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PHILOSOPHIE
DE KANT.
PREMIERE PARTIE»
NOTIONS PRÉLIMINAIRES.
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PHILOSOPHIE
DE KANT,
OU
t
PRINCIPES FONDAMENTAUX
DE
LA PHILOSOPHIE
TRANSCENDENT ALE
PAR
V
€hnvU0 ®Ulctr0 r
DE U SOCIETE ROYALB DES SCIENCES DE GOTTINGTIE.
Protag. ap. Putoh.
PREMIÈRE PARTIE.
A UT REC H T ,
Chez N. Y ah der MONDE , Imprimeur-éditeur.
1830.
Seconde édition , revue et augmentée.
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L'INSTITUT NATIONAL
DE FRANGE.
TRIBUNAL INVESTI d'uHE MAGISTRATURE SUPRÊME
DANS L'EMPIRE DES SCIENCES. JUGE NATUREL ET EN
PREMIER RESSORT DE TOUTE DOCTRINE NOUVELLE
OFFERTE A LA NATION.
CHARLES VUXERS.
428838
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Av.
PREFACE,
Notice biographique et littéraire
concernant Emmanuel kant. — Ad-
versaires de sa philosophie. — Un
mot de la culture intellectuelle des
m *
allemans. — Dessein du présent
ê
ouvrage.
Ce n'est pas sans quelqu'appréhension , mais
aussi ce n'est pas sans un certain sentiment
de confiance et de calme, que je livre cet
écrit au public français. Pénétré intimement
de la dignité de l'objet, comme de la valeur
des résultats qu'offre la doctrine que j'y ex-
pose, j'attends avec résignation l'accueil , tel
qu'il soit, qui lui est destiné. Ma crainte n'est
relative qu'a ma propre faiblesse; d'ailleurs
je crois faire a la partie éclairée et pensante
de mes compatriotes un présent , dont ceux qui
la composent me sauront peut-être un jour
quelque gré.
LUS
tait
vni
où l'entendement humain ,
après avoir long-tems et avec opiniâtreté marché
sur la même route, soit dans le système total
de ses connaissances , soit dans quelque science
particulière, semble éprouver un besoin de
changer sa direction, et de s'ouvrir une route
nouvelle. Ou il reconnaît enfin que sa direc-
tion présente le conduira a Terreur, ou il sent
que le fonds sur lequel il pose n'a pas assez
de solidité. L'histoire nous a conservé le sou-
venir du but et des motifs de quelques réfor-
mations de ce genre chez le plus étonnant de
tous les peuples de l'antiquité, celui de la
Grèce, et chez les peuples de l'Europe occi-
dentale , depuis la renaissance des lettres. Ces
révolutions intellectuelles ne s'opèrent pas su-
bitement et sans préparations. Celle même
que je viens de désigner , n'a été que le ré-
sultat de tout ce qui s'était dit et pensé durant
les trois ou quatre siècles qui la précédèrent.
D abord se manifestent quelques traits d'une
lumière faible ; ce sont des aperçus , des soup-
çons, des objections, quelquefois des découver-
tes importantes qui se perdent et retombent
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dans l'obscurité avec leurs auteurs. Après bien
des indications éparses , viennent quelques hom-
mes , ou un seul homme , qui les rassemblent
en un corps, leur donnent un nouveau déve-
loppement, les fortifient de nouvelles preuves ,
leur marquent un but, leur assignent une
forme; et ces hommes sont comptés, avec
raison, pour des génies créateurs. Ainsi Co-
pernic réforma l'astronomie, et Descarte» la
spéculation. Ils rasèrent l'ancien édifice, et
employèrent quelques-uns de ses débris a en
élever un nouveau. D'autres après eux l'ache-
vèrent, ou le laissèrent imparfait, mais du
moins y travaillèrent encore; en sorte que
l'inventeur se trouve d'ordinaire placé entre
ceux qui l'ont précédé, et qu'on appelle ses
maîtres, et ceux qui le suivent, et qu'on ap-
pelle ses disciples ; il se distingue d'eux comme
ces anneaux principaux d'une chaîne qui dé-
passent tous les autres. Dans nos jours , nous
avons été témoins de deux événemens , qui
seront à jamais comptés parmi les premiers et
les plus importans de l'orde intellectuel : l'ap-
parition de la nouvelle chimie, qui a donné
X
une autre face et une autre direction aux
sciences naturelles , à la physique , a l'astrono-
mie" même et à la géogonie : et celle de la
philosophie transcendentale , qui les intéresse
toutes, qui, sans en ébranler aucune *), glisse
dessous elles une base qui manquait à la plu-
part des théories. La nouvelle chimie, la
nouvelle philosophie, sont les deux tendances
majeures de notre âge , les deux degrés scien-
tifiques les plus remarquables qu a monté notre
génération, et qu'elle ne redescendra plus.
La France qui avait déjà produit Descartes, se
glorifie encore de Lavoisier: l'Allemagne se
glorifie de Kant.
Emmanuel kant est né, le 22 avril 1724, à
Kcenigsberg, capitale du petit pays froid et
sablonneux, bordé au nord par la Baltique,
et qui porte le titre de royaume de Prusse.
Notre philosophe ne s'est jamais éloigné de sa
ville natale. C'est de Ta que sa renommée a
rempli le monde. Son histoire ne peut être
*) Aucune , s'entend , de celles qui ep méritent le titre ; car
elle renverse beaucoup de fausses sciences.
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I
XI
que celle de ses pensées et de ses ouvrages; sa
vie offre peu d'événcmens , hormis peut-être
un démêlé qu'il eut avec le défunt Roi de
Prusse , à qui l'on avait présenté quelques opi-
nions de Kant sous un faux jour, et qui voulait
en conséquence lui interdire d'écrire , ou même
en exiger une sorte de rétraction ; le monarque
cependant reconnut son erreur, et céda à la
modeste fermeté du philosophe. Du reste les
grands de la terre se sont peu mis en peine de
notre sage. Ils vivent dans un monde où sa
lumière ne pénètre pas , et où Ton croit pouvoir
s'en passer *). Kant ne les a pas recherché,
quelques amis, la méditation et l'étude ont
suffi a sa grande ame. Il a vieilli en paix dans
son obscure retraile; mais c'est en vain que
les années s'accumulent sur sa tête presque
octogénaire , l'éternité a commencé pour lui ; la
postérité, devant qui les passions contemporai-
*
*) Alexandre vénérait Aristote en Macédoine , Calanus dans l'Inde ;
il visitait le cynique dans son tonneau. Je ne sache pas que le
jeune Roi de Prusse , lors de son voyage à Koenigsberg , ait té-
moigne aucun désir de voir l'homme le plus célèbre de son
royaume.
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XII
nés se taisent, que n'étourdit plus le babil de la
sottise, ni les sifflemens de l'envie, 1 équitable
postérité' le placera près de Platon, de Descartes
et de Leibnitz, avec la supériorité que l'état
des lumières dans le siècle où il a vécu, lui
assigne sur eux.
On se tromperait, si l'on pensait tpieKant
n'est que métaphysicien. Pendant le cours de
sa longue et laborieuse vie , il a rassemblé une
masse de connaissances universelles et profondes,
qu'on aurait peine à croire réunies dans la même
tête. Son immense mémoire lui a été d'un
grand secours : elle lui rend tout présent et
clair. Il est mathématicien, astronome, chimis-
te; l'histoire naturelle, la physique, la physio-
logie, l'histoire, les langues, les lettres et les
arts, l'état le plus exact du globe, de ses
habitans et de ses productions, tout lui est
familier. Aussi ses ouvrages offrent-ils fréquem-
ment des preuves de cette universalité de con-
naissances ; et, philosophie à part, il est un savant
du premier ordre dans un pays ou le titre de
savant n'est point aisé à obtenir. A vingt-deux
ans il débuta par des Pensées sur la véritable
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xm
évaluation des forces vitales (imprimé en 1746).
En 1755, il donna son Histoire naturelle du
monde, et Théorie du ciel d'après les princi-
pes de Newton , ouvrage rempli de conceptions
neuves et grandes, et où, entre autres choses
singulières, se trouve une conjecture sur des
corps célestes qui doivent exister au-delà de
Saturne; conjecture que Herschel a vérifiée
vingt-six ans après, en découvrant Urcmus, à
l'aide de ses nouveaux télescopes.
Voici, en peu de mots, sur ce point la marche
des idées de Kcmt. Il observa que les orbites
de toutes les planètes principales étant excentri-
ques, cette excentricité devenait toujours plus
considérable, à raison du plus grand éloignement
du soleil; tellement que l'orbite de Mercure
étant la moins excentrique , celle de Vénus l'est
davantage, puis progressivement celle de la
Terre, de Mars, de Jupiter, de Saturne. Con-
sidérant ensuite, et avec raison, les comètes
ainsi que de véritables planètes, mais très-excen-
triques, il vit que leur excentricité se réglait
aussi d'après leur distance, et il regarda dès-lors
tous ces corps tour nans autour du soleil , depuis
XIV
Mercure jusqu'à la comète la plus éloignée
comme ne faisant qu'un seul système de corps
célestes. Comparant donc l'orbite de la comète
la moins excentrique, c'est-à-dire, la plus voisine
de Satwrne , avec l'orbite de cette planète la plus
éloignée que Ton connût alors , il trouva une
variation et une distance trop grande , un saut
trop disproportionné entre ces deux astres,
et ne voulut pas croire à une lacune pareille dans
la nature. 11 posa en fait qu'entre Saturne et
la plus proche des comètes , il y avait un , deux ,
trois , ou plus d'autres corps célestes , dont
l'excentricité croissant toujours graduellement,
il devait enfin s'en trouver un dont la marche
tiendrait également de celle des planètes et de
celle des comètes *). Il avait donc non-seulement
prédit Urcmus , mais son idée est encore plus
vaste; et l'on peut juger qui de Herschel, de
Kavt ou du roi Georges, méritait le mieux de
donner son nom au nouvel astre. Personne ,
après la découverte, n'a été plus frappé de la
prédiction que Herschel même. Il a rendu,
*) Voyez les pages M et sûiy. de l'original, édition de 4797.
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XV
hommage au génie dont la vue avait été plus
perçante que des télescopes , et il en a publié
son admiration dans plusieurs de ses écrits.
Soemermg , habile physiologiste, écrit un
essai sur Y organe immédiat de ïame pensante,
et il envoie son livre à Kant. La réponse de
Kant est une dissertation, où il expose une
hypothèse très - ingénieuse sur une opération
chimico-vitale , qui doit avoir lieu continuelle-
ment dans la sérosité que renferment les cavités
qui se trouvent dans les ventricules du cerveau.
Soemering a fait imprimer cette lettre à la tête
de la seconde édition de son livre, et elle n'en
est pas la partie la moins curieuse.
Il a répondu de même par une dissertation
physiologique au docteur Hufeland, premier
médecin du roi de Prusse , qui lui , avait en-
voyé son Art de prolonger la vie humaine,
en exprimant le voeu, que ce livre pût aider
à prolonger la vie du grand homme.
11 a écrit un traité des volcans de la lune:
un autre de Vinfluence de cet astre sur la
température de notre atmosphère; sur la théorie
des vents; une histoire naturelle du tremble-
pcrc
au eeiii< a:-- 11: *
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re, haïrnt- pu<
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son livre a ^ci- _
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pre-
irale ,
gsberg,
parut le
it scandaleux,
de commentaire
se de philosophie
vail un plus grand
/)<> mundi sensibilis
II a donné long-tems
•2
XVI
ment de terre de 1755; des différentes races
d'hommes; sur Y origine la plus probable de
? histoire, etc et tout ce qu'il a écrit est
marqué au sceau du savoir, de l'originalité ,
d'une tranquille et profonde réflexion. Ce qui
le distingue sur-tout, c'est qu'il n'a jamais rien
écrit que de grave , rien qui ne tende unique-
ment à l'avantage de la science, ou d'une
moralité sévère. Jamais l'auteur ne se laisse
entrevoir, jamais rien d'individuel ne perce
dans ses écrits. L'intérêt pur de la
pour la science elle-même , de l'humanité pour
Thumanité, est l'esprit vivant de ses ouvrages.
Ce caractère est , en général , assez commun aux
tons écrivains de l'Allemagne. Kant Pa reçu
d'abord, et Ta renforcé ensuite dans les autres
par son puissant exemple. Delà une bonhom-
mie dans la pensée, et une naïveté dans
l'expression , qui rend les meilleurs écrits
allemans si ressemblans à ceux des anciens
Grecs.
En 1771 , l'Académie de Berlin , dans la-
quelle règne toujours un peu de ce vieil esprit
français des mignons du grand Frédéric, pro-
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XVII
posa, pour sujet du prix, de déterminer les
caractères de Yévidence dcms les sciences métan
physiques. Le mémoire couronné se trouva
être du fameux Moyse Mendelssohn. Kant
avait concouru aussi. Son mémoire a été im-
prime. Le public philosophe lui a dès long-
tems décerné le prix. L'Académie ne l'avait
pas entendu, et même aujourd'hui il est peu
de membres de ce corps en état de le com-
prendre *).
Parmi les écrits philosophiques de Kcmt, il
faut distinguer soigneusement ce qu il a écrit
avant une certaine époque, où il n'en était pas
encore venu à sa nouvelle théorie , et ceux qu'il
a publiés depuis lors. On en trouve les pre-
miers indices dans sa dissertation inaugurale,
comme professeur à l'université de Kœnigsberg,
en 1770 # ). Mais c'est en 1781 que parut le
*) Ainsi que le témoigne le programme vraiment scandaleux,
qu'a publié cette Académie en 1799, pour servir de commentaire
a la question proposée pour le prix, par la classe de philosofhie
spéculative. Il en serait autrement si elle avait un plus grand
nombre de membres tels que M. Engel.
