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BETES
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GENS DE LETTRES
EMILE COLIN — IMPRIMERIE DE L A G N Y
GEORGES DOCQUOIS
Bêtes
et
Gens de Lettres
... Ah! l'animalité, tout ce qui se traîne et tout
ce qui se lamente au-dessous de l'homme, quelle
place d'une sympathie immense il faudrait lui faire
dans une histoire de la vie!
Emile Zola.
... Or, par malheur, les hommes, jusqu'ici, n'ont
conclu de pactes d'équité que les uns à l'égard des
autres, et lorsqu'ils sont d'à peu près même force.
L'idée ne leur est pas venue qu'ils pouvaient devoir
de la justice à des créatures plus faibles, telles que
sont les animaux.
Elémir Bourges.
PA RI S
LIBRAIRIE ERNEST FLAMMARION
2Ô, RUE RACINE, PRÈS l'odÉON
Tous droits réservés.
FERNAND XAU
Je dédie ce livre
en témoignage
de ma profonde reconnaissance
et de mon amitié.
G. D.
Paris, le 20 octobre 189e).
BÉTES
ET
GENS DE LETTRES
DEVANT LA PORTE D'EMILE ZOLA
Dès que j'eus l'idée de ce travail, — modeste, à
coup sûr, mais auquel, d'autre part, le concert
éminemment autorisé des personnalités qui dai-
gnèrent y collaborer n'a pu manquer de donner un
appréciable poids d'intérêt, — je ne m'écriai point,
accommodant aux besoins du moment un vers
suffisamment connu :
Je sens revivre en moi l'àme d'un Toussenel !
Non, sous cette rubrique : Bêtes et Gens de Lettres ,
j'ai simplement eu dessein de faire une étude —
1
2 BÊTES ET GENS DE LETTRES
superficielle (car le sujet est vaste et pourrait
fournir matière à plusieurs tomes) mais pitto-
resque — du rôle joué par les animaux au foyer
des artistes et dans leurs oeuvres.
C'est ,en quelque sorte, une Histoire des Animaux
de Lettres que j'ai entreprise, — histoire anecdo-
tique à la fois et philosophique.
Il faut bien dire, en passant, que ce titre d'His-
toire des Animaux de Lettres ne m'appartient pas. Il
y a quelque vingt-cinq ou trente ans, Théophile
Gautier annonçait qu'un « homme d'esprit » pré-
parait un livre avec cette étiquette, que je trouve,
pour ma part, excellente, et dont je me fusse plus
volontiers servi. Je ne sais si l'homme d'esprit
dont parlait Gautier a mis son projet à exécution
et si une Histoire des Animaux de Lettres a vu le
jour. J'ai fait, à la Bibliothèque nationale, d'assez
longues recherches à cet égard, et sans résultats.
Au demeurant, ce qui a pu être fait dans ce
domaine, voilà trente ans, peut être avec profit
modifié et augmenté aujourd'hui. C'est ce que j'ai
pensé ; et, dans l'occurrence, l'annonce de Théo-
phile Gautier ne m'a pas créé trop de scrupules.
Et puis, la mise en scène du présent travail suf-
fira à le différencier de tous précédents de ten-
dance identique.
DEVANT LA PORTE D EMILE ZOLA 3
J'ai été voir des académiciens, des romanciers,
des poètes, des philosophes et des ironistes, et, au
lieu de la monotonie en laquelle je craignais de
sombrer bien vite, il s'est trouvé que mon sujet a
engendré les déclarations les plus intéFessantes,
les professions de foi les plus inopinées, les anec-
dotes les plus diverses.
Le chien, qui, selon la légende slave, fut créé
par Dieu pour consoler l'homme des perfidies de la
femme, le chien fera fatalement beaucoup parler
de lui dans cette sorte d'enquête, et le chat n'y
sera pas moins encombrant. Mais le chat, surtout,
me captive. J'en veux beaucoup à Toussenel
d'avoir si cruellement maltraité ce mystérieux et
charmant animal. Le chien est assez généralement
estimé, et, par là même, il est banal. Mais, le
chat ! quel sujet de controverse ! On l'adore ou on
l'exècre, sans guère de milieu. Voilà donc une bête
à souhait ! Vous verrez quels cantiques d'adoration
et aussi quelles imprécations véhémentes j'ai su
provoquer à propos de cette panthère du foyer, —
pour parler comme M. Maurice Rollinat.
Que de prose, que de vers n'a-t-on point écrits
sur le chat ! Moncrif, Chateaubriand, Champfleury,
Bresdin, pour n'en presque pas citer, ont dressé
des colonnes à sa gloire ; Charles Baudelaire l'a
4 BETES ET GENS DE LETTRES
chanté dans des vers impérissables ; Hoffmann
n'a-t-il point donné au chat Murr l'un des pre-
miers rôles dans ses drames fantastiques? On sait
que Fourier a aimé le chat jusqu'au point de
détester le chien. Et, tout récemment, M, Raoul
Gineste élevait au chat un cippe poétique des plus
estimables.
Il va sans dire que je n'ai nullement l'intention
de faire la monographie du chat dans cet avant-
propos tout familier et que je désire clore au plus
vite. Qu'on me permette, cependant, de rapporter
deux faits amusants, touchant le chat, le passion-
nant chat.
Un infatigable causeur, — peut-être le dernier,
— M. F. -A. Steenackers, m'a conté qu'il n'y a pas
beaucoup d'années encore, il existait, au café de
Suède, un chat que le Tout-Paris artiste et boule-
vardier s'arrachait littéralement. Ce chat s'appelait
Jules. Il paraît que, comme le tric-trac dans les
Scènes de la vie de Bohème, Jules était toujours « en
lecture ».
Je tiens l'autre fait de plusieurs personnes. Il a
trait à l'amour exagéré de Paul de Kock pour les
chats. Paul de Kock avait, auxLilas, une propriété
enclose de murs. Il ne se passait guère de semaine
sans que ses voisins, qui connaissaient bien sa
DEVANT LA PORTE D EMILE ZOLA 0
passion, ne vinssent accroître le nombre de ses
chers pensionnaires : et ils ne prenaient môme pas
la peine de sonner pour les remettre aux mains du
domestique de la mai-on; ils empoignaient les
bêtes par la peau du cou et les lançaient galam-
ment par-dessus les murs de ce véritable Parc-aux-
Ghats...
En dehors du chien et du chat, j'aurai à vous
présenter — en liberté ou non — les animaux les
plus inattendus. Evidemment, tous les types de
l'arche ne défileront point ici devant vos yeux.
Diable ! il y aurait trop à faire !...
Ai-je besoin, maintenant, d'expliquer pourquoi
j'ai circonscrit cette enquête au monde des lettres ?
La raison en tombe assurément sous le sens. Il est
bien certain que le chien de M. X... est susceptible
de présenter de l'intérêt, mais je tiens pour plus
intéressant le chien d'Alcibiade.
Sans, d'ailleurs, remonter à ce délicieux Grec,
je pourrais parler de Gérard de Nerval qui, dans
les galeries du Palais-Royal, promenait en laisse
un homard, — et du veau que Romieu fit un
jour monter à son sixième de la place de la
Bourse, lequel veau, devenu bœuf, se trouva trop
gros pour sortir par où on l'avait fait entrer, et dut
finir sa bizarre carrière sur le balcon, en meuglant
i.
b BETES ET GENS DE LETTRES
aux bruits orageux de la cote ! Pour parler des
vivants, je pourrais citer aussi M. Francisque
Bouillier, le philosophe, qui essaya de nourrir une
torlue avec des fleurs de laurier! (Il va sans dire
que la pauvre bête en mourut.)
On aura lieu de s'esbaudir, chemin faisant, dans
la présente enquête, de bien des singularités de
même farine et telles que seuls les artistes en
peuvent fournir des exemples.
J'eusse pu donner des divisions à ce travail.
Mais, vraiment, c'eût été bien solennel ! Et je
résolus de ne point adopter de méthode. J'ai donc
pris un mauvais fiacre, et, hue, cocotte ! au hasard
des sympathies et des préférences, — et, le plus
souvent, sans valables raisons, — les noms illus-
tres et les noms estimés de notre littérature con-
temporaine se succèdent ici dans la plus admi-
rable confusion.
Mais, trêve à l'exorde ! Je crains de ne vous avoir
que trop longtemps déjà retenu à la porte de mon
sujet.
Otons donc notre chapeau, et entrons chez
M. Zola.
EMILE ZOLA
Un ami des bêles. — La vie totale. — Les chats de M. Zola.
— M. Pinpin. — Le petit chien à roulettes. — L'Arche. —
Nord et Midi. — Les cochons de Pirîac. . — Les oies de la
Trouille. — Un âne saoul qui vomit. — Rêve et réalité.
En me dirigeant vers la demeure de M. Emile
Zola, j'étais bien sûr de ne point commettre d'im-
pair. Je savais à l'avance que je n'allais pas me
trouver en présence d'un ennemi des bêtes. Tous
ceux qui ont seulement lu La Joie de vivre et Ger-
minal ont comme moi leur religion faite là-dessus.
Les pages consacrées à la mort du chien dans le
premier de ces livres, et, dans le second, à celle du
cheval, sont, dans leur apparente humilité d'épi-
sodes, assurément des plus belles, voire — à mon
avis — des plus hautes. L'homme qui a écrit ces
8 BÊTES ET GENS DE LETTRES
pages-là ne peut pas ne pas être bon : il y a en
elles un frisson véritable ; une pitié magnifique-
ment noble en humecte toutes les lignes.
« Un ami des bêtes ? c'est moi, certes ! » s'écrie
M. Emile Zola, que je trouve, à l'issue de son
déjeuner, en son cabinet de travail.
— Asseyez-vous donc... Oui, j'adore les bêtes,
j'en ai eu beaucoup chez moi (j'en ai encore), et il
y en a aussi beaucoup dans mes livres. Dans mes
livres, rien d'étonnant à cela, d'ailleurs, puisque,
toujours, j'eus l'idée d'y mettre la vie totale : les
bêtes et les gens...
Comme je souriais, M. Zola me dit :
— J'ai nommé les bêtes avant les gens, c'est cela
qui vous fait sourire ? Eh bien ! je ne me rétracte
pas. Oui, je le répète, je voulais mettre les bêles
et les gens dans mon œuvre ; toutes les bêtes,
toutes les gens... C'a été la maison des bêtes, chez
nous. Il fut un temps où l'on me trouvait enfermé
dans des chambres, à Paris, avec cinq ou six chats.
» Les chats, je les aime fort. J'ai commencé
par en mettre deux dans les Nouveaux Contes
à Ninon : une chatte blanche et une chatte noire.
Dans le foyer du théâtre de Bordenave, dans
Nana, il y a un gros chat rouge qui n'aime pas
l'odeur du vernis dont le vieux comique Bosc s'est
EMILE ZOLA 9
enduit les joues pour y faire adhérer une barbe
postiche. Dans La faute de Vabbé Mouret il y a un
trio de chats. Un d'eux, tout noir, s'appelle Mou-
mou. Ces trois-là sont des chats rustiques, comme
j'en ai à Médan. Il y a aussi François, le chat au
regard dur, ironique et cruel, d'une fixité diabo-
lique ; François, le matou énigmatique de Thérèse
Raquin. Et puis, oh ! et puis, ma préférée ! la Mi-
nouche de La Joie de vivre; la Minouche, une petite
chatte blanche, l'air délicat, dont la queue, à l'as-
pect de la boue, a un léger tremblement de dégoût,
ce qui n'empêche pas cette bête de se vautrer
quatre fois l'an dans l'ordure de tous les ruis-
seaux.
» Les chats furent mes favoris. Je vous l'ai dit,
j'en ai tout un groupe à Médan. Du reste, à Médan,
j'ai bien d'autres bêtes ! J'y ai, d'abord, une basse-
cour très pullulante : lapins, coqs, poules, oies,
canards ; j'y ai aussi une vache et un âne ; sans
parler de mes trois grands chiens : un immense
lévrier russe, un gros danois et un griffon. Ici, j'ai
un petit chien poméranien qui-répond au nom de
M. Pinpin. C'est un jappeur fini, qui, néanmoins,
passe bien sagement ses matinées dans ce fauteuil,
près de ma table, durant que je travaille.
» J'ai eu un autre petit chien, que j'ai positive-
10 BÊTES ET GENS DE LETTRES
ment adoré, et que nous avons perdu il y a deux
ans. Nous étions allés, madame Zola et moi, à
l'exposition des chiens, et une grosse sympathie
nous vint de suite pour cette petite bête, que nous
découvrîmes dans une cage où il était en compa-
gnie d'un tout jeune chat. Ce chien était inimagi-
nablement petit, à ce point que, quand il courait,
il avait l'air d'un chien à roulettes. Nous l'ache-
tâmes. Il nous enchantait avec ses menues gentil-
lesses de cabot de Lilliput. Un beau jour, il devint
épileptique. A tout instant, il se mettait à tourner
en rond, d'une façon frénétique. Il avait, je crois,
une tumeur au cerveau. Nous l'avons conduit avec
nous au Mont-Dore, deux saisons consécutives. Il
paraissait mieux aller, mais sa tumeur finit par
l'étouffer, et il creva. Il était fou. C'était un pauvre
petit chien fou. Je l'ai tenu, des nuits entières, en
mes bras. Je crois que je saurais écrire des choses
extraordinaires sur cette bestiole...
» Ah ! voyez-vous, la mort des bêtes est une
chose bien spéciale 1 Mais, évidemment, elle ne
saurait toucher et faire songer que qui les aime...
Savez-vous bien qu'il faut être doué d'une certaine
bonhomie, et — comment dirai-je? — d'une cer-
taine universalité pour faire une place aux ani-
maux dans ses livres. Le monde ne tient pas tout
EMILE ZOLA 11
entier dans notre cerveau, comme voudraient nous
le faire croire les psychologues. Est-ce qu'il n'y
aurait donc pas une psychologie des bêtes?... Moi,
mon désir est de mêler les bêtes à la vie. J'ai vécu
au milieu d'elles, et, tout naturellement, je leur ai
donné des rôles... Jeune, quand je pensais à
l'œuvre que je ferais, j'y voyais entrer tout ce qui
vit. Mon œuvre, alors, c'était l'Arche, l'Arche
immense ! Hélas ! ce que l'on rêve, et puis, après,
ce qu'on exécute !...
» Cependant, je crois encore être un de ceux qui
ont le plus pensé aux bêtes. Que voulez-vous, je
devais les aimer, n'est-ce pas ? C'est que j'en fais
positivement iune affaire d'hérédité. Voyez les en-
fants, en effet: tout jeunes, ils aiment les bêtes ou
ils ne les aiment pas. Là-dedans, il n'y a pas de
milieu. Dans le Xord, généralement, on les aime ;
tandis que, dans le Midi, la sympathie pour elles
est presque nulle.
» C'est dans- La Faute de Vabbé Mouret que j'ai
fourré le plus de bêtes. En ce livre, j'ai mis toute
ma basse-cour de Médan : Alexandre, le grand coq
fauve, aux plumes flambantes , y triomphe au
milieu des poules, des canards, des oies, des
dindes, des lapins et des chats. Il y a aussi Lise, la
vache, et Mathieu, le petit cochon tout rose. Oui,
12 BETES ET GENS DE LETTRES
tout rose, comme ceux parmi lesquels nous nous
baignions, sur la plage de Piriac, en Bretagne, l'édi-
teur Charpentier et moi. Pour entrer dans l'eau,
nous étions parfois obligés de les écarter. Ces
cochons de Piriac étaient, au demeurant, de très
étonnants cochons : tout Piriac était à eux ; ils
vaguaient par les rues de l'endroit comme des
citoyens, et débordaient jusque sur le sable. C'est
à Piriac également que j'ai fait de particulières
études sur les oies... Vous rappelez-vous la bande
d'oies de La Terre ? Eh bien ! c'est une bande d'oies
que j'ai mouchardée aux alentours de Piriac. Rien
de plus drôle que ces bêles. Elles vont par troupes ;
le jars marche en tête. Quand le jars s'arrête, toutes
les oies s'arrêtent ; si le jars tourne le bec à gauche,
toutes les oies, tournent le bec à gauche, et vice
versa. Une chose comique dans la campagne, c'est
la rencontre de deux bandes d'oies appartenant à
deux fermes distinctes. Jamais il n'y a fusion : les
deux jars s'arrêtent à une distance respectueuse
l'un de l'autre, et, derrière eux, c'est le figement,
une stupeur du troupeau ; puis, c'est une
rhythmique évolution de becs et une fuite des deux
bandes en présence. Ah ! ce que ces oies sont amu-
santes ! Dans La Terre, suivies de la Trouille, elles
parcourent le livre dans cinq ou six attitudes
EMILE ZOLA 13
diverses... Mais ces choses-là échappent à la plu-
part des lecteurs... Il y a aussi les vaches, dans ce-
livre.
— Et un âne, fis-je un peu malicieusement. Un
âne qui se saoule de vin et... qui vomit
— On me l'a assez reproché, celui-là ... Le fait
d'un âne vomissant m'avait été signalé par un de
mes derniers valets de chambre. Cet homme, qui
était à moitié paysan, me jurait ses grands dieux
que la chose était arrivée. Ma foi ! je l'ai cru. Ce
qui demeure indéniable, c'est le penchant des che-
vaux et des ânes pour le vin...
» Mais les bêtes qui m'ont le plus tenu au cœur,
c'a été celles de La Joie de vivre, la Minouche, et le
gros chien de montagne, Mathieu... La mort du
chien, telle que je l'ai décrite, s'est produite chez
nous.
» Dans Germinal, il y a le cheval de la mine, et
le lapin de Souvarine... Et puis, dame ! je ne sais
plus. Il faudrait me relire, et ça me rendrait vrai-
ment trop triste. J'oublie très vite mes bouquins,
figurez-vous. Il va pourtant falloir, un jour, me
mettre à les revoir pour l'édition définitive. J'en
tremble à l'avance ! »
Et, dans un geste de découragement sincère,
M. Emile Zola m'avoue, sans paroles, la déception,
2
14 BÊTES ET GENS DE LETTRES
la cruelle déception de tout créateur devant l'ina-
chevé, l'inrendu de la création toujours si fort
au-dessous du rêve!... Et je me remémore sou-
dain de cruellement amères exclamations dans
L'Œuvre. Et cette phrase que le maître a dite triste-
ment, il n'y a qu'un instant : « Mon œuvre, alors,
c'était l'Arche, l'Arche immense !... Hélas ! ce que
l'on rêve, et puis, après, ce qu'on exécute ! », voilà
que la tristesse de cette phrase s'aggrave en mon
cerveau de la remembrance de celle-ci naguère
proférée par Zola sous le masque de Sandoz :
« ... Et j'aurai, en mourant, l'affreux doute de la
besogne laite, me demandant si c'était bien ça, si
je ne devais pas aller à gauche lorsque j'ai passé à
droite, et ma dernière parole, mon dernier râle
sera pour vouloir tout refaire... ». Et ce cri pas-
sionné retentit, par surcroît, dans la chambre
noire de ma mémoire : « Ah ! une vie, une seconde
vie, qui me la donnera, pour que le travail me la
vole, et pour que j'en meure encore ! »...
Mais M. Pinpin fit dans le grand cabinet de tra-
vail une irruption bruyante, et le charme amer fut
rompu.
II
LES BALZACIENS
Les bêtes chez Balzac. — Lettres de MM. Jules Christophe,
Anatole Cerfberr et Henry de Braisne. — Une grosse Lète.
En revenant de chez M. Emile Zola, je songeais
au labeur énorme que représente cette vaste série
des Rougon-Macquart, et, par une association
d'idées aussi naturelle que banale, j'en vins tôt à
penser au précurseur géant, à l'édificateur puis-
sant delà Comédie humaine. Enfermé dans le par-
ticulier par mon étroite préoccupation du moment,
je tentai d'élaborer en mon esprit « en proie aux
bêtes » une comparaison dont les deux termes
n'étaient autres, s'il vous plaît, qu'Honoré de Balzac
et M. Emile Zola.
Balzac avait-il eu, comme M. Zola, le projet de
16 BÊTE3 ET GENS DE LETTRES
« restituer l'Arche », de mettre dans son œuvre
monumentale la vie totale, d'y faire, en un mot,
figurer les bêtes comme les gens ?
Certes, on aura le droit de rire peu ou prou de
cet imprévu prurit d'analogisme, et je ne cache pas
que j'éprouve quelque petit scrupule de conscience
à me servir, en l'occasion, d'un moyen légèrement
empirique. Mais, je suis pour les transitions.
Donc, le désir me prit, au sortir d'une interview
avec M. Emile Zola, d'aller interviewer... Balzac.
Mais la chose manquait de simplicité, Balzac étant
mort depuis plus de quarante ans... Cependant, je
me rappelai, fort à propos, qu'un de mes contempo-
rains — M. Adolphe Tabarant, pour ne le point
nommer — avait, dans des temps récents, obtenu
de la propre main de Balzac une autorisation de
mettre son Père Goriot à la scène. Cela avait pu se
faire par l'entremise d'un certain nombre de mages.
Tout allait bien, dès lors, et l'interview Balzac deve-
nait possible. Le malheur, c'est que je me défie
beaucoup des mages. Que faire, donc? La chose la
plus logique et la plus simple : interroger les
balzaciens.
Comme le disait dernièrement, quelque part,
M. Louis de Gramont, sauf quelques lettrés et de
rares journalistes, il est fort peu de personnes qui
LES BALZACIENS 17
aient lu la Comédie humaine. C'est piteux, mais
c'est ainsi. S'il y a cinquante balzaciens à Paris,
c'est — pour parler comme ma grand'mère — tout
le bout du monde. MM. Emile Zola, François Goppée
et Paul Bourget me paraissent devoir être désignés
comme les capitaines de cette trop faible armée de
dévots. Mais, pour obtenir les renseignements
précis que je désirais, je pensai à m'adresser aux
auteurs du Répertoire de la Comédie humaine. En
publiant ce travail, MM. Anatole Cerfberr et Jules
Christophe prouvèrent suffisamment, me semble-
t-il, qu'ils ont le culte de Balzac.
On verra, d'affleurs, jusqu'à quel point de minutie
ils ont « levé », à mon profit, le document balza-
cien.
Je donne les deux lettres ci-dessous dans l'ordre
de leur réception. Je les livre aussi dans leur
curieuse intégralité :
« Mon cher confrère,
» Vous me faites l'honneur de me demander s'il
y eut des animaux dans la vie de Balzac et quels
rôles ils jouent dans son œuvre.
» Dans sa vie, je n'en vois pas ; mais je n'ai pu
connaître l'auteur de la Comédie humaine.
» Dans son oeuvre, les animaux ne sont pas bien
2.
18 BÊTES ET GENS DE LETTRES
nombreux ; mais il y en a quelques-uns d'amusants
et de nommés, les voici :
» Un singe, dans Les Chouans :
» — Ecoute, Francine (dit à sa camériste made-
moiselle de Yerneuil, en 1799), te souviens-tu de
Patriote, ce singe que j'avais habitué à contrefaire
Danton et qui nous aimait tant? — Oui, mademoi-
selle. — Eh bien, en avais-tu peur? — Il était en-
chanté. — Mais, Gorentin (un policier de Fouché)
est muselé, mon enfant. — Nous badinions avec
Patriote pendant des heures entières, dit Francine,
je le sais, mais il finissait toujours par nous jouer
quelque mauvais tour » ;
» Un chat, dans Le Père Goriot :
» Ce félin appartient à madame Vauquer, née de
Gonflans, tenancière d'une pension bourgeoise, rue
Neuve-Sainte- Geneviève, en 1S19. Il a nom Misti-
gris ; on le voit rôder partout. Un matin, il ren-
verse, d'un coup de patte, une assiette couvrant
un bol de lait qu'il lappe en toute hâte. Sa maî-
tresse le gronde, il se sauve, mais revient se frotter
à ses jambes. « Oui, oui, fais ton capon, vieux:
» lâche, » lui dit-elle. La conséquence du méfait
est que le père Goriot, locataire de madame Vau-
quer, aura de l'eau dans son café ;
» Un autre chat, dans Une fille oVÈce :
LES BALZACIENS 19
» Mùrr, commensal chéri du musicien Schmuke,
rue deNevers, à Paris, en 1835. Il avait une magni-
fique robe à longues soies ébouriffées, des yeux
d'or ; grave il était dans sa barbe, sans inquiétude
et comme maître du logis ; il jette sur madame de
Vandenesse entrant « ce regard mielleux et froid
» par lequel toute femme étonnée de sa beauté
» l'aurait saluée. » La splendide queue de ce chat
fait en partie le ménage de Schmucke. Je l'ai
nommé Miirr (disait-il) « pur clorivier nodre crant
» Hoffmann te Perlin, ke ché paugoube gonni » ;
» Un cheval, dans Le Médecin de Campagne :
» Neptune, cheval de bataille et favori du com-
mandant Pierre-Joseph Genestas ;
» Une jument, dans La Vieille fille :
» Pénélope, jument normande bai brun, née
en 1792. Elle était encore en 1816 l'objet des soins
empressés de cinq personnes : trois domestiques,
sa maîtresse Ptôse Gormon, l'oncle et tuteur de
celle-ci, l'abbé de Sponde. Mademoiselle Gormon
reportait, semble-t-il,.sa maternité rentrée sur cet
animal. Il l'avait empêchée d'avoir des serins, des
chats, des chiens, « famille fictive que se donnent
» presque tous les êtres solitaires au milieu de la
» société » ;
» Dans les Comédiens sans le savoir, le Cousin
20 BÊTES ET GENS DE LETTRES
Pons et le Comte de Sallenauve (suite du Député
(VArcis par Charles Rabou) :
» Une vieille poule noire, aux ailes ébouriffées,
dénommée tantôt Dilouche, tantôt Clèopâtre, ser-
vant, dans les premières années de Louis-Philippe,
aux divinations de madame Fontaine, rue Vieille-
du-Temple ; « le consultant jette lui-même des
grains au hasard sur des cartes, Bilouche vient les
becqueter; Astaroth se traîne dessus pour aller
chercher sa nourriture, que le client lui tend, et
ces deux admirables intelligences ne se sont jamais
trompées ;
» Un crapaud :
» Astaroth, d'une dimension surprenante, il
effrayait encore moins par lui-même que par deux
topazes, grandes comme des pièces de cinquante
centimes, et qui jetaient deux lueurs de lampes. Il
est impossible de soutenir ce regard. Comme disait
feu Lassailly, qui, couché dans la campagne, voulut
avoir le dernier avec un crapaud par lequel il fut
fasciné. Le crapaud est un être inexpliqué. Peut-
être la création animale, y compris l'homme, s'y
résume-t-elle ; car, disait Lassailly, le crapaud vit
indéfiniment ; et, comme on sait, c'est celui de
tous les animaux dont le mariage dure le plus
longtemps ;
LES BALZACIENS 21
» Et, enfin, une panthère, dans Une passion dans
le Désert :
» Mignonne, surnom donné par un soldat pro-
vençal, en souvenir d'une maîtresse, au fauve qu'il
apprivoisait dans le désert, en 1799.
» Très sympathiquement à vous,
» Jules Christophe. »
Voici, maintenant, la lettre de M. Anatole Cerf-
berr :
« Mon cher confrère,
» La Comédie humaine d'Honoré de Balzac four-
nit en animaux :
» Astaroth , crapaud , et Bilouche-Gléopâtre ,
poule, — au service de madame Fontaine, nécro-
mancienne, sous Louis-Philippe ;
» Courant, chien au service de Michu, en France,
dans l'Aube, vers le commencement du dix-neu-
vième siècle. — Plein de flair ; ■
» Abd-el-Kader etFleur-d_e-Genêt, chevaux (Voir
Béatrix, fragment de la Comédie humaine) ;
» Neptune, cheval (V. le Médecin de campagne,
fr. de la C. h.) ;
22 BÊTES ET GENS DE LETTRES
» Patriote, singe, mêlé à l'existence de Marie de
Montausan, l'espionne des Chouans;
» Pénélope, jument d'Alençon : date de nais-
sance : 1800 ; date du décès : 1816; tendrement
chérie de Rose-Victoire du Bousquier, sa maî-
tresse ; morte pourtant victime des mauvais traite-
ments de ladite ;
» Mistigris, chat de madame Yauquer : sorte
d'inconscient balai contre la poussière de l'im-
meuble de la rue Neuve-Sainte-Geneviève... ;
» Mignonne, panthère : compagne amoureuse
d'un soldat français, originaire de la Provence,
égaré, voici bientôt cent ans, parmi les sables de
l'Egypte ; désignée Mignonne, — déjà le surnom,
d'ailleurs parfaitement ironique, d'une grisette
appelée réellement Virginie et revêche et jalouse
amie de cœur du Provençal d'Une Passion dans le
Désert.
» L'auteur de la Comédie humaine vécut retiré,
absorbé et excédé de travail, et les habitudes,
mœurs, caractère, façons d'agir, prédilections et
faibles de l'homme intime demeurèrent assez
ignorés.
» Du corbeau il aimait la plume, et, écrivant,
composant; usait exclusivement de l'aile taillée,
arrangée, de cet oiseau rongeur de cadavres.
LES BALZACIENS 23
» Le domestique d'un châtelain de Touraine,
hôte de Balzac, recevait mission de quérir et de
réunir la dépouille apprêtée du volatile indiqué,
(détail spécialement recueilli d'un contemporain
debout encore !).
» Vous possédez maintenant l'historiographie,
la psychologie, la physiologie réclamées.
» Cordialités.
» Anatole Gerfberr. »
M. Henry de Braisne m'était connu également
pour l'enthousiaste estime en laquelle il tient Bal-
zac. C'est lui qui eut, un jour, la fantaisie de cata-
loguer par professions tous les personnages de la
Comédie humaine. Du reste, sa double qualité d'an-
cien rédacteur en chef du Balzac et d'ancien secré-
taire du feu Comité de la statue me le rendait pré-
cieux pour ce que je me proposais.
M. Henry de Braisne a bien voulu m/adresser ces
quelques lignes intéressantes :
« Mon cher Confrère,
» Aux Jardies, Balzac posséda un chien très
obéissant, nommé Turc, qu'il affectionnait parti-
culièrement. Dans ses livres, les animaux ne tien-
nent que la place impersonnelle tenue chez nous
24 BÊTES ET GENS DE LETTRES
par les bêtes de somme. Peintre exclusif de la
Société, Balzac les observa peu. Et eût-il voulu se
faire leur historiographe que le temps lui eûtman-
qué. Certes, dans Modeste Mignon, dans Une téné-
breuse affaire, dans le Lys dans la vallée, etc., etc.,
les chevaux, par exemple, jouent un indispensable
rôle ; mais ce n'est que dans le Médecin de cam-
pagne qu'on voit un acteur de la « Comédie hu-
maine » — le commandant G-enestas — s'intéresser
fortement à son cheval. Ce cheval s'appelait Nep-
tune. Quant à Mignonne, la panthère d'Une Pas-
sion dans le Désert, elle vécut, comme vous le
savez, l'égale du soldat égaré, et non pas une infé-
rieure distraitement choyée par son maître.
» Prenez-vous vos grands hommes avant le col-
lège? Si oui, je puis vous dire qu'une des premières
affections de Balzac enfant, lors de son premier
voyage à Paris, en 1804, avait été pour Mouche, le
gros chien de garde de ses grands-parents. Il en
rêvait, il en parlait constamment, à son retour en
Touraine.
» Il existe même, une anecdote gentille à ce
sujet. Un soir que la grand'maman de Paris avait
fait venir la lanterne magique, Balzac n'aperce-
vant pas parmi les spectateurs son ami Mouche,
se lève en criant d'un ton d'autorité : « Attendez I »
LES BALZACIENS 25
Puis, il sort du salon et rentre traînant le bon
chien, à qui il dit : « Assieds-toi là, Mouche, et
regarde ; ça ne te coûtera rien, c'est bon papa qui
paie ! »...
» A vous, bien cordialement.
« Henry de Braisne . »
Il ressort, en somme, de cette triple consultation
que Balzac n'eut guère souci des bêtes.
Je n'ai ni le courage, ni la prétention de lui tenir
rigueur de cette quasi-indifférence, quand je
songe qu'il n'a délaissé les bêtes que pour mieux
s'occuper de la plus grosse d'entre elles, — qui est
l'homme.
III
EDMOND DE CONCOURT
Visite au « grenier des Goncourt ». — L'ago-rrie des singes.
Cocoli et Vermillon. — Une lecture. —En silence. — Mi.
A dix heures du matin, je sortis de la gare d'Au-
teuil. Le boulevard de Montmorency gardait son
calme habituel, s'allongeant en une perspective de
solitude. Matinée morne, tout ouatée d'un brouil-
lard pénétrant; matinée d'un de ces jours gris,
spéciaux aux hivers de Paris, et dans l'air desquels
— ont écrit les admirables frères de Goncourt —
une tristesse grise flotte. Alors, « ce qu'il y a de
jour est comme le cadavre du jour ». Les tons
mornes de ce matin-là étaient enharmonie avec la
couleur du penser particulier qui m'absorbait. Au
risque de paraître puéril, je songeais que c'était
bien là une teinte de temps à souhait pour évoquer,
EDMOND DE GONCOURT 27
en compagnie du survivant auteur de Manette
Salomon, la mort pitoyablement touchante de Ver-
millon, le singe de Coriolis et l'ami de cœur
d'Anatole.
Bien qu'il fût au travail et que ce ne fût point
jour de réception, M. Edmond de Goncourt voulut
bien consentir à me recevoir, et il me fut ainsi
accordé d'entrer dans cette demeure où l'art —
dans ce qu'il a de plus exquis, de plus rare comme
de plus pur — a élu son domicile, et à propos de
laquelle, le 1er avril 1879, le maître traçait ces
quelques lignes : « Il me prend des mélancolies,
en pensant que tout ce que je fais pour faire de
cette maison d'Auteuil un domicile de poète et de
peintre, tout cela est fait pour un bourgeois quel-
conque, très prochain... »
J'expose rapidement le but de ma visite.
— Vous voulez que je vous parle de Vermillon? »
questionne amènement M. Edmond de Goncourt.
« J'ai dû faire beaucoup d'observations sur les
singes avant que de faire vivre et mourir celui-là
dans Manette Salomon. Mon frère -avait un goût de
singe; je veux dire qu'il aimait les singes. Rue
Saint-Georges, à Paris, nous en avions eu un pen-
dant plus d'un an. Nous l'appelions Cocoli. J'ai,
parmi les dessins de mon frère, une aquarelle
28 BÊTES ET GENS DE LETTRES
représentant cet animal, sur lequel j'avais pris
déjà force notes, et qui, s'étant, un matin, laissé
choir du quatrième dans la rue, se tua.
» Cette fin violente de Cocoli ne m'avait pas per-
mis d'étudier, comme je le désirais, dans toutes
ses phases et péripéties, la normale façon de mou-
rir d'un singe. Mais, je demandai à un naturaliste
du Jardin des Plantes de vouloir bien me faire
avertir dès qu'un singe entrerait en agonie. L'oc-
casion ne se fit pas trop attendre. Vous savez com-
bien cette espèce d'animaux s'acclimate mal en
France, et que tous les types qu'on nous en envoie
s'en vont, rapidement ravagés par la tuberculose?
Le savant M. Pouchet me prévint donc un beau
jour, et je m'en fus voir une de ces pauvres bêtes
trépasser lentement.
» L'agonie du singe est tout humaine. C'est
comme un enfant qui mourrait. Absolument. De
l' enfant qui s'éteint le singe mourant nous montre
toute la gesticulation petite et réflexe; il a des
regards pareils, un identique amincissement des
traits, et ses mains, même, semblent mimer aussi
des tortillages de drap...
» Mais, que voulez-vous que je vous dise? Il fau-
drait parcourir Manette Salomon pour vous rappe-
ler... Attendez un peu... »
EDMOND DE GONCOURT 29
Et le maître, après m'avoir laissé seul un court
instant, revient tenant en ses mains amoureuses
un exemplaire du livre habillé d'un chef-d'œuvre
de reliure- Et puis, s'étant rassis, après un doux-
bruissant feuillètement de vélins, le maître se met
à lire, en un rythme de mélopée dormeuse et qui
sombre par instants dans une note basse, toujours
la même. C'est une lecture en mineur qui chan-
tonne gris dans le gris de la matinée morne, tout
ouatée de brouillard au dehors. C'est l'histoire
cocasse et, aussi, doucement déchirante de ce Ver-
millon, ainsi dénommé parce que, à côté d'Anatole,
le rapin blagueur, « il avait contracté le goût delà
peinture, un goût qui l'avait d'abord mené à man-
ger des vessies de couleur; puis, saisi par une
rage de gribouiller du papier, il s'était mis à arra-
cher des plumes aux malheureuses poules du por-
tier, à les tremper dans le ruisseau, et à les
promener sur ce qu'il trouvait d'à peu près
blanc... »
— Je tiens ce détail — s'interrompit M. de Gon-
court — de Giraud, vous savez?- celui qui a peint
ce tableau fameux représentant un garde-française
cheminant à travers blés avec une petite femme
sur le dos. Oui, Giraud avait eu un singe qui bar-
bouillait avec des plumes volées sur le vif.
3.
30 BÊTES ET GENS DE LETTRES
Et la mélopée reprend, en son rhythme dormeur
et pleurard un peu...
Tous les jeux de la physionomie de Vermillon
sont merveilleusement notés; notés « les impres-
sions fugaces et multiples traversant ces petits
animaux, l'air inquiétant de pensée qu'ils ont, le
ténébreux travail de malice qu'ils semblent faire,
leurs gestes, leurs airs volés à l'ombre de l'homme,
leur manière grave de regarder avec une main
posée sur la tête, tout l'indéchiffrable des choses
prêtes à parler qui passent dans leur grimace et
leur mâchonnement continuel »...
Ensuite, quand ce farceur d'Anatole lâche dans
l'atelier le petit cochon gagné à une loterie, c'est
une scène de désopilement pour la récitation de
laquelle la voix de M. de Goncourt passe du mineur
au majeur... « Le petit singe, avec ses inquiétudes
nerveuses, avec sa mine de voleur, aplati, rasé,
collé sur le dos de cette bête de graisse, se rattra-
pant et se raccrochant dans des pertes d'équilibre
continuelles, — c'était un spectacle du plus prodi-
gieux comique, où un philosophe aurait peut-être
vu l'Esprit monté sur la Chair et emporté par elle. »
Mais la voix de l'illustre lecteur se mouille de
compassion, car voici la narration de l'agonie.
Vermillon se meurt. « La paresse dolente, la peine
EDMOND DE GOXCOURT 31
de ses mouvements, la paralysie de ses gamineries
et de sa diablerie, ce qu'il y avait de la douleur
d'un visage sur sa mine en faisaient comme un
petit malade approché tout près de l'homme et de
sa pitié par cet air de souffrance humaine qu'à la
souffrance des animaux... »
Et toute cette longue histoire de l'enterrement
du petit cadavre, dans une allée écartée du bois
de Boulogne, par les soins pieusement fraternels
de cet excellent Anatole («... Pauvre vieux, te voilà
donc lancé dans l'éternité, dans cette grande ca-
naille d'éternité!...»), — cette histoire est bien
près de m'arracher de vraies larmes.
... Le maître a fermé le livre, et, maintenant, fa-
milièrement, il se remet à parler.
— Après ça, n'est-ce pas? on ne peut pas dire
que je n'aime pas les bêtes ! Cependant, je n'en ai
guère autour de moi. C'est que je suis ,un être qui
déteste avant tout le bruit. C'est pourquoi je n'ai
pas de chiens ; et, pourtant, je les aime, ces ani-
maux-là. Mais ils sont bruyants, voilà le malheur.
Je suis déjà bien assez ennuyé à cause de ceux du
voisinage. Depuis toutes ces histoires de voleurs
et de cambrioleurs, c'est une plaie dans les envi-
rons. Us ont, partout, de ces grands chiens Bis-
marck qui font un tapage effroyable, la nuit, et
32 BÊTES ET GENS DE LETTRES
m'empêchent souvent de travailler. Je vous réponds
bien que, si j'étais plus jeune, je déserterais.
» Moi, comme homme de silence, je n'ai eu que
des poissons...
» Eh bien! non, je ne me rappelle pas, dans mes
livres, une autre bête que ce Vermillon. Mais il se
peut que j'oublie... Demandez donc à madame
Daudet : elle connaît mes livres beaucoup mieux
que moi. »
Je m'étais levé, et, tout en remerciant le maître
de son affabilité, j'avais entre-bâillé la porte du ca-
binet de travail, quand je sentis soudain quelque
chose de souple glisser prestement entre mes
jambes.
— Tiens ! s'écria M. de Goncourt, c'est toi, Mi?
— Pardon, fis-je alors, un peu inquiet, mais ne
m'aviez-vous pas dit, cher maître, qu'à part les
poissons...?
— Ah ! je vous jure que j'avais bien oublié ce
pauvre chat. Eh bien! figurez-vous qu'il y a huit
mois, pendant une de mes flâneries dans mon jar-
din, ce chat, qui était alors tout petit, vint se jeter
sur mes jambes et sembla véritablement me sup-
plier de lui donner l'hospitalité. Je n'ai jamais
aimé les chats, et, cependant, je me trouvai faible
devant celui-là... Aujourd'hui, cette pauvre bête
EDMOND DE GONCOURT 33
est enrhumée ; elle tousse et râle comme une per-
sonne, et, cela va probablement vous faire rire,
j'en suis tout préoccupé... »
... Mi, la queue en cierge, me fit société jusqu'à
la porte delà rue.
IV
BARBEY D AUREVILLY
Entrée de Démonette chez Barbey d'Aurevilly. — L'ne tape à
la Prémare. — Le peintre de Démonette. — L'influence de
madame Cottin. — Bataillon jaloux. — Compagnons noc-
turnes. — La femme d'Edgar Poe. — Démonette parle.
Mademoiselle Louise Read a été l'amie dévouée
de Barbey d'Aurevilly. Je n'ai pointa dire ici mon
admiration pour celui que quelqu'un a appelé le
Connétable des Lettres françaises. Ce qu'il y a de
certain, c'est que, dans la « galerie posthume » de
cette présente enquête sur l'amour des bêtes chez
les intellectuels, — galerie nécessairement res-
treinte et composée uniquement de ceux vers
qui allèrent, vont et toujours iront mes préfé-
rences littéraires, — j'ai tenu spécialement à faire
figurer un des premiers l'auteur des Diaboliques.
BARBEY D'AUREVILLY 35
Yoilà pourquoi je suis allé chez mademoiselle
Read.
J'ai trouvé mademoiselle Read avec sa mère
dans leur salon du quatrième étage du n° 2 du
boulevard Saint-Germain. Dès en entrant, une
forte odeur de chat me saisit aux narines, et je
remarquai tout de suite les coupons de coutil plies
en double jetés sur tous les fauteuils et sur toutes
les chaises de l'appartement. Ah ! c'est que Démo-
nette, la chatte de Barbey d'Aurevilly, recueillie
pieusement par mademoiselle Read, règne ici sans
partage avec toute sa descendance respectée, et
que, si ces dames n'y prenaient un peu garde,
le mobilier serait vite en lambeaux.
Je fus reçu avec une grâce impossible à dire par
la mère et la fille, qui sont bien les femmes les plus
distinguées et les plus aimablement spirituelles
qu'on puisse rêver.
— Mademoiselle, je suis venu pour que vous me
parliez de Démonette, s'il vous plaît.
— Rien ne saurait me plaire davantage, me
répondit mademoiselle Read; et, après m'avoir
offert un siège auprès d'elle, elle commença.
— Démonette, ou plutôt Desdémone — Démo-
nette dans l'intimité, disait son maître — fut
nommée ainsi dès son arrivée rue Rousselet, un soir
36 BÊTES ET GENS DE LETTRES
de septembre, en 1884, — très timide arrivée delà
pauvre toute petite, qui se cacha et fut invisible
jusqu'au lendemain. Elle fut donnée à M. Barbey
d'Aurevilly par madame Constantin Paul, la femme
du médecin. Cette dame, qui avait chez elle une
chatte superbe, dînant chez Coppée avec M. d'Au-
revilly, lui posa à brûle-pourpoint cette question :
« Si j'ai un chat noir de ma belle chatte, un chat
comme elle, le voulez-vous? » Et quelques jours
après, au commencement d'août, un petit frère et
une petite sœur noirs virent le jour. Démonette
n'avait donc guère plus d'un mois quand on l'ap-
porta rue Rousselet. Dès lors, elle ne quitta plus
guère le bureau de son maître, s'installant sur le
papier blanc, et, mieux encore, quand ces grandes
feuilles de papier écolier — sur lesquelles il écri-
vait ses articles ou ses romans — se remplissaient
de lignes toute fraîches d'encre; et, alors, que de
mouvements de queue les agrémentant de hachu-
res!
« Le bonheur de son maître était aussi de parta-
ger son repas avec elle; et comme elle en savait
l'heure ! Installée sur une chaise près de lui (ainsi
que dans le dessin d'Ostrowski dans la Revue il-
lustrée du 1er janvier 1887), et mettant parfois les
pattes sur la table, il faut bien l'avouer, M. d'Au-
BARBEY D'AUREVILLY 37
revilly lui choisissait les meilleurs morceaux. Et
comme il riait, lorsque Démonette, se trompant,
ayant saisi un petit croûton de pain, l'envoyait de
sa patte, avec mépris, rouler au fond de la cham-
bre!... Cette même petite patte — car Démonette
n'était pas endurante — lançait parfois des tapes
légères à son maître : « Une tape à la Prémare ! »
s'écriait-il gaiement, se rappelant une vieille dame
(madame de Prémare) dans son enfance, qui leur
administrait ainsi, à ses frères et à lui, de fré-
quents, familiers et tendres reproches.
» Vous voyez, là, au-dessus du fauteuil de ma
mère, ce portrait de madame Ackermann? C'est
Léon Ostrowski, un jeune peintre de grand talent,
mort au Tonkin, pendant la campagne, qui l'a des-
siné. Eh bien! c'est ce même peintre qui a fait le
portrait de Démonette. La petite toile — noir et
or sur fond rose — la représente à quatre mois à
peine, attendant son maître, alors à Valognes. Sur
ce portrait, elle a au cou, nouée de côté, une cra-
vate à dentelles vert d'eau de son maître, et qui lui
va si bien!... « Des yeux d'or dans un morceau de
velours noir », ainsi la décrivait Barbey d'Aure-
villy. La toile, surmontant sa table de travail,
portait ses armes dans un coin à droite, en
haut.
4
38 BÊTES ET GENS DE LETTRES
» Demi angora, — comme Nicolette, qui vous
regarde en ce moment, avec une si apparente cu-
riosité, — la première petite chatte de Démonette
appartient à la comtesse T... Gâtée et adorée
comme sa mère, elle a été appelée Malvina, — sa
belle maîtresse venant de lire, quand on la lui
donna, le célèbre roman de madame Cottin... Ce
nom amusait tant M. d'Aurevilly !...
» L'année d'ensuite, Spirito vint au monde. « Ma
chatte s'est mésalliée ! » s'écriait avec un ton de
comique reproche, RI. d'Aurevilly, qui, néanmoins,
s'attacha à Spirito, infiniment plus tendre que
« Y Archiduchesse Démonette », comme il l'appe-
lait aussi! Et, en effet, la distinction de Démonette
est incomparable. Et quel ton fauve superbe que
celui de sa fourrure! — le soleil entrant à flots par
la fenêtre ouverte... Les meilleurs rapports s'éta-
blirent entre la mère et les fils. Mais à dater de ce
moment, un très beau chat tigré — qui visitait
souvent, même depuis la présence de Démonette,
aux heures de repas, la chambre hospitalière, et
qui, né pendant la publication de l'Histoire sans
nom, avait été nommé Bataillon — ne revint plus.
La jalousie est aussi marquée chez les animaux
que chez les hommes, et, hélas! les pères n'y tar-
dent pas à jalouser férocement leurs propres fils!...
BARBEY D'AUREVILLY 39
Mais Bataillon n'est pas le père de Spirito. Et il
cessa pourtant de gratter à la porte ou de s'intro-
duire à la suite du déjeuner.
» A Yalognes, Barbey d'Aurevilly avait eu une
chatte aussi, qu'il appelait Griffette. Et un des
grands attraits des soirées qu'il passait là, chez
son ami le grand artiste Armand Roger, c'était de
cet ami le beau chien et sa famille de chats vivant
en boDne harmonie et l'accueillant, lui, d'Aure-
villy, avec transports. Vous vous rappelez que le
maître a, dans la Vieille Maîtresse, décrit deux
chiens danois, Titan et Titania, desquels il a dit
qu'ils étaient « d'une vigueur de lignes et d'un
éclat de robe qui les faisaient ressembler à deux
fabuleux tigres blancs apprivoisés »... Je me sou-
viens que M. d'Aurevilly parle, dans sa correspon-
dance, du chien et des chats d'Armand Roger.
Youlez-vous que nous recherchions cela, mon-
sieur? »
J'acquiesçai sans mot dire, car je n'aurais eu
garde de rompre le charme véritable sous lequel
j'étais depuis que mademoiselle Louise Read s'était
mise à me parler... Je ne sais si je suis parvenu —
à l'aide de simples notes — à restituer tout l'ex-
quis de ce verbiage plein de cœur et d'esprit d'une
telle intellectuelle ! Il me paraît, quoi qu'il en soit,
40 BÊTES ET GENS DE LETTRES
difficile que tout ce récit, où se mêlent si intime-
ment deux vies, celle d'une chatte et celle d'un
grand homme, n'ait pas prévenu, en faveur de
la « récitante », tout lecteur tant soit peu sen-
sitif...
