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Full text of "Boileau"

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BOILEAU 


1.ANS0N.  —  Boileuu. 


VOLUMES   DE   LA  COLLECTION 


Agrippa  d'Aublgné,  par  S.  Roche- 

BLAVE. 

Balzac,  par  Emile  Faguet. 
Beaumarchais,    par    André     IIal- 

LAYS. 

Bernardin  de  Salnt-Plerre,  par  Ar- 

TÈDE    BaRINE. 

Bolleau,  par  G.  Lanson. 
Bossuet,  par  Alfred  Rébelliau. 
Chateaubriand,  par  de  Lescure. 
Chénier  (André),  par  Em.  Faguet. 
Corneille,  par  Gustave  Lanson. 
Cousin  (Victor),  par  Jules  Simon. 
D'AIembert,  par  Joseph  Bertrand. 
Descartes,  par  Alfred  Fouillée. 
Dumas  (Alexandre)  père,  par  Hip- 

POLYTE  PaRIGOT. 

Fénelon,  par  Paul  Janet. 
Flaubert,  par  Emile  Faguet. 
Fontenelle,  par  Laborde-Milaà. 
Froissart,  par  Mary  Darmesteter. 
Gautier  (Théophile),  par  Maxime  du 
Camp. 

Hugo  (Victor),  par  LiopoLD  Mabil- 

leau. 
La  Bruyère,  par  Paul  Morillot. 
Lacordalre,  par  le  comte  d'Haus- 

SONVILLE. 

La   Fayette    (Madame    de),  par  le 

comte  d'Haussonville. 
La   Fontaine,    par    Georges   Lafe- 

NESTRE. 

Lamartine,  par  R.  Doumic. 


La    Rochefoucauld,    par   J.    Bour- 

deau. 
Malstre  (Joseph  do),   par   Georges 

COGOROAN. 

Malherbe,    par    le    duc    de    Bro- 

glie. 
Marivaux,  par  Gaston  Deschamps. 
Mérimée,  par  Augustin  Filon. 
Mirabeau,  par  Edmond  Rousse. 
Molière,  par  G.  Lafenestre. 
Montaigne,  par  Paul  Stappkr. 
Montesquieu,  par  Albert  Sorel. 
Musset  (A.  de),  par  Arvède  Barink. 
Pascal,  par  Emile  Boutroux. 
Rabelais,  par  René  Millet. 
Racine,  par   Gustave   Larroumet. 
Ronsard,  par  M.  J.  Jusserand. 
Rousseau  (J.-J.),  par  Arthur  Chu- 

QOET. 

Royer-Collard,  par  E.  Spuller. 
Rutebeuf,  par  Clédat. 
Sainte-Beuve,  par  G.  Michaut. 
Saint-Simon,  par  Gaston  Boissier. 
Sévlgné  (Madame  de),    par  Gaston 

Boissier. 
Stafil    (Madame    de),    par    Albert 

Sorel. 
Stendhal,  par  Edouard  Rod. 
Thlers,  par  P.  de  Rémusat. 
Vigny    (Alfred    de),    par    Mauricb 

Paléologue. 
Villon  (François),  par  G.  Paris. 
I   Voltaire,  par  G.  Lanson. 


Chaque  volume  in-/£,  broché 4  fr. 


Coulommlerf.  Imp.    Paol  BRODARD.  —  900-9-32. 


LES    GRANDS    ÉCRIVAINS    FRANÇAIS 


BOILEAU 


GUSTAVE    LANSOrfë  ("«ARyj  ^ 


A\^ 


SIXIEME     EDITION 


LIBRAIRIE     HACHETTE 

9,  BOULEVARD    SAINT-GERMAIN,   PARIS 


1922 

Droit*  4e  tradudioa  tt  da  raproduoUoa  ttMrtto. 


BOILEAU 


CHAPITRE  I 


L'HOMME 


La  vie  de  Boileau  n'a  rien  d'émouvant.  Il  n'y  en 
a  pas  de  plus  unie,  de  plus  bourgeoise  :  vie  de  céli- 
bataire rangé,  casanier,  dont  les  événements  sont 
un  voyage  aux  eaux  ou  un  accès  d'asthme.  Cepen- 
dant, pour  n'avoir  eu  ni  roman  ni  tragédie,  cette 
existence  n'est  point  insignifiante .  L'homme  s'y 
peint,  avec  son  caractère  original,  et  comme  peu 
d'écrivains  ont  été  plus  sincères  que  celui-là,  on  se 
prépare,  en  le  regardant  vivre,  à  mieux  comprendre 
sa  poésie  et  sa  critique. 

Nicolas  Boileau  est  Parisien:  il  est  né  le  1"  novem- 
bre 1636,  dans  une  maison  de  la  cour  du  Palais,  en 
face  de  la  Sainte-Chapelle  :  une  de  ces  vieilles  mai- 
sons ayant  pignon  sur  rue,  comme  on  en  voit  dans 
les  estampes  du  tem[)s,  haute  et  étroite  comme  une 
tour,  avec  une  ou  deux  fenêtres  de  façade,  et  trois 
ou  quatre  étages.  Gilles,  son  père,  était  greffier  à  la 


6  BOILEAU. 

Grand'Ghambre  du  Palais  :  les  Boileau,  selon  Diipin, 
étaient  «  une  famille  illustre  dans  la  robe  ».  Ils  se 
vantaient  de  leurs  alliances;  ils  tenaient  aux  Amelot, 
et  les  Amelot  tenaient  aux  Rohan-Soubise.  Ils  se 
disaient  nobles  de  trois  cents  ans,  issus  de  Jean 
Boileau,  notaire  et  secrétaire  du  roi,  anobli  en  1371  : 
prétention  qui  fut  confirmée  par  un  arrêt  authen- 
tique rendu  en  1699  à  la  requête  de  notre  poète.  Il 
faut  dire,  sans  en  tirer  de  conséquences,  que  l'on 
condamna  peu  après  un  faussaire  du  nom  d'IIau- 
diquier,  pour  fabrication  de  titres,  et  que  Des- 
préaux se  trouva  lui  avoir  payé  vingt-cinq  louis 
pour  un  travail  sur  la  nature  duquel  on  n'est  pas 
éclairci.  Au  reste,  tout  noble  qu'il  pouvait  se  dire 
(et  il  tenait  à  cette  qualité  plus  qu'il  ne  voulait  en 
avoir  l'air),  Boileau  est  un  vrai,  un  pur  bourgeois. 
Fils  de  greffier,  il  est,  par  sa  mère,  petit-fils  d'un 
procureur;  et  les  mariages  de  ses  sœurs  (il  en  eut 
dix  avec  cinq  frères)  lui  donnèrent  pour  beaux- 
frères  deux  procureurs,  un  commissaire  au  Ghâtelet, 
et  même  le  fils  d'un  tailleur.  N'oublions  pas  cette 
origine  et  cette  parenté  :  Despréaux,  noble  homme, 
ayant  des  armes,  ne  payait  pas  la  taille,  et  il  pou- 
vait lui  importer  d'être  reconnu  par  d'Hozier;  mais 
notre  Despréaux,  celui  qui  a  fait  les  Satires  et  VArt 
poétique,  est  tout  bourgeois  de  race  et  d'âme,  bour- 
geois comme  les  auteurs  de  la  Ménippée,  bourgeois 
comme  La  Bruyère  et  comme  M.  de  Voltaire.  Ce 
n'est  pas  tout  Boileau  sans  doute,  cette  bourgeoisie, 
mais  c'en  est  une  partie  essentielle. 


L  HOMME.  7 

La  vie  d'abord  lui  fut  dure.  Il  avait  dix-huit  mois 
quand  sa  mère  mourut  :    comme   si  le  sort  voulait 
que  la  femme  ne  tînt  aucune  place  dans  sa  vie,  pas 
même  par  la  pure  tendresse  maternelle.  Gilles,  veuf 
pour  la  seconde  fois,  ne  se  remaria  pas,  et  l'enfant 
grandit   dans    un    triste    logis,  sans  mère,  le  père 
absent,  aux  mains  d'une  servante  grondeuse  et  rude. 
Peut-être  faut-il  attribuer  en  partie  à  la  contrainte 
et  à  la  solitude  de  sa  première  enfance  la  sécheresse 
de  son  œuvre  et  la  courte  haleine  de  sa  verve;  il 
fut  habitue  à  se  renfermer,  et  jamais  une  indulgente 
affection  ne  l'encouragea  à  laisser  librement  jaillir 
ses  émotions  dans  leur  vive  et  naturelle  abondance. 
Il  avait  de  grandes  sœurs,  pourtant,  pour  en  être 
aimé;  il  avait  une  petite  sœur,  pour  l'aimer  :  je  ne 
vois  pas  qu'il  ait  jamais  eu  d'étroite  intimité  avec 
elles.  Une  petite  cousine  de   son  âge,   qui  mourut 
jeune,  lui  inspira  peut-être  plus  d'amitié.  Mais  tous 
ces  Boileau,  à  en  juger  par  les  trois  ou  quatre  indi- 
vidus de  la  famille  que  nous  connaissons  bien,  tous 
ces  Boileau  n'étaient  pas  tendres,  et  notre  poète,  en 
particulier,  n'était  assurément  pas  né  très  sensible 
ni  très  délicat  :  aussi  ne  s'étiola-t-il  pas,  pas  plus 
qu'il  ne   se  renfrogna,  dans  le  délaissement  de  ses 
premières  années.  Il  resta  vigoureux  et  sain  d'esprit, 
il  garda  toute  sa  bonté  et  toute  sa  gaieté  :  c'est  une 
preuve  que  l'éducation,  qui  ne  l'a  pas  attendri,  ne 
l'a  pas  non  plus  mutilé. 

Nous  ne  savons  pas  grand'chose  sur  sa  première 
enfance.  Gilles  possédait  une  vigne  à  Clignancourt, 


8  BOILEAU. 

derrière  Montmartre,  en  bas  de  la  colline.  En  ce 
temps-là,  dès  qu'on  avait  franchi  la  |)orte  Montmar- 
tre, on  se  trouvait  en  pleine  camj)agne,  au  milieu 
des  courtilles  et  des  jardins,  devant  le  paysage  que 
Regnard  apercevait  de  ses  fenêtres  : 

Les  yeux  satisfaits 

S'y  promènent  ou  loin  sur  de  vastes  marais  ; 

C'est  là  qu'en  mille  endroits  laissant  errer  ma  vue, 

Je  vois  croître  à  plaisir  l'oseille  et  la  laitue  ; 

C'est  là  que  dans  son  temps  des  moissons  d'artichauts 

Du  jardinier  actif  secondent  les  travaux, 

Et  que  de  champignons  une  couche  voisine 

Ne  fait,  quand  il  me  plaît,  qu'un  saut  dans  ma  cuisine. 

Pour  rivière,  le  grand  égout  qui  coulait  à  ciel 
ouvert;  puis  la  butte  Montmartre,  avec  «  les  antres 
j)rofonds  de  ses  plâtrières  »  et  ses  trente  moulins; 
la  plaine  Saint-Denis,  plate  et  maigre.  Voilà  sous 
quel  aspect  la  nature  apparut  à  l'enfant  qui  devait 
être  un  poète,  quand  on  le  menait  promener  à  la 
vigne  paternelle.  Faut-il  s'étonner  que  cette  jeune 
âme  ne  se  soit  pas  ouverte  au  charme  des  choses 
champêtres?  Cependant  il  n'ignora  point  tout  à  fait 

Les  forêts,  les  eaux,  les  prairies, 
Mères  des  douces  rêveries. 

Gilles  Boileau  passait  le  temps  des  vacances  dans 
une  maison  qu'il  avait  à  Crosne,  près  de  Villeneuve- 
Saint-Georges,  dans  la  vallée  que  domine  Montge- 
ron;  le  pré  qui  était  au  bout  du  jardin  donna,  paraît- 
il,  au  petit  Nicolas  ce  nom  de  Despréaux  sous  lequel 
ses   contemporains  le  connurent.   S'il  n'est  pas  né 


L  HOMME.  9 

dans  cette  maison,  comme  on  l'a  cru  longtemps,  on 
ne  saurait  douter  qu'il  y  soit  venu  souvent.  L'endroit 
est  délicieux  :  de  la  prairie  s'élève  en  plein  midi,  par 
les  chaudes  journées,  une  brume  moite  qui  enve- 
loppe les  peupliers  et  les  saules;  l'herbe  est  drue  et 
verte,  et  l'on  entend  le  frémissement  de  la  petite 
rivière  d'Yères,  où  les  arbres  des  jardins  trempent 
l'extrémité  de  leurs  branches.  Ce  fin  paysage  eût 
pénétré  l'âme  d'un  La  Fontaine  ou  d'un  Ghénier,  et 
revivrait  en  leurs  vers  :  Despréaux  n'en  fit  rien, 
comme  s'il  n'en  eût  pas  gardé  l'impression. 

Au  reste,  je  ne  vois  pas  qu'il  ait  jamais  évoqué 
avec  plaisir  les  souvenirs  de  son  enfance,  moins  peut- 
être  pour  la  déplaisante  idée  qui  lui  en  était  restée, 
que  parce  qu'il  datait  sa  vie  du  jour  où  il  avait  pu 
exercer  librement  sa  raison.  Ses  années  de  collège, 
attristées  un  moment  par  la  maladie  (il  subit  à  qua- 
torze ans  l'opération  de  la  taille),  n'ont  presque  pas 
laissé  de  traces  dans  son  œuvre.  Il  a  égayé  une  page 
des  Réflexions  sur  Longiri  d'une  amusante  silhouette 
de  cuistre  imbécile  et  solennel  :  c'était  son  profes- 
seur de  rhétorique  qui  lui  revenait  en  mémoire. 
Cependant  il  ne  dut  pas  être  un  écolier  irrévéren- 
cieux et  sceptique  :  la  sincérité  de  ses  maîtres  dut 
le  frapper  en  même  temps  que  leur  pesanteur.  Et 
n'eussent-ils  fait  que  lui  apprendre  du  grec  et  du 
latin,  il  leur  serait  encore  plus  redevable  qu'à  per- 
sonne :  car  lui  ouvrir  l'inlelligence  des  anciens, 
c'était  lui  mettre  en  main  la  clef  de  sa  future  doc- 
trine. 


10  nOILEAU. 

Ce  fut  là  sans  doute  qu'il  apprit  à  ne  rien  mettre 
au-dessus  de  la  littérature  :  en  vain  son  père  essaya- 
t-il  de  l'engager  dans  quelque  étude  pratique  et 
profitable.  Tonsuré  dès  l'année  1647,  et  destiné  à 
l'Eglise,  Boileau  fut  mis  à  la  théologie,  dès  sa  sortie 
du  collège,  en  1652.  On  dit  que  l'aridité  des  abstrac- 
tions théologiques  le  rebuta.  Je  n'en  crois  rien. 
La  plupart  des  hommes  sont  tro])  éloignés  aujour- 
d'hui de  l'état  d'âme  auquel  la  théologie  s'adapte, 
pour  en  comprendre  l'intérêt;  on  ne  voit  qu'un 
appareil  effrayant  et  puéril  dans  toutes  ces  défini- 
tions, divisions  et  distinctions.  Et  puis  nous  avons 
depuis  Rousseau  et  Chateaubriand  des  besoins  d'ima- 
gination et  de  sensibilité  que  nos  pères  ignoraient  : 
moins  suspendus  que  nous  aux  formes  fugitives  de 
l'être,  moins  frémissants  de  sympathie  avec  la  vie 
universelle,  méprisant  dans  la  nature  la  matière,  et 
ne  faisant  des  sens  que  les  instruments  de  l'utilité 
pratique  et  des  plaisirs  inférieurs,  ils  ne  sentaient 
pas  comme  nous  la  sécheresse  des  pures  conceptions 
intellectuelles  :  ils  se  satisfaisaient  de  posséder  la 
vérité  abstraite  sans  aspirer  à  toucher  la  réalité  con- 
crète. Tenus  en  éveil  par  l'éloquence  des  prédica- 
tions et  l'éclat  des  controverses,  ils  saisissaient  la 
philosophie  substantielle  qu'enveloppe  la  forme  théo- 
logique :  elle  contenait  de  quoi  satisfaire  aux  plus 
inquiètes  curiosités,  la  raison  de  l'univers,  le  sens 
de  la  vie,  la  règle  des  volontés.  Il  ne  fallait  qu'être 
chrétien  pour  y  prendre  goût.  J'ai  peur  que  ce  soit 
la  foi,  sinon  la  croyance,  du  moins  le  zèle,  qui  ait 


L  HOMME.  11 

manqué  alors  à  Boileau  :  Racine  ne  nous  dit-il  pas, 
en  1698,  que  la  dévotion  de  son  ami  est  de  fraîche 
date  ?  Mais  à  coup  sûr,  il  avait  étudié  la  théologie 
avec  fruit,  et  sa  science  lui  demeura.  Je  ne  sais 
point  de  connaissances  spéciales  dont  ce  pur  litté- 
rateur ait  fait  montre  plus  tard,  hormis  celle-là. 

Ce  qui  le  rebuta  absolument,  ce  fut  le  droit,  vers 
lequel  on  le  tourna  ensuite.  Mais  ses  biographes  lui 
font  trop  d'honneur  quand  ils  rapportent  ce  dégoût 
à  la  candeur,  aux  délicatesses  de  conscience  de 
notre  jeune  étudiant.  Tout  honnête  homme  qu'il 
était,  il  eût  fallu  qu'il  fût  bien  invraisemblablement 
scrupuleux  pour  ne  pas  estimer  innocente  la  pro- 
fession d'avocat,  où  MM.  de  Port-Royal  voulaient 
pousser  en  ce  temps-là  Racine,  leur  disciple  chéri. 
En  réalité,  le  droit  répugna  à  son  esprit,  non  à  sa 
conscience  :  il  nous  l'a  dit  lui-même.  Il  lui  parut 
a  que  la  raison  qu'on  y  cultivait  n'était  point  la 
raison  humaine,  et  celle  qu'on  appelle  le  bon  sens, 
mais  une  raison  particulière,  fondée  sur  une  mul- 
titude de  lois  qui  se  contredisent  les  unes  les  autres, 
et  où  l'on  se  remplit  la  mémoire  sans  se  perfec- 
tionner l'esprit  ».  En  d'autres  termes,  on  lui  avait 
montré  la  pratique,  et  on  lui  avait  enseigné  le  droit 
comme  un  métier  :  il  eût  fallu,  pour  l'y  intéresser, 
le  lui  présenter  comme  une  science,  lui  en  expliquer 
la  philosophie,  seule  capable  de  satisfaire  cette 
intelligence,  qui  ne  voulait  concevoir  que  l'universel. 
Bien  des  années  plus  tard,  le  Traité  des  lois 
civiles  le  ravit,  parce  qu'il  y  trouva  une  théorie  et 


12  DOILEAU. 

les  principes  généraux  du  droit,  et  il  célébra  Domat 
comme  «  le  restaurateur  de  la  raison  dans  la  juris- 
prudence ». 

11  fallut  bien,  malgré  son  dégoût,  qu'il  entrât 
cbez  son  beau-frère  Dongois,  pour  se  former  à  la  pro- 
cédure, et  qu'il  se  fît  recevoir  avocat  (1656).  Il  ne 
plaida  guère,  s'il  plaida  jamais  :  attendant  le  client, 
sans  impatience,  dans  un  coin  de  la  Grand'Salle  du 
Palais,  il  divertissait  les  clercs  de  ses  saillies  facé- 
tieuses ou  mordantes.  Déjà  il  avait  commencé  à  faire 
des  vers  :  une  tragédie  romanesque  esquissée  au 
collège,  une  énigme  en  vers,  deux  chansons  à  boire, 
un  sonnet  galant,  et  des  vers  latins,  tels  furent  les 
premiers  essais  de  celui  qui  devait  se  montrer  impi- 
toyable aux  poètes  de  cabinet,  aux  doucereux,  aux 
romanesques,  aux  «  latineurs  »,  et  à  l'abbé  Gotin, 
l'illustre  inventeur  de  l'énigme  française.  Emule  de 
Chapelain  autant  que  de  Malherbe,  il  s'éleva  même 
jusqu'à  l'ode,  et  lançant  l'invective  contre  les  Anglais 
forcenés,  il  prédit  des  batailles  navales,  des  cada- 
vres flottant  sur  les  eaux,  et  les  «  baleines  du  Nord  » 
courant  en  foule  à  cette  proie.  Il  paraît  que  l'on 
n'enseignait  pas  encore  l'histoire  naturelle  dans  les 
collèges. 

La  mort  de  son  père,  arrivée  en  1657,  lui  permit 
de  suivre  librement  sa  vocation.  Ce  poète  de  vingt 
et  un  ans,  livré  soudain  à  lui-même  après  des  années 
de  contrainte,  se  conduisit  alors  avec  une  raison 
singulière  :  ce  fut  un  mélange  de  prudence  avisée 
et  de  dignité  fière.   D'abord  sa  liberté  ne  l'enivra 


L  HOMME.  •  13 

pas  :  content  de  se  sentir  maître  de  sa  volonté  et  de 
l'usage  de  son  esprit,  il  continua  de  résider  dans  la 
maison  de  la  cour  du  Palais  qui  avait  passé  à  son 
frère  Jérôme;  ce  fut  sans  doute  alors  que,  selon 
son  expression,  il  «  descendit  au  grenier  »,  de 
l'étroite  guérile  sous  le  faîte  du  toit,  où  il  avait  logé 
jusque-là.  Plus  tard,  on  le  trouve  installé  chez 
Dongois  le  grefûer  :  il  y  vivait  le  jour,  et  avait  pour 
la  nuit  une  chambre  au  cloître  Notre-Dame  chez  le 
chanoine  Dreux.  Après  le  mariage  de  Mlle  Dongois 
avec  M.  Gilbert  de  Voisins,  quand  les  enfants,  «  le 
tintamarre  des  nourrices  et  des  servantes  »,  forcent 
notre  vieux  garçon  de  poète  à  déloger,  il  va  occuper, 
toujours  au  cloître  Notre-Dame,  dans  la  maison  du 
chanoine  Lenoir,  «  une  chambre  au  premier  étage, 
ayant  vue  sur  la  terrasse  qui  donne  sur  l'eau  ».  Son 
mobilier  était  d'une  simplicité  très  bourgeoise.  Ses 
habitudes  étaient  modestes,  quoiqu'il  fût  assez  riche 
sur  ses  vieux  jours  pour  se  donner  un  carrosse. 
Il  était  bon  ménager  de  son  argent,  très  exact  à 
tenir  ses  comptes,  rangé  et  un  peu  serré,  comme  le 
plus  bourgeois  des  marchands  de  la  rue  Saint-Denis. 
Mais  ne  nous  y  trompons  pas  :  ce  n'est  pas  l'argent 
qu'il  ain>e,  c'est  l'ordre.  Il  compte,  parce  que  c'est 
la  raison.  Au  reste,  il  est  généreux  :  il  donne  de 
l'argent  à  Linière  qui  court  le  chansonner  au  cabaret 
voisin  ;  il  offre  d'abandonner  sa  pension  pour  faire 
rétablir  celle  du  vieux  Corneille;  il  achète  à  Patru 
sa  bibliothèque,  à  condition  qu'il  continue  de  la 
garder  chez  lui  sa  vie  durant.  Par  un  scrupule  de 


14  nOILEAU. 

conscience,  il  rendit  un  bénéfice  qu'il  avait  obtenu 
du  temps  où  on  le  destinait  à  l'Eglise,  et  il  restitua 
même  une  somme  égale  à  tous  les  revenus  qu'il  avait 
touchés.  Tout  cela  n'est  pas  d'un  avare,  ni  même 
d'un  homme  qui  tient  à  Targent.  Il  administrait  pru- 
demment son  bien,  parce  que  l'économie  le  mettait 
à  même  de  faire  de  la  littérature  comme  il  l'enten- 
dait. Et  il  l'entendait  de  haute  et  fière  façon  :  il  lui 
répugnait  de  faire  de  la  poésie  un  gagne-pain;  on 
dit  qu'il  ne  reçut  jamais  rien  des  libraires  que  ses 
œuvres  enrichissaient.  Il  excusait  Racine  de  rece- 
voir des  droits  d'auteur,  mais  il  n'usa  pas  pour  lui 
de  la  permission  qu'il  donnait  à  autrui.  Il  eût  cru 
s'amoindrir  et  ravaler  son  art,  s'il  en  avait  vécu.  Il 
ne  voulait  pas  davantage  se  mettre  à  la  suite  des 
grands,  et  s'en  faire  le  «  domestique  »  :  il  ne  reçut 
de  grâces  que  du  roi,  c'est-à-dire  de  l'Etat.  Avec 
de  telles  maximes,  on  peut  lui  pardonner  de  n'avoir 
pas  jeté  l'argent  :  ses  bonnes  rentes,  c'était  l'indé- 
pendance. Par  elles,  il  pouvait  ne  travailler  que 
pour  lui,  c'est-à-dire  pour  l'idéal  qu'il  avait  conçu. 
Il  dédaigna  même  de  s'assurer  le  patronage  d'un 
de  ses  frères,  qui  était  déjà  un  personnage  dans 
le  monde  des  lettres.  Gilles  Boileau,  traducteur  et 
poète,  tenait  la  philosophie,  la  galanterie,  tous  les 
genres  de  prose  et  de  vers  à  la  mode.  Précieux  à 
l'occasion,  s'entendant  à  aiguiser  la  pointe  précieuse 
comme  à  enfler  la  fade  hyperbole,  il  se  vantait  surtout 
d'avoir  «  l'humeur  critique  »  et  d'avoir,  dès  ses  plus 
jeunes  ans,  a  appris  l'art  de  railler  les  gens  ».  Il  s'y 


L  HOMME.  15 

entendait  en  effet,  et  dans  ce  temps  de  polémiques 
virulentes  et  d'aigres  personnalités,  parmi  ces  gens 
de  lettres  hargneux  et  querelleurs  comme  des  mâtins, 
nul  n'emportait  mieux  la  pièce.  Scarron  et  Ménage 
en  savaient  quelque  chose,  et  le  prudent  Chapelain 
avait  sacrifié  de  vieux  amis,  Ménage  et  Pellisson, 
pour  se  faire  bien  venir  d'un  si  terrible  railleur  : 
il  l'avait  aidé  à  entrer  à  l'Académie.  Bientôt  il  le 
recommandera  à  Golbert,  et  lui  fera  donner  1  200  li- 
vres «  pour  l'encourager  à  continuer  son  applica- 
tion aux  belles-lettres  ».  Avoir  un  frère  académicien, 
et  ami  de  M.  Chapelain,  c'était  une  bonne  fortune 
pour  un  débutant.  Despréaux  ne  semble  pas  s'en 
être  avisé.  Loin  de  se  ménager  l'appui  de  son  frère,  il 
se  l'aliéna.  Des  questions  d'intérêt  les  divisèrent. 
Despréaux  mit  son  frère  dans  une  de  ses  satires  en 
fort  mauvais  lieu,  et  rima  des  épigrammes  contre 
lui  :  il  eut  tort  sans  doute;  au  moins  ne  l'accusera'- 
t-on  pas  de  souplesse  intéressée. 

On  a  dit  que  Gilles  ne  put  pardonner  à  son  cadet 
de  faire  les  vers  mieux  que  lui.  C'est  méconnaître 
un  peu  naïvement  l'amour-propre  des  poètes  :  à  la 
façon  dont  Gilles  parle  de  lui-même,  nul  talent  ne 
devait  l'inquiéter.  Il  serait  plus  vrai  de  dire  que  l'au- 
teur des  Satires  ne  pouvait  être  l'ami  de  Chapelain 
et  de  Cotin,  ni  de  leurs  amis.  On  conte  que  «  Des- 
préaux alla  lire  une  de  ses  premières  pièces  à 
l'hôtel  de  Rambouillet  :  il  n'y  eut  pas  de  succès,  et 
on  l'engagea  à  prendre  une  espèce  de  poésie  moins 
odieuse  et  plus  généralement  approuvée  des  honnêtes 


16  nOILEAU. 

gens  que  la  satire.  Chapelain  et  Cotin  appuyèrent 
aigrement  l'avis  d'Arténice  et  de  Julie  ».  Gilles, 
qui  peut-être  avait  introduit  son  cadet  dans  le 
fameux  réduit,  sentit  qu'il  fallait  faire  un  choix.  Il 
choisit  Ghaj)elain  :  c'était  alors  de  bonne  politique. 
Plus  tard  il  se  réconcilia  avec  son  frère,  et  j'imagine, 
au  contraire  de  ce  qu'on  dit,  que  le  succès  des  Satires 
ne  nuisit  pas  au  raccommodement. 

A  défaut  de  protecteurs,  notre  poète  de  vingt-trois 
ans  trouva  vite  des  alliés,  et  à  défaut  de  frère,  des 
amis  :  Furetière  d'abord,  esprit  mordant  et  sensé, 
puis  Racine,  attiré  vers  l'homme  par  la  pénétrante 
justesse  de  quelques  observations  critiques  qu'on 
lui  rapporta;  puis  La  Fontaine  et  Molière,  enfin 
Chapelle,  un  homme  d'esprit  à  qui  son  extrême 
paresse  donnait  le  goût  du  naturel.  De  tempéraments 
très  divers,  et  de  talents  très  inégaux,  tous  ces  nou- 
veaux amis  du  satirique  sont  des  gens  que  la  litté- 
rature à  la  mode,  emphatique  ou  précieuse,  roma- 
nesque ou  burlesque,  ne  satisfait  plus. 

Dans  une  page  charmante  du  roman  de  Psyché, 
La  Fontaine  a  peint  cette  intimité  délicieuse  de  nos 
grands  écrivains.  Mais  le  bonhomme  est  poète, 
même  quand  il  écrit  en  prose.  Il  faut  ajouter  à  son 
aimable  tableau  quelques  couleurs  plus  crues.  Car 
ces  écrivains,  que  l'admiration  de  trois  siècles  a  fixés 
dans  une  sorte  de  majesté  hiératique,  c'étaient  les 
«  jeunes  »  de  ce  temps-là,  et  jeunes  ils  étaient  vrai- 
ment et  d'allure  et  d'esprit.  D'abord,  ils  avaient  la 
joiC)  la  joie  des  esprits  sains  et  florissants  :  le  plus 


L  HOMMB. 


17 


mélancolique  était  encore  le  comédien  ^  assombi'i 
par  une  observation  trop  pénétrante  du  monde.  La 
Fontaine  jouissait  de  tout  en  enfant,  et  en  poète  :  sa 
distraction  égayait  les  réunions  quand  sommeillait 
sa  fantaisie.  Racine  et  Boileau  étaient  dans  la  pre- 
mière jeunesse,  l'un  brûlant  de  passion,  l'autre  con- 
tent de  vivre  et  d'être  libre,  ami  du  rire  et  des  malins 
propos.  On  se  réunissait  cliez  l'un  ou  chez  l'autre, 
chez  Boileau,  s'il  est  vrai  qu'il  ait  demeuré  rue  du 
Vieux-Colombier,  chez  Furetière.  On  allait  parfois, 
par  un  beau  jour,  à  Meudon,  à  Versailles  :  et  c'est 
là  qu'après  s'être  bien  promenés,  ils  s'asseyaient 
pour  écouter  la  lecture  de  Psyché.  Mais  le  plus 
souvent  on  s'attablait  dans  quelque  cabaret  fameux, 
dsxMouton  blanCy  ou  à  la  Croix  de  Lorraine,  place  du 
Gimetière-Saint-Jean,  ou  encore  à  la  Pomme  de  pin^ 
la  taverne  légendaire  qu'avaient  hantée  Villon  et  Ré» 
gnier,  et  que  tenait  alors  Crenet,  immortalisé  par 
un  vers  de  Boileau.  Ces  cabarets  sont  ce  que  furent 
plus  tard  les  cafés  :  les  beaux  esprits,  amateurs  et 
gens  de  lettres,  s'y  réunissent.  Mais  il  y  a  la  diffé- 
rence des  siècles  et  des  mœurs  :  le  xvii®  siècle  est 
encore  plus  robuste  qu'élégant;  il  a  plus  de  sève  et 
de  fougue  que  de  raffinement  et  de  mièvrerie.  Sa 
force  éclate  sous  la  délicatesse  un  peu  compassée 
dont  il  essaye   de  la  revêtir.   On  buvait  sec  dans 


1.  Mais  est-ce  bien  Molière  que  La  Fontaine  nous  présente 
sous  le  nom  de  Gélaste  ?  On  est  plutôt  porté  aujourd  hui  à 
croire  qu'il  s'agit  de  Chapelle. 

LANSON.  —  Boileau.  ^ 


18  BOILEAU. 

les  cabarets  littéraires,  et  l'on  ne  s'y  grisait  pas 
seulement  de  paroles.  La  femme  de  Diderot  lui  don- 
nait six  sous  pour  aller  disputer  à  la  Régence,  Boi- 
leau  et  ses  amis,  s'il  faut  en  croire  la  tradition,  con- 
sommaient plus  largement,  et  n'étaient  pas  toujours 
fermes  sur  leurs  jarrets,  quand  ils  regagnaient  leurs 
logis.  Cet  ivrogne  de  Chapelle  ne  fût  pas  resté 
longtemps  dans  une  réunion  de  sobres  causeurs.  On 
trouvait  au  fond  des  pots  les  idées  hardies  ou  plai- 
santes; d'insolentes  facéties,  comme  le  Chapelain 
décoiffé^  et  Xdi  Métamorphose  de  la  perruque  de  Chape- 
lain en  astre,  naissaient  comme  d'elles-mêmes  après 
boire;  et  si  l'on  examinait  souvent  quelque  point  de 
doctrine,  la  raison  d'un  usage  ou  d'une  règle,  si  ce 
fut  vraisemblablement  dans  ces  conversations  autour 
de  la  table  que  nos  écrivains  prirent  conscience  de 
leur  rôle,  et  que  Boileau  exerça  sur  leur  génie  une 
sorte  de  direction  salutaire  par  la  droiture  de  son 
sens  critique,  il  ne  faut  pas  oublier  que  ces  bons 
compagnons  faisaient  une  besogne  sérieuse  très  peu 
sérieusement,  sans  morgue  dogmatique,  sans  tapage 
et  sans  pose,  n'ayant  l'air  de  songer  et  ne  songeant 
en  effet  qu'à  se  divertir.  Boileau  n'était  pas  le  der- 
nier à  couper  de  saillies  imprévues  les  discussions 
qui  tournaient  au  grave,  et  évoquait  du  fond  de  ses 
souvenirs  d'étranges  figures  de  plaideurs,  entrevues 
jadis  au  Palais  ou  dans  l'étude  de  son  beau-frère, 
pour  fournir  quelques  plaisantes  scènes  aux  Plai- 
deurs de  Racine. 

Faut-il  rappeler  cette  espièglerie  de  rapin,  dont 


L  HOMME.  19 

Racine  et  Boileau  s'avisèrent  un  jour,  quand  après 
les  premières  Satires  Racine  mena  son  ami  chez 
l'illustre  Chapelain,  à  qui  il  le  présenta  sous  le  nom 
de  bailli  de  Chevreuse?  Le  bonhomme,  assez  mal 
vêtu  à  son  ordinaire,  ayant  sur  la  tête  son  immor- 
telle perruque,  quelques  maigres  tisons  de  l'an  passé 
faisant  mine  de  se  consumer  dans  sa  cheminée,  com- 
bla de  civilités  son  protégé  et  le  provincial  qu'on 
lui  annonçait  comme  un  admirateur  de  la  Puceile. 
Par  malheur,  la  conversation  vint  à  tomber  sur  la 
comédie,  et  le  faux  bailli  s'échauffa  sur  l'éloge  de 
Molière  :  il  allait  se  trahir,  si  Racine  ne  l'eût  emmené, 
juste  à  point  pour  n'être  pas  reconnu  par  Gotin,  qu'ils 
rencontrèrent  sur  l'escalier.  On  a  tant  défiguré  le  vrai 
caractère  de  Despréaux,  qu'il  n'est  pas  inutile  de  le 
montrer  capable  d'une  assez  mauvaise  farce. 

Il  n'importe  pas  moins  d'établir  que  ce  très  rai- 
sonnable poète  aimait  la  bonne  chère,  et  savait  aussi 
bien  ordonner  un  dîner  qu'un  poème  selon  les 
règles.  C'est  l'éloge  que  lui  donna  le  comte  de 
Broussin,  un  des  fins  gourmets  de  ce  siècle  qui  fut 
classique  même  à  table,  un  jour  que  Boileau  l'avait 
traité  avec  le  duc  de  Vitry,  Gourville  et  Barillon. 
Une  autre  fois,  il  recevait  à  souper  le  duc  de 
Vivonne,  car  il  hantait  maintenant  les  nobles  com- 
pagnies. J'imagine  qu'il  avait  connu  ces  amis  qua- 
lifiés au  cabaret,  ou  chez  les  comédiennes,  près  des- 
quelles son  ami  Racine  l'avait  introduit.  Et  notons-le, 
pour  saisir  la  physionomie  de  Despréaux  dans 
son  véritable  jour,  il  aborde  la  bonne  compagnie  par 


20  nOILEAU. 

son  coté  \v.  moins  grave,  celui  des  libertins  et  des 
viveurs.  Ces  Vitry,  ces  Vivonne,  ces  Gourville  n'ont 
pas  resj)rit  plus  réglé  que  les  mœurs;  Baiillon, 
l'ami  de  La  Fontaine,  appartient  à  ce  groupe  scej)- 
tique  que  Saint-Evremond  représente  devant  la  pos- 
térité; et  c'est  chez  Broussin,  devant  Boileau,  que 
l'épicurien  Molière,  s'il  faut  en  croire  la  légende, 
lisait  sa  traduction  ])erdue  de  Lucrèce.  Au  temps 
même  de  VArt  poétique,  en  1671,  dans  la  pleine 
maturité  de  son  admirable  raison,  Boileau,  qui 
approche  de  ses  trente-cinq  ans,  fréquente  chez  la 
Ghampmeslé  et  chez  Ninon  de  Lenclos.  Il  n'y  va 
pas  pour  le  môme  intérêt  que  Racine  :  nulle  fou- 
gue des  sens,  nulle  ivresse  du  cœur  ne  l'entraîne, 
et  l'on  ne  saisit  même  pas  dans  son  œuvre,  comme 
dans  un  coin  du  livre  de  La  Bruyère,  la  trace  d'une 
joie  ou  d'une  souffrance  qui  lui  soit  venue  par  la 
femme.  Tout  se  termine  pour  lui  à  la  table,  aux  fins 
soupers,  et  aux  débauches  d'esprit.  Un  jour,  avec 
Molière,  entre  Ninon  et  Mme  de  la  Sablière,  il  fa- 
brique le  latin  macaronique  du  Malade  imaginaire. 
D'autres  fois  il  venait  boire  le  Champagne  chez  la 
Ghampmeslé,  entre  le  mari  et  Racine,  qui  faisait  les 
frais  de  la  fête  :  ou  bien  il  présidait  une  partie 
carrée,  Racine  avec  la  Ghampmeslé,  le  jeune  Sévigné 
avec  Ninon  :  et  c'étaient  «  des  soupers  délicieux, 
c'est-à-dire  des  diableries  ».  Nous  pouvons  croire 
Mme  de  Sévigné;  on  sait  ce  qu'est  Ninon,  et  pour 
s'asseoir  entre  la  j)hilosophe  et  la  comédienne,  il  fal- 
lait n'être  assurément  ni  prude  ni  dévot. 


L  HOMME.  21 

Cependant  les  Satires  circulaient;  on  les  récitait, 
on  en  donnait  des  copies,  enfin  on  les  imprimait 
(1666)  ;  un  plaisant  dialogue  sur  les  romans,  que 
Sévigné  récitait  à  merveille,  courait  aussi  le  monde. 
Despréaux  était  célèbre,  et  ne  voyait  plus  seulement 
les  grands  seigneurs  en  terrain  neutre,  au  cabaret 
ou  chez  des  filles.  Le  monde,  le  vrai  monde  le 
recherchait;  on  était  curieux  de  le  voir,  de  l'entendre 
lire  ses  œuvres  :  d'autant  qu'il  avait  un  vrai  talent 
de  lecteur,  et  doublait  la  beauté  de  ses  vers  par  la 
justesse  de  la  diction.  Plusieurs  satires  sont  pro- 
duites d'abord  chez  Mme  de  Guénegaud  et  chez  le 
duc  de  Brancas.  h' Art  poétique  et  le  Lutrin  excitent 
une  vive  curiosité;  et  les  lectures  se  multiplient  : 
lecture  du  Lutrin  au  Luxembourg,  chez  Segrais; 
lectures  de  V Art  poétique  chez  Gourville,  chez  Pom- 
ponne, chez  le  cardinal  de  Retz,  chez  Mme  de 
Montespan.  Et  quel  auditoire  dans  toutes  ces  mai- 
sons :  La  Rochefoucauld,  Gaumartin,  Mmes  de 
Sévigné,  de  la  Fayette,  de  Coulanges,  de  la  Sablière, 
Mme  Scarron,  Mme  deThianges,  tout  ce  que  la  pos- 
térité connaît  comme  la  plus  exquise  élite  des  hon- 
nêtes gens  d'alors  ! 

Seulement  Despréaux  n'avait  pas  toujours  été  du 
dîner  ou  du  souper  après  lequel  il  était  convié  à 
charmer  de  ses  vers  la  noble  compagnie.  En  somme, 
il  ne  fut  jamais  qu'un  étranger  de  passage  dans  les 
salons  :  il  y  était  infiniment  moins  chez  lui  que  les 
Voiture  et  les  Chapelain  dans  les  réduits  des  Pré- 
cieuses. Il  vécut  pour  ainsi  dire  sur  la  frontière  de 


22  nOILEAU. 

la  société  noble,  sans  bouder,  mais  sans  s'insinuer, 
se  tenant  à  sa  place,  dans  son  monde,  par  indépen- 
dance tout  à  la  fois  et  par  respectueuse  modestie.  Il 
ne  voulait  pas  s'aliéner,  et  il  n'aimait  pas  à  se  con- 
traindre. Et  puis  il  ne  se  sentait  pas  maître  du  ter- 
rain. Ses  ennemis,  tout  couverts  de  ridicule,  ne  lui 
cédaient  pas  la  j)lace.  Cotin  ne  disparut  qu'après  les 
Femmes  savantes.  Chapelain  garda  toute  sa  vie  la 
confiance  de  Colbert;  Mme  de  Sévigné  le  visita 
jusqu'au  dernier  jour,  et  quand  il  fut  mort,  en  plein 
triomphe  apparent  de  Despréaux,  Retz  maintenait, 
non  sans  impatience,  que  Chapelain  «  enfin  avait  de 
l'esprit  ».  On  sait  le  traitement  dont  le  duc  de  INIon- 
tausier  estimait  que  l'auteur  des  Satires  était  digne 
pour  avoir  médit  de  Chapelain.  Ni  le  Discours  sur  la 
satire  (1668),  ni  les  flatteuses  avances  de  l'Épître  VII 
(1675)  ne  le  désarmèrent  :  encore  en  1683,  il  intri- 
guait pour  fermer  l'Académie  à  Despréaux,  et  ce  fut 
seulement  à  la  fin  de  cette  année,  que  ce  brutal  sei- 
gneur déposa  sa  rancune,  en  souple  courtisan  qu'il 
était  au  fond,  devant  la  protection  hautement  déclarée 
du  roi. 

Cependant  si  les  survivants  de  la  préciosité  et  de 
la  Fronde  ne  s'abandonnaient  pas  tout  à  fait,  il  ne 
manquait  pas  de  gens  dans  la  jeune  génération  pour 
soutenir  le  poète  de  la  raison.  S'il  avait  eu  un  peu 
de  manège,  il  n'eût  tenu  qu'à  lui  de  s'implanter  dans 
le  grand  monde.  A  la  cour  même,  il  avait  eu  de 
bonne  heure  des  défenseurs  :  le  chirurgien  Félix; 
La  Rochefoucauld  et  son  fils;   Dangeau;   et  puis, 


l'homme.  23 

conquête  plus  précieuse,  tous  les  Mortemart,  chez 
qui  il  semblait  que  l'esprit  fût  un  héritage  de 
famille.  Le  duc  de  Vivonne  eut  avec  Despréaux  des 
relations  presque  familières,  vu  la  différence  des 
rangs.  Mme  de  Thianges  et  Mme  de  Montespan  par- 
tageaient le  goût  de  leur  frère  pour  ce  solide  esprit. 
Mme  de  Thianges  applaudissait  à  la  mission  qu'il 
s'était  donnée  de  régler  la  poésie;  une  anecdote 
curieuse  du  Menagiana  en  fait  foi. 

En  1G75,  Mme  de  Thianges  donna  en  étrennes  une 
chambre  toute  dorée  grande  comme  une  table  ù  M.  le  duc  du 
Maine.  Au-dessus  de  la  porte,  il  y  avoit  en  grosses  lettres* 
Chambre  du  Sublime.  Au  dedans  un  lit  et  un  balustre  avec 
un  grand  fauteuil  dans  lequel  étoit  assis  M.  le  duc  du  Maine 
fait  en  cire  fort  ressemblant.  Auprès  de  lui,  M.  le  duc  de  la 
Rochefoucauld,  auquel  il  donnoit  des  vers  pour  les  examiner. 
Autour  du  fauteuil,  M.  de  Marsillac,  et  M.  Bqssuet,  alors 
évèque  de  Gondom.  A  l'autre  boutde  l'alcôve,  Mmede  Thianges 
et  Mme  de  la  Fayette  lisoient  des  vers  ensemble.  Au  dehors 
du  balustre,  Despréaux,  avec  une  fourche,  empèchoit  sept  ou 
huit  méchans  poètes  d'approcher.  Racine  était  auprès  de 
Despréaux,  et  un  peu  plus  loin  La  Fontaine,  auquel  il  faisoit 
signe  d'approcher.  Toutes  ces  figures  étoient  de  cire  en  petit, 
et  chacun  de  ceux  qu'elles  représentoient  avoit  donné  la  sienne. 

Ce  jouet  ingénieux  était  l'expression  du  goût  fin 
de  la  jeune  cour.  La  Fontaine,  à  qui  VArt  poétique 
ne  s'était  pas  ouvert,  trouve  place  dans  la  Chambre 
du  Sublime.  Molière  n'y  figure  pas  :  est-ce  parce 
qu'il  était  mort  Pou  pour  sa  profession  de  comédien? 
ou  parce  que  ses  comédies  étaient  trop  bourgeoises 
pour  le  goût  des  courtisans  ? 

Pour  Mme  de  Montespan,  son  estime  pour  l'auteur 
des  Satires  ei  de  V Art  poétique  nous  mène  à  faire  une 


24  BOILEAD. 

observation  intéressante.  Il  est  singulier  que,  de 
Racine  et  de  Boiieau,  Mme  de  Montespan,  la  maî- 
tresse sensuelle  et  passionnée,  préfère  le  raison- 
nable et  froid  Boiieau  :  tandis  que  c'est  Mme  de 
Maintenon,  la  sage  et  discrète  j)ersonne,  qui  préfère 
la  poésie  tondre  et  troublante  de  Racine.  On  s'atten- 
drait au  contraire  :  mais  ces  préférences  littéraires 
jettent  une  vive  lueur  sur  les  dessous  des  caractères. 
Mme  de  Montes[)an,  avec  sa  vie  scandaleuse,  est 
une  «  intellectuelle  »,  et  c'est  chez  la  prude  que 
couvent  tous  les  feux  de  l'imagination  et  de  la  sensi- 
bilité. 

Despréaux  ne  semble  pas  avoir  mis  d'empresse- 
ment à  profiter  des  ouvertures  qu'il  avait  à  la  cour. 
Le  roi  depuis  longtemps  avait  marqué  du  goût  pour 
ses  vers,  jusqu'à  quitter  le  billard  une  fois  pour 
les  entendre,  quand  Vivonne  lui  amena  le  poète,  qui 
récita  des  morceaux  du  Lutrin  et  la  fin  de  la  Pre- 
mière Épitre,  retouchée  selon  les  avis  de  Condé  et 
débarrassée  de  la  fable  insipide  de  V Huître  et  les 
Plaideurs.  Le  roi  fut  charmé  des  quarante  derniers 
vers,  qu'il  ne  connaissait  pas.  W  loua  le  poète,  lui 
donna  deux  mille  livres  de  pension,  avec  un  privi- 
lège pour  l'impression  de  ses  ouvrages.  Cette  scène 
n'a  pu  se  passer  avant  1G72.  Car  le  Lutrin  ne  fut 
commencé  et  la  Première  Épitre  corrigée  que  cette 
année-là.  De  plus,  quel  que  fût  le  crédit  de  Chape- 
lain, et  sa  rage  contre  ce  «  satirique  effréné  »,  cette 
«  basse  canaille  »  de  Despréaux,  aurait-il  osé  ou 
])u  faire  retirer  un  privilège  accordé  de  la  propre 


L  HOMME.  25 

bouche  du  roi?  Or  ce  fut  le  4  avril  1672  que  Cha- 
pelain obtint  de  Colbert  le  retrait  du  privilège, 
extorqué,  disait-il,  par  surprise.  Il  faut  placer  après 
cette  date  la  présentation  de  Despréaux  au  roi,  et 
les  marques  de  bienveillance  qu'il  en  reçut  :  c'est 
sans  doute  ce  privilège  si  glorieusement  recouvré  qu'il 
céda  au  libraire  Thierry,  pour  imprimer  l'édition  qui 
parut  en  1674.  Quant  à  la  pension,  Boileau  n'en 
remercia  le  roi  qu'en  1675  par  l'Epître  VIII,  et  les 
registres  des  Comptes  des  bdtimens  du  roi  nous 
apprennent  qu'il  ne  commença  à  la  toucher  qu'en 
1677. 

Voilà  donc  Boileau  courtisan,  et  courtisan  agréable 
au  roi.  Ce  serait  ici  le  lieu  d'examiner  l'accusation 
tant  de  fois  répétée  et  si  ridiculement  grossie  qui 
fait  du  poète  le  plat  flatteur  de  Louis  XIV.  Évidem- 
ment les  louanges  du  roi  abondent  dans  les  vers  de 
Despréaux  :  si  elles  sont  méritées,  et  si  elles  sont 
sincères,  il  est  superflu  de  le  rechercher;  ni  s'il  n'y 
a  pas  là  une  forme  de  sentiment  trop  effacée  de  nos 
âmes  depuis  un  siècle  pour  que  nous  la  puissions 
comprendre.  J'admettrai  que  Boileau  a  forcé  la 
note,  et  que  nous  avons  aujourd'hui  un  plus  juste 
sentiment  de  la  dignité  personnelle.  Mais  s'il  y  a 
excès  ou  mensonge  dans  l'éloge  qu'il  fait  du  roi, 
c'est  à  son  siècle,  et  non  à  lui,  qu'il  faut  faire  le 
procès.  Il  a  pensé,  il  a  parlé  comme  tout  le  monde 
de  son  temj)S  pensait  et  parlait.  Loin  d'avoir  dépassé 
la  mesure  de  langage  usité  en  ce  temps-là  quand  il 
s'agissait  de  Louis  XIV,    il   se  fit  accuser  par  ses 


26  nOILEAU. 

ennemis  de  froideur  et  de  mauvaise  volonté,  et  l'on 
trouvait  trop  de  réserve,  et  plus  de  leçons  que  do 
compliments,  dans  les  morceaux  qui  nous  parais- 
sent, à  nous,  de  ])ures  flatteries. 

Au  reste,  autant  que  la  chose  était  possible  alors, 
même  à  la  cour,  et  même  devant  le  roi,  Boileau  gar- 
dait son  indépendance  et  la  franchise  de  son  juge- 
ment. Dans  cette  province  de  la  poésie  et  du  goût, 
où  il  se  retranchait,  il  ne  reconnaissait  de  souverai- 
neté que  celle  de  la  raison  universelle,  qu'il  écoutait 
parler  en  lui-même.  Il  y  a  vingt  anecdotes  qui  le 
prouvent,  et  que  tout  le  monde  a  lues  :  Boileau  trou- 
vant des  vers  du  roi  mauvais,  ou  trouvant  mauvais 
des  vers  que  le  roi  avait  trouvés  bons  ;  Boileau  main- 
tenant contre  le  roi  la  bonté  d'une  locution  dont  la 
familiarité  choquait  la  délicatesse  du  roi;  Boileau 
lâchant  de  vives  saillies  contre  «  ce  misérable  cul-de- 
jatte  de  Scarron  »,  devant  le  roi  et  Mme  de  Mainte- 
non,  au  grand  désespoir  de  Racine,  qui  était  infini- 
ment plus  courtisan,  et  menaçait  son  ami  de  ne  plus 
se  montrer  avec  lui  à  la  cour. 

Sa  franchise,  au  reste,  et  ses  étourderies  ne  lui 
aliénaient  pas  le  roi,  dont  l'esprit  droit  et  le  ferme 
sens  étaient  merveilleusement  propres  à  goûter  les 
qualités  essentielles  de  Despréaux.  En  1677, 
Louis  XIV  lui  commanda,  ainsi  qu'à  Racine,  de 
«  tout  quitter  »  pour  se  consacrer  à  écrire  son  his- 
toire, et  Boileau,  selon  ses  propres  expressions, 
«  renonça  »  dès  lors  à  la  poésie  :  non  pas  aussi 
complètement  que   son   ami,   il  n'en   avait  pas   les 


L  HOMME.  27 

mêmes  raisons  intimes;  mais  deux  chants  du  Lutrin^ 
trois  satires  et  trois  épîtres,  une  ode  et  quelques 
épigrammes,  voilà  tout  le  bilan  de  son  activité  poé- 
tique pendant  plus  de  trente  années  qu'il  lui  restait 
à  vivre. 

Nous  ne  savons  ce  qu'aurait  été  le  règne  de  Louis 
le  Grand  raconté  par  Racine  et  Boileau  :  leur  manu- 
scrit, inachevé,  périt  en  1726  dans  un  incendie. 
Sans  doute,  c'eût  été  une  pièce  d'éloquence  remar- 
quable, et  une  médiocre  histoire.  Outre  qu'il  était 
difficile  de  voir  et  d'écrire  la  vérité  sur  Louis  XIV 
de  son  vivant,  on  n'avait  pas  en  France  au  xvii^  siècle 
une  idée  fort  juste  des  qualités  et  des  devoirs  de 
l'historien  :  quelques  bénédictins  savaient  seuls 
alors  ce  qu'il  faut  de  science,  de  critique  et  de  déta- 
chement pour  en  bien  faire  le  métier. 

