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Full text of "Bêtes et gens de lettres"

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BETES 


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E  T 


GENS    DE    LETTRES 


EMILE    COLIN    —    IMPRIMERIE    DE     L  A  G N  Y 


GEORGES   DOCQUOIS 


Bêtes 


et 


Gens  de  Lettres 


...  Ah!  l'animalité,  tout  ce  qui  se  traîne  et  tout 
ce  qui  se  lamente  au-dessous  de  l'homme,  quelle 
place  d'une  sympathie  immense  il  faudrait  lui  faire 
dans  une  histoire  de  la  vie! 

Emile  Zola. 

...  Or,  par  malheur,  les  hommes,  jusqu'ici,  n'ont 
conclu  de  pactes  d'équité  que  les  uns  à  l'égard  des 
autres,  et  lorsqu'ils  sont  d'à  peu  près  même  force. 
L'idée  ne  leur  est  pas  venue  qu'ils  pouvaient  devoir 
de  la  justice  à  des  créatures  plus  faibles,  telles  que 
sont  les  animaux. 

Elémir  Bourges. 


PA  RI  S 
LIBRAIRIE    ERNEST    FLAMMARION 

2Ô,    RUE    RACINE,    PRÈS   l'odÉON 
Tous  droits  réservés. 


FERNAND    XAU 

Je  dédie  ce  livre 

en  témoignage 

de   ma  profonde   reconnaissance 

et  de  mon  amitié. 

G.  D. 
Paris,  le  20  octobre  189e). 


BÉTES 


ET 


GENS  DE  LETTRES 


DEVANT  LA  PORTE  D'EMILE  ZOLA 


Dès  que  j'eus  l'idée  de  ce  travail,  —  modeste,  à 
coup  sûr,  mais  auquel,  d'autre  part,  le  concert 
éminemment  autorisé  des  personnalités  qui  dai- 
gnèrent y  collaborer  n'a  pu  manquer  de  donner  un 
appréciable  poids  d'intérêt,  —  je  ne  m'écriai  point, 
accommodant  aux  besoins  du  moment  un  vers 
suffisamment  connu  : 

Je  sens  revivre  en  moi  l'àme  d'un  Toussenel  ! 
Non,  sous  cette  rubrique  :  Bêtes  et  Gens  de  Lettres  , 
j'ai  simplement  eu  dessein  de  faire  une  étude  — 

1 


2  BÊTES    ET    GENS    DE   LETTRES 

superficielle  (car  le  sujet  est  vaste  et  pourrait 
fournir  matière  à  plusieurs  tomes)  mais  pitto- 
resque —  du  rôle  joué  par  les  animaux  au  foyer 
des  artistes  et  dans  leurs  oeuvres. 

C'est  ,en  quelque  sorte,  une  Histoire  des  Animaux 
de  Lettres  que  j'ai  entreprise,  —  histoire  anecdo- 
tique  à  la  fois  et  philosophique. 

Il  faut  bien  dire,  en  passant,  que  ce  titre  d'His- 
toire des  Animaux  de  Lettres  ne  m'appartient  pas.  Il 
y  a  quelque  vingt-cinq  ou  trente  ans,  Théophile 
Gautier  annonçait  qu'un  «  homme  d'esprit  »  pré- 
parait un  livre  avec  cette  étiquette,  que  je  trouve, 
pour  ma  part,  excellente,  et  dont  je  me  fusse  plus 
volontiers  servi.  Je  ne  sais  si  l'homme  d'esprit 
dont  parlait  Gautier  a  mis  son  projet  à  exécution 
et  si  une  Histoire  des  Animaux  de  Lettres  a  vu  le 
jour.  J'ai  fait,  à  la  Bibliothèque  nationale,  d'assez 
longues  recherches  à  cet  égard,  et  sans  résultats. 

Au  demeurant,  ce  qui  a  pu  être  fait  dans  ce 
domaine,  voilà  trente  ans,  peut  être  avec  profit 
modifié  et  augmenté  aujourd'hui.  C'est  ce  que  j'ai 
pensé  ;  et,  dans  l'occurrence,  l'annonce  de  Théo- 
phile Gautier  ne  m'a  pas  créé  trop  de  scrupules. 
Et  puis,  la  mise  en  scène  du  présent  travail  suf- 
fira à  le  différencier  de  tous  précédents  de  ten- 
dance identique. 


DEVANT  LA  PORTE  D  EMILE  ZOLA         3 

J'ai  été  voir  des  académiciens,  des  romanciers, 
des  poètes,  des  philosophes  et  des  ironistes,  et,  au 
lieu  de  la  monotonie  en  laquelle  je  craignais  de 
sombrer  bien  vite,  il  s'est  trouvé  que  mon  sujet  a 
engendré  les  déclarations  les  plus  intéFessantes, 
les  professions  de  foi  les  plus  inopinées,  les  anec- 
dotes les  plus  diverses. 

Le  chien,  qui,  selon  la  légende  slave,  fut  créé 
par  Dieu  pour  consoler  l'homme  des  perfidies  de  la 
femme,  le  chien  fera  fatalement  beaucoup  parler 
de  lui  dans  cette  sorte  d'enquête,  et  le  chat  n'y 
sera  pas  moins  encombrant.  Mais  le  chat,  surtout, 
me  captive.   J'en    veux    beaucoup   à  Toussenel 
d'avoir  si  cruellement  maltraité  ce  mystérieux  et 
charmant  animal.  Le  chien  est  assez  généralement 
estimé,  et,  par  là  même,  il  est  banal.   Mais,  le 
chat  !  quel  sujet  de  controverse  !  On  l'adore  ou  on 
l'exècre,  sans  guère  de  milieu.  Voilà  donc  une  bête 
à  souhait  !  Vous  verrez  quels  cantiques  d'adoration 
et  aussi  quelles  imprécations  véhémentes  j'ai  su 
provoquer  à  propos  de  cette  panthère  du  foyer,  — 
pour  parler  comme  M.  Maurice  Rollinat. 

Que  de  prose,  que  de  vers  n'a-t-on  point  écrits 
sur  le  chat  !  Moncrif,  Chateaubriand,  Champfleury, 
Bresdin,  pour  n'en  presque  pas  citer,  ont  dressé 
des  colonnes  à  sa  gloire  ;  Charles  Baudelaire  l'a 


4  BETES    ET   GENS    DE   LETTRES 

chanté  dans  des  vers  impérissables  ;  Hoffmann 
n'a-t-il  point  donné  au  chat  Murr  l'un  des  pre- 
miers rôles  dans  ses  drames  fantastiques?  On  sait 
que  Fourier  a  aimé  le  chat  jusqu'au  point  de 
détester  le  chien.  Et,  tout  récemment,  M,  Raoul 
Gineste  élevait  au  chat  un  cippe  poétique  des  plus 
estimables. 

Il  va  sans  dire  que  je  n'ai  nullement  l'intention 
de  faire  la  monographie  du  chat  dans  cet  avant- 
propos  tout  familier  et  que  je  désire  clore  au  plus 
vite.  Qu'on  me  permette,  cependant,  de  rapporter 
deux  faits  amusants,  touchant  le  chat,  le  passion- 
nant chat. 

Un  infatigable  causeur,  —  peut-être  le  dernier, 
—  M.  F. -A.  Steenackers,  m'a  conté  qu'il  n'y  a  pas 
beaucoup  d'années  encore,  il  existait,  au  café  de 
Suède,  un  chat  que  le  Tout-Paris  artiste  et  boule- 
vardier  s'arrachait  littéralement.  Ce  chat  s'appelait 
Jules.  Il  paraît  que,  comme  le  tric-trac  dans  les 
Scènes  de  la  vie  de  Bohème,  Jules  était  toujours  «  en 
lecture  ». 

Je  tiens  l'autre  fait  de  plusieurs  personnes.  Il  a 
trait  à  l'amour  exagéré  de  Paul  de  Kock  pour  les 
chats.  Paul  de  Kock  avait,  auxLilas,  une  propriété 
enclose  de  murs.  Il  ne  se  passait  guère  de  semaine 
sans  que  ses  voisins,  qui  connaissaient  bien  sa 


DEVANT  LA  PORTE  D  EMILE  ZOLA  0 

passion,  ne  vinssent  accroître  le  nombre  de  ses 
chers  pensionnaires  :  et  ils  ne  prenaient  môme  pas 
la  peine  de  sonner  pour  les  remettre  aux  mains  du 
domestique  de  la  mai-on;  ils  empoignaient  les 
bêtes  par  la  peau  du  cou  et  les  lançaient  galam- 
ment par-dessus  les  murs  de  ce  véritable  Parc-aux- 
Ghats... 

En  dehors  du  chien  et  du  chat,  j'aurai  à  vous 
présenter  —  en  liberté  ou  non  —  les  animaux  les 
plus  inattendus.  Evidemment,  tous  les  types  de 
l'arche  ne  défileront  point  ici  devant  vos  yeux. 
Diable  !  il  y  aurait  trop  à  faire  !... 

Ai-je  besoin,  maintenant,  d'expliquer  pourquoi 
j'ai  circonscrit  cette  enquête  au  monde  des  lettres  ? 
La  raison  en  tombe  assurément  sous  le  sens.  Il  est 
bien  certain  que  le  chien  de  M.  X...  est  susceptible 
de  présenter  de  l'intérêt,  mais  je  tiens  pour  plus 
intéressant  le  chien  d'Alcibiade. 

Sans,  d'ailleurs,  remonter  à  ce  délicieux  Grec, 
je  pourrais  parler  de  Gérard  de  Nerval  qui,  dans 
les  galeries  du  Palais-Royal,  promenait  en  laisse 
un  homard,  —  et  du  veau  que  Romieu  fit  un 
jour  monter  à  son  sixième  de  la  place  de  la 
Bourse,  lequel  veau,  devenu  bœuf,  se  trouva  trop 
gros  pour  sortir  par  où  on  l'avait  fait  entrer,  et  dut 
finir  sa  bizarre  carrière  sur  le  balcon,  en  meuglant 

i. 


b  BETES   ET    GENS    DE    LETTRES 

aux  bruits  orageux  de  la  cote  !  Pour  parler  des 
vivants,  je  pourrais  citer  aussi  M.  Francisque 
Bouillier,  le  philosophe,  qui  essaya  de  nourrir  une 
torlue  avec  des  fleurs  de  laurier!  (Il  va  sans  dire 
que  la  pauvre  bête  en  mourut.) 

On  aura  lieu  de  s'esbaudir,  chemin  faisant,  dans 
la  présente  enquête,  de  bien  des  singularités  de 
même  farine  et  telles  que  seuls  les  artistes  en 
peuvent  fournir  des  exemples. 

J'eusse  pu  donner  des  divisions  à  ce  travail. 

Mais,  vraiment,  c'eût  été  bien  solennel  !  Et  je 
résolus  de  ne  point  adopter  de  méthode.  J'ai  donc 
pris  un  mauvais  fiacre,  et,  hue,  cocotte  !  au  hasard 
des  sympathies  et  des  préférences,  —  et,  le  plus 
souvent,  sans  valables  raisons,  —  les  noms  illus- 
tres et  les  noms  estimés  de  notre  littérature  con- 
temporaine se  succèdent  ici  dans  la  plus  admi- 
rable confusion. 

Mais,  trêve  à  l'exorde  !  Je  crains  de  ne  vous  avoir 
que  trop  longtemps  déjà  retenu  à  la  porte  de  mon 
sujet. 

Otons  donc  notre  chapeau,  et  entrons  chez 
M.  Zola. 


EMILE   ZOLA 

Un  ami  des  bêles.  —  La  vie  totale.  —  Les  chats  de  M.  Zola. 
—  M.  Pinpin.  —  Le  petit  chien  à  roulettes.  —  L'Arche.  — 
Nord  et  Midi.  —  Les  cochons  de  Pirîac.  . —  Les  oies  de  la 
Trouille.  —  Un  âne  saoul  qui  vomit.  —  Rêve  et  réalité. 


En  me  dirigeant  vers  la  demeure  de  M.  Emile 
Zola,  j'étais  bien  sûr  de  ne  point  commettre  d'im- 
pair. Je  savais  à  l'avance  que  je  n'allais  pas  me 
trouver  en  présence  d'un  ennemi  des  bêtes.  Tous 
ceux  qui  ont  seulement  lu  La  Joie  de  vivre  et  Ger- 
minal ont  comme  moi  leur  religion  faite  là-dessus. 
Les  pages  consacrées  à  la  mort  du  chien  dans  le 
premier  de  ces  livres,  et,  dans  le  second,  à  celle  du 
cheval,  sont,  dans  leur  apparente  humilité  d'épi- 
sodes, assurément  des  plus  belles,  voire  —  à  mon 
avis  —  des  plus  hautes.  L'homme  qui  a  écrit  ces 


8  BÊTES    ET   GENS    DE    LETTRES 

pages-là  ne  peut  pas  ne  pas  être  bon  :  il  y  a  en 
elles  un  frisson  véritable  ;  une  pitié  magnifique- 
ment noble  en  humecte  toutes  les  lignes. 

«  Un  ami  des  bêtes  ?  c'est  moi,  certes  !  »  s'écrie 
M.  Emile  Zola,  que  je  trouve,  à  l'issue  de  son 
déjeuner,  en  son  cabinet  de  travail. 

—  Asseyez-vous  donc...  Oui,  j'adore  les  bêtes, 
j'en  ai  eu  beaucoup  chez  moi  (j'en  ai  encore),  et  il 
y  en  a  aussi  beaucoup  dans  mes  livres.  Dans  mes 
livres,  rien  d'étonnant  à  cela,  d'ailleurs,  puisque, 
toujours,  j'eus  l'idée  d'y  mettre  la  vie  totale  :  les 
bêtes  et  les  gens... 

Comme  je  souriais,  M.  Zola  me  dit  : 

—  J'ai  nommé  les  bêtes  avant  les  gens,  c'est  cela 
qui  vous  fait  sourire  ?  Eh  bien  !  je  ne  me  rétracte 
pas.  Oui,  je  le  répète,  je  voulais  mettre  les  bêles 
et  les  gens  dans  mon  œuvre  ;  toutes  les  bêtes, 
toutes  les  gens...  C'a  été  la  maison  des  bêtes,  chez 
nous.  Il  fut  un  temps  où  l'on  me  trouvait  enfermé 
dans  des  chambres,  à  Paris,  avec  cinq  ou  six  chats. 

»  Les  chats,  je  les  aime  fort.  J'ai  commencé 
par  en  mettre  deux  dans  les  Nouveaux  Contes 
à  Ninon  :  une  chatte  blanche  et  une  chatte  noire. 
Dans  le  foyer  du  théâtre  de  Bordenave,  dans 
Nana,  il  y  a  un  gros  chat  rouge  qui  n'aime  pas 
l'odeur  du  vernis  dont  le  vieux  comique  Bosc  s'est 


EMILE    ZOLA  9 

enduit  les  joues  pour  y  faire  adhérer  une  barbe 
postiche.  Dans  La  faute  de  Vabbé  Mouret  il  y  a  un 
trio  de  chats.  Un  d'eux,  tout  noir,  s'appelle  Mou- 
mou.  Ces  trois-là  sont  des  chats  rustiques,  comme 
j'en  ai  à  Médan.  Il  y  a  aussi  François,  le  chat  au 
regard  dur,  ironique  et  cruel,  d'une  fixité  diabo- 
lique ;  François,  le  matou  énigmatique  de  Thérèse 
Raquin.  Et  puis,  oh  !  et  puis,  ma  préférée  !  la  Mi- 
nouche  de  La  Joie  de  vivre;  la  Minouche,  une  petite 
chatte  blanche,  l'air  délicat,  dont  la  queue,  à  l'as- 
pect de  la  boue,  a  un  léger  tremblement  de  dégoût, 
ce  qui  n'empêche  pas  cette  bête  de  se  vautrer 
quatre  fois  l'an  dans  l'ordure  de  tous  les  ruis- 
seaux. 

»  Les  chats  furent  mes  favoris.  Je  vous  l'ai  dit, 
j'en  ai  tout  un  groupe  à  Médan.  Du  reste,  à  Médan, 
j'ai  bien  d'autres  bêtes  !  J'y  ai,  d'abord,  une  basse- 
cour  très  pullulante  :  lapins,  coqs,  poules,  oies, 
canards  ;  j'y  ai  aussi  une  vache  et  un  âne  ;  sans 
parler  de  mes  trois  grands  chiens  :  un  immense 
lévrier  russe,  un  gros  danois  et  un  griffon.  Ici,  j'ai 
un  petit  chien  poméranien  qui-répond  au  nom  de 
M.  Pinpin.  C'est  un  jappeur  fini,  qui,  néanmoins, 
passe  bien  sagement  ses  matinées  dans  ce  fauteuil, 
près  de  ma  table,  durant  que  je  travaille. 

»  J'ai  eu  un  autre  petit  chien,  que  j'ai  positive- 


10  BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

ment  adoré,  et  que  nous  avons  perdu  il  y  a  deux 
ans.  Nous  étions  allés,  madame  Zola  et  moi,  à 
l'exposition  des  chiens,  et  une  grosse  sympathie 
nous  vint  de  suite  pour  cette  petite  bête,  que  nous 
découvrîmes  dans  une  cage  où  il  était  en  compa- 
gnie d'un  tout  jeune  chat.  Ce  chien  était  inimagi- 
nablement  petit,  à  ce  point  que,  quand  il  courait, 
il  avait  l'air  d'un  chien  à  roulettes.  Nous  l'ache- 
tâmes. Il  nous  enchantait  avec  ses  menues  gentil- 
lesses de  cabot  de  Lilliput.  Un  beau  jour,  il  devint 
épileptique.  A  tout  instant,  il  se  mettait  à  tourner 
en  rond,  d'une  façon  frénétique.  Il  avait,  je  crois, 
une  tumeur  au  cerveau.  Nous  l'avons  conduit  avec 
nous  au  Mont-Dore,  deux  saisons  consécutives.  Il 
paraissait  mieux  aller,  mais  sa  tumeur  finit  par 
l'étouffer,  et  il  creva.  Il  était  fou.  C'était  un  pauvre 
petit  chien  fou.  Je  l'ai  tenu,  des  nuits  entières,  en 
mes  bras.  Je  crois  que  je  saurais  écrire  des  choses 
extraordinaires  sur  cette  bestiole... 

»  Ah  !  voyez-vous,  la  mort  des  bêtes  est  une 
chose  bien  spéciale  1  Mais,  évidemment,  elle  ne 
saurait  toucher  et  faire  songer  que  qui  les  aime... 
Savez-vous  bien  qu'il  faut  être  doué  d'une  certaine 
bonhomie,  et  —  comment  dirai-je?  —  d'une  cer- 
taine universalité  pour  faire  une  place  aux  ani- 
maux dans  ses  livres.  Le  monde  ne  tient  pas  tout 


EMILE    ZOLA  11 

entier  dans  notre  cerveau,  comme  voudraient  nous 
le  faire  croire  les  psychologues.  Est-ce  qu'il  n'y 
aurait  donc  pas  une  psychologie  des  bêtes?...  Moi, 
mon  désir  est  de  mêler  les  bêtes  à  la  vie.  J'ai  vécu 
au  milieu  d'elles,  et,  tout  naturellement,  je  leur  ai 
donné  des  rôles...  Jeune,  quand  je  pensais  à 
l'œuvre  que  je  ferais,  j'y  voyais  entrer  tout  ce  qui 
vit.  Mon  œuvre,  alors,  c'était  l'Arche,  l'Arche 
immense  !  Hélas  !  ce  que  l'on  rêve,  et  puis,  après, 
ce  qu'on  exécute  !... 

»  Cependant,  je  crois  encore  être  un  de  ceux  qui 
ont  le  plus  pensé  aux  bêtes.  Que  voulez-vous,  je 
devais  les  aimer,  n'est-ce  pas  ?  C'est  que  j'en  fais 
positivement  iune  affaire  d'hérédité.  Voyez  les  en- 
fants, en  effet:  tout  jeunes,  ils  aiment  les  bêtes  ou 
ils  ne  les  aiment  pas.  Là-dedans,  il  n'y  a  pas  de 
milieu.  Dans  le  Xord,  généralement,  on  les  aime  ; 
tandis  que,  dans  le  Midi,  la  sympathie  pour  elles 
est  presque  nulle. 

»  C'est  dans-  La  Faute  de  Vabbé  Mouret que  j'ai 
fourré  le  plus  de  bêtes.  En  ce  livre,  j'ai  mis  toute 
ma  basse-cour  de  Médan  :  Alexandre,  le  grand  coq 
fauve,  aux  plumes  flambantes ,  y  triomphe  au 
milieu  des  poules,  des  canards,  des  oies,  des 
dindes,  des  lapins  et  des  chats.  Il  y  a  aussi  Lise,  la 
vache,  et  Mathieu,  le  petit  cochon  tout  rose.  Oui, 


12  BETES  ET  GENS  DE  LETTRES 

tout  rose,  comme  ceux  parmi  lesquels  nous  nous 
baignions,  sur  la  plage  de  Piriac,  en  Bretagne,  l'édi- 
teur Charpentier  et  moi.  Pour  entrer  dans  l'eau, 
nous  étions  parfois  obligés  de  les  écarter.  Ces 
cochons  de  Piriac  étaient,  au  demeurant,  de  très 
étonnants  cochons  :  tout  Piriac  était  à  eux  ;  ils 
vaguaient  par  les  rues  de  l'endroit  comme  des 
citoyens,  et  débordaient  jusque  sur  le  sable.  C'est 
à  Piriac  également  que  j'ai  fait  de  particulières 
études  sur  les  oies...  Vous  rappelez-vous  la  bande 
d'oies  de  La  Terre  ?  Eh  bien  !  c'est  une  bande  d'oies 
que  j'ai  mouchardée  aux  alentours  de  Piriac.  Rien 
de  plus  drôle  que  ces  bêles.  Elles  vont  par  troupes  ; 
le  jars  marche  en  tête.  Quand  le  jars  s'arrête,  toutes 
les  oies  s'arrêtent  ;  si  le  jars  tourne  le  bec  à  gauche, 
toutes  les  oies,  tournent  le  bec  à  gauche,  et  vice 
versa.  Une  chose  comique  dans  la  campagne,  c'est 
la  rencontre  de  deux  bandes  d'oies  appartenant  à 
deux  fermes  distinctes.  Jamais  il  n'y  a  fusion  :  les 
deux  jars  s'arrêtent  à  une  distance  respectueuse 
l'un  de  l'autre,  et,  derrière  eux,  c'est  le  figement, 
une  stupeur  du  troupeau  ;  puis,  c'est  une 
rhythmique  évolution  de  becs  et  une  fuite  des  deux 
bandes  en  présence.  Ah  !  ce  que  ces  oies  sont  amu- 
santes !  Dans  La  Terre,  suivies  de  la  Trouille,  elles 
parcourent  le  livre   dans  cinq  ou    six   attitudes 


EMILE    ZOLA  13 

diverses...  Mais  ces  choses-là  échappent  à  la  plu- 
part des  lecteurs...  Il  y  a  aussi  les  vaches,  dans  ce- 
livre. 

—  Et  un  âne,  fis-je  un  peu  malicieusement.  Un 
âne  qui  se  saoule  de  vin  et...  qui  vomit 

—  On  me  l'a  assez  reproché,  celui-là  ...  Le  fait 
d'un  âne  vomissant  m'avait  été  signalé  par  un  de 
mes  derniers  valets  de  chambre.  Cet  homme,  qui 
était  à  moitié  paysan,  me  jurait  ses  grands  dieux 
que  la  chose  était  arrivée.  Ma  foi  !  je  l'ai  cru.  Ce 
qui  demeure  indéniable,  c'est  le  penchant  des  che- 
vaux et  des  ânes  pour  le  vin... 

»  Mais  les  bêtes  qui  m'ont  le  plus  tenu  au  cœur, 
c'a  été  celles  de  La  Joie  de  vivre,  la  Minouche,  et  le 
gros  chien  de  montagne,  Mathieu...  La  mort  du 
chien,  telle  que  je  l'ai  décrite,  s'est  produite  chez 
nous. 

»  Dans  Germinal,  il  y  a  le  cheval  de  la  mine,  et 
le  lapin  de  Souvarine...  Et  puis,  dame  !  je  ne  sais 
plus.  Il  faudrait  me  relire,  et  ça  me  rendrait  vrai- 
ment trop  triste.  J'oublie  très  vite  mes  bouquins, 
figurez-vous.  Il  va  pourtant  falloir,  un  jour,  me 
mettre  à  les  revoir  pour  l'édition  définitive.  J'en 
tremble  à  l'avance  !  » 

Et,  dans  un  geste  de  découragement  sincère, 
M.  Emile  Zola  m'avoue,  sans  paroles,  la  déception, 

2 


14  BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

la  cruelle  déception  de  tout  créateur  devant  l'ina- 
chevé, l'inrendu  de  la  création  toujours  si  fort 
au-dessous  du  rêve!...  Et  je  me  remémore  sou- 
dain de  cruellement  amères  exclamations  dans 
L'Œuvre.  Et  cette  phrase  que  le  maître  a  dite  triste- 
ment, il  n'y  a  qu'un  instant  :  «  Mon  œuvre,  alors, 
c'était  l'Arche,  l'Arche  immense  !...  Hélas  !  ce  que 
l'on  rêve,  et  puis,  après,  ce  qu'on  exécute  !  »,  voilà 
que  la  tristesse  de  cette  phrase  s'aggrave  en  mon 
cerveau  de  la  remembrance  de  celle-ci  naguère 
proférée  par  Zola  sous  le  masque  de  Sandoz  : 
«  ...  Et  j'aurai,  en  mourant,  l'affreux  doute  de  la 
besogne  laite,  me  demandant  si  c'était  bien  ça,  si 
je  ne  devais  pas  aller  à  gauche  lorsque  j'ai  passé  à 
droite,  et  ma  dernière  parole,  mon  dernier  râle 
sera  pour  vouloir  tout  refaire...  ».  Et  ce  cri  pas- 
sionné retentit,  par  surcroît,  dans  la  chambre 
noire  de  ma  mémoire  :  «  Ah  !  une  vie,  une  seconde 
vie,  qui  me  la  donnera,  pour  que  le  travail  me  la 
vole,  et  pour  que  j'en  meure  encore  !  »... 

Mais  M.  Pinpin  fit  dans  le  grand  cabinet  de  tra- 
vail une  irruption  bruyante,  et  le  charme  amer  fut 
rompu. 


II 


LES   BALZACIENS 


Les  bêtes  chez  Balzac.  —  Lettres  de  MM.  Jules  Christophe, 
Anatole  Cerfberr  et  Henry  de  Braisne.  —  Une  grosse  Lète. 


En  revenant  de  chez  M.  Emile  Zola,  je  songeais 
au  labeur  énorme  que  représente  cette  vaste  série 
des  Rougon-Macquart,  et,  par  une  association 
d'idées  aussi  naturelle  que  banale,  j'en  vins  tôt  à 
penser  au  précurseur  géant,  à  l'édificateur  puis- 
sant delà  Comédie  humaine.  Enfermé  dans  le  par- 
ticulier par  mon  étroite  préoccupation  du  moment, 
je  tentai  d'élaborer  en  mon  esprit  «  en  proie  aux 
bêtes  »  une  comparaison  dont  les  deux  termes 
n'étaient  autres,  s'il  vous  plaît,  qu'Honoré  de  Balzac 
et  M.  Emile  Zola. 

Balzac  avait-il  eu,  comme  M.  Zola,  le  projet  de 


16  BÊTE3  ET  GENS  DE  LETTRES 

«  restituer  l'Arche  »,  de  mettre  dans  son  œuvre 
monumentale  la  vie  totale,  d'y  faire,  en  un  mot, 
figurer  les  bêtes  comme  les  gens  ? 

Certes,  on  aura  le  droit  de  rire  peu  ou  prou  de 
cet  imprévu  prurit  d'analogisme,  et  je  ne  cache  pas 
que  j'éprouve  quelque  petit  scrupule  de  conscience 
à  me  servir,  en  l'occasion,  d'un  moyen  légèrement 
empirique.  Mais,  je  suis  pour  les  transitions. 

Donc,  le  désir  me  prit,  au  sortir  d'une  interview 
avec  M.  Emile  Zola,  d'aller  interviewer...  Balzac. 
Mais  la  chose  manquait  de  simplicité,  Balzac  étant 
mort  depuis  plus  de  quarante  ans...  Cependant,  je 
me  rappelai,  fort  à  propos,  qu'un  de  mes  contempo- 
rains —  M.  Adolphe  Tabarant,  pour  ne  le  point 
nommer  —  avait,  dans  des  temps  récents,  obtenu 
de  la  propre  main  de  Balzac  une  autorisation  de 
mettre  son  Père  Goriot  à  la  scène.  Cela  avait  pu  se 
faire  par  l'entremise  d'un  certain  nombre  de  mages. 
Tout  allait  bien,  dès  lors,  et  l'interview  Balzac  deve- 
nait possible.  Le  malheur,  c'est  que  je  me  défie 
beaucoup  des  mages.  Que  faire,  donc?  La  chose  la 
plus  logique  et  la  plus  simple  :  interroger  les 
balzaciens. 

Comme  le  disait  dernièrement,  quelque  part, 
M.  Louis  de  Gramont,  sauf  quelques  lettrés  et  de 
rares  journalistes,  il  est  fort  peu  de  personnes  qui 


LES    BALZACIENS  17 

aient  lu  la  Comédie  humaine.  C'est  piteux,  mais 
c'est  ainsi.  S'il  y  a  cinquante  balzaciens  à  Paris, 
c'est  —  pour  parler  comme  ma  grand'mère  —  tout 
le  bout  du  monde.  MM.  Emile  Zola,  François  Goppée 
et  Paul  Bourget  me  paraissent  devoir  être  désignés 
comme  les  capitaines  de  cette  trop  faible  armée  de 
dévots.  Mais,  pour  obtenir  les  renseignements 
précis  que  je  désirais,  je  pensai  à  m'adresser  aux 
auteurs  du  Répertoire  de  la  Comédie  humaine.  En 
publiant  ce  travail,  MM.  Anatole  Cerfberr  et  Jules 
Christophe  prouvèrent  suffisamment,  me  semble- 
t-il,  qu'ils  ont  le  culte  de  Balzac. 

On  verra,  d'affleurs,  jusqu'à  quel  point  de  minutie 
ils  ont  «  levé  »,  à  mon  profit,  le  document  balza- 
cien. 

Je  donne  les  deux  lettres  ci-dessous  dans  l'ordre 
de  leur  réception.  Je  les  livre  aussi  dans  leur 
curieuse  intégralité  : 

«  Mon  cher  confrère, 

»  Vous  me  faites  l'honneur  de  me  demander  s'il 
y  eut  des  animaux  dans  la  vie  de  Balzac  et  quels 
rôles  ils  jouent  dans  son  œuvre. 

»  Dans  sa  vie,  je  n'en  vois  pas  ;  mais  je  n'ai  pu 
connaître  l'auteur  de  la  Comédie  humaine. 

»  Dans  son  oeuvre,  les  animaux  ne  sont  pas  bien 

2. 


18  BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

nombreux  ;  mais  il  y  en  a  quelques-uns  d'amusants 
et  de  nommés,  les  voici  : 

»  Un  singe,  dans  Les  Chouans  : 

»  —  Ecoute,  Francine  (dit  à  sa  camériste  made- 
moiselle de  Yerneuil,  en  1799),  te  souviens-tu  de 
Patriote,  ce  singe  que  j'avais  habitué  à  contrefaire 
Danton  et  qui  nous  aimait  tant?  —  Oui,  mademoi- 
selle. —  Eh  bien,  en  avais-tu  peur?  —  Il  était  en- 
chanté. —  Mais,  Gorentin  (un  policier  de  Fouché) 
est  muselé,  mon  enfant.  —  Nous  badinions  avec 
Patriote  pendant  des  heures  entières,  dit  Francine, 
je  le  sais,  mais  il  finissait  toujours  par  nous  jouer 
quelque  mauvais  tour  »  ; 

»  Un  chat,  dans  Le  Père  Goriot  : 

»  Ce  félin  appartient  à  madame  Vauquer,  née  de 
Gonflans,  tenancière  d'une  pension  bourgeoise,  rue 
Neuve-Sainte- Geneviève,  en  1S19.  Il  a  nom  Misti- 
gris ;  on  le  voit  rôder  partout.  Un  matin,  il  ren- 
verse, d'un  coup  de  patte,  une  assiette  couvrant 
un  bol  de  lait  qu'il  lappe  en  toute  hâte.  Sa  maî- 
tresse le  gronde,  il  se  sauve,  mais  revient  se  frotter 
à  ses  jambes.  «  Oui,  oui,  fais  ton  capon,  vieux: 
»  lâche,  »  lui  dit-elle.  La  conséquence  du  méfait 
est  que  le  père  Goriot,  locataire  de  madame  Vau- 
quer, aura  de  l'eau  dans  son  café  ; 

»  Un  autre  chat,  dans  Une  fille  oVÈce  : 


LES   BALZACIENS  19 

»  Mùrr,  commensal  chéri  du  musicien  Schmuke, 
rue  deNevers,  à  Paris,  en  1835.  Il  avait  une  magni- 
fique robe  à  longues  soies  ébouriffées,  des  yeux 
d'or  ;  grave  il  était  dans  sa  barbe,  sans  inquiétude 
et  comme  maître  du  logis  ;  il  jette  sur  madame  de 
Vandenesse  entrant  «  ce  regard  mielleux  et  froid 
»  par  lequel  toute  femme  étonnée  de  sa  beauté 
»  l'aurait  saluée.  »  La  splendide  queue  de  ce  chat 
fait  en  partie  le  ménage  de  Schmucke.  Je  l'ai 
nommé  Miirr  (disait-il)  «  pur  clorivier  nodre  crant 
»  Hoffmann  te  Perlin,  ke  ché  paugoube  gonni  »  ; 
»  Un  cheval,  dans  Le  Médecin  de  Campagne  : 
»  Neptune,  cheval  de  bataille  et  favori  du  com- 
mandant Pierre-Joseph  Genestas  ; 
»  Une  jument,  dans  La  Vieille  fille  : 
»  Pénélope,  jument  normande  bai  brun,  née 
en  1792.  Elle  était  encore  en  1816  l'objet  des  soins 
empressés  de  cinq  personnes  :  trois  domestiques, 
sa  maîtresse  Ptôse  Gormon,  l'oncle  et  tuteur  de 
celle-ci,  l'abbé  de  Sponde.  Mademoiselle  Gormon 
reportait,  semble-t-il,.sa  maternité  rentrée  sur  cet 
animal.  Il  l'avait  empêchée  d'avoir  des  serins,  des 
chats,  des  chiens,  «  famille  fictive  que  se  donnent 
»  presque  tous  les  êtres  solitaires  au  milieu  de  la 
»  société  »  ; 
»  Dans  les  Comédiens  sans  le  savoir,  le  Cousin 


20  BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

Pons  et  le  Comte  de  Sallenauve  (suite  du  Député 
(VArcis  par  Charles  Rabou)  : 

»  Une  vieille  poule  noire,  aux  ailes  ébouriffées, 
dénommée  tantôt  Dilouche,  tantôt  Clèopâtre,  ser- 
vant, dans  les  premières  années  de  Louis-Philippe, 
aux  divinations  de  madame  Fontaine,  rue  Vieille- 
du-Temple  ;  «  le  consultant  jette  lui-même  des 
grains  au  hasard  sur  des  cartes,  Bilouche  vient  les 
becqueter;  Astaroth  se  traîne  dessus  pour  aller 
chercher  sa  nourriture,  que  le  client  lui  tend,  et 
ces  deux  admirables  intelligences  ne  se  sont  jamais 
trompées  ; 

»  Un  crapaud  : 

»  Astaroth,  d'une  dimension  surprenante,  il 
effrayait  encore  moins  par  lui-même  que  par  deux 
topazes,  grandes  comme  des  pièces  de  cinquante 
centimes,  et  qui  jetaient  deux  lueurs  de  lampes.  Il 
est  impossible  de  soutenir  ce  regard.  Comme  disait 
feu  Lassailly,  qui,  couché  dans  la  campagne,  voulut 
avoir  le  dernier  avec  un  crapaud  par  lequel  il  fut 
fasciné.  Le  crapaud  est  un  être  inexpliqué.  Peut- 
être  la  création  animale,  y  compris  l'homme,  s'y 
résume-t-elle  ;  car,  disait  Lassailly,  le  crapaud  vit 
indéfiniment  ;  et,  comme  on  sait,  c'est  celui  de 
tous  les  animaux  dont  le  mariage  dure  le  plus 
longtemps  ; 


LES    BALZACIENS  21 

»  Et,  enfin,  une  panthère,  dans  Une  passion  dans 
le  Désert  : 

»  Mignonne,  surnom  donné  par  un  soldat  pro- 
vençal, en  souvenir  d'une  maîtresse,  au  fauve  qu'il 
apprivoisait  dans  le  désert,  en  1799. 

»  Très  sympathiquement  à  vous, 

»  Jules  Christophe.  » 

Voici,  maintenant,  la  lettre  de  M.  Anatole  Cerf- 
berr  : 

«  Mon  cher  confrère, 

»  La  Comédie  humaine  d'Honoré  de  Balzac  four- 
nit en  animaux  : 

»  Astaroth ,  crapaud  ,  et  Bilouche-Gléopâtre  , 
poule,  —  au  service  de  madame  Fontaine,  nécro- 
mancienne, sous  Louis-Philippe  ; 

»  Courant,  chien  au  service  de  Michu,  en  France, 
dans  l'Aube,  vers  le  commencement  du  dix-neu- 
vième siècle.  —  Plein  de  flair  ;    ■ 

»  Abd-el-Kader  etFleur-d_e-Genêt,  chevaux  (Voir 
Béatrix,  fragment  de  la  Comédie  humaine)  ; 

»  Neptune,  cheval  (V.  le  Médecin  de  campagne, 
fr.  de  la  C.  h.)  ; 


22  BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

»  Patriote,  singe,  mêlé  à  l'existence  de  Marie  de 
Montausan,  l'espionne  des  Chouans; 

»  Pénélope,  jument  d'Alençon  :  date  de  nais- 
sance :  1800  ;  date  du  décès  :  1816;  tendrement 
chérie  de  Rose-Victoire  du  Bousquier,  sa  maî- 
tresse ;  morte  pourtant  victime  des  mauvais  traite- 
ments de  ladite  ; 

»  Mistigris,  chat  de  madame  Yauquer  :  sorte 
d'inconscient  balai  contre  la  poussière  de  l'im- 
meuble de  la  rue  Neuve-Sainte-Geneviève...  ; 

»  Mignonne,  panthère  :  compagne  amoureuse 
d'un  soldat  français,  originaire  de  la  Provence, 
égaré,  voici  bientôt  cent  ans,  parmi  les  sables  de 
l'Egypte  ;  désignée  Mignonne,  —  déjà  le  surnom, 
d'ailleurs  parfaitement  ironique,  d'une  grisette 
appelée  réellement  Virginie  et  revêche  et  jalouse 
amie  de  cœur  du  Provençal  d'Une  Passion  dans  le 
Désert. 

»  L'auteur  de  la  Comédie  humaine  vécut  retiré, 
absorbé  et  excédé  de  travail,  et  les  habitudes, 
mœurs,  caractère,  façons  d'agir,  prédilections  et 
faibles  de  l'homme  intime  demeurèrent  assez 
ignorés. 

»  Du  corbeau  il  aimait  la  plume,  et,  écrivant, 
composant;  usait  exclusivement  de  l'aile  taillée, 
arrangée,  de  cet  oiseau  rongeur  de  cadavres. 


LES    BALZACIENS  23 

»  Le  domestique  d'un  châtelain  de  Touraine, 
hôte  de  Balzac,  recevait  mission  de  quérir  et  de 
réunir  la  dépouille  apprêtée  du  volatile  indiqué, 
(détail  spécialement  recueilli  d'un  contemporain 
debout  encore  !). 

»  Vous  possédez  maintenant  l'historiographie, 
la  psychologie,  la  physiologie  réclamées. 

»  Cordialités. 

»  Anatole  Gerfberr.  » 

M.  Henry  de  Braisne  m'était  connu  également 
pour  l'enthousiaste  estime  en  laquelle  il  tient  Bal- 
zac. C'est  lui  qui  eut,  un  jour,  la  fantaisie  de  cata- 
loguer par  professions  tous  les  personnages  de  la 
Comédie  humaine.  Du  reste,  sa  double  qualité  d'an- 
cien rédacteur  en  chef  du  Balzac  et  d'ancien  secré- 
taire du  feu  Comité  de  la  statue  me  le  rendait  pré- 
cieux pour  ce  que  je  me  proposais. 

M.  Henry  de  Braisne  a  bien  voulu  m/adresser  ces 
quelques  lignes  intéressantes  : 

«  Mon  cher  Confrère, 

»  Aux  Jardies,  Balzac  posséda  un  chien  très 
obéissant,  nommé  Turc,  qu'il  affectionnait  parti- 
culièrement. Dans  ses  livres,  les  animaux  ne  tien- 
nent que  la  place  impersonnelle  tenue  chez  nous 


24  BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

par  les  bêtes  de  somme.  Peintre  exclusif  de  la 
Société,  Balzac  les  observa  peu.  Et  eût-il  voulu  se 
faire  leur  historiographe  que  le  temps  lui  eûtman- 
qué.  Certes,  dans  Modeste  Mignon,  dans  Une  téné- 
breuse affaire,  dans  le  Lys  dans  la  vallée,  etc.,  etc., 
les  chevaux,  par  exemple,  jouent  un  indispensable 
rôle  ;  mais  ce  n'est  que  dans  le  Médecin  de  cam- 
pagne qu'on  voit  un  acteur  de  la  «  Comédie  hu- 
maine » —  le  commandant  G-enestas  —  s'intéresser 
fortement  à  son  cheval.  Ce  cheval  s'appelait  Nep- 
tune. Quant  à  Mignonne,  la  panthère  d'Une  Pas- 
sion dans  le  Désert,  elle  vécut,  comme  vous  le 
savez,  l'égale  du  soldat  égaré,  et  non  pas  une  infé- 
rieure distraitement  choyée  par  son  maître. 

»  Prenez-vous  vos  grands  hommes  avant  le  col- 
lège? Si  oui,  je  puis  vous  dire  qu'une  des  premières 
affections  de  Balzac  enfant,  lors  de  son  premier 
voyage  à  Paris,  en  1804,  avait  été  pour  Mouche,  le 
gros  chien  de  garde  de  ses  grands-parents.  Il  en 
rêvait,  il  en  parlait  constamment,  à  son  retour  en 
Touraine. 

»  Il  existe  même,  une  anecdote  gentille  à  ce 
sujet.  Un  soir  que  la  grand'maman  de  Paris  avait 
fait  venir  la  lanterne  magique,  Balzac  n'aperce- 
vant pas  parmi  les  spectateurs  son  ami  Mouche, 
se  lève  en  criant  d'un  ton  d'autorité  :  «  Attendez  I  » 


LES    BALZACIENS  25 

Puis,  il  sort   du  salon  et  rentre  traînant  le  bon 
chien,  à  qui  il  dit  :  «  Assieds-toi  là,  Mouche,  et 
regarde  ;  ça  ne  te  coûtera  rien,  c'est  bon  papa  qui 
paie  !  »... 
»  A  vous,  bien  cordialement. 

«  Henry  de  Braisne  .  » 

Il  ressort,  en  somme,  de  cette  triple  consultation 
que  Balzac  n'eut  guère  souci  des  bêtes. 

Je  n'ai  ni  le  courage,  ni  la  prétention  de  lui  tenir 
rigueur  de  cette  quasi-indifférence,  quand  je 
songe  qu'il  n'a  délaissé  les  bêtes  que  pour  mieux 
s'occuper  de  la  plus  grosse  d'entre  elles,  —  qui  est 
l'homme. 


III 


EDMOND    DE    CONCOURT 


Visite  au   «  grenier   des  Goncourt  ».  —  L'ago-rrie  des  singes. 
Cocoli  et  Vermillon.  —  Une  lecture. —En  silence.  —  Mi. 


A  dix  heures  du  matin,  je  sortis  de  la  gare  d'Au- 
teuil.  Le  boulevard  de  Montmorency  gardait  son 
calme  habituel,  s'allongeant  en  une  perspective  de 
solitude.  Matinée  morne,  tout  ouatée  d'un  brouil- 
lard pénétrant;  matinée  d'un  de  ces  jours  gris, 
spéciaux  aux  hivers  de  Paris,  et  dans  l'air  desquels 
—  ont  écrit  les  admirables  frères  de  Goncourt  — 
une  tristesse  grise  flotte.  Alors,  «  ce  qu'il  y  a  de 
jour  est  comme  le  cadavre  du  jour  ».  Les  tons 
mornes  de  ce  matin-là  étaient  enharmonie  avec  la 
couleur  du  penser  particulier  qui  m'absorbait.  Au 
risque  de  paraître  puéril,  je  songeais  que  c'était 
bien  là  une  teinte  de  temps  à  souhait  pour  évoquer, 


EDMOND    DE    GONCOURT  27 

en  compagnie  du  survivant  auteur  de  Manette 
Salomon,  la  mort  pitoyablement  touchante  de  Ver- 
millon, le  singe  de  Coriolis  et  l'ami  de  cœur 
d'Anatole. 

Bien  qu'il  fût  au  travail  et  que  ce  ne  fût  point 
jour  de  réception,  M.  Edmond  de  Goncourt  voulut 
bien  consentir  à  me  recevoir,  et  il  me  fut  ainsi 
accordé  d'entrer  dans  cette  demeure  où  l'art  — 
dans  ce  qu'il  a  de  plus  exquis,  de  plus  rare  comme 
de  plus  pur  —  a  élu  son  domicile,  et  à  propos  de 
laquelle,  le  1er  avril  1879,  le  maître  traçait  ces 
quelques  lignes  :  «  Il  me  prend  des  mélancolies, 
en  pensant  que  tout  ce  que  je  fais  pour  faire  de 
cette  maison  d'Auteuil  un  domicile  de  poète  et  de 
peintre,  tout  cela  est  fait  pour  un  bourgeois  quel- 
conque, très  prochain...  » 

J'expose  rapidement  le  but  de  ma  visite. 

—  Vous  voulez  que  je  vous  parle  de  Vermillon?  » 
questionne  amènement  M.  Edmond  de  Goncourt. 
«  J'ai  dû  faire  beaucoup  d'observations  sur  les 
singes  avant  que  de  faire  vivre  et  mourir  celui-là 
dans  Manette  Salomon.  Mon  frère -avait  un  goût  de 
singe;  je  veux  dire  qu'il  aimait  les  singes.  Rue 
Saint-Georges,  à  Paris,  nous  en  avions  eu  un  pen- 
dant plus  d'un  an.  Nous  l'appelions  Cocoli.  J'ai, 
parmi  les   dessins  de  mon  frère,  une  aquarelle 


28         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

représentant  cet  animal,  sur  lequel  j'avais  pris 
déjà  force  notes,  et  qui,  s'étant,  un  matin,  laissé 
choir  du  quatrième  dans  la  rue,  se  tua. 

»  Cette  fin  violente  de  Cocoli  ne  m'avait  pas  per- 
mis d'étudier,  comme  je  le  désirais,  dans  toutes 
ses  phases  et  péripéties,  la  normale  façon  de  mou- 
rir d'un  singe.  Mais,  je  demandai  à  un  naturaliste 
du  Jardin  des  Plantes  de  vouloir  bien  me  faire 
avertir  dès  qu'un  singe  entrerait  en  agonie.  L'oc- 
casion ne  se  fit  pas  trop  attendre.  Vous  savez  com- 
bien cette  espèce  d'animaux  s'acclimate  mal  en 
France,  et  que  tous  les  types  qu'on  nous  en  envoie 
s'en  vont,  rapidement  ravagés  par  la  tuberculose? 
Le  savant  M.  Pouchet  me  prévint  donc  un  beau 
jour,  et  je  m'en  fus  voir  une  de  ces  pauvres  bêtes 
trépasser  lentement. 

»  L'agonie  du  singe  est  tout  humaine.  C'est 
comme  un  enfant  qui  mourrait.  Absolument.  De 
l' enfant  qui  s'éteint  le  singe  mourant  nous  montre 
toute  la  gesticulation  petite  et  réflexe;  il  a  des 
regards  pareils,  un  identique  amincissement  des 
traits,  et  ses  mains,  même,  semblent  mimer  aussi 
des  tortillages  de  drap... 

»  Mais,  que  voulez-vous  que  je  vous  dise?  Il  fau- 
drait parcourir  Manette  Salomon  pour  vous  rappe- 
ler... Attendez  un  peu...  » 


EDMOND    DE    GONCOURT  29 

Et  le  maître,  après  m'avoir  laissé  seul  un  court 
instant,  revient  tenant  en  ses  mains  amoureuses 
un  exemplaire  du  livre  habillé  d'un  chef-d'œuvre 
de  reliure-  Et  puis,  s'étant  rassis,  après  un  doux- 
bruissant  feuillètement  de  vélins,  le  maître  se  met 
à  lire,  en  un  rythme  de  mélopée  dormeuse  et  qui 
sombre  par  instants  dans  une  note  basse,  toujours 
la  même.  C'est  une  lecture  en  mineur  qui  chan- 
tonne gris  dans  le  gris  de  la  matinée  morne,  tout 
ouatée  de  brouillard  au  dehors.  C'est  l'histoire 
cocasse  et,  aussi,  doucement  déchirante  de  ce  Ver- 
millon, ainsi  dénommé  parce  que,  à  côté  d'Anatole, 
le  rapin  blagueur,  «  il  avait  contracté  le  goût  delà 
peinture,  un  goût  qui  l'avait  d'abord  mené  à  man- 
ger des  vessies  de  couleur;  puis,  saisi  par  une 
rage  de  gribouiller  du  papier,  il  s'était  mis  à  arra- 
cher des  plumes  aux  malheureuses  poules  du  por- 
tier, à  les  tremper  dans  le  ruisseau,  et  à  les 
promener  sur  ce  qu'il  trouvait  d'à  peu  près 
blanc...  » 

—  Je  tiens  ce  détail  —  s'interrompit  M.  de  Gon- 
court  —  de  Giraud,  vous  savez?- celui  qui  a  peint 
ce  tableau  fameux  représentant  un  garde-française 
cheminant  à  travers  blés  avec  une  petite  femme 
sur  le  dos.  Oui,  Giraud  avait  eu  un  singe  qui  bar- 
bouillait avec  des  plumes  volées  sur  le  vif. 

3. 


30  BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

Et  la  mélopée  reprend,  en  son  rhythme  dormeur 
et  pleurard  un  peu... 

Tous  les  jeux  de  la  physionomie  de  Vermillon 
sont  merveilleusement  notés;  notés  «  les  impres- 
sions fugaces  et  multiples  traversant  ces  petits 
animaux,  l'air  inquiétant  de  pensée  qu'ils  ont,  le 
ténébreux  travail  de  malice  qu'ils  semblent  faire, 
leurs  gestes,  leurs  airs  volés  à  l'ombre  de  l'homme, 
leur  manière  grave  de  regarder  avec  une  main 
posée  sur  la  tête,  tout  l'indéchiffrable  des  choses 
prêtes  à  parler  qui  passent  dans  leur  grimace  et 
leur  mâchonnement  continuel  »... 

Ensuite,  quand  ce  farceur  d'Anatole  lâche  dans 
l'atelier  le  petit  cochon  gagné  à  une  loterie,  c'est 
une  scène  de  désopilement  pour  la  récitation  de 
laquelle  la  voix  de  M.  de  Goncourt  passe  du  mineur 
au  majeur...  «  Le  petit  singe,  avec  ses  inquiétudes 
nerveuses,  avec  sa  mine  de  voleur,  aplati,  rasé, 
collé  sur  le  dos  de  cette  bête  de  graisse,  se  rattra- 
pant et  se  raccrochant  dans  des  pertes  d'équilibre 
continuelles,  —  c'était  un  spectacle  du  plus  prodi- 
gieux comique,  où  un  philosophe  aurait  peut-être 
vu  l'Esprit  monté  sur  la  Chair  et  emporté  par  elle.  » 

Mais  la  voix  de  l'illustre  lecteur  se  mouille  de 
compassion,  car  voici  la  narration  de  l'agonie. 
Vermillon  se  meurt.  «  La  paresse  dolente,  la  peine 


EDMOND    DE    GOXCOURT  31 

de  ses  mouvements,  la  paralysie  de  ses  gamineries 
et  de  sa  diablerie,  ce  qu'il  y  avait  de  la  douleur 
d'un  visage  sur  sa  mine  en  faisaient  comme  un 
petit  malade  approché  tout  près  de  l'homme  et  de 
sa  pitié  par  cet  air  de  souffrance  humaine  qu'à  la 
souffrance  des  animaux...  » 

Et  toute  cette  longue  histoire  de  l'enterrement 
du  petit  cadavre,  dans  une  allée  écartée  du  bois 
de  Boulogne,  par  les  soins  pieusement  fraternels 
de  cet  excellent  Anatole  («...  Pauvre  vieux,  te  voilà 
donc  lancé  dans  l'éternité,  dans  cette  grande  ca- 
naille d'éternité!...»),  —  cette  histoire  est  bien 
près  de  m'arracher  de  vraies  larmes. 

...  Le  maître  a  fermé  le  livre,  et,  maintenant,  fa- 
milièrement, il  se  remet  à  parler. 

—  Après  ça,  n'est-ce  pas?  on  ne  peut  pas  dire 
que  je  n'aime  pas  les  bêtes  !  Cependant,  je  n'en  ai 
guère  autour  de  moi.  C'est  que  je  suis  ,un  être  qui 
déteste  avant  tout  le  bruit.  C'est  pourquoi  je  n'ai 
pas  de  chiens  ;  et,  pourtant,  je  les  aime,  ces  ani- 
maux-là. Mais  ils  sont  bruyants,  voilà  le  malheur. 
Je  suis  déjà  bien  assez  ennuyé  à  cause  de  ceux  du 
voisinage.  Depuis  toutes  ces  histoires  de  voleurs 
et  de  cambrioleurs,  c'est  une  plaie  dans  les  envi- 
rons. Us  ont,  partout,  de  ces  grands  chiens  Bis- 
marck qui  font   un  tapage  effroyable,  la  nuit,  et 


32  BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

m'empêchent  souvent  de  travailler.  Je  vous  réponds 
bien  que,  si  j'étais  plus  jeune,  je  déserterais. 

»  Moi,  comme  homme  de  silence,  je  n'ai  eu  que 
des  poissons... 

»  Eh  bien!  non,  je  ne  me  rappelle  pas,  dans  mes 
livres,  une  autre  bête  que  ce  Vermillon.  Mais  il  se 
peut  que  j'oublie...  Demandez  donc  à  madame 
Daudet  :  elle  connaît  mes  livres  beaucoup  mieux 
que  moi.  » 

Je  m'étais  levé,  et,  tout  en  remerciant  le  maître 
de  son  affabilité,  j'avais  entre-bâillé  la  porte  du  ca- 
binet de  travail,  quand  je  sentis  soudain  quelque 
chose  de  souple  glisser  prestement  entre  mes 
jambes. 

—  Tiens  !    s'écria  M.  de  Goncourt,  c'est  toi,  Mi? 

—  Pardon,  fis-je  alors,  un  peu  inquiet,  mais  ne 
m'aviez-vous  pas  dit,  cher  maître,  qu'à  part  les 
poissons...? 

—  Ah  !  je  vous  jure  que  j'avais  bien  oublié  ce 
pauvre  chat.  Eh  bien!  figurez-vous  qu'il  y  a  huit 
mois,  pendant  une  de  mes  flâneries  dans  mon  jar- 
din, ce  chat,  qui  était  alors  tout  petit,  vint  se  jeter 
sur  mes  jambes  et  sembla  véritablement  me  sup- 
plier de  lui  donner  l'hospitalité.  Je  n'ai  jamais 
aimé  les  chats,  et,  cependant,  je  me  trouvai  faible 
devant  celui-là...  Aujourd'hui,  cette  pauvre  bête 


EDMOND    DE    GONCOURT  33 

est  enrhumée  ;  elle  tousse  et  râle  comme  une  per- 
sonne, et,  cela  va  probablement  vous  faire  rire, 
j'en  suis  tout  préoccupé...  » 

...  Mi,  la  queue  en  cierge,  me  fit  société  jusqu'à 
la  porte  delà  rue. 


IV 


BARBEY   D  AUREVILLY 


Entrée  de  Démonette  chez  Barbey  d'Aurevilly.  —  L'ne  tape  à 
la  Prémare.  —  Le  peintre  de  Démonette.  —  L'influence  de 
madame  Cottin.  —  Bataillon  jaloux.  —  Compagnons  noc- 
turnes. —  La  femme  d'Edgar  Poe.  —  Démonette  parle. 


Mademoiselle  Louise  Read  a  été  l'amie  dévouée 
de  Barbey  d'Aurevilly.  Je  n'ai  pointa  dire  ici  mon 
admiration  pour  celui  que  quelqu'un  a  appelé  le 
Connétable  des  Lettres  françaises.  Ce  qu'il  y  a  de 
certain,  c'est  que,  dans  la  «  galerie  posthume  »  de 
cette  présente  enquête  sur  l'amour  des  bêtes  chez 
les  intellectuels,  —  galerie  nécessairement  res- 
treinte et  composée  uniquement  de  ceux  vers 
qui  allèrent,  vont  et  toujours  iront  mes  préfé- 
rences littéraires,  —  j'ai  tenu  spécialement  à  faire 
figurer  un  des  premiers  l'auteur  des  Diaboliques. 


BARBEY    D'AUREVILLY  35 

Yoilà  pourquoi  je  suis  allé  chez  mademoiselle 
Read. 

J'ai  trouvé  mademoiselle  Read  avec  sa  mère 
dans  leur  salon  du  quatrième  étage  du  n°  2  du 
boulevard  Saint-Germain.  Dès  en  entrant,  une 
forte  odeur  de  chat  me  saisit  aux  narines,  et  je 
remarquai  tout  de  suite  les  coupons  de  coutil  plies 
en  double  jetés  sur  tous  les  fauteuils  et  sur  toutes 
les  chaises  de  l'appartement.  Ah  !  c'est  que  Démo- 
nette, la  chatte  de  Barbey  d'Aurevilly,  recueillie 
pieusement  par  mademoiselle  Read,  règne  ici  sans 
partage  avec  toute  sa  descendance  respectée,  et 
que,  si  ces  dames  n'y  prenaient  un  peu  garde, 
le  mobilier  serait  vite  en  lambeaux. 

Je  fus  reçu  avec  une  grâce  impossible  à  dire  par 
la  mère  et  la  fille,  qui  sont  bien  les  femmes  les  plus 
distinguées  et  les  plus  aimablement  spirituelles 
qu'on  puisse  rêver. 

—  Mademoiselle,  je  suis  venu  pour  que  vous  me 
parliez  de  Démonette,  s'il  vous  plaît. 

—  Rien  ne  saurait  me  plaire  davantage,  me 
répondit  mademoiselle  Read;  et,  après  m'avoir 
offert  un  siège  auprès  d'elle,  elle  commença. 

—  Démonette,  ou  plutôt  Desdémone  —  Démo- 
nette dans  l'intimité,  disait  son  maître  —  fut 
nommée  ainsi  dès  son  arrivée  rue  Rousselet,  un  soir 


36  BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

de  septembre,  en  1884,  —  très  timide  arrivée  delà 
pauvre  toute  petite,  qui  se  cacha  et  fut  invisible 
jusqu'au  lendemain.  Elle  fut  donnée  à  M.  Barbey 
d'Aurevilly  par  madame  Constantin  Paul,  la  femme 
du  médecin.  Cette  dame,  qui  avait  chez  elle  une 
chatte  superbe,  dînant  chez  Coppée  avec  M.  d'Au- 
revilly, lui  posa  à  brûle-pourpoint  cette  question  : 
«  Si  j'ai  un  chat  noir  de  ma  belle  chatte,  un  chat 
comme  elle,  le  voulez-vous?  »  Et  quelques  jours 
après,  au  commencement  d'août,  un  petit  frère  et 
une  petite  sœur  noirs  virent  le  jour.  Démonette 
n'avait  donc  guère  plus  d'un  mois  quand  on  l'ap- 
porta rue  Rousselet.  Dès  lors,  elle  ne  quitta  plus 
guère  le  bureau  de  son  maître,  s'installant  sur  le 
papier  blanc,  et,  mieux  encore,  quand  ces  grandes 
feuilles  de  papier  écolier  —  sur  lesquelles  il  écri- 
vait ses  articles  ou  ses  romans  —  se  remplissaient 
de  lignes  toute  fraîches  d'encre;  et,  alors,  que  de 
mouvements  de  queue  les  agrémentant  de  hachu- 
res! 

«  Le  bonheur  de  son  maître  était  aussi  de  parta- 
ger son  repas  avec  elle;  et  comme  elle  en  savait 
l'heure  !  Installée  sur  une  chaise  près  de  lui  (ainsi 
que  dans  le  dessin  d'Ostrowski  dans  la  Revue  il- 
lustrée du  1er  janvier  1887),  et  mettant  parfois  les 
pattes  sur  la  table,  il  faut  bien  l'avouer,  M.  d'Au- 


BARBEY    D'AUREVILLY  37 

revilly  lui  choisissait  les  meilleurs  morceaux.  Et 
comme  il  riait,  lorsque  Démonette,  se  trompant, 
ayant  saisi  un  petit  croûton  de  pain,  l'envoyait  de 
sa  patte,  avec  mépris,  rouler  au  fond  de  la  cham- 
bre!... Cette  même  petite  patte  —  car  Démonette 
n'était  pas  endurante  —  lançait  parfois  des  tapes 
légères  à  son  maître  :  «  Une  tape  à  la  Prémare  !  » 
s'écriait-il  gaiement,  se  rappelant  une  vieille  dame 
(madame  de  Prémare)  dans  son  enfance,  qui  leur 
administrait  ainsi,  à  ses  frères  et  à  lui,  de  fré- 
quents, familiers  et  tendres  reproches. 

»  Vous  voyez,  là,  au-dessus  du  fauteuil  de  ma 
mère,  ce  portrait  de  madame  Ackermann?  C'est 
Léon  Ostrowski,  un  jeune  peintre  de  grand  talent, 
mort  au  Tonkin,  pendant  la  campagne,  qui  l'a  des- 
siné. Eh  bien!  c'est  ce  même  peintre  qui  a  fait  le 
portrait  de  Démonette.  La  petite  toile  —  noir  et 
or  sur  fond  rose  —  la  représente  à  quatre  mois  à 
peine,  attendant  son  maître,  alors  à  Valognes.  Sur 
ce  portrait,  elle  a  au  cou,  nouée  de  côté,  une  cra- 
vate à  dentelles  vert  d'eau  de  son  maître,  et  qui  lui 
va  si  bien!...  «  Des  yeux  d'or  dans  un  morceau  de 
velours  noir  »,  ainsi  la  décrivait  Barbey  d'Aure- 
villy. La  toile,  surmontant  sa  table  de  travail, 
portait  ses  armes  dans  un    coin    à    droite,   en 

haut. 

4 


38  BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

»  Demi  angora,  —  comme  Nicolette,  qui  vous 
regarde  en  ce  moment,  avec  une  si  apparente  cu- 
riosité, —  la  première  petite  chatte  de  Démonette 
appartient  à  la  comtesse  T...  Gâtée  et  adorée 
comme  sa  mère,  elle  a  été  appelée  Malvina,  —  sa 
belle  maîtresse  venant  de  lire,  quand  on  la  lui 
donna,  le  célèbre  roman  de  madame  Cottin...  Ce 
nom  amusait  tant  M.  d'Aurevilly  !... 

»  L'année  d'ensuite,  Spirito  vint  au  monde.  «  Ma 
chatte  s'est  mésalliée  !  »  s'écriait  avec  un  ton  de 
comique  reproche,  RI.  d'Aurevilly,  qui,  néanmoins, 
s'attacha  à  Spirito,  infiniment  plus  tendre  que 
«  Y  Archiduchesse  Démonette  »,  comme  il  l'appe- 
lait aussi!  Et,  en  effet,  la  distinction  de  Démonette 
est  incomparable.  Et  quel  ton  fauve  superbe  que 
celui  de  sa  fourrure!  —  le  soleil  entrant  à  flots  par 
la  fenêtre  ouverte...  Les  meilleurs  rapports  s'éta- 
blirent entre  la  mère  et  les  fils.  Mais  à  dater  de  ce 
moment,  un  très  beau  chat  tigré  —  qui  visitait 
souvent,  même  depuis  la  présence  de  Démonette, 
aux  heures  de  repas,  la  chambre  hospitalière,  et 
qui,  né  pendant  la  publication  de  l'Histoire  sans 
nom,  avait  été  nommé  Bataillon  —  ne  revint  plus. 
La  jalousie  est  aussi  marquée  chez  les  animaux 
que  chez  les  hommes,  et,  hélas!  les  pères  n'y  tar- 
dent pas  à  jalouser  férocement  leurs  propres  fils!... 


BARBEY    D'AUREVILLY  39 

Mais  Bataillon  n'est  pas  le  père  de  Spirito.  Et  il 
cessa  pourtant  de  gratter  à  la  porte  ou  de  s'intro- 
duire à  la  suite  du  déjeuner. 

»  A  Yalognes,  Barbey  d'Aurevilly  avait  eu  une 
chatte  aussi,  qu'il  appelait  Griffette.  Et  un  des 
grands  attraits  des  soirées  qu'il  passait  là,  chez 
son  ami  le  grand  artiste  Armand  Roger,  c'était  de 
cet  ami  le  beau  chien  et  sa  famille  de  chats  vivant 
en  boDne  harmonie  et  l'accueillant,  lui,  d'Aure- 
villy, avec  transports.  Vous  vous  rappelez  que  le 
maître  a,  dans  la  Vieille  Maîtresse,  décrit  deux 
chiens  danois,  Titan  et  Titania,  desquels  il  a  dit 
qu'ils  étaient  «  d'une  vigueur  de  lignes  et  d'un 
éclat  de  robe  qui  les  faisaient  ressembler  à  deux 
fabuleux  tigres  blancs  apprivoisés  »...  Je  me  sou- 
viens que  M.  d'Aurevilly  parle,  dans  sa  correspon- 
dance, du  chien  et  des  chats  d'Armand  Roger. 
Youlez-vous  que  nous  recherchions  cela,  mon- 
sieur? » 

J'acquiesçai  sans  mot  dire,  car  je  n'aurais  eu 
garde  de  rompre  le  charme  véritable  sous  lequel 
j'étais  depuis  que  mademoiselle  Louise  Read  s'était 
mise  à  me  parler...  Je  ne  sais  si  je  suis  parvenu  — 
à  l'aide  de  simples  notes  —  à  restituer  tout  l'ex- 
quis de  ce  verbiage  plein  de  cœur  et  d'esprit  d'une 
telle  intellectuelle  !  Il  me  paraît,  quoi  qu'il  en  soit, 


40  BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

difficile  que  tout  ce  récit,  où  se  mêlent  si  intime- 
ment deux  vies,  celle  d'une  chatte  et  celle  d'un 
grand  homme,  n'ait  pas  prévenu,  en  faveur  de 
la  «  récitante  »,  tout  lecteur  tant  soit  peu  sen- 
sitif... 