Mademoiselle Read, qui avait disparu dans une
chambre voisine, revint s'asseoir près de moi, et,
après avoir feuilleté la correspondance du maître,
elle se reprit à parler.
— Voyez, monsieur, voici ce que Barbey d'Au-
revilly écrit de Valognes en 1887 : « Mes chats... je
les caresse tous les soirs sur le dos des chats de
Roger qui en a trois, et un chien qui s'appelle Lou-
lou, comme le chat d'Augustine , mais qui n'est
pas farouche et rebelle comme le chat, car lui, ce
chien, a la fureur saltatrice des caresses. Tous les
soirs que je suis là, il ne cesse pas d'être littérale-
ment fou. Je l'aimerais trop si je l'avais à Pa-
ris!... » ... Et, tenez, de Valognes encore: «Gomme
Démonette serait jolie ici avec sa fourrure noire,
cette princesse de Mauritanie, dans ce grand ap-
partement où tout est jaune (le fard des brunes!),
meubles et tentures!... Hélas! je n'ai pas mes
chats, mes compagnons nocturnes, à caresser ! »
Vous voyez, monsieur, combien il aimait ses chats
et à quel point Démonette lui manquait!... Ah!
BARBEY D'AUREVILLY 41
quelle petite sotte que cette Démonette, qui ne
veut pas se faire voir! »
Et, se levant, mademoiselle Read se mit à appe-
ler, avec tant de câlinerie inexprimable dans la
voix :
— Démonette, ma Démonette !. .. Oh! la vilaine!
Fi!... Vous verrez qu'elle ne se montrera pas,
vous verrez cela!... Ah! que je regrette que vous
ne la connaissiez pas, que vous ne voyiez d'elle
que la fourrure noire de son fils, et non ses yeux
à elle!... Hier, pendant notre réception à ma mère
et à moi, elle se montrait, à madame Halévy et à
M. Havet, si luxueuse, si élégante! Et on l'admi-
rait tant!... Si vous saviez comme la pauvre pe-
tite fut impressionnée par la mort de son maître !
Elle ne voulait plus quitter le triste lit; et ses yeux
avaient une telle expression de terreur et d'effroi ! . . .
Trois jours après, elle mit bas avant terme des pe-
tits morts, à l'exception d'une chatte pâle et blanche
et grise, qui reste mignonne et fine, pesant à peine,
et qui a gardé, des circonstances de sa naissance,
les yeux de sa mère, un regard égaré et des allures
bizarres et craintives. Elle se cache, elle disparaît
comme une flèche, — une folle. Et elle est sensible
à l'excès... Ah! les chats, les chats!... »
En parlant, mademoiselle Read avait ouvert un
4.
42 BÊTES ET GENS DE LETTRES
volume de Les Œuvres et les Hommes, et elle sem-
blait y chercher ud passage spécial.
— Les chats reprit-elle, préoccupaient vive-
ment Barbey d'Aurevilly. Ah ! fit-elle tout à coup
avec la joie de sa trouvaille, veuillez donc lire
cette phrase saisissante écrite par lui à propos de
la mort de la femme d'Edgar Poë.
Et je lus : «... Sa femme qu'il avait épousée par
amour et qu'il avait adorée toute sa vie avec une
impeccable fidélité, mourut devant lui, sur une
planche, roulée dans les haillons d'un vieux châle
et littéralement sans chemise, n'ayant pour ré-
chauffer son agonie que le corps de son chat,
qu'elle s'était mis sur la poitrine. »
— Vous savez, monsieur, que Goppée est de re-
tour avec ses trois chats ? Si vous allez le voir et
que je sache quand, j'irai vous montrer chez lui le
portrait de ma Démonette, lequel est, pour l'instant
encore, chez l'encadreur... Ah! j'allais oublier de
vous dire que Démonette parle. Combien son maî-
tre était ravi quand il m'entendait lui demander :
« M'aimes-tu? » et qu'elle entr'ouvrait sa jolie
petite bouche rose, — si rose dans ce noir ! — et
qu'une douce petite voix me répondait tendre-
ment!... Je ne sais si Octave Mirbeau s'en sou-
vient, mais en septembre 1888, dans une visite rue
BARBEY DAUREVILLY 43
Rousselet, chez M. d'Aurevilly, qui avait pour
lui la plus vive amitié, il avait été frappé de
cette manière de répondre de ma chère petite
chatte.
MADAME ACKERMANN
Les chiens de madame Ackermann. — Coup de forçats. —
Mot d'une femme de ménage. — Réveillon d'Allemand. —
Entre serins. — Les cloportes, les arbres, les fleurs. —
Démonette miaule. — Des amours de chats. — L'araignée de
mon arrière-grand'mère.
Je le répète, j'étais sous le charme, et, à la façon
des Anglais au théâtre, j'avais des tentations de
m'écrier : Encore ! encore !... D'ailleurs, chez made-
moiselle Read, je sus faire vibrer une autre note
en évoquant le nom de madame Ackermann. Or, il
se trouve que cette sublime athée, plus athée que
Lucrèce lui-même, aimait passionnément les ani-
maux.
— Elle avait, me dit mademoiselle Read, quand
elle habitait Nice, c'est-à dire à la Lanterne, — une
heure et demie de montée depuis Nice, — deux
MADAME ACKERMANN 45
chiens, vrais chiens de berger, de la race des loups,
mais tous deux fort doux. Elle voulait qu'ils fissent,
peur, mais ne tenait pas, disait-elle, à ce qu'ils dé-
vorassent les gens. L'un se nommait Lion, et l'au-
tre, Loup. Quand elle passait dans les rues, chacun
s'écartait pour lui livrer passage ; ses compagnons
faisaient une peur atroce. Elle les tenait en laisse
avec une chaîne ; la corde consacrée n'aurait pas
suffi. C'était, à proprement parler, deux effrayants
molosses. Ils tiraient sur la chaîne et l'entraînaient
souvent en tous sens. Elle arrivait chez sa sœur, à
Nice, harassée par ce combat... Une des histoires
qu'elle racontait souvent est celle d'un de ses
chiens qui avait eu la patte blessée, je ne sais plus
comment, et qu'elle avait dû conduire chez le vété-
rinaire. La bête, malgré l'ennui et la souffrance,
tendait sa pauvre patte avec résignation, pour
qu'il la pansât, et lui léchait les mains. Un jour, ce
chien jappa à cette porte. On vint ouvrir. Il n'était
pas seul : il amenait un autre chien, blessé aussi.
Chez sa maîtresse, il sonna un jour, amenant une
petite troupe d'autres chiens, qui le suivaient et
attendirent à la porte qu'on la leur ouvrît. C'était
pour les faire profiter du repas!
» Madame Ackermann a très souvent parlé de
ses chiens devant une de mes amies, qui me disait,
46 BÊTES ET GENS DE LETTRES
il y a quelques jours : « Yous savez comme madame
Ackermann revenait volontiers sur les mêmes
sujets? Vivant seule aux environs de Nice, elle avait
pour unique société et pour défenseur son grand
chien Lion. Elle attribuait à ce compagnon non
seulement une réelle intelligence, mais de la cons-
cience et un sentiment moral élevé. Ce chien fut
tué par des forçats, qui exécutaient des travaux
dans le voisinage et le trouvaient trop bon gardien.
Madame Ackermann lui donna pour successeur
un chien de boucher, je crois, qu'elle se procura à
Nice. Ce fut un défenseur redoutable. J'ignore
quelle fut sa Un. Avez- vous remarqué — me di-
sait aussi mon amie — que chacun attribue à ses
animaux comme à ses enfants, une intelligence
surprenante ? Cela vient, affection à part, de ce
qu'on les observe de près. Les bêtes, de même,
diffèrent entre elles tout comme les gens, mais
toutes ont des idées, qu'elles expriment dans une
langue étrangère ; de là notre difficulté à les bien
comprendre.... »
» Une jolie histoire est celle que madame Acker-
mann aimait tant à dire -: Une excellente femme,
qu'elle eut à son service, avait une chatte. Madame
Ackermann, un. jour, demanda à sa femme de mé-
nage si sa chatte avait eu des petits. « Comment,
MADAME ACKERMANN 47
madame ! moi, une mère de famille, j'aurais chez
moi une chatte déshonorée ! »
» A Berlin, lorsque notre vénérable amie épousa
le Franc-Comtois Paul Ackermann, celui-ci possé-
dait une superbe chatte blanche, qu'il aimait beau-
coupetà laquelle elle s'attacha d'autantplus. Hélas !
aux fêtes de Noël, une année, elle disparut... Il
faut bien qu'un bon Allemand ait de quoi souper,
ce jour-là.
» Je me rappelle encore une histoire de serins
ayant appartenu à madame Ackermann. L'un
d'entre eux était devenu très vieax et infirme, et
les autres, à tour de rôle, lui apportaient dans leurs
petits becs la nourriture, et le soignaient.
» Et maintenant, monsieur, si vous voulez avoir
une idée un peu complète du cœur excellent de
cette femme que M. le duc de Broglie a si étour-
diment jugée, voyez, dans son autobiographie,
ceci : « Mes meilleurs moments étaient ceux
que je passais assise dans un coin du jardin à
regarder s'agiter les moucherons, les fourmis,
et autres insectes, les cloportes surtout. Je me
sentais une sympathie toute particulière pour
cette petite bête laide et craintive. J'aurais
voulu, comme elle, pouvoir me replier sur moi-
même et me dissimuler. De ce commerce il m'est
48 BÊTES ET GENS DE LETTBES
resté une grande tendresse pour « tout ce qui a
vie. » Et, dans ses Pensées d'une solitaire : « Je me
compare à ces insectes qui, réfugiés à l'extrémité
d'une branche, dans une feuille, s'y tissent une
enveloppe fine où s'ensevelir. La solitude est ma
feuille; j'y file mon petit cocon poétique »... Lisez
encore: « Mon premier soin, lorsque je me lève,
est d'aller voir comment mes arbres ont passé la
nuit, mes arbres fruitiers surtout. Quelle vivante
image de la bonté que ces êtres muets qui tendent
vers nous leurs bras chargés de présents ! » Je
trouve cette dernière pensée si belle ! dit Made-
moiselle Read. « Et, en effet, les arbres, les plantes
n'ont-ils pas une existence aussi, et ne semblent-
ils pas souffrir parfois? Une fille du docteur
Letourneau pleurait, toute petite, à Florence,
quand on coupait une fleur sur sa tige... »
Un miaulement d'une douceur étrange se modula
soudain dans un coin fort encombré de meubles.
Mademoiselle Read s'élança dans cette direction et
se mit à adresser à Démonette — car il paraît que
c'était elle — les pluspressants appels. Mais Démo-
nette resta sourde et tapie.
— « Je suis désolée, vraiment, soupira made-
moiselle Read. Oh! cette Démonette !... A propos
d'elle encore, monsieur, vous ai-je dit que M. d'Au-
MADAME ACKERMANN 49
revilly savait toujours, quelques instants avant,
mon arrivée, par elle, qui relevait ses oreilles, et
m'attendait, les narines en éveil, sur un petit meu-
ble près de la porte,, comme si elle m'avait sentie
entrer dans la rue? Et quand je me préparais à par-
tir, elle était tout agitée et se faisait caresser avec
insistance pour me dire adieu... A présent, toute
la petite troupe — Démonette et Chiffonnette en
tête (les plus âgées) — se précipite au-devant de
moi, reconnaissant mon coup de sonnette, et rien
n'est joli comme cette petite course. Et quand ils
me voient mettre mon chapeau, ils viennent aussi
tous m'apporter leur front pour se faire embrasser
et caresser comme des enfants...
» Mais je cause, je cause, je bavarde, et le temps
— votre temps — passe!... Tenez, pour finir,
voulez-vous une histoire d'araignée ? La voici, si
vous croyez que même cet horrible animal puisse
offrir quelque intérêt et qu'on doive vraiment
ajouter foi à des preuves de son intelligence.
» Pélisson est célèbre pour avoir élevé une arai-
gnée, a dit Chateaubriand ; et l'illustre astronome
Lalande l'était, lui, pour les manger, — le fait est
bien connu... Vous avez déjà, sans doute, entendu
parler du sentiment musical de l'araignée ?... Vous
riez ? Vous allez voir que tout cela s'enchaîne.
50 BÊTES ET GENS DE LETTRES
» La grand'mère de maman, la sœur de Ramond
— le savant et le membre de l'Assemblée natio-
nale, qui avait quitté Paris avec elle avant 93 pour
se réfugier aux Pyrénées (c'est lui que Michelet ap-
pelle : V Amant du Mont Perdu) — s'était aperçue
que, chaque soir, quand elle se mettait à son cla-
vecin, aux premiers accords, une araignée descen-
dait, elle ne savait d'où, pour l'écouter; et elle
l'avait prise en grande affection, interdisant aux
domestiques d'épousseter dans ce coin-là du salon.
Un jour, Lalande, qui aimait la musique, était
venu écouter mon arrière-grand'mère, et la pauvre
bête, comme chaque soir, quitta sa cachette. Elle
venait jusque sur le clavier. Dès que Lalande
l'aperçut, il se précipita et l'avala. Ma pauvre
grand'mère en eut le plus grand chagrin. Elle
s'était fort attachée à cette araignée »...
VI
ERNEST RENAN
Le meilleur élève de madame Viardot. — Un cueilleur de
fraises. — La bonhomie de M. Renan. — Petites vies. —
Lundi et jeudi. — Sous les bombes. — Les Cartésiens et les
bêtes. — Ce que dit le portrait d'Honnète-Homme.
Au cours de la visite que j'ai faite à mademoi-
selle Louise Read pour obtenir d'elle des souve-
nirs sur Barbey d'Aurevilly et sur madame Acker-
mann, j'ai eu la bonne fortune de rencontrer chez
elle une amie delà famille Ernest Renan, et, natu-
rellement, je n'ai eu garde de laisser échapper une
si bonne occasion de me faire donner d'amples
détails sur les sentiments de l'illustre auteur de la
Vie de Jésus à l'égard des bêtes.
Fort obligeamment, cette dame se plia à mon
52 BÊTES ET GENS DE LETTRES
désir, et je passai un quart d'heure exquis à re-
cueillir les perles tombées, en la circonstance, de
cette bouche spirituelle et gracieuse. Décidément,
les femmes seules savent mettre un tel charme
dans leurs causeries.
— J'ai, me dit donc cette dame, j'ai en-
tendu M. Renan lui-même conter que, dans son
enfance, il avait un chien jaune nommé Jocko, qui,
ayant remarqué qu'on faisait maigre au logis tous
les vendredis, cachait des os le jeudi.
» J'ai connu personnellement les bêtes de M. Re-
nan, et leur souvenir m'est très présent.
» D'abord, une grosse chienne de race maltaise,
— si elle avait une race quelconque, — nommée
Gorah, ou Madame Gorah, car c'était une personne.
Elle demandait, des yeux, à son maître de la lais-
ser monter sur son fauteuil ou sur le lit, et celui-
ci, avec, sa politesse invétérée, répondait : « Oui,
Corah, je vous le permets, » car jamais il ne la
tutoya. Gorah, fort gourmande, allait quêter, à
l'heure des repas, chez des voisins inconnus à
ses maîtres. On l'envoyait chercher pour distraire
un enfant malade. Elle avait une progéniture
hideuse, que de bonnes âmes se disputaient.
» Je me souviens encore, à Sèvres, d'un petit
monstre nommé Melchior, qu'un voisin de cam-
ERNEST RENAN 53
pagne complaisant allait chercher à la cave pour
me le faire admirer...
» Coco était un perroquet gris et rose, ayant ap-
partenu à Desclée. Gomme son instruction avait
été négligée, ses connaissances étaient incohé-
rentes. Quand on passait près de lui, dans l'obscu-
rité, il murmurait : « Embrassez-moi. » C'est tout
ce qu'il avait appris chez le pauvre Frou-frou. De-
puis, il s'était perfectionné. Il sonnait du cor faux,
comme les amateurs des bois de Sèvres ; il tous-
sait comme les enrhumés de ses amis ; parfois, il
se mettait sur la poitrine de son maître, les ailes
étendues, et M. Renan le caressait tout en causant.
« Je suis son dieu, à cette bête », disait-il. Coco
l'appelait Bravo, nom qu'il ne donnait à nul autre
et que personne ne lui avait appris... Comme il
abusait de sa liberté pour déchirer les rideaux et
les tapisseries, une personne de la famille lui
donna une chambre dans l'ancien atelier d'Ary
Scheffer.
» Après la guerre, madame Viardot s'y était ins-
tallée. Coco était devenu son meilleur élève et fai-
sait enrager une jeune Suédoise en exécutant les
roulades qu'elle manquait. Il imitait aussi le bruit
de la conversation de la pièce voisine.
» Minet, lui, était un chat trouvé. Il avait été
54 BÊTES ET GENS DE LETTRES
apporté rue de Tournon pour combattre les rats
qui envahissaient l'appartement et menaçaient les
livres. On n'a jamais su son âge. C'était un gros
et beau chat tout noir, avec quelques poils blancs
au cou et au ventre. Quand la famille se trans-
porta au Collège de France, Minet témoigna la
plus vive indignation. Le premier soir, après la
translation, comme son maître tardait à se cou-
cher et à lui livrer son habit, Minet se mit en face
de lui et lui adressa des remontrances. M. Renan
y fit droit aussitôt. Il s'étendait parfois sur des pa-
piers placés sur le bureau, et on attendait patiem-
ment qu'il se levât de lui-même. Minet passait ses
étés en Bretagne. On le transportait partout dans
son panier. Il se promenait, le soir, dans le jardin,
et la voix de sa maîtresse avait seule le pouvoir
de le faire rentrer. Je l'ai vu souvent suivre les
promeneurs en cueiilant des fraises et les choisis-
sant à point avec un jugement très sûr.
» Un soir de l'automne dernier, il s'est caché,
pour mourir, sous le lit de sa maîtresse. Mais,
quand elle fut couchée, il fit un effort pour se
mettre, comme de coutume, sur la couverture.
Elle l'y aida. Le lendemain, madame Renan trouva
Minet raidi au pied du lit. »
.... Quelques jours après ma conversation avec
ERNEST RENAN 55
l'amie de mademoiselle Read, je m'en fus au Col-
lège de France, et, ayant gravi les deux premiers
étages de l'escalier A, je sonnai à la porte de
gauche.
— Monsieur Renan est-il là?
— Oui, monsieur.
Une minute après, j'étais invité à passer de
l'antichambre toute tapissée de livres dans l'har-
monieux cabinet de l'éminent directeur...
Tous ceux qui ont, une fois, approché M. Ernest
Renan ont gardé de son accueil un souvenir pres-
que attendri. Du moins, c'est ainsi que je l'ima-
gine. Pour ma part, et bien qu'on m'en eût dit
déjà, je ne m'attendais pas, certes, à cette bon-
homie si parfaite, je dirai même si décisive ; et
j'avoue que pareille simplicité de manières, chez
un homme en somme si choyé de gloire, me stu-
péfia, oui, jusqu'à l'attendrissement.
Avant d'entrer chez M. Renan, j'étais assez em-
barrassé de mon personnage. J'envisageais non
sans crainte la futilité de ma démarche : quelle
face prendrait le directeur du G.ollège de France,
messieurs, en écoutant mes billevesées? Mais, une
fois en présence de l'illustre académicien, je sentis
mes esprits me revenir à flots, car je vis bien tout
de suite que je n'avais rien à redouter de M. Re-
56 ' BÊTES ET GENS DE LETTRES
nan et que sa face ne se départirait point de ce
sourire de paix, presque de béatitude, qui faisait
de la physionomie de ce démolisseur de dogmes la
physionomie la plus indulgente au monde...
— Tout cela est exact, admirablement exact !
s'écria M. Renan quand je lui eus rapporté les dé-
tails fournis sur ses relations avec les bêtes. Il n'y
a rien à y changer, rien du tout. Oui, oui, Jocko,
madame Corah, Coco, Minet, oui, oui, tout est
vrai, parfaitement vrai. Ah ! j'ai beaucoup aimé
ces pauvres bêtes !... Croyez, monsieur, que s'il y
a des êtres vivants dans d'autres planètes, ils ne
doivent pas différer essentiellement de nous. Il
n'y a qu'une manière d'existence, et les bêtes
n'existent pas, je pense, à un autre titre que nous.
Ce sont de petites vies absolument comme les nô-
tres. Leur activité est plus restreinte, et voilà tout.
» Je crois, dans tous les cas, à leur intelligence,
et, en particulier, à celle du chien et du chat, qui
est étonnante.
» Corah, dont il vous a été parlé avec tant d'es-
prit, Corah était d'une intelligence surprenante.
Ainsi, cette bête avait l'idée de la semaine ! Corah
aimait beaucoup madame Henry Scheffer, ma
belle-mère, qui venait avec régularité nous voir,
rue Vaneau, chaque lundi et chaque jeudi. Eh
ERNEST RENAN 57
bien! Coran, chaque lundi et chaque jeudi, s'allait
mettre dès midi en travers de la porte, où elle de-
meurait parfois deux heures entières, et, dès que
madame Henry Schefler mettait le pied dans l'es-
calier du premier étage, Corah humait l'air, bat-
tait de la queue follement, et aboyait avec la joie
la plus caractérisée. Jamais Corah ne se trompa.
C'est curieux. Songez donc que du lundi au jeudi,
et du jeudi au lundi, les intervalles sont diffé-
rents : d'un côté, il y a trois jours ; de l'autre, il y
en a quatre... Corah avait donc bien l'idée de la
semaine.
» Pendant le Siège aussi, Corah fut étonnante.
Vers la fin, les bombes commencèrent à pleuvoir
de notre côté. Il en tombait surtout dans le jardin
de l'hôtel Galliera, tout près duquel nous vivions.
Comme il ne faut pas s'exposer inutilement, et
que, d'autre part, un appartement avait été mis à
notre disposition place Vendôme, nous résolûmes
de quitter la rue Vaneau. Ce fut un triste départ,
un petit déménagement d'un caractère lugubre.
Corah, elle, dans tout cela, avait pris un air de
tristesse qui nous saisissait, et, même, elle avait
aussi un air de nous blâmer : « Oh ! abandonner
ainsi sa maison ! » semblait-elle vouloir dire.
« CommeVest mal ! »
00 BETES ET GENS DE LETTRES
» Durant la Commune, nous allâmes habiter à
Versailles, rue Mademoiselle. A cette époque, j'a-
vais déjà les jambes stables, à cause des rhuma-
tismes. J'avais fait, un jour, venir une voiture pour
m'aller promener dedans avec madame Renan, et
je me rappelle que Gorah, bien avant que nous ne
fussions prêts à y monter, s'était élancée, avait
pris place entre les deux coussins, et, fermement
installée, elle paraissait penser : « Et moi aussi,
» je suis de la partie ! je vais aller à la promenade
» entre vous deux! »...
» Et mille autres traits que je pourrais vous
fournir. Mais oui, les bêtes ont de l'esprit. Les
aimer, c'est évidemment faire preuve de cœur et
de sympathie pour la nature... Au dix-septième
siècle, on était très dur pour les bêtes, à Port-
Royal. Les Cartésiens s'appuyaient sur ce raison-
nement : les bêtes n'ayant pas d'âme, ce sont des
machines. On peut donc faire souffrir les bêtes :
si elles crient, ce ne sont, après tout, que des
machines qui crient. Eh bien! ce raisonnement a
quelque chose d'horrible.
• » Pour le chat, qui paraît vous intéresser parti-
culièrement, je crois' qu'il y a, en effet, un peu
d'égoïsme chez lui. Il aime surtout ses aises et
s'attache plus à la maison qu'aux personnes. >'ous
ERNEST RENAN 59
avons eu, pourtant, ici, des preuves flagrantes de
la faculté qu'ont les chats de s'attacher aussi aux
personnes. Ne chargeons pas trop cette bête des
péchés d'Israël. »
Sur ce, M. Ernest Renan me conduisit devant le
portrait d'Honnête-Homme, — un chat qui fut la
propriété de madame Henry Scheffer et que pei-
gnit M. Ary Scheffer. Et de ses yeux infiniment
doux, il me parut que cette image de chat me di-
sait : « Non, va, nous ne sommes pas les vilaines
bêtes dont parle cet affreux M. Toussenel !... »
YII
FRANÇOIS COPPEE
Le monsieur pour les chats. — Les cornichons de M. Fran-
çois Coppée. — Esquisse. — Un filleul de M. Paul Bourget.
— Les oreilles de Bourget. — Le petit Lou-lou. — Bourget
somnole. — Un boulimique. — La pâtée de Bourget. —
Autres pâtées. — Médaille d'argent. — Deux animaux
friands. — Bourget à l'hôpital. — Les malades de M. Bour-
rel.
— Annette, descends; c'est le monsieur pour
les chats.
(Le monsieur pour les chats, on l'a deviné, ce
n'est pas un autre que moi.)
Mademoiselle Annette Coppée, toute blanche
de cheveux, fait son entrée dans la salle à manger.
Un sourire agréable éclaire son visage de bonne
personne.
— Soyez le bienvenu, monsieur.
FRANÇOIS COPPÉE 61
— Monsieur va déjeuner avec nous, n'est-ce
pas?
— Mais certainement! Nous aurons ainsi tout
le temps de causer de Bourget, de petit Lou-lou et
de Mistigris.
— Asseyez-vous donc, me dit alors M. François
Coppée, qui me désignait un siège devant la table
sur laquelle trois couverts entouraient des œufs
au plat. « Ah ! il faut en passer par là, insista
affablement le poète des Humbles, si vous tenez
à être renseigné sur ma ménagerie. En dehors du
temps nécessaire à l'ingurgitation de ce léger re-
pas, je serais fort empêché de vous accorder même
cinq minutes. Songez donc que je fais demain une
conférence aux Havrais, et que je ne l'ai pas en-
core préparée ! Il est vrai que je leur dirai de mes
vers, mais encore faut-il leur servir quelques cor-
nichons autour. »
Les « cornichons autour » m'amusèrent autant
que « le monsieur pour les chats ».
Tant d'amabilité de la part de cet académicien
vraiment bon enfant leva mes derniers scrupules,
et je ne fis plus aucune façon pour me rendre à
une invitation, qui, au fond, me charmait autant
qu'elle m'honorait...
L'image et la gravure ont rendu populaire la
6
62 BÊTES ET GENS DE LETTRES
physionomie de M. François Coppée : sur la figure
entièrement rasée du maître, on voit à la fois les
tons bleus des faces des comédiens et un peu du
hâle qui brunit les matelots. Aux heures fami-
lières, ce visage, dans lequel les amandes des yeux
pointent vers les tempes, ce visage s'empreint
d'une malice amusante, d'une gaieté gaminière.
Un pantalon gris d'argent en velours à côtes et un
simple gilet de chasse couleur loutre habillent,
non sans correction, mon illustre amphitryon.
En mangeant, M. François Coppée me parle de
ses chats.
— En fait d'amour pour les bêtes, me dit-il d'a-
bord, je suis très pratiquant, mais pas du tout
théoricien. Ainsi, n'attendez pas de moi sur elles
des développements ingénieux.
— Pas de cornichons autour? fls-je en riant.
— Non, pas de cornichons. Réservons-les pour
les Havrais, demain... Il y a eu, ici, des chats par
douzaines. Nous en avons eu de véritables dynas-
ties, comme dans l'Egypte antique. Le plus vieux
des trois qui nous restent, c'est celui qui dort, te-
nez, là, à votre droite, sur cette chaise, le nez sur
la lueur de la salamandre. C'est « le vieux ». Il
s'appelle Bourget.
— Comment, Bourget!
FRANÇOIS COPPÉE 63
— Vous voyez peut-être dans ce fait une irrévé-
rence à l'égard de l'auteur de Cruelle énigme ? Du
tout, c'est peut-être une preuve de notre amitié
pour lui qu'il faut y voir. Du reste, par la pronon-
ciation, le nom s'est altéré, et de Bourget nous
avons fait Zézé... Zézé, Zézé !
Bourget, un grand chat noir efflanqué de vieil-
lesse, leva péniblement son mufle pelé et le laissa
tôt retomber sur ses pattes rouillées, non sans
avoir entr'ouvert un œil miteux a l'expression
déjà presque complètement détachée des choses
et des gens.
— C'est le Ghevreul de l'espèce ! proclama
M. Coppée en brandissant sa fourchette. Songez
qu'il a bientôt dix-huit ans, ce qui, pour un chat,
est un âge très avancé.
— Voyez, me fit remarquer mademoiselle Cop-
pée, voyez, monsieur, voyez, comme Bourget a les
oreilles déchiquetées.
— Ah ! s'il a les oreilles à l'état de dentelles,
c'est qu'il s'est beaucoup battu, Bourget! Hein?
mon vieux Bourget, que tu t'es. beaucoup battu?
Mais le très vieux mufle demeura indolemment
sur les très vieilles pattes ; seulement, le déchi-
quetage des très vieilles oreilles frémit un peu.
— Vous ne savez peut-être pas, monsieur, re-
64 BÊTES ET GENS DE LETTRES
prit l'hôte, que même les chats coupés sortent la
nuit pour la chasse aux oiseaux? Mon vieux Zézé
a beaucoup chassé les oiseaux, et il a pris part à
bien des combats fratricides. Voilà pourquoi ses
oreilles ont l'aspect de quelque innomée guipure.
A ce moment, la cuisinière, vénérable femme en
bonnet à ruches, entra, apportant des côtelettes
étendues sur l'or d'un lit de pommes frites, et,
derrière elle, apparut un magnifique angora, gros
et fourré comme un manchon de dévote, et qui
balançait, avec un air d'inexprimable importance,
le panache admirable de sa queue.
— Pour le coup, voilà une bête exceptionnelle-
ment belle ! m'écriai-je.
— C'est petit Lou-lou, dit la sœur du poète.
M. François Goppée prit petit Lou-lou et me le
montra.
— Il est plutôt petit, comme vous pouvez le
voir ; et ce qu'il a de particulier, c'est qu'il est
court sur pattes, à la façon des taureaux de la
Camargue. J'ai consulté, à son sujet, des savants
en matière iéline: on m'a dit qu'il est d'une race
très pure et spéciale ; ce serait un angora portu-
gais. Loti a vu, à Mahé, des chats persans dans le
genre de petit Lou-lou, mais deux ou trois fois
grands et gros comme lui.
FRANÇOIS COPPÉE 65
— Petit Lou-lou est un enfant trouvé, dit ma-
demoiselle Coppée. Il a été mis chez nous abso-
lument comme s'il eût été mis au tour. Un jour,
je rentrais à la maison, quand la concierge me re-
mit un petit carton à chapeau soigneusement
ficelé et une lettre. J'ouvris d'abord la lettre, qui
disait à peu près ceci : « Mademoiselle, on sait
» combien la maison Coppée aime les chats. Or-
» phelin de père et de mère, celui-ci est né dans
» un couvent du voisinage. On le remet, made-
» moiselle, à vos bons soins... » J'enlevai alors le
couvercle du carton et j'y vis une espèce de boule
de soie ébouriffée. C'était petit Lou-lou. Mon
Dieu! qu'il était petit ! si petit! si menu ! Et son
poil était comme de légères plumes d'oiseau...
Regardez-le, monsieur, il est tout semblable à Ni-
colette, la jolie fille de la Démonette de M. d'Au-
revilly. »
Petit Lou-lou, dans le rayonnement jaune de la
salamandre, levait sur moi sa courte et large face
étonnée. Il sauta sur la chaise où sommeillait
Bourget, qu'il flaira, avecdes défiances et des reculs.
— Voilà ce qu'il y a_ d'étrange , expliqua
M. François Coppée. Croiriez-vous que les chats,
dès qu'ils ont franchi l'âge des jeux, ne se con-
naissent plus entre eux? Ils se regardent à peine..
6.
66 BÊTES ET GENS DE LETTRES
Je les crois profondément égoïstes. La culture du
moi doit les absorber tout entiers... Il faut, d'ail-
leurs, vous dire que je me fiche un peu de la bonté
des animaux. En les accueillant chez moi, j'obéis
simplement à mon bon naturel... Mais, que je
vous parle de notre troisième commensal : c'est un
chat populaire, du nom de Mistigris, remarquable
par son appétit excessif.
— Au moins, s'entendent -ils à l'heure de la
nourriture?
— Oh ! ils ne suivent pas un régime commun.
Il y a trois pâtées distinctes. Ma cuisinière les
prépare avec tendresse. D'abord la pâtée de Bour-
get, hachée menue menue, parce que ce pauvre
vieux n'a plus de dents; la pâtée du délicat, du
gastronome — j'ai nommé petit Lou-lou ; et, enfin,
la pâtée de la canaille, je veux dire Mistigris,
pâtée que partagent les chats du voisinage. Un
point sur lequel nos trois bêtes s'entendent fort
bien, par exemple, c'est les égards qu'il est con-
venable d'avoir pour la cuisinière, et le peu
d'estime qu'il faut professer, au contraire, à l'é-
gard de la femme de ménage. Vous comprenez ?
cette dernière a toujours un balai dans les mains,
et vous savez que le chat, en général, se méfie de
cet ustensile...
FRANÇOIS COPPÉE 67
— Croyez-vous qu'elles pensent, les bêtes ?
— Elles ont, à n'en pas clouter, la faculté de
mémoire ; elles ont aussi du-jugement ; elles com-
parent, tirent des conséquences d'un fait, règlent
leur conduite d'après ce qui s'est passé... Ce sont
des frères inférieurs, mais des frères...
— Vous n'avez pas de chiens ?
— J'ai eu, à la campagne, Flora, un lévrier russe
mâtiné de chien de berger. Je l'aimais beaucoup.
C'est, du reste, mon amitié pour le chien qui m'a
valu une médaille d'argent que la Société pro-
tectrice des animaux m'a décernée après la repré-
sentation du Luthier de Crémone. Peut-être vous
rappelez-vous qu'à un moment donné, dans cette
pièce, le bossu Filippo entre avec au front une
blessure qu'il a reçue en prenant la défense d'un
chien ? Cette médaille a été une de mes premières
distinctions, et ce n'est pas, même à l'heure qu'il
est, une de celles dont je fasse le moins de cas, je
vous l'affirme. Depuis, je fais partie de la Société
à laquelle je verse mes dix francs par an.
— Dans vos œuvres ?
— Je n'y ai pas montré une bien vive préoccupa-
tion de la bête. J'ai peint, quelque part, néan-
moins, les chevaux d'omnibus au repos ; et puis,
tout le monde connaît le dévouement de Black, le
68 BÊTES ET GENS DE LETTRES
terre-neuve du Naufragé... Mais tenez, une page
admirable, à ce point de vue, c'est dans Jean de
Jeanne, d'Emile Pouvillon, celle où l'on nous
montre un vieux paysan conduisant sa vieille
vache à la boucherie : il se passe, à ce propos, un
drame bien intéressant dans l'âme élémentaire de
ce rural. Ah! c'est très beau...
» Laissez-moi vous raconter, maintenant, quel-
que chose de curieux touchant l'intelligence des
bêtes. Il s'agit d'un éléphant (avez-vous lu sur
eux l'ouvrage de M. de Cherville?). Cet éléphant
était chargé de mendier à la porte d'un couvent de
brabmanes. Or, le soir, la recette du couvent une
fois faite, Monsieur s'était ingéré de mendier pour
son propre compte de quoi aller acheter une sorte
de gâteau au miel dont il était particulièrement
friand. Qu'est-ce que vous dites de ça ?... A
Ajaccio, dans un café faisant face à la préfecture,
il y a un chien, un caniche blanc, bien connu des
consommateurs, et dont j'ai moi-même éprouvé le
savoir-faire : on lui mettait un sou dans la gueule,
et il partait comme une flèche. Peu d'instants
après, on le voyait revenir portant délicatement
entre ses crocs un petit gâteau bien enveloppé
dans du papier. Le chien remettait le gâteau à
celui qui lui avait donné le sou et qui le
FRANÇOIS COPPÉE 69
récompensait en lui abandonnant la friandise. »
On buvait le café. La cuisinière entra, annonçant
que la pédicure était là.
— Tiens ! c'est vrai, c'est son jour, dit M. Fran-
çois Coppée. Vas-y d'abord, toi, Annette,
pendant que j'achèverai de renseigner monsieur.
Je m'étais levé de table, après avoir allumé une
cigarette à celle du maître, et, durant que je
mettais mon pardessus, M. François Coppée me
dit :
— Je ne vous ai pas raconté que Bourget, petit
Lou-lou et Mistigris ont leur médecin à eux, qui
vient, s'il vous plaît, les voir en voiture! Ce méde-
cin, c'est M. Bourrel (joli nom, n'est-ce pas !), qui
a, quelque part, un hôpital d'animaux, où Bour-
get a été opéré de la cataracte (n'oubliez pas que
c'est toujours de mon vieux chat que je parle). Ce
M. Bourrel est un gai compagnon. Voici ce qu'il
m'a dit, un jour : « Monsieur, ce ne sont pas,
croyez-le, les premiers chats littéraires que j'ai
l'honneur de soigner. — Vraiment ? fis -je. —
J'étais le vétérinaire des chats- de M. Paul de
Kock ! »
Sur ce, ravi de l'occasion, je laissai les pieds de
M. François Coppée s'en aller vers les mains de
la pédicure.
70 BÊTES ET GENS DE LETTRES
Rentré chez moi, le soir, je pris plaisir à rimer
les ci-dessous
RONDELS POUR LES CHATS DE FRANÇOIS COPPÉE
BOURGET
Ce chai d'académicien,
Rourget, le Chevreul de l'espèce,
N'a plus de dents, et ne dépèce
Les souris qu'en rèv.e. Plus rien
Ne l'intéresse, cet ancien
Qui somnole en sa robe épaisse,
Ce chat d'académicien,
Rourget, le Chevreul de l'espèce !
Je suis pythagoricien:
Or, quelle âme d'ancêtre baisse
Sous les poils de ce vieux type ! Est-ce
L'abri d'un juif ou d'un chrétien,
Ce chat d'académicien ?...
II
PETIT-LOULOU
Petit-Loulou, toi, tu m'épates !
Bel angora du Portugal,
FRANÇOIS COPPÉE 71
A toi ce rondel-madrigal,
Bien qu'en mes bras tu te débattes.
Avec ton aspect court-sur-pattes
Et ton air si ça-m'est-égal,
Petit-Loulou, toi, tu m'épates,
Bel angora du Portugal !
Tu n'es point de ces acrobates
Cbats que tente, un brouet frugal,
Et ta pâtée est un régal
Qui gaverait deux bydropatbes.
— Petit-Loulou, toi, tu m'épates.
III
MISTIGRIS
Je t'aime aussi, bon Mistigris,
Toi cbat troisième de Coppée,
Qui n'as la cervelle occupée
Qu'à des carnages de souris.
Humble cbat populaire, épris
De la gouttiéresque épopée,
Je t'aime aussi, bon Mistigris,
Toi, cbat troisième de Coppée.
Ceux qui te tiennent en mépris,
Pour ton goût de basse lippée
Et ta nature inconstipée,
Sont des rustres fort malappris.
Moi, je t'aime, bon Mistigris.
VIII
ANATOLE FRANCE
Balthazar et les petits chacals. — Tableau. — L'ami d'Ha-
railcar. — Opinion d'un chat sur son maître. — Entrée dans
l'Histoire. — Pacte entre l'homme et la bête. — M. Pascal. —
Comment il sied de juger le chat. — Sous le lit. — Relations
avec un moineau. — La barbe de M. Anatole France. — Les
magasins de la nature. — Dans une serviette. — Le proto-
plasma. — Qu'est-ce que le cerveau?
En un de ses plus merveilleux contes, M. Ana-
tole France nous montre un roi d'Ethiopie,
Balthazar, — celui-là même qui, plus tard, devait,
guidé par l'Etoile, porter de l'encens à Jésus,
dans sa crèche, — il nous le montre cheminant
par le désert avec une suite de soixante-quinze
chameaux chargés de richesses destinées à Balkis,
reine de Saba. Et, durant le voyage, pour le dis-
traire, le mage Sembobitis et l'eunuque Menkéra
ANATOLE FRANCE 73
proféraient l'un, de doctes paroles, et l'autre, des
chants pieux et aigus. Mais Balthazar ne mettait
pas son plaisir à les écouter, paraît-il, et « il
s'amusait à voir les petits chacals assis sur leur
derrière, les oreilles droites, à l'horizon des
sables. »
Le chacal — qui est, en somme, un assez odieux
animal — ne prend-il pas, dans la circonstance,
je ne sais quelle allure gentillette, je ne sais quoi
de doucereux et câlin, de malicieux aussi, bien
propre à capter le regard du bon nègre?
Combien suggestifs ne sont-ils pas, en tous cas,
ces « petits chacals », et quelles amusantes taches
ne feraient-ils pas au plan lointain d'un tableau de
lumière ardente où se verrait le noir personnage
royal flanqué du docte mage et du lyriqueeunuque,
avec, sur leurs talons, le troupeau houli-houlant
des soixante-quinze ploutophores bossus !
Et comme aussi, je l'aime, cet excellent Bal-
thazar, de préférer au vain bruit des discours d'une
science incertaine et des psalmodies aigres le
spectacle énigmatique que constitue cette assem-
blée de petits chacals assis sur leur derrière, les
oreilles droites, à l'horizon des sables !
N'est-ce point ainsi, d'ailleurs, qu'il m'est per-
mis de me représenter M. Anatole France, quand,
7
74 BÊTES ET GENS DE LETTRES
lassé, pour un instant, des moroses recherches
philologiques, il laisse se reposer ses yeux sur la
robe lumineuse de son chat Pascal, sphynx iro-
nique de la « Cité des Livres » de la rue Chal-
grin ?
C'est au n° 5 de cette rue, en effet, à deux pas de
l'horrible et charmant Bois de Boulogne, qu'habi-
tait, lors de ma visite, l'auteur de Le Crime de
Sylvestre Bonnard, membre de l'Institut, de Thais,
et de tant d'autres belles choses.
C'est là, dans la vaste bilbliothèque du premier
étage, que, hiver comme été, — avant Pascal cité
plus haut, — un chat glorieusement nommé
Hamilcar vivait en paix parfaite aux côtés de
M. Anatole France. 11 est, c'est notoire, des gens
qui doutent si les bètes pensent : Hamilcar pen-
sait, lui, ce n'est pas douteux... Ainsi, quand le
bénévole Sylvestre Bonnard (criminel candide en
lequel il ne doit point être défendu d'apercevoir
un peu de la personnalité même de M. Anatole
France), quand Bonnard, rentrant d'une prome-
nade sur les vieux quais, s'approche de son chat
Hamilcar, on voit la bête couler doucement ses
prunelles d'agate entre ses paupières mi-closes
qu'il referme presqu'aussitôt, en songeant : « Ce
n'est rien, c'est mon ami. »
ANATOLE FRANCE 75
C'est exquis, et si vrai ! car l'ami du chat, n'est-
ce pas surtout l'homme de lettres?
Donc, feu Hamilcar pensait, et moins que
Balthazar, roi d'Ethiopie, il se montrait fermé aux
discours.
C'est ainsi que — toujours par la bouche sou-
riante de Sylvestre Bonnard — M. Anatole France
adressait à cet unique Hamilcar des paroles aussi
amples que véhémentes. Yoici quelles :
— Hamilcar! Hamilcar, prince somnolent de la
cité des livres, gardien nocturne ! Pareil au chat
divin qui combattit les impies dans Héliopolis,
pendant la nuit du grand combat, tu défends
contre de vils rongeurs les livres que le vieux
savant acquit au prix d'un modique pécule et d'un
zèle infatigable. Dans cette bibliothèque, que
protègent tes vertus militaires, Hamilcar, dors
avec la noblesse d'une sultane. Car tu réunis en
ta personne l'aspect formidable d'un guerrier
tartare à la grâce appesantie d'une femme d'Orient.
Héroïque et voluptueux Hamilcar, dors en atten-
dant l'heure où les souris danseront, au clair de la
lune, devant les Acta^sanctorum des doctes Bollan-
distes.
Tel était le début du discours. Ce début ne
déplaisait point à Hamilcar, qui l'accompagnait
76 BÊTES ET GENS DE LETTRES
nous dit son maître, « d'un bruit de gorge pareil
au chant d'une bouilloire ». Mais Hamilcar enten-
dait avec chagrin son maître parler sur un ton de
plus en plus élevé, et il l'avertissait, « en abaissant
les oreilles et en plissant la peau zébrée de son
front, qu'il était malséant de déclamer ainsi».
Et, à part lui, ce penseur parmi les chats formu-
lait un peu dédaigneusement — mais si affectueu-
sement ! — son opinion sur son maître :
— Cet homme aux bouquins, songeait évidem-
ment Hamilcar, parle pour ne rien dire, tandis que
notre gouvernante ne prononce jamais que des
paroles pleines de sens, pleines de choses, conte-
nant soit l'annonce d'un repas, soit la promesse
d'une fessée. On sait ce qu'elle dit, mais ce vieil-
lard assemble des sons qui ne signifient rien.
' Hamilcar avait pour M. Anatole France une très
grosse tendresse. Il s'ennuyait beaucoup quand,
par grand hasard, son maître partait en voyage,
et, à son retour, il se portait vivement vers lui
et « se frottait contre ses jambes en bavant de
joie ».
Naguère, M. Aurélien Scholl, au cours d'une sa-
voureuse causerie sur le chat, a dit : « Naturelle-
» ment, les chats illustres font, en général, partie
» de l'histoire des hommes illustres qui les ont
ANATOLE FRANCE 77
» aimés ; la monographie féline se rattache à la
m biographie universelle. »
Biographes de M. Anatole France, n'oubliez pas
le chat Hamilcar !...
Hamilcar peut entrer d'ores et déjà dans l'His-
toire, car il n'est plus, hélas !
Il y a, à l'heure qu'il est, chez M. Anatole France,
un autre chat; mais, ce chat, s'il a suivi Hamilcar,
ne l'a pas remplacé. Hamilcar, il convient de le ré-
péter, était un chat modèle, un spécimen unique.
Pascal, le chat nouveau, n'est pas, comme le fut
Hamilcar, l'incorruptible gardien de la cité des
livres. Pascal est un chat indépendant. Il est entré
dans la maison de la rue Chalgrin délibérément,
sans souci de se faire présenter ; cette maison lui
a paru comporter quelques agréments, et il en a
fait son pied-à-terre. Un pacte tacite s'est formulé
entre M. Anatole France et lui : il reste entendu
que Pascal ne doit aucune obéissance à M. Anatole
France, d'une part, et que, d'autre part, M.Anatole
France ne s'arrogera aucun droit sur la liberté de
Pascal. Pascal entre, sort, demeure, s'il lui plaît,
dehors huit jours entiers, fait, en un mot, selon
son cœur de chat, tout à sa guise. Son maître a du
reste pour lui une estime non mitigée. Du moment
qu'on n'exige rien de lui, les relations sont char-
7.
78 BÊTES ET GENS DE LETTRES
mantes avec Pascal. Depuis sept ou huit ans qu'il
est dans la maison, il s'y est fait une situation
fondée sur l'indépendance.
— Pascal et moi, me conûe M. Anatole France,
nous sommes très bien ensemble.
— Mais, demandé-je, d'où lui vient son nom?
— L'histoire est assez amusante. Figurez-vous
que j'ai un mal inouï à trouver des noms pour les
bêtes. Quand ce chat vint ici, je ne sus d'abord
comment l'appeler. Ce fut ma cuisinière qui le
baptisa. En nous servant, un jour, à dîner, elle
m'entendit causer de Pascal. Je parlais de son gé-
nie, de son abêtissement religieux, de toutes ses
bizarreries. La conversation sur l'auteur des Pen-
sées fut, cet après-midi-là, comme un abîme de
contradictions pour ma cuisinière, heureuse per-
sonne illettrée ; mais Pascal lui parut, en résumé,
un esprit si singulier qu'elle trouva très pertinent
de donner son nom à notre nouveau chat, person-
nage d'allures également singulières.
— Ce Pascal, si jaloux de sa liberté, vous donne-
t-il parfois des signes de sympathie?
— Mais oui. Et, à ce propos, on a tort, il me
semble, de dénier toutes facultés affectives au chat.
On juge trop durement cet animal. D'ailleurs, tout
animal privé est généralement jugé assez mal.
ANATOLE FRANCE 79
C'est que, voyez-vous, on ne veut leur savoir gré
que de leurs sentiments artificiels, sans tenir aucu-
nement compte de leurs sentiments naturels. L'a-
nimal qui, comme le chat, a l'habitude d'exercer
ses griffes, est, n'est-ce pas? plutôt un vaillant, un
brave. Eh bien ! quand il déchire nos tapis, il est
blâmable, à notre point de vue. Ce faisant, il accom-
plit, pourtant, un acte louable pour un chat... Le
meilleur chat, évidemment, sera le dernier d'une
longue dynastie tout entière domestiquée. Celui-là
nous plaira parce qu'il se trouvera adouci par ata-
visme... J'ai connu un de ces chats exceptionnelle-
ment affectueux, qui, tous les soirs, à une heure
donnée, voulait emmener son maître au lit. Si le
maître s'attardait à son travail plus que de raison,
monsieur chat sautait sur la table, faisait son dos
en voûte de pont, et, d'un coup de patte, il renver-
sait la plume sur le papier.
— Quel était donc ce chat ?
— N'était-ce pas celui de IL Renan ?
— Minet ? le même qui se cacha sous le lit pour
mourir?
