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Full text of "Bouquiniana : notes et notules d'un bibliologue"

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Universitas 

SCHOLA 
BIBLIOTHECARIORUM 


Digitized  by  the  Internet  Archive 
in  2011  with  funding  from 


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University  of  Ottawa  y'-. 


http://www.archive.org/details/bouquiniananotesOOgaus 


Collection   du    Bibliophile    Parisien 


BOUQUINIANA 

Notes  et  Notules 

d'un  Bibliologiie 

par 

B.-H.  GAUSSERON 


PARIS 

H.  DARAGON,  Libraire 

10,  Rue  Notre-Dame-de-Lorette,  lo 

1901 


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BOUQUINIANA 


Il  a  été  tiré  de  cet  ouvrage 

TROIS   CENT    SOIXANTE-QUINZE  EXEMPLAIRES   : 

10  exemplaires  sur  papier  du  Japon  (A  à  J). 
5  exemplaires  sur  papier  de  Chine  (K  à  O). 
lo  exemplaires  sur  papier  de  Hollande  (P  à  Y). 
35o  exemplaires  sur  alfa  vergé  (i  à  35o). 


/ 


Droits  réservés  pour  tous  pays  y  compris  la  Suède,  la  Norvège 
et  le  Danemark 


COLLECTION  DU  BIBLIOPHILE  PARISIEN 


BOUQUINIANA 

Notes   et  Notules 

d'un  Bibliologue 


B.-H.   GAUSSERON 


"^ 


PARIS 

H.  DARAGOiN,   Libraire 

10,  Rue  Notre-Dame-de-Lorette,   lo 

1901 


UnivesituS 

SCHOLA 


2 


AVANT-PROPOS 


L  manque  un  volume ,  entre 
autres,  à  la  collection,  si  vaste 
et  jamais  complète  des  ana. 
J'essaie  de  combler  cette  la- 
cune. Non  pas  que  j'aie  la  prétention, 
qui  serait  ridicule,  de  réunir  ici  tout  ce 
qui  a  été  dit  et  écrit  de  mots  plaisants 
ou  mélancoliques,  indulgents  ou  sévères, 
d'anecdotes,  de  maximes,  d'aphorismes, 
d'apophtegmes,  de  sentences,  de  juge- 
ments à  propos  du  livre.  Mais  j'aurai  du 
moins  formé  comme  un  noyau  autour 
duquel  chacun  pourra  grouper  le  résultat 
de  sa  propre  expérience,  —  recherches 
ou  sentiments.  C'en  est  assez  pour  mon 
ambition. 

Lorsqu'on  aime  un  objet,  tout  ce  qui 

1 


AVANT-PROPOS 


s'y  rapporte,  tout  ce  qu'on  en  raconte, 
en  bien  ou  en  mal,  touche  vivement  l'être 
épris,  a  un  écho  Joyeux  ou  douloureux, 
sympathique  ou  indigné,  dans  son  cœur. 
C'est  à  ceux  qui,  comme  moi  aiment  le 
livre  que  ces  pages  s'adressent.  Tous  les 
amants  du  livre  sont  curieux  des  opi- 
nions et  des  impressions  de  ceux  qui 
l'ont  aimé  avant  eux  ;  non  pas  seulement 
des  éloges  et  des  enthousiasmes,  mais 
encore  et  davantage  peut-être  des  repro- 
ches et  des  malédictions  des  malavisés 
qui,  lui  demandant  plus  ou  autre  chose 
que  ce  qu'il  peut  donner,  ont  fait,  sous 
le  coup  de  leur  déception,  profession  de 
le  haïr,  sans  vouloir  convenir  que  la 
haine  n'est  au  fond,  en  ce  cas  comme  en 
tant  d'autres,  que  de  l'amour  blessé. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  livre  est,  pour 
tous  ceux  qui  lisent,  un  personnage  ubi- 
quiste,  hermaphrodite,  omniscient,  tou- 
jours jeune  et  toujours  vieux,  dont  la 
fonction  est  de  parler  et  de  faire  parler, 
—  voire  penser, —  et  qui  émet  et  inspire 
souvent  des  dits,  appuyés  ou  non  de 
gestes,  mais  qui  sont  bons  à  recueillir 
et  à  répéter.  J'en  ai  glané  bon  nombre, 
au  hasard  de  la  rencontre  et  du  caprice, 


AVANT-PROPOS 


et  j'en  ai  fait  une  gerbe  que  j'offre  à  mes 
frères  en  bibliophilie,  n'y  ayant  fourni 
qu'un  lien  assez  lâche  pour  que  chacun 
d'eux  y  puisse  ajouter  sa  moisson. 

B.-H.  G. 


BOUQUINIANA 


I 


ïva  BtêXiov,  lAsya  xaxdv,  «  gros 
livre, grand  fléau  »,  dit  la  sagesse 
hellénique  qui,  pour  n'être  pas 
infaillible,  est  toujours  bonne 
à  méditer.  Il  faut  reprendre  et  répandre 
cet  apophtegme,  notamment  ;  car  à  l'ob- 
server, que  d'auteurs  gagneraient,  sans 
compter  le  public  ! 

C'est  ce  que  pensait  La  Fontaine,  lors- 
qu'il disait  de  son  ton  bonhomme  : 

Les  longs  ouvrages  me  font  peur. 

Trop  de  rigueur  serait  pourtant  hors 
de  saison  ;  rappelons-nous  le  mot  de 
Juvénal  :  Periturœ  parcite  chartœ. 
M  Soyez  indulgents  au  papier  péris- 
sable !  » 

1. 


BOUQUINIANA 


C'était  l'avis  de  Tom  Brown  ;  du  moins 
est-ce  ainsi  qu'on  peut  comprendre  sa 
boutade  :  «  Certains  livres  sont  comme  la 
ville  de  Londres  :  ils  valent  davantage 
après  avoir  été  brûlés.   » 

Le  même  humoriste  fait  cette  remarque 
à  double  détente  : 

«  Les  pièces  de  théâtre  et  les  romans 
se  vendent  autant  que  les  livres  de  piété; 
mais  il  y  a  cette  différence:  les  gens  qui 
lisent  les  premiers  sont  plus  nombreux 
que  ceux  qui  les  achètent  ;  et  les  gens 
qui  achètent  les  seconds  sont  plus  nom- 
breux que  ceux  qui  les  lisent.  » 


II 


Voici  une  série  de  pensées  détachées 
d'écrivains  anglais,  toutes  en  l'honneur 
des  livres  : 

«  Les  livres,  disait,  au  commencement 
du  xvii^  siècle,  sir  Thomas  Overbury, 
nous  rendent  présent  le  temps  déjà  vécu. 
La  gloire  prolonge  une  des  extrémités 
de  notre  vie,  et  les  livres  en  reportent 
l'autre  plus  loin  en  arrière.  » 


BOUQUINIANA 


Or,  comme  le  remarque  fort  justement 
le  grand  savant  philologue  E.  Littré, 
«  un  penchant  naturel  conduit  l'homme 
à  la  contemplation  du  passé.  Les  vieux 
monuments,  les  vieux  livres,  les  vieux 
souvenirs  éveillent  en  lui  un  intérêt 
profond.   » 

«  A  Tcxception  de  l'homme  vivant, 
rien  n'est  plus  merveilleux  qu'un  livre  ! 
a  écrit  notre  contemporain  Kingsley. 
C'est  un  message  qui  nous  arrive  des 
morts,  d'êtres  humains  que  nous  ne 
vîmes  jamais,  qui  vécurent  peut-être  à 
des  milliers  de  lieues  de  nous  et  qui 
pourtant,  dans  ces  petites  feuilles  de  pa- 
pier, nous  parlent,  nous  amusent,  nous 
terrifient,  nous  instruisent,  nous  récon- 
fortent, nous  ouvrent  leur  cœur  comme 
à  des  frères.  " 

J'ai  lu  dans  un  vieux  numéro  du  jour- 
nal si  pittoresquement  appelé  The  Book- 
worm  un  mot  suggestif  :  «  Tout  grand 
livre  est  un  acte  et  tout  grand  acte  est 
un  livre.  » 

Le  professeur  Rogers  avait  donné  d'a- 
vance le  commentaire  de  cette  laconique 
et  héroïque  formule.  «  Entre  les  diverses 
influences    extérieures    au    milieu   des- 


BOUQUINIANA 


quelles  le  genre  humain  se  développe,  le 
livre  est  incomparablement  la  plus  im- 
portante, et  la  seule  qui  soit  absolument 
essentielle.  C'est  sur  lui  que  repose  l'édu- 
cation collective  du  genre  humain.  C'est 
le  seul  instrument  qui  enregistre,  per- 
pétue et  transmette  la  pensée.  »  Ajou- 
tons :  —  et  les  actions  dignes  de  mé- 
moire. 


III 


Cette  influence  du  livre,  incalculable 
et  comme  illimitée  dans  l'histoire  du 
genre  humain,  se  traduit  de  la  façon  la 
plus  diverse  chez  les  individus.  «  J'ai 
connu  des  femmes,  dit  le  journal  d'Ad- 
dison,  the  Spectator  (3i  mai  1710),  qui, 
pourvu  qu'elles  passent  matin  et  soir 
une  heure  dans  leur  cabinet  à  lire  une 
prière  dans  six  ou  sept  différents  livres 
de  dévotion,  tous  également  dépourvus 
de  bon  sens,  avec  une  sorte  de  chaleur 
qu'un  verre  de  vin  ou  un  peu  de  jus  de 
citron  pourraient  aussi  bien  produire, 
pensent  que,  le  reste  du  temps,  elles  peu- 


BOUQUINIANA  1 3 


vent  aller  partout  où  leur  passion  per- 
sonnelle les  conduit.  » 

«  C'est  par  l'amour  des  lettres  qu'il 
faut  être  conduit  à  l'amour  des  livres  », 
déclare  sévèrement  Sylvestre  de  Sacy. 
Mais  la  marche  inverse  n'est  pas  rare,  et 
le  résultat  peut  être  excellent  dans  les 
deux  cas. 

En  effet,  le  plus  souvent,  les  livres  ins- 
pirent une  noble  émulation,  et,  s'il  est 
vrai  que  fit  fabricando  faber^  il  l'est 
aussi  qu'au  milieu  des  bouquins  on  se 
sent  un  penchant  naturel  à  se  faire  au- 
teur. Le  père  du  fameux  homme  d'Etat 
anglais  qui,  sous  le  nom  de  lord  Bea- 
consfiel,  a  fait  entrer  Israël  à  la  Chambre 
des  pairs  du  Royaume-Uni,  Isaac  Dis- 
raeli, n'admet  pas  qu'on  ne  ressente  pas 
cette  sollicitation,  et  méprise  qui  n'y 
cède  point,  manière  commode  de  s'en 
estimer  soi-même  davantage.  «  Celui, 
dit-il,  qui  passe  une  grande  partie  de  son 
temps  au  milieu  des  abondantes  res- 
sources d'une  bibliothèque  et  qui  n'as- 
pire pas  à  y  ajouter  encore  un  peu,  ne 
serait-ce  qu'un  catalogue  raisonné,  doit 
vraiment  être  aussi  insensible  qu'un  mor- 
ceau de  plomb.  Il  faut  qu'il  soit  indolent 


14  BOUQUINIANA 


comme  l'animal  appelé  Paresseux,  lequel 
périt  sur  Tarbre  où  il  a  grimpé,  après 
qu'il  en  a  dévoré  les  feuilles.   » 

Le  sentimental  et  le  primesautier  s'en 
rapportent  à  l'apparence.  De  là  cette 
pensée  du  Bookioorm  (mai  1888)  :  «  Les 
titres  des  livres  ont,  comme  les  visages 
des  hommes,  une  physionomie  qui  per- 
met à  l'observateur  sagace  de  savoir  ce 
qu'il  peut  attendre  des  uns  ou  des  au- 
tres. « 

Il  en  est  qui  demandent  aux  livres  la 
consécration  du  temps,  le  consensus  his- 
toriœ.  «  Les  livres  sont  comme  les  pro- 
verbes, dit  sir  William  Temple.  Ils  ti- 
rent leur  principale  valeur  de  l'empreinte 
et  de  l'estime  des  siècles  qu'ils  ont  traver- 
sés. » 

Un  écrivain  espagnol,  Alonzo  d'Ara- 
gon, donne  à  la  même  pensée  une  allure 
plus  familière  et  un  vêtement  plus  pitto- 
resque :  «  Le  vieux  bois,  dit-il,  est  le 
meilleur  à  brûler;  le  vieux  vin  le  meilleur 
à  boire  ;  les  vieux  amis,  les  meilleurs  à  qui 
se  confier,  et  les  vieux  livres  les  meil- 
leurs à  lire.  « 

Le  grand  Bacon  était  de  cet  avis,  et  il 
en    donne    la    raison    en    l'enveloppant 


BOL'QUINIANA 


d'une  belle  métaphore  biblique  :  «  Un 
livre  bien  écrit,  mis  auprès  de  ses  rivaux 
et  de  ses  adversaires,  est  comme  le  ser- 
pent de  Moïse,  qui  engloutit  et  dévora 
sur-le-champ  ceux  des  Égyptiens.  » 

Le  même  William  Temple  disait  en- 
core :  «  Les  petits  écrits  sont  comme  les 
champignons  ou  comme  ces  insectes  qui 
naissent  et  meurent  presque  en  même 
temps.  » 

D'autres  considèrent  que  l'héritage  in- 
tellectuel allant  s'accroissant,  il  y  a  des 
chances  pour  que  les  ouvrages  récents 
soient,  sinon  mieux  faits,  du  moins 
mieux  informés  et  plus  directement 
utiles  que  les  anciens.  C'est  pour  eux 
que  parlait  le  Père  Bouhours  :  «  En  ma- 
tière de  livres,  le  droit  d'aînesse  ne  porte 
pas  de  prérogatives  :  les  cadets  sont  tou- 
jours les  mieux  partagés.  » 

Le  sentiment  que  les  livres  inspirent  à 
beaucoup  est  si  véritablement  de  l'amour 
qu'on  les  compare  à  chaque  instant  aux 
femmes  ;  et  ce  qui  plaît  dans  celles-ci 
est  justement  ce  qu'on  recherche  dans 
ceux-là.  «  Il  en  est,  dit  Hume,  des  livres 
commes  des  femmes,  chez  qui  une  cer- 
taine simplicité  de  manières  et  de  toilette 


l6  BOUQUINIANA 


est  plus  engageante  que  l'éclat  du  fard, 
des  grands  airs  et  des  atours,  lequel  peut 
bien  éblouir  les  yeux,  mais  ne  saurait 
toucher  le  cœur.  » 

Préférez-vous  —  comme  c'est  votre 
droit  —  les  riches  toilettes,  l'apprêt  et 
l'apparat,  retournez  la  proposition  et 
l'interversion  des  termes  n'en  altérera  pas 
la  vérité. 

«  Armes,  femmes  et  livres,  déclare  un 
proverbe  hollandais,  il  faut  les  regarder 
tous  les  jours.  » 

Pour  les  curieux,  «  il  est  des  livres 
qu'on  n'ose  rechercher  et  qu'on  ne  lit 
que  lorsqu'ils  ont  été  défendus  ;  comme 
si  la  malignité  qu'on  y  suppose  était  le 
point  de  perfection,  et  que  la  flétrissure 
qu'ils  ont  reçue  en  fût  le  sceau.  »  Ainsi 
s'exprimait,  il  y  a  près  de  deux  siècles, 
L.-C.  d'Arc,  écrivain  peu  connu,  mais 
apparemment  plein  d'expérience  et  de 
bon  sens,  car,  pour  parler  comme  le 
poète, 

Un  livre  qu'on  soutient  estun  livre  qui  tombe. 

Vers  tellement  vrai  qu'il  suffit  que  le 
bourreau  brûle  un  livre,  que  la  Congré- 
gation le  mette  à  l'index,  qu'un  tribunal 


BOUQUINIANA  I7 


le  condamne  avec  son  auteur,  que  l'au- 
torité cherche  à  l'abattre,  en  un  mot, 
pour  qu'il  devienne  populaire  et  soit  im- 
mortel. 

Tout  le  monde  sait  —  n'est-ce  pas  un 
thème  inépuisable  de  plaisanteries  fa- 
ciles? —  que  certains  possesseurs  de 
bibliothèques  n'en  ouvrent  jamais  un 
volume  et  n'y  entrent  que  pour  faire 
admirer  à  leurs  visiteurs  la  belle  ordon- 
nance des  rayons  et  les  dos  alignés  des 
reliures.  La  Bruyère  appelait  ces  nécro- 
poles des  tanneries.  Le  mot  ne  prouve 
pas  une  compréhension  bien  vive  de 
l'art  bibliopégique,  et  l'on  peut  mépriser 
l'ignare  incuriosité  de  tels  entasseurs  de 
livres  sans  manquer  de  respect  à  des 
veaux  pleins  et  à  des  maroquins  dorés 
qui  n'en  peuvent  mais.  En  tout  cas,  ce 
n'est  point  pour  ceux-là  qu'un  anonyme 
émettait  ce  sage  aphorisme  :  «  Un  livre 
doit  être  placé  dans  une  bibliothèque  de 
manière  à  n'être  jamais  cherché,  mais 
tout  simplement  pris.  » 

Pourquoi  cela  me  rappelle-t-il  le  mot 
de  Carlyle  :  «  La  vraie  Université  de 
notre  temps,  c'est  une  collection  de 
livres  »  ? 

2 


BOUQUINIANA 


Ils  ont  pourtant  leur  utilité,  ces  con- 
trefaçons de  bibliophiles,  ne  serait-ce 
que  d'avoir  fourni  une  image  à  Cham- 
fort  :  «  L'esprit  n'est  souvent  au  cœur 
que  ce  que  la  bibliothèque  d'un  château 
est  à  la  personne  du  maître.  » 

Le  poète  anglais  Pope  adresse  sa  cri- 
tique plus  haut,  mais  elle  frappe  moins 
juste,  lorsqu'il  dit  :  «  Acheter  des  livres 
comme  le  font  certaines  personnes  qui 
ne  s'en  servent  pas,  seulement  parce 
qu'ils  ont  été  imprimés  par  un  imprimeur 
célèbre,  c'est  à  peu  près  comme  si  quel- 
qu'un achetait  des  habits  qui  lui  iraient 
mal,  simplement  parce  qu'ils  auraient 
été   faits  par  quelque  tailleur  fameux.  » 

Il  me  semble  que  les  collectionneurs 
de  médailles,  de  pierres  gravées,  d'ar- 
mes, d'estampes  et  de  tableaux,  sans 
parler  des  autres,  ne  se  servent  pas  plus 
de  leurs  œuvres  d'art  et  de  leurs  reliques 
historiques  qu'un  bibliophile  de  ses  in- 
cunables et  des  exemplaires  uniques  qu'il 
a  dépensé  tant  de  temps,  de  peine  et 
d'argent  à  réunir,  c'est-à-dire,  le  plus 
souvent,  à  sauver.  Laissant  de  côté  le 
plaisir  foncièrement  humain  de  posséder 
de  belles   choses,  des  choses  curieuses. 