# ) Cette iussertation latine est intitulée : De mundi sensibilis
ot<Iu* inteUigibilis fortnà •% ffincifiis. U a donné long-tcms
•2
XVIll
livre à jamais mémorable , critique de la raison
pure. Kant y enseignait une doctrine nouvelle,
et ruinait toutes les métaphysiques qui l'avaient
précédé, non pas en les attaquant directement,
mais en analysant à fond, et dévoilant la nature
de l'entendement et de la raison où se forment
tous les systèmes. Ce livre renfermait la plus
désolante et la plus irréfragable définition du
savoir , chose que tant de savans ignorent. On
eut pu lui appliquer ces deux vers du vieux
poëte Hébert, dans son roman des Sept sages:
■
» Et vérité est la massue
» Qui tôt le monde occit et tue."
Ce livre, qui devait faire un si grand éclat,
auparavant, en <764, des Considérations sur le sentiment du beau
et du sublime , qu'on a traduit , je ne sais pourquoi , en français.
Kant n'était pas alors ce qu'il est devenu par la suite. On a
fait d'ailleurs parmi ses œuvres, un choix singulier de quelques
morceaux pour les traduire dans notre langue. Comment peuvent-
ils donner à un Français la plus légère idée du réformateur de la
philosophie ? C'est comme si à un étranger , curieux de connaître
notre Montesquieu , on allait expliquer dans sa langue un chant
du T cmple de Guide , l'Essai sur le goût , et deux ou trois Lettres
persanes. Il est évident que c'eit V Esprit des lois qu'il faudrait
interpréter à cet étranger.
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♦
XIX
ne fut d'abord ni compris , ni même lu. Il
fut cinq ou six ans dans le monde, sans que
personne y fit grande attention; et un fait
certain, c'est que le libraire de Riga qui en
avait fait l'édition, allait l'employer comme
maculature, quand l'explosion qui survint,
l'obligea bientôt d'en faire une seconde, troi-
sième et quatrième édition. Les interprètes et
les commentateurs se multiplièrent alors, et
présentèrent sous différentes formes la nouvelle
doctrine. Parmi ceux qui écrivirent dans ces
premiers tems , il faut distinguer sur-tout Rein-
hold, philosophe rempli de pénétration et
d'onction, gendre du célèbre Wieland; et le
mathématicien Schulze, à qui l'on doit une
théorie très-hardie et très-savante des parallèles.
Cette première réception du public affecta
vivement le philosophe. Le regret de n'être pas
entendu quand on est fait pour instruire, de
voir ses lumières perdues pour l'humanité , est
un mouvement si noble, que la sagesse n'en
peut pas mettre a l'abri. Cette disposition géné-
rale était cependant facile à prévoir et à expli-
quer. La nation allemande, il est vrai, est
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<
XX
essentiellement méditative et réfléchie ; Leibnitz
et Wolf avaient alimenté cette disposition de
leurs compatriotes. Mais depuis plusieurs années,
Técole Leibnitzio-wolfierme était presqu éteinte ;
rien ne Tavait remplacée ; le goût du bel-esprit
qui commençait à prendre dans la littérature
allemande , une certaine influence étrangère , sur-
tout ^depuis le règne de Frédéric , et rétablisse-
ment d'une académie toute française au centre
de l'Allemagne, étouffaient peu-à-peu l'intérêt
pour la spéculation. Le peu de vrais philosophes
et de tcolfiens qui restaient encore , se taisaient
faute d'auditoire. Dans les chaires de philoso-
phie, on ne professait plus qu'une doctrine
ecclectique et superficielle, venue d'Angleterre
et de France. Une métaphysique frivole et
phrasière avait dégoûté tout le monde d'une
étude plus sérieuse , et l'insouciance était devenu
(ainsi qu'elle a déjà commencé à letre en
France , trente ans avant la révolution) la seule
philosophie qui eût cours *). Voilà ce qui fit
*) J'ai parle plus au long de l'état de la métaphysique en
Allemagne , avant Kant , et de quelques autres objets , dans une
Notice imprimée, il y a près de quatre ans, dam un journal qui
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accueillir avec tant de froideur un livre, qui
d'ailleurs était écrit d'un style très-concis , très-»
énergique, et par-la très-inintelligible pour la
plupart des lecteurs ainsi disposés. Telle est
peut-être aussi la réception qui attend son
interprète en France.
Mais enfin cet état de choses changea; l'esprit
spéculatif se réveilla puissamment , et l'on sait
depuis quelle fermentation singulière a excité
en Allemagne le Kantianisme ; fermentation
qui laissera de longues traces , et qui caractérise
une des époques les plus importantes de l'esprit
humain, où la spéculation a été poussée a son
plus haut point, par les disciples de Kant, et
par ceux de leurs adversaires qui étaient de
force à se mesurer avec eux.
A la Critique de la raison pure, se rappor-
tent principalement ces deux autres ouvrages de
Kant: prolégomènes , ou Traité préliminaire
à toute métaphysique qui désormais tenterait
de paraître comme science. Imprimé en 1783;
•e public en Basse-Saxe. Le citoyen François dt Nevfckâteau a
trouvé bon de faire entrer cette notice dans un recueil de mor-
ceaux inédits , qu'il a intitulé Conservateur.
(C'est la Critique reprise sous oeuvre et exposée
analytiquement). — Et principes métaphysi-
que* de la science de la nature , imp. en 1786 ,
sans compter quelques dissertations.
En 1788, Kant donna sa critique de la
raison pratique, a laquelle se rapportent sa
base d'un métaphysique des moeurs. — Ses
principes métaphysiques de la vertu. — Et
principes métaphysiques du droit. — Sa
religion, d'accord avec la raison. — Son
petit essai sur un projet de paix perpétuelle
(qui a été traduit en français). — Son idée
dune histoire universelle , dans une vue cos-
mopolitique *), et quelques autres.
En 1790 parut la critique du jugement ,
complément nécessaire des deux premières Cri-
tiques, et à quoi se rapporte le livre intitulé:
Base d'une critique du goût, publié en 1787.
Tels sont les ouvrages principaux de Kant
*) Morceau que l'auteur <Iu présent ouvrage a traduit en 1798,
qui a été imprimé deux fois en français , et que le citoyen Fran-
çois de Ncufchateau a de même trouvé bon de recueillir parmi
les pièces inédites du Conservateur , où il s'est trouvé réimprimé
pour la troisième fois.
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Il en a écrit un grand nombre d'autres *).
On vient de rédiger et de publier sa logique;
il a donné, l'une des années dernières, une
Anthropologie. Mais l'essentiel de sa doctrine
est renfermé sur-tout dans les trois Critiques.
Kant a éprouvé , il éprouve encore de nom-
breuses contradictions. La satyre et l'outrage
même ne l'ont point épargné, et s'il eut été
accessible a leurs traits, le repos de ses jours eût
pu en être troublé # ). Les déplorables annales
de l'humanité ne nous offrent que de sembla-
bles traits, et de plus révoltans encore. ï)ieu
*) Son âge très-avancé n'a presque rien diminué de son énergie
et de son activité. Il va paraître de Jui une Géographie physi-
que , rédigée et mise au jour par son ami , M. le professeur
Rink, compagnon de ses travaux. Il met encore la dernière
main à un ouvrage intitulé : Transition de la métaphysique à la
physique.
Sa doctrine a été défendue par le gouvernement de plu-
sieurs pays , elle a été mal vue de presque tous ; un des plus
célèbres philosophes de son école a été accusé d'athéisme, a
perdu la chaire de philosophie qu'il occupait , etc. ; et tout cela
à la fin dix-huitième siècle! L'abbé Barruel enfin (si parva licet
componere magnii) a fait de Kant un chef d'illuminés. M. l'abbé
■
n'est sûrement pas un de ces illuminés-là.
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s'étant feit un sage trouva une croix sur la
terre, et Socrate y but la ciguë. Fontenelle
dit avec bien de la justesse, dans son éloge de
Mallebranche : « On ferait une longue histoire
» des vérités qui ont été mal reçues chez les
» hommes, et des mauvais traitemens essuyés
» par les introducteurs de ces malheureuses
» étrangères." Il faut en convenir , l'arbre de
la philosophie n'a presque porté jusqu'ici que
des pommes de discorde. «G'est chose étrange,"
dit Charron, « l'homme désire naturellement
» savoir la vérité, et pour y parvenir remue
» toute chose ; néanmoins il ne la peut souffrir ,
» quand elle se présente, son esclair l'étonné,
» son éclat l'atterre , ce n'est point de sa faute ,
» car elle est très-belle, très-amiable Mais
» c'est la foiblesse de l'homme qui ne peut
» recevoir et porter une telle splendeur, voire
» elle l'offence. Et celui qui la lui présente
» est souvent tenu pour ennemi , veritas odium
» parit. C'est acte d'hostilité que de lui montrer
» ce qu'il aime et cherche tant *)."
*) di la sackssb , li v. I". , chap, 4 , intitulé : Foiblesse.
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XXV
Il faut au reste se bien garder de confondre
en une seule classe tous les adversaires de la
philosophie de Kant. On tomberait dans une
grossière méprise, et Ton rangerait sur une
même ligne des hommes du premier ordre avec
les hommes les plus médiocres. J'ai dit que
la nation, naturellement portée aux sciences
méditatives, les avait cultivé avec ardeur sous
Leibnitz et sous Wolf. Il restait encore des
débris et des traces de cet ancien ordre de
choses; il y avait encore quelques wolfiem ;
il était des écoles oîi Ton faisait encore des
études sérieuses: Jacohi était debout, tel qu'une
colonne de granit, taillée par le ciseau
grec , au milieu des décombres et des mesquins
bâtimens à la moderne. Kant eut donc affaire
à quelques philosophes, qui luttèrent avec lui
pour l'amour de la vérité et de la doctrine : par
exemple, au sceptique, auteur à'Énésidème,
et à quelques autres. Parmi ces sages, qui
témoignèrent toujours la profonde estime que
leur inspirait un tel adversaire, il faut encore
distinguer deux sous-divisions : l'une composée
de savans qui tenaient depuis long-tems à un
XXVI
système, à une e'cole particulière, qui s'étaient
logés et établis dans un édifice, où grand
nombre d'eux avaient vieilli ; ceux-là n'en
pouvaient plus guères sortir pour en aller
habiter un autre; ils ne saisissaient pas à fond
ce que voulait dire Kcmt, et ils ne savaient
expliquer ses idées que par celles qui leur
étaient familières, sûr moyen de ne jamais
s'entendre. Plâtrier, le vieux astronome et
mathématicien Koestner , Garve, le meilleur
interprète du livre des Offices, et que Kcmt
lui-même nomme le premier des philosophes
pratiques, appartiennent à cet ordre d'adver-
saires de la nouvelle philosophie. Les autres,
et ceux-ci, sont moins des adversaires que des
juges, après s'être élevés à la hauteur de
Kcmt y avoir examiné toute sa doctrine et
l'avoir éprouvée soit en elle-même, soit en la
rapprochant de celles de ses prédécesseurs,
crurent y remarquer, l'un quelque lacune dans
le système total, l'autre la nécessité d'un
fondement encore plus profond, ou bien la
possibilité d'un scepticisme s^ subtil qu'il
échappait même aux liens de la critique, ou
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XXVII
une solution incomplète d'un problème impor-
tant, et ainsi du reste. Sur ces points, ils se
séparèrent de Kant; les uns, comme Reinhold,
Fichte, Bouterwek, qui avaient d'abord été ses
disciples , pour établir des doctrines particulières
qui essaient de prêter une base plus solide
encore à celle de leur maître, en conservant
toujours la même tendance et le même point
de vue; d'autres - comme Bardili , pour se
rapprocher de Platon , et sur-tout de Descartes.
Jacohi, l'un des plus profonds et des plus
savans , conserva après , comme par le passé ,
toujours sa même direction. — Ce sont là les
seuls adversaires dignes de Kant.
Les seconds , en bien plus grand nombre ,
bien plus bruyans, plus capables et pins
tranchans, naquirent ou de ce bel-esprit qui
depuis quelques années prenait le dessus parmi
les sérieux Germains, ou de la demi-philo-
sophie devenue à la mode, ou de l'ignorance
qui accompagne trop souvent l'un et l'autre.
Des poètes, des érudits, des gens à sciences
utiles, des gens qui visaient au goût, à la
belle littérature, souvent très-estimables d'ail-
XXVIII
leurs , mais qui n'étaient que poètes , ou
qu'érudits, ou que beaux diseurs, et qui ne
savaient pas être autre chose , jetèrent les hauts
cris quand ils virent un système abstrait ,
qu'ils ne comprenaient point, réveiller subite-
ment et avec une ardeur générale l'intérêt
pour la métaphysique, qu'ils croyaient dûment
enterrée , quand ils virent l'attention du public
attirée vers le portique, et leurs musées
déserts. On ne s'habitue pas à se voir ravir
un encens et une primatie à quoi l'on s'était
accoutumé. Tous les livres et les systèmes de
métaphysique les eussent peu émus ; mais voir
l'admiration publique se tourner vers Kam,t y
entendre les cent bouches de la renommée
employées sans cesse à répéter son nom, voilà
ce qui ne se pardonne pas, et qui fit pousser
de toutes parts des cris de rage *); on aiguisa
toutes ses armes, on se ligua contre l'ennemi
commun; rien ne fut aussi plaisant que de
*) Il y eut même quelques voix qui s'élevèrent dans la capitale
de la France, et qui crièrent de compagnie sans savoir pourquoi,
tant l'exemple est contagieux ! — Au reste Kant ne s'est oublié
qu'une seule fois , jusqu'à se retourner vers ces aboyeurs.