— Sachez que les chats se cachent toujours pour
mourir. A l'heure de la mort, la chambre à cou-
cher de leurs maîtres se transforme pour eux en la
forêt primitive de leurs ancêtres sauvages, et le lit
80 BÊTES ET GENS DE LETTRES
devient le hallier dans lequel ceux-ci se réfu-
giaient à ce moment suprême. Ils veulent s'é-
teindre en paix, à l'abri de toute attaque à laquelle
leur faiblesse ne leur permettrait pas de résister.
— Mais Minet sortit de dessous le lit et vint
expirer auprès de madame Renan...
— D'accord. C'est que le chat a besoin d'implorer
l'homme. Son affection pour celui qui le choya le
tire de dessous le meuble où l'a poussé l'habitude
de sa race, le ramène vers son donneur de caresses
aux pieds duquel il se traîne comme la lionne aux
reins brisés du Louvre...
Un petit cui cui nous fit, en cet instant, tourner
la tête vers la fenêtre sur l'appui de laquelle nous
vîmes un moineau. Il nous regarda tous deux de
ses petits yeux hardis ; mais, sur un geste amical
que je lui fis pour lui signifier qu'il pouvait de-
meurer, qu'il n'était pas de trop, il s'envola.
Alors, M. Anatole France me dit qu'il avait eu,
jadis, des relations avec un moineau. Ce moineau
poussait à son égard la familiarité jusqu'à venir se
baigner dans son verre. Un jour, on ne sait trop
comment, il se cassa une patte. Cette patte, on la
lui remplaça très proprement par une allumette
que l'on peignit. Avec cette patte de bois il faisait
en sautant sur la table un bruit singulier.
ANATOLE FRANCE 81
— Il trouvait tout naturel d'avoir ainsi une
jambe d'à peu près de chez Charrière, fit en riant
M. Anatole France. Je crois qu'un moineau porte-
rait lunettes, s'il était myope. Cet oiseau n'est
guère beau , il ne chante pas, mais il a ceci pour lui
qu'il est citadin dans l'âme. Appartenant à une
race sauvage comme le chat, il se laisse domesti-
quer aussi bien que le chat. Comme le chat aussi,
il est indépendant et il a horreur de la cage...
On frappa à la porte. C'était le barbier. Je vou-
lus me retirer, mais M. Anatole France me retint,
et, la face déjà toute barbouillée de savon, il conti-
nuait à me parler. Même sous le fil du rasoir il per-
sista à émettre des considérations sur les bêtes. Je
le suppliai de se laisser raser en silence, car j'avais
une peur affreuse qu'il ne se blessât ; mais il ne
voulait rien entendre et parlait toujours. C'est
dans cette posture assez comique qu'il commença
à jongler spirituellement avec des paradoxes, qui,
je l'avoue, m'effarèrent un peu. Et pourtant,
M. Anatole France a écrit quelque part : « Je me
» garde bien de hasarder des paradoxes : il faut,
» pour les soutenir, un esprit que je n'ai pas. La
» naïveté me convient mieux. »
Entre autres choses, il vint à parler de l'âme. Il
dit:
82 BÊTES ET GENS DE LETTRES
— Les animaux n'ont pas d'âme. Mais il y a
entre la bête et l'homme une différence constitutive
extrêmement petite; et si nous avons une âme, les
animaux doivent aussi en avoir une, qui est par
rapport à la nôtre comme...
Le rasoir s'approchait de sa bouche. M. Anatole
France s'interrompit. Bientôt il reprit :
— Mais je crois que la nature est communiste.
Elle a, la nature, dans ses magasins, une certaine
quantité d'âmes. Dès qu'une de ces âmes a servi
pendant quelques années, elle rentre au magasin,
où elle attend d'en sortir encore pour un nouveau
stage dans une nouvelle enveloppe vivante. Car,
une âme, il n'est pas possible que ça ne resserve
pas!... Oui, nous sommes, voyez-vous, équipés
aux frais de la nature, et, le moment venu, nous
rendons au magasin...
Légèrement ahuri, le barbier, son office accom-
pli, mettait de l'ordre dans sa trousse. Il s'en fut
sans penser à faire ses civilités, ce pendant que
M. Anatole France laissait tomber dans le linge
pelucheux, dont il se tamponnait vivement le vi-
sage, quelques petites phrases infiniment drôles
que je ne me rappelle malheureusement pas avec
assez de sûreté pour me hasarder à les restituer
ici.
ANATOLE FRANCE 83
Mais je vins à prononcer le nom de M. Emile
Zola, et, de son cabinet de toilette où il venait de
plonger, M. Anatole France cria :
— Oui, il y a chez Zola une tendance à douer les
bêtes d'intelligence. C'est là le fait d'un natura-
liste-évolutionniste. Zola soutiendrait volontiers
que les animaux inférieurs dans l'échelle des êtres
sont, en réalité, nos supérieurs. Selon lui, l'intel-
ligence divine est dans le germe, et le protoplasma
serait, dans la nature, le plus grand réceptacle
d'intelligence. De la situation de protoplasma à
celle, par exemple, de juge à la cour, il y a toute
une évolution. Chez Zola, un juge ne détient plus
guère qu'une parcelle médiocre de cette intel-
ligence qu'avait en puissance le protoplasma
et qui s'est émiettée au long des siècles de pro-
grès...
Puis, rentrant, frais et pomponné, dans la bi-
bliothèque, M. Anatole France s'assit et me dit
avec une véritable gravité :
— Au fond, voyez-vous, la faute du singe et de
l'homme, c'est le cerveau. Et qu'est-ce, après tout,
que le cerveau?...
M. Marcel Schwob, qu'on introduisait précisé-
ment à cette minute, saisit la question au vol et y
répondit avec beaucoup de flegme :
84 BÊTES ET &ENS DE LETTRES
— Le cerveau ? C'est l'hypertrophie d'une ver-
tèbre.
— Vous l'avez dit, approuva M. Anatole France
en serrant la main de M. Marcel Sclrwob.
IX
CATULLE MENDES
Roman et géométrie. — Un oiselier expérimental. — M. Ca-
tulle Mendès valeton de fauconnerie. — Les trois expé-
riences. — La bravoure de Néron. — Le rossignol, oiseau
parleur. — Ce farceur de Pline. — Le parapluie de Brillant.
— De Castelno Magnoac à Toulouse. — Diane, 50, rue des
Martyrs. — Fariner et Fasolt. — Le suicide de Mime. —
Revirement.
Je n'eus jamais qu'un goût modéré pour les
sciences exactes, et je me rappelle qu'aucun de
mes bouquins classiques, en mon cartable de col-
légien, n'eut plus à souffrir du contact des livres
profanes que la vénérable Gèoméfrie de M. Amyot.
Pendant que, saisis de respect devant le vieux
professeur autocacarhinophage, mes pairs saluaient
avec humilité les Théorèmes, ces rois au long man-
teau tissé d'ennui dont les Corollaires — ces
86 BÊTES ET GENS DE LETTRES
pages ! — portent la queue, j'ouvrais subreptice-
ment quelque roman emporté, la veille, "de la bi-
bliothèque populaire de notre ville.
Les Mères ennemies furent ainsi dévorées par moi,
sous le couvert récalcitrant du bon Amyot, en trois
classes de deux heures.
Ce livre, je l'adorai ; il me tint tout palpitant ; et
quand retentissait le redouté vocatif : « Elève
Docquois ! » proféré par le sénile Qui-Mange-Lui-
Mêrne-Les-Choses-Mauvaises-de-Son-Nez ; quand
ce cuistre immémorial me conviait à induire en
amoureux commerce le tableau plus noir que
l'Erèbe et la craie plus blanche que la blanche her-
mine (ô Scribe !), ah ! je me trouvais bien béjaune
devant les colles nauséeuses que me poussait cet
ingénieur raté !... Mais quel non pareil bonheur,
après ce sacré concubinage avec la muse géomé-
trique, quelle joie triple c'était de retourner à la
lecture de ce roman de Catulle Mendès où il était
si joliment, si tendrement parlé de tourterelles !
Pouvais-je alors me douter qu'il me serait donné,
un jour, d'être reçu, chez lui, par M. Catulle Men-
dès et de lui dire à quel point j'aimai en lui l'oise-
lier littéraire?
— Ah I c'est que — me répondit-il — j'ai été
aussi, dans ma jeunesse, un oiselier expérimental.
CATULLE MENDÈS 87
Avec mon père, j'ai dressé les oiseaux de proie ; et,
un peu plus tard, j'ai fait l'élève des rossignols...
Oui, à Bruxelles, j'ai été valeton de fauconnerie.
» Xous habitions au faubourg de Scarbeck, le-
quel faubourg, pour être aujourd'hui une espèce
de quartier Monceau, n'en était pas moins, à l'é-
poque dont je vous parle, un endroit fort désolé.
De notre maison, une des dernières de la rue, la
vue donnait sur une plaine énorme et par endroits
marécageuse. C'est dans cette plaine que, mon père
et moi, nous dressions les faucons.
» Les exercices de ce dressage m'intéressaient
beaucoup, et le rôle que j'y jouais avait un côté
décoratif qui n'était pas pour me déplaire. Dési-
rez-vous un aperçu de la façon de procéder dans
cette affaire? Quand nous étions en possession
d'une buse ou d'un épervier, nous le faisions jeû-
ner un assez long temps. L'heure venue, je saisis-
sais la bête préalablement encapuchonnée et dont
l'une des pattes s'embarrassait d'un grelot et d'une
longue cordelette légère. Mon père, dans une
chambre, ou dans le grenier, se plaçant à une très
petite distance de moi, vêtait sa main droite d'un
gant rouge. Sur le dos de cette main rouge il pla-
çait un morceau de viande crue ; puis il m'ordon-
nait de débarrasser brusquement l'oiseau de son
88 BÊTES ET GENS DE LETTRES
capuchon. D'abord éblouie, la bête, exaspérée de
faim, ne tardait pas à voir la pâture qui s'étalait si
près d'elle, et elle fondait sur le gant rouge. L'ex-
périence se renouvelait plusieurs fois, ce pendant
que la distance entre le valeton et le fauconnier
s'augmentait méthodiquement. Nous nous en te-
nions à ce préliminaire durant trois, quatre ou
cinq jours, selon que le faucon était plus ou moins
féroce. Ce laps de temps, le fauconnier l'employait
à habituer le rapace à un nom qu'il lui donnait
dès le premier jour, et il l'accoutumait aussi à
venir, dès l'appel, sur son poing rouge.
» La suite des expériences se faisait au dehors.
» Mon père, toujours ganté de rouge et tenant
dans sa main un oiselet, me commandait de dé-
masquer le faucon, et, la chose faite, donnait la
volée au petit oiseau : le faucon fondait sur cette
proie vivante, et, ne pouvant l'emporter dans les
airs, à cause de la cordelette au bout de laquelle
je le maintenais, obéissait à la voix du fauconnier
et venait s'abattre avec son butin sur le gant. On
lui prenait du bec la bestiole pantelante, et, pour
salaire, on lui donnait de la viande crue à manger.
» La troisième expérience était l'expérience dé-
cisive. Elle avait également lieu en plaine. Le
faucon, cette fois, n'était plus attaché, mais il con-
CATULLE MENDÈS 89
servait le grelot à l'une de ses pattes. Je lui ôtais
son capuchon et je le laissais prendre son essor,
en même temps que mon père jetait en l'air une
proie nouvelle. Naturellement, notre faucon accro-
chait l'oiseau au passage, et... il arrivait le plus
souvent que, en dépit des appels répétés du fau-
connier, il fuyait à tire-d'aile sans velléité de
retour. Toutefois, il arrivait aussi — mais bien
rarement, il faut le dire — que le faucon, ayant
joint l'idée de captivité à l'idée du son du grelot
qu'il avait à la patte, se croyait encore prisonnier
et retombait avec docilité, au premier appel, sur
le gant du fauconnier. C'était alors un triomphe !
— Le faucon ainsi dûment dressé, quel profit
en tiriez-vous?
— Oh ! aucun. C'était pour nous une satisfac-
tion toute platonique. D'ailleurs, pour chasser
sérieusement avec cet oiseau de proie, il nous eût
fallu être à cheval, et, à cette époque, nos res-
sources...
» Nous expérimentions de même avec des éme-
rillons. L'émerillon est petit, guère plus gros
qu'une tourterelle sauvages II est d'une bravoure
extrême. Je me rappellerai toujours la preuve que
nous en fournit un de ceux que nous dressâmes et
qui répondait au nom de Néron. Dans cette plaine
90 BÊTES ET GENS DE LETTRES
dont je vous ai parlé, les gamins du faubourg de
Scarbeck avaient accoutumé de lâcher des cerfs-
volants. Un jour, nous donnâmes la volée à Néron
au moment où l'un de ces étranges oiseaux de
papier palpitait dans l'air: Néron, sans s'effrayer
de l'énormité de cette chose qui semblait avoir
comme lui des ailes, fondit d'un trait sur elle,
passa au travers, et... disparut. Nous ne le re-
vîmes plus.
— Y a-t-il encore des fauconniers, en France ?
— Je crois qu'on en pourrait tout au plus citer
deux. Il y en a un, aux environs de Tours, — à ce
qu'on m'assure, — qui donne des iêtes de faucon-
nerie une ou deux fois l'an.
— N'avez-vous point aussi tenté l'élève des rossi-
gnols ?
— Vous connaissez Luscignole ?
— En effet, et je n'aurais eu garde de ne point
remarquer la savante profession de foi d'oiselier
que vous y faites.
— C'est que, voyez-vous, les rossignols m'ont
beaucoup préoccupé. Nous en avons fait pendant
longtemps la chasse, mon père et moi. Nous fabri-
quions nous-mêmes les filets pour les prendre.
Nous y pensions dès le commencement d'avril,
qui est l'époque de l'arrivée des rossignols en
CATULLE MENDÈS 91
France. Il ne fallait pas songer à les capturer au
moment de la couvée, sous peine de les voir
promptement mourir de tristesse. Il n'est pas
besoin que je vous fasse, au sujet de l'élève du
rossignol, le petit résumé de cours que je viens de
vous faire pour le faucon. Sachez seulement que
cet oiseaux délicieux, malgré l'absence du décor
lunaire, chante infiniment mieux en captivité qu'à
l'état libre. Il a, alors, un ramage ininterrompu,
achevé comme une véritable mélodie. À ce propos,
les anciens nous la baillaient belle en classant —
de même que la perdrix, garrula -perdrix! — le
rossignol dans la catégorie des oiseaux parleurs.
Pline ne nous raconte-t-il pas qu'il y avait, à
Rome, une auberge dans laquelle, le soir, on était
très étonné d'entendre des rossignols parler entre
eux politique ! Et il ajoutait, avec une assez jolie
naïveté, ou avec une intention de mystification,
que, probablement, ces oiseaux avaient retenu et
répétaient les conversations des soldats et des
rouliers qui venaient boire dans l'auberge !...
— Vous n'avez pas aimé les seuls oiseaux?
— Non. A Toulouse, où j'ai fait mes études, j'ai
eu deux chiens : Brillant et Diane, sa sœur. Bril-
lant était un chien couchant, que, bien qu'il lût
dressé à la chasse, je n'ai jamais employé à ce
92 BÊTES ET GENS DE LETTRES
sport. Ce fat surtout un compagnon de prome-
nade. Ce Brillant, quel bon, brave et doux ani-
mal ! S'il n'eût eu le défaut de tirer de temps à
autre de terribles bordées, c'eût été la meilleure
bête du monde. Je l'avais habitué à rapporter, et
mes cannes gardaient toutes l'empreinte de ses
dents. Ce jeu avait trouvé en lui un véritable fana-
tique, à ce point qu'un jour, il revint à moi por-
tant triomphalement dans sa gueule un parapluie
qu'il venait de ravir à l'étreinte passionnée d'un
bourgeois ahuri.
» Quand nous dûmes partir pour Paris, il fut
décidé qu'on n'emmènerait pas monsieur Brillant.
L'avant-veille de notre départ, je le donnai à
Léon Lasserre, qui l'emporta chez lui, par la pa-
tache, à Gastelnau-Magnoac. (Léon Lasserre est
aujourd'hui premier président à Agen. Il était
étudiant à Toulouse pendant que je n'y faisais
encore que mes humanités. Il écrivait de jolis vers,
je m'en souviens, et il en écrit toujours.) Le
moment de quitter le pays était venu pour nous,
et l'on chargeait nos malles sur la voiture, quand
voilà qu'une bête faite comme un diable nous
tombe sur le dos : c'était Brillant qui venait de se
payer quarante kilomètres de route pour venir
nous retrouver. On le félicita de son honnêteté, et,
CATULLE MENDÈS 93
non sans tristesse, on le réexpédia à Gastelnau-
Magnoac.
» Pour Diane, dont nous dûmes aussi nous
séparer, c'était une très jolie bête, simplement.
Elle ne se distinguait que par son habileté à voler
les poulets à la broche.
» Me voilà à Paris... Lutte, misères, préoccupa-
tions exclusives d'art... Les bêtes disparaissent
de ma vie pour n'y rentrer que plus tard, dès que
j'ai pu acquérir une installation d'un bien-être
relatif.
» Je vins habiter, au n° 50 de la rue des Mar-
tyrs, un endroit assez singulier. L'entrée du lieu
était abominable, comme certains seuils de mai-
sons de sages-femmes. Mais, au premier, on avait
la surprise de se heurter à une grille de bois qui
clôturait un jardin ravissant, au milieu duquel se
dressait un véritable petit hôtel. Dans cet hôtel,
j'eus un rossignol, que j'avais — celui-là — hon-
teusement acheté au Carré Saint-Martin.
» Quand je transportai mes lares avenue de
Madrid, j'admis en ma demeure deux hôtes nou-
veaux : Faffner et Fasolt.
— Des chiens?
— ?son, des chats.
— Ah ! vous aimiez les chats?
94 BÊTES ET GENS DE LETTRES
— Pour leur beauté, uniquement. En dehors de
l'admiration qu'ils provoquaient en moi, je ne
leur vouais aucune affection. J'ai toujours tenu le
chat pour une bête mauvaise. Mais, je le répète,
esthétiquement, je les aimais et leur accordais
toutes sortes de prérogatives. Ainsi, Faffner et
Fasolt dînaient à ma table, la serviette au cou, très
dignes. Us étaient colossaux, et se bornaient, d'ail-
leurs, à être beaux. Mais ils étaient aussi criminels,
car, un jour, ils dévorèrent mon cher ami le rossi-
gnol. Ce meurtre ne leur porta pas chance : un
matin qu'ils se promenaient effrontément dans un
jardin voisin du mien, des gredins les criblèrent
de coups de pistolet de salon. Un quart d'heure
après, ils rendaient le dernier soupir en ma cave,
derrière une barrique. Je vous avoue que j'eus
grande envie d'aller tuer à leur tour ces cochons
(sic).
» Rue Mansard, j'eus un autre chat, à qui l'on
donna le nom d'un personnage de La Walkyrie.
Mime était beau comme un amour. C'était un
matou d'un noir superbe; mais il répandait une
odeur formidable et ne se faisait pas faute de lacé-
rer mes rideaux. On fut bien obligé de le confier à
un homme de l'art, qui nous le ramena dans un
état absolu de neutralité. A dater de ce jour, Mime
CATULLE MENDÈS 95
s'enfonça dans une tristesse plus noire que lui-
même. Nous habitions au cinquième étage. Mime
avait coutume, à certain moment de la journée, de
faire un petit tour sur la corniche de zinc qui ré-
gnait au long de la façade intérieure, sous nos fe-
nêtres. Un matin, je le vis — ou je crus le voir —
s'élancer volontairement de cette corniche dans la
rue. En tombant, il rencontra un réverbère contre
lequel il se cassa les reins. Je vous affirme que je
garde l'impression que Mime s'est suicidé...
» Tous voyez, en somme, que je puis passer
pour avoir été un ami des bêtes.
— Vous n'êtes donc plus leur ami?
— Non.
— C'est bizarre.
— N'est-ce pas?
— Et comment expliquez-vous ce revirement?
— Saurais-je l'expliquer?... Entendez bien que
cette amitié n'a pas fait place, chez moi, à une
réelle aversion. Non pas. Je suis simplement devenu
indifférent à l'égard des bêtes. Pourtant, si, je me
souviens que j'ai traversé une période de répulsion
pour elles, et si ma sœur en laissait pénétrer quel-
qu'une — chien ou chat — rue Berlioz, j'entrais
dans une sorte de colère. Aujourd'hui, je suis très
calme, et je ne lèverais pas mon gant sur un chien.
96 BÊTES ET GENS DE LETTRES
Je suis même plus respectueux qu'autrefois des
droits de la bête, sans cependant lui réserver la
plus petite part de la tendresse que je lui vouai
jadis. Il me semble que sa race est la mienne, que
nous sommes obligés de vivre côte à côte, mais
que nous n'avons nul devoir de nous mêler.
» Pour finir, j'ose à peine vous avouer que, par
une injustice évidente, j'en suis arrivé à concevoir
une mauvaise opinion des personnes qui aiment
trop tendrement les animaux. »
Là-dessus, je quittai M. Catulle Mendès, fort peu
rassuré sur la qualité de l'opinion qu'il avait pu
concevoir de moi...
LEON CLADEL
Grande revue de chiens. — César, chien épique. — Monsieur
Touche et ses rapports avec Béranger, Lamartine et de
Vigny. — Au moulin de la Lande. — Ratas, nageur déter-
miné. — Pif, Paf, Pouf. — Entrée de Famine. — Léon
Cladel, chien d'aveugle. — En récompense d'un sauvetage.
— Démêlés avec la police de Sèvres. — La tortue de madame
Cladel. — Nos frères les animaux. — Père et socialiste.
Depuis Carabi, qui jappa furieusement, paraît-il,
autour de son berceau, M. Léon Cladel eut toujours
un chien sous sa main ou sous ses talons. C'est
lui-même qui l'a dit, et, mieux que cela, écrit.
Les six premiers chiens qu'il choya et desquels il
fut choyé trouvèrent en leur fier et excellent maître
— en leur compagnon et "ami, devrais-je plutôt
dire — un historiographe singulièrement peu
banal, à coup sûr. Et ce Léon Cladel et sa kyrielle
9
98 BÊTES ET GENS DE LETTRES
de Chiens est un livre dont tout être assez peu dis-
gracié de la nature pour ne pas haïr les bêtes ho-
nore sa bibliothèque et l'y place entre L'Esprit des
bêtes de Toussenel et la Ménagerie intime de Gau-
tier.
A ces six chiens quinze autres succédèrent dont
les biographies restent à faire. Mais, voyons d'a-
bord ce que la vie des six premiers présente de cu-
rieux et de bien caractéristique.
Le premier. .. (ô Ruy Gomez !), le premier de ces
six premiers fut Quasca, mâtin jaunâtre et camus
auquel le père de Gladel s'imaginait devoir la vie
et qui finit, galeux, dans la rivière, avec une pierre
au cou.
Si Quasca avait sauvé le père, Te second spéci-
men, Sévère, devait samer le fils et périr victime
de son dévouement. Sévère fut une sanguine et
nerveuse femelle, et la terreur des rats. Elle
mourut, piquée au nez par une vipère qui mena-
çait son jeune maître.
Vinrent Torrent et Montagne, jumeaux très poilus
et blancs comme la neige des Pyrénées d'où ils
étaient descendus. Gladel les attelait à un char ru-
dimentaire et passait une bonne partie de son
temps à se faire traîner par eux. Torrent mourut
très jeune — en flagrant état de péché — d'une
LÉON CLADEL 99
odieuse amputation. Quant à Montagne, la rage
l'atteignit, et M. Gladel père dut s'en débarrasser
en le criblant de chevrotines.
Léon Cladel faisait son droit à Toulouse quand
il acheta à un gamin César, cet « ossu et strapassé
chien ». César fut un des chiens épiques de la
série. Il était affligé du ver solitaire, ce qui le pous-
sait à avaler jusques aux os, et ce, sans préalable
mastication ! Cladel s'attira la réprobation générale,
du jour où il ne craignit pas de produire cet
extraordinaire animal au milieu de l'élégante so-
ciété qui hantait les Allées Lafayette. Le cynisme
de César était des moins communs, à ce point que
son héroïque barnum dut le museler par devant
et par derrière!... Reçu à ses premiers examens,
Cladel- s'en retourna chez lui avec le gouliafre ;
mais celui-ci fit tant de ravages au Moulin de la
Lande qu'il fallut l'envoyer chez l'oncle Jean, où il
se lia d'amitié avec deux superbes traqueurs de
lièvres, Tendresse et Flambeau. Un beau jour, le
pendard disparut. Un boulanger, qui le trouva, le
débaptisa : il devint Sidi-Bono çt fut employé à
tourner la roue énorme d'un blutoir. Avant d'être
reconquis par son premier maître, il subit trois
autres avatars, et fut tour à tour Gros-bec, puis Ar-
tilleur, puis Va-dru... Il était « suintant et puant »,
100 BÊTES ET GENS DE LETTRES
quand Léon Gladel le retrouva et le recueillit de
nouveau.
Monsieur Touche fut un des chiens dont la mort
laissa le plus de regrets à l'auteur du Bouscassié,
de N'a-quun-Œil, et de tant de chefs-d'œuvre.
Monsieur Touche était un king-charles et avait
primitivement appartenu à un vieux grognard.
Quand Cladel partit pour Paris avec cent soixante-
sept pièces de six livres cousues dans la doublure
de son raglan, le king-charles l'accompagna, et le
premier service qu'il rendit à son maître, une fois
dans la capitale, ce fut de lui monter sa correspon-
dance. Monsieur Touche, irrésistible autant que
volage, attira à Léon Gladel les faveurs du beau
sexe. Monsieur Touche fut béni par Béranger, pissa
sur la culotte gris-perle de M. de Vigny, et prit
M. de Lamartine pour un épouvantail. Un jour, il
s'égara, et cela nous a valu des pages magistrales
sur la fourrière. Finalement, ce pauvre Monsieur
Touche, à la gloire duquel Cladel avait rimé un
« acrostiche-potence », fut vendu huit francs par un
dépositaire infidèle à un malandrin qui le tua pour
en avoir la peau.
« Plus tard, » écrivait M. Léon Gladel, « pour
peu que ça me chante et si l'on m'en prie, je racon-
terai l'histoire de mes autres chiens, histoire in-
LÉON CLADEL 101
timement liée à la mienne, attendu que ces aima-
bles bêtes n'ont guère d'autre existence que celle
de leurs maîtres. »
... Au moment précis où il mettait le point final
à son roman : Juive-Errante (roman porté durant
dix ans}, je me présentai chez le puissant écrivain,
en sa villa-tanière-ermitage de la rue Brongnard,
à Sèvres.
— Je viens vous prier, lui dis-je, cber et révéré
maître, de me donner la primeur de l'histoire de
vos chiens à partir du septième. Cela vous chante-
t-il?
— Oh ! Ht M. Léon Cladel, en remettant sur ses
longs cheveux l'espèce d'éteignoir de drap brun que
connurent bien tous ceux qui eurent l'heur de pé-
nétrer en sa bel-accueillante demeure, si je ne
vous connaissais, ça ne me chanterait guère ; mais
je vous connais et cela me chante. Asseyez-vous
donc près du feu, et je vais vous conter mes chiens,
sommairement, bien entendu... Quant aux consi-
dérations, nous les mettrons, si vous le voulez, à
la fin.
j> Donc, après M. Touche vint Morose, lequel me
fut donné par Emile Bénassit, un peintre bordelais,
qui avait été élevé en Angleterre et possédait un cu-
rieux accent anglo-gascon. Morose était un bou-
9.
102 BÊTES ET GENS DE LETTRES
ledogue tout noir, très gai, mais coureur en diable.
Je l'eus pendant dix-huit mois, au bout desquels
il me fut volé. Je le recherchai en vain. Deux ans
après sa disparition, assistant, sur la place du
Ghâteau-d'Eau, à une représentation de chiens sa-
vants, je crus le reconnaître parmi eux. Je l'appelai,
et il me sauta au cou. Mais je ne pus parvenir à me
le faire rendre par le dresseur, qui prétendait l'a-
voir payé très cher.
» De retour, un jour, au moulin de la Lande, je
me plaignis à mon père d'être sans chien. Mon père,
qui faisait le commerce des grains à Montauban,
s'en fut à la ville avec l'intention de m'en rapporter
un. Le soir, j'étais sur la route, dans l'attente. J'a-
perçus aussitôt la charrette paternelle, chargée de
foin, et, tout là-haut, droit juché sur ce foin, un
chien de berger noir. La voiture s'arrête, on des-
cend l'animal, et nous signons immédiatement,
tous les deux, notre pacte d'alliance et d'amitié.
Nous restâmes ensemble au moulin pendant trois
mois. Le jour fixé pour mon retour à Paris, mon
père, de peur que Zabeul (j'avais ainsi nommé la
bête) ne voulût me suivre et ne me créât des em-
barras, l'enferma dans une chambre. Bon. Je pars
vers quatre heures, en cabriolet. Savez-vous ce qui
arrive? Le chien ronge la porte, s'échappe, et, dé-
LÉON CLADEL 103
talant de toutes ses pattes, il arrive en même temps
que nous à la gare de Moissac, où il répand tant de
pleurs et fait tant d'attendrissantes manières que
je me laisse toucher et l'emmène à Paris. Je l'y
gardai avec moi durant le siège. Il fut atteint d'une
maladie de peau, et je le plaçai àNeuilly dans une
maison spéciale où il succomba à la suite d'un
eczéma.
» Finette, fille deZabeul, était une chienne toute
petite. Elle avait des façons de vraie femme. J'ai eu,
avec elle, l'occasion d'observer l'élément féminin
chez une chienne. Elle était noir et feu, — bâtarde,
au demeurant. Je l'aimais beaucoup. Quand sur-
vinrent les Prussiens, je quittai Enghien, et Finette
disparut, à Saint-Denis, dans l'énorme agglomé-
ration des charrettes. Elle me laissait Pouni, une
petite chienne née sans queue, très gentille et qui
se trémoussait comme jamais petite chienne ne se
trémoussa.
» Ratas était le frère aîné de Pouni. Sa robe était
gris de rat — d'où son nom. Je l'ai gardé long-
temps. Ce Ratas a assisté aux actes les plus graves
de ma vie : il était à mon mariage, presque comme
l'un de mes témoins. C'était un déterminé nageur.
A Vichy, où nous l'emmenions, il nageait dans
l'Allier, et si mirinquement que tout le monde ve-
104 BÉTES ET GENS DE LETTRES
nait pour le voir. Ah! quel sacré nageur c'était ! En
voulez-vous un exemple? J'avais l'habitude (j'étais
alors valide) de me promener tous les jours avec
mon Ratas sur les bords de la Seine. Gomme legueux
ne cherchait que le prétexte de se flanquer à l'eau, je
lui fournissais ce prétexte en lui lançant dans le
fleuve un bâton qu'il y allait chercher pour me le rap-
porter en triomphe. Voilà qu'un jour, sans y pren-
dre garde, je lance le bâton au moment où deux
bateaux allaient se croiser. Le chien se jette à l'eau
et tout aussitôt se voit pris entre les deux va-
peurs. Pour moi, je le crus perdu. Il se passa alors
un fait qui stupéfia les pilotes: dans cette situation
critique, mon prodigieux Ratas ne fait ni une ni
deux ; il plonge, passe sous la carène de l'un des
bateaux, et reparaît avec le bâton dans la gueule!...
La pauvre bête finit bien atrocement. Il était écrit
que la vapeur lui porterait malheur... Je venais de
reconduire un ami à la gare, et j'allais traverser la
voie pour m'en revenir. La porte de la barrière
était entr'ouverte. Je traversai, après avoir attendu,
cependant, qu'un train express eût passé. Je me
retourne, j'appelle... Point de Ratas. Le train avait
pris mon chien et l'avait décapité. Son corps était
tellement plaqué sur les rails qu'il en faisait pour
ainsi dire partie. Ce ne fut que le lendemain que
LÉON CLADEL 105
je retrouvai la tête, à cinquante mètres environ de
la guérite du cantonnier... Je pleurai Ratas pen-
dant plus d'une semaine.
» Bergère, qui lui succéda, appartenait à mon
père. J'avais vécu, à diverses reprises, à côté d'elle.
Quand je fus rappelé au moulin par mon père qui
s'y mourait, Bergère, durant toute la maladie, ne
me quitta pas. Le jour de l'inhumation, elle suivit,
en hurlant, le corps jusqu'au cimetière, puis dis-
parut. On ne la revit plus jamais.
» Quina, une épagneule, me fut donnée par le
docteur Henri Napias, fils d'un maire de la Com-
mune, lequel fut fusillé à la Cour des Messageries.
Elle me fit cinq à six petits. C'était une bonne mère.
Le diable, c'est que, quand je sortais avec elle, aux
époques propices, j'étais suivi par une avalanche
de plus de cinquante chiens. Or, elle nourrit les
trois petits que je lui avais laissés ; puis, un jour
de soleil, lasse d'être depuis longtemps enfermée
avec Pif, Paf et Pouf, elle sortit, alla jouer sur la
voie du chemin de fer et s'y fit écraser... Pif mourut
enfant. Quant à Pouf, je le donnai à Paul Heusy,
du Radical, qui le garda assez longtemps, mais dut
le donner à son tour, à la veille d'un voyage pour
la Floride. Pouf se porte à merveille. Il a dix ou
douze ans.
106 BÊTES ET GENS DE LETTRES
» Paf, lui, resta chez moi jusqu'à sa mort, qui
fut naturelle. Ce fut un chien volontaire, absolu-
ment désobéissant, et qui n'écoutait jamais que
moi. Au rebours de Ratas, il avait une sainte
horreur de l'eau... Je vivais avec Paf depuis long-
temps, quand il disparut. Au cours de mes recher-
ches, on m'apprit qu'un chien, du signalement de
Paf, se trouvait chez un tambour de ville, à Chaville.
Je faisais des démarches pour le ravoir, quand un
de mes amis, le docteur Midrin, aujourd'hui maire
de Sèvres, m'amena un chien qui, au premier as-
pect, nous fit nous écrier: « Yoilà Paf! » Ce n'était
pas lui : c'était un vieux chien tout édenlé, aux
yeux mouillés, répugnant. Je le mis à la porte. Le
chien se coucha là, mais ne s'en alla point. Le
matin, mes deux filles, allant à l'école, l'ayant
aperçu sur le seuil, vinrent me dire : « Il est là, le
vieux chien; il est malheureux... Il ne faut pas
qu'il s'en aille. » Touché, je le fis rentrer, et il fut
décidé qu'on le garderait. Je le nommai Famine, et
je vous prie de croire qu'il était bien nommé.
» Mais, sur ces entrefaites, Paf, retrouvé, revint.
Ils vécurent ensemble. Ce qui me chagrina, ce fut
de voir que Paf n'aimait pas Famine. Cependant,
ce pauvre chien était d'une douceur angélique; il
n'avait jamais d'humeur, ni de révoltes. Sa fin fut
LÉON CLADEL 107
lamentable, comme son aspect l'avait toujours été.
Il était devenu aveugle, presque paralysé. Un
après-midi, il faillit être écrasé dans la grande rue
de Sèvres. Il avait si bien compris le danger que
désormais il y avait pour lui à traverser cette voie
que, le cas s'en présentait-il, il se jetait à mes
jambes, me mordillait le pantalon, et, comme j'a-
vais compris ce qu'il réclamait de moi, j'avais con-
tracté l'habitude de le prendre dans mes bras et de
le passer, faisant ainsi moi-même le chien d'a-
veugle. Il eut, par surcroît, un cancer au ventre.
Je ne pouvais me décider à le faire abattre. Mais,
comme son état présentait, avait-on dit, quelque
danger pour les enfants, ma femme, profitant d'un
voyage que je faisais dans le Midi, lui fit respirer
un narcotique qui le délivra de sa misérable exis-
tence ; puis, elle le fit enterrer dans le jardin, et je ne
passe point un jour sans jeter un coup d'oeil sur le
léger tumulus sous lequel il repose. Famine fut le
chien que j'aimai le plus. Il n'avait pas moins de
vingt-deux ans quand il mourut.
» Mais revenons à Paf, pour en finir avec lui.
» Je vous ai dit qu'il avait horreur de l'eau. Gela
m'agaçait. Un jour, du haut "d'une passerelle, au
Bas-Meudon, je jetai mon hydrophobe à l'eau, me
disant : Sacredié ! il doit savoir nager, et il s'en
108 BÊTES ET GENS DE LETTRES
tirera bien!... Mais le malheureux Paf ne s'en tirait
pas du tout, il pataugeait et allait se noyer, quand
deux individus sautèrent en barque pour l'aller
repêcher. Si je n'avais été malade, je vous réponds
bien que je n'eusse laissé ce soin à personne, car
je suis bon nageur. Les deux hommes, qui croyaient
que j'avais voulu me débarrasser de la bête, me
ramenèrent Paf, en me traitant du haut en bas.
Des blanchisseuses mêlent leur voix au concert
d'injures. J'ai beau protester; des paroles on passe
aux actes, et je reçois un coup d'aviron. Bref, tout
alla de telle sorte que, moi qui ne songeais, en
principe, qu'à manifester mon bonheur et ma
reconnaissance, je me vis dans la nécessité d'as-
sommer d'un coup de canne un des sauveurs de
mon chien.
» J'en arrive à mes deux dernières bêtes. Je
viens d'avoir à leur sujet maille à partir avec une
police — que je m'abstiendrai de qualifier. Tantan
est un chien danois gris. L'éditeur Paul Delille
m'en fit don. C'est une bête très fidèle, mais
méchante avec ses congénères. Tantan a vécu ici
avec Tzodi, un caniche noir. Quand je me pro-
menais avec Tzodi et Tantan, ce n'étaient que
querelles et combats de chiens. Un beau jour,
dernièrement, nous étions sortis tous les trois :
LÉON CLADEL 109
voilà que ce Tantan saute sur un chien de chasse
et se met à le rouler. Le propriétaire du chien
de chasse intervient et se met à taper sur Tantan ;
ce que voyant, mon autre pendard, le sieur
Tzodi, se jette aux mollets du quidam et le
mord. Plainte de ce monsieur à la police, qui se
met en quatre, vient chez moi, et me somme de
faire abattre mes chiens, me donnant pour raison
que quelqu'un avait vu Tantan se battre avec un
chien reconnu pour enragé. « Et quand la chose
a-t-elle été constatée? demandai-je. — Vers sept
heures du matin. — C'est impossible, mes chiens
ne sortant jamais avant dix heures. » Alors on
brandit un arrêté, et l'on vocifère qu'il me faut
m'y conformer... Croiriez-vous qu'il suffit qu'on
dénonce un chien pour le faire abattre! C'est la loi-
Elle est propre!... Ici, à Sèvres, soixante chiens
ont été abattus en cette occasion. Cependant, je ne
fis point abattre les miens. Quelle ne fut pas ma
stupeur de voir, un matin, le Petit Journal,
annoncer que les chiens de M. Léon Cladel avaient
été abattus ! J'allai à la police pour m'enquérir de
ce que cela signifiait. La réponse fut épique. Je
vous en fais juge. « Vous voyez bien que c'est dans
le journal, me dit-on, Le journal dit que vos
chiens ont été abattus; cela prouve qu'il faut les
10
110 BÊTES ET GENS DE LETTRES
faire abattre. » Non, mais, croyez-vous!... Gela
devenait de la vexation. De retour chez moi, très
inquiet, j'envoyai Tantan et Tzodi dans les bois,
chez un ami. Mais je ne pouvais les y laisser, et je
m'en fus tout exprès à Paris poi*r leur chercher
asile. Je ne trouvai rien. Le hasard, pourtant,
m'envoya dans les jambes un jeune homme de
lettres, qui, voyant ma tristesse, m'offrit d'emmener
avec lui mes deux chiens à Bordeaux. Il partit avec
eux, le soir. J'ai reçu de leurs nouvelles : ils se
portent à merveille. Je ferai, quelque jour, revenir
Tantan.
» J'ai voulu sauver mes chiens, je les ai sauvés.
Chose bizarre, bien que mes chiens soient abattus
officiellement, on n'en continue pas moins à me
faire payer la taxe, comme par le passé! ! !... »
Mademoiselle Judith Gladel, qui était survenue,
fit une heureuse diversion et parvint à calmer
l'exaspération du maître en me contant l'histoire
d'une tortue qui répondait très bien à l'appel de
madame Léon Gladel, mais restait sourde à tout
autre.
— Et dans votre œuvre, cher maître, quel senti-
ment montrez-vous pour les animaux?
— Je les considère comme des frères, et je les
aime au moins autant que les hommes. Ils n'ont
LÉON CLADEL 111
pas la parole, mais il y a, dans leurs yeux, dans
leurs éclats de voix informulée, des choses aux-
quelles je n'ose résister : j'y sens un appel, une
prière, un ordre. Je rencontrerais trois fois un
chien qui me regarderait d'une certaine façon, que
je chercherais à l'acquérir. Mes chiens vivent de
ma vie. Je n'ai jamais souffert qu'on les fît sortir
pendant les repas, car c'est l'instant où j'aime à
sentir leurs mufles sur ma cuisse. D'ailleurs,
esprit solitaire comme je suis, les chiens m'ont
aidé à supporter les plus grands malheurs de ma
vie. Je vous assure que, parfois, les miens seuls
n'auraient pas suffi à me consoler...
» Il y a cinq ou six ans, je perdis une petite fille
de huit ans, d'une douceur et d'un charme exquis,
et qui aimait les bêtes ainsi que moi. Comme j'ai
un tombeau de famille au Père-Lachaise, dans
lequel ma mère et une autre enfant dormaient déjà
leur repos dernier, je décidai que la chère petite
serait enterrée là aussi. Le jour venu, je partis
avec quelques amis. La bière fut mise dans le cor-
billard devant notre porte... Famine se mit à nous
suivre jusqu'au bas de la côte, en pleurant comme
un homme, et, par deux fois, il courut sous les
roues du char funèbre pour se faire écraser. On
dut, par deux fois, l'arracher à cette mort qu'il
112 BÊTES ET GENS DE LETTRES
cherchait. Epiloguera qui voudra là-dessus, voilà
le fait.
» L'amour qu'ont les parents pour leurs enfants
n'empêche pas leur amour pour les bêtes. Ces
deux sentiments proviennent de la même sensi-
bilité de cœur, mais ils diffèrent néanmoins. Quant
à moi, les sentiments que j'ai pour mes enfants
sont d'un père; ceux que j'ai pour mes chiens sont
d'un socialiste. »
XI
GEORGES COURTELINE
Prenons toujours le kummel. — Un rigolo de la vie. — Cour-
teline incendiaire. — Premières armes chez la mère Popo. —
Une paire d'amis. — De l'influence des jurisconsultes sur
Catulle Mendès. — L'ami des fleurs. — Analogie. — La
conclusion de tout ceci...
« Cocher, 13, rue de la Tour-des-Dames ! »
M'y voici.
Après avoir gravi quatre étages, je sonne à la
porte de droite. Une jeune et jolie servante, soule-
vant une portière, me fait entrer dans un petit
salon aux murs exigus que décorent quantité de
photographies, de dessins .et d'écrans. A la place
d'honneur un beau portrait de Catulle Mendès. Ici
et Jà, des croquis de Caran d'Ache et des aqua-
relles de Steinlen. Le soleil, joyeux, ce matin,
10.
114 BÊTES ET GENS DE LETTRES
tapote de ses doigts d'or le clavier d'un piano. Dans
la bibliothèque...
Mais je n'ai pas le loisir de pousser plus avant
mon examen, car voici, derechef, l'avenante sou-
brette, qui, cette fois, m'introduit dans le cabinet
de l'auteur déjà célèbre de Le Train de 8 heures kl.
Gourteline est au travail.
Sur sa table fume une tasse de thé et des bouts
de papier se mouillent d'encre fraîche. Le réduit
est tranquille à souhait ; aucun bruit n'y pénètre
du dehors. Derrière le rideau verdoyant des capu-
cines de l'unique fenêtre, c'est une gaieté de jolis
toits léchés de soleil, à cette heure si peu avancée
de la journée.
— Tiens, Docquois ! Elle est bonne. Gomment ça
va, mon cher? Qu'est-ce qu'il y a pour votre ser-
vice?
J'expose le butdema visite; j'y essaye, du moins,
car dès les premiers mots, Gourteline jette les
hauts cris.
— Xon ! ah non ! Ah, mon cher, pas ça! Tout ce
que vous voudrez, mais pas ça! Voulez vous du
kirsch ? du kummel ? une cigarette ? mon chapeau ?
La maison est à vous, prenez ! mais éloignez de
moi, Seigneur, le calice de l'interview !
Je refuse le chapeau mais j'accepte le kummel,
GEORGES COURTELINE 115
pensant : « C'est toujours autant de pris. Tout à
l'heure nous verrons bien. »
Mais Courteline est très monté. Visiblement,
l'auteur des Gaietés de VEscadron n'est pas chair à
interview. La dent sera dure à arracher. Avec ça
je fais une gaffe : je lâche que je suis venu ici dans
l'espérance d'en repartir avec des choses drôles
pleinmes poches, et,aumot«chosesdrôles », Cour-
teline grince des dents. Il se lance dans une tirade,
dit qu'il a embrassé la dernière des carrières et que
son profond chagrin d'être un amuseur public le
conduira inévitablement à finir dans un monastère.
« Amuseur public, bon Dieu!... De tous les
emplois que puisse choisir un écrivain dans la
comédie des lettres, il n'en est pas, entendez-vous
bien, qui demande à être tenu avec plus de légè-
reté et de délicatesse I... Amuseur, c'est bien vite
dit ! Banville en est un, d'amuseur, et Jocrisse en
est un autre. »
J'ai un geste éloquent :
— Oh ! à cet égard-là, vous pouvez être bien
tranquille.
— Oui? Eh bien, je ne le suis guère.
— Bah !
— Il n'y a pas de bah ! ma vie est gâchée de l'idée
que je lapasse sur des tréteaux, à vociférer dans
116 BÊTES ET GENS DE LETTRES
l'embouchure d'un porte-voix des choses comiques
qui ne le sont pas, devant un troupeau d'auditeurs
qui me regardent consternés et se disent entre
eux : « Est-il bête ! »... Tenez, les jours où j'ai de
la copie dans l'Echo, je suis l'homme — et ça je
vous le jure — le plus malheureux du monde ; je
me fourrerais dans un trou de souris.
— Pourquoi?
— Toujours pour la même chose : l'idée fixe que
jeboniinente, le bas de mon pantalon rentré dans
mes chaussettes et le nez peint en rouge vil, au
milieu des huées de la foule. Quand on m'a repré-
senté Lidoire, l'an dernier, au Théâtre Libre, je
voulais mettre le feu aux coulisses du théâtre!
Parfaitement ! Antoine, que j'exaspérais par mon
obstination à vouloir, quand même, inonder de
pétrole ses décors, s'est vu obligé de médire:
«Toi, tu vas nous f la paix, ou j'envoie chercher
les fliques! »
Et Courteline, l'œil au ciel:
— Être un rigolo de la vie !... Hein, songez- vous
à cela, Docquois?... Un rigolo !...
Puis, changeant de ton :
— Ah ! voilà Monsieur Saint-Médard.
Saint-Médard !
Surpris, je regarde.
GEORGES COURTEL1NE 117
Saint-Médard est un chat noir, de toute petite
race, improbable produit d'un accouplement dont
l'événement remonte à deux ans environ. Il a sauté
sur les genoux de son maître, et, de ses paites de
devant, illes carde comme un matelas.
— Mon petit compagnon ! dit Georges Courte-
line, caressant longuement, de la main, l'échiné
lustrée du minet qui ronronne. Il n'est pas beau,
mais il est gai. Va dire bonjour au monsieur, Saint-
Médard!... Hein ! Docquois, comme chat de gout-
tière, est-il assez réussi? Ah ! tu n'es pas beau,
mon cochon !...
Chat de gouttière ou pas chat de gouttière,
Saint-Médard vient de m'apparaître comme le
Deus ex machina!... Gourteline aime les chats,
puisqu'il en a un. C'est déjà un point acquis. Et je
songe: « Soyons adroit. Peut-être, en jouant habi-
lement un petit air de Saint-Médard... »
Le fait est que cinq minutes après, un mot en
amenant un autre, mon aimable interlocuteur
m'avait confessé, sans y prendre garde, son adora-
tion pour la race féline. Ça lui a pris dès le ber-
ceau, d'où il se laissait glisser,- à huit mois, pour
s'en aller à quatre pattes chercher sous l'ombre des
meubles le chat de lanière Popo, sa nourrice. (La
mère Popo!!!) Et, peu à peu, il en vient à des
118 BÊTES ET GENS DE LETTRES
confidences. Saint-Médard lui a donné bien de la
peine à élever! Ah! qu'il eut une mauvaise jeu-
nesse, Saint-Médard!...
— Mon cher, vous n'avez pas idée de ce qu'a
été cettebête. Il avait, entre autres perfections, cette
étrange spécialité de tomber dans tous les endroits
où humainement il était possible qu'il tombât :
sur le toit que vous voyez là, en contre-bas de la
croisée ; puis de là, par des tabatières entrou-
vertes, dans les cuisines des voisins ! Il tombait
dans le bouillon, dans te seau de propreté, dans la
fontaine, dans les lieux, est-ce que je sais !... Je
passais ma vie à le repêcher. Par-dessus le marché,
un vrai papillon! voletant à travers l'appartement
au milieu d'un charivari assourdissant de saladiers
culbutés et de vaisselle projetée. Une bête à tuer,
quoi! Une personne, qui demeure avec moi et que
Saint-Médard rendait littéralement folle, occupait
une partie de son temps à lui administrer d'une
main maternelle d'anodines petites fessées des-
quelles se fichait Saint-Médard comme de ma pre-
mière chemise. Et elle l'appelait « Petit vilain ! »
et « Petit laid! », voire « Insupportable animal! »,
aux jours de grande indignation. Moi, je pensais,
comme Audiberte dans l'admirable Numa Rou-
mestan de Daudet : « Gare, si un coup je m'en
GEORGES COURTELINE 119
môle! » Un coup, je m'en mêlai. Je ne sais plus
ce qu'avait fait Saint-Médard, mais je sais qu'un
quart d'heure après il sanglotait encore, comme un
chien, sous le lit, de la danse vraiment mémo-
rable que je lui avais administrée par charité.
