Full text of "Boileau"
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BOILEAU
1.ANS0N. — Boileuu.
VOLUMES DE LA COLLECTION
Agrippa d'Aublgné, par S. Roche-
BLAVE.
Balzac, par Emile Faguet.
Beaumarchais, par André IIal-
LAYS.
Bernardin de Salnt-Plerre, par Ar-
TÈDE BaRINE.
Bolleau, par G. Lanson.
Bossuet, par Alfred Rébelliau.
Chateaubriand, par de Lescure.
Chénier (André), par Em. Faguet.
Corneille, par Gustave Lanson.
Cousin (Victor), par Jules Simon.
D'AIembert, par Joseph Bertrand.
Descartes, par Alfred Fouillée.
Dumas (Alexandre) père, par Hip-
POLYTE PaRIGOT.
Fénelon, par Paul Janet.
Flaubert, par Emile Faguet.
Fontenelle, par Laborde-Milaà.
Froissart, par Mary Darmesteter.
Gautier (Théophile), par Maxime du
Camp.
Hugo (Victor), par LiopoLD Mabil-
leau.
La Bruyère, par Paul Morillot.
Lacordalre, par le comte d'Haus-
SONVILLE.
La Fayette (Madame de), par le
comte d'Haussonville.
La Fontaine, par Georges Lafe-
NESTRE.
Lamartine, par R. Doumic.
La Rochefoucauld, par J. Bour-
deau.
Malstre (Joseph do), par Georges
COGOROAN.
Malherbe, par le duc de Bro-
glie.
Marivaux, par Gaston Deschamps.
Mérimée, par Augustin Filon.
Mirabeau, par Edmond Rousse.
Molière, par G. Lafenestre.
Montaigne, par Paul Stappkr.
Montesquieu, par Albert Sorel.
Musset (A. de), par Arvède Barink.
Pascal, par Emile Boutroux.
Rabelais, par René Millet.
Racine, par Gustave Larroumet.
Ronsard, par M. J. Jusserand.
Rousseau (J.-J.), par Arthur Chu-
QOET.
Royer-Collard, par E. Spuller.
Rutebeuf, par Clédat.
Sainte-Beuve, par G. Michaut.
Saint-Simon, par Gaston Boissier.
Sévlgné (Madame de), par Gaston
Boissier.
Stafil (Madame de), par Albert
Sorel.
Stendhal, par Edouard Rod.
Thlers, par P. de Rémusat.
Vigny (Alfred de), par Mauricb
Paléologue.
Villon (François), par G. Paris.
I Voltaire, par G. Lanson.
Chaque volume in-/£, broché 4 fr.
Coulommlerf. Imp. Paol BRODARD. — 900-9-32.
LES GRANDS ÉCRIVAINS FRANÇAIS
BOILEAU
GUSTAVE LANSOrfë ("«ARyj ^
A\^
SIXIEME EDITION
LIBRAIRIE HACHETTE
9, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS
1922
Droit* 4e tradudioa tt da raproduoUoa ttMrtto.
BOILEAU
CHAPITRE I
L'HOMME
La vie de Boileau n'a rien d'émouvant. Il n'y en
a pas de plus unie, de plus bourgeoise : vie de céli-
bataire rangé, casanier, dont les événements sont
un voyage aux eaux ou un accès d'asthme. Cepen-
dant, pour n'avoir eu ni roman ni tragédie, cette
existence n'est point insignifiante . L'homme s'y
peint, avec son caractère original, et comme peu
d'écrivains ont été plus sincères que celui-là, on se
prépare, en le regardant vivre, à mieux comprendre
sa poésie et sa critique.
Nicolas Boileau est Parisien: il est né le 1" novem-
bre 1636, dans une maison de la cour du Palais, en
face de la Sainte-Chapelle : une de ces vieilles mai-
sons ayant pignon sur rue, comme on en voit dans
les estampes du tem[)s, haute et étroite comme une
tour, avec une ou deux fenêtres de façade, et trois
ou quatre étages. Gilles, son père, était greffier à la
6 BOILEAU.
Grand'Ghambre du Palais : les Boileau, selon Diipin,
étaient « une famille illustre dans la robe ». Ils se
vantaient de leurs alliances; ils tenaient aux Amelot,
et les Amelot tenaient aux Rohan-Soubise. Ils se
disaient nobles de trois cents ans, issus de Jean
Boileau, notaire et secrétaire du roi, anobli en 1371 :
prétention qui fut confirmée par un arrêt authen-
tique rendu en 1699 à la requête de notre poète. Il
faut dire, sans en tirer de conséquences, que l'on
condamna peu après un faussaire du nom d'IIau-
diquier, pour fabrication de titres, et que Des-
préaux se trouva lui avoir payé vingt-cinq louis
pour un travail sur la nature duquel on n'est pas
éclairci. Au reste, tout noble qu'il pouvait se dire
(et il tenait à cette qualité plus qu'il ne voulait en
avoir l'air), Boileau est un vrai, un pur bourgeois.
Fils de greffier, il est, par sa mère, petit-fils d'un
procureur; et les mariages de ses sœurs (il en eut
dix avec cinq frères) lui donnèrent pour beaux-
frères deux procureurs, un commissaire au Ghâtelet,
et même le fils d'un tailleur. N'oublions pas cette
origine et cette parenté : Despréaux, noble homme,
ayant des armes, ne payait pas la taille, et il pou-
vait lui importer d'être reconnu par d'Hozier; mais
notre Despréaux, celui qui a fait les Satires et VArt
poétique, est tout bourgeois de race et d'âme, bour-
geois comme les auteurs de la Ménippée, bourgeois
comme La Bruyère et comme M. de Voltaire. Ce
n'est pas tout Boileau sans doute, cette bourgeoisie,
mais c'en est une partie essentielle.
L HOMME. 7
La vie d'abord lui fut dure. Il avait dix-huit mois
quand sa mère mourut : comme si le sort voulait
que la femme ne tînt aucune place dans sa vie, pas
même par la pure tendresse maternelle. Gilles, veuf
pour la seconde fois, ne se remaria pas, et l'enfant
grandit dans un triste logis, sans mère, le père
absent, aux mains d'une servante grondeuse et rude.
Peut-être faut-il attribuer en partie à la contrainte
et à la solitude de sa première enfance la sécheresse
de son œuvre et la courte haleine de sa verve; il
fut habitue à se renfermer, et jamais une indulgente
affection ne l'encouragea à laisser librement jaillir
ses émotions dans leur vive et naturelle abondance.
Il avait de grandes sœurs, pourtant, pour en être
aimé; il avait une petite sœur, pour l'aimer : je ne
vois pas qu'il ait jamais eu d'étroite intimité avec
elles. Une petite cousine de son âge, qui mourut
jeune, lui inspira peut-être plus d'amitié. Mais tous
ces Boileau, à en juger par les trois ou quatre indi-
vidus de la famille que nous connaissons bien, tous
ces Boileau n'étaient pas tendres, et notre poète, en
particulier, n'était assurément pas né très sensible
ni très délicat : aussi ne s'étiola-t-il pas, pas plus
qu'il ne se renfrogna, dans le délaissement de ses
premières années. Il resta vigoureux et sain d'esprit,
il garda toute sa bonté et toute sa gaieté : c'est une
preuve que l'éducation, qui ne l'a pas attendri, ne
l'a pas non plus mutilé.
Nous ne savons pas grand'chose sur sa première
enfance. Gilles possédait une vigne à Clignancourt,
8 BOILEAU.
derrière Montmartre, en bas de la colline. En ce
temps-là, dès qu'on avait franchi la |)orte Montmar-
tre, on se trouvait en pleine camj)agne, au milieu
des courtilles et des jardins, devant le paysage que
Regnard apercevait de ses fenêtres :
Les yeux satisfaits
S'y promènent ou loin sur de vastes marais ;
C'est là qu'en mille endroits laissant errer ma vue,
Je vois croître à plaisir l'oseille et la laitue ;
C'est là que dans son temps des moissons d'artichauts
Du jardinier actif secondent les travaux,
Et que de champignons une couche voisine
Ne fait, quand il me plaît, qu'un saut dans ma cuisine.
Pour rivière, le grand égout qui coulait à ciel
ouvert; puis la butte Montmartre, avec « les antres
j)rofonds de ses plâtrières » et ses trente moulins;
la plaine Saint-Denis, plate et maigre. Voilà sous
quel aspect la nature apparut à l'enfant qui devait
être un poète, quand on le menait promener à la
vigne paternelle. Faut-il s'étonner que cette jeune
âme ne se soit pas ouverte au charme des choses
champêtres? Cependant il n'ignora point tout à fait
Les forêts, les eaux, les prairies,
Mères des douces rêveries.
Gilles Boileau passait le temps des vacances dans
une maison qu'il avait à Crosne, près de Villeneuve-
Saint-Georges, dans la vallée que domine Montge-
ron; le pré qui était au bout du jardin donna, paraît-
il, au petit Nicolas ce nom de Despréaux sous lequel
ses contemporains le connurent. S'il n'est pas né
L HOMME. 9
dans cette maison, comme on l'a cru longtemps, on
ne saurait douter qu'il y soit venu souvent. L'endroit
est délicieux : de la prairie s'élève en plein midi, par
les chaudes journées, une brume moite qui enve-
loppe les peupliers et les saules; l'herbe est drue et
verte, et l'on entend le frémissement de la petite
rivière d'Yères, où les arbres des jardins trempent
l'extrémité de leurs branches. Ce fin paysage eût
pénétré l'âme d'un La Fontaine ou d'un Ghénier, et
revivrait en leurs vers : Despréaux n'en fit rien,
comme s'il n'en eût pas gardé l'impression.
Au reste, je ne vois pas qu'il ait jamais évoqué
avec plaisir les souvenirs de son enfance, moins peut-
être pour la déplaisante idée qui lui en était restée,
que parce qu'il datait sa vie du jour où il avait pu
exercer librement sa raison. Ses années de collège,
attristées un moment par la maladie (il subit à qua-
torze ans l'opération de la taille), n'ont presque pas
laissé de traces dans son œuvre. Il a égayé une page
des Réflexions sur Longiri d'une amusante silhouette
de cuistre imbécile et solennel : c'était son profes-
seur de rhétorique qui lui revenait en mémoire.
Cependant il ne dut pas être un écolier irrévéren-
cieux et sceptique : la sincérité de ses maîtres dut
le frapper en même temps que leur pesanteur. Et
n'eussent-ils fait que lui apprendre du grec et du
latin, il leur serait encore plus redevable qu'à per-
sonne : car lui ouvrir l'inlelligence des anciens,
c'était lui mettre en main la clef de sa future doc-
trine.
10 nOILEAU.
Ce fut là sans doute qu'il apprit à ne rien mettre
au-dessus de la littérature : en vain son père essaya-
t-il de l'engager dans quelque étude pratique et
profitable. Tonsuré dès l'année 1647, et destiné à
l'Eglise, Boileau fut mis à la théologie, dès sa sortie
du collège, en 1652. On dit que l'aridité des abstrac-
tions théologiques le rebuta. Je n'en crois rien.
La plupart des hommes sont tro]) éloignés aujour-
d'hui de l'état d'âme auquel la théologie s'adapte,
pour en comprendre l'intérêt; on ne voit qu'un
appareil effrayant et puéril dans toutes ces défini-
tions, divisions et distinctions. Et puis nous avons
depuis Rousseau et Chateaubriand des besoins d'ima-
gination et de sensibilité que nos pères ignoraient :
moins suspendus que nous aux formes fugitives de
l'être, moins frémissants de sympathie avec la vie
universelle, méprisant dans la nature la matière, et
ne faisant des sens que les instruments de l'utilité
pratique et des plaisirs inférieurs, ils ne sentaient
pas comme nous la sécheresse des pures conceptions
intellectuelles : ils se satisfaisaient de posséder la
vérité abstraite sans aspirer à toucher la réalité con-
crète. Tenus en éveil par l'éloquence des prédica-
tions et l'éclat des controverses, ils saisissaient la
philosophie substantielle qu'enveloppe la forme théo-
logique : elle contenait de quoi satisfaire aux plus
inquiètes curiosités, la raison de l'univers, le sens
de la vie, la règle des volontés. Il ne fallait qu'être
chrétien pour y prendre goût. J'ai peur que ce soit
la foi, sinon la croyance, du moins le zèle, qui ait
L HOMME. 11
manqué alors à Boileau : Racine ne nous dit-il pas,
en 1698, que la dévotion de son ami est de fraîche
date ? Mais à coup sûr, il avait étudié la théologie
avec fruit, et sa science lui demeura. Je ne sais
point de connaissances spéciales dont ce pur litté-
rateur ait fait montre plus tard, hormis celle-là.
Ce qui le rebuta absolument, ce fut le droit, vers
lequel on le tourna ensuite. Mais ses biographes lui
font trop d'honneur quand ils rapportent ce dégoût
à la candeur, aux délicatesses de conscience de
notre jeune étudiant. Tout honnête homme qu'il
était, il eût fallu qu'il fût bien invraisemblablement
scrupuleux pour ne pas estimer innocente la pro-
fession d'avocat, où MM. de Port-Royal voulaient
pousser en ce temps-là Racine, leur disciple chéri.
En réalité, le droit répugna à son esprit, non à sa
conscience : il nous l'a dit lui-même. Il lui parut
a que la raison qu'on y cultivait n'était point la
raison humaine, et celle qu'on appelle le bon sens,
mais une raison particulière, fondée sur une mul-
titude de lois qui se contredisent les unes les autres,
et où l'on se remplit la mémoire sans se perfec-
tionner l'esprit ». En d'autres termes, on lui avait
montré la pratique, et on lui avait enseigné le droit
comme un métier : il eût fallu, pour l'y intéresser,
le lui présenter comme une science, lui en expliquer
la philosophie, seule capable de satisfaire cette
intelligence, qui ne voulait concevoir que l'universel.
Bien des années plus tard, le Traité des lois
civiles le ravit, parce qu'il y trouva une théorie et
12 DOILEAU.
les principes généraux du droit, et il célébra Domat
comme « le restaurateur de la raison dans la juris-
prudence ».
11 fallut bien, malgré son dégoût, qu'il entrât
cbez son beau-frère Dongois, pour se former à la pro-
cédure, et qu'il se fît recevoir avocat (1656). Il ne
plaida guère, s'il plaida jamais : attendant le client,
sans impatience, dans un coin de la Grand'Salle du
Palais, il divertissait les clercs de ses saillies facé-
tieuses ou mordantes. Déjà il avait commencé à faire
des vers : une tragédie romanesque esquissée au
collège, une énigme en vers, deux chansons à boire,
un sonnet galant, et des vers latins, tels furent les
premiers essais de celui qui devait se montrer impi-
toyable aux poètes de cabinet, aux doucereux, aux
romanesques, aux « latineurs », et à l'abbé Gotin,
l'illustre inventeur de l'énigme française. Emule de
Chapelain autant que de Malherbe, il s'éleva même
jusqu'à l'ode, et lançant l'invective contre les Anglais
forcenés, il prédit des batailles navales, des cada-
vres flottant sur les eaux, et les « baleines du Nord »
courant en foule à cette proie. Il paraît que l'on
n'enseignait pas encore l'histoire naturelle dans les
collèges.
La mort de son père, arrivée en 1657, lui permit
de suivre librement sa vocation. Ce poète de vingt
et un ans, livré soudain à lui-même après des années
de contrainte, se conduisit alors avec une raison
singulière : ce fut un mélange de prudence avisée
et de dignité fière. D'abord sa liberté ne l'enivra
L HOMME. • 13
pas : content de se sentir maître de sa volonté et de
l'usage de son esprit, il continua de résider dans la
maison de la cour du Palais qui avait passé à son
frère Jérôme; ce fut sans doute alors que, selon
son expression, il « descendit au grenier », de
l'étroite guérile sous le faîte du toit, où il avait logé
jusque-là. Plus tard, on le trouve installé chez
Dongois le grefûer : il y vivait le jour, et avait pour
la nuit une chambre au cloître Notre-Dame chez le
chanoine Dreux. Après le mariage de Mlle Dongois
avec M. Gilbert de Voisins, quand les enfants, « le
tintamarre des nourrices et des servantes », forcent
notre vieux garçon de poète à déloger, il va occuper,
toujours au cloître Notre-Dame, dans la maison du
chanoine Lenoir, « une chambre au premier étage,
ayant vue sur la terrasse qui donne sur l'eau ». Son
mobilier était d'une simplicité très bourgeoise. Ses
habitudes étaient modestes, quoiqu'il fût assez riche
sur ses vieux jours pour se donner un carrosse.
Il était bon ménager de son argent, très exact à
tenir ses comptes, rangé et un peu serré, comme le
plus bourgeois des marchands de la rue Saint-Denis.
Mais ne nous y trompons pas : ce n'est pas l'argent
qu'il ain>e, c'est l'ordre. Il compte, parce que c'est
la raison. Au reste, il est généreux : il donne de
l'argent à Linière qui court le chansonner au cabaret
voisin ; il offre d'abandonner sa pension pour faire
rétablir celle du vieux Corneille; il achète à Patru
sa bibliothèque, à condition qu'il continue de la
garder chez lui sa vie durant. Par un scrupule de
14 nOILEAU.
conscience, il rendit un bénéfice qu'il avait obtenu
du temps où on le destinait à l'Eglise, et il restitua
même une somme égale à tous les revenus qu'il avait
touchés. Tout cela n'est pas d'un avare, ni même
d'un homme qui tient à Targent. Il administrait pru-
demment son bien, parce que l'économie le mettait
à même de faire de la littérature comme il l'enten-
dait. Et il l'entendait de haute et fière façon : il lui
répugnait de faire de la poésie un gagne-pain; on
dit qu'il ne reçut jamais rien des libraires que ses
œuvres enrichissaient. Il excusait Racine de rece-
voir des droits d'auteur, mais il n'usa pas pour lui
de la permission qu'il donnait à autrui. Il eût cru
s'amoindrir et ravaler son art, s'il en avait vécu. Il
ne voulait pas davantage se mettre à la suite des
grands, et s'en faire le « domestique » : il ne reçut
de grâces que du roi, c'est-à-dire de l'Etat. Avec
de telles maximes, on peut lui pardonner de n'avoir
pas jeté l'argent : ses bonnes rentes, c'était l'indé-
pendance. Par elles, il pouvait ne travailler que
pour lui, c'est-à-dire pour l'idéal qu'il avait conçu.
Il dédaigna même de s'assurer le patronage d'un
de ses frères, qui était déjà un personnage dans
le monde des lettres. Gilles Boileau, traducteur et
poète, tenait la philosophie, la galanterie, tous les
genres de prose et de vers à la mode. Précieux à
l'occasion, s'entendant à aiguiser la pointe précieuse
comme à enfler la fade hyperbole, il se vantait surtout
d'avoir « l'humeur critique » et d'avoir, dès ses plus
jeunes ans, a appris l'art de railler les gens ». Il s'y
L HOMME. 15
entendait en effet, et dans ce temps de polémiques
virulentes et d'aigres personnalités, parmi ces gens
de lettres hargneux et querelleurs comme des mâtins,
nul n'emportait mieux la pièce. Scarron et Ménage
en savaient quelque chose, et le prudent Chapelain
avait sacrifié de vieux amis, Ménage et Pellisson,
pour se faire bien venir d'un si terrible railleur :
il l'avait aidé à entrer à l'Académie. Bientôt il le
recommandera à Golbert, et lui fera donner 1 200 li-
vres « pour l'encourager à continuer son applica-
tion aux belles-lettres ». Avoir un frère académicien,
et ami de M. Chapelain, c'était une bonne fortune
pour un débutant. Despréaux ne semble pas s'en
être avisé. Loin de se ménager l'appui de son frère, il
se l'aliéna. Des questions d'intérêt les divisèrent.
Despréaux mit son frère dans une de ses satires en
fort mauvais lieu, et rima des épigrammes contre
lui : il eut tort sans doute; au moins ne l'accusera'-
t-on pas de souplesse intéressée.
On a dit que Gilles ne put pardonner à son cadet
de faire les vers mieux que lui. C'est méconnaître
un peu naïvement l'amour-propre des poètes : à la
façon dont Gilles parle de lui-même, nul talent ne
devait l'inquiéter. Il serait plus vrai de dire que l'au-
teur des Satires ne pouvait être l'ami de Chapelain
et de Cotin, ni de leurs amis. On conte que « Des-
préaux alla lire une de ses premières pièces à
l'hôtel de Rambouillet : il n'y eut pas de succès, et
on l'engagea à prendre une espèce de poésie moins
odieuse et plus généralement approuvée des honnêtes
16 nOILEAU.
gens que la satire. Chapelain et Cotin appuyèrent
aigrement l'avis d'Arténice et de Julie ». Gilles,
qui peut-être avait introduit son cadet dans le
fameux réduit, sentit qu'il fallait faire un choix. Il
choisit Ghaj)elain : c'était alors de bonne politique.
Plus tard il se réconcilia avec son frère, et j'imagine,
au contraire de ce qu'on dit, que le succès des Satires
ne nuisit pas au raccommodement.
A défaut de protecteurs, notre poète de vingt-trois
ans trouva vite des alliés, et à défaut de frère, des
amis : Furetière d'abord, esprit mordant et sensé,
puis Racine, attiré vers l'homme par la pénétrante
justesse de quelques observations critiques qu'on
lui rapporta; puis La Fontaine et Molière, enfin
Chapelle, un homme d'esprit à qui son extrême
paresse donnait le goût du naturel. De tempéraments
très divers, et de talents très inégaux, tous ces nou-
veaux amis du satirique sont des gens que la litté-
rature à la mode, emphatique ou précieuse, roma-
nesque ou burlesque, ne satisfait plus.
Dans une page charmante du roman de Psyché,
La Fontaine a peint cette intimité délicieuse de nos
grands écrivains. Mais le bonhomme est poète,
même quand il écrit en prose. Il faut ajouter à son
aimable tableau quelques couleurs plus crues. Car
ces écrivains, que l'admiration de trois siècles a fixés
dans une sorte de majesté hiératique, c'étaient les
« jeunes » de ce temps-là, et jeunes ils étaient vrai-
ment et d'allure et d'esprit. D'abord, ils avaient la
joiC) la joie des esprits sains et florissants : le plus
L HOMMB.
17
mélancolique était encore le comédien ^ assombi'i
par une observation trop pénétrante du monde. La
Fontaine jouissait de tout en enfant, et en poète : sa
distraction égayait les réunions quand sommeillait
sa fantaisie. Racine et Boileau étaient dans la pre-
mière jeunesse, l'un brûlant de passion, l'autre con-
tent de vivre et d'être libre, ami du rire et des malins
propos. On se réunissait cliez l'un ou chez l'autre,
chez Boileau, s'il est vrai qu'il ait demeuré rue du
Vieux-Colombier, chez Furetière. On allait parfois,
par un beau jour, à Meudon, à Versailles : et c'est
là qu'après s'être bien promenés, ils s'asseyaient
pour écouter la lecture de Psyché. Mais le plus
souvent on s'attablait dans quelque cabaret fameux,
dsxMouton blanCy ou à la Croix de Lorraine, place du
Gimetière-Saint-Jean, ou encore à la Pomme de pin^
la taverne légendaire qu'avaient hantée Villon et Ré»
gnier, et que tenait alors Crenet, immortalisé par
un vers de Boileau. Ces cabarets sont ce que furent
plus tard les cafés : les beaux esprits, amateurs et
gens de lettres, s'y réunissent. Mais il y a la diffé-
rence des siècles et des mœurs : le xvii® siècle est
encore plus robuste qu'élégant; il a plus de sève et
de fougue que de raffinement et de mièvrerie. Sa
force éclate sous la délicatesse un peu compassée
dont il essaye de la revêtir. On buvait sec dans
1. Mais est-ce bien Molière que La Fontaine nous présente
sous le nom de Gélaste ? On est plutôt porté aujourd hui à
croire qu'il s'agit de Chapelle.
LANSON. — Boileau. ^
18 BOILEAU.
les cabarets littéraires, et l'on ne s'y grisait pas
seulement de paroles. La femme de Diderot lui don-
nait six sous pour aller disputer à la Régence, Boi-
leau et ses amis, s'il faut en croire la tradition, con-
sommaient plus largement, et n'étaient pas toujours
fermes sur leurs jarrets, quand ils regagnaient leurs
logis. Cet ivrogne de Chapelle ne fût pas resté
longtemps dans une réunion de sobres causeurs. On
trouvait au fond des pots les idées hardies ou plai-
santes; d'insolentes facéties, comme le Chapelain
décoiffé^ et Xdi Métamorphose de la perruque de Chape-
lain en astre, naissaient comme d'elles-mêmes après
boire; et si l'on examinait souvent quelque point de
doctrine, la raison d'un usage ou d'une règle, si ce
fut vraisemblablement dans ces conversations autour
de la table que nos écrivains prirent conscience de
leur rôle, et que Boileau exerça sur leur génie une
sorte de direction salutaire par la droiture de son
sens critique, il ne faut pas oublier que ces bons
compagnons faisaient une besogne sérieuse très peu
sérieusement, sans morgue dogmatique, sans tapage
et sans pose, n'ayant l'air de songer et ne songeant
en effet qu'à se divertir. Boileau n'était pas le der-
nier à couper de saillies imprévues les discussions
qui tournaient au grave, et évoquait du fond de ses
souvenirs d'étranges figures de plaideurs, entrevues
jadis au Palais ou dans l'étude de son beau-frère,
pour fournir quelques plaisantes scènes aux Plai-
deurs de Racine.
Faut-il rappeler cette espièglerie de rapin, dont
L HOMME. 19
Racine et Boileau s'avisèrent un jour, quand après
les premières Satires Racine mena son ami chez
l'illustre Chapelain, à qui il le présenta sous le nom
de bailli de Chevreuse? Le bonhomme, assez mal
vêtu à son ordinaire, ayant sur la tête son immor-
telle perruque, quelques maigres tisons de l'an passé
faisant mine de se consumer dans sa cheminée, com-
bla de civilités son protégé et le provincial qu'on
lui annonçait comme un admirateur de la Puceile.
Par malheur, la conversation vint à tomber sur la
comédie, et le faux bailli s'échauffa sur l'éloge de
Molière : il allait se trahir, si Racine ne l'eût emmené,
juste à point pour n'être pas reconnu par Gotin, qu'ils
rencontrèrent sur l'escalier. On a tant défiguré le vrai
caractère de Despréaux, qu'il n'est pas inutile de le
montrer capable d'une assez mauvaise farce.
Il n'importe pas moins d'établir que ce très rai-
sonnable poète aimait la bonne chère, et savait aussi
bien ordonner un dîner qu'un poème selon les
règles. C'est l'éloge que lui donna le comte de
Broussin, un des fins gourmets de ce siècle qui fut
classique même à table, un jour que Boileau l'avait
traité avec le duc de Vitry, Gourville et Barillon.
Une autre fois, il recevait à souper le duc de
Vivonne, car il hantait maintenant les nobles com-
pagnies. J'imagine qu'il avait connu ces amis qua-
lifiés au cabaret, ou chez les comédiennes, près des-
quelles son ami Racine l'avait introduit. Et notons-le,
pour saisir la physionomie de Despréaux dans
son véritable jour, il aborde la bonne compagnie par
20 nOILEAU.
son coté \v. moins grave, celui des libertins et des
viveurs. Ces Vitry, ces Vivonne, ces Gourville n'ont
pas resj)rit plus réglé que les mœurs; Baiillon,
l'ami de La Fontaine, appartient à ce groupe scej)-
tique que Saint-Evremond représente devant la pos-
térité; et c'est chez Broussin, devant Boileau, que
l'épicurien Molière, s'il faut en croire la légende,
lisait sa traduction ])erdue de Lucrèce. Au temps
même de VArt poétique, en 1671, dans la pleine
maturité de son admirable raison, Boileau, qui
approche de ses trente-cinq ans, fréquente chez la
Ghampmeslé et chez Ninon de Lenclos. Il n'y va
pas pour le môme intérêt que Racine : nulle fou-
gue des sens, nulle ivresse du cœur ne l'entraîne,
et l'on ne saisit même pas dans son œuvre, comme
dans un coin du livre de La Bruyère, la trace d'une
joie ou d'une souffrance qui lui soit venue par la
femme. Tout se termine pour lui à la table, aux fins
soupers, et aux débauches d'esprit. Un jour, avec
Molière, entre Ninon et Mme de la Sablière, il fa-
brique le latin macaronique du Malade imaginaire.
D'autres fois il venait boire le Champagne chez la
Ghampmeslé, entre le mari et Racine, qui faisait les
frais de la fête : ou bien il présidait une partie
carrée, Racine avec la Ghampmeslé, le jeune Sévigné
avec Ninon : et c'étaient « des soupers délicieux,
c'est-à-dire des diableries ». Nous pouvons croire
Mme de Sévigné; on sait ce qu'est Ninon, et pour
s'asseoir entre la j)hilosophe et la comédienne, il fal-
lait n'être assurément ni prude ni dévot.
L HOMME. 21
Cependant les Satires circulaient; on les récitait,
on en donnait des copies, enfin on les imprimait
(1666) ; un plaisant dialogue sur les romans, que
Sévigné récitait à merveille, courait aussi le monde.
Despréaux était célèbre, et ne voyait plus seulement
les grands seigneurs en terrain neutre, au cabaret
ou chez des filles. Le monde, le vrai monde le
recherchait; on était curieux de le voir, de l'entendre
lire ses œuvres : d'autant qu'il avait un vrai talent
de lecteur, et doublait la beauté de ses vers par la
justesse de la diction. Plusieurs satires sont pro-
duites d'abord chez Mme de Guénegaud et chez le
duc de Brancas. h' Art poétique et le Lutrin excitent
une vive curiosité; et les lectures se multiplient :
lecture du Lutrin au Luxembourg, chez Segrais;
lectures de V Art poétique chez Gourville, chez Pom-
ponne, chez le cardinal de Retz, chez Mme de
Montespan. Et quel auditoire dans toutes ces mai-
sons : La Rochefoucauld, Gaumartin, Mmes de
Sévigné, de la Fayette, de Coulanges, de la Sablière,
Mme Scarron, Mme deThianges, tout ce que la pos-
térité connaît comme la plus exquise élite des hon-
nêtes gens d'alors !
Seulement Despréaux n'avait pas toujours été du
dîner ou du souper après lequel il était convié à
charmer de ses vers la noble compagnie. En somme,
il ne fut jamais qu'un étranger de passage dans les
salons : il y était infiniment moins chez lui que les
Voiture et les Chapelain dans les réduits des Pré-
cieuses. Il vécut pour ainsi dire sur la frontière de
22 nOILEAU.
la société noble, sans bouder, mais sans s'insinuer,
se tenant à sa place, dans son monde, par indépen-
dance tout à la fois et par respectueuse modestie. Il
ne voulait pas s'aliéner, et il n'aimait pas à se con-
traindre. Et puis il ne se sentait pas maître du ter-
rain. Ses ennemis, tout couverts de ridicule, ne lui
cédaient pas la j)lace. Cotin ne disparut qu'après les
Femmes savantes. Chapelain garda toute sa vie la
confiance de Colbert; Mme de Sévigné le visita
jusqu'au dernier jour, et quand il fut mort, en plein
triomphe apparent de Despréaux, Retz maintenait,
non sans impatience, que Chapelain « enfin avait de
l'esprit ». On sait le traitement dont le duc de INIon-
tausier estimait que l'auteur des Satires était digne
pour avoir médit de Chapelain. Ni le Discours sur la
satire (1668), ni les flatteuses avances de l'Épître VII
(1675) ne le désarmèrent : encore en 1683, il intri-
guait pour fermer l'Académie à Despréaux, et ce fut
seulement à la fin de cette année, que ce brutal sei-
gneur déposa sa rancune, en souple courtisan qu'il
était au fond, devant la protection hautement déclarée
du roi.
Cependant si les survivants de la préciosité et de
la Fronde ne s'abandonnaient pas tout à fait, il ne
manquait pas de gens dans la jeune génération pour
soutenir le poète de la raison. S'il avait eu un peu
de manège, il n'eût tenu qu'à lui de s'implanter dans
le grand monde. A la cour même, il avait eu de
bonne heure des défenseurs : le chirurgien Félix;
La Rochefoucauld et son fils; Dangeau; et puis,
l'homme. 23
conquête plus précieuse, tous les Mortemart, chez
qui il semblait que l'esprit fût un héritage de
famille. Le duc de Vivonne eut avec Despréaux des
relations presque familières, vu la différence des
rangs. Mme de Thianges et Mme de Montespan par-
tageaient le goût de leur frère pour ce solide esprit.
Mme de Thianges applaudissait à la mission qu'il
s'était donnée de régler la poésie; une anecdote
curieuse du Menagiana en fait foi.
En 1G75, Mme de Thianges donna en étrennes une
chambre toute dorée grande comme une table ù M. le duc du
Maine. Au-dessus de la porte, il y avoit en grosses lettres*
Chambre du Sublime. Au dedans un lit et un balustre avec
un grand fauteuil dans lequel étoit assis M. le duc du Maine
fait en cire fort ressemblant. Auprès de lui, M. le duc de la
Rochefoucauld, auquel il donnoit des vers pour les examiner.
Autour du fauteuil, M. de Marsillac, et M. Bqssuet, alors
évèque de Gondom. A l'autre boutde l'alcôve, Mmede Thianges
et Mme de la Fayette lisoient des vers ensemble. Au dehors
du balustre, Despréaux, avec une fourche, empèchoit sept ou
huit méchans poètes d'approcher. Racine était auprès de
Despréaux, et un peu plus loin La Fontaine, auquel il faisoit
signe d'approcher. Toutes ces figures étoient de cire en petit,
et chacun de ceux qu'elles représentoient avoit donné la sienne.
Ce jouet ingénieux était l'expression du goût fin
de la jeune cour. La Fontaine, à qui VArt poétique
ne s'était pas ouvert, trouve place dans la Chambre
du Sublime. Molière n'y figure pas : est-ce parce
qu'il était mort Pou pour sa profession de comédien?
ou parce que ses comédies étaient trop bourgeoises
pour le goût des courtisans ?
Pour Mme de Montespan, son estime pour l'auteur
des Satires ei de V Art poétique nous mène à faire une
24 BOILEAD.
observation intéressante. Il est singulier que, de
Racine et de Boiieau, Mme de Montespan, la maî-
tresse sensuelle et passionnée, préfère le raison-
nable et froid Boiieau : tandis que c'est Mme de
Maintenon, la sage et discrète j)ersonne, qui préfère
la poésie tondre et troublante de Racine. On s'atten-
drait au contraire : mais ces préférences littéraires
jettent une vive lueur sur les dessous des caractères.
Mme de Montes[)an, avec sa vie scandaleuse, est
une « intellectuelle », et c'est chez la prude que
couvent tous les feux de l'imagination et de la sensi-
bilité.
Despréaux ne semble pas avoir mis d'empresse-
ment à profiter des ouvertures qu'il avait à la cour.
Le roi depuis longtemps avait marqué du goût pour
ses vers, jusqu'à quitter le billard une fois pour
les entendre, quand Vivonne lui amena le poète, qui
récita des morceaux du Lutrin et la fin de la Pre-
mière Épitre, retouchée selon les avis de Condé et
débarrassée de la fable insipide de V Huître et les
Plaideurs. Le roi fut charmé des quarante derniers
vers, qu'il ne connaissait pas. W loua le poète, lui
donna deux mille livres de pension, avec un privi-
lège pour l'impression de ses ouvrages. Cette scène
n'a pu se passer avant 1G72. Car le Lutrin ne fut
commencé et la Première Épitre corrigée que cette
année-là. De plus, quel que fût le crédit de Chape-
lain, et sa rage contre ce « satirique effréné », cette
« basse canaille » de Despréaux, aurait-il osé ou
])u faire retirer un privilège accordé de la propre
L HOMME. 25
bouche du roi? Or ce fut le 4 avril 1672 que Cha-
pelain obtint de Colbert le retrait du privilège,
extorqué, disait-il, par surprise. Il faut placer après
cette date la présentation de Despréaux au roi, et
les marques de bienveillance qu'il en reçut : c'est
sans doute ce privilège si glorieusement recouvré qu'il
céda au libraire Thierry, pour imprimer l'édition qui
parut en 1674. Quant à la pension, Boileau n'en
remercia le roi qu'en 1675 par l'Epître VIII, et les
registres des Comptes des bdtimens du roi nous
apprennent qu'il ne commença à la toucher qu'en
1677.
Voilà donc Boileau courtisan, et courtisan agréable
au roi. Ce serait ici le lieu d'examiner l'accusation
tant de fois répétée et si ridiculement grossie qui
fait du poète le plat flatteur de Louis XIV. Évidem-
ment les louanges du roi abondent dans les vers de
Despréaux : si elles sont méritées, et si elles sont
sincères, il est superflu de le rechercher; ni s'il n'y
a pas là une forme de sentiment trop effacée de nos
âmes depuis un siècle pour que nous la puissions
comprendre. J'admettrai que Boileau a forcé la
note, et que nous avons aujourd'hui un plus juste
sentiment de la dignité personnelle. Mais s'il y a
excès ou mensonge dans l'éloge qu'il fait du roi,
c'est à son siècle, et non à lui, qu'il faut faire le
procès. Il a pensé, il a parlé comme tout le monde
de son temj)S pensait et parlait. Loin d'avoir dépassé
la mesure de langage usité en ce temps-là quand il
s'agissait de Louis XIV, il se fit accuser par ses
26 nOILEAU.
ennemis de froideur et de mauvaise volonté, et l'on
trouvait trop de réserve, et plus de leçons que do
compliments, dans les morceaux qui nous parais-
sent, à nous, de ])ures flatteries.
Au reste, autant que la chose était possible alors,
même à la cour, et même devant le roi, Boileau gar-
dait son indépendance et la franchise de son juge-
ment. Dans cette province de la poésie et du goût,
où il se retranchait, il ne reconnaissait de souverai-
neté que celle de la raison universelle, qu'il écoutait
parler en lui-même. Il y a vingt anecdotes qui le
prouvent, et que tout le monde a lues : Boileau trou-
vant des vers du roi mauvais, ou trouvant mauvais
des vers que le roi avait trouvés bons ; Boileau main-
tenant contre le roi la bonté d'une locution dont la
familiarité choquait la délicatesse du roi; Boileau
lâchant de vives saillies contre « ce misérable cul-de-
jatte de Scarron », devant le roi et Mme de Mainte-
non, au grand désespoir de Racine, qui était infini-
ment plus courtisan, et menaçait son ami de ne plus
se montrer avec lui à la cour.
Sa franchise, au reste, et ses étourderies ne lui
aliénaient pas le roi, dont l'esprit droit et le ferme
sens étaient merveilleusement propres à goûter les
qualités essentielles de Despréaux. En 1677,
Louis XIV lui commanda, ainsi qu'à Racine, de
« tout quitter » pour se consacrer à écrire son his-
toire, et Boileau, selon ses propres expressions,
« renonça » dès lors à la poésie : non pas aussi
complètement que son ami, il n'en avait pas les
L HOMME. 27
mêmes raisons intimes; mais deux chants du Lutrin^
trois satires et trois épîtres, une ode et quelques
épigrammes, voilà tout le bilan de son activité poé-
tique pendant plus de trente années qu'il lui restait
à vivre.
Nous ne savons ce qu'aurait été le règne de Louis
le Grand raconté par Racine et Boileau : leur manu-
scrit, inachevé, périt en 1726 dans un incendie.
Sans doute, c'eût été une pièce d'éloquence remar-
quable, et une médiocre histoire. Outre qu'il était
difficile de voir et d'écrire la vérité sur Louis XIV
de son vivant, on n'avait pas en France au xvii^ siècle
une idée fort juste des qualités et des devoirs de
l'historien : quelques bénédictins savaient seuls
alors ce qu'il faut de science, de critique et de déta-
chement pour en bien faire le métier.
Racine et Boileau firent de leur mieux. Ils se fai-
saient expliquer les traités et lés campagnes, inter-
rogeaient Vauban, Luxembourg, Chamlay, Louvois,
ramassaient de tous côtés des mémoires, et sans
s'embarrasser d'une haute philosophie, tâchaient de
mettre les faits dans un bon jour et en bel ordre.
