèle  jusque-là, 
ne  tarda  pas  à  se  laisser  ébranler  à  son  tour  et  finit  par 
fraterniser  avec  les  insurgés.  Tous  alors,  soldats  égarés 
et  à  moitié  ivres,  gardes  nationaux  en  délire,  vile 
populace  que  l'on  trouve  à  la  tête  de  toutes  les  émeutes, 
s'agitent,  s'excitent  à  la  vengeance  et  font  entendre  des 
cris  de  mort  contre  le  général  Blanchelande  et  le  colo- 
nel de  Mauduit.  Les  portes  des  prisons  sont  brisées,  ils 
y  trouvent  de  dignes  auxiliaires.  Le  mulâtre  Rigaud, 
que  les  colons  auraient  égorgé  la  veille,  est  mis  en 
liberté,  et  la  horde  sanguinaire,  hurlant  et  vociférant, 
s'élance  vers  la  caserne  pour  y  mettre  à  exécution  son 
exécrable  projet.  Comptant  sur  la  fidélité  de  ses  soldats, 
qui,  la  veille,  l'avaient  assuré  de  leur  dévouement,  le 
colonel  de  Mauduit  était  tranquille.  Surpris  par  l'émeute, 
il  n'en  fut  point  épouvanté,  et  comme  tous  l'aban- 
donnaient, il  présenta  sa  poitrine  aux  assassins.  Ces 
bêtes  féroces,  après  l'avoir  poignardé,  s'acharnèrent  sur 
son  cadavre,  comme  si  la  mort  ne  suffisait  pas  à  assou- 
vir leur  rage. 

*  Mémoire  des    membres    de  la  Société  populaire  de  Rochefort,  14 
ventôse,  au  III. 


LE   VICE-AMIRAL  DE  GRIMOUARD  37 

De  Grimouard,  resté  à  bord  du  Borèe^  eut  grand' 
peine  à  y  maintenir  une  sorte  de  discipline,  devant 
s'estimer  heureux,  dans  Timpuissance  où  il  était  de  s'op- 
poser au  crime,  d'empêcher  son  équipage  d'y  participer. 

Victorieuse  à  Port-au-Prince,  l'insurrection  tenta  d'y 
organiser  un  gouvernement.  Le  comte  Caradeux  fut 
nommé  gouverneur  de  File,  et  le  déserteur  Praloto, 
commandant  des  forces  militaires.  Un  des  premiers 
actes  du  pouvoir  nouveau  fut  de  désarmer  ce  même  régi- 
ment de  Port- au  Prince  qui  avait  eu  la  faiblesse  inqua- 
lifiable de  contempler,  sans  s'y  opposer,  les  scènes  de 
meurtre  et  de  brigandage  dont  il  avait  été  témoin. 
Caradeux  ne  pouvait  pas  lui  pardonner  d'avoir,  lorsqu'il 
obéissait  encore  aux  ordres  du  colonel  de  Mauduit, 
forcé  la  garde  nationale  à  mettre  bas  les  armes. 

Blanchelande  s'était  retiré  au  Cap,  où  il  avait  été  bien 
reçu.  Une  division  de  la  station  des  Antilles  était  venue 
se  mettre  à  sa  disposition.  Avec  les  secours  et  les  ren- 
forts qui  lui  arrivèrent  de  la  Martinique,  les  généraux 
Dugommieret  de  Damas  commencèrent  contre  les  insur- 
gés la  guerre  dite  du  Gros-Morne^  dans  laquelle  ils 
obtinrent  de  grands  avantages.  Le  commandement  de 
la  station  était  à  ce  moment  entre  les  mains  de  de 
Grimouard,  le  commandeur  de  Village,  atteint  d'une 
maladie  à  laquelle  il  devait  succomber,  ne  l'ayant  pas 
conservé  longtemps. 

Après  les  débats  les  plus  orageux,  l'Assemblée  natio- 
nale avait  rendu  un  décret  qui,  cette  fois^  ouvrait  les 
portes  des  Assemblées  coloniales  aux  hommes  de  cou- 
leur, nés  de  père  et  de  mère  libres. 

Lorsque  la  nouvelle  en  arriva  à  Saint-Domingue,  les 
T.  ni  3 


38  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

fureurs  des  créoles  contre  ces  mêmes  hommes  qu'ils 
avaient  délivrés  de  leurs  fers  pour  en  faire  les  complices 
du  crime,  se  déchaînèrent  de  nouveau.  Suivant  l'exem- 
ple donné  par  le  Port-au-Prince,  presque  toutes  les 
paroisses  s'insurgèrent  contre  un  décret  qu'elles  décla- 
raient être  un  acte  criminel  de  l'Assemblée  nationale. 
On  poussa  la  démence  jusqu'à  vouloir  rompre  avec  la 
France,  jusqu'à  déclarer  qu'on  repousserait  la  force  par 
la  force  et  qu'on  maudissait  des  lois  dont  une 
mère-patrie,  aussi  insensée  que  barbare,  provoquait 
elle-même  la  dissolution  par  la  perfidie  et  le  parjure. 

Le  gouverneur  Blanchelande  eut  la  faiblesse  de  don- 
ner une  sorte  d'acquiescement  à  de  pareilles  résolutions, 
en  promettant  à  l'insurrection  de  soumettre  au  ministre 
de  la  marine  des  observations  contre  le  décret  de 
l'Assemblée  nationale,  s'engageant  en  outre  à  ne  pas 
le  mettre  à  exécution  avant  d'avoir  reçu  une  réponse 

Les  élections  se  firent  dans  ce  moment.  Il  ne  fallait 
pas  attendre  des  blancs  un  acte  raisonnable  ;  les  mem- 
bres de  l'ancienne  assemblée  générale  ne  manquèrent 
pas  de  faire  partie  de  la  nouvelle,  à  l'exclusion  des 
hommes  de  couleur. 

Ceux-ci  étaient  plongés  dans  la  plus  profonde  dou- 
leur. Malgré  la  rigueur  inexorable  avec  laquelle  un  de 
leurs  rassemblements,  qui  n'avait  rien  que  de  très  légal, 
avait  été  dissipé,  malgré  le  meurtre  judiciaire  d'Ogé, 
malgré  un  commencement  de  négociations  entamées 
avec  les  esclaves,  ils  hésitaient  à  rompre  avec  les  blancs 
et  à  provoquer  des  désordres  qui  pouvaient  exposer  leur 
vie  et  ruiner  leur  fortune  laborieusement  acquise.  Ce 
n'est  qu'après  avoir  vu  leurs  nouvelles  ouvertures  re- 


LE  VICE-AMIRAL  DE  GRlMOUARD  39 

poussées  que,  honnis,  méprisés,  mis  en  quelque  sorte 
hors  la  loi,  ils  se  tournèrent  vers  les  esclaves  et  que 
quelques-uns  d'entre  eux  se  mirent  à  leur  tête.  Dans  la 
répression  de  cette  révolte,  les  blancs  furent  impitoyables. 
Alors  le  désespoir  fait  de  cette  race,  naguère  si  soumise, 
une  légion  de  forcenés  ;  ce  ne  sont  plus  des  hommes,  ce 
sont  des  bêtes  féroces  qui  ont  rompu  leurs  chaînes.  Ils 
parcourent  la  campagne,  la  torche  et  le  fer  à  la  main, 
savourant  avec  délices  les  larmes   et  le  sang  de  leurs 
anciens  maîtres,  qu'ils  égorgent    sans  pitié.   Tout  ce 
que  l'imagination  peut  concevoir  de  plus  atroce  fut 
accompli  par  ces  démons  avec  des  raffinements  inouïs 
de  cruauté.  La  plume  se  refuse  à  décrire  les  obscénités 
commises  jusque  sur  des  cadavres.  La  fureur  des  nègres 
devint  telle,  que  les  mulâtres  du    Cap,  dont  l'incendie, 
devenu  général,  ravageait  les  propriétés,  demandèrent, 
encore  aux  blancs  à  faire  alliance  avec  eux.  Mais  ceux- 
ci,  plus  irrités  que  jamais,  les  auraient  égorgés,   sans 
la  protection  des  corps  militaires.  Ce  ne  fut  que  plus 
tard,  lorsqu'à  la  lueur  des  flammes  qui  s'étendaient  sur 
l'île  entière,  les  colons,  de  la  ville  du  Gap  où  ils  étaient 
réfugiés,  virent  des  bataillons  hideux,  portant  au  bout 
de  piques,  comme  des  drapeaux  sanglants,  les  corps  des 
enfants  des  blancs,  pour  procéder  ensuite  à  un  massacre 
général,  qu'ils  se  décidèrent  à  accepter  le  secours  que 
leur  offraient  les  hommes  de  couleur.  Mais,  avant  d'en 
venir  là,  ils  s'adressèrent  ailleurs,  et,  comme  le  patrio- 
tisme, ainsi    que  tout  autre  sentiment  généreux,  était 
éteint  dans  leur  âme,  ce  ne  fut  point  la  protection  de 
la  France  qu'ils   implorèrent,  mais  celle  de  l'Angle- 
terre, lui  offrant  en  échange  la  souveraineté  de  l'île.  Le 


40  BlUGlUl'HIES   VENDEENNES 

gouverneur  de  la  Jamaïque,  lord  Effinghara,  auquel  ils 
avaient  fait  des  ouvertures,  on  doit  le  dire  à  son  éter- 
nel honneur,  y  répondit  par  un  refus.  Mais,  comme  son 
cœur  n'était  point  inaccessible  à  la  pitié,  il  crut  que 
l'humanité  lui  faisait  un  devoir  d'envoyer  des  vivres  à 
des  malheureux  qui  mouraient  de  faim,  et  des  navires 
pour  servir  de  refuge  à  ceux  qui  n'avaient  plus  d'asile. 
L'insistance,  des  blancs  le  trouva  inébranlable,  et  ce 
ne  fut  que  parce  qu'ils  désespérèrent  de  l'amener  à 
leurs  vues,  que  leur  orgueil  se  plia  jusqu'à  vouloir 
bien  admettre  enfin  dans  leurs  rangs  ceux  qu'ils  en 
avaient  si  longtemps  repoussés. 

La  garnison  du  Port-au-Prince  fut  composée  mi-par- 
tie de  blancs,  mi-partie  de  mulâtres.  Garadeux  et  Beau- 
vais  se  donnèrent  la  main  et  firent  serment  de  se  prê- 
ter un  mutuel  appui.  Mais  l'Assemblée  générale  réunie 
au  Gap,  indignée  de  ce  qu'elle  appelait  une  alliance  hon- 
teuse, à  laquelle  la  mort  était  bien  préférable,  mit  tout 
en  œuvre  pour  la  rompre.  Elle  ne  réussit  que  trop  bien 
comme  nous  allons  le  voir  tout  à  l'heure. 

Repoussée  par  les  Anglais,  elle  se  tourna  enfin  vers 
la  France.  Avec  son  assentiment,  Blanchelande  se  dé- 
cida à  demander  des  secours  à  la  Martinique.  Deux 
jours  plus  tôt,  il  aurait  pu  en  recevoir  de  considérables. 
M.  de  Behague,  venant  de  renvoyer  en  France  deux  mille 
hommes  de  troupes,  ne  put  disposer,  pour  le  moment, 
que  de  quelques  vaisseaux?  de  guerre.  Leur  arrivée 
causa  une  nouvelle  collision  à  la  ville  du  Gap.  A  cette 
époque,  presque  tous  les  officiers  de  la  marine  française 
appartenaient  à  la  noblesse,  et  beaucoup  d'entre  eux  ne 
se  donnaient  pas  la  peine  de  cacher  les  projets  contre- 


LE  VICE-AMIRAL  DE  GRIMOUARD  A\ 

révolutionnaires.  Les  folies  démagogiques  dont  ils  furent 
témoins  à  Saint-Domingue  n'étaient  pas  propres  à  les 
rallier  aux  idées  nouvelles.  Ils  se  répandirent  dans  les 
cafés  et  dans  les  autres  lieux  publics,  raillant  bien  haut 
l'Assemblée  nationale  et  l'Assemblée  coloniale.  Ce  lan- 
gage irrita  les  esprits  ;  le  peuple  s'ameuta  et  arrêta  les 
officiers,  qui  furent  ramenés  à  bord  et  sévèrement  con- 
signés. Ainsi,  ce  secours,  loin  de  servir  aux  blancs,  de- 
vint pour  eux  un  nouvel  élément  de  discorde. 

Pendant  que  ces  choses  se  passaient  au  Cap,  la  meil- 
leure harmonie  entre  les  blancs  et  les  hommes  de 
couleur  ne  régnait  pas  à  Port-au-Prince.  Les  menées 
des  ennemis  de  l'alliance  entre  les  deux  races  produi- 
saient leur  effet,  et,  dans  la  disposition  où  se  trouvaient 
les  esprits,  une  étincelle  pouvait  causer  un  embrase- 
ment général.  Il  ne  se  fit  pas  longtemps  attendre.  Une 
querelle  particulière  entre  un  blanc  et  un  noir  libre 
fut  le  signal  d'une  guerre  à  outrance.  Les  rues  de 
Port-au-Prince  devinrent  le  théâtre  d'une  lutte  san- 
glante, dans  laquelle  l'artillerie  du  déserteur  Praloto 
foudroya  les  bataillons  de  Beauvais.  Ne  pouvant  pas 
résister,  les  mulâtres  évacuèrent  la  ville  et  se  retirèrent 
en  bon  ordre  dans  leurs  anciennes  positions  de  la 
Croix- des-Bouquets.  Il  n'y  avait  que  quelques  heures 
qu'ils  avaient  quitté  la  ville,  quand  un  violent  incendie 
y  éclata.  Qui  l'avait  allumé?  Probablement  ceux  qui  le 
mirent  à  profit.  Les  soldats  de  Praloto  et  les  aventuriers 
qui  abondaient  à  Port-au-Prince,  profitèrent  du  désor- 
dre inséparable  d'un  tel  événement,  pour  se  ruer  sur 
les  maisons  les  plus  riches,  les  mettre  au  pillage  et 
traiter  la  ville  comme  si  elle  eût  été  prise  d'assaut. 


42  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

Les  richesses  échappées  à  l'incendie  devinrent  leur 
proie,  et,  en  un  seul  jour,  la  ruine  de  Port-au-Prince 
fut  complète. 

Quand  la  ville  était  ainsi  mise  à  sac,  de  Grimouard 
recevait  à  son  bord  les  femmes,  les  enfants,  les  vieil- 
lards, tous  ceux  qui,  dans  leur  dénûment,  imploraient 
son  assistance. 

Craignant  que  l'incendie  ne  se  communiquât  aux 
bâtiments  de  commerce  qui  se  trouvaient  dans  le  port, 
il  les  en  avait  fait  sortir.  Mais  cette  mesure  de  prudence 
déplaisant  aux  autorités  constituées  qui  cherchaient  à 
le  contrarier  en  toute  chose,  il  en  reçut  l'ordre  de  les 
faire  rentrer.  Il  communiqua  cette  injonction  aux  capi- 
taines marchands,  les  laissant  libres  d'agir  ainsi  qu'ils 
l'entendraient.  Plusieurs  jours  se  passèrent  ainsi  au 
bout  desquels  les  bâtiments  de  commerce  menacés  du 
feu  du  Borée,  dont  l'équipage,  gagné  par  la  sédition, 
n'écoutait  plus  la  voix  de  son  chef,  furent  contraints  de 
rentrer  dans  le  port. 

Quelques  jours  après,  ces  mêmes  autorités  ordon- 
naient à  de  Grimouard  de  faire  lever  le  camp  de  Bisotou» 
qu'occupaient  les  hommes  de  couleur.  A  l'invitation 
qu'il  leur  en  fit,  ils  déclarèrent  qu'au  premier  coup  de 
feu,  répondrait  l'incendie  général  de  l'île.  Informées  de 
ces  intentions,  les  autorités  y  mirent  encore  une  plus 
grande  insistance.  Obéir,  c'était  perdre  la  colonie; 
refuser  l'obéissance,  c'était  renverser  toutes  les  lois  de 
la  discipline.  Dans  une  pareille  alternative,  de  Gri- 
mouard voulut  concilier  les  sentiments  de  l'humanité  et 
les  devoirs  que  lui  dictait  la  raison.  «  Mes  amis,  dit-il  à 
son  équipage  qu'il  avait  rassemblé,  le  sort  de  la  colonie 


LE  VICE-AMIRAL  DE  GRIMOUARD  43 

est  entre  vos  mains  :  si  vous  tirez  un  seul  coup  de  canon, 
vous  la  faites  incendier;  si,  au  contraire,  vous  vous  con- 
duisez avec  prudence,  les  propriétés  seront  respectées,  et 
vous  aurez  des  droits  à  la  reconnaissance  de  tous  les 
Français  dont  vous  sauverez  la  fortune*.  »  L'équipage 
répondit  en  mettant  le  feu  aux  canons  ;  les  représailles 
ne  se  firent  pas  attendre  -,  de  tout  côté  s'élevèrent  de 
longues  colonnes  de  flammes. 

En  présence  d'un  tel  désastre,  de  Grimouard  comprit 
qu'il  n'y  avait  qu'une  voie  de  salut,  et  que  la  seule  bonne 
politique  consistait  à  rapprocher  les  blancs  des  hommes 
de  couleur,  la  scission  qui  venait  d'éclater  entre  eux 
pouvant  entraîner  les  plus  grands  malheurs  et  la  perte 
de  la  colonie  ;  il  résolut  donc  de  faire  tous  ses  eflbrts 
four  arriver  à  ce  résultat.  Ne  consultant  que  son  pa- 
triotisme, et  prenant  sur  lui  l'initiative  d'une  médiation 
qu'on  ne  lui  demandait  pas,  il  se  rendit  au  camp  de 
la  Groix-des-Bouquets,  pour  tenter  un  arrangement 
qui,  s'il  ne  réussissait  pas  avec  son  intervention,  devait 
échouer  entre  les  mains  de  tout  autre.  Il  ne  se  doutait 
pas  qu'une  telle  démarche  lui  serait  un  jour  imputée 
à  crime  et  qu'elle  contribuerait  à  le  conduire  à  l'écha- 
faud. 

La  Groix-des-Bouquets  était  devenue  le  siège  d'une 
confédération,  où  les  hommes  raisonnables,  apparte- 
nant à  la  race  blanche,  avaient  été  rejoindre  les  hommes 
de  couleur.  Un  ordre  parfait  y  régnait,  et  un  riche 
colon,  Hamus  de  Jamécourt,  en  partageait  le  comman- 
dement avec  le  mulâtre  Beauvais. 

*  Mémoires  de  la  Société  populaire  de  Rochefort. 


ii  BIOGRAPHIES  VENDEENNES 

De  Grimouard  s'efforça  de  leur  faire  comprendre  que 
tout  était  perdu  si  la  lutte,  qui  ne  reconnaissait  pour 
cause  qu'un  crime  particulier,  se  prolongeait.  11  leur  dit 
que,  dans  une  question  d'un  si  grand  intérêt,  c'était  un 
devoir  de  se  faire  des  concessions  mutuelles  et  de  ne 
pas  se  laisser  entraîner  à  des  mouvements  regrettables, 
si  légitimes  qu'en  parussent  les  motifs.  Il  les  supplia, 
au  nom  de  ce  qu'ils  avaient  de  plus  cher,  au  nom  de 
leurs  femm.es  et  de  leurs  enfants  dont  la  vie  était  me- 
nacée, de  remettre  à  des  temps  plus  calmes  le  soin  de 
terminer  une  querelle  qui  avait  eu  déjà  des  conséquences 
si  fatales. 

Les  hommes  de  couleur  répondirent  qu'ils  ne  deman- 
daient que  la  justice,  c'est-à-dire  l'exécution  loj-ale  du 
traité,  la  punition  de  Praloto  qui  les  avait  inhumaine- 
ment mitraillés,  et  l'éloignement  de  ces  canonniers 
avec  lesquels  il  leur  serait  impossible  de  vivre  en 
paix. 

Les  négociations  ayant  duré  plusieurs  jours,  les 
habitants  de  Port-au-Prince,  qui  ne  demandaient  qu'à 
gagner  du  temps,  en  avaient  profité  pour  ajouter  aux 
fortifications  de  la  ville.  Se  croyant  en  sûreté  derrière 
leurs  murailles,  ils  laissèrent  éclater,  de  nouveau^ 
toutes  leurs  passions  haineuses.  Quand  donc  de  Gri- 
mouard se  présenta  porteur  de  propositions  qui  n'avaient 
rien  d'exorbitant,  ils  ne  se  bornèrent  pas  à  lui  faire 
un  mauvais  accueil,  ils  l'accusèrent  de  s'être  fait  payer, 
par  les  hommes  de  couleur,  le  dèvoûment  qu'il  portait 
à  leur  cause  ;  ils  prétendirent  qu'il  s'était  rendu  coupa- 
ble d'une  odieuse  trahison  en  fournissant  des  munitions 
à  leurs  ennemis;  et   lorsqu'il  déclara  qu'en  continuant 


LE  VICE-AMIRAL  DE  GRIMOUARD  45 

la  guerre,  on  s'exposait  à  d'affreux  malheurs,  ses  bons 
conseils  ne  rallièrent  pas  une  seule  voix. 

Ce  n'était  pas  de  Grimouard  qui  méritait  les  accusa- 
tions qui  étaient  dirigées  contre  lui,  mais  bien  ceux  qui 
les  faisaient  entendre.  Aussi  avides,  aussi  âpres  au  gain 
qu'ils  étaient  lâches  et  méchants,  ces  grands  patriotes, 
qui  repoussaient  bien  haut,  comme  un  acte  déshono- 
rant, toute  alliance  avec  les  hommes  de  couleur,  ne  se 
gênaient  pas  pour  approvisionner  leur  camp,  quand  ils 
y  trouvaient  quelque  profit  à  faire.  De  Grimouard  savait 
à  quoi  s'en  tenir  sur  leur  sincérité;  aussi,  pour  mettre 
fin  aux  calomnies  de  ses  ennemis,  fit-il  arrêter  une 
embarcation  appartenant  à  l'un  d'eux,  dont  la  cargai- 
son était  à  la  destination  de  la  Groix-des-Bouquets. 
Rapport  en  fut  fait  à  la  municipalité,  et  l'autorité  se 
trouva  saisie  de  l'afi'aire.  Ce  qui  aurait  été  un  crime, 
s'il  se  fût  agi  de  de  Grimouard,  devint  une  peccadille, 
un  acte  de  commerce  peu  repréhensible  pour  son  dénon- 
ciateur. La  municipalité  fit  traîner  Tafiaire  en  longueur, 
faisant  tout  ce  qu'elle  pouvait  pour  épargner  une  con- 
damnation à  un  des  siens,  pendant  qu'elle  redoublait 
d'injures,  d'invectives  et  de  calomnies  contre  un  des 
plus  braves  et  des  plus  honnêtes  officiers  dont  s'hono- 
rait la  marine. 

De  Grimouard,  malgré  l'injustice  et  l'aveuglement 
des  gens  qu'il  voulait  sauver,  ne  s'écarta  jamais  de  la 
ligne  de  modération  et  de  conciliation  que  la  prudence 
lui  ordonnait -de  suivre.  Depuis  longtemps  commandant 
en  chef,  par  suite  de  la  retraite  du  commandeur  de 
Yillage,  il  protégeait  Port-au-Prince  et  la  province  de 
l'Ouest,  avec  le  Borée,  \e  Fougueux,  VUranie  et  la 
T.  ni  3. 


46  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

Prudente,  pendant  que  le  commandant  Girardin,  avec 
VÈole,  la  frégate  la  Didon  et  le  brick  le  Cerf,  que 
Behague  lui  avait  envoyés  pour  renforcer  sa  station  de 
Saint-Domingue,  défendait  le  Gap  et  la  province  du 
Nord.  Mais  Girardin,  compromis  par  les  paroles  impru- 
dentes de  ses  officiers,  ne  tarda  pas  à  s'éloigner,  et  de 
Grimouard  resta  seul  avec  ses  forces,  inspirant  aux 
équipages  assez  de  confiance  pour  y  ramener  quelque 
discipline. 

Le  départ  du  commandant  de  Girardin  avait  laissé 
la  ville  du  Cap  sans  défense.  Dans  l'extrémité  où  elle  se 
trouvait,  l'Assemblée  générale  consentait  enfin  au  sa- 
crifice de  ses  préjugés  de  race  et  à  se  rapprocher  des 
hommes  de  couleur,  quand  un  événement  inattendu 
vint  changer  les  dispositions  bienveillantes  qu'elle 
manifestait  en  dispositions  hostiles. 

Circonvenue  et  trompée  par  les  réclamations  inces- 
santes que  faisaient  entendre  les  émissaires  des  colons, 
les  planteurs  présents  à  Paris,  les  armateurs  et  les 
négociants  ;  effrayée,  en  outre,  de  la  résolution  qu'avait 
prise  l'Assemblée  générale  de  se  séparer  de  la  métropole, 
la  Constituante  eut  son  jour  de  faiblesse,  et,  revenant 
sur  le  décret  du  15  mai,  laissa  à  la  sagesse  des  assem- 
blées coloniales  le  soin  de  décider  si  elles  ouvriraient 
ou  si  elles  fermeraient  leurs  portes  aux  hommes  de 
couleur.  C'était  rompre  l'alliance  à  laquelle  le  comman- 
dant de  Grimouard  avait  travaillé  avec  tant  de 
persévérance,  c'était  porter  le  dernier  coup  à  la  plus 
belle  de  nos  colonies.  Encouragée  par  le  nouveau  décret, 
la  majorité  de  l'Assemblée  générale  du  Cap  ne  voulut 
plus  entendre  parler  d'arrangement  ;  et  lorsque  deux 


LE  VICE-AMIRAL  DE  GRIMOUARD  47 

braves  militaires,  le  général  de  Bouvray  et  le  colonel  de 
Tauzard,  essayèrent  de  se  faire  entendre,  leurs  paroles 
conciliantes  furent  étouffées  sous  le  bruit  des  mur- 
mures. 

Vainement,  l'année  suivante,  l'Assemblée  législative, 
informée  des  conséquences  funestes  qu'avait  eues  la 
latitude  laissée  à  l'Assemblée  générale  du  Gap,  décréta 
que  les  bommes  de  couleur  jouiraient  à  l'avenir  des 
mêmes  droits  et  des  mêmes  privilèges  que  les  blancs  ; 
vainement  l'épuisement  dans  lequel  se  trouvaient  ceux- 
ci  les  décida-t-il  à  se  soumettre  à  des  nécessités 
impérieuses  :  il  était  trop  tard.  L'espoir  de  voir  la 
révolte  des  nègres  se  calmer  ne  devait  pas  tarder  à  se 
dissiper.  Plein  d'illusions,  le  gouverneur,  assisté  de 
Roume.  le  seul  des  trois  commissaires  envoyés  par 
l'Assemblée  constituante  qui  fût  encore  dans  l'île,  se 
présenta  au  conseil  de  Paix  et  d'Union  de  Saint-Marc, 
la  branche  d'olivier  à  la  main,  ne  doutant  pas  du  succès 
de  sa  démarche.  En  partant,  il  avait  fait  savoir  à  de 
Grimouard  qu'il  eût  avenir  le  rejoindre.  La  chose  était 
moins  facile  qu'il  ne  le  pensait.  On  avait  tant  parlé  de  la 
souveraineté  du  peuple,  que  les  équipages  avaient  la 
prétention  d'être  consultés  sur  toute  chose  et  qu'ils 
n'obéissaient  à  leur  commandant  que  par  une  sorte  de 
condescendance.  «  Depuis  quinze  mois,  de  Grimouard 
n'avait  pas  pris  une  seule  nuit  de  sommeil  ;  toujours 
actif,  toujours  sur  le  pont,  raisonnant  celui-ci,  gourman- 
dant  celui-là,  en  appelant  à  l'honneur  de  l'un,  aux 
sentiments  généreux  de  l'autre,  au  patriotisme  de  tous, 
il  avait  maintenu  sur  ses  bords  une  quasi-discipline 
vraiment  phénoménale    pour    le    temps.    Moitié    par 


48  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

adresse,  moitié  par  autorité,  il  vint  à  bout  de  faire 
lever  l'ancre  à  son  vaisseau,  le  Borée,  et  à  le  diriger  sur 
Saint-Marc  *.  » 

Blanchelande  avait  donné  l'ordre  à  de  Grimouard 
d'appareiller,  parce  que  son  concours  lui  était  néces- 
saire. Un  certain  marquis  de  Borel,  qui  avait  joué  un 
grand  rôle  dans  tous  les  événements  dont  nous  venons 
de  parler,  s'était  mis  à  la  traverse  en  prenant  le 
commandement  d'une  flottille  destinée  par  la  municipa- 
lité de  Port-au-Prince  à  surveiller  les  actes  du 
gouvernement  et  à  s'opposer  à  ceux  qui  n'auraient  pas 
son  approbation.  Le  marquis  de  Borel  était  un  grand 
seigneur  féodal,  type  de  ces  aristocrates  démagogues,  si 
communs  alors,  et  dont  l'espèce  n'est  pas  entièrement 
perdue.  Nommé  capitaine  général  de  la  garde  nationale, 
en  remplacement  de  Garadeux,  il  avait  dû  sa  popularité, 
non  pas  à  la  considération  attachée  à  sa  personne,  mais 
à  l'opposition  qu'il  avait  faite  au  gouvernement.  Très 
peu  scrupuleux  sur  la  nature  et  le  but  de  ses  expédi- 
tions, on  assurait  que,  plus  d'une  fois,  elles  avaient  été 
faites  à  la  seule  fin  de  s'enrichir  par  le  pillage,  et  que 
ses  bandes  songeaient  beaucoup  plus  à  détrousser  les 
passants  qu'à  protéger  les  voyageurs.  Pour  le  moment, 
en  attendant  que  l'occasion  de  remplir  la  mission  qu'il 
avait  reçue  se  présentât,  il  s'était  fait  écumeur  de  mer. 
De  Grimouard  le  rencontra  à  la  tête  de  ses  forbans  et  le 
fît  prisonnier.  Mais  l'Assemblée  générale,  ne  voulant  pas 
autoriser  des  poursuites  contre  un  de  ses  membres,  le 
réclama  comme  lui  appartenant.  Blanchelande  n'osant 

*  Léon  Guérin,  Histoire  de  la  Marine. 


LE  VICE-AMIRAL  DE   GRIMOUARD  49 

pas  résister,  le  mit  en  liberté.  Il  ne  devait  pas  tarder  à 
s'en  repentir. 

Quelques  jours  après,  trois  nouveaux  commissaires 
arrivaient  à  Saint-Domingue,  précédant  un  secours  de 
six  mille  hommes.  L'escadre  qui  le  transportait  avait 
aussi  à  son  bord  un  nouveau  gouverneur  et  trois  généraux 
chargés  de  commander  l'expédition  militaire. 

A-ussitôt  leur  arrivée,  de  Grimouard  fit  voile  vers  la 
France  avec  les  vaisseaux  le  Borée,  le  Fougueux, 
\e  Buguay-Trouin  et  les  frégates  rZ7ram*e  et  la  Pru- 
denle.  De  Girardin,  qui,  par  son  grade  de  vice-amiral, 
était  devenu  son  supérieur,  prit  le  commandement  de 
Ja  station.  Quant  à  Blanchelande,  arrêté  par  ordre  des 
commissaires,  nous  trouverons  son  nom  à  côté  de  celui 
de  de  Grimouard  sur  le  nécrologe  des  victimes  du  tri- 
bunal révolutionnaire. 

Si  les  grands  services  rendus  à  la  France  par  de  Gri- 
mouard avaient  été  méconnus  à  Saint-Domingue,  ils 
avaient  été  appréciés  par  le  gouvernement  français.  Le 
18  juillet  1792,  il  fut  élevé  au  grade  de  contre-amiral, 
et  le  ministre  de  la  marine  Ten  informa  dans  ces  termes  : 
«  Je  vous  annonce  avec  plaisir.  Monsieur,  que  le  roi, 
ayant  jugé  à  propos  de  faire  un  remplacement  parmi  les 
officiers  de  la  marine,  Sa  Majesté  vous  a  accordé  une 
des  places  de  contre-amiral  à  son  choix.  Je  rie  doute 
pas  que  ce  grade,  dont  vous  jouirez  à  partir  du  1^"^  de 
ce  mois,  ne  soit  un  nouveau  motif  pour  vous  à  donner, 
dans  toutes  les  occasions,  de  nouvelles  preuves  des 
talents  et  du  dévoûment  au  service  de  l'État  qui  ont 
déterminé  le  choix  du  roi  en  votre  faveur.  » 

Le  lecteur  n'aura  pas  manqué  de  remarquer,  dans 


50  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

cette  lettre,  le  mot  en  remplacemerd  :  c'est  que  déjà  le 
ministre  de  la  marine  avait  fait  quelques  épurations 
dans  le  corps  des  officiers,  et  que  l'émigration  y  creu- 
sait tous  les  jours  des  vides  qu'il  fallait  combler. 

La  monarchie  s'était  écroulée  le  10  août  1792.  Monge 
remplaça  au  ministère  de  la  Marine  le  vicomte  Dubou- 
chage,  qui    n'y  était  resté  que  quelques  jours. 

Le  passage  de  Monge  au  ministère  de  la  Marine  n'est 
pas  son  premier  titre  de  gloire.  Il  apporta  aux  affaires 
une  grande  inexpérience,  se  laissa  circonvenir,  et,  plus 
que  tout  autre,  contribua  à  la  désorganisation  du  dé- 
partement qui  lui  était  confié.  Mais  Monge  était  un 
honnête  homme,  et,  si  son  patriotisme  pouvait  être 
surpris  par  son  entourage,  il  n'épousait  jamais  les  haines 
et  les  injustices,  qu'elles  lui  vinssent  d'outre-mer  ou 
d'ailleurs.  Quand  il  aurait  dû  y  perdre  son  portefeuille 
et  sa  popularité,  jamais  il  n'aurait  consenti  à  sacrifier 
un  brave  officier  à  la  rancune  des  partis.  Loin  donc  de 
s'arrêter  devant  les  clameurs  qui  lui  dénonçaient  la  con- 
duite de  de  Grimouard  comme  celle  d'un  traître,  il 
l'appela,  le  1"  janvier  1793,  au  commandement  des  forces 
de  Brest,  avec  le  titre  de  vice- amiral. 

Accepta-t-il  les  fonctions  auxquelles  il  venait  d'être 
élevé  ?  Divers  biographes  affirment  que  non,  se  fondant, 
originairement  sur  une  notice  manuscrite,  écrite  à 
titre  de  renseignements  par  M.  Louis-Henri-Julien  de 
Grimouard,  son  fils,  et  sur  des  souvenirs  recueillis  de  la 
bouche  de  plusieurs  membres  de  sa  famille.  Nous  ne 
pouvons  nous  empêcher  d'adopter  une  opinion  opposée. 
Notre  conviction  s'appuie  sur  un  examen  attentif  de  cer- 
taines circonstances  qui  précédèrent,  accompagnèrent 


LE  VICE-AMIRAL  DE  GRIMOUARD  51 

et  suivirent  l'élévation  de  de  Grimouard  au  grade  de 
vice- amiral.  Monge  et  de  Grimouard  avaient  des  relations 
d'amitié,  et  ce  dernier,  appelé  à  Paris  à  la  fin  du  mois  de 
décembre  1792,  avait  certainement  reçu  du  ministre  la 
confidence  de  son  prochain  avancement.  S'il  eût  été 
décidé  à  ne  pasl'accepter,  il  n'est  pas  vraisemblable  que 
Monge  lui  eût  fait  violence.  Mieux  valait,  pour  sa  sûreté 
personnelle,  ne  pas  le  nommer  que  le  compromettre,  en 
s'attirant  un  refus,  qui  ne  pouvait  être  interprété  que 
comme  un  acte  de  non- adhésion  à  la    République. 

D'ailleurs,  nous  avons  entre  les  mains  des  témoigna- 
ges qui  ont  plus  d'autorité  que  de  simples  inductions. 
Non  seulement  de  Grimouard  n'avait  pas  répondu  à  sa 
nomination  de  vice-amiral  par  un  refus,  mais,  à  la  fin  du 
mois  de  janvier,  le  ministre  le  croyait  si  peu  disposé  à 
donner  sa  démission,  que  les  ordonnateur  et  comman- 
dant du  port  de  Rochefort  écrivaient,  à  la  date  du  2 
février  1793,  au  ministre  de  la  marine,  qui  les  avait 
informés  du  prochain  passage  du  vice-amiral  dans  leur 
port  :  «  Nous  avons  vu,  citoyen,  par  votre  dépêche  du 
vingt-six  du  mois  passé,  que  le  vice-amiral  Grimouard, 
que  vous  avez  nommé  au  commandement  général  des 
forces  de  Brest,  doit  passer  incessamment  à  Rochefort, 
pour  y  prendre  connaissance  des  ressources  actuelles  de 
ce  port,  des  progrès  de  nos  armements,  et  enfin  de 
tout  ce  que  nous  pouvons  faire  pour  augmenter  les 
grands  moyens  qu'il  est  à  désirer  de  procurer  à  ce  géné- 
ral. Vous  ne  devez  pas  douter,  citoyen,  de  l'empressement 
que  nous  mettrons  à  donner  au  citoyen  Grimouard  les 
renseignements  et  tous  les  détails  qu'il  pourra  désirer, 
pour  remplir  Fobjet  de   cette   inspection  et  pour   la 


52  BIOGRAPHIES  VENDEENNES 

suite  des  importantes  fonctions  que,  la  République  vient 
rie  lui  confier  *.  » 

Deux  jours  après,  Monge  écrivait  au  vice-amiral  de 
Grimouard,  en  lui  annonçant  que  son  commandement 
ne  sebornait  pas  aux  forcesactuellement  dans  le  port  de 
Brest,  mais  à  toutes  celles  qui  allaient  s'y  réunir  :  «  Je 
m'empresse,  citoyen,  de  vous  transmettre  un  extrait 
de  la  délibération  du  Conseil  exécutif,  par  lequel  vous 
verrez  que,  rendant  justice  à  vos  talents  autant  qu'à 
votre  dévouement  à  la  République,  il  vous  a  déféré  le 
commandement  en  chef  des  forces  navales  qui  doivent 
se  rassembler  dans  le  port  deBrest.  C'est  avec  beaucoup 
de  plaisir  queje  vous  annonce  cette  marque  de  confiance 
du  Conseil  exécutif,  et  que  je  ne  tarderai  pas  à  vous 
faire  passer  le  diplôme  en  forme  de  votre  commande- 
ment. 

c(  Sur  les  observations  générales  que  vous  m'avez 
présentées  verbalement,  le  corps  principal  de  l'armée 
qui  vous  est  confié  se  nommera  escadre  hlanclie  ou 
escadre  amirale,  la  secondeescadre  se  nommera  escadre 
rouge  oviVice-amirale^  et  la  troisième  Itleue  ou  contre- 
amirale.  Je  vous  laisse  absolument  le  maître  de  ces  dé- 
nominations ^.  « 

Comme  on  le  voit,  entre  le  ministre  et  le  vice-amiral 
de  Grimouard,  il  y  avait  eu  entente  et  accord  verbal 
jusque  dans  les  plus  petits  détails.  Le  4  février,  Monge, 
en  lui  donnant  ses  ordres,  le  lui  rappelait  encore. 
Comment,  après  cela  supposer  un  refus,  si  fort  en  opposi- 


*  Archives  du  ministère  de  la  Marine. 
2  Idem. 


LE  VICE-AMIRAL  DE   GRIMOUARD  53 

lion  avec  des  documents  puisés  à  une  source  officielle  ? 
Qu'il  y  ait  eu  dans  l'âme  du  vice-amiral  de  grandes 
perplexités,  qu'il  ait  été  même  un  instant  dans  l'inten- 
tion de  remercier  le  ministre,  la  chose  n'est  pas  impos- 
sible ;  il  est  bien  permis  à  ceux  qui  soutiennent  de 
pareilles  luttes  de  ne  pas  prendre  une  décision  sous 
daine,  et  si  la  voix  du  devoir  ne  dicte  pas  à  tous  la 
même  conduite,  de  quel  côté  le  blâme,  de  quel  côté 
l'apothéose  ?  Dans  la  supposition  que  nous  venons  de 
faire,  Monge  aura  triomphé  d'hésitations  honorables, 
comme  nous  venons  d'en  fournir  la  preuve. 

Le  port  de  Rochefort  étant  le  plus  important  par 
le  nombre  des  vaisseaux  qu'il  devait  fournir  à  la  flotte, 
de  Grimouard  reçut,  le  8  février  1793,  l'ordre  de  s'y 
rendre.  Sur  ses  états  de  service  dont  nous  avons  pris 
le  relevé  au  Ministère  de  la  Marine,  nous  avons  trouvé, 
en  marge  de  cet  ordre,  ces  mots  :  N^a  pas  7^ejoint. 
Cette  note  est  bien  loin  d'impliquer  la  non-acceptation 
dont  nous  avons  parlé  tout  à  l'heure.  Mais,  entre  ces 
deux  dates  du  l^"^  janvier  et  du  8  février  1793,  il  y  en 
avait  une  troisième  écrite  en  lettres  de  sang.  C'est 
alors  seulement  que  de  Grimouard  aura  pu  refuser  de 
remplir  la  mission  qui  lui  était  confiée,  sans  pourtant 
abandonner  le  corps  de  la  marine,  car  nous  allons  voir 
bientôt  qu'il  n'en  sortit  qu'un  an  après,  pour  cause  de 
destitution. 

Ce  fut  probablement  au  mois  de  février  1793,  que  le 
vice-amiral  de  Grimouard  se  retira  dans  sa  terre  de 
Saintonge,  où  il  avait  coutume  de  venir  passer,  au  sein 
de  sa  famille,  les  loisirs  que  lui  donnait  son  service.  La 
destitution  de  Monge,  arrivée  peu  de  temps  après,   et 


54  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

son  remplacement  par  le  citoyen  Dalbarade  n'étaient  pas 
propres  à  l'en  faire  sortir. 

Dalbarade  devait  son  élévation  au  ministère  de  la 
Marine  beaucoup  plus  au  patriotisme  dont  il  faisait 
parade  qu'à  ses  connaissances  nautiques.  Ses  antécé- 
dents n'étaient  pas  ceux  du  plus  vertueux  des  républi- 
cains. Il  avait  sur  la  conscience  plus  d'un  acte  qui 
ressemblait  fort  à  de  la  piraterie,  et,  en  cherchant  bien, 
on  pouvait  trouver  dans  son  dossier  une  condamnation 
pour  embauchage.  Mais  la  Montagne  n'y  regardait  pas 
de  si  près.  Voulant  un  homme  prêt  à  tout  et  sur  le 
dévoûment  duquel  elle  pût  compter,  elle  ne  pouvait 
mieux  rencontrer.  Les  ennemis  de  de  Grimouard  en 
tressaillirent  de  joie.  A  leur  tête  se  trouvaient  Brudieu 
et  Linières,  députés  de  Saint-Domingue  et  futurs 
membres  du  Tribunal  révolutionnaire.  Nous  avons  dit 
un  mot  du  premier  ;  le  second  était  son  digne  acolyte. 
Sous  le  masque  de  Texallation  républicaine,  tous  deux 
avaient  fomenté  des  troubles  à  Saint-Domingue,  dans 
le  seul  but  de  s'enrichir  en  ruinant  la  colonie.  Surveillés 
de  près  par  de  Grimouard  dont  ils  n'avaient  pu  tromper 
la  vigilance,  ils  lui  avaient  juré  une  haine  mortelle* 
Ils  partirent  de  Saint-Domingue,  la  vengeance  au  cœur, 
et  se  munirent,  pour  l'accomplissement  de  leurs  desseins 
criminels,  d'une  dénonciation  de  la  Société  des  Amis  de 
la  Constitution,  dans  laquelle  de  Grimouard  était 
signalé  comme  un  traître,  dont  aucune  peine  n'était 
trop  forte  pour  punir  les  forfaits.  Cette  dénonciation 
était  si  monstrueuse,  qu'elle  avait  été  repoussée  par  la 
Société  populaire  de  Rochefort.  Leur  haine  contre  de 
Grimouard  s'était  encore  accrue  par  cet  échec.  Forcés 


LE   VICE-AMIRAL   DE   GRIMOUARD  55 

de  la  concentrer,  ils  se  promirent  bien  de  saisir  la 
première  occasion  favorable  pour  l'assouvir.  Elle  ne 
devait  pas  tarder  à  se  présenter.  Deux  des  plus  célèbres 
mîssi  dominici  de  la  Terreur,  Laignelot  et  Lequinio, 
ayant  été  envoyés  à  Rochefort,  ils  cherchèrent,  à  l'aide 
d'un  de  leurs  amis,  le  citoyen  Fabri,  dont  les  griefs 
contre  de  Grimouard  étaient  les  mêmes  que  les  leurs, 
de  s'en  faire  bien  venir.  La  confiance  de  Laignelot  et 
de  Lequinio  se  donnant  aux  plus  énergumènes,  les 
trois  colons  n'eurent  pas  de  peine  à  la  capter  et  à 
obtenir  que  leur  ennemi  fût  dénoncé  au  Comité  de  salut 
public  comme  un  traître.  Partie  de  plus  haut  que  la 
première,  cette  dénonciation,  cette  fois,  eut  un  plein 
succès.  L'adjoint  au  ministre  de  la  Marine  écrivit  au  ci- 
toyen Grimouard,  à  Rochefort,  cette  lettre  laconique,  en 
date  du  janvier  1794  :  «  Le  Ministre  me  charge  de  t'an- 
noncer  que  tu  as  été  destitué  de  ton  emploi,  par  mesure  de 
sûreté  générale^  et  qu'en  exécution  d'un  arrêté  du 
Comité  de  salut  public,  tes  appointements  ont  cessé  de 
courir,  à  partir  du  dix  frimaire  *.  » 

La  prudence  la  plus  vulgaire  ordonnait  à  de  Grimouard 
de  songer  à  sa  sûreté  personnelle,  car  il  ne  devait  pas 
ignorer  que  les  hommes  acharnés  à  sa  perte  ne  se  con- 
tenteraient pas  de  sa  disgrâce.  Ne  voulant  pourtant  ni 
se  cacher,  ni  fuir  devant  des  misérables,  il  resta,  la 
conscience  pure  et  la  tête  haute,  les  accablant  de  son 
mépris  et  de  son  dédain.  Ceux-ci  eurent  l'effronterie  de 
l'accuser  du  crime  dont  ils  avaient  voulu  se  rendre  cou- 
pables, en  livrant  Saint-Domingue  à  l'Angleterre.  Il  n'en 

*  Archives  du  ministère  de  la  Marine. 


56  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

fallait  pas  davantage.  Le  9  février  1794,  le  brave  marin,  qui 
méritait  une  récompense  nationale  pour  sa  belle  conduite^ 
fut  condamné  à  mort  comme  traî  tre  à  sa  patrie,  L'exécution 
eut  lieu  le  jour  même,  et  comme  ceux  qui  Tavaient  con- 
duit à  l'èchafaud  ne  voulaient  l'abandonner  q  u'après  la 
perpétration  du  crime,  ce  fut  un  de  leurs  amis,  le  colon 
Cruce,  qui  fut  son  exécuteur.  Dans  ces  jours  de  terreur, 
toute  marque  d'intérêt  donnée  à  une  victime  était  punie 
de  la  peine  de  mort.  Il  y  eut  pourtant  une  voix  qui  ne 
connut  pas  le  sentiment  de  la  peur.  Au  moment  de  l'exé- 
cution, du  milieu  de  la  foule  silencieuse  et  consternée 
l'on  entendit  ces  mots  :  «  Voilà  donc  un  héros  de 
moins  !  » 

Aussitôt  qu'elle  ne  fut  plus  contenue,  l'indignation 
éclata  dans  la  ville  de  Rochefort.  Ses  habitants  obtin- 
rent du  gouvernement  que  les  trois  orphelins  laissés 
par  le  vice-amiral  ne  fussent  pas  dépouillés  des  biens 
de  leur  père  ;  et,  le  quatre  ventôse,  dans  un  mémoire 
qu'elle  adressa  à  la  Convention,  la  Société  populaire 
exprima  hautement  le  sentiment  d'horreur  que  la  jour- 
née du  9  février  1793  lui  avait  fait  éprouver. 

Par  son  courage,  son  sang  froid  et  les  glorieuses 
actions  auxquelles  il  lui  fut  donné  de  prendre  part,  le 
vice-amiral  de  Grimouard  occupe  une  grande  place 
dans  les  annales  de  la  Marine  française. 
'  «  M.  de  Grimouard,  dit  M.  de  Cintré,  avait  une  tenue 
imposante  avec  ses  officiers  qui  avaient  confiance  en 
lui.  Il  passait  pour  un  des  hommes  les  plus  fermes  et  les 
plus  intrépides  de  la  Marine  française.  On  prétendait 
qu'il  aurait  dit,  et  nous  avions  tous  la  conviction  qu'il 
tiendrait  sa  parole,  que  ses  officiers  étaient  bien  sûres 


LE  VICE-AMIUAL  DE   GRIMOUARD  57 

de  n'être  jamais  faits  prisonniers,  car  il  était  déterminé 
à  plutôt  faire  sauter  son  vaisseau  que  de  se  rendre.  » 

Un  de  ses  anciens  compagnons  d'armes,  M.  de  Boishé- 
neuc,  vieux  loup  de  mer_,  chargé  dans  son  commandement 
de  diriger  l'abordage,  quand  le  Scipîon  resta  pendant 
quelques  instants  accroché  au  Lonclon,  M.  de  Boishéneuc, 
d'ordinaire  très  peu  prodigue  d'éloges,  avait  l'habitude  de 
terminer  ainsi  le  récit  de  ses  campagnes  .  «  Allez,  allez, 
le  chevalier  de  Grimouard  était  un  fameux  homme  *.  » 

Les  grandes  actions  du  vice-amiral  de  Grimouard 
n'ont  pas  eu  seulement  la  consécration  de  l'histoire,  la 
peinture  s'en  est  aussi  emparée. 

Deux  tableaux,  représentant  les  combats  de  la  Minerve 
et  du  Scipion^  furent  exécutés,  sur  les  ordres  du  roi,  par 
M.  de  Rosfet  ;  ils  sont  aujourd'hui  au  ministère  de  la 
Marine  ;  on  en  voit  aussi  des  copies  dans  les  galeries 
historiques  de  Versailles. 

Un  double  du  tableau  représentant  le  combat  du  Sci- 
pion^  fut  fait  par  M.  de  Rosfet  et  envoyé  à  M.  de  Gri- 
mouard, de  la  part  du  roi,  avec  ces  mots  qui  en  doublaient 
la  valeur  : 

«  Donné  a  M.  de  Grimouard. 

«  M.  de  Grimouard,  capitaine  de  vaisseau  du  Roi, 
chevalier  de  l'ordre  royal  et  militaire  de  Raint-Louis, 
commandant  le  Scipîon  de  soixante-quatorze,  combat 
les  vaisseaux  anglais  le  Corliay  de  soixante-quatorze, 

*  Lettre  de  M.  de  Pioger,  ancien  député  du  Morbihan. 


58  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

le  London  de  quatre-vingt-dix,  une  corvette  et  une 
goélette,  et  reste  maître  du  champ  de  bataille,  après 
deux  heures  d'abordage,  12  octobre  1782.  » 


Ces  tableaux  et  divers  dessins  représentant  les  com- 
bats livrés  par  le  vice-amiral,  faits  de  son  vivant 
par  le  professeur  de  dessin  des  élèves  de  la  marine  de 
Rochefort,  se  trouvent  aujourd'hui  au  Bois-Aurore 
(Charente),  chez  M»»®  Charles  de  Grimouard,  veuve  de 
l'un  des  petits-fils  de  l'amiral. 

Le  général  de  Grimouard  avait  aussi  chez  lui,  à  Blois, 
divers  tableaux  représentant  les  combats  de  son  cousin. 
Ces  tableaux  sont  aujourd'hui  entre  les  mains  de  ses 
héritiers. 

Enfin,  on  peut  voir  à  la  Loge,  chez  M.  de  Grimouard 
de  Saint-Laurent,  des  copies  des  combats  de  la  Minerve 
et  du  Scipion  dues  au  pinceau  de  M.  Pinel,  ainsi  qu'un 
tableau  du  même  peintre,  représentant  la  rade  de 
Port-au-Prince  et  la  révolte  apaisée  dans  la  chaloupe  du 
Borée. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  comme  marin  intrépide 
que  de  Grimouard  se  recommande  à  la  postérité.  Il  savait 
allier  la  prudence  au  courage,  et,  dans  les  négociations 
dont  il  fut  chargé  à  Saint-Domingue,  nul  plus  que  lui 
n'apporta  l'esprit  de  sagesse  et  de  résolution. 

A  une  époque  de  grandes  choses  et  de  grands  crimes, 
il  est  un  des  meilleurs  qui  soient  tombés  sous  la  hache 
révolutionnaire.  Pour  la  victime  et  les  assassins,  le 
jour  de  la  justice  s'est  bientôt  levé,  et  la  postérité,  à 
son  tour,  a  rendu  son  jugement  :  elle  a  entouré  le  nom 


LÉ  VICE-AMIRAL  DE   GRIMOUARD  59 

de  de  Grimouard  d'une  glorieuse  auréole,  et  a  conservé 
celui  de  ses  lâches  ennemis  pour  le  vouer  à  l'infamie  S 


*Le  nom  de  Grimouard  n'a  plus  de  représentant  dans  la  marine. 
Le  seul  des  descendants  du  vice-amiral  qui  ait  embrassé  cette  carrière 
est  M.  Régis  de  Brem  (de  Luçon),  lieutenant  de  vaisseau,  dont  M.  de 
Grimouard  est  le  trisaïeul.  Nos  espérances  et  nos  sympathies  suivront 
M.  de  Brem  dans  la  carrière  si  vaillamment  parcourue  par  son  an- 
cêtre. 


I 


RENÉ  &UINÉ 


Parmi  les  marins  illustres  qiieleBas-P()itou  a  donnés 
à  la  France,  je  rencontrerai,  sous  ma  plume,  beaucoup 
de  noms  plus  retentissants  que  celui  du  modeste  capi- 
taine de  frégate  dont  j'entreprends  d'écrire  l'histoire,  je 
n'en  trouverai  pas  de  plus  populaire.  Par  l'importance 
des  commandements  qui  leur  ont  été  confiés,  nulle 
comparaison  ne  peut  s'établir  entre  des  hommes  que 
l'on  a  vus,  à  la  tête  de  forces  navales  considérables, 
disputer  le  Nouveau-Monde  aux  Espagnols  et  l'empire 
des  mers  aux  Anglais,  et  le  commandant  du  Rapace, 
coquille  de  noix  armée  de  quelques  pièces  de  canon, 
reléguée,  après  la  chute  de  l'Empire,  dans  le  port  de 
Rochefort,  et  perdue  au  milieu  des  grands  navires  qui 
l'entouraient  Que  les  Laudonnière,  les  Laroche-Saint- 
André,  lesDuchaffault,  les  Vaugiraud,  les  de  Grimouard, 
les  d'Hector,  les  Gaultier,  gardent  donc,  dans  la  marine 
française,  les  grandes  places  qu'ils  occupent  :  Guiné 
n'entend  pas  les  leur  disputer  -,  il  s'adresse  seulement 

T.  III  4 


62  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

aux  souvenirs  des  armateurs  de  Bordeaux,  de  la  Ro- 
chelle, des  Sables-d'Olonne  et  de  Nantes,  dont  il 
protégea  le  commerce  et  sauva  la  fortune. 

René  Guiné  est  né  aux  Sables-d'Olonne  le  7  janvier 
1768.  Fils  et  petit-fils  de  capitaines  au  long  cours,  il  ne 
pouvait  pas  manquer  d'embrasser  la  carrière  qu'avaient 
suivie  ses  pères.  A  l'exemple  de  presque  toute  la 
jeunesse  sablaise  de  l'époque,  il  s'adonna  donc,  dès  le 
bas  âge,  au  rude  apprentissage  d'une  profession  qui 
faisait  de  ses  compatriotes  des  marins  consommés.  Il 
servit  dans  la  marine  marchande  jusqu'à  dix-huit  ans, 
et  la  quitta  alors  pour  entrer  dans  la  marine  militaire. 
Encore  quelques  années,  et  notre  marine,  dépourvue 
de  ses  officiers,  la  plupart  sortis  des  rangs  de  la  no- 
blesse, demandera  au  peuple  ses  enfants  pour  les  rem- 
placer dans  le  Bas-Poitou.  Gharette,  Royrand,  Marigny, 
de  Vauglraud,  Duchaffault,  Destouches,  de  Grimouard, 
d'Hector,  les  deux  Lézardière  et  bien  d'autres,  privés 
de  leur  commandement  ou  l'abandonnant  d'eux-mêmes, 
auront  presque  tous  de  terribles  destinées.  Leur  place 
sera  prise  par  une  jeunesse  héroïque,  mais  inexpérimen- 
tée, car  le  marin  ne  se  fait  pas  en  France,  comme  le 
soldat  ;  son  éducation  demande  beaucoup  plus  de  temps, 
et  le  courage  ne  suffit  pas  pour  la  donner.  Nous  ne 
tarderons  pas  à  en  faire  la  triste  expérience  ;  la  bravoure 
indomptable  de  matelots  et  d'officiers  improvisés  pourra 
illustrer  nos  défaites,  mais  ne  sauvera  pas  nos  vaisseaux 
des  plus  grands  désastres.  La  marine  militaire  se 
recrutera  alors  dans  la  marine  marchande,  pépinière 
féconde  de  valeureux  capitaines  dont  quelques-uns  arri- 
veront aux  premiers  grades  de  leur  arme.  Les  Sables 


RENÉ  GUINÉ  63 

fourniront  un  nombreux  contingent  à  cette  phalange. 
Guiné,  Moreau,  Gautier,  Monnereau,  Gizolme,  les  Golli- 
net,  mettront  autant  de  dévouement  à  servir  l'Etat  qu'ils 
en  mettaient  à  servir  les  intérêts  de  leurs  armateurs. 

Guiné  n'attendit  pas  l'appel  de  la  patrie.  Dès  l'année 
1786,  il  abandonnait  les  navires  du  commerce  pour 
entrer  dans  la  marine  militaire.  Embarqué  dans  les 
derniers  rangs  de  l'armée  navale,  il  ne  tarda  pas  à  se 
faire  remarquer  de  ses  chefs  par  sa  bonne  conduite,  son 
intelligence  et  la  connaissance  du  métier.  Après  huit 
ans  de  service,  il  fut  appelé,  avec  le  grade  d'enseigne 
de  vaisseau,  au  commandement  de  la  goélette  le  Cro- 
codile^ avec  mission  de  croiser  sur  les  côtes  du  Brésil, 
de  Gayenne  et  des  Antilles. 

Dans  ce  moment,  la  France,  triomphante  de  la  coali- 
tion des  rois,  venait  de  perdre  une  partie  de  ses  colonies. 
La  Gorse,  nos  établissements  de  l'Inde,  la  Guadeloupe, 
nous  avaient  été  enlevés  par  les  Anglais.  Malgré  la  belle 
défense  de  Rochambeau,  la  Martinique  avait  eu  le 
même  sort.  La  révolte  des  nègres  avait  fait  de  Saint- 
Domingue  une  épouvantable  boucherie,  et  profitant  du 
désordre  qui  régnait  dans  l'île,  les  Anglais  nous  avaient 
enlevé  le  môle  Saint -Nicolas  et  Port-au-Prince  ;  enfin 
notre  marine  allait  éprouver  un  des  plus  grands  revers 
qu'elle  eût  enregistrés  dans  les  journées  néfastes  de  la 
patrie.  Parti  des  Etats-Unis  avec  une  escorte  de  trois 
frégates  seulement,  un  immense  convoi  de  grains 
approchait  de  nos  côtes,  et  la  France,  en  proie  à  une 
grande  disette,  l'attendait  avec  impatience.  L'amiral 
Howe,avec  trente-huit  vaisseaux,  la  guettait  au  passage. 
Les  représentants  Prieur  de  la  Marne  et  Jean  bon  Saint- 


Qi  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

André,  comprenant  que  la  perte  d'approvisionnements 
•considérables  pouvait  être  fatale  à  un  pays  affamé, 
déployèrent  une  grande  activité  pour  les  sauver  des 
mains  des  Anglais.  Vingt-six  vaisseaux  de  guerre 
sortirent  du  port  de  Brest,  sous  le  commandement 
de  Villaret-Joyeuse.  Les  équipages  étaient  compo- 
sés de  recrues,  dont  plusieurs  voyaient  la  mer  pour  la 
première  fois.  On  apprenait  la  manoeuvre  en  marchant  à 
l'ennemi  et  en  chantant  la  Marseillaise.  Où  étaient  les 
anciens  officiers  de  la  marine  royale  qui,  sous  d'Orvil- 
liers  et  Suffren,  avaient  porté  si  haut  l'honneur  du 
pavillon  français  ?  Presque  tous  dans  l'émigration 
allaient,  hélas  !  diriger  une  triste  expédition  contre  leur 
patrie,  et  de  ceux  que  nous  avons  nommés,  un  était 
tombé  frappé  par  les  siens,  un  autre  était  mort  dans  les 
prisons  de  la  Terreur,  trois  sur  l'échafaud.  Le  plus 
intrépide,  le  plus  opiniâtre  de  tous,  ne  devait  pas 
tarder  à  être  fusillé  sur  une  des  places  de  Nantes.  Les 
deux  flottes  se  rencontrèrent  le  1^^  juin  1794^  et  le 
combat,  qu'il  eût  été  prudent  aux  Français  d'éviter, 
s'engagea  aussitôt.  C'est  dans  cette  fatale  journée  que 
^'on  vit  quelle  supériorité  donnent  la  tactique  et  la 
science  sur  la  valeur  aveugle  et  ignorante. 

Par  d'habiles  manœuvres,  les  Anglais  coupèrent  en 
deux  notre  flotte,  en  criblèrent  la  gauche  de  leurs 
boulets,  et  réduisirent  la  droite  à  rester  spectatrice  im- 
puissante de  la  bataille.  L'héroïsme  du  Vengeur  vint 
apprendre  à  la  France  que  le  courage  ne  suffit  pas  pour 
donner  la  victoire.  Parmi  les  survivants Tle  ce  glorieux 
équipage,  Guiné  comptait  onze  compatriotes,  onze 
enfants  des  Sables,  neuf  matelots  et  deux  officiers. 


RENÉ   GUINÉ  65 

Ce  ivèlait  pas  contre  les  Anglais  que  Guiné  devait  se 
mesurer  d'abord.  Toute  la  péninsule  faisait  cause 
commune  avec  notre  vieille  ennemie,  et  ce  sont  des 
navires  portugais  qu'il  eut  à  combattre.  Il  s'empara  de 
plusieurs,  et  entre  autres  d'une  gabare  de  neuf  cents 
tonneaux,  montée  en  guerre,  qu'il  captura  à  l'entrée 
de  la  rivière  des  Amazones. 

■Gomme  nos  autres  possessions  d'Amérique,  Gayenne, 
où  se  trouvaient  alors  confondus  les  exilés  de  tous  les 
partis  et  de  toutes  les  réactions,  et  qui  devait  être,  de 
nos  jours,  le  Botany-Bay  de  la  France,  Gayenne  était 
menacée  de  tomber  entre  les  mains  de  l'ennemi  :  la 
croisière  de  Guiné  la  préserva  peut-être  de  ce  mal- 
heur. Il  y  envoya  les  prises  qu'il  avait  faites,  et  ne  la 
perdit  guère  de  vue,  toujours  prêt  à  la  secourir  en  cas 
d'attaque. 

Les  services  rendus  à  la  France  par  Guiné,  dans  cette 
expédition,  avaient  donné  au  ministère  de  la  marine  la 
plus  haute  idée  de  son  activité,  de  son  courage  et  de  son 
intelligence.  En  1796,  il  reçut,  avec  une  mission  secrète, 
le  commandement  de  la  corvette  la  Gaîlé,  armée  de 
vingt  canons.  Ses  instructions  lui  recommandaient  d'évi- 
ter tout  engagement  avec  l'ennemi. 

En  France  on  reçoit  de  pareils  ordres,  on  ne  les  exé- 
cute pas  toujours.  Rencontré  par  la  frégate  anglaise 
Y Arèthuse^  que  montaient  quatre  cents  hommes  d'équi- 
page, le  commandant  Guiné  oublia  ses  instructions,  et, 
plutôt  que  de  prendre  chasse  devant  l'ennemi,  se  prépara 
à  le  combattre.  La  supériorité  des  forces  de  son  redou- 
table adversaire  ne  l'intimida  point  ;  il  comptait  sur 
son  habileté  et  le  courage  de  son  équipage  pour 
T.  ni  4. 


66  BIOGBAPHIES  VENDÉENNES 

suppléer  au  nombre  qui  lui  manquait.  Guinè  essaya 
d'abord,  par  la  justesse  de  son  tir,  de  cribler  la  mâture 
et  le  grèement  de  YAréthuse.  N'ayant  pas  pu  y  parvenir 
et  comprenant  qu'il  allait  éiser  ses  forces  dans  une 
lutte  inégale,  il  n'hésita  pas  à  commander  l'abordage. 
L'abordage,  pour  le  marin  français,  c'est  la  charge  à  la 
baïonnette  pour  le  soldat  ;  il  est  difficile  de  résister  à  ce 
choc.  Le  commandant  de  la  frégate  anglaise  manœuvra 
pour  l'éviter.  Trois  fois  Guiné  tenta  ce  moyen  d'attaque, 
et  trois  fois  son  ennemi  fut  assez  heureux  pour  s'.y 
soustraire.  Un  accident,  ordinairement  désastreux,  faillit 
lui  être  favorable.  On  se  battait  presque  bord  à  bord, 
avec  un  acharnement  extrême.  Un  boulet  brise  un  des 
mâts  de  la  Gaîté^  qui  tombe  sur  la  galerie  de  tribord  de 
YAréthuse  et  y  reste  fixé  par  son  extrémité.  Vingt 
matelots  français  s'élancent  sur  ce  pont  étroit  et  chan- 
celant ;  ils  vont  toucher  le  but,  quand  YAréthuse  par- 
vient à  se  dégager,  et  les  intrépides  marins  disparaissent 
dans  l'abîme. 

Il  fallut  se  rendre.  La  malheureuse  corvette,  trouée 
de  boulets,  faisant  eau  de  toutes  parts,  amena  son 
pavillon  après  trois  heures  de  combat.  VAréthuse 
conduisit  sa  prise  en  Angleterre  ;  elle  lui  coûtait  cher, 
elle-même  ayant  tellement  souffert,  qu'elle  avait  peine 
à  tenir  la  mer. 

Malgré  son  dénouement,  ce  combat  fut  considéré  par 
tous  les  gens  du  métier  comme  un  des  plus  glorieux 
qu'eût  livrés  notre  marine.  C'est  avec  raison  qu'un 
écrivain  a  fait  ressortir  éloquemment  toute  la  différence 
que  présentent  les  batailles  livrées  sur  la  terre  et  celles 
dont    la   mer  est   le  théâtre.  Quelles   que  soient  les 


RENÉ  GUINÉ  67 

premières,  elles  ne  peuvent  pas  être  comparées  aux 
secondes,  car  sur  la  terre  les  combattants  n'ont  pas  à 
lutter  contre  les  éléments,  le  sol  ne  manque  pas  sous 
leurs  pas,  et  s'ils  ont  à  craindre  le  fer  et  le  feu,  au 
moins  un  gouffre  ne  s'entr'ouvre-t-il  pas  pour  les  en- 
gloutir. 

Une  affaire  si  honorable  pour  le  commandant  Guinè 
fut  la  cause  de  sa  disgrâce.  Rentré  en  France,  il  fut, 
pour  désobéissance  aux  ordres  qu'il  avait  reçus,  traduit 
devant  un  conseil  de  guerre  tenu  à  Rochefort. 

Le  jury,  rempli  d'admiration  pour  tant  de  bravoure, 
ne  put  pas  s'empêcher  de  déclarer  qu'en  acceptant  le 
combat,  le  commandant  Guiné  avait  contrevenu  aux 
ordres  qui  lui  avaient  été  donnés  ;  mais  il  tempéra  ce 
que  ce  verdict  pouvait  avoir  de  rigoureux,  en  admettant 
cette  circonstance  atténuante  qui  renfermait  le  plus  bel 
éloge  :  Que  la  conduite  héroïque  qu'avait  tenue  le 
commandant  de  la  Gaîté  dans  cette  malheureuse  af- 
faire le  rendait  Men  eœcusaMe. 

Le  conseil,  cependant,  se  montra  d'une  sévérité 
excessive.  Sans  égard  pour  la  dernière  partie  de  la 
déclaration  du  jury,  il  condamna  Guiné  à  cinq  ans  de 
sous-ordre. 

L'excès  de  la  bravoure,  la  témérité  même  n'est  jamais 
un  crime  aux  yeux  des  Français,  toujours  prêts  à 
admirer  plutôt  qu'à  blâmer  ceux  qui  se  laissent  em- 
porter au  delà  des  règles  de  la  prudence.  Il  ne  faut  donc 
pas  s'étonner  si  le  jugement  du  conseil  de  guerre  de 
Rochefort  produisit  dans  le  port  une  sensation  pénible. 
Un  brave  marin  qui,  parti  comme  Guiné  des  derniers 
rangs  de  la  marine,  s'était  élevé  aux  grades  les  plus 


08  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

élevés,  le  vice-amiral  Martin,  ne  put  contenir  l'indi- 
gnation qu'il  en  ressentait.  S'approchant  du  capitaine 
de  vaisseau  qui  avait  présidé  le  conseil  de  guerre  : 
Monsieur,  lui  dit-il  à  voix  basse,  si  j'étais  à  votre 
place,  j'irais  me  pendre;  et  comme  l'officier  se  récriait  : 
Je  vous  dis,  répliqua  bien  haut  l'amiral,  que  si  j'avais 
prononcé  le  jugement  que  vous  venez  de  rendre,  j'irais 
me  pendre. 

Le  commandant  Guiné  trouva  dans  la  manifestation 
dont  il  devint  l'objet  et  dans  l'estime  toute  particulière 
dont  le  vice-amiral  Martin  l'entoura  depuis,  un  adou- 
cissement au  coup  qui  venait  de  le  frapper,  faible  com- 
pensation pourtant  à  la  perte  de  son  commandement.  Le 
ministre  de  la  marine  n'attendit  pas  l'expiration  des 
cinq  années  pendant  lesquelles,  aux  termes  dujugement, 
il  devait  en  être  privé,  pour  le  lui  rendre.  Embarqué  en 
sous-ordre,  successivement  sur  le  Rhinocéros,  la  canon- 
nière Vile-Dieu,  la  corvette  le  Ciioijen,  la  frégate  la 
Thémis,  le  vaisseau  le  Buguay-Trouin,  la  gabare  la 
Lionne,  ses  chpfs  rendirent  de  lui  un  si  bon  témoignage, 
qu'il  fut  appelé  au  commandement  de  la  corvette  la 
Bergère. 

Cette  fois,  Guiné  n'avait  à  remplir  qu'une  mission 
pacifique.  Après  une  lutte  dont  l'histoire  gardera  un 
éternel  souvenir,  la  France  se  trouvait  en  paix  avec 
l'Europe  entière;  la  paix  de  Lunéville,  puis  celle 
d'Amiens,  avaient  désarmé  tous  nos  ennemis,  même 
l'Angleterre,  le  plus  opiniâtre  de  tous.  Les  rapports  se 
rétablissaient  donc  entre  notre  pays  et  les  autres  puis- 
sances, et  nos  ambassadeurs  se  rendaient  auprès  des 
souverains  pour  renouer   des  relations  interrompues 


RENÉ  GUINÉ  69 

depuis  longtemps.  Guiné  fut  chargé  de  conduire  l'am- 
bassade française  à  Gonslantinople  et  de  déposer  des 
consuls  dans  toutes  les  échelles  du  Levant. 

La  paix  que  le  monde  entier  avait  saluée  de  ses  accla- 
mations et  que  l'on  croyait  éternelle,  n'avait  pas  duré 
deux  années.  Jalouse  de  la  prospérité  et  de  la  grandeur 
de  la  France,  l'Angleterre,  après  avoir  agité  contre  nous 
les  brandons  de  la  discorde  dans  un  démêlé  où  les  can- 
tons de  la  Suisse,  divisés  entre  eux,  avaient  sollicité 
notre  intervention,  refusait  maintenant,  sous  de  faux- 
fuyants,  d'évacuer  Malte  et  Alexandrie,  ainsi  qu'elle  s'y 
était  engagée;  elle  accordait  une  pension  à  Gadoudal, 
soudoyait  les  émigrés,  favorisait  les  rapports  journaliers 
des  Chouans  avec  Jersey  et  Guernesey,  nous  créait 
partout  des  embarras  et  des  ennuis.  Pendant  ce  temps-là 
ses  gazettes  redoublaient  de  déchaînement  contre  la 
France  ;  chaque  vent^  comme  le  disait  le  premier 
consul,  chaque  vent  qui  se  levait  de  r Angleterre, 
ne  lui  apportait  que  haine  et  outrage.  Au  mois  de 
mai  1803,  la  guerre  recommença  avec  un  nouvel  achar- 
nement. 

Guiné  commandait  alors  le  lougre  V Angélique,  dont 
l'artillerie  consistait  en  six  canons  de  quatre.  Attaqué 
devant  la  Teste  par  le  cutter  anglais  la  Providence, 
armé  de  seize  canons  de  seize  et  de  dix-huit,  il  le  forçai 
après  un  combat  opiniâtre,  à  prendre  le  large. 

La  même  année,  il  fut  nommé  directeur  des  convois 
du  cinquième  arrondissement  maritime;  il  était  alors 
lieutenant  de  vaisseau. 

C'est  à  partir  de  celte  époque  que  s'ouvrit  pour  lui 
une  nouvelle  carrière,  carrière  moins   brillante  peut- 


70  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

être  que  celle  que  d'autres  ont  parcourue,  mais  où  il 
rendit  au  commerce  les  services  les  plus  signalés. 

Pendant  que  la  victoire  d'Austerlitz  faisait  de  Napo- 
léon l'arbitre  des  destinées  de  l'Europe,  la  défaite  de 
Trafalgar  donnait  aux  Anglais  l'empire  de  la  mer.  Napo- 
léon n'avait  pas  pu  mettre  la  victoire  à  l'ordre  du  jour 
sur  nos  flottes,  et  il  lui  fallait  renoncer  aux  grandes 
expéditions  navales,  devenues  pour  le  moment  impos- 
sibles. Les  vaisseaux  anglais  insultaient  nos  côtes,  blo- 
quaient nos  ports,  capturaient  les  navires  qui  se  hasar- 
daient à  en  sortir.  Mais  si  nos  couleurs  ne  flottaient  plus 
sur  nos  escadres,  de  hardis  corsaires  les  arboraient 
encore  au  haut  de  leurs  mâts.  Pendant  qu'ils  ruinaient 
le  commerce  de  l'Angleterre,  Guiné  entreprenait  de 
protéger  et  de  défendre  celui  de  la  France.  Pour  y 
parvenir,  il  organisa  dans  le  port  des  Sables  une  flot- 
tille composée  de  quinze  péniches,  ayant  à  leur  tête 
un  lougre  qu'il  montait  aussi  fièrement  que  s'il  eût 
été  le  vaisseau  amiral.  Dire  l'activité,  la  patience,  le 
courage  que,  pendant  dix  ans,  déploya  le  capitaine 
du  Rapace,  est  chose  impossible.  Il  accompagnait  les 
convois  de  Bordeaux  à  la  Rochelle,  de  la  Rochelle  à 
Nantes,  ayant  les  Sables-d'Olonne  pour  port  de  refuge. 
Le  plus  souvent,  avant  de  rencontrer  l'ennemi,  il  avait 
à  lutter  contre  la  tempête,  car  ce  n'était  guère  que 
lorsque  la  côte  devenait  dangereuse,  que  les  Anglais, 
gagnant  le  large,  laissaient  libre,  pour  quelques  heures 
seulement,  la  sortie  des  ports.  Il  fallait  alors  profiter  de 
ces  courts  instants,  côtoyer  la  terre,  et,  pour  éviter  d'être 
pris,  s'exposer  au  naufrage.  Souvent  encore,  revenant 
sur  ses  pas,  l'ennemi   donnait  la  chasse  à  nos  pauvres 


RENÉ   GUINÉ  71 

bâtiments  marchands,  qui  n'avaient  plus  alors  à  compter 
que  sur  la  protection  du  Rapace.  Mais  Guiné  était 
toujours  là,  en  imposant  aux  Anglais  par  sa  fière  atti- 
tude. D'autres  fois,  avant  d'employer  la  force,  il  avait 
recours  à  la  ruse.  Ainsi,  que  de  nuits  passées  derrière 
des  rochers  où  leur  faible  tirant  d'eau  permettait  à  ses 
embarcations  de  se  tenir  cachées  !  Quand  le  soleil  se 
montrait  à  l'horizon,  la  longue-vue  à  la  main,  Guiné  par- 
courait du  regard  l'Océan  qui  s'étendait  devant  lui.  Un 
navire  du  commerce,  assez  heureux  pour  avoir  trompé 
la  croisière  ennemie,  venait-il  à  paraître,  l'Anglais,  tou- 
jours aux  aguets,  fondait  sur  lui  comme  sur  une  proie 
assurée  ;  mais  alors  Guiné  sortait  de  son  embuscade,  et 
malheur  au  téméraire  qui  osait  affronter  son  attaque  ! 
Quelquefois  pourtant,  quand  il  était  occupé  ailleurs, 
un  navire  du  commerce,  serré  de  trop  près,  se  jetait  à 
la  côte,  le  capitaine  prenant  ce  parti  extrême  pour 
éviter  la  captivité  des  pontons,  le  carcere-duro  de  l'An- 
gleterre. Les  Anglais  ne  manquaient  pas  de  mettre  à 
l'eau  leurs  embarcations  pour  le  brûler,  dans  le  cas  où 
ils  ne  pourraient  pas  le  remorquer.  Mais  là  encore  ils 
rencontraient  une  résistance  inattendue  ;  abrités  der- 
rière des  rochers  qui  les  dérobaient  à  leur  vue,  des  doua- 
niers, des  gardes-côtes,  des  habitants  du  littoral,  à  la 
tête  desquels  étaient  toujours  le  père  et  le  frère  aîné  de 
celui  qui  écrit  ces  lignes,  les  recevaient  à  coups  de  fusil, 
et  plus  d'une  fois  les  Anglais  furent  obligés  de  regagner 
leurs  vaisseaux,  sans  avoir  pu  accomplir  l'œuvre  de  des- 
truction dont  ils  étaient  chargés. 

J'extrais  du  discours  du  secrétaire  delà  chambre  de 
commerce  de  Nantes,  le  récit  succinct  des  exploits  de 


72  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

Guiné  pendant  une  période  de   six  années,  de  1805  à 
1811: 

«  Le  23  novembre  1805,  Guinè,  étant  mouillé  sur  la 
rade  des  Sables,  poursuivit  avec  le  lougre  le  Rapace  le 
corsaire  anglais  le  Marçtuis  de  T/wionsend^  de  14  canons 
et  28  hommes  d'équipage  ;  après  une  chasse  qui  dura 
jusqu'à  sept  heures  du  soir,  il  donna  ses  ordres  pour 
l'abordage,  et  par  cette  manœuvre  hardie,  il  fit  amener 
le  corsaire  ennemi. 

«  Le  27  mars  1806,  il  reprit,  à  la  vue  de  deux  frégates 
anglaises  retenues  par  le  calme,  un  chasse-marée  de 
Quiberon  que  remorquaient  leur*s  péniches. 

«  Le  19  janvier  1807,  il  prit,  en  vue  de  l'île  de  Ré,  le 
chasse-marée  le  Commerce-de-Brest^  prise  armée  par 
les  Anglais. 

a  Le  8  juillet  suivant,  il  fit  une  manœuvre  habile 
pour  attirer  à  la  côte  les  péniches  de  trois  corvettes  qui 
bloquaient  son  convoi  dans  la  rivière  de  Moricq,  et 
lorsqu'il  leur  eut  coupé  la  retraite,  il  en  amarina  deux 
après  un  court  engagement  ;  la  troisième  ne  dut  son 
salut  qu'à  la  grande  supériorité  de  sa  marche. 

«  Le  15  novembre  de  la  même  année,  il  fait  armer 
quatre  péniches,  vole  au  secours  de  dix  chasse- marées 
qu'une  corvette  venait  de  faire  échouer  à  la  côte  -,  à 
l'instant  du  flot,  il  les  fait  appareiller  pour  les  Sables, 
fait  amarrer  ses  péniches  en  terre  des  chasse-marées  et 
s'empare  d'une  de  celles  de  l'ennemi,  qui  avait  été 
trompée  par  cette  ruse  de  guerre. 

«  Le  19  décembre,  étant  à  la  vigie  de  la  Chaume,  il 
délivre  un  navire  à  trois  mâts  de  la  poursuite  de  deux 


RENÉ   GUINÉ  73 

péniches    ennemies   qui  allaient  s'en   emparer,    et  le 
conduit  dans  le  port  des  Sables. 

«  Le  15  mai  1808,  le  cutter  anglais  le  Lion,  armé  de 
douze  caronades  de  douze,  vint  attaquer  une  quinzaine 
de  bâtiments  mouillés  dans  les  battures  de  Fromentine  ; 
Guiné  le  poursuivit  avec  sept  péniches,  et  le  lendemain 
matin  il  rentra  à  Fromentine  ce  bâtiment,  que  son 
équipage  avait  abandonné  à  la  faveur  de  la  nuit. 

«  Le  30  mars  1809,  autre  prise  de  la  péniche  d'une 
frégate,  en  vue  des  Sables. 

«  Le  23  mai  suivant,  à  la  vigie  de  Saint-Gilles,  il  fait 
armer  en  chaloupes  deux  péniches  avec  des  voiles 
rouges,  et  leur  donne  l'ordre  de  manœuvrer  comme  si 
elles  voulaient  échouer  à  la  côte ,  pour  éviter  une 
péniche  ennemie  qui  était  en  vue  de  la  corvette.  Cette 
feinte  fit  tomber  la  péniche  dans  le  piège  ;  elle  fut  prise 
et  amenée  aux  Sables. 

«  L'année  1811  ne  fut  pas  moins  remarquable  par  la 
vigilance  et  les  succès  de  Guiné. 

Le  21  mai,  il  masque  ses  péniches  parmi  les  chaloupes 
de  la  pêche  des  Sables.  Le  lougre  anglais  V Aristide, 
armé  de  deux  caronades  de  dix-huit,  d'un  canon  de 
trois  et  de  vingt-trois  hommes  d'équipage,  ne  tarde  pas 
à  les  poursuivre  ;  mais  il  se  rend  bientôt  aux  péni- 
ches qui  se  disposaient  à  l'aborder. 

«  Le  16  juin,  il  reprend  la  goélette  la  Sophie  et  le 
chasse-marée  V Ai7nable~Rose ,  chargés  de  sel  pour 
Nantes. 

«  Le  14  juillet,  il  attire  encore  l'ennemi  dans  le  piège 
par  des  manœuvres  feintes,  et  s'empare  de  la  goélette 
le  Snopper,  de  six  caronades  de  douze. 

T.  ni  5 


74  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

«  Le  26  décembre  1810,  Guiné  avait  aussi  capturé  le 
corsaire  le  Héros,  armé  de  six  caronades  de  neuf,  et 
repris  le  sloop  le  Patris  et  le  dogre  le  Bien- Aimé, 
amarinés  le  même  jour  par  le  Këros.  » 

Mais  comme  le  faisait  très  bien  observer  M.  Athénas, 
secrétaire  de  la  chambre  de  commerce  de  Nantes, 
c'était  encore  moins  par  ses  prises  que  par  la  terreur 
qu'il  inspirait  aux  Anglais,  que  Guiné  avait  rendu  d'im- 
menses services  à  notre  commerce.  L'ennemi  y  regardait 
maintenant  à  deux  fois  avant  de  s'aventurer  sur  une 
côte  où  il  pouvait  rencontrer  un  adversaire  redoutable, 
et  la  marine  marchande  profitait  de  son  éloighement 
pour  se  livrer  au  négoce.  M.  Athénas  ajoutait  en  parlant 
de  Guiné  :  «  Il  ne  lui  a  manqué  qu'un  théâtre  plus 
vaste  pour  déployer  un  plus  grand  caractère  et  faire 
preuve  de  talents  distingués  sur  les  flottes  de  Sa  Ma- 
jesté. » 

Ce  théâtre,  la  rade  des  Sables  l'avait  pourtant  offert 
un  jour,  et  si  Guiné  n'y  avait  pas  joué  le  premier  rôle, 
sa  conduite  avait  été  assez  honorable  pour  que  le 
secrétaire  de  la  chambre  de  commerce  de  Nantes  eût 
dû  ne  pas  l'oublier. 

Après  de  grands  elforts,  Napoléon  était  parvenu  à 
relever  notre  marine.  Il  réunissait  à  l'île  d'Aix  des 
forces  imposantes  pour  une  expédition  dans  les  mers  du 
Brésil  et  des  Antilles.  Le  vice-amiral  Jurien-Lagra- 
vière,  à  la  tête  de  trois  frégates,  la  Calypso,  V Italienne 
et  la    Cyl)èle   S   estait  parvenu  à   sortir   du  port  de 

*  Pourquoi  M.  Jurien-Lagravière,  en  écrivant  le  récit  du  combat 
des  Sables,  sur  les  notes  de  son  père,  a-t-il  donné  à  ces  frégates 
des  noms  de  fantaisie  ? 


RENÉ  GUINÉ  75 

Lorient,  un  instant  débloqué,  et  faisait  voilé  pour  l'île 
d'Aix.  Le  pavillon  amiral  flottait  sur  Vltalienne,  la 
Calypso  était  commandée  par  le  capitaine  Jacob,  la 
Cybèle  par  le  capitaine  Gocault. 

Le  23  février  1809,  au  moment  où  les  trois  frégates 
donnaient  dans  le  canal  de  Belle-Ile,  deux  bâtiments 
anglais  sortaient  de  la  baie  de  Quiberon,  et  l'un  d'eux, 
le  brick  le  Botherel,  suivait  la  division  française  et  ne 
la  perdait  pas  de  vue.  Le  commodore  Beresfort,  avec 
quatre  vaisseaux  et  une  frégate,  croisait  au  large. 
La  frégate  était  VAréthicse,  que  le  commodore  détacha 
pour  renforcer  le  Botherel  ;  avec  le  reste  des  forces,  il 
revint  bloquer  le  port  de  Lorient. 

L'obscurité  de  la  nuit  ne  déroba  point   au  Botherel 
et  à  VAmelia  les  frégates  françaises  qui,  s'attendant  à 
être  attaquées,  se  préparaient  à  combattre.  Au  jour,  on 
signala  quatre  autres  voiles  anglaises  :  c'était  l'escadre 
de  l'amiral  Stopfort,  composée  des  vaisseaux  le  César, 
le  Donègal,  le  Défiance  et  la  frégate  la  Nayade.  Les 
frégates  françaises    étaient  déjà  en  vue  de  l'île  d'Yeu,- 
mais  comme  les  vents    soufflaient  de  l'île  d'Aix    et 
contrariaient  leur  marche,  Jurien-Lagravière  vira  de 
bord,  et,  après  être  parvenu  à  dégager  une  de  ses  fré- 
gates dont  la  lenteur   de   la   marche   avait  permis  à 
VAmelia  de  couper   la  route,   vint  s'embosser  dans  la 
rade  des  Sables- d'Olonne. 

Le  '^4,  à  dix  heures  du  matin,  toute  l'escadre  anglaise 
s'avançait  sur  nous  sans  être  arrêtée  par  la  crainte  des 
bas-fonds  et  d'un  mouillage  dangereux  ;  elle  s'enga- 
geait même  résolument  entre  la  côte  et  les  frégates. 
ISAmelia  et  la  Nayade  restèrent  pourtant  hors  de  la 


76  BIOGRAPHIES  VENDEENNES 

portée  du  canon,  tandis  que  le  Défiance,  plus  audacieux^ 
continuait  sa  marche,  et,  larguant  ses  huniers,  venait 
mouiller  à  portée  de  pistolet  d'une  des  frégates  fran- 
çaises. Le  Bonégal  et  le  César,  trouvant  cette  manœuvre 
dangereuse,  étaient  restés  sous  voile,  s'arrêtant  sous  le 
travers  des  deux  autres. 

Le  feu  commença  alors  avec  une  vivacité  extrême, 
les  frégates  françaises  appuyées  par  les  batteries  de 
terre,  dont  la  plus  importante,  celle  de  Saint-Nicolas, 
était  sous  les  ordres  du  capitaine  Guiné.  On  se  battait 
de  si  près  qu'un  nuage  de  fumée  dérobait  souvent  la 
vue  des  combattants.  Cette  circonstance  sauva  peut-être 
la  frégate  à  laquelle  le  Défiance  s'était  attaché  ;  son  feu, 
mal  dirigé,  ne  fit  pendant  longtemps  qu'endommager  sa 
mâture.  Il  rectifia  pourtant  son  tir,  et  ses  coups  devin- 
rent si  sûrs  et  si  pressés,  que,  dans  l'espace  de  quelques 
mètres  carrés  de  la  carcasse,  on  ne  comptait  pas  moins 
de  dix-neuf  trouées.  Les  combattants  étaient  tellement 
rapprochés,  que  les  bourres  de  canon  devenaient  elles- 
mêmes  très  meurtrières.  L'amiral  en  fut  atteint,  il 
chancela  et  tomba  \  on  le  crut  mort.  Heureusement 
qu'il  n'était  qu'étourdi  et  qu'il  put  se  relever.  Le  feu 
avait  pris  à  la  frégate,  on  parvint  à  l'éteindre. 

Le  combat  durait  depuis  une  heure  et  demie  ;  la  mer, 
en  baissant,  vint  à  notre  secours.  L'amiral  Stopfort, 
craignant  que  ses  vaisseaux  ne  vinssent  à  toucher, 
donna  l'ordre  de  prendre  le  large.  La  position  du 
Défiance  devenait  critique.  Pour  appareiller,  il  lui 
fallait  présenter  sa  poupe  aux  frégates,  et,  pendant 
quelque  temps,  éteindre  son  feu  qui  ne  pouvait  nous 
faire  aucun  mal.  Nos  canons  y  firent  une  brèche  énorme  ; 


RENÉ  GUINÉ  77 

un  boulet  étant  venu  dans  ce  moment  couper  la  drisse 
qui  portait  ses  couleurs,  on  crut,  en  ne  les  voyant  plus 
flotter,  qu'il  amenait  son  pavillon.  Un  long  cri  de  vic- 
toire partit  des  frégates  et  des  forts.  Le  commandant 
français  donna  même  l'ordre  à  un  de  ses  officiers  de  se 
rendre  à  bord  du  Défiance,  pour  en  ramener  le  capitaine 
prisonnier.  Il  s'était  trop  pressé  ;  pendant  que  l'officier 
se  hâtait  de  faire  ses  préparatifs,  le  Défiance  hissa  son 
petit  hunier.  Un  boulet  étant  encore  venu  l'abattre,  de 
nouvelles  acclamations  se  firent  entendre.  Le  César  et 
le  Donégal  étaient  trop  loin  pour  venir  au  secours  du 
Défiance,  et  la  mer,  qui  baissait  toujours,  ne  leur  per- 
mettait pas  d'approcher.  Le  vaisseau  était  à  nous  si  la 
fortune  ne  lui  fût  pas  venue  en  aide.  Presque  couché  sur 
le  flanc  du  côté  de  la  mer,  un  coup  de  vent  vint  le 
relever.  Si  le  vent  eût  soufflé  de  la  terre,  tout  espoir 
était  perdu  pour  lui,  et  il  tombait  inévitablement  entre 
nos  mains.  Il  put  enfin  s'éloigner,  nous  laissant  pour 
trophée  son  ancre,  dont  il  avait  coupé  le  câble.  Le 
Défiance  ne  put  plus  tenir  la  mer  ;  escorté  par  le 
Triump,  il  dut  se  hâter  de  gagner  un  des  ports  de  l'An- 
gleterre. 

Des  trois  frégates,  deux,  dont  les  câbles  avaient  été 
coupés  à  la  fin  du  combat,  étaient  échouées  sur  la  plage. 
Le  vice-amiral  Jurien  Lagravière,s'attendantàunretour 
de  l'ennemi  pour  le  lendemain,  se  hâta  de  les  relever- 
Il  n'en  fut  rien  pourtant,  mais  la  croisière  ennemie  ne 
s'éloignant  guère,  il  devenait  bien  difficile  aux  frégates 
de  se  rendre  à  leur  destination.  Le  commandant  Jurien- 
Lagravière  dut  donc  songer  à  les  mettre  à  l'abri  des 
attaques  auxquelles  elles  étaient  exposées,  en  les  faisant 


78  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

entrer  dans  le  port  des  Sables.  Ce  n'était  pas  chose 
facile  en  raison  de  leur  tirant  d'eau  et  des  bas-fonds 
de  rentrée  du  port.  Pourtant,  après  avoir  été  allégées 
de  tout  leur  matériel,  deux  des  frégates  purent  y 
pénétrer  ;  elles  ne  devaient  pas  en  sorlir.  Vendues  à 
des  particuliers,  elles  furent  démolies  sur  place.  La 
troisième  talonna  contre  les  rochers  et  se  détacha  de 
sa  coque,  mais,-  retenue  par  ses  ancres,  elle  put  flotter 
encore. 

Les  Anglais  ne  se  résignaient  pas  facilement  à  aban- 
donner leur  proie.  La  frégate  VAlcmène  croisait  au 
large  et  avait  toujours  les  yeux  ouverts  sur  la  malheu- 
reuse frégate  dont  elle  ne  connaissait  pas  le  désastre. 
Par  une  nuit  bien  sombre,  elle  dépêcha  un  canot  monté 
de  quinze  hommes  pour  se  rendre  compte  d'une  position 
qui  devait  lui  paraître  singulière.  Aux  Sables,  on  se  te- 
nait sur  ses  gardes;  quatre  canots  coupèrent  la  retraite 
aux  Anglais  et  les  firent  prisonniers. 

La  coque  de  la  frégate  est  restée  longtemps  à  quel- 
ques centaines  de  mètres  de  l'entrée  du  port  ;  dans  ma 
jeunesse,  à  mer  basse,  on  l'apercevait  encore.  Il  y  a  en- 
viron vingt-cinq  ans,  ses  débris  ont  été  sauvés  par  le 
plongeur  Jamin,  des  Sables. 

L'affaire  du  24  février  1809  ne  fut  pas,  comme  on 
vient  de  le  voir,  sans  gloire  pour  notre  marine  ;  et  si 
nos  frégates  ne  s'en  relevèrent  pas,  il  faut  plutôt  s'en 
applaudir  que  s'en  plaindre,  car  un  sort  plus  triste 
encore  les  attendait  sur  la  rade  d'Aix.  Moins  de  deux 
mois  après,  en  effet,  notre  escadre  y  était  brûlée  et  quel- 
ques-uns de  nos  vaisseaux  seulement  échappaient  à 
l'incendie. 


RENÉ  GUINÉ  79 

Ouiné  ne  s'était  pas  croisé  les  bras  pendant  le  combat. 
Du  fort  Saint-Nicolas,  il  avait  dirigé  un  feu  des  mieux 
nourris  contre  les  vaisseaux  anglais,  et  si,  dans  cette 
circonstance,  son  nom  s'efface  devant  celui  des  braves 
capitaines  qui  prirent  une  part  plus  active  à  la  lutte, 
c'est  qu'il  ne  lui  fut  pas  donné  de  pouvoir  faire  davan- 
tage. 

Dans  la  relation  de  cette  brillante  affaire,  M.  Jurien- 
Lagravière  ne  prononce  même  pas  le  nom  du  capitaine 
Guiné;  ildit  seulement  qu'après  le  désastre  de  l'île  d'Aix, 
Napoléon  renonça  à  tenir  la  mer  avec  de  grandes  flottes 
et  qu'il  demanda  au  blocus  continental  la  ruine  de 
l'Angleterre.  Il  se  contente  d'ajouter,  en  parlant  des 
.Anglais,  «  que  le  port  des  Sables  eut  l'honneur  de  par- 
tager avec  la  rade  de  l'île  d'Aix  la  surveillance  de  leurs 
croisières,  »  sans  faire  connaître  que  le  premier  de  ces 
deux  postes  d'honneur  fut  confié  à  Guiné,  qui  s'y  cou  ■ 
vrit  de  gloire. 

Le  commandant  de  la  station  des  Sables  était  bien 
connu  en  Angleterre.  Tous  les  navires  qui  sortaient  de 
ses  ports  pour  croiser  sur  nos  côtes,  avaient  pour  mot 
d'ordre  cette  recommandation  si  honorable  pour  lui  : 
Défiez-vous  Oai  commodore  Giûné,  dans  le  golfe  de 
Gascogne. 

Les  services  qu'il  rendait  chaque  jour  au  commerce 
ne  pouvaient  pas  non  plus  être  oubliés  dans  sa  patrie. 
Depuis  longtemps  chevalier  de  la  Légion  d'honneur, 
Guiné  avait  été  nommé  capitaine  de  frégate  le  12  juillet 
1808.  Mais  la  plus  douce  des  récompenses,  celle  qui 
vient  de  la  reconnaissance,  l'attendait  dans  la  ville  de 
Nantes.  Le  24  mars  1812,  une*  assemblée  générale  du 


80  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

commerce  avait  lieu  dans  cette  ville,  sous  la  présidence 
de  M.  Dufou,  président  de  la  chambre  ;  les  autorités  du 
département  et  de  la  commune  avaient  voulu  assister 
à  cette  réunion.  On  y  remarquait  le  préfet,  le  maire, 
le  général;,  le  président  du  conseil  général,  le  substitut 
du  procureur  général,  le  colonel  directeur  d'artillerie, 
les  officiers  de  marine  présents  à  Nantes,  et  une  foule 
d'autres  personnages  de  distinction,  tous  également  em- 
pressés de  prendre  part  à  une  solennité  nationale. 

Le  président  ouvrit  la  séance  en  rappelant  «  qu'un 
très  grand  nombre  de  négociants,  d'armateurs  et  d'assu- 
reurs de  la  place  de  Nantes  avaient  invité  la  chambre 
de  commerce  à  se  charger  des  fonds  faits  par  le  com- 
merce de.  la  ville,   pour  être  employés  à  l'achat  d'une 
èpèe  de  marine  destinée  à  M.  Guiné,  capitaine  de  fré- 
gate, commandant  la  station  des  Sables,  comme  un  gage 
de   la  reconnaissance  du  commerce,  pour  les   services 
qui  lui  avaient  été  rendus  par  cet  officier,  soit  en   pré- 
servant les  convois  des  attaques   de  l'ennemi,   soit   en 
détruisant  les   bâtiments    armés  en   guerre,  »  et  qu'il 
allait  remettre  à  celui   qui  l'avait  si  bien  mérité,  le 
témoignage  le  plus  flatteur  qu'une  cité  reconnaissante 
pût  offrir  à  un  brave  capitaine  ;  puis,  s'adressant  direc- 
tement à  Guiné,  il  ajouta  :  «  C'est  avec  les  sentiments  de 
franchise  innés  chez  d'anciens  Bretons,  qu'ils  (les  com- 
merçants de  Nantes)  vous  témoignent  aujourd'hui   la 
satisfaction  qu'ils  éprouvent  de  vous  voir  commandant 
de  la  station  des  Sables-d'Olonne,  et  par  conséquent  le 
protecteur  des   nombreux  convois  qui  passent  conti- 
nuellement dans  votre  division. 
«  Pourquoi  votre  modestie  ne  me  permet-elle  pas  de 


RENÉ  GUINÉ  81 

retracer  ici  tous  vos  habiles  faits  d'armes,  cesmanœuvres 
brillantes  si  multipliées,  qui,  en  préservant  le  com- 
merce de  pertes  considérables,  ont,  de  plus,  conservé  à 
l'État,  à  leur  famille,  des  marins  qui  vous  bénissent 
chaque  jour  !  Que  n'ai-je  aussi  assez  d'éloquence  pour 
exprimer,  dans  tous  ses  détails,  l'enthousiasme  avec 
lequel  les  commerçants  dont  j'ai  l'honneur  d'être  l'organe, 
ont  appris  vos  extraordinaires  succès  !  Il  n'en  est  aucun 
qui,  pénétré  de  la  même  admiration,  ne  dise  avec  moi. 
Monsieur  le  Commandant,  que  cette  épée  vous  est  offerte 
avec  la  reconnaissance  la  mieux  sentie.  Daignez  l'accep- 
ter comme  un  gage  de  ce  sentiment  dû  à  votre  bravoure 
et  aux  éminents  services  que  vous  avez  rendus  au 
commerce  nantais  ;  vous  devez  figurer,  au  temps  présent 
et  dans  la  postérité,  au  rang  des  plus  braves  marins  de 
la  nation.  » 

Ce  fut  pour  la  ville  de  Nantes  tout  entière  un  jour 
de  fête  dont  elle  garda  longtemps  le  souvenir.  Les  récils 
du  temps  sont  pleins  d'expressions  d'enthousiasme  et 
d'admiration  pour  celui  qui  en  l'était  l'objet.  Une  foule 
compacte  s'attachait  partout  à  ses  pas.  Le  soir,  un  ma- 
gnifique banquet  couronna  la  journée.  J'en  ai  sous  les 
yeux  une  pompeuse  description.  Guiné  s'y  trouvait  en 
bonne  compagnie,  car  au  milieu  de  la  table  se  dressait 
un  obélisque  en  porphyre  supporté  par  une  base  quadran- 
gulaire.  Sur  ses  côtés  on  voyait  les  statues  de  Duquesne, 
Duguay-Trouin,  Gassard  et  Jean-Bart.  A  un  moment 
donné,  l'obélisque  fut  enlevé,  et,  au  milieu  des  statues 
des  quatre  célèbres  marins,  apparut  un  emblème  mytho- 
logique :  c'était  Mercure,  dieu  du  Commerce;  il  tenait  à 

T.  III  5. 


82  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

la   main  le  portrait  de  son    illustre  défenseur  Guiné, 
avec  ces  quatre  vers  à  son  adresse  : 

Rendant  hommage  à  i  a  vaillance, 
Ton  front,  intrépide  Ouiné, 
En  ce  beau  jour  est  couronné 
Des  mains  de  la  reconnaissance. 

Guiné  ne  laissa  point  rouiller  dans  le  fourreau  l'épée 
qu'il  venait  de  recevoir  ;  il  redoubla  d'ardeur,  et  quoi- 
que je  ne  trouve  nulle  partie  récit  de  ses  nouveaux 
combats,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  les  Anglais  sen- 
tirent encore  plus  d'une  fois  la  vigueur  de  son  bras. 
J'étais  bien  jeune  alors,  mais  ce  souvenir  d'enfance  est 
resté  si  profondément  gravé  dans  ma  mémoire,  qu'il 
me  semble  assister  encore  au  spectacle  émouvant  dont 
j'ai  été  le  témoin. 

L'Empereur  avait  voulu  que  le  blocus  continental  fût 
absolu,  c'est-à-dire  qu'il  s'étendît  jusqu'aux  prises  que 
nous  faisions  sur  les  Anglais,  pour  qu'aucune  des  mar- 
chandises sorties  de  leurs  fabriques  ne  vînt  faire  con- 
currence aux  produits  de  l'industrie  française.  Il  avait, 
en  conséquence,  donné  l'ordre  de  brûler  ont  cet  qu'on  y 
pourrait  trouver  portant  la  marque  dé  l'Angleterre.  L'ad- 
ministration des  Sables,  conformément  h  cet  ordre,  en- 
tassa donc  un  jour,  sur  la  place  d'Armes,  toute  la  car- 
gaison d'une  prise  que  venait  de  faire  le  capitaine 
Guiné.  Elle  consistait  en  châles,  mouchoirs,  étoffes  de 
toute  espèce, On  en  fît  un  grand  feu  qui  dura  une  partie 
de  la  journée  Tout,  jusqu'aux  caisses  où  tant  de  belles 
choses   avaient    été  renfermées^  fut    impitoyablement 


RENÉ  GUINÉ  83 

brûlé,  au  grand  regret  des  Sablaises,  qui  les  contem- 
plaient d'un  œil  d'envie.  Quant  à  nous,  héros  de  cinq 
ou  six  ans,  nous  aurions  volontiers  jeté  dans  le  même 
bûcher  Anglais  et  marchandises.  Dans  nos  rangs,  chacun 
aurait  voulu  les  livrer  aux  flammes,  en  répétant  les 
vers  de  Racine  : 

Brûlé  de  plus  de  feux  que  je  n'en  allumai. 

Seulement  l'ardeur  qui  nous  dévorait  était  tout  autre 
que  le  sentiment  qu'éprouvait  Pyrrhus,  car  nous  jurions 
une  haine  éternelle  à  l'Angleterre,  et,  en  retournant  à 
l'école,  nous  répétions  le  serment  d'Annibal.  Aujour- 
d'hui, la  jeunesse  chante  des  hymmes  à  la  paix.  C'est 
moins  antique,  mais  je  suis  obligé  de  reconnaître  que 
cela  vaut  un  peu  mieux. 

La  ville  de  la  Rochelle  n'avait  pas  voulu  demeurer  en 
reste  avec  celle  des  Sables.  Elle  avait  comblé  le  capi- 
taine Guiné  des  marques  de  son  estime,  et  lui  avait  offert 
un  instrument  de  marine  comme  témoignage  de  sa  recon- 
naissance. Bordeaux  allait  en  faire  autant,  quand,  sous 
les  coups  de  l'Europe  entière  coalisée  contre  lui,  l'Em- 
pire tomba  pour  faire  place  à  la  Restauration. 

Après  l'estime  de  ses  concitoyens,  je  ne  sais  rien  de 
plus  flatteur  que  de  posséder  celle  de  ses  ennemis.  Guiné 
avait  l'une  et  l'autre.  La  paix  signée,  le  commandant  de 
la  croisière  anglaise  dans  le  golfe  de  Gascogne  voulut 
faire  la  connaissance  du  vaillant  capitaine  qui  avait 
défendu  la  station  des  Sables?Il  l'invita  à  sa  table  et  lui 
exprima  vivement  les  sentiments  qu'il  avait  pour  sa  per- 
sonne et  son  caractère. 

4 


84  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

Le  gouvernement  de  Louis  XVIII  chercha  à  se  ratta- 
cher l'officier  qui  avait  si  bien  servi  la  France  sous 
Napoléon  ;  il  lui  conserva  son  gracie,  le  nomma  officier 
de  la  Légion  d'honneur  le  18  août  1814,  et  chevalier  de 
Saint-Louis  le  23  du  même  mois. 

A  quelque  point  de  vue  que  Ton  se  place,  il  est  impos- 
sible de  ne  pas  reconnaître  que  les  Gent-Jours  furent 
pour  la  France  .une  immense  calamité.  Après  un  désas- 
tre militaire  dont  l'histoire  offre  peu  d'exemples,  nous 
vîmes  nos  impôts  décuplés,  notre  frontière  ouverte,  notre 
territoire  réduit,  les  officiers  de  Waterloo  entraînés 
devant  les  conseils  de  guerre,  ou  rayés  des  cadres  de 
l'armée,  ou  mis  à  demi- solde. 

Les  gouvernements  sont  bien  mal  inspirés,  quand,  au 
lieu  d'accueillir  tous  les  dévouements  à  la  patrie,  sous 
quelque  drapeau  qu'ils  l'aient  servie,  ils  obéissent  au 
sentiment  de  la  rancune  ou  de  la  colère,  et  font  une 
politique  d'exclusion.  La  seconde  Restauration  commit 
cette  faute.  Beaucoup  d'officiers  furent  rayés  des  cadres 
de  la  marine  royale,  Guiné  l'un  des  premiers.  Ainsi  que 
bien  d'autres,  nous  avons  cru  longtemps  qu'il  avait  été 
disgracié  pour  s'être  rallié  à  l'Empereur,  lors  de  son 
retour  de  l'île  d'Elbe.  Des  recherches  faites  au  ministère 
de  la  marine  nous  ont  appris  que  nous  nous  étions 
trompé  et  qu'il  fallait  en  chercher  ailleurs  la  véritable 
cause.  Nous  étions  bien  loin  de  la  soupçonner  et  si  nous 
la  faisons  connaître,  ce  n'est  nullement  dans  un  senti- 
ment de  récrimination  contre  des  hommes  qu'on  a  trop 
accusés  d'avoir  fait  alliance  avec  l'étranger,  et  qui,  dans 

*  Cette  notice  a  été  écrite  en  1866. 


RENÉ   GUINÉ  85 

la  circonstance,  n'étaient  mus  que  par  un  sentiment  de 
patriotisme  qui  les  empêcha  de  discerner  la  vérité,  mais 
comme  un  enseignement  qui  devrait  nous  servir  d'éter- 
nelle leçon.  Nous  l'avons  dit  souvent,  nous  ne  saurions 
trop  le  répéter  :  dans  la  vie  des  peuples,  il  y  a  des  jours 
d'agitation  et  de  trouble  où  la  calomnie,  si  absurde 
qu'elle  soit,  inspire  plus  de  confiance  que  la  vérité. 
L'histoire  de  la  disgrâce  de  Guinè  en  est  une  preuve 
des  plus  remarquables.  Des  hommes  haut  placés  dans 
l'estime  de  leurs  concitoyens,  probablement  circonvenus 
par  de  stupides  dénonciations,  le  signalèrent  au  minis- 
tre de  la  marine,  non  pas  comme  l'ennemi  des  Bour- 
bons, ce  qui,  jusqu'à  un  certain  point,  aurait  pu  se  con- 
cevoir, puisque,  après  avoir  servi  leur  cause  sous  la 
première  Restauration,  il  s'était,  pendant  les  Cent-Jours, 
retourné  du  côté  de  Napoléon,  mais,  chose  incroyable, 
pour  avoir  pactisé  avec  les  Anglais  qu'il  avait  toujours 
si  vaillamment  combattus.  Il  n'en  fallut  pas  davantage  ; 
sans  enquête,  sans  examen,  sans  qu'il  eût  été  informé  de 
l'accusation  portée  contre  lui,  son  commandement  lui 
fut  retiré.  Vainement  les  démarches  les  plus  pressantes 
furent  faites  dans  l'intérêt  du  brave  capitaine  dont  les 
Sables  s'enorgueillissaient,  la  décision  ministérielle  fut 
maintenue,  et,  en  retour  des  grands  services  qu'il  avait 
rendus  au  commerce,  Guiné  n'obtint  qu'une  misérable 
pension  de  750  fr.  ;  en  même  temps  sa  nomination  d'offi- 
cier de  la  Légion  d'honneur  était  suspendue  et  ne  devait 
être  confirmée  que  le  11  mars  1817.  L'effet  de  ces  mesu- 
res rigoureuses  ne  se  fit  pas  attendre.  La  Restauration 
avait  été  bien  accueillie  aux  Sables  par  la  majorité  de 
ses  habitants  ;  après  la  disgrâce  de  Guiné,  ils  s'en  éloi- 


86  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

gnèrent,  plus  fidèles  à  la  cause  du  malheur  qu'à  celle  du 
pouvoir. 

Guiné  n'avait  que  47  ans  quand  il  fut  ainsi  arrêté 
dans' sa  carrière;  il  ne  put  se  résigner  au  repos  qui, 
pour  un  homme  aussi  actif,  était  une  mort  anticipée. 

Ce  n'est  point  pour  les  marins  que  Lucrèce  a  écrit 
ces  vers  : 

Suave  mari  magno,  turbantibus  sequora  ventis, 
Et  terra  magnum  alternis  spectare  laborem. 

La  mer  au  contraire,  avec  ses  tempêtes  et  ses  écueils, 
conserve,  pour  tous  ceux  qui  l'ont  parcourue  longtemps, 
des  charmes  irrésistibles.  Guiné  ne  voulut  pas  la  con- 
templer tranquillement  du  rivage.  D'ailleurs  il  ne  s'était 
pas  enrichi  dans  les  différents  commandements  qui  lui 
avaient  été  confiés,  et  les  largesses  de  TÉtat  étaient 
insuffisantes  pour  faire  vivre  sa  famille.  Le  capitaine 
d'une  frégate  de  l'Etat  devint  donc  capitaine  d'un  navire 
de  commerce.  Il  n'eut  d'ailleurs  que  l'embarras  du  choix, 
tous  les  armateurs  de  Nantes  s'étant  empressés  de  lui 
offrir  un  commandement.  Guiné,  pendant  six  ans  encore, 
battit  les  mers  ;  mais  si  les  voyages  lui  devinrent  plus 
profitables  que  ses  expéditions,  ils  eurent  pour  lui  un 
grand  charme  de  moins,  l'espérance  de  rencontrer 
l'ennemi.  Il  ne  devait  plus,  en  effet,  songer  k  se  mesurer 
avec  les  Anglais,  le  soin  de  ses  intérêts  matériels  devant 
seul  le  préoccuper.  Dans  notre  temps,  où  le  culte  de  la 
fortune  est  presque  le  seul  qui  compte  des  adorateurs-» 
la  position  de  Guiné  serait  loin  d'être  dédaignée  ;  elle 
le  laissait,  au  souvenir  du  passé,  plein  de  regrets  et  de 


RENÉ  GUINÉ  87 

tristesse.  La  conscience  d'avoir  toujours  bien  servi  son 
pays  et  de  pouvoir  le  servir  encore,  le  sentiment  de 
rinjustice  dont  il  était  victime,  et  aussi  peut-être  une 
noble  ambition,  troublaient  continuellement  sa  pensée  ; 
il  n'en  parlait  guère,  mais  il  en  était  sans  cesse  tour- 
menté ;  il  se  soumettait,  il  ne  se  résignait  pas.  Le  cba- 
grin,  les  fatigues,  les  blessures,  les  infirmités,  usèrent 
avant  l'âge  un  corps  d'ailleurs  peu  robuste,  mais  qu'a- 
nimait toujours  une  âme  ardente.  Le  capitaine  Guiné 
mourut  à  Nantes  le  4  décembre  1821,  à  Tâge  de  53  ans. 

Guiné  aurait  dû  arriver  aux  premiers  grades  dans  la 
marine  ;  tous  les  témoignages  s'accordent  sur  ce  point  : 
les  commandants  sous  lesquels  il  a  servi,  les  officiers  qu'il 
a  eus  sous  ses  ordres,  ont  été  unanimes  à  reconnaître 
qu'il  possédait  toutes  les  qualités  qui  font  l'homme  de 
mer  distingué  :  activité,  courage,  sang-froid,  coup  d'oeil 
aussi  sûr  que  rapide.  Lui  si  brave  devant  l'ennemi,  était, 
comme  Gambronne,  timide  et  embarrassé  dans  un  salon  ; 
il  ignorait  encore,  ce  qui  ne  nuit  jamais  à  l'avancement, 
l'art  de  faire  antichambre  dans  un  ministère  et  de  se 
recommander  autrement  que  par  ses  services.  Deux 
causes  ont  particulièrement  contribué  à  l'empêcher  d'ar- 
river à  la  position  à  laquelle  ses  grandes  qualités  lui 
donnaient  le  droit  de  prétendre  :  la  malheureuse  et 
pourtant  si  glorieuse  affaire  de  la  Gaité,  qui  retarda  son 
avancement,  et  la  chute  de  l'Empire  qui  l'arrêta  complè- 
tement. 

Mais  son  souvenir  ne  périra  point  :  la  ville  de  Napoléon 
a  donné  son  nom  à  une  de  ses  rues  et  celle  des  Sables  à 
un  de  ses  quais  ;  et,  sur  sa  tombe,  on  peut  lire  encore  la 


88  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

recommandation  que  l'amirauté    donnait  aux  navires 
anglais  : 

Défiez-vous  du  commodore  Guinê  dans  le  golfe 
de  Gascogne. 


LE  COMTE  D'HECTOR 

LIEUTENANT  GÉNÉRAL  DE  LA  MARINE 


Charles-Jean,  comte  d'Hector,  est  né  à  Fontenay-le- 
Gomte,  le  22  juillet  1722.  Il  était  si  faible  en  venant  au 
monde,  que  l'on  crut  qu'il  ne  vivrait  pas,  lui  qui  devait 
parcourir  une  si  longue  carrière,  et  qu'il  fut  ondoyé 
dans  la  maison  paternelle,  dans  la  crainte  de  hâter  sa 
fin  en  le  transportant  à  l'église  pour  y  recevoir  le 
baptême.  L'enfant  malingre  ne  tarda  pas  à  prendre  une 
vigoureuse  constitution,  et  c'est  à  son  énergie,  puisée 
dans  un  corps  robuste,  qu'il  dut  de  devenir  un  des 
marins  les  plus  distingués  de  son  siècle.  On  peut  dire, 
en  effet,  qu'il  fut  l'artisan  de  sa  fortune,  car,  bien  qu'il 
appartînt  à  la  noblesse  où  se  recrutaient  exclusivement 
les  officiers  de  nos  armées  navales,  sa  naissance  fut 
pour  bien  peu  de  chose  dans  son  avancement.  Sa  famille 
était  pourtant  une  des  plus  anciennes  de  l'Anjou,  elle 
avait  donné  plusieurs  officiers  à  la  marine  de  l'Etat, 
entre  autres  Georges  d'Hector  qui,  en  1627,  servait  sous 


90  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

les  ordres  du  marquis  de  Toiras,  lors  de  sa  belle  défense 
de  rîle  de  Ré  contre  les  Anglais.  Un  concours  de  cir- 
constances malheureuses  empêcha  qu'il  reçût  l'instruc- 
tion que  l'on  donne  d'ordinaire  aux  jeunes  gens  qui  se 
destinent  à  la  marine.  Son  père,  Charles-Louis  d'Hector, 
seigneur  de  la  Ghiffretière,  était  marin  lui-même,  et  les 
devoirs  de  sa  profession  le  tenaient  presque  toujours 
éloigné  de  sa  famille.  Quant  à  sa  mère,  Marie-Madeleine 
de  la  Raguiène,  élevée  à  la  Martinique,  elle  en  avait 
pris  les  habitudes  frivoles,  et  abandonnait  à  d'autres  le 
soin  d'élever  ses  enfants.  Le  chevalier  d'Hector  était 
sans  fortune  et  sa  femme  n'avait  qu'une  faible  dot. 
Après  leur  mariage,  les  époux  étaient  venus  habiter 
Fontenay-le-Comte,  et,  comme  Téconomie  n'est  pas  la 
vertu  dominante  des  créoles,  le  jeune  ménage  fut  bien- 
tôt aux  expédients.  Avec  les  appointements  de  son 
grade  d'enseigne  qui  s'élevaient  à  six  cents  francs,  et 
un  revenu  de  deux  cent  cinquante  francs,  produit  d'une 
métairie  située  dans  la  commune  de  Saint-Georges  de 
Montaigu,  il  était  bien  difficile  à  Louis  d'Hector  de 
donner  à  son  fils  les  bienfaits  de  l'instruction.  Le  jeune 
Charles,  d'ailleurs,  n'avait  pas  encore  l'âge  où  les  enfants 
s'éloignent  du  foyer  domestique  pour  entrer  dans  des 
maisons  d'enseignement,  quand  son  père  fut  tué  dans 
une  campagne  qu'il  faisait  au  Canada,  sous  le  comman- 
dement de  M.  de  Sévigné.  Orphelin  à  neuf  ans,  et 
presque  complètement  abandonné  à  ses  jeux,  sa  pre- 
mière enfance  fut  très  négligée.  Sa  mère  s'étant  retirée 
dans  le  petit  bien  qu'avait  possédé  son  mari,  Charles 
n'eut  pas  d'autre  instituteur  que  le  maître  d'école  de 
Saint-Georges  de  Montaigu. 


LE   COMTE  D'HECTOR  91 

Le  veuvage  de  M"^^  d'Hector  ne  fut  pas  de  longue  du- 
rée ;  elle  se  remaria  à  Angers  et  emmena  son  fils  au 
domicile  conjugal.  Là,  on  voulut  lui  donner  un  nouveau 
maître  dont  les  leçons  pussent  développer  une  intelli- 
gence précoce  qui  s'échappait  en  vives  saillies.  Mais 
l'enfant,  que  sa  bonne  humeur,  son  esprit  et  sa  gaieté 
rendaient  aimable  à  tous,  était  le  plus  dissipé  et  le 
moins  attentif  des  écoliers.  Quoique  esprit  très  cultivé, 
son  beau-père,  plus  particulièrement  occupé  des  trois 
enfants  qu'il  avait  eus  d'un  premier  mariage,  laissait  au 
jeune  Charles  toute  sa  liberté.  Il  riait  de  ses  espiègleries 
et  disait,  comme  tant  de  parents  négligents  et  coupables  : 
Avec  le  temps,  la  raison  viendra,  et  alors  tout  sera 
bientôt  réparé.  En  attendant,  Charles  d'Hector  consu- 
mait ses  jours  en  amusements  futiles.  H  arriva,  ainsi 
à  l'âge  de  treize  ans  sans  avoir  rien  appris.  Ses  parents 
songèrent  enfin  qu'il  fallait  mettre  un  terme  à  cette  vie 
d'oisiveté,  et  que  le  moment  était  venu  de  lui  ouvrir  la 
carrière  qu'il  devait  parcourir  un  jour.  Cette  carrière 
semblait  toute  tracée.  Son  père  étant  mort  au  service  de 
la  marine,  il  y  avait  lieu  de  croire  que,  pour  y  entrer,  il 
trouverait  aide  et  protection  :  telle  ne  fut  pourtant  pas 
la  pensée  de  la  famille,  elle  songea  pour  lui  à  un  autre 
corps. 

H  y  avait  alors  à  Rochefort  une  école  où  se  recrutaient 
les  officiers  des  colonies.  La  famille  maternelle  du  jeune 
d'Hector  habitait  la  Martinique,  où  elle  jouissait  de  l'in- 
fluence que  donne  la  richesse,  et,  avec  son  appui,  il 
pouvait  faire  fortune.  Voilà  ce  que  les  parents  ne  ces- 
saient de  répéter  à  l'enfant,  pour  lui  faire  accepter 
une  position  qui  était  plus  dans  leurs  vues  que   dans 


92  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

ses  goûts.  On  obtint  sans  peine  pour  lui  une  place  à  la 
compagnie  dite  des  Cadets,  et  on  le  conduisit  immédia- 
tement à  Rochefort  pour  y  faire  son  noviciat.  Mais  le 
directeur  de  la  compagnie  déclara  que,  n'ayant  ni  l'âge, 
ni  la  taille  réglementaire,  il  se  voyait  forcé  d'ajourner 
son  admission  à  l'année  suivante.  Ce  contre-temps  fut 
ce  qui  pouvait  lui  arriver  de  plus  heureux,  comme  nous 
allons  le  voir. 

Au  lieu  de  le  renvoyer  à  Angers  pour  y  attendre 
l'époque  de  son  entrée  à  la  compagnie  des  Cadets,  le 
chevalier  de  la  Saussaye,  d'accord  avec  les  parents  que 
Charles  d'Hector  avait  à  Rochefort,  résolut  de  le  tirer  du 
milieu  où  il  dissipait  sa  première  jeunesse,  et  de  l'embar- 
quer sur  la  flotte  dont  il  avait  le  commandement.  Le  che- 
valier de  la  Saussaye  était  marié  à  la  cousine  germaine 
de  Charles,  et,  comme  il  se  rendait  à  la  Martinique,  il  ne 
douta  pas  que  sa  mère  lui  saurait  gré  de  l'avoir  emmené 
faire  connaissance  avec  les  membres  de  sa  famille  qui  rési- 
daient dans  cette  île.  Il  en  fut,  en  effet,  très  bien  accueilli  ; 
mais  ces  riches  parents  se  montrèrent  plus  prodigues  de 
témoignages  d'amitié  que  de  largesses.  Leurs  libéralités 
se  bornèrent  à  des  cadeaux  insignifiants.  De  retour  à 
Rochefort,  après  une  campagne  de  six  mois,  Charles 
d'Hector  s'empressa  d'aller  rejoindre  sa  mère  à  Angers. 

Cette  campagne  décida  de  sa  destinée.  Il  n'avait  point 
étudié  pendant  la  traversée,  mais  il  avait  pris  le  goût  de 
la  mer,  et,  quand  on  lui  parla  de  nouveau  de  la  compa- 
gnie des  Cadets,  il  déclara  que  sa  vocation  le  portait 
vers  la  marine.  Quelque  insistance  que  l'on  mît  à  l'en 
détourner,  il  persista  dans  la  résolution  qu'il  avait  prise  ; 
de  guerre  lasse,  il  fallut  céder. 


LE    COMTE   D'HECTOR  93 

Ses  parents  firent  alors  des  démarches  pour  le  faire 
entrer  dans  le  corps  qu'il  venait  de  choisir  ;  mais  ils 
avaient  peu  de  crédit,  et  le  ministre,  qui  d'abord  s'était 
montré  favorable  à  leur  demande,  ne  se  pressait  pas  de 
remplir  sa  promesse.  Enfin,  en  1740,  sa  nomination  de 
garde  de  la  marine  au  port  de  Rochefort  lui  fut  expé- 
diée. 

L'enfant  avait  fait  place  au  jeune  homme,  sans  que 
l'espoir  que  l'on  avait  conçu  de  le  voir  un  jour  se  livrer 
à  l'étude  se  fût  réalisé.  Aux  jeux  du  premier  âge  avait 
succédé  la  passion  de  la  chasse;  fort  et  agile,  il  s'y  livrait 
avec  une  ardeur  extrême. 

Si  son  instruction  laissait  tant  à  désirer,  il  n'en  était 
pas  ainsi  de  son  éducation.  Elevé  dans  une  maison  où 
l'on  ne  voyait  que  la  bonne  compagnie,  il  en  avait  pris 
le  ton  et  les  manières,  masquant  sous  les  agréments  de 
la  forme  le  vide  de  ses  connaissances.  Ses  parents  lui 
promirent  une  pension  de  quatre  cents  livres,  et  pauvre 
d'argent  mais  riche  d'espérances,  il  se  rendit  à  son 
poste.  Gomme  il  avait  les  habitudes  polies  d'un  homme 
bien  élevé,  les  salons  de  la  ville  lui  furent  ouverts,  et  il 
s'y  trouva  parfaitement  à  sa  place.  La  fréquentation  du 
monde  élégant  entraînant  toujours  à  des  dépenses  qui 
se  trouvaient  au-dessus  de  ses  faibles  ressources,  son 
amour-propre  avait  à  soufl:rir  de  certains  détails  de 
toilette  qu'il  ne  pouvait  pas  se  procurer.  Il  jura  alors 
qu'à  force  de  persévérance,  il  occuperait  dignement  son 
rang  dans  une  société  où  il  avait  été  accueilli  d'ailleurs 
avec  une  grande  bienveillance.  L'ambition,  quand  elle 
est  contenue  dans  les  limites  du  devoir,  est  une  noble 
passion  :  elle  élève  l'âme,  la  rend  capable  d'accomplir 


94  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

les  plus  grandes  choses  ;  elle  fait  les  natures  énergiques, 
les  raidit  contre  les  coups  du  sort  ;  quelque  capricieuse 
que  soit  la  fortune,  elle  finit  toujours  par  se  l'attacher, 
en  la  poursuivant  avec  courage  et  sans  relâche.  D'Hector 
comprit  qu'il  fallait  demander  au  travail,  qu'il  avait 
tant  négligé  jusque-là,  la  position  à  laquelle  il  aspirait. 
Il  se  mit  donc  à  l'œuvre,  et,  bien  longtemps  avant  de 
toucher  au  but,  il  y  trouva  une  première  récompense  : 
celle  que  donnent  le  développement  de  l'intelligence  et 
les  connaissances  acquises. 

En  même  temps,  il  s'exerçait  au  rude  métier  de  la  mer. 
Le  28  avril  1741,  il  s'embarqua  pour  une  campagne  de 
rade  sur  V Apollon,  que  commandait  M.  de  Macnèmara. 
V Apollon  faisait  partie  d'une  escadre  placée  sous  les 
ordres  du  comte  de  Roquefeuil.  Il  en  fut  détaché  pour 
se  rendre  à  Lisbonne,  et  revint  désarmer  le  20  septem- 
bre de  la  même  année. 

De  retour  à  Rochefort^  Charles  d'Hector  se  montra 
aussi  appliqué  dans  ses  études  qu'il  l'avait  été  peu 
jusque-là.  Ses  professeurs^  surpris  de  ce  changement, 
rendirent  le  meilleur  témoignage  de  ses  progrès. 

La  guerre  allait  lui  fournir  une  autre  occasion  de 
faire  ses  preuves.  En  1743,  Jacques  II,  roi  d'Angleterre, 
fit  alliance  avec  l'Autriche,  et  l'amiral  Hawke,  à  la  tête 
d'une  puissante  armée,  se  vanta  de  faire  de  Dunkerque 
une  cabane  de  pêcheurs.  La  France  se  prépara  à  soute- 
nir la  lutte.  Les  Anglais  tenaient  bloquée  dans  le  port 
de  Toulon  une  escadre  espagnole.  Le  roi  envoya,  sous 
les  ordres  du  lieutenant  général  de  Court,  quinze  vais- 
seaux et  trois  frégates  pour  protéger  sa  sortie.  D'Hector 
fît  partie  de  l'expédition.  Dans  les  premiers  jours  du 


LE  COMTE  D'HEGTOR  95 

mois  de  février  1744,  il  s'embarqua  sur  le  Diamant, 
que  commandait  M.  de  Massiac.  Le  22  du  même  mois,  la 
flotte  franco- espagnole  et  la  flotte  anglaise  en  vinrent 
aux  mains,  et  deux  jours  après,  les  Anglais  abandon- 
naient le  blocus  de  Toulon  pour  gagner  l'île  Minorque. 
La  flotte  française  escorta  triomphalement  l'escadre 
espagnole  jusque  dans  le  port  de  Garthagène.  C'est  à  cette 
afîaire  que  d'Hector  reçut  le  baptême  du  feu. 

Si  la  Méditerranée  était  libre  des  vaisseaux  anglais, 
les  corsaires  barbaresques  inquiétaient  toujours  notre 
commerce.  Pour  le  protéger,  le  comte  de  Vaudreuil  fut 
chargé  de  faire,  avec  le  vaisseau  VHeitreuoOj  une  croi- 
sière jusqu'à  Malte.  D'Hector  passa  sous  ses  ordres.  Le 
comte  de  Vaudreuil  ne  se  doutait  guère  en  ce  moment 
que  le  jeune  garde  aurait  un  jour  dans  la  marine  une 
position  supérieure  à  la  sienne,  et  qu'il  deviendrait  jaloux 
de  sa  fortune. 

V Heureux  désarma  à  Toulon  le  30  novembre.  D'Hec- 
tor le  quitta  pour  servir  successivement  sur  le  Terrible 
et  le  César- Auguste. 

Tous  ses  supérieurs  remarquaient  son  zèle  et  cher- 
chaient à  améliorer  sa  position.  Elle  était  très  précaire 
en  eff'et.  Les  quatre  cents  francs  de  pension  promis  par 
sa  famille  ne  lui  étaient  paspa^^és,  et  ses  modestes  appoin- 
tements de  garde  ne  s'élevaient  qu'à  quinze  francs  par 
mois.  Pour  le  récompenser,  ses  chefs,  quoiqu'il  n'en  eût 
pas  encore  le  grade,  le  mirent  à  bord  d'une  frégate  où 
il  remplissait  les  fonctions  d'officier.  C'était  pour  lui  un 
double  avantage  :  ses  appointements  étaient  doublés,  et 
l'attention  était  appelée  sur  sa  personne.  Cette  circons- 
tance ne  contribua  pas  peu  à  le  faire  nommer  enseigne. 


96  BIOGRAPHIES  VENDEENNES 

Ce  grade  lui  fut  conféré  le  l«f  février  1744.  Son  traite- 
ment s'éleva  alors  à  850  francs.  Pour  un  homme 
habitué  aux  plus  dures  privations,  c'était  une  fortune. 
De  ce  moment,  il  put  figurer  dans  le  monde,  et  s'y  faire 
remarquer  par  les  qualités  aimables  que  nous  lui  con- 
naissons. 

Le  1er  mai,  il  s'embarqua  sur  la  frégate  la  Mégère, 
que  commandait  M.  de  la  Jonquerie.  La  Mégère  faisait 
partie  de  l'escadre  aux  ordres  du  duc  de  Banville 
qui,  quelques  jours  après,  mit  à  la  voile  pourChibouctou. 
Cette  malheureuse  campagne  lui  fut  particulièrement 
pénible.  Gomme  frégate  de  découverte,  la  Mégère  eut 
beaucoup  à  souffrir,  et  Charles  d'Hector,  accablé  de  fati- 
gue, tomba  malade  sans  pourtant  cesser  de  faire  son 
service.  Aussitôt  qu'il  fut  de  retour  en  France,  il  se 
rendit  à  Angers  pour  rétablir  sa  santé  profondément 
altérée.  C'est  pendant  son  séjour  dans  cette  ville  qu'il 
fit  la  connaissance  de  M"^^  Seven  Monbault.  Cette  dame 
était  veuve,  et,  quoiqu'elle  fût  beaucoup  plus  âgée  que 
lui,  comme  on  la  disait  fort  riche,  il  lui  fit  la  cour  et 
l'épousa.  Une  telle  alliance, dans  laquelle  le  calculentrait 
beaucoup  plus  que  le  sentiment,  ne  fut  pas  heureuse.  Le 
comte  d'Hector  vit  du  monde,  eut  un  nombreux  domes- 
tique, un  grand  train,  des  chevaux  et  des  équipages  de 
chasse.  Cette  vie  si  nouvelle  et  toute  de  plaisir  lui  fit 
oublier  un  instant  ses  rêves  ambitieux,  et,  s'il  résista 
aux  instances  qui  lui  furent  faites  d'abandonner  la  ma- 
rine, sa  passion  pour  la  chasse  devint  si  vive  qu'elle 
l'emporta  sur  celle  qu'il  avait  pour  la  mer.  Dans  l'es- 
pace de  trois  ans,  il  ne  fit  que  deux  courtes  campagnes, 
toutes  deux  dans  la  Méditerranée;  l'une  sur  le  vaisseau 


LE   COMTE  d'HECTOR  97 

la  Couronne^  commandé  par  M.  de  Macnémara  ;  l'autre, 
sur  V Heureux,  commandé  par  M.  de  Porter. 

Bien  que  sa  femme  lui  cachât  avec  le  plus  grand  soin 
Tétat  de  ses  affaires,  le  comte  d'Hector  ne  tarda  pas  à 
s'apercevoir  que  cette  grande  fortune  par  laquelle  il 
avait  été  séduit  était  obérée.  Une  mauvaise  gestion,  des 
procès  ruineux,  une  dépense  excessive,  l'avaient  absor- 
bée presque  en  entier.  Cette  découverte  lui  fut  cruelle 
mais  ne  l'abattit  pas.  Voyant  que  la  comtesse  entendait 
ne  rien  réformer  de  sa  maison,  qu'elle  ne  tenait  aucun 
compte  de  ses  conseils,  que  le  chapitre  des  dettes  allait 
toujours  croissant,  il  ne  voulut  pas  qu'on  pût  croire 
que,  par  son  luxe,  il  était  cause  d'une  ruine  qui  existait 
avant  son  mariage.  Il  rendit  donc  toute  sa  liberté  à 
M°i«  d'Hector,  et,  sans  bruit,  sans  éclat,  sans  rompre 
même  complètement  avec  elle,  puisque  entre  eux  s'éta- 
blit un  commerce  de  lettres,  il  la  laissa  tout  entière  à 
l'embarras  de  ses  affaires  et  de  ses  procès,  pour  revenir 
à  la  mer,  ses  premières  amours.  H  se  rendit  à  Rochefort 
où  il  fut  employé  en  qualité  d'aide-major  de  la  marine 
et  des  troupes.  Là  il  reprit  sans  peine  ses  habitudes  mo- 
destes, et  comme  il  exerçait  ses  nouvelles  fonctions  avec 
un  grand  zèle  et  une  grande  intelligence,  ses  chefs,  pour 
l'en  récompenser,  lui  firent  obtenir  des  gratifications 
qui,  ajoutées  à  ses  appointements,  lui  donnèrent,  au  lieu 
d'une  opulence  factice,  toutes  les  douceurs  de  l'aisance. 
En  même  temps,  il  se  reprenait  à  son  métier  avec  le 
sentiment  d'un  homme  qui  retrouve,  après  une  longue 
absence,  l'objet  qui  lui  était  cher.  Fort  occupé  dans 
le  port  de  Rochefort,  par  mille  détails,  il  ne  voulait 
pourtant  pas  faire  une  trop  longue  infidélité  à  la  mer  ; 
T.  ni  6 


98  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

aussi,  en  1754,  s'embarqua-t-il,  sous  le  commandement 
du  vicomte  de  Noé,  pour  une  campagne  à  l'île  Roj^ale. 

Le  11  février  1756,  il  fut  nommé  lieutenant  de  vais- 
seau. 

La  paix  d' Aix-la-Chapelle  avait  laissé  entre  la  France 
et  l'Angleterre  bien  des  germes  de  discorde.  Elle  fut 
rompue  parles  Anglais  au  sujet  du  règlement  des  limités 
du  Canada. 

Alors  s'ouviit  un  nouveau  champ  à  l'ambition  du 
comte  d'Hector.  La  guerre  lui  offrant  plus  de  chances 
d'avancement  que  la  paix,  il  apprit  avec  joie  que  le  pre- 
mier coup  de  canon  venait  d'être  tiré. 

Pendant  la  dernière  campagne,  le  vicomte  de  Moé 
avait  pris  d'Hector  en  grande  estime  et  en  grande 
affection.  La  guerre  déclarée,  il  voulut  l'avoir  pour 
second  à  bord  de  la  frégate,  la  Pomone,  dont  le  com- 
mandement lui  avait  été  confié.  Blessé,  peu  de  temps 
après,  par  le  refus  que  le  ministre  avait  fait  à  une  de- 
mande qu'il  croyait  juste,  le  vicomte  de  Noé  avait, 
sans  congé,  quitté  le  commandement  de  sa  frégate  pour 
se  rendre  à  Versailles.  Le  ministre  .lui  ayant  témoigné  en 
termes  très  vifs  son  mécontentement  au  sujet  de  cette 
démarche,  si  contraire  aux  règlements  de  la  marine,  il 
donna  sa  démission.  Le  vicomte  de  Noé  s'était  d'autant 
plus  facilement  déterminé  à  ce  parti,  que  le  duc  d'Orléans 
venait  de  lui  offrir  un  régiment.  Informé  confidentielle- 
ment par  son  capitaine  de  ce  qui  se  passait,  et  pressé 
par  lui  de  faire  des  démarches  pour  le  remplacer  dans 
le  commandement  qu'il  laissait  vacant,  le  comte  d'Hec- 
tor n'eut  pas  besoin  d'en  faire  la  demande.  La  Pomone 
était  destinée  à  une  mission  secrète,  on  l'en  chargea, 


LE  COMTE  D'HECTOR  99 

bien  qu'il  ne  fût  encore  que  second,  Cette  mission  était 
délicate  et  demandait  à  être  accomplie  avec  une  grande 
célérité.  D'Hector  s'en  acquitta  en  homme  intelligent  et 
habile.  Il  s'attendait,  en  rentrant  à  Brest,  à  trouver  un 
nouveau  capitaine  à  la  Pomone.  Quelle  ne  fut  pas  sa 
surprise  et  sa  joie  en  apprenant  que  le  commandement 
lui  en  était  laissé,  cette  fois,  avec  le  titre  qui  le  lui 
donnait  ! 

La  fortune,  si  longtemps  contraire  au  garde  de  la 
marine,  commençait  à  sourire  au  capitaine  de  frégate 
et  un  bel  avenir  s'ouvrait  devant  lui. 

A  cette  époque,  le  commandant  d'une  frégate  était 
tenu  à  une  table  de  douze  couverts,  pour  laquelle,  bien 
entendu,  l'Etat  lui  allouait  une  subvention.  Les  écono- 
mies du  comte  d'Hector  s'élevaient  à  dix-huit  francs,  et 
son  linge  de  table  se  composait  de  six  serviettes.  Ses 
ressources  financières  étaient,  comme  on  le  voit,  bien 
insuffisantes  pour  se  procurer  des  meubles,  des  usten- 
siles de  cuisine,  de  la  vaisselle,  tout  ce  qui  constitue  un 
service  de  table.  Heureusement  qu'il  venait  de  recevoir 
une  avance  de  trois  mois  sur  son  traitement.  Ayant 
ajouté  quelque  argent  à  cette  somme  au  moyen  d'un 
emprunt  qu'il  contracta  et  qu'il  éteignit  bientôt,  il 
acheta  à  bas  prix  une  partie  du  mobilier  que  le  vicomte 
de  Noé  avait  mis  en  vente,  et  s'improvisa  un  salon  à 
manger  très  conforlable.  Plutôt  homme  de  bon  goût  que 
grand  seigneur,  il  s'appliqua  moins  à  avoir  une  grande 
représentation  qu'à  offrir  à  ses  officiers  une  table  déli- 
catement servie.  Gomme  il  avait  pour  principe  qu'un 
fonctionnaire  public  ne  doit  point  économiser  sur  les 
frais  de  représentation  qui  lui  sont  alloués,  il  recevait 


100  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

souvent  à  son  bord,  défendait  les  jeux  de  hasard  que 
l'on  aimait  alors  plus  encore  qu'on  ne  les  aime 
aujourd'hui,  donnait  à  tous  l'exemple  d'une  vie  honnête 
et  décente.  Naturellement  obligeant,  si  son  premier 
mouvement  était  un  peu  vif,  il  le  corrigeait  toujours 
par  les  bonnes  grâces  de  ses  manières.  Sachant  parler 
et  se  taire  à  propos,  la  justesse  de  son  esprit  et  un 
grand  sens  masquaient  ce  qui  lui  manquait  du  côté  de 
l'instruction  première.  Lorsqu'il  fut  arrivé  aux  postes 
les  plus  élevés,  il  aimait  à  se  rappeler  les  années  si 
dures  de  sa  jeunesse,  et  disait  aux  officiers  qui  se 
plaignaient  de  la  rigueur  de  la  fortune  :  «  Messieurs, 
on  naît  avec  une  fortune  de  malheur  et  de  bonheur. 
Pendant  vingt- deux  ans  de  ma  vie,  en  passant  par  une 
porte  cochère,  j'étais  toujours  prêt  à  me  casser  la 
jambe,  et  après,  tout  semblait  seconder  mes  vœux.  Si  je 
ne  m'étais  pas  roidi  contre  ce  premier  temps,  je  n'aurais 
pas  l'honneur  d'être  aujourd'hui  à  votre  tête  et  de  vous 
commander.  Faites  comme  moi.  « 

En  1757,  le  comte  d'Hector  reprit  le  commandement 
de  la  Pomone.  Le  l^^"  mai,  il  appareilla  sous  les  ordres 
du  vicomte  de  Rochechouart,  commandant  lui-même  la 
Thétis,  pour  aller  croiser  sur  les  côtes  de  France.  Dans 
ce  moment,  les  corsaires  désolaient  notre  commerce  -, 
la  Pomone  en  captura  quatre,  et  telle  fut  la  terreur  que 
la  croisière  des  deux  frégates  inspira  à  l'ennemi  que, 
pendant  tout  le  temps  qu'elle  dura,  aucun  de  ses  bâti- 
ments n'osa  s'aventurer  dans  nos  eaux.  Les  navires  de 
cabotage  purent  donc  naviguer  en  toute  sécurité.  La 
croisière  terminée,  la  Pomone  escorta  plusieurs  convois 
des  ports  du  sud  à  Brest. 