Mademoiselle  Read,  qui  avait  disparu  dans  une 
chambre  voisine,  revint  s'asseoir  près  de  moi,  et, 
après  avoir  feuilleté  la  correspondance  du  maître, 
elle  se  reprit  à  parler. 

—  Voyez,  monsieur,  voici  ce  que  Barbey  d'Au- 
revilly écrit  de  Valognes  en  1887  :  «  Mes  chats...  je 
les  caresse  tous  les  soirs  sur  le  dos  des  chats  de 
Roger  qui  en  a  trois,  et  un  chien  qui  s'appelle  Lou- 
lou, comme  le  chat  d'Augustine  ,  mais  qui  n'est 
pas  farouche  et  rebelle  comme  le  chat,  car  lui,  ce 
chien,  a  la  fureur  saltatrice  des  caresses.  Tous  les 
soirs  que  je  suis  là,  il  ne  cesse  pas  d'être  littérale- 
ment fou.  Je  l'aimerais  trop  si  je  l'avais  à  Pa- 
ris!... »  ...  Et,  tenez,  de  Valognes  encore:  «Gomme 
Démonette  serait  jolie  ici  avec  sa  fourrure  noire, 
cette  princesse  de  Mauritanie,  dans  ce  grand  ap- 
partement où  tout  est  jaune  (le  fard  des  brunes!), 
meubles  et  tentures!...  Hélas!  je  n'ai  pas  mes 
chats,  mes  compagnons  nocturnes,  à  caresser  !  » 
Vous  voyez,  monsieur,  combien  il  aimait  ses  chats 
et  à  quel  point  Démonette  lui  manquait!...  Ah! 


BARBEY    D'AUREVILLY  41 

quelle  petite  sotte  que  cette  Démonette,   qui  ne 
veut  pas  se  faire  voir!  » 

Et,  se  levant,  mademoiselle  Read  se  mit  à  appe- 
ler, avec  tant  de  câlinerie  inexprimable  dans  la 
voix  : 

—  Démonette,  ma  Démonette  !. ..  Oh!  la  vilaine! 
Fi!...  Vous  verrez  qu'elle  ne  se  montrera  pas, 
vous  verrez  cela!...  Ah!  que  je  regrette  que  vous 
ne  la  connaissiez  pas,  que  vous  ne  voyiez  d'elle 
que  la  fourrure  noire  de  son  fils,  et  non  ses  yeux 
à  elle!...  Hier,  pendant  notre  réception  à  ma  mère 
et  à  moi,  elle  se  montrait,  à  madame  Halévy  et  à 
M.  Havet,  si  luxueuse,  si  élégante!  Et  on  l'admi- 
rait tant!...  Si  vous  saviez  comme  la  pauvre  pe- 
tite fut  impressionnée  par  la  mort  de  son  maître  ! 
Elle  ne  voulait  plus  quitter  le  triste  lit;  et  ses  yeux 
avaient  une  telle  expression  de  terreur  et  d'effroi  ! . . . 
Trois  jours  après,  elle  mit  bas  avant  terme  des  pe- 
tits morts,  à  l'exception  d'une  chatte  pâle  et  blanche 
et  grise,  qui  reste  mignonne  et  fine,  pesant  à  peine, 
et  qui  a  gardé,  des  circonstances  de  sa  naissance, 
les  yeux  de  sa  mère,  un  regard  égaré  et  des  allures 
bizarres  et  craintives.  Elle  se  cache,  elle  disparaît 
comme  une  flèche,  — une  folle.  Et  elle  est  sensible 
à  l'excès...  Ah!  les  chats,  les  chats!...  » 

En  parlant,  mademoiselle  Read  avait  ouvert  un 

4. 


42  BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

volume  de  Les  Œuvres  et  les  Hommes,  et  elle  sem- 
blait y  chercher  ud  passage  spécial. 

—  Les  chats  reprit-elle,  préoccupaient  vive- 
ment Barbey  d'Aurevilly.  Ah  !  fit-elle  tout  à  coup 
avec  la  joie  de  sa  trouvaille,  veuillez  donc  lire 
cette  phrase  saisissante  écrite  par  lui  à  propos  de 
la  mort  de  la  femme  d'Edgar  Poë. 

Et  je  lus  :  «...  Sa  femme  qu'il  avait  épousée  par 
amour  et  qu'il  avait  adorée  toute  sa  vie  avec  une 
impeccable  fidélité,  mourut  devant  lui,  sur  une 
planche,  roulée  dans  les  haillons  d'un  vieux  châle 
et  littéralement  sans  chemise,  n'ayant  pour  ré- 
chauffer son  agonie  que  le  corps  de  son  chat, 
qu'elle  s'était  mis  sur  la  poitrine.  » 

—  Vous  savez,  monsieur,  que  Goppée  est  de  re- 
tour avec  ses  trois  chats  ?  Si  vous  allez  le  voir  et 
que  je  sache  quand,  j'irai  vous  montrer  chez  lui  le 
portrait  de  ma  Démonette,  lequel  est,  pour  l'instant 
encore,  chez  l'encadreur...  Ah!  j'allais  oublier  de 
vous  dire  que  Démonette  parle.  Combien  son  maî- 
tre était  ravi  quand  il  m'entendait  lui  demander  : 
«  M'aimes-tu?  »  et  qu'elle  entr'ouvrait  sa  jolie 
petite  bouche  rose,  —  si  rose  dans  ce  noir  !  —  et 
qu'une  douce  petite  voix  me  répondait  tendre- 
ment!... Je  ne  sais  si  Octave  Mirbeau  s'en  sou- 
vient, mais  en  septembre  1888,  dans  une  visite  rue 


BARBEY    DAUREVILLY  43 

Rousselet,  chez  M.  d'Aurevilly,  qui  avait  pour 
lui  la  plus  vive  amitié,  il  avait  été  frappé  de 
cette  manière  de  répondre  de  ma  chère  petite 
chatte. 


MADAME  ACKERMANN 

Les  chiens  de  madame  Ackermann.  —  Coup  de  forçats.  — 
Mot  d'une  femme  de  ménage.  —  Réveillon  d'Allemand.  — 
Entre  serins.  —  Les  cloportes,  les  arbres,  les  fleurs.  — 
Démonette  miaule.  —  Des  amours  de  chats.  —  L'araignée  de 
mon  arrière-grand'mère. 

Je  le  répète,  j'étais  sous  le  charme,  et,  à  la  façon 
des  Anglais  au  théâtre,  j'avais  des  tentations  de 
m'écrier  :  Encore  !  encore  !...  D'ailleurs,  chez  made- 
moiselle Read,  je  sus  faire  vibrer  une  autre  note 
en  évoquant  le  nom  de  madame  Ackermann.  Or,  il 
se  trouve  que  cette  sublime  athée,  plus  athée  que 
Lucrèce  lui-même,  aimait  passionnément  les  ani- 
maux. 

—  Elle  avait,  me  dit  mademoiselle  Read,  quand 
elle  habitait  Nice,  c'est-à  dire  à  la  Lanterne,  — une 
heure  et  demie  de  montée  depuis  Nice,  —  deux 


MADAME    ACKERMANN  45 

chiens,  vrais  chiens  de  berger,  de  la  race  des  loups, 
mais  tous  deux  fort  doux.  Elle  voulait  qu'ils  fissent, 
peur,  mais  ne  tenait  pas,  disait-elle,  à  ce  qu'ils  dé- 
vorassent les  gens.  L'un  se  nommait  Lion,  et  l'au- 
tre, Loup.  Quand  elle  passait  dans  les  rues,  chacun 
s'écartait  pour  lui  livrer  passage  ;  ses  compagnons 
faisaient  une  peur  atroce.  Elle  les  tenait  en  laisse 
avec  une  chaîne  ;  la  corde  consacrée  n'aurait  pas 
suffi.  C'était,  à  proprement  parler,  deux  effrayants 
molosses.  Ils  tiraient  sur  la  chaîne  et  l'entraînaient 
souvent  en  tous  sens.  Elle  arrivait  chez  sa  sœur,  à 
Nice,  harassée  par  ce  combat...  Une  des  histoires 
qu'elle  racontait  souvent  est  celle  d'un  de  ses 
chiens  qui  avait  eu  la  patte  blessée,  je  ne  sais  plus 
comment,  et  qu'elle  avait  dû  conduire  chez  le  vété- 
rinaire. La  bête,  malgré  l'ennui  et  la  souffrance, 
tendait  sa  pauvre  patte  avec  résignation,  pour 
qu'il  la  pansât,  et  lui  léchait  les  mains.  Un  jour,  ce 
chien  jappa  à  cette  porte.  On  vint  ouvrir.  Il  n'était 
pas  seul  :  il  amenait  un  autre  chien,  blessé  aussi. 
Chez  sa  maîtresse,  il  sonna  un  jour,  amenant  une 
petite  troupe  d'autres  chiens,  qui  le  suivaient  et 
attendirent  à  la  porte  qu'on  la  leur  ouvrît.  C'était 
pour  les  faire  profiter  du  repas! 

»  Madame  Ackermann  a  très  souvent  parlé  de 
ses  chiens  devant  une  de  mes  amies,  qui  me  disait, 


46  BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

il  y  a  quelques  jours  :  «  Yous  savez  comme  madame 
Ackermann  revenait  volontiers  sur  les  mêmes 
sujets?  Vivant  seule  aux  environs  de  Nice,  elle  avait 
pour  unique  société  et  pour  défenseur  son  grand 
chien  Lion.  Elle  attribuait  à  ce  compagnon  non 
seulement  une  réelle  intelligence,  mais  de  la  cons- 
cience et  un  sentiment  moral  élevé.  Ce  chien  fut 
tué  par  des  forçats,  qui  exécutaient  des  travaux 
dans  le  voisinage  et  le  trouvaient  trop  bon  gardien. 
Madame  Ackermann  lui  donna  pour  successeur 
un  chien  de  boucher,  je  crois,  qu'elle  se  procura  à 
Nice.  Ce  fut  un  défenseur  redoutable.  J'ignore 
quelle  fut  sa  Un.  Avez- vous  remarqué  —  me  di- 
sait aussi  mon  amie  —  que  chacun  attribue  à  ses 
animaux  comme  à  ses  enfants,  une  intelligence 
surprenante  ?  Cela  vient,  affection  à  part,  de  ce 
qu'on  les  observe  de  près.  Les  bêtes,  de  même, 
diffèrent  entre  elles  tout  comme  les  gens,  mais 
toutes  ont  des  idées,  qu'elles  expriment  dans  une 
langue  étrangère  ;  de  là  notre  difficulté  à  les  bien 
comprendre....  » 

»  Une  jolie  histoire  est  celle  que  madame  Acker- 
mann aimait  tant  à  dire  -:  Une  excellente  femme, 
qu'elle  eut  à  son  service,  avait  une  chatte.  Madame 
Ackermann,  un.  jour,  demanda  à  sa  femme  de  mé- 
nage si  sa  chatte  avait  eu  des  petits.  «  Comment, 


MADAME    ACKERMANN  47 

madame  !  moi,  une  mère  de  famille,  j'aurais  chez 
moi  une  chatte  déshonorée  !  » 

»  A  Berlin,  lorsque  notre  vénérable  amie  épousa 
le  Franc-Comtois  Paul  Ackermann,  celui-ci  possé- 
dait une  superbe  chatte  blanche,  qu'il  aimait  beau- 
coupetà  laquelle  elle  s'attacha  d'autantplus.  Hélas  ! 
aux  fêtes  de  Noël,  une  année,  elle  disparut...  Il 
faut  bien  qu'un  bon  Allemand  ait  de  quoi  souper, 
ce  jour-là. 

»  Je  me  rappelle  encore  une  histoire  de  serins 
ayant  appartenu  à  madame  Ackermann.  L'un 
d'entre  eux  était  devenu  très  vieax  et  infirme,  et 
les  autres,  à  tour  de  rôle,  lui  apportaient  dans  leurs 
petits  becs  la  nourriture,  et  le  soignaient. 

»  Et  maintenant,  monsieur,  si  vous  voulez  avoir 
une  idée  un  peu  complète  du  cœur  excellent  de 
cette  femme  que  M.  le  duc  de  Broglie  a  si  étour- 
diment  jugée,  voyez,  dans  son  autobiographie, 
ceci  :  «  Mes  meilleurs  moments  étaient  ceux 
que  je  passais  assise  dans  un  coin  du  jardin  à 
regarder  s'agiter  les  moucherons,  les  fourmis, 
et  autres  insectes,  les  cloportes  surtout.  Je  me 
sentais  une  sympathie  toute  particulière  pour 
cette  petite  bête  laide  et  craintive.  J'aurais 
voulu,  comme  elle,  pouvoir  me  replier  sur  moi- 
même  et  me  dissimuler.  De  ce  commerce  il  m'est 


48         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTBES 

resté  une  grande  tendresse  pour  «  tout  ce  qui  a 
vie.  »  Et,  dans  ses  Pensées  d'une  solitaire  :  «  Je  me 
compare  à  ces  insectes  qui,  réfugiés  à  l'extrémité 
d'une  branche,  dans  une  feuille,  s'y  tissent  une 
enveloppe  fine  où  s'ensevelir.  La  solitude  est  ma 
feuille;  j'y  file  mon  petit  cocon  poétique  »...  Lisez 
encore:  «  Mon  premier  soin,  lorsque  je  me  lève, 
est  d'aller  voir  comment  mes  arbres  ont  passé  la 
nuit,  mes  arbres  fruitiers  surtout.  Quelle  vivante 
image  de  la  bonté  que  ces  êtres  muets  qui  tendent 
vers  nous  leurs  bras  chargés  de  présents  !  »  Je 
trouve  cette  dernière  pensée  si  belle  !  dit  Made- 
moiselle Read.  «  Et,  en  effet,  les  arbres,  les  plantes 
n'ont-ils  pas  une  existence  aussi,  et  ne  semblent- 
ils  pas  souffrir  parfois?  Une  fille  du  docteur 
Letourneau  pleurait,  toute  petite,  à  Florence, 
quand  on  coupait  une  fleur  sur  sa  tige...  » 

Un  miaulement  d'une  douceur  étrange  se  modula 
soudain  dans  un  coin  fort  encombré  de  meubles. 
Mademoiselle  Read  s'élança  dans  cette  direction  et 
se  mit  à  adresser  à  Démonette  —  car  il  paraît  que 
c'était  elle  —  les  pluspressants  appels.  Mais  Démo- 
nette resta  sourde  et  tapie. 

—  «  Je  suis  désolée,  vraiment,  soupira  made- 
moiselle Read.  Oh!  cette  Démonette  !...  A  propos 
d'elle  encore,  monsieur,  vous  ai-je  dit  que  M.  d'Au- 


MADAME    ACKERMANN  49 

revilly  savait  toujours,  quelques  instants  avant, 
mon  arrivée,  par  elle,  qui  relevait  ses  oreilles,  et 
m'attendait,  les  narines  en  éveil,  sur  un  petit  meu- 
ble près  de  la  porte,,  comme  si  elle  m'avait  sentie 
entrer  dans  la  rue?  Et  quand  je  me  préparais  à  par- 
tir, elle  était  tout  agitée  et  se  faisait  caresser  avec 
insistance  pour  me  dire  adieu...  A  présent,  toute 
la  petite  troupe  —  Démonette  et  Chiffonnette  en 
tête  (les  plus  âgées)  —  se  précipite  au-devant  de 
moi,  reconnaissant  mon  coup  de  sonnette,  et  rien 
n'est  joli  comme  cette  petite  course.  Et  quand  ils 
me  voient  mettre  mon  chapeau,  ils  viennent  aussi 
tous  m'apporter  leur  front  pour  se  faire  embrasser 
et  caresser  comme  des  enfants... 

»  Mais  je  cause,  je  cause,  je  bavarde,  et  le  temps 
—  votre  temps  —  passe!...  Tenez,  pour  finir, 
voulez-vous  une  histoire  d'araignée  ?  La  voici,  si 
vous  croyez  que  même  cet  horrible  animal  puisse 
offrir  quelque  intérêt  et  qu'on  doive  vraiment 
ajouter  foi  à  des  preuves  de  son  intelligence. 

»  Pélisson  est  célèbre  pour  avoir  élevé  une  arai- 
gnée, a  dit  Chateaubriand  ;  et  l'illustre  astronome 
Lalande  l'était,  lui,  pour  les  manger,  —  le  fait  est 
bien  connu...  Vous  avez  déjà,  sans  doute,  entendu 
parler  du  sentiment  musical  de  l'araignée  ?...  Vous 
riez  ?  Vous  allez  voir  que  tout  cela  s'enchaîne. 


50  BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

»  La  grand'mère  de  maman,  la  sœur  de  Ramond 
—  le  savant  et  le  membre  de  l'Assemblée  natio- 
nale, qui  avait  quitté  Paris  avec  elle  avant  93  pour 
se  réfugier  aux  Pyrénées  (c'est  lui  que  Michelet  ap- 
pelle :  V Amant  du  Mont  Perdu)  —  s'était  aperçue 
que,  chaque  soir,  quand  elle  se  mettait  à  son  cla- 
vecin, aux  premiers  accords,  une  araignée  descen- 
dait, elle  ne  savait  d'où,  pour  l'écouter;  et  elle 
l'avait  prise  en  grande  affection,  interdisant  aux 
domestiques  d'épousseter  dans  ce  coin-là  du  salon. 
Un  jour,  Lalande,  qui  aimait  la  musique,  était 
venu  écouter  mon  arrière-grand'mère,  et  la  pauvre 
bête,  comme  chaque  soir,  quitta  sa  cachette.  Elle 
venait  jusque  sur  le  clavier.  Dès  que  Lalande 
l'aperçut,  il  se  précipita  et  l'avala.  Ma  pauvre 
grand'mère  en  eut  le  plus  grand  chagrin.  Elle 
s'était  fort  attachée  à  cette  araignée  »... 


VI 


ERNEST  RENAN 


Le  meilleur  élève  de  madame  Viardot.  —  Un  cueilleur  de 
fraises.  —  La  bonhomie  de  M.  Renan.  —  Petites  vies.  — 
Lundi  et  jeudi.  — Sous  les  bombes.  —  Les  Cartésiens  et  les 
bêtes.  —  Ce  que  dit  le  portrait  d'Honnète-Homme. 


Au  cours  de  la  visite  que  j'ai  faite  à  mademoi- 
selle Louise  Read  pour  obtenir  d'elle  des  souve- 
nirs sur  Barbey  d'Aurevilly  et  sur  madame  Acker- 
mann,  j'ai  eu  la  bonne  fortune  de  rencontrer  chez 
elle  une  amie  delà  famille  Ernest  Renan,  et,  natu- 
rellement, je  n'ai  eu  garde  de  laisser  échapper  une 
si  bonne  occasion  de  me  faire  donner  d'amples 
détails  sur  les  sentiments  de  l'illustre  auteur  de  la 
Vie  de  Jésus  à  l'égard  des  bêtes. 

Fort  obligeamment,  cette  dame  se  plia  à  mon 


52  BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

désir,  et  je  passai  un  quart  d'heure  exquis  à  re- 
cueillir les  perles  tombées,  en  la  circonstance,  de 
cette  bouche  spirituelle  et  gracieuse.  Décidément, 
les  femmes  seules  savent  mettre  un  tel  charme 
dans  leurs  causeries. 

—  J'ai,  me  dit  donc  cette  dame,  j'ai  en- 
tendu M.  Renan  lui-même  conter  que,  dans  son 
enfance,  il  avait  un  chien  jaune  nommé  Jocko,  qui, 
ayant  remarqué  qu'on  faisait  maigre  au  logis  tous 
les  vendredis,  cachait  des  os  le  jeudi. 

»  J'ai  connu  personnellement  les  bêtes  de  M.  Re- 
nan, et  leur  souvenir  m'est  très  présent. 

»  D'abord,  une  grosse  chienne  de  race  maltaise, 
—  si  elle  avait  une  race  quelconque,  —  nommée 
Gorah,  ou  Madame  Gorah,  car  c'était  une  personne. 
Elle  demandait,  des  yeux,  à  son  maître  de  la  lais- 
ser monter  sur  son  fauteuil  ou  sur  le  lit,  et  celui- 
ci,  avec,  sa  politesse  invétérée,  répondait  :  «  Oui, 
Corah,  je  vous  le  permets,  »  car  jamais  il  ne  la 
tutoya.  Gorah,  fort  gourmande,  allait  quêter,  à 
l'heure  des  repas,  chez  des  voisins  inconnus  à 
ses  maîtres.  On  l'envoyait  chercher  pour  distraire 
un  enfant  malade.  Elle  avait  une  progéniture 
hideuse,  que  de  bonnes  âmes  se  disputaient. 

»  Je  me  souviens  encore,  à  Sèvres,  d'un  petit 
monstre  nommé  Melchior,  qu'un  voisin  de  cam- 


ERNEST    RENAN  53 

pagne  complaisant  allait  chercher  à  la  cave  pour 
me  le  faire  admirer... 

»  Coco  était  un  perroquet  gris  et  rose,  ayant  ap- 
partenu à  Desclée.  Gomme  son  instruction  avait 
été  négligée,  ses  connaissances  étaient  incohé- 
rentes. Quand  on  passait  près  de  lui,  dans  l'obscu- 
rité, il  murmurait  :  «  Embrassez-moi.  »  C'est  tout 
ce  qu'il  avait  appris  chez  le  pauvre  Frou-frou.  De- 
puis, il  s'était  perfectionné.  Il  sonnait  du  cor  faux, 
comme  les  amateurs  des  bois  de  Sèvres  ;  il  tous- 
sait comme  les  enrhumés  de  ses  amis  ;  parfois,  il 
se  mettait  sur  la  poitrine  de  son  maître,  les  ailes 
étendues,  et  M.  Renan  le  caressait  tout  en  causant. 
«  Je  suis  son  dieu,  à  cette  bête  »,  disait-il.  Coco 
l'appelait  Bravo,  nom  qu'il  ne  donnait  à  nul  autre 
et  que  personne  ne  lui  avait  appris...  Comme  il 
abusait  de  sa  liberté  pour  déchirer  les  rideaux  et 
les  tapisseries,  une  personne  de  la  famille  lui 
donna  une  chambre  dans  l'ancien  atelier  d'Ary 
Scheffer. 

»  Après  la  guerre,  madame  Viardot  s'y  était  ins- 
tallée. Coco  était  devenu  son  meilleur  élève  et  fai- 
sait enrager  une  jeune  Suédoise  en  exécutant  les 
roulades  qu'elle  manquait.  Il  imitait  aussi  le  bruit 
de  la  conversation  de  la  pièce  voisine. 

»  Minet,  lui,  était  un  chat  trouvé.  Il  avait  été 


54  BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

apporté  rue  de  Tournon  pour  combattre  les  rats 
qui  envahissaient  l'appartement  et  menaçaient  les 
livres.  On  n'a  jamais  su  son  âge.  C'était  un  gros 
et  beau  chat  tout  noir,  avec  quelques  poils  blancs 
au  cou  et  au  ventre.  Quand  la  famille  se  trans- 
porta au  Collège  de  France,  Minet  témoigna  la 
plus  vive  indignation.  Le  premier  soir,  après  la 
translation,  comme  son  maître  tardait  à  se  cou- 
cher et  à  lui  livrer  son  habit,  Minet  se  mit  en  face 
de  lui  et  lui  adressa  des  remontrances.  M.  Renan 
y  fit  droit  aussitôt.  Il  s'étendait  parfois  sur  des  pa- 
piers placés  sur  le  bureau,  et  on  attendait  patiem- 
ment qu'il  se  levât  de  lui-même.  Minet  passait  ses 
étés  en  Bretagne.  On  le  transportait  partout  dans 
son  panier.  Il  se  promenait,  le  soir,  dans  le  jardin, 
et  la  voix  de  sa  maîtresse  avait  seule  le  pouvoir 
de  le  faire  rentrer.  Je  l'ai  vu  souvent  suivre  les 
promeneurs  en  cueiilant  des  fraises  et  les  choisis- 
sant à  point  avec  un  jugement  très  sûr. 

»  Un  soir  de  l'automne  dernier,  il  s'est  caché, 
pour  mourir,  sous  le  lit  de  sa  maîtresse.  Mais, 
quand  elle  fut  couchée,  il  fit  un  effort  pour  se 
mettre,  comme  de  coutume,  sur  la  couverture. 
Elle  l'y  aida.  Le  lendemain,  madame  Renan  trouva 
Minet  raidi  au  pied  du  lit.  » 

....  Quelques  jours  après  ma  conversation  avec 


ERNEST    RENAN  55 

l'amie  de  mademoiselle  Read,  je  m'en  fus  au  Col- 
lège de  France,  et,  ayant  gravi  les  deux  premiers 
étages  de  l'escalier  A,  je  sonnai  à  la  porte  de 
gauche. 

—  Monsieur  Renan  est-il  là? 

—  Oui,  monsieur. 

Une  minute  après,  j'étais  invité  à  passer  de 
l'antichambre  toute  tapissée  de  livres  dans  l'har- 
monieux cabinet  de  l'éminent  directeur... 

Tous  ceux  qui  ont,  une  fois,  approché  M.  Ernest 
Renan  ont  gardé  de  son  accueil  un  souvenir  pres- 
que attendri.  Du  moins,  c'est  ainsi  que  je  l'ima- 
gine. Pour  ma  part,  et  bien  qu'on  m'en  eût  dit 
déjà,  je  ne  m'attendais  pas,  certes,  à  cette  bon- 
homie si  parfaite,  je  dirai  même  si  décisive  ;  et 
j'avoue  que  pareille  simplicité  de  manières,  chez 
un  homme  en  somme  si  choyé  de  gloire,  me  stu- 
péfia, oui,  jusqu'à  l'attendrissement. 

Avant  d'entrer  chez  M.  Renan,  j'étais  assez  em- 
barrassé de  mon  personnage.  J'envisageais  non 
sans  crainte  la  futilité  de  ma  démarche  :  quelle 
face  prendrait  le  directeur  du  G.ollège  de  France, 
messieurs,  en  écoutant  mes  billevesées?  Mais,  une 
fois  en  présence  de  l'illustre  académicien,  je  sentis 
mes  esprits  me  revenir  à  flots,  car  je  vis  bien  tout 
de  suite  que  je  n'avais  rien  à  redouter  de  M.  Re- 


56  '        BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

nan  et  que  sa  face  ne  se  départirait  point  de  ce 
sourire  de  paix,  presque  de  béatitude,  qui  faisait 
de  la  physionomie  de  ce  démolisseur  de  dogmes  la 
physionomie  la  plus  indulgente  au  monde... 

—  Tout  cela  est  exact,  admirablement  exact  ! 
s'écria  M.  Renan  quand  je  lui  eus  rapporté  les  dé- 
tails fournis  sur  ses  relations  avec  les  bêtes.  Il  n'y 
a  rien  à  y  changer,  rien  du  tout.  Oui,  oui,  Jocko, 
madame  Corah,  Coco,  Minet,  oui,  oui,  tout  est 
vrai,  parfaitement  vrai.  Ah  !  j'ai  beaucoup  aimé 
ces  pauvres  bêtes  !...  Croyez,  monsieur,  que  s'il  y 
a  des  êtres  vivants  dans  d'autres  planètes,  ils  ne 
doivent  pas  différer  essentiellement  de  nous.  Il 
n'y  a  qu'une  manière  d'existence,  et  les  bêtes 
n'existent  pas,  je  pense,  à  un  autre  titre  que  nous. 
Ce  sont  de  petites  vies  absolument  comme  les  nô- 
tres. Leur  activité  est  plus  restreinte,  et  voilà  tout. 

»  Je  crois,  dans  tous  les  cas,  à  leur  intelligence, 
et,  en  particulier,  à  celle  du  chien  et  du  chat,  qui 
est  étonnante. 

»  Corah,  dont  il  vous  a  été  parlé  avec  tant  d'es- 
prit, Corah  était  d'une  intelligence  surprenante. 
Ainsi,  cette  bête  avait  l'idée  de  la  semaine  !  Corah 
aimait  beaucoup  madame  Henry  Scheffer,  ma 
belle-mère,  qui  venait  avec  régularité  nous  voir, 
rue   Vaneau,  chaque  lundi  et  chaque  jeudi.  Eh 


ERNEST   RENAN  57 

bien!  Coran,  chaque  lundi  et  chaque  jeudi,  s'allait 
mettre  dès  midi  en  travers  de  la  porte,  où  elle  de- 
meurait parfois  deux  heures  entières,  et,  dès  que 
madame  Henry  Schefler  mettait  le  pied  dans  l'es- 
calier du  premier  étage,  Corah  humait  l'air,  bat- 
tait de  la  queue  follement,  et  aboyait  avec  la  joie 
la  plus  caractérisée.  Jamais  Corah  ne  se  trompa. 
C'est  curieux.  Songez  donc  que  du  lundi  au  jeudi, 
et  du  jeudi  au  lundi,  les  intervalles  sont  diffé- 
rents :  d'un  côté,  il  y  a  trois  jours  ;  de  l'autre,  il  y 
en  a  quatre...  Corah  avait  donc  bien  l'idée  de  la 
semaine. 

»  Pendant  le  Siège  aussi,  Corah  fut  étonnante. 
Vers  la  fin,  les  bombes  commencèrent  à  pleuvoir 
de  notre  côté.  Il  en  tombait  surtout  dans  le  jardin 
de  l'hôtel  Galliera,  tout  près  duquel  nous  vivions. 
Comme  il  ne  faut  pas  s'exposer  inutilement,  et 
que,  d'autre  part,  un  appartement  avait  été  mis  à 
notre  disposition  place  Vendôme,  nous  résolûmes 
de  quitter  la  rue  Vaneau.  Ce  fut  un  triste  départ, 
un  petit  déménagement  d'un  caractère  lugubre. 
Corah,  elle,  dans  tout  cela,  avait  pris  un  air  de 
tristesse  qui  nous  saisissait,  et,  même,  elle  avait 
aussi  un  air  de  nous  blâmer  :  «  Oh  !  abandonner 
ainsi  sa  maison  !  »  semblait-elle  vouloir  dire. 
«  CommeVest  mal  !  » 


00  BETES  ET  GENS  DE  LETTRES 

»  Durant  la  Commune,  nous  allâmes  habiter  à 
Versailles,  rue  Mademoiselle.  A  cette  époque,  j'a- 
vais déjà  les  jambes  stables,  à  cause  des  rhuma- 
tismes. J'avais  fait,  un  jour,  venir  une  voiture  pour 
m'aller  promener  dedans  avec  madame  Renan,  et 
je  me  rappelle  que  Gorah,  bien  avant  que  nous  ne 
fussions  prêts  à  y  monter,  s'était  élancée,  avait 
pris  place  entre  les  deux  coussins,  et,  fermement 
installée,  elle  paraissait  penser  :  «  Et  moi  aussi, 
»  je  suis  de  la  partie  !  je  vais  aller  à  la  promenade 
»  entre  vous  deux!  »... 

»  Et  mille  autres  traits  que  je  pourrais  vous 
fournir.  Mais  oui,  les  bêtes  ont  de  l'esprit.  Les 
aimer,  c'est  évidemment  faire  preuve  de  cœur  et 
de  sympathie  pour  la  nature...  Au  dix-septième 
siècle,  on  était  très  dur  pour  les  bêtes,  à  Port- 
Royal.  Les  Cartésiens  s'appuyaient  sur  ce  raison- 
nement :  les  bêtes  n'ayant  pas  d'âme,  ce  sont  des 
machines.  On  peut  donc  faire  souffrir  les  bêtes  : 
si  elles  crient,  ce  ne  sont,  après  tout,  que  des 
machines  qui  crient.  Eh  bien!  ce  raisonnement  a 
quelque  chose  d'horrible. 

•  »  Pour  le  chat,  qui  paraît  vous  intéresser  parti- 
culièrement, je  crois'  qu'il  y  a,  en  effet,  un  peu 
d'égoïsme  chez  lui.  Il  aime  surtout  ses  aises  et 
s'attache  plus  à  la  maison  qu'aux  personnes.  >'ous 


ERNEST   RENAN  59 

avons  eu,  pourtant,  ici,  des  preuves  flagrantes  de 
la  faculté  qu'ont  les  chats  de  s'attacher  aussi  aux 
personnes.  Ne  chargeons  pas  trop  cette  bête  des 
péchés  d'Israël.  » 

Sur  ce,  M.  Ernest  Renan  me  conduisit  devant  le 
portrait  d'Honnête-Homme,  —  un  chat  qui  fut  la 
propriété  de  madame  Henry  Scheffer  et  que  pei- 
gnit M.  Ary  Scheffer.  Et  de  ses  yeux  infiniment 
doux,  il  me  parut  que  cette  image  de  chat  me  di- 
sait :  «  Non,  va,  nous  ne  sommes  pas  les  vilaines 
bêtes  dont  parle  cet  affreux  M.  Toussenel  !...  » 


YII 


FRANÇOIS    COPPEE 

Le  monsieur  pour  les  chats.  —  Les  cornichons  de  M.  Fran- 
çois Coppée.  —  Esquisse.  —  Un  filleul  de  M.  Paul  Bourget. 
—  Les  oreilles  de  Bourget.  —  Le  petit  Lou-lou.  —  Bourget 
somnole.  —  Un  boulimique.  —  La  pâtée  de  Bourget.  — 
Autres  pâtées.  —  Médaille  d'argent.  —  Deux  animaux 
friands.  —  Bourget  à  l'hôpital.  —  Les  malades  de  M.  Bour- 
rel. 


—  Annette,  descends;  c'est  le  monsieur  pour 
les  chats. 

(Le  monsieur  pour  les  chats,  on  l'a  deviné,  ce 
n'est  pas  un  autre  que  moi.) 

Mademoiselle  Annette  Coppée,  toute  blanche 
de  cheveux,  fait  son  entrée  dans  la  salle  à  manger. 
Un  sourire  agréable  éclaire  son  visage  de  bonne 
personne. 

—  Soyez  le  bienvenu,  monsieur. 


FRANÇOIS    COPPÉE  61 

—  Monsieur  va  déjeuner  avec  nous,  n'est-ce 
pas? 

—  Mais  certainement!  Nous  aurons  ainsi  tout 
le  temps  de  causer  de  Bourget,  de  petit  Lou-lou  et 
de  Mistigris. 

—  Asseyez-vous  donc,  me  dit  alors  M.  François 
Coppée,  qui  me  désignait  un  siège  devant  la  table 
sur  laquelle  trois  couverts  entouraient  des  œufs 
au  plat.  «  Ah  !  il  faut  en  passer  par  là,  insista 
affablement  le  poète  des  Humbles,  si  vous  tenez 
à  être  renseigné  sur  ma  ménagerie.  En  dehors  du 
temps  nécessaire  à  l'ingurgitation  de  ce  léger  re- 
pas, je  serais  fort  empêché  de  vous  accorder  même 
cinq  minutes.  Songez  donc  que  je  fais  demain  une 
conférence  aux  Havrais,  et  que  je  ne  l'ai  pas  en- 
core préparée  !  Il  est  vrai  que  je  leur  dirai  de  mes 
vers,  mais  encore  faut-il  leur  servir  quelques  cor- 
nichons autour.  » 

Les  «  cornichons  autour  »  m'amusèrent  autant 
que  «  le  monsieur  pour  les  chats  ». 

Tant  d'amabilité  de  la  part  de  cet  académicien 
vraiment  bon  enfant  leva  mes  derniers  scrupules, 
et  je  ne  fis  plus  aucune  façon  pour  me  rendre  à 
une  invitation,  qui,  au  fond,  me  charmait  autant 
qu'elle  m'honorait... 

L'image  et  la  gravure  ont  rendu  populaire  la 

6 


62  BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

physionomie  de  M.  François  Coppée  :  sur  la  figure 
entièrement  rasée  du  maître,  on  voit  à  la  fois  les 
tons  bleus  des  faces  des  comédiens  et  un  peu  du 
hâle  qui  brunit  les  matelots.  Aux  heures  fami- 
lières, ce  visage,  dans  lequel  les  amandes  des  yeux 
pointent  vers  les  tempes,  ce  visage  s'empreint 
d'une  malice  amusante,  d'une  gaieté  gaminière. 
Un  pantalon  gris  d'argent  en  velours  à  côtes  et  un 
simple  gilet  de  chasse  couleur  loutre  habillent, 
non  sans  correction,  mon  illustre  amphitryon. 

En  mangeant,  M.  François  Coppée  me  parle  de 
ses  chats. 

—  En  fait  d'amour  pour  les  bêtes,  me  dit-il  d'a- 
bord, je  suis  très  pratiquant,  mais  pas  du  tout 
théoricien.  Ainsi,  n'attendez  pas  de  moi  sur  elles 
des  développements  ingénieux. 

—  Pas  de  cornichons  autour?  fls-je  en  riant. 

—  Non,  pas  de  cornichons.  Réservons-les  pour 
les  Havrais,  demain...  Il  y  a  eu,  ici,  des  chats  par 
douzaines.  Nous  en  avons  eu  de  véritables  dynas- 
ties, comme  dans  l'Egypte  antique.  Le  plus  vieux 
des  trois  qui  nous  restent,  c'est  celui  qui  dort,  te- 
nez, là,  à  votre  droite,  sur  cette  chaise,  le  nez  sur 
la  lueur  de  la  salamandre.  C'est  «  le  vieux  ».  Il 
s'appelle  Bourget. 

—  Comment,  Bourget! 


FRANÇOIS    COPPÉE  63 

—  Vous  voyez  peut-être  dans  ce  fait  une  irrévé- 
rence à  l'égard  de  l'auteur  de  Cruelle  énigme  ?  Du 
tout,  c'est  peut-être  une  preuve  de  notre  amitié 
pour  lui  qu'il  faut  y  voir.  Du  reste,  par  la  pronon- 
ciation, le  nom  s'est  altéré,  et  de  Bourget  nous 
avons  fait  Zézé...  Zézé,  Zézé  ! 

Bourget,  un  grand  chat  noir  efflanqué  de  vieil- 
lesse, leva  péniblement  son  mufle  pelé  et  le  laissa 
tôt  retomber  sur  ses  pattes  rouillées,  non  sans 
avoir  entr'ouvert  un  œil  miteux  a  l'expression 
déjà  presque  complètement  détachée  des  choses 
et  des  gens. 

—  C'est  le  Ghevreul  de  l'espèce  !  proclama 
M.  Coppée  en  brandissant  sa  fourchette.  Songez 
qu'il  a  bientôt  dix-huit  ans,  ce  qui,  pour  un  chat, 
est  un  âge  très  avancé. 

—  Voyez,  me  fit  remarquer  mademoiselle  Cop- 
pée, voyez,  monsieur,  voyez,  comme  Bourget  a  les 
oreilles  déchiquetées. 

—  Ah  !  s'il  a  les  oreilles  à  l'état  de  dentelles, 
c'est  qu'il  s'est  beaucoup  battu,  Bourget!  Hein? 
mon  vieux  Bourget,  que  tu  t'es. beaucoup  battu? 

Mais  le  très  vieux  mufle  demeura  indolemment 
sur  les  très  vieilles  pattes  ;  seulement,  le  déchi- 
quetage  des  très  vieilles  oreilles  frémit  un  peu. 

—  Vous  ne  savez  peut-être  pas,  monsieur,  re- 


64  BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

prit  l'hôte,  que  même  les  chats  coupés  sortent  la 
nuit  pour  la  chasse  aux  oiseaux?  Mon  vieux  Zézé 
a  beaucoup  chassé  les  oiseaux,  et  il  a  pris  part  à 
bien  des  combats  fratricides.  Voilà  pourquoi  ses 
oreilles  ont  l'aspect  de  quelque  innomée  guipure. 
A  ce  moment,  la  cuisinière,  vénérable  femme  en 
bonnet  à  ruches,  entra,  apportant  des  côtelettes 
étendues  sur  l'or  d'un  lit  de  pommes  frites,  et, 
derrière  elle,  apparut  un  magnifique  angora,  gros 
et  fourré  comme  un  manchon  de  dévote,  et  qui 
balançait,  avec  un  air  d'inexprimable  importance, 
le  panache  admirable  de  sa  queue. 

—  Pour  le  coup,  voilà  une  bête  exceptionnelle- 
ment belle  !  m'écriai-je. 

—  C'est  petit  Lou-lou,  dit  la  sœur  du  poète. 

M.  François  Goppée  prit  petit  Lou-lou  et  me  le 
montra. 

—  Il  est  plutôt  petit,  comme  vous  pouvez  le 
voir  ;  et  ce  qu'il  a  de  particulier,  c'est  qu'il  est 
court  sur  pattes,  à  la  façon  des  taureaux  de  la 
Camargue.  J'ai  consulté,  à  son  sujet,  des  savants 
en  matière  iéline:  on  m'a  dit  qu'il  est  d'une  race 
très  pure  et  spéciale  ;  ce  serait  un  angora  portu- 
gais. Loti  a  vu,  à  Mahé,  des  chats  persans  dans  le 
genre  de  petit  Lou-lou,  mais  deux  ou  trois  fois 
grands  et  gros  comme  lui. 


FRANÇOIS    COPPÉE  65 

—  Petit  Lou-lou  est  un  enfant  trouvé,  dit  ma- 
demoiselle Coppée.  Il  a  été  mis  chez  nous  abso- 
lument comme  s'il  eût  été  mis  au  tour.  Un  jour, 
je  rentrais  à  la  maison,  quand  la  concierge  me  re- 
mit un  petit  carton  à  chapeau  soigneusement 
ficelé  et  une  lettre.  J'ouvris  d'abord  la  lettre,  qui 
disait  à  peu  près  ceci  :  «  Mademoiselle,  on  sait 
»  combien  la  maison  Coppée  aime  les  chats.  Or- 
»  phelin  de  père  et  de  mère,  celui-ci  est  né  dans 
»  un  couvent  du  voisinage.  On  le  remet,  made- 
»  moiselle,  à  vos  bons  soins...  »  J'enlevai  alors  le 
couvercle  du  carton  et  j'y  vis  une  espèce  de  boule 
de  soie  ébouriffée.  C'était  petit  Lou-lou.  Mon 
Dieu!  qu'il  était  petit  !  si  petit!  si  menu  !  Et  son 
poil  était  comme  de  légères  plumes  d'oiseau... 
Regardez-le,  monsieur,  il  est  tout  semblable  à  Ni- 
colette,  la  jolie  fille  de  la  Démonette  de  M.  d'Au- 
revilly. » 

Petit  Lou-lou,  dans  le  rayonnement  jaune  de  la 
salamandre,  levait  sur  moi  sa  courte  et  large  face 
étonnée.  Il  sauta  sur  la  chaise  où  sommeillait 
Bourget,  qu'il  flaira,  avecdes  défiances  et  des  reculs. 
—  Voilà  ce  qu'il  y  a_  d'étrange ,  expliqua 
M.  François  Coppée.  Croiriez-vous  que  les  chats, 
dès  qu'ils  ont  franchi  l'âge  des  jeux,  ne  se  con- 
naissent plus  entre  eux?  Ils  se  regardent  à  peine.. 

6. 


66  BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

Je  les  crois  profondément  égoïstes.  La  culture  du 
moi  doit  les  absorber  tout  entiers...  Il  faut,  d'ail- 
leurs, vous  dire  que  je  me  fiche  un  peu  de  la  bonté 
des  animaux.  En  les  accueillant  chez  moi,  j'obéis 
simplement  à  mon  bon  naturel...  Mais,  que  je 
vous  parle  de  notre  troisième  commensal  :  c'est  un 
chat  populaire,  du  nom  de  Mistigris,  remarquable 
par  son  appétit  excessif. 

—  Au  moins,  s'entendent -ils  à  l'heure  de  la 
nourriture? 

—  Oh  !  ils  ne  suivent  pas  un  régime  commun. 
Il  y  a  trois  pâtées  distinctes.  Ma  cuisinière  les 
prépare  avec  tendresse.  D'abord  la  pâtée  de  Bour- 
get,  hachée  menue  menue,  parce  que  ce  pauvre 
vieux  n'a  plus  de  dents;  la  pâtée  du  délicat,  du 
gastronome  — j'ai  nommé  petit  Lou-lou  ;  et,  enfin, 
la  pâtée  de  la  canaille,  je  veux  dire  Mistigris, 
pâtée  que  partagent  les  chats  du  voisinage.  Un 
point  sur  lequel  nos  trois  bêtes  s'entendent  fort 
bien,  par  exemple,  c'est  les  égards  qu'il  est  con- 
venable d'avoir  pour  la  cuisinière,  et  le  peu 
d'estime  qu'il  faut  professer,  au  contraire,  à  l'é- 
gard de  la  femme  de  ménage.  Vous  comprenez  ? 
cette  dernière  a  toujours  un  balai  dans  les  mains, 
et  vous  savez  que  le  chat,  en  général,  se  méfie  de 
cet  ustensile... 


FRANÇOIS    COPPÉE  67 

—  Croyez-vous  qu'elles  pensent,  les  bêtes  ? 

—  Elles  ont,  à  n'en  pas  clouter,  la  faculté  de 
mémoire  ;  elles  ont  aussi  du-jugement  ;  elles  com- 
parent, tirent  des  conséquences  d'un  fait,  règlent 
leur  conduite  d'après  ce  qui  s'est  passé...  Ce  sont 
des  frères  inférieurs,  mais  des  frères... 

—  Vous  n'avez  pas  de  chiens  ? 

—  J'ai  eu,  à  la  campagne,  Flora,  un  lévrier  russe 
mâtiné  de  chien  de  berger.  Je  l'aimais  beaucoup. 
C'est,  du  reste,  mon  amitié  pour  le  chien  qui  m'a 
valu  une  médaille  d'argent  que  la  Société  pro- 
tectrice des  animaux  m'a  décernée  après  la  repré- 
sentation du  Luthier  de  Crémone.  Peut-être  vous 
rappelez-vous  qu'à  un  moment  donné,  dans  cette 
pièce,  le  bossu  Filippo  entre  avec  au  front  une 
blessure  qu'il  a  reçue  en  prenant  la  défense  d'un 
chien  ?  Cette  médaille  a  été  une  de  mes  premières 
distinctions,  et  ce  n'est  pas,  même  à  l'heure  qu'il 
est,  une  de  celles  dont  je  fasse  le  moins  de  cas,  je 
vous  l'affirme.  Depuis,  je  fais  partie  de  la  Société 
à  laquelle  je  verse  mes  dix  francs  par  an. 

—  Dans  vos  œuvres  ? 

—  Je  n'y  ai  pas  montré  une  bien  vive  préoccupa- 
tion de  la  bête.  J'ai  peint,  quelque  part,  néan- 
moins, les  chevaux  d'omnibus  au  repos  ;  et  puis, 
tout  le  monde  connaît  le  dévouement  de  Black,  le 


68         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

terre-neuve  du  Naufragé...  Mais  tenez,  une  page 
admirable,  à  ce  point  de  vue,  c'est  dans  Jean  de 
Jeanne,  d'Emile  Pouvillon,  celle  où  l'on  nous 
montre  un  vieux  paysan  conduisant  sa  vieille 
vache  à  la  boucherie  :  il  se  passe,  à  ce  propos,  un 
drame  bien  intéressant  dans  l'âme  élémentaire  de 
ce  rural.  Ah!  c'est  très  beau... 

»  Laissez-moi  vous  raconter,  maintenant,  quel- 
que chose  de  curieux  touchant  l'intelligence  des 
bêtes.  Il  s'agit  d'un  éléphant  (avez-vous  lu  sur 
eux  l'ouvrage  de  M.  de  Cherville?).  Cet  éléphant 
était  chargé  de  mendier  à  la  porte  d'un  couvent  de 
brabmanes.  Or,  le  soir,  la  recette  du  couvent  une 
fois  faite,  Monsieur  s'était  ingéré  de  mendier  pour 
son  propre  compte  de  quoi  aller  acheter  une  sorte 
de  gâteau  au  miel  dont  il  était  particulièrement 
friand.  Qu'est-ce  que  vous  dites  de  ça  ?...  A 
Ajaccio,  dans  un  café  faisant  face  à  la  préfecture, 
il  y  a  un  chien,  un  caniche  blanc,  bien  connu  des 
consommateurs,  et  dont  j'ai  moi-même  éprouvé  le 
savoir-faire  :  on  lui  mettait  un  sou  dans  la  gueule, 
et  il  partait  comme  une  flèche.  Peu  d'instants 
après,  on  le  voyait  revenir  portant  délicatement 
entre  ses  crocs  un  petit  gâteau  bien  enveloppé 
dans  du  papier.  Le  chien  remettait  le  gâteau  à 
celui   qui   lui   avait    donné    le    sou    et    qui    le 


FRANÇOIS   COPPÉE  69 

récompensait  en  lui  abandonnant  la  friandise.  » 
On  buvait  le  café.  La  cuisinière  entra,  annonçant 
que  la  pédicure  était  là. 

—  Tiens  !  c'est  vrai,  c'est  son  jour,  dit  M.  Fran- 
çois Coppée.  Vas-y  d'abord,  toi,  Annette, 
pendant  que  j'achèverai  de  renseigner  monsieur. 

Je  m'étais  levé  de  table,  après  avoir  allumé  une 
cigarette  à  celle  du  maître,  et,  durant  que  je 
mettais  mon  pardessus,  M.  François  Coppée  me 
dit  : 

—  Je  ne  vous  ai  pas  raconté  que  Bourget,  petit 
Lou-lou  et  Mistigris  ont  leur  médecin  à  eux,  qui 
vient,  s'il  vous  plaît,  les  voir  en  voiture!  Ce  méde- 
cin, c'est  M.  Bourrel  (joli  nom,  n'est-ce  pas  !),  qui 
a,  quelque  part,  un  hôpital  d'animaux,  où  Bour- 
get a  été  opéré  de  la  cataracte  (n'oubliez  pas  que 
c'est  toujours  de  mon  vieux  chat  que  je  parle).  Ce 
M.  Bourrel  est  un  gai  compagnon.  Voici  ce  qu'il 
m'a  dit,  un  jour  :  «  Monsieur,  ce  ne  sont  pas, 
croyez-le,  les  premiers  chats  littéraires  que  j'ai 
l'honneur  de  soigner.  —  Vraiment  ?  fis -je.  — 
J'étais  le  vétérinaire  des  chats- de  M.  Paul  de 
Kock  !  » 

Sur  ce,  ravi  de  l'occasion,  je  laissai  les  pieds  de 
M.  François  Coppée  s'en  aller  vers  les  mains  de 
la  pédicure. 


70         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 


Rentré  chez  moi,  le  soir,  je  pris  plaisir  à  rimer 
les  ci-dessous 

RONDELS  POUR  LES  CHATS  DE  FRANÇOIS  COPPÉE 


BOURGET 

Ce  chai  d'académicien, 
Rourget,  le  Chevreul  de  l'espèce, 
N'a  plus  de  dents,  et  ne  dépèce 
Les  souris  qu'en  rèv.e.  Plus  rien 

Ne  l'intéresse,  cet  ancien 
Qui  somnole  en  sa  robe  épaisse, 
Ce  chat  d'académicien, 
Rourget,  le  Chevreul  de  l'espèce  ! 

Je  suis  pythagoricien: 
Or,  quelle  âme  d'ancêtre  baisse 
Sous  les  poils  de  ce  vieux  type  !  Est-ce 
L'abri  d'un  juif  ou  d'un  chrétien, 
Ce  chat  d'académicien  ?... 

II 

PETIT-LOULOU 

Petit-Loulou,  toi,  tu  m'épates  ! 
Bel  angora  du  Portugal, 


FRANÇOIS    COPPÉE  71 

A  toi  ce  rondel-madrigal, 

Bien  qu'en  mes  bras  tu  te  débattes. 

Avec  ton  aspect  court-sur-pattes 
Et  ton  air  si  ça-m'est-égal, 
Petit-Loulou,  toi,  tu  m'épates, 
Bel  angora  du  Portugal  ! 

Tu  n'es  point  de  ces  acrobates 
Cbats  que  tente,  un  brouet  frugal, 
Et  ta  pâtée  est  un  régal 
Qui  gaverait  deux  bydropatbes. 
—  Petit-Loulou,  toi,  tu  m'épates. 

III 

MISTIGRIS 

Je  t'aime  aussi,  bon  Mistigris, 
Toi  cbat  troisième  de  Coppée, 
Qui  n'as  la  cervelle  occupée 
Qu'à  des  carnages  de  souris. 

Humble  cbat  populaire,  épris 
De  la  gouttiéresque  épopée, 
Je  t'aime  aussi,  bon  Mistigris, 
Toi,  cbat  troisième  de  Coppée. 

Ceux  qui  te  tiennent  en  mépris, 
Pour  ton  goût  de  basse  lippée 
Et  ta  nature  inconstipée, 
Sont  des  rustres  fort  malappris. 
Moi,  je  t'aime,  bon  Mistigris. 


VIII 


ANATOLE  FRANCE 


Balthazar  et  les  petits  chacals.  —  Tableau.  —  L'ami  d'Ha- 
railcar.  —  Opinion  d'un  chat  sur  son  maître.  —  Entrée  dans 
l'Histoire.  —  Pacte  entre  l'homme  et  la  bête. —  M.  Pascal.  — 
Comment  il  sied  de  juger  le  chat.  —  Sous  le  lit.  —  Relations 
avec  un  moineau.  —  La  barbe  de  M.  Anatole  France.  — Les 
magasins  de  la  nature.  —  Dans  une  serviette.  —  Le  proto- 
plasma. —  Qu'est-ce  que  le  cerveau? 


En  un  de  ses  plus  merveilleux  contes,  M.  Ana- 
tole France  nous  montre  un  roi  d'Ethiopie, 
Balthazar,  —  celui-là  même  qui,  plus  tard,  devait, 
guidé  par  l'Etoile,  porter  de  l'encens  à  Jésus, 
dans  sa  crèche,  —  il  nous  le  montre  cheminant 
par  le  désert  avec  une  suite  de  soixante-quinze 
chameaux  chargés  de  richesses  destinées  à  Balkis, 
reine  de  Saba.  Et,  durant  le  voyage,  pour  le  dis- 
traire, le  mage  Sembobitis  et  l'eunuque  Menkéra 


ANATOLE    FRANCE  73 

proféraient  l'un,  de  doctes  paroles,  et  l'autre,  des 
chants  pieux  et  aigus.  Mais  Balthazar  ne  mettait 
pas  son  plaisir  à  les  écouter,  paraît-il,  et  «  il 
s'amusait  à  voir  les  petits  chacals  assis  sur  leur 
derrière,  les  oreilles  droites,  à  l'horizon  des 
sables.  » 

Le  chacal  — qui  est,  en  somme,  un  assez  odieux 
animal  —  ne  prend-il  pas,  dans  la  circonstance, 
je  ne  sais  quelle  allure  gentillette,  je  ne  sais  quoi 
de  doucereux  et  câlin,  de  malicieux  aussi,  bien 
propre  à  capter  le  regard  du  bon  nègre? 

Combien  suggestifs  ne  sont-ils  pas,  en  tous  cas, 
ces  «  petits  chacals  »,  et  quelles  amusantes  taches 
ne  feraient-ils  pas  au  plan  lointain  d'un  tableau  de 
lumière  ardente  où  se  verrait  le  noir  personnage 
royal  flanqué  du  docte  mage  et  du  lyriqueeunuque, 
avec,  sur  leurs  talons,  le  troupeau  houli-houlant 
des  soixante-quinze  ploutophores  bossus  ! 

Et  comme  aussi,  je  l'aime,  cet  excellent  Bal- 
thazar, de  préférer  au  vain  bruit  des  discours  d'une 
science  incertaine  et  des  psalmodies  aigres  le 
spectacle  énigmatique  que  constitue  cette  assem- 
blée de  petits  chacals  assis  sur  leur  derrière,  les 
oreilles  droites,  à  l'horizon  des  sables  ! 

N'est-ce  point  ainsi,  d'ailleurs,  qu'il  m'est  per- 
mis de  me  représenter  M.  Anatole  France,  quand, 

7 


74         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

lassé,  pour  un  instant,  des  moroses  recherches 
philologiques,  il  laisse  se  reposer  ses  yeux  sur  la 
robe  lumineuse  de  son  chat  Pascal,  sphynx  iro- 
nique de  la  «  Cité  des  Livres  »  de  la  rue  Chal- 
grin  ? 

C'est  au  n°  5  de  cette  rue,  en  effet,  à  deux  pas  de 
l'horrible  et  charmant  Bois  de  Boulogne,  qu'habi- 
tait, lors  de  ma  visite,  l'auteur  de  Le  Crime  de 
Sylvestre  Bonnard,  membre  de  l'Institut,  de  Thais, 
et  de  tant  d'autres  belles  choses. 

C'est  là,  dans  la  vaste  bilbliothèque  du  premier 
étage,  que,  hiver  comme  été,  —  avant  Pascal  cité 
plus  haut,  —  un  chat  glorieusement  nommé 
Hamilcar  vivait  en  paix  parfaite  aux  côtés  de 
M.  Anatole  France.  11  est,  c'est  notoire,  des  gens 
qui  doutent  si  les  bètes  pensent  :  Hamilcar  pen- 
sait, lui,  ce  n'est  pas  douteux...  Ainsi,  quand  le 
bénévole  Sylvestre  Bonnard  (criminel  candide  en 
lequel  il  ne  doit  point  être  défendu  d'apercevoir 
un  peu  de  la  personnalité  même  de  M.  Anatole 
France),  quand  Bonnard,  rentrant  d'une  prome- 
nade sur  les  vieux  quais,  s'approche  de  son  chat 
Hamilcar,  on  voit  la  bête  couler  doucement  ses 
prunelles  d'agate  entre  ses  paupières  mi-closes 
qu'il  referme  presqu'aussitôt,  en  songeant  :  «  Ce 
n'est  rien,  c'est  mon  ami.  » 


ANATOLE   FRANCE  75 

C'est  exquis,  et  si  vrai  !  car  l'ami  du  chat,  n'est- 
ce  pas  surtout  l'homme  de  lettres? 

Donc,  feu  Hamilcar  pensait,  et  moins  que 
Balthazar,  roi  d'Ethiopie,  il  se  montrait  fermé  aux 
discours. 

C'est  ainsi  que  —  toujours  par  la  bouche  sou- 
riante de  Sylvestre  Bonnard  —  M.  Anatole  France 
adressait  à  cet  unique  Hamilcar  des  paroles  aussi 
amples  que  véhémentes.  Yoici  quelles  : 

—  Hamilcar!  Hamilcar,  prince  somnolent  de  la 
cité  des  livres,  gardien  nocturne  !  Pareil  au  chat 
divin  qui  combattit  les  impies  dans  Héliopolis, 
pendant  la  nuit  du  grand  combat,  tu  défends 
contre  de  vils  rongeurs  les  livres  que  le  vieux 
savant  acquit  au  prix  d'un  modique  pécule  et  d'un 
zèle  infatigable.  Dans  cette  bibliothèque,  que 
protègent  tes  vertus  militaires,  Hamilcar,  dors 
avec  la  noblesse  d'une  sultane.  Car  tu  réunis  en 
ta  personne  l'aspect  formidable  d'un  guerrier 
tartare  à  la  grâce  appesantie  d'une  femme  d'Orient. 
Héroïque  et  voluptueux  Hamilcar,  dors  en  atten- 
dant l'heure  où  les  souris  danseront,  au  clair  de  la 
lune,  devant  les  Acta^sanctorum  des  doctes  Bollan- 
distes. 

Tel  était  le  début  du  discours.  Ce  début  ne 
déplaisait  point  à  Hamilcar,   qui  l'accompagnait 


76  BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

nous  dit  son  maître,  «  d'un  bruit  de  gorge  pareil 
au  chant  d'une  bouilloire  ».  Mais  Hamilcar  enten- 
dait avec  chagrin  son  maître  parler  sur  un  ton  de 
plus  en  plus  élevé,  et  il  l'avertissait,  «  en  abaissant 
les  oreilles  et  en  plissant  la  peau  zébrée  de  son 
front,  qu'il  était  malséant  de  déclamer  ainsi». 
Et,  à  part  lui,  ce  penseur  parmi  les  chats  formu- 
lait un  peu  dédaigneusement  —  mais  si  affectueu- 
sement !  —  son  opinion  sur  son  maître  : 

—  Cet  homme  aux  bouquins,  songeait  évidem- 
ment Hamilcar,  parle  pour  ne  rien  dire,  tandis  que 
notre  gouvernante  ne  prononce  jamais  que  des 
paroles  pleines  de  sens,  pleines  de  choses,  conte- 
nant soit  l'annonce  d'un  repas,  soit  la  promesse 
d'une  fessée.  On  sait  ce  qu'elle  dit,  mais  ce  vieil- 
lard assemble  des  sons  qui  ne  signifient  rien. 
'  Hamilcar  avait  pour  M.  Anatole  France  une  très 
grosse  tendresse.  Il  s'ennuyait  beaucoup  quand, 
par  grand  hasard,  son  maître  partait  en  voyage, 
et,  à  son  retour,  il  se  portait  vivement  vers  lui 
et  «  se  frottait  contre  ses  jambes  en  bavant  de 
joie  ». 

Naguère,  M.  Aurélien  Scholl,  au  cours  d'une  sa- 
voureuse causerie  sur  le  chat,  a  dit  :  «  Naturelle- 
»  ment,  les  chats  illustres  font,  en  général,  partie 
»  de  l'histoire  des  hommes  illustres  qui  les  ont 


ANATOLE    FRANCE  77 

»  aimés  ;  la  monographie  féline  se  rattache  à  la 
m  biographie  universelle.  » 

Biographes  de  M.  Anatole  France,  n'oubliez  pas 
le  chat  Hamilcar  !... 

Hamilcar  peut  entrer  d'ores  et  déjà  dans  l'His- 
toire, car  il  n'est  plus,  hélas  ! 

Il  y  a,  à  l'heure  qu'il  est,  chez  M.  Anatole  France, 
un  autre  chat;  mais,  ce  chat,  s'il  a  suivi  Hamilcar, 
ne  l'a  pas  remplacé.  Hamilcar,  il  convient  de  le  ré- 
péter, était  un  chat  modèle,  un  spécimen  unique. 
Pascal,  le  chat  nouveau,  n'est  pas,  comme  le  fut 
Hamilcar,  l'incorruptible  gardien  de  la  cité  des 
livres.  Pascal  est  un  chat  indépendant.  Il  est  entré 
dans  la  maison  de  la  rue  Chalgrin  délibérément, 
sans  souci  de  se  faire  présenter  ;  cette  maison  lui 
a  paru  comporter  quelques  agréments,  et  il  en  a 
fait  son  pied-à-terre.  Un  pacte  tacite  s'est  formulé 
entre  M.  Anatole  France  et  lui  :  il  reste  entendu 
que  Pascal  ne  doit  aucune  obéissance  à  M.  Anatole 
France,  d'une  part,  et  que,  d'autre  part,  M.Anatole 
France  ne  s'arrogera  aucun  droit  sur  la  liberté  de 
Pascal.  Pascal  entre,  sort,  demeure,  s'il  lui  plaît, 
dehors  huit  jours  entiers,  fait,  en  un  mot,  selon 
son  cœur  de  chat,  tout  à  sa  guise.  Son  maître  a  du 
reste  pour  lui  une  estime  non  mitigée.  Du  moment 
qu'on  n'exige  rien  de  lui,  les  relations  sont  char- 

7. 


78  BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

mantes  avec  Pascal.  Depuis  sept  ou  huit  ans  qu'il 
est  dans  la  maison,  il  s'y  est  fait  une  situation 
fondée  sur  l'indépendance. 

—  Pascal  et  moi,  me  conûe  M.  Anatole  France, 
nous  sommes  très  bien  ensemble. 

—  Mais,  demandé-je,  d'où  lui  vient  son  nom? 

—  L'histoire  est  assez  amusante.  Figurez-vous 
que  j'ai  un  mal  inouï  à  trouver  des  noms  pour  les 
bêtes.  Quand  ce  chat  vint  ici,  je  ne  sus  d'abord 
comment  l'appeler.  Ce  fut  ma  cuisinière  qui  le 
baptisa.  En  nous  servant,  un  jour,  à  dîner,  elle 
m'entendit  causer  de  Pascal.  Je  parlais  de  son  gé- 
nie, de  son  abêtissement  religieux,  de  toutes  ses 
bizarreries.  La  conversation  sur  l'auteur  des  Pen- 
sées fut,  cet  après-midi-là,  comme  un  abîme  de 
contradictions  pour  ma  cuisinière,  heureuse  per- 
sonne illettrée  ;  mais  Pascal  lui  parut,  en  résumé, 
un  esprit  si  singulier  qu'elle  trouva  très  pertinent 
de  donner  son  nom  à  notre  nouveau  chat,  person- 
nage d'allures  également  singulières. 

—  Ce  Pascal,  si  jaloux  de  sa  liberté,  vous  donne- 
t-il  parfois  des  signes  de  sympathie? 

—  Mais  oui.  Et,  à  ce  propos,  on  a  tort,  il  me 
semble,  de  dénier  toutes  facultés  affectives  au  chat. 
On  juge  trop  durement  cet  animal.  D'ailleurs,  tout 
animal  privé  est  généralement  jugé  assez   mal. 


ANATOLE    FRANCE  79 

C'est  que,  voyez-vous,  on  ne  veut  leur  savoir  gré 
que  de  leurs  sentiments  artificiels,  sans  tenir  aucu- 
nement compte  de  leurs  sentiments  naturels.  L'a- 
nimal qui,  comme  le  chat,  a  l'habitude  d'exercer 
ses  griffes,  est,  n'est-ce  pas?  plutôt  un  vaillant,  un 
brave.  Eh  bien  !  quand  il  déchire  nos  tapis,  il  est 
blâmable,  à  notre  point  de  vue.  Ce  faisant,  il  accom- 
plit, pourtant,  un  acte  louable  pour  un  chat...  Le 
meilleur  chat,  évidemment,  sera  le  dernier  d'une 
longue  dynastie  tout  entière  domestiquée.  Celui-là 
nous  plaira  parce  qu'il  se  trouvera  adouci  par  ata- 
visme... J'ai  connu  un  de  ces  chats  exceptionnelle- 
ment affectueux,  qui,  tous  les  soirs,  à  une  heure 
donnée,  voulait  emmener  son  maître  au  lit.  Si  le 
maître  s'attardait  à  son  travail  plus  que  de  raison, 
monsieur  chat  sautait  sur  la  table,  faisait  son  dos 
en  voûte  de  pont,  et,  d'un  coup  de  patte,  il  renver- 
sait la  plume  sur  le  papier. 

—  Quel  était  donc  ce  chat  ? 

—  N'était-ce  pas  celui  de  IL  Renan  ? 

—  Minet  ?  le  même  qui  se  cacha  sous  le  lit  pour 
mourir? 