BOUQUINIANA  1 9 


des  choses  rares  et  chères,  est-il  donc 
inutile  de  travailler  à  assurer  la  conser- 
vation des  productions,  remarquables  à 
un  point  de  vue  quelconque,  de  l'activité 
humaine  dans  tous  les  ordres  de  ses  ma- 
nifestations, et,  plus  qu'ailleurs  encore, 
dans  le  domaine  de  l'art  typographique, 
dont  un  autre  Anglais,  William  Chap- 
man,  a  pu  dire  en  toute  vérité  :  «  L'his- 
toire du  livre  est  l'histoire  de  la  croissance 
intellectuelle  du  genre  humain.  » 

Victor  Hugo  a  moulé  une  pensée  ana- 
logue en  un  de  ces  vers  d'une  plasticité 
puissante  dont  il  était  coutumier  : 

[lisent. 
L'univers  —  c'est  un  livre  et  des  yeux  qui  le 

Le  rôle  du  livre  dans  la  politique  est 
énorme  et  de  tous  les  instants.  Une  anec- 
dote rapportée  par  Chamfort  nous  le 
montre  pourtant  sous  un  jour  inattendu. 
«  M.  Amelot,  homme  excessivement  bor- 
né, disait  à  M.  Bignon  :  «  Achetez  beau- 
«  coup  de  livres  pour  la  bibliothèque  du 
«  roi,  que  nous  ruinions  ce  Necker.  »  Il 
croyait  que  trente  ou  quarante  mille 
francs  de  plus  feraient  une  grande  af- 
faire. » 

Le  même  Chamfort,  pessimiste  avant 


BOUQUINIANA 


la  lettre,  comme  la  plupart  des  mora- 
listes qui  ne  relèvent  ni  de  Montaigne  ni 
de  Rabelais,  a  écrit  cette  phrase,  que  je 
recommande  aux  procureurs  en  quête 
d'arguments  pour  faire  condamner  un 
ouvrage  imprimé,  comme  immoral  ou 
subversif.  «  Ce  serait  une  chose  curieuse 
qu'un  livre  qui  indiquerait  toutes  les 
idées  corruptrices  de  l'esprit  humain,  de 
la  Société,  de  la  morale,  et  qui  se  trou- 
vent développées  ou  supposées  dans  les 
écrits  les  plus  célèbres,  dans  les  auteurs 
les  plus  consacrés;  les  idées  qui  propagent 
la  superstition  religieuse,  les  mauvaises 
maximes  politiques,  le  despotisme,  la 
vanité  de  rang,  les  préjugés  populaires 
de  toute  espèce.  On  verrait  que  presque 
tous  les  livres  sont  des  corrupteurs,  que 
les  meilleurs  font  presque  autant  de  mal 
que  de  bien.  » 

Je  ne  sais  quelle  pouvait  être  au  juste 
sur  ce  point  l'opinion  des  deux  person- 
nages mis  en  jeu  dans  l'anecdote  suivante, 
dont  j'ai  oublié  la  source,  mais  où  l'on 
trouvera,  je  n'en  doute  pas,  tous  les 
caractères  de  l'authencité. 

Une  dame  dont  le  mari  était  toujours 
absorbé  dans  les  livres,  lui  dit  un  jour 


BOUQUINIANA 


avec  une  amabilité  relevée  d'une  pointe 
de  dépit  :  «  Je  voudrais  bien  être  livre, 
puisque  vous  les  aimez  tant  !  »  Un  ami, 
qui  se  trouvait  là,  entendit  ce  souhait 
conjugal,  et  dans  un  mouvement  de  fran- 
chise étourdie,  s'écria  :  «  Ah  !  si  les  fem- 
mes devenaient  des  livres,  je  souhaiterais 
qu'elles  fussent  almanachs,  car  on  en 
change  tous  les  ans. 


IV 


Différents  livres  intéressent  différentes 
personnes,  et  tout  en  aimant  le  livre  en 
général,  le  bibliophile  n'en  a  pas  moins 
d'ordinaire  ses  préférences  passionnées, 
capables  de  se  changer  en  un  exclusivis- 
me ombrageux.  Qui  distinguera  les  bons 
livres  d'avec  les  mauvais,  ceux  qu'il  faut 
garder  avec  amour  de  ceux  qu'il  faut 
laisser  chercher  leurs  destins  dans  le 
grand  cloaque  de  la  salle  des  ventes  ou 
du  bouquinisme  en  plein  vent? 

Chacun  résout  la  question  à  son  point 
de  vue  et  offre  libéralement  au  goût  des 
autres  de  s'imposer  les  règles  que  le  sien 
"a  choisies. 

2. 


P-OUQl'INIANA 


D'ailleurs,  il  ne  s'agit  pas  tant  de  lire 
tout  que  de  lire  bien  :  «  Ceux  qui  man- 
gent le  plus  ne  sont  pas  les  plus  gras, 
disait  Montaigne  ;  ceux  qui  lisent  le  plus 
ne  sont  pas  les  plus  sçavans,  ils  succom- 
bent sous  la  multitude  des  idées  et  res- 
semble à  nos  anciens  Gaulois  qui,  pour 
être  pesemment  armez,  devenoient  inu- 
tiles au  combat.  » 


Qu'ils  les  lisent  tous  ou  qu'ils  n'en 
lisent  que  quelques-uns,  qu'ils  les  dévo- 
rent sans  désemparer  avant  de  les  placer 
sur  leurs  rayons,  ou  qu'ils  les  savourent 
à  petites  doses  dans  un  commerce  amical, 
souvent  interrompu  et  toujours  repris, 
ceux  qui  aiment  «  leurs  honnêtes  in-lolio  » 
valent  mieux,  comme  l'affirme  le  poète 
anglais  Richard  Le  Gallienne,  que  bien 
des  amants  aux  passions  changeantes, 
tour  à  tour  trompeurs  et  trompés.  Oyez 
plutôt  cette  ballade  tirée  d'un  recueil  de 
poésies  tout  entier  consacré  aux  livres  (i) 
et  traduite  ici  sans  autre  prétention  que 

(i)  Alfred  C.  Brant.  Ballads  of  Books. 


BOUQUINIANA  23 


de  donner  un  peu  l'impression    qui  se 
dégage  de  l'original. 

LE    BIBLIOPHILE 

[vermeilles, 

L'amant  peut  raffoller  de  sa  belle  aux  joues 

le  marin  peut  chanter  la  mer  [bouteille  : 

et  les  buveurs   parler  des   charmes  de  la 

les  livres  ont  plus  de  beauté  pour  moi. 

Un  livre  est  un  trésor  plus  précieux  que  l'or, 
un  héritage  légué  au  genre  humain, 
une  cassette  de  sagesse  où  se  voient 
les  plus  princiers  joyaux  de  l'esprit. 

[soucis  moroses. 
Bien  qu'humble  soit    mon  sort,  je   défie  les 
ayant  les  livres  pour  doux  alliés, 
folie  et  vice  fuiront  ma  présence, 
si  ma  pensée  va  aux  bons  et  aux  sages. 

[feu. 

Quand  je  m'assieds,  à  l'aise,  au  coin  de  mon 
un  vieux  livre  fameux  sur  les  genoux, 
l'amant  en  tête  à  tête  avec  sa  belle  fiancée 
ne  m'inspirerait  qu'une  mince  envie. 

[cœur  se  sent  en  paix  ; 
Je  m'égare  dans  le  monde  des  livres  et  mon 

[à  moi  ; 
les  beaux  royaumes  de  la  fantaisie  sont 

[mon  foyer, 
l'esprit  sacré  de  l'amour  se  repose  alors  à 

[Divin  I 
et  le  livre  que  je  lis  est  vraiment  le  Livre 


24  BOUQUINIANA 


VI 


Si  les  livres  ont  un  tel  attrait,  comment 
s'étonner  qu'on  soit  si  porté  à  les  em- 
prunter et  à  les  garder? 

«  Il  n'y  a  rien  que  l'on  rende  moins 
fidèlement  que  les  livres.  L'on  s'en  met 
en  possession  par  la  même  raison  que 
l'on  dérobe  volontiers  la  science  des 
hommes,  desquels  on  ne  voudrait  pas 
dérober  l'argent.  » 

Qui  a  dit  cela?  Je  ne  sais  plus,  mais 
quel  que  soit  son  nom,    c'était  un  sage. 

Charles  Lamb  établit  des  classes  et 
des  catégories  parmi  les  emprunteurs  de 
livres.  D'après  lui,  «  les  uns  sont  longs 
à  lire;  les  autres  ont  l'intention  de  lire, 
mais  ne  lisent  pas  ;  d'autres  enfin  ne 
lisent  pas  et  n'ont  jamais  eu  l'intention 
de  le  faire,  ne  vous  empruntant  que 
pour  vous  donner  une  bonne  opinion  de 
leur  mérite  intellectuel».  Il  ajoute:  «Je 
dois  rendre  cette  justice  à  ceux  de  mes 
amis  à  qui  je  prête  de  l'argent,  qu'ils  ne 
sont  jamais  mus  par  un  caprice  ou  une 
vanité  de  ce  genre.    Quand    ils   m'em- 


BOUQUINIANA  25 


pruntent  une  somme,  ils  ne  manquent 
jamais  de  s'en  servir.  » 

Il  est  à  croire  que  le  résultat  final  était 
pour  l'excellent  Charles  Lamb  le  même 
dans  les  deux  cas,  et  qu'en  fait  de  livres 
comme  en  fait  d'argent,  prêté  se  trouvait 
être,  le  plus  souvent,  synonyme  de 
perdu. 

En  effet,  peu  nombreux  sont  les  posses- 
seurs de  livres  qui  partagent  entièrement 
l'avis  de  l'Encyclopédiste  D'Alembert, 
l'ami  de  Mlle  de  Lespinasse,  déclare  que 
«  l'amour  des  livres  n'est  estimable  que 
dans  deux  cas  :  lorsqu'on  sait  les  estimer 
ce  qu'ils  valent  et,.,  qu'on  les  possède 
pour  les  communiquer.  » 

Communiquer  des  livres  !  Rien  de 
plus  généreux  et  rien  de  plus  utile  assu- 
rément. Mais  les  bibliophiles  y  sont 
généralement  peu  enclins.  Je  me  dispen- 
serai de  répéter  à  ce  sujet  des  citations  qui 
sont  dans  toutes  les  mémoires;  je  m'en 
tiendrai  à  quelques  autres  moins  connues 
parce  qu'elles  viennent  de  l'étranger. 

Je  trouve,  dans  une  petite  revue  litté- 
raire allemande  (i),la  description  enthou- 

(i)  Litterarische  Korrespondanz  und  Kritische 
Rundschau. 


26  BOUQUINIANA 


siaste  des  saintes  blessures  et  des  nobles 
laideurs  du  livre  dont  la  destination  est 
d'être  prêté.  Le  morceau  est  assez 
curieux  pour  que  je  me  hasarde  à  le  citer 
tout  au  long. 

Le  Livre  de  la  Bibliothèque  de  Prêts 

Celui-là  que  je  tiens  ici  dans  mes  mains, 

ce  livre  tout  cassé,  ce  bouquin 

atrocement  barbouillé  de  crayon  et  d'encre, 

richement  orné  de  coins  en  oreilles  d'âne, 

taché  de  café,  de  thé,  de  bière, 

souillé  par  les  mouches,  la  graisse  et  l'huile, 

auquel,  comme  vestiges  de  ses  vagabondages, 

milles  mauvaises  odeurs  s'attachent,  — 

ce  livre  en  lambeaux,  tout  déformé, 

l'univers  entier  le  lit  ! 

La  cuisinière  le  lit  près  de  Tâtre 

avec  un  air  de  plaisir  ému, 

et  le  sang  bout  dans  son  sein  gonflé 

où  se  joue  mollement  le   souffle  des  Muses. 

Quand  la  cuisinière  en  a  fini  tout  à  fait, 

le  jouvenceau  de  seconde  le  lit 

en  le  froissaut  à  moitié  sous  la  table  ; 

puis  c'est  le  soldat  au  corps  de  garde, 

le  commis  près  de  son  aune, 

et  le  condamné  dans  sa  cellule, 

et  le  vieux  garçon  dans  son  lit, 

et  l'hôpital  tout  entier... 

Enfin,  la  plus  belle  de  toutes  les  dames, 

portant  le  nom  le  plus  éclatant, 

prend  cette  chose  tellement  fanée 


BOUQUINIANA 


et  empuantie  de  toutes  les  puanteurs 

dans  sa  tendre  et  blanche  main. 

Arrachée  par  le  talent  du  poète, 

dans  un  doux  accord  avec  le  beau, 

une  larme  lentement  s'écoule 

et  tendrement  fait  sa  part  dans  l'œuvre  com- 

nul  lecteur  qui  n'y  laisse  une  tache  !     [mune  : 

O  pensée  grandiose  et  puissante  ! 

O  résultat  merveilleux  ! 

Qu'il  est  béni  des  dieux  le  poète 

âui  possède  un  si  noble  talent  I 
rrands  et  Petits,  Pauvres  et  Riches, 
cette  crasse  est  l'œuvre  de  tous  I 
Ah!  celui  qui  vit  encore  dans  l'osbcurité, 
qui  lutte  pour  se  hausser  jusqu'au  laurier, 
assurément  sent,  dans  sa  brûlante  ardeur, 
un  désir  lui  tirailler  le  sein. 
Dieu  bon,  implore-t-il  chaque  jour. 
Accorde-moi  ce  bonheur  indicible  : 
fais  que  mes  pauvres  livres  de  vers 
soient  aussi  gras  et  crasseux  ! 

Mais  si  les  poètes  aspirent   aux   em- 
brassements  «  de  la  grande  impudique 

Qui  tient  dans  ses  bras  l'univers, 

s'ils  sont  tellement  avides  du  bruit  qu'ils 
ouvrent  leur  escarcelle  toute  grande  à 
la  popularité,  cette  «gloire en  gros  sous», 
il  n'en  est  point  de  même  des  vrais 
amants  des  livres,  de  ceux  qui  ne  les  font 
pas,  mais  qui  les  achètent,  les  parent, 


28  BOUQUINIANA 


les  enchâssent,  en  délectent  leurs  doigts, 
leurs  yeux,  et  parfois  leur  esprit. 

Ecoutez  la  tirade  mise  par  un  poète  an- 
glais dans  la  bouche  d'un  bibliophile  qui 
a  prêté  à  un  infidèle  ami  une  reliure  de 
Trautz-Bauzonnet  et  qui  ne  l'a  jamais 
revue  : 

Une  fois  prêté,  un  livre  est  perdu...       [plus. 
Prêter  des  livres!  Parbleu,  je  n'y  consentirai 

[je  redoute. 

Vos  prêteurs  faciles  ne  sont  q^ue  des  fous  que 

[Grolier,  qu'ils  les  achètent! 

Si  les  gens  veulent  des  livres,  par  le  grand 

[se  dispenser  du  prêt? 

Qui  est-ce  qui  prête  sa  femme  lorsqu'il  peut 

[plus  que  nos  livres  chères? 

Nos  femmes  seront-elles  donc  tenues  pour 

[livres  ne  prêterai. 

Nous  en  préserve  de  Thou  !  Jamais  plus  de 

Ne  dirait-on  pas  que  c'est  pour  ce  bi- 
bliophile échaudé  que  fut  faite  cette 
imitation  supérieurement  réussie  des  ins- 
criptions dont  les  écoliers  sont  prodigues 
sur  leurs  rudiments  et  Selectœ  : 

Qui  ce  livre  volera, 
Pro  suis  criminibus 

Au  gibet  il  dansera, 
Pedibus  penditibus. 


BOUQUINIANA  29 


Ce  châtiment  n'eût  pas  dépassé  les 
mérites  de  celui  contre  lequel  Lebrun  fit 
son  épigramme  «  à  un  Abbé  qui  ai- 
mait les  lettres  et  un  peu  trop  mes  li- 
vres »  : 

Non,  tu  n'es  point  de  ces  abbés  ignares. 
Qui  n'ont  jamais  rien  lu  que  le  Missel  : 
Des  bons  écrits  tu  savoures  le  sel. 
Et  te  connais  en  livres  beaux  et  rares. 
Trop  bien  le  sais  !  car,  lorsqu'à  pas  de  loup 
Tu  viens  chez   moi  feuilleter  coup  sur  coup 
Mes  Elzévirs,  ils  craignent  ton  approche. 
Dans  ta  mémoire  il  en  reste  beaucoup  ; 
Beaucoup  aussi  te  restent  dans  la  poche. 

Un  amateur  de  livres  de  nuance  libé- 
rale pourrait  adopter  pour  devise  cette 
inscription  mise  à  l'entrée  d'une  biblio- 
thèque populaire  anglaise  : 

Toile,  aperi,  recita,  «e  lœdas,  claiide,  rapine! 

ce  qui  ,  traduit  librement,  signifie  : 
«  Prends,  ouvre,  lis,  n'abîme  pas,  re- 
ferme, mais  surtout  mets  en  place  !  » 

Punch,  le  Charivari  d'Outre-Manche, 
en  même  temps  qu'il  incarne  pour  les 
Anglais  notre  Polichinelle  et  le  Pulci- 
nello  des  Italiens,  résume  à  merveille 
la  question.  Voici,  dit-il,   «  la  tenue  des 

8 


BOUQUINIANA 


livres  enseignée  en  une  leçon  :  —  Ne  les 
prêtez  pas.  » 

VII 

C'est  qu'ils  sont  précieux,  non  pas  tant 
par  leur  valeur  intrinsèque,  —  bien  que 
certains  d'entre  eux  représentent  plus 
que  leur  poids  d'or,  —  que  parce  qu'on 
les  aime,  d'amour  complexe  peut-être, 
mais  à  coup  sûr  d'amour  vrai. 

«  Accordez-moi,  seigneur,  disait  un 
ancien  (c'est  Jules  Janin  qui  rapporte  ces 
paroles),  une  maison  pleine  de  livres,  un 
jardin  plein  de  fleurs  !  —  Voulez-vous, 
disait-il  encore,  un  abrégé  de  toutes  les 
misères  humaines,  regardez  un  malheu- 
reux qui  vend  ses  livres  :  Bibîiothecam 
vendat.  » 

Si  le  malheureux  vend  ses  livres  parce 
qu'il  y  est  contraint,  non  pas  par  un 
caprice,  une  toquade  de  spéculation,  une 
saute  de  goût,  passant  de  la  bibliophilie  à 
riconophilie  ou  à  la  faïençomanie  ou  à 
tout  autre  dada  frais  éclos  dans  sa  cervelle, 
ou  encore  sous  le  coup  d'une  passionnette 
irrésistible  dont    quelques  mois  auront 


BOUQUINTAVA  3l 


bientôt  usé  l'éternité,  comme  il  advint  à 
Asselineau  qui  se  défit  de  sa  bibliothèque 
pour  suivre  une  femme  et  qui  peu  après 
se  défit  de  la  femme  pour  se  refaire  une 
bibliotèque,  si  c'est,  dis-Je,  par  misère 
pure,  il  faut  qu'il  soit  bien  marqué  par 
le  destin  et  qu'il  ait  de  triples  galons 
dans  l'armée  des  Pas-de-Chance,  car  les 
livres  aiment  ceux  qui  les  aiment  et,  le 
plus  souvent  leur  portent  bonheur.  Té- 
moin, pour  n'en  citer  qu'un,  Grotius, 
qui  s'échappa  de  prison  en  se  mettant 
dans  un  coffre  à  livres,  lequel  faisait  la 
navette  entre  sa  maison  et  sa  geôle,  ap- 
portant et  remportant  les  volumes  qu'il 
avait  obtenu  de  faire  venir  de  la  fameuse 
bibliothèque  formée  à  grands  frais  et 
avec  tant  de  soins,  pour  lui  «  et  ses 
amis  ». 

Richard  de  Bury,  évéque  de  Durham 
et  chancelier  d'Angleterre,  qui  vivait  au 
XIV«  siècle,  rapporte,  dans  son  Philo- 
biblon,  des  vers  latins  de  John  Salisbury, 
dont  voici  le  sens  : 

[manier  les  livres, 
Nul  main  que  le  fer  a  touchée  n'est  propre  à 

[de  joie  ; 
ni  celui  dont  le  cœur  regarde  l'or  avec  trop 


32  BOUQUINIANA 


[livres  et  l'argent, 
les  mêmes  hommes  n'aiment  pas  à  la  fois  les 

[du  dégoût; 
et  ton  troupeau,  ô  Epicure,  a  pour  les  livres 

[de  compagnie, 

les  avares  et  les  amis  des  livre  ne  vont  guère 

[en  paix  sous  le  même  toit. 

et  ne  demeurent  point,  tu  peux  m'en  croire, 

a  Personne  donc,  en  conclut  un  peu 
vite  le  bon  Richard  de  Bury,  ne  peut 
servir  en  même  temps  les  livres  et  Mam- 
mon  » . 

Il  reprend  ailleurs  :  «  Ceux  qui  sont 
férus  de  l'amour  des  livres  font  bon  mar- 
ché du  monde  et  des  richesses  ». 

Les  temps  sont  quelque  peu  changés  ; 
il  est  en  notre  vingtième  siècle  des 
amateurs  dont  on  ne  saurait  dire  s'ils 
estiment  des  livres  précieux  pour  en  faire 
un  jour  une  vente  profitable,  ou  s'ils 
dépensent  de  l'argent  à  accroître  leur 
bibliothèque  pour  la  seule  satisfaction 
de  leurs  goûts  de  collectionneur  et  de 
lettré. 

