liflnin"'-"
lipJîlilr;;
^rnsm
U dVof OTTAWA
390030055383^2
\V^
%
\^'^
Universitas
SCHOLA
BIBLIOTHECARIORUM
Digitized by the Internet Archive
in 2011 with funding from
i
University of Ottawa y'-.
http://www.archive.org/details/bouquiniananotesOOgaus
Collection du Bibliophile Parisien
BOUQUINIANA
Notes et Notules
d'un Bibliologiie
par
B.-H. GAUSSERON
PARIS
H. DARAGON, Libraire
10, Rue Notre-Dame-de-Lorette, lo
1901
s^^"'
BOUQUINIANA
Il a été tiré de cet ouvrage
TROIS CENT SOIXANTE-QUINZE EXEMPLAIRES :
10 exemplaires sur papier du Japon (A à J).
5 exemplaires sur papier de Chine (K à O).
lo exemplaires sur papier de Hollande (P à Y).
35o exemplaires sur alfa vergé (i à 35o).
/
Droits réservés pour tous pays y compris la Suède, la Norvège
et le Danemark
COLLECTION DU BIBLIOPHILE PARISIEN
BOUQUINIANA
Notes et Notules
d'un Bibliologue
B.-H. GAUSSERON
"^
PARIS
H. DARAGOiN, Libraire
10, Rue Notre-Dame-de-Lorette, lo
1901
UnivesituS
SCHOLA
2
AVANT-PROPOS
L manque un volume , entre
autres, à la collection, si vaste
et jamais complète des ana.
J'essaie de combler cette la-
cune. Non pas que j'aie la prétention,
qui serait ridicule, de réunir ici tout ce
qui a été dit et écrit de mots plaisants
ou mélancoliques, indulgents ou sévères,
d'anecdotes, de maximes, d'aphorismes,
d'apophtegmes, de sentences, de juge-
ments à propos du livre. Mais j'aurai du
moins formé comme un noyau autour
duquel chacun pourra grouper le résultat
de sa propre expérience, — recherches
ou sentiments. C'en est assez pour mon
ambition.
Lorsqu'on aime un objet, tout ce qui
1
AVANT-PROPOS
s'y rapporte, tout ce qu'on en raconte,
en bien ou en mal, touche vivement l'être
épris, a un écho Joyeux ou douloureux,
sympathique ou indigné, dans son cœur.
C'est à ceux qui, comme moi aiment le
livre que ces pages s'adressent. Tous les
amants du livre sont curieux des opi-
nions et des impressions de ceux qui
l'ont aimé avant eux ; non pas seulement
des éloges et des enthousiasmes, mais
encore et davantage peut-être des repro-
ches et des malédictions des malavisés
qui, lui demandant plus ou autre chose
que ce qu'il peut donner, ont fait, sous
le coup de leur déception, profession de
le haïr, sans vouloir convenir que la
haine n'est au fond, en ce cas comme en
tant d'autres, que de l'amour blessé.
Quoi qu'il en soit, le livre est, pour
tous ceux qui lisent, un personnage ubi-
quiste, hermaphrodite, omniscient, tou-
jours jeune et toujours vieux, dont la
fonction est de parler et de faire parler,
— voire penser, — et qui émet et inspire
souvent des dits, appuyés ou non de
gestes, mais qui sont bons à recueillir
et à répéter. J'en ai glané bon nombre,
au hasard de la rencontre et du caprice,
AVANT-PROPOS
et j'en ai fait une gerbe que j'offre à mes
frères en bibliophilie, n'y ayant fourni
qu'un lien assez lâche pour que chacun
d'eux y puisse ajouter sa moisson.
B.-H. G.
BOUQUINIANA
I
ïva BtêXiov, lAsya xaxdv, « gros
livre, grand fléau », dit la sagesse
hellénique qui, pour n'être pas
infaillible, est toujours bonne
à méditer. Il faut reprendre et répandre
cet apophtegme, notamment ; car à l'ob-
server, que d'auteurs gagneraient, sans
compter le public !
C'est ce que pensait La Fontaine, lors-
qu'il disait de son ton bonhomme :
Les longs ouvrages me font peur.
Trop de rigueur serait pourtant hors
de saison ; rappelons-nous le mot de
Juvénal : Periturœ parcite chartœ.
M Soyez indulgents au papier péris-
sable ! »
1.
BOUQUINIANA
C'était l'avis de Tom Brown ; du moins
est-ce ainsi qu'on peut comprendre sa
boutade : « Certains livres sont comme la
ville de Londres : ils valent davantage
après avoir été brûlés. »
Le même humoriste fait cette remarque
à double détente :
« Les pièces de théâtre et les romans
se vendent autant que les livres de piété;
mais il y a cette différence: les gens qui
lisent les premiers sont plus nombreux
que ceux qui les achètent ; et les gens
qui achètent les seconds sont plus nom-
breux que ceux qui les lisent. »
II
Voici une série de pensées détachées
d'écrivains anglais, toutes en l'honneur
des livres :
« Les livres, disait, au commencement
du xvii^ siècle, sir Thomas Overbury,
nous rendent présent le temps déjà vécu.
La gloire prolonge une des extrémités
de notre vie, et les livres en reportent
l'autre plus loin en arrière. »
BOUQUINIANA
Or, comme le remarque fort justement
le grand savant philologue E. Littré,
« un penchant naturel conduit l'homme
à la contemplation du passé. Les vieux
monuments, les vieux livres, les vieux
souvenirs éveillent en lui un intérêt
profond. »
« A Tcxception de l'homme vivant,
rien n'est plus merveilleux qu'un livre !
a écrit notre contemporain Kingsley.
C'est un message qui nous arrive des
morts, d'êtres humains que nous ne
vîmes jamais, qui vécurent peut-être à
des milliers de lieues de nous et qui
pourtant, dans ces petites feuilles de pa-
pier, nous parlent, nous amusent, nous
terrifient, nous instruisent, nous récon-
fortent, nous ouvrent leur cœur comme
à des frères. "
J'ai lu dans un vieux numéro du jour-
nal si pittoresquement appelé The Book-
worm un mot suggestif : « Tout grand
livre est un acte et tout grand acte est
un livre. »
Le professeur Rogers avait donné d'a-
vance le commentaire de cette laconique
et héroïque formule. « Entre les diverses
influences extérieures au milieu des-
BOUQUINIANA
quelles le genre humain se développe, le
livre est incomparablement la plus im-
portante, et la seule qui soit absolument
essentielle. C'est sur lui que repose l'édu-
cation collective du genre humain. C'est
le seul instrument qui enregistre, per-
pétue et transmette la pensée. » Ajou-
tons : — et les actions dignes de mé-
moire.
III
Cette influence du livre, incalculable
et comme illimitée dans l'histoire du
genre humain, se traduit de la façon la
plus diverse chez les individus. « J'ai
connu des femmes, dit le journal d'Ad-
dison, the Spectator (3i mai 1710), qui,
pourvu qu'elles passent matin et soir
une heure dans leur cabinet à lire une
prière dans six ou sept différents livres
de dévotion, tous également dépourvus
de bon sens, avec une sorte de chaleur
qu'un verre de vin ou un peu de jus de
citron pourraient aussi bien produire,
pensent que, le reste du temps, elles peu-
BOUQUINIANA 1 3
vent aller partout où leur passion per-
sonnelle les conduit. »
« C'est par l'amour des lettres qu'il
faut être conduit à l'amour des livres »,
déclare sévèrement Sylvestre de Sacy.
Mais la marche inverse n'est pas rare, et
le résultat peut être excellent dans les
deux cas.
En effet, le plus souvent, les livres ins-
pirent une noble émulation, et, s'il est
vrai que fit fabricando faber^ il l'est
aussi qu'au milieu des bouquins on se
sent un penchant naturel à se faire au-
teur. Le père du fameux homme d'Etat
anglais qui, sous le nom de lord Bea-
consfiel, a fait entrer Israël à la Chambre
des pairs du Royaume-Uni, Isaac Dis-
raeli, n'admet pas qu'on ne ressente pas
cette sollicitation, et méprise qui n'y
cède point, manière commode de s'en
estimer soi-même davantage. « Celui,
dit-il, qui passe une grande partie de son
temps au milieu des abondantes res-
sources d'une bibliothèque et qui n'as-
pire pas à y ajouter encore un peu, ne
serait-ce qu'un catalogue raisonné, doit
vraiment être aussi insensible qu'un mor-
ceau de plomb. Il faut qu'il soit indolent
14 BOUQUINIANA
comme l'animal appelé Paresseux, lequel
périt sur Tarbre où il a grimpé, après
qu'il en a dévoré les feuilles. »
Le sentimental et le primesautier s'en
rapportent à l'apparence. De là cette
pensée du Bookioorm (mai 1888) : « Les
titres des livres ont, comme les visages
des hommes, une physionomie qui per-
met à l'observateur sagace de savoir ce
qu'il peut attendre des uns ou des au-
tres. «
Il en est qui demandent aux livres la
consécration du temps, le consensus his-
toriœ. « Les livres sont comme les pro-
verbes, dit sir William Temple. Ils ti-
rent leur principale valeur de l'empreinte
et de l'estime des siècles qu'ils ont traver-
sés. »
Un écrivain espagnol, Alonzo d'Ara-
gon, donne à la même pensée une allure
plus familière et un vêtement plus pitto-
resque : « Le vieux bois, dit-il, est le
meilleur à brûler; le vieux vin le meilleur
à boire ; les vieux amis, les meilleurs à qui
se confier, et les vieux livres les meil-
leurs à lire. «
Le grand Bacon était de cet avis, et il
en donne la raison en l'enveloppant
BOL'QUINIANA
d'une belle métaphore biblique : « Un
livre bien écrit, mis auprès de ses rivaux
et de ses adversaires, est comme le ser-
pent de Moïse, qui engloutit et dévora
sur-le-champ ceux des Égyptiens. »
Le même William Temple disait en-
core : « Les petits écrits sont comme les
champignons ou comme ces insectes qui
naissent et meurent presque en même
temps. »
D'autres considèrent que l'héritage in-
tellectuel allant s'accroissant, il y a des
chances pour que les ouvrages récents
soient, sinon mieux faits, du moins
mieux informés et plus directement
utiles que les anciens. C'est pour eux
que parlait le Père Bouhours : « En ma-
tière de livres, le droit d'aînesse ne porte
pas de prérogatives : les cadets sont tou-
jours les mieux partagés. »
Le sentiment que les livres inspirent à
beaucoup est si véritablement de l'amour
qu'on les compare à chaque instant aux
femmes ; et ce qui plaît dans celles-ci
est justement ce qu'on recherche dans
ceux-là. « Il en est, dit Hume, des livres
commes des femmes, chez qui une cer-
taine simplicité de manières et de toilette
l6 BOUQUINIANA
est plus engageante que l'éclat du fard,
des grands airs et des atours, lequel peut
bien éblouir les yeux, mais ne saurait
toucher le cœur. »
Préférez-vous — comme c'est votre
droit — les riches toilettes, l'apprêt et
l'apparat, retournez la proposition et
l'interversion des termes n'en altérera pas
la vérité.
« Armes, femmes et livres, déclare un
proverbe hollandais, il faut les regarder
tous les jours. »
Pour les curieux, « il est des livres
qu'on n'ose rechercher et qu'on ne lit
que lorsqu'ils ont été défendus ; comme
si la malignité qu'on y suppose était le
point de perfection, et que la flétrissure
qu'ils ont reçue en fût le sceau. » Ainsi
s'exprimait, il y a près de deux siècles,
L.-C. d'Arc, écrivain peu connu, mais
apparemment plein d'expérience et de
bon sens, car, pour parler comme le
poète,
Un livre qu'on soutient estun livre qui tombe.
Vers tellement vrai qu'il suffit que le
bourreau brûle un livre, que la Congré-
gation le mette à l'index, qu'un tribunal
BOUQUINIANA I7
le condamne avec son auteur, que l'au-
torité cherche à l'abattre, en un mot,
pour qu'il devienne populaire et soit im-
mortel.
Tout le monde sait — n'est-ce pas un
thème inépuisable de plaisanteries fa-
ciles? — que certains possesseurs de
bibliothèques n'en ouvrent jamais un
volume et n'y entrent que pour faire
admirer à leurs visiteurs la belle ordon-
nance des rayons et les dos alignés des
reliures. La Bruyère appelait ces nécro-
poles des tanneries. Le mot ne prouve
pas une compréhension bien vive de
l'art bibliopégique, et l'on peut mépriser
l'ignare incuriosité de tels entasseurs de
livres sans manquer de respect à des
veaux pleins et à des maroquins dorés
qui n'en peuvent mais. En tout cas, ce
n'est point pour ceux-là qu'un anonyme
émettait ce sage aphorisme : « Un livre
doit être placé dans une bibliothèque de
manière à n'être jamais cherché, mais
tout simplement pris. »
Pourquoi cela me rappelle-t-il le mot
de Carlyle : « La vraie Université de
notre temps, c'est une collection de
livres » ?
2
BOUQUINIANA
Ils ont pourtant leur utilité, ces con-
trefaçons de bibliophiles, ne serait-ce
que d'avoir fourni une image à Cham-
fort : « L'esprit n'est souvent au cœur
que ce que la bibliothèque d'un château
est à la personne du maître. »
Le poète anglais Pope adresse sa cri-
tique plus haut, mais elle frappe moins
juste, lorsqu'il dit : « Acheter des livres
comme le font certaines personnes qui
ne s'en servent pas, seulement parce
qu'ils ont été imprimés par un imprimeur
célèbre, c'est à peu près comme si quel-
qu'un achetait des habits qui lui iraient
mal, simplement parce qu'ils auraient
été faits par quelque tailleur fameux. »
Il me semble que les collectionneurs
de médailles, de pierres gravées, d'ar-
mes, d'estampes et de tableaux, sans
parler des autres, ne se servent pas plus
de leurs œuvres d'art et de leurs reliques
historiques qu'un bibliophile de ses in-
cunables et des exemplaires uniques qu'il
a dépensé tant de temps, de peine et
d'argent à réunir, c'est-à-dire, le plus
souvent, à sauver. Laissant de côté le
plaisir foncièrement humain de posséder
de belles choses, des choses curieuses.
BOUQUINIANA 1 9
des choses rares et chères, est-il donc
inutile de travailler à assurer la conser-
vation des productions, remarquables à
un point de vue quelconque, de l'activité
humaine dans tous les ordres de ses ma-
nifestations, et, plus qu'ailleurs encore,
dans le domaine de l'art typographique,
dont un autre Anglais, William Chap-
man, a pu dire en toute vérité : « L'his-
toire du livre est l'histoire de la croissance
intellectuelle du genre humain. »
Victor Hugo a moulé une pensée ana-
logue en un de ces vers d'une plasticité
puissante dont il était coutumier :
[lisent.
L'univers — c'est un livre et des yeux qui le
Le rôle du livre dans la politique est
énorme et de tous les instants. Une anec-
dote rapportée par Chamfort nous le
montre pourtant sous un jour inattendu.