—  Sachez  que  les  chats  se  cachent  toujours  pour 
mourir.  A  l'heure  de  la  mort,  la  chambre  à  cou- 
cher de  leurs  maîtres  se  transforme  pour  eux  en  la 
forêt  primitive  de  leurs  ancêtres  sauvages,  et  le  lit 


80  BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

devient  le  hallier  dans  lequel  ceux-ci  se  réfu- 
giaient à  ce  moment  suprême.  Ils  veulent  s'é- 
teindre en  paix,  à  l'abri  de  toute  attaque  à  laquelle 
leur  faiblesse  ne  leur  permettrait  pas  de  résister. 

—  Mais  Minet  sortit  de  dessous  le  lit  et  vint 
expirer  auprès  de  madame  Renan... 

—  D'accord.  C'est  que  le  chat  a  besoin  d'implorer 
l'homme.  Son  affection  pour  celui  qui  le  choya  le 
tire  de  dessous  le  meuble  où  l'a  poussé  l'habitude 
de  sa  race,  le  ramène  vers  son  donneur  de  caresses 
aux  pieds  duquel  il  se  traîne  comme  la  lionne  aux 
reins  brisés  du  Louvre... 

Un  petit  cui  cui  nous  fit,  en  cet  instant,  tourner 
la  tête  vers  la  fenêtre  sur  l'appui  de  laquelle  nous 
vîmes  un  moineau.  Il  nous  regarda  tous  deux  de 
ses  petits  yeux  hardis  ;  mais,  sur  un  geste  amical 
que  je  lui  fis  pour  lui  signifier  qu'il  pouvait  de- 
meurer, qu'il  n'était  pas  de  trop,  il  s'envola. 

Alors,  M.  Anatole  France  me  dit  qu'il  avait  eu, 
jadis,  des  relations  avec  un  moineau.  Ce  moineau 
poussait  à  son  égard  la  familiarité  jusqu'à  venir  se 
baigner  dans  son  verre.  Un  jour,  on  ne  sait  trop 
comment,  il  se  cassa  une  patte.  Cette  patte,  on  la 
lui  remplaça  très  proprement  par  une  allumette 
que  l'on  peignit.  Avec  cette  patte  de  bois  il  faisait 
en  sautant  sur  la  table  un  bruit  singulier. 


ANATOLE    FRANCE  81 

—  Il  trouvait  tout  naturel  d'avoir  ainsi  une 
jambe  d'à  peu  près  de  chez  Charrière,  fit  en  riant 
M.  Anatole  France.  Je  crois  qu'un  moineau  porte- 
rait lunettes,  s'il  était  myope.  Cet  oiseau  n'est 
guère  beau ,  il  ne  chante  pas,  mais  il  a  ceci  pour  lui 
qu'il  est  citadin  dans  l'âme.  Appartenant  à  une 
race  sauvage  comme  le  chat,  il  se  laisse  domesti- 
quer aussi  bien  que  le  chat.  Comme  le  chat  aussi, 
il  est  indépendant  et  il  a  horreur  de  la  cage... 

On  frappa  à  la  porte.  C'était  le  barbier.  Je  vou- 
lus me  retirer,  mais  M.  Anatole  France  me  retint, 
et,  la  face  déjà  toute  barbouillée  de  savon,  il  conti- 
nuait à  me  parler.  Même  sous  le  fil  du  rasoir  il  per- 
sista à  émettre  des  considérations  sur  les  bêtes.  Je 
le  suppliai  de  se  laisser  raser  en  silence,  car  j'avais 
une  peur  affreuse  qu'il  ne  se  blessât  ;  mais  il  ne 
voulait  rien  entendre  et  parlait  toujours.  C'est 
dans  cette  posture  assez  comique  qu'il  commença 
à  jongler  spirituellement  avec  des  paradoxes,  qui, 
je  l'avoue,  m'effarèrent  un  peu.  Et  pourtant, 
M.  Anatole  France  a  écrit  quelque  part  :  «  Je  me 
»  garde  bien  de  hasarder  des  paradoxes  :  il  faut, 
»  pour  les  soutenir,  un  esprit  que  je  n'ai  pas.  La 
»  naïveté  me  convient  mieux.  » 

Entre  autres  choses,  il  vint  à  parler  de  l'âme.  Il 
dit: 


82  BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

—  Les  animaux  n'ont  pas  d'âme.  Mais  il  y  a 
entre  la  bête  et  l'homme  une  différence  constitutive 
extrêmement  petite;  et  si  nous  avons  une  âme,  les 
animaux  doivent  aussi  en  avoir  une,  qui  est  par 
rapport  à  la  nôtre  comme... 

Le  rasoir  s'approchait  de  sa  bouche.  M.  Anatole 
France  s'interrompit.  Bientôt  il  reprit  : 

—  Mais  je  crois  que  la  nature  est  communiste. 
Elle  a,  la  nature,  dans  ses  magasins,  une  certaine 
quantité  d'âmes.  Dès  qu'une  de  ces  âmes  a  servi 
pendant  quelques  années,  elle  rentre  au  magasin, 
où  elle  attend  d'en  sortir  encore  pour  un  nouveau 
stage  dans  une  nouvelle  enveloppe  vivante.  Car, 
une  âme,  il  n'est  pas  possible  que  ça  ne  resserve 
pas!...  Oui,  nous  sommes,  voyez-vous,  équipés 
aux  frais  de  la  nature,  et,  le  moment  venu,  nous 
rendons  au  magasin... 

Légèrement  ahuri,  le  barbier,  son  office  accom- 
pli, mettait  de  l'ordre  dans  sa  trousse.  Il  s'en  fut 
sans  penser  à  faire  ses  civilités,  ce  pendant  que 
M.  Anatole  France  laissait  tomber  dans  le  linge 
pelucheux,  dont  il  se  tamponnait  vivement  le  vi- 
sage, quelques  petites  phrases  infiniment  drôles 
que  je  ne  me  rappelle  malheureusement  pas  avec 
assez  de  sûreté  pour  me  hasarder  à  les  restituer 
ici. 


ANATOLE   FRANCE  83 

Mais  je  vins  à  prononcer  le  nom  de  M.  Emile 
Zola,  et,  de  son  cabinet  de  toilette  où  il  venait  de 
plonger,  M.  Anatole  France  cria  : 

—  Oui,  il  y  a  chez  Zola  une  tendance  à  douer  les 
bêtes  d'intelligence.  C'est  là  le  fait  d'un  natura- 
liste-évolutionniste.  Zola  soutiendrait  volontiers 
que  les  animaux  inférieurs  dans  l'échelle  des  êtres 
sont,  en  réalité,  nos  supérieurs.  Selon  lui,  l'intel- 
ligence divine  est  dans  le  germe,  et  le  protoplasma 
serait,  dans  la  nature,  le  plus  grand  réceptacle 
d'intelligence.  De  la  situation  de  protoplasma  à 
celle,  par  exemple,  de  juge  à  la  cour,  il  y  a  toute 
une  évolution.  Chez  Zola,  un  juge  ne  détient  plus 
guère  qu'une  parcelle  médiocre  de  cette  intel- 
ligence qu'avait  en  puissance  le  protoplasma 
et  qui  s'est  émiettée  au  long  des  siècles  de  pro- 
grès... 

Puis,  rentrant,  frais  et  pomponné,  dans  la  bi- 
bliothèque, M.  Anatole  France  s'assit  et  me  dit 
avec  une  véritable  gravité  : 

—  Au  fond,  voyez-vous,  la  faute  du  singe  et  de 
l'homme,  c'est  le  cerveau.  Et  qu'est-ce,  après  tout, 
que  le  cerveau?... 

M.  Marcel  Schwob,  qu'on  introduisait  précisé- 
ment à  cette  minute,  saisit  la  question  au  vol  et  y 
répondit  avec  beaucoup  de  flegme  : 


84  BÊTES  ET  &ENS  DE  LETTRES 

—  Le  cerveau  ?  C'est  l'hypertrophie  d'une  ver- 
tèbre. 

—  Vous  l'avez  dit,  approuva  M.  Anatole  France 
en  serrant  la  main  de  M.  Marcel  Sclrwob. 


IX 


CATULLE   MENDES 

Roman  et  géométrie.  —  Un  oiselier  expérimental.  —  M.  Ca- 
tulle Mendès  valeton  de  fauconnerie.  —  Les  trois  expé- 
riences. —  La  bravoure  de  Néron.  —  Le  rossignol,  oiseau 
parleur.  —  Ce  farceur  de  Pline.  —  Le  parapluie  de  Brillant. 
—  De  Castelno  Magnoac  à  Toulouse.  —  Diane,  50,  rue  des 
Martyrs.  —  Fariner  et  Fasolt.  —  Le  suicide  de  Mime.  — 
Revirement. 


Je  n'eus  jamais  qu'un  goût  modéré  pour  les 
sciences  exactes,  et  je  me  rappelle  qu'aucun  de 
mes  bouquins  classiques,  en  mon  cartable  de  col- 
légien, n'eut  plus  à  souffrir  du  contact  des  livres 
profanes  que  la  vénérable  Gèoméfrie  de  M.  Amyot. 

Pendant  que,  saisis  de  respect  devant  le  vieux 
professeur  autocacarhinophage,  mes  pairs  saluaient 
avec  humilité  les  Théorèmes,  ces  rois  au  long  man- 
teau tissé  d'ennui  dont  les    Corollaires  —   ces 


86         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

pages  !  —  portent  la  queue,  j'ouvrais  subreptice- 
ment quelque  roman  emporté,  la  veille,  "de  la  bi- 
bliothèque populaire  de  notre  ville. 

Les  Mères  ennemies  furent  ainsi  dévorées  par  moi, 
sous  le  couvert  récalcitrant  du  bon  Amyot,  en  trois 
classes  de  deux  heures. 

Ce  livre,  je  l'adorai  ;  il  me  tint  tout  palpitant  ;  et 
quand  retentissait  le  redouté  vocatif  :  «  Elève 
Docquois  !  »  proféré  par  le  sénile  Qui-Mange-Lui- 
Mêrne-Les-Choses-Mauvaises-de-Son-Nez  ;  quand 
ce  cuistre  immémorial  me  conviait  à  induire  en 
amoureux  commerce  le  tableau  plus  noir  que 
l'Erèbe  et  la  craie  plus  blanche  que  la  blanche  her- 
mine (ô  Scribe  !),  ah  !  je  me  trouvais  bien  béjaune 
devant  les  colles  nauséeuses  que  me  poussait  cet 
ingénieur  raté  !...  Mais  quel  non  pareil  bonheur, 
après  ce  sacré  concubinage  avec  la  muse  géomé- 
trique, quelle  joie  triple  c'était  de  retourner  à  la 
lecture  de  ce  roman  de  Catulle  Mendès  où  il  était 
si  joliment,  si  tendrement  parlé  de  tourterelles  ! 

Pouvais-je  alors  me  douter  qu'il  me  serait  donné, 
un  jour,  d'être  reçu,  chez  lui,  par  M.  Catulle  Men- 
dès et  de  lui  dire  à  quel  point  j'aimai  en  lui  l'oise- 
lier littéraire? 

—  Ah  I  c'est  que  —  me  répondit-il  —  j'ai  été 
aussi,  dans  ma  jeunesse,  un  oiselier  expérimental. 


CATULLE    MENDÈS  87 

Avec  mon  père,  j'ai  dressé  les  oiseaux  de  proie  ;  et, 
un  peu  plus  tard,  j'ai  fait  l'élève  des  rossignols... 
Oui,  à  Bruxelles,  j'ai  été  valeton  de  fauconnerie. 

»  Xous  habitions  au  faubourg  de  Scarbeck,  le- 
quel faubourg,  pour  être  aujourd'hui  une  espèce 
de  quartier  Monceau,  n'en  était  pas  moins,  à  l'é- 
poque dont  je  vous  parle,  un  endroit  fort  désolé. 
De  notre  maison,  une  des  dernières  de  la  rue,  la 
vue  donnait  sur  une  plaine  énorme  et  par  endroits 
marécageuse.  C'est  dans  cette  plaine  que,  mon  père 
et  moi,  nous  dressions  les  faucons. 

»  Les  exercices  de  ce  dressage  m'intéressaient 
beaucoup,  et  le  rôle  que  j'y  jouais  avait  un  côté 
décoratif  qui  n'était  pas  pour  me  déplaire.  Dési- 
rez-vous un  aperçu  de  la  façon  de  procéder  dans 
cette  affaire?  Quand  nous  étions  en  possession 
d'une  buse  ou  d'un  épervier,  nous  le  faisions  jeû- 
ner un  assez  long  temps.  L'heure  venue,  je  saisis- 
sais la  bête  préalablement  encapuchonnée  et  dont 
l'une  des  pattes  s'embarrassait  d'un  grelot  et  d'une 
longue  cordelette  légère.  Mon  père,  dans  une 
chambre,  ou  dans  le  grenier,  se  plaçant  à  une  très 
petite  distance  de  moi,  vêtait  sa  main  droite  d'un 
gant  rouge.  Sur  le  dos  de  cette  main  rouge  il  pla- 
çait un  morceau  de  viande  crue  ;  puis  il  m'ordon- 
nait de  débarrasser  brusquement  l'oiseau  de  son 


88  BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

capuchon.  D'abord  éblouie,  la  bête,  exaspérée  de 
faim,  ne  tardait  pas  à  voir  la  pâture  qui  s'étalait  si 
près  d'elle,  et  elle  fondait  sur  le  gant  rouge.  L'ex- 
périence se  renouvelait  plusieurs  fois,  ce  pendant 
que  la  distance  entre  le  valeton  et  le  fauconnier 
s'augmentait  méthodiquement.  Nous  nous  en  te- 
nions à  ce  préliminaire  durant  trois,  quatre  ou 
cinq  jours,  selon  que  le  faucon  était  plus  ou  moins 
féroce.  Ce  laps  de  temps,  le  fauconnier  l'employait 
à  habituer  le  rapace  à  un  nom  qu'il  lui  donnait 
dès  le  premier  jour,  et  il  l'accoutumait  aussi  à 
venir,  dès  l'appel,  sur  son  poing  rouge. 

»  La  suite  des  expériences  se  faisait  au  dehors. 

»  Mon  père,  toujours  ganté  de  rouge  et  tenant 
dans  sa  main  un  oiselet,  me  commandait  de  dé- 
masquer le  faucon,  et,  la  chose  faite,  donnait  la 
volée  au  petit  oiseau  :  le  faucon  fondait  sur  cette 
proie  vivante,  et,  ne  pouvant  l'emporter  dans  les 
airs,  à  cause  de  la  cordelette  au  bout  de  laquelle 
je  le  maintenais,  obéissait  à  la  voix  du  fauconnier 
et  venait  s'abattre  avec  son  butin  sur  le  gant.  On 
lui  prenait  du  bec  la  bestiole  pantelante,  et,  pour 
salaire,  on  lui  donnait  de  la  viande  crue  à  manger. 

»  La  troisième  expérience  était  l'expérience  dé- 
cisive. Elle  avait  également  lieu  en  plaine.  Le 
faucon,  cette  fois,  n'était  plus  attaché,  mais  il  con- 


CATULLE    MENDÈS  89 

servait  le  grelot  à  l'une  de  ses  pattes.  Je  lui  ôtais 
son  capuchon  et  je  le  laissais  prendre  son  essor, 
en  même  temps  que  mon  père  jetait  en  l'air  une 
proie  nouvelle.  Naturellement,  notre  faucon  accro- 
chait l'oiseau  au  passage,  et...  il  arrivait  le  plus 
souvent  que,  en  dépit  des  appels  répétés  du  fau- 
connier, il  fuyait  à  tire-d'aile  sans  velléité  de 
retour.  Toutefois,  il  arrivait  aussi  —  mais  bien 
rarement,  il  faut  le  dire  —  que  le  faucon,  ayant 
joint  l'idée  de  captivité  à  l'idée  du  son  du  grelot 
qu'il  avait  à  la  patte,  se  croyait  encore  prisonnier 
et  retombait  avec  docilité,  au  premier  appel,  sur 
le  gant  du  fauconnier.  C'était  alors  un  triomphe  ! 

—  Le  faucon  ainsi  dûment  dressé,  quel  profit 
en  tiriez-vous? 

—  Oh  !  aucun.  C'était  pour  nous  une  satisfac- 
tion toute  platonique.  D'ailleurs,  pour  chasser 
sérieusement  avec  cet  oiseau  de  proie,  il  nous  eût 
fallu  être  à  cheval,  et,  à  cette  époque,  nos  res- 
sources... 

»  Nous  expérimentions  de  même  avec  des  éme- 
rillons.  L'émerillon  est  petit,  guère  plus  gros 
qu'une  tourterelle  sauvages  II  est  d'une  bravoure 
extrême.  Je  me  rappellerai  toujours  la  preuve  que 
nous  en  fournit  un  de  ceux  que  nous  dressâmes  et 
qui  répondait  au  nom  de  Néron.  Dans  cette  plaine 


90         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

dont  je  vous  ai  parlé,  les  gamins  du  faubourg  de 
Scarbeck  avaient  accoutumé  de  lâcher  des  cerfs- 
volants.  Un  jour,  nous  donnâmes  la  volée  à  Néron 
au  moment  où  l'un  de  ces  étranges  oiseaux  de 
papier  palpitait  dans  l'air:  Néron,  sans  s'effrayer 
de  l'énormité  de  cette  chose  qui  semblait  avoir 
comme  lui  des  ailes,  fondit  d'un  trait  sur  elle, 
passa  au  travers,  et...  disparut.  Nous  ne  le  re- 
vîmes plus. 

—  Y  a-t-il  encore  des  fauconniers,  en  France  ? 

—  Je  crois  qu'on  en  pourrait  tout  au  plus  citer 
deux.  Il  y  en  a  un,  aux  environs  de  Tours,  —  à  ce 
qu'on  m'assure,  —  qui  donne  des  iêtes  de  faucon- 
nerie une  ou  deux  fois  l'an. 

—  N'avez-vous  point  aussi  tenté  l'élève  des  rossi- 
gnols ? 

—  Vous  connaissez  Luscignole  ? 

—  En  effet,  et  je  n'aurais  eu  garde  de  ne  point 
remarquer  la  savante  profession  de  foi  d'oiselier 
que  vous  y  faites. 

—  C'est  que,  voyez-vous,  les  rossignols  m'ont 
beaucoup  préoccupé.  Nous  en  avons  fait  pendant 
longtemps  la  chasse,  mon  père  et  moi.  Nous  fabri- 
quions nous-mêmes  les  filets  pour  les  prendre. 
Nous  y  pensions  dès  le  commencement  d'avril, 
qui  est  l'époque  de  l'arrivée  des  rossignols  en 


CATULLE    MENDÈS  91 

France.  Il  ne  fallait  pas  songer  à  les  capturer  au 
moment  de  la  couvée,  sous  peine  de  les  voir 
promptement  mourir  de  tristesse.  Il  n'est  pas 
besoin  que  je  vous  fasse,  au  sujet  de  l'élève  du 
rossignol,  le  petit  résumé  de  cours  que  je  viens  de 
vous  faire  pour  le  faucon.  Sachez  seulement  que 
cet  oiseaux  délicieux,  malgré  l'absence  du  décor 
lunaire,  chante  infiniment  mieux  en  captivité  qu'à 
l'état  libre.  Il  a,  alors,  un  ramage  ininterrompu, 
achevé  comme  une  véritable  mélodie.  À  ce  propos, 
les  anciens  nous  la  baillaient  belle  en  classant  — 
de  même  que  la  perdrix,  garrula  -perdrix!  —  le 
rossignol  dans  la  catégorie  des  oiseaux  parleurs. 
Pline  ne  nous  raconte-t-il  pas  qu'il  y  avait,  à 
Rome,  une  auberge  dans  laquelle,  le  soir,  on  était 
très  étonné  d'entendre  des  rossignols  parler  entre 
eux  politique  !  Et  il  ajoutait,  avec  une  assez  jolie 
naïveté,  ou  avec  une  intention  de  mystification, 
que,  probablement,  ces  oiseaux  avaient  retenu  et 
répétaient  les  conversations  des  soldats  et  des 
rouliers  qui  venaient  boire  dans  l'auberge  !... 

—  Vous  n'avez  pas  aimé  les  seuls  oiseaux? 

—  Non.  A  Toulouse,  où  j'ai  fait  mes  études,  j'ai 
eu  deux  chiens  :  Brillant  et  Diane,  sa  sœur.  Bril- 
lant était  un  chien  couchant,  que,  bien  qu'il  lût 
dressé  à  la  chasse,  je  n'ai  jamais  employé  à  ce 


92         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

sport.  Ce  fat  surtout  un  compagnon  de  prome- 
nade. Ce  Brillant,  quel  bon,  brave  et  doux  ani- 
mal !  S'il  n'eût  eu  le  défaut  de  tirer  de  temps  à 
autre  de  terribles  bordées,  c'eût  été  la  meilleure 
bête  du  monde.  Je  l'avais  habitué  à  rapporter,  et 
mes  cannes  gardaient  toutes  l'empreinte  de  ses 
dents.  Ce  jeu  avait  trouvé  en  lui  un  véritable  fana- 
tique, à  ce  point  qu'un  jour,  il  revint  à  moi  por- 
tant triomphalement  dans  sa  gueule  un  parapluie 
qu'il  venait  de  ravir  à  l'étreinte  passionnée  d'un 
bourgeois  ahuri. 

»  Quand  nous  dûmes  partir  pour  Paris,  il  fut 
décidé  qu'on  n'emmènerait  pas  monsieur  Brillant. 
L'avant-veille  de  notre  départ,  je  le  donnai  à 
Léon  Lasserre,  qui  l'emporta  chez  lui,  par  la  pa- 
tache,  à  Gastelnau-Magnoac.  (Léon  Lasserre  est 
aujourd'hui  premier  président  à  Agen.  Il  était 
étudiant  à  Toulouse  pendant  que  je  n'y  faisais 
encore  que  mes  humanités.  Il  écrivait  de  jolis  vers, 
je  m'en  souviens,  et  il  en  écrit  toujours.)  Le 
moment  de  quitter  le  pays  était  venu  pour  nous, 
et  l'on  chargeait  nos  malles  sur  la  voiture,  quand 
voilà  qu'une  bête  faite  comme  un  diable  nous 
tombe  sur  le  dos  :  c'était  Brillant  qui  venait  de  se 
payer  quarante  kilomètres  de  route  pour  venir 
nous  retrouver.  On  le  félicita  de  son  honnêteté,  et, 


CATULLE    MENDÈS  93 

non  sans  tristesse,  on  le  réexpédia  à  Gastelnau- 
Magnoac. 

»  Pour  Diane,  dont  nous  dûmes  aussi  nous 
séparer,  c'était  une  très  jolie  bête,  simplement. 
Elle  ne  se  distinguait  que  par  son  habileté  à  voler 
les  poulets  à  la  broche. 

»  Me  voilà  à  Paris...  Lutte,  misères,  préoccupa- 
tions exclusives  d'art...  Les  bêtes  disparaissent 
de  ma  vie  pour  n'y  rentrer  que  plus  tard,  dès  que 
j'ai  pu  acquérir  une  installation  d'un  bien-être 
relatif. 

»  Je  vins  habiter,  au  n°  50  de  la  rue  des  Mar- 
tyrs, un  endroit  assez  singulier.  L'entrée  du  lieu 
était  abominable,  comme  certains  seuils  de  mai- 
sons de  sages-femmes.  Mais,  au  premier,  on  avait 
la  surprise  de  se  heurter  à  une  grille  de  bois  qui 
clôturait  un  jardin  ravissant,  au  milieu  duquel  se 
dressait  un  véritable  petit  hôtel.  Dans  cet  hôtel, 
j'eus  un  rossignol,  que  j'avais  —  celui-là  —  hon- 
teusement acheté  au  Carré  Saint-Martin. 

»  Quand  je  transportai  mes  lares  avenue  de 
Madrid,  j'admis  en  ma  demeure  deux  hôtes  nou- 
veaux :  Faffner  et  Fasolt. 

—  Des  chiens? 

—  ?son,  des  chats. 

—  Ah  !  vous  aimiez  les  chats? 


94         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

—  Pour  leur  beauté,  uniquement.  En  dehors  de 
l'admiration  qu'ils  provoquaient   en  moi,  je  ne 
leur  vouais  aucune  affection.  J'ai  toujours  tenu  le 
chat  pour  une  bête  mauvaise.  Mais,  je  le  répète, 
esthétiquement,   je  les   aimais  et  leur  accordais 
toutes  sortes  de  prérogatives.   Ainsi,   Faffner  et 
Fasolt  dînaient  à  ma  table,  la  serviette  au  cou,  très 
dignes.  Us  étaient  colossaux,  et  se  bornaient,  d'ail- 
leurs, à  être  beaux.  Mais  ils  étaient  aussi  criminels, 
car,  un  jour,  ils  dévorèrent  mon  cher  ami  le  rossi- 
gnol. Ce  meurtre  ne  leur  porta  pas  chance  :  un 
matin  qu'ils  se  promenaient  effrontément  dans  un 
jardin  voisin  du  mien,  des  gredins  les  criblèrent 
de  coups    de  pistolet  de  salon.  Un  quart  d'heure 
après,  ils  rendaient  le  dernier  soupir  en  ma  cave, 
derrière  une  barrique.   Je  vous  avoue  que  j'eus 
grande  envie  d'aller  tuer  à  leur  tour  ces  cochons 
(sic). 

»  Rue  Mansard,  j'eus  un  autre  chat,  à  qui  l'on 
donna  le  nom  d'un  personnage  de  La  Walkyrie. 
Mime  était  beau  comme  un  amour.  C'était  un 
matou  d'un  noir  superbe;  mais  il  répandait  une 
odeur  formidable  et  ne  se  faisait  pas  faute  de  lacé- 
rer mes  rideaux.  On  fut  bien  obligé  de  le  confier  à 
un  homme  de  l'art,  qui  nous  le  ramena  dans  un 
état  absolu  de  neutralité.  A  dater  de  ce  jour,  Mime 


CATULLE    MENDÈS  95 

s'enfonça  dans  une  tristesse  plus  noire  que  lui- 
même.  Nous  habitions  au  cinquième  étage.  Mime 
avait  coutume,  à  certain  moment  de  la  journée,  de 
faire  un  petit  tour  sur  la  corniche  de  zinc  qui  ré- 
gnait au  long  de  la  façade  intérieure,  sous  nos  fe- 
nêtres. Un  matin,  je  le  vis  —  ou  je  crus  le  voir  — 
s'élancer  volontairement  de  cette  corniche  dans  la 
rue.  En  tombant,  il  rencontra  un  réverbère  contre 
lequel  il  se  cassa  les  reins.  Je  vous  affirme  que  je 
garde  l'impression  que  Mime  s'est  suicidé... 

»  Tous  voyez,  en  somme,  que  je    puis  passer 
pour  avoir  été  un  ami  des  bêtes. 

—  Vous  n'êtes  donc  plus  leur  ami? 

—  Non. 

—  C'est  bizarre. 

—  N'est-ce  pas? 

—  Et  comment  expliquez-vous  ce  revirement? 

—  Saurais-je  l'expliquer?...  Entendez  bien  que 
cette  amitié  n'a  pas  fait  place,  chez  moi,  à  une 
réelle  aversion.  Non  pas.  Je  suis  simplement  devenu 
indifférent  à  l'égard  des  bêtes.  Pourtant,  si,  je  me 
souviens  que  j'ai  traversé  une  période  de  répulsion 
pour  elles,  et  si  ma  sœur  en  laissait  pénétrer  quel- 
qu'une —  chien  ou  chat  —  rue  Berlioz,  j'entrais 
dans  une  sorte  de  colère.  Aujourd'hui,  je  suis  très 
calme,  et  je  ne  lèverais  pas  mon  gant  sur  un  chien. 


96         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

Je  suis  même  plus  respectueux  qu'autrefois  des 
droits  de  la  bête,  sans  cependant  lui  réserver  la 
plus  petite  part  de  la  tendresse  que  je  lui  vouai 
jadis.  Il  me  semble  que  sa  race  est  la  mienne,  que 
nous  sommes  obligés  de  vivre  côte  à  côte,  mais 
que  nous  n'avons  nul  devoir  de  nous  mêler. 

»  Pour  finir,  j'ose  à  peine  vous  avouer  que,  par 
une  injustice  évidente,  j'en  suis  arrivé  à  concevoir 
une  mauvaise  opinion  des  personnes  qui  aiment 
trop  tendrement  les  animaux.  » 

Là-dessus,  je  quittai  M.  Catulle  Mendès,  fort  peu 
rassuré  sur  la  qualité  de  l'opinion  qu'il  avait  pu 
concevoir  de  moi... 


LEON   CLADEL 

Grande  revue  de  chiens.  —  César,  chien  épique.  —  Monsieur 
Touche  et  ses  rapports  avec  Béranger,  Lamartine  et  de 
Vigny.  —  Au  moulin  de  la  Lande.  —  Ratas,  nageur  déter- 
miné. —  Pif,  Paf,  Pouf.  —  Entrée  de  Famine.  —  Léon 
Cladel,  chien  d'aveugle. —  En  récompense  d'un  sauvetage. 
—  Démêlés  avec  la  police  de  Sèvres.  —  La  tortue  de  madame 
Cladel.  —  Nos  frères  les  animaux.  —  Père  et  socialiste. 


Depuis  Carabi,  qui  jappa  furieusement,  paraît-il, 
autour  de  son  berceau,  M.  Léon  Cladel  eut  toujours 
un  chien  sous  sa  main  ou  sous  ses  talons.  C'est 
lui-même  qui  l'a  dit,  et,  mieux  que  cela,  écrit. 

Les  six  premiers  chiens  qu'il  choya  et  desquels  il 
fut  choyé  trouvèrent  en  leur  fier  et  excellent  maître 
—  en  leur  compagnon  et  "ami,  devrais-je  plutôt 
dire  —  un  historiographe  singulièrement  peu 
banal,  à  coup  sûr.  Et  ce  Léon  Cladel  et  sa  kyrielle 

9 


98  BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

de  Chiens  est  un  livre  dont  tout  être  assez  peu  dis- 
gracié de  la  nature  pour  ne  pas  haïr  les  bêtes  ho- 
nore sa  bibliothèque  et  l'y  place  entre  L'Esprit  des 
bêtes  de  Toussenel  et  la  Ménagerie  intime  de  Gau- 
tier. 

A  ces  six  chiens  quinze  autres  succédèrent  dont 
les  biographies  restent  à  faire.  Mais,  voyons  d'a- 
bord ce  que  la  vie  des  six  premiers  présente  de  cu- 
rieux et  de  bien  caractéristique. 

Le  premier. ..  (ô  Ruy  Gomez  !),  le  premier  de  ces 
six  premiers  fut  Quasca,  mâtin  jaunâtre  et  camus 
auquel  le  père  de  Gladel  s'imaginait  devoir  la  vie 
et  qui  finit,  galeux,  dans  la  rivière,  avec  une  pierre 
au  cou. 

Si  Quasca  avait  sauvé  le  père,  Te  second  spéci- 
men, Sévère,  devait  samer  le  fils  et  périr  victime 
de  son  dévouement.  Sévère  fut  une  sanguine  et 
nerveuse  femelle,  et  la  terreur  des  rats.  Elle 
mourut,  piquée  au  nez  par  une  vipère  qui  mena- 
çait son  jeune  maître. 

Vinrent  Torrent  et  Montagne,  jumeaux  très  poilus 
et  blancs  comme  la  neige  des  Pyrénées  d'où  ils 
étaient  descendus.  Gladel  les  attelait  à  un  char  ru- 
dimentaire  et  passait  une  bonne  partie  de  son 
temps  à  se  faire  traîner  par  eux.  Torrent  mourut 
très  jeune  —  en  flagrant  état  de  péché  —  d'une 


LÉON    CLADEL  99 

odieuse  amputation.  Quant  à  Montagne,  la  rage 
l'atteignit,  et  M.  Gladel  père  dut  s'en  débarrasser 
en  le  criblant  de  chevrotines. 

Léon  Cladel  faisait  son  droit  à  Toulouse  quand 
il  acheta  à  un  gamin  César,  cet  «  ossu  et  strapassé 
chien  ».  César  fut  un  des  chiens  épiques  de  la 
série.  Il  était  affligé  du  ver  solitaire,  ce  qui  le  pous- 
sait à  avaler  jusques  aux  os,  et  ce,  sans  préalable 
mastication  !  Cladel  s'attira  la  réprobation  générale, 
du  jour  où  il  ne  craignit  pas  de  produire  cet 
extraordinaire  animal  au  milieu  de  l'élégante  so- 
ciété qui  hantait  les  Allées  Lafayette.  Le  cynisme 
de  César  était  des  moins  communs,  à  ce  point  que 
son  héroïque  barnum  dut  le  museler  par  devant 
et  par  derrière!...  Reçu  à  ses  premiers  examens, 
Cladel-  s'en  retourna  chez  lui  avec  le  gouliafre  ; 
mais  celui-ci  fit  tant  de  ravages  au  Moulin  de  la 
Lande  qu'il  fallut  l'envoyer  chez  l'oncle  Jean,  où  il 
se  lia  d'amitié  avec  deux  superbes  traqueurs  de 
lièvres,  Tendresse  et  Flambeau.  Un  beau  jour,  le 
pendard  disparut.  Un  boulanger,  qui  le  trouva,  le 
débaptisa  :  il  devint  Sidi-Bono  çt  fut  employé  à 
tourner  la  roue  énorme  d'un  blutoir.  Avant  d'être 
reconquis  par  son  premier  maître,  il  subit  trois 
autres  avatars,  et  fut  tour  à  tour  Gros-bec,  puis  Ar- 
tilleur, puis  Va-dru...  Il  était  «  suintant  et  puant  », 


100         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

quand  Léon  Gladel  le  retrouva  et  le  recueillit  de 
nouveau. 

Monsieur  Touche  fut  un  des  chiens  dont  la  mort 
laissa  le  plus  de  regrets  à  l'auteur  du  Bouscassié, 
de  N'a-quun-Œil,  et  de  tant  de  chefs-d'œuvre. 
Monsieur  Touche  était  un  king-charles  et  avait 
primitivement  appartenu  à  un  vieux  grognard. 
Quand  Cladel  partit  pour  Paris  avec  cent  soixante- 
sept  pièces  de  six  livres  cousues  dans  la  doublure 
de  son  raglan,  le  king-charles  l'accompagna,  et  le 
premier  service  qu'il  rendit  à  son  maître,  une  fois 
dans  la  capitale,  ce  fut  de  lui  monter  sa  correspon- 
dance. Monsieur  Touche,  irrésistible  autant  que 
volage,  attira  à  Léon  Gladel  les  faveurs  du  beau 
sexe.  Monsieur  Touche  fut  béni  par  Béranger,  pissa 
sur  la  culotte  gris-perle  de  M.  de  Vigny,  et  prit 
M.  de  Lamartine  pour  un  épouvantail.  Un  jour,  il 
s'égara,  et  cela  nous  a  valu  des  pages  magistrales 
sur  la  fourrière.  Finalement,  ce  pauvre  Monsieur 
Touche,  à  la  gloire  duquel  Cladel  avait  rimé  un 
«  acrostiche-potence  »,  fut  vendu  huit  francs  par  un 
dépositaire  infidèle  à  un  malandrin  qui  le  tua  pour 
en  avoir  la  peau. 

«  Plus  tard,  »  écrivait  M.  Léon  Gladel,  «  pour 
peu  que  ça  me  chante  et  si  l'on  m'en  prie,  je  racon- 
terai l'histoire  de  mes  autres  chiens,  histoire  in- 


LÉON    CLADEL  101 

timement  liée  à  la  mienne,  attendu  que  ces  aima- 
bles bêtes  n'ont  guère  d'autre  existence  que  celle 
de  leurs  maîtres.  » 

...  Au  moment  précis  où  il  mettait  le  point  final 
à  son  roman  :  Juive-Errante  (roman  porté  durant 
dix  ans},  je  me  présentai  chez  le  puissant  écrivain, 
en  sa  villa-tanière-ermitage  de  la  rue  Brongnard, 
à  Sèvres. 

—  Je  viens  vous  prier,  lui  dis-je,  cber  et  révéré 
maître,  de  me  donner  la  primeur  de  l'histoire  de 
vos  chiens  à  partir  du  septième.  Cela  vous  chante- 
t-il? 

—  Oh  !  Ht  M.  Léon  Cladel,  en  remettant  sur  ses 
longs  cheveux  l'espèce  d'éteignoir  de  drap  brun  que 
connurent  bien  tous  ceux  qui  eurent  l'heur  de  pé- 
nétrer en  sa  bel-accueillante  demeure,  si  je  ne 
vous  connaissais,  ça  ne  me  chanterait  guère  ;  mais 
je  vous  connais  et  cela  me  chante.  Asseyez-vous 
donc  près  du  feu,  et  je  vais  vous  conter  mes  chiens, 
sommairement,  bien  entendu...  Quant  aux  consi- 
dérations, nous  les  mettrons,  si  vous  le  voulez,  à 
la  fin. 

j>  Donc,  après  M.  Touche  vint  Morose,  lequel  me 
fut  donné  par  Emile  Bénassit,  un  peintre  bordelais, 
qui  avait  été  élevé  en  Angleterre  et  possédait  un  cu- 
rieux accent  anglo-gascon.  Morose  était  un  bou- 

9. 


102         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

ledogue  tout  noir,  très  gai,  mais  coureur  en  diable. 
Je  l'eus  pendant  dix-huit  mois,  au  bout  desquels 
il  me  fut  volé.  Je  le  recherchai  en  vain.  Deux  ans 
après  sa  disparition,  assistant,  sur  la  place  du 
Ghâteau-d'Eau,  à  une  représentation  de  chiens  sa- 
vants, je  crus  le  reconnaître  parmi  eux.  Je  l'appelai, 
et  il  me  sauta  au  cou.  Mais  je  ne  pus  parvenir  à  me 
le  faire  rendre  par  le  dresseur,  qui  prétendait  l'a- 
voir payé  très  cher. 

»  De  retour,  un  jour,  au  moulin  de  la  Lande,  je 
me  plaignis  à  mon  père  d'être  sans  chien.  Mon  père, 
qui  faisait  le  commerce  des  grains  à  Montauban, 
s'en  fut  à  la  ville  avec  l'intention  de  m'en  rapporter 
un.  Le  soir,  j'étais  sur  la  route,  dans  l'attente.  J'a- 
perçus aussitôt  la  charrette  paternelle,  chargée  de 
foin,  et,  tout  là-haut,  droit  juché  sur  ce  foin,  un 
chien  de  berger  noir.  La  voiture  s'arrête,  on  des- 
cend l'animal,  et  nous  signons  immédiatement, 
tous  les  deux,  notre  pacte  d'alliance  et  d'amitié. 
Nous  restâmes  ensemble  au  moulin  pendant  trois 
mois.  Le  jour  fixé  pour  mon  retour  à  Paris,  mon 
père,  de  peur  que  Zabeul  (j'avais  ainsi  nommé  la 
bête)  ne  voulût  me  suivre  et  ne  me  créât  des  em- 
barras, l'enferma  dans  une  chambre.  Bon.  Je  pars 
vers  quatre  heures,  en  cabriolet.  Savez-vous  ce  qui 
arrive?  Le  chien  ronge  la  porte,  s'échappe,  et,  dé- 


LÉON    CLADEL  103 

talant  de  toutes  ses  pattes,  il  arrive  en  même  temps 
que  nous  à  la  gare  de  Moissac,  où  il  répand  tant  de 
pleurs  et  fait  tant  d'attendrissantes  manières  que 
je  me  laisse  toucher  et  l'emmène  à  Paris.  Je  l'y 
gardai  avec  moi  durant  le  siège.  Il  fut  atteint  d'une 
maladie  de  peau,  et  je  le  plaçai  àNeuilly  dans  une 
maison  spéciale  où  il  succomba  à  la  suite  d'un 
eczéma. 

»  Finette,  fille  deZabeul,  était  une  chienne  toute 
petite.  Elle  avait  des  façons  de  vraie  femme.  J'ai  eu, 
avec  elle,  l'occasion  d'observer  l'élément  féminin 
chez  une  chienne.  Elle  était  noir  et  feu,  — bâtarde, 
au  demeurant.  Je  l'aimais  beaucoup.  Quand  sur- 
vinrent les  Prussiens,  je  quittai  Enghien,  et  Finette 
disparut,  à  Saint-Denis,  dans  l'énorme  agglomé- 
ration des  charrettes.  Elle  me  laissait  Pouni,  une 
petite  chienne  née  sans  queue,  très  gentille  et  qui 
se  trémoussait  comme  jamais  petite  chienne  ne  se 
trémoussa. 

»  Ratas  était  le  frère  aîné  de  Pouni.  Sa  robe  était 
gris  de  rat  —  d'où  son  nom.  Je  l'ai  gardé  long- 
temps. Ce  Ratas  a  assisté  aux  actes  les  plus  graves 
de  ma  vie  :  il  était  à  mon  mariage,  presque  comme 
l'un  de  mes  témoins.  C'était  un  déterminé  nageur. 
A  Vichy,  où  nous  l'emmenions,  il  nageait  dans 
l'Allier,  et  si  mirinquement  que  tout  le  monde  ve- 


104         BÉTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

nait  pour  le  voir.  Ah!  quel  sacré  nageur  c'était  !  En 
voulez-vous  un  exemple?  J'avais  l'habitude  (j'étais 
alors  valide)  de  me  promener  tous  les  jours  avec 
mon  Ratas  sur  les  bords  de  la  Seine.  Gomme  legueux 
ne  cherchait  que  le  prétexte  de  se  flanquer  à  l'eau,  je 
lui  fournissais  ce  prétexte  en  lui  lançant  dans  le 
fleuve  un  bâton  qu'il  y  allait  chercher  pour  me  le  rap- 
porter en  triomphe.  Voilà  qu'un  jour,  sans  y  pren- 
dre garde,  je  lance  le  bâton  au  moment  où  deux 
bateaux  allaient  se  croiser.  Le  chien  se  jette  à  l'eau 
et  tout  aussitôt  se  voit  pris  entre  les  deux  va- 
peurs. Pour  moi,  je  le  crus  perdu.  Il  se  passa  alors 
un  fait  qui  stupéfia  les  pilotes:  dans  cette  situation 
critique,  mon  prodigieux  Ratas  ne  fait  ni  une  ni 
deux  ;  il  plonge,  passe  sous  la  carène  de  l'un  des 
bateaux,  et  reparaît  avec  le  bâton  dans  la  gueule!... 
La  pauvre  bête  finit  bien  atrocement.  Il  était  écrit 
que  la  vapeur  lui  porterait  malheur...  Je  venais  de 
reconduire  un  ami  à  la  gare,  et  j'allais  traverser  la 
voie  pour  m'en  revenir.  La  porte  de  la  barrière 
était  entr'ouverte.  Je  traversai,  après  avoir  attendu, 
cependant,  qu'un  train  express  eût  passé.  Je  me 
retourne,  j'appelle...  Point  de  Ratas.  Le  train  avait 
pris  mon  chien  et  l'avait  décapité.  Son  corps  était 
tellement  plaqué  sur  les  rails  qu'il  en  faisait  pour 
ainsi  dire  partie.  Ce  ne  fut  que  le  lendemain  que 


LÉON    CLADEL  105 

je  retrouvai  la  tête,  à  cinquante  mètres  environ  de 
la  guérite  du  cantonnier...  Je  pleurai  Ratas  pen- 
dant plus  d'une  semaine. 

»  Bergère,  qui  lui  succéda,  appartenait  à  mon 
père.  J'avais  vécu,  à  diverses  reprises,  à  côté  d'elle. 
Quand  je  fus  rappelé  au  moulin  par  mon  père  qui 
s'y  mourait,  Bergère,  durant  toute  la  maladie,  ne 
me  quitta  pas.  Le  jour  de  l'inhumation,  elle  suivit, 
en  hurlant,  le  corps  jusqu'au  cimetière,  puis  dis- 
parut. On  ne  la  revit  plus  jamais. 

»  Quina,  une  épagneule,  me  fut  donnée  par  le 
docteur  Henri  Napias,  fils  d'un  maire  de  la  Com- 
mune, lequel  fut  fusillé  à  la  Cour  des  Messageries. 
Elle  me  fit  cinq  à  six  petits.  C'était  une  bonne  mère. 
Le  diable,  c'est  que,  quand  je  sortais  avec  elle,  aux 
époques  propices,  j'étais  suivi  par  une  avalanche 
de  plus  de  cinquante  chiens.  Or,  elle  nourrit  les 
trois  petits  que  je  lui  avais  laissés  ;  puis,  un  jour 
de  soleil,  lasse  d'être  depuis  longtemps  enfermée 
avec  Pif,  Paf  et  Pouf,  elle  sortit,  alla  jouer  sur  la 
voie  du  chemin  de  fer  et  s'y  fit  écraser...  Pif  mourut 
enfant.  Quant  à  Pouf,  je  le  donnai  à  Paul  Heusy, 
du  Radical,  qui  le  garda  assez  longtemps,  mais  dut 
le  donner  à  son  tour,  à  la  veille  d'un  voyage  pour 
la  Floride.  Pouf  se  porte  à  merveille.  Il  a  dix  ou 
douze  ans. 


106        BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

»  Paf,  lui,  resta  chez  moi  jusqu'à  sa  mort,  qui 
fut  naturelle.  Ce  fut  un  chien  volontaire,  absolu- 
ment désobéissant,  et  qui  n'écoutait  jamais  que 
moi.  Au  rebours  de  Ratas,  il  avait  une  sainte 
horreur  de  l'eau...  Je  vivais  avec  Paf  depuis  long- 
temps, quand  il  disparut.  Au  cours  de  mes  recher- 
ches, on  m'apprit  qu'un  chien,  du  signalement  de 
Paf,  se  trouvait  chez  un  tambour  de  ville,  à  Chaville. 
Je  faisais  des  démarches  pour  le  ravoir,  quand  un 
de  mes  amis,  le  docteur  Midrin,  aujourd'hui  maire 
de  Sèvres,  m'amena  un  chien  qui,  au  premier  as- 
pect, nous  fit  nous  écrier:  «  Yoilà  Paf!  »  Ce  n'était 
pas  lui  :  c'était  un  vieux  chien  tout  édenlé,  aux 
yeux  mouillés,  répugnant.  Je  le  mis  à  la  porte.  Le 
chien  se  coucha  là,  mais  ne  s'en  alla  point.  Le 
matin,  mes  deux  filles,  allant  à  l'école,  l'ayant 
aperçu  sur  le  seuil,  vinrent  me  dire  :  «  Il  est  là,  le 
vieux  chien;  il  est  malheureux...  Il  ne  faut  pas 
qu'il  s'en  aille.  »  Touché,  je  le  fis  rentrer,  et  il  fut 
décidé  qu'on  le  garderait.  Je  le  nommai  Famine,  et 
je  vous  prie  de  croire  qu'il  était  bien  nommé. 

»  Mais,  sur  ces  entrefaites,  Paf,  retrouvé,  revint. 
Ils  vécurent  ensemble.  Ce  qui  me  chagrina,  ce  fut 
de  voir  que  Paf  n'aimait  pas  Famine.  Cependant, 
ce  pauvre  chien  était  d'une  douceur  angélique;  il 
n'avait  jamais  d'humeur,  ni  de  révoltes.  Sa  fin  fut 


LÉON    CLADEL  107 

lamentable,  comme  son  aspect  l'avait  toujours  été. 
Il  était  devenu  aveugle,  presque  paralysé.  Un 
après-midi,  il  faillit  être  écrasé  dans  la  grande  rue 
de  Sèvres.  Il  avait  si  bien  compris  le  danger  que 
désormais  il  y  avait  pour  lui  à  traverser  cette  voie 
que,  le  cas  s'en  présentait-il,  il  se  jetait  à  mes 
jambes,  me  mordillait  le  pantalon,  et,  comme  j'a- 
vais compris  ce  qu'il  réclamait  de  moi,  j'avais  con- 
tracté l'habitude  de  le  prendre  dans  mes  bras  et  de 
le  passer,  faisant  ainsi  moi-même  le  chien  d'a- 
veugle. Il  eut,  par  surcroît,  un  cancer  au  ventre. 
Je  ne  pouvais  me  décider  à  le  faire  abattre.  Mais, 
comme  son  état  présentait,  avait-on  dit,  quelque 
danger  pour  les  enfants,  ma  femme,  profitant  d'un 
voyage  que  je  faisais  dans  le  Midi,  lui  fit  respirer 
un  narcotique  qui  le  délivra  de  sa  misérable  exis- 
tence ;  puis,  elle  le  fit  enterrer  dans  le  jardin,  et  je  ne 
passe  point  un  jour  sans  jeter  un  coup  d'oeil  sur  le 
léger  tumulus  sous  lequel  il  repose.  Famine  fut  le 
chien  que  j'aimai  le  plus.  Il  n'avait  pas  moins  de 
vingt-deux  ans  quand  il  mourut. 

»  Mais  revenons  à  Paf,  pour  en  finir  avec  lui. 

»  Je  vous  ai  dit  qu'il  avait  horreur  de  l'eau.  Gela 
m'agaçait.  Un  jour,  du  haut  "d'une  passerelle,  au 
Bas-Meudon,  je  jetai  mon  hydrophobe  à  l'eau,  me 
disant  :  Sacredié  !  il  doit  savoir  nager,  et  il  s'en 


108        BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

tirera  bien!...  Mais  le  malheureux  Paf  ne  s'en  tirait 
pas  du  tout,  il  pataugeait  et  allait  se  noyer,  quand 
deux  individus  sautèrent  en  barque  pour  l'aller 
repêcher.  Si  je  n'avais  été  malade,  je  vous  réponds 
bien  que  je  n'eusse  laissé  ce  soin  à  personne,  car 
je  suis  bon  nageur.  Les  deux  hommes,  qui  croyaient 
que  j'avais  voulu  me  débarrasser  de  la  bête,  me 
ramenèrent  Paf,  en  me  traitant  du  haut  en  bas. 
Des  blanchisseuses  mêlent  leur  voix  au  concert 
d'injures.  J'ai  beau  protester;  des  paroles  on  passe 
aux  actes,  et  je  reçois  un  coup  d'aviron.  Bref,  tout 
alla  de  telle  sorte  que,  moi  qui  ne  songeais,  en 
principe,  qu'à  manifester  mon  bonheur  et  ma 
reconnaissance,  je  me  vis  dans  la  nécessité  d'as- 
sommer d'un  coup  de  canne  un  des  sauveurs  de 
mon  chien. 

»  J'en  arrive  à  mes  deux  dernières  bêtes.  Je 
viens  d'avoir  à  leur  sujet  maille  à  partir  avec  une 
police  —  que  je  m'abstiendrai  de  qualifier.  Tantan 
est  un  chien  danois  gris.  L'éditeur  Paul  Delille 
m'en  fit  don.  C'est  une  bête  très  fidèle,  mais 
méchante  avec  ses  congénères.  Tantan  a  vécu  ici 
avec  Tzodi,  un  caniche  noir.  Quand  je  me  pro- 
menais avec  Tzodi  et  Tantan,  ce  n'étaient  que 
querelles  et  combats  de  chiens.  Un  beau  jour, 
dernièrement,  nous  étions  sortis  tous  les  trois  : 


LÉON    CLADEL  109 

voilà  que  ce  Tantan  saute  sur  un  chien  de  chasse 
et  se  met  à  le  rouler.  Le  propriétaire  du  chien 
de  chasse  intervient  et  se  met  à  taper  sur  Tantan  ; 
ce  que  voyant,  mon  autre  pendard,  le  sieur 
Tzodi,  se  jette  aux  mollets  du  quidam  et  le 
mord.  Plainte  de  ce  monsieur  à  la  police,  qui  se 
met  en  quatre,  vient  chez  moi,  et  me  somme  de 
faire  abattre  mes  chiens,  me  donnant  pour  raison 
que  quelqu'un  avait  vu  Tantan  se  battre  avec  un 
chien  reconnu  pour  enragé.  «  Et  quand  la  chose 
a-t-elle  été  constatée?  demandai-je.  —  Vers  sept 
heures  du  matin.  —  C'est  impossible,  mes  chiens 
ne  sortant  jamais  avant  dix  heures.  »  Alors  on 
brandit  un  arrêté,  et  l'on  vocifère  qu'il  me  faut 
m'y  conformer...  Croiriez-vous  qu'il  suffit  qu'on 
dénonce  un  chien  pour  le  faire  abattre!  C'est  la  loi- 
Elle  est  propre!...  Ici,  à  Sèvres,  soixante  chiens 
ont  été  abattus  en  cette  occasion.  Cependant,  je  ne 
fis  point  abattre  les  miens.  Quelle  ne  fut  pas  ma 
stupeur  de  voir,  un  matin,  le  Petit  Journal, 
annoncer  que  les  chiens  de  M.  Léon  Cladel  avaient 
été  abattus  !  J'allai  à  la  police  pour  m'enquérir  de 
ce  que  cela  signifiait.  La  réponse  fut  épique.  Je 
vous  en  fais  juge.  «  Vous  voyez  bien  que  c'est  dans 
le  journal,  me  dit-on,  Le  journal  dit  que  vos 
chiens  ont  été  abattus;  cela  prouve  qu'il  faut  les 

10 


110        BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

faire  abattre.  »  Non,  mais,  croyez-vous!...  Gela 
devenait  de  la  vexation.  De  retour  chez  moi,  très 
inquiet,  j'envoyai  Tantan  et  Tzodi  dans  les  bois, 
chez  un  ami.  Mais  je  ne  pouvais  les  y  laisser,  et  je 
m'en  fus  tout  exprès  à  Paris  poi*r  leur  chercher 
asile.  Je  ne  trouvai  rien.  Le  hasard,  pourtant, 
m'envoya  dans  les  jambes  un  jeune  homme  de 
lettres,  qui,  voyant  ma  tristesse,  m'offrit  d'emmener 
avec  lui  mes  deux  chiens  à  Bordeaux.  Il  partit  avec 
eux,  le  soir.  J'ai  reçu  de  leurs  nouvelles  :  ils  se 
portent  à  merveille.  Je  ferai,  quelque  jour,  revenir 
Tantan. 

»  J'ai  voulu  sauver  mes  chiens,  je  les  ai  sauvés. 
Chose  bizarre,  bien  que  mes  chiens  soient  abattus 
officiellement,  on  n'en  continue  pas  moins  à  me 
faire  payer  la  taxe,  comme  par  le  passé!  !  !...  » 

Mademoiselle  Judith  Gladel,  qui  était  survenue, 
fit  une  heureuse  diversion  et  parvint  à  calmer 
l'exaspération  du  maître  en  me  contant  l'histoire 
d'une  tortue  qui  répondait  très  bien  à  l'appel  de 
madame  Léon  Gladel,  mais  restait  sourde  à  tout 
autre. 

—  Et  dans  votre  œuvre,  cher  maître,  quel  senti- 
ment montrez-vous  pour  les  animaux? 

—  Je  les  considère  comme  des  frères,  et  je  les 
aime  au  moins  autant  que  les  hommes.  Ils  n'ont 


LÉON    CLADEL  111 

pas  la  parole,  mais  il  y  a,  dans  leurs  yeux,  dans 
leurs  éclats  de  voix  informulée,  des  choses  aux- 
quelles je  n'ose  résister  :  j'y  sens  un  appel,  une 
prière,  un  ordre.  Je  rencontrerais  trois  fois  un 
chien  qui  me  regarderait  d'une  certaine  façon,  que 
je  chercherais  à  l'acquérir.  Mes  chiens  vivent  de 
ma  vie.  Je  n'ai  jamais  souffert  qu'on  les  fît  sortir 
pendant  les  repas,  car  c'est  l'instant  où  j'aime  à 
sentir  leurs  mufles  sur  ma  cuisse.  D'ailleurs, 
esprit  solitaire  comme  je  suis,  les  chiens  m'ont 
aidé  à  supporter  les  plus  grands  malheurs  de  ma 
vie.  Je  vous  assure  que,  parfois,  les  miens  seuls 
n'auraient  pas  suffi  à  me  consoler... 

»  Il  y  a  cinq  ou  six  ans,  je  perdis  une  petite  fille 
de  huit  ans,  d'une  douceur  et  d'un  charme  exquis, 
et  qui  aimait  les  bêtes  ainsi  que  moi.  Comme  j'ai 
un  tombeau  de  famille  au  Père-Lachaise,  dans 
lequel  ma  mère  et  une  autre  enfant  dormaient  déjà 
leur  repos  dernier,  je  décidai  que  la  chère  petite 
serait  enterrée  là  aussi.  Le  jour  venu,  je  partis 
avec  quelques  amis.  La  bière  fut  mise  dans  le  cor- 
billard devant  notre  porte...  Famine  se  mit  à  nous 
suivre  jusqu'au  bas  de  la  côte,  en  pleurant  comme 
un  homme,  et,  par  deux  fois,  il  courut  sous  les 
roues  du  char  funèbre  pour  se  faire  écraser.  On 
dut,  par  deux  fois,  l'arracher  à  cette  mort   qu'il 


112        BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

cherchait.  Epiloguera  qui  voudra  là-dessus,  voilà 
le  fait. 

»  L'amour  qu'ont  les  parents  pour  leurs  enfants 
n'empêche  pas  leur  amour  pour  les  bêtes.  Ces 
deux  sentiments  proviennent  de  la  même  sensi- 
bilité de  cœur,  mais  ils  diffèrent  néanmoins.  Quant 
à  moi,  les  sentiments  que  j'ai  pour  mes  enfants 
sont  d'un  père;  ceux  que  j'ai  pour  mes  chiens  sont 
d'un  socialiste.  » 


XI 


GEORGES    COURTELINE 

Prenons  toujours  le  kummel.  —  Un  rigolo  de  la  vie.  —  Cour- 
teline  incendiaire.  —  Premières  armes  chez  la  mère  Popo. — 
Une  paire  d'amis.  —  De  l'influence  des  jurisconsultes  sur 
Catulle  Mendès.  —  L'ami  des  fleurs.  —  Analogie.  —  La 
conclusion  de  tout  ceci... 


«  Cocher,  13,  rue  de  la  Tour-des-Dames  !  » 

M'y  voici. 

Après  avoir  gravi  quatre  étages,  je  sonne  à  la 
porte  de  droite.  Une  jeune  et  jolie  servante,  soule- 
vant une  portière,   me   fait  entrer  dans  un  petit 
salon  aux  murs  exigus  que  décorent  quantité  de 
photographies,  de  dessins  .et  d'écrans.  A  la  place 
d'honneur  un  beau  portrait  de  Catulle  Mendès.  Ici 
et  Jà,   des  croquis  de  Caran  d'Ache   et  des  aqua- 
relles de  Steinlen.  Le  soleil,  joyeux,   ce  matin, 

10. 


114         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

tapote  de  ses  doigts  d'or  le  clavier  d'un  piano.  Dans 
la  bibliothèque... 

Mais  je  n'ai  pas  le  loisir  de  pousser  plus  avant 
mon  examen,  car  voici,  derechef,  l'avenante  sou- 
brette, qui,  cette  fois,  m'introduit  dans  le  cabinet 
de  l'auteur  déjà  célèbre  de  Le  Train  de  8  heures  kl. 

Gourteline  est  au  travail. 

Sur  sa  table  fume  une  tasse  de  thé  et  des  bouts 
de  papier  se  mouillent  d'encre  fraîche.  Le  réduit 
est  tranquille  à  souhait  ;  aucun  bruit  n'y  pénètre 
du  dehors.  Derrière  le  rideau  verdoyant  des  capu- 
cines de  l'unique  fenêtre,  c'est  une  gaieté  de  jolis 
toits  léchés  de  soleil,  à  cette  heure  si  peu  avancée 
de  la  journée. 

—  Tiens,  Docquois  !  Elle  est  bonne.  Gomment  ça 
va,  mon  cher?  Qu'est-ce  qu'il  y  a  pour  votre  ser- 
vice? 

J'expose  le  butdema  visite;  j'y  essaye,  du  moins, 
car  dès  les  premiers  mots,  Gourteline  jette  les 
hauts  cris. 

—  Xon  !  ah  non  !  Ah,  mon  cher,  pas  ça!  Tout  ce 
que  vous  voudrez,  mais  pas  ça!  Voulez  vous  du 
kirsch  ?  du  kummel  ?  une  cigarette  ?  mon  chapeau  ? 
La  maison  est  à  vous,  prenez  !  mais  éloignez  de 
moi,  Seigneur,  le  calice  de  l'interview  ! 

Je  refuse  le  chapeau  mais  j'accepte  le  kummel, 


GEORGES    COURTELINE  115 

pensant  :  «  C'est  toujours  autant  de  pris.  Tout  à 
l'heure  nous  verrons  bien.  » 

Mais  Courteline  est  très  monté.  Visiblement, 
l'auteur  des  Gaietés  de  VEscadron  n'est  pas  chair  à 
interview.  La  dent  sera  dure  à  arracher.  Avec  ça 
je  fais  une  gaffe  :  je  lâche  que  je  suis  venu  ici  dans 
l'espérance  d'en  repartir  avec  des  choses  drôles 
pleinmes  poches,  et,aumot«chosesdrôles  »,  Cour- 
teline grince  des  dents.  Il  se  lance  dans  une  tirade, 
dit  qu'il  a  embrassé  la  dernière  des  carrières  et  que 
son  profond  chagrin  d'être  un  amuseur  public  le 
conduira  inévitablement  à  finir  dans  un  monastère. 

«  Amuseur  public,  bon  Dieu!...  De  tous  les 
emplois  que  puisse  choisir  un  écrivain  dans  la 
comédie  des  lettres,  il  n'en  est  pas,  entendez-vous 
bien,  qui  demande  à  être  tenu  avec  plus  de  légè- 
reté et  de  délicatesse I...  Amuseur,  c'est  bien  vite 
dit  !  Banville  en  est  un,  d'amuseur,  et  Jocrisse  en 
est  un  autre.  » 

J'ai  un  geste  éloquent  : 

—  Oh  !  à  cet  égard-là,  vous  pouvez  être  bien 
tranquille. 

—  Oui?  Eh  bien,  je  ne  le  suis  guère. 

—  Bah  ! 

—  Il  n'y  a  pas  de  bah  !  ma  vie  est  gâchée  de  l'idée 
que  je  lapasse  sur  des  tréteaux,  à  vociférer  dans 


116         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

l'embouchure  d'un  porte-voix  des  choses  comiques 
qui  ne  le  sont  pas,  devant  un  troupeau  d'auditeurs 
qui  me  regardent  consternés  et  se  disent  entre 
eux  :  «  Est-il  bête  !  »...  Tenez,  les  jours  où  j'ai  de 
la  copie  dans  l'Echo,  je  suis  l'homme  —  et  ça  je 
vous  le  jure  —  le  plus  malheureux  du  monde  ;  je 
me  fourrerais  dans  un  trou  de  souris. 

—  Pourquoi? 

—  Toujours  pour  la  même  chose  :  l'idée  fixe  que 
jeboniinente,  le  bas  de  mon  pantalon  rentré  dans 
mes  chaussettes  et  le  nez  peint  en  rouge  vil,  au 
milieu  des  huées  de  la  foule.  Quand  on  m'a  repré- 
senté Lidoire,  l'an  dernier,  au  Théâtre  Libre,  je 
voulais  mettre  le  feu  aux  coulisses  du  théâtre! 
Parfaitement  !  Antoine,  que  j'exaspérais  par  mon 
obstination  à  vouloir,  quand  même,  inonder  de 
pétrole  ses  décors,  s'est  vu   obligé  de  médire: 

«Toi,  tu  vas  nous  f la  paix,  ou  j'envoie  chercher 

les  fliques!  » 

Et  Courteline,  l'œil  au  ciel: 

—  Être  un  rigolo  de  la  vie  !...  Hein,  songez- vous 
à  cela,  Docquois?...  Un  rigolo  !... 

Puis,  changeant  de  ton  : 

—  Ah  !  voilà  Monsieur  Saint-Médard. 
Saint-Médard  ! 

Surpris,  je  regarde. 


GEORGES    COURTEL1NE  117 

Saint-Médard  est  un  chat  noir,  de  toute  petite 
race,  improbable  produit  d'un  accouplement  dont 
l'événement  remonte  à  deux  ans  environ.  Il  a  sauté 
sur  les  genoux  de  son  maître,  et,  de  ses  paites  de 
devant,  illes  carde  comme  un  matelas. 

—  Mon  petit  compagnon  !  dit  Georges  Courte- 
line,  caressant  longuement,  de  la  main,  l'échiné 
lustrée  du  minet  qui  ronronne.  Il  n'est  pas  beau, 
mais  il  est  gai.  Va  dire  bonjour  au  monsieur,  Saint- 
Médard!...  Hein  !  Docquois,  comme  chat  de  gout- 
tière, est-il  assez  réussi?  Ah  !  tu  n'es  pas  beau, 
mon  cochon  !... 

Chat  de  gouttière  ou  pas  chat  de  gouttière, 
Saint-Médard  vient  de  m'apparaître  comme  le 
Deus  ex  machina!...  Gourteline  aime  les  chats, 
puisqu'il  en  a  un.  C'est  déjà  un  point  acquis.  Et  je 
songe:  «  Soyons  adroit.  Peut-être,  en  jouant  habi- 
lement un  petit  air  de  Saint-Médard...  » 

Le  fait  est  que  cinq  minutes  après,  un  mot  en 
amenant  un  autre,  mon  aimable  interlocuteur 
m'avait  confessé,  sans  y  prendre  garde,  son  adora- 
tion pour  la  race  féline.  Ça  lui  a  pris  dès  le  ber- 
ceau, d'où  il  se  laissait  glisser,-  à  huit  mois,  pour 
s'en  aller  à  quatre  pattes  chercher  sous  l'ombre  des 
meubles  le  chat  de  lanière  Popo,  sa  nourrice.  (La 
mère  Popo!!!)  Et,  peu  à  peu,  il  en  vient  à  des 


118        BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

confidences.  Saint-Médard  lui  a  donné  bien  de  la 
peine  à  élever!  Ah!  qu'il  eut  une  mauvaise  jeu- 
nesse, Saint-Médard!... 

—  Mon  cher,  vous  n'avez  pas  idée  de  ce  qu'a 
été  cettebête.  Il  avait,  entre  autres  perfections,  cette 
étrange  spécialité  de  tomber  dans  tous  les  endroits 
où  humainement  il  était  possible  qu'il  tombât  : 
sur  le  toit  que  vous  voyez  là,  en  contre-bas  de  la 
croisée  ;  puis  de  là,  par  des  tabatières  entrou- 
vertes, dans  les  cuisines  des  voisins  !  Il  tombait 
dans  le  bouillon,  dans  te  seau  de  propreté,  dans  la 
fontaine,  dans  les  lieux,  est-ce  que  je  sais  !...  Je 
passais  ma  vie  à  le  repêcher.  Par-dessus  le  marché, 
un  vrai  papillon!  voletant  à  travers  l'appartement 
au  milieu  d'un  charivari  assourdissant  de  saladiers 
culbutés  et  de  vaisselle  projetée.  Une  bête  à  tuer, 
quoi!  Une  personne,  qui  demeure  avec  moi  et  que 
Saint-Médard  rendait  littéralement  folle,  occupait 
une  partie  de  son  temps  à  lui  administrer  d'une 
main  maternelle  d'anodines  petites  fessées  des- 
quelles se  fichait  Saint-Médard  comme  de  ma  pre- 
mière chemise.  Et  elle  l'appelait  «  Petit  vilain  !  » 
et  «  Petit  laid!  »,  voire  «  Insupportable  animal!  », 
aux  jours  de  grande  indignation.  Moi,  je  pensais, 
comme  Audiberte  dans  l'admirable  Numa  Rou- 
mestan  de  Daudet  :  «  Gare,  si   un   coup  je  m'en 


GEORGES    COURTELINE  119 

môle!  »  Un  coup,  je  m'en  mêlai.  Je  ne  sais  plus 
ce  qu'avait  fait  Saint-Médard,  mais  je  sais  qu'un 
quart  d'heure  après  il  sanglotait  encore,  comme  un 
chien,  sous  le  lit,  de  la  danse  vraiment  mémo- 
rable que  je  lui  avais  administrée  par  charité. 