Toujours  est -il  que  le  Philobiblon 
n'est  qu'un  long  dithyrambe  en  prose, 
naïf  et  convaincu,  sur  les  livres  et  les 
joies  qu'ils  procurent.  J'y  prends  au 
hasard  quelques  phrases  caractéristiques, 


BOUQUÎNIANA  33 


qui,  enfouies  dans  ce  vieux  livre  peu 
connu  en  France,  n'ont  pas  encore  eu  le 
temps  de  devenir  banales  parmi  nous. 

«  Les  livres  nous  charment  lorsque  la 
prospérité  nous  sourit  ;  ils  nous  récon- 
fortent comme  des  amis  inséparables 
lorsque  la  fortune  orageuse  fronce  le 
sourcil  sur  nous.  » 

Voilà  une  pensée  qui  a  été  exprimée 
bien  des  fois  et  que  nous  retrouverons 
encore  ;  mais  n'a-t-elle  pas  un  tour  ori- 
ginal qui  lui  donne  je  ne  sais  quel  air 
imprévu  de  nouveauté  ? 

Le  chapitre  XV  de  l'ouvrage  traite  des 
«  avantages  de  l'amour  des  livres.  »  On 
y  lit  ceci  : 

«  Il  passe  le  pouvoir  de  l'intelligence 
humaine,  quelque  largement  qu'elle  ait 
pu  boire  à  la  fontaine  de  Pégase,  de  déve- 
lopper pleinement  le  titre  du  présent 
chapitre.  Quand  on  parlerait  avec  la 
langue  des  hommes  et  des  anges,  quand 
on  serait  devenu  un  Mercure,  un  Tul- 
lius  ou  un  Cicéron,  quand  on  aurait 
acquis  la  douceur  de  l'éloquence  lactée 
de  Tive-Live,  on  aurait  encore  à  s'ex- 
cuser de  bégayer  comme  Moïse,  ou  à 
confesser  avec  Jérémie  qu'on  n'est  qu'un 

8. 


34  BOUQUINIANA 


enfant  et  qu'on  ne  sait  point  parler.  » 
Après  ce  début,  qui  s'étonnera  que 
Richard  de  Bury  fasse  un  devoir  à  tous 
les  honnêtes  gens  d'acheter  des  livres  et 
de  les  aimer.  «  Il  n'est  point  de  prix 
élevé  qui  doive  empêcher  quelqu'un  d'a- 
cheter des  livres  s'il  a  l'argent  qu'on  en 
demande,  à  moins  que  ce  ne  soit  pour 
résister  aux  artifices  du  vendeur  ou  pour 
attendre  une  plus  favorable  occasion 
d'achat...  Qu'on  doive  acheter  les  livres 
avec  joie  et  les  vendre  à  regret,  c'est  à 
quoi  Salomon,  le  soleil  de  l'humanité, 
nous  exhorte  dans  les  Proverbes  :  «  Achète 
«  la  vérité,  dit-il,  et  ne  vends  pas  la  sa- 
«  gesse.  » 

On  ne  s'attendait  guère,  j'imagine,  à 
voir  Salomon  dans  cette  affaire.  Et  pour- 
tant quoi  de  plus  naturel  que  d'en  ap- 
peler à  l'auteur  de  la  Sagesse  en  une 
question  qui  intéresse  tous  les  sages? 

«  Une  bibliothèque  prudemment  com- 
posée est  plus  précieuse  que  toutes  les 
richesses,  et  nulle  des  choses  qui  sont 
désirables  ne  sauraient  lui  être  com- 
parée. Quiconque  donc  se  pique  d'être 
zélé  pour  la  vérité,  le  bonheur,  la  sa- 
gesse ou  la  science,  et  môme  pour    la 


BOUQUINIANA  35 


foi,  doit  nécessairement  devenir  un  ami 
des  livres.  » 

En  effet,  ajoute-t-il,  en  un  clan  crois- 
sant d'enthousiasme,  «  les  livres  sont  des 
maîtres  qui  nous  instruisent  sans  verges 
ni  férules,  sans  paroles  irritées,  sans  qu'il 
faille  leur  donner  ni  habits,  ni  argent. 
Si  vous  venez  à  eux,  ils  ne  dorment 
point  ;  si  vous  questionnez  et  vous  en- 
quérez  auprès  d'eux,  ils  ne  se  récusent 
point;  ils  ne  grondent  point  si  vous 
faites  des  fautes  ;  ils  ne  se  moquent 
point  de  vous  si  vous  êtes  ignorant.  O 
livres,  seuls  êtres  libéraux  et  libres,  qui 
donnez  à  tous  ceux  qui  vous  deman- 
dent, et  affranchissez  tous  ceux  qui  vous 
servent  fidèlement  !  » 

C'est  pourquoi  «  les  Princes,  les  pré- 
lats, les  juges,  les  docteurs,  et  tous  les 
autres  dirigeants  de  l'Etat,  d'autant 
qu'ils  ont  plus  que  les  autres  besoin  de 
sagesse,  doivent  plus  que  les  autres 
montrer  du  zèle  pour  ces  vases  où  la 
sagesse  est  contenue.  » 

Tel  était  l'avis  du  grand  homme  d'E- 
tat Gladstone,  qui  acheta  plus  de  trente 
cinq  mille  volumes  au  cours  de  sa  longue 
vie.  «   Un  collectionneur  de  livres,  di- 


36  BOUQUINIANA 


sait-il,  dans  une  lettre  adressée  au  fa- 
meux libraire  londonien  Quaritch  (9  sep- 
tembre 1896),  doit,  suivant  l'idée  que  je 
m'en  fais,  posséder  les  six  qualités  sui- 
vantes :  appétit,  loisir,  fortune,  science, 
discernement  et  persévérance.  »  Et  plus 
loin  :  «  Collectionner  des  livres  peut 
avoir  ses  ridicules  et  ses  excentricités. 
Mais,  en  somme,  c'est  un  élément  revi- 
vifiant dans  une  société  criblée  de  tant 
de  sources  de  corruption.  » 


VIII 

Cependant  les  livres,  jusque  dans  la 
maison  du  bibliophile,  ont  un  impla- 
cable ennemi  :  c'est  la  femme.  Je  les 
entends  se  plaindre  du  traitement  que 
la  maîtresse  du  logis,  dès  qu'elle  en  a 
l'occasion,  leur  fait  subir  : 

«  La  femme,  toujours  jalouse  de  l'a- 
mour qu'on  nous  porte,  est  impossible 
à  jamais  apaiser.  Si  elle  nous  aperçoit 
dans  quelque  coin,  sans  autre  protec- 
tion que  la  toile  d'une  araignée  morte, 
elle  nous  insulte  et  nous  ravale,  le  sour- 


BOUQUINIANA 


cil  froncé,  la  parole  arrière,  affirmant 
que,  de  tout  le  mobilier  de  la  maison, 
nous  seuls  ne  sommes  pas  nécessaires  ; 
elle  se  plaint  que  nous  ne  soyons  utiles 
à  rien  dans  le  ménage,  et  elle  conseille 
de  nous  convertir  promptement  en  ri- 
ches coiffures,  en  soie,  en  pourpre  deux 
fois  teinte,  en  robes  et  en  fourrures,  en 
laine  et  en  toile.  Adiré  vrai  sa  haine  ne 
serait  pas  sans  motifs  si  elle  pouvait  voir 
le  fond  de  nos  cœurs,  si  elle  avait  écouté 
nos  secrets  conseils,  si  elle  avait  lu  le 
livre  de  Théophraste  ou  celui  de  Vale- 
rius,  si  seulement  elle  avait  écouté  le 
XXV*  chapitre  de  TEcclésiaste  avec  des 
oreilles  intelligentes.  »  (Richardde  Bury.) 
M.  Octave  Uzanne  rappelle,  dans  les 
Zigs-Zags  d'un  Curieux^  un  mot  du  bi- 
bliophile Jacob,  frappé  en  manière  de 
proverbe  et  qui  est  bien  en  situation  ici  : 

Amours  de  femme  et  de  bouquin, 
Ne  se  chantent  pas  au  même  lutrin. 

Et  il  ajoute  fort  à  propos  :  «  La  pas- 
sion bouquinière  n'admet  pas  de  partage  ; 
c'est  un  peu,  il  faut  le  dire,  une  passion 
de  retraite,  un  refuge  extrême  à  cette 
heure  de  la  vie  où  l'homme,  déséquilibré 


38  BOUQUINIANA 


par  les  cahots  de  l'existence  mondaine, 
s'écrie,  à  l'exemple  de  Thomas  Moore  : 
Je  n'avais  jusqu'ici  pour  lire  que  les  re- 
gards des  femmes,  et  c'est  la  folie  qu'ils 
m'ont  enseignée  1  » 

Cette  incapacité  des  femmes,  sauf  de 
rares  exceptions,  à  goûter  les  joies  du 
bibliophile,  a  été  souvent  remarquée. 
Une  d'elles  —  et  c'est  ce  qui  rend  la  ci- 
tation piquante  —  M°»«  Emile  de  Girar- 
din,  écrivait  dans  la  chronique  qu'elle 
signait  à  la  Presse  du  pseudonyme  de 
Vicomte  de  Launay  : 

«  Voyez  ce  beau  salon  d'étude ,  ce 
boudoir  charmant  ;  admirez-le  dans  ses 
détails,  vous  y  trouverez  tout  ce  qui 
peut  séduire,  tout  ce  que  vous  pouvez 
désirer,  excepté  deux  choses  pourtant  : 
un  beau  livre  et  un  joli  tableau.  Il  n'y 
a  peut-être  pas  dix  femmes  à  Paris  chez 
lesquelles  ces  deux  raretés  puissent  être 
admirées.  » 

C'est  dans  le  même  ordre  d'idées  que 
l'américain  Hawthorne,  le  fils  de  l'au- 
teur du  Faune  de  Marbre  et  de  tant 
d'autres  ouvrages  où  une  sereine  philo- 
phie  se  pare  des  agréments  de  la  fiction, 
a  écrit  ces  lignes  curieuses  : 


BOUQUINIANA  3q 


('  Cœlebs,  grand  amateur  de  bouquins, 
se  rase  devant  son  miroir,  et  monologue 
sur  la  femme  qui ,  d'après  son  expé- 
rience, jeune  ou  vieille,  laide  ou  belle, 
est  toujours  le  diable.  »  Et  Cœlebs  finit 
en  se  donnant  à  lui-même  ces  conseils 
judicieux  :  «  Donc,  épouse  tes  livres  ! 
Il  ne  recherche  point  d'autre  maîtresse, 
rhommc  sage  qui  regarde,  non  la  sur- 
face, mais  le  fond  des  choses.  Les  livres 
ne  flirtent  ni  ne  feignent;  ne  boudent 
ni  nt  taquinent;  ils  ne  se  plaignent  pas, 
ils  disent  les  choses,  mais  ils  s'abstien- 
nent de  vous  les  demander. 

«  Que  les  livres  soient  ton  harem,  et 
toi  leur  Grand  Turc.  De  rayon  en  rayon, 
ils  attendent  tes  faveurs,  silencieux  et 
soumis  !  Jamais  la  jalousie  ne  les  agite. 
Je  n'ai  nulle  part  rencontré  Vénus,  et 
j'accorde  qu'elle  est  belle  ;  toujours  est-il 
qu'elle  n'est  pas  de  beaucoup  si  accom- 
modante qu'eux.  » 

IX 

Comment  n'aimerait-on  pas  les  livres? 
Il  en  est  pour  tous  les  goûts,  ainsi  qu'un 
auteur    du   Chansonnier   des    Grâces  le 


40  BOUQUINIANA 


fait  chanter  à    un  libraire    vaudevilles- 
que  (1820)  : 

Venez,  lecteurs,  chez  un  libraire 
De  vous  servir  toujours  jaloux  ; 
Vos  besoins  ainsi  que  vos  goûts 
Chez  moi  pourront  se  satisfaire. 
J'offre  la  Gi-amriiaire  aux  auteurs. 
Des  Vers  à  nos  jeunes  poètes  ; 
UEsprit  des  lois  aux  procureurs, 
U Essai  sur  l'homme  à  nos  coquettes... 

Aux  plus  célèbres  gastronomes 
Je  donne  Racine  et  Boileau  ! 
La  Harpe  aux  chanteurs  de  caveau, 
Les  Nuits  d'Young  aux  astronomes  ; 
J'ai  Descartes  pour  les  joueurs^ 
Voiture  pour  toutes  les  belles, 
Lucrèce  pour  les  amateurs, 
Mai'tial  pour  les  demoiselles. 

Pour  le  plaideur  et  l'adversaire 
J'aurai  l'avocat  Patelin; 
Le  malade  et  le  médecin 
Chez  moi  consulteront  Molière  : 
Pour  un  sexe  trop  confiant 
Je  garde  le  Berger  fidèle  ; 
Et  pour  le  malheureux  amant 
Je  réserverai  la  Pucelle. 

Armand  Gouffé  était  d'un  autre   avis 
lorsqu'il  fredonnait  : 

Un  sot  avec  cent  mille  francs 
Peut  se  passer  de  livres. 


BOUQUINIANA  4I 


Mais  les  sots  très  riches  ont  générale- 
ment juste  assez  d'esprit  pour  retrancher 
et  masquer  leur  sottise  derrière  l'apparat 
imposant  d'une  grande  bibliothèque,  où 
les  bons  livres  consacrés  par  le  temps  et 
le  jugement  universel  se  partagent  les 
rayons  avec  les  ouvrages  à  la  mode.  Car 
si,  comme  le  dit  le  proverbe  allemand, 
«  l'âne  n^st  pas  savant  parce  qu'il  est 
chargé  de  livres  «,  il  est  des  cas  où 
l'amas  des  livres  peut  cacher  un  moment 
la  nature  de  l'animal. 

C'est  en  pensant  aux  amateurs  de  cet 
acabit  que  Chamfort  a  formulé  cette 
maxime  :  «  L'espoir  n'est  souvent  au 
cœur  que  ce  que  la  bibliothèque  d'un 
château  est  à  la  personne  du  maître.  » 

Lilly,  le  fameux  auteur  d^Euphues, 
disait  :  «  Aie  ton  cabinet  plein  de  livres 
plutôt  que  ta  bourse  pleine  d'argent  ». 
Le  malheur  est  que  remplir  i'un  a  vite 
fait  de  vider  l'autre,  si  les  sources  dont 
celle-ci  s'alimente  ne  sont  pas  d'une 
abondance  continue. 

L'historien  Gibbon  allait  plus  loin  lors- 
qu'il déclarait  qu'il  n'échangerait  pas  le 
goût  de  la  lecture  contre  tous  les  trésors 
de  l'Inde.  De  même  Macaulay,  qui  aurait 

4 


BOUQUINIANA 


mieux  aimé  être  un  pauvre  homme  avec 
des  livres  qu'un  grand  roi  sans  livres. 

Bien  avant  eux,  Claudias  Clément, 
dans  son  traité  latin  des  bibliothèques, 
tant  privées  que  publiques,  émettait,  avec 
des  restrictions  de  sage  morale,  une  idée 
semblable  :  «  Il  y  a  peu  de  dépenses,  de 
profusions,  je  dirais  même  de  prodiga- 
lités plus  louables  que  celles  qu'on  fait 
pour  les  livres,  lorsqu'en  eux  on  cherche 
un  refuge,  la  volupté  de  l'âme,  l'hon- 
neur, la  pureté  des  moeurs,  la  doctrine 
et  un  renom  immortel,  » 

«  L'or,  écrivait  Pétrarque  à  son  frère 
Gérard,  l'argent,  les  pierres  précieuses, 
les  vêtements  de  pourpre,  les  domaines, 
les  tableaux,  les  chevaux,  toutes  les  au- 
tres choses  de  ce  genre  offrent  un  plaisir 
changeant  et  de  surface  :  les  livres  nous 
réjouissent  jusqu'aux  moelles.  » 

C'est  encore  Pétrarque  qui  traçait  ce 
tableau  ingénieux  et  charmant  : 

«  J'ai  des  amis  dont  la  société  m'est 
extrêmement  agréable;  ils  sont  de  tous 
les  âges  et  de  tous  les  pays.  Ils  se  sont 
distingués  dans  les  conseils  et  sur  les 
champs  de  bataille,  et  ont  obtenu  de 
grands  honneurs  par  leur  connaissance 


BOUQUINIANA  48 


des  sciences.  Il  est  facile  de  trouver  accès 
près  d'eux  ;  en  effet  ils  sont  toujours  à 
mon  service,  je  les  admets  dans  ma 
société  ou  les  congédie  quand  il  me  plaît. 
Ils  ne  sont  jamais  importuns,  et  ils  répon- 
dent aussitôt  à  toutes  les  questions  que 
je  leur  pose.  Les  uns  me  racontent  les 
événements  des  siècles  passés,  les  autres 
me  révèlent  les  secrets  de  la  nature.  Il 
en  est  qui  m'apprennent  à  vivre,  d'autres 
à  mourir.  Certains,  par  leur  vivacité, 
chassent  mes  soucis  et  répandent  en  moi 
la  gaieté  :  d'autres  donnent  du  courage  à 
mon  âme,  m'enseignant  la  science  si 
importante  de  contenir  ses  désirs  et  de 
ne  compter  absolument  que  sur  soi. 
Bref,  ils  m'ouvrent  les  différentes  ave- 
nues de  tous  les  arts  et  de  toutes  les 
sciences,  et  je  peux,  sans  risque,  me  fier 
à  eux  en  toute  occasion.  En  retour  de 
leurs  services,  ils  ne  me  demandent  que 
de  leur  fournir  une  chambre  commode 
dans  quelque  coin  de  mon  humble  de- 
meure, où  ils  puissent  reposer  en 
paix ,  car  ces  amis-là  trouvent  plus  de 
charmes  à  la  tranquilité  de  la  retraite 
qu'au  tumulte  de  la  société.  » 

Il  faut  comparer  ce  morceau  au  pas- 


44  BOUQUINIANA 


sage  où  notre  Montaigne,  après  avoir 
parlé  du  commerce  des  hommes  et  de 
l'amour  des  femmes,  dont  il  dit:  «  l'un 
est  ennuyeux  par  sa  rareté,  Taultre  se 
fiestrit  par  l'usage  »,  déclare  que  celui 
des  livres  «  est  bien  plus  seur  et  plus  à 
nous;  il  cède  aux  premiers  les  aultres 
advantages,  mais  il  a  pour  sa  part  la 
constance  et  facilité  de  son  service...  Il 
me  console  en  la  vieillesse  et  en  la  soli- 
tude ;  il  me  descharge  du  poids  d'une 
oysiveté  ennuyeuse  et  me  desfaict  à  toute 
heure  des  compagnies  qui  me  faschent  ; 
il  esmousse  les  poinctures  de  la  douleur, 
si  elle  n'est  du  tout  extrême  et  mais- 
tresse.  Pour  me  distraire  d'une  imagina- 
tion importune,  il  n'est  que  de  recourir 
aux  livres... 

«  Le  fruict  que  je  tire  des  livres...  j'en 
jouis,  comme  les  avaricieux  des  trésors, 
pour  sçavoir  que  j'en  jouïray  quand  il  me 
plaira  :  mon  âme  se  rassasie  et  contente 
de  ce  droit  de  possession...  Il  ne  se  peult 
dire  combien  je  me  repose  et  séjourne  en 
ceste  considération  qu'ils  sont  à  mon 
côté  pour  me  donner  du  plaisir  à  mon 
heure,  et  à  recognoistre  combien  ils 
portent  de   secours   à  ma  vie.    C'est   la 


BOUQUINIANA  4? 


meilleure  munition  que  j'aye  trouvé  à 
cest  humain  voyage;  et  plainds  extrê- 
mement les  hommes  d'entendement  qui 
l'ont  à  dire.  » 

Sur  ce  thème,  les  variations  sont  infi- 
nies et  rivalisent  d'éclat  et  d'ampleur. 

Le  roi  d'Egypte  Osymandias,  dont  la 
mémoire  inspira  à  Shelley  un  sonnet  si 
beau,  avait  inscrit  au-dessus  de  sa  «  li- 
brairie »  : 

Pharmacie  de  l'dme. 

«  Une  chambre  sans  livres  est  un  corps 
sans  âme  »,  disait  Cicéron. 

«  La  poussière  des  bibliothèques  est 
une  poussière  féconde  »,  renchérit 
Werdet. 

«  Les  livres  ont  toujours  été  la  pas- 
sion des  honnêtes  gens  »,  affirme  Mé- 
nage. 