« M. Amelot, homme excessivement bor-
né, disait à M. Bignon : « Achetez beau-
« coup de livres pour la bibliothèque du
« roi, que nous ruinions ce Necker. » Il
croyait que trente ou quarante mille
francs de plus feraient une grande af-
faire. »
Le même Chamfort, pessimiste avant
BOUQUINIANA
la lettre, comme la plupart des mora-
listes qui ne relèvent ni de Montaigne ni
de Rabelais, a écrit cette phrase, que je
recommande aux procureurs en quête
d'arguments pour faire condamner un
ouvrage imprimé, comme immoral ou
subversif. « Ce serait une chose curieuse
qu'un livre qui indiquerait toutes les
idées corruptrices de l'esprit humain, de
la Société, de la morale, et qui se trou-
vent développées ou supposées dans les
écrits les plus célèbres, dans les auteurs
les plus consacrés; les idées qui propagent
la superstition religieuse, les mauvaises
maximes politiques, le despotisme, la
vanité de rang, les préjugés populaires
de toute espèce. On verrait que presque
tous les livres sont des corrupteurs, que
les meilleurs font presque autant de mal
que de bien. »
Je ne sais quelle pouvait être au juste
sur ce point l'opinion des deux person-
nages mis en jeu dans l'anecdote suivante,
dont j'ai oublié la source, mais où l'on
trouvera, je n'en doute pas, tous les
caractères de l'authencité.
Une dame dont le mari était toujours
absorbé dans les livres, lui dit un jour
BOUQUINIANA
avec une amabilité relevée d'une pointe
de dépit : « Je voudrais bien être livre,
puisque vous les aimez tant ! » Un ami,
qui se trouvait là, entendit ce souhait
conjugal, et dans un mouvement de fran-
chise étourdie, s'écria : « Ah ! si les fem-
mes devenaient des livres, je souhaiterais
qu'elles fussent almanachs, car on en
change tous les ans.
IV
Différents livres intéressent différentes
personnes, et tout en aimant le livre en
général, le bibliophile n'en a pas moins
d'ordinaire ses préférences passionnées,
capables de se changer en un exclusivis-
me ombrageux. Qui distinguera les bons
livres d'avec les mauvais, ceux qu'il faut
garder avec amour de ceux qu'il faut
laisser chercher leurs destins dans le
grand cloaque de la salle des ventes ou
du bouquinisme en plein vent?
Chacun résout la question à son point
de vue et offre libéralement au goût des
autres de s'imposer les règles que le sien
"a choisies.
2.
P-OUQl'INIANA
D'ailleurs, il ne s'agit pas tant de lire
tout que de lire bien : « Ceux qui man-
gent le plus ne sont pas les plus gras,
disait Montaigne ; ceux qui lisent le plus
ne sont pas les plus sçavans, ils succom-
bent sous la multitude des idées et res-
semble à nos anciens Gaulois qui, pour
être pesemment armez, devenoient inu-
tiles au combat. »
Qu'ils les lisent tous ou qu'ils n'en
lisent que quelques-uns, qu'ils les dévo-
rent sans désemparer avant de les placer
sur leurs rayons, ou qu'ils les savourent
à petites doses dans un commerce amical,
souvent interrompu et toujours repris,
ceux qui aiment « leurs honnêtes in-lolio »
valent mieux, comme l'affirme le poète
anglais Richard Le Gallienne, que bien
des amants aux passions changeantes,
tour à tour trompeurs et trompés. Oyez
plutôt cette ballade tirée d'un recueil de
poésies tout entier consacré aux livres (i)
et traduite ici sans autre prétention que
(i) Alfred C. Brant. Ballads of Books.
BOUQUINIANA 23
de donner un peu l'impression qui se
dégage de l'original.
LE BIBLIOPHILE
[vermeilles,
L'amant peut raffoller de sa belle aux joues
le marin peut chanter la mer [bouteille :
et les buveurs parler des charmes de la
les livres ont plus de beauté pour moi.
Un livre est un trésor plus précieux que l'or,
un héritage légué au genre humain,
une cassette de sagesse où se voient
les plus princiers joyaux de l'esprit.
[soucis moroses.
Bien qu'humble soit mon sort, je défie les
ayant les livres pour doux alliés,
folie et vice fuiront ma présence,
si ma pensée va aux bons et aux sages.
[feu.
Quand je m'assieds, à l'aise, au coin de mon
un vieux livre fameux sur les genoux,
l'amant en tête à tête avec sa belle fiancée
ne m'inspirerait qu'une mince envie.
[cœur se sent en paix ;
Je m'égare dans le monde des livres et mon
[à moi ;
les beaux royaumes de la fantaisie sont
[mon foyer,
l'esprit sacré de l'amour se repose alors à
[Divin I
et le livre que je lis est vraiment le Livre
24 BOUQUINIANA
VI
Si les livres ont un tel attrait, comment
s'étonner qu'on soit si porté à les em-
prunter et à les garder?
« Il n'y a rien que l'on rende moins
fidèlement que les livres. L'on s'en met
en possession par la même raison que
l'on dérobe volontiers la science des
hommes, desquels on ne voudrait pas
dérober l'argent. »
Qui a dit cela? Je ne sais plus, mais
quel que soit son nom, c'était un sage.
Charles Lamb établit des classes et
des catégories parmi les emprunteurs de
livres. D'après lui, « les uns sont longs
à lire; les autres ont l'intention de lire,
mais ne lisent pas ; d'autres enfin ne
lisent pas et n'ont jamais eu l'intention
de le faire, ne vous empruntant que
pour vous donner une bonne opinion de
leur mérite intellectuel». Il ajoute: «Je
dois rendre cette justice à ceux de mes
amis à qui je prête de l'argent, qu'ils ne
sont jamais mus par un caprice ou une
vanité de ce genre. Quand ils m'em-
BOUQUINIANA 25
pruntent une somme, ils ne manquent
jamais de s'en servir. »
Il est à croire que le résultat final était
pour l'excellent Charles Lamb le même
dans les deux cas, et qu'en fait de livres
comme en fait d'argent, prêté se trouvait
être, le plus souvent, synonyme de
perdu.
En effet, peu nombreux sont les posses-
seurs de livres qui partagent entièrement
l'avis de l'Encyclopédiste D'Alembert,
l'ami de Mlle de Lespinasse, déclare que
« l'amour des livres n'est estimable que
dans deux cas : lorsqu'on sait les estimer
ce qu'ils valent et,., qu'on les possède
pour les communiquer. »
Communiquer des livres ! Rien de
plus généreux et rien de plus utile assu-
rément. Mais les bibliophiles y sont
généralement peu enclins. Je me dispen-
serai de répéter à ce sujet des citations qui
sont dans toutes les mémoires; je m'en
tiendrai à quelques autres moins connues
parce qu'elles viennent de l'étranger.
Je trouve, dans une petite revue litté-
raire allemande (i),la description enthou-
(i) Litterarische Korrespondanz und Kritische
Rundschau.
26 BOUQUINIANA
siaste des saintes blessures et des nobles
laideurs du livre dont la destination est
d'être prêté. Le morceau est assez
curieux pour que je me hasarde à le citer
tout au long.
Le Livre de la Bibliothèque de Prêts
Celui-là que je tiens ici dans mes mains,
ce livre tout cassé, ce bouquin
atrocement barbouillé de crayon et d'encre,
richement orné de coins en oreilles d'âne,
taché de café, de thé, de bière,
souillé par les mouches, la graisse et l'huile,
auquel, comme vestiges de ses vagabondages,
milles mauvaises odeurs s'attachent, —
ce livre en lambeaux, tout déformé,
l'univers entier le lit !
La cuisinière le lit près de Tâtre
avec un air de plaisir ému,
et le sang bout dans son sein gonflé
où se joue mollement le souffle des Muses.
Quand la cuisinière en a fini tout à fait,
le jouvenceau de seconde le lit
en le froissaut à moitié sous la table ;
puis c'est le soldat au corps de garde,
le commis près de son aune,
et le condamné dans sa cellule,
et le vieux garçon dans son lit,
et l'hôpital tout entier...
Enfin, la plus belle de toutes les dames,
portant le nom le plus éclatant,
prend cette chose tellement fanée
BOUQUINIANA
et empuantie de toutes les puanteurs
dans sa tendre et blanche main.
Arrachée par le talent du poète,
dans un doux accord avec le beau,
une larme lentement s'écoule
et tendrement fait sa part dans l'œuvre com-
nul lecteur qui n'y laisse une tache ! [mune :
O pensée grandiose et puissante !
O résultat merveilleux !
Qu'il est béni des dieux le poète
âui possède un si noble talent I
rrands et Petits, Pauvres et Riches,
cette crasse est l'œuvre de tous I
Ah! celui qui vit encore dans l'osbcurité,
qui lutte pour se hausser jusqu'au laurier,
assurément sent, dans sa brûlante ardeur,
un désir lui tirailler le sein.
Dieu bon, implore-t-il chaque jour.
Accorde-moi ce bonheur indicible :
fais que mes pauvres livres de vers
soient aussi gras et crasseux !
Mais si les poètes aspirent aux em-
brassements « de la grande impudique
Qui tient dans ses bras l'univers,
s'ils sont tellement avides du bruit qu'ils
ouvrent leur escarcelle toute grande à
la popularité, cette «gloire en gros sous»,
il n'en est point de même des vrais
amants des livres, de ceux qui ne les font
pas, mais qui les achètent, les parent,
28 BOUQUINIANA
les enchâssent, en délectent leurs doigts,
leurs yeux, et parfois leur esprit.
Ecoutez la tirade mise par un poète an-
glais dans la bouche d'un bibliophile qui
a prêté à un infidèle ami une reliure de
Trautz-Bauzonnet et qui ne l'a jamais
revue :
Une fois prêté, un livre est perdu... [plus.
Prêter des livres! Parbleu, je n'y consentirai
[je redoute.
Vos prêteurs faciles ne sont q^ue des fous que
[Grolier, qu'ils les achètent!
Si les gens veulent des livres, par le grand
[se dispenser du prêt?
Qui est-ce qui prête sa femme lorsqu'il peut
[plus que nos livres chères?
Nos femmes seront-elles donc tenues pour
[livres ne prêterai.
Nous en préserve de Thou ! Jamais plus de
Ne dirait-on pas que c'est pour ce bi-
bliophile échaudé que fut faite cette
imitation supérieurement réussie des ins-
criptions dont les écoliers sont prodigues
sur leurs rudiments et Selectœ :
Qui ce livre volera,
Pro suis criminibus
Au gibet il dansera,
Pedibus penditibus.
BOUQUINIANA 29
Ce châtiment n'eût pas dépassé les
mérites de celui contre lequel Lebrun fit
son épigramme « à un Abbé qui ai-
mait les lettres et un peu trop mes li-
vres » :
Non, tu n'es point de ces abbés ignares.
Qui n'ont jamais rien lu que le Missel :
Des bons écrits tu savoures le sel.
Et te connais en livres beaux et rares.
Trop bien le sais ! car, lorsqu'à pas de loup
Tu viens chez moi feuilleter coup sur coup
Mes Elzévirs, ils craignent ton approche.
Dans ta mémoire il en reste beaucoup ;
Beaucoup aussi te restent dans la poche.
Un amateur de livres de nuance libé-
rale pourrait adopter pour devise cette
inscription mise à l'entrée d'une biblio-
thèque populaire anglaise :
Toile, aperi, recita, «e lœdas, claiide, rapine!
ce qui , traduit librement, signifie :
« Prends, ouvre, lis, n'abîme pas, re-
ferme, mais surtout mets en place ! »
Punch, le Charivari d'Outre-Manche,
en même temps qu'il incarne pour les
Anglais notre Polichinelle et le Pulci-
nello des Italiens, résume à merveille
la question. Voici, dit-il, « la tenue des
8
BOUQUINIANA
livres enseignée en une leçon : — Ne les
prêtez pas. »
VII
C'est qu'ils sont précieux, non pas tant
par leur valeur intrinsèque, — bien que
certains d'entre eux représentent plus
que leur poids d'or, — que parce qu'on
les aime, d'amour complexe peut-être,
mais à coup sûr d'amour vrai.
« Accordez-moi, seigneur, disait un
ancien (c'est Jules Janin qui rapporte ces
paroles), une maison pleine de livres, un
jardin plein de fleurs ! — Voulez-vous,
disait-il encore, un abrégé de toutes les
misères humaines, regardez un malheu-
reux qui vend ses livres : Bibîiothecam
vendat. »
Si le malheureux vend ses livres parce
qu'il y est contraint, non pas par un
caprice, une toquade de spéculation, une
saute de goût, passant de la bibliophilie à
riconophilie ou à la faïençomanie ou à
tout autre dada frais éclos dans sa cervelle,
ou encore sous le coup d'une passionnette
irrésistible dont quelques mois auront
BOUQUINTAVA 3l
bientôt usé l'éternité, comme il advint à
Asselineau qui se défit de sa bibliothèque
pour suivre une femme et qui peu après
se défit de la femme pour se refaire une
bibliotèque, si c'est, dis-Je, par misère
pure, il faut qu'il soit bien marqué par
le destin et qu'il ait de triples galons
dans l'armée des Pas-de-Chance, car les
livres aiment ceux qui les aiment et, le
plus souvent leur portent bonheur. Té-
moin, pour n'en citer qu'un, Grotius,
qui s'échappa de prison en se mettant
dans un coffre à livres, lequel faisait la
navette entre sa maison et sa geôle, ap-
portant et remportant les volumes qu'il
avait obtenu de faire venir de la fameuse
bibliothèque formée à grands frais et
avec tant de soins, pour lui « et ses
amis ».
Richard de Bury, évéque de Durham
et chancelier d'Angleterre, qui vivait au
XIV« siècle, rapporte, dans son Philo-
biblon, des vers latins de John Salisbury,
dont voici le sens :
[manier les livres,
Nul main que le fer a touchée n'est propre à
[de joie ;
ni celui dont le cœur regarde l'or avec trop
32 BOUQUINIANA
[livres et l'argent,
les mêmes hommes n'aiment pas à la fois les
[du dégoût;
et ton troupeau, ô Epicure, a pour les livres
[de compagnie,
les avares et les amis des livre ne vont guère
[en paix sous le même toit.
et ne demeurent point, tu peux m'en croire,
a Personne donc, en conclut un peu
vite le bon Richard de Bury, ne peut
servir en même temps les livres et Mam-
mon » .
Il reprend ailleurs : « Ceux qui sont
férus de l'amour des livres font bon mar-
ché du monde et des richesses ».
Les temps sont quelque peu changés ;
il est en notre vingtième siècle des
amateurs dont on ne saurait dire s'ils
estiment des livres précieux pour en faire
un jour une vente profitable, ou s'ils
dépensent de l'argent à accroître leur
bibliothèque pour la seule satisfaction
de leurs goûts de collectionneur et de
lettré.