Gela n'allait pas sans peine parfois : Despréaux
n'arriva jamais à comprendre les causes de l'inva-
sion de la Hollande. Ce qui leur coûta le plus, c'est
que pour conter les actions du roi, il fallait accom-
pagner le roi. La première année, tandis que le roi
allait en Flandre, ils restèrent à Paris, et s'en tirè-
rent par un mot d'esprit : « Leurs tailleurs avaient
été plus longs à leur faire des habits de campagne
28 BOILEAU.
que Sa Majesté à prendre les villes qu'elle assié-
geait ». Mais l'année suivante, il fallut partir; et leur
ignorance des choses militaires, leur gaucherie à
cheval, leur peu d'inclination à se faire tuer, donnè-
rent lieu à toute sorte d'épigrammes et d'anecdotes,
dont s'amusèrent leurs ennemis, leurs envieux et la
malignité secrète des indifférents. Nous connaissons
tous ces méchants propos par Mme de Sévigné, qui
dépeint à son cousin Bussy « ces deux poètes his-
toriens, suivant la cour, plus ébaubis que vous ne le
sauriez penser, à pied, à cheval, dans la boue jus-
qu'aux oreilles ». Pradon ne nous en dit pas plus, avec
plus d'aigreur, quand dans de mauvais vers oubliés, il
représente «les Messieurs du Sublime », \ine longue
rapière au côté, importunant les généraux, moqués
des soldats, notant sur leur carnet des termes de
la langue militaire, ici jetés par leur cheval dans un
noir bourbier, là tirant de longues lunettes pour
regarder l'ennemi de très loin. Pradon n'est qu'un
écho, évidemment : ce qui ne veut pas dire qu'il y ait
grand chose de vrai dans tout cela. Mais ses médi-
sances et celles de Mme de Sévigné prouvent une
chose : nos deux poètes ne sont pas à leur place dans
un camp. Ils n'ont pas la désinvolture du courtisan,
homme de cheval et homme d'épée, même quand il
n'a pas le cœur d'un soldat. Aux yeux de tous, et par
leurs allures, leurs habitudes, leurs propos, ce sont
deux bourgeois qui devraient être ailleurs : ni Voiture,
ni Sarrazin, ni Saint-Amant, aucun des poètes de
l'âge précèdent, n'eût paru aussi dépaysé, et leur pré-
L HOMME. 29
sence eût semblé naturelle dans la foule des gentils-
hommes qui suivaient le roi.
Boileau fit encore deux voyages, en Alsace et
en Flandre; puis il se tint en repos, laissant à
Racine la principale part de travail, comme aussi
des libéralités royales, qui semblent s'être propor-
tionnées à l'activité déployée par chacun des deux
collaborateurs. Au reste, le roi ne cessa d'être satis-
fait de son application, et il le lui témoigna en le
faisant entrer à l'Académie, presque malgré la com-
pagnie.
En dépit de cette faveur déclarée du roi, notre
poète ne fut jamais autant de la cour que Racine.
Plus froid et moins souple, de jour en jour aussi
moins valide, il s'en retira peu à peu : après la mort
de Racine, il n'y vint plus qu'une seule fois. Il y
avait longtemps qu'il avait renoncé aux cabarets et
à la société des comédiens. Et le monde même,
maintenant qu'il ne produisait presque plus rien, ne
le recherchait plus, et ne le voyait guère. En dehors
de quelques amis très intimes et de son rang, il
n'avait guère habitude que chez le Premier Président,
M. de Lamoignon. Tandis que, sous l'apparence de
la dévotion, la cour inclinait au cynisme débraillé,
et que dans les salons commençait à éclore une nou-
velle sorte de préciosité, philosophique et scienti-
fique, l'hôtel de Lamoignon continuait la tradition
des anciennes maisons de magistrats, graves et
décentes, où toutes les belles éruditions étaient en
honneur, où le bel esprit même et la plaisanterie
30 BOILEAU.
s'enveloppaient de doctrine. Tous les lundis, le
Premier Président réunissait à sa table vingi-six
personnes, magistrats, érudits^ ])oètes, gens d'Eglise.
C'étaient Guy Patin et son cher Garolus, Huet,
Ménage, Pellisson, Bossuet, Fleury; les plus fins
jésuites, Rapin, Bouhours, Ménétrier; l'abbé Jac-
ques Boileau, frère de notre poète, le savant et
bizarre auteur de V Histoire des flagellants^ dont on
disait qu'il avait plus l'air d'un docteur de la comé-
die italienne que d'un docteur de Sorbonne. La
conversation allait son train dans ces assemblées,
non pas mondaine, légère et vagabonde, mais s'arrê-
tant, s'étalant sur les sujets de littérature, de phi-
losophie, de religion, d'érudition, tantôt inclinant
à la conférence académique, tantôt s'échauffant et
tournant à la controverse oratoire. C'était après
une vive discussion sur le poème épique, et pour
montrer que ce genre ne doit pas être chargé de
matière, que Despréaux, mis au défi, entreprenait de
chanter la querelle des chantres et des chanoines
de la Sainte-Chapelle.
A la fin de l'été, pendant les vacances du Palais,
M. deLamoignon s'en allait à Bâville, entre Chartres
et Rambouillet. Une partie de sa société l'y suivait
ou l'y visitait. Là, on s'émancipait à de plus vives
' gaietés, encore bien inofPensives : comme il arrive
souvent aux gens voués par profession aux graves
pensées et aux travaux sérieux, ces magistrats, ces
savants et ces prêtres ont le rire serein et facile de
l'enfance. Il faut peu de chose, et rien de complexe
L HOMME. 31
OU de raffiné, pour les mettre en belle humeur.
La Rochefoucauld et Despréaux unissent leur génie
pour deviner des rébus que le Grand Condé envoie
de Chantilly, et pour en combiner d'autres, qu'ils lui
proposent. Une autre fois (c'était à la noce de M. de
Bâville) on s'amuse de la colère du P. Bourdaloue,
dont Boileau toujours satirique a logé malignement
le nom à la fin d'une chanson à boire.
A Bâville ou à Paris, depuis le temps même des
Satires, notre poète tenait une grande place dans le
cercle des Lamoignon. Ce n'est pas qu'il ait jamais
été un brillant causeur; il manquait de verve, et sa
conversation était aimable, mais un peu traînante. Il
n'avait pas l'esprit du monde, l'art de faire de rien
une chose exquise, l'agilité de la fantaisie légère qui
effleure tout. Il lui fallait les sujets qui ont du corps
et les entretiens prolongés, o\x l'on peut s'appesantir
sans faire l'efTet d'un lourdaud, et s'échauffer sans
devenir ridicule. Il se trouvait à l'aise à l'hôtel Lamoi-
gnon, parmi tous ces hommes dont les uns appar-
tenaient à la littérature et les autres n'étaient jamais
las d'en entendre parler. Il aimait à disputer; il
était têtu, et ne lâchait jamais pied. La contradic-
tion l'excitait peu à peu; il avait alors des traits
imprévus dont la précision assommante mettait les
rieurs de son côté. Ce n'était pas ce que nous appe-
lons l'esprit : cette plaisanterie qui se prépare et
s'amène de loin, qui a toute une mise en scène, qui
se distribue et s'étale dans une série de répliques,
nous paraît un peu apprêtée et pesante. Gela ne res-
32 nOILEAU.
semble pas aux fusées d'imagination qui partent au
hasard dans nos conversations. L'esprit d'autrefois
était un jeu savant, une escrime réglée : il y fallait
de l'invention, mais aussi du jugement, de la raison
et de la science. A ce vieux jeu, Boileau était passé
maître. Il excellait à engager l'adversaire, à en tirer
les ri))ostes qui insensiblement le découvraient.
Il savait mettre en valeur un argument foudroyant
par d'astucieux silences qui le faisaient croire lassé
ou vaincu. C'était un mélange original de malice
bourgeoise, et de mouvements littéraires, employés
avec une aisance, un à-propos saisissants, et sou-
tenus d'une mimique expressive : car Boileau yo««f>
en perfection ses plaisanteries.
Un jour , à Bâville, on disputait sur l'amour de
Dieu , et un père jésuite soutenait que dans la
Pénitence la contrition n'est pas nécessaire, et que
l'attrition, causée par la crainte de l'enfer sans amour
de Dieu, suffit à la justification du pécheur. Depuis
longtemps on bataillait, et Despréaux n'avait rien
dit encore : soudain il se lève, marche au père
Cheminais, et lui lance avec son impeccable diction
cette éclatante tirade : « Ah ! la belle chose que ce
sera, au jour du dernier jugement, lorsque Notre-
Seigneur dira à ses élus : « Venez, les bien-aimés de
« mon Père, parce que vous ne m'avez jamais aimé
« de votre vie; que vous avez toujours défendu de
« m'aimer, et que vous vous êtes toujours fortement
c( opposés à ces hérétiques, qui voulaient obliger les
« chrétiens de m'aimer! Et vous, au contraire, allez
L HOMME. 33
« au diable, et en enfer, vous les maudits de mon
« Père, parce que vous m'avez aimé de tout votre
« cœur, et que vous avez sollicité et pressé tout le
« monde de m'aimer. » Cette prosopopée, sous la-
quelle le Père demeura comme étourdi, devint un
des beaux morceaux de l'Epître sur l'amour de Dieu.
Qui ne se rappelle une autre exquise scène de
comédie, à laquelle Mme de Sévigné nous fait
assister? Despréaux, avec une adresse perfide, se
fait prier et supplier par un Père Jésuite de lui
nommer l'unique moderne qui surpasse à son gré les
anciens; à ce nom de Pascal, si malignement retenu
et brusquement lâché, stupeur du bon Père, qui
gratifie d'une épithète injurieuse l'auteur des Provin-
ciales-, là-dessus, voilà notre poète hors de lui, qui
oublie son artificieuse ironie, et s'emballe à fond,
criant, trépignant, et courant d'un bout de la chambre
à l'autre, sans plus vouloir approcher d'un homme
capable de trouver Pascal faux : cette merveilleuse
page, dont je ne puis reproduire la couleur et la vie,
donne la sensation de l'homme même : c'est bien lui^
avec sa malice railleuse et sa sincérité passionnée,
et toujours prenant trop au sérieux les idées pour
s'en jouer avec la grâce indifférente de l'homme du
monde, qui sacrifie sans hésiter n'importe quelle
opinion à la moindre des bienséances.
On voit en même temps par ces anecdotes que
Despréaux avait souvent maille à partir avec les
jésuites, et j'imagine qu'à les rencontrer souvent
chez Lamoignon, il devint janséniste par contradic-
LANSON. — Boileau. 3
34 nOILEAU.
lion. Il n'était giièro dévot en sa jeunesse, lorsqu'il
buvait avec Vivonnc et soupait chez Ninon. Et cela
paraissait dans ses œuvres. Quand il se représentait,
naif croyant j)our qui « c'est Dieu qui tonne », en
face de res))ril fort qui
Prêche que trois font trois et ne font jamais un ;
quand il défendait Tartufe contre les « bigots » sou-
levés, et que dans ce Lutrin d'une ironie vraiment
si laïque, il tirait ses effets comiques d'une bénédic-
tion sacerdotale, ou lâchait des traits comme celui-ci :
Abîme tout plutôt, c'est l'esprit de l'Eglise,
assurémentPradon avait tort de l'accuser d'athéisme,
mais assurément aussi il ne pouvait passer pour un
chrétien bien fervent, ni surtout pour un janséniste.
En vieillissant, il ne change pas au fond de sen-
timent. Il a toujours des libertés de pensée et de
langage, un penchant à soupçonner le zèle d'hypo-
crisie, une révolte de la raison contre les sanglants
effets des querelles théologiques et de la ferveur
religieuse, qui ne sont certes pas d'un dévot. Tels
vers de ses derniers temps ont l'accent de Vol-
taire *.
Son jansénisme était fait de taquinerie contre les
jésuites et d'amitié pour Arnauld et Nicole : il y entrait
surtout de purs sentiments d'honnête homme, un
1. ...Périr tant de chrétiens, martyrs d'une diphtongue,. .t
...Et, sans distinction, dans tout sein hérétique,
Pleins de joie, enfoncer un poignard catholiqueé
L HOMME. 35
large esprit de tolérance, la haine des faux-fuyants
et des équivoques, une sympathique admiration pour
la hauteur morale de la doctrine janséniste et pour
l'austère vertu de ses défenseurs. Louis XIV, si
déclaré contre Port-Royal, ne s'y trompa point, et
laissa Boileau manifester ouvertement son attache-
ment au grand Arnauld ; Racine se demandait com-
ment son ami prenait impunément des libertés que
lui-même n'eût pu hasarder sans se perdre : c'est que
le roi savait bien que Despréaux, quoi qu'il pût dire
ou faire, n'était pas de la secte. Et nous le voyons en
effet cultiver l'amitié des pères Rapin, Bouhours,
Bourdaloue, Thoulier, aussi soigneusement que celle
d'Arnauld et de Nicole. 11 écrit à Arnauld lui-même
qu'il n'a pas pris parti sur le fond de la dispute des
Provinciales^ et dans une lettre à Racine il se moque
également de la grâce augustinienne efficace et de la
molinienne suffisante. Il se dit molino-janséniste :
c'est-à-dire qu'il n'est ni moliniste ni janséniste, ne
voyant dans la querelle qu' « une dispute de mots »,
où l'on ne s'entend de part ni d'autre. Au fond, il ne
comprend rien à la fureur des disputes théologiques :
son parti à lui, c'est le sens commun, et il n'entre
dans le jansénisme que jusqu'où le sens commun le
mène.
Et même sa raison, c'est déjà celle qui ébranlera
le dogme : s'étonner de l'intolérance, c'est nier au
fond l'autorité et l'infaillibilité de l'Eglise. Boileau
avait trop de gravité, trop de respect des traditions
et de l'ordre établi, pour embrasser une philosophie
36 BOILEAU.
téméraire et frondeuse. Il se croyait chrétien parce
qu'il allait à la messe, et orthodoxe parce qu'il profes-
sait de croire en gros ce que croit l'Eglise, en mépri-
sant comme chicanes toute cette théologie qui limite
le dogme et détermine l'hérésie. Au fond, sous le
chrétien sommeillait le déiste. Dieu était nécessaire
à sa raison; et c'était le Dieu de sa raison qu'il
adorait dans les Trois personnes du Dieu catholique.
Moins détaché que Molière, moins hostile que Vol-
taire, son acte de foi est un acte de sens propre,
indépendant et réfléchi. Boileau est tout simplement
un cartésien, de ce premier cartésianisme, encore
inconscient de sa nature intime et qui se flattait de
donner un appui à la foi qu'il était fait pour ruiner.
Bossuet, avec cet infaillible coup d'oeil qui saisissait
les conséquences lointaines dans les principes cachés
de toutes les doctrines, ne prenait point le change.
S'il louait r « hymne inspiré » de l'amour de Dieu,
le tour de raillerie du satirique l'inquiétait, et les
condamnations sévères qu'il portait sur certaines
satires nous montrent qu'il avait pressenti chez
Despréaux une raison déjà émancipée : comme
Descartes, ce n'était là pour lui qu'un allié d'occa-
sion, capable d'être l'ennemi du lendemain.
Nous connaissons mieux les dernières années de
Boileau que sa jeunesse et sa maturité, grâce à sa
correspondance : de 1687 à 1699 s'étend la corres-
pondance avec Racine, et précisément en 1699,
quand celle-ci cesse, nous voyons s'en établir une
autre avec Brossette, qui nous conduit jusqu'à la
L HOMME. 37
mort du poète. Les lettres de Boileau n'ont pas le
charme ni l'esprit qu'on 'trouve dans celles de Racine
et de Fénelon. Une chose lui manque, et lui a tou-
jours manqué, c'est l'abandon, la richesse des émo-
tions intimes et le besoin de s'épancher. Il ira à
Bourbon-l'Archambault, et il en reviendra, sans rap-
porter de son voyage une seule impression. « Mou-
lins est une ville très marchande et très peuplée. »
Voilà tout ce qu'il a ressenti. Comparez à cette
sécheresse La Fontaine s'en allant à Limoges : il
n'est pas encore à Etampes, qu'il a vu cent choses,
et noté cent impressions, qui se traduiront plus tard
par tels vers exquis des Fables. Même avec Racine,
qu'il aime tendrement, Boileau ne se livre pas : du
moins, il livre ce qu'il a, et c'est peu. Il écrit comme
il cause, ou plutôt moins bien qu'il ne cause : car
sa verve courte et sèche n'est pas faite pour le mono-
logue; il lui faut des répliques pour la reposer et de
la contradiction pour l'animer. Nous avons peine à
nous figurer entre deux amis intimes, deux poètes
surtout, ce ton de politesse cérémonieuse et froide.
Jamais ils ne manquent de s'appeler « monsieur » ;
et « mon cher monsieur » dénoie les moments de
plus grand abandon et de moindre tenue. La ten-
dresse est en-dessous, dans la pensée et non dans les
mots. Racine, ici, n'est pas plus vif que Boileau,
c'est un trait des mœurs du siècle.
Gomme ils n'écrivent point pour s'épancher ni
pour s'amuser, et qu'ils parlent de leurs affaires,
leurs lettres en perdent un peu d'éclat et d'intérêt
38 BOILEAU.
littéraire. Ils se consultent souvent sur leurs produc-
tions, défiants d'eux-mêmes, et difficiles à contenter;
car ils ont une idée très haute de la perfection, et ne
se lassent point qu'ils ne sentent impossible de s'en
approcher davantage : ils donnent et reçoivent des
avis et des critiques avec une absolue candeur, et
jamais l'amour-propre n'a été plus absent du com-
merce de deux poètes.
La santé de Boileau est un thème aussi qui n'est
jamais épuisé. Il avait senti dès 1662 une difficulté
de respirer, puis il était devenu asthmatique, et
enfin en 1687 il perdait la voix, cette précieuse voix
qui lui était si nécessaire pour disputer à l'Académie
des Inscriptions contre le suffisant Charpentier
à la voix de tonnerre. Sirop d'abricot, lait d'ânesse,
tous les remèdes avaient été inutiles : on envoya
Despréaux })rendre les eaux de Bourbon, de juillet à
septembre 1687. Il nous dépeint dans ses lettres les
formalités et cérémonies préparatoires à la prise des
eaux, saignées, purgations, etc. ; le médecin Tant-
Mieux attestant une amélioration que le malade ne
sent pas, et l'apothicaire sourd qui lui affirme que la
voix lui revient; la tragique affaire du demi-bain, et
les disputes des médecins dont les uns lui ordonnent
de se baigner s'il veut guérir, elles autres le lui défen-
dent s'il tient à la vie; l'épreuve angoisseuse de ce
bain, « ses valets faisant lire leur frayeur sur leurs
visages, et M. Bourdier s'étant retiré pour n'être pas
témoin d'une entreprise aussi téméraire » ; l'éclatant
monosyllabe qu'il articula en sortant de l'eau, et que
l'homme. 39
jamais il ne put arriver depuis à faire sortir une
seconde fois de son gosier; enfin son retour à Paris,
et toutes les recettes dont il essaye, sans confiance et
jamais tout à fait sans espoir, tisane à'éryslmumy
grains de myrrhe transparente, et même simple eau
de poulet, qui avait rendu la voix à un chantre de
Notre-Dame : tout cela fait une comédie digne de
Molière.
Il ne faut pas croire que la maladie rendît Des-
préaux fort morose. S'il s'était à peu près retiré du
monde, il ne menait pas triste vie dans sa maison
d'Auteuil, qu'il avait achetée en 1685 et qu'il posséda
vingt ans. Il n'y passa plus l'hiver après 1687, mais
chaque année, aux beaux jours, il s'y installait avec
joie. Il aimait la société et recevait de nombreuses
visites. Racine appelait la maison d'Auteuil une
« hôtellerie », tant il y passait de gens. Un jour,
Bossuet y venait entendre l'épître sur V Amour de
Dieu; un autre jour, La Bruyère y lisait ses Carac^
tares ^ ou d'Aguesseau s'y arrêtait en revenant de Ver-
sailles. Ou bien c'était un jésuite, Bouhours ou Thou-
lier, à qui le poète envoyait son carrosse pour
l'amener dîner. Le maître du logis aimait toujours
la bonne chère et les propos autour de la table : ses
convives étaient parfois des courtisans, Pontchar-
train le fils ou le marquis de Termes, plus souvent
quelques voisins, et de bons amis, le chirurgien
Félix, le musicien Destouches, l'abbé de Château-
neuf, ancien ami de Ninon, qui vers ce temi)s-là fut
parrain du fils du notaire Arouet. Il accueillait tous
40 BOILEAU.
les Lyonnais de distinction qui venaient à Paris,
reconnaissant envers leur ville des bons intérêts
qu'elle lui servait depuis tant d'années qu'il y avait
placé ses fonds. En 1698, il reçut un jeune avocat de
vingt-sept ans, Brossette, son admirateur passionné,
qui lui demanda son amitié, et lui soumit le projet
qu'il avait fait de commenter toute son œuvre pour
l'utilité de la postérité : ce fut le commencement de
leurs relations et de leur correspondance. En 1702,
Brossette revient à Paris : il court à Auteuil, un
dimanche, vers dix heures du matin. Le poète est à
la messe; il l'attend en faisant causer Antoine, le
jardinier qu'une Épître avait illustré. Despréaux
arrive, récite de ses vers; on dîne, on médit d'une
tragédie de La Serre; et en prenant le café sous un
berceau, dans le jardin, la conversation tombe sur
la déclamation dramatique : Boileau, évoquant les
souvenirs d'un temps qui lui est cher, montre com-
ment la Ghampmeslé disait un vers du rôle de
Monime, ou Molière une tirade du Misanthrope.
Mais celui qu'on vit le plus souvent à Auteuil jus-
qu'en 1699, ce fut Racine. Il y venait dîner avec des
amis communs et causer belles-lettres; ou bien il
amenait sa petite famille, et Boileau, dépouillant sa
gravité, jouait avec les enfants aux quilles, où il se
piquait d'être de première force, ou les menait pro-
mener dans le bois de Boulogne. Il remplaçait à
l'occasion le père absent, corrigeait les versions de
Jean-BajUiste, et lui formait le jugement en le faisant
causer. Il remplaça même le père mort, comme ce
l'homme. 41
jour où la pieuse Mme Racine le chargea de ser-
monner le petit Lionval , coupable de douze vers
français sur la mort d'un chien. Cette fois-là, il prêcha
dans le désert : Louis Racine voulut être poète, tout
averti qu'il était par Despréaux, qu' « on n'avait
jamais vu de grand poète, fils d'un grand poète ».
Cependant les infirmités de Boileau s'aggravaient.
La surdité, l'hydropisie, un affaiblissement général
l'affligèrent. En 1709, il ne pouvait plus marcher.
La littérature prenait un train qui n'était pas pour
le réjouir : on arrivait à l'Académie par les femmes,
sans avoir écrit une ligne. Les querelles littéraires
n'avaient jamais eu d'influence sur son humeur, ni
de contre-coup sur sa vie ; l'affaire de Phèdre et les
menaces du duc de Nevers n'avaient été qu'un inci-
dent vite oublié; il s'était réconcilié avec Quinault,
avec Boursault, avec Perrault, sans effort, et de bon
cœur, n'ayant jamais été l'ennemi que des idées, et
non des personnes. Mais il eut une affaire qui assom-
brit et inquiéta ses dernières années. Ce fut avec
les jésuites, qui, janséniste ou non, ne lui pardon-
naient pas de louer le grand Arnauld et de railler
les doctrines chères à la Compagnie. Malgré les
précautions qu'il avait prises, le mélange habile des
opinions, et l'approbation du père La Chaise, les
jésuites prirent l'épître sur V Amour de Dieu pour
un acte d'hostilité. De là, en 1703, un article mal-
veillant du ])ère Buffier dans le Journal de Trévoux^
auquel Boileau riposta par des épigranunes ))lus fortes
que spirituelles. Quelques jésuites voués aux belles-
42 BOILEAU.
lettres, et qui personnellement étaient liés avec le
poète, s'entremirent, et la ])aix fut faite. Vint la mal-
heureuse satire sur V Equivoque : les ennemis de la
Compagnie firent à cette pièce un tel succès, que l'au-
teur n'osa l'imprimer. Pour comble, on lui attribua
un méchant libelle, Boileau aux prises avec les
jésuites^ et le père Tellier, qui avait succédé au doux
père La Chaise, fit demander au poète un désaveu
public des attaques qu'on lui attribuait contre la
Société. Boileau, retrouvant sa malice des bonsjours,
écrivit au père Thoulier un billet de désaveu si
méprisant et si lîn, que le père Tellier ne dut pas
avoir envie de s'en faire honneur. Mais aussi ne dé-
sarma-t-il pas, et il fit défendre à Boileau par le roi
d'imprimer la satire sur Y Equivoque : il fit en sorte
que Louis XIV exigea qu'on lui remît l'original de la
pièce entre les mains.
Malgré toutes ces souffrances et ces tracas, les
dernières années de Boileau furent moins moroses
qu'on ne le dit communément. Ses lettres à Bros-
sette nous le montrent gardant jusqu'au bout une
assez grande égalité d'âme. Il n'est ni quinteux ni
pleureur. Il est même un peu trop philosophe sur
les malheurs publics, dans la triste année 1709 : il
laisse là bien vite « la joie et la misère publiques »
qui sont l'affaire du roi, pour venir à ce qui l'in-
téresse, à ses œuvres. Point n'était besoin, pour
l'amadouer, des fromages et des jambons dont son
futur commentateur l'accablait sans cesse. Cette
curiosité et cet enthousiasme le chatouillaient agréa-
L'HOMME. 43
blement; il ne se lassait pas de répondre aux ques-
tions; il demandait que le commentaire fût « une
imperceptible apologie ». L'amour-propre du poète
surnageait en lui, plus robuste et plus aigu qu'on ne
l'eût jamais soupçonné. Il attache du prix aux plus
fades bagatelles dont il est l'auteur, un mot dit tel
jour au roi, une saillie faite à Bâville en telle cir-
constance, une épigramme, une chanson, un sonnet.
Selon qu'il est plus froid ou plus complimenteur,
Brossette n'entend rien à la poésie, ou bien a le goût
exquis. Le jour où il se permet de critiquer Boileau
et de trouver j)assables des vers de Charpentier, ce
jour-là, il n'est qu'un sot.
Boileau revenait sur sa vie passée sans chagrin
et sans attendrissement. Il ne semblait rien regretter
ni rien désirer. Il mourut enfin le 13 mars 1711,
assisté de son confesseur l'abbé Lenoir, chez qui il
demeurait, et pourtant peut-être plus en philosophe
qu'en chrétien. Interrogé sur son état, il répondit"
par un vers de Malherbe :
Je suis vaincu du temps, je cède à ses outrages.
Et voyant entrer un de ses amis, un moment avant
d'expirer : « Bonjour et adieu, lui dit-il; l'adieu
sera bien long ». Il léguait diverses sommes à ses
domestiques, et une bonne partie de son bien,
50 000 livres, « aux pauvres honteux des six petites
paroisses de la cité ». Il ne faisait pas de fondation
pieuse.
CHAPITRE II
LA POESIE DE BOILEAU
Un « homme d'esprit » disait de la poésie de Bbi-
leau : « Il y a deux sortes de vers dans Boileau :
les plus nombreux qui semblent d'un bon élève de
troisième, les moins nombreux qui semblent d'un
bon élève de rhétorique ». — « L'homme d'esprit
qui parle ainsi, riposte Sainte-Beuve, ne sent pas
Boileau poète, et, j'irai plus loin, il ne doit sentir
aucun poète en tant que poète. » Car où est le mérite
de sentir la poésie de La Fontaine, ou de Chénier,
1. La meilleure édition de Boileau est encore celle de
Berriat-Saint-Prix (4 vol. in-8°, 1830-1837), en attendant celle
que la Collection des Grands Ecrivains de la France devra
comprendre — Quant aux travaux consacrés à Boileau, il suf-
fira de sig-naler : Sainte-Beuve, Port-Royal^ surtout t. V
(Irc édit.) et Causeries du lundi, t. VI; Nisard, Histoire de la
littérature française, t. 11, chap. vi ; et surtout Brunetière,
art. Boileau de la Grande Encyclopédie ; l'Esthétique de Boi-
leau, dans la lie f ne des Deux Mondes du 1""" juin 1889 (article
destiné à servir de préface à l'édilion de luxe des Poésies de
Boileau publiée par la librairie Hachette); Histoire de Véi'o-
lution de la critique, chap. m et iv.
LA POESIE DE BOILEAU. 45
OU de V. Hugo? Il suffit de n'être pas tout à fait
insensible. Parce qu'il faut un sentiment plus lin
pour saisir le caractère de l'art de Boileau, est-ce
une raison pour nier qu'il soit poète?
Où donc est la poésie de Boileau ? C'est ici qu'il
faut secoaer tous les préjugés qu'on se passe de
main en main depuis plus d'un siècle. Tous nos
jugements sur les vers de Boileau sont des survi-
vances de Marmontel ou de Th. Gautier, quand nous
traitons de bagatelles triviales le Repas ridicule^ les
Embarras de Paris et le Lutrin, ou quand nous nous
figurons une poésie abstraite et banale, une élégance
monotone et sans expression, des vers nus et déchar-
nés, implacablement alignés et coupés à l'hémi-
stiche, pareils à une rangée de mannequins qui
seraient tous plies par le milieu du corps.
Il faut prendre garde aussi de ne pas confondre
la poésie avec la technique qui sert à la réaliser,
avec les procédés de versification et de style. La
technique a changé depuis Boileau, et notre oreille
habituée au vers romantique, au vers parnassien, et
que n'étonne déjà qu'à demi le vers symbolique,
estime le vers classique un bien pauvre et maigre
instrument. Pour être juste, il faut tenir compte de
la différence des temps, et ne pas chicaner un écri-
vain sur les moyens d'expression qu'il a choisis,
quand on n'en connaissait pas d'autres de son temps.
Ne demandons pas à Boileau l'alexandrin de V. Hugo,
souple, disloqué, expressif dans tous ses membres
et toutes ses figures ^ comme le plus savant des pan»
^iC nOILRAU.
tomimos, ni l'ample période rylhmique aux harmo-
nies savantes et conjj)liquécs dont le mouvement
s'unit par des raj)j)'orts subtils au mouvement de la
phrase grammaticale. Ne lui demandons i)as non
plus les procédés de style créés j)ar Chateaubriand
ou perfectionnés de nos jours, rexj)ression intense,
violente, l'idée étouffée sous l'image, la phrase tron-
quée et pittoresque, débarrassée de ses appuis gram-
maticaux, réduite à ses éléments « sensationnels »,
et toute en « notes extrêmes ». Son vers est tout ce
qu'il y a de moins « polymorphe », comme son style
tout ce qu'il y a de moins « impressionniste ».
Ce qu'on ne pourra contester, tout d'abord, c'est
qu'il y ait en Boileau un artiste. Le vers est pour
lui une forme d'art, ayant sa beauté propre, et tra-
duisant d'une certaine façon en sensations de l'oreille
le caractère de l'idée. S'est-on assez moqué de cette
pauvre satire II, avec son légendaire combat de la
rime et de la raison? Mais a-t-on réfléchi que l'ac-
cord de la rime et de la raison, c'est tout simple-
ment l'invention d'une forme qui réalise en perfec-
tion l'idée, et que la rime raisonnable, c'est en fin
de compte la rime expressive? A-t-on réfléchi que
lorsque Boileau rejette le fatras des rimes banales,
chères aux copistes maladroits de Malherbe, et
déclare
Qu'il ne saurait souffrir qu'une phrase insipide
Vienne à la fin du vers remplir la place vide,
jc'est la preuve qu'il ne comprend pas le rôle de la
LA POESIE DE ROILEAU. 47
rime autrement que M. de Banville et tous nos Par-
nassiens, qui en font l'élément constitutif du vers,
et s'efforcent de la faire porter sur les mots caracté-
ristiques de la phrase ? Voyez sa pratique : jamais il
ne rime négligemment, faiblement, lâchement. Jamais
il ne rime au petit bonheur, par à peu près, à coups
d'épithètes incolores, « à la Voltaire ». Dès sa pre-
mière satire, pièce assez médiocre, il trouve la rime
pleine, riche, curieuse même. Souvent les deux mots
qui riment, presque toujours l'un des deux, sont
significatifs; à l'ordinaire, la fameuse loi de la con-
sonne d'appui est observée. Le poète poursuit même
évidemment les rimes imprévues et singulières : axe
et parallaxe, embryon et dissection, coco et Cuzco.
Nous en avons vu bien d'autres : mais pour le temps,
ce n'étaient pas là des mots familiers aux poètes en
quête de rimes.
Assurément Boileau coupe ses vers à l'hémistiche,
et pour lui, comme pour tous ses contemporains, le
distique est la forme fondamentale, quand il écrit en
alexandrins. Il est bien éloigné des audaces même
de Ghénier, qui est encore pourtant un classique.
Et cependant « ce grand niais d'alexandrin )> que
V. Hugo n'avait pas encore disloqué, n'est pas si
raide ni si compassé chez lui qu'on veut bien le dire.
Césures déplacées, enjambements alors hardis, tous
ces moyens d'assouplir le vers et d'en tirer des effets
variés lui sont connus^ et il les emploie. C'est ainsi
qu'il écrit :
48 BOILEAU.
Et déjà mon vers — coule à flots précipités.
De quel g^enre te faire, équivoque maudite
Ou maudit?
... Chargé d'une triple bouteille
D'un vin, — dont Gilotin, etc.
Il serait aisé de multiplier ces exemples, qu'on
rencontrerait plus abondamment dans ses derniers
ouvrages. Le poète, eh vieillissant, prenait plus de
hardiesse, et, plus sûr de sa science, élargissait sa
facture.
Mais làoîi il excelle, c'est dans l'harmonie expres-
sive du vers. Il ne s'agit j)as de cette harmonie imi-
tative dont on a si ridiculement abusé, mais d'une
fine correspondance des qualités sensibles du vers
au caractère intime de la pensée.
En ce genre Boileau a des sonorités qui sont de
vraies trouvailles. Ecoutez ce jeu de rimes qui tin-
tent :
Les cloches dans les airs de leurs voix argentines
Appelaient à grand bruit les chantres à matines.
Il paraît que Chapelle avait des doutes sur le mot
argentines : mais le poète a vaincu le puriste en Boi-
leau. Voici maintenant trois vers, où non les rimes
seules, mais tous les mots, sont choisis pour la qua-
lité expressive de leur son :
Sous les coups redoublés tous les bancs retentissent;
Les murs en sont émus; les voûtes en mugissent;
Et l'orgue même en pousse un long gémissement.
Il arrive même souvent que ce soit l'ampleur des
sons qui donne au vers ce je ne sais quoi de saisis*
LA POÉSIE DE BOILEAU. 49
sant qui enlève la pensée, cette envolée qui fait la
poésie. Même la fantaisie, chez Boileau, est liée
inséparablement à l'harmonie du vers; redites ces
deux vers connus :
Et la scène française est en proie à Pradon.
Faire siffler Cotin chez nos derniers neveux.
Où sont l'esprit et la })oésie là dedans ? N'est-ce pas
dans le contraste de l'idée et de la forme? Et que
l'idée serait terne, si le trait satirique n'avait l'ample
ouverture de l'alexandrin héroïque ! Ce j)etit Pradon
logé au bout d'un vers dont les sonorités s'étalent
largement, ce grotesque Cotin entraîné dans le mou-
vement enthousiaste d'un vers d'hymne, voilà ce
qui hausse le simple sens de Despréaux jusqu'à la
poésie.
Le malheur, c'est que nous lisons trop Boileau
des yeux, et avec l'esprit, pour la pensée. Nous ne
l'écoutons pas assez, seulement pour le plaisir de
l'oreille. Il nous en avait pourtant bien avertis, lui
qui jugeait de ses vers par l'oreille et croyait les jus-
tifier assez en attestant qu'il n'en avait jamais fait de
plus « sonores » ; lui qui défendait le mot de lubricité
pour le bon son qu'il faisait à la rime ; lui qui tant d'an-
nées avant qu'on l'eût inventé, connaissait l'art de la
lecture, et qui lisait ou disait les vers en perfection,
de façon à transporter les plus froids auditeurs : il
les débitait tout simplement en poète, rendant sen-
sibles toute sorte d'effets d'harmonie et de rythme,
qui échappent à la lecture des yeux. Et dans les
LANsoN. — Boileau. 4
50 nOILEAU.
Réflexions sur Lon^in n'aj)j)elait-il j)as au jugement
de l'oreille, jiour ])rononcer s'il y «avait quelque |)art
du sublime? n'en revenait-il ])as toujours, pour faire
admirer un passage de la Crenèse, à « la douceur
majestueuse des paroles », et ne demandait-il pas
seulement, pour que tous les esprits en reconnussent
la beauté, « une boucbe qui les sût jirononcer », et
« des oreilles qui les sussent entendre » ?
Si étrange que le rapprochement j)uisse j)araître,
Boileau se place ici tout à fait au même point de
vue que Flaubert, faisant passer toutes ses phrases
par son « gueuloir » pour en vérifier la perfection. Et
en même temps, si l'on admet une fois que son
instrument est le vers classique, on sentira qu'il
est dirigé par le même principe, par la même con-
ception de la forme poétique, que les Gautier et les
Banville. Il choisit ses mots, non comme signes,
mais comme sons, et par les rimes, les coupes, les
rythmes, il s'efforce de donner au vers une forme
sensible capable de susciter une impression déter-
minée.
Il n'a pas l'œil moins exercé que l'oreille. Il voit
les choses concrètes, et il en rappelle l'image. On a
tort de croire que l'imagination ait manqué à Boileau;
il a du moins celle-là, qui n'est que souvenir et
rappel des sensations anciennes. Il l'a constamment :
l'idée tourne naturellement chez lui en image. Ce
n'est pas procédé de littérateur rompu au métier
d'écrivain : c'est vraiment vision, sensation présente
ou ravivée. Nous n'y songeons pas, habitués que
LA POESIE DE BOILEAU. 51
nous sommes aux tons intenses de nos coloristes
modernes : la couleur de Boileau nous paraît bien
terne. Quand nous lisons :
Tes bons mots, autrefois délices des ruelles,
Approuvés chez les grands, applaudis chez les belles,
Hors de mode aujourd'hui chez nos plus grands badins,
Sont des collets montés ou des uertugadins :
nous ne pouvons nous figurer que cela a la même
valeur, relativement aux habitudes du langage et du
goût de son siècle, qu'ont à notre égard les vers de
V. Hugo :
Les mots bien ou mal nés vivaient parqués en castes :
Les uns nobles, hantant les Phèdrcs, les Jocastes,
Les Méropes ; ayant le décorum pour loi,
El montant à Versailles aux carrosses du roi...
Et il est vrai pourtant que les deux images s'équi-
valent, si l'on tient compte de la différence des
temps.
Si nous voulons résister à notre mémoire qui nous
présente machinalement la plupart de ces vers, trop
familiers et tournés en dictons pour évoquer encore
en nous des sensations, on s'apercevra que Boileau
n'a guère usé du style abstrait. Tous ces vers que
l'on sait par cœur, et qui ont immortalisé leurs vic-
times, d'où en est venue la force ? de ce qu'une
image inoubliable, avec ou sans justice, s'est appli-
quée au nom du bonhomme.
... CoUetet crotté jusqu'à l'échiné
S'en va chercher son pain de cuisine en cuisine....
Cotin à ses sermons traînant toute la terre,
Fend les flots d'auditeurs pour aller à sa chaire....
52 BOILEAU.
Et tous les mauvais ouvrages qui sont livrés à notre
dérision ne paraissent jamais dans l'idée abstraite
de leur titre : ce n'est pas la médiocrité de la poésie
que l'on conçoit, on voit le livre de rebut, sa reliure,
ses feuillets; c'est le triste bouquin que nous avons
tant de fois rencontré sur le quai, a demi-rongé «,
ou « commençant à moisir par le bord », ou tout
poudreux et recroquevillé. Au dernier degré de
misère et d'ignominie, c'est la feuille d'impression
qui nous arrive empaquetant nos emplettes :
... Et j'ai tout Pelletier
Roulé dans mon office en cornets de papier.
On louait jadis l'originalité des imitations de
Boileau, et il est merveilleux qu'il ait pu faire passer
dans ses Satires tant de morceaux de Juvénal ou
d'Horace, sans que jamais on sente le placage ni
la traduction. C'est qu'il ne rendait pas par un effort
d'esprit Vidée d'Horace et de Juvénal; mais quand
il lisait dans Juvénal : « Si la Fortune veut, de rhé-
teur elle te fera consul »,
Si Fortuna volet, fies de rhetore consul,
ce n'était ni Quintilien ni des licteurs qu'il se figu
rait; mais il revoyait l'ancien régent du collège de
Plessisy ce cuistre de la Rivière, en robe rouge de
cardinal, siégeant au Parlement parmi les pairs
comme évêque-duc de Langres : et aussitôt il notait
que le sort burlesque
D'un pédant, quand il veut, sait faire un duc et pair.
LA POÉSIE DE DOILEAU. 63
Ce n'est pas là une transposition laborieusement
étudiée : l'auteur ancien n'a fait que toucher pour
ainsi dire en lui l'image à réveiller, et du fond de
son expérience a surgi tout à coup, entre les lignes
du texte latin, une physionomie familière et contem-
poraine.