—  Oh  !  charité!... 

—  Naturellement.  Par  le  fait  même  de  son  extra- 
vagante rigueur,  cette  volée  était  la  dernière  que 
devait  recevoir  Saint-Médard,  puisque  c'était  la 
première  dont  il  devait  garder  le  souvenir.  Et  le 
fait  est  que  depuis  lors  (et  je  vous  parle  de  quinze 
mois),  il  n'a  pas  reçu  de  moi  une  pichenette!  Il 
m'adore  parce  qu'il  me  redoute.  J'ai  du  prestige  à 
ses  yeux  de  chat.  Songez  donc  que  je  suis  pour  lui 
le  monsieur  qui  ne  l'a  pas  raté  !  !  !  Il  le  sait  :  d'où 
la  tendresse  infinie  qu'il  me  porte,  et  que  je  lui 
rends  bien,  d'ailleurs.  Oh  !  nous  sommes  une  paire 
d'amis  tous  les  deux,  n'est-ce  pas,  Saint-Médard? 

—  Ça  se  voit,  objectai-je  en  riant,  à  vos  mains 
déchirées  de  coups  de  griffes. 

MaisGourteline,  précis  comme  une  règle  de  trois  : 

—  Pardon!  ça,  c'est  une  autre  histoire. 
Puis  : 

—  Je  vais  vous  ouvrir  mon  cœur  :  j'ai  une  fai- 
blesse pour  les  gros  mots,  et  aussi  pour  les  jeux  de 
mains,  qui  me  paraissent  les  plus  divertissants  du 


120        BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

monde  ;  en  sorte  que  je  joue  quelquefois  à  soule- 
ver Médard  à  un  mètre  au-dessus  du  sol.  Lui,  ac- 
cepte volontiers  le  jeu  et  ne  s'en  formalise  en 
aucune  manière;  seulement,  une  fois  restitué  à  la 
liberté  de  ses  mouvements,  il  se  précipite  sur  ma 
main  qu'il  tâche  à  mettre  en  lambeaux.  Il  trouve 
ça  tout  naturel  et  moi  aussi.  Chacun  de  nous  joue 
comme  il  sait.  Et  quand  nous  avons  assez  joué, 
nous  nous  faisons  de  réciproques  politesses  :  je  gratte 
la  tête  à  Saint-Médard  qui  me  donne  de  son  nez 
dans  le  menton.  Voilà  tout.  Le  bon  Saint-Médard 
lèche  sa  queue  endolorie,  je  couvre  mes  plaies 
d'arnica,  et  nous  tirons,  lui  à  hue,  moi  à  dia,  pen- 
sant force  bien  l'un  de  l'autre  ;  moi,  de  lui  :  «  Voilà 
une  bête  qui  est  moins  bête  que  son  maître  »  ;  lui, 
de  moi  :  «  Voilà  un  homme  qui  est  juste,  puisqu'il 
sait,  sequo  animo,  accepter  les  légitimes  représailles 
d'une  bête  qu'il  avait  provoquée.»  Ah!  lajustice  avec 
les  bêtes,  tout  est  là!  Songez  donc  que  les  animaux 
portent  intact  en  eux  le  sens  de  l'équité  ;  cette  no- 
tion du  bien  et  du  mal  qu'a  reçue  de  Dieu  toute 
créature  née  de  sa  main,  mais  qu'est  venue  altérer, 
puis  atrophier  chez  nous  l'intervention  imbécile 
des  légistes,  des  Gaïus,  des  Lamoignon,  et  autres 
Monsieur  Prudhomme.  Les  Institutes  élucubrées, 
c'en  était  fait  de  la  droiture  des  hommes,  et  si  un 


GEORGES    COURTELINE  121 

vaudevilliste  illustre,  Jules  Moineaux,  a  écrit  dans 
Les  Deux  Aveugles  ce  vers  digne  d'admiration: 

Justinien,  ce  monstre  odieux... 

c'est  par  allusion  aux  Pandectes;  cane  fait  pas 
l'ombre  d'un  doute.  Mon  cher,  j'ai  la  haine  de  la 
loi,  et  de  ceux  qui  la  font,  et  de  ceux  qui  l'appli- 
quent! C'est  elle  qui  est  la  cause  de  tout.  Tenez, 
voilà  Catulle  Mendès,  que  la  douceur  de  son  cœur 
et  la  saineté  de  son  jugement  ont  longtemps  fait 
aimer  les  animaux  de  l'amilié  dont  ils  sont  dignes. 
Un  jour,  il  est  cité  devant  la  justice  belge  pour  je 
ne  sais  plus  quel  délit  de  presse.  Très  bien.  Il  dé- 
barque à  Bruxelles  et  de  là  chez  le  juge  d'instruc- 
tion, avec  lequel  il  confère  dix  minutes.  Le  soir 
même...  —  pas  le  lendemain,  le  soir  même!  —  ... 
il  avait  les  bêtes  en  horreur!  Un  contact  de  dix  mi- 
nutes avec  un  jurisconsulte  avait,  chose  atroce  à 
dire,  suffi  pourfausser  sur  un  point  l'esprit  le  plus 
normal  et  le  plus  rationnel  qui  se  fût  trouvé  jus- 
qu'alors!... 

Je  contins  une  belle  envie  de  rire  et  demandai 
hypocritement  : 

—  Et  à  votre  avis,  cher  ami,  on  est  injuste  avec 
les  bêtes  ? 

il 


122         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

—  Odieusement  !  fitCourteline. 
J'insinuai  : 

—  Voyons...  un  exemple... 
Mais  lui,  alors  : 

—  Je  vous  en  citerais  dix  mille.  Un,  pris  au  ha- 
sard, dans  le  tas.  Il  est  une  bête  que  les  zoologistes 
sont  unanimes  à  reconnaître  comme  exceptionnel- 
lement, douée  d'aspirations  hautes  et  aristocra- 
tiques... 

Moi  : 

—  L'hermine  ? 
Lui  : 

—  Non.  Le  cochon.  BufTon  le  constate,  et  Lacé- 
pède  le  proclame  :  le  cochon  est  l'ami  des  fleurs, 
des  parfums  et  des  élégances  ;  il  a  une  préférence 
marquée  pour  la  société  des  personnes  bien  éle- 
vées, et  l'allégresse  qu'il  témoigne  à  s'ébattre  en 
des  eaux  très  pures  est,  chez  lui,  l'indice  non  dou- 
teux d'un  amour  de  la  propreté  poussé  jusqu'à  la 
manie.  Par  un  préjugé  imbécile,  le  paysan  (non 
plus  une  bête,  lui,  mais  une  brute)  le  force  à  vivre 
dans  l'ordure.  Alors,  que  fait-il?  Il  s'y  vautre! 
Vous  me  direz  :  «  C'est  assez  bête  !  »  Soit  ;  c'est 
respectable,  en  tous  cas.  Nous.sommesici,  ne  vous 
y  trompez  pas,  en  plein  domaine  de  sensibilité 
meurtrie  et  de  délicatesse  méconnue.  Le  même 


GEORGES    COURTELINE  123 

sentiment  qui  pousse  le  cochon  à  se  rouler  dans  la 
charogne  déterminera  une  honnête  femme  à  se 
livrer  à  un  homme  ivre  parce  que  son  mari  l'aura 
traitée  de  salope  dans  un  mouvement  de  mauvaise 
humeur.  C'est  du  dépit,  pas  autre  chose.  Que  les 
cochons  et  que  les  femmes  apportent  un  certain 
côté  excessif  dans  l'exprimé  de  leur  mécontente- 
ment, je  n'en  disconviens  pas.  Mais  quoi  !  vous 
n'empêcherez  jamais  l'intervention  des  nerfs  dans 
les  questions  du  cœur,  et  l'âme  est  une  chose  très 
complexe.  D'ailleurs,  c'est  aux  seuls  hommes  qu'a 
été  dévolu  le  don  précieux  de  savoir  estimer  à 
leur  juste  valeur  les  petites  infamies  de  la  vie,  ce 
qu'appelle  Alphonse  Daudet  «  la  mise  au  point  » 
(toujours  dans  Numa  Roumestan)  et  que,  décem- 
ment, vous  ne  pouvez  exiger  ni  des  femmes  ni  des 
cochons. 

Je  demandai  : 

—  Et  la  conclusion?... 

—  Il  y  en  a  deux,  répondit  Gourteline.  La  pre- 
mière, c'est  que  vous  en  êtes  venu  à  vos  fins,  lâche 
interviewer  que  vous  êtes!  La  seconde,  puis- 
qu'aussi  hien  il  n'y  a  plus  à  y  revenir,  c'est  que  les 
trois  quarts  des  hommes  sont  indignes  d'avoir  des 
bêtes.  Songez  donc  que  depuis  des  siècles  on  prive 
de  boisson  les  lapins,  sous  prétexte  qu'iLS  ne  boi- 


124         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

vent  pas,  et  que  jamais  n'est  venue  à  personne 
l'idée  de  faire  un  jour  la  preuve  en  présentant  à  un 
lapin  un  peu  d'eau  dans  une  assiette  creuse!  Hein, 
tout  de  même,  elle  est  raide,  celle-là  ?...  Ils  ne  boi- 
vent pas  !!!...  Moi  non  plus,  je  ne  bois  pas,  quand 
on  ne  me  donne  pas  à  boire.  » 
Et,  avec  un  haussement  d'épaules  : 

—  On  ne  saurait  dire  si  c'est  plus  monstrueux 
que  bête  ou  plus  bête  que  monstrueux.  Pour  moi, 
je  suis  convaincu  d'une  chose  :  c'est  que  le  lapin, 
qui  porte  en  soi  (M.  Brown-Séquard  l'établit)  l'es- 
sence même  de  la  vie,  atteindrait  à  la  longévité  des 
carpes  et  des  perroquets  s'il  ne  mourait  de  soif  à 
sept  ans  ! 

Et  comme,  au  même  instant,  l'aimable  Saint- 
Médard,  dressé  sur  ses  pattes  de  derrière,  s'arc- 
boutait  de  ses  mains  aux  épaules  de  son  maître, 
dont  il  flairait  amicalement  le  nez  et  le  soupçon  de 
moustache: 

—  Oui,  Saint-Médard,  dit  Gourteline,  je  suis  sen- 
sible à  ta  tendresse,  et  tes  vertus  me  touchent,  sois- 
en  sûr.  Au  1er  janvier  prochain,  t'auras  les  palmes 
académiques. 


XII 


FREDERIC    MISTRAL   ET    PAUL   HAREL 

Haro  sur  le  Midi.  —  Zola,  Daudet,  Huysmans.  —  Proverbe» 
provençaux.  —  Poil  et  plume.  —  Marcabrun,  fils  de  moine. 
—  L'avatar  du  bon  ancêtre.  —  Un  paysan. —  Autour  de  l'en- 
clos. —  L'oiseau  le  plus  rare.  —  L'homme  et  les  bêtes.  —  In- 
soumis et  résignés.  —  Le  maquignon  et  le  poète.  —  Explica- 
tion courtoise. 


Je  dois  l'avouer,  ce  n'est  pas  sans  malice  que  j'ai 
écrit  à  M.  Frédéric  Mistral  pour  lui  signaler  l'avis 
de  M.  Emile  Zola  sur  la  façon  qu'on  a  d'aimer  les 
bêtes  dans  leNord  et  dans  le  Midi.  Gomme  M.  Emile 
Zola  pourrait  me  reprocher  d'avoir  pris  trop  au 
sérieux  et  rapporté  peut-être  un  peu  absolument 
des  paroles  en  somme  jetées  en  l'air  et  sans  plus 
de  conviction  que  cela,  je  prends  les  devants  et  le 
prie  de  m'excuser  de  m'être  ainsi  complu  à  raviver 

lt. 


126        BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

la  querelle  —  toujours  mal  éteinte  —  du  Nord  et 
du  Midi,  et  j'espère  qu'il  ne  m'en  voudra  pas, 
puisque  ma  malice  nous  aura  valu  la  très  jolie 
lettre  que  voici  : 

«  Maillane  (Bouches-du-Rhône). 

»  Monsieur, 

»  Vous  m'assurez  qu'Emile  Zola  vous  aurait 
énoncé  cet  aphorisme  :  «  Dans  le  Nord,  on  aime  les 
»  bêtes,  tandis  que  la  sympathie  du  Midi  pour  elles 
»  est  presque  nulle.  »  Je  ne  crois  pas  que  mon 
illustre  compatriote  ait  assez  vécu  en  Provence 
pour  faire  une  enquête  sérieuse  sur  cette  nouvelle 
tare  des  Méridionaux.  D'après  mon  ami  Daudet, 
nous  professions  déjà  le  mépris  delà  femme.  Selon 
Huysmans  et  autres,  «  êtres  au  brou  de  noix  et  aux 
yeux  vernis,  broyeurs  de  chocolat  et  mâcheurs 
d'ail  qui  ne  sont  pas  du  tout  français  »,  nous 
sommes  à  peu  près  indignes  de  contempler  la 
Colonne.  Il  ne  nous  manquait  plus,  pour  être  les 
derniers  des  hommes,  que  d'être  froids  pour  les 
animaux. 

»  Je  n'ai  pas  le  temps  d'ouvrir  une  contre- 
enquête  à  ce  sujet.  Je  vous  dirai  seulement  que, 
parmi  les  préceptes  de  mon  éducation  rustique, 


FRÉDÉRIC    MISTRAL    ET    PAUL    HAREL  127 

figuraient  des  proverbes  provençaux  que  voici,  et 
que  je  vous  traduis  : 

—  Qui  aime  les  bêtes  aime  les  gens; 

—  Les  bêtes  souvent 

apprennent  aux  gens  ; 

—  Enfants  et  chiens 
connaissent  qui  leur  fait  du  bien; 

—  Les  chiens  sont  du  bon  Dieu  et  les  chats  sont 
du  diable; 

—  Qui  bat  le  chien,  bat  le  maître. 

»  Et  toute  une  série,  qu'il  serait  trop  long  d'écrire. 
Nos  chasseurs,  je  l'avoue,  sont  assez  impitoyables 
pour  les  pauvres  petits  oiseaux.  Mais  ceux  du 
Nord,  je  crois,  ne  sont  pas  indifférents  aux  rôtis  de 
perdreaux  ou  aux  brochettes  de  mauviettes.  Je 
lisais  même  dernièrement  que  la  Normandie  était 
tout  à  fait  dépeuplée  de  gibier  de  poil  et  de  plume, 
et  il  me  semble  que  la  loi  pour  la  protection  des 
animaux  chôme  moins  à  Paris  que  dans  nos  pays 
barbares. 

»  Vous  voulez  savoir  aussi  quelle  place  les  bêtes 
tiennent  dans  ma  vie  de  poète. 

»  J'ai  d'abord  un  chat  superbe  appelé  Marcabrun, 
et  un  délicieux  barbet  baptisé  Pain-perdu,  que  Paul 
Arène  a  glorifiés  dans  maint  et  maint  article.  Marca- 
brun est  tigré  comme  unfélin  de  haute  race.  Son  père, 


128         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

chat  de  moine,  j'allais  dire  chanoine,  fut  apporté  au 
village -par  un  paysan  de  mes  voisins  qui  Tempoi- 
gna  dans  le  couvent  de  Saint-Michel  de  Frigolet, 
lors  du  fameux  siège  de  cette  abbaye,  où  il  s'était 
enfermé,  avec  mille  autres,  pour  la  défendre.  Mais 
mon  beau  Marcabrun  est  devenu  grincheux,  jaloux 
et  misanthrope,  depuis  l'arrivée  de  Pain-perdu,  un 
petit  chien  noir  extraordinaire,  dont  voici  en  deux 
mots  l'histoire. 

»  Un  jour  que  je  me  promenais,  à  l'entrée  du 
crépuscule,  dans  un  chemin  rural,  je  vis  sortir, 
tout  à  coup,  du  fossé  de  la  route,  comme  une  es- 
pèce de  gnome  tout  noir  et  sémillant,  un  petit  chien 
qui  me  flaira,  me  suivit  à  la  maison  et  ne  voulut 
plus  me  quitter.  Cette  rencontre  d'un  chien  perdu, 
qui  a  l'intelligence  de  choisir  son  nouveau  maître 
et  qui  a  le  flair  de  le  bien  choisir,  n'a  rien  de  très 
miraculeux.  Mais  elle  me  frappa  pourtant,  parce 
que  l'incident  se  passa  à  la  brune,  derrière  le  mas 
où  je  suis  né  et  que  j'ai  quitté  depuis  longtemps, 
et  au  pied  de  cyprès  noirs  où  j'allais,  par  prédilec- 
tion, jouer,  quand  j'étais  petit.  Or,  comme  Pain- 
perdu  (c'est  le  nom  d'un  vieux  troubadour,  que  je 
donnai  au  nouveau  venu)  a  certaines  allures  mys- 
térieuses et  cabalistiques  ;  comme,  à  certains  mo- 
ments, il  tourne  sur  lui-même  vertigineusement  en 


FRÉDÉRIC    MISTRAL    ET    PAUL    HAREL  129 

se  mordant  la  queue  ;  comme,  parfois,  il  me  re- 
garde avec  des  yeux  humains  étonnamment 
perçants;  et  comme  il  n'appartient  à  aucune  des 
races  connues  dans  le  pays,  j'ai  fini,  Dieu  me  par- 
donne, par  me  persuader  que  quelque  bon  ancêtre 
avait  choisi  cet  avatar  pour  me  protéger,  qui  sait  ? 
dans  quelque  danger  à  venir. 

»  Voilà,  monsieur,  ma  confession  au  sujet  de 
mes  bêtes...  et  recevez  l'expression  de  mes  senti- 
ments très  distingués. 

»  F.  Mistral.  » 


Et,  encore  une  fois,  maintenant,  voyons,  le  Midi 
est-il  si  haïssable  ? 

On  ne  pourra,  dans  toutes  les  cas,  nier  que  voilà 
une  lettre  adorable. 

Cette  deuxième  lettre  me  vient  de  Normandie, 
—  de  cette  Normandie  qu'en  sa  lettre  M.  Frédéric 
Mistral  a  mise  en  cause. 

«  Échauffour. 

»  Mon  cher  confrère, 

»  Je  suis  un  paysan,  je  passe  ma  vie  à  écouter 
pousser  l'herbe,    à    voir  les  bœufs  ruminer    et 


130         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

les  chevaux  tirer  d'ahan  le  long  de  la  route 
dont  le  ruban  crayeux  se  déroule  autour  de  mon 
enclos.  J'ai  des  chiens,  des  chats,  des  vaches, 
des  pigeons  et  des  poules.  Je  chasse  avec  passion 
l'oiseau  le  plus  rare,  le  plus  mystérieux,  le  plus 
intellectuel,  l'oiseau  qui  résiste  à  la  puissance  de 
l'or,  puisqu'on  ne  l'acclimate  pas;  l'oiseau  le  plus 
fin,  au  sens  de  la  rôtie  :  la  bécasse. 

»  Je  nourris  les  bêtes,  je  les  observe,  je  les  aime 
et  je  les  mange,  ce  qui  est  encore  une  façon  de  s'at- 
tarder sur  elles. 

»  Il  me  semble  qu'en  général,  le  «  roi  de  la  créa- 
tion »  se  montre,  vis-à-vis  des  bêtes,  prétentieux  ou 
maladroit  ;  il  déshonore  sa  royauté  par  un  despo- 
tisme où  "viennent  sombrer  les  qualités  naturelles 
des  animaux,  leur  soumission,  leur  patience,  leur 
bonté. 

»  Prenez  un  cheval  méchant  :  je  vous  parie  cent 
écus  qu'à  l'origine  de  son  vice,  vous  retrouverez 
un  homme  brutal  et  des  coups  immérités. 

»  Le  chat  sort  ses  griffes,  le  chien  montre  ses 
crocs,  la  vache  donne  un  coup  de  corne,  l'âne 
pousse  une  ruade.  Pourquoi?  Parce  que,  dix-neuf 
fois  sur  vingt,  on  leur  a  déjà  fait  des  misères. 

»  Oh  !  l'affreuse  misère  qui  précède  la  méchan- 
ceté chez  les   animaux  1  Incompris  ou  battus,  ils 


FRÉDÉRIC    MISTRAL    ET    PAUL   HAREL  i31 

opposent  parfois  à  la  bêtise  ou  à  la  cruauté  de 
V homme  une  révolte  irraisonnée  contre  les  hommes. 
Absence  de  discernement,  voilà  tout. 

»  A  côté  de  cela,  voyez  la  masse  innombrable  de 
ceux  qui  demeurent  soumis,  qui  crèvent  rési- 
gnés ! 

»  Les  bêtes,  je  voudrais  qu'on  les  iît  aimer  et 
qu'on  osât  davantage  les  défendre. 

»  Un  jour,  dans  le  plein  raidillon  d'une  côte  à 
pic,  un  maquignon  massacrait  littéralement  un 
vieux  cheval.  La  pauvre  bête,  à  bout  de  forces,  à 
bout  de  souffle,  s'accula  dans  la  boue  du  fossé  voi- 
sin, sous  un  buisson  d'épines.  Et  le  maquignon 
tapaiWtoujours. 

»  Eh  bien,  moi,  qui  vous  parle,  j'empoignai  cette 
canaille  d'homme  par  les  flancs  et  je  l'engouffrai 
dans  la  profondeur  du  buisson,  où  mille  épines 
vengeresses  lui  trouèrent  la  peau. 

»  A  la  sortie  du  buisson,  il  y  eut  une  explica- 
tion... courtoise. 

»  On  rattela.  Je  parlai  de  la  pitié  due  aux  bêtes, 
je  poussai  à  la  roue,  et  quand  la  côte  fut  montée, 
le  conducteur  couronné  d'épines  vint  à  moi,  et, 
d'une  voix  molle  :  «  Xom  d'une  bourrique  !  c'est 
»  vous  qui  avez  raison  !  Je  ne  vous  en  veux  pas, 
»  vous  êtes  un  bon  homme  !  » 


132        BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

»  Voyez,  mon  cher  confrère,  comme  il  suffit  par- 
fois d'une  petite  chose  pour  s'entendre. 

»  A  vous, 

»  Paul  Harel  » 

Et  votre  lettre,  cher  Harel,  montrera  également 
à  M.  Frédéric  Mistral  de  quel  bois  se  chauffe,  dans 
le  Nord,  un  poète  qui  voit  martyriser  un  pauvre 
animal. 


XIII 


ALPHONSE  DAUDET 


Avec  Mistral  contre  Zola.  —  Pourquoi  M.  Alphonse  Daudet 
n'aime  pas  les  bêtes.  —  Le  Chinngne  fô.  —  Un  piano  se  met 
à  parler.  —  Tout  simplement.  —  Un  roman  de  chien.  — 
Sous  le  grand  catalpa.  —  Ce  farceur  de  cheval. 


...  Les  cigares  allumés,  M.  Alphonse  Daudet 
questionne,  avec  une  anxiété  des  mieux  jouées  : 

—  Ainsi,  monsieur,  vous  avez  conçu  le  noir  pro- 
jet de  remettre  en  présence,  pour  une  lutte  fratri- 
cide, ceux  du  Midi  et  ceux  du  Nord  !  C'est  là  chose 
terrible,  savez-vous? 

—  Mais,  cher  maître,  je  vous  jure  que  je  n'ai  pas 
eu  dessein  si  machiavélique,  et  que... 

—  Pourtant,  l'aphorisme  de  Zola,  la  lettre  de 
Mistral...? 

12 


134         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

—  Oh  !  rien  de  grave,  comme  vous  l'avez  pu 
constater.  Escarmouche,  tout  au  plus. 

—  En  êtes-vous  si  sûr?  et  ne  serait-ce  point  par 
une  envie  dissimulée  d'attiser  davantage  encore  la 
querelle  que  devrait  s'expli  quer  votre  démarche  près 
de  moi,  aujourd'hui? 

—  Oh!  cher  maître,  quelle  pensée! 

—  Oui,  vous  êtes  tout  innocence,  je  le  sais.  Eh 
bien,  monsieur,  vous  avez  raison,  car,  dans  la  ma- 
tière, je  me  rangerai  contre  Zola  du  côté  de  Mistral. 
Oui,  Mistral  n'a  pas  tort  quand  il  proteste  de  son 
amour  de  Méridional  pour  les  bêtes...  Ainsi,  moi, 
voyez-vous,  les  bêtes...  je  les  ai  en  horreur. 

—  Ah  çà!  voyons,  cher  maître,  si  je  dors,  ou 
bien  si  je  rêve? 

—  Ah  !  ceci  vous  paraît  plaisant  ?  Rien  n'est  plus 
sérieux.  Je  ne  puis  souffrir  les  animaux. 

—  Alors,  Zola...? 

—  Zola  a  tort. 

—  El  Mistral  ? 

—  Mistral  a  raison. 

—  M'excuserez-vous  de  ne  pas  suffisamment 
comprendre  ? 

—  La  lumière  se  fera.  J'ai  dit  que  j'ai  les  bêtes  en 
horreur;  je  devrais  plutôt  dire  que  je  les  crains. 
Et,  d'ailleurs,  il  n'en  fut  pas  toujours  ainsi,  bien 


ALPHONSE    DAUDET  135 

que  les  origines  de  cette  crainte  soient  déjà  loin- 
taines. En  réalité,  l'antipathie  que  j'ai  pour  les 
bêtes  doit  être  bien  moins  attribuée  à  mon  tempé- 
rament d'homme  du  Midi  qu'à  la  maladie  nerveuse 
dont  je  souffre  si  cruellement.  Gomme  homme  du 
Midi,  j'aimerais  les  chiens  et  les  chats  tout  aussi 
bien  que  le  fait  Mistral;  comme  malade  des  nerfs, 
je  les  redoute,  et,- par  suite,  ne  puis  les  aimer.  Je 
vous  prouverai  tout  à  l'heure  que  j'ai,  autant,  et 
peut-être  plus  que  d'autres,  la  préoccupation  des 
bêtes.  En  attendant,  laissez-moi  vous  expliquer 
mon  antipathie. 

»  J'étais  tout  enfant  quand  il  me  fut  donné  d'assis- 
ter au  massacre  d'un  chinngne  fô  (chien  fou,  chien 
enragé),  devant  le  cabaret  de  mon  père  nourricier, 
à  Fons.  (Fons  —  qui,  pourtant,  veut  dire  fontaine 
—  était  absolument  dépourvu  d'eau.  Les  gens  de- 
vaient en  aller  chercher  à  deux  lieues  de  là.)  Je  me 
rappelle  que  le  spectacle  de  tout  ce  monde  brandis- 
sant des  fourches,  des  bâtons  et  des  faulx  autour 
de  cette  bête  enragée  produisit  sur  moi  une 
incroyable  impression  de  terreur.  L'horreur  que 
j'ai  du  chien  date  de  ce  moment. 

»  La  crainte  que  j'éprouve  pour  le  chat  remonte 
aussi  fort  avant  dans  le  temps.  Nous  étions,  un  soir, 
tous  autour  de  la  lampe,  à  la  maison.  Le  père  seul 


136        BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

était  absent,  et  ne  devait  point  rentrer.  On  n'atten- 
dait donc  personne,  et  l'on  ne  s'attendait  à  rien. 
La  paix  était  complète,  charmante,  au  foyer.  Sou- 
dain, dans  la  pièce  voisine,  le  piano  se  mit  à  parler 
tout  seul  ;  comme  sous  des  doigts  gantés  de  moufles 
épaisses,  des  notes  criaient  faiblement,  par  inter- 
valles... J'étais  terrifié.  Tous,  nous  étions  terrifiés... 
Puis,  après  une  reprise  anxieuse  du  silence,  le 
piano  nous  suggéra  l'effroi  davantage  en  gémisse- 
ments lugubrement  chromatiques...  Des  âmes 
avaient  l'air  de  pleurer  dans  le  salon.  Oh!  quelle 
sensation,  monsieur  !...  Puis,  le  piano  ne  parla 
plus,  cessa  de  gémir  ;  mais  ce  fut  alors  comme 
une  chute  sur  le  tapis  de  quelque  chose  qui  aurait 
été  léger  à  la  fois  et  lourd,  et  de  quelque  lourdeur 
emmitouflée  d'on  n'aurait  su  dire  quoi...  Puis, 
après  encore  un  silence  qui  déversa  l'angoisse 
à  pleins  flots,  une  plainte  —  comme  d'enfant 
—  s'éleva,  tout  près,  derrière  la  porte,  qui  pa- 
rut s'émouvoir  d'un  frôlement...  J'étais  presque 
fou. 

—  Et  c'était  tout  simplement  un  chat  ? 

—  Ah  !  vous  ne  diriez  pas  ainsi  :  tout  simple- 
ment, si,  au  lieu  de  compter  parmi  les  miens,  ce 
souvenir  était  aussi  bien  des  vôtres!...  Eh  bien! 
oui,  c  était  le  chat  de  la  maison...  J'ai  raconté  tout 


ALPHONSE    DAUDET  137 

cela  et  d'autres  choses,  sous  le  titre  de  Mes  Peurs; 
tenez,  précisément  dans  le  journal  de  Mistral.  Je 
les  y  ai  racontées  en  langue  provençale.  Figurez- 
vous  que,  pour  tout  ce  qui  a  trait  à  mon  enfance, 
c'est  en  cette  langue  que  je  suis  toujours  tenté 
d'écrire  :  il  me  semble  que  j'y  trouve  plutôt  les 
mots  spéciaux  dont  j'ai  besoin  pour  cette  catégo- 
rie de  souvenirs  imprécis...  Une  de  mes  premières 
choses  aussi,  c'a  été,  dans  Paris- Journal,  l'Histoire 
d'un  chien  qui  na  jamais  vu  Paris.  Le  chien  m'a 
beaucoup  fait  songer.  J'ai  eu  longtemps  le  projet 
de  faire  un  roman  de  chien. 

—  Un  roman  de  chien  ? 

—  Oui.  J'y  aurais  raconté  toute  la  vie  d'un  chien, 
ses  occupations,  ses  habitudes,  ses  pensées.  Ses 
pensées,  oui.  En  effet,  avez-vous  jamais  observé  un 
chien  dans  la  rue?  Eh  bien  !  n'avez-vous  pas  eu, 
comme  moi,  l'impression  exacte  que  ce  chien  allait 
à  ses  affaires,  et  qu'il  était  en  proie  à  des  préoccupa- 
tions? ^Se  l'avez-vous  pas  vu  s'arrêter  tout  à  coup, 
puis  revenir  sur  ses  pas  comme  quelqu'un  qui  a 
oublié  de  faire  aux  siens  une  recommandation  né- 
cessaire, et  qui  va  la  leur  faire?...  Oh  !  il  est  cer- 
tain que  les  bêtes  pensent,  voyez-vous  !  Dans  la 
pensée,  elles  sont  à  deux  ou  trois  étages  au-dessous 
de  nous,  voilà  tout...  Les  chiens,  où  vont-ils,  que 

12. 


138         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

font-ils?  N'est-ce  pas  intéressant?  J'aurais  tenté 
de  le  dire,  mais  la  difficulté  était  énorme,  et  j'ai 
eu  peur  de  substituer,  malgré  tout,  mes  senti- 
ments à  ceux  de  la  bête.  Et  puis,  oh!  et  puis,  ce 
qui  m'a  surtout  arrêté  de  faire  ce  roman  de  chien, 
c'est  tout  le  côté  stercoraire  obligatoire  de  la  chose  : 
l'incessante  incontinence  du  chien,  son  goût  dé- 
testable pour  les  excréments,  qu'il  sait  digérer,  les 
passions  basses  de  son  odorat;  —  à  chaque  page 
du  livre,  j'eusse  dû  dresser  un  urinoir...  Je  répu- 
gnai à  la  besogne. 

»  On  parle  de  l'hypocrisie  du  chat,  qui  est,  en 
somme,  un  animal  délicieux,  mais  on  oublie  de 
parler  de  celle  du  chien.  Je  me  souviens  encore 
des  deux  chiens  que  mes  parents  avaient  à  la 
campagne  et  de  leurs  abominables  airs  vertueux 
quand  ils  se  tenaient  près  de  nous  sous  le  grand 
catalpa  :  ils  restaient  tranquillement  couchés, 
quelques  minutes;  puis,  ils  s'étiraient,  et,  bâillant, 
faisaient  quelques  pas,  le  dos  gros  au  soleil, 
comme  pour  se  délasser,  uniquement.  Ils  arri- 
vaient ainsi  à  la  charmille,  sournoisement,  et  dès 
qu'ils  la  tenaient,  la  charmille,  ce  qu'ils  détalaient 
vers  les  champs,  et  presto  !  Mais  comme,  au  pre- 
mier coup  de  sifflet,  ils  revenaient  honteux,  hypo- 
crites et  rampants,  se  recoucher  à  nos  pieds,  avec 


ALPHONSE    DAUDET  139 

des  airs  de  dire  :  «  Mais  nous  revenions  de  nous- 
»  mêmes  ;  mais  nous  n'avions  aucun  dessein  de 
»  vous  quitter,  ô  maîtres!  »... 

»  Un  animal  que  je  hais  avec  férocité,  par 
exemple,  c'est  le  cheval. 

—  Bah  !  que  vous  a  fait  le  cheval?  En  est-il  un 
qui  ait  fait  parler  le  piano  ? 

—  Non,  mais  c'est  un  farceur,  et  voilà  pourquoi 
je  le  hais.  Oh!  je  ne  mourrai  pas  sans  lui  avoir  dit 
son  fait,  au  cheval  ! 

—  Mais  enfin,  cher  maître,  que  lui  reprochez- 
vous? 

—  Ce  que  je  lui  reproche  ?  mais  tout  bonnement 
ceci  :  le  cheval  se  fiche  de  nous. 

—  11  se  fiche  de  nous  1 

—  Oui,  monsieur  !  il  se  fiche  de  nous  !  Tous 
croyez  naïvement  que  vous  le  conduisez,  le  cheval? 

—  Dame  ! 

—  Erreur  grossière,  c'est  le  cheval  qui  vous 
mène. 

—  Pourtant... 

—  Oh!  je  sais!  le  cheval  vouslaisse  adroitement 
quelques  illusions.  Ainsi,  il  se  prête  à  merveille  à 
la  promenade  du  Bois.  Il  s'y  laisse  conduire.  Mais 
c'est,  croyez-le  bien,  parce  que  le  Bois  lui  plaît  et 
qu'il  est  sûr  d'y  voir  de  belles  amies,  sans  cela!... 


140         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

Est-ce  que  vous  vous  figurez,  par  exemple,  qu'il  y 
a  des  batailles  de  cavalerie  ?  Eh  !  non,  il  n'y  en  a 
pas  !  C'est  une  blague  énorme.  Relisez  plutôt  l'his- 
toire de  notre  dernière  guerre  1 

—  Mais  enfin...  ! 

—  Non,  je  vous  dis  que  je  ne  mourrai  pas  sans 
avoir  dit  son  fait  à  ce  farceur  que  vous  vous  plai- 
sez à  appeler  le  cheval  !... 

«  Et,  là-dessus,  un  autre  cigare?...  » 


XIY 


ABEL   HERMANT  ET  RIDDER  HAGGARD 

Le  sabot  de  Dallas.  —  Le  cheval  est-il  un  farceur?  —  Apo- 
logie. —  Tendresse  de  cavalier.  —  Luxe  pratique.  —  Petits 
ânes.  —  Les  chiens  de  Constantinople.  —  Fatalisme.  —  Le 
plus  farceur  des  deux...  —  Le  sabot  de  Moresco.  —  Un  che- 
val «  salé  ».  —  Une  mort.  —  Le  cheval  n'est  pas  un  farceur. 


Il  était  onze  heures  du  matin.  Je  descendais  la 
rue  Bellechasse,  et  je  riais  encore  de  la  boutade 
de  M.  Alphonse  Daudet  contre  le  cheval  au  moment 
où  je  tournai  dans  la  rue  de  Grenelle.  Soudain,  je 
me  rappelai  fort  à  propos  que  M.  Abel  Hermant 
habitait  au  numéro  15  de  cette  rue,  et  l'idée  me 
vint  aussitôt  de  monter  chez  lui.  «  L'auteur  du 
Cavalier  Miserey,  pensai-je,  saura  me  dire,  lui, 
si  vraiment  le  cheval  est  un  farceur  et  s'il  mérite 
tant  que  cela  la  rancune  de  Daudet.  »  Et  je  me 


142         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

souvins  des  pages  poignantes  qui  relatent  la  cre- 
vaison de  Dallas,  la  nuit,  dans  la  cour  de  la  caserne 
du  21e  chasseurs. 

M.  Abel  Hermant  voulut  bien  me  recevoir.  Il 
était  souffrant  et  me  demanda  la  permission  de 
rester  étendu  sur  un  divan  parallèle  à  sa  table  de 
travail.  Sur  cette  table,  la  première  chose  qui  frappa 
mon  regard  fut  un  sabot  de  cheval  ferré  d'argent  ; 
il  était  posé  sur  une  liasse  en  guise  de  presse- 
papiers. 

—  C'est  le  sabot  de  Dallas,  me  dit  M.  Abel  Her- 
mant. Souvenir  du  régiment. 

Du  sabot  de  Dallas  à  l'objet  particulier  de  ma 
visite,  la  transition  s'offrait  facile,  et  le  jeune  ro- 
mancier fut  tout  de  suite  au  courant  de  ce  que 
j'espérais  de  lui. 

—  Un  farceur,  le  cheval?  fit-il.  Hum  !  il  fau- 
drait d'abord  le  supposer  plus  intelligent  qu'il 
ne  l'est;  mais  je  ne  discuterai  pas  cette  impression 
de  M.  Daudet,  et  je  vous  dirai  que  le  cheval  est, 
après  tout,  le  seul  animal  qui  m'intéresse  véri- 
tablement. C'est  qu'en  effet,  c'est  aussi  le  seul  ani- 
mal avec  qui  on  puisse  faire  corps.  D'autres  ani- 
maux, certes,  sont  plus  intelligents  que  lui,  —  le 
chien,  par  exemple,  —  mais  ils  gardent  un  certain 
à-part,  et  restent  bien  individuels,  tandis  que  nous 


ABEL    HERMANT    ET    RIDDER    HAGGARD  143 

avons  sur  le  cheval  une  action,  il  est  vrai  toute 
mécanique,  mais  à  laquelle,  en  somme,  nous  avons 
le  plaisir  de  sentir  qu'il  répond.  S'il  n'est  pas  d'une 
intelligence  très  élevée,  le  cheval  est  d'une  nervo- 
sité tout  à  fait  féminine  ;  —  il  faut,  bien  entendu, 
s'adresser  à  des  races  de  choix.  Et  puis,  aucun 
autre  animal  ne  nous  donne  comme  lui  cette  sen- 
sation de  possession  :  le  cheval,  on  le  tient  avec 
les  jambes,  on  lui  parle  avec  les  mains... 

—  Quel  genre  préférez-vous  ? 

—  Oh  !  je  n'aime  pas  ceux  qui  font  des  tours 
de  force,  ceux  de  haute  école.  J'aime  le  cheval  qui 
a  un  certain  laisser-aller,  qu'on  a  bien  dans  la 
main,  et  auquel  on  ne  demande  rien  que  le  déve- 
loppement de  ses  moyens. 

—  Au  point  de  vue  sentimental...  ? 

—  Je  ne  crois  pas  que  cette  bête  soit  capable 
d'une  grande  tendresse  pour  celui  qui  la  nourrit 
et  qui  la  panse.  Mais  l'homme  peut  très  bien  s'é- 
prendre du  cheval,  justement  en  raison  de  cette 
sensation  de  possession  dont  je  viens  de  vous  par- 
ler. C'est  le  cas  du  cheval  de  régiment,  et  du  che- 
val arabe,  qui  fait  partie  de  la  famille.  Le  cheval 
reconnaît  surtout  celui  qui  a  l'habitude  de  le  mon- 
ter. J'avais,  à  la  campagne,  une  jument  pur-sang 
qui  ne  se  laissait  monter  que  par  moi  et  par  un  de 


144         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

mes  amis  :  elle  jetait  infailliblement  par  terre 
toute  autre  personne  qui  osait  l'enfourcher.  Je 
comprends  que  les  hommes  de  cheval  aiment 
beaucoup  leur  monture,  car  c'est  là  une  des  affec- 
tions les  plus  égoïstes  qu'on  puisse  avoir.  On  aime 
beaucoup  son  cheval  parce  qu'il  vous  donne  du 
plaisir  et  aussi  l'illusion  que  ce  plaisir  est  partagé, 
alors  qu'il  est  surtout  personnel.  Un  vrai  homme 
de  cheval  affectera  d'aimer  à  se  promener  seul 
avec  sa  bête,  pour  causer  avec  elle  ;  mais  le  plaisir 
du  grand  air  et  du  galop  est,  au  bout  du  compte, 
beaucoup  plus  fort  que  le  plaisir  de  l'amitié  cheva- 
line. Pour  ma  part,  j'aime  le  cheval  parce  qu'il  est 
un  animal  de  luxe  —  pratique. 

—  N'a-t-il  aucun  discernement? 

—  Oh  !  je  ne  lui  prête  que  des  facultés  bru- 
tales. L'âne,  tenez,  serait  moins  bête  que  lui,  bien 
que  plus  entêté.  Quelque  répugnance  qu'éprouve 
un  cheval  à  se  laisser  monter  par  un  étranger,  on 
finira  toujours  par  le  mater,  tandis  que  les  petits 
ânes  du  Caire,  dans  une  circonstance  analogue, 
préféreront  se  laisser  rouer  de  coups. 

—  Avez-vous,  comme  M.  Daudet,  la  crainte  des 
chats  ? 

—  Non.  Le  chat  me  laisse  froid.  Son  électricité 
ne  me  trouble  pas.  Je  n'aime  pas  le  félin.  Je  lui 


ABEL    HEIUfANT    ET    RIDDER    HAGGARD  145 

préfère  de  beaucoup  (ce  n'est  pas  poétique)  le 
chien  ;  le  chien  errant,  surtout,  le  chien  de  Cons- 
tantinople.  Celui-là,  c'est  l'expression  la  plus  com- 
plète, la  plus  absolue  et  la  plus  naïve  du  fatalisme 
oriental.  Ainsi,  lors  de  la  création  des  tramways 
là-bas,  ces  chiens  persistèrent  durant  des  semaines 
àne  pas  c  omprendre  que  les  tramways  ne  pouvaient 
sortir  de  leur  voie  pour  éviter  de  les  écraser. 

—  Oui,  je  sais  qu'auparavant,  ces  étonnantes 
bêtes  ne  se  dérangeaient  pour  personne.  Dans  un 
intéressant  chapitre  écrit  sur  eux  au  cours  d'un 
livre  sur  Gonstantinople  par  M.  Paul  de  Régla, 
n'ai-je  point  lu  que  les  chevaux  du  pays  sont  si 
bien  au  courant  de  cette  impassibilité  qu'ils  s'ar- 
rangent, malgré  leurs  cavaliers,  alors  même  qu'ils 
sont  lancés  au  galop,  pour  passer  d'un  côté  ou  de 
l'autre  de  la  voie,  si  une  chienne  en  occupe  le 
milieu  avec  ses  petits  ?  Il  paraît  même  que  si 
l'étroitesse  de  la  voie  ne  leur  permet  pas  cet  écart, 
les  chevaux  passeront  par-dessus  les  chiens  sans 
les  toucher  ! 

—  Cette  allégation  n'a  rien  de  trop  exagéré.  A 
l'égard  de  la  vermine,  les  chiens  de  Constantinople 
montrent  la  même  indifférence  ;  ils  n'essaient  en 
aucune  manière  de  s'en  débarrasser  et  se  laissent 
ainsi,  parfois,  dévorer  une  oreille  entière.  Ils  sont 

13 


146         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

tous  d'un  fauve  clair,  et,  quoique  ayant  des  mines 
de  bêtes  sauvages,  ils  sont  très  inoffensifs.  En  fait 
d'émotion  animale,  il  est,  je  crois,  impossible  d'en 
éprouver  une  plus  poignante  que  d'entendre  hurler 
un  de  ces  chiens  quand,  d'aventure,  on  lui  a 
marché  sur  la  queue  :  aucun  cri  d'enfant  écrasé  ne 
saurait  être  comparé  à  pareil  hurlement. 

—  Et  vous  aimiez  ces  bêtes  ? 

—  Beaucoup.  Maintenant,  peut-être  les  aimai-je 
à  cause  du  décor  splendide  dans  lequel  elles 
grouillaient...  Mais,  sérieusement,  je  n'ai  pas  eu 
d'attaches  animales,  et  il  me  resterait  bien  peu  de 
chose  à  vous  dire  sur  la  question...  Il  n'y  a,  déci- 
dément, que  le  cheval  qui  m'intéresse. 

—  Et  ce  n'est  pas  un  farceur? 

—  Le  farceur  serait  plutôt...  Mais  je  ne  veux 
pas  manquer  de  révérence,  dit  en  riant  M.  Abel 
Hermant. 

Sur  ce,  je  lui  tirai  la  mienne,  car  l'heure  du 
déjeuner  était  proche. 

Dans  la  rue  des  Saints-Pères,  je  grimpai  sur 
l'impériale  d'un  «  monstre  »,  et,  durant  le  trajet, 
je  pus  me  convaincre  que  les  trois  braves  perche- 
rons qui  actionnaient  l'énorme  masse  accomplis- 
saient leur  dure  besogne  sans  la  moindre  arrière- 
pensée  de  mystification. 


ABEL   HERMANT   ET   RIDDER    HAGGARD  147 

Il  est  vrai  que  ce  n'étaient  pas  des  chevaux  du 
Midi... 


Quelques  jours  après  cet  entretien,  je  reçus  de 
M.  Ridder  Haggard,  à  qui  j'avais  pris  la  liberté  de 
demander  quelques  lignes  sur  sa  façon  d'envisager 
les  bêtes,  la  lettre  qu'on  va  lire  et  qui,  par  une 
amusante  coïncidence,  vient  infirmer  les  dires  de 
M.  Alphonse  Daudet  à  l'égard  du  cheval. 

Ridder  Haggard  est,  actuellement,  —  de  même 
que  Robert-Louis  Stevenson,  —  l'un  des  premiers 
romanciers  anglais. 

Ses  livres,  dont  l'action  se  place  dans  le  centre 
de  l'Afrique  et  au  Gap,  sont  des  plus  mystérieux, 
des  plus  étranges.  Il  en  est  peu  qui  n'aient  lu  Les 
Mines  du  roi  Salomon  et  Les  Aventures  d'Allan 
Quatermain. 

Mais  voici  la  lettre  : 

«  Ditchingham  House.  —  Bung.vy. 

»  Cher  Monsieur. 

»  Si  je  comprends  bien,  vous  me  priez  de  vous 
dire  si,  selon  moi,  les  animaux  sont  doués  de  rai- 
son. 


148         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

»  Sur  cette  question  très  étendue,  je  préfère  n'é- 
mettre aucune  opinion,  mais  je  vais  vous  raconter 
l'histoire  d'un  cheval  que,  jadis,  j'eus  en  propre  et 
dont  un  des  sabots  est  là  devant  moi  sous  la  forme 
d'un  encrier.  Ce  cheval  —  un  étalon  —  s'appelait 
Moresco.  Il  était  presque  pur-sang  et  il  avait  gagné 
des  courses  à  la  colonie  du  Gap,  dans  l'Afrique  du 
Sud,  où  il  passa  en  ma  possession. 

»  C'était  un  cheval  «  salé  »,  c'est-à-dire  qu'il  s'é- 
tait remis  d'une  maladie  très  fatale  aux  chevaux  de 
ce  pays;  et,  par  suite,  on  le  supposait  à  l'abri  de 
toute  future  attaque.  Sa  sagacité  était  grande  :  ainsi, 
si  je  le  montais  pour  chasser  et  que  je  vinsse  à 
blesser  une  pièce  de  gibier,  il  la  séparait  d'un  trou- 
peau comportant  plusieurs  centaines  de  têtes  et  lui 
donnait  la  poursuite  sans  qu'il  me  fût  nécessaire 
de  toucher  aux  rênes.  Une  fois,  durant  un  voyage 
dans  les  plaines  du  Transvaal,  Moresco  se  sauva  à 
la  suite  d'une  compagnie  de  juments  et  fut  perdu. 
Après  l'avoir  en  vain  cherché,  je  continuai  ma  route 
avec  les  chariots.  Ces  chariots,  Moresco  les  rejoi- 
gnait deux  jours  après.  Il  avait  dû  se  guider  d'après 
les  traces  de  nos  roues,  car  personne  n'était  avec 
lui. 

»  Postérieurement,  Moresco  me  fut  volé,  et,  je 
le  crois,  il  fut  emmené  à  la  colonie  du  Cap,  dis- 


ABEL    HERMANT    ET   RIDDER    HAGGARD  149 

tante  denviron  mille  milles  de  l'endroit  où  nous 
étions.  Huit  mois  après,  il  reparut  chez  moi,  —  un 
vrai  squelette. 

»  Yoici,  maintenant,  la  fin  de  la  tragédie. 

»  Un  jour,  Moresco,  que  j'avais  fait  mettre  au 
vert,  fut  atteint  de  la  maladie  des  chevaux  pour  la 
seconde  fois.  Cette  nuit-là,  nous  fûmes  éveillés  par 
des  coups  frappés  à  la  porte  de  derrière  de  la  mai- 
son. Nous  allâmes  voir  ce  que  cela  pouvait  être. 
Alors,  à  la  porte,  nous  trouvâmes  Moresco  frappant 
sur  elle  avec  sa  tête. 

»  Il  était  mourant.  Néanmoins,  dans  son  déses- 
poir, il  avait  puisé  la  force  de  franchir  un  mur  en 
pierres  afin  de  pouvoir  ainsi  demander,  à  la  der- 
nière extrémité,  du  secours  à  son  maitre. 

»  Il  mourut. 

»  Monsieur,  je  vous  laisse  juger  si  oui  ou  non  ce 
cheval  était  doué  de  raison. 

»  Veuillez  me  croire  très  fidèlement  vôtre. 

»    H.  RlDDER   HAGGARD.    » 


13. 


XV 


PIERRE    LOTI 


L'âme  des  bêtes.  —  Parenté.  —  La  petite  flamme.  —  Les  deux 
moumouttes.  —  Le  cœur  d'une  Chinoise.  —  Ne  plus  être.  — 
Ceux  du  fover. 


«  J'ai  vu  souvent,  avec  une  sorte  d'inquiétude 
infiniment  triste,  l'âme  des  bêtes  m' apparaître  au 
fond  de  leurs  yeux  ;  —  l'âme  d'un  chat,  l'âme  d'un 
chien,  l'âme  d'un  singe,  aussi  douloureuse  pour 
un  instant  qu'une  âme  humaine,  se  révéler  tout  à 
coup  dans  un  regard  et  chercher  mon  âme  à  moi, 
avec  tendresse,  supplication  ou  terreur...  Et  j'ai 
peut-être  eu  plus  de  pitié  encore  pour  ces  âmes  de 
bêtes  que  pour  celles  de  mes  frères,  parce  qu'elles 
sont  sans  parole  et  incapables  de  sortir  de  leur 
demi-nuit,  surtout  parce  qu'elles  sont  plus  hum- 
bles et  plus  dédaignées.  » 


PIERRE    LOTI  151 

M.  Pierre  Loti  parle  ainsi. 

Dès  lors,  s'il  est  permis  encore  de  se  demander 
comment  il  aie  cerveau  fait,  il  devient,  en  revan- 
che, inutile  de  chercher  à  déterminer  le  degré  de 
la  sensibilité  du  jeune  académicien.  Cette  sensibi- 
lité, déjà,  on  pouvait  la  supposer  très  grande;  on 
doit  maintenant  constater  qu'elle  est  extrême,  — 
et  délicieuse. 

C'est  dans  Le  Livre  de  la  Pitié  et  de  la  Mort 
que  cette  sensibilité  se  manifeste  de  la  façon  la 
plus  aiguë,  la  plus  poignante,  à  l'aide,  cependant, 
—  et  comme  toujours,  du  reste,  chez  M.  Pierre 
Loti,  —  des  moyens  en  apparence  les  plus  simples, 
et  avec  ce  maigre  faisceau  de  mots  imprécis,  éter- 
nellement les  mêmes,  qu'on  lui  connaît. 

En  ce  Livre  de  la  Pitié  et  de  la  Mort,  —  lequel 
(il  le  déclare)  est  encore  plus  lui  que  tous  ceux  qu'il 
a  écrits  jusqu'à  ce  jour,  —  M.  Pierre  Loti  a  mis 
presqne  constamment  l'animal  en  cause  avec  lui- 
même.  En  la  matière,  ce  livre  devait  m'intéresser, 
et  aucun  autre  ne  me  laissa  plus  attendri  tout  en- 
semble et  plus  triste. 

Car  ce  livre  sue  la  tristesse,  il  est  plein  de  la  su- 
prême détresse  que  nous  apporte  le  spectacle  de 
l'agonie  et  de  la  mort  des  gens,  des  bêtes  et  des 
choses. 


152         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

Tout  jeune,  M.  Pierre  Loti  afficha  un  affreux 
scepticisme,  et  son  premier  soin,  quand  il  com- 
mença d'écrire,  fut  de  déclarer  bien  haut  qu'il  ne 
croyait  à  rien.  Les  années  ont  passé,  et  je  ne  sache 
pas  que  son  attitude  morale  se  soit  en  rien  modi- 
fiée; et  l'Académie,  qui  —  nous  a  assuré  M.  Jules 
LemaîLre  —  croit  à  l'immortalité  de  l'âme,  doit,  il 
me  semble,  faire  une  singulière  figure  dès  qu'elle 
songe  à  1'  «  immoralité  »  de  son  nouvel  élu.  Mais 
les  vieilles  dames  sont  excusables  de  se  montrer 
parfois  inconséquentes. 

Au  demeurant,  pour  nier  son  immortalité, 
M.  Pierre  Loti  ne  va  pas  jusqu'à  nier  l'âme  elle- 
même.  Il  y  croit,  et  même  il  en  accorde  une  aux 
bêtes. 

Nous  avons  vu  que  Théophile  Gautier  ne  leur  en 
accordait  que  la  moitié  d'une.  Il  est  vrai  de  dire 
que  la  Ménagerie  intime  a  été  écrite  d'une  plume 
bien  légère,  et  ce  n'est  que  rarement  qu'on  y  trouve 
des  phrases  comme  celle-ci,  par  exemple  à  propos 
du  chat  :  «  Quelquefois,  posé  devant  vous,  il  vous 
regarde  avec  des  yeux  si  fondus,  si  moelleux,  si 
caressants  et  si  humains,  qu'on  en  est. presque 
effrayé,  car  il  est  impossible  de  supposer  que  la 
pensée  en  soit  absente.  »  Au  contraire,  Le  Livre  de 
la  Pitié  et  de  la  Mort  a  été  tout  entier  écrit  avec 


PIERRE   LOTI  153 

une  gravité  douloureuse;  aussi,  combien  sugges- 
tives et  prenantes  des  lignes  comme  celles-ci  : 
«  Elle  (une  chatte)  continuait  de  me  regarder,  mais 
de  me  regarder  dans  les  yeux,  ce  qui  déjà  indiquait 
dans  sa  petite  tête  tout  un  monde  de  conceptions 
intelligentes  :  il  fallait  d'abord  qu'elle  comprît, 
comme,  du  reste,  tous  les  animaux  supérieurs, 
que  je  n'étais  pas  une  chose,  mais  un  être  pensant, 
capable  de  pitié  et  accessible  à  la  muette  prière 
d'un  regard  ;  de  plus,  il  fallait  que  mes  yeux  fus- 
sent pour  elle  des  yeux,  c'est-à-dire  des  miroirs  où 
sa  petite  âme  cherchait  anxieusement  à  saisir  un 
reflet  de  la  mienne...  En  vérité,  ils  sont  effroyable- 
ment près  de  nous,  quand  on  y  songe,  les  animaux 
susceptibles  de  concevoir  de  telles  choses...  » 

Donc,  M.  Pierre  Loti  n'a  pas  d'orgueil;  il  con- 
vient d'une  parenté,  qui  n'a  rien  —  dit  Michelet 
—  dont  rougisse  une  âme  pieuse.  Et  quand  on  lui 
demande  :  «  Que  sont  les  animaux?  »,  il  répond  : 
«  Ce  sont  nos  frères  ». 

Et  il  parle,  sans  la  crainte  du  ridicule,  de  la  pe- 
tite âme  des  bêtes,  de  ce  qu'il  appelle  joliment  «  la 
petite  flamme  inquiète  du  dedans  ».  Affreusement 
mélancolique,  il  se  demande,  dès  qu'un  de  ses 
chats  est  venu  à  trépasser,  où  est  allée  la  «  petite 
flamme  ». 


154         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

Le  chat,  voilà  l'animal  préféré  de  M.  Pierre  Loti. 

—  Je  trouve,  me  dit-il,  que  le  chat  est  une  ado- 
rable bête,  élégante,  distinguée,  profondément 
pensante,  exquise  à  toucher  et  à  regarder. 

Pour  lui,  le  chat  est  doué  d'un  parfait  raisonne- 
ment. Le  récit  qu'il  fait  de  la  vie  de  ses  diverses 
«  moumouttes  »  en  fournit  moult  exemples.  Les 
parallèles  histoires,  en  particulier,  de  Madame 
Moumoutte  Blanche  et  de  Madame  Moumoutte 
Chinoise  sont  émouvantes  au  dernier  point.  L'une 
avec  sa  riche  fourrure  de  bourgeoise  bretonne,  et 
l'autre  dérisoirement  vêtue  de  son  pauvre  paletot 
râpé  de  Chinoise  nécessiteuse,  pauvre  paletot  qui 
laisse,  par  places,  voir  la  trame  de  la  peau,  ces 
deux-là  forment  un  contraste  singulier.  Elles  ne 
s'entendent  d'abord  pas.  Les  conditions  de  l'en- 
fance propre  à  chacune  d'elles  ont  été  trop  diffé- 
rentes. Leurs  «  petites  âmes  »  ne  sont  point  du 
tout  pareilles.  Et,  cependant,  un  jour,  la  fusion 
s'opère,  et  les  deux  petites  âmes  finissent  par  s'ap- 
parier. Dans  la  maison  de  M.  Pierre  Loti,  désor- 
mais, on  ne  dit  plus  :  «  Moumoutte  Blanche  a  fait 
ci,  »  ou  :  «  Moumoutte  Chinoise  a  fait  ça  ».  On 
dit  :  «  Les  Moumouttes  ont  fait  ci  et  ça  ».  On  les 
voit,  maintenant,  dormir  des  jours  entiers  dans 
les   bras   l'une  de  l'autre,  roulées  en  une  seule 


PIERRE    LOTI  155 

boule  où  on  ne  distingue  plus  ni  tête  ni  queue. 

Laquelle  des  deux  mouraouttes  aime  le  mieux  son 
maître?  C'est  Moumoutte  Chinoise.  Ah!  c'est  que 
cette  Chinoise  a,  sans  sortir  ni  jour  ni  nuit,  vécu, 
sept  mois  passés,  dans  la  demi-obscurité  et  le  con- 
tinuel balancement  de  la  chambre  de  bord,  sous 
la  couchette  de  M.  Pierre  Loti.  «  Peu  à  peu,  dit 
celui-ci,  une  intimité  s'établit  entre  nous  deux, 
en  même  temps  que  nous  acquérions  une  faculté 
de  pénétration  mutuelle  très  rare  entre  un  homme 
et  une  bête.  » 

Précédemment,  j'ai  rapporté  le  discours  prêté  par 
M.  Anatole  France  à  son  chat  Hamilcar.  Cet  Hamil- 
car  était  un  philosophe  un  peu  sec  et  fort  dédai- 
gneux. Dialecticien  remarquable,  eût-il  été  capable 
de  laisser  parler  son  cœur  de  chat  avec  autant  de 
charme  que  le  fit  Madame  Moumoutte  Chinoise? 
Cette  pauvrette  en  paletot  râpé  naviguait  depuis 
quinze  jours  avec  son  maître  et  n'avait  pas  encore 
osé  lui  manifester  sa  joie  de  se  sentir  à  lui.  Un 
après-midi,  pourtant,  elle  se  décide,  et,  après  mille 
hésitations,  elle  saute  sur  les  genoux  de  M.  Pierre 
Loti,  qui  lit  très  clairement  dans  "ses  yeux  expres- 
sifs et  câlins  ces  paroles  exquises  :  «  Par  ce  jour 
d'automne,  tellement  triste  à  l'âme  des  chats, 
puisque  nous  sommes  ici  deux  isolés,  dans  ce  gîte 


156         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

agité  et  perdu  au  milieu  de  je  ne  sais  quoi  de  dan- 
gereux et  d'infini  (et  admirez  comme  cette  chatte  — 
par  sympathie  sans  doute  et  par  flatterie  —  se  sert 
des  mots  d'imprécision  et  de  lointain  chers  à  son 
maître!),  si  nous  nous  donnions  l'un  à  l'autre  un 
peu  de  cette  chose  douce  qui  berce  les  misères, 
qui  a  son  semblant  d'immatérialité  et  de  durée 
non  soumise  à  la  mort,  qui  s'appelle  affection  et 
s'exprime  de  temps  en  temps  par  des  cares- 
ses... » 

Mais  je  ne  veux  pas  raconter  (après  M.  Loti,  c'est 
impossible)  l'histoire  des  deux  moumouttes,  et  je 
ne  saurais  exprimer  le  navrement  de  leur  fin  à 
toutes  deux.  Que  le  lecteur  se  reporte  au  Livre  de 
la  Pitié  et  de  la  Mort... 

A  un  moment,  le  souvenir  de  la  fin  tragique  de 
Mime,  un  des  chats  de  M.  Catulle  Mendès,  m'étant 
revenu,  j'avais  posé  à  M.  Pierre  Loti  cette  ques- 
tion : 

—  Croyez-vous  au  suicide  des  bêtes? 
Très  nettement  il  me  répondit  : 

—  Non. 

A  son  avis,  les  plus  chétifs  aiment  mieux  «  se 
prolonger»  par  tous  les  moyens,  jusqu'aux  limites 
les  plus  misérables,  préfèrent  n'importe  quoi  à  l'é- 
pouvante de  n'être  rien,  de  ne  plus  être... 


PIERRE    LOTI  157 

J'observai  que,  souvent,  il  en  va  de  même  pour 
nous  autres,  les  hommes;  mais  M.  Pierre  Loti  ne 
m'entendit  point  :  il  rêvait,  et  son  regard  s'était 
obscurci... 

Dès  qu'il  fut  revenu  à  lui,  je  lui  demandai  pour 
finir  : 

—  Pensez-vous  qu'il  faille  se  défier  des  gens 
qui  marquent  une  grande  tendresse  à  l'égard  des 
animaux? 

—  Je  crois,  fit-il  alors,  que  c'est  une  aberration, 
et  peut-être  une  petitesse  d'esprit,  de  s'entourer 
d'animaux  et  de  les  préférer  aux  êtres  humains. 
Mais  il  y  a  sécheresse  ou  inintelligence  de  cœur  à 
ne  pas  s'attacher  à  certains  d'entre  eux,  quand  ils 
prennent  place  à  notre  foyer.  » 


U 


XVI 


SULLY-PRUDHOMME 


Un  académicien.  —  Des  bêtes  peu  gênantes.  —  Sympathie 
platonique.  —  Insolence  et  douceur  d'un  chat.  —  L'Huma- 
nité devant  Dieu.  —  Le  serpent  et  la  queue  du  rat.  —  Les 
bêtes  au  dernier  plan. 


Le  cabinet  de  travail  de  M.  Sully-Prudhomme 
—  des  fenêtres  duquel  le  regard  plonge  dans  la 
cour  d'honneur  du  palais  de  l'Elysée  —  est,  certes, 
un  des  plus  intéressants  qu'il  m'ait  été  donné  de 
voir.  Salonnièrement  meublé,  plein  de  tableaux, 
d'objets  d'art  et  de  bibelots,  le  décor  n'en  est  pas 
essentiellement  «  amusant  »,  et  il  ne  faut  pas  s'at- 
tendre à  voir  un  poète  qui  traduit  Lucrèce  respirer 
et  circuler  dans  le  milieu  chatnoiresque  que  se 
sont  fait  la  plupart  des  artistes  viveurs  et  ironistes 
de  notre  génération.  Donc,  le  milieu  dans  lequel 


SULLY-PRUDHOMME  159 

évolue  M.  Sully-Prudhomme  est  d'aspect  plutôt 
grave,  mais,  je  le  répète,  intéressant.  N'oublions 
d'ailleurs  pas  que  nous  sommes  ici  chez  ud  des 
Quarante.  Mais,  véritablement,  cet  académicien 
n'a  rien  du  tout  de  la  morgue  et  de  l'accueil  gla- 
çant de  la  plupart  de  ses  augustes  collègues.  Non, 
vrai,  la  courtoisie  de  M.  Sully-Prudhomme  ne  sent 
point  trop  son  dessous  de  Coupole:  elle  est,  au 
contraire,  parfaite,  et  se  nuance  même  de  cordia- 
lité. 

—  Tiens  !  c'est  captivant  ce  que  vous  faites  la, 
me  dit-il,  quand  je  me  fus  expliqué.  Eh  bien  1 
mais  si  vous  voulez  vous  rendre  compte  de  mon 
goût  pour  les  bêtes,  vous  n'avez  qua  jeter  les  yeux 
autour  de  vous. 

Je  jetai  les  yeux  autour  de  moi,  sur  les  fauteuils 
et  sur  les  canapés.  N'y  voyant  ni  chat  ni  chien,  je 
m'avisai  que  je  serais  plus  heureux  en  regardant 
dessous,  et  je  me  mettais  en  devoir  de  bous- 
culer doucement  le  mobilier,  quand  M.  Sully-Pru- 
dhomme, qui  me  regardait  faire  avec  quelque  in- 
quiétude, me  dit  soudain  : 

—  Vous  avez  perdu  quelque  chose? 

—  Mais  non,  cher  maître,  je  cherche. 

—  Si  vous  n'avez  rien  perdu,  que  cherchez-vous 
donc? 