Toujours est -il que le Philobiblon
n'est qu'un long dithyrambe en prose,
naïf et convaincu, sur les livres et les
joies qu'ils procurent. J'y prends au
hasard quelques phrases caractéristiques,
BOUQUÎNIANA 33
qui, enfouies dans ce vieux livre peu
connu en France, n'ont pas encore eu le
temps de devenir banales parmi nous.
« Les livres nous charment lorsque la
prospérité nous sourit ; ils nous récon-
fortent comme des amis inséparables
lorsque la fortune orageuse fronce le
sourcil sur nous. »
Voilà une pensée qui a été exprimée
bien des fois et que nous retrouverons
encore ; mais n'a-t-elle pas un tour ori-
ginal qui lui donne je ne sais quel air
imprévu de nouveauté ?
Le chapitre XV de l'ouvrage traite des
« avantages de l'amour des livres. » On
y lit ceci :
« Il passe le pouvoir de l'intelligence
humaine, quelque largement qu'elle ait
pu boire à la fontaine de Pégase, de déve-
lopper pleinement le titre du présent
chapitre. Quand on parlerait avec la
langue des hommes et des anges, quand
on serait devenu un Mercure, un Tul-
lius ou un Cicéron, quand on aurait
acquis la douceur de l'éloquence lactée
de Tive-Live, on aurait encore à s'ex-
cuser de bégayer comme Moïse, ou à
confesser avec Jérémie qu'on n'est qu'un
8.
34 BOUQUINIANA
enfant et qu'on ne sait point parler. »
Après ce début, qui s'étonnera que
Richard de Bury fasse un devoir à tous
les honnêtes gens d'acheter des livres et
de les aimer. « Il n'est point de prix
élevé qui doive empêcher quelqu'un d'a-
cheter des livres s'il a l'argent qu'on en
demande, à moins que ce ne soit pour
résister aux artifices du vendeur ou pour
attendre une plus favorable occasion
d'achat... Qu'on doive acheter les livres
avec joie et les vendre à regret, c'est à
quoi Salomon, le soleil de l'humanité,
nous exhorte dans les Proverbes : « Achète
« la vérité, dit-il, et ne vends pas la sa-
« gesse. »
On ne s'attendait guère, j'imagine, à
voir Salomon dans cette affaire. Et pour-
tant quoi de plus naturel que d'en ap-
peler à l'auteur de la Sagesse en une
question qui intéresse tous les sages?
« Une bibliothèque prudemment com-
posée est plus précieuse que toutes les
richesses, et nulle des choses qui sont
désirables ne sauraient lui être com-
parée. Quiconque donc se pique d'être
zélé pour la vérité, le bonheur, la sa-
gesse ou la science, et môme pour la
BOUQUINIANA 35
foi, doit nécessairement devenir un ami
des livres. »
En effet, ajoute-t-il, en un clan crois-
sant d'enthousiasme, « les livres sont des
maîtres qui nous instruisent sans verges
ni férules, sans paroles irritées, sans qu'il
faille leur donner ni habits, ni argent.
Si vous venez à eux, ils ne dorment
point ; si vous questionnez et vous en-
quérez auprès d'eux, ils ne se récusent
point; ils ne grondent point si vous
faites des fautes ; ils ne se moquent
point de vous si vous êtes ignorant. O
livres, seuls êtres libéraux et libres, qui
donnez à tous ceux qui vous deman-
dent, et affranchissez tous ceux qui vous
servent fidèlement ! »
C'est pourquoi « les Princes, les pré-
lats, les juges, les docteurs, et tous les
autres dirigeants de l'Etat, d'autant
qu'ils ont plus que les autres besoin de
sagesse, doivent plus que les autres
montrer du zèle pour ces vases où la
sagesse est contenue. »
Tel était l'avis du grand homme d'E-
tat Gladstone, qui acheta plus de trente
cinq mille volumes au cours de sa longue
vie. « Un collectionneur de livres, di-
36 BOUQUINIANA
sait-il, dans une lettre adressée au fa-
meux libraire londonien Quaritch (9 sep-
tembre 1896), doit, suivant l'idée que je
m'en fais, posséder les six qualités sui-
vantes : appétit, loisir, fortune, science,
discernement et persévérance. » Et plus
loin : « Collectionner des livres peut
avoir ses ridicules et ses excentricités.
Mais, en somme, c'est un élément revi-
vifiant dans une société criblée de tant
de sources de corruption. »
VIII
Cependant les livres, jusque dans la
maison du bibliophile, ont un impla-
cable ennemi : c'est la femme. Je les
entends se plaindre du traitement que
la maîtresse du logis, dès qu'elle en a
l'occasion, leur fait subir :
« La femme, toujours jalouse de l'a-
mour qu'on nous porte, est impossible
à jamais apaiser. Si elle nous aperçoit
dans quelque coin, sans autre protec-
tion que la toile d'une araignée morte,
elle nous insulte et nous ravale, le sour-
BOUQUINIANA
cil froncé, la parole arrière, affirmant
que, de tout le mobilier de la maison,
nous seuls ne sommes pas nécessaires ;
elle se plaint que nous ne soyons utiles
à rien dans le ménage, et elle conseille
de nous convertir promptement en ri-
ches coiffures, en soie, en pourpre deux
fois teinte, en robes et en fourrures, en
laine et en toile. Adiré vrai sa haine ne
serait pas sans motifs si elle pouvait voir
le fond de nos cœurs, si elle avait écouté
nos secrets conseils, si elle avait lu le
livre de Théophraste ou celui de Vale-
rius, si seulement elle avait écouté le
XXV* chapitre de TEcclésiaste avec des
oreilles intelligentes. » (Richardde Bury.)
M. Octave Uzanne rappelle, dans les
Zigs-Zags d'un Curieux^ un mot du bi-
bliophile Jacob, frappé en manière de
proverbe et qui est bien en situation ici :
Amours de femme et de bouquin,
Ne se chantent pas au même lutrin.
Et il ajoute fort à propos : « La pas-
sion bouquinière n'admet pas de partage ;
c'est un peu, il faut le dire, une passion
de retraite, un refuge extrême à cette
heure de la vie où l'homme, déséquilibré
38 BOUQUINIANA
par les cahots de l'existence mondaine,
s'écrie, à l'exemple de Thomas Moore :
Je n'avais jusqu'ici pour lire que les re-
gards des femmes, et c'est la folie qu'ils
m'ont enseignée 1 »
Cette incapacité des femmes, sauf de
rares exceptions, à goûter les joies du
bibliophile, a été souvent remarquée.
Une d'elles — et c'est ce qui rend la ci-
tation piquante — M°»« Emile de Girar-
din, écrivait dans la chronique qu'elle
signait à la Presse du pseudonyme de
Vicomte de Launay :
« Voyez ce beau salon d'étude , ce
boudoir charmant ; admirez-le dans ses
détails, vous y trouverez tout ce qui
peut séduire, tout ce que vous pouvez
désirer, excepté deux choses pourtant :
un beau livre et un joli tableau. Il n'y
a peut-être pas dix femmes à Paris chez
lesquelles ces deux raretés puissent être
admirées. »
C'est dans le même ordre d'idées que
l'américain Hawthorne, le fils de l'au-
teur du Faune de Marbre et de tant
d'autres ouvrages où une sereine philo-
phie se pare des agréments de la fiction,
a écrit ces lignes curieuses :
BOUQUINIANA 3q
(' Cœlebs, grand amateur de bouquins,
se rase devant son miroir, et monologue
sur la femme qui , d'après son expé-
rience, jeune ou vieille, laide ou belle,
est toujours le diable. » Et Cœlebs finit
en se donnant à lui-même ces conseils
judicieux : « Donc, épouse tes livres !
Il ne recherche point d'autre maîtresse,
rhommc sage qui regarde, non la sur-
face, mais le fond des choses. Les livres
ne flirtent ni ne feignent; ne boudent
ni nt taquinent; ils ne se plaignent pas,
ils disent les choses, mais ils s'abstien-
nent de vous les demander.
« Que les livres soient ton harem, et
toi leur Grand Turc. De rayon en rayon,
ils attendent tes faveurs, silencieux et
soumis ! Jamais la jalousie ne les agite.
Je n'ai nulle part rencontré Vénus, et
j'accorde qu'elle est belle ; toujours est-il
qu'elle n'est pas de beaucoup si accom-
modante qu'eux. »
IX
Comment n'aimerait-on pas les livres?
Il en est pour tous les goûts, ainsi qu'un
auteur du Chansonnier des Grâces le
40 BOUQUINIANA
fait chanter à un libraire vaudevilles-
que (1820) :
Venez, lecteurs, chez un libraire
De vous servir toujours jaloux ;
Vos besoins ainsi que vos goûts
Chez moi pourront se satisfaire.
J'offre la Gi-amriiaire aux auteurs.
Des Vers à nos jeunes poètes ;
UEsprit des lois aux procureurs,
U Essai sur l'homme à nos coquettes...
Aux plus célèbres gastronomes
Je donne Racine et Boileau !
La Harpe aux chanteurs de caveau,
Les Nuits d'Young aux astronomes ;
J'ai Descartes pour les joueurs^
Voiture pour toutes les belles,
Lucrèce pour les amateurs,
Mai'tial pour les demoiselles.
Pour le plaideur et l'adversaire
J'aurai l'avocat Patelin;
Le malade et le médecin
Chez moi consulteront Molière :
Pour un sexe trop confiant
Je garde le Berger fidèle ;
Et pour le malheureux amant
Je réserverai la Pucelle.
Armand Gouffé était d'un autre avis
lorsqu'il fredonnait :
Un sot avec cent mille francs
Peut se passer de livres.
BOUQUINIANA 4I
Mais les sots très riches ont générale-
ment juste assez d'esprit pour retrancher
et masquer leur sottise derrière l'apparat
imposant d'une grande bibliothèque, où
les bons livres consacrés par le temps et
le jugement universel se partagent les
rayons avec les ouvrages à la mode. Car
si, comme le dit le proverbe allemand,
« l'âne n^st pas savant parce qu'il est
chargé de livres «, il est des cas où
l'amas des livres peut cacher un moment
la nature de l'animal.
C'est en pensant aux amateurs de cet
acabit que Chamfort a formulé cette
maxime : « L'espoir n'est souvent au
cœur que ce que la bibliothèque d'un
château est à la personne du maître. »
Lilly, le fameux auteur d^Euphues,
disait : « Aie ton cabinet plein de livres
plutôt que ta bourse pleine d'argent ».
Le malheur est que remplir i'un a vite
fait de vider l'autre, si les sources dont
celle-ci s'alimente ne sont pas d'une
abondance continue.
L'historien Gibbon allait plus loin lors-
qu'il déclarait qu'il n'échangerait pas le
goût de la lecture contre tous les trésors
de l'Inde. De même Macaulay, qui aurait
4
BOUQUINIANA
mieux aimé être un pauvre homme avec
des livres qu'un grand roi sans livres.
Bien avant eux, Claudias Clément,
dans son traité latin des bibliothèques,
tant privées que publiques, émettait, avec
des restrictions de sage morale, une idée
semblable : « Il y a peu de dépenses, de
profusions, je dirais même de prodiga-
lités plus louables que celles qu'on fait
pour les livres, lorsqu'en eux on cherche
un refuge, la volupté de l'âme, l'hon-
neur, la pureté des moeurs, la doctrine
et un renom immortel, »
« L'or, écrivait Pétrarque à son frère
Gérard, l'argent, les pierres précieuses,
les vêtements de pourpre, les domaines,
les tableaux, les chevaux, toutes les au-
tres choses de ce genre offrent un plaisir
changeant et de surface : les livres nous
réjouissent jusqu'aux moelles. »
C'est encore Pétrarque qui traçait ce
tableau ingénieux et charmant :
« J'ai des amis dont la société m'est
extrêmement agréable; ils sont de tous
les âges et de tous les pays. Ils se sont
distingués dans les conseils et sur les
champs de bataille, et ont obtenu de
grands honneurs par leur connaissance
BOUQUINIANA 48
des sciences. Il est facile de trouver accès
près d'eux ; en effet ils sont toujours à
mon service, je les admets dans ma
société ou les congédie quand il me plaît.
Ils ne sont jamais importuns, et ils répon-
dent aussitôt à toutes les questions que
je leur pose. Les uns me racontent les
événements des siècles passés, les autres
me révèlent les secrets de la nature. Il
en est qui m'apprennent à vivre, d'autres
à mourir. Certains, par leur vivacité,
chassent mes soucis et répandent en moi
la gaieté : d'autres donnent du courage à
mon âme, m'enseignant la science si
importante de contenir ses désirs et de
ne compter absolument que sur soi.
Bref, ils m'ouvrent les différentes ave-
nues de tous les arts et de toutes les
sciences, et je peux, sans risque, me fier
à eux en toute occasion. En retour de
leurs services, ils ne me demandent que
de leur fournir une chambre commode
dans quelque coin de mon humble de-
meure, où ils puissent reposer en
paix , car ces amis-là trouvent plus de
charmes à la tranquilité de la retraite
qu'au tumulte de la société. »
Il faut comparer ce morceau au pas-
44 BOUQUINIANA
sage où notre Montaigne, après avoir
parlé du commerce des hommes et de
l'amour des femmes, dont il dit: « l'un
est ennuyeux par sa rareté, Taultre se
fiestrit par l'usage », déclare que celui
des livres « est bien plus seur et plus à
nous; il cède aux premiers les aultres
advantages, mais il a pour sa part la
constance et facilité de son service... Il
me console en la vieillesse et en la soli-
tude ; il me descharge du poids d'une
oysiveté ennuyeuse et me desfaict à toute
heure des compagnies qui me faschent ;
il esmousse les poinctures de la douleur,
si elle n'est du tout extrême et mais-
tresse. Pour me distraire d'une imagina-
tion importune, il n'est que de recourir
aux livres...
« Le fruict que je tire des livres... j'en
jouis, comme les avaricieux des trésors,
pour sçavoir que j'en jouïray quand il me
plaira : mon âme se rassasie et contente
de ce droit de possession... Il ne se peult
dire combien je me repose et séjourne en
ceste considération qu'ils sont à mon
côté pour me donner du plaisir à mon
heure, et à recognoistre combien ils
portent de secours à ma vie. C'est la
BOUQUINIANA 4?
meilleure munition que j'aye trouvé à
cest humain voyage; et plainds extrê-
mement les hommes d'entendement qui
l'ont à dire. »
Sur ce thème, les variations sont infi-
nies et rivalisent d'éclat et d'ampleur.
Le roi d'Egypte Osymandias, dont la
mémoire inspira à Shelley un sonnet si
beau, avait inscrit au-dessus de sa « li-
brairie » :
Pharmacie de l'dme.
« Une chambre sans livres est un corps
sans âme », disait Cicéron.
« La poussière des bibliothèques est
une poussière féconde », renchérit
Werdet.
« Les livres ont toujours été la pas-
sion des honnêtes gens », affirme Mé-
nage.