LE   COMTE  D'HECTOR  lOl 

L'année  suivante,  le  comte  d'Hector  fut  l'objet  d'une 
préférence  bien  flatteuse.  Une  escadre,  composée  de  sept 
vaisseaux  et  de  trois  frégates,  allait  quitter  le  port  de 
Brest  pour  une  campagne  aux  Antilles.  M.  de  Bompar, 
qui  la  commandait,  le  demanda  au  ministre  pour  en 
être  le  major.  Il  n'3^  avait  dans  ce  choix  rien  qui  sentît 
la  faveur,  car  M.  de  Bompar  ne  le  connaissait  que  sur 
sa  réputation  d'excellent  officier.  D'Hector  s'attacha  à 
justifier  la  confiance  de  son  chef.  H  y  réussit  si  bien 
qu'après  la  campagne,  M.  de  Bompar  en  fit  le  plus  grand 
éloge  au  ministre. 

n  lui  rendit  un  service  bien  plus  grand  encore. 

La  France  préparait  une  descente  en  Angleterre,  et 
le  commandement  des  forces  navales  qui  devait  l'effec- 
tuer avait  été  confié  au  présomptueux  et  incapable 
maréchal  Gonflans.  D'Hector,  ayant  demandé  à  faire 
partie  de  l'expédition,  devait  s'embarquer  sur  le  vaisseau 
le  Thésée  que  commandait  M.  de  Kersaint.  M.  de 
Bompar,  qui  connaissait  la  valeur  du  personnage  enire 
les  mains  duquel  les  destinées  de  la  marine  française 
avaient  été  remises,  était  trop  attaché  à  son  major  pour 
ne  pas  s'opposer  de  toutes  ses  forces  à  ce  qu'il  fît  partie 
d'une  expédition  qui  devait  aboutir  au  plus  grand  de  tous 
les  désastres.  Gomme  d'Hector,  ignorant  les  motifs  de 
son  opposition,  lui  en  témoignait  sa  surprise  et  presque 
son  mécontentement  :  «  Non,  je  ne  le  veux  pas,  lui 
répondit-il  •  est-ce  que  vous  ne  voyez  pas  comme  cette 
charrette  est  attelée  ?  D'ailleurs  mon  escadre  n'est  pas 
encore  désarmée  et  vous  n'êtes  pas  libre.  »  On  sait 
combien  étaient  fondés  ces  tristes  pressentiments,  et 
quelle  fut  l'issue  de  la  fatale   journée    connue    dans 

T.  III  6. 


102  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

l'histoire  sous  le  nom  de  combat  des  Cardinaux.  Sans 
l'énergique  refus  de  Bompar,  c'en  était  fait  du  comte 
d'Hector.  Le  Thésée  coula,  et,  de  tout  son  équipage,  il 
ne  se  sauva  qu'un  seul  homme.  Des  vaisseaux  qui 
échappèrent,  une  partie  se  réfugia  dans  la  rade  de  l'île 
d'Aix,  une  autre  dans  la  Vilaine. 

Lors  du  désarmement  de  la  Pomone^  d'Hector  fut 
nommé  aide-major  du  port  de  Brest.  Il  n'avait  point 
demandé  cette  place.  Attaché  jusque-là  au  département 
de  Rochefort,  il  y  avait  toutes  ses  habitudes.  Rien  donc 
d'étonnant  si,  au  premier  moment,  il  regretta  de  s'en 
éloigner.  Mais  Brest  était  le  premier  port  militaire  de 
France;  il  ne  lui  fallut  pas  longtemps  pour  comprendre 
que,  se  trouvant  là  sur  un  plus  grand  théâtre,  il  y 
aurait  plus  de  chances  d'avancement. 

Nous  venons  de  dire  que  la  Vilaine  avait  servi  de 
refuge  à  une  partie  des  débris  de  la  flotte  française  ;  six 
vaisseaux  y  étaient  encore.  La  marine  n'était  point 
d'avis  de  compromettre  le  peu  de  forces  navales  qui  res- 
taient à  la  France,  en  cherchant  à  favoriser  leur  sortie. 
Devant  l'insistance  du  duc  d'Aiguillon,  alors  gouver- 
neur de  la  Bretagne,  le  gouvernement  se  décida  pour- 
tant à  en  tenter  l'entreprise.  A  la  faveur  d'une  grande 
marée,  les  vaisseaux  français  avaient  pu  remonter  la 
Vilaine  jusqu'au  lieu  dit  la  Vieille-Roche.  Cette  circons- 
tance, qui  les  avait  sauvés,  rendait  leur  sortie  très  dif- 
ficile. Le  ministre  de  la  marine  en  avait  écrit  aux 
capitaines,  qui  lui  avaient  répondu  que  la  chose  leur 
paraissait  pleine  de  périls.  Dans  cette  pensée,  les  vais- 
seaux avaient  été  désarmés  et  on  n'y  avait  laissé  qu'un 


LE  COMTE  D  HECTOR  103 

équipage  peu  nombreux  chargé  de  veiller  à  leur  con- 
servation. 

La  marine  française  n'avait  jamais  été  clans  un  pareil 
état  d'abaissement.  C'était  au  point,  nous  dit  le  comte 
d'Hector,  que  les  officiers  qui  voyageaient  à  l'étranger 
osaient  à  peine  avouer  qu'ils  en  faisaient  partie.  Les 
quelques  vaisseaux  qui  nous  restaient  encore  étaient, 
pour  la  plupart,  cachés  dans  des  retraites  inaccessibles, 
et  les  Anglais,  tranquilles  dans  la  baie  de  Quiberon  et  à 
l'embouchure  de  la  Vilaine,  se  relevaient  à  tour  de 
rôle,  comme  si  la  France  n'avait  plus  aucune  force  à 
leur  opposer. 

Dans  cet  état  de  choses,  des  officiers  de  la  compagnie 
des  Indes  proposèrent  au  duc  de  Ghoiseul,  alors  ministre 
tout-puissant,  de  conduire  à  Brest  les  vaisseaux  qui  se 
trouvaient  dans  la  Vilaine.  Le  duc  d'Aiguillon  était  l'ami 
du  chevalier  de  Ternay.  Il  lui  fit  facilement  comprendre 
que  si,  après  avoir  mis  ses  vaisseaux  à  l'abri  dans  la 
Vilaine  et  avoir  déclaré  qu'il  était  impossible  de  les 
en  faire  sortir,  des  officiers  d'un  autre  corps  venaient  à 
les  en  tirer,  ce  serait  une  grande  défaveur  pour  la 
marine  royale.  Quelle  gloire,  au  contraire,  pour  celui 
qui  mènerait  à  bonne  fin  une  entreprise,  périlleuse,  il 
est  vrai,  mais  qui,  précisément  en  raison  des  difficultés 
dont  elle  était  entourée,  était  faite  pour  tenter  un  officier 
aussi  brave  que  le  chevalier  de  Ternay  !  Le  duc  d'Aiguil- 
lon fut  si  pressant,  il  répéta  tant  de  fois  que  tel  était  le 
désir  du  duc  de  Ghoiseul,  que  ce  ministre  lui  donnerait 
carte  blanche  s'il  voulait  se  charger  de  l'enfreprise, 
qu'il  finit  par  convaincre  son  interlocuteur,  et  l'amena 
à  partager  ses  idées.  Le  chevalier  de  Ternay  déclara 


104  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

au  duc  d'Aiguillon  que,  pour  le  seconder  dans  cette  dif- 
ficile expédition,  il  faisait  choix  du  comte  d'Hector. 
Quelques  jours  après,  celui-ci,  à  sa  grande  surprise, 
recevait  des  mains  du  comte  de  Blénac,  commandant  de 
la  marine  à  Brest,  Tordre  de  se  rendre  sur  le  champ  à 
Vannes  pour  se  mettre  à  la  disposition  du  gouverneur 
de  la  province.  Ce  ne  fut  qu'à  son  arrivée  qu'il  connut 
le  secret  qu'on  lui  avait  caché  jusque  là.  Le  duc  lui 
remit  des  lettres  du  chevalier  de  Ternay  qui  s'excusait 
du  mystère  qu'il  avait  été  obligé  de  garder,  lui  faisait 
connaître  la  cause  pour  laquelle  il  n'avait  pas  pu  refu- 
ser une  mission  toute  de  confiance,  lui  donnait  enfin^ 
des  instructions  sur  certaines  dispositions  préparatoires. 

Le  chevalier  de  Ternay  et  le  comte  d'Hector  avaient 
l'un  pour  l'autre  une  grande  estime,  mais  leur  liaison 
n'autorisait  pas  le  premier  à  disposer  du  second.  Le  duc 
d'Aiguillon,  remarquant  l'étonnement  du  comte  d'Hector, 
lui  remit  une  lettre  du  roi  par  laquelle  il  lui  était  pres- 
crit d'aller  prendre  dans  la  Vilaine  le  commandement 
du  vaisseau  le  Brillant,  et  de  se  conformer  pour  le 
reste  aux  ordres  du  chevalier  de  Ternay.  Les  termes  de 
cette  lettre  ne  laissaient  aucune  place  aux  objections. 

Si  d'une  part  d'Hector  était  fier  du  choix  qui  avait  été 
fait  de  sa  personne,  il  se  disait  d'un  autre  côté  que  le 
chevalier  de  Ternay  et  lui  ne  manqueraient  pas  d'exciter 
la  jalousie  des  officiers  qui  étaient  leurs  aînés  dans  le 
service.  Le  duc  d'Aiguillon  combattit  ses  scrupules,  et 
finit  l'entretien  par  ces  mots,  qui  n'admettaient  pas  de 
réplique  :  —  Au  demeurant,  Monsieur,  je  vous  ai  remis 
l'ordre  du  roi. 

Parmi  les  différents  ordres  que  lui  avait  donnés  le  duc 


LE   COMTE  D'HECTOR  105 

d'Aiguillon,  était  celui  d'attendre  à  Vannes  larrivée  de 
quatre  cents  hommes  de  troupe  de  marine,  désarmés  à 
Rochefort  après  l'affaire  des  Cardinaux.  Gomme  ils  ne 
pouvaient  pas  être  arrivés  avant  quatre  jours,  le  comte 
d'Hector  mit  ce  temps  à  profit  pour  informer  le  comte 
de  Blénac  de  la  position  délicate  dans  laquelle  il  se 
trouvait.  Désobéir  était  une  énormité  coupable,  et  ac- 
cepter c'était  blesser  des  officiers  qui  ne  lui  pardon- 
neraient pas  ;  il  terminait  sa  lettre  par  ces  paroles  : 
«  Je  sens  que,  si  on  me  proposait  d'aller  au  bal,  je  pour- 
rais répondre  que  je  n'aime  pas  la  danse  ;  mais  quand 
un  ordre  du  roi  dit  d'aller  recevoir  des  coups  de  fusil, 
il  n'est  guère  possible  de  s'y  refuser.  »  La  réponse  de 
M.  de  Blénac  fut  ce  qu'elle  devait  être,  à  savoir  que  per- 
sonne ne  pourrait  trouver  mauvais  un  acte  d'obéissance 
aux  ordres  de  Sa  Majesté. 

Ainsi  encouragé,  le  comte  d'Hector  n'eut  plus  qu'une 
pensée  :  préparer  tous  les  éléments  d'une  expédition 
dont  allait  dépendre  sa  fortune  militaire.  Les  quatre 
cents  hommes  attendus  de  Rochefort  étant  arrivés,  il  les 
installa  à  Vieille- Roche,  les  ayant  ainsi  sous  la  main, 
pour  s'en  servir  au  besoin. 

Le  chevalier  de  Ternay  arriva  avec  des  ordres  en 
blanc  pour  la  composition  des  états-majors  ;  il  prit  le 
commandement  du  Dragon  dont  la  force  était  égale  à 
celle  du  Brillant,  et  les  deux  vaisseaux  furent  armés 
avec  la  plus  grande  diligence.  Ces  préparatifs  achevés, 
les  véritables  difficultés  se  présentèrent.  La  Vilaine  n'of- 
frait assez  d'eau  pour  la  navigation  des  vaisseaux  que 
pendant  trois  jours,  à  la  pleine  et  à  la  nouvelle  lune.  H 
s  y  rencontrait  en   outre  des  barres  et  des  bancs   qui 


106  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

constituaient  de  grands  obstacles;  enfin  les  Anglais, 
avec  plusieurs  vaisseaux,  en  bloquaient  IV-mbouchure  : 
et,  pour  en  sortir,  il  fallait  nécessairement  passer  sous 
leur  feu. 

Le  comte  d'Hector  et  le  chevalier  de  Ternay  se  déci- 
dèrent à  étudier  eux-mêmes  la  rivière.  Ce  travail  exi- 
geait beaucoup  de  temps  et  de  soins,  aucune  carte  n'ayant 
encore  signalé  les  écueils  dont  nous  venons  de  parler. 
L'ennemi,  ayant  eu  connaissance  des  études  que  faisaient 
les  Français,  détruisit  ou  changea  de  place  les  jalons 
qui  les  signalaient.  Il  fallut,  pour  protéger  nos  travaux, 
établir  en  avant  des  bâtiments  légers  qui  firent  bonne 
garde  nuit  et  jour.  Des  vents  contraires,  des  nuits  trop 
claires,  vinrent  apporter  de  nouvelles  entraves  •,  enfin 
dix  mois  se  passèrent  sans  qu'il  fût  possible  de  faire  la 
moindre  tentative. 

Pendant  ce  temps,  le  chevalier  de  Ternay  et  le  comte 
d'Hector  étaient  en  butte  aux  propos  méchants  et  per- 
fides de  la  jalousie.  Tous  les  jours  il  leur  arrivait  des 
lettres  injurieuses,  et  il  leur  fallait,  chose  bien  pénible 
pour  des  officiers  français,  dévorer  en  silence*  les  ou- 
trages dont  ils  étaient  abreuvés. 

De  nouvelles  offres  faites  par  les  officiers  de  la  Com- 
pagnie des  Indes  ayant  été  acceptées,  deux  d'entre  eux 
affirmèrent  qu'ils  y  mettraient  moins  de  tâtonnements, 
et  obtinrent  le  commandement  du  Robiisle  et  du  Glo- 
riéux.  Mais  quand  le  moment  d'agir  fut  venu,  ils  chan- 
gèrent de  langage.  Le  Dragon  et  le  Brillant  étant 
prêts,  le  chevalier  de  Ternay  en  donna  connaissance  aux 
capitaines  de  la  Compagnie  des  Indes,  en  leur  deman- 
dant s'il  leur  convenait  de  se  joindre  à  lui.  Ceux-ci,  si 


LE  COMTE  D'HECTOR  107 

résolus  la  veille,  trouvèrent  alors  des  difficultés  sans 
nombre.  D'Hector  s'engagea  vainement  à  frayer  la  route  ; 
ils  dirent  qu'ils  n'étaient  pas  prêts  et  finirent  par  don- 
ner, par  écrit,  le  refus  que  le  chevalier  de  Ternay  leur 
demandait.  Ge  refus  fut  envoyé  au  ministre  de  la  marine 
qui  donna  l'ordre  de  désarmer  le  Robuste  eile  Glorieuse. 
La  nuit  suivante,  le  Dragon  et  le  Brillant  mirent  à  la 
voile,  le  chevalier  de  Ternay  marchant  le  premier, 
comme  commandant  de  l'expédition.  L'obscurité  de  la 
nuit  les  favorisait,  et  ils  arrivèrent,  sans  être  aperçus, 
tout  près  des  Anglais,  dont  ils  entendaient  le  roulement 
des  tambours  battant  la  retraite.  Il  y  eut  pourtant  un 
moment  de  grande  angoisse  à  bord  du  Dragon.  Ce  vais- 
seau toucha  non  loin  de  l'embouchure  de  la  Vilaine. 
Dans  cette  prévision,  il  avait  été  convenu  entre  les 
deux  capitaines  que  le  vaisseau  resté  libre  continuerait 
sa  route.  D'Hector  avait  donc  le  regret  de  laisser  derrière 
lui  le  chevalier  de  Ternay,  quand  heureusement  le 
Dragon  se  releva  et  vint  rejoindre  le  Brillant. 

Le  lendemain,  tous  deux  faisaient  leur  entrée  à  Brest. 
Au  lieu  d'y  recevoir  un  accueil  triomphal,  comme  ils  le 
méritaient  si  bien,  ils  n'y  trouvèrent  que  des  visages 
froids  et  peu  sympathiques.  Le  sentiment  de  l'envie  fut 
poussé  si  loin  que  les  maris  défendirent  à  leurs  femmes 
de  parler  à  de  braves  officiers  qui  venaient  de  sauver 
deux  vaisseaux  de  l'État.  Pour  justifier  une  pareille 
conduite,  on  eut  recours  à  la  plus  abominable  calomnie. 
Dans  ses  mémoires,  la  baronne  d'Obeskich  assure  que 
des  lettres  circulèrent  où  d'Hector  était  accusé  de 
n'avoir  pas  voulu,  dans  un  combat,  se  vêtir  de  son  uni- 
forme, craignant  de  s'exposer  aux  balles  de  l'ennemi^ 
en  attirant  l'attention  sur  sa  personne. 


108  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

D'Hector  etTernay  furent  bien  vengés  de  ces  odieuses 
attaques.  A  leur  arrivée  à  Versailles,  le  roi  et  la  cour 
leur  firent  la  réception  qu'ils  méritaient.  Le  chevalier 
de  Ternay  fut  nommé  capitaine  de  vaisseau,  et  le  comte 
d'Hector  reçut  une  pension  de  cinq  cents  livres  sur 
Saint-Louis.  Toutes  les  grâces  qu'ils  demandèrent  pour 
leurs  offiiciers  furent  également  accordées. 

Ce  premier  succès  était  un  encouragement  à  recom- 
mencer. Le  roi  ordonna  au  chevalier  de  Ternay  et  au 
comte  d'Hector  de  faire,  pour  le  Robuste  et  l 'Eveillé, 
ce  qui  leur  avait  si  bien  réussi  pour  le  Dragon  et  le 
Brillant,  c'est-dire  de  les  conduire  à  Brest.  Cette 
seconde  expédition  présentait  les  mêmes  difficultés  de 
navigation  ;  de  plus,  les  Anglais,  surpris  une  première 
fois,  se  tenaient  maintenant  sur  leurs  gardes,  et  l'on  ne 
pouvait  guère  passer  sans  en  être  aperçu.  Le  Robuste  et 
X Éveillé  allaient  pourtant  en  tenter  l'entreprise,  quand 
la  foudre  tomba  sur  le  dernier  et  fit  voler  en  éclats  son 
mât  de  misaine.  La  Vilaine  n'avait  point  de  chantiers, 
et  quelque  activité  qu'y  mît  le  comte  dHector,  il  fallut 
attendre  longtemps  que  les  avaries  fussent  réparées. 
Lorsque  VEveillé  fut  en  état  de  reprendre  la  mer,  les 
deux  capitaines  résolurent  de  donner  le  change  aux  An- 
glais, et  au  lieu  de  se  rendre  directement  à  Brest,  de 
faire  voile  pour  la  Corogne.  Cette  ruse  leur  réussit  par- 
faitement, ils  atteignirent  ce  port  sans  être  inquiétés. 
Quinze  jours  après,  ils  parlaient  pour  Brest  avec  des 
venta  favorables.  Il  n'y  avait  pas  deux  heures  qu'ils 
étaient  en  route  qu'un  orage  épouvantable  éclatait  sur 
leur  tête.  La  fatalité  semblait  poursuivre  le  malheureux 
vaisseau  VEveillé.  La  foudre  tomba  de  nouveau  à  son 
bord,  cette  fois  pour  y   faire   des  ravages  effroyables. 


LE  COMTE  D'HECTOIX  109 

Ses  deux  mâts  de  hune  furent  brisés,  ses  voiles  lacé- 
rées, cinq  hommes  tués  et  cent  blessés.   Renversé  sur 
le  pont,  le  comte  d'Hector  eut  sa  lunette  d'approche 
emportée,  et  la   commotion  qu'il  ressentit  à  l'avant- 
bras  lui  causa  une  violente  douleur  dont  il  souffrit  pen- 
dant  plusieurs  années.  Il  fallait  rentrer  à  la  Gorogne, 
mais  la  manœuvre  était  devenue  presque  impossible. 
La  nuit  était  obscure,  l'orage  grondait  toujours,  et  le 
vaisseau  était  menacé  de  se  perdre    sur  des  rochers 
où  pas  un  homme  n'aurait  pu  se  sauver.  Heureusement 
que,  le  vent  s'étant  calmé,  on  en  profita  pour  réparer, 
comme    on  put,  les   principales  avaries.   Un  nouveau 
danger  vint  menacer  les  deux  vaisseaux.  Le   Robuste 
avait  perdu  son  pilote,  et  celui  de  V Éveillé  n'en  avait 
que  le  nom.  Ce  malheureux  perdit  la  tête,  et,  quoi  que 
fît  le  comte  d'Hector  pour  le  rassurer  et  l'encourager, 
il  s'engagea   dans  un  passage  que  l'on  croyait  impossi- 
ble à  traverser.  Tout  le  monde  s'était  porté  sur  la  côte, 
dans  l'attente  d'un  naufrage  qui  paraissait  inévitable. 
Par  un    hasard   providentiel,  les  deux  vaisseaux  s'en 
tirèrent.  Depuis,  le    comte  d'Hector   répéta   souvent 
que,  dans  sa  longue  carrière  de  marin,  il  n'avait  jamais 
couru  un  aussi  grand  danger. 

Cependant  il  fallait  songer  à  rentrer  en  France.  Aus- 
sitôt que  les  avaries  de  V Eveillé  furent  réparées,  le  che- 
valier de  Ternay  et  le  comte  d'Hector  reprirent  la  mer. 
Ilsapprochaient  de  Brest,  quand  ils  furent  aperçus  par 
l'escadre  anglaise  qui  croisait  devant  le  port.  Aussitôt, 
plusieurs  vaisseaux  s'en  détachèrent  pour  leur  donner 
la  chasse.  Le  chevalier  de  Ternay  força  de  voiles.  Le 
comte  d'Hector  voulait  en  faire  autant,  quand  il  s'aper- 
T.  ni  7 


110  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

çut  qu'unft  dernière  avarie  restait  encore  à  réparer.  La 
foudre  avait  brûlé  la  mèche  du  mât  de  misaine,  et  com- 
me on  ne  pouvait  pas  le  charger  de  voiles  sans  s'expo- 
ser à  des  accidents,  d'Hector  ordonna  de  l'en  soulager. 
Le  chevalier  de  Ternay  n'y  comprenait  rien,  et  par  des 
signaux  commandait  qu'il  fût  fait  autrement.  Le  comte 
se  garda  bien  de  lui  obéir.  Parvenu,  malgré  tout,  à  échap- 
per aux  Anglais,  il  mouilla  dans  la  rade  de  Brest,  deux 
heures  après  que  le  Robuste  y  fut  arrivé.  Là  eurent  lieu 
les  explications.  Le  chevalier  de  Ternay,  en  ayant  connu 
la  cause,  donna  son  entière  approbation  à  la  manœuvre 
qu'il  avait  blâmée  d'abord.  Tout  n'était  pas  fini  pour 
'Éveillé.  Le  vent  soufflait  avec  force,  et  le  vaisseau 
n'avait  que  deux  ancres  ;  le  comte  d'Hector  en  demanda 
une  troisième  au  commandant  de  la  marine,  qui  la  lui 
promit,  mais  ne  la  lui  envoya  point.  VEveillé,  ayant 
chassé  toute  la  nuit,  aborda  le  vaisseau  V Hector,  que 
commandait  M.  de  Sausay.  Cet  officier  se  crut  perdu» 
VEveillé  se  hâta  de  couper  son  mât  d'artimon  et  un  de 
ses  câbles,  au  risque  d'être  poussé  à  la  côte.  Cette  opé- 
ration dégagea  les  deux  vaisseaux,  sans  dommage  pour 
l'un  et  l'autre.  Le  lendemain,  enfin,  VEveillé  fit  son 
entrée  dans  le  port  de  Brest. 

Cette  fois  l'envie  se  tut  devant  la  belle  conduite  du 
comte  d'Hector.  D'ailleurs,  on  avait  appris  quelle  déli- 
catesse il  y  avait  mise  ;  on  avait  su  que  ce  n'était  qu'à 
son  corps  défendant  qu'il  avait  accepté  la  mission  dont 
il  s'était  acquitté  avec  tant  d'habileté.  A  part  donc  les 
vieux  capitaines,  dont  la  jalousie  ne  s'éteignit  jamais, 
tout  le  monde  lui  rendit  justice.  En  récompense  de  son 
heureuse  campagne,  le  roi  le  nomma  capitaine  de  vais- 


LE   COMTE  d'hECTOR  111 

seau,  et,  quand  il  vint  le  remercier,  il  en  reçut,  ainsi 
que  de  toute  la  cour,  l'accueil  le  plus  gracieux. 

Restaient  encore  dans  la  Vilaine  deux  derniers  vais- 
seaux, le  Glorieux  et  le  Sphinx.  M.  le  chevalier  de 
Ternay  ayant  été  envoyé  à  Terre-Neuve,  le  comte 
d'Hector  se  trouva  seul  chargé  de  les  en  faire  sortir.  Il 
prit  le  commandement  du  Glorieux  et  confia  celui  du 
Sphinx  au  chevalier  de  Preuilly,  qu'il  avait  eu  comme 
second  dans  les  deux  dernières   campagnes.   Trompés 
deux  fois,  les  Anglais  y  mettaient  maintenant  une  grande 
vigilance.  Le  comte  d'Hector  savait  que  M.  de  Ghoiseul 
aimait  les  hommes  résolus,  qu'il  ne  pardonnait  pas  aux 
esprits  indécis  et  hésitants.  Quoique  les  nuits  fussent 
courtes  et  qu'elles  ne  laissassent  guère  le  temps  d'agir, 
plutôt  que  de  différer,  il  se  décida  à  jouer  son  va-tout, 
ne  voulant  même  pas  attendre  que  les  instructions  du 
ministre  lui  fussent  arrivées.  H  n'ignorait  pas  que  le 
succès  justifie  toutes  les  témérités,  et  que   l'événement 
allait  décider  de  sa  fortune.  Il  était  loin  cependant  de 
n'avoir  pas  d'appréhension.  Deux  dangers  s'offraient 
à  lui,  en  sortant  de  la  Vilaine  :  les  Anglais  d'abord,  en- 
suite le  Raz,  que  la  marée  ne  permettait  pas  de  franchir. 
Il  fut  assez  heureux,  ou  plutôt  assez  habile  pour  s'en 
tirer  ;  il  arriva  à  Brest  avec  une  célérité  qui  confondit 
tout  le  monde  d'étonnement. 

Ainsi  ces  six  vaisseaux,  que  les  gazettes  anglaises 
avaient  condamnés  à  ne  jamais  sortir  de  la  Vilaine, 
étaient  dans  le  port  de  Brest,  prêts  à  reprendre  la  mer 
au  premier  signal  et  à  recommencer  la  lutte  avec  nos 
éternels  ennemis. 
Aussitôt  après  avoir  rendu  compte  de  ce  qui  s'était 


11 2  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

passé  au  commandant  de  la  marine,  le  comte  d'Hector 
partit  pour  Versailles,  marchant  jour  et  nuit,  tantôt  en 
voiture,  tantôt  à  cheval.  Le  duc  de  Ghoiseul  était  au 
conseil  quand  il  se  présenta  à  son  hôtel.  Informé  de  son 
arrivée,  il  se  hâta  d'en  avertir  le  roi.  Louis  XV  partait 
pour  la  chasse  ;  il  voulut  que  le  comte  d'Hector  fût  de 
la  partie.  Exténué  de  fatigue,  le  comte,  à  son  grand 
regret,  s'excusa  de  ne  pouvoir  pas  accepter  une  invita- 
tion dont  il  se  trouvait  fort  honoré.  A  son  retour,  le 
souverain  se  le  fit  présenter  par  Ghoiseul,  le  loua  fort 
de  sa  belle  conduite,  et  les  courtisans,  renchérissant 
sur  ces  éloges,  s'empressèrent  autour  de  lui  \ 

*  Le  il  mai  1762,  le  duc  de  Ghoiseul  avait  fait  au  roi  le  rapport 
suivant  : 

«  Le  sieur  Hector,  capitaine  de  vaisseau,  auquel  Sa  Majesté  avait 
confié  le  commandement  des  vaisseaux  le  Glorie^oxetle  Sj^hina^,  i^our 
les  sortir  de  la  Vilaine  et  les  ramener  à  Brest,  a  rempli  cette  mission 
avec  toute  la  prudence  et  la  célérité  que  l'on  pouvait  attendre  de  son 
zèle  et  de  ses  talents.  Il  a  été  très  bien  secondé  par  le  chevalier  de 
Rousset-Preuilly,  lieutenant  de  vaisseau,  qui  commandait  sous  ses 
ordres  le  vaisseau  le  Sphina^. 

«  Il  se  loue  beaucoup  des  officiers  qui  composaient  les  états-majors 
de  ces  deux  vaisseaux  et  des  gardes  du  pavillon  et  de  la  marine  qui 
y  étaient  embarqués,  et  il  supplie  Sa  Majesté  de  leur  accorder  des 
marques  de  sa  bonté  et  de  sa  satisfaction.  >» 

Le  28,  il  écrivit  au  roi  : 

«  Sa  Majesté  est  instruite  du  zèle  avec  lequel  le  sieur  Hector,  capi- 
taine de  vaisseau,  qu'elle  avait  chargé  de  conduire  de  la  Vilaine  à 
Brest  les  vaisseaux  le  Glorieux  et  le  S^ohina;,  s'est  acquitté  de  cette 
mission.  Il  n'a  épargné  ni  dépenses,  ni  soins,  pour  en  assurer  le  succès. 
Sa  Majesté  ayant  accordé  des  récompenses  à  tous  les  officiers  qui  ont 
été  employés  dans  cette  opération,  le  sieur  Hector  serait  aussi  dans 
le  cas  de  recevoir  quelques  nouvelles  marques  de  la  satisfaction  de  Sa 
Majesté.   Il  commandait  l'un  des  deux  premiers  vaisseaux  qui   sont 


LE  COMTE  D'HECTOR  ll3 

Quoiqu'il  n'eût  pas  encore  atteint  le  but  auquel  il  pré- 
tendait, qu'il  y  avait  loin  du  point  de  départ  au  point 
où  il  était  arrivé  !  Pauvre  garde,  dénué  de  toutes  res- 
sources, d'Hector,  dix-huit  ans  auparavant,  s'embar- 
quait confiant  dans  l'avenir,  mais  commençant  la  vie  par 
de  rudes  épreuves;  et  aujourd'hui  les  salons  de  Versailles 
s'ouvraient  devant  le  brillant  capitaine  de  vaisseau  ;  son 
nom  était  dans  toutes  les  bouches  ;  il  assistait  au  lever 
et  au  coucher  des  princes  ;  il  devenait  un  des  familiers 
de  la  cour!  Mais  s'il  y  faisait  de  fréquentes  apparitions, 
il  n'y  restait  jamais  bien  longtemps,  la  marine  ayant 
pour  lui  plus  de  charmes  que  toutes  les  pompes  royales. 
La  chasse  même,  qu'il  avait  tant  aimée  aux  jours  de  sa 
jeunesse,  ne  lui  était  plus  qu'une  rare  distraction.  La 
mer  seule  avait  la  puissance  de  l'attirer. 

sortis  de  la  Vilaine,  et  il  a  obtenu  9n  cette  considération  une  pension 
de  500  livres  sur  l'Ordre  de  Saint-Louis.  Il  a  été  fait  capitaine  à  la  rentrée 
à  Brest  du  vaisseau  VEveillé,  dont  il  avait  le  commandement  sous  les 
ordres  de  M.  de  Ternay.  Il  a  conduit  seul  la  dernière  expédition, 
pour  laquelle  on  propose  à  Sa  Majesté  de  lui  accorder  une  pension 
de  1,500  livres  sur  le  fonds  des  Invalides  de  la  marine.  » 

Le  même  jour,  Ghoiseul  fit  connaître  au  comte  d'Hector  le  succès 
de  sa  démarche  ; 

Versailles,  28  mal  17G2. 

«  Le  roi  vous  a  déjà  témoigné,  Monsieur,  sou  contentement  de  l'in- 
telligence et  de  l'activité  avec  lesquelles  vous  avez  rempli  la  dernière 
mission  qui  vous  avait  été  confiée.  Sa  Majesté,  pour  vous  donner  de 
nouvelles  marques  de  sa  confiance  et  de  sa  satisfaction,  vient  de  vous 
nommer  au  commandement  du  vaisseau  le  Minotaure,  et  de  vous 
accorder  une  pension  de  1,500  livres  sur  les  Invalides  de  la  marine. 
Je  vous  annonce  avec  plaisir  ces  grâces,  et  je  suis  bien  persuadé  que 
votre  zèle  et  vos  talents  vous  mettront  à  la  portée  d'en  mériter  d'au- 
tres, que  je  serai  toujours  empressé  de  vous  procurer.  —  Le  duc  de 
Choiseul.  » 


H  4  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

Une  expédition  se  préparait  contre  Rio-Jarieiro.  Le 
comte  d'Hector  désirait  en  faire  partie,  mais  le  duc  de 
Ghoiseul,  qui  avait  sur  lui  d'autres  vues,  n'accéda  pas 
immédiatement  à  la  demande  qu'il  lui  en  fît. 

On  se  rappelle  qu'après  le  désastre  de  la  journée  des 
Cardinaux,  la  flotte  du  maréchal  de  Gonflans  s'était  ré- 
fugiée, partie  dans  la  Vilaine,  partie  dans  la  Charente. 
Le  duc  de  Ghoiseul  proposa  au  comte  d'Hector  de  ten- 
ter, pour  la  seconde,  ce  qu'il  avait  si  bien  fait  pour  la 
première,  et,  avec  cette  séduction  de  langage  qui  lui 
était  familière,  il  fit  briller  à  ses  yeux  toute  la  gloire 
que  pouvait  donner  à  son  nom  le  succès  d'une  pareille 
entreprise,  tous  les  avantages  matériels  qu'il  en  pour- 
rait tirer.  «  Si  Louis  XIV  a  donné  terre  et  château  au 
grand  Duquesne,  lui  dit-il,  je  vous  promets  que  Louis  XV 
ne  fera  pas  moins  pour  vous.  » 

Le  comte  d'Hector  avait  deux  motifs  pour  résister  à 
la  tentation  qui  d'abord  s'était  emparée  .de  son  âme: 
l'expédition  fort  chanceuse  pouvait  tourner  à  mal  ; 
dans  le  cas  contraire,  le  succès  porterait  atteinte  à  l'hon- 
neur des  capitaines  de  vaisseaux,  qui  tous  l'avaient  dé- 
clarée impossible.  Il  en  exagéra  donc  à  dessein  les  diffi- 
cultés, et  supplia  le  ministre  de  renoncer  à  un  projet  si 
compromettant  pour  notre  marine.  Ce  ne  fut  pas  sans 
regret,  ni  sans  lui  avoir  témoigné  une  certaine  froideur, 
que  le  duc  de  Ghoiseul  se  rendit  à  ses  raisons.  Il  lui 
confia  pourtant  le  commandement  du  vaisseau  le  Mlno- 
taure.  Ce  vaisseau  faisait  partie  de  l'escadre  de  M.  Beaus- 
sier  à  destination  de  Rio-Janeiro.  Un  sentiment  tout 
personnel  poussait  d'Hector  à  cette  campagne.  Son  père 
avait  été  blessé  devant  Rio-Janeiro,  et  l'un  de  ses  oncles 


LE  COMTE  D'HECTOR  115 

y  avait  été  lâchement  assassiné.  Bien  que  Duguay-Trouin 
en  eût  tiré  une  vengeance  éclatante,  il  ne  se  tenait  pas 
pour  satisfait,  et  croyait  qu'il  était  de  son  devoir  d'y 
ajouter  la  sienne  propre. 

La  paix  vint  mettre  fin  à  ses  idées  belliqueuses.  Un 
courrier  extraordinaire  en  apporta  la  nouvelle  à  Brest 
au  moment  où  l'escadre  allait  prendre  la  mer.  Le  Mino- 
taure  et  un  autre  vaisseau  étaient  déjà  sous  voile  ;  de 
l'île  d'Ouessant  on  signalait  les  Anglais,  quand  les  chants 
de  guerre  furent  remplacés  par  les  doux  chants  de 
l'hymme  de  la  paix. 

Le  désarmement  devint  général  :  seuls  le  Minotaure 
et  trois  autres  vaisseaux  en  furent  exceptés.  Ils  eurent 
pour  mission  d'aller  prendre  possession  de  celles  des 
colonies  que  le  traité  nous  restituait. 

Si  les  vieux  capitaines  ne  pouvaient  pas  pardonner  à 
d'Hector  sa  fortune  militaire,  il  en  était  bien  dédom- 
magé par  les  faveurs  de  la  cour  et  l'empressement  que 
les  jeunes  officiers  de  marine  mettaient  à  servir  sous 
ses  ordres.  Au  commencement  de  la  campagne,  tous  se 
disputaient  cet  honneur. 

Le  Minotaure  avait  plus  de  mille  hommes  de  troupes 
à  son  bord.  L'encombrement  y  développa  des  maladies, 
un  grand  nombre  de  soldats  moururent  pendant  la  tra- 
versée. Au  retour,  une  violente  tempête  le  sépara  du 
reste  de  l'escadre.  Quoiqu'il  en  eût  beaucoup  souffert, 
quoiqu'il  fît  eau  par  plus  d'un  point,  il  arriva  pourtant 
à  Brest  sans  autre  accident. 

La  paix,  qu'il  était  loin  d'avoir  désirée,  rendit  le 
comte  d'Hector  au  monde  où  nul  ne  tenait  mieux  sa 
place.  Pour  y  faire  bonne  figure,  il  s'associa  au  comte 


116  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

de  Soulanges,  son  beau-frère  et  son  ami.  Ils  tinrent 
maison  ensemble,  eurent  leurs  jours  de  réception,  virent 
la  meilleure  société  remplir  leurs  salons.  Bien  que  ce 
genre  d'existence  fût  fort  dans  ses  goûts^  le  comte  d'Hec- 
tor n'acceptait  pas  sans  quelques  regrets  une  vie  de 
repos  et  d'oisiveté.  Il  soupirait  après  le  jour  où  il 
pourrait  reprendre  la  mer.  Mais  les  occasions  de  faire 
campagne  étaient  devenues  si  rares  qu'il  lui  fallut 
toutes  les  faveurs  dont  il  jouissait  à  la  cour  pour  obtenir 
du  roi  un  commandement. 

Le  8  septembre  1768,  il  reçut  l'ordre  de  faire  l'arme- 
ment du  SpMnœ,  qui  devait  conduire  le  chevalier  de 
Rohan  aux  îles  de  France  et  de  Bourbon,  dont  il  avait 
été  nommé  gouverneur.  Le  comte  d'Hector  s'embarqua 
sous  ses  ordres.  Aussitôt  que  le  duc  de  Rohan  fut  rendu 
à  son  poste,  d'Hector  prit  le  commandement  du  SpMnœ, 
et,  après  avoir  rempli  quelques  instructions  particulières, 
revint  désarmer  à  Brest,  où  il  arriva  le  12  janvier  1770. 
Sa  campagne  avait  duré  une  année.   A  son  retour   il 
apprit  que,  pendant  son  absence,  il  avait  été  nommé 
major  de  la  marine  au  port  de  Brest.  Cette  nomination 
le  flatta  d'autant  plus  que  la  place  de  major  delà  marine 
était  l'objet  de  bien  des  convoitises,  et  qu'il  ne  l'avait 
nullement  sollicitée.  La  disgrâce   du  duc  de  Ghoiseul, 
qu'une  intrigue  de  cour  renversa  peu  de  temps  après, 
lui  causa  une   affliction  plus  grande  encore  que  son 
avancement  ne  lui  avait  causé  de  joie.  A  une  époque 
d'afîaissement  politique,  Ghoiseul  avait  toujours  porté 
haut  l'honneur  national,  et  quand  l'ambassadeur  d'An- 
gleterre avait  voulu  prendre  un  ton  menaçant  vis-à- 
vis  de  la  France,  il  lui  avait  répondu  fièrement  :  «  Vos 


LE  COMTE  D'HECTOR  117 

menaces  ne  m'empêcheraient  nullement  de  mettre  à 
exécution  les  projets  que  je  crois  utiles  à  mon  pays.» 
Le  duc  de  Ghoiseul  avait  été  pour  beaucoup  dans  l'avan- 
cement du  comte  d'Hector,  qui  lui  rendait  en  atta- 
chement toute  la  confiance  qu'il  avait  en  lui. 

Les  successeurs  de  Ghoiseul  n'étaient  pas  faits  pour 
le  faire  oublier.  Ce  qui  mit  le  comble  au  chagrin  du 
comte  d'Hector,  c'est  qu'on  lui  fit  l'injustice  de  prétendre 
qu'il  avait  provoqué  une  ordonnance  déplorable  rendue 
par  l'un  d'eux,  ordonnance  qu'il  avait  blâmée  ouverte- 
ment, loin  d'en  avoir  été  l'instigateur.  Il  se  crut  obligé 
derepousser  cette  imputation  par  un  écrit  qu'il  rendit 
public.  Mais  la  calomnie  n'est  pas  facile  à  désarmer,  et, 
malgré  sa  protestation,  il  ne  manqua  pas  de  gens  qui 
n'en  continuèrent  pas  moins  leurs  attaques  déloyales. 

Le  premier  mariage  du  comte  d'Hector  n'avait  pas 
été  heureux.  Devenu  veuf,  il  épousa,  en  secondes  noces, 
Mme  de  Keruzoret,  veuve  elle-même  d'un  chef  d'escadre 
de  ce  nom  et  fille  du  comte  de  Kerouartz,  président 
au  Parlement  de  Bretagne.  Mme  de  Keruzoret  était  une 
femme  d'une  grande  distinction,  d'une  rare  énergie 
et  d'un  noble  caractère.  Le  comte  d'Hector  trouva 
dans  cette  seconde  union  tout  ce  qui  lui  avait  man- 
qué dans  la  première,  une  compagne  digne  de  lui, 
fière  de  son  mari,  l'aimant  pour  lui-même  et,  quand  le 
devoir  venait  séparer  les  époux,  cachant  ses  larmes 
sous  un  sourire,  parlant  du  bonheur  qu'il  y  aurait 
à  se  revoir. 

La  paix  avec  l'Angleterre  ne  devait  pas  être  éternelle. 
Dès  l'année  1776,  les  esprits  clairvoyants  ne  doutaient 
pas  de  sa  rupture  prochaine. 

T.  m  7. 


H8  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

Le  comte  d'Hector,  à  peine  convalescent  d'une  grave 
maladie  du  foie  qui  l'avait  obligé  à  aller  passer  un  mois 
aux  eaux  de  Bourbonne,  oublia  ses  souffrances  et  vint 
prendre  le  commandement  de  V  Actif,  sur  lequel  le  comte 
Duchaffault ,  commandant  de  l'escadre ,  avait  arboré 
son  pavillon.  Il  s'agissait  d'une  campagne  d'évolutions, 
pendant  laquelle  les  équipages  eurent  beaucoup  à  souf- 
frir de  la  maladie.  Tout  entier  à  son  devoir,  d'Hector 
ne  songeait  guère  à  sa  santé.  Son  commandant  s'en 
occupait  plus  que  lui.  Le  25  septembre  1776,  il  écrivait 
à  M.  de  Sartine  :  «  Il  ne  faut  pas  me  laisser  longtemps 
dans  la  rade  de  Brest  où  je  ne  suis  d'aucune  utilité.  Le 
zèle  de  M.  d  Hector  le  porterait  peut-être  à  continuer 
la  campagne.  Par  l'intérêt  que  je  sais  que  vous  prenez 
et  que  j'y  prends,  je  dois  vous  dire  qu'il  a  besoin  d'un 
peu  de  repos.  C'est  un  officier  plein  de  zèle  et  de  bonne 
volonté  que  le  roi  aurait  de  la  peine  à  remplacer  *.  » 

Le  comte  d'Hector  ne  paraît  pourtant  pas  avoir  pris 
le  repos  que  Duchaffault  croyait  nécessaire  à  sa  santé, 
puisque  à  la  même  époque  nous  le  trouvons  mettant  la 
plus  grande  activité  dans  son  service.  Nous  avons  eu 
sous  les  yeux  neuf  lettres  écrites  de  sa  main  au  commen- 
cement de  l'année  1777  :  toutes  témoignent  de  son  acti- 
vité, aucune  de  sa  maladie.  On  y  trouve  aussi  à  chaque 
ligne  le  désir,  alors  général  à  bord  de  nos  vaisseaux, 
de  se  mesurer  avec  les  Anglais, 

Son  équipage  était  composé  de  matelots  qui  n'avaient 
jamais  servi  dans  la  marine  roj^ale  ;  il  les  exerçait  sans 
cesse  et  ce  n'était  pas  sans  besoin.  Le  15  avril  1777, 

*  Archives  du  ministère  de  la  marine. 


LE  COMTE  D'HECTOR  119 

V Actif  ayant  éprouvé  un  coup  de  vent  très  violent, 
cVHector  écrivit  au  ministre  :  «  fai  trouvé  plus  de 
tonne  volonté  que  de  ressource  dans  ynon  équipage, 
La  manœuvre  des  gros  vaisseaux,  surtout  dans  le 
mauvais  temps,  étonne  des  gens  qui  ne  sont  habitués 
qu'à  celle  des  barques  ou  bateaux.  Je  leur  fais  pratiquer 
sans  cesse  ce  qu'on  leur  enseignait  en  rade.  C'est  ici  le 
vrai  et  le  grand  théâtre,  la  rade  n'en  est  que  l'image. 
Mais  j'ai  l'honneur  de  vous  assurer,  Monseigneur,  que, 
d'après  les  progrès  que  j'aperçois  depuis  huit  jours  et  le 
zèle  avec  lequel  l'état-major  me  seconde,  j'aurai  un 
bon  équipage  à  mon  retour  à  Brest.  Je  joins,  autant  que 
possible,  les  instructions  de  guerre  et  celles  de  naviga- 
tion. Je  mets  et  exerce  souvent  chacun  à  son  poste,  et 
l'instruis  de  ce  qu'il  doit  faire  en  cas  d'action... 

«  Je  n'ai  point  eu  connaissance  d'aucun  vaisseau 
anglais.  J'ai  l'honneur  de  vous  assurer,  Monseigneur, 
que,  si  j'en  trouve,  je  serai  aussi  honnête  que  vous  le 
prescrivez,  avec  leurs  commandants,  mais  on  ne  peut 
plus  strict  pour  tout  ce  qui  peut  intéresser  l'honneur  du 
pavillon.  » 

Ce  fut  au  retour  de  cette  campagne  d'évolutions,  qu'à 
vingt-trois  jours  d'intervalle,  Brest  reçut  la  visite  de 
deux  personnages  dont  la  présence  attira  un  grand 
concours  de  curieux.  Le  comte  d'Artois  y  fit  son  entrée 
le  14  mai  1777,  et  repartit  le  20.  Pendant  son  séjour, 
son  temps  se  partagea  entre  l'inspection  du  port,  des 
vaisseaux,  des  ateliers,  des  magasins  et  le  plaisir  de  la 
danse  et  des  spectacles. 

Le  voyage  de  Joseph  II  fut  plus  sérieux  et  fit  presque 
événement.  Les  récits  qu'on  en  a  faits  sont  un  peu  con- 


120  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

tradictoires.  Avide  de  tout  voir  et  de  tout  apprendre, 
d'une  grande  simplicité  dans  les  manières,  le  jeune  em- 
pereur, ont  dit  quelques-uns,  fort  empressé  auprès  des 
maîtres  et  des  simples  ouvriers,  se  montrait  un  peu 
dédaigneux  pour  les  chefs  de  la  marine.  D'autres,  en  bien 
plus  grand  nombre,  ont  protesté  contre  cette  accusation 
de  coureur  de  popularité.  Suivant  eux,  il  fut  pour  tous 
indistinctement  plein  de  grâce  et  d'affabilité  ;  pas  une 
voix  discordante  ne  se  fit  entendre  au  milieu  du  concer^ 
d'éloges  dont  il  était  l'objet  :  «  Il  est  charmant,  écrivait 
Duchaffault,  et  a  emporté  les  suffrages  de  tout  le 
monde.  » 

Quelques  années  après,  l'empereur  et  l'impératrice  de 
Russie  honoraient  également  de  leur  présence  le  port 
de  Brest,  et  si  Paul  V  ne  se  fit  pas  en  France  charpen- 
tier  de  navires,  comme  Pierre  I*""  l'avait  fait  en  Hollande, 
il  n'en  étudia  pas  avec  moins  de  soin  notre  marine.  Le 
comte  d'Hector  l'initia  à  tous  ses  détails,  et,  aux  jours 
de  l'adversité,  l'empereur  lui  donna  des  gages  du  souve- 
nir qu'il  en  avait  gardé. 

La  guerre,  qui  depuis  longtemps  était  dans  tous  les 
cœurs,  éclata  enfin,  et  la  bataille  d'Ouessant  vint  ap- 
prendre à  l'Angleterre  qu'elle  avait  une  rivale  sur  les 
mers. 

Dans  cette  célèbre  journée,  le  comte  d'Hector 
commandait  le  vaisseau  V Orient,  de  74  canons.  Sa 
belle  conduite  lui  attira  l'estime  du  comte  d'Orvilliers, 
estime  dont  il  s'est  honoré  toute  sa  vie  *.  Le  sentiment 
de   respect  qu'il   avait  pour    ce  grand  homme   allait 

*  Mémoires  manuscrits  du  comte  crilector. 


LE   COMTE  D'HFXTOR  I2i 

jusqu'à  la  vénération,  et  lorsque  plus  tard  il  remplit  au 
port  de  Brest  la  place  que  d'Orvilliers  avait  occupée,  il 
ne  cessa  jamais  de  le  prendre  pour  modèle.  Il  est  bien 
vrai  que  jamais  homme  ne  montra  plus  de  vertutet  de 
courage,  dans  l'adversité  comme  dans  la  prospérité. 

Quand,  après  une  seconde  campagne  sur  laquelle  la 
France  avait  fondé  ses  plus  grandes  espérances  et 
rêvé  l'humiliation  de  l'Angleterre,  campagne  que  la 
lenteur  de  l'armée  espagnole  et  la  maladie  réduisirent 
à  des  proportions  bien  mesquines,  l'opinion,  si  prompte 
à  s'égarer,  en  eut  fait  retomber  la  responsabilité  sur  le 
comte  d'Orvilliers,  et  que,  frappé  dans  sa  tendresse  de 
père  par  la  mort  de  son  fils  unique,  frappé  dans  son 
honneur  militaire  par  la  perte  de  son  commandement, 
cet  homme  aux  vertus  antiques  eut  accepté  sans  mur- 
mure les  coups  qui  lui  venaient  de  la  main  de  Dieu  et 
ceux  qui  lui  venaient  de  la  main  des  hommes,  ce  fut  à 
la  maison  de  campagne  du  comte  d'Hector  qu'il  alla 
passer  les  derniers  jours  qu'il  donnait  au  monde.  Il  n'en 
sortit  que  pour  s'ensevelir  dans  une  retraite  profonde. 

Plus  heureux  que  le  comte  d'Orvilliers,  d'Hector 
fut  nommé  chef  d'escadre,  le  4  mai  1779. 

D'Orvilliers  aj-ant  été  remplacé  dans  le  commande- 
ment du  port  de  Brest  par  le  comte  de  Guichen,  d'Hector 
en  fut  nommé  directeur  général.  Quelques  jours  après, 
de  Guichen  était  appelé  à  un  autre  commandement  et 
d'Hector  prenait  sa  place,  d'abord  par  intérim,  et  bientôt 
définitivement.  Ce  n'était  pas  une  sinécure  offerte  à  ses 
loisirs.  Le  comte  d'Estaing  arrivait  d'une  longue  campa- 
gne d'Amérique  et  sa  flotte  avait  besoin  de  réparations. 
Gomme  il  fallait  qu'elle  reprît  promptement  la  mer,  le 


122  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

commandant  du  port  reçut  l'ordre  d'y  mettre  la  plus 
grande  activité.  On  était  aux  jours  les  plus  courts  de 
l'année.  Contrairement  aux  errements  de  la  marine,  il 
ordonna,  la  nuit  venue,  de  travailler  aux  flambeaux  jus- 
qu'à minuit.  Le  premier  vaisseau  était  entré  dans  le  port 
de  Brest  le  13  janvier  ;  le  22  avril,  le  comte  de  Grasse  se 
trouvait  prôt  à  partir  avec  une  flotte  de  vingt-six 
vaisseaux  de  ligne,  de  plusieurs  frégates  et  corvettes, 
escortant  un  convoi  de  plus  de  soixante  bâtiments 
marchands.  Le  maréchal  de  Gastries,  en  ce  moment 
ministre  de  la  njarine,  voulant  en  juger  par  ses  propres 
yeux,  se  rendit  à  Brest  avec  un  nombreux  cortège 
d'officiers  supérieurs.  Six  jours  après,  cette  belle  flotte 
faisait  voile  pour  l'Inde  et  défilait  devant  le  ministre  au 
cri  prolongé  de  :  Vive  le  roi  !  Le  maréchal  déclara  que 
cette  journée  avait  été  la  plus  émouvante  de  sa  vie. 

L'événement  trompa  toutes  les  espérances.  Des  vents 
contraires  s'étant  levés  pendant  la  nuit  qui  suivit  sa 
sortie,  les  Anglais  en  profitèrent  pour  l'attaquer  avec 
des  forces  supérieures,  et,  quoi  que  pût  faire  M.  de 
Soulanges  qui  en  commandait  une  division,  plusieurs 
de  nos  vaisseaux  restèrent  aux  mains  de  l'ennemi. 

Ce  désastre  causa  une  peine  extrême  au  comte 
d'Hector  ;  il  avait  conseillé  le  départ  de  la  flotte  ;  M.  de 
Soulanges  était  son  beau-frère  *,  c'était  le  premier  revers 
qu'il  éprouvait,  et  ses  ennemis  n'allaient  pas  manquer 
de  l'en  rendre  responsable.  Il  supplia  donc  le  ministre 
de  le  décharger  de  son  commandement  et  de  l'employer 
ailleurs.  Non  seulement  le  ministre  "n'en  voulut  rien 
faire,  mais  il  mit  tout  en  œuvre  pour  le  consoler  dans 
son  affliction. 


LE  COMTE  D'IIEGTOK  123 

Pendant  son  séjour  à  Brest,  le  maréchal  de  Gastries 
avait  visité  les  chantiers,  les  magasins,  les  arsenaux» 
tout  ce  qui  était  du  ressort  de  la  marine,  et  avait  vive- 
ment témoigné  la  satisfaction  que  la  bonne  tenue  du 
port  lui  faisait  éprouver.  D'Hector,  en  reportant  l'hon- 
neur à  ses  officiers,  les  recommanda  au  ministre,  qui 
promit  d'en  tenir  bonne  note  et  d'appeler  sur  leurs 
services  l'attention  du  roi.  Quant  au  commandant  du 
port,  il  voulut  qu'à  l'avenir  rien  ne  lui  fût  caché  des 
instructions  transmises  aux  escadres,  pour  qu'en  cas 
d'événements  il  pût  agir  sans  attendre  ses  ordres. 

Il  lui  donna  des  marques  de  confiance  bien  plus  grandes 
encore.  Après  lui  avoir  dit  que  la  fortune  se  jouait  sou- 
vent des  combinaisons  les  plus  habiles,  et  qu'on  ne  pou- 
vait répondre  des  coups  du  sort,  il  voulut  que  la  nomi- 
nation de  tous  les  commandants  de  frégates  et  de  bâ- 
timents inférieurs  lui  appartînt.  Cette  prérogative  tout  à 
fait  exceptionnelle,  et  qui  jusque-là  n'avait  été  accordée 
à  personne,  mettait  d'Hector  en  position  de  récompenser 
de  braves  officiers  qui,  faute  de  protections,  n'obtenaient 
pas  les  commandements  dont  ils  étaient  dignes.  Mais,  à 
côté  de  cette  satisfaction,  se  trouvaient  bien  des  ennuis. 
H  allait  en  effet  être  assiégé  de  demandes  ;  les  grands 
seigneurs  particulièrement  n'y  manqueraient  pas  pour 
leurs  protégés.  Dans  le  cas  d'un  refus,  ils  lui  en  garde- 
raient certainement  rancune  et  le  desserviraient.  H 
remercia  donc  le  maréchal  de  Gastries,  le  suppliant  de 
ne  pas  le  charger  d'une  pareille  responsabilité.  Il  avait 
un  autre  motif  pour  désirer  reprendre  la  mer.  Il  savait 
qu'à  Versailles  une  cabale  puissante,  à  laquelle  le  nom 
de  la  reine  se  trouvait  mêlé,  travaillait  contre  lui.  Très 


124  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

dévoué  au  marquis  de  Yaudreuil,  le  parti  auquel  elle 
appartenait  disait  partout  qu'il  était  bien  plus  glorieux 
d'exposer  sa  vie  en  tirant  le  canon  que  de  préparer 
tranquillement  et  sans  aucun  danger  des  armements 
dans  un  port.  Ses  ennemis  ajoutaient  que  le  comte  avait 
été,  au  préjudice  d'officiers  plus  anciens  que  lui  dans  la 
marine,  trop  magnifiquement  récompensé  pour  des 
expéditions  dont  on  avait  exagéré  le  mérite  ;  qu'aujour- 
d'hui M.  de  Yaudreuil  rendait  en  Amérique  des  services 
bien  autrement  signalés  -,  qu'il  était  temps  enfin  que 
chacun  fût  mis  à  sa  place.  Ces  propos  et  bien  d'autres 
revenaient  au  comte  d'Hector,  qui  écrivait  lettres  sur 
lettres  au  ministre,  lui  demandant,  comme  une  grâce 
insigne,  de  permettre  qu'il  prît  une  part  active  à  la 
guerre,  pour  ôter  à  ses  ennemis  tout  prétexte  de  le 
discréditer. 

La  campagne  la  plus  brillante  ne  lui  aurait  pas  procuré 
de  plus  grands  avantages  que  ceux  qui  lui  furent  accor- 
dés à  cette  occasion.  Le  ministre  lui  répondit  : 

«  J'ai  mis  sous  les  yeux  du  roi,  Monsieur,  votre  lettre. 
Sa  Majesté  m'a  chargé  devons  mander  qu'elle  est  très 
persuadée  que  vous  la  serviriez  très  glorieusement  à  la 
mer,  mais  en  même  temps,  elle  a  cru  que  personne  ne 
pourrait  le  faire  aussi  utilement  que  vous,  dans  la  place 
que  vous  occupez,  et  où  elle  attend  de  votre  zèle  que 
vous  resterez.  Quant  à  l'inquiétude  que  vous  avez 
témoignée  sur  les  démarches  qu'on  pourrait  faire  ici 
pour  reprendre  un  rang  que  vos  services  vous  firent 
accorder,  Sa  Majesté  vient  de  la  faire  cesser,  en  signant, 
en  ma  présence,  votre  brevet  de  lieutenant  général.  Elle 


LE   COMTE  D'HECTOR  1*25 

me  charge  de  vous  prescrire  de  n'en  point  parler,  cette 
grâce  ne  devant  être  connue  que  lorsqu'il  lui  plaira  de 
vous  en  faire  d'autres.  Elle  veut  encore  que  M.  Devienne 
ne  prenne  rang  qu'après  vous,  ce  qui  a  lieu  tant  pour  le 
service  que  pour  le  rang.  > 

A  peu  près  à  la  même  époque,  un  incendie,  qui  détrui- 
sit un  des  plus  beaux  vaisseaux  de  notre  marine  et  faillit 
s'étendre   dans   des   proportions  considérables,    éclata 
dans  le  port  de  Brest.  Pendant  que  le  comte  d'Hector 
surveillait  les  réparations   que  l'on  faisait  au  vaisseau 
Y  Actif,  le  cri  au  feu  vint  jeter  l'alarme  autour  de  lui. 
Le  vaisseau  la   Couronne  était  en  effet  la  proie  des 
flammes.   Un  clou  enfoncé  dans  la  soute  aux  poudres 
avait  rencontré  un  gravier,  et  de  leur  choc  s'était  déga- 
gée une  étincelle.  Le  feu,  mis  à  une  traînée  de  poudre, 
s'était  propagé  avec  la  rapidité  de  l'éclair.  Au  bout  de 
quelques  secondes,  les  flammes  sortaient  par  tous  les 
sabords.  Un  compatriote  du  comte  d'Hector,  Buor  de  la 
Gharoulière,  et  M.  de  Kereau,  qui  se  trouvaient  à  son 
bord,  se  cramponnèrent  pour  en  descendre   à  un  câble 
amarré  à  la  galerie  du  vaisseau  ;  les  ouvriers  se  jetèrent 
à  la  mer. 

Le  comte  d'Hector  accourut.  Les  navires  voisins 
étaient  dans  le  plus  grand  danger,  et  déjà  les  plombs  de 
la  toiture  de  la  corderie  commençaient  à  fondre.  Il 
donna  l'ordre  d'entraîner  la  Couronne  avec  des  grap- 
pins et  d'y  pratiquer  des  voies  d'eau.  Le  feu  avait  pris  à 
trois  heures  et  demie  de  l'après-midi  ;  il  ne  fut  éteint 
qu'à  onze  heures  et  demie  du  soir.  On  ne  sauva  du  vais- 
seau que  la  carène,  le  doublage  et  la  figure  de  l'avant. 


126  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

Cette  perte  causa  une  grande  affliction  dans  le  port 
de  Brest,  et  tel  était  dans  ce  moment  le  patriotisme 
dont  les  cœurs  étaient  animés,  que  l'état-major,  les 
officiers  et  sous-officiers  se  cotisèrent  pour  subvenir 
aux  frais  de  sa  reconstruction  et  y  travaillèrent  eux- 
mêmes. 

Il  n'y  avait  que  vingt-huit  mois  que  d'Hector  était 
chef  d'escadre,  et,  au  moment  où  une  trame  s'ourdissait 
contre  lui,  il  recevait  le  grade  de  lieutenant  général 
qui  lui  avait  déjà  été  annoncé.  Un  avancement  aussi 
rapide  le  combla  de  joie  ;  il  écrivit  au  roi  pour  lui  en 
témoigner  sa  vive  reconnaissance  et  l'assurer  de  son 
entier  dévouement. 

Le  20  mai  1783,  vingt  ans  après  avoir  signé  une  paix 
honteuse,  la  France  reprenait  le  rang  qui  lui  apparte- 
nait en  Europe.  Un  traité  conclu  avec  la  Grande-Bre- 
tagne mit  fin  à  la  guerre.  Pendant  cinq  années,  notre 
marine  avait  lutté  contre  celle  de  l'Angleterre,  quel- 
quefois avec  des  revers,  plus  souvent  avec  des  avantages. 
Ainsi,  au  moment  où  on  l'avait  crue  anéantie,  elle 
s'était  relevée,  et  par  de  brillants  combats  avait  effacé 
la  honte  de  ses  anciennes  défaites. 

Cette  guerre  avait  couronné  la  fortune  du  comte 
d'Hector.  Capitaine  de  vaisseau  quand  elle  avait  com- 
mencé, il  était  aujourd'hui  lieutenant  général,  portait 
le  cordon  rouge  de  Saint-Louis,  et  l'ensemble  des  trai- 
tements qui  lui  étaient  alloués  s'élevait  à  quarante-deux 
mille  livres. 

n  arriva  alors  ce  que  l'on  voit  en  France,  la  paix  fit 
négliger  un  peu  l'entretien  de  nos  vaisseaux.  Après  de 
longues  campagnes,  ils  avaient  pourtant  besoin  de  gran- 


LE  COMTE  D'HECTOR  127 

des  réparations,  Le  comte  d'Hector  appela  l'attention 
du  ministre  sur  le  port  de  Brest  dont  le  matériel  était 
devenu  insuffisant.  Il  lui  fit  comprendre  de  quelle  im- 
portance il  était  de  ne  pas  laisser  le  corps  de  la  marine 
s'endormir  dans  le  repos.  Des  escadres  furent  alors 
armées  pour  des  campagnes  d'évolutions,  et  l'on  se 
tint  prêt  à  tout  événement. 

En  même  temps,  de  grands  travaux  se  faisaient  à 
Cherbourg.  Louis  XVI  ayant  résolu  de  les  visiter,  ordre 
fut  donné  aux  comtes  Albert  et  d'Hector  d'aller  le  re- 
cevoir. 

Le  maréchal  de  Gastries  avait  devancé  le  roi  de  quel- 
ques jours.  Le  comte  d'Hector  fut  chargé  de  se  tenir 
près  de  Sa  Majesté,  pendant  tout  le  temps  de  son  séjour 
à  Cherbourg,  pour  lui  donner  les  éclaircissements 
qu'elle  pourrait  désirer  et  répondre  à  ses  questions. 

Louis  XVI  s'était  beaucoup  occupé  de  la  marine  ;  il 
s'informa  de  tout,  des  travaux  du  port,  de  la  construc- 
tion des  vaisseaux,  de  la  navigation,  du  personnel 
des  officiers,  des  titres  qu'ils  pouvaient  avoir  à  l'avance- 
ment. Les  détails  dans  lesquels  il  entrait,  la  connais- 
sance qu'il  montrait  des  différentes  parties  du  service, 
ses  éloges  et  ses  critiques  également  justes,  surprirent 
d'Hector  et  lui  prouvèrent  que  la  marine  allait  être 
entretenue  sur  un  pied  respectable.  Desexercices  furent 
faits  par  les  équipages,  et  six  frégates  donnèrent  l'image 
d'un  combat.  Monté  sur  le  Patriote,  le  roi  visita  la 
côte  et  le  bassin,  cherchant  toujours  à  s'instruire  au- 
près des  officiers  de  marine,  et.  très  attentif  aux  réponses 
qu'il  en  recevait. 

Pendant  les  quatre  jours  qu'il  passa  â  Cherbourg,  le 


J28  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

peuple  lui  fit  l'accueil  le  plus  eûtliousiaste.  «  Quand  il 
s'embarquait  dans  son  canot,  nous  dit  le  comte  d'Hector 
dans  ses  mémoires  *,  les  femmes  accouraient  au  rivage, 
les  hommes  se  mettaient  à  la  mer  pour  le  voir  de  plus 
près.  »  S'il  revenait,  ils  poussaient  au  canot  et  le  con- 
duisaient à  .terre.  Cherbourg  était  tout  à  la  joie  et  à 
l'amour  de  son  roi.  Nul  ne  pouvait  prévoir  qu'un 
jour  viendrait  où  ces  sentiments  dont  toute  la  France 
paraissait  animée  se  changeraient  en  des  haines  impla- 
cables et  féroces. 

En  quittant  Cherbourg,  Louis  XVI  chargea  d'Hector 
de  l'inspection  générale  des  ports  de  la  France,  dans  le 
but  de  leur  appliquer  autant  que  possible  des  règles 
uniformes.  C'était  un  travail  tout  nouveau  qui  deman- 
dait beaucoup  de  soins  et  études  ;  d'Hector  se  munit 
de  toutes  les  pièces  qui  lui  étaient  nécessaires,  et  pria 
le  ministre  de  lui  adjoindre  le  chevalier  de  Marigny, 
major  de  la  marine,  dont  les  connaissances  spéciales 
pouvaient  lui  être  d'un  grand  secours. 

Cette  demande  n'ayant  soulevé  aucune  objection,  il 
visita,  avec  le  chevalier  de  Marigny,  Lorient,  Rochefort, 
Bordeaux,  Marseille  et  Toulon,  s'efforçant  d'appliquer 
à  ces  ports  le  système  d'unité  qui  entrait  dans  les  idées 
du  roi.  Son  inspection  dura  trois  mois,' après  lesquels 
il  se  rendit  à  Versailles.  Le  ministre  réunit  aussitôt  le 
conseil  de  la  marine,  et,  dans  de  nombreuses  et  longues 
séances,  toutes  les  questions  qui  lui  furent  soumises  par 
le  comte  d'Hector  furent  mûrement  examinées.  Ce  n'était 
pas  seulement  d'affaires  d'administration  qu'il  s'agissait; 

*  Les  mémoii'os  du  comte  d'Hector  sont  restés  inédits. 


>  LE    COMTE   d'HECTOU  129 

d'Hector  avait  remis  des  mémoires  sur  toutes  les  bran- 
ches du  service,  sur  les  vaisseaux,  l'état  où  ils  se  trou- 
vaient, leur  durée  ordinaire,  le  besoin  de  les  entretenir, 
la  nécessité  d'en  construire  de  nouveaux,  si  l'on  voulait 
que  la  marine  restât  florissante. 

Avant  son  départ,  le  ministre  témoigna  au  comte 
d'Hector  combien  il  était  satisfait  de  ses  services,  et  lui 
annonça  que  le  roi  l'avait  chargé  de  le  conduire  dans 
son  cabinet.  Lorsqu'il  s'y  présenta,  Louis  XVI  était  seul, 
n  dit  au  comte  qu'en  recevant  un  des  meilleurs  servi- 
teurs de  l'Etat,  il  avait  le  regret  de  ne  pas  pouvoir  le 
récompenser. suivant  son  mérite,  en  lui  décernant  la 
décoration  de  grand-croix  de  l'ordre  de  Saint-Louis' 
mais  que  le  nombre  de  ces  décorations  était  limité,  et 
qu'il  n'y  en  avait  pas  de  vacante  en  ce  moment.  En  at- 
tendant qu'il  reçût  la  première  qui  se  trouverait  dispo- 
nible, il  lui  apprit  qu'il  venait  de  le  faire  inscrire  pour 
une  pension  de  six  mille  livres,  réversible  sur  la  tête 
de  la  comtesse. 

De  retour  à  Brest,  d'Hector  s'empressa  de  mettre  à 
exécution  les  résolutions  arrêtées  dans  le  conseil  de  la 
marine.  La  puissance  navale  de  la  France,  quoique 
grande  en  ce  moment,  n'était  pourtant  point  arrivée  au 
point  où  le  gouvernement  espérait  la  porter.  D'Hector 
donna  des  ordres  dans  tous  les  ports  pour  que,  confor- 
mément aux  intentions  du  roi,  de  nouveaux  vaisseaux 
fussent  mis  sur  les  chantiers.  Des  fonds  furent  affectés 
à  cet  objet,  les  magasins,  les  arsenaux  s'approvision- 
nèrent de  tout  ce  qui  était  utile,  et  le  corps  des  officiers, 
exercé  depuis  la  paix  par  de  nombreuses  campagnes 
d'évolutions,  n'eut  plus  de  rival  en  Europe. 


130  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

Pour  faire  ombre  à  ce  brillant  tableau,  l'horizon  poli- 
tique se  rembrunissait,  Torage  grondait  en  s'approchant 
et  la  tempête  révolutionnaire  allait  renverser  l'édifice 
auquel  la  France  venait  de  consacrer  une  partie  de 
ses  trésors.  Notre  marine,  dans  ce  moment  si  puissante, 
devait  succomber^,  moins  sous  les  coups  de  l'ennemi 
que  sous  ceux  de  la  révolte.  Nous  avons  vu  d'Hector,  à 
son  entrée  au  service,  pauvre,  ignoré,  mais  ayant  l'ave- 
nir devant  lui  ;  nous  le  trouvons  riche  d'honneurs  et 
d'argent  ;  son  nom  est  connu  du  monde  entier  :  et 
cependant  combien  son  sort  est  plus  à  plaindre  !  Les 
épreuves  de  sa  jeunesse  ne  sont  rien,  en  effet,  à  côté  de 
celles  qui  l'attendent,  épreuves  à  travers  lesquelles  il 
nous  reste  à  le  suivre. 

Nous  sommes  en  89  et  les  idées  d'émancipation  ont 
pénétré  toutes  les  classes  de  la  société  ;  le  grand  mou- 
vement^ en  s'étendant  dans  les  armées  de  terre  et  de 
mer,  a  rompu  tous  les  liens  de  la  discipline  et  si 
l'amour  de  la  patrie  et  de  la  liberté  va  nous  créer  bien- 
tôt une  admirable  armée,  il  n'en  sera  pas  ainsi  de  la 
marine  militaire  qui,  privée  de  ses  officiers,  ne  pourra 
qu'illustrer  ses  défaites. 

DHector  se  soumit  aux  nouvelles  institutions  que  se 
donna  la  France,  bien  qu'il  ne  les  adoptât  pas.  Si  disposé 
qu'il  fût,  en  effet,  à  tous  les  sacrifices  personnels,  un 
vieux  marin  comme  lui,  qui  avait  plus  étudié  son  métier 
que  les  théories  sociales  du  XVIIP  siècle,  ne  pouvait 
pas  être  bien  enthousiaste  d'une  révolution  qui  détrui- 
sait la  marine,  en  y  introduisant  la  licence  et  l'insubor- 
dination, dont  les  excès  enfin  voilaient  souvent  la  gran- 
deur. 


LE  COMTE   D'HECTOR  131 

Pour  se  conformer  aux  ordres  du  ministre  de  la 
marine,  d'Hector  ne  faisait  rien  sans  consulter  le  con- 
seil général. 

Le  24  juillet,  une  dèputation  de  ce  conseil  vint  le  som- 
mer de  prendre  la  cocarde  tricolore.  D'Hector  répondit 
qu'il  ne  pouvait  pas  la  porter,  sans  que  l'ordre  lui  en 
eût  été  donné,  qu'il  s'attendait  à  le  recevoir  bientôt,  et 
qu'alors  il  ne  ferait  aucune  difficulté  de  l'accepter.  La 
dèputation  insista  en  prenant  un  ton  auquel  le  comman- 
dant du  port  de  Brest  n'était  pas  habitué,  et  en  le  pré- 
venant qu'elle  reviendrait  à  la  charge.  L'orateur  de  la 
bande  était  un  fourrier  cassé  de  son  grade  par  M.  de 
Marigny,  et  qui  aujourd'hui,  en  sa  nouvelle  qualité 
d'huissier,  adressait  à  ses  anciens  chefs  une  véritable 
sommation,  pour  forcer  ces  valets  royaux  à  se  dé- 
pouiller de  la  livrée  de  Vesclavage.  Dans  son  mémoire 
justificatif  du  4  vendémiaire  an  III,  où  il  s'exprime 
ainsi,  il  ajoute  :  «  Déjà  et  avant  eux,  les  soldats  de  la 
garnison  s'étaient  décorés  des  couleurs  libres,  parce 
que  déjà,  avec  quelques  autres  patriotes,  j'avais  couru 
les  casernes,  pour  y  dogmatiser  révolutionnairement 
les  défenseurs  de  la  patrie  qui,  par  nos  leçons  civiques, 
ne  tardèrent  pas  à  se  ranger  sous  la  bannière  de  la  li- 
berté, et  à  montrer  à  leurs  chefs  orgueilleux  le  signe 
tricolore  dont  ils  venaient  de  s'orner,  emblème  de 
leur  bonheur  futur.  *  »  Par  le  style  on  peut  juger  de 
l'homme. 

Pour  prévenir  les  malheurs  qui  pouvaient  être  la 
conséquence   d'un  refus   ou    même    simplement   d'un 

*  Histoire  de  Brest,  par  M.  Levot. 


132  DIOGRAPIIIES  VENDÉENNES 

retard,  d'Hector  n'attendit  pas  l'ordre  dont  il  avait  parlé, 
et  se  présenta  à  la  municipalité,  accompagné  de  huit 
officiers  et  de  M.  de  Murinais,  commandant  des  quatre 
évêchés  de  la  Basse-Bretagne.  Tous  ensemble  ornèrent 
leur  chapeau  de  la  cocarde  tricolore  qui  leur  avait  été 
offerte. 

Quelque  pénible  qu'il  fût  pour  lui  de  n'avoir  plus 
qu'un  semblant  d'autorité,  le  commandant  du  port  était 
bien  décidé  à  rester  à  son  poste,  tant  que  la  position 
serait  tenable,  tant  qu'il  pourrait  être  utile  au  roi  et  à 
la  France.  Malgré  ses  soixante-dix  ans,  il  redoublait 
donc  d'activité,  ne  se  reposant  ni  le  jour  ni  la  nuit.  Le 
27  juillet,  il  écrivait  au  ministre  :  <t  J'ai  souvent  fait 
envisager  à  la  municipalité  et  aux  habitants  honnêtes 
combien  le  trésor  qui  existait  à  Brest  exigeait  qu'ils  ne 
prissent  pas  les  impulsions  des  autres  villes  ;  mais  la 
jeunesse  est  vive,  les  gens  qui  n'ont  rien  à  perdre  ont 
un  grand  désir  de  gagner.  Les  têtes  froides  et  sages  ont 
beaucoup  de  peine,  dans  ces  temps  de  trouble,  à  se  faire 
entendre.  Je  dois  des  éloges  à  ces  derniers,  ainsi  qu'à 
toutes  les  personnes  qui  ont  de  l'autorité  ;  elles  ont 
parfaitement  exécuté  ce  que  je  leur  ai  observé  pour  la 
conservation  du  port,  combiné  avec  moi  tout  ce  qui 
pouvait  l'assurer,  et  souvent  protesté  qu'elles  me 
seconderaient  dans  ma  défense.  Malheureusement  cette 
saine  partie  et  la  jeunesse  honnête  n'avaient  pas  la 
prépondérance  dans  les  nombreuses  et  tumultueuses 
assemblées  qui  régnent  depuis  douze  ou  treize  jours,  et 
où  il  se  faisait  sans  cesse  les  plus  dangereuses  et  les 
plus  incendiaires  motions.  Hier  était  un  jour  que  je 
craignais  infiniment,  il  était  le  jour  des  réjouissances 


LE   COMTE  D'IIECTOU  133 

de  la  ville  *  et  de  la  réception  du  maire  à  la  tête  de  la 
milice  bourgeoise.  M.  le  comte  de  Murinais  et  moi  avons 
arrangé,  avec  la  ville,  tout  ce  qui  pouvait  lui  être 
agréable  et  maintenir  le  bon  ordre.  Nous  avons  assisté  à 
toutes  les  cérémonies  auxquelles  nous  avons  été  invités, 
allumé  même  le  feu  de  joie.  Je  finis  par  engager  M.  le 
maire  et  plusieurs  officiers  du  corps  de  ville  et  électeurs, 
de  venir  à  la  comédie  dans  ma  loge,  avec  M.  de  Muri- 
nais et  différents  chefs  de  corps.  Cette  réunion  a  été 
fort  applaudie  par  le  parterre  et  contribuera,  je  le  pense, 
à  réunir  les  esprits.  J'ai  pensé,  Monseigneur,  que  ne 
recevant  point  d'ordres,  ne  pouvant,  comme  j'ai  l'hon- 
neur de  vous  le  marquer,  compter  que  faiblement  sur 
mes  moyens,  je  devais  céder  aux  circonstances,  pour 
ne  point  perdre  avec  éclat.  Aucune  partie  de  mon 
autorité  n'est  entamée.  Je  commande  aussi  complète- 
ment que  je  l'ai  fait  jamais  ;  mais  cette  manière  de 
conserver  m'a  été  quelquefois  bien  pénible.  J'ai  évité 
qu'on  s'en  aperçût,  et  quand  j'ai  cédé,  j'ai  fait  en  sorte 
qu'on  ne  pût  croire  que  c'était  à  la  force.  Voilà  au  vrai 
l'état  des  choses.  Vous  sentirez  facilement.  Monsei- 
gneur, combien  je  suis  impatient  de  savoir  si  ma 
conduite  obtient  votre  approbation  ;  pour  la  bien  juger, 
il  eût  fallu  être  sur  les  lieux.  J'aimerais  mieux  faire 
dix  campagnes  de  guerre  que  d'entretenir  dix  jours 
d'une  pareille  paix.  Pendant  ces  dix  jours,  la  surveil- 
lance dans  le  port  a  été  poussée  à  un  point  extrême  et 
tous  les  postes  étaient  doublés.  MM.  de  la  Porte-Vezins, 
de  Marigny  et  moi  faisons  des  inspections  continuelles. 

*  Ces  réjouissances  avaient  pour  cause  la  réunion  des  trois  ordres. 
T.   III  8 


134  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

Messieurs  les  commandants  d'escadre  et  tous  les  officiers 
m'ont  bien  secondé,  et  je  leur  dois  de  grands  éloges.  Je 
vais  diminuer  cet  excès  de  surveillance,  mais  toujours 
conserver  celle  que  je  crois  nécessaire.  Toutes  les 
précautions  que  prend  la  ville,  pour  se  débarrasser 
des  étrangers  inconnus  qui  s'étaient  accumulés  ici  depuis 
quelque  temps,  diminuent  mes  craintes  et  me  facilitent 
les  moyens  de  prévenir  et  de  parer  les  événements  ^  » 

On  peut  juger  par  cette  lettre  de  ce  que  devait  souffrir 
le  commandant  d'un  corps  aussi  fier  que  l'était  celui  de 
la  marine.  Oui,  il  eût  mieux  valu  pour  d'Hector  faire 
dix  campagnes  et  s'exposer  à  toutes  les  horreurs  de  la 
guerre,  que  de  traverser  de  pareilles  épreuves  !  et  encore, 
il  n'est  qu'au  commencement.  Bien  qu'il  cherche  à  se 
faire  illusion  et  qu'il  prétende  n'avoir  rien  perdu  de  son 
autorité,  elle  lui  échappera,  au  contraire,  chaque  jour 
davantage  ;  désormais  il  ne  pourra  plus  la  ressaisir. 

Gomme  dans  tous  les  temps  de  trouble,  les  bruits  les 
plus  absurdes  et  les  plus  malveillants  étaient  ceux  que 
la  multitude  accueillait  de  préférence.  Sans  qu'on  sache 
d'où  elle  part,  la  nouvelle  se  répand  tout  à  coup  que  le 
château  est  miné.  Le  régiment  de  Beauce  qui  est  caserne 
crie  à  la  trahison  et  va  se  révolter,  quand  l'autorité 
municipale  accourt,  M.  de  Murinais  en  tête,  et,  en  pré- 
sence des  soldats,  pratique  des  fouilles  générales,  prou- 
vant ainsi  que  les  bruits  répandus  sont  une  abominable 
calomnie  qui,  demain,  sera  remplacée  par  une  calomnie 
nouvelle. 

Le  31  juillet,  les  troupes  et  la  marine  prêtèrent  le 

*  Histoire  de  la  ville  et  du  port  de  Brest, 


LE   COMTE  D'HECTOR  135 

serment  prescrit  par  l'Assemblée  nationale.  Quoiqu'il 
eût  un  certain  cachet  révolutionnaire,  il  ne  contenait 
rien  qui  pût  arrêter  le  royaliste  le  plus  dévoué  à  la 
couronne  *.  M.  de  Murinais,  commandant  des  troupes, 
y  mit  pourtant  de  la  mauvaise  grâce,  ce  qui  produisit 
un  effet  fâcheux. 

«  Au  quartier  de  la  marine,  dit  M.  Levot  dans  son 
Histoire  de  Brest,  le  conseil  reçut  un  tout  autre  accueil. 
On  ne  crut  pas  à  sa  sincérité,  mais  on  sut  gré  de  leur 
dissimulation  à  ceux  qui  l'enveloppèrent  de  formes 
courtoises  et  de  démonstrations  patriotiques.  M.  d'Hector 
s'avança  au  devant  du  conseil  et  lui  témoigna  la  plus 
grande  cordialité.  Les  cinq  divisions  du  corps  royal  des 
canonniers-matelots  et  la  compagnie  d'ouvriers  artil- 
leurs étaient  rangés  en  bataillon  carré.  Au  centre  droit 
étaient  M.  le  comte  d'Hector,  plusieurs  officiers  généraux 
et  M.  le  vicomte  de  Marigny,  major-général,  qui,  sur 
l'ordre  du  commandant,  fit  lever  la  main  aux  soldats  et 


*  ((  Nous  jurons  d'être  fidèles  au  roi  et  à  la  nation,  nous  jurons  de 
respecter  la  religion,  le  culte  et  ses  ministres  ;  nous  jurons  de  ne 
jamais  porter  les  armes  contre  les  citoyens  avec  lesquels,  au  contraire, 
nous  déclarons  contracter  une  union  défensive  et  offensive  contre 
toute  atteinte  que  quelque  puissance  que  ce  soit  porterait  ou  voudrait 
porter  aux  droits  sacrés  de  la  liberté  individuelle  et  de  la  propriété  ; 
nous  jurons  que  nous  n'inquiéterons  ni  directement,  ni  indirectement 
aucun  individu,  soit  civil,  soit  militaire,  de  quelque  rang,  grade  et 
condition  qu'il  soit,  pour  raison  de  l'union  formée  avant  le  serment 
entre  les  citoyens  ;  nous  jurons  de  nous  soumettre  aux  lois  tant 
civiles  que  militaires  qui  seront  adoptées  et  sanctionnées  par  l'Assem- 
blée nationale,  selon  leur  forme  et  teneur  ;  nous  jurons  que  nous 
défendrons,  jusqu'à  la  dernièr'e  goutte  de  notre  sang,  la  puissance, 
la  gloire  et  la  prospérité  du  roi  et  de  la  nation.  » 


136  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

prononça  le  seraient  en  leur  nom,  avec  une  énergie  que 
sa  stature  martiale  rendait  plus  saisissante.  M.  d'Hector 
ajouta  à  l'émotion  générale  en  prononçant  lui-même  la 
formule.  Après  quoi,  la  musique  exécuta  le  fameux 
quatuor  de  Lucile  :  Où  peiU-onétremieuœ...  devenu  air 
national,  depuis  qu'il  avait  retenti  aux  oreilles  de 
Louis  XVI,  après  la  prise  de  la  Bastille. 

Le  6  septembre,  M.  le  lieutenant  général  comte  de 
Thiard,  commandant  de  la  province  de  Bretagne,  était 
en  inspection  au  port  de  Brest.  Il  se  montra  le  très 
humble  serviteur  de  la  municipalité  et  s'effaça  complè- 
tement devant  elle.  D'Hector  en  souffrit  dans  sa  dignité 
de  commandant  du  port,  et  le  16,  il  écrivit  au  ministre  : 
«  J'avais  pensé  que  M.  le  comte  de  Thiard  apportait  des 
pouvoirs  qui,  en  lui  donnant  la  place  que  j'occupais,  le 
mettraient  à  même  d'avoir  une  tout  autre  intluence  que 
la  mienne,  mais  j'ai  vu  qu'il  était  obligé  de  céder  à  tout 
ce  que  la  municipalité  désirait,  ce  qui  ne  peut  amener 
un  meilleur  état  de  choses.  » 

D'Hector  ajoutait: 

«  Je  remets  à  M.  le  marquis  de  la  Porte -Vezins  le  com- 
mandement du  port.  Il  a  souvent  rempli,  en  chef,  tous 
les  détails  du  port,  et  il  est  tout  aussi  en  état  que  moi 
de  seconder  M.  le  comte  de  Thiard.  Vous  sentirez  aisé- 
ment. Monsieur  le  ministre,  qu'après  avoir  commandé 
depuis  neuf  ans,  au  port  de  Brest,  dans  des  temps  où  il 
s'est  rencontré  des  circonstances  épineuses  dans  plus 
d'un  genre,  ma  qualité  de  conciliateur  aurait  bien  peu 
d'influence  aux  yeux  des  mêmes  gens  qui  ont  été    té- 


LE   COMTE  D'IIECTOR  137 

moins  de  l'autorité  qui  m'avait  été  confiée,  dont  ils 
voient  bien  que  je  ne  conserve  que  l'ombre  *.  » 

Ce  sentiment  de  susceptibilité  n'avait  rien  que  de  très 
honorable  ;  en  y  cédant,  le  comte  d'Hector  ne  pouvait 
que  gagner  dans  l'estime  des  honnêtes  gens.  L'inspec- 
tion du  comte  de  Thiard  ou  plutôt  celle  de  la  munici- 
palité terminée,  il  reprit    le  commandement  du  port. 

En  même  temps  que  les  masses  s'abandonnaient 
souvent  aux  excès  d'une  coupable  et  aveugle  passion 
démagogique,  la  nation  était  animée  du  plus  pur  pa- 
triotisme et  prête  à  tous  les  sacrifices.  Les  ressources 
de  la  France  étant  épuisées,  l'Assemblée  nationale  ou- 
vrit une  caisse  des  dons  patriotiques.  Riches  et  pauvres 
y  accoururent^  les  uns  apportant  tout  leur  superflu, 
les  autres  quelque  chose  de  leur  nécessaire.  Le  comte 
et  la  comtesse  d'Hector  se  présentèrent  les  premiers,  et 
furent  suivis  de  toute  la  marine,  depuis  les  officiers  su- 
périeurs jusqu'au  plus  simple  ouvrier. 

D'Hector  faisait  tout  ce  qu'il  pouvait  pour  maintenir 
la  discipline  dans  les  équipages  et  la  bonne  harmonie 
entre  toutes  les  classes  de  citoyens.  Mais  les  troupes 
de  la  marine  étaient  animées  d'un  si  mauvais  esprit  que, 
le  plus  souvent,  elles  restaient  sourdes  à  ses  conseils. 
Le  22  avril,  les  canonniers- matelots  souscrivirent  le 
pacte  fédératif,  pour  faire  tomber  toutes  les  trames 
ourdies  par  cette  horde  aristocrate  qui,  semltlahle  à 
V hydre.,  veut  infecter,  par  ses  odieux  propos,  la  liberté 
naissante  ^  Le  pacte  reçut  l'approbation  du  conseil 


*  Histoire  de  la  ville  et  du  port  de  Brest. 
2  Idem, 

T.  m  8. 


138  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

général.  Les  régiments  de  Normandie  et  de  Beauce,  ad- 
mirant cette  belle  rédaction,  dont  Fauteur  était  proba- 
blement l'huissier  Roffin,  tinrent  à  peu  près  le  même 
langage.  La  garde  nationale  ne  voulut  pas  rester  en 
arrière  ;  elle  publia  sa  déclaration  fédérative,  dans  la- 
quelle ses  officiers  s'exprimaient  ainsi  :  «  Convaincus 
par  une  longue  et  fatale  expérience  qu'il  existe  en  cette 
ville  des  tyrans  •  subalternes,  partisans  et  soutiens  du 
régime  despotique  sous  lequel  nous  avons  tant  gémi, 
nous  avons  cru  que  le  dernier  moyen  que  nous  puis- 
sions mettre  en  usage,  pour  les  faire  revenir  de  leur 
égarement  anticivique,  et  que  nous  serons  toujours 
prêts  à  renverser  les  projets  odieux  qu'enfante  encore  le 
délire  de  l'aristocratie  expirante,  était  de  répéter  que 
nous  jurons  de  répandre,  s'il  le  faut,  jusqu'à  la  dernière 
goutte  de  notre  sang,  pour  soutenir  la  nouvelle  Consti- 
tution du  royaume  et  faire  disparaître  jusqu'à  la  trace 
des  oppressions  de  tout  genre  qui,  trop  longtemps,  ont 
déshonoré  l'empire  français  et  l'humanité,  de  répéter 
que  nous  jurons  à  jamais  une  fidélité  inviolable  à  la  na- 
tion, à  la  loi  et  au  roi,  unis  pour  jamais  aux  braves 
officiers  de  mérite,  bas  officiers  et  soldats  des  régiments 
de  Normandie  et  de  Beauce  ;  nous  jurons  de  le  dé- 
fendre, soutenir  de  tout  notre  pouvoir  envers  et  con- 
tre tous  ces  oppresseurs  qui,  abusant  d'une  autorité 
usurpée,  voudraient  encore  en  faire  usage  contre  ces 
militaires  citoyens,  nos  amis  et  nos  frères,  pour  les 
punir  d'avoir  donné  l'exemple  du  patriotisme  et  des 
vertus  civiques.  « 

Il  n'y  avait  pas  à  s'y  tromper,  la  horde  aristocrate  et 
les  tyrans  subalternes  étaient  bien  les  officiers  de  marine. 


LE   COMTE  d'HECTOR  139 

tous  sortis  des  rangs  de  la  noblesse.  Ainsi  attaqués,  ils 
écrivirent  à  la  municipalité  la  lettre  suivante  : 

«  Messieurs,  le  corps  des  officiers  de  la  marine  du 
département  de  Brest,  jaloux,  dans  tous  les  temps,  de 
remplir  ce  qu'il  doit  comme  militaire  ou  citoyen,  ne 
peut  voir  qu'avec  la  plus  vive  peine,  les  sollicitudes 
générales  que  vous  partagez  sûrement,  d'après  ce  que 
l'on  voit  imprimé  dans  le  bulletin  de  cette  ville  n°  51- 
Les  expressions  qui  manifestent  la  connaissance  d'une 
coalition  aristocratique  pouvant  le  regarder  particu- 
lièrement, il  est  de  son  devoir  de  vous  renouveler  ici, 
par  une  déclaration  particulière,  l'assurance  qu'il  ne 
s'écartera  jamais  de  l'esprit  du  serment  qu'il  a  prêté 
publiquement  :  fidéliië  inviolable  à  la  nation,  à  la  loi, 
au  roi,  soumission  aux  décrels  de  V Assemblée  natio- 
nale sanctionnés  par  le  roi.  Toutes  ses  vues,  ses  senti- 
ments, se  porteront  constamment  pour  le  maintien  de 
la  tranquillité  publique,  comme  étant  le  plus  sûr  moyen 
pour  assurer  la  conservation  du  dépôt  précieux  dont  la 
garde  lui  est  confiée.  Puisse  cette  nouvelle  démarche 
être  un  motif  de  tranquillité  suffisante  pour  tous  les 
citoyens,  dont  les  officiers  de  la  marine  se  regardent 
comme  faisant  partie. 

Signé  :  le  chevalier  de  Kersaint,  commandant  de  la 
deuxième  escadre  ;  de  la  Motte-Grout,  commandant  de 
la  quatrième  escadre  ;  Lelarge,  directeur  du  port  ;  Ber- 
nard de  Marigny,  commandant  de  la  première  escadre  ; 
le  chevalier  de  Girardin,  commandant  de  la  cinquième 
escadre  \  le  comte  Renaud  d'Alleu,  commandant  de  la 
troisième  escadre  ;  le  marquis  de  la  Porte-Vezins,  di- 


140  BIOGUAPIIIES  VENDÉENNES 

recteur  général ,-  le  comte  d'Hector,  commandant  de  la 
marine  *.  » 

Les  soupçons  injurieux  dont  le  corps  de  la  marine 
était  l'objet  blessaient  profondément  le  comte  d'Hector, 
sans  toutefois  épuiser  sa  patience.  Le  19  mai,  il  écrivit 
au  conseil  général  :  «  Messieurs  les  officiers  militaires 
de  la  garnison  de.  Brest,  sensiblement  affectés  de  n'avoir 
pu  pu  parvenir  jusqu'à  ce  moment  à  maintenir,  entre 
les  citoyens  et  eux,  les  sentiments  d'union,  de  tranquil- 
lité et  de  confiance,  quoiqu'ils  aient  employé,  dans 
différentes  circonstances,  tout  ce  qu'ils  ont  cru  pro- 
pre à  inspirer  le  véritable  amour  du  bien,  ont  l'honneur 
de- s'adresser  au  conseil  général  de  la  ville,  pour  le 
prier  de  leur  indiquer  quels  seraient  enfin  les  moyens  à 
employer  pour  parvenir  à  cette  confiance  si  nécessaire 
au  bonheur  de  tous  et  à  la  conservation  du  dépôt  le 
plus  important  du  royaume  ;  ils  demandent  que  le  con- 
seil veuille  bien  le  leur  faire  connaître  par  écrit  et  don- 
ner connaissance  au  public  de  cette  démarche  ^.  » 

A  une  lettre  si  humble,  le  conseil  général  fit  une 
réponse  presque  arrogante  :  il  insista  sur  l'égalité  qui 
devait  exister  entre  tous  les  citoyens  -,  demanda,  en  par- 
ticulier, que  les  volontaires  fussent  admis  sur  la  cor- 
vette des  élèves,  et  termina  ainsi  :  «  Le  conseil  a  arrêté 
d'inviter  messieurs  les  commandants  de  terre  et  de  mer 
à  communiquer  leurs  ordres  respectifs,  soit  à  M.  le  Maire, 
soit  à  M.  le  Commandant  de  la  garde  nationale,  et  à 
donner  à  ce  dernier  séance  dans  les  conseils  ou  comités 

*  Histoire  de  la  ville  et  du  povt  de  Bvest. 
'  Idem. 


LE  COMTE  D'HECTOR  141 

militaires  qui  auront  pour  objet  le  maintien  de  la  sû- 
reté de  la  ville  et  de  l'arsenal  *.  » 

Il  ne  se  passait  guère  de  jours  sans  que  le  comte  d'Hec- 
tor n'eût  à  donner  des  explications  sur  sa  ligne  de  con- 
duite. Le  21  mai,  il  se  rendit  à  l'Hôtel  de  Ville  pour  faire 
connaître  qu'il  ne  dépendait  pas  de  lui  de  satisfaire  à 
la  demande  qui  lui  avait  été  faite  de  l'embarquement 
des  volontaires  sur  le  même  navire  que  les  élèves.  H 
exposa  les  raisons  que  le  ministre  avait  de  n'y  pas  con- 
sentir, se  montra,  comme -toujours,  plein  d'affabilité,  et 
promit  au  conseil  son  concours  en  toute  circonstance. 
On  se  sépara  en  bons  termes  ;  mais  ces  dispositions 
bienveillantes  durèrent  peu.  Quarante-huit  heures  après, 
le  même  conseil  demandait  à  l'Assemblée  nationale  le 
renvoi  de  MM,  d'Hector  et  de  Marigny.  Informés  de  la 
résolution  qui  venait  d'être  prise,  ces  deux  officiers  se 
rendirent  à  l'Hôtel  de  Ville  et  exposèrent  qu'avant  toute 
chose,  ils  devaient  songer  à  sauver  le  matériel  de  la 
marine  que  des  hommes  pervers  menaçaient  d'incen- 
dier. Ils  prièrent  les  membres  du  conseil  d'oublier  pour 
un  instant  leurs  griefs,  et^  dans  l'intérêt  de  la  Patrie, 
de  vouloir  bien  se  joindre  à  eux.  Ils  se  plaignirent  dou- 
cement du  peu  de  confiance  qu'ils  inspiraient  et  de  l'in- 
terprétation défavorable  que  l'on  donnait  à  tous  leurs 
actes.  Puis,  prenant  la  dernière  lettre  qu'il  avait  écrite 
au  ministre,  d'Hector  en  donna  lecture,  s'arrêtant  à 
chaque  ligne,  et  demandant  qu'on  voulût  bien  lui  signa- 
ler les  passages  que  l'on  avait  tant  incriminés,  avant  de 
la  connaître. 

*  Histoire  de  la  ville  et  du  port  de  Brest, 


142  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES      • 

Gomme  lo  conseil  gardait  le  silence  et  paraissait 
l'écouter  sans  trop  de  défaveur,  il  ajouta  sur  un  ton 
d'enjouement  :  «  Monsieur  de  Marigny  et  moi,  jaloux  de 
contribuer  à  tout  ce  qui  peut  vous  être  agréable,  nous 
nous  arrangerons  ensemble,  et  la  comédie  ne  sera  plus 
pour  nous  qu'un  sujet  d'amusement  et  non  de  dis- 
corde *.  »  Ces  dernières  paroles  furent  très  bien  accueil- 
lies, et  comme' d'Hector  remerciait  le  conseil  d'avoir 
demandé  son  remplacement,  puisque  lui-même  soupirait 
après  le  repos,  le  conseil  revint  sur  sa  délibération,  en 
insistant  pour  qu'il  n'abandonnât  pas  ses  fonctions.  Le 
«corps  de  la  marine  et  le  roi  ayant  également  prié  MM. 
d'Hector  et  de  Marigny  de  conserver  leur  commande- 
ment, ces  deux  officiers  y  consentirent. 

Mais,  avec  les  éléments  dissolvants  au  milieu  des- 
quels ils  vivaient,  il  était  impossible  que  la  concorde 
durât  longtemps. 

La  société  des  amis  de  la  Constitution  célébra  la  fête 
de  la  fédération  le  14  juillet  1790.  D'Hector  n'ayant  pas 
reçu  d'ordre  à  ce  sujet,  ne  voulut  pas  accorder  les 
salves  d'artillerie  qui  lui  furent  demandées.  Ce  refus 
causa  dans  la  ville  un  mécontentement  général  qui, 
pendant  quarante  jours,  ne  se  traduisit  pourtant  qu'en 
paroles  menaçantes.  Mais,  le  15  août,  le  district,  la  mu- 
nicipalité et  la  garde  nationale  en  prirent  prétexte  pour 
refuser  à  leur  tour  d'assister  au  Te  Deum  qui  se  chan- 
tait à  bord  du  vaisseau  amiral.  Le  lendemain,  il  fut 
impossible  de  contenir  les  troupes  ;  elles  participèrent 
à  des  attroupements  où  l'on  voyait  portées,  au  haut 

*  Histoire  de  la  ville  et  du  port  de  Brest. 


LE  COMTE  D'HECTOR  143 

de  piques,  des  caricatures  représentant  la  noblesse  et  le 
clergé,  attroupements  dans  lesquels  se  faisaient  enten- 
dre des  cris  et  des  propos  furibonds.  C'était  plus  que  ne 
demandait  la  municipalité.  Redoutant  les  fureurs  déma- 
gogiques, elle  fit  des  démarches  auprès  de  MM.  d'Hector 
et  de  Marigny,  pour  les  prier  de  l'aider  à  rétablir  l'ordre. 
Les  soldats  de  l'escadre  ayant  pris  part   à  ces  scènes 
tumultueuses,  M.   d'Albert  de  Rions,  qui  en  était  le 
commandant,  se  joignit  à  MM.  d'Hector  et  de  Mari- 
gny, et  tous  les  trois,  avec  les  compagnies  restées  fidèles, 
parvinrent  à  ramener  la  tranquillité.  Mais,  avec  la  dé- 
fiance que  la  municipalité  avait  pour  le  corps  des  offi- 
ciers, cette  tranquillité  ne  pouvait  pas  durer  longtemps. 
Le  l»'"  septembre,  une  députation,  composée  d'officiers 
municipaux  et  de  membres  de  la  société  des  amis  de  la 
Constitution,  se  rendit  auprès  du  comte  d'Hector.  Elle 
apportait  deux  lettres,  dont  une  était  d'un  ancien  inten- 
dant de  la  marine.    H  y  était  dit    que  l'Angleterre 
préparait  une  expédition  contre  le  port  et  la  ville  de 
Brest.  La  députation  demanda,  en  conséquence,   que 
l'on  armât  immédiatement  les   batteries  de   la   côte. 
Vainement  d'Hector  s'efforça  de  lui  faire  comprendre 
que  rien  de  semblable  n'était  à  redouter  ;  que  cette 
crainte,  toute  chimérique,  n'avait  point  de  caractère 
sérieux  ;  il  lui  fut  impossible  de  dissiper  les  alarmes. 
D'accord  avec  le  commandant  des  troupes  et  les  com- 
mandants de  l'escadre,  il  fit  alors  armer  les  principales 
batteries,  bien  plus  pour  rassurer  la  population  que 
pour  opposer  à  l'ennemi  des  moyens  de  défense. 

C'était  avec  la  plus  grande  peine  et  en  faisant  des 
concessions  continuelles  que  d'Hector  arrivait  à  empê- 


144  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

cher  les  ouvriers  du  port  de  se  porter  aux  plus  coupables 
excès.  Payés  peu  régulièrement,  ils   s'en  prenaient  à 
l'intendant  dont  ce  n'était  pas  la  faute.  Un  jour,  ils  se 
portèrent  chez  lui   et  faillirent  l'assassiner.  D'Hector 
était  absent.  Informé  de  ce  qui  se  passait,  il  accourut 
au  milieu  des  ouvriers,  les  ramena  par  ses  exhortations, 
et  leur  fit  comprendre  que  l'intendant  ne  pouvait  pas 
être  responsable   d'un  retard  dans  les  paiements  qu'il 
était  le  premier  à  déplorer.  Ils  l'écoutèrent  sans  mur- 
murer, exprimant  leur  regret  de  ce  qui  s'était  passé,  et 
reprirent  leurs  travaux.  Mais,  chaque  jour,  la  malveil- 
lance déversait  son   poison  sur  le  malheureux  com- 
mandant ;  chaque  jour,  il  était  obligé  de  se  défendre  et 
de  se  justifier.  A  peine  un  orage  était-il  calmé  qu'il  s'en 
formait  un  autre.  Quelque  temps  après  qu'il  eut  rappelé 
à  la  raison  les  ouvriers  égarés^,  il  fut  inséré,  dans  une 
publication  de  Rennes,  une  prétendue  lettre  du  comte 
d'Hector  au  ministre  de  la  marine,  dans  laquelle  ces 
ouvriers  étaient  peints  sous  les  couleurs  les  plus  noires. 
C'était  un  faux  abominable  -,  d'Hector  n'avait  rien  écrit 
de  semblable.  Il  n'en  fallut  pas  davantage  cependant 
pour  remuer  tous  les  esprits.  Le  ministre  donna  le  plus 
énergique  démenti  au  journal  de  Rennes,  sans  pouvoir 
toutefois  les  calmer  complètement. 

Dans  les  réunions  publiques,  l'autorité  du  comman- 
dant delà  marine  était  de  plus  en  plus  attaquée  et 
méconnue  ;  il  ne  se  passait  pas  de  jours  sans  qu'on 
lui  donnât  avis  qu'il  devait  être  assassiné.  Il  n'en  était 
pas  autrement  ému  et  restait  ferme  à  son  poste.  Mais, 
quelque  inquiétante  que  fût  pour  lui  l'attitude  des 
ouvriers,  un  danger  plus  grand  encore  menaçait  Tarse- 


LE  COMTE  D'HECTOR  145 

nal.  Des  forçats  s'y  étaient  introduits,  avec  des  matières 
combustibles,  dans  Tintention  de  Tincendier.  Le  comte 
d'Hector  en  donna  avis  au  comte  de  la  Luzerne  qui 
communiqua  sa  lettre  à  l'Assemblée  nationale  \  L'As- 
semblée envoya  des  commissaires  pour  rétablir  l'ordre 
si  profondément  troublé.  Quelque  temps  après,  l'autorité 
échappait  complètement  de  ses  mains.  D'Hector  dépêcha 
au  ministre  un  officier  pour  lui  faire  connaître  l'état 
des  choses.  H  l'informait  qu'il  était  impossible  de  main- 
tenir la  discipline  avec  des  clubs  dont  la  violence  ne 
connaissait  pas  de  bornes,  et  que,  si  leurs  deux  princi- 


*  Lettre  écrite  par  M.  d'Hector,  commandant  du  fort  de  Brest,  à 
M.  Redon,  communiquée  à  l'Assemblée  nationale  par  M.  de  la 
Luzerne,  séance  du  7  septembre  1790. 

«  Je  viens  d'être  informé,  Monsieur,  que  deux  couples  de  forçats 
ont  été  arrêtés  dans  le  magasin  à  goudron,  munis  d'une  fausse  clef, 
d'une  lime  et  de  paquets  d'allumettes.  Je  crois  que  vous  sentirez 
comme  moi  tous  les  dangers  que  court  le  port  de  Brest.  Vous 
sentirez  sans  doute  de  même  que  la  punition  la  plus  sévère  doit  en 
être  le  châtiment.  Je  vous  préviens.  Monsieur,  que  s'il  ne  résultait 
pas  des  exemples  d'un  tel  délit,  je  me  démets  de  la  responsabilité 
du  port  de  Brest,  contre  les  accidents  du  feu.  J'écris  au  ministre  et 
je  lui  envoie  copie  de  la  lettre  que  j'ai  l'honneur  de  vous  écrire,  en 
le  prévenant  que  les  soins  et  la  surveillance  la  plus  continuelle  ne 
peuvent  plus  rien  pour  le  bien  le  plus  important  du  royaume,  si 
l'apparence  la  plus  légère  de  mauvaise  intention  n'est  pas  piinie, 
surtout  dans  les  individus  qui,  par  leurs  emplois,  ont  tous  les  moyens 
d'agir.  Je  finis  par  lui  rendre  compte  c[ue  la  trop  grande  négligence 
dans  les  punitions  fait  qu'on  ne  peut  plus  tirer  le  même  parti  de  la 
cliiourme,  que  les  commis  m'ont  déclaré  qu'ils  ne  pouvaient  se  faire 
obéir.  Dans  cet  état  de  choses,  vous  sentez  qu'il  n'est  pas  possible  de 
répondre  de  rien,  et  c'est  ce  c[ue  je  déclare  au  ministre.  Le  port  de 
Brest,  par  son  importance  et  sou  local,  ne  peut  être  assimilé  à  aucun 
autre  endroit  du  royaume,  il  lui  faut  des  lois  et  une  police  diffé- 
rentes ;  je  crains  que  l'on  ne  se  convainque  de  cette  vérité  que  quand 
il  ne  sera  plus  temps.  » 

T.    m  9 


146  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

paux  chefs  ne  recevaient  pas  une  punition  exemplaire, 
c'en  était  fait  de  la  marine  dans  le  port  de  Brest. 

M.  de  Fleurieu,  qui  venait  de  remplacer  M.  de  la 
Luzerne  au  ministère  de  la  marine,  répondit  qu'avant 
d'être  ministre  du  roi  il  était  citoyen  et  qu'il  n'empê- 
cherait personne  d'aller  au  club.  Les  clubs,  ayant  dès 
lors  toute  liberté  d'accomplir  leur  œuvre  de  destruc- 
tion, en  profitèrent,  et  quand  le  code  pénal  de  la 
marine  que  l'Assemblée  nationale  venait  d'adopter  fut 
connu  à  Brest,  des  démonstrations  hostiles  eurent  lieu 
au  sein  de  ces  réunions  tumultueuses  et  bientôt  à  bord 
des  vaisseaux. 

Le  Léopard  arrivait  en  ce  moment  de  Saint-Do- 
mingue, portant  l'insurrection  dans  ses  flancs.  Son 
commandant,  au  lieu  de  commencer  par  aller  rendre 
compte  de  sa  mission  au  commandant  de  la  marine, 
comme  c'était  son  devoir,  envoya  à  la  municipalité 
annoncer  qu'il  allait  s'y  présenter.  Les  quatre-vingt- 
cinq  députés  des  colonies,  qui  naguère  auraient  volon- 
tiers égorgé  les  noirs,  au  nom  de  la  liberté  et  de  la 
fraternité  dont  ils  étaient  les  plus  cruels  ennemis,  mais 
que  leur  opposition  à  l'autorité  avait  suffi  pour  rendre 
populaires,  reçurent  alors  une  véritable  ovation.  On  les 
vit  traverser  la  ville  entre  deux  haies  de  gardes 
nationaux,  au  son  des  cloches  et  au  bruit  des  tambours, 
et,  quand  ils  approchèrent  de  l'Hôtel  de  ville,  tous  les 
membres  de  la  municipalité  s'avancèrent  au-devant 
d'eux  en  les  acclamant.  Ces  braves  patriotes  déclarèrent 
que  les  officiers  des  colonies  étaient  des  traîtres,  que 
l'un  d'eux,  M.  de  la  Jaille,  était  en  correspondance 
avec  d'Hector  dont  il  suivait  les  funestes  conseils. 


LE   COMTE  d'hECTOR  U7 

Aussitôt  des  scènes  incroyables  de  désordre  éclatent 
à  bord  du  Patriote,  du  Léopard,  du  Majestueux.  Des 
•vaisseaux,  l'émeute  gagne  la  ville.  L'huissier  Roffin 
fait  porter  une  potence  à  la  porte  de  M.  de  Marigny,  et 
des  enfants  pendent  en  effigie  le  comte  d'Hector,  sous 
la  forme  du  valet  de  carreau  *. 

Le  18  septembre,  M.  de  Rivière  devait  partir  avec 
une  division  pour  les  colonies.  La  municipalité,  suppo- 
sant qu'il  allait  porter  des  secours  à  M.  de  Grimouard 
et  au  gouverneur  de  Saint-Domingue,  se  rendit  auprès 
du  comte  d'Hector  pour  s'y  opposer.  D'Hector  consentit 
à  suspendre  le  départ  jusqu'à  l'arrivée  des  commissaires 
qu'il  attendait  avec  impatience. 

Trois  jours  après,  il  recevait  l'ordre  de  faire  partir 
la  flotte,  de  désarmer  le  Léopard  et  d'envoyer  à  Tîle 
de  Rè  les  troupes  coloniales  qui  le  montaient.  D'Hector 
s'empressa  de  communiquer  cet  ordre  à  la  municipalité, 
au  district,  au  Conseil  général   dont  le  siège  était  à 
Quimper.  A  cette  nouvelle,  une  grande  rumeur  se  fit 
entendre  à  bord  des  vaisseaux  et  dans  le  port.  La  mu- 
nicipalité invita  d'Hector  à  se  rendre  à  la  chapelle  delà 
Congrégation  où  elle  tenait  ses  séances,  et  ày  apporter 
les  minutes  de  sa  correspondance  avec  le  ministre. 
Même  invitation  ou  plutôt  même  injonction  fut  adressée 
à  MM.  Albert  de  Rions,  d'Entrecasteaux,  de  Kermadec 
et  de  Marigny.  Hs  s'y  rendirent.  L'examen  de  ces  lettres, 
loin  de  fournir  des  armes  contre  d'Hector,  vint  au  con- 
traire à  sa  décharge,  en  prouvant  toute  l'injustice  des 
accusations  portées  contre  lui.  Le  procureur  syndic, 

*  On  sait  que  le  valet  de  carreau  porte  le  nom  d'Hector. 


U8  BIOGRAPHIES   VENDÉENNES 

assez  embarrassé,  prétendit  alors  qu'il  n'y  avait  point 
eu  de  révolte  à  bord  du  Léopard,  mais  seulement  une 
manifestation  patriotique.  Après  de  longs  débats,  il  fut 
permis  aux  officiers  de  se  retirer,  mais  non  sans  que 
d'Hector  se  fût  engagé  à  laisser  copie  des  lettres  qu'il 
avait  produites,  et  qu'ils  eussent  attesté  par  écrit  que 
la  conduite  de  l'équipage  du  Léopard  n'avait  donné  lieu 
à  aucune  insurrection  dans  la  ville. 

Le  lendemain,  arrivèrent  les  deux  commissaires. 
D'Hector  et  Albert  de  Rions  s'empressèrent  de  se  rendre 
auprès  d'eux,  pour  leur  exposer  toute  la  gravité  de  la 
situation.  H  fallut  transiger  avec  les  exigences  popu- 
laires. Ainsi  les  troupes  coloniales  qui  devaient  être 
internées  à  l'île  de  Ré,  furent  envoyées  à  Garhaix. 
Après  de  nombreux  pourparlers,  les  commissaires  ob- 
tinrent enfin  de  la  municipalité  qu'elle  ne  mît  plus 
d'opposition  au  départ  de  M.  de  Rivière. 

Pendant  qu'ils  travaillaient  à  apaiser  les  esprits,  le 
procureur-syndic  Gavellier  publia  une  violente  diatribe 
contre  les  chefs  de  la  marine.  Ceux-ci,  qui  jusque-là 
avaient  montré  une  patience  touchant  à  la  faiblesse, 
protestèrent  énergiquement  contre  les  calomnies  dont 
ils  étaient  l'objet.  Albert  de  Rions,  plus  particulièrement 
attaqué,  donna  sa  démission,  et  les  autres  officiers,  dans 
une  lettre  adressée  au  roi  et  à  l'Assemblée  nationale, 
déclarèrent  :  çLue  si  Vordre  ne  se  rétablissait  pas 
promptement ,  si  les  outrages  aiuvquels  ils  étaient 
journellement  exposés  7%' avaient  pas  un  terme  pro- 
Chain,  ils  seraient  coupables  envers  VÈtat,  envers 
leur  honneur,  de  rester  plus  longtemps  attachés  à  des 
fonctions,  qu'ils  ne  pouvaient  plus  remplir  digne- 


à 


LE  COMTE  D'HECTOR  149 

ment.  {Histoire  de  la  ville  et  duiiort  de  Brest,  t.  III, 
p.  243.) 

Le  désordre  devint  tel,  que  des  membres  de  la  Société 
des  Amis  de  la  constitution  et  de  la  Société  des  officiers 
intermédiaires  de  la  marine,  tous  également  partisans 
de  la  révolution,  rédigèrent  une  adresse  pour  rappeler 
aux  mutins  la  nécessité  de  la  subordination  ;  ils  la  pré- 
sentèrent à  d'Hector,  qui  applaudit  beaucoup  à  leur 
conduite  et  leur  donna  l'espérance  qu'ils  pouvaient 
compter  sur  lui  *  ;  il  ne  leur  dissimula  pas  qu'il  ne  fallait 
pas  s'en  tenir  à  des  phrases,  mais  recourir  à  des  moyens 
plus  énergiques,  si,  comme  il  le  craignait,  il  y  avait  un 
jour  nécessité  d'agir.  Les  auteurs  de  l'adresse  ne 
s'en  tinrent  pas  là  :  ils  visitèrent  tous  les  vaisseaux, 
prêchant  aux  équipages  la  concorde  et  l'obéissance  à 
leurs  chefs  ;  il  y  eut  une  apparence  de  réconciliation  et 
le  cri  de  :  Vive  le  roi  !  mêlé  à  celui  de  :  Vive  la  nation  ! 
se  fit  encore  entendre. 

Les  commissaires,  devant  l'émeute,  avaient  montré 
une  déplorable  faiblesse.  Après  avoir  promis  aux  équi- 
pages la  réformation  des  articles  du  code  pénal  qu'ils 
trouvaient  trop  sévères,  ils  retournèrent  à  l'assemblée, 
laissant  à  d'Hector  une  position  encore  plus  embarras- 
sée que  celle  qu'il  avait  avant  leur  passage. 

Au  moment  où  une  escadre  allait  porter  des  troupes 


*  «  Votre  idée,  dit-il,  est  pleine  de  patriotisme  ;  le  succès  nous 
mériterait  la  plus  véritable  reconnaissance  cte  la  nation.  Politiquement, 
il  pourrait  en  imposer  à  nos  ennemis,  et  rien  ne  serait  plus  heureux 
si,  sous  quatre  jours,  les  papiers  publics  pouvaient  apprendre  que 
l'armée  navale  était  rentrée  dans  ses  devoirs,  et  n'était  plus  occupée 
que  des  moyens  de  combattre  victorieusement  les  ennemis.  » 


160  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

aux  îles  du  Vent,  six  matelots  se  présentèrent  au  nom 
de  leurs  camarades,  demandant  qu'il  leur  fût  avancé 
six  mois  de  solde.  L'orateur  de  la  bande  répondit  à 
d'Hector,  qui  cherchait  à  lui  faire  entendre  raison  :  «  Si 
le  troisième  mois  n'est  pas  payé  et  si  l'ordre  de  partir 
est  donné,  aucun  marin  ne  travaillera  à  lever  les  ancres; 
qu'on  se  permette  de  toucher  un  seul  homme,  il  s'en 
lèvera  quinze  mille,  prêts  à  tomber  sur  vous.  » 

La  mesure  était  comble  ;  d'Hector  ne  voulut  pas  s'ex- 
poser plus  longtemps  à  un  pareil  langage.  Si  jusque-là, 
malgré  les  amertumes  et  les  humiliations  dont  il  avait 
été  abreuvé,  il  était  resté  à  son  poste,  c'est  que  le  roi 
l'avait  prié  d'attendre,  avant  de  se  retirer,  que  l'expédi- 
tion qu'il  était  venu  à  bout  d'organiser,  malgré  des  con- 
trariétés sans  nombre,  eût  pris  la  mer.  Aujourd'hui 
qu'elle  était  partie,  nulle  considération  ne  pouvait  le 
retenir. 

Le  comte  d'Hector  faisait  partie  de  la  marine  depuis 
cinquante  ans,  et  il  ne  se  séparait  pas  des  officiers  qu'il 
avait  en  haute  estime,  sans  un  grand  déchirement  de 
cœur.  Pour  éviter  l'émotion  d'un  adieu,  il  ne  leur  dit 
rien  de  son  départ,  il  quitta  Brest  sans  qu'ils  en  fussent 
informés  ;  tous  ses  regrets  et  tous  ses  sentiments  pour 
eux  s'épanchèrent  dans  une  lettre  qu'il  adressa  au  major, 
en  le  priant  d'en  donner  lecture  au  corps  des  officiers. 

D'Hector  partit  pour  Moiiaix,  où  il  possédait  une  terre. 
Sa  femme,  inquiète  des  dangers  qui  le  menaçaient  à 
Brest,  l'y  attendait  avec  une  grande  impatience.  Le  len- 
demain, le  corps  des  officiers  auquel  le  major  avait  lu 
sa  lettre,  lui  envoyait  une  députation  pour  le  supplier 
de  ne  pas  quitter  son  commandement  ;  il  lui  exprimait 


LE  COMTE  D'HECTOR  161 

en  même  temps  toute  la  douleur  qu'il  aurait  à  le  perdre. 
Le  comte  fut  touché  jusqu'aux  larmes  de  cette  démar- 
che et  il  s'en  exprima  avec  une  grande  émotion,  mais 
si  ses  regrets  étaient  sincères,  sa  résolution  était  iné- 
branlable. Devant  les  assemblées  populaires,  son  autorité 
était  presque  toujours  méconnue,  et,  en  eût-il  été  autre- 
ment, qu'en  présence  d'une  ordonnance  qui  avait  réduit 
ses  fonctions  à  une  sorte  de  commissariat,  il  croyait 
qu'il  y  allait  de  son  honneur  de  se  retirer. 

La  glorieuse  carrière  militaire  du  comte  d'Hector, 
celle  qu'il  consacra  à  la  défense  de  son  pays,  la  seule  où 
nous  aurions  été  heureux  de  le  suivre,  se  termina  le  6  fé- 
vrier 1791.  Il  espérait  pouvoir  passer  les  dernières  années 
de  sa  vie  dans  une  douce  retraite,  près  de  la  compagne 
qu'il  aimait  tendrement,  n'ayant  plus  rien  à  demander 
aux  hommes,  puisqu'une  fortune  honorablement  acquise 
lui  permettait  de  satisfaire  à  tous  ses  goûts.  Mais  le  flux 
révolutionnaire  montait  toujours,  et,  nulle  part,  il  ne 
pouvait  se  flatter  d'être  à  l'abri  de  la  tempête. 

On  sut  bien  vite,  à  Morlaix,  que  le  comte  d'Hector 
était  resté  fidèle  à  son  serment  et  dévoué  à  son  roi  ;  il 
n'en  fallut  pas  davantage  pour  qu'il  fût  accusé  de  trahir 
la  nation.  En  butte  à  toutes  les  attaques,  il  prit  le  parti 
de  se  retirer  chez  son  beau-frère,  le  comte  de  Soulange, 
dans  sa  terre  de  la  Preuille,  en  Poitou  \  où  l'esprit  du 


*  Le  château  de  la  Preuille,  que  le  comte  d'Hector  avait  quitté  pour 
rejoindre  les  princes  à  l'étranger,  devait,  quarante  et  un  ans  plus  tard, 
recevoir  dans  ses  murs  la  duchesse  de  Berry.  Ce  fut,  en  1832,  la 
première  étape  de  la  princesse,  le  lieu  où  elle  changea  son  costume 
et  son  nom- 
Ce  château  appartenait   alors  au  colonel  de  Nacquard,   qui  avait 


152  .      BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

peuple  était  tout  différent.  Mais  les  comtes  d"Hector  et  de 
Soulange  étaient  de  trop  grands  personnages  pour  n'être 
pas  remarqués,  et  l'empressement  que  leurs  amis  poli- 
tiques mettaient  à  les  visiter  les  rendit  suspects  au  parti 
opposé.  Ils  auraient  pu  rester  dans  le  Poitou  et  favoriser 
le  mouvement  vendéen  ;  ils  préférèrent  obéir  à  la  voix 
des  princes  qui  les  appelaient  à  Goblentz.  Ils  se  rendi- 
rent d'abord  à' Paris.  Le  comte  d'Hector  ne  voulait  voir 
ni   le  roi,  ni  le  ministre  de  la  marine,  dans  la  crainte 
qu'ils  ne  vinssent  à  le  détourner  de  son  projet.  Il  s'oc- 
cupait  à  le  mettre  à  exécution,  quand  il  reçut  la  visite 
de  M.  Bougainville,  qui   lui  dit  que  le  roi,   instruit  de 
ses  intentions,  l'avait    envoyé  vers  lui  pour  l'engager  à 
ne  pas  quitter  la  France.  Le  comte,  pensant  sans  doute 
que  Louis  XVI  n'était  pas  libre,  et  que  ses  paroles   ne 
répondaient  pas  à  sa  pensée,  n'en  tint  aucun  compte  et 
se  rendit  d'abord  à  Enghien,  où  le  comte  de  Vaugiraud 
formait  une  compagnie  de  cavalerie,  composée   d'une 
centaine  d'officiers  de  marine,  et  ensuite  à  Goblentz  où 
il  se  trouva  avec  les  princes.  Il  en   reçut  le  commande- 
ment du  corps  en  formation  à  Enghien,  corps  qui  se  recru- 
tait tous  les  jours  de  nouveaux  officiers  venus  de  tous 
les  points  de  la  France.  Quoique  exclusivement  compo- 
sée de  marins,  d'Hector  forma  une  petite  division  de 
cavalerie  qui  comprenait  deux  escadrons.  Grand  ama- 


épousé,  en  Angleterre,  pendant  l'émigration,  la  fille  de  l'infortuné 
comte  de  Soulange.  Grâce  à  la  présence  d'esprit  du  comte  de  Nac- 
quard  et  au  dévouement  de  sa  belle-fiUe  qui,  adroitement,  se  substi- 
tua à  la  princesse,  celle-ci  put  échajjper  aux  poursuites  de  la  police, 
immédiatement  prévenue  de  son  arrivée  dans  le  pays.  —  La  Preuill'" 
est  dans  la  commune  de  Saint-Hilaire  de  Loulay. 


LE   COMTE  D'HECTOR  153 

teur  de  chasse  et  de  chevaux,  comme  nous  l'avons  vu, 
le  comte  n'avait  pas  beaucoup  à  faire  pour  se  mettre 
parfaitement  au  courant  de  son  nouveau  métier  ;  d'ail- 
leurs, fantassins  et  cavaliers  étaient  également  pleins 
de  bonne  volonté,  et  l'instruction  d'hommes  qui  presque 
tous  avaient  servi  dans  la  marine  se  faisait  rapidement. 

Le  l^'^  août  1792,  le  corps  connu  sous  le  nom  de  corps 
de  la  marine  royale  se  rendit  à  Trêves,  où  s'organisaient 
tous  les  autres  corps  de  l'émigration. 

On  s'apprêtait  à  rire  à  la  vue  des  marins  transformés 
en  cavaliers  ;  il  en  fut  tout  autrement.  Ils  mirent  une 
telle  ardeur  à  s'instruire  qu'on  ne  tarda  pas  à  les  citer 
comme  des  modèles  pour  la  tenue  et  l'organisation 
militaires.  A  la  revue  passée  par  les  maréchaux  de 
Broglie  et  de  Castries,  le  comte  d'Hector  en  reçut  les 
plus  chaleureux  compliments. 

Ainsi  commençait  pour  lui,  à  l'âge  de  soixante-dix 
ans,  une  nouvelle  carrière,  page  douloureuse  de  son 
histoire,  où  dHector  ne  compta  pour  rien  les  fatigues 
et  les  privations,  mais  où  il  dut  être  en  proie  à  de 
cruelles  perplexités,  quand,  pour  rester  fidèle  au  mal- 
heur, il  se  joignit  aux  ennemis  de  la  France.  Si,  dans 
son  cœur,  l'attachement  au  roi  l'emporta  sur  tout  autre 
sentiment,  s'il  obéit  au  devoir  rigoureux  qu'il  pensait 
lui  être  imposé,  à  défaut  du  repentir,  nous  surprenons 
plus  tard  l'indignation  du  citoyen  contre  une  coalition 
qui  songe  beaucoup  moins  à  rétablir  les  Bourbons  sur 
le  trône  qu'à  se  partager  la  France  *. 

*  En  général,  le  rétablissement  du  roi  de  France  était  moins  le  but 
des  souverains  que  partager  son  royaume.  {Mémoires  du  comte 
d'Hector.)  .     , 

T.  ni  9. 


154  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

A  la  fin  de  la  campagne,  le  corps  de  la  marine  fut 
licencié.  Les  princes  ne  pouvaient  plus  fournir  à  sa 
solde,  et  les  officiers  ayant  épuisé  leurs  ressources  per- 
sonnelles, la  position,  naguère  si  brillante,  de  ces  mal- 
heureux gentilshommes  devenait  lamentable.  Les  jeunes 
gens  entrèrent  comme  soldats  dans  les  corps  étrangers, 
et  ceux  que  l'âge  rendait  impropres  à  un  service  mili- 
taire régulier,  se  virent  réduits  à  demander  des  moyens 
d'existence  aux  métiers  les  plus  humbles.  On  en  vit 
qui  conduisaient  des  voitures,  d'autres  qui  faisaient 
des  hottes  et  des  souliers  ;  il  y  en  eut  qui  passèrent 
en  Angleterre  et  se  firent  pleureurs  aux  enterre- 
ments \ 

Le  comte  d'Hector  se  trouva  dans  le  plus  profond 
dénûment  ;  il  erra,  avec  la  comtesse,  de  Liège  à  Spa, 
sans  savoir  à  quelle  porte  il  pourrait  frapper  pour  trou- 
ver un  asile.  Dans  sa  détresse,  il  se  rappela  qu'aux 
jours  de  sa  prospérité,  il  avait  reçu  à  Brest  l'empereur 
et  l'impératrice  de  Russie,  qui  lui  avaient  donné  l'as- 
surance qu'ils  s'estimeraient  heureuxde  lui  être  agréables 
si  jamais  l'occasion  venait  à  s'en  présenter.  Il  s'adressa 
donc  à  ses  illustres  hôtes,  leur  exposa  sa  triste  situa- 
tion, les  priant  de  lui  avancer  une  somme  de  six  mille 
francs  qu'il  espérait  pouvoir  leur  remettre  un  jour,  à 
l'aide  des  capitaux  qu'il  avait  en  France,  dont,  pour  le 
moment,  il  ne  pouvait  pas  toucher  une  obole.  La  réponse 
ne  se  fit  pas  attendre  longtemps.  L'empereur  et  l'im- 
pératrice y  mirent  une  bonne  grâce  parfaite.  Ils  écrivi- 
rent au  comte  la  lettre  la  plus  obligeante,  lui   rappelè- 

*  Mémoires  du  comte  d'Hector. 


LE   COMTE  D'HECTOR  155 

rent  les  moments  si  agréables  qu'ils  avaient  passés  à 
Brest  dans  sa  compagnie,  y  joignirent  une  lettre  de 
change  de  huit  mille  francs,  et,  pour  que  rien  ne  manquât 
à  la  délicatesse  du  procédé,  ils  exigèrent  qu'il  n'en  fût 
rien  dit  à  personne. 

La  Vendée  semblait  pacifiée,  et  la  France,  un  instant 
envahie,  après  avoir  refoulé  l'étranger  au  delà  de  ses 
frontières,  marchait  de  victoire  en  victoire.  Le  comte  de 
Provence  s'étant  décidé  à  passer  en  Angleterre,  se  re- 
posa sur  le  comte  d'Hector  du  soin  de  chercher  des 
emplois  aux  officiers  de  la  marine.  D'Hector  arriva  à 
Londres,  le  14  août  1794,  où  il  trouva  l'évêque  de  Léon 
dont  il  était  fort  connu.  Par  son  intermédiaire,  des  re- 
lations s'établirent  promptement  entre  lui  et  les  person- 
nages les  plus  considérables  de  la  cité.  Avec  l'agrément 
de  Louis  XVHI,  des  officiers  généraux  français  levaient 
des  régiments  en  Angleterre.  D'Hector  eût  préféré  que 
le  régiment  de  la  marine  qu'il  avait  commandé  revînt 
au  service  de  la  mer  et  fût  employé  sur  les  vaisseaux 
de  Sa  Majesté  britannique  ;  il  présenta  au  gouvernement 
plusieurs  mémoires  à  l'appui  de  la  demande  qu'il  en 
faisait.  Mais  la  marine  anglaise  était  trop  ombrageuse 
pour  y  consentir.  Sa  requête  ayant  été  rejetée,  il  pro- 
posa de  former  un  corps  homogène,  composé  en  entier 
d'officiers  de  la  marine,  corps  qui  pourrait  être  très 
utile  dans  différentes  opérations  militaires. 

Cette  fois  sa  proposition  fut  acceptée.  Nommé  colonel 
du  corps  de  la  marine  royale,  il  eut  comme  lieutenant- 
colonel  son  beau-frère,  le  comte  de  Soulange.  Le  com- 
mandement des  compagnies  d'élèves  et  de  matelots  fut 
confié  à  des  capitaines.  Cette  position    n'était  point  à 


156  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

dédaigner  pour  de  simples  officiers  ;  mais  il  se  trouvait 
à  Londres  une  douzaine  d'officiers  généraux  presque 
tous  âgés  de  plus  de  soixante-dix  ans.  Il  y  avait  quel- 
que chose  de  vraiment  humiliant  pour  des  hommes  qui 
naguère  étaient  à  la  tête  de  corps  d'armée,  d'accepter  le 
commandement  de  compagnies  qui  ne  comptaient  pas 
plus  de  trente  ou  quarante  jeunes  gens.  -Sur  la  demande 
que  d'Hector  en  fit  au  gouvernement  anglais,  il  fut 
alloué  douze  guinées  par  mois  aux  officiers  généraux 
et  dix  aux  chefs  d'escadre,  sans  qu'on  exigeât  d'eux 
aucun  service.  Ce  secours  inespéré  venait  fort  à  propos, 
ceux  qui  le  recevaient  étant  aux  expédients  et  ne  sa- 
chant où  trouver  des  moyens  d'existence. 

A  la  tête  de  son  régiment,  le  comte  d'Hector  se  dispo- 
sait à  aller  rejoindre  Gharette,  qu'il  se  résignait  à 
reconnaître  comme  général  en  chef,  quand  des  intrigues 
de  rivalité  l'empêchèrent  de  mettre  son  projet  à  exécu- 
tion, n  lui  en  avait  fait  part  dans  les  termes  où,  sous 
les  phrases  les  plus  louangeuses,  se  cachait  peut-être 
bien,  chez  le  lieutenant  général  de  la  marine,  un  peu  de 
dépit  de  se  voir  sous  les  ordres  d'un  simple  lieutenant 
de  vaisseau  *. 

*  Londres,  7  juillet  1795. 

Le  comte  d'Hector  oai  général  Charette. 

u  Je  saisis  avec  empressement  l'occasion  qui  se  présente,  pour  vous 
transmettre  l'admiration  avec  laquelle  le  corps  de  la  marine  vous  voit 
parcourir  la  plus  glorieuse  carrière  ;  il  s'honore  de  vous  avoir  pour 
un  de  ses  membres  et  brûle  du  désir  de  se  joindre  à  vous. 

u  Je  me  félicite  de  commander  un  régiment  qui  rassemble  plus  de 
deux  cents  officiers  de  la  marine  et  qui  désire  augmenter,  s'il  est  pos. 
sible,  la  gloire  de  Gharette.  Rendus  près  de  vous,  nous  disputerons 


LE  COMTE  d'HECTOR  157 

Le  corps  de  la  marine  roj^ale,  formée  particulière- 
ment en  vue  d'opérer  un  débarquement  en  Bretagne, 
devait  être  presque  complètement  anéanti,  dans  la  fatale 
expédition  de  Quiberon,  sur  laquelle  les  émigrés  fon- 
daient de  si  grandes  espérances.  La  paix  dans  la  Vendée 
n'était  qu'à  la  surface  et  les  princes  savaient  bien  que 
Gharette  reprendrait  les  armes  au  premier  signal.  La 
Bretagne,  presque  aussi  dévouée  que  la  Vendée  à  la 
cause  des  Bourbons,  leur  offrait  plus  de  ressources,  sa 
population  n'a5ant  pas  été  décimée  par  la  guerre  et  ses 
campagnes  ravagées.  Puisaj^e  et  des  agents  royalistes, 
venus  d'Angleterre,  organisaient  l'insurrection.  Un 
jeune  chef,  Boisliardi,  avait  même  devancé  l'appel  et 
payé  de  sa  tête  sa  téméraire  impatience.  On  se  flattait 
donc,  dans  les  rangs  de  l'émigration,  qu'avec  de  tels 
éléments  de  succès,  avec  les  officiers  instruits  que  l'on 
se  réservait  de  mettre  à  la  tête  des  insurgés,  le  mou- 
vement, s'étendant  rapidement  dans  les  provinces  de 
l'Ouest ,  deviendrait  irrésistible  ;  mais  les  émigrés 
étaient  loin  de  s'entendre  entre  eux,  et  les  intrigants 
ne  manquaient  pas  autour  du  comte  d'Artois:  A  leur 
tête  se  trouvaient  Puisaye  et  le  comte  d'Hervilly  ;  ils 
firent  si  bien  que  le  comte  de  la  Châtre,  le  marquis  du 
Dresnay  et  le  comte  d'Hector^  qui^  plus  que  tous  les 

avec  chaleur  les  prérogatives  et  les  rangs  que  nous  avions  jadis 
sur  vous  ;  mais,  sans  crainte  d'être  contredit,  je  puis  vous  assurer 
que  ce  ne  sera  que  pour  vous  suivre  de  plus  près.  Vos  travaux,  vos 
talents,  la  gloire  que  vous  avez  acquise,  tout  fixe  votre  place  et  les 
nôtres.  Je  vous  demande  seulement,  Monsieur,  de  fixer  la  mienne  si 
près  de  vous  qu'il  sera  possible.  Fort  de  votre  exemple,  j'oublierai 
mes  années,  et  ce  sera  avec  la  plus  grande  satisfaction  que  je  vous 
donnerai  un  titre  dont  vous  m'avez  honoré  tant  de  fois,  n 


158  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

autres,  avaient  préparé  l'expédition,  non  seulement 
n'eurent  pas  de  commandement,  mais  en  furent  com- 
plètement exclus.  Le  c^mte  d'Hector  se  plaignit  avec 
une  extrême  vivacité  de  l'oubli  que  Ton  faisait  de  ses 
longs  services.  Il  reçut,  comme  fiche  de  consolation,  de 
belles  paroles  et  l'espérance  qu'il  serait  bientôt  em- 
ployé pour  une  expédition  plus  importante  encore.  Il 
n'accepta  point  cet  atermoiement,  et  ses  instances 
furent  telles  qu'il  lui  fut  accordé  d'aller  rejoindre  ses 
compagnons  d'armes.  Il  faisait  route  pour  s'y  rendre, 
quand  il  apprit  le  désastre  de  Quiberon.  Le  coup  lui 
fut  terrible  ;  pris  d'une  fièvre  violente  et  d'un  ictère, 
on  le  conduisit  à  Plymouth,  où,  pendant  vingt  jours,  il 
fut  entre  la  vie  et  la  mort.  La  comtesse  était  venue  le 
rejoindre  et  lui  prodiguait  les  soins  les  plus  affectueux  ; 
c'est  à  sa  tendresse  et  à  ses  veilles  attentives  qu'il  dut 
sa  guérison. 

Rentré  à  Londres,  il  n'y  trouva  que  de  faibles  débris 
du  corps  qu'il  avait  formé  ;  soixante-quatre  officiers  de 
son  régiment,  au  nombre  desquels  était  son  beau- frère, 
M.  de  Soulange,  avaient  péri  dans  cette  malheureuse 
campagne,  et  plusieurs  autres  en  étaient  revenus  avec 
des  blessures. 

Inconsolable  de  la  perte  qu'il  venait  de  faire,  ne  pou- 
vant rien  pour  ceux  de  ses  compagnons  d'armes  qui 
avaient  survécu,  d'Hector,  accablé  par  l'âge  et  les  cha- 
grins, renonça  à  l'espoir  qu'il  avait  eu  de  mourir  sur 
le  champ  de  bataille  et  ne  songea  plus  qu'à  se  recueillir 
avant  de  paraître  devant  Dieu.  La  pension  de  retraite 
qu'il  reçut  du  roi  d'Angleterre  et  quelque  argent  qui 
lui  vint  de  la  France,  lui  permirent  de  vivre  tranquil- 


LE  COMTE  D'HECTOR  159 

lement  à  la  campagne,  et,  quand  les  portes  de  la  patrie 
lui  furent  ouvertes,  il  préféra  mourir  dans  l'exil,  à  côté 
de  ses  princes,  que  d'accepter  les  faveurs  de  celui  qui 
occupait  leur  place.  La  lettre  qu'il  avait  écrite  à  M.  de 
la  Chapelle,  pour  l'informer  de  sa  résolution,  fut  mise 
sous  les  yeux  de  Louis  XVIII,  au  moment  où  des  offi- 
ciers généraux  et  des  grands  de  l'ancienne  cour 
venaient  prendre  congé  de  lui,  pour  se  montrer  les 
sujets  dévoués  du  nouveau  maître.  Le  comte  d'Hector 
fut  récompensé  de  sa  fidélité  par  les  paroles  que  Louis 
XVIII  adressa  au  comte  de  la  Luzerne  :  «  Mandez  au 
comte  que  je  reconnais  bien  là  son  attachement,  que 
je  lui  en  tiens  grand  compte  et  que  je  Taime  et  l'estime 
de  tout  mon  cœur.  »  En  les  lui  transmettant,  M.  de  la 
Luzerne  ajoutait  que  Louis  XVIII  avait  trouvé,  dans  le 
témoignage  de  fidélité  qu'il  lui  avait  donné,  une  conso- 
lation à  l'abandon  de  tant,  d'autres. 