Et voilà précisément toute la poésie de Boileau •
il a vu^ et il fait voir. Il n'a pas l'ampleur épique; il
n'a pas l'élan lyrique ; il n'a pas le mouvement ora-
toire. Mais il rend ce qu'il a perçu de la nature,
comme il l'a perçu. Boileau est un réaliste dans toute
la force, ou, si l'on veut, dans toute l'étroitesse du
terme : si nous séparons dans son œuvre ce qui est
virtuosité acquise de ce qui était don naturel, nous
ne trouvons rien autre chose en lui. Et entendons
bien ce que veut dire ici le mot de réaliste : Boileau
sait voir et rendre. Mais pour rendre, il faut qu'il
ait vu, effectivement, réellement. Il faut que les
choses aient été dans sa sensation pour être dans
son imagination, et son vers ne dit rien que son œil
ou son oreille n'aient reçu. Il n'a pas l'imagination
créatrice, qui donne une forme sensible à l'idéal, à
l'immatériel, à ce qui n'est plus, n'est pas encore
ou ne sera jamais. Il n'a même pas l'intuition du
monde intérieur : le sens des réalités invisibles lui
manque.
Surtout il ne doublera guère sa sensation de sen-
timent : nature droile, brusque, irritable, il manque
de sensibilité. Il a le cœur bon : mais sa bonté ne
passe pas dans son imagination; elle se réalise en
64 nOILEAU.
ugements, puis en actes, jamais en émotions, en
représentations capables d'exciter le sentiment seul
en dehors d'un objet présent qui sollicite aux actes.
Il est serviable, généreux : il n'a pas la sympathie
compréhensive, il ne s'unit pas par l'amour à ses
semblables, à la création; il ne mêle pas son âme
dans les choses. Jamais cartésien ne fut plus
retranché dans son moi. Voilà par où Boileau diffère
de La Fontaine et de Racine : c'est pourquoi ils
sont de grands poètes, tandis que l'on doit démon-
trer la poésie de Boileau. Totalement dépourvu de
tendresse, incapable d'effusion et d'épanchement, il
n'aime pas la nature qu'il rend : il y a de l'indiffé-
rence dans la fidélité consciencieuse de son imita-
tion. Ou du moins toute la sympathie dont il est
touché, c'est celle d'un peintre devant un panier de
cerises ou un chaudron de cuivre.
Aussi la poésie de Boileau est-elle précisément
dans la partie de son œuvre qu'on a coutume de
négliger comme « vulgaire et insignifiante » ; dans
le Repas ridicule^ dans les Embarras de Paris^ dans
le Lutrin y dans quelques morceaux de la Satire X.
C'est là qu'il a tâché de rendre la nature qu'il avait
vue, telle qu'il l'avait vue. Qu'avait-il donc vu de la
nature ? Pas grand'chose assurément. Représentez-
vous sa vie, et vous concevrez de quelles sensations
premières était faite l'étoffe oii illaillait ses ouvrages.
D'abord, il est de la ville, et vécut à la ville. Il
aimait la campagne cependant, il s'y plaisait, quand
parfois il faisait un séjour chez son neveu Dongois
LA POESIE DE BOILEAU. 55
à Hautîle, sur les bords de la Seine, ou à Bâville,
dans ces bois, près de cette fontaine de Polycrène
que Sainte-Beuve a chantés après lui. Mais, en
somme, la nature resta toujours pour lui une étran-
gère. Les impressions qu'il retirait des courtes et
rares visites qu'il lui faisait, ne se reliaient pas suf-
fisamment à ses idées : ces jouissances ne fournis-
saient rien à sa raison, et n'avaient pas de valeur
intellectuelle; aussi les goûtait-il sans en faire la
matière d'un discours. Mais surtout ces jouissances
étaient des jouissances égoïstes; il portait son moi au
milieu de la nature, et ne demandait à l'exquise dou-
ceur des choses champêtres que le délassement, le
rafraîchissement de son moi^ et certaines commo-
dités propres à faciliter l'exercice de sa pensée. En
un mot, il couvrait la nature de sa personnalité ; et
comment en sentir, comment en rendre le charme
si l'on ne s'oublie soi-même en elle? Nous ne conce-
vons pas ce sentiment sans un amour désintéressé,
une sympathie profonde, ni presque sans un tour
d'imagination religieusement panthéiste. Boileau ne
pouvait ni saisir l'âme de la nature, ni y répandre la
sienne. Quant à la peindre en réaliste, pour étaler à
nos yeux la richesse des couleurs et la singularité
des formes sans en faire les manifestations d'une
âme, il lui eût fallu des moyens d'expression que la
versification et la langue d'alors ne mettaient pas à
sa disposition. Son dessin précis et sec convenait
mieux à l'expression des types humains, des ouvrages
de l'industrie humaine, des choses enfin et des êtres
66 roiLEATJ.
qu'on peut isoler dans leur figure et leur individua-
lité propres. Aussi a-i-il mieux parlé de son cher
Auteuil que de la vraie natu?*e; ses fruits et ses
abricotiers l'inspiraient mieux que les prés et les
forêts : car ils étaient à lui ou lui parlaient de lui.
Et de plus, un jardin bien dessiné, un [)otager bien
planté, des melons et des fleurs, un jardinier qui
porte ses arrosoirs, tous ces objets nettement
découpés, tous ces détails sans ensemble, qui ne
demandaient point d'adoration mystique, étaient
bien plus dans ses moyens que les vastes campagnes
pleines d'air où les contours se noient et les cou-
leurs se fondent dans des harmonies d'une infinie
délicatesse.
Figurez-vous donc en Boileau un bourgeois de
Paris, bon vivant, habitué des cabarets à la mode,
élevé dans un monde de greffiers et de procureurs.
Depuis sa première enfance, il vit dans le tumulte
de la grande ville; de sa guérite au-dessus du gre-
nier, dans la maison de la cour du Palais, son oreille
perçoit chaque jour la clameur aiguë et matinale des
coqs, et tous ces bruits de la cité laborieuse qui
s'éveille, les coups de marteau du serrurier voisin,
les maçons chantant ou s'injuriant sur leurs écha-
faudages, les charrettes roulant sur le pavé, les
courtauds ouvrant les boutiques avec un grand
bruit de volets choqués et de voix, et puis les clo-
ches des vingt-six églises ramassées dans l'étroite
enceinte de l'île Notre-Dame. Sorti de son logis, il
emmagasinait dans sa mémoire tous ces traits qui
' LA POÉSIE DE BOILEAU. 57
font la physionomie de Paris, tout ce qui étonne et
ahurit le provincial, les rues encombrées de pas-
sants, les cris des chiens excités, les embarras de
voitures, les planches jetées sur le ruisseau quand il
pleut : mille détails connus seulement du Parisien,
la croix de lattes, qui avertit les passants de prendre
garde, quand les couvreurs réparent le toit de la
maison, ou le profil d'un médecin célèbre, qui va à
cheval, au lieu d'avoir une mule comme ses con-
frères.
Depuis sa naissance aussi, il a eu sous les yeux la
Sainte-Chapelle, et la maison du chantre « au bas
de l'escalier de la Chambre des comptes », et la bou-
tique de Barbin, sous le perron du grand escalier
du Palais. Il avait hanté la Grand'Salle et le pilier
des consultations. Et les cérémonies, les proces-
sions, les démêlés aussi et les batailles, quand se
rencontraient les paroisses voisines et rivales, ou
que saint Barthélémy pénétrait dans le Palais, fût-
ce pour se mettre à l'abri de la pluie; et le clergé de
la Sainte-Chapelle, chantres et chanoines, sonneurs
et sacristains, tous ces visages vermeils ou pâles,
ces corps replets ou desséchés ; et le fameux perru-
quier Lamour dont le bâton à deux bouts remettait
l'ordre dans la cour du Palais, les jours de bagarre :
tout cela lui était familier, et gravé dans son esprit,
depuis qu'il était au monde, par des impressions
quotidiennes.
Et tout cela, c'est sa poésie. Ne comparez pas son
Repas ridicule à celui de Régnier : le vieux poète,
68 BOILEAU.
avec une verve étourdissante, écrit une scène de
comédie; caractères, dialogue, action, tout est enlevé
avec un éclat, une fantaisie incroyables. Pour Boi-
leau, mettons à part la satire littéraire, si fine et si
mordante à travers la langueur de la querelle : ce
qu'il a fait, c'est un tableau réaliste. C'est le repas,
et non les convives, qui nous intéresse et nous
amuse. Et rappelez-vous avec quelle franchise hardie
d'expressions Boileau nous présente tous ces plats
qui défilent : le potage oîi paraît un coq, les deux
assiettes,
... Dont l'une était ornée
D'une langue en rag"oût de persil couronnée,
L'autre d'un godiveau tout brûlé par dehors
Dont un beurre gluant inondait tous les bords;
le rôt où trois lapins de chou s'élevaient
Sur un lièvre flanqué de six poulets étiques;
et le cordon d'alouettes, et les six pigeons étalés sur
les bords du plat,
Présentant pour renfort leurs squelettes brûlés;
et les salades :
L'une de pourpier jaune et l'autre d'herbes fades,
Dont l'huile de fort loin saisissait l'odorat,
Et nageait dans des flots de vinaigre rosat;
et le jambon de Mayence, avec les deux assiettes
qui l'accompagnent.
L'une de champignons avec des ris de veau,
Et l'autre de pois verts qui se noyaient dans l'eau.
LA POESIE DE BOILEAU. 59
Nous savons le goût et la composition des sauces;
le poète nous dit le jus de citron mis dans la soupe,
la muscade et le poivre des sauces trop épicées, la
blancheur molle et fade du lapin, le goût plat du
petit vin d'Orléans.
Même précision serrée et crue dans les Embarras
de Paris. Le Lutrin est plus fin, mais plus mêlé. Le
poème manque d'action; la narration se traîne sou-
vent et le dialogue est pesant. De lourdes et froides
allégories encombrent le sujet. L'invention est pau-
vre : mais n'ai-je pas dit que Boileau n'inventait pas ?
il se souvenait. Le fait principal était arrivé dans la
Sainte-Chapelle ; les deux épisodes les plus caracté-
ristiques sont aussi pour lui des choses vues : ne
dut-il pas être à l'Académie le jour où Tallemant et
Charpentier se jetèrent les dictionnaires à la tête,
en s'apostrophant rudement? et ne dut-il [)as voir
ou entendre conter, en sa jeunesse, comment Retz
courba Condé furieux devant sa bénédiction épisco-
pale ?
La peinture du monde clérical, dans le Lutrin,
manque de profondeur psychologique : mais trou-
vez au XVII® siècle une représentation de mœurs
ecclésiastiques plus exacte et plus vivante. Y a-t-il
rien qui puisse suppléer au Lutrin et l'annuler?
L'auteur connaît bien ce monde-là, et je n'en veux
qu'une preuve, le moyen très ecclésiastique par
lequel le trésorier s'assure la victoire. Ces chantres
agenouillés qui enragent, ou fuyant éperdus la main
qui les bénit, cela est vrai d'une vérité si spéciale
60 BOILEAU.
et si propre, que notre meilleur peintre de la vie
ecclésiastique l'a repris dans un de ses chefs-
d'œuvre : rappelez-vous l'abbé Tigrane en présence
de son évêque. L'esquisse de Boilcau est fidèle,
impartiale, sans méchanceté, relevée tout au plus
d'une pointe de gaieté malicieuse : le trait est un
peu appuyé, sans devenir une charge. Comparez le
Lutrin à Vert-Vert, vous en sentirez le caractère et
le mérite. Vert-Vert est le modèle des contes spiri-
tuels ; il en reste des mots piquants, des idées ingé-
nieuses et amusantes. Au lieu que le Lutrin est
moins un récit, qu'une suite de croquis, oii les phy-
sionomies sont caractérisées, les attitudes notées
avec une vérité saisissante. Il y a là sans doute des
mots satiriques, des mots de bourgeois de Paris
qui a fréquenté chez Ninon : mais ce qui frappe et
qu'on retient le plus, c'est une figure joufflue d'ecclé-
siastique, un intérieur de chambre confortable, une
« cruche au large ventre » que se passent de main
en main des chanoines attablés, toute une série de
types et de scènes, que le crayon ou le pinceau
exprimeraient plus facilement que la plume. Et
nul doute que Boileau dans tout cet ouvrage ne se
montre meilleur artiste que conteur. En dépit des
procédés oratoires et du vieux matériel poétique
dont il s'est embarrassé, en dépit même de ses
intentions de faire penser des choses plaisantes,
l'esprit et le comique résident souvent plutôt dans
la sensation offerte à l'oreille. La parodie est dans
le rythme plus que dans l'idée : du moins le
LA POÉSIE DE* BOILEAU. 61
rythme est plus expressif que l'idée n'est spiri-
tuelle. Il n'y a rien de pareil dans Vert-Vert.
Dans la Satire X, Boileau revient au réalisme
vigoureux et presque brutal. Ce fameux épisode de
la Lésine, ce n'est pas une allégorie inventée, c'est
le lieutenant criminel Tardieu et sa femme, qui
logeaient au quai des Orfèvres, proches voisins de
Boileau, qui dès l'enfance a ri de leur ladrerie,
avec tout le quartier. Voyez la netteté de ces traits,
quand Mme Tardieu réforme sa maison :
Le pain bis, renfermé, d'une moitié décrut;
Les deux chevaux, la mule, au marché s'envolèrent;
Deux grands laquais, à jeun, sur le soir s'en allèrent :...
Deux servantes déjà, largement souffletées,
Avaient à coups de pied descendu les montées.
Représentez-vous ce magistrat
Couvert d'un vieux chapeau de cordon dépouillé,
Et de sa robe, en vain de pièces rajeunie,
A pied dans les ruisseaux traînant l'ignominie ;
et la femme vêtue
De pièces, de lambeaux, de sales guenillons
De chiffons ramassés dans la plus noire ordure.
Voyez
... ses bas en trente endroits percés.
Ses souliers grimaçans vingt fois rapetassés.
Ses coiffes d'où pendait au bout d'une ficelle
Un vieux masque pelé....
On n'accusera pas Boileau d'affadir la nature^ Ce
prétendu père de la poésie noble ne cherche pas les
C2 TîOILKAU.
périphrases ni les mois élégants. Même il ne recule
j)as devant la conséquence extrême où semble devoir
toujours descendre l'art réaliste : rexj)ression de
la réalité vulgairement hideuse ou répugnante. Nous
avons lu dans le Repas ridicule ces vers
Où les doigts des laquais dans la crasse tracés
Témoignaient par écrit qu'on les avait rincés.
Que nous montre-t-il dans la Satire X du désha-
billé de la coquette ? Rien de ce qui eût inspiré la
spirituelle polissonnerie de l'âge suivant, mais seu-
lement les « quatre mouchoirs de sa beauté salis »
qu'on envoie au blanchisseur.
Voici enfin la femme de la fin du siècle, qui
montre la voie à la duchesse de Berry et devance
la Piégence ; la voici
Qui souvent d'un repas sortant tout enfumée,
Fait même à ses amants, trop faibles d'estomac,
Redouter ses baisers pleins d'ail et de tabac.
J'ai regret d'être obligé d'insister sur de telles
images : mais il le faut, tant on méconnaît à l'ordi-
naire le vrai caractère de la poésie de Boileau.
Il n'y a là dedans ni sentiment, ni passion, ni
roman, ni drame, ni comédie. Gela est purement
pittoresque ; ce n'est que la réalité fortement, fidè-
lement, sérieusement rendue. Il y a vraiment dans
Boileau un Hollandais, dont la plume excelle à faire
des magots comme ceux qui en peinture déplaisaient
tant au grand roi. A chaque pas, dans un coin de
LA POESIE DE BOILEAU. 63
satire ou d'épître morale, on rencontre de petits
tableaux d'une couleur toute réaliste : c'est le direc-
teur malade, et toutes ses pénitentes autour du lit,
dans la chambre, empressées et jalouses :
L'une chauffe un bouillon, l'autre apprête un remède.
C'est un paysan qui s'endort, comme au sermon ;
je vois, lui dit-il.
Que ta bouche déjà s'ouvre large d'une aune
Et que, les yeux fermés, tu baisses le menton.
C'est un intérieur de taverne :
Et de chantres buvans les cabarets sont pleins.
L'expression est si propre, si serrée, si objective,
qu'aussitôt on a le tableau devant les yeux : dans la
noirceur enfumée du fond éclatent les trognes ver-
meilles, et l'éclair d'un verre ou d'un broc à demi
rempli qu'on soulève.
Il n'y a même pas d'esprit dans tout cela, ou s'il
y en a, c'est de l'esprit de peintre, un esprit qui
n'est pas dans les idées, leurs qualités et leurs rap-
ports : il est dans le coup de crayon, dans le trait
qui accuse un contour expressif, dans le rendu
dont la vigoureuse fidélité fait le comique. Que nous
sommes loin ici de Saint-Amant, de Scarron, et
même de Régnier! Plus d'exaltation lyrique, plus
de fantaisie truculente : nul élément subjectif ne
s'insinue dans cette poésie. Et c'est précisément ce
qui nous empêche de rendre justice à Boileau. Habi-
64 BOILEAU.
tués que nous sommes à mettre la poésie dans la
passion et l'enthousiasme, nous avons peine à nous
figurer un poète qui, froidement, regarde la nature,
sans l'animer, et la copie, sans l'altérer, curieux
seulement de l'aspect des choses, et s'efforçant de
fixer dans une image adéquate la sensation physique
qu'il en a reçue. Mais, si l'on refuse à Boileau le
nom de poète, c'est la poésie réaliste elle-même
qu'il faut nier. Il se peut qu'on ait droit de le faire :
en tout cas, on ne pourra contester qu'il y ait un
art réaliste; et c'est cet art réaliste qui a produit
au xvil^ siècle les vers de Boileau, comme ailleurs
il a produit des tableaux et des romans. On peut
trouver le génie de Boileau étroit, incomplet : il lui
reste d'avoir été unique en son genre au temps où
il vivait. Car je ne vois pas qui l'on pourrait mettre
avec lui, plus haut ou plus bas, dans le même groupe.
Seul il représente le réalisme pittoresque, qui ne
mêle aucun élément sensible ni moral dans ses pein-
tures. Du moins il aurait pu le représenter : et ce
qui lui manque pour être un grand poète, c'est
d'avoir été purement et simplement le poète qu'il
était né pour être.
Sainte-Beuve s'applaudit quelque part de l'heu-
reuse influence exercée par Louis XIV sur les écri-
vains de son temps : sans Louis XIV, Boileau, pour
ne parler que de lui, eût fait plus de Repas ridicules
et à' Embarras de Paris. Si c'était vrai, jamais
Louis XIV n'aurait pu rendre plus mauvais service à
Boileau : mais par malheur, celui-ci n'avait pas besoin
LA POESIE DE BOILEAU. 65
de céder au goût du roi pour dévier de sa véritable
voie. Son éducation, les habitudes et l'esprit de
son siècle, tout conspirait à l'empêcher de prendre
conscience de son originalité artistique. Il était né
pour faire des vers sonores et colorés, notations
d'images et de sensations physiques. Mais emporté
par son admiration pour les modèles anciens, obéis-
sant à un goût tout intellectuel que lui inspirait la
société où il vivait, il entreprit d'écrire des dis-
cours moraux. Or c'était un médiocre moraliste que
Boileau : il n'avait rien de ce qui fait les Saint-Simon,
les Molière, ni même les La Bruyère. Sans philo-
sophie originale, sans expérience personnelle du
cœur humain, incapable d'aller au delà du décor et
du masque, il ne pouvait faire, il ne fit dans ses
Satires et ses Épitres morales, que répéter des lieux
communs. Comme honnête homme, il est sincère;
comme artiste, sa peinture manque de conviction ;
c'est terne, triste et sans accent. Et puis, il a voulu
faire des « discours » : lui qui était le moins ora-
teur des écrivains de son temps, infiniment moins
que Corneille et Racine qui le sont éminemment, que
La Fontaine, qui l'est encore quand il veut; moins
même que La Bruyère qui l'est si peu. N'ayant pas
le tempérament oratoire, cette faculté qui perçoit la
distance entre deux idées et toute la série des rai-
sonnements par où l'on s'avance de l'une à l'autre,
incapable de suivre un principe dans ses consé-
quences les plus lointaines et d'emporter l'une après
l'autre toutes les défenses d'un auditeur par la marche
LANSON. — Boiloau. 5
G6 BOILEAU.
savante des j)reuves, Boileau se trouve assez mal à
l'aise dans son rôle d'orateur moraliste. Ce n'est pas
la causerie facile d'Horace, si finement lice par
l'unité de la pensée qui suit sa pente naturelle : ce
n'est j)as la déclamation fougueuse de Juvénal,
entassant avec rage faits sur faits, invectives sur
I invectives, pour enfoncer dans l'esprit du lecteur le
sentiment qui l'échauffé. Dans Boileau, nulle suite
naturelle de raisonnement; point de tissu serré
d'arguments > point de courant continu de passion.
Auprès de lui, Régnier même nous fait l'effet d'avoir
de la suite dans les idées et d'être un fort logicien.
Il n'est pas étonnant que les transitions lui don-
nassent tant de peine, et qu'il les estimât « le ])lus
difficile chef-d'œuvre de la poésie ». Les transitions
n'ont jamais tourmenté un orateur, ni un homme
qui écrit de passion. Elles ne gênent que ceux à
qui le détail fait prendre la plume, et qui fabriquent
leur ouvrage de pièces patiemment rapportées. Ainsi
sont faites les Épitres et les Satires^ où les cou-
tures sont vraiment trop nombreuses et trop appa-
rentes. Sainte-Beuve n'avait pas tort de croire que
Despréaux avait composé VÉpitre à Arnauld pour
encadrer deux tableaux qui lui plaisaient, la fuite
légère du temps, et la lente allure du bœuf de labour.
Ne faisait-il pas une Épître pour introduire une
courte fable? En réalité, l'idée générale est peu de
chose pour Boileau : l'important pour lui, ce sont
les couplets, les images qu'elle relie. Et nulle part,
la pièce ne fait tant d'effet que lorsque l'idée gêné-
LA POESIE DE BOILEAU. 67
raie se laisse oublier à force d'insignifiance et de
banalité. Alors chaque morceau nous plaît en soi,
détaché de l'ensemble où il n'est logé que par acci-
dent et par artifice, comme nous nous amusons des
originaux que Lesage fait défiler devant nous dans
son Diable boiteux^ sans nous soucier de la fiction
qui lui sert aies amener.
Sans doute il était difficile à Boileau de faire
autrement en son temps : on n'eût pas accepté une
poésie toute composée d'impressions, sans suite,
sans lien, et surtout sans sujet. Boileau ne conçut
pas un moment la possibilité de se passer d'idées et
de sujets. Au lieu de faire de courtes pièces sans
titre, au lieu de proposer chacun à part comme
valant par soi ces petits cuadros (comme disait Ghé-
nier), où dans des proportions très réduites étaient
ramassés des types et des aspects delà vie commune,
il s'ingénie à en faire les pièces d'un tout, les épi-
sodes d'un récit, les scènes d'une comédie, les argu-
ments d'un discours : lui qui n'eut de sa vie ni le
sens de l'action, ni le don du dialogue, ni le souffle
oratoire. Surtout il se crut obligé de s'enfermer
dans un genre défini : et n'ayant aucun sentiment
naturel qui le tournât vers une partie plutôt qu'une
autre de l'éloquence et de la poésie, il se fit sati«
rique, sans indignation et sans malignité : de là la
morosité des Satires, caractère littéraire qui ne
représente pas du tout le naturel de l'homme. Pour
rendre la physionomie de Paris, le mouvement do
ses rues et de sa foule, ce Parisien, qui ne perdit
68 BOILEAU.
presque jamais de vue les tours de Notre-Dame, prit
le ton dolent d'un provincial réveillé trop tôt, qui
regrette le silence morne de sa petite ville : cela,
c'était l'idée, et une idée morale, qui faisait de l'im-
pression une démonstration. Pour nous mettre sous
les yeux toute une série d'études de femmes, qu'il
avait en portefeuille, il imagina de haranguer un
ami fictif, supposé enclin à se marier; il se donna
un caractère déplaisant de célibataire grincheux :
mais au moins, d'une suite de portraits, il avait fait
un sermon et une Satire. Boileau ne sut pas non
plus maintenir son style purement et franchement
réaliste. Il l'altéra par l'emploi de la rhétorique, de
l'esprit, de toutes les formes et tours qui ne con-
viennent qu'à l'expression des idées. On est souvent
étonné de voir l'image s'achever en abstraction, et la
vision concrète s'évanouir dans une froide analyse :
c'est l'homme qui pense, le moraliste qui fait obs-
tacle au peintre. L'idée chasse la sensation, et la
notion de vérité ou d'erreur, de bien ou de mal, vient
se jeter à la traverse d'une perception de forme et
de couleur. D'autres fois, le poète ne peut se tenir
d'ajouter un trait plaisant à l'image qu'il évoque :
c'est comme une intention littéraire en peinture, et
cette voix qui veut nous amuser, nous distrait de la
contemplation de l'objet qui d'abord avait été seul
mis devant nos yeux. Il est aussi arrivé à Boileau de
s'applaudir d'un tour élégant, d'une périphrase ingé-
nieuse, d'une allusion noblement enveloppée, dont
il avait désigné sa perruque, ou la mousqueterie, ou
LA POESIE DE BOILEAU. 69
l'établissement des manufactures en France. Il s'est
échappé à dire que c'étaient là ses meilleurs vers,
sans se douter que jamais il ne s'était plus écarté
de son vrai génie.
Mais par là même il plaisait à ses contemporains.
Les Satires et les Épitres étaient des morceaux bien
écrits, bien pensés, selon les idées moyennes du
siècle. Ces gens-là étaient moins blasés que nous sur
tous ces lieux communs de morale; et, après tout,
il n'y avait guère plus d'un siècle qu'on les avait
trouvés ou retrouvés. Puis la littérature n'avait en
vérité à présenter rien de pareil aux Epitres; quant
aux Satires, elles |)ouvaient passer pour les chefs-
d'œuvre du genre, quand on les comparait aux pièces
de Courval-Sonnet et de Du Lorens, et des autres
dont on ne sait même plus les noms aujourd'hui.
Nous nous satisfaisons aujourd'hui à moins bon
compte.
Nous avons peine aussi à convenir que les disser-
tations morales de Boileau, ses nobles démonstra-
tions de la sottise humaine, ou ses languissantes
diatribes contre le faux honneur et l'équivoque,
soient de la poésie. Nous le dirions encore moins de
l'Epître IV, ce fragment d'épopée élaboré par la
tête la moins éjjique du monde, où chevauchent si
étrangement cuirassiers et courtisans parmi des
naïades eflarouchées, où, selon l'exorde et la con-
clusion, l'intérêt principal se porte moins sur l'action
que sur le poète si laborieusement vainqueur de la
dureté des noms hollandais. L'Épître sur V Amour
70 BOILEAU.
de Dieu est un beau morceau de raison philoso-
phique et de théologie parfois éloquente, où il n'y
a pas un grain de poésie religieuse. Mais quand
(Boileau touche à la satire littéraire, là certainement
il est poète. Car d'abord, la matière échauffe sa
verve : tout ce qu'il était capable de concevoir
d'émotion, se ramasse et se dépense sur ces sujets.
Si la poésie vient du cœur, comment ne serait-il pas
poète en parlant des lettres, la seule passion ardente
de sa vie, et qui l'emplit tout entière? Il exprimait
là le fond intime de son être, les idées dont il vivait;
et c'étaient des idées originales, personnelles, s'il
en fut. Cependant, même là, bien que Boileau s'in-
génie à imiter le mouvement rapide d'une argumen-
tation serrée, la verve, qui est réelle, n'est pas con-
tinue. Le feu du poète s'éteint et se rallume. On
reconnaît le mordant causeur, fécond en courtes
saillies, à qui il fallait l'excitation renouvelée et le
repos intermittent. Jusque dans cette admirable
I Satire IX, vous apercevrez les points de suture : ce
n'est pas un discours fortement conçu et contenant
toutes ses parties dans son principe, c'est une suite
de morceaux saisissants, dont chacun présente une
facette du sujet. Ainsi s'explique encore que sou-
vent, et même dans ses pièces littéraires, Boileau
n'aborde pas franchement ses sujets. Il les touche
de biais, il s'y glisse comme obliquement, et les
idées les plus fécondes de sa critique éclatent comme
des saillies au milieu d'un discours dont l'idée géné-
rale est peu intéressante. Gela n'est nulle part plus
Tm se
LA POESIE DE BOILEAU 71
sensible que dans VEpître à Seignelay, où sont
semées ces maximes du réalisme classique : « Rien
n'est beau que le vrai, l^a nature est vraie, et d'abord
on la sent. Le faux est toujours fade. »
Chacun pris en son air est agréable en soi.
Et cela, à propos d'un ministre ennemi des flatte-
ries, et pour venir à rendre la mollesse responsable
de la fausse vanité et des fausses louanges.
En revanche, quelle chaleur, et quel accent, dès
qu'il rencontre quelque propos qui touche à la lit-
térature. Lisez la Satire IV sur les Folies humaines.
On voit défiler un certain nombre d'originaux, le
pédant, le galant, le bigot, le libertin, l'avare, le
prodigue, le joueur : toutes ces physionomies man-
quent de relief; l'auteur les dessine d'une main
molle et développe languissamment son thème. Sou-
dain le trait devient plus net et plus vigoureux, la
couleur plus vive; on sent ]e ne sais quelle flamme
où se trahit l'allégresse de l'artiste qui sait ce qu'il
veut faire et est sûr de le faire. C'est qu'il s'agit de
Chapelain : en un moment, le bonhomme se dressera
devant nous, dans sa fatuité sereine d'auteur sifflé
et content, et deux vives images nous donneront la
sensation immédiate de ses vers.
Montés sur deux grands mots comme sur deux échasses,
et de son épopée symétriquement dessinée comme le
plus ennuyeux des jardins français. Jusque-là Boi-
leau composait avec les idées de sa mémoire; il
assemblait sans conviction des abstractions conçues
72 BOILEAU.
par son intelligence sur la foi de ses livres; mainte-
nant il obéit à sa passion intime ; il travaille sur "^s
matériaux de sa propre expérience. Il fait son vers
de ce qu'il a vu, senti. Et nous sçmmes ramenés
toujours au même point : ce qu'il y a de poésie dans
sa critique a la même origine que le réalisme de sa
poésie descriptive. Il n'a de passion sincère que pour
les lettres; il n'a d'idées personnelles que sur les
lettres; hormis dans les sentiments et les idées que
les lettres lui inspireront, incapable d'invention et
ne pouvant rien ajouter à son expérience, il ne
pourra donc évoquer ou traduire que les sensations
de son oreille et de son œil. Il sera réduit à ce petit
coin du monde extérieur, où la fortune en naissant
l'a logé.
Voici donc, à peu près, comment il faut conclure
sur la poésie de Boileau. Cette poésie, pour ainsi
dire, n'est pas sortie : elle est, dans son œuvre,
étouffée, gênée, altérée de mille façons. Seulement ce
n'est pas une raison pour la nier, quand par hasard
elle se dégage et trouve sa forme : et surtout ce
qu'elle a d'étroit et de court n'en doit pas faire
méconnaître la rareté originale. N'allons pas nous
y tromper : il ne faut pas retarder pour la goûter,
et en être encore à Marmontel ou à M. Viennet.
Loin de là, pour la sentir où elle est et comme il
faut, l'esprit doit être habitué par le naturalisme de
nos romanciers et l'impressionnisme de nos peintres
à accepter la traduction littérale, impersonnelle et
i insensible de la nature.
CHAPITRE III
LA CRITIQUE DE BOILEAU
LA POLÉMIQUE DES (( SATIRES ))
Quel que soit le talent poétique de Despréaux, il
n'y a pas de doute que le critique n'efface en lui le
poète. Et la marque infaillible de sa vocation, la voici :
tandis que les poètes, qui sont essentiellement et
éminemment poètes, ne font guère que la théorie de
leur talent, érigeant en bornes de l'art leurs impuis-
sances et leurs procédés en lois, celui-ci échappe à
la tyrannie du tempérament : il explique ce qu'il ne
sait faire; il conçoit un art supérieur au sien; sa
théorie est infiniment plus vaste et plus haute que sa
pratique.
La critique, en ce temps-là, ne s'exerçait pas pai-
siblement et comme un droit que nul ne songe à
nier. On avait des traités didactiques et généraux,
des Rhétoriques et des Poétiques : on n'avait guère
vu un homme se donner mission de dire au public
ce qu'il devait penser des écrivains et des œuvres.
74 BOILEAU
La plupart du temps ceux qui disaient leur senti-
ment sur les ouvrages nouveaux étaient les amis ou
les ennemis de l'auteur. C'étaient ou des libelles ou
des apologies passionnées, oii les idées et les doc-
trines n'étaient que les armes de la haine ou de la
complaisance. Les critiques d'humeur et d'habitude
étaient pires que tout : gens hargneux, qui faisaient
profession de tout déchirer, et de défaire à belles
dents les réputations. Tel Gilles Boileau, le frère aîné
de notre poète, le malicieux dénonciateur des plagiats
de Ménage : que prétendait-il par là? faire du bruit,
et faire du mal. C'est en deux mots la définition de
la critique avant Despréaux.
Il fut, lui, un vrai critique, et le premier, en
exceptant toutefois cet abbé d'Aubignac, si pédant et
si injurieux, mais qui du moins bataillait pour des
idées et des principes. Boileau, laissant de côté l'éru-
dition et la diffamation, offrit aux honnêtes gens des
jugements sincères, que le goût seul et un certain
idéal de perfection littéraire dictaient. Mais d'abord
les honnêtes gens ne comprirent pas, d'autant que
cette impartiale critique s'annonçait sous le nom de
Satire. Ils s'amusèrent ou s'indignèrent des attaques
dirigées contre tant d'écrivains connus, sans y cher-
cher d'autre raison que la malignité et l'humeur
caustique : explication facile, et jusque-là presque
toujours justifiée. Boileau leur fit l'effet d'un médi-
sant comme les autres, mais plus forcené que les
autres : car il ne prenait pas un adversaire, ou deux,
comme les plus enragés faisaient auparavant; il
LA CRITIQUE DE BOILEAU.
semblait jeter aux quatre vents le défi de Rodrigue j
tout ce que les lettres nourrissaient de grands et de
petits, de redoutables et de méprisables faiseurs de
sonnets et de romans, d'épopées et de petits vers, il
n'épargnait personne, et chaque pièce nouvelle qu'il
donnait et qui courait manuscrite sous le manteau
offrait à la risée publique encore de nouveaux noms.
Dans la Satire I paraissaient Golletet, Montmaur,
Saint- Amant, etpuis, reconnaissable sous le masque,
P***, c'est-à-dire l'oracle de l'Hôtel de Rambouillet
et de l'Académie, le conseiller littéraire de Richelieu
et de Colbert, l'illustre Monsieur Chapelain. Puis,
après une légère atteinte portée à l'abbé de Pure
dans la Satire VI, voici que reviennent dans la VII°,
et Colletet et Chapelain, flanqués de Sauvai, Perrin,
Pelletier, Bardin , Mauroy, Boursault, Titreville,
Montreuil. La II® amène Quinault entre Pelletier et
l'abbé de Pure, et un certain Scutari, qui déguise
mal le capitan poète Georges de Scudéry. Dans la
IV°, Chapelain, avec Ménage; Chapelain encore,
dans le Discours au Rol^ en compagnie de Charpen-
tier et de Pelletier; Chapelain dans le dialogue des
Héros de romans^ suivi de Mlle de Scudéry, de La
Calprenèdè, Quinault et l'abbé de Pure; Chapelain
toujours dans la Satire III, et Quinault, et Pelletier,
et Mlle de Scudéry, et Le Pays, et La Serre : mais
voici, de plus, l'inventeur de l'énigme française,
prédicateur chrétien et poète galant, l'abbé Kautain,
ou Cotin, Trissotin en propre personne. Boileau le
tient et ne le lâchera plus : il le ramènera dans la
76 BOILEAU.
Satire VIII, il le représentera neuf fois dans la IX®,
avec une insistance cruelle. Chapelain, avec lui, sera
aux places d'honneur; puis défilent Pelletier, Bar-
din, Perrin, Pradon, Quinault, Mauroy, Boursault,
l'abbé de Pure, Neufgermain , La Serre, Saint-
Amant, Coras, Las Fargues, Colletet, Titreville, Gau-
tier, Linière, Sauvai; des morts même, Théophile,
le Tasse; les genres aussi, plaidoyers, sermons,
odes, églogues, élégies; enfin l'erreur d'un grand
homme, Attila : c'est un terrible massacre de réputa-
tions usurpées, et cette neuvième satire, avec son
insultante nomenclature, fait l'effet d'être le marty-
rologe des méchants auteurs et des mauvais écrits.
Le public, d'abord étonné de voir ce jeune homme
inconnu prendre plaisir à se mettre à dos toute la
bande rancunière des écrivains, comprit insensible-
ment le sens et le but de ces attaques, en les voyant
multiplier et redoubler. Sur les douze ou treize
poètes et romanciers qui représentaient propre-
ment la littérature à l'Académie française, l'impru-
dente satire respectait Corneille, parce que c'était
Corneille, Racan, disciple de Malherbe, Gombauld,
un maître artisan du sonnet; elle faisait grâce à
Godeau, évêque, à Bois-Robert, mourant, à Gomber-
ville, qui faisait pénitence à Port-Royal de ses
romans. Mais le reste avait nom Charpentier, Saint-
Amant, Desmarets, Scudéry, Cotin, Chapelain; et
sauf Charpentier, jeune encore et de moindre
renom, c'étaient les maîtres de la littérature d'alors.
De répopée au madrigal, du burlesque au romanes-
LA CRITIQUE DE BOILEAU. 77
que, ils en tenaient tous les genres, et réunissaient
tous les défauts qui la caractérisaient. Saint-Amant
avait l'outrance triviale et la description intempé-
rante; Desmarets, la négligence plate; Scudéry, la
facilité lâche; Gotin, la préciosité pointue; Ghaj)e-
lain, le prosaïsme laborieux. Tous abondaient dans
leurs défauts naturels, ou se travaillaient à exagérer
la mode du bel esprit dont le public était engoué. A
ces académiciens, Boilcau adjoignait Quinault, le
maître de la tragédie doucereuse, puis la précieuse et
raisonneuse Mlle de Scudéry, si experte à diluer en
dix volumes d'un roman le mélange des aventures
impossibles et des sentiments outre nature.
A qui donc allait l'éloge, si tous ceux qu'on
estimait le plus étaient censurés ? Aux anciens, à
quelques modernes, comme Racan ou Corneille,
Malherbe ou Voiture; mais, aussi, et d'une façon
particulièrement significative, à quelques auteurs
nouveaux, de mérite encore contesté ou obscur, et
dont surtout on ne s'avisait pas encore qu'ils fus-
sent si différents des autres : un comédien poète qui
venait de la province, un jeune tragique encore à
ses débuts, un poète négligé qui, n'étant plus jeune,
n'avait pas fait grand'chose encore : l'auteur de
V Ecole des Femmes^ l'auteur à' Alexandre^ et l'auteur
de Jocoiide. Les éloges éclairant les attaques, le
public sentit que cette fois les personnalités n'étaient
pas la fin et le terme de la satire, que ce n'était pas
tel ou tel auteur, mais toute une littérature, toute
une doctrine et toute une forme du goût qui étaient
78 ÔOILEAU.
en jeu, et qu'enfin ce satirique était un critique,
tandis que les critiques jusque-là n'étaient que des
satiriques. Et de là vient que la satire n'avilit point
son auteur : au lieu qu'à l'ordinaire, dans les que-
relles des gens de lettres, le mépris des rieurs ne
distinguait guère celui qui faisait rire de celui qui
apprêtait à rire.
Cependant les battus n'étaient pas contents, on le
conçoit; et plusieurs ripostèrent avec violence aux
Satires^ Il ne vaut pas la peine de s'arrêter sur tous
ces libelles, en vers ou en prose, signés de Cotin,
de Goras, de Boursault, de Garelde Sainte-Garde, de
Pradon, de Bonnecorse, qui s'échelonnent de 1666 à
1689 : ce ne sont que chicanes puériles, insinuations
perfides, ou injures grossières. Nommer Despréaux
Desvipéreaux^ lui reprocher d'avoir fait servir des
alouettes au mois de juin dans son Repas ridicule^
glorifier Pelletier de recevoir chaque jour vingt-cinq
personnes à sa table, traiter l'auteur des Satires de
« bouffon » et de « faussaire », ou de « jeune dogue »
q-ui aboie autour de lui, et lui dire agréablement
qu'il ne fait rien « que les mouches ne fassent sur
les glaces les plus nettes », le menacer du bâton ou
faire entendre que les cotrets ont déjà pris le con-
tact de ses épaules, trouver dans ses vers des insultes
au parlement, à la cour, au clergé, au roi, et un
athéisme digne du sort de Vanini, 1^ reprendre
tantôt d'user « de quolibets des carrefours , de
déclamations du Pont-Neuf qui ne peuvent être
souffertes que dans un impromptu de corps de
LA CRITIQUE DE BOILEAU. 79
garde », et tantôt de piller Horace, Juvénal ou
Molière : voilà ce que la rancune venimeuse des vic-
times de Boileau invente pour le confondre.