Sir John Herschel était sûrement de
ces honnêtes gens dont parle le bel esprit
érudit du xvii= siècle, car il fait cette
déclaration, que Gibbon eût signée :
« Si j'avais à demander un goût qui
pût me conserver ferme au milieu des
circonstances les plus diverses et être
pour moi une source de bonheur et de
4.
46 BOUQUINIANA
gaieté à travers la vie et un bouclier
contre ses maux, quelque adverses que
pussent être les circonstances et de quel-
ques rigueurs que le monde pût m'ac-
cabler, je demanderais le goût de la lec-
ture. »
c Autant vaut tuer un homme que
détruire un bon livre », s'écrie Milton ;
et ailleurs, en un latin superbe que je
renonce à traduire :
Et totum rapiunt me, mea vita, libri.
a Pourquoi, demandait Louis XIV au
maréchal de Vivonne, passez-vous au-
tant de temps avec vos livres ? — Sire,
c'est pour qu'ils donnent à mon esprit le
coloris, la fraîcheur et la vie que donnent
à mes joues les excellentes perdrix de
Votre Majesté. »
Voilà une aimable réponse de com-
mensal et de courtisan. Mais combien
d'enthousiastes se sentiraient choqués
de cet épicuréisme flatteur et léger ! Ce
n'est pas le poète anglais John Florio,
qui écrivait au commencement du même
siècle, dont on eût pu attendre une ex-
plication aussi souriante et dégagée. Il
BOUQUINIANA 47
le prend plutôt au tragique, quand il
s'écrie :
« Quels pauvres souvenirs sont sta-
tues, tombes et autres monuments que
les hommes érigent aux princes, et qui
restent en des lieux fermés où quelques-
uns à peine les voient, en comparaison
des livres, qui aux yeux du monde entier
montrent comment ces princes vécurent,
tandis que les autres monuments mon-
trent où ils gisent ! »
C'est à dessein, je le répète, que j'ac-
cumule les citations d'auteurs étrangers.
Non seulement, elles ont moins de
chances d'être connues, mais elles possè-
dent je ne sais quelle saveur d'exotisme
qu'on ne peut demander à nos écrivains
nationaux.
Ecoutons Isaac Barrov^ exposer sage-
ment la leçon de son expérience :
« Celui qui aime les livres ne man-
que jamais d'un ami fidèle, d'un con-
seiller salutaire, d'un gai compagnon,
d'un soutien efficace. En étudiant, en
pensant, en lisant, l'on peut innocem-
ment se distraire et agréablement se ré-
créer dans toutes les saisons comme dans
toutes les fortunes. »
48 BOUQUINIANA
Jeremy Collier, pensant de même, ne
s'exprime guère autrement :
a Les livres sont un guide dans la jeu-
nesse et une récréation dans le grand
âge. Ils nous soutiennent dans la soli-
tude et nous empêchent d'être à charge à
nous-mêmes. Ils nous aident à oublier
les ennuis qui nous viennent des hommes
et des choses; ils calment nos soucis et
nos passions ; ils endorment nos décep-
tions. Quand nous sommes las des vi-
vants, nous pouvons nous tourner vers
les morts : ils n'ont dans leur commerce,
ni maussaderie, ni orgueil, ni arrière-
pensée. »
Parmi les joies que donnent les livres,
celle de les rechercher, de les pourchas-
ser chez les libraires et les bouquinistes,
n'est pas la moindre. On a écrit des cen-
taines de chroniques, des études, des
traités et des livres sur ce sujet spécial.
La Physiologie des quais de Paris, de
M. Octave Uzanne, est connue de tous
ceux qui s'intéressent aux bouquins.
On se rappelle moins un brillant article
de Théodore de Banville, qui parut jadis
dans un supplément littéraire du Figaro;
BOUQUINIANA 49
aussi me saura-t-on gré d'en citer ce joli
passage :
« Sur le quai Voltaire, il y aurait de
quoi regarder et s'amuser pendant toute
une vie ; mais sans tourner, comme dit
Hésiode, autour du chêne et du rocher,
je veux nommer tout de suite ce qui est
le véritable sujet, l'attrait vertigineux, le
charme invincible : c'est le Livre ou,
pour parler plus exactement, le Bouquin.
Il y a sur le quai de nombreuses bouti-
ques, dont les marchands, véritables
bibliophiles, collectionnent,achètent dans
les ventes, et offrent aux consommateurs
de beaux livres à des prix assez honnêtes.
Mais ce n'est pas là ce que veut l'ama-
teur, le fureteur, le découvreur de tré-
sors mal connus. Ce qu'il veut, c'est
trouver pour des sous, pour rien, dans
les boîtes posées sur le parapet, des livres,
des bouquins qui ont — ou qui auront —
un grand prix, ignoré du marchand.
« Et à ce sujet, un duel, qui n'a pas eu
de commencement et n'aura pas de fin,
recommence et se continue sans cesse
entre le marchand et l'amateur. Le li-
braire, qui, naturellement, veut vendre
cher sa marchandise, se hâte de retirer
5o BOUQUINIANA
des boîtes et de porter dans la boutique
tout livre soupçonné d'avoir une valeur ;
mais par une force étrange et surnatu-
relle, le Livre s'arrange toujours pour
revenir, on ne sait pas comment ou par
quels artifices, dans les boîtes du parapet.
Car lui aussi a ses opinions ; il veut être
acheté par l'amateur, avec des sous, et
surtout et avant tout, par amour ! »
C'est ainsi que M. Jean Rameau,
poète et bibliophile, raconte qu'il a
trouvé, en cette année 1901, dans une
boîte des quais, à vingt-cinq centimes,
quatre volumes, dont le dos élégamment
fleuri portait un écusson avec la devise:
Boute\ en avant. C'était un abrégé du
Faramond de la Calprenède , et les
quatre volumes avaient appartenu à la
Du Barry, dont le Boiite\ en avant est
suffisamment caractéristique. Que fit le
poète, lorsqu'il se fut renseigné auprès
du baron de Claye, qui n'hésite point
sur ces questions ? Il alla dès sept heures
du matin se poster devant l'étalage, avala
le brouillard de la Seine, s'en imprégna
et y développa des « rhumatismes atro-
ces » jusqu'à onze heures du matin, — car
le bouquiniste, ami du nonchaloir, ne
BOUQUINIANA 5l
vint pas plus tôt, — prit les volumes et
« bouta une pièce d'un franc » en disant :
a Vous allez me laisser ça pour quinze
sous, hein ?» — « Va pour quinze sous ! »
fit le bouquiniste bonhomme ! Et le
poète s'enfuit avec son butin, et aussi,
par surcroit, « avec un petit frisson de
gloire ».
Puisque nous sommes sur le quai Vol-
taire, ne le quittons pas sans le regarder
à travers la lunette d'un poète dont le
nom, Gabriel Marc, n'éveille pas de re-
tentissants échos, mais qui, depuis 1875,
année où il publiait ses Sonnets parisiens,
a dû parfois éprouver l'émotion — amère
et douce — exprimée en trait final dans
le gracieux tableau qu'il intitule : En
bouquinant.
Le quai Voltaire est un véritable musée
En plein soleil. Partout, pour charmer les
[regards,
Armes, bronzes, vitraux, estampes, objets
Et notre flânerie estsans cesse amusée, [d'art,
Avec leur reliure ancienne et presque usée,
Voici les manuscrits sauvés par le hasard ;
[Ponsard,
Puis les livres : Montaigne, Hugo, Chénier,
Ou la petite toile au Salon refusée.
52 BOUQUINIANA
Le ciel bleuâtre et clair noircit à l'horizon.
Le pêcheur à la ligne a jeté l'hameçon ;
Et la Seine se ride aux souffles de la brise.
On bouquine. On revoit, sous la poudre des
[temps,
Tous les chers oubliés ; et parfois, ô surprise !
Le volume de vers que 1 on fit à vingt ans.
Un autre contemporain, Mr. J. Ro-
gers Rees, qui a écrit tout un livre sur
les plaisirs du bouquineur [the Pleasures
of a Bookiporm), trouve dans le com-
merce des livres une source de fraternité
et de solidarité humaines. « Un grand
amour pour les livres, dit-il, a en soi,
dans tous les temps, le pouvoir d'élargir
le cœur et de le remplir de facultés sym-
pathiques plus larges et véritablement
éducatrices. »
Un poète américain, Mr. C. Alex.
Nelson, termine une pièce à laquelle il
donne ce titre français : Les Livres, par
une prière naïve, dont les deux derniers
vers sont aussi en français dans le texte :
Les amoureux du livre, tous d'un cœur re-
[connaissant,
toujours exhalèrent une prière unique :
Que le bon Dieu préserve les livres
et sauve la Société!
BOUQUINIANA 53
Le vieux Chaucer ne le prenait pas de
si haut : doucement et poétiquement il
avouait que l'attrait des livres était moins
puissant sur son cœur que l'attrait de la
nature.
Je voudrais pouvoir mettre dans mon
essai de traduction un peu du charme poé-
tique qui, comme un parfum très ancien,
mais persistant et d'autant plus suave,
se dégage de ces vers dans le texte ori-
ginal.
[de chose,
Quant à moi, bien que je ne sache que peu
à lire dans les livres je me délecte,
et j'y donne ma foi et ma pleine croyance,
et dans mon cœur j'en garde le respect
si sincèrement qu'il n'y a point de plaisir
qui puisse me faire quitter mes livres,
SI ce n'est, quelques rares fois, le jour saint,
sauf aussi, sûrement, lorsque, le mois de mai
venu, j'entends les oiseaux chanter,
et que les fleurs commencent à surgir, —
alors adieu mon livre et ma dévotion!
Comment encore conserver en mon
français sans rimes et péniblement ryth-
mé l'harmonie légère et gracieuse, pour-
tant si nette et précise, de ce délicieux
couplet d'une vieille chanson populaire,
que tout Anglais sait par cœur :
5
54 BOUQUINIANA
Oh ! un livre et, dans l'ombre un coin,
soit à la maison, soit dehors,
les vertes feuilles chuchotant sur ma tête,
ou les cris de la rue autour de moi ;
là où je puisse lire tout à mon aise
aussi bien du neuf que du vieux !
Car un brave et bon livre à parcourir
vaut pour moi mieux que de l'or !
Mais il faut s'arrêter dans l'éloge. Je
ne saurais mieux conclure, sur ce sujet
entraînant, qu'en prenant à mon compte
et en offrant aux autres ces lignes d'un
homme qui fut, en son temps, le « prince
de la critique » et dont le nom même
commence à être oublié. Nous pouvons
tous, amis, amoureux, dévots ou mania-
ques du livre, nous écrier avec Jules
Janin :
a O mes livres ! mes économies et
mes amours ! une fête à mon foyer, un
repos à l'ombre du vieil arbre, mes com-
pagnons de voyage !... et puis, quand
tout sera fini pour moi, les témoins de
ma vie et de mon labeur ! »
BOUQUINIANA 55
A côté de ceux qui adorent les livres,
les chantent et les bénissent, il y a ceux
qui les détestent, les dénigrent et leur
crient anathème ; et ceux-ci ne sont pas
les moins passionnés.
On voit nettement la transition, le
passage d'un de ces deux sentiments à
l'autre, en même temps que leur foncière
identité, dans ces vers de Jean Richepin
(Les Blasphèmes) :
Peut-être, ô Solitude, est-ce toi qui délivres
De cette ardente soif que l'ivresse des livres
Ne saurait étancher aux flots de son vin noir.
J'en ai bu comme si j'étais un entonnoir,
De ce vin fabriqué, de ce vin lamentable ;
[table,
J'en ai bu jusqu'à choir lourdement sous la
[veau.
A pleine gueule, à plein amour, à plein cer-
[veau
Mais toujours, au réveil, je sentais de nou-
L'inextinguible soif dans ma gorge plus rêche.
On ne s'étonnera pas, je pense, que sa
gorge étant plus réche, le poète songe à
la mieux rafraîchir et achète, pour ce.
56 BOUQUINIANA
des livres superbes qui lui mériteront,
quand on écrira sa biographie définitive,
un chapitre, curieux entre maint autre,
intitulé : «Richepin, bibliophile. »
D'une veine plus froide et plus mépri-
sante, mais, après tout, peu dissembla-
ble, sort cette boutade de Baudelaire
{Œuvres posthumes) :
« L'homme d'esprit, celui qui ne s'ac-
cordera jamais avec personne, doit s'ap-
pliquer à aimer la conversation des im-
béciles et la lecture des mauvais livres.
Il en tirera des jouissances amères qui
compenseront largement sa fatigue. »
L'auteur du traité De la Bibliomanie
n'y met point tant de finesse. Il déclare
tout à trac que « la folle passion des
livres entraîne souvent au libertinage et
à l'incrédulité ».
Encore faudrait -il savoir où com-
mence « la folle passion », car le même
écrivain (Bollioud-Mermet) ne peut s'em-
pêcher, un peu plus loin, de reconnaître
que « les livres simplement agréables
contiennent, ainsi que les plus sérieux,
des leçons utiles pour les cœurs droits
et pour les bons esprits ».
Pétrarque avait déjà exprimé une pen-
BOUQUINIANA Sj
sée analogue dans son élégant latin de
la Renaissance : « Les livres mènent cer-
taines personnes à la science, et certai-
nes autres à la folie, lorsque celles-ci
en absorbent plus qu'elles ne peuvent
digérer. »
Libri quosdam ad scientiam, quosdam
ad insaniam deduxere^ diim plus hau-
riiint qiiam digerunt.
Cela rappelle un joli mot attribué au
peintre Doyen sur un homme plus éru-
dit que judicieux : « Sa tête est la bou-
tique d'un libraire qui déménage. »
C'est, en somme , une question de
choix. On l'a répété bien souvent de-
puis Sénèque, et on l'avait sûrement dit
plus d'une fois avant lui : « Il n'importe
pas d'avoir beaucoup de livres, mais
d'en avoir de bons. »
Ce n'est pas là le point de vue auquel
se placent les bibliomanes ; mais nous
ne nous occupons pas d'eux pour l'ins-
tant. Quant aux bibliophiles délicats,
même ceux que le livre ravit par lui-
même bien plus que par ce qu'il con-
tient, ils veulent bien en avoir beaucoup,
mais surtout en avoir de beaux, se rap-
5.
58 BOUQUINIANA
prochant le plus possible de la perfec-
tion ; et plutôt que d'accueillir sur leurs
rayons des exemplaires tarés ou mé-
diocres, eux-aussi prendraient la devise:
Pauca sed botta.
« Une des maladies de ce siècle, dit
un Anglais (Barnaby Rich), c'est la mul-
titude des livres, qui surchargent telle-
ment le lecteur qu'il ne peut plus digérer
l'abondance d'oiseuse matière chaque
jour éclose et mise au monde sous des
formes aussi diverses que les traits mêmes
du visage des auteurs. »
En avoir beaucoup, c'est largesse ;
En étudier peu, c'est sagesse.
déclare un proverbe cité par Jules Janin.