Sir  John  Herschel  était  sûrement  de 
ces  honnêtes  gens  dont  parle  le  bel  esprit 
érudit  du  xvii=  siècle,  car  il  fait  cette 
déclaration,  que  Gibbon  eût  signée  : 

«  Si  j'avais  à  demander  un  goût  qui 
pût  me  conserver  ferme  au  milieu  des 
circonstances  les  plus  diverses  et  être 
pour  moi   une  source  de  bonheur  et  de 

4. 


46  BOUQUINIANA 


gaieté  à  travers  la  vie  et  un  bouclier 
contre  ses  maux,  quelque  adverses  que 
pussent  être  les  circonstances  et  de  quel- 
ques rigueurs  que  le  monde  pût  m'ac- 
cabler,  je  demanderais  le  goût  de  la  lec- 
ture. » 

c  Autant  vaut  tuer  un  homme  que 
détruire  un  bon  livre  »,  s'écrie  Milton  ; 
et  ailleurs,  en  un  latin  superbe  que  je 
renonce  à  traduire  : 

Et  totum  rapiunt  me,  mea  vita,  libri. 

a  Pourquoi,  demandait  Louis  XIV  au 
maréchal  de  Vivonne,  passez-vous  au- 
tant de  temps  avec  vos  livres  ?  —  Sire, 
c'est  pour  qu'ils  donnent  à  mon  esprit  le 
coloris,  la  fraîcheur  et  la  vie  que  donnent 
à  mes  joues  les  excellentes  perdrix  de 
Votre  Majesté.  » 

Voilà  une  aimable  réponse  de  com- 
mensal et  de  courtisan.  Mais  combien 
d'enthousiastes  se  sentiraient  choqués 
de  cet  épicuréisme  flatteur  et  léger  !  Ce 
n'est  pas  le  poète  anglais  John  Florio, 
qui  écrivait  au  commencement  du  même 
siècle,  dont  on  eût  pu  attendre  une  ex- 
plication aussi  souriante  et  dégagée.  Il 


BOUQUINIANA  47 


le  prend  plutôt  au  tragique,  quand  il 
s'écrie  : 

«  Quels  pauvres  souvenirs  sont  sta- 
tues, tombes  et  autres  monuments  que 
les  hommes  érigent  aux  princes,  et  qui 
restent  en  des  lieux  fermés  où  quelques- 
uns  à  peine  les  voient,  en  comparaison 
des  livres,  qui  aux  yeux  du  monde  entier 
montrent  comment  ces  princes  vécurent, 
tandis  que  les  autres  monuments  mon- 
trent où  ils  gisent  !   » 

C'est  à  dessein,  je  le  répète,  que  j'ac- 
cumule les  citations  d'auteurs  étrangers. 
Non  seulement,  elles  ont  moins  de 
chances  d'être  connues,  mais  elles  possè- 
dent je  ne  sais  quelle  saveur  d'exotisme 
qu'on  ne  peut  demander  à  nos  écrivains 
nationaux. 

Ecoutons  Isaac  Barrov^  exposer  sage- 
ment la  leçon  de  son  expérience  : 

«  Celui  qui  aime  les  livres  ne  man- 
que jamais  d'un  ami  fidèle,  d'un  con- 
seiller salutaire,  d'un  gai  compagnon, 
d'un  soutien  efficace.  En  étudiant,  en 
pensant,  en  lisant,  l'on  peut  innocem- 
ment se  distraire  et  agréablement  se  ré- 
créer dans  toutes  les  saisons  comme  dans 
toutes  les  fortunes.  » 


48  BOUQUINIANA 


Jeremy  Collier,  pensant  de  même,  ne 
s'exprime  guère  autrement  : 

a  Les  livres  sont  un  guide  dans  la  jeu- 
nesse et  une  récréation  dans  le  grand 
âge.  Ils  nous  soutiennent  dans  la  soli- 
tude et  nous  empêchent  d'être  à  charge  à 
nous-mêmes.  Ils  nous  aident  à  oublier 
les  ennuis  qui  nous  viennent  des  hommes 
et  des  choses;  ils  calment  nos  soucis  et 
nos  passions  ;  ils  endorment  nos  décep- 
tions. Quand  nous  sommes  las  des  vi- 
vants, nous  pouvons  nous  tourner  vers 
les  morts  :  ils  n'ont  dans  leur  commerce, 
ni  maussaderie,  ni  orgueil,  ni  arrière- 
pensée.  » 

Parmi  les  joies  que  donnent  les  livres, 
celle  de  les  rechercher,  de  les  pourchas- 
ser chez  les  libraires  et  les  bouquinistes, 
n'est  pas  la  moindre.  On  a  écrit  des  cen- 
taines de  chroniques,  des  études,  des 
traités  et  des  livres  sur  ce  sujet  spécial. 
La  Physiologie  des  quais  de  Paris,  de 
M.  Octave  Uzanne,  est  connue  de  tous 
ceux  qui  s'intéressent  aux  bouquins. 
On  se  rappelle  moins  un  brillant  article 
de  Théodore  de  Banville,  qui  parut  jadis 
dans  un  supplément  littéraire  du  Figaro; 


BOUQUINIANA  49 


aussi  me  saura-t-on  gré  d'en  citer  ce  joli 
passage  : 

«  Sur  le  quai  Voltaire,  il  y  aurait  de 
quoi  regarder  et  s'amuser  pendant  toute 
une  vie  ;  mais  sans  tourner,  comme  dit 
Hésiode,  autour  du  chêne  et  du  rocher, 
je  veux  nommer  tout  de  suite  ce  qui  est 
le  véritable  sujet,  l'attrait  vertigineux,  le 
charme  invincible  :  c'est  le  Livre  ou, 
pour  parler  plus  exactement,  le  Bouquin. 
Il  y  a  sur  le  quai  de  nombreuses  bouti- 
ques, dont  les  marchands,  véritables 
bibliophiles,  collectionnent,achètent  dans 
les  ventes,  et  offrent  aux  consommateurs 
de  beaux  livres  à  des  prix  assez  honnêtes. 
Mais  ce  n'est  pas  là  ce  que  veut  l'ama- 
teur, le  fureteur,  le  découvreur  de  tré- 
sors mal  connus.  Ce  qu'il  veut,  c'est 
trouver  pour  des  sous,  pour  rien,  dans 
les  boîtes  posées  sur  le  parapet,  des  livres, 
des  bouquins  qui  ont —  ou  qui  auront  — 
un  grand  prix,  ignoré  du  marchand. 

«  Et  à  ce  sujet,  un  duel,  qui  n'a  pas  eu 
de  commencement  et  n'aura  pas  de  fin, 
recommence  et  se  continue  sans  cesse 
entre  le  marchand  et  l'amateur.  Le  li- 
braire, qui,  naturellement,  veut  vendre 
cher  sa  marchandise,  se  hâte  de  retirer 


5o  BOUQUINIANA 


des  boîtes  et  de  porter  dans  la  boutique 
tout  livre  soupçonné  d'avoir  une  valeur  ; 
mais  par  une  force  étrange  et  surnatu- 
relle, le  Livre  s'arrange  toujours  pour 
revenir,  on  ne  sait  pas  comment  ou  par 
quels  artifices,  dans  les  boîtes  du  parapet. 
Car  lui  aussi  a  ses  opinions  ;  il  veut  être 
acheté  par  l'amateur,  avec  des  sous,  et 
surtout  et  avant  tout,  par  amour  !  » 

C'est  ainsi  que  M.  Jean  Rameau, 
poète  et  bibliophile,  raconte  qu'il  a 
trouvé,  en  cette  année  1901,  dans  une 
boîte  des  quais,  à  vingt-cinq  centimes, 
quatre  volumes,  dont  le  dos  élégamment 
fleuri  portait  un  écusson  avec  la  devise: 
Boute\  en  avant.  C'était  un  abrégé  du 
Faramond  de  la  Calprenède ,  et  les 
quatre  volumes  avaient  appartenu  à  la 
Du  Barry,  dont  le  Boiite\  en  avant  est 
suffisamment  caractéristique.  Que  fit  le 
poète,  lorsqu'il  se  fut  renseigné  auprès 
du  baron  de  Claye,  qui  n'hésite  point 
sur  ces  questions  ?  Il  alla  dès  sept  heures 
du  matin  se  poster  devant  l'étalage,  avala 
le  brouillard  de  la  Seine,  s'en  imprégna 
et  y  développa  des  «  rhumatismes  atro- 
ces »  jusqu'à  onze  heures  du  matin, —  car 
le  bouquiniste,   ami  du  nonchaloir,  ne 


BOUQUINIANA  5l 


vint  pas  plus  tôt,  —  prit  les  volumes  et 
«  bouta  une  pièce  d'un  franc  »  en  disant  : 
a  Vous  allez  me  laisser  ça  pour  quinze 
sous,  hein  ?»  —  «  Va  pour  quinze  sous  !  » 
fit  le  bouquiniste  bonhomme  !  Et  le 
poète  s'enfuit  avec  son  butin,  et  aussi, 
par  surcroit,  «  avec  un  petit  frisson  de 
gloire  ». 

Puisque  nous  sommes  sur  le  quai  Vol- 
taire, ne  le  quittons  pas  sans  le  regarder 
à  travers  la  lunette  d'un  poète  dont  le 
nom,  Gabriel  Marc,  n'éveille  pas  de  re- 
tentissants échos,  mais  qui,  depuis  1875, 
année  où  il  publiait  ses  Sonnets  parisiens, 
a  dû  parfois  éprouver  l'émotion  —  amère 
et  douce  —  exprimée  en  trait  final  dans 
le  gracieux  tableau  qu'il  intitule  :  En 
bouquinant. 

Le  quai  Voltaire  est  un  véritable  musée 
En  plein  soleil.   Partout,  pour  charmer  les 

[regards, 
Armes,  bronzes,  vitraux,  estampes,  objets 
Et  notre  flânerie  estsans  cesse  amusée,  [d'art, 

Avec  leur  reliure  ancienne  et  presque  usée, 
Voici  les  manuscrits  sauvés  par  le  hasard  ; 

[Ponsard, 
Puis  les  livres  :  Montaigne,  Hugo,  Chénier, 
Ou  la  petite  toile  au  Salon  refusée. 


52  BOUQUINIANA 


Le  ciel  bleuâtre  et  clair  noircit  à  l'horizon. 

Le  pêcheur  à  la  ligne  a  jeté  l'hameçon  ; 

Et  la  Seine  se  ride  aux  souffles  de  la  brise. 

On  bouquine.  On  revoit,  sous  la  poudre  des 

[temps, 
Tous  les  chers  oubliés  ;  et  parfois,  ô  surprise  ! 
Le  volume  de  vers  que  1  on  fit  à  vingt  ans. 

Un  autre  contemporain,  Mr.  J.  Ro- 
gers  Rees,  qui  a  écrit  tout  un  livre  sur 
les  plaisirs  du  bouquineur  [the  Pleasures 
of  a  Bookiporm),  trouve  dans  le  com- 
merce des  livres  une  source  de  fraternité 
et  de  solidarité  humaines.  «  Un  grand 
amour  pour  les  livres,  dit-il,  a  en  soi, 
dans  tous  les  temps,  le  pouvoir  d'élargir 
le  cœur  et  de  le  remplir  de  facultés  sym- 
pathiques plus  larges  et  véritablement 
éducatrices.  » 

Un  poète  américain,  Mr.  C.  Alex. 
Nelson,  termine  une  pièce  à  laquelle  il 
donne  ce  titre  français  :  Les  Livres,  par 
une  prière  naïve,  dont  les  deux  derniers 
vers  sont  aussi  en  français  dans  le  texte  : 

Les  amoureux  du  livre,  tous  d'un  cœur  re- 

[connaissant, 
toujours  exhalèrent  une  prière  unique  : 
Que  le  bon  Dieu  préserve  les  livres 
et  sauve  la  Société! 


BOUQUINIANA  53 


Le  vieux  Chaucer  ne  le  prenait  pas  de 
si  haut  :  doucement  et  poétiquement  il 
avouait  que  l'attrait  des  livres  était  moins 
puissant  sur  son  cœur  que  l'attrait  de  la 
nature. 

Je  voudrais  pouvoir  mettre  dans  mon 
essai  de  traduction  un  peu  du  charme  poé- 
tique qui,  comme  un  parfum  très  ancien, 
mais  persistant  et  d'autant  plus  suave, 
se  dégage  de  ces  vers  dans  le  texte  ori- 
ginal. 

[de  chose, 
Quant  à  moi,  bien  que  je  ne  sache  que  peu 
à  lire  dans  les  livres  je  me  délecte, 
et  j'y  donne  ma  foi  et  ma  pleine  croyance, 
et  dans  mon  cœur  j'en  garde  le  respect 
si  sincèrement  qu'il  n'y  a  point  de  plaisir 
qui  puisse  me  faire  quitter  mes  livres, 
SI  ce  n'est,  quelques  rares  fois,  le  jour  saint, 
sauf  aussi,  sûrement,  lorsque,  le  mois  de  mai 
venu,  j'entends  les  oiseaux  chanter, 
et  que  les  fleurs  commencent  à  surgir,  — 
alors  adieu  mon  livre  et  ma  dévotion! 

Comment  encore  conserver  en  mon 
français  sans  rimes  et  péniblement  ryth- 
mé l'harmonie  légère  et  gracieuse,  pour- 
tant si  nette  et  précise,  de  ce  délicieux 
couplet  d'une  vieille  chanson  populaire, 
que  tout  Anglais  sait  par  cœur  : 

5 


54  BOUQUINIANA 


Oh  !  un  livre  et,  dans  l'ombre  un  coin, 
soit  à  la  maison,  soit  dehors, 
les  vertes  feuilles  chuchotant  sur  ma  tête, 
ou  les  cris  de  la  rue  autour  de  moi  ; 
là  où  je  puisse  lire  tout  à  mon  aise 
aussi  bien  du  neuf  que  du  vieux  ! 
Car  un  brave  et  bon  livre  à  parcourir 
vaut  pour  moi  mieux  que  de  l'or  ! 

Mais  il  faut  s'arrêter  dans  l'éloge.  Je 
ne  saurais  mieux  conclure,  sur  ce  sujet 
entraînant,  qu'en  prenant  à  mon  compte 
et  en  offrant  aux  autres  ces  lignes  d'un 
homme  qui  fut,  en  son  temps,  le  «  prince 
de  la  critique  »  et  dont  le  nom  même 
commence  à  être  oublié.  Nous  pouvons 
tous,  amis,  amoureux,  dévots  ou  mania- 
ques du  livre,  nous  écrier  avec  Jules 
Janin  : 

a  O  mes  livres  !  mes  économies  et 
mes  amours  !  une  fête  à  mon  foyer,  un 
repos  à  l'ombre  du  vieil  arbre,  mes  com- 
pagnons de  voyage  !...  et  puis,  quand 
tout  sera  fini  pour  moi,  les  témoins  de 
ma  vie  et  de  mon  labeur  !  » 


BOUQUINIANA  55 


A  côté  de  ceux  qui  adorent  les  livres, 
les  chantent  et  les  bénissent,  il  y  a  ceux 
qui  les  détestent,  les  dénigrent  et  leur 
crient  anathème  ;  et  ceux-ci  ne  sont  pas 
les  moins  passionnés. 

On  voit  nettement  la  transition,  le 
passage  d'un  de  ces  deux  sentiments  à 
l'autre,  en  même  temps  que  leur  foncière 
identité,  dans  ces  vers  de  Jean  Richepin 
(Les  Blasphèmes)  : 

Peut-être,  ô  Solitude,  est-ce  toi  qui  délivres 
De  cette  ardente  soif  que  l'ivresse  des  livres 
Ne  saurait  étancher  aux  flots  de  son  vin  noir. 
J'en  ai  bu  comme  si  j'étais  un  entonnoir, 
De  ce  vin  fabriqué,  de  ce  vin  lamentable  ; 

[table, 
J'en  ai  bu  jusqu'à  choir  lourdement  sous  la 

[veau. 
A  pleine  gueule,  à  plein  amour,  à  plein  cer- 

[veau 
Mais  toujours,  au  réveil,  je  sentais  de  nou- 
L'inextinguible  soif  dans  ma  gorge  plus  rêche. 

On  ne  s'étonnera  pas,  je  pense,  que  sa 
gorge  étant  plus  réche,  le  poète  songe  à 
la  mieux  rafraîchir  et  achète,  pour  ce. 


56  BOUQUINIANA 


des  livres  superbes  qui  lui  mériteront, 
quand  on  écrira  sa  biographie  définitive, 
un  chapitre,  curieux  entre  maint  autre, 
intitulé  :  «Richepin,  bibliophile.  » 

D'une  veine  plus  froide  et  plus  mépri- 
sante, mais,  après  tout,  peu  dissembla- 
ble, sort  cette  boutade  de  Baudelaire 
{Œuvres  posthumes)  : 

«  L'homme  d'esprit,  celui  qui  ne  s'ac- 
cordera jamais  avec  personne,  doit  s'ap- 
pliquer à  aimer  la  conversation  des  im- 
béciles et  la  lecture  des  mauvais  livres. 
Il  en  tirera  des  jouissances  amères  qui 
compenseront  largement  sa  fatigue.  » 

L'auteur  du  traité  De  la  Bibliomanie 
n'y  met  point  tant  de  finesse.  Il  déclare 
tout  à  trac  que  «  la  folle  passion  des 
livres  entraîne  souvent  au  libertinage  et 
à  l'incrédulité  ». 

Encore  faudrait -il  savoir  où  com- 
mence «  la  folle  passion  »,  car  le  même 
écrivain  (Bollioud-Mermet)  ne  peut  s'em- 
pêcher, un  peu  plus  loin,  de  reconnaître 
que  «  les  livres  simplement  agréables 
contiennent,  ainsi  que  les  plus  sérieux, 
des  leçons  utiles  pour  les  cœurs  droits 
et  pour  les  bons  esprits  ». 

Pétrarque  avait  déjà  exprimé  une  pen- 


BOUQUINIANA  Sj 


sée  analogue  dans  son  élégant  latin  de 
la  Renaissance  :  «  Les  livres  mènent  cer- 
taines personnes  à  la  science,  et  certai- 
nes autres  à  la  folie,  lorsque  celles-ci 
en  absorbent  plus  qu'elles  ne  peuvent 
digérer.  » 

Libri  quosdam  ad  scientiam,  quosdam 
ad  insaniam  deduxere^  diim  plus  hau- 
riiint  qiiam  digerunt. 

Cela  rappelle  un  joli  mot  attribué  au 
peintre  Doyen  sur  un  homme  plus  éru- 
dit  que  judicieux  :  «  Sa  tête  est  la  bou- 
tique d'un  libraire  qui  déménage.  » 

C'est,  en  somme ,  une  question  de 
choix.  On  l'a  répété  bien  souvent  de- 
puis Sénèque,  et  on  l'avait  sûrement  dit 
plus  d'une  fois  avant  lui  :  «  Il  n'importe 
pas  d'avoir  beaucoup  de  livres,  mais 
d'en  avoir  de  bons.  » 

Ce  n'est  pas  là  le  point  de  vue  auquel 
se  placent  les  bibliomanes  ;  mais  nous 
ne  nous  occupons  pas  d'eux  pour  l'ins- 
tant. Quant  aux  bibliophiles  délicats, 
même  ceux  que  le  livre  ravit  par  lui- 
même  bien  plus  que  par  ce  qu'il  con- 
tient, ils  veulent  bien  en  avoir  beaucoup, 
mais  surtout  en  avoir  de  beaux,  se  rap- 

5. 


58  BOUQUINIANA 


prochant  le  plus  possible  de  la  perfec- 
tion ;  et  plutôt  que  d'accueillir  sur  leurs 
rayons  des  exemplaires  tarés  ou  mé- 
diocres, eux-aussi  prendraient  la  devise: 
Pauca  sed  botta. 

«  Une  des  maladies  de  ce  siècle,  dit 
un  Anglais  (Barnaby  Rich),  c'est  la  mul- 
titude des  livres,  qui  surchargent  telle- 
ment le  lecteur  qu'il  ne  peut  plus  digérer 
l'abondance  d'oiseuse  matière  chaque 
jour  éclose  et  mise  au  monde  sous  des 
formes  aussi  diverses  que  les  traits  mêmes 
du  visage  des  auteurs.  » 

En  avoir  beaucoup,  c'est  largesse  ; 
En  étudier  peu,  c'est  sagesse. 

déclare  un  proverbe  cité  par  Jules  Janin. 