160         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

Je  m'arrêtai,  un  peu  ahuri. 

—  Mais,  cher  maître,  je  cherche  les  bêtes...  vos 
bêtes. 

—  Vous  croyez  donc  que  je  place  mes  bibelots 
sous  mes  chaises? 

Je  n'y  étais  plus  du  tout. 

—  Mes  bêtes  sont  sur  ma  cheminée,  monsieur, 
sur  cette  console,  dans  cette  vitrine  et  sur  ma  table 
de  travail  ;  elles  sont  aussi  sur  des  toiles,  aux 
murs. 

»  Voici,  d'abord,  un  admirable  cerf  en  bois  de 
chêne,  acheté,  voilà  douze  ans,  à  Interlaken,  par 
Nieuwerkerke,  ancien  directeur  des  Beaux-Arts. 
Ce  cerf  a  été  sculpté  par  un  pauvre  paysan  suisse, 
d'ailleurs  plein  de  talent  ; 

»  Voici,  maintenant,  un  éléphant  en  bronze,  de 
Barye  ; 

»  Un  tout  petit  lapin  de  Gain,  en  même  métal  ; 

»  Deux  minuscules  cochons  d'Inde  japonais; 

»  Et  puis,  voyez,  sur  ces  deux  vases,  cette  quan- 
tité de  merveilleux  petits  échassiers,  également  du 
Japon  ; 

»  Quant  à  cette  vache,  elle  a  été  peinte  par  Paul 
Colin  ; 

»  Et  voici  deux  bœufs  dessinés  par  Crefty... 

»  J'allais  oublier  ce  petit  chien   assis  sur  mon 


SULLY-PRUDHOMME  161 

essuie-plumes,  qui  était  bien  drôle  qjiand  je  l'ai 
acheté...  » 

Qu'on  ne  croie  pas  que  M.  Sully-Prudhomme 
songeât  à  plaisanter  une  seconde  en  me  faisant  sa 
minutieuse  énumération.  Il  était  d'une  absolue 
bonne  foi,  et  se  persuadait  que  toutes  ces  représen- 
tations d'animaux  de  bois,  de  bronze,  de  soie,  de 
plume,  de  couleur  et  de  coton  me  donnaient  une 
idée  flatteuse  de  son  goût  pour  les  bêtes.  J'avais 
quelque  irrespectueuse  envie  de  sourire  ;  mais  le 
maître  faisait  son  petit  inventaire  avec  une  convic- 
tion mêlée  d'un  si  charmant  enfantillage  incons- 
cient que  je  gardai  mon  impassibilité  déférente. 

Je  ne  pus,  cependant,  m'empêcher  d'observer  : 

—  Il  me  semble,  en  somme,  cher  maître,  que 
votre  sympathie  pour  les  bêtes  est  plutôt  plato- 
nique? 

—  Oh  !  je  l'avoue,  répondit  en  toute  candeur 
M.  Sully-Prudhomme.  Il  est  vrai  que  je  n'ai  chez 
moi  aucune  bête  vivante,  mais  je  rends  justice  à 
leurs  qualités  psychiques.  Je  reconnais  spéciale- 
ment un  excellent  cœur  au  chien... 

»  Oui,  c'est  platoniquement  que  j'aime  les  bêtes. 

»  A  Aulnois,  pourtant,  j'ai  fait  la  connaissance 
d'un  petit  chat.  C'était  un  demi-angora  d'une 
grâce  extraordinaire.  Ma  passion   de  pénétrer  sa 

14. 


162         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

pensée  a  été  affreusement  déçue.  Il  n'a  jamais  eu 
l'air  de  s'apercevoir  de  mon  existence,  malgré  tou- 
tes mes  démonstrations.  Alors,  il  s'est  passé  en 
moi  un  horrible  combat  entre  l'admiration  et  l'hu- 
miliation. Et  ce  qu'il  y  a  de  plus  insolent  dans  son 
indifférence,  c'est  qu'il  est  d'une  douceur  de  carac- 
tère incroyable  :  mon  neveu,  le  dessinateur  Henri 
Gerbault,  jongle  avec  lui  comme  avec  une  balle,  et 
il  n'a  jamais  pu  voir  le  bout  de  ses  ongles.  Il  se 
laisse  faire  tout  ce  qu'on  veut,  sans  gratitude  ni 
rancune.  Ce  caractère  m'a  exaspéré,  et  j'ai  juré  de 
ne  plus  avoir  affaire  aux  chats.  Je  ne  puis  ni  les 
mépriser  ni  en  jouir;  je  ne  puis  en  faire  ni  des 
amis  ni  des  ilotes  :  ils  sont  trop  fiers. 

»  Un  animal  que  j'admire  beaucoup,  c'est  le 
cheval,  et  je  le  plairas  immensément.  Je  crois,  à  ce 
propos,  que  ce  qui  empêchera  l'Humanité  d'avoir 
grâce  devant  Dieu,  c'est  le  traitement  qu'elle  a  fait 
subir  aux  chevaux,  qui  est  abominable.  En  poésie, 
j'ai  employé  le  cheval  dans  une  comparaison  des- 
criptive assez  poussée...  J'ai  aussi  écrit  un  combat 
de  tigres  et  de  lions.  Le  spectacle  de  la  bête  féroce 
est  un  des  plus  intéressants  de  la  nature. 

»  J'ai,  d'autre  part,  une  invincible  répulsion  pour 
le  serpent  et  pour  la  queue  du  rat.  Le  serpent  est 
pour  moi  la  bête  la  plus  horrible,  parce  que  dans 


SULLY-PRUDHOMME  163 

son  corps  rien  n'indique  la  direction  qu'il  peut 
prendre...  Une  chose  qui  m'affecte  et  m'impres- 
sionne, c'est  la  tristesse  fondamentale  des  yeux  de 
chien... 

»  Je  vous  dirai  que  je  me  suis  résigné  à  De  pas 
avoir  d'animaux,  parce  que  je  me  sens  incapable 
de  leur  assurer  une  subsistance  régulière.  Et  je  ne 
puis  comprendre  les  gens  qui  partent  en  voyage 
laissant  leurs  chats  ou  leurs  chiens  à  des  tiers. 

»  Je  ne  sais  pas  chasser.  Je  n'ai  tiré  qu'un  coup 
de  fusil  dans  un  buisson,  et  sans  résultat .  Je  forme, 
sur  cepoint,  un  contraste  frappant  avec  mon  intime 
ami  Léon-Bernard  Derosne,  qui  est  un  vraiNemrod- 
Et  retenez  ceci,  —  bien  que  je  ne  pose  pas  la  chose 
en  axiome,  —  quand  on  n'est  pas  chasseur,  on  a  bien 
des  chances  pour  n'avoir  pas  d'animaux  chez  soi. 

»  En  somme,  l'animal  n'a  jamais  occupé  qu'un 
plan  lointain  dans  mes  soucis  ;  moins  par  indiffé- 
rence que  par  distraction,  croyez-le  bien.  » 

Cher  maître,  je  le  crois. 


XVII 

JORIS-KARL    HUYSMANS 

Dans  le  plain-chant.  —  Un  fervent  de  chats.  —  Barre-d,e- 
Rouille.  —  Portrait  peu  flatté  de  Mouche.  —  Mouche,  pro- 
fond philosophe.  —  La  mémoire  des  chats.  —  Chasteté  relative 
des  eunuques  de  l'espèce.  —  Les  trois  cents  chats  de  la  Halle- 
aux-Vins. 


En  son  bureau  du  ministère  de  l'Intérieur,  11,  rue 
des  Saussaies,  je  trouve  M.  Joris-Karl  Huysmans 
passionnément  plongé  dans  un  très  gros  livre  à 
mine  antique:  le  maître  ù.'A~Rebour  s,  d'En  Rade  et 
de  Là-Bas  pioche  l'histoire  du  plain-chant.  Il  me 
dit  qu'il  voudrait  bien  faire  pour  le  plain-chant, 
dans  son  prochain  livre,  ce  qu'il  a  fait  pour  les 
cloches,  dans  Là-Bas.  Et  comme  je  parle  avec  res- 
pect de  l'énorme  somme  d'efforts  que  doit  repré- 
senter le  total  des  spéciales  recherches  pour  de  tels 


JORIS-KARL    HUYSMANS  165 

si  spéciaux  livres  que  les  siens,  M.  Huysmans  m'a- 
voue que  sa  jouissance  est  toute  dans  ce  travail  de 
documentation,  de  notation  à  outrance,  qu'il  s'y 
meut  béatement  et  s'y  distend  comme  en  un  bain, 
et,  qu'en  somme,  «le  moins  amusant  »,  c'est  quand 
il  faut  écrire  le  bouquin... 

—  Vous  allez  rire  de  l'objet  de  ma  démarche, 
fais-je  alors.  Je  viens  tout  simplement  vous  de- 
mander si  vous  comptez  mettre  un  chat  dans  ce 
prochain  roman  que  vous  préparez.  N'en  avez-vous 
pas  déjà  mis  un  dans  En  Ménage,  puis  un  dans  En 
Rade,  puis  un,  enfin,  dans  Là-Bas  ?  Cette  insis- 
tance à  donner  à  la  bête  que  haïssait  Toussenel  un 
rôle  dans  la  plupart  de  vos  livres  m'a  particuliè- 
ment  frappé,  et  comme  je  m'occupe,  à  l'heure  qu'il 
est,  de  constater  les  sympathies  ou  les  répugnances 
éprouvées  par  les  artistes  à  l'égard  des  bêtes... 

—  Vous  ne  trouverez  guère  en  moi,  je  vous  en 
avertis,  répond  M.  Huysmans,  de  sympathie  que 
pour  les  chats.  En  matière  de  bêtes,  je  n'ai  point 
l'éclectisme  de  Gautier: je  n'aime,  en  vérité,  que 
les  chats  ;  mais  je  les  aime  déraisonnablement, 
pour  leurs  qualités  et  en  dépit  de  leurs  nombreux 
défauts.  Je  ne  sais  trop  s'il  y  aura  un  chat  dans 
mon  prochain  livre.  En  tout  cas,  cela  n'aurait  rien 
d'impossible... 


166         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

—  Mais,  pour  avoir  eu  cette  constante  préoccu- 
pation du  chat  dans  vos  œuvres,  est-ce  donc  qu'on 
en  peut  compter  plusieurs  à  votre  foyer? 

—  Je  n'en  possédai  jamais  qu'un  seul  exem- 
plaire à  la  fois.  Un  seul  chat  me  suffit,  et  —  c'est  à 
la  lettre  —  je  ne  saurais  vivre  sans  un  chat.  Oui, 
je  serais  très  malheureux,  vous  m'entendez?  si  je 
devais  vivre  sans  un  chat  chez  moi.  Je  sentis  ça 
quand  creva  mon  cher  Barre-de-Rouille. 

—  Ah!  le  chat  d'En  Ménage... 

—  Oui.  Il  était  rouge,  barré  d'orange.  C'était, 
d'ailleurs,  un  chat  de  gouttières,  mais  de  la 
grande  espèce.  Il  était  énorme.  Puis,  c'était  un 
chasseur  extraordinaire  :  le  soir,  en  été,  il  se 
rasait  sur  le  balcon  pendant  des  heures,  et,  com- 
ment faisait-il  son'  compte  ?  il  attrapait  des 
chauves-souris  qu'il  rapportait  vivantes  dans  l'ap- 
partement. C'était  alors  toute  une  aventure,  parce 
qu'il  s'amusait  des  journées  entières  avec  ses 
malheureuses  victimes...  Il  fut  pris  de  crises 
d'épilepsie,  et  je  dus  prendre  le  parti  très  dur  de 
le  faire  abattre  chez  moi  par  le  vétérinaire... 
Quand  je  rentrai,  le  soir,  du  ministère  en  ma 
chambre,  et  que  je  n'y  vis  plus  de  Barre-de- 
Rouille,  je  ressentis  une  vraie  douleur,  et  je  des- 
cendis immédiatement  chez  ma  concierge  pour  la 


JORIS-KARL    HUYSMANS  167 

prier  de  me  procurer  bien  vite  un  autre  chat... 

»  Huit  jours  après,  une  dame  me  dit  :  «  Je  vous 
en  ai  trouvé  un.  Il  est  charmant.  —  Gomment 
est-il  ?  Est-il  gris  poussière?  »  (C'est  ainsi  que  je  le 
voulais.)  «  Oui,  il  est  gris  poussière,  et  barré.  — 
Ça  me  va.  Ayez  l'obligeance  de  me  l'envoyer.  » 
On  m'apporta  la  bête  le  soir.  Il  ne  me  fit  déjà  pas 
une  trop  bonne  impression  ;  mais,  le  lendemain, 
ce  fut  bien  pis,  quand,  au  grand  jour,  je  le  vis  dans 
sa  laideur  cruelle.  Il  était  exorbitamment  laid,  ce 
chat.  Maigre  ainsi  qu'un  cent  de  clous,  il  portait 
la  tête  allongée  en  forme  de  gueule  de  brochet,  et, 
pour  comble  de  disgrâce,  il  avait  les  lèvres  noires; 
il  était  dérobe  gris  cendre,  une  robe  canaille,  aux 
poils  ternes  et  secs.  Sa  queue  épilée  ressemblait  à 
une  ficelle  munie  au  bout  d'une  petite  houppe,  et 
la  peau  de  son  ventre,  qui  s'était  sans  doule  dé- 
collée dans  une  chute,  pendait  telle  qu'un  fanon 
dont  les  poils  balayaient  mes  tapis.  N'étaient  ses 
grands  yeux  câlins,  dans  l'eau  verte  desquels 
tournoyaient  sans  cesse  des  graviers  d'or,  il  eût 
été,  sous  son  pauvre  et  flottant  pelage,  un  bas  fils 
de  la  race  des  gouttières,  un  chat  inavouable.. . 

»  C'est  —  à  très  peu  de  chose  près  —  ainsi  que 
je  le  peins  dans  En  Rade.  Mais,  ce  presque  ina- 
vouable  chat,  je  l'avouai,  car  il  se  montra  cares- 


168         BÊTES  ET  GZNS  DE  LETTRES 

sant.  Je  le  gardai  donc  et  le  baptisai  du  nom  de 
Mouche. 

—  Gomme  dans  Là-Bas. 

—  C'est  lui-même.  En  réalité,  le  chat  d'En  Rade 
n'a  de  Mouche  que  les  physiques  laideurs,  et  ce 
sont  mes  observations  sur  la  mort  de  mon  cher 
Barre-de-Rouille  qui  m'ont  servi  à  décrire  la  fin 
de  ce  chat  exorbitant  d'En  Rade.  Quant  à  Mouche, 
son  caractère  propre  est  restitué  dans  Là-Bas. 
C'est  un  vrai  philosophe  :  il  assiste,  curieusement 
mais  calmement,  aux  ébats  les  plus  intimes  de 
Durtal  et  de  sa  maîtresse,  et,  dans  ses  yeux  verts 
aux  graviers  d'or  girant,  il  y  a,  à  ces  minutes-là, 
presque  une  pensée,  lisible  :  à  la  vue  de  la  bête-à 

deux-dos,  il  se  dit,  on  jurerait  qu'il  se  dit:  «  Ça, 
comme  c'est  inutile  !  » 

»  J'ai  donc  gardé  Mouche.  C'est  le  chat  affec- 
tueux, qui  vous  attend  à  la  porte  et  gronde  s\m- 
pathiquement  quand  vous  rentrez.  Il  va  sans  dire 
que  mes  chats  sont  des  chats  auxquels  je  fais 
extirper  les  germes  de  l'amour.  À  ce  propos,  je 
puis  vous  affirmer  que  les  chats  possèdent  la  fa- 
culté de  mémoire.  Yoici  un  exemple  :  un  chat  noir, 
celui  de  ma  concierge,  avec  lequel  j'étais  en 
bonnes  relations  d'amitié,  m'était  venu,  un  matin, 
rendre  visite.  J'étais  en  train  de  le  présenter  à 


JORIS-KARL    HUYSMANS  169 

Mouche,  quand  on  frappa  à  ma  porte.  J'allai  ouvrir. 
Alors,  advint  une  chose  comique.  A  l'aspect  du 
survenant,  le  chat  noir  de  la  concierge,  fou  de 
peur,  bondit  sur  le  carré,  et  ce  fut,  par  l'escalier, 
une  dégringolade  d'animal  fouaillé,  tandis  que 
Mouche,  bête  comme  une  oie,  en  chat  essentielle- 
ment affectueux,  allait  de  lui-môme  se  livrer  au 
quidam,  lequel,  sans  fausse  sentimentalité,  l'émas- 
culait  sur-le-champ.  Or,  le  chat  noir,  ayant  naguère 
subi  l'opération,  avait,  le  croiriez-vous?  reconnu, 
positivement  reconnu  le  coupeur  de  chats,  que 
j'attendais  ce  matin-là... 

»  Vous  pourriez  penser  que,  lorsqu'un  chat  a 
perdu  —  pour  me  servir  de  l'adorable  expression 
d'un  éditeur-annotateur  des  Lettres  et  épitres  amou- 
reuses dCHèloïse  et  d'Abailard  —  «  les  vrais  témoins 
de  sa  virilité  »,  vous  imagineriez  volontiers  que  ce 
chat  ainsi  accommodé  vivra  sa  vie  dans  la  com- 
plète paix  des  sens.  Il  n'en  va  pas  ainsi,  et  il  n'est 
pas  que  vous  n'ayez  observé  le  vice  répugnant  des 
chats  coupés  et  leur  délectation  à  se  vautrer  sur 
les  dessous  diversement  odorants  des  femmes. 
Oui,  cette  bête,  qui  n'a  pas  la  saleté  du  chien,  le- 
quel va  jusqu'à  manger  des  excréments  humains, 
cette  bête  a  des  saletés  spéciales.  Mouche  possède, 
ainsi,  son  côté  dégoûtant.  Mais,  que  voulez-vous? 

15 


170         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

chacun  a  ses  faiblesses,  et  cela  n'empêche  pas  que 
le  chat  seul  aura  accès  chez  moi  et  n'y  sera  jamais 
dépossédé  par  une  autre  bête... 

»  Un  détail  que  vous  ignorez  peut-être,  touchant 
les  chats  à  Paris,  c'est  qu'il  y  en  a  plus  de  trois 
cents  à  la  Halle-aux-Vins.  La  Halle-aux-Vins,  c'est 
le  grand  refuge,  l'asile  des  chats  qui  ont  cessé  de 
plaire.  Ils  vivent  là,  sans  être  inquiétés,  faisant 
massacres  de  rats  parmi  les  innombrables  ton- 
neaux. Même,  des  âmes  charitables  leur  apportent 
quotidiennement  de  généreuses  pâtées;  car  il  n'est 
pas  que  les  moineaux  du  Luxembourg,  il  y  a  aussi 
les  chats  de  la  Halle-aux-Yins  ;  et  c'était  pour  moi 
grande  joie  d'yeux  que  de  contempler  ces  trois 
cents  indépendants  du  haut  d'une  maison  de  la 
rue  des  Fossés-Saint-Bernard  où  perchait  un  mien 
ami...  » 


XVIII 

EMILE  BERGERAT 

Les  ours  de  M.  Bergerat.  —  Théophile  Gautier  et  sa  ména- 
gerie. —  Le  lézard  de  madame  Bergerat.  —  La  demi-àme. 
—  Bistu.  —Un  lièvre  chasseur.  —  Le  père  Toussenel.  —Ce 
que  pensent  les  têtes  de  la  littérature.—  Un  chien  vol- 
tairophobe.  —  Bergerat  parjure. 


M.  Emile  Bergerat  a  déménagé.  Ses  cartes  de 
visite  portent,  en  grandes  lettres,  la  mention: 
Changement  de  domicile.  Mais  Galiban  n'a  point 
quitté  son  tranquille  et  aéré  quartier  des  Ternes  ; 
il  s'est  rapproché  des  fortifications  et  habite  main- 
tenant le  76  de  la  rue  Laugier,  tout  près  de  la  rue 
Galvani,  où  réside  M.  Jean  Richepin. 

On  sait  que  M.  Emile  Bergerat  a  épousé  made- 
moiselle Estelle  Gautier,  et  qu'il  professe  pour  la 
mémoire  de  son  beau-père  un  culte  qui  l'a  poussé 


172         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

jusqu'à  mettre  en  vers  le  Capitaine  Fracasse,  pour 
l'adapter  à  la  scène...  Oh!  les  ours  de  Bergerat  I 
Gomment,  dans  l'occurrence,  eussé-je  pu  omettre 
d'aller  voir  si  célèbre  conservateur  de  si  spéciaux 
plantigrades?  —  Et,  cependant,  je  n'ai  pas  de- 
mandé à  les  voir,  ces  terribles,  ces  trop  fameux 
ours.  Au  demeurant,  je  savais  leur  histoire,  que 
M.  Bergerat  a  si  tendrement  écrite  ;  picaresque 
histoire  que  tout  le  monde  connaît. 

Il  faut  tout  dire.  En  allant  voir  M.  Emile  Ber- 
gerat, il  me  semblait  un  peu  aussi  aller  voir  le 
grand  Théo,  qui  eut  une  âme  si  exquise  aux  bêtes; 
le  grand  Théo,  que  M.  Edmond  de  Goncourt  évo- 
quait dans  cette  mansarde  de  la  rue  de  Beaune, 
«  si  petite,  que  la  fumée  de  son  cigare  vous  taisait 
apercevoir  à  l'ouverture  de  la  porte  ainsi  qu'une 
étrange  peinture  effacée  »  ;  dans  le  flou  de  cette 
peinture  on  distinguait  «  le  blême  et  immobile 
maître  du  logis,  sous  son  bonnet  de  doge  à  deux 
cornes,  et  avec  sur  ses  genoux  ses  maigres  chats, 
ses  chats  iaméliques...  » 

Je  trouvai  M.  et  madame  Bergerat  réunis  dans  le 
cabinet  de  travail. 

Naturellement,  il  fut  tout  de  suite  question  de 
l'amour  des  bêtes  chez  Gautier,  et  M.  Bergerat  se 
mit  à  parler. 


EMILE    BERGERAT  173 

—  Gomme  il  l'a  dit  lui-même,  Théophile  Gautier 
eut,  de  tout  temps,  pour  les  chats  en  particulier  et 
pour  les  animaux  en  général,  une  tendresse  de 
brahmane  ou  de  vieille  fille.  Il  racontait  souvent 
l'histoire  véridique  de  son  premier  ami  parmi  les 
bêtes,  de  Cagnotte,  qu'un  rusé  marchand  de 
chiens  du  Pont-Neuf  avait  revêtu  d'une  espèce  de 
paletot  en  peau  d'agneau  frisée  pour  lui  donner 
l'apparence  d'un  caniche.  Gautier  appela  son  pre- 
mier chat  Childebrand,  pour  contrecarrer  Boileau. 
«  Les  chats  sont  les  tigres  des  pauvres  diables  », 
a-t-il  écrit  quelque  part.  Illes  aima  passionnément. 
Iln'estpas  que  vous  ne  connaissiez  l'histoire  de  Ma- 
dame-Théophile, qui  avait  legoût  des  parfums  et  de 
la  musique  :  les  pages  consacrées  à  cette  chatte  et 
à  son  aventure  avec  un  perroquet  figurenten  toutes 
les  anthologies.  Dans  son  délicieux  livre,  Ménagerie 
intime,  Gautier,  racontant  toutes  ses  bêtes,  divise 
ses  nombreux  chats  en  deux  dynasties  :  la  blanche 
et  la  noire.  Firent  partie  de  la  dynastie  blanche  : 
Don-Pierrot-de-Navarre,  chat  esthétique,  amateur 
de  littérature,  etSéraphita,  la  rêveuse  et  contem- 
plative Séraphita.  De  ce  couple  blanc  comme  neige, 
naquirent  trois  chats  noirs  comme  de  l'encre  : 
Enjolras,  qu'on  s'imagina  de  raser  à  la  façon  des 
caniches  pour  compléter   sa  physionomie  de  lion, 

15. 


174         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

et  qui,  ainsi  accommodé,  ressembla  bien  plutôt  à 
quelque  chimère  japonaise;  Gavroche,  voyou  et 
partageux,  et  Eponine,  qui  donna  tant  de  preuves 
d'intelligence  qu'elle  fut  élevée,  d'un  commun 
accord,  à  la  dignité  de  personne  et  eut  sa  chaise  au 
déjeuner  et  au  dîner.  De  l'accouplement  d'Eponine 
et  d'un  magnifique  angora  gris  argent  nommé  Zizi 
naquit  Gléopâtre,  plus  noire  que  l'Erèbe...  Des 
chats  passons  aux  chiens.  Gautier  en  eut  six:  l'in- 
telligent Luther;  Zamore,  artiste  éperdu  de  choré- 
graphie et  qui  avait  pour  les  femmes  le  dédain  le 
plus  absolu  ;  Kobold,  le  king-charles,  qui  savait 
chanter  et  mangeait  de  la  terre  ;  Myrza,  qui  appar- 
tint à  la  Giulia  Grisi  et  fut  peinte  par  M.  Yictor 
Madarasz,  artiste  hongrois  ;  Dash,  un  roquet  gre- 
dinè,  qui  dans  un  corps  de  Thersite  avait  une 
âme  d'Achille;  et,  enfin,  Néro...  La  sympathie  de 
Gautier  pour  les  chiens  fut  pourtant,  je  le  crois, 
toujours  un  peu  tempérée  par  un  mauvais  sou- 
venir qui  remontait  au  temps  de  son  internement 
au  lycée  Louis-le-Grand.  «  Je  mourais  de  froid, 
d'ennuie  et  d'isolement,  disait-il,  entre  ces  grands 
murs  tristes,  où,  sous  prétexte  de  me  briser 
à  la  vie  de  collège,  un  immonde  chien  de  cour 
s'était  fait  mon  bourreau.  Je  conçus  pour  lui  une 
haine  qui  ne  s'est  pas  encore  éteinte.  S'il  m'appa- 


EMILE    BERGERAT  175 

raissait  reeonnaissable  après  ce  long  espace  de 
temps,  je  lai  sauterais  à  la  gorge  et  je  l'étrangle- 
rais! »...  Le  grand  Théo  eut  aussi  des  caméléons, 
un  lézard  et  une  pie.  Les  caméléons,  achetés  dans 
une  auberge  de  Puerta-de-Santa-Maria,  moururent 
avant  de  voir  la  France.  Le  lézard...  Mais,  au  fait, 
demandez  donc  à  madame  Bergerat  qu'elle  vous  en 
parle. 

—  Monsieur  doit  le  connaître,  puisqu'il  figure 
dans  la  Ménagerie  intime  de  mon  père.  C'est  ma 
sœur  Judith  qui  me  l'avait  envoyé  de  Fontaine- 
bleau. Nous  l'appelâmes  Jacques.  Jamais  il  ne  me 
quittait.  Sa  place  favorite  était  dans  mes  cheveux, 
près  de  mon  peigne.  Ainsi  niché,  il  allait  avec  moi 
à  la  promenade  et  même  au  théâtre.  Sa  nourri- 
ture consistait  en  gouttes  de  lait  qu'il  venait  lécher 
au  bout  de  mon  doigt.  Un  jour,  je  partis  en 
voyage,  et,  vu  la  rigueur  de  la  saison,  je  n'osai  em- 
porter Jacques.  Il  se  laissa  mourir  de  faim  et  de 
chagrin...  Nous  eûmes  aussi  une  pie.  Margot  jouait 
à  cache-cache  avec  nous  et  courait  après  nos  chats 
pour  leur  pincer  la  queue.  C'était  une  bête  bien 
amusante;  malheureusement,  elle  était  voleuse 
comme  la  Gazza  ladra. 

—  Mon  beau-père  eut  aussi  des  chevaux,  vous  le 
savez,  reprit    M.  Bergerat.    Sss   deux  ponies   du 


176         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

Shetland,  pas  plus  grands  que  des  chiens,  firent 
la  joie  des  caricaturistes  et  durent  être  remplacés, 
pour  cause  d'insuffisance,  par  Jane  et  Betsy,  deux 
autres  ponies  gris  pommelé.  Mais  Jane  et  Betsy  ne 
purent  s'entendre,  et  cette  dernière  céda  la  place 
à  la  Blanche,  qui  fit  bon  ménage  avec  Jane.  Ces 
deux  bêtes  allaient  d'elles-mêmes  au  journal,  à 
l'imprimerie  et  chez  les  éditeurs.  Théophile 
Gautier  dut  les  vendre  pendant  la  Révolution  de 
Février.  «Dans  l'écroulement  dema  mince  fortune, 
a-t-il  dit  à  cette  époque,  c'est  la  seule  perte  qui 
m'ait  été  sensible.  » 

»  Quant  aux  bêtes  qu'il  a  mises  dans  son  œuvre, 
inutile,  n'est-ce  pas  ?  de  vous  en  parler.  Vous  con- 
naissez Miraut  et  Belzéhuth,  le  chien  et  le  chat  du 
baron  de  Sigognac,  et  vous  savez  avec  quel  amour 
Gautier  parla  des  chevaux  dans  presque  tous  ses 
livres. 

—  Le  maître  —  fis-je  alors  —  pensait-il  que 
les  bêtes  eussent  une  âme? 

M.  Emile  Bergerat  sourit  et  répondit  : 

—  Il  leur  accordait  tout  au  moins  une  demi- 
âme  ;  et  je  fais  comme  lui.  Car  j'ai  eu  des  bêtes, 
moi  aussi.  Avez-vous  lu  mes  Poèmes  de  la  Guerre? 

—  Non,  balbutiai-je  avec  une  candeur  mêlée  de 
quelque  honte. 


EMILE    BERGERAT  T/7 

—  Je  ne  vous  en  veux  pas,  parce  qu'en  1870, 
vous  n'étiez  encore  qu'un  marmot.  Sachez  donc 
que  ce  livre  recèle  le  poème  de  Bistu,  mon  chien 
Bistu,  dont,  au  surplus,  voici  brièvement  l'his- 
toire :  Bistu  naquit  d'un  père  inconnu  —  comme 
bien  d'autres  plus  célèbres  !  Tout  de  suite,  je  com- 
pris qu'il  était  fait  pour  être  le  chien  d'un  lyrique, 
et  je  l'arrachai  aux  ténèbres  auxquelles  on  voulait 
le  rendre.  Ensemble,  nous  courions  par  les  bois, 
et,  durant  qu'il  cherchait  son  os,  moi  je  cherchais 
ma  rime.  Il  avait  une  passion  déshonnête  :  il  étran- 
glait les  chats  avec  volupté  et  les  portait  à  la  cui- 
sinière. Mes  amis  étaient  ses  amis,  et  quand  ils 
étaient  bien  nippés,  il  daignait  les  accompagner 
jusqu'à  la  porte  et  il  honorait  leurs  visages  du 
commerce  de  sa  langue  ;  —  car  les  chiens  ont  ceci 
de  commun  avec  les  nounous,  c'est  qu'ils. débar- 
bouillent ceux  qu'ils  aiment.  Pendant  le  siège, 
Bistu  fut  volé  par  quelque  infâme  marchand  de 
vin  qui  le  fit  passer  —  pour  du  veau...  Ce  chien 
mourut  croyant  à  la  France  et  à  ses  succès. 

—  On  m'a  aussi  beaucoup  parlé  d'un  lièvre... 

—  Un  lièvre  fameux,  en -effet!  Son  histoire  est 
tout  au  long  dans  le  Livre  de  Caliban,  mais  elle  a 
sa  place  tout  indiquée  dans  votre  travail  sur  nos 
bêtes.   La  voici  donc.  Tous  ceux  qui  m'ont  fait 


178         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

l'honneur  de  me  rendre  visite  dans  la  maison- 
nette que  j'habitais,  rue  Vernier,  ont  été  frappés 
de  la  beauté  ample  du  jardin  qui  la  flanque.  Ce 
jardin  mesurait  quatorze  mètres  de  long  sur  sept 
de  large  :  or,  pour  Paris,  c'est  immense.  Honteux 
de  posséder  un  tel  espace  lorsque  des  gens  qui  va- 
lent mieux  que  moi  languissent  dans  des  cases 
piranésiennes,  sans  air,  au  huitième  étage,  il  m'a- 
vait paru  décent  d'utiliser  ce  sol  perdu  pour  la 
sainte  bâtisse,  et  j'y  donnai  des  chasses  auxquelles 
on  vint  assister  de  fort  loin.  D'abord,  il  me  fallait 
un  chien,  bien  entendu.  Ma  vieille  amie  Diane, 
une  épagneule  un  peu  mêlée,  mais  si  douce,  con- 
sentit à  se  prêter  à  mes  projets  cynégétiques,  quoi- 
qu'elle n'eût  jamais  chassé  que  les  mouches.  Le 
plus  difficile  à  trouver,  c'était  un  lièvre,  du  moins 
un  lièvre  vivant.  Le  hasard  me  vint  en  aide.  J'en 
découvris  un  en  cage.  Quand  je  dis  que  j'en  dé- 
couvris un,  c'est  pour  me  vanter;  cet  honneur  re- 
vient à  Diane  elle-même.  Elle  vit  un  lièvre  chez  un 
marchand  de  vins,  et,  avec  sa  bonté  profonde,  elle 
alla  lui  donner  un  coup  de  langue  de  commiséra- 
tion à  travers  les  barreaux  de  sa  cage.  J'achetai  le 
lièvre  et  l'appelai  Hyacinthe.  Puis  je  le  lançai  dans 
l'étendue  prétentieuse  dont  je  disposais  grâce  à  un 
bail  de  trois-six-neuf. 


EMILE    BEEGERAT  1"9 

»  Je  ne  sais  pas  quelle  fonction  sociale  Diane 
remplissait  dans  la  nature  selon  la  doctrine  de 
Toussenel,  mais  j'incline  à  croire  que  c'est  celle 
de  sœur  de  charité.  Dès  qu'elle  aperçut  Hyacinthe 
gambadant  dans  ce  clos  familier,  elle  s'élança  de- 
vant lui,  pour  le  distraire,  l'amuser,  et  elle  lui  en 
fit  les  honneurs.  Le  lièvre,  d'abord  intimidé,  et  ne 
connaissant  pas  encore  les  opinions  zoologiques 
de  la  maison,  s'était  réfugié  sous  un  petit  chariot 
d'enfant,  dans  lequel  une  poupée  dormait  les 
jambes  en  l'air;  mais  quand  il  vit  que  tout  était  à 
la  joie  et  que  la  chienne  tournait  tout  autour  de 
la  pelouse  sans  s'arrêter,  il  se  précipita  à  sa  suite, 
et  il  la  chassa,  tayaut,  tayaut  !...  Du  haut  du  ciel, 
votre  demeure  dernière,  père  Toussenel,  vous  de- 
viez être  content  de  moi.  J'avais  un  lièvre  qui 
chassait  le  chien  ! 

»  Eh  bien  !  qu'est-ce  que  vous  en  dites? 

—  Je  dis  que  c'est  un  paradoxe  en  action. 

—  Je  reconnais  que  le  paradoxe  est  un  peu  mon 
faible.  Un  jour,  j'en  émis  un  qui  fit  enrager  le  père 
Toussenel. 

—  Vous  l'avez  donc  connu? 

—  Je  crois  bien  !  C'était  un  bien  bon  homme, 
qui  fut  dans  l'art  des  lettres  ce  que  le  caricatu- 
riste Grandville  fut  dans  l'art  du  dessin.  Il  essaya 


180         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

souvent  de  m'expliquer  la  chasse.  «  La  caille  — 
s'écriait-il  —  se  mange,  et  tout  est  là!  —  Par- 
don, ripostais-je,  mais  le  bœuf  aussi  !  Or,  on 
ne  chasse  pas  le  bœuf.  Le  gentilhomme  qui  join- 
drait au  plaisir  de  manger  le  bœuf  celui  de  le 
poursuivre  par  monts  et  par  vaux,  en  sonnant 
dans  le  cuivre  des  tayauts  frénétiques,  serait  un 
gentilhomme  abusif  et  ridicule.  —  Chasser  le 
bœuf,  disait  Toussenel,  quelle  idée  folle  !  —  D'ac- 
cord, mais  où  commence  le  droit  de  chasse  que 
nous  nous  arrogeons  sur  les  animaux  ?  Si  c'est  à 
la  comestibilité,  le  bœuf  est  plus  comestible  que 
le  cerf.  Chassons  le  bœuf!  » 

—  Je  m'imagine  fort  bien  —  dis-je  alors  en 
riant  —  le  légitime  ahurissement  du  papa  Tous- 
senel... Et,  puisque  nous  voici,  avec  vous,  en  plein 
domaine  fantaisiste,  j'ai  bien  envie  (mais  je  n'ose 
guère)  de  vous  poser  une  question... 

—  Quelle? 

—  Ma  foi!  voici  :  Que  croyez-vous  que  pensent 
les  bêtes  de... 

—  De  quoi? 

—  De  la  littérature? 

—  Mais  votre  question  ne  m'embarrasse  pas  du 
tout.  Elles  ne  l'aiment  pas,  la  littérature,  les  bêtes  ! 
Et  comme  elles  ont  raison  !  Yous  ne  trouvez  pas  ? 


EMILE    BERGERAT  181 

C'est  si  embêtant  et  si  inutile  !  Toutefois  ils  la  pré- 
fèrent en  général  à  la  musique.  Pasteur  vous  dira 
que  la  plupart  des  chiens  hydrophobes  lui  vien- 
nent par  les  orgues  de  Barbarie.  Ensuite,  ce  sont 
les  poètes  qui  lui  en  envoient  le  plus...  Je  n'ai 
jamais  lu  de  mes  vers  à  mes  chiens  par  respect 
pour  leur  candeur.  A  mes  chats,  c'est  autre  chose, 
—  ils  se  défendent  par  le  ronron...  L'un  de  mes 
chers  toutous  disparus  avait  une  haine  particu- 
lière contre  Voltaire.  Quand  j'avais  le  dos  tourné, 
il  en  happait  sournoisement  un  tome,  et  il  le  dé- 
chiquetait voluptueusement  en  battant  de  la 
queue.  J'ai  fini  par  lui  abandonner  le  Diction- 
naire philosophique  en  toute  propriété,  afin  qu'il 
épargnât  le  reste...  » 

A  ce  moment,  le  déjeuner  fut  annoncé.  Aima- 
blement, M.  Bergerat  voulut  me  retenir,  mais  je 
dus  décliner  l'invitation. 

Comme  il  me  reconduisait,  je  lui  dis  : 

—  Ah  !  j'oubliais  de  vous  demander  si  vous  avez 
des  bêtes  en  ce  moment? 

—  Ne  m'en  parlez  pas  !  Nous  sommes  précisé- 
ment dans  le  deuil  à  l'heure  qu'il  est  :  les  trois 
chiens  que  nous  avait  laissés  Diane  sont  morts, 
cette  semaine,  d'une  fluxion  de  poitrine.  Ah  !  je 
n'aurai  plus  de  chiens,  j'en  fais  bien  le  serment  ! 

16 


182         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

Et  M.  Bergerat  prit  un  air  si  résolu  que  je  m'en 
allai  persuadé. 

Mais,  le  soir,  en  lisant  le  poème  de  Bistu,  je  vis 
bien  ce  que  valait  l'aune  de  ce  serment.  Bistu  dé- 
bute, en  effet,  par  ce  quatrain  : 

Je  n'en  veux  plus  avoir!  —  Je  jure 
Que,  même  en  flattant  ceux  d'autrui, 
Je  ne  lui  ferai  pas  l'injure 
D'en  aimer  un  autre  après  lui  ! 

Or,  quel  compte  devais-je  tenir  du  serment  jeté 
à  la  volée  dans  un  escalier,  alors  que  M.  Bergerat 
n'avait  pas  su  tenir  un  engagement  si  solennelle- 
ment formulé  envers  lui-même  dans  la  langue  des 
dieux,  et  qui,  d'avoir  été  imprimé  par  M.  Alphonse 
Lemerre,  prenait  une  importance  si  décisive  !... 

Allons,  c'est  entendu  :  il  y  aura  encore  de 
joyeux  jours  pour  les  chiens  chez  M.  Emile  Ber- 
gerat, parjure  endurci. 


XIX 


STEPHANE    MALLARME 

Lilith.  —  «  Les  chats,  seigneurs  des  toits.  »  —  Visions  di- 
verses. —  Une  arrière-vibration.  —  Lilith  attend  monsieur. 
—  Hallucinations.  —  Tonsure  à  dorer.  —  Saladin,  prince 
d'Asie.  —  Les  papiers  de  feu  Saladin.  —  Histoire  courte 
d'un  chat-huant. 


Rue  de  Rome,  89,  au  quatrième,  en  un  chétif 
appartement,  M.  Stéphane  Mallarmé  coule  de 
calmes  jours  entre  sa  femme,  sa  fille  —  et  son 
chat. 

Madame  Mallarmé  est  aimable  ;  mademoiselle 
Mallarmé  est  spirituelle  ;  le  chat  est  noir.  Ce  chat, 
d'ailleurs,  est  une  chatte,  et  répond  au  nom  — 
très  préhistorique  —  de  Lilith. 

Quant  à  M.  Stéphane  Mallarmé,  que  M.  Paul 
Verlaine  a  mis  dans  le  rang  des  «  poètes  mau- 


184         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

dits  »,  je  lui  trouve  l'air  aussi  peu  maudit  que 
possible. 

En  caressant  la  bête,  j'ai  conversé  avec  les  gens. 

A  peine  me  suis-je  assis  que  Lilith  saute  sur 
mes  genoux  et  se  met  à  ronronner,  ce  qui  cause 
dans  la  famille  une  stupéfaction  visible.  On  m'ex- 
plique, du  reste,  que  Lilith,  sauvage  à  l'ordi- 
naire, fait  preuve  à  mon  égard  d'une  confiance 
sans  précédents  en  son  histoire.  Je  me  déclare 
tort  honoré  de  cette  démarche  flatteuse  de  Lilith, 
qu'en  retour,  je  me  mets  à  frictionner  copieuse- 
ment. Durant  que  je  me  livre  à  cet  exercice  tou- 
jours pour  moi  plein  de  charme,  M.  Stéphane 
Mallarmé,  la  pipe  à  la  bouche,  me  parle,  d'une 
voix  légère,  un  peu  câline,  et  qui,  de  temps  en 
temps ,  se  bémolise  d'ironie  —  mais  vaguement, 
oh  !  combien  ! 

—  Les  chats?  commence-t-il.  En  un  poème 
en  prose,  je  les  appelai  :  seigneurs  des  toits.  C'est 
peu,  et  tout  mon  sentiment  sur  eux,  certes,  ne 
tient  pas  dans  cette  épilhète.  Je  les  ai  toujours 
contemplés  avec  curiosité.  Ils  ont  eu  beaucoup  de 
mon  attention.  Je  dois  dire  que  je  les  ai  vus,  se- 
lon les  époques,  très  différemment.  Le  chat  fut 
d'abord,  pour  moi,  l'idole  secrète  de  l'apparte- 
ment. Un  chat,  trônant  sur  un  meuble,  avec  la 


STÉPHANE    MALLARMÉ  185 

double  émeraude  de  ses  yeux,  je  considérai  cela 
comme  le  dernier  bibelot,  le  couronnement  su- 
prême. Je  fus  fervent.  Puis,  mon  enthousiasme 
tomba  peu  à  peu.  A  force  de  contempler  le  chat, 
je  le  trouvai  moins  raréfié.  Je  lui  vis  le  ventre  du 
lapin...  Grâce  à  Lilith,  cependant,  cette  déprécia- 
tion de  l'espèce  n'a  pas  persisté  en  moi.  Je  me 
rends  bien  compte  —  eh  !  oui  —  que  Lilith  n'est 
pas  une  panthère  noire  et  qu'on  en  peut  faire  une 
gibelotte  ;  mais  j'estime,  d'autre  part,  que,  mise 
à  sa  place;  à  l'heure  convenable,  cette  bête  n'est 
pas  sans  mérite. 

En  attendant,  sans  se  préoccuper  ni  de  la  place 
ni  de  l'heure  propices,  Lilith  continue  à  me  prodi- 
guer ses  faveurs  et  ses  grâces.  De  mon  côté,  je 
persévère  dans  mon  massage  dont  l'énergie  la  fait 
—  telle  une  vague  —  ondulante  et  presque  défer- 
lante sous  mes  doigts  électrisés. 

—  N'est-ce  pas,  poursuit  M.  Mallarmé  paterne- 
ment,  n'est-ce  pas  que  le  chat  est  la  place  même, 
le  motif  de  la  caresse  ?  Et,  fait-il,  amincissant  sa 
voix  câline  en  même  temps  que  de  sa  pipe  tenue 
en  ostensoir  sortent  des  spirales  légères  de  fumée 
bleue,  et  il  n'est  pas  jusqu'à  l'arrière-vibration 
de  la  caresse  —  qui  est  la  queue  —  à  laquelle  il  ne 
s'offre... 

16. 


186         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

—  Lilith  me  paraît  particulièrement  friande  de 
cette  arrière-vibration  dont  vous  me  parlez. 

La  chatte,  en  effet,  frémit  et  ronronne  plus  fort 
quand  passent  sous  ma  paume  savante  les  derniers 
grains  de  son  chapelet  de  vertèbres... 

La  toute  gracieuse  mademoiselle  Mallarmé  parle 
alors  : 

—  Elle  est  étonnante,  vraiment,  Lilith,  ce  soir, 
dit-elle.  Nous  ne    la  vîmes  jamais   si  iamilière. 

Cette  constatation,  je  l'avoue,  flatte  mon  amour- 
propre  (où  l'amour-propre  va-t-il  se  nicher  !)  ; 
mais  M.  Mallarmé  observe  : 

—  Lilith,  il  est  vrai,  se  révèle  expansive  singu- 
lièrement. Pourtant,  cette  attitude  s'explique  : 
voici  pour  elle  venir  le  moment  de  l'année  où  je 
lui  concède  un  mari... 

Pour  le  coup,  un  peu  dégoûté  de  Lilith,  je  me 
refuse,  malgré  ses  réclamations  instantes,  à  pro- 
voquer davantage  l'arrière-vibration  de  la  caresse 
à  laquelle  elle  s'offre  encore... 

—  Avant  Lilith,  j'ai  eu  Neige,  se  met  à  raconter 
le  maître.  Neige  était  une  divine  créature,  que 
nous  gardâmes  trop  peu  de  temps  pour  que  je  vous 
en  puisse  parler.  Lilith,  elle,  me  donna  des  impres- 
sions que  je  n'ai  retrouvées  nulle  part.  Ainsi,  j'ai 
pu  constater  qu'il  y  a  des  instants  où  Lilith  devient 


STÉPHANE    MALLARMÉ  187 

une  personne,  des  minutes  où  sa  tête  de  chatte 
noire  devient  positivement  une  tête  de  femme 
noire;  des  minutes  où,  tout  à  coup,  au  gré  de  mon 
regard  halluciné,  cette  tête  de  chatte  se  mue  en 
face  d'idole...  Puis,  soudain  aussi,  le  charme 
étrange  se  rompt  quand  Lilith  saute  de  la  chaise 
où  elle  se  figeait  et  quand  je  vois  s'en  aller  sous  un 
meuble  cette  tête  de  femme  —  àl'Odilon  Redon  — 
traînant  après  elle  un  corps  insuffisant...  Et  c'est 
une  impression  très  triste... 

Lilith,  plus  calme,  s'immobilise  sur  mes  genoux 
en  un  geste  de  bête  de  blason,  et,  comme  j'admire 
ces  airs  héraldiques,  M.  Mallarmé  dit  : 

—  Elle  a  parfois  de  véritables  poses  de  tarasque. 
C'est  une  bête  délicieuse,  qui  n'a  qu'une  imperfec- 
tion. 

—  Laquelle  donc? 

M.  Mallarmé  a  un  rire  des  yeux.  Il  me  désigne 
Lilith,  qui,  s'étant  dressée,  me  tourne  en  ce  mo- 
ment le  dos  et  me  caresse  le  bout  du  nez  avec  la 
mèche  du  cierge  noir  de  sa  queue.  Il  me  dit: 

—  C'est  cette  tonsure  qu'elle  vous  montre  impu- 
diquement,  ce  coin  nu  de  sa  bestialité...  J'ai  sou- 
vent songé  à  dorer  cela... 

J'éclate  de  rire,  car  la  chose  a  été  dite  avec 
cette  simplicité  de  ton  spéciale  à  Alphonse  Allais, 


188         BÊTES  ET  GEN3  DE  LETTRES 

prince  des  pince-sans-rire  de  cette  fin  de  siècle. 
Remis,  je  demande  encore  àl'auteur  du  Don  du 
Poème  impassible  : 

—  En  résumé,  que  pensez-vous  du  chat?  Est-ce 
un  animal  estimable? 

—  Je  ne  m'embarrasse  guère  d'examiner  s'il  est 
hypocrile  et  fourbe,  comme  on  le  prétend.  Je  ne 
le  crois  pas  très  criminel.  Il  aime  surtout  la  mai- 
son, c'est  vrai,  mais  il  ne  doit  point  être  tout  à 
fait  incapable  d'affection  pour  ceux  qui  habitent 
cette  maison.  En  somme,  je  pense  que  le  chat  est 
nécessaire  à  un  intérieur.  Il  le  complète.  C'est  lui 
qui  polit  les  meubles,  en  arrondit  les  angles,  lui 
qui  donne  à  l'appartement  du  mystérieux.  Il  est 
bien  le  dernier  bibelot,  le  couronnement  suprême. 

Je  pourrais  tirer  de  M.  Mallarmé  bien  d'autres 
choses  ingénieuses  et  jolies  sur  le  chat  ;  mais 
comme,  à  sa  façon  décisive  de  tirer  sur  sa  pipe,  je 
crois  voir  qu'il  tient  ses  derniers  mots  pour  le  final 
hommage  de  ce  soir  aux  «  seigneurs  des  toits  »,  je 
n'insiste  point. 

An  demeurant,  le  maître  coupe  court  en  disant  : 

—  J'ai  fait  aussi  l'école  du  chien  avec  Saladin. 
Saladin  était  un  lévrier-kirgiz  de  Samarkand.  Ses 
longues  oreilles  —  telles  celles  d'un  griffon  —  lui 
donnaient  l'air  d'une  vieille  dame  qui  n'eût  pas 


STÉPHANE    MALLARMÉ  189 

achevé  de  se  coiffer.  Il  avait  une  démarche  de 
prince  d'Asie.  Mais  il  languissait  dans  l'apparte- 
ment, il  y  dépérissait.  Le  chien  n'est  possible  qu'à 
la  campagne.  Quand,  d'aventure,  je  sortais  Saladin, 
cette  brave  bête  se  livrait  à  des  courses  tellement 
folles  qu'il  m'advint  d'être  obligé  de  prendre  une 
voiture  pour  le  suivre  et  ne  le  rattraper  encore 
qu'à  l'un  ou  l'autre  bout  de  Paris.  Je  ne  l'eus  guère 
longtemps,  car  il  tomba  malade,  et  je  dus  le  mettre 
à  l'infirmerie  pour  les  chiens  et  les  chats  de 
M.  Bourrel,  rue  Fontaine-au-Roi.  Couvert  de  trois 
«  gâteuses  »  et  d'un  bonnet,  il  trépassa  chez  ce 
brave  ex-vétérinaire  militaire,  lequel,  en  l'occur- 
rence, nous  adressa  deux  lettres  que  j'estime  tout 
à  fait  touchantes. 

Je  demande  à  prendre  connaissance  de  ces  deux 
lettres  qui  sont  connues  dans  la  famille  Mallarmé 
sous  le  nom  de  «  papiers  de  feu  Saladin  ». 

Les  voici,  dans  leur  naïveté  en  effet  touchante. 

La  première,  adressée  à  mademoiselle  Mal- 
larmé : 

«Paris,  8  avril  1882. 

»  Mademoiselle, 

»  La  paralysie  de  Saladin  a  fait,  malheureuse- 
ment, des  progrès.  Ses  doigts  de  derrière  se  re- 


190 


BETES    ET    GENS    DE    LETTRES 


plient  quand  on  veut  le  faire  marcher  et  son  dos  se 
voûle  très  fort. 

»  Il  a  quelques  crises.  En  somme,  son  état  a 
empiré  depuis  que  vous  l'avez  quitté. 

»  Il  conserve  assez  d'appétit. 

»  Nous  faisons  tout  le  possible  pour  vous  con- 
server ce  bel  animal. 

»  Je  suis  avec  respect,  mademoiselle,  votre 
humble  serviteur. 

»    BOURREL. 

»  Bien  le  bonjour  à  vos  chers  parents.  » 

La  seconde  est  bien  plus  encore  d'un  excellent 
homme.  Jugez-en. 

«  Paris,  12  avril  1882. 
»  Monsieur, 

»  Je  redoutais  beaucoup  la  séparation  de  votre 
regretté  chien  de  vous  tous.  Est-ce  à  elle  qu'on 
doit  attribuer  la  reprise  de  terribles  crises  qui  lui 
ont  donné  la  mort? 

»  En  grande  partie,  je  le  crois,  quoiqu'il  existât 
chez  lui  des  lésions  nerveuses  inguérissables  peut- 
être. 

»  La  paralysie  du  train  postérieur  s'étant  accen- 
tuée, il  était  fort  à  craindre  que  votre  bel  animal 


STÉPHANE    MALLARMÉ  191 

ne  restât  perclus,  infirme,  et  que  le  dénouement 
qui  me  fait  de  la  peine,  en  considération  du  grand 
attachement  que  vous  portiez  à  votre  chien,  ne  soit 
la  meilleure  solution. 

»  Il  y  avait  à  craindre,  en  effet,  que  la  cure  ne 
pût  jamais  être  complète. 

»  Veuillez  agréer,  monsieur,  mes  salutations 
dévouées. 

»  Bourrel,  » 

Quel  brave  cœur,  n'est-ce  pas,  ce  Bourrel?... 

Pendant  que  je  prends  copie  de  ces  deux  docu- 
ments, mademoiselle  Mallarmé  m'apprend  qu'elle 
a  eu  un  chat-huant  nommé  Glair-de-Lune.  Clair- 
de-Lune,  avec  le  fromage  blanc  de  sa  face,  avec 
son  bonnet  de  plumes  à  la  Marie-Stuart  et  la  cou- 
leur écorce  claire  de  son  ventre  et  de  ses  ailes, 
était,  paraît-il,  un  «joli»  chat-huant.  Gomme  tous 
les  chats-huants,  il  avait  —  tournant  continuelle- 
ment sa  tête  de  gauche  à  droite  et  de  droite  à  gau- 
che —  des  mouvements  de  mime  antique.  Primiti- 
vement, ce  chat-huant  passait  ses  jours  en  une 
cage  à  la  porte  d'un  marchand  d'oiseaux  installé 
en  face  d'un  lycée.  Les  petits  élèves  de  ce  lycée 
martyrisaient  le  pauvre  Glair-de-Lune,  et  cela  na- 
vrait mademoiselle  Mallarmé,  qui  obtint  de  son 


192         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

père  qu'on  achetât,  pour  six  francs,  le  pauvre  nyc- 
talope.  On  l'emmena  à  Valvins,  en  Seine-et-Marne, 
où  il  vécut  quelque  temps  dans  un  poulailler.  Un 
jour,  M.  Paul  Arène  l'y  vit  et  le  demanda  à  made- 
moiselle Mallarmé  pour  M.  Charcot. 

Depuis  ce  temps,  on  est  sans  nouvelles  de  Glair- 
de-Lune. 


XX 


MAURICE   BARRES 

Scrupules.  — Bêtes  et  gens.  —  Bérénice,  les  canards  et  l'âne.  — 

—  Ce  que  Philippe  découvre  dans  le  jardin  d'une  petite  fille. 

—  Les  compagnons  de  Petite-Secousse.  —  M.  Barrés  et 
ses  phoques.  —  Les  frères  des  chiens  et  les  nôtres.  —  La 
jambe  du  gardien.  —  Un  cri  de  propriétaire.  —  Le  fils  de 
Frimousse.  —  Le  métier  de  Jenny,  la  tortue.  —  Fatougay. 

—  Je  ne  connais  pas  le  chameau. —  Les  écuries  de  l'homme. 


Je  m'étais  fait,  a  priori,  une  idée  passablement 
fausse  du  caractère  extérieur  de  M.  Maurice  Barrés, 
et  je  balançai  assez  longtemps  avant  de  me  dé- 
cider à  lui  faire  passer  ma  cartede  modeste  et  tem- 
poraire historiographe  des  animaux  de  lettres. 

Je  craignais,  à  vrai  dire,  qu'il  n'estimât  fort  mé- 
diocre ma  préoccupation,  qu'il  ne  m'accusât,  tout 
d'abord,  de  me  dépenser  en  une  agitation  vaine; 

17 


19  i         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

et  j'avais  peur  aussi  qu'il  ne  m'en  voulût  de  venir 
troubler  son  subtil  réveil  du  matin,  d'interrompre 
inopportunément  sa  constante  recherche  de  l'unité 
de  sa  vie  ;  et,  surtout,  peur  de  ne  lui  apparaître 
personnellement  que  comme  un  bien  maussade 
instant  de  l'intelligence  humaine. 

Certes,  je  ne  vise  point  à  me  donner  plus  d'im- 
portance qu'en  l'occasion  il  n'est  convenable, 
mais,  à  tout  prendre,  l'objet  que  j'ai  entendu  pour- 
suivre n'est  ni  aussi  vain,  ni  aussi  mince,  il  me 
semble,  que  certains  se  sont  plu  à  me  le  faire  en- 
tendre :  montrer  la  place  que  peut  occuper  l'animal 
au  foyer  et  dans  l'œuvre  de  l'écrivain,  est-ce,  en 
effet,  tant  que  cela  dépourvu  de  signification? 

Quoi  qu'il  en  soit,  j'ai  trouvé  auprès  de  M.  Mau- 
rice Barrés  un  accueil  affable  et  d'une  très  char- 
mante simplicité. 

D'ailleurs,  en  relisant  le  Jardin  de  Bérénice,  avant 
de  me  mettre  en  présence  de  son  auteur,  j'acquis 
la  certitude  qu'aucun  lettré  plus  que  lui  n'eut 
l'âme  douce  aux  animaux,  aux  «  pauvres  ani- 
maux »,  qu'il  comprend,  j'en  suis  sûr,  dans  la  ca- 
tégorie de  «  ceux  de  qui  la  beauté  fut  humiliée  », 
seuls  êtres  qu'il  déclare  vouloir  gratifier  de  sa  pitié 
sincère.  En  ce  volume  délicieux,  troisième  du 
Culte  du  Moi,  les  bêtes  jouent  un  rôle  vraiment 


MAURICE    BARRÉE  195 

considérable,  et  quand  elles  n'y  sont  point  directe- 
ment acteurs,  elles  y  deviennent,  dans  la  phraséo- 
logie de  M.  Barrés,  l'un  des  termes  de  fréquentes 
comparaisons.  Ainsi,  au  chapitre  sixième  du  livre, 
Philippe  nous  raconte  que,  M.  Charles  Martin  lui 
ayant  été  présenté,  ils  surent  avoir  vis-à-vis  l'un 
de  l'autre  une  courtoise  attitude,  et  il  ajoute  : 
«  Quand  on  est  né  chien  et  qu'on  rencontre  une 
personne  née  chat,  il  est  toujours  flatteur  de  sentir 
qu'on  fait  voir  en  ce  moment  le  plus  beau  résultat 
de  la  civilisation,  en  ne  se  jetant  pas  l'un  sur 
l'autre.  »  Ainsi,  devant  la  détresse  des  yeux  que 
tourne  vers  lui  Bérénice  agonisante,  il  s'écrie  : 
«  Ah  !  ce  regard  où  de  pauvres  hommes  et  de  pau- 
vres bêtes  nous  avouent  le  bout  de  leurs  forces  !  » 
Et,  de  même,  quelques  lignes  plus  bas  :  «  Elle  eut 
la  mort  d'un  pauvre  animal  qui  pour  finir  se  met 
en  boule  dans  un  coin  de  la  maison  de  son  maître, 
mais  d'un  maître  dont  il  est  aimé.  » 

Avant  de  rapporter  la  conversation  que  j'eus 
avec  M.  Maurice  Barrés,  je  ne  puis  résister  à  la 
tentation  que  j'ai  de  reproduire  ici  deux  ou  trois 
pages  du  Jardin  de  Bérénice,  pages  magnifiques  en 
lesquelles  apparaît  toute  la  beauté  et  la  grandeur 
touchante  du  rôle  que  M.  Maurice  Barrés  a  confié 
à  de  très  humbles  animaux. 


196         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

«  Ah!  Simon,  si  tu  étais  là  et  que  tu  visses  Bé- 
rénice, ses  canards  et  son  âne  échangeant,  celle- 
là,  des  mots  sans  suite,  ceux-ci,  des  cris  désor- 
donnés d'enfants,  et  ce  dernier,  de  longs  braie- 
ments,  témoignant  chacun  d*un  violent  effort  pour 
se  créer  un  langage  commun  et  se  prouvant  leurs 
sympathies  par  tous  les  frissons  caressants  de 
leurs  corps,  tu  serais  touché  jusqu'aux  larmes. 
Isolées  dans  l'immense  obscurité  que  leur  est  la 
vie,  ces  petites  choses  s'efforcent  hors  de  leur 
défiance  héréditaire.  Un  désir  les  porte  de  créer 
entre  eux  tous  une  harmonie  plus  haute  que  n'est 
aucun  de  leurs  individus. 

»  Viens  à  Aiguës-Mortes,  et  tu  découvriras  entre 
ce  paysage,  ces  animaux  et  ma  Bérénice,  des  points 
de  contact,  une  part  commune.  Il  t'apparaîtra 
qu'avec  des  formes  si  variées,  ils  sont  tous  en 
quelque  façon  des  frères  :  des  réceptacles  qui 
mourront  de  l'âme  éternelle  du  monde.  Ame  se- 
crète en  eux  et  pourtant  de  grande  action.  Je  me 
suis  mis  à  leur  école,  car  j'ai  reconnu  que  cet 
effort  dans  lequel  tous  ces  êtres  s'accordent  avec 
des  mœurs  si  opposées,  c'est  cette  poursuite  même, 
mon  cher  Simon,  dont  nous  nous  enorgueillissons, 
poursuite  vers  quelque  chose  qui  n'existe  pas  en- 
core. Ils  tendent  comme  nous  à  la  perfection. 


MAURICE    BARRÉS  197 

»  Ainsi,  ce  que  j'ai  découvert  dans  le  misérable 
jardin  d'une  petite  fille,  ce  sont  ces  assises  pro- 
fondes de  l'univers,  le  désir  qui  nous  anime  tous! 

»  Ces  canards,  mystères  dédaignés,  qui  navi- 
guent tout  le  jour  sur  les  petits  étangs  et  venaient 
me  presser  affectueusement  à  l'heure  des  repas,  et 
cet  âne,  mystère  douloureux  qui  me  jetait  son  cri 
délirant  à  la  face,  puis,  s'arrêtant  net,  contemplait 
le  paysage  avec  les  plus  beaux  yeux  des  grandes 
amoureuses,  et  cet  autre  mystère  mélancolique, 
Bérénice,  qu'ils  entourent,  expriment  une  angoisse, 
une  tristesse  sans  borne  vers  un  état  de  bonheur 
dont  ils  se  composent  une  imagination  bien  con- 
fuse, qu'ils  placent  parfois  dans  le  passé,  faisant 
de  leur  désir  un  regret,  maïs  qui  est  en  réalité  le 
degré  supérieur  au. leur  dans  l'échelle  des  êtres. 
C'est  la  même  excitation  qui  nous  poussait,  toi  et 
moi,  Simon,  à  passerd'une  perception  à  une  autre. 
Oui,  cette  force  qui  s'agite  en  nos  veines,  ce  moi 
absolu  qui  tend  à  sourdre  dans  le  moi  déplorable 
que  je  suis,  cette  inquiétude  perpétuelle  qui  est  la 
condition  de  notre  perpétuel  devenir,  ils  la  con- 
naissent comme  nous,  les  humbles  compagnons 
que  promène  Bérénice  sur  la  lande.  En  chacun  est 
un  être  supérieur  qui  veut  se  réaliser. 

v  La  tristesse  de  tous  ces  êtres  privés  de  la 

17. 


198         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

beauté  qu'ils  désirent,  et  aussi  leur  courage  à  la 
poursuivre  les  parent  d'un  charme  qui  fait  de  cette 
terre  étroite  la  plus  féconde  chapelle  de  médita- 
tion. Sous  cette  diversité  de  ruines,  de  landes, 
d'animaux  et  de  jeune  femme,  un  diamant  luit, 
qui  m'éclaire  l'harmonie  de  ce  petit  coin  et  qui 
m'éclairera  le  monde. 

»  Cette  lumière  cachée,  c'est  l'inconscient,  c'est 
le  feu  qui  entrelient  l'univers  de  toute  éternité. 

»  Je  ne  pouvais  mieux  le  percevoir  que  dans 
cette  campagne  dénudée  d'Aigues-Mortes,  où,  les 
choses  fugitives  étant  rares,  il  semble  que  nous 
soyons  moins  détournés  de  l'essentiel.  Dans  cette 
région  de  sel,  de  sable  et  d'eau,  où  la  nature,  plus 
dure,  moins  abondante  qu'ailleurs,  semble  se  prê- 
ter plus  complaisamment  à  l'observation,  comme 
un  prestidigitateur  qui  décompose  lentement  ses 
exercices  et  simplifie  ses  trucs  pour  qu'on  les  com- 
prenne, cette  petite  fille  toute  d'instinct,  ces  ani- 
maux très  encouragés  à  se  faire  connaître  m'ont 
révélé  le  grand  ressort  du  monde,  son  secret. 