Racine  et  Boileau  firent  de  leur  mieux.  Ils  se  fai- 
saient expliquer  les  traités  et  lés  campagnes,  inter- 
rogeaient Vauban,  Luxembourg,  Chamlay,  Louvois, 
ramassaient  de  tous  côtés  des  mémoires,  et  sans 
s'embarrasser  d'une  haute  philosophie,  tâchaient  de 
mettre  les  faits  dans  un  bon  jour  et  en  bel  ordre. 
Gela  n'allait  pas  sans  peine  parfois  :  Despréaux 
n'arriva  jamais  à  comprendre  les  causes  de  l'inva- 
sion de  la  Hollande.  Ce  qui  leur  coûta  le  plus,  c'est 
que  pour  conter  les  actions  du  roi,  il  fallait  accom- 
pagner le  roi.  La  première  année,  tandis  que  le  roi 
allait  en  Flandre,  ils  restèrent  à  Paris,  et  s'en  tirè- 
rent par  un  mot  d'esprit  :  «  Leurs  tailleurs  avaient 
été  plus  longs  à  leur  faire  des  habits  de  campagne 


28  BOILEAU. 

que  Sa  Majesté  à  prendre  les  villes  qu'elle  assié- 
geait ».  Mais  l'année  suivante,  il  fallut  partir;  et  leur 
ignorance  des  choses  militaires,  leur  gaucherie  à 
cheval,  leur  peu  d'inclination  à  se  faire  tuer,  donnè- 
rent lieu  à  toute  sorte  d'épigrammes  et  d'anecdotes, 
dont  s'amusèrent  leurs  ennemis,  leurs  envieux  et  la 
malignité  secrète  des  indifférents.  Nous  connaissons 
tous  ces  méchants  propos  par  Mme  de  Sévigné,  qui 
dépeint  à  son  cousin  Bussy  «  ces  deux  poètes  his- 
toriens, suivant  la  cour,  plus  ébaubis  que  vous  ne  le 
sauriez  penser,  à  pied,  à  cheval,  dans  la  boue  jus- 
qu'aux oreilles  ».  Pradon  ne  nous  en  dit  pas  plus,  avec 
plus  d'aigreur,  quand  dans  de  mauvais  vers  oubliés,  il 
représente  «les  Messieurs  du  Sublime  »,  \ine  longue 
rapière  au  côté,  importunant  les  généraux,  moqués 
des  soldats,  notant  sur  leur  carnet  des  termes  de 
la  langue  militaire,  ici  jetés  par  leur  cheval  dans  un 
noir  bourbier,  là  tirant  de  longues  lunettes  pour 
regarder  l'ennemi  de  très  loin.  Pradon  n'est  qu'un 
écho,  évidemment  :  ce  qui  ne  veut  pas  dire  qu'il  y  ait 
grand  chose  de  vrai  dans  tout  cela.  Mais  ses  médi- 
sances et  celles  de  Mme  de  Sévigné  prouvent  une 
chose  :  nos  deux  poètes  ne  sont  pas  à  leur  place  dans 
un  camp.  Ils  n'ont  pas  la  désinvolture  du  courtisan, 
homme  de  cheval  et  homme  d'épée,  même  quand  il 
n'a  pas  le  cœur  d'un  soldat.  Aux  yeux  de  tous,  et  par 
leurs  allures,  leurs  habitudes,  leurs  propos,  ce  sont 
deux  bourgeois  qui  devraient  être  ailleurs  :  ni  Voiture, 
ni  Sarrazin,  ni  Saint-Amant,  aucun  des  poètes  de 
l'âge  précèdent,  n'eût  paru  aussi  dépaysé,  et  leur  pré- 


L  HOMME.  29 

sence  eût  semblé  naturelle  dans  la  foule  des  gentils- 
hommes qui  suivaient  le  roi. 

Boileau  fit  encore  deux  voyages,  en  Alsace  et 
en  Flandre;  puis  il  se  tint  en  repos,  laissant  à 
Racine  la  principale  part  de  travail,  comme  aussi 
des  libéralités  royales,  qui  semblent  s'être  propor- 
tionnées à  l'activité  déployée  par  chacun  des  deux 
collaborateurs.  Au  reste,  le  roi  ne  cessa  d'être  satis- 
fait de  son  application,  et  il  le  lui  témoigna  en  le 
faisant  entrer  à  l'Académie,  presque  malgré  la  com- 
pagnie. 

En  dépit  de  cette  faveur  déclarée  du  roi,  notre 
poète  ne  fut  jamais  autant  de  la  cour  que  Racine. 
Plus  froid  et  moins  souple,  de  jour  en  jour  aussi 
moins  valide,  il  s'en  retira  peu  à  peu  :  après  la  mort 
de  Racine,  il  n'y  vint  plus  qu'une  seule  fois.  Il  y 
avait  longtemps  qu'il  avait  renoncé  aux  cabarets  et 
à  la  société  des  comédiens.  Et  le  monde  même, 
maintenant  qu'il  ne  produisait  presque  plus  rien,  ne 
le  recherchait  plus,  et  ne  le  voyait  guère.  En  dehors 
de  quelques  amis  très  intimes  et  de  son  rang,  il 
n'avait  guère  habitude  que  chez  le  Premier  Président, 
M.  de  Lamoignon.  Tandis  que,  sous  l'apparence  de 
la  dévotion,  la  cour  inclinait  au  cynisme  débraillé, 
et  que  dans  les  salons  commençait  à  éclore  une  nou- 
velle sorte  de  préciosité,  philosophique  et  scienti- 
fique, l'hôtel  de  Lamoignon  continuait  la  tradition 
des  anciennes  maisons  de  magistrats,  graves  et 
décentes,  où  toutes  les  belles  éruditions  étaient  en 
honneur,  où  le  bel  esprit  même   et  la  plaisanterie 


30  BOILEAU. 

s'enveloppaient  de  doctrine.  Tous  les  lundis,  le 
Premier  Président  réunissait  à  sa  table  vingi-six 
personnes,  magistrats,  érudits^  ])oètes,  gens  d'Eglise. 
C'étaient  Guy  Patin  et  son  cher  Garolus,  Huet, 
Ménage,  Pellisson,  Bossuet,  Fleury;  les  plus  fins 
jésuites,  Rapin,  Bouhours,  Ménétrier;  l'abbé  Jac- 
ques Boileau,  frère  de  notre  poète,  le  savant  et 
bizarre  auteur  de  V Histoire  des  flagellants^  dont  on 
disait  qu'il  avait  plus  l'air  d'un  docteur  de  la  comé- 
die italienne  que  d'un  docteur  de  Sorbonne.  La 
conversation  allait  son  train  dans  ces  assemblées, 
non  pas  mondaine,  légère  et  vagabonde,  mais  s'arrê- 
tant,  s'étalant  sur  les  sujets  de  littérature,  de  phi- 
losophie, de  religion,  d'érudition,  tantôt  inclinant 
à  la  conférence  académique,  tantôt  s'échauffant  et 
tournant  à  la  controverse  oratoire.  C'était  après 
une  vive  discussion  sur  le  poème  épique,  et  pour 
montrer  que  ce  genre  ne  doit  pas  être  chargé  de 
matière,  que  Despréaux,  mis  au  défi,  entreprenait  de 
chanter  la  querelle  des  chantres  et  des  chanoines 
de  la  Sainte-Chapelle. 

A  la  fin  de  l'été,  pendant  les  vacances  du  Palais, 
M.  deLamoignon  s'en  allait  à  Bâville,  entre  Chartres 
et  Rambouillet.  Une  partie  de  sa  société  l'y  suivait 
ou  l'y  visitait.  Là,  on  s'émancipait  à  de  plus  vives 
'  gaietés,  encore  bien  inofPensives  :  comme  il  arrive 
souvent  aux  gens  voués  par  profession  aux  graves 
pensées  et  aux  travaux  sérieux,  ces  magistrats,  ces 
savants  et  ces  prêtres  ont  le  rire  serein  et  facile  de 
l'enfance.  Il  faut  peu  de  chose,  et  rien  de  complexe 


L  HOMME.  31 

OU  de  raffiné,  pour  les  mettre  en  belle  humeur. 
La  Rochefoucauld  et  Despréaux  unissent  leur  génie 
pour  deviner  des  rébus  que  le  Grand  Condé  envoie 
de  Chantilly,  et  pour  en  combiner  d'autres,  qu'ils  lui 
proposent.  Une  autre  fois  (c'était  à  la  noce  de  M.  de 
Bâville)  on  s'amuse  de  la  colère  du  P.  Bourdaloue, 
dont  Boileau  toujours  satirique  a  logé  malignement 
le  nom  à  la  fin  d'une  chanson  à  boire. 

A  Bâville  ou  à  Paris,  depuis  le  temps  même  des 
Satires,  notre  poète  tenait  une  grande  place  dans  le 
cercle  des  Lamoignon.  Ce  n'est  pas  qu'il  ait  jamais 
été  un  brillant  causeur;  il  manquait  de  verve,  et  sa 
conversation  était  aimable,  mais  un  peu  traînante.  Il 
n'avait  pas  l'esprit  du  monde,  l'art  de  faire  de  rien 
une  chose  exquise,  l'agilité  de  la  fantaisie  légère  qui 
effleure  tout.  Il  lui  fallait  les  sujets  qui  ont  du  corps 
et  les  entretiens  prolongés,  o\x  l'on  peut  s'appesantir 
sans  faire  l'efTet  d'un  lourdaud,  et  s'échauffer  sans 
devenir  ridicule.  Il  se  trouvait  à  l'aise  à  l'hôtel  Lamoi- 
gnon, parmi  tous  ces  hommes  dont  les  uns  appar- 
tenaient à  la  littérature  et  les  autres  n'étaient  jamais 
las  d'en  entendre  parler.  Il  aimait  à  disputer;  il 
était  têtu,  et  ne  lâchait  jamais  pied.  La  contradic- 
tion l'excitait  peu  à  peu;  il  avait  alors  des  traits 
imprévus  dont  la  précision  assommante  mettait  les 
rieurs  de  son  côté.  Ce  n'était  pas  ce  que  nous  appe- 
lons l'esprit  :  cette  plaisanterie  qui  se  prépare  et 
s'amène  de  loin,  qui  a  toute  une  mise  en  scène,  qui 
se  distribue  et  s'étale  dans  une  série  de  répliques, 
nous  paraît  un  peu  apprêtée  et  pesante.  Gela  ne  res- 


32  nOILEAU. 

semble  pas  aux  fusées  d'imagination  qui  partent  au 
hasard  dans  nos  conversations.  L'esprit  d'autrefois 
était  un  jeu  savant,  une  escrime  réglée  :  il  y  fallait 
de  l'invention,  mais  aussi  du  jugement,  de  la  raison 
et  de  la  science.  A  ce  vieux  jeu,  Boileau  était  passé 
maître.  Il  excellait  à  engager  l'adversaire,  à  en  tirer 
les  ri))ostes  qui  insensiblement  le  découvraient. 
Il  savait  mettre  en  valeur  un  argument  foudroyant 
par  d'astucieux  silences  qui  le  faisaient  croire  lassé 
ou  vaincu.  C'était  un  mélange  original  de  malice 
bourgeoise,  et  de  mouvements  littéraires,  employés 
avec  une  aisance,  un  à-propos  saisissants,  et  sou- 
tenus d'une  mimique  expressive  :  car  Boileau  yo««f> 
en  perfection  ses  plaisanteries. 

Un  jour ,  à  Bâville,  on  disputait  sur  l'amour  de 
Dieu ,  et  un  père  jésuite  soutenait  que  dans  la 
Pénitence  la  contrition  n'est  pas  nécessaire,  et  que 
l'attrition,  causée  par  la  crainte  de  l'enfer  sans  amour 
de  Dieu,  suffit  à  la  justification  du  pécheur.  Depuis 
longtemps  on  bataillait,  et  Despréaux  n'avait  rien 
dit  encore  :  soudain  il  se  lève,  marche  au  père 
Cheminais,  et  lui  lance  avec  son  impeccable  diction 
cette  éclatante  tirade  :  «  Ah  !  la  belle  chose  que  ce 
sera,  au  jour  du  dernier  jugement,  lorsque  Notre- 
Seigneur  dira  à  ses  élus  :  «  Venez,  les  bien-aimés  de 
«  mon  Père,  parce  que  vous  ne  m'avez  jamais  aimé 
«  de  votre  vie;  que  vous  avez  toujours  défendu  de 
«  m'aimer,  et  que  vous  vous  êtes  toujours  fortement 
c(  opposés  à  ces  hérétiques,  qui  voulaient  obliger  les 
«  chrétiens  de  m'aimer!  Et  vous,  au  contraire,  allez 


L  HOMME.  33 

«  au  diable,  et  en  enfer,  vous  les  maudits  de  mon 
«  Père,  parce  que  vous  m'avez  aimé  de  tout  votre 
«  cœur,  et  que  vous  avez  sollicité  et  pressé  tout  le 
«  monde  de  m'aimer.  »  Cette  prosopopée,  sous  la- 
quelle le  Père  demeura  comme  étourdi,  devint  un 
des  beaux  morceaux  de  l'Epître  sur  l'amour  de  Dieu. 

Qui  ne  se  rappelle  une  autre  exquise  scène  de 
comédie,  à  laquelle  Mme  de  Sévigné  nous  fait 
assister?  Despréaux,  avec  une  adresse  perfide,  se 
fait  prier  et  supplier  par  un  Père  Jésuite  de  lui 
nommer  l'unique  moderne  qui  surpasse  à  son  gré  les 
anciens;  à  ce  nom  de  Pascal,  si  malignement  retenu 
et  brusquement  lâché,  stupeur  du  bon  Père,  qui 
gratifie  d'une  épithète  injurieuse  l'auteur  des  Provin- 
ciales-, là-dessus,  voilà  notre  poète  hors  de  lui,  qui 
oublie  son  artificieuse  ironie,  et  s'emballe  à  fond, 
criant,  trépignant,  et  courant  d'un  bout  de  la  chambre 
à  l'autre,  sans  plus  vouloir  approcher  d'un  homme 
capable  de  trouver  Pascal  faux  :  cette  merveilleuse 
page,  dont  je  ne  puis  reproduire  la  couleur  et  la  vie, 
donne  la  sensation  de  l'homme  même  :  c'est  bien  lui^ 
avec  sa  malice  railleuse  et  sa  sincérité  passionnée, 
et  toujours  prenant  trop  au  sérieux  les  idées  pour 
s'en  jouer  avec  la  grâce  indifférente  de  l'homme  du 
monde,  qui  sacrifie  sans  hésiter  n'importe  quelle 
opinion  à  la  moindre  des  bienséances. 

On  voit  en  même  temps  par  ces  anecdotes  que 
Despréaux  avait  souvent  maille  à  partir  avec  les 
jésuites,  et  j'imagine  qu'à  les  rencontrer  souvent 
chez  Lamoignon,  il  devint  janséniste  par  contradic- 

LANSON.  —  Boileau.  3 


34  nOILEAU. 

lion.  Il  n'était  giièro  dévot  en  sa  jeunesse,  lorsqu'il 
buvait  avec  Vivonnc  et  soupait  chez  Ninon.  Et  cela 
paraissait  dans  ses  œuvres.  Quand  il  se  représentait, 
naif  croyant  j)our  qui  «  c'est  Dieu  qui  tonne  »,  en 
face  de  res))ril  fort  qui 

Prêche  que  trois  font  trois  et  ne  font  jamais  un  ; 

quand  il  défendait  Tartufe  contre  les  «  bigots  »  sou- 
levés, et  que  dans  ce  Lutrin  d'une  ironie  vraiment 
si  laïque,  il  tirait  ses  effets  comiques  d'une  bénédic- 
tion sacerdotale,  ou  lâchait  des  traits  comme  celui-ci  : 

Abîme  tout  plutôt,  c'est  l'esprit  de  l'Eglise, 

assurémentPradon  avait  tort  de  l'accuser  d'athéisme, 
mais  assurément  aussi  il  ne  pouvait  passer  pour  un 
chrétien  bien  fervent,  ni  surtout  pour  un  janséniste. 

En  vieillissant,  il  ne  change  pas  au  fond  de  sen- 
timent. Il  a  toujours  des  libertés  de  pensée  et  de 
langage,  un  penchant  à  soupçonner  le  zèle  d'hypo- 
crisie, une  révolte  de  la  raison  contre  les  sanglants 
effets  des  querelles  théologiques  et  de  la  ferveur 
religieuse,  qui  ne  sont  certes  pas  d'un  dévot.  Tels 
vers  de  ses  derniers  temps  ont  l'accent  de  Vol- 
taire *. 

Son  jansénisme  était  fait  de  taquinerie  contre  les 
jésuites  et  d'amitié  pour  Arnauld  et  Nicole  :  il  y  entrait 
surtout  de  purs   sentiments  d'honnête  homme,   un 

1.  ...Périr  tant  de  chrétiens,  martyrs  d'une  diphtongue,. .t 
...Et,  sans  distinction,  dans  tout  sein  hérétique, 
Pleins  de  joie,  enfoncer  un  poignard  catholiqueé 


L  HOMME.  35 

large  esprit  de  tolérance,  la  haine  des  faux-fuyants 
et  des  équivoques,  une  sympathique  admiration  pour 
la  hauteur  morale  de  la  doctrine  janséniste  et  pour 
l'austère  vertu  de  ses  défenseurs.  Louis  XIV,  si 
déclaré  contre  Port-Royal,  ne  s'y  trompa  point,  et 
laissa  Boileau  manifester  ouvertement  son  attache- 
ment au  grand  Arnauld  ;  Racine  se  demandait  com- 
ment son  ami  prenait  impunément  des  libertés  que 
lui-même  n'eût  pu  hasarder  sans  se  perdre  :  c'est  que 
le  roi  savait  bien  que  Despréaux,  quoi  qu'il  pût  dire 
ou  faire,  n'était  pas  de  la  secte.  Et  nous  le  voyons  en 
effet  cultiver  l'amitié  des  pères  Rapin,  Bouhours, 
Bourdaloue,  Thoulier,  aussi  soigneusement  que  celle 
d'Arnauld  et  de  Nicole.  11  écrit  à  Arnauld  lui-même 
qu'il  n'a  pas  pris  parti  sur  le  fond  de  la  dispute  des 
Provinciales^  et  dans  une  lettre  à  Racine  il  se  moque 
également  de  la  grâce  augustinienne  efficace  et  de  la 
molinienne  suffisante.  Il  se  dit  molino-janséniste  : 
c'est-à-dire  qu'il  n'est  ni  moliniste  ni  janséniste,  ne 
voyant  dans  la  querelle  qu'  «  une  dispute  de  mots  », 
où  l'on  ne  s'entend  de  part  ni  d'autre.  Au  fond,  il  ne 
comprend  rien  à  la  fureur  des  disputes  théologiques  : 
son  parti  à  lui,  c'est  le  sens  commun,  et  il  n'entre 
dans  le  jansénisme  que  jusqu'où  le  sens  commun  le 
mène. 

Et  même  sa  raison,  c'est  déjà  celle  qui  ébranlera 
le  dogme  :  s'étonner  de  l'intolérance,  c'est  nier  au 
fond  l'autorité  et  l'infaillibilité  de  l'Eglise.  Boileau 
avait  trop  de  gravité,  trop  de  respect  des  traditions 
et  de  l'ordre  établi,  pour  embrasser  une  philosophie 


36  BOILEAU. 

téméraire  et  frondeuse.  Il  se  croyait  chrétien  parce 
qu'il  allait  à  la  messe,  et  orthodoxe  parce  qu'il  profes- 
sait de  croire  en  gros  ce  que  croit  l'Eglise,  en  mépri- 
sant comme  chicanes  toute  cette  théologie  qui  limite 
le  dogme  et  détermine  l'hérésie.  Au  fond,  sous  le 
chrétien  sommeillait  le  déiste.  Dieu  était  nécessaire 
à  sa  raison;  et  c'était  le  Dieu  de  sa  raison  qu'il 
adorait  dans  les  Trois  personnes  du  Dieu  catholique. 
Moins  détaché  que  Molière,  moins  hostile  que  Vol- 
taire, son  acte  de  foi  est  un  acte  de  sens  propre, 
indépendant  et  réfléchi.  Boileau  est  tout  simplement 
un  cartésien,  de  ce  premier  cartésianisme,  encore 
inconscient  de  sa  nature  intime  et  qui  se  flattait  de 
donner  un  appui  à  la  foi  qu'il  était  fait  pour  ruiner. 
Bossuet,  avec  cet  infaillible  coup  d'oeil  qui  saisissait 
les  conséquences  lointaines  dans  les  principes  cachés 
de  toutes  les  doctrines,  ne  prenait  point  le  change. 
S'il  louait  r  «  hymne  inspiré  »  de  l'amour  de  Dieu, 
le  tour  de  raillerie  du  satirique  l'inquiétait,  et  les 
condamnations  sévères  qu'il  portait  sur  certaines 
satires  nous  montrent  qu'il  avait  pressenti  chez 
Despréaux  une  raison  déjà  émancipée  :  comme 
Descartes,  ce  n'était  là  pour  lui  qu'un  allié  d'occa- 
sion, capable  d'être  l'ennemi  du  lendemain. 

Nous  connaissons  mieux  les  dernières  années  de 
Boileau  que  sa  jeunesse  et  sa  maturité,  grâce  à  sa 
correspondance  :  de  1687  à  1699  s'étend  la  corres- 
pondance avec  Racine,  et  précisément  en  1699, 
quand  celle-ci  cesse,  nous  voyons  s'en  établir  une 
autre  avec  Brossette,  qui  nous  conduit  jusqu'à  la 


L  HOMME.  37 

mort  du  poète.  Les  lettres  de  Boileau  n'ont  pas  le 
charme  ni  l'esprit  qu'on 'trouve  dans  celles  de  Racine 
et  de  Fénelon.  Une  chose  lui  manque,  et  lui  a  tou- 
jours manqué,  c'est  l'abandon,  la  richesse  des  émo- 
tions intimes  et  le  besoin  de  s'épancher.  Il  ira  à 
Bourbon-l'Archambault,  et  il  en  reviendra,  sans  rap- 
porter de  son  voyage  une  seule  impression.  «  Mou- 
lins est  une  ville  très  marchande  et  très  peuplée.  » 
Voilà  tout  ce  qu'il  a  ressenti.  Comparez  à  cette 
sécheresse  La  Fontaine  s'en  allant  à  Limoges  :  il 
n'est  pas  encore  à  Etampes,  qu'il  a  vu  cent  choses, 
et  noté  cent  impressions,  qui  se  traduiront  plus  tard 
par  tels  vers  exquis  des  Fables.  Même  avec  Racine, 
qu'il  aime  tendrement,  Boileau  ne  se  livre  pas  :  du 
moins,  il  livre  ce  qu'il  a,  et  c'est  peu.  Il  écrit  comme 
il  cause,  ou  plutôt  moins  bien  qu'il  ne  cause  :  car 
sa  verve  courte  et  sèche  n'est  pas  faite  pour  le  mono- 
logue; il  lui  faut  des  répliques  pour  la  reposer  et  de 
la  contradiction  pour  l'animer.  Nous  avons  peine  à 
nous  figurer  entre  deux  amis  intimes,  deux  poètes 
surtout,  ce  ton  de  politesse  cérémonieuse  et  froide. 
Jamais  ils  ne  manquent  de  s'appeler  «  monsieur  »  ; 
et  «  mon  cher  monsieur  »  dénoie  les  moments  de 
plus  grand  abandon  et  de  moindre  tenue.  La  ten- 
dresse est  en-dessous,  dans  la  pensée  et  non  dans  les 
mots.  Racine,  ici,  n'est  pas  plus  vif  que  Boileau, 
c'est  un  trait  des  mœurs  du  siècle. 

Gomme  ils  n'écrivent  point  pour  s'épancher  ni 
pour  s'amuser,  et  qu'ils  parlent  de  leurs  affaires, 
leurs  lettres  en  perdent  un  peu  d'éclat  et  d'intérêt 


38  BOILEAU. 

littéraire.  Ils  se  consultent  souvent  sur  leurs  produc- 
tions, défiants  d'eux-mêmes,  et  difficiles  à  contenter; 
car  ils  ont  une  idée  très  haute  de  la  perfection,  et  ne 
se  lassent  point  qu'ils  ne  sentent  impossible  de  s'en 
approcher  davantage  :  ils  donnent  et  reçoivent  des 
avis  et  des  critiques  avec  une  absolue  candeur,  et 
jamais  l'amour-propre  n'a  été  plus  absent  du  com- 
merce de  deux  poètes. 

La  santé  de  Boileau  est  un  thème  aussi  qui  n'est 
jamais  épuisé.  Il  avait  senti  dès  1662  une  difficulté 
de  respirer,  puis  il  était  devenu  asthmatique,  et 
enfin  en  1687  il  perdait  la  voix,  cette  précieuse  voix 
qui  lui  était  si  nécessaire  pour  disputer  à  l'Académie 
des  Inscriptions  contre  le  suffisant  Charpentier 
à  la  voix  de  tonnerre.  Sirop  d'abricot,  lait  d'ânesse, 
tous  les  remèdes  avaient  été  inutiles  :  on  envoya 
Despréaux  })rendre  les  eaux  de  Bourbon,  de  juillet  à 
septembre  1687.  Il  nous  dépeint  dans  ses  lettres  les 
formalités  et  cérémonies  préparatoires  à  la  prise  des 
eaux,  saignées,  purgations,  etc.  ;  le  médecin  Tant- 
Mieux  attestant  une  amélioration  que  le  malade  ne 
sent  pas,  et  l'apothicaire  sourd  qui  lui  affirme  que  la 
voix  lui  revient;  la  tragique  affaire  du  demi-bain,  et 
les  disputes  des  médecins  dont  les  uns  lui  ordonnent 
de  se  baigner  s'il  veut  guérir,  elles  autres  le  lui  défen- 
dent s'il  tient  à  la  vie;  l'épreuve  angoisseuse  de  ce 
bain,  «  ses  valets  faisant  lire  leur  frayeur  sur  leurs 
visages,  et  M.  Bourdier  s'étant  retiré  pour  n'être  pas 
témoin  d'une  entreprise  aussi  téméraire  »  ;  l'éclatant 
monosyllabe  qu'il  articula  en  sortant  de  l'eau,  et  que 


l'homme.  39 

jamais  il  ne  put  arriver  depuis  à  faire  sortir  une 
seconde  fois  de  son  gosier;  enfin  son  retour  à  Paris, 
et  toutes  les  recettes  dont  il  essaye,  sans  confiance  et 
jamais  tout  à  fait  sans  espoir,  tisane  à'éryslmumy 
grains  de  myrrhe  transparente,  et  même  simple  eau 
de  poulet,  qui  avait  rendu  la  voix  à  un  chantre  de 
Notre-Dame  :  tout  cela  fait  une  comédie  digne  de 
Molière. 

Il  ne  faut  pas  croire  que  la  maladie  rendît  Des- 
préaux fort  morose.  S'il  s'était  à  peu  près  retiré  du 
monde,  il  ne  menait  pas  triste  vie  dans  sa  maison 
d'Auteuil,  qu'il  avait  achetée  en  1685  et  qu'il  posséda 
vingt  ans.  Il  n'y  passa  plus  l'hiver  après  1687,  mais 
chaque  année,  aux  beaux  jours,  il  s'y  installait  avec 
joie.  Il  aimait  la  société  et  recevait  de  nombreuses 
visites.  Racine  appelait  la  maison  d'Auteuil  une 
«  hôtellerie  »,  tant  il  y  passait  de  gens.  Un  jour, 
Bossuet  y  venait  entendre  l'épître  sur  V Amour  de 
Dieu;  un  autre  jour,  La  Bruyère  y  lisait  ses  Carac^ 
tares ^  ou  d'Aguesseau  s'y  arrêtait  en  revenant  de  Ver- 
sailles. Ou  bien  c'était  un  jésuite,  Bouhours  ou  Thou- 
lier,  à  qui  le  poète  envoyait  son  carrosse  pour 
l'amener  dîner.  Le  maître  du  logis  aimait  toujours 
la  bonne  chère  et  les  propos  autour  de  la  table  :  ses 
convives  étaient  parfois  des  courtisans,  Pontchar- 
train  le  fils  ou  le  marquis  de  Termes,  plus  souvent 
quelques  voisins,  et  de  bons  amis,  le  chirurgien 
Félix,  le  musicien  Destouches,  l'abbé  de  Château- 
neuf,  ancien  ami  de  Ninon,  qui  vers  ce  temi)s-là  fut 
parrain  du  fils  du  notaire  Arouet.  Il  accueillait  tous 


40  BOILEAU. 

les  Lyonnais  de  distinction  qui  venaient  à  Paris, 
reconnaissant  envers  leur  ville  des  bons  intérêts 
qu'elle  lui  servait  depuis  tant  d'années  qu'il  y  avait 
placé  ses  fonds.  En  1698,  il  reçut  un  jeune  avocat  de 
vingt-sept  ans,  Brossette,  son  admirateur  passionné, 
qui  lui  demanda  son  amitié,  et  lui  soumit  le  projet 
qu'il  avait  fait  de  commenter  toute  son  œuvre  pour 
l'utilité  de  la  postérité  :  ce  fut  le  commencement  de 
leurs  relations  et  de  leur  correspondance.  En  1702, 
Brossette  revient  à  Paris  :  il  court  à  Auteuil,  un 
dimanche,  vers  dix  heures  du  matin.  Le  poète  est  à 
la  messe;  il  l'attend  en  faisant  causer  Antoine,  le 
jardinier  qu'une  Épître  avait  illustré.  Despréaux 
arrive,  récite  de  ses  vers;  on  dîne,  on  médit  d'une 
tragédie  de  La  Serre;  et  en  prenant  le  café  sous  un 
berceau,  dans  le  jardin,  la  conversation  tombe  sur 
la  déclamation  dramatique  :  Boileau,  évoquant  les 
souvenirs  d'un  temps  qui  lui  est  cher,  montre  com- 
ment la  Ghampmeslé  disait  un  vers  du  rôle  de 
Monime,  ou  Molière  une  tirade  du  Misanthrope. 

Mais  celui  qu'on  vit  le  plus  souvent  à  Auteuil  jus- 
qu'en 1699,  ce  fut  Racine.  Il  y  venait  dîner  avec  des 
amis  communs  et  causer  belles-lettres;  ou  bien  il 
amenait  sa  petite  famille,  et  Boileau,  dépouillant  sa 
gravité,  jouait  avec  les  enfants  aux  quilles,  où  il  se 
piquait  d'être  de  première  force,  ou  les  menait  pro- 
mener dans  le  bois  de  Boulogne.  Il  remplaçait  à 
l'occasion  le  père  absent,  corrigeait  les  versions  de 
Jean-BajUiste,  et  lui  formait  le  jugement  en  le  faisant 
causer.  Il  remplaça  même  le  père  mort,  comme  ce 


l'homme.  41 

jour  où  la  pieuse  Mme  Racine  le  chargea  de  ser- 
monner le  petit  Lionval ,  coupable  de  douze  vers 
français  sur  la  mort  d'un  chien.  Cette  fois-là,  il  prêcha 
dans  le  désert  :  Louis  Racine  voulut  être  poète,  tout 
averti  qu'il  était  par  Despréaux,  qu'  «  on  n'avait 
jamais  vu  de  grand  poète,  fils  d'un  grand  poète  ». 

Cependant  les  infirmités  de  Boileau  s'aggravaient. 
La  surdité,  l'hydropisie,  un  affaiblissement  général 
l'affligèrent.  En  1709,  il  ne  pouvait  plus  marcher. 
La  littérature  prenait  un  train  qui  n'était  pas  pour 
le  réjouir  :  on  arrivait  à  l'Académie  par  les  femmes, 
sans  avoir  écrit  une  ligne.  Les  querelles  littéraires 
n'avaient  jamais  eu  d'influence  sur  son  humeur,  ni 
de  contre-coup  sur  sa  vie  ;  l'affaire  de  Phèdre  et  les 
menaces  du  duc  de  Nevers  n'avaient  été  qu'un  inci- 
dent vite  oublié;  il  s'était  réconcilié  avec  Quinault, 
avec  Boursault,  avec  Perrault,  sans  effort,  et  de  bon 
cœur,  n'ayant  jamais  été  l'ennemi  que  des  idées,  et 
non  des  personnes.  Mais  il  eut  une  affaire  qui  assom- 
brit et  inquiéta  ses  dernières  années.  Ce  fut  avec 
les  jésuites,  qui,  janséniste  ou  non,  ne  lui  pardon- 
naient pas  de  louer  le  grand  Arnauld  et  de  railler 
les  doctrines  chères  à  la  Compagnie.  Malgré  les 
précautions  qu'il  avait  prises,  le  mélange  habile  des 
opinions,  et  l'approbation  du  père  La  Chaise,  les 
jésuites  prirent  l'épître  sur  V Amour  de  Dieu  pour 
un  acte  d'hostilité.  De  là,  en  1703,  un  article  mal- 
veillant du  ])ère  Buffier  dans  le  Journal  de  Trévoux^ 
auquel  Boileau  riposta  par  des  épigranunes  ))lus  fortes 
que  spirituelles.  Quelques  jésuites  voués  aux  belles- 


42  BOILEAU. 

lettres,  et  qui  personnellement  étaient  liés  avec  le 
poète,  s'entremirent,  et  la  ])aix  fut  faite.  Vint  la  mal- 
heureuse satire  sur  V Equivoque  :  les  ennemis  de  la 
Compagnie  firent  à  cette  pièce  un  tel  succès,  que  l'au- 
teur n'osa  l'imprimer.  Pour  comble,  on  lui  attribua 
un  méchant  libelle,  Boileau  aux  prises  avec  les 
jésuites^  et  le  père  Tellier,  qui  avait  succédé  au  doux 
père  La  Chaise,  fit  demander  au  poète  un  désaveu 
public  des  attaques  qu'on  lui  attribuait  contre  la 
Société.  Boileau,  retrouvant  sa  malice  des  bonsjours, 
écrivit  au  père  Thoulier  un  billet  de  désaveu  si 
méprisant  et  si  lîn,  que  le  père  Tellier  ne  dut  pas 
avoir  envie  de  s'en  faire  honneur.  Mais  aussi  ne  dé- 
sarma-t-il  pas,  et  il  fit  défendre  à  Boileau  par  le  roi 
d'imprimer  la  satire  sur  Y  Equivoque  :  il  fit  en  sorte 
que  Louis  XIV  exigea  qu'on  lui  remît  l'original  de  la 
pièce  entre  les  mains. 

Malgré  toutes  ces  souffrances  et  ces  tracas,  les 
dernières  années  de  Boileau  furent  moins  moroses 
qu'on  ne  le  dit  communément.  Ses  lettres  à  Bros- 
sette  nous  le  montrent  gardant  jusqu'au  bout  une 
assez  grande  égalité  d'âme.  Il  n'est  ni  quinteux  ni 
pleureur.  Il  est  même  un  peu  trop  philosophe  sur 
les  malheurs  publics,  dans  la  triste  année  1709  :  il 
laisse  là  bien  vite  «  la  joie  et  la  misère  publiques  » 
qui  sont  l'affaire  du  roi,  pour  venir  à  ce  qui  l'in- 
téresse, à  ses  œuvres.  Point  n'était  besoin,  pour 
l'amadouer,  des  fromages  et  des  jambons  dont  son 
futur  commentateur  l'accablait  sans  cesse.  Cette 
curiosité  et  cet  enthousiasme  le  chatouillaient  agréa- 


L'HOMME.  43 

blement;  il  ne  se  lassait  pas  de  répondre  aux  ques- 
tions; il  demandait  que  le  commentaire  fût  «  une 
imperceptible  apologie  ».  L'amour-propre  du  poète 
surnageait  en  lui,  plus  robuste  et  plus  aigu  qu'on  ne 
l'eût  jamais  soupçonné.  Il  attache  du  prix  aux  plus 
fades  bagatelles  dont  il  est  l'auteur,  un  mot  dit  tel 
jour  au  roi,  une  saillie  faite  à  Bâville  en  telle  cir- 
constance, une  épigramme,  une  chanson,  un  sonnet. 
Selon  qu'il  est  plus  froid  ou  plus  complimenteur, 
Brossette  n'entend  rien  à  la  poésie,  ou  bien  a  le  goût 
exquis.  Le  jour  où  il  se  permet  de  critiquer  Boileau 
et  de  trouver  j)assables  des  vers  de  Charpentier,  ce 
jour-là,  il  n'est  qu'un  sot. 

Boileau  revenait  sur  sa  vie  passée  sans  chagrin 
et  sans  attendrissement.  Il  ne  semblait  rien  regretter 
ni  rien  désirer.  Il  mourut  enfin  le  13  mars  1711, 
assisté  de  son  confesseur  l'abbé  Lenoir,  chez  qui  il 
demeurait,  et  pourtant  peut-être  plus  en  philosophe 
qu'en  chrétien.  Interrogé  sur  son  état,  il  répondit" 
par  un  vers  de  Malherbe  : 

Je  suis  vaincu  du  temps,  je  cède  à  ses  outrages. 

Et  voyant  entrer  un  de  ses  amis,  un  moment  avant 
d'expirer  :  «  Bonjour  et  adieu,  lui  dit-il;  l'adieu 
sera  bien  long  ».  Il  léguait  diverses  sommes  à  ses 
domestiques,  et  une  bonne  partie  de  son  bien, 
50  000  livres,  «  aux  pauvres  honteux  des  six  petites 
paroisses  de  la  cité  ».  Il  ne  faisait  pas  de  fondation 
pieuse. 


CHAPITRE  II 


LA  POESIE  DE  BOILEAU 


Un  «  homme  d'esprit  »  disait  de  la  poésie  de  Bbi- 
leau  :  «  Il  y  a  deux  sortes  de  vers  dans  Boileau  : 
les  plus  nombreux  qui  semblent  d'un  bon  élève  de 
troisième,  les  moins  nombreux  qui  semblent  d'un 
bon  élève  de  rhétorique  ».  —  «  L'homme  d'esprit 
qui  parle  ainsi,  riposte  Sainte-Beuve,  ne  sent  pas 
Boileau  poète,  et,  j'irai  plus  loin,  il  ne  doit  sentir 
aucun  poète  en  tant  que  poète.  »  Car  où  est  le  mérite 
de  sentir  la  poésie  de  La  Fontaine,  ou  de  Chénier, 


1.  La  meilleure  édition  de  Boileau  est  encore  celle  de 
Berriat-Saint-Prix  (4  vol.  in-8°,  1830-1837),  en  attendant  celle 
que  la  Collection  des  Grands  Ecrivains  de  la  France  devra 
comprendre  —  Quant  aux  travaux  consacrés  à  Boileau,  il  suf- 
fira de  sig-naler  :  Sainte-Beuve,  Port-Royal^  surtout  t.  V 
(Irc  édit.)  et  Causeries  du  lundi,  t.  VI;  Nisard,  Histoire  de  la 
littérature  française,  t.  11,  chap.  vi  ;  et  surtout  Brunetière, 
art.  Boileau  de  la  Grande  Encyclopédie  ;  l'Esthétique  de  Boi- 
leau, dans  la  lie f ne  des  Deux  Mondes  du  1"""  juin  1889  (article 
destiné  à  servir  de  préface  à  l'édilion  de  luxe  des  Poésies  de 
Boileau  publiée  par  la  librairie  Hachette);  Histoire  de  Véi'o- 
lution  de  la  critique,  chap.  m  et  iv. 


LA   POESIE   DE   BOILEAU.  45 

OU  de  V.  Hugo?  Il  suffit  de  n'être  pas  tout  à  fait 
insensible.  Parce  qu'il  faut  un  sentiment  plus  lin 
pour  saisir  le  caractère  de  l'art  de  Boileau,  est-ce 
une  raison  pour  nier  qu'il  soit  poète? 

Où  donc  est  la  poésie  de  Boileau  ?  C'est  ici  qu'il 
faut  secoaer  tous  les  préjugés  qu'on  se  passe  de 
main  en  main  depuis  plus  d'un  siècle.  Tous  nos 
jugements  sur  les  vers  de  Boileau  sont  des  survi- 
vances de  Marmontel  ou  de  Th.  Gautier,  quand  nous 
traitons  de  bagatelles  triviales  le  Repas  ridicule^  les 
Embarras  de  Paris  et  le  Lutrin,  ou  quand  nous  nous 
figurons  une  poésie  abstraite  et  banale,  une  élégance 
monotone  et  sans  expression,  des  vers  nus  et  déchar- 
nés, implacablement  alignés  et  coupés  à  l'hémi- 
stiche, pareils  à  une  rangée  de  mannequins  qui 
seraient  tous  plies  par  le  milieu  du  corps. 

Il  faut  prendre  garde  aussi  de  ne  pas  confondre 
la  poésie  avec  la  technique  qui  sert  à  la  réaliser, 
avec  les  procédés  de  versification  et  de  style.  La 
technique  a  changé  depuis  Boileau,  et  notre  oreille 
habituée  au  vers  romantique,  au  vers  parnassien,  et 
que  n'étonne  déjà  qu'à  demi  le  vers  symbolique, 
estime  le  vers  classique  un  bien  pauvre  et  maigre 
instrument.  Pour  être  juste,  il  faut  tenir  compte  de 
la  différence  des  temps,  et  ne  pas  chicaner  un  écri- 
vain sur  les  moyens  d'expression  qu'il  a  choisis, 
quand  on  n'en  connaissait  pas  d'autres  de  son  temps. 
Ne  demandons  pas  à  Boileau  l'alexandrin  de  V.  Hugo, 
souple,  disloqué,  expressif  dans  tous  ses  membres 
et  toutes  ses  figures ^  comme  le  plus  savant  des  pan» 


^iC  nOILRAU. 

tomimos,  ni  l'ample  période  rylhmique  aux  harmo- 
nies savantes  et  conjj)liquécs  dont  le  mouvement 
s'unit  par  des  raj)j)'orts  subtils  au  mouvement  de  la 
phrase  grammaticale.  Ne  lui  demandons  i)as  non 
plus  les  procédés  de  style  créés  j)ar  Chateaubriand 
ou  perfectionnés  de  nos  jours,  rexj)ression  intense, 
violente,  l'idée  étouffée  sous  l'image,  la  phrase  tron- 
quée et  pittoresque,  débarrassée  de  ses  appuis  gram- 
maticaux, réduite  à  ses  éléments  «  sensationnels  », 
et  toute  en  «  notes  extrêmes  ».  Son  vers  est  tout  ce 
qu'il  y  a  de  moins  «  polymorphe  »,  comme  son  style 
tout  ce  qu'il  y  a  de  moins  «  impressionniste  ». 

Ce  qu'on  ne  pourra  contester,  tout  d'abord,  c'est 
qu'il  y  ait  en  Boileau  un  artiste.  Le  vers  est  pour 
lui  une  forme  d'art,  ayant  sa  beauté  propre,  et  tra- 
duisant d'une  certaine  façon  en  sensations  de  l'oreille 
le  caractère  de  l'idée.  S'est-on  assez  moqué  de  cette 
pauvre  satire  II,  avec  son  légendaire  combat  de  la 
rime  et  de  la  raison?  Mais  a-t-on  réfléchi  que  l'ac- 
cord de  la  rime  et  de  la  raison,  c'est  tout  simple- 
ment l'invention  d'une  forme  qui  réalise  en  perfec- 
tion l'idée,  et  que  la  rime  raisonnable,  c'est  en  fin 
de  compte  la  rime  expressive?  A-t-on  réfléchi  que 
lorsque  Boileau  rejette  le  fatras  des  rimes  banales, 
chères  aux  copistes  maladroits  de  Malherbe,  et 
déclare 

Qu'il  ne  saurait  souffrir  qu'une  phrase  insipide 
Vienne  à  la  fin  du  vers  remplir  la  place  vide, 

jc'est  la  preuve  qu'il  ne  comprend  pas  le  rôle  de  la 


LA    POESIE    DE    ROILEAU.  47 

rime  autrement  que  M.  de  Banville  et  tous  nos  Par- 
nassiens, qui  en  font  l'élément  constitutif  du  vers, 
et  s'efforcent  de  la  faire  porter  sur  les  mots  caracté- 
ristiques de  la  phrase  ?  Voyez  sa  pratique  :  jamais  il 
ne  rime  négligemment,  faiblement,  lâchement.  Jamais 
il  ne  rime  au  petit  bonheur,  par  à  peu  près,  à  coups 
d'épithètes  incolores,  «  à  la  Voltaire  ».  Dès  sa  pre- 
mière satire,  pièce  assez  médiocre,  il  trouve  la  rime 
pleine,  riche,  curieuse  même.  Souvent  les  deux  mots 
qui  riment,  presque  toujours  l'un  des  deux,  sont 
significatifs;  à  l'ordinaire,  la  fameuse  loi  de  la  con- 
sonne d'appui  est  observée.  Le  poète  poursuit  même 
évidemment  les  rimes  imprévues  et  singulières  :  axe 
et  parallaxe,  embryon  et  dissection,  coco  et  Cuzco. 
Nous  en  avons  vu  bien  d'autres  :  mais  pour  le  temps, 
ce  n'étaient  pas  là  des  mots  familiers  aux  poètes  en 
quête  de  rimes. 

Assurément  Boileau  coupe  ses  vers  à  l'hémistiche, 
et  pour  lui,  comme  pour  tous  ses  contemporains,  le 
distique  est  la  forme  fondamentale,  quand  il  écrit  en 
alexandrins.  Il  est  bien  éloigné  des  audaces  même 
de  Ghénier,  qui  est  encore  pourtant  un  classique. 
Et  cependant  «  ce  grand  niais  d'alexandrin  )>  que 
V.  Hugo  n'avait  pas  encore  disloqué,  n'est  pas  si 
raide  ni  si  compassé  chez  lui  qu'on  veut  bien  le  dire. 
Césures  déplacées,  enjambements  alors  hardis,  tous 
ces  moyens  d'assouplir  le  vers  et  d'en  tirer  des  effets 
variés  lui  sont  connus^  et  il  les  emploie.  C'est  ainsi 
qu'il  écrit  : 


48  BOILEAU. 

Et  déjà  mon  vers  —  coule  à  flots   précipités. 
De  quel  g^enre  te   faire,  équivoque  maudite 
Ou  maudit? 

...  Chargé  d'une  triple  bouteille 
D'un  vin,  —  dont  Gilotin,  etc. 

Il  serait  aisé  de  multiplier  ces  exemples,  qu'on 
rencontrerait  plus  abondamment  dans  ses  derniers 
ouvrages.  Le  poète,  eh  vieillissant,  prenait  plus  de 
hardiesse,  et,  plus  sûr  de  sa  science,  élargissait  sa 
facture. 

Mais  làoîi  il  excelle,  c'est  dans  l'harmonie  expres- 
sive du  vers.  Il  ne  s'agit  j)as  de  cette  harmonie  imi- 
tative  dont  on  a  si  ridiculement  abusé,  mais  d'une 
fine  correspondance  des  qualités  sensibles  du  vers 
au  caractère  intime  de  la  pensée. 

En  ce  genre  Boileau  a  des  sonorités  qui  sont  de 
vraies  trouvailles.  Ecoutez  ce  jeu  de  rimes  qui  tin- 
tent : 

Les  cloches  dans  les  airs  de  leurs  voix   argentines 
Appelaient  à  grand  bruit  les  chantres  à  matines. 

Il  paraît  que  Chapelle  avait  des  doutes  sur  le  mot 
argentines  :  mais  le  poète  a  vaincu  le  puriste  en  Boi- 
leau. Voici  maintenant  trois  vers,  où  non  les  rimes 
seules,  mais  tous  les  mots,  sont  choisis  pour  la  qua- 
lité expressive  de  leur  son  : 

Sous  les  coups  redoublés  tous  les  bancs  retentissent; 
Les  murs  en  sont  émus;  les  voûtes  en  mugissent; 
Et  l'orgue  même  en   pousse  un   long  gémissement. 

Il  arrive  même  souvent  que  ce  soit  l'ampleur  des 
sons  qui  donne  au  vers  ce  je  ne  sais  quoi  de  saisis* 


LA    POÉSIE    DE    BOILEAU.  49 

sant  qui  enlève  la  pensée,  cette  envolée  qui  fait  la 
poésie.  Même  la  fantaisie,  chez  Boileau,  est  liée 
inséparablement  à  l'harmonie  du  vers;  redites  ces 
deux  vers  connus  : 

Et  la  scène  française  est  en  proie  à  Pradon. 
Faire  siffler  Cotin  chez  nos  derniers  neveux. 

Où  sont  l'esprit  et  la  })oésie  là  dedans  ?  N'est-ce  pas 
dans  le  contraste  de  l'idée  et  de  la  forme?  Et  que 
l'idée  serait  terne,  si  le  trait  satirique  n'avait  l'ample 
ouverture  de  l'alexandrin  héroïque  !  Ce  j)etit  Pradon 
logé  au  bout  d'un  vers  dont  les  sonorités  s'étalent 
largement,  ce  grotesque  Cotin  entraîné  dans  le  mou- 
vement enthousiaste  d'un  vers  d'hymne,  voilà  ce 
qui  hausse  le  simple  sens  de  Despréaux  jusqu'à  la 
poésie. 

Le  malheur,  c'est  que  nous  lisons  trop  Boileau 
des  yeux,  et  avec  l'esprit,  pour  la  pensée.  Nous  ne 
l'écoutons  pas  assez,  seulement  pour  le  plaisir  de 
l'oreille.  Il  nous  en  avait  pourtant  bien  avertis,  lui 
qui  jugeait  de  ses  vers  par  l'oreille  et  croyait  les  jus- 
tifier assez  en  attestant  qu'il  n'en  avait  jamais  fait  de 
plus  «  sonores  »  ;  lui  qui  défendait  le  mot  de  lubricité 
pour  le  bon  son  qu'il  faisait  à  la  rime  ;  lui  qui  tant  d'an- 
nées avant  qu'on  l'eût  inventé,  connaissait  l'art  de  la 
lecture,  et  qui  lisait  ou  disait  les  vers  en  perfection, 
de  façon  à  transporter  les  plus  froids  auditeurs  :  il 
les  débitait  tout  simplement  en  poète,  rendant  sen- 
sibles toute  sorte  d'effets  d'harmonie  et  de  rythme, 
qui  échappent  à  la  lecture  des  yeux.  Et  dans  les 
LANsoN.  —  Boileau.  4 


50  nOILEAU. 

Réflexions  sur  Lon^in  n'aj)j)elait-il  j)as  au  jugement 
de  l'oreille,  jiour  ])rononcer  s'il  y  «avait  quelque  |)art 
du  sublime?  n'en  revenait-il  ])as  toujours,  pour  faire 
admirer  un  passage  de  la  Crenèse,  à  «  la  douceur 
majestueuse  des  paroles  »,  et  ne  demandait-il  pas 
seulement,  pour  que  tous  les  esprits  en  reconnussent 
la  beauté,  «  une  boucbe  qui  les  sût  jirononcer  »,  et 
«  des  oreilles  qui  les  sussent  entendre  »  ? 

Si  étrange  que  le  rapprochement  j)uisse  j)araître, 
Boileau  se  place  ici  tout  à  fait  au  même  point  de 
vue  que  Flaubert,  faisant  passer  toutes  ses  phrases 
par  son  «  gueuloir  »  pour  en  vérifier  la  perfection.  Et 
en  même  temps,  si  l'on  admet  une  fois  que  son 
instrument  est  le  vers  classique,  on  sentira  qu'il 
est  dirigé  par  le  même  principe,  par  la  même  con- 
ception de  la  forme  poétique,  que  les  Gautier  et  les 
Banville.  Il  choisit  ses  mots,  non  comme  signes, 
mais  comme  sons,  et  par  les  rimes,  les  coupes,  les 
rythmes,  il  s'efforce  de  donner  au  vers  une  forme 
sensible  capable  de  susciter  une  impression  déter- 
minée. 

Il  n'a  pas  l'œil  moins  exercé  que  l'oreille.  Il  voit 
les  choses  concrètes,  et  il  en  rappelle  l'image.  On  a 
tort  de  croire  que  l'imagination  ait  manqué  à  Boileau; 
il  a  du  moins  celle-là,  qui  n'est  que  souvenir  et 
rappel  des  sensations  anciennes.  Il  l'a  constamment  : 
l'idée  tourne  naturellement  chez  lui  en  image.  Ce 
n'est  pas  procédé  de  littérateur  rompu  au  métier 
d'écrivain  :  c'est  vraiment  vision,  sensation  présente 
ou  ravivée.   Nous  n'y  songeons  pas,   habitués   que 


LA    POESIE    DE    BOILEAU.  51 

nous  sommes  aux  tons  intenses  de  nos  coloristes 
modernes  :  la  couleur  de  Boileau  nous  paraît  bien 
terne.  Quand  nous  lisons  : 

Tes  bons  mots,  autrefois  délices  des  ruelles, 
Approuvés  chez  les  grands,  applaudis  chez  les  belles, 
Hors  de  mode  aujourd'hui  chez   nos  plus  grands  badins, 
Sont  des  collets  montés  ou  des  uertugadins  : 

nous  ne  pouvons  nous  figurer  que  cela  a  la  même 
valeur,  relativement  aux  habitudes  du  langage  et  du 
goût  de  son  siècle,  qu'ont  à  notre  égard  les  vers  de 
V.  Hugo  : 

Les  mots  bien  ou  mal  nés  vivaient  parqués  en  castes  : 
Les  uns  nobles,  hantant  les  Phèdrcs,  les  Jocastes, 
Les  Méropes  ;  ayant  le   décorum  pour  loi, 
El  montant  à  Versailles  aux  carrosses  du  roi... 

Et  il  est  vrai  pourtant  que  les  deux  images  s'équi- 
valent, si  l'on  tient  compte  de  la  différence  des 
temps. 

Si  nous  voulons  résister  à  notre  mémoire  qui  nous 
présente  machinalement  la  plupart  de  ces  vers,  trop 
familiers  et  tournés  en  dictons  pour  évoquer  encore 
en  nous  des  sensations,  on  s'apercevra  que  Boileau 
n'a  guère  usé  du  style  abstrait.  Tous  ces  vers  que 
l'on  sait  par  cœur,  et  qui  ont  immortalisé  leurs  vic- 
times, d'où  en  est  venue  la  force  ?  de  ce  qu'une 
image  inoubliable,  avec  ou  sans  justice,  s'est  appli- 
quée au  nom  du  bonhomme. 

...  CoUetet  crotté  jusqu'à  l'échiné 
S'en  va  chercher  son  pain   de  cuisine  en  cuisine.... 
Cotin  à  ses  sermons  traînant  toute  la  terre, 
Fend  les  flots  d'auditeurs  pour  aller  à  sa  chaire.... 


52  BOILEAU. 

Et  tous  les  mauvais  ouvrages  qui  sont  livrés  à  notre 
dérision  ne  paraissent  jamais  dans  l'idée  abstraite 
de  leur  titre  :  ce  n'est  pas  la  médiocrité  de  la  poésie 
que  l'on  conçoit,  on  voit  le  livre  de  rebut,  sa  reliure, 
ses  feuillets;  c'est  le  triste  bouquin  que  nous  avons 
tant  de  fois  rencontré  sur  le  quai,  a  demi-rongé  «, 
ou  «  commençant  à  moisir  par  le  bord  »,  ou  tout 
poudreux  et  recroquevillé.  Au  dernier  degré  de 
misère  et  d'ignominie,  c'est  la  feuille  d'impression 
qui  nous  arrive  empaquetant  nos  emplettes  : 

...  Et  j'ai  tout  Pelletier 
Roulé  dans  mon  office  en  cornets  de  papier. 

On  louait  jadis  l'originalité  des  imitations  de 
Boileau,  et  il  est  merveilleux  qu'il  ait  pu  faire  passer 
dans  ses  Satires  tant  de  morceaux  de  Juvénal  ou 
d'Horace,  sans  que  jamais  on  sente  le  placage  ni 
la  traduction.  C'est  qu'il  ne  rendait  pas  par  un  effort 
d'esprit  Vidée  d'Horace  et  de  Juvénal;  mais  quand 
il  lisait  dans  Juvénal  :  «  Si  la  Fortune  veut,  de  rhé- 
teur elle  te  fera  consul  », 

Si  Fortuna  volet,  fies  de  rhetore  consul, 

ce  n'était  ni  Quintilien  ni  des  licteurs  qu'il  se  figu 
rait;  mais  il  revoyait  l'ancien  régent  du  collège  de 
Plessisy  ce  cuistre  de  la  Rivière,  en  robe  rouge  de 
cardinal,  siégeant  au  Parlement  parmi  les  pairs 
comme  évêque-duc  de  Langres  :  et  aussitôt  il  notait 
que  le  sort  burlesque 

D'un  pédant,  quand  il  veut,  sait  faire  un  duc  et  pair. 


LA   POÉSIE   DE    DOILEAU.  63 

Ce  n'est  pas  là  une  transposition  laborieusement 
étudiée  :  l'auteur  ancien  n'a  fait  que  toucher  pour 
ainsi  dire  en  lui  l'image  à  réveiller,  et  du  fond  de 
son  expérience  a  surgi  tout  à  coup,  entre  les  lignes 
du  texte  latin,  une  physionomie  familière  et  contem- 
poraine. 