A  la  même  époque,  l'empereur  de  Russie  fit  off'rir  au 
maréchal  de  Broglie  et  au  comte  d'Hector  du  service 
dans  ses  armées,  avec  le  même  grade  qu'ils  avaient 
occupé  en  France.  Le  comte  d'Hector  était  bien  décidé, 
comme  nous  venons  de  le  dire,  à  vivre  désormais  dans 
la  retraite,  mais  il  lui  en  coûtait  beaucoup  de  répondre 
par  un  refus,  quand  son  cœur  était  plein  de  reconnais- 
sance. Il  répondit  à  l'empereur  que  l'âge,  les  fatigues 
et  les  malheurs  avaient  tellement  altéré  sa  santé  qu'il 
ne  pouvait  plus  répondre  à  ses  bontés  que  par  le  respect 
et  l'attachement  ;  que,  ne  se  sentant  même  pas  capable 
de  servir  son  roi  légitime,  il  le  priait  de  confier  à  un 
autre  un  poste  qu'il  ne  pouvait  pas  occuper.  Dans  le  cas 
où  cet  aveu  de  son  impuissance  n'arrêterait  pas  l'em- 


160  BIOGRAi'HIES  VENDÉENNES 

pereur,  il  le  suppliait  de  lui  accorder  un  congé  qui  lui 
permît  de  remplir  une  dernière  mission  que  le  roi 
venait  de  lui  confier.  Cette  lettre  étant  restée  sans 
réponse,  d'Hector  s'imagina  que  l'empereur  en  avait 
été  offensé.  Un  ami  qu'il  avait  à  la  cour  de  Russie  lui 
ayant  conseillé  d'en  écrire  directement  à  l'impératrice, 
cette  princesse  s'empressa  de  le  rassurer  en  le  félici- 
tant de  la  fidélité  qu'il  conservait  à  son  roi.  Elle  lui 
disait  encore  de  ne  pas  craindre  de  s'adresser  à  elle, 
dans  le  cas  où  sa  position  de  fortune  ne  serait  pas  heu- 
reuse, et,  dans  cette  prévision,  elle  lui  envoyait  une 
nouvelle  lettre  de  change  de  huit  mille  francs. 

La  vieillesse  marche  toujours  entourée  d'un  triste 
cortège.  Aux  infirmités  du  corps,  qui  rendent  la  vie  si 
pénible,  il  faut  ajouter  des  chagrins  plus  grands  encore, 
la  perte  des  personnes  que  l'on  aime.  Le  comte  d'Hector 
en  fit  la  douloureuse  épreuve.  Au  moment  où,  au-dessus 
du  besoin,  il  pouvait  voir  s'écouler  paisiblement  les 
dernières  années  qu'il  eût  à  passer  sur  la  terre,  il  fut 
cruellement  frappé  dans  son  bonheur  domestique.  La 
comtesse  d'Hector  mourut  aux  eaux  de  Bath  où  elle 
était  allée  chercher  la  santé.  Presque  en  même  temps 
d'Hector  perdait  un  ami  qui  était  son  commensal. 

Il  lui  restait  encore  un  ancien  aide  de  camp,  le  mar- 
quis de  Roquelaure,  sur  lequel  il  reportait  une  partie  de 
ses  affections.  Mais,  si  dévoué  que  lui  fût  ce  jeune 
homme,  une  liaison  intime  ne  pouvait  guère  s'établir 
entre  eux.  La  grande  différence  d'âge,  le  sentiment  de 
déférence  que  l'aide  de  camp  avait  pour  son  ancien 
général,  les  séparaient  par  une  distance  que,  bien  qu'il 
y  eût  été  invité  par  le  comte,  le  marquis  ne  voulait  pas 


LE   COMTE   D'HECTOR  161 

franchir.  D'ailleurs,  la  vieillesse  est  conteuse;   elle  \'it 
Xjlus  des  souvenirs  du   passé   que  des  espérances   de 
l'avenir,  et  si  le  vieux  marin  trouvait  un  auditeur  com- 
plaisant pour  entendre  le  récit  de  ses  campagnes,  il  ne 
lui  restait  personne  pour  lui  donner  la  réplique.  C'était 
encore  par  un  sentiment  d'abnégation  que  le  marquis 
de  Roquelaure  restait  auprès  du  comte.  Fils  unique  d'une 
mère  dont  il  était  tendrement  aimé,  il  habitait  l'Angle- 
terre, pendant  qu'elle  résidait  en  France.  D'Hector  ne 
voulut  pas  accepter  ce  sacrifice,  et  rendit  le  bonheur  à 
la  marquise  en  lui  renvoyant  son  fils.  Pour  lui,  il  resta 
seul  dans  sa  retraite,  hors  de  la  France,  où  sa  pensée 
se  reportait  sans  cesse  et  dont  la  voix  du  devoir  le  tenait 
éloigné.  Il  s'était  établi  près  d'une  forêt,  non  loin  de 
Southampton,  où  il  avait  trouvé  une   habitation  à  sa 
convenance,  quand  l'ordre  fut  donné  aux  émigrés  non 
seulementde  quitterla  ville,  mais  aussi  ses  alentours.  Le 
duc  de  Glocester,  frère  du  roi  d'Angleterre,  lui  offrit  alors 
une  maison  de  chasse  qu'il  possédait  au  milieu  de  la 
forêt.  Dans  cette  solitude,  le  comte  se  livra  tout  à  sa 
douleur,  il  devint  morose  et  ne  trouva  plus  de  consola- 
tion que  dans  l'espérance  d'une  vie  meilleure. 

Ne  voulant  pas  abuser  des  bontés  du  duc  de  Glocester, 
en  se  logeant  dans  sa  maison  de  chasse  pour  le  reste  de 
ses  jours,  d'Hector  chercha  une  autre  résidence.  H  la 
trouva  près  de  la  ville  de  Reading,  à  treize  lieues  de 
Londres.  Le  lieu  était  suivant  ses  goûts.  Un  jardin,  de  la 
verdure,  des  domestiques  honnêtes,  la  fréquentation  des 
prêtres  français  le  lui  rendaient  cher. 

Le  vicomte  de  KerouarLz  et  sa  sœur,  la  comtesse  de 
Soulange,  habitaient  à  quinze  lieues  de  là.  Quelques 


162  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

heures  avant  d'être  passé  par  les  armes,  le  comte  de 
Soulange  avait  pu  écrire  à  son  beau-frère  pour  lui 
recommander  sa  malheureuse  famille.  Cette  recomman- 
dation, faite  par  un  homme  qui  lui  tenait  plus  encore  par 
les  liens  de  l'amitié  que  par  ceux  de  la  parenté,  était  toute- 
puissante  sur  l'âme  du  comte.  Aussi,  lorsque  la  comtesse 
de  Soulange,  après  avoir  marié  ses  deux  filles,  vint, 
avec  son  frère,  lui  proposer  de  se  réunir  et  de  faire 
même  ménage,  le  trouva-t-elle  très  disposé  à  accepter 
cette  proposition.  Beaucoup  d'objections  cependant  se 
présentèrent  à  son  esprit,  il  voulut  que  sa  belle-sœur 
n'en  ignorât  aucune.  La  comtesse  avait  continué  à  voir 
le  monde  et  l'aimait  encore  ;  lui,  s'en  tenait  complète- 
ment éloigné.  Il  était  bien  vieux,  bien  chagrin,  presque 
toujours  silencieux  ;  sa  compagnie  n'avait  donc  rien  de 
bien  récréatif,  et,  s'il  avait  tout  à  gagner  à  l'arrange- 
ment que  lui  proposait  M™^  de  Soulange,  elle  ne  pouvait 
qu'y  perdre  beaucoup.  La  comtesse  ne  se  rendit  pas  à 
ces  raisons.  Peu  de  temps  après,  elle  vint,  avec  son 
frère,  s'installer  dans  la  maison  du  comte,  et  tous  trois 
vécurent  dans  la  meilleure  intelligence. 

La  carrière  militaire  si  occupée  du  comte  d'Hector, 
et  ensuite  les  malheurs  de  l'exil,  ne  l'avaient  point  em- 
pêché d'entretenir  de  fréquentes  relations  avec  les 
parents  qu'il  avait  en  France.  Il  appela  près  de  lui  un 
petit-neveu  qui  portait  son  nom,  et  de  l'éducation 
duquel  il  avait  voulu  se  charger  dans  des  temps  meilleurs. 

Entre  un  jeune  homme  de  vingt  ans  et  un  vieillard  de 
quatre-vingt-quatre,  l'accord  ne  pouvait  pas  toujours 
être  possible.  Le  premier  avait  adopté  beaucoup  des  idées 
nouvelles,  le  second  avait  conservé  toutes  les  anciennes. 


LE   COMTE   D'HECTOR  163 

Cette  différence  dans  la  manière  de  voir  n'empêchait 
pas  l'oncle  de  chérir  son  neveu.  Il  lui  en  donna  la 
preuve  en  l'instituant  son  légataire  universel.  Une  lettre 
qu'il  lui  écrivait  dans  les  derniers  jours  de  sa  vieillesse, 
lettre  que  l'on  trouve  en  tête  de  ses  Mémoires,  est  pleine, 
pour  son  neveu,  des  sentiments  de  la  plus  vive  amitié. 

Les  derniers  jours  d'une  vie  si  agitée  furent  tran- 
quilles ;  ils  auraient  été  heureux,  si  le  souvenir  du 
passé  n'était  pas  venu  les  assombrir.  Le  comte  habitait 
une  grande  maison  à  laquelle  étaient  attachées  des  eaux 
et  des  terres  sur  lesquelles  il  pouvait  se  livrer  encore 
quelquefois  a  ses  anciens  goûts  pour  la  chasse  et  la 
pêche.  Entouré  d'une  grande  considération,  vivant  avec 
sa  belle-sœur  et  le  vicomte  de  Kerouartz,  visité  de  loin 
en  loin  par  quelques  membres  de  sa  famille  et  par  quel- 
ques vieux  amis,  son  sort  était  bien  moins  à  plaindre 
que  celui  de  la  plupart  des  émigrés.  Il  s'éteignit  dans  sa 
retraite,  le  18  août  d808,  à  l'âge  de  86  ans. 

Il  fut  enterré  dans  le  cimetière  de  Saint-Gilles,  à 
Reading,  où  sa  belle-sœur  lui  fit  élever  une  tombe,  sur 
laquelle  fut  gravée  l'épitaphe  suivante  : 

Hic  jacet 

Joannis  Carolus  cornes  d'Hector, 

prœfectus  classium  régis  christianissimi, 

regii  et  militaris  Sancti  Ludovici  ordinis  princeps. 

Fortitudine,  prudentia  et  summa  activitate 

enituit 

Bresiensis  portus  gubernator, 

innumeras  classes  immensa  celeritateparavit. 

68  annos  principi,  gloriœ,  mriliter  consecravit. 


164  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

Religionis  amantissimus, 

viriutibus  pollens, 

ad  meliorem  vitam  iransivit  18  aug.  mens.  A.  D.  1808, 

œtatis  86. 

Requiescat  in  pace. 

Hoc  monumentum  curavit 

mœstîssima  soror,  comîtissa  de  Soulange. 

Le  comte  d'Hector  occupe  une  grande  place  dans  la 
marine  française  -,  il  y  serait  peut-être  arrivé  au  premier 
rang,  sans  les  événements  qui  le  forcèrent  à  en  sortir. 
Il  ne  connut  guère  la  révolution  que  par  ses  excès 
et  ne  put  pas  la  servir  quand  elle  le  repoussait.  Ne 
nous  étonnons  donc  pas  si,  comblé  des  faveurs  du 
souverain  et  né  à  une  époque  où  le  roi  el  la  France  se 
confondaient  en  un  seul  nom,  il  n'ait  pas  cru  trahir  la 
seconde  en  épousant  la  cause  du  premier.  S'il  était  na- 
turel qu'il  s'écriât,  avec  un  illustre  Romain  :  Ingrata 
pairia!  s'il  croyait  qu'il  était  de  son  devoir  de  suivre 
ses  princes,  nous  l'entendons  pousser  un  cri  de  haine 
quand  il  croit  s'apercevoir  que  ses  alliés  veulent  se 
partager  la  France.  Disons  encore  à  sa  louange  que, 
lorsqu'il  pouvait  trouver  à  l'ombre  d'un  nouveau  trône 
les  honneurs  et  la  richesse,  obéissant  au  plus  noble  des 
sentiments,  celui  de  la  fidélité  et  de  la  reconnaissance, 
il  préféra  mourir  sur  la  terre  étrangère  *. 

1  Les  archives  du  ministère  de  la  marine,  Vllistoire  de  la  ville  et 
du  port  de  Brest,  par  M.  Levot,  t.  III  et  IV,  et  plus  encore  les  mé- 
moires inédits  du  comte  d'Hector,  dont  nous  avons  dû  la  communica- 
tion ù  l'obligeance  de  son  petit-neveu,  M.  le  comte  d'Hector,  sont  les 
principales  sources  où  nous  avons  largement  puisé  pour  écrire  cette 
notice. 


]\r  HILLEREAU 


ARCHEVÊQUE    DE  PETRA,  VICAIRE   APOSTOLIQUE 
DE  CONSTANTINOPLE 


Mgr  Goupperie  était  mort  en  1831,  et,  parmi  les  di- 
gnitaires de  l'Église'  d'Orient,  la  France  n'était  plus 
représentée.  Le  Souverain  Pontife  ne  voulut  pas  qu'un 
pays  dont  le  nom  avait  jeté  tant  d'éclat  sur  les  missions 
du  Levant,  perdît  de  son  prestige.  Au  prélat  qui  venait 
de  tomber  glorieusement  au  champ  d'honneur,  il  fallait 
trouver,  dans  les  rangs  du  clergé  français,  un  digne 
émule.  Ce  fut  à  la  congrégation  de  Saint-Laurent  qu'il 
alla  le  demander  encore.  Dans  une  invocation  qu'il  adres- 
sait à  Dieu,  lorsqu'il  avait  voulu  fonder  une  compagnie 
de  missionnaires,  le  père  Montfort  s'était  écrié  :  «  Don- 
nez-lui des  prêtres  libres  de  votre  liberté,  détachés  de 
tout,  sans  père,  sans  mère,  sans  frères,  sans  sœurs, 
sans  parents  selon  la  chair  ;  sans  biens,  sans  embarras, 
sans  volonté  propre.  Donnez-lui  des  âmes  élevées  de 
terre  et  pleines  de  la  rosée  céleste,  qui,  sans  empêche- 


166  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

ment,  volent  de  tout  côté,  selon  le  souffle  du  Saint- 
Esprit.  » 

Ces  hommes  détachés  de  tous  les  intérêts  humains, 
s'étaient  levés  à  sa  voix,  et  la  compagnie  des  mission- 
naires de  la  Vierge  Marie  avait  répondu  aux  espérances 
de  son  fondateur.  Dispersée  par  la  Révolution,  elle  n'avait 
point  été  écrasée  sous  les  coups  de  ses  oppresseurs  ;  la 
foi  avait  soutenu  son  courage,  l'enclume  encore  une 
fois  avait  usé  le  marteau.  A  l'époque  dont  nous  voulons 
parler,  elle  était  redevenue  florissante  et  comptait  un 
personnel  nombreux  ;  un  de  ses  membres,  le  père  Hille- 
reau,  dont  la  modestie  rehaussait  le  savoir  et  les  vertus, 
s'y  faisait  particulièrement  remarquer.  Nul  plus  que  lui 
n'était  propre  à  répondre  aux  intentions  du  Saint-Père. 

Julien-Marie-François-Xavier  Hillereau  était  né  dans 
les  temps  malheureux  où  la  maison  de  Saint-Laurent, 
qui  devait  un  jour  être  la  sienne,  avait  vu  ses  religieux 
et  religieuses  abandonner  ses  murs  pour  chercher 
un  refuge  dans  les  cavernes  et  dans  les  forêts.  Il  avait 
vu  le  jour  dans  la  commune  de  Saint-Philbert  de  Bouaine, 
le  21  janvier  1796.  Bien  que  la  guerre  de  la  Vendée  tou- 
chât à  sa  fin,  sa  mère,  errant  dans  la  campagne  pendant 
tout  le  temps  qu'elle  l'avait  porté  dans  son  sein,  n'était 
pas  encore  rentrée  sous  son  toit.  Dans  les  premiers  mois 
de  sa  naissance,  son  berceau  fut  donc  formé  d'herbes  et 
de  feuilles,  sans  autre  abri  que  la  voûte  du  ciel  :  rien 
d'étonnant  si,  au  cœur  de  l'hiver  et  dans  de  telles  con- 
ditions, il  fut  atteint  d'une  cruelle  maladie  ;  il  s'en  fallut 
de  peu  que  son  existence  ne  fût  de  bien  courte  durée.  La 
paix  ayant  enfin  permis  de  le  transporter  au  foyer  do- 
mestique, ses  parents  prodiguèrent  leurs  soins  à  la  pau- 


MONSEIGNEUR  HILLEREAU  167 

vre  petite  créature  que  la  mort  avait  épargnée  comme 
par  miracle.  Julien-Marie  passa  près  d'eux  sa  première 
enfance,  et,  lorsque  l'âge  de  s'instruire  fut  arrivé,  son 
père,  qui  avait  remarqué  son  intelligence  précoce  et  ses 
heureuses  dispositions  natives,  se  décida  à  tous  les  sacri- 
fices pour  lui  donner  la  culture  de  l'esprit,  se  réservant 
par  un  travail  opiniâtre  de  subvenir  à  ses  besoins.  Le 
jeune  Hillereau  commença  ses  études  à  Machecoul,  les 
continua  à  Ghavagnes,  et  vint  les  terminer  à  Saint-Jean- 
d'Angèly.  Ses  succès  d'écolierdonnèrent  de  lui  de  grandes 
espérances  ;  quand,  ses  études  classiques  terminées,  il 
témoigna  le  désir  de  se  vouer  au  sacerdoce,  il  ne  trouva 
personne  pour  l'en  détourner.  L'enfant  était  devenu  un 
jeune  homme  ;  son  intelligence,  que  rehaussaient  les  qua- 
lités du  cœur,  promettait  à  TEgliseunde  ses  plus  fermes 
soutiens.  Ses  maîtres  et  ses  parents  l'encourageant  à 
persévérer  dans  sa  vocation,  il  entra  au  séminaire  de 
Luçon  pour  y  faire  sa  théologie. 

Lorsqu'il  l'eut  terminée,  l'âge  de  recevoir  les  ordres 
n'étant  pas  encore  arrivé,  l'abbé  Hillereau  se  livra  à  l'en- 
seignement ;  il  professa  les  mathématiques,  puis  enseigna 
les  humanités  jusqu'au  jour  où  Mgr  Soyer  l'ordonna 
prêtre.  Sa  carrière  sacerdotale  commença  dans  le  clergé 
séculier,  il  fut  nommé  vicaire  de  la  paroisse  de  la 
Châtaigneraie  où  il  resta  peu  de  temps,  les  fonctions  de 
son  ministère  lui  paraissant  trop  douces.  Auprès  des 
âmes  naïves  et  croyantes  qu'il  avait  à  diriger,  il  ne 
trouvait  pas  en  effet  un  aliment  suffisant  à  l'ardeur  de 
sa  foi.  Pour  être  méritoire  auprès  de  Dieu,  la  vie  d'amour 
et  de  charité  ne  lui  suffisait  pas,  il  lui  fallait  une  vie  de 
luttes  et  de  combats.  C'est  avec  l'esprit  de  prosélytisme 


168  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

religieux  qu'il  demanda  à  entrer  dans  la  congrégation 
des  missionnaires  du  père  Montfort.  Il  y  fut  admis  en 
1822,  à  l'âge  de  vingt-six  ans.  De  ce  moment,  l'existence 
qu'il  avait  rêvée  devint  une  réalité.  Ses  travaux  aposto- 
liques furent  tels  qu'une  constitution  moins  vigoureuse 
que  la  sienne  y  aurait  succombé.  Les  prédications  de  la 
chaire  et  la  direction  des  consciences  absorbaient  tous 
ses  instants  et  ne  lui  laissaient  aucun  loisir.  Aux  exer- 
cices du  ministère  apostolique  venaient  se  joindre  les 
fatigues  du  corps.  A  cette  époque,  tous  les  voyages  des 
missionnaires  de  Saint-Laurent  se  faisaient  à  pied,  et 
les  déplacements  étaient  continuels.  Le  père  Hillereau 
ne  s'en  inquiétait  guère,  beaucoup  plus  préoccupé  qu'il 
était  de  sa  mission  que  des  soins  qu'exigeait  sa  santé. 
La  révolution  de  1830,  en  interdisant  les  missions,  vint 
le  condamner,  pour  quelque  temps,  au  repos.  Mais  comme 
rien  n'était  plus  antipathique  à  sa  nature  millitante, 
comme  ses  supérieurs  connaissaient  le  charme  de  son 
esprit  et  son  activité,  le  père  Deshayes  le  chargea  de 
porter  à  Rome  le  dossier  qu'avait  demandé  le  Saint- 
Père,  pour  la  béatification  du  père  Montfort.  Plusieurs 
autres  affaires  très  délicates  lui  furent  également  confiées 
par  divers  évêques  de  France,  ce  qui  donna  à  sa  mission 
un  caractère  presque  diplomatique.  Dans  les  relations 
qu'il  eut,  a  cette  occasion,  avec  les  congrégations  ro- 
maines, particulièrement  avec  le  Cardinal  Préfet  de  la 
Propagande,  le  père  Hillereau,  par  la  sagesse  de  ses  vues 
et  sa  sagacité,  conquit  tous  les  suffrages.  Non  seulement, 
en  quittant  Rome,  il  emporta  l'estime  générale,  mais  le 
Sacré  Collège  songea  dès  lors  qu'il  pourrait  bien  lui 
confier  un  jour,  dans  l'intérêt  de  l'Église,  les  missions 


MONSEIGNEUR   HILLEREAU  169 

les  plus  importantes.  En  attendant,  une  haute  position 
lui  fut  immédiatement  donnée  dans  la  congrégation  (Jes 
missionnaires  de  Saint-Laurent.  Le  père  Ponsard,  assis- 
tant du  supérieur  général,  venait  de  mourir  à  Lorient  ; 
le  père  Hillereau  fut  appelé  à  le  remplacer,  en  même 
temps  qu'il  fut  chargé  de  la  direction  des  noviciats. 

Les  saintes  filles  que  nous  appelons  si  justement  nos 
sœurs,  et  que  ma  plume  ne  peut  pas  rencontrer  sans 
leur  rendre  l'hommage  qu'elles  méritent,  connaissaient 
toutes  les  grandes  qualités  du  père  Hillereau  ;  aussi 
accueillirent-elles  sa  nomination  avec  une  grande  joie» 

Il  ne  devait  pas  rester  longtemps  à  diriger  leurs  pas 
dans  la  voie  où  elles  étaient  entrées,  d'autres  devoirs 
allaient  l'appeler  dans  des  régions  lointaines. 

Par  un  bref  en  date  du  22  mai  1832,  le  pape  Grégoire 
XVI,  sur  l'avis  conforme  des  cardinaux  auxquels  l'œuvre 
de  la  Propagande  était  confiée,  le  nomma  évêque  de 
Galédonie  et  visiteur  apostolique  de  Smyrne,  en  rem- 
placement de  Mgr  Gardelli,  lui  donnant  des  pouvoirs 
très  étendus  sur  l'Église  qu'il  allait  administrer. 

L'humble  missionnaire,  ne  se  croyant  pas  à  la. hauteur 
de  la  dignité  à  laquelle  il  venait  d"être  appelé,  écrivit  à 
Rome  pour  demander  que  cet  honneur  fût  donné  à  un 
plus  digne  ;  mais  il  fut  fait  violence  à  sa  modestie,  et, 
sur  l'invitation  impérative  qu'il  en  reçut,  il  lui  fallut 
dire  adieu  à  la  maison  qui  lui  était  chère,  et  où  il  laissait 
tant  de  regrets.  Il  quitta  Saint-Laurent  le  20  juin  1832, 
s'arrêta  à  Toulon,  d'où,  après  avoir  donné  aux  Filles  de 
la  Sagesse  de  cette  ville  sa  dernière  retraite,  il  se  rendit 
auprès  du  Saint-Père,  pour  recevoir  la  consécration 
épiscopale.  Il  séjourna  quelques  mois  à  Rome,  et  ce  ne 
T.  III  40 


i70  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

fut  qu'au  commencement  de  l'automne  qu'il  s'embarqua 
pour  sa  destination  nouvelle.  La  frégate  qui  le  trans- 
portait était  commandée  par  le  capitaine  Bruat.  Dans 
des  voies  bien  différentes,  tous  deux  devaient  avoir  de 
grandes  destinées  et  se  rencontrer  encore  :  vingt-trois 
ans  plus  tard,  l'amiral  Bruat,  à  la  tête  de  la  flotte  fran- 
çaise, saluait  à  Gonstantinople  le  chef  de  l'Église  d'Orient. 
Victimes  de  leur  dévouement,  tous  deux,  peu  de  temps 
après,  succombaient  aux  atteintes  du  même  fléau. 

L'érection  de  Smyrne  en  archevêché,  pour  le  culte  ca- 
tholique, remonte  au  XlVe  siècle.  Après  la  consomma- 
tion du  schisme  grec,  en  1721,  à  la  suite  de  difficultés 
survenues  entre  l'archevêque  et  le  consul  français,  il  fut 
supprimé.  En  1818,  le  vicariat  de  Smyrne  fut  de 
nouveau  érigé  en  archevêché  par  le  pape  Pie  VIL 

Un  des  plus  grands  Pères  de  l'Église,  un  glorieux 
apôtre  de  l'Évangile,  saint  Polycarpe,  avait  été  évêque 
de  Smyrne  ;  c'est  lui  qui  envoya  dans  la  Gaule  deux  de 
ses  disciples,  Pothin  et  Irénée,  pour  y  porter  la  parole 
de  Dieu.  Cette  parole  avait  été  féconde,  et  aujourd'hui, 
de  la  terre  où  la  semence  divine  avait  produit  des  fruits 
miraculeux,  partait,  pour  la  rapporter  à  ceux  qui  n'en 
conservaient  plus  la  mémoire,  un  autre  évêque  pénétré 
des  mêmes  vertus  et  du  même  zèle.  Voulant  suivre 
l'exemple  et  les  leçons  du  grand  saint  qu'il  avait  pris 
pour  modèle,  il  était  bien  décidé  à  ne  jamais  s'écarter 
de  la  recommandation  que  cet  illustre  apôtre  faisait  à 
son  clergé  :  «  Il  faut  que  le  prêtre  soit  porté  à  l'indul- 
gence, compatissant  envers  tous,  occupé  à  ramener  les 
brebis  égarées,  à  visiter  tous  les  malades  ;  plein  de 
zèle  pour  la  veuve,  pour  l'orphelin,  pour  le  pauvre  ; 


MONSEIGNEUR  HILLEREAU  171 

toujours  attentif  à  faire  le  bien  devant  Dieu  et  devant 
les  hommes,  à  éviter  toute  colère,  toute  préférence, 
tout  jugement  injuste  ;  entièrement  affranchi  de  malice, 
de  cette  légèreté  qui  voit  le  mal  trop  facilement,  et 
d'une  certaine  sévérité  qui  juge  avec  trop  de  rigueur,  il 
faut  qu'il  sache  que  nous  avons  tous  une  dette  à  payer 
pour  quelques  péchés.  » 

Dans  l'Asie-Mineure  où  se  trouvaient  autrefois  tant 
d'églises  florissantes,  la  mission  de  Smyrne  avait  seule 
conservé  au  culte  catholique  un  évêque  et  des  temples 
saints  ;  partout  ailleurs,  le  schisme  et  l'hérésie  levaient 
une  tête  audacieuse  et  régnaient  en  souverains.  Son 
étendue  était  considérable,  elle  comprenait  deux  îles  : 
Mételin,  l'antique  Lesbos,  autrefois  si  célèbre,  et  Gos, 
patrie  d'Hippocrate,  dont  le  nom  a  été  changé  en  celui 
de  Stanohio.  En  dehors  de  ces  deux  îles,  elle  s'étendait 
sur  le  continent  ;  tout  le  littoral  de  la  Méditerranée, 
depuis  les  Dardanelles  jusqu'à  la  province  d'Anatolie, 
dans  une  profondeur  que  l'on  estimait  à  cinq  jours  de 
marche,  lui  appartenait.  Là  se  trouvaient  des  villes 
célèbres,  et,  plus  brillante  que  toutes  les  autres,  Ephèse, 
dont  le  temple  avait  été  une  des  sept  merveilles  du 
monde,  Ephèse  où  le  christianisme  éleva  une  de  ses 
premières  églises.  Monuments  du  paganisme  et  monu- 
ments de  la  vraie  foi  en  ont  également  disparu.  La  ville 
où  Diane  avait  ses  autels,  la  cité  sainte  où  se  retira  la 
mère  du  Christ,  où  saint  Jean  FÉvangéliste  fit  entendre 
sa  voix,  où  s'assembla  le  troisième  concile  œcuméni- 
que, n'est  plus  qu'un  monceau  de  ruines. 

Arrivé  à  Smyrne  dans  les  premiers  jours  du  mois  de 
décembre  1832,  Mgr  Hillereau  prit  soin  de  s'informer  des 


172  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

ressources  que  pouvait  lui  offrir  cette  ville,  bien  moins 
au  point  de  vue  de  la  vie  matérielle  que  de  la  vie  de 
l'esprit.  Il  la  trouva  peuplée  de  quatre-vingt  mille  Turcs, 
de  quarante  mille  Grecs  hérétiques,  d'un  grand  nombre 
d'Arméniens  hérétiques  également,  de  protestants  et  de 
juifs.  Chaque  religion  avait  un  quartier  à  part  groupé 
autour  de  son  église.  Les  Grecs  et  les  Arméniens  étaient 
dirigés  par  un  archevêque  qui  habitait  la  ville.  Ces 
derniers  firent  très  bon  accueil  à  Mgr  Hillereau,  sans 
paraître  disposés  toutefois  à  revenir  à  l'unité  catholique  : 
à  côté  des  hérétiques  de  toutes  les  sectes,  il  ne  se  trou« 
vait  que  sept  mille  catholiques  dispersés  dans  la  ville  et 
dans  deux  villages  peu  éloignés.  Tous  n'appartenaient 
pas  au  même  rit  :  les  rits  arménien,  grec,  maronite  et 
syrien  y  comptaient  des  adhérents.  Dans  tout  le  reste 
de  l'Anatolie,  on  ne  trouvait  pas  plus  de  deux  cents  ca- 
tholiques qu'un  missionnaire  visitait  une  fois  l'an.  Ce 
missionnaire  était  si  peu  rétribué  que,  sa  tournée  faite, 
il  était  obligé  de  rentrer  dans  sa  famille  pour  y  chercher 
des  moyens  d'existence. 

Dans  la  ville  de  Smyrne,  le  culte  catholique  n'avait 
que  deux  églises,  l'une  appartenant  aux  pères  Capucins, 
l'autre  aux  pères  Récollets  ;  l'archevêque  et  le  clergé 
séculier  en  étaient  dépourvus.  A  la  belle  saison,  quand 
les  familles  catholiques  quittaient  la  ville  pour  la  cam- 
pagne, un  prêtre  de  leur  religion  venait  dire  la  messe 
dans  la  maison  de  l'une  d'elles,  et  toutes  les  autres  s'y 
réunissaient  pour  l'entendre. 

Autrefois  il  y  avait  à  Smyrne  quatre  maisons  reli- 
gieuses, une  de  Capucins,  une  de  .Récollets,  une  de 
Jésuites,  une  de  Dominicains.  Quand  Mgr  Hillereau  prit 


MONSEIGNEUR  HILLEREAU  173 

possession  de  son  diocèse,  il  ne  s'en  trouvait  plus  que 
trois,  la  première  appartenait  aux  Capucins,  la  seconde 
aux  Récollets,  la  troisième  aux  Lazaristes.  Dans  cette 
dernière,  Mgr  Hillereau  rencontra  un  compatriote.  Le 
père  Gloriot,  supérieur  de  la  maison,  était  né  comme 
lui  dans  le  diocèse  de  Luçon. 

Des  deux  paroisses  catholiques  de  Smyrne,  l'une,  sous 
la  protection  de  la  France,  appartenant  aux  Capucins, 
suscita  quelques  ennemis  à  Mgr  Hillereau,  quand  il 
fut  devenu  vicaire  apostolique  de  Constantinople  ; 
l'autre,  placée  sous  la  protection  de  l'Autriche,  portait 
le  nom  de  paroisse  italienne.  Au  nombre  des  membres 
du  clergé  catholique,  six  prêtres  avaient  fait  leurs 
études  à  Rome,  au  collège  de  la  Propagande.  Pour 
l'exercice  complet  de  son  ministère,  il  eût  été  néces- 
saire que  le  clergé  catholique  possédât  la  connaissance 
des  différentes  langues  qui  se  parlaient  à  Smyrne,  de  la 
langue  grecque  en  particulier,  et  il  était  loin  d'en 
être  ainsi.  Les  missionnaires  avaient  à  lutter  avec  bien 
d'autres  difficultés.  Sils  voulaient  conserver  la  liberté 
du  culte,  ils  devaient  s'interdire  toute  tentative  de  pro- 
sélytisme auprès  des  Turcs.  D'un  autre  côté,  les  Juifs, 
très  attachés  à  la  Synagogue,  les  recevaient  fort  mal, 
et  les  Grecs,  orgueilleux  et  ignorants,  traitaient  de 
chiens  les  chrétiens  de  l'Eglise  latine.  Si  l'un  d'entre 
eux,  ce  qui  était  presque  sans  exemple,  se  convertissait 
à  la  religion  catholique,  il  était  conspué  par  ses  anciens 
coreligionnaires  et  en  butte  à  toutes  sortes  de  vexations. 
Parmi  les  Arméniens  seulement,  il  élait  possible  de  faire 
des  recrues  ;  plusieurs  se  montraient  disposés  à  rentrer 
dans  le  giron  de  l'Eglise,  mais  la  crainte  de  leur  arche- 

T.  III  10. 


174  BIOGRAPHIES   VENDÉENNES 

vêque  les  retenait  dans  l'hérésie,  les  primats  de  cette 
nation  usant  de  rigueurs  incroyables  contre  ceux  qui  ne 
faisaient  pas  acte  de  soumission  absolue  à  leur  évêque. 
Mgr  Hillereau  se  trouvait  en  outre  en  présence  de 
missionnaires  protestants  dont  la  propagande  se  faisait 
plus  encore  par  des  distributions  d'argent  que  par  des 
distributions  de  bibles  -,  en  présence  encore  des  scep- 
tiques, des  indifférents,  des  esprits  forts,  très  nombreux 
à  Smyrne,  prêchant  la  tolérance  en  matière  religieuse, 
et  n'en  poursuivant  pas  moins  les  catholiques  de  leurs 
sarcasmes  et  de  leurs  invectives. 

Au  milieu  de  toutes  ces  difficultés,  Mgr  Hillereau  avait 
la  consolation  de  trouver  des  catholiques  inébranlables 
dans  leur  foi,  pre^ique  tous  fréquentant  les  églises,  même 
les  jours  de  travail.  Dans  leurs  deux  paroisses  il  n'existait 
pas  moins  de  sept  confréries. 

La  multiplicité  des  langues  et  l'antagonisme,  qui 
régnait  de  nation  à  nation,  présentaient  bien  des  obs- 
tacles à  la  propagation  de  la  foi.  Pour  être  compris  de 
tous  ceux  qui  fréquentaient  les  églises  catholiques,  il 
fallait  prêcher  en  quatre  ou  cinq  langues  différentes. 
Dans  la  société  européenne,  c'était  toujours  la  langue 
française  que  l'on  parlait  de  préférence. 

Mgr  Hillereau  ne  commença  sa  visite  apostolique  que 
trois  mois  après  son  arrivée  à  Smyrne  ;  à  son  retour, 
il  expédia  à  Rome  un  de  ses  prêtres  pour  faire  connaître 
à  la  Congrégation  de  la  Propagande  les  résultats  de 
cette  visite,  pour  entrer  à  ce  sujet  dans  des  explications 
étendues,  et  aussi  pour  accélérer  des  actes  qui,  quelque- 
fois, se  faisaient  un  peu  attendre. 
Dans  une  longue  lettre  qu'il  écrivait  à  Mgr  de  Luçon, 


MONSEIGNEUR  HILLEREAU  175 

il  lui  disait  qu'à  l'aide  des  ressources  que  l'Œuvre  de 
la  Propagande  et  d'autres  bienfaiteurs  de  l'Église  lui 
fourniraient,  il  espérait  créer  de  nouvelles  paroisses, 
améliorer  la  position  des  prêtres,  entretenir  deux  mis- 
sionnaires. 

Dès  les  premiers  jours  de  son  arrivée,  dans  la  pensée 
que  sa  mission  à  Smyrne  serait  de  longue  durée,  Mgr 
Hillereau  avait  demandé  à  Rome  l'admission  du  secré- 
taire de  Mgr  Gardelli  au  collège  de  la  Propagande, 
espérant  sans  doute  qu'avec  l'instruction  qu'il  y  puise- 
rait, il  pourrait  un  jour  lui  être  d'une  grande  utilité. 

Mais  il  lui  fut  répondu  par  un  refus,  les  religieux 
reçus  prêtres  pouvant  seuls  entrer  dans  cette  institution 
et  le  secrétaire  de  Mgr  Gardelli  ne  l'étant  pas  encore. 
Le  secrétaire  de  la  Propagande  l'informait  en  même 
temps  que,  pour  donner  des  congés  aux  religieux  atta- 
chés à  la  mission  de  Smyrne,  il  devait  s'entendre  au 
préalable  avec  le  préfet  de  la  mission  de  Gonstantinople. 

Ge  petit  désagrément  fut  suivi,  quelques  mois  après, 
d'une  mesure  sur  le  caractère  de  laquelle  Mgr  Hillereau 
se  méprit,  et  qui  lui  fut  très  pénible.  Enflammé  d'une 
sainte  ardeur,  il  avait  fait  traduire  par  un  des  Lazaristes 
de  Smyrne,  en  grec  vulgaire,  V Imitation  de  Jésus-Christ 
ainsi  qu'un  catéchisme.  Puis,  après  s'être  occupé  du 
troupeau,  songeant  aux  pasteurs  qui  en  avaient  la  garde, 
il  avait  réuni  dans  une  retraite  tous  les  prêtres  de 
Smyrne,  lesquels  s'y  étaient  trouvés  au  nombre  de 
vingt-neuf.  Il  avait  en  outre  ouvert  des  conférences  qui 
se  tenaient  tous  les  quinze  jours.  Les  devoirs  et  les 
vertus  du  clergé,  des  questions  théologiques  et  l'expli- 
cation de  l'Écriture  en  étaient  tour  à  tour  le  sujet.  De 


176  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

renseignement  passant  à  la  pratique,  il  avait  créé  une 
œuvre  de  la  Propagation  de  la  Foi  en  union  avec  celle 
de  la  France.  Il  se  préparait  enfin  à  d'autres  travaux 
apostoliques,  quand  un  nouveau  bref  le  nomma  coadju- 
teur  de  Mgr  Gorezzi,  vicaire  apostolique  du  patriarchat 
de  Gonstantinople,  avec  le  titre  d'archevêque  de  Pétra. 
MgrHillereau  crut  à  une  disgrâce.  Dans  une  supplique 
qu'il  adressa  à  la  Sacrée  Congrégation,  il  la  priait  de 
lui  permettrede  venir  se  justifier  devant  elle,  et  deman- 
dait, en  même  temps,  qu'il  lui  fût  donné  un  successeur 
à  Smyrne. 

Le  cardinal-préfet  lui  répondit  que,  loin  d'avoir  à 
s'en  plaindre^  la  Sacrée  Congrégation  n'avait  qu'à  se 
louer  de  ses  œuvres,  qu'elle  avait  voulu  lui  en  donner 
la  preuve  en  l'appelant  à  un  poste  aussi  important  que 
celui  qu'il  allait  occuper,   le  grand  âge  de  Mgr  Corezzi 
exigeant  qu'il  eût  un   coadjuteur.  Le  cardinal  ajoutait 
qu'il  n'y  avait  pas  lieu  à  pourvoir  immédiatement  à  son 
remplacement  à  Smyrne;  que, jusqu'à  nouvel  ordre,  il 
conserverait   le  titre  de   vicaire  apostolique   de  cette 
mission,  en  même  temps  qu'il  resterait  chargé   de  son 
administration  -,  qu'en  conséquence  il  ne  devait  plus 
être  question  d'un  voyage  à  Rome,  voyage  rendu  com- 
plètement inutile  par  l'explication  qui  venait   de   lui 
être  donnée,  et  son  absence  ne  pouvant  avoir  d'autre 
résultat  que  de  laisser  le  diocèse  de  Gonstantinople  dans 
un  grand  embarras. 

Au  moment  où  un  coadjuteur  lui  fut  donné,  Mgr  Co- 
rezzi était  gravement  malade.  Sa  santé  s'étant  rétablie 
plus  tôt  qu'on  ne  le  pensait,  Mgr  Hillereau  ne  se  rendit 
pas  immédiatement  auprès  de  lui.  Nous  le  trouvons 


MONSEIGNEUR  HILLEREAU  l77 

encore  à  Smyrne  dans  les  premiers  jours  de  Tannée 
1834.  A  la  date  du  3  janvier,  il  écrivait  de  cette  ville, 
pour  accuser  réception  d'une  somme  de  4800  livres  qui 
lui  avait  été  allouée  par  l'œuvre  de  la  Propagande.  Il 
réclamait  en  même  temps  quelques  ornements  destinés 
aux  églises  de  Smyrne  qui  en  étaient  complètement 
dépourvues,  ornements  indispensables  au  milieu  de  ces 
peuples  qui  dominent  tout  à  l'eœtérieur  et  ne  jugent 
que  par  la  vue. 

Peu  de  temps  après,  Mgr  Bonami  vint  prendre  pos- 
session du  siège  apostolique  de  Smyrne.  Nommé  d'abord 
évêque  de  Babylone,  Mgr  Bonami  n'avait  pu  dépasser 
Alger  où  il  avait  séjourné  toute  une  année.  Le 
Souverain  Pontife  avait  alors  cbangé  sa  mission  pour 
celle  de  Smyrne.  Mgr  Hillereau  lui  abandonna  non 
seulement  tout  ce  qu'il  avait  reçu  de  la  Sacrée  Congré- 
gation, mais  aussi  d'autres  objets  qui  lui  appartenaient 
en  propre. 

Lorsqu'il  arriva  dans  la  capitale  de  l'empire  ottoman, 
sur  une  population  de  six  cent  mille  âmes,  la  ville  des 
Constantins  ne  comptait  plus  que  dix  mille  cbrétiens 
appartenant  à  l'Eglise  latine  et  soumis  à  la  domination 
turque.  Il  s'y  trouvait  aussi  des  Arméniens,  des  Grecs, 
des  Maronites,  des  Syriaques,  non  sujets  du  sultan  et 
restés  fidèles  à  la  religion  catholique.  Le  clergé  latin  se 
composait  de  douze  prêtres  levantins,  de  vingt  religieux, 
européens  pour  la  plupart,  appartenant  aux  ordres  de 
Saint-François  et  de  Saint-Dominique.  Huit  mission- 
naires Lazaristes  et  trois  frères  possédaient  deux  col- 
lèges, l'un  dans  le  faubourg  de  Péra,  l'autre  dans  celui 
de  Galata,   quartiers  de  la  ville  affectés  aux   Francs 


178  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

depuis  des  siècles.  Il  n'y  avait  point  de  couvent  do 
femmes  ;  seulement  une  trentaine  de  personnes  du  sexe 
faisaient  profession  de  la  vie  religieuse,  et  habitaient 
des  maisons  particulières. 

L'Eglise  latine  y  comptait  six  églises  :  deux  églises 
paroissiales,  Saint- Antoine,  au  faubourg  de  Péra,  Saint- 
Pierre,  au  faubourg  de  Galata,  sous  la  protection  du 
gouvernement  français  ;  une  troisième  église  paroissiale, 
Sainte-Marie,  située  au  faubourg  de  Péra,  sous  la  pro- 
tection autrichienne  -,  Saint-Benoît,  desservi  par  les 
missionnaires  Lazaristes,  Sainte-Trinité,  détruite  par 
un  terrible  incendie  et  à  moitié  relevée  de  ses  ruines  ; 
enfin  Saint- Georges,  attenant  à  l'hôpital  français. 

Pendant  que  les  minarets  et  les  riches  mosquées 
resplendissaient  sous  les  raj^ons  du  soleil,  les  églises 
catholiques,  la  plupart  basses  et  humides,  bâties  dans 
des  culs- de-sac  et  dans  des  milieux  insalubres,  présen- 
taient le  spectacle  le  plus  affligeant.  L'intérieur  du 
temple  répondait  à  l'extérieur  de  l'édifice  :  tout  était 
pauvre,  mesquin  et  triste  ;  tout  y  révélait  la  négligence 
et  la  misère. 

Loin  de  se  laisser  effrayer  par  les  difficultés  qui  se 
présentaient  devant  lui,  Mgr  Hillereau  trouva  dans  son 
âme  la  confiance  et  la  force  nécessaires  pour  en  triom- 
pher -,  les  difficultés  étaient  grandes  pourtant  et  tenaient 
à  des  causes  diverses.  La  question  matérielle,  quelque 
considérable  qu'elle  fût,  était  peu  de  chose  à  côté  des 
dispositions  qu'ilrencontrait  dans  les  esprits.  Relever  les 
bâtiments  n'était  pas  le  plus  pressé,  il  fallait  d'abord  re- 
lever les  âmes,  ramener  à  TÉglise  celles  qui  s'en  étaient 
écartées,  travailler  enfin  à  la  conversion  des  infidèles. 


MONSEIGNEUR  HILLEREAU  179 

Pour  les  Turcs,  il  ne  fallait  pas  y  compter,  la  loi  de 
Mahomet  punissant  alors  de  la  peine  capitale  ceux  qui 
abandonnaient  le  Coran  pour  l'Evangile  ;  chez  les 
Grecs,  chez  les  autres  chrétiens  hérétiques,  ainsi  que 
chez  les  Juifs,  les  dispositions  étaient  tout  aussi  hostiles. 
Les  évêques  grecs  et  arméniens,  chefs  de  leur  gouver- 
nement, avaient  le  droit,  sur  un  avis  conforme  du 
Conseil  des  Primats,  d'appliquer  à  ceux  de  leurs 
coreligionnaires  qui  revenaient  au  catholicisme,  les 
peines  les  plus  sévères  :  l'emprisonnement,  l'exil,  la 
mort  même.  Seuls  d'ailleurs,  les  Arméniens  montraient 
un  secret  penchant  pour  la  foi  catholique,  mais  ce 
penchant  et  leur  attachement  à  la  France  cédait  à  la 
pression  que  la  Russie,  par  la  voix  du  patriarche,  dont 
la  résidence  se  trouvait  sur  les  terres  de  son  empire, 
exerçait  sur  eux. 

Quand  une  menace  terrible  n'aurait  pas  été  suspendue 
sur  leur  tête,  la  haine  du  catholicisme,  dont,  entre 
toutes  les  _  sectes  hérétiques,  les  Grecs  se  font  plus 
particulièrement  gloire,  suffisait  pour  les  éloigner  de 
l'Eglise  latine.  Les  vices  qui,  après  avoir  refroidi  la 
charité,  ont  fini,  au  IX^  siècle,  par  l'éteindre  entière- 
ment, restaient  toujours  les  mêmes  :  l'orgueil,  les 
antipathies  de  nations,  la  cupidité,  la  crasse  ignorance, 
mère  du  fanatisme,  ont  passé  de  générations  en  généra- 
tions, sans  que,  pendant  plus  de  mille  années,  le  temps, 
sous  les  coups  duquel  tombent  les  monuments  et  les 
empires,  ait  pu  les  ébranler.  Ce  sont  toujours  ces 
mêmes  hommes  que  des  discussions  théologiques  empê- 
chèrent, au  temps  des  Croisades,  de  consolider  l'empire 
de  Byzance,  et  qui,  au  XV^  siècle,  lorsque  Mahomet  II 


d80  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

allait  faire  de  Sainte-Sophie  une  mosquée,  préférèrent 
tomber  sous  le  joug  des  Musulmans  que  d'accepter  les 
secours  offerts  par  les  Latins.  Le  clergé  grec,  si  fier,  si 
dédaigneux,  est  pourtant  loin  d'avoir  la  supériorité  à 
laquelle  il  paraît  prétendre.  On  en  jugera  par  l'étendue 
des  connaissances  exigées  par  le  patriarche  pour  donner 
l'autorisation  au  clergé.  Savoir  lire  les  livres  de  liturgie 
sans  toujours  les  comprendre,  voilà  tout  ce  qu'on  leur 
demande.  C'est  surtout  au  défaut  d'instruction  et  à 
d'odieuses  traditions  qu'il  faut  attribuer  les  mauvais 
sentiments  dont  ce  peuple  se  montre  animée  sentiments 
réprouvés  par  la  religion  qu'il  pratique.  Aveuglément 
obstiné  dans  son  erreur  et  opiniâtre  dans  ses  manies, 
s'il  n'est  pas  dépourvu  de  toutes  les  qualités  de  Tesprit 
et  du  cœur,  il  n'en  faut  pas  moins  à  ceux  qui  travail- 
lent à  le  ramener  à  la  foi,  une  patience  angélique  et  un 
grand  courage. 

Gomme  coadjuteur  de  Mgr  Corezzi,  Mgr  Hillereau 
n'avait  pas  des  pouvoirs  assez  étendus  pour  satisfaire 
au  zèle  religieux  qui  le  transportait.  Le  grand  âge  du 
vicaire  apostolique  de  Conslantinople  et  l'ébranlement 
de  sa  santé,  en  le  rendant  peu  propre  à  l'accomplisse- 
ment d'œuvres  importantes,  Lavaient  forcé  d'abandonner 
à  son  coadjuteur  la  plus  lourde  charge  de  sa  mission  ; 
mais  le  prélat  français  sentait  toujours  la  main  de  son 
supérieur,  et  ne  voulait  pas  commander  quand  son 
devoir  était  d'obéir. 

I<e  7  mars  1835,  Mgr  Corezzi  ayant  terminé,  à  l'âge 
de  quatre-vingts  ans,  sa  longue  carrière,  un  bref  de 
Pie  YII  appela  Mgr  Hillereau  à  lui  succéder. 

Placé  à  la  tête  de  l'Église  catholique  de  Constant!- 


MONSEIGNEUR  IIILLEREAU  181 

nople,  ayant  désormais  toute  la  responsabilité  de  sa 
mission,  le  nouveau  vicaire  apostolicfue  se  trouvait  à  la 
hauteur  de  la  position  qui  lui  était  faite.  Une  occasion 
d'affirmer  sa  foi  et  de  déployer  sa  bannière  allait  s'offrir 
à  son  zèle,  il  la  saisit  avec  empressement.  Jusque-là,  la 
procession  de  la  Fête-Dieu  s'était  faite  assez  obscurément 
et  seulement  dans  les  quartiers  francs  de  Péra  et  de 
Galata,  autour  des  églises  catholiques.  Mgr  Hillereau 
résolut  de  lui  donner  un  éclat  inaccoutumé  et  de  la  faire 
sortir  des  limites  qu'elle  n'avait  pas  encore  osé  franchir. 
Tous  les  élèves  du  collège  français,  habillés  en  enfants 
de  chœur,  et  une  confrérie  de  laïques,  revêtus  de  cos- 
tumes religieux,  lui  servirent  de  cortège.  Les  ornements 
de  toutes  les  églises  furent  mis  à  contribution  pour 
ajouter  à  Téclat  de  la  cé'rémonie.  Une  statue  en  argent, 
probablement  la  seule  de  ce  métal  précieux  que  possé- 
dassent les  catholiques,  réprésentait  l'image  du  Christ 
au  moment  où,  vainqueur  de  la  mort,  il  sort  de  la  tombe 
pour  remonter  à  la  droite  de  Dieu  son  Père.  Des  membres 
de  la  confrérie  la  portaient  sous  un  dôme  d'argent,  et 
les  rayons  du  soleil  lui  donnaient  un  éclat  éblouissant. 
Entouré  de  tout  son  clergé  et  des  prêtres  de  diverses 
communautés,  l'archevêque  de  Pétra  présentsrit  le  Saint 
-Sacrement  aux  regards  d'une  foule  émue  et  recueillie. 
Les  kavas  turcs,  sorte  de  gardiens  de  la  paix,  dont  il 
avait  cru  prudent  de  se  faire  accompagner,  lui  devinrent 
tout  à  fait  inutiles.  Toutes  les  religions,  toutes  les  sectes, 
si  nombreuses  dans  la  capitale  de  l'empire  ottoman,  lui 
témoignèrent  le  plus  profond  respect.  Chose  singulière 
et  qui  paraîtra  bien  surprenante  après  ce  que  nous  ve- 
nons de  dire  des  prélats  grecs,  un  de  leurs  évêques,  qui 
T.  ni  11 


182  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

gouvernait  une  église  voisine,  n'eut  pas  plutôt  appris 
que  la  procession,  sortie  de  son  enclos,  s'avançait  de  son 
côté,  qu'il  s'empressa,  pour  lui  faire  hommage,  d'ouvrir 
les  portes  de  son  église  et  d'en  faire  sonner  les  cloches. 
Dans  une  visite  que  Mgr  Hillereau  lui  fit,  quelques 
jours  après,  le  prélat  dissident  lui  exprima  le  regret  de 
n'avoir  pas  été  prévenu  à  l'avance  du  passage  de  la  pro- 
cession, affirmant  qu'il  se  serait  trouvé  en  habits  sacerdo- 
taux avec  son  clergé,  à  la  porte  de  son  église,  qu'il  aurai  t 
encensé  le  Saint  Sacrement,  et  que  les  Grecs  des  rues 
que  la  procession  avait  traversées,  auraient  jeté  des 
fleurs  et  des  eaux  de  senteur  sur  son  passage,  ou  plutôt 
sur  celui  de  Notre-Scigneur.  —  {Annales  de  la  Propa- 
gation de  la  Foi,  année  1839.) 

Quatre  ans  après,  la  même  fête  fut  célébrée  au  même 
lieu,  avec  une  magnificence  sans  égale.  Cinq  évêques  de 
quatre  rits  différents  et  un  sixième,  auquel  il  ne  man- 
quait que  la  cérémonie  du  sacre,  s'y  trouvèrent  réunis. 
Tous  voulurent  représenter  leur  nationalité  et  montrer 
aux  sectes  hérétiques  que  les  rits  divers  sanctionnés  par 
le  Souverain  Pontife,  n'ont  pas  détruit  l'unité  catholique. 
Ce  fut  encore  Mgr  Hillereau  Ijui,  dans  cette  cérémonie, 
porta  le  Saint  Sacrement,  aj^ant  à  ses  côtés  Mgr  Borchi, 
évêque  nommé  de  Beihsoïàe  in  partibus ,  et  l'évêque 
chaldéen  Mospul.  Deux  évêques  arméniens,  l'un  arche- 
vêque primat,  l'autre  archevêque  démissionnaire,  les 
attendaient  à  la  porte  de  leur  église  et  se  réunirent  à  eux. 
Tout  le  clergé  latin,  tout  le  clergé  arménien,  entouraient 
les  chefs  de  l'Église.  C'était,  suivant  l'expression  de  Mgr 
Leleu,  préfet  apostolique  des  Lazaristes  à  Constanti- 
nople,   auquel  j'emprunte  ce  récit,  c'était  l'Europe  et 


MONSEIGNEUR  HILLEREAU  J83 

l'Asie  réunies  dans  un  temple  catliolique,  pour  se 
donner  le  Miser  de  paix. 

A  ce  nombreux  clergé  servaient  d'escorte  le  collège 
français  et  soixante  jeunes  filles  vêtues  de  blanc,  divisées 
en  trois  groupes  que  distinguaient  des  ceintures  de  cou- 
leur différente.  Ces  groupes  étaient  dominés  par  la  sta- 
tue du  Christ  dont  nous  avons  parlé,  par  une  statue  de 
rimmaculée-Conception  et  une  image  de  sainte  Philo- 
mène.Des  chœurs  faisaient  entendre  de  saints  cantiques, 
et,  par  l'harmonie  de  leurs  chants,  semblaient  inviter 
tous  les  dissidents  de  l'Église,  si  nombreux  à  Gonstanti- 
nople,  au  concert  des  âmes. 

L'effet  de  cette  cérémonie  fut  immense  sur  tous,  et 
plus  particulièrement  sur  les  femmes  turques,  que  la 
pompe  des  fêtes  trouve  toujours  si  impressionnables. 
Dans  leur  admiration,  elles  levaient  les  yeux  au  ciel, 
rendant    grâce  à  Dieu  et  lui    demandant    de    vivre 
assez  pour  revoir  de  telles  splendeurs  auxquelles  elles 
donnèrent  le  nom  de  fêtes  des  roses.  Dans  cette  solennité 
où  dominait  le  caractère  français,  le  sentiment  patrio- 
tique s'était  mêlé  au  sentiment  religieux.  Emblèmes  de 
deux  puissances  toujours  unies,  la  croix  et  le  drapeau 
de  la  France  apparaissaient  à  côté  l'un  de  l'autre  sur  la 
tour  de  l'église  paroissiale.  «  Je  vous  avoue  que,  ce  jour- 
là,  je  ne  me  croyais  pas  chez  les  Turcs,  »  a  dit  un  témoin 
de  cette  scène  sublime.  De  la  capitale  de  l'empire  otto- 
man, sa  pensée  se  reportait- elle  sur  Paris,  alors  la 
capitale  du  monde  civilisé  ?  Hélas  !  ce  n'est  plus  sur  les 
bords  de  la  Seine  qu'il  tournerait  aujourd'hui  ses  regards. 
Depuis,  Paris  a  appartenu  aux  brigands  et  aux  assassins. 
On  a  pillé  ses  églises,  massacré  ses  archevêques,  perse- 


184  mOGHAPIIlES   VENDÉENNES 

cutè  les  religieuses,  proscrit  le  culte  de  Dieu.  On  a  pu 
croire  un  instant  que,  pour  trouver  l'esprit  de  tolérance 
dont  nous  sommes  de  si  singuliers  apôtres,  il  faudrait 
se  transporter  chez  les  Turcs.  Là,  du  moins,  sous  la 
protection  du  croissant,  la  croix  est  respectée;  là,  la 
procession  de  la  Fête-Dieu  se  fait  encore  librement. 

Le  vicariat  apostolique  de  Mgr  Hillereau  s'étendait 
sur  de  vastes  provinces.  'En  Europe,  il  comprenait  la 
Thrace  et  la  Macédoine  ;  en  Asie,  toute  l'Asie  Mineure, 
Smyrne  exceptée.  Les  îles  de  Candie,  de  Rhodes,  de 
Mételo,  de  Ténédos  et  quelques  autres  encore  en  fai- 
saient partie.  Pour  produire  d'abondantes  moissons,  un 
champ  aussi  étendu  demandait  bien  des  bras,  et  le 
troupeau  qu'il  nourrissait,  dispersé  sur  des  régions 
lointaines,  ne  pouvait  recevoir  souvent  la  visite  du 
pasteur.  Là  se  trouvaient  tous  les  catholiques.  Syriens, 
Ghaldéens,  Grecs,  Maronites,  etc.,  î^ans  distinction  de 
rits.  Seuls,  les  Arméniens,  pour  lesquels  le  Saint-Siège 
avait  érigé  un  archevêché  à  Gonstantinople,  ne  dépen- 
daient pas  de  la  juridiction  du  vicariat  apostolique 
français.  Longtemps  leur  gouvernement  avait  relevé  des 
deux  patriarches  hérétiques,  grec  et  arménien,  mais  un 
firman  venait  de  le  confier  à  l'archevêque  arménien 
catholique.  Ce  fut  à  la  sollicitation  de  Mgr  Georges 
Hysse,  évêque  du  rit  syriaque  de  Mossul,  converti  à  la 
religion  catholique  par  Mgr  Goupperie^  qu'eut  lieu 
cette  réunion  de  tous  les  catholiques  rayas  des  pro- 
vinces, au  grand  mécontentement  des  chefs  hérétiques, 
qui  travaillaient  à  détruire  l'unité  catholique  avec  la 
même  ardeur  que  d'autres  s'appliquaient  à  la  rétablir. 
Chose  bien  digne  de  remarque  et  qui  montre  combien, 


MO^'^iEIGNEUR  IIILLEREAC  185 

dans  leur  haine  aveugle  contre  les  catholiques,  les  sec- 
taires mettent  plus  de  passion  que  les  infidèles,  pendant 
que  les  premiers  s'épuisaient  en  efforts  impuissants  pour 
convertir  un  des  ministres  du  sultan  et  le  rendre  hostile 
aux  catholiques,  «  celui-ci  se  faisait  indiquer  les  pas- 
sages de  l'Evangile  qui  établissent  la  primauté  de  saint 
Pierre,  pour  les  lire  lui-même  dans  une  traduction 
turque  des  livres  saints  qu'il  avait  dans  sa  biblio- 
thèque *.  » 

Avant  de  commencer  sa  tournée  pastorale,  Mgr  Hille- 
reau  dut  s'occuper  de  faire  à  son  église  paroissiale  des 
réparations  dont  le  besoin  était  si  urgent  que  le  temple 
du  Seigneur  allait  tomber  en  ruines,  s'il  n'y  était  pas 
pourvu  immédiatement.  Une  partie  des  fonds  envo3^és 
au  vicaire  apostolique  de  Gonstantinople  par  l'Associa- 
tion de  la  Propagation  de  la  Foi  fut  consacrée  à  cette 
œuvre.  Mais,  comme  il  arrive  trop  souvent  en  pareil 
cas,  les  dépenses  ayant  excédé  de  beaucoup  ses  prévisions, 
Mgr  Hillereau  se  vit  dans  la  nécessité  de  contracter  des 
dettes.  C'était  la  première  fois  que  semblable  chose  lui 
arrivait,  ce  ne  fut  pas  la  dernière.  Souvent  son  zèle  lui 
fit  outrepasser  ses  ressources.  La  confiance  qu'il  avait 
dans  la  Providence  le  rassurait  ;  il  ne  doutait  pas  qu'il 
trouverait  un  jour  une  main  généreuse  pour  lui  venir  en 
aide.  Il  ne  fut  pas  trompé  dans  son  attente.  L'incendie 
allumé  dans  le  quartier  de  Péra,  en  1834,  n'avait  épar- 
gné ni  les  églises,  ni  l'archevêché.  A  son  arrivée  à 
Gonstantinople,  Mgr  Hillereau  n'eut  pour  se  loger  qu'un 
chétif  appartement,  qui  rappelait  le  presbytère  dans 

*  Lettre  de  M^r  Hillereau  à  M.  Gouraud, 


186  BIOGRAPHIES   VENDÉENNES 

lequel  le  père  Beaudouin  s'était  installé,  lorsque,  à  son 
retour  d'Espagne,  la  paroisse  de  la  Jonchère  avait  été 
confiée  à  son  ministère.  Beaucoup  plus  soucieux  de  la 
maison  du  Seigneur  que  de  la  sienne  propre,  Mgr  Hil- 
lereau  s'était  occupé  tout  d'abord  de  réparer  et  d'orner 
son  église  ;  l'état  de  délabrement  où  il  l'avait  trouvée 
était  tel,  que,  dans  l'impossibilité  d'y  célébrer  le  sacrifice 
de  la  messe,  la  chapelle  d'un  couvent  de  réguliers  située 
dans  son  voisinage  avait  été   mise  à  sa  disposition.  Ce 
n'était  qu'après  l'avoir  restaurée,  qu'il  avait  songé  à 
agrandir  le  palais  épiscopal  —  palais  est  un  mot  bien 
ambitieux  appliqué  à  une  si  chétive  demeure  —  trop 
étroit  pour  recevoir  un  clergé  dont   la  position  était 
vraiment  lamentable.  Tout,  en  eff'et,  manquait  à  son  zèle, 
tout  manquait  à  ses  besoins.  Sans  églises,  et  dans  le 
dénuement  le  plus  absolu,  ses  prêtres  se  voyaient  forcés, 
pour  subvenir  à  leur  misérable  existence,  d'accepter  des 
prêtres   réguliers   —   seuls  possesseurs   de  toutes  les 
paroisses  et  par  conséquent   des  ressources  de  leurs 
églises  —  les  places  les  plus  humbles.  Ce  fut  dans  l'in- 
tention de  pourvoir  à  leur  logement  que  Mgr  Hillereau 
releva  la  maison  de  Saint-Georges,  autrefois  habitée  par 
les  vicaires  apostoliques,  en  construisit  une  à  côté,  en 
acheta  enfin  trois  autres,  qui  n'offraient  pas  sans  doute 
tout  le  confort  désirable  puisqu'elles  étaient  en  bois, 
mais  qui  pouvaient  pourtant  servir  d'abri  et  de  refuge. 
Pendant  quelque   temps,  Mgr   Hillereau  n'avait  eu 
auprès  de  sa  personne  que  deux  prêtres  indigènes.  Les 
autres  prêtres  séculiers,  sortis  des  îles  de  l'archipel,  ne 
trouvant  pas,  dans  l'exercice  de  leur  ministère,  des  res- 
sources suffisantes,  vivaient  misérablement  au  sein  de 


I 


MONSEIGNEUR   HILLEREAU  187 

leurs  familles  qui  avaient  quitté  des  rochers  arides  pour 
venir  demeurer  avec  eux  à  Gonstantinople.  Ce  fut  pour 
s'entourer  d'ecclésiastiques  instruits  qu'il  envoya  quel- 
ques jeunes  gens  au  collège  de  la  Propagande  à  Rome.  En 
écrivant  ces  lignes,  nous  avons  sous  les  yeux  une  lettre 
du  cardinal  Transoni,  par  laquelle  ce  prélat  l'autorise, 
suivant  la  demande  qu'il  en  a  faite,  à  envoyer  un 
élève  au  collège  Urbano,  lui  promettant  que,  plus  tard, 
d'autres  pourront  être  admis  dans  la  même  maison. 

Le  vicaire  apostolique  ne  se  bornait  pas  à  veiller  sur 
ceux  qui  l'entouraient,  ses  regards  s'étendaient  au  loin. 
Par  ses  soins,  des  chapellenies  s'élevèrent  en  dehors  de 
Gonstantinople,  des  établissements  religieux  furent  créés 
à  Scutari,  à  Gadi-Kené,  à  Brousse,  à  Varna,  à  San-Stefano' 
ailleurs  encore.  Pour  toutes  ces  fondations,  il  fallait  des 
sommes  considérables  et  une  conduite  habile  qu'impo- 
saient les  circonstances.  La  cupidité  des  fonctionnaires 
musulmans  ne  cédait  jamais,  en  effet,  qu'à  des  arguments 
pécuniaires.  Pour  bâtir  une  église,  on  devait  tout  d'abord 
être  muni  d'un  firman.  Le  demander  au  grand  Vizir, 
faire  intervenir,  à  cet  effet,  l'ambassadeur  de  France, 
c'était  s'exposer  à  un  refus  et  créer  des  embarras  à  notre 
diplomatie.  Mgr  Hillereau  s'y  prenait  autrement  et 
trouvait  beaucoup  plus  simple  de  s'en  passer.  Il  commen- 
çait par  élever  des  murailles  qui  n'avaient  aucun 
caractère  architectural  et  auquel  il  se  gardait  bien  de 
donner  le  nom  qu'elles  devaient  porter,  prenant  soin  d'en 
cacher  aux  yeux,  par  de  minces  cloisons,  les  dispositions 
intérieures,  et,  quand  tout  était  fini,  les  faisait  disparaître; 
ornait  les  murs  de  saintes  images  et  consacrait  un 
nouveau    temple  au  Seigneur.  L'attention  des  Turcs 


188  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

était-elle  éveillée  avant  rachèvement  de  l'éclifice  ? 
Recevait-il  de  Fautorité  la  défense  de  bâtir  ?  Il  savait  ce 
que  cela  voulait  dire^  et  suspendait  ses  travaux  avec  la 
certitude  de  pouvoir  les  reprendre  bientôt.  Comme  il 
n'y  avait  qu'à  donner  de  l'argent  pour  lever  l'interdit^ 
Mgr  Hillereau  s'exécutait,  et  Thonnête  agent,  en  empo- 
chant la  somme,  devenait  aveugle  et  laissait  faire.  Il  lui 
arrivait  pourtant  quelquefois  de  recouvrer  la  vue  avant 
que  la  construction  de  l'église  fût  achevée  ;  l'emploi  du 
même  moyen  avait  le  même  succès.  Après  les  agents  des 
bâtiments,  venaient  les  ouvriers,  les  fournisseurs  de 
matériaux,  bande  de  filous  sur  lesquels  il  fallait  avoir 
toujours  les  yeux  ouverts.  Mgr  Hillereau  ne  les  perdait 
pas  de  vue,  et,  malgré  les  rebuts,  les  contrariétés,  les 
épreuves  de  toute  nature,  triomphait  des  obstacles. 

Les  missions  du  Levant  ne  ressemblent  point  à  celles 
de  la  Chine  et  de  l'Amérique.  Dans  les  dernières,  le 
prêtre  s'efforce  de  faire  pénétrer  dans  l'âme  des  idolâ- 
tres les  principes  du  christianisme  ;  dans  les  premières, 
il  travaille  à  ramener  dans  le  sein  de  l'Eglise  ceux  qui 
s'en  sont  éloignés.  Pour  être  de  nature  différente,  les 
difficultés  sont  égales,  et  le  danger  que  court  le  mission- 
naire est  peut-être  plus  grand  à  Gonstantinople  qu'à 
Pékin.  Nous  avons  dit  avec  quel  entêtement  les  sectes 
religieuses  de  l'Orient  s'enfoncent  dans  leur  erreur,  et 
quels  efforts  surhumains  il  faut  faire  pour  les  en  tirer. 
Si  les  missionnaires  chargés  de  ce  soin  n'ont  pas  à 
craindre  le  martyre,  s'ils  ont  moins  à  redouter,  dans 
l'empire  ottoman  que  dans  l'empire  chinois,  les  violences 
corporelles,  ils  sont  bien  souvent  exposés  à  un  fléau  qui 
fait  plus  de  victimes  encore.  Dans  ce  malheureux  pays. 


MONSEIGNEUR   HILLEREAU  l89 

OÙ  les  soins  hygiéniques  les  plus  élémentaires  sont 
négligés,  la  peste  est  presque  endémique.  Vue  de  loin, 
lorsqu'elle  est  éclairée  par  les  feux  éblouissants  du 
soleil,  la  grande  cité  offre  à  l'œil  ravi  des  splendeurs 
dont  le  speclacle  n'a  pas  son  pareil  dans  l'univers  en- 
tier. Mais  si  l'étranger,  émerveillé  de  tant  de  beautés, 
veut  rester  sous  le  charme  de  leur  enchantement,  qu'il 
se  borne  à  les  contempler  du  Bosphore  et  qu'il  se  garde 
bien  de  descendre  à  terre.  S'il  pénétrait  en  effet  dans 
l'intérieur  de  la  ville,  quelle  désillusion,  quel  mépris  pour 
un  peuple  si  favorisé  de  la  nature  et  si  croupissant  dans 
la  fange,  n'éprouverait-il  pas  à  l'aspect  de  tant  d'insou- 
ciance !  Les  regards  se  détournent  involontairement 
des  superbes  monuments  de  la  ville  impériale,  pour  se 
porter  sur  des  immondices  dont  l'odorat  est  frappé 
avant  que  la  vue  n'en  soit  blessée.  Rien  ne  peut  donner 
l'idée  de  la  malpropreté  et  de  la  puanteur  des  rues  dans 
lesquelles  la  police,  quelle  police  que  celle  de  Gonstan- 
tinople!  laisse,  sans  les  faire  enlever,  toutes  les  ordures 
et  jusqu'aux  chiens  crevés,  dont  les  émanations  mias- 
matiques infectent  l'air  que  l'on  respire.  Indépendam- 
ment de  l'horreur  bien  naturelle  qu'inspirent  des  chairs 
qui  se  corrompent  et  tombent  en  lambeaux,  les  Turcs 
devraient  pourtant  comprendre  qu'aux  entours  de  tels 
charniers,  vont  se  développer  des  foyers  infectieux 
dont  ils  pourront  être  les  premières  victimes.  Mais  le 
fatalisme  est  là,  les  détournant  de  prendre  les  précau- 
tions les  plus  simples  et  les  plus  urgentes.  Quand  le  fléau 
viendra  à  éclater,  les  grands  s'enfermeront  dans  leurs 
palais,  loin  de  la  demeure  du  pauvre,  plus  particu- 
lièrement exposée  à  la  contagion.  Le  prêtre  catholique 
T.  ni  11. 


190  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

aura  une  conduite  tout  opposée  ;  toujours  prêt  à  por- 
ter les  consolations  de  la  religion  au  plus  pauvre  comme 
au  plus  riche,  il  bravera  la  mort  sans  hésitation  et 
sans  crainte. 

La  maladie  a-t-elle  fini  ses  ravages, il  lui  reste  une  autre 
tâche  à  remplir.  Les  veuves  et  les  orphelins  lui  tendent 
la  main;  il  faudra  les  vêtir,les  loger,  leur  donner  du  pain. 

Il  n'y  avait  pas  longtemps  que  Mgr  Hillereau  occupait 
le  siège  apostolique  de  Gonstantinople,  quand  la  peste 
y  fit  son  apparition  :  elle  s'étendit  rapidement  dans 
tous  les  quartiers  de  la  ville,  gagnant  de  proche  en 
proche  les  villages  environnants.  Bien  qu'il  y  fût  pré- 
paré, et  que  rien  ne  pût  ébranler  la  fermeté  de  son  âme, 
ce  n'est  pas  sans  une  profonde  émotion  que  le  digne 
prélat  fut  témoin  des  scènes  de  désolation,  de  découra- 
gement et  d'abandon  auxquelles  il  lui  fut  donné  d'assister. 
On  mourait  dans  la  rue,  sans  qu'il  se  trouvât  une  main 
pour  enlever  le  cadavre  devenu  un  objet  d'horreur  et 
d'eflfroi.  Des  villages  restaient  complètement  déserts  ;  on 
vo3^ait  souvent  une  porte  de  la  ville  fermée  longtemps 
avant  la  chute  du  jour  ;ce  qui  voulait  dire  que,  depuis  le 
lever  du  soleil,  mille  morts  avaient  déjà  passé  par  là,  l'usa- 
ge étant,  en  pareil  cas,  de  la  fermer  en  signe  de  deuil. 
Les  prêtres  catholiques  exceptés,  tout  le  monde  fuyait 
les  pauvres  qui,  plus  que  tous  les  autres,  transmettaient 
la  maladie,  et  les  malheureux  mouraient  de  faim.  Infi- 
dèles cette  fois  à  cette  doctrine  que  rien  ne  peut  arrê- 
ter la  main  de  Dieu,  les  Musulmans  se  gardaient  bien 
de  secourir  les  malades,  dans  la  crainte  d'être  atteints 
par  la  contagion.  Mgr  Hillereau  ne  recula  pas  devant 
le  danger.  Loin  de  fuir  les  lieux  empestés,  il   donna   à 


MONSEIGNEUR  HILLÉREAU  191 

son  clergé  l'exemple  du  dévouement  et  de  la  chanté. 
Dans  une  lettre  qu'il  écrivait  à  M.  Michaud,  prêtre  de 
Saint-Laurent,  lettre  que  les  Annales  de  la  Propaga- 
tion de  la  Foi  ont  publiée,  on  trouvera  l'émouvant 
récit  de  cette  grande  calamité. 

Mgr  Hillereau  ne  pouvait  pas  se  consoler  de  la  pau- 
vreté des  églises  latines  de  Gonstantinople.  Les  églises 
arméniennes  leur  étaient  bien  supérieures  pour  la  cons- 
truction des  édifices,  pour  leur  disposition  intérieure 
pour  la  richesse  des  ornements,  pour  le  personnel  du 
clergé  qui  ne  comptait  pas  moins  de  quatre-vingt-dix 
prêtres  :  encore  ce  nombre  était-il  insuffisant  aux  be- 
soins du  cr.lte.  Mais  c'était  surtout  du  côté  de  la  mosquée, 
autrefois  Sainte- Sophie,  que  se  tournaient  les  regards 
affligés  du  vicaire  apostolique.  Sainte-Sophie,  si  riche 
en  souvenirs,  autrefois  si  pleine  de  splendeurs  ;  Sainte- 
Sophie,  à  laquelle  quatre  cents  prêtres  étaient  attachés; 
Sainte-Sophie,  qui  était  à  Gonstantinople  ce  qu'est  à 
Rome  l'église  de  Saint-Pierre;  Sainte-Sophie,  livrée 
aujourd'hui  à  l'islamisme,  ne  connaît  plus  le  culte  du 
Seigneur  !  Le  croissant  de  Mahomet  y  a  remplacé  la 
croix  du  Sauveur  des  hommes.  Mais,  quoi  qu'aient  pu  faire 
le  temps  et  la  main  des  barbares,  tout  y  est  encore  plein 
des  magnificences  de  l'Eglise.  Si  son  dôme,  autrefois 
tout  revêtu  de  mosaïques,  est  aujourd'hui  dégradé  par 
les  gardiens  qui  en  vendent  les  débris  aux  étrangers,  les 
marbres,  les  colonnes  de  porphyre,  conservés  dans  toute 
leur  beauté,  sont  encore  pour  le  monde  entier  un  objet 
d'admiration.  Vainement  les  infidèles  se  sont-ils  efforcés 
de  faire  disparaître  les  derniers  vestiges  des  saintes 
images;   un  œil  attentif  peut  encore  reconnaître  deux 


192  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

croix  qui,  gravées  sur  le  marbre,  ont  résisté  à  bien  des 
tentatives  mises  en  œuvre  pour  les  faire  disparaître. 

On  comprend  quelle  dut  être  l'émotion  de  Mgr  Hille- 
reau  devant  toutes  ces  dégradations.  De  quelle  amertume 
son  âme  ne  fut-elle  pas  abreuvée,  quand,  pour  la  pre- 
mière fois,  il  entra  dans  la  mosquée  !  Les  imans  y  célé- 
braient une  de  leurs  cérémonies.  L'empereur  Constantin 
s'était  peut-être  agenouillé  à  la  place  qu'ils  occupaient  ; 
c'était  dans  son  sanctuaire  qu'au  cri:  «  Gloire  au  pro- 
phète! »  l'empereur  Justinien  avait  répondu  par  cette 
orgueilleuse  exclamation:  «  Gloire  à  Dieu,  qui  m'a  jugé 
digne  d'achever  un  si  grand  ouvrage  !  Je  t'ai  surpassé, 
Salomon!  » 

Hélas  !  Sainte-Sophie  a  d'autres  pages  qu'il  faudrait 
arracher  de  son  histoire.  N'est-ce  pas  dans  sa  chaire 
qu'eurent  lieu  ces  misérables  discussions  théologiques 
qui  étouffèrent,  comme  l'esprit  de  parti  le  fait  de  nos 
jours,  les  idées  d'une  saine  politique  et  jusqu'au  senti- 
ment de  conservation  de  la  religion  chrétienne  ?  N'est- 
ce  pas  sous  ses  voûtes  que  retentirent  les  anathèmes 
contre  l'Église  latine  ?  N'est-ce  pas  là  qu'un  peuple  en 
démence  en  ferma  les  portes,  refusant  les  secours  qui 
lui  venaient  de  Rome?  Mais  est-ce  bien  à  nous  qu'il  ap- 
partient de  flétrir  cet  esprit  de  vertige  et  d'erreur,  à 
nous  qui,  dans  notre  aveuglement,  nous  préparons  peut- 
être  à  la  même  catastrophe  par  nos  divisions  insensées? 

Les  soins  que  lui  demandait  une  surveillance  de  tous 
les  instants  n'empêchèrent  point  le  vicaire  apostolique 
de  Constantinople  de  visiter  son  vaste  diocèse.  Longtemps 
l'état  sanitaire  du  pays  l'en  avait  empêché.  Dans  le  cou- 
rant de  l'année  1838,  il  pensait  le  parcourir  dans  toute 


MON?EIGNEUPi   HILLEREAU  193 

son  étendue,  mais  il  ne  put  y  Consacrer  que  le  mois  de 
juin.  Un  souffle  empesté  étant  encore  venu  s'abattre  sur 
Gonstantinople,  d'impérieux  devoirs  l'y  rappelèrent,  un 
mois  après  qu'il  en  était  parti. 

Mgr  Hillereau  borna  donc  sa  visite  pastorale  à  la  par- 
tie delà  Géorgie  soumise  à  sa  juridiction  spirituelle.  Pres- 
que toute  cette  province  appartient  à  Tempire  russe,  et  le 
czar,  voulant  que  tous  ses  sujets  soient  soumis  à  l'Eglise 
dont  il  est  le  chef,  interdit  aux  missionnaires  l'entrée  de 
ses  États.  Force  fat  donc  à  Mgr  Hillereau  de  s'arrêter  à 
Trébizonde  où  il  vit,  avec   une  peine  profonde,    que  les 
familles  catholiques,  presque  complètement  dépourvues 
de  secours  religieux,  tombaient  dans  l'indifférence  en  ma- 
tière de  religion,  quand  elles  ne  se  montraient  pas  dispo- 
sées à  se  rapprocher  des  hérétiques.  Ce  n'était  que  de  loin 
en  loin  en  effet  que  des  missionnaires,  en  se  rendant   à 
Tiflis,  traversaient  Trébizonde.  Le  troupeau  ne  s'égarant 
que  parce  qu'il  n'avait  pas  de  pasteur,  Mgr  Hillereau  son- 
gea à  y  fonder  une  mission  permanente.  L'importance  de 
Trébizonde,  ses  richesses,  son   commerce,  le  concours 
d'étrangers  qu'on  y  rencontre,  pouvaient  la  rendre  utile 
et  prospère.  C'est  au  milieu  des  persécutions  des  Turcs, 
plus  grandes  là  que  partout  ailleurs,  qu'il  appartenait 
au  prélat  catholique  de  planter  glorieusement  la  croix, 
au  lieu  de  la  tenir  d'une  main   timide  et  comme  voilée. 
Quand  les  Mahométans,  les  Juifs,  les  Arméniens,  lèvent 
fièrement  la  tête  ;  quand  les  Grecs   n'y  comptent  pas 
moins  de  dix  églises,  beaucoup  de  chrétiens,  catholiques 
dans  le  cœur,  cachent  leur  croyance,  et,  par  crainte  ou 
par  cupidité,  professent  tout  haut  l'islamisme  pour  lequel 
ils  ont  une  aversion  secrète.  Ce  n'est  pas  ainsi  que  se  con- 


194  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

duisaient  les  premiers  chrétiens.  Faisant  peu  de  cas  des 
biens  de  la  terre,  ils  couraient  gaiement  au  martyre, 
animés  de  cette  passion  toute  céleste  que  l'on  a  appelée 
la  folie  de  la  croix. 

Mgr  Hillereau  se  joignit  à  l'archevêque  catholique  de 
Scopée  pour  demander,  sans  pouvoir  l'obtenir,  qu'une 
entière  liberté  de  conscience  et  de  pratiques  religieuses 
lut  accordée  aux  catholiques.  Aujourd'hui,  cette  liberté 
n'est  plus  contestée. 

Trébizonde  était  le  centre  principal  de  l'abominable 
commerce  d'esclaves  achetés  ou  volés  en  Gircassie.  Parmi 
les  jeunes  filles  et  les  jeunes  garçons  amenés  au  marché, 
Mgr  Hillereau  remarqua  deux  enfants,  encore  au  berceau. 
De  nos  jours,  il  n'en  est  plus  ainsi.  La  vente  publique  des 
esclaves  n'est  plus  tolérée,  et  cet  odieux  trafic  ne  se  fait 
pas  ostensiblement  ;  aussi  le  prix  de  la  marchandise  a- 
t-il  augmenté  en  raison  de  la  difficulté  que  Ton  trouve 
à  se  la  procurer.  Il  n'est  pas  rare  aujourd'hui  de  voir 
une  jeune  esclave  se  payer  jusqu'à  huit  mille  francs. 

Toutes  les  grandes  fondations  où  d'illustres  apôtres 
avaient  fait  entendre  avec  tant  de  succès  la  parole  éman- 
cipatrice  de  l'Évangile,  ont  disparu  du  pays.  Les  Récol- 
lets sont  les  derniers  religieux  qui,  sur  cette  côte  de  la 
mer  Noire,  aient  eu  des  établissements.  Faute  de  res- 
sources, ils  ont  été  obligés  de  les  abandonner. 

L'année  suivante,  Mgr  Hillereau  reprit  sa  tournée 
pastorale.  Cette  fois  ce  fut  vers  la  mission  de  Salonique 
qu'il  commença  à  tourner  ses  pas.  H  y  avait  cinquante- 
sept  ans  qu'elle  n'avait  pas  été  visitée  par  le  vicaire 
apostolique  de  Gonstantinople.  Le  grand  âge  de  ses  deux 
prédécesseurs,  lorsqu'ils  furent  appelas  au  siège  de  ce 


MONSEIGNEUR  HILLEREAU  495 

diocèse,  les  avait,  empêchés  de  s'aventurer  dans  un  pays 
où  Ton  ne  trouve  pas  une  hôtellerie,  où,  pendant  cin- 
quante jours  que  durent  l'allée  et  le  retour,  il  faut  être 
toujours  à  cheval,  armé  jusques  aux  dents,  et  pourvu 
de  tout  ce  qui  est  nécessaire  aux  besoins  de  la  vie.  Bien 
que  Mgr  Hillereau  fût  loin  d'être  un  athlète,  il  effectua 
heureusement  son  voyage.  Il  en  fut  récompensé  par  les 
démonstrations  de  respect  et  de  joie  que  lui  témoignèrent 
les  fidèles  qui  ne  le  connaissaient  que  de  nom. 

Dans  Salonique,  Mgr  Hillereau  se  livra  bien  moins  à 
la  recherche  des  monuments  historiques  antérieurs  à 
la  naissance  du  Christ,  qu'à  celle  des  monuments  chré- 
tiens. Le  souvenir  des  séances  du  sénat  romain,  au 
temps  de  Pompée,  occupèrent  peu  sa  pensée  toute  rem- 
plie de  la  mémoire  des  prédications  de  saint  Paul.  Des 
traces  que  l'illustre  apôtre  a  laissées  de  son  passage,  il 
ne  reste  que  quelques  vestiges  dont  l'authenticité  est 
fort  contestable.  Les  Turcs  n'en  spéculent  pas  moins 
sur  la  curiosité  et  la  crédulité  des  étrangers.  Ils  montrent 
à  ceux  qui  veulent  bien  en  payer  la  vue,  les  débris  d'une 
chaire,  du  haut  de  laquelle  ils  affirment  que  le  grand 
apôtre  prêchait  les  Thessaloniens. 

Dans  une  ancienne  église  convertie  en  mosquée,  on 
voit  encore  le  portrait  en  mosaïque  du  Christ  et  celui 
des  apôtres  ;  dans  une  autre,  le  tombeau  de  saint  Démè- 
trie.  Les  Turcs  ont  conservé  une  tradition  chrétienne 
fort  en  opposition  avec  leurs  croyances.  Comme  le  feu 
des  Vestales,  une  lampe  brûle  toujours  sur  ce  tombeau  ; 
le  soin  de  son  entretien  est  confié  à  l'iman  de  la  mosquée. 

Salonique  possède  plusieurs  églises  grecques  ;  elle  a 
un  archevêque,  qui  ne  compte  que  soixante  prêtres  sous 


196  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

sa  juridiction  et  huit  évoques  suffragants.  L'archevêque 
se  montra  plein  de  prévenances  pour  le  vicaire  apos- 
tolique de  Gonstantinople.  Non  content  d'avoir  envoyé 
deux  de  ses  prêtres  le  saluer,  au  moment  de  son  arrivée, 
il  vint  en  personne,  accompagné  d'un  nombreux  cortège, 
lui  présenter  ses  hoQimages.  Pendant  tout  le  temps  que 
MgrHillereau  séjourna  à  Salonique,  les  rapports  entre 
les  deux   prélats  furent  tels   que   Mgr  Hillereau  put 

9 

espérer  que  les  deux  Eglises  que  sépare  un  schisme  si 
regrettable  pourraient  un  jour  se  réanir. 

Après  avoir  accompli  sa  mission,  Mgr  Hillereau  prit 
congé  des  catholiques  de  Salonique  dont  il  confia  la 
garde  à  un  prêtre  lazariste.  Les  prêtres  français  de  cet 
ordre  ont  remplacé  les  jésuites  qui  furent  longtemps  en 
possession  de  cette  mission.  Leur  église,  en  1839,  l'em- 
portait de  beaucoup,  pour  les  ornements  et  les  décors, 
sur  celles  de  Gonstantinople.  A  la  même  date,  ils  avaient 
une  école  de  jeunes  garçons  et  venaient  d'en  fonder  une 
déjeunes  filles. 

Lorsqu'il  les  visita  au  mois  de  juin,  les  catholiques 
d'Andrinople  firent  à  Mgr  Hillereau  la  même  réception 
que  lui  avaient  faite  ceux  de  Salonique.  H  ne  s'y  trou- 
vait guère  que  deux  cents  âmes  soumises  entièrement 
à  l'Église  latine.  Leur  docilité  était  telle  que  les  deux 
religieux  franciscains,  chargés  de  la  direction  des  cons- 
ciences, se  bornaient,  dans  leurs  exhortations,  à  les 
engager  à  la  persévérance. 

Gnos  était  loin  d'offrir  un  spectacle  aussi  consolant. 
Sa  population  catholique,  qui  ne  comprenait  pas  plus 
de  quarante  âmes,  les  enfants  compris,  végétait  dans 
une  ignorance  lamentable.  Le  prêtre  le   plus  voisin. 


MONSEIGNEUR   IIILLEREAU  i97 

résidant  à  Andi^mople,  n'y  pouvait  faire  que  de  rares 
apparitions.  En  butte  aux  obsessions  et  aux  menaces, 
les  parents  faisaient  presque  toujours  baptiser  leurs  en- 
fants par  les  hérétiques,  et,  quand  une  jeune  fille 
catholique  épousait  un  Grec,  elle  devait,  avant  la  célé- 
bration du  mariage,  abjurer  sa  religion. 

Profondément  touché  d'un  pareil  abandon,  Mgr  Hille- 
reau  promit  aux  fidèles  de  Gnos  de  pourvoir  à  leurs 
besoins  spirituels,  en  chargeant  un  prêtre  de  résider 
parmi  eux,  ou  tout  au  moins  de  leur  faire  de  fréquentes 
visites. 

Avant  de  rentrer  à  Gonstantinople,  le  vicaire  aposto- 
lique donna  sa  bénédiction  aux  familles  catholiques  des 
Dardanelles  et  de  Galipoli,  lesquelles,  manquant  de 
prêtres,  ne  recevaient  que  de  loin  en  loin  les  secours  de 
la  religion. 

Mgr  Hillereau  aurait  bien  voulu  visiter  les  monas- 
tères du  mont  Athos,  qui,  presque  tous,  appartenaient  à 
l'Eglise  grecque  ;  mais,  dans  ce  moment,  les  routes  étant 
difficiles  et  peu  sûres,  il  crut  devoir  y  renoncer.  Si  ce 
voyage  eût  dû  être  profitable  à  son  Eglise,  il  n'eût  certes 
pas  hésité  à  braver  tous  les  dangers,  mais  comme  il 
n'était  que  de  pure  curiosité,  puisqu'il  ne  pouvait  pas 
avoir  l'espérance  de  ramener  à  la  foi  les  plus  entêtés  et 
les  plus  superstitieux  de  tous  les  sectaires  grecs,  Mgr 
Hillereau  les  laissa  à  leurs  erreurs. 

De  retour  au  siège  de  son  diocèse,  il  s'occupa  plus  que 
jamais  du  soin  d'embellir  ses  églises.  Gomme  elles  étaient 
toujours  bien  pauvres,  il  demanda  au  Saint-Père  la 
permission  d'aller  en  France  pour  se  procurer  tout  ce 
qui  leur  manquait.  A  la  pensée  d'embellir  le  temple  de 


198  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

J.-C,  ne  fallait-il  point  ajouter  le  désir  de  revoir  la  pa- 
trie et  surtout  la  Vendée,  sa  terre  natale,  qu'il  avait 
quittée  depuis  quatorze  ans,  et  dont  les  enfants  ne  per- 
dent jamais  la  mémoire  ?  Ce  sentiment  était  trop  natu- 
rel pour  qu'il  ne  prît  point  place  dans  son  cœur.  Quoi 
qu'il  en  soit,  il  dut  renoncer  à  cet  espoir.  Le  cardinal 
Transoni  lui  écrivit  que  le  vicariat  de  Gonstantinople 
ne  pouvait  pas  se  passer  de  sa  présence  ;  que  d'ailleurs 
l'association  de  la  Propagation  de  Lyon  fournirait,  sur 
sa  demande,  tout  ce  qui  lui  serait  nécessaire,  sans  qu'il 
prît  la  peine  de  se  déplacer. 

Mgr  Hillereau  reprit  ses  tournées  pastorales.  Il  visita 
Brousse,  Nicée,Nicomédie,Ghalcédoineet  leurs  environs. 
La  main  de  l'homme  et  celle  du  temps  ont  passé  sur  ces 
villes  célèbres,  et  n'y  ont  laissé  que  des  ruines.  C'est  avec 
le  souvenir  de  l'histoire  qu'il  en  faut  contempler  les 
débris  ;  c'est  avec  la  mémoire  du  passé  qu'il  faut  en 
relever  les  décombres.  Nicée  est  aujourd'hui  une  pau- 
vre bourgade  que  les  Turcs  appellent  Eznik.  Entourée 
de  marais,  d'où  s'échappent  des  gaz  méphitiques,  elle  offre 
l'aspect  le  plus  désolant.  Deux  constructions  antiques, 
un  palais  aux  voûtes  immenses  dont  les  murailles  sont 
encore  debout,  et  les  remparts  flanqués  de  tours,  qui  ne 
purent  sauver  la  ville  de  l'attaque  des  Turcs,  voilà 
tout  ce  qui  reste  de  la  ville  qu'Antigone  avait  fondée , 
de  la  cité  célèbre  où,  par  deux  fois,  s'assemblèrent  tous 
les  dignitaires  de  l'Eglise.  L'œil  cherche  en  vain  le  mo- 
nument qui,  en  325,  reçut  le  Concile  œcuménique.  Pour 
découvrir  la  trace  du  palais  où  les  trois  cents  évêques 
qui  le  composaient  condamnèrent  l'hérésie  d'Arius,  il 
faut  plonger  le  regard  dans  des  fossés  profonds  où  se 


MONSEIGNEUR  HILLEREAU  199 

trouvent  des  pans  de  murailles  et  quelques  marches 
d'un  escalier  en  pierre.  Le  lieu  où  Tempereur  Constantin 
siégeait  dans  toute  sa  gloire  est  maintenant  un  trou  à 
sangsues  ! 

A  une  autre  grande  époque,  dans  quelle  église  vit-on, 
avec  les  légats  du  pape  Adrien,  les  trois  cent  soixante- 
dix-sept  évêques  d'Orient  qui  condamnèrent  les  icono- 
clastes ?  Si  la  main  écarte  les  ronces  qui  croissent  au 
milieu  de  la  ville,  on  aperçoit  une  masure  et  quelques  dé- 
bris de  charpente.  Armez-vous  alors  d'un  microscope,  et 
vous  pourrez  reconnaître  quelques  restes  de  peintures 
grecques  que  le  crépissage  des  Turcs  n'a  pas  fait  entiè- 
rement disparaître.  A  cette  vue,  qui  croirait  que  ce  fut 
là  que  se  tint  une  des  plus  grandes  assemblées  de 
l'Église  ? 

A  Nicomédie,  la  misère  est  tout  aussi  profonde.  Les 
monuments  antiques,  qui  en  faisaient  la  beauté,  ont  en- 
tièrement disparu,  et,  s'ils  sortaient  de  leur  tombe,  les 
anciens  maîtres  du  monde  auraient  de  la  peine  à  recon- 
naître les  palais  où  ils  déplombaient  toutes  leurs  magni- 
ficences. Les  Grecs  n'ont  que  deux  prêtres  pour  desservir 
la  pauvre  église  qu'ils  y  possèdent.  L'archevêque  est 
membre  du  synode,  et,  comme  tel,  assiste  le  patriarche 
dans  son  gouvernement.  Les  Arméniens  hérétiques  ont 
un  évêque  et  quelques  prêtres,  tous  également  ignorants, 
et  cependant  pleins  de  dédain  pour  l'Eglise  latine. 

Aux  portes  de  Gonstantinople,  au  milieu  d'une  cam- 
pagne délicieuse,  s'élève  un  petit  village  très  fréquenté 
par  les  familles  grecques.  Plusieurs  d'entre  elles  y  pas- 
sent la  belle  saison.  C'est  l'ancienne  Chalcédoine,  siège 
du  quatrième  concile  œcuménique,  qui,  en  451,  con- 


200  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

damna  Terreur  cl'Eutichès.  Mgr  Hillereau  y  chercha 
vainement  quelques  vestiges  de  l'église  de  Sàinte-Euphé- 
mie,  où,  sous  la  présidence  des  légats  du  pape  saint 
Léon,  six  cent  trente  évêques  se  réunirent.  Des  vignes 
et  des  légumes  croissent  sur  l'emplacement  où  elle  se 
trouvait,  et,  au  lieu  des  saints  cantiques,  on  n'y  entend 
que  la  voix  monotone  des  Musulmans. 

Dans  Brousse,  Nicomédie  et  Ghalcédoine,  ces  berceaux 
anciens  de  la  foi,  à  peine  rencontre-t-on  quelques  famil- 
les catholiques.  A  Nicée,  il  n'y  en  a  pas  une  seule. 

En  1841,  Mgr  Hillereau  parcourut  les  anciennes  pro- 
vinces de  Bithynie,  de  Phrygie,  de  Galata,  de  Gappadoce, 
de  la  basse  Armédie.  Ce  voyage  offrait  les  plus  grands 
périls.  Quinze  jours  auparavant,  un  prêtre  arménien,  re- 
tournant de  ces  contrées  à  Gonstantinople,  avait  été  at- 
taqué par  des  brigands,  dépouillé  et  assassiné,  ainsi  que 
son  guide.  Mgr  Hillereau  n'était  pas  homme  à  reculer 
devant  la  menace  de  la  mort,  quand  il  s'agissait  de  for- 
tifier les  âmes  et  d'éclairer  de  ses  conseils  les  chrétiens, 
même  lorsqu'ils  relevaient  d'une  autre  juridiction  que  de 
la  sienne.  Il  songeait  bien  moins  à  la  conservation  de  sa 
vie  qu'à  sïnspirer  des  grands  exemples  donnés  par  les 
saints  dont  la  voix  avait  fait  entendre  en  ces  lieux  la 
parole  divine,  qu'à  rechercher  quelles  traces  de  soii 
passage  saint  Paul  avait  pu  laisser  à  Ancyre  et  à  Angora, 
qu'à  faire  un  pèlerinage  au  tombeau  de  saint  Jean  Ghry- 
sostome.  Arrivé  à  Samsoun,  sur  la  mer  Noire,  il  lui 
fallut  enfourcher  un  cheval  pour  traverser  des  défilés, 
où,  à  chaque  instant,  il  était  exposé  à  tomber  entre  les 
mains  des  voleurs.  Après  avoir  visité  de  nouveau  Ni- 
comédie et  Nicée,  il  arriva,  à  travers  des  montagnes, 


MONSEIGNEUR  HILLEREAU  201 

repaire  ordinaire  des  bandits  et  des  assassins,  à  la  petite 
ville  de  Bélégik,  où  il  trouva,  perdues  au  milieu  des  Turcs 
et  des  Grecs,  soixante-trois  familles  catholiques  dont  la 
foi  avait  résisté  aux  séductions  et  aux  menaces.  Cin- 
quante ans  auparavant,  il  n'en  existait  pas  une  seule. 
Un  saint  prêtre  avait,  à  cette  époque,  jeté  la  première 
semence,  qui  avait  porté  ses  fruits.  Bélégik  avait  main- 
tenant une  église  de  construction  toute  récente,  et  deux 
prêtres  chargés  de  faire  entendre  la  parole  divine  aux 
fidèles  et  aux  hérétiques. 

Koutaieh,  où  se  rendit  ensuite  Mgr  Hillereau,  a 
beaucoup  plus  d'importance  que  Bélégik,  C'est  dans  cette 
ville  que  le  pacha  a  fixé  sa  résidence.  Le  culte  catho- 
lique y  était  suivi  par  deux  cents  familles  arméniennes. 
Nulle  part,  il  ne  rencontra  une  opposition  aussi  vive  et 
aussi  tracassière.  Ce  sont  les  Arméniens  hérétiques  qui 
poursuivent  avec  le  plus  d'acharnement  ceux  de  leurs 
frères  quiembrassentlecatholicisme.  Pour  les  Turcs,  ils 
jettent  également  l'insulte  à  tous  les  chrétiens,  sans  dis- 
tinction de  rit  et  de  nation. 

Malgré  les  vexations  auxquelles  ils  ne  cessaient  d'être 
en  butte,  les  catholiques  étaient  parvenus  à  bâtir  une 
église  et  un  presbytère.  Trois  prêtres,  auxquels  l'arche- 
vêque arménien  catholique  de  Constantinople  avait  con- 
fié cette  mission,  soutenaient  contre  les  persécuteurs  le 
courage  et  la  foi  des  fidèles. 

Pour  franchir  la  distance  qui  sépare  Koutaieh  d'An- 
gora, il  fallait  galoper  pendant  six  grandes  journées  par 
xles  plaines  incultes  et  des  montagnes  blanches  dont 
l'aspect  rappelle  les  dunes  de  sable  qui  bordent  les  ri- 
vages de  l'Océan.  Peuplé  de  Turcs,  de  Grecs  et  d'Armé- 


202  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

niens,  Angora  compte,  parmi  ces  derniers,  quinze  cents 
familles  catholiques  -,  trois  cents  seulement  persistent 
dans  rhèrèsie.  Tous  les  prêtres  sont  indigènes.  Le  gou- 
vernement spirituel  et  temporel  est  confié,  par  l'arche- 
vêque arménien  de  Gonstantinople,  à  un  vicaire  général. 
Nulle  part,  dans  le  Levant,  ne  se  trouvent  des  chré- 
tiens  aussi  fervents  et  aussi  attaches  à  l'Eglise.  L'esprit 
religieux  se  remarque  particulièrement  chez  les  femmes 
dont  le  goût  pour  la  vie  monastique  est  des  plus  pro- 
noncés. Plongées  dans  l'ascétisme,  elles  obéissent  doci- 
lement à  leur  supérieure,  qui  ne  les  a  pourtant  pas  sous 
sa  main,  puisqu'elles  n'ont  ni  couvent  ni  monastère,  et 
qu'elles  vivent  au  milieu  de  leur  famille. 

Quand  Mgr  Hillereau  arriva  à  Angora,  les  chrétiens 
venaient  d'y  bâtir  une  église  dont  la  construction  avait 
été  plusieurs  fois  arrêtée  par  l'opposition  du  pacha.  Leur 
persévérance  avait  fini  par  triompher  de  toutes  les  en- 
traves. Cette  église  étant  loin  de  suffire  à  tous  les  besoins 
du  culte,  ils  se  proposaient  d'en  élever  une  nouvelle. 

C'est  par  le  commerce  que  le  catholicisme  a  pénétré 
dans  cette  ville.  Des  négociants  européens  étant  venus 
s'y  fixer,  des  missionnaires  ne  tardèrent  pas  à  les  suivre. 
Ceux-ci  durent  se  montrer  d'une  extrême  prudence 
pour  ne  pas  soulever  contre  eux  la  colère  du  pacha. 
Leur  mission  eut  un  grand  succès,  et,  parmi  les  héréti- 
ques revenus  à  la  foi  catholique,  plusieurs  embrassèrent 
le  sacerdoce.  Mgr  Hillereau  trouva  les  prêtres  en  nom- 
bre très  suffisant  pour  maintenir  la  foi  parmi  les 
catholiques  et  travailler  à  la  conversion  des  infidèles» 
Le  tombeau  de  saint  Clément,  évêque  et  martyr,  reçut 
sa  visite  empressée.  Les  reliques  du  saint  n'en  ont  pas 


MONSEIGNEUR   HILLEREAU  203 

été  distraites,  et  aucune  main  sacrilège  n'a  fouillé  son 
sépulcre.  Tous  les  chrétiens,  sectaires  et  catholicxues, 
l'honorent  de  leur  profond  respect  et  y  font  de  fréquents 
pèlerinages. 

C'était  surtout  devant  le  tombeau  de  saint  Jean 
Chrysostome  que  Mgr  Hillereau  voulait  s'agenouiller  ; 
c'était  au  souvenir  de  cette  âme  héroïque  qu'il  voulait 
fortifier  son  âme.  Neuf  journées  séparent  ce  tombeau 
d'Angora.  Il  faut  les  franchir  à  cheval,  être  bien  armé, 
et  n'avoir  pas  peur  de  la  lance  des  Kurdes.  Voleurs  de 
profession,  ces  bandits  sont  errants  dans  la  campagne  et 
apparaissent  au  moment  où  on  y  songe  le  moins.  Les 
villages  habités  par  les  Tarcomans  ne  sont  pas  beaucoup 
plus  sûrs.  L'étranger  qui  s'y  hasarde  doit  bien  se  tenir 
sur  ses  gardes.  Plus  d'une  fois  les  passants  ont  été 
égorgés  par  ceux  qui  leur  offraient  l'hospitalité.  Dans 
les  habitations  où  il  fut  obligé  de  s'arrêter,  Mgr  Hillereau 
fut  reçu  avec  un  empressement  qui  n'était  pas  de  bon 
augure  et  dont  il  devait  se  défier.  Cependant  il  ne  fut 
en  butte  à  aucune  agression.  Au  milieu  d'appréhensions 
trop  bien  justifiées,  il  arriva  à  Tokat  où  se  trouvent 
plusieurs  églises  chrétiennes.  De  Tokat  au  lieu  où  fut 
la  ville  de  Gomane,  il  n'y  a  pas  plus  d'une  journée.  C'est 
là  que  le  plus  illustre  des  Pères  de  l'Eglise  termina  sa 
glorieuse  carrière.  Préférant  l'exil  à  la  perte  de  son 
indépendance  et  à  l'oubli  de  ses  devoirs,  il  ne  put  se 
contenir  devant  les  désordres  de  l'impératrice  Eudoxie, 
et  refusa  de  ployer  devant  la  volonté  impériale.  Banni 
de  Constantinople,  la  mort  le  surprit  pendant  qu'il  se 
rendait  à  la  résidence  qui  lui  avait  été  assignée.  Avant 
d'y  être  arrivé,  il  succomba  à  la  fatigue  et  aux  mauvais 


204  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

traitements  de  ses  gardiens.  C'est  à  Gomane  qu'il  fut 
enterré.  Son  corps  n'y  séjourna  pas  longtemps.  Le  fils 
de  celui  qui  l'avait  envoyé  mourir  sur  la  terre  étrangère, 
ayant  succédé  à  son  père,  fit  transporter  ses  reliques  à 
Gonstantinople  où  elles  devinrent  l'objet  de  la  vénéra- 
tion des  fidèles.  De  plus  grands  honneurs  leur  étaient 
réservés  :  quelques  années  après,  elles  reposaient  dans 
la  Ville  Eternelle.  Son  tombeau  a  fini  par  disparaître  de 
Gomane.  Longtemps  il  y  resta,  mais  la  petite  chapelle 
dans  laquelle  il  avait  été  élevé  ayant  croulé  au  milieu 
des  décombres  de  la  ville,  les  Arméniens  hérétiques  s'en 
emparèrent  sans  rencontrer  d'opposition,  et  le  transpor- 
tèrent dans  un  vieux  monastère  qui  leur  appartenait. 
G'est  à  deux  lieues  de  Gomane,  dans  la  montagne,  qu'il 
se  trouve  aujourd'hui.  Le  temps  n'a  fait  qu'ajouter  au 
respect  dont  il  a  toujours  été  entouré,  et  de  nombreux 
pèlerins,  appartenant  à  tous  les  rits  de  l'Église,  viennent 
s'y  prosterner. 

Après  avoir  fait  une  station  au  lieu  où  fut  d'abord  le 
tombeau  du  grand  orateur  chrétien,  Mgr  Hillereau  se 
rendit  au  monastère  où  il  avait  été  transporté.  Son 
cœur  fut  profondément  attristé  à  la  vue  de  cette  maison 
de  prières  desservie  par  un  seul  prêtre,  dont  le  minis- 
tère ne  pouvait  suffire  aux  besoins  spirituels  de  l'af- 
fluence  des  pèlerins.  Venu  de  bien  loin  et  à  travers 
mille  périls,  l'archevêque  de  Pétra  contempla  longtemps 
le  monument  qui  lui  rappelait  tant  de  souvenirs.  «  Là, 
dit-il,  appuyé  sur  le  marbre,  je  recommandai  vivement 
au  saint  archevêque  de  Gonstantinople  toutes  ces  con- 
trées si  diff'érentes  aujourd'hui  de  ce  qu'elles  étaient  au 
temps  qu'il  y  distribuait  le  pain  de  la  parole  divine, 


MONSEIGNEUR  HILLEREAU  "lOÔ 

avec  tant  de  zèle  et  d'éloquence.  »  Après  cette  invocation, 
Mgr  Hillereau,  l'âme  encore  tout  émue,  reprit  le  che- 
min qu'il  avait  parcouru  et  revint  au  siège  de  son 
diocèse. 

L'ancien  missionnaire  de  Saint-Laurent  ne  devait  pas 
mourir  sans  revoir  la  France  et  la  sainte  maison  qui 
l'avait  longtemps  abrité.  En  1843,  il  obtint  de  Rome 
l'autorisation  qui  lui  avait  été  refusée  trois  ans  aupa- 
ravant, et  vint,  pour  la  dernière  fois,  fouler  le  sol 
natal  si  cher  à  son  cœur. 

Ce  fut  probablement  pendant  ce  voyage  que  M.  l'abbé 
Hillereau,  vicaire  de  Legé,  prit  la  résolution  de  partager 
avec  son  oncle  les  travaux  du  vicariat  apostolique  de 
Gonstantinople.  Entre  l'oncle  et  le  neveu,  il  en  avait 
été  question  plus  d'une  fois.  Il  nous  a  été  donné  com- 
munication d'une  lettre,  à  la  date  de  l'année  1837  *, 
dans  laquelle  l'archevêque  de  Pétra  disait  au  sous -dia- 
cre Gélestin  Hillereau,  alors  qu'il  était  encore  au  grand 
séminaire,  qu'un  des  principaux  motifs  qui  l'engageaient 
à  faire  un  voyage  en  France,  était  d'y  faire  choix  d'un 
ecclésiastique  qui  pût  être  attaché  à  sa  personne  ;  en 
dehors  de  l'exercice  de  son  ministère,  ce  prêtre  devait 
se  livrer  à  l'enseignement. —  Si  l'abbé  Gélestin  se  sen- 
tait de  force  à  venir  le  joindre,  il  n'avait  qu'à  l'en 
informer. 

Neuf  ans  se  passèrent  avant  que  le  sous- diacre,  or- 
donné  prêtre  et   devenu   vicaire  de  Legé,   quittât  la 


*  C'est  à  M.  Hillereau,  curé  de  Saint-Donatien,  à  Nantes,  que  nous 
devons  la  connaissance  de  cette  lettre  et  de  beaucoup  d'autres  docu- 
ments, qui  nous  ont  été  d'un  grand  secours   pour  écrire  cette,  notice. 

T.  m  12 


206  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

Vendée  pour  aller  rejoindre  son  oncle.  Ce  fut  en  1845 
que,  suivant  le  désir  qui  lui  en  avait  été  manifesté  par 
le  vicaire  apostolique  de  Gonstantinople,  l'abbé  Gélestin 
Hillereau,muni  d'une  licence  de  Mgr  de  Hercé,  évêque 
du  diocèse  de  Nantes,  s'embarqua  pour  Gonstantinople 
où  il  arriva  le  21  octobre  1845. 

A  son  voyage  en  France,  Mgr  Hillereau  avait  promis 
à  l'abbé  Bony,  chapelain  des  dames  carmélites  de  Mar- 
seille, de  lui  écrire  sur  tout  ce  qui  touchait  sa  mission. 
Il  tint  parole,  et,  dans  une  lettre  qu'on  peut  lire  dans 
les  Annales  de  la  Propagation  de  la  foi,  il  l'entretint 
des  infidèles  et  des  hérétiques,  des  divisions  et  subdi- 
visions des  différentes  sectes. 

Il  se  flattait  toujours  de  l'espoir  que  les  rits  qui  se 
partageaient  le  catholicisme  en  Orient  finiraient  par  se 
confondre  en  un  seul,  le  rit  de  l'Eglise  romaine,  l'am- 
bassadeur de  France  et  la  Porte  étant  d'accord  pour 
opérer  le  rapprochement.  Mais  les  sujets  étaient  beau- 
coup plus  intolérants  que  ne  l'était  le  souverain.  Si 
l'autorité  avait  accordé  la  liberté  des  cultes,  cette 
liberté  rencontrait  de  nombreuses  entraves  dans  l'oppo- 
sition que  lui  faisaient  les  infidèles.  Leur  fureur  avait 
été  extrême  en  apprenant  que,  sur  l'insistance  de  la 
France  et  de  l'Angleterre,  le  gouvernement  ottoman 
avait  bien  voulu,  sans  que  pour  cela  ils  encourussent 
aucune  pénalité,  permettre  aux  chrétiens  qui  avaient 
embrassé  l'islamisme,  de  revenir  à  la  religion  qu'ils 
avaient  abandonnée. 

Le  véritable  progrès  s'était  accompli  dans  l'éducation 
de  la  jeunesse. 

Les  Frères   de  la  Doctrine  chrétienne  faisaient  des 


MONSEIGNEUR   HILLEREAU  207 

prodiges  :  plus  de  trois  cents  enfants  suivaient  leur 
école,  trop  petite  pour  recevoir  tous  ceux  que  les  pa- 
rents voulaient  y  faire  admettre.  Les  sœurs  de  charité 
ne  bornaient  pas  leurs  soins  aux  malades  ;  elles  avaient 
une  maison  pour  les  orphelins,  un  pensionnat  de  jeunes 
demoiselles,  un  autre  établissement  où  se  rendaient, 
chaque  jour,  plus  de  trois  cents  petits  enfants  appar- 
tenant à  la  classe  pauvre  *. 

L'enseignement  religieux  s'étendait  à  la  province 
presque  tout  entière.  Les  catholiques  d'Andrinople  et 
de  Salonique  s'étaient  adressés  à  Mgr  Hillereau  pour 
qu'une  maison  d'enseignement  fût  fondée  dans  leurs 
murs,  et  une  école  venait  d'être  créée  à  Angora. 

Pour  l'objet  principal  de  sa  mission,  le  vicaire  apos- 
tolique de  Constantinople  était  loin  de  trouver  les 
mêmes  motifs  de  satisfaction.  Sous  l'influence  de  la 
Russie,  les  Arméniens,  qui,  un  instant,  s'étaient  rappro- 
chés des  catholiques,  s'en  éloignaient  maintenant,  et, 
si  à  Constantinople  on  n'avait  fait  tomber  la  tête  à 
^personne  pour  cause  de  retour  au  catholicisme,  il  n'en 
avait  pas  été  ainsi  à  Bélègik.  A  Mossul,  les  Dominicains, 


1  Aujourd'hui  les  sœurs  de  Saint-Vincent  de  Paul  sont  en  posses- 
sion, à  Constantinople,  de  cinq  hôpitaux,  qui  reçoivent,  chaque  année, 
deux  cent  quarante  malades;  elles  y  entretiennent  cent  vingt  vieillards 
ou  infirmes  et  quarante  aliénés  ;  elles  ont  cinq  écoles  de  filles  qui 
comptent  onze  cents  élèves  ;  l'instruction  s'y  donne  en  français. 

Les  soeurs  sont,  en  outre,  à  la  tête  de  deux  orphelinats  contenant 
environ  treize  cents  enfants  ;  de  tr(y«  asiles,  où  sont  quatre-vingt- 
dix  garçons  ;  de  quatre  dispensaires  qui  donnent  aux  malheureux  plus 
de  quarante  mille  consultations  et  des  remèdes  aux  malades  sans 
distinction  de  religions  ;  d'une  crèche  où  elles  reçoivent,  chaque 
année,  de  soixante  à  quatre-vingts  enfants  abandonnés. 


208  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

victimes  des  plus  mauvais  traitements,  s'étaient  vus 
obligés  de  démolir  leur  couvent  ;  à  Mardin,  Tautorilé 
s'était  em])arée,  à  main  armée,  d'un  terrain  appartenant 
aux  catholiques  ;  et,  jusque  dans  un  faubourg  de  Gons- 
tantinople,  sous  le  vain  prétexte  qu'elle  était  située 
dans  un  quartier  musulman,  il  avait  été  procédé  à  la 
démolition  d'une  église,  laquelle,  pendant  de  longues 
années,  avait  été  respectée  de  tous. 

Contrairement  à  ce  que  nous  voyons  en  Europe,  et 
particulièrement  en  France  où  l'esprit  de  réforme 
dépasse  toute  mesure,  c'est  le  peuple  qui,  en  Turquie, 
se  croyant  apparemment  arrivé  à  l'apogée  de  la  civi- 
lisation et  du  progrès,  repousse  toute  idée  de  change- 
ment, comme  une  atteinte  portée  à  sa  nationalité  ;  les 
grands,  au  contraire,  ceux  surtout  dont  l'éducation  a 
été  faite  en  France,  ne  regardant  pas  le  Coran  comme 
la  loi  suprême,  se  montreraient  favorables  à  l'introduc- 
tion d'idées  libérales  dans  le  gouvernement,  tandis  que 
les  masses  n'en  veulent  pas  entendre  parler.  Aussi 
Mahmoud  se  rendit-il  plus  impopulaire  par  ses  réformes 
que  par  les  guerres  malheureuses  qu'il  eut  à  soutenir. 

L'Orient,  depuis  Constantinople  jusqu'aux  Indes,  est 
la  terre  privilégiée  des  jongleurs  émérites  qui,  sous 
différents  noms,  glorifient  Dieu  par  leurs  hurlements  et 
leurs  contorsions.  Pris  de  vertige,  ils  tournent  sur  eux- 
mêmes,  jusqu'à  ce  que,  épuisés  de  fatigue,  ils  tombent 
à  terre,  couverts  de  sueur.  M.  Hillereau  nous  a  laissé  le 
tableau  de  scènes  burlesques  et  ridicules,  qui  ne  sont 
pas  seulement  une  offense  à  la  religion,  mais  aussi  à  la 
raison  humaine.  Est-ce  seulement  vers  l'Orient  qu'il 
faut  se  tourner  pour  être  témoin  de  ces  tristes  folies  ? 


MONSEIGNEUR   HILLEREAU  209 

Hélas,  non  !  Il  n'est  pas  nécessaire  non  plus  de  remon- 
ter le  cours  des  siècles  pour  trouver,  dans  notre  propre 
histoire,  des  pages  qui  n'ont  rien  à  envier  à  celles  des 
derviches  et  des  fakirs  :  les  tables  tournantes  peuvent 
figurer  dignement  à  côté  de  ce  qu'elles  nous  offrent  de 
mieux.  De  nos  jours,  le  spiritisme  n'a  pas  le  droit  de 
railler  les  adorateurs  de  Vishnou. 

Les  obstacles  qu'il  trouva  sur  sa  route  ne  rebutèrent 
point  Mgr  Hillereau  :  par  ses  paroles  et  par  ses  actes, 
par  sa  prudence  et  par  son  zèle,  il  poursuivit,  sans  ja- 
mais se  décourager,  l'œuvre  difficile  qu'il  avait  com- 
mencée. Constaniinople  ne  comptait  que  trois  églises 
catholiques.  «  Par  un  décret  du  6  juillet  1846,  Mgr 
Hillereau  créa  une  quatrième  paroisse,  celle  du  Saint- 
Esprit,  laquelle  s'étend  de  Roumélie-Hissar,  inclusi- 
vement, à  l'échelle  de  Foudougli,  et  comprend  la  rue 
conduisant  de  Foudougli  au  cimetière  du  Tageim  ;  celle 
contournant  ce  cimetière,  la  grande  rue  de  Péra,  jus- 
qu'à la  rue  Meik-Adalar  ;  celle-ci,  puis  celle  qui,  tour- 
nant à  l'hôpital  Alépin,  suit  le  fond  du  vallon,  entre 
Sagiz-Agatch  et  le  Madjar,  jusqu'au  pont  du  Déré  de 
leni-Chehir.  Du  côté  du  nord,  elle  s'étend  jusqu'aux 
limites  de  la  paroisse  de  Bruien-Deré,  Maslak  et  Bel- 
grade exclusivement',  à  l'Ouest,  jusqu'à  la  rivière  qui, 
venant  de  Belgrade,  se  jette  dans  le  port  d'Eioub, 
passe  au-dessus  d'Ali- Bei-Keni,  et  de  là  jusqu'au 
Déré  de  Saint-Pierre,  comme,  aussi  le  village  de  Ta- 
vala,  dépendant  autrefois  de  Sainte-Marie. 

Le  même  archevêque  voulut,  plus  tard,  ériger  en 
paroisse  une  cinquième  église,  celle  de  Saint-Jean 
Ghrysostome  -,  mais  la  réalisation  de  ce  projet  échoua 

T.  III  12. 


210  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

par  suite  des  observations  présentées  à  la  propagande 
par  la  paroisse  intéressée.  »  (Belin,  consul  de  France  à 
Constantinople.  Extrait  du  Contemporain ,  l^r  avril 
1872.) 

La  même  année,  Mgr  Hillereau  fit  la  consécration 
d'une  église  édifiée  au  faubourg  de  Péra.  L'ambassa- 
deur de  France,  M.  le  baron  de  Bourqueney,  assistait 
à  la  cérémonie.  Ce  fut  l'abbé  Hillereau,  neveu  de  l'arche- 
vêque, qui  prononça  le  discours  d'inauguration.  Cette 
église,  la  plus  grande  de  Péra,  est  devenue  l'église 
métropolitaine. 

En  1865,  par  suite  de  mouvements  de  terrain,  il 
devint  indispensable  de  la  consolider  et  de  lui  faire 
des  réparations  considérables.  L'abbé  Giorgiovich, 
prêtre  diocésain,  se  chargea  de  ce  soin.  Il  fit  placer  sur 
le  fronton  l'inscription  suivante,  juste  hommage  rendu 
à  la  mémoire  de  celui  qui  l'avait  construite  : 

D.  O.  M.  Templum  in  suburbano  gresgente  in  die 

OPPIDANORUM  NUMERO  DIFFICILLIMISTEMPORIBUSEREGTUM 
IN  FIDEI  GATHOLIG^  TESTIMONIUM  SPIRITUI  SAKGTO  DIGA- 
TUM  A  JUSTIANO  MARIA  HILLEREAU  PETRENSI  ARCHIE- 
PIS.  GONST.  SED.  APOST.  POTEST.  PREFEGTO  VIGE  SAGRO 
MDGGGXLVI,  VALIDIS  TERR^  MOTIBUS  SUAMOLE  FATISGENS 
D.  N.  PAULUS  A  GOMITIBUS  BRUNONI  TURONENSIS  ARGHIEP. 
CP  PRESUL  JURE  APOSTOLIGO  V  L.  AG  NITENTE.  MAXIME 
GLEROAGRE  A  POPULARIBUSGONTATONOVO  MOLIMINE  ELE- 
GANTIOR  FORMA.  SARTUM,  TEGTUM    RESTITUIT    MDGGGXLV. 

Au  dessous,  sur  la  frise,  sont  écrits  ces  mots  : 

JUSTITIA  ET  PAX  ET  GAUDIUM  IN  SPIRITU  SANGTO. 


MONSEIGNEUR   HILLEREAU  211 

Le  zèle  de  Mgr  Hillereau  ne  connaissait  point  de 
bornes.  Gomme  il  voulait  que  les  fidèles  de  son  diocèse 
pussent  avoir  continuellement  sous  les  yeux  les  leçons 
que  la  parole  seule  était  impuissante  à  graver  pour 
toujours  dans  leur  mémoire,  il  composa  un  catéchisme 
en  trois  langues  différentes,  en  français,  en  grec,  en 
italien.  Ce  livre  se  mettant  de  bonne  heure  entre  les 
mains  des  enfants,  beaucoup  d'esprits  superficiels  s'ima- 
ginent qu'un  enseignement  aussi  élémentaire  est  peu 
digne  d'appeler  l'attention  des  hommes  d'un  âge  mûr, 
et  en  dédaignent  la  lecture.  Ils  n'auraient  certainement 
pas  cette  pensée  un  peu  méprisante,  s'ils  jetaient  les 
yeux  sur  les  pages  éloquentes  que  Mgr  Dupanloup  lui 
a  consacrées. 

Entre  les  catholiques  et  les  Grecs,  les  discussions 
religieuses  renaissaient  sans  cesse.  Mgr  Hillereau  y  prit 
une  grande  part,  et  fit,  à  ce  sujet,  un  ouvrage  de  con- 
troverse resté  à  l'état  de  manuscrit.  Dans  les  dernières 
années  de  sa  vie,  il  publia  aussi  un  livre  ayant  pour 
titre  -.Exposé  de  la  Doctrine,  livre  destiné  à  bien  faire 
comprendre  le  désaccord  qui  régnait  entre  les  catholiques 
et  les  schismatiques  grecs  et  arméniens.  Par  des  argu- 
ments victorieux,  il  s'efforçait  de  faire  rentrer  ces  der- 
niers dans  le  giron  de  l'Eglise. 

Dans  un  diocèse  aussi  considérable  que  celui  de  Gons- 
tantinople,  le  clergé  était  bien  insuffisant.  En  1850,  afin 
d'augmenter  le  nombre  de  ses  membres,  le  pape  Pie  IX, 
renouvelant  les  pouvoirs  qu^  lui  avaient  accordés  ses 
prédécesseurs,  donna  à  Mgr  Hillereau  l'autorisation 
de  conférer  les  ordres  extraordinairement  aux  clercs 
pour  lesquels  des  irrégularités  avaient  été  une  cause 


2  12  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

cVexclusion.  Par  le  même  bref,  il  lui  accordait  un  droit 
de  délégation  à  de  simples  prêtres,  l'autorisait  enfin  à 
lire,  avec  l'intention  de  les  réfuter,  les  livres  dont  la 
lecture  était  défendue  par  la  Congrégation  de  l'index, 
en  en  exceptant  toutefois  quelques  œuvres  philoso- 
phiques, littéraires  et  religieuses,  au  nombre  desquelles 
nous  avons étésurpris  de  trouverl'histoire  ecclésiastique 
de  Fleury,  car,  de  cet  auteur,  nous  ne  savions  à  l'index 
que  les  ouvrages  suivants  :  Discours  sur  l'Eglise  gal- 
licane, Catéchisme  Mslorique,  Institution  du  droit 
ecclésiastique. 

Le  premier  usage  que  fît  Mgr  Hillereau  de  son  droit  de 
délégation,  fut  d'en  confier  les  pouvoirs  à  MM.  Augus- 
tin Gad  et  Célestin  Hillereau.  Dans  une  lettre  à  la  date 
du  30  octobre  1852.,  nous  lisons  que,  dans  une  courte 
absence  qu'il  se  propose  de  faire,  il  donne  à  ces  deux 
ecclésiastiques,  en  raison  de  leur  expérience  et  de 
leur  science,  tous  les  pouvoirs  dont  il  est  revêtu  pour 
l'administration  de  l'Eglise  de  Constantinople,  persuadé 
que  les  fidèles  n'auront  qu'à  s'en  louer,  et  exhortant 
ses  diocésains  à  leur  obéir  comme  à  lui-même. 

Dans  les  derniers  jours  de  l'année  1854,  une  œuvre 
que  Mgr  Hillereau  aurait  été  heureux  de  voir  prospérer 
dans  le  Levant,  fut  brisée  par  l'intolérance  de  l'ambassa- 
deur britannique.  On  sait  combien  le  catholicisme,  mal- 
gré toutes  les  entraves  que  lui  apporte  son  gouver- 
nement, remue  profondément  l'Angleterre.  Pendant 
que  lespasteursprotestants  faisaientcommerce  de  bibles 
et  répandaient  l'argent  à  pleines  mains,  de  saintes 
filles  catholiques  de  Surry  quittaient  la  maison  d'orphe- 
lins confiée  à  leurs  soins,  pour  porter  leurs  pas  sur  les 


MONSEIGNEUR  IIILLEREAU  213 

rives  du  Bosphore.  Songeant  bien  moins  au  prosélytisme 
religieux  qu'à  soulager  les  souffrances,  elles  arrivaient 
à  Scutari,  et,  placées  sous  la  juridiction  spirituelle  de 
Mgr  Hillereau,  soignaient  les  malades  et  pansaient  les 
blessés.  Il  n'y  avait  rien  là  qui  pût  porter  ombrage  à 
à  rÉglise  réformée.  Cependant  l'intolérance  des  protes- 
tants anglais  s'en  effraya,  et  les  religieuses  de  Surry 
furent  expulsées  brutalement  de  Scutari,  sans  même 
qu'il  leur  fût  permis  de  faire  une  visite  d'adieu  au 
vicaire  apostolique  de  Gonstantinople  dont  elles  rele- 
vaient spirituellement.  Leur  départ  fut  si  précipité  qu'elles 
n'eurent  même  pas  le  temps  de  lui  écrire.  Ce  fut  seule- 
ment quand  elles  furent  arrivées  en  Angleterre,  que  la 
sœur  Marie  des  Neiges  lui  adressa,  au  nom  de  toutes  ses 
sœurs,  la  lettre  suivante  : 

c(  Monseigneur,  ayant  été  contraintes  de  partir  de  Scu- 
tari d'une  manière  si  imprévue,  nous  n'avons  pas  pu, 
comme  nous  aurions  tant  désiré  le  faire,  nous  rendre 
auprès  de  Votre  Grandeur  pour  implorer  vos  conseils 
et  vous  demander  au  moins  une  bénédiction  et  obédience 
en  partant,  car  le  jour  même  que  M.  Mullonney  nous  a 
rendu  visite,  Mis  Musthingale  nous  a  signifié,  à  une  heur  e, 
notre  départ  pour  le  soir  même, et  à  quatre  heures  nous 
partions.  Nous  nous  empressons  donc.  Monseigneur,  ar- 
rivées d'hier,  de  vous  assurer  de  notre  reconnaissance 
pour  votre  paternelle  bonté,  Icrs  de  notre  si  tristement 
court  séjour  à  Scutari,  de  notre  désir  de  vous  avoir  été 
entièrement  soumises,  et,  s'il  avait  pu  en  être  ainsi,  n'avoir 
agi  que  d'après  vos  directions.  Mais  il  ne  nous  a  pas  été 
possible  de  communiquer  assez  vite  avec  Votre  Grandeur. 


2U  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

«  Vous  dire  combien  nous  aurions  été  heureuses  de 
mourir  dans  la  mission  où  nous  avons  été  appelées  est 
inutile,  mais  si  Dieu  nous  appelait  encore  à  soigner  ces 
pauvres  blessés,  à  travers  une  mer  deux  fois  orageuse 
et  des  désagréments  mille  fois  plus  grands,  nous  sommes 
et  nous  serons  toujours  prêtes  à  partir  et  à  être  encore, 
Monseigneur,  de  Votre  Grandeur,  les  très  humbles  et 
très  obéissantes  filles  en  N.-S.  » 

De  son  côté,  la  supérieure  de  la  communauté  exprima 
à  Mgr  Hillereau  tous  ses  remercîments  et  ses  regrets. 

«Monseigneur,  lui  disait-elle,  j'étais  heureuse  de  sen- 
tir mes  religieuses  sous  votre  autorité  et  votre  juridic- 
tion. Je  sentais  qu'elles  étaient  à  la  source  de  pieux 
enseignements  et  sous  une  protection  qui  ne  leur  a  jamais 
fait  défaut.  Mais  le  bon  Dieu  n'a  pas  permis  qu'elles  pour- 
suivissent une  mission  embrassée  avec  foi,  à  la  voix  de 
l'obéissance,  ni  de  pouvoir  recueillir,  dans  les  derniers 
jours,  les  avis  de  Votre  Grandeur  qui  leur  eussent  été 
nécessaires.  Leur  profond  regret  ne  peut  s'exprimer,  car 
nous  ne  savons  agir  avec  certitude  et  consolation  que 
munies  d'une  autorisation  qui  nous  révèle  la  volonté  de 
Dieu.  Elles  ont  cherché  à  la  suivre;  que  son  saint  nom 
soit  béni,  et  que  vos  bénédictions  descendent  encore  sur 
ces  chères  sœurs  qui  n'oublieront  jamais  ce  qu'elles  ont 
rencontré  près  de  Votre  Grandeur.  Rendues  à  leur  cloî- 
tre, elles  vont  reprendre  avec  ferveur  une  tâche  inter- 
rompue ;  leur  pleine  conformité  à  la  croix  de  Notre-Sei- 
gneur  est  leur  consolation  qu'elles  cherchent  à  goûter 
dans  le  silence  et  la  paix,  à  l'ombre  du  Tabernacle.  Si 
elles  consacrent  leur  vie  aux  orphelins,  peut-être  auront- 


MONSEIGNEUR  HILLEREAU  215 

elles  SOUS  leur  conduite  des  enfants  dont  elles  auront 
soigné  les  pères.  Combien  leur  amour  pour  ces  enfants 
sera  proportionné  à  ce  qu'elles  ont  vu  de  souffrances  ! 

«  Daignez  agréer  tous  mes  remercîments  et  bénir  mes 
quatre-vingt-treize  orphelins  avec  leur  mère  et  celle 
qui,  tout  indigne,  vous  prie  de  croire,  Monseigneur,  de 
Votre  Grandeur  la  très  humble  et  très  indigne  servante, 

K  Sœur  Saint-Louis  de  Gonzague,  supérieure.  » 

Les  épreuves  ne  découragent  que  les  âmes  faibles  ; 
les  âmes  vigoureusement  trempées  y  puisent  au  contraire 
de  nouvelles  forces.  Mgr  Hillereau,  ne  pouvant  suivre 
que  de  ses  vœux  les  saintes  filles  qui  venaient  de  lui 
être  enlevées,  s'occupa  plus  que  jamais  du  troupeau 
qui  l'entourait.  Il  avait  bâti,  comme  nous  l'avons  dit,  une 
vaste  église  dans  une  des  extrémités  du  faubourg  de 
Péra;  il  y  avait  adjoint  un  presbytère,  puis  enfin  une 
maison  épiscopale  dont  il  faisait  sa  demeure  depuis 
neuf  ans.  Mais,  comme  cette  maison  n'était  pas  au  cen- 
tre du  faubourg,  et  que  le  peuple  paraissait  désirer  qu'il 
s'en  rapprochât,  il  quitta  l'habitation  confortable  qu'il 
s'était  créée,  pour  venir  s'y  loger. 

Dans  ce  moment,  les  événements  militaires  accomplis 
en  Orient  agrandissaient  son  rôle  d'évêque  et  offraient 
un  magnifique  horizon  au  succès  de  sa  mission.  Gomme 
Moïse,  il  pouvait  croire  à  l'achèvement  de  son  œuvre  et 
entrevoir  la  terre  promise,  quand  la  mort  vint  lui  ravir 
cette  espérance. 

Au  fléau  de  la  guerre,  le  choléra  était  venu  joindre 
ses  terribles  ravages.  Au  moment  où  le  saint  évêque 
prodiguait  ses  soins  et  ses  consolations  aux  malades,  il 


216  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

en  fut  atteint  lui-même.  Ne  songeant  jamais  à  sa  per- 
sonne, il  en  négligea  les  prodromes,  et  quand,  à  la  pre- 
mière période  de  la  maladie,  la  médecine  pouvait  peut- 
être  en  arrêter  la  marclie,  il  ne  voulut  pas^interrompre  un 
instant  les  devoirs  qu'il  s'était  imposés.  Le  lendemain, 
il  était  trop  tard,  tous  les  secours  de  l'art  étaient  devenus 
impuissants.  Comprenant  la  gravité  de  sa  position  et 
conservant,  comme  il  arrive  presque  toujours  dans  cette 
cruelle  maladie,  toute  la  lucidité  de  ses  idées,  au  milieu 
des  affreuses  souffranceii  auxquelles  il  était  en  proie,  il 
voulut,  avant  de  quitter  la  terre,  pourvoir  à  ce  qui  lui 
paraissait  d'un  grand  intérêt.  Il  fit  donc  approcher  de 
son  lit  de  mort  M.  Fabbè  Hillereau,  son  grand  vicaire,  lui 
donna  les  instructions  les  plus  détaillées  et  laissa  entre 
ses  mains  l'administration  du  diocèse.  Après  avoir  béni 
les  prêtres  qui  l'entouraient,  il  entra  dans  son  éternité 
le  l^r  mars  185d,  à  une  heure  du  matin.  Conformément 
au  désir  qu'il  en  avait  manifesté,  il  fut  enterré  dans  la 
crypte  de  l'église  du  Saint-Esprit  qu'il  avait  fait  bâtir 
dix  ans  auparavant. 

Trois  mois  après,  la  même  crypte  recevait  la  dépouille 
mortelle  du  R.  P.  Gloriot,  aumônier  de  l'armée  d'Orient, 
mort  victime  de  son  amour  et  de  sa  charité  pour  les 
soldats  de  la  France. 

Tous  deux  sortis  de  la  Congrégation  de  Saint-Laurent, 
l'évêque  de  Babylone  et  le  vicaire  apostolique  de  Cons- 
tantinople  tombèrent  à  leur  poste,  frappés  de  la  même 
maladie. 

La  mort  de  Mgr  Hillereau  fut  un  grand  deuil  pour  son 
diocèse  et  pour  la  société  de  la  Propagande  dont  il  était 
une  des  principales  colonnes.  La  Congrégation  de  Saint- 


MONSEIGNEUR  HILLEREAU  217 

Laurent  ressentit  avec  non  moins  de  douleur  une  telle 
perte,  et,  au  nom  de  toute  la  communauté,  la  supérieure 
en  exprimait  ainsi  ses  regrets,  dans  une  lettre  qu'elle 
écrivait  à  M.  l'abbé  Célestin  Hillereau  : 

«  Saint-Laurent-sur-Sèvre,  10  avril  1855. 

«Monsieur  le  vicaire  général,  j'étais  absente  de  la  commu- 
nauté lorsque  votre  lettre  nous  est  parvenue.  De  retour  depuis 
deux  jours,  je  m'empresse  de  vous  exprimer  toute  la  part 
que  nous  avons  prise  à  votre  douleur.  Vous  avez  fait  une 
bien  grande,  perte  dans  la  personne  de  Mgr  Hillereau,  et 
nous  aussi  avons  perdu  un  véritable  et  bien  sincère  ami,  que 
nous  aimions  toujours  à  regarder  comme  un  membre  de  la 
grande  famille  des  Pères  de  Montfort.  Le  digne  prélat  se 
faisait  lui-mênîe  un  plaisir  de  se  compter  au  nombre  des 
enfants  du  serviteur  de  Dieu,  dont  il  est  allé  partager  la 
gloire  et  la  félicité.  Car,  nous  n'en  doutons  pas,  votre  res- 
pectable parent,  monsieur  le  vicaire  général,  a  toujours  mené 
une  vie  d'apôtre,  une  vie  toute  de  charité,  et  maintenant  le 
bon  Dieu  récompense  ses  vertus  et  ses  travaux. 

«(  A  la  réception  de  votre  lettre,  tous  nos  pères  mission- 
naires étaient  en  station  de  carême  ;  ils  rentrent  ces  jours- 
ci.  Aussitôt  qu'ils  seront  réunis,  M.  le  supérieur  se  propose 
de  faire  un  service  solennel  pour  le  repos  de  l'âme  de  celui 
que  nous  regrettons  tous.  Une  circulaire  va  annoncer  la 
mort  de  ce  saint  archevêque  dans  nos  établissements^  et 
toutes  nos  sœurs  s'empresseront  de  hâter  le  moment  de  son 
bonheur  éternel,  par  leurs  prières  et  bonnes  oeuvres. 

«<  Nous  n'oublions  pas  non  plus  de  prier  pour  vous.  Votre 
position  a  bien,  selon  la  nature,  quelque  chose  de  pénible, 
mais  le  Seigneur  est  là  ;  nous  lui  demandons  de  tout  notre 
cœur  qu'il  vous  soutienne  et  qu'il  vous  comble  de  ses  grâces. 
Puis,  vous  avez  un  protecteur  au  ciel  qui  ne  vous  oubliera 
pas. 

T.  ni  13 


218  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

«  Je  VOUS  souhaite  uue  meilleure  santé,  le  courage  dont 
vous  avez  besoin.  Daignez 

«  Sr  Sainte-Vitaline.  » 


M.  l'abbé  Hillereau  recevait  en  môme  temps  de  Rome 
des  lettres  de  condoléance.  Enfin,  Mgr  l'évêque  d'Angou- 
lême  prononçait  l'oraison  funèbre  du  prélat  qu'il  avait 
connu  lorsque  lui-même  faisait  partie  du  diocèse  de 
Luçon. 

La  veille  de  sa  mort,  Mgr  Hillereau  avait  remis  à  son 
grand  vicaire  le  testament  que,  dans  l'éventualité 
d'une  fin  prochaine,  il  avait  fait  dès  l'année  1847.  On  y 
trouve  l'expression  des  deux  sentiments  qui  l'animèrent 
toute  sa  vie,  l'embellissement  des  temples  du  Seigneur, 
le  soulagement  de  la  misère.    . 

Après  plusieurs  legs  particuliers,  souvenirs  pour  la 
plupart  laissés  à  quelques  amis,  il  fait  deux  parts  de  ce 
qui  lui  reste,  Vune  devant  être  employée  à  acheter 
pour  les  églises  les  objets  dont  elles  ont  besoin,  l'autre 
destinée  aux  pauvres,  spécialement  à  ceux  qui  sont 
inscrits  sur  sa  liste. 

A  en  juger  par  l'inventaire  de  son  mobilier,  inventarei 
que  nous  avons  sous  les  yeux,  ce  qu'il  donna  aux  pau- 
vres et  aux  églises  ne  dut  pas  être  bien  considérable.  On 
n'y  trouve  que  les  objets  indispensables  à  un  prélat 
qui,  en  raison  de  sa  grande  position,  devait  avoir  ses 
salons  ouverts  à  la  haute  société.  Rien  n'annonce  le 
luxe  oriental,  et  il  n'y  a  guère  de  particulier  jouissant 
d'une  certaine  aisance,  dont  l'appartement  ne  soit  meu- 
blé avec  plus  de  luxe. 