— Oh ! charité!...
— Naturellement. Par le fait même de son extra-
vagante rigueur, cette volée était la dernière que
devait recevoir Saint-Médard, puisque c'était la
première dont il devait garder le souvenir. Et le
fait est que depuis lors (et je vous parle de quinze
mois), il n'a pas reçu de moi une pichenette! Il
m'adore parce qu'il me redoute. J'ai du prestige à
ses yeux de chat. Songez donc que je suis pour lui
le monsieur qui ne l'a pas raté ! ! ! Il le sait : d'où
la tendresse infinie qu'il me porte, et que je lui
rends bien, d'ailleurs. Oh ! nous sommes une paire
d'amis tous les deux, n'est-ce pas, Saint-Médard?
— Ça se voit, objectai-je en riant, à vos mains
déchirées de coups de griffes.
MaisGourteline, précis comme une règle de trois :
— Pardon! ça, c'est une autre histoire.
Puis :
— Je vais vous ouvrir mon cœur : j'ai une fai-
blesse pour les gros mots, et aussi pour les jeux de
mains, qui me paraissent les plus divertissants du
120 BÊTES ET GENS DE LETTRES
monde ; en sorte que je joue quelquefois à soule-
ver Médard à un mètre au-dessus du sol. Lui, ac-
cepte volontiers le jeu et ne s'en formalise en
aucune manière; seulement, une fois restitué à la
liberté de ses mouvements, il se précipite sur ma
main qu'il tâche à mettre en lambeaux. Il trouve
ça tout naturel et moi aussi. Chacun de nous joue
comme il sait. Et quand nous avons assez joué,
nous nous faisons de réciproques politesses : je gratte
la tête à Saint-Médard qui me donne de son nez
dans le menton. Voilà tout. Le bon Saint-Médard
lèche sa queue endolorie, je couvre mes plaies
d'arnica, et nous tirons, lui à hue, moi à dia, pen-
sant force bien l'un de l'autre ; moi, de lui : « Voilà
une bête qui est moins bête que son maître » ; lui,
de moi : « Voilà un homme qui est juste, puisqu'il
sait, sequo animo, accepter les légitimes représailles
d'une bête qu'il avait provoquée.» Ah! lajustice avec
les bêtes, tout est là! Songez donc que les animaux
portent intact en eux le sens de l'équité ; cette no-
tion du bien et du mal qu'a reçue de Dieu toute
créature née de sa main, mais qu'est venue altérer,
puis atrophier chez nous l'intervention imbécile
des légistes, des Gaïus, des Lamoignon, et autres
Monsieur Prudhomme. Les Institutes élucubrées,
c'en était fait de la droiture des hommes, et si un
GEORGES COURTELINE 121
vaudevilliste illustre, Jules Moineaux, a écrit dans
Les Deux Aveugles ce vers digne d'admiration:
Justinien, ce monstre odieux...
c'est par allusion aux Pandectes; cane fait pas
l'ombre d'un doute. Mon cher, j'ai la haine de la
loi, et de ceux qui la font, et de ceux qui l'appli-
quent! C'est elle qui est la cause de tout. Tenez,
voilà Catulle Mendès, que la douceur de son cœur
et la saineté de son jugement ont longtemps fait
aimer les animaux de l'amilié dont ils sont dignes.
Un jour, il est cité devant la justice belge pour je
ne sais plus quel délit de presse. Très bien. Il dé-
barque à Bruxelles et de là chez le juge d'instruc-
tion, avec lequel il confère dix minutes. Le soir
même... — pas le lendemain, le soir même! — ...
il avait les bêtes en horreur! Un contact de dix mi-
nutes avec un jurisconsulte avait, chose atroce à
dire, suffi pourfausser sur un point l'esprit le plus
normal et le plus rationnel qui se fût trouvé jus-
qu'alors!...
Je contins une belle envie de rire et demandai
hypocritement :
— Et à votre avis, cher ami, on est injuste avec
les bêtes ?
il
122 BÊTES ET GENS DE LETTRES
— Odieusement ! fitCourteline.
J'insinuai :
— Voyons... un exemple...
Mais lui, alors :
— Je vous en citerais dix mille. Un, pris au ha-
sard, dans le tas. Il est une bête que les zoologistes
sont unanimes à reconnaître comme exceptionnel-
lement, douée d'aspirations hautes et aristocra-
tiques...
Moi :
— L'hermine ?
Lui :
— Non. Le cochon. BufTon le constate, et Lacé-
pède le proclame : le cochon est l'ami des fleurs,
des parfums et des élégances ; il a une préférence
marquée pour la société des personnes bien éle-
vées, et l'allégresse qu'il témoigne à s'ébattre en
des eaux très pures est, chez lui, l'indice non dou-
teux d'un amour de la propreté poussé jusqu'à la
manie. Par un préjugé imbécile, le paysan (non
plus une bête, lui, mais une brute) le force à vivre
dans l'ordure. Alors, que fait-il? Il s'y vautre!
Vous me direz : « C'est assez bête ! » Soit ; c'est
respectable, en tous cas. Nous.sommesici, ne vous
y trompez pas, en plein domaine de sensibilité
meurtrie et de délicatesse méconnue. Le même
GEORGES COURTELINE 123
sentiment qui pousse le cochon à se rouler dans la
charogne déterminera une honnête femme à se
livrer à un homme ivre parce que son mari l'aura
traitée de salope dans un mouvement de mauvaise
humeur. C'est du dépit, pas autre chose. Que les
cochons et que les femmes apportent un certain
côté excessif dans l'exprimé de leur mécontente-
ment, je n'en disconviens pas. Mais quoi ! vous
n'empêcherez jamais l'intervention des nerfs dans
les questions du cœur, et l'âme est une chose très
complexe. D'ailleurs, c'est aux seuls hommes qu'a
été dévolu le don précieux de savoir estimer à
leur juste valeur les petites infamies de la vie, ce
qu'appelle Alphonse Daudet « la mise au point »
(toujours dans Numa Roumestan) et que, décem-
ment, vous ne pouvez exiger ni des femmes ni des
cochons.
Je demandai :
— Et la conclusion?...
— Il y en a deux, répondit Gourteline. La pre-
mière, c'est que vous en êtes venu à vos fins, lâche
interviewer que vous êtes! La seconde, puis-
qu'aussi hien il n'y a plus à y revenir, c'est que les
trois quarts des hommes sont indignes d'avoir des
bêtes. Songez donc que depuis des siècles on prive
de boisson les lapins, sous prétexte qu'iLS ne boi-
124 BÊTES ET GENS DE LETTRES
vent pas, et que jamais n'est venue à personne
l'idée de faire un jour la preuve en présentant à un
lapin un peu d'eau dans une assiette creuse! Hein,
tout de même, elle est raide, celle-là ?... Ils ne boi-
vent pas !!!... Moi non plus, je ne bois pas, quand
on ne me donne pas à boire. »
Et, avec un haussement d'épaules :
— On ne saurait dire si c'est plus monstrueux
que bête ou plus bête que monstrueux. Pour moi,
je suis convaincu d'une chose : c'est que le lapin,
qui porte en soi (M. Brown-Séquard l'établit) l'es-
sence même de la vie, atteindrait à la longévité des
carpes et des perroquets s'il ne mourait de soif à
sept ans !
Et comme, au même instant, l'aimable Saint-
Médard, dressé sur ses pattes de derrière, s'arc-
boutait de ses mains aux épaules de son maître,
dont il flairait amicalement le nez et le soupçon de
moustache:
— Oui, Saint-Médard, dit Gourteline, je suis sen-
sible à ta tendresse, et tes vertus me touchent, sois-
en sûr. Au 1er janvier prochain, t'auras les palmes
académiques.
XII
FREDERIC MISTRAL ET PAUL HAREL
Haro sur le Midi. — Zola, Daudet, Huysmans. — Proverbe»
provençaux. — Poil et plume. — Marcabrun, fils de moine.
— L'avatar du bon ancêtre. — Un paysan. — Autour de l'en-
clos. — L'oiseau le plus rare. — L'homme et les bêtes. — In-
soumis et résignés. — Le maquignon et le poète. — Explica-
tion courtoise.
Je dois l'avouer, ce n'est pas sans malice que j'ai
écrit à M. Frédéric Mistral pour lui signaler l'avis
de M. Emile Zola sur la façon qu'on a d'aimer les
bêtes dans leNord et dans le Midi. Gomme M. Emile
Zola pourrait me reprocher d'avoir pris trop au
sérieux et rapporté peut-être un peu absolument
des paroles en somme jetées en l'air et sans plus
de conviction que cela, je prends les devants et le
prie de m'excuser de m'être ainsi complu à raviver
lt.
126 BÊTES ET GENS DE LETTRES
la querelle — toujours mal éteinte — du Nord et
du Midi, et j'espère qu'il ne m'en voudra pas,
puisque ma malice nous aura valu la très jolie
lettre que voici :
« Maillane (Bouches-du-Rhône).
» Monsieur,
» Vous m'assurez qu'Emile Zola vous aurait
énoncé cet aphorisme : « Dans le Nord, on aime les
» bêtes, tandis que la sympathie du Midi pour elles
» est presque nulle. » Je ne crois pas que mon
illustre compatriote ait assez vécu en Provence
pour faire une enquête sérieuse sur cette nouvelle
tare des Méridionaux. D'après mon ami Daudet,
nous professions déjà le mépris delà femme. Selon
Huysmans et autres, « êtres au brou de noix et aux
yeux vernis, broyeurs de chocolat et mâcheurs
d'ail qui ne sont pas du tout français », nous
sommes à peu près indignes de contempler la
Colonne. Il ne nous manquait plus, pour être les
derniers des hommes, que d'être froids pour les
animaux.
» Je n'ai pas le temps d'ouvrir une contre-
enquête à ce sujet. Je vous dirai seulement que,
parmi les préceptes de mon éducation rustique,
FRÉDÉRIC MISTRAL ET PAUL HAREL 127
figuraient des proverbes provençaux que voici, et
que je vous traduis :
— Qui aime les bêtes aime les gens;
— Les bêtes souvent
apprennent aux gens ;
— Enfants et chiens
connaissent qui leur fait du bien;
— Les chiens sont du bon Dieu et les chats sont
du diable;
— Qui bat le chien, bat le maître.
» Et toute une série, qu'il serait trop long d'écrire.
Nos chasseurs, je l'avoue, sont assez impitoyables
pour les pauvres petits oiseaux. Mais ceux du
Nord, je crois, ne sont pas indifférents aux rôtis de
perdreaux ou aux brochettes de mauviettes. Je
lisais même dernièrement que la Normandie était
tout à fait dépeuplée de gibier de poil et de plume,
et il me semble que la loi pour la protection des
animaux chôme moins à Paris que dans nos pays
barbares.
» Vous voulez savoir aussi quelle place les bêtes
tiennent dans ma vie de poète.
» J'ai d'abord un chat superbe appelé Marcabrun,
et un délicieux barbet baptisé Pain-perdu, que Paul
Arène a glorifiés dans maint et maint article. Marca-
brun est tigré comme unfélin de haute race. Son père,
128 BÊTES ET GENS DE LETTRES
chat de moine, j'allais dire chanoine, fut apporté au
village -par un paysan de mes voisins qui Tempoi-
gna dans le couvent de Saint-Michel de Frigolet,
lors du fameux siège de cette abbaye, où il s'était
enfermé, avec mille autres, pour la défendre. Mais
mon beau Marcabrun est devenu grincheux, jaloux
et misanthrope, depuis l'arrivée de Pain-perdu, un
petit chien noir extraordinaire, dont voici en deux
mots l'histoire.
» Un jour que je me promenais, à l'entrée du
crépuscule, dans un chemin rural, je vis sortir,
tout à coup, du fossé de la route, comme une es-
pèce de gnome tout noir et sémillant, un petit chien
qui me flaira, me suivit à la maison et ne voulut
plus me quitter. Cette rencontre d'un chien perdu,
qui a l'intelligence de choisir son nouveau maître
et qui a le flair de le bien choisir, n'a rien de très
miraculeux. Mais elle me frappa pourtant, parce
que l'incident se passa à la brune, derrière le mas
où je suis né et que j'ai quitté depuis longtemps,
et au pied de cyprès noirs où j'allais, par prédilec-
tion, jouer, quand j'étais petit. Or, comme Pain-
perdu (c'est le nom d'un vieux troubadour, que je
donnai au nouveau venu) a certaines allures mys-
térieuses et cabalistiques ; comme, à certains mo-
ments, il tourne sur lui-même vertigineusement en
FRÉDÉRIC MISTRAL ET PAUL HAREL 129
se mordant la queue ; comme, parfois, il me re-
garde avec des yeux humains étonnamment
perçants; et comme il n'appartient à aucune des
races connues dans le pays, j'ai fini, Dieu me par-
donne, par me persuader que quelque bon ancêtre
avait choisi cet avatar pour me protéger, qui sait ?
dans quelque danger à venir.
» Voilà, monsieur, ma confession au sujet de
mes bêtes... et recevez l'expression de mes senti-
ments très distingués.
» F. Mistral. »
Et, encore une fois, maintenant, voyons, le Midi
est-il si haïssable ?
On ne pourra, dans toutes les cas, nier que voilà
une lettre adorable.
Cette deuxième lettre me vient de Normandie,
— de cette Normandie qu'en sa lettre M. Frédéric
Mistral a mise en cause.
« Échauffour.
» Mon cher confrère,
» Je suis un paysan, je passe ma vie à écouter
pousser l'herbe, à voir les bœufs ruminer et
130 BÊTES ET GENS DE LETTRES
les chevaux tirer d'ahan le long de la route
dont le ruban crayeux se déroule autour de mon
enclos. J'ai des chiens, des chats, des vaches,
des pigeons et des poules. Je chasse avec passion
l'oiseau le plus rare, le plus mystérieux, le plus
intellectuel, l'oiseau qui résiste à la puissance de
l'or, puisqu'on ne l'acclimate pas; l'oiseau le plus
fin, au sens de la rôtie : la bécasse.
» Je nourris les bêtes, je les observe, je les aime
et je les mange, ce qui est encore une façon de s'at-
tarder sur elles.
» Il me semble qu'en général, le « roi de la créa-
tion » se montre, vis-à-vis des bêtes, prétentieux ou
maladroit ; il déshonore sa royauté par un despo-
tisme où "viennent sombrer les qualités naturelles
des animaux, leur soumission, leur patience, leur
bonté.
» Prenez un cheval méchant : je vous parie cent
écus qu'à l'origine de son vice, vous retrouverez
un homme brutal et des coups immérités.
» Le chat sort ses griffes, le chien montre ses
crocs, la vache donne un coup de corne, l'âne
pousse une ruade. Pourquoi? Parce que, dix-neuf
fois sur vingt, on leur a déjà fait des misères.
» Oh ! l'affreuse misère qui précède la méchan-
ceté chez les animaux 1 Incompris ou battus, ils
FRÉDÉRIC MISTRAL ET PAUL HAREL i31
opposent parfois à la bêtise ou à la cruauté de
V homme une révolte irraisonnée contre les hommes.
Absence de discernement, voilà tout.
» A côté de cela, voyez la masse innombrable de
ceux qui demeurent soumis, qui crèvent rési-
gnés !
» Les bêtes, je voudrais qu'on les iît aimer et
qu'on osât davantage les défendre.
» Un jour, dans le plein raidillon d'une côte à
pic, un maquignon massacrait littéralement un
vieux cheval. La pauvre bête, à bout de forces, à
bout de souffle, s'accula dans la boue du fossé voi-
sin, sous un buisson d'épines. Et le maquignon
tapaiWtoujours.
» Eh bien, moi, qui vous parle, j'empoignai cette
canaille d'homme par les flancs et je l'engouffrai
dans la profondeur du buisson, où mille épines
vengeresses lui trouèrent la peau.
» A la sortie du buisson, il y eut une explica-
tion... courtoise.
» On rattela. Je parlai de la pitié due aux bêtes,
je poussai à la roue, et quand la côte fut montée,
le conducteur couronné d'épines vint à moi, et,
d'une voix molle : « Xom d'une bourrique ! c'est
» vous qui avez raison ! Je ne vous en veux pas,
» vous êtes un bon homme ! »
132 BÊTES ET GENS DE LETTRES
» Voyez, mon cher confrère, comme il suffit par-
fois d'une petite chose pour s'entendre.
» A vous,
» Paul Harel »
Et votre lettre, cher Harel, montrera également
à M. Frédéric Mistral de quel bois se chauffe, dans
le Nord, un poète qui voit martyriser un pauvre
animal.
XIII
ALPHONSE DAUDET
Avec Mistral contre Zola. — Pourquoi M. Alphonse Daudet
n'aime pas les bêtes. — Le Chinngne fô. — Un piano se met
à parler. — Tout simplement. — Un roman de chien. —
Sous le grand catalpa. — Ce farceur de cheval.
... Les cigares allumés, M. Alphonse Daudet
questionne, avec une anxiété des mieux jouées :
— Ainsi, monsieur, vous avez conçu le noir pro-
jet de remettre en présence, pour une lutte fratri-
cide, ceux du Midi et ceux du Nord ! C'est là chose
terrible, savez-vous?
— Mais, cher maître, je vous jure que je n'ai pas
eu dessein si machiavélique, et que...
— Pourtant, l'aphorisme de Zola, la lettre de
Mistral...?
12
134 BÊTES ET GENS DE LETTRES
— Oh ! rien de grave, comme vous l'avez pu
constater. Escarmouche, tout au plus.
— En êtes-vous si sûr? et ne serait-ce point par
une envie dissimulée d'attiser davantage encore la
querelle que devrait s'expli quer votre démarche près
de moi, aujourd'hui?
— Oh! cher maître, quelle pensée!
— Oui, vous êtes tout innocence, je le sais. Eh
bien, monsieur, vous avez raison, car, dans la ma-
tière, je me rangerai contre Zola du côté de Mistral.
Oui, Mistral n'a pas tort quand il proteste de son
amour de Méridional pour les bêtes... Ainsi, moi,
voyez-vous, les bêtes... je les ai en horreur.
— Ah çà! voyons, cher maître, si je dors, ou
bien si je rêve?
— Ah ! ceci vous paraît plaisant ? Rien n'est plus
sérieux. Je ne puis souffrir les animaux.
— Alors, Zola...?
— Zola a tort.
— El Mistral ?
— Mistral a raison.
— M'excuserez-vous de ne pas suffisamment
comprendre ?
— La lumière se fera. J'ai dit que j'ai les bêtes en
horreur; je devrais plutôt dire que je les crains.
Et, d'ailleurs, il n'en fut pas toujours ainsi, bien
ALPHONSE DAUDET 135
que les origines de cette crainte soient déjà loin-
taines. En réalité, l'antipathie que j'ai pour les
bêtes doit être bien moins attribuée à mon tempé-
rament d'homme du Midi qu'à la maladie nerveuse
dont je souffre si cruellement. Gomme homme du
Midi, j'aimerais les chiens et les chats tout aussi
bien que le fait Mistral; comme malade des nerfs,
je les redoute, et,- par suite, ne puis les aimer. Je
vous prouverai tout à l'heure que j'ai, autant, et
peut-être plus que d'autres, la préoccupation des
bêtes. En attendant, laissez-moi vous expliquer
mon antipathie.
» J'étais tout enfant quand il me fut donné d'assis-
ter au massacre d'un chinngne fô (chien fou, chien
enragé), devant le cabaret de mon père nourricier,
à Fons. (Fons — qui, pourtant, veut dire fontaine
— était absolument dépourvu d'eau. Les gens de-
vaient en aller chercher à deux lieues de là.) Je me
rappelle que le spectacle de tout ce monde brandis-
sant des fourches, des bâtons et des faulx autour
de cette bête enragée produisit sur moi une
incroyable impression de terreur. L'horreur que
j'ai du chien date de ce moment.
» La crainte que j'éprouve pour le chat remonte
aussi fort avant dans le temps. Nous étions, un soir,
tous autour de la lampe, à la maison. Le père seul
136 BÊTES ET GENS DE LETTRES
était absent, et ne devait point rentrer. On n'atten-
dait donc personne, et l'on ne s'attendait à rien.
La paix était complète, charmante, au foyer. Sou-
dain, dans la pièce voisine, le piano se mit à parler
tout seul ; comme sous des doigts gantés de moufles
épaisses, des notes criaient faiblement, par inter-
valles... J'étais terrifié. Tous, nous étions terrifiés...
Puis, après une reprise anxieuse du silence, le
piano nous suggéra l'effroi davantage en gémisse-
ments lugubrement chromatiques... Des âmes
avaient l'air de pleurer dans le salon. Oh! quelle
sensation, monsieur !... Puis, le piano ne parla
plus, cessa de gémir ; mais ce fut alors comme
une chute sur le tapis de quelque chose qui aurait
été léger à la fois et lourd, et de quelque lourdeur
emmitouflée d'on n'aurait su dire quoi... Puis,
après encore un silence qui déversa l'angoisse
à pleins flots, une plainte — comme d'enfant
— s'éleva, tout près, derrière la porte, qui pa-
rut s'émouvoir d'un frôlement... J'étais presque
fou.
— Et c'était tout simplement un chat ?
— Ah ! vous ne diriez pas ainsi : tout simple-
ment, si, au lieu de compter parmi les miens, ce
souvenir était aussi bien des vôtres!... Eh bien!
oui, c était le chat de la maison... J'ai raconté tout
ALPHONSE DAUDET 137
cela et d'autres choses, sous le titre de Mes Peurs;
tenez, précisément dans le journal de Mistral. Je
les y ai racontées en langue provençale. Figurez-
vous que, pour tout ce qui a trait à mon enfance,
c'est en cette langue que je suis toujours tenté
d'écrire : il me semble que j'y trouve plutôt les
mots spéciaux dont j'ai besoin pour cette catégo-
rie de souvenirs imprécis... Une de mes premières
choses aussi, c'a été, dans Paris- Journal, l'Histoire
d'un chien qui na jamais vu Paris. Le chien m'a
beaucoup fait songer. J'ai eu longtemps le projet
de faire un roman de chien.
— Un roman de chien ?
— Oui. J'y aurais raconté toute la vie d'un chien,
ses occupations, ses habitudes, ses pensées. Ses
pensées, oui. En effet, avez-vous jamais observé un
chien dans la rue? Eh bien ! n'avez-vous pas eu,
comme moi, l'impression exacte que ce chien allait
à ses affaires, et qu'il était en proie à des préoccupa-
tions? ^Se l'avez-vous pas vu s'arrêter tout à coup,
puis revenir sur ses pas comme quelqu'un qui a
oublié de faire aux siens une recommandation né-
cessaire, et qui va la leur faire?... Oh ! il est cer-
tain que les bêtes pensent, voyez-vous ! Dans la
pensée, elles sont à deux ou trois étages au-dessous
de nous, voilà tout... Les chiens, où vont-ils, que
12.
138 BÊTES ET GENS DE LETTRES
font-ils? N'est-ce pas intéressant? J'aurais tenté
de le dire, mais la difficulté était énorme, et j'ai
eu peur de substituer, malgré tout, mes senti-
ments à ceux de la bête. Et puis, oh! et puis, ce
qui m'a surtout arrêté de faire ce roman de chien,
c'est tout le côté stercoraire obligatoire de la chose :
l'incessante incontinence du chien, son goût dé-
testable pour les excréments, qu'il sait digérer, les
passions basses de son odorat; — à chaque page
du livre, j'eusse dû dresser un urinoir... Je répu-
gnai à la besogne.
» On parle de l'hypocrisie du chat, qui est, en
somme, un animal délicieux, mais on oublie de
parler de celle du chien. Je me souviens encore
des deux chiens que mes parents avaient à la
campagne et de leurs abominables airs vertueux
quand ils se tenaient près de nous sous le grand
catalpa : ils restaient tranquillement couchés,
quelques minutes; puis, ils s'étiraient, et, bâillant,
faisaient quelques pas, le dos gros au soleil,
comme pour se délasser, uniquement. Ils arri-
vaient ainsi à la charmille, sournoisement, et dès
qu'ils la tenaient, la charmille, ce qu'ils détalaient
vers les champs, et presto ! Mais comme, au pre-
mier coup de sifflet, ils revenaient honteux, hypo-
crites et rampants, se recoucher à nos pieds, avec
ALPHONSE DAUDET 139
des airs de dire : « Mais nous revenions de nous-
» mêmes ; mais nous n'avions aucun dessein de
» vous quitter, ô maîtres! »...
» Un animal que je hais avec férocité, par
exemple, c'est le cheval.
— Bah ! que vous a fait le cheval? En est-il un
qui ait fait parler le piano ?
— Non, mais c'est un farceur, et voilà pourquoi
je le hais. Oh! je ne mourrai pas sans lui avoir dit
son fait, au cheval !
— Mais enfin, cher maître, que lui reprochez-
vous?
— Ce que je lui reproche ? mais tout bonnement
ceci : le cheval se fiche de nous.
— 11 se fiche de nous 1
— Oui, monsieur ! il se fiche de nous ! Tous
croyez naïvement que vous le conduisez, le cheval?
— Dame !
— Erreur grossière, c'est le cheval qui vous
mène.
— Pourtant...
— Oh! je sais! le cheval vouslaisse adroitement
quelques illusions. Ainsi, il se prête à merveille à
la promenade du Bois. Il s'y laisse conduire. Mais
c'est, croyez-le bien, parce que le Bois lui plaît et
qu'il est sûr d'y voir de belles amies, sans cela!...
140 BÊTES ET GENS DE LETTRES
Est-ce que vous vous figurez, par exemple, qu'il y
a des batailles de cavalerie ? Eh ! non, il n'y en a
pas ! C'est une blague énorme. Relisez plutôt l'his-
toire de notre dernière guerre 1
— Mais enfin... !
— Non, je vous dis que je ne mourrai pas sans
avoir dit son fait à ce farceur que vous vous plai-
sez à appeler le cheval !...
« Et, là-dessus, un autre cigare?... »
XIY
ABEL HERMANT ET RIDDER HAGGARD
Le sabot de Dallas. — Le cheval est-il un farceur? — Apo-
logie. — Tendresse de cavalier. — Luxe pratique. — Petits
ânes. — Les chiens de Constantinople. — Fatalisme. — Le
plus farceur des deux... — Le sabot de Moresco. — Un che-
val « salé ». — Une mort. — Le cheval n'est pas un farceur.
Il était onze heures du matin. Je descendais la
rue Bellechasse, et je riais encore de la boutade
de M. Alphonse Daudet contre le cheval au moment
où je tournai dans la rue de Grenelle. Soudain, je
me rappelai fort à propos que M. Abel Hermant
habitait au numéro 15 de cette rue, et l'idée me
vint aussitôt de monter chez lui. « L'auteur du
Cavalier Miserey, pensai-je, saura me dire, lui,
si vraiment le cheval est un farceur et s'il mérite
tant que cela la rancune de Daudet. » Et je me
142 BÊTES ET GENS DE LETTRES
souvins des pages poignantes qui relatent la cre-
vaison de Dallas, la nuit, dans la cour de la caserne
du 21e chasseurs.
M. Abel Hermant voulut bien me recevoir. Il
était souffrant et me demanda la permission de
rester étendu sur un divan parallèle à sa table de
travail. Sur cette table, la première chose qui frappa
mon regard fut un sabot de cheval ferré d'argent ;
il était posé sur une liasse en guise de presse-
papiers.
— C'est le sabot de Dallas, me dit M. Abel Her-
mant. Souvenir du régiment.
Du sabot de Dallas à l'objet particulier de ma
visite, la transition s'offrait facile, et le jeune ro-
mancier fut tout de suite au courant de ce que
j'espérais de lui.
— Un farceur, le cheval? fit-il. Hum ! il fau-
drait d'abord le supposer plus intelligent qu'il
ne l'est; mais je ne discuterai pas cette impression
de M. Daudet, et je vous dirai que le cheval est,
après tout, le seul animal qui m'intéresse véri-
tablement. C'est qu'en effet, c'est aussi le seul ani-
mal avec qui on puisse faire corps. D'autres ani-
maux, certes, sont plus intelligents que lui, — le
chien, par exemple, — mais ils gardent un certain
à-part, et restent bien individuels, tandis que nous
ABEL HERMANT ET RIDDER HAGGARD 143
avons sur le cheval une action, il est vrai toute
mécanique, mais à laquelle, en somme, nous avons
le plaisir de sentir qu'il répond. S'il n'est pas d'une
intelligence très élevée, le cheval est d'une nervo-
sité tout à fait féminine ; — il faut, bien entendu,
s'adresser à des races de choix. Et puis, aucun
autre animal ne nous donne comme lui cette sen-
sation de possession : le cheval, on le tient avec
les jambes, on lui parle avec les mains...
— Quel genre préférez-vous ?
— Oh ! je n'aime pas ceux qui font des tours
de force, ceux de haute école. J'aime le cheval qui
a un certain laisser-aller, qu'on a bien dans la
main, et auquel on ne demande rien que le déve-
loppement de ses moyens.
— Au point de vue sentimental... ?
— Je ne crois pas que cette bête soit capable
d'une grande tendresse pour celui qui la nourrit
et qui la panse. Mais l'homme peut très bien s'é-
prendre du cheval, justement en raison de cette
sensation de possession dont je viens de vous par-
ler. C'est le cas du cheval de régiment, et du che-
val arabe, qui fait partie de la famille. Le cheval
reconnaît surtout celui qui a l'habitude de le mon-
ter. J'avais, à la campagne, une jument pur-sang
qui ne se laissait monter que par moi et par un de
144 BÊTES ET GENS DE LETTRES
mes amis : elle jetait infailliblement par terre
toute autre personne qui osait l'enfourcher. Je
comprends que les hommes de cheval aiment
beaucoup leur monture, car c'est là une des affec-
tions les plus égoïstes qu'on puisse avoir. On aime
beaucoup son cheval parce qu'il vous donne du
plaisir et aussi l'illusion que ce plaisir est partagé,
alors qu'il est surtout personnel. Un vrai homme
de cheval affectera d'aimer à se promener seul
avec sa bête, pour causer avec elle ; mais le plaisir
du grand air et du galop est, au bout du compte,
beaucoup plus fort que le plaisir de l'amitié cheva-
line. Pour ma part, j'aime le cheval parce qu'il est
un animal de luxe — pratique.
— N'a-t-il aucun discernement?
— Oh ! je ne lui prête que des facultés bru-
tales. L'âne, tenez, serait moins bête que lui, bien
que plus entêté. Quelque répugnance qu'éprouve
un cheval à se laisser monter par un étranger, on
finira toujours par le mater, tandis que les petits
ânes du Caire, dans une circonstance analogue,
préféreront se laisser rouer de coups.
— Avez-vous, comme M. Daudet, la crainte des
chats ?
— Non. Le chat me laisse froid. Son électricité
ne me trouble pas. Je n'aime pas le félin. Je lui
ABEL HEIUfANT ET RIDDER HAGGARD 145
préfère de beaucoup (ce n'est pas poétique) le
chien ; le chien errant, surtout, le chien de Cons-
tantinople. Celui-là, c'est l'expression la plus com-
plète, la plus absolue et la plus naïve du fatalisme
oriental. Ainsi, lors de la création des tramways
là-bas, ces chiens persistèrent durant des semaines
àne pas c omprendre que les tramways ne pouvaient
sortir de leur voie pour éviter de les écraser.
— Oui, je sais qu'auparavant, ces étonnantes
bêtes ne se dérangeaient pour personne. Dans un
intéressant chapitre écrit sur eux au cours d'un
livre sur Gonstantinople par M. Paul de Régla,
n'ai-je point lu que les chevaux du pays sont si
bien au courant de cette impassibilité qu'ils s'ar-
rangent, malgré leurs cavaliers, alors même qu'ils
sont lancés au galop, pour passer d'un côté ou de
l'autre de la voie, si une chienne en occupe le
milieu avec ses petits ? Il paraît même que si
l'étroitesse de la voie ne leur permet pas cet écart,
les chevaux passeront par-dessus les chiens sans
les toucher !
— Cette allégation n'a rien de trop exagéré. A
l'égard de la vermine, les chiens de Constantinople
montrent la même indifférence ; ils n'essaient en
aucune manière de s'en débarrasser et se laissent
ainsi, parfois, dévorer une oreille entière. Ils sont
13
146 BÊTES ET GENS DE LETTRES
tous d'un fauve clair, et, quoique ayant des mines
de bêtes sauvages, ils sont très inoffensifs. En fait
d'émotion animale, il est, je crois, impossible d'en
éprouver une plus poignante que d'entendre hurler
un de ces chiens quand, d'aventure, on lui a
marché sur la queue : aucun cri d'enfant écrasé ne
saurait être comparé à pareil hurlement.
— Et vous aimiez ces bêtes ?
— Beaucoup. Maintenant, peut-être les aimai-je
à cause du décor splendide dans lequel elles
grouillaient... Mais, sérieusement, je n'ai pas eu
d'attaches animales, et il me resterait bien peu de
chose à vous dire sur la question... Il n'y a, déci-
dément, que le cheval qui m'intéresse.
— Et ce n'est pas un farceur?
— Le farceur serait plutôt... Mais je ne veux
pas manquer de révérence, dit en riant M. Abel
Hermant.
Sur ce, je lui tirai la mienne, car l'heure du
déjeuner était proche.
Dans la rue des Saints-Pères, je grimpai sur
l'impériale d'un « monstre », et, durant le trajet,
je pus me convaincre que les trois braves perche-
rons qui actionnaient l'énorme masse accomplis-
saient leur dure besogne sans la moindre arrière-
pensée de mystification.
ABEL HERMANT ET RIDDER HAGGARD 147
Il est vrai que ce n'étaient pas des chevaux du
Midi...
Quelques jours après cet entretien, je reçus de
M. Ridder Haggard, à qui j'avais pris la liberté de
demander quelques lignes sur sa façon d'envisager
les bêtes, la lettre qu'on va lire et qui, par une
amusante coïncidence, vient infirmer les dires de
M. Alphonse Daudet à l'égard du cheval.
Ridder Haggard est, actuellement, — de même
que Robert-Louis Stevenson, — l'un des premiers
romanciers anglais.
Ses livres, dont l'action se place dans le centre
de l'Afrique et au Gap, sont des plus mystérieux,
des plus étranges. Il en est peu qui n'aient lu Les
Mines du roi Salomon et Les Aventures d'Allan
Quatermain.
Mais voici la lettre :
« Ditchingham House. — Bung.vy.
» Cher Monsieur.
» Si je comprends bien, vous me priez de vous
dire si, selon moi, les animaux sont doués de rai-
son.
148 BÊTES ET GENS DE LETTRES
» Sur cette question très étendue, je préfère n'é-
mettre aucune opinion, mais je vais vous raconter
l'histoire d'un cheval que, jadis, j'eus en propre et
dont un des sabots est là devant moi sous la forme
d'un encrier. Ce cheval — un étalon — s'appelait
Moresco. Il était presque pur-sang et il avait gagné
des courses à la colonie du Gap, dans l'Afrique du
Sud, où il passa en ma possession.
» C'était un cheval « salé », c'est-à-dire qu'il s'é-
tait remis d'une maladie très fatale aux chevaux de
ce pays; et, par suite, on le supposait à l'abri de
toute future attaque. Sa sagacité était grande : ainsi,
si je le montais pour chasser et que je vinsse à
blesser une pièce de gibier, il la séparait d'un trou-
peau comportant plusieurs centaines de têtes et lui
donnait la poursuite sans qu'il me fût nécessaire
de toucher aux rênes. Une fois, durant un voyage
dans les plaines du Transvaal, Moresco se sauva à
la suite d'une compagnie de juments et fut perdu.
Après l'avoir en vain cherché, je continuai ma route
avec les chariots. Ces chariots, Moresco les rejoi-
gnait deux jours après. Il avait dû se guider d'après
les traces de nos roues, car personne n'était avec
lui.
» Postérieurement, Moresco me fut volé, et, je
le crois, il fut emmené à la colonie du Cap, dis-
ABEL HERMANT ET RIDDER HAGGARD 149
tante denviron mille milles de l'endroit où nous
étions. Huit mois après, il reparut chez moi, — un
vrai squelette.
» Yoici, maintenant, la fin de la tragédie.
» Un jour, Moresco, que j'avais fait mettre au
vert, fut atteint de la maladie des chevaux pour la
seconde fois. Cette nuit-là, nous fûmes éveillés par
des coups frappés à la porte de derrière de la mai-
son. Nous allâmes voir ce que cela pouvait être.
Alors, à la porte, nous trouvâmes Moresco frappant
sur elle avec sa tête.
» Il était mourant. Néanmoins, dans son déses-
poir, il avait puisé la force de franchir un mur en
pierres afin de pouvoir ainsi demander, à la der-
nière extrémité, du secours à son maitre.
» Il mourut.
» Monsieur, je vous laisse juger si oui ou non ce
cheval était doué de raison.
» Veuillez me croire très fidèlement vôtre.
» H. RlDDER HAGGARD. »
13.
XV
PIERRE LOTI
L'âme des bêtes. — Parenté. — La petite flamme. — Les deux
moumouttes. — Le cœur d'une Chinoise. — Ne plus être. —
Ceux du fover.
« J'ai vu souvent, avec une sorte d'inquiétude
infiniment triste, l'âme des bêtes m' apparaître au
fond de leurs yeux ; — l'âme d'un chat, l'âme d'un
chien, l'âme d'un singe, aussi douloureuse pour
un instant qu'une âme humaine, se révéler tout à
coup dans un regard et chercher mon âme à moi,
avec tendresse, supplication ou terreur... Et j'ai
peut-être eu plus de pitié encore pour ces âmes de
bêtes que pour celles de mes frères, parce qu'elles
sont sans parole et incapables de sortir de leur
demi-nuit, surtout parce qu'elles sont plus hum-
bles et plus dédaignées. »
PIERRE LOTI 151
M. Pierre Loti parle ainsi.
Dès lors, s'il est permis encore de se demander
comment il aie cerveau fait, il devient, en revan-
che, inutile de chercher à déterminer le degré de
la sensibilité du jeune académicien. Cette sensibi-
lité, déjà, on pouvait la supposer très grande; on
doit maintenant constater qu'elle est extrême, —
et délicieuse.
C'est dans Le Livre de la Pitié et de la Mort
que cette sensibilité se manifeste de la façon la
plus aiguë, la plus poignante, à l'aide, cependant,
— et comme toujours, du reste, chez M. Pierre
Loti, — des moyens en apparence les plus simples,
et avec ce maigre faisceau de mots imprécis, éter-
nellement les mêmes, qu'on lui connaît.
En ce Livre de la Pitié et de la Mort, — lequel
(il le déclare) est encore plus lui que tous ceux qu'il
a écrits jusqu'à ce jour, — M. Pierre Loti a mis
presqne constamment l'animal en cause avec lui-
même. En la matière, ce livre devait m'intéresser,
et aucun autre ne me laissa plus attendri tout en-
semble et plus triste.
Car ce livre sue la tristesse, il est plein de la su-
prême détresse que nous apporte le spectacle de
l'agonie et de la mort des gens, des bêtes et des
choses.
152 BÊTES ET GENS DE LETTRES
Tout jeune, M. Pierre Loti afficha un affreux
scepticisme, et son premier soin, quand il com-
mença d'écrire, fut de déclarer bien haut qu'il ne
croyait à rien. Les années ont passé, et je ne sache
pas que son attitude morale se soit en rien modi-
fiée; et l'Académie, qui — nous a assuré M. Jules
LemaîLre — croit à l'immortalité de l'âme, doit, il
me semble, faire une singulière figure dès qu'elle
songe à 1' « immoralité » de son nouvel élu. Mais
les vieilles dames sont excusables de se montrer
parfois inconséquentes.
Au demeurant, pour nier son immortalité,
M. Pierre Loti ne va pas jusqu'à nier l'âme elle-
même. Il y croit, et même il en accorde une aux
bêtes.
Nous avons vu que Théophile Gautier ne leur en
accordait que la moitié d'une. Il est vrai de dire
que la Ménagerie intime a été écrite d'une plume
bien légère, et ce n'est que rarement qu'on y trouve
des phrases comme celle-ci, par exemple à propos
du chat : « Quelquefois, posé devant vous, il vous
regarde avec des yeux si fondus, si moelleux, si
caressants et si humains, qu'on en est. presque
effrayé, car il est impossible de supposer que la
pensée en soit absente. » Au contraire, Le Livre de
la Pitié et de la Mort a été tout entier écrit avec
PIERRE LOTI 153
une gravité douloureuse; aussi, combien sugges-
tives et prenantes des lignes comme celles-ci :
« Elle (une chatte) continuait de me regarder, mais
de me regarder dans les yeux, ce qui déjà indiquait
dans sa petite tête tout un monde de conceptions
intelligentes : il fallait d'abord qu'elle comprît,
comme, du reste, tous les animaux supérieurs,
que je n'étais pas une chose, mais un être pensant,
capable de pitié et accessible à la muette prière
d'un regard ; de plus, il fallait que mes yeux fus-
sent pour elle des yeux, c'est-à-dire des miroirs où
sa petite âme cherchait anxieusement à saisir un
reflet de la mienne... En vérité, ils sont effroyable-
ment près de nous, quand on y songe, les animaux
susceptibles de concevoir de telles choses... »
Donc, M. Pierre Loti n'a pas d'orgueil; il con-
vient d'une parenté, qui n'a rien — dit Michelet
— dont rougisse une âme pieuse. Et quand on lui
demande : « Que sont les animaux? », il répond :
« Ce sont nos frères ».
Et il parle, sans la crainte du ridicule, de la pe-
tite âme des bêtes, de ce qu'il appelle joliment « la
petite flamme inquiète du dedans ». Affreusement
mélancolique, il se demande, dès qu'un de ses
chats est venu à trépasser, où est allée la « petite
flamme ».
154 BÊTES ET GENS DE LETTRES
Le chat, voilà l'animal préféré de M. Pierre Loti.
— Je trouve, me dit-il, que le chat est une ado-
rable bête, élégante, distinguée, profondément
pensante, exquise à toucher et à regarder.
Pour lui, le chat est doué d'un parfait raisonne-
ment. Le récit qu'il fait de la vie de ses diverses
« moumouttes » en fournit moult exemples. Les
parallèles histoires, en particulier, de Madame
Moumoutte Blanche et de Madame Moumoutte
Chinoise sont émouvantes au dernier point. L'une
avec sa riche fourrure de bourgeoise bretonne, et
l'autre dérisoirement vêtue de son pauvre paletot
râpé de Chinoise nécessiteuse, pauvre paletot qui
laisse, par places, voir la trame de la peau, ces
deux-là forment un contraste singulier. Elles ne
s'entendent d'abord pas. Les conditions de l'en-
fance propre à chacune d'elles ont été trop diffé-
rentes. Leurs « petites âmes » ne sont point du
tout pareilles. Et, cependant, un jour, la fusion
s'opère, et les deux petites âmes finissent par s'ap-
parier. Dans la maison de M. Pierre Loti, désor-
mais, on ne dit plus : « Moumoutte Blanche a fait
ci, » ou : « Moumoutte Chinoise a fait ça ». On
dit : « Les Moumouttes ont fait ci et ça ». On les
voit, maintenant, dormir des jours entiers dans
les bras l'une de l'autre, roulées en une seule
PIERRE LOTI 155
boule où on ne distingue plus ni tête ni queue.
Laquelle des deux mouraouttes aime le mieux son
maître? C'est Moumoutte Chinoise. Ah! c'est que
cette Chinoise a, sans sortir ni jour ni nuit, vécu,
sept mois passés, dans la demi-obscurité et le con-
tinuel balancement de la chambre de bord, sous
la couchette de M. Pierre Loti. « Peu à peu, dit
celui-ci, une intimité s'établit entre nous deux,
en même temps que nous acquérions une faculté
de pénétration mutuelle très rare entre un homme
et une bête. »
Précédemment, j'ai rapporté le discours prêté par
M. Anatole France à son chat Hamilcar. Cet Hamil-
car était un philosophe un peu sec et fort dédai-
gneux. Dialecticien remarquable, eût-il été capable
de laisser parler son cœur de chat avec autant de
charme que le fit Madame Moumoutte Chinoise?
Cette pauvrette en paletot râpé naviguait depuis
quinze jours avec son maître et n'avait pas encore
osé lui manifester sa joie de se sentir à lui. Un
après-midi, pourtant, elle se décide, et, après mille
hésitations, elle saute sur les genoux de M. Pierre
Loti, qui lit très clairement dans "ses yeux expres-
sifs et câlins ces paroles exquises : « Par ce jour
d'automne, tellement triste à l'âme des chats,
puisque nous sommes ici deux isolés, dans ce gîte
156 BÊTES ET GENS DE LETTRES
agité et perdu au milieu de je ne sais quoi de dan-
gereux et d'infini (et admirez comme cette chatte —
par sympathie sans doute et par flatterie — se sert
des mots d'imprécision et de lointain chers à son
maître!), si nous nous donnions l'un à l'autre un
peu de cette chose douce qui berce les misères,
qui a son semblant d'immatérialité et de durée
non soumise à la mort, qui s'appelle affection et
s'exprime de temps en temps par des cares-
ses... »
Mais je ne veux pas raconter (après M. Loti, c'est
impossible) l'histoire des deux moumouttes, et je
ne saurais exprimer le navrement de leur fin à
toutes deux. Que le lecteur se reporte au Livre de
la Pitié et de la Mort...
A un moment, le souvenir de la fin tragique de
Mime, un des chats de M. Catulle Mendès, m'étant
revenu, j'avais posé à M. Pierre Loti cette ques-
tion :
— Croyez-vous au suicide des bêtes?
Très nettement il me répondit :
— Non.
A son avis, les plus chétifs aiment mieux « se
prolonger» par tous les moyens, jusqu'aux limites
les plus misérables, préfèrent n'importe quoi à l'é-
pouvante de n'être rien, de ne plus être...
PIERRE LOTI 157
J'observai que, souvent, il en va de même pour
nous autres, les hommes; mais M. Pierre Loti ne
m'entendit point : il rêvait, et son regard s'était
obscurci...
Dès qu'il fut revenu à lui, je lui demandai pour
finir :
— Pensez-vous qu'il faille se défier des gens
qui marquent une grande tendresse à l'égard des
animaux?
— Je crois, fit-il alors, que c'est une aberration,
et peut-être une petitesse d'esprit, de s'entourer
d'animaux et de les préférer aux êtres humains.
Mais il y a sécheresse ou inintelligence de cœur à
ne pas s'attacher à certains d'entre eux, quand ils
prennent place à notre foyer. »
U
XVI
SULLY-PRUDHOMME
Un académicien. — Des bêtes peu gênantes. — Sympathie
platonique. — Insolence et douceur d'un chat. — L'Huma-
nité devant Dieu. — Le serpent et la queue du rat. — Les
bêtes au dernier plan.
Le cabinet de travail de M. Sully-Prudhomme
— des fenêtres duquel le regard plonge dans la
cour d'honneur du palais de l'Elysée — est, certes,
un des plus intéressants qu'il m'ait été donné de
voir. Salonnièrement meublé, plein de tableaux,
d'objets d'art et de bibelots, le décor n'en est pas
essentiellement « amusant », et il ne faut pas s'at-
tendre à voir un poète qui traduit Lucrèce respirer
et circuler dans le milieu chatnoiresque que se
sont fait la plupart des artistes viveurs et ironistes
de notre génération. Donc, le milieu dans lequel
SULLY-PRUDHOMME 159
évolue M. Sully-Prudhomme est d'aspect plutôt
grave, mais, je le répète, intéressant. N'oublions
d'ailleurs pas que nous sommes ici chez ud des
Quarante. Mais, véritablement, cet académicien
n'a rien du tout de la morgue et de l'accueil gla-
çant de la plupart de ses augustes collègues. Non,
vrai, la courtoisie de M. Sully-Prudhomme ne sent
point trop son dessous de Coupole: elle est, au
contraire, parfaite, et se nuance même de cordia-
lité.
— Tiens ! c'est captivant ce que vous faites la,
me dit-il, quand je me fus expliqué. Eh bien 1
mais si vous voulez vous rendre compte de mon
goût pour les bêtes, vous n'avez qua jeter les yeux
autour de vous.
Je jetai les yeux autour de moi, sur les fauteuils
et sur les canapés. N'y voyant ni chat ni chien, je
m'avisai que je serais plus heureux en regardant
dessous, et je me mettais en devoir de bous-
culer doucement le mobilier, quand M. Sully-Pru-
dhomme, qui me regardait faire avec quelque in-
quiétude, me dit soudain :
— Vous avez perdu quelque chose?
— Mais non, cher maître, je cherche.
— Si vous n'avez rien perdu, que cherchez-vous
donc?
160 BÊTES ET GENS DE LETTRES
Je m'arrêtai, un peu ahuri.
— Mais, cher maître, je cherche les bêtes... vos
bêtes.
— Vous croyez donc que je place mes bibelots
sous mes chaises?
Je n'y étais plus du tout.
— Mes bêtes sont sur ma cheminée, monsieur,
sur cette console, dans cette vitrine et sur ma table
de travail ; elles sont aussi sur des toiles, aux
murs.