" Cependant, sans parler de quelques critiques de
style et de versification, qu'on trouve surtout chez
Desmarets, et dont notre poète fit son profit, il y
a parmi ces calomnies et ces injures quelques points
bien touchés, encore que l'expression soit haineuse
ou brutale. Ainsi Boileau ne fut jamais athée : mais
ses vers ne sont point parfumés de dévotion, et
Pradon et les autres ont raison d'y flairer une odeur
de libre raison. Mais ce que tous ont bien vu, ce
que tous ont répété avec insistance, en vers et en
prose, c'est que Boileau est un « bourgeois », qui
fait les délices des « bourgeois ». Il n'est point, lui
fait-on dire,
Il n'est point aujourd'hui de courtaud de boutique
Qui n'ait lu mon Longin et mon Art poétique.
Ils ont senti que ce n'était pas là un poète de ruelles,
et que le « fin du fin », le galant, le tendre,
l'héroïque, tout ce qu'étalaient les auteurs à la mode,
et tout ce dont raffolait le « grand monde purifié »
d'avant 1660, que tout cela était condamné, jeté au
rebut, livré à la dérision. Dans sa pratique comme
dans sa doctrine, ce poète-là prenait tout justement,
comme Gorgibus, « le roman par la queue » : il
appelait « un chat un chat », et du premier coup
allait à la nature, au lieu de mener l'esprit à l'idée
par de petits chemins tortueux et fleuris. N'avait-il
80 BOILEAU.
pas « l'âme bien enfoncée dans la matière », et
n'était-il pas enfin « du dernier bourgeois » ? Mlle de
Scudéry en prenait autant de pitié que de colère.
Pradon, éclairé par sa rancune, voit même quelque
chose de plus : il caractérise assez bien la poésie de
Boileau, lorsqu'il lui donne « la force des vers et la
nouveauté des expressions », lorsqu'il lui reproche
de manquer de verve et d'imagination, et de séduire
le public par des « vers frappants » semés de place
en place, lorsqu'il dit de la description du Repas
ridicule : « C'est le fort de l'auteur, quand il a de
ces peintures-là à faire ». Je n'ai pas dit autre chose
au chapitre précédent.
Boileau ne répondit particulièrement à aucun
des pamphlets qu'on fit contre lui. Plus modéré
dans sa propre cause que dans celle de son ami
Racine, il ne se laissa pas engager dans la voie des
polémiques virulentes et des diffamations injurieuses,
comme il le fit dans l'affaire de Phèdre. 11 se con-
tenta d'affirmer dans ses Préfaces qu'il avait usé de
âon droit en critiquant des auteurs comme auteurs)
que du reste on pouvait écrire contre ses œuvres,
« attendu qu'il était de l'essence d'un bon livre
d'avoir des censeurs ». C'est ce que disait Chape-
lain, mais il le disait de la Pucelle : et c'est un argu-
ment qui ne vaut que par l'occasion où l'on s'en
sert. Au reste, les ennemis de Boileau ne perdirent
rien à sa modération : sans leur répliquer directe-
ment, il ne manqua jamais , quand une épître ou
une épigramme ou n'importe quel ouvrage en vers
LA CRITIQUE DE BOILEAU. 81
OU en prose semblaient appeler leurs noms ou se
prêter à les recevoir, de leur régler leur compte en
deux mots, et de façon qu'ils lui en redevaient
encore.
Cependant il usa d'un procédé violent, et tou-
jours fâcheux à employer dans une querelle litté-
raire, contre le plus modéré, le plus estimable de
ses ennemis, contre Boursault. Il obtint en effet un
arrêt du Parlement pour interdire aux comédiens
du Marais de représenter une Satire des Satires^ que
Boursaultleur avait donnée. Après ce précédent fourni
par Boileau lui-même, comment blâmer Chapelain
d'avoir intrigué auprès de Colbert, et fait retirer au
a satirique effréné » le privilège qu'il avait « extor-
qué » pour l'impression de ses Satires"^ Sans trop
en vouloir au bonhomme, puisqu'enfin les meilleurs
en ce temps-là ne sentaient point ce qu'il y a de misé-
rable à provoquer une intervention de l'autorité en
pareille matière, remarquons seulement qu'il n'était
point si « bonhomme ». Toutes ses vertus et ses
complaisances étaient conditionnées : il leur fallait
des louanges pour s'épanouir. Mais cet « excuseur de
toutes les fautes » avait la dent mauvaise et la ran-
cune tenace quand une fois on lui avait manqué. Il ne
s'amusait pas à la bagatelle, à écrivailler, à rimailler
contre l'adversaire : à j)eine fit-il un méchant
sonnet contre Despréaux. Il allait droit aux effets :
il dressait ses listes d'auteurs à gratifier, qui sont
exactement un catalogue de ses amitiés et de ses
haines. Ou bien il sommait M. de Lamoignon de
LANSON. — Boileau. 6
82 nOILEAU.
choisir entre Despréaux et lui : et ce n'est pas,
comme nous avons vu, à Despréaux qu'on ferma la
porte. Enfin il employait son crédit pour empêcher
l'œuvre où il était diffamé de s'imprimer et de se
vendre. En cela, comme dans sa dure poésie, le
bonhomme était un réaliste.
Il importait de rappeler que les ennemis de Boileau
s'étaient bien défendus : comme leurs diatribes sont
parfaitement oubliées aujourd'hui, l'insistance de ses
attaques en semble plus cruelle, et il fait l'effet
d'avoir massacré des innocents, qui tendaient la
gorge au fer. Les personnalités qu'il fait ont scan-
dalisé plus d'une bonne âme, comme Dalembert ou
Voltaire : car ceux-ci, comme on sait, ont pratiqué
largement le pardon des injures, et tendu toujours
l'autre joue, selon la maxime de l'Evangile. Sérieu-
sement, ne voit-on pas qu'il n'y a plus de critique
possible, ou bien Boileau avait le droit de censurer
Chapelain ou Gotin, comme ceux-ci de riposter à Boi-
leau? Mais il a médit des personnes, fait de Colletet
un parasite, de Saint- Amant et de Faret des ivrognes ;
il a raillé la tournure de l'abbé de Pure. Tout est
relatif en ce monde : et ces injures sont bien petites,
si on les mesure au ton des polémiques littéraires
de ce temps-là, quand Ghimène était qualifié d'impu-
dique et de parricide^ et que d'Aubignac et Ménage
s'apostrophaient comme des cochers parce que l'un
faisait durer quelques heures de plus que l'autre une
comédie de Térence. Mais de plus, la littérature
était le terme de toutes les j)ensées de Boileau, sa
LA CRITIQUE DE BOILEAU. 83
passion et sa vie. Comme il ne pouvait souffrir les
mauvais ouvrages, il en voulait aussi aux auteurs
qui jetaient du discrédit sur la littérature par leurs
mœurs et par leur caractère. Faire profession de lit-
térateur, c'était pour lui faire profession d'honnêteté,
de vie sérieuse et digne : et autant que la poésie de
ruelle et de taverne, il détestait les poètes parasites
et débraillés, les mendiants et les ivrognes. Bour-
geois encore en ceci, il rejetait également la domes-
ticité et la vie de bohème, et c'était pour rappeler
les écrivains au sentiment de leur dignité, qu'après
certains traits des Satires il écrivait, sans nécessité
apparente, le quatrième chant de son Art poétique.
Mais, peut-on dire encore, est-ce user comme il
faut de la critique que d'assommer les gens sans en
dire la raison. Il se moque de Pelletier ou de Perrin :
très bien ; mais qu'y trouve-t-il à reprendre ? Il ne
daigne pas le dire, et c'est ce qu'il importerait à
savoir. Ne nous arrêtons pas aux apparences. Il est
très vrai que Boileau ne motive pas toujours toutes
ses condamnations, et qu'il fait plus d'une exécution
sommaire. Cependant, quand on l'a lu, ne sent-on
pas bien la raison générale et commune de tous ces
jugements particuliers? Et ce n'est guère que le
fretin qu'il dépêche ainsi sans autre forme de procès;
quand il rencontre un auteur de marque, un chef de
file, type d'un genre, ou représentant d'une classe,
ne dit-il pas bien nettement ce qu'il y blâme? et
doutons-nous qu'il condamne Chapelain pour sa
dureté laborieuse, Scudéry pour sa fécondité stérile,
84 nOILKAU.
Quinault pour sa fade tendresse, et les roraans pour
le ridicule travestissement de l'antiquité?
11 se peut qu'il y ait eu excès ou injustice dans
certaines railleries de Despréaux : c'est une fatalité
de la polémique. S'il se fût attaché à démêler fine-
ment le bien et le mal dans Tœuvre de Chapelain et
dans celle de Scudéry, il n'eût pas arraché le public
à ses engouements. Il fallait condamner en bloc ce
qu'on admirait en bloc; il serait temps après de
mettre les nuances et d'adoucir la sévérité. C'est ce
que fit Boileau, quand, en 1683, ayant en somme
gagné le fond du procès, il accorda de bonne grâce
à Chapelain d'avoir fait « une assez belle ode »; à
Quinault, beaucoup d'esprit et d'agrément; à Saint-
Amant, à Brébeuf, à Scudéry, du génie. Et en
1701, le privilège du génie est étendu à Cotin
même : c'est plus cette fois que nous ne demandons.
Il est temps de cesser de s'apitoyer sur les victimes de
Despréaux : nous qui savons ce qu'il voulait, ce qu'il
a fait, et quels chefs-d'œuvre devaient le satisfaire,
nous pouvons lui pardonner de leur avoir nettoyé la
place un peu rudement. Nous pouvons juger aussi le
résultat de toutes ces « réhabilitations » que la fer-
veur romantique ou la curiosité critique ont tentées
en notre siècle : on a exhumé des vers, des tirades,
une courte pièce, pas une œuvre en somme qu'on
pût accuser Boileau d'avoir méconnue ou étouffée.
Toujours ce qu'il a loué, quoi que ce fût, était meil-
leur que ce qu'il censurait, ce qu'il rêvait que ce
qu'il rejetait; et le plus chaleureux avocat de ses
LA CRITIQUE DE BOILEAU. 85
victimes, après tout, n'a pu trouver pour désigner
leur groupe que ce nom, plus sanglant que toutes
les railleries du satirique : les Grotesques.
La meilleure et peut-être la seule apologie de
quelques-uns des auteurs ridiculisés par Despréaux,
c'est de dire que sans eux il n'eût pas accompli
l'œuvre qu'il a faite contre eux. Il fut à coup sûr un
révolutionnaire en son temps; mais les révolutions
ne sont-elles pas toujours des secousses qui préci-
pitent une évolution contrariée ? La littérature était
mûre pour l'art classique, quand Boileau parut; mais
ceux même qui retardaient le mouvement étaient
ceux par qui ce mouvement s'était transmis jusqu'à
lui. Du jour où Boileau marqua le but, ils furent
coupables de tâtonner et de dévier; comme il avait
trouvé, ils étaient ridicules de chercher encore. Il y
avait plus d'un siècle que se préparait là forme lit-
téraire dont il devait fixer le caractère, et sa doctrine
était le terme où l'on devait nécessairement aboutir,
lorsque les belles œuvres de l'antiquité païenne
eurent éveillé le goût français, et lorsqu'en même
temps leur sagesse toute naturelle et toute humaine
eut inspiré à la raison moderne la hardiesse de
marcher en liberté selon ses lois intimes. L'évolu-
tion fut achevée, quand, aux environs de 1660,
dans le jugement ou dans l'instinct de quelques
grands écrivains et de leur public, la concilia-
tion fut faite entre l'admiration des anciens, maî-
tres de l'art et guides du goût, et l'indépendance
de la raison, plus confiante chaque jour en ses
86 BOILEAU.
forces, et plus rebelle à toute autorité. Tous ceux
qui aidèrent à faire connaître ou aimer les anciens,
à dégager la formule où l'imitation docile et le libre
examen se concilient dans le large culte de la vérité,
Ronsard et Scaliger avant Malherbe et Balzac, Cor-
neille comme Pascal, mais aussi l'Académie, mais
même le monde précieux, et ses poètes si doctement
guindés ou si délicatement faux : tous, avec plus ou
moins de conscience, par des voies plus droites ou
plus détournées, amènent insensiblement notre lit-
térature au point où Boileau la prend pour la dresser
d'un coup dans la pureté de son type. Combien de
ses ennemis et de ses victimes, et ceux qui parais-
saient le plus s'égarer à la poursuite d'un autre idéal,
ou dans les caprices d'une fantaisie sans idéal, com-
bien ont ainsi, malgré eux, et croyant faire autre
chose, travaillé pour lui, aussi réellement que
Malherbe ou Pascal qu'il admire ! Et notamment si
tout l'effort de la critique depuis Scaliger tendait à
fonder en raison le culte et l'imitation des anciens,
le vrai collaborateur et précurseur de Boileau, celui
qui est comme l'anneau intermédiaire de la chaîne
entre Malherbe et lui, c'est Chapelain.
Chapelain et Despréaux : ces deux noms semblent
jurer d'être rapprochés ; et cependant pour la pos-
térité, qui voit de haut, ces deux irréconciliables
ennemis sont les ouvriers de la même œuvre. Cha-
pelain est un de ces demi-génies, plus confus que
complexes, en qui l'avenir lutte avec le passé, et qui
n'ayant pas une claire conscience du chemin qu'ils
LA CRITIQUE DE BOILEAU. 87
suivent, semblent souvent marcher au hasard, tant
il y a d'arrêts, de reculs et d'indécisions dans leur
allure. Ce bonhomme, érudit à la mode du xvi*^ siècle,
solidement et lourdement, lecteur de vieux romans,
admirateur de Ronsard, critique sévère de Malherbe,
fait une ode à Richelieu qui est de la même étoffe que
Vode à Louis XIII^ et, dans son dogmatisme enve-
loppé de pédanterie, indique df^jà les deux grandes
lois classiques : autorité de la raison, et autorité des
anciens. Il affirme la nécessité de tout soumettre au
bon sens, au jugement, et il tire les règles absolues
des genres des ouvrages des anciens. Il est vrai qu'il
ne définit pas le bon sens : et l'on entrevoit que
pour lui, le bon sens, sans qu'on sache pourquoi, se
réduit à la stricte observance des règles, comme si
c'étaient des moyens nécessairement efficaces, qui
produisent les chefs-d'œuvre par une vertu intrin-
sèque. Il n'est aucunement artiste, et ne voit rien dans
les poèmes des anciens qui ne puisse être répété
comme mécaniquement par l'emploi des mêmes pro-
cédés. Au reste, il estime, autant que Boileau, les
qualités d'ordre, de composition, de régularité.
Homme de nulle imagination , et de sensibilité
bornée, il est plus aisément plat à force de réalisme,
que faux à force de fantaisie. Chapelain, surtout,
a contribué à fixer deux des traits essentiels de la
physionomie du xvii*^ siècle littéraire; il a converti
Richelieu aux unités dramatiques ; et il a décidé du
rôle de l'Académie en lui assignant le travail du
Dictionnaire.
88 BOILEAU.
Mais ce pauvre homme n'eut que des lueurs, de
vagues instincts, et pas ombre de courage dans sa
critique. Quand Boileau débuta, celui qui couvrait
de son autorité toute la méchante littérature, pré-
cieuse, romanesque, où la nature et l'art étaient
offensés également, c'était Chapelain. Nous voyons
dans ses Lettres ce qu'il a de bon; mais il j)assait sa
vie à démentir, par complaisance ou par intérêt, ses
sentiments intimes. Il se dit revenu des Espagnols
dès 1625, et les ampoulés disciples de l'Espagne le
trouvent toujours prêt à se récrier sur leurs extrava-
gances. Ce qu'est le Chapelain qu'on voit, le Chape-
lain officiel et public, jugez-en aux trois actes écla-
tants de sa vie littéraire. Il a fait, par gageure, la
Préface de VAdone, déraisonnable apologie d'un mé-
chant poème. Il a rédigé, malgré lui, les Sentiments
de l'Académie sur le Cid, mesquine critique d'un
chef-d'œuvre. Il a composé, sérieusement, hélas! et
par une volonté expresse, la Pucelle, le plus dénué
de poésie des poèmes épiques du temps. A ce triple
titre, et par l'autorité que ses lumières et sa facilité
lui avaient value, il représentait pour Boileau le goût
de l'école à laquelle il faisait la guerre. Il fallait le
détruire pour atteindre les autres. Quoi qu'il eût de
commun avec Boileau, et bien qu'il eût au fond plus
aidé que nui à l'éclosion de l'art classique, il était
devenu en 1660 un obstacle à son progrès : son rôle
était fini; il fallait en débarrasser la littérature. Et
de là la cruelle, complète et nécessaire exécution
des Satires,
CHAPITRE IV
LA CRITIQUE DE BOILEAU (Suite)
LES THÉORIES DE l' « ART POETIQUE »
h' Art poétique répondit aux doutes de ceux qui
avaient pu hésiter sur le but des Satires : Boileau y
exposait toute sa doctrine, ramassée en un corps de
préceptes. C'est cet Art poétique^ bien entendu, qu'il
faut prendre pour base en essayant de dégager le
véritable caractère de la théorie de Boileau; mais
comme il s'agit moins d'analyser un ouvrage que
tout le monde à peu près sait par cœur, que d'en
indiquer l'esprit et la portée, je mettrai à profit
dans cette exposition toutes les indications, parfois
d'une importance capitale, que nous fournissent les
autres ouvrages de notre critique, comme la Satire II
et VEpttre /X, la Dissertation sur Joconde et le Dia-
logue des héros de roman ^ enfin les Réflexions sur
Longin, surtout la septième, dont l'intérêt est tout
particulier.
Jamais écrit n'a été plus populaire et plus incom-
90 BOILEAIJ
pris que cet Art poétique, et il n'y a pas d'ouvrage
doctrinal dont on ait plus méconnu ou défiguré le
sens. En voici tout d'abord une raison : c'est que
la langue, qui n'a pas beaucoup changé depuis
que le xvii® siècle s'est flatté de la fixer, a pourtant
changé un peu : en sorte que, quand nous lisons
Boileau, ou Racine, ou Corneille, leurs expressions
ne suscitent plus en nous tout à fait les mêmes
représentations qui surgissaient dans l'esprit des
contemporains, et la traduction mentale que nous
en faisons en courant, n'est qu'une suite d'à peu près,
d'inexactitudes et de faux sens. Et quand ii s'agit de
termes abstraits, qui expriment des concepts tout
intellectuels, associés dans l'idée de l'auteur par
certaines relations logiques, l'inexactitude perpé-
tuelle finit par devenir une erreur considérable, un
contresens total. C'est notre cas, quand nous par-
courons Boileau des yeux. Tous ces mots qu'il em-
ploie, raison, vrai, sublime, pompeux, et tant d'au-
tres, qui sont comme les étiquettes de sa doctrine,
ont été affectés par nous à d'autres emplois ou cor-
respondent à des cases de l'esprit, dont nous avons
renouvelé le contenu. Il faut une transposition con-
tinuelle d'idées et de termes pour obtenir la pensée
de Boileau en son vrai sens, dans son vrai jour.
On s'aperçoit alors que cette pensée est singuliè-
rement moins étroite et moins choquante qu'on ne
croyait, et que VArt poétique n'a pas été écrit pré-
cisément pour susciter l'abbé Delille ou M. de Jouy.
La cause d'erreur peut-être la plus considérable,
LA CRITIQUE DE BOILEAU. 91
c'est ce mot de raison^ qu'on voit revenir presque
à chaque page du poème. Et de là, d'abord, vient le
reproche si souvent adressé à Boileau, de n'avoir
point fait à l'imagination sa part dans l'œuvre poé-
tique. Voilà un poète, dit-on, qui, pour faire des
chefs-d'œuvre, ne connaît qu'un secret : être bien
raisonnable, bien sage, bien obéissant aux règles.
De l'imagination pas un mot, ou, s'il y pense, ce
n'est que pour l'emmailloter de préceptes, à la ren-
dre incapable de bouger. Et l'on rappelle que Boi-
leau n'avait pas d'imagination ; c'est donc pour cela
qu'il défend aux autres d'en avoir : on sait la fable
du renard qui a la queue coupée. Mais, on l'a vu,
Boileau n'a jamais pris dans son tempérament parti-
culier la règle de l'art. S'il est vrai — et c'est vrai
— qu'il se délie de l'imagination et lui trace rigou-
reusement sa voie, nous verrons au nom de quel
principe général. Mais il n'en faut pas conclure qu'il
réduise la poésie au métier, ni qu'il estime que les
règles sont les agents mécaniques de la perfection :
il nous a dit assez nettement sa pensée dans les pre-
miers vers de VArt poétique^ dont on s'obstine tou-
jours à ne pas tenir compte. Avant tout, il demande
à celui qui veut faire des vers d'être né poète,
d'avoir le génie. Ce don naturel, cette faculté créa-
trice que donne « l'influence secrète du ciel »,
n'est-ce pas l'imagination ? Mais alors, loin de s'en
passer, personne ne l'a plus fortement exigée que
Boileau, puisqu'il en fait l'élément primordial, la
condition sine qua non de la poésie. 11 distingue
5
92 BOILEAU.
même les formes variées de l'imagination, qui cor-
respondent à la diversité des genres : tel a l'inven-
tion dramatique qui n'a pas l'élan lyrique, ni le sens
épique. Sans la nature, l'art ne peut rien : il donne
la façon, mais elle fournit l'étofTe. Qui veut se passer
d'elle, ou la dévier, quand il aurait toute la science
et toute la patience du monde, ne fera rien qui
vaille.
Mais alors, imagination, génie, don du ciel, de quel-
que nom qu'on veuille appeler cette source première
de poésie, d'oii vient que Boileau n'en parle jamais?
Tout simplement parce qu'une fois posée, il n'y a
plus rien à en dire. On naît poète : il n'y a pas de
procédé, d'hygiène ou de gymnastique par où l'on
puisse se donner une nature de poète. Mais on peut
faire un mauvais emploi de la nature qu'on a : de
là tous ces préceptes, qui ont l'air de gêner et de
resserrer l'inspiration, car ils sont forcément néga-
tifs. D'autre part, si bien doué qu'on soit, on ne naît
[)as avec la science du métier : en poésie, comme
dans tous les arts, il faut apprendre la technique
par où la nature s'exprime et manifeste son origina-
lité; bien rares sont les génies faciles en qui l'in-
spiration est immédiatement infaillible, et pour qui
l'enfantement des chefs-d'œuvre est l'affaire d'un
jour et d'un accès de fièvre. Enfin tout le monde sait
combien les vrais artistes sont sobres à l'ordinaire
de considérations générales, et qu'ils ne se lancent
pas à l'ordinaire dans les hauteurs nuageuses de
l'esthétique : ils laissent le développement littéraire
LA CRITIQUE DE BOILEAU. 93
aux littérateurs, et soit en enseignant, soit en jugeant,
ils se jettent de prime abord dans la technique : ce
n'est pas qu'elle soit tout pour eux. Mais ils aiment
la précision, et la technique, comme ils en parlent,
révèle et contient tout le reste. Ils lisent dans la
facture de l'œuvre la pensée de l'artiste, et par leur
analyse minutieuse des procédés d'exécution, ils .
atteignent les sources mêmes de l'originalité créa-
trice. Or Boileau est éminemment artiste, il faut
sans cesse le redire : pour lui, l'art, sans lequel il
n'y a pas de chefs-d'œuvre effectifs et complets, l'art
implique et suppose tous les dons naturels qu'il met
en œuvre.
Cependant après que les Grecs nous ont enseigné
que l'enthousiasme poétique est une ivresse, un dé-
lire, une divine manie, après que nos romantiques,
envoyant par les plaines et par les monts les poètes
« sacrés, échevelés, sublimes », nous ont confirmés
dans l'idée qu'il est de leur essence de ne point être
raisonnables comme le commun des hommes, nous
nous étonnons d'entendre Boileau rappeler inces-
samment les poètes à la raison. La raison ! il n'a ;
que ce mot à la bouche.
Que toujours le bon sens s'accorde avec la rime....
Au joug- de la raison sans peine elle (la rime) fléchit....
Aimez donc la raison : que toujours vos écrits
Empruntent d'elle seule et leur lustre et leur prix.
Tout doit tendre au bon sens....
La raison pour marcher n'a souvent qu'une voie.
Et tout cela dans une vingtaine de vers ! Mais prê-
nez-y garde, la raison de Boileau n'est pas cette
94 BOILEAU.
chose revêche dont la froideur des vieillards éteint
l'enthousiasme de la jeunesse, et que l'utilitarisme
des bourgeois évoque pour condamner les poètes et
les artistes : ce n'est pas la raison qui envoie Chatter-
ton au suicide, et fait épouser cinq cent mille francs
de dot aux jeunes premiers de Scribe. Non, la raison
de Boileau n'a rien de commun avec l'esprit positif,
calculateur, prosaïque, de la bourgeoisie de 1830.
Ce n'est pas non plus la raison des idéologues et
des philosophes, la raison raisonnante, analytique
et critique, qui loge tout l'univers en formules
abstraites dans l'esprit humain, et réduit toute l'ac-
tivité de l'intelligence à une sèche algèbre : ce n'est
pas la raison de Voltaire et de Gondillac. Mais c'est
la raison cartésienne, dominatrice et directrice de
l'âme humaine, dont elle règle toutes les facultés
sans en empêcher aucune : c'est celle qui, par
essence, distingue le vrai du faux.
Mais qu'est-ce qu'une pensée vraie, en poésie?
La poésie est un art, et la vérité n'y est pas d'un
autre ordre qu'en peinture et en sculpture : c'est la
vérité de l'imitation, la conformité de la représen-
tation figurée au modèle naturel. Dans le style, c'est
l'équivalence du mot à l'idée : dans la conception,
l'équivalence de l'idée à l'objet. Nous n'avons qu'à
rapprocher deux ou trois vers épars dans l'œuvre
de Boileau, et sa pensée se dégagera avec une netteté
parfaite :
Aimez donc la raison : que toujours vos écrits
Empruntent d'elle seule et leur lustre et leur prix.
LA CRITIQUE DE BOILEAU. 95
Donc la raison fait la beauté. Mais la beauté, c'est
la vérité :
Rien n'est beau que le vrai....
Mais le vrai, c'est la nature :
La nature est vraie....
Raison, vérité, nature, c'est donc tout un, et voici le
terme où l'on aboutit. Sous ces mots abstraits de
raison et de vérité^ ce n'est pas la froideur de l'ima-
gination ni la sécheresse scientifique que Boileau
prescrit aux poètes : c'est l'amour et le respect de
la nature. Ainsi cette théorie de la poésie classique,
dont on accuse le plus souvent l'étroitesse, et qu'on
fait presque consister dans l'horreur du naturel, est
une théorie essentiellement et franchement natura-
liste : c'est tout ce que veut dire, ou du moins c'est
ce que veut dire d'abord l'appel incessant qu'il fait
à la raison.
On comprend maintenant la portée quie prend,
àdiii^V Art poétique, après la Satire II, l'éternel débat
de la rime et de la raison. Sacrifier la raison à la
rime, c'est chercher la beauté ailleurs que dans la
vérité, c'est tourner l'art contre son but, qui est de
créer dans la forme un équivalent sensible de l'idée.
Et l'on ne s'étonnera plus, aussi, de tous ces pré-
ceptes, où l'on ne voulait voir que de mortels étei-
gnoirs de l'imagination, un effort antipoétique pour
réduire le beau à la mesure du bon sens bourgeois.
Mais non : tout doit tendre au bon sens, cela veut
96 nOILEAU.
dire que le poète n'écrit pas par fantaisie, pour se
montrer, déployer son agilité ou ses grâces devant
le public. Ce n'est pas un acrobate qui fait ses tours :
c'est un peintre qui lutte contre son modèle, pour
l'exprimer tout entier sur sa toile. Faire d'après
naturCj c'est-à-dire se subordonner à la nature,
n'avoir d'esprit et d'art que ce qu'elle en demande
pour revivre dans une image fidèle, la prendre, elle,
et non soi ni sa gloire, pour unique raison d'être de
l'ouvrage, et si l'on s'y met soi-même, s'y mettre
sans y songer, naïvement, par accident et par sur-
croît, voilà, pour un poète, ce que c'est que tendre
au bon sens.
• Ce bon sens-là, c'était justement ce qui manquait
le plus à la littérature française, vers 1660, quand
Boileau commença d'écrire. Toutes les victimes ira-:
' molées dans les Satires étaient coupables envers le
i bon sens, qui est la vérité, qui est encore la nature.
Tous également, chacun à sa façon, prétendaient
renchérir sur la nature, et faire mieux qu'elle; par
une délicatesse aristocratique, ils en avaient peur,
comme trop grossière, ou mépris, comme trop sim-
ple. Les uns, romanciers à grands sentiments ou
tragiques doucereux, inventaient des modes de pen-
ser et de sentir que l'âme humaine n'avait jamais
éprouvés, un héroïsme plus héroïque, un amour
])lus amoureux que tout ce qu'on voit dans la vie. Ils
enjolivaient à plaisir une idée de leur esprit ou de
l'esprit public, et figuraient Artamène ou Astrale^
qui ne représentent aucune réalité vivante. D'autres
LA CRITIQUE DE BOILEAU. 97
plongeaient dans le fin du fin, et trouvaient des déli-
catesses infiniment subtiles de pensée et d'ex[)res-
sion; il leur fallait avoir un esprit qui ne fût qu'à
eux, quelque chose d'exquis et de rare, dont il n'y
eût pas d'autre exemplaire en aucun lieu du monde
des esprits. Ils faussaient et corrompaient la nature,
qui veut que l'intelligence tende au vrai, et que le
langage soit le signe de l'idée : ils faisaient un jeu
capricieux de la pensée et de la parole, et ne s'oc-
cupaient qu'à surprendre et briller. D'autres, qui
prétendaient décrire le monde des réalités visibles,
chargeaient leur tableau de tant de couleurs, alté-
raient ou grossissaient si fantastiquement toutes les
formes, que la nature n'était plus que le prétexte et
non le sujet de leur peinture. Les feux d'artifice de
leur imagination aveuglaient si bien le lecteur, qu'il
ne voyait plus le paysage au-dessus duquel ils se
déployaient. D'autres enfin, partant en sens inverse,
au lieu de tout embellir, ne savaient que pousser à la
charge et charbonner des caricatures. Tout l'homme,
toute la nature, la politique, la science, et même la
religion, tout se revêtait indifféremment du style
burlesque. Entre la fadeur et la finesse, entre l'en-
flure et le grotesque, la simple nature et la réelle
humanité passaient inaperçues, inexprimées. Pré-
cieux et galants, emphatiques et bouffons, il n'en
était pas un qui se servît de ses yeux pour voir, et
de sa bouche pour traduire la sensation de ses yeux :
c'était trop vulgaire, et ce n'était pas la peine d'avoir
de l'esprit — ou de s'en croire — pour faire un
LANSON. — Boileau. 7
98 nOILEAU.
si j)lat métier. Le grand Corneille obscurcissait
parfois son grand et droit sens de la vie, sa sûre et
vive science des caractères, par l'ambition de faire
grand ou fm, et par condescendance pour le goût
d'un public à qui la nature ne suffisait pas encore.
Seul Pascal n'avait pas écrit une ligne qui ne fût
pour la vérité et selon la nature. Il avait mis la sin-
cérité absolue dans sa pensée, la simplicité absolue
dans son style. A propos d'une querelle de théolo-
gien, il avait montré ce qu'on n'avait jamais vu jus-
que-là, ni presque encore désiré en français : le
parfait naturel produisant la suprême éloquence,
sans effort et sans artifice. C'était bien par là le seul
écrivain raisonnable de notre langue, et voilà pour-
quoi Boileau mettait ce moderne-là au-dessus de tous
les anciens.
Et ces grands écrivains que Boileau groupait
autour de lui après 1G60, ces hommes de génie si
dissemblable ont tous ceci de commun, qu'ils res-
pectent la nature, l'expriment comme ils la sentent
et la voient, en eux et hors d'eux, que jamais ils ne
la refont ni ne la contrefont : sincères et simples
comme Pascal, et grands d'une semblable grandeur.
Molière, le premier, renonçait aux bouffonneries
fantastiques et aux énormes charges où la comédie
s'était d'abord arrêtée : plus de parasites, ni de
matamores, mais des êtres réels, vivants, que le
spectateur a rencontrés plus d'une fois dans la vie,
qui sont autour de lui, qui sont lui parfois. Jusque
dans le jeu des acteurs, il bannit l'outrance, et met
LA CRITIQUE DE BOILEAU. 99
la vérité. Jodelet meurt; la scène est livrée à Mo-
lière, et maintenant, dit La Fontaine,
Et maintenant il ne faut pas
Quitter la nature d'un pas.
Lui-même, le bonhomme, en son genre, la suivait,
exquis à force de fidélité sobre, et présentait, à la
place des intempérantes enluminures de l'âge précé-
dent, ses fins tableaux, d'une touche si discrète et
d'un sentiment si intense. Racine enfin jette au rebut
les mannequins élégants de Quinault, et produit des
hommes, de vraies âmes humaines, douloureuses et
vivantes : si vrai, qu'avec sa grâce puissante, il fait
parfois l'effet d'être brutal à ce beau monde, accou-
tumé à tout ennoblir et à tout affadir. Et Boileau
leur dit à tous qu'ils font bien, console leurs dis-
grâces, célèbre leurs triomphes, leur montre l'idéal,
c'est-à-dire la nature, et leur souffle le courage de
s'y tenir.
On devine maintenant pourquoi il est si attentif
à brider l'imagination. Il est dans la situation de
nos naturalistes qui redoutent avant tout les écarts
de romantisme : et c'est pourquoi la meilleure inter-
prétation qu'on ait donnée des idées de Boileau est
dans ces lignes de M. Zola :
Le plus bel éloge qu'on pouvait faire autrefois d'un
romancier, était de dire : « Il a do l'imagination ». Aujour-
d'hui cet éloge serait presque regardé comme une critique....
L'imagination de Balzac, cette imagination déréglée qui se jetait
dans toutes les exagérations et qui l'oulait créer le monde à nou-
veau, sur des plans extraordinaires (ne dirait-on pas que ceci
100 BOILEAU.
vise Scudéry ou, si l'on veut, Corneille?), cette imagination
m'irrite plus qu'elle ne m'attire.... Voyez nos grands roman-
ciers contemporains : leur talent ne vient pas de ce qu'ils
imaginent, mais de ce qu'ils rendent la nature avec inten-
sité Tous les efforts de l'écrivain tendent à cacher l'ima-
ginaire sous le réel.... Vous peignez la vie : voyez-la avant
tout telle qu'elle est, et donnez-en l'impression.
On ne saurait être plus classique, et voilà juste-
ment la leçon que Boileau donnait aux fantaisistes
de son temps. La réalité détermine et limite la con-
ception poétique, et dans cette doctrine, comme
dans tout art naturaliste, l'imagination n'est qu'une
opération de synthèse qui rétablit en formes con-
crètes et vivantes les réalités dissoutes et détruites
par l'analyse.
En réduisant la raison au respect de la nature,
Boileau ne perd pas de vue, autant qu'il semble, le
sens ordinaire et familier du mot. Car l'imagination
est chose essentiellement subjective et variable : elle
ne reçoit loi ni mesure; c'est l'ennemie de la raison,
dont l'objet est l'universel. Au contraire, la raison,
en art, en poésie, ne fait qu'un avec la nature. Car
la nature n'est- elle pas la source unique et commune
des sentiments et des idées, présente à tous, et la
même pour tous, dont tous ont également la sen-
sation et l'intuition? La nature a ce privilège que
le sentiment que nous en avons dépasse infiniment
notre expérience. Nous savons si la copie ressemble,
sans avoir vu l'original. Boileau dit :
Mais la nature est vraie, et d'abord on le sent.
LA CRITIQUE DE BOILEAU. 101
Et M. Zola, traducteur fidèle : « La vérité a un
son auquel j'estime qu'on ne saurait se tromper.
Les phrases, les alinéas, les pages, le livre entier
doit sonner la vérité. On dira qu il faut des oreilles
délicates. Il faut des oreilles justes^ çoilà tout. »
Il n'y a que la nature qui puisse donner aux
œuvres d'art un intérêt général et permanent. Une
description burlesque, une tragédie galante, cela
plaît comme une forme d'habit se porte, pendant
six mois ou pendant dix ans, tant que la mode y
est : la mode change, et tragédies et descriptions
s'en vont où sont les paniers et les vertugadins. Le
principe de l'imitation de la nature introduit dans
l'art un élément fixe et absolu, un principe d'unité et
d'universalité, partant la raison, qui est en nous ce qui
nous est commun avec tous les hommes, sous l'in-
finie diversité des races, des siècles et des humeurs.
Le seul caractère sur lequel tous les hommes puissent
tomber d'accord, dans un poème, c'est la conformité
de l'expression à l'objet, si l'objet est pris dans la
nature. Et ainsi le plaisir même que donne la poésie,
cette chose toute mobile et tout individuelle, le
plaisir devient quelque chose de constant et de
général : il est raisonnable, sans cesser d'être un
plaisir.
Cette conception est la base du respect de l'anti-
quité, qui est un des traits apparents de la doctrine
de Boileau. Car, si tous les hommes sentent la
nature, le succès, c'est-à-dire le consentement uni-
versel, sera non pas assurément la preuve, mais le
^
102 BOILEAU.
signe de la beauté des oeuvres. Homère sera admi-
rable, non pas pour avoir écrit il y a trois mille ans,
mais parce qu'il y a trois mille ans qu'on l'admire.
Ce n'est pas l'antiquité des poèmes, c'est la per[)é-
tuité de l'approbation qu'on leur a donnée, qui en
garantit la perfection. « Car, disait Longin traduit
par Boileau, lorsqu'en un grand nombre de per-
sonnes différentes de profession et d'âge, et qui
n'ont aucun rapport ni d'humeurs ni d'inclinations,
tout le monde vient à être frappé également de
quelque endroit d'un discours, ce jugement et cette
approbation uniforme de tant d'esprits, si discor-
dants d'ailleurs, est une preuve certaine qu'il y a
là du merveilleux et du grand. » Quand à la diver-
sité des âges, des humeurs et des professions
s'ajoute celle des races, des époques et des mœurs,
l'uniformité d'approbation sera une marque bien
plus certaine et plus indubitable encore de l'excel-
lence des ouvrages. Par conséquent, si l'on n'en sent
pas soi-même la beauté, il ne faut pas les condam-
ner pour cela, mais douter de soi-même et de ses
lumières. Il ne s'agit pas d'admirer les anciens
par autorité, aveuglément. Mais Boileau veut qu'on
tienne compte du sentiment public et de la tradi-
tion. Car enfin la durée et l'universalité de la réputa-
tion d'un écrivain sont des effets, qui ont une cause
suffisante : et c'est cette cause qu'il faut trouver, et
chercher au besoin avec patience et humilité, jusqu'à
ce qu'on la trouve, au lieu de croire facilement qu'on
a soi seul plus d'esprit que tout le monde. Or que
LA CRITIQUE DE BOILEAU. 103
peut être cette cause, sinon la beauté effective et
intrinsèque des œuvres ?
Mais qu'est-ce que cette beauté même, sur laquelle
se fait l'accord de tant d'hommes si différents d'ail-
leurs? Il ne suffit pas de dire que les hommes sont
les mêmes dans tous les temps : il faut préciser et
sortir des abstractions. Ce n'est pas seulement
l'homme juge des œuvres, qui ne change pas : c'est
la nature, aussi matière des œuvres. Aujourd'hui,
les mêmes passions qu'il y a vingt siècles agitent le
monde; les mêmes désirs, les mêmes craintes mènent
les hommes, et les mêmes formes et qualités des
choses font les mêmes impressions sur nos sens.
Voilà le fondement de l'immortalité des œuvres
antiques. Nous y reconnaissons la nature, exac-
tement et vigoureusement rendue, et c'est parce que
nous les sent.ons vraies, d'une vérité qui nous saisit
immédiatement, que nous pouvons les admirer
autant que firent les hommes auxquels elles appa-
rurent dans leur nouveauté. Racine, dans sa préface
d'Iphigénie, remarquait avec plaisir que ses spec-
tateurs avaient été émus des mêmes choses qui ont
mis autrefois en larmes le plus savant peuple de la
Grèce, et que le goût de Paris s'était trouvé con-
forme à celui d'Athènes : c'est que « le bon sens et
la raison étaient les mêmes dans tous les siècles »,
et le même objet, en deux images également fidèles,
ne pouvait que ])roduire mêmes impressions. Voilà
justement pourquoi Boileau ne se lasse pas de pro- i
poser les anciens à l'imitation de ses contemporains. '
104 BOILEAU.
Ces (îeux équivalents, raison et nature^ sont équiva-
lents à un troisième terme, antiquité.