Michel  Montaigne,  qui  a  mis  les  livres 
à  profit  autant  qu'homme  du  monde  et 
qui  en  a  parlé  en  des  termes  enthou- 
siastes et  reconnaissants  cités  plus  haut, 
fait  cependant  des  réserves,  mais  seule- 
ment en  ce  qui  touche  le  développement 
physique  et  la  santé. 

a  Les  livres,  dit-il,  ont  beaucoup  de 
qualités  agréables  à  ceulx  qui  les  sçavent 
choisir  ;  mais,  aulcun  bien  sans  peine  ; 
c'est  un  plaisir  qui  n'est  pas  net  et  pur. 


BOUQUINIANA  59 


non  plus  que  les  autres  ;  il  a  ses  incom- 
modités et  bien  poisantes  ;  Tâme  s'y 
exerce;  mais  le  corps  demeure  sans  ac- 
tion, s'atterre  et  s'attriste.  » 

L'âme  même  arrive  à  la  lassitude  et  au 
dégoût,  comme  le  fait  observer  le  poète 
anglais  Crabbe  :  «  Les  livres  ne  sau- 
raient toujours  plaire,  quelque  bons 
qu'ils  soient  ;  l'esprit  n'aspire  pas  tou- 
jours après  sa  nourriture.  » 

Un  proverbe  italien  nous  ramène,  d'un 
mot  vif  et  original,  à  la  théorie  des  mo- 
ralistes sur  les  bonnes  et  les  mauvaises 
lectures  :  «  Pas  de  voleur  pire  qu'un 
mauvais  livre.  » 

Quel  voleur,  en  effet,  a  jamais  songé  à 
dérober  l'innocence,  la  pureté,  les  croyan- 
ces, les  nobles  élans  ?  Et  les  moralistes 
nous  affirment  qu'il  y  a  des  livres  qui 
dépouillent  l'âme  de  tout  cela,  a  Mieux 
vaudrait,  s'écrie  Walter  Scott,  qu'il  ne 
fût  jamais  né,  celui  qui  lit  pour  arriver 
au  doute,  celui  qui  lit  pour  arriver  au 
mépris  du  bien.  » 

Un  écrivain  anglais  contemporain,  Mr. 
Lowell,  donne  un  tour  ingénieux  à  l'ex- 
pression d'une  idée  semblable,  quand  il 
écrit  : 


6o  BOUQUINIANA 


«  Le  conseil  de  Gaton  :  Cum  bonis 
ambula,  "  Marche  avec  les  bons",  est 
tout  aussi  vrai  si  on  l'étend  aux  livres, 
car,  eux  aussi,  donnent,  par  degrés  insen- 
sibles, leur  propre  nature  à  Tesprit  qui 
converse  avec  eux.  Ou  ils  nous  élèvent, 
ou  ils  nous  abaissent.  » 

Les  sages,  qui  pèsent  le  pour  et  le 
contre,  et,  se  tenant  dans  un  juste  milieu, 
reconnaissent  aux  livres  une  influence 
tantôt  bonne,  tantôt  mauvaise,  souvent 
nulle,  suivant  leur  nature  et  la  disposi- 
tion d'esprit  des  lecteurs,  sont,  je  crois, 
les  plus  nombreux. 

L'helléniste  Egger  met  à  formuler  cette 
opinon  judicieusement  pondérée,  un  ton 
d'enthousiasme  à  quoi  l'on  devine  qu'il 
pardonne  au  livre  tous  ses  méfaits  pour 
les  joies  et  les  secours  qu'il  sait  donner. 

«  Le  plus  grand  personnage  qui,  depuis 
3,000  ans  peut-être,  fasse  parler  de  lui 
dans  le  monde,  tour  à  tour  géant  ou 
pygmée,  orgueilleux  ou  modeste,  entre- 
prenant ou  timide,  sachant  prendre  tou- 
tes les  formes  et  tous  les  rôles,  capable 
tour  à  tour  d'éclairer  ou  de  pervertir  les 
esprits,  d'émouvoir  les  passions  ou  de  les 
apaiser,  artisan  de  factions  ou  concilia- 


BOUQUINIANA  6 1 


tçur  des  partis,  véritable  Protée  qu'au- 
cune définition  ne  peut  saisir,  c'est  le 
«  le  Livre.  » 

Un  moraliste  peu  connu  du  xviii*  siè- 
cle, L.-C.  d'Arc,  auteur  d'un  livre  inti- 
tulé :  Mes  Loisirs,  que  j'ai  cité  ailleurs, 
redoute  l'excès  de  la  lecture,  ce  «  travail 
des  paresseux»,  comme  on  l'a  dit  assez 
justement  : 

«  La  lecture  est  l'aliment  de  l'esprit  et 
quelquefois  le  tombeau  du  génie.  » 

«  Celui  qui  lit  beaucoup  s'expose  à  ne 
penser  que  d'après  les  autres.  » 

Le  poète  William  Cowper,  dans  son 
poème  didactique  The  Task,  en  veut 
moins  au  livre  qu'à  ceux  qui  ne  savent 
pas  en  profiter  : 

[charmes 
Les  livres  sont  souvent  des  talismans  et  des 

[subtils 
par  le  moyen  de  quoi  l'art  magique  d  esprits 
tient  la  multitude  non  pensante  en  servage. 
Devant  la  fascination  d'un  grand  nom,  les  uns 

[très  que  le  style 
abdiquent  tout  jugement,  yeux  fermés.  D'âu- 

[sauvages 

affole,  à  travers  les  labyrinthes  et  les  régions 

[tisés  d'harmonie. 

de  l'erreur  se  laissent  conduire  par  lui,  hypno- 


62  BOUQUINIANA 


[nombre,  trop  faibles  pour  soutenir 
Cependant  l'indolence  séduit  le  plus  grand 
la  fatigue  insupportable  de  la  pensée, _ 
et  par  suite  avalant,  sans  arrêt  ni  choix, 

[et  tout, 
le  grain  non  criblé,  dans  son  entier,  balle 

Un  des  chefs  de  Técole  positiviste,  ou 
plutôt  comtiste,  anglaise,  Mr,  Frédéric 
Harrison,  a  consacré  aux  choix  des  livres 
une  longue  étude  où  je  note  des  juge- 
ments qui,  pour  juste  que  veuille  rester 
celui  qui  les  porte,  ne  laissent  pas  d'être 
parfois  bien  sévères.  Il  se  rencontre  avec 
William  Cowper  dans  ce  passage  : 

«  Loin  de  moi  l'idée  de  nier  l'inesti- 
mable valeur  des  bons  livres,  ou  de  dé- 
courager personne  de  lire  les  meilleurs; 
mais  je  pense  souvent  que  nous  oublions 
le  revers  de  la  médaille,  —  le  mauvais 
usage  des  livres,  le  débilitant  gaspillage 
du  cerveau  dans  des  lectures  sans  but, 
sans  lien,  sans  saveur,  où  même,  peut- 
être,  dans  les  émanations  empoisonnées 
du  fatras  littéraire  et  des  pires  pensées 
des  méchants...  » 

«  Evitons ,  dit-il  ailleurs ,  la  sottise 
d'attendre  trop  des  livres ,  l'habitude 
pédante  de  vanter  les  livres  jusqu'à  les 


BOUQUINIANA  63 


confondre  avec  l'éducation.  Les  livres 
ne  sont  pas  plus  l'éducation  que  les  lois 
ne  sont  la  vertu...  » 

Et  encore  :  «  Les  livres  ne  sont  pas 
plus  sages  que  les  hommes  ;  les  livres 
sincères  ne  sont  pas  plus  faciles  à  trou- 
ver que  les  hommes  sincères  ;  les  mé- 
chants livres  ou  les  livres  vulgaires  ne 
sont  pas  moins  gênants  ni  moins  répan- 
dus que  les  hommes  méchants  ou  vul- 
gaires le  sont  partout  ;  Part  de  lire  bien 
est  aussi  long  et  aussi  difficile  à  appren- 
dre que  l'art  de  bien  vivre...  » 

Il  insiste  et  précise  sa  pensée  en  paro- 
diant gravement  un  mot  de  Molière  : 
«  De  tous  les  hommes,  l'ami  des  livres 
est  peut-être  celui  qui  a  le  plus  besoin 
qu'on  lui  rappelle  que  l'affaire  de  l'homme 
ici-bas  est  de  savoir  pour  vivre  et  non 
pas  de  vivre  pour  savoir.  » 

Enfin,  généralisant  le  jugement  hu- 
moristique que  Charles  Lamb,  grand 
amoureux  des  livres,  portait  sur  cer- 
tains d'entre  eux  sans  cesser  de  les  aimer 
tous,  lorsqu'il  disait  :  «  Il  y  a  des  livres 
qui  ne  sont  pas  des  livres  du  tout  », 
Mr.  Frédéric  Harrison  en  arrive  à  une 
conclusion  pessimiste  qui  n'irait  à  rien 


64  BOUQUINIANA 


de  moins  qu'à  justifier  toutes  les  persé- 
cutions des  inquisiteurs,  sorbonnistes  et 
autres  ennemis  de  la  libre  manifestation 
de  la  pensée.  Je  traduis  textuellement  : 

«  Lorsque  je  regarde  en  arrière  et 
que  je  pense  aux  avalanches  de  matière 
imprimée  que  d'honnêtes  compositeurs 
ont  produites  sans  songer  à  mal,  il  faut 
le  croire, —  ce  qui,  du  moins,  leur  donna 
le  pain  quotidien,  —  matière  imprimée 
que  moi  et  nous  tous  avons,  à  notre  très 
mince  profit,  consommée  par  les  yeux 
sans  jamais  en  tirer  une  honnête  subsis- 
tance, mais  en  affaiblissant  beaucoup 
notre  fond,  je  suis  presque  tenté  de  met- 
tre l'imprimerie  parmi  les  fléaux  du  genre 
humain  ». 

Ce  qui  ne  l'empêche  pas,  d'ailleurs, 
d'ajouter  à  cette  matière  imprimée  de 
copieux  volumes,  dans  la  pensée,  appa- 
remment, que  les  yeux  des  «  consom- 
mateurs »  sauront  en  tirer  mieux  que  ce 
«  très  mince  profit.  » 

Il  ne  serait  pas  difficile  de  trouver  des 
esprits  très  distingués  et  très  expérimen- 
tés qui  donnent  la  note  contraire.  Je  me 
bornerai  à  deux  ou  trois  citations  dont 
on  n'a  pas  encore  abusé.  C'est  lord  Sher- 


BOUQUINIANA  65 


brooke  donnant  ce  conseil  :  «  Prenez 
rhabitude  de  lire,  quoi  que  ce  soit  que 
vous  lisiez;  l'habitude  de  lire  les  bons 
livres  viendra  quand  vous  aurez  pris  la 
coutume  de  lire  les  médiocres.  » 

«  On  apprend  quelque  chose  chaque 
fois  qu'on  ouvre  un  livre  »,  dit  un  pro- 
verbe chinois  qui  ne  s'inquiète  pas  de  la 
qualité  du  livre  qu'on  ouvre. 

Sans  aller  si  loin,  la  sagesse  des  na- 
tions a  inspiré  aux  Anglais,  n'en  déplaise 
à  Charles  Lamb,  cette  formule  :  «  Un 
livre  est  un  livre,  quand  même  il  n'y  au- 
rait rien  dedans.  » 

Le  moraliste  Vauvenargues  croit  que, 
si  l'on  se  met  à  un  auteur,  il  faut  tout 
prendre  de  lui,  le  bon  et  le  mauvais, 
quitte  à  exercer  son  droit  de  critique  et 
à  distinguer.  Il  en  donne  la  raison.  «  Si 
on  ne  regarde  que  certains  ouvrages  des 
meilleurs  auteurs,  on  sera  tenté  de  les 
mépriser.  Pour  les  apprécier  avec  jus- 
tice, il  faut  tout  lire.  » 

C'est  l'avis  des  souris  de  Florian  : 

Il  n'est  point  de  volume 

Qu'on  n'ait  mordu,  mauvais  ou  bon. 

Qu'importe  ?  dit  un  sceptique  corres- 

6 


66  EOUQUINIANA 


pondant  du  journal  anglais  Notes  and 
Queries,  Mr.  C.  A.  Ward  :  «  Il  n'y  a 
guère  de  livres  qui  puissent  changer  la 
face  du  monde.  Un  ingénieur  de  che- 
mins de  fer  y  réussit  mieux  avec  ses 
plans  que  la  Politique  d'Hooker,  ou 
VAreopagitica  de  Milton  ;  l'influence  des 
livres,  grands  ou  petits,  est  toujours  la 
même,  c'est-à-dire  à  près  nulle.  » 

Il  s'ensuit  assez  logiquement  qu'il  n'y 
à  point  à  se  gêner,  et  qu'il  est  indiffé- 
rent de  lire  n'importe  quoi,  ou  même 
de  ne  pas  lire  du  tout. 

Le  Chansojinier  varié  pour  i8i5  fait 
plus  d'honneur  aux  «  Romans  du  jour.  » 
Ils  sont  du  moins  bons  à  quelque  chose. 
Oyez  plutôt  : 

Les  romans  de  l'heure  présente 
Ressemblent  assez  aux  melons  ; 
Il  est  rare  que  sur  cinquante 
On  puisse  en  rencontrer  deux  bons  ; 
On  peut  cependant,  à  les  lire, 
Trouver  encor  quelque  plaisir, 
Car,  ma  foi,  s'ils  ne  font  pas  rire, 
Ils  savent  bien  faire  dormir. 


BOUQUINIANA  67 


XI 


«  L'étude  des  livres  engendre  les  vers 
de  livres,  les  bookworms  »,  dit  Oscar 
Browning.  —  C'est  ce  que  nous  appe- 
lons, d'un  terme  bien  moins  expressif  et 
dépréciateur,  les  rats  de  bibliothèque. — 

Je  suppose  que  l'auteur  de  cet  aimable 
aphorisme,  qui  est  un  écrivain  et  un 
érudit  fort  distingué,  ne  se  laisse  point 
arrêter  dans  son  étude  des  livres  par  la 
crainte  de  devenir  larve. 

Mais,  puisqu'il  faut  risquer  ce  danger, 
quels  livres  est-il  le  plus  prudent  et  le 
plus  agréable  de  lire,  les  nouveaux  ou 
les  vieux  ? 

Les  avis  sont  partagés.  Je  donne  ici 
l'écho  des  sons  divers  de  cloches  bat- 
tant à  différents  clochers, 

«  Les  livres  nouveaux  ont  du  moins 
ce  grand  avantage  sur  les  anciens  d'être 
propres,  dit  Mr.  W.-A.  Davenport.  Il 
n'est  pas  donné  à  tout  le  monde  de  s'em- 
porter en  dithyrambes  sur  des  pous- 
sières et  des  vermoulures.  » 

Comme  on  voit  bien   que  cet  ami  de 


68  BOUQUINIANA 


la  littérature  lit  des  livres  qu'il  achète, 
et  n'imagine  pas  qu'on  puisse  se  souiller 
les  doigts  aux  couvertures  et  feuillets 
des  livres  de  cabinets  de  lecture  et  autres 
circulating  libraries  ! 

Mr.  Lowell  dit  par  contre,  et  en  vers  : 

[du  pain  frais; 
Lire  les  livres  nouveaux,  c'est  comme  manger 
on  le  supporte  d'abord,  mais  par  degrés,  la 

[de  la  mort, 
dyspepsie  mentale  vous  conduit  aux  portes 

Le  journal  américain  The  Bookmart 
connaît  à  ce  mal  redoutable  un  remède 
approprié,  et  voici  son  ordonnance  : 
«  Chaque  fois  qu'on  publie  un  livre 
nouveau,  lisez-en  un  vieux  »,  et  l'équi- 
libre sera  rétabli.  Du  reste,  ajoute-t-il 
ailleurs,  «  tous  les  livres  d'un  mérite 
supérieur  sont  nécessairement  second- 
hand  (épuisés  et  de  la  librairie  d'occa- 
sion). Les  autres  servent  aux  pâtissiers 
et  aux  emballeurs.  » 

O.  W.  Holmes,  dont  la  philosophie 
était  si  souriante  et  si  humaine,  offre  à 
nos  méditations  cette  remarque  : 

«  Les  vieux  livres  sont  les  livres  de  la 
jeunesse  du  monde,  et  les  livres  nou- 
veaux sont  les  fruits  de  sa  vieillesse.  » 


BOUQUINIANA  6g 


Or,  comme  le  constate  Littré,  «  un 
penchant  naturel  conduit  l'homme  à  la 
contemplation  du  passé.  Les  vieux  mo- 
numents, les  vieux  livres,  les  vieux  sou- 
venirs éveillent  en  lui  un  intérêt  pro- 
fond. » 

Un  des  plus  savants  bibliographes  de 
l'Angleterre  contemporaine,  dont  la  mort 
est  encore  récente,  Mr.  Blades,  a  écrit, 
dans  le  même  ordre  d'idées,  cette  page 
d'une  éloquence  émue  : 

«  Un  vieux  livre,  quel  qu'en  soit  le 
sujet  ou  le  mérite  intrinsèque,  est  véri- 
tablement une  partie  de  l'histoire  natio- 
nale ;  on  peut  l'imiter,  on  peut  l'impri- 
mer en  fac-similé,  mais  jamais  on  ne 
pourra  le  reproduire  exactement  ;  et,  en 
tant  que  document  historique,  il  faut  le 
conserver  avec  soin.  Je  n'envie  à  per- 
sonne cette  absence  de  sentiment  qui 
rend  certaines  gens  insoucieux  des  sou- 
venirs laissés  par  leurs  ancêtres,  et  fait 
que  le  sang  ne  peut  s'échauffer  qu'en 
parlant  chevaux  ou  cours  du  houblon. 
Pour  eux  la  solitude  est  synonyme  d'en- 
nui, et  la  compagnie  du  premier  venu 
leur  est  plus  précieuse  que  la  leur. 
Quelle  immense  source  de  calme  jouis- 

6. 


yo  BOUQUINIANA 


sance  et  de  rénovation  intellectuelle  de 
telles  gens  laissent  échapper  !  Le  mil- 
lionnaire lui-même  allégera  ses  peines, 
allongera  sa  vie  et  ajoutera  dix  pour 
cent  à  ses  plaisirs  quotidiens  s'il  devient 
bibliophile;  d'un  autre  côté,  pour  l'homme 
d'affaires  doué  du  goût  des  livres  qui, 
toute  la  journée,  a  lutté  dans  la  bataille 
de  la  vie,  exposé  à  tous  les  échecs  et  à 
toutes  les  inquiétudes  irritantes,  quelle 
heure  bénie  de  repos  et  de  plaisir  s'ou- 
vre à  lui,  lorsqu'il  entre  dans  un  sanc- 
tuaire où  chaque  objet  lui  souhaite  la 
bienvenue,  où  chaque  livre  est  un  ami 
personnel  !  » 

Avant  Mr.  Blades,  notre  compatriote 
Hippolyte  Rigault  disait  avec  sa  finesse 
de  critique  et  son  sentiment  de  lettré  : 

«  L'amour  des  vieux  livres,  humbles, 
mal  reliés,  qu'on  achète  pour  peu  de 
chose  et  qu'on  revendrait  pour  rien  , 
voilà  la  vraie  passion,  sincère,  sans  arti- 
fice, où  n'entrent  ni  le  calcul,  ni  Taffecta- 
tion.  C'est  un  bon  sentiment  que  ce  culte 
de  l'esprit  et  ce  respect  touchant  pour 
les  monuments  les  plus  délabrés  de  la 
pensée  humaine;  c'est  un  bon  sentiment 
que  cette  vénération  pour  ces  livres  d'au- 


BOUQUINIANA  7I 


trefois  qui  ont  connu  nos  pères,  qui  ont 
peut-être  été  leurs  amis,  leurs  confi- 
dents. Voilà  les  sentiments  qu'éveille 
dans  le  cœur  l'amour  des  vieux  volu- 
mes :  aimable  passion  qui  est  plus  qu'un 
plaisir,  qui  est  presque  une  vertu...  On 
compte  ses  prisonniers  avec  un  air  vain- 
queur ;  on  les  range  un  à  un  sur  de  mo- 
destes rayons  ;  ils  seront  aimés,  choyés, 
dorlotés,  malgré  leur  indigence,  comme 
s'ils  étaient  vêtus  d'or  et  de  soie.  » 

La  même  inspiration  a  dicté  cette 
«  Ballade  des  vieux  livres  »,  que  j'ai 
trouvée  dans  je  ne  sais  plus  quel  recueil 
de  poésies  américaines  et  dont  l'auteur, 
Edward  Héron  Allen,  m'est  d'ailleurs 
inconnu  : 

On  chante  les  lointaines  et  fantomâles  con- 

[trées, 
les  prairies  et  les  vallons  d'Arcadie, 
les  retraites  où  jouent  le  satyre  et  la  nymphe 

[sylvestre, 
les  colonnes  et  les  portes  d'ivoire  : 
mais  nul   de  ces  lieux  de  plaisance  ne  me 

[paraît 
un  havre  de  joie,  car  je  deviens  vieux 
et  je  sollicite  de  dame  fortune  la  faveur  d'être 
là  où  s'achètent  et  se  vendent  les  livres  d'oc- 

[casion. 