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Toir cette réunion de théologiens, de beaux-
esprits , de mathématiciens , de compilateurs ,
de professeurs et de gens du monde, assem-
blage bizarre qu'une haine commune avait pu
seule produire. On fit donc des livres, sérieux,
badins , des vers , des romans , des réfutations ,
des prédictions, et depuis dix ans toute cette
classe anti-critique se console en tâchant de
croire et de faire croire au public , que le
règne de la philosophie, Dieu merci, est passé!
Plusieurs personnes ont la bonté d'y ajouter
foi, et il y a bien quelque chose de vrai dans
leur dire. Parmi le grand nombre de ceux
qui ont voulu, pendant les dix ou douze pre-
mières années , appartenir à la nouvelle école ,
il se trouvait beaucoup de gens qu'échauffait
un enthousiasme aveugle pour ce qui est grand
et renommé , et qui au fond ne savaient pas
trop ce qu'ils admiraient. Ce beau feu s'est
ralenti la où il n'avait pas d'alimens ; on ne
trouve plus tant d'honnêtes-gens sans vocation
qui déraisonnent au nom de Kant et de
Fichte; l'abus a cessé, mais la philosophie
n'en est pas moins cultivée avec ardeur par
XXX
un grand nombre de penseurs qui y sont mieux
appelés. Elle n'est pas tombée pour cela, et
un système de métaphysique n'est point une
pièce de théâtre, dont le succès s'évalue par
le nombre des portiers étouffés à l'entrée.
Il faut donc dire ici, ce qu'on ne sait pas dans
les pays voisins , d'où les choses se confondent
à raison de l'éloignement , il faut dire que les
soi-disant adversaires de la philosophie de Kant
sont placés, les uns à droite et de pair avec
ce philosophe , les autres à gauche et très au-
dessous de lui. Ceux-ci ont voulu plus d'une
fois tirer avantage des argumens des vrais
philosophes, qui n'étaient point d'accord avec
Kant, ils ont voulu s'étayer de leur appui et
fraterniser avec eux; ils en ont été repoussés.
Il n'y avait là nul point de contact possible;
et dès qu'il fut question de leur bavardage
inphilosophique , tous les penseurs n'ont fait
qu'un avec Kant, tous avaient contre ces intrus
les mêmes raisons et le même éloignement. —
Je désire que la philosophie critique trouve en
France beaucoup d'adversaires de la première
classe; je crains qu'elle n'en trouve trop de la
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XXXI
seconde ; qu'il ne paraisse plus d'un Sempronius
Gundiberty et pas un Enésidème, encore moins
un livre comme celui de Fichte , une dissertation
comme celle de Jacobi *).
Que si quelqu'un, non encore informe de
l'état de la question , me disait à l'apparition
du présent ouvrage: » Vous convenez vous-
» même que la philosophie que vous annoncez
» a des adversaires célèbres, cités entre les
» philosophes ; comment donc peut-elle être si
» décidément bonne et salutaire pour nous?"
Je lui répondrais d'abord, que cette même
philosophie a aussi de très-célèbres et de très-
savans sectateurs # ), puis j'ajouterais: pour
*) Sur l'idéalisme et le réalisme.
# ) Cette raison est tout aussi bonne , employée positivement
que négativement. La philosophie transcertdentale , en général ,
a un bien plus grand nombre de bonnes têtes pour elle que
contre elle . il n'y a nulle comparaison à faire. Elle compte au
nombre de ses partisans de très-grands mathématiciens aussi, des
physiciens, des chimistes, des médecins renommés, des théolo-
giens , des moralistes , de vrais poètes , des jurisconsultes et des
hommes d'état. Je ne veux pas ici faire une vaine liste de noms ,
qui, grâce à l'indifférence des parisiens, ne sont pas connus
d'eux ; je me contenterai de citer Gœthe , Schiller , Humboldt ,
vous, il n'y a encore d'autres antikantiens que
ceux du bas élage , attendu que vous n'en êtes
pas encore au point de juger par vous-même ;
si vous voulez vous ranger parmi ceux-là,
vous en êtes le maître; mais ceux d en-haut
n existent pas jusqu'ici pour vous ; point d'an-
tikantiens pour vous sur cet étage supérieur,
Tous ceux qui sont la sont e'galement contre
vous ont les mêmes raisons, la même doctrine
a opposer à notre inphilosophie. Ce n'est pas
pour vous que pensent et discutent Jacohi,
Maimon, Fichte , Bouter wek, Reinhold , Bar-
diliy Koeppen. Les points sur lesquels ils sont
divises ne vous concernent nullement, et ne
sont pas de votre compétence. Montez , et vous
saurez de quoi il s'agit. — Dans les choses sur
lesquelles ils sont d'accord , il y a assez de quoi
vous instruire; et leurs différends même ne
seront pas perdus pour vous, si selon l'expres-
sion à' Horace, vous osez aborder la sagesse.
dont peut-être ils ont entendu parler, et qui font à la théorie
des arts et de la poésie une application si heureuse de la phi-
losophie tranteendentak.
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XXXH1
Enfin Kcmt a d'estimables adversaires , il est
vrai ; mais Copernic en a eu aussi , et il n en
est pas moins vrai que la terre tourne autour
du soleil. Le chancelier Bacon a rejeté la
théorie de Copernic; il a cru pouvoir démontrer
par les principes de la philosophie naturelle
bien posés (ce sont ses propres paroles), que la
terre était en repos au centre du monde *). Le
P. Riccioli, Lajonchère , Morin, comptés parmi
les premiers astronomes de leur tems, s'oppo-
sèrent à l'opinion du mouvement de la terre,
comme à une absurde hypothèse. Le grand
Tycho lui-même, à qui d'ailleurs l'astrono-
mie a de si réelles obligations, s'est prononcé
hautement contre Copernic # ) ; sans compter les
*) » Constat scntenliam Copernici de rotatione terrae (quae
» nunc quoque invaluit) quia phaenomcnis non répugnât , ab
» astronomicis principiis non posse revinci , à naturalia tamen
» philosophiae principiis rectè positis posse." Do Autfn. Scientiar.
L. rv. C i.
^) Tycho-Brahè opposait sur-tout au mouvement de la terre,
que celle-ci était une masse inerte , vile et grossière , peu propre
au mouvement , et qui n'était convenable qu'à être le fondement
de toute stabilité. — Le P. Jiiccioli , dans son Mmayeste , ne
proposa rien de moins que septante-sept argumens , tous invinci-
•3
XXXIV
théologiens, comme le savant cardinal Bellar-
min, le père Garasse, et tant d'autres. — Gali-
lée, soutenant la même doctrine que Copernic,
et trouvant de plus des lois de l'accélération de
la vitesse dans la chute des corps graves , vit
toute l'université de Pise, qui possédait de
bles , contre la rotation de notre globe. — Copernic , qui prévoyait
combien toutes les opinions et les habitudes allaient se soulever
contre lui , dit dans la préface de son Astronomia instaurata :
» Non dubito, quin eruditi quidam, vulgatà jam de novitate
» hypolhcseon hujus operis famà , quod terram mobilcm , solem
» verô in roedio universi immobilem constituit , vehcmenter sint
» ofTensi , putentque disciplinas libérales rectc jam olim constitutas ,
» turbari non oporterc. Verùm si rem exacte pcrpendere volent,
» invenient autorem hujus operis, nihil quod reprehendi mereatur
» commisissc."
Le passage vaut bien d'être traduit en français : » Je ne doute
i» pas , dit Copernic , que certains savans qui ont déjà entendu
» dire quelque chose de la nouveauté des hypothèses de cet
» ouvrage-ci , lequel fait la terre mobile , et place le soleil im-
» mobile au centre de l'univers , ne soient violemment irrités ,
» et ne pensent qu'il ne convient pas de troubler les sciences
» libérales si bien établies par ceux qui nous ont précédés. Mais
* s'ils veulent peser la chose avec exactitude , ils trouveront que
» l'auteur de cet ouvrage n'a rien fait qui mérite d'être repris." —
Celui qui cite ici Copernic, a, sans doute, les mêmes préventions
à redouter pour son propre ouvrage.
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XXXV
très-habiles professeurs, déchaînée contre lui.
Aujourd'hui, malgré tant de grands adversaires,
le système de Copernic est le seul admis, et la
théorie de Galilée est reconnue pour véritable.
Cela doit nous rendre modestes et retenus dans
nos décisions.
Harvey a-t-il découvert la circulation du
sang, les plus renommés médecins et physio-
logistes de son tems se déclarent contre lui,
l'accablent de réfutations hautaines qui devaient
pulvériser sa découverte, la plus belle et la
plus importante de la médecine moderne. Le
sarcasme et le calembour g même ne l'épargnent
pas , et la faculté en corps , qui eût dû prononcer
son nom avec respect, lui donne le sobriquet de
circulator. Le fougueux Riolan et Parisanus
se déchaînent contre lui, l'outragent, le persif-
flent. On pardonne cet emportement a la
bile extraordinaire du premier et à l'ignorance
du second ; mais on voit avec regret à la tète
de ses adversaires des noms aussi respectables
que ceux de Gassendi, de Primerose, de
Gaspard Hoffmann, de H. Pisoni; car il est
évident que tous les contemporains de Harvey
••3
XXXVI
ont eu tort, et ces illustres savans avec eux •).
Enfin le système sexuel de Linnée a eu aussr
de célèbres opposans, et parmi eux Von compte
Haller, Smellie et Buffm. Contre la chine
de Lavoiner s'inscrivent les noms très-imposans
de Gmélin, Priestlcy, Sa<je, Lauruujuet,
Lamarck, qui défendent encore l'ancienne
théorie.
En voila assea pour démontrer que la
célébrité , la science ou le génie de quelques
adversaires ne prouvent rien contre la validité
d'une doctrine: et comme cet argument, le
premier qu'on oppose d'ordinaire a la nouvelle
philosophie, n'est qu'une raison de fait, ce n'est
■
*) Il est encore des physiologistes distingués d'ailleurs , mais
qui soutiennent que le sang ne circule pas dans notre corps.
Au reste , ou aurait peine à se figurer toutes les persécutions et
les avanies qu'éprouva ffarva». Lorsqu'il fit sa découverte il
ëtait médecin très-accrédité à Londres , avait la pratique des mai-
sons les plus distinguées, et faisait de bonnes affaires -, dés qu'il
eut avancé que le sang circulait , toutes ses pratiques le quittèrent
peu-à-peu , et il tomba dans l'indigence. » C'est un bon homme
» que ce Harvey , disait-on, mais c'est dommage qu'A soit homme
» à systèmes ; il est devenu fou , et nous ne pouvons plus nous
» fier à lui. » — Et voilà comment les contemporains jugent
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xxxvn
aussi que par des preuves de fait qu'on peut la
combattre ou la prévenir.
Passons à un autre genre d adversaires. Il est
des envieux qui, contraints d'ouvrir les yeux
à une lumière qui les offusque, attaquent
seulement le mérite personnel de l'inventeur,
et lui disputent la priorité de l'invention. Un
reproche que Ton entend faire assez souvent à
Kant, c'est que sa doctrine n'est pas neuve *).
La première réponse à faire, c'est que cela est
fort indifférent à la question; il s'agit, non de
juger l'homme , mais la chose ; non la nouveauté ,
*) Ainsi sur un passage de Cicéron , et quelques mots échap-
pas à des cosraologistes anciens , on a voulu dérober à Copernic
la gloire d'avoir placé le soleil au centre du monde. Barra, un
antagoniste de Harvey , attribuait la découverte de la circulation
du sang à Hippocrate , un autre à Salomon , un troisième à un
théologien de Venise. On a fait honneur du système de Linnèe
à des naturalistes plus anciens que lui , tels que Grew , Milling-
ton , Camérarius. Quelques gens ont voulu de même que Sexius-
Empiricus, Raimond-Lvlle , Glisson , fussent les auteurs de la
doctrine de Kant. On a tant de peine à convenir que l'homme
qui est là est plus grand que nous ! on aime mieux l'avouer des
morts ; il sont plus sans conséquence. Semer des doutes , et
obscurcir l'éclat des noms vivans est le métier des Zoîles de tous
les siècles.
XXXVIII
mais la vérité de la doctrine. Elle n'est pas
neuve! certes, tant mieux; car elle serait fort
a suspecter , si elle s'éloignait en entier de tout
ce que les plus profonds esprits ont pensé
depuis Pythagore; si Platon, Aristote, Zénon,
Cicéron , Descartes , Leibnitz , Hume , n'avaient
jamais rien soupçonné , ni entrevu d'approchant.