Et  voilà  précisément  toute  la  poésie  de  Boileau  • 
il  a  vu^  et  il  fait  voir.  Il  n'a  pas  l'ampleur  épique;  il 
n'a  pas  l'élan  lyrique  ;  il  n'a  pas  le  mouvement  ora- 
toire. Mais  il  rend  ce  qu'il  a  perçu  de  la  nature, 
comme  il  l'a  perçu.  Boileau  est  un  réaliste  dans  toute 
la  force,  ou,  si  l'on  veut,  dans  toute  l'étroitesse  du 
terme  :  si  nous  séparons  dans  son  œuvre  ce  qui  est 
virtuosité  acquise  de  ce  qui  était  don  naturel,  nous 
ne  trouvons  rien  autre  chose  en  lui.  Et  entendons 
bien  ce  que  veut  dire  ici  le  mot  de  réaliste  :  Boileau 
sait  voir  et  rendre.  Mais  pour  rendre,  il  faut  qu'il 
ait  vu,  effectivement,  réellement.  Il  faut  que  les 
choses  aient  été  dans  sa  sensation  pour  être  dans 
son  imagination,  et  son  vers  ne  dit  rien  que  son  œil 
ou  son  oreille  n'aient  reçu.  Il  n'a  pas  l'imagination 
créatrice,  qui  donne  une  forme  sensible  à  l'idéal,  à 
l'immatériel,  à  ce  qui  n'est  plus,  n'est  pas  encore 
ou  ne  sera  jamais.  Il  n'a  même  pas  l'intuition  du 
monde  intérieur  :  le  sens  des  réalités  invisibles  lui 
manque. 

Surtout  il  ne  doublera  guère  sa  sensation  de  sen- 
timent :  nature  droile,  brusque,  irritable,  il  manque 
de  sensibilité.  Il  a  le  cœur  bon  :  mais  sa  bonté  ne 
passe  pas  dans  son  imagination;  elle  se  réalise  en 


64  nOILEAU. 

ugements,  puis  en  actes,  jamais  en  émotions,  en 
représentations  capables  d'exciter  le  sentiment  seul 
en  dehors  d'un  objet  présent  qui  sollicite  aux  actes. 
Il  est  serviable,  généreux  :  il  n'a  pas  la  sympathie 
compréhensive,  il  ne  s'unit  pas  par  l'amour  à  ses 
semblables,  à  la  création;  il  ne  mêle  pas  son  âme 
dans  les  choses.  Jamais  cartésien  ne  fut  plus 
retranché  dans  son  moi.  Voilà  par  où  Boileau  diffère 
de  La  Fontaine  et  de  Racine  :  c'est  pourquoi  ils 
sont  de  grands  poètes,  tandis  que  l'on  doit  démon- 
trer la  poésie  de  Boileau.  Totalement  dépourvu  de 
tendresse,  incapable  d'effusion  et  d'épanchement,  il 
n'aime  pas  la  nature  qu'il  rend  :  il  y  a  de  l'indiffé- 
rence dans  la  fidélité  consciencieuse  de  son  imita- 
tion. Ou  du  moins  toute  la  sympathie  dont  il  est 
touché,  c'est  celle  d'un  peintre  devant  un  panier  de 
cerises  ou  un  chaudron  de  cuivre. 

Aussi  la  poésie  de  Boileau  est-elle  précisément 
dans  la  partie  de  son  œuvre  qu'on  a  coutume  de 
négliger  comme  «  vulgaire  et  insignifiante  »  ;  dans 
le  Repas  ridicule^  dans  les  Embarras  de  Paris^  dans 
le  Lutrin  y  dans  quelques  morceaux  de  la  Satire  X. 
C'est  là  qu'il  a  tâché  de  rendre  la  nature  qu'il  avait 
vue,  telle  qu'il  l'avait  vue.  Qu'avait-il  donc  vu  de  la 
nature  ?  Pas  grand'chose  assurément.  Représentez- 
vous  sa  vie,  et  vous  concevrez  de  quelles  sensations 
premières  était  faite  l'étoffe  oii  illaillait  ses  ouvrages. 

D'abord,  il  est  de  la  ville,  et  vécut  à  la  ville.  Il 
aimait  la  campagne  cependant,  il  s'y  plaisait,  quand 
parfois  il  faisait  un  séjour  chez  son  neveu  Dongois 


LA   POESIE   DE   BOILEAU.  55 

à  Hautîle,  sur  les  bords  de  la  Seine,  ou  à  Bâville, 
dans  ces  bois,  près  de  cette  fontaine  de  Polycrène 
que  Sainte-Beuve  a  chantés  après  lui.  Mais,  en 
somme,  la  nature  resta  toujours  pour  lui  une  étran- 
gère. Les  impressions  qu'il  retirait  des  courtes  et 
rares  visites  qu'il  lui  faisait,  ne  se  reliaient  pas  suf- 
fisamment à  ses  idées  :  ces  jouissances  ne  fournis- 
saient rien  à  sa  raison,  et  n'avaient  pas  de  valeur 
intellectuelle;  aussi  les  goûtait-il  sans  en  faire  la 
matière  d'un  discours.  Mais  surtout  ces  jouissances 
étaient  des  jouissances  égoïstes;  il  portait  son  moi  au 
milieu  de  la  nature,  et  ne  demandait  à  l'exquise  dou- 
ceur des  choses  champêtres  que  le  délassement,  le 
rafraîchissement  de  son  moi^  et  certaines  commo- 
dités propres  à  faciliter  l'exercice  de  sa  pensée.  En 
un  mot,  il  couvrait  la  nature  de  sa  personnalité  ;  et 
comment  en  sentir,  comment  en  rendre  le  charme 
si  l'on  ne  s'oublie  soi-même  en  elle?  Nous  ne  conce- 
vons pas  ce  sentiment  sans  un  amour  désintéressé, 
une  sympathie  profonde,  ni  presque  sans  un  tour 
d'imagination  religieusement  panthéiste.  Boileau  ne 
pouvait  ni  saisir  l'âme  de  la  nature,  ni  y  répandre  la 
sienne.  Quant  à  la  peindre  en  réaliste,  pour  étaler  à 
nos  yeux  la  richesse  des  couleurs  et  la  singularité 
des  formes  sans  en  faire  les  manifestations  d'une 
âme,  il  lui  eût  fallu  des  moyens  d'expression  que  la 
versification  et  la  langue  d'alors  ne  mettaient  pas  à 
sa  disposition.  Son  dessin  précis  et  sec  convenait 
mieux  à  l'expression  des  types  humains,  des  ouvrages 
de  l'industrie  humaine,  des  choses  enfin  et  des  êtres 


66  roiLEATJ. 

qu'on  peut  isoler  dans  leur  figure  et  leur  individua- 
lité propres.  Aussi  a-i-il  mieux  parlé  de  son  cher 
Auteuil  que  de  la  vraie  natu?*e;  ses  fruits  et  ses 
abricotiers  l'inspiraient  mieux  que  les  prés  et  les 
forêts  :  car  ils  étaient  à  lui  ou  lui  parlaient  de  lui. 
Et  de  plus,  un  jardin  bien  dessiné,  un  [)otager  bien 
planté,  des  melons  et  des  fleurs,  un  jardinier  qui 
porte  ses  arrosoirs,  tous  ces  objets  nettement 
découpés,  tous  ces  détails  sans  ensemble,  qui  ne 
demandaient  point  d'adoration  mystique,  étaient 
bien  plus  dans  ses  moyens  que  les  vastes  campagnes 
pleines  d'air  où  les  contours  se  noient  et  les  cou- 
leurs se  fondent  dans  des  harmonies  d'une  infinie 
délicatesse. 

Figurez-vous  donc  en  Boileau  un  bourgeois  de 
Paris,  bon  vivant,  habitué  des  cabarets  à  la  mode, 
élevé  dans  un  monde  de  greffiers  et  de  procureurs. 
Depuis  sa  première  enfance,  il  vit  dans  le  tumulte 
de  la  grande  ville;  de  sa  guérite  au-dessus  du  gre- 
nier, dans  la  maison  de  la  cour  du  Palais,  son  oreille 
perçoit  chaque  jour  la  clameur  aiguë  et  matinale  des 
coqs,  et  tous  ces  bruits  de  la  cité  laborieuse  qui 
s'éveille,  les  coups  de  marteau  du  serrurier  voisin, 
les  maçons  chantant  ou  s'injuriant  sur  leurs  écha- 
faudages, les  charrettes  roulant  sur  le  pavé,  les 
courtauds  ouvrant  les  boutiques  avec  un  grand 
bruit  de  volets  choqués  et  de  voix,  et  puis  les  clo- 
ches des  vingt-six  églises  ramassées  dans  l'étroite 
enceinte  de  l'île  Notre-Dame.  Sorti  de  son  logis,  il 
emmagasinait  dans  sa  mémoire   tous  ces  traits  qui 


'    LA   POÉSIE   DE   BOILEAU.  57 

font  la  physionomie  de  Paris,  tout  ce  qui  étonne  et 
ahurit  le  provincial,  les  rues  encombrées  de  pas- 
sants, les  cris  des  chiens  excités,  les  embarras  de 
voitures,  les  planches  jetées  sur  le  ruisseau  quand  il 
pleut  :  mille  détails  connus  seulement  du  Parisien, 
la  croix  de  lattes,  qui  avertit  les  passants  de  prendre 
garde,  quand  les  couvreurs  réparent  le  toit  de  la 
maison,  ou  le  profil  d'un  médecin  célèbre,  qui  va  à 
cheval,  au  lieu  d'avoir  une  mule  comme  ses  con- 
frères. 

Depuis  sa  naissance  aussi,  il  a  eu  sous  les  yeux  la 
Sainte-Chapelle,  et  la  maison  du  chantre  «  au  bas 
de  l'escalier  de  la  Chambre  des  comptes  »,  et  la  bou- 
tique de  Barbin,  sous  le  perron  du  grand  escalier 
du  Palais.  Il  avait  hanté  la  Grand'Salle  et  le  pilier 
des  consultations.  Et  les  cérémonies,  les  proces- 
sions, les  démêlés  aussi  et  les  batailles,  quand  se 
rencontraient  les  paroisses  voisines  et  rivales,  ou 
que  saint  Barthélémy  pénétrait  dans  le  Palais,  fût- 
ce  pour  se  mettre  à  l'abri  de  la  pluie;  et  le  clergé  de 
la  Sainte-Chapelle,  chantres  et  chanoines,  sonneurs 
et  sacristains,  tous  ces  visages  vermeils  ou  pâles, 
ces  corps  replets  ou  desséchés  ;  et  le  fameux  perru- 
quier Lamour  dont  le  bâton  à  deux  bouts  remettait 
l'ordre  dans  la  cour  du  Palais,  les  jours  de  bagarre  : 
tout  cela  lui  était  familier,  et  gravé  dans  son  esprit, 
depuis  qu'il  était  au  monde,  par  des  impressions 
quotidiennes. 

Et  tout  cela,  c'est  sa  poésie.  Ne  comparez  pas  son 
Repas  ridicule  à  celui  de  Régnier  :  le  vieux  poète, 


68  BOILEAU. 

avec  une  verve  étourdissante,  écrit  une  scène  de 
comédie;  caractères,  dialogue,  action,  tout  est  enlevé 
avec  un  éclat,  une  fantaisie  incroyables.  Pour  Boi- 
leau,  mettons  à  part  la  satire  littéraire,  si  fine  et  si 
mordante  à  travers  la  langueur  de  la  querelle  :  ce 
qu'il  a  fait,  c'est  un  tableau  réaliste.  C'est  le  repas, 
et  non  les  convives,  qui  nous  intéresse  et  nous 
amuse.  Et  rappelez-vous  avec  quelle  franchise  hardie 
d'expressions  Boileau  nous  présente  tous  ces  plats 
qui  défilent  :  le  potage  oîi  paraît  un  coq,  les  deux 
assiettes, 

...  Dont  l'une  était  ornée 
D'une  langue  en  rag"oût  de  persil  couronnée, 
L'autre  d'un  godiveau  tout  brûlé  par  dehors 
Dont  un  beurre  gluant  inondait  tous  les  bords; 

le  rôt  où  trois  lapins  de  chou  s'élevaient 

Sur  un  lièvre  flanqué  de  six  poulets  étiques; 

et  le  cordon  d'alouettes,  et  les  six  pigeons  étalés  sur 
les  bords  du  plat, 

Présentant  pour  renfort  leurs  squelettes  brûlés; 

et  les  salades  : 

L'une  de  pourpier  jaune  et  l'autre  d'herbes   fades, 
Dont  l'huile  de  fort  loin  saisissait   l'odorat, 
Et  nageait  dans  des  flots  de  vinaigre  rosat; 

et  le  jambon  de  Mayence,  avec  les  deux  assiettes 
qui  l'accompagnent. 

L'une  de  champignons  avec  des  ris  de   veau, 

Et  l'autre  de  pois  verts  qui  se  noyaient  dans   l'eau. 


LA    POESIE   DE    BOILEAU.  59 

Nous  savons  le  goût  et  la  composition  des  sauces; 
le  poète  nous  dit  le  jus  de  citron  mis  dans  la  soupe, 
la  muscade  et  le  poivre  des  sauces  trop  épicées,  la 
blancheur  molle  et  fade  du  lapin,  le  goût  plat  du 
petit  vin  d'Orléans. 

Même  précision  serrée  et  crue  dans  les  Embarras 
de  Paris.  Le  Lutrin  est  plus  fin,  mais  plus  mêlé.  Le 
poème  manque  d'action;  la  narration  se  traîne  sou- 
vent et  le  dialogue  est  pesant.  De  lourdes  et  froides 
allégories  encombrent  le  sujet.  L'invention  est  pau- 
vre :  mais  n'ai-je  pas  dit  que  Boileau  n'inventait  pas  ? 
il  se  souvenait.  Le  fait  principal  était  arrivé  dans  la 
Sainte-Chapelle  ;  les  deux  épisodes  les  plus  caracté- 
ristiques sont  aussi  pour  lui  des  choses  vues  :  ne 
dut-il  pas  être  à  l'Académie  le  jour  où  Tallemant  et 
Charpentier  se  jetèrent  les  dictionnaires  à  la  tête, 
en  s'apostrophant  rudement?  et  ne  dut-il  [)as  voir 
ou  entendre  conter,  en  sa  jeunesse,  comment  Retz 
courba  Condé  furieux  devant  sa  bénédiction  épisco- 
pale  ? 

La  peinture  du  monde  clérical,  dans  le  Lutrin, 
manque  de  profondeur  psychologique  :  mais  trou- 
vez au  XVII®  siècle  une  représentation  de  mœurs 
ecclésiastiques  plus  exacte  et  plus  vivante.  Y  a-t-il 
rien  qui  puisse  suppléer  au  Lutrin  et  l'annuler? 
L'auteur  connaît  bien  ce  monde-là,  et  je  n'en  veux 
qu'une  preuve,  le  moyen  très  ecclésiastique  par 
lequel  le  trésorier  s'assure  la  victoire.  Ces  chantres 
agenouillés  qui  enragent,  ou  fuyant  éperdus  la  main 
qui  les  bénit,  cela  est  vrai  d'une  vérité  si  spéciale 


60  BOILEAU. 

et  si  propre,  que  notre  meilleur  peintre  de  la  vie 
ecclésiastique  l'a  repris  dans  un  de  ses  chefs- 
d'œuvre  :  rappelez-vous  l'abbé  Tigrane  en  présence 
de  son  évêque.  L'esquisse  de  Boilcau  est  fidèle, 
impartiale,  sans  méchanceté,  relevée  tout  au  plus 
d'une  pointe  de  gaieté  malicieuse  :  le  trait  est  un 
peu  appuyé,  sans  devenir  une  charge.  Comparez  le 
Lutrin  à  Vert-Vert,  vous  en  sentirez  le  caractère  et 
le  mérite.  Vert-Vert  est  le  modèle  des  contes  spiri- 
tuels ;  il  en  reste  des  mots  piquants,  des  idées  ingé- 
nieuses et  amusantes.  Au  lieu  que  le  Lutrin  est 
moins  un  récit,  qu'une  suite  de  croquis,  oii  les  phy- 
sionomies sont  caractérisées,  les  attitudes  notées 
avec  une  vérité  saisissante.  Il  y  a  là  sans  doute  des 
mots  satiriques,  des  mots  de  bourgeois  de  Paris 
qui  a  fréquenté  chez  Ninon  :  mais  ce  qui  frappe  et 
qu'on  retient  le  plus,  c'est  une  figure  joufflue  d'ecclé- 
siastique, un  intérieur  de  chambre  confortable,  une 
«  cruche  au  large  ventre  »  que  se  passent  de  main 
en  main  des  chanoines  attablés,  toute  une  série  de 
types  et  de  scènes,  que  le  crayon  ou  le  pinceau 
exprimeraient  plus  facilement  que  la  plume.  Et 
nul  doute  que  Boileau  dans  tout  cet  ouvrage  ne  se 
montre  meilleur  artiste  que  conteur.  En  dépit  des 
procédés  oratoires  et  du  vieux  matériel  poétique 
dont  il  s'est  embarrassé,  en  dépit  même  de  ses 
intentions  de  faire  penser  des  choses  plaisantes, 
l'esprit  et  le  comique  résident  souvent  plutôt  dans 
la  sensation  offerte  à  l'oreille.  La  parodie  est  dans 
le    rythme    plus    que    dans    l'idée   :    du    moins   le 


LA    POÉSIE    DE*  BOILEAU.  61 

rythme   est  plus   expressif  que   l'idée    n'est  spiri- 
tuelle. Il  n'y  a  rien  de  pareil  dans  Vert-Vert. 

Dans  la  Satire  X,  Boileau  revient  au  réalisme 
vigoureux  et  presque  brutal.  Ce  fameux  épisode  de 
la  Lésine,  ce  n'est  pas  une  allégorie  inventée,  c'est 
le  lieutenant  criminel  Tardieu  et  sa  femme,  qui 
logeaient  au  quai  des  Orfèvres,  proches  voisins  de 
Boileau,  qui  dès  l'enfance  a  ri  de  leur  ladrerie, 
avec  tout  le  quartier.  Voyez  la  netteté  de  ces  traits, 
quand  Mme  Tardieu  réforme  sa  maison  : 

Le  pain  bis,  renfermé,  d'une  moitié    décrut; 

Les  deux  chevaux,  la  mule,  au  marché  s'envolèrent; 

Deux  grands  laquais,  à  jeun,  sur  le  soir  s'en  allèrent   :... 

Deux  servantes  déjà,  largement  souffletées, 

Avaient  à  coups  de  pied  descendu  les  montées. 

Représentez-vous  ce  magistrat 

Couvert  d'un  vieux  chapeau  de   cordon   dépouillé, 

Et  de  sa  robe,  en  vain  de  pièces  rajeunie, 

A  pied  dans  les  ruisseaux  traînant  l'ignominie  ; 

et  la  femme  vêtue 

De  pièces,  de  lambeaux,  de  sales  guenillons 
De  chiffons  ramassés  dans  la  plus  noire  ordure. 

Voyez 

...  ses  bas  en  trente  endroits   percés. 
Ses    souliers   grimaçans  vingt  fois  rapetassés. 
Ses  coiffes  d'où  pendait  au  bout  d'une   ficelle 
Un  vieux  masque  pelé.... 

On  n'accusera    pas  Boileau   d'affadir  la  nature^  Ce 
prétendu  père  de  la  poésie  noble  ne  cherche  pas  les 


C2  TîOILKAU. 

périphrases  ni  les  mois  élégants.  Même  il  ne  recule 
j)as  devant  la  conséquence  extrême  où  semble  devoir 
toujours  descendre  l'art  réaliste  :  rexj)ression  de 
la  réalité  vulgairement  hideuse  ou  répugnante.  Nous 
avons  lu  dans  le  Repas  ridicule  ces  vers 

Où  les  doigts  des  laquais  dans  la  crasse  tracés 
Témoignaient  par  écrit  qu'on  les  avait  rincés. 

Que  nous  montre-t-il  dans  la  Satire  X  du  désha- 
billé de  la  coquette  ?  Rien  de  ce  qui  eût  inspiré  la 
spirituelle  polissonnerie  de  l'âge  suivant,  mais  seu- 
lement les  «  quatre  mouchoirs  de  sa  beauté  salis  » 
qu'on  envoie  au  blanchisseur. 

Voici  enfin  la  femme  de  la  fin  du  siècle,  qui 
montre  la  voie  à  la  duchesse  de  Berry  et  devance 
la  Piégence  ;  la  voici 

Qui  souvent  d'un  repas  sortant   tout  enfumée, 
Fait  même  à  ses  amants,  trop  faibles  d'estomac, 
Redouter  ses  baisers  pleins  d'ail  et  de  tabac. 

J'ai  regret  d'être  obligé  d'insister  sur  de  telles 
images  :  mais  il  le  faut,  tant  on  méconnaît  à  l'ordi- 
naire le  vrai  caractère  de  la  poésie  de  Boileau. 

Il  n'y  a  là  dedans  ni  sentiment,  ni  passion,  ni 
roman,  ni  drame,  ni  comédie.  Gela  est  purement 
pittoresque  ;  ce  n'est  que  la  réalité  fortement,  fidè- 
lement, sérieusement  rendue.  Il  y  a  vraiment  dans 
Boileau  un  Hollandais,  dont  la  plume  excelle  à  faire 
des  magots  comme  ceux  qui  en  peinture  déplaisaient 
tant  au  grand  roi.  A  chaque  pas,  dans  un  coin  de 


LA    POESIE    DE    BOILEAU.  63 

satire  ou  d'épître  morale,  on  rencontre  de  petits 
tableaux  d'une  couleur  toute  réaliste  :  c'est  le  direc- 
teur malade,  et  toutes  ses  pénitentes  autour  du  lit, 
dans  la  chambre,  empressées  et  jalouses  : 

L'une  chauffe  un  bouillon,  l'autre  apprête   un  remède. 

C'est  un  paysan  qui  s'endort,  comme  au  sermon  ; 
je  vois,  lui  dit-il. 

Que  ta  bouche  déjà  s'ouvre  large   d'une  aune 
Et  que,  les  yeux  fermés,  tu  baisses  le  menton. 

C'est  un  intérieur  de  taverne  : 

Et  de  chantres  buvans  les  cabarets  sont  pleins. 

L'expression  est  si  propre,  si  serrée,  si  objective, 
qu'aussitôt  on  a  le  tableau  devant  les  yeux  :  dans  la 
noirceur  enfumée  du  fond  éclatent  les  trognes  ver- 
meilles, et  l'éclair  d'un  verre  ou  d'un  broc  à  demi 
rempli  qu'on  soulève. 

Il  n'y  a  même  pas  d'esprit  dans  tout  cela,  ou  s'il 
y  en  a,  c'est  de  l'esprit  de  peintre,  un  esprit  qui 
n'est  pas  dans  les  idées,  leurs  qualités  et  leurs  rap- 
ports :  il  est  dans  le  coup  de  crayon,  dans  le  trait 
qui  accuse  un  contour  expressif,  dans  le  rendu 
dont  la  vigoureuse  fidélité  fait  le  comique.  Que  nous 
sommes  loin  ici  de  Saint-Amant,  de  Scarron,  et 
même  de  Régnier!  Plus  d'exaltation  lyrique,  plus 
de  fantaisie  truculente  :  nul  élément  subjectif  ne 
s'insinue  dans  cette  poésie.  Et  c'est  précisément  ce 
qui  nous  empêche  de  rendre  justice  à  Boileau.  Habi- 


64  BOILEAU. 

tués  que  nous  sommes  à  mettre  la  poésie  dans  la 
passion  et  l'enthousiasme,  nous  avons  peine  à  nous 
figurer  un  poète  qui,  froidement,  regarde  la  nature, 
sans  l'animer,  et  la  copie,  sans  l'altérer,  curieux 
seulement  de  l'aspect  des  choses,  et  s'efforçant  de 
fixer  dans  une  image  adéquate  la  sensation  physique 
qu'il  en  a  reçue.  Mais,  si  l'on  refuse  à  Boileau  le 
nom  de  poète,  c'est  la  poésie  réaliste  elle-même 
qu'il  faut  nier.  Il  se  peut  qu'on  ait  droit  de  le  faire  : 
en  tout  cas,  on  ne  pourra  contester  qu'il  y  ait  un 
art  réaliste;  et  c'est  cet  art  réaliste  qui  a  produit 
au  xvil^  siècle  les  vers  de  Boileau,  comme  ailleurs 
il  a  produit  des  tableaux  et  des  romans.  On  peut 
trouver  le  génie  de  Boileau  étroit,  incomplet  :  il  lui 
reste  d'avoir  été  unique  en  son  genre  au  temps  où 
il  vivait.  Car  je  ne  vois  pas  qui  l'on  pourrait  mettre 
avec  lui,  plus  haut  ou  plus  bas,  dans  le  même  groupe. 
Seul  il  représente  le  réalisme  pittoresque,  qui  ne 
mêle  aucun  élément  sensible  ni  moral  dans  ses  pein- 
tures. Du  moins  il  aurait  pu  le  représenter  :  et  ce 
qui  lui  manque  pour  être  un  grand  poète,  c'est 
d'avoir  été  purement  et  simplement  le  poète  qu'il 
était  né  pour  être. 

Sainte-Beuve  s'applaudit  quelque  part  de  l'heu- 
reuse influence  exercée  par  Louis  XIV  sur  les  écri- 
vains de  son  temps  :  sans  Louis  XIV,  Boileau,  pour 
ne  parler  que  de  lui,  eût  fait  plus  de  Repas  ridicules 
et  à' Embarras  de  Paris.  Si  c'était  vrai,  jamais 
Louis  XIV  n'aurait  pu  rendre  plus  mauvais  service  à 
Boileau  :  mais  par  malheur,  celui-ci  n'avait  pas  besoin 


LA   POESIE    DE    BOILEAU.  65 

de  céder  au  goût  du  roi  pour  dévier  de  sa  véritable 
voie.  Son  éducation,  les  habitudes  et  l'esprit  de 
son  siècle,  tout  conspirait  à  l'empêcher  de  prendre 
conscience  de  son  originalité  artistique.  Il  était  né 
pour  faire  des  vers  sonores  et  colorés,  notations 
d'images  et  de  sensations  physiques.  Mais  emporté 
par  son  admiration  pour  les  modèles  anciens,  obéis- 
sant à  un  goût  tout  intellectuel  que  lui  inspirait  la 
société  où  il  vivait,  il  entreprit  d'écrire  des  dis- 
cours moraux.  Or  c'était  un  médiocre  moraliste  que 
Boileau  :  il  n'avait  rien  de  ce  qui  fait  les  Saint-Simon, 
les  Molière,  ni  même  les  La  Bruyère.  Sans  philo- 
sophie originale,  sans  expérience  personnelle  du 
cœur  humain,  incapable  d'aller  au  delà  du  décor  et 
du  masque,  il  ne  pouvait  faire,  il  ne  fit  dans  ses 
Satires  et  ses  Épitres  morales,  que  répéter  des  lieux 
communs.  Comme  honnête  homme,  il  est  sincère; 
comme  artiste,  sa  peinture  manque  de  conviction  ; 
c'est  terne,  triste  et  sans  accent.  Et  puis,  il  a  voulu 
faire  des  «  discours  »  :  lui  qui  était  le  moins  ora- 
teur des  écrivains  de  son  temps,  infiniment  moins 
que  Corneille  et  Racine  qui  le  sont  éminemment,  que 
La  Fontaine,  qui  l'est  encore  quand  il  veut;  moins 
même  que  La  Bruyère  qui  l'est  si  peu.  N'ayant  pas 
le  tempérament  oratoire,  cette  faculté  qui  perçoit  la 
distance  entre  deux  idées  et  toute  la  série  des  rai- 
sonnements par  où  l'on  s'avance  de  l'une  à  l'autre, 
incapable  de  suivre  un  principe  dans  ses  consé- 
quences les  plus  lointaines  et  d'emporter  l'une  après 
l'autre  toutes  les  défenses  d'un  auditeur  par  la  marche 
LANSON.  —  Boiloau.  5 


G6  BOILEAU. 

savante  des  j)reuves,  Boileau  se  trouve  assez  mal  à 
l'aise  dans  son  rôle  d'orateur  moraliste.  Ce  n'est  pas 
la  causerie  facile  d'Horace,  si  finement  lice  par 
l'unité  de  la  pensée  qui  suit  sa  pente  naturelle  :  ce 
n'est  j)as  la  déclamation  fougueuse  de  Juvénal, 
entassant  avec  rage  faits  sur  faits,  invectives  sur 
I  invectives,  pour  enfoncer  dans  l'esprit  du  lecteur  le 

sentiment  qui  l'échauffé.  Dans  Boileau,  nulle  suite 
naturelle  de  raisonnement;  point  de  tissu  serré 
d'arguments  >  point  de  courant  continu  de  passion. 
Auprès  de  lui,  Régnier  même  nous  fait  l'effet  d'avoir 
de  la  suite  dans  les  idées  et  d'être  un  fort  logicien. 
Il  n'est  pas  étonnant  que  les  transitions  lui  don- 
nassent tant  de  peine,  et  qu'il  les  estimât  «  le  ])lus 
difficile  chef-d'œuvre  de  la  poésie  ».  Les  transitions 
n'ont  jamais  tourmenté  un  orateur,  ni  un  homme 
qui  écrit  de  passion.  Elles  ne  gênent  que  ceux  à 
qui  le  détail  fait  prendre  la  plume,  et  qui  fabriquent 
leur  ouvrage  de  pièces  patiemment  rapportées.  Ainsi 
sont  faites  les  Épitres  et  les  Satires^  où  les  cou- 
tures sont  vraiment  trop  nombreuses  et  trop  appa- 
rentes. Sainte-Beuve  n'avait  pas  tort  de  croire  que 
Despréaux  avait  composé  VÉpitre  à  Arnauld  pour 
encadrer  deux  tableaux  qui  lui  plaisaient,  la  fuite 
légère  du  temps,  et  la  lente  allure  du  bœuf  de  labour. 
Ne  faisait-il  pas  une  Épître  pour  introduire  une 
courte  fable?  En  réalité,  l'idée  générale  est  peu  de 
chose  pour  Boileau  :  l'important  pour  lui,  ce  sont 
les  couplets,  les  images  qu'elle  relie.  Et  nulle  part, 
la  pièce  ne  fait  tant  d'effet  que  lorsque  l'idée  gêné- 


LA    POESIE    DE    BOILEAU.  67 

raie  se  laisse  oublier  à  force  d'insignifiance  et  de 
banalité.  Alors  chaque  morceau  nous  plaît  en  soi, 
détaché  de  l'ensemble  où  il  n'est  logé  que  par  acci- 
dent et  par  artifice,  comme  nous  nous  amusons  des 
originaux  que  Lesage  fait  défiler  devant  nous  dans 
son  Diable  boiteux^  sans  nous  soucier  de  la  fiction 
qui  lui  sert  aies  amener. 

Sans  doute  il  était  difficile  à  Boileau  de  faire 
autrement  en  son  temps  :  on  n'eût  pas  accepté  une 
poésie  toute  composée  d'impressions,  sans  suite, 
sans  lien,  et  surtout  sans  sujet.  Boileau  ne  conçut 
pas  un  moment  la  possibilité  de  se  passer  d'idées  et 
de  sujets.  Au  lieu  de  faire  de  courtes  pièces  sans 
titre,  au  lieu  de  proposer  chacun  à  part  comme 
valant  par  soi  ces  petits  cuadros  (comme  disait  Ghé- 
nier),  où  dans  des  proportions  très  réduites  étaient 
ramassés  des  types  et  des  aspects  delà  vie  commune, 
il  s'ingénie  à  en  faire  les  pièces  d'un  tout,  les  épi- 
sodes d'un  récit,  les  scènes  d'une  comédie,  les  argu- 
ments d'un  discours  :  lui  qui  n'eut  de  sa  vie  ni  le 
sens  de  l'action,  ni  le  don  du  dialogue,  ni  le  souffle 
oratoire.  Surtout  il  se  crut  obligé  de  s'enfermer 
dans  un  genre  défini  :  et  n'ayant  aucun  sentiment 
naturel  qui  le  tournât  vers  une  partie  plutôt  qu'une 
autre  de  l'éloquence  et  de  la  poésie,  il  se  fit  sati« 
rique,  sans  indignation  et  sans  malignité  :  de  là  la 
morosité  des  Satires,  caractère  littéraire  qui  ne 
représente  pas  du  tout  le  naturel  de  l'homme.  Pour 
rendre  la  physionomie  de  Paris,  le  mouvement  do 
ses  rues  et  de  sa  foule,  ce  Parisien,  qui  ne  perdit 


68  BOILEAU. 

presque  jamais  de  vue  les  tours  de  Notre-Dame,  prit 
le  ton  dolent  d'un  provincial  réveillé  trop  tôt,  qui 
regrette  le  silence  morne  de  sa  petite  ville  :  cela, 
c'était  l'idée,  et  une  idée  morale,  qui  faisait  de  l'im- 
pression une  démonstration.  Pour  nous  mettre  sous 
les  yeux  toute  une  série  d'études  de  femmes,  qu'il 
avait  en  portefeuille,  il  imagina  de  haranguer  un 
ami  fictif,  supposé  enclin  à  se  marier;  il  se  donna 
un  caractère  déplaisant  de  célibataire  grincheux  : 
mais  au  moins,  d'une  suite  de  portraits,  il  avait  fait 
un  sermon  et  une  Satire.  Boileau  ne  sut  pas  non 
plus  maintenir  son  style  purement  et  franchement 
réaliste.  Il  l'altéra  par  l'emploi  de  la  rhétorique,  de 
l'esprit,  de  toutes  les  formes  et  tours  qui  ne  con- 
viennent qu'à  l'expression  des  idées.  On  est  souvent 
étonné  de  voir  l'image  s'achever  en  abstraction,  et  la 
vision  concrète  s'évanouir  dans  une  froide  analyse  : 
c'est  l'homme  qui  pense,  le  moraliste  qui  fait  obs- 
tacle au  peintre.  L'idée  chasse  la  sensation,  et  la 
notion  de  vérité  ou  d'erreur,  de  bien  ou  de  mal,  vient 
se  jeter  à  la  traverse  d'une  perception  de  forme  et 
de  couleur.  D'autres  fois,  le  poète  ne  peut  se  tenir 
d'ajouter  un  trait  plaisant  à  l'image  qu'il  évoque  : 
c'est  comme  une  intention  littéraire  en  peinture,  et 
cette  voix  qui  veut  nous  amuser,  nous  distrait  de  la 
contemplation  de  l'objet  qui  d'abord  avait  été  seul 
mis  devant  nos  yeux.  Il  est  aussi  arrivé  à  Boileau  de 
s'applaudir  d'un  tour  élégant,  d'une  périphrase  ingé- 
nieuse, d'une  allusion  noblement  enveloppée,  dont 
il  avait  désigné  sa  perruque,  ou  la  mousqueterie,  ou 


LA   POESIE   DE    BOILEAU.  69 

l'établissement  des  manufactures  en  France.  Il  s'est 
échappé  à  dire  que  c'étaient  là  ses  meilleurs  vers, 
sans  se  douter  que  jamais  il  ne  s'était  plus  écarté 
de  son  vrai  génie. 

Mais  par  là  même  il  plaisait  à  ses  contemporains. 
Les  Satires  et  les  Épitres  étaient  des  morceaux  bien 
écrits,  bien  pensés,  selon  les  idées  moyennes  du 
siècle.  Ces  gens-là  étaient  moins  blasés  que  nous  sur 
tous  ces  lieux  communs  de  morale;  et,  après  tout, 
il  n'y  avait  guère  plus  d'un  siècle  qu'on  les  avait 
trouvés  ou  retrouvés.  Puis  la  littérature  n'avait  en 
vérité  à  présenter  rien  de  pareil  aux  Epitres;  quant 
aux  Satires,  elles  |)ouvaient  passer  pour  les  chefs- 
d'œuvre  du  genre,  quand  on  les  comparait  aux  pièces 
de  Courval-Sonnet  et  de  Du  Lorens,  et  des  autres 
dont  on  ne  sait  même  plus  les  noms  aujourd'hui. 
Nous  nous  satisfaisons  aujourd'hui  à  moins  bon 
compte. 

Nous  avons  peine  aussi  à  convenir  que  les  disser- 
tations morales  de  Boileau,  ses  nobles  démonstra- 
tions de  la  sottise  humaine,  ou  ses  languissantes 
diatribes  contre  le  faux  honneur  et  l'équivoque, 
soient  de  la  poésie.  Nous  le  dirions  encore  moins  de 
l'Epître  IV,  ce  fragment  d'épopée  élaboré  par  la 
tête  la  moins  éjjique  du  monde,  où  chevauchent  si 
étrangement  cuirassiers  et  courtisans  parmi  des 
naïades  eflarouchées,  où,  selon  l'exorde  et  la  con- 
clusion, l'intérêt  principal  se  porte  moins  sur  l'action 
que  sur  le  poète  si  laborieusement  vainqueur  de  la 
dureté  des  noms   hollandais.  L'Épître  sur  V Amour 


70  BOILEAU. 

de  Dieu  est  un  beau  morceau  de  raison  philoso- 
phique et  de  théologie  parfois  éloquente,  où  il  n'y 
a  pas  un  grain  de   poésie   religieuse.  Mais  quand 

(Boileau  touche  à  la  satire  littéraire,  là  certainement 
il  est  poète.  Car  d'abord,  la  matière  échauffe  sa 
verve  :  tout  ce  qu'il  était  capable  de  concevoir 
d'émotion,  se  ramasse  et  se  dépense  sur  ces  sujets. 
Si  la  poésie  vient  du  cœur,  comment  ne  serait-il  pas 
poète  en  parlant  des  lettres,  la  seule  passion  ardente 
de  sa  vie,  et  qui  l'emplit  tout  entière?  Il  exprimait 
là  le  fond  intime  de  son  être,  les  idées  dont  il  vivait; 
et  c'étaient  des  idées  originales,  personnelles,  s'il 
en  fut.  Cependant,  même  là,  bien  que  Boileau  s'in- 
génie à  imiter  le  mouvement  rapide  d'une  argumen- 
tation serrée,  la  verve,  qui  est  réelle,  n'est  pas  con- 
tinue. Le  feu  du  poète  s'éteint  et  se  rallume.  On 
reconnaît  le  mordant  causeur,  fécond  en  courtes 
saillies,  à  qui  il  fallait  l'excitation  renouvelée  et  le 
repos  intermittent.  Jusque  dans  cette  admirable 
I  Satire  IX,  vous  apercevrez  les  points  de  suture  :  ce 
n'est  pas  un  discours  fortement  conçu  et  contenant 
toutes  ses  parties  dans  son  principe,  c'est  une  suite 
de  morceaux  saisissants,  dont  chacun  présente  une 
facette  du  sujet.  Ainsi  s'explique  encore  que  sou- 
vent, et  même  dans  ses  pièces  littéraires,  Boileau 
n'aborde  pas  franchement  ses  sujets.  Il  les  touche 
de  biais,  il  s'y  glisse  comme  obliquement,  et  les 
idées  les  plus  fécondes  de  sa  critique  éclatent  comme 
des  saillies  au  milieu  d'un  discours  dont  l'idée  géné- 
rale est  peu  intéressante.  Gela  n'est  nulle  part  plus 


Tm  se 


LA    POESIE    DE    BOILEAU  71 


sensible  que  dans  VEpître  à  Seignelay,  où  sont 
semées  ces  maximes  du  réalisme  classique  :  «  Rien 
n'est  beau  que  le  vrai,  l^a  nature  est  vraie,  et  d'abord 
on  la  sent.  Le  faux  est  toujours  fade.  » 

Chacun  pris  en  son  air  est  agréable  en  soi. 

Et  cela,  à  propos  d'un  ministre  ennemi  des  flatte- 
ries, et  pour  venir  à  rendre  la  mollesse  responsable 
de  la  fausse  vanité  et  des  fausses  louanges. 

En  revanche,  quelle  chaleur,  et  quel  accent,  dès 
qu'il  rencontre  quelque  propos  qui  touche  à  la  lit- 
térature. Lisez  la  Satire  IV  sur  les  Folies  humaines. 
On  voit  défiler  un  certain  nombre  d'originaux,  le 
pédant,  le  galant,  le  bigot,  le  libertin,  l'avare,  le 
prodigue,  le  joueur  :  toutes  ces  physionomies  man- 
quent de  relief;  l'auteur  les  dessine  d'une  main 
molle  et  développe  languissamment  son  thème.  Sou- 
dain le  trait  devient  plus  net  et  plus  vigoureux,  la 
couleur  plus  vive;  on  sent  ]e  ne  sais  quelle  flamme 
où  se  trahit  l'allégresse  de  l'artiste  qui  sait  ce  qu'il 
veut  faire  et  est  sûr  de  le  faire.  C'est  qu'il  s'agit  de 
Chapelain  :  en  un  moment,  le  bonhomme  se  dressera 
devant  nous,  dans  sa  fatuité  sereine  d'auteur  sifflé 
et  content,  et  deux  vives  images  nous  donneront  la 
sensation  immédiate  de  ses  vers. 

Montés  sur  deux  grands  mots  comme  sur  deux  échasses, 

et  de  son  épopée  symétriquement  dessinée  comme  le 
plus  ennuyeux  des  jardins  français.  Jusque-là  Boi- 
leau  composait  avec  les  idées  de  sa  mémoire;  il 
assemblait  sans  conviction  des  abstractions  conçues 


72  BOILEAU. 

par  son  intelligence  sur  la  foi  de  ses  livres;  mainte- 
nant il  obéit  à  sa  passion  intime  ;  il  travaille  sur  "^s 
matériaux  de  sa  propre  expérience.  Il  fait  son  vers 
de  ce  qu'il  a  vu,  senti.  Et  nous  sçmmes  ramenés 
toujours  au  même  point  :  ce  qu'il  y  a  de  poésie  dans 
sa  critique  a  la  même  origine  que  le  réalisme  de  sa 
poésie  descriptive.  Il  n'a  de  passion  sincère  que  pour 
les  lettres;  il  n'a  d'idées  personnelles  que  sur  les 
lettres;  hormis  dans  les  sentiments  et  les  idées  que 
les  lettres  lui  inspireront,  incapable  d'invention  et 
ne  pouvant  rien  ajouter  à  son  expérience,  il  ne 
pourra  donc  évoquer  ou  traduire  que  les  sensations 
de  son  oreille  et  de  son  œil.  Il  sera  réduit  à  ce  petit 
coin  du  monde  extérieur,  où  la  fortune  en  naissant 
l'a  logé. 

Voici  donc,  à  peu  près,  comment  il  faut  conclure 
sur  la  poésie  de  Boileau.  Cette  poésie,  pour  ainsi 
dire,  n'est  pas  sortie  :  elle  est,  dans  son  œuvre, 
étouffée,  gênée,  altérée  de  mille  façons.  Seulement  ce 
n'est  pas  une  raison  pour  la  nier,  quand  par  hasard 
elle  se  dégage  et  trouve  sa  forme  :  et  surtout  ce 
qu'elle  a  d'étroit  et  de  court  n'en  doit  pas  faire 
méconnaître  la  rareté  originale.  N'allons  pas  nous 
y  tromper  :  il  ne  faut  pas  retarder  pour  la  goûter, 
et  en  être  encore  à  Marmontel  ou  à  M.  Viennet. 
Loin  de  là,  pour  la  sentir  où  elle  est  et  comme  il 
faut,  l'esprit  doit  être  habitué  par  le  naturalisme  de 
nos  romanciers  et  l'impressionnisme  de  nos  peintres 
à  accepter  la  traduction  littérale,  impersonnelle  et 
i    insensible  de  la  nature. 


CHAPITRE  III 

LA   CRITIQUE   DE    BOILEAU 

LA  POLÉMIQUE   DES    ((   SATIRES    )) 


Quel  que  soit  le  talent  poétique  de  Despréaux,  il 
n'y  a  pas  de  doute  que  le  critique  n'efface  en  lui  le 
poète.  Et  la  marque  infaillible  de  sa  vocation,  la  voici  : 
tandis  que  les  poètes,  qui  sont  essentiellement  et 
éminemment  poètes,  ne  font  guère  que  la  théorie  de 
leur  talent,  érigeant  en  bornes  de  l'art  leurs  impuis- 
sances et  leurs  procédés  en  lois,  celui-ci  échappe  à 
la  tyrannie  du  tempérament  :  il  explique  ce  qu'il  ne 
sait  faire;  il  conçoit  un  art  supérieur  au  sien;  sa 
théorie  est  infiniment  plus  vaste  et  plus  haute  que  sa 
pratique. 

La  critique,  en  ce  temps-là,  ne  s'exerçait  pas  pai- 
siblement et  comme  un  droit  que  nul  ne  songe  à 
nier.  On  avait  des  traités  didactiques  et  généraux, 
des  Rhétoriques  et  des  Poétiques  :  on  n'avait  guère 
vu  un  homme  se  donner  mission  de  dire  au  public 
ce  qu'il  devait  penser  des  écrivains  et  des  œuvres. 


74  BOILEAU 

La  plupart  du  temps  ceux  qui  disaient  leur  senti- 
ment sur  les  ouvrages  nouveaux  étaient  les  amis  ou 
les  ennemis  de  l'auteur.  C'étaient  ou  des  libelles  ou 
des  apologies  passionnées,  oii  les  idées  et  les  doc- 
trines n'étaient  que  les  armes  de  la  haine  ou  de  la 
complaisance.  Les  critiques  d'humeur  et  d'habitude 
étaient  pires  que  tout  :  gens  hargneux,  qui  faisaient 
profession  de  tout  déchirer,  et  de  défaire  à  belles 
dents  les  réputations.  Tel  Gilles  Boileau,  le  frère  aîné 
de  notre  poète,  le  malicieux  dénonciateur  des  plagiats 
de  Ménage  :  que  prétendait-il  par  là?  faire  du  bruit, 
et  faire  du  mal.  C'est  en  deux  mots  la  définition  de 
la  critique  avant  Despréaux. 

Il  fut,  lui,  un  vrai  critique,  et  le  premier,  en 
exceptant  toutefois  cet  abbé  d'Aubignac,  si  pédant  et 
si  injurieux,  mais  qui  du  moins  bataillait  pour  des 
idées  et  des  principes.  Boileau,  laissant  de  côté  l'éru- 
dition et  la  diffamation,  offrit  aux  honnêtes  gens  des 
jugements  sincères,  que  le  goût  seul  et  un  certain 
idéal  de  perfection  littéraire  dictaient.  Mais  d'abord 
les  honnêtes  gens  ne  comprirent  pas,  d'autant  que 
cette  impartiale  critique  s'annonçait  sous  le  nom  de 
Satire.  Ils  s'amusèrent  ou  s'indignèrent  des  attaques 
dirigées  contre  tant  d'écrivains  connus,  sans  y  cher- 
cher d'autre  raison  que  la  malignité  et  l'humeur 
caustique  :  explication  facile,  et  jusque-là  presque 
toujours  justifiée.  Boileau  leur  fit  l'effet  d'un  médi- 
sant comme  les  autres,  mais  plus  forcené  que  les 
autres  :  car  il  ne  prenait  pas  un  adversaire,  ou  deux, 
comme   les   plus    enragés    faisaient   auparavant;    il 


LA   CRITIQUE    DE    BOILEAU. 

semblait  jeter  aux  quatre  vents  le  défi  de  Rodrigue  j 
tout  ce  que  les  lettres  nourrissaient  de  grands  et  de 
petits,  de  redoutables  et  de  méprisables  faiseurs  de 
sonnets  et  de  romans,  d'épopées  et  de  petits  vers,  il 
n'épargnait  personne,  et  chaque  pièce  nouvelle  qu'il 
donnait  et  qui  courait  manuscrite  sous  le  manteau 
offrait  à  la  risée  publique  encore  de  nouveaux  noms. 
Dans  la  Satire  I  paraissaient  Golletet,  Montmaur, 
Saint- Amant,  etpuis,  reconnaissable  sous  le  masque, 
P***,  c'est-à-dire  l'oracle  de  l'Hôtel  de  Rambouillet 
et  de  l'Académie,  le  conseiller  littéraire  de  Richelieu 
et  de  Colbert,  l'illustre  Monsieur  Chapelain.  Puis, 
après  une  légère  atteinte  portée  à  l'abbé  de  Pure 
dans  la  Satire  VI,  voici  que  reviennent  dans  la  VII°, 
et  Colletet  et  Chapelain,  flanqués  de  Sauvai,  Perrin, 
Pelletier,  Bardin ,  Mauroy,  Boursault,  Titreville, 
Montreuil.  La  II®  amène  Quinault  entre  Pelletier  et 
l'abbé  de  Pure,  et  un  certain  Scutari,  qui  déguise 
mal  le  capitan  poète  Georges  de  Scudéry.  Dans  la 
IV°,  Chapelain,  avec  Ménage;  Chapelain  encore, 
dans  le  Discours  au  Rol^  en  compagnie  de  Charpen- 
tier et  de  Pelletier;  Chapelain  dans  le  dialogue  des 
Héros  de  romans^  suivi  de  Mlle  de  Scudéry,  de  La 
Calprenèdè,  Quinault  et  l'abbé  de  Pure;  Chapelain 
toujours  dans  la  Satire  III,  et  Quinault,  et  Pelletier, 
et  Mlle  de  Scudéry,  et  Le  Pays,  et  La  Serre  :  mais 
voici,  de  plus,  l'inventeur  de  l'énigme  française, 
prédicateur  chrétien  et  poète  galant,  l'abbé  Kautain, 
ou  Cotin,  Trissotin  en  propre  personne.  Boileau  le 
tient  et  ne  le  lâchera  plus  :  il  le  ramènera  dans  la 


76  BOILEAU. 

Satire  VIII,  il  le  représentera  neuf  fois  dans  la  IX®, 
avec  une  insistance  cruelle.  Chapelain,  avec  lui,  sera 
aux  places  d'honneur;  puis  défilent  Pelletier,  Bar- 
din,  Perrin,  Pradon,  Quinault,  Mauroy,  Boursault, 
l'abbé  de  Pure,  Neufgermain ,  La  Serre,  Saint- 
Amant,  Coras,  Las  Fargues,  Colletet,  Titreville,  Gau- 
tier, Linière,  Sauvai;  des  morts  même,  Théophile, 
le  Tasse;  les  genres  aussi,  plaidoyers,  sermons, 
odes,  églogues,  élégies;  enfin  l'erreur  d'un  grand 
homme,  Attila  :  c'est  un  terrible  massacre  de  réputa- 
tions usurpées,  et  cette  neuvième  satire,  avec  son 
insultante  nomenclature,  fait  l'effet  d'être  le  marty- 
rologe des  méchants  auteurs  et  des  mauvais  écrits. 
Le  public,  d'abord  étonné  de  voir  ce  jeune  homme 
inconnu  prendre  plaisir  à  se  mettre  à  dos  toute  la 
bande  rancunière  des  écrivains,  comprit  insensible- 
ment le  sens  et  le  but  de  ces  attaques,  en  les  voyant 
multiplier  et  redoubler.  Sur  les  douze  ou  treize 
poètes  et  romanciers  qui  représentaient  propre- 
ment la  littérature  à  l'Académie  française,  l'impru- 
dente satire  respectait  Corneille,  parce  que  c'était 
Corneille,  Racan,  disciple  de  Malherbe,  Gombauld, 
un  maître  artisan  du  sonnet;  elle  faisait  grâce  à 
Godeau,  évêque,  à  Bois-Robert,  mourant,  à  Gomber- 
ville,  qui  faisait  pénitence  à  Port-Royal  de  ses 
romans.  Mais  le  reste  avait  nom  Charpentier,  Saint- 
Amant,  Desmarets,  Scudéry,  Cotin,  Chapelain;  et 
sauf  Charpentier,  jeune  encore  et  de  moindre 
renom,  c'étaient  les  maîtres  de  la  littérature  d'alors. 
De  répopée  au  madrigal,  du  burlesque  au  romanes- 


LA    CRITIQUE    DE    BOILEAU.  77 

que,  ils  en  tenaient  tous  les  genres,  et  réunissaient 
tous  les  défauts  qui  la  caractérisaient.  Saint-Amant 
avait  l'outrance  triviale  et  la  description  intempé- 
rante; Desmarets,  la  négligence  plate;  Scudéry,  la 
facilité  lâche;  Gotin,  la  préciosité  pointue;  Ghaj)e- 
lain,  le  prosaïsme  laborieux.  Tous  abondaient  dans 
leurs  défauts  naturels,  ou  se  travaillaient  à  exagérer 
la  mode  du  bel  esprit  dont  le  public  était  engoué.  A 
ces  académiciens,  Boilcau  adjoignait  Quinault,  le 
maître  de  la  tragédie  doucereuse,  puis  la  précieuse  et 
raisonneuse  Mlle  de  Scudéry,  si  experte  à  diluer  en 
dix  volumes  d'un  roman  le  mélange  des  aventures 
impossibles  et  des  sentiments  outre  nature. 

A  qui  donc  allait  l'éloge,  si  tous  ceux  qu'on 
estimait  le  plus  étaient  censurés  ?  Aux  anciens,  à 
quelques  modernes,  comme  Racan  ou  Corneille, 
Malherbe  ou  Voiture;  mais,  aussi,  et  d'une  façon 
particulièrement  significative,  à  quelques  auteurs 
nouveaux,  de  mérite  encore  contesté  ou  obscur,  et 
dont  surtout  on  ne  s'avisait  pas  encore  qu'ils  fus- 
sent si  différents  des  autres  :  un  comédien  poète  qui 
venait  de  la  province,  un  jeune  tragique  encore  à 
ses  débuts,  un  poète  négligé  qui,  n'étant  plus  jeune, 
n'avait  pas  fait  grand'chose  encore  :  l'auteur  de 
V Ecole  des  Femmes^  l'auteur  à' Alexandre^  et  l'auteur 
de  Jocoiide.  Les  éloges  éclairant  les  attaques,  le 
public  sentit  que  cette  fois  les  personnalités  n'étaient 
pas  la  fin  et  le  terme  de  la  satire,  que  ce  n'était  pas 
tel  ou  tel  auteur,  mais  toute  une  littérature,  toute 
une  doctrine  et  toute  une  forme  du  goût  qui  étaient 


78  ÔOILEAU. 

en  jeu,  et  qu'enfin  ce  satirique  était  un  critique, 
tandis  que  les  critiques  jusque-là  n'étaient  que  des 
satiriques.  Et  de  là  vient  que  la  satire  n'avilit  point 
son  auteur  :  au  lieu  qu'à  l'ordinaire,  dans  les  que- 
relles des  gens  de  lettres,  le  mépris  des  rieurs  ne 
distinguait  guère  celui  qui  faisait  rire  de  celui  qui 
apprêtait  à  rire. 

Cependant  les  battus  n'étaient  pas  contents,  on  le 
conçoit;  et  plusieurs  ripostèrent  avec  violence  aux 
Satires^  Il  ne  vaut  pas  la  peine  de  s'arrêter  sur  tous 
ces  libelles,  en  vers  ou  en  prose,  signés  de  Cotin, 
de  Goras,  de  Boursault,  de  Garelde  Sainte-Garde,  de 
Pradon,  de  Bonnecorse,  qui  s'échelonnent  de  1666  à 
1689  :  ce  ne  sont  que  chicanes  puériles,  insinuations 
perfides,  ou  injures  grossières.  Nommer  Despréaux 
Desvipéreaux^  lui  reprocher  d'avoir  fait  servir  des 
alouettes  au  mois  de  juin  dans  son  Repas  ridicule^ 
glorifier  Pelletier  de  recevoir  chaque  jour  vingt-cinq 
personnes  à  sa  table,  traiter  l'auteur  des  Satires  de 
«  bouffon  »  et  de  «  faussaire  »,  ou  de  «  jeune  dogue  » 
q-ui  aboie  autour  de  lui,  et  lui  dire  agréablement 
qu'il  ne  fait  rien  «  que  les  mouches  ne  fassent  sur 
les  glaces  les  plus  nettes  »,  le  menacer  du  bâton  ou 
faire  entendre  que  les  cotrets  ont  déjà  pris  le  con- 
tact de  ses  épaules,  trouver  dans  ses  vers  des  insultes 
au  parlement,  à  la  cour,  au  clergé,  au  roi,  et  un 
athéisme  digne  du  sort  de  Vanini,  1^  reprendre 
tantôt  d'user  «  de  quolibets  des  carrefours ,  de 
déclamations  du  Pont-Neuf  qui  ne  peuvent  être 
souffertes    que    dans    un    impromptu   de    corps    de 


LA    CRITIQUE    DE    BOILEAU.  79 

garde  »,  et  tantôt  de  piller  Horace,  Juvénal  ou 
Molière  :  voilà  ce  que  la  rancune  venimeuse  des  vic- 
times de  Boileau  invente  pour  le  confondre. 
"  Cependant,  sans  parler  de  quelques  critiques  de 
style  et  de  versification,  qu'on  trouve  surtout  chez 
Desmarets,  et  dont  notre  poète  fit  son  profit,  il  y 
a  parmi  ces  calomnies  et  ces  injures  quelques  points 
bien  touchés,  encore  que  l'expression  soit  haineuse 
ou  brutale.  Ainsi  Boileau  ne  fut  jamais  athée  :  mais 
ses  vers  ne  sont  point  parfumés  de  dévotion,  et 
Pradon  et  les  autres  ont  raison  d'y  flairer  une  odeur 
de  libre  raison.  Mais  ce  que  tous  ont  bien  vu,  ce 
que  tous  ont  répété  avec  insistance,  en  vers  et  en 
prose,  c'est  que  Boileau  est  un  «  bourgeois  »,  qui 
fait  les  délices  des  «  bourgeois  ».  Il  n'est  point,  lui 
fait-on  dire, 

Il  n'est  point  aujourd'hui  de  courtaud  de  boutique 
Qui  n'ait  lu  mon  Longin  et  mon  Art  poétique. 