» Voici, d'abord, un admirable cerf en bois de
chêne, acheté, voilà douze ans, à Interlaken, par
Nieuwerkerke, ancien directeur des Beaux-Arts.
Ce cerf a été sculpté par un pauvre paysan suisse,
d'ailleurs plein de talent ;
» Voici, maintenant, un éléphant en bronze, de
Barye ;
» Un tout petit lapin de Gain, en même métal ;
» Deux minuscules cochons d'Inde japonais;
» Et puis, voyez, sur ces deux vases, cette quan-
tité de merveilleux petits échassiers, également du
Japon ;
» Quant à cette vache, elle a été peinte par Paul
Colin ;
» Et voici deux bœufs dessinés par Crefty...
» J'allais oublier ce petit chien assis sur mon
SULLY-PRUDHOMME 161
essuie-plumes, qui était bien drôle qjiand je l'ai
acheté... »
Qu'on ne croie pas que M. Sully-Prudhomme
songeât à plaisanter une seconde en me faisant sa
minutieuse énumération. Il était d'une absolue
bonne foi, et se persuadait que toutes ces représen-
tations d'animaux de bois, de bronze, de soie, de
plume, de couleur et de coton me donnaient une
idée flatteuse de son goût pour les bêtes. J'avais
quelque irrespectueuse envie de sourire ; mais le
maître faisait son petit inventaire avec une convic-
tion mêlée d'un si charmant enfantillage incons-
cient que je gardai mon impassibilité déférente.
Je ne pus, cependant, m'empêcher d'observer :
— Il me semble, en somme, cher maître, que
votre sympathie pour les bêtes est plutôt plato-
nique?
— Oh ! je l'avoue, répondit en toute candeur
M. Sully-Prudhomme. Il est vrai que je n'ai chez
moi aucune bête vivante, mais je rends justice à
leurs qualités psychiques. Je reconnais spéciale-
ment un excellent cœur au chien...
» Oui, c'est platoniquement que j'aime les bêtes.
» A Aulnois, pourtant, j'ai fait la connaissance
d'un petit chat. C'était un demi-angora d'une
grâce extraordinaire. Ma passion de pénétrer sa
14.
162 BÊTES ET GENS DE LETTRES
pensée a été affreusement déçue. Il n'a jamais eu
l'air de s'apercevoir de mon existence, malgré tou-
tes mes démonstrations. Alors, il s'est passé en
moi un horrible combat entre l'admiration et l'hu-
miliation. Et ce qu'il y a de plus insolent dans son
indifférence, c'est qu'il est d'une douceur de carac-
tère incroyable : mon neveu, le dessinateur Henri
Gerbault, jongle avec lui comme avec une balle, et
il n'a jamais pu voir le bout de ses ongles. Il se
laisse faire tout ce qu'on veut, sans gratitude ni
rancune. Ce caractère m'a exaspéré, et j'ai juré de
ne plus avoir affaire aux chats. Je ne puis ni les
mépriser ni en jouir; je ne puis en faire ni des
amis ni des ilotes : ils sont trop fiers.
» Un animal que j'admire beaucoup, c'est le
cheval, et je le plairas immensément. Je crois, à ce
propos, que ce qui empêchera l'Humanité d'avoir
grâce devant Dieu, c'est le traitement qu'elle a fait
subir aux chevaux, qui est abominable. En poésie,
j'ai employé le cheval dans une comparaison des-
criptive assez poussée... J'ai aussi écrit un combat
de tigres et de lions. Le spectacle de la bête féroce
est un des plus intéressants de la nature.
» J'ai, d'autre part, une invincible répulsion pour
le serpent et pour la queue du rat. Le serpent est
pour moi la bête la plus horrible, parce que dans
SULLY-PRUDHOMME 163
son corps rien n'indique la direction qu'il peut
prendre... Une chose qui m'affecte et m'impres-
sionne, c'est la tristesse fondamentale des yeux de
chien...
» Je vous dirai que je me suis résigné à De pas
avoir d'animaux, parce que je me sens incapable
de leur assurer une subsistance régulière. Et je ne
puis comprendre les gens qui partent en voyage
laissant leurs chats ou leurs chiens à des tiers.
» Je ne sais pas chasser. Je n'ai tiré qu'un coup
de fusil dans un buisson, et sans résultat . Je forme,
sur cepoint, un contraste frappant avec mon intime
ami Léon-Bernard Derosne, qui est un vraiNemrod-
Et retenez ceci, — bien que je ne pose pas la chose
en axiome, — quand on n'est pas chasseur, on a bien
des chances pour n'avoir pas d'animaux chez soi.
» En somme, l'animal n'a jamais occupé qu'un
plan lointain dans mes soucis ; moins par indiffé-
rence que par distraction, croyez-le bien. »
Cher maître, je le crois.
XVII
JORIS-KARL HUYSMANS
Dans le plain-chant. — Un fervent de chats. — Barre-d,e-
Rouille. — Portrait peu flatté de Mouche. — Mouche, pro-
fond philosophe. — La mémoire des chats. — Chasteté relative
des eunuques de l'espèce. — Les trois cents chats de la Halle-
aux-Vins.
En son bureau du ministère de l'Intérieur, 11, rue
des Saussaies, je trouve M. Joris-Karl Huysmans
passionnément plongé dans un très gros livre à
mine antique: le maître ù.'A~Rebour s, d'En Rade et
de Là-Bas pioche l'histoire du plain-chant. Il me
dit qu'il voudrait bien faire pour le plain-chant,
dans son prochain livre, ce qu'il a fait pour les
cloches, dans Là-Bas. Et comme je parle avec res-
pect de l'énorme somme d'efforts que doit repré-
senter le total des spéciales recherches pour de tels
JORIS-KARL HUYSMANS 165
si spéciaux livres que les siens, M. Huysmans m'a-
voue que sa jouissance est toute dans ce travail de
documentation, de notation à outrance, qu'il s'y
meut béatement et s'y distend comme en un bain,
et, qu'en somme, «le moins amusant », c'est quand
il faut écrire le bouquin...
— Vous allez rire de l'objet de ma démarche,
fais-je alors. Je viens tout simplement vous de-
mander si vous comptez mettre un chat dans ce
prochain roman que vous préparez. N'en avez-vous
pas déjà mis un dans En Ménage, puis un dans En
Rade, puis un, enfin, dans Là-Bas ? Cette insis-
tance à donner à la bête que haïssait Toussenel un
rôle dans la plupart de vos livres m'a particuliè-
ment frappé, et comme je m'occupe, à l'heure qu'il
est, de constater les sympathies ou les répugnances
éprouvées par les artistes à l'égard des bêtes...
— Vous ne trouverez guère en moi, je vous en
avertis, répond M. Huysmans, de sympathie que
pour les chats. En matière de bêtes, je n'ai point
l'éclectisme de Gautier: je n'aime, en vérité, que
les chats ; mais je les aime déraisonnablement,
pour leurs qualités et en dépit de leurs nombreux
défauts. Je ne sais trop s'il y aura un chat dans
mon prochain livre. En tout cas, cela n'aurait rien
d'impossible...
166 BÊTES ET GENS DE LETTRES
— Mais, pour avoir eu cette constante préoccu-
pation du chat dans vos œuvres, est-ce donc qu'on
en peut compter plusieurs à votre foyer?
— Je n'en possédai jamais qu'un seul exem-
plaire à la fois. Un seul chat me suffit, et — c'est à
la lettre — je ne saurais vivre sans un chat. Oui,
je serais très malheureux, vous m'entendez? si je
devais vivre sans un chat chez moi. Je sentis ça
quand creva mon cher Barre-de-Rouille.
— Ah! le chat d'En Ménage...
— Oui. Il était rouge, barré d'orange. C'était,
d'ailleurs, un chat de gouttières, mais de la
grande espèce. Il était énorme. Puis, c'était un
chasseur extraordinaire : le soir, en été, il se
rasait sur le balcon pendant des heures, et, com-
ment faisait-il son' compte ? il attrapait des
chauves-souris qu'il rapportait vivantes dans l'ap-
partement. C'était alors toute une aventure, parce
qu'il s'amusait des journées entières avec ses
malheureuses victimes... Il fut pris de crises
d'épilepsie, et je dus prendre le parti très dur de
le faire abattre chez moi par le vétérinaire...
Quand je rentrai, le soir, du ministère en ma
chambre, et que je n'y vis plus de Barre-de-
Rouille, je ressentis une vraie douleur, et je des-
cendis immédiatement chez ma concierge pour la
JORIS-KARL HUYSMANS 167
prier de me procurer bien vite un autre chat...
» Huit jours après, une dame me dit : « Je vous
en ai trouvé un. Il est charmant. — Gomment
est-il ? Est-il gris poussière? » (C'est ainsi que je le
voulais.) « Oui, il est gris poussière, et barré. —
Ça me va. Ayez l'obligeance de me l'envoyer. »
On m'apporta la bête le soir. Il ne me fit déjà pas
une trop bonne impression ; mais, le lendemain,
ce fut bien pis, quand, au grand jour, je le vis dans
sa laideur cruelle. Il était exorbitamment laid, ce
chat. Maigre ainsi qu'un cent de clous, il portait
la tête allongée en forme de gueule de brochet, et,
pour comble de disgrâce, il avait les lèvres noires;
il était dérobe gris cendre, une robe canaille, aux
poils ternes et secs. Sa queue épilée ressemblait à
une ficelle munie au bout d'une petite houppe, et
la peau de son ventre, qui s'était sans doule dé-
collée dans une chute, pendait telle qu'un fanon
dont les poils balayaient mes tapis. N'étaient ses
grands yeux câlins, dans l'eau verte desquels
tournoyaient sans cesse des graviers d'or, il eût
été, sous son pauvre et flottant pelage, un bas fils
de la race des gouttières, un chat inavouable.. .
» C'est — à très peu de chose près — ainsi que
je le peins dans En Rade. Mais, ce presque ina-
vouable chat, je l'avouai, car il se montra cares-
168 BÊTES ET GZNS DE LETTRES
sant. Je le gardai donc et le baptisai du nom de
Mouche.
— Gomme dans Là-Bas.
— C'est lui-même. En réalité, le chat d'En Rade
n'a de Mouche que les physiques laideurs, et ce
sont mes observations sur la mort de mon cher
Barre-de-Rouille qui m'ont servi à décrire la fin
de ce chat exorbitant d'En Rade. Quant à Mouche,
son caractère propre est restitué dans Là-Bas.
C'est un vrai philosophe : il assiste, curieusement
mais calmement, aux ébats les plus intimes de
Durtal et de sa maîtresse, et, dans ses yeux verts
aux graviers d'or girant, il y a, à ces minutes-là,
presque une pensée, lisible : à la vue de la bête-à
deux-dos, il se dit, on jurerait qu'il se dit: « Ça,
comme c'est inutile ! »
» J'ai donc gardé Mouche. C'est le chat affec-
tueux, qui vous attend à la porte et gronde s\m-
pathiquement quand vous rentrez. Il va sans dire
que mes chats sont des chats auxquels je fais
extirper les germes de l'amour. À ce propos, je
puis vous affirmer que les chats possèdent la fa-
culté de mémoire. Yoici un exemple : un chat noir,
celui de ma concierge, avec lequel j'étais en
bonnes relations d'amitié, m'était venu, un matin,
rendre visite. J'étais en train de le présenter à
JORIS-KARL HUYSMANS 169
Mouche, quand on frappa à ma porte. J'allai ouvrir.
Alors, advint une chose comique. A l'aspect du
survenant, le chat noir de la concierge, fou de
peur, bondit sur le carré, et ce fut, par l'escalier,
une dégringolade d'animal fouaillé, tandis que
Mouche, bête comme une oie, en chat essentielle-
ment affectueux, allait de lui-môme se livrer au
quidam, lequel, sans fausse sentimentalité, l'émas-
culait sur-le-champ. Or, le chat noir, ayant naguère
subi l'opération, avait, le croiriez-vous? reconnu,
positivement reconnu le coupeur de chats, que
j'attendais ce matin-là...
» Vous pourriez penser que, lorsqu'un chat a
perdu — pour me servir de l'adorable expression
d'un éditeur-annotateur des Lettres et épitres amou-
reuses dCHèloïse et d'Abailard — « les vrais témoins
de sa virilité », vous imagineriez volontiers que ce
chat ainsi accommodé vivra sa vie dans la com-
plète paix des sens. Il n'en va pas ainsi, et il n'est
pas que vous n'ayez observé le vice répugnant des
chats coupés et leur délectation à se vautrer sur
les dessous diversement odorants des femmes.
Oui, cette bête, qui n'a pas la saleté du chien, le-
quel va jusqu'à manger des excréments humains,
cette bête a des saletés spéciales. Mouche possède,
ainsi, son côté dégoûtant. Mais, que voulez-vous?
15
170 BÊTES ET GENS DE LETTRES
chacun a ses faiblesses, et cela n'empêche pas que
le chat seul aura accès chez moi et n'y sera jamais
dépossédé par une autre bête...
» Un détail que vous ignorez peut-être, touchant
les chats à Paris, c'est qu'il y en a plus de trois
cents à la Halle-aux-Vins. La Halle-aux-Vins, c'est
le grand refuge, l'asile des chats qui ont cessé de
plaire. Ils vivent là, sans être inquiétés, faisant
massacres de rats parmi les innombrables ton-
neaux. Même, des âmes charitables leur apportent
quotidiennement de généreuses pâtées; car il n'est
pas que les moineaux du Luxembourg, il y a aussi
les chats de la Halle-aux-Yins ; et c'était pour moi
grande joie d'yeux que de contempler ces trois
cents indépendants du haut d'une maison de la
rue des Fossés-Saint-Bernard où perchait un mien
ami... »
XVIII
EMILE BERGERAT
Les ours de M. Bergerat. — Théophile Gautier et sa ména-
gerie. — Le lézard de madame Bergerat. — La demi-àme.
— Bistu. —Un lièvre chasseur. — Le père Toussenel. —Ce
que pensent les têtes de la littérature.— Un chien vol-
tairophobe. — Bergerat parjure.
M. Emile Bergerat a déménagé. Ses cartes de
visite portent, en grandes lettres, la mention:
Changement de domicile. Mais Galiban n'a point
quitté son tranquille et aéré quartier des Ternes ;
il s'est rapproché des fortifications et habite main-
tenant le 76 de la rue Laugier, tout près de la rue
Galvani, où réside M. Jean Richepin.
On sait que M. Emile Bergerat a épousé made-
moiselle Estelle Gautier, et qu'il professe pour la
mémoire de son beau-père un culte qui l'a poussé
172 BÊTES ET GENS DE LETTRES
jusqu'à mettre en vers le Capitaine Fracasse, pour
l'adapter à la scène... Oh! les ours de Bergerat I
Gomment, dans l'occurrence, eussé-je pu omettre
d'aller voir si célèbre conservateur de si spéciaux
plantigrades? — Et, cependant, je n'ai pas de-
mandé à les voir, ces terribles, ces trop fameux
ours. Au demeurant, je savais leur histoire, que
M. Bergerat a si tendrement écrite ; picaresque
histoire que tout le monde connaît.
Il faut tout dire. En allant voir M. Emile Ber-
gerat, il me semblait un peu aussi aller voir le
grand Théo, qui eut une âme si exquise aux bêtes;
le grand Théo, que M. Edmond de Goncourt évo-
quait dans cette mansarde de la rue de Beaune,
« si petite, que la fumée de son cigare vous taisait
apercevoir à l'ouverture de la porte ainsi qu'une
étrange peinture effacée » ; dans le flou de cette
peinture on distinguait « le blême et immobile
maître du logis, sous son bonnet de doge à deux
cornes, et avec sur ses genoux ses maigres chats,
ses chats iaméliques... »
Je trouvai M. et madame Bergerat réunis dans le
cabinet de travail.
Naturellement, il fut tout de suite question de
l'amour des bêtes chez Gautier, et M. Bergerat se
mit à parler.
EMILE BERGERAT 173
— Gomme il l'a dit lui-même, Théophile Gautier
eut, de tout temps, pour les chats en particulier et
pour les animaux en général, une tendresse de
brahmane ou de vieille fille. Il racontait souvent
l'histoire véridique de son premier ami parmi les
bêtes, de Cagnotte, qu'un rusé marchand de
chiens du Pont-Neuf avait revêtu d'une espèce de
paletot en peau d'agneau frisée pour lui donner
l'apparence d'un caniche. Gautier appela son pre-
mier chat Childebrand, pour contrecarrer Boileau.
« Les chats sont les tigres des pauvres diables »,
a-t-il écrit quelque part. Illes aima passionnément.
Iln'estpas que vous ne connaissiez l'histoire de Ma-
dame-Théophile, qui avait legoût des parfums et de
la musique : les pages consacrées à cette chatte et
à son aventure avec un perroquet figurenten toutes
les anthologies. Dans son délicieux livre, Ménagerie
intime, Gautier, racontant toutes ses bêtes, divise
ses nombreux chats en deux dynasties : la blanche
et la noire. Firent partie de la dynastie blanche :
Don-Pierrot-de-Navarre, chat esthétique, amateur
de littérature, etSéraphita, la rêveuse et contem-
plative Séraphita. De ce couple blanc comme neige,
naquirent trois chats noirs comme de l'encre :
Enjolras, qu'on s'imagina de raser à la façon des
caniches pour compléter sa physionomie de lion,
15.
174 BÊTES ET GENS DE LETTRES
et qui, ainsi accommodé, ressembla bien plutôt à
quelque chimère japonaise; Gavroche, voyou et
partageux, et Eponine, qui donna tant de preuves
d'intelligence qu'elle fut élevée, d'un commun
accord, à la dignité de personne et eut sa chaise au
déjeuner et au dîner. De l'accouplement d'Eponine
et d'un magnifique angora gris argent nommé Zizi
naquit Gléopâtre, plus noire que l'Erèbe... Des
chats passons aux chiens. Gautier en eut six: l'in-
telligent Luther; Zamore, artiste éperdu de choré-
graphie et qui avait pour les femmes le dédain le
plus absolu ; Kobold, le king-charles, qui savait
chanter et mangeait de la terre ; Myrza, qui appar-
tint à la Giulia Grisi et fut peinte par M. Yictor
Madarasz, artiste hongrois ; Dash, un roquet gre-
dinè, qui dans un corps de Thersite avait une
âme d'Achille; et, enfin, Néro... La sympathie de
Gautier pour les chiens fut pourtant, je le crois,
toujours un peu tempérée par un mauvais sou-
venir qui remontait au temps de son internement
au lycée Louis-le-Grand. « Je mourais de froid,
d'ennuie et d'isolement, disait-il, entre ces grands
murs tristes, où, sous prétexte de me briser
à la vie de collège, un immonde chien de cour
s'était fait mon bourreau. Je conçus pour lui une
haine qui ne s'est pas encore éteinte. S'il m'appa-
EMILE BERGERAT 175
raissait reeonnaissable après ce long espace de
temps, je lai sauterais à la gorge et je l'étrangle-
rais! »... Le grand Théo eut aussi des caméléons,
un lézard et une pie. Les caméléons, achetés dans
une auberge de Puerta-de-Santa-Maria, moururent
avant de voir la France. Le lézard... Mais, au fait,
demandez donc à madame Bergerat qu'elle vous en
parle.
— Monsieur doit le connaître, puisqu'il figure
dans la Ménagerie intime de mon père. C'est ma
sœur Judith qui me l'avait envoyé de Fontaine-
bleau. Nous l'appelâmes Jacques. Jamais il ne me
quittait. Sa place favorite était dans mes cheveux,
près de mon peigne. Ainsi niché, il allait avec moi
à la promenade et même au théâtre. Sa nourri-
ture consistait en gouttes de lait qu'il venait lécher
au bout de mon doigt. Un jour, je partis en
voyage, et, vu la rigueur de la saison, je n'osai em-
porter Jacques. Il se laissa mourir de faim et de
chagrin... Nous eûmes aussi une pie. Margot jouait
à cache-cache avec nous et courait après nos chats
pour leur pincer la queue. C'était une bête bien
amusante; malheureusement, elle était voleuse
comme la Gazza ladra.
— Mon beau-père eut aussi des chevaux, vous le
savez, reprit M. Bergerat. Sss deux ponies du
176 BÊTES ET GENS DE LETTRES
Shetland, pas plus grands que des chiens, firent
la joie des caricaturistes et durent être remplacés,
pour cause d'insuffisance, par Jane et Betsy, deux
autres ponies gris pommelé. Mais Jane et Betsy ne
purent s'entendre, et cette dernière céda la place
à la Blanche, qui fit bon ménage avec Jane. Ces
deux bêtes allaient d'elles-mêmes au journal, à
l'imprimerie et chez les éditeurs. Théophile
Gautier dut les vendre pendant la Révolution de
Février. «Dans l'écroulement dema mince fortune,
a-t-il dit à cette époque, c'est la seule perte qui
m'ait été sensible. »
» Quant aux bêtes qu'il a mises dans son œuvre,
inutile, n'est-ce pas ? de vous en parler. Vous con-
naissez Miraut et Belzéhuth, le chien et le chat du
baron de Sigognac, et vous savez avec quel amour
Gautier parla des chevaux dans presque tous ses
livres.
— Le maître — fis-je alors — pensait-il que
les bêtes eussent une âme?
M. Emile Bergerat sourit et répondit :
— Il leur accordait tout au moins une demi-
âme ; et je fais comme lui. Car j'ai eu des bêtes,
moi aussi. Avez-vous lu mes Poèmes de la Guerre?
— Non, balbutiai-je avec une candeur mêlée de
quelque honte.
EMILE BERGERAT T/7
— Je ne vous en veux pas, parce qu'en 1870,
vous n'étiez encore qu'un marmot. Sachez donc
que ce livre recèle le poème de Bistu, mon chien
Bistu, dont, au surplus, voici brièvement l'his-
toire : Bistu naquit d'un père inconnu — comme
bien d'autres plus célèbres ! Tout de suite, je com-
pris qu'il était fait pour être le chien d'un lyrique,
et je l'arrachai aux ténèbres auxquelles on voulait
le rendre. Ensemble, nous courions par les bois,
et, durant qu'il cherchait son os, moi je cherchais
ma rime. Il avait une passion déshonnête : il étran-
glait les chats avec volupté et les portait à la cui-
sinière. Mes amis étaient ses amis, et quand ils
étaient bien nippés, il daignait les accompagner
jusqu'à la porte et il honorait leurs visages du
commerce de sa langue ; — car les chiens ont ceci
de commun avec les nounous, c'est qu'ils. débar-
bouillent ceux qu'ils aiment. Pendant le siège,
Bistu fut volé par quelque infâme marchand de
vin qui le fit passer — pour du veau... Ce chien
mourut croyant à la France et à ses succès.
— On m'a aussi beaucoup parlé d'un lièvre...
— Un lièvre fameux, en -effet! Son histoire est
tout au long dans le Livre de Caliban, mais elle a
sa place tout indiquée dans votre travail sur nos
bêtes. La voici donc. Tous ceux qui m'ont fait
178 BÊTES ET GENS DE LETTRES
l'honneur de me rendre visite dans la maison-
nette que j'habitais, rue Vernier, ont été frappés
de la beauté ample du jardin qui la flanque. Ce
jardin mesurait quatorze mètres de long sur sept
de large : or, pour Paris, c'est immense. Honteux
de posséder un tel espace lorsque des gens qui va-
lent mieux que moi languissent dans des cases
piranésiennes, sans air, au huitième étage, il m'a-
vait paru décent d'utiliser ce sol perdu pour la
sainte bâtisse, et j'y donnai des chasses auxquelles
on vint assister de fort loin. D'abord, il me fallait
un chien, bien entendu. Ma vieille amie Diane,
une épagneule un peu mêlée, mais si douce, con-
sentit à se prêter à mes projets cynégétiques, quoi-
qu'elle n'eût jamais chassé que les mouches. Le
plus difficile à trouver, c'était un lièvre, du moins
un lièvre vivant. Le hasard me vint en aide. J'en
découvris un en cage. Quand je dis que j'en dé-
couvris un, c'est pour me vanter; cet honneur re-
vient à Diane elle-même. Elle vit un lièvre chez un
marchand de vins, et, avec sa bonté profonde, elle
alla lui donner un coup de langue de commiséra-
tion à travers les barreaux de sa cage. J'achetai le
lièvre et l'appelai Hyacinthe. Puis je le lançai dans
l'étendue prétentieuse dont je disposais grâce à un
bail de trois-six-neuf.
EMILE BEEGERAT 1"9
» Je ne sais pas quelle fonction sociale Diane
remplissait dans la nature selon la doctrine de
Toussenel, mais j'incline à croire que c'est celle
de sœur de charité. Dès qu'elle aperçut Hyacinthe
gambadant dans ce clos familier, elle s'élança de-
vant lui, pour le distraire, l'amuser, et elle lui en
fit les honneurs. Le lièvre, d'abord intimidé, et ne
connaissant pas encore les opinions zoologiques
de la maison, s'était réfugié sous un petit chariot
d'enfant, dans lequel une poupée dormait les
jambes en l'air; mais quand il vit que tout était à
la joie et que la chienne tournait tout autour de
la pelouse sans s'arrêter, il se précipita à sa suite,
et il la chassa, tayaut, tayaut !... Du haut du ciel,
votre demeure dernière, père Toussenel, vous de-
viez être content de moi. J'avais un lièvre qui
chassait le chien !
» Eh bien ! qu'est-ce que vous en dites?
— Je dis que c'est un paradoxe en action.
— Je reconnais que le paradoxe est un peu mon
faible. Un jour, j'en émis un qui fit enrager le père
Toussenel.
— Vous l'avez donc connu?
— Je crois bien ! C'était un bien bon homme,
qui fut dans l'art des lettres ce que le caricatu-
riste Grandville fut dans l'art du dessin. Il essaya
180 BÊTES ET GENS DE LETTRES
souvent de m'expliquer la chasse. « La caille —
s'écriait-il — se mange, et tout est là! — Par-
don, ripostais-je, mais le bœuf aussi ! Or, on
ne chasse pas le bœuf. Le gentilhomme qui join-
drait au plaisir de manger le bœuf celui de le
poursuivre par monts et par vaux, en sonnant
dans le cuivre des tayauts frénétiques, serait un
gentilhomme abusif et ridicule. — Chasser le
bœuf, disait Toussenel, quelle idée folle ! — D'ac-
cord, mais où commence le droit de chasse que
nous nous arrogeons sur les animaux ? Si c'est à
la comestibilité, le bœuf est plus comestible que
le cerf. Chassons le bœuf! »
— Je m'imagine fort bien — dis-je alors en
riant — le légitime ahurissement du papa Tous-
senel... Et, puisque nous voici, avec vous, en plein
domaine fantaisiste, j'ai bien envie (mais je n'ose
guère) de vous poser une question...
— Quelle?
— Ma foi! voici : Que croyez-vous que pensent
les bêtes de...
— De quoi?
— De la littérature?
— Mais votre question ne m'embarrasse pas du
tout. Elles ne l'aiment pas, la littérature, les bêtes !
Et comme elles ont raison ! Yous ne trouvez pas ?
EMILE BERGERAT 181
C'est si embêtant et si inutile ! Toutefois ils la pré-
fèrent en général à la musique. Pasteur vous dira
que la plupart des chiens hydrophobes lui vien-
nent par les orgues de Barbarie. Ensuite, ce sont
les poètes qui lui en envoient le plus... Je n'ai
jamais lu de mes vers à mes chiens par respect
pour leur candeur. A mes chats, c'est autre chose,
— ils se défendent par le ronron... L'un de mes
chers toutous disparus avait une haine particu-
lière contre Voltaire. Quand j'avais le dos tourné,
il en happait sournoisement un tome, et il le dé-
chiquetait voluptueusement en battant de la
queue. J'ai fini par lui abandonner le Diction-
naire philosophique en toute propriété, afin qu'il
épargnât le reste... »
A ce moment, le déjeuner fut annoncé. Aima-
blement, M. Bergerat voulut me retenir, mais je
dus décliner l'invitation.
Comme il me reconduisait, je lui dis :
— Ah ! j'oubliais de vous demander si vous avez
des bêtes en ce moment?
— Ne m'en parlez pas ! Nous sommes précisé-
ment dans le deuil à l'heure qu'il est : les trois
chiens que nous avait laissés Diane sont morts,
cette semaine, d'une fluxion de poitrine. Ah ! je
n'aurai plus de chiens, j'en fais bien le serment !
16
182 BÊTES ET GENS DE LETTRES
Et M. Bergerat prit un air si résolu que je m'en
allai persuadé.
Mais, le soir, en lisant le poème de Bistu, je vis
bien ce que valait l'aune de ce serment. Bistu dé-
bute, en effet, par ce quatrain :
Je n'en veux plus avoir! — Je jure
Que, même en flattant ceux d'autrui,
Je ne lui ferai pas l'injure
D'en aimer un autre après lui !
Or, quel compte devais-je tenir du serment jeté
à la volée dans un escalier, alors que M. Bergerat
n'avait pas su tenir un engagement si solennelle-
ment formulé envers lui-même dans la langue des
dieux, et qui, d'avoir été imprimé par M. Alphonse
Lemerre, prenait une importance si décisive !...
Allons, c'est entendu : il y aura encore de
joyeux jours pour les chiens chez M. Emile Ber-
gerat, parjure endurci.
XIX
STEPHANE MALLARME
Lilith. — « Les chats, seigneurs des toits. » — Visions di-
verses. — Une arrière-vibration. — Lilith attend monsieur.
— Hallucinations. — Tonsure à dorer. — Saladin, prince
d'Asie. — Les papiers de feu Saladin. — Histoire courte
d'un chat-huant.
Rue de Rome, 89, au quatrième, en un chétif
appartement, M. Stéphane Mallarmé coule de
calmes jours entre sa femme, sa fille — et son
chat.
Madame Mallarmé est aimable ; mademoiselle
Mallarmé est spirituelle ; le chat est noir. Ce chat,
d'ailleurs, est une chatte, et répond au nom —
très préhistorique — de Lilith.
Quant à M. Stéphane Mallarmé, que M. Paul
Verlaine a mis dans le rang des « poètes mau-
184 BÊTES ET GENS DE LETTRES
dits », je lui trouve l'air aussi peu maudit que
possible.
En caressant la bête, j'ai conversé avec les gens.
A peine me suis-je assis que Lilith saute sur
mes genoux et se met à ronronner, ce qui cause
dans la famille une stupéfaction visible. On m'ex-
plique, du reste, que Lilith, sauvage à l'ordi-
naire, fait preuve à mon égard d'une confiance
sans précédents en son histoire. Je me déclare
tort honoré de cette démarche flatteuse de Lilith,
qu'en retour, je me mets à frictionner copieuse-
ment. Durant que je me livre à cet exercice tou-
jours pour moi plein de charme, M. Stéphane
Mallarmé, la pipe à la bouche, me parle, d'une
voix légère, un peu câline, et qui, de temps en
temps , se bémolise d'ironie — mais vaguement,
oh ! combien !
— Les chats? commence-t-il. En un poème
en prose, je les appelai : seigneurs des toits. C'est
peu, et tout mon sentiment sur eux, certes, ne
tient pas dans cette épilhète. Je les ai toujours
contemplés avec curiosité. Ils ont eu beaucoup de
mon attention. Je dois dire que je les ai vus, se-
lon les époques, très différemment. Le chat fut
d'abord, pour moi, l'idole secrète de l'apparte-
ment. Un chat, trônant sur un meuble, avec la
STÉPHANE MALLARMÉ 185
double émeraude de ses yeux, je considérai cela
comme le dernier bibelot, le couronnement su-
prême. Je fus fervent. Puis, mon enthousiasme
tomba peu à peu. A force de contempler le chat,
je le trouvai moins raréfié. Je lui vis le ventre du
lapin... Grâce à Lilith, cependant, cette déprécia-
tion de l'espèce n'a pas persisté en moi. Je me
rends bien compte — eh ! oui — que Lilith n'est
pas une panthère noire et qu'on en peut faire une
gibelotte ; mais j'estime, d'autre part, que, mise
à sa place; à l'heure convenable, cette bête n'est
pas sans mérite.
En attendant, sans se préoccuper ni de la place
ni de l'heure propices, Lilith continue à me prodi-
guer ses faveurs et ses grâces. De mon côté, je
persévère dans mon massage dont l'énergie la fait
— telle une vague — ondulante et presque défer-
lante sous mes doigts électrisés.
— N'est-ce pas, poursuit M. Mallarmé paterne-
ment, n'est-ce pas que le chat est la place même,
le motif de la caresse ? Et, fait-il, amincissant sa
voix câline en même temps que de sa pipe tenue
en ostensoir sortent des spirales légères de fumée
bleue, et il n'est pas jusqu'à l'arrière-vibration
de la caresse — qui est la queue — à laquelle il ne
s'offre...
16.
186 BÊTES ET GENS DE LETTRES
— Lilith me paraît particulièrement friande de
cette arrière-vibration dont vous me parlez.
La chatte, en effet, frémit et ronronne plus fort
quand passent sous ma paume savante les derniers
grains de son chapelet de vertèbres...
La toute gracieuse mademoiselle Mallarmé parle
alors :
— Elle est étonnante, vraiment, Lilith, ce soir,
dit-elle. Nous ne la vîmes jamais si iamilière.
Cette constatation, je l'avoue, flatte mon amour-
propre (où l'amour-propre va-t-il se nicher !) ;
mais M. Mallarmé observe :
— Lilith, il est vrai, se révèle expansive singu-
lièrement. Pourtant, cette attitude s'explique :
voici pour elle venir le moment de l'année où je
lui concède un mari...
Pour le coup, un peu dégoûté de Lilith, je me
refuse, malgré ses réclamations instantes, à pro-
voquer davantage l'arrière-vibration de la caresse
à laquelle elle s'offre encore...
— Avant Lilith, j'ai eu Neige, se met à raconter
le maître. Neige était une divine créature, que
nous gardâmes trop peu de temps pour que je vous
en puisse parler. Lilith, elle, me donna des impres-
sions que je n'ai retrouvées nulle part. Ainsi, j'ai
pu constater qu'il y a des instants où Lilith devient
STÉPHANE MALLARMÉ 187
une personne, des minutes où sa tête de chatte
noire devient positivement une tête de femme
noire; des minutes où, tout à coup, au gré de mon
regard halluciné, cette tête de chatte se mue en
face d'idole... Puis, soudain aussi, le charme
étrange se rompt quand Lilith saute de la chaise
où elle se figeait et quand je vois s'en aller sous un
meuble cette tête de femme — àl'Odilon Redon —
traînant après elle un corps insuffisant... Et c'est
une impression très triste...
Lilith, plus calme, s'immobilise sur mes genoux
en un geste de bête de blason, et, comme j'admire
ces airs héraldiques, M. Mallarmé dit :
— Elle a parfois de véritables poses de tarasque.
C'est une bête délicieuse, qui n'a qu'une imperfec-
tion.
— Laquelle donc?
M. Mallarmé a un rire des yeux. Il me désigne
Lilith, qui, s'étant dressée, me tourne en ce mo-
ment le dos et me caresse le bout du nez avec la
mèche du cierge noir de sa queue. Il me dit:
— C'est cette tonsure qu'elle vous montre impu-
diquement, ce coin nu de sa bestialité... J'ai sou-
vent songé à dorer cela...
J'éclate de rire, car la chose a été dite avec
cette simplicité de ton spéciale à Alphonse Allais,
188 BÊTES ET GEN3 DE LETTRES
prince des pince-sans-rire de cette fin de siècle.
Remis, je demande encore àl'auteur du Don du
Poème impassible :
— En résumé, que pensez-vous du chat? Est-ce
un animal estimable?
— Je ne m'embarrasse guère d'examiner s'il est
hypocrile et fourbe, comme on le prétend. Je ne
le crois pas très criminel. Il aime surtout la mai-
son, c'est vrai, mais il ne doit point être tout à
fait incapable d'affection pour ceux qui habitent
cette maison. En somme, je pense que le chat est
nécessaire à un intérieur. Il le complète. C'est lui
qui polit les meubles, en arrondit les angles, lui
qui donne à l'appartement du mystérieux. Il est
bien le dernier bibelot, le couronnement suprême.
Je pourrais tirer de M. Mallarmé bien d'autres
choses ingénieuses et jolies sur le chat ; mais
comme, à sa façon décisive de tirer sur sa pipe, je
crois voir qu'il tient ses derniers mots pour le final
hommage de ce soir aux « seigneurs des toits », je
n'insiste point.
An demeurant, le maître coupe court en disant :
— J'ai fait aussi l'école du chien avec Saladin.
Saladin était un lévrier-kirgiz de Samarkand. Ses
longues oreilles — telles celles d'un griffon — lui
donnaient l'air d'une vieille dame qui n'eût pas
STÉPHANE MALLARMÉ 189
achevé de se coiffer. Il avait une démarche de
prince d'Asie. Mais il languissait dans l'apparte-
ment, il y dépérissait. Le chien n'est possible qu'à
la campagne. Quand, d'aventure, je sortais Saladin,
cette brave bête se livrait à des courses tellement
folles qu'il m'advint d'être obligé de prendre une
voiture pour le suivre et ne le rattraper encore
qu'à l'un ou l'autre bout de Paris. Je ne l'eus guère
longtemps, car il tomba malade, et je dus le mettre
à l'infirmerie pour les chiens et les chats de
M. Bourrel, rue Fontaine-au-Roi. Couvert de trois
« gâteuses » et d'un bonnet, il trépassa chez ce
brave ex-vétérinaire militaire, lequel, en l'occur-
rence, nous adressa deux lettres que j'estime tout
à fait touchantes.
Je demande à prendre connaissance de ces deux
lettres qui sont connues dans la famille Mallarmé
sous le nom de « papiers de feu Saladin ».
Les voici, dans leur naïveté en effet touchante.
La première, adressée à mademoiselle Mal-
larmé :
«Paris, 8 avril 1882.
» Mademoiselle,
» La paralysie de Saladin a fait, malheureuse-
ment, des progrès. Ses doigts de derrière se re-
190
BETES ET GENS DE LETTRES
plient quand on veut le faire marcher et son dos se
voûle très fort.
» Il a quelques crises. En somme, son état a
empiré depuis que vous l'avez quitté.
» Il conserve assez d'appétit.
» Nous faisons tout le possible pour vous con-
server ce bel animal.
» Je suis avec respect, mademoiselle, votre
humble serviteur.
» BOURREL.
» Bien le bonjour à vos chers parents. »
La seconde est bien plus encore d'un excellent
homme. Jugez-en.
« Paris, 12 avril 1882.
» Monsieur,
» Je redoutais beaucoup la séparation de votre
regretté chien de vous tous. Est-ce à elle qu'on
doit attribuer la reprise de terribles crises qui lui
ont donné la mort?
» En grande partie, je le crois, quoiqu'il existât
chez lui des lésions nerveuses inguérissables peut-
être.
» La paralysie du train postérieur s'étant accen-
tuée, il était fort à craindre que votre bel animal
STÉPHANE MALLARMÉ 191
ne restât perclus, infirme, et que le dénouement
qui me fait de la peine, en considération du grand
attachement que vous portiez à votre chien, ne soit
la meilleure solution.
» Il y avait à craindre, en effet, que la cure ne
pût jamais être complète.
» Veuillez agréer, monsieur, mes salutations
dévouées.
» Bourrel, »
Quel brave cœur, n'est-ce pas, ce Bourrel?...
Pendant que je prends copie de ces deux docu-
ments, mademoiselle Mallarmé m'apprend qu'elle
a eu un chat-huant nommé Glair-de-Lune. Clair-
de-Lune, avec le fromage blanc de sa face, avec
son bonnet de plumes à la Marie-Stuart et la cou-
leur écorce claire de son ventre et de ses ailes,
était, paraît-il, un «joli» chat-huant. Gomme tous
les chats-huants, il avait — tournant continuelle-
ment sa tête de gauche à droite et de droite à gau-
che — des mouvements de mime antique. Primiti-
vement, ce chat-huant passait ses jours en une
cage à la porte d'un marchand d'oiseaux installé
en face d'un lycée. Les petits élèves de ce lycée
martyrisaient le pauvre Glair-de-Lune, et cela na-
vrait mademoiselle Mallarmé, qui obtint de son
192 BÊTES ET GENS DE LETTRES
père qu'on achetât, pour six francs, le pauvre nyc-
talope. On l'emmena à Valvins, en Seine-et-Marne,
où il vécut quelque temps dans un poulailler. Un
jour, M. Paul Arène l'y vit et le demanda à made-
moiselle Mallarmé pour M. Charcot.
Depuis ce temps, on est sans nouvelles de Glair-
de-Lune.
XX
MAURICE BARRES
Scrupules. — Bêtes et gens. — Bérénice, les canards et l'âne. —
— Ce que Philippe découvre dans le jardin d'une petite fille.
— Les compagnons de Petite-Secousse. — M. Barrés et
ses phoques. — Les frères des chiens et les nôtres. — La
jambe du gardien. — Un cri de propriétaire. — Le fils de
Frimousse. — Le métier de Jenny, la tortue. — Fatougay.
— Je ne connais pas le chameau. — Les écuries de l'homme.
Je m'étais fait, a priori, une idée passablement
fausse du caractère extérieur de M. Maurice Barrés,
et je balançai assez longtemps avant de me dé-
cider à lui faire passer ma cartede modeste et tem-
poraire historiographe des animaux de lettres.
Je craignais, à vrai dire, qu'il n'estimât fort mé-
diocre ma préoccupation, qu'il ne m'accusât, tout
d'abord, de me dépenser en une agitation vaine;
17
19 i BÊTES ET GENS DE LETTRES
et j'avais peur aussi qu'il ne m'en voulût de venir
troubler son subtil réveil du matin, d'interrompre
inopportunément sa constante recherche de l'unité
de sa vie ; et, surtout, peur de ne lui apparaître
personnellement que comme un bien maussade
instant de l'intelligence humaine.
Certes, je ne vise point à me donner plus d'im-
portance qu'en l'occasion il n'est convenable,
mais, à tout prendre, l'objet que j'ai entendu pour-
suivre n'est ni aussi vain, ni aussi mince, il me
semble, que certains se sont plu à me le faire en-
tendre : montrer la place que peut occuper l'animal
au foyer et dans l'œuvre de l'écrivain, est-ce, en
effet, tant que cela dépourvu de signification?
Quoi qu'il en soit, j'ai trouvé auprès de M. Mau-
rice Barrés un accueil affable et d'une très char-
mante simplicité.
D'ailleurs, en relisant le Jardin de Bérénice, avant
de me mettre en présence de son auteur, j'acquis
la certitude qu'aucun lettré plus que lui n'eut
l'âme douce aux animaux, aux « pauvres ani-
maux », qu'il comprend, j'en suis sûr, dans la ca-
tégorie de « ceux de qui la beauté fut humiliée »,
seuls êtres qu'il déclare vouloir gratifier de sa pitié
sincère. En ce volume délicieux, troisième du
Culte du Moi, les bêtes jouent un rôle vraiment
MAURICE BARRÉE 195
considérable, et quand elles n'y sont point directe-
ment acteurs, elles y deviennent, dans la phraséo-
logie de M. Barrés, l'un des termes de fréquentes
comparaisons. Ainsi, au chapitre sixième du livre,
Philippe nous raconte que, M. Charles Martin lui
ayant été présenté, ils surent avoir vis-à-vis l'un
de l'autre une courtoise attitude, et il ajoute :
« Quand on est né chien et qu'on rencontre une
personne née chat, il est toujours flatteur de sentir
qu'on fait voir en ce moment le plus beau résultat
de la civilisation, en ne se jetant pas l'un sur
l'autre. » Ainsi, devant la détresse des yeux que
tourne vers lui Bérénice agonisante, il s'écrie :
« Ah ! ce regard où de pauvres hommes et de pau-
vres bêtes nous avouent le bout de leurs forces ! »
Et, de même, quelques lignes plus bas : « Elle eut
la mort d'un pauvre animal qui pour finir se met
en boule dans un coin de la maison de son maître,
mais d'un maître dont il est aimé. »
Avant de rapporter la conversation que j'eus
avec M. Maurice Barrés, je ne puis résister à la
tentation que j'ai de reproduire ici deux ou trois
pages du Jardin de Bérénice, pages magnifiques en
lesquelles apparaît toute la beauté et la grandeur
touchante du rôle que M. Maurice Barrés a confié
à de très humbles animaux.
196 BÊTES ET GENS DE LETTRES
« Ah! Simon, si tu étais là et que tu visses Bé-
rénice, ses canards et son âne échangeant, celle-
là, des mots sans suite, ceux-ci, des cris désor-
donnés d'enfants, et ce dernier, de longs braie-
ments, témoignant chacun d*un violent effort pour
se créer un langage commun et se prouvant leurs
sympathies par tous les frissons caressants de
leurs corps, tu serais touché jusqu'aux larmes.
Isolées dans l'immense obscurité que leur est la
vie, ces petites choses s'efforcent hors de leur
défiance héréditaire. Un désir les porte de créer
entre eux tous une harmonie plus haute que n'est
aucun de leurs individus.
» Viens à Aiguës-Mortes, et tu découvriras entre
ce paysage, ces animaux et ma Bérénice, des points
de contact, une part commune. Il t'apparaîtra
qu'avec des formes si variées, ils sont tous en
quelque façon des frères : des réceptacles qui
mourront de l'âme éternelle du monde. Ame se-
crète en eux et pourtant de grande action. Je me
suis mis à leur école, car j'ai reconnu que cet
effort dans lequel tous ces êtres s'accordent avec
des mœurs si opposées, c'est cette poursuite même,
mon cher Simon, dont nous nous enorgueillissons,
poursuite vers quelque chose qui n'existe pas en-
core. Ils tendent comme nous à la perfection.
MAURICE BARRÉS 197
» Ainsi, ce que j'ai découvert dans le misérable
jardin d'une petite fille, ce sont ces assises pro-
fondes de l'univers, le désir qui nous anime tous!
» Ces canards, mystères dédaignés, qui navi-
guent tout le jour sur les petits étangs et venaient
me presser affectueusement à l'heure des repas, et
cet âne, mystère douloureux qui me jetait son cri
délirant à la face, puis, s'arrêtant net, contemplait
le paysage avec les plus beaux yeux des grandes
amoureuses, et cet autre mystère mélancolique,
Bérénice, qu'ils entourent, expriment une angoisse,
une tristesse sans borne vers un état de bonheur
dont ils se composent une imagination bien con-
fuse, qu'ils placent parfois dans le passé, faisant
de leur désir un regret, maïs qui est en réalité le
degré supérieur au. leur dans l'échelle des êtres.
C'est la même excitation qui nous poussait, toi et
moi, Simon, à passerd'une perception à une autre.
Oui, cette force qui s'agite en nos veines, ce moi
absolu qui tend à sourdre dans le moi déplorable
que je suis, cette inquiétude perpétuelle qui est la
condition de notre perpétuel devenir, ils la con-
naissent comme nous, les humbles compagnons
que promène Bérénice sur la lande. En chacun est
un être supérieur qui veut se réaliser.
v La tristesse de tous ces êtres privés de la
17.
198 BÊTES ET GENS DE LETTRES
beauté qu'ils désirent, et aussi leur courage à la
poursuivre les parent d'un charme qui fait de cette
terre étroite la plus féconde chapelle de médita-
tion. Sous cette diversité de ruines, de landes,
d'animaux et de jeune femme, un diamant luit,
qui m'éclaire l'harmonie de ce petit coin et qui
m'éclairera le monde.
» Cette lumière cachée, c'est l'inconscient, c'est
le feu qui entrelient l'univers de toute éternité.
» Je ne pouvais mieux le percevoir que dans
cette campagne dénudée d'Aigues-Mortes, où, les
choses fugitives étant rares, il semble que nous
soyons moins détournés de l'essentiel. Dans cette
région de sel, de sable et d'eau, où la nature, plus
dure, moins abondante qu'ailleurs, semble se prê-
ter plus complaisamment à l'observation, comme
un prestidigitateur qui décompose lentement ses
exercices et simplifie ses trucs pour qu'on les com-
prenne, cette petite fille toute d'instinct, ces ani-
maux très encouragés à se faire connaître m'ont
révélé le grand ressort du monde, son secret.
» Combien la beauté particulière de cette con-
trée nous offrait les conditions d'un parfait labora-
toire, il semble que tous, parfois, nous le recon-
naissions, car il y avait des heures, au lent coucher
du soleil sur ces étangs, que les bêtes, Bérénice et
MAURICE BARRÉS 199
moi, derrière les glaces de notre villa, étions rem-
plis d'une silencieuse mélancolie. »
Et suivent d'autres pages, encore superbes et
plus ferventes, que je voudrais tant citer de même !
Mais le souci des proportions me ramène. Et, mal-
gré tout, il est indispensable, je le crois, de repro-
duire aussi ces quelques lignes qui précèdent de
beaucoup les pages qu'on vient de lire, lignes en
lesquelles on voit entrer en scène l'âne et les
canards de Bérénice et qui montreront quel peu
banal amoureux des bêtes s'enferme en l'enveloppe
tant soit peu froide et sceptique de M. Maurice
Barrés :
« Singulière fille ! elle me montra, qui jouait
dans son jardin, un de ces ânes charmants de
Provence, aux longs yeux résignés, et des canards,
un peu viveurs et dandineurs, qui des étangs reve-
naient pour leur repas du soir. Je reconnus cette
générosité d'âme, jadis devinée sous son masque
trop serré d'enfant. Pourquoi toujours rétrécir
notre bonté, pourquoi l'arrêter au chien et au
chat? En moi-même, je félicitai Petite-Secousse d'a-
voir précisément choisi l'âne -et le canard, pauvres
compagnons, à l'ordinaire sevrés de caresses et
même de confortable, parce que, sur leur main-
tien philosophique, ils sont réputés se satisfaire
200 BÊTES ET GENS DE LETTRES
de très peu de chose. Leur volonté amortie de
brouillards, leur entêtement de besoigneux, elle
comprenait tout cela, sans dédain ni répugnance. »
— Les bêtes, m'a dit le jeune maître, sont des
êtres qui désirent et qui souffrent. Je lis des
poèmes dans les yeux de certaines bêtes. J'ai parlé
du regard des petits ânes, et, dans le même genre
de bonté, je vous signalerai le regard des phoques.