Ainsi se termine le mouvement qui avait com-
mencé avec Ronsard, et cette idolâtrie de l'anliquité,
qui avait corrompu notre poésie au siècle précédent,
achève de se transformer chez Boileau en un prin-
cipe rationnel. De l'amour de la nature, le respect
de l'antiquité tire à la fois son meilleur sens et sa
plus salutaire vertu. Mais, ainsi compris, ce respect
de l'antiquité n'est plus un préjugé tyrannique : il
laisse une pleine indépendance à l'intelligence et au
goût ; et il en sera de la critique comme de la théologie
qui n'a pas le droit de toucher au texte sacré, mais
se permet, à l'occasion, pour en éluder le sens, toutes
les subtilités et toutes les fantaisies d'interprétation.
Car voici ce qui arrive nécessairement : si ni la
raison ni la nature ne varient j)our l'essentiel, et si
les anciens valent parce qu'ils ont admirablement
rendu la nature, l'homme du xvii® siècle, pourvu de
la même raison, recherchera dans les anciens la
même nature qu'il sent en lui, qu'il voit autour de
lui. Il l'y retrouvera parce qu'il l'y recherche, et
parce qu'il ne regarde pas ou retranche de son
impression tout ce qui n'est pas sa nature à lui.
En d'autres termes, il se fera une antiquité à son
image, sans y penser, et dès lors l'admiration qu'il
a pour elle ne le gênera plus : elle le guidera à la
satisfaction de ses propres instincts et de son goût
original. Avec la dévotion la plus ardente, il garde
toute la liberté de son esprit, et il exprime ce qu'il
LA CRITIQUE DE BOILEAU. 105
a en lui, lorsqu'il semble traduire ce qui était chez
les anciens. Ce caractère est sensible dans la poésie
de Racine, et dans toute la littérature du siècle.
L'imitation n'est donc, en somme, pour Boileau,
qu'un moyen de faire plus vrai; et, quand il propose
sans cesse les anciens pour modèles, il ne perd pas
pour cela le droit d'écrire :
. Que la nature donc soit votre étude unique.
Mais la nature est vaste, infinie en tous sens,
effrayante de complexité, autant que d'immensité.
Quelle est donc la nature qu'il faut exprimer? Tout
ce qui est dans la nature peut-il être dans l'art? Il
semble bien parfois que Boileau n'ait pas reculé
devant la plus large interprétation de la formule
naturaliste :
Un esprit né chagrin plaît par son chagrin même.
Si ce vers et tout* le contexte ont un sens, il faut
entendre que tout ce qui est a sa grâce du fait de
son existence, et que toute nature plaît, parce
qu'elle est la nature. Toute réalité dégage un charme
naturel, qu'il ne tient qu'à l'art d'exprimer. L'hor-
rible y a sa place, ainsi que le beau :
Il n'est pas de serpent ni de monstre odieux
Qui, par l'art imité, ne puisse plaire aux yeux.
C'était une observation d'Aristote que Boileau s'ap-
proprie et qui s'ajuste très bien à sa doctrine. L'ar-
tiste n'est pas condamné à tronquer la nature ni à
106 BOILEAU.
la déguiser : il en peut traduire même ce qu'elle a
d' « affreux » et le rendre « aimable », précisément
par la vérité intense de l'expression. Il n'est pas
besoin, comme le suggérait assez ridiculement d'Au-
bignac, que Camille se jette par mégarde sur l'épée
d'Horace : le fratricide conscient, volontaire, est
plus beau dans son immoralité barbare. Néron est
beau comme « monstre naissant » : affadi par Qui-
nault, il serait moins « plaisant » parce qu'il aurait
moins de caractère. Les dégoûtés qui trouvent le
sujet de Brltannicus trop « noir », sont des petits-
maîtres et de jolies dames qui n'entendent rien
à l'art. Un artiste aime la brutalité des passions
naturelles, comme il admire le dessin d'un os ou
la saillie d'un muscle.
Boileau allait plus loin encore : il n'excluait pas
de l'art la nature non plus horrible, mais simple-
ment laide; sa poésie en fait foi. Le laid, chez lui,
n'est jamais le « grotesque », cet agrandissement
épique qui neutralise la laideur sous prétexte de
la manifester : il reste le laid, mesquinement, basse-
ment, naturellement laid; et ce n'est que la précision
sévère de l'imitation qui lui donne une manière
d'agrément et de beauté.
Cependant Boileau admettait bien la nécessité
de faire un choix dans la nature. Et d'abord, sans
y songer, sans en faire une règle expresse, moins
par une disposition particulière de son goût que par
l'impossibilité de penser autrement en son temps,
il ne semble pas supposer que le modèle imité par
LA CRITIQUE DE BOILEAU.
107
poète puisse être autre chose que l'homme; je
veux dire l'homme intérieur et moral. On ne s'aper-
cevrait guère, à lire VArt poétique, qu'il a fait un
Repas ridicule ou des Embarras de Paris. Môme
dans l'églogue il n'accorde guère de place à l'élé-
ment descriptif et champêtre, et c'est toujours à
la peinture des sentiments humains, à celle, par
exemple, des plaisirs de ramour7 qu'il ramène le
poète : la psychologie règne jusque dans le genre
pastoral. Mais ici s'impose un nouveau choix, et de
nouvelles éliminations vont se faire. Si les anciens
sont admirables pour avoir rendu la nature avec
vérité, et si nous pouvons juger de cette vérité,
c'est donc que la nature qu'ils ont représentée est
encore devant nos yeux. La nature, disais-je, ne
change pas : mais assurément quelque chose change
dans la nature, et ce n'est pas à cela que l'imitation
des anciens se rapporte. Ils ont exprimé ce qu'il y
^ dans la nature d'immuable, d'universel et d'éter-
nel. Et voilà ce que nous devons nous proposer
aussi pour modèle : ce qui, étant universellement
vrai, sera universellement intelligible. La poésie,
disait Aristote, exprime le général. Elle a pour
objet les lois et les types, les rapports essentiels
et les caractères spécifiques. Des réalités, sans les
copier, elle dégage la vérité qui les fait être. C'est
la formule même du théâtre classique, des ridicules
de Molière comme dés héros de Racine.
Mais alors que doit penser Boileau de sa propre
poésie, dont la caractéristique est précisément d'ex-
108 BOILEAU.
primer avec vigueur des choses particulières dans
leur particularité mêine ? Peut-être n'a-t-il quitté si
souvent la voie où l'engageait son vrai génie, pour
se faire moraliste et manieur d'idées, que par le désir
de mettre dans ses vers des vérités d'un ordre plus
universellement intelligible. Cependant ne lui prê-
tons pas trop, même à lui, de défiance de soi et
d'humilité. 11 estimait ses descriptions réalistes de
fort bons morceaux ; il ne s'est jamais repenti de ses
marmitons crasseux, et sur ses vieux jours, nous
étalait ingénument les loques d'une avare et le linge
sale d'une coquette. Il estimait sans doute que, quand
par la probité absolue de son expression, l'artiste
impose le sentiment de la réalité de l'objet qu'il
exprime, si particulier que soit cet objet, la copie
prend une valeur universelle et constante. L'original
fût-il une forme unique en son genre que jamais la
nature ne réalisera une seconde fois, l'imitation, à
force de sérieuse conviction et de fidélité, en fait
un type.
Sur les })rincipes qu'on vient de voir repose
cette défiance de la nouveauté, qu'on peut remar-
quer dans VArt poétique, et qui va s'éclairer pour
nous d'un jour nouveau. On s'est avisé parfois de
croire que Boileau enfermait la littérature dans
l'éternelle redite des mêmes lieux communs; et c'est
bien ainsi que les classiques dégénérés du dernier
siècle ont interprété sa théorie par leur pratique.
Mais Boileau, sur ce point, ne pense pas autrement
que ses contemporains : et ces contemporains, qui
LA CRITIQUE DE BOILEAU. 109
ne sont pas suspects de s'être reposés dans la bana-
lité, c'est Corneille et Racine, c'est Descaries, Bos-
suet, La Fontaine, c'est La Bruyère, c'est Pascal;
tous ont écrit ou agi comme s'ils pensaient que la
nouveauté n'est pas une condition nécessaire de
l'originalité. La nouveauté du sujet, d'abord : voyez
ce qu'elle pèse; car La Motte l'a, et La Fontaine ne
l'a pas. Racine prend Phèdre, Iphigénie à Euripide;
Corneille emprunte son Cid à Guilhen de Castro.
Nos classiques avaient tort, dira-t-on? mais voyez
Shakespeare; voyez nos })cintres qui font encore
des Sainte Famille, nos sculpteurs qui font encore
des Diane. La nouveauté des pensées, dans un sujet,
ne donnait pas plus de souci, au xvii® siècle. « Qu'on
ne dise pas, notait Pascal, que je n'ai rien dit de
nouveau. La disposition des matières est nouvelle.
Quand on joue à la paume, c'est une même balle
dont on joue l'un et l'autre, mais l'un la place
mieux. » Et la Bruyère, prenant la plume, écrivait
d'abord : « Tout est dit » ; puis il faisait un gros
livre, excellent et très original.
Si, en effet, « rien n'est beau que le vrai », et si le
charme, le je ne sais quoi qui transporte dans les
ouvrages de l'esprit « consiste principalement à ne
jamais présenter au lecteur que des pensées vraies et
des expressions justes », on ne doit pa.s prétendre
à tout prix trouver du nouveau, ni se décourager
de n'en pas rencontrer. 11 est tout simple que les
anciens, avec la même raison, devant la même
nature que nous, aient aperçu bien des vérités où
110 nOILEAU.
notre expérience et notre reclierche personnelles
nous amèneront. Le poète, qui se proposerait de né
rien ])enser qu'on ait pensé avant lui, s'exposerait
à marcher contre la raison et loin de la nature : il
ferait des vers « monstrueux ». La poésie en effet,
depuis l'origine, peint l'homme, le type éternel de
l'homme : qui n'en veut plus, et veut du nouveau,
ne peut faire que des « monstres ». Ce n'est pas
qu'il ne reste rien à découvrir : mais la nouveauté
n'a pas de prix, sans la vérité. « Qu'est-ce qu'une
pensée neuve, brillante, extraordinaire? » demande
Boileau dans une de ses Préfaces. Et il répond par
un des mots vraiment profonds qu'il ait jamais
écrits : « Ce n'est point, comme se le persuadent les
ignorants, une pensée que personne n'a jamais eue
ni dû avoir : c'est au contraire une pensée qui a dû
venir à tout le monde et que quelqu'un s'avise le pre-
mier d'exprimer. » Les grandes découvertes de la
science sont des pensées qui devaient venir à tout le
monde., et qui ne viennent qu'à quelques-uns. La gra-
vitation univef'selle est dans la chute d'une pomme;
la pesanteur de l'air se révèle par l'ascension
de l'eau dans un corps de pompe : mais il faut être
Newton ou Torricelli pour voir ce que, depuis eux,
tout le monde voit. Tout fait contient sa loi : mais
nul ne s'en doute jusqu'au jour où quelque savant
s'avise le premier delà formuler; quoi de plus neuf,
et quoi de plus ancien, que cette loi, contemporaine
de l'univers, et qui n'avait point trouvé encore d'in-
telligence pour la contempler? En art, en poésie,
LA CRITIQUE DE BOILEAU. 111
comme en science, la création n'est qu'observation
et intuition; en sorte que l'invention ne consiste
pas à tirer de son esprit ce qui n'a d'existence nulle
part ailleurs, mais bien à extraire de la nature ce
qui y est, et ce qu'on s'étonnera de n'y pas avoir
vu, dès qu'un homme de génie l'aura montré.
Voilà les principes qui constituent le naturalisme
de Boileau : théorie simple et large, et bien éloignée
d'être cette réglementation tyrannique que sui)po-
saient les romantiques. On peut remarquer qu'elle
n'est pas purement littéraire : elle enveloppe une
esthétique générale. Tandis que Perrault, dans ses
Parallèles^ se donnera bien du mal pour réduire
tous les arts à son système, et les faire marcher tous
du même pas dans son idée du progrès indéfini,
Boileau, sans parler de peinture ni de sculpture,
sans y penser, n'y entendant peut-être pas grand
chose, mais concevant la poésie comme un art, et lui
donnant pour but l'imitation de la nature, va au delà
des règles littéraires, et propose vraiment une for-
mule d'où peut sortir une théorie générale des
beaux-arts.
On pourrait même dire que les principes de Boi-
leau s'appliquent plus immédiatement, plus com-
plètement, })lus aisément aux arts plastiques qu'à la
poésie : ils sont en eux-mêmes plus artistiques que
littéraires. Il faut bien des réserves, bien des pré-
cautions, et le secours parfois d'une subtile inter-
prétation, pour les adapter à la littérature efficace-
ment, et sans danger.
k
112 BOILEAU.
D'abord le lyrisme semble être exclu ou con-
damné. Car, si l'imitation de la nature, et de la
nature qu'aperçoivent et reflètent tous les esprits,
est la loi souveraine, il semble bien que l'œuvre d'art
doive avoir ces deux caractères : ol)jectivité et im-
personnalité. Or le lyrisme, par définition, c'est
individualité et subjectivité. Ne semble-t-il pas qu'on
ne puisse donner dans le lyrisme qu'en s'éloignant
de la nature? Et de fait, il n'y a pas d'écoles plus
opposées en littérature que le romantisme (dont la
caractéristique est le lyrisme) et le naturalisme. En
peinture, on peut se passer peut-être du romantisme
et du lyrisme, et y gagner; mais il n'y a point de
littérature qui, si elle n'a pas de poésie lyrique, ne
soit amoindrie et découronnée. Pour être une doc-
trine complète et suffisante, le naturalisme doit s'élar-
gir pour faire place au lyrisme. Et peut-être cela ne
lui est-il pas aussi impossible qu'on pourrait croire.
Car l'émotion, l'enthousiasme lyriques sont dans la
nature aussi. Cette déformation de la réalité par la
sensation, cette expansion du moi qui se répand sur
les choses, ce sont des phénomènes naturels et gé-
néraux qui ont leurs lois, leurs causes et leurs si-
gnes permanents. Quand le poète exprime les choses
telles qu'il les sent et les souffre, non telles qu'elles
sont, c'est cette altération, cette amplification même
des impressions ordinaires et communes, qui est
significative, et qui est vraie d'une vérité univer-
selle. S'il y a un lyrisme hors nature, il y en a un
aussi selon la nature. Par sa sensibilité toujours
LA CRITIQUE DE BOILEAU. 113
frémissante, îe poète nous révèle les profondeurs i
mystérieuses et les passivités latentes de notre pro-
pre être : ses émotions individuelles sont la confes-
sion de l'humanité. Car elles ne diffèrent des nôtres
que par l'intensité. Le vrai, le grand lyricpie, ce
n'est pas un Baudelaire, un chercheur de sensations
inouïes, perverses, morbides : c'est un Vigny, un
Hugo, un Musset, un Lamartine, qui a souffert plus
que nous des mêmes choses que nous : c'est celui
qui a crié plus hautement les éternels lieux com-
muns dont la pensée obscure opprime notre âme à
tous, nos passions, nos misères, nos ignorances, et
l'insoluble énigme : pourquoi suis-je venu ? pour-
quoi m'en irai-je? pourquoi quelqu'un ou quelque
chose? Le fond de la poésie lyrique étant ainsi ce
qu'il y a de plus universel dans les idées de l'huma-
nité, la vibration personnelle du poète qui contemple
ces hautes vérités ne sert qu'à leur donner une plus
grande force de pénétration pour aller au fond des
cœurs. Le subjectif est l'enveloppe et le véhicule de
l'objectif. Mais Boileau n'avait pas lui-même le tem-
pérament assez lyrique, et notre langue était trop
pauvre alors en poésie lyrique, pour qu'il arrivât à
définir exactement l'essence du genre. Il n'en eut
qu'une très vague notion et ne sut pas la rattacher
aux principes de sa doctrine : il n'eut même pas le
sentiment de la difficulté logique en face de laquelle
il se trouvait.
En second lieu, à croire qu'on retrouve la nature
toujours la même dans les œuvres des anciens et
LANSON. — Boileau. 8
11/^ BOILEAU.
dans l'expérience actuelle, qu'elle s'offre partout et
toujours la mônie à la sensation et à l'imitation, on
aboutit aisément au mépris et à la négation de l'his-
toire. On néglige comme indifférentes toutes les
variations de l'esprit humain; et dej)uis le costume
jusqu'aux lois, depuis les formes de langage jus-
qu'aux façons de sentir, tout ce qui est localisé dans
le temps et dans l'espace, particulier à une race, à
un groupe d'individus ou à un individu, tout cela
est compté comme non avenu. Il n'y a de digne d'at-
tention que le type universel et fixe de l'humanité.
Cela n'a pas de bien graves conséquences en pein-
ture et en sculpture : la vérité et la beauté n'y sont
point essentiellement attachées aux noms et aux
circonstances historiques; les éléments naturels et
ph} siques du sujet importent seuls. Mais quand la
matière de l'œuvre d'art est l'âme humaine, on ne
peut plus faire abstraction de l'histoire. Les pas-
sions générales ne vivent que dans des formes par-
ticulières, détermina.* î chaque siècle et en chaque
homme par un concours unique de causes. Elles ne
subsistent pas dans l'abstrait. Pour peindre l'homme,
il faut bien peindre des Romains, des Français, des
Anglais : et si le poète qui représente Alexandre ou
César ne sait pas ou ne daigne pas leur faire des
âmes antiques, il en fera, sans y penser, ses con
temporains. Ce qui échappe à l'histoire tombe sous
l'empire de la mode.
Boileau ne s'en avisa pas. 11 fut bien de son temps
par le mépris et l'ignorance de l'histoire; et la plu-
1
LA CRITIQUE DE BOILEAU. 115
part des défaillances de son jugement et des erreurs
de sa théorie ne procèdent pas d'une autre cause.
Ne comprenant pas qu'elle seule pouvait lui fournir
un sûr moyen de dégager le général et l'essentiel
dans l'infinie complexité des apparences, il tâcha
instinctivement d'y suppléer par l'étude des anciens.
En imitant dans les anciens ce qu'on reconnaît être
naturel, et dans la nature ce qu'on retrouve chez les
anciens, on peut se tenir assuré de ne point s'égarer
dans l'expression des particularités insignifiantes, et
des exceptions monstrueuses. La comparaison des
œuvres antiques et de la réalité actuelle fait ressortir
un élément commun, et cet élément commun est jus-
tement cette nature raisonnable, universelle, im-
muable, qui est l'objet de la poésie. La méthode est
bonne, mais il eût fallu le sens et la connaissance
de l'histoire pour l'appliquer toujours avec succès.
Boileau s'embarrasse parfois entre l'actualité et l'an-
tiquité, et définissant mal leur rapport, établit des
règles ou arbitraires ou fausses, qui même nous
semblent contradictoires à l'esprit de sa doctrine,
et restreignent ou infirment l'excellent principe de
l'imitation de la nature.
Gomment ce critique naturaliste, et ce naturaliste
surtout qui a fait le Repas ridicule, condamne-t-il
le poète bucolique qui
Fait parler ses bergers comme on parle au village.^
Pourquoi cette peur de la rusticité, chez un écrivain
que la trivialité, même répugnante, n'a pas toujours
116 BOILEAU.
dégoûte? Celte théorie de l'églogue élégante et
galante, d'une naïveté convenue et mièvre, qui rejette
dans un coin les chèvres et les moutons comme
accessoires inutiles, et ne s'occupe guère que d'ana-
lyser avec subtilité une idée artificielle d'amour
innocent, n'étonne pas de Segrais ou de Fontenelle :
mais comment Despréaux arrive-t-il à la formuler ? Il
a mal interprété les œuvres antiques, et préoccupé
de l'usage où le goût moderne appliquait le genre
pastoral, il a trouvé dans Virgile et dans Théocrite
de quoi légitimer une des formes les plus caduques
et les plus fausses de la poésie de son temps. Et
c'est Virgile et TJiéocrite qu'il offre pour modèles,
ne tenant compté en eux que de ce qu'il y a, en
effet, de raffiné et de convenu dans leurs poèmes,
ne songeant pas qu'ils ne valaient précisément que
par où ils ne pouvaient être imités dans des pasto^
raies doucereuses et spirituelles, par quelques vers
immortels, où vit la nature, la vraie nature cham-
pêtre, dans sa saine et belle grossièreté.
Par une délicatesse pareille d'honnête homme et
de Français, après avoir si bien dit au poète^
comique
Que la nature donc soit votre étude unique,
il l'enferme presque aussitôt dans un champ d'expé-
riences étroitement délimité, en écrivant :
Etudiez la cour et connaissez la ville.
Quoi ! la cour et la ville : c'est-à-dire la noblesse et
la haute bourgeoisie, le monde^ ce qui se rassemble
LA CRITIQUE DE BOILEAU. 117
dâils les salons. Rien de plus : ni peuple, ni provin-
ciaux, ni paysans. Ni même, si on presse le sens
des mots, ces relations de famille, ces affections pri-
vées, qui sont en dehors de la conversation mon-
daine, et n'y peuvent éclater sans indiscrétion ou
scandale. La comédie, enfin, n'imitera que les
mœurs de cour et de salon, ce qu'il y a de plus
convenu, extérieur et accidentel, ce qu'il y a de moins
humain dans l'homme. Ici, évidemment, le poète a
érigé son goût de Parisien et d'homme du monde en
lois générales de la raison : il a fixé les bornes de
la nature qui peut être objet d'imitation, selon les
préjugés d'un siècle mondain et raffiné, dans lequel
il se trouvait vivre. Mais comment peut-il trouver son
idéal réalisé dans Térence, qui n'a point songé à
étudier la cour ni la ville ?
D'autres fois, à force d'étudier les Grecs et les
Latins, il se familiarise avec les formes particulières
que certaines circonstances et le caractère de la ci-
vilisation antique ont données aux sentiments de
l'âme et à leur expression littéraire. Il attribue une
valeur absolue à des choses toutes relatives, et s'ima-
gine trop facilement que la vérité et le naturel
d'Athènes seront aussi vérité et naturel à Paris. De
là, chez ce naturaliste convaincu, d'étranges transac-
tions et des contradictions fâcheuses : de là, sa défi-
nition de l'ode qui « entretrent commerce avec les
dieux », ou qui « ouvre la barrière aux athlètes
dans Pise » : à quelle nature, pour un homme du
XVII® siècle, peut s'attacher ici l'imitation poétique ?
118 BOILEAU.
De là ce parti pris en faveur de la mythologie
païenne, qui lui faisait ridiculement évoquer des
divinités d'opéra dans le récit d'un événement tel
que le passage du Rhin par une armée française. De
là la nécessité où il nous réduit de nous ranger une
fois du côté de Desmarets et de Perrault, précur-
seurs ici de Chateaubriand et de la poésie moderne,
quand il s'obstine à nier que le christianisme puisse
avoir place dans un poème épique et en accroître la
beauté. Condamnait-il donc Polyeucte? ou bien, s'il
admettait une tragédie chrétienne, pourquoi pas
aussi une épopée chrétienne? Boileau cède à une
illusion. Il ne connaît pas d'épopée chrétienne qui
soit passable : même dans le Tasse, il trouve bien
du clinquant. Il raisonne comme si ce qui n'a
jamais été dans la nature n'était pas conforme à la
nature, et ne pouvait jamais y être, qu'à titre de
monstruosité. Au contraire, la mythologie est dans
Homère et dans Virgile : donc la nature que l'épopée
imite, implique la mj^thologie. La mythologie est
vraie. Mais comme il serait difficile à un moderne,
à un chrétien, de maintenir cette assertion au sens
littéral du mot, Boileau recourt pour la justifier aune
conception très fausse et très en vogue alors de
l'épopée : l'épopée est un poème allégorique, et la
mythologie est vraie, comme forme d'art exprimant
l'abstrait par le concret, selon de certaines conven-
tions. La Fable est un répertoire de figures et
d'images dont le sens est fixé, et qu'on emploie pour
éviter la sécheresse de l'expression propre. Dieux,
LA CRITIQUE DE DOILEAU. 119
déesses et tout le merveilleux païen, ne sont que des
symboles, où tout le monde aperçoit immédiatement
les éternelles vérités de l'ordre moral. Par ce détour,
Boileau maintient l'imitation de l'antiquité : mais
c'est en la travestissant. Il ne s'avise pas que Virgile
et Homère ont mis des dieux dans leurs poèmes
parce que c'étaient leurs dieux, les dieux nationaux
et populaires : un coup d'œil jeté à côté du livre, sur
la réalité que l'histoire représente, l'eut averti de
son erreur. Il n'y pense même pas; et l'épopée qu'il
définit, ce roman mythologique, allégorique et moral,
n'a rien de commun avec V Iliade ni \ Enéide. Mais
on y retrouve le type décrit par le P. Le Bossu, cha-
noine de Sainte-Geneviève : et dans les grandes
lignes, abstraction faite du choix des sujets, ce type
est celui sur lequel ont été composés YAlaric, le
Saint Louis, la Pucelle, le Clovis, tous ces poèmes
dont Boileau lui-même a immortalisé le ridicule. Il
a voulu garder la mythologie, à laquelle une nation
chrétienne ne pouvait pas croire, il a voulu garder
l'épopée, qu'un siècle de civilisation raffinée et de
raison mûrie ne pouvait pas refaire; et pour assurer
une existence artificielle à ces choses si particulière-
ment attachées aux mœurs et à l'esprit des temps
antiques, il a dû les dénaturer et leur attribuer une
valeur fictive et toute de convention, selon les pré-
jugés les plus étroits du goût contemporain.
Il était fatal que Boileau, n'ayant point étudié, et
ne pouvant avoir étudié en son temps la littérature
dans son rapport avec le génie original et le déve-
120 BOILEAU.
loppement historique des peuples, se trompât sou-
vent dans un sens ou dans l'autre. Il devait arriver
que tantôt il interprétât l'antiquité avec ses idées
modernes, et que tantôt il opprimât la pensée
moderne par les formes antiques : comme il était
fort malaisé de dégager toujours sûrement le fond
commun des œuvres anciennes et de l'expérience
moderne, il devait tendre à faire une trop large part
à l'immuable et à l'absolu dans la nature et dans
l'esprit humain. Selon les cas, il devait prendre à
tour de rôle la France de Louis XIV, la Grèce de
Périclès ou la Rome d'Auguste, comme des exem-
plaires également authentiques, inaltérés et com-
plets de l'éternelle vérité et de la raison universelle.
Et naturellement, dans cette fusion ou confusion de
tous les temps et de tous les pays, c'était toujours
le type français qui devait surnager, reparaître et en
définitive l'emporter.
CHAPITRE V
LA CRITIQUE DE BOILEAU {Suite)
LES THÉORIES DE l' « ART POÉTIQUE »
{Fin)
Quand on sait combien Boileau a été insouciant
de l'histoire et des formes accidentelles qui mani-
festent diversement l'unité essentielle du type hu-
main, on ne s'attend guère à rencontrer dans VArt
poétique, au III® chant, à propos de la tragédie, des
vers tels que ceux-ci :
Des siècles, des pays, étudiez les mœurs;
Les climats font souvent les diverses humeurs.
Gardez donc de donner, ainsi que dans Clélie,
L'air ni l'esprit français à l'antique Italie,
Et sous des noms romains faisant notre portrait
Peindre Gaton galant et Brutus dameret.
Tout le Dialogue des héros de roman n'est aussi
qu'une parodie, qui fait ressortir le contraste perpé-
tuel des mœurs et de la Fable dans un certain nombre
de romans et de tragédies du temps : Boileau n'admet
pas qu'on représente la cour et la cille sous le cos-
122 BOILEAU.
tume romain ou persan. On peut s'étonner de trouver
en lui un si fervent défenseur de la vérité historique ;
et, si l'on voulait, on pourrait trouver dans ce clas-
sique renforcé une sorte de romantique avant la
lettre, épris de couleur locale. Mais pour nous
garder de ces fantaisies, il suffira de songer que
Racine donnait une parfaite satisfaction à Boileau,
par l'usage qu'il faisait de l'histoire. En aucun cas,
Boileau ne consent qu'on sacrifie le général au parti-
culier, la psychologie à la chronique.
Le Cyrus et tous ces romans et tragédies dont
les héros ont l'air d'être assidus à Versailles, ont
d'abord le tort de ne peindre que des manières et
des modes. Mais par surcroît les moyens employés
pour représenter ces réalités négligeables ne sont
point ceux qui en imposeraient la sensation aux
gens mêmes qui n'en auraient point l'idée. Car,
dans ces œuvres, il faut connaître les originaux,
pour les reconnaître^ et elles n'ont d'intérêt que si
l'on brise la forme d'art, qui cache la vérité au lieu
de la traduire. Etrange et arbitraire fantaisie, si
l'on veut montrer des Français, et tels Français,
d'évoquer Cyrus ou Horatius Goclès! La Fable et
l'histoire ancienne sont de précieuses formes pour
réaliser les typés généraux : mais quand ce qu'on
veut montrer, c'est précisément ce qui fait qu'un
Français est Français plutôt que Romain ou Asia-
tique, il faut sortir du bon sens pour aller d'abord
loger son action sur les bords du Tibre et de
rilellespont. Car c'est présenter un tableau dont
LA CRITIQUE DE BOILEAU. 123
le modèle ne peut être dans la nature; et s'il ne
faut pas choisir pour les exprimer les choses trop
particulières, encore, quand on les choisit, n'a-t-on
d'excuse que si on les rend avec intensité dans leur
caractéristique particularité.
Puis, comment le lecteur sentira-t-il la réalité des
objets qu'on lui met sous les yeux, si on ne leur
conserve pas l'aspect qu'il est accoutumé de voir?
11 faut lui montrer son idée du Romain et son idée
du Français, si on veut qu'il reconnaisse des
Romains et des Français, et de plus des hommes
sous ces deux apparences. Mais ceci nous amène à
la théorie de la vraisemblance , qui joue un rôle
considérable dans l'ensemble de la doctrine de
Roileau, et qui ne laisse pas d'en être une partie
délicate et dangereuse.
Jusqu'ici l'on a examiné ce que l'écrivain doit
mettre dans son ouvrage, et quelle nature il doit
imiter. Mais comment doit-il imiter? quelles sont
les lois, les conditions de son travail ? y en a-l-il
d'autres que par rapport au modèle, et que la
nécessité de l'exprimer fidèlement ? Une des
erreurs les plus communes dans les écoles réalistes
et naturalistes, c'est de croire qu'il suffit de voir, et
de rendre ce qu'on a vu, sans se soucier d'autre
chose. Tant pis pour le public, pour ce « tas de
bourgeois », s'il ne comprend pas. Puisqu'on lui dit
que « c'est nature », qu'attend-il pour applaudir et
admirer? Roileau n'en est pas là. La nature est
« vraie » et se fait « sentir » à tout le monde : mais
124 BOILEAU.
c'est à condition qu'on la fasse sentir. Boileau res-
pecte le public, qui peut bien pour un temps être
aveugle ou injuste, mais dont, en somme, la voix finit
par être celle de la souveraine raison; et nous avons
vu quelle importance il attribuait au consente-
ment universel, pour marquer les chefs-d'œuvre.
Avant tout, donc, il faut mettre le public de son
côté. Le plus simple, ce serait, sans doute, de tout
tirer de l'opinion et de servir au public ce qu'on
sait être dans la moyenne de ses idées et de son
goût : mais ce serait se condamner à la médiocrité, à
la banalité. Boileau, naturaliste sincère, tie l'entend
pas ainsi. On ne se contentera pas dti vraisemblable :
mais on s'efforcera de rendre le naturel vraisem-
blable. On ne renoncera pas, par respect pour le
public, à ce qu'on sait être la vérité humaine : il
applaudit Astrale^ on lui présentera Andromaque . Il
trouve Pyrrhus brutal, et pas assez Céladon, on
lui donnera Néron. Mais on ne lui jettera pas vio-
lemment la vérité toute crue : où est le mérite de
révolter le public? Un art supérieur le domine ou
l'apprivoise, lui insinue la vérité qu'il rejette, et
lui fait croire ce qu'il estimait choquant et impos-
sible. Le succès est à ce prix : car
Une merveille absurde est pour moi sans appas :
L'esprit n'est point ému de ce qu'il ne croit pas.
Il faut, par suite, en traduisant la nature, avoir l'ϔl
sur l'idée que le public s'en fait; et ce n'est qu'en
ménageant cette idée, pour s'y accommoder ou en
LA CRITIQUE DE BOILEAU. 125
faire saillir la fausseté, qu'on pourra y substituer
peu ^ peu celle que l'on a prise dans l'étude directe
de la réalité. Cela est nécessaire au théâtre plus
qu'ailleurs. Le lecteur isolé peut être séduit ou inti-
midé : l'auteur imprimé lui impose. Au théâtre, le
rapport est renversé; les spectateurs se sentent forts
contre le poète; ils sont deux mille contre un. S'il ne
leur offre pas ce qui est conforme à leur crovance,
il faut qu'il dise pourquoi : sinon, s'il se contente
de nous contrecarrer, c'est lui qui se trompe. Nous
n'admettons pas que tant de sensibilités, d'intelli-
gences et d'expériences diverses, réunies sans con-
cert préalable dans une commune impression, ne
soient pas de plus sûrs gainants du possible et du
réel que le génie particulier d'un homme.
De là cette théorie de la tragédie, dans VArt poé-
tique, où tout est subordonné à la vraisemblance.
L'action d'abord sera vraisemblable. 11 ne suffit pas
qu'elle soit vraie. Il est vrai qu'Horace a tué sa
sœur. Il est vrai — la légende, au théâtre, c'est de
l'histoire — que Médée a tué ses enfants. La réalité
du fait, disait Aristote (et Corneille après lui), en
démontre la possibilité. La vérité historique est le
fondement de la vraisemblance. Non, dirait Boilcau :
quand même j'ai la connaissance du fait, je ne sau-
rais encore me passer de comprendre le fait. Le
poète tragique n'est pas soumis à d'autres conditions
que le poète comique : il faut qu'il compose sa
Médée ou son Horace, que l'histoire lui donne,
comme celui-ci son Alceste ou son Harpagon, qui
12G TîOILEAU.
n'ont jamais existé. Plus l'action sera extraordinaire,
et plus il devra en réduire les causes et les ressorts
au jeu régulier de passions universelles, selon le
train ordinaire des choses, à la nature enfin que
tout le monde porte en soi et dans son expérience.
Ainsi nous fera-t-il convenir que l'incroyable est
arrivé, devait arriver, et que noire conception de
possibilités naturelles implique ce qu'en son nom
nous voulions d'abord repousser. Il faut qu'il nous
amène à juger que si Horace ne tuait pas sa sœur,
ou Médée ses enfants, c'est alors que la nature ne
suivrait pas son cours.
Les caractères doivent être vraisemblables. Or
notre expérience nous dit que chaque caractère a son
ineffaçable pli, chaque visage sa grimace familière.
En conséquence, les personnages dramatiques se
maintiendront « tels qu'on les aura vus d'abord » ;
l'inconstance même de leurs actes se rattachera sen-
siblement à leur permanente identité morale. —
Chaque homme a sa physionomie singulière, ses
nuances propres et particulières de caractère ; nous
ne croyons pas qu'il y ait deux espnts exactement
semblables; la nature ne fait de ménechmes qu'au
physique. Donc l'auteur variera les caractères et
leur expression. — Nous savons, et nous disons
souvent que « l'homme n'est pas parfait ». Nous
avons vu de très grands hommes être par certains
cotés de très petits hommes. Cela ne nous déplaît
pas : cela les rapproche de nous, et nous console
de l'admiration que nous leur devons d'ailleurs.
LA CRITIQUE DE TiOILEAU. 127
Selon notre expérience, imperfection est indice de
réalité. Que La Motte a tort de se plaindre qu'Ho-
mère ait fait ses héros grossiers ou brutaux! Si
Achille est fier, violent, rancunier, tant mieux :
A ces petits défauts marqués dans sa peinture,
L'esprit Avec plaisir reconnaît la nature.
— Enfin sur tous les héros de la légende et de l'his-
toire, j'ai une idée; mon voisin du parterre ou des
loges en a une aussi, plus ou moins nette : et de
toutes ces idées particulières se compose une opi-
nion moyenne qui détermine les caractères, et que
le poète doit éviter de choquer directement. Non pas
que le but de l'art soit d'exprimer les personnages
historiques dans leur individualité, ni qu'il importe
en soi si l'athée s'apj)elle Enée ou Mézence, ou
le fratricide Néron ou Marc-Aurèle : mais ces noms
évoquent dans les esprits certaines images indestruc-
tibles et irréfrénables, dans lesquelles doit nécessai-
rement se couler l'étude de psychologie générale. Si
l'on est occupé à contester la ressemblance histo-
rique, on ne regardera pas la vérité humaine du
rôle. — Pour la même raison, le poète tiendra
compte des différences que les climats, les époques,
la civilisation mettent entre les peuples. 11 ne s'agit
pas, encore ici, de peindre des Persans, ni des Turcs,
ni des Grecs, mais des hommes. Seulement, pour
que rien ne vienne nous distraire du fond, il faut
que la forme ne contrarie pas l'idée que nous nous
faisons de la réalité historique. Gela n'a pas de rap-
128 BOILEAU.
port avec la couleur locale des romantiques. La
vérité de l'histoire n'a, pour Boileau, qu'une valeur
négative. Racine, en écrivant Ip/ii<^énie ou Bajazet^
ne s'est pas soucié d'archéologie ni d'orientalisme :
mais il a costumé ^g^ caractères généraux selon l'idée
qu'il se faisait des Grecs ou des Turcs. Et même
cette idée qu'il avait allait un peu au delà de ce
qu'exigeait à l'ordinaire le public : mais, au fond, il
ne déroutait pas les spectateurs, et ne leur présen-
tait rien que leur degré de culture ne leur figurât
aisément : ainsi il atteignait son but, qui était seule-
ment d'empêcher leur attention de se détourner sur
le détail et l'accessoire, et de la ramener tout en-
tière sur la peinture des passions. En effet, indiffé-
rents à la vérité de ces choses extérieures dont la
fausseté les eût révoltés, les spectateurs se livraient
tout entiers aux impressions du drame psycholo-
gique que développait le poète.
La vraisemblance encore soumettait la tragédie
aux unités; et la vraisemblance enfin imposait à la
tragédie un langage simple et naturel, sans pompe
et sans déclamation.
Il faut dans la douleur que vous vous abaissiez;
Poui* me tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez.
Nous savons tous par expérience qu'on ne fait pas
de phrases quand on est violemment ému : la vraie
douleur n'a pas d'esprit.
Ainsi, dans toutes ses parties et dans toute sa
forme, la tragédie doit être vraisemblable. Ce n'est
LA CRITIQUE DE BOILEAU. 129
pas assez encore : il faut qu'elle plaise. Et voilà
encore par où Boilcau se sépare de certains natura-
listes, pour qui l'émotion, l'intérêt, l'agrément sont
d'indignes concessions à la frivolité, à la stupidité
des bourgeois. On consent encore à être « cruel »,
« féroce » ; mais être touchant ou aimable, évoquer
la pitié ou la sympathie, jamais. Boileau n'eût pas
compris que l'impersonnalilé et l'objectivité eussent
pour conséquences l'impassibilité; et il est curieux
que ce sévère pontife de la raison soit justement
l'homme qui ait le plus fortement maintenu les
droits de l'imagination et de la sensibilité au théâtre.
Gomme Molière et comme Racine, Boileau ne sau-
rait admettre que la poésie n'ait pas pour objet de
plaire. Il faut traduire son observation, conformer
son imitation, de façon que. non seulement on en
reconnaisse l'éternel modèle, mais qu'encore cette
reconnaissance soit un plaisir. Ce plaisir varie de
qualité selon les genres : dans la comédie, c'est le
rire. Dans la tragédie, c'est la « douce terreur », la
« pitié charmante » ; ce sont les pleurs. De la plus
horrible réalité, l'imitation tragique tire une émotion
agréable. L'i^rliste qui parle à notre intelligence, qui
nous démontre scientifiquement, exactement, froi-
dement, le mécanisme de lame humaine ne nous
satisfait pas : le théâtre n'est pas une école pratique
de psychologie. Nous n'y venons pas chercher une
leçon : il faut qu'on nous amuse. Voilà pourquoi la
tragédie doit être pathétique, ne pas nous décrire les
caractères en repos, mais les figurer dans la passion,
LANSON. — Boileau. 9
130 nOILEAU.
en convulsion. Et voilà pourquoi Racine a eu raison
de fonder tous ses drames sur les effets de l'amour :
De cette passion, la sensible peinture
Est, pour aller au cœur, la route la plus sûre.