Ils  ont  senti  que  ce  n'était  pas  là  un  poète  de  ruelles, 
et  que  le  «  fin  du  fin  »,  le  galant,  le  tendre, 
l'héroïque,  tout  ce  qu'étalaient  les  auteurs  à  la  mode, 
et  tout  ce  dont  raffolait  le  «  grand  monde  purifié  » 
d'avant  1660,  que  tout  cela  était  condamné,  jeté  au 
rebut,  livré  à  la  dérision.  Dans  sa  pratique  comme 
dans  sa  doctrine,  ce  poète-là  prenait  tout  justement, 
comme  Gorgibus,  «  le  roman  par  la  queue  »  :  il 
appelait  «  un  chat  un  chat  »,  et  du  premier  coup 
allait  à  la  nature,  au  lieu  de  mener  l'esprit  à  l'idée 
par  de  petits  chemins  tortueux  et  fleuris.  N'avait-il 


80  BOILEAU. 

pas  «  l'âme  bien  enfoncée  dans  la  matière  »,  et 
n'était-il  pas  enfin  «  du  dernier  bourgeois  »  ?  Mlle  de 
Scudéry  en  prenait  autant  de  pitié  que  de  colère. 

Pradon,  éclairé  par  sa  rancune,  voit  même  quelque 
chose  de  plus  :  il  caractérise  assez  bien  la  poésie  de 
Boileau,  lorsqu'il  lui  donne  «  la  force  des  vers  et  la 
nouveauté  des  expressions  »,  lorsqu'il  lui  reproche 
de  manquer  de  verve  et  d'imagination,  et  de  séduire 
le  public  par  des  «  vers  frappants  »  semés  de  place 
en  place,  lorsqu'il  dit  de  la  description  du  Repas 
ridicule  :  «  C'est  le  fort  de  l'auteur,  quand  il  a  de 
ces  peintures-là  à  faire  ».  Je  n'ai  pas  dit  autre  chose 
au  chapitre  précédent. 

Boileau  ne  répondit  particulièrement  à  aucun 
des  pamphlets  qu'on  fit  contre  lui.  Plus  modéré 
dans  sa  propre  cause  que  dans  celle  de  son  ami 
Racine,  il  ne  se  laissa  pas  engager  dans  la  voie  des 
polémiques  virulentes  et  des  diffamations  injurieuses, 
comme  il  le  fit  dans  l'affaire  de  Phèdre.  11  se  con- 
tenta d'affirmer  dans  ses  Préfaces  qu'il  avait  usé  de 
âon  droit  en  critiquant  des  auteurs  comme  auteurs) 
que  du  reste  on  pouvait  écrire  contre  ses  œuvres, 
«  attendu  qu'il  était  de  l'essence  d'un  bon  livre 
d'avoir  des  censeurs  ».  C'est  ce  que  disait  Chape- 
lain, mais  il  le  disait  de  la  Pucelle  :  et  c'est  un  argu- 
ment qui  ne  vaut  que  par  l'occasion  où  l'on  s'en 
sert.  Au  reste,  les  ennemis  de  Boileau  ne  perdirent 
rien  à  sa  modération  :  sans  leur  répliquer  directe- 
ment, il  ne  manqua  jamais ,  quand  une  épître  ou 
une  épigramme  ou  n'importe  quel  ouvrage  en  vers 


LA    CRITIQUE    DE    BOILEAU.  81 

OU  en  prose  semblaient  appeler  leurs  noms  ou  se 
prêter  à  les  recevoir,  de  leur  régler  leur  compte  en 
deux  mots,  et  de  façon  qu'ils  lui  en  redevaient 
encore. 

Cependant  il  usa  d'un  procédé  violent,  et  tou- 
jours fâcheux  à  employer  dans  une  querelle  litté- 
raire, contre  le  plus  modéré,  le  plus  estimable  de 
ses  ennemis,  contre  Boursault.  Il  obtint  en  effet  un 
arrêt  du  Parlement  pour  interdire  aux  comédiens 
du  Marais  de  représenter  une  Satire  des  Satires^  que 
Boursaultleur  avait  donnée.  Après  ce  précédent  fourni 
par  Boileau  lui-même,  comment  blâmer  Chapelain 
d'avoir  intrigué  auprès  de  Colbert,  et  fait  retirer  au 
a  satirique  effréné  »  le  privilège  qu'il  avait  «  extor- 
qué »  pour  l'impression  de  ses  Satires"^  Sans  trop 
en  vouloir  au  bonhomme,  puisqu'enfin  les  meilleurs 
en  ce  temps-là  ne  sentaient  point  ce  qu'il  y  a  de  misé- 
rable à  provoquer  une  intervention  de  l'autorité  en 
pareille  matière,  remarquons  seulement  qu'il  n'était 
point  si  «  bonhomme  ».  Toutes  ses  vertus  et  ses 
complaisances  étaient  conditionnées  :  il  leur  fallait 
des  louanges  pour  s'épanouir.  Mais  cet  «  excuseur  de 
toutes  les  fautes  »  avait  la  dent  mauvaise  et  la  ran- 
cune tenace  quand  une  fois  on  lui  avait  manqué.  Il  ne 
s'amusait  pas  à  la  bagatelle,  à  écrivailler,  à  rimailler 
contre  l'adversaire  :  à  j)eine  fit-il  un  méchant 
sonnet  contre  Despréaux.  Il  allait  droit  aux  effets  : 
il  dressait  ses  listes  d'auteurs  à  gratifier,  qui  sont 
exactement  un  catalogue  de  ses  amitiés  et  de  ses 
haines.  Ou  bien  il  sommait  M.  de  Lamoignon  de 
LANSON.  —  Boileau.  6 


82  nOILEAU. 

choisir  entre  Despréaux  et  lui  :  et  ce  n'est  pas, 
comme  nous  avons  vu,  à  Despréaux  qu'on  ferma  la 
porte.  Enfin  il  employait  son  crédit  pour  empêcher 
l'œuvre  où  il  était  diffamé  de  s'imprimer  et  de  se 
vendre.  En  cela,  comme  dans  sa  dure  poésie,  le 
bonhomme  était  un  réaliste. 

Il  importait  de  rappeler  que  les  ennemis  de  Boileau 
s'étaient  bien  défendus  :  comme  leurs  diatribes  sont 
parfaitement  oubliées  aujourd'hui,  l'insistance  de  ses 
attaques  en  semble  plus  cruelle,  et  il  fait  l'effet 
d'avoir  massacré  des  innocents,  qui  tendaient  la 
gorge  au  fer.  Les  personnalités  qu'il  fait  ont  scan- 
dalisé plus  d'une  bonne  âme,  comme  Dalembert  ou 
Voltaire  :  car  ceux-ci,  comme  on  sait,  ont  pratiqué 
largement  le  pardon  des  injures,  et  tendu  toujours 
l'autre  joue,  selon  la  maxime  de  l'Evangile.  Sérieu- 
sement, ne  voit-on  pas  qu'il  n'y  a  plus  de  critique 
possible,  ou  bien  Boileau  avait  le  droit  de  censurer 
Chapelain  ou  Gotin,  comme  ceux-ci  de  riposter  à  Boi- 
leau? Mais  il  a  médit  des  personnes,  fait  de  Colletet 
un  parasite,  de  Saint- Amant  et  de  Faret  des  ivrognes  ; 
il  a  raillé  la  tournure  de  l'abbé  de  Pure.  Tout  est 
relatif  en  ce  monde  :  et  ces  injures  sont  bien  petites, 
si  on  les  mesure  au  ton  des  polémiques  littéraires 
de  ce  temps-là,  quand  Ghimène  était  qualifié  d'impu- 
dique et  de  parricide^  et  que  d'Aubignac  et  Ménage 
s'apostrophaient  comme  des  cochers  parce  que  l'un 
faisait  durer  quelques  heures  de  plus  que  l'autre  une 
comédie  de  Térence.  Mais  de  plus,  la  littérature 
était  le  terme  de  toutes  les  j)ensées  de  Boileau,  sa 


LA    CRITIQUE    DE    BOILEAU.  83 

passion  et  sa  vie.  Comme  il  ne  pouvait  souffrir  les 
mauvais  ouvrages,  il  en  voulait  aussi  aux  auteurs 
qui  jetaient  du  discrédit  sur  la  littérature  par  leurs 
mœurs  et  par  leur  caractère.  Faire  profession  de  lit- 
térateur, c'était  pour  lui  faire  profession  d'honnêteté, 
de  vie  sérieuse  et  digne  :  et  autant  que  la  poésie  de 
ruelle  et  de  taverne,  il  détestait  les  poètes  parasites 
et  débraillés,  les  mendiants  et  les  ivrognes.  Bour- 
geois encore  en  ceci,  il  rejetait  également  la  domes- 
ticité et  la  vie  de  bohème,  et  c'était  pour  rappeler 
les  écrivains  au  sentiment  de  leur  dignité,  qu'après 
certains  traits  des  Satires  il  écrivait,  sans  nécessité 
apparente,  le  quatrième  chant  de  son  Art  poétique. 
Mais,  peut-on  dire  encore,  est-ce  user  comme  il 
faut  de  la  critique  que  d'assommer  les  gens  sans  en 
dire  la  raison.  Il  se  moque  de  Pelletier  ou  de  Perrin  : 
très  bien  ;  mais  qu'y  trouve-t-il  à  reprendre  ?  Il  ne 
daigne  pas  le  dire,  et  c'est  ce  qu'il  importerait  à 
savoir.  Ne  nous  arrêtons  pas  aux  apparences.  Il  est 
très  vrai  que  Boileau  ne  motive  pas  toujours  toutes 
ses  condamnations,  et  qu'il  fait  plus  d'une  exécution 
sommaire.  Cependant,  quand  on  l'a  lu,  ne  sent-on 
pas  bien  la  raison  générale  et  commune  de  tous  ces 
jugements  particuliers?  Et  ce  n'est  guère  que  le 
fretin  qu'il  dépêche  ainsi  sans  autre  forme  de  procès; 
quand  il  rencontre  un  auteur  de  marque,  un  chef  de 
file,  type  d'un  genre,  ou  représentant  d'une  classe, 
ne  dit-il  pas  bien  nettement  ce  qu'il  y  blâme?  et 
doutons-nous  qu'il  condamne  Chapelain  pour  sa 
dureté  laborieuse,  Scudéry  pour  sa  fécondité  stérile, 


84  nOILKAU. 

Quinault  pour  sa  fade  tendresse,  et  les  roraans  pour 
le  ridicule  travestissement  de  l'antiquité? 

11  se  peut  qu'il  y  ait  eu  excès  ou  injustice  dans 
certaines  railleries  de  Despréaux  :  c'est  une  fatalité 
de  la  polémique.  S'il  se  fût  attaché  à  démêler  fine- 
ment le  bien  et  le  mal  dans  Tœuvre  de  Chapelain  et 
dans  celle  de  Scudéry,  il  n'eût  pas  arraché  le  public 
à  ses  engouements.  Il  fallait  condamner  en  bloc  ce 
qu'on  admirait  en  bloc;  il  serait  temps  après  de 
mettre  les  nuances  et  d'adoucir  la  sévérité.  C'est  ce 
que  fit  Boileau,  quand,  en  1683,  ayant  en  somme 
gagné  le  fond  du  procès,  il  accorda  de  bonne  grâce 
à  Chapelain  d'avoir  fait  «  une  assez  belle  ode  »;  à 
Quinault,  beaucoup  d'esprit  et  d'agrément;  à  Saint- 
Amant,  à  Brébeuf,  à  Scudéry,  du  génie.  Et  en 
1701,  le  privilège  du  génie  est  étendu  à  Cotin 
même  :  c'est  plus  cette  fois  que  nous  ne  demandons. 
Il  est  temps  de  cesser  de  s'apitoyer  sur  les  victimes  de 
Despréaux  :  nous  qui  savons  ce  qu'il  voulait,  ce  qu'il 
a  fait,  et  quels  chefs-d'œuvre  devaient  le  satisfaire, 
nous  pouvons  lui  pardonner  de  leur  avoir  nettoyé  la 
place  un  peu  rudement.  Nous  pouvons  juger  aussi  le 
résultat  de  toutes  ces  «  réhabilitations  »  que  la  fer- 
veur romantique  ou  la  curiosité  critique  ont  tentées 
en  notre  siècle  :  on  a  exhumé  des  vers,  des  tirades, 
une  courte  pièce,  pas  une  œuvre  en  somme  qu'on 
pût  accuser  Boileau  d'avoir  méconnue  ou  étouffée. 
Toujours  ce  qu'il  a  loué,  quoi  que  ce  fût,  était  meil- 
leur que  ce  qu'il  censurait,  ce  qu'il  rêvait  que  ce 
qu'il  rejetait;  et  le  plus  chaleureux  avocat  de  ses 


LA   CRITIQUE   DE   BOILEAU.  85 

victimes,  après  tout,  n'a  pu  trouver  pour  désigner 
leur  groupe  que  ce  nom,  plus  sanglant  que  toutes 
les  railleries  du  satirique  :  les  Grotesques. 

La  meilleure  et  peut-être  la  seule  apologie  de 
quelques-uns  des  auteurs  ridiculisés  par  Despréaux, 
c'est  de  dire  que  sans  eux  il  n'eût  pas  accompli 
l'œuvre  qu'il  a  faite  contre  eux.  Il  fut  à  coup  sûr  un 
révolutionnaire  en  son  temps;  mais  les  révolutions 
ne  sont-elles  pas  toujours  des  secousses  qui  préci- 
pitent une  évolution  contrariée  ?  La  littérature  était 
mûre  pour  l'art  classique,  quand  Boileau  parut;  mais 
ceux  même  qui  retardaient  le  mouvement  étaient 
ceux  par  qui  ce  mouvement  s'était  transmis  jusqu'à 
lui.  Du  jour  où  Boileau  marqua  le  but,  ils  furent 
coupables  de  tâtonner  et  de  dévier;  comme  il  avait 
trouvé,  ils  étaient  ridicules  de  chercher  encore.  Il  y 
avait  plus  d'un  siècle  que  se  préparait  là  forme  lit- 
téraire dont  il  devait  fixer  le  caractère,  et  sa  doctrine 
était  le  terme  où  l'on  devait  nécessairement  aboutir, 
lorsque  les  belles  œuvres  de  l'antiquité  païenne 
eurent  éveillé  le  goût  français,  et  lorsqu'en  même 
temps  leur  sagesse  toute  naturelle  et  toute  humaine 
eut  inspiré  à  la  raison  moderne  la  hardiesse  de 
marcher  en  liberté  selon  ses  lois  intimes.  L'évolu- 
tion fut  achevée,  quand,  aux  environs  de  1660, 
dans  le  jugement  ou  dans  l'instinct  de  quelques 
grands  écrivains  et  de  leur  public,  la  concilia- 
tion fut  faite  entre  l'admiration  des  anciens,  maî- 
tres de  l'art  et  guides  du  goût,  et  l'indépendance 
de    la   raison,    plus    confiante    chaque   jour   en  ses 


86  BOILEAU. 

forces,  et  plus  rebelle  à  toute  autorité.  Tous  ceux 
qui  aidèrent  à  faire  connaître  ou  aimer  les  anciens, 
à  dégager  la  formule  où  l'imitation  docile  et  le  libre 
examen  se  concilient  dans  le  large  culte  de  la  vérité, 
Ronsard  et  Scaliger  avant  Malherbe  et  Balzac,  Cor- 
neille comme  Pascal,  mais  aussi  l'Académie,  mais 
même  le  monde  précieux,  et  ses  poètes  si  doctement 
guindés  ou  si  délicatement  faux  :  tous,  avec  plus  ou 
moins  de  conscience,  par  des  voies  plus  droites  ou 
plus  détournées,  amènent  insensiblement  notre  lit- 
térature au  point  où  Boileau  la  prend  pour  la  dresser 
d'un  coup  dans  la  pureté  de  son  type.  Combien  de 
ses  ennemis  et  de  ses  victimes,  et  ceux  qui  parais- 
saient le  plus  s'égarer  à  la  poursuite  d'un  autre  idéal, 
ou  dans  les  caprices  d'une  fantaisie  sans  idéal,  com- 
bien ont  ainsi,  malgré  eux,  et  croyant  faire  autre 
chose,  travaillé  pour  lui,  aussi  réellement  que 
Malherbe  ou  Pascal  qu'il  admire  !  Et  notamment  si 
tout  l'effort  de  la  critique  depuis  Scaliger  tendait  à 
fonder  en  raison  le  culte  et  l'imitation  des  anciens, 
le  vrai  collaborateur  et  précurseur  de  Boileau,  celui 
qui  est  comme  l'anneau  intermédiaire  de  la  chaîne 
entre  Malherbe  et  lui,  c'est  Chapelain. 

Chapelain  et  Despréaux  :  ces  deux  noms  semblent 
jurer  d'être  rapprochés  ;  et  cependant  pour  la  pos- 
térité, qui  voit  de  haut,  ces  deux  irréconciliables 
ennemis  sont  les  ouvriers  de  la  même  œuvre.  Cha- 
pelain est  un  de  ces  demi-génies,  plus  confus  que 
complexes,  en  qui  l'avenir  lutte  avec  le  passé,  et  qui 
n'ayant  pas  une  claire  conscience  du  chemin  qu'ils 


LA    CRITIQUE    DE    BOILEAU.  87 

suivent,  semblent  souvent  marcher  au  hasard,  tant 
il  y  a  d'arrêts,  de  reculs  et  d'indécisions  dans  leur 
allure.  Ce  bonhomme,  érudit  à  la  mode  du  xvi*^  siècle, 
solidement  et  lourdement,  lecteur  de  vieux  romans, 
admirateur  de  Ronsard,  critique  sévère  de  Malherbe, 
fait  une  ode  à  Richelieu  qui  est  de  la  même  étoffe  que 
Vode  à  Louis  XIII^  et,  dans  son  dogmatisme  enve- 
loppé de  pédanterie,  indique  df^jà  les  deux  grandes 
lois  classiques  :  autorité  de  la  raison,  et  autorité  des 
anciens.  Il  affirme  la  nécessité  de  tout  soumettre  au 
bon  sens,  au  jugement,  et  il  tire  les  règles  absolues 
des  genres  des  ouvrages  des  anciens.  Il  est  vrai  qu'il 
ne  définit  pas  le  bon  sens  :  et  l'on  entrevoit  que 
pour  lui,  le  bon  sens,  sans  qu'on  sache  pourquoi,  se 
réduit  à  la  stricte  observance  des  règles,  comme  si 
c'étaient  des  moyens  nécessairement  efficaces,  qui 
produisent  les  chefs-d'œuvre  par  une  vertu  intrin- 
sèque. Il  n'est  aucunement  artiste,  et  ne  voit  rien  dans 
les  poèmes  des  anciens  qui  ne  puisse  être  répété 
comme  mécaniquement  par  l'emploi  des  mêmes  pro- 
cédés. Au  reste,  il  estime,  autant  que  Boileau,  les 
qualités  d'ordre,  de  composition,  de  régularité. 
Homme  de  nulle  imagination ,  et  de  sensibilité 
bornée,  il  est  plus  aisément  plat  à  force  de  réalisme, 
que  faux  à  force  de  fantaisie.  Chapelain,  surtout, 
a  contribué  à  fixer  deux  des  traits  essentiels  de  la 
physionomie  du  xvii*^  siècle  littéraire;  il  a  converti 
Richelieu  aux  unités  dramatiques  ;  et  il  a  décidé  du 
rôle  de  l'Académie  en  lui  assignant  le  travail  du 
Dictionnaire. 


88  BOILEAU. 

Mais  ce  pauvre  homme  n'eut  que  des  lueurs,  de 
vagues  instincts,  et  pas  ombre  de  courage  dans  sa 
critique.  Quand  Boileau  débuta,  celui  qui  couvrait 
de  son  autorité  toute  la  méchante  littérature,  pré- 
cieuse, romanesque,  où  la  nature  et  l'art  étaient 
offensés  également,  c'était  Chapelain.  Nous  voyons 
dans  ses  Lettres  ce  qu'il  a  de  bon;  mais  il  j)assait  sa 
vie  à  démentir,  par  complaisance  ou  par  intérêt,  ses 
sentiments  intimes.  Il  se  dit  revenu  des  Espagnols 
dès  1625,  et  les  ampoulés  disciples  de  l'Espagne  le 
trouvent  toujours  prêt  à  se  récrier  sur  leurs  extrava- 
gances. Ce  qu'est  le  Chapelain  qu'on  voit,  le  Chape- 
lain officiel  et  public,  jugez-en  aux  trois  actes  écla- 
tants de  sa  vie  littéraire.  Il  a  fait,  par  gageure,  la 
Préface  de  VAdone,  déraisonnable  apologie  d'un  mé- 
chant poème.  Il  a  rédigé,  malgré  lui,  les  Sentiments 
de  l'Académie  sur  le  Cid,  mesquine  critique  d'un 
chef-d'œuvre.  Il  a  composé,  sérieusement,  hélas!  et 
par  une  volonté  expresse,  la  Pucelle,  le  plus  dénué 
de  poésie  des  poèmes  épiques  du  temps.  A  ce  triple 
titre,  et  par  l'autorité  que  ses  lumières  et  sa  facilité 
lui  avaient  value,  il  représentait  pour  Boileau  le  goût 
de  l'école  à  laquelle  il  faisait  la  guerre.  Il  fallait  le 
détruire  pour  atteindre  les  autres.  Quoi  qu'il  eût  de 
commun  avec  Boileau,  et  bien  qu'il  eût  au  fond  plus 
aidé  que  nui  à  l'éclosion  de  l'art  classique,  il  était 
devenu  en  1660  un  obstacle  à  son  progrès  :  son  rôle 
était  fini;  il  fallait  en  débarrasser  la  littérature.  Et 
de  là  la  cruelle,  complète  et  nécessaire  exécution 
des  Satires, 


CHAPITRE  IV 

LA    CRITIQUE    DE   BOILEAU   (Suite) 

LES  THÉORIES  DE  l'  «  ART  POETIQUE  » 

h' Art  poétique  répondit  aux  doutes  de  ceux  qui 
avaient  pu  hésiter  sur  le  but  des  Satires  :  Boileau  y 
exposait  toute  sa  doctrine,  ramassée  en  un  corps  de 
préceptes.  C'est  cet  Art  poétique^  bien  entendu,  qu'il 
faut  prendre  pour  base  en  essayant  de  dégager  le 
véritable  caractère  de  la  théorie  de  Boileau;  mais 
comme  il  s'agit  moins  d'analyser  un  ouvrage  que 
tout  le  monde  à  peu  près  sait  par  cœur,  que  d'en 
indiquer  l'esprit  et  la  portée,  je  mettrai  à  profit 
dans  cette  exposition  toutes  les  indications,  parfois 
d'une  importance  capitale,  que  nous  fournissent  les 
autres  ouvrages  de  notre  critique,  comme  la  Satire  II 
et  VEpttre  /X,  la  Dissertation  sur  Joconde  et  le  Dia- 
logue des  héros  de  roman ^  enfin  les  Réflexions  sur 
Longin,  surtout  la  septième,  dont  l'intérêt  est  tout 
particulier. 

Jamais  écrit  n'a  été  plus  populaire  et  plus  incom- 


90  BOILEAIJ 

pris  que  cet  Art  poétique,  et  il  n'y  a  pas  d'ouvrage 
doctrinal  dont  on  ait  plus  méconnu  ou  défiguré  le 
sens.  En  voici  tout  d'abord  une  raison  :  c'est  que 
la  langue,  qui  n'a  pas  beaucoup  changé  depuis 
que  le  xvii®  siècle  s'est  flatté  de  la  fixer,  a  pourtant 
changé  un  peu  :  en  sorte  que,  quand  nous  lisons 
Boileau,  ou  Racine,  ou  Corneille,  leurs  expressions 
ne  suscitent  plus  en  nous  tout  à  fait  les  mêmes 
représentations  qui  surgissaient  dans  l'esprit  des 
contemporains,  et  la  traduction  mentale  que  nous 
en  faisons  en  courant,  n'est  qu'une  suite  d'à  peu  près, 
d'inexactitudes  et  de  faux  sens.  Et  quand  ii  s'agit  de 
termes  abstraits,  qui  expriment  des  concepts  tout 
intellectuels,  associés  dans  l'idée  de  l'auteur  par 
certaines  relations  logiques,  l'inexactitude  perpé- 
tuelle finit  par  devenir  une  erreur  considérable,  un 
contresens  total.  C'est  notre  cas,  quand  nous  par- 
courons Boileau  des  yeux.  Tous  ces  mots  qu'il  em- 
ploie, raison,  vrai,  sublime,  pompeux,  et  tant  d'au- 
tres, qui  sont  comme  les  étiquettes  de  sa  doctrine, 
ont  été  affectés  par  nous  à  d'autres  emplois  ou  cor- 
respondent à  des  cases  de  l'esprit,  dont  nous  avons 
renouvelé  le  contenu.  Il  faut  une  transposition  con- 
tinuelle d'idées  et  de  termes  pour  obtenir  la  pensée 
de  Boileau  en  son  vrai  sens,  dans  son  vrai  jour. 
On  s'aperçoit  alors  que  cette  pensée  est  singuliè- 
rement moins  étroite  et  moins  choquante  qu'on  ne 
croyait,  et  que  VArt  poétique  n'a  pas  été  écrit  pré- 
cisément pour  susciter  l'abbé  Delille  ou  M.  de  Jouy. 
La  cause  d'erreur  peut-être  la  plus  considérable, 


LA   CRITIQUE   DE    BOILEAU.  91 

c'est  ce  mot  de  raison^  qu'on  voit  revenir  presque 
à  chaque  page  du  poème.  Et  de  là,  d'abord,  vient  le 
reproche  si  souvent  adressé  à  Boileau,  de  n'avoir 
point  fait  à  l'imagination  sa  part  dans  l'œuvre  poé- 
tique. Voilà  un  poète,  dit-on,  qui,  pour  faire  des 
chefs-d'œuvre,  ne  connaît  qu'un  secret  :  être  bien 
raisonnable,  bien  sage,  bien  obéissant  aux  règles. 
De  l'imagination  pas  un  mot,  ou,  s'il  y  pense,  ce 
n'est  que  pour  l'emmailloter  de  préceptes,  à  la  ren- 
dre incapable  de  bouger.  Et  l'on  rappelle  que  Boi- 
leau n'avait  pas  d'imagination  ;  c'est  donc  pour  cela 
qu'il  défend  aux  autres  d'en  avoir  :  on  sait  la  fable 
du  renard  qui  a  la  queue  coupée.  Mais,  on  l'a  vu, 
Boileau  n'a  jamais  pris  dans  son  tempérament  parti- 
culier la  règle  de  l'art.  S'il  est  vrai  —  et  c'est  vrai 
—  qu'il  se  délie  de  l'imagination  et  lui  trace  rigou- 
reusement sa  voie,  nous  verrons  au  nom  de  quel 
principe  général.  Mais  il  n'en  faut  pas  conclure  qu'il 
réduise  la  poésie  au  métier,  ni  qu'il  estime  que  les 
règles  sont  les  agents  mécaniques  de  la  perfection  : 
il  nous  a  dit  assez  nettement  sa  pensée  dans  les  pre- 
miers vers  de  VArt  poétique^  dont  on  s'obstine  tou- 
jours à  ne  pas  tenir  compte.  Avant  tout,  il  demande 
à  celui  qui  veut  faire  des  vers  d'être  né  poète, 
d'avoir  le  génie.  Ce  don  naturel,  cette  faculté  créa- 
trice que  donne  «  l'influence  secrète  du  ciel  », 
n'est-ce  pas  l'imagination  ?  Mais  alors,  loin  de  s'en 
passer,  personne  ne  l'a  plus  fortement  exigée  que 
Boileau,  puisqu'il  en  fait  l'élément  primordial,  la 
condition  sine   qua  non  de   la  poésie.  11   distingue 


5 


92  BOILEAU. 

même  les  formes  variées  de  l'imagination,  qui  cor- 
respondent à  la  diversité  des  genres  :  tel  a  l'inven- 
tion dramatique  qui  n'a  pas  l'élan  lyrique,  ni  le  sens 
épique.  Sans  la  nature,  l'art  ne  peut  rien  :  il  donne 
la  façon,  mais  elle  fournit  l'étofTe.  Qui  veut  se  passer 
d'elle,  ou  la  dévier,  quand  il  aurait  toute  la  science 
et  toute  la  patience  du  monde,  ne  fera  rien  qui 
vaille. 

Mais  alors,  imagination,  génie,  don  du  ciel,  de  quel- 
que nom  qu'on  veuille  appeler  cette  source  première 
de  poésie,  d'oii  vient  que  Boileau  n'en  parle  jamais? 
Tout  simplement  parce  qu'une  fois  posée,  il  n'y  a 
plus  rien  à  en  dire.  On  naît  poète  :  il  n'y  a  pas  de 
procédé,  d'hygiène  ou  de  gymnastique  par  où  l'on 
puisse  se  donner  une  nature  de  poète.  Mais  on  peut 
faire  un  mauvais  emploi  de  la  nature  qu'on  a  :  de 
là  tous  ces  préceptes,  qui  ont  l'air  de  gêner  et  de 
resserrer  l'inspiration,  car  ils  sont  forcément  néga- 
tifs. D'autre  part,  si  bien  doué  qu'on  soit,  on  ne  naît 
[)as  avec  la  science  du  métier  :  en  poésie,  comme 
dans  tous  les  arts,  il  faut  apprendre  la  technique 
par  où  la  nature  s'exprime  et  manifeste  son  origina- 
lité; bien  rares  sont  les  génies  faciles  en  qui  l'in- 
spiration est  immédiatement  infaillible,  et  pour  qui 
l'enfantement  des  chefs-d'œuvre  est  l'affaire  d'un 
jour  et  d'un  accès  de  fièvre.  Enfin  tout  le  monde  sait 
combien  les  vrais  artistes  sont  sobres  à  l'ordinaire 
de  considérations  générales,  et  qu'ils  ne  se  lancent 
pas  à  l'ordinaire  dans  les  hauteurs  nuageuses  de 
l'esthétique  :  ils  laissent  le  développement  littéraire 


LA    CRITIQUE    DE    BOILEAU.  93 

aux  littérateurs,  et  soit  en  enseignant,  soit  en  jugeant, 
ils  se  jettent  de  prime  abord  dans  la  technique  :  ce 
n'est  pas  qu'elle  soit  tout  pour  eux.  Mais  ils  aiment 
la  précision,  et  la  technique,  comme  ils  en  parlent, 
révèle  et  contient  tout  le  reste.  Ils  lisent  dans  la 
facture  de  l'œuvre  la  pensée  de  l'artiste,  et  par  leur 
analyse  minutieuse  des  procédés  d'exécution,  ils . 
atteignent  les  sources  mêmes  de  l'originalité  créa- 
trice. Or  Boileau  est  éminemment  artiste,  il  faut 
sans  cesse  le  redire  :  pour  lui,  l'art,  sans  lequel  il 
n'y  a  pas  de  chefs-d'œuvre  effectifs  et  complets,  l'art 
implique  et  suppose  tous  les  dons  naturels  qu'il  met 
en  œuvre. 

Cependant  après  que  les  Grecs  nous  ont  enseigné 
que  l'enthousiasme  poétique  est  une  ivresse,  un  dé- 
lire, une  divine  manie,  après  que  nos  romantiques, 
envoyant  par  les  plaines  et  par  les  monts  les  poètes 
«  sacrés,  échevelés,  sublimes  »,  nous  ont  confirmés 
dans  l'idée  qu'il  est  de  leur  essence  de  ne  point  être 
raisonnables  comme  le  commun  des  hommes,  nous 
nous  étonnons  d'entendre  Boileau  rappeler  inces- 
samment les  poètes  à  la  raison.  La  raison  !  il  n'a  ; 
que  ce  mot  à  la  bouche. 

Que  toujours  le  bon  sens  s'accorde  avec  la  rime.... 
Au  joug-  de  la  raison  sans  peine  elle  (la  rime)  fléchit.... 
Aimez  donc  la  raison  :  que  toujours  vos  écrits 
Empruntent  d'elle  seule  et  leur  lustre  et  leur  prix. 
Tout  doit  tendre  au  bon  sens.... 
La  raison  pour  marcher  n'a  souvent  qu'une  voie. 

Et  tout  cela  dans  une  vingtaine  de  vers  !  Mais  prê- 
nez-y  garde,   la  raison  de  Boileau  n'est  pas  cette 


94  BOILEAU. 

chose  revêche  dont  la  froideur  des  vieillards  éteint 
l'enthousiasme  de  la  jeunesse,  et  que  l'utilitarisme 
des  bourgeois  évoque  pour  condamner  les  poètes  et 
les  artistes  :  ce  n'est  pas  la  raison  qui  envoie  Chatter- 
ton au  suicide,  et  fait  épouser  cinq  cent  mille  francs 
de  dot  aux  jeunes  premiers  de  Scribe.  Non,  la  raison 
de  Boileau  n'a  rien  de  commun  avec  l'esprit  positif, 
calculateur,  prosaïque,  de  la  bourgeoisie  de  1830. 
Ce  n'est  pas  non  plus  la  raison  des  idéologues  et 
des  philosophes,  la  raison  raisonnante,  analytique 
et  critique,  qui  loge  tout  l'univers  en  formules 
abstraites  dans  l'esprit  humain,  et  réduit  toute  l'ac- 
tivité de  l'intelligence  à  une  sèche  algèbre  :  ce  n'est 
pas  la  raison  de  Voltaire  et  de  Gondillac.  Mais  c'est 
la  raison  cartésienne,  dominatrice  et  directrice  de 
l'âme  humaine,  dont  elle  règle  toutes  les  facultés 
sans  en  empêcher  aucune  :  c'est  celle  qui,  par 
essence,  distingue  le  vrai  du  faux. 

Mais  qu'est-ce  qu'une  pensée  vraie,  en  poésie? 
La  poésie  est  un  art,  et  la  vérité  n'y  est  pas  d'un 
autre  ordre  qu'en  peinture  et  en  sculpture  :  c'est  la 
vérité  de  l'imitation,  la  conformité  de  la  représen- 
tation figurée  au  modèle  naturel.  Dans  le  style,  c'est 
l'équivalence  du  mot  à  l'idée  :  dans  la  conception, 
l'équivalence  de  l'idée  à  l'objet.  Nous  n'avons  qu'à 
rapprocher  deux  ou  trois  vers  épars  dans  l'œuvre 
de  Boileau,  et  sa  pensée  se  dégagera  avec  une  netteté 
parfaite  : 

Aimez  donc  la  raison  :  que  toujours  vos  écrits 
Empruntent  d'elle  seule  et  leur  lustre  et  leur  prix. 


LA    CRITIQUE    DE    BOILEAU.  95 

Donc  la  raison  fait  la  beauté.  Mais  la  beauté,  c'est 
la  vérité  : 

Rien  n'est  beau  que  le  vrai.... 

Mais  le  vrai,  c'est  la  nature  : 

La  nature  est  vraie.... 

Raison,  vérité,  nature,  c'est  donc  tout  un,  et  voici  le 
terme  où  l'on  aboutit.  Sous  ces  mots  abstraits  de 
raison  et  de  vérité^  ce  n'est  pas  la  froideur  de  l'ima- 
gination ni  la  sécheresse  scientifique  que  Boileau 
prescrit  aux  poètes  :  c'est  l'amour  et  le  respect  de 
la  nature.  Ainsi  cette  théorie  de  la  poésie  classique, 
dont  on  accuse  le  plus  souvent  l'étroitesse,  et  qu'on 
fait  presque  consister  dans  l'horreur  du  naturel,  est 
une  théorie  essentiellement  et  franchement  natura- 
liste :  c'est  tout  ce  que  veut  dire,  ou  du  moins  c'est 
ce  que  veut  dire  d'abord  l'appel  incessant  qu'il  fait 
à  la  raison. 

On  comprend  maintenant  la  portée  quie  prend, 
àdiii^V Art  poétique,  après  la  Satire  II,  l'éternel  débat 
de  la  rime  et  de  la  raison.  Sacrifier  la  raison  à  la 
rime,  c'est  chercher  la  beauté  ailleurs  que  dans  la 
vérité,  c'est  tourner  l'art  contre  son  but,  qui  est  de 
créer  dans  la  forme  un  équivalent  sensible  de  l'idée. 
Et  l'on  ne  s'étonnera  plus,  aussi,  de  tous  ces  pré- 
ceptes, où  l'on  ne  voulait  voir  que  de  mortels  étei- 
gnoirs  de  l'imagination,  un  effort  antipoétique  pour 
réduire  le  beau  à  la  mesure  du  bon  sens  bourgeois. 
Mais  non  :  tout  doit  tendre  au   bon  sens,  cela  veut 


96  nOILEAU. 

dire  que  le  poète  n'écrit  pas  par  fantaisie,  pour  se 
montrer,  déployer  son  agilité  ou  ses  grâces  devant 
le  public.  Ce  n'est  pas  un  acrobate  qui  fait  ses  tours  : 
c'est  un  peintre  qui  lutte  contre  son  modèle,  pour 
l'exprimer  tout  entier  sur  sa  toile.  Faire  d'après 
naturCj  c'est-à-dire  se  subordonner  à  la  nature, 
n'avoir  d'esprit  et  d'art  que  ce  qu'elle  en  demande 
pour  revivre  dans  une  image  fidèle,  la  prendre,  elle, 
et  non  soi  ni  sa  gloire,  pour  unique  raison  d'être  de 
l'ouvrage,  et  si  l'on  s'y  met  soi-même,  s'y  mettre 
sans  y  songer,  naïvement,  par  accident  et  par  sur- 
croît, voilà,  pour  un  poète,  ce  que  c'est  que  tendre 
au  bon  sens. 

•  Ce  bon  sens-là,  c'était  justement  ce  qui  manquait 
le  plus  à  la  littérature  française,  vers  1660,  quand 
Boileau  commença  d'écrire.  Toutes  les  victimes  ira-: 
'  molées  dans  les  Satires  étaient  coupables  envers  le 
i  bon  sens,  qui  est  la  vérité,  qui  est  encore  la  nature. 
Tous  également,  chacun  à  sa  façon,  prétendaient 
renchérir  sur  la  nature,  et  faire  mieux  qu'elle;  par 
une  délicatesse  aristocratique,  ils  en  avaient  peur, 
comme  trop  grossière,  ou  mépris,  comme  trop  sim- 
ple. Les  uns,  romanciers  à  grands  sentiments  ou 
tragiques  doucereux,  inventaient  des  modes  de  pen- 
ser et  de  sentir  que  l'âme  humaine  n'avait  jamais 
éprouvés,  un  héroïsme  plus  héroïque,  un  amour 
])lus  amoureux  que  tout  ce  qu'on  voit  dans  la  vie.  Ils 
enjolivaient  à  plaisir  une  idée  de  leur  esprit  ou  de 
l'esprit  public,  et  figuraient  Artamène  ou  Astrale^ 
qui  ne  représentent  aucune  réalité  vivante.  D'autres 


LA    CRITIQUE    DE    BOILEAU.  97 

plongeaient  dans  le  fin  du  fin,  et  trouvaient  des  déli- 
catesses infiniment  subtiles  de  pensée  et  d'ex[)res- 
sion;  il  leur  fallait  avoir  un  esprit  qui  ne  fût  qu'à 
eux,  quelque  chose  d'exquis  et  de  rare,  dont  il  n'y 
eût  pas  d'autre  exemplaire  en  aucun  lieu  du  monde 
des  esprits.  Ils  faussaient  et  corrompaient  la  nature, 
qui  veut  que  l'intelligence  tende  au  vrai,  et  que  le 
langage  soit  le  signe  de  l'idée  :  ils  faisaient  un  jeu 
capricieux  de  la  pensée  et  de  la  parole,  et  ne  s'oc- 
cupaient qu'à  surprendre  et  briller.  D'autres,  qui 
prétendaient  décrire  le  monde  des  réalités  visibles, 
chargeaient  leur  tableau  de  tant  de  couleurs,  alté- 
raient ou  grossissaient  si  fantastiquement  toutes  les 
formes,  que  la  nature  n'était  plus  que  le  prétexte  et 
non  le  sujet  de  leur  peinture.  Les  feux  d'artifice  de 
leur  imagination  aveuglaient  si  bien  le  lecteur,  qu'il 
ne  voyait  plus  le  paysage  au-dessus  duquel  ils  se 
déployaient.  D'autres  enfin,  partant  en  sens  inverse, 
au  lieu  de  tout  embellir,  ne  savaient  que  pousser  à  la 
charge  et  charbonner  des  caricatures.  Tout  l'homme, 
toute  la  nature,  la  politique,  la  science,  et  même  la 
religion,  tout  se  revêtait  indifféremment  du  style 
burlesque.  Entre  la  fadeur  et  la  finesse,  entre  l'en- 
flure et  le  grotesque,  la  simple  nature  et  la  réelle 
humanité  passaient  inaperçues,  inexprimées.  Pré- 
cieux et  galants,  emphatiques  et  bouffons,  il  n'en 
était  pas  un  qui  se  servît  de  ses  yeux  pour  voir,  et 
de  sa  bouche  pour  traduire  la  sensation  de  ses  yeux  : 
c'était  trop  vulgaire,  et  ce  n'était  pas  la  peine  d'avoir 
de  l'esprit  —  ou   de  s'en   croire  —  pour   faire  un 

LANSON.  —  Boileau.  7 


98  nOILEAU. 

si  j)lat  métier.  Le  grand  Corneille  obscurcissait 
parfois  son  grand  et  droit  sens  de  la  vie,  sa  sûre  et 
vive  science  des  caractères,  par  l'ambition  de  faire 
grand  ou  fm,  et  par  condescendance  pour  le  goût 
d'un  public  à  qui  la  nature  ne  suffisait  pas  encore. 

Seul  Pascal  n'avait  pas  écrit  une  ligne  qui  ne  fût 
pour  la  vérité  et  selon  la  nature.  Il  avait  mis  la  sin- 
cérité absolue  dans  sa  pensée,  la  simplicité  absolue 
dans  son  style.  A  propos  d'une  querelle  de  théolo- 
gien, il  avait  montré  ce  qu'on  n'avait  jamais  vu  jus- 
que-là, ni  presque  encore  désiré  en  français  :  le 
parfait  naturel  produisant  la  suprême  éloquence, 
sans  effort  et  sans  artifice.  C'était  bien  par  là  le  seul 
écrivain  raisonnable  de  notre  langue,  et  voilà  pour- 
quoi Boileau  mettait  ce  moderne-là  au-dessus  de  tous 
les  anciens. 

Et  ces  grands  écrivains  que  Boileau  groupait 
autour  de  lui  après  1G60,  ces  hommes  de  génie  si 
dissemblable  ont  tous  ceci  de  commun,  qu'ils  res- 
pectent la  nature,  l'expriment  comme  ils  la  sentent 
et  la  voient,  en  eux  et  hors  d'eux,  que  jamais  ils  ne 
la  refont  ni  ne  la  contrefont  :  sincères  et  simples 
comme  Pascal,  et  grands  d'une  semblable  grandeur. 
Molière,  le  premier,  renonçait  aux  bouffonneries 
fantastiques  et  aux  énormes  charges  où  la  comédie 
s'était  d'abord  arrêtée  :  plus  de  parasites,  ni  de 
matamores,  mais  des  êtres  réels,  vivants,  que  le 
spectateur  a  rencontrés  plus  d'une  fois  dans  la  vie, 
qui  sont  autour  de  lui,  qui  sont  lui  parfois.  Jusque 
dans  le  jeu  des  acteurs,  il  bannit  l'outrance,  et  met 


LA    CRITIQUE    DE    BOILEAU.  99 

la  vérité.  Jodelet  meurt;  la  scène  est  livrée  à  Mo- 
lière, et  maintenant,  dit  La  Fontaine, 

Et  maintenant   il  ne  faut  pas 
Quitter  la  nature  d'un   pas. 

Lui-même,  le  bonhomme,  en  son  genre,  la  suivait, 
exquis  à  force  de  fidélité  sobre,  et  présentait,  à  la 
place  des  intempérantes  enluminures  de  l'âge  précé- 
dent, ses  fins  tableaux,  d'une  touche  si  discrète  et 
d'un  sentiment  si  intense.  Racine  enfin  jette  au  rebut 
les  mannequins  élégants  de  Quinault,  et  produit  des 
hommes,  de  vraies  âmes  humaines,  douloureuses  et 
vivantes  :  si  vrai,  qu'avec  sa  grâce  puissante,  il  fait 
parfois  l'effet  d'être  brutal  à  ce  beau  monde,  accou- 
tumé à  tout  ennoblir  et  à  tout  affadir.  Et  Boileau 
leur  dit  à  tous  qu'ils  font  bien,  console  leurs  dis- 
grâces, célèbre  leurs  triomphes,  leur  montre  l'idéal, 
c'est-à-dire  la  nature,  et  leur  souffle  le  courage  de 
s'y  tenir. 

On  devine  maintenant  pourquoi  il  est  si  attentif 
à  brider  l'imagination.  Il  est  dans  la  situation  de 
nos  naturalistes  qui  redoutent  avant  tout  les  écarts 
de  romantisme  :  et  c'est  pourquoi  la  meilleure  inter- 
prétation qu'on  ait  donnée  des  idées  de  Boileau  est 
dans  ces  lignes  de  M.  Zola  : 

Le  plus  bel  éloge  qu'on  pouvait  faire  autrefois  d'un 
romancier,  était  de  dire  :  «  Il  a  do  l'imagination  ».  Aujour- 
d'hui cet  éloge  serait  presque  regardé  comme  une  critique.... 
L'imagination  de  Balzac,  cette  imagination  déréglée  qui  se  jetait 
dans  toutes  les  exagérations  et  qui  l'oulait  créer  le  monde  à  nou- 
veau, sur  des  plans  extraordinaires  (ne  dirait-on  pas  que  ceci 


100  BOILEAU. 

vise  Scudéry  ou,  si  l'on  veut,  Corneille?),  cette  imagination 
m'irrite  plus  qu'elle  ne  m'attire....  Voyez  nos  grands  roman- 
ciers contemporains  :  leur  talent  ne  vient  pas  de  ce  qu'ils 
imaginent,  mais  de  ce  qu'ils  rendent  la  nature  avec  inten- 
sité  Tous  les  efforts  de  l'écrivain  tendent  à  cacher  l'ima- 
ginaire sous  le  réel....  Vous  peignez  la  vie  :  voyez-la  avant 
tout  telle  qu'elle  est,  et  donnez-en  l'impression. 

On  ne  saurait  être  plus  classique,  et  voilà  juste- 
ment la  leçon  que  Boileau  donnait  aux  fantaisistes 
de  son  temps.  La  réalité  détermine  et  limite  la  con- 
ception poétique,  et  dans  cette  doctrine,  comme 
dans  tout  art  naturaliste,  l'imagination  n'est  qu'une 
opération  de  synthèse  qui  rétablit  en  formes  con- 
crètes et  vivantes  les  réalités  dissoutes  et  détruites 
par  l'analyse. 

En  réduisant  la  raison  au  respect  de  la  nature, 
Boileau  ne  perd  pas  de  vue,  autant  qu'il  semble,  le 
sens  ordinaire  et  familier  du  mot.  Car  l'imagination 
est  chose  essentiellement  subjective  et  variable  :  elle 
ne  reçoit  loi  ni  mesure;  c'est  l'ennemie  de  la  raison, 
dont  l'objet  est  l'universel.  Au  contraire,  la  raison, 
en  art,  en  poésie,  ne  fait  qu'un  avec  la  nature.  Car 
la  nature  n'est- elle  pas  la  source  unique  et  commune 
des  sentiments  et  des  idées,  présente  à  tous,  et  la 
même  pour  tous,  dont  tous  ont  également  la  sen- 
sation et  l'intuition?  La  nature  a  ce  privilège  que 
le  sentiment  que  nous  en  avons  dépasse  infiniment 
notre  expérience.  Nous  savons  si  la  copie  ressemble, 
sans  avoir  vu  l'original.  Boileau  dit  : 

Mais  la  nature  est  vraie,  et  d'abord  on  le  sent. 


LA   CRITIQUE   DE    BOILEAU.  101 

Et  M.  Zola,  traducteur  fidèle  :  «  La  vérité  a  un 
son  auquel  j'estime  qu'on  ne  saurait  se  tromper. 
Les  phrases,  les  alinéas,  les  pages,  le  livre  entier 
doit  sonner  la  vérité.  On  dira  qu  il  faut  des  oreilles 
délicates.  Il  faut  des  oreilles  justes^  çoilà  tout.  » 

Il  n'y  a  que  la  nature  qui  puisse  donner  aux 
œuvres  d'art  un  intérêt  général  et  permanent.  Une 
description  burlesque,  une  tragédie  galante,  cela 
plaît  comme  une  forme  d'habit  se  porte,  pendant 
six  mois  ou  pendant  dix  ans,  tant  que  la  mode  y 
est  :  la  mode  change,  et  tragédies  et  descriptions 
s'en  vont  où  sont  les  paniers  et  les  vertugadins.  Le 
principe  de  l'imitation  de  la  nature  introduit  dans 
l'art  un  élément  fixe  et  absolu,  un  principe  d'unité  et 
d'universalité,  partant  la  raison,  qui  est  en  nous  ce  qui 
nous  est  commun  avec  tous  les  hommes,  sous  l'in- 
finie diversité  des  races,  des  siècles  et  des  humeurs. 
Le  seul  caractère  sur  lequel  tous  les  hommes  puissent 
tomber  d'accord,  dans  un  poème,  c'est  la  conformité 
de  l'expression  à  l'objet,  si  l'objet  est  pris  dans  la 
nature.  Et  ainsi  le  plaisir  même  que  donne  la  poésie, 
cette  chose  toute  mobile  et  tout  individuelle,  le 
plaisir  devient  quelque  chose  de  constant  et  de 
général  :  il  est  raisonnable,  sans  cesser  d'être  un 
plaisir. 

Cette  conception  est  la  base  du  respect  de  l'anti- 
quité, qui  est  un  des  traits  apparents  de  la  doctrine 
de  Boileau.  Car,  si  tous  les  hommes  sentent  la 
nature,  le  succès,  c'est-à-dire  le  consentement  uni- 
versel,  sera  non  pas  assurément  la  preuve,  mais  le 


^ 


102  BOILEAU. 

signe  de  la  beauté  des  oeuvres.  Homère  sera  admi- 
rable, non  pas  pour  avoir  écrit  il  y  a  trois  mille  ans, 
mais  parce  qu'il  y  a  trois  mille  ans  qu'on  l'admire. 
Ce  n'est  pas  l'antiquité  des  poèmes,  c'est  la  per[)é- 
tuité  de  l'approbation  qu'on  leur  a  donnée,  qui  en 
garantit  la  perfection.  «  Car,  disait  Longin  traduit 
par  Boileau,  lorsqu'en  un  grand  nombre  de  per- 
sonnes différentes  de  profession  et  d'âge,  et  qui 
n'ont  aucun  rapport  ni  d'humeurs  ni  d'inclinations, 
tout  le  monde  vient  à  être  frappé  également  de 
quelque  endroit  d'un  discours,  ce  jugement  et  cette 
approbation  uniforme  de  tant  d'esprits,  si  discor- 
dants d'ailleurs,  est  une  preuve  certaine  qu'il  y  a 
là  du  merveilleux  et  du  grand.  »  Quand  à  la  diver- 
sité des  âges,  des  humeurs  et  des  professions 
s'ajoute  celle  des  races,  des  époques  et  des  mœurs, 
l'uniformité  d'approbation  sera  une  marque  bien 
plus  certaine  et  plus  indubitable  encore  de  l'excel- 
lence des  ouvrages.  Par  conséquent,  si  l'on  n'en  sent 
pas  soi-même  la  beauté,  il  ne  faut  pas  les  condam- 
ner pour  cela,  mais  douter  de  soi-même  et  de  ses 
lumières.  Il  ne  s'agit  pas  d'admirer  les  anciens 
par  autorité,  aveuglément.  Mais  Boileau  veut  qu'on 
tienne  compte  du  sentiment  public  et  de  la  tradi- 
tion. Car  enfin  la  durée  et  l'universalité  de  la  réputa- 
tion d'un  écrivain  sont  des  effets,  qui  ont  une  cause 
suffisante  :  et  c'est  cette  cause  qu'il  faut  trouver,  et 
chercher  au  besoin  avec  patience  et  humilité,  jusqu'à 
ce  qu'on  la  trouve,  au  lieu  de  croire  facilement  qu'on 
a  soi  seul  plus  d'esprit  que  tout  le  monde.  Or  que 


LA    CRITIQUE   DE    BOILEAU.  103 

peut  être  cette  cause,    sinon   la  beauté  effective  et 
intrinsèque  des  œuvres  ? 

Mais  qu'est-ce  que  cette  beauté  même,  sur  laquelle 
se  fait  l'accord  de  tant  d'hommes  si  différents  d'ail- 
leurs? Il  ne  suffit  pas  de  dire  que  les  hommes  sont 
les  mêmes  dans  tous  les  temps  :  il  faut  préciser  et 
sortir  des  abstractions.  Ce  n'est  pas  seulement 
l'homme  juge  des  œuvres,  qui  ne  change  pas  :  c'est 
la  nature,  aussi  matière  des  œuvres.  Aujourd'hui, 
les  mêmes  passions  qu'il  y  a  vingt  siècles  agitent  le 
monde;  les  mêmes  désirs,  les  mêmes  craintes  mènent 
les  hommes,  et  les  mêmes  formes  et  qualités  des 
choses  font  les  mêmes  impressions  sur  nos  sens. 
Voilà  le  fondement  de  l'immortalité  des  œuvres 
antiques.  Nous  y  reconnaissons  la  nature,  exac- 
tement et  vigoureusement  rendue,  et  c'est  parce  que 
nous  les  sent.ons  vraies,  d'une  vérité  qui  nous  saisit 
immédiatement,  que  nous  pouvons  les  admirer 
autant  que  firent  les  hommes  auxquels  elles  appa- 
rurent dans  leur  nouveauté.  Racine,  dans  sa  préface 
d'Iphigénie,  remarquait  avec  plaisir  que  ses  spec- 
tateurs avaient  été  émus  des  mêmes  choses  qui  ont 
mis  autrefois  en  larmes  le  plus  savant  peuple  de  la 
Grèce,  et  que  le  goût  de  Paris  s'était  trouvé  con- 
forme à  celui  d'Athènes  :  c'est  que  «  le  bon  sens  et 
la  raison  étaient  les  mêmes  dans  tous  les  siècles  », 
et  le  même  objet,  en  deux  images  également  fidèles, 
ne  pouvait  que  ])roduire  mêmes  impressions.  Voilà 
justement  pourquoi  Boileau  ne  se  lasse  pas  de  pro-  i 
poser  les  anciens  à  l'imitation  de  ses  contemporains.    ' 


104  BOILEAU. 

Ces  (îeux  équivalents,  raison  et  nature^  sont  équiva- 
lents à  un  troisième  terme,  antiquité. 