72  BOUQUINIANA 


Mon  pouls  bat  fort  et  mon  cœur  est  allègre 
quand  je  trouve  une  date  qui  commence  par 

[MDXXX 
sur  un  aimable  vieil  in-22,  dont  les  feuilles 

[sont  grises 
de  la  patine  que  l'ancienneté  donne  aux  bou- 

[quins  ; 
et  je  m'agenouille  devant  ce  sage,  venu  d'au 

[delà  des  mers 
pour  que  des  Vandales  le  vendent  contre  de 

[l'or  yankee  ; 

et  volontiers  je  me  sépare  de  mes  bank-notes 

[péniblement  gagnées 

là  où  s'achètent  et  se  vendent  les  livres  d'oc- 

[casion. 


ENVOI 

Ah  !  Princesse,  ces   gloires  vivront  encore 

[lorsque  nous 
serons  morts,  et  que  depuis  longtemps  notre 

[sang  sera  glacé  ; 
car  on  est  immortel,  comme  vous  le  pouvez 

[voir, 
là  où  s'achètent  et  se  vendent  les  livres  d'oc- 

[casion. 

C'est  qu'en  effet,  «  pour  le  vrai  biblio- 
phile, le  livre  est  à  la  fois  un  document 
du  passé,  l'instrument  d'une  joie  intel- 
lectuelle et  un  objet  d'art  »  (Léon  G. 
Pélissierî. 


BOUQUINIANA  73 


XII 

Mais,  j'ai  déjà  eu  l'occasion  de  le  dire, 
les  meilleurs  choses  ont  leurs  détrac- 
teurs. Il  y  a  même  d'excellents  esprits 
qui,  craignant  avant  tout  l'excès,  prisant 
par-dessus  tout  la  pondération  et  la 
mesure,  combattent  l'abus  si  vigoureuse- 
ment qu'ils  semblent  proscrire  l'usage. 
Je  donnerai  quelques  exemples  typiques 
de  ces  attaques  exagérées  contre  l'exagé- 
ration. 

Procédons  graduellement.  Les  ré- 
flexions suivantes,  de  M.  Aug.  Laugel 
n'ont  après  tout  rien  que  de  très  raison- 
nable : 

«  Si  la  bibliophilie  a  ses  charmes,  elle 
a  aussi  ses  dangers  ;  elle  en  a  surtout 
pour  l'écrivain.  Elle  le  transporte  encore 
vivant  dans  les  Champs-Elysées  ;  il  de- 
vient une  ombre  au  milieu  des  ombres. 
Il  se  plaît,  il  s'attarde  dans  le  passé,  il 
oublie  volontiers  le  présent,  surtout  si  le 
présent  le  blesse  et  l'obsède,  s'il  a  vu 
disparaître  une  à  une  ses  illusions  et  ses 
espérances,  s'il  a  survécu  à  ce  qui  lui  était 


BOUQUINIANA 


le  plus  cher,  si  les  dernières  flammes  de 
son  foyer  sont  éteintes,  s'il  ne  peut  plus 
revoir  cette  fumée  du  toit  paternel 
qu'Ulysse  chantait  dans  Ithaque.  » 

Voilà  des  inconvénients  qui  ressem- 
blent fort  à  des  avantages.  Ne  sont-ce  pas 
des  consolations.  Et  de  quoi  le  désolé 
a-t-il  besoin,  sinon  d'être  consolé  ? 

Edmond  Texier,  journaliste  fameux  au 
temps  011  le  journal  le  Siècle  était  popu- 
laire —  c'était  sous  l'Empire,  —  se  mon- 
trait plus  dur  :  comme  notre  aimable 
confrère  M.  Geffroy,  il  classait  la  biblio- 
manie  parmi  les  maladies  mentales  dan- 
gereuses. 

«  Le  public,  disait-il (Le^  choses dutemps 
présent^  1861),  ne  comprendra  jamais 
toutes  les  passions  malsaines  qui  s'agi- 
tent dans  le  cœur  d'un  amateur  de  bou- 
quins. Le  vrai  bibliomane  croit,  comme 
Alexandre,  que  rien  n'est  fait  tant  qu'il 
lui  reste  quelque  chose  à  faire.  Un  de  nos 
amis,  grand  dénicheur  de  livres  rares, 
m'a  assuré  qu'il  avait  été  pris  d'un  invin- 
cible désir  de  mettre  le  feu  à  sa  biblio- 
thèque après  avoir  visité  celle  de  M.  le 
duc  d'Aumale.  L'envie,  la  jalousie, 
l'appétence  du   bien  d'autrui,  tels  sont 


BOUQUINIANA  yb 


les  moindres  défauts    du    bibliomane.  » 

Il  ne  le  lui  manque  plus  que  de  racon- 
ter la  vieille  histoire  espagnole  du  bou- 
quiniste assassin. 

Parce  que  les  amis  du  livre  ne  sont 
pas  exempts  des  mauvaises  passions  ni 
des  coups  de  folie  auxquels  on  voit  tous 
les  Jours  des  hommes  de  toutes  les  con- 
ditions céder  misérablement  ou  tragique- 
ment, il  faut,  paraît-il,  en  conclure  que 
ces  passions  et  ces  accès  de  folie,  c'est 
l'amour  des  livres  qui  les  donne.  J'avoue 
que  la  logique  d'un  tel  raisonnement 
dépasse  la  portée  de  mon  esprit.  Mais 
généreusement  je  vais  fournir  à  ceux  qui 
croyent  s'y  pouvoir  appuyer  un  nouvel 
étai.  C'est  une  anecdote  que  Jules  Janin 
rappelle  dans  son  ouvrage  sur  l'Amour 
des  livres. 

a  M.  le  conseiller  Séguier  causait  avec 
le  Roy  dans  sa  chambre  (on  parlait  de 
vénalité  des  juges).  —  Monsieur  le  Chan- 
celier, disait  le  Roi,  à  quel  prix  vendriez- 
vous  la  justice?  —  Oh  !  Sire,  à  aucun 
prix....  Pour  un  beau  livre,  je  ne  dis 
pas  !  » 

Et  maintenant,  si  l'on  se  plaint  jamais 
devant  vous  de  la  corruption  de  certains 


76  BOUQUINIANA 


magistrats,  vous  savez  la  cause  corrup- 
trice :  n'en  doutez  pas,  ils  sont  biblio- 
philes, —  disons  bibliomanes,  pour  mé- 
nager des  susceptibilités. 

Le  grand  critique  d'art  Ruskin  fait, 
dans  un  livre  intitulé  :  Sésame  and  Lilies, 
cette  réflexion  judicieuse  : 

«  Si  quelqu'un  dépense  sans  compter 
pour  sa  bibliothèque,  on  l'appelle  fou  — 
bibliomane.  Mais  on  n'appelle  jamais 
personne  hippomane,  bien  que  des  gens 
se  ruinent  tous  les  jours  avec  leurs  che- 
vaux et  qu'on  n'entende  point  dire  que 
les  livres  aient  jamais  ruiné  personne.  » 

On  a  pu  dire  avec  justesse  que  «si  le 
bibliophile  possède  des  livres,  le  biblio- 
mane en  est  possédé.  » 

Les  bibliophiles  et  les  bibliomanes  ne 
sont  pas  forcément  des  criminels  d'in- 
tention ni  des  fous  à  Tétat  latent,  en  dé- 
pit des  accusations  violentes  et  des  insi- 
nuations perfides  ;  mais  ne  sont-ils  pas 
condamnables  de  faire  de  leur  temps  et 
de  leur  argent  un  usage  aussi  vain  ?  —  Et, 
avec  la  gravité  d'un  pasteur  à  son  prê- 
che, des  hommes  considérables,  savants, 
philosophes,  vertueux,  lugubres,  répon- 


BOUQUIMANA  7/ 


dent  affirmativement.  Entendez  plutôt 
Mr.  Frédéric  Harrison.  La  voix  sévère  et 
l'air  rogue,  il  nous  donne  une  austère 
leçon. 

«  Collectionner  les  livres  rares  et  les 
auteurs  oubliés  est  peut-être,  de  toutes 
les  manies  collectionnantes,  la  plus  sotte 
aujourd'hui.  Il  y  a  beaucoup  à  dire  en 
faveur  des  faïences  rares  et  des  scarabées 
curieux.  La  faïence  est  parfois  belle  et 
les  scarabées  sont  du  moins  comiques 
d'aspect.  Mais  les  livres  rares  sont  main- 
tenant, par  la  nature  même  des  choses, 
des  livres  sans  valeur  ;  et  leur  rareté 
consiste  ordinairement  en  ce  que  l'im- 
primeur a  fait  une  bévue  dans  le  texte, 
ou  qu'ils  contiennent  quelque  chose  d'ex- 
ceptionnellement sale  ou  idiot.  Accorder 
un  profond  intérêt  aux  auteurs  négligés 
et  aux  livres  peu  communs,  c'est,  la  plu- 
part du  temps,  un  signe  —  non  pas 
qu'on  ait  épuisé  les  ressources  de  la  lit- 
térature ordinaire  —  mais  qu'on  n'a  pas 
réellement  de  respect  pour  les  produc- 
tions lès  plus  grandes  des  hommes  les 
plus  grands  qui  aient  vécu.  Cette  biblio- 
manie  se  saisit  d'êtres  raisonnables  et 
les  pervertit  au  point  que,  dans  l'esprit 

7 


78  BOUQUINIANA 


de  celui  qui  en  est  atteint,  la  race  hu- 
maine existe  pour  les  livres,  et  non  point 
les  livres  pour  la  race  humaine.  Il  y  a 
un  livre  qu'ils  pourraient  lire  avec  fruit, 
les  faits  et  gestes  d'un  grand  collection- 
neur de  bouquins  qui  vivait  jadis  dans 
la  province  de  la  Manche.  Pour  le  col- 
lectionneur, et  quelquefois  pour  Térudit, 
le  livre  devient  un  fétiche,  une  idole  et 
est  digne  de  Tadmiration  du  genre  hu- 
main quand  même  il  ne  serait  de  la  plus 
petite  utilité  à  personne.  Par  cela  seul 
que  le  livre  existe,  il  a  le  droit  d'être  po- 
liment invité  à  prendre  place  sur  les 
rayons.  La  «  bibliothèque  ne  serait  pas 
complète  sans  lui  »,  bien  que  la  biblio- 
thèque doive,  pour  ainsi  dire,  être  em- 
puantie quand  il  y  sera.  Les  grands 
livres  sont,  bien  entendu  ,  des  livres 
communs  ;  et  ceux-ci  sont  traités  par  les 
collectionneurs  et  les  bibliothécaires  avec 
un  souverain  mépris.  Plus  le  rare  vo- 
lume est  un  affreux  avorton  de  livre, 
plus  désespérés  sont  les  efforts  des  bi- 
bliothèques pour  le  posséder.  » 

Jules  Janin  va  nous  donner  la  contre- 
partie de  ce  réquisitoire,  dont  il  est  su- 
perflu   de    faire   ressortir   les  erreurs  et 


BOUQUINIANA  79 


l'injustice.  On  a  besoin,  après  cette  page 
puritaine  et  revêche,  de  quelques  lignes 
bien  françaises  où  la  fantaisie  s'égaie  de 
bonne  humeur. 

a  Ça  vous  est  égal,  messieurs  les  lec- 
teurs sans  odorat,  de  tenir  dans  vos 
mains  mal  lavées  un  bouquin  taché  de 
lie,  où  la  fille  errante  et  le  laquais  fan- 
geux ont  laissé  la  trace  ineffaçable  de 
leurs  doigts  malpropres  et  de  leurs  tètes 
mal  peignées  ?  Ça  vous  est  égal  de  feuil- 
leter une  sentine  et  de  respirer  à  chaque 
page  une  abominable  exhalaison  d'écurie 
ou  de  mauvais  lieu  ? 

«  Un  digne  ami  des  livres  respectera 
ses  heures  d'études  et  de  loisir,  il  se 
croira  tout  simplement  déshonoré  de 
réunir  tant  de  souillures,  en  de  si  tristes 
enveloppes,  à  toutes  les  fleurs  du  bel 
esprit.  Il  faut  à  l'homme  sage  et  stu- 
dieux un  tome  honorable  et  digne  de  sa 
louange. 

«  ...  Ces  réimpressions  de  nos  chefs- 
d'œuvre,  pleines  de  fautes,  disons  mieux, 
pleines  de  crimes,  il  y  a  pourtant  des 
gens  qui  les  achètent,  et  qui  les  font  re- 
lier en  basane,  par  des  cordonniers  man- 
ques   dont   on  a  fait  des  relieurs  !  Ces 


80  BOUQUINIANA 


livres  ainsi  bâtis,  qui  puent  la  colle  et 
Tœuf  pourri,  que  le  ver  dévore,  et  qui 
tournentau  jaunâtregrâceaux  ingrédients 
de  paille  et  de  bois  pourri  par  lesquels 
le  chiffon  de  toile  est  remplacé,  ces  mi- 
sérables in-octavo,  l'exécration  du  genre 
humain  lettré,  il  y  a  cinquante  imbéciles, 
cinquante  ignorants,  autant  d'usuriers, 
plusieurs  idiots,  vingt  repris  de  jus- 
tice, et  de  graves  filles  de  joie  un  peu 
lettrées,  sans  compter  une  douzaine  de 
marquises  de  nouvelle  édition,  qui  les 
enferment  avec  soin  dans  une  bibliothè- 
que richement  sculptée.  » 

Revenons  aux  personnes  sévères.  Elles 
n'ont  pas  dit  leur  dernier  mot.  M.  G. 
Mouravit  n'est  pas  éloigné  de  la  pensée 
de  Mr.  Frédéric  Harrison  lorsqu'il  écrit  : 

«  L'amour  funeste  accordé  au  livre 
})our  lui-même  créera  une  perpétuelle 
et  déplorable  promiscuité  ;  en  prenant 
chaque  jour  un  empire  plus  tyrannique, 
il  arrivera  bientôt  à  détruire  le  ^ewi'  intel- 
lectuel. Vouée  à  la  recherche  des  infini- 
ment petits  de  l'art  et  de  la  science,  la 
vue  du  bibliomane  s'éteint,  il  ne  sait 
plus  voir  les  grandes  œuvres  de  l'esprit 
humain.  » 


BOUQUINIANA  8 1 


Il  est  cependant  plus  indulgent  et  plus 
juste  à  la  fin,  lorsqu'il  ajoute: 

«  Sans  crainte  de  nous  commettre  avec 
les  bibliomanes,nous  devons  reconnaître 
que  la  beauté  matérielle  d'un  volume  in- 
flue beaucoup  sur  le  profit  intellectuel 
qu'on  en  peut  tirer.  Comme  le  disait 
notre  bon  Rollin  :  Une  belle  édition,  qui 
frappe  les  yeux,  gagne  l'esprit  et,  par  cet 
attrait  innocent,  invite  à  l'étude.  » 

De  ces  ditférentes  opinions,  The  Book- 
mart  me  semble  avoir  donné,  dans  un 
article  intitulé  Bibliomania,  un  exposé 
contradictoire  assez  équitable,  avec  la 
conclusion  qu'il  comporte.  C'est  pour- 
quoi je  le  cite  ici,  malgré  sa  longueur  : 

«  La  bibliomanie  qui  fleurit  de  nos 
jours  ne  se  rattache  à  aucun  goût  véri- 
table pour  la  science  de  l'antiquité  ou 
l'histoire.  La  manie  des  tableaux  a  été 
suivie  de  la  manie  des  faïences  fêlées,  et 
la  manie  des  faïences  fêlées  a  été  suivie 
par  la  manie  des  livres.  Les  gens  qui 
achetaient  des  tableaux  et  des  faïences 
connaissaient  les  marques  grâce  aux- 
quelles on  peut  constater  l'authenticité 
d'un  peintre  ou  d'une  assiette,  mais  ils 
ne  connaissaient  guère  autre  chose.  De 

7. 


82  BOUQUINIANA 


même  les  gens  qui  achètent  des  livres 
en  sont  arrivés  à  savoir  qu'un  exem- 
plaire de  telle  édition  ancienne  contenant 
une  faute  d'impression  à  telle  page  est 
sans  prix,  tandis  qu'une  autre,  qui  n'a 
pas  de  faute,  est  réellement  sans  valeur 
et  se  donne  pour  rien.  Telle  est  à  peu 
près  la  mesure  des  capacités  de  la  plu- 
part de  nos  amateurs  de  livres,  bien  que 
quelques-uns  d'entre  eux  sachent,  par 
surcroît,  apprécier  avec  plus  ou  moins 
d'intelligence  la  distinction  qu'il  y  a 
entre  «  demi-maroquin,  non  coupé,  doré 
en  tête  par  Rivière  »,  et  «  veau  extra,  non 
coupé,  doré  en  tête  par  W.  Pratt  »,  dis- 
tinction qui  n'est  pas  de  médiocre  impor- 
tance dans  les  salles  de  vente.  La  vérité 
est,  qu'acheter  des  livres  est  devenu  une 
mode,  et  que  les  règles  et  canons  qui 
gouvernent  les  acheteurs  de  livres  sont 
aussi  capricieux  et  innombrables  que 
ceux  qui  gouvernent  les  acheteurs  de 
vieux  tableaux  et  de  vieilles  faïences... 

«  La  bibliomanie  régnante  doit,  j'en 
ai  peur,  être  regardée  comme  la  mani- 
festation, plus  ou  moins  intelligente, 
d'un  simple  dilettantisme  sentimental. 
Elle    n'a   point  de    caractère   archéolo- 


BOUQUINIANA  83 


gique,  point  de  caractère  historique  ; 
elle  a  le  goût  personnel  du  pittoresque... 
La  rareté  toute  seule  est  l'élément  es- 
sentiel dans  l'estimation  que  l'on  fait 
d'un  ouvrage  imprimé  il  y  a  deux  cents 
ans  ou  plus  ;  ainsi  un  volume  absolu- 
ment sans  valeur  atteindra  souvent  un 
prix  de  fantaisie,  simplement  parce  qu'il 
n'en  existe  pas  un  autre  exemplaire.  » 

Le  docteur  James  Martineau  déclare, 
dans  ses  Hours  of  Thought  (Heures 
de  Pensée),  qu'en  l'absence  de  quelque 
chose  ayant  une  portée  plus  noble,  les 
amours  exclusifs,  les  enthousiasmes  par- 
ticuliers, les  simples  fantaisies  de  l'esprit, 
pourvu  qu'ils  soient  innocents,  sont  un 
grand  bien.  «  L'homme  actif  qui  pour- 
suit un  but  innocent  quelconque  vaut 
mieux  que  l'homme  inerte  qui  critique 
tout,  et  l'être  lourd  qui  ne  vit  que  pour 
collectionner  des  coquilles  et  des  mé- 
dailles est  au-dessus  de  l'être  spirituel 
qui  ne  vit  que  pour  se  moquer  de  lui.  » 

Dans  le  même  esprit,  je  me  hasarde  à 
avancer  qu'il  n'est  pas  sage  de  traiter  la 
passion  pour  les  livres  vieux,  rares  ou 
curieux,  irrespectueusement.  Toute  oc- 
cupation de    ce    genre  a  une   influence 


84  BOUQUINIANA 


plus  OU  moins  grande  sur  raffinement 
de  l'esprit.  Elle  peut,  sans  doute,  être 
entachée  de  snobbisme  ou  de  vulgarité, 
si  c'est  l'ignorant  caprice  de  la  mode  ou 
le  simple  essai  d'une  cupide  spéculation 
qui  la  dirige  ;  mais,  d'un  autre  côté,  on 
peut  la  comprendre  de  telle  sorte  qu'elle 
soit  une  occupation  non  seulement 
pleine  de  charmes,  mais  encore  pleine 
d'utilité. 