Quel est l'homme qui , jeté sur la terre sans
rien apprendre de ceux qui l'y ont précédé,
pourrait élever un édifice aussi colossal et aussi
régulier que celui élevé par Kant? « Ce n'est
n que montés sur les épaules les uns des autres
» que nous pouvons voir d'un peu loin," dit
Fontenelie avec sa grâce accoutumée ; et à cet
égard personne ne s'est mieux élevé sur les
épaules d autrui que Kant lui-même. De tout
ce qu'ont avancé ou conçu en philosophie les
anciens et les modernes, les scholastiques et
non-scholastiques, les italiens, français, anglais,
Allemands, il n'est rien qu'il ignore et dont il
n'apprécie au juste la valeur. Lui , et ses disciples
principaux savent mieux que la plupart de leurs
adversaires, ce que la doctrine transcendentale
doit aux doctrines rationnelles ou sceptiques qui
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XXXIX
l'ont précédée. Ils savent pourtant , et tous ceux
qui sont vraiment initiés savent aussi qu'aucun
philosophe, en mettant a profit les lumières
acquises, na eu par lui-même ?utant d'original,
de neuf et de grand, que Kant. Ceux qui
tranchent d'un ton suffisant sur la norwwuvecmté
d'une opinion, non-seulement ne décident rien ,
mais encore seraient très en peine s'il fallait
prouver leur assertion *). Or les Allemands , qui
ont plus que nous l'habitude de prouver ce
qu'ils disent, n'ajouteraient pas foi légèrement
à des arrêts de la sorte, et auraient l'incivilité
d'exiger qu'on les appuyât de pièces justificatives.
Je me suis arrêté un peu sur ce qui précède,
parce que j'ai voulu parer d'avance a quelques
*) Un autre reproche que certains censeurs font à Kant, c'est
la sécheresse de son style, la longueur de ses périodes, le néo-
logisme de quelques expressions , etc. Ce qu'il y a de certain ,
c'est que Kant a crée une nouvelle langue qui manquait à la
philosophie , et qu'il a beaucoup enrichi et précisé la sienne. Au
reste , il est à peu-près aussi essentiel pour un métaphysicien
d'écrire avec élégance , que pour un général d'année de savoir
bien danser. Tout ce qu'on peut exiger de lui , c'est d'être
clair; encore , est-ce à ceux qui veulent le comprendre à M-
XL
objections que j'ai bien prévu qu'on ferait en
France.
Ce ne sont pas des difficultés d'une pareille
nature que je voudrais qui s'élevassent : mon
unique voeu est de voir examiner et débattre,
avec la sévérité et la gravité qui conviennent à
de tels objets , la doctrine célèbre dont j'expose
ici les élémens. Une partie éclairée de l'Europe
est attentive a l'apparition de cet essai , à la
manière dont on le recevra et dont ou le jugera.
On est aux aguets de ce qu'on appelle la frivolité
française mise en contact avec l'assiduité ger-
manique. Je suis loin d'en redouter l'événement
pour l'honneur national, quand je songe que
cette nation, si aimable et si grande tout à la
fois , et que d'autres accusent d'être frivole , a
donné naissance à Charron, à Descartes, à
Pascal, a Mallebr anche , à Fénèlon, à Bayle,
à Buffon; qu'elle renferme encore en son sein
des penseurs que n'ont pas entraîné les opinions
vulgaires et à la mode, des esprits méditatifs,
des lettrés sages et instruits.
Cependant, il faut le dire: une différence
remarquable s'offre à l'observateur dans la culture
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xu
intellectuelle de la France et de l'Allemagne.
Notre culture et notre célébrité littéraire ont
commencé par les belles-lettres, et les sciences
ne sont venues qu'ensuite ; les poêles , les roman-
ciers , et puis les savans. Nous avions déjà des
ouvrages d'agrément classiques et admirés de
toule l'Europe , que le gros de la nation et des
hommes de lettres ne s'inquiétait guères des
sciences ou exactes, ou spéculatives. Les alle-
mans, au contraire, ont été savans long-tems
avant que d'être littérateurs. Ils avaient des
mathématiciens , des physiciens du premier rang,
tandis qu'en littérature , ils n'avaient encore que
des commentateurs et des érudits. L'influence
de la philosophie , celle de l'esprit exact et
méthodique était toule - puissante sur le public
instruit , avant qu'il y eût un seul poète national
dont les ouvrages aient été dignes de passer à
la postérité. Notre première société littéraire a
été une assemblée de beaux-esprits, Y Académie
française, qui fut, dès sa naissance, décorée
d'un éclat très-brillant, et dune vraie majesté
littéraire. Chez les allemans, les premières
sociétés de ce genre ont été composées de natu-
XLII
ralistes , d'astronomes , d'historiens , de géogra-
phes , de métaphysiciens , d erudits ; et pendant
long-tems ils n'ont pu concevoir l'idée d'une
société purement belle-lettriste , pour me servir
d'une de leurs expressions. Leurs poètes , dans
les époques successives à'Opitz, de Gellert , de
Haller et de Klopstock, ont été eux-mêmes de
vrais savans, et jusqu'à présent ils n'ont pas
cru pouvoir se dispenser d'une très-solide et
très-profonde instruction. L'Allemagne savante
qui, a raison de sa langue, comprend une
grande partie du nord de l'Europe, a eu ses
Copernic, Ticho-Brahé , Keppler, Athanase
Kircher , Hévélius , Tschimhausen , Puffendorf,
Leibnitz, Thomasius, Wolf, Stahl, Bernouilli,
et tant d'autres mathématiciens ou philosophes
(sans compter tous les philologues qui ont
débrouillé le chaos de l'antiquité classique,
non plus que Luther, Mèlwnchton, Sleidan, et
tous les théologiens réformateurs) avant que de
s'aviser de bel-esprit. — Sans doute pourtant,
que le tems et la contrée où tant d'hommes
célèbres ont fleuri , n'étaient point un tems , ni
uue contrée barbare. Le reste de la nation
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XUH
brillait peu aux yeux des étrangers, parce
qu'il y a toujours plus d'yeux ouverts sur un
roman ou sur une comédie que sur une équa-
tion ou une recherche abstraite. Mais ces
réputations éminentes, qui se montrent çà et
là, prouvent du moins une certaine disposi-
tion des contemporains vers l'étude, une cer-
taine élévation dans l'esprit général, et une
masse d'hommes éclairés qui se grouppaient
autour de ceux qui étaient le plus en évidence.
Telles ces îles, ces pointes de rochers, qui se
montrent en archipels au-dessus de la surface
des mers , annoncent qu'autour d elles le fond
s'élève en pyramides dont elles ne sont que les
sommets , et que la terre est à fleur d'eau , là
même où l'on n'aperçoit rien. J'ajouterai,
comme le remarque avec beaucoup de justesse
mon estimable ami Vcmderbourg , traducteur
du Woldémar , que la classe mitoyenne de la
société, celle qui compose le public littéraire,
» a été chez nous corrompue et polie avant que
» dêtre éclairée, et qu'au contraire chez nos
r> voisins, elle a été éclairée avant que cPétre
» corrompue." — Si bien que la tendance
XL1V
dominante dans la culture des uns est devenue
sensualité, et dans celle des autres idéalité;
que le persifilage, la légèreté et la dissipation
sont devenus familiers aux uns; la gravité et
le recueillement aux autres. De Ta vient encore
que chez nous le bel-esprit , en vertu de son droit
d'aînesse , a acquis une certaine prescription ,
une primauté dans le goût et dans l'opinion
publique , qu'on le regarde comme la base de la
gloire nationale dans Tordre intellectuel ; tandis
que chez les Allemands , on est accoutumé à voir
cette même gloire dans les sciences exactes, la
philosophie et l'érudition. Ici le bel-esprit exerce
une sorte d'influence despotique sur les sciences ,
il tend continuellement à les attirer vers le
superficiel : là ce sont les sciences qui exercent
leur influence sur le bel-esprit, et qui tendent
à lui donner de la consistance et de la pro-
fondeur. Ici la science ne peut plaire au public
qu'en revêtant les formes du bel-esprit: là le
bel-esprit ne peut plaire qu'en se conformant
à l'esprit sévère et systématique de la science.
Ici plus d'un auteur a été obligé de s'excuser
d'être trop abstrait et trop scientifique: là un
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XLV
auteur paraîtrait inexcusable, s'il n'était point
scientifique. Ici enfin l'impulsion donnée pri-
mitivement a élé de plaire ; tandis que la
l'impulsion primitive a été d'instruire *).
*) Je pourrais ajouter que notre littérature est dans un cas
pareil à celui des langues en général ; elles naissent dans un état
de choses presque barbare ; elles se forment , se développent
pendant une période grossière , où toutes les idées sont indéter-
minées, souvent fausses. Quelque degré de perfection et de
culture qu'elles atteignent ensuite , elles se ressentent toujours du
vice de leur naissance et du chaos où elles sont nées. On les
polit , on les répare , on les embellit , et Ton ne peut en ôter
certains vices radicaux qui en corrompent tout le système.
Notre littérature a jailli immédiatement d'un ordre de choses
très-informe ; clic s'est comme entée sur la barbarie , et l'on ne
peut disconvenir que cela n'ait influé sur elle jusqu'à un certain
point. La nation allemande , au contraire , était depuis long-tems
remplie de lumières solides , de philosophie et d'érudition quand
elle a songé sérieusement à se faire une littérature. Tel était le
sol dans lequel le bel-esprit allemand devait germer. A peine
la vraie littérature compte-l-elle dans ce pays un demi-siècle ;
mais née au milieu du dix-huitième, et posée sur de telles
bases , on conçoit qu'elle a dû recevoir une constitution et une
modification très-différentes de celles qu'a reçu la nôtre. On ne
peut donc, en aucune manière, comparer les premiers pas et les
essais de la littérature» allemande aux pas incertains et aux essais
des pères de notre pâmasse. — Chacun sentira d'après cette
considération , et un grand nombre d'autres sur lesquelles je ne
XLVI
Cependant les grands événemens qui ont
remue' jusqu'à la lie la génération actuelle des
français , a donné une autre trempe à bien des
ames, une tendance plus sévère, plus éloignée
de la légèreté reprochée quelquefois avec justice
puis m'étendre ici , qu'il y a une divergence totale dans les idées ,
les vues, la culture, en un mot, d'un Français et d'un Allemand ,
et qu'ils ne peuvent jamais parvenir à s'entendre; l'un voit et
entend dans un livre , dans une expression tout autre chose que
ce que l'autre y voit et y entend ; la dispute est interminable ontr'eux.
Un bel-esprit nourri sur le pavé de Paris , peut raisonner , ou
déraisonner à perdre haleine sur les produits de la littérature
allemande ; il peut extraire , analyser , disserter , et ne pas dire
un mot qui convienne à la chose; parce que pour juger une
chose , il faut être placé dans son point de vue , et que le
parisien est dans un point de vue étranger , où il voit tout
louche et confus , ainsi qu'un tableau qu'on regarde sous un faux
jour. On a beau même traduire', imiter, paraphraser, on ne
traduit que la lettre morte; l'esprit vivant, que l'interprète n'a
pu saisir , reste caché , et l'ouvrage n'est au fond guêres mieux
compris , ni du traducteur , ni des lecteurs , que «'il était resté
dans sa langue originale. On en peut dire autant de la manière
dont, en général, on traduit et l'on explique chez nous les
ouvrages de l'antiquité. J'ose me flatter que le présent livre,
bien compris , donnera quelques ouvertures importantes sur l'esprit
allemand, sans la connaissance duquel il est complètement ab-
surde de prétendre juger la littérature allemande.
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xrvu
à nos goûts. Nous ne vivons plus dans un tems
où il convienne de se contenter du pain et des
jeux du cirque. Nous entendrons , sans doute ,
un jour nos Cicéron dire à nos Varron et a nos
Atticus: « Tandis que je travaille à interpréter
» en notre langue cette philosophie que nous
» devons a Socrate , pourquoi, mes amis, ne
» me secondez-vous pas, vous qui ne sauriez
» ignorer que la philosophie est infiniment au-
to dessus de ces débats de grammairiens, et de
» cette étude des belles-lettres qui ont été jus-
» qu'ici l'objet de vos recherches, l'occupation
» de vos veilles?" (Acad. 1).
Si donc, pendant un tems, notre littérature
légère, notre excellent théâtre sur-tout ont fait
notre gloire aux yeux des étrangers, le tems
est venu où il convient de nous vanter plus
exclusivement de nos Lalande , de nos Laplace ,
de nos Chaptal, de nos Fourcroy , de nos
Guy ton y qui fondent pour nous une gloire
plus analogue à l'esprit de notre âge ; de nous
informer sérieusement de ce que les sciences
produisent de grand et de remarquable chez
tous nos voisins. Nous avons d'ailleurs encore ,
XLVIII
pour soutenir l'honneur de nos muses , quelques
poètes , quoiqu'en très-petit nombre ; Tyrtée —
Lebrun, le suave Delille et Fauteur de V Optimiste
vivent encore *); mais il s'élève en Europe
un certain public qui tend avec énergie vers
des institutions plus sévères, et qui ne reçoit
plus avec le même enthousiasme une rime ou
un alexandrin. Le raisonner tristement s* ac-
crédite, a dit Voltaire. Cela est triste en effet
pour ceux qui ont bien pris leur parti et qui
ne veulent pas raisonner. Quant à ceux qui
ont adopté pour eux la devise du Sapere aude ,
la chose n est pas à beaucoup près si chagri-
nante. En vain une secte niaise, prosternée
devant l'autel d'un certain Phoebus qu'il lui
plaît d'appeler le bon goût, prétend encore
soutenir la primatie intellectuelle de sa déité,
prononcer sur tout en ignorant tout; il est
impossible que le public en soit désormais la
dupe. Révérons , lisons nos classiques , mais dé-
daignons l'inepte et prétentieux bel-esprit qui
(*) On peut regarder cette division de la préface comme ser-
vant de supplément à Y Article VU de l'ouvrage.