Ainsi  se  termine  le  mouvement  qui  avait  com- 
mencé avec  Ronsard,  et  cette  idolâtrie  de  l'anliquité, 
qui  avait  corrompu  notre  poésie  au  siècle  précédent, 
achève  de  se  transformer  chez  Boileau  en  un  prin- 
cipe rationnel.  De  l'amour  de  la  nature,  le  respect 
de  l'antiquité  tire  à  la  fois  son  meilleur  sens  et  sa 
plus  salutaire  vertu.  Mais,  ainsi  compris,  ce  respect 
de  l'antiquité  n'est  plus  un  préjugé  tyrannique  :  il 
laisse  une  pleine  indépendance  à  l'intelligence  et  au 
goût  ;  et  il  en  sera  de  la  critique  comme  de  la  théologie 
qui  n'a  pas  le  droit  de  toucher  au  texte  sacré,  mais 
se  permet,  à  l'occasion,  pour  en  éluder  le  sens,  toutes 
les  subtilités  et  toutes  les  fantaisies  d'interprétation. 
Car  voici  ce  qui  arrive  nécessairement  :  si  ni  la 
raison  ni  la  nature  ne  varient  j)our  l'essentiel,  et  si 
les  anciens  valent  parce  qu'ils  ont  admirablement 
rendu  la  nature,  l'homme  du  xvii®  siècle,  pourvu  de 
la  même  raison,  recherchera  dans  les  anciens  la 
même  nature  qu'il  sent  en  lui,  qu'il  voit  autour  de 
lui.  Il  l'y  retrouvera  parce  qu'il  l'y  recherche,  et 
parce  qu'il  ne  regarde  pas  ou  retranche  de  son 
impression  tout  ce  qui  n'est  pas  sa  nature  à  lui. 
En  d'autres  termes,  il  se  fera  une  antiquité  à  son 
image,  sans  y  penser,  et  dès  lors  l'admiration  qu'il 
a  pour  elle  ne  le  gênera  plus  :  elle  le  guidera  à  la 
satisfaction  de  ses  propres  instincts  et  de  son  goût 
original.  Avec  la  dévotion  la  plus  ardente,  il  garde 
toute  la  liberté  de  son  esprit,  et  il  exprime  ce  qu'il 


LA   CRITIQUE   DE   BOILEAU.  105 

a  en  lui,  lorsqu'il  semble  traduire  ce  qui  était  chez 
les  anciens.  Ce  caractère  est  sensible  dans  la  poésie 
de  Racine,  et  dans  toute  la  littérature  du  siècle. 
L'imitation  n'est  donc,  en  somme,  pour  Boileau, 
qu'un  moyen  de  faire  plus  vrai;  et,  quand  il  propose 
sans  cesse  les  anciens  pour  modèles,  il  ne  perd  pas 
pour  cela  le  droit  d'écrire  : 

.  Que  la  nature  donc  soit  votre  étude  unique. 

Mais  la  nature  est  vaste,  infinie  en  tous  sens, 
effrayante  de  complexité,  autant  que  d'immensité. 
Quelle  est  donc  la  nature  qu'il  faut  exprimer?  Tout 
ce  qui  est  dans  la  nature  peut-il  être  dans  l'art?  Il 
semble  bien  parfois  que  Boileau  n'ait  pas  reculé 
devant  la  plus  large  interprétation  de  la  formule 
naturaliste  : 

Un  esprit  né  chagrin  plaît  par  son  chagrin   même. 

Si  ce  vers  et  tout*  le  contexte  ont  un  sens,  il  faut 
entendre  que  tout  ce  qui  est  a  sa  grâce  du  fait  de 
son  existence,  et  que  toute  nature  plaît,  parce 
qu'elle  est  la  nature.  Toute  réalité  dégage  un  charme 
naturel,  qu'il  ne  tient  qu'à  l'art  d'exprimer.  L'hor- 
rible y  a  sa  place,  ainsi  que  le  beau  : 

Il  n'est  pas  de  serpent  ni  de  monstre  odieux 
Qui,  par  l'art  imité,  ne  puisse  plaire  aux  yeux. 

C'était  une  observation  d'Aristote  que  Boileau  s'ap- 
proprie et  qui  s'ajuste  très  bien  à  sa  doctrine.  L'ar- 
tiste n'est  pas  condamné  à  tronquer  la  nature  ni  à 


106  BOILEAU. 

la  déguiser  :  il  en  peut  traduire  même  ce  qu'elle  a 
d'  «  affreux  »  et  le  rendre  «  aimable  »,  précisément 
par  la  vérité  intense  de  l'expression.  Il  n'est  pas 
besoin,  comme  le  suggérait  assez  ridiculement  d'Au- 
bignac,  que  Camille  se  jette  par  mégarde  sur  l'épée 
d'Horace  :  le  fratricide  conscient,  volontaire,  est 
plus  beau  dans  son  immoralité  barbare.  Néron  est 
beau  comme  «  monstre  naissant  »  :  affadi  par  Qui- 
nault,  il  serait  moins  «  plaisant  »  parce  qu'il  aurait 
moins  de  caractère.  Les  dégoûtés  qui  trouvent  le 
sujet  de  Brltannicus  trop  «  noir  »,  sont  des  petits- 
maîtres  et  de  jolies  dames  qui  n'entendent  rien 
à  l'art.  Un  artiste  aime  la  brutalité  des  passions 
naturelles,  comme  il  admire  le  dessin  d'un  os  ou 
la  saillie  d'un  muscle. 

Boileau  allait  plus  loin  encore  :  il  n'excluait  pas 
de  l'art  la  nature  non  plus  horrible,  mais  simple- 
ment laide;  sa  poésie  en  fait  foi.  Le  laid,  chez  lui, 
n'est  jamais  le  «  grotesque  »,  cet  agrandissement 
épique  qui  neutralise  la  laideur  sous  prétexte  de 
la  manifester  :  il  reste  le  laid,  mesquinement,  basse- 
ment, naturellement  laid;  et  ce  n'est  que  la  précision 
sévère  de  l'imitation  qui  lui  donne  une  manière 
d'agrément  et  de  beauté. 

Cependant  Boileau  admettait  bien  la  nécessité 
de  faire  un  choix  dans  la  nature.  Et  d'abord,  sans 
y  songer,  sans  en  faire  une  règle  expresse,  moins 
par  une  disposition  particulière  de  son  goût  que  par 
l'impossibilité  de  penser  autrement  en  son  temps, 
il  ne  semble  pas  supposer  que  le  modèle  imité  par 


LA    CRITIQUE    DE    BOILEAU. 


107 


poète  puisse  être  autre  chose  que  l'homme;  je 
veux  dire  l'homme  intérieur  et  moral.  On  ne  s'aper- 
cevrait guère,  à  lire  VArt  poétique,  qu'il  a  fait  un 
Repas  ridicule  ou  des  Embarras  de  Paris.  Môme 
dans  l'églogue  il  n'accorde  guère  de  place  à  l'élé- 
ment descriptif  et  champêtre,  et  c'est  toujours  à 
la  peinture  des  sentiments  humains,  à  celle,  par 
exemple,  des  plaisirs  de  ramour7  qu'il  ramène  le 
poète  :  la  psychologie  règne  jusque  dans  le  genre 
pastoral.  Mais  ici  s'impose  un  nouveau  choix,  et  de 
nouvelles  éliminations  vont  se  faire.  Si  les  anciens 
sont  admirables  pour  avoir  rendu  la  nature  avec 
vérité,  et  si  nous  pouvons  juger  de  cette  vérité, 
c'est  donc  que  la  nature  qu'ils  ont  représentée  est 
encore  devant  nos  yeux.  La  nature,  disais-je,  ne 
change  pas  :  mais  assurément  quelque  chose  change 
dans  la  nature,  et  ce  n'est  pas  à  cela  que  l'imitation 
des  anciens  se  rapporte.  Ils  ont  exprimé  ce  qu'il  y 
^  dans  la  nature  d'immuable,  d'universel  et  d'éter- 
nel. Et  voilà  ce  que  nous  devons  nous  proposer 
aussi  pour  modèle  :  ce  qui,  étant  universellement 
vrai,  sera  universellement  intelligible.  La  poésie, 
disait  Aristote,  exprime  le  général.  Elle  a  pour 
objet  les  lois  et  les  types,  les  rapports  essentiels 
et  les  caractères  spécifiques.  Des  réalités,  sans  les 
copier,  elle  dégage  la  vérité  qui  les  fait  être.  C'est 
la  formule  même  du  théâtre  classique,  des  ridicules 
de  Molière  comme  dés  héros  de  Racine. 

Mais  alors  que  doit  penser  Boileau  de  sa  propre 
poésie,  dont  la  caractéristique  est  précisément  d'ex- 


108  BOILEAU. 

primer  avec  vigueur  des  choses  particulières  dans 
leur  particularité  mêine  ?  Peut-être  n'a-t-il  quitté  si 
souvent  la  voie  où  l'engageait  son  vrai  génie,  pour 
se  faire  moraliste  et  manieur  d'idées,  que  par  le  désir 
de  mettre  dans  ses  vers  des  vérités  d'un  ordre  plus 
universellement  intelligible.  Cependant  ne  lui  prê- 
tons pas  trop,  même  à  lui,  de  défiance  de  soi  et 
d'humilité.  11  estimait  ses  descriptions  réalistes  de 
fort  bons  morceaux  ;  il  ne  s'est  jamais  repenti  de  ses 
marmitons  crasseux,  et  sur  ses  vieux  jours,  nous 
étalait  ingénument  les  loques  d'une  avare  et  le  linge 
sale  d'une  coquette.  Il  estimait  sans  doute  que,  quand 
par  la  probité  absolue  de  son  expression,  l'artiste 
impose  le  sentiment  de  la  réalité  de  l'objet  qu'il 
exprime,  si  particulier  que  soit  cet  objet,  la  copie 
prend  une  valeur  universelle  et  constante.  L'original 
fût-il  une  forme  unique  en  son  genre  que  jamais  la 
nature  ne  réalisera  une  seconde  fois,  l'imitation,  à 
force  de  sérieuse  conviction  et  de  fidélité,  en  fait 
un  type. 

Sur  les  })rincipes  qu'on  vient  de  voir  repose 
cette  défiance  de  la  nouveauté,  qu'on  peut  remar- 
quer dans  VArt  poétique,  et  qui  va  s'éclairer  pour 
nous  d'un  jour  nouveau.  On  s'est  avisé  parfois  de 
croire  que  Boileau  enfermait  la  littérature  dans 
l'éternelle  redite  des  mêmes  lieux  communs;  et  c'est 
bien  ainsi  que  les  classiques  dégénérés  du  dernier 
siècle  ont  interprété  sa  théorie  par  leur  pratique. 
Mais  Boileau,  sur  ce  point,  ne  pense  pas  autrement 
que  ses  contemporains  :  et  ces  contemporains,  qui 


LA    CRITIQUE    DE    BOILEAU.  109 

ne  sont  pas  suspects  de  s'être  reposés  dans  la  bana- 
lité, c'est  Corneille  et  Racine,  c'est  Descaries,  Bos- 
suet,  La  Fontaine,  c'est  La  Bruyère,  c'est  Pascal; 
tous  ont  écrit  ou  agi  comme  s'ils  pensaient  que  la 
nouveauté  n'est  pas  une  condition  nécessaire  de 
l'originalité.  La  nouveauté  du  sujet,  d'abord  :  voyez 
ce  qu'elle  pèse;  car  La  Motte  l'a,  et  La  Fontaine  ne 
l'a  pas.  Racine  prend  Phèdre,  Iphigénie  à  Euripide; 
Corneille  emprunte  son  Cid  à  Guilhen  de  Castro. 
Nos  classiques  avaient  tort,  dira-t-on?  mais  voyez 
Shakespeare;  voyez  nos  })cintres  qui  font  encore 
des  Sainte  Famille,  nos  sculpteurs  qui  font  encore 
des  Diane.  La  nouveauté  des  pensées,  dans  un  sujet, 
ne  donnait  pas  plus  de  souci,  au  xvii®  siècle.  «  Qu'on 
ne  dise  pas,  notait  Pascal,  que  je  n'ai  rien  dit  de 
nouveau.  La  disposition  des  matières  est  nouvelle. 
Quand  on  joue  à  la  paume,  c'est  une  même  balle 
dont  on  joue  l'un  et  l'autre,  mais  l'un  la  place 
mieux.  »  Et  la  Bruyère,  prenant  la  plume,  écrivait 
d'abord  :  «  Tout  est  dit  »  ;  puis  il  faisait  un  gros 
livre,  excellent  et  très  original. 

Si,  en  effet,  «  rien  n'est  beau  que  le  vrai  »,  et  si  le 
charme,  le  je  ne  sais  quoi  qui  transporte  dans  les 
ouvrages  de  l'esprit  «  consiste  principalement  à  ne 
jamais  présenter  au  lecteur  que  des  pensées  vraies  et 
des  expressions  justes  »,  on  ne  doit  pa.s  prétendre 
à  tout  prix  trouver  du  nouveau,  ni  se  décourager 
de  n'en  pas  rencontrer.  11  est  tout  simple  que  les 
anciens,  avec  la  même  raison,  devant  la  même 
nature  que  nous,  aient  aperçu  bien  des  vérités  où 


110  nOILEAU. 

notre  expérience  et  notre  reclierche  personnelles 
nous  amèneront.  Le  poète,  qui  se  proposerait  de  né 
rien  ])enser  qu'on  ait  pensé  avant  lui,  s'exposerait 
à  marcher  contre  la  raison  et  loin  de  la  nature  :  il 
ferait  des  vers  «  monstrueux  ».  La  poésie  en  effet, 
depuis  l'origine,  peint  l'homme,  le  type  éternel  de 
l'homme  :  qui  n'en  veut  plus,  et  veut  du  nouveau, 
ne  peut  faire  que  des  «  monstres  ».  Ce  n'est  pas 
qu'il  ne  reste  rien  à  découvrir  :  mais  la  nouveauté 
n'a  pas  de  prix,  sans  la  vérité.  «  Qu'est-ce  qu'une 
pensée  neuve,  brillante,  extraordinaire?  »  demande 
Boileau  dans  une  de  ses  Préfaces.  Et  il  répond  par 
un  des  mots  vraiment  profonds  qu'il  ait  jamais 
écrits  :  «  Ce  n'est  point,  comme  se  le  persuadent  les 
ignorants,  une  pensée  que  personne  n'a  jamais  eue 
ni  dû  avoir  :  c'est  au  contraire  une  pensée  qui  a  dû 
venir  à  tout  le  monde  et  que  quelqu'un  s'avise  le  pre- 
mier d'exprimer.  »  Les  grandes  découvertes  de  la 
science  sont  des  pensées  qui  devaient  venir  à  tout  le 
monde.,  et  qui  ne  viennent  qu'à  quelques-uns.  La  gra- 
vitation univef'selle  est  dans  la  chute  d'une  pomme; 
la  pesanteur  de  l'air  se  révèle  par  l'ascension 
de  l'eau  dans  un  corps  de  pompe  :  mais  il  faut  être 
Newton  ou  Torricelli  pour  voir  ce  que,  depuis  eux, 
tout  le  monde  voit.  Tout  fait  contient  sa  loi  :  mais 
nul  ne  s'en  doute  jusqu'au  jour  où  quelque  savant 
s'avise  le  premier  delà  formuler;  quoi  de  plus  neuf, 
et  quoi  de  plus  ancien,  que  cette  loi,  contemporaine 
de  l'univers,  et  qui  n'avait  point  trouvé  encore  d'in- 
telligence pour  la  contempler?  En  art,  en  poésie, 


LA    CRITIQUE    DE    BOILEAU.  111 

comme  en  science,  la  création  n'est  qu'observation 
et  intuition;  en  sorte  que  l'invention  ne  consiste 
pas  à  tirer  de  son  esprit  ce  qui  n'a  d'existence  nulle 
part  ailleurs,  mais  bien  à  extraire  de  la  nature  ce 
qui  y  est,  et  ce  qu'on  s'étonnera  de  n'y  pas  avoir 
vu,  dès  qu'un  homme  de  génie  l'aura  montré. 

Voilà  les  principes  qui  constituent  le  naturalisme 
de  Boileau  :  théorie  simple  et  large,  et  bien  éloignée 
d'être  cette  réglementation  tyrannique  que  sui)po- 
saient  les  romantiques.  On  peut  remarquer  qu'elle 
n'est  pas  purement  littéraire  :  elle  enveloppe  une 
esthétique  générale.  Tandis  que  Perrault,  dans  ses 
Parallèles^  se  donnera  bien  du  mal  pour  réduire 
tous  les  arts  à  son  système,  et  les  faire  marcher  tous 
du  même  pas  dans  son  idée  du  progrès  indéfini, 
Boileau,  sans  parler  de  peinture  ni  de  sculpture, 
sans  y  penser,  n'y  entendant  peut-être  pas  grand 
chose,  mais  concevant  la  poésie  comme  un  art,  et  lui 
donnant  pour  but  l'imitation  de  la  nature,  va  au  delà 
des  règles  littéraires,  et  propose  vraiment  une  for- 
mule d'où  peut  sortir  une  théorie  générale  des 
beaux-arts. 

On  pourrait  même  dire  que  les  principes  de  Boi- 
leau s'appliquent  plus  immédiatement,  plus  com- 
plètement, })lus  aisément  aux  arts  plastiques  qu'à  la 
poésie  :  ils  sont  en  eux-mêmes  plus  artistiques  que 
littéraires.  Il  faut  bien  des  réserves,  bien  des  pré- 
cautions, et  le  secours  parfois  d'une  subtile  inter- 
prétation, pour  les  adapter  à  la  littérature  efficace- 
ment, et  sans  danger. 


k 


112  BOILEAU. 

D'abord  le  lyrisme  semble  être  exclu  ou  con- 
damné. Car,  si  l'imitation  de  la  nature,  et  de  la 
nature  qu'aperçoivent  et  reflètent  tous  les  esprits, 
est  la  loi  souveraine,  il  semble  bien  que  l'œuvre  d'art 
doive  avoir  ces  deux  caractères  :  ol)jectivité  et  im- 
personnalité. Or  le  lyrisme,  par  définition,  c'est 
individualité  et  subjectivité.  Ne  semble-t-il  pas  qu'on 
ne  puisse  donner  dans  le  lyrisme  qu'en  s'éloignant 
de  la  nature?  Et  de  fait,  il  n'y  a  pas  d'écoles  plus 
opposées  en  littérature  que  le  romantisme  (dont  la 
caractéristique  est  le  lyrisme)  et  le  naturalisme.  En 
peinture,  on  peut  se  passer  peut-être  du  romantisme 
et  du  lyrisme,  et  y  gagner;  mais  il  n'y  a  point  de 
littérature  qui,  si  elle  n'a  pas  de  poésie  lyrique,  ne 
soit  amoindrie  et  découronnée.  Pour  être  une  doc- 
trine complète  et  suffisante,  le  naturalisme  doit  s'élar- 
gir pour  faire  place  au  lyrisme.  Et  peut-être  cela  ne 
lui  est-il  pas  aussi  impossible  qu'on  pourrait  croire. 
Car  l'émotion,  l'enthousiasme  lyriques  sont  dans  la 
nature  aussi.  Cette  déformation  de  la  réalité  par  la 
sensation,  cette  expansion  du  moi  qui  se  répand  sur 
les  choses,  ce  sont  des  phénomènes  naturels  et  gé- 
néraux qui  ont  leurs  lois,  leurs  causes  et  leurs  si- 
gnes permanents.  Quand  le  poète  exprime  les  choses 
telles  qu'il  les  sent  et  les  souffre,  non  telles  qu'elles 
sont,  c'est  cette  altération,  cette  amplification  même 
des  impressions  ordinaires  et  communes,  qui  est 
significative,  et  qui  est  vraie  d'une  vérité  univer- 
selle. S'il  y  a  un  lyrisme  hors  nature,  il  y  en  a  un 
aussi  selon  la  nature.   Par    sa  sensibilité  toujours 


LA    CRITIQUE    DE    BOILEAU.  113 

frémissante,  îe  poète  nous  révèle  les  profondeurs  i 
mystérieuses  et  les  passivités  latentes  de  notre  pro- 
pre être  :  ses  émotions  individuelles  sont  la  confes- 
sion de  l'humanité.  Car  elles  ne  diffèrent  des  nôtres 
que  par  l'intensité.  Le  vrai,  le  grand  lyricpie,  ce 
n'est  pas  un  Baudelaire,  un  chercheur  de  sensations 
inouïes,  perverses,  morbides  :  c'est  un  Vigny,  un 
Hugo,  un  Musset,  un  Lamartine,  qui  a  souffert  plus 
que  nous  des  mêmes  choses  que  nous  :  c'est  celui 
qui  a  crié  plus  hautement  les  éternels  lieux  com- 
muns dont  la  pensée  obscure  opprime  notre  âme  à 
tous,  nos  passions,  nos  misères,  nos  ignorances,  et 
l'insoluble  énigme  :  pourquoi  suis-je  venu  ?  pour- 
quoi m'en  irai-je?  pourquoi  quelqu'un  ou  quelque 
chose?  Le  fond  de  la  poésie  lyrique  étant  ainsi  ce 
qu'il  y  a  de  plus  universel  dans  les  idées  de  l'huma- 
nité, la  vibration  personnelle  du  poète  qui  contemple 
ces  hautes  vérités  ne  sert  qu'à  leur  donner  une  plus 
grande  force  de  pénétration  pour  aller  au  fond  des 
cœurs.  Le  subjectif  est  l'enveloppe  et  le  véhicule  de 
l'objectif.  Mais  Boileau  n'avait  pas  lui-même  le  tem- 
pérament assez  lyrique,  et  notre  langue  était  trop 
pauvre  alors  en  poésie  lyrique,  pour  qu'il  arrivât  à 
définir  exactement  l'essence  du  genre.  Il  n'en  eut 
qu'une  très  vague  notion  et  ne  sut  pas  la  rattacher 
aux  principes  de  sa  doctrine  :  il  n'eut  même  pas  le 
sentiment  de  la  difficulté  logique  en  face  de  laquelle 
il  se  trouvait. 

En  second  lieu,  à  croire  qu'on  retrouve  la  nature 
toujours  la  même  dans  les   œuvres  des  anciens  et 
LANSON.  —  Boileau.  8 


11/^  BOILEAU. 

dans  l'expérience  actuelle,  qu'elle  s'offre  partout  et 
toujours  la  mônie  à  la  sensation  et  à  l'imitation,  on 
aboutit  aisément  au  mépris  et  à  la  négation  de  l'his- 
toire. On  néglige  comme  indifférentes  toutes  les 
variations  de  l'esprit  humain;  et  dej)uis  le  costume 
jusqu'aux  lois,  depuis  les  formes  de  langage  jus- 
qu'aux façons  de  sentir,  tout  ce  qui  est  localisé  dans 
le  temps  et  dans  l'espace,  particulier  à  une  race,  à 
un  groupe  d'individus  ou  à  un  individu,  tout  cela 
est  compté  comme  non  avenu.  Il  n'y  a  de  digne  d'at- 
tention que  le  type  universel  et  fixe  de  l'humanité. 
Cela  n'a  pas  de  bien  graves  conséquences  en  pein- 
ture et  en  sculpture  :  la  vérité  et  la  beauté  n'y  sont 
point  essentiellement  attachées  aux  noms  et  aux 
circonstances  historiques;  les  éléments  naturels  et 
ph}  siques  du  sujet  importent  seuls.  Mais  quand  la 
matière  de  l'œuvre  d'art  est  l'âme  humaine,  on  ne 
peut  plus  faire  abstraction  de  l'histoire.  Les  pas- 
sions générales  ne  vivent  que  dans  des  formes  par- 
ticulières, détermina.*  î  chaque  siècle  et  en  chaque 
homme  par  un  concours  unique  de  causes.  Elles  ne 
subsistent  pas  dans  l'abstrait.  Pour  peindre  l'homme, 
il  faut  bien  peindre  des  Romains,  des  Français,  des 
Anglais  :  et  si  le  poète  qui  représente  Alexandre  ou 
César  ne  sait  pas  ou  ne  daigne  pas  leur  faire  des 
âmes  antiques,  il  en  fera,  sans  y  penser,  ses  con 
temporains.  Ce  qui  échappe  à  l'histoire  tombe  sous 
l'empire  de  la  mode. 

Boileau  ne  s'en  avisa  pas.  11  fut  bien  de  son  temps 
par  le  mépris  et  l'ignorance  de  l'histoire;  et  la  plu- 


1 


LA    CRITIQUE    DE    BOILEAU.  115 

part  des  défaillances  de  son  jugement  et  des  erreurs 
de  sa  théorie  ne  procèdent  pas  d'une  autre  cause. 
Ne  comprenant  pas  qu'elle  seule  pouvait  lui  fournir 
un  sûr  moyen  de  dégager  le  général  et  l'essentiel 
dans  l'infinie  complexité  des  apparences,  il  tâcha 
instinctivement  d'y  suppléer  par  l'étude  des  anciens. 
En  imitant  dans  les  anciens  ce  qu'on  reconnaît  être 
naturel,  et  dans  la  nature  ce  qu'on  retrouve  chez  les 
anciens,  on  peut  se  tenir  assuré  de  ne  point  s'égarer 
dans  l'expression  des  particularités  insignifiantes,  et 
des  exceptions  monstrueuses.  La  comparaison  des 
œuvres  antiques  et  de  la  réalité  actuelle  fait  ressortir 
un  élément  commun,  et  cet  élément  commun  est  jus- 
tement cette  nature  raisonnable,  universelle,  im- 
muable, qui  est  l'objet  de  la  poésie.  La  méthode  est 
bonne,  mais  il  eût  fallu  le  sens  et  la  connaissance 
de  l'histoire  pour  l'appliquer  toujours  avec  succès. 
Boileau  s'embarrasse  parfois  entre  l'actualité  et  l'an- 
tiquité, et  définissant  mal  leur  rapport,  établit  des 
règles  ou  arbitraires  ou  fausses,  qui  même  nous 
semblent  contradictoires  à  l'esprit  de  sa  doctrine, 
et  restreignent  ou  infirment  l'excellent  principe  de 
l'imitation  de  la  nature. 

Gomment  ce  critique  naturaliste,  et  ce  naturaliste 
surtout  qui  a  fait  le  Repas  ridicule,  condamne-t-il 
le  poète  bucolique  qui 

Fait  parler  ses  bergers  comme  on  parle  au  village.^ 

Pourquoi  cette  peur  de  la  rusticité,  chez  un  écrivain 
que  la  trivialité,  même  répugnante,  n'a  pas  toujours 


116  BOILEAU. 

dégoûte?  Celte  théorie  de  l'églogue  élégante  et 
galante,  d'une  naïveté  convenue  et  mièvre,  qui  rejette 
dans  un  coin  les  chèvres  et  les  moutons  comme 
accessoires  inutiles,  et  ne  s'occupe  guère  que  d'ana- 
lyser avec  subtilité  une  idée  artificielle  d'amour 
innocent,  n'étonne  pas  de  Segrais  ou  de  Fontenelle  : 
mais  comment  Despréaux  arrive-t-il  à  la  formuler  ?  Il 
a  mal  interprété  les  œuvres  antiques,  et  préoccupé 
de  l'usage  où  le  goût  moderne  appliquait  le  genre 
pastoral,  il  a  trouvé  dans  Virgile  et  dans  Théocrite 
de  quoi  légitimer  une  des  formes  les  plus  caduques 
et  les  plus  fausses  de  la  poésie  de  son  temps.  Et 
c'est  Virgile  et  TJiéocrite  qu'il  offre  pour  modèles, 
ne  tenant  compté  en  eux  que  de  ce  qu'il  y  a,  en 
effet,  de  raffiné  et  de  convenu  dans  leurs  poèmes, 
ne  songeant  pas  qu'ils  ne  valaient  précisément  que 
par  où  ils  ne  pouvaient  être  imités  dans  des  pasto^ 
raies  doucereuses  et  spirituelles,  par  quelques  vers 
immortels,  où  vit  la  nature,  la  vraie  nature  cham- 
pêtre, dans  sa  saine  et  belle  grossièreté. 

Par  une  délicatesse  pareille  d'honnête  homme  et 
de  Français,  après  avoir  si  bien  dit  au  poète^ 
comique 

Que  la  nature  donc  soit  votre  étude  unique, 

il  l'enferme  presque  aussitôt  dans  un  champ  d'expé- 
riences étroitement  délimité,  en  écrivant  : 

Etudiez  la  cour  et  connaissez  la  ville. 

Quoi  !  la  cour  et  la  ville  :  c'est-à-dire  la  noblesse  et 
la  haute  bourgeoisie,  le  monde^  ce  qui  se  rassemble 


LA   CRITIQUE   DE   BOILEAU.  117 

dâils  les  salons.  Rien  de  plus  :  ni  peuple,  ni  provin- 
ciaux, ni  paysans.  Ni  même,  si  on  presse  le  sens 
des  mots,  ces  relations  de  famille,  ces  affections  pri- 
vées, qui  sont  en  dehors  de  la  conversation  mon- 
daine, et  n'y  peuvent  éclater  sans  indiscrétion  ou 
scandale.  La  comédie,  enfin,  n'imitera  que  les 
mœurs  de  cour  et  de  salon,  ce  qu'il  y  a  de  plus 
convenu,  extérieur  et  accidentel,  ce  qu'il  y  a  de  moins 
humain  dans  l'homme.  Ici,  évidemment,  le  poète  a 
érigé  son  goût  de  Parisien  et  d'homme  du  monde  en 
lois  générales  de  la  raison  :  il  a  fixé  les  bornes  de 
la  nature  qui  peut  être  objet  d'imitation,  selon  les 
préjugés  d'un  siècle  mondain  et  raffiné,  dans  lequel 
il  se  trouvait  vivre.  Mais  comment  peut-il  trouver  son 
idéal  réalisé  dans  Térence,  qui  n'a  point  songé  à 
étudier  la  cour  ni  la  ville  ? 

D'autres  fois,  à  force  d'étudier  les  Grecs  et  les 
Latins,  il  se  familiarise  avec  les  formes  particulières 
que  certaines  circonstances  et  le  caractère  de  la  ci- 
vilisation antique  ont  données  aux  sentiments  de 
l'âme  et  à  leur  expression  littéraire.  Il  attribue  une 
valeur  absolue  à  des  choses  toutes  relatives,  et  s'ima- 
gine trop  facilement  que  la  vérité  et  le  naturel 
d'Athènes  seront  aussi  vérité  et  naturel  à  Paris.  De 
là,  chez  ce  naturaliste  convaincu,  d'étranges  transac- 
tions et  des  contradictions  fâcheuses  :  de  là,  sa  défi- 
nition de  l'ode  qui  «  entretrent  commerce  avec  les 
dieux  »,  ou  qui  «  ouvre  la  barrière  aux  athlètes 
dans  Pise  »  :  à  quelle  nature,  pour  un  homme  du 
XVII®  siècle,  peut  s'attacher  ici  l'imitation  poétique  ? 


118  BOILEAU. 

De   là   ce    parti    pris    en   faveur  de   la  mythologie 
païenne,  qui   lui    faisait    ridiculement   évoquer  des 
divinités  d'opéra  dans  le  récit  d'un  événement  tel 
que  le  passage  du  Rhin  par  une  armée  française.  De 
là  la  nécessité  où  il  nous  réduit  de  nous  ranger  une 
fois  du  côté  de  Desmarets  et  de  Perrault,  précur- 
seurs ici  de  Chateaubriand  et  de  la  poésie  moderne, 
quand  il  s'obstine  à  nier  que  le  christianisme  puisse 
avoir  place  dans  un  poème  épique  et  en  accroître  la 
beauté.  Condamnait-il  donc  Polyeucte?  ou  bien,  s'il 
admettait    une    tragédie    chrétienne,   pourquoi    pas 
aussi  une   épopée   chrétienne?  Boileau  cède  à  une 
illusion.  Il  ne  connaît  pas  d'épopée  chrétienne  qui 
soit  passable  :  même  dans  le  Tasse,  il  trouve  bien 
du    clinquant.    Il    raisonne    comme    si    ce    qui    n'a 
jamais  été  dans  la  nature  n'était  pas  conforme  à  la 
nature,  et  ne  pouvait  jamais  y   être,  qu'à  titre  de 
monstruosité.  Au  contraire,  la  mythologie  est  dans 
Homère  et  dans  Virgile  :  donc  la  nature  que  l'épopée 
imite,   implique   la  mj^thologie.  La   mythologie   est 
vraie.  Mais  comme  il  serait  difficile  à  un  moderne, 
à  un  chrétien,  de  maintenir  cette  assertion  au  sens 
littéral  du  mot,  Boileau  recourt  pour  la  justifier  aune 
conception  très   fausse    et   très   en  vogue  alors  de 
l'épopée  :  l'épopée  est  un  poème  allégorique,  et  la 
mythologie  est  vraie,  comme  forme  d'art  exprimant 
l'abstrait  par  le  concret,  selon  de  certaines  conven- 
tions.   La   Fable    est   un    répertoire    de   figures   et 
d'images  dont  le  sens  est  fixé,  et  qu'on  emploie  pour 
éviter  la  sécheresse  de  l'expression  propre.  Dieux, 


LA    CRITIQUE    DE    DOILEAU.  119 

déesses  et  tout  le  merveilleux  païen,  ne  sont  que  des 
symboles,  où  tout  le  monde  aperçoit  immédiatement 
les  éternelles  vérités  de  l'ordre  moral.  Par  ce  détour, 
Boileau  maintient  l'imitation  de  l'antiquité  :  mais 
c'est  en  la  travestissant.  Il  ne  s'avise  pas  que  Virgile 
et  Homère  ont  mis  des  dieux  dans  leurs  poèmes 
parce  que  c'étaient  leurs  dieux,  les  dieux  nationaux 
et  populaires  :  un  coup  d'œil  jeté  à  côté  du  livre,  sur 
la  réalité  que  l'histoire  représente,  l'eut  averti  de 
son  erreur.  Il  n'y  pense  même  pas;  et  l'épopée  qu'il 
définit,  ce  roman  mythologique,  allégorique  et  moral, 
n'a  rien  de  commun  avec  V Iliade  ni  \ Enéide.  Mais 
on  y  retrouve  le  type  décrit  par  le  P.  Le  Bossu,  cha- 
noine de  Sainte-Geneviève  :  et  dans  les  grandes 
lignes,  abstraction  faite  du  choix  des  sujets,  ce  type 
est  celui  sur  lequel  ont  été  composés  YAlaric,  le 
Saint  Louis,  la  Pucelle,  le  Clovis,  tous  ces  poèmes 
dont  Boileau  lui-même  a  immortalisé  le  ridicule.  Il 
a  voulu  garder  la  mythologie,  à  laquelle  une  nation 
chrétienne  ne  pouvait  pas  croire,  il  a  voulu  garder 
l'épopée,  qu'un  siècle  de  civilisation  raffinée  et  de 
raison  mûrie  ne  pouvait  pas  refaire;  et  pour  assurer 
une  existence  artificielle  à  ces  choses  si  particulière- 
ment attachées  aux  mœurs  et  à  l'esprit  des  temps 
antiques,  il  a  dû  les  dénaturer  et  leur  attribuer  une 
valeur  fictive  et  toute  de  convention,  selon  les  pré- 
jugés les  plus  étroits  du  goût  contemporain. 

Il  était  fatal  que  Boileau,  n'ayant  point  étudié,  et 
ne  pouvant  avoir  étudié  en  son  temps  la  littérature 
dans  son  rapport  avec  le  génie  original  et  le  déve- 


120  BOILEAU. 

loppement  historique  des  peuples,  se  trompât  sou- 
vent dans  un  sens  ou  dans  l'autre.  Il  devait  arriver 
que  tantôt  il  interprétât  l'antiquité  avec  ses  idées 
modernes,  et  que  tantôt  il  opprimât  la  pensée 
moderne  par  les  formes  antiques  :  comme  il  était 
fort  malaisé  de  dégager  toujours  sûrement  le  fond 
commun  des  œuvres  anciennes  et  de  l'expérience 
moderne,  il  devait  tendre  à  faire  une  trop  large  part 
à  l'immuable  et  à  l'absolu  dans  la  nature  et  dans 
l'esprit  humain.  Selon  les  cas,  il  devait  prendre  à 
tour  de  rôle  la  France  de  Louis  XIV,  la  Grèce  de 
Périclès  ou  la  Rome  d'Auguste,  comme  des  exem- 
plaires également  authentiques,  inaltérés  et  com- 
plets de  l'éternelle  vérité  et  de  la  raison  universelle. 
Et  naturellement,  dans  cette  fusion  ou  confusion  de 
tous  les  temps  et  de  tous  les  pays,  c'était  toujours 
le  type  français  qui  devait  surnager,  reparaître  et  en 
définitive  l'emporter. 


CHAPITRE  V 

LA    CRITIQUE    DE    BOILEAU  {Suite) 

LES  THÉORIES  DE  l'  «  ART  POÉTIQUE  » 

{Fin) 

Quand  on  sait  combien  Boileau  a  été  insouciant 
de  l'histoire  et  des  formes  accidentelles  qui  mani- 
festent diversement  l'unité  essentielle  du  type  hu- 
main, on  ne  s'attend  guère  à  rencontrer  dans  VArt 
poétique,  au  III®  chant,  à  propos  de  la  tragédie,  des 
vers  tels  que  ceux-ci  : 

Des  siècles,  des  pays,  étudiez  les  mœurs; 

Les  climats  font  souvent  les  diverses  humeurs. 

Gardez  donc  de  donner,  ainsi  que  dans  Clélie, 

L'air  ni  l'esprit  français  à  l'antique  Italie, 

Et  sous  des  noms  romains  faisant  notre  portrait 

Peindre  Gaton  galant  et  Brutus  dameret. 

Tout  le  Dialogue  des  héros  de  roman  n'est  aussi 
qu'une  parodie,  qui  fait  ressortir  le  contraste  perpé- 
tuel des  mœurs  et  de  la  Fable  dans  un  certain  nombre 
de  romans  et  de  tragédies  du  temps  :  Boileau  n'admet 
pas  qu'on  représente  la  cour  et  la  cille  sous  le  cos- 


122  BOILEAU. 

tume  romain  ou  persan.  On  peut  s'étonner  de  trouver 
en  lui  un  si  fervent  défenseur  de  la  vérité  historique  ; 
et,  si  l'on  voulait,  on  pourrait  trouver  dans  ce  clas- 
sique renforcé  une  sorte  de  romantique  avant  la 
lettre,  épris  de  couleur  locale.  Mais  pour  nous 
garder  de  ces  fantaisies,  il  suffira  de  songer  que 
Racine  donnait  une  parfaite  satisfaction  à  Boileau, 
par  l'usage  qu'il  faisait  de  l'histoire.  En  aucun  cas, 
Boileau  ne  consent  qu'on  sacrifie  le  général  au  parti- 
culier, la  psychologie  à  la  chronique. 

Le  Cyrus  et  tous  ces  romans  et  tragédies  dont 
les  héros  ont  l'air  d'être  assidus  à  Versailles,  ont 
d'abord  le  tort  de  ne  peindre  que  des  manières  et 
des  modes.  Mais  par  surcroît  les  moyens  employés 
pour  représenter  ces  réalités  négligeables  ne  sont 
point  ceux  qui  en  imposeraient  la  sensation  aux 
gens  mêmes  qui  n'en  auraient  point  l'idée.  Car, 
dans  ces  œuvres,  il  faut  connaître  les  originaux, 
pour  les  reconnaître^  et  elles  n'ont  d'intérêt  que  si 
l'on  brise  la  forme  d'art,  qui  cache  la  vérité  au  lieu 
de  la  traduire.  Etrange  et  arbitraire  fantaisie,  si 
l'on  veut  montrer  des  Français,  et  tels  Français, 
d'évoquer  Cyrus  ou  Horatius  Goclès!  La  Fable  et 
l'histoire  ancienne  sont  de  précieuses  formes  pour 
réaliser  les  typés  généraux  :  mais  quand  ce  qu'on 
veut  montrer,  c'est  précisément  ce  qui  fait  qu'un 
Français  est  Français  plutôt  que  Romain  ou  Asia- 
tique, il  faut  sortir  du  bon  sens  pour  aller  d'abord 
loger  son  action  sur  les  bords  du  Tibre  et  de 
rilellespont.  Car  c'est   présenter   un  tableau  dont 


LA    CRITIQUE    DE    BOILEAU.  123 

le  modèle  ne  peut  être  dans  la  nature;  et  s'il  ne 
faut  pas  choisir  pour  les  exprimer  les  choses  trop 
particulières,  encore,  quand  on  les  choisit,  n'a-t-on 
d'excuse  que  si  on  les  rend  avec  intensité  dans  leur 
caractéristique  particularité. 

Puis,  comment  le  lecteur  sentira-t-il  la  réalité  des 
objets  qu'on  lui  met  sous  les  yeux,  si  on  ne  leur 
conserve  pas  l'aspect  qu'il  est  accoutumé  de  voir? 
11  faut  lui  montrer  son  idée  du  Romain  et  son  idée 
du  Français,  si  on  veut  qu'il  reconnaisse  des 
Romains  et  des  Français,  et  de  plus  des  hommes 
sous  ces  deux  apparences.  Mais  ceci  nous  amène  à 
la  théorie  de  la  vraisemblance ,  qui  joue  un  rôle 
considérable  dans  l'ensemble  de  la  doctrine  de 
Roileau,  et  qui  ne  laisse  pas  d'en  être  une  partie 
délicate  et  dangereuse. 

Jusqu'ici  l'on  a  examiné  ce  que  l'écrivain  doit 
mettre  dans  son  ouvrage,  et  quelle  nature  il  doit 
imiter.  Mais  comment  doit-il  imiter?  quelles  sont 
les  lois,  les  conditions  de  son  travail  ?  y  en  a-l-il 
d'autres  que  par  rapport  au  modèle,  et  que  la 
nécessité  de  l'exprimer  fidèlement  ?  Une  des 
erreurs  les  plus  communes  dans  les  écoles  réalistes 
et  naturalistes,  c'est  de  croire  qu'il  suffit  de  voir,  et 
de  rendre  ce  qu'on  a  vu,  sans  se  soucier  d'autre 
chose.  Tant  pis  pour  le  public,  pour  ce  «  tas  de 
bourgeois  »,  s'il  ne  comprend  pas.  Puisqu'on  lui  dit 
que  «  c'est  nature  »,  qu'attend-il  pour  applaudir  et 
admirer?  Roileau  n'en  est  pas  là.  La  nature  est 
«  vraie  »  et  se  fait  «  sentir  »  à  tout  le  monde  :  mais 


124  BOILEAU. 

c'est  à  condition  qu'on  la  fasse  sentir.  Boileau  res- 
pecte le  public,  qui  peut  bien  pour  un  temps  être 
aveugle  ou  injuste,  mais  dont,  en  somme,  la  voix  finit 
par  être  celle  de  la  souveraine  raison;  et  nous  avons 
vu  quelle  importance  il  attribuait  au  consente- 
ment universel,  pour  marquer  les  chefs-d'œuvre. 
Avant  tout,  donc,  il  faut  mettre  le  public  de  son 
côté.  Le  plus  simple,  ce  serait,  sans  doute,  de  tout 
tirer  de  l'opinion  et  de  servir  au  public  ce  qu'on 
sait  être  dans  la  moyenne  de  ses  idées  et  de  son 
goût  :  mais  ce  serait  se  condamner  à  la  médiocrité,  à 
la  banalité.  Boileau,  naturaliste  sincère,  tie  l'entend 
pas  ainsi.  On  ne  se  contentera  pas  dti  vraisemblable  : 
mais  on  s'efforcera  de  rendre  le  naturel  vraisem- 
blable. On  ne  renoncera  pas,  par  respect  pour  le 
public,  à  ce  qu'on  sait  être  la  vérité  humaine  :  il 
applaudit  Astrale^  on  lui  présentera  Andromaque .  Il 
trouve  Pyrrhus  brutal,  et  pas  assez  Céladon,  on 
lui  donnera  Néron.  Mais  on  ne  lui  jettera  pas  vio- 
lemment la  vérité  toute  crue  :  où  est  le  mérite  de 
révolter  le  public?  Un  art  supérieur  le  domine  ou 
l'apprivoise,  lui  insinue  la  vérité  qu'il  rejette,  et 
lui  fait  croire  ce  qu'il  estimait  choquant  et  impos- 
sible. Le  succès  est  à  ce  prix  :  car 

Une  merveille  absurde  est  pour  moi  sans  appas  : 
L'esprit  n'est  point  ému  de  ce  qu'il  ne  croit  pas. 

Il  faut,  par  suite,  en  traduisant  la  nature,  avoir  l'ϔl 
sur  l'idée  que  le  public  s'en  fait;  et  ce  n'est  qu'en 
ménageant  cette  idée,  pour  s'y  accommoder  ou  en 


LA    CRITIQUE    DE    BOILEAU.  125 

faire  saillir  la  fausseté,  qu'on  pourra  y  substituer 
peu  ^  peu  celle  que  l'on  a  prise  dans  l'étude  directe 
de  la  réalité.  Cela  est  nécessaire  au  théâtre  plus 
qu'ailleurs.  Le  lecteur  isolé  peut  être  séduit  ou  inti- 
midé :  l'auteur  imprimé  lui  impose.  Au  théâtre,  le 
rapport  est  renversé;  les  spectateurs  se  sentent  forts 
contre  le  poète;  ils  sont  deux  mille  contre  un.  S'il  ne 
leur  offre  pas  ce  qui  est  conforme  à  leur  crovance, 
il  faut  qu'il  dise  pourquoi  :  sinon,  s'il  se  contente 
de  nous  contrecarrer,  c'est  lui  qui  se  trompe.  Nous 
n'admettons  pas  que  tant  de  sensibilités,  d'intelli- 
gences et  d'expériences  diverses,  réunies  sans  con- 
cert préalable  dans  une  commune  impression,  ne 
soient  pas  de  plus  sûrs  gainants  du  possible  et  du 
réel  que  le  génie  particulier  d'un  homme. 

De  là  cette  théorie  de  la  tragédie,  dans  VArt  poé- 
tique, où  tout  est  subordonné  à  la  vraisemblance. 
L'action  d'abord  sera  vraisemblable.  11  ne  suffit  pas 
qu'elle  soit  vraie.  Il  est  vrai  qu'Horace  a  tué  sa 
sœur.  Il  est  vrai  —  la  légende,  au  théâtre,  c'est  de 
l'histoire  —  que  Médée  a  tué  ses  enfants.  La  réalité 
du  fait,  disait  Aristote  (et  Corneille  après  lui),  en 
démontre  la  possibilité.  La  vérité  historique  est  le 
fondement  de  la  vraisemblance.  Non,  dirait  Boilcau  : 
quand  même  j'ai  la  connaissance  du  fait,  je  ne  sau- 
rais encore  me  passer  de  comprendre  le  fait.  Le 
poète  tragique  n'est  pas  soumis  à  d'autres  conditions 
que  le  poète  comique  :  il  faut  qu'il  compose  sa 
Médée  ou  son  Horace,  que  l'histoire  lui  donne, 
comme  celui-ci  son  Alceste  ou  son  Harpagon,  qui 


12G  TîOILEAU. 

n'ont  jamais  existé.  Plus  l'action  sera  extraordinaire, 
et  plus  il  devra  en  réduire  les  causes  et  les  ressorts 
au  jeu  régulier  de  passions  universelles,  selon  le 
train  ordinaire  des  choses,  à  la  nature  enfin  que 
tout  le  monde  porte  en  soi  et  dans  son  expérience. 
Ainsi  nous  fera-t-il  convenir  que  l'incroyable  est 
arrivé,  devait  arriver,  et  que  noire  conception  de 
possibilités  naturelles  implique  ce  qu'en  son  nom 
nous  voulions  d'abord  repousser.  Il  faut  qu'il  nous 
amène  à  juger  que  si  Horace  ne  tuait  pas  sa  sœur, 
ou  Médée  ses  enfants,  c'est  alors  que  la  nature  ne 
suivrait  pas  son  cours. 

Les  caractères  doivent  être  vraisemblables.  Or 
notre  expérience  nous  dit  que  chaque  caractère  a  son 
ineffaçable  pli,  chaque  visage  sa  grimace  familière. 
En  conséquence,  les  personnages  dramatiques  se 
maintiendront  «  tels  qu'on  les  aura  vus  d'abord  »  ; 
l'inconstance  même  de  leurs  actes  se  rattachera  sen- 
siblement à  leur  permanente  identité  morale.  — 
Chaque  homme  a  sa  physionomie  singulière,  ses 
nuances  propres  et  particulières  de  caractère  ;  nous 
ne  croyons  pas  qu'il  y  ait  deux  espnts  exactement 
semblables;  la  nature  ne  fait  de  ménechmes  qu'au 
physique.  Donc  l'auteur  variera  les  caractères  et 
leur  expression.  —  Nous  savons,  et  nous  disons 
souvent  que  «  l'homme  n'est  pas  parfait  ».  Nous 
avons  vu  de  très  grands  hommes  être  par  certains 
cotés  de  très  petits  hommes.  Cela  ne  nous  déplaît 
pas  :  cela  les  rapproche  de  nous,  et  nous  console 
de  l'admiration   que   nous   leur   devons    d'ailleurs. 


LA    CRITIQUE    DE    TiOILEAU.  127 

Selon  notre  expérience,  imperfection  est  indice  de 
réalité.  Que  La  Motte  a  tort  de  se  plaindre  qu'Ho- 
mère ait  fait  ses  héros  grossiers  ou  brutaux!  Si 
Achille  est  fier,  violent,  rancunier,  tant  mieux  : 

A  ces  petits  défauts  marqués  dans  sa  peinture, 
L'esprit  Avec  plaisir  reconnaît  la  nature. 

—  Enfin  sur  tous  les  héros  de  la  légende  et  de  l'his- 
toire, j'ai  une  idée;  mon  voisin  du  parterre  ou  des 
loges  en  a  une  aussi,  plus  ou  moins  nette  :  et  de 
toutes  ces  idées  particulières  se  compose  une  opi- 
nion moyenne  qui  détermine  les  caractères,  et  que 
le  poète  doit  éviter  de  choquer  directement.  Non  pas 
que  le  but  de  l'art  soit  d'exprimer  les  personnages 
historiques  dans  leur  individualité,  ni  qu'il  importe 
en  soi  si  l'athée  s'apj)elle  Enée  ou  Mézence,  ou 
le  fratricide  Néron  ou  Marc-Aurèle  :  mais  ces  noms 
évoquent  dans  les  esprits  certaines  images  indestruc- 
tibles et  irréfrénables,  dans  lesquelles  doit  nécessai- 
rement se  couler  l'étude  de  psychologie  générale.  Si 
l'on  est  occupé  à  contester  la  ressemblance  histo- 
rique, on  ne  regardera  pas  la  vérité  humaine  du 
rôle.  —  Pour  la  même  raison,  le  poète  tiendra 
compte  des  différences  que  les  climats,  les  époques, 
la  civilisation  mettent  entre  les  peuples.  11  ne  s'agit 
pas,  encore  ici,  de  peindre  des  Persans,  ni  des  Turcs, 
ni  des  Grecs,  mais  des  hommes.  Seulement,  pour 
que  rien  ne  vienne  nous  distraire  du  fond,  il  faut 
que  la  forme  ne  contrarie  pas  l'idée  que  nous  nous 
faisons  de  la  réalité  historique.  Gela  n'a  pas  de  rap- 


128  BOILEAU. 

port  avec  la  couleur  locale  des  romantiques.  La 
vérité  de  l'histoire  n'a,  pour  Boileau,  qu'une  valeur 
négative.  Racine,  en  écrivant  Ip/ii<^énie  ou  Bajazet^ 
ne  s'est  pas  soucié  d'archéologie  ni  d'orientalisme  : 
mais  il  a  costumé ^g^  caractères  généraux  selon  l'idée 
qu'il  se  faisait  des  Grecs  ou  des  Turcs.  Et  même 
cette  idée  qu'il  avait  allait  un  peu  au  delà  de  ce 
qu'exigeait  à  l'ordinaire  le  public  :  mais,  au  fond,  il 
ne  déroutait  pas  les  spectateurs,  et  ne  leur  présen- 
tait rien  que  leur  degré  de  culture  ne  leur  figurât 
aisément  :  ainsi  il  atteignait  son  but,  qui  était  seule- 
ment d'empêcher  leur  attention  de  se  détourner  sur 
le  détail  et  l'accessoire,  et  de  la  ramener  tout  en- 
tière sur  la  peinture  des  passions.  En  effet,  indiffé- 
rents à  la  vérité  de  ces  choses  extérieures  dont  la 
fausseté  les  eût  révoltés,  les  spectateurs  se  livraient 
tout  entiers  aux  impressions  du  drame  psycholo- 
gique que  développait  le  poète. 

La  vraisemblance  encore  soumettait  la  tragédie 
aux  unités;  et  la  vraisemblance  enfin  imposait  à  la 
tragédie  un  langage  simple  et  naturel,  sans  pompe 
et  sans  déclamation. 

Il  faut  dans  la  douleur  que  vous  vous  abaissiez; 
Poui*  me  tirer  des  pleurs,  il  faut  que  vous  pleuriez. 

Nous  savons  tous  par  expérience  qu'on  ne  fait  pas 
de  phrases  quand  on  est  violemment  ému  :  la  vraie 
douleur  n'a  pas  d'esprit. 

Ainsi,  dans  toutes  ses  parties  et  dans  toute  sa 
forme,  la  tragédie  doit  être  vraisemblable.  Ce  n'est 


LA    CRITIQUE    DE    BOILEAU.  129 

pas  assez  encore  :  il  faut  qu'elle  plaise.  Et  voilà 
encore  par  où  Boilcau  se  sépare  de  certains  natura- 
listes, pour  qui  l'émotion,  l'intérêt,  l'agrément  sont 
d'indignes  concessions  à  la  frivolité,  à  la  stupidité 
des  bourgeois.  On  consent  encore  à  être  «  cruel  », 
«  féroce  »  ;  mais  être  touchant  ou  aimable,  évoquer 
la  pitié  ou  la  sympathie,  jamais.  Boileau  n'eût  pas 
compris  que  l'impersonnalilé  et  l'objectivité  eussent 
pour  conséquences  l'impassibilité;  et  il  est  curieux 
que  ce  sévère  pontife  de  la  raison  soit  justement 
l'homme  qui  ait  le  plus  fortement  maintenu  les 
droits  de  l'imagination  et  de  la  sensibilité  au  théâtre. 
Gomme  Molière  et  comme  Racine,  Boileau  ne  sau- 
rait admettre  que  la  poésie  n'ait  pas  pour  objet  de 
plaire.  Il  faut  traduire  son  observation,  conformer 
son  imitation,  de  façon  que.  non  seulement  on  en 
reconnaisse  l'éternel  modèle,  mais  qu'encore  cette 
reconnaissance  soit  un  plaisir.  Ce  plaisir  varie  de 
qualité  selon  les  genres  :  dans  la  comédie,  c'est  le 
rire.  Dans  la  tragédie,  c'est  la  «  douce  terreur  »,  la 
«  pitié  charmante  »  ;  ce  sont  les  pleurs.  De  la  plus 
horrible  réalité,  l'imitation  tragique  tire  une  émotion 
agréable.  L'i^rliste  qui  parle  à  notre  intelligence,  qui 
nous  démontre  scientifiquement,  exactement,  froi- 
dement, le  mécanisme  de  lame  humaine  ne  nous 
satisfait  pas  :  le  théâtre  n'est  pas  une  école  pratique 
de  psychologie.  Nous  n'y  venons  pas  chercher  une 
leçon  :  il  faut  qu'on  nous  amuse.  Voilà  pourquoi  la 
tragédie  doit  être  pathétique,  ne  pas  nous  décrire  les 
caractères  en  repos,  mais  les  figurer  dans  la  passion, 
LANSON.  —  Boileau.  9 


130  nOILEAU. 

en  convulsion.  Et  voilà  pourquoi  Racine  a  eu  raison 
de  fonder  tous  ses  drames  sur  les  effets  de  l'amour  : 

De  cette  passion,  la  sensible  peinture 

Est,  pour  aller  au  cœur,  la  route  la  plus  sûre. 

Mais  encore  faut-il  «  inventer  des  ressorts  qui 
puissent  m'attacher  »,  savoir  combiner,  développer  et 
dénouer  une  intrigue,  l'exposer  clairement,  et  accroî- 
tre l'intérêt  de  moment  en  moment.  Enfin  tout  ce 
qu'on  a  dit  de  la  vraisemblance  assure  le  })laisir  du 
spectateur,  en  même  temps  qu'il  le  dispose  à  sentir 
la  vérité  du  drame. 