»  Combien  la  beauté  particulière  de  cette  con- 
trée nous  offrait  les  conditions  d'un  parfait  labora- 
toire, il  semble  que  tous,  parfois,  nous  le  recon- 
naissions, car  il  y  avait  des  heures,  au  lent  coucher 
du  soleil  sur  ces  étangs,  que  les  bêtes,  Bérénice  et 


MAURICE    BARRÉS  199 

moi,  derrière  les  glaces  de  notre  villa,  étions  rem- 
plis d'une  silencieuse  mélancolie.  » 

Et  suivent  d'autres  pages,  encore  superbes  et 
plus  ferventes,  que  je  voudrais  tant  citer  de  même  ! 
Mais  le  souci  des  proportions  me  ramène.  Et,  mal- 
gré tout,  il  est  indispensable,  je  le  crois,  de  repro- 
duire aussi  ces  quelques  lignes  qui  précèdent  de 
beaucoup  les  pages  qu'on  vient  de  lire,  lignes  en 
lesquelles  on  voit  entrer  en  scène  l'âne  et  les 
canards  de  Bérénice  et  qui  montreront  quel  peu 
banal  amoureux  des  bêtes  s'enferme  en  l'enveloppe 
tant  soit  peu  froide  et  sceptique  de  M.  Maurice 
Barrés  : 

«  Singulière  fille  !  elle  me  montra,  qui  jouait 
dans  son  jardin,  un  de  ces  ânes  charmants  de 
Provence,  aux  longs  yeux  résignés,  et  des  canards, 
un  peu  viveurs  et  dandineurs,  qui  des  étangs  reve- 
naient pour  leur  repas  du  soir.  Je  reconnus  cette 
générosité  d'âme,  jadis  devinée  sous  son  masque 
trop  serré  d'enfant.  Pourquoi  toujours  rétrécir 
notre  bonté,  pourquoi  l'arrêter  au  chien  et  au 
chat?  En  moi-même,  je  félicitai  Petite-Secousse  d'a- 
voir précisément  choisi  l'âne  -et  le  canard,  pauvres 
compagnons,  à  l'ordinaire  sevrés  de  caresses  et 
même  de  confortable,  parce  que,  sur  leur  main- 
tien philosophique,  ils  sont  réputés  se  satisfaire 


200         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

de  très  peu  de  chose.  Leur  volonté  amortie  de 
brouillards,  leur  entêtement  de  besoigneux,  elle 
comprenait  tout  cela,  sans  dédain  ni  répugnance.  » 

—  Les  bêtes,  m'a  dit  le  jeune  maître,  sont  des 
êtres  qui  désirent  et  qui  souffrent.  Je  lis  des 
poèmes  dans  les  yeux  de  certaines  bêtes.  J'ai  parlé 
du  regard  des  petits  ânes,  et,  dans  le  même  genre 
de  bonté,  je  vous  signalerai  le  regard  des  phoques. 
Oui,  les  yeux  de  l'âne  et  ceux  du  phoque  expriment 
la  bonté.  Les  phoques,  surtout,  avec  leurs  petites 
moustaches,  sont  fort  attendrissants. 

—  N'ai-je  point  ouï  dire,  demandaije  alors  à 
M.  Barrés,  que  vous  avez,  chez  vous,  un  de  ces 
amphibies  ? 

—  Ah  !  oui,  la  légende  de  Monsieur  Barrés  et  ses 
phoques  !  s'exclama-t-il  en  souriant.  Légende 
absurde,  du  reste,  et  qui  a  cours  depuis  ma  confé- 
rence au  Théâtre  d'Application  sur  Le  Jeune 
homme  moderne.  M'adressant  à  tous  ceux  qui  se 
sentent  faibles  devant  la  vie,  je  leur  dis,  entre 
autres  choses,  que  si  notre  Moi  sent  trop  de 
sécheresse,  il  faut  rentrer  dans  l'instinct,  aimer  les 
humbles,  les  misérables,  ceux  qui  font  effort  pour 
croître.  Venait  alors  la  fameuse  phrase  sur  les 
phoques  :  «  Au  soleil  incliné  d'automne  qui  nous 
fait  sentir  l'isolement  aux  bras  même  de  notre 


MAURICE    BARRÉS  201 

maîtresse,  courons  contempler  les  beaux  yeux  des 
phoques  et  nous  désoler  de  la  mystérieuse  angoisse 
que  témoignent  dans  leur  vasque  ces  bêtes  au 
cœur  si  doux,  les  frères  des  chiens  et  les  nôtres.  » 
Là-dessus,  des  dames  se  levèrent  et  partirent. 
Comme  je  disais  que  dans  les  renseignements  les 
plus  logiques  et  les  plus  éloquents  il  y  a  moins  de 
force  pour  nous  convaincre  que  dans  les  rensei- 
gnements même  fournis  par  la  nature  (c'est-à-dire 
que  la  nature  est  meilleurs  pédagogue  qu'aucun 
livre),  et  comme  je  venais  de  parler  de  MM.  La  visse 
et  de  Vogue,  elles  s'imaginèrent  que  je  manquais 
à  ces  messieurs.  Crainte  frivole  !...  Quant  aux 
phoques,  ce  sont  des  animaux  très  affectueux, 
pleins  d'attachement  pour  leurs  gardiens... 

—  Vous  m'étonnez  beaucoup.  Les  phoques  du 
Jardin  d'Acclimatation  n'ont-ils  pas,  un  jour,  cassé 
une  jambe  à  leur  gardien  ? 

—  C'est  exact.  Mais  une  enquête  a  établi  que  ce 
gardien  avait  pris  l'habitude  de  vendre  le  poisson 
destiné  à  l'alimentation  des  phoques.  Ceux-ci, 
exaspérés  par  la  faim,  avaient  cherché  un  moyen 
de  signifier  à  l'homme  qu'il,  eût  à  leur  restituer 
leur  ration  dans  son  intégralité.  Au  surplus,  on 
donna  raison  aux  phoques,  puisque  le  gardien  fut 
révoqué.  Cette  histoire  rappelle  assez  bien  celle  du 


202  BÊTt!S  ET  GENS  DE  LETTRES 

chien  de  Montargis...  A  propos  de  chien,  voulez- 
vous  voir  le  mien?  Tenez,  regardez  dans  le  jardin. 
Voyez  cet  énorme  danois.  C'est  Porthos.  Est-il  assez 
gros,  hein  ?  Je  ne  dirai  pas  que  c'est  le  plus  gros 
danois  de  Paris,  parce  que  ce  serait  comme  un  cri 
de  propriétaire...  Mais,  je  le  pense.  J'ai  aussi  un 
caniche,  le  nommé  Simon,  dont  le  père,  Frimousse, 
a  été  célébré  par  Lemaître  dans  un  «  billet  du 
matin  ».  C'est  très  glorieux  pour  Simon  à  qui  je 
ferai,  quelque  jour,  porter  au  cou  ce  billet  collé 
sur  parchemin...  Ah  !  j'ai  aussi  une  tortue,  Jenny. 

—  Elle  est  grosse? 

—  Non,  petite.  Cette  tortue,  d'ailleurs,  meurt 
fréquemment.  On  la  remplace. 

—  Et  c'est  toujours  Jenny  ? 

—  Toujours.  Jenny  a  pour  métier  d'irriter 
Simon,  qui  voudrait  bien  jouer  avec  elle,  mais 
qui  ne  le  peut,  à  cause  d'une  barrière  qui  les 
sépare,  dans  le  jardin. 

—  Ce  sont  là  toutes  vos  bêtes  ?... 

—  J'ai  aussi  un  perroquet.  Il  ne  m'intéresse 
pas,  et  je  ne  le  vois  jamais.  A  en  croire  madame 
Barrés,  c'est  une  bête  charmante. 

—  Et,  pas  de  chat  ? 

—  Si,  Fatougay. 

—  Vous  n'en  dites  rien  ? 


MAURICE    BARRES  203 

—  Je  n'aime  que  les  bêtes  malheureuses  ;  or,  le 
chat  a  l'air  satisfait.  S'il  est  satisfait,  tout  est  pour 
le  mieux,  et  il  ne  mérite  pas  mon  attention...  Qui, 
les  seules  bêtes  malheureuses  m'intéressent.  Il  y 
a,  chez  les  hommes,  une  tendance  à  tirer  d'elles  le 
summum.  Ainsi,  sous  prétexte  que  ce  pauvre  âne 
se  résigne  fort  bien  à  manger  des  chardons,  on  ne 
lui  donne  que  des  chardons  à  manger.  Je  ne  con- 
nais pas  le  chameau,  mais  voilà  encore  une  bête 
que  je  plains  de  tout  mon  cœur  :  on  sait  que  le 
chameau  est  très  sobre,  et  qu'à  la  rigueur,  il  peut 
jeûner  quinze  jours  durant,  et  on  en  profite  pour 
ne  lui  donner  de  nourriture  que  tous  les  quinze 
jours. 

—  Oh  !  oh  !  fis-je,  en  riant. 

—  Vous  ne  me  croyez  pas  ?  mettons  que  j'exa- 
gère un  peu,  mais  un  peu  seulement.  Madame 
Séverine  m'expliquait,  un  jour,  qu'il  y  a,  à  son 
sens,  cinq  catégories  de  protection  à  organiser  : 
celles  des  enfants  en  bas  âge,  de  la  maternité,  des 
gens  sans  travail,  etc.,  etc.  Je  lui  en  proposai  une 
sixième  qui  serait  la  protection  des  bêtes  ;  ce 
fut  son  avis. 

—  Mais,  que  faites-vous  de  la  Société  protectrice 
des  animaux? 

—  Bah  !  elle  n'en     rotège  guère  que  deux  :  le 


204         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

cheval  et  le  chien.  Croyez-moi,  les  écrits  de  Fourrier, 
de  Toussenel  et  du  marquis  de  Chenille  font  bien 
plus  qu'elle  pour  la  protection  des  bêtes.  En 
somme,  je  suis  de  l'avis  de  Michelet,  quand  il  pense 
que  c'est  une  profonde  tristesse  de  voir  comme 
l'homme  a  fait  ses  écuries  dures  et  abusives.  S'il 
y  avait  mis  plus  de  douceur  et  plus  de  confortable, 
il  y  aurait  pu  recevoir  toute  la  bestialité. 

Le  maître  d'armes  de  M.  Maurice  Barrés  entra, 
tenant  un  plastron  et  des  fleurets.  Je  me  levai 
aussitôt  et  pris  congé. 


XXI 


EDMOND   HARAUCOURT 


La  souffrance  des  bêtes.  —  Les  deux  modes  de  sympathie 
de  M.  Haraucourt  pour  elles.  —  Sonnet  du  Cheval  de  fiacre.  — 
M.  Blanc,  coq  de  salon.  —  Les  bêtes  de  Sarah  Bernhardt.  — • 
M.  Caïman  au  ministère  du  Commerce. 


—  Que  pensez-vous  de  l'intrusion  des  bêtes 
dans  la  littérature  ? 

—  A  cette  question  je  ne  vois  guère  d'autre 
solution  que  celle-ci  :  c'est  que,  chacun  n'ayant 
dans  la  vie  littéraire  d'autre  tâche  à  remplir  que 
celle  d'être  sincère,  chacun  est  le  seul  maître  de 
donner  aux  êtres  qu'il  met  en. scène  le  rôle  et 
l'importance  que  son  caractère  propre  le  porte  à 
leur  donner. 

»  Quant  à  moi,  mon  instinct  me  mène  à  consta- 
ter, peut-être  trop  souvent,  la  perpétuelle  inanité 

18 


206         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

des  efforts  et  la  grande  misère  des  résultats-;  et  je 
ne  vois  guère  les  bêtes  qu'à  travers  ma  compré- 
hension de  leurs  souffrances.  C'est  une  théorie  qui 
n'est  point  neuve  et  qui  a  servi  en  latin  comme  en 
grec,  même  en  arabe...  Mais,  quoi?  on  n'invente 
rien,  on  éprouve. 

»  Plus  on  comprend,  plus  on  souffre.  La  plus 
féconde  aptitude  à  souffrir  dans  la  nature  serait 
celle  de  l'homme,  puis  celle  de  la  bête  ;  les  plus 
heureux  seraient  les  plantes  et  le  règne  minéral, 
enfin.  —  Le  Nirvana  de  l'Inde  !... 

»  Quoi  qu'il  en  soit,  et  bien  que  les  bêtes  n'aient 
pas  toutes  les  causes  de  souffrance  que  nous  avons 
ajoutées  à  la  nature,  elles  n'ont  pas  non  plus  les 
consolations  vagues  que  nous  avons  su  inventer,  et 
c'est  pour  elles  qu'il  faudrait  dire,  selon  le  proverbe 
arabe  :  mieux  vaut  être  assis  que  debout,  etc.. 

»  A  cause  de  cela  je  les  aime,  et  je  le  leur  prouve 
de  deux  façons.  La  première,  en  ne  les  tuant 
jamais  (je  ne  chasse  point,  ce  qui  ne  m'empêche 
pas  de  manger  du  gibier),  et  je  ne  me  souviens  pas 
d'avoir  —  même  quand  j'étais  gosse  —  enfoncé  dans 
le  derrière  d'une  mouche  la  moindre  plume  de 
papier.  En  revanche,  je  me  souviens  d'avoir 
adressé  force  injures  à  celles  qui  me  réveillent,  le 
matin,    en  me  chatouillant    les   narines  :  je  les 


EDMOND  HARAUCOURT  207 

admoneste,  et,  à  la  troisième  sommation,  je  les 
attrape,  je  me  lève,  et...  je  les  mets  dehors. 

»  La  deuxième  façon  dont  je  prouve  mon  amour 
aux  bêtes,  c'est  en  écrivant  pour  elles  des  alexan- 
drins sans  nombre,  qu'elles  ne  liront  jamais,  — 
ce  qui,  d'ailleurs,  n'a  pas  encore  offensé  ma  vanité 
d'artiste  ou  diminué  ma  pitié  de  confrère  en 
souffrance...  Lorsque  vous  aurez  une  heure  à 
perdre,  faites-moi  l'honneur  d'ouvrir  L'Ame  nue, 
et  vous  y  trouverez  toute  une  ménagerie  de  bêtes 
à  deux  ou  quatre  pattes  auxquelles  cette  fraternité 
adresse  d'innombrables  déclarations  :  Le  Crapaud, 
le  Cheval  de  fiacre,  les  Faibles,  les  Bêtes,  les 
Ephémères,  la  Mort  des  Rois,  etc.;  il  y  en  a  tant 
que  je  ne  me  les  rappelle  plus... 

Rentré  chez  moi,  je  me  suis  hâté  d'ouvrir 
l'Ame  nue  (pour  la  seconde  fois,  d'ailleurs),  et  j'y 
ai  vu  qu'en  effet,  M.  Haraucourt,  poète,  possède 
un  cœur  des  plus  pitoyables  aux  bêtes.  On  en 
jugera  par  la  lecture  de  ce  sonnet,  que  je  ne  puis 
me  retenir  de  citer  à  cette  place  : 

LE    CHEVAL    DE   FIACRE 

Le  jour,  la  nuit,  partout,  glissant  sur  le  verglas, 
Suant  sous  le  soleil,  ruisselant  dans  l'averse, 
Tendant  avec  effort  son  nez  que  le  vent  gerce, 
Trottant  sa  vie,  il  souffle,  éternellement  las. 


203         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

Sa  crinière  aux  poils  durs  qui  tombe  en  rideaux  plats 
Tape  son  long  cou  sec  que  la  fatigue  berce  ; 
Sa  peau,  sous  le  barnais  battant,  s'use  et  se  perce  ; 
Son  mors  tinte,  et  le  suit  comme  son  propre  glas. 

Ouvrant  ses  grands  yeux  ronds,  doux  comme  sa  pensée, 
Il  court,  en  ruminant  dans  sa  tète  baissée 
L'oubli  de  la  douleur  et  le  pardon  du  mal. 

Et  la  foule,  devant  ce  héros  qu'on  assomme, 

Passe  sans  regarder  le  sublime  animal 

Dont  nous  ferions  un  saint  si  Dieulavait  fait  homme. 

(Mais  revenons  à  ma  conversation  avec  M.  Ha- 
raucourt,  et  apprêtons-nous  à  rire  un  brin.) 

—  Avez-vous  eu  des  bêtes  ? 

—  Si  j'en  ai  eu  !  de  toutes  les  sortes  !  Des  chiens, 
comme  tout  le  monde  ;  mais  en  province  seule- 
ment, car,  à  Paris,  c'est  un  luxe  qui  ne  sied  point 
aux  poètes  lyriques.  Tom,  le  braque,  et  Diane, 
l'épagneule,  furent  les  confidents  de  ma  vie  pen- 
dant plusieurs  années.  Puis,  un  coq  :  M.  Blanc, 
que  j'avais  vu  au  sortir  de  l'œuf,  et  qui  vécut  deux 
ans  avec  moi  dans  les  Pyrénées.  Il  couchait  dans 
ma  chambre  sans  que  j'eusse  jamais  la  moindre 
incongruité  à  lui  reprocher,  à  part  un  jour  d'été  fort 
chaud  où  le  malheureux  crut  bien  faire  en  buvant 
toute  l'encre  de  mon  encrier,  ce  qui  faillit 
l'enpoisonner.  Il  déjeunait  à  table,  où  il  avait  sa 


EDMOND    HARAUCOURT  209 

chaise,  dormait  pendant  l'après-midi,  le  bec 
appuyé  sur  les  manuscrits,  et  ouvrant  de  temps 
en  temps  son  œil  rouge  et  or  pour  me  demander 
si  ce  n'était  pas  bientôt  fini.  Quand  la  tâche  était 
laite,  nous  sortions,  au  coucher  du  soleil,  et  nous 
allions  dans  la  campagne.  M.  Blanc  me  suivait 
comme  un  chien,  trottant  de  ses  deux  longues 
pattes  et  ramant  des  ailes  pour  s'aider  à  me 
rejoindre  lorsqu'il  avait  perdu,  dans  les  hasards  de 
la  route,  une  demi-minute  à  travailler  pour  l'ac- 
croissement de  l'espèce.  Nous  nous  promenions  des 
heures  ainsi.  Le  soir,  il  avait  accès  au  salon,  sa 
peau  d'écureuil  devant  la  cheminée  et  sa  tasse  de 
thé,  qu'il  réclamait  impérieusement  à  ma  mère  dès 
qu'elle  négligeait  de  la  lui  offrir.  C'était  sa  boisson 
favorite  :  thé  froid,  très  sucré  ;  de  même  que  son 
mets  favori  était  des  blancs  de  poulets,  —  ses 
enfants,  parfois.  Il  plagiait  Saturne.  Vous  voyez 
bien  que  rien  n'est  neuf...  M.  Bianc  mourut  d'une 
façon  dramatique.  Un  jour  que  de  petits  poussins 
s'étaient  noyés  dans  le  jardin,  il  monta  au  salon, 
frappa  du  bec  à  la  porte,  selon  sa*  coutume,  et  ne 
laissa  de  repos  à  ma  mère,  dont  il  tirait  la  robe  par 
le  pan,  —  toujours  selon  sa  coutume,  —  qu'il  ne 
l'eût  persuadée  de  la  suivre  sur  le  lieu  du  sinistre... 
Le  soir,  le  pauvre  homme,  qui  avait  été  fort  ému, 

18. 


210         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

refusa  de  dîner  et  fut  pris  de  fièvre.  Il  mourut.  L'au- 
topsie, faite  par  le  médecin  du  lieu,  révéla  qu'il 
avait  succombé  à  une  sorte  de  congestion  de  l'esto- 
mac, due  probablement  à  sa  trop  forte  émotion... 
»  J'eus,  depuis  lors,  de  nombreuses  amitiés  dans 
le  monde  des  bêtes.  Entre  autres,  les  deux  lions 
de  madame  SarahBernhardt  :  Justinienet  Scarpia, 
avec  qui  j'ai  fait,  dans  l'atelier,  de  violentes  parties 
de  barres  qui  détérioraient  fort  les  meubles.  Ces 
aimables  fauves  me  faisaient  l'honneur  d'une 
sympathie  toute  particulière.  Ils  n'en  avaient  de 
telle  que  pour  leur  maîtresse  et  le  domestique 
chargé  de  leur  présenter  leurs  repas. 

—  Je  regrette  vivement  que  l'illustretragédienne 
ne  soit  pas  à  Paris  en  ce  moment  et  n'y  doive  point 
rentrer  de  sitôt.  Je  suis  très  persuadé  qu'elle  m'eût 
fourni  un  chapitre  des  plus  intéressants.  En 
revanche,  vous  me  permettez  bien  de  vous  de- 
mander quelles  autres  bêtes  vous  avez  connues  à 
madame  Sarah  Bernhardt  ? 

—  J'ai  connu  Tigrette,  ce  chat-tigre  mort  d'avoir 
mangé  l'écorce  d'une  noix:  de  coco;  le  Guépard, 
qui,  à  travers  les  barreaux  de  leur  cage,  envoyait 
des  coups  de  poing  aux  lions  avec  des  airs  de 
boxeur  anglais  ;  puis  les  couleuvres  de  Gléopâtre 
—  dont  j'étais  le  fournisseur  ordinaire.  Je  ne  vous 


EDMOND    HARAUCOURT  21 t 

nomme  pas  les  chiens  qui  rôdaient  dans  les 
chambres  ou  les  escaliers  ;  il  faudrait  un  Bottin 
pour  les  énumérer. 

—  Et  maintenant,  n'avez- vous  pas  de  bêtes? 

—  Je  vous  ai  dit  que  la  poésie  ne  permettait  pas 
ces  luxes  princiers.  Pourtant,  j'avais  encore,  il  y  a 
deux  ans,  un  pensionnaire  facile  à  faire  vivre, 
mais  difficile  à  vivre.  C'était  un  caïman  rapporté 
de  la  Nouvelle-Orléans  et  qui  m'avait  été  donné  par 
Philippe  Burty  ;  son  frère  est  encore  actuellement  au 
jardin  des  Plantes  :  il  vit,  mais  mon  hôte  est  mort. 

»  Il  vivait  dans  mon  bureau,  au  ministère,  et  sa 
cage  était  un  vaste  carton  vert  d'où  j'avais  expulsé 
les  dossiers  administratifs.  Il  ne  m'aimait  pas  et 
me  faisait  un  mauvais  œil  de  crocodile,  quand  je 
voulais  lui  donner  à  manger.  Je  le  nourrissais  de 
poisson,  conformément  aux  prescriptions  reçues. 
Il  avait  sans  doute  des  goûts  personnels  ou  un 
estomac  qui  ne  lui  permettaient  pas  cette  alimen- 
tation trop  excitante.  Quand,  à  l'heure  des  repas, 
je  le  mettais  dans  son  tub  peuplé  de  petits  pois- 
sons, il  s'immobilisait  au  milieu  'de  l'eau,  le  bout 
du  nez  à  l'air,  et  se  donnait  des  attitudes  de 
rocher  si  bien  imitées  que  les  poissons,  dans  leur 
effroi,  ne  trouvaient  rien  de  mieux  que  d'aller  se 
cacher  sous  son  ventre,  —  ce  qui  leur  semblait 


212         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

préférable  que  d'être  au  dedans.  Pour  le  con- 
traindre à  manger,  je  devais  avoir  recours  à  la  ruse  : 
d'une  main,  je  prenais  un  poisson  au  bout  d'une 
pince,  et,  de  l'autre,  j'agaçais  avec  un  bâton  le 
nez  du  saurien.  11  arrivait  promptement  à  se  mettre 
en  colère  et  se  jetait  sur  moi  en  ouvrant  une  gueule 
immense.  J'en  profitais  pour  y  engouffrer  le 
poisson,  qu'il  mâchait  avec  fureur  et  finissait  par 
avaler.  Il  mourut,  pourtant.  Ce  qui  prouve  qu'il 
ne  faut  pas  se  mettre  en  colère  pendant  les  repas. 

»  Tout  l'étage  du  ministère  se  réunit  pour  lui 
faire  de  superbes  funérailles.  Sa  chapelle  ardente 
fut  éclairée  tout  le  jour  de  petits  cierges  et  par- 
fumée de  sapins  lunaires  qui  brûlaient  autour  de 
lui.  Son  cadavre  —  que  nous  avions  été  jeter  dans 
le  bassin  de  Versailles,  pour  égarer  la  science  —  fut 
trouvé  et  offert  à  un  pharmacien  de  la  ville.  Et  mon 
dernier  pensionnaire  est,  à  cette  heure,  le  plus  bel 
ornement  de  la  vitrine  pharmaceutique. 

»  Voilà  mon  histoire  de  mes  rapports  avec  les 
bêtes.  Ce  n'est  pas  grand'chose;  mais  je  ne  pou- 
vais pas  me  douter,  quand  j'élevais  M.  Blanc 
et  M.  Caïman,  que  je  serais  interviewé,  un  jour,  sur 
leur  caractère  et  leurs  mœurs.  Sans  quoi,  j'en 
eusse  peut-être  fait  des  animaux  savants,  —  ce  qui 
est  un  crime.  » 


XXII 


JEAN     REIBRACH 


Les  bêtes  dans  l'œuvre  naturaliste.  —  Psychologie.  —  Ana- 
thème  sur  le  chat.  —  L'âne  et  les  plans  inclinés.  —  Le 
cheval.  —  Histoire  du  petit  Gravier.  —  Le  chien  et  le  trou- 
pier. —  Un  chien  factionnaire. 


Il  est  peu  de  gens  qui  n'aient  lu  Un  coin  de 
bataille  et  les  superbes  contes  de  M.  Jean  Reibrach, 
ce  capitaine  d'infanterie  dont  la  démission  fit 
quelque  bruit  après  l'apparition  de  sonbeau  roman, 
La  Gamelle.  t 

M.  Jean  Reibrach,  réclamé  par  les  lettres,  a  donc 
quitté  l'armée. 

Personne  n'est  moins  culotte-de-peau  que  ce 
jeune  capitaine-homme  de  lettres.  Son  accueil 
est  rempli  d'affabilité,  et  son  discours  est  toujours 
aussi  tempéré  que  sa  plume  est  parfois  brutale. 


214         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

—  Votre  sentiment  sur  les  bêtes? 

—  Les  bêtes!  mais  c'est  bien  plus  intéressant 
que  les  hommes!  Zola  a  parfaitement  compris  leur 
rôle,  la  façon  dont  elles  font  partie  du  milieu  dans 
lequel  nous  évoluons.  Elles  aussi  sont  un  peu  de 
notre  vie,  comme  des  enfants  très  éloignés  ou  des 
serviteurs,  et  leur  action  sur  nous  s'exerce  au 
même  titre  que  celle  des  meubles  familiers,  de  la 
nature  environnante.  C'est  à  ce  titre  qu'elles 
devaient  faire  partie  de  l'œuvre  naturaliste,  et  à 
ce  titre,  sans  doute,  que  Zola  s'est  plus  particu- 
lièrement attaché  à  leur  côté  décoratif.  Je  ne  sais 
rien  de  plus  admirable  que  leurs  allures,  leurs 
attitudes,  à  toutes  quelles  qu'elles  soient,  depuis 
les  bandes  d'oies  de  la  Terre,  jusqu'à  cette  mer- 
veilleuse basse-cour  de  l'abbé  Mouret.  Je  crois, 
en  effet,  que  toute  la  création  a  défilé  dans  l'œuvre 
du  maître  de  Médan.  La  cathédrale  qu'il  a  édifiée 
a  des  côtés  d'arche  de  Npë  ;  il  y  a  de  tout,  depuis 
l'âne  épique  de  la  Terre  jusqu'aux  fameuses  cre- 
vettes roses  d'antan. 

»  Oh  îles  bêtes!  voyez-vous,  un  peu  plus,  je  dirais  : 
il  n'y  a  que  cela!  A  côté  du  décoratif  qui  est  en 
elles,  il  y  a  surtout  des  êtres  comme  nous  pensant, 
des  cerveaux  plus  obscurs,  il  est  vrai,  mais  des 
esprits  qui,  comme  nous,  sentent,  veulent,  désirent, 


JEAN    REIBRACH  215 

espèrent  et   souffrent.  Oui,  souffrent  surtout,   et 
c'est  pour  cela  que  je  les  aime. 

—  En  effet,  il  me  semble  que  lorsque  vous  avez 
parlé  des  bêtes,  c'est  plutôt  dune  façon  triste... 

—  C'est  juste.  Lion,  Chien  perdu,  En  cages,  oui, 
tout  cela,  c'est  de  la  souffrance  de  bêle  ;  c'est  la 
psychologie  de  ces  êtres.  Psychologie  facile  à  faire, 
car,  véritablement,  si  nous  ne  pouvons  encore 
comprendre  leur  langage,  il  est  bien  aisé  d'inter- 
préter leurs  gestes,  leurs  attitudes,  pour  peu  que 
l'on  daigne  les  regarder.  Pourtant,  je  me  souviens, 
dans  Un  coin  de  bataille,  d'un  chat  et  d'un  chien 
pris  au  simple  point  de  vue  décoratif.  Encore  le 
chien  est-il  pitoyable,  tandis  que  le  chat  n'est  là 
que  pour  un  effet  d'horreur. 

»  Voici  un  rapprochement  qui  trahit  clairement 
mes  préférences,  du  reste.  Car  je  dois  avouer  des 
goûts  très  banals  en  ceci.  Autant  j'aime  les  chiens, 
autant  je  déteste  les  chats.  Oh  !  je  serais  incapable 
de  faire  du  mal  à  ces  derniers,  et  une  des  plus 
grandes  colères  de  ma  vie  a  été  justement  occa- 
sionnée par  le  meurtre  d'un  chat.  Mais  c'est  un  sen- 
timent purement  nerveux.  Je  ne  les  aime  pas.  Ni 
leur  pelage  ne  tente  ma  main,  ni  leur  regard  de 
sphinx  ne  me  laisse  rêveur.  L'énigme  est  trop 
commode  à  déchiffrer,  et  le  rêve  vague  de  leurs 


216         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

prunelles  me  laisse  froid.  C'est  l'expression  simple 
et  odieuse  de  la  lâcheté,  de  la  ruse  et  de  la  force. 
Non,  ne  me  parlez  pas  des  chats.  Je  ne  puis  môme 
pas  les  admirer.  Il  y  a,  du  reste,  plus  d'énigmes 
dans  le  regard  d'une  femme  que  dans  ceux  de  tous 
les  chats  de  la  terre.  Je  ne  fais  d'exception  que 
pour  les  tout  petits,  quand  ils  jouent.  D'ailleurs, 
tout  ce  qui  est  petit,  tout  ce  qui  est  trop  jeune  en- 
core pour  être  devenu  mauvais,  m'attire  singuliè- 
rement. 

Le  cheval,  oui,  voilà  qui  est  admirable!  Un  peu 
encombrant,  par  exemple.  Mais  une  bête  amusante, 
intelligente,  c'est  1  'âne.  L'âne  a  deviné  la  théorie 
des  plans  inclinés.  Dès  qu'il  tire  sur  une  côte  qui 
monte,  vous  le  voyez  obliquer  et  diminuer  par  des 
zig-zags,  des  bordées  d'un  côté  à  l'autre  de  la 
route,  la  raideur  de  la  pente.  Souvent  le  paysan  ne 
comprend  pas,  et,  impatienté  d'avancer  moins,  il 
l'oblige  à  marcher  droit.  Pour  le  cheval,  il  faut  le 
conduire  parla  figure,  sinon  il  s'entête  au  déploie- 
ment de  toute  sa  force,  droit  devant  soi.  Lui,  n'a 
que  de  la  mémoire...  Mais  tout  cela  est  bien  re- 
battu. Il  n'y  a  rien  à  ajouter  après  Toussenel. 
Gherville,  pourtant,  a  souvent  des  histoires  aux- 
quelles je  prends  grand  plaisir. 

—  Avez-vous  des  bêtes  autour  de  vous? 


JEAN    REIBRACH  217 

—  Du  tout.  J'ai  vécu  beaucoup  dans  la  familia- 
rité des  chiens,  autrefois,  chez  mon  père...  La 
faute  en  est  un  peu  à  mon  installation.  Puis,  je 
dois  vous  avouer  que  je  n'ai  pas  été  très  heureux 
dans  mes  affections  canines.  Le  premier  chien  que 
j'ai  eu,  un  chien  acheté  dans  la  rue,  a  été  mordu 
par  un  chien  enragé,  et  j'ai  eu  l'ordre  de  le  faire 
abattre.  Je  m'étais  même  promis  de  n'en  plus 
reprendre.  Mais,  un  jour,  une  occasion  singulière 
se  présenta.  C'était  vers  1880,  je  crois.  On  jouait, 
au  théâtre  de  la  Porte-Saint-Martin,  La  Jeunesse  du 
roi  Henry.  Dans  cette  pièce  figurait  une  portée  de 
jeunes  chiens  ;  et,  la  pièce  finie,  on  ne  sut  plus  que 
faire  de  ces  bêtes.  L'une  d'elles  surtout  était  drôle, 
vraiment  amusante.  C'était  un  vilain  petit  chien 
sans  race  distincte,  plutôt  laid;  mais  il  était  si 
affectueux  que  tout  le  monde  s'y  était  attaché.  Je 
me  laissai  tenter  et  le  recueillis.  On  l'avait  nommé 
Gravier,  du  nom  du  principal  interprète  de  la 
pièce.  Il  m'arriva  avec  lui  une  aventure  singu- 
lière. Je  le  perdis  au  bout  de  deux  mois.  Ce  fut  un 
grand  chagrin.  Je  mis  des  soldats  en  campagne,  je 
promis  des  récompenses  ;  j'avais  l'esprit  hanté  de 
toutes  sortes  d'imaginations  effrayantes.  Gravier 
resta  introuvable.  Peut-être  six  mois  après,  je  pas- 
sais, un  matin,  sur  le  pont  d'Austerlitz,  lorsque  je 

19 


218         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

vois,  gambadant  en  avant  de  moi,  un  chien  que  je 
reconnais  immédiatement.  J'appelle  :  Gravier  !  Il 
s'arrête,  étonné.  Je  répète  le  nom,  je  le  caresse.  Il 
me  regarde.  Je  voyais  clairement  l'effort  imprécis 
de  sa  mémoire,  une  réminiscence  lointaine  dans 
le  sérieux  de  sa  figure.  Mais  ce  ne  fut  qu'un  éclair  ; 
il  repartit,  sautant  après  les  jambes  d'un  petit 
pâtissier.  Je  m'informai  :  le  pâtissier  me  déclara 
que  ce  chien  avait  été  recueilli  par  son  patron.  On 
l'aimait  beaucoup,  surtout  la  petite  fille,  et,  tran- 
quille sur  son  sort,  je  n'insistai  pas  et  je  m'éloi- 
gnai. Je  ne  pouvais  l'accuser  d'ingratitude.  Il  ne  se 
souvenait  pas.  C'était  la  loi  d'oubli  qui  régit  les 
hommes  et  les  bêtes.  J'éprouvai  cependant,  non 
pas  une  tristesse,  mais  un  peu,  si  vous  voulez,  de 
la  sensation  que  laisse  un3  maîtresse  perdue  et 
qu'on  revoit  passer  sans  rancune,  sans  regret,  avec 
une  mélancolie  pourtant. 

—  Gomme  militaire,  vous  avez  dû  voir  des  chiens 
curieux?  Le  chien  est  l'ami  du  troupier. 

—  Ohl  pour  cela,  oui.  Si  l'on  n'en  surveillait 
l'entrée,  les  casernes  seraient  pleines  de  chiens. 
Est-ce  l'instinct  qui  fait  suivre  aux  requins  le  sil- 
lage des  navires?  Est-ce  l'instinct  du  chien  de  berger 
qui  les  pousse  vers  tout  ce  qui  ressemble  à  un  trou- 
peau ?  Est  ce  l'attrait  de  la  masse  ou  de  la  couleur? 


JEAN    REIBRACH  219 

les  chiens  adorent  les  soldats.  Ce  sont  deux  bonnes 
bêtes,  l'un  et  l'autre,  le  chien  et  le  troupier.  Le  der- 
nier que  je  me  rappelle  —  un  vilain  petit  roquet  — 
avait  adopté  pendant  les  manœuvres  une  compa- 
gnie du  régiment.  Il  l'accompagna  jusqu'à  la  ca- 
serne. Mais  là,  on  lui  refusa  l'entrée  impitoyable- 
ment. Le  désespoir  de  cette  pauvre  bête  pendant 
des  jours  fut  navrant.  Puis,  à  force  de  se  voir 
repoussé  de  la  porte,  un  raisonnement  très  simple 
se  fit  jour  en  son  cerveau.  Il  ne  pouvait  supposer 
que  ses  amis  ne  voulussent  plus  le  voir  du  jour  au 
lendemain.  Alors,  puisqu'on  le  chassait,  c'était 
qu'il  devait  rester  là,  à  celte  porte  ;  c'était  que  son 
rôle  devait  s'accomplir  là.  (Le  chien  a,  pour  moi, 
une  intuition  très  nette  du  devoir.  Il  sait  qu'il  doit 
gagner  sa  vie.)  Le  chien,  alors,  prit  son  parti  bra- 
vement ;  il  se  campa  à  côté  de  la  guérite  du  faction- 
naire, et  fit  la  police.  Use  précipitait  au-devant  des 
autres  chiens  pour  les  empêcher  d'entrer,  au-devant 
des  gamins  que  la  curiosité  amenait  à  la  grille.  En 
un  mot,  il  faisait  tout  ce  que  faisait  le  factionnaire. 
Au  passage  des  officiers,  tandis  que  le  soldat  portait 
les  armes,  le  chien  prenait  gravement  place  près 
de  lui,  et,  assis  sur  Je  derrière,  la  tête  droite, 
les  yeux  fixes,  il  remuait  la  queue.  Quand  le 
régiment  sortait,  il  l'accompagnait,  sur  le  flanc 


\ 


220         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

de  la  compagnie,   toujours  le  même.  Et,   au  re- 
tour, il  reprenait  sa  faction,  protégeant  le  faction- 
naire. 
La  caserne  pouvait  dormir  tranquille. 


XXIII 


FRANÇOIS   FABIE 


La  chatte  noire  du  moulin  de  Roupeyrac.  —  Une  chienne  qui 
chante.  —  Dénicheur.  —  Un  poète,  berger  d'abeilles.  —  La 
Poésie  des  Bêtes  —  M.  Fabié  et  La  Fontaine.  —  La  liberté 
aux  bètes.  —  Les  bètes  dans  l'art. 


En  guise  de  préface  à  La  Poésie  des  Bêles,  Léon 
Gladel  a  fait  de  M.  François  Fabié  un  portrait 
auquel  je  me  contenterai  de  renvoyer  mon  lecteur. 
La  physionomie  du  poète  du  Rouergue  est,  d'ail- 
leurs, assez  généralement  connue  ;  quant  à  ses 
vers,  ils  sont  le  régal  de  tous  les  gens  sains  et  de 
tous  les  vrais  artistes.  Léon  Gladel  et  François 
Fabié  étaient  faits  pour  se  comprendre.  Tout  mili- 
tait en  faveur  de  leur  rencontre.  D'abord,  leur  ori- 
gine quasi  commune,  et,  ensuite,  leur  commune 

19. 


222         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

sympathie  pour  les  bêles  les  vouaient  pour  ainsi 
dire  fatalement  à  une  estime  réciproque... 

Quand  j'eus  dit  à  M.  François  Fabié  ce  qui 
m'amenait  auprès  de  lui,  d'aimable  qu'il  avait  été 
déjà,  son  accueil  se  fit  chaleureux,  et  c'est  d'abon- 
dance, avec  un  exquis  charme  naturel,  qu'il  se  mit 
à  me  parler  sur  un  sujet  si  visiblement  cher  à  son 
eœur. 

Et  je  me  gardai  bien  de  l'interrompre. 

«  Du  plus  loin  qu'il  me  souvienne,  me  dit-il,  j'ai 
aimé  les  bêtes,  et  j'ai  été  aimé  d'elles,  à  ce  qu'il 
me  semble.  Enfant,  j'ai  joué  dans  mon  berceau,  au 
moulin  de  Roupeyrac,  avec  une  superbe  chatte 
noire,  née  presque  en  même  temps  que  moi,  en- 
ragée de  chasse  et  de  pêche,  lormidable  à  tout 
chien  étranger  à  la  maison,  et  qui  consentait  à 
rentrer  pour  moi  ses  terribles  griffes.  Pendant  plus 
de  douze  ans,  elle  n'a  guère  passé  de  nuit  sans 
venir  me  rendre  visite  dans  mon  lit,  histoire,  sans 
doute,  de  bercer  de  ses  ronrons  sonores  mes  doux 
rêves  d'écolier. 

»  Mes  oncles  —  grands  chasseurs  aussi  —  avaient 
des  chiens  d'arrêt;  et  Dieu  sait  que  de  fois  nous 
nous  sommes  roulés  dans  l'herbe  ou  dans  les 
genêts,  ou  près  de  l'âtre,  avec  Tom,  avec  Castor, 
avec  Milord,  etc.,  etc.  ;  une  superbe  chienne  braque, 


FRANÇOIS    FABIÉ  223 

Diane,  avait  appris  à  chanter  à  l'unisson  avec  moi, 
pour  le  plus  grand  ébahissement  de  nos  voisins... 
»  Mon  premier  gros  chagrin  fut  la  mort  d'une 
pie  que  j'avais  apprivoisée;  ce  drame,  hélas  !  devait 
souvent  se  renouveler  entre  ma  sixième  et  ma 
quinzième  année.  —  Car  je  fus  un  dénicheur  pas- 
sionné —  et  émérite,  je  m'en  vante  !  Nul  ne  devi- 
nait comme  moi  où  se  trouvait  un  nid,  qu'il  fût 
juché  dans  la  cime  des  hêtres,  blotti  sous  l'herbe 
d'un  sillon,  défendu  par  un  fourré  de  houx  ;  ma 
prédilection  allait  aux  nids  de  merles  :  —  pour- 
quoi ?  mystère,  puisque  je  ne  devais  pas  être  poète 
satirique...  Tout  d'abord,  je  dénichai  les  œufs  : 
instinct  de  collectionneur,  quoi  !  Dédaignant  les 
espèces  communes,  dont  j'avais  été  vile  approvi- 
sionné, je  m'acharnais  après  les  variétés  rares. 
Que  de  peines  me  coûta  la  conquête  d'un  œuf  de 
grand-duc,  d'un  œuf  de  buse,  d'un  œuf  d'engou- 
levent ! 

«  Ensuite,  je  me  mis  à  faire  rafle  sur  les  couvées 
prêtes  à  prendre  leur  essor.  Mes  cages  regor- 
geaient d'orphelins  lamentables, 'toujours  béants 
et  piaillants,  et  pour  qui  je-  passais  des  matinées 
entières  en  quête  des  pâtures  les  plus  variées,  et 
parfois  les  plus  extravagantes  et  les  plus  étrangères 
à  l'estomac  de  mes  élèves  emplumés.  N'ai-je  pas 


224         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

nourri  de  petits  poissons,  pendant  trois  mois,  deux 
geais  et  un  coucou?  Et  quelle  consommation  de 
vers  et  de  hannetons  ! 

»  Peu  à  peu,  je  m'humanisai  jusqu'à  laisser 
dans  chaque  nid  un  oisillon  —  le  soutien  de 
famille  !  —  L'hiver,  ne  pouvant  dénicher,  je  lisais 
Buffon  et  prenais  des  merles,  —  de  ces  beaux 
merles  au  bec  d'or  !  —  avec  de  perfides  lacets  où 
les  malheureux  se  débattaient,  sans  nul  doute,  de 
longues  heures,  la  plume  hérissée  et  la  langue 
tirée,  avant  de  fermer  leurs  beaux  yeux  pour 
jamais. 

»  Puis,  vint  la  chasse  :  perdreaux  foudroyés, 
lièvres  estropiés  et  criant  comme  de  petits  en- 
fants... Des  regrets  amers,  des  remords  cuisants, 
mais  peu  durables,  et  jamais  suivis  de  bon  pro- 
pos... 

»  En  même  temps  que  je  faisais  la  guerre  aux 
bêtes  sauvages,  je  gardais  et  j'aimais  les  animaux 
domestiques,  sans  jamais  les  malmener,  ceux-là  ! 
Mes  bœufs  et  mes  brebis  (j'ai  été  vacher  et  berger) 
bêlaient  ou  beuglaient  en  me  voyant,  et  accou- 
raient au  moindre  appel.  Mon  bonheur  —  je  l'aï 
dit  en  vers  —  était  de  suivre  mon  excellente  mère 
à  la  basse-cour,  et  de  l'admirer  entourée  de  poules , 
de  coqs  (ô  Chanteclair  !),  de  canards,  d'oies  et  de 


FRANÇOIS    FABIÉ  225 

dindons.  Quels  vacarmes,  quels  débats  pour  la 
pâtée,  quelles  batailles,  parfois  !  Que  de  scènes  de 
ruse,  de  violence  !  Que  de  belles  amours  1  —  Et  le 
rucher!...  J'ai  été  aussi  berger  d'abeilles,  c'est-à- 
dire  chargé  de  surveiller,  en  juin  et  en  juillet,  la 
sortie  des  essaims  de  soixante  ruches  que  possé- 
dait alors  mon  père,  —  un  rucher  monstre,  pour 
le  pays!  Et  elles  ne  me  piquaient  jamais,  les  douces 
avettes  !  Et  quand  je  les  invitais,  en  frappant  deux 
cailloux  l'un  contre  l'autre,  et  en  chantant  : 
«  Posez- vous,  belles!  Belles,  posez-vous!»  elles 
se  pendaient  en  grappes  aux  branches  de  nos  poi- 
riers en  fleurs,  où  mon  père  les  cueillait  pour  les 
porter  dans  la  ruche  nouvelle  !...  Heureux 
temps  !... 

»  De  tout  cela,  de  quelques  jolies  légendes  que 
me  contait  ma  mère  (Le  Mariage  des  Oiseaux)  ;  de 
la  lecture  de  Toussenel,  de  Michelet;  d'une  dou- 
ceur et  d'une  tendresse  croissantes  pour  toutes  les 
bêtes,  est  sortie  —  bien  plus  tard,  vers  la  tren- 
tième année  seulement  —  La  Poésie  des  Bêtes. 
L'Académie  l'a  couronnée  ;  beaucoup  m'appellent 
«  l'auteur  de  La  Poésie  des  Bêtes  »  ;  et  quand  il 
s'est  agi,  en  juillet  1891,  d'inaugurer  le  monument 
de  La  Fontaine  au  Ranelagh,  mon  excellent  maître, 
Sully-Prudhomme  (qui  a  chanté  le  Cygne),  m'a 


226         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

dépêché  un  de  ses  amis  en  lui  disant  :  «  Il  nous 
»  faut  des  vers  pour  La  Fontaine  ;  Fabié  peut  seul 
»  nous  tirer  d'affaire  et  tourner  un  compliment  au 
»  grand  fabuliste.  »  Je  dois  donc  aux  bêtes  ma 
très  modeste  réputation  littéraire  ;  et  Le  Clocher  et 
La  bonne  Terre  seraient  peut-être  ignorés  —  quoi- 
qu'ils aient,  je  crois,  plus  de  valeur  poétique  que 
leur  aînée  —  sans  La  Chatte  noire,  Chanteclair,  Le 
Mariage  des  Oiseaux,  Les  Bœufs,  etc.. 

»  Aussi,  j'aime  plus  que  jamais  ces  frères  infé- 
rieurs (?)  de  V homme,  comme  on  les  a  appelés.  Ce 
que  je  dis  de  La  Fontaine,  dans  la  pièce  dont  je 
vous  ai  parlé  : 

Tu  te  consoleras  de  l'homme  avec  les  bêtes, 

je  le  mets  en  pratique  autant  que  je  le  peux,  tous 
les  ans,  aux  vacances.  Si  je  n'ai  point  d'animaux 
chez  moi,  c'est  parce  qu'ils  y  seraient  malheureux, 
y  étant  captifs,  et  que  j'aime 

La  liberté  pour  tous  et  même  pour  les  bêtes. 

Liberté  relative,  s'entend,  pour  les  animaux  domes- 
tiques, à  qui  il  faut  la  ferme,  le  pâturage,  la  basse- 
cour.  Que  voulez-vous  que  devienne,  à  Paris,  un 
chat  ?  J'entends  un  vrai  chat,  et  non  l'espèce 
d'eunuque   engraissé   et    avachi    que    l'on   nous 


FRANÇOIS    FABIÉ  227 

montre  dans  les  salons.  Je  vais  revoir,  tous  les 
ans,  les  descendants  de  ma  vieille  amie,  la  chatte 
noire,  à  Roupeyrac,  dans  le  petit  moulin  paternel, 
où  ils  font  toujours  rude  guerre  aux  rats,  aux 
oiseaux,  aux  lézards,  aux  lapereaux,  etc.  Ils  sont 
beaux  de  souplesse,  de  force  et  de  grâce  ;  beaux 
aussi  les  chiens  à  la  tête  du  troupeau,  ou  partant 
pour  la  chasse  avec  des  bonds  et  des  cris  de  joie... 
Quant  aux  oiseaux,  devraient-ils  avoir  d'autre 
cage  que  les  bois,  les  vergers  ou  les  haies  vives,  la 
bruyère  et  l'azur  ? 

»  Inutile,  n'est-ce  pas?  après  cette  profession  de 
foi,  d'ajouter  que  le  rôle  des  bêtes  dans  l'art,  dans 
la  littérature  en  particulier,  me  paraît  intéressant 
et  légitime.  Elles  doivent  occuper  dans  le  livre 
la  place  qu'elles  occupent  dans  la  vie  :  ce  n'est 
que  justice.  Que  Fauteur  les  poétise  ardemment, 
comme  Michelet;  qu'il  en  fasse  des  symboles,  ou 
seulement  des  masques,  sur  la  figure  humaine, 
comme  le  Fabuliste  ;  qu'il  leur  prête  son  esprit  et 
son  humour,  comme  Toussenel  ;  qu'il  se  contente 
de  leur  demander  de  belles  attitudes,  comme  Gau- 
tier et  Leconte  de  Lisle  ;  qu'il  essaye  de  pénétrer 
leur  âme  douce  et  obscure,  de  nous  incliner  vers 
elles  ou  de  les  hausser  vers  nous,  —  il  doit,  sous 
peine  d'aller  à  rebours  du  courant  qui  nous  en- 


228         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

traîne  vers  les  petits,  les  déshérités,  les  parias,  il 
doit  s'occuper  de  l'animal,  l'étudier,  l'interpréter, 
lui  donner  le  langage  qui  lui  manque,  ou  plutôt 
traduire  celui  dont  la  nature  l'a  doté  pour  exprimer 
ses  joies,  ses  douleurs,  ses  plaintes,  ou  ses  reven- 
dications. 

»  C'est  ce  que  j'ai  essayé  de  faire  dans  La  Poésie 
des  Bêtes;  et  j'espère  que  les  bêtes  me  tiendront 
compte  au  moins  de  l'intention.  » 


XXIV 


JEAN    JULLIEN" 


Analogies.  —  La  destinée  de  Bernard.  —  Bassesse  du  chien.  — 
Aux  arènes.  —  Un  juif  inattendu.  —  Coups  de  matraque. — 
Vivent  les  révoltés!  —  Histoire  d'Epistémon.  —  Le  14  juillet 
d'un  artiste. 


«  Un  lorgnon  sur  une  barbe  ;  ...  la  plus  loyale 
poignée  de  main  de  tout  le  jeune  monde  littéraire.  » 
Tels  sont  les  deux  principaux  traits  d'un  croquis 
de  Jean  Jullien  fait,  naguère,  par  M.  Geo:ge  Vaaor 
au  Figaro.  M.  Jean  Jullien  serait  donc  homme 
barbu  tout  ensemble  et  loyal.  En  somme,  il  est 
bien  plus  loyal  que  barbu,  c'est  moi  qui  vous  le 
dis.  Non,  M.  Jean  Jullien  n'a  rien  de  fluvial  quant 
à  la  barbe,  laquelle  ne  pourrait  même  pas  faire  le 
tour  d'une  table  de  poupée.  Quand  j'aurai  dit  qu'il 
eût  fait  un  cent-garde  superbe,  j'aurai  dit  assez, 

20 


230         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

car  il  serait  naïf  de  parler  de  son  talent,  qui  s'est 
dès  longtemps  affirmé  et  que  personne  ne  con- 
teste. 

Quai  du  Louvre,  n°  10,  au  cinquième,  c'est  là 
que  nous  trouvons  l'auteur  du  Maître  et  de  La  Mer, 
dans  un  décor  baroque  et  kaléidoscopique,  qui 
mériterait  d'être  dépeint.  Aux  murs,  quantité 
d'affiches  de  Ghéret  prodiguent  leurs  teintes  amu- 
santes et  folles;  d'intéressantes  études  d'impres- 
sionnistes :  des  Luce,  des  3éon,  des  Seurat;  un 
pastel  d'Alphonse  Germain  ;  une  aquarelle  de  Jules 
Antoine;  une  image  d'Andhré  des  Gâchons...  Deux 
grandes  bibliothèques  pleines  de  livres,  et,  sur 
une  commode,  par  terre,  partout,  un  amas,  des 
amas  de  journaux  et  de  revues.  Sur  une  tenture 
d'Andrinople,  un  vaste  trophée  d'armes  rapportées 
de  l'Algérie,  du  Maroc,  du  Soudan,  de  l'Espagne... 
Sur  la  cheminée,  deux  épouvantables  chiens  chi- 
mériques du  Japon  gardent,  avec  l'exorbitement 
crapaudin  de  leurs  yeux,  la  peu  galante  Trinité 
hindoue  :  Brahma-Siva-Yishnou... 

Un  peu  ahuri  par  ce  terrifiant  exotisme,  je  jette 
les  yeux  à  la  fenêtre,  par  laquelle  il  m'est  donné  de 
voir  le  paysage  parisien  le  plus  merveilleux  :  la 
Seine  depuis  le  mont  Valérien  jusqu'à  la  Bastille... 

—  Ce  que  je  pense  des  animaux?  Vous  me 


JEAN    JULLIEN  231 

demandez  cela,  comme  ça  ;  mais,  c'est  très  grave  ! 
J'aimerais  mieux  vous  parler  de  mes  confrères. 
Eux,  on  peut  les  débiner  à  l'aise  :  ils  ont  leurs 
journaux  pour  se  défendre  ;  tandis  que  les  ani- 
maux, les  vrais,  ça  leur  est  impossible.  Songez 
que  j'ai  eu  pour  amis  :  un  éléphant,  pas  mal  de 
chevaux,  des  ânes,  des  chats,  des  chiens,  des 
chèvres,  une  oursonne,  un  phoque,  un  goret,  des 
cochons  d'Inde,  des  lapins,  couleuvres,  sala- 
mandres, fourmis,  un  serin,  et  beaucoup  d'arai- 
gnées ;  —  je  crois  même  qu'il  a  dû  m'en  rester 
quelqu'une... 

»  Ah!  les  araignées,  si  vous  saviez  comme  c'est 
intelligent  et  comme  c'est  canaille!  de  véritables 
hommes  politiques.  J'ai  passé  des  heures  et  des 
heures  à  les  observer.  J'en  étais  arrivé  à  les  faire 
aimer  par  des  enfants  et  des  jeunes  filles.  Pélisson 
n'était  qu'un  égoïste.. 

»  Je  ne  veux  pas  vexer  ces  amis  de  hasard  en 
accablant  leurs  races. 

—  Bien;  mais,  n'avez-vous point,  cependant,  fait 
jouer  des  rôles  à  des  animaux  dans  vos  pièces, 
contes  ou  nouvelles? 

—  Rarement.  Voyons...  que  je  me  rappelle... 
Dans  Pierre  Vigneron,  j'ai  le  chien  Sultan  et  la 
chatte  Mine...  Dans  En  Seine,  je  dois  avoir  un  âne... 


232         BÊTE3  ET  GENS  DE  LETTRES 

je  ne  me  souviens  plus  de  son  nom.  Ah  !  et  puis, 
j'ai  Bernard  ! 

—  Qu'est-ce  que  Bernard? 

—  Bernard,  c'est  le  titre  d'une  de  mes  nouvelles, 
publiée  dans  différents  journaux,  et  qui  n'est  autre 
chose  que  la  monographie  d'un  chien  du  Saint- 
Bernard  emmené  en  Bourgogne,  dans  un  château 
où  il  est  aimé  et  choyé,  qui  se  sauve,  un  jour,  en 
apercevant  du  haut  d'une  éminence  le  sommet  du 
Mont  Blanc,  et  se  fait  tuer  par  un  imbécile  de  chas- 
seur à  l'affût. 

—  Alors,  vous  aimez  les  animaux? 

—  Entendons-nous.  Il  y  en  a  beaucoup  que 
j'exècre,  quelques-uns  que  j'admire,  et  fort  peu 
que  j'aime. 

—  Les  chiens,  les  chats,  les  chevaux... 

—  Ah!  non,  non,  vous  n'y  êtes  pas.  Les  chiens, 
les  chats,  les  chevaux,  tous  les  animaux  domes- 
tiques, sont  de  la  catégorie  de  ceux  que  j'exècre... 
Est-il  rien  de  plus  vil  et  de  plus  bas  que  le  chien 
«  qui  lèche  la  main  qui  le  frappe  »  ? 

—  N'en  est-il  pas  ainsi  dans  la  théorie  évangé- 
lique? 

—  A  d'autres  !  Le  chien,  cet  animal  que  l'homme 
aime,  flatte  et  caresse,  parce  qu'il  a  les  mêmes 
défauts,  les  mêmes  vices  que  lui,  n'arrive-ton  pas 


JEAN    JULLIEN  233 

à  le  dresser  facilement  aux  cabotinages  du  cirque 
aux  lubricités  inavouables,  comme  au  jeu  odieux 
de  la  chasse,  —  ce  que  je  déteste  autant  que  les 
courses  de  taureaux?  J'ai  parcouru  l'Espagne  du 
Nord  au  Sud  ;  j'ai  toujours  refusé  d'assister  à  l'une 
de  ces  représentations;  non  pas  que  j'aie  horreur 
du  sang  et  de  l'étripaillement,  car  si  l'on  avait  pu 
m'affirtner  qu'un  de  ces  messieurs  dorés,  au  visage 
glabre  et  aux  hanches  saillantes  serait  éventré,  j'y 
serais  allé  avec  plaisir,  parce  que  je  trouve  cela 
lâche... 

—  Alors,  les  bouchers... 

—  Ne  confondons  pas,  cher  ami,  ce  qui  est  une 
nécessité  avec  ce  qui  est  un  jeu...  Pour  en  revenir 
à  votre  chien,  qui  vit  dans  l'amour  du  sucre  et  la 
crainte  du  fouet  comme  un  sacristain  dans  la 
crainte  de  Dieu  et  la  peur  de  l'enfer,  je  le  hais, 
c'est  net. 

—  Et  le  chat? 

—  C'est  un  juif. 

—  Un  juif? 

—  Comment!  vous  ne  l'avez  pas  remarqué?  Le 
chat  est  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  juif;  c'est  le  type 
du  juif  de  convention  :  l'œil  clair,  la  caresse  miel- 
leuse et  la  griffe  traîtresse  ;  ce  nonchaloir  oriental 
et  cette  astuce  de  fauve,  n'est-ce  pas  tout  le  juif?  Il 

20. 


234         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

est  avide  et  rapace,  mais  il  sait  faire  le  gros  dos  et 
vous  enjôler  de  son  ronron  ;  il  joue  avec  la  souris 
comme  un  usurier  avec  le  naïf  qui  vient  à  lui  ;  il 
feint  d'être  apprivoisé  comme  ils  feignent  d'être 
civilisés  ;  il  est  égoïste,  il  est  poltron,  il  est  voleur  : 
vous  voyez  que  c'est  bien  le  vrai  juif  de  la  légende... 
D'ailleurs,  il  est  juif  au  même  titre  que  le  cheval 
est  musulman... 

—  Musulman,  le  cheval! 

—  Oh!  cela  est  incontestable.  S'il  n'était  pas 
imbu  de  fatalisme,  croyez-vous  qu'il  consentirait 
à  traîner  nos  voitures  et  à  recevoir  des  coups  de 
fouet?  J'ai  toujours  été  outré  contre  le  cheval, qui, 
s'il  voulait,  en  deux  ruades  devrait  briser  la  voi- 
ture et  assommer  le  cocher,'  comme  je  suis  outré 

contre  les  deux  ou  trois  millions  de  musulmans 
qui  laissent  quelques  milliers  d'Européens  vivre 
sur  leur  domaine.  Je  suis  sûr  que  le  cheval,  comme 
l'Arabe,  espère  qu'un  jour,  un  prophète  le  fera 
libre.  En  attendant,  l'un  et  l'autre  reçoivent  des 
coups  de  matraque,  sans  protester.  Pour  mon 
compte  personnel,  je  préfère  monter  un  cheval 
ombrageux,  qui  se  défend,  plutôt  qu'un  cheval 
sage.  Ces  derniers  sont  comme  les  enfants  sages  : 
il  n'y  a  rien  de  plus  bête. 

—  Serait-il  indiscret,   maintenant,  de  vous  de- 


JEAN    JULLIEN  235 

mander    quels    sont   ceux    que    vous    admirez? 

—  J'admire  les  animaux  féroces,  sauvages,  ré- 
voltés ou  indomptables;  les  fauves,  qui  attaquent 
l'homme,  et  avec  raison;  les  grands  squales  qui 
le  dévorent,  et  les  serpents  qui  l'empoisonnent. 

.—  Merci...  Et  ceux  que  vous  aimez? 

—  J'aime  ceux  qui  sont  libres,  qui  sont  beaux 
et  qui  sont  bons.  J'aime  le  cerf,  la  biche,  la  ga- 
zelle, le  chevreuil,  le  chamois.  J'aime  le  lièvre, 
le  lapin,  l'écureuil,  etc..  J'aime  tous  les  oiseaux, 
—  à  l'exception  du  perroquet.  Tenez,  si  j'avais  le 
temps,  je  vous  conterais  l'histoire  d'Epistemon  : 
un  petit  oiseau,  de  je  ne  sais  quelle  race,  et  ne 
veux  pas  le  savoir;  à  quoi  bon?  puisque  je  les 
aime  tous.  Il  était,  un  matin,  entré  par  ma  fe- 
nêtre ouverte,  et  nous  vécûmes  six  jours  ensem- 
ble. 11  était  exigeant.  Il  lui  fallait  :  du  mouron, 
du  panais,  de  la  seiche,  des  graines  mélangées,  et 
plusieurs  bains  par  jour!  Et  inconvenant!  et 
criard!  Monsieur  allait  se  promener  sur  les  toits, 
et,  quand  il  revenait  cogner  contre  la  vitre,  il 
voulait  qu'on  lui  ouvrît  tout  de-  suite.  Le  sixième 
jour,  il  avait  assez  de  cette  vie  presque  rangée,  de 
ce  régime  pot-au-feu,  et  il  reprit  la  route  du  ciel. 

—  Que  ne  lui  achetâtes-vous... 

—  Une  cage,  n'est-ce   pas?  Mais,  à  mon  avis, 


236         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

on  devrait  condamner  à  vingt-quatre  heures  de 
prison,  au  minimum,  tous  les  gens  qui  ont  chez 
eux  des  oiseaux  en  cage.  Voyez-vous,  ce  que 
j'estime  et  ce  que  j'envie  dans  les  animaux  que 
j'aime,  c'est  la  liberté.  C'est  elle  qui  les  rend 
beaux,  qui  en  fait  des  œuvres  d'art.  Vos  chiens, 
vos  chats,  —  coupés  ou  non,  —  et  tous  vos  ani- 
maux domestiques  ne  sont  que  des  produits  ma- 
nufacturés !  Tenez,  une  des  impressions  d'art  les 
plus  fortes,  en  ce  genre,  que  j'aie  éprouvées,  c'est 
l'année  passée,  au  14  Juillet.  Depuis  bien  long- 
temps, je  n'avais  franchi  les  fortifications,  et  je 
résolus  d'aller,  dans  un  coin  de  forêt  que  je  con- 
nais aux  environs,  voir  un  peu  mes  amis,  mes 
vrais.  Eh  bien  !  j'ai  passé  la  plus  agréable  des 
après-midi,  seul,  sous  les  grands  arbres  verts,  à 
voir  brouter  en  troupes  les  chevreuils  et  les  daims, 
gambader  les  biches  et  trottiner  les  lapins,  tandis 
qu'au-dessus  de  ma  tête,  les  oiseaux  faisaient  un 
adorable  charivari...  Qu'il  puait  ce  soir-là,  Paris! 
et  que  les  hommes  étaient  laids! 


XXY 


GEORGES    DE    PEYREBRUNE 


Les  enfants  et  les  bêtes.  —  Vers  pour  une  louve.  —Les  sou- 
ris aux  bois.  —  Végétarienne.  —  La  pensée  aux  bêtes.  —  Ma- 
demoiselle Cloche.  —Le  grand  mystère.  —  Antivivisection- 
niste.  —  Les  attitudes  de  Rnue.  —  Qui  veut  des  chiens?  — 
Critérium.  —  Un  peu  de  philosophie.  —  Sur  les  chats. 


Ceux  qui  ont  lu  les  Frères  Colombe,  Victoire  la 
Rouge  et  Giselle  ne  s'étonneront  pas  que  j'aie  eu 
le  désir  d'aller  demander  à  madame  de  Peyre- 
brune  comment  elle  traite  à  son  foyer  ces  bêtes 
qui  lui  inspirent,  dans  ses  livres,  de  tels  senti- 
ments de  tendresse. 

Auteuil,  boulevard  Exelmans,25  —  nous  sommes 
chez  madame  de  Peyrebrune.  Des  fenêtres  du  vaste 
cabinet  de  travail,  pour  toute  vue,  le  viaduc,  sur 


238         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

lequel,  à  fréquents  intervalles,  passent  des  trains 
silencieux  et  pas  trop  rapides,  dont,  d'ici,  l'on  ne 
voit  guère  que  la  partie  supérieure  ;  on  dirait  d'un 
rampement  de  grosses  et  longues  chenilles 
noires 

—  Avez- vous  eu  des  bêtes  à  votre  foyer? 

—  Si  j'ai  eu  des  bêtes?  mais  oui,  de  toutes  les 
espèces,  et  depuis  toujours.  N'est-ce  pas  le  pre- 
mier désir  de  l'enfant  que  de  posséder  un  jouet 
vivant  qui  palpite  dans  ses  mains  cruelles  d'être 
supérieur  ?  Les  petites  filles,  surtout.  Elles  donne- 
raient leur  plus  belle  poupée  pour  une  bestiole 
qu'elles  pussent  aimer  et  tourmenter  à  leur  gré  : 
instinct  précoce,  prélude  de  l'avenir. 

—  Est-ce  que,  selon  vous,  madame,  tous  les  en- 
fants seraient  des  tourmenteurs  de  bêtes  ? 

—  Non,  pas  tous...  Moi,  je  vous  assure,  je  les  ai 
toujours  aimées  dans  le  sens  protecteur,  préférant, 
même  aux  animaux  de  luxe,  les  plus  infimes  et  les 
plus  laids,  les  petits  misérables  rebutés,  —  les 
malheureux,  quoi!  Dans  cette  espèce,  comme  dans 
l'autre,  mes  préférences  vont  aux  souffrants.  J'ai 
pour  ceux-là  des  sensibleries,  ridicules,  oh!  par- 
faitement, je  le  sais.  Et  cela  ne  date  pas  d'hier.  Te- 
nez, mes  premières  rimes  (car  on  commence  tou- 
jours par  aligner  des  vers  avant  de  mesurer  de  la 


GEORGES    DE    PEYREBRUNH  239 

prose,  —  j'avais  sept  ans  alors)  sont  écloses  sous 
l'impression  douloureuse  ressentie  en  voyant  pas- 
ser devant  ma  fenêtre, 'dans  la  rue  d'une  ville  de 
province,  une  louve  morte,  traînée  dans  une  char- 
rette à  bras  par  l'homme  qui  l'avait  tuée,  et  en- 
tourée de  six  petits  louveteaux  vivants,  qui  gei- 
gnaient en  grouillant  et  fouillaient  ce  pauvre  corps 
raidi  dont  les  mamelles  étaient  taries.  Je  commen- 
çai par  fondre  en  larmes.  Puis,  ma  douleur  deve- 
nant lyrique,  je  courus  l'écrire  en  vers  de  sept  ou 
huit  pieds,  qui  fulminaient  sur  la  cruauté  des 
hommes...  Dans  ce  moment,  j'élevais  justement 
dans  mon  pupitre  une  nichée  de  souris,  privées  de 
leur  mère  par  notre  misérable  chat.  C'est  adorable, 
les  petites  souris,  et  intelligent!  C'est  bien  dom- 
mage que  cela  sente  mauvais...  sans  cela...  !  Chez 
moi,  on  les  prend  au  piège  et  on  va  les  perdre 
dans  les  bois,  comme  le  petit  Poucet.  Ici,  à  Paris, 
je  les  envoie  dans  les  fortifications...  Mais  oui,  j'ai 
le  respect  de  la  vie  jusque  dans  les  bêtes  les  plus 
infimes  :  Dieu  les  créa. 