Oui, les yeux de l'âne et ceux du phoque expriment
la bonté. Les phoques, surtout, avec leurs petites
moustaches, sont fort attendrissants.
— N'ai-je point ouï dire, demandaije alors à
M. Barrés, que vous avez, chez vous, un de ces
amphibies ?
— Ah ! oui, la légende de Monsieur Barrés et ses
phoques ! s'exclama-t-il en souriant. Légende
absurde, du reste, et qui a cours depuis ma confé-
rence au Théâtre d'Application sur Le Jeune
homme moderne. M'adressant à tous ceux qui se
sentent faibles devant la vie, je leur dis, entre
autres choses, que si notre Moi sent trop de
sécheresse, il faut rentrer dans l'instinct, aimer les
humbles, les misérables, ceux qui font effort pour
croître. Venait alors la fameuse phrase sur les
phoques : « Au soleil incliné d'automne qui nous
fait sentir l'isolement aux bras même de notre
MAURICE BARRÉS 201
maîtresse, courons contempler les beaux yeux des
phoques et nous désoler de la mystérieuse angoisse
que témoignent dans leur vasque ces bêtes au
cœur si doux, les frères des chiens et les nôtres. »
Là-dessus, des dames se levèrent et partirent.
Comme je disais que dans les renseignements les
plus logiques et les plus éloquents il y a moins de
force pour nous convaincre que dans les rensei-
gnements même fournis par la nature (c'est-à-dire
que la nature est meilleurs pédagogue qu'aucun
livre), et comme je venais de parler de MM. La visse
et de Vogue, elles s'imaginèrent que je manquais
à ces messieurs. Crainte frivole !... Quant aux
phoques, ce sont des animaux très affectueux,
pleins d'attachement pour leurs gardiens...
— Vous m'étonnez beaucoup. Les phoques du
Jardin d'Acclimatation n'ont-ils pas, un jour, cassé
une jambe à leur gardien ?
— C'est exact. Mais une enquête a établi que ce
gardien avait pris l'habitude de vendre le poisson
destiné à l'alimentation des phoques. Ceux-ci,
exaspérés par la faim, avaient cherché un moyen
de signifier à l'homme qu'il, eût à leur restituer
leur ration dans son intégralité. Au surplus, on
donna raison aux phoques, puisque le gardien fut
révoqué. Cette histoire rappelle assez bien celle du
202 BÊTt!S ET GENS DE LETTRES
chien de Montargis... A propos de chien, voulez-
vous voir le mien? Tenez, regardez dans le jardin.
Voyez cet énorme danois. C'est Porthos. Est-il assez
gros, hein ? Je ne dirai pas que c'est le plus gros
danois de Paris, parce que ce serait comme un cri
de propriétaire... Mais, je le pense. J'ai aussi un
caniche, le nommé Simon, dont le père, Frimousse,
a été célébré par Lemaître dans un « billet du
matin ». C'est très glorieux pour Simon à qui je
ferai, quelque jour, porter au cou ce billet collé
sur parchemin... Ah ! j'ai aussi une tortue, Jenny.
— Elle est grosse?
— Non, petite. Cette tortue, d'ailleurs, meurt
fréquemment. On la remplace.
— Et c'est toujours Jenny ?
— Toujours. Jenny a pour métier d'irriter
Simon, qui voudrait bien jouer avec elle, mais
qui ne le peut, à cause d'une barrière qui les
sépare, dans le jardin.
— Ce sont là toutes vos bêtes ?...
— J'ai aussi un perroquet. Il ne m'intéresse
pas, et je ne le vois jamais. A en croire madame
Barrés, c'est une bête charmante.
— Et, pas de chat ?
— Si, Fatougay.
— Vous n'en dites rien ?
MAURICE BARRES 203
— Je n'aime que les bêtes malheureuses ; or, le
chat a l'air satisfait. S'il est satisfait, tout est pour
le mieux, et il ne mérite pas mon attention... Qui,
les seules bêtes malheureuses m'intéressent. Il y
a, chez les hommes, une tendance à tirer d'elles le
summum. Ainsi, sous prétexte que ce pauvre âne
se résigne fort bien à manger des chardons, on ne
lui donne que des chardons à manger. Je ne con-
nais pas le chameau, mais voilà encore une bête
que je plains de tout mon cœur : on sait que le
chameau est très sobre, et qu'à la rigueur, il peut
jeûner quinze jours durant, et on en profite pour
ne lui donner de nourriture que tous les quinze
jours.
— Oh ! oh ! fis-je, en riant.
— Vous ne me croyez pas ? mettons que j'exa-
gère un peu, mais un peu seulement. Madame
Séverine m'expliquait, un jour, qu'il y a, à son
sens, cinq catégories de protection à organiser :
celles des enfants en bas âge, de la maternité, des
gens sans travail, etc., etc. Je lui en proposai une
sixième qui serait la protection des bêtes ; ce
fut son avis.
— Mais, que faites-vous de la Société protectrice
des animaux?
— Bah ! elle n'en rotège guère que deux : le
204 BÊTES ET GENS DE LETTRES
cheval et le chien. Croyez-moi, les écrits de Fourrier,
de Toussenel et du marquis de Chenille font bien
plus qu'elle pour la protection des bêtes. En
somme, je suis de l'avis de Michelet, quand il pense
que c'est une profonde tristesse de voir comme
l'homme a fait ses écuries dures et abusives. S'il
y avait mis plus de douceur et plus de confortable,
il y aurait pu recevoir toute la bestialité.
Le maître d'armes de M. Maurice Barrés entra,
tenant un plastron et des fleurets. Je me levai
aussitôt et pris congé.
XXI
EDMOND HARAUCOURT
La souffrance des bêtes. — Les deux modes de sympathie
de M. Haraucourt pour elles. — Sonnet du Cheval de fiacre. —
M. Blanc, coq de salon. — Les bêtes de Sarah Bernhardt. — •
M. Caïman au ministère du Commerce.
— Que pensez-vous de l'intrusion des bêtes
dans la littérature ?
— A cette question je ne vois guère d'autre
solution que celle-ci : c'est que, chacun n'ayant
dans la vie littéraire d'autre tâche à remplir que
celle d'être sincère, chacun est le seul maître de
donner aux êtres qu'il met en. scène le rôle et
l'importance que son caractère propre le porte à
leur donner.
» Quant à moi, mon instinct me mène à consta-
ter, peut-être trop souvent, la perpétuelle inanité
18
206 BÊTES ET GENS DE LETTRES
des efforts et la grande misère des résultats-; et je
ne vois guère les bêtes qu'à travers ma compré-
hension de leurs souffrances. C'est une théorie qui
n'est point neuve et qui a servi en latin comme en
grec, même en arabe... Mais, quoi? on n'invente
rien, on éprouve.
» Plus on comprend, plus on souffre. La plus
féconde aptitude à souffrir dans la nature serait
celle de l'homme, puis celle de la bête ; les plus
heureux seraient les plantes et le règne minéral,
enfin. — Le Nirvana de l'Inde !...
» Quoi qu'il en soit, et bien que les bêtes n'aient
pas toutes les causes de souffrance que nous avons
ajoutées à la nature, elles n'ont pas non plus les
consolations vagues que nous avons su inventer, et
c'est pour elles qu'il faudrait dire, selon le proverbe
arabe : mieux vaut être assis que debout, etc..
» A cause de cela je les aime, et je le leur prouve
de deux façons. La première, en ne les tuant
jamais (je ne chasse point, ce qui ne m'empêche
pas de manger du gibier), et je ne me souviens pas
d'avoir — même quand j'étais gosse — enfoncé dans
le derrière d'une mouche la moindre plume de
papier. En revanche, je me souviens d'avoir
adressé force injures à celles qui me réveillent, le
matin, en me chatouillant les narines : je les
EDMOND HARAUCOURT 207
admoneste, et, à la troisième sommation, je les
attrape, je me lève, et... je les mets dehors.
» La deuxième façon dont je prouve mon amour
aux bêtes, c'est en écrivant pour elles des alexan-
drins sans nombre, qu'elles ne liront jamais, —
ce qui, d'ailleurs, n'a pas encore offensé ma vanité
d'artiste ou diminué ma pitié de confrère en
souffrance... Lorsque vous aurez une heure à
perdre, faites-moi l'honneur d'ouvrir L'Ame nue,
et vous y trouverez toute une ménagerie de bêtes
à deux ou quatre pattes auxquelles cette fraternité
adresse d'innombrables déclarations : Le Crapaud,
le Cheval de fiacre, les Faibles, les Bêtes, les
Ephémères, la Mort des Rois, etc.; il y en a tant
que je ne me les rappelle plus...
Rentré chez moi, je me suis hâté d'ouvrir
l'Ame nue (pour la seconde fois, d'ailleurs), et j'y
ai vu qu'en effet, M. Haraucourt, poète, possède
un cœur des plus pitoyables aux bêtes. On en
jugera par la lecture de ce sonnet, que je ne puis
me retenir de citer à cette place :
LE CHEVAL DE FIACRE
Le jour, la nuit, partout, glissant sur le verglas,
Suant sous le soleil, ruisselant dans l'averse,
Tendant avec effort son nez que le vent gerce,
Trottant sa vie, il souffle, éternellement las.
203 BÊTES ET GENS DE LETTRES
Sa crinière aux poils durs qui tombe en rideaux plats
Tape son long cou sec que la fatigue berce ;
Sa peau, sous le barnais battant, s'use et se perce ;
Son mors tinte, et le suit comme son propre glas.
Ouvrant ses grands yeux ronds, doux comme sa pensée,
Il court, en ruminant dans sa tète baissée
L'oubli de la douleur et le pardon du mal.
Et la foule, devant ce héros qu'on assomme,
Passe sans regarder le sublime animal
Dont nous ferions un saint si Dieulavait fait homme.
(Mais revenons à ma conversation avec M. Ha-
raucourt, et apprêtons-nous à rire un brin.)
— Avez-vous eu des bêtes ?
— Si j'en ai eu ! de toutes les sortes ! Des chiens,
comme tout le monde ; mais en province seule-
ment, car, à Paris, c'est un luxe qui ne sied point
aux poètes lyriques. Tom, le braque, et Diane,
l'épagneule, furent les confidents de ma vie pen-
dant plusieurs années. Puis, un coq : M. Blanc,
que j'avais vu au sortir de l'œuf, et qui vécut deux
ans avec moi dans les Pyrénées. Il couchait dans
ma chambre sans que j'eusse jamais la moindre
incongruité à lui reprocher, à part un jour d'été fort
chaud où le malheureux crut bien faire en buvant
toute l'encre de mon encrier, ce qui faillit
l'enpoisonner. Il déjeunait à table, où il avait sa
EDMOND HARAUCOURT 209
chaise, dormait pendant l'après-midi, le bec
appuyé sur les manuscrits, et ouvrant de temps
en temps son œil rouge et or pour me demander
si ce n'était pas bientôt fini. Quand la tâche était
laite, nous sortions, au coucher du soleil, et nous
allions dans la campagne. M. Blanc me suivait
comme un chien, trottant de ses deux longues
pattes et ramant des ailes pour s'aider à me
rejoindre lorsqu'il avait perdu, dans les hasards de
la route, une demi-minute à travailler pour l'ac-
croissement de l'espèce. Nous nous promenions des
heures ainsi. Le soir, il avait accès au salon, sa
peau d'écureuil devant la cheminée et sa tasse de
thé, qu'il réclamait impérieusement à ma mère dès
qu'elle négligeait de la lui offrir. C'était sa boisson
favorite : thé froid, très sucré ; de même que son
mets favori était des blancs de poulets, — ses
enfants, parfois. Il plagiait Saturne. Vous voyez
bien que rien n'est neuf... M. Bianc mourut d'une
façon dramatique. Un jour que de petits poussins
s'étaient noyés dans le jardin, il monta au salon,
frappa du bec à la porte, selon sa* coutume, et ne
laissa de repos à ma mère, dont il tirait la robe par
le pan, — toujours selon sa coutume, — qu'il ne
l'eût persuadée de la suivre sur le lieu du sinistre...
Le soir, le pauvre homme, qui avait été fort ému,
18.
210 BÊTES ET GENS DE LETTRES
refusa de dîner et fut pris de fièvre. Il mourut. L'au-
topsie, faite par le médecin du lieu, révéla qu'il
avait succombé à une sorte de congestion de l'esto-
mac, due probablement à sa trop forte émotion...
» J'eus, depuis lors, de nombreuses amitiés dans
le monde des bêtes. Entre autres, les deux lions
de madame SarahBernhardt : Justinienet Scarpia,
avec qui j'ai fait, dans l'atelier, de violentes parties
de barres qui détérioraient fort les meubles. Ces
aimables fauves me faisaient l'honneur d'une
sympathie toute particulière. Ils n'en avaient de
telle que pour leur maîtresse et le domestique
chargé de leur présenter leurs repas.
— Je regrette vivement que l'illustretragédienne
ne soit pas à Paris en ce moment et n'y doive point
rentrer de sitôt. Je suis très persuadé qu'elle m'eût
fourni un chapitre des plus intéressants. En
revanche, vous me permettez bien de vous de-
mander quelles autres bêtes vous avez connues à
madame Sarah Bernhardt ?
— J'ai connu Tigrette, ce chat-tigre mort d'avoir
mangé l'écorce d'une noix: de coco; le Guépard,
qui, à travers les barreaux de leur cage, envoyait
des coups de poing aux lions avec des airs de
boxeur anglais ; puis les couleuvres de Gléopâtre
— dont j'étais le fournisseur ordinaire. Je ne vous
EDMOND HARAUCOURT 21 t
nomme pas les chiens qui rôdaient dans les
chambres ou les escaliers ; il faudrait un Bottin
pour les énumérer.
— Et maintenant, n'avez- vous pas de bêtes?
— Je vous ai dit que la poésie ne permettait pas
ces luxes princiers. Pourtant, j'avais encore, il y a
deux ans, un pensionnaire facile à faire vivre,
mais difficile à vivre. C'était un caïman rapporté
de la Nouvelle-Orléans et qui m'avait été donné par
Philippe Burty ; son frère est encore actuellement au
jardin des Plantes : il vit, mais mon hôte est mort.
» Il vivait dans mon bureau, au ministère, et sa
cage était un vaste carton vert d'où j'avais expulsé
les dossiers administratifs. Il ne m'aimait pas et
me faisait un mauvais œil de crocodile, quand je
voulais lui donner à manger. Je le nourrissais de
poisson, conformément aux prescriptions reçues.
Il avait sans doute des goûts personnels ou un
estomac qui ne lui permettaient pas cette alimen-
tation trop excitante. Quand, à l'heure des repas,
je le mettais dans son tub peuplé de petits pois-
sons, il s'immobilisait au milieu 'de l'eau, le bout
du nez à l'air, et se donnait des attitudes de
rocher si bien imitées que les poissons, dans leur
effroi, ne trouvaient rien de mieux que d'aller se
cacher sous son ventre, — ce qui leur semblait
212 BÊTES ET GENS DE LETTRES
préférable que d'être au dedans. Pour le con-
traindre à manger, je devais avoir recours à la ruse :
d'une main, je prenais un poisson au bout d'une
pince, et, de l'autre, j'agaçais avec un bâton le
nez du saurien. 11 arrivait promptement à se mettre
en colère et se jetait sur moi en ouvrant une gueule
immense. J'en profitais pour y engouffrer le
poisson, qu'il mâchait avec fureur et finissait par
avaler. Il mourut, pourtant. Ce qui prouve qu'il
ne faut pas se mettre en colère pendant les repas.
» Tout l'étage du ministère se réunit pour lui
faire de superbes funérailles. Sa chapelle ardente
fut éclairée tout le jour de petits cierges et par-
fumée de sapins lunaires qui brûlaient autour de
lui. Son cadavre — que nous avions été jeter dans
le bassin de Versailles, pour égarer la science — fut
trouvé et offert à un pharmacien de la ville. Et mon
dernier pensionnaire est, à cette heure, le plus bel
ornement de la vitrine pharmaceutique.
» Voilà mon histoire de mes rapports avec les
bêtes. Ce n'est pas grand'chose; mais je ne pou-
vais pas me douter, quand j'élevais M. Blanc
et M. Caïman, que je serais interviewé, un jour, sur
leur caractère et leurs mœurs. Sans quoi, j'en
eusse peut-être fait des animaux savants, — ce qui
est un crime. »
XXII
JEAN REIBRACH
Les bêtes dans l'œuvre naturaliste. — Psychologie. — Ana-
thème sur le chat. — L'âne et les plans inclinés. — Le
cheval. — Histoire du petit Gravier. — Le chien et le trou-
pier. — Un chien factionnaire.
Il est peu de gens qui n'aient lu Un coin de
bataille et les superbes contes de M. Jean Reibrach,
ce capitaine d'infanterie dont la démission fit
quelque bruit après l'apparition de sonbeau roman,
La Gamelle. t
M. Jean Reibrach, réclamé par les lettres, a donc
quitté l'armée.
Personne n'est moins culotte-de-peau que ce
jeune capitaine-homme de lettres. Son accueil
est rempli d'affabilité, et son discours est toujours
aussi tempéré que sa plume est parfois brutale.
214 BÊTES ET GENS DE LETTRES
— Votre sentiment sur les bêtes?
— Les bêtes! mais c'est bien plus intéressant
que les hommes! Zola a parfaitement compris leur
rôle, la façon dont elles font partie du milieu dans
lequel nous évoluons. Elles aussi sont un peu de
notre vie, comme des enfants très éloignés ou des
serviteurs, et leur action sur nous s'exerce au
même titre que celle des meubles familiers, de la
nature environnante. C'est à ce titre qu'elles
devaient faire partie de l'œuvre naturaliste, et à
ce titre, sans doute, que Zola s'est plus particu-
lièrement attaché à leur côté décoratif. Je ne sais
rien de plus admirable que leurs allures, leurs
attitudes, à toutes quelles qu'elles soient, depuis
les bandes d'oies de la Terre, jusqu'à cette mer-
veilleuse basse-cour de l'abbé Mouret. Je crois,
en effet, que toute la création a défilé dans l'œuvre
du maître de Médan. La cathédrale qu'il a édifiée
a des côtés d'arche de Npë ; il y a de tout, depuis
l'âne épique de la Terre jusqu'aux fameuses cre-
vettes roses d'antan.
» Oh îles bêtes! voyez-vous, un peu plus, je dirais :
il n'y a que cela! A côté du décoratif qui est en
elles, il y a surtout des êtres comme nous pensant,
des cerveaux plus obscurs, il est vrai, mais des
esprits qui, comme nous, sentent, veulent, désirent,
JEAN REIBRACH 215
espèrent et souffrent. Oui, souffrent surtout, et
c'est pour cela que je les aime.
— En effet, il me semble que lorsque vous avez
parlé des bêtes, c'est plutôt dune façon triste...
— C'est juste. Lion, Chien perdu, En cages, oui,
tout cela, c'est de la souffrance de bêle ; c'est la
psychologie de ces êtres. Psychologie facile à faire,
car, véritablement, si nous ne pouvons encore
comprendre leur langage, il est bien aisé d'inter-
préter leurs gestes, leurs attitudes, pour peu que
l'on daigne les regarder. Pourtant, je me souviens,
dans Un coin de bataille, d'un chat et d'un chien
pris au simple point de vue décoratif. Encore le
chien est-il pitoyable, tandis que le chat n'est là
que pour un effet d'horreur.
» Voici un rapprochement qui trahit clairement
mes préférences, du reste. Car je dois avouer des
goûts très banals en ceci. Autant j'aime les chiens,
autant je déteste les chats. Oh ! je serais incapable
de faire du mal à ces derniers, et une des plus
grandes colères de ma vie a été justement occa-
sionnée par le meurtre d'un chat. Mais c'est un sen-
timent purement nerveux. Je ne les aime pas. Ni
leur pelage ne tente ma main, ni leur regard de
sphinx ne me laisse rêveur. L'énigme est trop
commode à déchiffrer, et le rêve vague de leurs
216 BÊTES ET GENS DE LETTRES
prunelles me laisse froid. C'est l'expression simple
et odieuse de la lâcheté, de la ruse et de la force.
Non, ne me parlez pas des chats. Je ne puis môme
pas les admirer. Il y a, du reste, plus d'énigmes
dans le regard d'une femme que dans ceux de tous
les chats de la terre. Je ne fais d'exception que
pour les tout petits, quand ils jouent. D'ailleurs,
tout ce qui est petit, tout ce qui est trop jeune en-
core pour être devenu mauvais, m'attire singuliè-
rement.
Le cheval, oui, voilà qui est admirable! Un peu
encombrant, par exemple. Mais une bête amusante,
intelligente, c'est 1 'âne. L'âne a deviné la théorie
des plans inclinés. Dès qu'il tire sur une côte qui
monte, vous le voyez obliquer et diminuer par des
zig-zags, des bordées d'un côté à l'autre de la
route, la raideur de la pente. Souvent le paysan ne
comprend pas, et, impatienté d'avancer moins, il
l'oblige à marcher droit. Pour le cheval, il faut le
conduire parla figure, sinon il s'entête au déploie-
ment de toute sa force, droit devant soi. Lui, n'a
que de la mémoire... Mais tout cela est bien re-
battu. Il n'y a rien à ajouter après Toussenel.
Gherville, pourtant, a souvent des histoires aux-
quelles je prends grand plaisir.
— Avez-vous des bêtes autour de vous?
JEAN REIBRACH 217
— Du tout. J'ai vécu beaucoup dans la familia-
rité des chiens, autrefois, chez mon père... La
faute en est un peu à mon installation. Puis, je
dois vous avouer que je n'ai pas été très heureux
dans mes affections canines. Le premier chien que
j'ai eu, un chien acheté dans la rue, a été mordu
par un chien enragé, et j'ai eu l'ordre de le faire
abattre. Je m'étais même promis de n'en plus
reprendre. Mais, un jour, une occasion singulière
se présenta. C'était vers 1880, je crois. On jouait,
au théâtre de la Porte-Saint-Martin, La Jeunesse du
roi Henry. Dans cette pièce figurait une portée de
jeunes chiens ; et, la pièce finie, on ne sut plus que
faire de ces bêtes. L'une d'elles surtout était drôle,
vraiment amusante. C'était un vilain petit chien
sans race distincte, plutôt laid; mais il était si
affectueux que tout le monde s'y était attaché. Je
me laissai tenter et le recueillis. On l'avait nommé
Gravier, du nom du principal interprète de la
pièce. Il m'arriva avec lui une aventure singu-
lière. Je le perdis au bout de deux mois. Ce fut un
grand chagrin. Je mis des soldats en campagne, je
promis des récompenses ; j'avais l'esprit hanté de
toutes sortes d'imaginations effrayantes. Gravier
resta introuvable. Peut-être six mois après, je pas-
sais, un matin, sur le pont d'Austerlitz, lorsque je
19
218 BÊTES ET GENS DE LETTRES
vois, gambadant en avant de moi, un chien que je
reconnais immédiatement. J'appelle : Gravier ! Il
s'arrête, étonné. Je répète le nom, je le caresse. Il
me regarde. Je voyais clairement l'effort imprécis
de sa mémoire, une réminiscence lointaine dans
le sérieux de sa figure. Mais ce ne fut qu'un éclair ;
il repartit, sautant après les jambes d'un petit
pâtissier. Je m'informai : le pâtissier me déclara
que ce chien avait été recueilli par son patron. On
l'aimait beaucoup, surtout la petite fille, et, tran-
quille sur son sort, je n'insistai pas et je m'éloi-
gnai. Je ne pouvais l'accuser d'ingratitude. Il ne se
souvenait pas. C'était la loi d'oubli qui régit les
hommes et les bêtes. J'éprouvai cependant, non
pas une tristesse, mais un peu, si vous voulez, de
la sensation que laisse un3 maîtresse perdue et
qu'on revoit passer sans rancune, sans regret, avec
une mélancolie pourtant.
— Gomme militaire, vous avez dû voir des chiens
curieux? Le chien est l'ami du troupier.
— Ohl pour cela, oui. Si l'on n'en surveillait
l'entrée, les casernes seraient pleines de chiens.
Est-ce l'instinct qui fait suivre aux requins le sil-
lage des navires? Est-ce l'instinct du chien de berger
qui les pousse vers tout ce qui ressemble à un trou-
peau ? Est ce l'attrait de la masse ou de la couleur?
JEAN REIBRACH 219
les chiens adorent les soldats. Ce sont deux bonnes
bêtes, l'un et l'autre, le chien et le troupier. Le der-
nier que je me rappelle — un vilain petit roquet —
avait adopté pendant les manœuvres une compa-
gnie du régiment. Il l'accompagna jusqu'à la ca-
serne. Mais là, on lui refusa l'entrée impitoyable-
ment. Le désespoir de cette pauvre bête pendant
des jours fut navrant. Puis, à force de se voir
repoussé de la porte, un raisonnement très simple
se fit jour en son cerveau. Il ne pouvait supposer
que ses amis ne voulussent plus le voir du jour au
lendemain. Alors, puisqu'on le chassait, c'était
qu'il devait rester là, à celte porte ; c'était que son
rôle devait s'accomplir là. (Le chien a, pour moi,
une intuition très nette du devoir. Il sait qu'il doit
gagner sa vie.) Le chien, alors, prit son parti bra-
vement ; il se campa à côté de la guérite du faction-
naire, et fit la police. Use précipitait au-devant des
autres chiens pour les empêcher d'entrer, au-devant
des gamins que la curiosité amenait à la grille. En
un mot, il faisait tout ce que faisait le factionnaire.
Au passage des officiers, tandis que le soldat portait
les armes, le chien prenait gravement place près
de lui, et, assis sur Je derrière, la tête droite,
les yeux fixes, il remuait la queue. Quand le
régiment sortait, il l'accompagnait, sur le flanc
\
220 BÊTES ET GENS DE LETTRES
de la compagnie, toujours le même. Et, au re-
tour, il reprenait sa faction, protégeant le faction-
naire.
La caserne pouvait dormir tranquille.
XXIII
FRANÇOIS FABIE
La chatte noire du moulin de Roupeyrac. — Une chienne qui
chante. — Dénicheur. — Un poète, berger d'abeilles. — La
Poésie des Bêtes — M. Fabié et La Fontaine. — La liberté
aux bètes. — Les bètes dans l'art.
En guise de préface à La Poésie des Bêles, Léon
Gladel a fait de M. François Fabié un portrait
auquel je me contenterai de renvoyer mon lecteur.
La physionomie du poète du Rouergue est, d'ail-
leurs, assez généralement connue ; quant à ses
vers, ils sont le régal de tous les gens sains et de
tous les vrais artistes. Léon Gladel et François
Fabié étaient faits pour se comprendre. Tout mili-
tait en faveur de leur rencontre. D'abord, leur ori-
gine quasi commune, et, ensuite, leur commune
19.
222 BÊTES ET GENS DE LETTRES
sympathie pour les bêles les vouaient pour ainsi
dire fatalement à une estime réciproque...
Quand j'eus dit à M. François Fabié ce qui
m'amenait auprès de lui, d'aimable qu'il avait été
déjà, son accueil se fit chaleureux, et c'est d'abon-
dance, avec un exquis charme naturel, qu'il se mit
à me parler sur un sujet si visiblement cher à son
eœur.
Et je me gardai bien de l'interrompre.
« Du plus loin qu'il me souvienne, me dit-il, j'ai
aimé les bêtes, et j'ai été aimé d'elles, à ce qu'il
me semble. Enfant, j'ai joué dans mon berceau, au
moulin de Roupeyrac, avec une superbe chatte
noire, née presque en même temps que moi, en-
ragée de chasse et de pêche, lormidable à tout
chien étranger à la maison, et qui consentait à
rentrer pour moi ses terribles griffes. Pendant plus
de douze ans, elle n'a guère passé de nuit sans
venir me rendre visite dans mon lit, histoire, sans
doute, de bercer de ses ronrons sonores mes doux
rêves d'écolier.
» Mes oncles — grands chasseurs aussi — avaient
des chiens d'arrêt; et Dieu sait que de fois nous
nous sommes roulés dans l'herbe ou dans les
genêts, ou près de l'âtre, avec Tom, avec Castor,
avec Milord, etc., etc. ; une superbe chienne braque,
FRANÇOIS FABIÉ 223
Diane, avait appris à chanter à l'unisson avec moi,
pour le plus grand ébahissement de nos voisins...
» Mon premier gros chagrin fut la mort d'une
pie que j'avais apprivoisée; ce drame, hélas ! devait
souvent se renouveler entre ma sixième et ma
quinzième année. — Car je fus un dénicheur pas-
sionné — et émérite, je m'en vante ! Nul ne devi-
nait comme moi où se trouvait un nid, qu'il fût
juché dans la cime des hêtres, blotti sous l'herbe
d'un sillon, défendu par un fourré de houx ; ma
prédilection allait aux nids de merles : — pour-
quoi ? mystère, puisque je ne devais pas être poète
satirique... Tout d'abord, je dénichai les œufs :
instinct de collectionneur, quoi ! Dédaignant les
espèces communes, dont j'avais été vile approvi-
sionné, je m'acharnais après les variétés rares.
Que de peines me coûta la conquête d'un œuf de
grand-duc, d'un œuf de buse, d'un œuf d'engou-
levent !
« Ensuite, je me mis à faire rafle sur les couvées
prêtes à prendre leur essor. Mes cages regor-
geaient d'orphelins lamentables, 'toujours béants
et piaillants, et pour qui je- passais des matinées
entières en quête des pâtures les plus variées, et
parfois les plus extravagantes et les plus étrangères
à l'estomac de mes élèves emplumés. N'ai-je pas
224 BÊTES ET GENS DE LETTRES
nourri de petits poissons, pendant trois mois, deux
geais et un coucou? Et quelle consommation de
vers et de hannetons !
» Peu à peu, je m'humanisai jusqu'à laisser
dans chaque nid un oisillon — le soutien de
famille ! — L'hiver, ne pouvant dénicher, je lisais
Buffon et prenais des merles, — de ces beaux
merles au bec d'or ! — avec de perfides lacets où
les malheureux se débattaient, sans nul doute, de
longues heures, la plume hérissée et la langue
tirée, avant de fermer leurs beaux yeux pour
jamais.
» Puis, vint la chasse : perdreaux foudroyés,
lièvres estropiés et criant comme de petits en-
fants... Des regrets amers, des remords cuisants,
mais peu durables, et jamais suivis de bon pro-
pos...
» En même temps que je faisais la guerre aux
bêtes sauvages, je gardais et j'aimais les animaux
domestiques, sans jamais les malmener, ceux-là !
Mes bœufs et mes brebis (j'ai été vacher et berger)
bêlaient ou beuglaient en me voyant, et accou-
raient au moindre appel. Mon bonheur — je l'aï
dit en vers — était de suivre mon excellente mère
à la basse-cour, et de l'admirer entourée de poules ,
de coqs (ô Chanteclair !), de canards, d'oies et de
FRANÇOIS FABIÉ 225
dindons. Quels vacarmes, quels débats pour la
pâtée, quelles batailles, parfois ! Que de scènes de
ruse, de violence ! Que de belles amours 1 — Et le
rucher!... J'ai été aussi berger d'abeilles, c'est-à-
dire chargé de surveiller, en juin et en juillet, la
sortie des essaims de soixante ruches que possé-
dait alors mon père, — un rucher monstre, pour
le pays! Et elles ne me piquaient jamais, les douces
avettes ! Et quand je les invitais, en frappant deux
cailloux l'un contre l'autre, et en chantant :
« Posez- vous, belles! Belles, posez-vous!» elles
se pendaient en grappes aux branches de nos poi-
riers en fleurs, où mon père les cueillait pour les
porter dans la ruche nouvelle !... Heureux
temps !...
» De tout cela, de quelques jolies légendes que
me contait ma mère (Le Mariage des Oiseaux) ; de
la lecture de Toussenel, de Michelet; d'une dou-
ceur et d'une tendresse croissantes pour toutes les
bêtes, est sortie — bien plus tard, vers la tren-
tième année seulement — La Poésie des Bêtes.
L'Académie l'a couronnée ; beaucoup m'appellent
« l'auteur de La Poésie des Bêtes » ; et quand il
s'est agi, en juillet 1891, d'inaugurer le monument
de La Fontaine au Ranelagh, mon excellent maître,
Sully-Prudhomme (qui a chanté le Cygne), m'a
226 BÊTES ET GENS DE LETTRES
dépêché un de ses amis en lui disant : « Il nous
» faut des vers pour La Fontaine ; Fabié peut seul
» nous tirer d'affaire et tourner un compliment au
» grand fabuliste. » Je dois donc aux bêtes ma
très modeste réputation littéraire ; et Le Clocher et
La bonne Terre seraient peut-être ignorés — quoi-
qu'ils aient, je crois, plus de valeur poétique que
leur aînée — sans La Chatte noire, Chanteclair, Le
Mariage des Oiseaux, Les Bœufs, etc..
» Aussi, j'aime plus que jamais ces frères infé-
rieurs (?) de V homme, comme on les a appelés. Ce
que je dis de La Fontaine, dans la pièce dont je
vous ai parlé :
Tu te consoleras de l'homme avec les bêtes,
je le mets en pratique autant que je le peux, tous
les ans, aux vacances. Si je n'ai point d'animaux
chez moi, c'est parce qu'ils y seraient malheureux,
y étant captifs, et que j'aime
La liberté pour tous et même pour les bêtes.
Liberté relative, s'entend, pour les animaux domes-
tiques, à qui il faut la ferme, le pâturage, la basse-
cour. Que voulez-vous que devienne, à Paris, un
chat ? J'entends un vrai chat, et non l'espèce
d'eunuque engraissé et avachi que l'on nous
FRANÇOIS FABIÉ 227
montre dans les salons. Je vais revoir, tous les
ans, les descendants de ma vieille amie, la chatte
noire, à Roupeyrac, dans le petit moulin paternel,
où ils font toujours rude guerre aux rats, aux
oiseaux, aux lézards, aux lapereaux, etc. Ils sont
beaux de souplesse, de force et de grâce ; beaux
aussi les chiens à la tête du troupeau, ou partant
pour la chasse avec des bonds et des cris de joie...
Quant aux oiseaux, devraient-ils avoir d'autre
cage que les bois, les vergers ou les haies vives, la
bruyère et l'azur ?
» Inutile, n'est-ce pas? après cette profession de
foi, d'ajouter que le rôle des bêtes dans l'art, dans
la littérature en particulier, me paraît intéressant
et légitime. Elles doivent occuper dans le livre
la place qu'elles occupent dans la vie : ce n'est
que justice. Que Fauteur les poétise ardemment,
comme Michelet; qu'il en fasse des symboles, ou
seulement des masques, sur la figure humaine,
comme le Fabuliste ; qu'il leur prête son esprit et
son humour, comme Toussenel ; qu'il se contente
de leur demander de belles attitudes, comme Gau-
tier et Leconte de Lisle ; qu'il essaye de pénétrer
leur âme douce et obscure, de nous incliner vers
elles ou de les hausser vers nous, — il doit, sous
peine d'aller à rebours du courant qui nous en-
228 BÊTES ET GENS DE LETTRES
traîne vers les petits, les déshérités, les parias, il
doit s'occuper de l'animal, l'étudier, l'interpréter,
lui donner le langage qui lui manque, ou plutôt
traduire celui dont la nature l'a doté pour exprimer
ses joies, ses douleurs, ses plaintes, ou ses reven-
dications.
» C'est ce que j'ai essayé de faire dans La Poésie
des Bêtes; et j'espère que les bêtes me tiendront
compte au moins de l'intention. »
XXIV
JEAN JULLIEN"
Analogies. — La destinée de Bernard. — Bassesse du chien. —
Aux arènes. — Un juif inattendu. — Coups de matraque. —
Vivent les révoltés! — Histoire d'Epistémon. — Le 14 juillet
d'un artiste.
« Un lorgnon sur une barbe ; ... la plus loyale
poignée de main de tout le jeune monde littéraire. »
Tels sont les deux principaux traits d'un croquis
de Jean Jullien fait, naguère, par M. Geo:ge Vaaor
au Figaro. M. Jean Jullien serait donc homme
barbu tout ensemble et loyal. En somme, il est
bien plus loyal que barbu, c'est moi qui vous le
dis. Non, M. Jean Jullien n'a rien de fluvial quant
à la barbe, laquelle ne pourrait même pas faire le
tour d'une table de poupée. Quand j'aurai dit qu'il
eût fait un cent-garde superbe, j'aurai dit assez,
20
230 BÊTES ET GENS DE LETTRES
car il serait naïf de parler de son talent, qui s'est
dès longtemps affirmé et que personne ne con-
teste.
Quai du Louvre, n° 10, au cinquième, c'est là
que nous trouvons l'auteur du Maître et de La Mer,
dans un décor baroque et kaléidoscopique, qui
mériterait d'être dépeint. Aux murs, quantité
d'affiches de Ghéret prodiguent leurs teintes amu-
santes et folles; d'intéressantes études d'impres-
sionnistes : des Luce, des 3éon, des Seurat; un
pastel d'Alphonse Germain ; une aquarelle de Jules
Antoine; une image d'Andhré des Gâchons... Deux
grandes bibliothèques pleines de livres, et, sur
une commode, par terre, partout, un amas, des
amas de journaux et de revues. Sur une tenture
d'Andrinople, un vaste trophée d'armes rapportées
de l'Algérie, du Maroc, du Soudan, de l'Espagne...
Sur la cheminée, deux épouvantables chiens chi-
mériques du Japon gardent, avec l'exorbitement
crapaudin de leurs yeux, la peu galante Trinité
hindoue : Brahma-Siva-Yishnou...
Un peu ahuri par ce terrifiant exotisme, je jette
les yeux à la fenêtre, par laquelle il m'est donné de
voir le paysage parisien le plus merveilleux : la
Seine depuis le mont Valérien jusqu'à la Bastille...
— Ce que je pense des animaux? Vous me
JEAN JULLIEN 231
demandez cela, comme ça ; mais, c'est très grave !
J'aimerais mieux vous parler de mes confrères.
Eux, on peut les débiner à l'aise : ils ont leurs
journaux pour se défendre ; tandis que les ani-
maux, les vrais, ça leur est impossible. Songez
que j'ai eu pour amis : un éléphant, pas mal de
chevaux, des ânes, des chats, des chiens, des
chèvres, une oursonne, un phoque, un goret, des
cochons d'Inde, des lapins, couleuvres, sala-
mandres, fourmis, un serin, et beaucoup d'arai-
gnées ; — je crois même qu'il a dû m'en rester
quelqu'une...
» Ah! les araignées, si vous saviez comme c'est
intelligent et comme c'est canaille! de véritables
hommes politiques. J'ai passé des heures et des
heures à les observer. J'en étais arrivé à les faire
aimer par des enfants et des jeunes filles. Pélisson
n'était qu'un égoïste..
» Je ne veux pas vexer ces amis de hasard en
accablant leurs races.
— Bien; mais, n'avez-vous point, cependant, fait
jouer des rôles à des animaux dans vos pièces,
contes ou nouvelles?
— Rarement. Voyons... que je me rappelle...
Dans Pierre Vigneron, j'ai le chien Sultan et la
chatte Mine... Dans En Seine, je dois avoir un âne...
232 BÊTE3 ET GENS DE LETTRES
je ne me souviens plus de son nom. Ah ! et puis,
j'ai Bernard !
— Qu'est-ce que Bernard?
— Bernard, c'est le titre d'une de mes nouvelles,
publiée dans différents journaux, et qui n'est autre
chose que la monographie d'un chien du Saint-
Bernard emmené en Bourgogne, dans un château
où il est aimé et choyé, qui se sauve, un jour, en
apercevant du haut d'une éminence le sommet du
Mont Blanc, et se fait tuer par un imbécile de chas-
seur à l'affût.
— Alors, vous aimez les animaux?
— Entendons-nous. Il y en a beaucoup que
j'exècre, quelques-uns que j'admire, et fort peu
que j'aime.
— Les chiens, les chats, les chevaux...
— Ah! non, non, vous n'y êtes pas. Les chiens,
les chats, les chevaux, tous les animaux domes-
tiques, sont de la catégorie de ceux que j'exècre...
Est-il rien de plus vil et de plus bas que le chien
« qui lèche la main qui le frappe » ?
— N'en est-il pas ainsi dans la théorie évangé-
lique?
— A d'autres ! Le chien, cet animal que l'homme
aime, flatte et caresse, parce qu'il a les mêmes
défauts, les mêmes vices que lui, n'arrive-ton pas
JEAN JULLIEN 233
à le dresser facilement aux cabotinages du cirque
aux lubricités inavouables, comme au jeu odieux
de la chasse, — ce que je déteste autant que les
courses de taureaux? J'ai parcouru l'Espagne du
Nord au Sud ; j'ai toujours refusé d'assister à l'une
de ces représentations; non pas que j'aie horreur
du sang et de l'étripaillement, car si l'on avait pu
m'affirtner qu'un de ces messieurs dorés, au visage
glabre et aux hanches saillantes serait éventré, j'y
serais allé avec plaisir, parce que je trouve cela
lâche...
— Alors, les bouchers...
— Ne confondons pas, cher ami, ce qui est une
nécessité avec ce qui est un jeu... Pour en revenir
à votre chien, qui vit dans l'amour du sucre et la
crainte du fouet comme un sacristain dans la
crainte de Dieu et la peur de l'enfer, je le hais,
c'est net.
— Et le chat?
— C'est un juif.
— Un juif?
— Comment! vous ne l'avez pas remarqué? Le
chat est tout ce qu'il y a de plus juif; c'est le type
du juif de convention : l'œil clair, la caresse miel-
leuse et la griffe traîtresse ; ce nonchaloir oriental
et cette astuce de fauve, n'est-ce pas tout le juif? Il
20.
234 BÊTES ET GENS DE LETTRES
est avide et rapace, mais il sait faire le gros dos et
vous enjôler de son ronron ; il joue avec la souris
comme un usurier avec le naïf qui vient à lui ; il
feint d'être apprivoisé comme ils feignent d'être
civilisés ; il est égoïste, il est poltron, il est voleur :
vous voyez que c'est bien le vrai juif de la légende...
D'ailleurs, il est juif au même titre que le cheval
est musulman...
— Musulman, le cheval!
— Oh! cela est incontestable. S'il n'était pas
imbu de fatalisme, croyez-vous qu'il consentirait
à traîner nos voitures et à recevoir des coups de
fouet? J'ai toujours été outré contre le cheval, qui,
s'il voulait, en deux ruades devrait briser la voi-
ture et assommer le cocher,' comme je suis outré
contre les deux ou trois millions de musulmans
qui laissent quelques milliers d'Européens vivre
sur leur domaine. Je suis sûr que le cheval, comme
l'Arabe, espère qu'un jour, un prophète le fera
libre. En attendant, l'un et l'autre reçoivent des
coups de matraque, sans protester. Pour mon
compte personnel, je préfère monter un cheval
ombrageux, qui se défend, plutôt qu'un cheval
sage. Ces derniers sont comme les enfants sages :
il n'y a rien de plus bête.
— Serait-il indiscret, maintenant, de vous de-
JEAN JULLIEN 235
mander quels sont ceux que vous admirez?
— J'admire les animaux féroces, sauvages, ré-
voltés ou indomptables; les fauves, qui attaquent
l'homme, et avec raison; les grands squales qui
le dévorent, et les serpents qui l'empoisonnent.
.— Merci... Et ceux que vous aimez?
— J'aime ceux qui sont libres, qui sont beaux
et qui sont bons. J'aime le cerf, la biche, la ga-
zelle, le chevreuil, le chamois. J'aime le lièvre,
le lapin, l'écureuil, etc.. J'aime tous les oiseaux,
— à l'exception du perroquet. Tenez, si j'avais le
temps, je vous conterais l'histoire d'Epistemon :
un petit oiseau, de je ne sais quelle race, et ne
veux pas le savoir; à quoi bon? puisque je les
aime tous. Il était, un matin, entré par ma fe-
nêtre ouverte, et nous vécûmes six jours ensem-
ble. 11 était exigeant. Il lui fallait : du mouron,
du panais, de la seiche, des graines mélangées, et
plusieurs bains par jour! Et inconvenant! et
criard! Monsieur allait se promener sur les toits,
et, quand il revenait cogner contre la vitre, il
voulait qu'on lui ouvrît tout de- suite. Le sixième
jour, il avait assez de cette vie presque rangée, de
ce régime pot-au-feu, et il reprit la route du ciel.
— Que ne lui achetâtes-vous...
— Une cage, n'est-ce pas? Mais, à mon avis,
236 BÊTES ET GENS DE LETTRES
on devrait condamner à vingt-quatre heures de
prison, au minimum, tous les gens qui ont chez
eux des oiseaux en cage. Voyez-vous, ce que
j'estime et ce que j'envie dans les animaux que
j'aime, c'est la liberté. C'est elle qui les rend
beaux, qui en fait des œuvres d'art. Vos chiens,
vos chats, — coupés ou non, — et tous vos ani-
maux domestiques ne sont que des produits ma-
nufacturés ! Tenez, une des impressions d'art les
plus fortes, en ce genre, que j'aie éprouvées, c'est
l'année passée, au 14 Juillet. Depuis bien long-
temps, je n'avais franchi les fortifications, et je
résolus d'aller, dans un coin de forêt que je con-
nais aux environs, voir un peu mes amis, mes
vrais. Eh bien ! j'ai passé la plus agréable des
après-midi, seul, sous les grands arbres verts, à
voir brouter en troupes les chevreuils et les daims,
gambader les biches et trottiner les lapins, tandis
qu'au-dessus de ma tête, les oiseaux faisaient un
adorable charivari... Qu'il puait ce soir-là, Paris!
et que les hommes étaient laids!
XXY
GEORGES DE PEYREBRUNE
Les enfants et les bêtes. — Vers pour une louve. —Les sou-
ris aux bois. — Végétarienne. — La pensée aux bêtes. — Ma-
demoiselle Cloche. —Le grand mystère. — Antivivisection-
niste. — Les attitudes de Rnue. — Qui veut des chiens? —
Critérium. — Un peu de philosophie. — Sur les chats.
Ceux qui ont lu les Frères Colombe, Victoire la
Rouge et Giselle ne s'étonneront pas que j'aie eu
le désir d'aller demander à madame de Peyre-
brune comment elle traite à son foyer ces bêtes
qui lui inspirent, dans ses livres, de tels senti-
ments de tendresse.
Auteuil, boulevard Exelmans,25 — nous sommes
chez madame de Peyrebrune. Des fenêtres du vaste
cabinet de travail, pour toute vue, le viaduc, sur
238 BÊTES ET GENS DE LETTRES
lequel, à fréquents intervalles, passent des trains
silencieux et pas trop rapides, dont, d'ici, l'on ne
voit guère que la partie supérieure ; on dirait d'un
rampement de grosses et longues chenilles
noires
— Avez- vous eu des bêtes à votre foyer?
— Si j'ai eu des bêtes? mais oui, de toutes les
espèces, et depuis toujours. N'est-ce pas le pre-
mier désir de l'enfant que de posséder un jouet
vivant qui palpite dans ses mains cruelles d'être
supérieur ? Les petites filles, surtout. Elles donne-
raient leur plus belle poupée pour une bestiole
qu'elles pussent aimer et tourmenter à leur gré :
instinct précoce, prélude de l'avenir.
— Est-ce que, selon vous, madame, tous les en-
fants seraient des tourmenteurs de bêtes ?
— Non, pas tous... Moi, je vous assure, je les ai
toujours aimées dans le sens protecteur, préférant,
même aux animaux de luxe, les plus infimes et les
plus laids, les petits misérables rebutés, — les
malheureux, quoi! Dans cette espèce, comme dans
l'autre, mes préférences vont aux souffrants. J'ai
pour ceux-là des sensibleries, ridicules, oh! par-
faitement, je le sais. Et cela ne date pas d'hier. Te-
nez, mes premières rimes (car on commence tou-
jours par aligner des vers avant de mesurer de la
GEORGES DE PEYREBRUNH 239
prose, — j'avais sept ans alors) sont écloses sous
l'impression douloureuse ressentie en voyant pas-
ser devant ma fenêtre, 'dans la rue d'une ville de
province, une louve morte, traînée dans une char-
rette à bras par l'homme qui l'avait tuée, et en-
tourée de six petits louveteaux vivants, qui gei-
gnaient en grouillant et fouillaient ce pauvre corps
raidi dont les mamelles étaient taries. Je commen-
çai par fondre en larmes. Puis, ma douleur deve-
nant lyrique, je courus l'écrire en vers de sept ou
huit pieds, qui fulminaient sur la cruauté des
hommes... Dans ce moment, j'élevais justement
dans mon pupitre une nichée de souris, privées de
leur mère par notre misérable chat. C'est adorable,
les petites souris, et intelligent! C'est bien dom-
mage que cela sente mauvais... sans cela... ! Chez
moi, on les prend au piège et on va les perdre
dans les bois, comme le petit Poucet. Ici, à Paris,
je les envoie dans les fortifications... Mais oui, j'ai
le respect de la vie jusque dans les bêtes les plus
infimes : Dieu les créa.
— Alors, vous êtes végétarienne ?