*
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XLXS
nous fait tort au* yeux des étrangers, (car les
jalousies nationales épient les torts et les ridicules
pour les grossir). Je nie suis; attendu a voir
quelques coryphées de cette secte prononcer
dun ton cavalier 'sur mon nuvrage; je les récuse
à Tavance, autant que j'attends avec déférence
et respect le jugement des vrais lettrés et des
penseurs de toutes les classes , au cas qu'ils
daignent accorder quelqu'attention à mon travail.
Je déclare que je ne répondrai qu'à des raisons ,
et qu'annonçant une doctrine qui a tant de
conformité avec celle de Platon, j'adopterais
volontiers l'inscription placée au-devant de son
auditoire : Nul n'entre ici iil n'est géomètre *).
Enfin , sans trop redouter les raisonnemens aux-
quels je tacherai d'en opposer d autres , craignant
encore moins la fatuité et les injures auxquelles
je n'opposerai que le silence, je dois expliquer
en peu de mots quel a été mon dessein et mon
but: abandonnant du reste ma production , sans
appui et sans prôneurs, a l'éclat du grand
*) Platon • distittguail, domine' de rai*» , un gComèttc d'un
arpenteur.
•4
t
L
jour, et adoptant l'allégorie employée en un cas
semblable par mon respectable ami, M. le
conseiller intime Jacobi *):
€ L'autruche dépose tranquillement son
» oeuf sur le sable ; les pinçons et les
» passereaux ne sauraient l'écraser; le
> bec des sansonnets et des corneilles ne
» peut l'entamer ni le repousser dans
» l'ombre ; c'est à l'astre qui dispense la
> lumière à le faire éclore."
On aura peine a croire un jour, en lisant
l'histoire littéraire du dix-huitième siècle, que
de deux nations éclairées, voisines l'une de
l'autre et séparées seulement par un fleuve ,
l'une ait ignoré avec tant de constance et
pendant vingt années ce qui se passait chez
l'autre. Le Français si hospitalier, si liant, si
ouvert, qui adopte de si bonne grâce les modes
et les vêtemens des étrangers, devient d'une
inflexible roideur à la première proposition qu'on
*) Dana son livre contre Mendelssohn , au sujet de la doctrine
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u
lui fait d'adopter quelque doctrine littéraire
autre que celle dans laquelle il a été nourri,
et de donner l'hospitalité à une pensée exotique.
Il a fallu tout l'immense ascendant de Voltaire
pour faire goûter à la nation quelque chose de
l'esprit anglais , qu'elle n'a même jamais connu
que modifié.
Depuis cinquante ans toute l'Europe savante
avait adopté la théorie de Y attraction, donnée
par Timmortel Newton , qu'en France on s'ob-
«
stinait encore à la repousser avec opiniâtreté.
Voici ce qu'en dit Maupertuis dans une de
ses lettres: » Il a fallu plus d'un demi-siècle
» pour apprivoiser les académies avec i'attrac-
» tion. Elle ne paraissait que la reproduction
» d'un monstre qui venait d'être proscrit:
» on s'applaudissait tant d'avoir banni de la
» philosophie les qualités occultes, on avait
» tant de peur qu'elles revinssent, que tout
» ce qu'on croyait avoir avec elles la moindre
» ressemblance effrayait: on était si charmé
» d'avoir introduit dans l'explication de la na-
» ture une apparence de mécanisme, qu'on
» rejetait sans l'écouter le mécanisme véritable
*
lu
>> qui venait ^offrir." — Ainsi plusieurs se
sont déjà révoltés en France contre la philosophie
critique, sans la connaître, s'imaginant y voir
le rcLom Je la scolas tique , qu Us ne connaissent
pas davantage. Quelques formes méthodiques ,
quelques mots nouveaux , empruntés la plupart
de la langue de Platon et d'Aristote, ont donné
lieu à cette bizarre terreur. Elle est d'autant
moins fondée que la philosophie critique est
précisément la seule qui puisse nous garantir
avec sûreté du retour d'aucune espèce de
scolas tique, comme aussi de tout verbiage
soi-disant philosophique , et qui nous donne le
mécanisme véritable de l'entendement humain ,
au lieu de Yapparence dont on est encore si
charmé. Mais on dirait que Y Homo sum. . . .
est incompatible, en ce sens, avec le Gallus
sum. De là naît en France, sur certains points,
l'incompréhensible phénomène de la plus par-
faite civilisation à coté dune barbarie presque
chinoise ; d'un savoir encyclopédique qui em-
brasse tout, à coté d'une ignorante partialité
qui reppusse toute lumière venant du dehors.
Depuis près de vingt ans , une nouvelle ,philo-
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Lin
sophie qui intéresse tout le savoir humain et la
moralité, qui occupe, soit pour, soit contr'elle,
tout ce qu'il y a de savans et d'hommes qui
pensent, depuis Koenigsberg jusqu'à Stuttgard,
-
depuis Copenhague jusqua Salzbourg, cette
philosophie est encore inconnue aux Français,
et il ne s'en est pas encore trouvé un seul qui
ait entrepris de l'étudier et de la faire connaître
à sa patrie *) ! Le nouveau système a donné à
*) L'auteur tlu présent ouvrage a commencé il y a cinq ans à
en parler dans ses Lettres westpkaliennes , et peu après dans les
cahiers successifs d'un journal imprimé en Basse-Saxe. Il a même
donné sous le titre de Critique de la raison pure, une analyse
abrégée de l'ouvrage qui porte ce titre. Mais ces pièces ont été
peu connues en France. Cependant depuis lors , la plupart des
journalistes se sont empressés de les copier , de parler de Kant t
et de dire le peu qu'ils en savaient , soit en bien , soit en mal.
Ce philosophe a acquis de la sorte un nom en France, sans
qu'on y sût précisément quelle idée il falloit attacher à ce nom ;
c'est le Dieu inconnu des Athéniens , qui a un autel , et dont
on n'a jamais vu la face. L'année dernière on a publié dans le
second volume du Conservateur , la traduction d'un petit ouvrage
allemand (abrégé d'un ouvrage de Kant) , sur l'accord de la reli-
gion avec Ja raison. Le choix n'était pas très-heureux , mais
l'estimable auteur , M. Huldûjer (probablement un pseudonyme) ,
« joint à sa traduction quelques considérations sur la philosophiê
l'esprit spéculatif une tendance nouille , il a
simplifié et rendu aussi lumineux que le jour
certains points sur lesquels on ne pouvait s'ac-
eorder ; et depuis si long-tems que ce système ,
dë-fe le Rhin, est discuté, débattu publique-
ment, 6ii ne se doute pas même en-deçk de
l'état de la question! Les programmes des
académies et autres corps savans de France,
pendant ces quinze dernières années , sont rem-
plis de questions spéculatives , faites avec une
entière confiance, annoncées avec solennité,
qui néanmoins se trouveraient superflues et
insignifiantes dans le point de vue de la phi-
losophie transcendentale. Et pas un de ces
corps savans, pas un de ceux qui écrivirent
des mémoires sur ces questions n'y eut égard ,
• pas un nè discuta , ne cita même la nouvelle
doctrine î C'est ce qu'on a peine a comprendre ,
et qui nous attire l'improbation de plus d'un
« ■ ■
critique , lesquelles prouvent qu'il en a passablement saisi les
points principaux , mais qui , vu leur brièveté , ne pouvaient don-
ner que d'insuffisantes lumières à des lecteurs encore non initiés.
Voilà, à peu-près, à quoi se sont bornées les recherches et les
tentatives des Français sur cet objet important
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Vf
de nos voisins *). Car enfin, le système Je
Kant renfermàt-il des erreurs radicales, dût-il
être décidément rejeté, encore est-il bon de
savoir pour quelles raisons on le doit rejeter?
quelle a été la magie , l'illusion qui y a atta-
ché tant d'esprits, et qui lui a donné une
telle célébrité ? La marche de l'intelligence ,
*) L'Académie de Lyon avait propose 1 en \ 792 et 93 , pour le
prix annuel, de douze cents livres, fonde" par l'abbé Baynal , la
question suivante: * Dans l'état actuel de nos moeurs, quelles
* vérités et quels sentiment la philosophie et les lettres devraient-
* elles inculquer et développer avec plus de force pour le plus
» grand bien de la génération présente?» l'Académie avait expli-
qué ses vues dans une brochure intitulée : Coupd'oeil sur les
quatre concours pour le prix de Vahhé kayïul , etc. (chez Gattey ,
au palais-royal). Il y avait alors , plus de dix ans que les bases
de la philosophie critique étaient posées en Allemagne; il y en
avait six que tous les philosophes de cette nation s'en occupaient
avec ardeur ; et Ton en ignorait en France jusqu'au nom ; tandis
qu'aucune découverte de l'Europe savante n'est ignorée en Aile-
magne. Outre la louable intention de l'Académie de Lyon dans
l'énoncé de son programme, on dirait encore qu'une inspiration
•ecrète l'animait , et qu'une étoile lui avait apparu vers le nord ,
ainsi qu'aux mages de Chaldée. Cette association savante n'est
plus. Mais une exposition de la doctrine de Kant remplira,
peut-être , en partie le but qu'elle avait proposé aux penseurs de
sa nation.
LVI
dans l'établissement même des grandes erreurs
métaphysiques , est toujours digne d'être suivie
et étudiée. Mais il semble qu'il y ait une
distance infranchissable de l'esprit français à
l'esprit allemand ; ils sont placés sur deux som-
mets entre lesquels il y a un abîme.
C'est sur cet abîme que j'ai entrepris de jeter
un pont. L'événement nous apprendra si l'en-
vie d'y passer prendra à un grand nombre;
s'il y a vraiment une philosophie allemande
inconciliable avec une philosophie française y
ainsi qu'on l'a voulu insinuer ; si la philosophie
et la vérité ne sont pas citoyennes du monde ,
et n'appartiennent pas à tous les hommes.
On ne doit pas s'attendre à trouver dans cet
écrit une connaissance complète de la nouvelle
doctrine, et qui dispense d étudier les ouvrages
de son fondateur, quand ils seront traduits y
ou plutôt retravaillés en notre langue. Je n'ai
voulu et n'ai pu donner ici qu'une introduc-
tion à Vétude do la philosophie critique. Tel
était même le titre que j'avais d'abord choisi.
Mais venant à réfléchir que la plupart des
lecteurs français se soucient assez peu d'intro-
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Ï.VII
ductîon et encore moins d'étude, j'adoptai,
pour ne les pas rebuter, un titre qui annon-
çât un résultat plus positif et plus attrayant.
Cependant je pense en avoir assez fait pour
indiquer au lecteur attentif quelle est la • ten-
dance générale de l'école critique , quel but
elle s'est proposé, et quel chemin elle s'est
frayé pour y parvenir.
Je ne parlerai pas des difficultés immenses
que j'ai eu à vaincre. Une des plus grandes
est d'avoir été obligé de me faire une méthode
différente de celle qu'a suivi Kcmt, lequel
ayant a parler à sa nation, est parti du point
de vue où il se trouvait lui-même, de la phi-
losophie de Leibnitz et Wolf, pour en venir
à la doctrine critique. C'est cette direction
qu'il a donnée à toute sa polémique. Il m'a
fallu, au contraire, partir d'un point de vue
tout opposé, de la doctrine régnante en France;
gavais une nouvelle roule à déblayer , de nou-
velles opinions à combattre, de nouveaux exem-
ples à alléguer, et ainsi du reste. Ensorte que
>'ai eu à m'expliquer , non-seulement dans une
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LVin
langue très-différente , mais encore dans un sens
très-différent de l'original.
On conçoit facilement que la seule récom-
pense qu'attende de ses efforts l'homme qui
s'occupe tout entier de l'intérêt de la science
et du perfectionnement de ses semblables, ne
peut être que le progrès sensible de ce même
perfectionnement. Je m'estimerai heureux , si
je contribue à imprimer à mes contemporains
cette tendance haute et pure qui dégage, autant
qu'il est possible, l'intelligence humaine des
liens de la sensualité. — Vivre, sans autre but
que la vie , suivant les modifications qu'a reçu
la vie en elle, telle est la destination de la
brute , celle dont l'homme sensuel se rapproche
de tout son pouvoir. Mais il en est d'autres,
qui se prescrivent un but plus élevé, qui se
sentent placés loin au-dessus de la brute dans
Tordre de la création, qui cherchent autre
chose que la vie et l'assouvissement de l'instinct-
En vain le superficiel matérialisme, le grossier
précepte de l'amour de soi , voudraient-ils nous
ramener a cet état des brutes, résultat chéri
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LIX
de leurs spéculations : l'humanité ne rétrogra-
dera point: une doctrine plus humaine, plus
divine, si l'on veut, a élé annoncée par les
nobles, amis de la vérité dans tous les tems. Il
nous a été conservé, au moins depuis Pytha-
gore, une tradition de la .conscience éclairée,
*
qui réclame contre l'amour-propre ignare. Dans
chaque siècle quelque voix stoïque s'est élevée,
et a réclamé en faveur du beau , du bon absolu
et idéal. La philosophie a pris acte de ces
protestations, et les sens n'ont pu prescrire
contre l'intelligence. — Aujourd'hui que, pen-
dant les années de nos discordes civiles, cette
doctrine a été cultivée, débattue, épurée, ren-
due plus méthodique et plus claire par quel-
ques sages du nord de l'Europe, il est tems de
la dévoiler et de la présenter comme un remede
aux maux causés par des maximes contraires.
C'est à son interprétation que j'ai voué ma
plume. Privé par les circonstances de l'avantage
d'attacher mon nom aux grands événemens qui
ont opéré une si mémorable réforme politique
dans ma patrie, il se trouvera du moins parmi
les noms de ceux qui se seront efforcés d'y
opérer une réforme intellectuelle , de hâter le
développement de la moralité et de la science.