—  Alors,  vous  êtes  végétarienne  ? 

—  Ne  riez  pas,  j'en  suis  !  Et  savez-vous  combien 
nous  sommes  —  à  Paris  seulement  —  qui  nous 
abstenons  de  l'alimentation  sanglante?  Trente 
mille,  environ.  Calculez,  en  évaluant,  à  peu  près, 


240         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

la  quantité  de  vies  animales  absorbées  par  un  seul 
individu  —  pendant  la  durée  moyenne  de  son  exis- 
tence —  depuis  le  mollusque  jusqu'au  bœuf;  cal- 
culez combien  de  bêtes  ont  été  épargnées  dans 
l'épouvantable  et  perpétuel  holocauste,  par  ces 
trente  mille  végétariens. 

—  Vous  avez  souvent  parlé  des  bêtes  dans  vos 
livres  ? 

—  Non,  pas  trop,  encore  qu'elles  soient  telle- 
ment mêlées  à  notre  vie  qu'un  écrivain  sincère  ne 
peut  guère  se  dispenser  d'esquisser  celles  qui  oc- 
cupent une  place  sur  le  plan  de  son  œuvre.  Ainsi, 
dans  mon  roman  Victoire  la  Rouge,  elles  grouillent 
un  peu,  les  bêtes.  Mais  nous  sommes  aux  champs, 
là  où  l'animal  cesse  d'être  un  comparse  :  c'est  lui 
qui  joue  les  grands  premiers  rôles,  soit  qu'il  tire 
la  charrue  dans  les  sillons,  soit  qu'il  promène,  en 
troupeaux,  sa  toison  blanche  à  travers  les  guérets. 

—  Croyez-vous  qu'on  puisse  donner  aux  bêtes 
un  rôle  dépensée? 

—  Parbleu!  A  ce  propos,  lisez  Giselle,  et  vous 
verrez.  Et  je  n'ai  pas  tout  dit  sur  elles  ;  on  ne  m'au- 
rait pas  crue.  Il  y  a  certainement,  dans  la  race  des 
chiens,  comme  dans  celle  des  hommes,  des  intelli- 
gences beaucoup  plus  élevées  que  d'autres,  des  carac- 
tères plus  indépendants,  plus  marqués.  D'ailleurs, 


GEORGES    DE    PEYREBRUNE  '241 

notre  fréquentation  développe  énormément  leurs 
facultés. 

»  J'aieu  un  petit  bijou  de  griffonne,  grosse  comme 
le  poing,  toute  en  longues  soies  et  qui  se  nommait 
Chloé.  Mais  ,e  l'appelais  surtout  Cloche,  Clo-clo, 
Clochette,  Clocheton...  Eu  égard  à  sa  dignité,  très 
remarquable,  on  l'appelait  aussi  «  Mademoiselle  ». 
Eh  bien  !  Mademoiselle  avait  pris  exactement  mes 
attitudes,  la  cadence  de  mes  mouvements  un  peu 
lents,  jusqu'à  ma  démarche  ;  lui  voir  tourner  la 
tête  sur  l'épaule  d'un  air  dolent  était  vraiment 
chose  fort  comique.  Et  comme  je  l'avais  gâtée,  elle 
commandait  à  la  maison.  Jamais  personne  ne  sut 
mieux  se  faire  comprendre  et  se  faire  obéir  Elle 
ne  permettait  pas  à  une  domestique  de  rester 
dans  l'appartement  en  dehors  de  son  service  :  elle 
la  surveillait,  et,  si  l'on  n'avait  plus  besoin  d'elle, 
mademoiselle  Cloche  vous  la  ramenait  à  la  porte, 
impérativement  et  avec  mille  injures,  car  elle  avait- 
un  déplorable  caractère.  Si  l'on  riait  autour  d'elle, 
elle  le  prenait  fort  mal  et  grondait.  Susceptible, 
boudeuse,  dédaigneuse,  mais  pas  banale,  ah  !  non. 
Le  nombre  de  ses  amis  était  fort  restreint  ;  mais 
ceux-là,  elle  les  a  aimés  jusqu'à  la  mort.  Car  elle 
est  morte  de  vieillesse,  alimentée  avec  mille  pré- 
cautions jusqu'à  la  dernière  minute.   Elle  s'est 

21 


242         BÈTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

éteinte  dans  mes  bras  très  doucement.  C'était  un 
désastre  ;  j'étais  horriblement  malheureuse.  Quand 
je  me  suis  aperçue  qu'elle  mourait,  elle  était  déjà 
tombée  :  mais  ses  larges  yeux  vivaient  encore,  et  si 
expressifs,  fixés  sur  les  miens  avec  une  telle  inten- 
sité d'expression  !  Oh  !  ces  yeux  troublants  des 
bêtes  alors  qu'elles  vont  mourir,  et  qui  semblent 
regarder,  voir  un  étrange  au-delà  qui  les  stupéfie, 
qui  élargit  leur  rêve  !  Oui,  il  y  avait  de  cela  dans 
le  regard  de  ma  Cloche,  et  aussi  une  adoration  en 
laquelle  toute  la  passion  de  sa  vie  éclatait.  Car  elle 
m'aima  follement,  humainement.  Elle  a  voulu 
mourir  dans  mes  yeux.  Si  je  les  fermais  un  instant, 
elle  gémissait  :  ne  pouvant  plus  bouger,  elle  s'ex- 
primait encore.  Et  elle  m'a  fait  comprendre  qu'elle 
voulait  me  voir,  me  communiquer  sa  pensée  jus- 
qu'à son  dernier  souffle.  Et  elle  est  morte  ainsi; 
et  des  heures  après,  elle  me  regardait  encore  !  Je 
l'ai  couchée  dans  une  toute  petite  boîte,  toute  cou- 
verte de  chrysanthèmes,  et  l'ai  expédiée  en  Péri- 
gord,  pour  être  enterrée  dans  mon  jardin. 

»  Cela  vous  semble  idiot,  n'est-ce  pas,  ces  his- 
toires-là ?  C'est  que  vous  ne  savez  pas  combien 
elles  sont  prenantes,  les  bêtes  devenues  familières, 
et,  entre  toutes,  le  chien!...  Et  quand  je  songe  à 
cette  lâcheté  immonde  de  la  vivisection,  je  souhaite 


GEORGES    DE    PEYREBRUNE  "243 

volontiers  que  toute  la  triste  humanité  périsse  !... 
Du  reste,  elle  ne  portera  pas  ce  crime-là  en  Para- 
dis. Tout  se  paie  ici-bas,  tôt  ou  tard,  et  le  mal  que 
nous  faisons  se  retourne  contre  nous.  Dites-moisi 
la  moyenne  de  durée  de  la  vie  humaine  a  monté 
d'un  cran  depuis  que  l'on  supplicie  les  bêtes? 
Ignares  qui  se  targuent  de  découvrir  l'invisible 
ferment  de  la  vie  et  de  la  mort  avec  leur  vue  maté- 
rielle! Une  fois,  dans  l'Echo  de  Paris,  j'ai  publié 
une  lugubre  nouvelle  :  Chien  perdu.  C'était  une 
vieille  misérable  à  qui  l'on  avait  volé  son  unique 
ami,  son  chien,  pour  le  vivisecter.  Elle  arrive  — 
par  un  artifice  de  conteur  —  jusqu'au  laboratoire 
où  se  consomme  le  crime.  Elle  voit  son  pauvre 
chien  ligotté,  dépecé,  sanglant,  et,  ma  foi  !  elle  se 
jette  sur  l'opérateur,  lui  noue  ses  doigts  -autour 
du  cou  —  et  l'étrangle...  Voilà  comme  je  suis. 
Car  notez  bien  que  j'en  ferais  autant,  à  l'occa- 
sion... 

»  Mais,  que  je  vous  présente  ma  petite  Reine,  — 
une  encore  que  j'ai  sauvée  de  quelque  désastre. 
Elle  appartenait  à  une  vieille  femme  très  pauvre, 
presque  aveugle,  qui  se  trouvait  contrainte  de  jeter 
son  chien  à  la  rue  p^irce  que  le  bureau  de  bienfai- 
sance lui  refusait  les  quarante  sous  qui  lui  étaient 
alloués,  tant  qu'elle  s'obstinerait  à   nourrir   un 


244         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

chien.  «  Mais,  disait  la  pauvresse,  je  mendie  pour 
lui,  et  c'est  tout  ce  qui  me  reste  au  monde,  mes 
bons  messieurs.  »  Les  bons  messieurs  ne  se  laissè- 
rent pas  attendrir,  et,  comme  la  vieille  femme 
avait  faim,  elle  se  décida,  en  pleurant,  —  oh  !  ce 
qu'elle  pleurait  !  —  à  s'en  aller  «  perdre  »  son  chien. 
Lorsque  j'appris  ce  drame,  vous  pensez  bien  que 
je  courus  lui  acheter  son  pauvre  toutou.  Et  le 
voici...  C'était  alors  une  espèce  de  grande  drôlesse 
de  gritîonne,  à  l'air  voyou,  craintive  et  rampante, 
et  ne  connaissant  que  par  ouï-dire  les  édredons  et 
les  perdreaux.  » 

Je  fus  bien  sur  le  point  de  demander  à  madame 
de  Peyrebrune  si  le  perdreau  n'était  point  exclu  du 
régime  végétarien.  Je  n'en  fis  rien,  et  madame  de 
Peyrebrune  continua  : 

—  En  entrant  chez  moi,  elle  refusa,  tout  apeurée, 
de  marcher  sur  le  tapis  et  tourna  le  dosa  une 
aile  de  poulet... 

(Ah!  pour  le  coup,  madame!...  Mais  je  me 
tus.) 

—  Mais,  très  drôle,  elle  levait  le  nez  et  inspectait 
la  maison  avec  une  attention  de  commissaire-pri- 
seur,  fort  intéressée,  semblait-il,  par  ce  change- 
ment de  niche.  Huit  jours  plus  tard,  cette  princesse 
ne  trouvait  pas  les  sièges  assez  moelleux  et  exigeait 


GEORGES    DE    PEYREBRUNE  245 

un  supplément  de  coussins.  Il  fallait  la  prier  pour 
qu'elle  mangeât,  si  délicate  que  la  plus  friande 
pâtée  la  laissait  indifférente.  Et,  vous  la  voyez,  elle 
est  fine,  jolie,  élégante,  un  peu  dédaigneuse,  et  elle 
commence  à  prendre  des  attitudes. 

»  A  propos,  faites-moi  donc  le  plaisir  de  dire  à 
vos  amis  que  j'ai  toujours  des  chiens  à  placer. 
Ceux  qui  en  voudront...  Car  je  les  ramasse  dans  la 
rue.  Il  me  serait  impossible  de  passer  à  côté  d'un 
chien  perdu  sans  le  recueillir.  Vous  n'avez  donc 
jamais  aperçu  la  face  douloureuse,  le  regard  na- 
vrant de  ces  misérables  bêtes  abandonnées?  Cela 
me  bouleverse.  Tant  pis  !  je  prends  ceux  que  je 
trouve.  Et  nous  sommes  ainsi  un  groupe  de  petits 
manteaux-bleus  des  toutous.  Ce  qui  ne  nous  em- 
pêche pas,  je  vous  prie  de  le  croire,  de  secourir 
nos  semblables  avec  non  moins  d'ardeur;  au  con- 
traire. Nous  estimons  que  les  gens  qui  n'aiment  et 
ne  secourent  pas  les  bêtes  sont  incapables  d'aimer 
et  de  secourir  les  gens.  Aussi,  entre  nous,  c'est 
comme  une  franc-maçonnerie,  dont  le  signe  de 
reconnaissance  est  la  sympathie  pour  les  animaux. 
Dès  qu'un  nouveau  venu  s'introduit  dans  le  cercle, 
tout  de  suite  on  lui  pose  la  question.  Et  s'il  répond 
négativement,  il  est  exclu  de  notre  intimité,  car 
il  n'est  pas  des  nôtres. 

21. 


246         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

»  Avez-vous  remarqué  que  les  artistes  etles  pau- 
vres gens  sont  les  deux  classes  de 'la  société  où 
l'on  rencontre  le  plus  d'amis  des  bêles?  Le  senti- 
ment affectif  serait-il  développé  par  la  misère  et 
par  la  poursuite  de  l'idéal  ?  —  On  pourrait  philoso- 
pher là-dessus... 

—  Les  chats?  demandai-je. 

—  Oh  !  pour  ceux-ci  !... 

—  Vous  ne  les  aimez  pas  ? 

—  Je  les  protège,  les  sauve,  les  soigne,  mais  je 
n'ai  aucune  sympathie  pour  leur  race. 

—  Les  raisons  de  votre  antipathie? 

—  D'abord,  ils  sont  très  forts,  étant  très  égoïstes. 
EL  puis,  ils  ne  nous  aiment  pas.  Ils  nous  méprisent 
absolument,  et  ne  l'envoient  pas  dire.  Leur  atti- 
tude vis-à-vis  de  nous  est  même  très  humiliante  : 
ils  sont  méfiants,  car  ils  nous  savent  mauvais,  et 
ils  nous  jugent  plus  bètes  qu'eux.  Ils  nous  connais- 
sent surle  bout  du  doigt,  et  jouent  de  nous  comme 
un  virtuose  de  la  fiûte.  Patelins  tant  qu'il  le  faut, 
séducteurs  à  souhait,  ils  nous  prennent  encore  par 
le  magnétisme  de  leurs  ondulations  et  le  travail 
mystérieux  de  leurs  prunelles...  Très  intéressant, 
le  chat,  très  esthétique,  mais  il  n'a  pas  une  vertu, 
et  il  est,  au  contraire,  le  réceptacle  de  tous  les  vices. 
Entre  nous,  n'est-ce  pas?  je  me  méfie  toujours  un 


GEORGES   DE    PEYREBRUNE  247 

peu  des  gens  qui  adorent  les  chats  :  involontaire- 
ment, au  bout  de  leurs  doigts  je  cherche  la  griffe... 

Je  me  félicitai  d'avoir  gardé  mes  gants.  Mais  que 
pensera  madame  de  Peyrebrune  quand  elle  saura 
que  j'adore  les  chats? 


XXVI 

GLOVIS  HUGUES 

Topaze  et  soleil.  —  Diane  chasseresse.  —  Black,  chien  blanc. 
Vivisectenrs  et  révolutionnaires.  —  La  pitié  de  Piul  Bert. 
—  La  mort  d'un  vieux  moineau.  —  Légende  du  Christ  et  de 
l'araignée.  —  Deux  croix.  —  Chasse  unique.  —  Madame 
Clovis  Hugues  prend  la  parole.  —  Pêche  miraculeure. 


Les  hasards  sont  grands,  ce  qui  n'empêche  que 
je  ne  serai  peut-être  point  cru  quand  j'aurai  dit 
qu'au  moment  où  l'on  m'introduisait  auprès  de 
lui,  M.  Clovis  Hugues  alignait  des  rimes  en  faveur 
d'un  papillon. 

—  Je  vous  trouve  donc,  dis-je  à  ce  fameux,  qui, 
de  par  l'ampleur  riche  de  sa  chevelure,  «  venge  la 
race  mérovingienne  de  la  tonsure  infligée  au  der- 
nier des  enfants  de  Glodomir,  »  —  je  vous  trouve 


CLOVIS   HUGUES  249 

en  parfaites  dispositions  pour  ajouter  un  chapitre 
convaincu  à  la  série  que  j'ai  entreprise.  Quand  je 
vous  aurai  demandé  pardon  de  m'être  —  sans  au- 
cun doute  inopportunément  —  mis  en  tiers  dans 
votre  concubinage  sacré  avec  la  Muse,  consentirez- 
vous  à  me  parler  des  bêtes? 

—  Ah!  les  bêtes!  répondit  immédiatement  ce 
farouche  révolutionnaire,  quels  souvenirs  j'ai  gar- 
dés d'elles  !...  Quand  j'étais  tout  enfant,  j'avais  une 
grosse  passion  :  c'était  le  martin-pêcheur.  Il  faut 
vous  dire  que  j'habitais  dans  le  Vaucluse,  à  Velle- 
roie,  sur  la  rivière  de  la  Sorgue,  si  poétiquement 
célébrée  par  Pétrarque,  en  un  moulin  que  mon 
père  avait  affermé  et  qui  était  le  rendez-vous  des 
plus  jolis  martins-pêcheurs  du  monde.  Ils  ne  s'y 
arrêtaient  pas  longtemps,  par  exemple  ;  et  comme 
ils  filaient,  les  gentils  oiseaux  de  topaze  et  de  so- 
leil!... Je  me  rappelle  que  je  faisais,  avec  les  petits 
camarades,  des  courses  absolument  fantastiques 
le  long  des  rives  plantées  de  saules  et  d'ormeaux, 
à  la  recherche  du  nid  où  nous  devions  trouver  les 
mignonnes  bêtes  écloses.  Hélas!  nous  trouvions 
quelquefois  le  nid,  mais  il  était  toujours  vide.  Du 
reste,  si  nous  avions  découvert  ce  que  nous  cher- 
chions, je  me  serais  battu  jusqu'au  dernier  sang 
pour  empêcher  les  autres  gamins  de  «  gâterie  nid», 


250         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

comme  on  dit  chez  nous.  Plus  tard,  quand  j'ai  été 
ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  un  homme,  j'ai 
essayé  de  traduire  ces  innocentes  impressions  du 
bel  âge  en  une  pièce  de  vers  qui  a  paru  dans  mes 
Evocations  sous  ce  titre  :  le  Martin-pêcheur.  Vous 
ne  sauriez  vous  imaginer  combien  j'aime  cette 
petite  pièce  de  vers,  non  point  pour  la  forme,  qui 
est,  comme  tout  ce  que  j'ai  écrit,  le  simple  reflet 
rapide  d'une  chose  éprouvée,  mais  pour  l'espèce 
de  fraîcheur  qu'elle  me  jette  au  front  et  dans  l'âme 
lorsque  je  !a  relis.  Ah  !  c'est  qu'on  a  rencontré, 
parla  suite,  dans  la  vie,  d'autres  bêtes  qui  ne  sont 
pas  des  martins-pêcheurs  !... 

»  J'ai  aussi  le  souvenir  d'une  bonne  chienne  de 
mon  père.  Nous  l'avions  appelée  Flore,  bien  qu'elle 
méritât  de  s'appeler  Diane,  car  c'était  une  chasse- 
resse endiablée.  Un  jour,  comme  elleavait  beaucoup 
vieilli  et  qu'il  fallait  la  tuer,  pour  lui  épargner  des 
souffrances  qui  nous  désolaient  tous,  mon  père,  crai- 
gnant qu'un  étranger  ne  lui  imposât  une  nouvelle 
torture  en  l'abattant,  se  chargea  de  la  lugubre 
exécution.  Je  le  Verrai  toute  ma  vie  revenant  à 
nous  les  yeux  gros  de  larmes,  quand  la  chose  eut 
été  faite.  «  Elle  me  regardait  si  tendrement,  nous 
dit-il,  qu'elle  avait  l'air  de  vouloir  me  pardonner.  » 
Je  ne  vous  cacherai  pas  que  cette  triste  fin  d'une 


CLOVIS    HUGUES  251 

chienne  aimée  m'a  empêché  très  longtemps  d'avoir 
des  animaux. 

»  11  y  a  quelques  années,  cependant,  j'adoptai  un 
petit  chien  qui  était  venu  s'installer  dans  les  bu- 
reaux du  journal  La  France,  dormant  dans  les  ate- 
liers, couchant  sur  les  tas  de  journaux,  vivant 
comme  il  le  pouvait,  quand  il  le  pouvait.  Il  était 
noir  de  charbon,  le  jour  où  je  l'emportai  sur  les 
hauteurs  de  Montmartre.  Mes, enfants  lui  firent  un 
accueil  enthousiaste.  Nous  lui  cherchâmes  tout  de 
suite  un  nom,  et,  comme  il  était  blanc  sous  son 
charbon,  nous  l'appelâmes  Black,  pour  faire  hon- 
neur aux  contrastes  de  l'école  romantique.  Seule- 
ment, nous  eûmes  beau  le  gâter,  ses  instincts  de 
vagabond  l'eurent  vite  repris,  et,  un  matin,  adieu 
mon  Black  !  Je  le  cherchai  partout;  je  suivis  pen- 
dant trois  ou  quatre  jours  tous  les  chiens  blancs 
qui  erraient  sur  la  butte.  Ce  qu'il  y  a  de  particu- 
lier, c'est  que*3e  ne  pouvais  guère  donner  son  si- 
gnalement, parce  qu'il  ne  ressemblait  à  rien.  Je  fus 
le  réclamer  à  la  fourrière.  Peine  perdue  !  Mais,  un 
jour,  une  petite  fille  du  quartier  le  reconnut  —  je 
n'ai  jamais  su  à  quoi  —  et  elle  nous  le  ramena, 
triomphante.  Ah  !  ce  qu'il  fut  cajolé,  le  cher  toutou  ! 
En  pure  perte,  au  reste;  car  il  filait  à  nouveau, 
quelques  semaines  après,  profitant  d'une  porte  ou- 


252         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

verte  dans  le  jardin  pour  recommencer  sa  vie  er- 
rante. Mais,  comme  je  me  méfiais,  j'avais  eu  le 
soin  de  le  photographier,  et,  il  est  là,  tenez,  paisi- 
blement assis  sur  ses  pattes  de  derrière  —  dans  un 
cadre  de  luxe,  s'il  vous  plaît  !...  J'ai  souvent  pensé 
à  lui  ;  je  me  demande  même  quelquefois  encore 
s'il  n'est  pas  tombé  entre  les  mains  d'un  implaca- 
ble vivisecteur. 

»  A  ce  propos,  je  vous  rappellerai,  si  vous  l'avez 
oublié,  que  je  fus  pendant  quelque  temps  prési- 
dent de  la  Ligue  contre  l'abus  de  la  vivisection. 
C'était  madame  Marie  Huot,  une  grande  amie  des 
bêtes,  rendue  célèbre  par  quelques  éclats  en  leur 
faveur,  qui  m'avait  fait  offrir  cette  présidence. 
Nous  organisâmes  des  réunions  qui  furent  quel- 
quefois suffisamment  tumultueuses,  un  certain 
nombre  d'étudiants  s'étant  fâchés  au  point  de  nous 
jeter  des  sous  sur  la  scène;  mais  vous  savez  que  le 
tapage  ne  m'épouvante  guère.  Nous  tînmes  bon; 
mais  quelques-uns  des  membres  de  la  ligue 
ayant  menacé  même  des  professeurs  qui  vivisec  • 
taient,  et  s'étant  permis  d'invoquer  contre  eux  mon 
autorité  de  député,  je  donnai  ma  démission.  Déplus, 
la  ligue  m'avait  paru  sortir  du  mandat  qu'elle 
s'était  donné,  parce  qu'elle  s'était  mise  à  combattre 
non  seulement  l'abus  de  la  vivisection,  mais  lavi- 


CLOVIS   HUGUES  253 

visection  elle-même.  Or,  si  j'aime  les  animaux, 
j'aime  encore  mieux  la  science,  même  avec  ses 
cruautés,  quand  elles  peuvent  servir  l'humanité. 

»  Je  veux  bien  admettre  avec  Micheletque  l'animal 
est  notre  frère  inférieur,  mais  c'est  précisément 
parce  qu'il  est  ce  frère  qu'il  doit  avoir,  dans  la  na- 
ture, sa  part  de  souffrance  et  de  responsabilité  en 
vue  du  progrès  éternel.  J'ai  horreur  du  sang  qui  a 
été  répandu  par  les  hommes  de  la  Terreur  ;  cepen- 
dant, je  les  plains  beaucoup  plus  que  je  ne  les 
blâme,  car  ils  n'ont  tué  que  parce  qu'ils  ont  été 
forcés  de  tuer.  Les  vivisecteurs  ressemblent  aux 
révolutionnaires,  puisqu'ils  opèrent  dans  la  mort 
pour  en  faire  jaillir  la  vie.  Ce  que  je  trouve  d'hor- 
rible, par  exemple,  dans  la  vivisection,  c'est  la 
rage  hystérique  de  quelques  femmes  du  monde 
qui  nous  avaient  été  signalées  et  qui  s'amusaient  à 
tourmenter  de  pauvres  bêtes  sans  retirer  de  leurs 
expériences  d'autre  profit  qu'une  joie  monstrueu- 
sement inexplicable. 

»  Je  me  rappelle  qu'au  moment  où  je  venais  d'ac- 
cepter la  présidence  de  notre  association,  je  fus  fort 
amicalement  pris  à  partie,  dans  les  couloirs  de  la 
Chambre,  par  Paul  Bert,  qui  a  été,  comme  vous  le 
savez,  un  grand  vivisecteur  devant  Dieu.  Il  me  dit 
que  j'étais,  en  dépit  de  mes  prétentions  au  rationa- 

22 


254         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

lisme,  un  catholique  sans  le  savoir,  un  ennemi  du 
progrès  scientifique,  puisque  je  m'efforçais  d'arra- 
cher aux  savants  le  moyen  pratique  de  faire  con- 
courir les  espèces  au  bien-être  de  toute  l'Espèce 
envisagée  dans  son  ensemble  devantia  vie  et  devant 
la  mort.  Je  me  défendis  comme  je  pus.  Tout  de 
suite,  du  reste,  il  partagea  mon  avis  en  ce  qui  con- 
cernait l'abus  ;  seulement,  il  me  fit  valoir  qu'il 
serait  bien  difficile  de  délimiter  le  point  exact  où 
il  commence  et  où  il  finit.  Il  insista  plus  particu- 
lièrement sur  ce  fait  que  certains  vivisecteurs  re- 
courent plusieurs  fois  aux  expériences  sur  la  même 
bête.  «  Moi,  me  dit-il,  je  ne  fais  souffrir  qu'une 
seule  fois  le  pauvre  animal  que  la  fatalité  amène 
chez  moi.  Aussitôt  qu'il  a  été  vivisecté,  je  le  tue  au 
moyen  d'un  linge  imbibé  de  chloroforme.  »  Je 
connais  malheureusement  des  expérimentateurs 
qui,  pour  éviter  une  nouvelle  dépense,  se  conten- 
tent de  guérir  quelque  chien  martyrisé,  quittes  à 
pratiquer  sur  lui,  dès  son  rétablissement,  la  même 
expérience,  ou  quelque  autre.  C'est  sur  cet  abomi- 
nable raffinement  de  cruauté  que  le  législateur 
pourrait  peut-être  porter  son  attention... 

—  Il  me  semble  que,  dans  vos  vers,  vous  n'avez 
point  oublié  les  bêtes? 

—  Non,  il  y  a  dans  mon  œuvre  poétique  une 


CLOVIS   HUGUES  255 

foule  de  pièces  qui  m'ont  été  inspirées  par  les 
bêtes.  C'est  ainsi  que  j'ai  essayé  de  peindre  ce  que 
doit  être  la  fin  d'un  vieux  moineau,  mourant  de 
vieillesse  en  quelque  coin  perdu.  La  préoccupation 
de  ce  moineau  ne  m'a  pas  été  particulière,  puis- 
qu'elle a  souvent  hanté  l'imagination  de  François 
Coppée.  Mais  il  est  assez  naturel  que  deux  poètes 
se  rencontrent,  même  quand  ils  sont  séparés  par 
l'idée  sur  le  terrain  philosophique  et  social...  Il  n'y 
a  pas  jusqu'au  canard  dont  je  n'aie  célébré  les 
coincoins.  Mes  deux  dernières  pièces  animalières 
sont  consacrées  l'une  à  l'araignée,  l'autre — celle 
que  vous  m'avez  surpris  en  train  d'écrire  —  au 
papillon. 

»  Celle  de  l'araignée  roule  sur  une  légende  bre- 
tonne qui  est  tout  à  fait  charmante. 

«Jésus  mourait  au  Golgotha,  lorsque  des  mou- 
ches s'abattirent  sur  ses  pieds  saignants.  Une 
araignée,  qui  rôdait  par  là,  eut  pitié  du  divin  cru- 
cifié et  tendit  sa  toile  autour  du  bois,  tout  à  côté 
d'une  mouche  qui  bourdonnait.  Jésus  pencha  dou- 
cement la  tête  vers  l'humble  petite  bête  qui  avait 
pris  pitié  de  son  martyre,  et,  comme  elle  s'en  allait, 
après  lui  avoir  tout  au  moins  épargné  un  peu  de 
souffrance,  l'ombre  de  la  croix  se  dessina  sur  elle 
et  resta  pour  toujours  attachée  à    elle.  C'est  cette 


2  56         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

araignée  que  l'on  appelle  aujourd'hui  l'araignée  de 
jardin  et  qui  porte  en  effet  une  croix  sur  le  dos. 

—  Au  moins,   fis-je,  cette  croix  est  méritée. 

—  Vous  me  faites  souvenir  d'une  anecdote.  Un 
notable  de  la  Corse  venait  d'être  décoré  de  la  Légion 
d'honneur.  Je  ne  sais  si  Emmanuel  Arène  était  pour 
quelque  chose  dans  la  décoration,  mais  tout  porte 
à  croire  qu'il  n'y  était  pas  étranger,  car  on  n'est 
pas  un  bon  député  si  on  cesse  d'être  un  député  dé- 
coratif. Toujours  est-il  que  mon  nouveau  décoré, 
la  boutonnière  à  peine  fleurie,  s'empressa  d'entrer 
dans  une  église  et  de  s'écrier,  en  s'agenouillant 
devant  l'autel  :  «  0  doux  Jésus  !  nous  avons  eu  la 
croix  tous  les  deux,  mais  vous  m'êtes  à  témoin 
que  nous  ne  l'avions  méritée  nil'un  ni  l'autre  !  » 

»  Pour  le  quart  d'heure,  nous  avons  une  ména- 
gerie assez  restreinte  :  deux  pigeons,  un  canari, 
un  chardonneret  et  une  pie.  Cette  dernière  a  con- 
tracté, à  la  campagne,  la  déplorable  habitude  de 
s'exprimer  comme  Cambronne  au  dernier  carré  de 
Waterloo!... 

—  Et  n'avez-vous  jamais  chassé? 

—  J'ai  chassé  une  fois.  On  me  disait  que  si  je 
ne  chassais  point,  c'était  que  je  me  sentais  gauche 
comme  un  moulina  vent,  ainsi  qu'on  dit  populai- 
rement chez  nous.  De  quoi  la  vanité  est-elle  faite? 


CLOVIS    HUGUES  257 

Un  jour,  dans  les  peupliers  du  moulin  paternel,  je 
distinguai  une  pie  à  la  portée  d'un  coup  de  fusil  : 
je  courus,  je  m'armai,  et,  un  instant  après,  l'infor- 
tunée bête  dégringolait  à  travers  les  branches.  Je 
la  pris  ;  elle  n'était  pas  encore  morte  ;  elle  me  re- 
garda, et  ferma  les  yeux.  Je  ne  puis  oublier  ce 
regard,  qui  était  un  reproche  à  mon  amour-propre 
d'adolescent...  Je  n'ai  jamais  plus  chassé. 

Madame  Clovis  Hugues  était  là  depuis  quelques 
instants.  Elle  prit  la  parole. 

—  Ce  trait  ne  suffit  pas,  monsieur,  à  démontrer 
dans  toute  sa  splendeur  l'âme  angélique  de  mon 
mari.  Dût  sa  modestie  en  saigner,  je  dévoilerai 
toute  sa  bonté  ! 

—  Mais,  qu'est-ce  que  tu  vas  dire  ?  questionna 
inquiètement  M.  Clovis  Hugues. 

—  C'était  à  Saint-Mandrier,  après  une  conférence. 
Vers  une  heure  du  matin,  nous  partîmes  dans  de 
petits  bateaux.  On  nous  débarqua  sur  les  roches, 
où  nous  passâmes  la  nuit,  étendus  sur  des  toiles  à 
voiles,  en  attendant  de  relever  les  amorces  que 
nous  avions  placées  dans  la  "Méditerranée.  Le 
jour  venu,  nous  nous  mîmes  au  travail.  La  pêche 
était  fructueuse  et  les  pêcheurs  en  joie.  Mais  voilà 
que  l'un  de  nos  amis  s'avise  de  jeter  un  coup  d'oeil 
dans  les  lignes  pour  y  constater  la  quantité  de 

22. 


258         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

poissons  pris,  et  quelle  n'est  pas  sa  stupéfaction  de 
n'en  pas  apercevoir  un  seul  à  fond  de  cale  !  Les 
pêcheurs  ne  savaient  ce  que  cela  voulait  dire  ;  mais, 
moi,  je  suivais,  depuis  quelques  minutes,  le  ma- 
nège de  monsieur  ici  présent,  qui  jetait  sournoise- 
ment à  la  mer  les  poissons  au  fur  et  à  mesure 
qu'on  les  en  tirait! 


XXYII 


EMILE   GOUDEAU 

L'auteur  de  La  Revanche  des  Bêles.  —  Les  bêtes  sont  drôles. 

—  Agissements  de  Mouchi-Moucha.  —  Le  langage  «  chat  ». 

—  Le  seigneur  Bitume.  —  Six  côtelettes  pour  un.  —  Le  trou- 
peau d'Emile  Goudeau,  berger.  —  Les  fourmis,  pasteurs  de 
pucerons.  — Avec  une  pipe.  —  L'interview  d'une  fourmi.  — 
Astronomie  à  l'envers. 


L'exquis  poète  fantaisiste  Emile  Goudeau  n'a  pas 
seulement  effaré  le  bourgeois  au  temps  des  Hydro- 
pathes;  ses  Voyages  et  découvertes  d' A1 Kempis  à 
travers  les  États-Unis  de  Paris  ne  sont  pas  les  seuls 
titres  de  gloire  de  cet  excellent  ironiste,  qui  est, 
en  même  temps,  un  romancier  profond.  Mais,  aux 
yeux  de  la  masse,  Emile  Goudeau  a  beau  avoir 
écrit  la  Vache  enragée  et  ce  superbe  livre  :  Le  Froc, 
il  est  essentiellement  et  restera  surtout  l'auteur  de 
La  Revanche  des  Bêtes.  Ainsi  qu'il  le  dit,  en  sou- 


260         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

riant  —  avec  un  rien  d'amertume,  m'a-t-il  semblé 
—  :  «  La  Revanche  des  Bêtes,  c'est  mon  Vase  brisé, 
à  moi.  » 

C'est  donc  —  au  risque  de  l'exaspérer  —  l'auteur 
de  La  Revanche  des  Bêtes  que  je  suis  allé  voir  en 
lui,  afin  de  jeter  un  peu  plus  de  pittoresque  sur 
cette  enquête. 

—  Si  j'aime  les  bêtes?  fait  Goudeau  en  tirant  sur 
sa  pipe,  ma  foi!  je  n'en  sais  rien.  Je  suis  simple- 
ment camarade  avec  elles,  parce  quelles  m'amu- 
sent infiniment.  L'air  sérieux  des  chiens,  la  mine 
sournoise  des  chats,  l'allure  triomphante  des 
coqs,  les  attitudes  ébouriffées  des  poules,  la  beauté 
sculpturale  d'un  percheron,  comme  l'effronterie 
des  moineaux,  tout  m'excite  à  une  gaîlé.  Il  faut 
croire  que  la  gaîté  m'est  naturelle,  et  que  je  m'a- 
muse de  peu...  Enfin! 

—  Avez- vous  des  souvenirs  sur  les  bêtes? 

—  Oh!  ce  n'est  pas  ce  qui  me  manque!  Tenez, 
j'avais  un  chat  tout  petit  —  race  de  gouttière  — 
qui  était  tombé,  je  ne  sais  d'où,  sur  un  prunieri 
mon  prunier,  l'unique  à  Asnières!  Ce  chat  immé- 
diatement adopté  devint  roi.  Il  fallait  le  laisser  agir 
à  sa  guise,  aller,  venir  en  pleine  liberté.  Sa  per- 
sonnalité ainsi  mise  à  l'aise  se  développait,  il  pre- 
nait des  habitudes  inédites  :  ainsi,  quand  le  char- 


EMILE    GOUDEAU  261 

bonnier  arrêtait  sa  charrette  devant  la  maison, 
Mouchi-Moucha  (vous  ai-je  dit  qu'il  s'appelait 
ainsi?)  sortait,  quelque  temps  qu'il  fît,  et  allait  se 
poster  sur  la  croupe  du  cheval,  et,  là,  d'une  mine 
grave,  il  avait  l'air  d'un  groom  spécial  et  bizarre 
chargé  de  surveiller  le  cheval  tandis  que  le  char- 
bonnier portait  ses  sacs  à  la  cave.  Le  cheval  con- 
naissait bien  Mouchi-Moucha  et  semblait  avoir 
pour  lui  un  grand  respect;  il  ne  bougeait  pas,  et 
ne  se  livrait  à  aucun  écart.  Dès  que  le  charbonnier 
remontait  dans  sa  carriole,  Mouchi-Moucha  sautait 
prestement,  sachant  que  son  service  volontaire 
était  fini... 

»  Et  quels  beaux  yeux  il  avait,  ce  pauvre  Mouchi  ! 
Des  yeux  de  chat-huant,  tout  en  or  liquide,  où  la 
prunelle  avait  l'air  tantôt  d'une  ronde  tache  d'en- 
cre, tantôt  d'un  fil  noir  à  peine  perceptible.  Je 
l'aimais  beaucoup,  et  pourtant  j'étais  enclin  à  lui 
laire  des  farces  de  toutes  sortes.  Seulement,  l'une 
de  ces  farces  tourna  à  ma  confusion.  Je  savais  imi- 
ter à  peu  près  tous  les  miaoux-miaoux,  et  les  rou- 
coulements et  les  ronrons,  tout  le  langage  de  la 
gent  féline.  Je  me  sentais  arrivé  à  un  certain  degré 
d'assimilation.  Bien  entendu,  j'étais,  en  cet  ordre 
linguistique,  dans  le  même  cas  que  le  perroquet 
qui  imite  le  langage  humain  sans  y  rien  com- 


262         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

prendre.  Un  jour  donc  que,  tandis  que  je  fumais 
une  bonne  pipe,  Mouchi-Moucha  s'était  installé  sur 
mes  genoux  et  s'apprêtait  à  dormir  paisible,  je  ré- 
solus de  lui  faire  une  surprise.  Prenant  dans  ma 
voix  les  notes  les  plus  attendries,  je  poussai  un 
miaulement  sentimental.  Réveillé  en  sursaut  par 
cet  appel,  —  qui  était  merveilleusement  imité, 
soit  dit  sans  fausse  modestie,  —  Mouchi-Moucha 
tourna  brusquement  vers  moi  ses  yeux  d'or,  où  il 
y  avait  quelque  surprise,  d'abord.  Ces  yeux  sem- 
blaient dire  :  «  Qu'est-ce  qu'il  a,  ce  cher  ami  (il  ne 
»  m'appelait  sûrement  pas  «  maître  »  en  son  for  in- 
»  térieur),  à  miauler  ainsi  amoureusement?  Gon- 
»  naîtrait-il,  ce  pauvre  imbécile  inférieur,  cet 
»  homme  qui  n'est  là  que  pour  être  exploité  par 
»  moi,  pour  me  nourrir,  pour  me  caresser,  pour 
»  me  laisser  dormir  sur  ses  genoux  quand  ça  me 
»  plaît,  ou  m'en  aller  au  diable  si  telle  est  ma  vo- 
»  lonté  —  connaîtrait-il  le  langage  de  la  race  chat 
»  —  langage  supérieur  ?»  —  Mouchi-Moucha  devait 
se  dire  cela,  comme  un  homme  à  qui  subitement 
un  chien  dirait  :  «  Bonjour,  monsieur.  »...  Oui, 
oui,  riez  si  vous  voulez.  Il  y  avait  dans  ces  yeux 
d'or  toutes  ces  sensations  rapides  de  surprise,  de 
légère  admiration,  et  d'un  peu  de  frayeur.  Mais, 
sans  doute,  l'expression  de   ma  physionomie  ne 

* 


EMILE    GOUDEAU  263 

cadrait  pas  avec  mon  miaou;  je  devais  être  dans 
la  position  fausse  d'un  homme  qui,  essayant  de 
parler  une  langue  étrangère,  proférerait  une 
phrase  mal  apprise,  et  dirait  d'un  ton  gracieux  à 
son  interlocuteur  :  «  Vous  êtes  un  âne.  »  Moi, 
j'avais  dû  dire,  en  langue  chat,  quelque  belle 
chose  que  démentait  mon  visage  attentif,  trop 
sérieux.  Aussitôt,  dans  les  yeux  de  Mouchi-Moucha, 
la  surprise  fit  place  à  un  mépris  indicible  ;  il  secoua 
les  oreilles  deux  fois,  d'une  façon  dédaigneuse, 
et  se  replongea  dans  son  sommeil,  ayant  l'air  de 
penser  :  «  Tu  veux  en  dire  plus  long  que  tu  ne 
»  sais,  mon  bonhomme!  Ce  n'est  pas  encore  toi, 
»  avec  ta  figure  bêtement  attentive,  qui  dégoteras 
»  les  secrets  de  notre  syntaxe.  » 

»  Dès  lors,  je  fus  assuré  que  les  chats  sont  des 
fumistes  supérieurs,  destinés  à  nous  faire  des 
farces,  mais  pas  nous  à  eux.  Et,  de  fait,  quand  je 
déménageai,  Mouchi-Moucha  disparut,  dès  qu'il 
vit  clouée  la  dernière  malle  :  il  ne  se  souciait  pas, 
élevé  dans  des  principes  de  liberté,  d'être  emporté 
dans  un  panier  comme  un  vilain  chat  coupé.  Car 
vous  pensez  bien  que,  parmi  toutes  ses  libertés, 
je  lui  avais  laissé  celle  de  son  sexe. 

—  L'histoire  de  Mouchi-Moucha  n'a  rien  de 
ianal  ;  mais,   ce  que  j'attends,  c'est  la  légende 


264         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

de  cette  bête,  dis-je  en  voyant  entrer  un  superbe 
chien  noir,  un  peu  empâté  sous  sa  riche  four- 
rure. 

—  Mon  chien  Bitume?  Ah!  le  voilà...  Ce  n'est  ni 
un  épagneul  ni  un  setter-gordon,  comme  on  pour- 
rait le  croire  ;  c'est  un  cowby,  un  chien  de  berger 
écossais,  dont  les  ataviques  lois  auraient  dû  faire 
un  gardien  de  bœufs  dans  les  High-lands,  et  qui  se 
contente  de  garder  un  poète.  Encore  un  qui  a  été 
élevé  en  pleine  liberté.  Il  ne  sait  rien  faire  :  pas 
donner  la  patte,  pas  taire  sauter  en  l'air  un  mor- 
ceau de  sucre  qu'on  lui  mettrait  sur  le  nez,  ni  rap- 
porter un  bâton,  ni  sauter  par-dessus  une  canne, 
—  rien,  rien,  rien.  C'est  un  seigneur.  Il  n'a  jamais 
été  battu.  Il  a  suffi,  d'horribles  menaces  proférées 
à  voix  terrible  pour  lui  apprendre  les  choses  indis- 
pensables. Mais  les  menaces  ne  l'ont  jamais  empê- 
ché de  courir  après  les  omnibus  et  les  voitures  en 
aboyant  à  pleine  voix,  ni,  dès  qu'il  m'aperçoit  de 
loin,  d'accourir  à  fond  de  train  et  de  me  planter  ses 
deux  grosses  pattes  sales  dans  la  poitrine  ou  dans 
le  dos  avec  une  violence  inouïe;  —  ça  habitue  ma 
peau  à  la  boxe...  et  les  paletots  à  la  brosse. 

»  Il  n'est  pas  extrêmement  fumiste.  Pourtant, 
une  fois,  à  la  campagne,  il  découvrit  les  huit  côte- 
lettes qu'on  avait  apportées  de  la  ville  voisine  pour 


EMILE    GOUDEAU  265 

le  déjeuner,  et  en  mangea  six  consciencieusement. 
J'étais  au  jardin,  en  train  de  lire;  Bitume  [ainsi 
appelé  à  cause  des  Fleurs  de  bitume,  vous  savez?) 
arriva  vers  moi,  portant  quelque  chose  de  rouge 
dans  sa  gueule,  et  déposa  sur  mes  genoux  les  deux 
côtelettes  qui  restaient.  Il  en  avait  assez,  et  venait 
offrir  à  déjeuner  à  son  maître. 

»  Mais  il  a  été  le  héros  d'une  autre  aventure  qui 
le  rendit  célèbre  en  Asnières,  Courbevoie  et  pays 
circonvoisins.  Un  jour,  on  me  présenta  un  papier 
du  percepteur  où  je  lus  que  je  devais  huit  francs 
pour  Bitume,  qualifié  «  chien  de  luxe  ».  Une  idée 
subite  me  vint  de  répondre  —  par  manière  de 
badinage  —  à  l'employé  :  «  Mais,  monsieur,  c'est 
»  un  chien  de  berger,  ou  de  bouvier,  qui  ne  doit 
»  payer  qu'un  franc.»  Je  pensais  que  l'employé  allait 
sourire;  pas  du  tout,  il  prit  la  chose  au  sérieux,  et 
me  répondit  d'un  ton  rogue  que  mon  chien  était 
chien  de  luxe,  que  les  chiens  de  berger  étaient  uni- 
quement des  chiens  appartenant  à  de  véritables 
bergers,  et  que,  moi,  j'étais  homme  de  lettres...  Je 
ne  laissai  pas  échapper  une  si  belle  occasion  d'uti- 
liser mes  vieilles  études  classiques,  et  je  lui  répon- 
dis que  maint  poète,  Théocrite,  Virgile  et  madame 
Deshoullières  avaient  fait  des  bergeries,  et  que  je 
rentrais  dans  la  tradition;  que,  d'ailleurs,  si  mon 

:3 


266         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

chien  était  chien  de  berger,  par  sa  race,  moi,  pro- 
priétaire d'un  chien  de  berger,  j'étais  berger  par 
définition.  L'employé  prit  alors  un  air  raillard  et  me 
demanda  où  étaient  mes  moutons.  «  Mes  mou- 
»  tons?  fis-je,  ils  sont  à  la  Villette;  seulement, 
»  n'ayant  pas  d'argent  ni  de  crédit  auprès  des  mar- 
»  chands  de  bestiaux,  je  ne  puis  aller  les  chercher; 
»  mais  cela  ne  tardera  guère.  Du  reste,  monsieur, 
»  ajoutai-je,  combien  faut-il  avoir  de  brebis  pour 
»  êtreberger?Letroupeau,  oùcommence-t-il?àdix, 
»  à  cinq,  à  quatre,  à  tçois  têtes,  ou  à  une  tête  ?  »  Il 
ne  savait  pas.  Je  le  priai  alors  d'informer  le  percep- 
teur que  je  ne  paierais  qu'un  franc,  en  qualité  de 
berger,  pour  un  chien  exclusivement  destiné  à 
garder  mes  futurs  troupeaux.  La  guerre  était  dé- 
clarée. On  m'envoya  des  papiers  avec  frais,  des 
roses,  des  bleus,  un  commandement.  Entre  temps, 
je  me  promenais  avec  un  mouton  et  mon  chien  ; 
seulement,  ce  mouton  était  d'un  si  atroce  carac- 
tère que  j'étais  obligé  de  le  mener  en  laisse.  Je  me 
vis  contraint  de  le  vendre,  et,  ma  foi,  ayant  renoncé 
à  ma  carrière  de  berger,  je  redevins  homme  de 
luxe,  et  payai  pour  un  chien  de  lettres.  Je  ne  vous 
narre  pas  toutes  les  péripéties  de  ce  drame,  ni 
comment  j'eus  mon  mouton...  Je  me  souviens  seu- 
lement de  la  stupidité  prolonde  de  cet  animal,  qui, 


EMILE    GOUDEAU  267 

décidément,  n'est  agréable  que  sous  forme  de  côte- 
lettes. C'est  sa  stupidité  qui  m'a  empêché  de  pous- 
ser ma  lutte  contre  le  percepteur  jusque  devant  le 
Conseil  de  Préfecture  et  même  la  Cour  de  cassation  ! 
—  Où  commence  et  où  finit  le  berger?... 

»  Et  puis,  reprit  Emile  Goudeau  avec  sa  verve 
ébouriffante,  dès  que  se  fut  un  peu  apaisée  l'hila- 
rité qu'avait  provoquée  en  moi  cette  histoire,  il  y 
a  bien  d'autres  bêtes  très  amusantes!  Les  fourmis, 
par  exemple.  Je  me  suis  appliqué,  à  la  campagne, 
à  jouer  d'infcâmes  tours  à  ces  bestioles,  que  je  crois 
très  fortes  en  sociologie,  puisqu'elles  ont  un  état 
constitué,  des  maisons,  des  nurseries,  des  trou- 
peaux de  pucerons  qu'elles  traient  pour  avoir  leur 
lait  du  matin;  —  il  ne  leur  manque  que  le  Petit 
Journal  et  un  croissant... 

»  Il  y  avait,  au  milieu  d'une  pelouse,  un  espace 
dénudé,  large  comme  un  fond  de  chapeau,  où  les 
fourmis  du  voisinage  venaient  s'ébattre.  C'était 
peut-être  une  lande,  une  clairière,  où  des  fourmis 
institutrices  menaient  leurs  élèves  en  promenade 
pour  prendre  du  soleil.  Je  suivais  leurs  allées  et 
venues  tout  en  fumant  ma  pipe.  J'eus  l'idée  infer- 
nale de  verser  sur  le  pensionnat  minuscule  de  la 
cendre  chaude.  Ce  fut  un  sauve-qui-peut.  Quelques 
vieux  professeurs,  ou  des  sous-maîtresses  coura- 


268         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

geuses,  couvrirent  la  retraite,  emportant  une  jeune 
fourmi  blessée...  Un  grand   calme  se  fit  dans  la 
lande.  Au  bout  d'un  instant,  quelques  voyageurs 
—  les   élèves    fourmis  de  l'Ecole  polytechnique, 
sans  doute  —  s'avancèrent,  au  nombre  de  quatre, 
avec  maintes  précautions,   vers  le  monticule  de 
cendre  qui,  tombé  du  ciel  inopinément,  sans  que 
nul  astronome  du  pays  des  fourmis  l'eût  prévu, 
avait  causé  le  désastre.  J'attendis  que  ces  savants 
fussent  grimpés  sur  le  monticule  refroidi,  et,  d'un 
arrosoir  que  j'avais  à  portée  de  la  main,  je  pris  un 
verre  d'eau  et  inondai  le  monticule  et  les  voyageurs. 
Ce  fut  une  noyade  subite,  suivie  d'une  natation 
effrénée,  et  les  savants  disparurent  sous  les  herbes 
du   voisinage.    Que  se  passa-t-il?  Comment  les 
grands  chefs  de  la  tribu  reçurent-ils  ces  savants? 
Je  ne  sais;  mais  un  très  long  temps  se  passa  sans 
que  la  solitude  de  la  lande  fût  troublée  par  le  pas 
alerte  d'un  voyageur.  Enfin,   une  grosse  fourmi, 
quelque  doyen   de    Faculté,    apparut,    hésitante, 
grave!  L'insecte  s'arrêtait,  pendant  quelques  ins- 
tants, et  ne  repartait  qu'en  tâtant  le  sol  jonché  de 
toutes  sortes  de  débris,  et  considérait  attentivement 
les  petits  lacs  formés  de-ci  de-là  par  le  verre  d'eau, 
que  le  soleil  desséchait  vite.  Il  fit  le  tour  du  mon- 
ticule, puis  grimpa,  tourna,  retourna,  souleva  dans 


ÉMIhE    G0UDEAU  269 

ses  pattes  les  détritus  de  ce  singulier  volcan  tombé 
de  la  lune.  Puis  il  me  regarda,  immobile;  ma 
figure,  penchée  sur  lui  et  qui  faisait  une  ombre 
dans  la  lande,  parut  l'intéresser  :  j'étais  un  phéno- 
mène céleste  inaccoutumé.  Enfin,  ayant  sans  doute 
pris  des  notes,  l'académicien  fourmi  partit  rapide- 
ment vers  les  futaies  du  gazon  où  devaient  l'at- 
tendre les  fourmis  assemblées...  Que  s'est-il  passé 
dans  le  grand  conseil  quand  l'illustre  docteur  des 
fourmis  a  raconté  ses  impressions?  Nous  ne  le  sau- 
rons jamais;  car,  en  l'état  actuel  de  nos  connais- 
sances, l'interview  d'une  fourmi  est  difficile.  Je 
crois  pourtant  que  ces  bestioles,  qui  ont  des  cités, 
des  nourrissons  et  des  vaches  nourricières,  doivent 
posséder  une  physique,  une  météorologie  et  même 
une  théologie  particulières,  que  ma  malice 
a  dû  singulièrement  troubler...  Ne  sommes- 
nous  pas  pour  des  êtres  invisibles  des  fourmis 
dont  ils  se  jouent?  —  Assez,  assez,  n'est-ce 
pas? 

»  Mais  vous  voyez  ma  façon  d'aimer  les  bêtes.  Je 
les  trouve  drôles  et  elles  me  ramènent  à  l'humilité 
chrétienne.  Et  puis  je  trouve  ces  exercices  d'ima- 
gination beaucoup  plus  amusants  que  les  sciences 
exactes  ;  au  moins,  on  peut  croire  à  tout  ce  qu'on 
veut,  sans  crainte  d'être  contredit.  C'est  une  astro- 

23. 


270         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

noraie  à.  l'envers,  c'est  la  vie  vue  par  le  petit  bout 
de  la  lorgnette... 

»  Tenez,  à  quoi  peut  bien  penser,  en  ce  momentr 
Bitume,  qui  me  regarde  avec  cette  figure  si  sérieuse 
qu'elle  en  est  comique?...  » 


XXVIII 


J.-H.  ROSNY 


Infiniment  petits.  —  Les  abeilles  maçonnes.  —  L'animal  qui 
nous  succédera.  —  La  fin  de  l'homme.  —  Le  chat  méca- 
nicien. —  Suiveur  d'enterrements.  —  Encore  l'amphioxus. 
—  Angoisse. 


M.  J.-H.  Rosny  habite  au  quatrième  étage  d'une 
maison  sise  dans  une  rue  calme,  à  Plaisance.  Je 
n'ai  pas  trouvé  à  M.  Rosny  cette  face  toute  en  durs 
méplats  de  l'apôtre  qu'il  semblerait  être  au  gré  de 
quelques-uns.  J'avouerai  qu'au  prime  abord,  il 
me  déconcerta  par  la  gravité  de  ses  traits  et  par 
ses  larges  yeux  remplis,  l'on  dirait,  d'inconnais- 
sable ;  et  je  ne  sais  trop  pourquoi  j'eus,  si  vite,  la 
cruelle  sensation  de  ma  futilité  devant  cet  homme 
au  front  d'orgueil  qui  marche  avec  tant  d'aisée 
majesté  à  travers  la  paléolithique,  l'hiatus,  l'aleo- 


272         BÊTÉS  ET  GENS  DE  LETTRES 

lithique  et  la  néolithique  !  Mais,  bien  que  je  ne 
présentasse  point  l'aspect  étrangement  captivant 
de  quelque  triton  des  cryptes  centripètes  de  la 
Styrie  ou  de  la  Dalmatie,  M.  J.-H.  Rosny  eut  la 
bonté  de  ne  me  marquer  aucun  mépris,  et  même 
il  daigna  feindre  de  s'intéresser  à  toutes  mes  pe- 
tites agitations.  Il  mit  simplement,  je  pense,  quel- 
que malice  à  dépasser  mes  vues,  tout  en  se  don- 
nant Pair  de  constamment  demeurer  à  ma  portée, 
et  ce,  jusqu'à  condescendre  à  l'anecdote... 

Dans  le  monde  des  animaux,  ce  sont  les  insectes 
qui  intéressent  le  plus  M.  J.-H.  Rosny.  Il  se  plut, 
durant  une  demi-heure,  —  en  un  parler  lent,  pi- 
menté d'une  accentuation  exotique  et  tout  hérissé 
de  termes  merveilleusement  techniques  et  pro- 
pres, —  à  me  fournir  mille  exemples  de  leurs  mi- 
raculeuses facultés  d'adaptation  à  la  vie.  A  l'en- 
tendre, les  insectes  seraient  supérieurement  ar- 
més en  vue  de  la  lutte  pour  l'existence.  Quant  à 
leur  prévoyance,  elle  est,  selon  lui,  plus  grande 
que  la  nôtre.  Les  insectes,  aussi  bien  et  mieux  que 
nous,  bâtissent  des  villes,  créent  des  greniers  d'a- 
bondance. La  nature  les  munit  —  selon  leur  des- 
tination respective  —  de  scies,  de  pinces,  de  te- 
nailles, de  tarières  ;  elle  ne  leur  laisse  même  pas 
ignorer  l'usage  du  levier.  Les  insectes  n'ont  pas 


J.-H.    ROSNY  273 

encore,  que  l'on  sache,  fait,  comme  nous,  appli- 
cation de  la  vapeur  ;  on  peut  presque  affirmer 
qu'ils  n'ont  point,  chez  eux,  le  télégraphe...  Ce- 
pendant, M.  Rosny  ne  saurait  trop  dire,  en  défi- 
nitive, s'ils  ne  font  aucune  application  de  l'élec- 
tricité. 

On  croit  assez  généralement  qu'il  n'y  a  point  à 
Paris  d'abeilles  dites  maçonnes.  Il  est,  toutefois, 
donné  à  M.  Rosny  d'observer  de  très  près  le  stu- 
péfiant travail  de  quelques-unes  d'entre  elles.  Je 
fus  même  invité  par  lui  à  me  rendre  compte,  de 
visu,  de  l'habileté  des  abeilles  maçonnes  de  la  rue 
Didot...  J'imagine  qu'aucun  de  mes  lecteurs  n'i- 
gnore la  façon  de  procéder  de  ces  mouches  spé- 
ciales ;  tous,  ou  presque  tous,  ont  dû  lire  l'atta- 
chant ouvrage  de  M.  Fabre  sur  les  insectes. 

Après  s'être  longuement  attardé  sur  les  inver- 
tébrés, M.  Rosny  vint  à  me  parler  de  l'amphioxus, 
qui  est  le  premier  vertébré  —  sans  cerveau. 

Partisan  déterminé  du  transformisme,  M.  Rosny 
professe  volontiers  que  l'homme  —  cet  animal 
dit  supérieur  —  doit  être  remplacé,  tôt  ou  tard, 
par  un  animal  inférieur,  lequel  ne  sera  ni  un  chat 
ni  un  chien,  mais  pourra  être  un  quelconque  am- 
phibie. Cet  amphibie  aura  un  petit  organe  d'adap- 
tation propre  aux  conditions  de  la  vie  à  venir. 


274         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

Gomme  le  dipneuste,  qui,  présentant  tous  les  ca- 
ractères de  l'animalité  la  plus  inférieure,  n'en  por- 
tait pas  moins  en  lui  les  germes  de  la  supériorité, 
puisqu'il  avait  à  la  fois  des  branchies  pour  res- 
pirer dans  l'eau  et  des  poumons  pour  respirer 
dans  l'air,  la  bête,  innommable  encore,  qui  se 
dresse,  pour  nous  succéder,  au  seuil  obscur  des 
futuritions,  s'offre,  à  notre  hypothèse,  nantie  d'un 
organisme  approprié  à  la  raréfaction  de  l'air  — 
probable  dans  ces  temps... 

De  l'avis  de  M.  Rosny,  l'homme  ne  saurait  plus 
durer  très  longtemps  encore  :  cet  animal,  qui,  par 
sa  préoccupation  excessive  de  soi-même,  s'artifi- 
cialise  chaque  jour  davantage,  tend  à  devenir  de 
plus  en  plus  incapable  de  vivre  dans  un  milieu 
naturel.  Les  manifestations  ahurissantes  de  son 
industrie  sont  comme  le  sceau  certain  de  sa  pro- 
che destruction.  Quant  à  notre  fin,  à  nous  autres 
Français,  le  Corse  en  a,  paraît-il,  terriblement 
avancé  l'heure  en  refusant  par  trois  fois  les  con- 
ditions des  alliés... 

Et,  sans  trop  d'empirisme,  nous  en  revenons  à 
l'amphioxus  ,  par    qui ,  peut-être  ,   s'accomplira 

L'AUTRE  DESTINÉE... 

Ma  faible  imagination  ne  me  permettait  guère 
de  me  figurer  cet  amphioxus  inquiétant.   D'ail- 


J.-H.   ROSNY  275 

leurs,  l'interview  tournait  trop  au  tragique. 
M.  Rosny  s'en  aperçut  et  consentit  à  sortir  un  ins- 
tant de  l'insondable  puits  de  science  au  fond  du- 
quel je  ne  l'apercevais  qu'avec  beaucoup  de  peine. 

—  Je  n'ai,  ici,  me  dit-il  alors  d'une  voix  légè- 
rement teintée  de  compassion,  je  n'ai,  en  fait  de 
bêtes,  que  quatre  serins  :  ils  ne  sont  pas  d'une 
intelligence  exagérée;  nicber,  voilà  leur  seule  et 
grande  affaire.  Mais  nous  avons  eu  des  chiens  et 
des  chats,  lesquels  nous  donnèrent  quelquefois 
matière  à  d'assez  curieuses  observations.  Ainsi, 
je  puis  vous  affirmer  que  tous  les  chats  sont  mé- 
caniciens :  un  chat  tentera  toujours  d'ouvrir  une 
porte  par  la  serrure.  A  Saint-Ouen,  nous  avons 
connu  un  chien  qui  avait  trouvé  le  moyen  de  ga- 
gner sa  vie  tout  en  sauvegardant  son  indépen- 
dance. Ce  chien  suivait  les  enterrements.  Il  s'ar- 
rêtait à  la  porte  du  cimetière,  et,  là,  il  attendait  le 
retour  du  cortège.  Il  y  choisissait  un  groupe  sym- 
pathique, et,  s'y  inféodant,  l'accompagnait  au  pro- 
chain cabaret,  où  il  se  faisait  offrir  sa  part  de  brie. 
Ce  chien  était  nourri  par  les  enterrements.  En 
1884,  il  disparut.  Nous  supposâmes  qu'il  était 
parti  «  faire  »  un  autre  quartier. 

On  le  voit,  M.  Rosny  est  loin  de  mettre  en  doute 
l'intelligence  des  animaux. 


276         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

Il  me  parla,  entre  mille  autres  choses,  de  la  ten- 
dresse maternelle  des  mammifères,  «  qui  est  une 
chose  charmante  »  ;  de  la  malice  des  pies  ;  de 
l'extrême  bravoure  de  la  belette  ;  de  la  férocité  de 
la  taupe  ;  delà  lutte  des  bouvreuils  contre  les  cou- 
cous ;  de  la  beauté  des  poissons  à  l'époque  de  l'a- 
mour :  «  L'épinoche  se  vêt  de  pourpre  et  d'or 
pour  inviter  les  femelles  à  déposer  leurs  œufs  dans 
son  nid.  » 

De  quoi  ne  me  parla-t-il  point  encore  ! 

Il  en  revint  aux  insectes,  me  fit  admirer  la  pré- 
voyance de  ceux  qui  logent  leurs  œufs  dans  le  nez 
des  moutons  ou  sous  la  peau  des  chenilles  ;  me 
toucha  un  mot  des  termites  de  l'Afrique  méridio- 
nale, qui  savent  se  bâtir  des  nids  de  trois  mètres 
de  haut  assez  solides  pour  supporter  le  poids  d'un 
cheval  monté  ;  s'extasia  devant  «  le  délicieux  petit 
sac  laineux  »  en  lequel  les  araignées,  «  mères  su- 
blimes »,  traînent  avec  elles  leurs  petits;  et,  fina- 
lement, par  des  chemins  droits  de  logique  et  d'en- 
chaînement, remit  sur  le  tapis  le  vague,  féerique 
et  monstrueux  amphioxus... 

Pour  le  coup,  avec  un  respect  mêlé  d'effare- 
ment, je  saluai  M.  J.-H.  Rosny  et  sortis  de  chez 
lui  avec  une  précipitation  que  je  ne  m'explique 
pas. 


J.-H.    ROSNY  277 

Nous  sommes  en  juillet.  Dehors,  il  fait  une  cha- 
leur étouffante.  Pas  une  miette  d'air  ! 

Je  cherche  à  respirer.  En  vain  ! 

Et  je  suis  obligé  de  constater  l'insuffisance  de 
mes  organes  d'adaptation. 

Mon  Dieu  !  les  temps  seraient-ils  donc  proches? 

Je  veux  vivre  !... 

Eloignez  de  moi  cet  amphioxus  ! 


U 


XXIX 

EN    LEQUEL     TROIS     POETES     PARLENT     CONGRUMENT 
DE  L'OISEAU  DE  NOËL 


Mais  le  cou  d'un  oison, 

Ah  !  grands  dieux!  que  c'est  bon! 

disait  Panurge-Barral  dans  le  Rabelais  dont  Oscar 
Aléténier  et  Dubut  de  Laforêt  nous  offrirent  la  fête 
au  Nouveau-Théâtre. 

Du  cou  d'un  oison,  pour  l'usage  qu'en  enten- 
dait le  Joyeux  Curé,  oncques  n'en  connus  la 
saveur,  mais  fort  bien  l'imagine.  Mais,  parlant 
comestiblement,  j'ai  grand  respect  pour  cet  enfant 
de  basse-cour  dont  les  parchemins  datent,  on  le 
sait,  de  l'ancienne  Rome. 

Pourtant,  et  bien  que  lui  n'ait  de  Gapitole 
jamais  sauvé,  combien  je  lui  préfère  le  dindon,  ce 
véritable  oiseau  de  Noël  ! 


TROIS    POÈTES    ET    l'ûISEAU    DE    NOËL  2~9 

Depuis  huit  grands  jours,  a.  Tétai  de  toutes  les 
rôtisseries  parisiennes,  dans  les  vitrines  de  toutes 
nos  halles  à  volailles,  les  bons  dindons  plumés 
nous  montrent  —  les  chers  !  —  leur  rebondie 
panse  blanche,  pochée,  de-ci,  de-là,  des  taches 
bleues  desquelles  les  historient  les  truffes. 

Que  penseriez-vous,  lecteur,  à  l'occasion  de  ce 
nouveau  Noël,  d'une  jolie  consultation  sur  la 
dinde  ? 