Vérité,  vraisemblance,  intérêt  :  trois  termes  cor- 
rélatifs qui  sont  la  formule  de  Fart.  Mais  non  pas 
encore  la  formule  intégrale  :  il  manque  à  la  tbéorie 
un  complément  essentiel.  Cette  imitation  de  la  na- 
ture, vraie,  vraisemblable,  intéressante,  doit  s'expri- 
mer dans  une  forme  d'art  précise  et  serrée.  En 
autres  termes,. toutes  les  intentions  que  nous  avons 
vu  que  l'auteur  devait  avoir,  ne  valent  qu'effective- 
ment réalisées,  et  la  conception  ne  saurait  se  séparer 
de  l'exécution.  L'idée  n'est  rien  sans  la  forme,  et 
tout  n'est  pas  fait,  quand  on  a  le  fond.  Le  natura- 
lisme, par  l'importance  même  qu'il  attribue  h  l'objet, 
pousse  facilement  à  diminuer  la  part  de  l'ouvrier; 
et  d'autre  part  les  artistes  qui  ne  savent  pas  très 
bien  leur  métier,  ou  les  gens  d'esprit  qui  ne  sont 
pas  artistes,  oublient  facilement  que  la  faculté  de 
sentir  n'implique  pas  toujours  une  puissance  égale 
d'expression,   et  que  l'image   qu'on  a  dans   l'esprit 


LA    CRITIQUE    DE    BOILEAU.  lil 

ne  s'objective  pas  toute  seule,  sans  grand  labeur 
et  contention  d'esprit.  Boileau  relevait  vivement, 
dans  une  lettre  de  Huet,  cette  méprise  qui  dans  la 
beauté  des  ouvrages  donnait  tout  au  sujet,  rien  à 
l'art  et  à  l'auteur.  Il  n'y  a  point,  selon  lui,  de  pro- 
position moins  soutenable  et  plus  grossière  que  de 
croire  «  qu'un  homme,  quelque  ignorant  et  quelque 
grossier  qu'il  soit,  s'il  rapporte  une  grande  chose, 
sans  en  rien  dérober  à  la  connaissance  de  l'auditeur, 
pourra  avec  justice  être  estimé  éloquent  et  sublime  ». 
Gomme  s'il  ne  fallait  pas  d'autant  plus  d'esprit  et 
de  talent  que  la  chose  est  plus  grande,  pour  la  bien 
exprimer!  Gomme  si  la  «  bonne  foi  »  et  la  conviction 
suffisaient  pour  «  n'en  rien  dérober  à  la  connaissance 
de  l'auditeur  »  !  Mais  trouver  les  paroles  dignes  du 
sujet!  Mais  jeter  dans  le  discours  «  toute  la  netteté, 
la  délicatesse,  la  majesté,  et,  ce  qui  est  encore  plus 
considérable,  toute  la  simplicité  nécessaire  à  une 
bonne  narration  »  !  Mais  choisir  les  grandes  circon- 
stances, rejeter  les  superflues,  en  un  mot  dire  ce 
qu'il  faut,  et  ne  dire  que  ce  qu'il  faut  !  Tout  cela,  le 
premier  venu  le  peut-il?  Gela  se  fait-il  par  la  vertu 
essentielle  du  sujet?  Ou  cela  est-il  de  l'art,  et  plus 
ou  moins  aisé  à  réaliser,  selon  qu'on  a  plus  ou  moins 
de  génie,  de  goût  et  d'habileté  technique  ? 

Quel  que  soit  son  sujet,  et  quoi  que  lui  fournisse 
la  nature,  l'artiste  a  toujours  à  créer  une  forme,  la 
plus  vraie,  la  plus  expressive,  la  plus  belle  enfin 
qu'il  se  pourra.  Dans  cette  partie  de  l'art,  l'inven- 
tion individuelle  ne  peut  se  passer  de  l'étude  :  le 


132  DOILEAU. 

génie  doit  avoir  à  son  service  une  science  technique 
qui  lui  permette  d'élire  toujours  les  moyens  d'expres- 
sion les  plus  sûrs  et  les  plus  puissants.  De  là  l'im- 
portance attribuée  dans  VArt  poétique  au  métier,  et 
l'abondance  des  préceptes  de  versification,  de  style 
et  de  composition. 

Le  poète  fait  son  œuvre  avec  des  mots  :  la  techni- 
que, pour  lui,  c'est  donc  d'abord  le  maniement  de 
la  langue.  Connaissance  et  respect  de  la  langue, 
pureté,  correction,  éviter  les  tours  vicieux,  les  termes 
impropres,  ne  jamais  s'accorder  un  barbarisme  ou 
un  solécisme  même  en  vue  d'un  effet  à  produire  :  on 
ne  doit  pas  s'étonner  que  Boileau  impose  ces  lois  à 
un  écrivain;  cela  équivaut  à  exiger  d'un  peintre  la 
connaissance  du  dessin.  Ni  la  nouveauté,  ni  la  har- 
diesse de  l'expression  ne  souffrent  de  la  correction 
grammaticale  :  Racine  est  là  pour  le  prouver. 

Viennent  ensuite  la  clarté,  sans  laquelle  ni  la 
vérité  ne  se  fait  sentir,  ni  l'émotion  ne  se  dégage  — 
et  la  précision,  par  laquelle  on  ne  reconnaît  pas  va- 
guement, en  gros,  la 'nature  de  l'objet,  mais  on  le 
voit  dans  un  degré  particulier  de  force  et  de  beauté, 
tel  qu'il  est  en  effet,  mais  revêtu  par  votre  expres- 
sion, d'après  votre  sensation,  d'un  caractère  unique. 

Puis  le  poète  se  sert  du  vers.  Sans  débattre  la 
question  sil  y  a  des  poèmes  en  prose,  et  semblant 
même  l'admettre,  quand  il  appelle  de  ce  nom  les 
romans,  Boileau,  en  général,  regarde  le  vers  comme 
la  forme  originale  et  propre  de  la  poésie.  On  sait 
combien  il  était   sévère   dans  la  pratique,   et   une 


LA   CRITIQUE   DE    BOILEAU.  133 

bonne  partie  du  premier  chant  de  V Art  poétique  est 
consacrée  à  formuler  les  lois  principales  de  la  versi- 
fication. Richesse  expressive  de  la  rime,  repos  à 
l'hémistiche,  proscription  de  l'hiatus  et  de  l'enjam- 
bement :  si  ces  préceptes  sont  parfois  contestables, 
si  on  a  pu  en  fléchir  ou  en  rompre  quelques-uns  avec 
avantage,  il  ne  faut  pas  oublier  qu'ils  n'appartien- 
nent pas  à  Boileau,  et  qu'il  n'a  fait  que  donner  par  là 
la'formule  du  vers  classique,  tel  que  Malherbe  l'avait 
établi,  et  que  les  grands  poètes  du  siècle  nous  le 
présentent.  N'oublions  point  surtout  que  Boileau  n'a 
pas  vu  dans  le  vers  un  ingénieux  mécanisme,  où  l'on 
assemble  les  difficultés  pour  les  vaincre,  ni  l'agréable 
instrument  d'un  jeu  d'esprit  littéraire  ;  jamais  il  n'en 
a  perdu  de  vue  la  valeur  artistique,  et  toutes  les  lois 
auxquelles  il  l'a  soumis  ne  sont  pas  à  elles-mêmes 
leur  fin,  mais  sont  les  moyens  de  produire  la  cadence 
expressive,  qui  procure  à  l'oreille  un  plaisir  conforme 
au  sentiment  dont  les  mots  saisissent  l'âme.  Boileau 
n'affranchit  jamais,  quand  il  s'agit  de  poésie,  le 
jugement  rationnel  de  l'esprit  de  la  sensation  irrai- 
sonnée de  l'oreille.  Il  lui  suffit  que  les  noms  grecs  et 
latins  aient  une  plus  douce  harmonie  que  les  noms 
germaniques,  pour  condamner  l'épopée  aux  sujets 
païens  et  lui  interdire  le  moyen  âge.  N'en  rions  pas 
trop  :  Ghénier  et  Musset,  qui  sont  des  poètes,  et 
que  la  suave  mélodie  des  noms  antiques  a  jetés  plus 
d'une  fois  dans  des  rêves  peuplés  de  visions  char- 
mantes, comprendraient  ce  que  dit  Boileau  des 
«  noms  heureux  »  qui  semblent  nés  pour  les  vers. 


ViQ  BOILEAU. 

chant  vivement  au  point  qu'il  faut.  Il  faut  que  l'ex- 
pression soit  simple,  exacte,  ni  burlesque  ni  empha- 
tique :  afin  de  montrer  ce  qui  est.  Forte  :  afin  d'en 
faire  sentir  le  caractère.  Variée  :  parce  que  ma 
lecture  doit  être  un  plaisir,  et  que  la  monotonie 
fatigue.  Pour  la  vérité  et  pour  l'agrément,  il  faut 
que  l'ouvrage  soit  composé  :  et  tout  le  dévelop- 
pement, ses  dimensions,  ses  proportions,  le  rap- 
port des  parties  sont  nécessités  par  le  sujet  que  l'on 
traite  et  par  l'impression  qu'on  veut  produire.  La 
règle  est  de  dire  ce  qu'il  faut,  rien  que  ce  qu'il  faut. 
Nulle  beauté  n'est  belle,  si  eiîe  n'est  nécessaire. 
Enfin  la  grande  règle,  sans  laquelle  toutes  les  règles 
ne  servent  à  rien,  c'est  le  travail  :  il  faut  patiem- 
ment, laborieusement,  chercher,  refaire,  corriger, 
effacer  ;  la  perfection  est  le  prix  d'une  lutte  longue 
et  douloureuse  par  laquelle  la  matière  rebelle  est 
soumise  à  l'art  inexorable.  Tout  cela  est  banal,  à 
force  d'être  vrai.  Nous  convenons  tous  de  ces  pré- 
ceptes ;  pour  les  suivre,  c'est  autre  chose.  Au  temps 
de  Boileau,  surtout,  il  n'en  pouvait  donner  de  plus 
nécessaires;  il  n'en  a  point  donné  de  plus  efficaces; 
et  pour  bien  des  intelligences  même,  c'étaient  là  des 
vérités  neuves. 

Cependant  parmi  les  règles  et  les  observations 
relatives  à  l'expression  de  la  nature,  qui  se  rencon- 
trent dans  tous  les  ouvrages  de  Boileau,  qu'il  s'agisse 
de  littérature  générale,  ou  d'un  genre  spécial,  ou 
d'un  ouvrage  particulier,  il  se  rencontre  certaines 
formules,  certains  termes  qui  semblent  dénoter  une 


LA    CRITIQUE    DE    BOILEAU.  135 

public  cinq  grands  actes  d'une  admirable  prose,  à 
laquelle  on  fut  cent  cinquante  ans  à  revenir?  Au  con- 
traire, qu'est-ce  que  le  vers  dans  une  fable,  ou  dans 
un  poème  didactique,  genre  dont  Boileau  n'a  pas  parlé 
non  plus,  malgré  les  raisons  personnelles  qu'il  eût 
pu  avoir  de  le  faire?  Le  vers,  dans  les  deux  genres, 
n'est  qu'un  ornement,  et  si  peu  nécessaire  que  Patru 
conseillait  et  à  La  Fontaine  et  à  Boileau  de  n'en  pas 
user.  Ils  firent  bien  tous  les  deux  de  ne  pas  l'écou- 
ter :  mais  cela  doit  nous  aider  à  ne  pas  calomnier 
son  silence,  d'autant  qu'il  n'a  pas  été  plus  complai- 
sant pour  lui-même  que  pour  son  ami. 

Des  préceptes  qui  ont  rapport  aux  genres,  les  uns 
sont  purement  formels,  et  se  rattachent  ainsi  à  la 
versification;  ce  sont  les  conventions  qui  lient  et  sou- 
tiennent les  genres,  et  limitent  la  liberté  du  poète 
dans  le  choix  ou  la  disposition  des  mètres,  et  dans 
les  dimensions  et  proportions  de  l'œuvre.  Plus  la 
forme  d'un  poème  est  fixe,  et  plus  le  poète  doit  être 
sévère  sur  la  facture  :  ainsi  dans  la  ballade  et  dans 
le  sonnet,  dont  Boileau,  en  artiste  curieux  des  formes 
raffinées  et  difficiles,  s'arrête  un  peu  complaisam- 
ment  à  détailler  les  rigoureuses  lois.  Il  semble  même 
que  ce  sage  esprit  pousse  un  peu  bien  loin  l'en- 
thousiasme, quand  il  écrit  ce  vers  : 

Un  sonnet  sans  défauts  vaut  seul  un  long*  poème. 

Il  n'a  pas  la  simplicité  de  donner  un  sonnet  de  Gom- 
bauld  pour  égal  à  V Enéide.  Mais  il  a  voulu  enseigner 
aux   écrivains    qu'en   poésie    la    forme    seule   peut 


13G  BOILEAU. 

donner  un  prix  infini  aux  choses  :  avis  à  ceux  qui 
croient  que  le  sujet  est  tout.  Puis  il  y  a  une  hiérar- 
cliic  des  genres,  mais  chaque  genre  a  son  idéal,  sa 
perfection  propre,  ahsolue  en  soi;  et  pour  juger 
d'un  ouvrage,  il  ne  faut  pas  le  comparer  à  d'autres 
de  genre  différent,  mais  le  rapporter  seulement  au 
type  déterminé  par  la  définition  du  genre.  En  sorte 
qu'un  sonnet  parfait  n'a  rien  à  envier  à  une  excel- 
lente épopée;  ce  sont  deux  choses  absolument  et 
également  parfaites,  et  pourvues  d'une  «  beauté 
suprême  ».  Celui  qui  a  fait  «  un  sonnet  achevé  » 
ne  pouvait  rien  faire  de  plus  en  fait  de  sonnet, 
comme,  selon  Descartes,  un  enfant  qui  a  fait  une 
addition  dans  les  règles  peut  être  assuré  d'avoir 
trouvé  tout  ce  que  l'esprit  humain  était  capable  de 
trouver  relativement  à  la  somme  qu'il  cherchait. 

Mais  tandis  que  dans  la  poésie  antique,  en  Grèce 
surtout,  les  genres  se  définissaient  essentiellement 
par  les  mètres  qui  les  constituaient,  chez  nous  ils 
se  distinguent  surtout  par  leurs  objets  et  leurs 
effets.  Boileau  ne  semble  pas  s'apercevoir  qu'il 
y  a  là  deux  principes  très  différents  de  classification 
des  genres,  et  que  des  poèmes  à  forme  fixe  tels  que 
la  ballade  et  le  sonnet,  qu'on  est  obligé  de  caracté- 
riser à  la  mode  antique,  par  leur  forme  métrique,  et 
qui  peuvent  recevoir  toutes  les  idées  et  tous  les 
sentiments  de  tout  ordre,  ne  sont  pas  du  tout  des 
genres  comparables  à  l'élégie  ou  à  la  tragédie,  ni  à 
tous  les  autres,  où,  sous-entendant  les  conditions 
particulières  de  versification  et  de  disposition  mélri- 


LA   CRITIQUE    DE    BOILEAU.  137 

que,  il  détermine  surtout  la  nature  du  modèle  à 
imiter  et  la  qualité  de  l'émotion  à  produire.  Voilà  en 
effet  ce  qu'il  s'est  attaché  le  plus  souvent  à  éclaircir; 
il  les  considère  en  un  mot  dans  leur  valeur  expressive 
et  dans  leur  couleur  propre,  et  il  en  marque  le  rap- 
port à  la  nature  d'une  part,  à  l'esprit  d'autre  part. 
A  l'idylle,  par  exemple,  appartiennent  «  les  plaisirs 
de  l'amour  »,  avec  ou  sans  mythologie;  elle  est  élé- 
gante sans  pompe,  à  égale  distance  de  l'héroïsme 
épique  et  de  la  grossièreté  réaliste.  Ainsi  encore, 
la  comédie,  en  style  «  humble  et  doux  »  par  une 
intrigue  vivement  conduite,  nous  présente  les  ridi- 
cules et  les  vices  de  la  cour  et  de  la  ville,  et  nous 
divertit  de  leur  exacte  peinture.  La  loi  du  genre  est 
de  faire  rire,  comme  celle  de  la  Iragédie  est  de  faire 
pleurer.  Mais  il  faut  faire  rire  par  «  les  passions 
finement  maniées  »,  sans  jamais  s'écarter  de  la 
nature. 

Aux  dépens  du  bon  sens  g-ardez  de  plaisanter. 

Voilà  donc  les  limites  du  genre  comique;  il  exclut 
les  héros  et  le  peuple,  les  larmes  et  la  bouffonnerie. 
De  là  cette  critique  de  Molière,  si  rigoureuse  à  notre 
gré  et  si  injuste.  Molière  est  tro[)  populaire;  il  fait 
«  grimacer  ses  figures  »  ;  il  a  trop  souvent 

Quitté  pour  le  bouffon  l'agréable  et  le  fin, 
Et  sans  honte  à  Tércnce  allié  Tabarin. 

Peut-être  Boileau,  en  pai-laiil  ainsi,  a'a-t-il  point 
cédé  seulement  à  la  délicatesse  mondaine  et  au  goût 


138  nOILEAU. 

trop  poli  de  son  temps.  Il  est  possible  que  ce  réa- 
liste, qui  fut  si  peu  psychologue,  n'ait  pas  senti  ce 
qu'il  y  a  de  vérité  profonde,  d'humanité  vivante 
dans  les  farces  de  Molière.  Il  n'y  a  vu  que  des 
charges  fantaisistes,  d'arbitraires  caprices  de  gaieté 
exubérante,  ne  se  doutant  pas  que  le  trait  plus  appuyé 
n'était  pas  moins  juste,  et  que  le  rire  plus  éclatant 
enveloppait  une  observation  plus  triste.  Tel  sujet, 
Dand'ui  ou  le  Malade,  ne  peut  rester  une  comédie 
qu'à  la  condition  de  devenir  une  farce;  il  faut  pousser 
jusqu'à  la  bouffonnerie,  si  l'on  ne  veut  que  le  drame 
déborde.  Puis  Boileau,  qui  n'avait  pas  du  tout  l'ima- 
gination dramatique,  est  tombé  dans  la  même  erreur 
\que  La  Bruyère,  qui  oppose  son  Onuphre  à  Tartufe, 
sans  s'apercevoir  que  la  vérité  théâtrale  n'est  pas 
celle  du  livre,  et  que  la  scène  a  ses  conditions  et 
comme  son  optique  particulières,  qui  obligent  à  faire 
une  copie  inexacte  de  la  nature  pour  en  donner  la 
sensation  vraie.  Enfin,  quand  il  s'autorise  du  Misan- 
thrope pour  condamner  Scap'ui,  c'était  le  cas  de  se 
rappeler 

Qu'un  sonnet  sans  défauts  vaut  seul  un  long-  poème. 

La  comédie  de  caractère  est  supérieure  à  la  farce, 
mais,  en  son  genre,  Scapin  vaut  Alceste,  et  comme 
disait  Diderot,  il  ne  faut  pas  moins  de  génie  pour 
écrire  Pourceaiignac  que  Tartufe.  Boileau  resserre 
par  trop  les  bornes  de  la  comédie;  il  l'appauvrit 
pour  l'élever;  et  lui  demandant  trop  de  noblesse,  de 
fmesse,  de  décence,  il  lui  interdit  cette  franchise  de 


LA    CRITIQUE    DE    DOILEAU.  139 

verve  et  cette  intensité  de  couleur  qui  sont  la  poésie 
du  genre. 

Il  excluait  l'élément  pathétique  de  la  comédie  : 

Le  comique,  ennemi  des  soupirs  et  des  pleurs, 
N'admet  point  en  ses  vers  de  tragiques  douleurs. 

Entre  la  tragédie  et  la  comédie,  il  ne  concevait 
point  de  genre  intermédiaire.  On  sait  que  l'événe- 
ment lui  a  donné  tort,  et  que  le  xviii®  siècle  a  créé 
deux  formes  dramatiques,  pour  lesquelles  le  xix®  a 
délaissé  la  tragédie  et  réduit  la  pure  comédie  à  la 
farce;  l'une,  le  drame  bourgeois,  qui  emprunte  ses 
personnages  à  la  comédie  et  son  action  à  la  tragé- 
die; l'autre,  la  comédie  larmoyante,  ou  mixte,  la 
pièce ^  comme  on  dit  assez  vaguement  de  nos  jours, 
qui  associe  et  fond  dans  des  proportions  diverses  les 
impressions  tragiques  et  comiques,  le  rire  et  les 
larmes. 

La  distinction  absolue  des  genres  et  la  détermina- 
tion rigoureuse  de  leur  nombre  sont  deux  des  points 
sur  lesquels  on  a  le  plus  de  peine  aujourd'hui  à  se 
mettre  d'accord  avec  Boileau.  Cependant  il  serait 
aisé  de  montrer  que  la  distinction  des  genres  n'est 
pas  moins  fondée  en  raison  que  celle  des  arts,  et 
s'explique,  d'une  part,  par  la  complexité  de  la  nature 
et  la  diversité  des  rapports  qui  peuvent  l'unir  à  notre 
sensibilité,  d'autre  part  par  la  complexité  de  notre 
nature,  mais  aussi  par  ses  bornes  et  par  la  nécessité 
où  elle  est  de  séparer  dans  ses  modifications  subjec- 
tives ce  qui  est  confondu  dans  la  réalité  objective.  Au 


140  BOILEAU. 

reste,  on  ne  fait  plus  de  difficulté  de  le  reconnaître 
aujourd'hui;  et  depuis  que  l'efFervescence  romantique 
s'est  calmée,  et  que  la  liberté  de  l'art  est  assurée, 
nous  ne  trouvons  plus  grand  intérêt  à  réclamer  ni  à 
pratiquer  le  mélange  des  genres.  Ils  nous  paraissent 
subsister  en  eux-mêmes,  et  tirer  leurs  lois  princi- 
pales de  leur  définition,  qui  dépend  elle-même  des 
objets  et  des  effets  qui  leur  sont  assignés. 

Nous  n'en  reviendrons  pas  pour  cela  à  la  régle- 
mentation rigoureuse,  et  par  là  même  arbitraire, 
de  Boileau.  Nous  admettrons  que,  certaines  formes 
littéraires  étant  liées  à  certains  états  d'âme  et  à 
certains  moments  de  la  civilisation,  il  y  ait  des 
genres  qui  naissent,  comme  il  y  en  a  qui  périssent; 
par  exemple,  le  drame  bourgeois  est  légitimé  par  la 
même  transformation  sociale  qui  semble  avoir  mis 
la  tragédie  hors  d'usage.  Il  en  est  des  genres 
comme  des  langues  :  ce  qui  se  fixe,  c'est  ce  qui 
meurt,  et  les  genres  ne  vivent  que  par  une  adap- 
tation, c'est-à-dire  une  transformation  continuelle; 
dans  cette  évolution,  ils  semblent  périr  lorsque 
leur  principe  de  vie  abandonne  la  forme  qui  les 
caractérisait  pour  en  revêtir  une  autre,  qui  fera  la 
même  fonction,  sans  pourtant  avoir  rien  de  commun 
en  apparence  avec  ce  qu'elle  remplace.  On  ne  con- 
cevra point  non  plus  les  genres  comme  des  sys- 
tèmes fermés,  sans  rapport  et  sans  dépendance 
réciproques,  se  juxtaposant  sans  se  pénétrer  à  la 
façon  des  tourbillons  de  Descartes.  De  même  qu'il 
se  fait  des  transpositions  d'art,  et  qu'on  peut  essayer 


LA    CRITIQUlî    DE    BOILEAU.  141 

de  produire  par  des  moyens  musicaux  des  impres- 
sions pittoresques  ou. par  les  formes  de  la  poésie 
les  effets  de  la  musique,  on  peut  aussi  passer  d'un 
genre  à  l'autre,  et  mêler  dans  une  certaine  mesure 
l'élément  lyrique  dans  le  drame,  ou  l'élément 
comique  dans  la  tragédie,  à  condition  que  l'on  ne 
méconnaisse  point  les  lois  essentielles  et  l'objet 
propre  de  chaque  genre,  et  qu'on  ne  fasse  point 
retomber  l'ouvrage  dans  une  indétermination  qui 
serait  la  négation  même  de  l'art.  De  même  que 
l'alexandrin  s'est  assoupli^  diversifié,  enrichi  de 
toute  sorte  d'effets,  depuis  le  xv!!**  siècle,  sans  perdre 
pour  cela  sa  structure  intime,  de  même  les  genres 
peuvent  subsister  dans  leur  essence,  et  la  voiler 
d'apparences  multiples  pour  répondre  à  des  besoins 
nouveaux  de  l'esprit  moderne.  La  science  des  artistes 
s'est  étendue,  l'intelligence  du  public  s'est  raffinée; 
les  uns  cherchent  à  susciter,  l'autre  aime  à  ressentir 
des  impressions  plus  complexes,  qui  doivent  se 
fondre  sans  se  confondre,  et  laisser  subsister  l'unité 
esthétique  de  l'œuvre.  Plus  portés  à  considérer  les 
relations  des  choses  qu'à  en  fouiller  la  structure 
intime,  il  est  naturel  que  nous  admettions,  dans  la 
comédie  par  exemple,  une  variété  d'émotions  que 
nos  pères  n'auraient  pas  tolérée  autrefois.  Pénétrés 
du  sentiment  que  tout  se  tient  et  s'enchaîne  dans  la 
nature,  que  rien  ne  s'arrête  et  ne  se  fixe,  et  que  dans 
ce  monde  changeant  des  apparences  on  ne  peut 
nulle  part  poser  de  commencement  ni  de  terme,  nous 
croyons  qu'on  dénature  le  fini  et  qu'on  en  fait  un 


142  BOILEAU. 

absolu,  si  on  le  détache  complètement  de  toutes  les 
réalités  qui  le  pressent,  le  précèdent  ou  le  conti- 
nuegit,  pour  l'exprimer  dans  un  genre  rigoureu- 
sement déterminé.  Nous  demandons  que  l'artiste 
nous  fasse  apercevoir  ces  transitions,  et  comme  ces 
amorces  qui  aident  l'imagination  à  réintégrer  l'objet 
isolé  par  convention  dans  le  tout  dont  il  est  une 
pièce,  qu'il  nous  indique  l'incessante  transformation 
des  choses  et  les  aspects  multij^les  de  la  vie,  au  lieu 
de  nous  la  rendre  appauvrie  et  figée  dans  l'abstrac- 
tion. On  ne  peut  donc  conserver  aux  genres  la  rigou- 
reuse unité  et  l'absolue  simplicité  oii  ils  se  renfer- 
maient autrefois  :  nous  ne  serions  pas  éloignés 
d'admettre  que  le  changement  et  la  contradiction 
sont  marques  de  réalité.  Enfin  il  y  a  si  longtemps  que 
les  genres  servent  dans  notre  littérature  vieillie,  nous 
en  avons  tant  vu  les  lois  et  les  règles  tourner,  aux 
mains  des  faiseurs,  en  procédés  qui  dispensent  de 
regarder  la  nature,  nous  avons  tant  vu  de  pièces  bien 
faites,  où  il  n'y  avait  pas  un  mot  de  senti  et  de 
vécu,  que  nous  en  sommes  venus  à  prendre  volon- 
tiers l'inexpérience  technique  pour  une  marque  de 
sincérité  :  il  nous  semble  que  l'artiste  qui  bouscule 
les  genres  et  leurs  lois  doive  nous  étaler  la  nature 
toute  pure  et  toute  nue. 

La  distinction  des  genres,  que  nous  estimons 
trop  absolue  aujourd'hui,  a  pourtant  eu  pour  Boileau 
ce  bon  effet  de  l'obliger  à  se  représenter  le  propre 
et  l'essence  de  chaque  genre  :  et  l'on  peut  s'assurer, 
à  propos  de  l'ode,  que  cette  recherche  lui  a  fait  entre- 


LA    CRITIQUE    DE    BOILEAU.  143 

voir  ce  que  ni  son  tempérament,  ni  son  expérience, 
ni  ses  principes  ne  i)ouvaient  lui  révéler.  Il  n'a  i)as 
su  définir  la  poésie  lyrique  :  il  n'a  pas  vu  que 
presque  tous  ces  petits  genres,  qu'il  énumérait  un 
peu  minutieusement  dans  son  second  chant,  n'avaient 
de  valeur  et  de  réalité  que  par  l'élément  lyrique 
qu'ils  renferment.  Il  réduit  le  lyrisme  à  l'ode,  et  là, 
il  n'atteint  pas  dans  son  fond  l'inspiration  de  Pin- 
daie,  et  s'arrête  à  dresser  un  catalogue  des  sujets. 
Mais  à  lire  Pindare,  et  même  Horace,  Boileau  sent 
bien  qu'il  y  a  là  quelque  chose  de  particulier,  qui 
ne  se  trouve  point  ailleurs.  Il  se  trouve  en  présence 
d'une  forme  que  nulle  autre  poésie  ni  aucun  genre 
d'éloquence  ne  lui  présentent.  Aussi  définira-t-il 
l'ode  par  la  forme  qui  est  tout  ce  qu'il  en  peut  tou- 
cher; il  en  notera  la  «  magnificence  des  mots  »,  les 
c(  figures  audacieuses  »  ;  il  dira  : 

Son  style  impétueux  souvent  marche  au  hasard  ; 
Chez  elle  un  beau  désordre  est  un  effet  de  l'art. 

Il  est  de  tradition  de  se  moquer  de  ces  vers  : 
c'est  un  tort.  Ils  prouvent  que  Boileau  n'a  })as 
dressé  sa  théorie  de  l'ode  d'après  l'ode  oratoire  de 
Malherbe.  Et  de  même  Perrault  a  tort  de  ne  pas 
comprendre  que  Pindare  «  sort  de  la  raison  afin  de 
mieux  entrer  dans  la  raison  même  ».  Si  la  raison, 
c'est  la  conformité  à  la  nature,  Pindare,  par  l'excès 
de  ses  figures,  par  le  décousu  de  son  style,  semble 
sortir  de  la  nature,  mais  c'est  pour  se  conformer  à 
la  nature  de   l'ode.  On  ne  parle  pas   naturellement 


144  BOILEAU. 

comme  il  })ar]e,  mais  il  est  naturel  qu'il  parle  ainsi, 
selon  les  lois  de  la  poésie  lyrique  :  Boileau  n'avait 
qu'un  pas  à  faire,  pour  apercevoir  que  ces  lois 
correspondaient  à  un  état  d'âme  très  particulier, 
mais  très  réel.  C'est  beaucoup  pourtant  déjà  qu'il 
ait  dit  que  réduire  l'ode  au  langage  qu'on  appelle 
communément  naturel,  lui  imposer  «  un  ordre  métho- 
dique »,  et  «  d'exactes  liaisons  de  sens  »,  ce  serait, 
si  le  fond  nécessite  la  forme  qui  l'exprime,  «  oter 
l'ame  à  la  poésie  lyrique  »  :  c'est  beaucoup  d'avoir 
compris  en  son  temps  qu'une  ode  n'est  ni  un  dis- 
cours ni  une  dissertation  ni  une  narration  d'his- 
toire, et  que  ce  genre  a  son  ordre,  sa  clarté  propres 
et  d'un  caractère  tout  spécial.  Boileau  y  arriva  par 
la  distinction  des  genres. 

Indépendamment  des  lois  générales  de  la  langue 
et  du  vers  et  des  lois  particulières  des  genres,  la 
création  poétique,  de  quelque  nature  qu'elle  soit, 
doit  observer  certaines  règles  très  fines,  qui  aident 
à  dégager  la  nature  et  assurent  le  plaisir  du  lecteur. 
Mais  ces  règles,  il  ne  suffit  pas  de  les  apprendre 
pour  les  appliquer  :  c'est  ici  qu'il  faut  surtout  le 
génie  et  le  goût  naturels..  Voilà  ce  qui  manquait  à 
Chapelain  :  d'où  vient  que  sa  Pucelle  est  ennuyeuse 
et  ridicule  ?  Ce  n'est  pas  par  l'invention  :  Boileau, 
au  fond,  ne  conçoit  pas  autrement  l'épopée.  Ni  par 
l'exécution  ;  on  ne  peut  reprocher  à  l'écrivain  ni 
fantaisie  extravagante,  ni  emphase,  ni  préciosité. 
Mais  il  n'était  pas  poète  :  il  n'a  pas  su  choisir  dans 
la  nature  ce  qu'un  artiste  devait  rendre,  ni  le  rendre 


LA    CRITIQUE    DE    BOILEAU.  145 

artistement.  La  poésie  du  bonhomme  est  une  poésie 
de  notaire,  qui  proprement,  minutieusement  fait 
l'inventaire  de  tous  objets,  meubles,  lieux  et  per- 
sonnes qu'il  rencontre.  Jamais  réalisme  plus  faux  et 
plus  matériel  ne  s'aplatit  sur  la  nature  pour  en 
effacer  la  grâce. 

On  voit  hors  des  deux  bouts  de  ses  deux  courtes  manches 
Sortir  à  découvert  deux  mains  longues   et  blanches, 
Pont  les  doigts  inégaux,  mais  tout  ronds  et  menus, 
Imitent  l'embonpoint  des  bras  ronds  et  charnus. 

Cette  petite  main  de  femme  n'a-t-elle  pas  l'air 
.d'.avoir  été  barbouillée  par  un  peintre  d'enseignes? 
M.  Vast-Ricouard  lui-même  n'a  pu  faire  mieux  que 
Chapelain  :  «  Les  bras  glissant  avec  grâce,  le  long 
du  buste,  étaient  terminés  par  des  mains  dont  les 
doigts  potelés,  et  pourtant  eflilés,  avaient  à  leurs 
extrémités  de  minuscules  ongles  roses,  arrondis  à 
fleur  de  peau.  «  Ces  réalistes,  qui  n'ont  pas  un  grain 
de  senî;iment  artistique,  ne  se  doutent  pas  qu'il  ne 
sufQl;  pas  de  savoir  le  dictionnaire  et  de  faire  le 
tour  d  un  objet,  et  d'en  coucher  par  écrit,  sous  leur 
nom  propre,  toutes  les  particularités  visibles. 

Jj'art  est  une  simplification  de  la  nature,  et  l'ex- 
prime moins  qu'il  ne  la  suggère  :  il  ne  s'agit  pas  de 
mettre  une  description  dans  le  livre,  mais  une 
image  dans  le  cerveau  du  lecteur,  et  tel  avec  deux 
niots  donne  une  vision  plus  radieuse  qu'un  autre 
avec  dix  pages.  Même  qui  veut  tout  dire,  ne  fait 
rien  voir  et  ennuie  :  il  faut  savoir  se  borner,  et 
laisser  faire  à  l'imagination  du  lecteur,  en  la  tou- 

LANSON.  —  Boileau.  ÎO 


lAfi  lîOII-EAU. 

Kt  puis,  no  convienclrons-nous  pas  qu'un  liôros  poé- 
tique fait  mieux  de  s'appeler  Pyrrhus  que  Manco- 
Gapac  ? 

Au  troisième  degré  sont  les  lois  particulières  des 
genres.  Tous  les  genres  que  Boileau  énumère  ont 
cela  de  commun,  que  leur  base  constante  et  leur 
élément  essentiel,  c'est  le  vers.  Il  ne  vaudrait  pas  la 
peine  de  le  remarquer,  si  cette  observation  banale  ne 
nous  donnait  la  clef  de  l'omission  de  la  Fable  et  de 
La  ï^^ontaine.  Que  de  raisons,  tirées  souvent  de  bien 
loin,  et  bien  injurieuses  aussi  au  caractère  de  Des- 
préaux, n'a-t-on  pas  invoquées  pour  rendre  compte 
du  silence  qu'il  a  gardé  sur  son  ami!  Il  eût  suffi 
pourtant  de  se  dire  que  l'idylle,  l'élégie,  l'ode,  le 
sonnet,  l'épigramme,  le  rondeau,  le  madrigal,  la 
satire,  la  chanson,  tous  ces  genres  dont  quelques- 
uns  sont  si  minces,  ne  sauraient  se  concevoir  sépa- 
rés de  la  forme  poétique.  Otez-la  :  ou  bien  la  défi- 
nition s'évanouit  dans  le  vague,  ou  elle  implique 
contradiction.  Un  madrigal  en  prose,  une  élégie  en 
prose,  ce  sont  de  pures  métaphores.  Une  ode  en 
prose,  un  sonnet  en  prose,  cela  est  inconcevable.  De 
même,  selon  les  idées  de  Boileau,  déterminées  par 
la  tradition  gréco-romaine,  on  ne  doit  pas  écrire 
l'épopée,  ni  la  tragédie,  ni  la  comédie  en  prose  :  ne 
savons-nous  pas  les  colères  de  Voltaire,  quand  il 
entendait  parler  d'un  Maillard  ou  Paris  sauvé,  en 
prose,  et  qu'aussitôt  après  la  mort  de  Molière,  les 
comédiens  firent  mettre  son  Do/i  Juan  en  méchants 
vers  par  Thomas  Corneille,  pour  ne  pas  donner  au 


LA    CRITIQUE    DE    BOILEAU.  -  147 

tendance  fâcheuse  et  des  partis-pris  contestables. 
On  entend  Boileau  parler  sans  cesse  d'  «  élégance  » 
et  de  «  noblesse  ».  On  voit  que  la  simplicité  de 
l'églogue  ne  va  pas  sans  parure,  que  la  tragédie  use 
des  vers  «  pompeux  »  ;  que  l'épopée  «  orne  »  et 
«  embellit  »  tout,  qu'elle  a  le  style  «  riche  »,  «  pom- 
peux »  et  même  «  élégant  »  ;  et  qu'il  ne  faut  point 
recevoir  les  sujets  chrétiens  parce  que  les  vérités 
de  la  foi 

D'ornements  égayés  ne  sont  pas  susceptibles. 

On  lit  que  la  comédie  «  badine  noblement  »  et  que 
Molière  trop  grossier  ne  vaut  pas  l'exquis  et  fin 
Térence.  On  se  rappelle  que  pour  justifier  Homère 
et  Pindare,  Boileau  ne  trouvait  rien,  sinon  qu'en 
grec  les  mots  due  et  eau  sont  très  nobles.  Tout  cela 
nous  inquiète  :  et  quand  il  réclame  ensuite  partout 
la  simplicité  et  le  naturel,  on  craint  qu'il  ne  mette 
pas  sous  ces  mots  la  même  chose  que  nous.  On  a 
peur  que  ce  naturaliste  ne  se  plaise  qu'aux  imita- 
tions enjolivées  de  la  nature,  et  que  la  vérité  qu'il 
aime  ne  soit  pas  la  vérité  toute  franche,  belle  de  sa 
nudité  vivante  et  savoureuse,  mais  un  bénin  reflet 
de  vérité,  doucement  tamisée  pour  les  yeux  délicats 
par  les  voiles  coquets  du  bel  esprit.  Pour  parler 
crûment,  on  croit  sentir  que  la  «  beauté  »  de  l'ex- 
pression va  farder  et  fausser  la  nature. 

11  faut  convenir  que  le  xvii°  siècle  n'entendait  pas 
comme  nous  le  naturel  et  la  simplicité.  La  nature 
humaine,  d'abord,  affinée  par  la  vie  de  cour  et  la 


IdS  nOILEAU. 

vie  de  salon,  n'offrait  pas  le  même  modèle  à  l'imita- 
lion  que,  par  exemple,  la  brutale  Angleterre  de 
Shakespeare,  ou  notre  turbulente  et  confuse  société. 
Il  y  avait,  au  moins  dans  les  mœurs  extérieures,  plus 
de  gravité,  détenue,  de  décence  :  la  a  bête  humaine  » 
était  muselée,  sinon  détruite.  On  l'enveloppait  de 
formes,  et  ce  qui  nous  plaît  aujourd'hui  comme  une 
vive  expression  de  la  nature,  eût  fait  l'effet  alors 
d'une  pure  inconvenance.  Notre  littérature,  moins 
mondaine,  ou  notre  monde,  moins  poli,  ne  s'effarou- 
chent pas  du  débraillé  :  le  public  d'honnêtes  gens 
auxquels  s'adressaientnos  classiques,  maintenaitdans 
les  écrits  une  sorte  de  réserve  aristocratique,  d'une 
simplicité  très  raffinée,  au  moyen  de  laquelle  on 
pouvait  tout  faire  entendre,  mais  qu'on  n'avait  pas 
le  droit  de  rejeter  un  seul  instant.  Cette  société 
s'était  fait  un  art  conforme  à  son  esprit  :  peinture, 
sculpture,  architecture,  jardins  même,  mobiliers  et 
costumes,  tout  respirait  le  même  goût  de  noble  élé- 
gance et  de  sévérité  pompeuse.  Nos  grands  écrivains 
n'ont  pu  s'élever  au-dessus  de  ce  goût,  qui  était 
autour  d'eux  et  en  eux,  qu'en  s'y  conformant  d'abond, 
et  s'ils  voulaient  exprimer  la  nature  basse  ou  brutale, 
jls  devaient  non  pas  l'atténuer,  mais  en  rendre  la 
bassesse  élégante  et  la  brutalité  noble. 

On  ne  se  faisait  pas  non  plus  alors  de  la  littéra- 
ture l'idée  que  nous  nous  en  faisons  aujourd'hui- 
Les  historiens  et  les  critiques  nous  ont  apprjs  à  lui 
attribuer  un  caractère  éminemment  grave  et  philo- 
sophique,  à  y  respecter  une  des  formes   les  plus 


LA    CRITIQUE    DE    BOILEAU.  149 

expressives  de  la  civilisation  générale,  où  sont  con- 
tenues toutes  les  conceptions  de  la  vie  et  de  la  des- 
tinée humaines,  toutes  les  représentations  de  l'uni- 
vers et  de  l'être,  par  lesquelles  l'humanité  s'est 
consolée  ou  désespérée  à  chaque  siècle.  Et  la  litté- 
rature dispute  à  la  foi  attiédie,  à  la  philosophie  et 
à  la  science  peu  populaires  la  direction  des  con- 
sciences. Nos  poètes  se  font  les  missionnaires  de 
l'Idée,  les  pontifes  de  V Absolu  et  de  l'Inconnaissable. 
Nos  romanciers  érigent  leurs  fictions  en  expériences, 
leurs  hypothèses  en  documents.  Dès  qu'un  jeune 
homme,  au  sortir  du  collège,  se  fait  imprimer,  c'est 
pour  donner  une  direction  à  l'humanité  :  on  ne 
songe  plus  à  l'amuser,  et  il  y  paraît.  Dans  l'an- 
cienne société,  bien  assise,  qui  se  croyait  fondée 
pour  l'éternité  et  sur  la  vérité,  les  lettres  étaient  le 
charme  des  loisirs,  un  repos  et  une  agréable  distrac- 
tion des  esprits.  Le  plaisir  du  lecteur  était  l'objet 
principal  de  l'écrivain;  les  plus  grands,  Molière  ou 
Racine,  ne  se  sentaient  pas  humiliés  de  réduire  Là 
leur  fonction,  et  c'était  parce  qu'ils  tentaient  cette 
«  étrange  entreprise  »  de  faire  rire  ou  pleurer  «  les 
honnêtes  gens  »,  qu'ils  tâchaient  de  les  servir  à  leur 
goût.  C'était  même  pour  amuser  plus  de  gens  qu'on 
faisait  vrai,  et  qu'on  s'attachait  à  la  nature. 

L'art  s'employait  à  donner  un  plaisir,  non  seule- 
ment par  le  choix  de  ses  objets,  mais  surtout  par 
l'aspecl  qu'il  en  montrait  et  l'expression  dont  il  les 
revêtait.  11  avait  des  procédés  de  traduction  qui, 
sans  affaiblir  ou  fausser,  procuraient  une  sensation 


150  BOILEAU. 

agréable  aux  hommes  de  ce  temps-là.  Il  ne  leur 
dcj^laisait  pas  de  sentir  entre  leur  esprit  et  la 
nature  un  esprit  puissant  ou  fin,  un  intermédiaire 
officieux  qui  se  chargeait  d'accommoder  celle-ci  à 
celui-là.  Tandis  que  nous  aimons  à  prendre  le  con- 
tact de  la  nature  même,  à  ce  point  que  le  fruste  et 
l'inachevé  ont  pour  nous  une  force  incroyable  de 
séduction,  et  que  nous  donnerions  pour  les  Pensées 
de  Pascal,  qui  sont  des  notes,  et  pour  les  Sermons 
de  Bossuet,  qui  sont  des  brouillons,  les  Provinciales 
et  les  Oraisons  funèbres,  dont  la  seule  infériorité  est 
d'être  finies,  nos  aïeux  d'il  y  a  deux  cents  ans  goû- 
taient sans  inquiétude  la  perfection  de  l'art.  La 
beauté  du  travail  les  charmait  autant  que  l'excellence 
de  la  matière.  Habitués  à  regarder  surtout  dans  la 
nature  l'homme,  et  dans  l'homme  l'intelligence,  ils 
aimaient  à  saisir  l'empreinte  de  l'esprit  sur  les 
choses  :  remarquer  de  quelle  prise  il  les  attirait, 
quelle  image  il  en  rendait,  par  rapport  à  lui,  non  à 
elles,  cela  faisait  en  grande  partie  l'agrément  de  la 
littérature;  et  pour  tout  dire,  l'artiste  intéressait  au 
moins  autant  que  l'objet. 

Tandis  que  les  beaux  esprits  s'amusaient  à  décorer 
la  nature  et  poursuivaient  l'ingénieux  ou  l'étonnant, 
nos  grands  écrivains  trouvaient  le  juste  point  où  le 
naturel  est  élégamment  exquis  et  l'intense  vérité  se 
déploie  avec  grandeur.  Boileau,  qui  faisait  la  théorie 
de  leur  génie,  estimait  aussi  la  conciliation  possible 
entre  le  goût  du  temps,  qu'il  jugeait  légitime,  et  le 
vrai  caractère  dés  choses,  qu'il  ne  consentait  pas  à 


LA    CRITIQUE    DE    lîOILEAU.  I5l 

dénaturer.  Entre  l'art  coquet  et  l'art  théâtral,  il 
cherchait  un  chemin,  tout  près  de  la  nature,  au- 
dessus  de  la  vulgarité.  Nous  savons  de  quelle  énergie 
il  a  poursuivi  tous  ces  emphatiques,  précieux,  fan- 
taisistes, bouffons,  qui  ne  trouvaient  pas  la  réalité 
assez  noble,  ni  assez  délicate,  ni  assez  rare,  ni  assez 
plaisante,  et  quels  exemples  il  a  donnés  parfois  de 
pur  et  strict  réalisme.  Il  estime  que  tout  peut  se  dire 
élégamment  et  noblement,  et  qu'il  ne  s'agit  que  de 
trouver  le  tour  :  le  tour,  ce  triomphe  c^e  l'art  d'autre- 
fois, que  nous  ne  connaissons  plus  guère.  Nous 
disons  crûment  les  choses,  on  y  conduisait  autrefois 
la  pensée  avec  des  ménagements  infinis  :  elles 
n'étaient  pas  moins  exprimées  et  senties,  mais  l'im- 
pression caractéristique  de  la  chose  traînait  avec 
elle  tout  un  cortège  de  délicates  jouissances,  qui 
naissaient  du  rapport  de  l'expression  à  l'esprit  auquel 
elle  s'adaptait.  Boileau  sans  doute  a  quelque  fai- 
blesse parfois  pour  la  rhétorique  et  ses  figures,  et 
estime  un  peu  trop  ce  qui,  dans  l'art,  est  d'institution 
humaine  et  représente  en  soi  le  sujet  plus  encore 
que  l'objet.  Mais,  en  général,  les  ornements  dont  il 
parle  et  que  le  poète  doit  ajouter  aux  choses,  ne 
doivent  pas  nous  faire  de  peine.  Le  soin  qu'il  a  de 
distinguer  les  faux  ornements^  l'incessant  rappel  de 
l'art  à  la  nature,  les  préceptes  incessamment  réitérés 
d'être  simple,  et  de  ne  dire  que  ce  qu'il  faut,  tout 
nous  persuade  que  ce  qu'il  entend  en  somme  par 
orner  les  choses,  ce  n'est  que  les  exprimer  par  les 
moyens  de  l'art,  et  les  couler  dans  la  forme  propre 


152  BOILEAU. 

à  chaque  genre.  C'est  le  vers,  c'est  le  style,  c'est  la 
beauté  des  rimes  et  des  rythmes,  la  propriété  et 
l'énergie  des  expressions,  le  bel  ordre  et  la  juste 
proportion  des  parties,  c'est  le  choix  des  objets  et 
des  signes  aptes  à  produire  le  plaisir  essentiel  à 
chaque  genre,  c'est  tout  cela,  et  rien  que  cela,  qui 
constitue  ces  ornements  nécessaires,  dont  la  poésie 
ne  saurait  se  passer.  Il  ne  doit  y  avoir  rien  d'inu- 
tile dans  l'ouvrage  :  mais  chaque  pièce  doit  être  si 
bien  tournée  et  ajustée,  qu'une  grâce  libre  enve- 
loppe la  nécessité,  et  que  ce  qui  soutient  l'édifice 
ait  l'air  d'être  mis  seulement  pour  réjouir  les  yeux. 
En  somme,  l'art  orne  la  nature,  parce  qu'ill'exprime 
dans  des  formes  conventionnelles,  dont  l'objet  est  la 
beauté  autant  que  la  vérité. 

Les  singulières  réflexions  de  Boileau  sur  le  voca- 
bulaire homérique  ou  pindarique  ne  vont  pas  contre 
cette  interprétation.  Elles  partent  d'un  sentiment 
très  fm  de  la  physionomiie  des  mots  et  de  leur 
valeur  expressive,  indépendamment  du  sens  brut  et 
littéral  inscrit  au  dictionnaire.  Encore  ici,  Boileau 
n'a  tort  que  dans  les  termes,  et  il  parlerait  moins 
gauchement  s'il  était  plus  superficiel.  11  est  certain 
qu'il  est  ridicule  de  dire  que  le  mot  «  âne  »  est  «  très 
noble  »  en  grec  :  mais  il  est  très  vrai  qu'il  n'était  pas 
ignoble  pour  la  société,  encore  primitive,  où  naquit 
V Iliade,  et  qu'il  n'y  évoquait  pas  du  tout  les  mêmes 
images,  les  mêmes  associations  qui  déterminent  la 
sensation  du  public  raffiné  dont  Perrault  cherche 
l'applaudissement.  Boileau  a  donc  absolument  raison 


LA    CRITIQUE    DE    BOILEAU.  153 

quand  il  dit  —  et  ce  qu'il  dit  n'a  pas  d'autre  sens  — 
que  le  Grec  qui  entendait  comparer  Ajax  à  un  anc, 
n'était  pas  affecté  de  la  même  façon  qu'un  courtisan 
français  qui  lit  en  sa  langue  une  traduction  du  même 
passage.  Il  est  incontestable  aussi  que  de  dire  à  un 
Français  qu'Eumée  est  ua  porcher,  et  qu'Ulysse 
inquiet  se  tourne  dans  son  lit  comme  un  houdln  sur 
le  gril,  cela  ne  lui  fait  pas  du  tout  l'effet  que  les  vers 
correspondants  du  texte  produisaient  sur  les  Grecs. 
Eumée  n'est  pas  à  Ulysse  ce  qu'un  porcher  peut 
être  à  l'égard  de  Louis  XIV  :  si  bien  que  la  traduc- 
tion par  le  mot  propre  est  plus  fausse  que  si  on 
prend  la  périphrase  :  «  gardien  des  troupeaux  du 
roi  »,  qui  du  moins  est  incolore  et  ne  présente  à  un 
Français  aiicun  objet  fâcheux  dé  la  réalité  contem- 
poraine. On  peut  regretter  d'être  obligé  de  recourir 
à  de  tels  expédients  pour  faire  goûter  le  beau  naturel 
des  anciens  :  mais  tant  qu'une  société  n'a  pas  des 
moeurs  et  un  goût  qui  lui  rendent  aimable  la  gros- 
sièreté de  l'humanité  primitive,  la  pire  infidélité, 
après  tout,  c'est  de  prendre,  pour  traduire  les 
anciens,  les  mots  qui  en  inspirent-le  dégoût  et  la 
dérision  :  mieux  vaut  ne  pas  donner  tout  Homère, 
que  de  rendre  tout  Homère  ridicule.  Voilà  tout  ce 
que  Boileau  veut  dire;  quand  il  parle  de  la  noblesse 
des  mots  grecs,  il  entend  tout  bonnement  qu'Homère 
n'est  pas  trivial,  relativement  aux  mœurs  de  son 
pays,  quand  l'interprétation  littérale  le  fait  tel,  rela- 
tivement aux  nôtres  :  ce  qui  est  absolument  juste. 
C'est  assez  que  Boileau  ait  loué  La  Fontaine,  et 


154  BOILEAU. 

même  avant  les  Fables,  pour  nous  garantir  qu'il  a 
connu  le  charme  de  la  vraie  simplicité  :  il  se  sert  des 
mêmes  termes  presque  que  Mme  de  Sévigné  pour 
caractériser  la  poésie  du  bonhomme.  L'élégance  qu'il 
exigeait,  et  la  noblesse,  il  les  trouvait  dans  Joconde. 
Enfin,  il  faut  nous  arrêter  à  deux  ou  trois  pas- 
sages très  significatifs  de  sa  traduction  du  Traité  du 
Sublime  et  de  ses  Réflexions  sur  Longin.  Le  mot  de 
sublime  dans  la  bouche  d'un  homme  du  xvii^  siècle, 
nous  semble,  de  prime  abord,  devoir  représenter  ce 
que  l'éloquence  et  trop  souvent  la  rhétorique  ont  de 
plus  solennel  et  retentissant.  Nous  serons  donc  bien 
surpris  si  nous  regardons  où  Boileau  découvre  du 
sublime.  Le  fameux  morceau  de  la  Première  Philip- 
pique,  où  Démosthène  montre  les  badauds  d'Athènes 
allant  aux  nouvelles  sur  la  place  publique  et  se  com- 
muniquant tous  les  «  racontars  »  sur  les  projets  et 
la  santé  de  Philijipe,  c'est  ce  qu'il  y  a  «  de  plus 
simple,  de  plus  naturel  et  de  moins  enflé  »  ;  et  cepen- 
dant «  qui  est-ce  qui  n'en  sent  point  le  sublime?  » 
Sublime  aussi,  cette  phrase  d'un  plaidoyer  de  Dé- 
mosthène :  «  Tantôt  il  le  frappe  comme  ennemi,  tantôt 
pour  lui  faire  insulte,  tantôt  avec  les  poings,  tantôt 
au  visage  ».  Mais  par  où  donc  sublime? Par  l'emploi 
des  termes  propres  et  simples.  Enfin,  voici  le  pas- 
sage décisif,  et  qui  ne  laisse  subsister  aucun  doute  : 

Les  grands  mots,  selon  les  habiles  connoisseurs,  font  en 
effet  si  peu  l'essence  entière  du  sublime,  qu'il  y  a  même 
dans  les  bons  écrivains  des  endroits  sublimes  dont  la  gran- 
deur vient  de  la  petitesse  énergique  des  paroles,  comme  on 


LA    CRITIQUE    DE    BOILEAU.  155 

le  peut  voir  dans  ce  passage  d'Hérodote,  qui  est  cité  par 
Long-in  :  «  Gléomène  étant  devenu  furieux,  il  prit  un  couteau 
dont  il  se  hacha  la  chair  en  petits  morceaux,  et  s'ctant  ainsi 
déchiqueté  lui-niême,  il  mourut  )t.  Car  on  ne  peut  guère 
assembler  des  mots  plus  bas  et  plus  petits  que  ceux-ci  :  se 
hacher  la  chair  en  morceaux.,  et  se  déchiqueter  soi-même.  On 
y  sent  toutefois  une  certaine  force  énergique  qui,  marquant 
l'horreur  de  la  chose  qui  y  est  énoncée,  a  je  ne  sais  quoi  de 
sublime. 