MONSEIGNEUR   HILLEREAU  219 

Quant  à  ses  richesses  intellectuelles^  à  ses  écrits,  il 
chargea  l'abbé  Hillereau,  son  exécuteur  testamentaire, 
d'en  disposer  ainsi  qu'il  l'entendrait,  ajoutant  ces  pa- 
roles qui  révèlent  sa  modestie  :  Coynme  il  n'y  a  rien 
d'acUevéet  de  bien  travaillé,  le  mieux  serait  de  les 
livrer  au  feu. 

Nous  ne  voulons  pas  surfaire  le  mérite  d'œuvres  dont 
il  faisait  si  bon  marché.  Si,  dans  ceux  de  ses  sermons 
que  nous  avons  parcourus,  on  trouve  une  connaissance 
approfondie  des  saintes  écritures,  un  jugement  sain  et 
un  esprit  ne  sortant-  jamais  d'une  juste  mesure,  il  faut 
bien  reconnaître  qu'ils  manquent  de  la  chaleur  et  de 
l'inspiration  oratoires.  C'est  plutôt  la  logique  de  l'en- 
seignement que  l'éloquence  de  la  chaire. 

Ce  serait  faire  injure  aux  prêtres  de  l'Eglise  catho- 
lique orientale  que  de  les  comparer  aux  prélats 
dissidents.  Un  simple  rapprochement  en  fournira  une 
preuve  éclatante.  Beaucoup  plus  favorables  aux  Turcs 
qu'à  leurs  propres  nationaux,  les  dignitaires  de  l'Eglise 
grecque  sont  l'opprobre  et  la  honte  du  christianisme  : 
chez  eux  tout  est  vénalité,  corruption  et  simonie.  Le 
patriarche  et  le  synode  font  trafic  des  évêchés  et  les 
vendent  au  plus  offrant.  A  leurs  yeux,  la  fortune  est 
une  vertu,  la  pauvreté  est  un  vice.  Avec  de  l'or,  le 
prêtre  le  plus  coupable,  celui  dont  les  désordres  sont 
les  plus  scandaleux,  est  un  modèle  d'innocence  et  de 
pureté  ;  le  prêtre  le  plus  digne,  le  plus  faussement 
accusé,  s'il  n'a  pas  de  quoi  payer  sa  défense,  subit  la 
peine  de  son  dénuement.  Il  est  sans  exemple  que  le 
patriarche  ait  sévi  contre  un  èvêque  autrement  que  par 


220  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

un  changement  de  diocèse  ;  encore,  pour  qu'il  ait  pris 
une  pareille  mesure,  a-t-il  fallu  des  circonstances  d'une 
gravité  tout  exceptionnelle. 

Pour  rentrer  dans  leurs  frais,  les  évêques  ne  reculent 
devant  aucune  exaction.  Ces  dignes  prélats  considèrent 
la  règle  comme  une  lettre  morte,  comme  une  loi  tombée 
en  désuétude,  comme  une  coutume  ancienne  depuis  long- 
temps abandonnée.  Aujourd'hui  tout  cède  aux  convoi- 
tises et  à  la  soif  des  richesses.  S'il  est  formellement  établi 
en  principe  que  l'ordination  ne  doit  donner  lieu  à  aucune 
rétribution  du  prêtre  à  son  évêque,  en  fait,  il  en  est  tout 
autrement.  Le  marché  se  débat  entre  les  parties  conten- 
dantes,  et  l'affaire  en  commandite  se  termine  souvent 
par  une  transaction.  L 'évêque  demandera  cinq  mille 
piastres,  le  clerc  n'en  offrira  que  deux  mille.  Après  de 
nombreux  pourparlers  et  des  interventions  officieuses, 
l'accord  se  fera  sur  le  prix  de  trois  mille  cinq  cents.  A 
cette  première  contribution,  succède  une  rétribution 
annuelle  qui  varie  entre  cinq  cents  et  douze  cents  pias- 
tres, suivant  l'importance  de  la  paroisse.  Les  curés  de 
campagnes,  les  papas,  comme  on  les  appelle,  paient  en 
outre  une  redevance  qui  n'a  rien  de  fixe,  mais  dont 
l'élévation  du  chiffre  est  en  raison  directe  des  faveurs 
qu'elle  leur  donne  auprès  de  l'évêque.  Après  le  pasteur, 
vient  le  troupeau.  Toute  famille  (la  famille  se  compose 
de  cinq  personnes)  doit,  chaque  année,  à  son  évêque, 
une  somme  facultative  de  nom,  mais  au  paiement  de 
laquelle,  en  fait,  nul  ne  peut  se  soustraire.  Cette  somme 
n'est  pas  la  même  dans  tous  les  diocèses  ;  sa  moyenne 
est  de  vingt  piastres. 

Le  casuel  a  une  importance  financière  bien  autrement 


MONSEIGNEUR  HILLEREAU  22 1 

considérable.  Ici,  l'avidité  dépasse  tout  ce  que  l'imagina- 
tion peut  inventer.  Certains  sacrements,  celui  de  ma- 
riage en  particulier,  donnent  lieu  à  des  profits  énormes. 
On  ne  peut  pas  le  contracter  sans  payer  un  droit  qui, 
suivant  le  bon  plaisir  des  évêques,  s'élève  de  douze 
cents  à  cinq  mille  piastres,  droit  souvent  encore  sujet 
à  se  renouveler.  Le  clergé,  chargé  de  la  tenue  et  de  la  con- 
servation des  actes  de  l'état  civil,  ne  manque  pas  en 
effet  de  découvrir  entre  les  fiancés  des  cas  prohibitifs, 
des  liens  de  parenté,  par  exemple,  qui,  pour  être  levés, 
exigent  le  versement  d'une  forte  somme  d'argent.  Dans 
cette  affaire,  la  spéculation  a  beau  jeu.  Les  conjoints 
sont-ils  riches,  sont-ils  épris  l'un  de  l'autre  ?  L'amour 
ne  marchande  pas,  et  le  prix  de  la  dispense  pourra  s'é- 
lever jusqu'à  huit  mille  piastres!  Et  puis,  le  mariage 
accompli,  il  se  produira  une  circonstance  imprévue,  qui 
fera  d'une  union  que  les  jeunes  époux  devaient  croire 
légitime,  un  commerce  incestueux.  Vite,  il  faut  mettre 
fin  à  un  pareil  scandale  par  un  nouveau  mariage,  payé 
d'autant  plus  cher  qu'ils  ne  pourraient  pas  s'y  soustraire 
sans  une  tache  éternelle.  Au  lieu  d'être  heureuse,  l'al- 
liance est-elle  pleine  de  mécomptes  et  de  déceptions  ? 
Le  peu  de  conformité  d'humeur,  des  goûts  différents, 
des  torts  réciproques,  rendent-ils  la  vie  commune  in- 
supportable ?  Une  séparation  est  possible,  et  l'évêque 
pourra  prononcer  le  divorce  ;  l'argent  avait  formé  le 
nœud,  l'argent  pourra  le  rompre. 

Si  les  joies  du  mariage  paient  un  lourd  tribut,  les 
tristesses  delà  mort  n'en  sont  point  exemptes.  Les  portes 
du  Ciel  ne  peuvent  s'ouvrir  à  l'âme  du  défunt  que  si 
la  famille  en  paie  l'entrée.  La  somme  à  verser  entre  les 


222  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

mains  de  l'èvêque  est  de  cent  à  mille  piastres.  Nul  ater- 
moiement à  ce  paiement  n'est  possible.  Le  cadavre  pour- 
rirait plutôt  au  lieu  où  il  est  étendu  que  de  voir  le 
clergé  procéder  à  la  cérémonie  funèbre,  sans  avoir  reçu 
la  somme  qu'il  réclame.  Les  parents  sont-ils  pauvres  et 
sans  ressource?  Qu'ils  vendent  leurs  instruments  de  tra- 
vail et  qu'ils  en  apportent  le  prix.  Grâce  aux  prières 
qu'elle  obtient,  l'âme  pourra  alors  reposer  en  paix 
pendant  trois  années,  mais  pendant  trois  années  seule- 
ment. Ce  temps  écoulé,  il  faudra  de  nouvelles  prières, 
une  nouvelle  cérémonie,  une  nouvelle  rétribution. 
Jusque-là  l'herbe  seule  a  poussé  sur  le  lieu  où  le  corps 
est  inhumé,  sans  qu'aucune  marque  ait  pu  en  signaler 
la  place.  Si  vous  voulez  y  mettre  une  pierre,  il  faudra 
creuser  la  fosse,  recueillir  les  ossements  qui  s'y  trou- 
vent déposés,  les  soumettre  au  lavage,  couvrir  le  crâne 
de  je  né  sais  quelle  coiffure  ridicule,  réciter  de  nou- 
velles oraisons.  Tout  cela  ne  se  fait  pas  sans  qu'il  soit 
perçu  de  cinq  cents  à  trois  mille  piastres.  Après,  mais 
seulement  après,  le  corps  se  consumera  sans  autre  vio- 
lation de  la  tombe,  et  l'âme  jouira  d'un  bonheur  éternel. 
La  foi  et  la  piété  filiale  sont  si  vives  dans  les  campagnes, 
qu'après  la  mort  de  leurs  parents,  l'on  a  vu  de  pauvres 
filles  se  faire  domestiques,  et  payer  de  deux  années  de 
gages  le  respect  qu'elles  portaient  aux  restes  d'un  père 
ou  d'une  mère. 

Pour  l'inauguration  des  églises,  les  difficultés,  chez 
les  Grecs,  viennent  plus  encore  de  l'avidité  des  prélats 
que  du  fanatisme  des  musulmans.  Telle  église  de  cam- 
pagne n'a  pas  été  ouverte  au  culte  pendant  plusieurs 
années,  parce  que,  pour  poser  la   première  pierre  de  la 


MONSEIGNEUR  HILLEREAU  *â23 

sainte  table,  l'évêque  a  exigé  cinq  mille  piastres  que  les 
pauvres  gens  du  village  n'ont  pas  pu  se  procurer. 

Voilà  à  quel  degré  d'abjection  sont  tombés  les  princes 
de  l'Église  grecque.  En  vain  vous  cbercberiez,  dans  leur 
âme,  une  passion  noble  et  un  sentiment  généreux  ; 
depuis  longtemps  elle  est  fermée  à  toute  pensée  d'éléva- 
tion, de  dévouement  et  de  sacrifice.  Que  la  peste  ou  les 
autres  fléaux  contagieux  sèment  la  mort  dans  la  demeure 
du  pauvre,  vous  les  verrez  détourner  leurs  regards  de 
tant  de  misères,  s'enfermer  dans  leurs  palais,  quand 
ils  ne  prennent  pas  la  fuite,  et  en  interdire  l'entrée  au 
peuple. 

La  véritable  religion  chrétienne,  la  religion  charitable 
et  compatissante,  la  religion  aux  fortes   convictions  et 
aux  mâles  vertus  n'a   pourtant  pas    entièrement    dis- 
paru de  ces  contrées  malheureuses.  Elle  s'est  réfugiée 
dans    les  basses  classes  et   dans  le  bas  clergé.  C'est 
là    que  vous  les  trouverez  avec  la  foi  dans    toute  sa 
force  ;  c'est  là  que  réside   la  nationalité  grecque.  Mais 
vous  la  rencontrerez  bien  plus  ardente,  bien   plus  fé- 
conde en  martyrs,  dans  quelques  populations  chrétiennes 
qui,  tout  en  conservant  leur  liturgie  et  leurs  rits  parti- 
culiers, ne  se  sont  pas  séparées  de  l'Église  romaine,  et 
obéissent  au  Souverain  Pontife.  Ce  fut  en  1861,    après 
le  massacre  des  Maronites  par  les  Druses,  qu'un  des 
plus  grands  écrivains  et  un  des  plus  grands  cœurs  dont 
la  France  s'honore,  laissait  tomber  de    sa  plume  ces 
lignes  éloquentes  :  «  Nous  n'avons  pas  pour  les  miracles 
de  la  foi  directement  conservés  en  Orient,  malgré  les 
persécutions  des  Turcs,  toute  l'admiration  qu'ils  méri- 
tent. Ah  !  l'Église  d'Occident  est  grande  est  magnifique 


224  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

avec  son  chef  suprême,  ses  évêques  partout  rattachés  à 
leur  chef,  ses  congrégations  qui  sont  à  la  fois  des  corps 
vivant  par  eux-mêmes  et  des  membres  soumis  de  l'Église 
aune  organisation  habile  et  forte  ;  elle  a  eu  ses  malheurs, 
mais  elle  n'a  pas  été  opprimée  et  persécutée  depuis 
quatre  cents  ans.  La  vie  est  une  loi  de  la  Providence, 
elle  n'est  pas  un  miracle  de  Dieu.  Mais  l'Eglise  grecque, 
qui  l'a  soutenue  ?  qui  l'a  affermie  ?  Que  de  causes  exté- 
rieures de  mort  et  de  ruine,  la  pauvreté,  la  misère,  la 
persécution,  la  tentation.  Elle  a  vécu  cependant.  La  foi 
de  chaque  fidèle,  la  foi  sous  le  joug  de  l'oppression,  la  foi 
dans  les  tourments,  voilà  ce  qui  a  fait  le  lien  de  l'Eglise 
orientale  ;  voilà  ce  qui  a  suppléé  à  la  force  de  l'organi- 
sation et  de  la  hiérarchie. —  Tu  es  Pierre  et  sur  cette 
pierre  je  bâtirai  mon  Église.  — Voilà  la  cause  divine  de 
la  force  et  de  la  durée  de  l'Église  catholique  romaine.  — 
Où  il  y  a  deux  ou  trois  personnes  assemblées  en  mon  nom 
je  suis  au  milieu  d'elles.  —  Voilà  la  cause  divine  de  la 
force  et  de  la  durée  de  l'Église  orientale.  Les  chrétiens 
d'Orient  sont  restés  assemblés  au  nom  de  Jésus-Christ, 
malgré  la  persécution  musulmane,  et  Jésus-Christ  a  été 
au  milieu  d'eux  ;  c'est  par  Jésus-Christ  qu'ils  sont  de- 
meurés un  corps  de  nation.  » 

Disons  à  notre  tour  :  —  Nous  n'avons  pas  pour  les 
héros  de  l'Église  catholique,  pour  les  saints  prêtres  qui 
vont  porter  la  parole  de  Dieu  aux  infidèles,  pour  les 
sœurs  de  charité  que  la  foi  entraîne  au  delà  des  mers, 
toute  l'admiration  qu'ils  méritent.  De  quel  esprit  divin 
ne  faut-il  pas  être  pénétré  pour  ne  reculer  ni  devant 
un  exil  volontaire,  ni  devant  les  persécutions,  ni  de- 
vant la  menace  de  la  mort  ?  Voilà  de  saintes  filles,  na- 


MONSEIGNEUR  HILLEREAU  225 

guère  encore  jouissant  de  toutes  les  douceurs  du  foyer 
domestique.  Hier  enrôlées  sous  la  bannière  du  Christ, 
elles  partent  aujourd'hui  pour  les  Indes,  pour  le  Mexi- 
que, pour  la  capitale  de  Tempire  ottoman.  Les  unes,  par 
l'enseignement,  vont  dissiper  les  ténèbres  qui  envelop- 
pent des  populations  plongées  dans  l'ignorance  ;  les 
autres  vont  soulager  les  malheureux,  tendre  au  pauvre 
une  main  secourable  et  amie,  lui  venir  en  aide  dans 
toutes  ses  afflictions.  Voilà  des  prêtres  du  Seigneur  ; 
ils  auraient  pu  passer,  au  milieu  de  leurs  ouailles,  des 
jours  tranquilles  ;  ils  courent  après  une  autre  destinée. 
En  Chine,  on  égorge  les  apôtres  ;  dans  les  montagnes  du 
Liban,  on  massacre  par  milliers  les  fidèles  ;  ailleurs,  ils 
sont  en  butte  à  toutes  sortes  de  persécutions.  Mais  là 
aussi  des  idolâtres  on  des  hérétiques  n'attendent  peut- 
être  que  la  voix  de  la  vérité  pour  embrasser  la  religion 
catholique.  Allons,  partez.  Dieu  vous  appelle  !  Adieu  à 
la  mission  tranquille,  adieu  aux  jours  de  paix,  adieu 
aux  bénédictions  du  troupeau,  adieu  à  la  famille,  aux 
compagnons  de  l'enfance  et  de  la  jeunesse,  adieu  à  la 
patrie  !  Qu'importe  vers  quels  rivages  la  voile  les  en- 
traîne !  Qu'importe  que  les  vents  soient  contraires  ou 
propices  !  Auprès  des  orages  qui  les  attendent,  que  sont 
les  tempêtes  de  l'Océan  ?  Leurs  jours  sont  comptés. 
Peut-être  la  mort  viendra  avant  l'âge  ;  qu'importe  !  Elle 
ne  peut  ni  les  surprendre  ni  les  effrayer.  Elle  sera  pour 
eux,  au  contraire,  la  plus  douce  des  récompenses,  puis- 
qu'elle sera  suivie  de  la  vie  éternelle.  C'est  dans  son 
cœur  et  dans  sa  foi  que.  l'humble  missionnaire  trouvera 
le  secret  de  la  force  et  de  la  sérénité  de  son  âme.  Pour 
lui,  l'accomplissement  de  la  tâche  sera   facile.  Mais  au 

T.  III  13. 


226  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

prélat,  chargé  de  la  direction  d'une  vaste  Eglise,  à  l'èvê- 
que  dont  l'autorité  spirituelle  s'étend  sur  de  grandes 
provinces,  quelle  responsabilité  devant  Dieu  et  devant 
les  hommes  !  Forcé  de  se  mêler  aux  affaires  du  monde, 
il  devra  joindre  à  la  sainteté  de  son  ministère  la  sagesse 
et  la  prudence  du  diplomate.  Les  intérêts  de  la  religion 
qui  lui  sont  confiés,  les  fondations  qu'il  médite,  les  con- 
versions qu'il  prépare,  exigeront  sans  doute  de  grands 
ménagements,  sans  jamais  pourtant  l'amener  à  des  com- 
positions compromettantes  pour  le  caractère  dont  il  est 
revêtu.  Tous  les  jours  il  se  trouvera  en  contact  avec  les 
ennemis  de  son  Église.  Pour  les  combattre  il  n'aura 
d'autres  armes  que  la  douceur,  la  persuasion  et  la  cha- 
rité. Nul  plus  que  lui  ne  pratiquera  le  pardon  des  injures 
nul  ne  sera  plus  accessible  à  tous.  Des  larges  secours 
qu'il  pourra  recevoir  de  l'association  de  la  Propagation 
de  la  foi,  il  n'en  appliquera  pas  une  obole  à  ses  propres 
besoins,  sa  vie  étant  une  vie  de  travail  et  d'abnégation. 
Ceux  qui  passent  leurs  jours  dans  une  molle  oisiveté 
ne  pourront  pas  comprendre  tout  ce  que  peut  faire  un 
évêque  qui,  été  comme  hiver,  debout  à  quatre  heures  du 
matin,  poursuit  son  but  sans  jamais  s'en  laisser  détour- 
ner. Des  mille  préoccupations  dont  le  monde  est  agité, 
il  n'a  nul  souci.  Ni  les  dangers,  ni  les  fatigues,  ni  les 
rebuts  ne  pourront  l'arrêter.  Ne  s'endormant  jamais 
dans  le  repos,  les  instants  qu'il  pourra  dérober  à  l'exer- 
cice de  son  ministère  seront  consacrés  à  l'étude  des 
langues  dont  la  connaissance  lui  est  nécessaire  pour  se 
mettre  en  rapport  avec  les  populations  qui  l'entourent. 
Prêt  à  toute  heure,  il  ne  fera  attendre  à  personne  les 
secours  de  la  religion,  et  quand  la  mort  viendra  désoler 


MONSEIGNEUR  HILLEREAU  227 

la  cité  qu'il  habite,  loin  de  la  fuir,  il  marchera  brave- 
ment au  devant  d'elle  et  tombera  vaillamment  à  côté  de 
ceux  qu'il  vient  de  secourir  et  de  consoler. 

Toutes  les  grandes  vertus  de  l'apostolat  se  personni- 
fient dans  la  figure  de  Mgr  Hillereau.  S'il  n'a  pas  songé 
à  la  gloire  humaine,  il  appartient  à  tous  ceux  qu'il  a 
édifiés  par  tant  d'œuvres  saintes,  particulièrement  à  ses 
compatriotes,  de  ne  pas  laisser  son  nom  dans  l'oubli. 


CHARLES  DE  HILLEWN  ' 


ET 


BAUDRY  DE  SAINT-&ILLES  D'ASSON 


RELIGIEUX  DE  PORT-ROYAL 


Il  est  un  livre  dont  la  place  est  si  bien  marquée  dans 
les  annales  de  la  littérature  française^  qu'on  a  donné 
son  nom  à  l'époque  qui  l'a  vu  naître.  M.  Sainte-Beuve 
n'appelle  pas  autrement  que  l'année  des  P^^ovinciales , 
l'année  1656  où  elles  furent  publiées.  Eh  bien,  ce  livre 
que  la  police  voulait  étouffer  à  sa  naissance,  c'est  à  un 
Vendéen  qu'on  en  doit  l'impression  ;  ce  fut  à  Baudry  de 
Saint-Gilles  d'Asson  que  fut  confié  le  soin  de  le  ré- 
pandre. Entourée  des  circonstances  qui  l'accompagnèrent 
et  de  l'agitation  qu'elle  jeta    dans  la    société,  cette 

*  Dreux  du  Radier,  dans  la  Bibliothèque  historique  et  critique  du 
Poitou,  l'appelle  Charles  de  Hillerin,  et  comme  pièce  à  l'appui, 
M.    Dugast-Matifeux    nous  a    communiqué  la  note   suivante  :  —  En 


230  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

publication  fut  un  des  événements  du  XVII®  siècle.  Elle 
suffirait,  à  elle  seule,  pour  que  le  nom  que  nous  venons 
de  prononcer  ne  restât  pas  dans  l'oubli  ;  mais  bien 
d'autres  titres  le  recommandent  à  la  mémoire  des  hommes 
et  méritent  qu'une  notice  de  quelque  étendue  lui  soit 
consacrée.  Je  lui  associerai  un  autre  religieux  auquelil 
tient  par  trop  de  liens  pour  que  je  ne  comprenne  pas 
leurs  figures  dans  le  même  cadre.  Après  avoir  suivi  des 
voies  bien  différentes,  tous  deux  renoncèrent  au  monde 
qui  leur  offrait  de  brillants  avantages,  Charles  de  Hille- 
rin,  pour  venir  faire  pénitence  dans  la  retraite,  Baudry 
de  Saint-Gilles  d'Asson,  que  son  compatriote  avait 
entraîné  dans  la  célèbre  abbaye  de  Port-Royal,  pour  en 
être  l'homme  d'affaires  et  le  négociateur. 

Si,  au  lieu  d'un  récit,  j'avais  à  faire  une  étude,  il  me 
faudrait  aborder  de  front  le  jansénisme  dont  Port-Royal 

commençant  le?  fouilles  des  fondations,  pour  construire  la  nouvelle 
église  de  Belleville,  près  de  Paris,  dont  Lassus  était  l'architecte,  on 
a  trouvé  la  pierre  de  l'ancienne,  sur  laquelle  était  gravée  cette 
inscription  : 

CETTE  PREMIÈRE  PIERRE 

A  ÉTÉ    POSÉE  PAR 

CHARLES   DE  HILLERIN, 

CURÉ  ET    CHANOINE  DE 

SAINT-MÉDÉRIC,  A  PARIS, 

LE   llic    JOUR  DE  JUILLET   1636. 

Le  docteur  Hamon,  qui  avait  dû  le  connaître,  se  serait  donc  trompé 
en  lui  donnant,  dans  son  épitaphe,  le  nom  de  Jacques.  Moreri  affirme 
également  que  tel  était  son  prénom  et  que  l'auteur  du  nécrologe  s'est 
trompé  en  l'appelant  Charles. 

En  présence  d'autorités  si  opposées,  nous  laissons  au  lecteur  le  soin 
de  faire  un  choix.  Tout  en  conservant  quelques  doutes  sur  son  véri- 
table nom,  nous  avons  adopté  celui  de  Charles. 


DE  HILLERIN  ET   BAUDRY  D'ASSON  23 1 

devînt  le  foyer  principal.  Au  milieu  de  grandes  vertus 
et  de  grands  talents,  j'y  trouverais  de  grandes  faiblesses 
et  l'esprit  de  superstition  coudoyant  le  génie.  J'aurais  à 
signaler,  dans  les  questions  religieuses,  les  croyances 
les  plus  sincères,  sinon  les  plus  orthodoxes  ;  dans  la 
polémique,  une  bonne  foi  contestable  ;  dans  la  pratique, 
un  esprit  exclusif  et  intolérant  ;  dans  les  habitudes,  le 
plus  souvent  une  grande  humilité,  quelquefois  l'orgueil 
perçant  à  travers  les  trous  du  manteau  ;  à  Port-Royal 
des  Champs,  bien  que  cette  solitude  soit  loin  d'être  une 
thébaïde,  des  hommes  d'une  vie  austère  et  édifiante  ;  en 
un  mot,  tout  ce  qu'il  faut  pour  fonder  un  cloître,  rien 
de  ce  qui  est  propre  à  former  une  société.  Je  n'en  par- 
lerai qu'en  ce  qui  a  trait  aux  deux  personnages  dont 
j'entreprends  d'écrire  la  vie. 

Charles  de  Hillerin,  prêtre,  docteur  en  Sorbonnô,  curé 
de  Saint-Méry,  à  Paris,  est  né  vers  le  commencement  du 
XVII«  siècle,  dans  les  environs  de  Fontenay-le-Gomte. 
Son  père,  Henry  de  Hillerin,  était  prévôt  général  de 
l'Anjou,  et  son  oncle,  Jacques  de  Hillerin,  chanoine  de 
Notre-Dame  de  Paris,  prieur  commendataire  des 
prieurés  de  Saint-Pierre  de  Mortagne  et  de  Saint- 
Julien-de-Concelles,  aumônier  ordinaire  du  roi  et  con- 
seiller au  Parlement  de  Paris.  Ce  fut  probablement  ce 
dernier  qui  l'attira  auprès  de  lui.  Il  y  vint  fort  jeune,  et, 
après  avoir  fait  de  fortes  études  classiques  et  théolo- 
giques, il  entra  dans  la  vie  sacerdotale  et  fut  pourvu, 
pour  moitié,  de  la  cure  de  Saint-Méry.  Cette  paroisse 
avait  alors  deux  curés.  De  Hillerin  y  obtint  de  grands 
succès,  comme  orateur  de  la  chaire,  et  se  fit  aimer  de 
tous  par  la  douceur  de  son  caractère  et  l'amabilité  de 


232  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

son  esprit.  Possesseur  d'une  belle  fortune,  il  en  consa- 
crait une  partie  à  de  bonnes  œuvres,  mais  il  lui  en 
restait  assez  pour  faire  figure  dans  le  monde  où  il  se 
plaisait  fort.  Il  avait  un  nombreux  domestique,  équi- 
page, table  ouverte,  un  train  de  maison  considérable. 
On  assurait  qu'il  ne  détestait  pas  la  bonne  cbair,  qu'il 
usait  largement  des  biens  de  la  terre,  qu'en  un  mot  il 
ressemblait  plus  à  un  prélat  romain  du  siècle  de  Léon  X 
qu'à  un  anachorète  de  Port-Royal. 

Comment  ce  bon  curé,  qui  comptait  tant  d'amis  et 
dont  la  vie,  pour  être  douce,  n'avait  au  demeurant  rien 
de  condamnable,  se  prit-il  tout  d'un  coup  à  l'amour  de 
la  retraite  et  au  détachement  des  choses  humaines  ?  Ce 
sont  les  grandes  fautes  qui  d'ordinaire  amènent  les 
grands  repentirs,  et  le  curé  de  Saint-Méry  n'avait  tout 
au  plus  à  se  reprocher  que  des  péchés  véniels. 

Au  nom.bre  de  ses  familiers  se  trouvait  un  homme 
d'une  grande  vertu  et  d'une  grande  piété.  Quoiqu'il  eût 
longtemps  fréquenté  la  cour,  qu'il  entretînt  encore  des 
relations  avec  elle,  et  que,  dans  l'intérêt  de  sa  famille, 
il  se  soit  laissé  entraîner  à  des  actes  reprochables, 
Arnaud  d'Andilly  avait  toutes  les  vertus  du  véritable 
chrétien.  De  Hillerin  et  l'ancien  courtisan  se  rencon- 
trèrent souvent,  et  ce  fut  le  paroissien  qui  édifia  son 
curé.  Homme  de  la  meilleure  compagnie,  réunissant  à 
un  haut  degré  les  qualités  du  cœur  et  celles  de 
l'esprit,  d'Andilly  ne  ressemblait  guère  aux  prêtres  qui 
composaient  le  clergé  de  Saint-Méry,  quatre-vingt-shv 
ISIormands  et  quatre  Picards,  dit  le  docteur  Besoigne 
dans  son  histoire  de  Port-Royal,  troupe  de  mercenaires 
qui  faisaient  du  saint  ministère  un  métier  pour  vivre 


I 


DE   HILLERIN  ET   BAUDRY   D'ASSON  233 

et  qui  n'avaient  rien  d'ailleurs  de  la  sainteté  requise 
dans  des  ministres  de  Jésus- Christ.  La  vulgarité  de 
ces  hommes  et  leurs  habitudes  charnelles  jetaient  de 
Hillerin  dans  une  profonde  tristesse  ;  il  voulait  sortir  de 
ce  milieu  si  peu  en  harmonie  avec  ses  goûts,  et  si, 
d'un  autre  côté,  il  trouvait  des  esprits  cultivés,  là  en- 
core il  n'était  pas  en  paix  avec  sa  conscience.  Ce  monde 
aimable  et  léger  qui  formait  sa  société  \  ce  monde  qui 
déployait  tant  de  séductions  pour  enlacer  dans  ses 
filets  un  curé  facile  et  indulgent  -,  ce  monde,  si  brillant 
à  l'extérieur,  n'était  au  fond  que  corruption  et  vanité. 
Gens  de  robe,  gens  d'épée,  gens  d'affaires,  gens  titrés, 
grands  commerçants  et  riches  bourgeois,  ne  différaient 
qu'à  la  surface  et  portaient  dans  le  cœur  les  mêmes 
souillures  et  les  mêmes  vices.  De  Hillerin,  quand  il  les 
quittait,  ne  pouvait  retenir  cette  exclamation  :  Quid  est 
aliudpenè  omnes  cœtus,  quam  sentina  vitiorimi  * .' 

Si  à  certaines  natures  l'exemple  du  vice  est  conta- 
gieux, aux  âmes  élevées,  au  contraire,  il  est  le  meilleur 
préservatif  contre  les  mauvais  penchants  du  cœur. 
C'est  ce  qui  arriva  à  de  Hillerin  ;  il  s'exagéra  ses  fautes, 
il  s'accusa  presque  d'être  un  sujet  de  scandale,  se  dit 
que  c'était  tout  autre  chose  d'être  un  bon  prêtre  suivant 
le  monde  ou  suivant  les  vues  de  Dieu.  Tourmenté  de 
cette  pensée,  il  s'ouviit  à  son  ami  de  l'intention  où 
11  était  de  changer  de  vie.  C'est  à  cette  occasion  que 
d'Andilly  le  mit  en  rapport  avec  Duvergier  de  Hau- 
ranne. 

Ceux  qui  ne  connaissent  le  célèbre  abbé   de  Saint- 

*  Histoire  de  Port-Royal,  par  le  docteur  Besoigne. 


234  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

Gyran  que  par  ses  doctrines,  pourraient  croire  que  per- 
sonne plus  que  lui  n'était  animé  de  l'esprit  du  prosély- 
tisme religieux.  Il  n'en  était  rien  pourtant.  Il  exigeait 
toujours  de  ceux  qu'il  dirigeait  le  temps  et  la  réflexion, 
avant  qu'ils  prissent  une  grande  résolution.  Au  mo- 
ment où  de  Hillerin  lui  fit  connaître  l'intention  où 
il  était  de  quitter  la  cure  de  Saint-Méry,  pour  aller 
vivre  dans  une  solitude,  il  le  trouva  plutôt  opposé  que 
favorable  à  ce  grand  renoncement  de  soi-même.  Ces 
deux  hommes  se  comprenaient  néanmoins,  et  l'estime 
réciproque  qu'ils  se  portaient  avait  établi  entre  eux 
une  inaltérable  amitié.  Quand  Richelieu,  après  avoir  dit 
de  Saint-Gyran,  c'est  le  plus  grand  esprit  et  le  premier 
homme  de  France,  conformant  peu  sa  conduite  à  son 
langage,  l'eût  enfermé  à  Vincennes  dont  il  ne  sortit 
qu'à  la  mort  du  cardinal,  de  Hillerin  ne  s'inquiéta  pas 
d'encourir  la  colère  du  tout-puissant  ministre  et  alla 
souvent  visiter  l'illustre  prisonnier.  Gelui-ci  le  recevait 
toujours  les  bras  ouverts  et  courait  au-devant  de  lui 
pour  l'embrasser,  en  s'écriant  :  Voilà  notre  bon  ami  *  ! 
Ce  fut  donc  par  les  exemples  que  lui  donna  de  Saint- 
Gyran,  bien  plus  que  par  ses  exhortations,  que  de 
Hillerin  se  fortifia  chaque  jour  davantage  dans  l'inten- 
tion d'abandonner  les  biens  périssables  de  la  terre,  pour 
n'aspirer  qu'à  ceux  de  la  céleste  patrie.  Il  fut  pourtant 
traversé  plus  qu'il  ne  pensait  dans  la  résolution  qu'il 
avait  prise,  les  objections  et  les  oppositions  surgissant 
de  toute  part.  De  Saint-Gyran,  ce  directeur  qui  avait 
une  influence  toute-puissante  sur  son  esprit,  était  mort 

*  Mémoires  de  Fontaine. 


DE  HILLERIN  ET   BAUÛRY  D'ASSON  235 

sans  lui  avoir  donné  une  approbation  décisive,  sans 
même  lui  avoir  laissé  le  mot  d'encouragement  qu'il 
en  attendait.  Son  successeur,  Singliu,  trouvait  la  ques- 
tion délicate  et  ne  se  prononçait  pas.  Deux  considéra- 
tions le  retenaient,  et,  encore  plus  quedeSaint-Gyran,il 
avait  des  raisons  pour  ne  rien  précipiter.  D'abord,  il 
voulait  être  bien  sûr  que  la  vocation  de  celui  qu'il  diri- 
geait fût  réelle  et  profondément  réfléchie.  Dans  son  expé- 
rience des  hommes,  il  avait  tant  vu  de  gens,  qu'avaient 
entraînés  des  considérations  mondaines  ou  quelque 
dépit  secret,  se  repentir  ensuite  d'avoir  cédé  à  un 
premier  mouvement  de  l'âme,  qu'il  tenait  presque 
toujours  à  s'assurer,  par  une  longue  étude,  si  son  pénitent 
obéissait  bien  véritablement  à  la  voix  de  Dieu.  Bien  donc 
que  de  Hillerin  n'eût  pas  attendu  davantage  pour 
réformer  sa  vie,  qu'il  se  fût  réduit  au  simple  nécessaire, 
qu'au  faste  eût  succédé  chez  lui  la  plus  grande  humilité, 
aux  conversations  futiles  les  méditations  sérieuses,  aux 
distractions  mondaines  la  prière  au  pied  de  l'autel,  Sin- 
gliu différait  encore. 

Nous  avons  dit  que  le  directeur  des  consciences,  à 
Port-Royal,  était  retenu  par  une  autre  considération. 
De  Hillerin  avait  su  capter  tous  les  suffrages,  et,  parmi 
ses  paroissiens,  il  ne  comptait  peut-être  pas  un  seul 
ennemi.  Dans  un  temps  de  troubles  religieux,  quand  Paris 
se  partageait  entre  les  molinistes  et  les  jansénistes,  où 
trouver  un  curé  qui  pût,  comme  lui,  être  bien  accueilli 
de  tous  ?  Craignant  que  cette  question  ne  devînt  un 
sujet  de  discorde,  son  collègue  de  la  cure  de  Saint-Méry, 
avec  lequel  il  s'était  trouvé  auparavant  plus  d'une  fois 
en  désaccord,  revenu  maintenant  à  d'autres  sentiments, 


236  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

le  suppliait  avec  larmes  de  ne  pas  abandonner  ses  chers 
paroissiens  qui  certainement  n'accorderaient  pas  à  un 
nouveau  venu  toute  la  confiance  qu'il  leur  inspirait. 
Quelle  nécessité,  lui  disait-il,  de  quitter  ainsi  votre 
troupeau  ?  N'est-ce  pas  plutôt  un  devoir  pour  vous  de 
continuer  à  lui  servir  de  guide,  quand,  sous  la  main 
d'un  autre  pasteur,  il  court  le  risque  de  se  diviser?  Si 
vous  croyez  que  jusqu'à  ce  jour  vous  avez  trop  suivi  la 
voie  du  mondé,  qui  vous  empêche  de  continuer  à  vous 
en  tenir  à  l'écart,  comme  vous  le  faites  en  ce  moment, 
sans  pour  cela  abandonner  ceux  qui  cherchent  à  vous 
retenir  ?  Les  bons  exemples  que  vous  donnez  ne  pour- 
ront que  leur  être  profitables,  et  vous  aurez  fait  plus 
pour  le  salut  des  âmes  en  édifiant  vos  frères  qu'en  vous 
retirant  dans  une  thébaïde  où  ils  vous  oublieront. 

La  famille  de  Hillerin  n'était  pas  plus  favorable  à 
son  retour  dans  le  Poitou  -,  elle  jetait  les  hauts  cris  et 
se  montrait  fort  peu  disposée  à  le  bien  accueillir. 

Toutes  ces  raisons  ne  l'arrêtèrent  point. 

D'autres,  d'un  ordre  bien  diffèrent,  n'eurent  pas  plus 
de  succès. 

Quelques-uns  de  ses  amis  crurent  pouvoir  le  retenir 
par  des  séductions  purement  humaines,  par  les  tentations 
de  la  sensualité  la  plus  grossière.  —  «  Lorsque  j'étais 
curé,  disait-il  par  la  suite,  à  Fontaine,  je  croyais  que  je 
n'avais  qu'à  recevoir  les  offrandes,  et  je  ne  trouvais  pas 
de  meilleur  métier  dans  le  monde  ;  je  jouish:ais,  avec 
plaisir,  de  toutes  les  douceurs  de  la  vie,  j'étais  bien 
aimé  de  tous  et  bien  venu  chez  tous  ;  mais  quand  il  a 
plu  à  Dieu  de  m'ouvrir  les  yeux  et  de  me  faire  voir  les 
choses  à  fond,  j'ai  bien  changé  de  sentiment,  j'ai  vu  que 


DE  HILLERIN  ET   BAUDRY  D'ASSON  237 

cette  humeur  facile  et  accommodante  que  j'avais  envers 
tout  le  monde,  pour  me  faire  aimer  de  tous,  que  cette 
facilité  à  prêcher  dans  une  chaire  de  prédicateur,  que 
cette  gravité  naturelle  que  j'avais  en  officiant  à  l'autel, 
que  toutes  les  autres  choses  qui  pouvaient  flatter  ma 
vanité  étaient  pour  moi  de  grands  pièges.  Plus  je  vou- 
lais quitter  le  monde,  plus  le  monde  s'efforçait  de  me 
retenir.  Dès  le  premier  bruit  que  j'allais  quitter  ma 
cure,  il  n'y  eut  personne  qui  ne  voulût  m'avoir  chez 
lui,  pour  me  régaler.  Je  combattais,  mais  quelquefois  je 
résistais  très  mal.  L'abbé  de  Bernai,  si  célèbre  par  sa 
bonne  table,  voulait,  avec  plus  d'insistance,  que  j'allasse 
manger  chez  lui  ;  j'eus  peine  à  me  trouver  chez  un 
homme  si  décrié  par  la  délicatesse  de  ses  goûts.  » 

Un  certain  Gilles  épuisa  vainement,  pour  attirer  son 
curé,  tout  ce  que  l'art  culinaire  a  de  plus  fin  et  de  plus 
délicat  ;  de  Hillerin  ne  voulut  point  mordre  à  la  pomme. 
Ce  fut,  au  contraire,  une  raison  de  plus  pour  qu'il 
rompît  avec  les  habitudes  molles  et  sensuelles  auxquelles 
il  se  reprochait  de  s'être  laissé  aller  trop  longtemps. 
Plus  décidé  que  jamais  à  ne  pas  se  laisser  entraîner 
vers  l'abîme  qui  s'ouvrait  sous  ses  pas,  il  était  allé 
trouver  Singliu  et  lui  avait  fait  connaître  qu'il  ne  vou- 
lait pas  différer  plus  longtemps  de  quitter  Paris,  pour 
aller  s'enfermer  dans  son  petit  prieuré  du  Bas-Poitou. 

Pressé  de  lui  trouver  un  successeur,  Singliu  résistait 
toujours.  Dans  la  pensée  qu'un  autre  aurait  sur  l'esprit 
de  de  Hillerin  plus  d'autorité  qu'il  n'en  avait  lui-même, 
il  l'adressa  à  un  religieux  de  l'Oratoire,  le  père  Gibiou. 
Mais  ce  père  échoua  aussi,  et,  de  guerre  lasse,  Singliu, 
acceptant  enfin  la  résignation  de  la  cure  de  Saint-Méry 


238  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

faite  entre  ses  mains,  demanda  à  son  ancien  titulaire  de 
vouloir  bien  désigner  son  successeur. 

Il  y  avait  en  ce  moment,  à  Paris,    un  prêtre  d'une 
éloquence  rare,  joignant  à  de  vastes  connaissances  en 
théologie  la  pratique  de  toutes  les   vertus.  Ce  fut  sur 
lui  que  s'arrêta  le  choix  de  de  Hillerin.  Mais  toutes  les 
supériorités  ont  des  envieux  et  des  ennemis.   Le  père 
Desmares,  dont  nous  voulons  parler,  n'avait  pas  été 
épargné  par  là  calomnie,  et  Singliu  n'osa  pas  la  hraver. 
Duhamel,  curé  de  Saint-Maurice  de  Sens,  fut  appelé  à 
recueillir  la  succession  restée  ouverte.  Ce  jeune  prêtre 
n'avait  encore  été  mêlé  à  aucune  des  discussions  reli- 
gieuses qui,  plus  tard,  rendirent  son  nom  célèbre.  Si  la 
sévérité  de  ses  mœurs  le  rendait  particulièrement  re- 
commandable,  l'exagération  de  son  zèle  et  l'excentricité 
de  sa  conduite   ne  lui  avaient  pas  concilié   tous  les 
esprits  dans  sa  paroisse.  Il  ne  s'était  pas  borné  à  des  pré- 
dications incessantes  contre  le  relâchement  des  mœurs^ 
à  des  éloges  outrés  de  la  vie  ascétique,  il  avait  voulu  ré- 
tablir les  confessions  et  les  pénitences   publiques,   et 
joignant  le  geste  à  la  voix,  il  avait  plus   d'une  fois 
administré  de  vigoureux  soufflets  à  ceux  que  ses  argu- 
ments n'avaient  pas  pu  convaincre.  Qui  le  croirait  ?  De 
pareilles  extravagances,  bien  propres  à  le  rendre   un 
objet  de    risée,  lui   avaient  conquis  l'estime  de  Port- 
Royal,  et,  dans  la  préface  de  son  livre  de  la  fréquente 
Communion,  le  grand  Arnauld  n'avait  pas   eu  assez 
d'éloges  pour  une  pénitence  ridicule  que  Duhamel  avait 
imposée  à  un  curé,  lequel,  après  avoir  donné  de  mau- 
vais exemple  à  ses  paroissiens,  les  avait  édifiés  depuis 
par  son  repentir. 


DE  HILLERIN  ET   BAUDRY  D'ASSON  239 

L'histoire  que  l'on  trouve  dans  le  libelle,  ayant  pour 
titre  :  Le  grand  cliemin  du  jansénisme  au  calvinisme, 
est  une  de  ces  calomnies  dont  les  partis  ne  sont  jamais 
avares.  Non  seulement  de  Hillerin  ne  présenta  pas  Labadie 
pour  son  successeur,  ainsi  que  cela  est  affirmé  dans  l'écrit 
dont  nous  parlons,  mais,  en  ce  moment,  ils  étaient 
séparés  l'un  de  l'autre  par  cent  cinquante  lieues  de  dis- 
tance, et  de  Hillerin  a  toujours  affirmé  qu'il  ne  l'avait 
jamais  vu  et  qu'il  n'en  avait  reçu  qu'une  lettre  à  laquelle 
il  avait  cru  ne  pas  devoir  répondre. 

Libre  enfin,  l'ancien  curé  de  Saint-Méry  ne  voulut 
pas  prendre  congé  de  ses  paroissiens,  sans  leur  adresser 
ses  adieux.  Pour  la  dernière  fois,  il  monta  dans  la  chaire 
qu'il  avait  occupée  avec  tant  d'éclat  et  leur  déclara 
qu'il  ne  partait  que  pour  aller  faire  pénitence. 

Il  avait  bien  jugé  des  hommes.  Ceux-là  mêmes  qui 
avaient  fait  tant  d'efforts  pour  le  conserver,  n'atten- 
dirent pas  son  départ  pour  s'éloigner  de  sa  personne. 
Aussitôt  qu'il  se  fût  aperçu  qu'avant  même  de  quitter 
sa  paroisse,  son  curé  commençait  ses  réformes,  qu'il 
réduisait  son  domestique  et  mettait  ordre  à  ce  que  les 
superfluités  du  luxe  fussent  bannies  de  sa  maison  ;  ce 
monde,  qui  ne  pouvait  se  passer  de  lui,  qui  Tavait  tant 
adulé,  qui  le  proclamait  le  modèle  des  curés  de  Paris, 
commença  à  oublier  le  numéro  de  sa  demeure,  et  l'es- 
time des  grands  s'évanouit  le  jour  où  il  n'eut  plus  de 
carrosse.  Les  pauvres  seuls  ne  purent  se  consoler  de  son 
départ. —  «  Il  n'y  avait  pas  un  œil  qui  fût  sec,  et  sa 
maison  ne  désemplissait  pas.  C'était  un  flux  et  un  reflux 
continuel.  Les  uns  sortaient,  les  autres  entraient,  tous 
le  visage  baigné  de  larmes  et  éclatant  en  sanglots.  La 


240  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

nuit  avait  peine  à  chasser  le  monde,  et  ils  prévenaient 
le  point  du  jour  *.  »  Ce  fut  seulement  entre  les  malheu- 
reux et  leur  bienfaiteur  qu'éclatèrent  les  sanglots  et  les 
déchirements  du  cœur. 

De  Hillerin  se  mit  en  route  le  16  février  1644.  Il  ne 
partait  pas  seul  :  Fontaine  et  un  digne  ecclésiastique 
du  nom  de  Juliers  allaient  partager  sa  retraite. 

Pauvre  orphelin,  qu'au  temps  de  sa  fortune  il  avait 
retiré  dans  sa  maison.  Fontaine,  dont  l'âme  s'était  forti- 
fiée des  préceptes  de  l'Evangile,  rendait  en  dévouement, 
au  curé  de  Saint-Méry,  tous  les  soins  qu'en  avaient  reçus 
son  enfance  et  sa  première  jeunesse.  Le  sentiment  de  la 
reconnaissance  ne  s'éteignit  jamais  dans  son  cœur,  et, 
bien  longtemps  après,  quand,  dans  les  dernières  années 
de  sa  vie,  il  confiait  au  papier  ses  souvenirs,  c'est  à  la 
mémoire  de  son  bienfaiteur  qu'il  consacrait  les  pages 
les  plus  touchantes  de  ses  mémoires. 

Arrivés  au  lieu  de  leur  retraite,  les  trois  voyageurs 
trouvèrent  le  prieuré  de  Saint-André  dans  un  état  de 
délabrement  complet  :  tout  y  manquait,  même  les  meu- 
bles les  plus  indispensables.  Les  murs  des  appartaments 
étaient  lézardés  et  ornés  de  moisissures  qu'entretenait 
l'humidité  de  l'atmosphère.  C'est  dans  un  grenier,  dont 
le  contraste  avec  son  ancienne  cure  était  fait  pour 
effrayer  une  âme  moins  résolue  à  la  pénitence,  que  s'ins- 
talla gaiement  Charles  de  Hillerin.  Il  y  trouvait  ce  que 
son  cœur  demandait  depuis  longtemps,  des  mortifi- 
cations pour  sa  personne,  et,  autour  de  lui,  des  mi- 
sères à    soulager.  Mais,  à  ses  yeux,  pour  racheter  le 

*  Mémoires  de  Fontaine. 


DE  HILLERIN  ET   BAUDRY  D'ASSON  241 

passé,  ce  n'était  pas  assez  que  de  prier  Dieu  et  faire 
des  œuvres  de  charité,  il  fallait  aussi  mortifier  la  chair. 
Il  se  couvrit  donc  d'un  cilice,  et,  par  les  plus  grandes 
chaleurs  de  Tété,  se  livra  au  travail  avec  une  telle 
ardeur  que,  les  forces  trahissant  son  courage,  il  arrosait 
la  terre  avec  la  sueur  qui  découlait  de  son  front.  C'est 
ainsi  qu'il  faisait,  suivant  l'expression  de  Fontaine, 
pénitence  à  feu  et  à  sang.  Ce  cher  orphelin  et  l'ecclé- 
siastique dont  nous  avons  parlé  étaient  les  seuls  témoins 
de  sa  pénitence.  Sa  santé  ne  tint  pas  contre  tant  de 
fatigues  ;  pour  ne  pas  succomber  à  la  peine,  il  lui  fallut, 
à  son  grand  regret,  abandonner  une  vie  si  laborieuse. 
Alors  il  se  plongea  dans  la  méditation  et  la  prière,  fai- 
sant sa  lecture  favorite  des  saints  et,  en  particulier,  de 
saint  Augustin.  Il  annotait  les  oeuvres  de  ce  grand 
docteur  de  l'Église  ;  mais  c'était  uniquement  pour  avoir 
toujours  devant  les  yeux  les  vérités  qu'il  y  rencontrait 
et  nullement  pour  laisser  un  livre  à  la  postérité.  Son 
humilité  ne  lui  permettait  pas  d'avoir  une  telle  pensée. 
Il  e^i  était  même  venu,  en  jetant  un  coup-d'œil  sur  le 
passé,  à  se  rappeler  avec  peine  les  applaudissements  et 
les  éloges  que  lui  avaient  valus  ses  sermons.  Il  n'avait 
pas  oublié  qu'à  cette  époque  de  sa  vie,  la  louange 

Chatouillait  de  son  cœur  l'orgueilleuse  faiblesse. 

Et,  pour  ne  pas  tomber  dans  le  même  péché,  non  seule- 
ment il  s'était  interdit  la  chaire,  mais  même  l'ensei- 
ment  du  catéchisme  aux  petits  enfants. 

Attaché,  par  les  liens  de  la  reconnaissance,  à  celui  qui 
lui  avait  donné  le  pain  du  corps  et  la  vie  de  l'âme, 

T.    III  14 


242  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

Fontaine  ne  comptait  point  quitter  le  prieuré  de  Saint- 
André.  Quoiqu'il  n'eût  alors  que  dix-huit  ans,  sa  seule 
ambition  était  d'y  vivre  et  d'y  mourir.  Mais,  de  Hillerin, 
pensant  que  Dieu  avait  d'autres  vues  sur  lui,  refusa 
d'accepter  ce  sacrifice  et  le  conduisit  à  Port-Royal,  pour 
achever  des  études  qui  n'étaient  encore  qu'ébauchées. 

De  Hillerin,  qui  n'avait  fait  le  voyage  de  Port-Royal 
qu'en  vue  de  l'éducation  de  Fontaine,  se  réchauffa  lui- 
même  au  foyer  de  tant  de  vertus  et  de  tant  de  lumières. 
Déjà  dégagé  des  liens  du  monde,  il  se  retrempa  encore 
au  contact  de  ces  hommes  austères  qu'il  prit  pour 
maîtres  et  pour  modèles  *. 

De  retour  à  son  prieuré  de  Saint-André,  il  était  bien 
décidé  à  n'en  plus  sortir  ;  une  circonstance  inattendue 
vint  changer  sa  résolution.  Son  successeur  dans  la  cure 
de  Saint-Méry,  Duhamel,  après  avoir  montré,  dans 
l'exercice  de  son  ministère,  un  zèle  inconsidéré  et 
excessif,  était  allé  porter  ailleurs  l'esprit  de  réforme  et 
d'innovation  dont  il  était  animé.  Tous  les  anciens 
paroissiens  de  de  Hillerin,  ceux  mêmes  qui  avaient  paru 
indifférents  à  son  départ,  se  tournèrent  alors  vers  lui, 
le  suppliant  de  reprendre  la  place  qu'il  avait  abandonnée, 
et,  à  force  d'instances,  finirent  par  l'ébranler.  Au  lieu 
des   séductions  grossières  qu'ils  avaient  déployées  pour 


*  Il  semblait  que  M.  de  Hillerin  ne  faisait  ce  voyage  que  pour  moi, 
c'était  sa  pensée  à  lui-même;  cependant  Dieu  avait  ses  lins.  Il  lui  lit 
voir,  dans  ce  lieu  où  il  m'amenait,  des  exemples  de  pénitence  dont 
la  seule  vue  le  couvrait  de  confusion;  ils  lui  servirent  comme  d'un 
heureux  contre-poiJs,  pour  l'empêcher  d'avoir  d'autres  sentiments  de 
ce  qu'il  venait  de  faire  que  ceux  qu'il  devait  avoir.  {Mémoires  de 
Fontaine.) 


4 


DE   HILLERIN  ET   BAUDRY   D'ASSON  243 

le  retenir,  ils  eurent  recours  aux  seuls  moyens  propres 
à  lui  donner  la  tentation  de  se  rendre  à  leurs  vœux.  Ils 
lui  dirent  que,  depuis  son  départ,  tout  était  changé 
dans  la  paroisse  de  Saint-Méry,  que  la  division  y  avait 
pénétré  par  mille  voies,  que  le  troupeau  était  tombé 
d'égarements  en  égarements,  et  que  lui  seul  pourrait  le 
rappeler  dans  le  sentier  de  la  droiture  et  de  la  piété. 
Ils  ajoutèrent  que  s'il  ne  se  rendait  pas  à  leurs  prières, 
s'il  les  abandonnait  sans  espoir  de  retour,  l'esprit  de 
vertige  et  d'erreur  qui  s'emparait  de  toutes  les  têtes 
pourrait  les  porter  aux  plus  coupables  excès. 

Touché  de  ce  triste  tableau,  songeant  à  ses  frères  éga- 
rés qui  n'avaient  jamais  cessé  de  lui  être  chers,  entraîné 
peut-être  par  le  secret  désir  de  vivre  dans  le  voisinage 
de  Port-Royal,  il  se  demanda  si  ce  n'était  point  un  devoir 
pour  lui  de  reprendre  une  place  où  sa  présence  et  ses 
exhortations  pourraient  seules  assurer  le  salut  des  âmes. 
Dans  cette  pensée,  il  s'adressa  à  son  ancien  directeur,  le 
priant  de  le  rétablir  dans  la  cure  d'où  il  était  sorti, 
presque  malgré  ses  conseils.  Mais,  cette  fois,  Singliu 
croyant  voir,  dans  cette  demande,  le  péché  d'orgueil  ou 
l'esprit  de  versatilité,  lui  répondit  par  un  refus  dont  les 
termes  étaient  un  peu  durs.  —  «  Quoi  que  vous  en  pensiez, 
lui  disait-il,  un  pareil  retour  ne  pourrait  produire  que 
le  plus  mauvais  effet.  On  ne  prend  pas  de  résolutions 
aussi  graves  que  celle  que  vous  avez  prise,  pour  ne  pas 
y  persévérer.  Se  comporter  autrement,  c'est  se  moquer 
de  Dieu  ;  or,  Deus  non  irridelur.  » 

Loin  de  témoigner  le  moindre  mécontentement  de 
cette  réponse,  de  Hillerin  ouvrit  les  yeux  sur  le  danger 
qui  le  menaçait,    et,  bien  décidé  désormais  à   rester 


2U  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

ferme  dans  la  A^oie  où  il  était  entré,  il  bénit  la  main  qui 
l'avait  empêché  d'en  sortir.  D'ailleurs,  l'éloignement 
n'interrompit  jamais  ses  relations  avec  Port- Royal, 
elles  devinrent  au  contraire  plus  fréquentes  que  jamais. 
Il  fit  de  nombreux  voyages,  un,  entre  autres,  pour  renou- 
veler ses  vœux  entre  les  mains  de  Sacy.  C'était  le  jeune 
homme  qui  voyait  s'agenouiller  à  ses  pieds  le  vieillard, 
blanchi  par  les  années  et  les  austérités. 

L'ancien  cuï*é  de  Saint-Mèry  ne  tenait  pas  à  Port- 
Royal,  seulement  par  la  communauté  des  idées,  il  y  avait 
contracté  de  saintes  amitiés.  Si  Fontaine  était  plus 
particulièrement  l'objet  de  son  affection,  en  dehors  de 
cette  jeune  âme  qui  répondait  si  bien  à  la  sienne,  de 
Hillerin  comptait  beaucoup  de  religieux  qui  lui  étaient 
chers.  L'un  d'eux,  Dufossé,  le  même  qui  a  laissé  des 
mémoires  sur  Port-Royal,  entreprit  même  un  voyage 
pour  le  venir  voir  dans  son  ermitage.  Mais,  en  ce 
moment,  de  Hillerin  était  à  Angers,  auprès  de  l'évêque 
Henry  Arnauld,  frère  du  célèbre  docteur,  qu'il  visitait 
quelquefois,  pour  s'édifier  par  l'exemple  de  ses  vertus. 
Les  deux  religieux  s'y  rencontrèrent,  et,  s'y  fortifiant 
l'un  l'autre  contre  les  persécutions  dont  Port-Royal 
était  l'objet,  ils  se  promirent  de  marcher  plus  résolu- 
ment que  jamais  dans  la  voie  du  Seigneur. 

Le  prieuré  de  Saint-André  avait  des  voisins  riches  et 
puissants.  La  famille  Baudry  d'Asson  dont  je  veux  par- 
ler, se  composait,  au  dire  de  Fontaine  qui  avait  dû  la 
connaître,  de  douze  enfants  mâles,  de  six,  suivant  dom 
Rivet,  de  cinq  seulement,  à  en  croire  le  docteur  Besoigne, 
tous  grands  et  forts,  respectés  et  redoutés  dans  la 
contrée.  Plusieurs  avaient  servi  la  cause  royale  dans 


DE  IIILLERIN  ET   BAUDRY   D'ASSON  245 

les  guerres  de  religion  dont  le  Bas-Poitou  avait  été 
longtemps  le  sanglant  théâtre,  et,  depuis  que  les  douceurs 
de  la  paix  avaient  succédé  aux  horreurs  des  discordes 
civiles,  ces  vaillants  hommes,  n'ayant  plus  d'autres  en- 
nemis à  combattre,  couraient  le  cerf  et  le  sanglier,  bien 
persuadés,  comme  tout  le  monde  l'était  alors,  que  la 
chasse  n'était  pas  seulement  un  exercice  salutaire, 
mais  qu'elle  devait  faire  partie  de  l'éducation  d'un 
gentilhomme. 

L'un  des  frères,  Antoine  Baudry  de  Saint-Gilles  d'As- 
son  dont  il  va  être  question  ici,  ne  s'était  pas  borné  à 
l'art  cynégétique  ;  il  y  avait  ajouté  trois  années  de 
théologie  en  Sorbonne,  savait  du  grec,  avait  des  lettres, 
et  devait  se  trouver  quelque  peu  dépaysé  au  milieu  de 
gentilshommes  qui  connaissaient  beaucoup  mieux  la 
langue  du  roi  Phœbus  et  celle  de  Jacques  du  Fouillouxi 
que  les  poésies  d'Homère  et  la  philosophie  d'Aristote. 

Esprits  cultivés,  demeurant  porte  à  porte,  de  Hillerin 
et  Antoine  Baudry  d'Asson  se  recherchèrent  et  ne  tar- 
dèrent pas  à  se  comprendre.  Les  bonnes  œuvres  du 
prêtre,  son  esprit  d'humilité,  en  même  temps  que  sa  foi 
vive  et  profonde,  firent  une  grande  impression  sur  l'àme 
du  chasseur.  Pour  l'arracher  au  monde,  de  Hillerin  ne 
se  contenta  pas  des  bons  exemples  qu'il  lui  donnait  et 
de  ses  exhortations:  il  appela  à  son  aide  le  grand  docteur 
en  Sorbonne,  dont  le  dernier  écrit  passionnait  et  pas- 
sionna longtemps  après  la  France  tout  entière.  Arnauld 
venait  de  publier  le  livre  de  la  frcqiœnte  Communion. 
On  ne  se  douterait  guère  qu'un  livre  qui  partagea  le 
clergé  du  royaume,  qui,  pendant  que  l'ordre  entier  des 
jésuites  se  soulevait  contre  sa  doctrine^  recevait  l'ap- 
T.  ni  14-. 


246  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

probation  de  seize  évêques,  de  vingt  docteurs  et  des 
curés  de  Paris  ;  un  livre  dont  la  lecture,  dans  une  des 
assemblées  des  évêques  de  la  province  d'Auch,  fut 
recommandée  aux  fidèles  avec  des  éloges  extraordinaires 
et  dont  Pascal  ne  pouvait  parler  sans  admiration,  dut, 
en  partie,  sa  naissance  à  deux  grandes  dames,  qui, 
l'une  et  l'autre,  voulaient  faire  leur  salut,  mais  dont  la 
première  prétendait  qu'on  pouvait  arriver  au  ciel  par 
un  chemin  semé  de  fleurs,  tandis  que  la  seconde  disait 
qu'il  fallait  qu'il  fût  hérissé  d'épines.  C'étaient  M"ie8  de 
Sablé  et  de  Guémené. 

M^^  de  Sablé  avait  pour  directeur  un  jésuite,  suivant 
son  goût  pour  le  monde.  —  Peut-on  recevoir  la  commu- 
nion en  allant  au  bal  et  au  spectacle?  lui  demandait-elle. 
—  Certainement,  répondait  l'indulgent  confesseur;  le  sa- 
crement de  l'eucharistie  possédant  la  vertu  de  ramener 
le  pécheur,  on  doit  approcher  d'autant  plus  souvent  de 
la  sainte  table,  qu'on  s'égare  davantage.  Un  pareil 
casuiste  convenait  fort  à  M^^^  de  Sablé.  Danser  la  nuit 
et  communier  le  lendemain,  satisfaire  à  Dieu  et  au 
plaisir,  pouvait-on  demander  rien  de  mieux  ? 

Le  directeur  de  M^^  de  Guémené  ne  l'entendait  pas 
ainsi.  L'eucharistie,  disait-il,  est  un  sacrement  qui  de- 
mande tant  de  sainteté,  que  ce  serait  le  profaner  que  de 
le  recevoir  avec  un  cœur  impur  et  une  âme  non  repen- 
tante. 

Cette  controverse  entre  deux  prêtres  dont  la  doctrine 
était  si  opposée,  arriva,  par  la  bouche  de  leurs  belles 
pénitentes,  jusqu'à  Port-Royal,  où  elle  causa  un  grand 
scandale  à  Tendroit  du  directeur  si  accommodant  et  si 
facile.  Arnauld    prit  la  plume  pour  lui  répondre.  A  vrai 


DE   HILLERIN   ET   BAUDRY   D'ASSON  247 

dire,  ce  fut  plutôt  roccasion  que  la  cause  de  la  compo- 
sition de  son  livre.  La  question  n'était  pas  nouvelle,  et 
l'abbé  de  Saint-Gyran,  dont  les  doctrines  étaient  restées 
en  grande  faveur  à  Port-Royal,  l'avait  résolue  dans  le 
sens  le  plus  restreint.  De  Hillerin  mit  entre  les  mains 
de  Baudry  de  Saint-Gilles  d'Asson  le  livre  de  la  fré- 
quente Communion,  en  l'engageant  à  se  bien  pénétrer 
des  vérités  sévères  qu'il  renfermait. 

La  victoire  d'Arnauld  fut  complète. 

Bien  qu'il  aimât  le  monde  et  qu'il  y  fût  fort  goûté^ 
surtout  à  cause  de  son  talent  de  musicien  ;  bien  qu'il 
fût  bénéficier,  possédant  deux  chapelles  et  un  prieuré, 
les  deux  chapelles  à  la  nomination  de  sa  famille  et  le 
prieuré  dépendant  de  Tabbaye  de  Geneston,  propriété 
dePontchâteau,  avec  lequel  il  avait  déjà  des  relations 
d'amitié,  Baudry  d'Asson,  après  avoir  fait  ses  adieux  à  sa 
famille,  vint  un  jour  prier  de  Hillerin  de  le  conduire  à 
Port-Royal.  C'est  ce  qu'attendait  l'ancien  curé  de  Saint- 
Méry.  Plein  du  souvenir  du  prêtre  qui  l'avait  tant  aidé 
lui-même  de  ses  conseils,  il  remit  son  jeune  ami  entre 
les  mains  de  Singliu  ;  le  pénitent  se  trouva  digne  du 
confesseur  *. 


*  Je  me  suis  demandé  bien  souvent,, si,  dans  le  cas  où  Baudry  d'As- 
son, avant  de  prendre  la  grande  résolution  que  nous  venons  de  faire 
connaître,  aurait  cru  devoir  demander  un  conseil  à  son  évêque, 
comme  la  chose  a  pu  avoir  lieu,  s'il  eût  rencontré  du  côté  de  ce  prélat 
une  grande  opposition;  j'ai  de  fortes  raisons  de  penser  le  contraire. 
Dans  ce  moment,  l'ordre  des  jésuites  n'était  pas  en  odeur  de  sainteté 
auprès  du  Chapitre  de  Luçon,et  toute  recrue  que  faisait  Port-Royal  ne 
devait  pas  lui  être  désagréable.  Je  fournis,  à  l'appui  de  ce  que  j'avance, 
une  lettre  fort  curieuse  extraite  du  recueil  de  Mlle  Périer,  recueil  que 
l'on  trouvera  à  la  bibliothèque  Richelieu,  département  des  Manuscrits  ; 


248  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

Du  jour  où  il  s'était  enfermé  dans  le  prieuré  de  Saint- 
André,  de  Hillerin,  non  seulement  avait  renoncé  à  la  pré- 
dication, comme  nous  l'avons  déjà  dit,  mais  aussi  à  toutes 
les  autes  fonctions  sacerdotales,  se  croyant  indigne  de 
les  remplir.  Absorbé  de  plus  en  plus  dans  la  prière  et  le 
recueillement,  il  ne  se  décida  à  faire  enlever  une  tu- 
meur qu'il  avait  au  genou,  que  parce  qu'elle  l'empêchait 
de  s'agenouiller  devant  l'image  de  Dieu.  L'opération  fut 


Réponse  duChapitre  de  Liiçon  à  une  lettre  de  MM.  les  Chanoines 
de  la  cathédrale  de  Cler'tnont,  en  Auvergne,  1656. 

Messieurs,  Nous  voudrions  être  assez  heureux  pour  pouvoir  contri- 
buer aux  justes  desseins  que  vous  avez  pour  le  maintien  de  votre 
illustre  compagnie,  par  la  vôtre  du  5  mai,  dont  il  vous  a  plu  nous 
honorer.  Nous  nous  ressentons  si  fort  vos  obligés  de  la  croyance 
qu'avez  en  notre  zèle,  que  nous  voudrions  être  assez  avantagés  pour 
vous  en  donner  des  preuves  irréprochables,  et  de  l'inclination  que 
nous  avons  pour  contribuer  à  l'accomplissement  de  vos  saintes  inten- 
tions, pour  secouer  le  joug  que  les  laïques  veulent  vous  imposer;  et 
à  l'éloignement  des  révérends  Pères  jésuites  de  votre  ville,  et  d'autant 
plus  que  ce  sont  des  personnes  qui  semblent  n'avoir  pour  but  que  la 
destruction  de  la  hiérarchie  ecclésiastique,  et  de  ternir  la  gloire  des 
communautés  célèbres,  abusant  de  la  crédulité  des  peuples  et  du 
prétexte  de  l'utilité  publique,  pour  s'introduire  dans  les  lieux  qu'ils 
croient  leur  être  avantageux.  Nous  avons  jusqu'à  présent,  grâce  à  Dieu, 
eu  un  bonheur  que  ces  révérends  Pères,  à  qui  rien  n'est  impossible,  n'ont 
rien  eu  à  démêler  avec  nous,  ni  nous  avec  eux,  pour  l'établissement  en 
ce  lieu  ;  iceux  n'aj-ant  pas  jugé  que  Luçon  qui  est  un  lieu  de  tout  temps 
fort  affligé  de  misères,  et  qui  a  été  le  théâtre  de  la  guerre  des  Hugue- 
nots, fût  capable  de  quoi  satisfaire  leur  charité  sans  limite,  qui  est  de 
s'approprier  tout  pour  la  plus  grande  gloire  de  Dieu  ;  ils  ont  toutefois 
eu  assez  d'adresse,  par  des  menées  secrètes,  pour  nous  obliger  par  cy- 
devant,  à  leur  arrenter  quelques  domaines  d'un  bénéfice  qui  est  la  pré- 
vôté de  Fontenay,  un  des  premiers  de  notre  église,  et  parce  que  les 
lieux  qu'ils  demandaient  étaient  fort  éloignés  de  nous,  et  qu'ils  devaient 
autant  et  plus  que  la  chose  ne  valait  ;  dans  l'appréhension  qu'en  leur 
refusant,  ils  ne  s'approchassent  de  nous,  nous  leur  accordâmes  volon- 


DE   HILLERIN   ET   BAUDRY  D'ASSON  249 

si  cruelle,  qu'après  l'avoir  subie,  il  déclara  qu'il  n'au- 
rait pas  le  courage  de  s'y  soumettre  une  seconde  fois, 
dans  le  cas  où  elle  redeviendrait  nécessaire.  Heureuse- 
ment qu'il  ne  fut  pas  mis  à  cette  épreuve,  et,  qu'après  de 
grandes  souffrances,  il  guérit  radicalement. 

La  retraite  qu'il  avait  choisie,  comme  lieu  de  péni- 
tence, ne  lui  suffisait  plus  ;  ses  visites  à  Port-Royal  se 
multipliaient,  et,  chaque  année,  il  s'y  rendait  comme  à 
la  source  d'où  s'échappait  l'eau  vivifiante  dont  son  âme 
était  altérée.  Ce  fut  dans  un  de  ces  voyages  qu'il  fat 
frappé  d'une  maladie  qui  le  conduisit  rapidement  au 
tombeau.  Une  de  ses  dernières  pensées  fut  pour  Fon- 
taine, auquel  il  légua  les  œuvres  de  saint  Augustin, 


tiers  ;  et  ayant  vu  cette  première  facilité,  ils  s'étaient  persuadés  que  le 
dessein  de  s'établir  parmi  nous,  leur  succéderait  aisément  ;  ils  entrepri- 
rent, il  y  a  deux  ans  ou  environ,  de  faire  changer  le  bien  de  ladite 
prévôté,  qui  est  à  leur  approche  et  à  leur  commodité,  pour  quelque 
bien  sis  aux  environs  de  Luçon,  qui  pouvait  valoir  les  trois  quarts 
moins  que  ce  qu'ils  demandaient,  sans  considéi-er  les  avantages  qu'ils 
en  retireraient  et  les  torts  que  nous  en  recevrions,  le  tout  à  l'inten- 
tion de  réunir  ledit  bien  et  ledit  bénéfice  à  leur  corps  et  société,  ainsi 
qu'ils  demandèrent  peu  après  à  Mgr  notice  évêque,  par  une  requête 
qu'ils  lui  présentèrent  à  cet  effet,  dont  ils  terminaient  :  -Si  vtiieuoo 
oi'ai'ine  mondit  seigneur,  unir  ladite  prévôté  aie  corps  desdits  Pères 
jésuites,  hequei  dessein  ayant  été  découvert,  et  eux  voyant  qu'ils  n'y 
pouvaient  réussir,  se  désistèrent  de  leur  poursuite  téméraire,  ce  qui 
nous  obligea  à  nous  roidir  contre  une  entreprise   si  inouïe,  à  laquelle 

nous  n'avons  pas  ouï  parler  depuis » 

A  la  même  demande  le  Chapitre  de  Nantes  fit  une  réponse  aussi 
hostile  aux  Jésuites.  Rappelons  encore  que  Pierre  Nivelles,  alors 
évêque  de  Luçon,  fut  un  des  rares  prélats  qui  refusèrent  leur  signa- 
ture à  la  lettre  par  laquelle  cinq  archevêques  et  évêques  déféraient  au 
Pape  qui  les  condamna,  les  cinq  fameuses  propositions  de  Jansénius. 
On  lit  enfin,  dans  le  journal  de  Baudry  d'Asson,  que  Ruchaud,  cha- 
noine théologal  de  Luçon,  refusa  de  signer  la  censure  contre  Arnauld. 


250  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

objet  de  ses  longues  méditations.  Il  mourut  le  14  avril 
1669,  sur  la  paroisse  de  Saint- Jacques  le  Haut-Pas,  où, 
suivant  son  désir,  il  fut  enterré  aux  pieds  de  Saint- 
Gyran.  Son  cœur  fut  transporté  dans  une  des  chapelles 
de  Port-Royal,  et  le  docteur  Hamon  lui  fit  cette  èpi- 
taphe  : 

Hic  jaeet  cor  JacoM  d'Hillerîn,  olim  parochi  Meri- 
dici,  qui  cum  magno  omnium  plausu  evangelium, 
memor  domini  Jesu,  qui  cœpit  facere  et  docere,  raro 
sed  utilieœemplo,  ad  originemfidei  rêver  sus,  pœniten- 
tiam  agere  maluit  quàm  prœdicare.  Cum  Beum 
elegit  ad  quietem  solitudinis  vocantem  a  mundo 
abjectus  est,  et  amissa  plusquam  sex  decem  7nillia  li- 
hrorum  annui  reditus,  ut  fructuosior  esset  amor pau- 
perum  damno  conjunctus,  si  damnum  est  amittere 
peritura  et  perdenlia,  tanti  heneficii  recordatio,  iiun- 
quam  intermissa,  et  sœpe  cum  tacrymis  fldei  et  cha- 
ritatis  memoradat  quantum  Deo  deberet^  qui  tam  vili 
et  tara  facili  jactura  contractus,  regnum  cœlorum 
odtulit  non  merenti   . 


*  Ci-gît  le  cœur  de  Jacques  de  Hillerin,  de  son  vivant,  curé  de  la 
paroisse  de  Saint-Méry.  Au  moment  où  il  prêchait  l'Evangile  aux 
applaudissements  de  tous  ceux  qui  venaient  l'entendre,  se  rappelant 
que  le  Christ  avait  fait  précéder  sa  parole  par  des  actes,  et  revenu  à 
la  source  de  la  foi,  il  préféra,  exemple  bien  utile  et  bien  rare,  faire 
pénitence  que  briller  dans  la  chaire.  Lorsqu'il  eut  entendu  la  voix 
de  Dieu  qui  l'appelait  au  repos  de  la  solitude,  bravant  le  mépris  des 
hommes,  il  abandonna  plus  de  seize  mille  livres  de  rente,  pour  que, 
devenu  pauvre  par  cette  p^rte,  si  toutefois  l'on  peut  appeler  perte, 
l'abandon  des  biens  périssables  et  qui  peuvent  empêcher  notre  salut  ; 
son  amour  pour  les  malheureux  lui  fut  méritoire.  Le  souvenir    d'un 


DE  HILLERIN  ET   BAUDRY  D'ASSON  251 

Charles  de  Hiilerin  ne  s'est  pas  borné  à  édifier  les 
fidèles  par  les  longues  années  de  sa  pénitence.  Avant  de 
se  retirer  dans  le  prieuré  de  Saint- André,  il  avait  com- 
posé un  livre  ayant  pour  titre  :  Les  Grandeurs  du 
Verde  incarné.  Ce  livre,  au  dire  de  Dreux  du  Radier, 
pourrait  bien  n'être  qu'un  abrégé  de  celui  que  son 
oncle  avait  publié  sur  le  même  sujet. 

Nous  avons  interrompu  notre  récit  au  moment  où 
l'orgueil  de  la  naissance  et  de  la  richesse,  faisant  place, 
dans  son  âme,  à  l'ardeur  de  la  foi,  Baudry  d'Asson 
renonçait  au  rang  qu'il  pouvait  occuper  dans  le  monde, 
pour  venir,  au  sein  d'une  célèbre  abbaye,  s'humilier 
devant  Dieu. 

Pour  lui,  les  biens  de  la  terre  n'avaient  plus  de  prix  ; 
il  aspirait  à  la  pauvreté  comme  d'autres  aspirent  à  la 
fortune.  Aussi,  en  entrant  à  Port-Royal,  quitta-t-il  un 
de  ses  bénéfices  dépendant  de  l'abbaye  de  Geneston,  dont 
il  fit  la  remise  aux  chanoines  réguliers  de  Sainte- 
Geneviève,  au  prix  d'une  modique  pension  de  800  livres. 
Quant  aux  deux  chapelles  qu'il  possédait,  il  n'eût  pas 
demandé  mieux  que  de  s'en  démettre  ;  mais  comme  sa 
famille  en  nommait  les  titulaires  et  qu'il  craignait 
qu'elles  ne  fussent  données,  contrairement  à  ses  inten- 
tions, il  se  décida,  bien  à  regret,  à  les  garder,  abandon- 
nant aux  pauvres  leur  revenu  dont  il  ne  voulut  pas 
toucher  une  obole. 

Port-Royal  touchait  à  ses  jours  d'épreuves  et  de  luttes. 

si  grand  bienfait  ne  s'effaça  jamais  de  son  âme,  et,  dans  l'ardeur  de 
sa  foi  et  de  sa  charité,  il  rappelait  avec  larmes  combien  il  devait 
être  reconnaissant  envers  Dieu,  qui,  satisfait  d'un  si  léger  sacrifice, 
lui  avait  ouvert,  sans  qu'il  en  fût  digne,  le  royaume  desCieux. 


252  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

Si  la  mort  de  Richelieu,  en  ouvrant  à  Saint-Gyran  les 
portes  de  A^ncennes,  lui  avait  rendu  une  liberté  dont  il 
ne  devait  pas  jouir  longtemps,  puisqu'il  mourut  quelques 
mois  après  sa  délivrance,  les  colères  allumées  ne  s'étaient 
point  éteintes.  J'ai  déjà  parlé  du  soulèvement  que  le 
livre  de  la  fréquente  Communion  avait  produit  au  sein 
d'un  ordre  célèbre  et  de  toutes  les  attaques  dirigées 
contre  les  doctrines  d'Arnauld.  Dominées  par  une  com- 
pagnie qui  ne  cessait  de  répéter  que  Port-Royal  était 
un  nid  d'hérésies,  la  Cour,  la  reine  en  particulier, 
étaient  devenues,  pour  tout  ce  qui  appartenait  à  cette 
maison,  des  adversaires  aveuglément  passionnés  dans 
leur  haine. 

S'il  comptait  des  ennemis  puissants  et  nombreux, 
Port-Rôyal  ne  manquait  pas  non  plus  de  chauds  parti- 
sans. Les  curés  de  Paris,  et,  à  leur  tête,  le  célèbre 
coadjuteur,  n'avaient  pas  hésité  à  prendre  hautement 
sa  défense.  En  dehors  du  clergé,  les  hommes  les  plus 
distingués,  parmi  lesquels  on  rencontrait  principale- 
ment des  magistrats,  ne  craignaient  pas  de  faire  con- 
naître publiquement  toute  l'estime  qu'ils  portaient  à 
une  maison  qui  renfermait  dans  son  sein  des  person- 
nages d'une  grande  vertu  et  d'un  grand  talent.  Si  l'on 
contestait  la  parfaite  orthodoxie  de  leurs  doctrines, 
personne,  en  effet,  n'aurait  osé  nier  que  les  solitaires 
de  Port-Royal  ne  fussent  des  hommes  convaincus,  et 
qu'il  ne  se  trouvât  parmi  eux  des  savants  et  des  écri- 
vains du  premier  ordre.  Tous  n'y  étaient  pas  entrés  dès 
leur  enfance,  ainsi  que  l'avaient  fait  Sacy  et  Nicolle  ; 
avant  de  s'y  rencontrer,  beaucoup  avaient  suivi,  dans 
le  monde,  des  voies  différentes.  Les  uns,  comme  Lemaître, 


DE  HILLEIUN  ET   BAUDIW  D  ASSON  253 

avaient  ètè  l'honneur  du  barreau  ;  d'autres  comme 
d'Andilly ,  d'habiles  politiques  qui  ne  dépouillèrent 
jamais  la  i^obe  de  courtisan  ;  d'autres,  comme  Arnauld, 
de  célèbres  docteurs  en  théologie  ;  de  braves  militaires, 
enfin,  avaient  quitté  l'épée  pour  venir  y  porter  la  croix. 
D'ailleurs,  ils  ne  conservaient  aucune  distinction  propre 
à  rappeler  le  rang  occupé  dans  la  société.  On  y  voyait 
confondus  des  priuces,  des  ducs,  des  gentilshommes  de 
grande  maison,  des  bourgeois  et  des  enfants  du  peuple. 
Il  en  fut  de  même  des  plus  grandes  dames,  dont  quelques- 
unes  ne  rougirent  pas,  ainsi  que  le  fit  une  princesse  de 
sang  royal,  de  porter  des  haillons,  après  s'être  revêtues 
longtemps  de  brillantes  parures.  Désenchantés  des  va- 
nités du  monde,  tous  venaient  chercher,  dans  une  vie 
nouvelle,  le  calme  de  l'âme  et  le  repos  de  la  conscience. 
Ils  ne  devaient  pas  tarder  à  se  voir  poursuivis,  avec  un 
acharnement  extrême,  par  ceux  auxquels  ils  abandon- 
naient les  grandeurs  et  les  richesses. 

Les  heures  de  la  prière,  de  l'enseignement  et  de  l'étude, 
n'absorbaient  pas  tous  les  instants  des  solitaires 
de  Port-Royal  :  ils  consacraient  leurs  loisirs  et  leurs 
récréations  à  des  travaux  manuels.  Le  plus  grand  nom- 
bre se  livrait  à  la  culture  des  champs  et  des  jardins. 
Ils  faisaient  les  foins,  coupaient  les  blés,  èmondaient  les 
arbres,  récoltaient  les  fruits,  semaient  les  grains,  labou- 
raient la  terre,  souvent  vêtus  d'un  cilîce  et  ceints  d'une 
chaîne  de  fer\ 

Quelques-uns  avaient  des  emplois  plus  humbles  en- 
core. M.  Jenkins,    gentilhomme  anglais,  était  portier; 

*  Nécrologe  de  Port-Royal. 

T.  ÏII  15 


254  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

M.  de  Gibrou  faisait  la  cuisine  ;  M.  Deschamps-Des- 
landes  était  garde  ;  M.  Giroult  de  Bissé  servait  les  hôtes  ; 
le  docteur  Hamon,  quand  il  ne  soignait  pas  les  malades, 
tricotait  des  bas. 

Baudry  d'Asson  fut  placé  à  Port-Royal  des  Champs, 
où  il  cumula,  au  dire  de  dom  Rivet,  l'état  de  menuisier 
avec  celui  de  savetier.  Il  se  fit  construire,  dans  le  jar- 
din, un  petit  logis  couvert  de  chaume,  qu'en  raison  du 
nom  qu'il  portait,  on  appela  le  palais  de  M.  de  Saint- 
Gilles.  Le  châtelain  y  apporta  sa  gaieté,  son  entrain,  sa 
bonne  volonté  et  une  rare  aptitude  à  toute  chose.  Son 
activité  fut  mise  à  profit,  et  il  ne  tarda  pas  à  être  chargé 
de  la  direction  de  tous  les  travaux  agricoles  de  l'abbaye, 
dont  il  devint  comme  l'intendant.  En  même  temps  il 
s'occupait  des  affaires  particulières  des  religieuses, 
leur  rendait  mille  services,  était  l'homme  indispensable 
de  la  maison.  Depuis  1636,  les  religieuses  avaient  quitté 
Port-Royal  des  Champs  pour  venir  habiter  Port-Royal 
de  Paris.  Quoique  résidant  d'ordinaire  à  son  palais  de 
Saint-GilleSj  Baudry  d'Asson  venait  à  Paris  toutes  les 
fois  que  les  intérêts  de  la  communauté  ou  ceux  des 
sœurs  en  particulier  y  rendaient  sa  présence  nécessaire, 
c'est-à-dire  fort  souvent  *. 

Cette  vie  si  occupée  ne  lui  paraissait  pourtant  pas 
assez  méritoire.  Il  croyait  que,  pour  un  pécheur  tel  que 
lui,  la  règle  de  la  maison  était  trop  douce  et  que  sa  pé- 


*  Le  nom  de  Baudry  d'Asson  a  été  conservé  à  Port-Royal  des 
Champs.  On  l'y  trouve,  dans  la  meilleure  compagnie,  à  la  maison 
des  Granges,  sur  la  façade  du  côté  du  jardin,  où  l'on  peut  lire  l'ins- 
cription suivante  ; 


DE  HILLERIN  ET   BAUDRV   d'aSFON  255 

nitence  ne  pouvait  y  être  qu'imparfaite.  Bien  qu'il  ne 
mangeât  pas  de  viande  et  ne  bût  du  vin  que  rarement, 
il  lui  suffisait  d'y  être  autorisé  pour  penser   que  toutes 
les  sensualités  étaient  à  sa  portée.    Port-Royal   n'était 
donc  pas  absolument  la  retraite  suivant  son  désir  ;  il  lui 
fallait  des  jeûnes  plus  longs  que  ceux  qui  lui    étaient 
imposés,  des  privations  plus  grandes,  des  mortifications 
plus  nombreuses,  une  soumission  plus  absolue.  L'abbaye 
de  Saint-Gyran,  où  la  règle  était  plus  sévère,  lui  con- 
venant davantage,  il  fit  des  démarches  pour  y  entrer. 
Mais  l'abbé   Barcos,   directeur  de  cette   maison,   qui, 
d'abord,  avait  bien  accueilli  sa   demande,  ayant  appris 
combien  il  serait  difficile  de  le  remplacer  à  Port-Royal, 
le  détourna  de  l'idée  qu'il  avait  de  l'abandonner. 

Ce  n'était  pas  seulement  comme  régisseur  de  la 
maison  des  Champs  et  comme  l'homme  d'affaires  des 
religieuses  que  Baudry  d'Asson  avait  su  se  rendre  utile  ; 
la  guerre  sourde  que  depuis  longtemps  un  certain  monde 
faisait  à  Arnauld  et  à  ses  amis,  venait  d'éclater,  et  il 
devenait  nécessaire  d'avoir  sous  la  main  un  homme 
actif,  propre  à  tout,  prêt  à  tout,  un  homme  au  poil  et  à 

DE    1648  A  1679. 

ONT  HABITÉ   GETTE  MAISON   SOLITAIBE  : 


A   ABNAULD. 
B.   PASCAL. 
L.-M.  SAC  Y. 
J.HAMON. 
DE   SE  VIGNE. 
DE  SERICOURT. 
DE  PONT-CHATEAU. 


DESPINAY. 
VITARD. 

d'asson. 
de  belair. 

P.  NICOLE. 
3.  RACINE. 
A.   LEMAISTBE. 
C.  LANCELOT. 


A.  D  ANDILLY. 
DE  LUZANCY. 
DE   PONTIS. 
DE  GIBROU. 
JENKINS. 
DE  BESSY. 
DESLANDES. 


25()  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

la  %)hm%e,  suivant  Texpression  de  Fontaine.  A  Port- 
Royal,  il  n'y  eut  qu'une  voix  pour  confier  cet  emploi  à 
Baudry  d'Asson. 

De  ce  jour,  il  devint  l'agent  principal  de  la  maison  et 
rien  ne  s'y  fît  sans  sa  participation.  Pour  déjouer  les 
recherches  de  la  police  dont  les  agents  l'épiaient  sans 
cesse,  quand  il  sortait  de  Port-Roj^al,  il  quittait  l'habit 
religieux  pour  reprendre  l'épée  de  gentilhomme,  et, 
si  révoque  de  Luçon  s'en  plaignait,  il  répondait  que  de 
puissants  intérêts  lui  faisaient  un  devoir  d'agir  de  la 
sorte.  Rompu  aux  affaires,  il  tenait  tête  aux  procureurs, 
et  lorsqu'un  arrêt  du  Ghâtelet  menaçait  sa  liberté,  il  ne 
s'effraj^ait  pas  pour  si  peu. 

Jansénius  était  mort  en  1638,  laissant  un  livre  fameux, 
YAuguslinus,  livre  publié  seulement  en  1640,  et  dont 
l'apparition  fît  naître  tant  d'orages  au  sein  de  l'Eglise. 
L'auteur  expliquait,  à  sa  manière,  la  doctrine  de  saint 
Augustin,  touchant  la  grâce,  le  libre  arbitre  et  la  pré- 
destination ;  il  prenait  corps  à  corps  le  jésuite  Molina, 
dont  le  nom  passa  à  ses  partisans,  comme  Jansénius 
donna  le  sien  à  ses  adeptes. 

Les  molinistes  trouvèrent  dans  ce  livre  cinq  proposi- 
tions hérétiques,  propositions  restées  célèbres.  Elles  || 
furent  condamnées  une  première  fois,  en  1653,  par  le 
pape  Innocent  X,  et  une  seconde,  en  1656,  par  le  pape 
Alexandre  YIL  Tous  les  évêques  reçurent  la  bulle  de 
condamnation,  même  le  cardinal  de  Retz,  qui,  en  raison 
de  ses  anciennes  relations  avec  Port-RoyaJ,  avait 
d'abord  hasardé  quelques  timides  objections. 

Jansénius  avait  été  l'ami  de  Saint-Gyran  ;  presque 
tout  Port-Royal,  et  en  particulier  Arnaud  et  Nicolle, 


DE   HILLERIN  ET  BAUDRY   D'ASSON  257 

prirent  chaleureusement  sa  défense,  niant  avec  énergie 
que  les  cinq  propositions  se  trouvassent  dans  son  livre, 
et  cherchant  à  prouver  que  ce  que  la  huile  condamnait 
dans  VAicgiistimis,  avait  été  mal  compris.  Les  jésuites 
maintinrent  leurs  accusations,  et  alors  s'alluma  cette 
guerre  où  se  mêlèrent  tant  de  passions,  guerre  dont  les 
péripéties  furent,  pour  les  religieux  et  les  religieuses, 
Texil,  l'emprisonnement,  la  persécution  -,  et  qui,  après 
une  paix  plus  apparente  que  réelle,  eut  pour  dénoue- 
ment la  démolition  des  bâtiments  de  Port-Royal,  la 
violation  des  tombeaux  et  la  dispersion  des  cendres 
qu'ils  contenaient. 

Arnauld,  que  le  livre  de  la  fréquente  Commimi07i 
avait  déjà  brouillé  avec  les  jésuites,  venait,  par  la  pu- 
blication de  deux  apologies  de  Jansénius,  de  soulever 
contre  sa  personne  toutes  les  colères  de  la  cour,  que 
dominait  Letellier.  Ses  ennemis  se  donnèrent  tant  de 
mouvement  qu'ils  obtinrent  que  l'affaire  serait  jugée  en 
Sorbonne.  Pendant  que  l'on  instruisait  son  procès,  les 
pamphlets  les  plus  grossiers  et  les  plus  injurieux  le  dé- 
nonçaient  à  ses  juges  et  à  l'opinion  publique.  Un  jour 
qu'il  se  trouvait  avec  ses  amis  de  Port-Royal  et  quil 
était  question,  entre  eux,  de  ces  indignités  :  —  Gom- 
ment, lui  dirent-ils,  vous  laissez-vous  attaquer  ainsi 
sans  vous  défendre  ?  —  A  l'insistance  qu'ils  y  mirent, 
Arnauld  promit  d'entrer  dans  l'arène  et  de  soutenir  la 
lutte.  Quelques  jours  après,  l'auditoire  était  au  complet. 
Arnauld  donna  lecture  de  sa  réponse,  et  l'on  pense  avec 
quelle  religieuse  attention  elle  fut  écoutée.  Mais  un 
personnage  aussi  grave  ne  convenait  pas  au  genre  de 
polémique  qu'exigeait  la  circonstance.  Cette  arme   si 


258  BIOGRAPHIES   VENDÉENNES 

puissante,  en  France,  qu'elle  reste  presque  toujours  vic- 
torieuse quand  elle  est  habilement  maniée,  l'ironie,  ne 
lui  était  pas  familière.  Le  grand  théologien  aurait  cru 
déroger  en  s'en  servant  -,  il  ne  voulait  devoir  son  triom- 
phe qu'à  la  froide  raison.  Il  arriva  que  ses  arguments  en 
forme  et  sa  logique  un  peu  lourde  laissèrent  son  audi- 
toire froid  et  mécontent.  Arnauld  s'en  aperçut,  et,  loin 
de  s'en  offenser  :  —  Je  savais  bien,  dit-il,  que  je  ne 
ferais  rien  de  bien.  —  Puis,  se  tournant  vers  Pascal  : 
—  Mais  vous,  qui  êtes  jeune,  qui  êtes  curieux,  vous 
devriez  faire  quelque  chose. 

Pascal  ne  faisait  pas  alors  partie  de  Port- Royal;  mais 
il  en  était  un  des  habitués,  et,  dans  cette  circonstance, 
il  avait  été  appelé  comme  un  écrivain  puissant  dont  les 
conseils  n'étaient  pas  à  dédaigner.  Pressé  par  les  encou- 
ragements de  chacun,  il  accepta  la  proposition  qui  lui 
était  faite,  se  mit  à  l'œuvre,  prit  jour  pour  une  autre 
réunion,  et,  à  l'heure  convenue,  se  présenta  armé  de  sa 
première  Provinciale. 

Le  style  en  était  si  nouveau  à  Port-Royal,  que  Sin- 
gliu,  dit-on,  en  fut  presque  scandalisé.  Tous  n'eurent 
pas  les  mêmes  scrupules.  Ils  saluèrent  de  chauds  applau- 
dissements une  œuvre  où,  sous  la  forme  la  plus  heu- 
reuse, la  raillerie  fine  et  mordante  s'alliait  à  la  plus  haute 
éloquence.  Il  n'entre  point  dans  mon  sujet  d'examiner 
si,  comme  on  l'a  prétendu,  Pascal,  pour  les  combattre 
victorieusement,  n'a  point  prêtéà  ses  adversaires  des  doc- 
trines qui  n'étaient  pas  les  leurs,  s'il  a  toujours  été  d'une 
entière  bonne  foi  et  si  ses  attaques  n'ont  pas  été  pas- 
sionnées. A^oltaire,  qui  ne  peut  pas  être  suspect  de  par- 
tialité en  faveur  des  jésuites,  s'exprime  ainsi  en  parlant 


DE   HILLERIN  ET   BAUDRY  D'ASSON  259 

des  Provinciales:  «  Il  est  vrai  que  ce  livre  portait  sur 
un  fondement  faux,  ou  attribuait  adroitement  à  la  so- 
ciété des  opinions  extravagantes  de  quelques  jésuites 
espagnols  et  flamands.  On  tâchait,  dans  ces  lettres,  de 
prouver  qu'ils  avaient  un  dessein  formé  de  corrompre 
les  mœurs  des  hommes,  dessein  qu'aucune  secte,  aucune 
société,  n'a  jamais  eu  ni  pu  avoir.  Mais  il  ne  s'agissait 
pas  d'avoir  raison,  il  s'agissait  de  divertir  le  public.  »  Ce 
dernier  succès  fut  complet.  Tous  ceux  qui  les  ont  lues 
ne  peuvent,  en  effet,  s'empêcher  de  convenir  que  les 
Lettres  à  un  Provincial  sont  unlivre  unique,  le  modèle 
du  genre.  Dès  le  premier  jour,  la  fameuse  satire  Ménip- 
pée  se  trouvait  bien  distancée  et,  quoique  depuis  le  pam- 
phlet ait  pris  des  allures  vives  et  hardies,  que  les  plus 
grands  écrivains  n'aient  pas  dédaigné  d'y  avoir  recours, 
on  ne  trouve  rien  de  comparable,  ni  sous  la  plume  de 
Beaumarchais,  ni  sous  celle  de  Courrier,  ni  sous  celle  de 
Proudhon. 

Mais  ce  n'était  pas  tout  que  de  les  avoir  composées, 
il  fallait  encore  trouver  un  imprimeur  qui  voulût  bien 
les  publier,  et  des  agents  qui  ne  craignissent  pas  de  les 
répandre.  Ce  soin  fut  confié,  pour  les  trois  premières,  à 
Baudry  d'Asson,  à  Périer,  beau-frère  de  Pascal,  et  à 
Pontchâteau.  Dans  son  curieux  recueil  manuscrit, 
]y[Ue  Périer  raconte  qu'elles  furent  imprimées  au  collège 
d'Harcourt,  aujourd'hui  collège  Louis-le-Grand,  par  les 
soins  de  M.  Fortin,  principal  de  cet  établissement.  Il  est 
certain  qu'elles  le  furent  également  ailleurs. 

A  l'immense  succès  qu'obtint  la  première  lettre,  on 
doit  penser  quel  cri  de  colère  s'éleva  dans  le  camp  des 
ennemis  de  Port-Royal.  Tous  les   yeux  de  la  police  se 


260  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

tournèrent  de  ce  côté,  car,  bien  que  le  pamphlet  ne  por- 
tât ni  nom  d'auteur,  —  le  pseudonyme  de  Montalte  ne  pa- 
rut que  plus  tard,  —  ni  nom  d'imprimeur,  personne  ne 
doutait  qu'il  ne  sortît  de  la  célèbre  abbaye.  Le  chancelier 
jura  qu'il  en  aurait  raison,  et  que,  plutôt  que  de  ne  pas 
mettre  la  main  sur  les  coupables,  il  résignerait  sa  charge. 
Aussi,  quand,  après  plusieurs  jours,  il  vit  ses  recherches 
inutiles,  il  entra  dans  un  tel  accès  de  fureur,  qu'il  fallut 
le  saigner,  dit-on,  jusqu'à  sept  fois. 

Pourtant  toute  la  police  était  sur  pied,  et  le  lieute- 
nant criminel  Tardif  se  multipliait  pour  saisir  la  presse 
d'où  sortait  une  aussi  audacieuse  publication.  Port-Royal 
avait  trois  imprimeurs  ;  la  police  courut  chez  Sabreux, 
l'un  d'eux,  sur  lequel  se  portaient  principalement  les 
soupçons,  et  arrêta  sa  femme  et  ses  ouvriers.  Mais,  ni 
son  interrogatoire,  ni  les  perquisitions  faites  dans  son 
imprimerie,  n'apprirent  rien  de  ce  que  le  chancelier 
tenait  tant  à  savoir. 

Pendant  la  visite  que  l'on  faisait  chezSabreux,  l'alerte 
avait  été  donnée  chez  les  autres  imprimeurs.  Quand 
on  se  présenta  chez  Petit  dont  les  presses  étaient  encore 
toutes  fraîches  de  leur  impression,  les  exemplaires 
avaient  été  mis  en  sûreté.  Pas  tous  pourtant,  car  sa 
femme,  au  moment  où  la  police  pénétra  dans  sa  maison, 
en  cacha  toute  une  liasse  sous  ses  vêtements.  Le  prési- 
dent Bellièvre,  que  la  lecture  de  la  Lettre  à  un  Pro- 
vincial avait  fort  égayé,  ne  mit  pas  grande  ardeur  dans 
ses  recherches  ;  il  se  contenta  d'apposer  les  scellés  sur 
les  presses  de  Petit,  et  lorsque, le  lendemain,  un  ouvrier 
lui  apporta  un  exemplaire  encore  tout  frais  de  la  seconde 
lettre,  exemplaire  qu'avait  sauvé  la  femme  de  Petit,  il 


DE  HILLERIN   ET   BAUDRY   D'ASSON  261 

ne  demanda  pas  mieux  que  de  croire  qu'une  presse,  sous 
les  scellés  de  la  veille,  n'avait  pas  pu  fonctionner  pen- 
dant la  nuit,  et  il  se  hâta  de  les  lever,  ravi  d'ailleurs  qu'il 
était  d'avoir  eu  la  primeur  d'un  écrit  aussi  piquant  et 
de  rire  aux  dépens  des  bons  Pères. 

Si  cette  déconvenue  augmenta  l'irritation  de  la 
police,  on  pense  bien  qu'elle  ne  découragea  pas  l'auteur 
qu'on  ne  pouvait  atteindre.  Pascal  continuait  donc  la 
composition  de  ses  lettres,  et,  avant  qu'elles  fussent  por- 
tées à  l'impression,  les  communiquait  à  ses  amis  de 
Port-Royal  qui  lui  avaient  préparé  la  besogne  en  recher- 
chant tous  les  matériaux  dont  il  avait  besoin.  Elles 
étaient  relues  et  embellies  par  Arnauld  et  Nicolle  S 
avant  d'être  livrées  à  la  publicité.  Pascal  prolongeait  sa 
visite  et  le  plus  souvent  dînait  à  Port-Royal.  Parmi  les 
personnes  qui  étaient  dans  le  secret,  Baudry  d'Asson 
cite  l'abbé  de  Rancè,  devant  lecj_uel  on  ne  se  gênait  pas . 
Ce  ne  fut  que  plus  tard  qu3  de  Rancè  rompit  avec  Port- 
Royal. 

Dans  ses  trois  premières  lettres,  Pascal  s'était  princi- 
palement attaché  à  justifier  Arnauld  et  Port-Royal  ;  mais, 
à  partir  de  la  quatrième,  quittant  la  défense  pour  l'at- 
taque, il  avait  traduit  la  moraledes  jésuites  devant  l'opi- 
nion publique  ;  et,  pour  que  personne  n'en  ignorât,  aus- 
sitôt qu'une  lettre  paraissait,  elle  était  immédiatement, 
sousun^nom  étranger,  traduite  en  latin  par  Nicolle.  Quel- 
ques jours  après,  elle  paraissait  en  anglais,  en  allemand, 
en  espagnol,  en  italien,  et  faisait  ainsi  le  tour  de  l'Eu- 
rope.    • 

*  Journal  de  Bniidry  d'Asson. 

T.  ni  15. 


262  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

La  Fontaine  l'a  dit  : 

La  contrainte  est  un  charme,  on  dit  qu'elle  assaisonne 
Les  plaisirs. 

Ces  plaisirs,  nous  les  avons  tous  connus  de  nos  jours. 
Rien  ne  sert  de  brûler  les  livres,  ils  renaissent  de  leurs 
cendres,  et  tel  écrit,  répandu  en  secret  de  la  main  à  la 
main,  a  été  plus  recherché  que  s'il  avait  paru  à  l'éta- 
lage d'un  libraire. 

Baudry  d'Asson,  après  avoir  veillé  à  Timpression  des 
lettres,  ne  se  ménageait  pas  pour  les  répandre.  Tel  en 
recevait  des  paquets  en  Bretagne,  tel  en  Poitou,  tel  en- 
core à  l'armée,  comme  le  maréchal  Fabert,  sans  qu'il 
pût  deviner  la  main  qui  les  lui  envoyait. 

Ce  n'étaient  pas  seulement  les  gens  du  monde,  les 
beaux  esprits,  M"^^  de  Sévigné  en  tête,  qui  s'étaient  dé- 
clarés favorables  aux  Provinciales  ;  le  cardinal  Maza- 
rin  en  avait  ri  de  bon  cœur,  pendant  que  les  curés  de 
Rouen  et  de  Paris,  prenant  la  chose  plus  au  sérieux, 
demandaient  que  la  morale  relâchée  des  jésuites  fût 
poursuivie  et  condamnée  à  l'assemblée  générale  du 
clergé 

Cette  manifestation  sur  laquelle  on  ne  comptait  pas, 
modéra  un  peu  l'ardeur  de  la  police.  Baudry  d'Asson, 
seul  maintenant  à  s'occuper  de  l'impression  des /'roym- 
ciales  et  à  en  corriger  les  épreuves,  nous  a  laissé  à  ce 
sujet  une  note  assez  curieuse. 

16  août  1656. 

«  Depuis  environ  trois  mois,  c'est  moi  qui  immédia- 
tement ai  fait  imprimer  par  moi-même  les  quatre   der- 


DE  HILLERIN  ET   BAUDRY    D'ASSON  263 

nières  au  Provincial,  sâYOïv  les  7e,  8«,  9«  et  lO^.  D'abord 
il  fallait  fort  se  cacher,  et  il  y  avait  du  péril;  mais, 
depuis  deux  mois,  tout  le  monde  et  les  magistrats  eux- 
mêmes,  prenant  grand  plaisir  à  voir,  dans  ces  pièces 
d'esprit,  la  morale  des  jésuites  naïvement  traitée,  il  y 
a  eu  plus  de  liberté  et  moins  de  péril,  ce  qui  n'a  pour- 
tant pas  empêché  que  la  dépense  n'en  ait  été  et  n'en 
soit  encore  considérable. 

«  Mais  M.  Arnauld  s'est  avisé  d'une  chose  que  j'ai 
utilement  pratiquée  :  c'est  qu'au  lieu  de  donner  ces  let- 
tres à  nos  libraires  Sabreux  et  Despretz,  pour  les  vendre 
et  en  tenir  compte,  nous  en  faisons  toujours  de  chacun 
douze  rames  qui  font  six  mille,  dont  nous  gardons  trois 
mille.  Nous  les  vendons  aux  libraires  ci-dessus  à  chacun 
quinze  cents,  pour  un  sol  la  pièce,  et  ils  les  vendent,  eux, 
deux  sols  six  deniers  et  plus  ;  par  ce  moyen,  nous  fai- 
sons cinquante  écus,  qui  nous  payent  toute  la  dépense 
de  l'impression  et  plus  ;  et  ainsi,  nos  trois  mille  ne  coû- 
tent rien  et  chacun  se  sauve.  » 

Les  salons  où  les  Lettres  au  Provincial  étaient  le 
mieux  accueillies,  étaient  ceux  de  l'hôtel  de  Nevers, 
dont  M°>e  du  Plessis,  la  divine  Amalthée,  faisait  les  hon- 
neurs avec  une  rare  distinction.  Le  Père  Rapin  nous 
apprend  que,  parmi  les  habitués  de  la  maison,  on  remar- 
quait Henri  de  Barillon,  le  futur  évêque  de  Luçon.  Ce 
prélat,  sur  son  siège  épiscopal,  resta  fidèle  aux  doctrines 
de  Jansénius,  et  il  y  a  lieu  de  penser  qu'avant  de  s'y 
asseoir,  les  relations  qu'il  entretenait  avec  Port-Royal, 
le  mirent  en  rapport  avecBaudry  d'Asson.  Celui-ci  n'avait 
dès  lors  aucune  raison  de  lui  cacher  la  part  qu'il  pre- 


264  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

nait  à  la  publication  d'une  œuvre  dont  on  s'arrachait  les 
pages. 

Quelque  adresse  qu'eût  miseBaudryd'Asson  à  déjouer 
les  manœuvres  de  la  police,  ses  démarches  n'avaient 
pas  été  tellement  secrètes  qu'elle  n'en  eût  appris  quelque 
chose.  Elle  lui  en  gardait  donc  rancune  et  était  bien  dé- 
cidée à  prendre  sa  revanche  à  la  première  occasion.  Il 
vint  un  jour  où  le  lieutenant  de  police  s'imagina  qu'il 
tenait  en  main  sa  vengeance.  Cette  fois,  c'était  moins  des 
Provinciales  qu'il  s'agissait  que  des  relations  que  l'on 
supposait  exister  entre  Port-Roj'aletle  cardinal  de  Retz. 
A  la  mort  de  son  oncle,  des  hommes  influents,  aujour- 
d'hui religieux  de  la  célèbre  abbaye,  avaient  emporté 
pour  lui  l'archevêché  de  Paris.  Retz  s'en  était  toujours 
montré  reconnaissant,  et,  en  maintes  occasions,  il  les 
avait  défendus.  Mais  le  cardinal  Mazarin,  si  disposé  à  ne 
pas  prendre  au  sérieux  la  colère  des  jésuites  contre  les 
Provinciales,  n'entendait  pas  raillerie  à  l'enclroit  du  fa- 
meux coadjuteur.  N'ayant  rien  oublié  des  injures  de  la 
Fronde,  il  traitait  en  ennemis  ceux  qui,  de  près  ou  de 
loin,  avaient  tenu  à  cette  faction  et  en  particulier  le  fa- 
meux abbé  de  Gondi.  N'était-ce  pas  ce  prélat  qui  avait 
été  un  des  premiers  instigateurs  de  la  guerre  ?  N'avait- 
il  pas  été,  pour  moitié,  dans  les  railleries  que  ne  lui  avait 
pas  épargnées  le  vainqueur  de  Rocroy,  et  si,  réconcilié 
avec  la  cour,  Gondé  était  aujourd'hui  trop  haut  placé 
pour  qu'il  pût  s'en  venger,  Villustrissi7no\signor  fa- 
quino  n'était  pas  sorti  de  sa  mémoire,  et,  à  défaut  du 
prince,  sa  colère  retombait  sur  le  cardinal,  qui,  étant 
dans  les  bonnes  grâces  de  Gondé  au  moment  où  il  lui 
avait    adressé   cette  insolence,  en  partageait    la  res- 


DE   HILLERIN  ET   BAUDRY   D'ASSON  2Ô5 

ponsabllité.  D'autres  blessures  mal  cicatrisées  lui  sai- 
gnaient encore  au  cœur.  Il  se  souvenait  de  riuimiliation 
à  laquelle  il  avait  été  en  hutte,  quand,  forcé  d'ouvrir  lui- 
même,  au  grand  Gondé,  les  portes  de  sa  prison,  ilen  avait 
été  accueilli  avec  tant  de  dédain  ;  il  se  rappelait  qu'au 
moment  où,  liué  par  la  populace,  bafoué  par  les  grands 
seigneurs  et  le  parlement,  n'ayant  que  l'appui  impuis- 
sant de  la  reine-mère,  il  avait  été  obligé  de  quitter 
Paris,  trois  cents  voitures  occupées  par  les  courtisans 
stationnaient  à  la  porte  de  son  ennemi,  pour  lui  faire 
honneur.  Depuis,  il  est  vrai,  les  choses  avaient  bien 
changé,  sa  rentrée  à  Paris  avait  été  un  véritable  triomphe. 
Accompagné  du  roi  et  de  la  reine,  qui  étaient  allés  au- 
devant  de  lui,  il  était  venu  s'installer  au  Louvre  où  ses 
nièces  l'avaient  reçu  avec  une  somptuosité  royale,  pen- 
dant que,  par  un  de  ces  retours  si  fréquents  delà  fortune, 
le  cardinal  de  Retz  en  sortait  pour  aller  à  Vincennes. 
Mais  Mazarin  avait  le  cœur  d'un  Italien,  sa  victoire  ne 
l'avait  pas  désarmé,  et  quoique  son  ancien  ennemi, 
parvenu  à  s'échapper^  errât  à  l'étranger  et  dût  être  un 
objet  de  compassion  plutôt  que  de  haine,  le  vindicatif 
ministre  ne  lui  pardonnait  pas  et  sa  colère  s'étendait 
sur  tous  ceux  qu'il  supposait  lui  être  restés  fidèles. 

Dans  l'espérance  de  gagner  Mazarin  à  leur  cause,  les 
jésuites  et  la  police  cherchèrent  à  lui  persuader  que  les 
auteurs  et  éditeurs  des  lettres  qui  l'avaient  trop  fait 
rire  pour  le  fâchier,  n'étaient  pas  autres  que  les  amis  de 
l'ancien  archevêque  de  Paris.  Dans  l'espérance  de  saisir 
des  pièces  à  conviction,  ils  mirent  donc,  après  quelques 
ralentissements,  une  nouvelle  activité  dans  leurs  re- 
cherches, et  apostèrent  des  mouchords  à  la  porte  de 


26G  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

toutes  les  imprimeries  */  ils  apprirent,  par  eux,  qu'une 
presse  avait  ètè  achetée  par  des  gens  qu'ils  supposaient 
dévoués  à  Port-Royal.  De  ce  côté,  on  n'était  pas  sans 
inquiétude.  —  a  Chaque  matin  les  amis  empressés  de 
Port-Royal  et,  entre  autres,  le  célèbre  monsieur  de 
Saint-Gilles,  le  jeune  monsieur  de  Pontchàteau,  alors 
âgé  seulement  de  vingt-deux  ans  et  dans  tout  le  zèle 
d'un  néophyte  eficore  à  demi-mondain,  se  multipliaient 
pour  recueillir  les  bruits,  pour  épier  les  plans  des  ad- 
versaires, et  ils  donnaient  l'alerte  aux  endroits  mena- 
cés ^.  »  C'est  ainsi  qu'ils  surent  prévenir  leurs  amis 
des  agissements  de  la  police,  et  que  ceux-ci  eurent  le 
temps  de  mettre  en  sûreté  toutes  les  pièces  qui  pou- 
vaient les  compromettre. 

Se  croyant  certain,  cette  fois,  de  mettre  la  main  sur 
la  presse  qui  lui  était  signalée,  le  lieutenant  du  prévôt 
de  l'île  avec  nombreuse  cohorte  d'agents,  d'archers  et 
de  libraires,  se  présenta  dès  quatre  heures  du  matin  à 
l'hôtel  Bonnier,  pour  y  faire  une  perquisition.  Cet  hôtel 
appartenait  à  M.  Lepelletier  Destouches,  qui,  depuis 
longtemps,  était  retiré  à  l'abbaye  de  Saint-Cyran.  Il 
servait  de  demeure  à  cet  abbé  quand  il  venait  à  Paris. 
Après  en  avoir  gardé  toutes  les  issues,  le  lieutenant  y  pé- 
nétra, mais  il  ne  trouva  point  la  presse  qu'il  y  cherchait. 
Il  courut,  dans  la  même  intention,  à  Port-Royal  des 
Champs  ;  mais  là  on  était  prévenu  et  tout  le  monde  se 
tenait  sur  ses  gardes.  A  la  demande  du  lieutenant,  s'il 
n'y  avait  point  une  presse  dans  la  maison,  le  religieux 


*  Journal  de  Baudry  d'Asson. 

^  M.  Saiute-Beuve,  Histoire  de  Port-Royal. 


DE   HILLERIN  ET   BAUDRY   D'ASSON  267 

auquel  il  s'adressait  lui  répondit  avec  un  grand  air  de 
bonhomie  qu'il  allait  lui  montrer  la  seule  que  possédât 
l'abbaye  ;  puis,  le  conduisant  au  pressoir  :  —  «<  Voilà, 
dit-il,  nous  n'en  avons  pas  d'autre.  » 

En  ce  moment,  Baudry  d'Asson  était  absent  de  Paris  ; 
il  faisait,  dans  la  compagnie  de  M.  Leraaistre,  un  voyage 
à  Clairvaux,  pour  y  visiter  le  tombeau  de  saint  Ber- 
nard *.  A  peine  était-il  de  retour  à  la  maison  des 
Champs,  qu'un  huissier,  accompagné  d'un  commissaire 
de  police,  se  présentait  à  Port-Royal  de  Paris,  deman- 
dant M.  de  Saint- Gilles.  C'était  en  effet  sous  ce  nom, 
beaucoup  plus  que  sous  celui  de  Baudry  d'Asson,  qu'on 
le  connaissait  à  Paris.  Le  portier  ayant  répondu  qu'il 
n'y  demeurait  pas,  les  gens  de  police  firent  une  visite 
minutieuse,  dressèrent  un  procès-verbal,  et,  avant  que 
de  s'en  aller,  remirent  entre  ses  mains  une  assignation 
ou  ajournement  à  comparaître  à  l'adresse  de  M.  de 
Saint-Gilles. 

Baudry  d'Asson  fut  bientôt  informé  de  ce  qui  venait 
de  se  passer.  Il  apprenait  en  outre,  par  ses  amis,  que 
l'on  devait  bientôt  trompeter   celui  pour  lequel  on 

*  C'était,  une  coutume,  à  Port-Royal,  d'envoyer  tous  les  ans  une 
pei'sonne  à  Clairvaux,  dans  l'octave  de  saint  Bernard,  pour  y  porter 
un  papier  signé  des  religieuses,  par  lequel  elles  demandaient  à  Dieu, 
par  l'intercession  de  saint  Bernard,  quelques  grâces  particulières,  selon 
les  différents  besoins  de  la  maison.  On  mettait  ce  papier  sur  l'autel, 
pendant  la  messe.  On  appelait  cette  dévotion  Vœu,  à  cause  de  la  pro- 
messe qu'elles  y  faisaient  de  dire  tous  les  jours  quelques  prières  par- 
ticulières pour  obtenir  les  grâces  qu'elles  demandaient.  (Œuv.  du 
doct.  Arn.,  t.  I,  p.  187  ;  cf.  Quilbertenem.  Chron.,  t.  II,  p.  214,  etc.; 
extrait  de  l'appendice  de  la  Vérité  sur  Arnauld,  par  Pierre  Varoi, 
t.  II,  p.  367.) 

Le  voyage  de  Baudry  d'Asson  était- il  fait  dans  cette  intention  ? 


2G8  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

avait  laissé  un  ajournement,  par  trois  jows  de  mar- 
ché consécutif,  et  à  la  porte  de  Port-Royal  *. 

A  cette  nouvelle,  Arnauld  cVAndilly,  plus  mcjuiet  pour 
Baudry  d'Asson  qu'il  ne  Tétait  lui-même,  s'empressa 
d'écrire  à  Monseigneur  Claude  Auvry,  évêque  de  Cou- 
tances,  pour  l'informer  de  ce  qui  se  passait,  le  priant, 
dans  les  termes  les  plus  pressants,  d'user  de  son  in- 
fluence, afin  d'arrêter  les  poursuites,  s'il  en  était  temps 
encore.  L'èvêque  de  Goutances  s'empressa  de  se  rendre 
chez  le  lieutenant  civil,  et,  après  quelques  paroles  in- 
différentes, l'entretint  de  l'imprimeur  des  Provinciales 
et  du  libraire  chez  lequel  on  en  avait  trouvé  un  certain 
nombre  d'exemplaires  ;  imprimeur  et  libraire  que  la 
police  avait  fini  par  saisir  et  qu'elle  retenait  prisonniers 
à  la  Bastille.  Le  lieutenant  civil  était  fort  animé  contre 
les  deux  détenus  ;  il  déclara  à  l'èvêque  qu'ils  ne  tarde- 
raient pas  à  être  jugés.  —  «  Il  ajouta  qu'ils  avaient 
enfin  découvert  le  chef  de  tous  les  jansénistes,  que 
c'était  un  nommé  Saint-Gilles  qui  avait  fait  tous  les 
imprimés,  qu'il  y  avait  quatre  témoins  contre  lui,  sur 
la  déposition  desquels  ils  allaient  lui  faire  son  procès  ; 
qu'il  était  en  fuite,  mais  quils  le  feraient  tro77ipeter 
sur  les  rues  à  trois  driefs  jours,  et  pendre  en  effigie 
devant  la  porte  de  Port-Royal  ^  « 

L'èvêque  se  hâta  de  calmer  cette  colère,  en  se  ser- 
vant d'un  de  ces  arguments  tout- puissants  sur  les 
agents  subalternes  que  tourmente  toujours  le  désir 
d'arriver  à  des  emplois  supérieurs.  —  N'allez  pas  si 


1  M.  Sainte-Beuve,  Histoire  de  Port-Royal. 

2  M.  Sainte-Beuve,  Histoire  de  Port-Royal. 


DE   HILLERIN   ET    BAUDRY   D'ASSON  2G9 

vite,  lai  dit-il,  je  vous  le  conseille  dans  votre  propre 
intérêt.  Ce  monsieur  de  Saint-Gilles,  contre  lequel  vous 
criez  si  fort,  est  un  gentilhomme  de  fort  bonne  maison 
que  vous  ne  connaissez  pas  et  que  moi  je  connais  par- 
faitement. Que  vous  importe  si  le  nonce  ne  lui  pardonne 
pas  d'avoir  fait  imprimer  les  Provinciales,  ce  n'est  pas 
ce  prélat  qui  dispose  des  places  et  des  faveurs.  Groj'ez- 
moi,  vous  ferez  mal  votre  cour  au  cardinal,  en  attachant 
trop  d'importance  à  une  affaire  qu'il  regarde  comme 
une  bagatelle.  Ah  !  si  vous  aviez  découvert  une  cor- 
respondance entre  Port-Royal  et  le  cardinal  de  Retz, 
ce  serait  bien  autre  chose  :  mais  je  suis  sûr  qu'il  i>'en 
existe  pas.  Le  lieutenant  civil  ayant  répondu  qu'en 
effet,  il  n'avait  rien  trouvé  de  semblable  -,  eh  bien,  re- 
prit l'èvêque,  restez- en  là,  je  parlerai  moi-même  de 
cette  pelite  affaire  à  M.  le  cardinal  et  à  M.  le  chance- 
lier. Cette  conversation  dont  l'èvêque  de  Goutances 
rendit  compte  à  d'Andilly,  arrêta,  pour  le  moment,  les 
poursuites  dont  Baudry  d'Asson  était  l'objet  ;  mais,  sous 
l'influence  d'incitations  opposées,  le  lieutenant  civil, 
peu  de  temps  après,  le  décréta  de  prise  de  corps  et  le 
fit  trompeter  deux  fois.  —  «  Mais,  avant  le  troisième 
cri,  l'homme  d'affaires  de  Port-Royal  obtint  un  arrêt 
de  défense  au  Parlement,  et  le  fît  signifier  le  jour 
même  au  lieutenant  civil  *.  « 

L'èvêque  de  Goutances  s'était  beaucoup  trop  avancé^, 
en  affirmant  qu'entre  Port-Royal  et  le  cardinal  de  Retz, 
il  n'y  avait  aucune  relation.  Si  Messieurs  de  Port-Royal 
afiéctaient,  en  toute  occasion,  les  sentiments  du  plus 

1  Dortcur  R.'soiane.  If/.^inire  de  Port-Roi/aL 


270  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

pur  royalisme,  est-il  bien  sûr  qu'au  fond  du  cœur,  ils 
n'eussent  pas  un  secret  penchant  pour  la  Fronde,  et  que 
la  cause  de  Mazarin  eût  toutes  leurs  sympathies  ?  On 
pourrait  en  douter  en  lisant  dans  le  journal  de  Baudry 
d'Asson,  au  milieu  de  notes  presque  toutes  relatives  à 
Arnauld,  un  article  politique  très  curieux  et  fort  édi- 
fiant à  ce  sujet.  Il  est  à  la  date  du  9  août  1656,  et  a 
pour  titre  :  —  Levée  du  siège  de  Valenciennes  et  de 
trente-deux  édits. 

«  C'est  une  chose  étrange,  comme  Ton  s'est  univer- 
sellement réjoui  en  toute  la  France  et  surtout  dans 
Paris,  de  la  levée  du  siège  de  Valenciennes,  où  Monsieur 
le  prince  de  Gondé,  àla  tête  de  l'armée  du  roi  d'Espagne, 
a  forcé  les  lignes,  presque  sans  résistance,  a  fait  prison- 
nier le  maréchal  de  la  Ferté-Seneterre,  gouverneur  de 
Lorraine,  grand  tyran,  défait  entièrement  le  régiment 
des  gardes,  et  pris  très  grand  nombre  de  prisonniers,  avec 
tout  le  canon  et  le  bagage. 

<i  Le  clergé,  la  justice  et  tout  le  peuple  a  témoigné 
grande  joie  de  cet  accident,  parce  que  les  uns  et  les 
autres  étaient  menacés  d'oppression.  On  disait  publique- 
ment que  si  nos  troupes  eussent  eu  l'avantage,  on  devait 
faire  payer,  au  retour  de  la  campagne,  plusieurs  édits, 
les  uns  disent  trente-deux,  les  autres  soixante,  dont  l'un 
était  celui  des  aisés,  qu'on  disait  déjà  se  monter  à  cin- 
quante millions. 

«  Gela  a  donné  lieu  de  faire,  ou  au  moins  de  dire  qu'on 
a  fait  un  placard  qu'on  m'a  assuré  avoir  été  affiché  la 
nuit  à  la  porte  de  M.  le  chancelier,  en  ces  termes  qui 
font  allusion  au  cri  qu'ont  fait  des  gazettes  dans  les  rues  : 


DE    IIILLERIN    ET    BALDRY   D'aSSON  271 

Voici  la  défaite  de  trente-deux  édits.par  M.  le  prince, 
devant  Valenciennes.  » 

N'oublions  pas  que  nous  sommes  en  1656,  et  qu'à  cette 
heure,  M"^^  de  Longueville  compte  déjà  des  amis  à  Port- 
Royal. 

«  La  sœur  du  grand  Gondé,  la  reine  de  la  Fronde,  l'in- 
trépide aventurière,  celle  qui  prit  plaisir  à  lutter  contre 
Anne  d'Autriche,  et  qui  balança  la  fortune  de  la  monar- 
chie *,  »  —  M«ïe  de  Longueville  enfin  n'avait  pas  attendu 
que  les  outrages  du  temps  fussent  venus  lui  faire  con- 
naître le  néant  des  choses  humaines.  Cette  beauté 
séduisante,  pour  les  charmes  de  laquelle  des  hommes  les 
plus  illustres,  oubliant  leur  serment  de  fidélité  au  roi, 
se  déclaraient  prêts  à  faire  la  guerre  aux  dieux,  songeait  à 
revenir  vers  celui  qu'elle  avait  tant  offensé  et  avait  des 
aspirations  toutes  célestes.  Dès  l'année  1650,  alors  qu'elle 
n'a  que  trente  ans  et  que  sa  beauté  n'a  encore  rien 
perdu  de  son  éclat,  les  lettres  qu'elle  écrit  aux  Carmé- 
lites du  grand  couvent  de  Paris,  sont  pleines  de  la  con- 
fession de  ses  fautes.  On  y  trouve,  à  chaque  ligne, 
l'expression  d'un  profond  repentir  et  le  désir  de  faire 
pénitence  dans  l'humiliation  et  la  retraite.  La  mort  de 
sa  mère,  celle  de  sa  fille,  l'arrestation  de  ses  deux  frères, 
survenue  presque  en  même  temps, n'avaient  pas  été  pour 
peu  de  chose  dans  ce  commencement  de  renoncement 
au  monde.  D'après  son  aveu,  elle  avait  été  moins  l'es- 
clave des  passions  du  cœurque  de  l'orgueil  et  de  l'amour- 
propre.  Après  que  le  temps  eût  commencé  à  calmer  la 
grande  douleur  des  pertes  qu'elle  avait  faites,  elle  son- 

*  Victor  Cousin. 


272  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

geait  encore  à  entrer  aux  carmélites  et  continuait  sa 
correspondance  avec  les  religieuses  de  cette  maison. 
Mais  tout  à  coup  une  rupture  éclate  entre  la  cour  et 
les  princes,  et  la  mondaine  à  demi  convertie  reparaît 
sur  le  théâtre  de  ses  premiers  exploits.  Elle  se  jette  avec 
plus  d'ardeur  que  jamais  dans  les  horreurs  de  la  guerre 
civile  et  dans  les  intrigues  amoureuses,  quitte  Laroche - 
loQcault  pour  le  duc  de  Nemours  qui  l'abandonne  pour 
M™e  de  Montbazoo,  a  de  la  peine  à  se  défendre  dansBor^ 
deaux,  où,  aidée  de  son  frère,  le  prince  de  Gonti,  elle 
cherche  en  vain  à  ranimer  la  Fronde  qui  s'éteint,  et  voit 
sa  cause  perdue,  en  même  temps  que  la  foule  des  adora- 
teurs qu'elle  avait  tenue  si  longtemps  enchaînée,  s'éloi- 
gne de  son  char.  Ce  fut  le  dernier  coup.  A  partir  de  ce 
moment,  elle  n'eut  plus  qu'une  pensée,  consacrer  à  la  pé- 
nitence les  jours  qui  lui  restaient  à  passer  sur  la  terre, 
et  cen'estqu'à  regret  qu'elle  reprit  son  rang  de  duchesse 
auprès  du  duc  de  Longueville  qu  elle  rejoignit  dans  son 
gouvernement  de  Normandie.  Le  duc  mort,  rien  ne  la 
retint  plus.  Aussi  bien,  depuis  longtemps,  les  grandeurs 
l'importunaient.  Elle  vint  donc  à  Paris,  où  désormais 
nous  la  trouverons  pleurant  ses  fautes  et  partageant  son 
temps  entre  les  Carmélites  et  Port-Royal.  Ce  fut  aux 
pieds  de  Singliu  qu'elle  se  jeta  pour  obtenir  l'absolution 
de  ses  péchés.  Le  directeur  de  Jacqueline  Pascal, 
d'Agnès  Arnauld  et  de  tant  de  saintes  fllles,  devint  celui 
de  la  Madeleine  repentante. 

Aux  yeux  de  Singliu,  le  repentir  et  une  bonne  réso- 
lution pour  l'avenir  n'étaient  pas  suffisants  ;  il  fallait, 
autant  que  la  chose  était  possible,  réparer  le  mal  dont 
on  élaitcoupable.  Or  cette  guerre  de  la  Fronde,  si  pleine 


DE   UILLERIN   ET  LîAUDRY   D'ASSON  ^73 

d'intrigues,  de  légèreté  et  de  refrains,  avait,  comme 
toujours,  tourné  au  préjudice  du  peuple  au  nom  duquel 
elle  était  entreprise.  Après  quelques  mois  de  disgrâce, 
les  ducs  étaient  rentrés  dans  leurs  gouvernements,  et 
les  grandes  dames  non  repentantes,  c'était  le  plus  grand 
nombre,  avaient  retrouvé  leurs  amants  ou  en  avaient 
fait  de  nouveaux.  Le  peuple  seul  n'avait  pas  pu  se  relever 
de  sa  ruine.  Le  confesseur  de  la  duchesse  de  Longueville 
n'étaitpas  un  de  ces  prêtres  indulgents  qu'un  acte  de 
contrition  désarme  et  quin'en  demandent  pas  davantage. 
Il  savait  le  rôle  qu'elle  avait  joué  pendant  la  guerre,  et 
si,  dans  les  campagnes  et  en  Bourgogne  en  particulier, 
les  pauvres  paysans  avaient  été  horriblement  pillés,  il 
en  faisait  retomber  sur  sa  pénitente  une  partie  de  la  res- 
ponsabilité ;  il  lui  imposa  donc,  comme  première  péni- 
tence, devenir  largement,  de  ses  deniers,  au  secours 
de  ceux  qui  avaient  le  plus  souffert.  Mme  de  Longue- 
ville  fît  les  plus  grands  sacrifices,  portée  qu'elle  était  à 
soulager  les  malheureux  encore  plus  par  le  cœur  que 
par  l'ordre  de  son  directeur,  et  peut-être  aussi  par  l'ex- 
emple touchant  que  lui  en  avait  donné  un  homme  qui, 
bien  loin  d'avoir,  comme  elle,  à  expier  des  fautes, 
avait  consacré  toute  sa  vie  qu'on  ne  saurait  trop  glori- 
fier, au  soulagement  des  misères  humaines.  Pendant  que 
les  grands  seigneurs  et  les  grandes  dames,  dévorés  par 
la  soif  des  honneurs  et  des  richesses,  en  proie  aussi  à 
d'autres  passions  mondaines  qui  jouèrent  un  si  grand 
rôle  dans  les  guerres  de  la  Fronde,  ruinaient  le  peuple 
qu'ils  avaient  promis  de  protéger,  ~  le  peuple  des  cam- 
pagnes en  particulier,  dont  leurs  troupes  avaient  pillé 
les  maisons,  détruit  les  récolles,  enlevé  le  bétail  —  Yincent 


274  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

de  Paul,  n'écoutant  que  le  cii  de  son  cœur,  abandonnait 
pour  quelque  temps  les  grandes  œuvres  dont  on  lui 
doit  la  fondation  et  apportait  aux  malheureuses  vic- 
times de  cette  affreuse  famine  que  nous  connaissons 
si  bien  par  le  lamentable  récit  qu'en  a  fait  M.  Alphonse 
Feillet,  les  substances  alimentaires  qu'il  avait  eu  tant 
de  peine  à  se  procurer.  S'oubliant  toujours  pour  ne  son- 
ger qu'à  ses  frères,  quand  il  s'était  trouvé  en  butte  aux 
attaques  ignobles  qui,  aux  époques  agitées,  s'adressent 
de  préférence  aux  âmes  pures  et  honnêtes,  il  n'avait  pas 
songé  à  répondre  aux  libelles  calomnieux  que  ses 
ennemis  —  c'est-à-dire  les  ennemis  du  bien —  avaient 
publiés  contre  sa  personne  ;  mais  lorsqu'il  vit  les  pauvres 
paysans,  mourant  de  faim,  manger  leurs  chiens  de  garde 
et  jusqu'à  l'herbe  des  champs,  il  en  fut  autrement  tou- 
ché qu'il  ne  l'avait  été  par  des  injures  dirigées  contre 
lui.  Pour  les  secourir,  il  fît  un  appel  pressant  aux  mis- 
sionnaires et  aux  sœurs  de  la  charité  qui  ne  demeurè- 
rent pas  sourds  à  sa  voix.  Bravant  la  mort  dont  le 
menaçait  une  soldatesque  farouche  et  insensée,  il  par- 
vint, avecleuraide,  à  faire  des  distributions  journalières 
d'orge  et  de  blé,  et,  pendant  toute  une  année,  à  donner 
aux  indigents  des  secours  en  argent,  dont  le  montant 
s'élevait  à  quinze  mille  francs  par  mois.  C'est  ainsi 
que  le  père  des  enfants  abandonnés  devint  la  Providence 
des  pauvres.  De  pareils  actes  étaient  bien  faits  pour 
toucher  l'âme  sensible  de  la  duchesse  de  Longueville. 
Il  est  probable  qu'à  cette  occasion,  Vincent  de  Paul 
et  Baudry  d'Asson  se  rencontrèrent,  marchant  sur  le 
même  terrain,  sur  celui  de  la  charité.  Touchée  de  la 
détresse  profonde  de  plusieurs  de  nos  provinces,  Marie 


DE   IIIL[-ERIN   ET    BAUDRY   D'ASSON  275 

de  Gonzague  avait  envoyé  à  la  mère  Angélique  de  Port- 
Royal  une  somme  de  douze  raille  livres,  l'engageant 
à  s'entendre  avec  Vincent  de  Paul  pour  en  faire  profiter 
les  malheureux.  A  cet  effet,  le  saint  personnage  aura 
certainement  eu  des  relations  avec  Port-Royal,  et  comme 
Baudry  d'Asson  en  était  l'agent  le  plus  actif,  il  y  a 
lieu  de  croire  que  l'entente  sur  la  distribution  de  cette 
somme  aura  été  faite  entre  eux. 

En  ce  qui  concernait  la  duchesse  de  Longueville,  il 
fallait  un  homme  habile  qui  pût,  à  l'aide  de  renseignements 
certains,  discerner,  au  milieu  des  demandes  qui  allaient 
surgir  de  toute  part,  les  victimes  de  la  guerre  d'avec 
ceux  qui,  n'en  ayant  éprouvé  aucun  dommage,  seraient 
les  premiers  a  faire  entendre  des  réclamations.  Cet 
homme  était  désigné  à  l'avance  ;  nul  plus  que  Baudry 
d'Asson  n'était  disposé  à  remplir  les  intentions  de  la 
duchesse  et  à  en  recevoir  les  instructions.  Muni  de  ses 
pleins  pouvoirs,  il  partit  pour  la  chartreuse  de  Montdieu 
et  n'en  revint  qu'après  avoir  fait  entre  ceux  qui  avaient 
souffert  une  juste  répartition  des  aumônes  dont  il  était 
le  dispensateur. 

Si  les  Provinciales  avaient  gagné  des  voix  à  la  cause 
des  jansénistes  et  à  celle  d'Arnauld,  elles  n'avaient  fait 
qu'augmenter  l'irritation  de  leurs  ennemis.  Il  y  eut,  à 
cette  époque,  entre  eux,  une  guerre  de  plume  dont  il 
serait   trop  long   d'écrire  l'histoire  et  d'énumérer  les 

I nombreux  manifestes.  Parmi  les  jésuites  qui  apportaient 
le  plus  de  fougue  dans  leurs  attaques  contre  Port-Royal 
se  trouvait  Chamillard,  professeur  à  la  Sorbonne.  L'abbé 
de  Pontchàteau  voulut  paver  de  ses  deniers  l'impression 
— 


:276  BIOGRAPHIES   VENDÉENNES 

Baudry  d'Asson  qui  fut  chargé  d'en  surveiller  la  publi- 
cation. Il  en  avait  été  de  même  des  deuxième  et  troisième 
lettres  apologétiques,  en  réponse  au  Père  Hilariau, 
lettres  envoyées  d'abord  à  Rome  à  Tétat  de  manuscrit 
et  beaucoup  augmentées  depuis.  Quoique  imprimées  peu 
de  temps  après,  elles  ne  parurent  que  plus  tard.  Dans  la 
crainte  de  soulever  les  colères  de  l'assemblée  du  clergé 
réunie  dans  ce  moment  et  attirer  sur  la  tête  de  leur 
auteur  de  violents  orages,  les  amis  d'Arnauld  pensèrent 
qu'il  était  prudent  d'attendre. 

La  tempête  qui  s'était  déchaînée  sur  la  têted'Arnauld 
n'était  point  prête  à  s'apaiser.  Ses  ennemis  ne  lui  lais- 
saient aucun  repos  et  publiaient  contre  ses  doctrines  de 
gros  livres  oubliés  aujourd'hui,  mais  alors  fort  mena- 
çants pour  sa  personne.  Obligé  de  se  cacher  pour  se 
soustraire  à  la  colère  de  la  cour,  il  avait  été  rejoint 
dans  sa  retraite  par  Baudry  d'Asson  dont  il  faisait  son 
unique  société.  Un  moment,  les  partisans  qu'il  comptait 
parmi  les  prélats  da  royaume  avaient  conjuré  l'orage, 
en  le  faisant  défendre  à  Rome  par  un  docteur  en 
Sorbonne. 

Depuis,  comme  nous  Pavons  dit,  les  cinq  propositions 
de  Jansénius,  dont  Arnauld  s'était  constitué  le  défen- 
seur, avaient  été  condamnées,  et,  peu  de  temps  après,  la 
censure  de  la  Sorbonne  était  venue  l'atteindre. 

L'assemblée  du  clergé  ne  s'était  pas  encore  prononcée. 
La  cour  ne  crut  pas  devoir  attendre  sa  décision  pour 
frapper  un  grand  coup  sur  Arnauld  et  sur  Port-Royal 
qui  le  soutenait.  D'après  son  invitation,  le  chancelier 
donna  ordre  à  la  police  de  faire  sortir  de  l'abbaye 
des  Champs  tous  les  religieux  et  tous  les  enfants  qui 


DE   IliLLERlN   ET    BAUDRY   D'ASSON  277 

s'y  trouvaient.   Quoique  d'Andilly  conservât  toujours 
des  intelligences  à  Versailles,  il   élait  impossible  de  ne 
pas  le  comprendre  dans  la  proscription  générale.    Ses 
amis  lui  firent  savoir  qu'il  désarmerait  facilement   le 
courroux  de  la  reine,  en  ce  qui  le  concernait  person- 
nellement,  mais   cependant   qu'il    ferait  sagement  de 
s'éloigner   pendant   quelque  temps    et   de   se  retirer  à 
Pomponne.  Il  s'y  était  rendu,  quand  il  fut  informé  des 
mesures  que   la  police  venait   de  prendre   contre  les 
écoles  des  enfants,   et   de  celles   qui   étaient  projetées 
pour  la  ruine  de  la  maison  elle-même.  A  cette  nouvelle, 
il  s'empressa  de  prévenir  ses  chères  filles  de  Port-Roj^al 
des  trames  ourdies  contre  l'abbaye   et   des  démarches 
qu'il  allait  faire  pour  apaiser  le  courroux  de  la  reine. 
C'est  dans  cette  intention  qu'il    s'adressa   à  Baudry 
d'Asson  comme  à  Fhomme  le  plus  sûr   et  le  plus  intel- 
ligent dont  il  pût  se  servir.  La  mission  était  si  délicate, 
en   effet,  qu'Arnauid  ne    voulut,  pas  en  confier  tous  les 
secrets  au  papier  et  qu'il  donna  à  son  habile  négociateur 
des  instructions  verbales  pour  l'évêque  de  Goutances. 
Les  religieuses,  ayant  adressé  au  roi  et  à  la  reine  un 
mémoire  dont  on  craignait  l'effet  sur  leur  esprit  prévenu, 
Baudry  d'Asson  devait  prier  l'évêque  de  voir  le  cardinal 
pour  le  prémunir  contre  les  faux  rapports  qui  pourraient 
lui  être  faits  à  l'endroit  des  religieuses,  l'assurer  qu'elles 
étaient  pleines  de  respect  pour  la  Majesté  royale,   et 
que  si,  par  hasard,  un  mot  un  peu  vif  s'était  échappé  de 
leur  plume,  elles  étaient  prêtes  à  le  désavouer. 

Ce  n'était  pas  le  cardinal  qu'il  fallait  redouter  dans 
cette  circonstance.  N'ayant  ni  préjugés,  ni  esprit  d'in- 
tolérance, Mazarin  voyait  les  choses  de   sang-froid,  et, 

T.  III  16 


278  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

devant  les  querelles  des  théologiens,  il  eût  volontiers 
répète  le  mot  de  Léon  X  :  Querelle  de  moines  ! 