Quoi  que  vous  en  deviez  penser,  contents  ou  pas 
contents,  je  suis  en  mesure  de  vous  la  servir,  cette 
consultation,  que  j'ai  provoquée  au  moyen  de  la 
circulaire  (oh  !  prestigieuse  !)  suivante  : 

Cher  poète,  donnez-moi  donc, 
En  quinze  lignes  d'une  prose  indestructible, 

Sur  la  femelle  du  dindon 
(Au  double  point  de  vue  :  animal,  comestible) 
Votre  avis  de  naturaliste  et  de  gourmet. 

Voici  que  bon  Noël  approche, 

Paris  va  mettre  dinde  en  broche, 
Sentez-vous  pas,  déjà,  le  bon  fumet? 

C'est  entendu?  Je  vous  deminde 

Votre  opinion  sur  la  dinde. 
Que  diable!  ce  n'est  point  pour  vous  embarrasser  l 
Sur  ce,  dans  un  salut,  laissez-moi  me  casser, 

El,  selon  l'us  antique, 
Vous  dire  que  je  suis  bien  votre  domestique. 


230         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

Pour  obtenir  de  la  prose  des  poètes,  j'estime 
qu'il  sied  de  la  solliciter  en  vers. 

Le  poète-aubergiste  Paul  Harel,  qui  vient  de 
publier  des  Souvenirs  d'auberge  à  s'en  lécher  les 
doigts,  m'a,  le  premier,  répondu  : 

«  Echauffour. 

»  Mon  cher  confrère, 

»  Au  point  de  vue  animal,  la  dinde  est  une... 
dinde. 

»  C'est  un  des  plus  petits  cerveaux  de  la  création. 
La  domesticité  l'a  encore  déprimée;  de  sorte, 
qu'en  nos  basses-cours,  elle  est  bête  comme  on  ne 
l'est  pas. 

»  Je  ne  la  comprends  guère  qu'à  l'état  sauvage, 
au  bord  du  marais  ou  dans  le  gaulis,  partant  sous 
l'arrêt  du  chien  avec  un  grand  bruit  d'ailes, 
bruyante,  gloussante  —  chatoyante  de  toute  la 
lumière  entrée  en  sa  robe  métallique. 

»  Au  point  de  vue  comestible,  elle  n'est  pas 
sans  mérite,  particulièrement  dans  l'âge  tendre,  où 
elle  est  qualifiée  de  dindonneau.  —  un  mot  qui 
n'a  pas  de  sexe. 

»  Quand  vous  viendrez  me  voir,  je  vous  la  ferai 
servir  en  abatis  avec  boulettes,  puis  rôtie.  Le  len- 


TROIS   POÈTES    ET   L'OISEAU   DE    NOËL  281 

demain  —  s'il  en  reste  !  —  on  vous  la  présentera 
sous  la  couche  onctueuse  d'une  mayonnaise  com- 
pacte, ou  réchauffée  dans  la  recette  avec  de  l'oignon 
haché. 
»  Venez,  si  l'appétit  vous  en  dit. 

»  A  vous  cordialement, 

»  Paul   Harel.  » 


Un  autre  suprême  chantre  de  la  bonne  chère, 
mon  copain  Gabriel  Vicaire,  le  grand  poète  de  la 
Bresse,  m'écrit  : 

* 

«  Cher  ami, 

»  La  dinde? 

»  Moi,  je  trouve  ça  délicieux,  surtout  avec  des 
truffes,  beaucoup  de  truffes. 

»  Que  veux-tu  que  je  te  dise  de  plus?  J'ai  été 
élevé  dans  un  pays  de  dindes. 

»  T'en  serais-tu  douté  ? 

»  Tu  ne  t'attends  pas,  j'imagine,  à  ce  que  j'aille 
débiner  mes  compatriotes? 

»  A  toi  cordialement, 

»  Gabriel  Vicaire.  » 


24. 


2S2         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

Le  ressuscité  —  si  mal  en  point  encore,  hélas! 
—  de  Moret-sur-Loing,  possède,  en  la  cour  fer- 
mière de  sa  désormais  sinistre  maison  des  Gref- 
fières,  une  dindonnerie. 

Il  m'envoie  le  joli  mot  que  voici  : 

«  Les  Greffîères,  par  Moret  (Seine-et-Marne). 

»  Mon  cher  confrère, 

»  Batailleur,  vaniteux  et  jaloux,  tel  est  le  din- 
don, telle  la  dinde.  Mais  celle-ci  est  une  mère 
excellente.  Elle  a  la  patience,  la  vigilance  et  le 
courage.  Le  mâle  n'est  pas  pire  que  les  trois  quarts 
des  hommes.  La  femelle  est  meilleure  qu'un  bon 
quart  des  femmes. 

»  Mais  Colius  nie  l'intelligence  des  animaux,  et 
il  a  bien  fait.  Car  nous  serions  trop  humiliés. 

»  Cependant,  j'accorde  que  les  dindons  n'ont  pas 
imaginé  les  duels  où  on  échange  deux  balles  sans 
résultat.  Ils  sont  assez  bêtes  pour  s'entêter  à  leurs 
querelles  jusqu'à  ce  qu'un  des  adversaires  en 
meure,  ce  qui  arrive  infailliblement  si  on  ne  les 
sépare  ;  et  cela  sent  furieusement  son  boulevard 
extérieur  pour  des  êtres  qui,  dès  qu'ils  ont  atteint 
leurmajorité,  sont  tous  commandeurs  de  la  Légion 
d'honneur. 


TROIS    POÈTES   ET    L'OISEAU    DE    NOËL  283 

»  Il  est  donc  juste  qu'on  les  mange,  puisqu'ils 
n'ont  pas  même  inventé  les  sergots,  le  panier  à 
salade,  le  Dépôt,  ni  la  correctionnelle.  Et,  certes, 
bourrés  de  truffes  ou  de  marrons,  c'est  bien  le 
régal  le  plus  savoureux  ! 

»  Mais,  là  encore,  quelle  leçon  !  et  où  trouver 
leurs  maîtres  pour  ce  qui  est  de  l'éloquence  de  la 
chair? 

»  Robert  de  la  Yille-Hervé.  » 

Après  le  dire  de  ces  trois  poètes,  tirons  modes- 
tement l'échelle  et  contentons-nous  de  rapporter, 
pour  finir,  une  bien  vieille  anecdote  tout  à  l'hon- 
neur de  l'intelligence  de  la  si  décriée  gent  dindon- 
nière  : 

Il  existait,  vers  1835,  —  raconte  une  antique 
chronique,  —  au  commencement  de  la  rue  Saint- 
Antoine,  à  Paris,  un  rôtisseur  très  en  vogue,  chez 
lequel  s'étalaient,  crus  et  cuits,  un  nombre  consi- 
dérable de  dindons. 

Or,  sait-on  quel  était  le  custode  vigilant  qui 
montait  la  garde  à  la  porte  du  marchand  et  accueil- 
lait par  des  salutations  et  des  cris  les  clients  du 
quartier  ?  Un  beau  dindon  noir,  que  sa  taille  et  son 


284         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

plumage  avaient  sauvé  du  couteau  et  de  la  broche, 
et  qui  était  devenu  l'ami  de  la  maison. 

On  le  voyait  se  promener  sur  le  trottoir  (mon 
grand-père  maternel  l'a  vu),  faisant  la  roue  aux 
passants,  poursuivant  à  coups  de  bec  les  gamins 
qui  s'attroupaient  devant  l'étalage,  et  gloussant 
avec  intention  pour  appeler  à  la  boutique  le  rôtis- 
seur absent,  quand  il  se  présentait  des  pratiques. 

Un  jour,  ce  phénix  des  dindons  fut  écrasé  par  une 
voiture,  et,  comme  ses  semblables,  mis  à  la 
broche. 

Que  voulez-vous? c'était  écrit. 


XXX 

RENÉ    GHIL 

Chauffons  la  sortie!  —  Michelet  parle.  —  Nos  ancêtres.  — Les 
bonnes  machines.  —  De  la  viande.  —  D'un  Caraïbe  à  Zola. 
—  Portrait  de  Sali-Fou.  —  Un  roulement.  —  Sali-Fou  al- 
truiste. —  Du  cheval.  —  Celui  qu'on  calomnie.  —  Le  mot  de 
la  fin. 


Il  m'a  plu  de  réserver  pour  la  fin  de  cette  enquête 
(enquête  qui  se  pouvait  aisément  poursuivre  en- 
core, cela  se  sent,  —  mais  ne  faut-il  pas  savoir  se 
borner?)  le  très  curieux  entretien  que  j'eus  avec 
M.  René  Ghil. 

Mon  naturel  goût  pour  les  ctroses  du  théâtre 
m'incite  constamment  à  des  combinaisons  de  mise 
en  scène  plus  oumoins  savante,  et,  d'avoir  person- 
nellement brûlé  les  planches,  en  des  temps  co- 
casses de  mon  passé,  le  souci  m'est  resté  de  con- 


286         BÉTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

grûment  «  chauffer  la  sortie  »,  ainsi  qu'il  sied  de  le 
dire  en  cet  argot  de  coulisses  peu  malaisé  à  tra- 
duire. 

M.  René  Ghil  a  trouvé  le  véritable  mot  de  la  fin, 
le  seul  qui  m'agrée  vraiment  pour  le  couronnement 
de  ce  petit  travail.  C'est  M.  René  Ghil  qui,  cette 
fois,  va  chauffer  la  sortie. 

Et,  pour  que  la  chose  garde  toute  sa  vérité,  toute 
son  allure,  m'abstenant  de  tout  développement  à 
côté,  de  toutcommentaire  pittoresque  sur  la  physio- 
nomie et  la  gesticulation  propres  aux;  personnages, 
je  donnerai  le  dialogue  en  sa  simplicité,  en  sa  nu- 
dité, et  selon  les  règles  strictes  del'artdrarnalique. 

M.  René  Ghil.  —  Une  cigarette,  n'est-ce  pas? 
Nous  enveloppant  d'un  nuage  propre  au  recueille- 
ment, voulez-vous  vous  souvenir  de  ce  que  dit 
Michelet  —  un  grand  poète  —  dans  V Oiseau  : 
«Toutes  les  espèces  vivantes  arrivaient  dans  leur 
»  humble  droit,  frappant  à  la  porte,  pour  se  faire 
»  admettre  au  sein  de  la  Démocratie.  Pourquoi  ces 
»  frères  supérieurs  repousseraient-ils  hors  des  lois 
»  ceux  que  le  Père  universel  harmonise  dans  la  loi 
»  du  monde?  »  Ce  passage  me  sera  thème  à  ré- 
pondre à  votre  question.  Je  supprimerai  seulement 
le  «  Père  universel  »... 


RENÉ    GHIL  287 

Moi.—?... 

M.  RenéGhil.  —  ...  Dieu  n'étant  pas  scientifique, 
étant  le  nom  dont  l'homme  nomma  son  ignorance... 
Vous  vouliez  bien  indulgemment  me  rappeler,  en 
entrant,  mon  Meilleur  Devenir  et  ma  Méthode  évolu- 
tive, celte  philosophie  basée  surle  Transformisme, 
avec  cette  essentielle  différence  que  sous  le 
«  struggle  for  life»  —  si  mal  compris,  d'ailleurs  — 
mes  déductions  me  permirent  de  montrer  l'éter- 
nelle Amativité  vers  et  pour  le  Mieux,  et  d'en  tirer 
la  raison  scientifique  du  Devoir  sanction  de  la  Vie 
et  de  l'Altruisme... 

Moi.  —  Et,  tombant  dans  le  sens  de  Michelet,  vous 
étendez  aux  Poètes  cet  altruisme  ? 

M.  René  Ghil. —  Mais  oui...  Exposant,  avant 
l'OEuvre,  quelques  points  de  ma  Sociocratie  évo- 
lutive (cette  Société  de  mon  rêve,  hélas!),  je  par- 
lais, dernièrement,  d'une  «  presqu'intégrale  révo- 
lution dans  la  manière  d'être  de  la  Société  humaine 
—  et  en  ses  prolongements  vers  ses  auxiliaires  ani- 
maux et  la  Nature...  »  C'était  dire  mon  souci  des 
Bêtes  que  maint  endroit  de  ce  qui  est  paru  de  mon 
OEuvre  proclame,  en  plus  de  ce  Meilleur  Devenir, 
qui  est  l'histoire  du  long  processus  animal...  Les 
Bêtes  !  mais  mon  respect  les  voit  comme  les  an- 
cêtres, sans  lesquels  nous  ne  serions  pas...  C'est 


288         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

ça,  hein?  qui  remplit  d'hésitations  le  chasseur  et 
le  pêcheur  à  laligne  !...  Les  animaux  incompatibles 
avec  notre  progrès  social  ont  droit  à  la  Vie  en  libre 
aller  dans  les  eaux,  les  bois  etles  déserts... 

Moi.  —  Vous  oubliez  les  lapins  rongeurs,  par 
exemple? 

M.  René  Ghil.  —  A.h  !  les  bêtes  nuisibles,  qu'elles 
soient  traitées  comme  les  hommes  nuisibles,  aux 
seuls  instincts  héréditaires,  qui  les  assimilent  à 
ces  mêmes  bêtes;  qu'on  les  supprime!  Quant  à  nos 
animaux  en  domesticité,  nos  chers  et  bons  auxi- 
liaires, ils  sont  si  près  de  l'Humanité  peinante  et 
souffrante,  nos  intérêts  sont  tellement  pareils  qu'il 
me  paraît  quasi  inutile  de  dire  qu'il  sied  de  les 
traiter  enhommes...  Elles  éprouvent  du  mieux,  dès 
maintenant,  du  Machinisme  (le  Machinisme  si  ter- 
rible à  l'ouvrier  dans  notre  incohérente  Société  ac- 
tuelle, la  grande  cause  de  la  crise  ouvrière  que  nous 
éprouvons,  on  n'a  pas  l'air  de  s'en  douter);  le  Ma- 
chinisme, la  bête  aux  organismes  scientifiques, 
qui,  dans  une  autre  Société,  —  et  ma  Sociocratie 
évolutive  le  prouve  peut-être,  et  répond,  —  sera 
un  soulagement  et  une  cause  de  bien-être  pour 
tous  ;  pour  tous,  entendez  bien,  et  non  pour  le  seul 
Capital.  Le  Machinisme  délivrera  la  bête  comme 
l'homme  de  cette  part  de  travail  qui  atrophie  l'or- 


RENÉ    GHIL  289 

ganisme  et  le  moral...  Alors,  il  convient  de  sou- 
haiter à  l'avenir,  dans  les  campagnes,  le  toit  pour 
ces  amis  délivrés,  appelés  seulement  à  de  doux  et 
sains  travaux,  occupant  une  place  près  de  la  Fa- 
mille et  dans  la  Société,  comme  le  chien  et  le 
chat. 

Moi.  —  Restera...  la  boucherie? 

M.  René  Ghil.  —  Ah!  oui,  c'est  triste,  ça;  une 
cruelle  nécessité,  mais  une  nécessité  !  Pourtant, 
avez-vous  remarqué  que  l'homme  ne  mange  presque 
que  les  animaux  les  moins  intelligents,  les  plus 
bruts,  les  plus  épais,  dirait-on,  du  protoplasma  pri- 
mordial —  qui  n'était  pas  intelligent,  ce  proto- 
plasma, n'errons  pas  !  mais  qui  détenait  en  puis- 
sance l'intelligence  à  se  développer  en  la  série  des 
évolutions.  Et  l'évolution  continue  et  continuera 
éternellement...  Le  bœuf,  le  mouton,  le  porc,  ça 
ne  me  dit  rien,  vrai  ! 

Moi.  —  Voici  que  vous  me  faites  songer  à  un 
autre  passage  de  Michelet,  précisément:  «Les  bêtes 
ne  sont-elles  que  des  automates  mécaniques?  Ou, 
si  l'on  croit  voir  en  elles  des  lueurs  de  sensibilité 
et  déraison,  n'est-ce  que  le  pur  effet  de  l'instinct?» 

M.  René  Ghil.  —  Oh!  ces  divisions!  Gomme  si 
la  Nature  n'était  pas  une  en  une  série  de  phéno- 
mènes la   démontrant.    L'instinct,    l'intelligence, 

25 


290         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

c'est  comme  le  matérialisme,  l'idéalisme!  Il  n'est 
pas  de  matérialisme,  et  pas  d'idéalisme.  Le  Mieux 
intellectuel  sort  de  la  Matière  qui  ne  sait  pas  et  va 
à  se  connaître,  voilà  tout.  Il  n'est  pas  d'instinct  et 
pas  d'intelligence.  Ce  sont  deux  mots;  deux  mots 
pour  cette  même  chose:  l'intellect  s'améliorantpar 
acquisitions. 

Moi.  —  Mais,  dans  ce  cas,  qu'est-ce  qui  vous  pa- 
raît avoir  donné  lieu  à  cette  division? 

M.  René  Ghil.  —  Voici.  On  n'a  pas  compris  —  et 
l'Idée  évolutive  apporte  la  lumière  —  que  l'Instinct, 
pour  parler  comme  la  philosophie  universitaire, 
n'est  que  de  l'intellect  arrêté  en  son  cours  d'évo- 
lution, et  non  cultivé.  Les  unes  des  autressortaient, 
après  les  immenses  périodes  d'adaptation,  les  sé- 
ries animales.  La  série génératricela  plus  lointaine 
devenait  inutile,  puisque  la  continuait  sa  descen- 
dance, améliorée,  transformée  :  elle  disparaissait, 
ou,  avec  ses  seules  et  mêmes  qualités  d'intellect 
acquises,  à  peu  près,  survivait,  survit  encore.  On 
appelle  ça  de  l'instinct.  L'homme  est  l'animal 
qui  a  acquis  a  travers  ses  ancêtres  animaux  le  plus 
d'intellect  (ou  le  plus  d'instinct,  alors?);  et  dites- 
moi  si  l'on  ne  trouverait  pas  la  marge  d'ins- 
tinct à  intelligence,  si  l'on  va  par  là,  entre  un 
Caraïbe  et  Zola!...  Rien  que  de  l'intellect,  voyez- 


RENÉ    GHIL  291 

vous,  de  l'intellect  en  devenir,  de  l'Amibe  à  nous... 

Moi.  —  Cette  théorie  est,  au  moins,  spécieuse... 
Et,  ne  disiez-vouspastoutàl'heureque  ce  prétendu 
instinct  est,  d'autre  part,  de  l'intellect  «  non  cul- 
tivé »  ? 

M.  René  Ghil.  —  La  preuve,  c'est  qu'à  noire 
contact,  l'animal  domestique  acquiert  de  l'intelli- 
gence. Oui,  malgré  le  temps  immense  d'arrêt,  l'é- 
volution continue  en  eux.  L'animal  à  qui  l'on  parle 
souvent,  doucement,  est  susceptiblede comprendre, 
d'étendre  ses  hésitantes  connaissances,  à  nous 
étonner,  vraiment. 

Moi.  —  Mais,  vous  avez  des  bêtes? 

M.  René  Ghil.  —  J'ai  un  chat,  oui,  qui  m'attend 
à  la  campagne.  11  eût  été  trop  malheureux  devenir 
à  Paris,  cet  explorateur  des  vergers  et  des  prés, 
s'amusant  des  heures  à  contempler  des  sauts  de 
sauterelles  (sans  leur  faire  de  mal,  aucunement)... 
Désolé  de  ne  pouvoir  vous  le  présenter.  Sali-Fou 
(un  souvenir  de  cet  inénarrable Salifou,  roi  desNa- 
lous,  qui  vint  visiter  l'Exposition),  chat  noir  très 
grand,  aux  fauves  reflets,  des*  mirettes  d'enfant 
heureux,  un  tantinet  fumiste...  Pendant  les  va- 
cances, au  travail,  il  me  sertassidûment  de  presse- 
papiers,  très  occupé  de  ma  plume  qu'il  agrippe  par- 
fois,   si  ma  conversation    avec   lui  en  souffre... 


292         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

Tenez,  nous  parlions  d'instinct.  On  dit  que  l'ins- 
tinct du  chat,  quand  ses  maîtres  quittent  une  de- 
meure, est  de  rester  en  cette  demeure.  C'est  vrai; 
mais  Sali-Fou  m'a  montré  l'évolution  de  ce  pré- 
tendu instinct.  J'ai  habité  —  pour  des  études  en 
vue  de  livres  de  mon  OEuvre  sur  la  petite  ville  et 
les  champs  —  deux  ans  à  la  campagne.  J'ai  dû 
changer  de  maison,  à  un  moment  donné,  et  aller 
sur  un  coteau  voisin  de  la  ville,  à  quelques  kilo- 
mètres. Sali-Fou,  entre  l'ancienne  résidence  et  la 
nouvelle,  trouva  cet  expédient:  très  régulièrement, 
il  passa,  pendant  deux  mois,  vingt-quatre  heures 
en  chacune!  Et  sa  douceur  extraordinaire  ne  dimi- 
nuait en  rien  parmi  celte  vie  double  et  même  à  tra- 
vers les  pires  méfaits. 

Moi.  —  Quels? 

M.  René  Ghil.  —  Un  trou  patiemment  pratiqué 
à  un  toit  à  lapins,  mangés  avant  l'âge  de  raison; 
un  matou,  qui  avait  dû  le  critiquer  avec  mauvaise 
foi,  pris  à  pleines  pattes  et  précipité  d'un  mur... 

Moi.  —  Et  vous  estimez  ce  chenapan? 

M.  René  Ghil.  —  Je  le  considère  comme  un 
frère  qui  n'a  pas  grandi,  et  tous  les  chats  sont  mes 
meilleurs  amis,  voire  ceux  réputés  intraitables  et 
que  j'apprivoise  en  quelques  minutes  d'entretien... 
Ah  !  le  chat  a  certainement  des  aptitudes  de  géo- 


RENÉ    GHIL  293 

mètre  :  vous  savez"?  ce  pouvoir  de  revenir  de  dis- 
tances énormes.  Puis,  comme  dans  les  apparte- 
ments, il  aime  l'ordre,  les  lignes  harmonieuses  !... 
Ce  sens  de  l'harmonie,  de  l'ordre,  de  la  Joie  intime, 
qui  l'incite  à  quitter  malgré  tout  les  intérieurs 
malpropres  et  querelleurs,  fait  du  chat,  à  mon 
avis,  l'animal  ami  delà  Famille,  et  si  discret! 

Moi.  —  Géomètre,  propre,  familial,  discret,  oui, 
bien.  Mais...  pas  altruiste  pour  un  sou,  votre 
Sali-Fou,  hein? 

M.  René  Ghil.  —  Pas  altruiste,  Sali-Fou!!!  Mais 
dites  qu  il  est  L'Altruiste!  Lui,  si  terrible  pour  les 
chats  rôdant  en  voleurs  autour  de  la  maison,  m'a 
offert  ce  spectacle  :  j'avais  donné,  dans  la  rue,  à 
manger  à  un  pauvre  minet  tout  malade,  tout  vieux, 
crevant  de  misère  et  d'être  seul  :  Sali-Fou  sortit, 
et,  assis  tranquillemeut  près  du  pauvre  hère  qui 
dévorait,  il  le  garda  de  toute  attaque  imprévue 
durant  tout  le  repas.  J'ai  multiplié  l'expérience. 
Or,  Sali-Fou  a  un  estomac  excellent,  et  mangea 
toute  heure  !  —  Dédié  à  plusieurs  de  l'Huma- 
nité!... —  Encore  un  mot,  hein?"  pour  le  cheval, 
non  pour  le  cheval  de  luxe,  insolent  et  vain  autant 
que  la  plupart  des  luxueux  égoïstes  qu'il  traîne  ou 
porte,  mais  le  grand  et  puissant  cheval  qui  tra- 
vaille de  tout  son  brave  cœur,  et  qui  meurt  d'un 


294         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

accident  de  travail,  parfois!...  Ah!  et  puis,  tenez, 
pendant  que  nous  y  sommes,  réhabilitons,  contre 
l'homme  ignare  et  mauvais,  un  doux,  un  intelli- 
gent calomnié,  qui  en  a  pris  son  parti  et  traverse 
la  vie  avec  une  lointaine  face  de  résigné... 

Moi.  —  L'âne? 

M.  René  Ghil.  —  L'âne,  oui.  L'on  s'est  arrêté 
sottement  à  considérer  ses  longues  oreilles;  et 
l'on  a  ri,  sans  voir  comme  elles  sont  parlantes,  iro- 
niques aussi.  Son  cri  n'est  pas  harmonieux,  soit  ! 
mais  il  sait  se  taire  généralement,  et  les  ânes  n'ont 
pas  inventé  le  Parlement  !  Et  ses  oreilles  ont 
empêché  de  considérer  le  regard  si  profond,  lumi- 
nant  de  douceurs,  qu'il  a,  malgré  la  brutalité  de 
l'homme  —  qui  seul  fait  son  entêtement  à  la 
longue.  Quand  il  a  le  loisir  d'aller  à  petits  pas  par 
les  grandes  herbes  des  prés,  dodelinant  son  pauvre 
doux  rêve,  mais  il  est  charmant,  ce  grand  Sali-Fou 
d'autre  espèce  !... 

Moi.  —  Bravo  ! 

M.  René  Ghil.  —  Et  tenez,  puisse  le  travail  si 
ingénieux,  si  évocateur,  que  vous  avez  entrepris 
en  coup  de  vraie  et  importante  trouvaille,  avoir 
ce  résultat  :  qu'on  ne  dise  plus  ni  «âne»  ni  «  bête» 
pour  désigner  le  trop  vaste  pullulement  —  hélas! 
—  des  Imbéciles  humains  ! 


APPENDICE 


LETTRE  UE   M.    MAURICE   ROLLINAT 

9  décembre  1S9I. 
Monsieur, 

Hélas  I  mes  six  chats  sont  morts  l'année  der- 
nière, tous  plus  ou  moins  tragiquement  ;  et  je  me 
suis  bien  promis  de  n'en  plus  avoir  pour  m'éviter 
le  chagrin  de  leur  disparition.  Impossible,  par  con- 
séquent, de  réétudier  intimement  leurs  manières 
si  mystérieuses  qui  font  d'eux 'moins  des  animaux 
familiers  que  d'habituels"  fantômes  velus  allant  et 
venant  dans  tous  les  coins  de  la  maison. 

Veuillez  agréer,  etc. 

Maurice  Rollinat. 


296  BÊTES   ET   GENS    DE    LETTRES 

LETTRE   DE   M.    ARMAND    SILYESTRE 

Paris,  6  janvier  1892. 

Mon  cher  confrère, 
Vous  avez  raison  de  penser  que  les  animaux 
occupent  dans  mon  esprit  et  dans  ma  vie  une 
grande  place.  J'adore 

Ces  frères  que  nous  fait  le  pouvoir  de  souffrir, 

—  comme  je  l'ai  écrit  dans  un  sonnet.  Pour  le 
chat,  «  adore  »  est  le  mot,  et  je  suis  absolument 
égyptien  à  l'endroit  de  ce  mystérieux  animal  qui, 
dans  chaque  prunelle,  a  la  profondeur  et  les  étoiles 
d'un  coin  du  ciel. 

Mon  âne,  je  me  contente  de  l'aimer  et  de  l'esti- 
mer. Tout  est  humain  en  lui.  Il  n'obéit  qu'à  la 
parole  et  me  parle  à  son  tour  dans  une  langue  que 
je  comprends  parfaitement.  L'âne  est  le  plus  intel- 
ligent des  animaux,  précisément  parce  qu'il  a  de 
longues  oreilles  et  que  les  oreilles  lui  servent  à 
s'instruire.  Le  mien  n'est  pas  savant,  dans  l'expres- 
sion pédante  du  mot,  mais  il  a  beaucoup  observé 
et  beaucoup  retenu.  Nous  vivons  dans  une  frater- 
nité complète  où  il  ne  me  fait  aucune  concession. 
Il  est  susceptible  et  plein  de  dignité. 


APPENDICE  297 

Voilà,  en  deux  mots,  mon  cher  confrère,  la 
caractéristique  de  sa  nature.  J'y  joins  mes  sympa- 
thies. 

Armand  Silvestre. 


LETTRE  DE   M.    ROBERT-LOUIS    STEVENSON 

Apia.  Upolu.  Samoa. 
26  mai  1892. 

Monsieur, 

Vous  avez  pensé  à  moi,  le  Kanaque  vous  en  re- 
mercie et  s'empresse  de  vous  répondre.  Mais  c'est 
un  barbare  qui  se  met  entre  vos  mains  ;  il  ne  faut 
pas  trop  en  profiter  ;  et  si  je  me  place  à  votre  dis- 
position, c'est  à  condition  que  vous  corrigerez  (là 
où  il  serait  possible)  les  fautes  de  français. 

On  ne  saurait  être  romancier  et  ne  pas  aimer  les 
chiens.  Il  doit  y  en  avoir  d'autres  qui  préfèrent  les 
crocodiles  ;  c'est  là,  sans  doute,  une  affaire  d'occa- 
sions et  de  caractère.  Ainsi,  un  chien  et  moi,  nous 
nous  comprenons  de  vue  ;  et  quand  je  suis  à  che- 
val, je  ressens  ce  qui  se  passe  au  for  intérieur  de 
ma  monture.  Mais  je  n'ai  jamais  pu  parler  la 
langue  féline  :  les  chats  ne  sont  pas  de  ma  société  ; 


298         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

je  ne  les  vois  qu'au  salon  ou  plutôt  sur  les 
planches,  comme  de  jolies  comédiennes,  que  j'ad- 
mire mais  que  je  ne  connais  pas. 

Je  dirai  que  le  chien  me  fait  penser  au  collégien, 
et  le  cheval  de  selle  à  la  dame  du  monde.  Vous 
trouveriez  un  amateur  de  crocodiles,  qu'il  vous 
nommerait  de  la  même  assurance  l'analogie  de 
son  favori.  Mais  ce  ne  sont  que  fadaises  et  fan- 
taisies, qui  prouvent  la  légèreté  de  nos  observa- 
tions et  le  sans-gêne  de  nos  théories  (1).  Les  chiens 
et  les  chameaux  s'entre-diffèrent  comme  les  bour- 
geois et  les  dames  ;  et  s'il  y  a  de  vrai  bon  dieu  ou 
de  véritable  enfer  pour  les  uns  il  y  en  aura  de 
même  pour  les  autres. 

Entre  les  animaux  et  les  personnes,  je  ne  vois 
qu'une  seule  différence.  C'est  que  nous  autres, 
nous  nous  servons  de  paroles,  moyen  difficile, 
mais  commode  pour  la  conservation  de  la  science 
et  la  prolongation  d'idées  abstraites  ;  tandis  que 
les  animaux  s'enlre-communiquent  par  un  diable 
de  moyen,  que  je  n'ai  jamais  pu  saisir,  qui  semble 
s'apprendre  de  naissance,  qui  n'exerce  pas  la  mé- 

(1)  Cette  phrase,  dans  la  lettre  de  M.  Robert-Louis  Steven- 
son, est  suivie  de  celle-ci  —  rayée  après  coup  —  :  «  Autant 
vaudrait  dire  que  l'Allemand  ressemble  au  hibou  ou  le  Lithua- 
nien à  la  punaise.  » 


APPENDICE  299 

moire,  ne  thésaurise  pas  les  acquisitions,  et,  en 
somme,  comme  tous  les  moyens  faciles,  ne  vaut 
rien.  Une  personne  qui  compte  sur  ses  doigts  n'est 
presque  pas,  sous  beaucoup  de  rapports,  de  la 
môme  race  qu'un  algébriste.  Or,  nous  sommes  les 
algébristes  de  la  vie  ;  et  les  symboles  dont  nous 
nous  servons  ne  sont  pas  plus  nos  esclaves  que 
nos  maîtres.  Nous  en  subissons  le  pouvoir;  nous 
en  sommes  aveuglés  et  assourdis  ;  nous  ne  voyons, 
nous  ne  mangeons,  nous  ne  respirons  que  paroles. 
Les  animaux,  tout  au  contraire,  subissent  et  ou- 
blient, de  seconde  en  seconde,  les  impressions  dis- 
parates, désordonnées  et  caduques  de  la  réalité 
phénoménale.  C'est  une  différence,  si  vous  voulez, 
mais  c'est  la  seule.  L'animal  n'a  pas  le  verbe,  voilà 
le  seul  trait  d'union  entre  l'éléphant  et  la  fourmi, 
voilà  la  seule  vraie  distinction  entre  eux  et  l'huma- 
nité. 

C'est  même  curieux  que  l'on  puisse  encore  poser 
aujourd'hui  votre  question,  et  s'attendre  à  des 
réponses  dissonantes.  Et  cela  tient  à  une  petite 
perfidie  de  la  part  de  nos  savants.  Il  y  a  longtemps 
que  la  science  aurait  dû  proclamer  de  haute  voix 
l'indentité  de  la  vie  animale.  Mais  la  science  avait 
à  garder  et  sa  chèvre  et  ses  choux.  La  chèvre, 
c'était  la  vérité;  les  choux,  la  vivisection.  De  là* 


300         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

le  spectacle  extraordinaire,  et  auquel  devront  bien 
rire  nos  petits-neveux,  d'un  savant  qui  vous  dira 
aujourd'hui  que  les  animaux  ne  souffrent  pas,  et 
demain  vous  assommera  d'un  gros  volume  sur  la 
température  de  la  douleur  étudiée  sur  les  bêtes  ! 
En  vous  priant,  si  cela  vous  semble  en  valoir  la 
peine,  de  me  traduire  en  français,  j'ai  l'honneur 
de  bien  vous  saluer  et  de  vous  assurer,  monsieur 
et  mon  confrère,  du  plaisir  que  je  compte  goûter  à 
lire  votre  ouvrage. 

Robert-Louis  Stevenson. 

Je  serre  la  main  à  M.  Marcel  Schwob.  Lui,  au 
moins,  qui  sait  si  bien  l'anglais,  comprendra  ce 
que  je  veux  dire,  en  m  excusant  de  mon  Baboo 
French.  C'est  une  bonne  plaisanterie,  sans  doute, 
que  ma  lettre,  mais  qui  ne  serait  pas  si  bonne,  si 
vous  me  jetiez  tout  cru  à  l'imprimerie. 

R.-L.  S. 


LETTRE   DE   M     CAMILLE   LEMONNIER. 

La  Hulpe,  25  juillet  1892. 

Certes,  oui,  mon  cher  confrère,  j'ai  lu  les  curieu- 
ses pages  auxquelles  fort  adroitement  vous  savez 


APPENDICE  301 

donner  l'allure  de  petits  chapitres  d'un  roman  de 
la  vie  vraie,  et  les  bêtes,  élevées  à  la  dignité  de 
personnages  essentiels,  avec  nous  «  leurs  frères 
aînés  »  pour  comparses,  vont  vous  demeurer  bien 
reconnaissantes  pour  la  place  que,  grâce  à  votre 
affectueux  souci,  elles  sont  assurées  d'occuper  dans 
la  littérature.  Je  fus  leur  grand  ami  dès  l'enfance  ; 
toute  ma  petite  vie  de  cœur,  à  l'âge  où  le  cœur 
commence  seulement  à  pousser,  s'épela  et  se  con- 
jugua à  travers  des  tendresses  de  caniches  que, 
pieusement,  avec  des  larmes  comme  pour  la  plus 
tendre  affection  brisée,  j'inhumais,  quand  ils 
mouraient,  en  des  bières  fleuries,  et  j'allais  ensuite 
enterrer  sous  les  lilas  du  jardin  paternel.  Si  loin 
que  je  me  souvienne,  il  n'exista,  en  ces  périodes 
d'apprentissage  de  ma  vie,  de  bonheur  parfait  pour 
moi  qu'en  la  compagnie  des  Azor,  des  Fidèle 
et  des  Lolo  mêlés  à  mes  jeux  et  qui,  à  travers 
le  souvenir,  m'apparaissent  aujourd'hui  pres- 
qu'avec  des  visages  humains,  des  visages  douce- 
ment affligés  et  me  regardant  de  l'autre  rive.  Je 
me  reproche  de  n'avoir  pas  toujours  été,  pour  les 
divers  épagneuls  —  généralement  bâtardes  —  de 
mes  dilections,  un  modèle  de  mansuétude  et  de 
douceur.  Hélas  !  il  m'arrivait  de  ne  pas  comprendre 
ce  qu'ils  mettaient  d'abnégation  à  s'oublier  quand, 

26 


302         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

soit  en  me  juchant  sur  leur  échine,  soit  en  les 
attelant  à  de  légers  traîneaux,  je  les  obligeais 
à  me  silhouetter  l'office  d'un  cheval...  Ah!  oui! 
ce  que  nous  faisions  cheval  ensemble  !  J'ai  aimé 
depuis  les  chevaux,  mais  je  crois  bien  qu'en  les 
aimant,  c'était  encore  le  souvenir  de  mes  vieux 
toutous  qui  me  revenait  et  prenait  figure  en  ce 
rafraîchissement  de  ma  passion  des  bêtes.  Je  les 
molestai  aussi  quelquefois,  je  me  le  rappelle, 
ces -humbles  et  ces  dévoués,  jusqu'à  vouloir  leur 
faire  exécuter,  au  sortir  des  cirques  forains  où  je 
m'extasiais  sur  des  caniches  roublards,  des  parades 
incompatibles  avec  leur  éducation  rudimentaire 
et  peut-être  aussi  leur  bonne  innocence  de  simples 
épagneuls.  Mais  de  quel  bon  cœur  ils  me  pardon- 
naient I  Et  cet  œil  lent  et  affligé  dont  ils  semblaient 
—  en  le  haussant  vers  mes  regards  courroucés  — 
me  l'apporter,  ce  pardon,  avec  l'air  dédire:  «  Va, 
va,  sois  aussi  méchant  que  tu  veux;  il  faudra  bien 
tout  de  même  que  tu  t'aperçoives  que  nous  ne 
t'en  voulons  pas...  »  En  effet,  il  venait  un  moment 
où,  subissant  leur  supériorité  de  bonnes  âmes 
candides  et  affectueuses,  j'avais  conscience  que  le 
plus  bête,  c'était  moi...  Je  les  prenais  dans  mes 
bras,  alors,  leur  baisais  le  museau,  très  tendre- 
ment, et  c'était  fini;  ils  me  serraient  entre  leurs 


APPENDICE  303 

pattes,  ils  avaient  ce  retroussis  des  babines  qui  est 
leur  rire,  aux  chiens  ! 

Mais  ce  n'est  pas  sans  doute  pour  ces  anecdotes, 
je  l'avoue,  un  peu  sans  relief,  que  vous  avez  pris 
la  peine  de  venir,  mon  cher  confrère.  D'ailleurs, 
je  les  consignai  moi-même  en  des  récits  qui  n'am- 
bitionnèrent d'autre  gloire  que  d'être  lus  par  les 
petits  pour  lesquels  je  les  écrivis.  Oui,  le  broyeur 
dé  noir  du  Mort  et  de  Happe-Chair,  le  peu  recom- 
mandable  écrivain  de  Possédé  et  de  La  Fin  des 
Bourgeois,  se  rappelant  qu'il  était  père,  tailla  dans 
les  épineux  halliers  de  son  œuvre  des  éclaircies 
pour  y  faire   fleurir  des  contes  de  poupées  et  de 
bonnes  bêtes.  Et  même,  il  n'en  tira  pas  un  mince 
honneur,  puisque  cette  littérature  dénuée  de  tout 
poivre  et,  au  contraire,  émolliente,  lui  valut  auprès 
de  son  public  blond  et  rose  des  succès  qu'il  se 
remémore  non  sans  joie.  Je  vais  écrire  à  Hetzel 
pour  qu'il  vous  envoie,  si  toutefois  cela  peut  vous 
intéresser,  un  exemplaire  de  ces  historiettes  :  elles 
vous  apprendront  que  moi  aussi,  comme  vous,  je 
m'intéressais  aux  petites  âmes  muettes  (peut-être 
pas  tant  que  ça  !).  à  l'humanité  diminutive  des 
compagnons  que  la  nature  semble  avoir  mis  auprès 
de  nous  pour  nous  persuader  la  bonté,  le  dévoue- 
ment, le  sacrifice  et  les  immuables  attachements. 


304         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

Ils  ne  manquèrent  jamais  à  ma  vie  de  travailleur 
volontiers  relégué  aux  champs,  préférant  les  bois 
et  les  eaux,  les  libres  espaces  à  la  captivité  morne 
des  villes.  Roquets,  molosses,  lévriers,  setters, 
grands  dogues  fauves,  sans  omettre  le  rude  et 
courtaud  berger,  furent,  en  mes  successives  et 
rurales  demeures,  comme  le  prolongement  aimé 
de  la  famille.  Si  je  ne  les  possédai  pas  tous  à  la 
fois,  ils  forment,  à  travers  la  mémoire  et  le  regret 
que  j'en  gardai,  une  meute  tendre  et  farouche,  qui 
me  valut  plus  d'un  ennui,  mais  aussi  des  joies 
vives,  les  plaisirs  d'une  amitié  partagée  et  dont  je 
reste  reconnaissant  à  ceux  d'entre  eux  qui  ne  sont 
plus. 

Longtemps,  ma  sympathie  pour  les  hautes  vertus 
domestiques  du  chien  fut  exclusive  :  je  ne  pouvais 
considérer  la  tristesse  d'un  chien  malheureux  sans 
être  remué  jusqu'aux  larmes,  sans  sentir  s'émou- 
voir ma  sensibilité  à  un  degré  que  ne  connaissait 
pas,  je  le  confesse  timidement,  ma  sympathie  pour 
les  hommes.  Plus  tard,  je  me  liai  avec  le  cheval  : 
un  petit  ardennais  qui  poussait  la  porte  avec  sa 
tête,  et,  dans  la  salle  à  manger,  s'en  venait,  pour 
mendier  son  sucre,  me  râper  la  nuque  de  sa  grosse 
langue,  subsiste  comme  une  aimable  figure  dans 
ma  ménagerie.   Puis,  ce  furent  les  chèvres,  les 


APPENDICE  305 

chats...  Les  visiteurs  de  La  Hulpe  n'ont  pas  tous 
oublié  les  gambades  des  premières  à  travers  les 
pelouses,  et  les  privilèges  dont  jouissaient  les  se- 
conds à  table,  dans  la  cuisine,  sur  mes  fauteuils 
emplis  de  livres...  Mais  nous  aimions  aussi  nos 
roses  :  toujours,  les  brigands  de  cabris  tiraient 
leur  piquet,  et  faisaient  de  ces  roses  un  massacre 
qui,  à  la  tin,  nous  émut.  Il  fallut  les  donner.  Quant 
aux  chats,  il  n'y  a  pas  longtemps  qu'après  des 
deuils  successifs,  le  dernier  des  quatre  nous 
quitta;  notre  chère  petite  panthère  noire,  ô  toi, 
Négro,  chaleureux  et  rageur  félin  pour  qui  les 
hautes  herbes  étaient  comme  des  jungles  où 
s'acharnaient  tes  combats,  et  qui  reposes  à  pré- 
sent sous  un  rosier,  près  des  grands  peupliers. 

Vous  le  voyez,  mon  cher  confrère,  je  n'épargne 
ni  l'encre  ni  le  papier  pour  répondre  à  votre  désir. 
Mais  il  me  vient  un  scrupule,  c'est  que  je  parais,  en 
ce  moment,  bien  plus  louer  mes  sentiments  fra- 
ternels envers  les  bêtes  que  la  supériorité  que  leur 
fidélité,  leur  bénévolence  et  tout  le  reste  leur 
donnent  souvent  sur  moi.  Et  puis,  ne  trouvez-vous 
pas  que  ces  écritures,  si  chiffonnées  qu'elles  soient, 
sentent  après  tout  bien  l'auteur,  et  un  auteur 
maladroit  en  la  circonstance  puisqu'il  ne  pense  pas 
même  à  vous  donner  l'impression  d'intimité  fami- 

20. 


306         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

liale,  de  tranquillité  domestique  entre  la  femme,  les 
enfants  et  les  bêtes,  le  charme,  enfin,  de  at  home 
qui  éclaire  vos  jolis  tableaux? 

Voyez-vous,  j'aurais  beau  dire,  c'est  toujours 
cela  qui  nous  manquera,  à  nous  écrivains  écrivant 
sur  nous,  le  décor,  les  lumières  de  l'ambiance,  le 
détail  et  la  fraîcheur  des  choses,  surpris  par  un 
œil  pour  qui  tout  est  imprévu.  Et,  malheureuse- 
ment, je  ne  suis  qu'un  passant  de  Paris  ;  après 
quatre  ou  cinq  mois  d'asphaite,  j'écoute  l'irrésis- 
tible appel  des  petites  voix  de  là-bas  —  et  je  re- 
pars, je  regagne  ma  maison  rose  près  des  bois... 
Si  vous  passez  un  jour,  entrez  :  Giska,  la  géante, 
et  Netge,  la  naine,  vous  feront  cortège  jusqu'aux 
vignes  vierges  et  aux  chèvrefeuilles  du  perron. 
Et,  alors,  en  causant,  je  vous  confierai  une  vieille 
idée  un  peu  ridicule  :  c'est  que  je  ne  suis  pas  tout 
à  fait  sûr  que  l'animalité  des  bêtes  ne  soit  pas, 
parallèlement  à  la  nôtre,  une  humanité  en  rac- 
courci, merveilleusement  complète,  ayant  une 
âme  qui  vaut  bien  notre  âme  à  nous  et  qui,  heu- 
reusement, n'est  pas  démentie  par  la  parole. 

Bien  à  vous. 

Camille  Lem^nnter. 


APPENDICE  307 


LETTRE  DE   M.   ALPHONSE  ALLAIS 

Mon  cher  Docquois, 

Ta  es  venu  m'interviewer  et  je  n'étais  pas  chez 
moi.  D'ailleurs,  je  ne  suis  jamais  chez  moi,  ou 
bien,  lorsque  j'y  suis,  je  n'ouvre  pas  quand  on 
sonne.  Je  laisse  les  gens  sonner  et  les  laisse  reson- 
ner. Rien  ne  m'amuse  tant. 

C'est  au  sujet  de  ton  livre  Bêtes  et  Gens  de  lettres 
(en  préparation)  que  tu  désirais  savoir  mon  avis 
sur  les  animaux. 

Drôle  d'idée  que  tu  as  là  !  Et  trop  spéciale, 
crois-je.  Pourquoi  le  chat  d'un  romancier  serait-il 
plus  intéressant  que  le  pigeon  d'un  étameur? 

Enfin,  tu  as  tes  idées  là-dessus,  et  moi,  j'ai  les 
miennes,  n'est-ce  pas  ? 

Mais,  revenons  à  la  question. 

En  principe,  j'aime  les  animaux,  mais  celui  que 
je  préfère,  entre  tous,  c'est  le  bœuf.  J'adore  sur- 
tout le  rencontrer  en  quelque  grîllroom  bien  com- 
pris ou  dans  une  british  tavern  confortable. 

Si  cette  bête  tient  à  obtenir  la  totalité  de  mes 
sympathies,  qu'elle  se  présente  en  tranches  minces 
et  juteuses  en  diable.  Quelques  pommes  de  terre 


308         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

autour  et  divers  mustard-pickles  ne  sont  point 
faits  pour  déparer  le  bœuf  à  mes  yeux,  au  con- 
traire. 

J'aime  aussi  beaucoup  le  mouton,  à  cause  de 
sa  grande  douceur,  et  aussi  de  ses  épaules  et  de 
sa  selle.  Volontiers,  je  braise  cette  dernière  pour 
mon  alimentation. 

Que  dirai-je  du  cochon,  si  décrié?  Que  je  l'ido- 
lâtre? Ce  serait  peu!  Une  simple  réserve  pour- 
tant :  je  n'ai  jamais  pu  sentir  le  cochon  démons- 
tratif qui  se  jette  dans  vos  bras  en  vous  accablant 
de  protestations.  Très  flegmatique  moi-même,  je 
préfère  le  porc  froid.  Il  est,  d'ailleurs,  en  cet  état, 
d'une  digestion  beaucoup  plus  aisée. 

Et  les  oiseaux!  Si  nous  parlions  des  oiseaux? 
Grands  ou  petits,  j'en  raffole.  Malheureusement, 
leur  tumultueux  gazouillis  me  distrait  et  m'ar- 
rache au  recueillement  si  nécessaire  à  mon  œuvre. 
Je  leur  applique,  pour  les  faire  taire,  le  truc  bien 
connu  de  la  rôtissoire  ou  de  la  simple  broche. 
(Tu  comprendras,  mon  cher  Docquois,  quel  exquis 
sentiment  de  tact  raffiné  me  fait  passer  le  lapin 
sous  silence.) 

Quant  aux  bêtes  vivantes,  je  ne  saurais  m'y 
étendre  longuement,  les  ayant  peu  fréquen- 
tées. 


APPENDICE  309 

Pourtant,  j'ai  eu  un  chien.  Ah  !  le  brave  homme 
de  chien  que  c'était  !  Et  la  leçon  de  fidélité  au  mal- 
heur qu'il  m'infligea  ! 

Ces  événements  s'accomplissaient  au  début  de 
la  période  boulangiste.  Je  m'étais  jeté,  en  plein, 
dans  le  mouvement. 

Moi  aussi,  je  rêvais  d'anti-parlementarisme,  de 
république  honnête  !  Je  voyais  la  France  prospère 
à  l'intérieur,  respectée  au  dehors  ;  des  bêtises, 
quoi! 

Et  puis,  quelque  chose  m'inspirait  une  folle 
confiance  en  le  général  Boulanger  :  c'était  l'ami- 
tié dont  l'honorait,  sans  compter,  notre  Ghin- 
cholle. 

Tous  les  matins,  j'envoyais  Loulou  —  mon  chien 
se  nommait  Loulou  —  quérir  mes  journaux,  les- 
quels consistaient,  à  ce  moment,  en  l'Intransi- 
geant, la  Presse,  la  Cocarde  et  autres  feuilles  fa- 
natiques du  Général. 

La  brave  bête  s'acquittait  de  cette  commission 
avec  un  zèle  touchant. 

Les  choses  durèrent  ainsi  jusqu'au  commence- 
ment de  la  débâcle  boulangiste. 

Le  Général  parti  pour  Bruxelles,  je  n'eus  plus 
confiance,  et  je  changeai  mes  batteries  d'épaule. 

C'est  aussi  vers  cette  époque  que  j'eus,  avec 


210         BÊTES  ET  GENS  DE  LETTRES 

Chincholle,  une  vive  altercation  relativement  à 
une  petite  danseuse  du  Moulin-Rouge  que  cet  hu- 
moriste voulait  ravir  à  ma  tendresse. 

Bref,  j'en  avais  assez,  moi,  de  la  Boulange  !  Un 
matin  que  Loulou  se  préparait  à  chercher  mes 
journaux  chez  la  marchande,  je  lai  confiai  un  pe- 
tit mot  à  l'adresse  de  cette  dernière.  Plus  d'Intran- 
sigeant, plus  de  Presse,  plus  de  Cocarde/  A  nous 
la  Bataille  et  la  République  Française! 

Quelques  minutes  après,  Loulou  rentrait  chez 
moi,  au  grand  galop,  avec,  dans  sa  gueule,  les  ga- 
zettes habituelles. 

Etonnement  de  ma  part  !  Explications  de  la  mar- 
chande de  journaux  ! 

Loulou  n'avait  rien  voulu  savoir.  11  avait  rejeté 
au  loin,  avec  une  sorte  de  dégoût,  les  organes  op- 
portunistes et  s'était  servi  lui-même. 

Une  sévère  correction  fut  la  récompense  de  cette 
attitude.  Mais  rien  n'y  fit.  Chaque  matin,  Loulou 
me  rapportait  mon  Intransigeant,  ma  Presse  et  ma 
Cocarde.  Il  descendait  jusqu'au  boulevard  les  vo- 
ler dans  les  kiosques. 

J'avais  beau  raisonner  le  pauvre  animal,  lui  dé- 
montrer les  dangers  du  césarisme,  la  cause  défi- 
nitivement perdue,  la  France  évidemment  désin- 
téressée du  mouvement.  Loulou  hochait  la  tête  de 


APPENDICE  311 

l'air  d'un  chien  qui  dit  :  «  Toi,  mon  bonhomme, 
tu  es  un  sale  lâcheur  !  » 

Touché  de  tant  de  fidélité,  je  me  débarrassai  du 
pauvre  animal  et  le  vendis  à  vil  prix. 

Il  est  en  ce  moment  chez  une  charmante  jeune 
femme,  madame  Suzanne  Néry,  où  il  n'a  pas  l'air 
de  s'embêter  autrement. 

Voici,  mon  cher  Docquois,  les  petites  notes  que 
vous  m'avez  demandées.  Si  elles  peuvent  faire 
votre  bonheur,  soyez-le. 

Bon  appétit. 

Alphonse  Allais. 


fin 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Devant  la  porte  d'Emile  Zola. 
I.  Emile  Zola  : 
Un  ami  des  bètes.  —  La  vie  totale.  —  Les  chats  de 
Zola.  —  Monsieur  Pinpin.  —  Le  petit  chien  à  rou- 
lettes. —  L'arche.  —  Nord  et  Midi.  —  Les  cochons 
de  Piriac.  —  Les  oies  de  la  Trouille.  —  Un  âne 
saoul  qui  vomit.  —  Rêve  et  réalité 7 

IL  Les  Balzaciens  : 

Les  bêtes  chez  Balzac.  —  Lettres  de  MM.  Jules  Chris- 
tophe, Anatole  Cerfberr  et  Henry  de  Braisne.  — 
Une  grosse  bête 15 

III.  Edmond  de  Goncourt  : 

Visite  au  «  grenier  des  Goncourt  ».  —  L'agonie  des 
singes.  —  Cocoli  et  Vermillon.  —  Une  lecture.  — 
En  silence.  —  Mi 26 

IV.  Barbey  d'Aurevilly  : 

Entrée  de  Démonette  chez  Barbey  d'Aurevilly.  —  Une 
tape  à  la  Prémare.  —  Le  peintre  de  Démonette.  — 

27 


314  TABLE    DES   MATIÈRES 

L'influence  de  madame  Cottin.  —  Bataillon  jaloux. 

—  Compagnons  nocturnes.  —  La  femme  d'Edgar 
Poë.  —  Démonette  parle 34 

V.  Madame  Acrermann  : 

Les  chiens  de  madame  Ackermann.  —  Coup  de  for- 
çats. —  Mot  d'une  femme  de  ménage.  —  Réveillon 
d'Allemand.  —  Entre  serins.  —  Les  cloportes,  les 
arbres,  les  fleurs.  —  Démonette  miaule.  —  Des 
amours  de  chats.  —  L'araignée  de  mon  arrière- 
graud-mère 44 

VI.  Ernest  Renan  : 

Le  meilleur  élève  de  madame  Viardot.  —  Un  cueilleur 
de  fraises.  —  La  bonhomie  de  Renan.  —  Petites 
vies.  —  Lundi  et  jeudi.  —  Sous  les  bombes.  —  Les 
cartésiens  et  les  bétes.  —  Ce  que  dit  le  portrait 
d'Honnète-Homme 51 

VII    François  Coppée  : 

Le  monsieur  pour  les  chats.  —  Les  cornichons  de 
François  Coppée.  —  Esquisse.  —  Un  filleul  de  Paul 
Bourget.  —  Les  oreilles  de  Bourget.  —  Le  petit 
Lou-Lou.  —  Bourget  somnole.  —  Un  boulimique. 

—  La  pâtée  de  Bourget.  —  Autres  pâtées.  —  Mé- 
daille d'argent.  — Deux  animaux  friands.  —  Bour- 
get à  l'hôpital.  —  Les  malades  de  M.  Bourrel.      60 

VIII.  Anatole  France  : 

Balthazar  et  les  petits  chacals.  —  Tableau.  —  L'ami 
d'Hamilcar.  —  Opinion  d'un  chat  sur  son  maître.  — 
Entrée  dans  l'histoire.  —  Pacte  entre  l'homme  et 
la  bête.  —  M.  Pascal.  —  Comment  il  sied  déjuger 
le  chat.  —  Sous  le  Ht.  —  Relations  avec  un  moi- 
neau. —  La  barbe  de  M.  Anatole  France.  —  Les 
magasins  de  la  nature.  —  Dans  une  serviette.  — 
Le  protoplasma.  —  Qu'est-ce  que  le  cerveau?.      72 


TABLE    DES    MATIÈRES  315 

IX.  Catulle  Mendès  : 

Roman  et  géométrie.  —  Un  oiselier  expérimental.  — 
M.  Catulle  Mendès,  valeton  de  fauconnerie.  —  Les 
trois  expériences.  —  La  bravoure  de  Néron.  —  Le 
rossignol,  oiseau  parleur.  —  Ce  farceur  de  Pline.  — 
Le  parapluie  de  Brillant.  —  De  Castelnau-Magnoac 
à  Toulouse.  —  Diane.  —  50,  rue  des  Martyrs.  — 
Faffuer  et  Fasolt.  —  Le  suicide  de  Mime.  —  Revi- 
rement       '85 

X.  Léon  Cladel  : 

Grande  revue  de  chiens.  —  César,  chien  épi|ue.  — 
Monsieur  Touche  et  ses  rapports  avec  Béranger, 
Lamartine  et  de  Vigny.  —  Au  moulin  de  la  Lande. 

—  Ratas,  nageur  déterminé.  —  Pif,  Paf,  Pouf.  — 
Entrée  de  Famine.  —  Léon  Cladel,  chien  d'aveugle. 

—  En  récompense  d'un  sauvetage.  —  Démêlés  avec 
la  police  de  Sèvres.  —  La  tortue  de  madame  Cla- 
del. —  Nos  frères  les  animaux.  —  Père  et  socia- 
liste       97 

XI.  Georges  Codrtelinm 

Prenons  toujours  le  kummel.  —  Un  rigolo  de  la  vie. 

—  Courteline  incendiaire.  —  Premières  armes 
chez  la  mère  Popo.  —  Une  paire  d'amis.  —  De 
l'influence   des  jurisconsultes  sur  Catulle  Mendçs. 

—  L'ami  des  fleurs.  —  Analogie.  —  La  conclusion 
de  tout  ceci 113 

XII.  Frédéric  Mistral  et  Paul  IIarll  : 

Haro  sur  le  Midi.  —  Zola,  Dau/let  et  Huysmans.  — 
Proverbes  provençaux.  —  Poil  et  plume.  —  Mar- 
cabrun,  fils  de  moine.  —  L'avatar  du  bon  ancêtre. 

—  Un  paysan.  —  Autour  de  l'enclos.  —  L'oiseau  le 
plus  rare.  —  L'homme  et  les  bêtes.  —  Insoumis  et 

_nés.  —  Le  maquignon  et  le  poète.  —  Explica- 
tion courtoise 125 


316  TABLE    DES    MATIÈRES 

XIII.  Alphonse  Daudet  : 

Avec  Mistral  contre  Zola.  —  Pourquoi  Daudet  n'aime 
pas  les  bêtes.  — Le  chinngne  fô.  —  Un  piano  se  met 
à  parler.  —  Tout  simplement.  —  Un  roman  de 
chien.  —  Sous  le  grand  catalpa.  —  Ce  farceur  de 
cheval 133 

XIV.  Abel  Hermant  et  H.  Ridder  Haggard  : 

Le  sabot  de  Dallas.  —  Le  cheval  est-il  un  farceur?  — 
Apologie.  —  Tendresse  de  cavalier.  —  Luxe  pra- 
tique. —  Petits  ânes.  —  Les  chiens  de  Constantin 
nople.  —  Fatalisme.  —  Le  plus  farceur  des  deux.  — 
Le  sabot  de  Moresco.  —  Un  cheval  «  salé  ».  —  Une 
mort.  —  Le  cheval  n'est  pas  un  farceur  ...     ui 

XV.  Pierre  Loti  : 

L'àme  des  bêtes.  —  Parenté.  —  La  petite  flamme.  — 
Les  deux  moumouttes.  —  Le  cœur  d'une  Chinoise. 

—  Ne  plus  être.  —  Ceux  du  foyer 150 

XVI.  Sully-Prudhomme  : 

Un  académicien.  —  Des  bêtes  peu  gênantes.  —  Sym- 
pathie platonique.  —  Insolence  et  douceur  d'un  chat. 

—  L'humanité  devant  Dieu.  —  Le  serpent  et  la 
queue  du  rat.  —  Les  bêtes  au  dernier  plan  .   .     158 

XVII.  Joris-Karl  Huysmans  : 

Dans  le  plain-chant.  —  Un  fervent  des  chats.  — 
Barre-de-Rouille.  —  Portrait  peu  flatté  de  Mouche. 

—  Mouche,  profond  philosophe.  —  La  mémoire  des 
chats.  —  Chasteté  relative.  —  Les  trois  cents  chats 
de  la  Halle-aux-Vins 164 

XVIII.  Emile  Bergerat  : 

Les  ours  de  Bergerat.  —  Théophile  Gautier  et  sa  mé- 
nagerie. —  Le  lézard  de  madame  Bergerat.  —  La 
demi-àme.  —   Bistu.  —   Un  lièvre  chasseur.  —  Le 


TABLE    DES    MATIERES  317 

père  Toussenel.  —  Ce  que  pensent  les  bêtes  de  la 
littérature.  —  Un  chien  voltairophobe.  —  Bergerat 
parjure 171 

XIX.  Stéphane  Mallarmé  : 

Lilith.  —  a  Les  chats,  seigneurs  des  toits.  »  —  Vi- 
sions diverses.  —  Une  arrière-vibration.  —  Lilith 
attend  Monsieur.  —  Hallucinations.  —  Tonsure  à 
dorer.  —  Saladin,  prince  d'Asie.  —  Les  papiers  de 
feu  Saladin.  —  Histoire  courte  d'un  chat-huant.     183 

XX.  Maurice  Barrés  : 

Scrupules.  —  Bêtes  et  gens. —  Bérénice,  les  canards  et 
l'âne.  —  Ce  que  Philippe  découvre  dans  le  jardin 
d'une  petite  fille.  —  Les  compagnons  de  Petite- 
Secousse.  —  M.  Barrés  et  ses  phoques.  —  Les  frères 
des  chiens  et  les  nôtres.  —  Lajambe  du  gardien.  — 
Un  cri  de  propriétaire.  —  Le  fils  de  Frimousse.  — 
Le  métier  de  Jenny,  la  tortue.  —  Fatougay.  —  Je 
ne  connais  pas  le  chameau.  —  Les  écuries  de 
l'homme 193 

XXI.  Edmond  Haraucourt  : 

La  souffrance  des  bêtes.  —  Les  deux  modes  de  sym- 
pathie de  M.  Haraucourt  pour  elles.  —  Sonnet  du 
Cheval  de  fiacre.  —  M.  Blanc,  coq  de  salon.  — 
Les  bêtes  de  Sarah  Bernhardt.—  M.  Caïman  au  mi- 
nistère du  commerce 205 

XXII.  Jean  Reibrach  : 

Les  bêtes  dans  l'œuvre  naturaliste.  —  Psychologie.  — 
Anathème  sur  le  chat.  —  L'âne  et  les  plans  incli- 
nés. —  Le  cheval.  —  Histoire  du  petit  Gravier.  — 
Le  chien  et  le  troupier.  —  Un  chien  faction- 
naire   • 213 

XXUI.  François  Fabié  : 

La  chatte  noire   du    moulin  de   Roupeyrac.    —   Une 


318  TABLE    DES    MATIERES 

chienne  qui  chante.  —  Dénicheur.  —Un  poète  ber- 
ger d'abeilles.  —  La  Poésie  des  bêtes.  —  M.  Fabié 
et  La  Fontaine.  —  La  liberté  aux  bêtes.  —  Les 
bêtes  dans  l'art 221 

XXIV.  Jean  Jullien  : 

Analogies.  —  La  destinée  de  Bernard.  —  Bassesse  du 
chien.  —  Aux  arènes.  —  Un  juif  inattendu.  — 
Coups  de  matraque.  —  Vivent  les  révoltés  !  —  His- 
toire d'Epistémon.  —  Le  14  juillet  d'un  artiste.    229 

XXV.  Georges  de  Peyrebrune  : 

Les  enfants  et  les  bêtes.  —  Vers  pour  une  louve.  —  Les 
souris  au  bois.  —  Végétarienne.  —  La  pensée  aux 
bêtes.  —  Mademoiselle  Cloche.  —  Le  grand  martyr. 

—  Antivivisectionniste.  —  Les  attitudes  de  Reine.  — 
Qui  veut  des  chiens?  —  Critérium.  —  Un  peu  de 
philosophie.  —  Sur  les  chats 237 

XXVI.  Cloyxs  Hugues  : 

Topaze  et  soleil.  —  Diane  chasseresse.  —  Black,  chien 
blanc.  —  Vivisecteurs  et  révolutionnaires.  —  La 
pitié  de  Paul  Bert.  —  La  mort  d'un  vieux  moineau. 

—  Légende  du  Christ  et  de  l'araignée.  —  Deux 
croix.  —  Chasse  unique.  —  Madame  Clovis  Hugues 
prend  la  parole.  —  Pêche  miraculeuse  ....     248 

XXVII.  Emile  Goudeau  : 

L'auteur  de  La  Revanche  dés  Bêtes.  —  Les  bêtes  sont 
drôles.  —  Agissements  de  Moucbi-Moucha.  —  Le 
langage  «  chat  ».  —  Le  seigneur  Bitume.  —  Six 
côtelettes  pour  un.  —  Le  troupeau  d'Emile  Gou- 
deau, berger.  —  Les  fourmis  pasteurs  de  pucerons. 
—  Avec  une  pipe.  —  L'interview  d'une  fourmi.  — 
Astronomie  à  l'envers 259 


TABLE    DES   MATIÈRES  319 

XXVIII.  J.-H.  Rosny  : 

39,  rue  Didot.  —  Infiniment  petits.  —  Les  abeilles 
maçonnes.  —  1,'animal  qui  nous  succédera.  —  La 
lin  de  l'homme.  —  Le  chat  mécanicien.  —  Suiveur 
d'enterrements.  —  Encore  l'amphioxus.  —  An- 
goisse  271 

xxix.  ex  lequel  trois   poètes   parlent    congrument  de 
l'oiseau  de  Noël 278 

XXX.  René  Ghil  : 

Chauffons  la  sortie.  —  Michelet  parle.  —  Nos  an- 
cêtres. —  Les  bonnes  machines.  —  De  la  viande. 

—  D'un  Caraïbe  à  Zola.  —  Portrait  de    Sali-Fou. 

—  Un  roulement.  —  Sali-Fou  altruiste.  —  Du  che- 
val. —  Celui  qu'on  calomnie.  —  Le  mot  de  la 
fin 285 

Appendice  : 

Lettres  de  Maurice  Rollinat,  Armand  Silvestre,  Ro- 
bert-Louis Stevenson,  Camille  Lemonnier  et  Al- 
phonse Allais 295 


EMILE    COLIN    —    IMPRIMERIE    DE     LAGNY 


f   MBUÔT1 


La  Bibliothèque 

Université  d'Ottawa 

Echéance 


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Date   due 


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CE     PQ        0283 
•  D63     1895 
COO       DOCQUOIS, 
ACC#     1383735 


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