Qu'on  médite  ce  petit  morceau,  et  l'on  verra  que 
si  l'élégance  et  la  noblesse  consistent  essentiellement 
à  donner  à  l'œuvre  poétique  un  caractère  esthétique 
et  littéraire,  qui  fait  que  jamais  elle  n'est  vulgaire, 
même  en  exprimant  les  vulgarités  de  la  nature,  le 
•sublime  est  le  degré  suprême  de  la  beauté  :  mais  ce 
degré,  c'est  tout  simplement,  pour  transposer  dans 
notre  langage  l'idée  de  Boileau,  c'est  l'intensité 
expressive  d'un  mot,  d'un  tour,  qui  réalise  en  per- 
fection l'effet  voulu  et  prévu  par  l'artiste.  C'est  ce 
point,  au  delà  duquel  l'art  ne  peut  rien,  où  notre 
intelligence  croit  prendre  le  contact  immédiat  et 
direct  de  la  nature,  et  où  celte  interposition  d'un 
esprit  entre  l'objet  et  nous  ne  nous  est  ])Ius  sen- 
sible :  tant  la  forme  créée  artificiellement  par  son 
effort  parvient  à  être  adéquate  à  la  réalité,  qui  semble 
s'être  approchée  jusqu'à  nous  et  dont  il  ne  nous 
paraît  plus  que  rien  nous  sépare.  Alors  l'ouvrage 
n'est  plus  élégant,  il  n'est  plus  noble,  qualités  qui 
dirigent  notre  gratitude  vers  une  intelligence  :  il  est 
sublime,  et  nous  emplit  tout  entiers  de  son  objet. 


CHAPITRE  VI 

LA  CRITIQUE  DE  BOILEAÛ  (/^m) 

LA.   QUERELLE    DES   ANCIENS    ET   DES   MODERNES 


La  théorie  de  Boileau  est  l'expression  la  plus 
complète  qui  ait  été  donnée  de  la  littérature  clas- 
sique. Elle  en  implique  ou  en  explique  à  la  fois  les 
lacunes  et  les  défauts,  la  puissarite  et  la  beauté.  Son 
caractère  naturaliste,  et  la  condition  de  la  vraisem- 
blance imposée  aux  écrivains,  rendent  compte  de  ce 
qu'ont  parfois  les  œuvres  d'un  peu  sévère  et  sec  dans 
la  forme,  et  de  médiocrement  flatteur  pour  l'imagi- 
nation. Le  même  naturalisme,  et  la  condition  de 
chercher  un  objet  d'imitation  universel  et  permanent, 
nous  font  comprendre  pourquoi  le  xvii*^  siècle  n'a  pas 
eu  de  poésie  lyrique  —  ou  si  peu  —  et  pas  d'histoire. 
Par  la  recherche  de  l'expression  ornée  et  de  l'agré- 
ment, par  l'amour  du  régulier  et  du  fini,  s'explique  que 
nous  ti^ouvions  souvent  les  ouvrages  classiques  trop 
beaux  et  trop  parfaits,  du  moins  trop  faits  :  il  nous 
fâche  que  l'auteur  ait  mis  tant  d'art  et  de  complai- 


LA    CRITIQUE    DE    BOILEAU.  157 

sance  à  nous  plaire,  et  nous  avons  peur  qu'il  ne 
nous  cache  de  l'objet  pour  nous  éviter  de  H  fatigue. 
Mais  aussi,  si  jamais  œuvres  ne  furent  plus  robustes, 
plus  pleines,  plus  solidement  édifiées  sur  le  fond 
humain  qui  ne  change  pas,  si  jamais  art  ne  fut  plus 
sincère,  plus  probe  et  plus  sûr,  si  jamais  plus  de 
grandeur  ne  fut  unie  à  plus  de  clarté,  et  plus  pro- 
portionnée à  la  capacité  moyenne  des  esprits,  en  sorte 
que  chacun  peut  trouver  à  comprendre  et  de  quoi 
jouir  même  dans  ce  qui  le  dépasse  infiniment,  et 
qu'on  ne  saurait  en  épuiser  la  suggestivité  ni  en 
limiter  la  réceptivité,  Boileau  nous  dit  ou  nous  fait 
deviner  comment  cela  s'est  fait  :  sa  doctrine  met  en 
lumière  et  ramène  à  son  principe  ce  qui  fait  La  beauté 
propre  de  la  littérature  classique  et  en  assure  la 
durée. 

Cette  doctrine  ne  repose  pas  sur  une  profonde 
métaphysique  :  ce  n'est  à  proprement  parler  qu'un 
positivisme  littéraire.  Des  faits  sensibles  et  facile- 
ment vérifiables  sont  à  la  base  de  tous  les  raisonne- 
ments. Un  seul  axiome  :  rien  n'est  beau  que  le  vrai; 
axiome  tout  positiviste  et  qui  fonde  le  caractère  ex- 
périmental de  la  théorie.  Je  n'ai  qu'à  comparer  nia 
connaissance  avec  les  ouvrages  des  anciens,  pour 
dégager  la  nature  universelle  qui  est  l'objet  de  l'art. 
Je  n'ai  qu'à  regarder  si  tout  le  monde  a  du  plaisir, 
pour  contrôler  mon  sentiment,  et  savoir  si  j'ai  bien 
jugé.  L'expérience  individuelle  et  le  consentement 
universel,  voilà  tout  ce  dont  Boileau  a  besoin,  une 
fois  posée  l'identité  du  vrai  et  du  beau,  pour  donner 


158  BOILEAU. 

(les  lois  à  la  poésie.  Et  selon  ces  lois,  les  œuvres  se 
classent  d'après  leur  degré  d'universalité  et  d'intelli- 
gibilité :  la  littérature  se  construit  sur  le  même  plan 
(pie  la  science. 

On  a  bien  des  fois  signalé  le  rapport  étroit  qui 
unit  le  classicisme  de  Boileau  au  rationalisme  car- 
tésien :  et  l'on  a  eu  raison,  si  l'on  retrancbo  du 
cartésianisme  les  conceptions  aventureuses  de  sa 
métaphysique  et  si  on  le  réduit  à  un  rationalisme 
scientifique,  menaçant  de  sa  rigoureuse  méthode 
tout  le  surnaturel  et  tout  l'indémontrable.  La  réduc- 
tion de  la  beauté  et  de  l'idéal  littéraire  à  la  vérité  et 
à  la  nature,  et  du  plaisir  à  la  raison,  c'est-à-dire  au 
général,  le  sentiment  de  l'inaltérable  identité  de  l'es- 
prit humain  correspondant  à  la  confiance  du  savant 
en  sa  raison,  la  condition  d'universalité  objective  et 
formelle  imposée  à  la  poésie,  correspondant  au  prin- 
cipe de  la  permanence  des  lois  de  la  nature,  l'indé- 
pendance de  la  raison  universelle  maintenue  sous 
l'autorité  du  consentement  universel,  la  notion  enfin 
de  la  vraisemblance,  équivalent  littéraire  de  l'évi- 
dence mathématique  :  tout  cela  est  bien  conforme  à 
l'esprit  de  Descartes,  et  Y  Art  poétique  fait  l'effet  de 
n'être  qu'une  transposition  des  idées  cartésiennes. 
Il  ne  faut  pas  oublier  cependant  que  V  Art  poétique  est 
le  terme  d'une  évolution  commencée  avant  Des- 
cartes, et  par  conséquent  hors  de  son  influence  :  il 
est  l'expression  complète  de  l'esprit  classique,  qui 
n'a  point  son  origine  et  sa  cause  dans  l'esprit  car- 
tésien; mais  l'esprit  classique  et   l'esprit  cartésien 


LA    CRITIQUE    aiî    BOILEAU.  159 

sont  deux  effets  parallèles  et  deux  manifestations 
formellement  différentes  d'une  même  cause,  d'un  cer- 
tain esprit  général  qui  s'est  trouvé  formé  au  com- 
mencement du  XVII®  siècle  d'une  association  d'élé- 
ments et  par  un  concours  d'influences  dont  je  n'ai 
pas  ici  à  tenter  l'analyse.  Néanmoins  nous  avons 
à  tenir  compte  de  ce  que  Boileau  fut  en  effet  carté- 
sien, comme  son  Arrêt  burlesque  suffit  à  le  montrer, 
et  son  cartésianisme,  manifestement,  n'a  pas  été 
étranger  à  la  forme  définitive  qu'il  a  donnée  à  la  doc- 
trine classique. 

Mais  lorsque,  amenant  la  littérature  au  but  qu'elle 
poursuivait  depuis  un  siècle,  il  édifia  son  système, 
il  y  fit  entrer  deux  pièces,  qui  ne  lui  étaient  point 
fournies  d'ailleurs  :  et  ces  deux  pièces  sont  ce  qu'il 
y  a  d'essentiel  et  de  caractéristique  dans  le  système. 
Elles  en  font  la  grandeur  et  la  valeur.  L'une,  c'est 
le  naturalisme,  et  l'autre,  son  idée  de  la  forme  artis- 
tique. Personne,  en  France,  avant  Boileau,  n'avait 
nettement  conçu  ni  formulé  ce  grand  principe  de 
l'imitation  de  la  nature,  et  tous  les  mots  dont  on 
se  servait  :  vérité,  bon  sens,  avaient  en  soi  un  air 
d'abstraction  ou  un  sens  subjectif,  qui  faisaient 
glisser  la  littérature  dans  la  sèche  logique,  ou  l'aban- 
donnaient à  la  tyrannie  du  goût  individuel  et  de  la 
mode.  Ce  grand  mot  de  nature  une  fois  prononcé, 
l'objectivité,  l'impersonnalité,  la  réalité  s'imposaient 
à  l'œuvre  d'art.  Et  c'est  en  le  prononçant  qu'il  s'ac- 
quit d'abord  la  confiance  et  le  respect  de  quelques 
hommes,  qui  venaient  précisément  en  ce  temps-là 


ICO  BOILEAU. 

r(''alis(!r   la  perfection   dont  il   donnait  la  première 
formule. 

Mais,  do  plus,  Boileau  et  Racine,  et  La  Fontaine, 
et  Molière  étaient  des  artistes  :  ce  que  n'étaient  ni 
les  Chapelain,  ni  les  Scudéry,  ni  les  Desmarets,  ni 
les  Cotin,  ni  tous  les  prétentieux  rédacteurs  d'empha- 
tiques  épopées,    ni   tous  les  ingénieux  rimeurs  de 
petits  vers,  ni  tous  les  pédants  qui  estimaient  que 
l'usage  des  règles,  par  une  vertu  secrète,  suffit  à  la 
perfection  des  œuvres,  ni  enfin  tous  les  inspirés  qui 
écrivaient   en   courant,    sans   réflexion   et   sans   re- 
touches, au  hasard  de  leur  fantaisie.  Descartes  même 
n'était  pas  un  artiste;  et  sa  philosophie  ne  menait 
qu'à  fonder  une  littérature  vraie  sans  valeur  esthé- 
tique. Au  contraire.  Racine,  Molière,  La  Fontaine 
ont  tous  dans  l'esprit  un  idéal  d'art,  un  type  formel 
où  la  nature   s'exprime    dans    son    énergie    et    son 
caractère,  mais  de  plus  se  revêt  d'une  absolue  beauté. 
Ils  prennent  les  lois  et  les  règles  comme  une  sorte 
de  cahier  des  charges  imposé  à  l'artiste  qui  entre- 
prend de  faire  une  œuvre,  tout  au  plus  comme  une 
méthode   qui  permet  d'obtenir  économiquement  et 
sûrement  la  plus  grande  somme  de  perfection.   Et 
pour  Boileau,  les  règles  ne  sont  pas  autre  chose  : 
des  moyens,  non  le  but.  Par  là  encore,  sa  critique 
est  adéquate  à  l'inspiration  des  grands  écrivains. 

D'où  donc  a-t-il  tiré  cette  théorie  originale  et 
féconde  ?  Qui  lui  enseigna  que  la  poésie  était  un  art, 
non  pas  au  sens  où  la  rhétorique  aussi  est  un  art,  ni 
comme  les  arts  mécaniques,  mais  un  des  beaux-arts  ? 


LA    CRITIQUE    DE    BOILEAU. 


m 


Et  qui  lui  fit  croire  que  cet  î^rt  devait  être  natura- 
liste ?  Ce  furent  assurément  les  anciens  :  Aristote  et 
Horace  d'abord,  et  Quintilien  et  Longin,  tous  ceux 
qui,  en  grec  ou  en  latin,  avaient  donné  les  règles  de 
la  poésie  ou  de  l'art  d'écrire.  Boileau  les  avait  lus, 
médités,  s'en  était  nourri;  Quintilien  et  Longin 
l'avaient  aidé  à  se  former  un  idéal  de  style  et  d'élo- 
cution.  Horace  lui  avait  montré  dans  le  bon  sens, 
qui  n'est  en  somme  que  le  sens  précis  de  la  réalité, 
la  qualité  maîtresse  du  poète  dramatique  :  mais  sur- 
tout il  lui  avait  fait  concevoir  quel  art  délicat,  assor- 
tissant  toutes  les  pièces  d'une  tragédie,  donne  à 
l'ouvrage  une  perfection  charmante,  un  agrément  qui 
ne  passe  pas.  Chez  Aristote,  Boileau  trouvait  for- 
mulé ce  grand  principe  de  l'imitation  de  la  nature, 
base  commune  de  tous  les  arts,  qui  ne  diffèrent  que 
par  le  caractère  de  leur  imitation  :  il  est  vrai  que,  ce 
principe  -posé,  Aristote  exposait  surtout  comment 
l'art  transforme  la  nature,  en  vue  de  nous  procurer 
le  plaisir  qui  lui  est  propre.  Mais  Boileau  ne  s'en 
^tenait  pas  aux  théoriciens  ;  il  s'instruisait  directement 
aux  œuvres,  d'après  lesquelles  les  théories  ont  été 
dressées,  et  sa  sincérité  d'admiration,  la  perpétuelle 
direction  de  sa  pensée  qui  y  va  toujours  spontané- 
ment chercher  sa  règle,  nous  témoignent  qu'en  dépit 
de  certaines  timidités  de  goût  et  de  quelques  gauche- 
ries d'expression,  Boileau  comprenait  et  sentait  les 
anciens  en  leur  vrai  caractère.  Car  les  poètes  anciens 
sont  bien  en  effet  avant  tout  des  naturalistes  incon- 
scients, qui,  dans  leurs  plus  libres  créations,  ne 
LANSON.  —  Boileau.  11 


1G2  nOILEAU. 

s'cmporlciit  jaiiiais  hors  de  la  nature,  et  ce  sont  non 
moins  essentiellement  des  artistes  scrupuleux  dont 
Tart  n'est  jamais  vulgaire  ni  la  facture  lâchée.  Toute 
cette  exquise  partie  de  la  Lettre  à  l'Académie,  où 
Fénelon  traite  de  la  poésie,  aboutit  là  :  les  anciens 
respectent  plus  la  nature  et  se  font  une  plus  haute 
idée  de  l'art  que  les  modernes.  Ils  ont  la  vérité  et  la 
beauté  :  nous  sommes  romanesques  et  spirituels, 
nous  cherchons  le  rare  et  le  joli.  Fénelon  n'était  pas 
tout  à  fait  juste  :  il  ne  voyait  pas  que  nos  grands 
poètes,  avec  notre  grand  critique,  sortaient  préci- 
sément de  leur  siècle  et  s'élevaient  au-dessus  de  lui 
par  le  caractère  nettement  naturaliste  et  artistique 
de  leurs  œuvres  et  de  leur  doctrine.  Sur  ce 
xviie  siècle  essentiellement  précieux  et  galant,  très 
noble  et  très  raffiné,  très  ingénieux  et  plus  sensible 
à  l'extraordinaire  qu'au  simple  beau,  capable  de 
donner  Scarron  et  Quinault,  Voiture  et  Benserade, 
et  tout  au  plus  peut-être  la  moitié  de  Corneille,  sur 
ce  xvii^  siècle  qui  laissé  à  lui-même  eût  produit 
sans  intervalle  et  sans  arrêt  Fontenelle  après 
Balzac,  l'étude  de  l'antiquité,  retardant  l'éclosion  de 
l'art  mièvre  tout  prêt  à  succéder  à  l'art  pompeux, 
fit  fleurir  des  poètes  capables  de  la  perfection  qui 
n'étonne  pas ,  de  cette  perfection  qui ,  semblant 
d'abord  de  plain-pied  avec  nos  esprits,  se  révèle 
plus  haute  et  inaccessible  à  mesure  qu'elle  nous 
devient  plus  familière,  et  nous  donne  des  jouissances 
que  nous  n'arrivons  pas  à  épuiser  :  des  artistes 
enfin  tels  que  Bacine  et  La  Fontaine.  Joignons-y 


LA    CRITIQUR    DE    BOILEAU.  163 

Molière,  quoiqu'il  semble  devoir  plus  à  sa  droiture 
d'instinct  et  de  génie  qu'à  l'imitation  des  anciens  ; 
il  les  connaissait  pourtant,  il  les  étudiait,  il  les 
aimait,  même  ce  robuste  Plaute  qui  répugnait  à  la 
délicatesse  de  son  temps.  Et  il  recevait  aussi  comme 
La  Fontaine  et  comme  Racine,  l'influence  de  l'art 
antique  par  la  conversation  et  la  critique  de  son 
ami  Despréaux,  qui  écartant  résolument  tous  les  Ita- 
liens et  tous  les  Espagnols,  comme  trop  brillants  et 
trop  «  pailletés  »,  détruisant  l'autorité  que  l'illusion 
ou  la  complaisance  de  la  génération  précédente  leur 
avait  accordée  aux  dépens  de  la  nature  et  de  la  pure 
beauté,  proposait  partout  et  toujours  pour  modèles 
les  Grecs  et  les  Latins,  dont  les  œuvres  contenaient 
toute  la  vérité,  rendue  avec  toute  la  perfection  que 
l'esprit  humain  était  susceptible  d'atteindre. 

Si  c'était  donc  aux  anciens  que  Boileau  devait 
les  parties  les  plus  originales  et  les  plus  hautes  de 
sa  théorie,  et  si  à  une  sincère  admiration  pour  leurs 
ouvrages  s'ajoutait  le  sentiment  qu'en  eux,  et  en 
eux  seuls,  sa  doctrine  trouvait  une  confirmation 
éclatante  et  complète,  on  concevra  sans  peine  l'in- 
dignation qu'il  ressentit  quand  il  vit  contester  l'au- 
torité et  le  mérite  de  la  grande  antiquité.  Je  n'ai  pas 
à  raconter  ici  la  querelle  des  anciens  et  des  mo- 
dernes :  on  en  trouvera  le  détail  dans  l'ouvrage 
bien  connu  de  Rigault,  comme  V Evolution  de  la  Cri- 
tique de  M.  Brunetière  fera  connaître  l'importance  et 
les  conséquences  générales  de  ce  débat  dans  l'évo- 
lution de  la  littérature  et  du  goût  français.  On  sait 


104  BOILEAU. 

comment  s'ouvrit  la  querelle  des  anciens  et  des 
modernes,  qui  se  greffa  sur  les  discussions  aux- 
quelles donnèrent  lieu  les  épopées  chrétiennes,  et 
sur  celles  aussi  qui  s'engagèrent  à  l'occasion  de  l'in- 
scription d'un  arc  de  triomphe  en  l'honneur  du  roi, 
et  firent  mettre  en  parallèle  les  avantages  et  la 
beauté  du  latin  et  du  français.  En  ce  temps-là  avait 
paru  ÏArt  poétique,  direct  et  rude  coup  pour  les 
contempteurs  de  l'antiquité.  Desmarets  riposte  et 
meurt,  léguant  à  Perrault  le  soin  de  venger  les 
modernes. 

Perrault  était  l'homme  de  confiance  de  Colbert, 
auprès  de  qui  il  avait  remplacé  Chapelain  :  esprit 
ouvert,  inventif,  un  peu  trop  assuré  et  présomptueux, 
comme  sont  souvent  les  gens  qui  se  sont  formés  eux- 
mêmes,  incapable  de  douter  de  son  savoir,  comme 
de  se  douter  de  ses  ignorances,  ayant  plutôt  la 
curiosité  d'un  amateur  et  l'intelligence  d'un  direc- 
teur des  beaux-arts  que  les  dons  d'un  écrivain  ou 
d'un  critique,  faisant  une  forte  cabale  avec  ses  deux 
frères,  le  receveur  des  finances  et  le  médecin,  fort 
appliqués  comme  lui  aux  sciences  et  aux  arts,  et  fort 
répandus  aussi  dans  le  monde.  Charles  Perrault  ne 
sembla  pas  pressé  d'accepter  l'héritage  de  Desma- 
rets, et  la  chose  se  passa  d'abord  en  escarmouches 
entre  ses  deux  frères  et  Despréaux  ou  Racine, 
jusqu'à  ce  que,  rendu  par  la  disgrâce  à  la  littéra- 
ture, il  donna  son  Saint  Paulin,  orné  d'une  Préface 
où  VArt  poétique  était  saisi  par  son  côté  faible, 
je    veux    dire    par    son    insoutenable    théorie    du 


LA    CRITIQUE    DE    BOILEAU.  105 

merveilleux  païen.  Puis  vint  la  fameuse  séance  du 
27  janvier  1687,  où  l'Académie  entendit  jusqu'au 
bout  la  lecture  du  Poème  sur  le  Siècle  de  Louis  le 
Grand  :  grande  fut  l'indignation  de  Boileau  qui 
s'épancha  en  injurieuses  épigrammes  contre  l'Aca- 
démie des  Topinamboux.  La  lutte  s'anima  :  chaque 
parti  mettait  toutes  ses  forces  en  ligne;  si  La  Fon- 
taine vengeait  négligemment  les  anciens  dans  son 
exquise  Epltre  à  Iluet ,  Fontenelle  apportait  au 
secours  de  Perrault  sa  finesse  charmante  et  ses  airs 
séduisants  d'homme  impartial  et  détaché,  dans  son 
Discours  sur  r E^logue  ei  sa  Digression  sur  les  anciens 
et  les  modernes.  L'Académie  avait  des  séances  ora- 
geuses :  c'était  unjour  de  triomphe  pour  les  modernes, 
quand  on  recevait  Fontenelle  ;  mais  les  anciens  avaient 
leur  revanche,  quand  ils  faisaient  entrer  La  Bruyère  : 
tous  ces  incidents  du  débat  sont  connus,  et  il  suffît 
de  les  rappeler. 

Aussitôt  après  l'éclat  du  Siècle  de  Louis  le  Grande 
Perrault  avait  annoncé  son  intention  de  développer 
sa  théorie  dans  un  ouvrage  méthodique  :  ce  furent 
les  Parallèles  des  anciens  et  des  modernes,  dont  le 
premier  volume  parut  à  la  fin  de  1688  et  le  quatrième 
seulement  en  1697.  Dès  la  préface  du  premier 
volume,  Perrault  prenait  position  comme  un  homme 
du  monde  engagé  contre  des  pédants  et  des  cuis- 
tres :  il  se  représente  bataillant  contre  «  un  certain 
peuple  tumultueux  de  savants  qui,  entêtés  de  l'anti- 
quité, n'estiment  que  le  talent  d'entendre  bien  les 
vieux  auteurs  ».  Ailleurs  il  se  moquait  de  l'Université 


IGG  nOILFAU. 

et  affectait  de  ne  voir  en  ses  adversaires  que  des 
hommes  de  collège,  «  payés  et  gagés  »  pour  s'en- 
thousiasmer aux  heures  des  leçons  sur  n'im])orte 
quels  vers  grecs  ou  latins.  Kt  comme  ces  régents  en 
robes  noires  et  à  bonnets  carrés  avaient  du  moins 
sur  lui  l'avantage  de  savoir  le  grec  et  le  latin,  il 
s'évertuait  à  démontrer  que  pour  bien  juger  d'un 
écrivain,  il  faut  le  prendre  dans  une  traduction.  Car, 
disait-il,  on  voit  mieux  le  sens;  et  puis  le  traducteur 
a  arrangé,  amélioré  son  auteur  :  le  texte  est  tou- 
jours plus  défectueux.  Supprimer  la  forme  dans 
l'éloquence  et  dans  la  poésie,  c'était  hardi  pour  un 
homme  qui  prétendait  se  connaître  aux  arts. 

Non  moins  habilement,  Perrault  choisit  la  forme 
du  dialogue  :  c'est  la  plus  commode,  quand  il  faut 
plaire  à  un  public  léger;  elle  a  de  plus  cet  avantage, 
qu'elle  permet  à  l'auteur  aussi  d'être  léger  et  super- 
ficiel, et  que  le  décousu,  le  paradoxe,  l'affirmation 
téméraire  et  sans  preuves,  tout  ce  qui  invaliderait 
une  exposition  dogmatique,  se  tourne  ici  facilement 
en  grâces.  Perrault  donc  imagina  trois  person- 
nages :  un  Président,  savant  homme,  dit-il,  et  ido- 
lâtre des  anciens,  à  qui  il  ne  put  prêter  toutefois 
plus  de  science  qu'il  n'en  avait  lui-même,  ni  plus 
d'attachement  à  l'antiquité,  qu'il  ne  croyait  qu'on 
pût  raisonnablement  en  avoir;  un  abbé,  savant  aussi, 
mais  «  plus  riche  de  ses  propres  pensées  que  de 
celles  des  autres  »,  vraie  image  de  l'auteur  qui  s'y 
mire  cpmplaisamment,  sans  se  douter  que  cet  autre 
lui-même  a  plus  d'ignorance  que  d'esprit,  et  parmi 


LA    CRITIQUi;    DE    nOILlîAU.  107 

l'abondance  de  ses  idées  une  totale  absence  de  sen- 
timent esthétique;  enfin  un  chevalier,  sorte  de  Tur- 
lupin  de  la  critique,  plus  sot  que  spirituel,  n'en 
déplaise  à  Perrault,  qui  l'a  chargé  d'avancer  toutes 
les  énormités  qu'il  n'osait  faire  endosser  à  son 
abbé. 

Perrault,  en  fervent  cartésien,  prétendait  main- 
tenir les  droits  de  la  raison,  indépendante  en 
chacun,  précisément  parce  qu'elle  est  commune  à 
tous.  Il  annonçait  l'intention  de  passer  en  revue 
tous  les  arts,  toutes  les  sciences  et  tous  les  genres 
littéraires  :  architecture,  sculpture,  peinture,  astro- 
nomie, géographie,  navigation,  physique,  chimie, 
mécanique,  éloquence,  poésie  ;  et  dresser  le  bilan 
des  progrès  de  l'esprit  humain.  Il  y  avait  là  en 
germe  l'idée  d'une  histoire  générale  de  la  civili- 
sation, et  d'une  histoire  particulière  de  chaque  ordre 
de  connaissances.  Perrault  n'était  pas  de  taille  à  )a 
réaliser.  Il  n'y  songea  même  pas;  il  se  contenta  d'ef- 
fleurer tout,  en  amateur,  et  de  jeter  en  avant  sur  tout 
sujet  ses  vues  personnelles,  plus  content  d'en  avoir 
à  montrer  que  soucieux  d'en  vérifier  la  justesse.  Il  lit 
parler  spirituellement  et  même  raisonnablement  son 
abbé  sur  la  technique  des  beaux-arts;  il  y  distingua 
des  beautés  universelles  et  des  beautés  relatives;  il 
fit  voir  que  les  formes,  le  style  et  le  goût  sont 
choses  infiniment  variables,  qui  enveloppent  et 
déguisent  certaines  conditions  générales  et  perma- 
n&ntes.  Mais  en  ne  regardant  que  la  technique,  il 
ne  s'apercevait  pas  que  ni  l'évolution   d'un  art  ne 


1G3  LOILEAU. 

coïncide  toujours  avec  le  progrès  de  la  technique, 
ni  le  génie  d'un  artiste  et  la  valeur  d'une  œuvre  ne 
sont  constamment  proportionnés  à  la  perfection  des 
moyens  mécaniques  et  de  procédés  matériels  que 
l'artiste  emploie  à  réaliser  sa  pensée.  Puis,  pour  le 
besoin  de  sa  thèse,  il  n'hésitait  pas  à  régler  ses  pré- 
férences sur  la  chronologie,  à  mettre  Lebrun  au- 
dessus  de  Raphaël,  à  donner  la  colonnade  du  Louvre 
comme  plus  belle  que  le  Panthéon;  ignorant  l'art 
gothique,  il  ne  voyait  guère  hors  de  la  France  ni  de 
son  siècle;  il  ne  produisait  guère,  sans  y  penser, 
que  des  imitations  modernes  de  l'antiquité  j^our 
preuve  de  l'infériorité  des  anciens. 

Mais  le  principal  objet  de  Perrault,  c'était  la  lit- 
térature; et  les  sciences  et  les  arts  lui  servaient 
surtout  à  fonder  cette  induction  assez  téméraire  : 
puisqu'il  y  a  progrès  dans  les  arts  «  dont  les  secrets 
se  peuvent  calculer  et  mesurer  »,  il  faut  donc  aussi 
qu'il  y  en  ait  dans  l'éloquence  et  dans  la  poésie, 
dont  les  éléments  ne  se  laissent  pas  mesurer  ni 
même,  souvent,  atteindre  par  le  raisonnement.  Ce 
qui  intéressait  le  public  contemporain,  et  ce  qui 
nous  intéresse  encore  aujourd'hui  le  plus  dans  les 
Parallèles^  c'est  de  voir  la  façon  dont  Perrault  s'y 
prend  pour  établir  qu'en  matière  de  belles-lettres 
comme  en  tout,  les  anciens  étaient  des  enfants, 
tandis  que  les  modernes  représentent  la  maturité  de 
l'esprit  humain;  et  que  là  aussi  il  suffit  de  venir  le 
dernier  pour  être  le  plus  grand.  Le  premier  voluqie 
contenait    déjà    quelques    indications    précieuses    : 


t\   CniTIQUE    DE    BOILEAU. 


169 


Pindare  et  Platon,  n'ayant  pas  l'heur  de  plaire  aux 
dames  et  d'en  être  compris,  étaient  vivement  bous- 
culés; mais  le  troisième  volume  ne  laissa  plus  rien 
à  désirer,  et  par  la  bouche  de  son  abbé,  Perrault  fit 
un  bel  abatis  des  gloires  de  l'antiquité.  Les  anciens 
sont  inférieurs  dans  l'histoire  :  ils  y  mettent  des 
harangues  qui  ne  sont  pas  vraies.  Ils  feraient  mieux 
de  dater  les  événements.  Les  modernes  ont  une 
exacte  chronologie,  et  Mezeray  ne  narre-t-il  pas 
aussi  bien  que  Thucydide  ?  Pascal  ne  vaut-il  pas 
bien  Platon,  et  La  Bruyère  Théophraste  ?  L'anti- 
quité a-t-elle  des  romans  à  opposer  à  Cyrus  et  à 
Clélle'^  Sénèque  et  Cicéron  ont-ils  plus  de  finesse 
et  d'ampleur  que  Voiture  et  Balzac?  Pour  Démo- 
sthène,  il  manque  de  pompe  et  de  magnificence,  et 
l'on  en  trouve  dans  les  harangues  de  M.  le  Maistre. 
Puis  les  anciens  n'entendaient  rien  à  la  galanterie. 
En  somme,  il  y  a  six  causes,  décidément,  qui  les  font 
inférieurs  aux  modernes  :  nous  avons  pour  nous  le 
temps,  une  psychologie  plus  exacte,  une  meilleure 
méthode  de  raisonnement,  l'imprimerie,  le  chris- 
tianisme, qui  ouvre  une  voie  nouvelle  à  l'éloquence, 
et  enfin  la  protection  de  Louis  XIV. 

Quant  à  la  poésie,  après  avoir  condamné  la  mytho- 
logie dans  les  sujets  chrétiens,  l'abbé  charge  à  fond 
sur  Homère.  Il  le  trouve  grossier,  prolixe,  n'ayant  nul 
sens  des  bienséances,  ignorant  des  sciences,  dépourvu 
à  l'occasion  de  sens  commun  :  Homère  avait  du  génie, 
mais  qu'en  pouvait-il  faire  en  son  temps  ?«  Il  y  a  dix 
fois  plus  d'invention  dans  Cyrus  que  dans  V Iliade.  » 


170  BOILEAU. 

Horace,  les  lyriques,  la  tragédie  avec  ses  absurdes 
chœurs  recevaient  leur  compte  en  passant  :  mais 
de  Pindarc  surtout,  il  ne  subsistait  rien;  il  n'y  avait 
rien  de  plus  ridicule  que  cet  inintelligiljle  poète, 
sinon  ses  forcenés  adorateurs.  L'éloge  des  modernes 
était  la  contrej)artie  obligée  de  l'exécution  des 
anciens  :  avec  une  malice  de  bon  goût,  Despréaux 
était  mis  au-dessus  d'Horace  et  de  Juvénal.  Seule- 
ment^ il  y  a  un  seulement,  un  honnête  homme  ne  se 
permet  pas  d'attaquer  les  personnes  comme  fait  l'au- 
teur des  Satires.  Et  de  là  Perrault  part  pour  réhabi- 
liter Quinault,  et  Gotin,  et  Chapelain,  et  tous  ces 
méchants  auteurs,  qu'il  n'avait  j)as  tort  de  se  croire 
obligé  à  défendre  :  car  il  en  était  l'héritier  direct. 

Pendant  que  Perrault  se  donnait  ainsi  carrière, 
Boileau  grognait  en  aparté,  lâchant  de  temj)s  à  autre 
une  épigramme  lourdement  indignée,  dont  son  adver- 
saire souriait,  ou  cette  fâcheuse  ode  sur  la  j)iise 
de  Namur,  qui  pouvait  faire  douter  s'il  enlendail 
rien  à  Pindare,  et  qui  donna  aux  modernes  la  joie 
de  le  battre  avec  ses  propres  armes,  ou  bien  ce  Dis- 
cours indigné  sur  l'ode,  qui  n'est  qu'une  diatribe  per- 
sonnelle contre  la  «  bizarrerie  »  d'un  homme  insen- 
sible aux  beautés  dont  tout  le  monde  convient.  Tout 
cela  n'était  pas  très  dangereux,  ni  décisif:  Boileau  le 
sentit,  et  donna  en  1694  ses  neuf  premières  Réflexions 
sur  Lon<^in.  Il  y  a  d'excellentes  choses  dans  cet  ou- 
vrage, mais  pour  les  voir  il  faut  se  représenter  toilte 
la  doctrine  de  Boileau,  et  les  y  rapporter  sans  cesse 
pièce  })ar  pièce.  Prises  en  elles-mêmes,  à  leur  place 


LA    CniTIQUE    DE    ROILEAU.  171 

et  à  leur  date  dans  la  polémique,  les  Réflexions  sur 
Lo/igin  prouvent  une  fois  de  plus  combien  Boileau 
est  incapable  de  composer  un  ouvrage  lié  et  suivi, 
de  saisir  franchement  et  fortement  un  sujet,  et  d'en 
faire  une  exposition  directe  et  méthodique  :  son 
manque  de  souffle  et  de  talent  oratoire,  ici  encore, 
le  trahit.  C'est  maladroit,  pesant  et  brutal.  Singu- 
lière idée,  d'abord,  quand  on  veut  se  faire  lire  des 
femmes,  d'aller  donner  pour  titre  à  son  ouvrage  : 
Réflexions  critiques  sur  quelques  passages  du  rhéteur 
Longin\  C'était  pour  donner  raison  à  Perrault,  qui 
disait  n'avoir  affaire  qu'à  des  cuistres.  Et  le  ton  ne 
donnait  pas  une  idée  plus  avantageuse  de  l'auteur 
et  de  sa  cause.  On  loue  Boileau,  pour  les  Satires, 
d'avoir  substitué  la  critique  judicieuse  des  œuvres  à 
la  diffamation  aigre  des  personnes.  Vraiment,  ici,  il 
se  dément,  et  nous  fait  rétrograder  au  temps  des 
Gainasse  et  des  Goslar.  Nous  entendons  traiter  Per- 
rault d'ignorant  à  chaque  page  :  nous  lisons  qu'il  a 
commis,  ici,  (.<  une  grossière  faute  de  français  »,  là 
«  une  ineptie  ridicule  »,  là  «  cinq  énormes  bévues  ». 
Le  voici  qualifié  de  pédant,  au  moyen  d'un  passage 
de  Régnier,  et  voué  au  châtiment  de  Zoïle,  par  deux 
passages  d'Elien  et  de  Vitruvc.  Pour  décider  sur  le 
mérite  des  anciens,  apprenez  que  M.  Perrault  n'a 
jamais  fait  donner  de  bénéfice  à  un  frère  de  M.  Des- 
préaux, et  que  l'autre  M.  Perrault,  le  médecin,  qui 
n'a  jamais  soigné  M.  Despréaux,  n'a  })as  fait,  comme 
on  croit,  la  colonnade  du  Louvre. 

Tout  cela  est  misérable  :  et  que  devient  le  sujet, 


172  BOILEAU. 

au  milieu  de  ces  violences?  Le  sujet,  à  vrai  dire, 
n'est  pas  Irai  lé.  11  y  avait  au  moins  dans  les  Parais 
Icles  une  thèse  développée  d'un  bout  à  l'autre  de 
l'ouvrage  :  rien  de  pareil  dans  les  Réflexions  sur 
Loiigi/i.  L'idée  générale  du  respect  que  méritent  les 
anciens,  s'y  affirme  violemment;  jamais  Boileau 
n'essaye  de  l'établir  par  un  raisonnement  décisif. 

11  réduit  même  le  débat  à  une  dispute  sur  Homère 
el  Pindare,  les  deux  auteurs  peut-être  que  le 
xvii"  siècle  pouvait  le  moins  goûter  dans  leur  par- 
ticulière originalité,  et  ceux  assurément  dont  Boi- 
leau, qui  les  sentait  grands,  pouvait  le  moins  dire 
par  où  ils  étaient  grands.  Et,  sans  même  invoquer 
les  principes  excellents  qu'il  avait  ailleurs  énoncés, 
il  se  rabattit  sur  de  puériles  contestations  et  des 
chicanes  ridicules.  11  parut  plus  occupé  de  contre- 
dire Perrault  et  d'opposer  une  négation  absolue  à 
chacune  de  ses  affirmations  légères,  que  de  mettre 
en  évidence  la  vraie  beauté  d'Homère  et  de  Pindare. 
Il  s'acharna  sur  le  détail,  et  sur  tous  les  exemples 
dont  Perrault  avait  illustré  sa  thèse.  Il  réussit  à 
mettre,  au  début  de  la  Première  Olympique,  une 
banalité  plate  à  la  place  du  parfait  galimatias  que 
Mme  la  présidente  Morisset  y  avait  trouvé.  Il  tint 
à  démontrer  qu'Homère  parlait  congrûmentde  l'ana- 
loniie  et  du  battage  de  l'or,  qu'il  savait  la  géogra- 
})hie  et  la  durée  ordinaire  de  la  vie  des  chiens,  et 
qu'il  ne  faisait  pas  tenir  aux  princesses  des  pro[)os 
de  corps  de  garde.  Il  s'épuisa  à  défendre  ici  une 
épithète,  et  là,  une  hyperbole,  et  surtout  à  laver  ces 


LA   CRITIQUE    DE    BOILEAU.  173 

deux  sublimes  poètes  du  reproche  d'avoir  employé 
des  termes  bas.  Il  y  a  un  sentiment  fin  et  juste  de 
la  couleur,  si  l'on  peut  dire,  des  expressions  et  des 
langues  dans  la  démonstration  que  Boileau  entre- 
prend; mais  la  gaucherie  de  la  forme  est  plus  sen- 
sible que  la  vérité  du  fond,  et  l'on  ne  peut  s'em- 
pêcher de  sourire,  quand  on  voit  Boileau  alléguer 
Thaïes,  Empédocle  et  Lucrèce,  pour  faire  valoir  la 
dignité  de  l'eau  dans  l'antiquité,  quand  il  rie  veut  pas 
qu'Homère  ait  parlé  du  «  boudin  »  :  un  «  ventre  de 
truie  »,  à  la  bonne  heure,  voilà  qui  est  noble;  ou 
quand  enfin  il  aime  mieux  mettre  aux  pieds  de  Télé- 
maque  une  «  magnifique  chaussure  »  que  de  «  beaux 
souliers  »,  et  maintient  obstinément  qu'il  ne  faut 
pas  appeler  «  cochons  »  ou  «  pourceaux  »  les  ani- 
maux de  nom  «  fort  noble  »,  en  grec,  dont  avait  soin 
le  «  sage  vieillard  »  Eumée,  qui  n'était  pas  un  «  por- 
cher ». 

On  s'explique  du  reste  la  mauvaise  humeur  et  la 
polémique  chicanière  de  Boileau.  Il  était  dans  une 
situation  fausse,  et  toute  sa  colère  venait  d'un 
embarras  dont  il  avait  le  sentiment  plus  ou  moins 
obscur.  D'abord,  pour  défendre  l'antiquité,  il  n'était 
pas  un  érudit  :  à  un  tel  point  que  les  érudits  lui 
déniaient  même  le  droit  de  se  faire  l'avocat  des 
anciens,  et  qu'il  se  trouva  pris  à  un  moment  entre 
deux  feux,  et  obligé  d'écrire  sa  Dixième  Réflexion 
contre  le  docte  Huet.  Puis,  en  dépit  de  tout,  il  ne 
pouvait  faire  qu'il  ne  fût  Français,  et  Français  du 
grand  siècle,  épris  de  politesse  et  de  décence,  homme 


17'i  nOlLEAU. 

de  réflexion  cl  de  raison.  On  n'échappe  jamais  h  son 
temps,  et  nos  défenseurs  des  anciens  étaient  au  fond 
«  modernes  »  jusqu'à  la  moelle.  Jugez-en  par  Racine, 
un  des  deux  ou  trois  écrivains  du  siècle  à  l'âme 
desquels  la  Grèce  a  vraiment  parlé  :  qui  s'attendrait 
que  Racine  voulût  relranchei*  du  Banquet  de  Platon, 
comme  inutile  et  scandaleux^  tout  le  discours  d'Alci- 
liiade,  ce  portrait  de  Socrate,  ce  pur  chef-d'œuvre 
où  lenthousiasme  et  la  moquerie  se  mêlent  avec  une 
grâce  subtile  ?  Qu  eût  fait  de  pis  Perrault  ?  Et  Boileau, 
voyez-le  tailler,  rogner,  changer,  abréger  son  Lon- 
gin^  sans  autre  loi  que  son  goût  et  le  désir  d'éviter 
de  la  peine  à  son  lecteur,  écartant  les  «  antiquailles  » 
(entendez  ce  qui  suppose  une  teinture  d'histoire  ou 
d'archéologie),  supprimant  ce  qui  est  «  entièrement 
attaché  à  la  langue  grecque  »  (entendez  ce  qui  sup- 
pose la  connaissance  du  grec),  substituant,  dans  une 
citation  de  Sapho,  un  a  frisson  »  à  une  «  sueur 
froide  «,  parce  que  «  le  mot  de  sueur  en  français 
ne  peut  jamais  être  agréable,  et  laisse  une  vilaine 
idée  à  l'esprit  «.  En  un  mot,  il  se  fait  à  chaque  mo- 
ment juge  du  sens  et  des  mots  de  son  auteur,  il 
le  «  rectifie  »  sans  scrupules,  «  »\  la  française  ».  Et 
voilà  comment  Perrault  trouvait  Longin  plus  beau 
dans  Despréaux  que  dans  Longin  même  !  Rappelez- 
vous  encore  ce  «  Vous  n'avez  pas  failli,  Messieurs  », 
quf  Boileau  lisait  dans  son  Démosthène,  au  fameux 
endroit  du  serment  par  les  morts  de  Marathon.  On 
conçoit  dès  lors  combien  il  était  difficile  à  Boileau 
de  tout  repousser  dans  la  thèse  que  soutenait  Per- 


LA    CRITIQUE    DE    nOILEAU.  175 

rault;  à  quelles  chicanes,  à  quelles  subtilités,  ou  à 
quelles  contradictions  brutales  et  sans  preuves  il 
était  réduit,  pour  justifier  les  anciens  et  condamner 
Perrault  sans  réserve  et  sans  nuances.  11  eût  fallu  à 
l'honnête  Despréaux  plus  d'agilité  et  de  souplesse 
d'es[)rit,  plus  de  légèreté  de  main  qu'il  n'en  avait, 
pour  sortir  à  son  honneur  de  cette  polémique.  Il 
sentait  bien  qu'en  dépit  de  tout  les  anciens  étaient 
beaux  :  mais  il  s'obstinait  à  démontrer  qu'ils  avaient 
la  noblesse,  la  politesse,  de  bons  principes,  de 
bonnes  façons,  tout  l'extérieur  enfin  et  le  fond  des 
«  honnêtes  gens  »,  et  il  ne  se  rendait  pas  compte 
que  de  les  défendre  ainsi  et  se  montrer  incapable  de 
se  déprendre  des  mœurs  et  du  goût  de  son  siècle  en 
ces  matières,  c'était  une  autre  façon  d'être  «  mo- 
derne »,  mais  c'était  être  aussi  «  moderne  »  que  les 
plus  acharnés  détracteurs  de  l'antiquité. 

Au  reste,  si  Perrault  était  imbu  de  l'esprit  carté- 
sien, Boileau  ne  l'était  pas  moins.  La  doctrine  de 
Perrault,  c'était  la  conséquence  du  rationalisme  car- 
tésien, non  contenu  et  dirigé  par  l'étude  de  l'anti- 
quité :  mais  celle  de  Boileau,  c'était  le  même  carté- 
sianisme interprétant  et  classant  les  principes  et  les 
impressions  que  fournissait  la  pratique  assidue  des 
littératures  antiques.  Si,  en  effet,  les  anciens  ont 
mené  Boileau  à  définir  l'art  une  imitation  de  la  nature, 
on  sent  à  chaque  moment  une  conception  nouvelle  de 
la  vérité,  une  conception  presque  scientifique,  dans 
les  formules  que  le  critique  français  emploie  :  et 
c'est  en  cartésien,  ou,  si  l'on  veut,  en  classique,  enfin 


176  BOILEAU. 

en  homme  de  sa  race  et  de  son  temps,  qu'il  a  substi- 
tué au  naturel  aisé  des  anciens  son  «  naturalisme  » 
rationnel  et  conscient. 

On  ne  s'étonnera  donc  point  que  les  meilleures 
pages  que  Boileau  ait  écrites  sur  la  Querelle  des 
anciens  et  des  modernes,  soient  celles  où  il  entre  dans 
les  vues  de  son  adversaire  :  je  veux  parler  de  la  lettj^e 
qu'il  écrivit  à  Perrault  en  1700,  après  que  le  grand 
Arnauldi  leur  ami  commun,  les  eut  réconciliés.  S'éle- 
vant  cette  fois  au-dessus  des  petites  chicanes,  et 
renonçant  aux  dénégations  absolues,  il  prenait  le 
sujet  de  haut  et  l'embrassait  d'une  vue  large  et  péné- 
trante. Il  montrait  à  Perrault  que  les  vrais  admira- 
teurs de  l'antiquité  n'étaient  pas  les  pédants  en  W5, 
mais  les  honnêtes  gens,  les  gens  du  monde  même 
dont  le  goût  est  fin  et  exquis.  Et  il  reprenait  pour 
son  compte  la  thèse  des  Parallèles  :  il  refaisait  le 
livre  à  son  goût.  Il  s'engageait  à  faire  voir  que  le 
siècle  de  Louis  XIV  était  non  pas  plus  grand  à  lui 
seul  que  tous  les  siècles  passés,  mais  supérieur  à 
n'importe  quel  siècle  pris  à  part,  même  à  celui  d'Au- 
guste. Il  esquissait  largement  ce  parallèle,  donnant 
et  reprenant  l'avantage  tour  à  tour  aux  anciens  et 
aux  modernes,  avec  un  vif  amour  pour  ceux-là,  une 
large  sympathie  pour  ceux-ci.  Avec  une  netteté  admi- 
rable de  vues,  il  disait  les  écrivains  qui  devaient 
recommander  leur  siècle  à  la  postérité.  C'était  là  le 
point  faible  des  argumentations  de  Desmarets  et  de 
Perrault,  qui  opposaient  plus  volontiers  les  Bense- 
rade  et  les  Scudéry  que  les  Racine  et  les  La  Fontaine 


LA   CRITIQUE    DE    BOILEAU. 


177 


aux  anciens.  Boileau,  judicieusement, remettait  chacun 
à  sa  place,  et  dressait  la  liste  qui  fait  loi  encore  au 
bout  de  deux  siècles. 

Mais  Boileau,  en  écrivant  ces  pages  excellentes, 
abandonnait  sa  position.  Il  prétend  que  Perrault 
ne  fut  pas  content  de  sa  lettre  :  Perrault,  vraiment, 
était  difficile.  Que  pouvait-il  souhaiter  de  plus  que 
de  voir  son  antagoniste  se  charger  de  lui  gagner 
son  procès  ?  Et  que  devait  lui  importer  que  ce  fût 
par  un  autre  plaidoyer  que  le  sien? Il  est  vrai  qu'en 
cinq  pages  Boileau  disait  plus  de  vérités  que  Per- 
rault en  quatre  volumes  :  mais  enfin,  avec  toute 
la  vénération  possible  pour  l'antiquité,  l'auteur  de 
V  Art  poétique  et  des  Réflexions  sur  Longin  confessait 
qu'il  était  réellement  un  «  moderne  ». 

Il  l'était  si  bien  qu'il  ne  renversait  la  théorie  mo- 
derne du  «  progrès  »  dont  l'application  à  la  littéra- 
ture lui  paraissait  fort  aventureuse,  que  par  une 
théorie  plus  moderne  encore,  qui  contient  en  germe 
les  principes  d'une  critique  toute  a  relativiste  »  et 
même  «  évolutionniste  ».  Lisez  la  Septième  Réflexion 
sur  Longin  et  la  Lettre  à  Perrault^  vous  y  verrez 
Boileau,  pressé  d'échapper  à  l'argumentation  de 
Perrault,  introduire  dans  sa  doctrine  une  notion 
nouvelle  et  bien  inattendue,  celle  du  temps  et  du 
développement  successif  et  continu  des  formes  litté- 
raires, et  chercher  s'il  n'y  a  pas  quelque  explication 
rationnelle  de  la  richesse  des  genres  et  de  la  beauté 
des  œuvres,  en  dehors  et  à  côté  du  génie  individuel, 
imprévu,  indéterminé,  inexplicable.  Il  entrevit  alors 
Boileau.  12 


LANSON. 


178  BOILEAU. 

celle  vérilé  importanle  :  que  le  mouvement  général 
de  la  littéralure  se  compose  d'un  grand  nombre  de 
mouvements  particuliers,  de  vitesses  très  inégales; 
qu'il  y  a  pour  une  langue,  et  qu'il  y  a  j)our  chaque 
genre  des  points  de  perfection  qui  sont  atteints  à 
des  moments  très  différents  :  le  progrès  commence 
à  peine  d'un  coté,  que  la  décadence  se  fait  sentir  de 
l'autre.  Ainsi  le  français  n'a  point  été  toujours  apte 
à  tous  les  genres.  Ronsard  et  ses  imitateurs  ont  été 
bientôt  décriés,  parce  qu'ils  n'avaient  point  attrapé 
dans  notre  langue  «  le  point  de  solidité  et  de  per- 
fection, qui  est  nécessaire  pour  faire  durer  et  fixer 
à  jamais  des  ouvrages  ».  Bertaut,  Malherbe,  Lin- 
gendes  et Racan  rencontrèrent  «  dans  le  genre  sérieux 
le  vrai  génie  de  la  langue  française,  qui,  bien  loin 
d'être  en  son  point  de  maturité  du  temps  de  Ron- 
sard, n'était  même  pas  sortie  de  sa  première  enfance  ». 
Ainsi  Ronsard  devait  échouer  dans  l'ode  et  dans  la 
grande  ])oésie,  non  faute  de  génie,  mais  parce  qu'il 
venait  trop  tôt.  Au  contraire,  Marot,  plus  ancien  que 
lui,  a  fixé,  la  langue  s'y  prêtant,  «  le  vrai  tour  de 
lépigramme,  du  rondeau  et  des  épîtres  naïves  ».  A 
Rome,  Gicéron  et  Virgile  ont  marqué  «  le  point  de 
perfection  de  la  langue  »  par  leurs  écrits  :  mais 
plus  d'un  siècle  avant  eux,  la  comédie  avait  trouvé 
assez  de  ressources  dans  cette  langue  encore  impar- 
faite pour  atteindre  sa  perfection  propre,  et  depuis 
elle  ne  faisait  que  décroître,  quoique  l'idiome  latin 
et  la  littérature  générale  fussent  en  progrès. 

Même    remarque,    si    l'on    compare    les    langues 


r4    CRITIQUE    DE    nOILEAU. 

entre  elles  ;  certaines  langues  sont  en  quelque  sorte 
de  meilleurs  terrains  de  culture  j)our  certains 
genres.  Ainsi  ni  ré|)opée,  ni  l'éloquence,  ni  l'his- 
toii'e,  ni  la  satire,  ni  Félégie  n'ont  atteint  en  France 
la  même  hauteur  qu'à  Rome.  Mais  «  pour  la  tra- 
gédie, nous  sommes  bien  supérieurs  aux  Latins  »; 
et  aussi  pour  le  vaudeville.  Il  y  a  même  des  genres 
de  poésie  que  les  Latins  n'ont  pas  connus,  comme 
«  ces  poèmes  en  prose  que  nous  appelons  romans  ». 
On  voit  combien  Boileau  améliorait  la  théorie  de 
Perrault,  en  substituant  à  cette  loi  de  fer  du  progrès 
constant,  universel,  qui  fait  violence  aux  faits  par 
la  régularité  mécanique  et  monotone  de  son  jeu 
hypothétique,  un  principe  infiniment  plus  flexible, 
plus  voisin  de  la  réalité,  et  qui  s'y  adapte  sans  peine 
pour  l'exprimer  :  distinguer  dans  le  mouvement 
général'  du  monde  intellectuel  une  pluralité  de  petits 
mouvements,  des  séries  partielles  ascendantes  ou 
descendantes,  se  succédant,  s'enchevêtrant,  s'ajou- 
tant,  se  contrariant,  se  figurer  la  marche  de  la  litté- 
rature, non  plus  comme  offrant  la  rigidité  d'une  ligne 
droite,  mais  comme  une  quantité  de  lignes  brisées 
ou  courbes  du  dessin  le  plus  capricieux,  c'était 
prendre  la  notion  du  rythme  ondoyant  des  choses,  et 
ni  plus  ni  moins  qu'introduire  dans  la  critique  la 
doctrine  de  l'évolution.  Mais  si  l'on  songe  que  jus- 
que-là, dans  V Art  poétique  et  ailleurs,  Boileau  n'avait 
jamais  regardé  les  œuvres  littéraires  que  dans  leur 
relation  au  genre,  sorte  de  type  analogue  aux  idées 
platoniciennes,   seul    élément   d'estimation,  et   seul 


180  BOILEAU. 

principe  de  classification,  dont  chaque  ouvrage  tirait 
et  sa  raison  d'être  et  sa  valeur,  selon  qu'il  le  réali- 
sait plus  ou  moins  complètement:  si  l'on  songe  qu'il 
n'avait  jamais  demandé  que  la  connaissance  des 
règles  et  le  génie  pour  la  création  des  chefs-d'œuvre 
poétiques,  et  ne  croyait  pas  avoir  besoin  d'une  autre 
considération  pour  expliquer  que  la  Pucelle  n'égale 
pas  V Iliade^  on  comprendra  tout  le  chemin  que  Per- 
rault fît  faire  à  Boileau.  Selon  ses  nouvelles  vues, 
à  vrai  dire,  toute  son  œuvre  était  à  refaire  :  il  y  avait 
un  autre  Art  poétique  à  écrire.  Boileau  ne  le  fît  pas, 
et  n'alla  point  au  delà  des  idées  littéraires  propre- 
ment dites  :  il  ne  regarda  point  les  réalités  psycho- 
logiques qui  se  cachent  derrière  ces  abstractions,  une 
langue,  un  genre  :  il  n'y  vit  point  les  expressions  de 
ces  consciences  collectives  qu'on  appelle  des  peuples, 
et  ne  se  rendit  pas  compte  que  chaque  nation  façonne 
sa  langue  à  son  image,  et  que  l'apparition  et  la  dis- 
parition, la  perfection  et  la  décadence  de  ces  formes 
organiques  qui  sont  les  genres,  représentent  la  suc- 
cession des  états  d'âme,  la  diversité  des  aptitudes 
intellectuelles  et  des  aspirations  morales  des  divers 
groupes  de  l'humanité.  Quand  Boileau  eut  mis  les 
genres  en  relation  avec  les  langues,  il  s'arrêta  :  là, 
en  effet,  il  était  sur  le  seuil  même  de  la  littérature; 
la  philologie,  l'histoire,  s'ouvraient  devant  lui.  Eut- 
il  peur  de  s'y  lancer  ?  Ou  plutôt  ne  se  douta-t-il  pas 
qu'il  avait  devant  les  yeux  un  monde  nouveau? 
Les  mots  dont  il  s'est  servi  nous  offrent  sans 
doute  plus  de    sens    qu'ils  n'en  avaient  pour  leur 


LA    CRITIQUE    DE    BOILEAU. 