Après  l'assemblée  du  clergé,  il  y  eut,  pendant  quelques 
années,  comme  une  sorte  d'apaisement  entre  les  jansé- 
nistes et  les  molinistes.  Port-Royal  avait  repris  à  peu 
près  ses  habitudes,  et,  dans  les  hautes  régions  où  il 
comptait  de  puissants  ennemis,  le  calme  régnait,  au 
moins  à  la  surface.  A  des  yeux  attentifs,  il  devenait 
pourtant  évident  que,  pour  couver  sous  la  cendre,  le  feu 
n'était  pas  éteint,  et  que  la  trêve  serait  de  courte  durée 
Dans  cette  prévision,  Port-Royal  songea  à  recruter  des 
alliés,  et  le  premier  qui  se  présenta  naturellement  à  sa 
pensée  fut  le  cardinal  de  Retz.  En  1655,  comme  les  évo- 
ques, le  cardinal  avait  bien  accepté  la  bulle  du  pape  qui 
condamnait  les  cinq  propositions  de  Jansénius  ;  mais, 
à  Port-Royal,  on  avait  quelque  raison  de  croire  que  ce 
n'était  pas  un  ennemi  irréconciliable.  De  la  Hollande, 
où  il  était  alors,  il  ne  cessait  de  revendiquer  le  tem- 
porel de  son  archevêché  et  trouvait  un  fort  appui 
dans  le  clergé  de  Paris.  Baudry  d'Asson  raconte  qu'il 
y  eut  à  ce  sujet,  parmi  les  membres  qui  le  composaient, 
les  scènes  les  plus  orageuses.  La  question  pour  beau- 
coup présentait  un  intérêt  général.  Si  l'on  ne  rend  pas  à 
l'archevêque  de  Paris  le  personnel  qui  lui  appartient, 
qui  peut  être  sûr  de  n'être  pas  dépouillé  du  sien  propre? 
disaient  les  plus  nombreux;  c'est  un  acte  de  confiscation 
odieux,  il  faut  s'adresser  au  roi  pour  qu'il  fasse  justice. 
Et  comme  une  voix  s'était  élevée  pour  faire  remarquer 
que  le  roi  étant  à  la  guerre,  il  serait  peut-être  plus  à 
propos  de  présenter  une  requête  au  chancelier  :  Non  ! 
non!  s'était-on  écrié   de  toute  part,  avec  un  sentiment 


DE  HILLERIN   ET   BAUDRY  D'ASSON  279 

qu'il  était  facile  d'interpréter,  c'est  au  roi  seul  qu'il 
faut  aller  parler.  En  même  temps, les  amis  de  Port-Roj^al 
et  révêque  de  Ghâlons,  toujours  préoccupés  d'intérêts 
plus  élevés,  écrivaient  au  cardinal  de  Retz  des  lettres 
un  peu  naïves,  dans  lesquelles  ils  l'exhortaient  à  suivre 
l'exemple  donné  par  les  saints  évêques  de  la  primitive 
Eglise, qui,  pour  échapper  à  la  colère  des  hommes,  se  re- 
liraient dans  les  cavernes  au  moment  des  persécutions. 
Ce  travestissement  en  anachorète  devait  bien  divertir 
l'ancien  abbé  Gondi.  Pendant  qu'il  continuait  à  vivre 
de  la  façon  la  moins  édifiante,  il  n'était  pourtant  pas 
fâché  qu'on  pût  croire  à  Paris  qu'il  prenait  les  habitudes 
ascétiques  d'un  solitaire. 

Baudry  d'Asson  fut  chargé  de  négocier  une  entente 
entre  lui  et  Port-Royal.  Son  Eminence,  pour  le  moment, 
habitait  Rotterdam.  Mais  ce  n'était  plus  le  héros  de  la 
Fronde,  ce  vaillant  abbé  qui  portait'fièrement  l'épée,  cet 
orateur  de  tant  de  ressources  qui  n'était  pas  embarrassé 
d'enrichir  les  discours  deCicéron,  quand,  pour  le  besoin 
de  sa  cause,  il  lui  fallait  une  citation  latine.  A  la  place 
du  lutteur  intrépide,  Baudry  d'Asson  trouva  un  prêtre 
cauteleux,  songeant  beaucoup  plus  à  faire  la  paix  qu'à 
livrer  de  nouveaux  combats,  et  préoccupé,  avant  tout, 
de  ses  intérêts.  Le  cardinal  de  Retz,  ne  voulant  point 
prendre  d'engagement  de  nature  à  le  compromettre,  re- 
commanda la  prudence  au  négociateur  de  Port-Royal 
et  lui  donna  un  signe  pour  la  sûreté  de  sa  correspon- 
dance. 

Baudry  d'Asson  ne  se  laissa  pas  décourager  par  un 
accueil  aussi  froid  ;  il  se  tourna  du  côté  de  labbé  Gha- 
rier,  qui,  lui  aussi,  était  venu  trouver  le  cardinal  de  la 


280  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

part  de  son  maître,  le  roi  d'Angleterre.  Gromwell  était 
mort  et  Charles  II  songeait  à  remonter  sur  le  trône  de 
ses  pères  ;  mais,  comme  il  lui  fallait  de  l'argent,  dans 
sa  détresse,  il  s'adressait  au  pape  pour  en  obtenir,  pro- 
mettant, dans  le  cas  où  la  cour  de  Rome  viendrait  au 
secours  de  ses  finances  épuisées,  de  protéger  les  catho- 
liques que  Gromwell  avait  persécutés.  C'est  dans  cette 
intention  qu'il  avait  envoyé  le  duc  d'Ormond  et  l'abbé 
Gharier  vers  le  cardinal  de  Retz,  avec  prière  d'user  de 
ses  bons  offices  auprès  du  Saint-Siège,  pour  le  rendre 
favorable  à  sa  cause.  Retz,  qui  voulait  que  l'abbé  Gha- 
rier s'occupât  en  même  temps  de  sa  personne,  avait 
fait  les  plus  belles  promesses.  Baudry  d'Asson  profita 
de  l'occasion  ;  il  lui  recommanda  vivement  Port-Roj^al, 
employant,  pour  le  convaincre,  un  argument  presque 
toujours  victorieux,  c'est-à-dire  une  promesse  d'argent. 
L'abbé  Gharier  se'rendit  à  Rome  ^  mais,  malgré  toute 
la  bonne  volonté  qu'il  y  mit,  il  échoua  dans  ses  deux 
négociations  K 


1  Ensuite  le  cardinal  étant  allé  à  Rotterdam,  un  nommé  Saint- 
Gilles  le  fut  trouver  de  la  part  des  jansénistes^  qui,  se  voyant  fort 
pressés  du  côté  de  la  cour  de  Rome  et  de  celle  de  France,  s'adressè- 
rent au  cardinal  pour  lui  proposer  de  s'unir  à  eux,  avec  offre  de  tout 
le  crédit  et  de  la  bourse  de  leurs  amis  qui  étaient  en  grand  nombre 
et  fort  puissants,  lui  conseillant  fortement  d'éclater  et  de  se  servir 
do  toute  son  autorité,  qui  serait  appuyée  vigoureusement  de  tous 
leurs  partisans.  Cette  offre  aurait  pu  être  acceptée  et  aurait  peut- 
être  produit  son  effet  si  elle  eût  pu  être  laite  à  propos  ;  mais  ces 
messieurs  n'ayant  rien  dit  dans  le  temps  et  ne  se  mettant  alors  en 
mouvement  que  pour  leurs  intérêts  particuliers,  le  cardinal,  dont  le 
courage  était  d'ailleurs  extrêmement  amolli  et  le  crédit  diminué,  no 
fit  aucune  attention  à  leurs  propositions,  comm^  s'il  eiit  voulu  rebuter 
tous  ceux  dont  il  pouvait  espérer  quelque  secours.  Ainsi  l'abbé    Cha- 


DE  HILLERIN  ET   BAUDRY  D'aSSON  28 i 

Un  ami  de  Baudry  d'Asson,  Deslandes,  l'avait  suivi 
en  Hollande.  Les  deux  compagnons  de  voyage  s'embar- 
quèrent sur  le  même  navire  pour  retourner  en  France. 
Assaillis  par  une  violente  .tempête  qui  porta  l'efifroi  jus- 
qu'au cœur  des  matelots,  ils  furent,  pendant  cinq  jours 
et  cinq  nuits,  dans  l'attente  d'une  mort  prochaine. 
Après  avoir  lutté  contre  les  flots,  ils  se  trouvèrent  heu- 


rier,  voyant  quil  n'y  avait  rien  à  faire  de  ce  côté-là,  se  résolut  enfin 
(l'aller  à  Rome  pour  Son  Éminence,  en  faveur  du  roi  d'Angleterre. 
Saint-Gilles,  qui  lui  avait  apporté  des  lettres  du  sieur  de  Bagnols, 
son  parent,  lui  ayant  fait  comprendre  que  son  voyage  pourrait  n'être 
pas  inutile  aux  jansénistes  et  lui  ayant  promis  quelques  fonds  pour 
sa  subsistance,  sans  quoi  il  ne  se  serait  pas  embarqué,  attendu  qu'alors 
il  ne  comptait  pas  beaucoup  sur  les  promesses  du  cardinal.  Ainsi 
Saint-Gilles,  étant  retourné  en  France  sans  emporter  avec  lui  autre 
chose  qu'un  chiffre,  qui  était  la  conclusion  ordinaire  des  négociations 
qui  se  faisaient  avec  lui,  l'abbé  Gharier  se  mit  en  chemin  avec  le 
cardinal  de  Retz,  qui  voulut  le  conduire  lui-même  jusqu'à  Augsbourg, 
où  il  lui  doana  de  plus  une  somme  considérable  qui  acheva  de  le  déter- 
miner, et  leva  toutes  les  difficultés  qu'il  avait  faites  jusque-là. 

Ce  voyage,  fait  à  contre-temps,  fut  tout  à  fait  inutile  :  tout  ce  que 
put  faire  l'abbé  Gharier  fut  d'obtenir  une  audience  secrète  du  cardi- 
nal Azzolin,  cj[ui,  s'étant  bien  voulu  charger  de  parler  au  cardinal 
Patron,  lui  dit  pour  toute  réponse,  peu  de  jours  après^  que  les  pro- 
messes du  roi  d'Angleterre  n'avaient  fait  aucune  impression  ;  que, 
quelque  avantage  qu'on  pût  se  promettre  de  sa  part,  en  faveur  des 
catholiques  anglais,  on  ne  se  résoudrait  jamais  à  lui  donner  ou  lui 
prêter  de  l'argent;  qu'à  l'égard  du  cardinal  de  Retz,  les  parents  du 
pape,  ne  songeant  qu'à  leur  établissement,  étaient  plus  éloignés  que 
jamais  de  se  brouiller  en  sa  considération  avec  la  cour  de  France  ; 
c^u'enfin,  le  jansénisme  était  une  chose  si  odieuse,  qu'il  n'était  pas 
permis  d'en  ouvrir  la  bouche,  et  cju'il  serait  non  seulement  inutile, 
mais  même  dangereux  d'en  parler  ;  qu'il  avait  dit  au  cardinal  Patron 
que  l'abbé  Gharier  était  à  Rome,  mais  qu'il  l'avait  trouvé  si  froid  et 
tellement  éloigné  de  rien  écouter  sur  aucune  des  propositions  dont 
il  était  chargé,  qu'il  ne  lui  conseillait  pas  d'y  songer  davantage.  (Mé- 
moires de  Gicy  Johj.J 

T.  III  16. 


282  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

reux  de  pouvoir  rentrer  au  port  de  Brille,  d'où  ils 
étaient  sortis.  Baudry  d'Asson  et  Deslandes  se  décidèrent 
alors  à  revenir  par  terre.  Ils  passèrent  par  Cologne, 
faisant  un  grand  détour  pour  éviter  l'armée  du  roi  et 
celle  de  l'ennemi  qui  pouvaient  leur  être  également 
redoutables. 

Ce  fut  pendant  ce  voyage  que  les  religieuses  de  Port- 
Royal,  ayant  besoin  d'un  homme  intelligent  et  rompu 
aux  affaires,  qui  voulût  bien  se  charger  de  leur  procu- 
ration, Pontchâteau  prit  sur  lui  de  proposer  son  ami 
Baudry  d'Asson.  Gomme  il  y  avait  des  dangers  à  courir 
et  des  services  à  rendre,  il  était  bien  sûr  de  son  accep- 
tation. Elle  ne  se  fit  point  attendre,  en  effet.  Baudry 
d'Asson  écrivit  à  Pontchâteau  pour  le  remercier  dô 
n'avoir  pas  douté  de  lui,  et,  de  ce  moment,  il  redoubla 
de  zèle  pour  bien  servir  les  intérêts  si  chers  qui  lui 
étaient  confiés.  —  «  Il  se  prêtait,  dit  le  docteur  Besoi- 
gne,  à  tous  ceux  qui  avaient  besoin  de  lui  ;  il  épousait 
les  intérêts  des  pauvres  veuves  ;  il  ne  s'épargnait 
pas  même  pour  des  inconnus  que  la  Providence  lui 
présentait,  qui  avaient  par  exemple  un  procès  à  solli- 
citer ;  il  faisait  lui-même  ses  factums.  Mais  rienn'égale 
les  services  qu'il  a  rendus  aux  religieuses,  surtout  dans 
le  temps  de  leur  captivité.  Il  ne  regardait  point  ni  s'il 
exposait  sa  liberté,  ni  s'il  s'épuisait  de  courses  et  de 
fatigues.  » 

En  1661,  la  cour,  voulant  en  finir  avec  les  jansénistes, 
s'imagina,  sous  le  nom  de  formulaire,  de  faire  rédiger, 
par  des  prélats  dévoués  à  sa  cause,  une  sorte  d'ulti- 
matum qui  devait  être  présenté,  non  seulement  aux 
ecclésiastiques,  mais  aussi  aux  religieux  et  religieuses 


DE   HILLERIN   ET    BAUDRY    D'ASSON  283 

et  jusqu'aux  principaux  de  collège  et  aux  maîtres 
d'école,  avec  injonction  de  le  signer,  sous  peine  de 
résiliation  des  fonctions  qu'ils  occupaient  dans  l'Eglise 
et  dans  l'enseignement.  Ce  formulaire  était  ainsi  conçu  : 
«  Je  me  soumets  sincèrement  à  la  constitution  de  notre 
Saint-Père  le  pape  Innocent  X,  et  je  condamne  de 
cœur  et  de  bouche  la  doctrine  des  cinq  propositions  de 
Cornélius  Jansénius,  contenues  dans  son  livre  VAugus- 
tinus,  que  le  pape  et  les  évêques  ont  condamnée,  la- 
quelle doctrine  n'est  pas  celle  de  saint  Augustin  que 
Jansénius  a  mal  expliquée  contre  le  vrai  sens  de 
ce  saint  docteur.  »  Pascal  sentit  bien  où  devait  porter 
le  coup,  et  les  vicaires  généraux,  loin  de  se  montrer 
hostiles  à  Port-Royal,  firent,  d'accord  avec  lui,  un  man- 
dement à  cette  occasion.  Ce  mandement,  atténuant 
singulièrement  la  portée  du  formulaire,  était  de  nature 
à  lever  les  scrupules  des  signataires  et  à  rassurer  les 
consciences  les  plus  timorées.  La  sœur  de  l'auteur  des 
Provinciales,  la  célèbre  Jacqueline  Pascal,  refusa  pour- 
tant d'accepter  ce  compromis  ;  elle  écrivit  à  son  frère 
pour  lui  déclarer  qu'elle  ne  voulait  point  d'équivoque. 
Au  reste,  la  cour  aurait  été  désolée  qu'on  lui  obéît,  et, 
comme  elle  redoutait  un  accommodement,  elle  s'était 
empressée  de  déférer  au  Conseil  d'Etat ,  qui  l'avait 
annulé,  le  mandement  en  question.  Les  grands  vicaires 
durent  faire  une  autre  ordonnance  qui  simplifia  singu- 
lièrement la  question  et  la  réduisit  à  ces  deux  mots  ; 
Oui  ou  non.  Il  est  tellement  vrai  que  le  formulaire  n'était 
qu'un  prétexte,  que,  dans  son  impatience,  la  cour  avait 
pris  les  devants  et  commencé  à  agir  contre  les  reli- 
gieuses, avant  même  que  le  formulaire  leur  eût  été 


284  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

présenté.  Deux  mois  auparavant,  le  lieutenant  civil 
d'Aubray,  accompagné  du  procureur  du  roi  au  Ghâtelet, 
avait  fait  deux  visites  à  Port-Royal  :  la  première,  pour 
signifier  l'ordre  de  Sa  Majesté  de  renvoyer,  sous  trois 
jours,  toutes  les  pensionnaires  ;  la  seconde,  pour  étendre 
cette  mesure  aux  novices  et  aux  postulantes.  Peu  de 
temps  après,  l'ahhesse  elle-même  et  une  partie  des  reli- 
gieuses étaient  enlevées  et  dispersées  dans  différents  mo- 
nastères. 

Il  serait  trop  long  et  hors  de  mon  sujet  de  raconter, 
dans  tout    leur   détail,  les  visites  de  l'archevêque  à 
Port-Royal  ;  les  scènes  tantôt  violentes,  tantôt  presque 
burlesques  qui  les  accompagnaient  ;  l'interrogatoire  des 
religieuses,  déconcertant  souvent  Monseigneur  par  leur 
apparente   douceur  et  la  finesse   de  leurs  réparties;  et 
puis,  au  moment  où  Ton  commence  à  sévir,  la  douleur 
résignée  de  quelques-unes,  la  colère  et  la  muniterie  de 
plusieurs  autres,   les  lamentations    du  grand  nombre. 
Mais  quand  la  persécution  s'étendit    des  pénitentes  à 
leur  directeur;  quand  Singliu  eut  fait  placeàunM.  Bail, 
prêtre  emporté,  manquant  de  tact  et  de  mesure  et  vou- 
lant s'imposer  aux  esprits  plutôt  que  de  les  convaincre  ; 
quand   l'approche  de  la  sainte   table  eût  été  interdite 
aux  religieuses  réfractaires,  tous  les  cœurs  s'émurent  et 
la  discorde  pénétra  jusque  dans  le  sanctuaire.  La  plupart 
persistèrent  dans  leur  refus,  malgré  les  outrages  qu'elles 
reçurent  et  les  menaces  de  l'enfer  dont  on  chercha  à  les 
effrayer.  Quelques-unes,  plus  craintives,  signèrent,  non 
sans  quelques  remords  et   quelques  hésitations  ;  deux 
enfin  —  dans  quels  cœurs  l'ambition  ne  pénètre-t-elle 
pas  ?  —n'eurent  d'autre  mobile,  en  donnant  leur  signa- 


DE  HILLERIN  ET  BAUDRY  D'aSSON  285 

ture,  que  de  diriger  le  monastère  et  de  commander  au 
lieu  d'obéir.  Bien  que  toute  relation  eût  été  interdite 
entre  les  religieuses  et  leur  ancien  directeur,  il  avait 
été  impossible  à  la  police  d'intercepter  toutes  les  corres- 
pondances, d'empêcher  les  demandes  de  conseil  et  les 
réponses.  Les  lettres  arrivaient  par  les  voies  les  plus 
secrètes,  par  des  voies  que  l'on  n'aurait  jamais  soup- 
çonnées, les  récalcitrantes  se  trouvant  ainsi  soutenues 
par  l'appui  de  ceux  qui  leur  inspiraient  toute  confiance. 

Au  nombre  des  faibles,  de  celles  que  la  crainte  d'être 
privées  de  la  communion  avait  amenées  à  signer  le  for- 
mulaire, se  trouvait  la  sœur  Madeleine  de  Sainte-Mel- 
tide.  Son  frère,  Antoine  du  Fossé,  avait  résolument 
refusé  sa  signature,  et,  du  lieu  où  il  était  caché,  faisait 
savoir  à  sa  sœur  toute  la  douleur  qu'il  avait  ressentie 
en  apprenant  l'acte  de  faiblesse  dont  elle  s'était  rendue 
coupable.  Baudry  d'Asson  joignit  ses  instances  à  celles 
de  du  Fossé  et  écrivit  à  la  sœur  Meltide,  la  suppliant, 
dans  les  termes  les  plus  pressants,  de  rentrer  dans  la 
voie  de  la  vérité  dont  elle  s'était  écartée. 

Combattue  en  sens  opposé,  la  sœur  Sainte-Meltide 
finit  par  se  rendre  aux  exhortations  de  son  frère  et  à 
celles  de  Baudry  d'Asson.  Un  jour,  comme  on  se  mettait 
à  table  et  que  le  'benedicite  finissait,  elle  se  jeta  à  ge- 
noux, et,  sans  que  la  supérieure  pût  l'interrompre,  fît 
la  rétractation  la  plus  explicite,  à  la  grande  joie  de 
toutes  celles  qui  avaient  refusé  leur  signature  au  for- 
mulaire. 

Ajoutons  que  la  pauvre  sœur,  arrêtée  à  l'instant  même 
avec  doux  de  ses  compagnes  et  mise  au  séquestre,  re- 
vint sur  sa  déclaration.  Mais  plus  tard,  soutenue  par  ses 


286  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

premiers  guides,  elle  déclara  de  nouveau  et  sans  qu'on 
pût  l'en  faire  revenir  cette  fois,  que  sa  conscience  l'em- 
pêchait de  donner  son  approbation  à  une  doctrine  qu'elle 
réprouvait  du  fond  du  cœur. 

C'est  à  la  date  de  la  même  année  1664,  que  Baudry 
d'Asson  écrivit  à  la  Mère  Dorothée,  abbesse  intruse  de 
Port-Royal,  une  lettre  fort  curieuse  dont,  après  bien 
des  recherches  à  la  bibliothèque  de  la  rue  Richelieu,  il 
m'a  été  donné  de  pouvoir  prendre  connaissance.  J'en 
parlerai  longuement  tout  à  l'heure.  C'est  encore  en  1664 
que  Baudry  d'Asson  présenta  au  roi  un  placet  pour  les 
abbesses,  prieures  et  religieuses  de  Port-Royal,  contre 
l'archevêque  de  Paris. 

Il  vint  un  moment,  où,  traqué  de  toute  part,  ce  vail- 
lant homme  fut  obligé  d'interrompre  ses  services  aux 
religieuses  et  qu'il  dut  redoubler  de  précautions  pour 
échapper  aux  recherches  de  la  police.  Sacy  et  Fontaine 
avaient  été  conduits  à  la  Bastille,  et,  comme  si  ce  n'était 
pas  assez  de  leur  avoir  ravi  la  liberté,  on  les  avait  sépa- 
rés et  soumis  à  cet  affreux  régime  que  depuis  on  a 
appelé  la  prison  cellulaire.  Deux  mois  se  passèrent  sans 
qu'il  fût  possible  aux  prisonniers,  séparés  l'un  de  l'autre 
par  l'épaisseur  d'une  muraille,  de  se  parler  et  de  se 
voir.  Fontaine  ne  put  pas  se  faire  à  une  pareille  exis- 
tence, il  tomba  malade  et  l'on  eut  des  inquiétudes  pour 
sa  vie.  Heureusement  que  le  gouverneur  de  la  Bastille 
était  le  meilleur  des  hommes.  Compatissant  au  sort  de 
ses  prisonniers,  il  fît  tant  qu'il  obtint  le  rapprochement 
des  deux  amis. 

Dans  une  supplique  adressée  au  roi,  Pontchâteau  avait 
demandé  l'élargissement  de  Fontaine  et  de  Sacy.  Mais 


DE   HILLERIN   ET  BAUDRY   D'ASSON  287 

quand  il  s'employait  pour  obtenir  la  liberté  des  autres, 
il  allait  être  menacé  dans  la  sienne.  Aj^ant  été  informé 
que  la  police  le  recherchait  pour  l'arrêter,  il  se  mit  en 
quête  d'une  retraite  bien  sûre,  dans  le  voisinage  de  la 
Bastille.  Il  la  trouva  au  faubourg   Saint-Antoine,  rue 
Béfroy,  près  de  l'église  de  Popincourt.  Sainte-Marthe 
et  Baudry  d'Asson  l'y  suivirent.  Tous  trois  prirent  des 
noms  d'emprunt  et  ne    furent   connus   que   d'un  petit 
nombre  d'amis.  Gomme  ils    redoublaient   d'austérité  , 
jeûnant  tous  les  jours,  ne  mangeant  pas  de  viande  et  ne 
buvant  pas  de  vin  ;  comme  ils  donnaient  aux  pauvres 
jusqu'à  leurs   vêtements  -,  pour  venir  à  leur   secours^ 
Baudry  d'Asson  avait  vendu  ce  qu'il  avait  de  plus  cher' 
les  livres  de  sa  bibliothèque,  et  que,  dans  le  temple  du 
Seigneur,  ils  édifiaient  les  fidèles  par  leur  recueillement, 
il  arriva  qu'ils  furent  remarqués  de  tous,  et  qu'au  jour 
de  la  Fête-Dieu,  le  bourgmestre  du  quartier  et  les  mar- 
guilliers  prièrent  ces  saints  personnages  de  vouloir  bien 
porter  le  dais,  pendant  la  cérémonie  de  la  procession 
Des  fenêtres  de  la  Bastille  où  ils  se  trouvaient.  Fon- 
taine et  Sacy  reconnurent  leurs  amis,  au  milieu  d'une 
foule  qui  ne  soupçonnait  guère  leur  présence.  Les  deux 
prisonniers  en  éprouvèrent  une  grande  joie  et  remer- 
cièrent Dieu  de  l'instant  de  bonheur  qu'ils  lui  devaient. 
Bien  que  Baudry  d'Asson  fût  d'une  vigoureuse  cons- 
titution,  sa  santé  s'était  si  fort  altérée,  pendant  la  pri- 
son de  Sacy  et  de  Fontaine,  qu'il  semblait,  au  dire  de  ce 
dernier,  n'attendre  plus  que  le  moment  de  la  délivrance, 
pour  dire  Nunc  dimittis,  et  s'en  aller  ensuite  à  Dieu. 
L'attente  ne  fut  pas  de  longue  durée.   Quelques  jours 
après  être  sorti  de  prison,  Sacy  l'assistait  à  sa  dernière 


288  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

heure  et  lui  montrait  le  ciel  ouvert  pour  le  recevoir. 
Baiidry  d'Asson  mourut  le  30  décembre  1668  *,  au  mo- 
ment où  la  paix  allait  se  signer  entre  la  cour  et  Port- 
Royal,  paix  qui  ne  fut  qu'une  trêve,  précédant  de  trois 
mois  dans  la  tombe  son  .premier  guide,  Tancien  curé 
de  Saint- Mery.  Son  corps  fut  enterré  à  Sainte-Margue- 
rite, sa  paroisse,  et  son  cœur  fut  porté  à  Port-Royal 
des  Champs.  Nous  empruntons  au  nécrologe  de  Port- 
Royal  son  épitaphe  : 

Hîc  situm  est  cor  Antonii  Bauciry  de  Saint-Gilles 
cVAsson,  quiseculi  nol)ilitatis  oblitus,  ut  veram  ftdei 
noMlitalem  compararet  quœ  sola  de  Jiumanitaie  est, 
servum  se  fecit  ancillarum  Christi  quas  solas  sponii 
noMlitate  gloriosas  dileccit,  et  utiliier  miratus  est, 
tantus  in  eo  pauperwn  amor,  ut  verè  in  eis,  et  prop- 
ter  eitm  (amoremj  egerit.  Tantus  amor  juslitiœ^ut 
quidquid  alii  injuste  paterentur,  pœna  esset  servo 
dei,  et  patientiœ  meritum.  Paupe^''  factus  es  de  divite, 
cum  negotiis  ca^^eret,  aliorum  negotia,  qruœcumque 
pietati  jungerentur  sua  fecit.  Meliûs  arMtratus  est 
veritati  etcharitati  ladorare  sequendo  aliorum  judi- 


1  Morery  relève  avec  raison  l'erreur  clii  iiécroioge  de  Port-Royal 
qui  fixe  la  date  de  la  mort  de  Baudry  d'Asson  au  30  décembre  16G3. 
Ce  ne  peut  être  qu'une  faute  d'impression,  un  3  au  lieu  d'un  8,  au- 
trement, l'erreur  serait  trop  grossière.  Mais  Morery  se  trompe  à  son 
tour  quand  il  prétend  qu'il  mourut  au  mois  de  novembre  1G68  et  non 
le  30  décembre,  co'inme  le  dit  Dupin,  dans  sa  Table  des  auteurs 
ecclésiastiques.  Baudry  d'Asson  est  bien  mort  le  30  décembre  1668. 
On  peut  s'en  assurer  en  consultant  le  journal  tenu  par  les  religieuses 
de  Port-Royal  qui  se  trouve  à  la  bibliothèque  de  la  rue  Richelieu, 
département  des  Manuscrits. 


DE   HILLERIN   ET   BAL  DRV  D'aSSON  289 

cium  ,  qiiam  sidi   privatum    reqiàescere    seqtcendo 
suum  \ 

Le  correcteur  des  épreuves  de  Pascal,  le  dispen- 
sateur des  aumônes  de  M™^  de  Longiieville,  le  confident 
d'Arnauld,  le  défenseur  infatigable  des  veuves  et  des 
religieuses,  le  négociateur  dans  toutes  les  affaires  dif- 
ficiles, Baudry  d'Asson  a  une  figure  à  part  au  milieu 
des  hommes  célèbres  de  Port-Roj^al.  Le  gentilhomme 
a  beau  se  dépouiller  de  Torgueil  de  sa  race,  il  ne  peut 
mentir  à  son  origine  ;  c'est  toujours  le  sang  vendéen 
qui  coule  dans  ses  veines,  et,  pour  avoir  pris  une  autre 
direction  que  celle  qu'elles  avaient  dans  sa  jeunesse» 
ses  mâles  vertus  restent  les  mêmes.  C'est  par  ses  actes, 
par  l'énergie  de  son  caractère  qu'il  se  recommande  sur- 
tout à  l'attention  des  hommes.  Mais,  pour  braver  la 
police,  et,  quoique  religieux ,  porter  l'épée,  il  n'était 
pas  inhabile  à  tenir  la  plume  et  savait  s'en  servir  au 


1  Ici  repose  le  cœur  de  uiessire  Antoine  Baudry  de  Saint-Gilles 
d'Asson,  lequel  méprisant  la  noblesse  de  la  naissance,  pour  acquérir 
la  vraie  noblesse  de  la  foi  qui  consiste  dans  l'humilité,  se  rendit  le 
serviteur  des  servantes  de  Jésus-Christ  qu'il  aima  comme  les  seules 
en  qui  éclate  la  noblesse  de  l'époux  et  qui  furent  l'objet  de  son  admi- 
ration et  ses  modèles.  Il  avait  un  si  grand  amour  des  pauvres,  que 
pour  eux  et  en  raison  de  cet  amour,  il  souffrait  lui-même  la  pau- 
vreté. Il  était  si  passionné  pour  la  justice,  que  toutes  les  injustices 
dont  les  autres  avaient  à  souffrir,  réfléchissaient  sur  le  serviteur  de 
Dieu  et  ajoutaient  un  nouveau  mérite  à  sa  patience.  Devenu  pauvre 
de  riche  qu'il  était  et  dégagé  des  embarras  du  siècle,  il  épousa  toutes 
les  affaires  des  autres  qui  pouvaient  s'allier  avec  sa  piété,  persuadé 
qu'il  était  plus  avantageux  de  travailler  pout  la  cause  de  la  vérité  et 
pour  les  offices  de  la  charité,  en  suivant  la  volonté  d'autrui,  que  de 
vivre  en  son  particulier  dans  le  repos,  en  suivant  la  sienne  propre. 

T.   III  17 


290  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

besoin.  Il  nous  resterait  donc  à  l'examiner  sous  cette 
nouvelle  face.  Malheureusement,  dans  deux  ouvrages 
de  longue  haleine,  la  Concorde  de  V Evangile  à  laquelle 
il  travailla  avec  Arnauld,  et  la  Morale  pratique  des 
Jésuites,  à  laquelle  il  eut  part  avec  Pontchâteau,  Claude 
de  Sainte-Marthe  et  Varet,  pour  les  deux  premiers  vo- 
lumes seulement,  les  six  derniers  étant  l'œuvre  d'Ar- 
nauld  ;  comme  écrivain,  il  est  difficile  de  dégager  sa 
personnalité  de  celle  de  ses  collaborateurs.  On  ne  le 
trouve  tout  entier  que  dans  ses  opuscules  :  Lettre  à 
V archevêque  de  Paris  ;  Lettre  à  la  sœur  Meltide  ; 
Lettre  au  Père  Annat  ;  Lettre  à  la  sœur  Dorothée  ; 
encore  de  ces  quatre  pièces,  n'avons-nous  pu  nous  pro- 
curer que  la  dernière,  la  plus  importante,  il  est  vrai, 
au  dire  de  dom  Glemencet.  Je  ne  parle  pas  de  son  jour- 
nal. Ce  manuscrit  offre  un  grand  intérêt  de  curiosité  ; 
mais  dans  la  composition  de  notes  prises  au  jour  le  jour, 
Baudry  d'Asson  n'a  pu  avoir  aucune  préoccupation  litté- 
raire. 

Avant  d'arriver  à  la  lettre  à  la  sœur  Dorothée,  il 
nous  est  impossible  de  ne  pas  dire  un  mot  de  la  Mo- 
rale pratique  des  Jésuites,  quand  ce  ne  serait  que  pour 
faire  connaître  les  sentiments  dont  Port-Royal  tout 
entier  était  animé  contre  la  célèbre  compagnie. 

Les  auteurs  de  la  Morale  pratique  des  Jésuites 
eurent  la  prétention  de  faire  un  livre  qui  fût  le  complé- 
ment des  Provinciales.  Pascal  avait  affirmé  que  les 
doctrines  des  jésuites  pouvaient  conduire  à  tous  les 
crimes  ;  les  auteurs  de  la  Morale  pratique  prétendirent 
que,  conséquents  avec  leurs  principes,  ils  les  avaient 
tous  commis.  Appelons  les  choses  par  leur  nom  ;   pour 


DE  HILLERIN  ET   BAUDRY  D'ASSON  291 

en  écrire  les  pages,  ils  trempèrent  leur  plume  dans  le 
fiel,  et,  ce  qu'il  y  a  de  vraiment  incroyable,  c'est  qu'ils 
osent  bien  dire  en  commençant  que,  loin  d'être  animés 
de  passions  baineuses  contre  ceux  qu'ils  combattent, 
l'esprit  de  cbarité  dicte  seul  leurs  attaques.  Elles  furent 
telles,  qu'Arnauld  lui-même  crut  devoir  se  défendre 
d'avoir  participé  aux  plus  violentes  et  reconnut  qu'elles 
renfermaient  des  calomnies  contre  les  jésuites  ;  qu'ainsi 
le  Theatro  jesuUico,  attribué  à  l'évêque  de  Malaga, 
n'était  pas  l'œuvre  de  ce  prélat. 

«  Qu'ils  ne  s'imaginent  donc  point  (les  jésuites), 
disaient  Baudry  d'Asson  et  ses  amis,  avec  cet  esprit  de 
cbarité  dont  ils  faisaient  parade,  qu'on  soit  porté  à  ra- 
masser les  différentes  pièces  qui  composent  ce  recueil, 
pour  le  dessein  de  les  décrier  et  de  leur  nuire.  L'on 
prend  Dieu  à  témoin  que  l'on  n'y  a  été  poussé  que  par 
la  cbarité  que  l'on  a  pour  eux  et  que  par  la  douleur 
sincère  que  l'on  a  de  les  voir  dans  de  si  malheureux 
égarements.  » 

Cette  invocation  du  nom  de  Dieu  est  suivie  des  paroles 
prophétiques  de  saint  Paul,  que  les  quatre  religieux  de 
Port-Royal  appliquent  charitablement  à  ceux  qu'ils 
veulent  tirer  de  leurs  malheureux  égarements. 

«  Or,  sachez  que  dans  les  derniers  jours,  il  viendra  des 
temps  fâcheux,  car  il  y  aura  des  amoureux  d'eux-mêmes 
avares,  glorieux,  superbes,  médisants,  désobéissant  à 
leur  père  et  à  leur  mère,  ingrats,  impies,  dénaturés, 
sans  foi  et  sans  parole,  calomniateurs,  intempérants^ 
Inhumains  ;  sans  affection  pour  les  gens  de  bien,  traîtres, 
insolents,    enflés   d'orgueil    et  plus  amateurs   de    la 


292  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

volupté  que  de  Dieu  ;  qui  auront  une  apparence  de  piété 
mais  qui  renieront  la  vertu  et  l'esprit.  Fuyez  donc  ces 
personnes,  car  de  ce  nombre  sont  ceux  qui  s'introdui- 
sent dans  les  maisons  et  qui  traînent  après  eux,  comme 
captives,  des  femmes  chargées  de  péchés,  et  possédées 
do  diverses  passions,  lesquelles  apprennent  toujours  et 
n'arrivent  jamais  à  la  connaissance  de  la  vérité.  Mais 
comme  Joannès  et  Mambrès  résistèrent  à  Moïse,  ceux- 
ci  mêmes  résistent  à  la  vérité.  Ce  sont  des  hommes  cor- 
rompus dans  l'esprit  et  pervertis  dans  la  foi  ;  mais  le 
progrès  qu'ils  font  aura  ses  bornes,  car  leur  folie  sera 
connue  de  tout  le  monde,  comme  le  fut  alors  celle  des 
magiciens.  Tous  ceux  qui  veulent  vivre  avec  piété  dans 
Jésus-Christ  seront  persécutés.  Mais  les  méchants  et  les 
imposteurs  se  fortifieront  de  plus  en  plus  dans  le  mal, 
séduisant  les  autres  et  étant  séduits  eux-mêmes.  »  Et, 
à  l'appui  de  cette  sortie,  les  charitables  auteurs  de  la 
Morale  pratique  ramassent. en  Espagne,  en  Allemagne, 
en  Angleterre,  en  France,  aux  Indes  et  dans  le  Nouveau- 
Monde,  des  preuves  qui,  selon  eux,  ne  peuvent  laisser 
aucun  doute  sur  les  abominations  dont  les  jésuites  se 
sont  rendus  coupables  :  preuves  d'orgueil  et  de  superbe  ; 
preuves  d'artifices  et  de  violences  pour  enlever  à  d'au- 
tres ordres  religieux  des  abbayes  et  des  prieurés  ;  preu- 
ves de  faux  et  d'indignes  fourberies  ;  preuves  de  cor- 
uption  de  lajusticepar  des  présents  ;  preuves  de  recours 
à  des  officiers  de  guerre  et  de  justice  hérétiques  ; 
preuves  de  soustraction  de  titres  et  de  registres ,  preu- 
ves que,  pour  s'emparer  de  ce  qui  ne  leur  appartenait 
pas,  les  bons  Pères  ont  poussé  l'imposture  plus  loin 
qu'on  ne  l'aurait  jamais  imaginé.  Puis  viennent  les  cap- 


DE  HILLÉRIN  ET  BÂUDRY  D'ASSON  293 

tations  de  testaments,  l'ambition,  l'avidité,  la  tyrannie, 
l'enseignement  aux  Indes  qu'il  y  a  deux  Dieux  ;  les  per- 
sécutions qu'ils  font  souffrir  à  l'évêque  de  Manille  ;  leur 
commerce  comme  banquier.-,  marchands,  voituriers  ;  les 
mœurs  de  leurs  prêtres  ;  mœurs  tellement  et  si  généra- 
lement dissolues  que,  dans  les  provinces  de  Styrie,  Ca- 
rinthie  et  Garniole,iI  ne  s'en  est  pas  trouvé  six  n'ayant 
pas  de  concubines  ;  leurs  mensonges  pour  faire  croire  à 
la  sainteté  du  Père  Gyprien  qui  n'était  qu'un  fourbe  et 
un  espion.  Après  les  accusations  générales,  viennent  les 
accusations  particulières.  Un  Père  est  poignardé  par  la 
main  d'une  femme  dont  il  était  violemment  épris,  une 
dévote  est  corrompue  par  son  confesseur,  avec  des  cir- 
constances si  abominables  qu'on  a  cru  devoir  les  sup- 
primer ;  un  pauvre  homme  de  Malaga,  pensant  faire  un 
testament,  signe  une  donation  en  faveur  d'un  jésuite, 
et  quand,  quatre  jours  après,  il  veut  rentrer  dans  sa 
maison,  celui  qui  en  a  pris  possession  lui  dit  : 

—  C'est  à  vous  d'en  sortir. 

J'en  passe  et  des  meilleurs  ;  l'histoire,  par  exemple, 
de  dom  Palafox  ,  archevêque  d'Angelopolis  ;,  et  bien 
d'autres. 

Voilà  comment  les  auteurs  de  la  Morale  pratique  des 
Jésuites  entendent  la  charité  !  On  se  demande  ce  qu'ils 
auraient  dit  s'ils  avaient  obéi  à  un  sentiment  opposé. 
J'imagine  encore  qu'ils  n'étaient  pas  très  difficiles  sur 
la  nature  de  leurs  preuves  et  qu'ils  ne  se  donnaient  pas 
toujours  la  peine  de  remonter  à  la  source  de  la  vérité. 

Au  reste,  voilà  le  jugement  que  M.  Sainte-Beuve  lui- 


294  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

même  porte  sur  ce  livre.  En  tête  de  l'exemplaire  trouvé 
dans  sa  bibliothèque,  on  lit  la  note  suivante  écrite  de 
sa  main  : 

«  Mauvais  livre  :  il  me  fait  l'effet  du  mauvais  Consti- 
tutionnel sous  la  Restauration,  ou,  au  dix-huitième 
siècle,  de  ces  grossiers  pamphlets  que  les  encyclopé- 
distes mettaient  sous  le  nom  de  Fréret,  de  Dumarsais. 
La  Morale  pratique  et  ses  habitudes  d'invectives  anti- 
jésuitiques menaient  là. 

«  Il  y  a  eu  la  queue  de  Pascal,  comme  il  y  a  eu  la 
queue  de  Voltaire.  » 

Je  ne  suis  pas  sorti  des  deux  premiers  volumes  dans 
la  crainte  de  m'écarter  de  mon  sujet.  La  mort,  en  effet, 
vint  glacer  la  main  de  Baudry  d'Asson,  avant  la  compo- 
sition des  autres. 

Passons  sous  silence  la  Concorde  de  V Evangile.  Pas 
plus  que  pour  la  Morale  pratique  des  jésuites,  nous  ne 
pourrions  dire  quelle  part  en  appartient  à  Baudry  d'As- 
son, puisqu'il  fit  cet  ouvrage  en  collaboration  d'Arnauld, 
et  arrivons  à  son  journal.  Il  est  compris  dans  un  manus- 
crit, d'une  beaucoup  plus  grande  étendue,  que  l'on  trouve 
à  la  bibliothèque  Richelieu,  sous  le  nom  de  Mémoires 
de  Beauhrun. 

Composé  de  pages  inégales  dans  leur  format,  ce  jour- 
nal est  écrit  tout  entier  de  la  main  de  Baudry  d'Asson. 
Il  commence  au  14  août  1G56  et  finit  dans  les  derniers 
jours  du  mois  de  septembre  de  la  même  année,  parais- 
sant, par  conséquent,  n'avoir  eu  qu'une  bien  courte 
existence.   Baudry  d'Asson  s'était-il  arrêté  là  ?  Après 


DE   HILLERIN  ET   BAUDRY   D'ASSON  295 

avoir,  pendant  un  mois,  mentionné  les  événements  qui 
s'accomplissaient,  avait-il  tout  d'un  coup  cessé  d'écrire? 
La  chose  est  peu  probable.  Il  y  a  lieu  de  penser  que 
Beaubrun  a  détaché  d'un  journal  beaucoup  plus  consi- 
dérable la  partie  ayant  traita  l'assemblée  du  clergé  dont 
il  parle  longuement.  Ce  qui  donne  une  grande  vraisem- 
blance à  cette  supposition,  c'est  d'abord  que  Baudry 
d'Asson,  dans  ce  que  Beaubrun  nous  a  donné  de  son 
journal,  s'occupe  principalement  des  questions  qui  s'a- 
gitèrent au  sein  de  cette  assemblée;  c'est  qu'ensuite 
il  commence  brusquement  et  finit  de  même,  sans 
qu'il  y  ait  un  mot  d'introduction,  sans  qu'à  la  dernière 
page  il  s'y  trouve  un  mot  final.  Je  le  répète,  Beaubrun  se 
sera  emparé  de  ce  qui  lui  était  bon  pour  le  besoin  de  sa 
cause  et  aura  négligé  le  reste  dont  je  n'ai  pas  trouvé  de 
vestiges,  mais  que  de  nouvelles  recherches  pourraient 
peut-être  faire  découvrir. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  peu  que  nous  avons  du  journal 
de  Baudry  d'Assonne  manque  pas  d'intérêt,  et  M.  Sainte- 
Beuve  a  bien  eu  soin  d'en  faire  son  profit. 

L'on  a  dit  que,  pour  bien  connaître  les  hommes,  il  les 
fallait  aller  chercher  dans  l'intimité  de  leurs  correspon- 
dances. Est-il  vrai  qu'il  ne  s'y  trouve  jamais  rien  de 
dissimulé  ?  S'y  montre-t-on  toujours  au  naturel,  et  le 
besoin  de  se  faire  excuser  ou  absoudre  n'ôte-t-il  pas 
quelque  chose  de  leur  sincérité  aux  épanchements  mêmes 
de  l'amitié  ?  Si  l'on  peut  craindre  qu'il  en  soit  quelque- 
fois ainsi  dans  le  commerce  épistolaire,  rien  de  sembla- 
ble ne  peut  arriver  à  l'homme  qui  écrit  pour  lui-même 
un  journal  quotidien,  mémento  bon  à  relire  aux  jours 
de  la  vieillesse,  quand  les  souvenirs  s'effacent  de  la  mé- 


296  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

moire,  et  auquel  on  peut  recourir  comme  à  un  témoin 
fidèle. 

Sur  ce  papier  muet,  qui  n'est  destiné  à  passer  sous 
les  yeux  de  personne,  s'inscrivent,  aussitôt  qu'ils  vien- 
nent de  s'accomplir  ou  qu'ils  se  présentent  à  l'epsrit,  les 
faits,  les  pensées,  les  aspirations.  Quel  intérêt  à  se  faire 
de  fausses  confidences  et  à  mentir  à  sa  propre  conscience  ? 
Baudry  d'Asson  songeait  si  peu  à  donner  à  son  journal 
la  publicité  même  la  plus  restreinte,  qu'il  l'a  écrit  sur 
des  feuilles  volantes,  sur  des  chiff'ons  de  papier  que  le 
souffle  du  vent  a  dû  emporter  bien  souvent,  sans  même 
se  donner  la  peine  de  relire  pour  y  corriger  des  négli- 
gences de  style  qui  échappent  à  l'improvisation  de  la 
plume.  C'est  là  que  nous  achèverons  de  faire  sa  connais- 
sance et  que  nous  le  trouverons  tel  que  nous  l'avons  vu, 
janséniste  pur  sang,  ayant  des  colères  vertueuses  qui 
vont  jusqu'à  l'exagération  et  l'emportement. 

L'assemblée  du  clergé  vient-elle  à  décider  que  l'éloge 
de  Saint- Cyran  disparaîtra  du  G  allia  Chrîstiana,  parce 
que  cet  abbé  était  suspect  en  sa  foi,  Baudry  d'Asson  jet- 
tera sur  son  journal  ces  lignes  indignées:  «  C'est  inju- 
rieux à  sa  mémoire  et  d'autant  plus  étrange  que  les 
évêques  mêmes  savent  que  c'est  lui  qui  est  auteur  du 
célèbre  Peints  Aitrelius^  le  plus  illustre  défenseur  de  la 
hiérarchie  et  de  l'épiscopat  qui  ait  paru  depuis  plusieurs 
siècles,  et  que  l'une  des  précédentes  assemblées  du 
clergé  de  France  le  fit  imprimer  à  ses  frais  avec  tous  les 
éloges  imaginables.  C'est  une  marque  déplorable  de  la 
prétention  du  clergé  d'avoir  témoigné  une  telle  ingrati- 
tude et  n'avoir  pas  daigné  s'informer  de  rien,  ni  rien 
examiner,  avant  de  flétrir  ainsi  la  mémoire  d'un  des  plus 


DE  IIILLERIN  ET   BAUDRY  D'ASSON  297 

grands  personnages  de  piété  et  du  siècle  et  des  derniers 
siècles,  qui  est  mort  en  odeur  de  sainteté  et  qui  fut  en- 
terré pompeusement  par  six  ou  sept  évêques.  » 

Un  autre  jour,  il  écrira:  «  I^es  jésuites  qui  sont  les 
principaux  et  les  plus  sanglants  ennemis  de  tous  sont 
aussi  ceux  qui  s'intéressent  le  plus  pour  faire  agir  le 
clergé  contre  M.  Arnauld.  » 

Il  ne  pardonnera  pas  enfin  à  un  curé  qui  avait  permis 
à  ses  paroissiens  de  danser  le  jour  du  dimanche. 

Toute  autre  est  la  lettre  à  la  sœur  Dorothée,  Elle  est 
irréprochable  pour  le  fond  et  pour  la  forme,  et  la  position 
d'abbesse  intruse  que  cette  religieuse  n'avait  pas  craint 
d'accepter  en  justifie  parfaitement  la  sévérité. En  ce  qui 
concerne  les  jésuites  pourtant,  on  retrouve  peut-être 
encore  trop  l'ami  de  Pascal  et  d'Arnauld. 

Je  veux  bien  croire,  dit-il  à  la  sœur  Dorothée,  que 
l'ambition  du  commandement  n'ait  pas  été  votre  mobile, 
et  que,  sur  la  foi  de  ce  que  nous  avait  dit  l'archevêque, 
vous  avez  espéré  tout  arranger,  à  la  satisfaction  générale. 
«  Mais  maintenant  que  la  divine  Providence,  dont  les 
voies  sont  des  abîmes  impénétrables,  en  use  autrement 
à  votre  égard,  et  que  non  seulement  cette  réunion  si 
désirée  ne  se  fait  pas,  mais  que  la  division  des  esprits 
et  des  cœurs  s'introduit  et  s'augmente  par  celle  des 
personnes,  des  biens  et  de  la  conduite  ;  que  l'on  voit  les 
filles  contre  les  mères,  et  en  quelque  façon  autel  contre 
autel,  maison  contre  maison,  et  que  les  choses  se  portent 
à  une  telle  extrémité  de  votre  part  et  en  votre  faveur, 
que  l'on  prétend  vous  élever  au  comble  du  bonheur, 
par  la  ruine  entière  de  vos  mères  et  celle  de  vos  sœurs, 
vous  devez  trouver  bon  que  ceux  qui  vous  honorent  et 

T.   III  il. 


298  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

qui  VOUS  aiment  sincèrement,  comme  je  fais,  sans  nul 
autre  intérêt  que  la  miséricorde  de  Dieu,  que  de  votre 
salut  et  de  votre  union  avec  vos  mères,  vous  tendent  la 
main  pendant  qu'il  en  est  temps  encore,  pour  vous 
empêcher  de  tomber  dans  le  dernier  précipice  où  l'on 
peut  dire  que  vous  avez  déjà  le  premier  pas,  j'entends 
l'aveuglement  et  l'endurcissement  du  cœur,  qui  est  le 
plus  grand  de  tous  les  malheurs,  parce  que  c'est  un 
état  où  l'on  est  plus  capable  devoir  la  véritable  lumière, 
ni  d'entendre  les  plus  salutaires  avertissements,  et  cet 
état  est  souvent  un  juste  châtiment  du  peu  de  soin  que 
nous  mettons  à  reconnaître  nos  devoirs  et  à  corriger 
nos  plus  secrètes  passions.  » 

«  Le  plus  grand  secours  que  je  puisse  et  que  je  croie 
vous  donner  dans  ce  péril  extrême,  est  de  vous  aider  à 
faire  devant  Dieu,  comme  si  nous  étions  tous  les  deux 
sur  le  point  de  comparaître  devant  son  jugement  redou- 
table, une  sérieuse  réflexion  sur  diverses  choses  que 
vous  n'avez  peut-être  pas  assez  considérées,  quoiqu'elles 
méritent  infiniment  de  l'être,  soit  qu'elles  ne  se  soient 
pas  présentées  à  votre  esprit,  pour  ne  pas  lui  être  un 
objet  fort  désagréable,  soit  que  l'ennemi  du  salut,  qui 
ne  craint  rien  tant  que  ces  saints  retours  sur  soi-même, 
ait  un  soin  particulier  de  vous  les  cacher.  « 

Quelle  différence  entre  ce  langage  et  celui  que  nous 
entendions  tout  à  l'heure  !  Ici,  Baudry  d'Asson  reste 
toujours  calme,  toujours  mesuré,  toujours  maître  de  sa 
plume  et  de  lui-même.  C'est  qu'il  ne  s'adresse  plus  au 
public  et  qu'il  ne  cherche  point  un  succès  de  scandale. 
Il  s'agit  bien  moins  aujourd'hui,   en   effet,  d'ameuter 


DE  HILLERIN  ET  BAUDRY  D'ASSON  299 

contre  les  jésuites,  par  un  écrit  dont  on  s'arrachera  les 
pages,  que  de  soustraire,  par  de  bons  conseils,  la  nouvelle 
abbesse  à  leur  influence  et  à  la  ramener  dans  le  sentier 
du  devoir.  Aussi,  après  avoir  parlé  à  sa  raison  et  à  son 
cœur,  après  avoir  cherché  à  remuer  tous  les  sentiments 
honnêtes  de  son  âme,  il  se  servira  d'une  arme  plus  puis- 
sante encore,  il  lui  montrera  la  main  de  Dieu  prête  à 
récompenser  les  justes  et  les  humbles,  prête  à  châtier 
l'orgueil  et  l'usurpation. 

N'est-ce  pas  bien  hardi,  lui  dira-t-il,  de  se  mettre  en 
opposition  avec  les  plus  savants  docteurs  etlesprélatsles 
plus  vénérés  ?  Son  cœur  n'est-il  pas  ému  à  la  vue  des 
sœurs  enlevées  à  main  armée,  emprisonnées  et  privées 
de  sacrements  ? 

«  Les  religieuses  les  plus  déréglées  ne  pourraient, 
pour  des  crimes  les  plus  énormes,  souff"rir  une  plus 
grande  indignité  qu'est  celle  que  souffrent  à  vos  yeux 
et  à  votre  occasion  vos  mères  et  vos  sœurs  des  Champs, 
quoique  l'on  puisse  dire  que  le  sujet  est  si  léger  et  le 
point  dont  il  s'agit  si  peu  important  en  soi,  que  je  ne 
croirai  point  mentir  en  vous  disant  que  dans  l'Église  il 
n'y  a  jamais  eu  de  contestation  moins  importante  dans 
le  fonds  que  celle-ci.  » 

Il  était  bien  difficile  de  passer  sans  faire  une  charge 
à  fond  contre  ceux  qui  n'avaient  d'autre  but  que  de 
ruiner  une  maison  détestée.  Baudry  d'Asson  les  signale 
à  la  sœur  Dorothée  comme  les  auteurs  de  tout  le  mal  : 

«  Ce  sont  les  jésuites  qui  ont  fabriqué  et  conduit 
toute  cette  affaire  du  formulaire.  » 


300  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

«  Mais,  direz-vous,  pourquoi  attribuer  aux  pères 
jésuites  tant  de  haine  contre  des  personnes  et  croire 
qu'ils  les  aient  en  haine  jusqu'à  machiner  leur  ruine  ? 
Pour  répondre  à  cela  et  vous  en  éclaircir  entièrement 
une  bonne  fois,  il  faut  prendre  la  chose  dans  sa  source 
et  vous  dire  que,  depuis  cinquante  ou  soixante  ans,  il 
s'est  introduit  une  telle  licenca  et  démangeaison  d'écrire 
en  plusieurs  ordres  religieux,  et  principalement  dans  la 
société  desjésuites,  que,  comme  ilsse  piquent  d'érudition 
sur  tous  les  autres  et  qu'ils  peuvent  impunément  tout 
écrire  et  tout  imprimer  pour  se  rendre  recommandables 
par  quelques  ouvrages,  un  grand  nombre  de  leurs  pères 
et  de  leurs  professeurs  ont  voulu  à  l'envi  se  signaler 
par  des  ouvrages  de  cette  sorte.  Or,  comme  le  sujet,  de 
soi  le  plus  vaste  et  que  Ton  peut  dire  être  parmi  eux  à 
la  mode,  est  la  théologie  morale  qui  traite  des  cas  de  la 
conscience,  l'on  a  vu  paraître  en  peu  de  temps  une  infi- 
nité d'auteurs  auparavant  inconnus,  qui,  ne  marchant 
nullement  sur  les  vestiges  des  anciens  pères  et  de  nos 
saints  docteurs,  mais  favorisant  la  m.ollesse  et  la  cupi- 
dité deshommes  charnels,  ont,  comme  un  torrent,  inondé 
toute  l'Église.  » 

C'est  pour  cela  qu'ils  ont  déclaré  une  guerre  mortelle 
à  des  hommes  dont  la  vie  a  toujours  été  sainte,  qu'ils 
n'ont  reculé  devant  aucune  calomnie  et  qu'ils  ont  osé 
dire  publiquement  et  écrire  :  «  Que  les  vierges  de  Port- 
Royal  étaient  des  filles  folles,  sans  communions  et  sans 
sacrements,  qu'on  y  était  d'intelligence  avec  Gharenton 
et  avec  Genève,  qu'on  n'y  priait  ni  la  Vierge  ni  les 
Saints,  qu'on  n*y  avait  point  d'images  ni  d'eau  bénite, 
et  encore  pis  que  cela.  » 


DE   HILLERIN  ET   BAUDRY  D'ASSON  30  J 

La  première  signature  qu'avaient  donnée  les  Sœurs 
était  parfaitement  suffisante,  et  la  preuve,  c'est  que  l'on 
n'en  avait  point  demandé  une  nouvelle  aux  autres 
congrégations.  Si  elles  avaient  été  dans  un  autre  dio- 
cèse que  celui  de  Paris,  on  les  eût  laissées  parfaitement 
tranquilles. 

c(  Ce  n'est  pas  un  petit  sujet  d'étonnement  de  voir  de 
saintes  filles  traitées  comme  des  hérétiques  et  des  re- 
belles, par  cette  seule  et  unique  raison  qu'elles  refusent 
d'attester  sur  les  saints  évangiles  une  chose  qui,  n'étant 
point  de  la  foi,  ne  peut  être  fort  importante,  et  qui 
non  seulement  est  contestée  par  les  plus  savants  doc- 
teurs et  prélats  du  royaume,  mais  que  plusieurs  de  ceux 
qui  la  signent  déclarent  hautement  ne  pas  croire.  » 

Quoiqu'il  soit  facile  de  voir  que  Baudry  d'Asson  fait 
tous  ses  efforts  pour  se  contenir,  une  indignation  que 
justifie  trop  la  rigueur  inexorable  avec  laquelle  la  Mère 
et  les  Sœurs  sont  traitées,  déborde  quelquefois  de  sa 
plume.  Quel  cœur  honnête,  en  effet,  pouvait  rester 
calme  en  présence  d'une  soldatesque  effrénée  faisant 
d'un  lieu  saint  le  lupanar  de  ses  débauches  ?  Aussi 
trouve-t-il  les  accents  les  plus  pathétiques  pour  protes- 
ter contre  cette  indignité.  —  «  Mais  que  déjà,  depuis 
deux  ans,  leur  maison  soit  abandonnée  par  leur  propre 
pasteur  à  la  garde  et  à  la  discrétion  des  gens  de  guerre 
comme  sont  des  exempts  et  des  gardes  de  corps,  entre 
lesquels  il  y  en  a  de  blasphémateurs  et  de  débauchés, 
qui  menant  publiquement,  dans  le  pays,  une  vie  scan- 
daleuse, sont  néanmoins  les  maîtres  absolus  de  leur 
abbaye,  qui  en  font  un  lieu  de   garnison  et  de  bonne 


302  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

chair  pour  eux  et  pour  leurs  compagnons,  qui,  en  ayant 
toutes  les  clefs,  peuvent  faire  entrer,  quand  bon  leur 
semble,  et  y  font  entrer  en  effet  des  personnes  infâmes, 
et  qui  enfin,  par  Tordre  de  M.  de  Paris  qu'on  n'a  jamais 
pu  faire  changer,  couchent  et  font  ronde  la  nuit  jusque 
dans  la  clôture  des  religieuses,  quoique  ce  soit  un  lieu 
sacré  interdit  par  les  saints  canons  à  toutes  ces  sortes 
de  gens,  qui  ne  peuvent  même  y  entrer  sans  excommu- 
nication et  sans  sacrilège. 

«  C'est,  ma  révérende  mère,  ce  qui  n'a  point  d'exemple 
et  n'en  aura  peut-être  jamais  dans  l'Eglise.  C'est  ce  qui 
crie  vengeance  à  Dieu  et  aux  hommes.  C'est  ce  qui 
demande  vos  larmes  et  vos  cris  vers  le  ciel  et  vers  Mon- 
seigneur l'archevêque.  C'est  ce  qui  doit  tirer  de  vos 
yeux  des  larmes  de  sang  et  vous  faire  trembler  vous  et 
vos  compagnes.  Mais  ce  sera  sur  quoi  vous  aurez  toutes 
quelque  jour  un  compte  étrange  à  rendre  à  Dieu,  si 
vous  ne  compatissez  pas  de  tout  votre  cœur  à  une  op- 
pression si  inouïe,  et  si  vous  ne  tentez  toutes  sortes  de 
moyens  pour  la  faire  cesser.  » 

Je  multiplie  à  dessein  les  extraits  de  cette  longue 
lettre.  C'est  une  page  peu  connue  de  l'histoire  de  Port- 
Royal,  un  chapitre  nouveau  dont  la  lecture  est  instruc- 
tive et  édifiante.  Après  les  paroles  indignées  qui  se  sont 
échappées  de  sa  poitrine,  Baudry  d'Asson  parle  à  la  sœur 
Dorothée  en  ami  dévoué.  —  «  Je  ne  veux  point  vous 
flatter,  parce  que  je  vous  honore  et  vous  aime  sincère- 
ment. Ceux  qui  vous  flattent  dans  vos  séparations  d'avec 
vos  mères  et  vos  sœurs,  et  dans  votre  nouvelle  dignité, 
ne  vous  honorent  ni  ne  vous  aiment,  mais  vous  désho- 
norent et  vous  haïssent  en  effet.  Car,  croyez-moi,  ma 


DE  HILLERIN  ET   BAUDRY  D'ASSON  303 

révérende  mère,  il  ne  vous  est  honorable  ni  devant 
Dieu,  ni  devant  les  hommes,  d'avoir  abandonné  vos 
mères  et  d'avoir  succombé  à  la  tentation  à  laquelle 
elles  ont  si  généreusement  résisté.  Mais  il  l'est  encore 
moins  de  s'être  élevée  sur  leur  ruine,  de  servir  d'instru- 
ment à  leur  privation  et  d'être  liée  particulièrem.ent 
avec  ceux  qui  en  sont  les  véritables  auteurs,  et  qui 
aggravent  autant  qu'ils  peuvent  dans  le  public  et  dans 
l'esprit  de  Monseigneur  l'archevêque  leur  crime  imagi- 
naire, que  la  véritable  charité,  s'ils  l'avaient,  leur  ferait 
plutôt  excuser,  w 

Quant  à  la  soumission  à  l'archevêque  de  Paris, 
question  délicate  qui  pouvait  jusqu'à  un  certain  point 
justifier  la  conduite  de  la  sœur  Dorothée,  voilà  ce  qu'il 
en  pense  :  Je  veux  croire  que  M.  de  Paris  a  agi  sans 
passion,  mais  je  sais  aussi  qu'il  n'est  pas  infaillible.  Je 
sais  qu'il  ne  faut  pas  obéir  en  tout,  sans  examen  et 
sans  discernement.  Je  sais  que  ce  n'est  pas  médire,  ni 
proprement  découvrir  les  défauts  d'autrui,  que  de  se 
justifier  ou  justifier  d'autres  personnes  des  accusations 
injustes  dont  on  les  charge,  quoique  cette  justification 
ne  se  puisse  faire  sans  découvrir  des  manquements  dans 
le  prochain  ou  dans  les  supérieurs. 

«  Ne  nous  trompons  donc  point,  ma  révérende  mère, 
et  ne  nous  abusons  point  par  de  faux  raisonnements 
que  nous  condamnerions  dans  les  autres,  mais  que  nous 
approuvons  dans  nous-mêmes  parce  qu'ils  flattent  notre 
amour-propre.  Ne  disons  pas  qu'il  faut  obéir  aveuglément 
à  tout  ce  qui  nous  est  ordonné  par  nos  supérieurs, 
puisqu'il  y  a  tant  de  rencontres  autres  que  celle-ci,  où 
nous  ne  le  voudrions  ni  ne  le   devrions  pas  faire,  et 


304.  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

disons  par  conséquent  qu'en  l'obéissance  que  nous 
devons  à  nos  supérieurs,  nous  devons  user  de  discerne- 
ment et  de  prudence.  Disons  avec  saint  Paul,  disons 
avec  saint  Pierre  et  avec  tous  les  saints,  que  quand  le 
commandement  de  Dieu  et  ceux  des  hommes  se  trouvent 
en  concurrence,  il  faut  plutôt  obéir  à  Dieu  qu'aux 
hommes,  et,  bien  loin  de  dire  que  nous  ne  saurions 
faillir  en  suivant  la  voix  de  nos  pasteurs  et  de  leurs 
èvêques,  disons*  que  les  pasteurs  sont  hommes,  sujets  à 
leurs  passions  et  à  se  tromper  comme  les  autres.  Disons 
qu'ils  ont  des  lois  et  des  règles  saintes  qu'ils  doivent 
suivre,  et  que  quand  ils  s'en  éloignent,  ils  sont  plus  à 
plaindre  qu'à  imiter,  et  qu'on  n'est  pas  obligé  de  s'en 
éloigner  avec  eux.  » 

Baudry  d'Asson  n'exigeait  pas  que  la  sœur  Dorothée 
rompît,  pour  cela,  avec  l'archevêque,  il  lui  demandait 
d'obtenir  des  adoucissements  pour  les  mères  et  pour  les 
sœurs,  et  il  ajoutait  en  insistant  pour  qu'elle  revînt 
dans  la  bonne  voie  :  «  Il  faut  à  la  vérité  une  force 
extraordinaire,  comme  votre  mal  et  voire  péril  est  extra- 
ordinaire -,  il  faut  mépriser  tous  les  égards  humains,  pour 
n'avoir  en  vue  que  votre  devoir  et  votre  salut  ;  il  faut 
tourner  tous  vos  regards  vers  Dieu  ;  il  faut  aimer  ses 
promesses;  il  faut  craindre  ses  menaces  ;  il  faut  haïr  et 
perdre  sa  propre  âme,  selon  les  paroles  de  l'Evangile  :  il 
faut  préférer  à  tous  les  biens  la  paix  et  la  bonne  cons- 
cience -,  il  faut  s'abandonner  à  la  Providence  ;  il  faut 
se  confier  à  Dieu  ;  il  faut  s'appliquer  ce  qu'on  nous  en- 
seigne tous  les  jours  de  l'appui  de  sa  protection  et  de  la 
rigueur  de  ses  jugements;  il  faut  moins  considérer  le 


DE   HILLERIN  ET   BAUDRY   D'ASSON  305 

présent  que  l'avenir  ;  en  un  mot,  il  faut  vivre  à  la  foi  ;  il 
faut  être  animé  d'espérances,  il  faut  aimer  Dieu  et  son 
salut  plus  que  toute  chose.  » 

Paroles  éloquentes,  cri  d'un  cœur  plein  de  foi  et  d'as- 
pirations toutes  célestes,  et  pourtant  efforts  stériles 
qui  ne  ramenèrent  point  au  bercail  la  brebis  égarée  ! 

Voilà  bien  le  batailleur  etThomme  généreux  que  nous 
connaissons,  faisant  de  sa  plume  une  arme  de  guerre, 
et  trouvant  dans  l'élévation  de  son  âme  la  grandeur  de 
la  pensée  et  la  noblesse  de  l'expression!  N'est-il  pas  vrai 
qu'il  aurait  manqué  un  trait  à  la  physionomie  de  Bau- 
dry  d'Asson,  si  cette  letlre  était  restée  inconnue?  Les 
passages  que  je  viens  d'en  citer  la  feront  ressortir,  je 
l'espère. 

Quoique  collaborateur  du  grand  Arnauld  que  Boileau 
était  si  fier  d'avoir  eu  pour  apologiste,  quoique  ayant 
participé  aux  deux  premiers  volumes  de  \di  Morale  iira- 
tique  des  jésuites  et  ayant  publié  quelques  lettres  re- 
marquables, ce  n'est  point  l'écrivain  qu'il  faut  chercher 
dans  la  vie  militante  de  Baudry  d'Asson.  Le  véritable 
Baudry  se  trouve  à  Port -Royal  des  Champs,  toujours 
debout  quand  il  y  a  des  services  à  rendre  à  la  cause 
dont  il  est  le  plus  ardent  défenseur. 

Si,  en  parlant  des  religieuses  de  Port-Royal,  l'arche- 
vêque de  Paris  avait  pu  dire  avec  une  apparence  de  rai- 
son, elles  sont  pures  comme  des  anges  et  orgueilleuses 
comme  des  démons,  personne  ne  pouvait  adresser  ce  re- 
proche à  Baudry  d'Asson.  Humble  parmi  les  humbles,  le 
menuisier  de  Port-Royal  des  Champs  n'aurait  jamais 
songé  à  quitter  son  métier,  si  ses  supérieurs  n'avaient 
pas  reconnu    en   lui  une   aptitude  rare   à   diriger  les 


306  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

affaires  de  la  maison.  Dès  qu'il  en  est  chargé,  il  se  met 
à  Tœuvre  avec  l'ardeur  qu'il  apportait  à  toute  chose. 
Non  seulement  il  prend  en  main  les  intérêts  qui  lui  sont 
confiés,  mais  quand  la  guerre  éclate,  il  soutient  la  lutte 
et  fait  têto  à  l'orage.  S'il  lui  faut  quelquefois  reprendre 
l'épée,  courir  le  monde,  et,  pour  tromper  la  police,  avoir 
recours  à  la  ruse  et  au  stratagème,  en  rentrant  au  mo- 
nastère, il  laisse  à  la  porte  les  allures  belliqueuses,  les 
finesses  diplomatiques  et  redevient  l'homme  qui  déguise 
le  moins  sa  pensée.  Cette  franchise  lui  attire  l'amitié  toute 
particulière  de  Singlin  qui  le  fait  entrer  dans  les  ordres 
pour  qu'il  puisse  lui  succéder  un  jour  dans  la  direction 
des  consciences.  En  attendant  il  lui  confie  le  jeune  abbé 
Pontchâteau,  le  charge  de  veiller  sur  cette  âme  chance- 
lante et  de  la  relever  dans  ses  défaillances.  Ce  n'était  pas 
trop  d'un  tel  tuteur,  car  le  pupille  n'était  constant  que 
dans  son  inconstance.  Au  milieu  des  distractions  qu'il  se 
permettait  quelquefois,  il  écrivait  de  la  meilleure  foi  du 
monde  à  Baudry  d'Asson  :  «  Je  soupire  après  ma  patrie, 
mais  je  suis  égaré  in  regionem  long.inquam.  »  Ayant 
ainsi  sous  l'habit  mondain  des  aspirations  vers  le  cloî- 
tre et  le  retour  aux  idées  du  monde  quand  il  était  sous 
l'habit  religieux. 

J'ai  parlé  de  la  charité  de  Baudry  d'Asson,  mais  on  a 
pu  voir  qu'il  ne  pratiquait  pas  cette  vertu  dans  toute 
son  extension  chrétienne.  S'il  était  toujours  prêt  à  se 
dépouiller  pour  les  pauvres,  il  n'était  pas  animé  de  cet 
amour  de  l'humanité  qui  fait  pardonner  les  plus  cruelles 
offenses.  Sévère  pour  soi-même,  il  n'entendait  pas  être 
indulgent  pour  les  autres,  pour  ceux  surtout  qui,  par 
leurs  actes,  leurs  paroles  ou  leurs  écrits,  se  mettaient 


DE   HILLERIN  ET  BAUDRY  D'ASSON  307 

en  opposition  avec  les  doctrines  dont  il  était  l'un  des 
plus  ardents  défenseurs.  Il  ne  permettait  pas  qu'on 
doutât  du  miracle  de  la  sainte  Epine,  et  s'il  apprenait 
la  nouvelle  de  la  mort  de  Tévêque  de  Langres,  un  des 
prélats  les  plus  acharnés  contre  la  mémoire  de  Saint- 
Gyran,  son  ressentiment  ne  s'éteignait  pas  devant  un 
cercueil,  et  il  écrivait  dans  son  journal  la  note  suivante 
où  l'on  trouve  comme  un  reflet  des  Provinciales  :  «  On 
vient  d'assurer  que  Monseigneur  l'évêque  et  duc  de 
Langres,  ci-devant  abbé  de  la  Rivière,  longtemps  favori 
du  duc  d'Orléans,  et  depuis  peu  pourvu  de  Saint-Eus- 
tache,  qui  est  un  des  plus  grands  du  royaume,  est  mort 
subitement  après  avoir  dîné  *  ;  on  n'en  sait  pas  encore 
les  particularités.  Mais  il  est  constant  qu'il  était  un 
homme  de  nulle  science  et  de  nulle  piété,  qu'il  avait 
une  grande  ambition,  faisait  une  dépense  prodigieuse, 
se  faisait  appeler  au  moins  à  Paris,  il  y  a  peu  de  mois^ 
M.  le  duc  de  Langres.  Il  était  venu  de  bas  lieu,  il  avait 
été  petit  aumônier  de  M.  le  duc,  et  puis  il  le  gouvernait 
entièrement.  On  m'a  assuré  que,  pendant  les  troubles  de 
Paris,  il  était  pensionné  du  cardinal  de  Mazarin  et  de 
M.  le  prince,  et  on  disait  de  lui  que  personne  ne  savait 
mieux  ce  que  valait  le  duc  d'Orléans,  puisqu'il  l'avait 
vendu  trois  ou  quatre  fois.  » 

En  résumé,  Baudry  d'Asson  était  un  grand  cœur,  un 
homme  tout  d'abnégation,  toujours  prêt  à  s'immoler 
pour  la  cause  de  Port-Royal  qu'il  regardait  comme  la 
cause  de  Dieu  même.  Un  jouteur  d'une  pareille  trempe 

*  Cette  nouvelle  était  fausse.   C'était  le  gouverneur  de  Langres  qui 
était  mort  et  non  l'évêque. 


308  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

ne  se  laissait  pas  facilement  abattre  et  puisait  dans  la 
lutte  des  forces  nouvelles.  Mais  quand  le  combat  fut  à 
sa  fin  ;  quand  les  défenseurs  de  Port-Roj-al  eurent  été 
dispersés  ou  emprisonnés,  et  que  lui-même,  caché  dans 
un  faubourg  de  Paris,  eût  été  obligé  de  déposer  les 
armes,  il  se  consuma  bien  vite  dans  un  repos  si  opposé 
à  sa  nature  guerroj^ante,  et,  comme  ces  braves  soldats 
auxquels  l'heure  de  la  retraite  est  souvent  fatale,  il 
tomba  quand  il  ne  lui  fut  plus  permis  de  combattre  \ 

Il  est  bien  entendu  qu'en  faisant  l'éloge  de  Charles  de 
Hillerin  et  d'Antoine  Baudry  de  Saint-Gilles  d'Asson, 
nous  ne  nous  sommes  point  constitué  défenseur  de  la 
doctrine  qu'ils  soutinrent  avec  tant  d'obstination  et  de 
conviction.  Nous  n'avons  aucune  autorité  pour  nous  en 
faire  juge.  Mais  un  homme  fort  compétent  en  pareille 
matière,  un  grand  écrivain  dont  personne  ne  contestera 
le  mérite  et  l'impartialité,  l'admirateur  enthousiaste  de 
Jacqueline  Pascal,  M.  Cousin  a  prononcé  cette  sentence 
dont  nous  ne   voulons   point  faire   appel  :  «  Disons -le 


*  Après  la  mort  de  de  Hillerin  et  de  Baudry  d'Assoa,  le  jansénisme 
ne  s'éteignit  pas  dans  le  diocèse  de  Liiçon  ;  Nicolas  Golbert  ne  lui 
avait  pas  été  hostile,  Henri  de  Barillon  lui  fut  favorable  et  Samuel- 
Guillaume  de  Verthamon  s'en  montra  l'ardent  adepte.  Il  y  comptait 
encore  quelques  représentants  au  moment  de  la  Révolution.  La  famille 
de  Hillerin  presque  tout  entière  resta  fidèle  aux  doctrines  de  Port- 
Royal.  L'abbé  commendataire  de  Belval,  dans  le  diocèse  de  Reims, 
Guy  de  Hillerin,  et  de  Hillerin,  archidiacre  d'Orléans,  mort  aumônier 
des  dames  de  Saint-Denys,  ne  cessèrent  pas  d'en  être  partisans.  Il 
en  fut  ainsi  de  Charles-François  de  Hillerin,  avocat  du  roi  au  siège 
de  Font:;nay.  Bien  qu'élevé  au  Collège  des  Jésuites  de  cette  ville,  il 
n'en  partagea  pas  moins  les  croyances  de  ses  parents,  les  deux  ecclé- 
siastiques que  je  viens  de  nommer. 


DE   HILLERIN   ET   BAUDRY   D'aSSON  309 

sans  hésiter  :  Le  jansénisme  est  un  christianisme  in- 
considéré et  intempérant.  Par  toutes  ses  racines,  il  tient 
sans  cloute  à  l'Eglise  catholique,  mais  par  plus  d'un  en- 
droit, sans  le  vouloir  ni  le  savoir  même,  il  incline  au 
calvinisme. . .  Deux  qualités  éminentes  lui  ont  manqué  : 
le  sens  commun  et  la  modération,  c'est-à-dire  la  vraie 
sagesse.  » 


LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX 


Je  ne  suis  point  un  panégyriste,  et  je  ne  me  sens 
point  pr-is  d'une  admiration  banale  pour  tous  les  actes 
des  hommes  dont  j'entreprends  d'écrire  l'histoire.  Je 
dirai  leurs  fautes  et  leurs  grandes  actions,  sans  passion 
comme  sans  faiblesse,  bien  décidé  à  conserver  ma  liberté 
d'appréciation  et  à  ne  pas  plus  me  laisser  troubler  par 
les  diatribes  que  séduire  par  les  apologies  dont  ils  ont 
été  l'objet.  Je  n'oublie  pas  que  lorsque  l'on  doit  porter 
un  jugement,  il  faut  s'abstenir  de  haine,  d'amitié,  de 
colère  et  de  pitié  ;  et,  à  ce  conseil  d'un  ancien  qui  fut 
aussi  grand  écrivain  que  grand  capitaine,  j'ajouterai 
qu'il  faut  aussi  se  reporter  aux  jours  où  vécut  celui  que 
l'on  fait  comparaître  devant  soi,  pour  se  bien  pénétrer 
des  difficultés  qu'il  a  rencontrées  sur  sa  route.  Juger  du 
temps  passé  par  le  temps  présent,  d'une  époque  de 
troubles,  d'agitation  et  de  luttes,  par  des  jours  de  calme 
et  de  tranquillité  :  ne  tenir  aucun  compte  des  entraîne- 
ments et  des  résistances,  s'obstiner  à  considérer  les  faits 
en  eux-mêmes,  en  dehors  des  événements  qui  les  ont 


312  BIOGRAPHIES   VENDÉENNES 

produits,  c'est  s'exposer  à  être  peu  équitable  et  souvent 
bien  rigoureux.  Il  est  facile,  quand  la  mer  est  calme  et 
que  le  ciel  est  serein,  d'éviter  les  écueils  et  d'arriver  au 
port  ;  mais   quand  le  vent  de  la  tempête  souffle  avec 
fureur,  quel  est  donc  celui  qui  peut  se  flatter  de  n'avoir 
jamais  dépassé  le  but  qu'il  se  proposait  d'atteindre  ?  Eh 
bien,  dans  l'ordre  moral,    il  y  a  aussi  des  orages  qui 
obscurcissent   la  raison,    la  détournent  de  la  voie  de 
droiture  et  de  modération  dont  elle  ne  devrait  jamais 
s'écarter,  lui  font  prendre  de  fausses  et  impitoyables 
doctrines  pour  le  commandement  du  devoir,  mettent 
enfin  dans  le  cœur  des  meilleures  natures,  à  la  place  des 
sentiments  de  mansuétude  et  de  clémence,  je  ne  sais 
quel  farouche  et  inexorable  patriotisme.  C'est  autant  le 
malheur    des  temps  que  la  faute    des  hommes.  Que 
l'histoire   garde    donc  toutes  ses  sévérités   pour  les 
lâchetés,  les  apostasies,  la  soif  de  l'or  et  du  pouvoir  ; 
qu'elle  flétrisse  ces  adulateurs  de  la  multitude,  portant 
le  bonnet  rouge  en  attendant  qu'ils  portent  l'habit  brodé, 
dansant  la  carmagnole  dans  les  carrefours,  pour  venir 
ramper  plus  tard  dans  les  antichambres  du  despotisme, 
el  changer  leur  nom  d'emprunt,  grec  ou  romain,  contre 
le  titre  de  comte  ou  de  baron  ;  c'est  justice,  et  je  ne 
protesterai  point  contre  la  sévérité  de  ses  arrêts.  Mais 
garder  les  mêmes  rigueurs  à  ceux  qui,   après  un  jour 
d'égarement  que  j'explique  sans  vouloir  le  justifier,  se 
sont,  avec  un  courage  héroïque,  retournés  contre  les 
hommes  de  sang  et  de  meurtre,  n'ont  jamais  transigé 
avec  leur  conscience,  sont  restés  sourds  à  toutes   les 
séductions  du  pouvoir,  et,  plutôt  que  de  sacrifier  leurs 
principes  aux   exigences  du  maître,  ont  préféré    une 


I 


LAREVEILLERE-LÉPEAUX  313 

pauvreté  honnête  et  indépendante  à  une  opulence  tarée 
et  servile  ;  proscrire  leur  mémoire  et  fermer  à  leur  nom 
le  livre  des  illustrations  de  notre  pays,  parce  qu'ils  n'ont 
pas  été  toujours  irréprochables  ;  voilà  ce  que  je  ne  puis 
pas  comprendre  et  ce  que  je  ne  veux  pas  faire.  A  ce 
compte,  bien  peu  des  hommes  politiques  qui  ont  tra- 
versé les  orages  de  la  révolution  échapperaient  à  une 
sentence  de  proscription.  Ne  soyons  pas  si  exclusifs.  Qui 
donc  dans  les  temps  dont  nous  parlons  n'a  pas  payé  son 
tribut  à  l'erreur  -,  et  ceux  qui  ont  fait  les  plus  belles 
actions  n'en  ont-ils  jamais  commis  de  coupables  ?  Telle 
nous  apparaît,  au  milieu  de  beaucoup  d'autres,  la  figure 
que  nous  allons  essayer  de  peindre. 

liOuis-Marie  Lareveillère-Lépeaux  est  né  à  Montaigu, 
le24  août  1753,  la  même  année  que  l'auteur  de  la  TTiëorie 
des  lois  de  la  mona?xhîe  française:  singulier  rapproche- 
ment de  deux  vies  si  différentes  dans  leurs  aspirations  et 
dans  les  voies  qu'elles  ont  parcourues!  Son  père,  con- 
seiller du  roi  et  sous-lieutenant,  juge  des  tailles  foraines 
du  Bas-Poitou  et  du  Bas- Anjou,  fut  pendant  de  longues 
années  maire  dé  sa  commune.  Les  notes  que  nous  avons 
sous  les  yeux  nous  le  représentent  comme  un  homme 
d'une  âme  droite  et  énergique,  quelque  peu  imbu  de  la 
philosophie  du  XYIII<^  siècle,  ainsi  que  l'était  alors  toute 
la  classe  moyenne,  et  jouissant  auprès  de  ses  adminis- 
trés d'une  grande  considération.  Sa  mère,  femme  d'une 
profonde  piété,  avait  pour  la  monarchie  desBourbons  une 
sorte  de  culte,  et  plus  tard,  quand,  pour  rester  fidèle  à 
ses  convictions,  le  fils  perdit,  pour  un  instant,  l'amour 
de  cette  mère  qu'il  ne  cessa  jamais  de  chérir  et  de  véné- 
rer, ce  fut  certainement  le  plus  grand  sacrifice  qu'il 
T.  m  18 


314  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

s'imposa  dans  sa  carrière  politique.  De  leur  union  na- 
quirent trois  enfants,  deux  fils  et  une  fille.  Gomme  il 
arrive  souvent  dans  les  familles,  la  fille  suivit  sa  mère 
dans  ses  attachements  et  ses  croyances,  tandis  que  les 
deux  fils  prirent  la  direction  d'esprit  de  leur  père.  Ajou- 
tons que  lorsque  dans  la  Vendée  la  diversité  des  opinions 
politiques  et  religieuses  donna  naissance  à  des  haines 
implacables,  jamais  le  plus  léger  nuage  ne  vint  troubler 
l'inaltérable  amitié  que  se  portèrent  la  sœur  et  les  deux 
frères.  Heureux  les  hommes  formés  à  la  vertu  par  les 
exemples  du  foyer  domestique!  La  route  de  l'honneur, 
tracée  devant  eux,  leur  est  naturelle  et  facile  à  parcourir. 
Persuadé  qu'une  bonne  éducation  est  le  meilleur  des 
héritages,  le  maire  de  Montaigu  s'attacha,  avant  tout,  à 
cultiver  le  cœur  et  l'esprit  de  ses  enfants.  Le  plus  jeune, 
Louis-Marie  eut  le  malheur  de  tomber  entre  les  mains 
d'un  prêtre  sévère  qui,  comme  il  arrivait  trop  souvent 
alors,  croyait  difficile  d'inculquer  aux  enfants  les  prin- 
cipes de  la  langue  latine,  sans  avoir  recours  aux  cor- 
rections corporelles  les  plus  brutales.  Il  ne  s'en  fit  pas 
faute  avec  son  élève.  Celui-ci  né  chétif  et  débile  fut  af- 
fecté, par  suite  des  mauvais  traitements  dont  il  devint 
l'objet,  d'une  déviation  de  la  colonne  vertébrale,  et  resta 
contrefait  toute  sa  vie.  On  sait  combien  restent  vives  les 
impressions  de  l'enfance  ;  cette  dureté  du  maître  n'est 
peut-être  pas  étrangère  à  l'esprit  d'hostilité,  dont  par  la 
suite  Lareveillère-Lépeaux  eut  le  tort  dé  se  montrer 
animé  contre  le  clergé  tout  entier.  Rétabli  de  ses  lon- 
gues souffrances,  il  fut  placé  par  ses  parents  au  col- 
lège de  Beaupreau,  et  de  là  aux  Oratoriens  d'Angers  où 
il  acheva  ses  études  de  la  manière  la  plus  brillante. 


LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX  315 

C'est  au  collège  d'Angers  qu'il  se  lia  d'une  vive  amitié 
avec  Pilastre  etLeclerc  qu'il  devait  retrouver  à  l'Assem- 
blée constituante  et  à  la  Convention. 

Les  deux  Lareveillère-Lépeaux  suivirent  les  cours  de 
droit  de  l'école  d'Angers,  et  se  rendirent  ensemble  à 
Paris  pour  y  prendre  leurs  derniers  grades.  Reçus  avo- 
cats, ils  entrèrent  chez  un  procureur  en  qualité  de 
clercs  ;  mais  le  style  de  la  procédure  avait  peu  de  charmes 
pour  le  plus  jeune.  Son  esprit  le  portait  vers  d'autres 
études,  et  si  sa  présence  chez  son  patron  n'équivalait 
pas  à  l'absence  de  deux  clercs,  comme  il  advint  plus 
tard  de  celle  de  M.  Scribe,  il  n'y  faisait  pas  de  bien 
grands  progrès  et  ne  s'y  rendait  pas  très  utile.  Il  se  sen- 
tait entraîné  d'une  manière  invincible  vers  l'étude  des 
sciences  naturelles  et  morales,  en  même  temps  que  se 
développait  chez  lui  le  goût  des  arts,  celui  de  la  musique 
en  particulier.  Heureusement  que  son  frère  travaillait 
pour  deux  et  pouvait  lui  fournir  des  moyens  d'existence. 
Lareveillère-Lépeaux,  dans  ses  Mémoires  inédits,  parle, 
en  ces  termes,  de  ces  jours  de  sa  jeunesse  :  «  J'arrivai  à 
Paris  avec  la  ferme  résolution  de  me  mettre  en  état 
d'exercer  la  jurisprudence  avec  succès  ;  vains  projets  ! 
Il  me  fut  impossible  de  prendre  goût  aux  affaires  du 
barreau  et  de  m'y  livrer.  L'étude  de  la  morale,  de  la 
politique,  l'amour  des  beaux-arts  remplissaient  tous  les 
moments  que  je  pouvais  dérober  à  une  occupation  dont, 
au  surplus,  je  ne  recueillais  aucun  fruit,  malgré  le  désir 
sincère  que  j'avais  de  satisfaire  en  cela  mes  parents  et  de 
me  procurer  une  existence  indépendante,  ce  qui  eût  été 
pour  eux  un  grand  soulagement.  Envoyant  mes  condis- 
ciples qui  étudiaient  la  médecine,  je  sentis  trop  tard  que 


316  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

cette  étude  et  celle  de  l'histoire  naturelle  étaient  celles 
qui  m'eussent  le  mieux  convenu.  Je  pris  cependant  le 
parti  de  redoubler  d'efforts,  mais  le  dégoût  l'emporta.  Un 
homme  s'en  aperçut  ;  celui-là,  que  cette  circonstance  de 
ma  vie  m'empêcherait  seule  d'oublier,  c'était  mon  géné- 
reux frère,  qui  sera  l'objet  de  mes  éternels  regrets,  comme 
il  est  celui  de  ma  plus  profonde  reconnaissance.  Il  vit 
avec  peine  que  je  perdais  mon  temps  àpaperasser,  sans 
en  tirer  aucune  instruction.  Il  se  chargea  seul  de  l'étude 
de  M.  Potel,  procureur  au  parlement  de  Paris  où  nous 
avions  été  admis  comme  clercs,  et,  par  son  travail  sou- 
tenu de  jour  et  nuit,  il  gagna  nos  deux  pensions  et  des 
appointements  assez  forts  qui  servirent  à  notre  entre- 
tien, ce  qui  fut  un  grand  allégement  pour  nos  parents 
qui  n'avaient  que  peu  de  fortune.  Non  content  de  cela, 
il  fournissait  à  mon  instruction  et  à  mes  plaisirs  ;  il  me 
forçait  à  suivre  mon  penchant  pour  d'autres  études  qui 
m'étaient  favorites  et  d'abandonner  un  travail  stérile, 
afin  que  je  me  livrasse  sans  réserve  à  ces  dernières, 
pour  perfectionner  ma  raison  et  polir  mon  esprit.  Il 
me  mettait,  souvent  malgré  moi,  l'argent  à  la  poche, 
pour  aller  à  quelques  bons  théâtres,  et  l'on  pense  que 
cet  amusement  était  fort  de  mon  goût.  Pourrais-je  au 
surplus  exprimer  toute  la  sollicitude  de  sa  part  dont 
j'étais  l'objet  ?  Frère  unique  en  bonté,  en  générosité,  en 
délicatesse,  si  jamais  je  venais  à  me  consoler  de  sa  perte, 
je  serais  le  plus  vil  et  le  plus  ingrat  des  hommes  *.» 

*  Les  mémoirvîs  de  Lareveillère-Lépeaux  ont  été  imprimés  depuis 
que  cette  notice  a  été  écrite,  mais  ils  n'ont  point  été  livrés  à  la  publi- 
cité; c'est  û  une  communication  particulière  que  je  dois  le  passage  que 
je  viens  de  citer. 


LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX  3l7 

Touchant  exemple  cVamitié  fraternelle,  dans  lequel  on 
ne  sait  lequel  le  plus  admirer,  de  celui  qui  oblige,  ou 
de  celui  qui,  obligé,  exprime  si  vivement  sa  reconnais- 
sance. 

Ses  nouvelles  études  avaient  développé  chez  Lareveil- 
lère-Lépeaux  une  véritable  passion  pour  l'émancipation 
des  peuples  ;  aussi  quand  éclata  la  guerre  d'Amérique^ 
voulait-il  faire  partie  de  l'expédition  française  qui 
comptait  dans  ses  rangs  plus  d'un  grand  nom  de  la  mo- 
narchie, et  aller  avec  eux  faire  au  Nouveau-Monde  l'ap- 
prentissage d'une  liberté  dont  l'importation  au  sein  de 
sa  patrie  devait  soulever  tant  d'orages.  Mais  sa  taille  le 
rendant  impropre  au  service  militaire,  il  dut  renoncer 
à  mettre  à  exécution  ce  rêve  d'une  âme  que  passion- 
naient les  idées  de  liberté  et  d'indépendance. 

Détourné  de  cette  voie,  il  revint  à  Angers  où  ses 
aspirations  de  réforme  politique  et  d'émancipation  so- 
ciale prirent  un  nouvel  essor.  Tous  ses  travaux  d'alors, 
à  quelque  genre  qu'ils  appartiennent,  témoignent  en  effet 
de  sa  passion  pour  les  idées  nouvelles. 

Les  principes  politiques  de  Lareveillère  lui  avaient 
attiré  de  nombreuses  sympathies  dans  la  ville  d'Angers. 
Il  y  vivait  fort  répandu,  comptant  un  grand  nombre  de 
disciples  et  encore  plus  d'amis  ;  ce  fut  à  cette  époque 
qu'il  fit  la  connaissance  de  Mii«  Boyleau  de  Ghandoiseau. 
Une  grande  réciprocité  dégoûts,  de  principes  et  d'études 
les  attirait  l'un  vers  l'autre  :  aussi,  quoiqu'elle  appar- 
tînt à  une  famille  riche  et  considérée,  qu'elle  fût  spiri- 
tuelle, instruite  et  bienélevée,  et  dût  être  par  conséquent 
fort  recherchée ,  préféra- t-elle  aux  avantages  extérieurs 
de    la  personne  les  quaUtés   du   cœur  et   de  l'esprit 

T.  III  18. 


318  BIOGRAPHIES   VENDÉENNES 

qu'elle-même  possédait  à  un  degré  si  éminent.  En  s'unis- 
sant  l'un  à  l'autre,  tous  deux  trouvèrent  le  bonheur 
que  l'on  peut  attendre  des  alliances  les  mieux  assorties. 
Mlle  Boyleau  avait  cultivé  la  botanique,  et  elle  en  ins- 
pira le  goût  à  son  mari.  L'on  croira  sans  peine  que  les 
leçons  et  la  personne  du  professeur  avaient  bien  de 
l'attrait  pourl'élève,  aussi  Lareveillère-Lépeaux  fit-il  de 
si  rapides  progrès  dans  cette  branche  des  sciences  na- 
turelles, qu'il  devint  bientôt  un  des  membres  les  plus 
distingués  de  la  Société  de  botanique  d'Angers. 

Peu  de  temps  après  leur  mariage,  les  jeunes  époux 
étaient  venus  habiter  Nantes  où  naquit  leur  fille  aînée, 
mais  le  goût  pour  la  campagne  ne  tarda  pas  à  les  con- 
duire au  village  de  Faye  en  Anjou,  où  ils  allèrent  re- 
prendre avec  une  nouvelle  ardeur  leurs  études  favorites. 
Comme  presque  toute  la  génération  de  cette  époque, 
Lareveillère-Lépeaux  se  nourrissait  de  la  lecture  de 
Jean-Jacques  Rousseau  i  il  faisait  ses  délices  de  ses  pages 
éloquentes  et  paradoxales,  et  la  P^^ofession  de  foi  du 
vicaire  savoyard  était  devenue  son  catéchisme.  Quoique 
dans  ce  moment  le  joug  du  pouvoir  ne  fût  pas  bien 
lourd  en  France,  son  imagination  se  plaisait  à  se  trans- 
porter sur  une  terre  étrangère,  au  milieu  des  institu- 
tions libres  d'un  peuple  de  mœurs  douces  et  pures.  Sa 
femme  et  ses  deux  amis,  Pilastre  et  Leclerc,  avec  les- 
quels il  était  en  parfaite  communion  d'idées,  avaient 
comme  lui  ces  aspirations  vagues  et  chimériques.  A 
force  d'en  parler,  un  projet  sérieux  d'émigration  fut 
arrêté  entre  eux,  et  l'un  des  amis  dut  faire  un  voyage 
pour  savoir  quelle  partie  de  la  Suisse  ou  des  Etats- 
Unis  pourrait  leur   offrir  un  bonheur  pur  et  sans  mé- 


LAREVEILLERE-LÉPEAUX  319 

lange.  L'approche  de  la  révolution  vint  les  tirer  de  ce 
rêve  bien  innocent,  et  les  transporter  sur  le  terrain  de 
la  réalité.  Mais  avant  qu'ils  prissent  part  aux  grands 
événements  qui  allaient  s'accomplirj'un  d'eux  Lareveil- 
lère-Lépeaux  devait  être  appelé  à  une  position  à  laquelle 
il  était  loin  de  prétendre,  bien  qu'elle  pût  être  pour  lui 
l'objet  d'une  légitime  envie.  Le  goût  des  sciences  natu- 
relles était  alors  très  répandu  à  Angers.  Cette  ville  pos- 
sédait une  Société  de  botanophiles,  composée  d'abord 
de  quarante  membres,  et  dont  le  nombre  fut  ensuite 
porté  à  soixante.  La  mort  du  docteur  BuroUeau  venait 
de  rendre  vacante  la  chaire  de  professeur  de  botanique 
au  Jardin  des  plantes  d'Angers.  Malgré  tous  les  titres 
qu'il  avait. à  lui  succéder,  Lareveillère-Lépeaux  ne  s'en 
croyait  pas  digne  ;  il  fallut  que  la  Société  botanique  fît 
violence  à  sa  modestie,  pour  qu'il  acceptât  un  poste 
que  nul  ne  pouvait  remplir  aussi  bien  que  lui. 

L'attention  du  jeune  professeur  se  porta  tout  d'abord 
sur  le  Jardin  des  plantes.  Le  défaut  d'eaux  vives  rendait 
indispensable  sa  translation  sur  un  teri'ain  qui  présentât 
aux  plantes  de  meilleures  conditions  de  culture.  Les 
Bénédictins  possédaient  une  ferme  où  se  trouvait  en 
abondance  ce  qui  manquait  au  Jardin  des  plantes. 
Lareveillère  trouva  ces  religieux  très  disposés,  dans 
l'intérêt  de  la  science,  à  faire  de  larges  concessions  à  la 
ville.  Mais  de  ce  côté,  surgirent  des  objections  Inat- 
tendues, et  l'affaire  allait  être  abandonnée,  quand 
Pilastre  fît  en  son  nom  l'acquisition  tant  désirée  par 
Lareveillère.  Quelques  jours  après,  Pilastre  cédait  son 
acquisition  à  la  Société  des  botanophiles.  Les  Bénédictins, 
dans  cette  circonstance,  s'étaient  montrés  si  empressés 


320  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

d'être  agréables  à  la  Société,  que  celle-ci,  pour  leur  en 
témoigner  sa  reconnaissance,  décida  qu'elle  compren- 
drait perpétuellement  trois  d'entre  eux  parmi  ses 
membres,  sans  les  assujettir  à  la  moindre  contribution. 

Un  magistrat  distingué  de  la  cour  d'Angers,  qui  joint 
à  un  remarquable  talent  de  style  une  modération 
parfaite  dans  le  langage  \  aditdeLareveillére-Lépeaux, 
dans  une  étude  d'ailleurs  bien  sévère,  et  sur  laquelle  je 
demanderai  la  permission  de  revenir,  que  ce  fut  l'époque 
la  plus  heureuse  de  sa  vie.  Pour  ceux  qui  l'ont  suivi 
dans  sa  carrière  politique  si  agitée,  il  n'est  guère  permis 
d'en  douter,  à  moins  pourtant  que  la  conscience  du 
devoir  accompli  ne  soit  venue  lui  donner  sa  récompense. 
Tout  en  effet,  dans  ce  moment,  concourait  à  son  bonheur. 
Son  cours  s'ouvrait  avec  un  singulier  éclat.  Sa  parole 
nette,  vive,  imagée,  attirait  à  ses  leçons  de  nombreux 
auditeurs,  et  les  applaudissements  des  hommes  les  plus 
distingués  venaient  le  trouver  jusqu'au  fond  du  jardin 
où  il  enseignait  une  des  sciences  les  plus  séduisantes  de 
la  nature.  En  quelques  jours,  il  s'était  acquis  la  répu- 
tation d'un  orateur  distingué,  et  toute  la  ville  d'Angers 
parlait  du  jeune  professeur  de  botanique,  comme  d'un 
homme  réservé  à  de  plus  hautes  destinées.  Si  modeste 
qu'il  fût,  Lareveillère-Lépeaux  ne  pouvait  rester  insen- 
sible à  un  pareil  succès. 

A  la  satisfaction  de  son  amour- propre,  venaient  encore 
se  joindre  d'autres  sujets  de  joie.  Ce  frère  qu'il  aimait 
tant  s'était  marié  à  Angers  et  était  devenu  juge  au 
présidial  ;  sa  digne  mère,  sa  sainte  sœur,  M^^  Belouard 

*  M.  Bougler  n'était  pas  mort  quand  ces  lignes  ont  été  écrites. 


LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX  32 1 

de    la  Bougonière,   habitaient  la   même   ville,  et    il 
continuait  à  trouver  au  foyer  domestique  une  compagne 
toujours  prête  à  se  passionner  pour  sa  nature  ardente  et 
généreuse.  Tous  ses  loisirs,  tous  les  instants  qu'il   déro- 
bait à  ses  occupations  et  à  ses  amis,  il  pouvait  donc  les 
passer,  avec  bonheur,  au  sein  d'une  famille  qu'il  chéris- 
sait. Avec  un  peu  d'égoïgme  il  eût  été  le  plus  heureux 
des  hommes  et  n'en  eût  pas  demandé  davantage.  Mais 
sa  tâche  ne  devait  pas  se  borner  à  décrire  une  fleur,  à 
collectionner  des  plantes  dans  un  herbier  et  à  s'aban- 
donner aux  douceurs  d'une  vie  paisible  et  tranquille.  Les 
théories  de  perfectibilité   humaine    remplissaient  son 
âme,  et  il  pensait  que  tout  homme  devait  prendre  sa 
part   de  labeur  et  de  peine  dans  le  grand  œuvre    de 
rénovation  sociale  qui  se  préparait.  Il  se  jeta  donc  dans 
la  mêlée,  non  par  ambition,  jamais  homme  n'eût  moins 
le  goût  des  honneurs,  de  la  richesse,  mais  pour  obéir  à 
la  voix  intérieure  qui  lui  répétait  :  Homo  sum,  et  nihil 
humant  a  me  aliemcm  puto. 

La  crise  approchait,  et  la  France  allait  avoir  besoin 
de  tous  les  dévouements  et  de  toutes  les  bonnes  volon- 
tés. La  vieille  société  et  la  société  nouvelle  étaient  en 
présence,  la  lutte  allait  commencer  entre  elles.  A  vrai 
dire,  la  première,  celle  qui  aurait  voulu  rester  cantonnée 
dans  ses  préjugés  et  ses  privilèges,  ne  comptait  plus  que 
de  rares  défenseurs.  La  philosophie  du  XYIIP  siècle, 
trop  glorifiée  alors,  trop  décriée  depuis,  en  avait  pénétré 
toutes  les  couches.  Ce  serait  être  injuste  de  ne  pas 
reconnaître  que  c'est  elle  qui  proclama  les  grands  prin- 
cipes de  la  morale,  les  droits  et  les  devoirs  du  citoyen. 
Malheureusement,  par  une  erreur  impardonnable,  elle 


322  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

crut  que  le  dogme  chrétien  qui  s'accommode  si  bien  des 
idées  de  liberté,  était  inconciliable  avec  elles,  et,  dans 
le  cœur  de  nos  pères,  elle  remplaça  les  vieilles  croyances 
religieuses  par  le  plus  déplorable  scepticisme.  Le  besoin 
de  réformes  n'était  donc  méconnu  par  personne,  mais 
tous  les  ordres  ne  les  demandaient  pas  dans  la  même 
mesure.  La  majorité  de  la  noblesse  entendait  qu'on  ne 
lui  imposât  que  des  sacrifices  d'argent,  tandis  que  le 
tiers  état  ne  secontentait  pas  de  si  peu  et  réclamait  la 
destruction  radicale  de  tous  les  abus.  Qu'à  ce  désir  si 
légitime,  se  joignît  chez  quelques-uns  le  sentiment  de 
l'envie,  cela  est  trop  ordinaire  à  la  nature  humaine 
pour  que  nous  puissions  le  méconnaître. 

Louis  XVI  s'était  flatté  qu'il  trouverait  dans  la  réu- 
nion  des  Etats  généraux  son  salut  et  celui  de  la 
France.  Ces  vieilles  et  salutaires  institutions  que,  depuis 
deux  cents  ans,  le  despotisme  des  rois  avait  laissées  à 
l'état  de  lettre  morte,  allaient  donc  reparaître,  et  la 
royauté  espérait  trouver  un  appui  dans  le  dévouement 
des  trois  ordres  dont  elles  se  composaient.  Telle  était 
alors  l'illusion  générale,  que  la  nation  entière  croyait 
à  la  guérison  prochaine  des  maux  dont  elle  souffrait 
depuis  si  longtemps. 

Les  États  généraux  n'étaient  pas  encore  convoqués, 
que  partout  déjà  les  escarmouches  précédaient  les  grands 
combats.  Avant  les  luttes  de  la  tribune,  commençaient 
celles  de  la  plume,  courtoises  quelquefois,  le  plus  sou- 
vent injustes  et  passionnées.  Elles  furent  vives  dans  la 
province  de  l'Anjou.  Lareveillère-Lépeaux  y  prit  part 
sous  le  voile  de  l'anonyme.  On  a  voulu  voir  dans  son 
langage  relativement  modéré,  et  dans  le  soin  qu'il  prit  de 


LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX  323 

cacher  son  nom,  l'intention  de  ne  pas  se  compromettre 
pour  l'avenir.  On  a  dit  qu'il  voulait  plaire  à  tout  le 
monde,  qu'il  allait  à  la  messe  de  sa  paroisse,  fréquentait 
volontiers  les  châteaux,  avait  même  quelque  prétention  à 
passer  pour  gentilhomme,  puisqu'il  ajoutait  la  particule 
à  son  nom  et  signait  :  Lareveillère  de  Lépeaux  ;  qu'en- 
fin, quoique  ostensiblement  républicain,  qu'il  n'en  pro- 
testait pas  moins  de  ses  sentiments  les  plus  dévoués 
pour  Louis  XVI,  suivant  lui  le  meilleur  des  rois.  Je 
regrette,  je  l'avoue,  de  trouver  ces  accusations  sous  la 
plume  d'un  écrivain  du  caractère  de  M.  Bougler.  Gom- 
ment se  fait-il  que,  par  une  contradiction  inexplicable, 
ce  magistrat  parle  ensuite  de  Lareveillère-Lépeaux 
comme  d'un  homme  péchant  plutôt  ^ar  un  excès  de 
franchise  que  'par  la  dissimulatior^ .  Singulière  fran- 
chise et  singulier  candidat  que  celui  qui,  en  vue  de  son 
élection,  voulant  ménager  tous  les  partis,  hante  les 
églises  et  les  châteaux  et  fait  parade  de  sentiments 
républicains  devant  le  tiers,  en  mendiant  ses  suffrages 
avec  un  nom  nobiliaire.  Si  les  partis  sont  aveugles  dans 
leurs  accusations  et  dans  leurs  haines,  ils  sont  très 
clairvoyants  quand  il  s'agit  de  démasquer  les  hypocrites 
et,  dans  cette  circonstance,  les  grosses  roueries  de 
Lareveillère-Lépeaux  n'auraient  excité  que  le  rire  et 
le  mépris.  La  vérité  est  que  Lareveillère-Lépeaux  ayant 
signé,  depuis  son  enfance,  avec  la  fameuse  particule,  ne 
voulut  pas  la  supprimer,  comme  tant  d'autres  le  firent, 
devant  la  démocratie,  dans  la  crainte  que  l'on  crût 
qu'il  s'en  dépouillait  pour  se  faire  bien  venir  des  gens 
du  tiers.  Ce  fut  en  effet  sous  le  nom  de  Lareveillère 
de  Lépeaux  qu'il  fut  appelé  à  les  représenter  aux  Etats 


3:24  BIOGRAPHIES    VENDÉENNES 

généraux.  Il  n'est  pas  plus  vrai  de  dire  qu'il  se  glorifia 
alors  d'être  républicain  ;  dans  ce  moment,  personne,  en 
France,  ne  songeait  à  la  république,  et  Lareveillère- 
Lépeauxeût  été  bien  étonné,  si  quelqu'un  lui  eût  révélé 
à  quels  entraînements  il  se  laisserait  aller  un  jour. 
Mettons  donc  de  côté  ces  reproches  immérités,  nous  en 
aurons  par  la  suite  de  bien  plus  fondés  à  lui  adresser, 
sans  en  forger  d'imaginaires. 

Lareveillère-Lépeaux  jouissait  à  Angers  d'une  grande 
popularité.  Il  y  aurait  donc  certainement  été  élu 
membre  de  l'assemblée  baillargère  -,  il  préféra  laisser 
le  champ  libre  à  ses  amis,  et  se  présenta  dans  la  petite 
paroisse  de  Faye,  où  il  fut  nommé  sans  contestation. 
Son  élection  définitive  ne  pouvait  être  douteuse  à 
l'assemblée  baillargère  tenue  à  Angers  ;  l'éclat  de  ses 
cours,  ses  opinions  libérales,  son  honnêteté  à  toute 
épreuve,  le  désignant  naturellement  au  choix  de  la 
démocratie.  Aussi  fut-il  nommé  le  premier  de  son  ordre, 
dans  la  province  d'Anjou.  Quelques  jours  auparavant, 
il  avait  participé  comme  membre  de  la  commission  à  la 
rédaction  des  cahiers  et  doléances. 

Cette  assemblée  des  Etats  généraux,  si  impatiemment 
attendue,  si  désirée,  allait  donc  avoir  sa  séance  d'ouver- 
ture. Personne,  dans  ce  moment,  ne  songeait  aux 
déceptions  que  préparait  l'avenir.  La  France  était  alors 
emportée  par  un  mouvement  sublime  d'enthousiasme 
inconsidéré  et  l'explosion  des  idées  généreuses,  dont 
l'histoire  d'aucun  peuple  n'a  offert  un  pareil  exemple, 
ne  laissait  pas  de  place  au  doute  et  à  la  réflexion.  Les 
rêves  de  bonheur  sans  fin  et  de  fraternité  universelle 
remplissaient  toutes  les  âmes.  La  destruction  d'abus 


LAREVEILLËRE-LÉPEAUX  325 

séculaires,  à  laquelle  le  roi  et  la  nation,  d'accord  pour 
la  première  fois,  travaillaient  de  concert,  allait  opérer 
ce  miracle.  On  prévoyait  de  la  résistance,  sans  doute, 
mais  on  espérait  en  triompher  par  les  moyens  légaux, 
sans  entraînements,  sans  colère,  sans  luttes  sanglantes 
et  fratricides.  Qui  aurait  dit,  à  cette  époque,  que  ces 
hommes  si  unis,  pour  marcher  vers  le  même  hut,  ne 
tarderaient  pas  à  se  proscrire  et  s' entr 'égorger  ? 

Le  mal  vint  précisément  du  remède  ;  l'abus  de  la 
liberté  fit  place  plus  tard  à  l'abus  du  despotisme.  On 
pensait  alors  que  ce  noble  attribut  que  nous  tenons  de 
la  divinité,  ne  devait  point  connaître  de  frein.  Quel 
danger  pouvait  naître  de  l'expression  libre  de  la  pensée  ! 
La  lumière  ne  jaillissait-elle  pas  du  choc  des  opinions  ; 
et  la  raison  de  l'homme,  éclairée  par  la  discussion,  ne 
savait-elle  pas  distinguer  le  bien  d'avec  le  mal,  la  vérité 
d'avec  l'erreur  et  le  mensonge  ?  On  décrétait  donc,  au 
nombre  des  droits  de  l'homme,  la  liberté  illimitée  de 
la  parole  et  la  liberté  illimitée  de  la  presse.  Personne 
ne  s'imaginait  alors  que  c'était  créer  une  situation 
impossible.  Pourquoi  s'en  étonner  ?  Ces  théories  de 
liberté  absolue  sont  si  séduisantes  que,  malgré  une  triste 
et  cruelle  expérience,  beaucoup  d'esprits  systématiques 
les  partagent  encore. 

Les  retours  de  l'opinion,  de  nos  jours  si  prompts  à 
se  manifester,  ne  furent  point  immédiats.  Ni  le  pouvoir 
de  la  commune  s'élevant  à  son  côté,  ni  les  motions  des 
clubs,  ni  les  cris  de  l'émeute  en  permanence  sur  les 
places  publiques  ne  troublèrent  l'Assemblée  et  n'inter- 
rompirent ses  travaux.  La  Constituante  commit  de 
grandes  erreurs  sans  doute,  mais  les  hommes  qui  la 
T.  ni  19 


326  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

composaient  furent  souvent  sublimes  dans  leur  impru- 
dence et  admirables  dans  leurs  fautes.  Ils  ne  songèrent 
point  à  retirer  des  mains  du  peuple  les  armes  qu'ils  leur 
avaient  confiées,  armes  que  ce  peuple  ingrat  tournait 
aujourd'hui  conlre  leurs  personnes  ;  et  leur  foi  ne   fut 
point  ébranlée  par  les  accusations  dont  ils  devinrent 
l'objet.  Quand  on  lit  aujourd'hui  les  journaux  de  l'époque, 
les  articles  de  Loustalot,  de  Camille  Desmoulins,  avant 
qu'il  ne  rédigeât  le   Vieux  Cordelier,   de  Prudhomme, 
d'Hébert,  et  par-dessus  tout,  ceux  de  l'exécrable  Marat  ; 
quand  on  se   rappelle  que  ce  monstre  dont  on  vient 
d'entreprendre  la  justification,  désignait  au  poignard 
des  assassins  les  poitrines  les  plus  pures,  celles  de  Bailly 
et  de  Lafayette,  et  que  ces  grands  citoyens,  dépositaires 
de  la  force  publique,  ne  songèrent  pas  à   exercer  des 
représailles  et  à  protéger  leurs  personnes  ;  qu'ils  con- 
servèrent toujours  leur  sérénité  au  milieu  des  horribles 
imprécations  vomies  par  les  clubs  et  par  l'émeute,  on 
ne  sait  ce  qu'on  doit  le  plus  admirer,  de  leur  candeur  ou 
de  leur  courage.  Mais  au  moment  où  les  États  généraux 
s'assemblaient,  rien  de  semblable  n'existait  encore. 

Lareveillère-Lépeaux,  seul  de  son  ordre,  se  rendit  à 
Versailles  en  habit  de  ville,  refusant  le  costume  que  le 
cérémonial  avait  assigné  aux  députés  du  tiers.  Cette 
affectation  un  peu  puérile,  qu'il  mit  à  braver  les  lois 
de  l'étiquette,  ne  fut  point  remarquée,  et  il  put  assister 
tout  à  son  aise  à  la  séance  royale.  On  sait  toutes  les 
difficultés  que  présenta  la  réunion  des  trois  ordres  et 
les  incidents  qui  la  précédèrent.  Très  affligés  de  la 
scission  qui  s'opérait,  dès  les  premiers  jours,  entre  les 
représentants   de    la    nation,   les    députés    du    clergé 


LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX  327 

n'avaient  aucune  répugnance  à  accepter  la  vérification 
des  pouvoirs  en  commun,  seulement  ils  ne  voulaient 
pas  rompre  avec  la  noblesse  qui  s'obstinait  à  la  repousser. 
Ils  parlementèrent  donc  pendant  quelques  jours,  plutôt 
qu'ils  ne  résistèrent.  Aussi,  quand  après  le  serm.ent  du 
Jeu  de  paume,  ils  virent  la  tournure  que  prenaient  les 
choses,  se  montrèrent-ils  disposés  à  une  fusion  qui  avait 
toujours  été  dans  leurs  désirs.  Choisi  avec  deux  de  ses 
collègues  de  la  députation  de  l'Anjou  pour  engager  les 
ecclésiastiques  qui  représentaient  leur  ordre  dans  cette 
province  à  faire  œuvre  de  conciliation  et  à  terminer  un 
différend  regrettable,  Lareveillère-Lépeaux  les  trouva 
très  accommodants  sur  cette  question.  Il  ne  devait 
rompre  définitivement  avec  eux  que  dans  une  autre 
circonstance,  où  les  torts  ne  furent  pas  du  côté  du 
clergé. 

Lareveillère-Lépeaux  vint  s'asseoir  sur  les  bancs  de 
l'extrême  gauche,  et  s'associa  à  toutes  les  mesures  les 
plus  radicalement  libérales  que  prit  l'Assemblée  natio- 
nale. Pour  ceux  qui,  comme  lui,  avaient  étudié  l'état  de 
la  France  au  point  de  vue  politique  et  économique,  il  y 
avait  beaucoup  à  faire  pour  détruire  tous  les  abus  et 
opérer  toutes  les  réformes.  Tout  le  monde  pourtant  en 
comprenait  la  nécessité.  L'habitude  de  l'obéissance  avait 
bien  pu  ployer  longtemps  le  peuple  sous  le  joug  du 
pouvoir,  mais  le  fardeau  était  devenu  si  lourd  qu'il  ne 
pouvait  plus  le  supporter.  Quelle  longue  énumération, 
en  effet,  ne  faudrait-il  pas  faire  pour  mentionner  tous 
les  privilèges  et  toutes  les  entraves  !  D'un  côté,  privi- 
lèges pour  les  provinces,  les  villes,  les  corporations  ; 
privilèges  dans  l'armée,  dans  l'Église,  dans  la  magistra- 


328  BIUGHAPHIES  VENDEENNES 

tiire  ;  privilèges  pour  la  noblesi^e  et  le  clergé  dont  les 
biens,  formant  les  deux  tiers  du  sol,  étaient  exempts  de 
rimpôt  -,  privilèges  pour  les  détenteurs  des  deniers  pu- 
blics \  de  l'autre,  entraves  dans  l'expression  de  la  pensée, 
parles  censeurs  ro^^aux;  dans  la  liberté  individuelle,  par 
les  lettres  de  cachet  ;  dans  le  commerce,  par  les  droits 
de  barrière  ;  entraves  dans  l'industrie,  la  circulation, 
le  métier  de  l'ouvrier,  etc. 

La  nuit  du  4  août  1789  ne  laissa  rien  debout  du  vieil 
édifice  social.  A  la  voix  eu  vicomte  de  Noailles  et  du 
duc  d'Aiguillon,  un  enthousiasme  de  générosité  s'empara 
des  deux  ordres  privilégiés.  C'est  un  gentilhomme  qui 
monte  à  la  tribune  pour  attaquer  le  régime  féodal.  Ce 
sont  les  possesseurs  des  plus  hautes  prérogatives  qui,  les 
premiers,  en  font  le  sacrifice.  Une  fois  dans  cette  voie,  on 
ne  s'arrêta  plus.  Les  Montmorency,  les  La  Rochefou- 
cault,  les  Liancourt,  brûlèrent  leurs  titres  sur  l'autel 
de  la  patrie.  Acte  inconsidéré,  car  s'il  était  beau  de 
renoncer  aux  avantages  matériels  que  donnait  la 
naissance,  on  pouvait  rester  fier  d'un  nom  illustre, 
noblement  porté.  Dans  cette  nuit  d'ivresse,  on  adopta 
presque  sans  discussion  : 

L'abolition  de  la  qualité  de  serfs  ;  —  la  faculté  de 
rembourser  les  droits  seigneuriaux  ;  —  l'abolition  des 
juridictions  seigneuriales  \  —  la  suppression  des  droits 
exclusifs  de  chasse,  de  colombiers,  de  garennes,  etc.  ;  —  le 
rachat  de  la  dîme  ;  —  l'égalité  des  impôts  ;  —  l'admission 
de  tous  les  citoyens  aux  emplois  civils  et  militaires  ;  — 
l'abolition  de  la  vénalité  des  offices  ;  —  la  destruction 
de  tous  les  privilèges  de  villes  et  de  provinces  ;  —  la 


LAREVEILLERE-LÉPEAUX  329 

rèformation  des  jurandes  ;  — la  suppression  des  pensions 
obtenues  sans  titre. 

Mais  quand  il  fallut  formuler  en  décrets  ces  disposi- 
tions générales,  beaucoup,  revenus  d'un  premier  moment 
de  surprise,  ayant  rencontré  dans  leur  maison  une 
famille  peu  disposée  à  renoncer  à  ses  habitudes  de  luxe, 
au  profit  des  citoyens,  convinrent  qu'en  effet  ils  avaient 
été  bien  loin  dans  leur  élan  de  générosité  :  et  le  lende- 
main se  montrèrent  disposés  à  revenir  sur  les  conces- 
sions de  la  veille.  D'autres  au  contraire,  et  Lareveillère- 
Lépeaux  fut  de  ce  nombre,  demandèrent  que,  loin  d*y 
faire  des  restrictions,  on  les  étendît  davantage. 

Ainsi  fut  perdu  pour  la  réconciliation  des  partis  un 
mouvement  qui  devait  les  rapprocher.  Une  discussion 
de  détails  mit  fin  à  une  paix  qui  ne  devait  pas  durer 
plus  de  vingt-quatre  heures.  Le  projet  de  constitution 
trouva  Lareveillère-Lépeaux  plus  disposé  à  affaiblir  la 
roj^autè  qu'à  établir  une  sage  pondération  entre  les 
pouvoirs  publics.  Ainsi,  après  avoir  demandé  l'abolition 
du  titre  de  prince  pour  les  membres  de  la  famille  royale, 
ilvoulait  que  le  roi  lui-même  rentrât  dans  le  droit  commun 
et  qu'il  lui  fût  défendu  de  clore  des  parcs,  pour  s'y  livrer 
au  plaisir  de  la  chasse.  Dans  la  fameuse  séance  où 
Mirabeau  se  montra  si  grand  orateur,  en  demandant  que 
le  droit  de  paix  et  de  guerre  fût  réservé  au  pouvoir 
exécutif,  il  se  prononça  pour  l'opinion  opposée  et  se 
rangea  du  côté  de  Barnave.  Enfin,  au  lieu  du  veto 
absolu  que  demandaient  pour  le  roi  Malouet  et  ses 
amis,  il  ne  voulut,  avec  la  majorité,  ne  lui  accorder  que 
le  veto  suspensif. 


330  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

Et  cependant,  avec  une  inconséquence  dont  nous 
connaissons  d'autres  exemples,  personne  n'était  plus 
attaché  à  la  monarchie,  alors  qu'il  voulait  en  détruire 
tous  les  principes.  Deux  ans  après,  quand  quelques-uns 
commençaient  à  en  prévoir  la  chute^  il  pensait  encore 
que  la  liberté  ne  pouvait  fleurir  qu'à  l'ombre  du  trône, 
et  dans  la  séance  du  18  mai  1791,  il  protestait  contre 
les  accusations  de  ceux  qui  le  représentaient  comme 
l'ennemi  de  là  royauté,  par  ces  paroles  :  «  Dans  un  pays 
aussi  étendu  que  la  France,  les  liens  du  gouvernement 
doivent  être  plus  serrés  qu'à  Glaris  ou  à  Appenzel^  sans 
quoi  l'État  serait  abandonné  aux  horreurs  de  l'anarchie, 
pour  passer  ensuite  sous  la  domination  de  quelques  in- 
trigants. Aussi,  je  ne  crains  pas  d'assurer,  moi  qui  n'ai 
pas  un  grand  penchant  pour  les  cours,  que  le  jour  où 
la  France  cessera  d'avoir  un  roi,  elle  perdra  sa  liberté 
et  son  repos,  pour  être  livrée  au  despotisme  effrayant  des 
factions.  «Il  auraitpu  ajouter,  en  attendant  le  despotisme 
d'un  seul. 

Lareveillère-Lépeaux,  comme  nous  venons  de  le  dire, 
ne  comprenait  pas  que  saper  ainsi  la  royauté  c'était  la 
détruire,  et  que  valait  autant  proclamer  de  suite  la 
république. 

Dans  sadéfiance  de  la  cour,  que  justifiaient  quelquefois 
trop  bien  ses  allures,  il  proposa  un  jour  à  l'Assemblée 
de  déclarer  que  le  ministère  qu'il  lui  croj^ait  dévoué, 
avait  perdu  la  confiance  de  la  nation.  Une  autrefois, 
le  29  mars  1790,  il  s'opposa  à  ce  que  l'Assemblée  déli- 
bérât sur  une  mission  royale  qui  n'était  pas  contresignée 
par  un  ministre.  Son  opposition,  cette  fois,  n'avait  rien 
d'exorbitant^  puisque  depuis  nous  avons  vu  ce  principe 


LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX  331 

consacré  par  nos  constitutions.  Très  ombrageux  enfin  à 
l'endroit  de  la  liberté  et  la  considérant  comme  un  bien 
sans  lequel  on  ne  peut  pas  vivre,  il  proposa  de  substi- 
tuer à  la  devise  la  nation,  la  loi,  le  roiy  inscrite  sur 
nos  drapeaux,  celle-ci  :  La  liberté  ou  la  mort. 

Sans  avoir  pris  une  position  considérable  à  l'Assem- 
blée Constituante,  Lareveillère-Lépeaux  s'y  était  pour- 
tant fait  remarquer  de  bonne  beure  par  un  talent  de 
rédaction  incontestable.  Le  29  avril  1790,  il  fut  nommé 
secrétaire-rédacteur  du  procès-verbal,  et  quelques 
jours  après,  membre  du  comité  des  finances.  Par  un 
mouvement  irréfléchi  de  désintéressement,  il  vota,  avec 
la  presque  unanimité  de  l'Assemblée,  la  non-rééligibilitè 
de  ses  membres  ;  résolution  malheureuse  qui  devait  livrer 
les  affaires  du  pays  à  des  mains  inexpérimentées. 

De  tous  les  actes  de  l'Assemblée  constituante,  il  en 
est  un  sur  lequel  je  dois  m'arrêter,  parce  qu'il  eut  des 
conséquences  désastreuses  pour  la  France  entière  et 
pour  la  Vendée  en  particulier  ;  je  veux  parler  de  la 
constitution  civile  du  clergé  à  laquelle  Lareveillère- 
Lépeaux  donna  son  adhésion.  Briser  le  concordat  de 
Bologne,  rompre  un  contrat  sans  consulter  une  des  par- 
ties contractantes,  s'aliéner  le  Saint-Père  et  tout  ce  que 
l'Église  comptait  de  plus  honorable,  tel  devait  être  l'effet 
immédiat  d'une  résolution  aussi  impolitique  qu'impar- 
donnable. Qu'en  d'autres  temps,  aux  époques  où  les 
croyances  religieuses  étaient  générales  et  dans  toute 
leur  vigueur,  on  eût  laissé  à  l'élection  du  peuple  la  no- 
mination des  curés  et  même  celle  des  évêques  ;  le  dan- 
ger n'existait  pas,  les  suffrages  allant  toujours  chercher 
les  plus  dignes  et  ceux  dont  la  foi  était  la  plus  vive.  Mais 


332  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

nous  n'étions  plus  au  temps  des  Ambroise,  des  Anastase, 
des  Ghrysostôme.  Agir  ainsi  dans  un  siècle  d'incrédulité 
et  d'erreurs,  au  milieu  du  bouleversement  social  et  de 
la  surexcitation  des  passions,  c'était  courir  grand  risque 
d'introduire  le  scandale  au  sein  de  l'Eglise.  On  ne  le  vit 
que  trop,  quand  un  évêque,  un  malheureux  et  pusilla- 
nime vieillard,  pour  un  reste  de  jours  que  son  apostasie 
ne  put  lui  conserver,  vint  au  sein  de  la  Convention 
abjurer  la  religion  catholique. 

La  réprobation  ne  fut  pas  unanime  comme  elle  aurait 
dû  l'être  -,  cependant,  dans  les  rangs  du  clergé,  ses  repré- 
sentants, la  plupart  si  favorables  aux  grands  principes 
de  la  Révolution,  refusèrent  en  grande  majorité  de 
prêter  un  serment  qui  les  eût  déshonorés.  Nous  devons 
le  proclamer  à  leur  honneur,  ils  préférèrent  au  parjure 
l'exil  ou  la  mort. 

Telle  est  la  véritable  cause  de  l'insurrection  de  la 
Vendée  ;  ceux  qni  la  cherchent  ailleurs  s'égarent,  assu- 
rément. En  1788,  les   départements  de  l'Ouest  n'étaient 
pas  plus  hostiles  aux  idées  de  la  Révolution  que  ne  l'était 
le  reste  de  la  France.  Clergé  et  tiers  état  avaient  en- 
voyé aux  Etats  généraux  des  représentants  très  sincè- 
rement partisans  des  réformes  et  des  libertés  publiques  ; 
et,  quant  à  la  noblesse,  il  ne  faut  pas  oublier  que,  près  de 
quinze  ans  auparavant,  un  gentilhomme  du  bas-Poitou 
le  baron  de  Lézardière,  avait  colporté  et  fait  couvrir  de 
signatures  une  pétition  demandant  la  répartition  égale 
de  l'impôt  pour  tous  les  biens  territoriaux,   à  quelque 
ordre  qu'ils  appartinssent.  Ce   n'est  donc  ni  les  nobles 
pour  reprendre  leurs  privilèges,  ni  les  prêtres  en  haine 
de  la  Révolution,  qui  fomentèrent   l'insurrection  de  la 


LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX  333 

Vendée.  Si  quelques-uns  de  ces  derniers  s'y  associèrent 
et  même  la  provoquèrent,  ce  fut  seulement  quand  ils  cru- 
rent que  l'autel  et  le  trône  étaient  menacés  ;  témoin  l'abbé 
Babin,  député  de  l'Anjou,  qui,  après  avoir  été  presque 
fougueux  dans  son  amour  des  réformes,  refusa  de  prêter 
serment  à  la  constitution  civile  du  clergé,  se  joignit  à  la 
grande  armée  vendéenne  lorsqu'elle  passa  la  Loire  et 
mourut  dans  ses  rangs.  Le  mouvement  se  communiqua 
de  bas  enhaut,  sans  passer  par  les  couches  intermédiaires. 
Les  paysans  vendéens  étaient  profondément  religieux  ; 
quand  ils  virent  leurs  prêtres  dispersés,  leurs  églises 
fermées,  l'exercice  du  culte  proscrit,  leur  caractère  na- 
turellement pacifique  se  révolta  ;  ils  prirent  les  armes, 
coururent  chez  ceux  qu'ils  savaient  être  en  communion 
d'idées  avec  eux,  et,  quand  ils  ne  les  y  trouvèrent  pas 
disposés,  les  contraignirent  quelquefois  de  se  mettre  à 
leur  tête.  La  féodalité  y  fut  pour  si  peu,  que,  au  détri- 
ment des  grands  noms,  ils  choisirent  pour  les  comman- 
der Stofflet  et  Gathelineau,  un  garde-chasse  et  un  tis- 
serand. 

L'Assemblée  constituante  avait  fini  son  œuvre  ; 
Lareveillère-Lépeauxy  était  entré  royaliste,  il  en  sortit 
républicain.  Après  la  fuite  du  roi,  il  crut  que  Louis  XVI 
serait  désormais  en  état  permanent  de  conspiration  con- 
tre les  institutions  nouvelles,  et  plutôt  que  de  les  voir 
exposées  à  de  continuelles  attaques,  il  conspira  contre 
le  trône  ;  heureux  encore,  s'il  n'avait  pas  été  plus 
loin  ! 

Revenu  dans  sa  province,  Lareveillère-Lépeaux  fut 
appelé  par  le  suffrage  des  électeurs  à  d'importantes 
fonctions  publiques.  Il  fut  nommé  juré  près  la  haute 
T.  ni  19. 


334  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

cour,  membre  de  l'Administration  centrale  de  Maine-et- 
Loire  et  adjudant  général  des  gardes  nationales  de 
Vihiers.  Nous  venons  de  dire  que  déjà  l'agitation  com- 
mençait dans  l'Ouest.  Avant  d'avoir  recours  à  d'autres 
armes,  Lareveillère-Lèpeaux  voulut  essayer  celles  de  la 
persuasion.  Il  fit  donc  plusieurs  tournées  dans  les  cam- 
pagnes, s'efForçant  de  ramener  au  calme  les  esprits 
échauffés  par  certaines  prédications,  et  prenant  sous  si 
protection  les  curés  constitutionnels  très  mal  vus  de 
populations  rurales.  Cette  tentative  de  propagande  n'eut 
pas,  à  ce  qu'il  paraît,  un  bien  grand  succès.  M.  Bougler 
en  a  raillé  dans  des  pages  qui  ne  pèchent  pas  par  un  excès 
d'indulgence. 

Nous  l'avons  dit  en  commençant,  il  faut   pour   bien 
juger  des  actions  des  hommes  se   reporter  aux  temps 
où  ils  les  ont  accomplies.  La  France  alors  était  menacée 
dans  ses  institutions,  peut-être  dans  son  existence  ;  au 
dehors,  par  les  baïonnettes  de  l'étranger  et  l'émigration  ; 
au  dedans,  par  la  réaction  royaliste.  A  la  voix  de  la  pa- 
trie en  danger,  l'enthousiasme  du  patriotisme  s'empara 
de  tous  les  âges.  En  quelques  mois,  la  France  entière 
fut  debout.  Nous  trouvons  bien  ridicules  aujourd'hui 
ces  fêtes  populaires  qui  sont  si  loin  de  nous.  Nous  avons 
de  la  peine  à  nous  empêcher  de  sourire  au  souvenir  des 
citoyens   jurant    l'extermination    des    tyrans,  et  des 
citoyennes  promettant  de  suivre  partout  leurs  pères, 
époux  et  amants.  Il  est  certain  que,  de  nos  jours,  nous 
ne  voyons  rien  de  semblable.  L'amour  de  la  patrie  et 
de  la  liberté  ne  va  point  jusqu'au  délire  ;  le  dévouement 
au  pays,  le  mépris  des  honneurs  et  de  la  fortune  sont 
des  sentiments  d'un  autre  âge  :  on  est  devenu  positif  et 


LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX  335 

raisonnable.  Mais  en  92  on  avait  d'autres  idées,  on 
tenait  un  autre  langage,  et  je  doute  fort  que  les  spécu- 
lations de  la  Bourse  eussent  passionné  les  masses  et 
leur  eussent  imprimé  cet  élan  sous  Finfluence  duquel 
elles  accomplirent  de  si  grandes  choses.  Que  fît  donc 
alors  Lareveillère-Lépeaux  de  si  reprochable  et  de  si 
ridicule,  que  ne  firent  comme  lui  les  citoyens  les  plus 
dévoués  à  leur  pays  ?  Pour  la  défense  du  sol,  une  armée 
avait  été  improvisée,  il  fallait  lui  trouver  des  armes.  En 
convertissant  les  cloches  en  canons,  il  ne  fit  qu'obéir 
aux  ordres  qu'il  recevait,  ordres  qui  furent  exécutés 
par  toute  la  France.  Il  s'adressa  encore  au  peuple  et 
aux  élèves  des  collèges,  dans  des  harangues  non  pas 
froides  et  compassées  comme  des  discours  académiques, 
peut-être  bien  exagérées  et  diffamatoires,  à  coup  sûr 
chaleureuses  et  patriotiques  ;  assista  à  la  messe  d'un 
curé  constitutionnel,  et  encourut  enfin  le  reproche  le 
plus  grave  que  lui  adresse  M.  Bougler.  Mais  ici,  dans 
la  crainte  de  ne  pas  rendre  complètement  la  pensée  de 
l'auteur,  je  vais  la  reproduire  telle  qu'elle  est  consi- 
gnée dans  son  livre. 

c<  M.  Lareveillère  nous  apprend  qu'au  moment  de 
l'apparition  du  drapeau,  les  commissaires  se  prirent 
par  la  ynain  et  dansèrent  une  ronde  autour.  Il  fallait, 
ce  me  semble,  porter  un  grand  et  imperturbable  res- 
pect aux  démonstrations  patriotiques,  pour  ne  pas  être 
pris  d'un  sentiment  profond  et  indicible  de  pitié  à  la  vue 
de  cette  saltation  publique  et  de  ces  chants  tumultueux 
et  retentissants  qu'accuse  ici  un  homme  grave  officiel, 
déjà  avancé  en  âge,  et  qui  avait  des  prétentions  à  l'aus- 
térité philosophique  !...  La  ronde  finie,  on  jugea  conve- 


336  BIOGRAPHIES    VENDÉENNES 

nable  d'aller  faire  une  visite  au  collège,  où  Ton  se 
présenta  toujours  en  chantant,  mais  où  ni  maîtres  ni 
écoliers  ne  répondirent  au  refrain  :  Où  peut-on  être 
mieux  qu'au  sein  de  sa  famille.  » 

Je  n'ai  pas  de  goût  pour  les  récriminations,  et  je  ne 
voudrais  pas  être  désagréable  à  M.  Bougler  en  lui 
rappelant  une  circonstance  où  fut  compromise  la  robe 
quil  porte  avec  tant  d'honneur  et  de  distinction.  Mais 
puisqu'il  ne  pardonne  pas  à  Lareveillère  d'avoir  pris 
part  à  une  saltation  pudlique,  je  lui  demanderai  ce 
qu'il  pense  de  la  scène  qui  se  passa  à  Orléans,  dans 
l'année  1816  ;  M.  Bougler  connaît  trop  bien  son  his- 
toire pour  l'avoir  oubliée. 

Je  ne  voudrais  pas  prolonger  cette  discussion,  mais  je 
le  demande  à  tous  ceux  que  n'aveugle  pas  l'esprit  de 
parti,  dans  ces  chants  et  ces  danses  de  deux  époques  si 
différentes,  quels  furent  les  plus  coupables,  des  commis- 
saires prêchant  la  concorde,  ou  des  magistrats  qu'égarait 
le  sentiment  de  la  vengeance  ?  Complétons  cette  histoire 
de  nos  réactions,  en  rappelant  que  M.  Bellart  refusa 
d'admettre  à  prêter  son  serment  d'avocat  le  fils  de 
Lareveillère-Lépeaux,  M.  Ossian  Lareveillère,  parce 
que  son  prénom  ne  se  trouvait  pas  au  calendrier,  et 
probablement  encore  en  raison  du  souvenir  de  son 
père. 

Faut-il,  pour  cela,  que  les  partis  ne  se  rapprochent 
jamais-,  faut-il  qu'ils  conservent  dans  le  cœur  des  sen- 
timents d'éternelle  rancune  ?  Non,  mille  fois  non.  Il  faut 
au  contraire,  savoir  se  pardonner  ;  tous  nous  en  avons 
besoin  ;  mais  il  ne  faut  pas  oublier,  pour  que,  dans  des 
icrconstances  qui  peuvent  se  produire  encore,  l'ensei- 


LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX  337 

gnement  de  l'histoire  vienne  nous  garantir  de  si  fâcheuses 
exagérations. 

Lareveillère-Lépeaux  fut  nommé  membre  de  la  Con- 
vention et  vint  y  siéger  avec  ses  deux  amis,  Pilastre  et 
Leclerc.  Quoique  une  année  à  peine  les  séparât,  cette 
terrible  Assemblée  était  bien  loin  de  ressembler  à 
l'Assemblée  Constituante.  La  première,  malgré  des  fautes 
que  nous  n'avons  point  cherché  à  dissimuler,  laissera 
dans  tous  les  cœurs  des  vrais  amis  de  la  liberté  le  sou- 
venir impérissable  des  grands  principes  d'humanité 
qu'elle  a  proclamés.  L'image  de  la  Convention  nous 
apparaît  enveloppée  d'une  telle  atmosphère  de  sang, 
qu'au  travers  du  sombre  nuage  qui  l'environne,  on  a 
peine  à  distinguer  ses. sauvages  vertus.  Dès  le  premier 
jour,  deux  partis  puissants,  la  Montagne  et  la  Gironde, 
se  partagèrent  l'Assemblée,  le  premier  ayant  plus  parti- 
culièrement l'appui  de  Paris,  le  second  celui  des  dépar- 
tements. Lareveillère-Lépeaux  ne  prit  point  part  à  leurs 
premières  discussions,  prélude  de  la  lutte  sanglante  qui 
ne  devait  pas  tarder  à  s'établir  entre  eux.  Préoccupé 
avant  tout  du  salut  de  son  pays  que  l'étranger  allait 
envahir,  il  voulut  qu'on  répondît  aux  manifestes  de  la 
coalition,  en  lui  renvo^^ant  ses  menaces,  et  c'est  sur  sa 
proposition  que  la  Convention  rendit  le  décret  par  lequel 
le  peuple  français  offrait  de  venir  en  aide  à  tous  les 
peuples  qui  voudraient  briser  leurs  chaînes  et  recon- 
quérir leur  indépendance. 

Le  procès  de  Louis  XVI  domine  tous  les  autres  actes 
de  la  Convention,  et  suffit,  à  lui  seul,  pour  lui  imprimer 
une  tache  de  sang  ineffaçable. 

Après  saint   Louis,  de  tous  les   souverains  qui  ont 


338  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

régné  sur  la  France,  je  n'en  excepte  pas  Henri  IV,  le 
plus  honnête  a  peut-être  été  Louis  XVI.  Chaste,  au  sein 
de  la  cour  la  plus  corrompue  ;  économe   des  deniers 
publics,  quand  il  avait  eu  l'exemple  des   dilapidations 
du  trésor;  épris  des  sentiments  de  la  justice  et  du  droit, 
en  face  de  l'arbitraire  ;  religieux,  dans  un  siècle  d'incré- 
dulité ;  il  eût  été,  à  une  autre   époque,  l'idole    de   son 
peuple.  Mais  il  vint  dans  un  temps  où  toutes  les  notions 
du  bien  et  du  mal  étaient  confondues,  où  les  meilleures 
intentions  étaient  dénaturées,  où  les  événements  étaient 
plus  forts  que  les  hommes.   Que   les   lumières   de  son 
esprit  n'aient  pas  été  égales  à  la  générosité  de  son  âme  ; 
que,  sous  des  influences  pernicieuses,  il  se  soit  laissé 
entraîner  vers  l'abîme  ;  qu'après  avoir  proclamé  Turgot 
l'homme   qui   avec  lui  aimait   le  plus  véritablement  le 
peuple,  il  ait  cédé  aux  intrigues  de  la  cour,  en  le  ren- 
voyant du  ministère  ;    qu'il   se  soit  montré  faible  en 
présence  de  l'émeute,  irrésolu  quand  il  fallait   prendre 
un  parti  décisif;  qu'il  ait  commis  de  grandes   fautes  et 
qu'il  ait  fini  par  haïr  cette  révolution  à  laquelle  il  avait 
donné  les  gages  du  plus  sincère   attachement,  c'est  ce 
qu'il  est  impassible  de  méconnaître.  Il  eût  mieux  valu 
sans  doute,  une  fois  engagé  dans  la  voie   des  réformes, 
ne  pas  s'en  détourner  sitôt,  mais  il  fût  venu  un  jour  où 
il  eût  fallu  s'arrêter  ;  et  ce  jour,  affaibli  dans  ses  droits 
et  ses  prérogatives,  il  n'eût  pas  trouvé  dans  la  constitu- 
tion la  force  de  résister  au  torrent  révolutionnaire  qui 
ne  s'arrêtait  pas.  Mirabeau  est  mort  en  s'écriant  :  J'em- 
porte avec  moi  les  débris  de  la  monarchie  !  S'il  eût  vécu 
quelque  temps  encore,  il   eût  été   emporté  avec  elle. 
Louis  XVI  était  donc  la  victime  expiatoire,  l'holocauste 


LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX  339 

fatalement  réservé  à  la  révolution.  Ah  î  justice  des 
hommes  !  Après  un  règne  de  dilapidations  et  de  ruines, 
après  un^  vie  de  scandale  et  d'orgies,  Louis  XY  meurt 
sur  le  trône,  n'ayant  rien  perdu  du  prestige  attaché  à  sa 
couronne,  et  Louis  XVI,  cette  âme  si  pure,  ce  coeur  si 
généreux,  meurt  sur  l'échafaud.  Et  ce  qui  prouve  bien 
l'infirmité  de  la  nature  humaine,  c'est  que  ceux  qui 
le  condamnèrent  ne  furent  pas  tous  des  monstres  ou 
des  lâches,  et  qu'il  se  rencontra  parmi  eux  des  âmes 
honnêtes  et  convaincues.  Lareveillère-Lépeaux  fut  de 
ce  nombre. 