Michel Montaigne, qui a mis les livres
à profit autant qu'homme du monde et
qui en a parlé en des termes enthou-
siastes et reconnaissants cités plus haut,
fait cependant des réserves, mais seule-
ment en ce qui touche le développement
physique et la santé.
a Les livres, dit-il, ont beaucoup de
qualités agréables à ceulx qui les sçavent
choisir ; mais, aulcun bien sans peine ;
c'est un plaisir qui n'est pas net et pur.
BOUQUINIANA 59
non plus que les autres ; il a ses incom-
modités et bien poisantes ; Tâme s'y
exerce; mais le corps demeure sans ac-
tion, s'atterre et s'attriste. »
L'âme même arrive à la lassitude et au
dégoût, comme le fait observer le poète
anglais Crabbe : « Les livres ne sau-
raient toujours plaire, quelque bons
qu'ils soient ; l'esprit n'aspire pas tou-
jours après sa nourriture. »
Un proverbe italien nous ramène, d'un
mot vif et original, à la théorie des mo-
ralistes sur les bonnes et les mauvaises
lectures : « Pas de voleur pire qu'un
mauvais livre. »
Quel voleur, en effet, a jamais songé à
dérober l'innocence, la pureté, les croyan-
ces, les nobles élans ? Et les moralistes
nous affirment qu'il y a des livres qui
dépouillent l'âme de tout cela, a Mieux
vaudrait, s'écrie Walter Scott, qu'il ne
fût jamais né, celui qui lit pour arriver
au doute, celui qui lit pour arriver au
mépris du bien. »
Un écrivain anglais contemporain, Mr.
Lowell, donne un tour ingénieux à l'ex-
pression d'une idée semblable, quand il
écrit :
6o BOUQUINIANA
« Le conseil de Gaton : Cum bonis
ambula, " Marche avec les bons", est
tout aussi vrai si on l'étend aux livres,
car, eux aussi, donnent, par degrés insen-
sibles, leur propre nature à Tesprit qui
converse avec eux. Ou ils nous élèvent,
ou ils nous abaissent. »
Les sages, qui pèsent le pour et le
contre, et, se tenant dans un juste milieu,
reconnaissent aux livres une influence
tantôt bonne, tantôt mauvaise, souvent
nulle, suivant leur nature et la disposi-
tion d'esprit des lecteurs, sont, je crois,
les plus nombreux.
L'helléniste Egger met à formuler cette
opinon judicieusement pondérée, un ton
d'enthousiasme à quoi l'on devine qu'il
pardonne au livre tous ses méfaits pour
les joies et les secours qu'il sait donner.
« Le plus grand personnage qui, depuis
3,000 ans peut-être, fasse parler de lui
dans le monde, tour à tour géant ou
pygmée, orgueilleux ou modeste, entre-
prenant ou timide, sachant prendre tou-
tes les formes et tous les rôles, capable
tour à tour d'éclairer ou de pervertir les
esprits, d'émouvoir les passions ou de les
apaiser, artisan de factions ou concilia-
BOUQUINIANA 6 1
tçur des partis, véritable Protée qu'au-
cune définition ne peut saisir, c'est le
« le Livre. »
Un moraliste peu connu du xviii* siè-
cle, L.-C. d'Arc, auteur d'un livre inti-
tulé : Mes Loisirs, que j'ai cité ailleurs,
redoute l'excès de la lecture, ce « travail
des paresseux», comme on l'a dit assez
justement :
« La lecture est l'aliment de l'esprit et
quelquefois le tombeau du génie. »
« Celui qui lit beaucoup s'expose à ne
penser que d'après les autres. »
Le poète William Cowper, dans son
poème didactique The Task, en veut
moins au livre qu'à ceux qui ne savent
pas en profiter :
[charmes
Les livres sont souvent des talismans et des
[subtils
par le moyen de quoi l'art magique d esprits
tient la multitude non pensante en servage.
Devant la fascination d'un grand nom, les uns
[très que le style
abdiquent tout jugement, yeux fermés. D'âu-
[sauvages
affole, à travers les labyrinthes et les régions
[tisés d'harmonie.
de l'erreur se laissent conduire par lui, hypno-
62 BOUQUINIANA
[nombre, trop faibles pour soutenir
Cependant l'indolence séduit le plus grand
la fatigue insupportable de la pensée, _
et par suite avalant, sans arrêt ni choix,
[et tout,
le grain non criblé, dans son entier, balle
Un des chefs de Técole positiviste, ou
plutôt comtiste, anglaise, Mr, Frédéric
Harrison, a consacré aux choix des livres
une longue étude où je note des juge-
ments qui, pour juste que veuille rester
celui qui les porte, ne laissent pas d'être
parfois bien sévères. Il se rencontre avec
William Cowper dans ce passage :
« Loin de moi l'idée de nier l'inesti-
mable valeur des bons livres, ou de dé-
courager personne de lire les meilleurs;
mais je pense souvent que nous oublions
le revers de la médaille, — le mauvais
usage des livres, le débilitant gaspillage
du cerveau dans des lectures sans but,
sans lien, sans saveur, où même, peut-
être, dans les émanations empoisonnées
du fatras littéraire et des pires pensées
des méchants... »
« Evitons , dit-il ailleurs , la sottise
d'attendre trop des livres , l'habitude
pédante de vanter les livres jusqu'à les
BOUQUINIANA 63
confondre avec l'éducation. Les livres
ne sont pas plus l'éducation que les lois
ne sont la vertu... »
Et encore : « Les livres ne sont pas
plus sages que les hommes ; les livres
sincères ne sont pas plus faciles à trou-
ver que les hommes sincères ; les mé-
chants livres ou les livres vulgaires ne
sont pas moins gênants ni moins répan-
dus que les hommes méchants ou vul-
gaires le sont partout ; Part de lire bien
est aussi long et aussi difficile à appren-
dre que l'art de bien vivre... »
Il insiste et précise sa pensée en paro-
diant gravement un mot de Molière :
« De tous les hommes, l'ami des livres
est peut-être celui qui a le plus besoin
qu'on lui rappelle que l'affaire de l'homme
ici-bas est de savoir pour vivre et non
pas de vivre pour savoir. »
Enfin, généralisant le jugement hu-
moristique que Charles Lamb, grand
amoureux des livres, portait sur cer-
tains d'entre eux sans cesser de les aimer
tous, lorsqu'il disait : « Il y a des livres
qui ne sont pas des livres du tout »,
Mr. Frédéric Harrison en arrive à une
conclusion pessimiste qui n'irait à rien
64 BOUQUINIANA
de moins qu'à justifier toutes les persé-
cutions des inquisiteurs, sorbonnistes et
autres ennemis de la libre manifestation
de la pensée. Je traduis textuellement :
« Lorsque je regarde en arrière et
que je pense aux avalanches de matière
imprimée que d'honnêtes compositeurs
ont produites sans songer à mal, il faut
le croire, — ce qui, du moins, leur donna
le pain quotidien, — matière imprimée
que moi et nous tous avons, à notre très
mince profit, consommée par les yeux
sans jamais en tirer une honnête subsis-
tance, mais en affaiblissant beaucoup
notre fond, je suis presque tenté de met-
tre l'imprimerie parmi les fléaux du genre
humain ».
Ce qui ne l'empêche pas, d'ailleurs,
d'ajouter à cette matière imprimée de
copieux volumes, dans la pensée, appa-
remment, que les yeux des « consom-
mateurs » sauront en tirer mieux que ce
« très mince profit. »
Il ne serait pas difficile de trouver des
esprits très distingués et très expérimen-
tés qui donnent la note contraire. Je me
bornerai à deux ou trois citations dont
on n'a pas encore abusé. C'est lord Sher-
BOUQUINIANA 65
brooke donnant ce conseil : « Prenez
rhabitude de lire, quoi que ce soit que
vous lisiez; l'habitude de lire les bons
livres viendra quand vous aurez pris la
coutume de lire les médiocres. »
« On apprend quelque chose chaque
fois qu'on ouvre un livre », dit un pro-
verbe chinois qui ne s'inquiète pas de la
qualité du livre qu'on ouvre.
Sans aller si loin, la sagesse des na-
tions a inspiré aux Anglais, n'en déplaise
à Charles Lamb, cette formule : « Un
livre est un livre, quand même il n'y au-
rait rien dedans. »
Le moraliste Vauvenargues croit que,
si l'on se met à un auteur, il faut tout
prendre de lui, le bon et le mauvais,
quitte à exercer son droit de critique et
à distinguer. Il en donne la raison. « Si
on ne regarde que certains ouvrages des
meilleurs auteurs, on sera tenté de les
mépriser. Pour les apprécier avec jus-
tice, il faut tout lire. »
C'est l'avis des souris de Florian :
Il n'est point de volume
Qu'on n'ait mordu, mauvais ou bon.
Qu'importe ? dit un sceptique corres-
6
66 EOUQUINIANA
pondant du journal anglais Notes and
Queries, Mr. C. A. Ward : « Il n'y a
guère de livres qui puissent changer la
face du monde. Un ingénieur de che-
mins de fer y réussit mieux avec ses
plans que la Politique d'Hooker, ou
VAreopagitica de Milton ; l'influence des
livres, grands ou petits, est toujours la
même, c'est-à-dire à près nulle. »
Il s'ensuit assez logiquement qu'il n'y
à point à se gêner, et qu'il est indiffé-
rent de lire n'importe quoi, ou même
de ne pas lire du tout.
Le Chansojinier varié pour i8i5 fait
plus d'honneur aux « Romans du jour. »
Ils sont du moins bons à quelque chose.
Oyez plutôt :
Les romans de l'heure présente
Ressemblent assez aux melons ;
Il est rare que sur cinquante
On puisse en rencontrer deux bons ;
On peut cependant, à les lire,
Trouver encor quelque plaisir,
Car, ma foi, s'ils ne font pas rire,
Ils savent bien faire dormir.
BOUQUINIANA 67
XI
« L'étude des livres engendre les vers
de livres, les bookworms », dit Oscar
Browning. — C'est ce que nous appe-
lons, d'un terme bien moins expressif et
dépréciateur, les rats de bibliothèque. —
Je suppose que l'auteur de cet aimable
aphorisme, qui est un écrivain et un
érudit fort distingué, ne se laisse point
arrêter dans son étude des livres par la
crainte de devenir larve.
Mais, puisqu'il faut risquer ce danger,
quels livres est-il le plus prudent et le
plus agréable de lire, les nouveaux ou
les vieux ?
Les avis sont partagés. Je donne ici
l'écho des sons divers de cloches bat-
tant à différents clochers,
« Les livres nouveaux ont du moins
ce grand avantage sur les anciens d'être
propres, dit Mr. W.-A. Davenport. Il
n'est pas donné à tout le monde de s'em-
porter en dithyrambes sur des pous-
sières et des vermoulures. »
Comme on voit bien que cet ami de
68 BOUQUINIANA
la littérature lit des livres qu'il achète,
et n'imagine pas qu'on puisse se souiller
les doigts aux couvertures et feuillets
des livres de cabinets de lecture et autres
circulating libraries !
Mr. Lowell dit par contre, et en vers :
[du pain frais;
Lire les livres nouveaux, c'est comme manger
on le supporte d'abord, mais par degrés, la
[de la mort,
dyspepsie mentale vous conduit aux portes
Le journal américain The Bookmart
connaît à ce mal redoutable un remède
approprié, et voici son ordonnance :
« Chaque fois qu'on publie un livre
nouveau, lisez-en un vieux », et l'équi-
libre sera rétabli. Du reste, ajoute-t-il
ailleurs, « tous les livres d'un mérite
supérieur sont nécessairement second-
hand (épuisés et de la librairie d'occa-
sion). Les autres servent aux pâtissiers
et aux emballeurs. »
O. W. Holmes, dont la philosophie
était si souriante et si humaine, offre à
nos méditations cette remarque :
« Les vieux livres sont les livres de la
jeunesse du monde, et les livres nou-
veaux sont les fruits de sa vieillesse. »
BOUQUINIANA 6g
Or, comme le constate Littré, « un
penchant naturel conduit l'homme à la
contemplation du passé. Les vieux mo-
numents, les vieux livres, les vieux sou-
venirs éveillent en lui un intérêt pro-
fond. »
Un des plus savants bibliographes de
l'Angleterre contemporaine, dont la mort
est encore récente, Mr. Blades, a écrit,
dans le même ordre d'idées, cette page
d'une éloquence émue :
« Un vieux livre, quel qu'en soit le
sujet ou le mérite intrinsèque, est véri-
tablement une partie de l'histoire natio-
nale ; on peut l'imiter, on peut l'impri-
mer en fac-similé, mais jamais on ne
pourra le reproduire exactement ; et, en
tant que document historique, il faut le
conserver avec soin. Je n'envie à per-
sonne cette absence de sentiment qui
rend certaines gens insoucieux des sou-
venirs laissés par leurs ancêtres, et fait
que le sang ne peut s'échauffer qu'en
parlant chevaux ou cours du houblon.
Pour eux la solitude est synonyme d'en-
nui, et la compagnie du premier venu
leur est plus précieuse que la leur.
Quelle immense source de calme jouis-
6.
yo BOUQUINIANA
sance et de rénovation intellectuelle de
telles gens laissent échapper ! Le mil-
lionnaire lui-même allégera ses peines,
allongera sa vie et ajoutera dix pour
cent à ses plaisirs quotidiens s'il devient
bibliophile; d'un autre côté, pour l'homme
d'affaires doué du goût des livres qui,
toute la journée, a lutté dans la bataille
de la vie, exposé à tous les échecs et à
toutes les inquiétudes irritantes, quelle
heure bénie de repos et de plaisir s'ou-
vre à lui, lorsqu'il entre dans un sanc-
tuaire où chaque objet lui souhaite la
bienvenue, où chaque livre est un ami
personnel ! »
Avant Mr. Blades, notre compatriote
Hippolyte Rigault disait avec sa finesse
de critique et son sentiment de lettré :
« L'amour des vieux livres, humbles,
mal reliés, qu'on achète pour peu de
chose et qu'on revendrait pour rien ,
voilà la vraie passion, sincère, sans arti-
fice, où n'entrent ni le calcul, ni Taffecta-
tion. C'est un bon sentiment que ce culte
de l'esprit et ce respect touchant pour
les monuments les plus délabrés de la
pensée humaine; c'est un bon sentiment
que cette vénération pour ces livres d'au-
BOUQUINIANA 7I
trefois qui ont connu nos pères, qui ont
peut-être été leurs amis, leurs confi-
dents. Voilà les sentiments qu'éveille
dans le cœur l'amour des vieux volu-
mes : aimable passion qui est plus qu'un
plaisir, qui est presque une vertu... On
compte ses prisonniers avec un air vain-
queur ; on les range un à un sur de mo-
destes rayons ; ils seront aimés, choyés,
dorlotés, malgré leur indigence, comme
s'ils étaient vêtus d'or et de soie. »
La même inspiration a dicté cette
« Ballade des vieux livres », que j'ai
trouvée dans je ne sais plus quel recueil
de poésies américaines et dont l'auteur,
Edward Héron Allen, m'est d'ailleurs
inconnu :
On chante les lointaines et fantomâles con-
[trées,
les prairies et les vallons d'Arcadie,
les retraites où jouent le satyre et la nymphe
[sylvestre,
les colonnes et les portes d'ivoire :
mais nul de ces lieux de plaisance ne me
[paraît
un havre de joie, car je deviens vieux
et je sollicite de dame fortune la faveur d'être
là où s'achètent et se vendent les livres d'oc-
[casion.