J'aurai rempli selon mon pouvoir la destination
assignée à l'homme de lettres retenu loin de
ses foyers , qui , suivant les paroles de Laharpe ,
» parcourt le domaine de la littérature étran-
» gère , dont il rapporte les dépouilles honora-
» Mes au trésor de la littérature nationale." —
Que le lecteur pardonne ce peu de mots où
j'ai osé faire mention de moi, tandis qu'il ne
devait être question que de doctrine. Désormais ,
uniquement renfermé dans mon sujet, j adopte-
rai pour règle ces mots de Bacon de Verulom:
> De nobis ipsis silemus : de re autem , quae
» agitur, petimus: ut hommes eam non opinio-
* nem, sed opus esse cogitent; ac pro certo
» habeant , non sectae nos alicujus , aut placiti ,
» sed utilitatis et amplitndinis humanae funda-
» menta moliri.»
(instaurât, magna. Praefat.)
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EXPOSITION
DBS
PRINCIPES FONDAMENTAUX
DB LA
PHILOSOPHIE
TRANSCENDENTALE.
I.
Idée de la philosophie, comme
disposition naturelle et besoin
de V homme.
0 èS avoir est le penchant naturel de tous les
hommes.» Ces mois, par où débute le premier
livre de la me'taphysiquc A'Aristote, renferment
tout le secret de la philosophie, au moins quant
à sa naissance dans notre esprit. L'homme veut
savoir, il veut pénétrer dans l'essence et dans
les relations de tout ce qui l'environne, décou-
vrir le pourquoi et le comment de toutes choses :
sa destination pratique est d'agir, mais il ne
peut consentir à ignorer pourquoi il doit agir
d'une manière plutôt que d'une autre. Il cherche
tome L 1
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dans la spéculation un fil conducteur qui le
guide dans le labyrinthe de la vie, il y cherche
des règles fixes pour le tâtonnement de l'expé-
rience. En vain le bon sens vulgaire, celte
disposition qui naît de l'importance attachée à
la satisfaction de nos besoins réels, physiques
et journaliers, en vain crie-t-il a Dèmocrite:
» Que l'homme est fait pour cultiver la terre,
» et non pour la mesurer.» Dèmocrite pour-
suit sont étude; l'attrait irrésistible du savoir
qui s'est développé en lui , l'entraîne à contem-
pler et à réfléchir. Si le premier pas que
l'homme fait pour sortir de la classe des animaux ,
est de reconnaître l'ordre des saisons , de prévoir
ses besoins futurs, et de féconder à tems le
sein de la terre, le second, et celui qui l'en
distingue tout-à-fait, est la recherche à laquelle
il se livre des lois de la nature, de celles de
son entendement et de ses devoirs. Il a franchi
alors la ligne qui sépare la matière de l'intelli-
gence ; en déployant sa pensée , il a produit le
plus beau titre de l'humanité, celui qui vrai-
ment la caractérise; il n'est plus seulement
l'usufruitier, il s'est rendu le spectateur, et
comme le juge de la création.
La science imprime à l'homme ignorant un
respect involontaire pour celui qui la possède.
Dans celle des sociétés humaines qui brilla
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3
davantage par la culture , chez les Grecs , les
individus les plus éclaires furent désignés d'abord
par les noms de sophes, de sophiste*, c'est-à-
dire, de savans. Ils prirent dans la suite le titre
plus modeste de philosophes , ou d'amis de la
science. Chez des peuples plus récens , l'affinité
des mots de sapience, de sagesse, avec ceux
qui désignent le savoir, montrent assez l'affi-
nité intime que l'esprit â toujours conçue entre
la science et la philosophie , entre le savant et
le sage.
Dans un tems où les lumières ne faisaient que
de naître, où presque tous les hommes étaient
encore plongés dans la nuit de l'ignorance, le
peu de connaissances acquises çà et là par des
esprits plus actifs et mieux doués de la faculté
d'observer, fut naturellement réuni en une
masse sans liaison, sans ordre, sans harmonie.
On n'avait garde de discerner et de ranger à
part chacun des élémens qui devaient appartenir
un jour à des sciences diverses, dont on n'avait
pas alors l'idée. Quelques principes épars de
géométrie, un peu de médecine, certaines maximes
de conduite pour les particuliers et pour les
états, la tradition altérée des faits anciens,
l'observation grossière des astres et de la na-
ture , la théo- et cosmogonie fabuleuses de cet
âge, les principes imparfaits de quelques arls
I.
naissans , tels que la musique , la poésie , la
danse, enfin les conjectures, plus ou moins
ingénieuses, qu'y mêlait chacun sur l'origine et
la fin des choses: tout cela, confondu pêle-
mêle, forma long-tems un seul corps de doc-
trine , la science , la sagesse d'alors. Cette science
unique était certes bien pauvre ; mais elle ren-
fermait dans sa confusion les germes de presque
toutes les sciences a venir. Elle portait déjà
l'empreinte des formes et des modes originels
de l'entendement humain, de l'activité duquel
elle était le produit , et qui n'avait plus qu'à
étendre , distribuer et perfectionner. Ainsi dans
un jeu d'optique, le miroir concave dépositaire
d'une image qu'il doit peindre sur un fond
obscur trop éloigné de son foyer , n'y projette
d'abord qu'un point lumineux , confus et homo-
gène , parce qu'il est trouble : à mesure que le
foyer s'approche, l'image s'étend , se débrouille ;
les grandes divisions du fantôme coloré se font
déjà sentir ; enfin les contours se tracent nette-
ment, toutes les couleurs se séparent, on voit
des parties, on reconnaît des formes, on saisit
toutes les nuances dans ce qui avait commencé
par n'être qu'un point a peine éclairé. Telle
est, à-peu-près, la marche de la lumière in-
tellectuelle dans la distribution et la classifica-
tion des sciences et de la philosophie.
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En effet , quand d'un côté les faits de l'histoire
et ceux de la nature eurent enrichi le domaine
de la mémoire, que de l'autre l'entendement
actif et la raison de l'homme eurent étendu celui
de la spéculation, la lumière devint tout à la
fois plus vive, et plus précise; on distingua des
limites et des démarcations dans ce champ de
la science qui d'abord n'avoit semblé qu'un. Ce
qui n'avait été jusqu'alors qu'un aggrégat irré-
gulier, commença à paraître susceptible d'une
certaine distribution. La première séparation
générale qui eut lieu au sortir de ce chaos, fut,
comme on peut bien le penser, celle des faits
et des raisonnemens ; celle des connaissances
qui appartenaient à la simple perception ou à
la mémoire , de celles qui appartenaient à l'in-
telligence et à la spéculation ; des connaissances
enfin pour l'acquisition desquelles il ne fallait
que des sens , de celles qui demandaient l'action
de l'entendement. — D'ailleurs le vulgaire com-
mençant aussi à s'instruire , s'attacha tout natu-
rellement au genre de connaissances le plus
facile, a celles qui coûtaient le moins et flat-
taient le plus des hommes sensuels qui n'avaient
guère le tems de se livrer à la méditation. L'ir-
ruption du vulgaire se fit donc dans cette partie
de la science le plus à sa portée; il s'empara
de la tradition , de l'histoire , de ce qu'on savait
6
de quelques arts , soit utiles , soit funcsles , tels
que l'architecture, la guerre, la poésie, la
musique : et comme si cette profanation en eût
ôté tout le charme , les sophes , les savans de
profession déclarèrent toutes ces terres con-
quises exclues du domaine de la science (ne
s'en réservant que la suzeraineté et la législa-
tion suprême), resserrèrent les limites de celle-
ci , et pour rester toujours séparés du commun
des humains, se retirèrent avec le dépôt des
connaissances méditatives, dans le district le
plus élevé de l'entendement et de la raison,
où ils établirent le siège principal de la science,
ou philosophie.
Ainsi s'établit l'opposition et l'antithèse , qui
n'a cessé d'avoir lieu depuis, entre ce qui est
empirique, (c'est-a-dire, expérimental, indivi-
duel, et propre seulement à être reconnu par
le fait), et ce qui est pur, (c'est-à-dire, théo-
rétique, général, indépendant de l'expérience,
et qui repose dans des principes reconnus par
la raison seule). Nous aurons occasion de re-
venir fréquemment dans la suite sur cette dis-
tinction fondamentale que nous nous efforcerons
d'établir solidement. Pour démontrer qu'elle
a eu lieu dès les premiers tems , il nous suffira
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de ce passage de la métaphysique A'Aristote:
» A. mon avis la théorie mérite le nom de
)> connaissance et de science, bien plutôt que
» l'expérience, et le théoricien est par consé-
» quent plus sage que l'empiristc. Le chemin
» vers la sagesse est le chemin de la science. »
Par oii Ton reconnaît encore combien les idées
de science, de sagesse, de théorie et de philo-
sophie rentrent Tune dans l'autre, et qu'en
effet la philosophie a sa source dans l'ardeur
originaire d'apprendre et de savoir, stimulant
inné chez tous les hommes, et qui les force à
sortir de leur apathie pour s'attacher à des
opinions, lesquelles ne semblent pas, au pre-
mier coup d'œil , être d'un intérêt pressant et
réel pour eux.
Conformément au principe de la division dont
nous avons parlé plus haut, et qui était la ségré-
gation de X intellectuel et du sensible, les connais-
sances qui parurent appartenir le plus immédia-
tement à l'intelligence, et avoir le moins de con-
nexion avec les sens, furent comptées en pre-
mière ligne dans l'essence de la philosophie,
et en formèrent comme le noyau. De ce nombre
furent sur-tout , 1°. le système des règles for-
melles et nécessaires qui dirigent la fonction de
notre pensée dans le raisonnement, la logique,
nommée d'abord dialectique; 2°. les considérations
8
sur la nature de l'homme , sur celle de tous les
êtres , sur leur origine , leur destination , leurs
rapports ; sur Dieu , soit pour établir , soit pour
combattre son existence ; tous objets aujourd'hui
de sciences diverses à qui nous avons donné
des noms difFérens, et dont nous comprenons
quelques-unes sous ceux de mathématiques et
de métaphysique, mais qui furent jadis collecti-
vement l'objet d'une science unique appelée
science de la nature , ou physique ; 3°. enfin le code
des principes fondamentaux qui doivent diriger
nos actions vers le beau et l'honnête , ceux qui
doivent régir les hommes en société, la morale,
le droit naturel et la politique, réunis alors sous
la dénomination commune à'étique. A ces con-
naissances purement rationelles, les sages, ou
savans par excellence , prétendirent joindre l'au-
torité de prononcer sur la théorie du langage ,
sur celle des arts , sur tout ce qui pouvait devenir
l'objet d'une législation rationelle. La philoso-
phie, vers les confins les plus éloignés de son
centre, s'étendait ou se resserrait a volonté,
embrassait des connaissances qu'elle rejetait en-
suite comme hétérogènes ; on ne savait oîi placer
une limite qui variait arbitrairement; l'idée
générale de la philosophie restait vague et indé-
terminée ; plusieurs des sciences rationelles , des
hautes théories qui constituent son essence, sont
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9
faites pour être appliquées à l'expérience et aux
réalités matérielles , sans quoi elles restent des
théories vides et inertes ; mais jusqu'à quel
point précis cette application, cette alliance
accidentelle de l'intellectuel et du sensible,
donnait-elle à la philosophie le droit d'em-
piéter sur celui-ci? C'est ce que personne ne
pouvait décider : les uns augmentaient , les autres
diminuaient à leur gré , et selon certaines idées
qu'ils se formaient, le domaine de la philoso-
phie ; tous en donnaient , d'après ces variations ,
des définitions différentes. On philosophait de-
puis long-tems, et l'on ne pouvait pas dire
encore précisément ce que c'était que philoso-
phie. Dans nos jours où l'on est plus avancé,
on n'est pas encore pleinement d'accord sur ce
point; et il est assez clair, par la manière dont
je viens de l'exposer, qu'il doit toujours rester
soumis à quelqu'incertitude.
D'un autre coté , les observations de tout genre
se multipliant , et les lumières croissant sur le
champ de l'empirisme , aussi bien que sur celui
de la spéculation, chaque genre de connais-
sances commença à former un tout arrondi, lié,
systématique , qui se para du nom de science.
Delà naquit l'idée de science en général , et l'on
détermina ce qu'on était fondé à exiger de toute
connaissance qui prenait ce titre; on osa deman-
1
10
der à la philosophie de se légitimer elle-même
comme science , au tribunal de l'esprit-humain ;
et sur son embarras à satisfaire à cette inter-
pellation, sur les réponses discordantes et peu
précises de ceux qui se disaient ses oracles , ses
adversaires se crurent en droit de la mépriser ;
quelques-uns même allèrent jusqu a douter qu'il
fût possible qu'elle existât.
Les savans empiriques , fiers des témoignages
palpables sur lesquels ils s'appuyaient, et des
résultats réels et solides auxquels ils parvenaient,
voulurent, à leur tour, devenir les seuls sages,
et faire sortir la philosophie du sanctuaire de
l'entendement et de la raison , où elle avait fixé
son asile , pour la placer au milieu de l'empi-
risme et des sens. Ils proscrivirent tout ce jeu
intellectuel de conceptions et d'idées dont , la
philosophie faisait son affaire principale , et où
ils ne voyaient qu'illusions. D'un autre coté,
les philosophes intellectuels démontraient avec
force à ces intrus, que c'était précisément les
sens et l'expérience qu'il fallait accuser d'illu-
sion et d'erreur. On avait quelque raison des
deux côtés, et le sceptique était au milieu. C'est
ce qui a fait ingénieusement dire à Fontenelle:
» Toute la philosophie n'est fondée que sur deux
» choses : sur ce qu'on a l'esprit curieux et les
» yeux mauvais. Encore si ce qu'on voit , on le
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» voyait bien. . . . Mais on le voit tout autre-
» ment qu'il n'est. Ainsi les vrais philosophes
» passent leur vie à ne point croire ce qu'ils
» voyent, et à tacher de deviner ce qu'ils ne
» voyent point.»