XIII 

Les  railleries  —  parfois  indignées  — 
que  des  bonnes  gens,  qui  tantôt  lisent 
trop,  tantôt  ne  lisent  guère  ou  ne  lisent 
pas  du  tout,  font  des  amateurs  quicollec- 
tionnent  des  livres  sans  les  lire,  sortent 
d'une  veine  inépuisable  et  ne  sauraient 
s'énumérer.  J'en  mets  ici  quelques-unes 
que  Je  n'ai  pas  enregistrées  déjà. 

Il  en  est  qui  datent  de  loin.  Voici  le 
dict  du  vieux  Gaultier  de  Metz,  dans 
L'Ymage  du  monde: 

Est  d'aucuns  convoiteus 
Qui  ont  les  livres  précieus 
Et  aornés  et  bien  et  bel. 
Qui  n'en  regardent  fors  la  pel. 


BOUQUINIANA  85 


Pétrarque  a  dit  en  latin  :  «  Il  est  des 
gens  qui  se  figurent  posséder  en  propre 
tout  ce  qui  est  dans  les  livres  qu'ils  ont 
chez  eux.  Vient-on  à  parler  de  quelque 
ouvrage:  —  Oh  !  disent-ils,  ce  livre  est 
dans  mon  armoire.  —  Cela  leur  suffit  et 
c'est,  dans  leur  opinion,  comme  s'ils  le 
savaient  par  cœur.  Là  dessus,  les  sourcils 
hauts  et  les  yeux  ronds,  ils  se  taisent. 
Quelle  race  ridicule  !  » 

Ausone  s'était  moqué  déjà  de  celui  qui, 
parce  qu'il  sa  bibliothèque  pleine  de 
livres,  se  croit  grammairien  et  docte. 

Un  de  ceux  qui  se  sont  le  plus  forte- 
ment élevés  contre  cette  perversion  de 
l'usage  des  livres,  qui  consiste  à  les  ali- 
gner sans  les  lire,  fut,  lui-même,  un 
grand  amateur  de  livres.  Je  veux  parler 
de  Bollioud-Mermet.  l'auteur  du  traité 
célèbre  De  la  Bibliomanie  (La  Haie, 
1761),  réimprimé  par  Jouaust  en  i865  et 
en  1866. 

«  On  a  tellement  perverti  l'usage  des 
livres,  dit-il,  que  ces  monuments  de  la 
savante  antiquité,  ces  recueils  précieux 
des  productions  de  génie,  autrefois  con- 
sacrés à  perpétuer  les  vrais  principes  des 
sciences,    à    inspirer   le    bon    goût  des 


BOUQUINIANA 


lettres,  à  faciliter  le  travail,  à  diriger  le 
jugement,  à  exercer  la  mémoire,  à  faire 
germer  les  talents  et  les  vertus,  sont 
maintenant  des  meubles  de  pure  curio- 
sité, qu'on  achète  à  grands  frais,  qu'orr 
montre  avec  ostentation,  et  qu'on  garde 
sans  en  tirer  aucune  utilité...  » 

Et  il  conclut  «  que  la  Bibliomanie  est  le 
comble  du  ridicule  pour  ceux  qui  n'ont 
ni  les  dispositions,  ni  la  volonté  de  faire 
un  usage  sérieux  des  livres  ;  que  pour 
les  gens  d'étude  et  les  connaisseurs,  c'est 
une  superfluité  déraisonnable  que  de 
rassembler  toutes  les  facultés,  toutes  les 
matières  qu'un  seul  homme  ne  saurait 
cultiver  ;  que  ces  collections  portées 
jusqu'au  luxe  et  à  la  magnificence  font 
l'effet  d'un  amour  excessif  du  merveil- 
leux et  l'objet  d'une  prodigalité  condam- 
nable et  ruineuse  ;  que  ce  goût  bizarre  et 
libertin  qui  fait  donner  la  préférence  à 
certains  ouvrages,  où  tout  respire  la 
frivolité  et  la  licence,  est  un  travers 
d'esprit  odieux  et  méprisable,  un  dérè- 
glement de  cœur  consommé,  digne  de 
la  rigueur  des  loix  et  des  anathèmes.  » 

La  conclusion  est  orthodoxe;  elle  plai- 
rait à  la  censure  officielle,  dame  Anastasie, 


BOLQUINIANA 


qui  aime  à  confisquer  au  profit  de  son 
plaisir  ce  qu'elle  juge  malsain  à  la  santé 
morale  des  autres. 

Le  poète  anglais  Halkett  Lord  en  ar- 
rive à  une  non  moins  vigoureuse,  dans 
une  pièce  humoristique  qui  finit  ainsi  : 

Regardez  Tottipop  jouir  de  ses  chers  livres, 
aller  de  rayon  en  ravon,  raffolant,  ravi, 
et  lire,  en  arpentant  la  salle,  —  les  titres,  — 

[de  Bedford! 

ou  jouer  amoureusement   avec  ses  reliures 

[ne  peut  corrompre. 

Oh  !  ce  sont  là  des  plaisirs  que  rien  jamais 

[et  voilà  qui  tend  à  montrer 

A  la  tonne  et  à  la  toise,  il  fait  ses  achats,  — 

[savoir  peu. 
combien  un  homme  peut  avoir  beaucoup,  et 

[tremblantes, 
Maintenant  voyez-le,  de  ses  mains  gantées  et 
caresser   ses  Cape,  soupeser  ses  Derôme, 

[devant  une  marge  trop  rognée, 

tantôt  exhaler  du  fond  du  cœur  un   soupir 

[blures,  de  petits  fers  et  de  filets. 

tantôt  se  sentir  renaître  à  la  vue   de  dou- 

[volumes. 
Ainsi  passent  ses  jours,  à  farfouiller  de  vieux 

[l'enfermer  I 
Il  appelle  cela  de  l'amour  !...  —  On  devrait 

Le  marquis  d'Argenson  en  prenait 
son  parti  légèrement,  en  élégant  seigneur 
français,  lorsqu'il  donnait  pour  inscrip- 


BOUQUINIANA 


tion  à   une  bibliothèque  cette  devise  re- 
nouvelée des  saints  livres  : 

Miilti  vocati,  pauci  lecti. 

J'ai  trouvé  dans  un  Nouveau  Recueil 
d'Enigmes,  Charades  et  Logogriphes, 
publié  à  Rouen,  sans  date,  chez  Lecrève- 
Labbez  (in-i8,  p.  72),  une  énigme  assez 
pauvrement  versifiée,  mais  qui  nous  lais- 
sera sous  une  impression  plus  gaie. 

A  l'abri  d'une  peau  légère, 
Je  tiens  cent  héros  enfermés; 

Et  par  moi  seulement  leurs  faits  si  renommés 
Sont  à  couvert  de  la  poussière. 

Cependant,  sous  l'éclat  des  ornements  divers, 
Dont  ma  figure  est  revêtue, 
Je  cache  avec  soin  à  la  vue         [vers. 

Un  corps  qui  bien  souvent  est  tout  farci  de 

[rante, 

Jugez  de  mes  emplois  :   quoique  fort  igno- 
En  un  espace  assez  petit 
Je  renferme  beaucoup  d'esprit  ; 
Mais  qui  de  me  voir  se  contente 

Sans  jamais  regarder  ce  que  j'ai  dans  le  cœur, 
Est  sans  doute  un  pauvre  docteur. 


BOUQUINIANA  89 


XIV 

L'amour  des  livres  pour  les  livres, 
quelque  futile  et  condamnable  qu'il 
puisse-être,  —  et  il  s'en  faut  que  cette 
question  soit  tranchée,  —  ne  date  pas 
d'hier. 

Chez  les  Grecs,  Aristote  acheta  après 
^^  la  mort  de  Speusippe,  quelques  uns  de 
^  ses  livres  pour  la  somme  de  72,000  ses- 
terces. Platon  acquit  le  livre  de  Phi- 
lolaiis  le  pythagoricien,  d'où  il  tira  le 
Timée,  dit-on,  au  prix  de  10,000  de- 
niers. Sur  quoi  Aulu-Gelle  remarque 
que  les  sages  méprisent  l'argent  en  com- 
paraison des  livres. 

Cicéron  ne  tarit  pas  sur  la  joie  d'ac- 
quérir et  de  posséder  des  livres,  et  de  sa 
correspondance  avec  son  ami  Atticus  il 
appert  que  celui-ci  non  seulement  col- 
lectionnait des  volumes,  mais  en  faisait 
commerce.  Nil  siib  sole  novum. 

C'est  Asinius  Pollio  qui  fonda  la  pre- 
mière bibliothèque  publique  à  Rome; 
mais  les  bibliothèques  particulières  n'é- 
taient pas  rares.  Sylla  en  avait  une  re- 
marquable.   «  Parmi  les  trésors  que  Lu- 

8 


90  BOL'QUrNIANA 


cuUus  rapporta  de  ses  guerres  d'Asie,  et 
dont  il  orna  sa  maison  de  Tusculum,  dit 
Géraud  dans  son  Essai  sur  les  Livres  dans 
l'antiquité^  il  faut  compter  une  précieuse 
collection  de  livres  qu'il  se  fît  gloire 
d'augmenter  encore  et  dont  il  permit  le 
libre  accès  aux  savants  et  aux  littéra- 
teurs. )) 

«  Du  temps  de  Sénèque,  rapporte  le 
même  écrivain,  le  luxe  des  bibliothèques 
était  poussé  à  Rome  à  un  degré  inimagi- 
nable. Une  bibliothèque  était  regardée 
comme  un  ornement  nécessaire  dans  une 
maison;  aussi  en  trouvait-on  jusque  chez 
les  gens  qui  savaient  à  peine  lire,  et  si 
considérables  que  la  lecture  des  titres 
des  livres  aurait  seule  rempli  la  vie  du 
propriétaire.  C'est  vers  ce  temps  que 
vint  à  Rome  le  grammairien  Epaphro- 
dite  de  Chéronée,  qui  ramassa  jusqu'à 
3o,ooo  volumes  de  choix  (Suidas).  Plus 
tard,  Sammonicus  Severus,  précepteur 
de  Gordien  le  Jeune,  laissa  à  son  élève 
la  bibliothèque  qu'il  avait  reçue  de  son 
père,  et  qui  se  montait  à  62,000  vo- 
lumes. » 

Saint  Pamphile,  prêtre  et  martyr,  pos- 
séda, au  témoignage  d'Isidore,   3o,ooo 


BOUQUINIANA  9I 


volumes,  dont  il  fit  présent  à  l'église  de 
Césarée. 

Au  v«  siècle  de  l'ère  chrétienne,  Si- 
doine Apollinaire  nous  signale  l'exis- 
tence de  plusieurs  bibliophiles  en  Gaule, 
parmi  lesquels  Loup,  professeur  à  Péri- 
gueux  ;  Manus,  consul  à  Narbonne  ; 
Rurice,  évêque  de  Limoges;  Tonance 
Ferréol,  dans  sa  maison  de  Prusiane, 
sur  le  Gardon,  non  loin  des  frontières 
du  Rouergue. 

Sans  suivre  une  filiation  qui  serait 
trop  longue,  les  bibliophiles  doivent 
aussi  reconnaître  comme  un  de  leurs 
ancêtres,  —  inattendu  pour  la  plupart 
d'entre  eux,  j'imagine,  —  l'Anglais  Tho- 
mas Brition,  charbonnier  ambulant, 
musicien  et  chimiste.  Il  laissa  après  sa 
mort  une  collection  de  partitions  dont 
la  vente  atteignit  près  de  cent  livres  ster- 
ling, des  instruments  de  musique  pour 
quatre-vingts  livres,  et  une  remarquable 
bibliothèque  musicale  et  scientifique. 
Quelques  années  auparavant  (1714),  il 
avait  vendu  aux  enchères  une  belle  col- 
lection de  livres  et  de  manuscrits  se  rap- 
portant en  majorité  aux  Roses-Croix  et 
à  leurs  doctrines.  Il  existe,  paraît-il,  un 


92  BOUQUINIANA 


catalogue  imprimé    de   chacune    de  ces 
collections. 


XV 

Il  faut  dire  deux  mots  de  cette  ques- 
tion des  catalogues,  dont  l'histoire  serait 
bien  curieuse  et  constituerait,  en  réalité, 
par  ses  inventaires  successifs,  Thistoire 
de  la  bibliographie  tout  entière,  —  c'est- 
à-dire  de  la  marche  progressive  de  l'es- 
prit humain  dans  ses  manifestations 
écrites. 

«  Les  premiers  catalogues  de  librairie, 
dit  Werdet,  remontent  à  1478  et  1474; 
ils  proviennent  d'une  librairie  de  Stras- 
bourg, celle  de  Mentelin,  et  des  presses 
de  Baemler,  à  Augsbourg.  » 

Voilà  un  fait  précis,  qui  a  son  impor- 
tance dans  les  limites  où  il  est  donné.  Il 
est  bien  clair,  en  effet,  que,  du  moment 
qu'il  y  a  eu  des  livres,  —  je  veux  dire 
des  écrits  quelconques,  —  offerts  en  vente 
au  public,  —  et  il  y  en  a  eu,  dès  l'inven- 
tion de  l'écriture,  à  Rome,  en  Grèce,  en 
Egypte,  en  Chine,  partout,  —  les  ven- 


BOUQUINIANA  qS 


deurs  ont  annoncé  aux  acheteurs  ce 
qu'ils  avaient  à  vendre  dans  des  listes 
qui  n'étaient  véritablement  que  des  cata- 
logues. Ce  point  réglé,  n'étes-vous  pas 
de  l'avis  de  Vessayist  Leigh  Hunt  lors- 
qu'il dit  : 

«  Un  catalogue  n'est  pas  une  simple 
liste  de  choses  à  vendre,  comme  les  pro- 
fanes peuvent  se  l'imaginer.  Même  un 
catalogue  de  commissaire-priseur  sug- 
gère mille  réflexions  à  celui  qui  le  par- 
court. Jugez  donc  ce  qu'il  doit  en  être 
d'un  catalogue  de  livres  dont  les  titres 
seuls  embrassent  le  cercle  du  monde  en- 
tier, visible  et  invisible  :  géographies  — 
biographies  —  histoires  —  amours  — 
haines  —  Joies  —  chagrins  —  cuisines 
—  sciences  —  modes  —  et  l'éternité  !  » 

Aussi  ne  nous  étonnerons-nous  pas 
du  mot  de  Jules  Janin  : 

«  Bon  nombre  d'honnêtes  gens  n'ont 
pas  laissé  d'autre  oraison  funèbre  que 
le  catalogue  de  leur  bibliothèque,  où 
toute  louange  est  contenue.  » 

A  cette  question  se  rattache  naturelle- 
ment celle  de  la  valeur  vénale  des  livres 
et  du  placement  plus  ou  moins  avanta- 
geux que  font  ceux  qui  les  achètent.  Si 

8. 


94  BOUQUINIANA 


Ruskin  a  pu  dire  que  l'on  n'a  jamais  vu 
d'amateur  de  livres  ruiné  par  sa  pas- 
sion, c'est  qu'il  ne  la  satisfait  qu'en  ac- 
quérant des  objets  de  réelle  valeur. 

Quelques-uns  se  cabrent  à  cette  idée 
de  spéculation  ;  ils  répéteraient  volon- 
tiers ces  vitupérations  de  Bollioud- 
Mermet  : 

«  O  !  le  noble  et  rare  talent,  qui  tra- 
vestit le  philosophe  en  marchand  de 
livres  !  Piilchra  sane  ars  quce  de  philoso- 
pha libj^ariumfacitl  [Pétrone.)  Détestable 
industrie,  négoce  honteux,  digne  du  mé- 
pris public  :  excès  de  cupidité,  qui  met 
quelquefois  la  probité  aux  abois ,  et 
l'art  du  connaisseur  au-dessous  des  con- 
ditions les  plus  viles  !  » 

D'autres  —  c'est  le  plus  grand  nombre 
—  voient  la  chose  plus  froidement, 
plus  justement.  Ils  savent,  comme  le 
disait  S.  de  Sacy,  que  «  les  livres  sont 
un  capital  »  et  que,  «  bien  choisis  »,  ils 
doublent  de  valeur  en  dix  ans  »  Et  ils  ne 
se  font  pas,  à  l'occasion  ou  au  besoin, 
scrupule  d'en  profiter.  En  attendant,  ils 
ont  un  argument  pour  se  concilier  leur 
femme ,  l'ennemie-née  du  bibliophile, 
comme  nous  l'avons  vu.  Ils  peuvent  lui 


BOUQUINIANA  gS 


soumettre    des    considérations    comme 
celle-ci  : 

«  Ménagères  qui  avez  le  bonheur  de 
posséder  un  mari  bibliophile,  au  lieu  de 
faire  une  mine  refrognée  lorsque  vous 
voyez  arriver  un  nouveau  paquet  de 
livres  et  que  la  bibliothèque  envahit 
peu  à  peu  tout  l'appartement,  réjouissez- 
vous  donc  !  C'est  la  fortune  de  vos  en- 
fants qui  augmente...  Quelle  est  d'ail- 
leurs la  vertu  que  ne  supporte  pas 
l'amour  des  livres  !  Douceur,  frivolité 
de  caractère,  indulgence  ;  point  de  ja- 
lousie, point  de  tracasseries,  la  femme 
d'un  bibliophile  est  nécessairement  la 
maîtresse  de  la  maison,  pourvu  (ju'elle 
sache  s'arrêter  au  seuil  du  cabinet.  » 


XV 

Capables  d'une  influence  si  utile  et  si 
louable,  les  livres  méritent,  il  faut  bien 
le  croire  enfin,  tous  les  respects.  Le  vieux 
Richard  de  Bury  a ,  dans  son  Philo- 
biblon^  dressé  le  code  ou,  si  vous  pré 
ferez,  le  protocole  des  égards  qui  leur 
sont  dûs  avec  une  naïveté  de  bon   sens 


96  BOUQUINIANA 


qui  me  paraît  délicieuse  dans  sa  proli- 
xité. 

«  Nous  remplissons  un  devoir  sacré  de 
piété,  dit-il,  quand  nous  traitons  les 
livres  avec  soin  et  aussi  quand  nous  les 
replaçons  au  lieu  qui  leur  est  réservé  et 
les  remettons  à  une  garde  inviolable  ;  si 
bien  qu'ils  se  réjouissent  de  rester  purs 
tant  que  nous  les  avons  entre  nos  mains, 
et  qu'ils  reposent  en  sûreté  lorsqu'ils 
sont  rendus  à  leur  lieu  de  dépôt...  C'est 
pourquoi  nous  croyons  expédient  de 
mettre  en  garde  nos  étudiants  contre 
diverses  négligences,  qui  peuvent  facile- 
ment s'éviter,  et  qui  font  un  mal  éton- 
nant aux  livres. 

a  En  premier  lieu,  pour  ce  qui  est  de 
l'ouverture  et  de  la  fermeture  des  livres, 
mettons-y  la  modération  convenable, 
afin  que  les  fermoirs  n'en  soient  pas 
défaits  avec  trop  de  hâte,  et  que,  lorsque 
nous  avons  fini  notre  inspection,  ils  ne 
soient  pas  mis  de  côté  sans  être  dûment 
clos.  Car  c'est  notre  devoir  d'entourer 
un  livre  de  beaucoup  plus  de  soins 
qu'une  paire  de  bottes... 