72 BOUQUINIANA
Mon pouls bat fort et mon cœur est allègre
quand je trouve une date qui commence par
[MDXXX
sur un aimable vieil in-22, dont les feuilles
[sont grises
de la patine que l'ancienneté donne aux bou-
[quins ;
et je m'agenouille devant ce sage, venu d'au
[delà des mers
pour que des Vandales le vendent contre de
[l'or yankee ;
et volontiers je me sépare de mes bank-notes
[péniblement gagnées
là où s'achètent et se vendent les livres d'oc-
[casion.
ENVOI
Ah ! Princesse, ces gloires vivront encore
[lorsque nous
serons morts, et que depuis longtemps notre
[sang sera glacé ;
car on est immortel, comme vous le pouvez
[voir,
là où s'achètent et se vendent les livres d'oc-
[casion.
C'est qu'en effet, « pour le vrai biblio-
phile, le livre est à la fois un document
du passé, l'instrument d'une joie intel-
lectuelle et un objet d'art » (Léon G.
Pélissierî.
BOUQUINIANA 73
XII
Mais, j'ai déjà eu l'occasion de le dire,
les meilleurs choses ont leurs détrac-
teurs. Il y a même d'excellents esprits
qui, craignant avant tout l'excès, prisant
par-dessus tout la pondération et la
mesure, combattent l'abus si vigoureuse-
ment qu'ils semblent proscrire l'usage.
Je donnerai quelques exemples typiques
de ces attaques exagérées contre l'exagé-
ration.
Procédons graduellement. Les ré-
flexions suivantes, de M. Aug. Laugel
n'ont après tout rien que de très raison-
nable :
« Si la bibliophilie a ses charmes, elle
a aussi ses dangers ; elle en a surtout
pour l'écrivain. Elle le transporte encore
vivant dans les Champs-Elysées ; il de-
vient une ombre au milieu des ombres.
Il se plaît, il s'attarde dans le passé, il
oublie volontiers le présent, surtout si le
présent le blesse et l'obsède, s'il a vu
disparaître une à une ses illusions et ses
espérances, s'il a survécu à ce qui lui était
BOUQUINIANA
le plus cher, si les dernières flammes de
son foyer sont éteintes, s'il ne peut plus
revoir cette fumée du toit paternel
qu'Ulysse chantait dans Ithaque. »
Voilà des inconvénients qui ressem-
blent fort à des avantages. Ne sont-ce pas
des consolations. Et de quoi le désolé
a-t-il besoin, sinon d'être consolé ?
Edmond Texier, journaliste fameux au
temps 011 le journal le Siècle était popu-
laire — c'était sous l'Empire, — se mon-
trait plus dur : comme notre aimable
confrère M. Geffroy, il classait la biblio-
manie parmi les maladies mentales dan-
gereuses.
« Le public, disait-il (Le^ choses dutemps
présent^ 1861), ne comprendra jamais
toutes les passions malsaines qui s'agi-
tent dans le cœur d'un amateur de bou-
quins. Le vrai bibliomane croit, comme
Alexandre, que rien n'est fait tant qu'il
lui reste quelque chose à faire. Un de nos
amis, grand dénicheur de livres rares,
m'a assuré qu'il avait été pris d'un invin-
cible désir de mettre le feu à sa biblio-
thèque après avoir visité celle de M. le
duc d'Aumale. L'envie, la jalousie,
l'appétence du bien d'autrui, tels sont
BOUQUINIANA yb
les moindres défauts du bibliomane. »
Il ne le lui manque plus que de racon-
ter la vieille histoire espagnole du bou-
quiniste assassin.
Parce que les amis du livre ne sont
pas exempts des mauvaises passions ni
des coups de folie auxquels on voit tous
les Jours des hommes de toutes les con-
ditions céder misérablement ou tragique-
ment, il faut, paraît-il, en conclure que
ces passions et ces accès de folie, c'est
l'amour des livres qui les donne. J'avoue
que la logique d'un tel raisonnement
dépasse la portée de mon esprit. Mais
généreusement je vais fournir à ceux qui
croyent s'y pouvoir appuyer un nouvel
étai. C'est une anecdote que Jules Janin
rappelle dans son ouvrage sur l'Amour
des livres.
a M. le conseiller Séguier causait avec
le Roy dans sa chambre (on parlait de
vénalité des juges). — Monsieur le Chan-
celier, disait le Roi, à quel prix vendriez-
vous la justice? — Oh ! Sire, à aucun
prix.... Pour un beau livre, je ne dis
pas ! »
Et maintenant, si l'on se plaint jamais
devant vous de la corruption de certains
76 BOUQUINIANA
magistrats, vous savez la cause corrup-
trice : n'en doutez pas, ils sont biblio-
philes, — disons bibliomanes, pour mé-
nager des susceptibilités.
Le grand critique d'art Ruskin fait,
dans un livre intitulé : Sésame and Lilies,
cette réflexion judicieuse :
« Si quelqu'un dépense sans compter
pour sa bibliothèque, on l'appelle fou —
bibliomane. Mais on n'appelle jamais
personne hippomane, bien que des gens
se ruinent tous les jours avec leurs che-
vaux et qu'on n'entende point dire que
les livres aient jamais ruiné personne. »
On a pu dire avec justesse que «si le
bibliophile possède des livres, le biblio-
mane en est possédé. »
Les bibliophiles et les bibliomanes ne
sont pas forcément des criminels d'in-
tention ni des fous à Tétat latent, en dé-
pit des accusations violentes et des insi-
nuations perfides ; mais ne sont-ils pas
condamnables de faire de leur temps et
de leur argent un usage aussi vain ? — Et,
avec la gravité d'un pasteur à son prê-
che, des hommes considérables, savants,
philosophes, vertueux, lugubres, répon-
BOUQUIMANA 7/
dent affirmativement. Entendez plutôt
Mr. Frédéric Harrison. La voix sévère et
l'air rogue, il nous donne une austère
leçon.
« Collectionner les livres rares et les
auteurs oubliés est peut-être, de toutes
les manies collectionnantes, la plus sotte
aujourd'hui. Il y a beaucoup à dire en
faveur des faïences rares et des scarabées
curieux. La faïence est parfois belle et
les scarabées sont du moins comiques
d'aspect. Mais les livres rares sont main-
tenant, par la nature même des choses,
des livres sans valeur ; et leur rareté
consiste ordinairement en ce que l'im-
primeur a fait une bévue dans le texte,
ou qu'ils contiennent quelque chose d'ex-
ceptionnellement sale ou idiot. Accorder
un profond intérêt aux auteurs négligés
et aux livres peu communs, c'est, la plu-
part du temps, un signe — non pas
qu'on ait épuisé les ressources de la lit-
térature ordinaire — mais qu'on n'a pas
réellement de respect pour les produc-
tions lès plus grandes des hommes les
plus grands qui aient vécu. Cette biblio-
manie se saisit d'êtres raisonnables et
les pervertit au point que, dans l'esprit
7
78 BOUQUINIANA
de celui qui en est atteint, la race hu-
maine existe pour les livres, et non point
les livres pour la race humaine. Il y a
un livre qu'ils pourraient lire avec fruit,
les faits et gestes d'un grand collection-
neur de bouquins qui vivait jadis dans
la province de la Manche. Pour le col-
lectionneur, et quelquefois pour Térudit,
le livre devient un fétiche, une idole et
est digne de Tadmiration du genre hu-
main quand même il ne serait de la plus
petite utilité à personne. Par cela seul
que le livre existe, il a le droit d'être po-
liment invité à prendre place sur les
rayons. La « bibliothèque ne serait pas
complète sans lui », bien que la biblio-
thèque doive, pour ainsi dire, être em-
puantie quand il y sera. Les grands
livres sont, bien entendu , des livres
communs ; et ceux-ci sont traités par les
collectionneurs et les bibliothécaires avec
un souverain mépris. Plus le rare vo-
lume est un affreux avorton de livre,
plus désespérés sont les efforts des bi-
bliothèques pour le posséder. »
Jules Janin va nous donner la contre-
partie de ce réquisitoire, dont il est su-
perflu de faire ressortir les erreurs et
BOUQUINIANA 79
l'injustice. On a besoin, après cette page
puritaine et revêche, de quelques lignes
bien françaises où la fantaisie s'égaie de
bonne humeur.
a Ça vous est égal, messieurs les lec-
teurs sans odorat, de tenir dans vos
mains mal lavées un bouquin taché de
lie, où la fille errante et le laquais fan-
geux ont laissé la trace ineffaçable de
leurs doigts malpropres et de leurs tètes
mal peignées ? Ça vous est égal de feuil-
leter une sentine et de respirer à chaque
page une abominable exhalaison d'écurie
ou de mauvais lieu ?
« Un digne ami des livres respectera
ses heures d'études et de loisir, il se
croira tout simplement déshonoré de
réunir tant de souillures, en de si tristes
enveloppes, à toutes les fleurs du bel
esprit. Il faut à l'homme sage et stu-
dieux un tome honorable et digne de sa
louange.
« ... Ces réimpressions de nos chefs-
d'œuvre, pleines de fautes, disons mieux,
pleines de crimes, il y a pourtant des
gens qui les achètent, et qui les font re-
lier en basane, par des cordonniers man-
ques dont on a fait des relieurs ! Ces
80 BOUQUINIANA
livres ainsi bâtis, qui puent la colle et
Tœuf pourri, que le ver dévore, et qui
tournentau jaunâtregrâceaux ingrédients
de paille et de bois pourri par lesquels
le chiffon de toile est remplacé, ces mi-
sérables in-octavo, l'exécration du genre
humain lettré, il y a cinquante imbéciles,
cinquante ignorants, autant d'usuriers,
plusieurs idiots, vingt repris de jus-
tice, et de graves filles de joie un peu
lettrées, sans compter une douzaine de
marquises de nouvelle édition, qui les
enferment avec soin dans une bibliothè-
que richement sculptée. »
Revenons aux personnes sévères. Elles
n'ont pas dit leur dernier mot. M. G.
Mouravit n'est pas éloigné de la pensée
de Mr. Frédéric Harrison lorsqu'il écrit :
« L'amour funeste accordé au livre
})our lui-même créera une perpétuelle
et déplorable promiscuité ; en prenant
chaque jour un empire plus tyrannique,
il arrivera bientôt à détruire le ^ewi' intel-
lectuel. Vouée à la recherche des infini-
ment petits de l'art et de la science, la
vue du bibliomane s'éteint, il ne sait
plus voir les grandes œuvres de l'esprit
humain. »
BOUQUINIANA 8 1
Il est cependant plus indulgent et plus
juste à la fin, lorsqu'il ajoute:
« Sans crainte de nous commettre avec
les bibliomanes,nous devons reconnaître
que la beauté matérielle d'un volume in-
flue beaucoup sur le profit intellectuel
qu'on en peut tirer. Comme le disait
notre bon Rollin : Une belle édition, qui
frappe les yeux, gagne l'esprit et, par cet
attrait innocent, invite à l'étude. »
De ces ditférentes opinions, The Book-
mart me semble avoir donné, dans un
article intitulé Bibliomania, un exposé
contradictoire assez équitable, avec la
conclusion qu'il comporte. C'est pour-
quoi je le cite ici, malgré sa longueur :
« La bibliomanie qui fleurit de nos
jours ne se rattache à aucun goût véri-
table pour la science de l'antiquité ou
l'histoire. La manie des tableaux a été
suivie de la manie des faïences fêlées, et
la manie des faïences fêlées a été suivie
par la manie des livres. Les gens qui
achetaient des tableaux et des faïences
connaissaient les marques grâce aux-
quelles on peut constater l'authenticité
d'un peintre ou d'une assiette, mais ils
ne connaissaient guère autre chose. De
7.
82 BOUQUINIANA
même les gens qui achètent des livres
en sont arrivés à savoir qu'un exem-
plaire de telle édition ancienne contenant
une faute d'impression à telle page est
sans prix, tandis qu'une autre, qui n'a
pas de faute, est réellement sans valeur
et se donne pour rien. Telle est à peu
près la mesure des capacités de la plu-
part de nos amateurs de livres, bien que
quelques-uns d'entre eux sachent, par
surcroît, apprécier avec plus ou moins
d'intelligence la distinction qu'il y a
entre « demi-maroquin, non coupé, doré
en tête par Rivière », et « veau extra, non
coupé, doré en tête par W. Pratt », dis-
tinction qui n'est pas de médiocre impor-
tance dans les salles de vente. La vérité
est, qu'acheter des livres est devenu une
mode, et que les règles et canons qui
gouvernent les acheteurs de livres sont
aussi capricieux et innombrables que
ceux qui gouvernent les acheteurs de
vieux tableaux et de vieilles faïences...
« La bibliomanie régnante doit, j'en
ai peur, être regardée comme la mani-
festation, plus ou moins intelligente,
d'un simple dilettantisme sentimental.
Elle n'a point de caractère archéolo-
BOUQUINIANA 83
gique, point de caractère historique ;
elle a le goût personnel du pittoresque...
La rareté toute seule est l'élément es-
sentiel dans l'estimation que l'on fait
d'un ouvrage imprimé il y a deux cents
ans ou plus ; ainsi un volume absolu-
ment sans valeur atteindra souvent un
prix de fantaisie, simplement parce qu'il
n'en existe pas un autre exemplaire. »
Le docteur James Martineau déclare,
dans ses Hours of Thought (Heures
de Pensée), qu'en l'absence de quelque
chose ayant une portée plus noble, les
amours exclusifs, les enthousiasmes par-
ticuliers, les simples fantaisies de l'esprit,
pourvu qu'ils soient innocents, sont un
grand bien. « L'homme actif qui pour-
suit un but innocent quelconque vaut
mieux que l'homme inerte qui critique
tout, et l'être lourd qui ne vit que pour
collectionner des coquilles et des mé-
dailles est au-dessus de l'être spirituel
qui ne vit que pour se moquer de lui. »
Dans le même esprit, je me hasarde à
avancer qu'il n'est pas sage de traiter la
passion pour les livres vieux, rares ou
curieux, irrespectueusement. Toute oc-
cupation de ce genre a une influence
84 BOUQUINIANA
plus OU moins grande sur raffinement
de l'esprit. Elle peut, sans doute, être
entachée de snobbisme ou de vulgarité,
si c'est l'ignorant caprice de la mode ou
le simple essai d'une cupide spéculation
qui la dirige ; mais, d'un autre côté, on
peut la comprendre de telle sorte qu'elle
soit une occupation non seulement
pleine de charmes, mais encore pleine
d'utilité.