Au milieu de ce conflit d'opinions , de ces in-
certitudes , de ces contradictions entre les dépo-
sitaires de la science , l'esprit humain , l'instinct
philosophique, dans sa naïveté primitive, con-
servait invariablement la tendance inhérente à
sa nature , son penchant à savoir , et à remonter
sans cesse de pourquoi en pourquoi , jusqu'à ce
qu'il arrive à une connaissance absolue qui le
satisfasse , et qu'il puisse tenir pour principe de
toutes les autres. L'histoire de la philosophie
offre sur chacune de ses pages la preuve de cette
vérité. Malgré mille essais , la plupart malheu-
reux , malgré mille opinions d'abord présentées
comme des vérités, ensuite reconnues pour
chimériques , l'esprit de l'homme ne s'est jamais
découragé, les fausses sciences ne Font pas
entièrement dégoûté de la vraie science à laquelle
il tend opiniâtrement et par l'impulsion de sa
nature. Quand nous examinons de près ce besoin
de savoir, et que nous analysons l'idée même
de la science, nous découvrons que ce n'est
12
autre chose qu'une disposition innée chez l'homme
d'apporter dans la multiplicité et la variété infinie,
j'oserais dire dans Y hétérogénéité de toutes ses
représentations tant sensibles qu'intellectuelles ;
d'apporter, dis-je, dans tant de choses isolées et
données comme indépendantes les unes des autres,
de l'ordre , de la liaison , de l'ensemble. L'homme
est un , il le sent ; la conscience qu'il a de lui-
même est une unité indivisible, cohérente; je
ne dis pas unité numérique, mais bien unité
systématique et homogène, unité non par oppo-
sition a nombre, mais par opposition à confu-
sion. Il faut que les connaissances d'un être pa-
reil , puisqu'enfin il a la faculté de connaître , se
revêtent de cette forme principale du sujet con-
naissant, qu'elles adoptent cette manière d'être de
la conscience intime , c est-a-dire , qu'elles forment
entre elles un tout lié, cohérent, un ensemble,
une unité systématique. Cette synthèse originaire
est la première condition , la première forme de
toutes nos connaissances. Nous l'apercevons dans
nos sensations matérielles , aussi bien que dans les
conceptions de notre esprit. La qualité de jaune
donnée par la vue , celle de sonore donnée par
l'ouïe , celles de dur , de pesant et de ductile don-
nées par le tact, qualités isolées par elles-mêmes,
sont saisies par ce principe actif qui tend en nous
à la liaison et a l'ensemble , et se réunissent dans
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13
une seule représentation que nous nommons or.
Ainsi de tous les objets que nous connaissons suc-
cessivement et avec tant de variétés , nous formons
des ensembles , des systèmes partiels , jusqu'à ce
qu enfin nous composons de leur ensemble gé-
néral un seul système , une seule unité , que
nous appelons le monde. C'est nous qui four-
nissons cette idée d'ensemble, là où elle n'est
point en effet; c'est cette force synthétique, ce
principe d'union et de rapprochement qui con-
stitue la nature de notre entendement. Delà la
nécessité de ranger toutes nos perceptions dans
un espace , et dans un tems ; de regarder tout
événement comme dépendant d'un autre événe-
ment qui le précède (relation de cause et H effet);
de regarder toutes les choses comme exerçant
les unes sur les autres une influence réciproque
(relation action et de réaction); de prêter à
toutes choses un but , une finalité (relation de
fin et de moyen); de supposer que les qualités
diverses que nous transmettent nos sens doivent
avoir un fonds commun qui les soutienne et
les réunisse (relation A' accident et de substance),
et ainsi du reste , tous modes différens de liaison
et d'unité systématique , lois de notre entende-
ment, sous lesquelles nous apercevons la nature,
et que nous croyons pour cela résider en elle.
Mais de toutes ses connaissances, celle où
14
l'homme est le plus avide d'apporter une liaison ,
une harmonie conciliatrice , c'est dans le rapport
qirïl y a entre ses opinions et ses actions , entre
son savoir et son vouloir. Ici l'intérêt pratique
le plus pressant vient renforcer en lui l'intérêt
spéculatif. Il doit agir, influer sur lui-même
et sur ses semblables ; ses actions forment un
ensemble de choses qu'il produit spontanément;
c'est en quelque sorte une création dont il est
le maître et le régulateur. Quelles seront donc
les règles suivant lesquelles il devra agir ? quel
sera son but, son fil conducteur? quand sera-t-il
assuré d'avoir fait ce qu'il devait faire, et ja-
mais que ce qu'il devait faire ? — Ici l'homme
prêt à agir s'adresse à la spéculation , la somme
de tenir ce qu'elle semble lui promettre , ce que
l'attrait qu'elle lui inspire le contraint à re-
chercher.
I. Suis-je libre dans mes actions ? ma volonté
est-elle un principe actif par lui-même, spon-
tané, capable de délibération, de choix et de
détermination ? suis-jc, en qualité d'être moral,
affranchi de ces lois nécessaires auxquelles je
vois tout soumis dans la nature? ou bien
suis-je moi-même un atome englobé dans celte
nature, soumis, comme tout le reste des choses,
à son impulsion irrésistible, à la nécessité de
ses lois ? et ce que je prends en moi pour déli-
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bération, n'est-il peut-être que la vacillation
momentanée d'un corps en équilibre , bientôt en-
traîné nécessairement d'un ou d'autre côté ? —
Lumière de la spéculation , viens éclairer cette
alternative, et me montrer la vérité au milieu
de ce terrible dilemme î Si , comme dans la
seconde supposition , je ne suis pas libre ; si la
nécessité des lois de la nature pèse sur le moi
moral , ainsi qu'elle pèse sur le reste des choses;
si les mouvemens de ma volonté sont fixés
d'avance par un mécanisme auquel je ne puis
échapper, dès-lors il n'est ni but, ni préceptes,
ni responsabilité pour moi ; bon et mèchcmt sont
des mots vides de sens ; je ne suis rien ; c'est le
sort, c'est le mécanisme de la nature qui est
bon ou méchant a ma place. Une force étran-
gère à moi, que je ne puis connaître ni guider,
agit quand je crois agir; je ne suis que son
aveugle instrument , et la voix de ma conscience
qui se croit spontanée, n'est qu'une grossière
illusion. Il n'est plus de pacte , plus de foi , plus
de société possible. Comment promettre ce qu'il
ne sera pas en mon pouvoir de tenir ? comment
même pourrais-je promettre ? Je serai un ingrat,
un parjure, un ravisseur, un meurtrier, et je
n'aurai fait que ce que j'étais obligé de faire;
un fatalisme absolu me pousse, m'entraîne, et le
remords n'est plus qu'une absurdité On
16
établit, dit-on, des peines pour les actions nui-
sibles à la société, comme des poids dans la
balance pour faire incliner la machine vers le
bien ! Mais si je suis une machine un peu plus
habile qu une autre , je me cache aux regards
de la justice humaine , ou je m'y dérobe par
la richesse , par le crédit , et je commets le
crime tranquillement. A. quel effrayant et
inévitable résultat me voilà-t-il arrivé î Je ne
suis plus l'homme que je m étais flatté d'être :
je frémis de ma condition, je voudrais n'être
pas né ; je méprise en moi toute mon espèce ;
la confiance et l'amitié sont éteintes en mon
cœur; je crains mes semblables comme les
élémens en furie, comme les tigres des forets. —
O spéculation , écarte de moi cette pensée dé-
solante î rends-moi l'innocence de mon esprit
que tu m'as fait perdre; tire-moi, si tu le
peux, de cet abyme.
Suis-je libre, au contraire, dans le principe
de mes actions? puis- je délibérer et choisir
arbitrairement? puis-je donner à ma volonté
telle impulsion qu'il me plaît? Dès-lors un
ordre moral s'élève, et se place au-dessus des
lois de la nécessité; l'homme est responsable
du mal qu'il commet ; la liaison se montre entre
le crime, la punition et le remords; le bien sort
de la nuit d'indifférence où l'avait plongé le
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fatalisme, se montre comme un principe actif ,
et appelle à lui la récompense ; la moralité , la
société ont acquis une base solide; et s'il ré-
pugne d'abord d'excepter une des substances
qui composent l'univers , la volonté de l'homme ,
des lois qui nous paraissent universelles , cette
inconséquence apparente est rachetée à l'instant
par l'accord et la lumière qui d'un autre côté
s'établissent dans le monde moral.
IL Mais si je jouis de mon libre arbitre , si
je suis le régulateur de mes actions, quel fil
devrai-je suivre en les ordonnant ? sur quoi se
formera la législation suprême de ma volonté ?
en un mot , quel est mon but final , ma desti-
nation , comme homme , comme être doué d'une
raison ? Cette vie renferme-t-elle mon but final ,
cette vie oii je vois si souvent le vice heureux
et triomphant, la vertu malheureuse et foulée
aux pieds ? Le phénomène de la mort corporelle
amène-t-il aussi l'anéantissement de l'ame, et
l'être invisible qui pense en moi , s eteint-il avec
l'être visible qui se meut? Si tel est notre sort,
ce sera dans le champ de cette vie courte et
périssable qu'il faudra chercher le but de notre
activité , les motifs de toutes nos actions.
Au contraire , l'être pensant doit-il prolonger
son existence après la destruction du corps , ce
sera, sans doute, dans cette vie future qu'il
tome I. 2
faudra placer le but final de nos actions durant
la vie présente.
III. Cependant, dans Tune et l'autre hypo-
thèse, il me faudra encore une règle sûre
pour discerner ce que je dois faire de ce que
je ne dois pas faire ; il me faudra un principe
formel pour l'emploi de ma liberté. Je ne puis
plus me passer d'un type du bien et du mal.
Qu'est-ce qui me servira de boussole et de
guide ? Sera-ce mon penchant et mon intérêt ,
qui me pressent de les satisfaire ? sera-ce l'intérêt
du corps politique dont je fais partie? sera-ce
cet attrait confus qui me porte vers tout ce qui
peut ennoblir mon être et perfectionner ma
raison ? sera-ce ma conscience morale , ce spec-
tateur interne qui m'applaudit ou qui me
condamne ? ou bien enfin , pour moi , être fai-
ble, fini, qui ne me suis pas créé, qui n'ai
pas créé le monde qui m'entoure, sera-ce la
considération d'un Dieu?
IV. Un Dieu! en est-il un? Si en effet j'ai
un Créateur, il doit exister des rapports entre
lui et moi. Sa considération doit changer tout
le plan de ma vie ; je dois lui être soumis de
quelque manière ; il doit entrer du divin dans
mes devoirs. S'il n'en est point, si l'homme n'a
au-dessus de lui aucun être actif et intelligent
dans l'univers, ses devoirs seront purement
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1»
humains , il n'aura après sa mort , ni de châti-
mens à redouter , ni de récompenses a attendre.
Il est donc urgent d'examiner ce problème,
pour la solution duquel la simple spéculation ,
l'aspect de la nature , le sentiment de ma propre
faiblesse, le besoin de me soumettre à un être
suprême, m'avaient inspiré déjà un si puissant
intérêt; intérêt devenu maintenant double, et
qui forme comme la base et l'essence de la
religiosité.
Voilà donc les quatre points principaux sur
lesquels la raison pratique interroge la raison
spéculative, et sur lesquels celle-ci ne peut
s'empêcher de répondre , bien ou mal , affirma-
tivement ou négativement: II. La liberté de nos
actions. II. L'immortalité de Vame. III. Le
premier principe de la morale. IV. L'existence
de Dieu. Ce sont quatre anneaux puissans qui
enchaînent le faire au savoir, la vie active a
la contemplation. L'homme est contraint par sa
nature d'aller dans la recherche de ces points
aussi loin qu'il peut aller. Avant que de s'être
fait une opinion fixe et plausible dans cette
recherche, il n'est pour celui qui prétend à
mettre quelqu'accord entre sa raison et sa con-
duite , il n'est pour l'homme en général, ni
repos, ni satisfaction, ni morale, ni société
possibles ; tant qu'il n'y est point parvenu , il
2.
i
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20
tâtonne dans des ténèbres qui lui sont insup-
portables , privé de tout flambeau et de tout fil
conducteur. Il faut que l'esprit connaisse,
avant que l'esprit veuille , que la pensée précède
et guide l'action. Il faut à l'homme , pour le
diriger , des principes , tels qu'ils soient. L'in-
fluence maligne trop universellement reconnue
des uns , les effets salutaires des autres , annon-
cent assez l'importance pratique de la spécula-
tion sur ces points fondamentaux de toute mo-
rale publique et privée. Cette partie de la
philosophie qui fait son objet principal des
recherches sur l'existence de Dieu , la liberté et
l'immortalité de l'ame, s'appelle en particulier
Métaphysique. Bien des gens ont voulu borner
a elle tout le ressort de la philosophie, en y
ajoutant la logique.
Pour trouver une solution a tant de grands
problèmes , pour satisfaire tout-à-la-fois au désir
spéculatif de savoir , et à la nécessité pratique de
s'appuyer sur le savoir, l'homme n'a qu'à se
replier paisiblement sur lui-même, et dans le
silence des passions , écouter la voix de sa rai-
son et celle de sa conscience. La philosophie
indispensable à chacun réside dans chaque esprit.