Gomment  se  fait-il  qu'un  des  hommes,  à  coup  sûr,  les 
plus  honnêtes  et  les  plus  courageux  de  la  Convention, 
se  soit  prononcé,  dans  cette  circonstance,  pour  la  peine 
la  plus  terrible  ?  Serait-il  vrai  que  la  vie  de  l'homme 
est  pleine  de  contradictions  et  d'erreurs  ;  qu'il  y  ait  des 
moments  de  vertige  et  d'égarement  auxquels  les  meilleurs 
esprits  ne  peuvent  pas  se  soustraire,  et  qu'il  en  est  des 
entraînements  politiques   comme   des  maladies  conta- 
gieuses qui  s'emparent  des  natures  les  plus  vigoureuses 
comme  des  natures  les  plus  débiles  ?  Rien  de  cela  ne 
peut  s'appliquer  à  Lareveillère-Lépeaux  ;  il  faisait  par- 
tie de  ce  groupe  qui,  pour  sauver  la  République,  était 
bien  décidé  à  ne  pas  reculer  devant  un  moyen  extrême. 
Croyant  voir  dans  la  personne  de  Louis  XVI  l'image  de 
Tancien  régime,  et  pour  quelques-uns  l'attente  de   son 
retour,  il  résolut  de  leur    ôter  cet  espoir,   en    faisant 
disparaître  le  dernier  vestige  de   la  royauté.  Pour   lui, 
la  condamnation  à  la  peine  capitale  était  autant  l'acte 
du  politique  que  la  sentence  du  juge  \  le  cœur  faisait  un 
douloureux  sacrifice  à  la  raison. 


340  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

Quand  on  suit  avec  attention  Lareveiilère-Lépeaux, 
pendant  ces  fatales  journées  du  procès  de  Louis  XVI, 
quand  on  se  rappelle  ses  votes  impitoyables  et  qu'on  lit 
ses  discours  à  l'appui,  on  sent,  à  quelques  cris  qui 
s'échappent  de  son  âme,  quels  combats  durent  s'y  livrer. 
Ne  trouve-t-on  pas  le  sentiment  de  la  pitié  en  lutte 
avec  la  rigidité  de  la  conscience,  dans  ces  paroles  qui 
terminaient  son  discours  contre  l'appel  au  peuple  ? 

«  Remplissez  les  fonctions  dont  vous  êtes  chargés  et 
jugez  Louis  avec  toute  l'impartialité  qu'exige  la  justice, 
mais  en  même  temps  avec  toute  la  sévérité  qu'elle  com- 
porte, et,  lorsque  je  vous  tiens  unpareil  langage,  croyez, 
citoyens,  que  je  ne  suis  guidé  que  par  des  vues  d'équité  et 
d'intérêt  public.  Certes,  ce  n'est  pas  moi  que  l'on  verra 
jamais,  entraîné  par  la  plus  odieuse  lâcheté,  ou  par  le  désir 
immodéré  de  la  vengeance,  ou  enfin  par  des  desseins 
cachés  et  pervers,  poursuivre  avec  un  atroce  acharne- 
ment un  ennemi  vaincu  ou  désarmé  et  lui  refuser  tout 
moyen  de  défense.  Plusieurs  fois  juré,  je  n'ai  jamais  vu, 
sans  une  profonde  commisération,  celui  sur  le  sort  du- 
quel j'avais  à  prononcer,  pas  même  Louis,  quoiqu'il  ait 
été  roi.  Les  hommes  qui  ont  quelque  vertu  peuvent-ils 
S9  montrer  altérés  du  sang  d'un  ennemi  terrassé  ?  Non. 
Mais  ils  sont  dévorés  de  la  soif  de  la  justice,  et  lorsque 
la  voix  du  malheur  a  fait  entendre  son  premier  cri,  ils 
savent  l'étouffer  avec  courage,  pour  n'écouter  plus  que 
la  voix  de  la  justice,  qui  ne  connaît  ni  les  mouvements 
déréglés  de  la  vengeance,  ni  les  frémissements  d'une 
pitié  peu  éclairée,  ni  les  considérations  d'une  étroite  et 
timide  politique.  »  Ne  semble-t-il  pas   que,  son   devoir 


LAREVEILLEUE-LEPEAUX  u41 

accompli,  Lareveillère-Lèpeaux  eût  désiré  que  la  majo- 
rité se  tournât  contre  lui  ?  Quand  la  Montagne  demanda 
qu'il  fût  statué,  séance  tenante,  sur  la  question  de  sursis 
à  l'exécution,  il  trouva  encore  des  accents  d'émotion  et 
de  pitié.  «•  J'ai  voté  contre  l'appel  au  peuple,  dit-il,  j'ai 
voté  la  mort  de  Louis  ;  mais  ce  n'est  pas  sans  horreur 
que  j'entends  invoquer  l'humanité  avec  des  cris  de  sang. 
Mon  avis  n'est  pas  d'éloigner  une  détermination  défini- 
tive, mais  il  est  incroyable  qu'une  question  si  impor- 
tante, puisque  la  vie  d'un  homme  et  l'intérêt  public  3^ 
sont  attachés,  soit  décrétée,  sans  désemparer,  par  une 
Assemblée  épuisée  par  la  longueur  de  ses  dernières 
séances,  sans  qu'on  puisse  savoir  quel  degré  de  force 
l'Assemblée  sera  en  état  de  conserver,  pour  suivre  une 
question  aussi  délicate  ;  je  demande  donc  que,  sans  rien 
précipiter,  sans  entendre  ceux  qui  cherchent  perpétuel- 
lement à  porter  la  Convention  à  des  démarches  incon- 
sidérées, on  discute  cette  question  importante,  et  que 
la  discussion  ne  soit  fermée  que  lorsque  l'Assemblée  se 
croira  suffisamment  éclairée.  « 

A  travers  cette  phraséologie,  qui  était  dans  le  langage 
du  temps,  ne  voit-on  pas  l'homme  qui  déjà  repousse  la 
solidarité  de  la  Montagne,  et  dont  l'intrépidité  ne 
tardera  pas  à  combattre  corps  à  corps  ses  membres  les 
plus  fougueux? 

Non,  non,  de  ce  drame  sanglant,  ne  justifions  pas  ses 
auteurs,  mais  ne  soyons  pas  également  sévère  pour  tous. 
Ne  plaçons  pas  surtout,  comme  l'a  fait  M.  Bougler, 
Lareveillère-Lèpeaux  parmi  les  plus  coupables,  parce 
qu'il  n'est  pas  permis  de  penser  qu'il  ait  cédé  un 


342  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

instant  au  prestige  de  la  peur,  et  quHl  est  certain 
qu'il  éprouva  quelque  attendrissement,  en  présence 
de  la  douce  et  sainte  victime.  S'il  pouvait  être  complè- 
tement amnistié  au  contraire,  ce  serait  précisément  par 
les  considérations  dans  lesquelles  on  veut  trouver  contre 
lui  une  circonstance  aggravante. 

Les  grands  coupables,  puisque  nous  établissons  des 
distinctions  et  des  catégories^  ce  furent  les  furieux  de 
la  Montagne,  qui  condamnèrent  parce  qu'un  roi  ne 
pouvait  pas  être  innocent  ;  ce  furent  les  lâches  de  la 
Plaine,  qui  voulurent,  pour  conserver  leur  vie,  donner 
des  gages  à  la  Révolution  ;  ce  furent  aussi  les  Girondins 
qui  crurent,  par  ce  sacrifice,  rester  maîtres  de  la  situa- 
tion, et  qui  ne  firent  que  précipiter  leur  chute. 

Dans  un  autre  grand  meurtre  judiciaire,  le  plus  cou- 
pable de  tous,  car  celui-là  ne  céda  ni  aux  entraînements 
des  assemblées,  ni  aux  passions  populaires,  et  résista  au 
contraire  aux  prières  de  ceux  auxquels  il  était  le  plus 
cher,  ce  fut  l'homme  qui,  armé  de  la  toute-puissance,  fit, 
au  mépris  du  droit  des  gens,  enlever  sur  le  territoire 
étranger  un  prince  innocent,  le  fit  conduire  à  Vin- 
cennes,  dicta  d'avance  le  jugement  qui  le  condamnait  à 
mort,  et  fit  fusiller  la  nuit,  dans  les  fossés  de  sa  forteresse, 
le  dernier  héritier  de  la  branche  des  Gondè. 

Jetons,  jetons  un  voile  funèbre  sur  ces  dates  de  nos 
annales,  et,  comme  les  anciens,  inscrivons-les  au  nombre 
des  jours  néfastes  de  la  patrie. 

La  mort  de  Louis  XVI  n'avaitpoint  désarmé  les  partis. 
G'était  le  premier  sang  que  Lareveillère-Lépeaux  avait 
contribué  à  répandre,  ce  fut  le  dernier.  De  ce  jour,  se 
retournant  contre   la  Montagne   dont  il   prévoyait  le 


LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX  343 

despotisme  et  les  horribles  excès,  il  rentra  dans  la  voie 
de  modération  qui  lui  était  naturelle,  avec  un  courage 
qui  n'a  été  surpassé  par  personne,  et  qui  n'a  été  égalé 
que  par  celui  de  Lanjuinais.  Lanjuinais,  Lareveiilère- 
Lépeaux,  deux  noms  que  nous  allons  rencontrer 
désormais  pour  faire  tête  à  tous  les  orages,  et  protester 
jusqu'à  la  fin  contre  la  fureur  et  le  crime. 

La  Commune  dominait  la  Convention  et  lui  dictait  ses 
arrêts.  Trois  semaines  seulement  après  l'exécution  de 
Louis  XVI,  alors  qu'elle  était  dans  sa  toute-puissance, 
Lareveillère-Lépeaux  ne  craignit  pas  d'attaquer  ce 
pouvoir  redoutable.  Dans  un  article  de  la  Chronique  de 
PœHs,  il  dénonça  sous  le  nom  de  Cromioellisme  cette 
faction  qui,  prodigue  de  l'insulte  et  de  l'outrage,  dési- 
gnait la  poitrine  des  honnêtes  gens  au  poignard  des 
scélérats.  Son  style,  d'une  extrême  énergie,  flétrissait 
ces  théories  sauvages  d'aplanisseurs  insensés  que  nous 
avons  vues  se  reproduire  de  nos  jours,  menaçantes  pour 
la  vie  des  citoyens,  leurs  propriétés,  leurs  industries. 
Il  demandait  que  l'Assemblée  mît  un  terme  à  ces  dan- 
gereuses folies,  et  jetait  sur  le  papier  ces  paroles  dont 
les  dernières  étaient  prophétiques  :  «  Oui,  elle  existe, 
dans  la  République,  cette  faction  faible  par  le  nombre 
mais  forte  par  son  audace,  dont  le  projet  est  de  dis- 
soudre la  représentation   nationale  ou   de   la  dominer 

par   la   terreur Ce  parti,    s'il    devenait   maître, 

mènerait  la  France  à  un  tel  état  de  dissolution,  qu'elle 
ne  pourrait  plus  se  réorganiser  pour  la  liberté,  et  il  ne 
resterait  de  ressource  aux  membres  de  cet  Etat  ruine  et 
complètement  démoli  que  de  se  laisser  empoigner  sans 
retour  par  la  main  sacrilège  d'un  ambitieux  despote.  » 


344  BIOGRAPHIES   VENDÉENNES 

Le  10  mars  vint  offrir  à  Lareveillère-Lépeaux  l'occa- 
sion de  faire  éclater  l'indomptable  fermeté  de  son  âme. 
Pour  donner  une  idée  de  la  liberté  de  ses  délibérations, 
il  faut  rappeler  ce  qu'étaient  à  cette  époque  les  séances 
de  la  Convention.  A  peine  les  portes  de  la  salle  étaient- 
elles  ouvertes,que  l'on  vit  une  foule  compacte  en  envahir 
les  tribunes.  C'est  de  là  qu'elle  attendait  les  orateurs 
pour  les  couvrir  d'applaudissements  ou  de  huées,  suivant 
ses  sympathies' ou  ses  haines.  Au  charme  des  interrup- 
tions féminines,  il  faut  ajouter  les  motions,  tantôt 
ridicules,  tantôt  menaçantes,  que  des  députations  de 
citoyens  admis  le  plus  souvent  aux  honneurs  de  la 
séance,  venaient  y  présenter.  Mais  ce  jour-là,  comme  il 
s'agissait  d'une  représentation  extraordinaire  ;  comme 
on  voulait,  au  dire  des  Jacobins,  faire  une  expédition, 
on  avait  pris  des  dispositions  inaccoutumées  et  on  avait 
éloigné  des  tribunes  le  sexe  le  plus  faible  pour  ne  les 
remplir  que  d'hommes  seulement.  Ce  n'était  pas  jus- 
tice, car  une  fois  prises  de  vin  ou  gorgées  d'eau-de-vie, 
les  citoyennes  se  montraient  dignes  de  marcher  à  côté 
des  meilleurs  ;  il  est  vrai  que  dans  la  circonstance  ac- 
tuelle les  hommes  étaient  armés  de  pistolets,  et  que  la 
populace  s'avançait  avec  des  piques,  des  sabres  et  des 
poignards.  La  séance  en  effet  en  valait  la  peine  ;  il 
s'agissait  de  créer  le  tribunal  révolutionnaire.  Ce  n'était 
pas  assez  pour  Danton.  «  Après  ce  tribunal,  disait-il, 
il  faut  organiser  un  pouvoir  exécutif  énergique,  qui  soit 
en  contact  avec  nous.  »  Et  il  demandait  que  le  ministère 
fût  pris  au  sein  de  la  Convention. 

Danton  occupait    encore  la   tribune.    Les  forces   de 
Lareveillère-Lépeaux,  malade  depuis  quelques  jours,  ne 


LAKEVËILLEKË-LÉPEAUX  345 

trahissent  point  son  courage  ;  il  s'y  précipite,  et  le  dia- 
logue suivant,  qui  donne  l'idée  des  mœurs  du  temps  et 
du  langage  de  l'époque,  s'établit  entre  les  deux  représen- 
tants :  Que  viens- tu  faire  ici  ?  lui  dit  avec  colère  le  fou- 
gueux tribun.  —  Te  jeter  en  bas  de  la  tribune,  répondit 
Lareveillère.  —  Toi  !  répliqua  Danton,  en  faisant  parade 
de  ses  formes  athlétiques,  je  te  ferais  tourner  sur  le 
pouce  !  —  Nous  allons  voir,  repartit  Lareveillère,  tu  as 
pour  toi  l'audace  d'un  scélérat  et  j'ai  pour  moi  la  con- 
science d'un  honnête  homme..  Puis,  s'emparant  de  la  tri- 
bune et  s'y  maintenant  malgré  les  vociférations^,  malgré 
les  clameurs  de  l'émeute  qui  enfonce  les  portes  de  la  salle, 
il  s'écrie  :  «  Je  n'ai  pas  l'audace  de  la  tribune,  mais  je 
m'expliquerai  avec  le  courage  de  la  vertu,  qui  consiste 
toujours  à  marcher  à  son  devoir,  fût-on  sûr  de  trouver 
la  mort  sur  son  chemin.  Moi  aussi,  j'ai  voté  la  mort  du 
tyran,  contre  tout  appel  et  tout  sursis  ;  et  si  vingt  tyrans 
étaient  soumis  à  mon  jugement,  je  voterais  de  la  même 
manière.  C'est  par  suite  de  ma  haine  contre  la  tyrannie 
que  j'emploie  tous  les  moj'ens  que  la  nature  m'a  dépar- 
tis, pour  m'opposer  à  la  tyrannie  nouvelle  qui  s'élève 
sur  les  ruines  de  l'ancienne  ;  et  voilà  pourquoi  je 
demande  l'ordre  du  jour  sur  la  proposition  de  Danton, 
de  prendre  les  ministres  dans  l'Assemblée.  Si  vous 
adoptez  cette  mesure,  je  dis  que  vous  autorisez  la  plus 
épouvantable  tyrannie.  Faites  attention  aux  circons- 
tances qui  vous  environnent,  voyez  ce  qui  se  passe  autour 
de  vous,  et  vous  vous  convaincrez  que  si  votre  choix 
tombe  aujourd'hui  sur  quelques  hommes  d'une  grande 
ambition  et  d'une  grande  audace,  demain  peut-être  la 
Convention  est   dissoute.  Et  ces  hommes,  revêtus  à  la 


346  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

fois  de  la  puissance  législative  et  delà  puissance  exécu- 
trice, exerceront   alors  la  plus  formidable  dictature, 
surtout  ayant  à  leurs  ordres  ce  tribunal  terrible  cjue 
vous  venez  de  créer.  Les  commissaires  que  vous  envoyez 
dans  les  départements,  intimidés  par  cette  nouvelle 
puissance,  ne  doivent-ils  pas  exercer  eux-mêmes  tout 
naturellement  les  fonctions  de  ses  propres  commissaires, 
et  d'autant  plus  aisément  qu'ils  auront  été  une  émanation 
de  la  Convention  nationale  ?  On  vous  parle  de  la  néces- 
sité d'une  connexion  plus  intime  entre  la  Convention  et  le 
pouvoir  exécutif;  mais,  ou  l'onveutque  desmembres  pris 
dans  la  Convention  exercent  directement  le  pouvoir 
exécutif,  et  alors  toute  la  responsabilité  est  anéantie,  et, 
je  vous  le  répète,  vous  organisez  la  tyrannie  ;  ou  l'on 
n'entend  parler  que  de  surveillance,  et  alors  vos  com- 
missaires ne  seront   qu'un  comité,  et  vos  comités  sont 
formés.  Et  lorsque  l'on  vous  dit  que  la  Convention  na- 
tionale renferme   tous  les  pouvoirs,  l'on  a  raison  sans 
doute  ;  mais  doit-elle  les  exercer  ?  Croyez-vous  que  le 
peuple  français  vous  laisserait  la  faculté  d'exercer  vous- 
mêmes  les  fonctions  judiciaires?  Et  de  quel  œil  vous 
verrait- il  cumuler  la  puissance  législative  et  les  fonc- 
tions exécutrices,  en  même  temps  que  vous  venez  de 
créer  un  tribunal  terrible  dont  vous  nommez  vous- 
mêmes  les  membres,  et  que  vous  avez  été  forcés  par  les 
circonstances  de  choisir  parmi  les  citoyens  d'une  seule 
section,  et  qui  peut  se  trouver  subordonné  aux  volontés 
de  la  puissance  dictatoriale  dont  je  vous  ai  parlé. 

«  Citoyens,  je  vous  déclare  que,  quant  à  moi,  tant 
qu'une  goutte  de  sang  coulera  dans  mes  veines,  je  me 
ferai  plutôt  exterminer  que  de  souffrir  que  la  République 


LàREVEILLÈRE-LÉPEAUX  347 

en  général,  et  en  particulier  Maine-et-Loire,  dont  je 
suis  l'enfant  adoptif,  qui  deux  fois  m'a  honoré  de  sa 
confiance  à  laquelle  je  ferai  toujours  mes  efforts  pour 
répondre  ;  pour  empêcher,  dis-je,  que  la  République  en 
général,  et  en  particulier  mon  département,  devienne  le 
sujet  très  fidèle  et  le  tributaire  soumis  d'une  ville 
orgueilleuse,  d'un  dictateur  insolent  ou  d'une  oligarchie 
sanguinaire.  Oui,  je  le  déclare  encore,  je  ne  cesserai  de 
poursuivre  ces  tyrans  brigands  qui,  bien  logés,  bien 
nourris,  bien  vêtus,  vivant  dans  les  plaisirs,  s'apitoient 
si  affectueusement  sur  le  sort  du  pauvre,  s'élèvent  avec 
fureur  contre  tout  ce  qui  jouit  de  quelque  aisance,  et 
s'intitulent  fastueusement  du  nom  de  sans-culottes.  Je 
m'élèverai,  je  le  répète,  tant  que  je  vivrai,  contre  ces 
tyrans  brigands,  avec  la  même  énergie  que  j'ai  employée 
à  poursuivre  les  tyrans  brigands  couronnés  ;  car  c'est 
la  tyrannie  que  je  hais  et  non  pas  le  nom  qu'elle 
porte.  » 

Discours  ou  plutôt  acte  d'un  admirable  courage,  dans 
lequel  on  regrette  la  glorification  d'un  vote  que  je  vou- 
drais oublier,  et  la  qualification  de  tyran  appliquée  à  un 
prince  qui  détestait  la  tyrannie. 

Le  tyran  bien  logé,  bien  nourri,  bien  vêtu,  c'était 
Danton  dont  les  mœurs  et  les  habitudes  n'avaient  rien 
de  bien  austère.  L'allusion  était  si  transparente,  l'attaque 
si  directe,  que  tous  les  yeux  se  tournèrent  de  son  côté. 
Perdant  pour  la  première  fois  cette  odieuse  assurance 
dont  il  faisait  vanité,  le  démagogue  intimidé  s'em- 
barrassa dans  une  sorte  d'excuse  et  vint  se  plaindre  de 
n'avoir  pas  été  bien  compris. 


o48  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

L'Assemblée  sut  gré  à  Lareveillère-Lèpeaux  de  son 
courage,  et  le  21  mars,  elle  le  nomma  secrétaire  de  ses 
délibérations.  Le  21  avril,  il  monta  à  la  tribune  pour 
appuyer  la  proposition  de  mise  en  accusation  de  Marat. 
La  Gironde  dominait  la  Convention  par  l'éloquence  et  le 
nombre  ;  la  Montagne  résolut  de  l'écraser  par  la  vio- 
lence. Le  2  juin,  la  séance  s'ouvrit  au  bruit  du  tocsin 
et  du  canon  d'alarme,  et  c'est  avec  l'artillerie  d'Henriot 
braquée  contré  ses  portes,  qu'elle  commença  à  délibérer. 
Le  décret  d'accusation  contre  les  Girondins  ne  fut 
arraché  que  par  la  peur,  car,  libre,  la  majorité  ne  l'eût 
jamais  rendu.  Mais  il  y  eut  deux  hommes  que  ni  les 
hurlements  d'une  populace  furieuse,  ni  les  cris  des  tri- 
bunes, ni  les  menaces  de  la  Montagne,  ne  purent  inti- 
mider. 

«  Tant  qu'il  sera  permis  de  faire  entendre  ici  sa  voix, 
s'écria  Lanjuinais,  je  ne^  laisserai  pas  avilir  dans  ma 
personne  le  caractère  de  représentant  du  peuple  ! 
Jusqu'ici  vous  n'avez  rien  fait,  vous  avez  tout  souffert  ; 
vous  avez  sanctionné  tout  ce  qu'on  a  exigé  de  vous.  Une 
assemblée  insurrectionnelle  se  réunit^  elle  nomme  un 
comité  chargé  de  commander  les  révoltés,  et  cette 
assemblée,  ce  comité,  ce  commandant,  vous  souffrez  tout 
cela  !  » 

Et  comme  les  députés  de  la  Montagne  se  jetaient 
sur  lui  pour  l'arracher  de  la  tribune,  il  s'y  cramponna 
et  regardant  en  face  les  insulteurs  qui  le  menaçaient  : 
«  Le  sacrificateur,  dit -il,  qui  tramait  jadis  une  victime 
à  l'autel  la  couvrait  de  fleurs  et  ne  l'insultait  pas.  » 


LAREVEILLERE-LEPEAUX  349 

Dans  ce  moment,  un  député  prudent  de  la  Plaine  que 
le  cri  aux  armes,  parti  du  dehors,  vient  glacer  de 
frayeur,  demande  que  l'on  vote  le  décret  pour  calmer 
rirritationdu  peuple.  —  Nous  irons  tous,  tous  en  prison, 
s'écrie  Lareveillére-Lépeaux. 

Ce  n'était  plus  l'Assemblée  qui  régnait,  c'était  le 
crime  et  la  peur  ;  le  décret  fut  arraché  et  non  rendu, 
la  minorité  ayant  voté  seule,  pendant  que  la  majorité 
s'abstenait.  La  voix  de  Lareveillère  avait  été  étouffée, 
les  clameurs  d'une  foule  furieuse  ne  pouvaient  pas 
arrêter  sa  plume.  Dès  le  4  juin,  avec  Pilastre,  Leclerc  et 
Lemaigaen,  ses  collègues  de  la  députation  de  Maine- 
et-Loire,  il  adressait  à  ses  commettants  une  protes- 
tation énergique  contre  un  décret  que  la  violence  seule 
avait  pu  arracher  à  la  Convention.  On  y  lisait  :  «  Nous 
déclarons  à  la  France  entière  que  nous  regardons  tout 
ce  qui  s'est  fait  dans  la  Convention  nationale  depuis  le 
27  mai,  comme  le  fruit  de  la  plus. criminelle  violence, 
comme  une  usurpation  de  la  souveraineté  nationale  de 
la  part  des  factions  qui  ont  dirigé  les  révoltés  \  que  nous 
nous  y  sommes  opposés  et  que  nous  nous  y  opposerons 
toujours,  en  hommes  qui  ne  connaissent  de  souveraineté 
que  celle  du  peuple  français  tout  entier,  et  disposés  à 
toute  espèce  de  sacrifices,  pour  renverser  la  tyrannie 
de  plusieurs  comme  celle  d'un  seul. 

«  Nous  déclarons  qu'aucune  des  déterminations  prises 
par  la  Convention  nationale  ne  sera  à  nos  yeux  la 
volonté  présumée  du  peuple  français,  tant  que  la  Con- 
vention ne  jouira  pas  d'une  entière  liberté  et  que  la 
République  n'aura  pas  obtenu  réparation  de  l'outrage 
fait  à  la  représentation  nationale. 

T.  ni  20 


350  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

«  Nous  VOUS  invitons ,  au  surplus,  à  ne  faire  entrer 
pour  rien  notre  salut  individuel  dans  les  mesures  que 
vous  croirez  devoir  prend  re  pour  assurer  la  liberté  et 
une  égale  prépondérance  dans  la  balance  publique,  à 
toutes  les  sections  de  citoyens  qui  composent  la  Répu- 
blique française.  Notre  vie  n'est  rien,  la  liberté  est 
tout.  » 

De  ce  jour  commença  le  régime  de  la  terreur.  Mais 
ce  mot  n'était  pas  fait  pour  Lareveillère-Lépeaux. 
Quoique  dévoré  par  la  fièvre,  il  continua  à  assister  aux 
séances  de  la  Convention,  et  pour  protester  contre  une 
prétendue  unanimité  dans  les  votes  qu'enregistrait  avec 
soin  le  Moniteur,  il  demanda  tous  les  jours  l'appel 
nominal  qu'il  ne  put  jamais  obtenir.  Las  de  ce  déni  de 
justice,  il  déclara  un  jour  que,  plutôt  que  de  paraître 
approuver  les  actes  de  l'Assemblée,  il  prenait  le  parti  de 
ne  plus  assister  à  ses  séances.  Aussitôt  le  cri  formidable  : 
Au  tribunal  révolutionnaire!  éclate  de  toute  part.  Lare- 
veillère-Lépeaux, comme  nous  venons  de  le  dire,  était 
épuisé  par  la  maladie  et  paraissait  ne  pas  pouvoir 
longtemps  soutenir  de  pareils  orages  ;  un  montagnard 
qui  le  considérait,  fit  entendre  ces  mots  que  nulle  cir- 
conlocution ne  peut  traduire  et  que  je  demande  la 
permission  de  reproduire  dans  toute  leur  crudité.  — 
Eh  !  ne  voyez-vous  pas  que  le  b....  va  crever,  crève  donc 
b....  Cette  apostrophe  le  sauva,  la  proposition  n'eut  pas 
de  suite  pour  le  moment  et  il  put  se  retirer.  Quelques 
instants  après,  la  Montagne,  regrettant  d'avoir  laissé 
échapper  sa  proie,  mettait  Lareveillère-Lépeaux  hors 
la  loi. 


LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX  351 

Il  fallait  fuir  et  trouver  un  refuge  qui  défiât  les 
recherches  de  la  police.  Le  naturaliste  Bosclui  offrit  un 
asile  dans  une  maison  de  campagne  qu'il  possédait  au 
fond  de  la  forêt  de  Montmorency.  A  cette  époque  de 
terreur  et  d'épouvante,  le  sentiment  de  la  pitié  était  un 
crime,  et  la  loi  punissait  de  la  même  peine  le  con- 
damné et  celui  qui  lui  ouvrait  sa  maison.  Mais,  disons-le 
à  l'honneur  de  l'humanité,  la  crainte  de  l'échafaud 
n'arrêta  que  les  natures  faibles,  et  le  plus  souvent  le 
dévouement  fut  à  la  hauteur  du  danger.  Bosc  était  un 
de  ces  hommes  pour  lesquels  le  titre  seul  de  proscrit 
était  une  recommandation  ;  il  cacha  Lareveillère-Lé- 
peaux,  qu'alors  il  connaissait  à  peine  et  qui  ne  devint 
son  ami  que  plus  tard.  Mais  la  forêt  de  Montmorency 
est  bien  près  de  la  capitale,  et  Lareveillère  ne  pouvait 
pas  tarder  à  y  être  découvert.  Il  se  souvint  alors  que, 
aux  jours  de  ses  illusions,  il  avait  promis  à  M.  Pincebré 
de  Buire,  l'un  de  ses  collègues  à  l'Assemblée  constituante 
dont  la  confiance,  dans  l'avenir  n'égalait  pas  la  sienne, 
d'accepter  chez  lui  l'hospitalité,  dans  le  cas  où  une 
proscription,  qu'il  était  bien  loin  de  redouter  dans 
ce  moment,  viendrait  jamais  l'atteindre.  La  demeure 
de  M.  de  Buire  était  à  35  lieues  de  la  forêt  de  Montmo- 
rency. Dans  l'état  de  faiblesse  où  l'avait  laissé  la  ma- 
ladie, Lareveillère-Lépeaux  pourrait-il  s'y  rendre  ? 
Dénué  à  peu  près  complètement  de  vêtements  et  d'argent, 
il  se  mit  en  route,  marchant  la  nuit,  se  cachant  le  jour, 
évitant  la  rencontre  des  commissaires  qui  sillonnaient 
toutes  les  routes.  Après  des  fatigues  inouïes  et  des 
dangers  sans  nombre,  il  arriva  enfin  au  terme  de  son 
voj'age  et  reçut  de  ses  hôtes,  M.  et  M"^^  de  Buire,  l'accueil 


352  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

le  plus  empressé  et  le  plus  généreux.  Il  y  resta  caché 
plus  d'une  année,  vivant  dans  la  plus  profonde  igno- 
rance des  personnes  qui  lui  étaient  chères.  Pendant  ce 
temps-là,  ses  deux  amis  fidèles,  Pilastre  et  Leclerc, 
étaient,  l'un  en  prison,  l'autre  à  Montmorency  où  il 
travaillait  chez  un  menuisier  en  qualité  d'ouvrier  ;  sa 
femme  et  sa  fîile,  retirées  à  Angers,  étaient  exposées, 
com^me  appartenant  à  un  régicide,  aux  colères  des 
Vendéens  qui  assiégeaient  la  ville  ;  sa  sœur,  M'"^  Bel- 
louard  de  la  Bougonnière,  restée  fidèle  à  la  cause  des 
Bourbons  et  au  culte  catholique,  cachait  chez  elle, 
au  péril  de  ses  jours,  MM.  d'Autichamp  et  Suzannet  ;  et 
son  frère,  ce  frère  dévoué  dont  il  a  parlé  jusqu'à  la  lin  de 
sa  vie  ayec  le  plus  profond  attendrissement,  montait  à 
l'échafaud.  Le  fils  de  ce  dernier,  M.  Victorin  Lareveillère 
qui,  dans  des  temps  meilleurs,  a  fait  partie  d'une  de  nos 
assemblées,  et  dont  la  modération  et  le  patriotisme 
rappellent  la  mémoire  de  son  père,  nous  a  laissé  le  récit 
de  sa  mort.  Le  crime  de  Lareveillère  aîné,  ainsi  que 
celui  des  Angevins  qui  partagèrent  son  sort,  avait  été 
de  protester  contre  le  régime  de  la  terreur  et  d'avoir 
voulu  substituer  dans  les  départements  de  l'Ouest  une 
politique  modérée  à  une  guerre  d'extermination.  Il  n'en 
fallait  pas  davantage  pour  être  criminel  aux  yeux  de 
Fouquier-Tinville.  On  inventa  pour  les  perdre  le  mot  de 
fédéralisme,  et  le  tribunal  révolutionnaire  lança  contre 
eux  un  acte  d'accusation.  Le  fédéralisme  n'était  qu'un 
prétexte,  on  voulait  se  débarrasser  du  modérantisme, 
c'est-à-dire  des  citoyens  recommandables  dont  l'ascen- 
dant sur  des  populations  honnêtes  mais  exaspérées 
commençait  à  paraître  redoutable. 


LAREYEILLERE-LÉPEAUX  353 

Le  9  thermidor  ne  rouvrit  pas  immédiatement  les 
portes  de  îa  Convention  à  Lareveillère-Lèpeaux,  mais 
il  lui  permit  de  revenir  à  Paris.  Il  y  vivait  dans  un  état 
voisin  de  Tindigence,  quand  il  fut  rappelé  au  sein  de 
l'Assemblée,  par  un  décret  en  date  du  8  mars  1795.  Lare, 
veiller e,  loin  d'y  apporter  le  sentiment  de  la  vengeance 
et  le  désir  d'exercer  de  terribles  représailles,  se  main- 
tint toujours  dans  les  limites  de  la  modération  et  de  la 
justice.  Aussi,  quand  des  cris  de  mort  s'élevèrent  contre 
les  anciens  terroristes  ,  contre  Barrère,  Billaud-Ya- 
rennes,  Collot-d'Herbois,  s'opposa- t-il  de  toutes  ses 
forces  à  ce  qu'on  retournât  contre  eux  la  peine  dont  ils 
avaient  voulu  le  frapper.  «  Peï*sonne,  dit-il,  ne  hait 
plus  que  moi  ces  hommes,  d'abord  parce  que  je  hais  les 
tyrans  -,  ensuite  parce  qu'ils  ont  fait  périr  mes  meil- 
leurs amis  :  m.ais,  avant  de  consulter  mes  affections,  je 
cherche  l'intérêt  de  la  pairie.  Il  ne  faut  pas  prendre  de 
la  fureur  pour  de  l'énergie  ;  la  véritable  force  admet 
les  conseils  de  la  sagesse.  Vous  avez  cru  que  la  dépor- 
tation était  la  mesure  que  vous  deviez  adopter  contre 
eux,  vous  devez  vous  y  tenir.  »  Ah  !  pourquoi,  dans  une 
circonstance  plus  mémorable  encore  ,  Lareveillère- 
Lépeaux  s'èlait-il  conduit  autrement  ? 

La  position  de  Lareveillère  grandissait  chaque  jour 
dans  l'Assemblée.  Le  26  mars,  il  en  fut  nommé  secré- 
taire, et,  quelques  jours  après,  il  était  appelé  à  faire 
partie  de  la  commission  chargée  de  présenter  à  la  Con- 
vention le  projet  d'une  constitution  nouvelle;  tout  le 
monde  en  connaît  l'esprit.  Le  pouvoir  ne  résidait  plus 
dans  une  assemblée  unique  qui,  n'aj^ant  aucun  contrôle, 
s'enivrait  de  sa  toute-puissance  p.t  devnit  fatalement 
T.  in  20. 


\ 


354  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

arriver  au  despotisme.  Ici,  deux  assemblées  se  faisant 
contre-poids,  présentaient  par  conséquent  des  éléments 
de  pondération  et  participaient  Tune  et  l'autre  à  la  for- 
mation du  gouvernement.  Ce  projet  de  constitution 
n'avait  pas  encore  été  soumis  à  la  discussion,  quand,  le 
19  juillet,  Lareveillère-Lépeaux  fut  élu  président  de 
l'Assemblée.  Le  l^"^  septembre,  il  était  nommé  membre 
du  Comité  de  salut  public. 

Les  actions  violentes  et  emportées  ont,  dans  l'ordre 
politique,  des  conséquences  inévitables  et  forcées,  elles 
amènent  des  réactions  non  moins  violentes,  non  moins 
emportées.  A  ce  point  de  vue,  on  peut  dire  que  la  cons- 
piration de  Vendémiaire  fut  la  fille  de  la  terreur.  Le 
souvenir  de  cet  abominable  régime  avait  rendu  la  Répu- 
blique odieuse  à  beaucoup  de  bons  citoyens,  et,  plutôt 
que  de  s'accommoder  d'une  forme  de  gouvernement  qui 
ne  pouvait  plus  tomber  dans  les  mêmes  excès,  une  jeu- 
nesse inconsidérée  avait  résolu  de  le  renverser.  Le 
parti  royaliste  avait  profité  de  celte  disposition  de 
quelques  sections  de  Paris,  pour  les  animer  encore  par 
les  excitations  et  les  amener  à  tenter  un  coup  de  main. 

Lareveillère-Lépeaux  était  devenu  un  républicain 
modéré,  mais  sincère  et  convaincu.  Chargé  de  veiller 
au  salut  de  la  République,  il  eût  trahi  les  intérêts  qui 
lui  étaient  confiés,  si  par  une  faiblesse  coupable  il  eût 
encouragé  les  projets  des  factieux.  Le  18  septembre,  il 
les  dénonça  à  la  Convention.  Interrompu,  non  pas  cette 
fois  par  les  sans-culottes,  mais  par  les  royalistes  qui 
avaient  envahi  les  tribunes,  il  jura  qu'il  saurait  braver 
leurs  menaces,  comme  au  31  mai  il  avait  bravé  les  cris 
de  l'anarchie. 


LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX  355 

Quand  il  n'y  eut  plus  moyen  d'éviter  le  combat,  il 
prit  une  grande  part  aux  dispositions  de  résistance  qui 
furent  faites  par  le  Comité  de  salut  public. 

La  lutte  terminée,  lui  et  ses  collègues  ne  crurent  pas 
que  la  répression  dût  aller  plus  loin  que  la  victoire. 
Jamais  pouvoir,  attaqué  les  armes  à  la  main,  ne  se 
montra  plus  débonnaire.  Il  se  contenta  de  rire  de  cer- 
taines forfanteries,  d'autant  moins  dangereuses  pour 
leurs  auteurs  qu'il  était  bien  décidé  à  ne  pas  les  en 
punir.  Ce  fut  à  tel  point  qu'un  des  conspirateurs  put 
répondre  sans  être  arrêté,  au  cri  de  qui  vive  d'une 
patrouille  :  Castellane  contumaœ  ! 

La  Convention  nationale  termina  sa  session  le  26  oc- 
tobre 1795.  Le  27,  le  conseil  des  Anciens  appela  Lare- 
veillère-Lépeaux  au  fauteuil  de  la  présidence  ;  restait 
à  nommer  les  cinq  directeurs.  Le  conseil  des  Cinq-Cents, 
ne  voulant  faire  tomber  son  choix  que  sur  des  hommes 
qui  avaient  donné  des  gages  à  la  République,  présenta, 
en  première  ligne,  Barras,  Rewbel,  Sièyès,  Lareveillère- 
Lépeaux  et  Letourneur.  Les  Anciens  ne  firent  pas  d'op- 
position à  ces  présentations  et  le  pouvoir  exécutif  se 
trouva  ainsi  constitué.  Lareveillère-Lépaux  avait  réuni 
le  plus  grand  nombre  de  voix.  Sur  deux  cent  dix-huit 
votants,  il  en  avait  eu  deux  cent  seize. 

Il  faut  bien  que  les  détracteurs  systématiques  et  les 
pamphlétaires  en  prennent  leur  parti,  mais,  dans  une 
assemblée  composée  d'éléments  nullement  révolution- 
naires, celui  qui  réunit  la  presque  unanimité  des  suf- 
frages ne  peut  être  ni  un  homme  violent,  ni  une  espèce 
d'idiot   philosophique  perdu,   dans  les   liturgies  du 


356  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

Théisme  et  dans  les  mascarades  de  la  philanthropie  \ 
Lareveillère  avait  (Failleurs  si  peu  d'ambition,  que. 
revenu  aux  études  de  sa  jeunesse,  il  n'aspirait  point  aux 
honneurs,  mais  à  passer  ses  loisirs  au  Jardin  des  Plantes, 
dans  la  compagnie  de  deux  naturalistes  pour  lesquels  il 
avait  une  grande  affection.  Il  fallut  bien  insister  pour 
lui  faire  accepter  les  hautes  fonctions  auxquelles  l'ap- 
pelait l'estime  générale,  et  il  ne  se  rendit  aux  prières 
de  ses  collègues,  que  quand  ils  lui  eurent  déclaré  que 
son  concours  leur  était  indispensable.  Ce  n'était  point 
flatterie,  on  en  jugera  par  cette  page  de  l'auteur  de 
Y  Histoire  de  la  Révolution  : 

«  Lareveillère,  le  plus  honnête  et  le  meilleur  des 
hommes,  joignait  à  une  grande  variété  de  connaissances 
un  esprit  juste  et  observateur.  Il  était  appliqué  et  capa- 
ble de  donner  de  sages  avis,  sur  tous  les  sujets  ;  il  en  a 
donné  d'excellents  dans  les  circonstances  importantes. 
Mais  il  était  souvent  entraîné  par  ses  illusions,  ou 
arrêté  par  les  scrupules  d'un  cœur  pur.  Il  aurait  voulu 
quelquefois  ce  qui  était  impossible,  et  il  n'osait  pas 
vouloir  ce  qui  était  nécessaire,  car  il  faut  un  grand 
esprit  pour  calculer  ce  que  l'on  doit  aux  circonstances 
sans  blesser  les  principes.  Parlant  bien  et  d'une  fermeté 
rare,  il  était  d'une  grande  utilité  quand  il  s'agissait 
d'appuyer  les  bons  avis,  et  il  servait  beaucoup  le  Direc- 
toire par  sa  considération  personnelle. 

«  Son  rôle,  au  milieu  de  collègues  qui  le  détestaient, 
était  extrêmement  utile.  Entre  les  quatre  directeurs,  sa 
préférence  se  prononçait  en  faveur  du  plus  honnête  et 

*  Mallet.-Dupan. 


LAREVEILLERE-LÉPEAUX  357 

du  plus  capable,  c'est-à-dire  de  Rewbel.  Cependant  il 
avait  évité  un  rapprochement  intime,  qui  eût  été  de  son 
goût,  mais  qui   l'eût  éloigné  de  ses  autres  collègues.  Il 
n'était   pas  sans  quelque  penchant   pour  Barras,  et  se 
serait  rapproché  de  lui,  s'il  l'eût  trouvé  moins  corrompu 
et  moins  faux.  Il  avait  sur  ce  collègue  un  certain  ascen- 
dant par  sa  considération,  sa  pénétration  et  sa  fermeté. 
Les  roués  se  moquent  volontiers  de  la  vertu,  mais  ils  la 
redoutent,  quand  elle  joint  à  la  pénétration  qui  les  de- 
vine le  courage  qui  sait  ne  pas  les  craindre.  Lareveillère 
se  servait  de  son  influence  sur  Rewbel  et  Barras  pour 
les  maintenir  en  bonne  harmonie  entre   eux  et  avec 
Carnot.  Grâce  à  ce  conciliateur  et  grâce  aussi  à  leur  zèle 
commun  pour  les   intérêts  de  la  République,  les  direc- 
teurs vivaient  convenablement  entre  eux  et  poursui- 
vaient leur  tâche,  se  partageant  dans  les  questions  qu'ils 
avaient  à  décider,  beaucoup  plus  d'après  leur  opinion 
que  d'après  leurs  haines.  » 

On  a  beaucoup  parlé  des  scandales  du  Directoire,  de 
ses  mœurs  dissolues,  de  ses  saturnales  enfin;  l'on  aurait 
été  plus  juste  si  l'on  avait  parlé  du  temps  du  Directoire 
plutôt  que  du  Directoire  lui-même,  et  si  l'on  n'avait  pas 
compris  dans  la  même  accusation  les  cinq  directeurs, 
tandis  qu'il  n'y  en  avait  qu'un  seul  de  coupable.  Quoi 
qu'il  en  soit,  l'installation  du  pouvoir  exécutif  ne  fut 
pas  bien  fastueuse,  à  en  juger  par  ce  que  nous  en 
raconte  l'historien  que  nous  venons  de  citer. 

«  Les  cinq  directeurs,  dit  M.  Thiers,  en  se    rendant 
au  Luxembourg,  n'y  trouvèrent  pas  un  seul  meuble.  Le 


358  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

concierge  leur  prêta  une  table  boiteuse,  une  feuille  de 
papier  à  lettre,  une  écritoire  pour  écrire  le  premier 
message  qui  annonçait  aux  deux  Conseils  que  le  Direc- 
toire était  constitué.  » 

Voici  dans  quel  état  ils  trouvaient  la  France  :  «  La 
situation  de  la  République  était  décourageante  au 
moment  de  l'installation  du  Directoire.  Il  n'existait 
aucun  élément  d'ordre  et  d'administration.  Il  n'y  avait 
point  d'argent  dans  le  trésor  public.  Les  courriers 
étaient  souvent  retardés  faute  de  la  somme  modique 
nécessaire  pour  les  faire  partir.  Au  dedans,  l'anarchie 
et  le  malaise  étaient  partout  ;  le  papier-monnaie, 
parvenu  au  dernier  degré  de  ses  émissions  et  de  discrédit, 
détruisait  toute  confiance  et  tout  commerce  ;  la  famine 
se  prolongeait,  chacun  refusait  de  vendre  ses  denrées, 
car  c'eût  été  les  donner  ;  les  arsenaux  étaient  épuisés 
ou  vides.  Au  dehors,  les  armées  étaient  sans  caissons, 
sans  chevaux,  sans  approvisionnements  -,  les  soldats 
nus  et  les  généraux  manquaient  souvent  de  leur  solde  de 
huit  francs  numéraires  par  mois,  supplément  indispen- 
sable quoique  bien  modique  de  leur  solde  en  assignats. 
Enfin  les  troupes,  mécontentes  et  sans  discipline,  à 
cause  de  leurs  besoins,  étaient  de  nouveau  battues  et 
sur  la  défensive  *.  « 

11  y  avait  certes  de  quoi  décourager  des  esprits  moins 
résolus.  Les  directeurs  se  mirent  à  l'œuvre,  travaillant 
jour  et  nuit,  ne  prenant  pas  toujours  le  repos  qui  était 

*  Mignet. 


LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX  359 

nécessaire  pour  réparer  leurs  forces,  si  bien  qu'au  dire 
d'un  biographe  de  Lyreveillère-Lépeaux,  ses  quatre 
collègues  tombèrent  malades  en  même  temps,  et  pendant 
plusieurs  jours,  le  poids  des  affaires  pesa  tout  entier  sur 
lui  seul. 

Naguère  encore,  on  ne  tenait  aucun  compte  aux 
directeurs  des  difficultés  qu'ils  avaient  rencon  trées  et 
du  travail  excessif  qui  leur  avait  été  nécessaire  pour 
les  surmonter  ;  les  invectives  et  le  sarcasme  les  pour- 
suivaient jusque  dans  leur  retraite,  et  si  une  voix 
s'élevait  pour  leur  rendre  justice,  elle  était  aussitôt 
couverte  par  celle  des  détracteurs.  Je  n'ai  ^.oint  à  écrire 
l'histoire  du  Directoire.  Si  cette  tâche  m'était  dévolue, 
je  crois  que  je  pourrais  prouver  que  la  postérité  n'est  pas 
toujours  équitable,  et  qu'elle  ne  devrait  pas  faire  re  tomber 
sur  ceux  qui  dirigent  les  affaires  de  l'État  des  situations 
dont  ils  ne  sont  pas  les  maîtres.  Les  hommes  sont  bien 
faibles  en  présence  des  événements  et  des  institutions, 
et  tel  qui,  dans  des  circonstances  favorables,  s'est  acquis 
la  réputation  d'un  grand  homme  d'État,  aurait  laissé,  si 
elles  avalent  été  contraires,  celle  d'un  pauvre  ministre. 

Le  Directoire  a  eu  un  autre  malheur  ;  il  a  succombé 
sous  une  main  puissante  qui,  à  l'aide  d'institutions  nou- 
velles et  de  la  lassitude  des  partis,  a  construit,  avec  les 
matériaux  que  lui  avait  apportés  la  Révolution,  l'édifice 
social  le  plus  admirable  des  temps  modernes.  Entre  le 
Directoire  et  le  Consulat,  la  comparaison,  il  faut  bien  le 
reconnaître,  n'est  pas  à  l'avantage  du  premier,  et,  aux. 
esprits  superficiels,  il  n'en  fallait  pas  plus  pour  que,  sans 
examen,  ils  décriassent  un  pouvoir  qu'ils  ne  s'étaient 
pas  donné  la  peine  d'étudier.  Aujourd'hui  que  les  études 


360  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

philosophiques  ont  pénètre  dans  l'histoire,  une  réaction 
s'opère  en  faveur  du  Directoire,  et  l'arrêt  intéressé 
qu'en  a  rendu  Napoléon  n'est  plus  accepté  sans  appel. 
Au  reste,  je  ne  parle  ici  que  de  l'un  de  ses  membres 
qu'il  ne  m'est  pas  toujours  facile  de  dégager  de  ses 
collègues,  puisque  les  résolutions  se  prenant  en  commun 
au  sein  du  Directoire,  on  ne  pouvait  pas  savoir,  dans  les 
premiers  temps,  la  part  afférente  à  chacun  des  directeurs. 
Cependant  les  circonstances  devinrent  telles,  les  divi- 
sions, disons  mieux,  la  lutte  entre  les  membres  du  pouvoir 
exécutif  fut  si  ouverte,  qu'il  arriva  un  moment  où  le 
Directoire  n'étant  plus  homogène,  la  personnalité  de 
chacun  deux  put  être  étudiée  séparément.  C'est  ainsi 
que  nous  connaissons  parfaitement  le  rôle  que  joua 
Lareveillère-Lépeaux  à  deux  des  dates  les  plus  impor- 
tantes du  Directoire,  au  18  Fructidor  et  au  31  Mai  ;  les 
passer  sous  silence  serait  écrire  bien  incomplètement 
l'histoire  de  sa  vie. 

Mais  avant  que  d'y  arriver,  le  Directoire  avait  eu  à 
combattre  d'autres  conspirations. 

A  moins  d'être  dans  un  état  complet  d'épuisement, 
les  partis  n'abdiquent  jamais.  Il  restait  encore,  dans  les 
bas -fonds  révolutionnaires,  des  sectaires  de  Marat,  cer- 
veaux malades  qui  rêvaient  d'un  nouveau  baptême  de 
sang.  Pour  arriver  à  la  réalisation  de  leurs  chimères, 
ils  préparaient  une  grande  hécatombe  et  les  premières 
victimes  devaient  être  les  cinq  directeurs  ;  Babœuf  se 
proposait  de  les  faire  égorger.  Quoi  qu'on  en  ait  dit,  le 
Directoire  ne  faillit  point  être  surpris  ;  il  tenait  dès  le 
commencement  le  fil  de  la  conspiration,  et  le  jour  où  la 
réunion  des  conjurés  devait  avoir  lieu,  ils   furent  tous 


LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX  361 

arrêtés.  La  conspiration  de  Babœiif  avait  échoué  avant 
qu'elle  n'eût  éclaté  ;  l'attaque  du  camp  de  Grenelle  par 
les  Jacobins  n'eut  pas  plus  de  succès.  Ces  deux  échauf- 
fourées  étaient  les  dernières  convulsions  d'une  faction 
expirante. 

D'un  autre  côté,  si  la  journée  du  2  vendémiaire  avait 
dégoûté  les  royalistes  des  expéditions  à  main  armée, 
elle  ne  les  avait  pas  rendus  plus  sages.  Ils  espéraient 
bien,  grâce  aux  élections  qui  allaient  avoir  lieu,  former 
dans  les  Conseils  une  opposition  formidable,  capable  de 
renverser  le  Directoire.  Pendant  qu'ils  n'y  étaient  qu'en 
minorité,  ils  avaient  déjà  fondé  un  club  composé  d'élé- 
ments divers,  mais  qui  tous  travaillaient  au  profit  de  la 
royauté.  En  effet,  les  républicains  de  la  rue  de  Clichy 
attaquaient  avec  fureur  les  directeurs,  et  venaient  ainsi, 
à  leur  insu,  en  aide  au  parti  royaliste. 

Ce  parti  avait  fait  dans  la  personne  de  Pichegru  une 
recrue  importante.  Le  vainqueur  de  la  Hollande  entre- 
tenait des  rapports  journaliers  avec  les  émigrés  et  les 
Vendéens  et  se  montrait  l'âme  de  tous  les  complots,  en 
attendant  qu'il  en  devînt  le  bras.  En  effet,  des  associa- 
tions secrètes  s'étendaient  sur  toute  la  France.  Dès  le 
30  janvier,  les  impatients  et  les  étourdis  avaient  devancé 
l'heure  qui  leur  avait  été  marquée.  Munis  des  pleins 
pouvoirs  de  Louis  XVIII,  ils  s'étaient  réunis  chez  un 
officier  qu'ils  croyaient  avoir  gagné  à  leur  cause.  Mais, 
lorsqu'ils  se  furent  bien  compromis  et  qu'ils  eurent  fait 
connaître  leurs  projets,  la  police,  informée  à  l'avance,  les  f^ 
arrêta. 

Le  résultat  des  élections  n'avait  point  trompé  l'attente 
des  royalistes,  le  deuxième  tiers  sortant  fut  nommé  sous 
T.  m  2t 


362  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

les  mêmes  inspirations  que  l'avait  été  le  premier.  Sans 
être  tous  dévoués  à  la  cause  royale,  les  nouveaux  dé- 
putés lui  apportaient  l'appui  de  leur  haine  contre  le 
pouvoir  exécutif.  Celui-ci  n'avait  pas  seulement  perdu 
la  majorité  dans  le  conseil  des  Cinq-Cents,  il  trouvait 
encore  une  cause  d'affaiblissement  dans  le  désaccord  qui 
régnait  dans  son  sein.  Lareveillère-Lépeaux  avait  pen- 
dant quelque. temps  maintenu  l'union  entre  les  membres 
du  Directoire  ;  mais,  par  suite  de  causes  qu'il  serait  trop 
long  d'énumérer,  la  force  de  cohésion  avait  cédé  à  l'ac- 
tion dissolvante  des  éléments  qui  le  composaient.  D'un 
côté  se  trouvaient  Barras,  Rewbel,  Lareveillère-Lépeaux;. 
de  l'autre,  Carnot  et  Barthélémy,  ce  dernier  venant  de 
remplacer  Letourneur.  Désormais  les  Glichyens ,  se 
voyant  maîtres  de  la  majorité,  renoncèrent  complète- 
ment aux  attaques  de  vive  force  et  mirent  en  usage  la 
tactique  parlementaire.  Ils  résolurent  de  susciter  au 
Directoire  toutes  sortes  d'embarras,  bien  décidés  à  ne 
mettre  leurs  véritables  projets  à  exécution  que  lors- 
qu'ils l'auraient  réduit  à  l'impuissance.  La  police  avait 
connaissance  de  toutes  ces  menées  et  des  espérances 
que  le  parti  ne  se  donnait  même  plus  la  peine  de  dissi- 
muler. 

Le  Directoire  était  donc  sur  ses  gardes.  Malheureuse- 
ment, comme  nous  venons  de  le  dire,  l'accord  était  loin 
de  régner  dans  son  sein  ;  en  toute  circonstance,  Carnot 
etBarthélemy  votaient  contre  leurs  trois  autres  collègues. 
La  majorité  n'en  restait  pas  moins  fidèle  au  système 
gouvernemental;  mais  Rewbel  ne  voyant  pas  le  moyen 
de  punir  les  conspirateurs,  parce  qu'il  était  impossible 
d'obtenir  du  conseil  des  Cinq-Cents  un  acte  d'accusation 


LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX  363 

contre  eux,  commençait  à  perdre  courage.  Ce  fut  alors 
que  Lareveillère-Lépeaux  songea  à  un  coup  d'État,  et 
qu'il  confia  sa  pensée  à  Barras  et  à  Rewbel,  qui  l'accueil- 
lirent chaleureusement.  Ils  se  trouvaient  d'ailleurs 
poussés  dans  cette  voie  par  l'armée  qui,  restée  républi- 
caine et  plus  habituée  à  l'obéissance  qu'à  la  discussion, 
était  prête,  sur  l'invitation  de  ses  chefs,  à  leur  offrir  son 
concours.  Déjà  des  adresses  fort  menaçantes  pour  les 
royalistes  étaient  arrivées  de  différents  corps  ;  et  ce 
n'étaient  pas  seulement  des  Jacobins  comme  Augereau, 
mais  des  républicains  modérés  comme  Hoche,  qui  of- 
fraient au  pouvoir  exécutif  le  secours  de  leur  épée. 
Vainement  M^^  de  Staël  avait  essayé  des  moyens  de 
conciliation  entre  les  Conseils  et  le  Directoire,  la  situa- 
tion était  trop  tendue,  pour  que  sa  voix  pût  être  écoutée. 
Les  bruits  les  plus  alarmants  ne  cessaient  de  circuler 
dans  Paris.  D'un  côté,  on  disait  que  le  Directoire  voulait 
faire  égorger  par  les  faubourgs  deux  cents  députés  ;  de 
l'autre,  on  assurait  que  les  Glichyens  avait  résolu  de 
faire  assassiner  Lareveillère.  Rewbel  avait  peu  de  con- 
fiance dans  Barras  ;  il  croyait  tout  perdu,  et  proposait  à 
Lareveillère  de  chercher  leur  salut  dans  la  fuite.  Celui- 
ci  le  rassura,  et  tous  deux  se  rendirent  chez  Barras 
qu'ils  trouvèrent  très  résolu,  et  déjà  occupé,  avec  Auge- 
reau, à  tout  disposer  pour  le  succès  du  coup  qu'ils  se 
proposaient  de  frapper. 

On  sait  le  reste,  et  je  n'ai  pas  besoin  de  raconter  imm» 
incidents  de  la  journée  connue  dans   l'histoire  sous  le 
nom  du  18  fructidor.  L'auteur  principal,  il  faut  le  recon- 
naître, en  fut  Lareveillère-Lépeaux. 

On  a  beaucoup  discuté,  on  discute  encore,  à  l'effet  de 


364  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

savoir  si,  dans  les  circonstances  que  nous  venons  de 
faire  connaître,  il  était  permis  au  Directoire  de  trancher 
avec  le  sabre  le  réseau  d'intrigues  dans  lequel  il  était 
enveloppé.  Cette  question,  comme  on  le  pense  bien,  a  été 
l'objet  de  nombreuses  controverses.  L'éloge  et  le  blâme 
ont  été  tour  à  tour  prodigués  àLareveillère  et  bux  deux 
directeurs  qui,  dans  cette  circonstance,  étaient  d'accord 
aveclui,  et  lesjugements  qu'on  en  a  portés  se  sont  ressentis 
de  l'esprit  qui  les  a  dictés.  Au  nombre  de  ceux  qui  ne 
leur  pardonnent  pas,  tout  d'abord  nous  trouvons  des 
âmes  honnêtes,  si  éprises  de  la  légalité,  qu'elles  n'ad- 
mettent pas  qu'il  se  rencontre  jamais  de  terribles 
extrémités  où  la  force  doive  se  substituer  au  droit.  Pour 
celles  là,  le  coup  d'État  du  18  fructidor  ne  peut  pas  plus 
se  justifier  que  ceux  qui  l'ont  précédé  et  que  ceux  qui 
l'ont  suivi.  Leur  réprobation  est  générale  et  n'admet 
point  d'exception.  D'autres  esprits,  moins  absolus,  con- 
sentiraient à  faire  quelques  concessions  aux  nécessités 
de  la  politique,  mais,  dans  l'espèce,  ils  ne  peuvent  par- 
donner à  la  majorité  d'avoir  proscrit  la  minorité,  et 
surtout  d'avoir  déporté  des  hommes  aussi  partisans  de 
la  liberté  que  Tétaient  Camille  Jordan,  Barbé-Marbois, 
Boissy  d'Anglas.  Beaucoup  enfin,  se  plaçant  à  un  autre 
point  de  vue,  et  n'ayant  point  les  préjugés  d'une  politique 
sentimentale,  proclament  que  c'est  non  seulement  un 
droit,  mais  un  devoir  pour  tout  pouvoir  attaqué  par  des 
intrigues,  de  savoir  se  défendre,  et,  moins  scrupuleux 
sur  les  moyens  d'action,  ils  lui  accordent  volontiers 
l'emploi  de  la  force  quand  la  loi  est  impuissante  à  le 
protéger.  Telle  était  à  leurs  yeux  la  position  du  Direc- 
toire au  18  fructidor.  Ils  soutiennent  d'ailleurs  que  les 


LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX  365 

mesures  qu'il  prit  alors  n'eurent  rien  d'excessif  et  qu'elles 
sauvèrent  la  France  de  la  guerre  civile.  Ils  ne  doutent 
pas  que,  unis  pour  renverser,  les  royalistes  et  les  consti- 
tutionnels n'eussent  pas  manqué  de  se  diviser  le  lende- 
main de  la  victoire  ;  que  la  nation,  dans  ce  moment,  n'eût 
point  accepté  une  restauration  monarchique,  à  laquelle 
Pichegru  et  les  émigrés  travaillaient  de  concert  ;  que 
l'armée  et  les  faubourgs  ne  se  fussent  jetés  sur  ses  im- 
prudents amis  ;  et  que  les  jours  de  la  terreur  n'eussent 
de  nouveau  ensanglanté  la  France.  Quoi  qu'il  en  soit  de 
cette  divergence  dans  ces  appréciations,  la  participation 
de  Lareveillère-Lépeaux  au  coup  d'État  du  18  fructidor 
fut  exempte  de  tout  sentiment  d'ambition  personnelle  et 
de  tout  sentiment  de  haine.  Il  crut  remplir  un  devoir,  la 
postérité  en  jugera. 

Les  factions  vaincues  se  résignent  difficilement  et 
ne  pardonnent  guère.  Le  Directoire  avait  eu  à  combattre 
les  Jacobins,  les  royalistes,  les  constitutionnels  ;  il  avait 
donc  amassé  sur  sa  tête  la  colère  de  tous  les  partis.  II 
n'y  a  pas  de  mobile  plus  puissant  pour  rapprocher  les 
hommes  d'opinions  opposées,  que  le  sentiment  com- 
mun de  la  haine  et  de  la  vengeance.  Il  ne  faut  donc  pas 
s'étonner  si  une  coalition  se  forma  de  nouveau  pour  le 
renverser.  D'ailleurs,  dans  les  temps  de  révolution,  par 
le  fait  seul  du  jeu  des  institutions,  il  ne  faut  pas  être 
longtemps  au  pouvoir  pour  accumuler  contre  soi  bien 
des  inimitiés.  Or  le  Directoire  comptait  déjà  trois  ans 
d'existence. 

Lareveillère-Lépeaux,  en  particulier,  avait  soulevé 
contre  son  austère  probité  toutes  les  passions  cupides 
et  tous  les  instincts  pervers.  Barras  n'avait  pas  pu  vivre 


366  BIOGRAPHIES  VENDÉE  NNES 

bien  longtemps  en  bonne  intelligence  avec  un  collègue 
dont  la  vie  simple  et  modeste  faisait  un  contraste"  si 
frappant  avec  la  sienne.  Du  sein  de  ses  orgies  nocturnes 
il  ne  lui  épargnait  ni  le  sarcasme,  ni  la  calomnie.  C'était 
à  lui  principalement  qu'il  imputait  les  revers  de  nos 
armées,  l'état  malheureux  de  nos  finances,  et  jusqu'aux 
pouvoirs  extraordinaires  accordés  au  Directoire  par  les 
Conseils,  le  lendemain  du  18  Fructidor,  pouvoirs  mainte- 
nant excessifs  au  dire  de  ces  Conseils. 

De  telles  accusations  trouvaient  de  l'écho  parmi  les 
mécontents  de  tous  les  partis,  et  le  nouveau  directeur 
Sieyès  était  loin  de  les  repousser.  Les  élections  de  l'an 
VII  n'avaient  point  modifié  dans  un  sens  favorable  au 
Directoire  la  composition  du  conseil  des  Cinq-Cents; 
enfin^  la  nomination  de  Treilhard  qui,  avec  Merlin  de 
Douai  et  Lareveillère-Lépeaux,  aurait  formé  la  majorité 
du  Directoire,  avait  été  annulée  sous  un  vain  prétexte. 
Lareveillère  qui  n'était  entré  au  Directoire  qu'avec  une 
extrême  répugnance  et  dont  les  goûts  étaient  ailleurs, 
Lareveillère,  voyant  tous  les  partis  conjurés  contre  lui, 
pensait  avec  raison  que  c'était  bien  plutôt  la  République 
que  sa  personne  qu'ils  attaquaient,  et  se  montrait  en 
conséquence  très  résolu  à  braver  leurs  clameurs.  Il  alla 
trouver  Treilhard  et  l'engagea  à  faire  tête  à  l'orage  ; 
mais  Treilhard  ne  voulut  pas  suivre  son  conseil  et 
envoya  sa  démission  aux  Cinq-Cents.  Resté  seul  avec 
Merlin,  il  était  bien  décidé  à  résister  encore.  Ni  les 
conseils  doucereux  de  Sieyès,  ni  la  voix  amie  de 
Rergoend,  ni  surtout  les  gros  mots  de  Rarras  ne  purent 
l'émouvoir.  Comme  après  une  vive  altercation  ce  dernier 
s'écriait  :   «  Eh  bien  !  c'en  est  fait,    les  sabres  sont 


LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX  367 

levés  !  —  Misérable,  répondit  Lareveillère,  que  parles- 
tu  de  sabres,  il  n'y  a  ici  que  des  couteaux,  et  ils  sont 
dirigés  contre  des  hommes  irréprochables  que  vous 
voulez  égorger,  ne  pouvant  les  entraîner  à  une  faibles- 
se. »  Impassible  devant  les  menaces,  il  repoussait  avec 
hauteur  la  démarche  maladroite  d'une  députation  des 
deux  Conseils,  qui,  avec  tous  les  dehors  de  la  modération, 
venait  lui  promettre  que,  dans  le  cas  où  lui  et  son 
collègue  Merlin  consentiraient  à  se  retirer,  ils  ne 
seraient  pas  mis  en  accusation.  S'il  céda  à  la  fin 
devant  l'insistance  qu'y  mirent  ses  amis,  ce  fut  parce 
que  ceux-ci  cherchèrent  à  lui  faire  comprendre  qu'il 
devait  sa  démission  à  la  tranquillité  de  la  République. 
Il  ne  voulait  pas  qu'on  pût  le  soupçonner  jamais  d'avoir 
conservé  le  pouvoir  dans  un  intérêt  personnel.  En  s'en 
éloignant,  il  était  bien  loin  de  faire  un  sacrifice,  mais  il 
s'accusait  de  faiblesse,  car  il  restait  convaincu  que  ses 
ennemis  étaient  ceux  de  la  constitution. 

Il  sortit  du  Directoire  plus  pauvre  qu'il  n'y  était  entré, 
refusant  les  cent  mille  francs  qui  lui  appartenaient 
comme  membre  sortant,  refusant  la  retenue  sur  ses 
appointements  à  laquelle  il  avait  droit,  et  jusqu'à  la 
voiture  qu'il  était  d'usage  d'offrir  au  directeur,  à  sa 
sortie  du  Luxembourg.  Bien  différent  de  son  collègue 
Barras  qui  s'enrichissait  des  dons  qu'on  lui  faisait  de 
toutes  parts,  pour  avoir  son  appui  au  sein  du  Directoire, 
il  n'avait  pas  voulu,  quelque  temps  auparavant, 
accepter  les  cadeaux  désintéressés  du  président  de  la 
République  cisalpine.  De  son  long  passage  au  pouvoir, 
il  n'emporta  qu'une  chose,  l'estime  des  honnêtes  gens  de 
tous  les  partis.  Tels  étaient  les  scrupules  un  peu  exagé- 


368  BIOGRAPHIES  VENDMENXES 

rés  de  sa  conscience,  qu'il  ne  croyait  même  pas  qu'il  lui 
fût  permis  de  faire  des  économies  sur  le  traitement 
qu'il  recevait  comme  directeur.  Aussi,  n'ayant  point  les 
goûts  de  la  dépense  pour  ses  besoins  personnels,  il  avait 
un  salon  ouvert  et  y  recevait  la  société  honnête  et  polie 
de  la  capitale.  Chez  lui,  l'on  n'entendait  point  les 
accords  d'une  musique  énervant'%  l'or  n'y  brillait  point 
sur  les  tapis  verts,  la  danse  môme  y  était  interdite  ;  en 
revanche,  on  y  rencontrait  des  savants,  des  hommes 
de  leltres,  des  artistes.  On  s'y  livrait  aux  charmes  d'une 
conversation  instructive  -,  on  parlait  politique,  morale, 
science  et  littérature.  Tout  le  monde  était  reçu  par  les 
maîtres  de  la  maison  sur  le  pied  d'une  parfaite  égalité. 
C'était  un  salon  d'Athènes  transporté  à  Paris. 

S'il  ne  s'agissait  pas  d'un  magistrat  dont  les  senti- 
ments de  modération  sont  bien  connus,  je  dirais  qu'il 
faut  que  M.  Bougler  soit  animé  d'un  grand  esprit  de  déni- 
grement contre  Lareveiilère-Lépeaux,pourtrouver  dans 
ses  réceptions  matière  à  raillerie.  Il  est  bien  vrai  que  le 
mot  Monsieur  et  Madame  n'y  avait  pas  encore  rem- 
placé l'appellation  républicaine  Citoyen  et  Citoyenne; 
mais  il  me  semble  que  ce  crime  était  d'autant  plus 
pardonnable,  qu'à  cette  époque,  il  en  était  ainsi  presque 
partout,  et  que  plus  tard,  lorsque  les  tendances  aristo- 
cratiques i^ecommençaientà  poindre,  on  écrivait  encore  : 
Aie  citoyen  Bonaparte,  premiey"  consul. 

M.  Bougler  eût-il  préféré  les  salons  de  Barras  où  se 
trouvaient  pêle-mêle  les  agioteurs,  les  tripoteurs  d'af- 
faires, les  fournisseurs  des  armées,  les  journalistes 
achetés,  tout  ce  que  Paris  comptait  d'hommes  déconsi- 
dérés et  corrompus  ;  où  l'on  entendait  ramphylrion  se 


LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX  369 

vanter  avec  des  propos  cyniques  de  ses  exploits  galants 
de  Grosbois,  devant  des  femmes  demi-vêtues  et  qui 
avaient  perdu  l'habitude  de  rougir;  où  enfin  s'étalaient 
partout  le  faste  d'un  luxe  effréné  et  le  scandale  de  la 
débauche  ? 

En  d'autres  circonstances,  M.  Bougler  a  pu  se  mon- 
trer sévère  pour  Lareveillère-Lépeaux  sans  cesser  d'être 
juste  -,  mais  railler  les  délassements  d'esprits  cultivés 
qui  préfèrent  les  entretiens  sérieux  aux  bacchanales 
de  l'orgie,  c'est  à  ne  rien  comprendre  à  une  pareille 
critique. 

Je  ne  ferais  pas  connaître  complètement  Lareveillère- 
Lépeaux  si  je  n'en  parlais  pas  comme  moraliste.  Devant 
la  corruption  du  jour,  la  dépravation  des  mœurs,  la 
crudité  des  conversations  et  l'indécence  de  la  toilette, 
son  honnêteté  et  sa  pudeur  s'étaient  révoltées.  Ce  sen- 
sualisme grossier  lui  était  apparu  comme  un  grand 
malheur  social  et  il  s'était  étudié  à  en  chercher  la  cause 
et  le  remède.  La  femme,  à  ses  yeux,  n'était  pas  restée 
étrangère  à  la  perte  du  sens  moral  et  des  idées  généreu- 
ses. Elle  n'occupait  pas  la  place  à  laquelle  la  nature  l'avait 
appelée  ;  on  en  avait  fait  un  être  brillant  et  frivole,  vivant 
d'intrigues  et  de  désordres,  et  oubliant  dans  ses  habi- 
tudes mondaines  les  devoirs  de  mère  et  d'épouse.  Son 
rôle  ne  répondait  pas  à  l'importance  qu'il  dievat  avoir, 
il  fallait  l'agrandir  et  donner  un  côté  plus  sérieux  à  son 
éducation. 

Le  dirai  je?  bien  que  le  rapprochement  de  ces  deux 

noms  soit  fait   pour  exciter  quelque   étonne  ment,    le 

système  d'éducation   des  femmes,  tel  que  le  comprend 

Lareveillère,  n'est  pas  autre   que  celui  qu'a   développé 

T.  ni  21. 


370  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

avec  un  si  admirable  talent,  dans  le  journal  le  Corres- 
pondant, Mgr  Dupanloup. 

«  La  jeune  fille,  disait  Lareveillère-Lépeaux,  devient 
épouse,  un  jour  elle  sera  mère,  et  quelles  vertus  donnera- 
t-elle  à  ses  enfants,  que  leur  enseignera-t-elle  à  leur 
berceau  si  elle  n'a  rien  lu  de  bon,  rien  appris,  et  si  elle 
n'a  réfléchi  sur  rien  ?  Si  les  seuls  livres  qu'elle  achète 
ou  qu'elle  eniprunte  et  qui  l'amusent  sont  précisément 
de  ceux  qui  faussent  l'esprit,  souillent  le  cœur,  déflorent 
l'âme  ;  de  ceux  qu'il  faudrait  arracher  de  ses  mains  pour 
les  livrer  au  bourreau  et  aux  flammes? 

«  Des  femmes,  continue-t-il,  je  ne  veux  pas  faire  des 
savantes  et  des  prudes,  à  Dieu  ne  plaise  !  et,  sans  adopter 
toutes  les  plaintes  comiques  de  Molière,  je  crois  pour- 
tant à  la  moralité  de  ses  peintures;  je  ne  veux  pas  de 
pédantes  insupportables,  et  je  fuis  comme  la  peste  les 
beaux  esprits  en  cotillon  ;  mais  le  jugement  formé,  la 
raison  exercée  dans  ce  que  ses  facultés  ont  de  plus  noble, 
je  ne  vois  pas  ce  qu'on  y  trouverait  à  reprendre,  ou 
mieux  ce  qu'on  n'aurait  pas  à  y  gagner.  C'est  à  cela  que 
je.  me  borne,  à  cela  que  je  vise  -,  je  veux  non  pas  des  dis- 
coureuses, mais  des  citoyennes  et  de  vraies  femmes, 
sachant  penser,  parler,  écrire,  et  destinées  enfin  à  nour- 
rir, à  retremper  non  moins  l'âme  que  le  corps  de  nos 
enfants,  dans  cet  âge  si  débile  et  si  tendre  qui  entière- 
ment est  confié  à  leurs  soins.  » 

Gomment,  quand  on  parle  de  Lareveillère-Lépeaux, 
ne  rien  dire  de  la  théophilanthropie  dont  il  a  passé 
longtemps  pour  être  le  fondateur  et  le  grand-prêtre  ? 
Quoique  l'histoire  ait  enfin  rétabli  la  vérité  des  faits  à 


LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX  371 

cet  égard,  il  importe  d'entrer  dans  quelques  détails  sur 
cette  société  religieuse  dont  il  ne  fut  pas  même  un 
des  membres  et  qui  ne  le  compta  qu'au  nombre  de  ses 
partisans. 

La  philosophie,  comme  je  crois  l'avoir  déjà  dit,  avait 
fait  d'affreux  ravages  dans  la  foi  de  nos  pères  et  dans 
le  respect  au  culte  catholique.  Mais,  tout  en  détruisant 
les  croyances  aux  dogmes  du  christianisme,  elle  avait 
élevé  le  sentiment  chrétien  plutôt  qu'elle  ne  l'avait 
abaissé.  Ce  sentiment,  quant  à  son  expression,  n'était 
qu'un  déisme  vague  et  mal  défini.  Quelques  cœurs  hon- 
nêtes et  vraiment  philanthropes  voulurent  lui  donner 
une  forme  ;  de  là  naquit  la  théophilanlhropie.  En  dépit 
de  ce  que  l'on  en  a  dit,  ce  n'étaient  ni  des  idiots,  ni  des 
sectaires,  ceux  qui  entreprirent  de  fonder  la  religion 
nouvelle.  On  assure  que  ce  fut  Valentin  Haùy,  frère  du 
célèbre  minéralogiste  de  ce  nom,  qui  forma  la  première 
société  de  théophilanthropes. 

Valentin  Haùy  s'était  voué  de  bonne  heure  à  l'ensei- 
gnement des  jeunes  aveugles.  En  1786,  son  école  comptait 
vingt-quatre  élèves.  Le  lieutenant  de  police  Lenoir  les 
présenta  au  roi  à  Versailles,  et,  par  leur  aptitude  à  cer- 
tains travaux,  ils  firent  l'admiration  de  toute  la  cour. 
La  Révolution  se  montra  très  favorable  à  cette  institu- 
tion, seulement  elle  commit  une  grande  faute  en  réu- 
nissant, dans  le  même  local,  deux  institutions  également 
recommandables,  mais  qui  n'avaient  rien  de  commun 
entre  elles,  celle  des  aveugles  et  celle  des  sourds-muets. 
L'école  des  aveugles  fut  ensuite  transportée  rue  Saint- 
Denis,  dans  la  maison  des  filles  de  Sainte-Catherine.  En 
1800,  nous  la  trouvons  aux  Quinze-Vingts,  toujours  sous 


372  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

la  direction  de  Yalentin  Haùy.  A  celle  occasion  je  de- 
manderai la  permission  de  ci  1er  de  lui  un  mot  charmant 
que  je  n'ai  Irouvè  consigné  nulle  part,  et  que  je  tiens 
de  quelqu'un  qui  en  garantissait  Tauthenticitè  pour 
l'avoir  entendu  de  ses  propres  oreilles,  je  veux  vous 
parler  du  directeur  des  Quinze-Vingts,  en  1829.  Le  pre- 
mier Consul  visitait  un  jour  cet  établissement.  Émer- 
veillé des  connaissances  des  élèves  et  de  l'enseignement 
du  maître,  il  se  tourna  vers  Yalentin  Haùy  et  lui  dit  : 
Les  deux  premiers  bienfaiteurs  de  riiumanité  sont 
Tabbé  de  L'Epée  et  vous,  M.  Haùy.  —  Me  comparer  à 
l'abbé  de  L'Epée  !  s'écria  Haùy,  l'abbé  de  L'Epée  a  fait 
des  âmes,  je  ne  suis  qu'un  fabricant  de  lunettes.  Ce  qui 
n'empêcha  pas  le  directeur  des  Quinze-Vingts  qu'admi- 
rait tant  le  premier  Consul,  de  tomber  un  jour  dans  la 
disgrâce  de  l'empereur.  Après  avoir  ouvert  une  école 
particulière  qui  ne  prospéra  guère,  il  passa  à  l'étranger 
où  il  continua  à  se  livrer  à  l'éducation  des  jeunes 
aveugles. 

A  la  Restauration,  l'institution  des  jeunes  aveugles  fut 
transportée  rue  Saint-Victor,  mais  Valentin  Haùy  qui 
était  arrivé  aux  jours  de  la  vieillesjse  n'en  eut  point  la 
direc  ion. 

Cet  homme  modeste  et  un  autre  h  omme  Kon  moin 
recommandable,  l'étranger  Channing,  furent  les  pre- 
miers apôtres  de  la  thèophilanthropie.  Hs  eurent  des 
disciples,  et  plusieurs  sociétés  de  théophilanlhropes 
s'établirent  à  Paris.  Lareveillère-Lépeauxn'en  fît  jamais 
partie,  n'assista  jamais,  quoi  qu'en  ait  dit  l'abbé  Gré- 
goire, à  leurs  réunions  fort  innocentes  d'ailleurs, 
car   on  n'y   entendait   que   des    exhortations  morales 


LAREVEILLÈRE-LÉPEACX  373 

et  des  chants  religieux.  Une  seule  fois,  sa  lîlle,  dans 
un  sentiment  de  pure  curiosité,  assista  à  une  de 
leurs  cérémonies.  Cette  .histoire,  que  Lareveillère- 
Lèpeaux  entreprit  de  convertir  au  nouveau  dogme 
le  général  Bonaparte,  quoiqu'elle  se  trouve  consi- 
gnée dans  le  Mémorial  de  Sainte-Hélène,  est  de 
toute  fausseté.  Elle  a  été  démentie  de  la  manière  la 
plus  catégorique  par  la  famille  de  Lareveillère.  Quel 
caractère  de  vraisemblance  peut- elle  d'ailleurs  pré- 
senter, quand  à  une  pareille  proposition  le  brillant 
vainqueur  de  l'Italie  avait  cette  réponse  toute  prête  : 
Pourquoi  ne  m.e  donnez-vous  pas  l'exemple  ?  Ce  qu'il  y 
a  seulement  de  vrai,  c'est  que  Lareveillère  était  favo- 
rable à  la  théophilanthropie.  Imbu  des  doctrines  de 
Rousseau,  il  n'admettait  pas  plus  que  l'auteur  d'Emile 
des  vérités  révélées,  et  voulait  tout  soumettre  aux 
lumières  de  la  raison. 

On  pourrait  même  trouver  dans  un  discours  qu'il  pro- 
nonça à  l'Institut,  le  i^^  mai  1797,  quelques  doctrines 
que  les  théophilanthropes  n'auraient  pas  désavouées. 
Mais  il  y  a  loin  de  là  au  pontificat  suprême  qu'on  a 
a  voulu  lui  attribuer.  Les  chefs  de  la  secte  furent  les 
premiers  à  protester  contre  cette  fabuleuse  histoire. 
Quand  après  sa  chute,  quelques-uns  lui  en  faisaient  un 
crime,  ils  affirmèrent,  dans  une  déclaration  qui  fut 
placardée  sur  les  murs  de  Paris,  que  la  chose  était  de 
toute  fausseté,  ajoutant  qu'il  n'avait  rien  fait  pour  l'ins- 
titution ni  pour  les  membres  dont  elle  se  compose.... 
(Voir  V Histoire  des  sectes  religieuses,  par  l'abbé  Gré- 
goire.) 

C'est  parce  qu'ils  avaient  la  prétention  de   tout  sou- 


374  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

mettre  aux  lumières  de  la  raison,  que  les  théophilan- 
thropes, malgré  leurs  vertus  et  leur  ardent  amour  de 
l'humanité,  n'ont  rien  fondé  de  durable  et  qu'ils  n'ont 
réussi  qu'à  vouer  leur  nom  au  ridicule. 

Voulez-vous  un  rapprochement  instructif,  et  qui  prou- 
vera, entre  mille  exemples,  ce  que  peut  encore  de  nos 
jours  le  catholicisme  qu'ils  voulaient  détruire  ? 

Dans  les  premières  années  duXVIIP  siècle,  vivait  dans 
le  diocèse  de  Poitiers  un  pauvre  prêtre  du  nom  de  Grignon 
de  Montfort.  Il  n'avait  ni  la  science,  ni  la  puissance,  ni 
la  richesse  -,  mais  il  possédait  la  foi  qui  soulève  les 
montagnes  et  la  charité  qui  ouvre  les  cœurs.  Les  pauvres 
étaient  pour  lui  l'objet  d'une  prédilection  toute  parti- 
culière, et  leurs  souffrances  ne  trouvaient  jamais  son 
âme  insensible.  Le  désordre  avait  pénétré  dans  l'hôpital 
de  Poitiers  en  même  temps  que  le  manque  de  soins  y 
avait  développé  une  maladie  pestilentielle  dont  les 
ravages  étaient  affreux.  Montfort  vint  se  loger  dans  ce 
foyer  d'infection,  corrigeant  les  abus,  quêtant  par  la 
ville  des  aliments  pour  les  malades,  bravant  les  rebuts 
et  les  plaisanteries  dont  il  était  l'objet.  Dans  les  nom- 
breux voyages  qu'il  faisait  presque  toujours  à  pied,  il 
trouvait  partout  la  misère,  la  maladie,  le  dénûment. 
Loin  d'en  détourner  la  tête  comme  beaucoup  d'autres,  il 
fit  un  appel  à  toutes  les  âmes  secourables  et  à  tous  les 
cœurs  compatissants.  A  sa  voix,  quelques  saintes  filles  se 
réunirent,  il  leur  donna  une  règle,  et  la  congrégation 
des  filles  de  la  Sagesse  fut  fondée.  Il  écrivait  à  la  supé- 
rieure :  «  C'est  vous,  ma  fille,  que  Dieu  a  choisie  pour 
être  à  la  tête  de  cette  petite  communauté  qui  ne  fait 
encore  que  de  naître.  Dans  la  lettre  que  je  vous  ai  écrite 


LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX  375 

en  commun,  je  n'ai  fait  que  vous  signifier,  en  vous  nom- 
mant la  mère  supérieure,  que  c'est  la  volonté  de  Dieu 
qui  l'a  voulu  ainsi.  Il  vous  faut  beaucoup  de  fermeté, 
mais  la  douceur  doit  l'emporter  sur  tout  le  reste.  Voyez, 
ma  fille,  voyez  cette  poule  qui  a  sous  ses  ailes  ses  petits 
poussins,  avec  quelle  attention  elle  en  prend  soin,  avec 
quelle  bonté  elle  les  affectionne  !  Eb  bien,  c'est  ainsi 
que  vous  devez  faire  et  vous  comporter  avec  toutes  les 
filles  dont  vous  allez  désormais  être  la  mère.  » 

Je  sais  que  de  telles  paroles  appelleront  le  sourire  sur 
bien  des  lèvres  ;  eb  bien  !  que  ceux  qui  dédaignent  la 
semence  regardent  maintenant  la  moisson.  La  congré- 
gation des  filles  de  la  Sagesse  com[)te  aujourd'hui  plus 
de  deux  mille  sept  cents  sœurs,  desservant  les  hôpitaux, 
les  salles  d'asile,  les  bureaux  de  bienfaisance  ;  rien  ne 
les  rebute,  ni  la  contagion  de  la  maladie,  ni  la  fétidité 
des  plaips,  ni  l'ulcère  de  la  débauche  :  les  anges 
soignent  les  démons.  C'est  le  sublime  de  la  charité  telle 
que  la  conçoit  un  de  nos  évêques  les  plus  éloquents. 
Toujours  prêtes  ;  au  premier  signal  elles  partent  pour 
passer  la  frontière,  suivre  nos  armées,  pénétrer  dans  les 
lieux  les  plus  insalubres,  se  porter  partout  où  la  A^oix 
de  la  souffrance  et  de  la  religion  les  appelle.  Et  quand 
elles  meurent,  nulle  inscription  sur  leur  tombe,  une 
simple  croix  de  bois  vient  nous  apprendre  qu'une  âme 
s'est  envolée  au  ciel.  N'est-il  pas  vrai  maintenant  que 
les  fondateurs  de  pareilles  congrégations  valent  bien  les 
utopistes  et  les  ravageurs  de  la  terre? 

La  rancune  des  partis  suivit  Lareveillère-Lépeaux 
jusque  dans  sa  retraite.  Lui,  naguère  si  populaire  que 
pour  entrer  au  Directoire  il  avait  obtenu  l'unanimité 


376  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

des  suffrages  moins  deux  voix,  se  vit  forcé  de  répondre, 
devant  le  conseil  des  Cincx-Gents,  à  une  demande  de 
mise  en  accusation.  Ces  retours  de  l'opinion  sont 
communs  dans  tous  les  temps,  nous  devons  y  être  pré- 
parés et  ne  pas  nous  en  émouvoir.  Lareveillère  parut 
devant  le  Conseil  avec  le  calme  de  la  conscience  et  la 
fermeté  de  la  vertu  -,  il  n'eut  point  recours  à  ces  précau- 
tions oratoires  qu'emploie  d'ordinaire  la  défense  pour 
se  concilier  la  bienveillance  des  juges  ^  loin  de  chercher 
à  se  disculper  de  ses  actes,  il  les  avoua  hautement  et 
s'en  glorifia.  Il  aurait  pu  faire  retomber  sur  quelques- 
uns  de  ses  collègues  la  responsabilité  de  mesures  qu'il 
n'avait  pas  approuvées;  il  n'en  eut  pas  la  pensée,  il  ne 
parla,  d'eux  que  pour  en  faire  l'éloge  ;  et  c'est  avec  une 
fermeté  un  peu  hautaine  qu'il  prononça  ces  paroles  qui 
étaient  bien  dignes  d'être  gravées  sur  son  bu^te  :  Dans 
aucune  circonstance  de  ma  vie  je  ne  plierai  mon  lan- 
gage et  mes  actions  au  gré  des  partis,  ni  pour  obtenir 
leurs  faveurs,  ni  pour  sauver  ma  tête. 

Nous  avons  vu,  de  nos  jours,  assez  d'accusations 
monstrueuses  et  absurdes  contre  les  pouvoirs  déchus, 
pour  ne  pas  nous  étonner  de  celles  qui  furent  dirigées 
contre  Lareveillère -Lépeaux,  Merlin  et  Rewbel,  contre 
ces  monstres  de  iiHumvirs^  comme  on  les  appelait. 
Entre  autres  énormités,  leurs  ennemis  prétendaient 
qu'ils  avaient  voulu  déporter  et  faire  périr  dans  les 
sables  du  désert  le  vainqueur  de  l'Italie  avec  quarante 
mille  Français,  tandis  que  tout  le  monde  savait  que 
c'était  Bonaparte  qui  avait  provoqué  l'expédition 
d'Egypte.  Dans  sa  réponse,  Lareveillère  fit  entendre  ces 
mots  prophétiques  qui  le  lendemain  allaient  être  une 


LAREVEILLERE-LÉPEAUX  377 

réalité  :  «  Dans  quelque  temps,  peut-être,  ceux-là  qui 
voudraient  nous  traîner  à  réchafaucl,  pour  la  prétendue 
déportation  de  Bonaparte  et  de  quarante  mille  Français, 
seront  les  premiers  adulateurs  du  vainqueur  de  la 
Syrie.  »  Puis,  quittant  le  ton  de  la  défense  pour  prendre 
celui  de  l'accusation  :  <(  J'entends,  dit-il,  qu'on  nous 
objecte  presque  de  toute  part  que  nous  devions  faire 
punir  les  dilapidateurs.  Parmi  ce  nombreux  concert  de 
voix  ,  dont  sans  doute  plusieurs  s'élèvent  pour  le  salut 
de  la  patrie,  n'en  distinguai-je  pas  quelques-unes  qui 
ne  poussent  des  clameurs  si  hautes  que  pour  étouffer  les 
cris  d'une  conscience  qui  n'est  pas  intacte,  ou  pour  se 
féliciter  de  nous  avoir  mis  dans  l'impuissance  de 
démontrer  juridiquement  une  immoralité  dont  nous 
avions  la  conviction  intime. 

Vivement  défendus  par  leurs  amis  dans  un  comité  qui, 
pendant  trois  jours,  resta  continuellement  en  séance, 
les  anciens  directeurs  furent  renvoyés  de  la  plainte  qui 
avait  été  portée  contre  eux. 

Rentré  dans  la  vie  privée,  Lareveillère  ne  chercha 
plus  à  en  sortir.  Pendant  les  longues  années  du  Consulat, 
de  l'Empire  et  celles  de  la  Restauration  qu'il  lui  fut 
donné  de  parcourir,  il  se  tint  à  l'écart,  sans  affecter  des 
airs  de  frondeur,  sans  blâmer  ceux  de  ses  anciens  amis 
qui  se  rapprochaient  du  pouvoir,  mais  aussi  sans 
jamais  dévier  de  ses  principes.  C'est  ainsi  qu'il  préféra 
perdre  sa  place  à  l'Institut,  que  de  prêter  serment  à 
l'Empire.  Le  ministre  de  l'intérieur  lui  avait  écrit, 
de  par  V empereur,  qu'il  eût  à  se  présenter  à  un  jour  et 
à  une  heure  déterminés  pour  remplir  la  formalité  obligée. 
Une   pareille   invitation  était  un  ordre.  Bien  qu'il  le 


r 


378  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

comprît  ainsi,  Lareveillère  n'en  tint  aucun  compte. 
Quand  tous  courbaient  la  tête  devant  la  volonté  du 
souverain,  une  pareille  résistance  devait  être  remar- 
quée. Elle  fit  si  grand  scandale  aux  Tuileries,  que  les 
amis  de  Lareveillère  lui  en  témoignèrent  leur  inquié- 
tude. «  Il  peut  me  briser,  leur  répondit  l'inflexible 
académicien,  car  il  est  fort  et  je  suis  faible  -,  mais  il  est 
une  chose  au-dessus  de  sa  puissance,  c'est  de  me  faire 
plier.  »  Le  ministre  fit  savoir  à  la  section  à  laquelle  il 
appartenait,  que  Lareveillère  ayant  donné  sa  démission, 
il  y  avait  lieu  de  pourvoir  à  son  remplacement.  Mais 
Daunou,  Ginguené,  Camus,  Pastoret,  Quatremère  de 
Quincy  et  quelques  autres  qui  savaient  probablement  à 
quoi  s'en  tenir,  demandèrent  qu'avant  de  prendre  un 
parti,  la  lettre  du  démissionnaire  fût  mise  sous  leurs 
yeux.  La  majorité  passa  outre,  et  à  la  place  de  Lare- 
veillère nomma  l'antiquaire  Visconti. 

Retiré  dans  la  Sologne  où  il  avait  acheté  une  petite  pro- 
priété, Lareveillère  vécut  heureux,  au  sein  de  sa  famille, 
se  livrant  de  nouveau  à  sa  passion  pour  la  botanique,  et 
aussi  à  l'éducation  de  son  fils  auquel  il  apprenait  les  élé- 
ments de  la  langue  latine.  Il  était  quelquefois  visité 
dans  sa  solitude  par  les  amis  qui  lui  étaient  restés  fidèles 
et  en  particulier  parle  poète  Ducis,  nature  indépendante, 
fort  sympathique  à  la  sienne,  dont  on  racontait  une 
boutade  comique.  A  son  retour  d'Italie,  le  général  Bona- 
parte était  venu  habiter  une  petite  maison  de  la  rue 
Ghantereine  où  il  vivait  fort  retiré,  ne  recevant  guère 
que  des  savants  et  des  hommes  de  lettres.  Dans  ses  con- 
versations, il  affectait  un  grand  éloignement  pour  le 
pouvoir  et  les  honneurs,  et  en  fait  dépassions  ne  parais- 


LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX  379 

sait  avoir  que  celle  des  études  sérieuses.  Les  palmes  de 
l'Institut  qu'il  venait  de  recevoir  faisaient  plus  que  suf- 
fire à  son  ambition,  il  ne  demandait  pas  davantage- Ducis 
s'y  laissa  prendre,  et  devint  un  des  familiers  d'une 
maison  dont  les  mœurs  étaient  si  simples  et  les  habitudes 
si  peu  fastueuses.  Mais  lorsqu'il  se  fut  aperçu  du  jeu 
qu'on  y  jouait,  il  en  sortit  avec  plus  d'empressement 
encore  qu'il  n'y  était  entré,  et  comme  le  jeune  général 
déployait  toutes  ses  séductions  pour  l'y  ramener  :  — 
Général,  lui  dit  Ducis,  avez-vous  jamais  été  à  la  chasse 
des  canards  sauvages  ?  et  prévenant  une  réponse  qui  se 
faisait  un  peu  attendre  :  —  Si  vous  y  aviez  été,  vous  sau- 
riez qu'ils  ne  sont  pas  faciles  à  prendre  ;  eh  bien  !  je 
suis  un  vieux  canard  sauvage. 

Ducis  était  un  homme  excellent,  c'est  tout  son  cœur 
que  l'on  trouve  épanché  dans  sa  correspondance  avec 
l'ancien  directeur  devenu  citoj^en  obscur.  En  la  lisant, 
l'àme  se  repose  doucement  de  toutes  les  agitations  qu'il 
nous  a  fallu  traverser  à  la  suite  de  Lareveillère,  avant 
d'arriver  à  son  bonheur  domestique.  C'est  au  fojev  de 
sa  famille  qu'il  faut  nous  transporter  maintenant,  pour 
trouver  dans  le  calme  de  la  retraite  l'heureux  époux  et 
l'heureux  père  dont  la  vie  publique  avait  été  si  tourmentée. 
Ducis  s'y  était  assis  bien  souvent  ;  aussi  ne  pouvons- 
nous  mieux  faire;,  pour  avoir  une  image  complète  de 
Lareveillère,  pour  le  contempler  en  dehors  des  affaires, 
comme  nous  l'avons  vu  au  faîte  des  honneurs,  que  de 
nous  y  transporter  à  notre  tour,  en  transcrivant  de 
courts  passages  des  lettres  que  lui  adressait  l'auteur  de 
VEpître  à  l'amitié.  Ces  quelques  lignes  achèveront  de 


380  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

faire  connaître  ces  deux  natures  si  bien  faites  pour  se 
comprendre  et  s'aimer  : 

((  3  septembre  1806. 

«  Nous  avons,  ma  soeur  et  moi,  mené  une  vie  si  douce,  si 
heureuse,  si  parfaitement  libre,  avec  vous  et  votre  charmante 
famille,  que  si  nous  eussions  apporté  à  la  Rousseliôre  la 
moindre  impression  de  chagrin,  l'air  de  votre  maison  et 
votre  compagnie  nous  auraient  guéris.  J'ai  sous  les  yeux 
et  MmoLépeaux,  et  votre  chère  Clémentine  et  le  petit  Ossian. 
Toutes  ces  douces  images  nous  ramènent  près  de  vous.  Je 
me  promène  dans  1  enceinte  des  souvenirs,  sur  le  bord  des 
eaux,  au  milieu  des  fleurs  et  de  ces  peupliers  chargés  de 
noms  qui  vous  sont  chers.  Je  me  dis  avec  attendrissement  et 
reconnaissance  :  et  moi,  j  y  ai  le  mien  aussi.  Ma  sœur,  de  son 
côté,  ne  peut  parler  sans  émotion  de  nos  bons  hôtes  et  de 
cette  terre  de  calme  et  de  bonheur,  où  elle  s'est  trouvée  tout 
à  coup  si  à  son  aise.  Une  idée  consolante  pour  nous,  c'est  que, 
comme  mari  et  comme  père,  vous  êtes  sûrement  le  plus  heu- 
reux des  hommes,  et  ce  sont  là,  à propremeut parler, les  plus 
précieux  dons  du  ciel.  Tout  ce  que  je  désire  du  fond  de  mon 
cœur,  mon  cher  et  vénérable  ami,  c'est  qu'il  exauce  vos  vœux 
si  simples  et  si  modestes,  que  je  connais  ;  et  que  je  puisse 
voir  votre  âme  satisfaite  sur  le  bonheur  des  chers  objets  de 
votre  affection,  car,  pour  vous,  qu'avez-vous  à  désirer,  puisque 
vous  êtes  si  loin  de  forgueil  et  de  l'ambition?  » 

«  11  septembre  1807. 

«  Je  ne  vous  remercie  pas,  mon  cher  hôte,  de  la  réception 
que  vous  m'avez  faite.  Nous  y  comptions.  Nous  n'avons  eu 
qu'à  en  jouir,  sans  surprise  et  tout  bonnement.  Les  bonnes 
choses  sont  si  simples  !  elles  ne  coûtent  rien.  Voilà  pourquoi 
le  bon  sens  est  si  rare,  et  pourquoi,  dans  les  affaires  des  na- 
tions et  des  empires,  le  point  de  maturité  est  si  difticile  à 
saisir  et  nous  échappes!  souvent 


LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX  381 

«  Gomment  puis-je  vous  aimer  autrement  que  ma  femme, 
mes  enfants,  tout  ce  que  j'ai  eu  de  plus  cher  au  monde  ! 
Adieu,  mon  cher  ami,  tous  les  honnêtes  gens  vous  aimeront. 
Je  me  rappelle  toujours  de  quelle  manière  votre  âme  a  tou- 
ché la  mienne.  » 

«28  juillet  1810. 

((  Vous  avez  donc  songé,  très  cher  ami,  dans  notre  pauvre 
et  bonne  Savoie  qui  est  ma  véritable  patrie,  le  lieu  de  nais- 
sance de  mon  père  et  de  tous  mes  ancêtres.  Saint  Paul  disait 
de  lui  :  Hœbreiis  ex  Hœbrœis  ,•  et  moi,  je  dis  de  moi  :  Allo- 
hrox  ex  AUGbrogibîcs.  Le  haut  Mont-Blanc  a  couvert  nos 
humbles. berceaux  de  sa  taille  gigantesque,  il  me  semble  qu'il 
existe  dans  mon  âme  des  souvenirs  confus  et  égarés  d'une 
nature  sauvage  et  bonne,  et  que  toutes  ces  montagnes  et 
moi  nous  sommes  de  connaissance.  Je  né  doute  pas,  mon 
cher  et  excellent  ami,  que,  dans  la  Vendée  qui  vous  a  vus 
naître,  s'il  m'eût  été  permis  d'y  voyager,  je  iVj  eusse  ren- 
contré votre  âme  et  votre  caractère.  J'y  aurais  remarqué 
vos  mœurs  et  votre  courage  sans  faste  et  .inébranlable  et  la 
mélancolique  et  profonde  sensibilité  de  Mme  Lareveillère  qui 
est  le  trait  principal  de  physionomie  dans  votre  famille.  Il  y 
a  de  cela  dans  la  mienne.  » 

Dès  l'année  1805,  il  avait  écrit  à  un  homme  fait  pour 
le  comprendre,  à  Népomucène  Lemercier  : 

»  L'hôte  de  la  Rousselière  qui  me  donne  le  pain  et  le  sel 
vous  connaît  et  vous  estime.  J'ai  eu  le  plaisir  de  lui  parler 
de  vous.  Son  portrait,  par  notre  ami  commun,  est  ici.  Il  l'a 
peint  assis,  tranquille,  rêvant  en  botaniste  sur  une  fleur  que 
lui  a  donnée  sa  femme.  Cette  fleur,  petite  et  charmante,  a  un 
nom  allemand  qui  signifie  ne  7}i' oubliez  pas. 

«  J'ai  sous  les  yeux,  dans  cette  famille,  les  mœurs  d'Isaac 
et  de  Jacob     u  une  vie  de  Plutarque.  » 


382  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

Le  portrait  en  question,  peint  par  Gérard  (les  fleurs 
sont  de  Van  Spaendonk),  a  été  donné  au  musée  d'Angers 
par  M.  Ossian  Lareveillère. 

Pendant  six  ans  qu'il  habita  la  Sologne,  Lareveillère 
n'eut  rien  à  envier  à  personne,  car  il  trouvait  dans 
l'éducation  de  sa  famille,  dans  l'étude  de  la  nature  et  le 
commerce  d'une  amitié  sûre,  les  plus  grands  biens  qu'il 
soit  donné  a  Thomme  de  posséder,  les  jouissances  du 
cœur  et  celles  de  l'esprit. 

Obligé  de  retourner  à  Paris  pour  compléter  l'éduca- 
tion de  son  fils,  il  se  logea  près  du  Jardin  des  Plantes,  et 
renoua  avec  la  famille  Thouin  des  relations  que  son 
absence  avait  pu  seule  interrompre.  Recherché  par  ses 
anciens  amis  qui  s'empressaient  autour  de  lui,  il  fuj'ait 
le  monde  et  partageait  son  temps  entre  eux  et  ses  études 
favorites  ;  évitant  par-dessus  tout  d'appeler  l'attention 
sur  sa  personne.  Nous  avons   tous   connu  dans  notre 
jeunesse  le  professeur  Andrieux,  ce  lecteur  incompa- 
rable dont  la  voix  était  éteinte  et  que  l'on  entendait  si 
bien  à  force  de  l'écouter.  Lareveillère-Lépeaux  se  glis- 
sait quelquefois  parmi   ses    auditeurs    du    collège  de 
France.  Il  arriva  un  jour,  je   ne   sais  à   quel  propos, 
qu' Andrieux  prononça  quelques  mots  qui  révélèrent  sa 
présence  -,  il  y  eut  un  mouvement  dans  toute  la  salle, 
pour  saluer  ce  modèle  des  vertus  antiques.  Mais  Lare- 
veillère qui,  comme  Phocion,  n'aimait  pas  les  applau- 
dissements, s'empressa  de  s'esquiver,  pour  se  dérober  à 
l'ovation  dont  il  craignait  d'être  l'objet. 

Ses  souvenirs  le  rappelaient  souvent  aux  lieux  où  il 
.avait  passé  les  jours  heureux  de  sa  jeunesse.  La  Vendée, 


LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX  383 

cette  terre,  hier  encore  en  proie  aux  plus  affreuses  dis- 
cordes civiles,  était  calme  maintenant,  et,  phéno- 
mène unique  dans  l'histoire  des  peuples,  les  passions 
politiques  s'y  étaient  éteintes  avec  le  dernier  coup 
de  canon.  Lareveillère  y  fit  plusieurs  voyages  et  fut 
accueilli  par  ses  anciens  voisins,  comme  s'il  eût  été 
le  défenseur  de  l'autel  et  du  trône. 

Le  mariage  de  sa  fille  avec  un  homme  qu'il  aimait 
depuis  longtemps  avait  comblé  tous  ses  vœux,  mais, 
au  moment  de  la  séparation,  il  y  eut  dans  le  cœur  des 
parents  de  tels  déchirements,  que,  quelque  temps  après, 
leur  gendre  les  ayant  pressés  de  partager  sa  maison,  ils 
s'empressèrent  d'accepter  cette  offre.  Leur  vie  en 
commun  ne  fut  pas  de  longue  durée  ;  le  village  Domont 
où  habitait  la  famille  ayant  été  occupé  par  les  étrangers 
qui  avaient  envahi  la  France,  Lareveillère  fut  forcé  de 
se  réfugier  à  Paris. 

La  Restauration  ne  comprit  point  son  nom  dans  les 
exceptions  à  la  loi  d'amnistie,  et  les  événements 
politiques  qui  s'accomplirent  ne  troublèrent  point  les 
dernières  années  de  sa  vie. 

Devenue  veuve  en  1821,  sa  fille  revint  habiter  avec 
ses  parents  qui  demeuraient  aloi-s  rue  de  Gondé.  Lare- 
veillère était  vieux;  il  se  promenait  pourtant  chaque 
jour  dans  le  jardin  du  Luxembourg,  dont  jadis  il  avait, 
comme  directeur,  habité  le  palais.  Il  s'éteignit  le  27 
mars  1824,  à  l'âge  de  soixante-dix  ans  passés.  Sa  veuve 
lui  survécut  quinze  ans,  et  sa  petite-fille,  restée  orphe- 
line à  douze  ans,  épousâtes  tatuaire  David,  d'Angers. 

Lareveillère-Lépeaux    a   laissé  quelques  écrits    de 


384  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

morale  et  de  philosophie  qui  n'ont  pas  été  publiés,  et  un 
travail  sur  le  département  de  la  Vendée,  dont  il  donna 
lecture  à  la  section  des  sciences  morales  et  politiques 
de  l'Institut  en  Tan  XL  Dans  les  Mémoires  de  V Académie 
celtique,  on  en  trouve  un  extrait  que  les  amateurs  de 
linguistique  ne  liront  pas  sans  intérêt.  Beaucoup  d'èru- 
dits  pensent  que  les  divers  patois  qui  se  partagent 
l'ancien  empire  des  Gaules  conservent  des  fragments 
plus  ou  moins  altérés  de  la  langue  celtique.  Lareveillère 
en  rencontre  des  traces  dans  les  différents  idiomes  du 
patois  vendéen.  Après  avoir  réfuté  cette  assez  singulière 
assertion  de  Dreux  du  Radier,  prétendant  que  la  langue 
espagnole  et  la  langue  italienne  sont  d'origine  poitevine, 
Lareveillère  s'attache  à  démontrer,  contrairement  encore 
à  l'opinion  de  l'auteur  de  la  BiUioilièque  Msiorique  et 
critique  du  Poitou,  que  la  langue  romane  du  Nord  n'a 
pas  dû  s'arrêter  aux  bords  de  la  Loire,  puisque,  s'il 
existe  dans  notre  patois  quelques  mots  appartenant  à 
la  langue  d'Oc,  il  y  en  a  bien  plus  qui  dérivent  de  la 
langue  d'Oïl.  Il  donne  ensuite  une  grammaire  de  ce 
patois,  trois  chansons  qui  lui  appartiennent,  dont  deux 
se  chantent  encore  de  nos  jours,  et  termine  par  un 
glossaire  vendéen. 

Lareveillère  a  également  publié  sa  réponse  aux 
dénonciations  portées  contre  lui  et  ses  anciens  collègues. 
Mais  son  oeuvre  la  plus  considérable  a  pour  titre  : 
Mémoires  de  ma  vie  politique  et  iirivée.  Ces  Mémoires 
n'ont  point  vu  le  jour.  Une  m'a  point  été  donné,  comme 
j'avais  eu  quelque  raison  de  l'espérer,  d'en  prendre 
connaissance,  mais  aux  yeux  d'un  juge  bien  autrement 
compétent  que  moi,  M.  Thiers,  ils  offrent  un   grand  in- 


LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX  385 

térèt.  Espérons  que  les  circonstances  qui  en  ont  reculé 
la  publication  ne  tarderont  pas  à  disparaître  \ 

Après  en  avoir  fait  une  étude  attentive,  je  me  suis 
efforcé  de  rendre  à  la  phj^sionomie  de  Lareveillère- 
Lépeaux,  altérée  par  l'esprit  de  parti,  les  traits  qui  lui 
appartiennent.  Si  cette  image  est  fidèle,  j'espère  qu'on  y 
reconnaîtra  des  vertus,  en  tout  temps  peu  communes, 
aujourd'hui  plus  rares  que  jamais,  le  courage  civil,  le 
caractère,  les  principes.  On  peut  contester  sans  doute 
qu'il  possédât  toutes  les  qualités  de  l'homme  d'Etat, 
mais  on  ne  peut  pas  nier  qu'il  eût  toutes  celles  du 
citoj^en.  Tel  il  avait  été  sous  la  République,  tel  y  fut 
sous  l'empire,  tel  sous  la  restauration,  c'est-à-dire 
inébranlable  dans  sa  conduite  politique,  honnête,  désin- 
téressé, nullement  ambitieux,  préférant  à  tous  les  biens 
de  la  terre,  l'honneur  et  l'indépendance. 


*  .J'ai  déjà  dit  qu'ils  avaient  été  imprimés,  mais  que  le  public  n'en 
avait  pas  eu  connaissance.  Toutes  les  démarclies  que  j'ai  faites  pour 
me  les  procurer  ont  été  inutiles.  Je  l'ai  d'autant  plus  regretté  que 
j'aurais  certainement  pu  en  détacher  des  pages  bien  intéressantes. 
On  en  jugera  par  les  lignes  suivantes,  que  j'emprunte  au  livre  de 
M.  Faure  :  Récits  et  confidences  sur  un  vieux j^alais  :  Le  Luxe rnhourg 
(1700-1882).  FlxLS  heureux  que  nous,  l'auteur  a  eu  entre  les  mains  les 
mémoires  de  Lareveillère-Lépeaux  dont  il  a  reproduit  ce  passage  ; 

u  Un  jour  (c'était  vers  la  fin  de  l'Assemblée  constituante),  j'eus  une 
surprise  en  arrivant  à  Paris.  Un  riche  menuisier,  appelé  Duplay,  vint 
m'inviter  à  dîner,  et  passa  la  journée  avec  ma  femme  et  mes  enfants 
dans  une  maison  qu'il  possédait  aux  Champs-Elysées.  J'acceptai  et 
trouvai  réunis  les  membres  de  la  famille  Duplay,  qui  étaient  sa  femme, 
ses  filles  et  son  fils,  tous  bonnes  gens,  mais  exaltés,  puis  les  convives, 
Petion,  Robespierre,  Gérard  de  Pouzol.  Les  Duplay  furent  aimables 
pour  nous,  et  je  retournai  les  voir  rue  Saint-Honoré. 

«  J'y  allai  un  matin  et  fus  introduit  dans  le  salon,  auquel  attenait 
un  petit    cabinet  dont  la  porte  restait  ouverte.  Que  vis-je,  en  entrant  ? 

T.  ni  22 


386  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

Pendant  que  le  philosophe  Volney,  son  ancien  collè- 
gue de  la  députation  de  Maine-et-Loire,  ne  dédaignait 
pas  d'ajouter  à  sa  superbe  devise  :  Posside  animam 
iuam,  la  possession  d'autres  biens  plus  palpables,  et,  se 
reposant  mollement  de  l'austérité  de  ses  anciens  princi- 
pes dans  un  fauteuil  de  sénateur,  encaissait  avec  une  scru- 
puleuse exactitude  les  trente-six  mille  francs  attachés 
à  sa  place,  montrant  en  toute  occasion  un  tel  goût  pour 
l'épargne,  que  son  économie  touchait  à  l'avarice,  Lare- 
veillère  répondait  à  l'offre  d'une  pension  de  dix  mille 
francs  que  lui  faisait  l'Empereur  :  «  J'aime  mieux  doter 
ma  fille  et  élever  mon  fils  du  fruit  de  mes  privations  que 
de  celui   de  mon  déshonneur.  »  Je  n'ai  pas  l'honneur  de 


Robespierre  qui  s'était  impatronisé  dans  la  maison,  où  il  recevait  des 
hommages  tels  qu'on  en  rend  à  une  divinité.  Le  petit  cabinet  lui  était 
consacré.  Son  buste  y  était  enchâssé  avec  des  ornements,  des  vers, 
des  devises...  Le  salon  était  garni  de  petits  bustes  en  terre  bien  cuite, 
tapissé  de  portraits  du  grand  homme...  Lui-même,  peigné  et  poudré 
vêtu  d'une  robe  de  chambre  des  plus  propres,  s'étalait  dans  un  grand, 
fauteuil  devant  une  table  chargée  des  plus  beaux  fruits,  de  beurre  frais, 
de  lait  pur  et  de  café  embaumé.  Toute  la  famille  Duplay,  père,  mère 
et  enfants,  cherchait  à  deviner  ses  désirs,  à  les  prévenir. 

u  Le  dieu  daigna  me  sourire  et  me  tendit  la  main.  La  porte  du 
salon  était  vitrée,  les  adorateurs,  depuis  l'entrée  de  la  cour  jusqu'à 
cette  porte,  s'avançaient  avec  lenteur  et  respect,  et  n'entraient  dans 
le  salon  que  lorsqu'un  signe  de  tête  de  l'homme  divin,  aperçu  au 
travers  de  la  vitre,  leur  en  donnait  la  permission.  Je  prévis  dès  lors 
toutes  les  lâchetés,  toutes  les  folies,  toutes  les  fureurs  qui  allaient 
déshonor.T  la  plus  belle  des  causes.» 

Si  Lareveillère-Lépeaux  n'a  pas  été,  comme  quelques-uns  l'ont 
prétendu,  le  grand-prêtre  de  la  théophilanthropie,  Robespierre,  comme 
on  le  voit,  non  seulement  a  été  le  souverain  pontife  de  la  déesse 
Raison,  lui-même  a  été  une  idole  devant  laquelle  se  sont  inclinés 
les  adorateurs. 


LAREVEILLÈRE-LÉPEAUX  387 

connaître  M.  Ossian  Lareveillère  \  mais  d'après  ce 
que  je  sais  de  son  caractère,  à  l'opulence  et  au  titre 
de  duc  ou  de  comte  que  son  père  aurait  pu  lui 
laisser,  je  suis  certain  qu'il  préfère  un  héritage  mo- 
deste, mais  sans  taches.  Eh  bien  !  taisons  comme  lui. 
Les  hommes  de  la  trempe  de  Lareveillère  ne  sont  pas 
si  communs,  que  nous  devions,  quand  nous  les  ren- 
controns sur  notre  route,  passer  outre,  sans  nous  incliner 
avec  respect.  Souvenons-nous  des  fautes  de  nos  pères 
pour  n'y  tomber  jamais,  mais  n'oublions  pas  leur  mé- 
moire, car  ils  nous  ont  laissé  de  grands  exemples  à 
suivre,  et  si,  dans  un  siècle  où  domine  le  culte  des 
intérêts  matériels,  il  se  trouve  des  hommes  qui  jettent  à 
ces  grandes  figures  le  dédain  et  le  sarcasme,  protestons 
de  toute  notre  force  contre  leur  ingratitude. 


*  Cette  notice  a  été  écrite  en    1865,  du    vivant  de  M.  Ossian  Lare- 
veillère. 


MANDÉ-CORNEILLE  LAMANDÉ 


INSPECTEUR     GENERAL     DES     PONTS     ET    CHAUSSEES 


Si  la  ville  des  Sables  avait  nn  livre  d'or,  le  nom  de 
François-Laurent  Lamandè  devrait  sj  trouver  inscrit 
en  gros  caractères.  Elle,  si  flère  aujourd'hui  de  la  magni- 
ficence de  ses  quais,  de  son  bassin  à  flot,  de  son  chemin 
de  fer,  de  l'affluence  d'étrangers  que  ses  bains  lai 
attirent,  de  son  port  que  de  récents  travaux  ont  creusé 
et  agrandi,  et  que  des  travaux  prochains  rendront 
encore  plus  sûr  et  plus  vaste,  se  trouva  menacée,  au 
milieu  du  dernier  siècle,  d'une  destruction  complète. 
Au  XVP,  son  commerce  avait  été  si  prospère,  que 
les  protestants  qui  la  pillèrent  ployaient  sous  le  poids 
du  butin  qu'ils  en  emportaient.  Elle  se  releva  bien  vite  de 
ce  désastre.  Quelques  années  après,  grâce  aux  affaires 
que  sa  marine  marchande  faisait  avec  l'Espagne  et  la 
Flandre,  elle  était  redevenue  la  ville  la  plus  riche  du  Poi- 
tou. Mais  il  vint  un  jour  où  elle  eut  à  lutter  contre  un 
T.  III  22. 


390  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

ennemi  plus  terrible  et  plus  implacable  que  Lanoue 
et  Soubise,  que  'es  flottes  de  l'Angleterre  et  de  la  Hol- 
lande, les  flots  de  l'Océan  menacèrent  de  l'engloutir. 
Bâtie  sur  une  langue  de  terre  fort  étroite  dont  une  des 
rives  est  tournée  vers  le  large,  tandis  que  l'autre, 
formant  le  port,  est  tournée  vers  l'intérieur,  elle  était 
protégée,  comme  elle  l'est  encore  de  nos  jours,  d'un 
côté,  par  des  dunes  épaisses  ;  mais  de  l'autre,  sa  plage, 
si  belle  et  si  unie,  n'opposait  aucun  obstacle  au  courroux 
des  flots.  La  ville  n'avait  pour  sa  défense  que  la  main 
de  Dieu,  qui,  s'étendant  vers  la  mer,  lui  avait  ordonné 
de  ne  pas  aller  plus  loin.  Cependant  des  courants 
marins  s'étant  établis  du  côté  où  elle  leur  était  le  plus 
accessible,  ses  jardins  et  une  de  ses  rues  se  trouvèrent 
envahis  par  les  eaux.  «  En  vain,  dit  Bernardin  de  Saint- 
Pierre,  on  avait  essayé  de  la  défendre  par  des  digues, 
des  pieux,  des  murs,  la  ville  voyait  sa  raine  s'avancer 
de  jour  en  jour.  Un  habile  ingénieur  des  ponts  et  chaus- 
sées, Lamandé,  trouva  enfin  le  moyen  de  faire  rendre  à 
la  mer  ce  qu'elle  avait  pris  à  la  terre.  Après  avoir 
observé  que  le  courant  destructeur  venait  frapper  une 
partie  de  la  côte  d'où  il  se  réfléchissait  directement  sur  la 
ville,  il  construisit,  à  l'angle  de  réflexion,  une  digue  qui 
détournait  obliquement  le  courant  de  sa  direction,  de 
sorte  que,  loin  de  dégrader  désormais  la  ville,  il  lui  ren- 
dit en  moins  d'une  année  plus  de  grève  qu'elle  n'en  avait 
perdu.  Ainsi  la  science  d'un  homme  attentif  aux  lois  de 
la  nature  sauva  une  ville  florissante  des  fureurs  de  la 
mer  et  força  les  flots  à  réparer  leurs  propres  dommages, 
non  en  s'opposant  directement  à  leur  violence,  mais  en 
la  détournant  vers  un  autre  objet.  On  ne  peut  opposer 


MANDÉ-CORNEILLE  LAMANDÉ  391 

à  la  nature  que  la  nature  même,  c'est  une  maxime  vraie 
en  politique  et  en  morale  comme  en  physique  *.  » 

Le  travail  de  la  jetée  commencé  en  1767  ne  fut  ache- 
vé qu'en  1775.  Sa  construction  en  maçonnerie  est 
revêtue  de  pierres  de  Saint- Savinien,  à  l'exception  de 
la  tête  qui  est  en  granit.  Sa  longueur  est  de  726  mètres 
et  sa  superficie  offre  une  étendue  de  6,500  mètres  car- 
rés. Créée  pour,  dans  les  gros  temps,  empêcher  les 
vagues  et  les  courants  d'enlever  les  sahles  de  la  crique 
et  de  les  porter  dans  la  passe,  pendant  vingt  ans,  elle 
remplit  parfaitement  son  hut  ;  mais,  en  l'an  YII,  l'in- 
génieur des  Sables  signalait  déjà  à  ses  parements  des 
dégradations  telles  qu'un  grand  nombre  de  blocs  se 
trouvaient  sortis  de  leur  place  d'une  manière  sensible. 
Depuis,  l'ensablement  de  l'entrée  du  port  a  nécessité  de 
nouveaux  travaux. 

La  reconnaissance  des  Sablais  pour  l'habile  ingé- 
nieur fut  en  proportion  du  service  qu'il  avait  rendu  à 
leur  ville.  L'un  d'eux,  M.  Massé  de  la  Rudelière,  ajouta 
aux  récompenses  de  l'Etat,  en  lui  faisant  un  legs  de 
quarante  mille  livres. 

La  Vendée  lui  doit  d'autres  travaux.  Gomme  ingé- 
nieur de  l'Etat,  il  exerça  son  contrôle  sur  la  construc- 
tion de  relier  qui  va  de  Ponthabert  à  la  mer.  Les  Ar- 
chives de  la  Société  du  Marais  en  font  foi  et  contiennent 
plusieurs  de  ses  procès-verbaux. 

Lamandé  s'était  attaché   à   la   Vendée  par  d'autres 


*  Harmonies  de  la  nature,  livre  iv.  Harmonies  terrestres  de  l'eau, 
tome  II,  page  357  de  l'édition  princeps,  publiée  en  1815,  par  Aimé 
Martin.  —  Méquignon  Marvis. 


392  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

liens.  Le  7  septembre  1773,  il  avait  épousé  M^i^  An- 
gélique Jacobsen  de  Noirmoutier .  De  ce  mariage, 
naquit  aux  Sables  d'Olonne,  en  1776,  ua  fils,  digne  héri- 
tier de  son  nom  et  de  sa  science.  C'est  à  lui  que  cette 
notice  est  consacrée. 

Mandé-Corneille  Laraandé  n'était  pas  encore  sorti  de 
la  première  enfance,  lorsque  son  père,  grand  partisan  de 
l'éducation  publique,  songea  à  le  mettre  dans  un  des 
établissements  de  l'Université.  Il  l'envoya,  à  sept  ans,  au 
collège  d'Harcourt,  un  des  plus  anciens  et  des  plus 
célèbres  de  Paris,  pour  y  commencer  ses  études.  Bien 
qu'il  l'eût  placé  loin  de  lui,  il  ne  le  perdait  pas  longtemps 
de  vue,  les  fonctions  qu'il  remplissait  l'appelant  sou- 
vent, à  Paris.  Sous  la  direction  de  maîtres  habiles,  les 
heureuses  dispositions  natives  du  jeune  Lamandé  se 
développèrent  rapidement,  et  les  succès  de  l'enfant 
présagèrent  de  bonne  heure  ce  que  l'homme  seréîit 
un  jour. 

Il  venait  d'atteindre  sa  seizième  année,  lorsque,  en 
présence  des  changements  que .  la  Révolution  opérait 
dans  le  régime  des  collèges,  '^es  parents  se  décidèrent  à 
le  retirer  du  collège  d'Harcourt.  Celte  circonstance  ne 
devait  pas  interrompre  le  cours  de  ses  études.  Le  fils  se 
proposant  de  suivre  la  carrière  que  son  père  parcourait 
si  brillamment,  n  avait  pas  besoin  de  s'éloigner  du  foyer 
domestique,  pour  recevoir  de  savantes  leçons.  Heureux 
qui  peut  trouver  un  tel  maître  !  La  science  ne  se  puise 
pas  seulement  aux  heures  de  l'étude,  dans  la  composition 
d'un  devoir  commandé  ;  ou  aux  heures  de  la  classe, 
pendant  les  explications  du  professeur  :  dans  des  con- 
versations   intimes   et    familières,    alors  surtout    que 


MANDÉ-CORNÉILLE  LAMANDÉ  393 

l'application  s'en  présente  à  chaque  instant  sous  les 
yeux,  elle  s'infiltre  sans  efforts,  et  reste  cVautant  plus 
profondément  gravée  clans  la  mémoire,  qu'il  s'y  mêle  le 
doux  souvenir  de  celui  qui  Ta  donnée.  Yoilà  comment 
les  connaissances  du  père  se  sont  transmises  aux 
enfants  ;  voilà  comment  se  sont  formées,  dans  la  magis- 
trature et  dans  la  science,  d'illustres  familles;  comment 
les  Lamoignon  et  les  Gassini  ont  été,  pendant  quatre 
générations,  les  premiers,  Thonneur  de  la  robe,  les 
seconds,  la  gloire  de  l'Académie. 

L'École  des  ponts  et  chaussées  avait  été  fondée  par 
Trudaine  en  1743.  Confiée  à  un  savant  fort  distingué  qui, 
depuis  sa  création,  n'avait  pas  cessé  de  la  diriger,  elle 
était  devenue  la  pépinière  des  bons  ingénieurs.  Le  jeune 
Lamandé  y  entra  le  23  septembre  1793,  il  avait  alors 
dix-sept  ans.  Mais,  de  quelque  importance  que  fût  l'École 
des  ponts  et  chaussées,  comme  elle  ne  comprenait 
qu'une  branche  des  services  publics,  de  savants  hommes 
songèrent  à  fonder  une  nouvelle  institution  qui  pût 
donner  satisfaction  à  tous  les  besoins.  Garnot,  Prieur  et 
Fourcroy,  comme  membres  de  l'Assemblée  Nationale, 
prirent  l'initiative  des  mesures  législatives  nécessaires 
à  la  création  de  l'École  polytechnique.  Monge  avait 
quitté  le  ministère  de  la  marine,  où  son  passage  n'avait 
pas  jeté  un  grand  éclat,  pour  revenir  entièrement  à  la 
science.  Ge  fut  à  lui  que  fut  confié  le  soin  d'organiser 
le  système  d''études  destiné  à  être  mis  en  pratique.  Il 
pensa  qu'un  enseignement  intermédiaire  entre  les 
professeurs  et  la  masse  des  élèves  pourrait,  en  stimu- 
lant les  émulations,  produire  les  plus  heureux  résultats. 
Le  nombre  des  élèves  s'élevait  à  quatre  cents,  Monge 


394  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

les  divisa  en  vingt  brigades,  chacune  ayant  à  sa  tête 
un  jeune  instructeur.  Il  ne  se  donna  pas  de  repos  que  la 
nouvelle  École  qui,  en  grande  partie,  était  son  œuvre, 
ne  tînt  tout  ce  qu'il  en  avait  promis.  Les  plus  savants 
maîtres  furent  chargés  d'y  donner  des  leçons,  lui-même 
voulut  exercer  les  élèves  sur  l'analyse  et  la  géométrie, 
deux  des  branches  de  la  science  qu'il  avait  cultivées 
avec  prédilection.  Il  apporta  dans  son  enseignement 
toute  l'ardeur  que  donne  l'amour  de  l'étude.  Il  passait 
ses  journées  entières  à  l'Ecole,  ne  s'en  éloignant  que 
lorsque,  avec  la  nuit,  l'heure  du  sommeil  était  venue. 
C'est  ainsi  qu'en  quelques  mois,  l'École  polytechnique 
devint  ce  qu'elle  a  toujours  été  depuis^,  la  source  la 
plus  féconde  et  la  plus  savante  du  génie  civil  et  du  génie 
militaire. 

Corneille  Lamandé  était  sur  le  point  d'obtenir  le 
grade  d'ingénieur;  mais  avant  d'avoir  une  position  dans 
l'Administration  des  ponts  et  chaussées,  il  tenait  à 
acquérir  toutes  les  connaissances  qu'elle  comporte. 
La  renommée  de  la  nouvelle  école,  le  nom  de  ses 
illustres  professeurs  le  séduisirent,  il  voulut  en  faire 
partie.  Admis  après  un  concours,  les  portes  lui  en 
furent  ouvertes  le  3  nivôse  an  III,  et  il  eut  une  position 
qui  n'était  accordée  qu'aux  élèves  d'élite,  le  comman- 
dement d'une  des  brigades.  Ainsi,  il  fut  un  des  premiers 
et  des  plus  brillants  élèves  de  l'école  fondée  par  Monge, 
comme  son  père  avait  été  un  des  premiers  et  des  plus 
brillants  de  celle  fondée  par  Perronnet.  De  l'Ecole 
polytechnique,  il  passa  à  l'École  des  ponts  et  chaussées, 
devenue  l'École  d'application.  Il  y  entra  le  15  nivôse 
an  IV. 


MANDÉ-CORNEILLE  LA.MANDÉ  395 

Le  projet  d'un  pont  biais  en  pierre  avait  été  mis  au 
concours,  Lamandè  obtint  le  premier  prix.  C'est  ainsi 
que  le  jeune  ingénieur  préludait  aux  grands  travaux 
qui  devaient' illustrer  sa  carrière.  L'État  était  redevable 
à  son  père  d'un  projet  pour  la  construction  du  port 
du  Havre.  Non  seulement  il  en  avait  tracé  le  plan, 
il  en  avait  même  commencé  l'exécution  qui  s'était 
toujours  continuée  suivant  ses  dessins.  A  vingt- 
deux  ans,  son  fils  fut  envoyé  pour  continuer  des 
travaux  qui  devenaient  ainsi  une  œuvre  de  famille.  Il  y 
passa  deux  ans,  sous  les  ordres  du  ministre  de  la 
marine,  et  donna  une  telle  idée  de  ses  connaissances  et 
de  son  habileté  pratique,  qu'en  l'an  VIII,  quoiqu'il  n'eût 
que  vingt -quatre  ans,  l'Administration  n'hésita  pas  à 
l'appeler  à  Paris. 

En  attendant  que  l'érection  de  deux  des  plus  grands 
monuments  dont  s'enorgueillit  la  capitale  vînt  recom- 
mander son  nom  à  la  postérité,  Corneille  Lamandè  fut 
chargé  d'un  des  arrondissements  de  la  Seine  et  des 
travaux  d'entretien  des  quais.  Ce  service  comprenait,  en 
outre,  l'entretien  des  ponts  et  de  la  navigation  de  Paris. 
Comme  de  nos  jours,  deux  ingénieurs  lui  avaient 
toujours  été  attachés.  Seul  à  le  remplir,  Lamandè, 
grâce  à  une  activité  peu  commune  et  à  une  étonnante 
facilité  de  travail,  s'acquitta  parfaitement  de  cette  rude 
besogne. 

Le  trouble  qui  existait  dans  les  finances  de  l'État  et 
les  besoins  de  la  guerre  avaient  singulièrement  ralenti 
les  travaux  publics  Non  seulement,  depuis  dix  ans, 
aucune  voie  nouvelle  de  communication  n'avait  été 
créée,  mais  celles  qui  existaient,  les  routes  en  particu- 


396  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

lier,  étaient  dans  nn  tel  état  de  dégradation,  qu'elles 
devenaient  impraticables.Tous  les  soins  que  le  Directoire 
avait  mis  à  réparer  les  ravages  dus  aux  injures  du 
temps  n'avaient  abouti  qu'à  des  efforts  stériles,  les 
fonds  qu'il  y  consacrait  étant  tout  à  fait  insuffisants 
pour  les  besoins  de  ce  service.  Aussitôt  qu'il  fut  à  la  tête 
du  gouvernement,  le  premier  Consul  s'occupa  de 
donner  une  grande  impulsion  à  une  branche  de  l'admi- 
nistration si  utile  et  si  négligée.  Non-Seulement  il  affecta 
une  somme  considérable  à  l'entretien  des  routes,  mais 
il  voulut  qu'à  Paris,  dont  il  songeait  à  faire  la  capitale 
du  monde  entier,  il  fût  exécuté  de  grands  travaux, 
pour  favoriser  son  commerce  et  faciliter  ses  moyens  de 
communication.  En  même  temps  que  la  France  et  la 
Belgique  allaient  être  liées  par  le  canal  Saint-Quentin, 
le  chef  de  l'État  décidait  la  construction  de  trois  nou- 
veaux ponts  sur  la  Seine  :  le  premier,  en  face  du  Jardin 
des  Plantes,  le  second  rattachant  la  Cité  à  l'île  Saint- 
Louis,  le  troisième  conduisant  du  Louvre  à  l'Institut. 
M.  Dumoustier,  alors  ingénieur  en  chef,  chargea 
M.Lamandéde  présenter  un  projet  pour  la  construction 
de  ce  dernier.  Dans  les  premiers  jours  de  l'année  1801, 
le  Conseil  des  ponts  et  chaussées  lui  donna  son  approba- 
tion. 

Le  traité  passé  avec  les  concessionnaires  permet- 
tait d'effectuer  les  travaux  des  ponts,  sans  qu'il  en 
coûtât  un  sou  à  l'État.  Comme  indemnité  de  leurs 
frais,  un  droit  de  péage  leur  était  accordé  pendant 
vingt- cinq  ans.  C'était  la  mise  en  pratique  d'une  taxe 
dont  l'usage,  consacré  en  jAngleterre  depuis  de  longues 
années,  avait  puissamment  contribué  à  la  prospérité  du 


MANDÉ-CORNEILLE  LAMANDÉ  397 

pays.  La  loi  édictée  au  sujet  de  la  construction  de  ces  ponts 
portait  qu'ils  seraient  construits  en  bois  ou  en  pierre. 
Par  mesure  d'économie,  il  avait  été  décidé  qu'ils  le 
seraient  en  bois.  Mais  lorsque  le  premier  Consul  en  fut 
instruit,  il  s'indigna  de  côtte  mesquinerie.  Dédaigneux 
d'un  pont  dont  un  village  se  serait  peut-être  contenté, 
mais  qu'il  trouvait  indigne  de  la  grande  cité,  et  voulant 
qu'un  monument  auquel  on  devait  donner  un  jour  le 
nom  de  sa  plus  gitmde  victoire  eût  plus  de  solidité  et 
présentât  à  l'œil  plus  de  grandeur,  il  ordonna  qu'il  fût 
construit  en  pierre  et  en  fer  coulé.  Lamandé  dut  faire 
de  nouvelles  études,  suivant  ce  sj^stème,  et  la  Compa- 
gnie concessionnaire  obtint  une  prolongation  du  droit 
de  péage.  Si  l'ingénieur  n'était  plus  entravé  par  des 
considérations  d'argent,  cette  décision  lui  créait  des  dif- 
ficultés inattendues.  C'était  pour  lui  un  travail  à  la 
confection  duquel  l'expérience  manquait  complètement. 
Il  pouvait  bien  jeter  les  yeux  sur  l'Angleterre  où  des 
ponts  en  fer  coulé,  celui  de  Broodkarle  et  celui  de 
Wearmouth  près  Sunderland,  avaient  été  érigés,  le 
premier  en  1779,  le  second  en  1796-,  mais  ces  ponts  ne 
pouvaient  pas  lui  servir  de  modèle,  tous  deux  en  effet 
n'avaient  qu'une  seule  arche,  et  le  pont  dont  il  s'agissait 
devant  en  avoir  plusieurs,  il  fallait,  par  un  travail  nou- 
veau, les  relier  entre  elles,  et  construire  des  piles  à  cet 
effet.  Ce  problème,  Lamandé  le  résolut  à  la  satisfaction 
de  tous,  et  le  succès  vint  couronner  son  entreprise.  Mais 
ce  ne  fut  pas  sans  peine  qu'il  triompha  de  toutes  les 
difficultés  qui  se  présentaient.  Chez  nous,  l'art  du  fon- 
deur étant  encore  à  son  enfance,  il  lui  fallut  commencer 
par  former  des  ouvriers  -,  il  dut  encore  faire  usage  de 
T.  III  23 


398  BIOGRAPHIES    VENDÉENNES 

caissons  foncés  que  les  Anglais  avaient  employés,  pour 
la  première  fois,  au  pont  de  Westminster,  recourir 
tous  les  jours  à  des  moyens  inusités  et  à  des  procédés 
peu  connus. 

En  même  temps  qu'il  se  livrait  à  un  travail  qui  eût 
occupé  tous  les  instants  d'un  esprit  moins  fécond  en 
ressources,  Lamandé  exécutait  les  travaux  du  quai 
Desaix  et  projetait  ceux  du  quai  Bonaparte.  La  mort  de 
M.  Dumoustier  arrivée  sur  ces  entrefaites  (7  nivôse 
an  XI)  n'apporta  aucune  interruption  dans  les  construc- 
tions commencées.  Avant  cette  mort,  il  avait  fondé  les 
piles  du  pont  d'Austerlitz,  et  dressé,  pour  ses  abords,  un 
plan  dans  lequel  se  trouvait  comprise  la  gare  à  cons- 
truire, dans  les  fossés  de  l'arsenal  et  du  boulevard,  pa- 
rallèleau  mur  d'escarpe,  tel,  à  peu  de  chose  près,  qu'il  fut 
arrêté  plus  tard,  par  le  décret  impérial  du  25  février  1806. 
Quant  u  pont  en  lui-même,  il  fut  terminé  en  1805,  et 
le  Génie  des  ponts  et  chaussées  put  être  fier  d'une 
œuvre,  nous  ne  dirons  pas  sans  rivale,  mais  à  laquelle 
nulle  n'était  supérieure. 

Nous  empruntons  à  une  plume  plus  compétente  que 
la  nôtre,  à  celle  de  M.  l'ing-énieur  en  chef  Homberg, 
gendre  de  Lamandé,  les  trois  pages  suivantes  sur  la 
construction  du  pont  d'Iéna  : 

«  Le  Conseil  des  ponts  et  chaussées,  dans  sa  séance 
du  24  juin  1806,  donna  son  avis  sur  l'emplacement  et  les 
dimensions  principales  du  pont  à  construire  en  face 
l'École  militaire.  Un  décret  impérial,  reudu  à  Varsovie, 
le  17  janvier  1807,  lui  donna  le  nom  d'Iéna.  Il  avait  déjà 
été  décidé  qu'il  serait  construit  en  fer,  avec  files  et 
culées  en  maçonnerie. 


M ANBÉ- CORNEILLE  LAMANDÉ  399 

«  Ce  fut  le  9  avril  1807,  que  M.  Laniandè   fut  chargé, 
comme  ingénieur  en  chef,  de  la  construction  de  ce  pont. 
La  saison  étant   favorable  aux  travaux,  M.  Lamandé 
s'occupa  de  suite  de  les  conduire  avec  activité,  et,  dès 
le  12  mai  suivant,  il   adressa  au  directeur   général  un 
premier  rapport  dans  lequel  il  proposait  ceux  qu'il 
croyait  possibles  et  convenables  d'exécuter  pendant  la 
campagne.  Ils  le  furent  en  effet.  Le  18  mars  suivant,  il 
envoya  le  projet  d'un  pont  de  cinq  arches  en  fer  fondu 
sur  piles  et  culées  en  maçonnerie  ;  à  ce  projet  était  joint 
un  mémoire  fort  remarquable  dans  lequel  M.  Lamandé 
exposait  les  motifs  qui  l'avaient  dirigé  dans  le  choix  du 
système   de  construction  proposé,  et  comparait  tous  les 
ponts  en  fer  existant  alors  en  Angleterre  et  celui  qu'il 
venait  lui-même  de  construire.  Il  terminait  en  propo- 
sant de   substituer  aux  arches  projetées  des  voûtes  en 
pierres  dures,  offrant,  avec  peu  de  dépenses  de  plus,  plus 
de  solidité  et  moins  de  frais  d'entretien.  Le  27  juillet  de 
la  même  année  (1808),  l'Empereur  rendit  à  Toulouse  un 
décret  par  lequel  il  approuva  le  projet  général  du  pont 
d'Iéna,  rédigé  le  18  mars  précédent,  avec  la  construction 
de  voûtes  en  pierres  dures,  en  remplacement  des  arches 
en  fer  déjà  adoptées.  Le  5  septembre  suivant,  M.  Lamandé 
présenta  le  projet  définitif  tel  qu'il  a  été  exécuté.  Dans 
le  mémoire  qui  s'y  trouvait  joint,  il  rendait  compte 
des  parties  neuves  et  des  changements  à  faire  dans  celles 
conservées.  Une   grave    difficulté  s'élevait,   c'était  de 
relier  la  nouvelle  maçonnerie  à  faire  pour  augmenter  la 
dimension  des  culées  avec  celles  déjà  exécutées.  Les 
moyensingénieux  que  M.  Lamandé  proposa  conciliaient, 
autant  que  possible,  l'économie  dans  la  construction 


400  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

avec  la  pi  as  grande  solidité.  Près  de  huit  cents  ouvriers 
y  étaient  employés  à  la  fois.  Non  seulement  ces  travaux 
devaient  donner  à  la  France  un  des  beaux  monuments 
qu'elle  possède,  ils  devaient  encore  faire  avancer  l'art 
de  l'ingénieur.  Ainsi  de  nombreuses  expériences  furent 
faites  sur  de  nouvelles  machines  à  épuiser,  sur  le  bat- 
tage des  pieux,  sur  la  composition  des  mortiers,  ciments 
et  bétons.  C'est  dans  les  chantiers  du  pont  d'Iéna  qu'on 
a  commencé  à  fabriquer  la  chaux  artificielle  hydraulique 
em.ployèe  depuis  dans  un  si  grand  nombre  de  construc- 
tions *.  C'est  un  des  premiers  travaux  où  le  béton  a  été 
employé  avec  succès  ;  enfin  les  doubles  chèvresinventées 
et  mises  en  usage  pour  la  pose  des  voussoirs  de  ce  pont, 
sont  connues  de  tous  les  ingénieurs  et  sont  restées  comme 
des  modèles  en  ce  genre.  L'étude  que  fit  M.  Lamandé 
pour  les  cintres  du  pont  d'Iéna  l'a  conduit  à  rédiger  le 
mémoire  sur  les  cintres  fixes  qu'il  lut  à  l'Académie  et 
qui  peut  être  regardé  comme  le  traité  le  plus  complet 
qui  existe  sur  cette  matière. 