XIII
Les railleries — parfois indignées —
que des bonnes gens, qui tantôt lisent
trop, tantôt ne lisent guère ou ne lisent
pas du tout, font des amateurs quicollec-
tionnent des livres sans les lire, sortent
d'une veine inépuisable et ne sauraient
s'énumérer. J'en mets ici quelques-unes
que Je n'ai pas enregistrées déjà.
Il en est qui datent de loin. Voici le
dict du vieux Gaultier de Metz, dans
L'Ymage du monde:
Est d'aucuns convoiteus
Qui ont les livres précieus
Et aornés et bien et bel.
Qui n'en regardent fors la pel.
BOUQUINIANA 85
Pétrarque a dit en latin : « Il est des
gens qui se figurent posséder en propre
tout ce qui est dans les livres qu'ils ont
chez eux. Vient-on à parler de quelque
ouvrage: — Oh ! disent-ils, ce livre est
dans mon armoire. — Cela leur suffit et
c'est, dans leur opinion, comme s'ils le
savaient par cœur. Là dessus, les sourcils
hauts et les yeux ronds, ils se taisent.
Quelle race ridicule ! »
Ausone s'était moqué déjà de celui qui,
parce qu'il sa bibliothèque pleine de
livres, se croit grammairien et docte.
Un de ceux qui se sont le plus forte-
ment élevés contre cette perversion de
l'usage des livres, qui consiste à les ali-
gner sans les lire, fut, lui-même, un
grand amateur de livres. Je veux parler
de Bollioud-Mermet. l'auteur du traité
célèbre De la Bibliomanie (La Haie,
1761), réimprimé par Jouaust en i865 et
en 1866.
« On a tellement perverti l'usage des
livres, dit-il, que ces monuments de la
savante antiquité, ces recueils précieux
des productions de génie, autrefois con-
sacrés à perpétuer les vrais principes des
sciences, à inspirer le bon goût des
BOUQUINIANA
lettres, à faciliter le travail, à diriger le
jugement, à exercer la mémoire, à faire
germer les talents et les vertus, sont
maintenant des meubles de pure curio-
sité, qu'on achète à grands frais, qu'orr
montre avec ostentation, et qu'on garde
sans en tirer aucune utilité... »
Et il conclut « que la Bibliomanie est le
comble du ridicule pour ceux qui n'ont
ni les dispositions, ni la volonté de faire
un usage sérieux des livres ; que pour
les gens d'étude et les connaisseurs, c'est
une superfluité déraisonnable que de
rassembler toutes les facultés, toutes les
matières qu'un seul homme ne saurait
cultiver ; que ces collections portées
jusqu'au luxe et à la magnificence font
l'effet d'un amour excessif du merveil-
leux et l'objet d'une prodigalité condam-
nable et ruineuse ; que ce goût bizarre et
libertin qui fait donner la préférence à
certains ouvrages, où tout respire la
frivolité et la licence, est un travers
d'esprit odieux et méprisable, un dérè-
glement de cœur consommé, digne de
la rigueur des loix et des anathèmes. »
La conclusion est orthodoxe; elle plai-
rait à la censure officielle, dame Anastasie,
BOLQUINIANA
qui aime à confisquer au profit de son
plaisir ce qu'elle juge malsain à la santé
morale des autres.
Le poète anglais Halkett Lord en ar-
rive à une non moins vigoureuse, dans
une pièce humoristique qui finit ainsi :
Regardez Tottipop jouir de ses chers livres,
aller de rayon en ravon, raffolant, ravi,
et lire, en arpentant la salle, — les titres, —
[de Bedford!
ou jouer amoureusement avec ses reliures
[ne peut corrompre.
Oh ! ce sont là des plaisirs que rien jamais
[et voilà qui tend à montrer
A la tonne et à la toise, il fait ses achats, —
[savoir peu.
combien un homme peut avoir beaucoup, et
[tremblantes,
Maintenant voyez-le, de ses mains gantées et
caresser ses Cape, soupeser ses Derôme,
[devant une marge trop rognée,
tantôt exhaler du fond du cœur un soupir
[blures, de petits fers et de filets.
tantôt se sentir renaître à la vue de dou-
[volumes.
Ainsi passent ses jours, à farfouiller de vieux
[l'enfermer I
Il appelle cela de l'amour !... — On devrait
Le marquis d'Argenson en prenait
son parti légèrement, en élégant seigneur
français, lorsqu'il donnait pour inscrip-
BOUQUINIANA
tion à une bibliothèque cette devise re-
nouvelée des saints livres :
Miilti vocati, pauci lecti.
J'ai trouvé dans un Nouveau Recueil
d'Enigmes, Charades et Logogriphes,
publié à Rouen, sans date, chez Lecrève-
Labbez (in-i8, p. 72), une énigme assez
pauvrement versifiée, mais qui nous lais-
sera sous une impression plus gaie.
A l'abri d'une peau légère,
Je tiens cent héros enfermés;
Et par moi seulement leurs faits si renommés
Sont à couvert de la poussière.
Cependant, sous l'éclat des ornements divers,
Dont ma figure est revêtue,
Je cache avec soin à la vue [vers.
Un corps qui bien souvent est tout farci de
[rante,
Jugez de mes emplois : quoique fort igno-
En un espace assez petit
Je renferme beaucoup d'esprit ;
Mais qui de me voir se contente
Sans jamais regarder ce que j'ai dans le cœur,
Est sans doute un pauvre docteur.
BOUQUINIANA 89
XIV
L'amour des livres pour les livres,
quelque futile et condamnable qu'il
puisse-être, — et il s'en faut que cette
question soit tranchée, — ne date pas
d'hier.
Chez les Grecs, Aristote acheta après
^^ la mort de Speusippe, quelques uns de
^ ses livres pour la somme de 72,000 ses-
terces. Platon acquit le livre de Phi-
lolaiis le pythagoricien, d'où il tira le
Timée, dit-on, au prix de 10,000 de-
niers. Sur quoi Aulu-Gelle remarque
que les sages méprisent l'argent en com-
paraison des livres.
Cicéron ne tarit pas sur la joie d'ac-
quérir et de posséder des livres, et de sa
correspondance avec son ami Atticus il
appert que celui-ci non seulement col-
lectionnait des volumes, mais en faisait
commerce. Nil siib sole novum.
C'est Asinius Pollio qui fonda la pre-
mière bibliothèque publique à Rome;
mais les bibliothèques particulières n'é-
taient pas rares. Sylla en avait une re-
marquable. « Parmi les trésors que Lu-
8
90 BOL'QUrNIANA
cuUus rapporta de ses guerres d'Asie, et
dont il orna sa maison de Tusculum, dit
Géraud dans son Essai sur les Livres dans
l'antiquité^ il faut compter une précieuse
collection de livres qu'il se fît gloire
d'augmenter encore et dont il permit le
libre accès aux savants et aux littéra-
teurs. ))
« Du temps de Sénèque, rapporte le
même écrivain, le luxe des bibliothèques
était poussé à Rome à un degré inimagi-
nable. Une bibliothèque était regardée
comme un ornement nécessaire dans une
maison; aussi en trouvait-on jusque chez
les gens qui savaient à peine lire, et si
considérables que la lecture des titres
des livres aurait seule rempli la vie du
propriétaire. C'est vers ce temps que
vint à Rome le grammairien Epaphro-
dite de Chéronée, qui ramassa jusqu'à
3o,ooo volumes de choix (Suidas). Plus
tard, Sammonicus Severus, précepteur
de Gordien le Jeune, laissa à son élève
la bibliothèque qu'il avait reçue de son
père, et qui se montait à 62,000 vo-
lumes. »
Saint Pamphile, prêtre et martyr, pos-
séda, au témoignage d'Isidore, 3o,ooo
BOUQUINIANA 9I
volumes, dont il fit présent à l'église de
Césarée.
Au v« siècle de l'ère chrétienne, Si-
doine Apollinaire nous signale l'exis-
tence de plusieurs bibliophiles en Gaule,
parmi lesquels Loup, professeur à Péri-
gueux ; Manus, consul à Narbonne ;
Rurice, évêque de Limoges; Tonance
Ferréol, dans sa maison de Prusiane,
sur le Gardon, non loin des frontières
du Rouergue.
Sans suivre une filiation qui serait
trop longue, les bibliophiles doivent
aussi reconnaître comme un de leurs
ancêtres, — inattendu pour la plupart
d'entre eux, j'imagine, — l'Anglais Tho-
mas Brition, charbonnier ambulant,
musicien et chimiste. Il laissa après sa
mort une collection de partitions dont
la vente atteignit près de cent livres ster-
ling, des instruments de musique pour
quatre-vingts livres, et une remarquable
bibliothèque musicale et scientifique.
Quelques années auparavant (1714), il
avait vendu aux enchères une belle col-
lection de livres et de manuscrits se rap-
portant en majorité aux Roses-Croix et
à leurs doctrines. Il existe, paraît-il, un
92 BOUQUINIANA
catalogue imprimé de chacune de ces
collections.
XV
Il faut dire deux mots de cette ques-
tion des catalogues, dont l'histoire serait
bien curieuse et constituerait, en réalité,
par ses inventaires successifs, Thistoire
de la bibliographie tout entière, — c'est-
à-dire de la marche progressive de l'es-
prit humain dans ses manifestations
écrites.
« Les premiers catalogues de librairie,
dit Werdet, remontent à 1478 et 1474;
ils proviennent d'une librairie de Stras-
bourg, celle de Mentelin, et des presses
de Baemler, à Augsbourg. »
Voilà un fait précis, qui a son impor-
tance dans les limites où il est donné. Il
est bien clair, en effet, que, du moment
qu'il y a eu des livres, — je veux dire
des écrits quelconques, — offerts en vente
au public, — et il y en a eu, dès l'inven-
tion de l'écriture, à Rome, en Grèce, en
Egypte, en Chine, partout, — les ven-
BOUQUINIANA qS
deurs ont annoncé aux acheteurs ce
qu'ils avaient à vendre dans des listes
qui n'étaient véritablement que des cata-
logues. Ce point réglé, n'étes-vous pas
de l'avis de Vessayist Leigh Hunt lors-
qu'il dit :
« Un catalogue n'est pas une simple
liste de choses à vendre, comme les pro-
fanes peuvent se l'imaginer. Même un
catalogue de commissaire-priseur sug-
gère mille réflexions à celui qui le par-
court. Jugez donc ce qu'il doit en être
d'un catalogue de livres dont les titres
seuls embrassent le cercle du monde en-
tier, visible et invisible : géographies —
biographies — histoires — amours —
haines — Joies — chagrins — cuisines
— sciences — modes — et l'éternité ! »
Aussi ne nous étonnerons-nous pas
du mot de Jules Janin :
« Bon nombre d'honnêtes gens n'ont
pas laissé d'autre oraison funèbre que
le catalogue de leur bibliothèque, où
toute louange est contenue. »
A cette question se rattache naturelle-
ment celle de la valeur vénale des livres
et du placement plus ou moins avanta-
geux que font ceux qui les achètent. Si
8.
94 BOUQUINIANA
Ruskin a pu dire que l'on n'a jamais vu
d'amateur de livres ruiné par sa pas-
sion, c'est qu'il ne la satisfait qu'en ac-
quérant des objets de réelle valeur.
Quelques-uns se cabrent à cette idée
de spéculation ; ils répéteraient volon-
tiers ces vitupérations de Bollioud-
Mermet :
« O ! le noble et rare talent, qui tra-
vestit le philosophe en marchand de
livres ! Piilchra sane ars quce de philoso-
pha libj^ariumfacitl [Pétrone.) Détestable
industrie, négoce honteux, digne du mé-
pris public : excès de cupidité, qui met
quelquefois la probité aux abois , et
l'art du connaisseur au-dessous des con-
ditions les plus viles ! »
D'autres — c'est le plus grand nombre
— voient la chose plus froidement,
plus justement. Ils savent, comme le
disait S. de Sacy, que « les livres sont
un capital » et que, « bien choisis », ils
doublent de valeur en dix ans » Et ils ne
se font pas, à l'occasion ou au besoin,
scrupule d'en profiter. En attendant, ils
ont un argument pour se concilier leur
femme , l'ennemie-née du bibliophile,
comme nous l'avons vu. Ils peuvent lui
BOUQUINIANA gS
soumettre des considérations comme
celle-ci :
« Ménagères qui avez le bonheur de
posséder un mari bibliophile, au lieu de
faire une mine refrognée lorsque vous
voyez arriver un nouveau paquet de
livres et que la bibliothèque envahit
peu à peu tout l'appartement, réjouissez-
vous donc ! C'est la fortune de vos en-
fants qui augmente... Quelle est d'ail-
leurs la vertu que ne supporte pas
l'amour des livres ! Douceur, frivolité
de caractère, indulgence ; point de ja-
lousie, point de tracasseries, la femme
d'un bibliophile est nécessairement la
maîtresse de la maison, pourvu (ju'elle
sache s'arrêter au seuil du cabinet. »
XV
Capables d'une influence si utile et si
louable, les livres méritent, il faut bien
le croire enfin, tous les respects. Le vieux
Richard de Bury a , dans son Philo-
biblon^ dressé le code ou, si vous pré
ferez, le protocole des égards qui leur
sont dûs avec une naïveté de bon sens
96 BOUQUINIANA
qui me paraît délicieuse dans sa proli-
xité.
« Nous remplissons un devoir sacré de
piété, dit-il, quand nous traitons les
livres avec soin et aussi quand nous les
replaçons au lieu qui leur est réservé et
les remettons à une garde inviolable ; si
bien qu'ils se réjouissent de rester purs
tant que nous les avons entre nos mains,
et qu'ils reposent en sûreté lorsqu'ils
sont rendus à leur lieu de dépôt... C'est
pourquoi nous croyons expédient de
mettre en garde nos étudiants contre
diverses négligences, qui peuvent facile-
ment s'éviter, et qui font un mal éton-
nant aux livres.
a En premier lieu, pour ce qui est de
l'ouverture et de la fermeture des livres,
mettons-y la modération convenable,
afin que les fermoirs n'en soient pas
défaits avec trop de hâte, et que, lorsque
nous avons fini notre inspection, ils ne
soient pas mis de côté sans être dûment
clos. Car c'est notre devoir d'entourer
un livre de beaucoup plus de soins
qu'une paire de bottes...