Mais encore faut-il « inventer des ressorts qui
puissent m'attacher », savoir combiner, développer et
dénouer une intrigue, l'exposer clairement, et accroî-
tre l'intérêt de moment en moment. Enfin tout ce
qu'on a dit de la vraisemblance assure le })laisir du
spectateur, en même temps qu'il le dispose à sentir
la vérité du drame.
Vérité, vraisemblance, intérêt : trois termes cor-
rélatifs qui sont la formule de Fart. Mais non pas
encore la formule intégrale : il manque à la tbéorie
un complément essentiel. Cette imitation de la na-
ture, vraie, vraisemblable, intéressante, doit s'expri-
mer dans une forme d'art précise et serrée. En
autres termes,. toutes les intentions que nous avons
vu que l'auteur devait avoir, ne valent qu'effective-
ment réalisées, et la conception ne saurait se séparer
de l'exécution. L'idée n'est rien sans la forme, et
tout n'est pas fait, quand on a le fond. Le natura-
lisme, par l'importance même qu'il attribue h l'objet,
pousse facilement à diminuer la part de l'ouvrier;
et d'autre part les artistes qui ne savent pas très
bien leur métier, ou les gens d'esprit qui ne sont
pas artistes, oublient facilement que la faculté de
sentir n'implique pas toujours une puissance égale
d'expression, et que l'image qu'on a dans l'esprit
LA CRITIQUE DE BOILEAU. lil
ne s'objective pas toute seule, sans grand labeur
et contention d'esprit. Boileau relevait vivement,
dans une lettre de Huet, cette méprise qui dans la
beauté des ouvrages donnait tout au sujet, rien à
l'art et à l'auteur. Il n'y a point, selon lui, de pro-
position moins soutenable et plus grossière que de
croire « qu'un homme, quelque ignorant et quelque
grossier qu'il soit, s'il rapporte une grande chose,
sans en rien dérober à la connaissance de l'auditeur,
pourra avec justice être estimé éloquent et sublime ».
Gomme s'il ne fallait pas d'autant plus d'esprit et
de talent que la chose est plus grande, pour la bien
exprimer! Gomme si la « bonne foi » et la conviction
suffisaient pour « n'en rien dérober à la connaissance
de l'auditeur » ! Mais trouver les paroles dignes du
sujet! Mais jeter dans le discours « toute la netteté,
la délicatesse, la majesté, et, ce qui est encore plus
considérable, toute la simplicité nécessaire à une
bonne narration » ! Mais choisir les grandes circon-
stances, rejeter les superflues, en un mot dire ce
qu'il faut, et ne dire que ce qu'il faut ! Tout cela, le
premier venu le peut-il? Gela se fait-il par la vertu
essentielle du sujet? Ou cela est-il de l'art, et plus
ou moins aisé à réaliser, selon qu'on a plus ou moins
de génie, de goût et d'habileté technique ?
Quel que soit son sujet, et quoi que lui fournisse
la nature, l'artiste a toujours à créer une forme, la
plus vraie, la plus expressive, la plus belle enfin
qu'il se pourra. Dans cette partie de l'art, l'inven-
tion individuelle ne peut se passer de l'étude : le
132 DOILEAU.
génie doit avoir à son service une science technique
qui lui permette d'élire toujours les moyens d'expres-
sion les plus sûrs et les plus puissants. De là l'im-
portance attribuée dans VArt poétique au métier, et
l'abondance des préceptes de versification, de style
et de composition.
Le poète fait son œuvre avec des mots : la techni-
que, pour lui, c'est donc d'abord le maniement de
la langue. Connaissance et respect de la langue,
pureté, correction, éviter les tours vicieux, les termes
impropres, ne jamais s'accorder un barbarisme ou
un solécisme même en vue d'un effet à produire : on
ne doit pas s'étonner que Boileau impose ces lois à
un écrivain; cela équivaut à exiger d'un peintre la
connaissance du dessin. Ni la nouveauté, ni la har-
diesse de l'expression ne souffrent de la correction
grammaticale : Racine est là pour le prouver.
Viennent ensuite la clarté, sans laquelle ni la
vérité ne se fait sentir, ni l'émotion ne se dégage —
et la précision, par laquelle on ne reconnaît pas va-
guement, en gros, la 'nature de l'objet, mais on le
voit dans un degré particulier de force et de beauté,
tel qu'il est en effet, mais revêtu par votre expres-
sion, d'après votre sensation, d'un caractère unique.
Puis le poète se sert du vers. Sans débattre la
question sil y a des poèmes en prose, et semblant
même l'admettre, quand il appelle de ce nom les
romans, Boileau, en général, regarde le vers comme
la forme originale et propre de la poésie. On sait
combien il était sévère dans la pratique, et une
LA CRITIQUE DE BOILEAU. 133
bonne partie du premier chant de V Art poétique est
consacrée à formuler les lois principales de la versi-
fication. Richesse expressive de la rime, repos à
l'hémistiche, proscription de l'hiatus et de l'enjam-
bement : si ces préceptes sont parfois contestables,
si on a pu en fléchir ou en rompre quelques-uns avec
avantage, il ne faut pas oublier qu'ils n'appartien-
nent pas à Boileau, et qu'il n'a fait que donner par là
la'formule du vers classique, tel que Malherbe l'avait
établi, et que les grands poètes du siècle nous le
présentent. N'oublions point surtout que Boileau n'a
pas vu dans le vers un ingénieux mécanisme, où l'on
assemble les difficultés pour les vaincre, ni l'agréable
instrument d'un jeu d'esprit littéraire ; jamais il n'en
a perdu de vue la valeur artistique, et toutes les lois
auxquelles il l'a soumis ne sont pas à elles-mêmes
leur fin, mais sont les moyens de produire la cadence
expressive, qui procure à l'oreille un plaisir conforme
au sentiment dont les mots saisissent l'âme. Boileau
n'affranchit jamais, quand il s'agit de poésie, le
jugement rationnel de l'esprit de la sensation irrai-
sonnée de l'oreille. Il lui suffit que les noms grecs et
latins aient une plus douce harmonie que les noms
germaniques, pour condamner l'épopée aux sujets
païens et lui interdire le moyen âge. N'en rions pas
trop : Ghénier et Musset, qui sont des poètes, et
que la suave mélodie des noms antiques a jetés plus
d'une fois dans des rêves peuplés de visions char-
mantes, comprendraient ce que dit Boileau des
« noms heureux » qui semblent nés pour les vers.
ViQ BOILEAU.
chant vivement au point qu'il faut. Il faut que l'ex-
pression soit simple, exacte, ni burlesque ni empha-
tique : afin de montrer ce qui est. Forte : afin d'en
faire sentir le caractère. Variée : parce que ma
lecture doit être un plaisir, et que la monotonie
fatigue. Pour la vérité et pour l'agrément, il faut
que l'ouvrage soit composé : et tout le dévelop-
pement, ses dimensions, ses proportions, le rap-
port des parties sont nécessités par le sujet que l'on
traite et par l'impression qu'on veut produire. La
règle est de dire ce qu'il faut, rien que ce qu'il faut.
Nulle beauté n'est belle, si eiîe n'est nécessaire.
Enfin la grande règle, sans laquelle toutes les règles
ne servent à rien, c'est le travail : il faut patiem-
ment, laborieusement, chercher, refaire, corriger,
effacer ; la perfection est le prix d'une lutte longue
et douloureuse par laquelle la matière rebelle est
soumise à l'art inexorable. Tout cela est banal, à
force d'être vrai. Nous convenons tous de ces pré-
ceptes ; pour les suivre, c'est autre chose. Au temps
de Boileau, surtout, il n'en pouvait donner de plus
nécessaires; il n'en a point donné de plus efficaces;
et pour bien des intelligences même, c'étaient là des
vérités neuves.
Cependant parmi les règles et les observations
relatives à l'expression de la nature, qui se rencon-
trent dans tous les ouvrages de Boileau, qu'il s'agisse
de littérature générale, ou d'un genre spécial, ou
d'un ouvrage particulier, il se rencontre certaines
formules, certains termes qui semblent dénoter une
LA CRITIQUE DE BOILEAU. 135
public cinq grands actes d'une admirable prose, à
laquelle on fut cent cinquante ans à revenir? Au con-
traire, qu'est-ce que le vers dans une fable, ou dans
un poème didactique, genre dont Boileau n'a pas parlé
non plus, malgré les raisons personnelles qu'il eût
pu avoir de le faire? Le vers, dans les deux genres,
n'est qu'un ornement, et si peu nécessaire que Patru
conseillait et à La Fontaine et à Boileau de n'en pas
user. Ils firent bien tous les deux de ne pas l'écou-
ter : mais cela doit nous aider à ne pas calomnier
son silence, d'autant qu'il n'a pas été plus complai-
sant pour lui-même que pour son ami.
Des préceptes qui ont rapport aux genres, les uns
sont purement formels, et se rattachent ainsi à la
versification; ce sont les conventions qui lient et sou-
tiennent les genres, et limitent la liberté du poète
dans le choix ou la disposition des mètres, et dans
les dimensions et proportions de l'œuvre. Plus la
forme d'un poème est fixe, et plus le poète doit être
sévère sur la facture : ainsi dans la ballade et dans
le sonnet, dont Boileau, en artiste curieux des formes
raffinées et difficiles, s'arrête un peu complaisam-
ment à détailler les rigoureuses lois. Il semble même
que ce sage esprit pousse un peu bien loin l'en-
thousiasme, quand il écrit ce vers :
Un sonnet sans défauts vaut seul un long* poème.
Il n'a pas la simplicité de donner un sonnet de Gom-
bauld pour égal à V Enéide. Mais il a voulu enseigner
aux écrivains qu'en poésie la forme seule peut
13G BOILEAU.
donner un prix infini aux choses : avis à ceux qui
croient que le sujet est tout. Puis il y a une hiérar-
cliic des genres, mais chaque genre a son idéal, sa
perfection propre, ahsolue en soi; et pour juger
d'un ouvrage, il ne faut pas le comparer à d'autres
de genre différent, mais le rapporter seulement au
type déterminé par la définition du genre. En sorte
qu'un sonnet parfait n'a rien à envier à une excel-
lente épopée; ce sont deux choses absolument et
également parfaites, et pourvues d'une « beauté
suprême ». Celui qui a fait « un sonnet achevé »
ne pouvait rien faire de plus en fait de sonnet,
comme, selon Descartes, un enfant qui a fait une
addition dans les règles peut être assuré d'avoir
trouvé tout ce que l'esprit humain était capable de
trouver relativement à la somme qu'il cherchait.
Mais tandis que dans la poésie antique, en Grèce
surtout, les genres se définissaient essentiellement
par les mètres qui les constituaient, chez nous ils
se distinguent surtout par leurs objets et leurs
effets. Boileau ne semble pas s'apercevoir qu'il
y a là deux principes très différents de classification
des genres, et que des poèmes à forme fixe tels que
la ballade et le sonnet, qu'on est obligé de caracté-
riser à la mode antique, par leur forme métrique, et
qui peuvent recevoir toutes les idées et tous les
sentiments de tout ordre, ne sont pas du tout des
genres comparables à l'élégie ou à la tragédie, ni à
tous les autres, où, sous-entendant les conditions
particulières de versification et de disposition mélri-
LA CRITIQUE DE BOILEAU. 137
que, il détermine surtout la nature du modèle à
imiter et la qualité de l'émotion à produire. Voilà en
effet ce qu'il s'est attaché le plus souvent à éclaircir;
il les considère en un mot dans leur valeur expressive
et dans leur couleur propre, et il en marque le rap-
port à la nature d'une part, à l'esprit d'autre part.
A l'idylle, par exemple, appartiennent « les plaisirs
de l'amour », avec ou sans mythologie; elle est élé-
gante sans pompe, à égale distance de l'héroïsme
épique et de la grossièreté réaliste. Ainsi encore,
la comédie, en style « humble et doux » par une
intrigue vivement conduite, nous présente les ridi-
cules et les vices de la cour et de la ville, et nous
divertit de leur exacte peinture. La loi du genre est
de faire rire, comme celle de la Iragédie est de faire
pleurer. Mais il faut faire rire par « les passions
finement maniées », sans jamais s'écarter de la
nature.
Aux dépens du bon sens g-ardez de plaisanter.
Voilà donc les limites du genre comique; il exclut
les héros et le peuple, les larmes et la bouffonnerie.
De là cette critique de Molière, si rigoureuse à notre
gré et si injuste. Molière est tro[) populaire; il fait
« grimacer ses figures » ; il a trop souvent
Quitté pour le bouffon l'agréable et le fin,
Et sans honte à Tércnce allié Tabarin.
Peut-être Boileau, en pai-laiil ainsi, a'a-t-il point
cédé seulement à la délicatesse mondaine et au goût
138 nOILEAU.
trop poli de son temps. Il est possible que ce réa-
liste, qui fut si peu psychologue, n'ait pas senti ce
qu'il y a de vérité profonde, d'humanité vivante
dans les farces de Molière. Il n'y a vu que des
charges fantaisistes, d'arbitraires caprices de gaieté
exubérante, ne se doutant pas que le trait plus appuyé
n'était pas moins juste, et que le rire plus éclatant
enveloppait une observation plus triste. Tel sujet,
Dand'ui ou le Malade, ne peut rester une comédie
qu'à la condition de devenir une farce; il faut pousser
jusqu'à la bouffonnerie, si l'on ne veut que le drame
déborde. Puis Boileau, qui n'avait pas du tout l'ima-
gination dramatique, est tombé dans la même erreur
\que La Bruyère, qui oppose son Onuphre à Tartufe,
sans s'apercevoir que la vérité théâtrale n'est pas
celle du livre, et que la scène a ses conditions et
comme son optique particulières, qui obligent à faire
une copie inexacte de la nature pour en donner la
sensation vraie. Enfin, quand il s'autorise du Misan-
thrope pour condamner Scap'ui, c'était le cas de se
rappeler
Qu'un sonnet sans défauts vaut seul un long- poème.
La comédie de caractère est supérieure à la farce,
mais, en son genre, Scapin vaut Alceste, et comme
disait Diderot, il ne faut pas moins de génie pour
écrire Pourceaiignac que Tartufe. Boileau resserre
par trop les bornes de la comédie; il l'appauvrit
pour l'élever; et lui demandant trop de noblesse, de
fmesse, de décence, il lui interdit cette franchise de
LA CRITIQUE DE DOILEAU. 139
verve et cette intensité de couleur qui sont la poésie
du genre.
Il excluait l'élément pathétique de la comédie :
Le comique, ennemi des soupirs et des pleurs,
N'admet point en ses vers de tragiques douleurs.
Entre la tragédie et la comédie, il ne concevait
point de genre intermédiaire. On sait que l'événe-
ment lui a donné tort, et que le xviii® siècle a créé
deux formes dramatiques, pour lesquelles le xix® a
délaissé la tragédie et réduit la pure comédie à la
farce; l'une, le drame bourgeois, qui emprunte ses
personnages à la comédie et son action à la tragé-
die; l'autre, la comédie larmoyante, ou mixte, la
pièce ^ comme on dit assez vaguement de nos jours,
qui associe et fond dans des proportions diverses les
impressions tragiques et comiques, le rire et les
larmes.
La distinction absolue des genres et la détermina-
tion rigoureuse de leur nombre sont deux des points
sur lesquels on a le plus de peine aujourd'hui à se
mettre d'accord avec Boileau. Cependant il serait
aisé de montrer que la distinction des genres n'est
pas moins fondée en raison que celle des arts, et
s'explique, d'une part, par la complexité de la nature
et la diversité des rapports qui peuvent l'unir à notre
sensibilité, d'autre part par la complexité de notre
nature, mais aussi par ses bornes et par la nécessité
où elle est de séparer dans ses modifications subjec-
tives ce qui est confondu dans la réalité objective. Au
140 BOILEAU.
reste, on ne fait plus de difficulté de le reconnaître
aujourd'hui; et depuis que l'efFervescence romantique
s'est calmée, et que la liberté de l'art est assurée,
nous ne trouvons plus grand intérêt à réclamer ni à
pratiquer le mélange des genres. Ils nous paraissent
subsister en eux-mêmes, et tirer leurs lois princi-
pales de leur définition, qui dépend elle-même des
objets et des effets qui leur sont assignés.
Nous n'en reviendrons pas pour cela à la régle-
mentation rigoureuse, et par là même arbitraire,
de Boileau. Nous admettrons que, certaines formes
littéraires étant liées à certains états d'âme et à
certains moments de la civilisation, il y ait des
genres qui naissent, comme il y en a qui périssent;
par exemple, le drame bourgeois est légitimé par la
même transformation sociale qui semble avoir mis
la tragédie hors d'usage. Il en est des genres
comme des langues : ce qui se fixe, c'est ce qui
meurt, et les genres ne vivent que par une adap-
tation, c'est-à-dire une transformation continuelle;
dans cette évolution, ils semblent périr lorsque
leur principe de vie abandonne la forme qui les
caractérisait pour en revêtir une autre, qui fera la
même fonction, sans pourtant avoir rien de commun
en apparence avec ce qu'elle remplace. On ne con-
cevra point non plus les genres comme des sys-
tèmes fermés, sans rapport et sans dépendance
réciproques, se juxtaposant sans se pénétrer à la
façon des tourbillons de Descartes. De même qu'il
se fait des transpositions d'art, et qu'on peut essayer
LA CRITIQUlî DE BOILEAU. 141
de produire par des moyens musicaux des impres-
sions pittoresques ou. par les formes de la poésie
les effets de la musique, on peut aussi passer d'un
genre à l'autre, et mêler dans une certaine mesure
l'élément lyrique dans le drame, ou l'élément
comique dans la tragédie, à condition que l'on ne
méconnaisse point les lois essentielles et l'objet
propre de chaque genre, et qu'on ne fasse point
retomber l'ouvrage dans une indétermination qui
serait la négation même de l'art. De même que
l'alexandrin s'est assoupli^ diversifié, enrichi de
toute sorte d'effets, depuis le xv!!** siècle, sans perdre
pour cela sa structure intime, de même les genres
peuvent subsister dans leur essence, et la voiler
d'apparences multiples pour répondre à des besoins
nouveaux de l'esprit moderne. La science des artistes
s'est étendue, l'intelligence du public s'est raffinée;
les uns cherchent à susciter, l'autre aime à ressentir
des impressions plus complexes, qui doivent se
fondre sans se confondre, et laisser subsister l'unité
esthétique de l'œuvre. Plus portés à considérer les
relations des choses qu'à en fouiller la structure
intime, il est naturel que nous admettions, dans la
comédie par exemple, une variété d'émotions que
nos pères n'auraient pas tolérée autrefois. Pénétrés
du sentiment que tout se tient et s'enchaîne dans la
nature, que rien ne s'arrête et ne se fixe, et que dans
ce monde changeant des apparences on ne peut
nulle part poser de commencement ni de terme, nous
croyons qu'on dénature le fini et qu'on en fait un
142 BOILEAU.
absolu, si on le détache complètement de toutes les
réalités qui le pressent, le précèdent ou le conti-
nuegit, pour l'exprimer dans un genre rigoureu-
sement déterminé. Nous demandons que l'artiste
nous fasse apercevoir ces transitions, et comme ces
amorces qui aident l'imagination à réintégrer l'objet
isolé par convention dans le tout dont il est une
pièce, qu'il nous indique l'incessante transformation
des choses et les aspects multij^les de la vie, au lieu
de nous la rendre appauvrie et figée dans l'abstrac-
tion. On ne peut donc conserver aux genres la rigou-
reuse unité et l'absolue simplicité oii ils se renfer-
maient autrefois : nous ne serions pas éloignés
d'admettre que le changement et la contradiction
sont marques de réalité. Enfin il y a si longtemps que
les genres servent dans notre littérature vieillie, nous
en avons tant vu les lois et les règles tourner, aux
mains des faiseurs, en procédés qui dispensent de
regarder la nature, nous avons tant vu de pièces bien
faites, où il n'y avait pas un mot de senti et de
vécu, que nous en sommes venus à prendre volon-
tiers l'inexpérience technique pour une marque de
sincérité : il nous semble que l'artiste qui bouscule
les genres et leurs lois doive nous étaler la nature
toute pure et toute nue.
La distinction des genres, que nous estimons
trop absolue aujourd'hui, a pourtant eu pour Boileau
ce bon effet de l'obliger à se représenter le propre
et l'essence de chaque genre : et l'on peut s'assurer,
à propos de l'ode, que cette recherche lui a fait entre-
LA CRITIQUE DE BOILEAU. 143
voir ce que ni son tempérament, ni son expérience,
ni ses principes ne i)ouvaient lui révéler. Il n'a i)as
su définir la poésie lyrique : il n'a pas vu que
presque tous ces petits genres, qu'il énumérait un
peu minutieusement dans son second chant, n'avaient
de valeur et de réalité que par l'élément lyrique
qu'ils renferment. Il réduit le lyrisme à l'ode, et là,
il n'atteint pas dans son fond l'inspiration de Pin-
daie, et s'arrête à dresser un catalogue des sujets.
Mais à lire Pindare, et même Horace, Boileau sent
bien qu'il y a là quelque chose de particulier, qui
ne se trouve point ailleurs. Il se trouve en présence
d'une forme que nulle autre poésie ni aucun genre
d'éloquence ne lui présentent. Aussi définira-t-il
l'ode par la forme qui est tout ce qu'il en peut tou-
cher; il en notera la « magnificence des mots », les
c( figures audacieuses » ; il dira :
Son style impétueux souvent marche au hasard ;
Chez elle un beau désordre est un effet de l'art.
Il est de tradition de se moquer de ces vers :
c'est un tort. Ils prouvent que Boileau n'a })as
dressé sa théorie de l'ode d'après l'ode oratoire de
Malherbe. Et de même Perrault a tort de ne pas
comprendre que Pindare « sort de la raison afin de
mieux entrer dans la raison même ». Si la raison,
c'est la conformité à la nature, Pindare, par l'excès
de ses figures, par le décousu de son style, semble
sortir de la nature, mais c'est pour se conformer à
la nature de l'ode. On ne parle pas naturellement
144 BOILEAU.
comme il })ar]e, mais il est naturel qu'il parle ainsi,
selon les lois de la poésie lyrique : Boileau n'avait
qu'un pas à faire, pour apercevoir que ces lois
correspondaient à un état d'âme très particulier,
mais très réel. C'est beaucoup pourtant déjà qu'il
ait dit que réduire l'ode au langage qu'on appelle
communément naturel, lui imposer « un ordre métho-
dique », et « d'exactes liaisons de sens », ce serait,
si le fond nécessite la forme qui l'exprime, « oter
l'ame à la poésie lyrique » : c'est beaucoup d'avoir
compris en son temps qu'une ode n'est ni un dis-
cours ni une dissertation ni une narration d'his-
toire, et que ce genre a son ordre, sa clarté propres
et d'un caractère tout spécial. Boileau y arriva par
la distinction des genres.
Indépendamment des lois générales de la langue
et du vers et des lois particulières des genres, la
création poétique, de quelque nature qu'elle soit,
doit observer certaines règles très fines, qui aident
à dégager la nature et assurent le plaisir du lecteur.
Mais ces règles, il ne suffit pas de les apprendre
pour les appliquer : c'est ici qu'il faut surtout le
génie et le goût naturels.. Voilà ce qui manquait à
Chapelain : d'où vient que sa Pucelle est ennuyeuse
et ridicule ? Ce n'est pas par l'invention : Boileau,
au fond, ne conçoit pas autrement l'épopée. Ni par
l'exécution ; on ne peut reprocher à l'écrivain ni
fantaisie extravagante, ni emphase, ni préciosité.
Mais il n'était pas poète : il n'a pas su choisir dans
la nature ce qu'un artiste devait rendre, ni le rendre
LA CRITIQUE DE BOILEAU. 145
artistement. La poésie du bonhomme est une poésie
de notaire, qui proprement, minutieusement fait
l'inventaire de tous objets, meubles, lieux et per-
sonnes qu'il rencontre. Jamais réalisme plus faux et
plus matériel ne s'aplatit sur la nature pour en
effacer la grâce.
On voit hors des deux bouts de ses deux courtes manches
Sortir à découvert deux mains longues et blanches,
Pont les doigts inégaux, mais tout ronds et menus,
Imitent l'embonpoint des bras ronds et charnus.
Cette petite main de femme n'a-t-elle pas l'air
.d'.avoir été barbouillée par un peintre d'enseignes?
M. Vast-Ricouard lui-même n'a pu faire mieux que
Chapelain : « Les bras glissant avec grâce, le long
du buste, étaient terminés par des mains dont les
doigts potelés, et pourtant eflilés, avaient à leurs
extrémités de minuscules ongles roses, arrondis à
fleur de peau. « Ces réalistes, qui n'ont pas un grain
de senî;iment artistique, ne se doutent pas qu'il ne
sufQl; pas de savoir le dictionnaire et de faire le
tour d un objet, et d'en coucher par écrit, sous leur
nom propre, toutes les particularités visibles.
Jj'art est une simplification de la nature, et l'ex-
prime moins qu'il ne la suggère : il ne s'agit pas de
mettre une description dans le livre, mais une
image dans le cerveau du lecteur, et tel avec deux
niots donne une vision plus radieuse qu'un autre
avec dix pages. Même qui veut tout dire, ne fait
rien voir et ennuie : il faut savoir se borner, et
laisser faire à l'imagination du lecteur, en la tou-
LANSON. — Boileau. ÎO
lAfi lîOII-EAU.
Kt puis, no convienclrons-nous pas qu'un liôros poé-
tique fait mieux de s'appeler Pyrrhus que Manco-
Gapac ?
Au troisième degré sont les lois particulières des
genres. Tous les genres que Boileau énumère ont
cela de commun, que leur base constante et leur
élément essentiel, c'est le vers. Il ne vaudrait pas la
peine de le remarquer, si cette observation banale ne
nous donnait la clef de l'omission de la Fable et de
La ï^^ontaine. Que de raisons, tirées souvent de bien
loin, et bien injurieuses aussi au caractère de Des-
préaux, n'a-t-on pas invoquées pour rendre compte
du silence qu'il a gardé sur son ami! Il eût suffi
pourtant de se dire que l'idylle, l'élégie, l'ode, le
sonnet, l'épigramme, le rondeau, le madrigal, la
satire, la chanson, tous ces genres dont quelques-
uns sont si minces, ne sauraient se concevoir sépa-
rés de la forme poétique. Otez-la : ou bien la défi-
nition s'évanouit dans le vague, ou elle implique
contradiction. Un madrigal en prose, une élégie en
prose, ce sont de pures métaphores. Une ode en
prose, un sonnet en prose, cela est inconcevable. De
même, selon les idées de Boileau, déterminées par
la tradition gréco-romaine, on ne doit pas écrire
l'épopée, ni la tragédie, ni la comédie en prose : ne
savons-nous pas les colères de Voltaire, quand il
entendait parler d'un Maillard ou Paris sauvé, en
prose, et qu'aussitôt après la mort de Molière, les
comédiens firent mettre son Do/i Juan en méchants
vers par Thomas Corneille, pour ne pas donner au
LA CRITIQUE DE BOILEAU. - 147
tendance fâcheuse et des partis-pris contestables.
On entend Boileau parler sans cesse d' « élégance »
et de « noblesse ». On voit que la simplicité de
l'églogue ne va pas sans parure, que la tragédie use
des vers « pompeux » ; que l'épopée « orne » et
« embellit » tout, qu'elle a le style « riche », « pom-
peux » et même « élégant » ; et qu'il ne faut point
recevoir les sujets chrétiens parce que les vérités
de la foi
D'ornements égayés ne sont pas susceptibles.
On lit que la comédie « badine noblement » et que
Molière trop grossier ne vaut pas l'exquis et fin
Térence. On se rappelle que pour justifier Homère
et Pindare, Boileau ne trouvait rien, sinon qu'en
grec les mots due et eau sont très nobles. Tout cela
nous inquiète : et quand il réclame ensuite partout
la simplicité et le naturel, on craint qu'il ne mette
pas sous ces mots la même chose que nous. On a
peur que ce naturaliste ne se plaise qu'aux imita-
tions enjolivées de la nature, et que la vérité qu'il
aime ne soit pas la vérité toute franche, belle de sa
nudité vivante et savoureuse, mais un bénin reflet
de vérité, doucement tamisée pour les yeux délicats
par les voiles coquets du bel esprit. Pour parler
crûment, on croit sentir que la « beauté » de l'ex-
pression va farder et fausser la nature.
11 faut convenir que le xvii° siècle n'entendait pas
comme nous le naturel et la simplicité. La nature
humaine, d'abord, affinée par la vie de cour et la
IdS nOILEAU.
vie de salon, n'offrait pas le même modèle à l'imita-
lion que, par exemple, la brutale Angleterre de
Shakespeare, ou notre turbulente et confuse société.
Il y avait, au moins dans les mœurs extérieures, plus
de gravité, détenue, de décence : la a bête humaine »
était muselée, sinon détruite. On l'enveloppait de
formes, et ce qui nous plaît aujourd'hui comme une
vive expression de la nature, eût fait l'effet alors
d'une pure inconvenance. Notre littérature, moins
mondaine, ou notre monde, moins poli, ne s'effarou-
chent pas du débraillé : le public d'honnêtes gens
auxquels s'adressaientnos classiques, maintenaitdans
les écrits une sorte de réserve aristocratique, d'une
simplicité très raffinée, au moyen de laquelle on
pouvait tout faire entendre, mais qu'on n'avait pas
le droit de rejeter un seul instant. Cette société
s'était fait un art conforme à son esprit : peinture,
sculpture, architecture, jardins même, mobiliers et
costumes, tout respirait le même goût de noble élé-
gance et de sévérité pompeuse. Nos grands écrivains
n'ont pu s'élever au-dessus de ce goût, qui était
autour d'eux et en eux, qu'en s'y conformant d'abond,
et s'ils voulaient exprimer la nature basse ou brutale,
jls devaient non pas l'atténuer, mais en rendre la
bassesse élégante et la brutalité noble.
On ne se faisait pas non plus alors de la littéra-
ture l'idée que nous nous en faisons aujourd'hui-
Les historiens et les critiques nous ont apprjs à lui
attribuer un caractère éminemment grave et philo-
sophique, à y respecter une des formes les plus
LA CRITIQUE DE BOILEAU. 149
expressives de la civilisation générale, où sont con-
tenues toutes les conceptions de la vie et de la des-
tinée humaines, toutes les représentations de l'uni-
vers et de l'être, par lesquelles l'humanité s'est
consolée ou désespérée à chaque siècle. Et la litté-
rature dispute à la foi attiédie, à la philosophie et
à la science peu populaires la direction des con-
sciences. Nos poètes se font les missionnaires de
l'Idée, les pontifes de V Absolu et de l'Inconnaissable.
Nos romanciers érigent leurs fictions en expériences,
leurs hypothèses en documents. Dès qu'un jeune
homme, au sortir du collège, se fait imprimer, c'est
pour donner une direction à l'humanité : on ne
songe plus à l'amuser, et il y paraît. Dans l'an-
cienne société, bien assise, qui se croyait fondée
pour l'éternité et sur la vérité, les lettres étaient le
charme des loisirs, un repos et une agréable distrac-
tion des esprits. Le plaisir du lecteur était l'objet
principal de l'écrivain; les plus grands, Molière ou
Racine, ne se sentaient pas humiliés de réduire Là
leur fonction, et c'était parce qu'ils tentaient cette
« étrange entreprise » de faire rire ou pleurer « les
honnêtes gens », qu'ils tâchaient de les servir à leur
goût. C'était même pour amuser plus de gens qu'on
faisait vrai, et qu'on s'attachait à la nature.
L'art s'employait à donner un plaisir, non seule-
ment par le choix de ses objets, mais surtout par
l'aspecl qu'il en montrait et l'expression dont il les
revêtait. 11 avait des procédés de traduction qui,
sans affaiblir ou fausser, procuraient une sensation
150 BOILEAU.
agréable aux hommes de ce temps-là. Il ne leur
dcj^laisait pas de sentir entre leur esprit et la
nature un esprit puissant ou fin, un intermédiaire
officieux qui se chargeait d'accommoder celle-ci à
celui-là. Tandis que nous aimons à prendre le con-
tact de la nature même, à ce point que le fruste et
l'inachevé ont pour nous une force incroyable de
séduction, et que nous donnerions pour les Pensées
de Pascal, qui sont des notes, et pour les Sermons
de Bossuet, qui sont des brouillons, les Provinciales
et les Oraisons funèbres, dont la seule infériorité est
d'être finies, nos aïeux d'il y a deux cents ans goû-
taient sans inquiétude la perfection de l'art. La
beauté du travail les charmait autant que l'excellence
de la matière. Habitués à regarder surtout dans la
nature l'homme, et dans l'homme l'intelligence, ils
aimaient à saisir l'empreinte de l'esprit sur les
choses : remarquer de quelle prise il les attirait,
quelle image il en rendait, par rapport à lui, non à
elles, cela faisait en grande partie l'agrément de la
littérature; et pour tout dire, l'artiste intéressait au
moins autant que l'objet.
Tandis que les beaux esprits s'amusaient à décorer
la nature et poursuivaient l'ingénieux ou l'étonnant,
nos grands écrivains trouvaient le juste point où le
naturel est élégamment exquis et l'intense vérité se
déploie avec grandeur. Boileau, qui faisait la théorie
de leur génie, estimait aussi la conciliation possible
entre le goût du temps, qu'il jugeait légitime, et le
vrai caractère dés choses, qu'il ne consentait pas à
LA CRITIQUE DE lîOILEAU. I5l
dénaturer. Entre l'art coquet et l'art théâtral, il
cherchait un chemin, tout près de la nature, au-
dessus de la vulgarité. Nous savons de quelle énergie
il a poursuivi tous ces emphatiques, précieux, fan-
taisistes, bouffons, qui ne trouvaient pas la réalité
assez noble, ni assez délicate, ni assez rare, ni assez
plaisante, et quels exemples il a donnés parfois de
pur et strict réalisme. Il estime que tout peut se dire
élégamment et noblement, et qu'il ne s'agit que de
trouver le tour : le tour, ce triomphe c^e l'art d'autre-
fois, que nous ne connaissons plus guère. Nous
disons crûment les choses, on y conduisait autrefois
la pensée avec des ménagements infinis : elles
n'étaient pas moins exprimées et senties, mais l'im-
pression caractéristique de la chose traînait avec
elle tout un cortège de délicates jouissances, qui
naissaient du rapport de l'expression à l'esprit auquel
elle s'adaptait. Boileau sans doute a quelque fai-
blesse parfois pour la rhétorique et ses figures, et
estime un peu trop ce qui, dans l'art, est d'institution
humaine et représente en soi le sujet plus encore
que l'objet. Mais, en général, les ornements dont il
parle et que le poète doit ajouter aux choses, ne
doivent pas nous faire de peine. Le soin qu'il a de
distinguer les faux ornements^ l'incessant rappel de
l'art à la nature, les préceptes incessamment réitérés
d'être simple, et de ne dire que ce qu'il faut, tout
nous persuade que ce qu'il entend en somme par
orner les choses, ce n'est que les exprimer par les
moyens de l'art, et les couler dans la forme propre
152 BOILEAU.
à chaque genre. C'est le vers, c'est le style, c'est la
beauté des rimes et des rythmes, la propriété et
l'énergie des expressions, le bel ordre et la juste
proportion des parties, c'est le choix des objets et
des signes aptes à produire le plaisir essentiel à
chaque genre, c'est tout cela, et rien que cela, qui
constitue ces ornements nécessaires, dont la poésie
ne saurait se passer. Il ne doit y avoir rien d'inu-
tile dans l'ouvrage : mais chaque pièce doit être si
bien tournée et ajustée, qu'une grâce libre enve-
loppe la nécessité, et que ce qui soutient l'édifice
ait l'air d'être mis seulement pour réjouir les yeux.
En somme, l'art orne la nature, parce qu'ill'exprime
dans des formes conventionnelles, dont l'objet est la
beauté autant que la vérité.
Les singulières réflexions de Boileau sur le voca-
bulaire homérique ou pindarique ne vont pas contre
cette interprétation. Elles partent d'un sentiment
très fm de la physionomiie des mots et de leur
valeur expressive, indépendamment du sens brut et
littéral inscrit au dictionnaire. Encore ici, Boileau
n'a tort que dans les termes, et il parlerait moins
gauchement s'il était plus superficiel. 11 est certain
qu'il est ridicule de dire que le mot « âne » est « très
noble » en grec : mais il est très vrai qu'il n'était pas
ignoble pour la société, encore primitive, où naquit
V Iliade, et qu'il n'y évoquait pas du tout les mêmes
images, les mêmes associations qui déterminent la
sensation du public raffiné dont Perrault cherche
l'applaudissement. Boileau a donc absolument raison
LA CRITIQUE DE BOILEAU. 153
quand il dit — et ce qu'il dit n'a pas d'autre sens —
que le Grec qui entendait comparer Ajax à un anc,
n'était pas affecté de la même façon qu'un courtisan
français qui lit en sa langue une traduction du même
passage. Il est incontestable aussi que de dire à un
Français qu'Eumée est ua porcher, et qu'Ulysse
inquiet se tourne dans son lit comme un houdln sur
le gril, cela ne lui fait pas du tout l'effet que les vers
correspondants du texte produisaient sur les Grecs.
Eumée n'est pas à Ulysse ce qu'un porcher peut
être à l'égard de Louis XIV : si bien que la traduc-
tion par le mot propre est plus fausse que si on
prend la périphrase : « gardien des troupeaux du
roi », qui du moins est incolore et ne présente à un
Français aiicun objet fâcheux dé la réalité contem-
poraine. On peut regretter d'être obligé de recourir
à de tels expédients pour faire goûter le beau naturel
des anciens : mais tant qu'une société n'a pas des
moeurs et un goût qui lui rendent aimable la gros-
sièreté de l'humanité primitive, la pire infidélité,
après tout, c'est de prendre, pour traduire les
anciens, les mots qui en inspirent-le dégoût et la
dérision : mieux vaut ne pas donner tout Homère,
que de rendre tout Homère ridicule. Voilà tout ce
que Boileau veut dire; quand il parle de la noblesse
des mots grecs, il entend tout bonnement qu'Homère
n'est pas trivial, relativement aux mœurs de son
pays, quand l'interprétation littérale le fait tel, rela-
tivement aux nôtres : ce qui est absolument juste.
C'est assez que Boileau ait loué La Fontaine, et
154 BOILEAU.
même avant les Fables, pour nous garantir qu'il a
connu le charme de la vraie simplicité : il se sert des
mêmes termes presque que Mme de Sévigné pour
caractériser la poésie du bonhomme. L'élégance qu'il
exigeait, et la noblesse, il les trouvait dans Joconde.
Enfin, il faut nous arrêter à deux ou trois pas-
sages très significatifs de sa traduction du Traité du
Sublime et de ses Réflexions sur Longin. Le mot de
sublime dans la bouche d'un homme du xvii^ siècle,
nous semble, de prime abord, devoir représenter ce
que l'éloquence et trop souvent la rhétorique ont de
plus solennel et retentissant. Nous serons donc bien
surpris si nous regardons où Boileau découvre du
sublime. Le fameux morceau de la Première Philip-
pique, où Démosthène montre les badauds d'Athènes
allant aux nouvelles sur la place publique et se com-
muniquant tous les « racontars » sur les projets et
la santé de Philijipe, c'est ce qu'il y a « de plus
simple, de plus naturel et de moins enflé » ; et cepen-
dant « qui est-ce qui n'en sent point le sublime? »
Sublime aussi, cette phrase d'un plaidoyer de Dé-
mosthène : « Tantôt il le frappe comme ennemi, tantôt
pour lui faire insulte, tantôt avec les poings, tantôt
au visage ». Mais par où donc sublime? Par l'emploi
des termes propres et simples. Enfin, voici le pas-
sage décisif, et qui ne laisse subsister aucun doute :
Les grands mots, selon les habiles connoisseurs, font en
effet si peu l'essence entière du sublime, qu'il y a même
dans les bons écrivains des endroits sublimes dont la gran-
deur vient de la petitesse énergique des paroles, comme on
LA CRITIQUE DE BOILEAU. 155
le peut voir dans ce passage d'Hérodote, qui est cité par
Long-in : « Gléomène étant devenu furieux, il prit un couteau
dont il se hacha la chair en petits morceaux, et s'ctant ainsi
déchiqueté lui-niême, il mourut )t. Car on ne peut guère
assembler des mots plus bas et plus petits que ceux-ci : se
hacher la chair en morceaux., et se déchiqueter soi-même. On
y sent toutefois une certaine force énergique qui, marquant
l'horreur de la chose qui y est énoncée, a je ne sais quoi de
sublime.