«  Il  a  pu  vous  arriver  de  voir  un  jeune 
homme  à  tête  drue,  flânant  paresseuse- 


BOUQUINIANA  97 


ment  sur  son  travail  ;  et  lorsque  le  gel 
de  l'hiver  est  piquant,  son  nez,  coulant 
sous  la  morsure  du  froid,  laisse  tomber 
des  gouttes,  sans  qu'il  songe  à  les  essuyer 
avec  son  mouchoir  avant  qu'elles  aient, 
de  leur  vilaine  humidité,  arrosé  le  livre 
qu'il  a  devant  lui.  Que  n'a-t-il  devant 
lui,  non  pas  un  livre,  mais  un  tablier  de 
savetier  !  Ses  ongles  sont  bourrés  d'une 
ordure  fétide,  aussi  noire  que  du  Jais  ; 
il  en  marque,  à  son  caprice,  tels  ou 
tels  passages.  Il  insère  et  fixe  en  diffé- 
rentes places  une  multitude  de  pailles, 
pour  que  ces  brins  de  chaume  lui  rap- 
pellent ce  que  sa  mémoire  ne  peut 
retenir.  Ces  pailles,  parce  que  le  livre  n'a 
pas  l'estomac  assez  fort  pour  les  digérer 
et  que  personne  ne  les  retire,  commen- 
cent par  distendre  le  volume,  l'empêcher 
de  se  fermer  comme  d'ordinaire,  et,  à  la 
longue,  abandonnées  et  oubliées,  tombent 
en  poussière.  —  Il  ne  craint  pas  de  man- 
ger du  fruit  ou  du  fromage  au  dessus 
d'un  livre  ouvert,  ou  de  porter  insou- 
ciamment  une  coupe  de  la  table  à  ses 
lèvres  et  de  ses  lèvres  à  la  table  ;  et 
comme  il  n'a  pas  de  sac  à  ordure  à  sa 
portée,  il  laisse  tomber  dans  le  livre  les 


BOUQUIMANA 


miettes  qui  restent.  Bavardant  sans 
relâche,  il  n'est  jamais  las  de  discuter 
avec  ses  compagnons,  et,  tandis  qu'il  met 
en  avant  une  foule  d'arguments  stupides, 
il  mouille  le  livre  à  demi  ouvert  sur  ses 
genoux  des  ondées  de  sa  salive.  Oui;  et 
ensuite,  croisant  tout  d'un  coup  les  bras, 
il  se  penche  sur  le  livre  et,  en  évoquant 
un  moment  de  travail,  fait  venir  un 
somme  prolongé;  puis,  pour  effacer 
les  plis  du  papier,  il  retourne  la  marge 
des  feuilles,  au  grand  détriment  du  livre. 
—  Voilà  les  pluies  finies  et  passées  ;  les 
fleurs  ont  apparu  dans  notre  pays.  Alors, 
l'étudiant  dont  nous  parlons,  plus  propre 
à  gâter  les  livres  qu'à  les  examiner, 
bourre  son  volume  de  violettes,  de  pri- 
mevères et  de  roses.  De  ses  mains  moites 
de  sueur  il  retourne  les  volumes  ;  il 
feuillette  le  blanc  vélin  avec  des  gants 
couverts  de  toute  sorte  de  poussière,  et 
de  son  doigt  revêtu  d'un  cuir  usé  suit 
les  lignes  d'un  bout  à  l'autre  de  la  page  ; 
enfin,  dès  qu'une  mouche  le  pique,  il 
jette  de  côté  le  livre  sans  le  fermer 
comme  il  convient,  et  le  volume  reste 
ainsi  des  mois  entiers,  si  bien  qu'il  se 
remplit  tellement  de  poussière  qu'il  ré- 


BOUQUINIANA  99 


siste  ensuite  aux  efforts  qu'on  fait  pour 
le  clore. 

«  Mais  il  faut  surtout  interdire  le  manie- 
ment des  livres  à  ces  jeunes  gens  éhontés, 
qui,  dès  qu'ils  ont  appris  à  former  les 
lettres,  deviennent,  du  moment  qu'ils  en 
ont  l'occasion,  de  lamentables  annota- 
teurs; qui,  partout  où  ils  trouvent  une 
marge  disponible  autour  du  texte,  la 
garnissent  d'alphabets  monstrueux,  ou 
bien  laissent  leur  plume  y  écrire  toutes  les 
frivolités  qui  leur  viennent  en  tête.  D'un 
autre  côté,  le  latiniste,  le  sophiste,  tous 
les  écrivains  ignorants  y  essaient  la  taille 
de  leur  plume,  pratique  qui,  nous  l'avons 
vu  souvent,  amoindrit  l'utilité  et  la  valeur 
des  plus  beaux  livres. 

«  Il  y  a  aussi  une  catégorie  de  voleurs 
qui  mutilent  honteusement  les  livres, 
coupant  les  marges  extérieures  pour  s'en 
faire  du  papier  à  lettre,  et  ne  laissant 
que  le  texte,  ou  employant  les  feuilles 
laissées  au  commencement  et  à  la  fin 
pour  protéger  le  volume,  à  des  usages  et 
à  des  abus  divers,  —  genre  de  sacrilège 
qu'on  devrait  punir. 

«  C'est  un  devoir  de  civilité  pour  un 
étudiant,  lorsque  après  le  repas  il  revient 


BOUQUINIANA 


à  Tétude,  de  se  laver  invariablement 
avant  de  lire,  et  de  ne  jamais  ouvrir  les 
fermoirs  ou  tourner  les  feuillets  d'un 
livre  avec  des  doigts  graisseux.  Ne  lais- 
sez pas  non  plus  un  enfant  pleurard 
admirer  les  enluminures  des  lettres  capi- 
tales, de  peur  qu'il  ne  salisse  le  parche- 
min de  ses  doigts  mouillés,  car  un  enfant 
touche  d'abord  tout  ce  qu'il  voit... 

«  Chaque  fois  qu'on  remarque  des  dé- 
fauts dans  les  livres,  il  faut  les  réparer 
promptement  ;  en  effet,  rien  ne  s'agran- 
dit plus  vite  qu'une  déchirure,  et  un 
accroc  négligé  sur  le  moment  devra  plus 
tard  être  raccommodé  avec  beaucoup 
plus  de  peine  et  moins  de  succès.  » 


XVI 

C'est  s'acquitter  d'une  partie  du  respect 
que  l'on  doit  aux  livres  que  de  les  revê- 
tir de  belles  reliures.  Et  c'est  aussi  se 
donner  à  soi-même  des  jouissances  déli- 
cates, car,  comme  le  dit  Mr.  Davenport, 
«  il  est  parfaitement  vrai  que  de  tous  les 
meubles,  les  livres  sont  les  plus  agréa- 
bles à  l'œil  ».  Jules  Janin  l'avait  déjàpro- 


BOUQUINIANA  lOI 


clamé  avec  plus  d'élan  :  «  Le  livre  est  si 
bien  fait  pour  être  orné  ;  il  porte  avec 
tant  de  bonheur  toutes  les  élégances  !  » 
Et  avant  lui  encore,  Chevillé  s'écriait,  en 
son  lyrique  enthousiasme  : 

«  O  Dieux  et  déesses  !  quoi  de  plus 
rare  et  de  plus  charmant  que  la  contem- 
plation d'un  beau  livre  imprimé  en  bons 
caractères,  gros  ou  menus,  avec  une 
bonne  encre  indestructible!...  Il  n'y  a 
pas  de  tableau  du  plus  grand  maître  qui 
soit  plus  agréable  aux  yeux  de  l'honnête 
homme  et  du  savant  parfait.  Honte  et 
malheur  à  qui  se  lasserait  de  regarder  un 
pareil  livre,  imprimé  sur  vélin  ou  sur 
grand  papier  ! 

Tout  le  monde  y  consent  et  nul  n'y  contredit. 

Boulliod-Mermet  lui-même  déclare 
que  a  des  livres  ainsi  conditionnés  bril- 
lent aux  yeux,  flattent  le  goût,  font  les 
délices  de  ceux  qui  les  possèdent  ». 

Le  grave  et  sobre  Mouravit  s'échauffe 
aussi  sur  ce  sujet.  «  Quoi  de  plus  beau, 
s'écrie-t-il,  qu'un  livre  dont  le  papier  n'a 
pas  été  parcimonieusement  mesuré,  et 
qui  laisse  l'œuvre  du  typographe  enca- 
drée, comme  une  belle  estampe,  au  mi- 


BOUQUINIANA 


lieu  de  marges  spacieuses  et  bien  pro- 
portionnées !  » 

Et  il  ajoute  :  «  Rechercher  une  certaine 
élégance  dans  la  reliure  de  nos  livres,  ce 
n'est  pas  seulement  leur  payer  notre 
dette  de  reconaissance,  c'est  encore  don- 
ner une  preuve  de  notre  passion  pour 
les  choses  de  Part,  de  cet  amour  des 
ineffables  harmonies  que  toute  nature 
d'élite  veut  trouver  ou  faire  naître  en 
tout  et  partout  :  c'est  en  un  mot,  laisser 
un  vivant  témoignage  de  notre  goût.... 

«  La  reliure  n'est  pas  seulement  un 
abri  contre  les  destruction,  mais  elle 
doit  révéler  de  prime  abord,  par  son 
élégance,  par  sa  richesse  plus  ou  moins 
grande,  par  son  style,  le  mérite,  le  prix, 
la  nature  même  du  joyau  qu'elle  renfer- 
me. » 

Napoléon  disait  :  «  Je  veux  de  belles 
éditions  et  d'élégantes  reliures.  Je  suis 
assez  riche  pour  cela.  » 

Un  bibliophile  anglais  qui  rapporte  ce 
propos  et  qui  n'aime  guère  l'Ogre  de 
Corse,  ne  peut  s'empêcher  de  s'attendrir  : 
«  Il  fallait  qu'il  ne  fût  pas  mauvais 
jusqu'au  fond.  »  So  he  could  not  be  enti- 
rely  had. 


BOUQUINIANA  Io3 


Le  journal  The  Critic,  qui  se  publie 
aux  Etats-Unis ,  insérait  naguère  des 
vers  amusants  sous  ce  titre  :  «  Comment 
un  bibliomaniaque  relie  ses  livres.  »  J'en 
citerai  quelques  strophes  : 

J'aimerais  à  relier  mes  lives  favoris 
de  sorte  que  leur  vêtement  extérieur 

à  l'esprit  de  tout  bibliomaniaque 
révélât  leur  contenu. 

La  vie  de  Napoléon  reluirait  en  rouge, 

la  vie  de  Jean  Calvin  en  bleu  ; 
Ainsi  symboliseraient-elles  l'eflusion  du  sang 

et  la  nuance  d'une  religion  atrabilaire. 

Les  Papes  iraient  bien   en   écarlate  ; 

en  vert  jaloux,  Othello; 
En  gris,  la  Vieillesse  de  Cicéron  ; 

et  les  Cris  de  Londres  en  jaune. 

Mon  Wallon  (i)  ne  pourrait  mieux  exprimer 
son  art  aimable  qu'en  saumon. 


Les  guerres  intestines,   je  les  habillerais  de 

[vélin, 
tandis  qu'une  peau  de  truie  contiendrait  mon 

Bacon...  (2). 

(i)  Isaac  Walton,  écrivain  anglais,  célèbre  par 
son  traité  sur  la  Pèche  à  la  ligne. 

(2)  Francis  Bacon,  l'auteur  du  Novtim  Orga- 
num  et  des  Essays.  —  Bacon  est  un  vieux  mot 
français,  passé  en  anglais  avec  son  sens  de  lard. 


104  BOUQUINIANA 

Les  tranches  de  la  biographie  d'un  sculpteur 
seraient  marbrées  comme  il  convient... 

Les  faits  et  dates  de  la  guerre  de  Crimée, 
reposeraient  sous  lafragrance  d'uncuir  russe, 
et  l'histoire  de  la  conquête  des  Etats  barba- 
sous  un  maroquin  écrasé...  [resques, 


XVII 

«  Aimer  le  livre  et  aimer  la  lecture 
sont  une  seule  et  même  chose  pour  tout 
esprit  cultivé  »,  a  dit  encore  G.  Mou- 
ravit.  Un  amateur  qu'il  cite,  sans  le 
nommer,  fait  un  pas  de  plus  et  va  jus- 
qu'à dire  :  «  Il  y  a  une  grande  curiosité 
qui  s'attache  avant  tout  au  mérite  des 
livres  ;  il  y  en  a  une  petite  qui  s'attache 
à  leur  rareté  ou  à  leur  bizarrerie.  » 

Et  pourquoi  dédaigner  si  superbement 
«  la  petite  curiosité  !  »  Peut-être,  après 
tout,  le  collectionneur,  dont  un  jeune 
poète  (Camille  Delthil  :  Les  Tentations) 
nous  fait  le  portrait  dans  le  sonnet  sui- 
vant, n'est-il  pas  si  absurde  et  si  ridi- 
cule : 


BOUQUINIANA  Io5 


Ah  !  comme  il  trouve  bon  de  vivre  ! 
Tout  rajeuni,  tout  radieux, 
Dans  son  habit  râpé  de  vieux. 
Un  immense  bonheur  l'enivre  ! 

Enfin,  il  est  à  lui,  le  livre, 
Cet  aide  rare  et  précieux, 
Et  qui  faisait  tant  d'envieux. 
Il  ne  l'a  payé  qu'une  livre. 

Il  le  chercha  vingt  ans  ;  hé  bien  ! 
Il  le  possède  ;  c'est  l'unique  ! 
Tous  les  autres  ne  valent  rien. 

Aux  connaisseurs  il  fait  la  nique, 
Et  son  orgueil  est  grand  ;  il  a 
Ce  que  personne  n  a.  Voilà  ! 

Mais,  comme  Mr.  J.  Royers  Rees  le 
fait  très  justement  remarquer  dans  ses 
Pleasiires  of  a  Book-Worm,  «  l'avidité 
avec  laquelle  on  recherche  et  achète  les 
premières  éditions  des  livres  fameux  et 
les  volumes  contenant  des  autographes 
de  l'auteur  ou  réveillant  d'une  façon  ou 
d'une  autre  des  souvenirs  spéciaux,  n'a 
rien  qu'on  doive  déplorer.  Le  dada  du 
dénicheur  de  livres  est  assurément  aussi 
sensé  que  tout  autre,  et,  de  plus,  il  en 
appelle  directement  au  cœur  et  à  la  tête, 
aux  sentiments  affectifs  et  à  l'intelli- 
ligence.  » 

9. 


I06  EOUQUINIANA 


«  Qui  peut  se  vanter  d'avoir  lu  le 
Télémaque  tel  que  l'écrivit  Fénélon, 
demande  Jules  Janin,  s'il  n'a  pas  lu  Té- 
lémaque dans  l'édition  originale  ?  » 

M.  Aug.  Laugel  exprime  la  même  idée 
en  la  développant  jusqu'à  s'en  enthou- 
siasmer et  à  bondir  du  terre-plein  de 
l'érudition  aux  régions  éthérées  du  senti- 
ment: 

«  Pourquoi  voulons-nous  posséder 
des  éditions  originales  ?...  C'est  pour 
avoir  le  document  vrai,  la  pensée  de 
l'auteur,  telle  qu'elle  est  sortie  de  son 
cerveau... 

a  Par  l'étude  des  additions,  des  chan- 
gements, des  retranchements  [dans  les 
éditions  originales  successives],  nous 
entrons  dans  le  cœur  même  de  l'auteur. 
La  bibliophilie  devient  ici  de  la  psycho- 
logie... » 

Et,  supposant  qu'il  vient  de  découvrir 
tout  à  coup,  sur  un  vieux  bouquin  relié 
en  veau,  les  armes  de  Mme  de  Sévigné, 
il  repart  en  un  mouvement  dithyram- 
bique : 

«  Pensez-vous  que  ces  armes  ne  me 
feraient  pas  bondir  de  joie  ?  Avoir  à  soi, 
tenir  dans   ses  mains,  toucher,  manier, 


BOUQUINIANA  10/ 


remanier  un  livre  qui  a  été  lu  par  Tado- 
rable  femme  qui  a  donné  tant  d'heures 
de  joie  à  toute  âme  bien  née,  n'est-ce 
rien  ?  Et  croyez-vous  que,  si  telle  trou- 
vaille était  faite,  l'heureux  bibliophile, 
possesseur  du  volume,  s'amuserait  sotte- 
ment à  en  changer  la  reliure,  à  mettre 
du  maroquin  où  il  y  avait  du  veau? 
Celui  qui  commettrait  un  tel  crime  se- 
rait honni  de  tous  ceux  qui  ont  l'amour 
du  livre,  » 

Ailleurs,  il  s'explique,  d'un  ton  plus 
calme,  mais  non  moins  convaincu  : 

«  Non,  l'amour  du  livre  n'est  pas, 
comme  beaucoup  le  croient  et  le  disent, 
un  amour  matériel  :  ce  n'est  pas  l'amour 
de  l'or,  fût-il  aux  petits  fers  et  creusé 
par  les  mains  les  plus  habiles,  ni  l'amour 
du  beau  papier,  ni  l'amour  de  ces  re- 
liures élégantes  où  la  fantaisie  des  grands 
relieurs  s'est  donné  carrière,  ni  l'amour 
de  ce  qu'on  appelle  la  provenance,  c'est- 
à-dire  des  noms  illustres  d'anciens  pro- 
priétaires, rois,  reines,  princes  et  prin- 
cesses, bibliophiles  fameux  ;  il  y  a  dans 
l'amour  du  livre  un  peu  de  tout  cela, 
mais  il  y  a  autre  chose  encore,  il  y  a  un 
sentiment  idéal,  difficile   à    définir,  où 


I08  BOUQUINIANA 


entre  le  respect  de  l'intelligence  humaine 
dans  les  plus  nobles  expressions  qu'elle 
ait  trouvées,  en  même  temps  que  la  re- 
connaissance pour  ceux  qui  ont,  avant 
nous,  éprouvé  ce  respect  et  qui  en  ont 
donné  la  preuve  dans  le  soin  qu'ils  ont 
mis  à  orner,  à  conserver,  à  perpétuer  les 
plus  beaux  ouvrages  de  l'homme.  » 

Et,  en  dépit  des  anecdotes  malveil- 
lantes, plus  ou  moins  authentiques,  mais 
en  tout  cas  malaisées  à  muliplier  désor- 
mais, ils  sont  si  bons,  ces  «  amis  du 
livre  et  du  rien  à  faire  !  Ils  oublient 
volontiers  dans  l'oisiveté  du  chez  soi, 
domesticus  otior,  disait  Horace,  toutes 
les  passions  mauvaises,  les  vanités  mi- 
sérables, les  ambitions  malsaines,  les 
petits  honneurs,  les  petits  devoirs  :  le 
vrai  bibliophile  est  content  de  lui-même 
et  des  autres»  (Jules  Janin). 

Encore  se  prépare-t-il,  sans  le  savoir,  de 
nouvelles  sources  de  jouissances.  M.  Oc- 
tave Uzanne,  —  experto  crede  Roberto, 
—  fait  finement  et  justement  remarquer 
que  «  la  monomanie  bouquinière,  au 
début  limitée,  conduit  très  insensible- 
ment, mais  assez  logiquement,  à  la  po- 
lymaniedes  choses  rares  et  précieuses  ». 


BOUQUINIAN'A  1 09 


a  C'est,  dit-il,  que  l'amour  des  livres 
est  complexe  et  qu'il  touche  à  la  fois  à 
l'art  bibliopégique,  à  l'iconophilie  et  à 
l'autographie,  et  à  toutes  les  manières  de 
reproductions  de  l'idéologie.... 

«  Le  bibliophile  se  chrysalide  dans  sa 
bibliothèque  et  se  révèle  papillon  dans 
la  recherche  du  bric-à-brac  ;  on  le  croit 
ermite  dans  son  cocon  maroquiné,  il  se 
révèle  ailé  tout  à  coup  dans  l'ardeur  de 
sa  chasse  au  bibelot.  » 

Après  tant  de  plaidoyers  pour  ou  con- 
tre, un  mot  de  Charles  Asselineau  me 
paraît  de  nature  à  rallier  toutes  les  opi- 
nions. 

Lâchasse  aux  bouquins  est,  à  sesyeux, 
«  une  innocente  manie,  qui  se  repait 
d'elle-même,  et  qui  touche  à  l'honneur 
des  lettres  et  de  la  patrie,  tout  en  faisant 
subsister  quatre  ou  cinq  industries  » 
c'est-à-dire  des  milliers  d'êtres  humains. 

Jugement  inattaquable,  je  crois,  et 
bien  fait  pour  nous  mettre  la  conscience 
en  repos. 


FIN 


ACHEVÉ     d'imprimer 


le  14  Juin  igoi 


SUR    LES    PRESSES    DE 


PAIRAULT     &     O' 


H.    DARAGON,   Libraire 


ibiiothèque 
site  d'Ottawa 
échéance 


The  Library 
Univers!  ty  of  Ottawa 
Date  Due 


CE 


a39003  q055383Z2b 


et  Z    0992 
•G3d8  1901 
COO    GAUSSERON. 
ACC#  1431786 


B  BOUQUINIAN