181 


auteur.  Ils  tirent  leur  valeur  à  notre  égard  des  pen- 
sées qui  nous  sont  devenues  familières,  des  doc- 
trines où  notre  siècle  a  enfermé  ses  croyances  et 
son  génie  :  tandis  que  Boileau,  en  les  écrivant, 
croyait  seulement  défendre  ses  chers  anciens,  et 
avec  eux  tout  son  Art  poétique,  aussi  éloigné  de 
soupçonner  qu'il  était  «  évolutionniste  »  que  saint 
Augustin  se  doutait  peu  d'être  cartésien  le  jour  où 
il  rencontrait  la  fameuse  formule  :  Je  pense,  donc  Je 
suis. 


CHAPITRE   VII 


L'INFLUENCE  DE  BOILEAU 


Il  y  a  peu  d'écrivains  qui  ont  été  aussi  lus  que 
Boileau  :  en  France  seulement,  Berriat-Saint-Prix 
trouvait  qu'on  avait  fait  125  éditions  de  ses  œuvres, 
dont  60  complètes,  du  vivant  de  l'auteur,  et  de  1711 
à  1832,  il  en  énumérait  225.  Cette  statistique  suffi- 
rait seule  à  établir  combien  l'influence  de  Boileau  a 
été  considérable;  car  il  s'agit  ici  d'un  écrivain  que 
manifestement  on  ne  lit  pas  seulement  par  passe- 
temps  et  pour  le  plaisir.  Mais  il  faut  préciser,  et 
tâcher  de  nous  rendre  compte  de  la  nature  et  des 
effets  de  cette  influence. 

On  comprendrait  mal  le  caractère  de  l'action 
qu'exercèrent  les  doctrines  de  Boileau  après  sa  mort, 
si  l'on  n'examinait  quel  succès  elles  eurent  auprès 
de  ses  contemporains. 

L'applaudissement  donné  aux  Satires  est  ind( - 
niable  :  mais  s'adressait-il  au  poète,  ou  au  critique  ? 


L  INFLUENCE    DE    BOILEAU. 


183 


OU  à  tous  les  deux  également?  ou  bien  à  l'un  et  à 
l'autre,  mais  à  l'un  plus  qu'à  l'autre  ?  h' Art  poétique 
nous  fournit  d'abord  une  réponse  à  ces  questions  : 
dès  qu'on  le  lit,  on  sent  que  Boileau  ne  croit  pas 
édicter  paisiblement  des  lois  incontestées  :  c'est  plutôt 
une  nouvelle  bataille  qu'il  livre  sur  un  nouveau  ter- 
rain. Le  ton  est  agressif,  et  la  leçon,  à  chaque  instant, 
se  tourne  en  réquisitoire.  Le  poème  est  égayé  de 
noms  de  méchants  auteurs  et  d'ouvrages  ridicules  : 
Saint -Amant,  Scudéry,  Brébeuf,  le  burlesque, 
Cyrus^  Clélie^  Cliildebrand,  toute  cette  mauvaise 
littérature  n'a  donc  pas  été  détruite  par  les  Satires^ 
elle  vit  encore,  puisqu'il  faut  encore  la  frapper.  La 
satire  fait  comme  un  accompagnement  railleur  aux 
préceptes  didactiques  :  mais  cela  même,  et  certains 
dénis  de  justice,  certaines  duretés,  font  du  poème 
une  oeuvre  de  polémique  autant  que  de  théorie  :  c'est 
la  langage  d'un  homme  qui  ne  sent  pas  encore  son 
autorité  très  affermie  ;  un  maître  qui  enseigne  à 
plus  de  mesure  et  d'impartialité. 

Si  l'on  trouve  partout  des  marques  de  l'admiration 
qu'on  accordait  à  Boileau,  il  y  en  a  moins  de  son 
influence,  qui  ne  fut  ni  rapide  ni  surtout  illimilée.  Les 
listes  de  Gratifications  et  pensions  aux  gens  de  lettres^ 
qui  figurent  dans  les  Registres  des  comptes  des  hdti- 
mens  du  roi,  sont  une  lecture  fort  instructive  :  depuis 
1664  jusqu'à  sa  mort,  Chapelain  guide  les  libéralités 
du  roi  et  de  sou  ministre.  Aussi  touche-t-il  seul 
3  000  livres,  qu'on  paye  encore  en  1674  à  ses  héri- 
tiers. Cette  môme  année,  Racine  touche  1  500  livres; 


184  DOILEAU. 

juste  autant  que  Quinault  et  que  le  médecin  Perrault; 
Charles  Perrault,  qui  va  succéder  à  Chapelain  dans 
la  confiance  de  Colbert,  est  à  2000  livres.  C'est  seu- 
lement en  1677,  quand  il  a  fait  neuf  satires  et  sept 
épîtres,  quatre  chants  du  Lutrin  et  son  Art  poétique^ 
que  le  roi  fait  payer  2000  livres  «  au  S""  Despréaux 
en  considération  de  son  application  aux  belles-let- 
tres ».  Et  dans  les  listes  suivantes,  on  verra  venir 
sur  la  même  ligne  les  deux  Perrault,  avec  Despréaux 
et  Racine  :  tous  les  quatre  recevant  2  000  livres.  Et 
après  eux,  qui  tiendra  la  tête,  avec  1  500  livres  ?  Qui- 
nault et  Charpentier.  Sans  doute ,  les  Perrault  et 
Charpentier  ne  sont  pas  récompensés  comme  écri- 
vains ,  mais  comme  d'utiles  agents  qui  rendent  des 
services  administratifs  de  divers  genres  dans  la 
direction  des  arts  et  des  sciences.  Mais  ce  qui  est 
significatif,  c'est  qu'on  persiste  à  leur  demander  ces 
services  qu'on  pouvait  démander  à  Despréaux  et  aux 
littérateurs  de  son  école. 

Même  spectacle  à  l'Académie,  si  l'on  en  veut  suivre 
les  élections  pendant  une  vingtaine  d'années,  de 
1661  à  1680.  Négligeons  toutes  les  élections  où 
le  mérite  littéraire  a  été  étranger,  ou  n'a  point  été 
prépondérant.  Nous  verrons  recevoir  au  même  temps 
Furetière  et  Segrais,  choix  qui  devaient  contenter 
Boileau,  mais  aussi  Cassaigne  et  Le  Clerc,  dont  il 
n'eût  pas  voulu  assurément.  Quinault  et  Charles 
Perrault  précèdent  Bossuet  et  Racine,  et  la  même 
année  introduit  le  savant  Huet  avec  l'ingénieux 
Benserade.  Plus  tard  encore,  de  1683  à  1693,  nous 


L  INFLUENCE    DE    BOILEAU. 


165 


voyons,  après  La  Fontaine  et  Despréaux,  s'intro- 
duire Fontenelle,  que  suivent  de  près  Fénelon  et 
La  Bruyère. 

A  l'Académie,  comme  dans  la  distribution  des 
grâces  royales,  il  semble  que  deux  influences  se 
balancent,  et  que  deux  courants  se  font  sentir  :  ou 
plutôt  le  même  courant  porte  l'argent  du  roi  vers 
DespréaUx  et  vers  Perrault,  jette  à  l'Académie  tantôt 
Racine  et  tantôt  Quinault,  La  Bruyère  à  la  suite 
de  Fontenelle.  Et  voilà  qui  nous  marque  bien  exac- 
tement la  limite  du  succès  de  Boileau  :  si  l'on  fait 
abstraction  des  ressentiments  personnels  de  quel- 
ques littérateurs,  il  n'y  avait  pas  d'hostilité  contre 
Despréaux,  ni  de  résistance  consciente  à  sa  doctrine, 
dans  les  marques  d'estime  et  d'honneur  que  rece- 
vaient les  Quinault,  les  Fontenelle  et  les  Perrault  : 
mais  —  et  c'est  plus  grave  —  le  goût  public  suivait 
Boileau  précisément  jusqu'où  il  pouvait,  et  l'aban- 
donnait précisément  où  il  fallait,  pour  ne  point  être 
obligé  de  renoncer  à  la  littérature  polie  et  au  bel 
esprit  moderne. 

Le  grand,  l'immense  succès  de  VArt  poétique 
n'empêche  point  qu'il  n'y  ait  un  désaccord  latent 
entre  l'auteur  et  son  public.  Le  poème  ne  reçoit  pas 
tout  à  fait  la  même  interprétation  dans  l'esprit  qui 
l'a  fait,  et  dans  ceux  qui  l'admirent.  Le  lecteur  y 
trouve  l'expression  parfaite  de  ses  vagues  tendances, 
et  de  l'esprit  général  du  siècle  :  mais  Boileau  y  a 
mis  quelque  chose  de  plus,  une  doctrine  originale 
et  personnelle,  qui,  dans  la  vaste  unité  du  siècle, 


186  DOILEAU. 

sépare  un  certain  groupe  d'esprits,  exprime  Tidéal 
d'une  école  littéraire.  On  saisit  dans  ce  public,  dans 
certains  individus  qui  en  sont  les  représentants  les 
plus  éminents,  des  indices  qui  font  croire  que  son 
goût,  sans  s'opposer  formellement  à  celui  de  Des- 
préaux, n'y  correspondait  pas  absolument  :  en  un 
mot,  il  s'en  distinguait.  Voyez  Retz  refuser  de  mé- 
priser Chapelain,  au  temps  oii  Molière  et  Boileau  le 
réjouissent  de  leurs  œuvres.  Voyez  la  duchesse  de 
Bouillon,  pour  qui  La  Fontaine  fait  ses  Contes,  pro- 
téger Pradon  contre  Racine,  et  Molière  avoir  pour 
défenseurs  tous  ces  Turlupins  de  la  cour,  derniers 
adorateurs  de  la  pointe.  Mme  de  la  Fayette  arrive  à 
la  Princesse  de  Clèves,  type  du  roman  classique,  fine 
étude  de  passion  vraie,  par  Zayde,  roman  héroïque 
et  précieux,  qui  amalgame  les  aventures  impossibles 
et  les  grands  sentiments  :  elle  abrège  Mlle  de  Scu- 
déry  avant  d'être  l'émule  de  Racine.  Les  mêmes 
excellents  esprits,  qui  disent  si  bien  le  charme  exquis 
des  Fables  de  La  Fontaine,  Bussy  et  Mme  de  Sévi- 
gné,  font  aller  de  })air  avec  ce  divin  naturel  l'esprit 
glacé  des  ballets  àe  Benserade.  En  général  la  société 
polie  du  temps  de  Louis  XIV,  qui  n'est  plus  ])ré- 
cieuse,  cette  société  de  goût  exquis  et  pur,  pour 
laquelle  Boileau,  Racine,  La  Bruyère  écrivent,  est 
bien  pourtant  l'héritière  de  la  société  précieuse  : 
elle  en  a  dépouillé  les  ridicules,  redressé  le  goût, 
mais  elle  garde  sa  marque  d'origine.  Dieu  me  garde 
de  penser  qu'elle  saisisse  les  chefs-d'œuvre  des 
grands  écrivains  surtout  par  leurs  parties  inférieures 


L  INFLUENCE    DE    BOILEAU. 


187 


et  caduques,  et  qu'elle  n'en  sente  pas  la  vraie  gran- 
deur et  la  grâce  intime  !  Mais  il  est  vrai  que  ces 
œuvres  lui  sont  un  peu  supérieures,  et  ce  que  nous 
y  voyons  aujourd'hui  de  défectueux  et  de  mort,  fut 
nécessaire  alors  pour  établir  la  communication  entre 
elles  et  le  public  :  c'est  par  ces  formes  passagères 
et  fragiles  que  le  monde  abordait,  par  exemple, 
Bajazet,  ou  Phèdre^  et  s'élevait  de  là  aux  essen- 
tielles et  solides  beautés  du  poème. 

On  trouverait  la  juste  expression  du  goût  moyen 
et  général  de  la  bonne  société,  pendant  le  dernier 
tiers  du  xvii*^  siècle,  dans  Bussy-Rabutin  et  son 
cercle,  tel  que  sa  correspondance  nous  les  montre. 
Ce  grand  seigneur  académicien,  qui  avait  la  passion 
des  lettres,  de  l'esprit,  et  du  style  exact,  et  qui 
écrivait  avec  une  précision  si  fine,  encore  qu'un  [)eu 
sèche,  ne  se  rangea  jamais  complètement  au  parti 
de  Boileau.  Je  mets  à  part  ce  qui  n'est  dans  sa  bouche 
que  saillie  d'amour-propre,  et  hauteur  des  Rabutin  : 
ainsi  lorsqu'il  menace  de  «  couper  le  nez  »  au  sati- 
rique, ou  qu'au  contraire  il  daigne  le  déclarer  «  un 
garçon  d'esprit  qu'il  aime  fort  ».  Ce  qui  apparaît 
dans  leurs  relations  qui  ne  furent  jamais  intimes, 
c'est  qu'ils  se  ménagent  réciproquement;  ils  s'esti- 
ment et  se  craignent,  et  ne  veulent  pas  se  brouiller; 
aussi  y  mettent-ils  du  leur  tous  les  deux,  Bussy  avec 
un  peu  de  piaffe  et  de  morgue  féodale,  à  son  ordi-^ 
naire.  Despréaux,  en  simple  bourgeois  qui  se  tient 
à  sa  place.  Malgré  la  conformité  fréquente  de  leurs 
jugements  particuliers,  il  n'y  a  pas  chez  eux  com- 


188  BOILEAU. 

munauté  absolue  de  principes  :  ils  ne  sont  pas  au 
même  point  de  vue.  Bussy  semble  juger  VEpître  sur 
le  Passage  du  Rhin  avec  les  idées  de  Desmarets  :  il 
y  condamne  l'emploi  de  la  Fable.  Surtout  il  ne  s'em- 
barrasse guère  des  anciens,  qu'il  a  lus  légèrement. 
Il  immole  Théophraste  à  La  Bruyère  :  il  a  raison, 
sans  doute,  mais  il  le  dit  tout  crûment,  d'un  ton  qui 
sans  doute  eût  choqué  Boileau.  Ailleurs  il  se  déclare 
nettement  moderne,  avec  infiniment  de  sens  et  de 
mesure,  il  est  vrai,  en  se  gardant  très  adroitement. 
Mais  cela  suffit  à  mettre  un  large  fossé  entre  Des- 
préaux et  lui,  aussi  longtemps  du  moins  que  Boileau 
ne  le  franchit  pas,  pour  donner  satisfaction  à  son 
instinct  secret  et  au  goût  de  son  siècle.  Lié  avec 
Mme  de  Scudéry,  tenant  par  sa  jeunesse  au  monde 
précieux,  Bussy  se  trouve  sur  la  fin  de  ses  jours 
tout  proche  de  Perrault  et  de  Fontenelle,  trop  grand 
seigneur  et  trop  bon  esprit  pour  s'embrigader  dans 
un  parti  littéraire,  mais  insensiblement  et  naturelle- 
ment porté  de  ce  côté  par  la  pente  de  son  esprit. 

Le  critique  selon  le  cœur  de  Bussy,  et  qui  repré- 
sente le  goût  —  et  rien  de  plus  —  de  la  société 
polie,  c'est  le  P.  Bouhours,  l'auteur  des  Entretiens 
d'Ariste  et  d'Eugène,  et  de  la  Manière  de  bien  penser 
sur  les  ouvrages  de  l'esprit,  ce  fin  jésuite,  tout  en 
nuances,  qui,  en  proscrivant  l'enflure,  l'entortille- 
ment, la  mièvrerie,  recommandait  resj)rit,  la  déli- 
catesse, la  noblesse,  dont  l'idéal  était  le  naturel 
affiné,  «  le  vrai  orné  »,  et  qui  enfin  louait  les  anciens, 
mais    non  jusqu'à  les    préférer   aux  modernes.    Il 


L  INFLUENCE    DE    BOILEAU.  189 

n'y  a  qu'à  mesurer  de  combien  Boileau  dépasse 
Bouhours  :  on  connaîtra  à  quel  point  il  a  pu  gagner 
sa  cause  auprès  de  ses  contemporains. 

Tout  cela  nous  explique  le  tour  que  prit  la  que- 
relle des  anciens  et  des  modernes,  et  pourquoi  en 
somme  Boileau  y  fut  vaincu.  Ce  n'est  pas  la  force 
de  la  cabale  de  Perrault  qui  l'a  accablé.  Telle  que 
l'Académie  est  composée  en  1687,  elle  compte  bien 
six  ou  sept  partisans  hautement  déclarés  des  an- 
ciens :  vous  n'en  trouvez  pas  plus  de  trois  ou  quatre, 
et  Boileau  n'en  nomme  pas  davantage,  qui  fussent 
en  humeur  de  batailler  pour  les  modernes.  Mais 
la  masse  —  c'est  ce  dont  Despréaux  enrage,  et  ce 
qui  lui  fait  comparer  l'Académie  à  une  troupe  de 
singes  ou  la  traiter  de  Huronne,  —  la  masse,  peu 
disposée  à  se  passionner,  toute  prête  à  marquer  les 
coups  et  à  applaudir  à  l'esprit,  de  quelque  côté  qu'il 
fût,  était  assez  détachée  des  anciens  pour  les  enten- 
dre censurer  sans  scandale  et  sans  révolte  ;  elle  se 
complaisait  dans  l'éloge  de  son  siècle,  et  ce  siècle, 
presque  au  moment  de  s'achever,  apparaissait  comme 
bien  rempli,  glorieux  et  grand.  Sans  être  disposée 
à  substituer  le  Clovis  à  V Enéide,  ni  M.  le  Maistre  à 
Démosthène  dans  les  collèges,  l'opinion  publique 
était  secrètement  complice  de  Perrault,  et  de  plus 
en  plus  concevait  qu'on  pouvait  se  passer  des 
anciens  et  trouver  la  perfection  dans  les  ouvrages 
des  Français.  On  ne  pensait  point  aller  contre  les 
préceptes  de  VArt  poétique  :  l'entêtement  de  Boileau 
pour  les  Grecs  et  les  Latins,  sa  colère  contre  Per- 


100  lîOILRAU. 

raiilt,  ne  semblaient  être  que  des  boutades,  des  sail- 
lies de  son  bumeur  originale,  dont  on  souriait,  et 
qu'on  n'estimait  pas  tirer  à  conséquence. 

Cette  disposition  des  contemporains  à  l'égard  de 
l'œuvre  de  Boileau  dura  après  la  mort  de  Boileau, 
et  se  transmit  aux  générations  suivantes  :  de  là  le 
caractère  que  prit  l'influence  de  Despréaux  au 
xviii°  siècle. 

A  vrai  dire,  si  l'on  voulait  relever  toutes  les 
traces  de  cette  influence,  il  faudrait  sortir  de  France, 
et  parcourir  toute  l'Europe.  En  Italie,  en  Espagne, 
en  Portugal,  en  Allemagne,  en  Angleterre,  et  jus- 
qu'en Danemark  ou  en  Russie,  VArt  poétique  fut 
plus  ou  moins  en  honneur,  pendant  le  xviii®  siècle, 
et  investi  d'une  autorité  plus  ou  moins  souveraine. 
En  Angleterre,  ses  préceptes  servent  à  enchaîner  la 
fougue  d'une  nature  encore  brutale  ;  en  Allemagne, 
il  apporte  comme  un  code  de  belles  manières  litté- 
raires, comme  un  formalisme  compliqué  que  ces 
esprits  germaniques  mettent  leur  gloire  à  pratiquer 
ponctuellement,  avec  grande  contention  et  contor- 
sion de  leurs  facultés  encore  peu  agiles.  Au  midi, 
Boileau  ramène  vers  la  simplicité  et  vers  le  sens 
commun  des  littératures  épuisées  de  bel  esprit.  En 
Italie,  où,  quand  on  est  las  du  cavalier  Marin,  on 
a  l'art  encore  si  fin  du  Tasse  ou  de  Pétrarque  et  le 
grand  art  de  Dante,  l'influence  de  ÏArt  poétique 
s'exerce  surtout  sur  le  poème  dramatique;  ailleurs 
elle  embrasse  tous  les  genres  de  poésie.  Le  carac- 
tère et  la  personne   du  poète  entrent  parfois  pour 


L  INFLUF.NCE    DE    TÎOII.EAU,  101 

quelque  chose  dans  son  autorité  :  sa  gravité  d'hon- 
nête homme  qui  n'a  pas  connu  les  passions  le  met 
en  crédit  auprès  des  réformateurs  scrupuleux,  qui, 
après  le  manifeste  de  J.  Collier,  entreprennent  d'en- 
seigner la  décence  et  la  moralité  à  la  littérature  an- 
glaise, la  plus  brutale  et  la  plus  dévergondée  de 
l'Europe.  Mais  surtout  sa  gloire  acquise  par  des 
œuvres  critiques  et  dogmatiques,  ses  vers  passés 
en  proverbes  ou  reconnus  pour  les  lois  de  l'art 
d'écrire,  persuadent  à  des  gens  de  lettres  par  toute 
l'Europe  que  les  théoriciens  peuvent  créer  une  lit- 
térature ou  lui  imposer  une  direction  :  on  perd  de 
vue  tout  ce  que  l'œuvre  de  Despréaux  continue  et 
achève;  au  lieu  d'un  terme  et  d'un  couronnement, 
on  y  voit  un  commencement,  une  création  de  mou- 
vement; et  l'on  agit  en  conséquence.  Ericeyra,  Lu- 
zan,  Dryden,  Pope,  Gottsched,  Lessing  même,  ce 
ne  seront  par  toute  l'Europe  que  dresseurs  de 
théories  qui  définiront  la  littérature  avant  de  la 
faire,  et  qui  puiseront  dans  l'exemple  de  Boileau  la 
force  ou  l'audace  de  s'ériger  en  directeurs  de  l'esprit 
national  :  et  cet  exemple  sera  pour  quelque  chose 
dans  le  succès  que  plusieurs  atteindront. 

Cependant,  en  dépit  de  ces  apparences  qui  sem- 
blent inviter  à  y  insister,  il  n'y  a  pas  à  considérer 
davantage  ici  l'influence  de  Boileau  sur  les  littéra- 
tures étrangères.  Car  cette  influence  est  tellement 
inséparable  de  l'influence  générale  de  l'esprit  fran- 
çais à  l'étranger  au  xviii*'  siècle,  que  même  elle  s'y 
confond  et   qu'on    ne    peut    la    raconter   sans   faire 


192  BOILEAU. 

l'histoire  de  celle-ci  dont  elle  est  un  chapitre.  L'idée 
que  les  étrangers  ont  eue  de  Boileau,  et  qu'ils  ont 
traduite  chacun  à  sa  manière,  selon  son  génie  et 
selon  les  besoins  intellectuels  de  son  pays,  ils  l'ont 
prise  d'abord  dans  l'opinion  que  les  compatriotes 
du  poète  avaient  de  lui.  Ce  n'étaient  pas  les  doc- 
trines de  Boileau,  c'était  le  goût  français,  qu'on 
cherchait  dans  V Art  poétique  :  au  temps  où  Voltaire 
était  le  plus  grand  poète  de  l'Europe,  on  demandait 
à  Boileau  le  secret  de  faire  des  vers  à  la  mode  de 
la  Henrlade.  Au-dessous  de  Boileau,  comme  ses 
lieutenants  ou  ses  auxiliaires,  on  investissait  d'une 
autorité  pareille  à  celle  qu'on  lui  attribuait,  Le 
Bossu,  Bouhours,  Rapin,  Fontenelle,  Lamotte;  et 
le  même  Ignacio  de  Luzan  qui  promulgue  VArt 
poétique  en  Espagne,  y  importe  le  Préjugé  à  la 
Mode  comme  un  produit  également  français,  sans 
s'apercevoir  que  ce  dernier  article  est  prohibé  par 
son  code.  L'étranger  n'a  donc  adopté  Boileau  que 
comme  expression  du  goût  français,  qui  faisait  prime 
et  loi,  et  dans  la  mesure  même  où  il  a  été  l'expres- 
sion de  ce  goût.  Nous  pouvons  donc  rentrer  en  France, 
et  y  regarder  la  fortune  posthume  de  notre  critique. 
Au  commencement  du  xviii®  siècle,  les  «  honnêtes 
gens  »  qui  avaient  applaudi  le  Misanthrope  et  Bri- 
tannîcus,  et  qui  savaient  les  Fables  et  VArt  poétique 
par  cœur,  élevés  un  moment  au-dessus  de  leur 
propre  esprit  par  tous  ces  clairs  et  insinuants  chefs- 
d'œuvre,  sont  retournés  tout  doucement  à  leur 
naturel.   Une  radicale  impuissance  d'imaginer,  qui 


L  INFLUENCE    DE    BOILEAU.  193 

avait  concouru  à  faire  prendre  en  gré  le  réalisme 
des  classiques,  la  sécheresse  de  sentiment  où  glis- 
sent facilement  les  natures  trop  intellectuelles,  l'im- 
puissance de  penser  en  dehors  de  certaines  condi- 
tions générales,  l'anéantissement  de  la  spontanéité 
et  le  culte  de  la  forme  convenue,  trois  conséquences 
d'une  vie  enfermée  dans  les  bienséances  du  monde, 
qui  défendent  à  l'homme  de  se  faire  remarquer  sous 
peine  de  ridicule  et  de  mauvais  ton,  voilà  les  traits 
de  cette  société  qui  fera  la  littérature  à  son  image. 
Bornée  du  côté  des  sens,  elle  développe  son  activité 
intellectuelle  avec  une  étonnante  énergie,  du  seul 
côté  que  les  habitudes  sociales  laissent  ouvert  :  elle 
abstrait,  déduit,  analyse,  avec  une  dépense  effrayante 
de  réflexion  et  de  logique.  Et  la  forme  de  sa  pensée 
est  dépouillée  aussi  de  tout  élément  sensitif  ou  ima- 
ginatif:  jamais  forme  ne  fut  plus  abstraite,  plus  imma- 
térielle, plus  affranchie  du  nombre  et  de  la  mesure, 
qui  sont  les  lois  de  la  substance  étendue  :  pure 
notation  algébrique  où  l'intelligence  seule  trouve 
son  compte.  Même  quand  le  sensualisme  a  détrôné 
le  cartésianisme,  la  logique  idéale  et  l'analyse  ma- 
thématique continuent  de  régner  :  tous  ces  philo- 
sophes qui  donnaient  tout  aux  sens  et  en  dérivaient 
tout,  furent  les  «  plus  intellectuels  »  des  hommes. 
La  pensée  jouit  d'une  liberté  illimitée  dans  l'abstrait 
et  dans  le  général,  toutes  les  intempérances,  toutes 
les  aventures  lui  sont  permises  :  dès  qu'elle  touche 
au  réel,  au  concret,  à  la  vie,  elle  reçoit  forme  et 
Couleur  des  préjugés  impérieux  du  siècle. 

LAiNsoji.  —  Boileaa.  13. 


194  BOILEAU. 

Cette  société  reçut  VArt  poétique  comme  le  code 
officiel  et  pour  ainsi  dire  le  livre  sacré  du  bon  goût  : 
et  ce  préjugé  une  fois  reçu  se  tourna  en  lourde 
tyrannie,  parce  que  dans  le  monde  il  est  de  mauvais 
ton  de  ne  pas  penser  comme  tout  le  monde.  Mais  le 
xviii^  siècle  ramena  Boileau  à  son  niveau  pour 
l'adapter  à  son  usage  :  et  sous  le  nom  de  Boileau, 
ce  fut  lui-même,  son  goût  personnel,  ses  secrètes 
tendances,  qu'il  déifia.  La  doctrine  de  Boileau  fut 
amputée  précisément  de  ce  qu'elle  avait  de  plus 
éminent  et  caractéristique,  de  ce  double  caractère 
naturaliste  et  esthétique,  où  s'exprimait,  avec  le 
génie  même  de  l'auteur,  la  spéciale  beauté  du  grand 
art  classique.  Par  suite,  il  n'en  demeura  que  la 
partie  la  plus  étroite,  et  la  plus  contestable.  Partout 
où  Boileau  paraissait  encourager  la  littérature  mon- 
daine, ingénieuse,  artificielle  et  noble,  partout  où  il 
avait  l'air  d'avoir  peur  ou  mépris  de  la  nature,  et 
d'encourager  l'esprit  à  la  farder,  en  un  mot,  dans 
ses  erreurs,  ses  timidités  et  ses  incorrections,  on  le 
suivit,  et  l'on  érigea  sa  théorie  mutilée  en  loi  sou- 
veraine de  la  poésie. 

En  réalité  Perrault,  vite  oublié,  compta  plus  de 
disciples  que  Despréaux  :  sa  thèse  du  progrès  con- 
tinu répondait  bien  aux  idées  philosophiques  qui 
étaient  alors  en  vogue,  en  même  temps  qu'à  la  légè- 
reté présomptueuse  d'une  société,  qui,  donnant  les 
limites  de  sa  raison  pour  limites  à  la  raison,  ne 
voyait  que  barbarie,  inconvenance  et  fausseté  en 
dehors  de  la  conformité  aux  goûts,  aux  bienséances 


L  INFLUENCE  DE  BOILEAU.  195 

et  aux  modes  de  Paris.  Sans  doute  Fontenelle  et 
Lamotte,  et  toute  l'école  des  contempteurs  de  l'anti- 
quité n'obtiennent  pas  l'adhésion  formelle  et  com- 
plète du  public;  mais  les  Grecs  et  les  Romains  n'y 
gagnèrent  pas  grand'chose.  On  les  honore  dfe 
bouche  :  on  n'en  fait  pas  les  maîtres  de  la  pensée  et 
du  cœur.  Voltaire,  qui  amende  Sophocle,  est  trop 
Français,  trop  de  son  siècle  et  de  son  monde  pour 
sentir  le  charme  et  la  grandeur  intimes  de  l'anti- 
quité :  et  s'il  vante  avec  sa  pétulance  accoutumée 
trois  ou  quatre  anciens,  s'il  célèbre  la  richesse  et 
l'harmonie  des  langues  grecque  et  latine,  auprès 
desquelles  nos  langues  modernes  ne  sont  que  des 
a  violons  de  village  »,  il  ne  prend  et  ne  comprend 
là  comme  ailleurs  que  ce  qui  est  conforme  à  ses 
préjugés  littéraires  ou  autres.  Voltaire,  ici  comme  à 
tant  d'autres  égards,  représente  la  moyenne  des 
idées  de  §on  temps.  L'éducation  des  collèges  entre- 
tient une  tradition  de  respect  pour  les  Grecs  et  les 
Romains.  Les  jésuites  fleurissent  la  mémoire  de 
leurs  écoliers  des  plus  beaux  morceaux  des  orateurs 
et  des  poètes  ;  mais  sensibles  par-dessus  tout  aux 
surprises  de  l'esprit  et  aux  élégances  de  la  diction, 
ils  élèvent  moins  le  goût  moderne  qu'ils  n'y  ra^ 
baissent  l'art  ancien.  Rhétorîcîens  excellents  —  mais 
purs  rhétoriciens,  —  ils  font  apparaître  les  anciens, 
et  même  Homère,  comme  d'incomparables  maîtres 
de  rhétorique  :  en  dix  ans  de  commerce  assidu  avec 
les  chefs-d'œuvre  latins  ou  grecs ,  un  jeune  homme 
acquiert  un  trésor  de  pensées  belles  à  citer  dana 


1î;6  noiLEAU. 

leur  (orme  parfaite,  et  l'art  d'étendre  lui-même  des 
lieux  communs  ou  de  les  condenser  en  sentences; 
jamais  il  n'aura  senti  vivre  dans  un  texte  grec  l'âme 
de  la  Grèce,  ou  de  tel  Grec;  il  ne  se  doutera  ])as 
qu'on  peut  tirer  d'une  phrase  ^'orateur  ou  d'une 
période  poétique  des  émotions  aussi  profondes  et 
de  même  ordre  que  celles  qu'excite  un  temple  ou 
une  statue.  Au  fond,  le  culte  des  anciens  n'est  plus 
qu'un  formalisme  frivole  :  l'éducation  classique 
range  un  homme  dans  la  bonne  société. 

Le  siècle  refait  l'antiquité  à  son  image,  qui  lui 
ressemble  comme  les  divinités  d'opéra  à  TOlympe 
homérique.  Il  n'a  que  de  l'esprit,  l'abbé  Delille 
mettra  donc  de  l'esprit  dans  Virgile.  Ah!  miseram 
Eurydicem!  répétait  malicieusement  Collé  :  «  bien 
malheureuse  »,  en  effet,  d'être  tombée  aux  mains 
d'un  traducteur  si  coquet.  Plus  crûment  Despréaux 

—  car  ce  travers  se  faisait  déjà  sentir  de  son  temps 

—  pestait  contre  «  ce  bourreau  de  Tourreil  »  qui 
faisait  le  crime  de  donner  d^  l'esprit  à  Démosthène 

Le  malheur  est  que  le  xviii®  siècle  n'a  pas  beau- 
coup le  sens  artiste  en  littérature  r  c'est  même  pour 
cela  qu'il  arrive  si  peu  à  bien  goûter  les  anciens. 
Mais,  pour  la  même  raison,  il  ne  peut  se  donner 
à  lui-même  par  sa  seule  énergie  ce  que  l'imitation 
de  l'antiquité  avait  aidé  les  grands  classiques  à 
créer  :  une  poésie  originale,  qui  fût  vraiment  une 
œuvre  d'art.  Il  n'en  a  pas  d'abord,  faute  de  senti- 
ment et  d'imagination  ;  quand  le  sentiment  et  l'ima- 
gination s'éveillent,  il  n'en  a  pas  encore,  faute  d'un 


l'influence  de  BOILEAU.  197 

certain  sens  de  la  forme,  par  une  sorte  d'atrophie 
de  Touïe  et  de  la  vue.  Ses  vrais  artistes  et  ses  grands 
poètes,  un  Marivaux,  le  Voltaire  des  Contes^  un 
Buffon,  un  Rousseau,  se  créent  une  prose,  et  laissent 
le  vers,  dont  ils  ne  savent  l'emploi.  C'est  que  le 
vers  s'est  dégradé  aux  mains  de  tous  les  écri- 
vains en  vers.  N'ayant  pas  plus  l'oreille  que  l'âme 
du  poète,  ils  ont  évité  l'hiatus  et  l'enjambement, 
coupé  les  alexandrins  à  l'hémistiche,  apparié  des 
rimes  plates  et  sourdes,  aligné  des  lignes  de  dix 
ou  douze  syllabes  sévèrement  comptées  :  ils  ont 
réduit  la  poésie  au  vers,  le  vers  aux  procédés  maté- 
riels, au  mécanisme;  et  ils  se  sont  applaudis  d'avoir 
pris  tant  de  peine  pour  écrire  à  des  conditions  si 
rigoureuses  comme  ils  auraient  écrit  librement  en 
prose.  Vraiment  on  est  tenté,  quand  on  lit  de  tels 
poètes,  de  donner  raison  aux  Lamotte,  aux  Mon- 
tesquieu, aux  Buffon,  à  tous  les  détracteurs  de  la 
poésie;  ce  n'est  pas  la  peine  de  faire  des  vers  si,  au 
bout  du  compte,  il  ne  s'agit  que  de  donner  l'impres- 
sion de  la  prose.  Voltaire  s'indignait  contre  ces 
téméraires  novateurs;  Boileau  eût  crié  plus  haut 
encore;  mais  est-ce  à  dire  qu'il  eût  été  satisfait  de 
l'usage  où  Voltaire  et  les  versificateurs  de  ce  siècle 
ravalaient  l'instrument  naturel  de  la  poésie  ?  Ces 
gens-là  savaient  et  pensaient  bien  des  choses  dont 
l'honnête  Despréaux  ne  s'est  jamais  inquiété  ni 
douté  :  mais  il  y  avait  une  chose  qu'ils  ne  soupçon- 
naient pas,  et  que  ce  «  correct  auteui'  de  quelques 
bons  écrits   »  entendait  à  merveille  •    ce  que  c'est 


198  BOILEAU. 

qu'un  vers,  et  la  très  particulière  jouissance  qui 
résulte  des  sons  et  des  rythmes. 

Le  xviii^  siècle  n'aperçut  pas  davantage  le  natu- 
ralisme de  Boileau  :  il  ne  conçut  pas  d'autre  naturel 
que  cette  aisance  élégante  et  très  étudiée  où  consiste 
la  perfection  de  la  distinction  mondaine.  Les  ques- 
tions de  goût  et  de  bienséance  prennent  le  pas  sur 
la  vérité  des  choses,  et  la  communication  est  si  bien 
fermée  entre  la  réalité  vivante  et  l'esprit  français, 
que  les  formes  nouvelles  de  l'art  conçues  théorique- 
ment en  vue  d'une  vérité  plus  grande  n'arrivent 
pas  à  se  réaliser  dans  des  œuvres  moins  convention- 
nelles que  celles  qu'il  s'agit  de  remplacer  :  je  parle 
de  la  comédie  larmoyante  et  du  drame,  qui  pré- 
tendent se  substituer  à  la  tragédie.  La  recherche 
de  la  vraisemblance  supprime  celle  de  la  vérité,  et 
tandis  que  le  vraisemblable  pour  Boileau  était  l'in- 
troducteur du  vrai,  et  consistait  à  saisir  le  rapport 
de  l'objet  à  l'esprit,  il  devient  au  xviii®  siècle  le  pire 
ennemi  de  la  nature,  qu'il  déforme  quand  il  ne 
l'exclut  pas.  Le  respect  des  opinions  reçues,  et  la 
confiance  en  l'infaillibilité  de  la  raison  du  siècle, 
font  qu'on  ne  croit  plus  utile  d'aller  au  delà  de  l'idée 
que  tout  le  monde  se  forme  de  la  nature,  jusqu'à  la 
nature  elle-même.  De  là  la  pauvreté,  la  banalité, 
la  psychologie  maigre  ou  fausse  des  tragédies, 
comédies  et  romans,  qui  contraste  si  singulièrement 
avec  la  hardiesse  de  la  raison  spéculative. 

A  vrai  dire,  on  parle  des  règles,  et  ces  règles 
sont,   dans    le   particulier,   celles    que    donne   VArt 


l'influence   de   BOILEAU.  199 

poétique  :  mais  qu'est-ce  que  ces  règles,  séparées 
des  principes  qui  leur  donnent  sens  et  vertu,  abs- 
traction faite  du  naturalisme  et  de  la  notion  d'art? 
Au  lieu  de  les  employer  comme  moyens  d'où  résulte 
la  forme  expressive  et  belle,  l'idée  d'agrément  et  de 
beauté  s'attache  à  leur  observance  même;  un  sec 
formalisme  s'impose  à  la  littérature,  par  une  méprise 
analogue  à  celle  de  certains  dévots  qui  croient 
gagner  le  ciel  par  des  formules  verbales  et  des  actes 
physiques,  sans  l'élan  du  cœur  et  sans  l'amour.  Le 
monde  interprète  les  règles  selon  l'esprit  mondain  : 
il  y  voit  des  «  convenances  »  dont  il  n'y  a  pas  à 
demander  la  raison,  et  qui  sont  souveraines  parce 
qu'elles  sont.  Le  monde  fait  ce  qui  se  fait  :  voilà  la 
loi  du  monde,  et  A'^oilà  pourquoi  il  faut  faire  une  tra- 
gédie comme  il  est  établi  qu'on  fait  les  tragédies. 
L'exactitude  formelle  tient  lieu  de  tout,  et  rien  n'en 
saurait  dispenser.  Car  si  les  règles  sont  des  moyens, 
Boileau  peut  encore  concéder  qu'on  y  renonce  pour 
mieux  atteindre  au  but  de  l'art  :  mais  aujourd  hui 
que  le  but,  c'est  précisément  l'emploi  des  règles,  il 
ne  peut  plus  y  avoir  d'exception  ni  de  privilège  pour 
personne. 

Enfin  on  parle  beaucoup  de  Boileau  au  xviii®  siècle 
et  on  l'appelle  le  «  législateur  du  Parnasse  ».  Sous 
ce  respect  de  convention,  on  le  suit  à  peu  près 
autant  que  les  anciens.  J'ai  beau  me  tourner  de 
tous  les  côtés,  j'ai  peine  à  découvrir  rien  que  je 
doive  nécessairement  attribuer  à  l'influence  unique 
ou   prépondérante  de  Boileau.  Ce  n'est  pas  de  lui 


200  BOILEAU. 

à  coup  sûr  que  relèvent  ni  la  poésie  coquette  et 
fardée  de  Bernis  et  de  Gentil-Bernard,  issus  de  Ben- 
serade  et  de  Mme  Deshoulières,  qui  étaient  eux- 
mêmes  les  héritiers  de  Voiture  —  ni  tous  ces  des- 
criptifs acharnés  à  inventorier  toute  la  nature,  vrais 
continuateurs  des  faux  épiques  que  Boileau  pour- 
suit, et  qui  pourraient  s'appliquer  une  bonne  part 
des  leçons  qu'il  adresse  à  ceux-ci  —  ni  ces  faiseurs 
d'odes  philosophiques  et  de  dissertations  découpées 
en  strophes,  qui  n'ont  même  pas  le  «  beau  désordre  » 
dont  parlait  V Art  poétique  —  ni  même  les  satiriques 
auteurs  de  comédies  pincées,  ou  les  philosophes  prê- 
chant leurs  vagues  tragédies  —  ni  évidemment  les 
inventeurs  de  tragédies  en  prose,  de  drames  bour- 
geois et  de  comédies  larmoyantes,  qui  dénaturent 
ou  confondent  les  genres  —  ni  enfin  les  anglomanes, 
qui,  se  détournant  des  anciens,  vont  chercher  des 
modèles  en  Angleterre  comme  leurs  grands-pères 
en  Espagne  ou  en  Italie.  Je  ne  rendrai  pas  même 
à  Boileau  la  Henriade,  sujet  chrétien  et  moderne, 
tout  à  fait  selon  le  goût  de  Desmarets  et  de  Per- 
rault. Restent  les  épigrammes  et  les  chansons,  qui 
souvent,  je  crois,  eussent  été  de  son  goût. 

A  la  fin  du  xviii®  siècle,  en  vérité,  on  se  trouve 
si  loin  du  vrai  Boileau  et  des  grands  artistes  aux- 
quels la  haute  partie  de  sa  doctrine  s'appliquait, 
que  quand  nous  y  rencontrons  un  classique,  mais 
un  pur  classique  au  grand  et  beau  sens  du  mot, 
selon  l'esprit  profond  de  V Art  poétique,  un  artiste 
capable  de  sentir  la  nature  et  de  créer  la  beauté, 


L  INFLUENCE    DE    BOILEAU. 


201 


nous  sommes  tentés  d'en  faire  un  révolutionnaire 
et  le  précurseur  d'un  art  nouveau.  Si  l'on  a  été  si 
longtemps  embarrassé  de  classer  André  Chénier,  si 
l'on  en  a  fait  souvent  un  romantique  en  avance  d'un 
quart  de  siècle  sur  le  mouvement  littéraire,  c'est 
qu'on  n'apercevait  pas  combien  les  prétendus  clas- 
siques de  1780  à  1820  avaient  peu  le  droit  de  se  dire 
les  héritiers  ou  les  disciples  du  xvii®  siècle,  de  celui 
de  Boileau  et  de  Racine.  Chénier,  en  réalité,  ne 
se  distingue  de  ses  contemporains  que  parce  qu'il 
retourne  aux  sources  du  grand  art  classique.  Ce  pur 
poète,  qui  lit  Virgile,  Homère  et  Théocrite  avec  un 
exquis  sentiment  de  la  nature  antique,  et  qui  sait 
s'éprendre  aussi  de  Malherbe,  cet  artiste  curieux  de 
la  forme,  qui  fait  rendre  au  vers  dégradé  par  tant  de 
spirituels  rimeurs  de  si  délicats  ou  puissants  effets 
de  rythme  et  d'harmonie,  n'entend  pas  précisément 
VArt  poétique  comme  l'avaient  entendu  Racine  et  La 
Fontaine  ;  mais  il  est  à  coup  sûr  plus  près  de  Boileau 
que  de  Voltaire  ou  de  Delille. 

C'est  donc  bien  à  tort  que  Boileau  fut  compro- 
mis et  bousculé  dans  la  bataille  romantiqye.  La 
faute  en  fut  d'abord  aux  classiques  qui  s^  firent 
de  ce  grand  nom  un  drapeau  et  un  rempart.  Les 
romantiques  furent  excusables  de  tirer  dessus  : 
quoique,  peut-être,  il  eût  mieux  valu  arracl^er  aux 
Baour-Lormian  et  aux  Viennet  l'illusion  qui  les 
rendait  forts,  et  tourner  contre  eux  le  maître  et  les 
modèles  même  dont  ils  se  croyaient  les  défjsnseurs. 
Boileau  ne  sortit  pas  indemne  de  toutes  ces  polémi- 


202  BOILEAC. 

ques  :  il  en  garda  un  fâcheux  renom  de  pédant 
et  de  cuistre,  qui  mit  son  oeuvre  en  défaveur  ;  et 
même  aujourd'hui,  après  tant  d'années,  quand  de- 
puis si  longtemps  le  combat  a  cessé,  et  qu'il  ne  reste 
plus  même  que  le  souvenir  des  anciens  partis,  nous 
ne  sommes  point  encore  revenus  des  préjugés  créés 
contre  lui  par  Tacharnement  qu'on  mit  au  temps  du 
romantisme  à  rendre  sa  doctrine  responsable  des 
misérables  productions  de  l'art  pseudo-classique. 

Il  semble  qu'en  notre  siècle,  il  n'y  ait  pas  lieu  de 
parler  de  l'influence  de  Boileau.  Car  les  romanti- 
ques lui  faisaient  la  guerre,  et  cette  agitation  une 
fois  apaisée,  on  ne  revient  pas  à  lui  :  il  était  décidé- 
ment dépassé,  relégué  dans  l'histoire,  comme  une 
pièce  curieuse  d'archéologie,  qui  n'a  plus  d'utilité 
actuelle.  Le  romantisme  a  creusé  un  abîme  entre  la 
France  d'autrefois  et  la  France  d'aujourd'hui,  au 
point  de  vue  littéraire,  comme  la  Révolution  au 
point  de  vue  politique  et  social.  La  littérature  a 
suivi  sa  marche  sans  regarder  en  arrière  :  d'autres 
influences  en  ont  réglé  le  mouvement,  et  elle  s'est 
orientée  vers  de  nouveaux  principes.  Les  littératures 
étrangères  et  populaires  ont  présenté  des  types 
inconnus  "de  beauté  ;  les  sciences  ont  fourni  leurs 
méthodes  et  leurs  systèmes  pour  fonder  de  nouvelles 
doctrines  esthétiques  et  critiques.  Une  conception 
relativiste,  qui  lie  l'œuvre  du  littérateur  au  caractère 
de  la  race,  à  l'esprit  de  siècle,  au  tempérament  de 
l'auteur,  autorise  toutes  les  audaces  et  toutes  les 
nouveautés.  Enfin  la  liberté  règne  dans  l'art  :  toutes 


L  INFLUENCE    DE    BOILEAU. 


203 


les  barrières,  tous  les  freins  sont  ôtés  ;  nuls  objets 
ne  sont  interdits,  nuls  moyens  prescrits  à  l'artiste, 
pourvu  que  le  résultat  de  sa  libre  activité  soit  une 
œuvre  vraie  et  une  oeuvre  d'art.  Qu'a-t-on  affaire  de 
Boileau  ?  de  quel  secours,  ou  bien  en  quel  crédit 
peùt-il  être  ? 

Ce  ne  serait  pas  pourtant  un  paradoxe  d'avancer 
que  l'évolution  de  la  littérature  en  ce  siècle  nous  a 
plus  rapprochés  qu'éloignés  de  Boileau.  Ne  parlons 
pas,  si  l'on  veut,  d'influence  ni  d'autorité  :  mais 
regardons  seulement  l'accord  des  conceptions  et 
l'identité  des  principes  directeurs  de  la  créatioh 
littéraire.  Eh  bien,  c'est  précisément  au  xviii®  siècle, 
quand  Voltaire  ne  veut  pas  que  personne  (sauf  lui) 
médise  de  Nicolas  Boileau,  que  vraiment  celui-ci  n'a 
pas  d'action  directe  et  personnelle  sur  la  littérature. 
Et  le  XIX®  siècle  sans  y  songer,  par  une  évolution 
naturelle,  s'est  vu  ramené  plus  près  de  Despréaux 
que  le  xviii®  siècle  n'a  jamais  été  :  si  l'on  regarde 
du  moins  les  lois  qui  règlent  la  pratique,  et  non  la 
méthode  qui  les  établit. 

Subjectif  et  lyrique  par  essence,  le  romantisme  e^ 
assurément  irréductible  à  l'art  classique,  objectif, 
et  oratoire,  ou  dramatique  :  d'autant  que  se  propo 
sant  de  le  ruiner,  il  fait  son  affaire  de  le  contredire, 
et  prend  partout  le  contre-pied  des  règles,  sans 
autre  raison  parfois  que  le  besoin  de  leur  donner 
un  démenti. 

Mais  après  le  romantisine,  apparut  le  naturalisme, 
et,  en  dépit  de  la  plupart  des  naturalistes,  le  natu- 


204  BOILEAU. 

ralisme  est  de  très  près,  en  son  principe,  apjiarentc 
à  l'art  classique. 

On  pourrait  se  demander  si,  à  l'heure  présente', 
ne  commence  pas,  avec  les  décadents  et  les  symbo- 
listes, une  ondulation  nouvelle,  en  sens  inverse  du 
naturalisme,  et  qui  emporterait  de  nouveau  la  littéra- 
ture vers  un  idéal  contraire  à  celui  de  Boileau.  Nul 
ne  peut  dire  aujourd'hui  ce  qui  sortira  de  ce  mouve- 
ment :  il  n'y  a  rien  pour  ainsi  dire  dans  les  doc- 
trines de  la  nouvelle  école,  autant  qu'on  peut  les 
comprendre,  qui  ne  soit  un  démenti  donné  au  natu- 
ralisme, comme  à  V Art  poétique^  à  tous  les  préceptes 
tendant  à  l'expression  d'un  objet  réel  dans  une 
forme  fixe  et  finie.  Mais  peut-être  n'en  sera-t-il  pas 
toujours  ainsi  et  Ton  pourrait  peut-être  avancer 
que  si  elle  doit  durer  et  réussir,  elle  ne  le  fera 
qu'en  transigeant  avec  Boileau,  en  se  lestant  pour 
ainsi  dire  de  raison  classique.  Car  je  ne  sais  pas 
si  les  principes  de  Boileau  —  tels  qu'on  peut  les 
définir  —  sont  des  lois  générales  et  souveraines 
de  la  création  littéraire  :  mais  il  se  pourrait  faire  et 
l'expérience  semble  indiquer  que,  dans  leur  signifi- 
cation essentielle  et  profonde,  ils  représentent  les 
exigences  fondamentales  et  permanentes  du  goût 
français.  Depuis  deux  siècles,  dans  notre  littéra- 
ture, ce  qui  s'est  trouvé  sain,  solide  et  durable, 
ce  qui  s'est  sauvé  de  l'oubli  et  de  la  flétrissure  du 

1.  Cette  page  a  été  écrite  en  1892;  et  les  prévisions  qui 
y  sont  indiquées  n'ont  pas  été  démenties  par  l'évr'nMnont 
(1914). 


L  INFLUENCE    DE    BOILEAU.  205 

temps,  ce  sont  les  parties  conformes  au  fond  à  la 
doctrine  de  VArt  poétique  .  et  les  vices  intimes  ou 
les  difformités  apparentes  qui  ont  fait  échouer  ou 
périr  les  écoles  ou  les  œuvres,  c'est  en  général  ce 
qui  était  condamné  implicitement  ou  expressément 
par  Boileau. 

Nous  autres  Français,  nous  avons  tous  Boileau 
dans  le  sang,  dans  les  moelles  :  nous  ne  saurions 
nous  passer  de  vérité,  d'agrément,  de  clarté,  de 
précision.  Nous  ferions  bon  marché  peut-être  de  l'art, 
du  caractère  esthétique,  mais  non  pas  de  la  rhé- 
torique, au  bon  sens  du  mot,  des  qualités  de  compo- 
sition et  de  style  qui  diminuent  l'effort  et  accroissent 
le  plaisir  du  lecteur.  Nous  voulons  que  l'auteur 
vienne  à  nous,  et  nous  n'allons  pas  à  lui;  nous  n'y 
mettons  guère  du  nôtre,  et  nous  lui  faisons  peu  de 
crédit  :  à  lui  de  nous  prendre  et  de  nous  retenir. 
Nous  voulons  qu'on  nous  amuse,  fût-ce  en  nous  fai- 
sant pleurer;  et  nous  voulons  avoir  raison  de  nous 
amuser  et  de  pleurer,  c'est-à-dire  être  sûrs  que  l'au- 
teur ne  se  moque  pas  de  nous,  que  ce  qu'il  nous 
montre  pour  nous  plaire  existe  hors  de  lui  et  hors 
de  nous,  hors  de  notre  sensation  actuelle,  enfin  que 
cest  arrivé.  Et  nous  nous  fâchons,  si  par  réflexion 
nous  estimons  que  l'objet  n'est  pas  ou  est  autre- 
ment dans  la  nature.  Nous  ne  regardons  pas  bien 
haut  ni  bien  loin  :  nous  sommes  plus  positivistes 
que  mystiques  et  métaphysiciens  ;  nos  pensées  ne 
quittent  pas  la  terre,  et  vont  à  l'action,  aux  effets 
réels,    sensibles,    et    que    l'analyse    atteint.    Nous 


206  BQILEAU. 

aimons  qu^on  nous  parle  de  l'homme,  qu'on  note  ses 
humeurs,  qu'on  règle  sa  conduite.  Une  littérature, 
enfin,  psychologique  et  morale,  claire,  précise, 
régulière,  intéressante,  appuyée  sur  le  réel  et  délas- 
sant du  réel,  joie  des  esprits  légers  et  nourriture  des 
intelligences  actives,  voilà  ce  que  réclame  le  goût 
français;  et  voilà  pourquoi  il  y  aura  longtemps 
encore  quelque  chose  de  Boileau,  et  quelque  chose 
d'essentiel,  dans  toutes  les  œuvres  qui  réussiront 
chez  nous. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


CHAPITRE  PREMIER 

1:1  HOMME 5 

CHAPITRE  II 
La  poésie  de  Boileau 44 

CHAPITRE  III 
La  critique  de  Boileau.  —  La  polémique  des  Satires.       73 

CHAPITRE  IV 

La  critique  de  Boileau  {Suite).  —  Les  théories  de  VArt 
poétique 89 

CHAPITRE  V 

La   critique  de  Boileau  (Suite).  —  Les   théories   de 
VArt  poétique  (Fin) 121 

CHAPITRE  VI 

La  critique  de  Boileau  {Fin).  —  La  querelle  des  an- 
ciens et  des  modernes , 156 

CHAPITRE  VII     ^ 
L'influence  db  Boileau « ...... .     182 


Conlommieri.  —  Imp.  Paul  BRODARD.  —  556-9-39. 


r  N,. 


Lanson,  G» 
Boileau. 


■^1 
11 


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1723 
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