Qu'on médite ce petit morceau, et l'on verra que
si l'élégance et la noblesse consistent essentiellement
à donner à l'œuvre poétique un caractère esthétique
et littéraire, qui fait que jamais elle n'est vulgaire,
même en exprimant les vulgarités de la nature, le
•sublime est le degré suprême de la beauté : mais ce
degré, c'est tout simplement, pour transposer dans
notre langage l'idée de Boileau, c'est l'intensité
expressive d'un mot, d'un tour, qui réalise en per-
fection l'effet voulu et prévu par l'artiste. C'est ce
point, au delà duquel l'art ne peut rien, où notre
intelligence croit prendre le contact immédiat et
direct de la nature, et où celte interposition d'un
esprit entre l'objet et nous ne nous est ])Ius sen-
sible : tant la forme créée artificiellement par son
effort parvient à être adéquate à la réalité, qui semble
s'être approchée jusqu'à nous et dont il ne nous
paraît plus que rien nous sépare. Alors l'ouvrage
n'est plus élégant, il n'est plus noble, qualités qui
dirigent notre gratitude vers une intelligence : il est
sublime, et nous emplit tout entiers de son objet.
CHAPITRE VI
LA CRITIQUE DE BOILEAÛ (/^m)
LA. QUERELLE DES ANCIENS ET DES MODERNES
La théorie de Boileau est l'expression la plus
complète qui ait été donnée de la littérature clas-
sique. Elle en implique ou en explique à la fois les
lacunes et les défauts, la puissarite et la beauté. Son
caractère naturaliste, et la condition de la vraisem-
blance imposée aux écrivains, rendent compte de ce
qu'ont parfois les œuvres d'un peu sévère et sec dans
la forme, et de médiocrement flatteur pour l'imagi-
nation. Le même naturalisme, et la condition de
chercher un objet d'imitation universel et permanent,
nous font comprendre pourquoi le xvii*^ siècle n'a pas
eu de poésie lyrique — ou si peu — et pas d'histoire.
Par la recherche de l'expression ornée et de l'agré-
ment, par l'amour du régulier et du fini, s'explique que
nous ti^ouvions souvent les ouvrages classiques trop
beaux et trop parfaits, du moins trop faits : il nous
fâche que l'auteur ait mis tant d'art et de complai-
LA CRITIQUE DE BOILEAU. 157
sance à nous plaire, et nous avons peur qu'il ne
nous cache de l'objet pour nous éviter de H fatigue.
Mais aussi, si jamais œuvres ne furent plus robustes,
plus pleines, plus solidement édifiées sur le fond
humain qui ne change pas, si jamais art ne fut plus
sincère, plus probe et plus sûr, si jamais plus de
grandeur ne fut unie à plus de clarté, et plus pro-
portionnée à la capacité moyenne des esprits, en sorte
que chacun peut trouver à comprendre et de quoi
jouir même dans ce qui le dépasse infiniment, et
qu'on ne saurait en épuiser la suggestivité ni en
limiter la réceptivité, Boileau nous dit ou nous fait
deviner comment cela s'est fait : sa doctrine met en
lumière et ramène à son principe ce qui fait La beauté
propre de la littérature classique et en assure la
durée.
Cette doctrine ne repose pas sur une profonde
métaphysique : ce n'est à proprement parler qu'un
positivisme littéraire. Des faits sensibles et facile-
ment vérifiables sont à la base de tous les raisonne-
ments. Un seul axiome : rien n'est beau que le vrai;
axiome tout positiviste et qui fonde le caractère ex-
périmental de la théorie. Je n'ai qu'à comparer nia
connaissance avec les ouvrages des anciens, pour
dégager la nature universelle qui est l'objet de l'art.
Je n'ai qu'à regarder si tout le monde a du plaisir,
pour contrôler mon sentiment, et savoir si j'ai bien
jugé. L'expérience individuelle et le consentement
universel, voilà tout ce dont Boileau a besoin, une
fois posée l'identité du vrai et du beau, pour donner
158 BOILEAU.
(les lois à la poésie. Et selon ces lois, les œuvres se
classent d'après leur degré d'universalité et d'intelli-
gibilité : la littérature se construit sur le même plan
(pie la science.
On a bien des fois signalé le rapport étroit qui
unit le classicisme de Boileau au rationalisme car-
tésien : et l'on a eu raison, si l'on retrancbo du
cartésianisme les conceptions aventureuses de sa
métaphysique et si on le réduit à un rationalisme
scientifique, menaçant de sa rigoureuse méthode
tout le surnaturel et tout l'indémontrable. La réduc-
tion de la beauté et de l'idéal littéraire à la vérité et
à la nature, et du plaisir à la raison, c'est-à-dire au
général, le sentiment de l'inaltérable identité de l'es-
prit humain correspondant à la confiance du savant
en sa raison, la condition d'universalité objective et
formelle imposée à la poésie, correspondant au prin-
cipe de la permanence des lois de la nature, l'indé-
pendance de la raison universelle maintenue sous
l'autorité du consentement universel, la notion enfin
de la vraisemblance, équivalent littéraire de l'évi-
dence mathématique : tout cela est bien conforme à
l'esprit de Descartes, et Y Art poétique fait l'effet de
n'être qu'une transposition des idées cartésiennes.
Il ne faut pas oublier cependant que V Art poétique est
le terme d'une évolution commencée avant Des-
cartes, et par conséquent hors de son influence : il
est l'expression complète de l'esprit classique, qui
n'a point son origine et sa cause dans l'esprit car-
tésien; mais l'esprit classique et l'esprit cartésien
LA CRITIQUE aiî BOILEAU. 159
sont deux effets parallèles et deux manifestations
formellement différentes d'une même cause, d'un cer-
tain esprit général qui s'est trouvé formé au com-
mencement du XVII® siècle d'une association d'élé-
ments et par un concours d'influences dont je n'ai
pas ici à tenter l'analyse. Néanmoins nous avons
à tenir compte de ce que Boileau fut en effet carté-
sien, comme son Arrêt burlesque suffit à le montrer,
et son cartésianisme, manifestement, n'a pas été
étranger à la forme définitive qu'il a donnée à la doc-
trine classique.
Mais lorsque, amenant la littérature au but qu'elle
poursuivait depuis un siècle, il édifia son système,
il y fit entrer deux pièces, qui ne lui étaient point
fournies d'ailleurs : et ces deux pièces sont ce qu'il
y a d'essentiel et de caractéristique dans le système.
Elles en font la grandeur et la valeur. L'une, c'est
le naturalisme, et l'autre, son idée de la forme artis-
tique. Personne, en France, avant Boileau, n'avait
nettement conçu ni formulé ce grand principe de
l'imitation de la nature, et tous les mots dont on
se servait : vérité, bon sens, avaient en soi un air
d'abstraction ou un sens subjectif, qui faisaient
glisser la littérature dans la sèche logique, ou l'aban-
donnaient à la tyrannie du goût individuel et de la
mode. Ce grand mot de nature une fois prononcé,
l'objectivité, l'impersonnalité, la réalité s'imposaient
à l'œuvre d'art. Et c'est en le prononçant qu'il s'ac-
quit d'abord la confiance et le respect de quelques
hommes, qui venaient précisément en ce temps-là
ICO BOILEAU.
r(''alis(!r la perfection dont il donnait la première
formule.
Mais, do plus, Boileau et Racine, et La Fontaine,
et Molière étaient des artistes : ce que n'étaient ni
les Chapelain, ni les Scudéry, ni les Desmarets, ni
les Cotin, ni tous les prétentieux rédacteurs d'empha-
tiques épopées, ni tous les ingénieux rimeurs de
petits vers, ni tous les pédants qui estimaient que
l'usage des règles, par une vertu secrète, suffit à la
perfection des œuvres, ni enfin tous les inspirés qui
écrivaient en courant, sans réflexion et sans re-
touches, au hasard de leur fantaisie. Descartes même
n'était pas un artiste; et sa philosophie ne menait
qu'à fonder une littérature vraie sans valeur esthé-
tique. Au contraire. Racine, Molière, La Fontaine
ont tous dans l'esprit un idéal d'art, un type formel
où la nature s'exprime dans son énergie et son
caractère, mais de plus se revêt d'une absolue beauté.
Ils prennent les lois et les règles comme une sorte
de cahier des charges imposé à l'artiste qui entre-
prend de faire une œuvre, tout au plus comme une
méthode qui permet d'obtenir économiquement et
sûrement la plus grande somme de perfection. Et
pour Boileau, les règles ne sont pas autre chose :
des moyens, non le but. Par là encore, sa critique
est adéquate à l'inspiration des grands écrivains.
D'où donc a-t-il tiré cette théorie originale et
féconde ? Qui lui enseigna que la poésie était un art,
non pas au sens où la rhétorique aussi est un art, ni
comme les arts mécaniques, mais un des beaux-arts ?
LA CRITIQUE DE BOILEAU.
m
Et qui lui fit croire que cet î^rt devait être natura-
liste ? Ce furent assurément les anciens : Aristote et
Horace d'abord, et Quintilien et Longin, tous ceux
qui, en grec ou en latin, avaient donné les règles de
la poésie ou de l'art d'écrire. Boileau les avait lus,
médités, s'en était nourri; Quintilien et Longin
l'avaient aidé à se former un idéal de style et d'élo-
cution. Horace lui avait montré dans le bon sens,
qui n'est en somme que le sens précis de la réalité,
la qualité maîtresse du poète dramatique : mais sur-
tout il lui avait fait concevoir quel art délicat, assor-
tissant toutes les pièces d'une tragédie, donne à
l'ouvrage une perfection charmante, un agrément qui
ne passe pas. Chez Aristote, Boileau trouvait for-
mulé ce grand principe de l'imitation de la nature,
base commune de tous les arts, qui ne diffèrent que
par le caractère de leur imitation : il est vrai que, ce
principe -posé, Aristote exposait surtout comment
l'art transforme la nature, en vue de nous procurer
le plaisir qui lui est propre. Mais Boileau ne s'en
^tenait pas aux théoriciens ; il s'instruisait directement
aux œuvres, d'après lesquelles les théories ont été
dressées, et sa sincérité d'admiration, la perpétuelle
direction de sa pensée qui y va toujours spontané-
ment chercher sa règle, nous témoignent qu'en dépit
de certaines timidités de goût et de quelques gauche-
ries d'expression, Boileau comprenait et sentait les
anciens en leur vrai caractère. Car les poètes anciens
sont bien en effet avant tout des naturalistes incon-
scients, qui, dans leurs plus libres créations, ne
LANSON. — Boileau. 11
1G2 nOILEAU.
s'cmporlciit jaiiiais hors de la nature, et ce sont non
moins essentiellement des artistes scrupuleux dont
Tart n'est jamais vulgaire ni la facture lâchée. Toute
cette exquise partie de la Lettre à l'Académie, où
Fénelon traite de la poésie, aboutit là : les anciens
respectent plus la nature et se font une plus haute
idée de l'art que les modernes. Ils ont la vérité et la
beauté : nous sommes romanesques et spirituels,
nous cherchons le rare et le joli. Fénelon n'était pas
tout à fait juste : il ne voyait pas que nos grands
poètes, avec notre grand critique, sortaient préci-
sément de leur siècle et s'élevaient au-dessus de lui
par le caractère nettement naturaliste et artistique
de leurs œuvres et de leur doctrine. Sur ce
xviie siècle essentiellement précieux et galant, très
noble et très raffiné, très ingénieux et plus sensible
à l'extraordinaire qu'au simple beau, capable de
donner Scarron et Quinault, Voiture et Benserade,
et tout au plus peut-être la moitié de Corneille, sur
ce xvii^ siècle qui laissé à lui-même eût produit
sans intervalle et sans arrêt Fontenelle après
Balzac, l'étude de l'antiquité, retardant l'éclosion de
l'art mièvre tout prêt à succéder à l'art pompeux,
fit fleurir des poètes capables de la perfection qui
n'étonne pas , de cette perfection qui , semblant
d'abord de plain-pied avec nos esprits, se révèle
plus haute et inaccessible à mesure qu'elle nous
devient plus familière, et nous donne des jouissances
que nous n'arrivons pas à épuiser : des artistes
enfin tels que Bacine et La Fontaine. Joignons-y
LA CRITIQUR DE BOILEAU. 163
Molière, quoiqu'il semble devoir plus à sa droiture
d'instinct et de génie qu'à l'imitation des anciens ;
il les connaissait pourtant, il les étudiait, il les
aimait, même ce robuste Plaute qui répugnait à la
délicatesse de son temps. Et il recevait aussi comme
La Fontaine et comme Racine, l'influence de l'art
antique par la conversation et la critique de son
ami Despréaux, qui écartant résolument tous les Ita-
liens et tous les Espagnols, comme trop brillants et
trop « pailletés », détruisant l'autorité que l'illusion
ou la complaisance de la génération précédente leur
avait accordée aux dépens de la nature et de la pure
beauté, proposait partout et toujours pour modèles
les Grecs et les Latins, dont les œuvres contenaient
toute la vérité, rendue avec toute la perfection que
l'esprit humain était susceptible d'atteindre.
Si c'était donc aux anciens que Boileau devait
les parties les plus originales et les plus hautes de
sa théorie, et si à une sincère admiration pour leurs
ouvrages s'ajoutait le sentiment qu'en eux, et en
eux seuls, sa doctrine trouvait une confirmation
éclatante et complète, on concevra sans peine l'in-
dignation qu'il ressentit quand il vit contester l'au-
torité et le mérite de la grande antiquité. Je n'ai pas
à raconter ici la querelle des anciens et des mo-
dernes : on en trouvera le détail dans l'ouvrage
bien connu de Rigault, comme V Evolution de la Cri-
tique de M. Brunetière fera connaître l'importance et
les conséquences générales de ce débat dans l'évo-
lution de la littérature et du goût français. On sait
104 BOILEAU.
comment s'ouvrit la querelle des anciens et des
modernes, qui se greffa sur les discussions aux-
quelles donnèrent lieu les épopées chrétiennes, et
sur celles aussi qui s'engagèrent à l'occasion de l'in-
scription d'un arc de triomphe en l'honneur du roi,
et firent mettre en parallèle les avantages et la
beauté du latin et du français. En ce temps-là avait
paru ÏArt poétique, direct et rude coup pour les
contempteurs de l'antiquité. Desmarets riposte et
meurt, léguant à Perrault le soin de venger les
modernes.
Perrault était l'homme de confiance de Colbert,
auprès de qui il avait remplacé Chapelain : esprit
ouvert, inventif, un peu trop assuré et présomptueux,
comme sont souvent les gens qui se sont formés eux-
mêmes, incapable de douter de son savoir, comme
de se douter de ses ignorances, ayant plutôt la
curiosité d'un amateur et l'intelligence d'un direc-
teur des beaux-arts que les dons d'un écrivain ou
d'un critique, faisant une forte cabale avec ses deux
frères, le receveur des finances et le médecin, fort
appliqués comme lui aux sciences et aux arts, et fort
répandus aussi dans le monde. Charles Perrault ne
sembla pas pressé d'accepter l'héritage de Desma-
rets, et la chose se passa d'abord en escarmouches
entre ses deux frères et Despréaux ou Racine,
jusqu'à ce que, rendu par la disgrâce à la littéra-
ture, il donna son Saint Paulin, orné d'une Préface
où VArt poétique était saisi par son côté faible,
je veux dire par son insoutenable théorie du
LA CRITIQUE DE BOILEAU. 105
merveilleux païen. Puis vint la fameuse séance du
27 janvier 1687, où l'Académie entendit jusqu'au
bout la lecture du Poème sur le Siècle de Louis le
Grand : grande fut l'indignation de Boileau qui
s'épancha en injurieuses épigrammes contre l'Aca-
démie des Topinamboux. La lutte s'anima : chaque
parti mettait toutes ses forces en ligne; si La Fon-
taine vengeait négligemment les anciens dans son
exquise Epltre à Iluet , Fontenelle apportait au
secours de Perrault sa finesse charmante et ses airs
séduisants d'homme impartial et détaché, dans son
Discours sur r E^logue ei sa Digression sur les anciens
et les modernes. L'Académie avait des séances ora-
geuses : c'était unjour de triomphe pour les modernes,
quand on recevait Fontenelle ; mais les anciens avaient
leur revanche, quand ils faisaient entrer La Bruyère :
tous ces incidents du débat sont connus, et il suffît
de les rappeler.
Aussitôt après l'éclat du Siècle de Louis le Grande
Perrault avait annoncé son intention de développer
sa théorie dans un ouvrage méthodique : ce furent
les Parallèles des anciens et des modernes, dont le
premier volume parut à la fin de 1688 et le quatrième
seulement en 1697. Dès la préface du premier
volume, Perrault prenait position comme un homme
du monde engagé contre des pédants et des cuis-
tres : il se représente bataillant contre « un certain
peuple tumultueux de savants qui, entêtés de l'anti-
quité, n'estiment que le talent d'entendre bien les
vieux auteurs ». Ailleurs il se moquait de l'Université
IGG nOILFAU.
et affectait de ne voir en ses adversaires que des
hommes de collège, « payés et gagés » pour s'en-
thousiasmer aux heures des leçons sur n'im])orte
quels vers grecs ou latins. Kt comme ces régents en
robes noires et à bonnets carrés avaient du moins
sur lui l'avantage de savoir le grec et le latin, il
s'évertuait à démontrer que pour bien juger d'un
écrivain, il faut le prendre dans une traduction. Car,
disait-il, on voit mieux le sens; et puis le traducteur
a arrangé, amélioré son auteur : le texte est tou-
jours plus défectueux. Supprimer la forme dans
l'éloquence et dans la poésie, c'était hardi pour un
homme qui prétendait se connaître aux arts.
Non moins habilement, Perrault choisit la forme
du dialogue : c'est la plus commode, quand il faut
plaire à un public léger; elle a de plus cet avantage,
qu'elle permet à l'auteur aussi d'être léger et super-
ficiel, et que le décousu, le paradoxe, l'affirmation
téméraire et sans preuves, tout ce qui invaliderait
une exposition dogmatique, se tourne ici facilement
en grâces. Perrault donc imagina trois person-
nages : un Président, savant homme, dit-il, et ido-
lâtre des anciens, à qui il ne put prêter toutefois
plus de science qu'il n'en avait lui-même, ni plus
d'attachement à l'antiquité, qu'il ne croyait qu'on
pût raisonnablement en avoir; un abbé, savant aussi,
mais « plus riche de ses propres pensées que de
celles des autres », vraie image de l'auteur qui s'y
mire cpmplaisamment, sans se douter que cet autre
lui-même a plus d'ignorance que d'esprit, et parmi
LA CRITIQUi; DE nOILlîAU. 107
l'abondance de ses idées une totale absence de sen-
timent esthétique; enfin un chevalier, sorte de Tur-
lupin de la critique, plus sot que spirituel, n'en
déplaise à Perrault, qui l'a chargé d'avancer toutes
les énormités qu'il n'osait faire endosser à son
abbé.
Perrault, en fervent cartésien, prétendait main-
tenir les droits de la raison, indépendante en
chacun, précisément parce qu'elle est commune à
tous. Il annonçait l'intention de passer en revue
tous les arts, toutes les sciences et tous les genres
littéraires : architecture, sculpture, peinture, astro-
nomie, géographie, navigation, physique, chimie,
mécanique, éloquence, poésie ; et dresser le bilan
des progrès de l'esprit humain. Il y avait là en
germe l'idée d'une histoire générale de la civili-
sation, et d'une histoire particulière de chaque ordre
de connaissances. Perrault n'était pas de taille à )a
réaliser. Il n'y songea même pas; il se contenta d'ef-
fleurer tout, en amateur, et de jeter en avant sur tout
sujet ses vues personnelles, plus content d'en avoir
à montrer que soucieux d'en vérifier la justesse. Il lit
parler spirituellement et même raisonnablement son
abbé sur la technique des beaux-arts; il y distingua
des beautés universelles et des beautés relatives; il
fit voir que les formes, le style et le goût sont
choses infiniment variables, qui enveloppent et
déguisent certaines conditions générales et perma-
n&ntes. Mais en ne regardant que la technique, il
ne s'apercevait pas que ni l'évolution d'un art ne
1G3 LOILEAU.
coïncide toujours avec le progrès de la technique,
ni le génie d'un artiste et la valeur d'une œuvre ne
sont constamment proportionnés à la perfection des
moyens mécaniques et de procédés matériels que
l'artiste emploie à réaliser sa pensée. Puis, pour le
besoin de sa thèse, il n'hésitait pas à régler ses pré-
férences sur la chronologie, à mettre Lebrun au-
dessus de Raphaël, à donner la colonnade du Louvre
comme plus belle que le Panthéon; ignorant l'art
gothique, il ne voyait guère hors de la France ni de
son siècle; il ne produisait guère, sans y penser,
que des imitations modernes de l'antiquité j^our
preuve de l'infériorité des anciens.
Mais le principal objet de Perrault, c'était la lit-
térature; et les sciences et les arts lui servaient
surtout à fonder cette induction assez téméraire :
puisqu'il y a progrès dans les arts « dont les secrets
se peuvent calculer et mesurer », il faut donc aussi
qu'il y en ait dans l'éloquence et dans la poésie,
dont les éléments ne se laissent pas mesurer ni
même, souvent, atteindre par le raisonnement. Ce
qui intéressait le public contemporain, et ce qui
nous intéresse encore aujourd'hui le plus dans les
Parallèles^ c'est de voir la façon dont Perrault s'y
prend pour établir qu'en matière de belles-lettres
comme en tout, les anciens étaient des enfants,
tandis que les modernes représentent la maturité de
l'esprit humain; et que là aussi il suffit de venir le
dernier pour être le plus grand. Le premier voluqie
contenait déjà quelques indications précieuses :
t\ CniTIQUE DE BOILEAU.
169
Pindare et Platon, n'ayant pas l'heur de plaire aux
dames et d'en être compris, étaient vivement bous-
culés; mais le troisième volume ne laissa plus rien
à désirer, et par la bouche de son abbé, Perrault fit
un bel abatis des gloires de l'antiquité. Les anciens
sont inférieurs dans l'histoire : ils y mettent des
harangues qui ne sont pas vraies. Ils feraient mieux
de dater les événements. Les modernes ont une
exacte chronologie, et Mezeray ne narre-t-il pas
aussi bien que Thucydide ? Pascal ne vaut-il pas
bien Platon, et La Bruyère Théophraste ? L'anti-
quité a-t-elle des romans à opposer à Cyrus et à
Clélle'^ Sénèque et Cicéron ont-ils plus de finesse
et d'ampleur que Voiture et Balzac? Pour Démo-
sthène, il manque de pompe et de magnificence, et
l'on en trouve dans les harangues de M. le Maistre.
Puis les anciens n'entendaient rien à la galanterie.
En somme, il y a six causes, décidément, qui les font
inférieurs aux modernes : nous avons pour nous le
temps, une psychologie plus exacte, une meilleure
méthode de raisonnement, l'imprimerie, le chris-
tianisme, qui ouvre une voie nouvelle à l'éloquence,
et enfin la protection de Louis XIV.
Quant à la poésie, après avoir condamné la mytho-
logie dans les sujets chrétiens, l'abbé charge à fond
sur Homère. Il le trouve grossier, prolixe, n'ayant nul
sens des bienséances, ignorant des sciences, dépourvu
à l'occasion de sens commun : Homère avait du génie,
mais qu'en pouvait-il faire en son temps ?« Il y a dix
fois plus d'invention dans Cyrus que dans V Iliade. »
170 BOILEAU.
Horace, les lyriques, la tragédie avec ses absurdes
chœurs recevaient leur compte en passant : mais
de Pindarc surtout, il ne subsistait rien; il n'y avait
rien de plus ridicule que cet inintelligiljle poète,
sinon ses forcenés adorateurs. L'éloge des modernes
était la contrej)artie obligée de l'exécution des
anciens : avec une malice de bon goût, Despréaux
était mis au-dessus d'Horace et de Juvénal. Seule-
ment^ il y a un seulement, un honnête homme ne se
permet pas d'attaquer les personnes comme fait l'au-
teur des Satires. Et de là Perrault part pour réhabi-
liter Quinault, et Gotin, et Chapelain, et tous ces
méchants auteurs, qu'il n'avait j)as tort de se croire
obligé à défendre : car il en était l'héritier direct.
Pendant que Perrault se donnait ainsi carrière,
Boileau grognait en aparté, lâchant de temj)s à autre
une épigramme lourdement indignée, dont son adver-
saire souriait, ou cette fâcheuse ode sur la j)iise
de Namur, qui pouvait faire douter s'il enlendail
rien à Pindare, et qui donna aux modernes la joie
de le battre avec ses propres armes, ou bien ce Dis-
cours indigné sur l'ode, qui n'est qu'une diatribe per-
sonnelle contre la « bizarrerie » d'un homme insen-
sible aux beautés dont tout le monde convient. Tout
cela n'était pas très dangereux, ni décisif: Boileau le
sentit, et donna en 1694 ses neuf premières Réflexions
sur Lon<^in. Il y a d'excellentes choses dans cet ou-
vrage, mais pour les voir il faut se représenter toilte
la doctrine de Boileau, et les y rapporter sans cesse
pièce })ar pièce. Prises en elles-mêmes, à leur place
LA CniTIQUE DE ROILEAU. 171
et à leur date dans la polémique, les Réflexions sur
Lo/igin prouvent une fois de plus combien Boileau
est incapable de composer un ouvrage lié et suivi,
de saisir franchement et fortement un sujet, et d'en
faire une exposition directe et méthodique : son
manque de souffle et de talent oratoire, ici encore,
le trahit. C'est maladroit, pesant et brutal. Singu-
lière idée, d'abord, quand on veut se faire lire des
femmes, d'aller donner pour titre à son ouvrage :
Réflexions critiques sur quelques passages du rhéteur
Longin\ C'était pour donner raison à Perrault, qui
disait n'avoir affaire qu'à des cuistres. Et le ton ne
donnait pas une idée plus avantageuse de l'auteur
et de sa cause. On loue Boileau, pour les Satires,
d'avoir substitué la critique judicieuse des œuvres à
la diffamation aigre des personnes. Vraiment, ici, il
se dément, et nous fait rétrograder au temps des
Gainasse et des Goslar. Nous entendons traiter Per-
rault d'ignorant à chaque page : nous lisons qu'il a
commis, ici, (.< une grossière faute de français », là
« une ineptie ridicule », là « cinq énormes bévues ».
Le voici qualifié de pédant, au moyen d'un passage
de Régnier, et voué au châtiment de Zoïle, par deux
passages d'Elien et de Vitruvc. Pour décider sur le
mérite des anciens, apprenez que M. Perrault n'a
jamais fait donner de bénéfice à un frère de M. Des-
préaux, et que l'autre M. Perrault, le médecin, qui
n'a jamais soigné M. Despréaux, n'a })as fait, comme
on croit, la colonnade du Louvre.
Tout cela est misérable : et que devient le sujet,
172 BOILEAU.
au milieu de ces violences? Le sujet, à vrai dire,
n'est pas Irai lé. 11 y avait au moins dans les Parais
Icles une thèse développée d'un bout à l'autre de
l'ouvrage : rien de pareil dans les Réflexions sur
Loiigi/i. L'idée générale du respect que méritent les
anciens, s'y affirme violemment; jamais Boileau
n'essaye de l'établir par un raisonnement décisif.
11 réduit même le débat à une dispute sur Homère
el Pindare, les deux auteurs peut-être que le
xvii" siècle pouvait le moins goûter dans leur par-
ticulière originalité, et ceux assurément dont Boi-
leau, qui les sentait grands, pouvait le moins dire
par où ils étaient grands. Et, sans même invoquer
les principes excellents qu'il avait ailleurs énoncés,
il se rabattit sur de puériles contestations et des
chicanes ridicules. 11 parut plus occupé de contre-
dire Perrault et d'opposer une négation absolue à
chacune de ses affirmations légères, que de mettre
en évidence la vraie beauté d'Homère et de Pindare.
Il s'acharna sur le détail, et sur tous les exemples
dont Perrault avait illustré sa thèse. Il réussit à
mettre, au début de la Première Olympique, une
banalité plate à la place du parfait galimatias que
Mme la présidente Morisset y avait trouvé. Il tint
à démontrer qu'Homère parlait congrûmentde l'ana-
loniie et du battage de l'or, qu'il savait la géogra-
})hie et la durée ordinaire de la vie des chiens, et
qu'il ne faisait pas tenir aux princesses des pro[)os
de corps de garde. Il s'épuisa à défendre ici une
épithète, et là, une hyperbole, et surtout à laver ces
LA CRITIQUE DE BOILEAU. 173
deux sublimes poètes du reproche d'avoir employé
des termes bas. Il y a un sentiment fin et juste de
la couleur, si l'on peut dire, des expressions et des
langues dans la démonstration que Boileau entre-
prend; mais la gaucherie de la forme est plus sen-
sible que la vérité du fond, et l'on ne peut s'em-
pêcher de sourire, quand on voit Boileau alléguer
Thaïes, Empédocle et Lucrèce, pour faire valoir la
dignité de l'eau dans l'antiquité, quand il rie veut pas
qu'Homère ait parlé du « boudin » : un « ventre de
truie », à la bonne heure, voilà qui est noble; ou
quand enfin il aime mieux mettre aux pieds de Télé-
maque une « magnifique chaussure » que de « beaux
souliers », et maintient obstinément qu'il ne faut
pas appeler « cochons » ou « pourceaux » les ani-
maux de nom « fort noble », en grec, dont avait soin
le « sage vieillard » Eumée, qui n'était pas un « por-
cher ».
On s'explique du reste la mauvaise humeur et la
polémique chicanière de Boileau. Il était dans une
situation fausse, et toute sa colère venait d'un
embarras dont il avait le sentiment plus ou moins
obscur. D'abord, pour défendre l'antiquité, il n'était
pas un érudit : à un tel point que les érudits lui
déniaient même le droit de se faire l'avocat des
anciens, et qu'il se trouva pris à un moment entre
deux feux, et obligé d'écrire sa Dixième Réflexion
contre le docte Huet. Puis, en dépit de tout, il ne
pouvait faire qu'il ne fût Français, et Français du
grand siècle, épris de politesse et de décence, homme
17'i nOlLEAU.
de réflexion cl de raison. On n'échappe jamais h son
temps, et nos défenseurs des anciens étaient au fond
« modernes » jusqu'à la moelle. Jugez-en par Racine,
un des deux ou trois écrivains du siècle à l'âme
desquels la Grèce a vraiment parlé : qui s'attendrait
que Racine voulût relranchei* du Banquet de Platon,
comme inutile et scandaleux^ tout le discours d'Alci-
liiade, ce portrait de Socrate, ce pur chef-d'œuvre
où lenthousiasme et la moquerie se mêlent avec une
grâce subtile ? Qu eût fait de pis Perrault ? Et Boileau,
voyez-le tailler, rogner, changer, abréger son Lon-
gin^ sans autre loi que son goût et le désir d'éviter
de la peine à son lecteur, écartant les « antiquailles »
(entendez ce qui suppose une teinture d'histoire ou
d'archéologie), supprimant ce qui est « entièrement
attaché à la langue grecque » (entendez ce qui sup-
pose la connaissance du grec), substituant, dans une
citation de Sapho, un a frisson » à une « sueur
froide «, parce que « le mot de sueur en français
ne peut jamais être agréable, et laisse une vilaine
idée à l'esprit «. En un mot, il se fait à chaque mo-
ment juge du sens et des mots de son auteur, il
le « rectifie » sans scrupules, « »\ la française ». Et
voilà comment Perrault trouvait Longin plus beau
dans Despréaux que dans Longin même ! Rappelez-
vous encore ce « Vous n'avez pas failli, Messieurs »,
quf Boileau lisait dans son Démosthène, au fameux
endroit du serment par les morts de Marathon. On
conçoit dès lors combien il était difficile à Boileau
de tout repousser dans la thèse que soutenait Per-
LA CRITIQUE DE nOILEAU. 175
rault; à quelles chicanes, à quelles subtilités, ou à
quelles contradictions brutales et sans preuves il
était réduit, pour justifier les anciens et condamner
Perrault sans réserve et sans nuances. 11 eût fallu à
l'honnête Despréaux plus d'agilité et de souplesse
d'es[)rit, plus de légèreté de main qu'il n'en avait,
pour sortir à son honneur de cette polémique. Il
sentait bien qu'en dépit de tout les anciens étaient
beaux : mais il s'obstinait à démontrer qu'ils avaient
la noblesse, la politesse, de bons principes, de
bonnes façons, tout l'extérieur enfin et le fond des
« honnêtes gens », et il ne se rendait pas compte
que de les défendre ainsi et se montrer incapable de
se déprendre des mœurs et du goût de son siècle en
ces matières, c'était une autre façon d'être « mo-
derne », mais c'était être aussi « moderne » que les
plus acharnés détracteurs de l'antiquité.
Au reste, si Perrault était imbu de l'esprit carté-
sien, Boileau ne l'était pas moins. La doctrine de
Perrault, c'était la conséquence du rationalisme car-
tésien, non contenu et dirigé par l'étude de l'anti-
quité : mais celle de Boileau, c'était le même carté-
sianisme interprétant et classant les principes et les
impressions que fournissait la pratique assidue des
littératures antiques. Si, en effet, les anciens ont
mené Boileau à définir l'art une imitation de la nature,
on sent à chaque moment une conception nouvelle de
la vérité, une conception presque scientifique, dans
les formules que le critique français emploie : et
c'est en cartésien, ou, si l'on veut, en classique, enfin
176 BOILEAU.
en homme de sa race et de son temps, qu'il a substi-
tué au naturel aisé des anciens son « naturalisme »
rationnel et conscient.
On ne s'étonnera donc point que les meilleures
pages que Boileau ait écrites sur la Querelle des
anciens et des modernes, soient celles où il entre dans
les vues de son adversaire : je veux parler de la lettj^e
qu'il écrivit à Perrault en 1700, après que le grand
Arnauldi leur ami commun, les eut réconciliés. S'éle-
vant cette fois au-dessus des petites chicanes, et
renonçant aux dénégations absolues, il prenait le
sujet de haut et l'embrassait d'une vue large et péné-
trante. Il montrait à Perrault que les vrais admira-
teurs de l'antiquité n'étaient pas les pédants en W5,
mais les honnêtes gens, les gens du monde même
dont le goût est fin et exquis. Et il reprenait pour
son compte la thèse des Parallèles : il refaisait le
livre à son goût. Il s'engageait à faire voir que le
siècle de Louis XIV était non pas plus grand à lui
seul que tous les siècles passés, mais supérieur à
n'importe quel siècle pris à part, même à celui d'Au-
guste. Il esquissait largement ce parallèle, donnant
et reprenant l'avantage tour à tour aux anciens et
aux modernes, avec un vif amour pour ceux-là, une
large sympathie pour ceux-ci. Avec une netteté admi-
rable de vues, il disait les écrivains qui devaient
recommander leur siècle à la postérité. C'était là le
point faible des argumentations de Desmarets et de
Perrault, qui opposaient plus volontiers les Bense-
rade et les Scudéry que les Racine et les La Fontaine
LA CRITIQUE DE BOILEAU.
177
aux anciens. Boileau, judicieusement, remettait chacun
à sa place, et dressait la liste qui fait loi encore au
bout de deux siècles.
Mais Boileau, en écrivant ces pages excellentes,
abandonnait sa position. Il prétend que Perrault
ne fut pas content de sa lettre : Perrault, vraiment,
était difficile. Que pouvait-il souhaiter de plus que
de voir son antagoniste se charger de lui gagner
son procès ? Et que devait lui importer que ce fût
par un autre plaidoyer que le sien? Il est vrai qu'en
cinq pages Boileau disait plus de vérités que Per-
rault en quatre volumes : mais enfin, avec toute
la vénération possible pour l'antiquité, l'auteur de
V Art poétique et des Réflexions sur Longin confessait
qu'il était réellement un « moderne ».
Il l'était si bien qu'il ne renversait la théorie mo-
derne du « progrès » dont l'application à la littéra-
ture lui paraissait fort aventureuse, que par une
théorie plus moderne encore, qui contient en germe
les principes d'une critique toute a relativiste » et
même « évolutionniste ». Lisez la Septième Réflexion
sur Longin et la Lettre à Perrault^ vous y verrez
Boileau, pressé d'échapper à l'argumentation de
Perrault, introduire dans sa doctrine une notion
nouvelle et bien inattendue, celle du temps et du
développement successif et continu des formes litté-
raires, et chercher s'il n'y a pas quelque explication
rationnelle de la richesse des genres et de la beauté
des œuvres, en dehors et à côté du génie individuel,
imprévu, indéterminé, inexplicable. Il entrevit alors
Boileau. 12
LANSON.
178 BOILEAU.
celle vérilé importanle : que le mouvement général
de la littéralure se compose d'un grand nombre de
mouvements particuliers, de vitesses très inégales;
qu'il y a pour une langue, et qu'il y a j)our chaque
genre des points de perfection qui sont atteints à
des moments très différents : le progrès commence
à peine d'un coté, que la décadence se fait sentir de
l'autre. Ainsi le français n'a point été toujours apte
à tous les genres. Ronsard et ses imitateurs ont été
bientôt décriés, parce qu'ils n'avaient point attrapé
dans notre langue « le point de solidité et de per-
fection, qui est nécessaire pour faire durer et fixer
à jamais des ouvrages ». Bertaut, Malherbe, Lin-
gendes et Racan rencontrèrent « dans le genre sérieux
le vrai génie de la langue française, qui, bien loin
d'être en son point de maturité du temps de Ron-
sard, n'était même pas sortie de sa première enfance ».
Ainsi Ronsard devait échouer dans l'ode et dans la
grande ])oésie, non faute de génie, mais parce qu'il
venait trop tôt. Au contraire, Marot, plus ancien que
lui, a fixé, la langue s'y prêtant, « le vrai tour de
lépigramme, du rondeau et des épîtres naïves ». A
Rome, Gicéron et Virgile ont marqué « le point de
perfection de la langue » par leurs écrits : mais
plus d'un siècle avant eux, la comédie avait trouvé
assez de ressources dans cette langue encore impar-
faite pour atteindre sa perfection propre, et depuis
elle ne faisait que décroître, quoique l'idiome latin
et la littérature générale fussent en progrès.
Même remarque, si l'on compare les langues
r4 CRITIQUE DE nOILEAU.
entre elles ; certaines langues sont en quelque sorte
de meilleurs terrains de culture j)our certains
genres. Ainsi ni ré|)opée, ni l'éloquence, ni l'his-
toii'e, ni la satire, ni Félégie n'ont atteint en France
la même hauteur qu'à Rome. Mais « pour la tra-
gédie, nous sommes bien supérieurs aux Latins »;
et aussi pour le vaudeville. Il y a même des genres
de poésie que les Latins n'ont pas connus, comme
« ces poèmes en prose que nous appelons romans ».
On voit combien Boileau améliorait la théorie de
Perrault, en substituant à cette loi de fer du progrès
constant, universel, qui fait violence aux faits par
la régularité mécanique et monotone de son jeu
hypothétique, un principe infiniment plus flexible,
plus voisin de la réalité, et qui s'y adapte sans peine
pour l'exprimer : distinguer dans le mouvement
général' du monde intellectuel une pluralité de petits
mouvements, des séries partielles ascendantes ou
descendantes, se succédant, s'enchevêtrant, s'ajou-
tant, se contrariant, se figurer la marche de la litté-
rature, non plus comme offrant la rigidité d'une ligne
droite, mais comme une quantité de lignes brisées
ou courbes du dessin le plus capricieux, c'était
prendre la notion du rythme ondoyant des choses, et
ni plus ni moins qu'introduire dans la critique la
doctrine de l'évolution. Mais si l'on songe que jus-
que-là, dans V Art poétique et ailleurs, Boileau n'avait
jamais regardé les œuvres littéraires que dans leur
relation au genre, sorte de type analogue aux idées
platoniciennes, seul élément d'estimation, et seul
180 BOILEAU.
principe de classification, dont chaque ouvrage tirait
et sa raison d'être et sa valeur, selon qu'il le réali-
sait plus ou moins complètement: si l'on songe qu'il
n'avait jamais demandé que la connaissance des
règles et le génie pour la création des chefs-d'œuvre
poétiques, et ne croyait pas avoir besoin d'une autre
considération pour expliquer que la Pucelle n'égale
pas V Iliade^ on comprendra tout le chemin que Per-
rault fît faire à Boileau. Selon ses nouvelles vues,
à vrai dire, toute son œuvre était à refaire : il y avait
un autre Art poétique à écrire. Boileau ne le fît pas,
et n'alla point au delà des idées littéraires propre-
ment dites : il ne regarda point les réalités psycho-
logiques qui se cachent derrière ces abstractions, une
langue, un genre : il n'y vit point les expressions de
ces consciences collectives qu'on appelle des peuples,
et ne se rendit pas compte que chaque nation façonne
sa langue à son image, et que l'apparition et la dis-
parition, la perfection et la décadence de ces formes
organiques qui sont les genres, représentent la suc-
cession des états d'âme, la diversité des aptitudes
intellectuelles et des aspirations morales des divers
groupes de l'humanité. Quand Boileau eut mis les
genres en relation avec les langues, il s'arrêta : là,
en effet, il était sur le seuil même de la littérature;
la philologie, l'histoire, s'ouvraient devant lui. Eut-
il peur de s'y lancer ? Ou plutôt ne se douta-t-il pas
qu'il avait devant les yeux un monde nouveau?