«  Le  pont  d'Iéna  fut  achevé,  sauf  les  sabords,  en  1811  ; 
les  derniers  voussoirs  furent  posés  le  jour  de  la  fête  de 
l'Empereur,  et  le  décintrement  s'opéra  le  24  septembre 
suivant  avec  un  grand  succès. 

«  M.  Lamandé  s'occupa  dès  lors  du  projet  qu'il  avait 

*  La  fabrication  des  cliaux  hydrauliques,  suivant  le  procédé  de  M.  Tin 
génieur  Vicat,  a  été  établie  au  grand  Meudou,  par  JM.  de  Saint-Léger. 

La  craie  de  Meudon  est  mélangée  avec  0,  2  d'argile  de  Vanves,  dont 
la  composition  est  : 

Silice 0,  G70 

Alumine 0,282 

Oxyde  de  1er 0,082 


MANDÉ-CORNEILLE    LAMANDÉ  401 

fait  adopter,  d'élever  aux  quatre  angles  du  pont  d'Iéna 
des  statues  équestres.  Les  piédestaux  furent  immédia- 
tement commencés  ;  mais,  jusqu'à  ce  jour,  le  pont 
d'Iéna  a  subi  le  sort  de  presque  tous  nos  monuments 
qui  restent  inachevés,  quoique  M.  Lamandè  ait  sou- 
vent, depuis,  appelé  l'attention  de  l'Administration  sur 
cet  objet. 

«  Pour  achever  l'histoire  du  pont  d'Iéna,  nous  devons 
rappeler  l'épreuve  à  laquelle  il  fut  soumis  en  1814. 
Heureusement  l'ignorance  de  ceux  qui  voulurent  dé- 
truire ce  beau  monument  surpassait  la  science  et  l'habi- 
leté de  ceux  qui  l'avaient  élevé. 

«  Les  armées  alliées  étaient  entrées  à  Paris  le  8  juillet, 
en  vertu  d'une  capitulation  dans  laquelle  elles  s'étaient 
engagées  à  respecter  les  monuments  publics.  Dès  le 
lendemain,  cependant,  une  compagnie  de  mineurs  prus- 
siens attaqua  le  pont  d'Iéna  dont  le  nom  rappelait  une 
do  leurs  défaites.  On  s'étonna  d'abord  d'une  violation  si 
prompte  du  traité,  et  bientôt  de  la  manière  étrange 
dont  ils  entreprirent  une  opération  qui  s'exécute  ordi- 
nairement par  des  moyens  très  simples. 

«  L'officier  du  génie  prussien,  jugeant  sans  doute  les 
arches  hors  de  proportion  avec  les  piles  qui  les  sup- 
portent, s'imagina  que  celles-ci,  une  fois  affaiblies,  ne 
pourraient  plus  les  porter.  Il  fît  donc  percer  dans  les 
piles  des  trous  de  trépans  de  sept  centimètres  de  dia- 
mètre et  de  un  mètre  quatre-vingts  centimètres  de  pro- 
fondeur, dépassant  par  conséquent  l'axe  des  piles  de 
quinze  centimètres  environ.  On  introduisait  dans  cha- 
cun de  ces  trous  trois  ou  quatre  livres  de  poudre,  et 
on  faisait  souvent  partir  plusieurs  de  ces    mines  en- 


^02  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

semble.  A  chaque  explosion,  les  Prussiens,  s'imaginant 
sans  cloute  que  le  pont  allait  s'écrouler,  prenaient  toutes 
leurs  mesures  en  conséquence  et  s'éloignaient  à  plus 
de  deux  cents  mètres.  Cependant,  souvent  la  mine  ne 
produisait  aucun  effet  ou  déplaçait  seulement  quelques 
pierres.  Ce  qui  montre  surtout  l'ignorance  des  Prussiens i 
c'est  qu'au  lieu  de  concentrer  tous  leurs  efforts  sur  la 
première  pile,  ils  attaquèrent  aussi  les  deux  piles  voi- 
sines, s'imaginant  qu'elles  faisaient  culées  et  suppor- 
taient les  arches  qui  reposent  dessus.  Cette  ignorance, 
au  reste,  fut  le  salut  du  pont  ;  car  si  une  seule  pile  eût 
éprouvé  toutes  les  dégradations  faites  aux  autres,  pen- 
dant deux  jours  et  demi  et  deux  nuits,  il  est  hors  de 
doute  que  le  pont  eût  été  très  endommagé,  et  peut-être 
même  fût-il  tombé.  » 

Complétons  cette  page  en  rectifiant  l'anecdote  qui, 
longtemps,  a  passé  pour  une  vérité  historique.  Jusqu'en 
18G6,  tous  les  écrivains  de  la  Restauration  ont  affirmé 
qu'au  moment  où  il  allait  être  détruit,  Louis  XVIII 
ayant  déclaré  qu'il  était  décidé  à  se  faire  porter  sur  le 
pont  pour  sauter  avec  lui,  cette  menace  avait  arrêté  les 
vandales  dans  leur  tentative  de  destruction.  Cet  acte 
d'héroïsme  ainsi  que  le  mot  de  Charles  X  :  —  «  En  France 
il  n'y  a  qu'un  Français  de  plus,  »  ont  fait  fortune.  On  y 
croirait  encore  si  les  Mémoires  de  M.  Beugnot  n'avaient 
pas  été  publiés.  Il  faut  pourtant  bien  rendre  à  chacun 
ce  qui  lui  appartient,  à  M.  de  Talleyrand  le  mot  du 
comte  d'Artois,  et  à  l'imagination  de  M.  Beugnot  la 
résolution  de  Louis  XVIII.  Il  est  inutile  d'en  raconter 
les  détails  ;  aujourd'hui,  ils  sont  assez  connus. 
Avant  que  le  pont  d'Iéna  fût  complètement  achevé, 


MANDÉ-CORNEILLE  LAï\IANDÉ  403 

un  travail  d'une  grande  importance  vint  appeler 
Lamandé  à  Rouen.  L'ingénieur  en  chef  Lemasson  avait 
donné  le  plan  d'un  pont  dont  l'exécution  rencontrait  des 
difficultés  inattendues.  Les  fondations  n'avaient  aucune 
solidité  et  ne  pouvaient  pas  servir  d'appui  à  des 
travaux  ultérieurs.  Des  sondages  ayant  fait  reconnaître 
à  Lamandé  que  des  roches  très  dures  étaient  superpo- 
sées à  d'autres  moins  résistantes,  il  se  trouva  obligé  de 
changer  le  mode  ordinaire  de  fondations,  celui  que 
M.  Lemasson  avait  mis  en  pratique.  Il  répartit  la  charge 
d'après  la  dureté  minimum  des  couches  inférieures,  ce 
qui  exigea  la  combinaison  de  deux  moyens  employés 
pour  la  fondation  ordinaire  des  piles,  à  savoir  l'établisse- 
ment d'un  massif  en  béton  et  d'un  pilotis  avec  enroche- 
ment, et  l'immersion  préalable  d'un  grand  châssis,  pour 
empêcher  le  déversement  des  pièces.  Ce  nouveau  pro- 
cédé, auquel  le  Conseil  des  ponts  et  chaussées  avait 
donné  son  approbation,  eut  un  plein  succès. 

Les  travaux  qu'il  faisait  exécuter  à  Rouen  n'avaient 
pas  complètement  distrait  Lamandé  de  ceux  qui  lui 
avaient  été  confiés  à  Paris.  Il  y  venait  souvent  et  prési- 
dait à  l'achèvement  du  quai  de  Billy  et  des  abords  du 
pont  d'Iéna.  La  ville  de  Paris  lui  dut  encore  le  quai 
Bonaparte,  le  quai  et  le  port  Napoléon  ou  d'Orsay,  des 
travaux  de  consolidation  des  piles  du  pont  Notre-Dame 
et  du  pont  au  Change.  L'ingénieur  Dillon  avait  fait 
des  études  pour  l'établissement  de  deux  fontaines,  l'une 
sur  la  place  de  la  Concorde,  l'autre  sur  celle  de  la  Bas- 
tille ;  la  mort  étant  venue  le  surprendre  avant  qu'elles 
fussent  achevées,  Lamandé  en  fut  chargé. 
Le  Corps  des  ponts  et  chaussées  ne  comptait  pas  dans 


404  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

son  sein  un  membre  plus  distingué  ;  par  le  nombre  et  par 
la  nature  de  ses  travaux,  il  s'y  était  placé  au  premier 
rang,  la  reconnaissance  de  l'Etat  Ty  avait  suivi.  Ingénieur 
en  chef  à  trente  ans,  c'est-à-dire  longtemps  avant  Tàge 
où  cette  position  est  ordinairement  acquise,il  fut  nommé 
membre  du  Conseil  des  travaux  publics,  par  arrêté 
du  31  décembre  1809.  Comme  tel,  il  eut  à  s'occuper  de 
la  conservation  et  de  l'embellissement  des  monuments 
de  Paris.  Il  avait  dressé  plusieurs  projets,  au  nombre 
desquels  on  remarque  les  plans  de  ponts  de  trois  ou  de 
cinq  arches,  avec  piles  en  pierre  et  arches  en  fer  coulé. 
Le  concours  de  plusieurs  circonstances  qu'il  est  inutile 
de  rappeler  en  empêcha  l'exécution. 

En  1815,  il  revint  à  Paris  occuper  la  place  d'ingénieur 
en  chef  du  département  delà  Seine.  Pendant  six  ans  qu'il 
en  remplit  les  fonctions,  il  termina  plusieurs  travaux 
importants  commencés  par  ses  prédécesseurs  et  en  entre- 
prit de  nouveaux.  Le  pont  de  Sèvres,  le  canal  Saint-Maur, 
une  partie  des  quais  neufs  de  Paris,  furent  faits  sous  sa 
direction.  Le  pont  de  Sèvres  avait  été  commencé  en 
1809,  par  M.  Becquey  de  Beaupré,  il  ne  fut  terminé 
qu'en  1818.  En  rappelant  la  part  qu'avait  prise  à  sa  cons- 
truction Lamandè  à  qui  nous  étions  redevables  déjà 
de  la  composition  et  de  Veώcution  du  quai  d'Aus- 
terlitz,  du  pont  des  Invalides  et  du  pont  d'Orsay,  le 
Journal  des  Débats  s'exprimait  ainsi  :  —  <(  Cette  cons- 
truction n'a  pas  la  hardiesse  des  ponts  de  Neuilly,  de  la 
place  Louis  XV  et  des  Invalides,  composés  seulement  de 
cinq  arches,  et  où  les  vides  sont  au  plein,  dans  le  rap- 
port de  six  à  un  ;  mais  il  a  un  caractère  de  solidité  plus 
grande,  qui  est  aussi  un  mérite  considérable   dans  les 


à 


MANDÉ-CORNEILLE  LAMANDÉ  405 

monuments  de  cette  espèce.  L'uniformité  de  mesure  des 
arches  et  le  plan  horizontal  de  la  chaussée  sont  une 
beauté.  » 

De  pareils  travaux  étaient  bien  faits  pour  appeler  sur 
leur  auteur  Tattentioîi  du  gouvernement  ;  aussi,  quand;, 
le  11  avril  1821,  il  fut  nommé  inspecteur- divisionnaire, 
nul  ne  songea  à  attribuer  à  la  faveur  un  avancement 
qui  n'était  accordé  qu'au  mérite.  Personne  mieux  que 
lui,  en  effet,  n'était  apte  à  remplir  cet  emploi.  Dans  le 
Corps  des  ponts  et  chaussées,  l'inspection  ne  ressemble 
point  à  celle  de  certaines  branches  de  l'Administration, 
sorte  de  sinécure  souvent  donnée  comme  une  retraite  à 
un  fonctionnaire  recommandé  ;  surcharge  non  justifiée 
au  budget  des  députés,  qui  ne  profite  qu'à  celui  qui 
l'occupe,  dont  un  roman  bien  connu  nous  a  fait  la  spiri- 
tuelle critique.  Ici,  au  contraire,  il  faut,  à  des  connais- 
sances spéciales,  joindre  l'habitude  du  travail,  la  rectitude 
du  jugement,  un  coup  d'œil  prompt  et  sûr.  Toutes  ces 
qualités,  Lamandé  les  possédait  à  un  haut  degré.  Elles 
étaient  si  bien  appréciées,  que,  dans  les  commissions, 
c'était  presque  toujours  lui  qui  tenait  la  plume.  Ses 
rapports  ont  un  ordre,  une  méthode,  une  netteté,  une 
logique  qui  en  font  les  modèles  du  genre.  Quand  un 
projet  était  mis  en  discussion,  sa  parole  claire  et  sobre 
avait  aussi  une  grande  autorité.  De  la  11^  inspection, 
dont  il  avait  été  chargé  d'abord,  il  passa  à  la  quinzième 
et,  en  1825,  à  la  première.  Dans  les  fonctions  publiques, 
il  n'est  pas  rare  de  rencontrer  de  hauts  dignitaires,  qui 
sont  très  disposés  à  faire  sentir  à  leurs  subordonnés  la 
supériorité  de  grade  qu'ils  occupent.  Lamandé  n'avait 
rien  de  cette  infatuation  ridicule.  Si,  dans  ses  tournées, 
T.  III  23. 


406  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

rien  n'échappait  à  son  regard,  s'il  s'empressait  de  signa- 
ler à  ceux  qu'il  inspectait  les  erreurs  qu'ils  pouvaient 
avoir  commises,  il  le  faisait  toujours  avec  un  grand 
ménagement  et  une  extrême  bienveillance,  et  tous  ont 
conservé  des  rapports  qu'ils  ont  eus  avec  lui  le  meilleur 
souvenir. 

En  dehors  de  ses  fonctions  d'ingénieur,  Lamandé  fut 
appelé  à  s'occuper  des  intérêts  de  la  Sarthe.  Membre  du 
conseil  général  de  ce  département,  nous  l'y  trouvons 
remplissant  les  fonctions  de  secrétaire  à  la  session  du 
mois  d'août  1827. 

La  même  année,  il  fut  élu  député  par  le  collège  dé- 
partemental de  la  Sarthe.  De  ce  jour,  commença  sa 
carrière  politique  qui  ne  dura  guère  que  deux  années  : 
nous  allons  l'y  suivre. 

Devant  une  chambre  dont  la  majorité  appartenait  aux 
idées  libérales,  le  ministère  de  M.  de  Yillèle  s'était 
retiré  pour  faire  place  au  ministère  de  M.  de  Martignac. 
Le  premier  projet  de  loi  que  présenta  le  gouvernement 
eut  pour  but  de  donner  satisfaction  à  l'opinion  publique 
et  au  corps  électoral.  La  vérification  des  pouvoirs  des 
membres  de  la  Chambre  des  députés  avait  prouvé  qu'en 
matière  électorale,  lo  dernier  ministère  n'avait  pas 
reculé  devant  les  mesures  extra -légales.  Les  préfets, 
administrateurs  dociles  et  dévoués,  avaient  porté  sur 
les  listes  électorales  des  noms  qui  ne  devaient  pas  s'y 
trouver,  et  ils  en  avaient  rayé  plusieurs  remplissant 
toutes  les  conditions  requises  pour  y  être  inscrits,  sans 
compter  un  grand  nombre  d'autres  irrégularités  qu'une 
exagération  de  zèle  leur  avait  fait  commettre.  Le  nou- 
veau projet  de  loi  avait  pour  but  la  revision  annuelle 


MANDÉ-CORNEILLE  LAMANDÉ  407 

des  listes  électorales  et  du  jury.  Elle  devait  être  faite 
dans  de  telles  conditions,  que  désormais  toute  fraude 
devînt  impossible.  Lamandé  fut  nommé,  par  le  sixième 
bureau,  membre  de  la  commission  chargée  de  son 
examen.  Le  projet  du  gouvernement  et  le  rapport  de  la 
commission  entraînèrent  une  longue  discussion  et  don- 
nèrent naissance  à  un  grand  nombre  d'amendements. 
L'adoption  de  plusieurs  imprima  à  sa  loi  un  caractère 
plus  libéral  et  plus  sincère  que  celui  du  projet. 

L'art.  10  autorisait  tout  individu  qui  croirait  devoir 
se  plaindre  d'avoir  été  indûment  inscrit  ou  omis  sur 
les  listes  électorales,  à  présenter  ses  réclamations.  Elles 
devaient  être  faites  au  secrétariat  de  la  Préfecture,  à 
partir  du  15  août,  jour  de  la  publication  des  listes,  jus- 
qu'au 30  septembre  de  la  même  année.  Le  mot  omis  ne 
parut  pas  comprendre  tous  les  cas  pouvant  donner  lieu 
à  réclamation,  et,  sur  la  proposition  de  la  commission, 
il  y  fut  ajouté  les  mots  ou  rayés.  M.  Daunant,  pensant 
que  ce  n'était  pas  encore  assez,  avait  proposé  un  article 
additionnel,  dans  un  sens  beaucoup  plus  étendu.  Sa  ré- 
daction, aux  yeux  de  Lamandé,  laissant  à  désirer,  le 
représentant  de  la  Sarthe  proposa  celle-ci  :  tout  indi- 
vidu qui  croirait  devoir  se  plaindre  d'avoir  été  indu- 
ment  inscrit,  omis  ou  rayé,  soit  de  toute  autre  erreur 
commise  à  son  égard  dans  la  rédaction  des  listes. 

M.  Daunant  se  rallia  à  cet  amendement  qui  fut 
adopté. 

Les  lois  du  31  mars  1821  et  du  27  mars  1822  n'avaient 
pas  seulement  apporté  de  nombreuses  entraves  à  la  li- 
berté de  la  presse  ;  en  laissant  entre  les  mains  du  pou- 
voir la  censure  facultative,  elles  lui  avaient  donné  le 


408  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

droit  de  l'abolir  complètement.  Ce  droit,  le  gouverne- 
ment en  avait  usé  après  la  manifestation  de  la  garde 
nationale.  Entre  l'arbitraire  et  la  licence,  il  y  avait  un 
terrain  qu'il  eût  été  sage  de  ne  pas  abandonner.  Le 
nouveau  ministère  le  comprit  ainsi  ;  il  présenta  un 
projet  de  loi  qui  demandait  aux  journaux  des  garanties 
pécuniaires  et  édictait  des  peines  sévères  contre  les 
délits  de  la  presse,  mais  qui  n'abandonnait  plus  aux 
caprices  d'un  ministre  une  liberté  précieuse  dont  on  a 
tant  de  fois  abusé,  et  qu'un  gouvernement  vraiment 
libéral  devrait  toujours  chercher  à  contenir,  sans  vou- 
loir jamais  la  supprimer. 

Ainsi  qu'il  arrive  toujours,  le  projet  fut  attaqué  par  les 
partis  extrêmes,  la  gauche  se  plaignant  de  ses  exigences, 
la  droite  le  taxant  de  faiblesse. 

Comme  disposition  financière  ce  projet  demandait, 
pour  tout  écrit  périodique,  le  versement  d'un  caution- 
nement, versement  devant  être  effectué  en  même  temps 
que  serait  faite  la  déclaration  également  exigée.  Les 
deux  formalités  remplies,  le  journal  pouvait  paraître 
immédiatement. 

Lamandé  applaudissait  à  l'abolition  de  la  censure 
facultative  et  félicitait  le  ministre  de  l'avoir  demandée. 

«Je  me  plais  à  reconnaître  les  intentions  louables  qui 
ont  dicté  la  loi  qui  vous  est  proposée,  di:;ait-il,  nous 
devons  savoir  gré  au  ministère  d'avoir  voulu  sortir  des 
lois  d'exception  pour  entrer  franchement  dans  le  régime 
légal.  Loin  de  nous,  messieurs,  la  pensée  de  cherchera 
embarrasser  la  marche  du  gouvernement  du  Roi  par  la 
menace  d'une  opposition  systématique,  les  ministres  ont 
un  moyen    infaillible  d'obtenir   nos   suffrages  ;    c'est 


MANDÉ-CORNEILLE   LAMANDÉ  409 

de  nous  présenter  des  lois  qui  soient  en  harmonie  avec 
l'esprit  de  la  charte,  et  de  rester  fermes  et  invariables 
dans  les  principes  hiérarchiques  que  M.  le  garde  des 
sceaux  et  M.  le  ministre  de  l'intérieur  ont  si  noblement 
défendus  dans  le  cours  de  cette  discussion,  car  assurément 
l'auguste  auteur  de  notre  loi  fondamentale,  en  procla- 
mant la  liberté  de  la  presse,  a  voulu  que  des  mesures 
fortes  et  tutélaires  garantissent  la  monarchie  contre  les 
attaques  de  la  licence.  »  Il  ne  voulait  pas  atteindre  la 
presse  sérieuse  et  honnête,  quelles  que  fussent  les  idées 
qu'elle  représentât,  mais  les  écarts  d'une  presse  malfai- 
sante et  subversive.  Pour  cette  dernière,  il  eût  été  sans 
pitié. 

«  Quant  à  ceux  qui  vivent  de  scandale,  qui  spéculent 
sur  les  impressions  que  pourraient  laisser  dans  les 
esprits  des  calomnies  qu'ils  sont  souvent  forcés  de'  ré- 
tracter le  lendemain,  si  la  loi  proposée  pouvait  tous  les 
atteindre,  la  France  vous  bénirait  de  l'avoir  délivrée  de 
ce  fléau,  car,  comme  nous  l'a  dit  notre  honorable  collè- 
gue, M.  Benjamin  Constant,  dans  la  séance  du  13  mars, 
si  les  Sommités  de  la  classe  lettrée  sont  ce  qu'il  y  a  de 
plus  respectable,  les  rangs  inférieii7''s  sont  ce  qu'il  y 
a  de  plus  al)ject.y^  Aussi,  trouvant  insuffisant  un  article 
de  loi  qui  permettait  à  un  journal  frappé  de  suspension 
par  les  tribunaux,  de  paraître  le  lendemain  sous  un 
autre  nom,  par  le  versement  d'un  nouveau  cautionne- 
ment,  proposait-il  de  n'accorder  cette  autorisation  qu'un 
mois  après  qu'il  aurait  été  fait.  Combattue  par  M.  Pelet 
delà  Lozère,  cette  proposition  ne  fut  pas  adoptée. 

Lamandé  reprit  la  parole  dans  le  courant   de  cette 


410  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

importante  discussion.  Il  aurait  voulu  que  les  pour- 
suites à  diriger,  soit  contre  les  gérants  responsables, 
soit  contre  Fauteur  ou  les  auteurs  des  passages  incri- 
minés, pussent  être  faites  indistinctement  devant  l'un 
des  tribunaux  dans  le  rassort  duquel  le  journal  ou  écrit 
périodique  aurait  été  distribué. 

Dans  sa  réponse,  le  garde  des  sceaux  ayant  affirmé 
que,  dans  son  application,  la  loi  offrait  des  garanties 
sérieuses  de  répression,  Lamandé  retira  sa  proposition. 

M.  Salverte  avait  demandé  la  suppression  de  l'alloca- 
tion  accordée  jusque-là  à  l'Ecole  militaire  de  la  Flèche. 
Comme  député  de  la  Sarthe,  Lamandé  prit  vivement  sa 
défense.  Il  rappela  que  l'école  militaire  de  la  Flèche 
était  une  fondation  de  Henri  IV  et  que  les  cendres  de 
ce  grand  roi  reposaient  encore  dans  ses  murs  ;  que  plu- 
sieurs de  nos  plus  illustres  généraux  avaient  commencé 
leur  carrière  dans  cette  maison  \  il  affirma  que  les 
enfants  y  recevaient  une  éducation  morale  et  religieuse, 
qu'ils  étaient  astreints  à  une  discipline  sévère.  L'éta- 
blissement n'était-il  pas,  d'ailleurs,  parfaitement  appro- 
prié à  sa  destination  et  pouvait-il,  sous  ce  rapport, 
encourir  le  moindre  reproche  ?  S'il  y  avait  des  écono- 
mies à  faire  sur  les  dépenses  de  l'état-major,  économies 
déjà  commencées,  fallait-il,  pour  cela,  adopter  une 
mesure  radicale  qui  amènerait  nécessairement  la  ruine 
d'une  école  où  l'armée  faisait  d'excellentes  recrues.  Il 
priait  la  Chambre  de  n'ajouter  aucune  foi  à  ce  que  l'on 
disait  de  la  sévérité  excessive  de  sa  discipline.  On  ne 
devait  voir,  dans  ces  bruits,  que  des  calomnies  répandues 


MANDÉ-CORNEILLE   LAMANDÉ  i\\ 

par  des  maîtres  qui  en  avaient  été  justement  renvoyés, 
calomnies  dont  la  presse  s'était  faite  l'écho  complaisant. 

Si  Lamandé  ne  restait  pas  muet  dans  la  discussion 
des  questions  politiques,  il  ne  manquait  jamais  de 
prendre  la  parole,  quand  il  s'agissait  des  travaux 
publics.  La  Chambre  savait  si  bien  ce  que  l'on  pouvait 
attendre  de  ses  connaissances  spéciales,  que,  dans  le 
bureau  dont  il  faisait  partie,  il  était  toujours  nommé 
membre  des  commissions  chargées  de  les  examiner. 

Au  moment  de  la  discussion  du  budget  de  1828, 
M.  Salverte  avait  attaqué  la  direction  générale  des 
ponts  et  chaussées,  disant  que  l'Angleterre,  qui  faisait 
de  si  grands  travaux,  savait  bien  s'en  passer.  Lamandé 
lui  répondit  en  rappelant  toutes  les  attaques  auxquelles, 
depuis  1790,  cette  institution  avait  été  en  butte,  attaques 
toujours  victorieusement  repoussées.  Quant  au  dernier 
argument,  l'exemple  de  l'Angleterre  qu'invoquait 
M.  Salverte  :  a  Messieurs,  disait  Lamandé,  la  France 
est  plus  étendue  que  l'Angleterre,  le  système  de  ses 
communications  intérieures  est  bien  plus  important 
pour  elle,  parce  qu'il  n'y  a  qu'un  petit  nombre  de 
départements  qui  aient  la  mer  pour  y  suppléer.  Tl  est 
donc  essentiel  que  chaque  partie  de  ce  système  ne  soit 
pas  livrée  aux  vues  et  aux  intérêts  de  localité.  Ainsi  le 
Gouvernement  doit  conserver  la  direction  supérieure  des 
travaux  des  routes. 

«  Il  lui  faut  à  cet  effet  des  agents  habiles,  c'est-à- 
dire  des  ingénieurs,  et  vous  reconnaîtrez,  messieurs, 
que  cette   administration  centrale  est  trop  importante 


41 2  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

pour  n'être  pas  spécialement    confiée   à  un    directeur 
général.  » 

Dans  la  discussion  du  budget  des  dépenses,  nous  le 
trouvons  encore  à  la  tribune,  pour  demander  que  la 
somme  de  13,724,000  fr.,  proposée  pour  Tentretien  des 
routes,  soit  considérablement  augmentée  ;  le  besoin  de 
nouvelles  voies  de  communication  et  les  travaux  de 
réparation  qu'exigeaient  les  anciennes,  rendaient,  à  son 
avis,  ce  chiffre  dérisoire.  Le  ministre  des  finances  avait 
bien  promis  d'y  ajouter  une  somme  importante,  mais 
cette  somme  n'étant  pas  disponible  immédiatement,  et 
les  détériorations  s'augmentant  avec  les  délais,  il  y 
avait  tout  intérêt  à  ne  pas  différer  davantage.  Il 
combattait  donc  la  proposition  faite  par  un  membre 
d'ajourner  Fallocation  des  crédits  extraordinaires  pour 
l'entretien  des  routes. 

Des  propositions  de  la  Commission,  il  en  adoptait 
plusieurs,  et  en  repoussait  quelques-unes.  Il  ne  voulait 
pas,  par  exemple,  que  les  ponts  à  bascule  fussent  sup- 
primés, et  demandait  seulement  que  leur  surveillance 
passât  des  communes  à  l'administration  des  Contribu- 
tions indirectes.  Il  n'était  pas  d'avis  de  supprimer  com- 
plètement le  droit  de  péage  sur  les  rivières,  mais  de  le 
réduire  seulement.  Il  démontrait  que  les  droits  de  navi- 
gation sur  les  cours  d'eau  pouvaient  offrir  à  l'Etat  des 
ressources  financières  considérables,  en  même  temps 
qu'elles  donneraient  au  commerce  des  raoj'ens  de  trans- 
port précieux.  Pour  arriver  à  ce  résultat,  il  suffisait 
d'achever  les  canaux  et  de  rendre  les  rivières  plus  navi- 
gables.   Dans    l'état   actuel,    les  droits    rapportaient 


MANDÉ-CORNEILLE  LAMANDÉ  -413 

3,813,000  fr.  et  leur  perception  n'en  comptait  que  201,000. 
Que  ne  devait- on  pas  espérer,  dans  Fintérêt  du  budget 
des  recettes,  d'une  mesure  qui  rendrait  la  navigation 
beaucoup  plus  facile  ? 

A  M.  Salverte,  l'adversaire  obstiné  de  la  direction  des 
ponts  et  chaussées,  qui,  en  ce  point  seulement,  prenant 
parti  pour  l'ancien  régime,  prétendait  que  les  travaux 
faits  parle  Génie  des  ponts  et  chaussées  étaient  des 
travaux  de  luxe  beaucoup  plus  dispendieux  que  ne 
l'avaient  été  ceux  faits  sous  Louis  XV,  il  répondait 
encore  que  si  les  dépenses  de  l'Etat,  pour  cet  objet, 
étaient  moins  considérables  au  XYIII^  siècle  que  de  nos 
jours,  il  fallait  aller  en  chercher  la  cause  dans  une  obli- 
gation que  la  révolution  avait  abolie,  obligation  que 
l'honorable  député  de  Paris,  moins  que  tout  autre, 
n'était  disposé  à  regretter,  c'est-à-dire  la  corvée  em- 
ployée à  l'entretien  des  routes.  Revenant  à  l'Angleterre 
que  M.  Salverte  prenait  pour  modèle,  il  rappelait  qu'en 
France,  l'État  ne  donnait  pour  l'entretien  de  la  même 
étendue  de  route  que  les  2/5  de  ce  que  donnaient  nos 
voisins,  que  chez  eux  encore,  les  transports  se  faisaient 
généralement  par  eau;  qu'enfin  les  matériaux  étaient 
de  meilleure  qualité.  Il  s'élevait  aussi  contre  l'idée  de 
confier  à  l'industrie  particulière  les  travaux  des  routes, 
n'était  pas  très  favorable  au  droit  de  péage  accordé  aux 
compagnies,  mode  d'impôt  fort  lourd  dont  l'Etat  ne 
bénéficiait  pas,  et  repoussait  d'une  manière  absolue  les 
concessions  à  perpétuité. 

En  1830,  il   fut  réélu  membre  de  la  Chambre  des' 
députés.  Quelques  jours  après  éclata  la  Révolution  de 


414  BIOGRAPHIES    VENDÉENNES 

juillet.  Les  événements  qui  venaient  de  s'accomplir 
ayant  changé  les  conditions  sous  lesquelles  il  avait 
reçu  mandat  de  ses  concitoyens,  Lamandè  ne  crut 
plus  devoir  exercer  les  fonctions  de  député  de  la 
Sarthe  *. 

Il  continua  à  servir  l'État  en  qualité  d'inspecteur  di- 
visionnaire du  Génie.  Le  15  avril  1835,  il  fut  nommé 
inspecteur  général.  Le  Gouvernement  songeait,  dans  le 
moment,  à  donner  une  grande  extension  au  port  du  Havre, 
et  une  commiysion  dont  Lamandé  était  le  rapporteur  avait 
pour  mission  de  coordonner  les  divers  projets  présentés 
à  ce  sujet.  Non  seulement  François-Laurent  Lamandé 
avait  laissé  des  marques  durables  de  son  passage  au 
Havre,  mais  encore  tous  les  travaux  exécutés  à  son 
port  depuis  un  demi-siècle, l'avaient  été  d'après  ses  plans. 
C'était  une  douce  joie  pour  le  fils  de  poursuivre  l'œuvre 
paternelle.  Il  s'était  donc  mis  au  travail  avec  une  ardeur 
toute  juvénile,  et  se  préparait  à  donner  lecture  à  la 
Commission  du  rapport  qu'il  venait  d'achever,  quand  une 
maladie  mortelle  vint  l'en  empêcher.  Il  mourut  à  Paris,  le 
l^»"  juillet  1837.  Les  sentiments  religieux  qu'il  avait  eus 
toute  sa  vie  lui  firent  endurer  ses  souffrances  avec  pa- 
tience et  adoucirent  ses  derniers  instants. 

Lamandé  était  arrivé  à  une  des  plus  hautes  positions 
dans  l'administration  des  ponts  et  chaussés  et  avait  obte- 
nu des  distinctions  bien  méritées.  Chevalier  de  la  Légion 
d'honneur  en  1814,  il  avait  été  nommé  officier  du  même 
Ordre  en  1829.  Entouré,  comme  homme  privé,  de  l'es- 
time de  tous  ceux   qui   le   connaissaient,  il  jouissait, 

i  Termes  de  la  lettre  de  démission  de  Lamandé. 


*MANDÉ-C0RNE1LLE-LAMANDÉ  445 

comme  savant,  d'une  grande  considération.  Il  tint  à  peu 
de  chose  qu'il  n'en  reçût  un  éclatant  témoignage.  En 
1827,  il  fut  candidat  à  l'Académie  des  sciences.  M.  Cassini 
présenté  avec  lui  en  deuxième  ligne,  tandis  que  M.  Daru 
était  présenté  en  première,  l'emporta  sur  tous  ses  con- 
currents. En  1829,  Lamandé  obtint,  pour  la  place  d'aca- 
démicien libre,  25  suffrages,  pendant  que  le  général 
Rogniat  en  réunissait  31.  A  l'élection  suivante,  il  allait 
se  remettre  sur  les  rangs  quand  il  apprit  qu'il  aurait  pour 
concurrent  M.  le  baron  Gostan,  ancien  directeur  général 
des  ponts  et  chaussées.  Un  sentiment  de  déférence,  ins- 
piré par  leurs  anciennes  relations,  l'empêcha  de  pro- 
duire sa  candidature.  Même  chose  lui  arriva  quand,  à 
une  autre  vacance,  il  se  trouva  en  présence  d'un  de  ses 
amis  les  plus  intimes,  M.  de  Bonnad.  D'autres  considé- 
rations l'engagèrent  ensuite  à  se  tenir  à  l'écart.  Il  allait 
pourtant  céder  aux  instances  de  ses  amis,  qui  lui  assu- 
raient que  cette  fois  les  portes  de  l'Académie  lui  se- 
raient ouvertes,  et  se  présenter  de  nouveau  ;  la  mort 
vint  l'en  empêcher. 

Lamandé  a  légué  à  ses  successeurs  deprécieux  travaux 
de  cabinet.  Parmi  les  nombreux  rapports  et  projets 
laissés  par  lui,  on  remarque  surtout  le  travail  qu'il 
présenta  pour  l'achèvement  des  quais  et  ponts  de  Paris 
et  pour  la  construction  d'une  nouvelle  gare.  Ce  mémoire 
ne  traite  pas  seulement  de  questions  d'actualité,  c'est 
un  travail  d'ensemble  où  se  trouvent  aussi  projetés 
les  travaux  d'avenir,  ceux  qui  lui  paraissaient  devoir 
être  un  jour  exécutés.  Pour  qu'il  n'y  eût  pas  discordance 
dans  ces  travaux,  pour  que  ces  monuments  fussent  en 
parfaite  harmonie,  il  avait  dressé  un  plan  général  où 


416  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

l'on  remarque  la  pureté  du  goût  et  la  fécondité  d'idées 
qui  le  distinguaient.  Le  plan  où  se  trouvent,  avec  de 
grands  détails,  les  alignements  des  quais  à  construire, 
l'emplacement  et  les  abords  des  ponts  à  élever,  et 
plusieurs  dessins  particuliers,  n'a  point  été  enfoui,  pour 
être  oublié,  dans  quelque  carton  poudreux  ;  il  a  survécu 
à  son  auteur;  il  a  servi,  il  sert  encore  de  guide  aux 
ingénieurs  chargés  de  mettre  à  exécution  les  projets 
dont  il  avait  fait  une  étude  attentive. 


RENÉ   LAUDOMIÈRE 


Avant  de  commencer  à  écrire  cette  notice,  il  importe 
d'établir,  puisque  cela  a  été  contesté,  que  René  Laudon- 
nière  appartient  bien  au  Bas-Poitou,  et  qu'en  compre- 
nant son  nom  dans  nos  biographies  vendéennes,  nous 
ne  nous  emparons  pas  du  bien  d'autrui.  Longtemps  sa 
naissance  a  été  entourée  de  ténèbres,  ceux  qui  se  sont 
occupés  de  sa  personne  disant  simplement  qu'il  était 
gentilhomme  poitevin.  M.  Léon  Ouéraud  et  l'historien 
de  la  marine,  M.  Léon  Guérin,  ont  prétendu  qu'il 
appartenait  à  la  famille  de  Goulaine.  «  Nous  devons,  a 
dit  ce  dernier,  au  collège  héraldique  de  Paris,  d'avoir 
été  mis  sur  la  voie  de  restituer  à  un  capitaine  fameux 
ses  véritables  noms  qui  avaient  été  défigurés  par 
l'histoire 

«  Depuis  l'an  1440,  on  la  voit  (la  famille  de  Goulaine) 
en  possession  de  la  seigneurie  de  Laudonnière,  située 
paroisse  de  Vieille-Vigne,  en  Poitou  ;  le  nom  deLaudon- 


418  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

nière  ne  se  trouve  dans  aucun  titre  généalogique,  ni 
dans  aucun  document  géographique,  et  est  évidemment 
la  défîguration  de  Laudouinière....  de  plus  le  prénom  de 
René,  qui  était  celui  du  capitaine  célèbre  aux  événe- 
ments de  la  Floride,  lui  était  très  commun.  On  trouve 
quatre  René  de  Goulaine  et  de  Laudonnière,  ainsi  que 
plusieurs  René  dans  le  Nobiliaire  de  M.  de  Saint-Alais. 
Deux  de  ces  René  appartiennent  à  Tépoque  dont  nous 
nous  occupons.  Tout  cela  forme  un  ensemble  de  preuves 
plus  que  suffisantes.  » 

Ainsi,  parce  que  la  famille  de  Goulaine  possédait, 
paroisse  de  Vieillevigne,  un  fief  du  nom  de  Laudouinière 
et  que  plusieurs  de  ses  membres  ont  porté  le  nom  de 
René,  il  n'en  faut  pas  davantage  à  M.  Léon  Guérin 
pour  affirmer  que  le  capitaine  René  Laudonnière  en 
soit  issu.  En  vérité,  M.  Léon  Guérin  n'est  pas  difficile 
sur  la  nature  de  ses  preuves.  Entre  la  Loire  et  la 
Gironde,  il  y  a  bien  cinquante  fiefs  du  nom  de 
Laudonnière,  et  s'il  veut  faire  un  voyage  aux  Sables 
d'Olonne,  on  lui  en  montrera  un,  situé  à  une  lieue  de 
cette  ville,  qui  porte  le  nom  de  Laudonnière.  On  pourra 
encore  mettre  sous  ses  yeux  des  manuscrits  du 
XVP  siècle,  dans  lesquels  il  trouvera,  habitant  à 
rîle  d'Olonne,  une  famille  Bourdigalle,  de  noblesse  de 
robe,  dont  plusieurs  ont  porté  le  nom  de  René,  et 
parmi  eux,  ce  qui- commence  à  devenir  significatif, 
un  René  de  Bourdigale,  sieur  de  Laudomiière^  capi- 
taine au  service  du  Roi.  sous  le  règne  de  Charles  IX. 

Sans  sortir  de  son  cabinet,  M.  Léon  Guérin,  s'il  veut 
bien  jeter  les  yeux  sur  V Histoire  des  protestants  du 


RENÉ  LAUDONNIÈRE  41 9 

Poitou,  pourra  y  lire,  tome  III,  p.  47, les  lignes  suivantes 
écrites  sur  des  notes  fournies  à  Fauteur  par  M.  Benjamin 
Fillon  :  «  Le  sieur  de  Laudonnière  avait  pour  père 
René  de  Burdigale  qui  envoyait  des  navires  à  la  pêche 
de  la  morue  et  s'enrichit  à  ce  négoce.  Sa  mère,  Marie 
Bouhier,  appartenait  aussi  à  une  famille  d'armateurs 
des  Sables  René  se  fit  donc  tout  naturellement  marin, 
et,  dans  un  acte  du  10  avril  1562,  il  est  qualifié 
capitaine  d'un  navire  de  guerre  au  service  du  Roi,  ce 
qui  le  tenait  hors  du  royaume.  Cette  date  concorde 
avec  le  premier  voyage  de  Jean  Ribaut  en  Amérique, 
voj^age  dans  lequel  ce  navigateur  était  en  effet 
accompagné  de  Laudonnière.  René  Burdigale  était 
protestant./ainsi  que  son  père,  sa  mère  et  plusieurs  de 
ses  parents  maternels,  et  lorsque,  deux  ans  après  le 
retour  de  Ribaut,  on  songea  à  envoyer  à  la  recherche 
des  Français  qu'il  avait  laissés  dans  le  Nouveau- 
Monde,  Goligny,  qui,  en  qualité  d'amiral,  avait  la 
direction  de  ces  entreprises  et  la  confiait  de  préférence 
à  ses  coreligionnaires,  jeta  les  yeux  sur  notre  Poitevin, 
pour  conduire  la  nouvelle  expédition.  » 

Ne  pourrions-nous  pas  dire  à  notre  tour  que  tout  cela 
forme  un  ensemble  de  preuves  plus  que  suffisantes 
pour  affirmer  que  le  capitaine  dont  nous  parlons  n'est 
pas  né,  ainsi  que  l'affirme  M.  Léon  Guèrin,  dans  la 
paroisse  de  Yieille-Vigne,  mais  bien  aux  Sables  d'Olonne 
ou  dans  ses  environs.  Personne  donc  ne  m'accusera  de 
vouloir  déshériter  une  famille  au  profit  d'une  autre, 
si  je  prétends  que  le  chef  de  l'expédition  à  la  Floride 
est  un  membre  de  la  famille  Burdigale  de  Laudonnière  et 
non  un  membre  de  la  famille  de  Goulaine.Quoi  qu'il  en 


420  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

soit,  après  la  célèbre   expédition    dont  il   fut  le  chef, 
nous  ne  savons  plus  rien  de  Laudonnière  *. 

Est-ce  à  lui  que  Béreau  adressait  un  sonnet  -  ?  Etait- 
il  un  des  convives  que  Nicolas  Rapin  comprenait  dans 
un'  toast  ^  ?  Nous  ne  saurions  le  dire.  Gomme  nous  ne 
voulons  point  nous  épuiser  en  recherches  inutiles,  nous 
ne  nous  en  occuperons  point  en  dehors  de  l'expédition 
de  la  Floride.   Les  relations  de  cette  expédition  sont 

*  Nous  lui  conservons  le  nom  sous  lequel  il  est  généralement  connu. 

'^  Il  semble   à  voir  que  Dieu,   Bourdigalle,  irrité 
Encontre  les  Immains  les  laisse  à  Taventure 
Errer  à  la  merci  du  vent,  et  que  la  cure 
Il  a  du  gouvernail  et  le  timon  quitté.  * 

Car  hors  du  droict  chemin  ilz  sont,  et  d'un  costé 
Un  vent  tempestueux  repousse  le  navii'e, 
Un  autre  vent  après  d'austre  costé  le  vire 
Et  ne  le  peut  tenir  contre  eux  l'ancre  arresté. 

Par  l'abisme  des  eaux  le  veult  faire  nager  . 
L'est,  et,  en  un  destroit  le  veult  l'oest  ranger. 
Que  ferons-nous  afin  d'éviter  le  naufrage, 

En  ce  danger  ?  Prions  que  le  gouvernement 
Dieu  veuille  derechef  prendre,  car  autrement 
Parvenir  à  bon  port  ne  peult  notre  voyage. 

3  Salvete,  culmen  inclitum  Fonteniœ, 
Tiraquelle,  major  pâtre,  non  avo  miner, 
Sidus  recenter  additum  senatui. 
Et  tu,  Goguete,  glorià  vincens  patrem 
Patrium  qui  bina  juris  olim  lumina. 
Et  tu  ,Vi9ta,  cujus  insignis  spiritus 
Majus  paterno  spiratet  sperat  solo. 
Salvete  quoque,  tu,  BurdlgaUe  Candide, 
Brito  relictà  mox  future  Auloniâ. 


RENÉ  LAUDONNIÈRE  421 

nombreuses.  Pour  en  tracer  un  aperçu,  nous  avons 
donné  la  préférence  à  V Histoire  de  la  Floride,  comité- 
nant  les  trois  voyages  faits  en  icelle,  par  des  capi- 
taines et  pilotes  français,  en  1562,  1564  et  1565,  décrite 
par  le  capitaine  Laudonnière,  plies  un  quatrième 
fait  par  le  capitaine  Gourgices,  mis  en  lumière  par 
Basanier.  Paris,  1586. 

Les  guerres  religîpuses  qui,  depuis  le  règne  de  Fran- 
çois II,  désolaient  le  royaume,  avaient  détourné  la 
France  des  expéditions  lointaines  et  des  tentatives  d'éta- 
blissement au  Nouveau-Monde,  et  cependant  l'esprit 
d'aventures,  l'amour  des  voyages  et  l'attrait  des  décou- 
vertes y  restaient  aussi  vivaces  que  sous  les  règnes  de 
François  ï«^  et  d'Henri  IL  Les  récits  qu'en  faisaient  tous 
ceux  qui  avaient  abordé  aux  rivages  américains,  récits 
que  l'imagination  embellissait  encore,  étaient  de  nature 
à  éveiller  tous  les  appétits  et  à  surexciter  toutes  les 
convoitises.  Un  mobile  bien  puissant  y  poussait  encore. 
Les  discordes  civiles,  en  accumulant  les  ruines,  avaient 
détruit  bien  des  fortunes,  avaient  changé  bien  des  exis- 
tences. Pour  combien  la  disette  n'avait- elle  pas  succédé 
à  l'abondance  et  la  pauvreté  à  tous  les  plaisirs  que 
donnent  le  luxe  et  l'opulence  ?  Que  faire  pour  réparer  tant 
de  désastres?  Abandonner,  pendant  quelque  temps,  une 
patrie  en  proie  au  fléau  de  la  guerre,  passer  dans  un 
autre  hémisphère,  et,  quand  la  paix  serait  venue  fermer 
les  plaies  de  la  France,  y  revenir  chargé  d'or  et  de  pierres 
précieuses.  Tous  les  yeux  étaient  donc  tournés  vers  un 
pays  dont  on  vantait  si  fort  les  richesses.  Pour  les  Hu- 
guenots surtout,  la  tentation  était  grande,  d'abord  parce 
que,  plus  que  tous  les  autres,   ils    étaient  animés  de 

T.   HI  24 


422  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

l'esprit  d'investigation  et  de  recherche,  et  qu'ensuite,  la 
France,  loin  de  se  donner  à  eux,  comme  avait  fait  l'Alle- 
magne, les  tenait  en  suspicion  et  les  écartait  de  tous  les 
emplois.  Aussi  quand  l'amiral  de  Goligny  vint  proposer 
à  Catherine  de  Mèdicis  d'agrandir  les  États  de  son  fils, 
en  fondant  une  colonie  en  Amérique,  vit-on  accourir  de 
tout  côté,  pour  prendre  part  à  l'expédition,  les  hommes 
appartenant  à  la  religion  réformée,  et,  parmi  eux,  bon 
nombre  de  gentilshommes  dont  quelques-uns  avaient  été 
familiers  de  la  cour. 

Goligny  mit  à  leur  tête  un  capitaine  qui  lui  inspirait 
toute  confiance,  le  Dieppois  Jean  Ribaut.  Sous  ses  ordres 
se  trouvait  René  Bourdigale  de  Laudonnière,  qui,  avant 
de  servir  l'Etat,  comme  marin,  avait  servi  dans  les 
armées  de  terre,  où  il  s'était  acquis  la  réputation  d'un 
brave  soldat. 

Ribaut  mit  à  la  voile  le  18  février  1562,  et  deux  mois 
après,  arriva  en  vue  de  la  Floride,  ainsi  appelée  par  Juan 
Ponce  de  Léon,  parce  qu'il  l'avait  découverte  le  jour  de 
Pâques  fleuries. 

En  1534,  les  Espagnols,  conduits  par  Ferdinand  Sottus, 
avaient  tenté  de  s'y  établir,  bien  plus  dans  l'intention 
d'exploiter  ses  mines  que  d'y  fonder  une  colonie.  Ferdi- 
nand Sottus  y  mourut  sans  avoir  trouvé  les  trésors 
qu'on  lui  avait  signalés. 

Dix  ans  après,  des  missionnaires  dominicains,  animés 
d'un  esprit  tout  diff'érent,  crurent  que  l'Evangile  serait 
une  arme  de  civilisation  toute-puissante,  et  firent  en- 
tendre la  parole  de  Dieu  à  ces  peuplades  sauvages,  mais 
leurs  prédications  n'eurent  aucun  succès  et  plusieurs 
d'entre  eux  furent  massacrés. 


RENÉ  LAUDONNIÈRE  4-23 

Jean  Ribaut  était  en  force  pour  repousser  une  attaque, 
et  en  garde  contre  toute  surprise.  Après  avoir  longé  la 
côte  et  doublé  un  petit  promontoire  auquel  il  donna  le 
nom  de  cap  Français,  il  arriva  à  l'embouchure  d'une 
rivière  qu'il  appela  rivière  des  Dauphins.  A  quinze 
lieues  ail  delà,  il  en  trouva  une  seconde  plus  large  et 
plus  profonde  qu'il  nomma  rivière  de  Mai,  parce  qu'il  y 
pénétra  le  premier  jour  du  mois  qui  porte  ce  nom  ;  c'est 
aujourd'hui  le  fleuve  de  Saint-Marijs.  A  peine  y  étaient- 
ils  entrés,  qu'un  spectacle  tout  nouveau  se  déroula  aux 
yeux  des  Français.  Des  forêts  vierges,  abondantes  en 
gibier  et  en  bêtes  sauvages,  plantées  de  sassafras  dont 
l'odeur  balsamique  pénétrait  l'atmosphère  à  deux  lieues 
de  distance,  de  grands  arbres  chargés  de  fruits,  des 
plantes  éblouissantes  de  fleurs,  tout  ce  que  peut  ofl'rir 
de  beautés  une  nature  luxuriante  vint  surprendre  et 
charmer  leurs  regards.  Bientôt  les  naturels  du  pays, 
grands  hommes  au  teint  olivâtre,  à  la  chevelure  abon- 
dante, agréablement  relevée  sur  la  tête,  tatoués  et  ayant 
pour  armes  un  arc  et  un  carquois  plein  de  flèches,  pa- 
rurent sur  les  bords  du  rivage. 

Ces  peuplades  vivaient  presque  à  l'état  sauvage.  L'état 
de  nature,  quoi  que  en  aient  pensé  certains  philosophes 
du  XVIIle  siècle,  est  bien  loin  de  constituer  une  vie  de 
bonheur  et  de  douce  innocence.  Dissimulés,  vaillants, 
habiles  à  tous  les  exercices  auxquels  ils  se  livraient  dès 
l'enfance,  n'ayant  de  goût  qv  ;  pour  la  chasse  et  la 
guerre,  ne  vivant  presque  jamais  en  paix  avec  les  tri- 
bus voisines,  les  Indiens  étaient  terribles  dans  le  combat 
et  féroces  après  la  victoire.  Jamais  ennemi  vaincu  ne 
trouvait  grâce  devant  le  vainqueur,  jamais  la  terre  ne 


424  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

recevait  son  cadavre  sans  que  le  scalpel  eût  détaché 
de  sa  tête  un  sanglant  trophée.  Adorateurs  du  soleil  et 
superstitieux,  ils  croyaient  à  la  magie  et  à  la  sorcellerie. 
Leurs  prêtres  exerçaient  la  médecine  et  cherchaient  les 
moyens  de  guérir  hien  plus  dans  les  invocations  faites 
aux  esprits,  que  dans  les  plantes  médicinales  qui  se 
trouvaient  partout  sous  leurs  pas.  Gomme  tous  les  peuples 
envers  qui  la  nature  a  été  prodigue  de  ses  dons,  ils  ne 
s'adonnaient  guère  à  la  culture  de  la  terre,  et  se  con- 
tentaient le  plus  souvent  de  ce  qu'elle  produisait  spon- 
tanément. Quelquefois  pourtant  ils  semaient  du  mil,  des 
fèves,  des  citrouilles  dont  ils  faisaient  deux  récoltes  par 
an.  Il  régnait  chez  eux  une  sorte  de  communisme.  Les 
produits  de  la  terre  étaient  portés  dans  la  maison  publique 
et  partagés  suivant  la  qualité  de  chacun.  L'hiver,  leur 
nourriture  se  composait  de  glands,  de  poissons,  de 
gibier.  Pour  tout  abri,  ils  n'avaient  que  quelques  misé- 
rables cabanes  construites  en  bois,  cabanes  tout  à  fait 
insuffisantes  pour  les  garantir  des  intempéries"  des  sai- 
sons. Leurs  cérémonies  étaient  nombreuses  ;  quand  un 
roi  venait  à  mourir,  c'était  un  grand  deuil,  non  seulement 
pour  ses  sujets,  mais  pour  tous  les  rois  ses  amis.  La 
coupe  dans  laquelle  il  avait  l'habitude  de  boire  était 
mise  sur  sa  tombe,  et  le  lieu  de  sa  sépulture  entouré  de 
flèches.  Les  femmes  et  les  hommes  sacriflaient  la  moitié 
de  leur  chevelure  qu'ils  y  apportaient  ;  pendant  trois 
jours  et  trois  nuits  l'on  n'entendait  que  sanglots  et 
gémissements. 

Après  quelques  moments  d'hésitation,  les  Indiens, 
croyant  remarquer  des  dispositions  pacifiques  chez  les 
étrangers  dont  ils  recevaient  la  visite,  n'attendirent  pas 


RENÉ     LAUDONNIERE  425 

leur  débarquement  :  ils  s'avancèrent  dans  la  rivière,  au- 
devant  d'eux.  Des  témoignages  de  la  plus  vive  amitié 
furent  échangés,  et  lorsque  Ribaut  mit  pied  à  terre,  de 
nombreuses  acclamations  se  firent  entendre  sur  tout  le 
rivage.  Le  premier  soin  du  capitaine  français  fut  de 
s'avancer  vers  un  monticule  voisin,  pour  y  prendre  pos- 
session du  pays,  au  nom  du  Roi;,  et  y  construire  une  co- 
lonne sur  laquelle  il  grava  les  armes  de  France.  Ribaut 
ne  resta  pas  longtemps  à  cette  première  étape.  Après  les 
cadeaux  donnés  et  reçus  et  la  promesse  de  se  revoir, 
il  continua  son  voyage.  La  même  affluence  d'Indiens 
l'attendait  sur  l'autre  côté  de  la  rive.  Les  rois  du  voisi- 
nage, prévenus  de  son  arrivée,  s'y  étaient  transportés 
pour  le  haranguer  et  l'assurer  de  leurs  bonnes  disposi- 
tions à  son  égard.  La  réception  fut  des  plus  cordiales.  Les 
Indiens  apportèrent  aux  Français  des  fruits  et  du 
poisson  -,  ceux-ci  leur  donnèrent  des  étoffes,  et  l'on 
ne  se  quitta  pas  sans  s'être  prodigué  les  plus  vives 
assurances  d'amitié. 

De  nombreuses  rivières  arrosent  la  Floride.  En  sou- 
venir de  la.  France,  Ribaut  donna  le  nom  de  Seine,  de 
Somme,  de  Loire,  de  Charente,  etc.,  à  celles  qu'il  rencon- 
tra. Une,  bien  plus  grande  et  bien  plus  profonde  que 
toutes  les  autres,  s'étant  offerte  à  ses  regards,  il  l'appela 
Port-Royal  et  résolut  d'en  explorer  les  rives.  La  ri- 
vière abondait  en  poissons,  ses  bords  étaient  couverts 
de  gibier,  le  pays  qu'elle  traversait  paraissait  d'une 
admirable  fertilité,  tout  conviait  à  y  fonder  une  colonie. 
En  remontant  la  rivière,  Ribaut  trouva  un  grand  nom- 
bre d'Indiens  qui  s'enfuirent  d'abord  à  son  approche. 
Mais  quand  on  leur  eut  fait  comprendre,  en  leur  montrant 
T.  ni  24. 


426  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

des  présents,  que  l'on  arrivait  en  amis,  leur  frayeur  se 
changea  en  grandes  démonstrations  de  joie.  Il  y  eut 
encore  là  échange  de  bons  procédés,  les  Indiens  promet- 
tant aux  Français  de  leur  donner  à  leur  retour,  pour 
prix  de  quelques  cadeaux,  une  grande  quantité  de  perles 
et  d'argent.  Bien  que  le  lieu  parût  très  propice  pour  y 
fonder  un  établissement,  Ribaut  voulut  pourtant  pousser 
encore  plus  loin  et  s'assurer  s'il  n'en  trouverait  point 
de  plus  favorable.  En  suivant  la  côte,  il  aperçut  une  ri- 
vière sur  les  bords  de  laquelle  il  construisit  une  colonne 
semblable  à  celle  qu'il  avait  élevée  en  abordant  aux 
côtes  de  la  Floride.  Plus  loin,  il  découvrit  une  petite  île 
ombragée  par  des  cèdres,  et  que,  pour  cette  raison,  il  ap- 
pela l'île  aux  Cèdres. Ilavait  promis  aune  reinequ'ilavait 
visitée  quelques  jours  auparavant,  de  prendre  à  son  bord 
deux  Indiens  dont  le  plus  grand  désir  était  de  voyager 
avec  lui.  Pour  tenir  sa  promesse,  il  revint  sur  ses  pas. 
Enchantés  de  se  trouver  avec  Ribaut  et  fort  reconnais- 
sants des  attentions  qu'il  avait  pour  eux,  ses  deux  nou- 
veaux amis  lui  dirent  qu'il  y  avait,  vers  le  nord,  une 
contrée  appartenant  au  roi  Ghicola,  où  l'or,  l'argent 
et  les  pierres  précieuses  se  trouvaient  en  abondance. 
Mais,  chez  eux,  le  goût  des  voyages  fut  de  courte  durée. 
Dans  la  crainte  sans  doute  que  les  Français  ne  vinssent  à 
reconnaître  tout  ce  qu'il  y  avait  d'exagéré  dans  leur 
récit,  ils  demandèrent  à  être  débarqués,  et  comme  on 
n'accédait  pas  à  leur  désir,  ils  s'emparèrent  du  canot  et 
s'enfuirent.  Ribaut,  persuadé  que  les  trésors  du  roi  Ghi- 
cola étaient  un  leurre,  choisit  la  côte  de  Port-Royal, 
pour  y  fonder  une  colonie,  nulle  autre  partie  de  la 
Floride  ne  lui  paraissant  offrir  plus    d'avantages.    Il 


RENÉ  LAUDONNIÈRE  427 

réunit  ses  hommes,  les  harangua  en  style  de  l'époque, 
c'est-à-dire  en  empruntant  ses  modèles  aux  Grecs  et 
aux  Romains,  et  fit  appel  aux  gens  de  bonne  volonté. 
Il  s'en  présenta  beaucoup  ;  mais  tous  ceux  qui  voulurent 
en  tenter  l'entreprise,  le  supplièrent  de  construire  un  fort 
avant  son  départ,  et  d'y  laisser  des  munitions  pour  qu'ils 
pussent  se  défendre,  s'ils  venaient  jamais  à  être  attaqués. 
C'était  aussi  la  pensée  de  Ribaut,  On  fit  choix  du  lieu 
le  plus  facile  à  fortifier,  et  les  travaux^  dirigés  par 
Laudonnière  et  le  capitaine  Salle,  furent  poussés  avec 
une  telle  activité,  qu'ils  se  trouvèrent  terminés  en  quel- 
quesjours.  Geitepetite  citadelle  fut  appelée  Charles-Fort, 
du  nom  du  roi  Charles  IX.  Tout  étant  prêt  pour  le  départ, 
Ribaut  fit  ses  adieux  aux  compagnons  qu'il  laissait  loin 
de  lui,leurrecoraraandadesemontrertoujoursobèissants 
aux  ordres  de  leur  chef,  le  capitaine  Albert,  et  de  vivre 
en  bonne  intelligence  entre  eux,  leur  promettant  de  ne 
pas  les  oublier.  Il  espérait  que  Charles  IX,  heureux  de 
ses  découvertes,  lui  viendrait  en  aide  et  qu'il  pourrait 
revenir  bientôt  avec  tous  les  éléments  propres  à  fonder 
une  puissante  colonie. 

Dans  les  premiers  mois,  tout  se  passa  bien  à  Charles- 
Fort.  Le  capitaine  Albert  ayant  fait  bon  accueil  à  un 
Indien  qu'il  avait  rencontré  à  la  chasse,  celui-ci  lui 
proposa  de  le  conduire  chez  le  roi  son  maître  qui  serait 
enchanté  de  faire  sa  connaissance.  La  proposition  fut 
acceptée,  et  les  relations  des  Français  avec  les  Indiens 
s'étendirent  rapidement.  Cinq  rois  du  voisinage  se  dis- 
putèrent leur  amitié  et  les  invitèrent  à  toutes  leurs  fêtes. 
Malheureusement  les  plaisirs  et  l'espoir  du  prochain 
retour  de  Ribaut  les  rendirent  imprévoyants  ;  ils   ne 


428  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

songèrent  ni  à  ensemencer  les  terres,  ni  à  faire  des 
approvisionnements.  Quand  ils  s'aperçurent  que  les 
vivres  commençaient  à  leur  manquer,  ils  s'adressèrent 
à  leurs  voisins.  Ceux-ci  donnèrent  ce  qu'ils  purent,  mais, 
habitués  eux-mêmes  à  ne  pas  s'approvisionner  et  à 
vivre  de  peu,  ils  ne  purent  fournir  à  tous  les  besoins  des 
Français.  Touchés  de  leur  détresse,  les  Indiens  leur 
procurèrent  des  guides  pour  les  conduire  auprès  d'un 
roi  puissant,  nommé  Govecxis,  dont  les  magasins 
étaient  bien  pourvus,  et  auparavant,  chez  son  frère 
Ouadé  qui,  lui  aussi,  était  fort  en  état  de  les  secourir. 
Après  quelques  jours  de  navigation,  ils  arrivèrent  près 
du  roi  Ouadé,  dont  ils  reçurent  une  quantité  de  mil  et 
de  fèves  suffisante  pour  en  remplir  une  barque.  Ouadé 
leur  donna  en  outre  des  couvertures  et  se  montra  dis- 
posé à  les  assister  en  toute  circonstance. 

De  retour  à  Charles-Fort,  les  Français  dormaient 
tranquilles  sur  l'avenir,  quand,  pendant  la  nuit,  le  feu 
prit  à  leurs  habitations  et  les  détruisit  complètement 
ainsi  que  les  grains  qu'ils  y  avaient  apportés.  Sans  vivres, 
sans  abri,  leur  position  devint  affreuse.  Les  Indiens 
vinrent  bien  à  leur  secours  et  les  aidèrent  à  recons- 
truire ce  que  l'incendie  avait  dévoré  ;  mais  ce  n'était 
pas  tout  que  d'être  à  couvert,  un  besoin  plus  impé- 
rieux, la  faim,  se  faisait  sentir  de  nouveau.  Les  Français 
tournèrent  encore  un  regard  suppliant  du  côté  du  roi 
Ouadé  qu'ils  trouvèrent  dans  les  mêmes  dispositions 
bienveillantes  où  ils  l'avaient  laissé.  Comme  il  avait 
lui  même  épuisé  ses  ressources,  il  s'adressa  à  son  frère 
Govecxis  qui  mit  des  vivres  à  sa  disposition.  Ses  bons 
offices  ne  s'arrêtèrent  point  là,  il  retint  tout  un  jour 


RENÉ  LAUDONNIÈRE  429 

les  Français  pour  les  fêter  et  leur  faire  cadeau  de  perles 
précieuses.  En  outre,  il  leur  donna  des  indications  sur 
une  contrée  située  à  dix  jours  de  marche  de  ses  Etats, 
où  ils  devaient  en  trouver  en  abondance.  Ces  récits,  en 
éveillant  l'ambition  de  plusieurs,  mirent  la  discorde 
dans  la  petite  colonie,  les  uns  voulant  aller  sans  retard 
à  la  recherche  des  trésors,  les  autres  trouvant  qu'il  était 
plus  sage  de  retourner  à  Charles-Fort.  En  paix  et  en 
bonne  amitié  avec  leurs  voisins,  ils  se  divisèrent  entre 
eux.  Au  lieu  de  chercher  à  ramener  la  concorde,  le 
capitaine  Albert,  par  une  sévérité  excessive,  vint  tout 
perdre.  Il  fît  pendre  un  homme  pour  une  faute  qui  ne 
comportait  pas  un  pareil  châtiment,  et  en  jeta  un  autre 
sur  une  île  déserte  où  il  serait  mort  de  faim,  si  ses 
camarades  ne  fussent  pas  venus  à  son  secours.  Les 
choses  en  vinrent  à  ce  point  que  les  soldats  se  muti- 
nèrent, s'emparèrent  de  leur  chef  et  le  mirent  à  mort. 
Ils  élurent  à  sa  place  un  Français  du  nom  de  Nicolas 
Barré  qui  se  montra  digne  de  leur  confiance. 

Les  secours  de  la  France  se  faisaient  toujours  atten- 
dre, et  rien  n'annonçait  leur  prochaine  arrivée.  Chaque 
jour^  les  malheureux  Français  demandaient  aux  flots 
si  Ribaut  n'allait  point  revenir  et  nulle  voile  ne  parais- 
sait à  l'horizon.  Cette  maladie^  pleine  de  tristesse  et 
d'abattement,  que  l'on  appelle  la  nostalgie,  s'empara  de 
toutes  les  âm^es,  et,  plutôt  que  de  différer  plus  long- 
temps, ils  préférèrent  braver  les  dangers  d'une  longue 
traversée.  Avec  quelques  outils  imparfaits,  ils  construi- 
sirent un  navire,  empruntèrent  aux  arbres  une  mousse 
parasite  pour  en  faire  les  cordages,  disposèrent  du 
peu  de  linge  qui  leur  restait  pour  fabriquer  des  voiles, 


430  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

et,  avec  le  secours  de  leurs  bons  amis  les  Indiens, 
vinrent  à  bout  de  compléter  les  agrès.  Ce  ne  fut  pas 
sans  attendrissement  et  sans  la  promesse  de  se  revoir 
un  jour,  que  Ton  se  sépara  de  ces  populations  dont  les 
habitudes  féroces  s'alliaient  à  des  instincts  généreux. 

Dans  leur  impatience  et  leur  ardent  désir  de  revoir 
la  France,  les  malheureux  avaient  oublié  qu'ils  en 
étaient  séparés  par  quinze  cents  lieues  et  qu'ils  s'expo- 
saient à  toutes  les  horreurs  de  la  faim,  en  ne  s'appro- 
visionnant  pas  d'une  quantité  suffisante  de  vivres.  Ils 
emportèrent  ce  qu'ils  purent,  sans  calculer  toutes  les 
heures  qu'il  leur  faudrait  passer  sur  la  mer.  Un  long 
calme  y  ajouta  encore,  et  les  approvisionnements,  si 
fort  au-dessous  des  besoins,  ne  tardèrent  pas  à  être  con- 
sommés. Ils  en  vinrent  à  manger  le  cuir  de  leurs  sou- 
liers, et  bientôt  cette  nourriture  même  leur  manqua. 
Alors,  l'abattement  succéda  à  l'espérance  et  devint  tel 
qu'ils  ne  prirent  plus  la  peine  de  vider  l'eau  que  la 
construction  imparfaite  du  navire  laissait  pénétrer  dans 
la  cale.  La  mort  devait  être  la  fin  prochaine  de  leurs 
maux,  quand  l'un  d'eux,  nommé  Lachèze,  le  même  qu'ils 
avaient  délivré  de  son  cruel  exil,  ranima  les  courages 
en  assurant  que  la  terre  ne  pouvait  pas  être  éloignée 
et  que,  dans  trois  jours  tout  au  plus,  ils  y  seraient 
arrivés.  Ce  temps  s'étant  écoulé  sans  que  la  terre  eût 
été  signalée,  il  fut  résolu  qu'un  homme  serait  sacrifié 
pour  nourrir  les  autres.  On  allait  demander  au  sort  une 
victime,  quand  Lachèze  se  dévoua  et  tendit  la  gorge  au 
fer  de  ses  camarades. 

Cette  scène  horrible  aurait  été  suivie   de  plusieurs 
autres  du  même  genre,  si  enfin  on  n'avait  pas  aperçu,  en 


RENÉ  LÂUDONNIÈRE  431 

même  temps,  la  terre  si  désirée  et  un  navire  qui  s'avan- 
çait. Le  navire  appartenait  à  l'Angleterre,  et  à  son  bord 
se  trouvait  un  matelot  français  qui,  dans  un  précèdent 
voyage,  avait  accompagné  Ribaut  à  la  Nouvelle-France. 
Les  Anglais  prirent  en  pitié  les  pauvres  affamés,  leur 
donnèrent  à  boire  et  à  manger  et  mirent  à  terre  ceux 
dont  la  faiblesse  du  corps  exigeait  un  repos  absolu.  Ils 
conduisirent  les  autres  auprès  de  la  reine  d'Angleterre, 
qui,  dans  ce  moment,  méditait  une  expédition  contre  la 
nouvelle  France. 

La  guerre  civile  avait  retardé  l'envoi  des  secours  promis 
à  la  petite  garnison  de  Charles-Fort.  Goligny  ne  l'avait 
pourtant  point  perdue  de  vue;  aussi  profita-t-il  d'un  mo- 
ment d'apaisement,  pour  faire  accepter  à  Charles  IX 
une  tentative  sérieuse  de  colonisation,  là  où  il  n'y  avait 
encore  qu'une  prise  de  possession. 

Laudonnière  avait  fait  ses  preuves  dans  la  campagne 
précédente,  la  nouvelle  expédition  lui  fut  confiée.  Le 
roi  mit  à  sa  disposition  trois  navires  et  une  somme  de 
cent  mille  francs  qu'il  lui  promit  de  renouveler  chaque 
année.  Le  nouveau  chef  s'entoura  d'une  jeunesse  aven- 
tureuse et  entreprenante.  Ses  soldats  furent  tous  des 
hommes  aguerris  et  endurcis  aux  fatigues.  Gomme  il 
s'agissait  non  pas  d'un  voyage  de  curiosité  et  d'agré- 
ment, mais  de  la  fondation  d'une  colonie,  il  prit  aussi  à 
bord  de  ses  navires  des  pères  de  famille  avec  femmes  et 
enfants. 

Comme  en  1562,  tous  ceux  qui  composaient  l'expé- 
dition appartenaient  à  la  religion  réformée.  Parti  du 
Havre,  le  22  avril  1564,  Laudonnière  fit  voile  vers  les 
Canaries,  s'arrêta  à   TènérifFe  pour    faire  de  l'eau  et 


432  UIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

arriva  sans  accident  aux  Antilles.  Là,  il  prit  terre  de 
nouveau  pour  s'approvisionner  de  fruits  que  les  Indiens 
lui  apportaient.  Malheureusement  un  acte  de  maraudage 
faillit  amener  une  collision  entre  les  Français  et  les  gens 
du  pays.  Surpris  par  les  Indiens  au  moment  où  ils  pil- 
laient un  jardin,  deux  des  hommes  de  l'expédition 
furent  poursuivis  par  les  propriétaires,  et  l'un  d'eux 
ayant  été  atteint,  fut  frappé  si  violemment  qu'il  resta  sur 
place.  Les  Français  en  ressentirent  une  grande  colère, 
et  le  lieutenant  d'Ottigny  en  aurait  tiré  une  vengeance 
éclatante,  si  Laudonnière,  craignant  avec  raison  que  les 
représailles  ne  prissent  des  proportions  de  nature  à 
retarder  l'expédition  et  peut-être  à  en  faire  manquer  le 
but,  n'avait  pas  donné  l'ordre  de  lever  l'ancre  et  de 
partir  sans  plus  de  retard.  11  arriva  à  l'embouchure  de  la 
rivière  Saint-Jean  le  22  juin.  Les  premiers  Indiens  qui 
l'aperçurent  poussèrent  de  grands  cris  de  joie  et  firent 
de  tels  efforts  pour  le  retenir  qu'il  lui  fallut  presque 
leur  faire  violence  pour  continuer  sa  route.  Le  lendemain, 
il  arriva  dans  la  rivière  de  Mai.  Ayant  remarqué  sur 
les  bords  un  lieu  qui  lui  parut  propre  à  s'y  établir,  il 
descendit  à  terre  avec  ses  officiers  pour  l'examiner  de 
plus  près.  Les  Indiens  le  reconnurent  et  se  pressèrent 
autour  de  lui.  Le  paraousi  Satouriona  s'étant  avancé 
à  la  tête  de  ses  sujets,  s'empressa  de  montrer  encore 
debout  la  colonne  qu'avait  élevée  Ribaut.  Non  seulement 
il  l'avait  respectée,  mais  elle  était  devenue  l'objet  d'une 
sorte  de  culte  dans  le  pays.  Satouriona  était  accompagné 
de  ses  fils  qui,  avec  toute  la  vivacité  de  la  jeunesse,  témoi- 
gnèrent du  plaisir  qu'ils  avaient  à  voir  les  Français.  Sur 
l'ordre  de  son  père,  l'un  d'eux  donna  à  Laudonnière  un 


RENÉ  L.\UDONNIERE  433 

lingot  d'argent  et  en  reçut  en  échange  une  serpe  dont 
il  parut   très  satisfait.  La  nuit  étant  venue,  il  fallut 
rentrer  sur  les  vaisseaux.  Le  lendemain,  Laudonnière 
retourna  auprès  du  roi  qu'il  trouva  entouré  de  quatre- 
vingts  Indiens  et  revêtu  de   son  costume  cérémonial.  Il 
était  enveloppé  dans  une  peau  de  cerf  peinte  de   diffé- 
rentes couleurs,  affectait  une  grande  dignité  et  parais- 
sait plein  de  l'importance  de  son  rôle.  Laudonnière  lui 
fit   comprendre   que  son  intention  était  de  remonter 
la  rivière,  mais  qu'il  comptait  y  mettre  une  telle  diligence, 
qu'il  serait  bientôt  de  retour  auprès    de  lui.   Le  roi  ne 
fît  aucune  opposition  à  son  départ  et  ne  parut  nullement 
voir  d'un  mauvais  œil  lareconnaissance  que  les  Français 
faisaient  du  pays.  Laudonnière,  toujours  accompagné  d'In- 
diens qui  le  suivaient  le  long  du  rivage  et  ne  cessaient  de 
faire  entendre  le  mot  amf^  mit  pied  à  terre  après  avoir 
remonté  la  rivière.  Quelques-uns  de  ses  hommes,  à  la  tête 
desquels  était   d'Ottigny,  ayant  pénétré  dans  un  bois,  se 
trouvèrent  en  présence  de  cinq  Indiens  qui,  en  les  voyant, 
parurent  d'abord  avoir  quelque   inquiétude.  Les  Fran- 
çais les  rassurèrent,  et  ayant  remarqué  à  son  costume 
que  l'un  d'eux  paraissait  supérieur  aux  autres,  ils  lui  firent 
comprendre  que  d'Ottigny  était   leur  chef.  Tous  deux 
s'abouchèrent  alors  et  furent  bientôt  dans  les  meilleurs 
termes.  Le  paraousi  donna  l'assurance  à  d'Ottigny  qu'il  se- 
rait flatté  de  le  recevoir,  lui  et  ses  gens,  pour  sceller  uneal- 
liance  éternelle  ;  et,  comme  gage  d'amitié,  il  lui  fit  présent 
delà  peau  dont  il  était  revêtu.  L'invitation  était  faite  de 
trop  bonne  grâce  pour  être  refusée.  Les  deux  nouveaux 
amis  s'acheminèrent  ensemble  vers  la  demeure  royale 
dont  la  splendeur  n'égalait  pas  tout  à  fait  celle  des  pa- 
T.  111  25 


434  lilOGRAPHlES  VENDÉENNES 

lais  de  l'Europe.  Les  avenues  n'en  étaient  pas  sablées, 
et  comme  pour  ceux  qui  ne  connaissent  pas  le  terrain, 
il  y  avait  danger  d'enfoncer  jusqu'au  cou,  les  Indiens  le 
portèrent  sur  leurs  épaules.  A  son  approche,  un  con- 
cours extraordinaire  d'hommes  et  de  femmes  se  porta 
au-devant  de  lui,  fêtant  les  Français  et  les  accueillant 
comme  des  frères.  Le  premier  soin  du  paraousi  fut  de 
conduire  d'Ottigny  auprès  de  son  père  pour  lequel  il 
paraissait  avoir  une  grande  vénération.  Ce  vieillard 
aurait  pu  dire  à  sa  fille  ce  que,  plus  tard,  la  marquise 
de  Gréquy  disait  à  la  sienne  *,  car  la  famille  dont  il  était 
entouré  ne  comprenait  pas  moins  de  cinq  générations. 
Il  fît  à  d'Ottigny  une  réception  princière  et  voulut  qu'un 
de  ses- petits-enfants,  avec  une  nombreuse  escorte,  le 
reconduisît  jusqu'auprès  de  Laudonnière.  Les  Français 
redescendirent  ensuite  la  rivière  et  retrouvèrent  le  pre- 
mier paraousi  qui  attendait  leur  retour.  On  débarqua,  et 
après  force  compliments,  Laudonnière  reçut  en  cadeau 
la  peau  de  cerf  peinte  dont  nous  avons  parlé.  Mais  le 
chef  de  l'expédition  française  tenait  beaucoup  plus  aux 
lingots  d'argent  qu'à  toutes  les  peaux  de  cerf  de  la  Flo- 
ride; aussi  demanda-t-il  à  son  généreux  hôte  de  quelle 
contrée  venait  celui  qu'il  lui  avait  donné.  Le  roi  lui 
répondit  qu'il  l'avait  enlevé  à  Thémogona,  l'un  de  ses 
plus  grands  ennemis.  Dans  l'espoir  d'en  faire  une  ample 
moisson,  Laudonnière  lui  offrit  de  l'aider  de  ses  troupes 
pour  l'aller  combattre,  ce  que  l'autre  n'eut  garde  de 
refuser  ;  il  lui  promit,  en  retour,  autant  d'or  et  d'argent, 
qu'il  en  pourrait  souhaiter. 

*  Ma  fille,  allez  dire  à  votre  fille  que  la  fille  de   sa  fille  pleure. 


RENÉ  LAUDONNIERE  435 

On  a  pu  voir  que  les  Français  n'avaient  trouvé  dans 
la  Floride  que  des  amis.  Mais,  pour  être  sincères,  les 
protestations  des  Indiens  n'étaient  pas  complètement 
désintéressées.  En  guerre  avec  leurs  voisins,  il  leur 
importait  de  se  ménager  de  puissantes  alliances,  et  celle 
des  étrangers  n'était  pas  à  dédaigner.  Les  avances  qu'ils 
nous  faisaient  avaient  donc  un  but  qu'il  était  facile 
d'apercevoir.  D'un  autre  côté,  tous  ceux  qui  avaient 
accompagné  Laudonnière  n'avaient  entrepris  un  si 
long  voyage  que  dans  l'espoir  de  faire  fortune.  Peu 
scrupuleux  sur  les  moyens  qui  devaient  y  conduire,  la 
meilleure  cause,  à  leurs  yeux,  était  celle  qui  leur  offrait 
le  moyen  de  s'enrichir  davantage.  Au  lieu  donc  de  vivre 
en  paix  avec  tout  le  monde,  ce  qui  était  le  plus  sage, 
ils  se  laissèrent  entraîner  à  prendre  parti  dans  des 
guerres  auxquelles  ils  auraient  dû  rester  étrangers. 

Laudonnière,  comme  nous  venons  de  le  voir,  avait 
quitté  son  ilernier  allié  en  lui  faisant  et  en  recevant  de 
lui  les  plus  magnifiques  promesses.  Avant  de  les  mettre 
à  exécution,  il  voulut  continuer  le  cours  de  ses  explo- 
rations. Arrivé  à  la  rivière  de  la  Somme,  il  rencontra  le 
paraousi  de  la  contrée,  qui  s'avançait  au-devant  de  lui. 
Ses  cinq  filles,  toutes  également  belles,  et  sa  femme 
l'accompagnaient.  La  reine  offrit  à  Laudonnière  quelques 
boules  d'argent,  et  son  époux,  en  signe  d'alliance 
éternelle,  lui  fit  don  de  son  arc  et  de  ses  flèches,  comme 
il  avait  fait  à  Jean  Ribaut. 

Le  roi  indien  ne  connaissait  point  les  armes  à  feu  et 
se  montrait  très  curieux  de  savoir  quelles  pouvaient 
être  leur  puissance  et  leur  portée.  Quand  il  eut  vu  l'effet 
qu'elles  produisaient,  il  en  fut  tout  attristé  •,  il  ne  s'était 


436  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

pas  imaginé  qu'il  y  eût  au  monde  des  armes  supérieures 
aux  siennes. 

Il  fallait  pourtant  s'occuper  d'un  établissement.  Lau- 
donnièro  assembla  ses  hommes  et  les  consulta  sur  une 
question  aussi  importante.  En  faisant  de  nouvelles 
explorations,  on  découvrit  une  vallée  délicieuse  à 
laquelle  les  soldats  donnèrent  le  nom  de  Laudonnière  ; 
et,  après  mûr  examen,  on  tomba  d'accord  sur  l'emplace- 
ment le  plus  favorable  pour  s'y  loger  et  y  construire 
lin  fort.  On  le  choisit  entre  les  rivières  Saint- Jean  et 
de  Mai,  à  deux  lieues  à  peu  près  de  la  mer.  Laudonnière 
voulut  qu'en  l'honneur  du  roi  de  France,  il  fût  appelé 
la  Caroline.  Avant  toute  chose,  de  ferventes  prières 
^urent  adressées  à  Dieu,  pour  qu'il  bénît  les  travaux  et 
assurât  le  succès  de  l'entreprise.  On  se  mit  ensuite  à 
l'œuvre  avec  un  tel  entrain,  qu'au  bout  de  quelques 
jours,  les  retranchements  s'élevaient  déjà  au-dessus  du 
sol.  Loin  d'en  prendre  ombrage,  leparaousi  de  la  contrée 
vint,  avec  ses  enfants,  présider  aux  travaux.  Il  aida  les 
Français  autant  qu'il  le  put,  et  ce  furent  ses  sujets  qui 
firent  avec  des  palmiers  la  couverture  de  la  grange.  Les 
choses  n'allèrent  pourtant  pas  toujours  aussi  bien  que 
Laudonnière  l'avait  espéré.  Le  fort  était  construit  et 
la  maison  dliabitalion  allait  être  achevée,  quand  un 
coup  de  vent  la  renversa.  Il  fallut  la  relever,  et  pour 
n'être  pas  exposé  à  un  autre  accident  de  même  nature, 
on  lui  donna  moins  d'élévation. 

Il  tardait  à  tout  le  monde  d'en  avoir  fini  de  ce  côté, 
car  personne  n'avait  oublié  l'or  et  l'argent  de  Thimogona 
que  son  ennemi  le  paraousi  Satouriona  avait  fait  miroiter 
aux  yeux  éblouis  de  d'Ottigny.  Laudonnière  préférait 


RENÉ   LAUDONNIÈRE  437 

arriver  à  ses  fins  par  des  moyens  pacifiques  plu  tôt  que  par 
la  guerre.  Il  confia  la  nouvelle  expédition  à  sonlieutenant, 
lui  donnant  pour  instruction  d'agir  de  ruse  auprès 
de  Satouriona,  de  demander  des  guides  sous  prétexte 
d'aller  combattre  son  ennemi,  mais  en  réalité  pours'enten. 
dre  avec  lui,  le  réconcilier  avec  ses  voisins,  et,  pour  prix 
de  sa  médiation,  obtenir  la  concession  de  mines  que  les 
Français  pourraient  exploiter  tout  à  leur  aise,  pendant 
le  calme  de  la  paix.  Satouriona  donna  les  guides  qu'on 
lui  demandait.  Ceux-ci  aj^ant  rencontré  un  parti  ennemi, 
l'auraient  attaqué,  si  d'Ottigny,  à  leur  grand  étonnement, 
ne  les  en  avait  pas  empêchés.  Ils  ne  comprenaient  rien 
à  cet  ordre,  si  contraire  à  leur  attente  ;  mais  d'Ottigny, 
comme  nous  venons  de  le  dire,  devait  faire  ses  conquêtes 
par  la  persuasion  plutôt  que  par  les  armes.  Il  avait 
entre  les  mains  tout  ce  qu'il  fallait  pour  cela.  C'étaient 
des  marchandises  européennes  dont  les  Indiens  se 
montraient  aussi  avides  que  les  Français,  des  métaux 
précieux.  A  leur  vue,  les  plus  hostiles  et  les  plus  craintifs 
revinrent  sur  leurs  pas  et  entourèrent  de  nouveau  le 
séducteur.  Aux  demandes  des  Indiens,  d'Ottigny  opposait 
toujours  la  mên:ie  réponse.  Conduisez-moi  où  il  y  a  de 
l'or,  et  je  vous  donnerai  tout  ce  que  vous  voudrez.  Les 
indigènes  alors  lui  parlèrent  du  roi  Myrrha,  riche 
par  dessus  tous  les  autres,  en  or  et  en  argent,  dont  ils 
offraient  de  lui  faire  faire  la  connaissance.  Sur  leurs 
indications,  un  de  ses  soldats  consentit  à  se  rendre 
auprès  de  Myrrha,  pendant  que  d'Ottigny  retournait  à 
la  Caroline  rendre  compte  à  Latidonnière  du  résultat 
de  sa  mission.  Quinze  jours  après,  le  chercheur  d'or 
n'ayant  pas  reparu,  Laudonnière,  pour  savoir  ce  qu'il 


438  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

était  devenu,  dépêcha  Vasseur,  capitaine  d'un  de  ses 
navires,  avec  un  sergent  et  quelques  hommes.  Informés 
par  les  Indiens  que  le  soldat  dont  ils  cherchaient  la  trace 
ne  se  trouvait  point  chez  le  roi  Myrrha,  mais  bien  chez 
Molona,  vassal  d'Outina,  ils  dirigèrent  leurs  pas  de  ce 
côté.  Vasseur  l'y  rencontra,  occupé  de  ses  propres 
affaires,  et  aj^ant  recueilli  par  son  trafic  cinq  ou  six 
livres  d'argent.  Molona  reçut  très  bien  les  nouveaux 
venus,  leur  donna  les  fêtes  les  plus  brillantes  auxquelles 
parurent  neuf  rois  de  son  voisinage,  tous  vassaux  du 
puissant  Outina  qui  en  comptait  plus  de  quarante. 
Outina  étant  aussi  en  guerre  avec  des  souverains  jaloux 
de  sa  grandeur,  Molona  entama  avec  les  Français  des 
négociations,  dans  l'intention  d'une  alliance  avec  son 
suzerain,  affirmant  qu'il  recevrait  en  retour  plus  d'or 
qu'il  n'en  pourrait  porter.  Vasseur  ne  voulut  point 
demeurer  en  reste.  Il  répondit  que  Laudonnière,  dont  il 
exagéra  beaucoup  les  forces,  enverrait  certainement  à 
Outina  tous  les  secours  dont  il  pourrait  avoir  besoin.  On 
se  sépara  avec  de  belles  paroles  et  des  promesses  trom- 
peuses. Gomme  Vasseur  descendait  la  rivière  pour  retour- 
ner à  la  Caroline,  un  coup  de  vent  le  jeta  sur  les  terres 
de  Satouriona  que  d'Ottigny  avait  trompé  en  lui  donnant 
l'assurance  qu'il  combattrait  son  ennemi  Thimogona. 
Satouriona  pensant  que  Vasseur  revenait  de  cette  expé- 
dition, celui-ci  n'eut  garde  de  le  détromper,  seulement 
il  lui  dit  qu'il  n'avait  pas  pu,  ainsi  qu'il  se  le  proposait, 
exterminer  tous  ses  ennemis,  parce  qu'à  son  approche, 
les  soldats  de  Thimogona  s'étaient  jetés  dans  les  bois  où 
il  lui  avait  été  impossible  de  les  aller  chercher.  A  cette 
nouvelle  le  contentement  du  paraousi  éclata  en   trans- 


RENÉ   LAUDONNIÈRE  439 

ports  joyeux,  et  pour  que  rien  ne  manquât  k  la  fête  qu'il 
donna  à  Vasseur,  un  Indien,  pendant  les  danses,  en 
frappa  un  autre  de  deux  coups  de  poignard.  Fidèles  aux 
termes  du  programme,  les  femmes  ne  manquèrent  pas 
de  pousser  de  grands  gémissements,  accompagnement 
ordinaire  de  ces  sortes  d'exécution.  Elles  ne  se  conten- 
tèrent même  pas  d'arroser  la  victime  de  leurs  larmes  : 
l'ayant  étendue  sur  une  natte  de  roseaux,  aux  pieds  du 
roi,  elles  se  précipitèrent  sur  son  corps  et  cherchèrent 
à  le  ranimer  par  des  frictions  énergiques.  Les  Français 
croyaient  au  châtiment  d'un  grand  coupable,  ils  appri- 
rent que  c'élait  un  accessoire  obligé  de  la  cérémonie, 
que  cela  ne  se  passait  jamais  autrement  quand  le  roi  ou 
ses  alliés  revenaient  d'une  campagne,  sans  rapporter  la 
tête  de  leurs  ennemis. 

Le  frère  du  Paraousi  ne  paraissait  pas  avoir  une 
confiance  sans  borne  dans  les  récits  de  Vasseur,  il  lui 
demanda  même  à  voir  son  épée,  pour  s'assurer  si  elle 
était  bien  teinte  de  sang.  Gomme  la  lame  se  trouvait 
être  d'une  entière  blancheur,  Vasseur  lui  dit  qu'il 
s'était  conformé  aux  usages  de  la  France,  en  l'essuyant 
après  le  combat.  L'Indien  n'en  demanda  pas  davantage, 
mais  parut  médiocrement  satisfait  de  sa  réponse. 

Deux  mois  après,  Satouriona  envoya  vers  Laudon- 
nière,  pour  le  mettre  en  demeure  d'exécuter  ses  pro- 
messes et  lui  demander  des  secours.  Laudonnière  eut 
recours  à  des  faux-fuyants,  il  déclara  qu'il  lui  fallait 
du  temps  pour  les  préparatifs,  promettant  que  dans 
deux  lunes  il  serait  prêt  à  marcher.  De  ce  jour,  dans  le 
cœur  de  Satouriona,  le  sentiment  de  l'amitié  fit  place 
à  celui  de  la  défiance,  il  se  décida  à  faire  seul  l'expé- 


440  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

dition  contre  Thimogona.  Après  des  invocations  au  soleil, 
pour  lui  demander  la  victoire,  ses  troupes  entrèrent 
sur  le  territoire  ennemi.  Elles  se  divisèrent  en  deux 
corps,  l'un  se  rendant  par  eau,  l'autre  par  terre,  à 
l'attaque  d'un  village  qu'elles  espéraient  surprendre.  Le 
succès  répondit  à  leur  attente.  Assailli,  au  moment  où 
ils  s'y  attendaient  le  moins,  les  soldats  de  Thimogona 
furent  presque  tous  tués  et  les  vainqueurs  ne  man- 
quèrent pas  de  scalper  leur  tête.  Toutes  les  chevelures 
furent  plantées  sur  des  piques,  comme  des  trophées, 
devant  la  tente  de  Satouriona,  au  milieu  d'un  étrange 
mélange  de  danses,  de  cris  de  joie,  de  prières,  de  pleurs 
et  de  gémissements. 

Quoiqu'il  n'eût  pris  aucune  part  à  cette  campagne, 
Laudonnière,  en  qualité  d'allié,  n'en  demanda  pas 
moins  à  Satouriona  deux  de  ses  prisonniers  qui  se  trou- 
vaient être  des  sujets  d'Outina  avec  lequel  il  désirait 
entretenir  de  bonnes  relations.  A  une  demande  aussi 
inattendue,  le  paraousi  opposa  un  refus  net  et  presque 
outrageant.  Laudonnière  ne  se  contint  plus.  A  la  tête 
de  vingt  hommes,  il  s'avança  au  milieu  des  Indiens, 
exigeant  impérieusement  la  remise  des  deux  prisonniers. 
Intimidé  par  son  attitude,  le  paraousi  répondit  qu'ils 
s'étaient  enfuis.  Mais  Laudonnière  insista  en  tels  termes, 
qu'ils  lui  furent  amenés.  Satouriona,  dissimulant  sa 
colère,  envoya  des  fruits  et  des  vivres  aux  Français,  tout 
en  se  promettant  bien  de  tirer  vengeance  de  l'offense 
qui  lui  était  faite.  Laudonnière  le  remercia  de  ses 
présents,  et  lui  fit  connaître  que  son  désir  était  d'arri- 
ver à  une  pacification  générale.  Le  paraousi  n'y  fit  au- 
cune objection,  et  parut  même  approuver  ce  projet. 


i 


RENÉ  LAUDONNIÈRE  44 1 

C'était  du  côté  cVOutina    qu'allaient   maintenant   se 
tourner   les  Français.  Lauclonnière ,   dans  l'espoir   de 
trouver  en  lui  un  aide  puissant  pour  la  découverte  des 
mines  d'or,  objet  unique  de  ses  préoccupations,  lui  ren- 
voya ses  deux  prisonniers.  Le  capitaine  Yasseur,  après 
les  lui  avoir  conduits,  remonta  la  rivière  jusqu'à  quatre- 
vingts  lieues  du  Fort  de  la  Caroline,  et  arriva  à  un  vil- 
lage où  les  Indiens  lui  montrèrent  les  dispositions  les 
plus   amicales.    Outina  attendait  les  Français   à  leur 
retour.  Quand  il  les  aperçut,  il  s'avança  à  leur  rencontre, 
les  suppliant  de  demeurer  et  de  l'aider  à  faire  la  guerre 
à  un.  de  ses  ennemis  appelé  Potavou.  Il  n'est  pas  besoin 
d'ajouter  qu'il  promit  de  récompenser  magnifiquement 
leurs  services.  Les  Français  voulaient  quelque  chose  de 
plus  positif  que  des  promesses,  ils  se  laissèrent  pourtant 
encore  prendre  à  celles-ci.  La  paix  ne   leur  ayant  pas 
donné  les  trésors,  objets  de  tous  leurs  rêves,  ils  ne  de- 
mandèrent pas  mieux  que  de  les  chercher  dans  la  guerre. 
Pendant  que  Vasseur  retournait  auprès  deLaudonnière, 
pour  l'informer  de  l'état  des  choses,  l'enseigne  d'Arlac, 
avec  ce  qu'il  avait  de  monde,  se  mettait  à  la  disposition 
d'Outina.  Les  gens    de  Potavou   que  l'on  croyait  sur- 
prendre étaient  sur  leur  garde,  mais  le  bruit  de  la  mous- 
queterie,  nouveau  pour  eux,  vint  porter  la  terreur  dans 
leurs  rangs.  Dès  le  commencement  de  l'action,    un   de 
leurs  chefs  étant  tombé  comme   frappé  par   la   foudre, 
ils  prirent  la  fuite,  et  la  victoire  d'Outina  fut  complète. 
Huit  jours  après,  Laudonnière  envoyait  une  barque  au- 
devant  de  d'Arlac  et  de   ses   soldats.   Quelques  rares 
lingots  d'or  et  d'argent,  des  peaux  peintes,  des  vivres  et 
des  protestations  sans  fin  de  dévouem.ent,  ce  fut  tout  ce 
T.  111  25. 


442  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

qu'il  recueillit  d'une   expédition   qui  promettait  de  si 
magnifiques  résultats. 

Gomment  donc  arriver  aux  trésors  que  ni  la  paix  ni 
la  guerre  n'avaient  pu  procurer  aux  Français  ?  Un 
d'eux  nommé  Laroquette,  persuada  à  ses  camarades 
que  rien  n'était  plus  facile.  Il  leur  dit  que  la  nature 
n'avait  point  de  secrets  pour  lui,  et  qu'à  l'aide  de 
la  magie,  il  les  enrichirait  tous.  Séduits  par  sa 
promesse,  des  soldats  à  la  tête  desquels  était  un 
nommé  Le  Genre  dans  lequel  Laudonnière  mettait 
toute  sa  confiance,  décidèrent  qu'il  fallait,  de  gré  ou  de 
force,  obtenir  son  consentement  et,  s'il  se  refu&ait 
à  leurs  désirs,  élever  un  autre  chef  à  sa  place.  Le  Genre 
fut  chargé  de  lui  en  faire  la  signification.  A  cette 
sommation,  Laudonnière  répondit  qu'avant  de  s'aven- 
turer ainsi  au  milieu  de  peuplades  dont  quelques-unes 
commençaient  à  devenir  hostiles,  il  fallait  mettre  le 
fort  en  bon  état  de  défense,  et  que.  les  intérêts  de  l'Etat 
devaient  passer  avant  les  intérêts  particuliers.  Les 
conjurés  ne  l'entendaient  pas  ainsi.  Cependant,  comme 
ils  ne  voulaient  pas  mettre  immédiatement  à  exécution 
leur  projet  criminel,  ils  se  mirent  à  l'ouvrage.  Laudon- 
nière donnait  l'exemple  du  travail  ;  il  y  mettait  même 
une  telle  ardeur  qu'il  en  tomba  malade.  Gomme  il  était 
loin  de  supposer  que  Le  Genre  fût  capable  de  trahison, 
il  continua  à  l'appeler  dans  son  intimité.  Celui-ci 
pourtant  n'avait  pas  cessé  de  diriger  le  complot  ;  mais, 
craignant  que  des  moyens  violents  n'amenassent  une 
collision  qui  pourrait  ne  pas  tourner  à  son  profit,  il 
préféra  se  défaire  de  son  chef,  sans  bruit,  et  pour  cela 
avoir  recours  au  poison  ;  l'apothicaire  auquel  il  s'adressa 


RENÉ  LAUDONNIÈRE  443 

n'aj^ant  pas  voulu  lui  en  livrer,  il  cacha  sous  le  lit  de 
Laudonnière  un  baril  de  poudre,  dont  lexplosion  devait 
le  délivrer  de  celui  qui  gênait  ses  desseins.  Cette  fois 
encore,  son  projet  échoua.  Un  gentilhomme  auquel  il 
avait  remis,  pour  être  publié  en  France,  un  écrit  plein 
de  calomnies  contre  I^audonnière  et  d'Otligny,  dénonça  le 
traître.  Laudonnière  alors  assembla  tous  ses  hommes, 
leur  donna  connaissance  de  Tinfàme  libelle  qu'il  avait 
entre  les  mains,  et,  pour  rétablir  la  vérité  des  faits, 
invoqua  leurs  témoignages.  Convaincu  de  mensonges 
et  de  machinations  infernales,  Le  Genre  s'enfuit  dans 
les  bois,  et  manifesta  par  la  suite  un  grand  repentir 
de  son  crime. 

Les  excursions  recommencèrent.  Un  gentilhomme 
nommé  Laroche-Ferrierei  se  rendit  chez  Outina  pour 
tâcher  de  découvrir  les  fameuses  mines  dont  on  parlait 
toujours,  sans  jamais  les  rencontrer.  Il  y  resta  cinq  ou 
six  mois,  bien  reçu  dans  les  villages  où  il  se  présentait, 
mais  sans  recueillir  autre  chose  que  des  promesses 
dont  les  Indiens  se  montraient  toujours  prodigues. 
Pendant  ce  temps,  de  sourdes  menées  continuaient  au 
fort  de  la  Caroline.  Le  capitaine  Bourdet  qui  retournait 
en  France,  prit  à  son  bord,  sur  la  prière  de  Laudon- 
nière, sept  ou  huit  des  plus  mutins  qu'il  emmena  avec 
lui.  Il  en  laissa  un  plus  grand  nombre  qui  étaient  tout 
aussi  dangereux.  Comme  il  leur  fallait  de  l'or  à  tout 
prix  et  que,  jusque-là,  ils  marchaient  de  déceptions  en 
déceptions,  ils  résolurent  d'enlever  les  barques  que 
Laudonnière  avait  construites,  dans  l'espoir  de  faire  un 
grand  butin,. en  parcourantles  mers  des  Antilles.  S'étant 
adjoint  deux  charpentiers,   ils   profitèrent   de  l'ordre 


444  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

qu'ils  avaient  reçu  d'aller  chercher  de  la  pierre  à  une  ou 
deux  lieues  du  fort,  pour  mettre  leur  projet  à  exécu- 
tion. Ils  s'emparèrent  enefFet  d'une  barque,  et  coupèrent 
les  amarres  des  autres,  pour  qu'elles  dérivassent  et  que 
toute  poursuite  contre  eux  devînt  impossible.  Le  succès 
couronna  d'abord  cette  coupable  entreprise.  Les  pirates 
s'emparèrent  d'un  bâtiment  espagnol  où  ils  trouvèrent 
beaucoup  d'or  et  beaucoup  d'argent,  mais  les  vivres  leur 
ayant  manqué,  ils  furent  obligés  de  relâchera  la  Havane. 
Cet  événement  arriva  précisément  au  moment  où 
Laudonnière  se  disposait  à  s'embarquer  lui-même.  Il  se 
hâta  de  faire  construire  de  nouvelles  embarcations,  mais 
elles  n'étaient  pas  encore  achevées,  qu'une  nouvelle 
conspiration  éclatait  parmi  les  soldats  et  les  matelots. 
Sous  prétexte  d'aller  chercher  des  vivres  qui  com- 
mençaient à  leur  manquer,  mais  dans  une  toute  autre 
intention,  ils  présentèrent  une  requête  à  Laudonnière, 
tendant  à  en  obtenir  l'autorisation.  Leur  projet  était  de 
croiser  sur  les  côtes  du  Pérou  et  des  Antilles,  pour  s'em- 
parer de  quelque  riche  cargaison. Laudonnière  ne  s'y  laissa 
pas  prendre.  Il  leur  répondit  d'être  sans  inquiétude,  qu'il 
était  sûr  de  trouver  dans  le  pays  des  ressources  suffisantes 
pour  subvenir  à  tous  les  besoins.  Les  conjurés  firent 
semblant  de  se  soumettre,  mais  huit  jours  après,  profitant 
d'une  maladie  qui  l'empêchait  de  sortir,  ils  résolurent  de 
s'emparer  de  sa  personne.  Averti,  par  son  lieutenant, 
du  complot  qui  se  tramait  contre  lui,  Laudonnière 
manda  aux  soldats  qu'ils  eussent  à  lui  faire  connaître 
leurs  intentions.  Cinq  d'entre  eux  entrèrent  alors  dans 
sa  chambre  et  lui  déclarèrent  qu'ils  exigeaient  ce  qu'ils 
lui  avaient    d'abord    demandé    sous   la    forme  d'une 


RENÉ  LAUDONNIÈRE  445 

supplique,  à  savoir  :  la  liberté  d'aller  chercher  des 
vivres.  Aucune  observation,  aucune  remontrance,  ne 
put  les  ramener  au  sentiment  du  devoir.  Comprenant 
bien  qu'il  n'en  pourrait  rien  obtenir,  Laudonnière 
voulut  les  faire  accompagner  du  capitaine  Vasseur  et 
d'un  sergent.  La  révolte  éclata  aussitôt.  Les  mutins  se 
démasquant,  mirent  la  main  sur  tout  ce  qu'ils  ren- 
contrèrent, arrêtèrent  Laudonnière  et  l'envoyèrent 
prisonnier  sur  un  des  deux  navires  qui  se  trouvaient 
dans  la  rivière.  En  même  temps,  ils  désarmèrent  tous 
ceux  qu'ils  savaient  lui  être  restés  fidèles.  Quinze  jours 
se  passèrent  ainsi,  sans  qu'ils  pussent  obtenir  de  Lau- 
donnière l'autorisation  qu'ils  lui  demandaient.  Le 
seizième  jour  enfin,  ils  lui  présentèrent  un  congé  à 
signer,  le  menaçant  de  le  mettre  à  mort,  en  cas  de 
refus.  Il  ne  céda  que  le  couteau  sous  la  gorge.  Les 
révoltés  ne  furent  pas  plutôt  munis  de  cette  pièce, 
qu'ils  s'emparèrent  de  deux  embarcations,  les  char- 
gèrent d'armes,  de  munitions,  de  vivres,  et  prirent  la 
mer. 

Après  avoir  fait  plusieurs  prises  de  peu  de  valeur, 
l'une  de  ces  embarcations  s^empara  d'une  patache  où  se 
trouvaient  le  gouverneur  de  la  Jamaïque, ses  deux  fils  et 
une  somme  considérable  en  or  et  en  argent.  Les 
flibustiers  étaient  insatiables.  Dans  l'espoir  d'avoir  une 
grosse  rançon  du  gouverneur,  ils  consentirent,  pour 
qu'ils  la  rapportassent  ainsi  que  des  vivres  dont  ils  com- 
mençaient à  manquer,  à  laisser  les  fils  se  rendre  auprès 
de  leur  mère.  Le  premier  soin  de  ces  jeunes  gens,  quand 
ils  furent  à  terre,  fut  d'informer  les  capitaines  de  ce  qui 
venait  de    se  passer.    Au    lieu    de    la    rançon   qu'ils 


446  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

attendaient,  les  déserteurs  de  la  Caroline  s'aperçurent 
bientôt  qu'ils  allaient  être  faits  prisonniers,  s'ils  ne  se 
hâtaient  pas  de  prendre  la  fuite.  Ils  se  jetèrent  pêle- 
mêle  dans  un  brigantin  qu'ils  avaient  capturé  quelques 
jours  auparavant,  coupèrent  les  cables  et  prirent  chasse 
devant  les  vaisseaux  qui  les  poursuivaient  en  leur 
envoyant  des  volées  de  mitraille.  Ceux  qui  étaient  restés 
dans  la  patache  avec  le  gouverneur  furent  pris,  et  les 
autres  se  sauvèrent  à  grand'peine  dans  la  rivière  de 
Mai.  Le  pilote  Trenchant  qu'ils  avaient  emmené  malgré 
lui,  avait  profité  de  la  confusion  qui  régnait  abord,  pour 
revenir  au  point  de  départ.  La  surprise  des  révoltés  ne 
fut  pas  médiocre  quand  ils  se  virent  près  du  port  qu'ils 
avaient  abandonné.  A  quel  expédient  recourir  dans  la 
position  critique  où  ils  se  trouvaient  ?  Les  vivres  leui' 
manquaient  complètement,  et  reprendre  la  mer,  c'était 
s'exposer  à  tomber  entre  les  mains  des  ennemis  ou  à 
mouripde  faim.  Il  fallut  se  résigner.  Laudonnière,  que 
d'Ottigny  avait  délivré  de  sa  prison  flottante,  informé 
qu'un  navire  venait  de  mouiller  dans  la  rivière,  crut 
d'abord  que  des  secours  lui  arrivaient  de  France  ;  quand 
il  sut  la  vérité,  il  envoya  le  capitaine  Vasseur,  avec 
trente  soldats,  pour  amener  le  brigantin  au  port.  L'équi- 
page opposa  bien  quelque  résistance,  mais  il  fallut  céder 
à  la  force.  Un  détachement  de  soldats  restés  fidèles 
pénétra  à  bord  et  en  ramena  prisonniers  ceux  qui  le 
montaient.  Quatre  des  plus  coupables  furent  condamnés 
à  mort.  Ils  devaient  être  pendus.  Sur  leur  prière, 
Laudonnière  consentit  à  ce  qu'ils  fussent  fusillés.  Les 
autres,  rappelés  au  sentiment  du  devoir,  ne  s'en 
écartèrent  plus. 


RENÉ   LAUDONNIÈRE  447 

Sur  ces  entrefaites,  Laudonnière  fut  informé  qu'à 
quarante  lieues  du  port  de  la  Caroline,  se  trouvaient 
deux  étrangers,  depuis  longtemps  fixés  dans  cette  contrée. 
Curieux  de  connaître  le  motif  qui  les  y  avait  conduits, 
il  fit  savoir  aux  Indiens  qu'il  donnerait  une  forte  récom- 
pense à  ceux  qui  voudraient  leur  servir  de  guides 
jusqu'au  fort  de  la  Caroline.  Quelques  jours  après, les  deux 
étrangers  arrivaient  auprès  de  lui.  Ilsracontèrent  qu'ils 
étaient  Espagnols,  et  que,  jetés  sur  les  côtes  de  la  Floride, 
à  la  suite  d'un  naufrage,  ils  habitaient  ce  pays  depuis 
quinze  ans.  Leurs  récits  se  ressentaient  d'ailleurs  de 
leur  contact  avec  les  Indiens,  ils  en  avaient  toutes  les 
exagérations  hyperboliques,  et  brillaient  bien  plus  par 
l'imagination  que  par  la  réalité.  A.  les  entendre,  le  roi 
auprès  duquel  ils  avaient  demeuré  longtemps  était 
possesseur  de  trésors  immenses,  et  les  femmes  de  ses 
sujets  étaient  tellement  couvertes  d'or  et  d'argent  quand 
elles  dansaient,  qu'elles  en  courbaient  sous  le  faix.  Ils 
ajoutaient  que  le  roi  était  adoré  de  son  peuple  qui  le 
regardait  comme  un  enchanteur. 

Les  alliances  chez  les  Indiens,  comme  chez  presque 
tous  les  peuples,  reposaient  uniquement  sur  l'intérêt. 
Nous  avons  laissé  Satouriona  plein  de  ressentiment 
contre  Laudonnière,  nous  allons  le  trouver  lui  prodiguant 
toutes  ses  tendresses.  Ce  changement  s'expliquait  par 
ses  préparatifs  de  guerre  contre  Outina,  et  le  désir 
d'avoir  les  Français  pour  auxiliaires. 

Laudonnière  ne  se  laissa  point  entraîner  ;  il  entreprit, 
au  contraire,  de  réconcilier  les  deux  rois  qui  feignirent 
de  l'accepter  pour  arbitre.  Les  Espagnols  le  prévinrent 
qu'il  ne  fallait   pas  s'y  fier,   les   Indiens  étant  passés 


448  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

maîtres  en  fait  de  dissimulation.  En  attendant  que  leurs 
desseins  cachés  se  traduisissent  par  des  actes,  il  profita 
du  moment  de  trêve  dû  à  son  intervention,  pour  envoyer 
le  capitaine  Vasseur  à  la  découverte.  Les  Français 
remontèrent  la  rivière  plus  haut  qu'ils  ne  l'avaient  fait 
encore,  rencontrèrent  un  lac  si  grand  qu'ils  ne  pouvaient 
pas  en  voir  les  contours.  Ils  ne  trouvèrent  d'ailleurs 
chez  tous  les  peuples  qu'ils  visitèrent  que  des  dispositions 
amicales. 

En  revenant,  ils  ne  manquèrent  pas  d'aller  voir  leur 
ancien  amiOutina.  Ils  en  reçurent  un  accueil  si  empressé 
qu'un  gentilhomme  et  six  soldats  consentirent  à  rester 
six  mois  avec  lui.  Quant  à  Vasseur,  il  continua  sa  route, 
et  vint  faire  son  rapport  à  Laudonnière. 

De  tout  côté,  l'alliance  des  Français  était  recherchée 
toujours  aux  mêmes  conditions  et  toujours  avec  les 
mêmes  promesses.  Deux  puissants  souverains,  Hostaqua 
et  Outina,  se  la  disputaient  plus  que  tous  les  autres 
promettant  tous  les  deux  de  les  conduire  à  une  mon- 
tagne célèbre  par  ses  richesses.  Après  avoir  pris  l'avis  de 
ses  officiers,  Laudonnière  se  décida  pour  Outina  et  lui 
envoya  trente  arquebusiers  commandés  par  d'Ottigny. 
Pendant  que  les  troupes  de  l'expédition  étaient  en 
marche,  le  magicien  qui  les  accompagnait  fit  de  si 
affreux  présages,  qu'Outina  serait  certainement  revenu 
sur  ses  pas,  si  d'Ottigny  et  ses  arquebusiers  n'avaient 
pas  fait  qu'en  rire.  Peu  de  temps  après,  la  bataille 
s'engagea  avec  Potavou.  Outina  l'aurait  probablement 
perdue  sans  le  secours  des  Français.  Grâce  à  eux,  sa 
victoire  fut  complète  ;  mais,  au  grand  mécontentement  de 
d'Ottignj^  il  ne  voulut  pas  la  poursuivre.  Le  lieutenant 


RENÉ   LAUDONNIÈRE  449 

français  laissa  alors  auprès  de  son  allié  douze  arque- 
busiers, dans  la  crainte  que  Potavou  ne  voulût  prendre 
une  revanche,  et  revint  à  la  Caroline.  Il  y  trouva  une 
grande  affluence  d'Indiens.  Tous  les  voisins  d'Outina  le 
détestaient,  et  ils  étaient  venus  auprès  du  chef  français 
pour  exposer  leurs  griefs.  Laudonnière  les  écouta, 
rnaisil  ne  voulut  pas  leur  prêter  assistance  contre  un 
roi  qu'il  venait  de  défendre. 

L'année  1564  s'était  écoulée  toujours  à  la  poursuite 
de  chimériques  trésors  et  sans  qu'il  eût  été  fait  la  moin- 
dre tentative  de  colonisation.  Les  trois  premiers  mois  de 
l'année  1565,  Laudonnière  ne  put  obtenir  de  vivres  des 
Indiens,  cette  saison  étant  pour  eux  exclusivement  con- 
sacrée à  la  chasse  ;  il  en  avait  assez  cependant  pour  atten- 
dre le  mois  d'avril,  époque  où  les  secours  promis  par  la 
France  devaient  arriver.  Au  mois  de  mai,  aucune  voile 
n'ayant  été  signalée,  la  disette  d'abord  et  ensuite  la 
famine  firent  sentir  à  la  malheureuse  garnison  de  Char- 
les-Fort leurs  cruelles  atteintes. 

On  était  arrivé  au  15  juin,  sans  avoir  encore  reçu 
aucune  nouvelle.  Alors  l'idée  du  retour  s'empara  de 
tous  les  esprits.  Laudonnière,  persuadé  que  quelque  grand 
événement  était  arrivé  en  France,  puisqu'il  n'en  recevait 
point  de  secours,  ne  demandait  pas  mieux  que  d'aban- 
donner une  terre  où  il  n'avait  eu  que  des  déceptions  ; 
mais,  pour  cela,  il  fallait  deux  choses  :  construire  un  na- 
vire, le  seul  qui  était  disponible  étant  insuffisant,  ce 
qui  devait  entraîner  des  lenteurs,  et,  chose  plus  difficile 
encore,  se  pourvoir  de  vivres  pour  la  traversée.  Les 
charpentiers  s'engagèrent  à  livrer  le  navire,  à  la  fin  du 
mois  d'août,  et,  en  attendant,  Laudonnière  se  mit  en 


450  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

quête  de  subsistances.  Les  recherches  et  les  demandes 
qu'il  fit  n'ayant  pas  abouti,  la  garnison,  dont  le  dénue- 
ment augmentait  tous  les  jours,  proposa  comme  expé- 
dient de  s'emparer  d'un  des  rois  du  pays  et  d'exiger  des 
vivres  pour  sa  rançon. 

Laudonnière  ne  voulait  point  en  venir  à  cette  extré- 
mité ;  il  espérait  qu'en  échange  de  vêtements  et  de 
marchandises,  les  Indiens  consentiraient  à  lui  livrer 
quelques  grains.  Mais  les  exigences  de  ces  derniers 
croissaient  à  mesure  que  la  détresse  des  Français  aug- 
mentait, et  ils  demandaient  des  prix  excessifs  de  la 
moindre  denrée  alimentaire.  La  faim  est  une  terrible 
conseillère.  L'irritation  des  soldats  devenait  tous  les 
jours  plus  difficile  à  contenir.  Laudonnière  envoya  vers 
son  allié  Outina,  qu'au  jour  où  il  l'avait  aidé  à  triompher 
de  ses  ennemis,  il  avait  trouvé  si  prodigue  de  belles 
promesses.  Mais  les  bonnes  dispositions  du  paraousi 
s'étaient  singulièrement  refroidies.  Pour  quelques  glands 
et  un  peu  de  miel,  il  exigea  beaucoup  de  marchandises, 
en  promettant  toujours  une  ample  provision  dans  le  cas 
où  Laudonnière  voudrait  lui  venir  en  aide  dans  l'expé- 
dition qu'il  préparait  contre  un  de  ses  vassaux  révoltés. 
Laudonnière  lui  envoya  des  secours,  mais  au  lieu  de 
marcher  contre  Outina,  le  vassal  en  question,  il  les 
employa  à  une  autre  expédition.  Le  mécontentement 
devint  tel  parmi  les  soldats  que  s'ils  n'avaient  pas  été 
retenus  par  la  crainte  de  déplaire  à  Laudonnière,  ils 
auraient  traité  leur  allié  en  ennemi.  De  retour  au  fort, 
ils  racontèrent  comment  ils  avaient  été  joués.  En  les 
entendant,  tout  le  monde  cria  vengeance,  et  cette  fois, 
Laudonnière  ne  résista  plus.  Pénétrant  sur  le  territoire 


RENÉ   LAUDONNIÈRE  451 

d'Outina,  au  moment  où  il  s'y  attendait  le  moins,  il 
s'empara  de  sa  personne,  ainsi  que  de  celle  de  ses  fils.  Il 
fit  savoir  en  même  temps  au  beau-père  du  paraousi  et 
à  ses  principaux  sujets,  qu'il  ne  relâcherait  ses  prison- 
niers que  lorsqu'il  aurait  reçu  des  vivres  pour  leur 
rançon.  Les  Indiens  voulurent  encore  user  de  subterfuges, 
mais  voyant  que  les  Français  ne  s'y  laissaient  pas  pren- 
dre, ils  élurent  pour  roi  un  des  petits-fils  d'Outina. 

Outina  avait  des  amis  et  des  ennemis.  Parmi  les  pre- 
miers, deux  apportèrent  des  vivres  à  Laudonnière,  pour 
qu'il  lui  laissât  la  vie,  pendant  qu'un  grand  nombre  des 
seconds  lui  en  offraient  s'il  voulait  le  mettre  à  mort.  Un 
des  rois  ses  voisins,  entr'autres,  s'engageait,  si  on  vou- 
lait le  lui  livrer,  à  en  donner  un  bon  prix  et  à  le  payer 
comptant.  Laudonnière  rejeta  toutes  les  propositions 
dont  l'enjeu  était  la  tête  de  son  prisonnier. 

La  famine  cependant  devenait  extrême.  Non  seule- 
ment on  ne  trouvait  plus  de  vivres  pour  la  traversée, 
mais  les  ouvriers  qui  construisaient  le  navire  en  man- 
quaient également.  Il  fallut  vivre  de  racines  et  du  peu  de 
gibier  que  l'on  put  se  procurer.  Affaiblis  par  les  priva- 
tions, les  Français  n'auraient  pas  été  en  état  d'opposerune 
vigoureuse  résistance,  s'ils  avaient  été  attaqués  dans  ce 
moment.  Les  Indiens  leur  rendirent  l'espoir,  en  leur 
disant  que  dans  le  haut  pays,  les  mjls  devaient  être  en 
pleine  maturité.  Laudonnière  se  dirigea  sur  le  point 
qu'on  lui  indiquait.  Quatre  jours  durant,  il  fallut  vivre 
de  poissons  et  de  chiens.  Enfin  on  arriva  à  un  village 
où  demeurait  la  sœur  d'Outina.  Elle  fit  grande  chère 
aux  Français,  et  comme  les  mils  étaient  effectivement 
mûrs,  les  pauvres  affamés  en  mangèrent  tellement  que 


452  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

plusieurs  faillirent  mourir  d'indigestion.  Le  lendemain, 
Laudonnière  se  dirigea  sur  l'île  Edelano,  pour  venger 
la  mort  d'un  des  siens  tuè  par  le  roi  de  ce  pays.  Celui-ci, 
informé  du  danger  qu'il  courait,  se  sauva  avec  tout  son 
monde.  Les  Français  brûlèrent  son  village  sans  en  tirer 
aucun  profit.  Ils  reprirent  ensuite  leur  chemin  et  arri- 
vèrent au  fort  avec  quelques  provisions  recueillies  sur 
leur  passage.  Il  était  temps  qu'ils  parussent,  les  malheu- 
reux auxquels  la  garde  en  avait  été  confiée  mouraient 
de  faim.  Les  vivres  furent  bien  vite  épuisés,  et  il  fallut 
recommencer  à  fouiller  tous  les  villages  des  alentours, 
pour  s'en  procurer  de  nouveaux.  Pendant  ces  courses, 
deux  charpentiers  qui  avaient  dérobé  quelques  poignées 
de  mil  furent  tués  par  les  fils  du  roi  Emola.  Laudonnière 
ne  put  en  tirer  vengeance,  parce  que  les  Indiens  redou  - 
tant  sa  colère  s'enfuirent  à  son  approche. 

En  même  temps  que  la  saison  avançait,  les  blés 
mûrissaient  partout.  Outina  promit  d'en  procurer  une 
grande  quantité,  si  on  lui  rendait  la  liberté.  Laudonnière 
voulut  le  reconduire  lui-même  dans  ses  Etats.  A  la  vue 
des  Français,  les  indigènes  effrayés  se  sauvèrent  sans 
qu'il  fût  possible  de  leur  faire  comprendre  qu'on  se 
présentait  devant  eux  avec  des  dispositions  pacifiques. 
Un  soldat,  accompagné  du  fils  d'Outina,  étant  pourtant 
parvenu  jusqu'au  beau-père  et  à  la  femme  du  roi,  leur 
fît  comprendre  qu'il  dépendait  d'eux  de  le  revoir.  Ils 
s'avancèrent  aussitôt  vers  les  Français  avec  une  provi- 
sion de  pain.  Mais,  pendant  qu'ils  leur  faisaient  des 
semblants  d'amitié,  ils  cherchaient  à  les  surprendre. 
Voyant  que  Laudonnière  se  tenait  sur  ses  gardes,  ils 
déclarèrent  qu'il  leur  était  impossible  de  satisfaire  à  sa 


RENÉ   LAUDONNIERE  453 

demande,  parce  cxue  les  blés  n'étaient  pas  encore  récol- 
tés. Il  fut  donc  obligé  de  revenir  avec  son  prisonnier, 
qu'il  lui  fallut  défendre  contre  la  colère  des  soldats 
indignés  de  la  perfidie  indienne.  Quinze  jours  après, 
Outina  suppliait  qu'on  le  ramenât  dans  son  village, 
promettant  des  blés,  et,  dans  le  cas  d'un  refus,  se  sou- 
mettant à  tout  ce  que  l'on  voudrait  faire  de  sa  personne. 
Les  Indiens  en  apportèrent  en  effet,  mais  en  très  petite 
quantité.  Cherchant  toujours  à  surprendre  les  Français, 
ils  disaient  que  si  le  roi  leur  était  rendu,  si  quelques 
soldats  le  conduisaient  au  milieu  de  ses  sujets,  la  recon- 
naissance leur  ferait  faire  ce  que  l'on  n'obtiendrait  ni  par 
la  menace  ni  par  la  force.  Laudonnière  ne  consentit 
à  le  relâcher  qu'après  qu'on  lui  eut  remis  deux  otages  ; 
les  Indiens  devaient  les  reprendre  quatre  jours  après, 
en  apportant  une  quantité  de  blé  déterminée  à  l'avance. 
Les  quatre  jours  se  passèrent  sans  que  l'on  entendît 
parler  de  rien.  Laudonnière  alors  donna  l'ordre  à  son 
lieutenant  de  marcher  contre  une  peuplade  qui  le  trom- 
pait toujours,  lui  recommandant  bien  de  prendre  les 
plus  grandes  précautions.  D'Ottigny  s'avança  droit  à  la 
maison  du  roi  où  les  principaux  du  pays  se  trouvaient 
réunis.  Pris  à  l'improviste  et  craignant  pour  leur  vie.  Ils 
apportèrent  une  grande  quantité  de  blé,  mais,  pendant 
ce  temps,  ils  cherchaient  à  couper  la  retraite  aux  Fran- 
çais. Outina  ne  paraissait  pas,  caché  qu'il  était  au  fond 
d'une  cabane.  D'Ottigny  alla  Yj  trouver  et  lui  reprocha 
de  manquer  à  sa  parole.  Le  paraousi  répondit  qu'il  ne 
pouvait  rien  sur  des  sujets  insoumis;  qu'il  avait  même 
à  s'en  défier,  parce  qu'il  avait  cru  remarquer,  à  certains 
signes,  qu'ils  voulaient  l'attaquer  à  son  retour.  L'officier 


454  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

français  ne  voulut  pas  en  entendre  davantage  ;  il  com- 
mença à  effectuer  sa  retraite,  chacun  de  ses  hommes 
emportant  un  sac  de  mil.  Trois  cents  Indiens  l'atten- 
daient dans  une  embuscade  ;  quelques  coups  de  fusil 
suffirent  pour  les  disperser.  Plus  loin,  de  nouveaux 
ennemis  se  présentèrent  encore.  Ceux-là  paraissaient 
plus  familiarisés  avec  les  armes  à  feu.  Quand  ils  voyaient 
un  fusil  s'abaisser,  ils  se  couchaient  à  terre,  pour  se 
relever  aussitôt  que  le  coup  était  parti.  Harcelé  conti- 
nuellement pendant  sa  retraite,  d'Ottigny  eut  deux 
hommes  tués  et  vingt-deux  blessés.  Il  arriva  enfin  au 
navire  qui  l'attendait,  mais  sans  vivres.  Il  avait  fallu  les 
abandonner  pour  combattre. 

Laudonnière  se  tourna  d'un  autre  côté.  Informé  qu'il 
s'en  trouvait  dans  le  village  d'Emoloa,  il  fit  toute 
diligence  pour  y  arriver  avant  que  les  gens  du  pays 
eussent  été  instruits  de  sa  marche.  Cette  fois,  il  ne  fut 
pas  complètement  trompé  dans  son  attente.  A  l'abri  des 
premiers  besoins,  il  n'eut  plus  désormais  qu'une  pensée, 
achever  la  construction  du  navire  qui  devait  le  rame- 
ner en  France. 

Le  3  août  1565,  tout  était  prêt  pour  le  départ.  Avant 
de  dire  adieu  à  la  Floride,  Laudonnière  avait  voulu 
qu'on  brûlât  les  constructions  qu'il  avait  faites,  dans 
la  crainte  que  les  Indiens  ne  vinssent  s'y  établir.  Ses 
ordres  allaient  être  exécutés  quand  quatre  voiles  paru- 
rent à  l'horizon.  On  pense  quels  transports  de  joie 
éclatèrent  dans  tous  les  cœurs.  C'étaient  enfin  les 
Français  si  désirés,  si  longtemps  attendus,  et,  avec  eux, 
le  bonheur  et  l'abondance.  A  ce  premier  sentiment  en 
succéda  un  autre  d'une  nature  tout  opposée.  N'étaient  ce 


RENÉ  LAUDONNIERE  455 

pas  plutôt  des  navires  espagnols?  Et,  dans  cette 
supposition,  ne  fallait-il  pas  se  préparer  à  combattre  ? 
L'incertitude  ne  fut  pas  de  longue  durée.  Les  Français 
ne  devaient  ni  tant  se  réjouir,  ni  s'abandonner  si  fort  à 
la  crainte  ;  les  bâtiments  en  vue  n'appartenaient  ni  à 
la  France  ni  à  l'Espagne,  mais  bien  à  l'Angleterre  -, 
Jean  Hawkins,  guidé  par  un  ancien  pilote  de  Ribaut, 
commandait  Texpédition.  Les  Anglais  demandèrent  à 
faire  de  l'eau,  et  Laudonnière  ne  s'y  étant  pas  opposé, 
Hawkins  le  remercia  en  lui  envoyant  du  pain  et  du  vin 
que  les  Français  depuis  longtemps  ne  connaissaient 
plus  que  de  nom. 

Les  Indiens  avaient  cru  que  c'étaient  des  renforts  qui 
arrivaient  aux  Français,  et  fidèles  à  leurs  habitudes 
cauteleuses  et  prudentes,  ils  s'étaient  empressés  de 
nouveau  autour  de  ceux  dont  ils  redoutaient  la  puis- 
sance. 

Hawkins  ayant  appris  que  Laudonnière  avait  le 
dessein  de  revenir  en  France,  s'offrit  à  l'y  conduire.  H 
chercha  à  lui  faire  comprendre  que  c'était  s'exposer  à 
de  grands  dangers  que  de  s'embarquer  sur  un  navire 
aussi  frêle  que  le  sien,  offrant  de  prendre  avec  lui  une 
partie  de  la  garnison  et  de  réserver  un  de  ses  bâtiments 
au  reste  de  son  monde. 

Laudonnière  hésitait  à  accepter  cette  offre.  Elle  était 
si  belle  qu'il  avait  peine  à  croire  qu'elle  fût  sincère. 
Quels  étaient  en  ce  moment  les  rapports  entre  la  France 
et  l'Angleterre  ?  Les  deux  nations  n  étaient-elles  point 
en  guerre  et  Hawkins  ne  lui  tendait-il  pas  un  piège  ? 
Ne  voulait-il  point  faire  les  Français  prisonniers,  pour 
s'emparer  de  la  Floride  sans  coup  férir?  Ces  questions 


456  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

le  laissaient  dans  une  perplexité  d'autant  plus  grande 
que  s'il  s'entêtait  à  partir  avec  ses  propres  navires,  il 
encourait  une  terrible  responsabilité.  Il  assembla  donc 
ses  officiers,  et,  après  un  exposé  de  la  situation, 
demanda  leur  avis.  Tous  répondirent  cfuil  fallait 
accepter  les  offres  d'Hawkins,  c'est-à-dire  lui  acheter 
un  de  ses  bâtiments.  Le  marché  fut  conclu  moj^ennant 
sept  cents  écus,  payés  non  en  argent,  mais  en  pièces 
d'artillerie  dont  on  estima  la  valeur  à  ce  prix.  Avant  de 
les  quitter,  Hawkins  envoya  aux  Français  des  vivres, 
des  vêtements,  des  souliers,  fît  des  présents  aux  officiers 
suivant  leur  grade,  se  conduisit  enfin,  dans  toute  cette 
circonstance,  avec  la  plus  grande  générosité. 

Afin  d'être  prêt  à  prendre  la  mer  au  premier  signal, 
Laudonnière  fit  faire  des  biscuits  avec  la  farine  que  les 
Anglais  lui  avaient  donnée.  On  en  était  aux  adieux  avec 
les  Indiens  dont  on  voulait  emmener  quelques-uns, 
autant  comme  objets  de  curiosité  que  pour  qu'ils  pussent 
donner  un  jour  à  leurs  compatriotes  une  idée  de  la  puis- 
sance de  la  France,  quand  on  aperçut  sept  voiles  qui 
approchaient.  Laudonnière,  redoutant  toujours  l'arrivée 
des  Espagnols,  donna  ordre  à  une  barque  armée  d'aller 
en  reconnaissance,  en  même  temps  qu'il  fit  monter  des 
sentinelles  sur  les  arbres  les  plus  élevés,  pour  savoir  à 
quelle  nation  il  avait  affaire.  Les  sentinelles  signalèrent 
une  grande  barque  qui  se  détachait  des  navires,  mais 
sans  qu'ils  pussent  en  dire  davantage.  Cette  barque 
semblait  donner  la  chasse  à  celle  que  Laudonnière  avait 
envoyée  à  la  découverte.  On  crut  donc  que  c'était  l'en- 
nemi, et  dans  cette  pensée,  toute  la  garnison  prit  les 
armes.  L'appréhension  des  Français  dura  tout  un  jour, 


UENË   LAUDONNIERE  457 

leur  barque  ayant  été  retenue  par  les  navires  arri- 
vants. 

Le  lendemain,  plusieurs  barques  entrèrent  clans  la 
rivière,  ceux  qui  les  montaient  étant  armés  jusqu'aux 
dents.  Une  des  sentinelles,  au  ciui  vive  de  laquelle  il 
n'avait  pas  été  répondu,  fit  feu,  sans  en  obtenir  davantage. 
Au  fort,  tout  le  monde  se  préparait  à  combattre,  quand 
enfin  un  homme  mettant  pied  à  terre,  s'écria  que  c'était 
le  capitaine  Jean  Ribaut  qui  arrivait. 

Jean  Ribaut  ne  se  présentait  pas  précisément  en  ami. 
Trompé  par  les  traîtres  que  Laudonnière  avait  ren- 
voyés en  France,  l'amiral  de  Coligny  avait  ajouté  foi  à 
leurs  rapports  perfides.  Suivant  eux,  le  chef  de  l'expé- 
dition française  à  la  Floride  ne  se  conformait  nullement 
à  ses  instructions  ;  il  tranchait  du  despote,  correspon- 
dait avec  des  seigneurs  de  la  cour  et  ne  tenait  aucun 
compte  des  ordres  qui  lui  enjoignaient  d'agir  autrement. 
En  lui  ôtant  son  commandement,  Coligny  y  mettait 
pourtant  des  formes.  Il  ne  voulait  pas  que  cette  mesure 
ressemblât  à  une  disgrâce,  et,  dans  sa  lettre  de  rappel, 
pas  un  mot  ne  témoignait  de  son  mécontentement.  Il  lui 
écrivait  :  «  Capitaine  Laudonnière,  par  ce  qu'aucun  de 
ceux  qui  sont  revenus  de  la  Floride,  parlent  indiffé- 
remment de  la  terre,  le  roi  désire  votre  venue,  afin  que 
selon  votre  effect,  il  s'y  résoude  d'y  faire  une  grande 
dépense,  ou  tout  laisser.  Et,  pour  ce,  j'envoie  le  capi- 
taine Jean  Ribaut,  pour  y  commander,  auquel  vous 
délivrerez  tout  ce  que  vous  avez  en  charge,  et  l'ins- 
truirez de  tout  ce  que  vous  pourrez  avoir  découvert.  » 

La  lettre  se  terminait  ainsi  : 

T.  m  2  6 


458  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

«  Ne  pensez  pas  que  je  vous  envoie  quérir  soit  pour 
malcontentement  et  mèfiement  que  j'aye  de  vous,  mais 
c'est  pour  bien  et  honneur,  et  vous  assure  que  toute  ma 
vie,  vous  aurez  un  bon  maître  en  moi  *.  » 

Sans  ce  que  lui  en  dirent  Jean  Ribaut  et  ses  officiers, 
au  lieu  d'être  victime  d'odieuses  calomnies,  Laudonniére 
se  serait  donc  cru  plus  avant  que  jamais  dans  les  bonnes 
grâces  du  roi.  Il  n'eut  pas  de  peine  à  rétablir  la  vérité 
des  faits,  et  sa  justification  parut  si  complète  à  Ribaut, 
qu'il  voulut  partager  le  commandement  avec  lui.  Mais 
Laudonniére  avait  trop  hâte  de  confondre  ses  lâches 
calomniateurs,  pour  différer  davantage  à  partir. 

A  l'arrivée  du  capitaine  Ribaut  et  de  ses  troupes,  les 
rois  indiens  qui  le  reconnaissaient  pour  l'avoir  vu,  lors 
de  l'expédition  de  1562,  vinrent  de  toute  part  solliciter 
son  alliance.  Il  va  sans  dire  qu'ils  lui  firent  les  mêmes 
promesses  qu'ils  avaient  faites  à  Laudonniére,  à  savoir 
de  le  conduire  dans  des  montagnes  où  se  trouvaient  de 
riches  mines  d'or  et  des  pierres  précieuses. 

Ribaut  ayant  pris  le  fort  de  la  Caroline,  un  peu  dé- 
mantelé par  Laudonniére,  qui  voulait  le  ruiner  complè- 
tement avant  de  partir  pour  la  France,  s'occupait  à  y 
loger  ses  vivres,  quand  il  fut  prévenu  de  l'arrivée  en 
rade  de  six  grands  navires  espagnols.  Ceux-ci  ne  firent 
d'abord  aucune  démonstration  hostile.  Ils  demandèrent 
au  contraire  des  nouvelles  des  officiers  français,  en  ap- 
pelant plusieurs  par  leur  nom.  Ces  démonstrations 
amicales  parurent  suspectes  à  Ribaut.  Trois  de  ses  navires 

*  Histoire  de  la  Floride. 


RENÉ  LAUDONNIÈRE  459 

étaient  dans  la  rivière;  craignant  d'y  être  pris,  ils  cou- 
pèrent leurs  câbles,  abandonnèrent  leurs  ancres  et 
gagnèrent  le  large  à  toute  voile.  Les  Espagnols  se 
démasquant  alors,  lâchèrent  sur  eux  quelques  bordées 
et  se  mirent  à  leur  poursuite,  mais  ils  ne  purent  les 
atteindre. 

Informé  de  ce  qui  venait  d'arriver,  le  capitaine  Ribaut 
résolut  d'en  tirer  vengeance.  Il  alla  trouver  Laudon- 
nière,  dans  ce  moment  retenu  au  lit  pour  cause  de  ma- 
ladie, et  appela  en  même  temps  les  officiers  et  les  prin- 
paux  gentilshommes  faisant  partie  de  l'expédition.  C'était 
pour  la  forme  seulement^  caria  résolution  de  combattre 
immédiatement  était  parfaitement  arrêtée  dans  son 
esprit.  Quand  il  eut  proposé  d'aller,  avec  ses  quatre 
vaisseaux  qui  étaient  en  rade,  attaquer  les  Espagnols, 
Laudonnière  s'y  opposa  vivement.  Il  lui  fit  observer 
que  ces  parages  étaient  dangereux,  que  de  terribles 
tempêtes  y  éclataient  soudainement,  qu'il  s'exposait 
donc  à  un  grand  désastre.  Il  tâcha  de  lui  faire  com- 
prendre qu'il  était  bien  plus  sage  d'attendre  qae  toutes 
ses  forces  fussent  réunies,  et,  pendant  ce  temps,  se  forti- 
fier du  côté  de  la  terre.  Tous  les  officiers  furent  de  cet 
avis,  mais  Ribaut  ne  voulut  rien  entendre,  surtout  lors- 
qu'il eut  appris  que  les  Espagnols  étaient  descendus  à 
terre  avec  des  nègres  et  qu'ils  élevaient  des  retran- 
chements. Il  demanda  à  Laudonnière  son  lieutenant  et 
un  enseigne,  lui  donnant  en  échange  un  autre  officier 
chargé  de  veiller  à  tout  pendant  son  absence  qui  ne 
devait  pas  durer  plus  de  vingt-quatre  heures.  Laudon- 
nière n'avait  qu'à  se  soumettre  à  son  chef.  Il  allait 
pourtant  lui  faire  des  remontrances,  quand  la  communi- 


460  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

cation  de  lettres  de  l'amiral  ordonnant  de  ne  pas  souffrir 
que  les  Espagnols  fissent  un  établissement  en  Floride,  vint 
lui  fermer  la  bouche.  Presque  tous  les  hommes  valides 
du  fort  furent  embarqués  pour  aller  attaquer  l'ennemi. 
Les  craintes  de  Laudonnière  n'étaient  que  trop  fondées. 
Une  violente  tempête  éclata  et  dispersa  les  bâtiments 
français.  Deux  jours  après,  craignant  pour  l'expédition 
dont  il  n'entendait  pas  parler  et  pour  lui-même,  il  manda 
le  seigneur  du  Lys*,  cet  officier  que   Ribaut  lui   avait 

*  Charles  de  Mouillebkrt,  dit  le  capitaine  du  Lys. 

Charles  de  Mouillebert,  sieur  du  Lys,  fils  d'André  de  Mouillebert, 
sieur  du  Deffens,  et  de  Françoise  Duvignault,  nièce  d'un  notaire  de 
Fontenay,  appartenait  à  la  noblesse  d'arrière-fief  du  pays.  Il  épousa 
très  jeune  Marie  de  Burdigale,  fille  d'un  armateur  des  Sables- 
d'Olonne,  qui  mourut  au  bout  de  quelques  mois  de  mariage,  le 
10  mai  1554.  Ridevenu  libre  de  ses  actions,  du  Lys  embrassa  la 
carrière  des  armes,  servit  sous  Coligny,  dont  il  partageait  les 
croyances  religieuses,  et  prit  part  aux  premiers  troubles  de  1560  à 
1507.  Au  mois  de  juin  1562,  il  était  lieutenant  du  château  de  Fontenay. 
A  la  date  du  13  avril  1563,  il  tenait  la  campagne  avec  sa  compagnie 
aux  environ:?  de  Talmond.  A  partir  de  ce  moment,  on  ne  le  retrouve 
plus  en  bas -Poitou,  et  tout  porte  à  croire  que,  l'année  suivante,  il 
accompagna  à  la  Floride  le  capitaine  Laudonnière,  parent  de  sa  femme, 
(  on  ci'oit  que  le  véritable  nom  de  Laudonnière  était  René  de  Burdigale) 
car  il  est  question  d'un  sieur  du  Lys  dans  la  relation  que  ce  dernier 
a  laissée  de  son  expédition  en  Amérique.  D'après  cette  relation,  il 
aurait  été  massacré  par  les  Espagnols,  en  septembre  1565,  lors  de  la 
prise  de  la  forteresse  française.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que,  le 
30  mars  1506,  le  curateur  de  René  Mouillebert,  son  neveu,  alors 
mineur,  était  mis,  au  nom  de  ce  dernier,  en  possession  de  ses  do 
maines  et  de  la  maison  dite  le  Logis-des-Duvigiiaull,  qui  lui  était 
échu  du  chef  de  sa  mère,  à  Fontenay.  Cette  mdson  était  située  dans 
la  rue  qui  conduisait  de  la  porte  du  Pont-aux-Chèvres  au  Carrefour- 
des-F  ourhisseurs . 