— Ne riez pas, j'en suis ! Et savez-vous combien
nous sommes — à Paris seulement — qui nous
abstenons de l'alimentation sanglante? Trente
mille, environ. Calculez, en évaluant, à peu près,
240 BÊTES ET GENS DE LETTRES
la quantité de vies animales absorbées par un seul
individu — pendant la durée moyenne de son exis-
tence — depuis le mollusque jusqu'au bœuf; cal-
culez combien de bêtes ont été épargnées dans
l'épouvantable et perpétuel holocauste, par ces
trente mille végétariens.
— Vous avez souvent parlé des bêtes dans vos
livres ?
— Non, pas trop, encore qu'elles soient telle-
ment mêlées à notre vie qu'un écrivain sincère ne
peut guère se dispenser d'esquisser celles qui oc-
cupent une place sur le plan de son œuvre. Ainsi,
dans mon roman Victoire la Rouge, elles grouillent
un peu, les bêtes. Mais nous sommes aux champs,
là où l'animal cesse d'être un comparse : c'est lui
qui joue les grands premiers rôles, soit qu'il tire
la charrue dans les sillons, soit qu'il promène, en
troupeaux, sa toison blanche à travers les guérets.
— Croyez-vous qu'on puisse donner aux bêtes
un rôle dépensée?
— Parbleu! A ce propos, lisez Giselle, et vous
verrez. Et je n'ai pas tout dit sur elles ; on ne m'au-
rait pas crue. Il y a certainement, dans la race des
chiens, comme dans celle des hommes, des intelli-
gences beaucoup plus élevées que d'autres, des carac-
tères plus indépendants, plus marqués. D'ailleurs,
GEORGES DE PEYREBRUNE '241
notre fréquentation développe énormément leurs
facultés.
» J'aieu un petit bijou de griffonne, grosse comme
le poing, toute en longues soies et qui se nommait
Chloé. Mais ,e l'appelais surtout Cloche, Clo-clo,
Clochette, Clocheton... Eu égard à sa dignité, très
remarquable, on l'appelait aussi « Mademoiselle ».
Eh bien ! Mademoiselle avait pris exactement mes
attitudes, la cadence de mes mouvements un peu
lents, jusqu'à ma démarche ; lui voir tourner la
tête sur l'épaule d'un air dolent était vraiment
chose fort comique. Et comme je l'avais gâtée, elle
commandait à la maison. Jamais personne ne sut
mieux se faire comprendre et se faire obéir Elle
ne permettait pas à une domestique de rester
dans l'appartement en dehors de son service : elle
la surveillait, et, si l'on n'avait plus besoin d'elle,
mademoiselle Cloche vous la ramenait à la porte,
impérativement et avec mille injures, car elle avait-
un déplorable caractère. Si l'on riait autour d'elle,
elle le prenait fort mal et grondait. Susceptible,
boudeuse, dédaigneuse, mais pas banale, ah ! non.
Le nombre de ses amis était fort restreint ; mais
ceux-là, elle les a aimés jusqu'à la mort. Car elle
est morte de vieillesse, alimentée avec mille pré-
cautions jusqu'à la dernière minute. Elle s'est
21
242 BÈTES ET GENS DE LETTRES
éteinte dans mes bras très doucement. C'était un
désastre ; j'étais horriblement malheureuse. Quand
je me suis aperçue qu'elle mourait, elle était déjà
tombée : mais ses larges yeux vivaient encore, et si
expressifs, fixés sur les miens avec une telle inten-
sité d'expression ! Oh ! ces yeux troublants des
bêtes alors qu'elles vont mourir, et qui semblent
regarder, voir un étrange au-delà qui les stupéfie,
qui élargit leur rêve ! Oui, il y avait de cela dans
le regard de ma Cloche, et aussi une adoration en
laquelle toute la passion de sa vie éclatait. Car elle
m'aima follement, humainement. Elle a voulu
mourir dans mes yeux. Si je les fermais un instant,
elle gémissait : ne pouvant plus bouger, elle s'ex-
primait encore. Et elle m'a fait comprendre qu'elle
voulait me voir, me communiquer sa pensée jus-
qu'à son dernier souffle. Et elle est morte ainsi;
et des heures après, elle me regardait encore ! Je
l'ai couchée dans une toute petite boîte, toute cou-
verte de chrysanthèmes, et l'ai expédiée en Péri-
gord, pour être enterrée dans mon jardin.
» Cela vous semble idiot, n'est-ce pas, ces his-
toires-là ? C'est que vous ne savez pas combien
elles sont prenantes, les bêtes devenues familières,
et, entre toutes, le chien!... Et quand je songe à
cette lâcheté immonde de la vivisection, je souhaite
GEORGES DE PEYREBRUNE "243
volontiers que toute la triste humanité périsse !...
Du reste, elle ne portera pas ce crime-là en Para-
dis. Tout se paie ici-bas, tôt ou tard, et le mal que
nous faisons se retourne contre nous. Dites-moisi
la moyenne de durée de la vie humaine a monté
d'un cran depuis que l'on supplicie les bêtes?
Ignares qui se targuent de découvrir l'invisible
ferment de la vie et de la mort avec leur vue maté-
rielle! Une fois, dans l'Echo de Paris, j'ai publié
une lugubre nouvelle : Chien perdu. C'était une
vieille misérable à qui l'on avait volé son unique
ami, son chien, pour le vivisecter. Elle arrive —
par un artifice de conteur — jusqu'au laboratoire
où se consomme le crime. Elle voit son pauvre
chien ligotté, dépecé, sanglant, et, ma foi ! elle se
jette sur l'opérateur, lui noue ses doigts -autour
du cou — et l'étrangle... Voilà comme je suis.
Car notez bien que j'en ferais autant, à l'occa-
sion...
» Mais, que je vous présente ma petite Reine, —
une encore que j'ai sauvée de quelque désastre.
Elle appartenait à une vieille femme très pauvre,
presque aveugle, qui se trouvait contrainte de jeter
son chien à la rue p^irce que le bureau de bienfai-
sance lui refusait les quarante sous qui lui étaient
alloués, tant qu'elle s'obstinerait à nourrir un
244 BÊTES ET GENS DE LETTRES
chien. « Mais, disait la pauvresse, je mendie pour
lui, et c'est tout ce qui me reste au monde, mes
bons messieurs. » Les bons messieurs ne se laissè-
rent pas attendrir, et, comme la vieille femme
avait faim, elle se décida, en pleurant, — oh ! ce
qu'elle pleurait ! — à s'en aller « perdre » son chien.
Lorsque j'appris ce drame, vous pensez bien que
je courus lui acheter son pauvre toutou. Et le
voici... C'était alors une espèce de grande drôlesse
de gritîonne, à l'air voyou, craintive et rampante,
et ne connaissant que par ouï-dire les édredons et
les perdreaux. »
Je fus bien sur le point de demander à madame
de Peyrebrune si le perdreau n'était point exclu du
régime végétarien. Je n'en fis rien, et madame de
Peyrebrune continua :
— En entrant chez moi, elle refusa, tout apeurée,
de marcher sur le tapis et tourna le dosa une
aile de poulet...
(Ah! pour le coup, madame!... Mais je me
tus.)
— Mais, très drôle, elle levait le nez et inspectait
la maison avec une attention de commissaire-pri-
seur, fort intéressée, semblait-il, par ce change-
ment de niche. Huit jours plus tard, cette princesse
ne trouvait pas les sièges assez moelleux et exigeait
GEORGES DE PEYREBRUNE 245
un supplément de coussins. Il fallait la prier pour
qu'elle mangeât, si délicate que la plus friande
pâtée la laissait indifférente. Et, vous la voyez, elle
est fine, jolie, élégante, un peu dédaigneuse, et elle
commence à prendre des attitudes.
» A propos, faites-moi donc le plaisir de dire à
vos amis que j'ai toujours des chiens à placer.
Ceux qui en voudront... Car je les ramasse dans la
rue. Il me serait impossible de passer à côté d'un
chien perdu sans le recueillir. Vous n'avez donc
jamais aperçu la face douloureuse, le regard na-
vrant de ces misérables bêtes abandonnées? Cela
me bouleverse. Tant pis ! je prends ceux que je
trouve. Et nous sommes ainsi un groupe de petits
manteaux-bleus des toutous. Ce qui ne nous em-
pêche pas, je vous prie de le croire, de secourir
nos semblables avec non moins d'ardeur; au con-
traire. Nous estimons que les gens qui n'aiment et
ne secourent pas les bêtes sont incapables d'aimer
et de secourir les gens. Aussi, entre nous, c'est
comme une franc-maçonnerie, dont le signe de
reconnaissance est la sympathie pour les animaux.
Dès qu'un nouveau venu s'introduit dans le cercle,
tout de suite on lui pose la question. Et s'il répond
négativement, il est exclu de notre intimité, car
il n'est pas des nôtres.
21.
246 BÊTES ET GENS DE LETTRES
» Avez-vous remarqué que les artistes etles pau-
vres gens sont les deux classes de 'la société où
l'on rencontre le plus d'amis des bêles? Le senti-
ment affectif serait-il développé par la misère et
par la poursuite de l'idéal ? — On pourrait philoso-
pher là-dessus...
— Les chats? demandai-je.
— Oh ! pour ceux-ci !...
— Vous ne les aimez pas ?
— Je les protège, les sauve, les soigne, mais je
n'ai aucune sympathie pour leur race.
— Les raisons de votre antipathie?
— D'abord, ils sont très forts, étant très égoïstes.
EL puis, ils ne nous aiment pas. Ils nous méprisent
absolument, et ne l'envoient pas dire. Leur atti-
tude vis-à-vis de nous est même très humiliante :
ils sont méfiants, car ils nous savent mauvais, et
ils nous jugent plus bètes qu'eux. Ils nous connais-
sent surle bout du doigt, et jouent de nous comme
un virtuose de la fiûte. Patelins tant qu'il le faut,
séducteurs à souhait, ils nous prennent encore par
le magnétisme de leurs ondulations et le travail
mystérieux de leurs prunelles... Très intéressant,
le chat, très esthétique, mais il n'a pas une vertu,
et il est, au contraire, le réceptacle de tous les vices.
Entre nous, n'est-ce pas? je me méfie toujours un
GEORGES DE PEYREBRUNE 247
peu des gens qui adorent les chats : involontaire-
ment, au bout de leurs doigts je cherche la griffe...
Je me félicitai d'avoir gardé mes gants. Mais que
pensera madame de Peyrebrune quand elle saura
que j'adore les chats?
XXVI
GLOVIS HUGUES
Topaze et soleil. — Diane chasseresse. — Black, chien blanc.
Vivisectenrs et révolutionnaires. — La pitié de Piul Bert.
— La mort d'un vieux moineau. — Légende du Christ et de
l'araignée. — Deux croix. — Chasse unique. — Madame
Clovis Hugues prend la parole. — Pêche miraculeure.
Les hasards sont grands, ce qui n'empêche que
je ne serai peut-être point cru quand j'aurai dit
qu'au moment où l'on m'introduisait auprès de
lui, M. Clovis Hugues alignait des rimes en faveur
d'un papillon.
— Je vous trouve donc, dis-je à ce fameux, qui,
de par l'ampleur riche de sa chevelure, « venge la
race mérovingienne de la tonsure infligée au der-
nier des enfants de Glodomir, » — je vous trouve
CLOVIS HUGUES 249
en parfaites dispositions pour ajouter un chapitre
convaincu à la série que j'ai entreprise. Quand je
vous aurai demandé pardon de m'être — sans au-
cun doute inopportunément — mis en tiers dans
votre concubinage sacré avec la Muse, consentirez-
vous à me parler des bêtes?
— Ah! les bêtes! répondit immédiatement ce
farouche révolutionnaire, quels souvenirs j'ai gar-
dés d'elles !... Quand j'étais tout enfant, j'avais une
grosse passion : c'était le martin-pêcheur. Il faut
vous dire que j'habitais dans le Vaucluse, à Velle-
roie, sur la rivière de la Sorgue, si poétiquement
célébrée par Pétrarque, en un moulin que mon
père avait affermé et qui était le rendez-vous des
plus jolis martins-pêcheurs du monde. Ils ne s'y
arrêtaient pas longtemps, par exemple ; et comme
ils filaient, les gentils oiseaux de topaze et de so-
leil!... Je me rappelle que je faisais, avec les petits
camarades, des courses absolument fantastiques
le long des rives plantées de saules et d'ormeaux,
à la recherche du nid où nous devions trouver les
mignonnes bêtes écloses. Hélas! nous trouvions
quelquefois le nid, mais il était toujours vide. Du
reste, si nous avions découvert ce que nous cher-
chions, je me serais battu jusqu'au dernier sang
pour empêcher les autres gamins de « gâterie nid»,
250 BÊTES ET GENS DE LETTRES
comme on dit chez nous. Plus tard, quand j'ai été
ce qu'on est convenu d'appeler un homme, j'ai
essayé de traduire ces innocentes impressions du
bel âge en une pièce de vers qui a paru dans mes
Evocations sous ce titre : le Martin-pêcheur. Vous
ne sauriez vous imaginer combien j'aime cette
petite pièce de vers, non point pour la forme, qui
est, comme tout ce que j'ai écrit, le simple reflet
rapide d'une chose éprouvée, mais pour l'espèce
de fraîcheur qu'elle me jette au front et dans l'âme
lorsque je !a relis. Ah ! c'est qu'on a rencontré,
parla suite, dans la vie, d'autres bêtes qui ne sont
pas des martins-pêcheurs !...
» J'ai aussi le souvenir d'une bonne chienne de
mon père. Nous l'avions appelée Flore, bien qu'elle
méritât de s'appeler Diane, car c'était une chasse-
resse endiablée. Un jour, comme elleavait beaucoup
vieilli et qu'il fallait la tuer, pour lui épargner des
souffrances qui nous désolaient tous, mon père, crai-
gnant qu'un étranger ne lui imposât une nouvelle
torture en l'abattant, se chargea de la lugubre
exécution. Je le Verrai toute ma vie revenant à
nous les yeux gros de larmes, quand la chose eut
été faite. « Elle me regardait si tendrement, nous
dit-il, qu'elle avait l'air de vouloir me pardonner. »
Je ne vous cacherai pas que cette triste fin d'une
CLOVIS HUGUES 251
chienne aimée m'a empêché très longtemps d'avoir
des animaux.
» 11 y a quelques années, cependant, j'adoptai un
petit chien qui était venu s'installer dans les bu-
reaux du journal La France, dormant dans les ate-
liers, couchant sur les tas de journaux, vivant
comme il le pouvait, quand il le pouvait. Il était
noir de charbon, le jour où je l'emportai sur les
hauteurs de Montmartre. Mes, enfants lui firent un
accueil enthousiaste. Nous lui cherchâmes tout de
suite un nom, et, comme il était blanc sous son
charbon, nous l'appelâmes Black, pour faire hon-
neur aux contrastes de l'école romantique. Seule-
ment, nous eûmes beau le gâter, ses instincts de
vagabond l'eurent vite repris, et, un matin, adieu
mon Black ! Je le cherchai partout; je suivis pen-
dant trois ou quatre jours tous les chiens blancs
qui erraient sur la butte. Ce qu'il y a de particu-
lier, c'est que*3e ne pouvais guère donner son si-
gnalement, parce qu'il ne ressemblait à rien. Je fus
le réclamer à la fourrière. Peine perdue ! Mais, un
jour, une petite fille du quartier le reconnut — je
n'ai jamais su à quoi — et elle nous le ramena,
triomphante. Ah ! ce qu'il fut cajolé, le cher toutou !
En pure perte, au reste; car il filait à nouveau,
quelques semaines après, profitant d'une porte ou-
252 BÊTES ET GENS DE LETTRES
verte dans le jardin pour recommencer sa vie er-
rante. Mais, comme je me méfiais, j'avais eu le
soin de le photographier, et, il est là, tenez, paisi-
blement assis sur ses pattes de derrière — dans un
cadre de luxe, s'il vous plaît !... J'ai souvent pensé
à lui ; je me demande même quelquefois encore
s'il n'est pas tombé entre les mains d'un implaca-
ble vivisecteur.
» A ce propos, je vous rappellerai, si vous l'avez
oublié, que je fus pendant quelque temps prési-
dent de la Ligue contre l'abus de la vivisection.
C'était madame Marie Huot, une grande amie des
bêtes, rendue célèbre par quelques éclats en leur
faveur, qui m'avait fait offrir cette présidence.
Nous organisâmes des réunions qui furent quel-
quefois suffisamment tumultueuses, un certain
nombre d'étudiants s'étant fâchés au point de nous
jeter des sous sur la scène; mais vous savez que le
tapage ne m'épouvante guère. Nous tînmes bon;
mais quelques-uns des membres de la ligue
ayant menacé même des professeurs qui vivisec •
taient, et s'étant permis d'invoquer contre eux mon
autorité de député, je donnai ma démission. Déplus,
la ligue m'avait paru sortir du mandat qu'elle
s'était donné, parce qu'elle s'était mise à combattre
non seulement l'abus de la vivisection, mais lavi-
CLOVIS HUGUES 253
visection elle-même. Or, si j'aime les animaux,
j'aime encore mieux la science, même avec ses
cruautés, quand elles peuvent servir l'humanité.
» Je veux bien admettre avec Micheletque l'animal
est notre frère inférieur, mais c'est précisément
parce qu'il est ce frère qu'il doit avoir, dans la na-
ture, sa part de souffrance et de responsabilité en
vue du progrès éternel. J'ai horreur du sang qui a
été répandu par les hommes de la Terreur ; cepen-
dant, je les plains beaucoup plus que je ne les
blâme, car ils n'ont tué que parce qu'ils ont été
forcés de tuer. Les vivisecteurs ressemblent aux
révolutionnaires, puisqu'ils opèrent dans la mort
pour en faire jaillir la vie. Ce que je trouve d'hor-
rible, par exemple, dans la vivisection, c'est la
rage hystérique de quelques femmes du monde
qui nous avaient été signalées et qui s'amusaient à
tourmenter de pauvres bêtes sans retirer de leurs
expériences d'autre profit qu'une joie monstrueu-
sement inexplicable.
» Je me rappelle qu'au moment où je venais d'ac-
cepter la présidence de notre association, je fus fort
amicalement pris à partie, dans les couloirs de la
Chambre, par Paul Bert, qui a été, comme vous le
savez, un grand vivisecteur devant Dieu. Il me dit
que j'étais, en dépit de mes prétentions au rationa-
22
254 BÊTES ET GENS DE LETTRES
lisme, un catholique sans le savoir, un ennemi du
progrès scientifique, puisque je m'efforçais d'arra-
cher aux savants le moyen pratique de faire con-
courir les espèces au bien-être de toute l'Espèce
envisagée dans son ensemble devantia vie et devant
la mort. Je me défendis comme je pus. Tout de
suite, du reste, il partagea mon avis en ce qui con-
cernait l'abus ; seulement, il me fit valoir qu'il
serait bien difficile de délimiter le point exact où
il commence et où il finit. Il insista plus particu-
lièrement sur ce fait que certains vivisecteurs re-
courent plusieurs fois aux expériences sur la même
bête. « Moi, me dit-il, je ne fais souffrir qu'une
seule fois le pauvre animal que la fatalité amène
chez moi. Aussitôt qu'il a été vivisecté, je le tue au
moyen d'un linge imbibé de chloroforme. » Je
connais malheureusement des expérimentateurs
qui, pour éviter une nouvelle dépense, se conten-
tent de guérir quelque chien martyrisé, quittes à
pratiquer sur lui, dès son rétablissement, la même
expérience, ou quelque autre. C'est sur cet abomi-
nable raffinement de cruauté que le législateur
pourrait peut-être porter son attention...
— Il me semble que, dans vos vers, vous n'avez
point oublié les bêtes?
— Non, il y a dans mon œuvre poétique une
CLOVIS HUGUES 255
foule de pièces qui m'ont été inspirées par les
bêtes. C'est ainsi que j'ai essayé de peindre ce que
doit être la fin d'un vieux moineau, mourant de
vieillesse en quelque coin perdu. La préoccupation
de ce moineau ne m'a pas été particulière, puis-
qu'elle a souvent hanté l'imagination de François
Coppée. Mais il est assez naturel que deux poètes
se rencontrent, même quand ils sont séparés par
l'idée sur le terrain philosophique et social... Il n'y
a pas jusqu'au canard dont je n'aie célébré les
coincoins. Mes deux dernières pièces animalières
sont consacrées l'une à l'araignée, l'autre — celle
que vous m'avez surpris en train d'écrire — au
papillon.
» Celle de l'araignée roule sur une légende bre-
tonne qui est tout à fait charmante.
«Jésus mourait au Golgotha, lorsque des mou-
ches s'abattirent sur ses pieds saignants. Une
araignée, qui rôdait par là, eut pitié du divin cru-
cifié et tendit sa toile autour du bois, tout à côté
d'une mouche qui bourdonnait. Jésus pencha dou-
cement la tête vers l'humble petite bête qui avait
pris pitié de son martyre, et, comme elle s'en allait,
après lui avoir tout au moins épargné un peu de
souffrance, l'ombre de la croix se dessina sur elle
et resta pour toujours attachée à elle. C'est cette
2 56 BÊTES ET GENS DE LETTRES
araignée que l'on appelle aujourd'hui l'araignée de
jardin et qui porte en effet une croix sur le dos.
— Au moins, fis-je, cette croix est méritée.
— Vous me faites souvenir d'une anecdote. Un
notable de la Corse venait d'être décoré de la Légion
d'honneur. Je ne sais si Emmanuel Arène était pour
quelque chose dans la décoration, mais tout porte
à croire qu'il n'y était pas étranger, car on n'est
pas un bon député si on cesse d'être un député dé-
coratif. Toujours est-il que mon nouveau décoré,
la boutonnière à peine fleurie, s'empressa d'entrer
dans une église et de s'écrier, en s'agenouillant
devant l'autel : « 0 doux Jésus ! nous avons eu la
croix tous les deux, mais vous m'êtes à témoin
que nous ne l'avions méritée nil'un ni l'autre ! »
» Pour le quart d'heure, nous avons une ména-
gerie assez restreinte : deux pigeons, un canari,
un chardonneret et une pie. Cette dernière a con-
tracté, à la campagne, la déplorable habitude de
s'exprimer comme Cambronne au dernier carré de
Waterloo!...
— Et n'avez-vous jamais chassé?
— J'ai chassé une fois. On me disait que si je
ne chassais point, c'était que je me sentais gauche
comme un moulina vent, ainsi qu'on dit populai-
rement chez nous. De quoi la vanité est-elle faite?
CLOVIS HUGUES 257
Un jour, dans les peupliers du moulin paternel, je
distinguai une pie à la portée d'un coup de fusil :
je courus, je m'armai, et, un instant après, l'infor-
tunée bête dégringolait à travers les branches. Je
la pris ; elle n'était pas encore morte ; elle me re-
garda, et ferma les yeux. Je ne puis oublier ce
regard, qui était un reproche à mon amour-propre
d'adolescent... Je n'ai jamais plus chassé.
Madame Clovis Hugues était là depuis quelques
instants. Elle prit la parole.
— Ce trait ne suffit pas, monsieur, à démontrer
dans toute sa splendeur l'âme angélique de mon
mari. Dût sa modestie en saigner, je dévoilerai
toute sa bonté !
— Mais, qu'est-ce que tu vas dire ? questionna
inquiètement M. Clovis Hugues.
— C'était à Saint-Mandrier, après une conférence.
Vers une heure du matin, nous partîmes dans de
petits bateaux. On nous débarqua sur les roches,
où nous passâmes la nuit, étendus sur des toiles à
voiles, en attendant de relever les amorces que
nous avions placées dans la "Méditerranée. Le
jour venu, nous nous mîmes au travail. La pêche
était fructueuse et les pêcheurs en joie. Mais voilà
que l'un de nos amis s'avise de jeter un coup d'oeil
dans les lignes pour y constater la quantité de
22.
258 BÊTES ET GENS DE LETTRES
poissons pris, et quelle n'est pas sa stupéfaction de
n'en pas apercevoir un seul à fond de cale ! Les
pêcheurs ne savaient ce que cela voulait dire ; mais,
moi, je suivais, depuis quelques minutes, le ma-
nège de monsieur ici présent, qui jetait sournoise-
ment à la mer les poissons au fur et à mesure
qu'on les en tirait!
XXYII
EMILE GOUDEAU
L'auteur de La Revanche des Bêles. — Les bêtes sont drôles.
— Agissements de Mouchi-Moucha. — Le langage « chat ».
— Le seigneur Bitume. — Six côtelettes pour un. — Le trou-
peau d'Emile Goudeau, berger. — Les fourmis, pasteurs de
pucerons. — Avec une pipe. — L'interview d'une fourmi. —
Astronomie à l'envers.
L'exquis poète fantaisiste Emile Goudeau n'a pas
seulement effaré le bourgeois au temps des Hydro-
pathes; ses Voyages et découvertes d' A1 Kempis à
travers les États-Unis de Paris ne sont pas les seuls
titres de gloire de cet excellent ironiste, qui est,
en même temps, un romancier profond. Mais, aux
yeux de la masse, Emile Goudeau a beau avoir
écrit la Vache enragée et ce superbe livre : Le Froc,
il est essentiellement et restera surtout l'auteur de
La Revanche des Bêtes. Ainsi qu'il le dit, en sou-
260 BÊTES ET GENS DE LETTRES
riant — avec un rien d'amertume, m'a-t-il semblé
— : « La Revanche des Bêtes, c'est mon Vase brisé,
à moi. »
C'est donc — au risque de l'exaspérer — l'auteur
de La Revanche des Bêtes que je suis allé voir en
lui, afin de jeter un peu plus de pittoresque sur
cette enquête.
— Si j'aime les bêtes? fait Goudeau en tirant sur
sa pipe, ma foi! je n'en sais rien. Je suis simple-
ment camarade avec elles, parce quelles m'amu-
sent infiniment. L'air sérieux des chiens, la mine
sournoise des chats, l'allure triomphante des
coqs, les attitudes ébouriffées des poules, la beauté
sculpturale d'un percheron, comme l'effronterie
des moineaux, tout m'excite à une gaîlé. Il faut
croire que la gaîté m'est naturelle, et que je m'a-
muse de peu... Enfin!
— Avez- vous des souvenirs sur les bêtes?
— Oh! ce n'est pas ce qui me manque! Tenez,
j'avais un chat tout petit — race de gouttière —
qui était tombé, je ne sais d'où, sur un prunieri
mon prunier, l'unique à Asnières! Ce chat immé-
diatement adopté devint roi. Il fallait le laisser agir
à sa guise, aller, venir en pleine liberté. Sa per-
sonnalité ainsi mise à l'aise se développait, il pre-
nait des habitudes inédites : ainsi, quand le char-
EMILE GOUDEAU 261
bonnier arrêtait sa charrette devant la maison,
Mouchi-Moucha (vous ai-je dit qu'il s'appelait
ainsi?) sortait, quelque temps qu'il fît, et allait se
poster sur la croupe du cheval, et, là, d'une mine
grave, il avait l'air d'un groom spécial et bizarre
chargé de surveiller le cheval tandis que le char-
bonnier portait ses sacs à la cave. Le cheval con-
naissait bien Mouchi-Moucha et semblait avoir
pour lui un grand respect; il ne bougeait pas, et
ne se livrait à aucun écart. Dès que le charbonnier
remontait dans sa carriole, Mouchi-Moucha sautait
prestement, sachant que son service volontaire
était fini...
» Et quels beaux yeux il avait, ce pauvre Mouchi !
Des yeux de chat-huant, tout en or liquide, où la
prunelle avait l'air tantôt d'une ronde tache d'en-
cre, tantôt d'un fil noir à peine perceptible. Je
l'aimais beaucoup, et pourtant j'étais enclin à lui
laire des farces de toutes sortes. Seulement, l'une
de ces farces tourna à ma confusion. Je savais imi-
ter à peu près tous les miaoux-miaoux, et les rou-
coulements et les ronrons, tout le langage de la
gent féline. Je me sentais arrivé à un certain degré
d'assimilation. Bien entendu, j'étais, en cet ordre
linguistique, dans le même cas que le perroquet
qui imite le langage humain sans y rien com-
262 BÊTES ET GENS DE LETTRES
prendre. Un jour donc que, tandis que je fumais
une bonne pipe, Mouchi-Moucha s'était installé sur
mes genoux et s'apprêtait à dormir paisible, je ré-
solus de lui faire une surprise. Prenant dans ma
voix les notes les plus attendries, je poussai un
miaulement sentimental. Réveillé en sursaut par
cet appel, — qui était merveilleusement imité,
soit dit sans fausse modestie, — Mouchi-Moucha
tourna brusquement vers moi ses yeux d'or, où il
y avait quelque surprise, d'abord. Ces yeux sem-
blaient dire : « Qu'est-ce qu'il a, ce cher ami (il ne
» m'appelait sûrement pas « maître » en son for in-
» térieur), à miauler ainsi amoureusement? Gon-
» naîtrait-il, ce pauvre imbécile inférieur, cet
» homme qui n'est là que pour être exploité par
» moi, pour me nourrir, pour me caresser, pour
» me laisser dormir sur ses genoux quand ça me
» plaît, ou m'en aller au diable si telle est ma vo-
» lonté — connaîtrait-il le langage de la race chat
» — langage supérieur ?» — Mouchi-Moucha devait
se dire cela, comme un homme à qui subitement
un chien dirait : « Bonjour, monsieur. »... Oui,
oui, riez si vous voulez. Il y avait dans ces yeux
d'or toutes ces sensations rapides de surprise, de
légère admiration, et d'un peu de frayeur. Mais,
sans doute, l'expression de ma physionomie ne
*
EMILE GOUDEAU 263
cadrait pas avec mon miaou; je devais être dans
la position fausse d'un homme qui, essayant de
parler une langue étrangère, proférerait une
phrase mal apprise, et dirait d'un ton gracieux à
son interlocuteur : « Vous êtes un âne. » Moi,
j'avais dû dire, en langue chat, quelque belle
chose que démentait mon visage attentif, trop
sérieux. Aussitôt, dans les yeux de Mouchi-Moucha,
la surprise fit place à un mépris indicible ; il secoua
les oreilles deux fois, d'une façon dédaigneuse,
et se replongea dans son sommeil, ayant l'air de
penser : « Tu veux en dire plus long que tu ne
» sais, mon bonhomme! Ce n'est pas encore toi,
» avec ta figure bêtement attentive, qui dégoteras
» les secrets de notre syntaxe. »
» Dès lors, je fus assuré que les chats sont des
fumistes supérieurs, destinés à nous faire des
farces, mais pas nous à eux. Et, de fait, quand je
déménageai, Mouchi-Moucha disparut, dès qu'il
vit clouée la dernière malle : il ne se souciait pas,
élevé dans des principes de liberté, d'être emporté
dans un panier comme un vilain chat coupé. Car
vous pensez bien que, parmi toutes ses libertés,
je lui avais laissé celle de son sexe.
— L'histoire de Mouchi-Moucha n'a rien de
ianal ; mais, ce que j'attends, c'est la légende
264 BÊTES ET GENS DE LETTRES
de cette bête, dis-je en voyant entrer un superbe
chien noir, un peu empâté sous sa riche four-
rure.
— Mon chien Bitume? Ah! le voilà... Ce n'est ni
un épagneul ni un setter-gordon, comme on pour-
rait le croire ; c'est un cowby, un chien de berger
écossais, dont les ataviques lois auraient dû faire
un gardien de bœufs dans les High-lands, et qui se
contente de garder un poète. Encore un qui a été
élevé en pleine liberté. Il ne sait rien faire : pas
donner la patte, pas taire sauter en l'air un mor-
ceau de sucre qu'on lui mettrait sur le nez, ni rap-
porter un bâton, ni sauter par-dessus une canne,
— rien, rien, rien. C'est un seigneur. Il n'a jamais
été battu. Il a suffi, d'horribles menaces proférées
à voix terrible pour lui apprendre les choses indis-
pensables. Mais les menaces ne l'ont jamais empê-
ché de courir après les omnibus et les voitures en
aboyant à pleine voix, ni, dès qu'il m'aperçoit de
loin, d'accourir à fond de train et de me planter ses
deux grosses pattes sales dans la poitrine ou dans
le dos avec une violence inouïe; — ça habitue ma
peau à la boxe... et les paletots à la brosse.
» Il n'est pas extrêmement fumiste. Pourtant,
une fois, à la campagne, il découvrit les huit côte-
lettes qu'on avait apportées de la ville voisine pour
EMILE GOUDEAU 265
le déjeuner, et en mangea six consciencieusement.
J'étais au jardin, en train de lire; Bitume [ainsi
appelé à cause des Fleurs de bitume, vous savez?)
arriva vers moi, portant quelque chose de rouge
dans sa gueule, et déposa sur mes genoux les deux
côtelettes qui restaient. Il en avait assez, et venait
offrir à déjeuner à son maître.
» Mais il a été le héros d'une autre aventure qui
le rendit célèbre en Asnières, Courbevoie et pays
circonvoisins. Un jour, on me présenta un papier
du percepteur où je lus que je devais huit francs
pour Bitume, qualifié « chien de luxe ». Une idée
subite me vint de répondre — par manière de
badinage — à l'employé : « Mais, monsieur, c'est
» un chien de berger, ou de bouvier, qui ne doit
» payer qu'un franc.» Je pensais que l'employé allait
sourire; pas du tout, il prit la chose au sérieux, et
me répondit d'un ton rogue que mon chien était
chien de luxe, que les chiens de berger étaient uni-
quement des chiens appartenant à de véritables
bergers, et que, moi, j'étais homme de lettres... Je
ne laissai pas échapper une si belle occasion d'uti-
liser mes vieilles études classiques, et je lui répon-
dis que maint poète, Théocrite, Virgile et madame
Deshoullières avaient fait des bergeries, et que je
rentrais dans la tradition; que, d'ailleurs, si mon
:3
266 BÊTES ET GENS DE LETTRES
chien était chien de berger, par sa race, moi, pro-
priétaire d'un chien de berger, j'étais berger par
définition. L'employé prit alors un air raillard et me
demanda où étaient mes moutons. « Mes mou-
» tons? fis-je, ils sont à la Villette; seulement,
» n'ayant pas d'argent ni de crédit auprès des mar-
» chands de bestiaux, je ne puis aller les chercher;
» mais cela ne tardera guère. Du reste, monsieur,
» ajoutai-je, combien faut-il avoir de brebis pour
» êtreberger?Letroupeau, oùcommence-t-il?àdix,
» à cinq, à quatre, à tçois têtes, ou à une tête ? » Il
ne savait pas. Je le priai alors d'informer le percep-
teur que je ne paierais qu'un franc, en qualité de
berger, pour un chien exclusivement destiné à
garder mes futurs troupeaux. La guerre était dé-
clarée. On m'envoya des papiers avec frais, des
roses, des bleus, un commandement. Entre temps,
je me promenais avec un mouton et mon chien ;
seulement, ce mouton était d'un si atroce carac-
tère que j'étais obligé de le mener en laisse. Je me
vis contraint de le vendre, et, ma foi, ayant renoncé
à ma carrière de berger, je redevins homme de
luxe, et payai pour un chien de lettres. Je ne vous
narre pas toutes les péripéties de ce drame, ni
comment j'eus mon mouton... Je me souviens seu-
lement de la stupidité prolonde de cet animal, qui,
EMILE GOUDEAU 267
décidément, n'est agréable que sous forme de côte-
lettes. C'est sa stupidité qui m'a empêché de pous-
ser ma lutte contre le percepteur jusque devant le
Conseil de Préfecture et même la Cour de cassation !
— Où commence et où finit le berger?...
» Et puis, reprit Emile Goudeau avec sa verve
ébouriffante, dès que se fut un peu apaisée l'hila-
rité qu'avait provoquée en moi cette histoire, il y
a bien d'autres bêtes très amusantes! Les fourmis,
par exemple. Je me suis appliqué, à la campagne,
à jouer d'infcâmes tours à ces bestioles, que je crois
très fortes en sociologie, puisqu'elles ont un état
constitué, des maisons, des nurseries, des trou-
peaux de pucerons qu'elles traient pour avoir leur
lait du matin; — il ne leur manque que le Petit
Journal et un croissant...
» Il y avait, au milieu d'une pelouse, un espace
dénudé, large comme un fond de chapeau, où les
fourmis du voisinage venaient s'ébattre. C'était
peut-être une lande, une clairière, où des fourmis
institutrices menaient leurs élèves en promenade
pour prendre du soleil. Je suivais leurs allées et
venues tout en fumant ma pipe. J'eus l'idée infer-
nale de verser sur le pensionnat minuscule de la
cendre chaude. Ce fut un sauve-qui-peut. Quelques
vieux professeurs, ou des sous-maîtresses coura-
268 BÊTES ET GENS DE LETTRES
geuses, couvrirent la retraite, emportant une jeune
fourmi blessée... Un grand calme se fit dans la
lande. Au bout d'un instant, quelques voyageurs
— les élèves fourmis de l'Ecole polytechnique,
sans doute — s'avancèrent, au nombre de quatre,
avec maintes précautions, vers le monticule de
cendre qui, tombé du ciel inopinément, sans que
nul astronome du pays des fourmis l'eût prévu,
avait causé le désastre. J'attendis que ces savants
fussent grimpés sur le monticule refroidi, et, d'un
arrosoir que j'avais à portée de la main, je pris un
verre d'eau et inondai le monticule et les voyageurs.
Ce fut une noyade subite, suivie d'une natation
effrénée, et les savants disparurent sous les herbes
du voisinage. Que se passa-t-il? Comment les
grands chefs de la tribu reçurent-ils ces savants?
Je ne sais; mais un très long temps se passa sans
que la solitude de la lande fût troublée par le pas
alerte d'un voyageur. Enfin, une grosse fourmi,
quelque doyen de Faculté, apparut, hésitante,
grave! L'insecte s'arrêtait, pendant quelques ins-
tants, et ne repartait qu'en tâtant le sol jonché de
toutes sortes de débris, et considérait attentivement
les petits lacs formés de-ci de-là par le verre d'eau,
que le soleil desséchait vite. Il fit le tour du mon-
ticule, puis grimpa, tourna, retourna, souleva dans
ÉMIhE G0UDEAU 269
ses pattes les détritus de ce singulier volcan tombé
de la lune. Puis il me regarda, immobile; ma
figure, penchée sur lui et qui faisait une ombre
dans la lande, parut l'intéresser : j'étais un phéno-
mène céleste inaccoutumé. Enfin, ayant sans doute
pris des notes, l'académicien fourmi partit rapide-
ment vers les futaies du gazon où devaient l'at-
tendre les fourmis assemblées... Que s'est-il passé
dans le grand conseil quand l'illustre docteur des
fourmis a raconté ses impressions? Nous ne le sau-
rons jamais; car, en l'état actuel de nos connais-
sances, l'interview d'une fourmi est difficile. Je
crois pourtant que ces bestioles, qui ont des cités,
des nourrissons et des vaches nourricières, doivent
posséder une physique, une météorologie et même
une théologie particulières, que ma malice
a dû singulièrement troubler... Ne sommes-
nous pas pour des êtres invisibles des fourmis
dont ils se jouent? — Assez, assez, n'est-ce
pas?
» Mais vous voyez ma façon d'aimer les bêtes. Je
les trouve drôles et elles me ramènent à l'humilité
chrétienne. Et puis je trouve ces exercices d'ima-
gination beaucoup plus amusants que les sciences
exactes ; au moins, on peut croire à tout ce qu'on
veut, sans crainte d'être contredit. C'est une astro-
23.
270 BÊTES ET GENS DE LETTRES
noraie à. l'envers, c'est la vie vue par le petit bout
de la lorgnette...
» Tenez, à quoi peut bien penser, en ce momentr
Bitume, qui me regarde avec cette figure si sérieuse
qu'elle en est comique?... »
XXVIII
J.-H. ROSNY
Infiniment petits. — Les abeilles maçonnes. — L'animal qui
nous succédera. — La fin de l'homme. — Le chat méca-
nicien. — Suiveur d'enterrements. — Encore l'amphioxus.
— Angoisse.
M. J.-H. Rosny habite au quatrième étage d'une
maison sise dans une rue calme, à Plaisance. Je
n'ai pas trouvé à M. Rosny cette face toute en durs
méplats de l'apôtre qu'il semblerait être au gré de
quelques-uns. J'avouerai qu'au prime abord, il
me déconcerta par la gravité de ses traits et par
ses larges yeux remplis, l'on dirait, d'inconnais-
sable ; et je ne sais trop pourquoi j'eus, si vite, la
cruelle sensation de ma futilité devant cet homme
au front d'orgueil qui marche avec tant d'aisée
majesté à travers la paléolithique, l'hiatus, l'aleo-
272 BÊTÉS ET GENS DE LETTRES
lithique et la néolithique ! Mais, bien que je ne
présentasse point l'aspect étrangement captivant
de quelque triton des cryptes centripètes de la
Styrie ou de la Dalmatie, M. J.-H. Rosny eut la
bonté de ne me marquer aucun mépris, et même
il daigna feindre de s'intéresser à toutes mes pe-
tites agitations. Il mit simplement, je pense, quel-
que malice à dépasser mes vues, tout en se don-
nant Pair de constamment demeurer à ma portée,
et ce, jusqu'à condescendre à l'anecdote...
Dans le monde des animaux, ce sont les insectes
qui intéressent le plus M. J.-H. Rosny. Il se plut,
durant une demi-heure, — en un parler lent, pi-
menté d'une accentuation exotique et tout hérissé
de termes merveilleusement techniques et pro-
pres, — à me fournir mille exemples de leurs mi-
raculeuses facultés d'adaptation à la vie. A l'en-
tendre, les insectes seraient supérieurement ar-
més en vue de la lutte pour l'existence. Quant à
leur prévoyance, elle est, selon lui, plus grande
que la nôtre. Les insectes, aussi bien et mieux que
nous, bâtissent des villes, créent des greniers d'a-
bondance. La nature les munit — selon leur des-
tination respective — de scies, de pinces, de te-
nailles, de tarières ; elle ne leur laisse même pas
ignorer l'usage du levier. Les insectes n'ont pas
J.-H. ROSNY 273
encore, que l'on sache, fait, comme nous, appli-
cation de la vapeur ; on peut presque affirmer
qu'ils n'ont point, chez eux, le télégraphe... Ce-
pendant, M. Rosny ne saurait trop dire, en défi-
nitive, s'ils ne font aucune application de l'élec-
tricité.
On croit assez généralement qu'il n'y a point à
Paris d'abeilles dites maçonnes. Il est, toutefois,
donné à M. Rosny d'observer de très près le stu-
péfiant travail de quelques-unes d'entre elles. Je
fus même invité par lui à me rendre compte, de
visu, de l'habileté des abeilles maçonnes de la rue
Didot... J'imagine qu'aucun de mes lecteurs n'i-
gnore la façon de procéder de ces mouches spé-
ciales ; tous, ou presque tous, ont dû lire l'atta-
chant ouvrage de M. Fabre sur les insectes.
Après s'être longuement attardé sur les inver-
tébrés, M. Rosny vint à me parler de l'amphioxus,
qui est le premier vertébré — sans cerveau.
Partisan déterminé du transformisme, M. Rosny
professe volontiers que l'homme — cet animal
dit supérieur — doit être remplacé, tôt ou tard,
par un animal inférieur, lequel ne sera ni un chat
ni un chien, mais pourra être un quelconque am-
phibie. Cet amphibie aura un petit organe d'adap-
tation propre aux conditions de la vie à venir.
274 BÊTES ET GENS DE LETTRES
Gomme le dipneuste, qui, présentant tous les ca-
ractères de l'animalité la plus inférieure, n'en por-
tait pas moins en lui les germes de la supériorité,
puisqu'il avait à la fois des branchies pour res-
pirer dans l'eau et des poumons pour respirer
dans l'air, la bête, innommable encore, qui se
dresse, pour nous succéder, au seuil obscur des
futuritions, s'offre, à notre hypothèse, nantie d'un
organisme approprié à la raréfaction de l'air —
probable dans ces temps...
De l'avis de M. Rosny, l'homme ne saurait plus
durer très longtemps encore : cet animal, qui, par
sa préoccupation excessive de soi-même, s'artifi-
cialise chaque jour davantage, tend à devenir de
plus en plus incapable de vivre dans un milieu
naturel. Les manifestations ahurissantes de son
industrie sont comme le sceau certain de sa pro-
che destruction. Quant à notre fin, à nous autres
Français, le Corse en a, paraît-il, terriblement
avancé l'heure en refusant par trois fois les con-
ditions des alliés...
Et, sans trop d'empirisme, nous en revenons à
l'amphioxus , par qui , peut-être , s'accomplira
L'AUTRE DESTINÉE...
Ma faible imagination ne me permettait guère
de me figurer cet amphioxus inquiétant. D'ail-
J.-H. ROSNY 275
leurs, l'interview tournait trop au tragique.
M. Rosny s'en aperçut et consentit à sortir un ins-
tant de l'insondable puits de science au fond du-
quel je ne l'apercevais qu'avec beaucoup de peine.
— Je n'ai, ici, me dit-il alors d'une voix légè-
rement teintée de compassion, je n'ai, en fait de
bêtes, que quatre serins : ils ne sont pas d'une
intelligence exagérée; nicber, voilà leur seule et
grande affaire. Mais nous avons eu des chiens et
des chats, lesquels nous donnèrent quelquefois
matière à d'assez curieuses observations. Ainsi,
je puis vous affirmer que tous les chats sont mé-
caniciens : un chat tentera toujours d'ouvrir une
porte par la serrure. A Saint-Ouen, nous avons
connu un chien qui avait trouvé le moyen de ga-
gner sa vie tout en sauvegardant son indépen-
dance. Ce chien suivait les enterrements. Il s'ar-
rêtait à la porte du cimetière, et, là, il attendait le
retour du cortège. Il y choisissait un groupe sym-
pathique, et, s'y inféodant, l'accompagnait au pro-
chain cabaret, où il se faisait offrir sa part de brie.
Ce chien était nourri par les enterrements. En
1884, il disparut. Nous supposâmes qu'il était
parti « faire » un autre quartier.
On le voit, M. Rosny est loin de mettre en doute
l'intelligence des animaux.
276 BÊTES ET GENS DE LETTRES
Il me parla, entre mille autres choses, de la ten-
dresse maternelle des mammifères, « qui est une
chose charmante » ; de la malice des pies ; de
l'extrême bravoure de la belette ; de la férocité de
la taupe ; delà lutte des bouvreuils contre les cou-
cous ; de la beauté des poissons à l'époque de l'a-
mour : « L'épinoche se vêt de pourpre et d'or
pour inviter les femelles à déposer leurs œufs dans
son nid. »
De quoi ne me parla-t-il point encore !
Il en revint aux insectes, me fit admirer la pré-
voyance de ceux qui logent leurs œufs dans le nez
des moutons ou sous la peau des chenilles ; me
toucha un mot des termites de l'Afrique méridio-
nale, qui savent se bâtir des nids de trois mètres
de haut assez solides pour supporter le poids d'un
cheval monté ; s'extasia devant « le délicieux petit
sac laineux » en lequel les araignées, « mères su-
blimes », traînent avec elles leurs petits; et, fina-
lement, par des chemins droits de logique et d'en-
chaînement, remit sur le tapis le vague, féerique
et monstrueux amphioxus...
Pour le coup, avec un respect mêlé d'effare-
ment, je saluai M. J.-H. Rosny et sortis de chez
lui avec une précipitation que je ne m'explique
pas.
J.-H. ROSNY 277
Nous sommes en juillet. Dehors, il fait une cha-
leur étouffante. Pas une miette d'air !
Je cherche à respirer. En vain !
Et je suis obligé de constater l'insuffisance de
mes organes d'adaptation.
Mon Dieu ! les temps seraient-ils donc proches?
Je veux vivre !...
Eloignez de moi cet amphioxus !
U
XXIX
EN LEQUEL TROIS POETES PARLENT CONGRUMENT
DE L'OISEAU DE NOËL
Mais le cou d'un oison,
Ah ! grands dieux! que c'est bon!
disait Panurge-Barral dans le Rabelais dont Oscar
Aléténier et Dubut de Laforêt nous offrirent la fête
au Nouveau-Théâtre.
Du cou d'un oison, pour l'usage qu'en enten-
dait le Joyeux Curé, oncques n'en connus la
saveur, mais fort bien l'imagine. Mais, parlant
comestiblement, j'ai grand respect pour cet enfant
de basse-cour dont les parchemins datent, on le
sait, de l'ancienne Rome.
Pourtant, et bien que lui n'ait de Gapitole
jamais sauvé, combien je lui préfère le dindon, ce
véritable oiseau de Noël !
TROIS POÈTES ET l'ûISEAU DE NOËL 2~9
Depuis huit grands jours, a. Tétai de toutes les
rôtisseries parisiennes, dans les vitrines de toutes
nos halles à volailles, les bons dindons plumés
nous montrent — les chers ! — leur rebondie
panse blanche, pochée, de-ci, de-là, des taches
bleues desquelles les historient les truffes.
Que penseriez-vous, lecteur, à l'occasion de ce
nouveau Noël, d'une jolie consultation sur la
dinde ?
Quoi que vous en deviez penser, contents ou pas
contents, je suis en mesure de vous la servir, cette
consultation, que j'ai provoquée au moyen de la
circulaire (oh ! prestigieuse !) suivante :
Cher poète, donnez-moi donc,
En quinze lignes d'une prose indestructible,
Sur la femelle du dindon
(Au double point de vue : animal, comestible)
Votre avis de naturaliste et de gourmet.