Les mots dont il s'est servi nous offrent sans
doute plus de sens qu'ils n'en avaient pour leur
LA CRITIQUE DE BOILEAU.
181
auteur. Ils tirent leur valeur à notre égard des pen-
sées qui nous sont devenues familières, des doc-
trines où notre siècle a enfermé ses croyances et
son génie : tandis que Boileau, en les écrivant,
croyait seulement défendre ses chers anciens, et
avec eux tout son Art poétique, aussi éloigné de
soupçonner qu'il était « évolutionniste » que saint
Augustin se doutait peu d'être cartésien le jour où
il rencontrait la fameuse formule : Je pense, donc Je
suis.
CHAPITRE VII
L'INFLUENCE DE BOILEAU
Il y a peu d'écrivains qui ont été aussi lus que
Boileau : en France seulement, Berriat-Saint-Prix
trouvait qu'on avait fait 125 éditions de ses œuvres,
dont 60 complètes, du vivant de l'auteur, et de 1711
à 1832, il en énumérait 225. Cette statistique suffi-
rait seule à établir combien l'influence de Boileau a
été considérable; car il s'agit ici d'un écrivain que
manifestement on ne lit pas seulement par passe-
temps et pour le plaisir. Mais il faut préciser, et
tâcher de nous rendre compte de la nature et des
effets de cette influence.
On comprendrait mal le caractère de l'action
qu'exercèrent les doctrines de Boileau après sa mort,
si l'on n'examinait quel succès elles eurent auprès
de ses contemporains.
L'applaudissement donné aux Satires est ind( -
niable : mais s'adressait-il au poète, ou au critique ?
L INFLUENCE DE BOILEAU.
183
OU à tous les deux également? ou bien à l'un et à
l'autre, mais à l'un plus qu'à l'autre ? h' Art poétique
nous fournit d'abord une réponse à ces questions :
dès qu'on le lit, on sent que Boileau ne croit pas
édicter paisiblement des lois incontestées : c'est plutôt
une nouvelle bataille qu'il livre sur un nouveau ter-
rain. Le ton est agressif, et la leçon, à chaque instant,
se tourne en réquisitoire. Le poème est égayé de
noms de méchants auteurs et d'ouvrages ridicules :
Saint -Amant, Scudéry, Brébeuf, le burlesque,
Cyrus^ Clélie^ Cliildebrand, toute cette mauvaise
littérature n'a donc pas été détruite par les Satires^
elle vit encore, puisqu'il faut encore la frapper. La
satire fait comme un accompagnement railleur aux
préceptes didactiques : mais cela même, et certains
dénis de justice, certaines duretés, font du poème
une oeuvre de polémique autant que de théorie : c'est
la langage d'un homme qui ne sent pas encore son
autorité très affermie ; un maître qui enseigne à
plus de mesure et d'impartialité.
Si l'on trouve partout des marques de l'admiration
qu'on accordait à Boileau, il y en a moins de son
influence, qui ne fut ni rapide ni surtout illimilée. Les
listes de Gratifications et pensions aux gens de lettres^
qui figurent dans les Registres des comptes des hdti-
mens du roi, sont une lecture fort instructive : depuis
1664 jusqu'à sa mort, Chapelain guide les libéralités
du roi et de sou ministre. Aussi touche-t-il seul
3 000 livres, qu'on paye encore en 1674 à ses héri-
tiers. Cette môme année, Racine touche 1 500 livres;
184 DOILEAU.
juste autant que Quinault et que le médecin Perrault;
Charles Perrault, qui va succéder à Chapelain dans
la confiance de Colbert, est à 2000 livres. C'est seu-
lement en 1677, quand il a fait neuf satires et sept
épîtres, quatre chants du Lutrin et son Art poétique^
que le roi fait payer 2000 livres « au S"" Despréaux
en considération de son application aux belles-let-
tres ». Et dans les listes suivantes, on verra venir
sur la même ligne les deux Perrault, avec Despréaux
et Racine : tous les quatre recevant 2 000 livres. Et
après eux, qui tiendra la tête, avec 1 500 livres ? Qui-
nault et Charpentier. Sans doute , les Perrault et
Charpentier ne sont pas récompensés comme écri-
vains , mais comme d'utiles agents qui rendent des
services administratifs de divers genres dans la
direction des arts et des sciences. Mais ce qui est
significatif, c'est qu'on persiste à leur demander ces
services qu'on pouvait démander à Despréaux et aux
littérateurs de son école.
Même spectacle à l'Académie, si l'on en veut suivre
les élections pendant une vingtaine d'années, de
1661 à 1680. Négligeons toutes les élections où
le mérite littéraire a été étranger, ou n'a point été
prépondérant. Nous verrons recevoir au même temps
Furetière et Segrais, choix qui devaient contenter
Boileau, mais aussi Cassaigne et Le Clerc, dont il
n'eût pas voulu assurément. Quinault et Charles
Perrault précèdent Bossuet et Racine, et la même
année introduit le savant Huet avec l'ingénieux
Benserade. Plus tard encore, de 1683 à 1693, nous
L INFLUENCE DE BOILEAU.
165
voyons, après La Fontaine et Despréaux, s'intro-
duire Fontenelle, que suivent de près Fénelon et
La Bruyère.
A l'Académie, comme dans la distribution des
grâces royales, il semble que deux influences se
balancent, et que deux courants se font sentir : ou
plutôt le même courant porte l'argent du roi vers
DespréaUx et vers Perrault, jette à l'Académie tantôt
Racine et tantôt Quinault, La Bruyère à la suite
de Fontenelle. Et voilà qui nous marque bien exac-
tement la limite du succès de Boileau : si l'on fait
abstraction des ressentiments personnels de quel-
ques littérateurs, il n'y avait pas d'hostilité contre
Despréaux, ni de résistance consciente à sa doctrine,
dans les marques d'estime et d'honneur que rece-
vaient les Quinault, les Fontenelle et les Perrault :
mais — et c'est plus grave — le goût public suivait
Boileau précisément jusqu'où il pouvait, et l'aban-
donnait précisément où il fallait, pour ne point être
obligé de renoncer à la littérature polie et au bel
esprit moderne.
Le grand, l'immense succès de VArt poétique
n'empêche point qu'il n'y ait un désaccord latent
entre l'auteur et son public. Le poème ne reçoit pas
tout à fait la même interprétation dans l'esprit qui
l'a fait, et dans ceux qui l'admirent. Le lecteur y
trouve l'expression parfaite de ses vagues tendances,
et de l'esprit général du siècle : mais Boileau y a
mis quelque chose de plus, une doctrine originale
et personnelle, qui, dans la vaste unité du siècle,
186 DOILEAU.
sépare un certain groupe d'esprits, exprime Tidéal
d'une école littéraire. On saisit dans ce public, dans
certains individus qui en sont les représentants les
plus éminents, des indices qui font croire que son
goût, sans s'opposer formellement à celui de Des-
préaux, n'y correspondait pas absolument : en un
mot, il s'en distinguait. Voyez Retz refuser de mé-
priser Chapelain, au temps oii Molière et Boileau le
réjouissent de leurs œuvres. Voyez la duchesse de
Bouillon, pour qui La Fontaine fait ses Contes, pro-
téger Pradon contre Racine, et Molière avoir pour
défenseurs tous ces Turlupins de la cour, derniers
adorateurs de la pointe. Mme de la Fayette arrive à
la Princesse de Clèves, type du roman classique, fine
étude de passion vraie, par Zayde, roman héroïque
et précieux, qui amalgame les aventures impossibles
et les grands sentiments : elle abrège Mlle de Scu-
déry avant d'être l'émule de Racine. Les mêmes
excellents esprits, qui disent si bien le charme exquis
des Fables de La Fontaine, Bussy et Mme de Sévi-
gné, font aller de })air avec ce divin naturel l'esprit
glacé des ballets àe Benserade. En général la société
polie du temps de Louis XIV, qui n'est plus ])ré-
cieuse, cette société de goût exquis et pur, pour
laquelle Boileau, Racine, La Bruyère écrivent, est
bien pourtant l'héritière de la société précieuse :
elle en a dépouillé les ridicules, redressé le goût,
mais elle garde sa marque d'origine. Dieu me garde
de penser qu'elle saisisse les chefs-d'œuvre des
grands écrivains surtout par leurs parties inférieures
L INFLUENCE DE BOILEAU.
187
et caduques, et qu'elle n'en sente pas la vraie gran-
deur et la grâce intime ! Mais il est vrai que ces
œuvres lui sont un peu supérieures, et ce que nous
y voyons aujourd'hui de défectueux et de mort, fut
nécessaire alors pour établir la communication entre
elles et le public : c'est par ces formes passagères
et fragiles que le monde abordait, par exemple,
Bajazet, ou Phèdre^ et s'élevait de là aux essen-
tielles et solides beautés du poème.
On trouverait la juste expression du goût moyen
et général de la bonne société, pendant le dernier
tiers du xvii*^ siècle, dans Bussy-Rabutin et son
cercle, tel que sa correspondance nous les montre.
Ce grand seigneur académicien, qui avait la passion
des lettres, de l'esprit, et du style exact, et qui
écrivait avec une précision si fine, encore qu'un [)eu
sèche, ne se rangea jamais complètement au parti
de Boileau. Je mets à part ce qui n'est dans sa bouche
que saillie d'amour-propre, et hauteur des Rabutin :
ainsi lorsqu'il menace de « couper le nez » au sati-
rique, ou qu'au contraire il daigne le déclarer « un
garçon d'esprit qu'il aime fort ». Ce qui apparaît
dans leurs relations qui ne furent jamais intimes,
c'est qu'ils se ménagent réciproquement; ils s'esti-
ment et se craignent, et ne veulent pas se brouiller;
aussi y mettent-ils du leur tous les deux, Bussy avec
un peu de piaffe et de morgue féodale, à son ordi-^
naire. Despréaux, en simple bourgeois qui se tient
à sa place. Malgré la conformité fréquente de leurs
jugements particuliers, il n'y a pas chez eux com-
188 BOILEAU.
munauté absolue de principes : ils ne sont pas au
même point de vue. Bussy semble juger VEpître sur
le Passage du Rhin avec les idées de Desmarets : il
y condamne l'emploi de la Fable. Surtout il ne s'em-
barrasse guère des anciens, qu'il a lus légèrement.
Il immole Théophraste à La Bruyère : il a raison,
sans doute, mais il le dit tout crûment, d'un ton qui
sans doute eût choqué Boileau. Ailleurs il se déclare
nettement moderne, avec infiniment de sens et de
mesure, il est vrai, en se gardant très adroitement.
Mais cela suffit à mettre un large fossé entre Des-
préaux et lui, aussi longtemps du moins que Boileau
ne le franchit pas, pour donner satisfaction à son
instinct secret et au goût de son siècle. Lié avec
Mme de Scudéry, tenant par sa jeunesse au monde
précieux, Bussy se trouve sur la fin de ses jours
tout proche de Perrault et de Fontenelle, trop grand
seigneur et trop bon esprit pour s'embrigader dans
un parti littéraire, mais insensiblement et naturelle-
ment porté de ce côté par la pente de son esprit.
Le critique selon le cœur de Bussy, et qui repré-
sente le goût — et rien de plus — de la société
polie, c'est le P. Bouhours, l'auteur des Entretiens
d'Ariste et d'Eugène, et de la Manière de bien penser
sur les ouvrages de l'esprit, ce fin jésuite, tout en
nuances, qui, en proscrivant l'enflure, l'entortille-
ment, la mièvrerie, recommandait resj)rit, la déli-
catesse, la noblesse, dont l'idéal était le naturel
affiné, « le vrai orné », et qui enfin louait les anciens,
mais non jusqu'à les préférer aux modernes. Il
L INFLUENCE DE BOILEAU. 189
n'y a qu'à mesurer de combien Boileau dépasse
Bouhours : on connaîtra à quel point il a pu gagner
sa cause auprès de ses contemporains.
Tout cela nous explique le tour que prit la que-
relle des anciens et des modernes, et pourquoi en
somme Boileau y fut vaincu. Ce n'est pas la force
de la cabale de Perrault qui l'a accablé. Telle que
l'Académie est composée en 1687, elle compte bien
six ou sept partisans hautement déclarés des an-
ciens : vous n'en trouvez pas plus de trois ou quatre,
et Boileau n'en nomme pas davantage, qui fussent
en humeur de batailler pour les modernes. Mais
la masse — c'est ce dont Despréaux enrage, et ce
qui lui fait comparer l'Académie à une troupe de
singes ou la traiter de Huronne, — la masse, peu
disposée à se passionner, toute prête à marquer les
coups et à applaudir à l'esprit, de quelque côté qu'il
fût, était assez détachée des anciens pour les enten-
dre censurer sans scandale et sans révolte ; elle se
complaisait dans l'éloge de son siècle, et ce siècle,
presque au moment de s'achever, apparaissait comme
bien rempli, glorieux et grand. Sans être disposée
à substituer le Clovis à V Enéide, ni M. le Maistre à
Démosthène dans les collèges, l'opinion publique
était secrètement complice de Perrault, et de plus
en plus concevait qu'on pouvait se passer des
anciens et trouver la perfection dans les ouvrages
des Français. On ne pensait point aller contre les
préceptes de VArt poétique : l'entêtement de Boileau
pour les Grecs et les Latins, sa colère contre Per-
100 lîOILRAU.
raiilt, ne semblaient être que des boutades, des sail-
lies de son bumeur originale, dont on souriait, et
qu'on n'estimait pas tirer à conséquence.
Cette disposition des contemporains à l'égard de
l'œuvre de Boileau dura après la mort de Boileau,
et se transmit aux générations suivantes : de là le
caractère que prit l'influence de Despréaux au
xviii° siècle.
A vrai dire, si l'on voulait relever toutes les
traces de cette influence, il faudrait sortir de France,
et parcourir toute l'Europe. En Italie, en Espagne,
en Portugal, en Allemagne, en Angleterre, et jus-
qu'en Danemark ou en Russie, VArt poétique fut
plus ou moins en honneur, pendant le xviii® siècle,
et investi d'une autorité plus ou moins souveraine.
En Angleterre, ses préceptes servent à enchaîner la
fougue d'une nature encore brutale ; en Allemagne,
il apporte comme un code de belles manières litté-
raires, comme un formalisme compliqué que ces
esprits germaniques mettent leur gloire à pratiquer
ponctuellement, avec grande contention et contor-
sion de leurs facultés encore peu agiles. Au midi,
Boileau ramène vers la simplicité et vers le sens
commun des littératures épuisées de bel esprit. En
Italie, où, quand on est las du cavalier Marin, on
a l'art encore si fin du Tasse ou de Pétrarque et le
grand art de Dante, l'influence de ÏArt poétique
s'exerce surtout sur le poème dramatique; ailleurs
elle embrasse tous les genres de poésie. Le carac-
tère et la personne du poète entrent parfois pour
L INFLUF.NCE DE TÎOII.EAU, 101
quelque chose dans son autorité : sa gravité d'hon-
nête homme qui n'a pas connu les passions le met
en crédit auprès des réformateurs scrupuleux, qui,
après le manifeste de J. Collier, entreprennent d'en-
seigner la décence et la moralité à la littérature an-
glaise, la plus brutale et la plus dévergondée de
l'Europe. Mais surtout sa gloire acquise par des
œuvres critiques et dogmatiques, ses vers passés
en proverbes ou reconnus pour les lois de l'art
d'écrire, persuadent à des gens de lettres par toute
l'Europe que les théoriciens peuvent créer une lit-
térature ou lui imposer une direction : on perd de
vue tout ce que l'œuvre de Despréaux continue et
achève; au lieu d'un terme et d'un couronnement,
on y voit un commencement, une création de mou-
vement; et l'on agit en conséquence. Ericeyra, Lu-
zan, Dryden, Pope, Gottsched, Lessing même, ce
ne seront par toute l'Europe que dresseurs de
théories qui définiront la littérature avant de la
faire, et qui puiseront dans l'exemple de Boileau la
force ou l'audace de s'ériger en directeurs de l'esprit
national : et cet exemple sera pour quelque chose
dans le succès que plusieurs atteindront.
Cependant, en dépit de ces apparences qui sem-
blent inviter à y insister, il n'y a pas à considérer
davantage ici l'influence de Boileau sur les littéra-
tures étrangères. Car cette influence est tellement
inséparable de l'influence générale de l'esprit fran-
çais à l'étranger au xviii*' siècle, que même elle s'y
confond et qu'on ne peut la raconter sans faire
192 BOILEAU.
l'histoire de celle-ci dont elle est un chapitre. L'idée
que les étrangers ont eue de Boileau, et qu'ils ont
traduite chacun à sa manière, selon son génie et
selon les besoins intellectuels de son pays, ils l'ont
prise d'abord dans l'opinion que les compatriotes
du poète avaient de lui. Ce n'étaient pas les doc-
trines de Boileau, c'était le goût français, qu'on
cherchait dans V Art poétique : au temps où Voltaire
était le plus grand poète de l'Europe, on demandait
à Boileau le secret de faire des vers à la mode de
la Henrlade. Au-dessous de Boileau, comme ses
lieutenants ou ses auxiliaires, on investissait d'une
autorité pareille à celle qu'on lui attribuait, Le
Bossu, Bouhours, Rapin, Fontenelle, Lamotte; et
le même Ignacio de Luzan qui promulgue VArt
poétique en Espagne, y importe le Préjugé à la
Mode comme un produit également français, sans
s'apercevoir que ce dernier article est prohibé par
son code. L'étranger n'a donc adopté Boileau que
comme expression du goût français, qui faisait prime
et loi, et dans la mesure même où il a été l'expres-
sion de ce goût. Nous pouvons donc rentrer en France,
et y regarder la fortune posthume de notre critique.
Au commencement du xviii® siècle, les « honnêtes
gens » qui avaient applaudi le Misanthrope et Bri-
tannîcus, et qui savaient les Fables et VArt poétique
par cœur, élevés un moment au-dessus de leur
propre esprit par tous ces clairs et insinuants chefs-
d'œuvre, sont retournés tout doucement à leur
naturel. Une radicale impuissance d'imaginer, qui
L INFLUENCE DE BOILEAU. 193
avait concouru à faire prendre en gré le réalisme
des classiques, la sécheresse de sentiment où glis-
sent facilement les natures trop intellectuelles, l'im-
puissance de penser en dehors de certaines condi-
tions générales, l'anéantissement de la spontanéité
et le culte de la forme convenue, trois conséquences
d'une vie enfermée dans les bienséances du monde,
qui défendent à l'homme de se faire remarquer sous
peine de ridicule et de mauvais ton, voilà les traits
de cette société qui fera la littérature à son image.
Bornée du côté des sens, elle développe son activité
intellectuelle avec une étonnante énergie, du seul
côté que les habitudes sociales laissent ouvert : elle
abstrait, déduit, analyse, avec une dépense effrayante
de réflexion et de logique. Et la forme de sa pensée
est dépouillée aussi de tout élément sensitif ou ima-
ginatif: jamais forme ne fut plus abstraite, plus imma-
térielle, plus affranchie du nombre et de la mesure,
qui sont les lois de la substance étendue : pure
notation algébrique où l'intelligence seule trouve
son compte. Même quand le sensualisme a détrôné
le cartésianisme, la logique idéale et l'analyse ma-
thématique continuent de régner : tous ces philo-
sophes qui donnaient tout aux sens et en dérivaient
tout, furent les « plus intellectuels » des hommes.
La pensée jouit d'une liberté illimitée dans l'abstrait
et dans le général, toutes les intempérances, toutes
les aventures lui sont permises : dès qu'elle touche
au réel, au concret, à la vie, elle reçoit forme et
Couleur des préjugés impérieux du siècle.
LAiNsoji. — Boileaa. 13.
194 BOILEAU.
Cette société reçut VArt poétique comme le code
officiel et pour ainsi dire le livre sacré du bon goût :
et ce préjugé une fois reçu se tourna en lourde
tyrannie, parce que dans le monde il est de mauvais
ton de ne pas penser comme tout le monde. Mais le
xviii^ siècle ramena Boileau à son niveau pour
l'adapter à son usage : et sous le nom de Boileau,
ce fut lui-même, son goût personnel, ses secrètes
tendances, qu'il déifia. La doctrine de Boileau fut
amputée précisément de ce qu'elle avait de plus
éminent et caractéristique, de ce double caractère
naturaliste et esthétique, où s'exprimait, avec le
génie même de l'auteur, la spéciale beauté du grand
art classique. Par suite, il n'en demeura que la
partie la plus étroite, et la plus contestable. Partout
où Boileau paraissait encourager la littérature mon-
daine, ingénieuse, artificielle et noble, partout où il
avait l'air d'avoir peur ou mépris de la nature, et
d'encourager l'esprit à la farder, en un mot, dans
ses erreurs, ses timidités et ses incorrections, on le
suivit, et l'on érigea sa théorie mutilée en loi sou-
veraine de la poésie.
En réalité Perrault, vite oublié, compta plus de
disciples que Despréaux : sa thèse du progrès con-
tinu répondait bien aux idées philosophiques qui
étaient alors en vogue, en même temps qu'à la légè-
reté présomptueuse d'une société, qui, donnant les
limites de sa raison pour limites à la raison, ne
voyait que barbarie, inconvenance et fausseté en
dehors de la conformité aux goûts, aux bienséances
L INFLUENCE DE BOILEAU. 195
et aux modes de Paris. Sans doute Fontenelle et
Lamotte, et toute l'école des contempteurs de l'anti-
quité n'obtiennent pas l'adhésion formelle et com-
plète du public; mais les Grecs et les Romains n'y
gagnèrent pas grand'chose. On les honore dfe
bouche : on n'en fait pas les maîtres de la pensée et
du cœur. Voltaire, qui amende Sophocle, est trop
Français, trop de son siècle et de son monde pour
sentir le charme et la grandeur intimes de l'anti-
quité : et s'il vante avec sa pétulance accoutumée
trois ou quatre anciens, s'il célèbre la richesse et
l'harmonie des langues grecque et latine, auprès
desquelles nos langues modernes ne sont que des
a violons de village », il ne prend et ne comprend
là comme ailleurs que ce qui est conforme à ses
préjugés littéraires ou autres. Voltaire, ici comme à
tant d'autres égards, représente la moyenne des
idées de §on temps. L'éducation des collèges entre-
tient une tradition de respect pour les Grecs et les
Romains. Les jésuites fleurissent la mémoire de
leurs écoliers des plus beaux morceaux des orateurs
et des poètes ; mais sensibles par-dessus tout aux
surprises de l'esprit et aux élégances de la diction,
ils élèvent moins le goût moderne qu'ils n'y ra^
baissent l'art ancien. Rhétorîcîens excellents — mais
purs rhétoriciens, — ils font apparaître les anciens,
et même Homère, comme d'incomparables maîtres
de rhétorique : en dix ans de commerce assidu avec
les chefs-d'œuvre latins ou grecs , un jeune homme
acquiert un trésor de pensées belles à citer dana
1î;6 noiLEAU.
leur (orme parfaite, et l'art d'étendre lui-même des
lieux communs ou de les condenser en sentences;
jamais il n'aura senti vivre dans un texte grec l'âme
de la Grèce, ou de tel Grec; il ne se doutera ])as
qu'on peut tirer d'une phrase ^'orateur ou d'une
période poétique des émotions aussi profondes et
de même ordre que celles qu'excite un temple ou
une statue. Au fond, le culte des anciens n'est plus
qu'un formalisme frivole : l'éducation classique
range un homme dans la bonne société.
Le siècle refait l'antiquité à son image, qui lui
ressemble comme les divinités d'opéra à TOlympe
homérique. Il n'a que de l'esprit, l'abbé Delille
mettra donc de l'esprit dans Virgile. Ah! miseram
Eurydicem! répétait malicieusement Collé : « bien
malheureuse », en effet, d'être tombée aux mains
d'un traducteur si coquet. Plus crûment Despréaux
— car ce travers se faisait déjà sentir de son temps
— pestait contre « ce bourreau de Tourreil » qui
faisait le crime de donner d^ l'esprit à Démosthène
Le malheur est que le xviii® siècle n'a pas beau-
coup le sens artiste en littérature r c'est même pour
cela qu'il arrive si peu à bien goûter les anciens.
Mais, pour la même raison, il ne peut se donner
à lui-même par sa seule énergie ce que l'imitation
de l'antiquité avait aidé les grands classiques à
créer : une poésie originale, qui fût vraiment une
œuvre d'art. Il n'en a pas d'abord, faute de senti-
ment et d'imagination ; quand le sentiment et l'ima-
gination s'éveillent, il n'en a pas encore, faute d'un
l'influence de BOILEAU. 197
certain sens de la forme, par une sorte d'atrophie
de Touïe et de la vue. Ses vrais artistes et ses grands
poètes, un Marivaux, le Voltaire des Contes^ un
Buffon, un Rousseau, se créent une prose, et laissent
le vers, dont ils ne savent l'emploi. C'est que le
vers s'est dégradé aux mains de tous les écri-
vains en vers. N'ayant pas plus l'oreille que l'âme
du poète, ils ont évité l'hiatus et l'enjambement,
coupé les alexandrins à l'hémistiche, apparié des
rimes plates et sourdes, aligné des lignes de dix
ou douze syllabes sévèrement comptées : ils ont
réduit la poésie au vers, le vers aux procédés maté-
riels, au mécanisme; et ils se sont applaudis d'avoir
pris tant de peine pour écrire à des conditions si
rigoureuses comme ils auraient écrit librement en
prose. Vraiment on est tenté, quand on lit de tels
poètes, de donner raison aux Lamotte, aux Mon-
tesquieu, aux Buffon, à tous les détracteurs de la
poésie; ce n'est pas la peine de faire des vers si, au
bout du compte, il ne s'agit que de donner l'impres-
sion de la prose. Voltaire s'indignait contre ces
téméraires novateurs; Boileau eût crié plus haut
encore; mais est-ce à dire qu'il eût été satisfait de
l'usage où Voltaire et les versificateurs de ce siècle
ravalaient l'instrument naturel de la poésie ? Ces
gens-là savaient et pensaient bien des choses dont
l'honnête Despréaux ne s'est jamais inquiété ni
douté : mais il y avait une chose qu'ils ne soupçon-
naient pas, et que ce « correct auteui' de quelques
bons écrits » entendait à merveille • ce que c'est
198 BOILEAU.
qu'un vers, et la très particulière jouissance qui
résulte des sons et des rythmes.
Le xviii^ siècle n'aperçut pas davantage le natu-
ralisme de Boileau : il ne conçut pas d'autre naturel
que cette aisance élégante et très étudiée où consiste
la perfection de la distinction mondaine. Les ques-
tions de goût et de bienséance prennent le pas sur
la vérité des choses, et la communication est si bien
fermée entre la réalité vivante et l'esprit français,
que les formes nouvelles de l'art conçues théorique-
ment en vue d'une vérité plus grande n'arrivent
pas à se réaliser dans des œuvres moins convention-
nelles que celles qu'il s'agit de remplacer : je parle
de la comédie larmoyante et du drame, qui pré-
tendent se substituer à la tragédie. La recherche
de la vraisemblance supprime celle de la vérité, et
tandis que le vraisemblable pour Boileau était l'in-
troducteur du vrai, et consistait à saisir le rapport
de l'objet à l'esprit, il devient au xviii® siècle le pire
ennemi de la nature, qu'il déforme quand il ne
l'exclut pas. Le respect des opinions reçues, et la
confiance en l'infaillibilité de la raison du siècle,
font qu'on ne croit plus utile d'aller au delà de l'idée
que tout le monde se forme de la nature, jusqu'à la
nature elle-même. De là la pauvreté, la banalité,
la psychologie maigre ou fausse des tragédies,
comédies et romans, qui contraste si singulièrement
avec la hardiesse de la raison spéculative.
A vrai dire, on parle des règles, et ces règles
sont, dans le particulier, celles que donne VArt
l'influence de BOILEAU. 199
poétique : mais qu'est-ce que ces règles, séparées
des principes qui leur donnent sens et vertu, abs-
traction faite du naturalisme et de la notion d'art?
Au lieu de les employer comme moyens d'où résulte
la forme expressive et belle, l'idée d'agrément et de
beauté s'attache à leur observance même; un sec
formalisme s'impose à la littérature, par une méprise
analogue à celle de certains dévots qui croient
gagner le ciel par des formules verbales et des actes
physiques, sans l'élan du cœur et sans l'amour. Le
monde interprète les règles selon l'esprit mondain :
il y voit des « convenances » dont il n'y a pas à
demander la raison, et qui sont souveraines parce
qu'elles sont. Le monde fait ce qui se fait : voilà la
loi du monde, et A'^oilà pourquoi il faut faire une tra-
gédie comme il est établi qu'on fait les tragédies.
L'exactitude formelle tient lieu de tout, et rien n'en
saurait dispenser. Car si les règles sont des moyens,
Boileau peut encore concéder qu'on y renonce pour
mieux atteindre au but de l'art : mais aujourd hui
que le but, c'est précisément l'emploi des règles, il
ne peut plus y avoir d'exception ni de privilège pour
personne.
Enfin on parle beaucoup de Boileau au xviii® siècle
et on l'appelle le « législateur du Parnasse ». Sous
ce respect de convention, on le suit à peu près
autant que les anciens. J'ai beau me tourner de
tous les côtés, j'ai peine à découvrir rien que je
doive nécessairement attribuer à l'influence unique
ou prépondérante de Boileau. Ce n'est pas de lui
200 BOILEAU.
à coup sûr que relèvent ni la poésie coquette et
fardée de Bernis et de Gentil-Bernard, issus de Ben-
serade et de Mme Deshoulières, qui étaient eux-
mêmes les héritiers de Voiture — ni tous ces des-
criptifs acharnés à inventorier toute la nature, vrais
continuateurs des faux épiques que Boileau pour-
suit, et qui pourraient s'appliquer une bonne part
des leçons qu'il adresse à ceux-ci — ni ces faiseurs
d'odes philosophiques et de dissertations découpées
en strophes, qui n'ont même pas le « beau désordre »
dont parlait V Art poétique — ni même les satiriques
auteurs de comédies pincées, ou les philosophes prê-
chant leurs vagues tragédies — ni évidemment les
inventeurs de tragédies en prose, de drames bour-
geois et de comédies larmoyantes, qui dénaturent
ou confondent les genres — ni enfin les anglomanes,
qui, se détournant des anciens, vont chercher des
modèles en Angleterre comme leurs grands-pères
en Espagne ou en Italie. Je ne rendrai pas même
à Boileau la Henriade, sujet chrétien et moderne,
tout à fait selon le goût de Desmarets et de Per-
rault. Restent les épigrammes et les chansons, qui
souvent, je crois, eussent été de son goût.
A la fin du xviii® siècle, en vérité, on se trouve
si loin du vrai Boileau et des grands artistes aux-
quels la haute partie de sa doctrine s'appliquait,
que quand nous y rencontrons un classique, mais
un pur classique au grand et beau sens du mot,
selon l'esprit profond de V Art poétique, un artiste
capable de sentir la nature et de créer la beauté,
L INFLUENCE DE BOILEAU.
201
nous sommes tentés d'en faire un révolutionnaire
et le précurseur d'un art nouveau. Si l'on a été si
longtemps embarrassé de classer André Chénier, si
l'on en a fait souvent un romantique en avance d'un
quart de siècle sur le mouvement littéraire, c'est
qu'on n'apercevait pas combien les prétendus clas-
siques de 1780 à 1820 avaient peu le droit de se dire
les héritiers ou les disciples du xvii® siècle, de celui
de Boileau et de Racine. Chénier, en réalité, ne
se distingue de ses contemporains que parce qu'il
retourne aux sources du grand art classique. Ce pur
poète, qui lit Virgile, Homère et Théocrite avec un
exquis sentiment de la nature antique, et qui sait
s'éprendre aussi de Malherbe, cet artiste curieux de
la forme, qui fait rendre au vers dégradé par tant de
spirituels rimeurs de si délicats ou puissants effets
de rythme et d'harmonie, n'entend pas précisément
VArt poétique comme l'avaient entendu Racine et La
Fontaine ; mais il est à coup sûr plus près de Boileau
que de Voltaire ou de Delille.
C'est donc bien à tort que Boileau fut compro-
mis et bousculé dans la bataille romantiqye. La
faute en fut d'abord aux classiques qui s^ firent
de ce grand nom un drapeau et un rempart. Les
romantiques furent excusables de tirer dessus :
quoique, peut-être, il eût mieux valu arracl^er aux
Baour-Lormian et aux Viennet l'illusion qui les
rendait forts, et tourner contre eux le maître et les
modèles même dont ils se croyaient les défjsnseurs.
Boileau ne sortit pas indemne de toutes ces polémi-
202 BOILEAC.
ques : il en garda un fâcheux renom de pédant
et de cuistre, qui mit son oeuvre en défaveur ; et
même aujourd'hui, après tant d'années, quand de-
puis si longtemps le combat a cessé, et qu'il ne reste
plus même que le souvenir des anciens partis, nous
ne sommes point encore revenus des préjugés créés
contre lui par Tacharnement qu'on mit au temps du
romantisme à rendre sa doctrine responsable des
misérables productions de l'art pseudo-classique.
Il semble qu'en notre siècle, il n'y ait pas lieu de
parler de l'influence de Boileau. Car les romanti-
ques lui faisaient la guerre, et cette agitation une
fois apaisée, on ne revient pas à lui : il était décidé-
ment dépassé, relégué dans l'histoire, comme une
pièce curieuse d'archéologie, qui n'a plus d'utilité
actuelle. Le romantisme a creusé un abîme entre la
France d'autrefois et la France d'aujourd'hui, au
point de vue littéraire, comme la Révolution au
point de vue politique et social. La littérature a
suivi sa marche sans regarder en arrière : d'autres
influences en ont réglé le mouvement, et elle s'est
orientée vers de nouveaux principes. Les littératures
étrangères et populaires ont présenté des types
inconnus "de beauté ; les sciences ont fourni leurs
méthodes et leurs systèmes pour fonder de nouvelles
doctrines esthétiques et critiques. Une conception
relativiste, qui lie l'œuvre du littérateur au caractère
de la race, à l'esprit de siècle, au tempérament de
l'auteur, autorise toutes les audaces et toutes les
nouveautés. Enfin la liberté règne dans l'art : toutes
L INFLUENCE DE BOILEAU.
203
les barrières, tous les freins sont ôtés ; nuls objets
ne sont interdits, nuls moyens prescrits à l'artiste,
pourvu que le résultat de sa libre activité soit une
œuvre vraie et une oeuvre d'art. Qu'a-t-on affaire de
Boileau ? de quel secours, ou bien en quel crédit
peùt-il être ?
Ce ne serait pas pourtant un paradoxe d'avancer
que l'évolution de la littérature en ce siècle nous a
plus rapprochés qu'éloignés de Boileau. Ne parlons
pas, si l'on veut, d'influence ni d'autorité : mais
regardons seulement l'accord des conceptions et
l'identité des principes directeurs de la créatioh
littéraire. Eh bien, c'est précisément au xviii® siècle,
quand Voltaire ne veut pas que personne (sauf lui)
médise de Nicolas Boileau, que vraiment celui-ci n'a
pas d'action directe et personnelle sur la littérature.
Et le XIX® siècle sans y songer, par une évolution
naturelle, s'est vu ramené plus près de Despréaux
que le xviii® siècle n'a jamais été : si l'on regarde
du moins les lois qui règlent la pratique, et non la
méthode qui les établit.
Subjectif et lyrique par essence, le romantisme e^
assurément irréductible à l'art classique, objectif,
et oratoire, ou dramatique : d'autant que se propo
sant de le ruiner, il fait son affaire de le contredire,
et prend partout le contre-pied des règles, sans
autre raison parfois que le besoin de leur donner
un démenti.
Mais après le romantisine, apparut le naturalisme,
et, en dépit de la plupart des naturalistes, le natu-
204 BOILEAU.
ralisme est de très près, en son principe, apjiarentc
à l'art classique.
On pourrait se demander si, à l'heure présente',
ne commence pas, avec les décadents et les symbo-
listes, une ondulation nouvelle, en sens inverse du
naturalisme, et qui emporterait de nouveau la littéra-
ture vers un idéal contraire à celui de Boileau. Nul
ne peut dire aujourd'hui ce qui sortira de ce mouve-
ment : il n'y a rien pour ainsi dire dans les doc-
trines de la nouvelle école, autant qu'on peut les
comprendre, qui ne soit un démenti donné au natu-
ralisme, comme à V Art poétique^ à tous les préceptes
tendant à l'expression d'un objet réel dans une
forme fixe et finie. Mais peut-être n'en sera-t-il pas
toujours ainsi et Ton pourrait peut-être avancer
que si elle doit durer et réussir, elle ne le fera
qu'en transigeant avec Boileau, en se lestant pour
ainsi dire de raison classique. Car je ne sais pas
si les principes de Boileau — tels qu'on peut les
définir — sont des lois générales et souveraines
de la création littéraire : mais il se pourrait faire et
l'expérience semble indiquer que, dans leur signifi-
cation essentielle et profonde, ils représentent les
exigences fondamentales et permanentes du goût
français. Depuis deux siècles, dans notre littéra-
ture, ce qui s'est trouvé sain, solide et durable,
ce qui s'est sauvé de l'oubli et de la flétrissure du
1. Cette page a été écrite en 1892; et les prévisions qui
y sont indiquées n'ont pas été démenties par l'évr'nMnont
(1914).
L INFLUENCE DE BOILEAU. 205
temps, ce sont les parties conformes au fond à la
doctrine de VArt poétique . et les vices intimes ou
les difformités apparentes qui ont fait échouer ou
périr les écoles ou les œuvres, c'est en général ce
qui était condamné implicitement ou expressément
par Boileau.
Nous autres Français, nous avons tous Boileau
dans le sang, dans les moelles : nous ne saurions
nous passer de vérité, d'agrément, de clarté, de
précision. Nous ferions bon marché peut-être de l'art,
du caractère esthétique, mais non pas de la rhé-
torique, au bon sens du mot, des qualités de compo-
sition et de style qui diminuent l'effort et accroissent
le plaisir du lecteur. Nous voulons que l'auteur
vienne à nous, et nous n'allons pas à lui; nous n'y
mettons guère du nôtre, et nous lui faisons peu de
crédit : à lui de nous prendre et de nous retenir.
Nous voulons qu'on nous amuse, fût-ce en nous fai-
sant pleurer; et nous voulons avoir raison de nous
amuser et de pleurer, c'est-à-dire être sûrs que l'au-
teur ne se moque pas de nous, que ce qu'il nous
montre pour nous plaire existe hors de lui et hors
de nous, hors de notre sensation actuelle, enfin que
cest arrivé. Et nous nous fâchons, si par réflexion
nous estimons que l'objet n'est pas ou est autre-
ment dans la nature. Nous ne regardons pas bien
haut ni bien loin : nous sommes plus positivistes
que mystiques et métaphysiciens ; nos pensées ne
quittent pas la terre, et vont à l'action, aux effets
réels, sensibles, et que l'analyse atteint. Nous
206 BQILEAU.
aimons qu^on nous parle de l'homme, qu'on note ses
humeurs, qu'on règle sa conduite. Une littérature,
enfin, psychologique et morale, claire, précise,
régulière, intéressante, appuyée sur le réel et délas-
sant du réel, joie des esprits légers et nourriture des
intelligences actives, voilà ce que réclame le goût
français; et voilà pourquoi il y aura longtemps
encore quelque chose de Boileau, et quelque chose
d'essentiel, dans toutes les œuvres qui réussiront
chez nous.
TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE PREMIER
1:1 HOMME 5
CHAPITRE II
La poésie de Boileau 44
CHAPITRE III
La critique de Boileau. — La polémique des Satires. 73
CHAPITRE IV
La critique de Boileau {Suite). — Les théories de VArt
poétique 89
CHAPITRE V
La critique de Boileau (Suite). — Les théories de
VArt poétique (Fin) 121
CHAPITRE VI
La critique de Boileau {Fin). — La querelle des an-
ciens et des modernes , 156
CHAPITRE VII ^
L'influence db Boileau « ...... . 182
Conlommieri. — Imp. Paul BRODARD. — 556-9-39.
r N,.
Lanson, G»
Boileau.
■^1
11
'^
1723
.L3-
cop,2