« Il a pu vous arriver de voir un jeune
homme à tête drue, flânant paresseuse-
BOUQUINIANA 97
ment sur son travail ; et lorsque le gel
de l'hiver est piquant, son nez, coulant
sous la morsure du froid, laisse tomber
des gouttes, sans qu'il songe à les essuyer
avec son mouchoir avant qu'elles aient,
de leur vilaine humidité, arrosé le livre
qu'il a devant lui. Que n'a-t-il devant
lui, non pas un livre, mais un tablier de
savetier ! Ses ongles sont bourrés d'une
ordure fétide, aussi noire que du Jais ;
il en marque, à son caprice, tels ou
tels passages. Il insère et fixe en diffé-
rentes places une multitude de pailles,
pour que ces brins de chaume lui rap-
pellent ce que sa mémoire ne peut
retenir. Ces pailles, parce que le livre n'a
pas l'estomac assez fort pour les digérer
et que personne ne les retire, commen-
cent par distendre le volume, l'empêcher
de se fermer comme d'ordinaire, et, à la
longue, abandonnées et oubliées, tombent
en poussière. — Il ne craint pas de man-
ger du fruit ou du fromage au dessus
d'un livre ouvert, ou de porter insou-
ciamment une coupe de la table à ses
lèvres et de ses lèvres à la table ; et
comme il n'a pas de sac à ordure à sa
portée, il laisse tomber dans le livre les
BOUQUIMANA
miettes qui restent. Bavardant sans
relâche, il n'est jamais las de discuter
avec ses compagnons, et, tandis qu'il met
en avant une foule d'arguments stupides,
il mouille le livre à demi ouvert sur ses
genoux des ondées de sa salive. Oui; et
ensuite, croisant tout d'un coup les bras,
il se penche sur le livre et, en évoquant
un moment de travail, fait venir un
somme prolongé; puis, pour effacer
les plis du papier, il retourne la marge
des feuilles, au grand détriment du livre.
— Voilà les pluies finies et passées ; les
fleurs ont apparu dans notre pays. Alors,
l'étudiant dont nous parlons, plus propre
à gâter les livres qu'à les examiner,
bourre son volume de violettes, de pri-
mevères et de roses. De ses mains moites
de sueur il retourne les volumes ; il
feuillette le blanc vélin avec des gants
couverts de toute sorte de poussière, et
de son doigt revêtu d'un cuir usé suit
les lignes d'un bout à l'autre de la page ;
enfin, dès qu'une mouche le pique, il
jette de côté le livre sans le fermer
comme il convient, et le volume reste
ainsi des mois entiers, si bien qu'il se
remplit tellement de poussière qu'il ré-
BOUQUINIANA 99
siste ensuite aux efforts qu'on fait pour
le clore.
« Mais il faut surtout interdire le manie-
ment des livres à ces jeunes gens éhontés,
qui, dès qu'ils ont appris à former les
lettres, deviennent, du moment qu'ils en
ont l'occasion, de lamentables annota-
teurs; qui, partout où ils trouvent une
marge disponible autour du texte, la
garnissent d'alphabets monstrueux, ou
bien laissent leur plume y écrire toutes les
frivolités qui leur viennent en tête. D'un
autre côté, le latiniste, le sophiste, tous
les écrivains ignorants y essaient la taille
de leur plume, pratique qui, nous l'avons
vu souvent, amoindrit l'utilité et la valeur
des plus beaux livres.
« Il y a aussi une catégorie de voleurs
qui mutilent honteusement les livres,
coupant les marges extérieures pour s'en
faire du papier à lettre, et ne laissant
que le texte, ou employant les feuilles
laissées au commencement et à la fin
pour protéger le volume, à des usages et
à des abus divers, — genre de sacrilège
qu'on devrait punir.
« C'est un devoir de civilité pour un
étudiant, lorsque après le repas il revient
BOUQUINIANA
à Tétude, de se laver invariablement
avant de lire, et de ne jamais ouvrir les
fermoirs ou tourner les feuillets d'un
livre avec des doigts graisseux. Ne lais-
sez pas non plus un enfant pleurard
admirer les enluminures des lettres capi-
tales, de peur qu'il ne salisse le parche-
min de ses doigts mouillés, car un enfant
touche d'abord tout ce qu'il voit...
« Chaque fois qu'on remarque des dé-
fauts dans les livres, il faut les réparer
promptement ; en effet, rien ne s'agran-
dit plus vite qu'une déchirure, et un
accroc négligé sur le moment devra plus
tard être raccommodé avec beaucoup
plus de peine et moins de succès. »
XVI
C'est s'acquitter d'une partie du respect
que l'on doit aux livres que de les revê-
tir de belles reliures. Et c'est aussi se
donner à soi-même des jouissances déli-
cates, car, comme le dit Mr. Davenport,
« il est parfaitement vrai que de tous les
meubles, les livres sont les plus agréa-
bles à l'œil ». Jules Janin l'avait déjàpro-
BOUQUINIANA lOI
clamé avec plus d'élan : « Le livre est si
bien fait pour être orné ; il porte avec
tant de bonheur toutes les élégances ! »
Et avant lui encore, Chevillé s'écriait, en
son lyrique enthousiasme :
« O Dieux et déesses ! quoi de plus
rare et de plus charmant que la contem-
plation d'un beau livre imprimé en bons
caractères, gros ou menus, avec une
bonne encre indestructible!... Il n'y a
pas de tableau du plus grand maître qui
soit plus agréable aux yeux de l'honnête
homme et du savant parfait. Honte et
malheur à qui se lasserait de regarder un
pareil livre, imprimé sur vélin ou sur
grand papier !
Tout le monde y consent et nul n'y contredit.
Boulliod-Mermet lui-même déclare
que a des livres ainsi conditionnés bril-
lent aux yeux, flattent le goût, font les
délices de ceux qui les possèdent ».
Le grave et sobre Mouravit s'échauffe
aussi sur ce sujet. « Quoi de plus beau,
s'écrie-t-il, qu'un livre dont le papier n'a
pas été parcimonieusement mesuré, et
qui laisse l'œuvre du typographe enca-
drée, comme une belle estampe, au mi-
BOUQUINIANA
lieu de marges spacieuses et bien pro-
portionnées ! »
Et il ajoute : « Rechercher une certaine
élégance dans la reliure de nos livres, ce
n'est pas seulement leur payer notre
dette de reconaissance, c'est encore don-
ner une preuve de notre passion pour
les choses de Part, de cet amour des
ineffables harmonies que toute nature
d'élite veut trouver ou faire naître en
tout et partout : c'est en un mot, laisser
un vivant témoignage de notre goût....
« La reliure n'est pas seulement un
abri contre les destruction, mais elle
doit révéler de prime abord, par son
élégance, par sa richesse plus ou moins
grande, par son style, le mérite, le prix,
la nature même du joyau qu'elle renfer-
me. »
Napoléon disait : « Je veux de belles
éditions et d'élégantes reliures. Je suis
assez riche pour cela. »
Un bibliophile anglais qui rapporte ce
propos et qui n'aime guère l'Ogre de
Corse, ne peut s'empêcher de s'attendrir :
« Il fallait qu'il ne fût pas mauvais
jusqu'au fond. » So he could not be enti-
rely had.
BOUQUINIANA Io3
Le journal The Critic, qui se publie
aux Etats-Unis , insérait naguère des
vers amusants sous ce titre : « Comment
un bibliomaniaque relie ses livres. » J'en
citerai quelques strophes :
J'aimerais à relier mes lives favoris
de sorte que leur vêtement extérieur
à l'esprit de tout bibliomaniaque
révélât leur contenu.
La vie de Napoléon reluirait en rouge,
la vie de Jean Calvin en bleu ;
Ainsi symboliseraient-elles l'eflusion du sang
et la nuance d'une religion atrabilaire.
Les Papes iraient bien en écarlate ;
en vert jaloux, Othello;
En gris, la Vieillesse de Cicéron ;
et les Cris de Londres en jaune.
Mon Wallon (i) ne pourrait mieux exprimer
son art aimable qu'en saumon.
Les guerres intestines, je les habillerais de
[vélin,
tandis qu'une peau de truie contiendrait mon
Bacon... (2).
(i) Isaac Walton, écrivain anglais, célèbre par
son traité sur la Pèche à la ligne.
(2) Francis Bacon, l'auteur du Novtim Orga-
num et des Essays. — Bacon est un vieux mot
français, passé en anglais avec son sens de lard.
104 BOUQUINIANA
Les tranches de la biographie d'un sculpteur
seraient marbrées comme il convient...
Les faits et dates de la guerre de Crimée,
reposeraient sous lafragrance d'uncuir russe,
et l'histoire de la conquête des Etats barba-
sous un maroquin écrasé... [resques,
XVII
« Aimer le livre et aimer la lecture
sont une seule et même chose pour tout
esprit cultivé », a dit encore G. Mou-
ravit. Un amateur qu'il cite, sans le
nommer, fait un pas de plus et va jus-
qu'à dire : « Il y a une grande curiosité
qui s'attache avant tout au mérite des
livres ; il y en a une petite qui s'attache
à leur rareté ou à leur bizarrerie. »
Et pourquoi dédaigner si superbement
« la petite curiosité ! » Peut-être, après
tout, le collectionneur, dont un jeune
poète (Camille Delthil : Les Tentations)
nous fait le portrait dans le sonnet sui-
vant, n'est-il pas si absurde et si ridi-
cule :
BOUQUINIANA Io5
Ah ! comme il trouve bon de vivre !
Tout rajeuni, tout radieux,
Dans son habit râpé de vieux.
Un immense bonheur l'enivre !
Enfin, il est à lui, le livre,
Cet aide rare et précieux,
Et qui faisait tant d'envieux.
Il ne l'a payé qu'une livre.
Il le chercha vingt ans ; hé bien !
Il le possède ; c'est l'unique !
Tous les autres ne valent rien.
Aux connaisseurs il fait la nique,
Et son orgueil est grand ; il a
Ce que personne n a. Voilà !
Mais, comme Mr. J. Royers Rees le
fait très justement remarquer dans ses
Pleasiires of a Book-Worm, « l'avidité
avec laquelle on recherche et achète les
premières éditions des livres fameux et
les volumes contenant des autographes
de l'auteur ou réveillant d'une façon ou
d'une autre des souvenirs spéciaux, n'a
rien qu'on doive déplorer. Le dada du
dénicheur de livres est assurément aussi
sensé que tout autre, et, de plus, il en
appelle directement au cœur et à la tête,
aux sentiments affectifs et à l'intelli-
ligence. »
9.
I06 EOUQUINIANA
« Qui peut se vanter d'avoir lu le
Télémaque tel que l'écrivit Fénélon,
demande Jules Janin, s'il n'a pas lu Té-
lémaque dans l'édition originale ? »
M. Aug. Laugel exprime la même idée
en la développant jusqu'à s'en enthou-
siasmer et à bondir du terre-plein de
l'érudition aux régions éthérées du senti-
ment:
« Pourquoi voulons-nous posséder
des éditions originales ?... C'est pour
avoir le document vrai, la pensée de
l'auteur, telle qu'elle est sortie de son
cerveau...
a Par l'étude des additions, des chan-
gements, des retranchements [dans les
éditions originales successives], nous
entrons dans le cœur même de l'auteur.
La bibliophilie devient ici de la psycho-
logie... »
Et, supposant qu'il vient de découvrir
tout à coup, sur un vieux bouquin relié
en veau, les armes de Mme de Sévigné,
il repart en un mouvement dithyram-
bique :
« Pensez-vous que ces armes ne me
feraient pas bondir de joie ? Avoir à soi,
tenir dans ses mains, toucher, manier,
BOUQUINIANA 10/
remanier un livre qui a été lu par Tado-
rable femme qui a donné tant d'heures
de joie à toute âme bien née, n'est-ce
rien ? Et croyez-vous que, si telle trou-
vaille était faite, l'heureux bibliophile,
possesseur du volume, s'amuserait sotte-
ment à en changer la reliure, à mettre
du maroquin où il y avait du veau?
Celui qui commettrait un tel crime se-
rait honni de tous ceux qui ont l'amour
du livre, »
Ailleurs, il s'explique, d'un ton plus
calme, mais non moins convaincu :
« Non, l'amour du livre n'est pas,
comme beaucoup le croient et le disent,
un amour matériel : ce n'est pas l'amour
de l'or, fût-il aux petits fers et creusé
par les mains les plus habiles, ni l'amour
du beau papier, ni l'amour de ces re-
liures élégantes où la fantaisie des grands
relieurs s'est donné carrière, ni l'amour
de ce qu'on appelle la provenance, c'est-
à-dire des noms illustres d'anciens pro-
priétaires, rois, reines, princes et prin-
cesses, bibliophiles fameux ; il y a dans
l'amour du livre un peu de tout cela,
mais il y a autre chose encore, il y a un
sentiment idéal, difficile à définir, où
I08 BOUQUINIANA
entre le respect de l'intelligence humaine
dans les plus nobles expressions qu'elle
ait trouvées, en même temps que la re-
connaissance pour ceux qui ont, avant
nous, éprouvé ce respect et qui en ont
donné la preuve dans le soin qu'ils ont
mis à orner, à conserver, à perpétuer les
plus beaux ouvrages de l'homme. »
Et, en dépit des anecdotes malveil-
lantes, plus ou moins authentiques, mais
en tout cas malaisées à muliplier désor-
mais, ils sont si bons, ces « amis du
livre et du rien à faire ! Ils oublient
volontiers dans l'oisiveté du chez soi,
domesticus otior, disait Horace, toutes
les passions mauvaises, les vanités mi-
sérables, les ambitions malsaines, les
petits honneurs, les petits devoirs : le
vrai bibliophile est content de lui-même
et des autres» (Jules Janin).
Encore se prépare-t-il, sans le savoir, de
nouvelles sources de jouissances. M. Oc-
tave Uzanne, — experto crede Roberto,
— fait finement et justement remarquer
que « la monomanie bouquinière, au
début limitée, conduit très insensible-
ment, mais assez logiquement, à la po-
lymaniedes choses rares et précieuses ».
BOUQUINIAN'A 1 09
a C'est, dit-il, que l'amour des livres
est complexe et qu'il touche à la fois à
l'art bibliopégique, à l'iconophilie et à
l'autographie, et à toutes les manières de
reproductions de l'idéologie....
« Le bibliophile se chrysalide dans sa
bibliothèque et se révèle papillon dans
la recherche du bric-à-brac ; on le croit
ermite dans son cocon maroquiné, il se
révèle ailé tout à coup dans l'ardeur de
sa chasse au bibelot. »
Après tant de plaidoyers pour ou con-
tre, un mot de Charles Asselineau me
paraît de nature à rallier toutes les opi-
nions.
Lâchasse aux bouquins est, à sesyeux,
« une innocente manie, qui se repait
d'elle-même, et qui touche à l'honneur
des lettres et de la patrie, tout en faisant
subsister quatre ou cinq industries »
c'est-à-dire des milliers d'êtres humains.
Jugement inattaquable, je crois, et
bien fait pour nous mettre la conscience
en repos.
FIN
ACHEVÉ d'imprimer
le 14 Juin igoi
SUR LES PRESSES DE
PAIRAULT & O'
H. DARAGON, Libraire
ibiiothèque
site d'Ottawa
échéance
The Library
Univers! ty of Ottawa
Date Due
CE
a39003 q055383Z2b
et Z 0992
•G3d8 1901
COO GAUSSERON.
ACC# 1431786
B BOUQUINIAN