Voici que bon Noël approche,
Paris va mettre dinde en broche,
Sentez-vous pas, déjà, le bon fumet?
C'est entendu? Je vous deminde
Votre opinion sur la dinde.
Que diable! ce n'est point pour vous embarrasser l
Sur ce, dans un salut, laissez-moi me casser,
El, selon l'us antique,
Vous dire que je suis bien votre domestique.
230 BÊTES ET GENS DE LETTRES
Pour obtenir de la prose des poètes, j'estime
qu'il sied de la solliciter en vers.
Le poète-aubergiste Paul Harel, qui vient de
publier des Souvenirs d'auberge à s'en lécher les
doigts, m'a, le premier, répondu :
« Echauffour.
» Mon cher confrère,
» Au point de vue animal, la dinde est une...
dinde.
» C'est un des plus petits cerveaux de la création.
La domesticité l'a encore déprimée; de sorte,
qu'en nos basses-cours, elle est bête comme on ne
l'est pas.
» Je ne la comprends guère qu'à l'état sauvage,
au bord du marais ou dans le gaulis, partant sous
l'arrêt du chien avec un grand bruit d'ailes,
bruyante, gloussante — chatoyante de toute la
lumière entrée en sa robe métallique.
» Au point de vue comestible, elle n'est pas
sans mérite, particulièrement dans l'âge tendre, où
elle est qualifiée de dindonneau. — un mot qui
n'a pas de sexe.
» Quand vous viendrez me voir, je vous la ferai
servir en abatis avec boulettes, puis rôtie. Le len-
TROIS POÈTES ET L'OISEAU DE NOËL 281
demain — s'il en reste ! — on vous la présentera
sous la couche onctueuse d'une mayonnaise com-
pacte, ou réchauffée dans la recette avec de l'oignon
haché.
» Venez, si l'appétit vous en dit.
» A vous cordialement,
» Paul Harel. »
Un autre suprême chantre de la bonne chère,
mon copain Gabriel Vicaire, le grand poète de la
Bresse, m'écrit :
*
« Cher ami,
» La dinde?
» Moi, je trouve ça délicieux, surtout avec des
truffes, beaucoup de truffes.
» Que veux-tu que je te dise de plus? J'ai été
élevé dans un pays de dindes.
» T'en serais-tu douté ?
» Tu ne t'attends pas, j'imagine, à ce que j'aille
débiner mes compatriotes?
» A toi cordialement,
» Gabriel Vicaire. »
24.
2S2 BÊTES ET GENS DE LETTRES
Le ressuscité — si mal en point encore, hélas!
— de Moret-sur-Loing, possède, en la cour fer-
mière de sa désormais sinistre maison des Gref-
fières, une dindonnerie.
Il m'envoie le joli mot que voici :
« Les Greffîères, par Moret (Seine-et-Marne).
» Mon cher confrère,
» Batailleur, vaniteux et jaloux, tel est le din-
don, telle la dinde. Mais celle-ci est une mère
excellente. Elle a la patience, la vigilance et le
courage. Le mâle n'est pas pire que les trois quarts
des hommes. La femelle est meilleure qu'un bon
quart des femmes.
» Mais Colius nie l'intelligence des animaux, et
il a bien fait. Car nous serions trop humiliés.
» Cependant, j'accorde que les dindons n'ont pas
imaginé les duels où on échange deux balles sans
résultat. Ils sont assez bêtes pour s'entêter à leurs
querelles jusqu'à ce qu'un des adversaires en
meure, ce qui arrive infailliblement si on ne les
sépare ; et cela sent furieusement son boulevard
extérieur pour des êtres qui, dès qu'ils ont atteint
leurmajorité, sont tous commandeurs de la Légion
d'honneur.
TROIS POÈTES ET L'OISEAU DE NOËL 283
» Il est donc juste qu'on les mange, puisqu'ils
n'ont pas même inventé les sergots, le panier à
salade, le Dépôt, ni la correctionnelle. Et, certes,
bourrés de truffes ou de marrons, c'est bien le
régal le plus savoureux !
» Mais, là encore, quelle leçon ! et où trouver
leurs maîtres pour ce qui est de l'éloquence de la
chair?
» Robert de la Yille-Hervé. »
Après le dire de ces trois poètes, tirons modes-
tement l'échelle et contentons-nous de rapporter,
pour finir, une bien vieille anecdote tout à l'hon-
neur de l'intelligence de la si décriée gent dindon-
nière :
Il existait, vers 1835, — raconte une antique
chronique, — au commencement de la rue Saint-
Antoine, à Paris, un rôtisseur très en vogue, chez
lequel s'étalaient, crus et cuits, un nombre consi-
dérable de dindons.
Or, sait-on quel était le custode vigilant qui
montait la garde à la porte du marchand et accueil-
lait par des salutations et des cris les clients du
quartier ? Un beau dindon noir, que sa taille et son
284 BÊTES ET GENS DE LETTRES
plumage avaient sauvé du couteau et de la broche,
et qui était devenu l'ami de la maison.
On le voyait se promener sur le trottoir (mon
grand-père maternel l'a vu), faisant la roue aux
passants, poursuivant à coups de bec les gamins
qui s'attroupaient devant l'étalage, et gloussant
avec intention pour appeler à la boutique le rôtis-
seur absent, quand il se présentait des pratiques.
Un jour, ce phénix des dindons fut écrasé par une
voiture, et, comme ses semblables, mis à la
broche.
Que voulez-vous? c'était écrit.
XXX
RENÉ GHIL
Chauffons la sortie! — Michelet parle. — Nos ancêtres. — Les
bonnes machines. — De la viande. — D'un Caraïbe à Zola.
— Portrait de Sali-Fou. — Un roulement. — Sali-Fou al-
truiste. — Du cheval. — Celui qu'on calomnie. — Le mot de
la fin.
Il m'a plu de réserver pour la fin de cette enquête
(enquête qui se pouvait aisément poursuivre en-
core, cela se sent, — mais ne faut-il pas savoir se
borner?) le très curieux entretien que j'eus avec
M. René Ghil.
Mon naturel goût pour les ctroses du théâtre
m'incite constamment à des combinaisons de mise
en scène plus oumoins savante, et, d'avoir person-
nellement brûlé les planches, en des temps co-
casses de mon passé, le souci m'est resté de con-
286 BÉTES ET GENS DE LETTRES
grûment « chauffer la sortie », ainsi qu'il sied de le
dire en cet argot de coulisses peu malaisé à tra-
duire.
M. René Ghil a trouvé le véritable mot de la fin,
le seul qui m'agrée vraiment pour le couronnement
de ce petit travail. C'est M. René Ghil qui, cette
fois, va chauffer la sortie.
Et, pour que la chose garde toute sa vérité, toute
son allure, m'abstenant de tout développement à
côté, de toutcommentaire pittoresque sur la physio-
nomie et la gesticulation propres aux; personnages,
je donnerai le dialogue en sa simplicité, en sa nu-
dité, et selon les règles strictes del'artdrarnalique.
M. René Ghil. — Une cigarette, n'est-ce pas?
Nous enveloppant d'un nuage propre au recueille-
ment, voulez-vous vous souvenir de ce que dit
Michelet — un grand poète — dans V Oiseau :
«Toutes les espèces vivantes arrivaient dans leur
» humble droit, frappant à la porte, pour se faire
» admettre au sein de la Démocratie. Pourquoi ces
» frères supérieurs repousseraient-ils hors des lois
» ceux que le Père universel harmonise dans la loi
» du monde? » Ce passage me sera thème à ré-
pondre à votre question. Je supprimerai seulement
le « Père universel »...
RENÉ GHIL 287
Moi.—?...
M. RenéGhil. — ... Dieu n'étant pas scientifique,
étant le nom dont l'homme nomma son ignorance...
Vous vouliez bien indulgemment me rappeler, en
entrant, mon Meilleur Devenir et ma Méthode évolu-
tive, celte philosophie basée surle Transformisme,
avec cette essentielle différence que sous le
« struggle for life» — si mal compris, d'ailleurs —
mes déductions me permirent de montrer l'éter-
nelle Amativité vers et pour le Mieux, et d'en tirer
la raison scientifique du Devoir sanction de la Vie
et de l'Altruisme...
Moi. — Et, tombant dans le sens de Michelet, vous
étendez aux Poètes cet altruisme ?
M. René Ghil. — Mais oui... Exposant, avant
l'OEuvre, quelques points de ma Sociocratie évo-
lutive (cette Société de mon rêve, hélas!), je par-
lais, dernièrement, d'une « presqu'intégrale révo-
lution dans la manière d'être de la Société humaine
— et en ses prolongements vers ses auxiliaires ani-
maux et la Nature... » C'était dire mon souci des
Bêtes que maint endroit de ce qui est paru de mon
OEuvre proclame, en plus de ce Meilleur Devenir,
qui est l'histoire du long processus animal... Les
Bêtes ! mais mon respect les voit comme les an-
cêtres, sans lesquels nous ne serions pas... C'est
288 BÊTES ET GENS DE LETTRES
ça, hein? qui remplit d'hésitations le chasseur et
le pêcheur à laligne !... Les animaux incompatibles
avec notre progrès social ont droit à la Vie en libre
aller dans les eaux, les bois etles déserts...
Moi. — Vous oubliez les lapins rongeurs, par
exemple?
M. René Ghil. — A.h ! les bêtes nuisibles, qu'elles
soient traitées comme les hommes nuisibles, aux
seuls instincts héréditaires, qui les assimilent à
ces mêmes bêtes; qu'on les supprime! Quant à nos
animaux en domesticité, nos chers et bons auxi-
liaires, ils sont si près de l'Humanité peinante et
souffrante, nos intérêts sont tellement pareils qu'il
me paraît quasi inutile de dire qu'il sied de les
traiter enhommes... Elles éprouvent du mieux, dès
maintenant, du Machinisme (le Machinisme si ter-
rible à l'ouvrier dans notre incohérente Société ac-
tuelle, la grande cause de la crise ouvrière que nous
éprouvons, on n'a pas l'air de s'en douter); le Ma-
chinisme, la bête aux organismes scientifiques,
qui, dans une autre Société, — et ma Sociocratie
évolutive le prouve peut-être, et répond, — sera
un soulagement et une cause de bien-être pour
tous ; pour tous, entendez bien, et non pour le seul
Capital. Le Machinisme délivrera la bête comme
l'homme de cette part de travail qui atrophie l'or-
RENÉ GHIL 289
ganisme et le moral... Alors, il convient de sou-
haiter à l'avenir, dans les campagnes, le toit pour
ces amis délivrés, appelés seulement à de doux et
sains travaux, occupant une place près de la Fa-
mille et dans la Société, comme le chien et le
chat.
Moi. — Restera... la boucherie?
M. René Ghil. — Ah! oui, c'est triste, ça; une
cruelle nécessité, mais une nécessité ! Pourtant,
avez-vous remarqué que l'homme ne mange presque
que les animaux les moins intelligents, les plus
bruts, les plus épais, dirait-on, du protoplasma pri-
mordial — qui n'était pas intelligent, ce proto-
plasma, n'errons pas ! mais qui détenait en puis-
sance l'intelligence à se développer en la série des
évolutions. Et l'évolution continue et continuera
éternellement... Le bœuf, le mouton, le porc, ça
ne me dit rien, vrai !
Moi. — Voici que vous me faites songer à un
autre passage de Michelet, précisément: «Les bêtes
ne sont-elles que des automates mécaniques? Ou,
si l'on croit voir en elles des lueurs de sensibilité
et déraison, n'est-ce que le pur effet de l'instinct?»
M. René Ghil. — Oh! ces divisions! Gomme si
la Nature n'était pas une en une série de phéno-
mènes la démontrant. L'instinct, l'intelligence,
25
290 BÊTES ET GENS DE LETTRES
c'est comme le matérialisme, l'idéalisme! Il n'est
pas de matérialisme, et pas d'idéalisme. Le Mieux
intellectuel sort de la Matière qui ne sait pas et va
à se connaître, voilà tout. Il n'est pas d'instinct et
pas d'intelligence. Ce sont deux mots; deux mots
pour cette même chose: l'intellect s'améliorantpar
acquisitions.
Moi. — Mais, dans ce cas, qu'est-ce qui vous pa-
raît avoir donné lieu à cette division?
M. René Ghil. — Voici. On n'a pas compris — et
l'Idée évolutive apporte la lumière — que l'Instinct,
pour parler comme la philosophie universitaire,
n'est que de l'intellect arrêté en son cours d'évo-
lution, et non cultivé. Les unes des autressortaient,
après les immenses périodes d'adaptation, les sé-
ries animales. La série génératricela plus lointaine
devenait inutile, puisque la continuait sa descen-
dance, améliorée, transformée : elle disparaissait,
ou, avec ses seules et mêmes qualités d'intellect
acquises, à peu près, survivait, survit encore. On
appelle ça de l'instinct. L'homme est l'animal
qui a acquis a travers ses ancêtres animaux le plus
d'intellect (ou le plus d'instinct, alors?); et dites-
moi si l'on ne trouverait pas la marge d'ins-
tinct à intelligence, si l'on va par là, entre un
Caraïbe et Zola!... Rien que de l'intellect, voyez-
RENÉ GHIL 291
vous, de l'intellect en devenir, de l'Amibe à nous...
Moi. — Cette théorie est, au moins, spécieuse...
Et, ne disiez-vouspastoutàl'heureque ce prétendu
instinct est, d'autre part, de l'intellect « non cul-
tivé » ?
M. René Ghil. — La preuve, c'est qu'à noire
contact, l'animal domestique acquiert de l'intelli-
gence. Oui, malgré le temps immense d'arrêt, l'é-
volution continue en eux. L'animal à qui l'on parle
souvent, doucement, est susceptiblede comprendre,
d'étendre ses hésitantes connaissances, à nous
étonner, vraiment.
Moi. — Mais, vous avez des bêtes?
M. René Ghil. — J'ai un chat, oui, qui m'attend
à la campagne. 11 eût été trop malheureux devenir
à Paris, cet explorateur des vergers et des prés,
s'amusant des heures à contempler des sauts de
sauterelles (sans leur faire de mal, aucunement)...
Désolé de ne pouvoir vous le présenter. Sali-Fou
(un souvenir de cet inénarrable Salifou, roi desNa-
lous, qui vint visiter l'Exposition), chat noir très
grand, aux fauves reflets, des* mirettes d'enfant
heureux, un tantinet fumiste... Pendant les va-
cances, au travail, il me sertassidûment de presse-
papiers, très occupé de ma plume qu'il agrippe par-
fois, si ma conversation avec lui en souffre...
292 BÊTES ET GENS DE LETTRES
Tenez, nous parlions d'instinct. On dit que l'ins-
tinct du chat, quand ses maîtres quittent une de-
meure, est de rester en cette demeure. C'est vrai;
mais Sali-Fou m'a montré l'évolution de ce pré-
tendu instinct. J'ai habité — pour des études en
vue de livres de mon OEuvre sur la petite ville et
les champs — deux ans à la campagne. J'ai dû
changer de maison, à un moment donné, et aller
sur un coteau voisin de la ville, à quelques kilo-
mètres. Sali-Fou, entre l'ancienne résidence et la
nouvelle, trouva cet expédient: très régulièrement,
il passa, pendant deux mois, vingt-quatre heures
en chacune! Et sa douceur extraordinaire ne dimi-
nuait en rien parmi celte vie double et même à tra-
vers les pires méfaits.
Moi. — Quels?
M. René Ghil. — Un trou patiemment pratiqué
à un toit à lapins, mangés avant l'âge de raison;
un matou, qui avait dû le critiquer avec mauvaise
foi, pris à pleines pattes et précipité d'un mur...
Moi. — Et vous estimez ce chenapan?
M. René Ghil. — Je le considère comme un
frère qui n'a pas grandi, et tous les chats sont mes
meilleurs amis, voire ceux réputés intraitables et
que j'apprivoise en quelques minutes d'entretien...
Ah ! le chat a certainement des aptitudes de géo-
RENÉ GHIL 293
mètre : vous savez"? ce pouvoir de revenir de dis-
tances énormes. Puis, comme dans les apparte-
ments, il aime l'ordre, les lignes harmonieuses !...
Ce sens de l'harmonie, de l'ordre, de la Joie intime,
qui l'incite à quitter malgré tout les intérieurs
malpropres et querelleurs, fait du chat, à mon
avis, l'animal ami delà Famille, et si discret!
Moi. — Géomètre, propre, familial, discret, oui,
bien. Mais... pas altruiste pour un sou, votre
Sali-Fou, hein?
M. René Ghil. — Pas altruiste, Sali-Fou!!! Mais
dites qu il est L'Altruiste! Lui, si terrible pour les
chats rôdant en voleurs autour de la maison, m'a
offert ce spectacle : j'avais donné, dans la rue, à
manger à un pauvre minet tout malade, tout vieux,
crevant de misère et d'être seul : Sali-Fou sortit,
et, assis tranquillemeut près du pauvre hère qui
dévorait, il le garda de toute attaque imprévue
durant tout le repas. J'ai multiplié l'expérience.
Or, Sali-Fou a un estomac excellent, et mangea
toute heure ! — Dédié à plusieurs de l'Huma-
nité!... — Encore un mot, hein?" pour le cheval,
non pour le cheval de luxe, insolent et vain autant
que la plupart des luxueux égoïstes qu'il traîne ou
porte, mais le grand et puissant cheval qui tra-
vaille de tout son brave cœur, et qui meurt d'un
294 BÊTES ET GENS DE LETTRES
accident de travail, parfois!... Ah! et puis, tenez,
pendant que nous y sommes, réhabilitons, contre
l'homme ignare et mauvais, un doux, un intelli-
gent calomnié, qui en a pris son parti et traverse
la vie avec une lointaine face de résigné...
Moi. — L'âne?
M. René Ghil. — L'âne, oui. L'on s'est arrêté
sottement à considérer ses longues oreilles; et
l'on a ri, sans voir comme elles sont parlantes, iro-
niques aussi. Son cri n'est pas harmonieux, soit !
mais il sait se taire généralement, et les ânes n'ont
pas inventé le Parlement ! Et ses oreilles ont
empêché de considérer le regard si profond, lumi-
nant de douceurs, qu'il a, malgré la brutalité de
l'homme — qui seul fait son entêtement à la
longue. Quand il a le loisir d'aller à petits pas par
les grandes herbes des prés, dodelinant son pauvre
doux rêve, mais il est charmant, ce grand Sali-Fou
d'autre espèce !...
Moi. — Bravo !
M. René Ghil. — Et tenez, puisse le travail si
ingénieux, si évocateur, que vous avez entrepris
en coup de vraie et importante trouvaille, avoir
ce résultat : qu'on ne dise plus ni «âne» ni « bête»
pour désigner le trop vaste pullulement — hélas!
— des Imbéciles humains !
APPENDICE
LETTRE UE M. MAURICE ROLLINAT
9 décembre 1S9I.
Monsieur,
Hélas I mes six chats sont morts l'année der-
nière, tous plus ou moins tragiquement ; et je me
suis bien promis de n'en plus avoir pour m'éviter
le chagrin de leur disparition. Impossible, par con-
séquent, de réétudier intimement leurs manières
si mystérieuses qui font d'eux 'moins des animaux
familiers que d'habituels" fantômes velus allant et
venant dans tous les coins de la maison.
Veuillez agréer, etc.
Maurice Rollinat.
296 BÊTES ET GENS DE LETTRES
LETTRE DE M. ARMAND SILYESTRE
Paris, 6 janvier 1892.
Mon cher confrère,
Vous avez raison de penser que les animaux
occupent dans mon esprit et dans ma vie une
grande place. J'adore
Ces frères que nous fait le pouvoir de souffrir,
— comme je l'ai écrit dans un sonnet. Pour le
chat, « adore » est le mot, et je suis absolument
égyptien à l'endroit de ce mystérieux animal qui,
dans chaque prunelle, a la profondeur et les étoiles
d'un coin du ciel.
Mon âne, je me contente de l'aimer et de l'esti-
mer. Tout est humain en lui. Il n'obéit qu'à la
parole et me parle à son tour dans une langue que
je comprends parfaitement. L'âne est le plus intel-
ligent des animaux, précisément parce qu'il a de
longues oreilles et que les oreilles lui servent à
s'instruire. Le mien n'est pas savant, dans l'expres-
sion pédante du mot, mais il a beaucoup observé
et beaucoup retenu. Nous vivons dans une frater-
nité complète où il ne me fait aucune concession.
Il est susceptible et plein de dignité.
APPENDICE 297
Voilà, en deux mots, mon cher confrère, la
caractéristique de sa nature. J'y joins mes sympa-
thies.
Armand Silvestre.
LETTRE DE M. ROBERT-LOUIS STEVENSON
Apia. Upolu. Samoa.
26 mai 1892.
Monsieur,
Vous avez pensé à moi, le Kanaque vous en re-
mercie et s'empresse de vous répondre. Mais c'est
un barbare qui se met entre vos mains ; il ne faut
pas trop en profiter ; et si je me place à votre dis-
position, c'est à condition que vous corrigerez (là
où il serait possible) les fautes de français.
On ne saurait être romancier et ne pas aimer les
chiens. Il doit y en avoir d'autres qui préfèrent les
crocodiles ; c'est là, sans doute, une affaire d'occa-
sions et de caractère. Ainsi, un chien et moi, nous
nous comprenons de vue ; et quand je suis à che-
val, je ressens ce qui se passe au for intérieur de
ma monture. Mais je n'ai jamais pu parler la
langue féline : les chats ne sont pas de ma société ;
298 BÊTES ET GENS DE LETTRES
je ne les vois qu'au salon ou plutôt sur les
planches, comme de jolies comédiennes, que j'ad-
mire mais que je ne connais pas.
Je dirai que le chien me fait penser au collégien,
et le cheval de selle à la dame du monde. Vous
trouveriez un amateur de crocodiles, qu'il vous
nommerait de la même assurance l'analogie de
son favori. Mais ce ne sont que fadaises et fan-
taisies, qui prouvent la légèreté de nos observa-
tions et le sans-gêne de nos théories (1). Les chiens
et les chameaux s'entre-diffèrent comme les bour-
geois et les dames ; et s'il y a de vrai bon dieu ou
de véritable enfer pour les uns il y en aura de
même pour les autres.
Entre les animaux et les personnes, je ne vois
qu'une seule différence. C'est que nous autres,
nous nous servons de paroles, moyen difficile,
mais commode pour la conservation de la science
et la prolongation d'idées abstraites ; tandis que
les animaux s'enlre-communiquent par un diable
de moyen, que je n'ai jamais pu saisir, qui semble
s'apprendre de naissance, qui n'exerce pas la mé-
(1) Cette phrase, dans la lettre de M. Robert-Louis Steven-
son, est suivie de celle-ci — rayée après coup — : « Autant
vaudrait dire que l'Allemand ressemble au hibou ou le Lithua-
nien à la punaise. »
APPENDICE 299
moire, ne thésaurise pas les acquisitions, et, en
somme, comme tous les moyens faciles, ne vaut
rien. Une personne qui compte sur ses doigts n'est
presque pas, sous beaucoup de rapports, de la
môme race qu'un algébriste. Or, nous sommes les
algébristes de la vie ; et les symboles dont nous
nous servons ne sont pas plus nos esclaves que
nos maîtres. Nous en subissons le pouvoir; nous
en sommes aveuglés et assourdis ; nous ne voyons,
nous ne mangeons, nous ne respirons que paroles.
Les animaux, tout au contraire, subissent et ou-
blient, de seconde en seconde, les impressions dis-
parates, désordonnées et caduques de la réalité
phénoménale. C'est une différence, si vous voulez,
mais c'est la seule. L'animal n'a pas le verbe, voilà
le seul trait d'union entre l'éléphant et la fourmi,
voilà la seule vraie distinction entre eux et l'huma-
nité.
C'est même curieux que l'on puisse encore poser
aujourd'hui votre question, et s'attendre à des
réponses dissonantes. Et cela tient à une petite
perfidie de la part de nos savants. Il y a longtemps
que la science aurait dû proclamer de haute voix
l'indentité de la vie animale. Mais la science avait
à garder et sa chèvre et ses choux. La chèvre,
c'était la vérité; les choux, la vivisection. De là*
300 BÊTES ET GENS DE LETTRES
le spectacle extraordinaire, et auquel devront bien
rire nos petits-neveux, d'un savant qui vous dira
aujourd'hui que les animaux ne souffrent pas, et
demain vous assommera d'un gros volume sur la
température de la douleur étudiée sur les bêtes !
En vous priant, si cela vous semble en valoir la
peine, de me traduire en français, j'ai l'honneur
de bien vous saluer et de vous assurer, monsieur
et mon confrère, du plaisir que je compte goûter à
lire votre ouvrage.
Robert-Louis Stevenson.
Je serre la main à M. Marcel Schwob. Lui, au
moins, qui sait si bien l'anglais, comprendra ce
que je veux dire, en m excusant de mon Baboo
French. C'est une bonne plaisanterie, sans doute,
que ma lettre, mais qui ne serait pas si bonne, si
vous me jetiez tout cru à l'imprimerie.
R.-L. S.
LETTRE DE M CAMILLE LEMONNIER.
La Hulpe, 25 juillet 1892.
Certes, oui, mon cher confrère, j'ai lu les curieu-
ses pages auxquelles fort adroitement vous savez
APPENDICE 301
donner l'allure de petits chapitres d'un roman de
la vie vraie, et les bêtes, élevées à la dignité de
personnages essentiels, avec nous « leurs frères
aînés » pour comparses, vont vous demeurer bien
reconnaissantes pour la place que, grâce à votre
affectueux souci, elles sont assurées d'occuper dans
la littérature. Je fus leur grand ami dès l'enfance ;
toute ma petite vie de cœur, à l'âge où le cœur
commence seulement à pousser, s'épela et se con-
jugua à travers des tendresses de caniches que,
pieusement, avec des larmes comme pour la plus
tendre affection brisée, j'inhumais, quand ils
mouraient, en des bières fleuries, et j'allais ensuite
enterrer sous les lilas du jardin paternel. Si loin
que je me souvienne, il n'exista, en ces périodes
d'apprentissage de ma vie, de bonheur parfait pour
moi qu'en la compagnie des Azor, des Fidèle
et des Lolo mêlés à mes jeux et qui, à travers
le souvenir, m'apparaissent aujourd'hui pres-
qu'avec des visages humains, des visages douce-
ment affligés et me regardant de l'autre rive. Je
me reproche de n'avoir pas toujours été, pour les
divers épagneuls — généralement bâtardes — de
mes dilections, un modèle de mansuétude et de
douceur. Hélas ! il m'arrivait de ne pas comprendre
ce qu'ils mettaient d'abnégation à s'oublier quand,
26
302 BÊTES ET GENS DE LETTRES
soit en me juchant sur leur échine, soit en les
attelant à de légers traîneaux, je les obligeais
à me silhouetter l'office d'un cheval... Ah! oui!
ce que nous faisions cheval ensemble ! J'ai aimé
depuis les chevaux, mais je crois bien qu'en les
aimant, c'était encore le souvenir de mes vieux
toutous qui me revenait et prenait figure en ce
rafraîchissement de ma passion des bêtes. Je les
molestai aussi quelquefois, je me le rappelle,
ces -humbles et ces dévoués, jusqu'à vouloir leur
faire exécuter, au sortir des cirques forains où je
m'extasiais sur des caniches roublards, des parades
incompatibles avec leur éducation rudimentaire
et peut-être aussi leur bonne innocence de simples
épagneuls. Mais de quel bon cœur ils me pardon-
naient I Et cet œil lent et affligé dont ils semblaient
— en le haussant vers mes regards courroucés —
me l'apporter, ce pardon, avec l'air dédire: « Va,
va, sois aussi méchant que tu veux; il faudra bien
tout de même que tu t'aperçoives que nous ne
t'en voulons pas... » En effet, il venait un moment
où, subissant leur supériorité de bonnes âmes
candides et affectueuses, j'avais conscience que le
plus bête, c'était moi... Je les prenais dans mes
bras, alors, leur baisais le museau, très tendre-
ment, et c'était fini; ils me serraient entre leurs
APPENDICE 303
pattes, ils avaient ce retroussis des babines qui est
leur rire, aux chiens !
Mais ce n'est pas sans doute pour ces anecdotes,
je l'avoue, un peu sans relief, que vous avez pris
la peine de venir, mon cher confrère. D'ailleurs,
je les consignai moi-même en des récits qui n'am-
bitionnèrent d'autre gloire que d'être lus par les
petits pour lesquels je les écrivis. Oui, le broyeur
dé noir du Mort et de Happe-Chair, le peu recom-
mandable écrivain de Possédé et de La Fin des
Bourgeois, se rappelant qu'il était père, tailla dans
les épineux halliers de son œuvre des éclaircies
pour y faire fleurir des contes de poupées et de
bonnes bêtes. Et même, il n'en tira pas un mince
honneur, puisque cette littérature dénuée de tout
poivre et, au contraire, émolliente, lui valut auprès
de son public blond et rose des succès qu'il se
remémore non sans joie. Je vais écrire à Hetzel
pour qu'il vous envoie, si toutefois cela peut vous
intéresser, un exemplaire de ces historiettes : elles
vous apprendront que moi aussi, comme vous, je
m'intéressais aux petites âmes muettes (peut-être
pas tant que ça !). à l'humanité diminutive des
compagnons que la nature semble avoir mis auprès
de nous pour nous persuader la bonté, le dévoue-
ment, le sacrifice et les immuables attachements.
304 BÊTES ET GENS DE LETTRES
Ils ne manquèrent jamais à ma vie de travailleur
volontiers relégué aux champs, préférant les bois
et les eaux, les libres espaces à la captivité morne
des villes. Roquets, molosses, lévriers, setters,
grands dogues fauves, sans omettre le rude et
courtaud berger, furent, en mes successives et
rurales demeures, comme le prolongement aimé
de la famille. Si je ne les possédai pas tous à la
fois, ils forment, à travers la mémoire et le regret
que j'en gardai, une meute tendre et farouche, qui
me valut plus d'un ennui, mais aussi des joies
vives, les plaisirs d'une amitié partagée et dont je
reste reconnaissant à ceux d'entre eux qui ne sont
plus.
Longtemps, ma sympathie pour les hautes vertus
domestiques du chien fut exclusive : je ne pouvais
considérer la tristesse d'un chien malheureux sans
être remué jusqu'aux larmes, sans sentir s'émou-
voir ma sensibilité à un degré que ne connaissait
pas, je le confesse timidement, ma sympathie pour
les hommes. Plus tard, je me liai avec le cheval :
un petit ardennais qui poussait la porte avec sa
tête, et, dans la salle à manger, s'en venait, pour
mendier son sucre, me râper la nuque de sa grosse
langue, subsiste comme une aimable figure dans
ma ménagerie. Puis, ce furent les chèvres, les
APPENDICE 305
chats... Les visiteurs de La Hulpe n'ont pas tous
oublié les gambades des premières à travers les
pelouses, et les privilèges dont jouissaient les se-
conds à table, dans la cuisine, sur mes fauteuils
emplis de livres... Mais nous aimions aussi nos
roses : toujours, les brigands de cabris tiraient
leur piquet, et faisaient de ces roses un massacre
qui, à la tin, nous émut. Il fallut les donner. Quant
aux chats, il n'y a pas longtemps qu'après des
deuils successifs, le dernier des quatre nous
quitta; notre chère petite panthère noire, ô toi,
Négro, chaleureux et rageur félin pour qui les
hautes herbes étaient comme des jungles où
s'acharnaient tes combats, et qui reposes à pré-
sent sous un rosier, près des grands peupliers.
Vous le voyez, mon cher confrère, je n'épargne
ni l'encre ni le papier pour répondre à votre désir.
Mais il me vient un scrupule, c'est que je parais, en
ce moment, bien plus louer mes sentiments fra-
ternels envers les bêtes que la supériorité que leur
fidélité, leur bénévolence et tout le reste leur
donnent souvent sur moi. Et puis, ne trouvez-vous
pas que ces écritures, si chiffonnées qu'elles soient,
sentent après tout bien l'auteur, et un auteur
maladroit en la circonstance puisqu'il ne pense pas
même à vous donner l'impression d'intimité fami-
20.
306 BÊTES ET GENS DE LETTRES
liale, de tranquillité domestique entre la femme, les
enfants et les bêtes, le charme, enfin, de at home
qui éclaire vos jolis tableaux?
Voyez-vous, j'aurais beau dire, c'est toujours
cela qui nous manquera, à nous écrivains écrivant
sur nous, le décor, les lumières de l'ambiance, le
détail et la fraîcheur des choses, surpris par un
œil pour qui tout est imprévu. Et, malheureuse-
ment, je ne suis qu'un passant de Paris ; après
quatre ou cinq mois d'asphaite, j'écoute l'irrésis-
tible appel des petites voix de là-bas — et je re-
pars, je regagne ma maison rose près des bois...
Si vous passez un jour, entrez : Giska, la géante,
et Netge, la naine, vous feront cortège jusqu'aux
vignes vierges et aux chèvrefeuilles du perron.
Et, alors, en causant, je vous confierai une vieille
idée un peu ridicule : c'est que je ne suis pas tout
à fait sûr que l'animalité des bêtes ne soit pas,
parallèlement à la nôtre, une humanité en rac-
courci, merveilleusement complète, ayant une
âme qui vaut bien notre âme à nous et qui, heu-
reusement, n'est pas démentie par la parole.
Bien à vous.
Camille Lem^nnter.
APPENDICE 307
LETTRE DE M. ALPHONSE ALLAIS
Mon cher Docquois,
Ta es venu m'interviewer et je n'étais pas chez
moi. D'ailleurs, je ne suis jamais chez moi, ou
bien, lorsque j'y suis, je n'ouvre pas quand on
sonne. Je laisse les gens sonner et les laisse reson-
ner. Rien ne m'amuse tant.
C'est au sujet de ton livre Bêtes et Gens de lettres
(en préparation) que tu désirais savoir mon avis
sur les animaux.
Drôle d'idée que tu as là ! Et trop spéciale,
crois-je. Pourquoi le chat d'un romancier serait-il
plus intéressant que le pigeon d'un étameur?
Enfin, tu as tes idées là-dessus, et moi, j'ai les
miennes, n'est-ce pas ?
Mais, revenons à la question.
En principe, j'aime les animaux, mais celui que
je préfère, entre tous, c'est le bœuf. J'adore sur-
tout le rencontrer en quelque grîllroom bien com-
pris ou dans une british tavern confortable.
Si cette bête tient à obtenir la totalité de mes
sympathies, qu'elle se présente en tranches minces
et juteuses en diable. Quelques pommes de terre
308 BÊTES ET GENS DE LETTRES
autour et divers mustard-pickles ne sont point
faits pour déparer le bœuf à mes yeux, au con-
traire.
J'aime aussi beaucoup le mouton, à cause de
sa grande douceur, et aussi de ses épaules et de
sa selle. Volontiers, je braise cette dernière pour
mon alimentation.
Que dirai-je du cochon, si décrié? Que je l'ido-
lâtre? Ce serait peu! Une simple réserve pour-
tant : je n'ai jamais pu sentir le cochon démons-
tratif qui se jette dans vos bras en vous accablant
de protestations. Très flegmatique moi-même, je
préfère le porc froid. Il est, d'ailleurs, en cet état,
d'une digestion beaucoup plus aisée.
Et les oiseaux! Si nous parlions des oiseaux?
Grands ou petits, j'en raffole. Malheureusement,
leur tumultueux gazouillis me distrait et m'ar-
rache au recueillement si nécessaire à mon œuvre.
Je leur applique, pour les faire taire, le truc bien
connu de la rôtissoire ou de la simple broche.
(Tu comprendras, mon cher Docquois, quel exquis
sentiment de tact raffiné me fait passer le lapin
sous silence.)
Quant aux bêtes vivantes, je ne saurais m'y
étendre longuement, les ayant peu fréquen-
tées.
APPENDICE 309
Pourtant, j'ai eu un chien. Ah ! le brave homme
de chien que c'était ! Et la leçon de fidélité au mal-
heur qu'il m'infligea !
Ces événements s'accomplissaient au début de
la période boulangiste. Je m'étais jeté, en plein,
dans le mouvement.
Moi aussi, je rêvais d'anti-parlementarisme, de
république honnête ! Je voyais la France prospère
à l'intérieur, respectée au dehors ; des bêtises,
quoi!
Et puis, quelque chose m'inspirait une folle
confiance en le général Boulanger : c'était l'ami-
tié dont l'honorait, sans compter, notre Ghin-
cholle.
Tous les matins, j'envoyais Loulou — mon chien
se nommait Loulou — quérir mes journaux, les-
quels consistaient, à ce moment, en l'Intransi-
geant, la Presse, la Cocarde et autres feuilles fa-
natiques du Général.
La brave bête s'acquittait de cette commission
avec un zèle touchant.
Les choses durèrent ainsi jusqu'au commence-
ment de la débâcle boulangiste.
Le Général parti pour Bruxelles, je n'eus plus
confiance, et je changeai mes batteries d'épaule.
C'est aussi vers cette époque que j'eus, avec
210 BÊTES ET GENS DE LETTRES
Chincholle, une vive altercation relativement à
une petite danseuse du Moulin-Rouge que cet hu-
moriste voulait ravir à ma tendresse.
Bref, j'en avais assez, moi, de la Boulange ! Un
matin que Loulou se préparait à chercher mes
journaux chez la marchande, je lai confiai un pe-
tit mot à l'adresse de cette dernière. Plus d'Intran-
sigeant, plus de Presse, plus de Cocarde/ A nous
la Bataille et la République Française!
Quelques minutes après, Loulou rentrait chez
moi, au grand galop, avec, dans sa gueule, les ga-
zettes habituelles.
Etonnement de ma part ! Explications de la mar-
chande de journaux !
Loulou n'avait rien voulu savoir. 11 avait rejeté
au loin, avec une sorte de dégoût, les organes op-
portunistes et s'était servi lui-même.
Une sévère correction fut la récompense de cette
attitude. Mais rien n'y fit. Chaque matin, Loulou
me rapportait mon Intransigeant, ma Presse et ma
Cocarde. Il descendait jusqu'au boulevard les vo-
ler dans les kiosques.
J'avais beau raisonner le pauvre animal, lui dé-
montrer les dangers du césarisme, la cause défi-
nitivement perdue, la France évidemment désin-
téressée du mouvement. Loulou hochait la tête de
APPENDICE 311
l'air d'un chien qui dit : « Toi, mon bonhomme,
tu es un sale lâcheur ! »
Touché de tant de fidélité, je me débarrassai du
pauvre animal et le vendis à vil prix.
Il est en ce moment chez une charmante jeune
femme, madame Suzanne Néry, où il n'a pas l'air
de s'embêter autrement.
Voici, mon cher Docquois, les petites notes que
vous m'avez demandées. Si elles peuvent faire
votre bonheur, soyez-le.
Bon appétit.
Alphonse Allais.
fin
TABLE DES MATIÈRES
Devant la porte d'Emile Zola.
I. Emile Zola :
Un ami des bètes. — La vie totale. — Les chats de
Zola. — Monsieur Pinpin. — Le petit chien à rou-
lettes. — L'arche. — Nord et Midi. — Les cochons
de Piriac. — Les oies de la Trouille. — Un âne
saoul qui vomit. — Rêve et réalité 7
IL Les Balzaciens :
Les bêtes chez Balzac. — Lettres de MM. Jules Chris-
tophe, Anatole Cerfberr et Henry de Braisne. —
Une grosse bête 15
III. Edmond de Goncourt :
Visite au « grenier des Goncourt ». — L'agonie des
singes. — Cocoli et Vermillon. — Une lecture. —
En silence. — Mi 26
IV. Barbey d'Aurevilly :
Entrée de Démonette chez Barbey d'Aurevilly. — Une
tape à la Prémare. — Le peintre de Démonette. —
27
314 TABLE DES MATIÈRES
L'influence de madame Cottin. — Bataillon jaloux.
— Compagnons nocturnes. — La femme d'Edgar
Poë. — Démonette parle 34
V. Madame Acrermann :
Les chiens de madame Ackermann. — Coup de for-
çats. — Mot d'une femme de ménage. — Réveillon
d'Allemand. — Entre serins. — Les cloportes, les
arbres, les fleurs. — Démonette miaule. — Des
amours de chats. — L'araignée de mon arrière-
graud-mère 44
VI. Ernest Renan :
Le meilleur élève de madame Viardot. — Un cueilleur
de fraises. — La bonhomie de Renan. — Petites
vies. — Lundi et jeudi. — Sous les bombes. — Les
cartésiens et les bétes. — Ce que dit le portrait
d'Honnète-Homme 51
VII François Coppée :
Le monsieur pour les chats. — Les cornichons de
François Coppée. — Esquisse. — Un filleul de Paul
Bourget. — Les oreilles de Bourget. — Le petit
Lou-Lou. — Bourget somnole. — Un boulimique.
— La pâtée de Bourget. — Autres pâtées. — Mé-
daille d'argent. — Deux animaux friands. — Bour-
get à l'hôpital. — Les malades de M. Bourrel. 60
VIII. Anatole France :
Balthazar et les petits chacals. — Tableau. — L'ami
d'Hamilcar. — Opinion d'un chat sur son maître. —
Entrée dans l'histoire. — Pacte entre l'homme et
la bête. — M. Pascal. — Comment il sied déjuger
le chat. — Sous le Ht. — Relations avec un moi-
neau. — La barbe de M. Anatole France. — Les
magasins de la nature. — Dans une serviette. —
Le protoplasma. — Qu'est-ce que le cerveau?. 72
TABLE DES MATIÈRES 315
IX. Catulle Mendès :
Roman et géométrie. — Un oiselier expérimental. —
M. Catulle Mendès, valeton de fauconnerie. — Les
trois expériences. — La bravoure de Néron. — Le
rossignol, oiseau parleur. — Ce farceur de Pline. —
Le parapluie de Brillant. — De Castelnau-Magnoac
à Toulouse. — Diane. — 50, rue des Martyrs. —
Faffuer et Fasolt. — Le suicide de Mime. — Revi-
rement '85
X. Léon Cladel :
Grande revue de chiens. — César, chien épi|ue. —
Monsieur Touche et ses rapports avec Béranger,
Lamartine et de Vigny. — Au moulin de la Lande.
— Ratas, nageur déterminé. — Pif, Paf, Pouf. —
Entrée de Famine. — Léon Cladel, chien d'aveugle.
— En récompense d'un sauvetage. — Démêlés avec
la police de Sèvres. — La tortue de madame Cla-
del. — Nos frères les animaux. — Père et socia-
liste 97
XI. Georges Codrtelinm
Prenons toujours le kummel. — Un rigolo de la vie.
— Courteline incendiaire. — Premières armes
chez la mère Popo. — Une paire d'amis. — De
l'influence des jurisconsultes sur Catulle Mendçs.
— L'ami des fleurs. — Analogie. — La conclusion
de tout ceci 113
XII. Frédéric Mistral et Paul IIarll :
Haro sur le Midi. — Zola, Dau/let et Huysmans. —
Proverbes provençaux. — Poil et plume. — Mar-
cabrun, fils de moine. — L'avatar du bon ancêtre.
— Un paysan. — Autour de l'enclos. — L'oiseau le
plus rare. — L'homme et les bêtes. — Insoumis et
_nés. — Le maquignon et le poète. — Explica-
tion courtoise 125
316 TABLE DES MATIÈRES
XIII. Alphonse Daudet :
Avec Mistral contre Zola. — Pourquoi Daudet n'aime
pas les bêtes. — Le chinngne fô. — Un piano se met
à parler. — Tout simplement. — Un roman de
chien. — Sous le grand catalpa. — Ce farceur de
cheval 133
XIV. Abel Hermant et H. Ridder Haggard :
Le sabot de Dallas. — Le cheval est-il un farceur? —
Apologie. — Tendresse de cavalier. — Luxe pra-
tique. — Petits ânes. — Les chiens de Constantin
nople. — Fatalisme. — Le plus farceur des deux. —
Le sabot de Moresco. — Un cheval « salé ». — Une
mort. — Le cheval n'est pas un farceur ... ui
XV. Pierre Loti :
L'àme des bêtes. — Parenté. — La petite flamme. —
Les deux moumouttes. — Le cœur d'une Chinoise.
— Ne plus être. — Ceux du foyer 150
XVI. Sully-Prudhomme :
Un académicien. — Des bêtes peu gênantes. — Sym-
pathie platonique. — Insolence et douceur d'un chat.
— L'humanité devant Dieu. — Le serpent et la
queue du rat. — Les bêtes au dernier plan . . 158
XVII. Joris-Karl Huysmans :
Dans le plain-chant. — Un fervent des chats. —
Barre-de-Rouille. — Portrait peu flatté de Mouche.
— Mouche, profond philosophe. — La mémoire des
chats. — Chasteté relative. — Les trois cents chats
de la Halle-aux-Vins 164
XVIII. Emile Bergerat :
Les ours de Bergerat. — Théophile Gautier et sa mé-
nagerie. — Le lézard de madame Bergerat. — La
demi-àme. — Bistu. — Un lièvre chasseur. — Le
TABLE DES MATIERES 317
père Toussenel. — Ce que pensent les bêtes de la
littérature. — Un chien voltairophobe. — Bergerat
parjure 171
XIX. Stéphane Mallarmé :
Lilith. — a Les chats, seigneurs des toits. » — Vi-
sions diverses. — Une arrière-vibration. — Lilith
attend Monsieur. — Hallucinations. — Tonsure à
dorer. — Saladin, prince d'Asie. — Les papiers de
feu Saladin. — Histoire courte d'un chat-huant. 183
XX. Maurice Barrés :
Scrupules. — Bêtes et gens. — Bérénice, les canards et
l'âne. — Ce que Philippe découvre dans le jardin
d'une petite fille. — Les compagnons de Petite-
Secousse. — M. Barrés et ses phoques. — Les frères
des chiens et les nôtres. — Lajambe du gardien. —
Un cri de propriétaire. — Le fils de Frimousse. —
Le métier de Jenny, la tortue. — Fatougay. — Je
ne connais pas le chameau. — Les écuries de
l'homme 193
XXI. Edmond Haraucourt :
La souffrance des bêtes. — Les deux modes de sym-
pathie de M. Haraucourt pour elles. — Sonnet du
Cheval de fiacre. — M. Blanc, coq de salon. —
Les bêtes de Sarah Bernhardt.— M. Caïman au mi-
nistère du commerce 205
XXII. Jean Reibrach :
Les bêtes dans l'œuvre naturaliste. — Psychologie. —
Anathème sur le chat. — L'âne et les plans incli-
nés. — Le cheval. — Histoire du petit Gravier. —
Le chien et le troupier. — Un chien faction-
naire • 213
XXUI. François Fabié :
La chatte noire du moulin de Roupeyrac. — Une
318 TABLE DES MATIERES
chienne qui chante. — Dénicheur. —Un poète ber-
ger d'abeilles. — La Poésie des bêtes. — M. Fabié
et La Fontaine. — La liberté aux bêtes. — Les
bêtes dans l'art 221
XXIV. Jean Jullien :
Analogies. — La destinée de Bernard. — Bassesse du
chien. — Aux arènes. — Un juif inattendu. —
Coups de matraque. — Vivent les révoltés ! — His-
toire d'Epistémon. — Le 14 juillet d'un artiste. 229
XXV. Georges de Peyrebrune :
Les enfants et les bêtes. — Vers pour une louve. — Les
souris au bois. — Végétarienne. — La pensée aux
bêtes. — Mademoiselle Cloche. — Le grand martyr.
— Antivivisectionniste. — Les attitudes de Reine. —
Qui veut des chiens? — Critérium. — Un peu de
philosophie. — Sur les chats 237
XXVI. Cloyxs Hugues :
Topaze et soleil. — Diane chasseresse. — Black, chien
blanc. — Vivisecteurs et révolutionnaires. — La
pitié de Paul Bert. — La mort d'un vieux moineau.
— Légende du Christ et de l'araignée. — Deux
croix. — Chasse unique. — Madame Clovis Hugues
prend la parole. — Pêche miraculeuse .... 248
XXVII. Emile Goudeau :
L'auteur de La Revanche dés Bêtes. — Les bêtes sont
drôles. — Agissements de Moucbi-Moucha. — Le
langage « chat ». — Le seigneur Bitume. — Six
côtelettes pour un. — Le troupeau d'Emile Gou-
deau, berger. — Les fourmis pasteurs de pucerons.
— Avec une pipe. — L'interview d'une fourmi. —
Astronomie à l'envers 259
TABLE DES MATIÈRES 319
XXVIII. J.-H. Rosny :
39, rue Didot. — Infiniment petits. — Les abeilles
maçonnes. — 1,'animal qui nous succédera. — La
lin de l'homme. — Le chat mécanicien. — Suiveur
d'enterrements. — Encore l'amphioxus. — An-
goisse 271
xxix. ex lequel trois poètes parlent congrument de
l'oiseau de Noël 278
XXX. René Ghil :
Chauffons la sortie. — Michelet parle. — Nos an-
cêtres. — Les bonnes machines. — De la viande.
— D'un Caraïbe à Zola. — Portrait de Sali-Fou.
— Un roulement. — Sali-Fou altruiste. — Du che-
val. — Celui qu'on calomnie. — Le mot de la
fin 285
Appendice :
Lettres de Maurice Rollinat, Armand Silvestre, Ro-
bert-Louis Stevenson, Camille Lemonnier et Al-
phonse Allais 295
EMILE COLIN — IMPRIMERIE DE LAGNY
f MBUÔT1
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Echéance
The Library
University of Ottawa
Date due
tf
tC
339003 0023 17 53 Vb
CE PQ 0283
• D63 1895
COO DOCQUOIS,
ACC# 1383735
GE BETES ET G