L'acte  du  mois  de  juin  156'2,    cité  plus  haut,  n'est  signé  que  de  son 


RENÉ  LAUDONNIÈRE  461 

laissé,  et  rengagea  à  se  tenir  sur  ses  gardes,  à  se 
fortifier  de  son  mieux.  Tout  manquait  au  fort,  même  les 
vivres.  Ribaut  qui  comptait  y  retourner  prompfement, 
avait  emporté  ceux  que  les  Anglais  y  avaient  laissés.  On 
se  mit  à  l'œuvre  néanmoins,  mais  l'orage  éclata  avec 
une  telle  violence,  qu'il  fut  bien  difficile  de  se  livrer  à 
un  travail  profitable.  La  position  de  la  garnison  deve- 
nait lamentable.  Elle  se  composait  en  grande  partie  de 
maçons,  de  domestiques,  de  femmes  et  d'enfants;  seize 
ou  dix-sept  hommes  seulement  étaient  en  état  de  porter 
les  armes.  Le  20  septembre,  au  moment  où  les  sen- 
tinelles, transpercées  par  une  pluie  torrentielle,  se 
mettaient  à  Tabri,  le  trompette  qui  se  trouvait  sur  les 
remparts  ayant  aperçu  une  troupe  espagnole  descendant 
d'une  petite  montagne,  s'empressa  de  donner  l'alarme. 
Laudonnière  se  jeta  hors  de  son  lit,  et,  l'épée  à  la  main, 
entouré  du  petit  nombre  d'hommes  assez  valides  pour 
combattre  s'avança  pour  faire  tête  à  l'orage.  Mais  il  ne 
put  tenir  contre  le  nombre  des  assaillants,  et  les  premiers 
ouvrages  furent  promptement  emportés  par  les  Espagnols. 
Réfugiés  dans  le  corps  de  la  place,  Laudonnière  voulait 
résister  encore,  un  transfuge  qui  servait  de  guide  à 
l'ennemi,  s'élança  pour  le  frapper  de  sa  pique.  Il  allait 
être  pris  avec  tous  ses  gens,  si,  au  lieu  de  le  poursuivre. 


nom  de  terre:  de  Ly^,  ce  qui  est  contraire  aux  liabitudes   du  temps, 
tandis  que  son  nom  patronymique  figure  dans  le  corps  de  la  pièce. 

(  Généalogie  manuscrite  de  ia  famille  de  Mouillebert,  rédigée  en 
1G70  par  Charles  Auguste  de  Mouillebert,  sieur  du  Lys.  —  Documents 
de  la  coll.  B.Fillon.  —  Histoire  notable  de  la  Floride,  par  le  capi- 
taine Laudonnière.) 

Extrait  de    Vliulicateur,  du  7  mars  1872. 

T.  III  ?G. 


462  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

les  Espagnols  ne  s'étaient  pas  arrêtés  à  piller  le  pavillon 
construit  dans  le  fort.  Trouvant  une  brèche  ouverte,  il 
s'3^  précipita  et  gagna  la  campagne.  Il  n'y  avait   plus 
qu'une  voie  de  salut,  rejoindre,  à  travers  les  bois  et  les 
marais^  les  navires  qui  devaient  se  trouver  à  l'embou- 
chure de  la  rivière  et  y  chercher  un  refuge.  Les  plus 
valides  prirent  les  devants  et   servirent    d'éclaireurs. 
Laudonnière  .épuisé  par   la   maladie,  ayant    de  l'eau 
jusqu'aux  épaules,  eût  succombé  à  la  fatigue,  si   un 
homme  dévoué,  nommé  JeanLechemin,  ne  lui  avait  pas 
servi  de  soutien  et  d'appui.  Prévenus  de  la  prise  du  fort, 
les  marins  des  navires  français  avaient  mis  à  la  mer 
des  barques  qui  longeaient  la  côte  pour  recueillir  ceux 
qui  auraient  pu   échapper.    Laudonnière  y  fut   trans- 
porté presque  mourant,  par  cinq  ou  six  des  siens.   Dix- 
neuf  de  ses   compagnons   furent  sauvés    de  la  même 
manière.  Le  capitaine  Jacques   Ribaut,  neveu  de  Jean 
Ribaut  qui  joua  dans  toute  cette   affaire  un  singulier 
rôle,  parlementant  avec  les  Espagnols  et  donnant  lieu  de 
penser    qu'il   trahissait   les  Français,  vint  s'aboucher 
avec  lui.  Il  fut  convenu  entre  eux  qu'on  retournerait  en 
France,  et  Laudonnière  auquel  les  hommes  manquaient 
pour  manœuvrer   le  bâtiment   qu'il   avait   acheté  des 
Anglais,  le  lui  donna  avec  une  partie  de  son  artillerie, 
et  en  choisit  un  plus  petit.  Cet  échange  avait  été  fait   à 
la  condition  que  Jacques  Ribaut  lui  fournirait  un  pilote 
dont  il  avait  grand   besoin,   mais,  au   dernier  moment, 
celui-ci  lui  manqua  de  parole.   Les  deux  navires  ne 
voyagèrent  pas  longtemps  de   conserve,  vingt-quatre 
heures  après  le  départ  ils  se  séparèrent. 
Pendant  que  des  événements    aussi  déplorables   se 


i 


RENÉ   LAUDONNIÈRE  463 

passaient  du  côté  du  fort,  que  devenait  l'expédition 
commandée  par  Jean  Ribaut?  Le  chef  des  Espagnols, 
Ménendez,  averti  de  l'approche  des  Français,  et  redoutant 
d'être  attaqué  au  moment  où  la  plus  grande  partie  de 
ses  forces  était  à  terre,  s'empressa  d'abandonner  son 
campement,  donna  ordre  à  deux  de  ses  vaisseaux  de 
profiter  des  ombres  de  la  nuit  pour  s'esquiver,  se  jeta 
dans  une  barque,  en  arma  une  autre  pour  le  suivre,  et 
alla  mouiller  à  l'embouchure  de  la  rivière,  attendant 
avec  impatience  que  le  flux  lui  permît  de  partir.  Dans 
ce  moment,  les  navires  français  parurent.  Ménendez 
était  perdu  sans  un  événement  auquel  il  était  loin  de 
s'attendre.  La  cause  qui  l'empêchait  de  partir  paralysait 
aussi,  pour  une  heure  ou  deux,  les  efforts  des  Français. 
La  marée  trop  basse  les  empêchait  d'avancer,  de  façon 
que  si  les  Espagnols  ne  pouvaient  pas  sortir  de  la  rivière, 
il  était  impossible  aux  Français  d'y  entrer.  Mais  cette 
situation  ne  devait  pas  se  prolonger  longtemps.  La  mer 
qui  commençait  à  monter  glaçait  d'effroi  Ménendez  et 
comblait  de  joie  Ribaut  et  ses  compagnons.  Encore  une 
heure,  et  Ménendez  était  leur  prisonnier.  Pendant  que 
d'un  côté  on  se  croyait  perdu  et  que  de  l'autre  on 
entonnait  des  chants  de  victoire,  voilà  que  tout  à  coup 
la  tempête  éclate  et  change  complètement  la  situation 
des  deux  partis.  Pour  ne  pas  être  brisé  sur  la  côte, 
Ribaut  est  contraint  de  prendre  le  large,  et  Ménendez 
voyant  la  main  de  Dieu  dans  ce  qui  vient  d'arriver,  ne 
manque  pas  de  dire  à  ses  soldats  que  le  ciel  se  déclare 
pour  la  cause  sainte,  et  livre  aux  vrais  croyants  les 
ennemis  de  la  religion  catholique.  Il  donne  aussitôt 
l'ordre  de  descendre  à  terre,  et,  marchant  nuit  et  jour, 


464.  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

il  arrive  au  fort  de  la  Caroline  qu'il  surprend  et  dont  il 
s'empare. 

Le  premier  acte  de  ce  drame  avait  été  bien  triste,  le 
dénouement  en  devait  être  bien  plus  lugubre  encore. 
Poussé  par  des  vents  furieux,  Ribaut  avait  vu  ses  vais- 
seaux se  perdre  sur  des  rochers,  à  cinquante  lieues  de 
la  rivière  d'où  ils  étaient  partis.  Pas  assez  heureux  pour 
périr  dans  le  naufrage,  tous  les  hommes,  à  l'exception 
d'un  seul,  avaient  pu  gagner  la  côte.  Mais  que  devenir, 
dans  un  pays  inconnu,  sans  armes,  sans  munitions,  sans 
vivres  ?  Ribaut  se  décida  à  retourner  à  la  Caroline,  ne  se 
doutant  pas  de  ce  qui  était  arrivé  sur  la  côte.  Après  des  fati- 
gues inouïes,  toute  sa  troupe  arriva  sur  les  bords  du  Mai. 
Une  chaloupe  abandonnée  qu'il  y  trouva  fut  remise  à 
flot,  et  Vasseur  prit  le  devant  pour  avoir  des  nouvelles 
du  fort.  Il  ne  tarda  pas  à  reparaître,  et  son  rapport  vint 
glacer  tous  les  cœurs.  Il  avait  vu  en  effet  les  couleurs 
espagnoles  flotter  sur  les  remparts,  et  l'on  ne  pouvait 
plus  douter  que  l'ennemi  ne  se  fût  rendu  maître  de  la 
place.  Il  n'y  avait  que  deux  partis  à  prendre,  se  cacher 
au  milieu  des  bois  et  mourir  de  faim  ou  se  rendre. 
Ribaut  députa  vers  Ménendez  le  capitaine  Verdier  et  le 
sergent  Lacaille,  pour  savoir  quel  sort  leur  serait  réser- 
vé, dans  le  cas  où  ils  se  rendraient  prisonniers.  Ménen- 
dez répondit  qu'ils  seraient  bien  traités,  qu'il  ferait  pour 
eux  ce  qu'il  avait  fait  pour  Laudonnière  et  les  siens, 
c'est-à-dire  qu'il  leur  fournirait  les  moyens  de  retourner 
en  France.  Verdier  et  Lacaille  revinrent  avec  ces 
paroles  rassurantes,  persuadés,  par  le  serment  qu'en 
avait  fait  Ménendez,  qu'il  aurait  pour  eux  les  égards 
que  l'on  doit  au  malheur. 


RENÉ  LA.UDONNIÈRE  465 

Les  Français  arrivèrent  au  nombre  de  huit  cents.  Pas 
un  seul  ne  trouva  grâce  devant  le  monstre  de  dissimu- 
lation et  de  perfidie  auquel  ils  s'étaient  livrés.  Tous 
périrent  par  le  poignard.  Jean  Ribaut  fut  écorché  vif  et 
sa  peau  envoj^ée  à  Séville.  Philippe  II  en  fit  un  trophée, 
comme  si  c'eût  été  un  drapeau  conquis  sur  l'ennemi. 
Ménendez  se  réserva  la  tête  qu'il  exposa  sur  quatre 
piquets  après  l'avoir  partagée  en  autant  de  morceaux. 
Enfin,  pour  que  rien  ne  manquât  à  cette  scène  de  canni- 
bales, tous  les  cadavres  furent  livrés  à  des  outrages 
sans  nom.  On  en  fit  des  amusements,  on  les  pendit  à  des 
arbres,  on  profana  la  mort  même.  Enfin,  après  avoir 
brûlé  leurs  corps,  les  Espagnols  placèrent  cette  inscrip- 
tion au-dessus  du  terrain  où  furent  déposées  leurs 
cendres  :  Ceuœ-ci  n'ont  pas  été  traités  de  la  sorte 
comme  Français,  mais  comme  hérétiques  et  ennemis 
de  Dieu. 

Laudonnière  s'éloigna  à  jamais  de  ces  rives  ensan- 
glantées avec  quelques-uns  des  siens,  seuls  restes  de 
deux  grandes  expéditions.  Il  vint,  après  avoir  essuyé 
bien  des  tempêtes,  aborder  au  pays  de  Galles  en  Angle- 
terre. Là  il  fut  assez  heureux  pour  trouver  des  compa- 
triotes. Des  marchands  de  Saint-Malo  lui  prêtèrent  de 
l'argent  et  lui  donnèrent  ainsi  qu'à  ses  gens  ce  qui  leur 
manquait.  L'un  d'eux  se  chargea  de  conduire  son  navire 
en  France.  Quant  à  lui,  il  se  rendit  à  Londres,  retardé 
dans  son  voyage  par  la  gracieuse  hospitalité  que  lui 
offrit  le  seigneur  de  Morgan.  Arrivé  auprès  de  l'ambassa- 
deur de  France,  il  en  fut  bien  accueilli,  et  reçut  de  sa 
main  tous  les  secours  qui  lui  étaient  nécessaires  pour 
gagner  la  ville  de  Calais.  Aussitôt  qu'il  eut  touché  le  sol 


466  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

de  la  France,  il  se  hâta  de  se  rendre  à  Paris,  pour 
demander  une  audience  au  roi.  Charles  IX  était,  en  ce 
moment,  à  Moulins,  et  Thistoire  ne  nous  apprend  pas  s'il 
put  jamais  arriver  jusqu'à  lui.  Il  est  à  croire  que,  loin 
d'une  cour  ingrate^,  il  alla,  au  fond  de  sa  province,  passer 
ses  derniers  jours  dans  le  calme  de  l'oubli  et  la  tranquil- 
lité de  la  retraite. 

C'est  là  qu'il  dut  composer  la  relation  de  son  expé- 
dition qui  fut  éditée  par  Bosanier,  en  1586.  Probablement 
qu'il  ne  survécut  pas  longtemps  aux  tristes  événements 
dont  il  avait  été  l'acteur  principal  et  l'historien,  ou  que 
l'épuisement  de  ses  forces  arrêta,  dans  leur  exécution, 
les  projets  de  vengeance  que  devait  renfermer  son  cœur. 
Si,  en  1567,  il  eût  été  en  état  de  porter  les  armes,  il 
n'eût  pas  manqué  en  effet  de  prendre  part  à  une  glorieuse 
expédition  dans  laquelle  les  Espagnols  payèrent  chère- 
ment l'abominable  crime  qu'ils  avaient  commis. 

A  défaut  du  roi  resté  sourd  aux  suppliques  des  veuves 
et  des  orphelins.,  du  roi  dont  le  cœur  avait  probablement 
battu  d'une  joie  secrète,  à  la  nouvelle  d'un  massacre 
qui  lui  donnait  un  avant-goût  d'une  journée  plus  affreuse 
encore,  il  se  trouva  un  généreux  citoyen  assez  dévoué 
à  l'honneur  de  son  pays,  pour  aller  relever  le  drapeau 
de  la  France  au  fort  de  la  Caroline,  et  demander  compte 
aux  Espagnols  du  sang  qu'ils  avaient  répandu.  Deux 
ans  après,  un  gentilhomme  bordelais,  bon  catholique, 
mais  dont  la  foi  n'avait  pas  étouffé  le  sentiment  de  la 
pitié  pour  ses  frères  de  la  religion  réformée,  indigné 
qu'une  pareille  violation  du  droit  des  gens  restâtimpunie, 
résolut  de  faire,  à  ses  frais,  ce  que  le  roi  n'avait  pas 
voulu  faire  avec  les  trésors  de  la  France.  Le  capitaine 


RENÉ  LAUDONNIERE  467 

Dominique  de  Gourgues  vendit  ses  propriétés,  emprunta 
sur  parole,  et,  avec  les  ressources  qu'il  se  procura  ainsi, 
arma  trois  bâtiments  de  guerre  et  choisit  des  équipages 
composés  d'hommes  déterminés.  Le  21  août  1567,  il  mit 
à  la  voile.  Après  avoir  essuyé  plusieurs  tempêtes,  il 
aborda  aux  côtes  de  la  Floride.  Les  Indiens  apprenant 
que  c'étaient  les  Français,  les  accueillirent  avec  des 
transports  de  joie,  promettant  de  les  aider  de  toutes 
leurs  forces,  dans  les  attaques  qu'ils  pourraient  entre- 
prendre contre  les  Espagnols.  La  domination  castillane 
était  devenue  insupportable  pour  eux,  et  ils  en  avaient 
reçu  tant  d'injures  et  de  vexations,  que  cette  fois  leur 
dévouement  aux  Français  était  sans  arrière-pensée 
d'intérêt  personnel.  De  Gourgues  ne  demandait  pas  mieux 
que  de  recruter  de  tels  alliés.  Gomme  preuve  de  sa 
bonne  foi,  Satouriona,  qui  se  trouvait  à  leur  tête,  voulut, 
pendant  le  temps  qui  lui  était  nécessaire  pour  assembler 
ses  gens,  que  le  chef  de  l'expédition  française  prît, 
comme  otages,  son  neveu  et  celle  de  ses  femmes  qu'il 
aimait  le  plus  tendrement.  De  Gourgues  avait  été  rejoint 
par  le  seul  Français  qui  eût  été  assez  heureux  pour  avoir 
échappé  à  Ménendez.  Toutes  ses  forces  étant  réunies,  les 
Indiens,  avant  que  l'on  se  mît  en  marche,  jurèrent  de  ne 
jamais  abandonner  les  Français.  Les  soldats  des  deux 
nations  confondirent  leur  haine  contre  les  Espagnols  et 
s'avancèrent  ensemble  vers  une  rivière  qu'il  fallait 
traverser  pour  arriver  au  fort  de  la  Caroline.  De  Gour- 
gues savait  que  l'ennemi,  au  nombre  de  quatre  cents 
hommes,  occupait  la  place,  et  avait  en  outre,  à  deux  lieues 
en  avant,  deux  fortins  défendus  par  de  l'artillerie  et 
cent  vingt  hommes  de  garnison.  Un  roi  du  pays  offrit  de 


468  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

le  faire  passer  par  un  chemin  détourné,  plus  long  mais 
beaucoup  plus  sûr  que  celui  qu'il  suivait.  Ce  chemin  le 
conduisit  à  une  petite  rivière.  Gomme  elle  n'était  pas 
bien  profonde,  elle  n'arrêta  personne.  De  Gourgues 
arriva  jusque  sous  les  fortifications  sans  être  aperçu  ; 
elles  se  composaient  de  trois  forts  en  bon  état  de  défense. 
Après  avoir  rappelé  en  quelques  mots  à  ses  compagnons 
l'horrible  trahison  dont  leurs  compatriotes  avaient  été 
victimes,  de  Gourgues  attaqua  le  premier  fort  avec  une 
telle  impétuosité,  qu'il  ne  donna  pas  le  temps  aux 
Espagnols  de  se  reconnaître.  Quelques-uns  accoururent 
cependant  et  firent  feu  avec  deux  couleuvrines  que 
Laudonnière  avait  laissées  dans  le  fort.  Les  Indiens 
tenant  tout  ce  qu'ils  avaient  promis,  s'élancent  sur  les 
remparts  et  tuent  les  canonniers  à  coups  de  pique.  De 
Gourgues  les  appuie  et  les  Espagnols,  surpris  et  trem- 
blants, au  lieu  d'opposer  de  la  résistance,  fuient  éperdus 
au  travers  de  la  campagne.  Mais  tout  était  prévu  pour 
leur  couper  la  retraite.  A  peine  sortis  du  fort,  ils  sont 
entourés  par  les  Indiens  qui  les  égorgent  sans  pitié. 
On  court  au  second  fort  sur  lequel  les  assaillants  dirigent 
le  feu  de  quatre  pièces  trouvées  dans  le  premier.  Jugeant, 
au  nombre  de  leurs  ennemis,  qu'ils  ne  pourront  pas  tenir 
longtemps,  ceux  qui  l'occupent  l'abandonnent  pour 
gagner  le  grand  fort  situé  un  peu  plus  loin  ;  mais  avant 
d'y  arriver,  ils  sont  tous  tués  ou  faits  prisonniers.  Restait 
le  grand  fort  renfermant  à  lui  seul  trois  cents  Espagnols. 
Son  attaque  fut  remise  au  lendemain.  Un  des  chefs 
indiens,  Olotocara,  demanda  comme  une  grâce  à  de 
Gourgues  de  vouloir  bien  lui  permettre  d'être  le  premier 
à  l'attaque,  le  priant  seulement,  dans  le  cas  où  il  viendrait 


RENÉ  LAUDONNIERE  469 

à  être  tué,  de  remettre  à  sa  femme,  pour  qu'elle  Tenterrât 
avec  lui,  une  somme  d'argent  qui  le  fît  bien  recevoir  au 
royaume  des  esprits. 

Pendant  que  de  Gourgues  prenait  ses  dispositions 
pour  l'attaque,  les  Espagnols  faisaient  feu  de  leurs 
couleuvrines.  Une  imprudence  les  perdit.  Pour  repousser 
les  Français  qui  s'avançaient  en  se  mettant  à  couvert, 
ils  firent  une  sortie  au  nombre  de  soixante.  Un  officier 
français  caché  dans  une  embuscade  les  laissa  s'avancer, 
et  quand  ils  l'eurent  dépassée,  il  se  jeta,  avec  le  détache- 
ment qu'il  commandait,  entre  eux  et  le  fort,  au  moment 
où  de  Gourgues  les  attaquait  en  tête.  Pas  un  n'échappa. 
Effraj'é  du  sort  qui  l'attendait,  le  reste  de  la  garni- 
son abandonna  la  place  et  chercha  son  salut  dans  la 
fuite. 

Les  Indiens  ne  leur  donnèrent  ni  trêve  ni  repos. 
Traqués  dans  les  bois  où  ils  s'étaient  réfugiés,  ne 
sachant  où  porter  leurs  pas,  ils  revinrent  en  arrière  et 
tombèrent  entre  les  mains  des  Français  ;  le  plus  grand 
nombre  périt.  Ceux  qui  restèrent  prisonniers  furent 
réservés  à  une  exécution  expiatoire.  De  Gourgues 
se  montra  impitoyable.  Après  les  avoir  assemblés  et 
leur  avoir  reproché  leur  abominable  conduite,  il  les  fit 
pendre,  et  à  l'inscription  gravée  par  eux,  il  substitua 
celle-ci  :  Je  ne  fais  ceci  comme  à  Espagnols,  mais 
com7ne  à  marauds^  comme  à  traîtres,  voleurs  et 
meurtriers. 

On  sait  comment  l'héroïsme  de  de  Gourgues  fut  récom- 
pensé. Le  roi  lui  devait  une  statue,  il  voulut  l'envoyer 
à  réchafaud.  Sans  un  ami  qui  sauva  sa   tête  en  le 
T.  ni  27 


470  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

cachant  d'abord,  et  en  le  faisant  ensuite  passer  à 
l'étranger,  l'histoire  de  Gharles  IX  compterait  un  crime 
de  plus.  Dans  le  nombre  il  n'y  paraîtrait  guère. 


LEUDASTE,  COMTE  DE  TOURS 


Avant  de  prendre  possession  de  mon  bien,  je  dois, 
puisqu'on  me  le  conteste,  établir  la  légitimité  de  mon 
droit,  en  produisant  mes  titres.  Commençons  par  une 
étude  géographique.  Ses  données  ne  laisseront,  je 
l'espère,  aucun  doute  dans  les  esprits.  Elles  établiront, 
sans  qu'on  puisse  désormais  le  mettre  en  doute,  le  lieu 
de  naissance  de  Leudaste,  que  presque  tous  les  auteurs 
ont  méconnu  et  qu'ils  ont  prétendu  être  l'île  de  Ré. 

Grégoire  de  Tours,  dans  son  Histoire  des  Francs, 
s'exprime  ainsi:  —  Cracina  pictavensis  insiUavocitahtr , 
in  quâ  a  fiscalis  vinitoris  servo  leocadio  nomîne 
nascitur.  —  Loin  de  pouvoir  être  invoqués  contre  nous, 
ces  mots  vont  tout  à  l'heure  revenir  sous  notre  plume, 
à  l'appui  de  notre  thèse.  Ce  sont  les  annotateurs  de 
Grégoire  de  Tours  qui,  en  changeant  une  lettre  au  mot 
cracina,  lui  ont  donné  une  fausse  interprétation.  Ils  se 
sont  trompés  et  ont  trompé  le  lecteur,  lorsque,  s'appuyant 
sur  Hauteserre,ils  ont  écrit  :  Gracina,  Alteserra  legen- 
dum  esse  censet  :  Eracina.  Quo  nomine  designaretur 


472  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

Radina  insula  (l'île  de  Rè),  ut  scripsit  Papérius 
Mammonus  in  descriptione  fluviorum.  Hinc  Valesius 
mallet  legi  Gratina,  aut  Ratina,  olim  dicehaiur  Herus, 
seu  Herio  insicla,  quœ  oriœ  pictavensi  adjacet. 

Que  penser  d'un  écrivain  qui  confond  Cracina,  la 
prétendue  île  de  Ré,  avec  Noirmoutier,  insula  Herio  ? 

Yoilà  pourtant  Tétrange  autorité  que  Ton  invoque. 

Les  traducteurs  de  Grégoire  de  Tours,  MM.  Guadet  et 
Taranne,  n'ont  eu  garde  de  révoquer  en  doute  la  science 
des  annotateurs  ;  M.  Guizot  et  Augustin  Thierry  l'ont 
acceptée,  et  jusqu'à  ces  derniers  temps,  il  était  admis 
que  rîle  de  Ré  n'était  pasautre  que  l'ancienne  Cracina. 

Si  Cracina  est  l'île  de  Rè,  nous  demanderons  alors 
ce  qu'était  Ratis.  —  «  Je  terminerai  ce  qui  concerne 
l'Aquitaine,  dit  M.  Walkenaer,  dans  sa  GéograpMe  an- 
cienne des  Gaules^  en  observant  que  l'île  d'Oleron,  qu'on 
doit  considérer  comme  une  dépendance  des  Santons,  est, 
pour  la  première  fois,  mentionnée  par  Pline,  sous  le  nom 
d.'UHarus  *;  Sidoine  Apollinaire  surnomme  les  lièvres 
de  cette  île  Olorionensis.  Quant  à  l'île  de  Ré,  il  n'en  est 
parlé  dans  aucun  auteur  ancien,  mais  le  géographe  de  Ra- 
venne  copiait  sans  doute  un  ancien,  loi'squ'il  ajoute  le  nom 
de  Ratis  ou  Radis ^  à  la  suite  d'Ollorione.  » 

Quelle  autre  île  en  effet  que  l'île  de  Rè  peut,  en  rai- 
son de  sa  position  topographique,  être  placée  à  la  suite 
de  l'île  d'Oleron?  Si  Ratis  est  une  dénomination  ancienne 


1  C'est  la  même  que  Sidonncs  Apollinavis,  liv.  8,  p.  G,  appelle 
Olorionensis  insula,  aujourd'hui  l'ile  d'Oleron.  (Annotation  46, 
au  4»  liv.  de  Vllistoire  naturelle  de  Pline,  édition  Desaint,  année 
1771.) 


LEUDASTE,  COMTE  DE  TOURS  473 

reproduite  par  l'anonyme  de  Ravenne,  l'île  de  Ré  aurait 
donc,  au  VI^  siècle,  changé  ce  nom  contre  celui  de  Cra- 
cina,  pour  reprendre  celui  de  Ratis^  qui  lui  est  donné 
au  milieu  du  VIII^ 

Gomment  se  fait-il  encore  qu'au  VP  siècle,  l'île  de 
Ré  ait  appartenu  aux  Pictons  :  Eracina  pîctavensis 
insiila,  pendant  qu'Oleron  appartenait  aux  Santons  ? 
S'il  en  a  été  ainsi,  comment  est-elle  retournée  à  ces 
derniers  ?  Dans  quelle  charte,  dans  quel  traité  se  trouve 
consigné  le  fait  historique  qui  en  témoigne  ? 

Mais  où  donc  alors  est  située  cette  île  Cracina^  au- 
jourd'hui introuvable,  et  cependant  mentionnée  par 
Grégoire  de  Tours  comme  étant  la  patrie  de  Leudaste  ? 
MM.  Cardin  et  Benjamin  Fillon  nous  l'ont  appris.  «  Le 
mamelon  portant  le  nom  de  Grues  formait,  dit  M.  Fillon, 
une  île  baignée,  jusqu'au  X^^^  siècle,  par  les  eaux  de 
la  mer,  et  entourée  ensuite,  la  plus  grande  partie 
de  l'année,  par  celles  du  Lay  qui  l'enceignait  de  ses 
deux  bras  ;  l'un  passant  entre  elle  et  les  coteaux  de 
Saint -Denis  et  allant  se  perdre  dans  le  golfe  de  l'Aiguil- 
lon ;  l'autre,  appelé  la  rivière  de  Saint-Benoît,  se 
déversait  dans  le  canal  de  Moric.  C'est  ce  qui  fait  que 
la  plupart  des  titres  antérieurs  aux  dessèchements  des 
marais  opérés  par  les  moines  de  Saint-Michel  lui 
conservent  le  nom  de  Vîle  de  Grues,  tombé  seulement 
en  désuétude  à  la  fin  du  XYII^se  siècle.  »  Or  dans  l'île 
des  Grues,  aujourd'hui  commune  de  Grues,  se  trouvait 
la  villa  royale  de  Graines,  Cracina. 

Maintenant  qu'il  est  suffisamment  établi  qu'en  nous 
emparant  du  nom  de  Leudaste  pour  le  comprendre  dans 
nos  biographies    vendéennes,   nous  ne  nous  rendons 


4-74  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

point  coupable  d'usurpation,  suivons  ce  singulier  per- 
sonnage dans  la  carrière  si  tourmentée  qu'il  a  parcourue. 
Grégoire  de  Tours  et  Augustin  Thierry  seront  nos  guides. 
Nous  allons  nous  trouver  en  présence  d'un  de  ces 
ambitieux  vulgaires  qui  n'ont  dû  qu'à  de  basses  intrigues 
la  grande  position  où  ils  sont  arrivés,  et  qui,  non 
contents  d'une  fortune  et  d'honneurs  inouïs,  ont  pré- 
tendu à  des  destinées  princières  et  ducales.  Né  au 
dernier  degré  de  l'échelle  sociale,  Leudasle  s'est  élevé 
jusqu'au  premier,  et  c'est  parce  qu'il  a  voulu  monter 
encore,  que,  ne  trouvant  plus  d'appui,  il  a  été  précipité 
dans  l'abîme. 

Leudaste  était  fils  de  Léocadius,  régisseur  gaulois  de 
vignobles  situés  dans  la  commune  de  Grues.  Sa  qualité 
de  serf  de  la  villa  royale  de  Graines  le  soumettait  à  la 
réquisition  du  maître,  sans  qu'il  lui  fût  permis  de 
discuter  sur  l'emploi  qu'il  devait  à  son  bon  plaisir.  Cet 
emploi  fut  des  plus  modestes,  le  futur  comte  de  Tours 
commença  par  être  marmiton  dans  les  cuisines  du  roi 
Haribert. 

Il  paraît  que  sa  vocation  ne  l'entraînait  pas  précisé- 
ment vers  l'art  culinaire,  et  que,  dans  ses  rêves  d'avenir, 
il  aspirait  à  un  emploi  plus  élevé.  D'ailleurs  il  avait  une 
raison  toute  particulière  pour  ne  pas  aimer  la  broche  et 
le  fourneau.  Ses  yeux,  presque  toujours  malades,  s'en- 
flammaient sous  l'action  de  la  fumée,  et  cette  considé 
ration  était  une  excusée  à  l'esprit  d'indiscipline  et  de 
désobéissance  dont  il  se  montrait  animé.  En  raison  d'une 
disposition  naturelle  incompatible  avec  l'exercice  de  sa 
profession,  il  fut  fait  droit  à  la  requête  qu'il  présenta 
pour  en  changer,  et  de  la  cuisine  il  passa  au  pétrin.  La 


LEUDASTE,  COMTE  DE  TOURS  475 

transition  n'était  pas  brillante,  mais  comme  il  ne 
pouvait  plus  arguer  de  l'incommodité  de  la  fumée,  il 
lui  fallut  bien  accepter,  sans  se  plaindre,  une  position 
pour  laquelle  il  n'avait  pas  un  goût  bien  prononcé.  Sa 
résignation  ne  fut  pas  de  longue  durée.  En  y  mettant 
une  bonne  volonté  beaucoup  plus  apparente  que  réelle, 
il  parvint  à  endormir  la  vigilance  de  ses  gardiens, 
s'échappa  de  leurs  mains  et  prit  la  fuite.  Ramené  à  sa 
chaîne,  il  la  rompit  une  seconde  fois,  sans  pouvoir  jouir 
longtemps  de  la  liberté.  Après  une  troisième  escapade, 
il  fut  encore  arrêté,  et  comme  les  corrections  ordinaires, 
le  fouet  et  le  cachot,  n'y  pouvaient  rien,  on  imprima  à 
son  signalement  une  marque  indélébile,  on  lui  fendit 
une  oreille.  Cette  mutilation  lui  rendit  si  odieuse  la  vie 
qui  lui  était  faite,  qu'au  risque  d'encourir  des  peines 
plus  sévères  encore,  il  s'enfuit  pour  la  quatrième  fois. 
Errant  à  l'aventure  et  le  plus  souvent  caché  dans  les 
forêts,  n'ayant  d'autres  compagnons  que  les  bêtes  fauves, 
il  ne  put  se  faire  à  cette  triste  existence,  et  prit  alors 
un  parti  désespéré. 

Dans  ce  moment,  il  y  avait,  au  faîte  de  la  puissance, 
une  femme  dont  la  naissance  avait  été  aussi  peu 
brillante  que  la  sienne.  La  reine  Markowefe,  épouse 
du  roi  Haribert,  était  fille  d'un  cardeur  de  laine. 
Leudaste  qui  l'avait  peut-être  connue  lorsqu'elle  était 
servante  du  palais,  pensa  que  le  souvenir  de  sa  première 
condition  pourrait  la  rendre  compatissante  à  sa  propre 
infortune.  Son  espoir  ne  fut  point  trompé.  Etant  parvenu 
à  l'aborder  sans  témoins,  il  la  toucha  par  ses  larmes  et 
par  le  récit  de  ses  malheurs.  Markowefe  le  prit  à  son 
service  et  lui  confia  le  soin  de  ses  chevaux,  avec  le  titre 


476  BIOGRAPHIES  VENDEENNES 

de  Mariskalk.  La  porte  des  honneurs  allait  s'ouvrir 
devant  lui.  La  direction  des  haras  de  la  reine  était  alors 
la  place  la  plus  éminente  de  la  domesticité,  Leudaste  y 
prétendit  et  l'obtint  plus  tard,  avec  le  titre  de  comte 
qui  s'y  trouvait   attaché. 

L'humble  valet,  qui  ne  devait  son  élévation  qu'à 
l'astuce  et  à  la  bassesse,  fut,  pour  ses  inférieurs,  ce  que 
sont  ordinairement  ses  pareils,  dur  et  méprisant.  Avide 
de  richesses,  étalant  un  luxe  insolent,  ne  reculant 
devant  aucun  moyen  pour  arriver  à  ses  fins,  il  abusa  de 
la  confiance  de  la  reine,  et,  par  des  manœuvres  fraudu- 
leuses, parvint  à  amasser  de  grands  trésors.  A  la  mort 
de  Markowefe,  arrivée  trois  ou  quatre  ans  après,  se 
trouvant  assez  puissant  pour  briguer  auprès  du  roi 
l'emploi  qu'il  avait  auprès  de  la  reine,  il  l'emporta  sur 
tous  ses  compétiteurs.  Heureux  d'occuper  une  charge 
alors  fort  recherchée,  il  se  consola  bien  vite  de  la  mort 
de  sa  bienfaitrice,  et  devint  un  des  favoris  du  roi  qui 
le  nomma  comte  de  Tours. 

Le  titre  de  comte  donnait  à  ceux  qui  en  étaient  nantis 
des  attributions  considérables.  Une  des  plus  importantes, 
celle  dont  Leudaste  se  réservait  de  tirer  un  grand 
profit,  consistait  à  rendre  ou  plutôt  à  vendre  la  justice 
dans  les  affaires  criminelles.  Le  sceptre  de  la  loi  remis 
en  de  pareilles  mains,  c'était  une  véritable  profanation. 
Le  comte  de  Tours  s'appliqua  à  susciter  des  difficultés 
dans  les  familles  riches,  difficultés  qui,  entraînant 
quelquefois  des  collisions,  devaient  se  dénouer  devant 
son  tribunal  ;  il  en  faisait  un  commerce  très  lucratif, 
ses  jugements  s'achetaient  au  poids  de  l'or.  C'est  par 
ce  moyen  qu'en  peu  de  temps,  il  devint  immensément 


LEUDASTE,  COMTE  DE  TOURS  477 

riche.  Sa  fortune  et  la  dignité  dont  il  était  revêtu  lui 
donnant  accès  dans  les  maisons  les  plus  opulentes,  il  en 
profita  pour  choisir  une  épouse  qui  lui  apportât  de 
grands  biens.  Les  liens  du  mariage  ne  changèrent  rien 
à  la  dépravation  de  ses  mœurs  et  au  scandale  de  sa 
conduite  ;  il  continua  à  se  livrer,  comme  par  le  passé, 
au  libertinage  le  plus  éhonté.  Le  luxe  effréné  du  parvenu, 
le  commandement  brutal  du  valet  devenu  maître,  la 
débauché  sans  retenue  et  sans  frein,  enfin  tous  les  vices 
d'une  société  barbare  et  d'une  société  décrépite  étaient 
réunis  sur  cette  figure  grossièrement  sensuelle.  Dans  les 
rares  familles  où  il  se  trouvait  encore  quelques  restes 
de  respect  et  de  dignité,  s'il  était  tombé  en  grand  mépris, 
il  ne  s'en  inquiétait  guère.  Pourvu  que  la  faveur  royale, 
par  les  largesses  qu'elle  lui  prodiguait,  le  mît  à  même 
de  satisfaire  ses  appétits  bestiaux,  que  lui  importait  le 
reste?...  Tant  que  vécut  le  roi  Haribert,  tout  alla  bien 
pour  le  comte  de  Tours  ;  mais,  à  la  mort  de  ce  prince, 
les  choses  changèrent  de  face.  Loin  de  partager  pour 
Leudaste  les  sentiments  de  son  frère,  Sigebert  lui  était 
profondément  hostile.  L'ancien  favori  ne  l'ignorait  pas, 
aussi  n'attendit-il  pas  que  le  roi  fût  venu  s'installer 
dans  son  gouvernement  de  la  ville  de  Tours.  Il  s'enfuit 
au  plus  vite,  sans  même  prendre  le  temps  d'emporter 
ses  richesses,  tant  il  redoutait  sa  colère,  et  alla  deman- 
der asile  au  roi  Hilpérich  auquel  il  prêta  serment  en 
qualité  de  leude.  Déchu  de  son  ancienne  puissance,  il 
lui  fallut  se  contenter  d'une  existence  plus  modeste.  Il 
suivit  pendant  cinq  ans  le  roi  de  Neustrie  dans  les 
visites  qu'il  faisait  à  ses  domaines,  partageant  la  table 
des  vassaux  et  recevant  l'hospitalité  royale.  Le  fils  de 
T.  m  27. 


478  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

Léocadius,  en  se  rappelant  sa  naissance  et  ses  premiers 
métiers,  n'avait  pas  trop  à  se  plaindre,  mais  l'ancien 
comte  de  Tours  ne  pouvait  se  faire  à  l'humiliation  de  sa 
position  nouvelle,  et,  rêvant  le  retour  à  son  ancienne 
fortune,  était  bien  décidé  à  saisir  la  première  occasion 
de  la  reconquérir. 

Après  une  longue  attente,  elle  vint  enfin  s'offrir  à  son 
ambition.  Hilpérlch  et  Sigebert  se  disputèrent  la  posses- 
sion de  la  ville  de  Tours,  qui  plusieurs  fois  fut  prise  -^t 
reprise  par  les  deux  compétiteurs.  Leudaste  avait  grand 
intérêt  à  ce  qu'elle  restât  entre  les  mains  du  premier; 
aussi  quand,  l'année  suivante,  Théodebert,  fils  aîné  de 
Hilpérich,  rouvrit  la  campagne  et  dirigea  ses  opérations 
sur  la  cité,  objet  de  tant  de  convoitises,  s'enrôla-t-il 
sous  son  drapeau.  Vainqueur  de  son  ennemi  et  défi- 
nitivement maître  de  Tours,  Théodebert  voulant 
récompenser  Leudaste  de  ses  services,  le  rétablit,  au 
nom  du  roi  son  père,  dans  ses  anciennes  fonctions.  Il 
le  présenta  aux  habitants,  sans  que  ceux-ci  fussent 
bien  convaincus  de  la  vérité  de  ses  paroles,  comme  une 
victime  injustement  arrachée  à  la  haute  magistrature 
qu'il  avait  toujours  occupée  avec  une  grande  dignité 
et  un  esprit  de  justice  irréprochable. 

Leudaste  allait  se  trouver  en  présence  d'un  prélat 
avec  lequel  l'entente  lui  était  impossible.  Depuis  cinq 
ans,  Géorgius  Florentius  était  évêque  de  Tours,  sous  le 
nom  de  Grégoire  qui  lui  avait  été  donné  à  son  avène- 
ment à  l'épiscopat. 

Issu  d'une  grande  famille  de  l'Auvergne,  Géorgius 
Florentius,  avant  de  prendre  possession  de  son  diocèse, 
en  avait  conquis  tous  les  suffrages,  dans  un  voyage  qu'il 


LEUDASTE,  COMTE  DE  TOURS  479 

avait  fait  à  Tours,  quatre  mois  auparavant.  Le  tombeau 
de  saint  Martin  était  alors,  comme  il  l'est  encore  de  nos 
jours,  l'objet  d'une  grande  vénération  et  de  nombreux 
pèlerinages.  Par  sa  piété,  par  son  éloquence,  par  la 
distinction  de  son  esprit,  le  futur  évêque  avait,  en  s'y 
agenouillant,  trouvé  de  grandes  sympathies-,  aussi,  quand 
le  siège  métropolitain  devint  vacant,  y  fut-il  appelé  par 
lèsvoix  enthousiastes  des  clercs  et  des  laïques  du  diocèse. 
Cette  élection  avait  été  confirmée  par  le  roi  et  les 
évêques  sufFragants.  Depuis,  la  considération  dont  il 
jouissait  dès  ce  moment  n'avait  fait  que  s'accroître. 

A  cette  époque  de  notre  histoire,  l'épiscopat  ne  pos- 
sédait pas  seulement  l'autorité  spirituelle,  des  droits 
politiques  considérables  lui  étaient  attachés.  Grégoire 
en  usa  avec  modération  et  fermeté.  Pendant  les  guerres 
qui  mirent  la  ville  de  Tours  aux  mains  de  différents 
maîtres,  on  le  vit  plus  d'une  fois  exposer  sa  personne 
pour  sauver  des  horreurs  du  pillage  le  troupeau  qui  lui 
était  confié.  La  sainteté  de  son  caractère  en  imposa 
toujours  aux  vainqueurs,  qui  pourtant  n'avaient  encore 
rien  perdu  de  leurs  habitudes  barbares.  Patricien,  d'un 
esprit  cultivé  et  d'une  nature  élevée,  sa  personne  formait 
un  grand  contraste  avec  celle  de  l'ancien  esclave  dont 
le  titre  de  comte  n'avait  pu  relever  la  bassesse  ni 
effacer  le  stigmate.  C'était  donc,  d'un  côté,  avec  une 
répugnance  facile  à  comprendre,  de  l'autre,  avec  le 
sentiment  de  l'envie,  que  les  relations  allaient  s'établir 
entre  les  deux  grands  dignitaires  de  la  ville  de  Tours. 
Mais  Grégoire  savait  allier  la  prudence  aux  autres 
qualités  qui  le  distinguaient.  Dans  l'intérêt  de  ses 
diocésains,  et  pour  qu'ils  ne  ressentissent  pas  le  contre- 


480  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

coup  de  la  colère  de  Leudaste,  il  fît,  pour  Tadoucir, 
violence  à  ses  sentiments  les  plus  intimes,  et  se  montra 
plein  d'égards  pour  un  homme  qu'il  méprisait  au  fond 
du  cœur. 

Le  diplôme  d'investiture  qui  conférait  de  grands  pou- 
voirs à  Leudaste  nous  est  resté  comme  un  monument 
de  mensonge,  et  comme  la  marque  du  peu  de  confiance 
que  devaient  inspirer  les  formules  offlcielles  de  cette 
époque.  Nous  le  reproduisons  tel  que  nous  le  trouvons 
dans  les  Récita  des  temps  mérovingiens  : 

«  S'il  est  des  circonstances  où  la  clémence  royale  fasse 
éclater  plus  particulièrement  sa  perfection,  c'est  surtout 
dans  le  choix  qu'elle  sait  faire,  entre  tout  le  peuple, 
de  personnes  sages  et  vigilantes.  Il  ne  conviendrait  pas 
en  effet  que  la  dignité  de  juge  fût  confiée  à  quelqu'un 
dont  l'intégrité  et  la  fermeté  n'auraient  pas  été  éprouvées 
à  l'avance.  Or,  nous  trouvant  bien  informé  de  ta  fidé- 
lité et  de  ton  mérite,  nous  t'avons  commis  l'office  de 
comte  dans  le  canton  de  Tours,  pour  le  posséder  et  en 
exercer  toutes  les  prérogatives,  de  telle  sorte  que  tu 
gardes  envers  notre  gouvernement  une  foi  entière  et 
inviolable  ;  que  les  hommes  habitant  dans  la  limite 
de  ta  juridiction,  soit  Franks,  soit  Romains,  soit  de  toute 
autre  nation  quelconque,  vivent  dans  la  paix  et  le  bon 
ordre  sous  ton  autorité  et  ton  pouvoir;  que  tu  les 
diriges  dans  le  droit  chemin,  selon  leur  loi  et  leur  cou- 
tume -,  que  tu  (e  montres  le  défenseur  spécial  des  veuves 
et  des  orphelins-,  que  les  crimes  des  larrons  et  des  autres 
malfaiteurs  soient  sévèrement  réprimés  par  toi  ;  enfin 
que  le  peuple,  trouvant  sa  vie  bonne  sous  ton  gouverne- 


LEUDASTE,  COMTE  DE  TOURS  481 

ment,  s'en  réjouisse  et  se  tienne  en  repos,  et  que  ce  qui 
vient  au  fisc  du  produit  de  ta  charge  soit,  chaque 
année,  par  tes  soins,  exactement  versé  dans  notre 
trésor.  » 

De  tous  les  larrons,  le  premier  et  le  plus  dangereux  était 
celui  qui  était  chargé  déjuger  les  autres.  Pour  commettre 
ses  exactions,  la  présence  de  Grégoire  le  gênant,  il  avait 
bien  résolu  de  le  perdre  ;  mais,  pour  ne  pas  se  compro- 
mettre, il  ne  voulait  y  mettre  ni  trop  d'ardeur,  ni  trop 
de  précipitation.  Il  eut  donc  recours  à  la  dissimulation 
et  à  la  ruse.  C'est  ainsi  qu'il  se  montra  accommodant 
avec  le  sénat  et  presque  humble  vis-à-vis  de  l'évêque. 
Rien  ne  lui  coûtait  pour  chercher  à  se  concilier  sa  bien- 
veillance. Les  flatteries,  les  offres  de  service  et  jusqu'aux 
serments  sur  le  tombeau  de  saint  Martin  étaient  les 
moj'ens  ordinaires  que  mettait  en  usage  cet  astucieux 
hypocrite.  Ce  jeu  dura  jusqu'au  jour  où  l'armée  de 
Théodebert  aj^ant  été  anéantie,  Hilpérich  abandonna  la 
partie  et  s'enferma  dans  Tournai.  Aussitôt  après  l'évé- 
nement dont  nous  venons  de  parler,  les  habitants  s'em- 
pressèrent d'ouvrir  de  nouveau  leurs  portes  à  Sigebert, 
et  lui  firent  acte  de  soumission.  Leudaste,  sentant  bien 
qu'il  ne  pourrait  pas  gagner  les  bonnes  grâces  du  roi  de 
Neustrie  dont  il  avait  combattu  les  troupes  deux  ans 
auparavant,  s'éloigna  sans  attendre  davantage,  et  sans 
l'intervention  de  l'évêque  de  Tours,  ses  biens  eussent 
été  confisqués.  Le  comte  se  retira  dans  la  Basse-Bre- 
tagne qui  jouissait  alors  d'une  complète  indépendance, 
et  dont  les  États  offraient  un  asile  inviolable  aux  mal- 
faiteurs et  aux  proscrits  des  royaumes  franks. 


482  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

Depuis  un  an,  Leudaste  s'abandonnait  aux  passions 
haineuses  qui  tourmentaient  son  âme  et  au  dépit  de  son 
impuissance,  quand  un  événement  inattendu  vint  le 
tirer  de  sa  retraite.  Sigebert  mourut  assassiné,  et 
Hilpèrich  reprit  le  gouvernement  de  la  Neustrie.  A  cette 
nouvelle  qui  le  comble  de  joie,  Leudaste  n'attend  pas  à 
être  rétabli  dans  ses  fonctions,  il  accourt  et  s'y  installe 
en  toute  hâte.  Cette  fois,  dans  la  persuasion  que  sa 
position  est  devenue  inébranlable,  il  ne  ménage  rien 
et  donne  l'essor  à  tous  les  mauvais  sentiments  que, 
jusque-là,  il  n'avait  comprimés  qu'à  grand'peine.  Les 
ennemis  avec  lesquels  il  s'était  cru  obligé  de  dissimuler 
deviennent  ses  victimes,  sans  que  personne  puisse  arrêter 
sa  vengeance.  Entouré  d'assassins  dont  les  bons  services 
lui  étaient  acquis,  il  prend  sur  son  siège  une  autorité 
dictatoriale  à  laquelle  l'esprit  de  justice  ne  préside 
jamais.  Loin  de  conserver  la  dignité  du  magistrat,  il  se 
laisse  aller  à  des  accès  de  fureur  et  à  des  paroles  outra- 
geantes contre  ceux  de  ses  justiciables  qui  montrent 
quelque  esprit  d'indépendance.  Le  scandale  quelquefois 
allait  si  loin  que  l'auditoire  éclatait  en  murmures. 
Alors  il  ne  se  contenait  plus.  Rugissant  de  colère,  mena- 
çant la  foule  du  geste  et  de  la  voix,  il  faisait  entendre 
les  invectives  les  plus  grossières.  Devant  son  tribunal 
personne  n'était  respecté.  Il  semblait  même  qu'il  prît 
un  malin  plaisir  à  humilier  le  haut  rang  et  la  nais- 
sance. 

Les  prêtres  ainsi  que  les  guerriers  d'origine  franke 
qui.,  jusque-là,  avaient  joui  de  certaines  immunités 
étaient,  plus  que  tous  les  autres,  l'objet  de  ses  mauvais 
traitements.  Ses  procédés  de  nivellement  social  étaient. 


LEUDASTE,  COMTE  DE  TOURS  483 

pour  les  premiers,  les  menottes,  pour  les  seconds,  les 
coups  de  bâton. 

Quelles  que  fassent  sa  puissance  et  son  audace,  il 
n'avait  pourtant  pas  osé  attaquer  de  front  un  homme  qu'il 
haïssait  d'autant  plus  que  le  respect  et  la  considération 
publique  l'entouraient,  tandis  que  lui  n'y  pouvait  pas 
prétendre.  Malgré  la  terreur  qu'inspirait  son  nom,  il 
comprenait  bien  que  la  force  morale  dont  jouissait 
l'évêque  le  mettait  à  l'abri  de  ses  coups.  Ce  fut  donc 
aux  machinations  et  à  l'intrigue  qu'il  demanda  des 
armes  pour  s'en  défaire.  Sachant  que  Grégoire  avait 
conservé  de  bons  souvenirs  à  la  mémoire  de  Sigebert 
et  qu'il  entretenait  encore  des  relations  amicales  avec 
des  membres  de  sa  famille,  il  espéra  pouvoir  exploiter, 
au  profit  de  sa  vengeance,  les  sentiments  de  défiance  que 
ces  relations  avaient  jetées  dans  l'esprit  de  Hilpérich.  Il 
s'étudia  dès  lors  à  donner  une  couleur  criminelle  aux 
faits  les  plus  innocents,  à  faire  arriver  aux  oreilles  du 
roi,  assez  bien  disposé  pour  y  ajouter  foi,  le  bruit  de 
trames  et  de  complots  imaginaires.  Lui-même,  tantôt 
par  des  menées  souterraines,  tantôt  par  le  déploiement 
de  forces  militaires  propres  à  faire  croire  qu'il  avait 
besoin  de  protéger  sa  vie  menacée,  s'efforçait  de  pousser 
à  bout  l'évêque  de  Tours,  dans  l'espérance  de  le  com- 
promettre en  faisant  pénétrer  dans  son  âme  des  accès 
d'impatience  qu'il  lui  serait  impossible  de  réprimer 
C'est  ainsi  que  lorsque  ses  affaires  l'appelaient  à  l'évê- 
ché,  il  se  présentait  armé  de  pied  en  cap,  comme  si  des 
embûches  dressées  contre  lui  l'obligeaient  à  prendre 
de  grandes  précautions. 

A  cette  époque,  la  soif  de  l'or   était  telle,  parmi  les 


484  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

grands,  qu'ils  la  satisfaisaient  souvent  aux  dépens  de 
leurs  propres  amis.  Lorsque,  en  576,  Méroweg  passa  par 
Tours,  il  enleva  au  comte  ses  trésors  et  tout  ce  qu'il 
avait  de  précieux.  Leudaste  prétendit  que  cette  spo- 
liation n'avait  eu  lieu  qu'à  l'instigation  de  Grégoire, 
et  fît  entendre  contre  ce  prélat  les  propos  les  plus  vio- 
lents. Puis,  par  un  retour  soudain  et  inexplicable,  il  lui 
en  témoigna  tousses  regrets,  lui  affirmant  par  serment, 
sans  que  pour  cela  ses  sentiments  fussent  changés,  que 
dorénavant  il  serait  son  défenseur  le  plus  fidèle.  En 
même  temps  qu'il  lui  donnait  de  telles  assurances,  il 
s'abandonnait,  pour  refaire  sa  fortune,  à  tous  les  genres 
d'exactions  et  de  rapines. 

Tant  que  sa  personne  seule  avait  été  attaquée,  Gré- 
goire avait  gardé  le  silence  ;  mais  quand  Leudaste  en 
vint  à  dépouiller  ses  amis,  il  n'hésita  pas  à  s'opposer  à 
ses  méfaits,  et  se  montra  aussi  résolu  en  prenant  leur 
défense,  qu'il  avait  paru  indiffèrent  lorsqu'il  s'était  agi 
de  repousser  des  attaques  qui  ne  s'adressaient  qu'à  lui. 

Les  preuves  des  exactions  du  comte  abondaient.  Une 
commission  instituée  par  l'évêque,  après  avoir  recueilli 
celles  qui  étaient  le  plus  irrécusables,  partit  secrètement 
pour  les  mettre  sous  les  yeux  du  roi.  Dans  une  audience 
qu'elle  en  obtint,  la  vérité  devint  si  évidente  pour  le 
Monarque,  que  sa  confiance  dans  le  comte  de  Tours  se 
changea  en  sentiments  tout  opposés  et  qu'il  jura,  sans 
que  les  créatures  de  Leudaste  pussent  le  faire  revenir 
sur  sa  décision,  que,  dans  l'intérêt  du  peuple  qu'il 
ruinait,  dans  l'intérêt  des  fidèles  dont  il  spoliait  les 
églises,  l'administration  de  la  justice  ne  lui  serait  pas 
confiée  plus  longtemps.  En  conséquence,  le  roi  Hilpérich 


LEUDASTE,  COMTE  DE   TOURS  -185 

fit  accompagner  la  députation,  à  son  retour,  par  son 
conseiller  Ansowald  auquel  il  donna  l'ordre  de  dépos- 
séder Leudaste  de  sa  charge  et  de  la  remettre  en  des 
mains  plus  pures. 

Ansowald  s'acquitta  fidèlement  de  sa  mission.  Après 
avoir  prononcé  la  déchéance  de  Leudaste,  il  laissa  à 
l'évêque  et  aux  citoyens  de  la  ville  le  soin  de  pourvoir 
à  son  remplacement.  Leur  choix  s'arrêta  sur  Eunomius 
qui  prit  possession  de  son  siège  à  la  satisfaction  générale. 

Ce  fut  pour  Leudaste  un  coup  de  foudre.  Il  en  fut 
d'autant  plus  attéré  qu'il  était  loin  de  s'y  attendre.  Dans 
son  désespoir,  il  s'en  prenait  à  tout  le  monde,  à  ses 
amis  qu'il  accusait  de  l'avoir  trahi,  et,  avant  tous  les 
autres,  à  la  reine  Frédégonde  sur  laquelle  il  avait  cru 
pouvoir  compter,  ayant  toujours  été  son  instrument 
complaisant  et  servile.  De  ce  moment,  il  la  considéra 
comme  une  ennemie  implacable,  et  l'accusa  hautement 
de  mauvaise  foi  et  de  perfidie.  Le  sentiment  de  la  ven- 
geance et  l'espoir  d'un  retour  de  la  fortune  lui  faisant 
perdre  la  tête,  il  résolut  de  renverser,  du  même  coup,  la 
reine,  toute-puissante  qu'elle  parût,  et  l'évêque  de 
Tours  que  jusque-là  il  n'avait  osé  attaquer  en  face. 
Pour  arriver  à  ses  fins,  il  ne  trouva  rien  de  mieux  que 
d'éveiller  la  jalousie  dans  le  cœur  du  roi,  et  de  lui 
présenter  Grégoire  comme  le  dénonciateur  public  des 
désordres  de  la  reine. 

Leudaste  avait  sous  la  main  un  complice  sur  lequel 
il  pouvait  compter  en  toute  circonstance.  De  basse 
naissance  comme  lui,  Rikulf  était  un  prêtre  ambitieux 
qui,  se  croyant  appelé  aux  plus  hautes  destinées,  ne 
rêvait  rien  moins  que  la  dignité  épiscopale  et  considè- 


486  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

rait  la  position  que  lui  avait  faite  dans  l'Église  le 
prédécesseur  de  Grégoire,  beaucoup  trop  modeste  pour 
son  haut  mérite.  Dans  la  pensée  que  la  passion  de 
Hilpérich  pouri'ait  bien  n'être  pas  éternelle,  et  que 
Frèdégonde  rentrerait  un  jour  dans  l'humble  condition 
d'où  elle  était  sortie,  pour  rendre  sa  place  à  l'épouse 
légitime,  il  avait  tourné  les  yeux  du  côté  de  la  reine 
répudiée,  et  s'était  mis  au  service  de  Glodowig,  espérant 
le  voir  un  jour  assis  sur  le  trône  qu'occupait  son  père. 

Frèdégonde,  dans  l'intérêt  de  ses  fils  encore  bien 
jeunes  —  l'aîné  n'avait  guère  que  quinze  ans  —  s'était 
débarrassé  des  deux  fils  aînés  de  sa  rivale,  mais  celui 
qui  restait  l'inquiétait  encore  et  lui  portait  ombrage. 
La  Cour  était  partagée  entre  deux  partis,  et,  en  dehors 
de  ceux  que  leur  amitié  ou  leur  reconnaissance 
attachaient  à  une  des  factions,  se  trouvaient  les  esprits 
flottants,  les  indécis,  les  calculateurs,  sorte  de  gens  qui, 
ne  songeant  qu'à  leur  fortune,  se  tournent  toujours  du 
côté  qui  leur  paraît  avoir  le  plus  de  chances  de  triompher. 

Jusque-là,  Leudaste  avait  été  attaché  à  Frèdégonde 
commeRikulf  à  Audowère,  et  par  conséquent,  entre  ces 
deux  hommes,  il  n'y  avait  eu  que  les  plus  mauvais 
rapports.  Mais  la  fidélité  de  Leudaste  n'ayant  pu  résister 
aux  épreuves  qu'il  avait  traversées,  il  s'était  abouché 
avec  Rikulf,  son  ennemi  de  la  veille,  dont  il  avait  fait 
son  allié  du  lendemain.  Les  deux  nouveaux  amis 
s'adjoignirent  un  sous-diacre  également  appelé  Rikulf, 
émissaire  habile,  ayant  déjà  joué  un  rôle  important 
auprès  de  Gonthram  Rose,  le  roi  des  intrigants. 

Tous  trois  tombèrent  d'accord  pour  mettre  à  exécu- 
tion le  plan  imaginé  par  Leudaste.  Ils  ne  doutaient  pas 


LEUDASTE,  COMTE  DE  TOURS  487 

que  la  colère  du  roi  serait  terrible,  et  qu'elle  aurait 
pour  effet  la  proscription  de  l'épouse  infidèle  et  celle  de 
ses  deux  fils.  Comme  conséquence  naturelle,  il  leur 
paraissait  évident  que  Glodowig  allait  revenir  au  pied 
du  trône,  en  attendant  qu'il  y  montât,  et  que  les  faveurs 
ne  manqueraient  pas  à  ceux  qui  l'auraient  servi. 
Chacun  se  fit  sa  part  à  l'avance.  Leudaste,  plus  puissant 
que  jamais,  redevenait  comte  de  Tours,  le  prêtre 
Rikulf  était  nommé  évêque,  et  le  sous-diacre  de  même 
nom,  archidiacre,  en  remplacement  de  Platon,  un  des 
amis  de  Grégoire.  Pour  plus  de  sûreté,  avant  d'agir,  ils 
voulurent  qu'un  engagement  formel  de  Glodowig  leur 
assurât  les  places  qu'ils  s'étaient  distribuées.  Le  jeune 
prince  ne  se  fit  pas  prier.  En  présence  d'un  projet  qui 
flattait  son  ambition  et  son  orgueil,  il  promit  tout  ce 
que  l'on  voulut. 

Il  n'y  avait  pas  de  motif  de  différer  plus  longtemps  la 
mise  à  exécution  des  trames  ourdies  dans  le  silence  et 
les  ténèbres.  Rikulf  promit  d'ameuter  contre  Grégoire 
les  esprits  ombrageux,  ceux  qui,  animés  d'un  faux  pa- 
triotisme, n'admettaient  pas  qu'un  prêtre  étranger  au 
diocèse  de  Tours,  pût  en  être  l'évêque.  Le  sous-diacre, 
pour  être  informé  de  tout,  pour  capter  la  confiance  du 
prélat  et  l'entraîner  à  quelque  démarche  compromet- 
tante, se  rapprocha  de  sa  personne,  en  affectant  le  dé- 
vouement d'un  serviteur  fidèle.  Leudaste  se  chargea  du 
rôle  le  plus  périlleux  et  le  plus  délicat  ;  il  prit  le  che- 
min de  Soissons  dans  l'intention  de  dévoiler  au  roi 
Hilpérich  Tinconduite  de  la  reine,  et  lui  dire  que  l'évêque 
Grégoire  n'avait  pas  tenu  la  chose  cachée. 

Cette  dernière  accusation  était  une  abominable  ca- 


488  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

lomnie.  Grégoire  était  un  saint  évêque^  incapable  de 
flatter  les  puissants  de  la  terre  et  de  s'humilier  devant 
le  vice  triomphant,  mais  il  n'avait  rien  de  la  fougue  de 
saint  Jean  Ghrysostome,  qui,  du  haut  de  la  chaire,  atta- 
quait Timpératrice  Eudoxie,  à  laquelle  on  élevait  des 
statues,  et  se  constituant  le  défenseur  de  la  fille  du 
peuple,  la  nourrissait  de  ses  charités.  Il  n'avait  rien  de  la 
véhémence  du  grand  orateur  chrétien,  et,  devant  les 
désordres  de  Frédégonde,  son  respect  pour  l'autorité  lui 
fermait  la  bouche.  A  ses  yeux,  le  silence  étant  la  seule 
leçon  des  rois,  il  ne  se  croyait  pas  le  droit  d'aller  plus, 
loin,  et  restait  dans  les  sentiments  de  réserve  et  de 
discrétion  qui  lui  étaient  naturels. 

Leudaste  n'en  accusa  pas  moins  Grégoire  d'une  grande 
intempérance  de  langue  et  de  trahison.  —  Tant  que 
j'ai  été  comte  de  Tours,  dit-il  au  roi,  j'ai  gardé  le  silence, 
parce  que  je  ne  voulais  pas,  par  une  dénonciation,  trou- 
bler ton  repos,  et  que  je  me  croyais  assez  fort  pour 
déjouer  les  manœuvres  d'un  évêque  qui  conspire  contre 
son  roi  en  cherchant  à  livrer  la  ville  de  Tours  au  fils 
de  Sigebert.  Mais  aujourd'hui  qu'il  t'a  plu  de  me  disgra- 
cier, je  veux,  en  sujet  fidèle,  te  servir  encore  et  t'ouvrir 
les  yeux  sur  des  machinations  ténébreuses  et  coupa- 
bles. —  Le  roi  ne  le  laissa  pas  achever,  il  lui  déclara  qu'il 
n'était  pas  sa  dupe  et  qu'il  voyait  bien  à  quel  mobile  il 
obéissait  en  lui  dénonçant  un  complot  imaginaire. 
Leudaste  ne  se  déconcerta  pas.  Faisant  usage  de  l'arme 
terrible  qu'il  avait  réservée  pour  le  dernier  coup  :  — 
Grégoire,  s'ècria-t-il,  est  plus  coupable  encore  ;  il  dit 
tout  haut  que  la  reine  entretient  des  relations  criminelles 
avec  l'évêque  Berthram. 


LEUDASTE,  COMTE  DE  TOURS  489 

En  entendant  une  pareille  accusation,  le  roi  bondit 
de  colère.  Blessé  dans  ses  sentiments  les  plus  chers,  il 
ne  put  se  contenir,  et,  se  précipitant  sur  Leudaste,  il  le 
frappa  du  pied  et  du  poing,  et  lui  déchira  le  visage.  Leu- 
daste ne  perdit  rien  de  son  calme  et  de  son  assurance. 
Quand  le  roi  eut  repris  un  peu  de  sang-froid  et  qu'il 
lui  demanda  quels  témoins  il  pourrait  produire  à  l'ap- 
pui de  sa  dénonciation,  sa  réponse,  préparée  à  l'avance, 
ne  se  fit  pas  attendre.  —  Qu'on  mette  à  la  question 
Galiénus  et  Platon,  dit-il,  et  l'on  saura  la  vérité.  —  En 
parlant  ainsi,  il  espérait  que,  ne  pouvant  résister  aux 
souffrances  de  la  torture,  l'ami  de  l'évêque  et  son 
archidiacre  diraient,  pour  s'y  soustraire,  tout  ce  que  l'on 
voudrait.  —  Hilpérich  lui  ayant  demandé  s'il  ne  pourrait 
point  produire  d'autres  témoins,  Leudaste  désigna 
Rikulf,  le  sous-diacre,  ajoutant  qu'il  n'était  pas  besoin 
d'appliquer  la  torture  à  celui-là,  la  vérité  devant  sortir 
de  sa  bouche  à  la  première  sommation. 

Le  roi  ne  voulut  point  de  cette  instruction  judiciaire. 
N'ayant  pas  sans  doute  une  confiance  entière  dans  Leu- 
daste, il  le  fit  mettre  aux  fers  et  ordonna  l'arrestation 
de  Rikulf. 

Ce  fourbe  consommé  était  parvenu  à  se  faire  bien 
venir  de  son  évêque  dont  il  était  le  commensal.  Quand 
il  pensa,  au  temps  écoulé  depuis  le  départ  de  Leudaste, 
que  le  dénouement  de  l'intrigue  approchait  et  qu'un 
insuccès  pouvait  le  compromettre,  il  songea  à  se  mettre 
à  l'abri  contre  une  éventualité  menaçante.  Il  se  jeta  aux 
pieds  de  Grégoire,  et  lui  confessa  qu'il  avait  commis 
une  grande  imprudence  en  répétant  les  propos  outra- 
geants que  Leudaste  avait  fait  entendre  à  l'endroit  de 


490  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

la  reine,  propos  qui  pouvaient  le  faire  arrêter  lui-même 
et  le  faire  condamner  à  la  peine  capitale.  II  supplia 
donc  son  èvêque  de  lui  accorder  un  sauf-conduit,  au 
moyen  duquel  il  pût  trouver  un  asile  à  l'étranger. 

Ce  calcul  était  fort  habile  et  véritablement  machia- 
vélique. En  même  temps  queRikulfse  mettait  en  sûreté, 
il  compromettait  gravement  Grégoire  dont  la  conduite, 
par  l'intérêt  qu'il  allait  paraître  porter  à  un  coupable, 
devait  nécessairement  devenir  suspecte. 

L'évêque  de  Tours  ne  s'était  encore  douté  de  rien. 
Les  étranges  paroles  de  Rikulf,  la  nature  de  sa  confi- 
dence, le  retard  qu'il  avait  mis  à  lui  faire  ses  aveux, 
éveillèrent  des  soupçons  dans  son  âme  et  le  mirent  sur 
ses  gardes.  Au  lieu  de  céder  aux  supplications  du  sous- 
diacre,  il  lui  répondit  :  —  «  Si  tu  as  manqué  à  tes 
devoirs,  que  la  faute  en  retombe  sur  ta  tête.  Je  ne  veux 
point  te  donner  un  sauf-conduit  jjour  un  autre  royaume, 
de  peur  de  paraître  ton  complice  aux  yeux  du  roi  *.  » 

Arrêté  peu  de  jours  après,  Rikulf  fut  conduit  à 
Soissons.  Dans  l'interrogatoire  qu'on  lui  fit  subir,ilaffirma 
avec  un  tel  ton  d'assurance  ce  qu'il  avait  avancé,  à 
savoir  les  propos  insultants  de  Grégoire  contre  la  reine, 
propos  tenus,  jura-t-il,  non  seulement  devant  lui,  mais 
aussi  en  présence  de  Galliénus  et  de  Platon,  que  Hil- 
périch  ajouta  une  foi  entière  à  sa  déposition.  Il  le  main- 
tint pourtant  en  état  d'arrestation,  puis,  par  une  réso- 
lution bien  illogique,  il  relâcha  Leudaste  et  lui  donna 
une  mission  toute   de  confiance  :  il  le  chargea  de  se 

*  Grés,  de  Tours,  Hist.  des  Francs,  lib.  v. 


LEUDASTE,  COMTE  DE  TOURS  491 

rendre  à  Tours,  pour  procéder  à  l'arrestation  de  Platon 
et  deGalliénus. 

Pendant  que  ces  choses  se  passaient  à  Soissons,  le 
peuple,  assemblé  dans  l'église  cathédrale  de  Tours,  était 
témoin  des  scènes  les  plus  étranges.  L'emprisonnement 
du  sous-diacre  Rikulf  n'avait  en  rien  diminué  la  con- 
fiance que  son  homonyme  avait  dans  la  réussite  de  ses 
projets  ambitieux.  Croyant  que  le  moment  d'agir  était 
venu,  il  ne  gardait  plus  aucun  ménagement  vis-à-vis  de 
Févêque  qu'il  avait  tant  flatté  jusque-là.  Passant  des 
plus  basses  adulations  à  des  provocations  inouïes,  un 
jour,  il  profita  du  moment  de  repos  que  l'usage  accor- 
dait aux  officiants  pendant  la  célébration  du  sacrifice  de 
la  messe,  pour  narguer  le  prélat  et  lui  dire,  en  présence 
de  la  foule  étonnée,  qu'il  était  temps  d'en  finir  avec  les 
Auvergnats  usurpateurs  et  de  les  renvoyer  dans  leurs 
montagnes.  Grégoire,  méprisant  d'aussi  grossières  injures, 
se  contenta  de  répondre  que  tous  les  évêques  de 
Tours,  cinq  seulement  exceptés,  ayant  été  alliés  de  sa 
famille,  il  ne  pouvait  pas  être  considéré  comme  unétran- 
ger.Ge  sang-froid  et  ce  dédain  irritèrent  tellement  Rikulf 
que,  ne  se  contenant  plus,  il  adressa  à  son  évêque  les 
plus  grossières  insultes.  Devenu  fou  furieux,  il  allait 
joindre  le  geste  à  la  voix  et  frapper  le  prélat  au  visage, 
quand  ceux  qui  l'entouraient,  indignés  de  tant  d'audace, 
se  ruèrent  sur  lui  et  retinrent  son  bras. 

Le  lendemain,  Leudaste  arriva  à  Tours  muni  de  pleins 
pouvoirs  pour  l'arrestation  de  Platon  et  de  Galiènus. 
Il  fit  son  entrée  dans  la  ville  sans  aucun  apparat,  et 
comme  s'il  y  était  appelé  par  ses  aff"aires  personnelles. 
Cette  conduite,  si  fort  en  opposition  avec  ses  habitudes 


492  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

fastueuses,  n'inspira  aucune  défiance  ;  puis,  quand  il  se 
fut  assuré  que  personne  ne  soupçonnait  rien,  et  que  les 
deux  prêtres  qu'il  avait  Tordre  de  saisir  étaient  Iran- 
quilles  dans  leur  demeure,  il  s'y  transporta  avec  une 
escorte,  se  jeta  sur  eux  et  les  chargea  de  chaînes.  Dans 
la  crainte  sans  doute  que  cette  arrestation  ne  soulevât 
le  peuple,  il  prit,  avec  ses  prisonniers,  un  chemin 
détourné  pour  sortir  de  la  ville,  faisant,  sur  sa  route, 
répandre  le  bruit  qu'avant  longtemps  il  serait  également 
procédé  à  une  arrestation  plus  importante,  ce  qui  vou- 
lait dire  que  Févêque  aurait  bientôt  le  même  sort. 

Grégoire  s'occupait  paisiblement,  dans  son  palais  épis- 
copal,  des  affaires  du  diocèse,  quand  la  nouvelle  de  ce 
qui  venait  d'arriver  parvint  à  son  oreille.  Très  vivement 
affecté  de  l'arrestation  inique  de  deux  prêtres  qu'il 
aimait  et  qu'il  estimait,  il  comprit,  aux  propos  de  Leu- 
daste  qui  lui  revinrent  de  tous  les  côtés,  que  lui-même  ne 
devait  pas  rester  libre  longtemps.  Se  jetant  à  genoux,  il 
eut  recours  à  la  prière,  cette  force  du  faible,  et  demanda 
à  Dieu  sa  protection  contre  les  méchants.  Puis,  ouvrant 
le  livre  des  psaumes  de  David,  ses  yeux  tombèrent  sur 
ce  verset  qui  fut  pour  lui  une  consolation  pour  le  présent 
et  un  gage  de  tranquillité  pour  l'avenir  :  —  «  Il  les  fît 
sortir  pleins  d'espérance,  et  ils  ne  craignirent  point, 
et  leurs  ennemis  furent  engloutis  au  fond  de  la  mer  *.  » 

Peu  s'en  fallut  que  l'événement  ne  donnât  à  ces 
paroles  une  application  immédiate.  Monté,  avec  ses  prison- 
niers, sur  une  embarcation  dont  il  prétendait  diriger  les 
manœuvres,  Leudaste,  marin  très  inexpérimenté,  fît  si 

*  Augustin  Thierry,  Récits  mérovingiens,  cinq,  récit. 


LEUDASTE,  COMTE  DE  TOURS  493 

bien  que  l'avant  sur  lequel  il  s'était  placé  pour  donner 
ses  ordres  s'enfonça  dans  le  fleuve  et  qu'il  y  fut  préci- 
pité. Il  parvint  pourtant  à  gagner  la  terre  à  la  nage, 
pendant  que  les  prisonniers  enchaînés,  et  par  consé- 
quent privés  de  la  liberté  de  leurs  mouvements,  auraient 
péri  infailliblement,  si  l'arrière  sur  lequel  ils  se  trou- 
vaient n'avait  pas  été  soutenu  par  un  radeau.  Aidés 
d'une  autre  barque,  ils  finirent  par  s'en  tirer  sans 
encombre.  Cette  expédition  qui,  au  moment  du  départ, 
avait  failli  avoir  un  dénouement  si  tragique,  ne  fut 
pas  suivie  d'autres  accidents.  Le  reste  de  la  route  se  fit 
paisiblement,  et  Leudaste,  ne  perdant  pas  un  instant  de 
vue  sa  proie,  arriva  sain  et  sauf  à  Soissons. 

Il  s'était  dit  qu'il  fallait  profiter  de  la  colère  du  roi 
pour  obtenir  de  lui  la  sentence  la  plus  sévère,  dans 
l'espérance  qu'une  fois  engagé  dans  la  voie  des  rigueurs 
inexorables,  il  n'en  reviendrait  pas.  Il  fit  donc  tous  ses 
efibrts,  avant  même  que  l'instruction  à  peine  commencée 
fût  poursuivie,  pour  lui  arracher  une  condamnation  à 
mort,  qui  devait  être  suivie  d'une  prompte  exécution. 
Mais  Leudaste  connaissait  mal  celui  dont  il  voulait  faire 
l'instrument  de  sa  vengeance.  Comme  chez  toutes  les 
natures  faibles,  les  grands  emportements  dans  le  cœur 
de  Hilpérich  ne  tardaient  pas  à  être  suivis  d'un  retour 
à  des  sentiments  tout  opposés.  Pendant  l'absence  de 
Leudaste,  avec  la  réflexion,  le  doute  était  venu  assiéger 
son  âme.  Il  s'était  demandé  si  la  reine  était  bien  cou- 
pable, et  aussi  si  Grégoire,  qu'on  lui  avait  dénoncé 
pour  en  avoir  mal  parlé,  avait  bien  tenu  les  propos 
qu'on  lui  prêtait.  D'ailleurs,  comme  il  avait  la  prétention 
d'être  un  criminaliste  consommé,  il  donna  ordre  de 
T.  m  28 


494  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

poursuivre   la  procédure  commencée  contre   Platon  et 
Galliénus  et  de  ne  rien  précipiter. 

Frédègonde  elle-même,  si  irritée  qu'elle  fût  au  fond, 
dissimulait  avec  soin  sa  colère.  Voulant,  avant  tout, 
reconquérir  la  confiance  du  roi,  elle  affectait  un  grand 
calme,  disait  avec  assurance  que  sa  réputation  n'avait 
qu'à  gagner  à  ce  que  le  jour  se  fît  sur  cette  affaire,  et 
réclamait  avec  instance  la  continuation  de  l'enquête 
commencée.  Hilpèrich  se  trouva  tellement  ébranlé,  et  si 
peu  disposé  à  croire  Rikulf  sur  parole,  que  pendant 
qu'il  continuait  à  le  tenir  dans  les  fers,  il  laissa  une 
demi-liberté  aux  deux  amis  de  Grégoire,  Platon  et 
Galliénus. 

D'ailleurs,  le  grand  coupable,  en  supposant  qu'il  le  fût, 
n'était  pas  sous  sa  main.  L'èvêque  Grégoire  restait 
toujours  à  la  tête  de  son  diocèse,  et  malgré  un  petit 
nombre  d'intrigants  qui  lui  étaient  hostiles,  la  con- 
sidération publique  lui  servait  de  sauvegarde.  Arrêter 
un  aussi  grand  personnage,  sans  y  mettre  plus  de  façon 
qu'il  n'aurait  fait  pour  un  simple  clerc,  c'était  s'exposer 
à  la  colère  du  peuple,  c'était  attirer  sur  sa  tête  bien  des 
orages.  Au  lieu  d'employer  la  force  qui  pouvait  tout 
perdre,  le  roi  se  décida  à  recourir  à  la  ruse.  Avant  de 
procéder  contre  sa  personne  à  un  acte  de  rigueur,  il 
voulut  gu'une  démarche  compromettante,  faite  par 
l'èvêque  lui-même,  vînt  le  justifier,  que  sa  fuite  de  Tours, 
par  exemple,  ne  laissât  guère  de  doute  sur  sa  culpabilité. 

Le  moyen  auquel  il  s'arrêta  fut  longtemps  et  mûre- 
ment médité.  Le  duc  de  Bérulf  avait,  dans  ce  moment, 
le  gouvernement  de  Tours,  de  Poitiers  et  de  plusieurs 
autres  villes  situées  au  sud  de  la   Loire,  villes  que  les 


LEUDASTE,  COMTE  DE  TOURS  495 

armes  du  roi  avaient  récemment  conquises.  Il  le  fit 
venir  à  Soissons  et  lui  recommanda  de  se  rendre  à 
Tours,  sous  le  prétexte  bien  naturel  d'en  visiter  les 
fortifications.  Une  fois  arrivé  dans  la  place,  il  devait  y 
faire  entrer  des  soldats,  soUs  le  prétexte  que,  la  ville 
étant  menacée  par  Tennemi,  il  fallait  bien  veiller  à  sa 
garde  ;  mais  en  réalité  pour  mettre  la  main  sur  l'évêque, 
à  l'heure  où  il  chercherait  à  s'évader.  Ces  premières 
dispositions  prises,  le  duc  trouverait  facilement,  par  des 
moyens  sur  la  nature  desquels  il  ne  devait  pas  se 
montrer  très  scrupuleux,  des  gens  complaisants,  de 
prétendus  amis  de  Grégoire,  qui  viendraient  le  prévenir 
du  danger  dont  le  courroux  du  roi  le  menaçait,  et  qui 
lui  conseilleraient  de  s'y  soustraire  en  prenant  la  fuite. 
C'est  alors  que  les  soldats  l'arrêteraient,  et  que  lui, 
Hilpèrich,  roi  de  Neustrie,  en  raison  de  circonstances  en 
apparence  si  graves,  donnerait  facilement  à  un  acte  de 
prudence  personnelle  le  caractère  de  la  trahison. 

Si  les  premières  scènes  du  drame  furent  parfaitement 
jouées,  le  dénouement  fut  tout  autre  que  le  roi  l'avait 
imaginé.  Aux  supplications  qui  lui  étaient  faites  de  se 
mettre  promptement  en  sûreté,  le  prélat  opposa  sa  cons- 
cience qui  lui  faisait  un  devoir  de  braver  le  danger,  et, 
fort  de  son  innocence,  il  résolut  de  rester  à  son  poste. 
Impassible  devant  les  attaques  de  la  calomnie,  il  ne 
voulut  pas  faire  acte  de  faiblesse  pour  sauver  sa  vie 
menacée. 

^C'était  bien  moins  d'accusations  mensongères  que 
de  la  conduite,  aussi  digne  que  ferme,  tenue  par  Grégoire 
dans  le  synode  devant  lequel  saint  Prétextât  avait  été 
condamné  à  l'exil,  que  Hilpèrich  et  Frédégonde  voulaient 


496  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

tirer  vengeance.  Ils  ne  pouvaient  pas  en  effet  lui  par- 
donner l'opposition  qu'il  leur  avait  faite  dans  cette 
circonstance. 

Les  finesses  de  Hilpérich,  pour  le  faire  tomber  dans  le 
piège  qu'il  lui  avait  tendu,  ayant  tourné  à  sa  confusion,  il 
ne  lui  restait  plus  qu'à  le  traduire  devant  le  synode,  à 
raison  des  propos  que  lui  prêtaient  Leudaste  et  ses  com- 
plices. Paris  avait  été  le  siège  du  synode  qui,  en  577, 
avait  jugé  saint  Prétextât  ;  Soissons  fat  choisi  pour  être 
celui  devant  lequel  G-régoire  devait  paraître.  Au  mois 
d'août  580,  tous  les  citoyens  d'Australie  reçurent  des 
lettres  de  convocation.  L'évêque  de  Tours  ne  se  fit  pas 
attendre,  il  fut  un  des  premiers  à  répondre  à  l'appel. 

Sa  réputation  des  sainteté  l'avait  devancé  :  aussi, 
quand  il  parut  devant  le  peuple,  portant  sur  son  visage 
toute  la  sérénité  d'une  âme  pure  et  tranquille  ;  quand 
on  le  vit  visiter  de  préférence  les  lieux  saints  et  se 
prosterner  devant  le  tombeau  des  martyrs,  le  respect 
qu'il  inspirait  se  traduisit  en  acclamations  enthousiastes. 
Dans  les  hautes  classes,  comme  dans  les  rangs  les  plus 
infimes  de  la  société,  il  n'y  eut  qu'une  voix  pour  pro- 
clamer son  innocence^  pour  flétrir  ses  misérables 
accusateurs.  L'opinion  publique  lui  devint  si  favorable, 
que,  s'il  ne  se  fût  pas  soustrait  aux  transports  de  la 
foule,  il  en  aurait  reçu  une  véritable  ovation.  Cependant 
Rikulf  conservait  la  même  attitude  et  continuait  ses 
dépositions  calomnieuses.  En  attendant  la  réunion  du 
synode,  l'instruction  se  poursuivait,  et  chaque  fois 
qu'il  allait  au  palais  pour  être  interrogé,  et  qu'il  en 
revenait  pour  rentrer  en  prison,  il  levait  audacieusement 


LEUDASTE,  COMTE  DE  TOURS  497 

la  tète,  provoquant,  par  ses  allures  insolentes,  les  mur- 
mures du  peuple. 

Il  arriva,  un  jour,  qu'à  la  vue  de  tant  d'effronterie,  un 
ouvrier  en  bois  dont  l'histoire  a  gardé  le  nom,  Modestus, 
ne  put  pas  se  contenir  et  que,  s'avançant  de  quelques 
pas,  il  lui  dit  avec  colère  :  —  «  Malheureux,  qui 
poursuis  avec  tant  d'acharnement  les  machinations 
que  tu  as  ourdies  contre  ton  évêque,  tu  devrais 
garder  le  silence  *.  »  —  Ces  mots  avaient  été  prononcés 
en  langue  latine,  et  les  gardiens  du  prisonnier  qui 
appartenaient  à  la  nation  tudesque  ne  les  avaient  pas 
compris.  Rikulf  leur  en  donna  une  traduction  suivant 
laquelle  Modestus  lui  aurait  conseillé  de  ne  pas  dire  la 
vérité.  Les  soldats,  voyant  dans  cet  honnête  ouvrier  un 
ennemi  delà  reine,  l'arrêtèrent  malgré  les  protestations 
d'une  foule  indignée,  puis  se  rendirent  auprès  de  Frédé- 
gonde,  pour  lui  faire  connaître  ce  qui  venait  de  se  passer 
et  lui  demander  ses  ordres.  En  entendant  le  récit  qui 
lui  fut  fait,  Frédègonde  eut  un  de  ces  emportements 
qui  lui  étaient  si  habituels.  Elle  ordonna  que  le  fouet 
fût  donné  à  Modestus,  qu'on  l'enchaînât  et  qu'il  fût  jeté 
en  prison.  Modestus  était  un  chrétien  plein  de  foi  et  de 
ferveur,  prêt  à  subir  le  martyre  sans  murmurer.  Mais, 
espérant  que  Dieu,  dans  sa  justice,  viendrait  briser  ses 
chaînes,  il  se  jeta  à  genoux,  invoquant  le  secours  céleste 
de  toutes  les  forces  de  son  âme.  Pendant  le  sommeil  de 
ses  gardiens,  il  tenta  de  se  débarrasser  de  ses  rudes 
entraves  ;  soit  que  les  attaches  n'eussent  pas  été  soli- 
dement  rivées,  soit  qu'une  exaltation  nerveuse    eût 

*  Grég.  de  Tours,  Ilist.  des  Francs. 

T.  III  28. 


498  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

décuplé  ses  forces,  il  parvint  à  rompre  ses  fers  et  à 
s'évader.  Cette  même  nuit  Grégoire  veillait  h  l'église  de 
Saint-Médard.  Sa  surprise  fut  grande  quand  Modestus  se 
précipita  à  ses  pieds  et  lui  demanda  sa  bénédiction. 

L'affaire  fit  grand  bruit,  tout  le  monde  à  Soissons  cria 
au  miracle.  Aux  yeux  de  la  foule,  l'intervention  divine 
se  manifestant  d'une  manière  si  éclatante  en  faveur  d'un 
des  partisans  de  Grégoire,  il  ne  pouvait  rester  aucun 
doute  sur  son  innocence.  Il  faut  répéter  que  la  considé- 
ration attachée  à  son  nom  allait  tous  les  jours  en  s'éten- 
dant,  que  le  respect  qu'inspirait  sa  sainteté  avait 
rayonné  au  loin,  et  que  plusieurs  membres  du  synode, 
avant  même  l'examen  de  son  affaire,  paraissaient  parta- 
ger les  sentiments  du  public.  Dans  la  crainte  d'une 
pression  des  masses,  le  roi  ne  voulut  pas  que  la  réunion 
du  synode  eût  lieu  à  Soissons,  une  maison  de  la  villa 
royale  de  Braine  fut  choisie  pour  le  lieu  des  séances.  Le 
roi,  sa  famille  et  tous  les  évêques  présents  à  Soissons 
s'y  transportèrent. 

Le  synode  s'ouvrit  par  la  lecture  d'une  longue  pièce 
de  vers  que  le  poète  Fortunat,  ce  bel  esprit  chrétien 
auquel  sainte  Radégonde  faisait  manger  de  si  bonnes 
confitures,  lui  avait  adressée.  Fortunat  avait  voulu  célé- 
brer dans  la  langue  des  dieux  une  assemblée  qui 
réunissait  tant  d  esprits  d'élite.  Pas  un  mot  d'ailleurs 
en  faveur  de  Grégoire  dont  pourtant  il  était  l'ami.  Le 
dithyrambe  étant  uniquement  consacré  à  la  louange  de 
prélats  éminents  ne  pouvait  pas  apparemment  aborder 
un  autre  sujet.  Après  avoir  beaucoup  admiré  l'œuvre 
poétique  dont  le  bon  goût  était  contestable,  le  synode 
s'occupa  de  la  question  pour  laquelle  il  avait  été  réuni. 


LEUDASTE,   COMTE   DE  TOURS  4-99 

Grégoire  rencontrait  peu  d'esprits  hostiles,  beaucoup 
au  contraire  étaient  prévenus  en  sa  faveur. 

Contrairement  à  ce  qui  s'était  passé  au  moment  du 
jugement  de  saint  Prétextât,  le  visage  des  guerriers 
franks,  loin  de  respirer  la  colère,  s'était  empreint  d'une 
douce  bienveillance  qui  se  répandait  sur  celui  des 
vassaux  réunis  en  foule  aux  portes  de  la  salle  où  siégeait 
l'assemblée.  Quant  à  la  population  gallo-romaine  dont 
on  avait  voulu  éviter  les  manifestations,  en  transpor- 
tant le  synode  à  Braine,  elle  s'y  trouvait  nombreuse, 
donnant  à  l'illustre  accusé,  par  son  attitude,  les  mar- 
ques les  plus  éclatantes  de  sa  sympathie.  Seul  le  roi 
Hilpérich,  drapé  dans  sa  dignité  royale,  affectait  une 
impartialité  qui  n'était  pas  dans  son  cœur. 

En  entrant,  il  salua  les  évêques  et  s'assit,  après  avoir 
reçu  leur  bénédiction.  La  parole  fut  donnée  à  Berthram, 
évêque  de  Bordeaux,  qui,  disait- on,  savait  mieux  que 
personne  à  quoi  s'en  tenir  sur  la  fidélité  conjugale  de  la 
reine  Frédégonde.  Lorsqu'il  eut  achevé  la  lecture  des 
différentes  pièces  de  la  procédure,  il  se  tourna  du  côlé 
de  l'évêque  Grégoire,  et  lui  demanda  s'il  était  vrai  qu'il 
eût  enveloppé  la  reine  et  lui  dans  les'  mêmes  outrages. 
—  «  En  vérité,  je  n'ai  rien  dit  de  semblable,  répondit  il; 
on  a  pu  m'en  parler,  je  n'y  ai  ajouté  aucune  foi  '.  « 

Le  public  n'attendait  qu'une  occasion  pour  faire 
entendre  sa  voix.  La  réponse  de  Grégoire  la  lui  fournit. 
Malgré  la  présence  du  roi  qui  interdisait  toute  manifes- 
tation de  cette  nature,  des  applaudissements  prolongés 
se  firent  entendre.  Puis,  chacun  se  mêlant  aux  débats. 


*  Grég.  de  Tours,  Hist.  des  Francs. 


500  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

des  interruptions  et  des  cris  partirent  de  tous  les 
côtés.  —  «  Pourquoi  adresser  de  tels  reproches  à  un 
prêtre  de  Dieu  ?  pourquoi  le  roi  donne-t-il  suite  à  une 
telle  affaire  ?  est-ce  que  l'évêque  dirait  des  choses  sem- 
blables, même  d'un  esclave  ?  O  Dieu,  notre  Seigneur, 
viens  au  secours  de  ton  serviteur  *  !  »  Devant  ces  accla- 
mations que  rien  désormais  ne  pouvait  contenir,  le  roi 
resta  maître  de  lui-même,  et,  prenant  un  faux  semblant 
d'indifférence,  il  éleva  la  voix  assez  haut  pour  être 
entendu  du  dehors.  —  «  Le  crime  imputé  à  la  reine  était 
un  opprobre  pour  moi,  dit-il  ;  si  vous  pensez  que  des 
témoins  sur  le  fait  imputé  à  l'évêque  doivent  être  enten- 
dus, ils  sont  là.  Si  vous  croyez  au  contraire  que  cela 
n'est  pas  nécessaire  et  que  le  témoignage  de  l'évêque 
suffit,  parlez,  je  suis  prêt  à  en  passer  par  ce  que  vous 
aurez  ordonné  ^.  » 

Les  évêques  demandèrent  que  l'on  entendît  les  témoins 
à  charge.  Il  ne  s'en  trouva  qu'un  seul,  le  sous- diacre 
Rikulf.  Platon  et  Galliénus  persistèrent  dans  leurs 
dénégations,  et  le  roi  n'osa  pas  proposer  qu'on  les  sou- 
mît à  la  question.  Quanta  Leudaste,  voyant  la  tournure 
que  prenaient  les  choses,  il  ne  s'était  pas  présenté  et  on 
ne  savait  où  le  trouver.  Seul  Rikulf,  poussant  l'audace 
jusqu'au  cynisme,  allait  de  nouveau  faire  entendre  ses 
calomnies,  quand  les  membres  du  synode,  qui  voj-aient 
dans  la  déposition  d'un  simple  clerc  contre  son  évêque 
une  atteinte  portée  à  la  dignité  épiscopale,  l'arrêtèrent. 

Restait  Tinterrogatoire  de  Grégoire.  Le   roi,   à   cet 


*  Grég.  (le  Tours,  Ilist.  des  Francs. 
2  Idem. 


LEUDASTE,  COMTE  DE  TOURS  501 

égard,  eut  une  singulière  prétention.  Il  voulut,  pour 
qu'ony  ajoutât  foi,  que  l'évêque  fît  son  serment  à  trois 
reprises  différentes,  chaque  fois  devant  un  nouvel  autel. 
L'évêque  et  le  synode  souscrivirent  à  une  exigence 
aussi  étrange.  Après  la  prestation  du  serment  et  la 
déposition  de  Grégoire,  il  ne  restait  plus  au  synode  qu'à 
rendre  son  jugement.  Il  rentra  en  séance,  et  le  roi  Hil- 
périch  ayant  repris  sa  place,  le  président  se  leva  et  pro- 
nonça cette  sentence  :  —  «  0  roi,  Tévêque  a  accompli 
ce  qui  lui  était  commandé.  «  —  Et  comme  la  juridiction 
était  formelle,  qu'en  pareil  cas  la  pénalité  qu'ils  deman- 
daient devait  être  appliquée  aux  accusateurs  ,  il  se 
tourna  vers  Hilpérichet  ajouta  :  —  «  Que  nous  reste-t-il 
à  faire,  sinon  à  te  priver  de  la  communion,  ainsi  que 
Berthram,  l'accusateur  d'un  de  ses  frères*  ?  » 

Ce  fut  un  coup  de  foudre  pour  le  malheureux  roi. 
Devant  une  pareille  menace,  il  resta  confondu  et  s'écria, 
dans  son  désespoir  :  —  «  Mais  je  n'ai  fait  que  répéter  ce 
qui  m'a  été  dit.  »  —  Les  rôles  étaient  bien  changés.  Le 
président,  lui  parlant  cette  fois  comme  à  un  accusé, 
insista  pour  savoir  de  la  bouche  de  qui  émanaient  tous 
ces  bruits.  De  Leudaste,  —  s'empressa  de  répondre  le 
triste  monarque  qu'effrayait  la  peine  de  l'excommuni- 
cation. 

Leudaste,  comme  nous  venons  de  le  dire,  avait  pris 
ses  précautions.  Toutes  les  recherches  que  l'on  fit  pour 
le  trouver  furent  vaines,  et  le  synode  le  condamna,  par 
contumace, à  l'excommunication.  Après  avoir  donnèlec- 

*  Gré;?,  de  Tours,  Ilist.  des  Francs. 


502  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

ture  de  ]a  sentence,  le  président  se  leva  et  prononça 

l'anathème  formulé  par  l'Eglise  *. 

Pour  le  sous-diacre  Rikulf,  la  sentence  ne  pouvait 
pas  être  douteuse,  la  loi  romaine  étant  précise  à  cet 
égard.  La  peine  capitale  qu'entraînait  le  crime  de  lèse- 
majesté  imputé  à  Grégoire,  fut  donc  prononcée  contre 


*  «  Par  le  jugement  du  Père,  du  Fils  et  du  Saint-Esprit,  en  vertu  de 
la  puissance  accordée  aux  apôtres  et  aux  successeurs  des  apôtres,  de 
lier  et  délier  dans  le  ciel  et  sur  la  terre,  tous  ensemble,  nous  décré- 
tons que  Leudaste,  semeur  de  scandales,  accusateur  de  la  reine,  faux 
dénonciateur  d'un  évêque,  attendu  qu'il  s'est  soustrait  à  l'audience 
pour  échapper  à  son  jugement,  sera  désormais  séparé  du  giron  de  la 
sainte  Mère-Eglise  et  exclu  de  la  communion  chrétienne,  dans  la  vie 
présente  et  dans  la  vie  à  venir.  Que  nul  chrétien  ne  lui  dise  salut,  et 
ne  lui  donne  le  baiser,  que  nul  prêtre  ne  célèbre  pour  lui  la  messe 
et  ne  lui  administre  la  sainte  communion  du  corps  et  du  sang  de 
Jésus-Christ,  que  personne  ne  lui  fasse  compagnie,  ne  le  reçoive  dans 
sa  maison,  ne  traite  avec  lui  aucune  affaire,  ne  boive,  ne  mange,  ne 
converse  avec  lui,  à  moins  que  ce  ne  soit  pour  l'engager  à  se  repentir. 
Qu'il  soit  maudit  de  Dieu  le  père  qui  a  créé  l'homme,  qu'il  soit  maudit 
de  Dieu  lefils  quia  souffert  pour  l'homme,  qu'il  soit  maudit  de  l'Esprit- 
Saint  qui  se  répand  sur  nous  au  baptême:  qu'il  soit  maudit  de  tous 
les  Saints  qui,  depuis  le  commencement  du  monde,  ont  trouvé  grâce 
devant  Dieu.  Qu'il  soit  maudit  partout  où  il  se  trouvera,  à  la  maison 
et  aux  champs  ;  sur  la  grande  route  ou  dans  le  sentier.  Qu'il  soit 
maudit  vivant  et  mourant,  dans  la  veille  et  dans  le  sommeil,  dans  le 
travail  et  dans  le  repos.  Qu'il  soit  maudit  dans  toutes  les  forces  et  tous 
les  organes  de  son  corps.  Qu'il  soit  maudit  dans  toute  la  charpente  de 
ses  membres,  et  que,  du  sommet  de  la  tête  à  la  plante  des  pieds,  il  n'y 
ait  pas  sur  lui  la  moindre  place  qui  reste  saine.  Qu'il  soit  livré  aux 
supplices  éternels  avec  Dathan  et  Abiron,  et  ceux  qui  ont  dit  au 
Seigneur  :  Retire-toi  de  nous.  Et  de  même  que  le  feu  s'éteint  dans  l'eau, 
qu'ainsi  la  lumière  s'éteigne  pour  jamais,  à  moins  qu'il  ne  se  repente 
et  qu'il  vienne  à  donner  satisfaction.» 

Amen,  que  cela  soit,  que  cela  soit,  qu'il  soitanathéme.  Amen,  amen, 
crièrent,  à  plusieurs  reprises,  tous  les  membres  du  Synode. 

(Augustin  Thierry,  F«  Récit  des  tenqjs  inérovhigiens.) 


LEUDASTE,  COMTE  DE  TOURS  503 

lui.  L'exécution  ne  s'en  serai  t  pas  fait  attendre  longtemps , 
si  Grégoire  n'avait  pas  demandé  au  roi  la  grâce  du  con- 
damné. Hilpérich,  heureux  de  voir  se  terminer  ainsi  une 
affaire  dans  laquelle  la  réputation  de  la  reine  n'avait 
pas  été  épargnée,  affaire  dont  il  n'avait  pas  d'abord  com- 
pris toutes  les  conséquences,  ne  demanda  pas  mieux  que 
d'être  agréable  à  Tévêque  qui  sortait  de  cette  accusation 
plus  puissant  qu'il  n'avait  jamais  été.  Il  fit  donc  au 
dénonciateur  remise  de  la  peine  capitale.  Mais  il 
voulut  qu'il  fût  soumis  à  la  question,  employant  cette 
rigueur,  non  comme  un  châtiment,  mais  comme  un  acte 
de  pi'océdure. 

Frédégonde,  au  moment  de  la  réunion  du  synode,  avait 
passé  par  de  cruelles  angoisses.  Si,  au  sein  de  cette 
assemblée,  les  terribles  accusations  qu'elle  redoutait 
ne  s'étaient  pas  produites  ;  si,  à  cet  égard,  elle  devait 
éprouver  un  grand  soulagement,  tigresse  altérée  de 
sang,  elle  ne  voyait  pas  sans  peine  un  dénouement  plein 
de  mansuétude  et  d'indulgence.  Puisque  tout  devait  se 
terminer  par  une  simple  torture^  au  moins  voulut-elle 
qu'on  l'appliquât  avec  un  raffinement  de  cruauté.  Elle 
fut  servie  à  souhait  par  les  fidèles  serviteurs  du  palais. — 
«  Aucun  objet  matériel,  aucun  métal  ne  pourrait 
résister  à  tous  les  coups  que  supporta  ce  malheureux. 
Depuis  la  troisième  heure  du  jour,  il  resta  suspendu  à 
un  arbre,  les  mains  attachées  derrière  le  dos  ;  détaché 
à  la  neuvième,  il  était  étendu  sur  une  roue,  et  frappé 
à  coups  de  bâton,  de  verges,  de  courroies  mises  en 
double,  et  non  par  une  ou  deux  personnes,  mais  tous 
ceux  qui  pouvaient  approcher  de  ses  misérables 
membres  étaient    pour     lui  autant    de   bourreaux.  « 


504  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

(Grég.  de  Tours,  Histoire  des  F7'ancs,lî\.  V,  p.    3o9. 
Traduction  de  MM.  Guadet  et  Taranne.) 

Les  tourments  de  la  torture  arrachèrent  à  Rikulf  des 
aveux  complets.  Il  raconta  comment  et  à  quelle  fin  le 
complot  avait  été  ourdi  ;  il  avoua  que  les  conspirateurs 
avaient  eu  pour  but  la  disgrâce  de  la  reine,  celle  de  ses 
deux  fils  el  le  retour  du  fils  d'Audowère  à  la  cour  ;  il 
déclara  enfin  qu'en  agissant  comme  ils  l'avaient  fait,  ils 
avaient  l'espérance,  pour  Leudaste^  du  titre  et  des 
privilèges  de  duc  ;  pour  le  prêtre  Rikulf,  de  l'évêchè  de 
Tours  ;  pour  lui-même,  de  la  charge  d'archidiacre  de  ce 
diocèse.  Frédègonde  garda  le  silence,  mais,  quoiqu'il  ne 
fût  pas  directement  incriminé  par  Rikulf,  de  ce  jour, 
elle  inscrivit  le  nom  du  jeune  Glodowig  sur  le  livre  de 
ses  vengeances. 

Pendant  que  Grégoire  sortait  victorieux  du  synode  de 
Braine,  le  prêtre  Rikulf  triomphait  à  Tours.  Ne  doutant 
pas  du  succès  des  intrigues  auxquelles  il  avait  pris 
une  si  grande  part,  il  n'avait  pas  attendu  que  la  nouvelle 
de  l'événement,  dont  l'issue  ne  lui  paraissait  pas  douteuse 
fût  arrivée  jusqu'à  lui,  pour  s'installer  au  palais  épisco- 
pal,  en  qualité  d'évêque  et  s'en  attribuer  les  pouvoirs. 
Dans  son  omnipotence,  il  avait  été  jusqu'à  disposer  des 
biens  de  l'Église  métropolitaine,  en  faveur  de  ses  amis. 
Aux  uns,  il  avait  fait  des  cadeaux  d'argenterie  et  de 
meubles  précieux  -,  aux  autres,  il  avait  donné  des  prés  et 
des  vignes.  Quant  à  ceux  des  membres  du  clergé  dont  il 
ne  croyait  pas  avoir  besoin,  ou  qu'il  pensait  lui  être 
hostiles,  il  les  traitait  de  la  façon  la  plus  brutale,  ne  leur 
ménageant  ni  les  injures  ni  les  coups,  les  frappant 
même  quelquefois  de   sa  propre  main.   Infatué  de  sa 


LEUDASTE,  COMTE  DE  TOURS  505 

puissance,  il  se  vantait  d'avoir,  par  son  esprit,  purgé  la 
ville  de  Tours  des  gens  venus  d'Auvergne  qui  infestaient 
ses  murs.  S'il  se  trouvait,  parmi  ses  familiers,  quelques 
esprits  prudents  qui,  avant  de  faire  tant  d'éclat,  auraient 
voulu  attendre  la  décision  du  synode,  il  leur  disait 
qu'il  était  trop  prudent  lui-même  pour  ne  pas  agir  en 
parfaite  connaissance  de  cause. 

Voilà  ce  qui  se  passait  à  Tours,  au  grand  scandale  de 
toute  la  partie  honnête  de  la  population,  quand  Grégoire 
y  reparut.  Les  décisions  du  synode  ne  Tavaient  pas 
devancé,  aussi  lorsqu'il  les  fît  connaître,  des  cris  de  joie 
s'échappèrent  de  toutes  les  poitrines.  Obligé  d'évacuer 
le  palais  épiscopal  pour  le  laisser  à  son  légitime  pos- 
sesseur, Rikulf  se  refusa  à  une  formalité  de  préséance  à 
laquelle  tout  membre  du  clergé  était  obligé,  il  n'alla 
pas  saluer  son  évêque.  Prenant  des  airs  ridicules  de 
supériorité,  il  affecta  d'abord  de  garder  un  dédaigneux 
silence,  puis,  la  rage  débordant  de  son  cœur,  il  fît  enten- 
dre des  propos  furieux,  et,  dans  sa  frénésie,  n'eut  à  la 
bouche  que  des  menaces  de  mort. 

L'évêque  Grégoire  était  trop  calme  et  trop  prudent 
pour  recourir  à  la  force  contre  un  pareil  insensé.  Il  ne 
voulut  pas  sortir  des  voies  légales,  et  appela  les  sufFra- 
gants  de  la  métropole  à  un  synode  provincial  auquel 
il  voulut  que  le  règlement  de  cette  affaire  fût  confié. 
Rikulf  trouva,  devant  cette  assemblée,  le  châtiment  qu'il 
avait  si  bien  mérité.  Le  synode  le  condamna,  pour  cause 
de  rébellion  à  son  évêque  et  de  troubles  de  l'État,  à 
être  enfermé  dans  un  monastère  dont,  plus  tard,  il 
parvint  à  s'échapper. 

Grégoire  de  Tours  assure  que  Félix,  évêque  de  Nantes, 
T.  ni  '  29 


506  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

qui  n'avait  pas  été  étranger  à  toute  cette  intrigue,  ne 
se  contenta  pas  de  favoriser  l'évasion  de  Rikulf,  qu'il 
accueillit  même  dans  son  diocèse  cet  homme  vraiment 
exècraUe  *. 


*  En  ce  temps,  Félix,  évêque  de  Nantes,  m'adressa  des  lettres 
outrageantes;  il  allait  jusqu'à  m'écrire  que  mon  frère  avait  été  tué 
parce  que,  ambitieux  de  l'épiscopat,  il  avait  tué  son  évêque.  Son 
motif  pour  m'écrire  de  pareilles  choses,  c'est  qu'il  avait  désiré  une 
terre  de  mon  diocèse,  et  comme  je  la  lui  refusais,  il  vomit  contre  moi, 
dans  sa  fureur,  mille  outrages,  ainsi  que  je  viens  de  le  dire.  Je  lui 
répondis  un  jour  :  «(  Souviens-toi  de  la  parole  du  prophète  :  Malheur 
à  ceux  qui  ajoutent  maison  à  maison  et  joignent  un  champ  à  un 
champ  I  Seront-ils  les  seuls  habitants  de  la  terre  ?  Oh  !  si 
Marseille  t'avait  eu  pour  évêque  !  ses  vaisseaux  t'auraient  apporté 
non  de  l'huile  ou  d'autres  êpices,  mais  seulement  du  papier  pour  que 
tu  puisses  plus  à  l'aise  écrire  contre  la  réputation  des  gens  de  bien  ; 
mais  le  manque  de  papier  met  des  bornes  à  ton  bavardage.  »  Il  était 
d'une  avidité  et  d'une  jactance  extrême.  Mais  je  m'arrête  pour  ne  pas 
lui  ressembler. 

Grégoire  de  Tours,  Histoire  des  Francs, 
livre  5.  Traduction  de  MM.  Guadet 
et  Taranne. 

A  mon  retour,  il  (Rikulf)  continua  de  me  regarder  avec  surprise  et 
ne  vint  pas  me  saluer  comme  les  autres  citoyens  ;  et  comme  il 
menaçait  encore  plus  haut  de  me  tuer,  j'ordonnais,  d'après  l'avis  des 
évêques  de  ma  province,  qu'il  fût  gardé  dans  un  monastère.  Il  y  était 
étroitement  renfermé  ;  mais,  grâce  à  l'intercession  de  certains  envoyés 
de  l'évêque  Félix,  qui  avait  été  un  des  instigateurs  de  l'affaire 
précédente,  et  à  leurs  parjures  pour  circonvenir  l'abbé,  il  parvint 
à  s'échapper,  et  se  retira  auprès  de  Félix,  qui  accueillit  avec  empres- 
sement un    homme  vraiment  exécrable. 

Idem,  livre  5. 

Grégoire  de  Tours,  justifié  de  cette  horrible  accusation,  eut,  par  la 
suite,  une  affaire  avec  Félix,  évêque  de  Nantes,  son  suffragant.  Celui-ci 
n'avait  tiré  le  second  ecclésiastique  (Rikulf)  de  la  prison  claustrale 
que  pour  mortifier  Grégoire,  dont  il  était  devenu  l'ennemi.  Voici 
quelle  en  fut  l'occasion  :  «  Félix,  dit  l'évêque  de  Tours,  dont  l'orgueil 


LEUbASTE,  COMTE  DE  TOURS  507 

Passons  sans  nous  arrêter  davantage  sur  les  divisions 
qui  malheureusement  éclatèrent  entre  deux  des  plus 
grands  prélats  du  sixième  siècle,  et  reconnaissons  en 
gémissant  que  nul,  parmi  les  plus  saints,  ne  peut  sous- 
traire entièrement  son  âme  à  la  violence  des  passions. 

Pendant  que  Rikulf  trouvait  un  asile  inespéré,  Leu- 
daste,  errant  à  l'aventure,  n'avait  pas  une  heure  de  repos. 
La  loi  ne  permettant  pas  à  ceux  qui  l'auraient  pris 
en  pitié  de  lui  offrir  un  abri  et  même  de  lui  donner  une 
bouchée  de  pain,  toutes  les  maisons  lui  avaient  été  fer- 
mées. Il  avait  quitté  Braine  pour  venir  à  Paris  chercher 
un  refuge  dans  la  basilique  de  Saint-Pierre,  mais  cette 
église  qui  ouvrait  ses  portes  aux  criminels  ordinaires, 
les  fermait  à  ceux  qui  étaient  frappés  d'anathème.  Il 
allait  se  décider  à  implorer  la  commisération  d'un  ami, 
quand  un  nouveau  malheur  lui  fit  prendre  une  autre 


et  la  cupidité  étaient  extrêmes,  avait  voulu  s'approprier  une  terre  de 
mon  église  ;  je  m'y  opposai.  Mon  opposition  l'irrita  si  fort,  qu'il  vomit 
contre  moi  cent  paroles  injurieuses  ;  il  m'écrivit  une  lettre  pleine 
d'invectives;  il  me  rappelait  le  nom  de  mon  frère  ;  il  disait  qu'il  avait 
été  tué  pour  le  punir  du  meurtre  qu'il  avait  commis  dans  la  personne 
d'un  évêque  dont  il  ambitionnait  la  place. 

c<  Je  lui  répondis  qu'il  devait  savoir  que  ceux  qui  joignent 
champ  à  champ,  maison  à  maison,  comme  si  la  terre  était  à  eux  seuls, 
sont  menacés  par  le  prophète  ;  que  s'il  eût  été  évêque  de  Marseille, 
on  n'aurait  vu  décharger  au  port  de  la  ville  que  des  vaisseaux  chargés 
de  papyrus  ;  que  peut-être  en  aurait-il  eu  assez  pour  faire  ses 
libelles  diffamatoires;  qu'il  n'avait  mis  fin  au  sien  que  parce  que  le 
papier  lui  avait  manqué.  »  Si  les  libelles  dont  l'évêque  de  Tours  se 
plaignait,  étaient  du  même  style  que  la  réponse,  on  peut  pardonner  à 
Grégoire  l'aigreur  qu'il  y  fit  paraître. 

Vie  de  saint  Grégoire,  évêque  de  Tours, 
par  Levesque  delà  Ravalière. 


508  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

résolution.  La  mort  de  son  fils,  survenue  dans  ce  mo- 
ment, le  plongea  dans  une  profonde  douleur,  et,  pour  se 
rapprocher  de  sa  famille,  il  se  décida  à  revenir  à  Tours, 
bravant  le  danger  auquel  l'exposait  ce  retour  et  faisant 
peu  de  cas  de  sa  sûreté  personnelle.  Caché  sous  un 
déguisement,  il  parvint,  sans  être  reconnu,  à  pénétrer 
dans  la  maison  conjugale,  et  put,  avec  son  épouse,  se 
livrer  à  toute  son  affliction  de  père.  Bientôt  cependant 
les  intérêts  matériels  reprenant  la  première  place  dans 
son  cœur,  il  fit  ample  provision  des  richesses  qu'il  devait 
à  ses  exactions  et  les  mit  en  lieu  sûr. 

Chez  les  Germains,  les  lois  de  l'hospitalité  étaient 
sacrées  ;  nul,  pour  quelque  cause  que  ce  fût,  n'avait  le 
droit  dé  s'y  soustraire.  Elles  étaient  une  obligation  dans 
le  cas  même  où  l'Église  élevait  la  voix  contre  ceux  qui 
en  réclamaient  le  bénéfice.  Leudaste  ayant  conservé, 
dans  le  pays  de  Bourges,  des  amis  d'origine  germanique, 
songea  à  leur  confier  tout  ce  qu'il  avait  pu  sauver  de 
Tours,  avant  que  la  sentence  d'excommunication  dont  il 
était  atteint  eût  été  promulguée.  Quand  les  messagers 
royaux  chargés  de  la  mettre  à  exécution  arrivèrent, 
Leudaste  et  sa  fortune  voyageaient  d'un  autre  côté.  Sa 
femme  seule  tomba  entre  leurs  mains.  Ils  l'emmenèrent 
à  Soissons,  d'où,  par  ordre  du  roi,  elle  fut  exilée  à 
Tournai. 

L'ancien  comte  de  Tours  ne  perdait  pas  de  vue  les  four- 
gons qui  portaient  ses  richesses.  En  les  accompagnant, 
il  parvint  sur  les  terres  du  roi  Gonthram  où  toute  pour- 
suite contre  sa  personne  était  interdite.  Il  touchait  à 
l'asile  qu'il  devait  trouver,  quand  alléchés  à  la  vue  de  ses 
bagages,  les  habitants  du  pays,  le  juge  du  canton  en  tête, 


LEUDASTE,  COMTE  DE  TOURS  509 

se  ruèrent  sur  ceux  qui  les  conduisaient  et  s'en 
emparèrent,  ne  laissant  à  Leudaste  que  les  Yêtements 
qu'il  avait  sur  le  corps,  et  lui  ordonnant,  sous  peine  de 
mort,  de  quitter  les  lieux  à  l'instant  même.  Dans  cette 
extrémité,  Leudaste  prit  conseil  du  désespoir.  Pour 
reprendre  ce  qui  lui  avait  été  enlevé,  il  revint  sur  ses 
pas,  et,  quand  il  eut  mis  le  pied  sur  les  États  du  roi 
Hilpérich,  il  organisa  son  plan  d'attaque.  Dans  ce  temps 
de  barbarie,  l'appât  du  pillage  entraînait  toutes  les  classes 
de  la  société.  Leudaste  eut  bientôt  sous  la  main  une 
troupe  nombreuse  à  laquelle  il  promit  une  large  récom- 
pense, si  elle  voulait  s'engager  avec  lui  dans  une 
expédition  qui  en  valait  la  peine.  Ceux  qui  la  composaient 
ne  se  le  firent  pas  dire  deux  fois,  ils  acceptèrent  sa 
proposition  avec  empressement  et  se  mirent  en  marche, 
l'ayant  à  leur  tête.  Parvenu  à  son  point  de  départ, 
Leudaste  s'abattit  sur  la  maison  où  il  avait  vu  emmaga- 
siner les  objets  qui  lui  avaient  été  enlevés  et  parvint  à 
les  reprendre,  après  avoir  mis  en  fuite  les  brigands  dont 
un  des  chefs  perdit  la  vie. 

Il  tint  sa  promesse  et  ses  compagnons  n'eurent  pas  à 
se  plaindre  de  sa  générosité.  En  échange  de  ses  largesses, 
ils  lui  promirent,  au  premier  appel,  le  concours  le  plus 
empressé  et  un  dévouement  sans  bornes. 

Cet  événement  rendit  à  Leudaste  toute  sa  confiance. 
Se  croyant  une  puissance  avec  laquelle  il  faudrait 
désormais  compter,  il  revint  fièrement,  et  la  tête  levée, 
faire  sa  résidence  dans  les  environs  de  Tours.  Bérulf  en 
ayant  été  informé,  répondit  à  cette  bravade  en  envoyant 
un  piquet  de  soldats  pour  s'assurer  de  sa  personne. 

Leudaste  ne  parvint  à  leur  échapper  que  par  une  fuite 
T.  III  29. 


510  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

précipitée  qui  l'obligea  d'abandonner  tout  ce  qu'il 
possédait.  Le  voilà  donc  encore  une  fois  réduit  au  plus 
profond  dénuement  !  Pendant  que  le  fisc,  après  en  avoir 
fait  l'inventaire,  dirigeait  vers  Tours  ses  richesses  tant 
de  fois  prises  et  reprises,  Leudaste  prenait  le  chemin  de 
Poitiers  où  il  espérait  trouver  un  asile  dans  la  basilique 
de  Saint-Hilaire. 

Nous  venons  de  dire  que  sa  position  d'excommunié  ne 
le  mettait  nulle  part  à  l'abri  des  poursuites.  Cependant, 
soit  que  l'église  de  Poitiers,  sous  l'influence  d'une 
femme  vénérée  dont  le  monastère  était  dans  le  voisinage 
de  Saint-Hilaire,  fût  moins  sévère,  soit  qu'elle  prît  en 
considération  l'origine  poitevine  du  proscrit,  elle  ne  fut 
pas  inexorable,  et  l'accueillit  comme  elle  aurait  fait  d'un 
condamné  ordinaire.  Leudaste  en  abusa  étrangement. 
Ne  pouvant,  avec  ses  propres  ressources,  satisfaire  ses 
appétits  sensuels  et  ses  goûts  de  dépense,  il  ne  trouva 
rien  de  mieux  que  d'organiser  une  bande  de  brigands 
choisis  parmi  les  plus  abjects  de  ses  compagnons.  Avec 
eux,  il  détroussait  les  voyageurs,  pillait  les  maisons  et 
trouvait,  dans  la  basilique  de  Saint-Hilaire,  un  lieu  sûr 
pour  y  mettre  son  butin  et  y  abriter  sa  personne. 

Rentrée  dans  le  saint  temple,  la  bande  se  livrait  au 
jeu  de  dés,  buvait,  mangeait,  s'abandonnait  à  tous  les 
excès.  Grégoire  de  Tours  aseure  que  l'église  devint  une 
maison  d'orgies,  un  lupanar  de  prostituées. 

Les  choses  en  vinrent  au  point  que  Leudaste  reçut 
l'ordre  de  quitter,  pour  n'y  rentrer  jamais,  l'asile  qu'il 
avait  profané. 

Il  se  retourna  alors  vers  ses  amis  du  Berry  chez 
lesquels,  contrairement  aux  lois  de  l'Église,  il  reçut 


LEUDASTE,  COMTE  DE  TOURS  611 

l'hospitalité.  Ils  lui  restèrent  fidèles  en  effet  et  lui  firent 
bon  accueil.  La  vie  douce  et  tranquille  qu'on  y  menait 
ne  pouvait  convenir  à  une  telle  nature.  Il  lui  fut 
impossible  de  rompre  longtemps  avec  ses  goûts  et  ses 
habitudes  et  il  revint  à  son  métier  d'aventurier  et  de 
vagabond.  Pendant  ce  temps-là,  comme  la  justice  antique, 
la  vengeance  de  Frédégonde  marchait  d'un  pied  boiteux, 
mais  d'un  pas  sûr. 

Leudaste  ne  s'en  occupait  guère.  A  la  cour  du  roi 
Hilpérich,  il  comptait  encore  quelques  partisans  parmi 
les  guerriers  de  la  race  franque  dont  les  mœurs  ressem- 
blaient si  bien  aux  siennes.  Grâce  à  leur  appui,  grâce  à 
celui  de  quelques  évêques  du  synode  de  Braine,  il  obtint 
un  édit  royal,  aux  termes  duquel  il  était  autorisé  à 
revenir,  avec  sa  femme,  à  son  ancien  domicile  et  à  rentrer 
dans  la  possession  de  ses  biens.  Il  reparut  à  Tours  avec 
ses  allures  arrogantes  d'autrefois.  Les  évêques,  la  reine 
elle-même  qui  dissimulait  ses  projets  de  vengeance, 
avaient  travaillé  à  le  relever  de  sa  sentence  d'excom- 
munication. Un  manifeste  revêtu  de  la  signature  d'un 
grand  nombre  de  prélats,  auquel  manquait  cependant 
celle  de  l'évêque  de  Tours,  lui  rendait  la  paix  de  l'Église 
et  l'admettait  dans  la  communion  chrétienne. 

Quelle  ne  fut  pas  la  surprise  de  G-régoire,  lorsqu'il 
vit  son  ennemi  le  plus  acharné  reparaître,  non  pas 
honteusement  et  comme  le  condamné  qui  demande  grâce 
et  pardon,  mais  muni  d'un  acte  qui  lui  rendait  sa  liberté 
et  lui  accordait  une  sorte  de  réhabilitation.  Elle  devint 
bien  plus  grande  encore,  quand  un  messager,  envoyé  par 
Leudaste,  lui  demanda  d'apposer  sa  signature  à  côté  de 
T.  III  30 


512  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

celle  des  autres  évêques,  pour  la  levée  de  l'excom- 
munication  dont  il  avait  été  frappé. 

Ne  comprenant  rien  à  ce  qui  se  passait,  Grégoire  se 
demanda  s'il  n'y  avait  point  dans  tout  cela  une  ma- 
nœuvre dirigée  contre  lui,  et,  avec  cet  esprit  de  prudence 
dont  il  ne  se  départait  jamais,  il  voulut  savoir  de  l'en- 
voyé, si  la  reine  y  avait  donné  son  assentiment.  Sur  sa 
réponse  négative,  l'évêque  répondit  qu'il  attendrait  les 
ordres  de  la  cour  avant  de  prendre  une  détermination. 
Il  écrivit  en  effet  à  la  reine,  pour  connaître  ses  disposi- 
tions. Frédégonde  répondit  qu'en  ne  s'opposant  pas  au 
retour  de  Leudaste  dans  la  ville  de  Tours,  elle  avait 
obéi  à  une  sorte  de  pression  exercée  sur  elle,  mais 
qu'elle  priait  Grégoire  d'attendre  pour  lui  accorder  sa 
paix  et  lui  donner  les  eulogies.  On  appelait  eulogies  le 
pain  bénit  qu'à  la  fin  de  la  messe,  le  prêtre  distribuait 
aux  fidèles,  distribution  à  laquelle  les  excommuniés  ne 
pouvaient  prendre  part. 

Grégoire  connaissait  trop  bien  Frédégonde  pour  ne  la 
pas  comprendre  à  demi-mot.  Sa  restriction  et  ses 
réserves  ne  lui  laissèrent  aucun  doute  sur  ses  intentions. 
Elles  furent  pour  lui  aussi  claires  que  si  elles  avaient 
été  complètement  explicites.  Quoiqu'il  eût  les  griefs  les 
mieux  fondés  contre  Leudaste,  quoique  l'ancien  comte 
de  Tours  eût  longtemps  travaillé  à  sa  perte,  il  se  prit 
d'une  grande  compassion  pour  ce  misérable.  La  bonté 
de  son  cœur  lui  faisant  oublier  tout  le  passé,  il  se  mit 
en  communication  avec  le  beau-père  de  son  ennemi,  et, 
lui  montrant  le  billet  de  la  reine,  il  lui  fit  comprendre 
que  son  gendre  ayant  tout  à  redouter  de  sa  colère,  devait 
se  tenir  sur  ses  gardes,jusqu'à  ce  qu'il  fût  complètement 


LEUDASTE,  COMTE  DE  TOURS  513 

édifié  sur  les  intentions  de  Frédégonde,  intentions  qui, 
pour  lui,  n'étaient  guère  douteuses. 

Leudaste,  jugeant  par  ses  propres  sentiments  de  ceux 
de  son  évêque,  ne  voulut  jamais  croire  que  le  conseil 
qui  lui  était  donné  fût  inspiré  par  un  sentiment  de  pitié  ; 
il  se  dit  que  c'était  une  ruse  de  guerre  et  un  piège  que 
lui  tendait  un  homme  qui  voulait  son  éloignement.  Au 
lieu  donc  de  se  tenir  à  l'écart,  il  résolut  de  se  présenter 
hardiment  à  la  cour. 

Dans  ce  moment,  le  roi  Hilpérich  faisait  le  siège  de 
Melun,  Leudaste  partit  de  Tours  pour  se  rendre  devant 
cette  ville. 

Les  leudes,  ses  anciens  compagnons  d'armes,  de  jeu 
et  de  débauche,  le  reçurent  de  leur  mieux  ;  mais  lors- 
qu'il voulut  obtenir  une  audience  du  roi,  il  rencontra 
des   difficultés  auxquelles  il  était  loin  de  s'attendre. 

Hilpérich  oubliait  facilement  les  injures,  et  sa  colère 
contre  Leudaste  eût  certainement  cédé  aux  prières  de 
ses  amis,  si  son  âme  n'eût  pas  été  entièrement  maîtrisée 
par  une  femme  qui  avait  tout  empire  sur  lui.  Dominé 
par  Frédégonde,  il  ne  voulait  à  aucun  prix  blesser  celle 
dont  il  était  l'esclave.  Aussi,  dans  la  crainte  de  lui 
déplaire,  resta- t-il  sourd  aux  sollicitations  des  chefs  et 
des  grands  seigneurs.  Leudaste  voyant  que  cette  voie 
lui  était  fermée,  travailla  à  s'en  ouvrir  une  autre.  Ce 
qu'il  n'avait  pu  obtenir  par  la  faveur  des  courtisans,  il 
pensa  que,  la  multitude  étant  aussi  une  puissance,  il 
pourrait  l'obtenir  avec  l'appui  des  masses. 

On  le  vit  donc  courir  après  la  popularité,  usant  de 
toute  sorte  de  moyens  pour  se  faire  un  parti  dans  les 
derniers  rangs  de  l'armée.  Le  succès  combla  ses  espé- 
T.  III  30. 


514  BIOGRAPHIES  VENDKENNES 

rances.  Un  jour  que  le  roi  passait  la  revue  de  son  armée, 
des  cris  partirent  de  tous  les  rangs,  et  des  voix  nom- 
breuses demandèrent,  sur  un  ton  impératif,  qu'il  fût  fait 
droit  à  la  requête  de  Leudaste.  Les  demandes  venant  de 
bandes  dont  on  n'était  pas  bien  sûr,  furent  d'un  grand 
effet  sur  l'esprit  de  Hilpérich  qui  parut  les  accueillir  de 
bonne  grâce.  Leudaste  se  jeta  alors  à  ses  genoux,  im- 
plorant son  pardon  pour  les  fautes  dont  il  avait  pu  se 
rendre  coupable,  et  lui  jurant  qu'à  l'avenir,  il  n'aurait 
pas  de  serviteur  plus  fidèle  et  plus  dévoué.  Le  roi  le  fit 
relever,  lui  assura  que,  de  sa  part,  tout  était  oublié, 
mais  qu'il  devait  se  conduire  avec  une  grande  prudence, 
jusqu'à  ce  que  la  reine  justement  offensée  eût  consenti 
à  l'admettre  auprès  d'elle.  Pour  arriver  à  cette  fin 
désirable,  il  lui  promettait  d'ailleurs  son  intervention 
d'époux  et  de  roi. 

Sur  ces  entrefaites,  le  roi  Gonthram  avait  levé  des 
troupes  pour  marcher  au  secours  de  Melun.  A  la  suite 
d'une  sanglante  bataille  dans  laquelle  son  armée  fut 
taillée  en  pièces,  Hilpérich  se  vit  obligé  d'abandonner  ses 
projets  de  conquête  et  de  conclure  la  paix.  Aux  termes 
du  traité,  les  deux  souverains  s'obligeaient  à  rentrer 
dans  leurs  Etats  respectifs,  sans  qu'à  l'avenir,  il  y  eût 
de  part  et  d'autre  aucune  tentative  d'agrandissement 
aux  dépens  des  parties  contractantes.  Hilpérich  se  retira 
à  Paris  avec  ses  troupes,  Leudaste  l'y  suivit. 

L'ancien  comte  de  Tours  allait  se  trouver  en  pré- 
sence de  la  femme  qu'il  avait  si  cruellement  outragée. 
Le  temps  n'avait  point  calmé  son  courroux,  et  elle  atten- 
dait avec  impatience  l'heure  de  la  vengeance.  Avec  la 
légèreté  qu'il  apportait  dans  tous  les  actes  de   sa  vie, 


LEUDASTE,   COMTE  DE  TOURS  615 

Leudaste  s'était  dit  que  la  reine  ne  pourrait  pas  lui 
refuser  un  pardon  que  le  roi  lui  avait  accordé,  et  au 
jieu  d'éviter  saprésence,illa  recherchait  avec  empresse- 
ment. Un  jour  qu'avec  le  roi  elle  entendait  la  messe 
dans  la  cathédrale,  l'excommunié  de  Braine  se  présente 
à  l'église,  fend  la  foule  qui  s'ouvre  devant  lui,  et  vient  se 
jeter  aux  pieds  de  Frédégonde,  la  priant  de  faire  comme 
le  roi,  de  lui  pardonner  le  passé. 

A  la  vue  d'un  homme  qu'elle  haïssait  si  profondément, 
Frédégonde  se  crut  bravée  jusque  dans  sa  majesté  royale. 
Des  pleurs  de  colère  inondèrent  son  visage,  et,  jetant 
un  regard  de  dédain  sur  le  roi  qui  ne  manifestait  aucun 
élonnement  de  cette   scène  :  —  «  Puisque  je  n'ai  plus 

de  fils,  s'écria-t-elle,  qui  puisse  punir  les  crimes  com- 
mis contre  ma  personne,  c'est  à  toi,  Seigneur  Jésus,  que 
je  m'en  remets  de  ma  vengeance  *.  » 

Ne  comptant  pas  trop  cependant  qu'à  son  invocation, 
la  colère  céleste  répondît  à  la  sienne,  et  pensant  qu'il 
ne  fallait  pas  négliger  les  moyens  humains,  après  ce 
premier  mouvement  de  dépit,  elle  se  tourna  vers  le  roi, 
se  précipita  à  ses  pieds,  et,  avec  l'accent  de  la  plus  vive 
douleur,  fit  entendre  cette  plainte  :  —  «  Malheur  à  moi, 
qui  ne  peux  rien  contre  mon  ennemi  que  j'ai  devant  les 
yeux  *.  »  —  Hilpérich  ne  résista  pas  plus  aux  larmes 
de  son  épouse  qu'il  ne  résistait  à  ses  caresses.  Se  repro- 
chant d'avoir  laissé  impunis  les  outrages  que  Leudaste 
avait  faits  à  celle  qu'il  aimait,  il  ordonna  qu'il  fût  chassé 
de  l'église,  bien  décidé  à  ne  plus  le  couvrir  de  sa  pro- 


*  Grég.  (le  Tours,  Histoire  des  Francs. 
'  Grég.  de  Tours,  Histoire  des  Francs. 


516  BIOGRAPHIES  VENDÉENNES 

tection.  Ce  fut  un  grand  tumulte  quand  les  gardes  mirent 
à  exécution  l'ordre  qu'ils  venaient  de  recevoir.  La 
cérémonie  religieuse,  profondément  troublée,  s'acheva 
au  milieu  des  exclamations  de  la  foule. 

Les  gardes  s'étaient  bornés  à  expulser  Leudas  te,  sans 
procéder  à  son  arrestation.  Encore  plus  que  les  anciens  le 
conseillaient  en  présence  de  la  peste,  il  eût  dû  mettre  en 
pratique  cette  maxime  :  Fuge  cito,  fuge  diu,  fuge  longe. 
Il  n'en  fit  rien.  S'imaginant  que  ce  courroux  de  la  reine 
se  calmerait  sous  une  pluie  d'or,  ou  devant  l'offre  d'un 
cadeau  précieux,  il  se  décida  à  faire  précéder  d'un  riche 
présent  la  nouvelle  requête  qu'il  se  proposait  de  lui 
présenter.  Loin  donc  de  suivre  le  conseil  que  lui  dictait 
la  prudence  la  plus  vulgaire,  il  ne  voulut  pas  quitter 
Paris,  et,  dans  l'intention  que  nous  venons  de  dire,  il 
se  mit  à  la  recherche  de  pièces  d'orfèvrerie  rares  et  de 
draperies  splendides. 

A  la  porte  de  la  cathédrale  se  trouvait  précisément 
ce  qu'il  cherchait.  Une  place,  que  le  commerce  et  l'in- 
dustrie avaient  couverte  de  leurs  produits,  touchait  à 
l'église.  Elle  offrait  aux  regards  du  public  les  curiosités 
dont  Leudaste  était  en  quête  ;  aussi  se  mit- il  à  visiter 
toutes  les  boutiques,  marchandant  les  plus  belles  étoffes, 
faisant  mettre  de  côté  celles  qu'il  trouvait  de  son  goût, 
parlant  de  son  opulence  avec  sa  vantardise  habituelle, 
faisant  parade  de  ses  titres  et  qualités. 

Cependant  la  messe  était  finie,  et  le  roi,  accompagné 
de  la  reine,  regagnait  sa  demeure  en  traversant  la  place. 
Sur  leur  passage,  s'écartait  la  foule  respectueuse. 
Quant  à  Leudaste,  il  ne  s'en  inquiétait  pas  autrement  et 
continuait  à  débattre  avec  les  marchands  le  prix  des 


LEUDASTE,  COMTE  DE  TOURS  517 

objets  qu'il  voulait  acheter,  ni  plus  ni  moins  que  s'il 
eût  été  en  présence  de  simples  particuliers.  Tant 
d'audace  vint  ajouter  encore  à  la  fureur  de  Frédégonde. 
Elle  dissimula  pourtant,  dans  la  crainte  que  Leudaste 
en  fût  informé  et  qu'il  cherchât  à  se  soustraire  au 
châtiment  qui  l'attendait.  Mais  à  peine  rentrée,  elle  fit 
venir  ses  gardes,  leur  ordonna  de  se  saisir  immédiate- 
ment de  l'insolent  qui  semblait  la  braver,  et  de  le  lui 
amener  garrotté. 

L'exécution  de  cet  ordre  ne  se  fit  pas  attendre.  Afin 
qu'il  ne  pût  pas  leur  échapper,  les  gardes  s'entendirent 
pour  lui  couper  la  retraite.  Ils  cachèrent  leurs  armes 
derrière  un  pilier  qui  se  trouvait  non  loin  de  là,  les 
ayant  toujours  sous  la  main  et  prêts  à  les  saisir  s'il  en 
était  besoin.  Cependant,  l'un  d'eux,  dans  son  empresse- 
ment, n'attendit  pas  pour  agir  que  chacun  fût  à  son 
poste  ;  il  se  précipita  sur  Leudaste  avant  que  les  autres 
l'eussent  complètement  cerné.  Comprenant  enfin  le 
danger,  Leudaste  qui  était  aussi  brave  que  téméraire, 
tira  son  épée,  et,  à  son  tour,  attaqua  son  agresseur.  Les 
gardes  coururent  alors  prendre  leurs  armes,  et,  revenus 
en  grand  nombre,  fondirent  sur  Leudaste  qui  se  défen- 
dait vaillamment.  La  partie  était  .trop  inégale  pour  que 
la  lutte  se  prolongeât  longtemps.  Grièvement  blessé  à  la 
tête,  Leudaste  cependant  se  fit  jour  à  travers  les 
assaillants,  et  parvint  jusqu'à  un  pont  de  l'autre  côté 
duquel  se  trouvait  une  des  portes  de  la  ville.  Malheu- 
sement  pour  le  fuyard,  ce  pont  était  en  bois,  et  par  sa 
vétusté  n'offrait  pas  un  point  d'appui  bien  solide. 
Gomme  Leudaste  le  traversait  d'un  pas  précipité,  un  de 
ses  pieds  s'enfonça  entre  deux  poutres,  et,   jeté  à  la 


518  BIOGRAPHIES   VENDÉENNES 

renverse  par  cet  accident,  l'infortuné  se  brisa  la  jambe. 
Dès  lors,  il  fut  facile  aux  soldats  de  s'en  emparer.  Ils  lui 
attachèrent  les  mains  derrière  le  dos,  le  jetèrent  sur  un 
cheval  et  le  conduisirent  en  prison,  ne  pouvant  le 
présenter  à  la  reine  dans  l'état  où  il  se  trouvait. 

En  apprenant  cette  bonne  nouvelle,  le  roi  s'ingénia 
du  genre  du  supplice  qui  pourrait  être  le  plus  agréable 
à  Frédégonde,  très  disposé  qu'il  était,  si  elle  lui  en 
faisait  la  demande,  à  lui  servir  sur  un  plat  d'argent  la  tête 
de  son  insulteur,  comme  il  avait  été  fait  de  la  tête  de 
saint  Jean  à  Hérodiade.  Après  y  avoir  songé  longtemps, 
il  s'arrêta  à  la  pensée  que  rien  ne  pourrait  lui  plaire 
davantage  que  de  savourer  plus  longuement  sa 
vengeance.  Au  lieu  donc  d'appeler  le  bourreau,  Hilpérich 
fit  venir  des  médecins  et  les  chargea  de  prolonger  une 
existence  dont  la  reine  avait  besoin,  pour  l'application 
de  tous  les  tourments  que  son  imagination  avait  rêvés. 

La  médecine  n'y  put  rien.  Bien  qu'il  eût  été  trans- 
porté de  sa  prison  dans  une  villa  royale  où  il  trouvait 
une  bonne  hygiène  et  des  soins  habiles,  la  fracture  était 
tellement  grave  que  la  gangrène  se  manifesta  dans  la 
déchirure  des  chairs,  et,  de  là,  s'étendit  à  toute  la 
jambe.  Informée  que  son  état  était  désespéré,  et  qu'il  ne 
tarderait  pas  à  succomber  à  sa  blessure,  Frédégonde  ne 
voulut  pas  que  la  mort  s'en  emparât  sans  qu'il  fût 
soumis  à  de  nouvelles  souffrances.  Au  lieu  du  lit  où  il 
reposait  doucement,  Leudaste  fut  étendu  sur  le  pavé,  la 
nuque  appuyée  sur  une  barre  de  fer.  Dans  cette  position, 
un  homme  ayant  à  la  main  une  autre  barre  du  même 
métal,  l'en  frappa  à  la  gorge,  jusqu'à  ce  qu'il  eut  rendu 
le  dernier  soupir. 


LEUDASTE,  COMTE  DE  TOURS  519 

Fort  peu  attachant  dans  les  phases  diverses  de  sa  vie, 
le  triste  personnage  qui  fait  Tobjet  de  cette  notice  n'est 
pas  sans  intérêt  au  point  de  vue  de  l'histoire.  Ainsi  que 
le  fait  observer  Augustin  Thierry,  elle  nous  apprend 
qu'au  VP  siècle,  le  fils  d'un  serf  pouvait  arriver  aux 
plus  hautes  dignités  de  l'Etat,  et  qu'une  fois  affranchi 
du  servage,  aucune  carrière  ne  lui  était  fermée.  Les 
curieux  incidents  dont  la  sienne  fut  semée  ajoutent  aux 
connaissances  que  nous  possédions  déjà  sur  les 
attributions  des  évêques  réunis  en  synode  ainsi  que  sur 
l'étendue  du  pouvoir  royal.  Si  les  croyances  au  christia- 
nisme, en  pénétrant  les  masses,  n'avaient  encore  tran- 
formé  qu'incomplètement  une  société  où  la  transition 
de  la  barbarie  à  la  civilisation  ne  marchait  qu'à  pas 
lents,  nous  sentons  pourtant  déjà  le  souffle  de  Dieu  dans 
bien  des  âmes,  et  nous  voyons  l'Eglise  debout,  seule 
protectrice  de  la  vertu  contre  les  passions  sauvages  des 
puissants  de  la  terre. 


â 


TABLE  DU  TROISIEME  VOLUME 


Le  vice- amiral  de  Grimouard , . 

René  Guiné 61 

Le  comte  d'Hector,  lieutenant-général  de  la  Marine 89 

Monseigneur  Hillereau,  archevêque  de  Petra,  vicaire 

apostolique 165 

Charles  de  Hillerin  et  Baudry  de  Saint-Gilles  d'Asson, 

religieux  de  Port-Royal 229 

Lareveillère-Lépeaux 311 

Mandé-Corneille  Lamandé,  inspecteur  général  des  ponts 

et  chaussées 389 

René  Laudonnière ■ .   .   . . .  - . 417 

Leudaste,  comte  de  Tours 471 


Huitea  —  Imp.  Vincent  Forest  et  Emile  Grlmaud,  place  du  Commerce,  4. 


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