Le seul état convenable pour l'y trouver , est celui
/ *
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21
du recueillement et de la méditation. Il faut que
l'homme habite avec lui-même; il lui faut le
calme et l'intériorité' , au moyen desquels seuls
il peut se connaître , découvrir les lois de la
nature visible, et les règles de ses devoirs. Mais
la paresse, les distractions extérieures rendent
cet état pénible pour l'homme sensuel , chez
qui le désir de parvenir au but est violemment
combattu par la répugnance à se soumettre au
moyen. Et comment inviter à rentrer dans le
sanctuaire de leur ame, pour y trouver la paix,
ceux qui en ont ouvert les accès les plus intimes
aux idoles de la corruption, aux passions effré-
nées et tumultueuses , à l'impiété , à Timmora-
lité? ils en seront repoussés a l'instant par ce
cortège impur. L'homme mondain a étouffé en
eux l'homme naturel ; le non-usage y a émoussé
tout intérêt de théorie et de pratique, ainsi
qu'une longue inaction finit par engourdir et
tuer un de nos organes. line s'agit plus de savoir
ce qui convient à l'homme ; mais ce qui convient
■S
7n
•
soif der richesses ou de la vengeance. Il ne s'agit
plus de rechercher comment il faut agir pour
agir bien, mais pour réussir. L'activité intel-
lectuelle de l'homme est bornée ; en la trans-
portant toute dans un domaine extérieur, dans
le champ des besoins et des désirs factices , on
22
lui a fait quitter son domaine primitif, qu'elle ne
connaît plus , et où la glace et la mort Font rem-
placé. L'indifférence règne là où régnait origi- i
nairement l'intérêt : « Ils sont trop paresseux ,
» dit Labruyere, pour décider en leur esprit
» que Dieu n'est pas ; leur indolence va jusqu'à
» les rendre froids et indifférens sur cet article
» si capital, comme sur la nature de leur ame,
» et sur les conséquences d'une' vraie religion :
» ils ne nient ces choses, ni ne les accordent , ils
» n'y pensent point.»
Est-il des humains qui aient en effet abjuré
à ce point l'humanité? espérons qu'au moins
ce n'est pas sans retour. Si empêtrés qu'ils soient
dans le limon de la vie ordinaire et des réalités
matérielles, ils doivent quelquefois se sentir
attirés vers une destination plus haute, et une
existence plus spirituelle. L'être même le plus
frivole, le plus distrait par les plaisirs, ne s'est-
il jamais retrouvé un instant dans la solitude de
son entendement? n'a-t-il jamais senti un ins-
tinct curieux se remuer en lui, et demander;
» Que m'est-il donné d'apprendre sur moi,
» sur mon origine, sur mon avenir, sur tout
» ce qui m'entoure ? Quelle loi doit régler mes
» actions envers mes semblables?» Ces ques-
tions d'un intérêt éternel et indestructible pour
la raison humaine , sont exprimées ainsi par le
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philosophe célèbre dont la doctrine sera exposée
dans ce ouvrage:
» Que puis-je savoir?»
» Que dois- je faire?»
> Quosé-je espérer?»
H remake ensuite qu'elles sont renfermées
toutes troi dans cette quatrième : » Qu est-ce
que Thome?» En effet l'esprit philosophique
n'a nullemità faire aux choses en elles-mêmes ;
il ne peut occuper que de ses propres repré-
sentations ts choses, et par conséquent de ce
qui se pass dans l'homme.
J'en ai d assez pour faire apercevoir l'in-
térêt spéculif et pratique , le stimulant naturel
et inné qui lus porte à savoir, à philosopher,
à mettre de liaison, du rapport et de l'en-
semble dans ï\ connaissances , à nous informer
sans relâche comment et du pourquoi de
tout , jusqu'à q ue nous arrivions à un com-
ment et à un mrquoi absolu qui nous sati-
fasse et nous erdise de remonter plus loin.
» C'est à l'espr numa in , et non a Artstote ,
» qu'il faut attirer la philosophie. » — Hu-
manœ menti, n Aristoteli, philosophia est
adscribenda, ^aurellus^ écrivain scholas-
tique d'un grand x \ e Ainsi , tandis que l'exis-
tence de la philqûe, comme science, de-
24
meure encore problématique , cette existace est
un fait, comme besoin et comme disposion na-
turelle de l'esprit. En ce sens la philosohie est
aussi ancienne que la pensée, et elba com-
mencé dans l'homme au premier degé de sa
culture.
«
»
;
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25
II.
Des diverses définitions de la Philo-
sophie. — SHl est nécessaire eTen
donner une. — Différence essentielle
des Mathématiques pures et de la
Philosophie.
On a vu, dans l'article précédent, que la
logique, la métaphysique et la morale appar-
tenaient incontestablement à cette partie de la
science humaine qui s'est réservé le nom de
philosophie. Mais qui peut fixer au-delà, et
avec précision, les connaissances qui doivent
être encore de son ressort, ou celles qui ne lui
appartiennent plus ? C'est une chose embarras-
sante qu'un mot qu'on a retenu et auquel on
veut absolument assigner un sens précis. Il est
évident néanmoins que l'idée générale d'une
science change et se modifie , et que par consé-
quent sa définition varie, à chaque fois qu'on
lui prête ou qu'on lui enlève de nouvelles attri-
butions. Cicéron a défini la philosophie: La
science des choses divines et humaines, et de
leurs causes. Selon Cicéron , la philosophie serait
la science universelle , car les choses divines et
humaines comprennent tout , l'histoire , la géo-
graphie , 1 éloquence , aussi bien que la logique
et la morale. Cette définition répétée hardiment
par tant de modernes , ne livre aucun des carac-
tères dis ti ne tits des choses, ni des causes qui
doivent faire en particulier l'objet de la philo-
sophie, dans le sens plus étroit qu'il a fallu
donner à ce mot.
L'école de Leibnitz a dit que la philosophie
était la science des raisons suffisantes; mais
l'histoire et les arts out aussi leurs raisons suffi-
santes dans le sens de Leibnitz; et il ne les
compte pourtant pas dans la philosophie.
lï Encyclopédie offre sur ce point, comme sur
bien d'autres , une bigarrure de doctrine , et une
vacillation de plan qui confond et afflige celui
qui y cherche une instruction solide. Dans le
Système des connaissances humaines qui se trouve
en tèle de l'ouvrage, ses auteurs ont placé une
définition , et dans le tome XII , à l'article phi-
losophie, on en trouve une autre toute diffé-
rente. Là ils ont adopté la doctrine et l'expres-
sion de l'empiriste Bacon-Verulam ; ici celles
du rationaliste Wolf, et encore ont-ils eu soin
d'altérer ces deux définitions , qui n'en con-
cordent pas mieux pour cela. On lit , dans le
Système des connaissances humaines, à la suite
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27
du Discours préliminaire de rencyclope'die : » La
» philosophie , ou la portion de la connaissance
» humaine qu' il faut rapporter à la raison , est
» très-étendue. Il n'est presqu aucun objet aperçu
» par les sens , dont la réflexion n'ait fait une
» science Les plus importans sont Dieu *),
» a la connaissance duquel l'homme s est élevé
» par la réflexion sur l'histoire naturelle et sur
» l'histoire sacrée -j-): Y homme qui est sûr de
» son existence par conscience , ou sens interne ;
» la nature dont l'homme a appris l'histoire par
» l'usage des sens extérieurs. Dieu, Y homme et
» la nature nous fourniront donc une distribu-
» tion de la philosophie, ou de la science (car
» ces mots sont synonimes); ét la philosophie,
» ou science, sera science de Dieu, science de
» r homme, et science de la nature.»
On sent que -cette définition est pour le moins
aussi fautive , et aussi vague que celle de Cicéron.
Voici ce qu'on lit ensuite à l'article Philosophie :
« Il est tems de fixer le sens du nom de la
» philosophie, et d'en donner une bonne défi-
» nition. . . . Celle que M. Wolf a donné me
» paraît renfermer dans sa brièveté tout ce qui
» caractérise cette science. C'est, selon lui, la
*) Dieu, objet aperçu par les sens!
•f) Comme si une histoire sacrée pouvait avoir lieu avant
cène conji»n5S3ncc ■
28
» science des possibles en tant que possibles *).»
Ici le ton est bien change; les objets princi-
paux de la philosophie sont Dieu, Vame , la
matière. Dieu n'est plus reconnu par l'histoire ;
il est question des possibles à l'égard de Dieu ,
de ce quon peut concevoir en lui et par lui,
et tout ce jeu de conceptions de 1 école Leibnitzio-
Wolficnne. Nous ne nous arrêterons pas sur cette
inconséquence; elle démontre seulement que
quand l'encyclopédie fut compilée, il n'existait
pas encore une définition de la philosophie à
laquelle on se rapportât généralement.
Nous ne transcrirons pas ici toutes les phrases
sententieuses , précieuses ou déclamatoires, que
tant d'écrivains ont péniblement ajustées pour
donner de prétendues définitions de la philoso-
phie. Les ouvrages français les plus récens en
*) Je dois restituer dans son intégrité la déûnition de JVolf.
Voici ses propres paroles : « La philosophie est une science de toutes
» les choses possibles , comment et pourquoi elles sont possibles, o
Cela est plus clair et plus précis que la version encyclopédique.
Voy. la logique de JVolf, intitulée : Pensées raisonnables sur les
forces et le juste emploi de l'entendement humain dans la connais-
sance de la vérité. § I. Le plus grand défaut de cette définition
de JV vif, c'est qu'elle n'établit aucune différence entre ce qui est
possible de l'idée d'une chose telle qu'on la pense, et ce qui est
possible de cette chose même , comme réellement existante. Delà
ce vice radical qui règne dans toute sa philosophie , de conclure
de l'idée , ou conception , à la chose ; de donner ce qui n'c«t que
loaiqucment vrai , pour une réalité de faiU
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29
fourmillent ; il n'y a là rien à apprendre , pas
une idée saine à acquérir. Un penseur exact
et profond, aux travaux duquel la philosophie
est redevable de beaucoup d'ordre et de préci-
sion, M. le professeur Reinhold, a dit: » La
» philosophie {dans le sens le plus restreint)
r> est la science de la liaison déterminée des
» choses , indépendamment de l'expérience.»
On sentira mieux dans la suite combien cette
définition est convenable et approchante du but.
L'idée aussi bien que la définition particulière
des diverses parties de la science peut s'en
déduire avec facilité.
Kant, sans prétendre donner une définition
rigoureuse de la philosophie, en a considère'
Vidée sous deux points de vue, ce qu'elle doit
être pour Y école, et ce qu'elle doit être pour
le monde. Il a rassuré ainsi ceux qui craignaient
de voir la philosophie reléguée dans les chaires ,
et bannie du cours ordinaire de la vie. Pour
l'école, la philosophie reste science, sans autre
but que le savoir , sans autre occupation que de
réduire la science en un tout systématique , lié ,
posé sur des principes fondamentaux. Pour le
inonde , elle devient sagesse , dénomination qui
se distingue alors de celle de science , ne dési-
gnant plus celle-ci comme n'ayant d'autre but
que le savoir, mais comme devant tendre à la
30
pratique, comme devant être une téUologie de
la raison humaine.
On se tromperait , si Ton croyait que Ton ne
peut philosopher , et pousser à leur dernier pé-
riode certaines connaissances philosophiques ,
à moins que d'avoir au préalable une définition
fixe et non contestée de la philosophie. La ju-
risprudence cherche encore une telle définition
pour le droit , la morale pour le bon , et les
arts pour le beau. Dira-t-on qu'il n'y a encore
eu ni droit, m juste, ni injuste, ni beau sur
la terre , parce qu'on n'a encore bien pu con-
venir d'une phrase précise qui en exprimât dis-
cursivement l'idée. On a parlé et écrit très à
fond de ces choses sans définition , et il peut
en être ainsi de la philosophie.
Bien des mots représentent confusément une
idée , laquelle a dix nuances diverses , qui exige-
raient dix mots differens. Peu de savans seraient
d'accord entr'eux, par exemple, s'il fallu il défi-
nir avec justesse ce que c'est qu'une définition.
Chacun én exigerait quelque caractère nouveau,
et lui prêterait d'autres attributs. La définition
d'un mathématicien n'est pas celle d'un chimiste,
ni celle d'un jurisconsulte. C'est ici le lieu de
rapporter ce que Kant dit lui-même à ce sujet.
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31
» Une bonne définition , suivant toute la valeur
de ce terme, doit représenter fidèlement la con-
ception d'une chose, et en décrire exactement
les fins ou limites ; elle doit encore être com-
plète , absolue , renfermer les caractères primi-
tifs et fondamentaux de la chose, c'est-à-dire,
quelle ne doit pas être secondaire, ou dérivée,
ni avoir besoin d aucune démonstration. —
D'après cela il est évident qu'un objet donné
par l'expérience ne peut élre jamais défini avec
certitude; il ne peut qu'être eurposé. En effet,
rien ne peut nous assurer que l'expérience nous
livre tous les caractères d'une chose ; on sait que
d'un côté elle ne fait pas reconnaître à la fois
toutes les qualités , et que de l'autre elle en mêle
quelquefois d'étrangères à la chose; de sorte
qu'à son aide , on ne peut répondre d'avoir épuisé
toute une conception , et de n'y avoir rien in-
troduit d'étranger. Le mot qui désigne un objet
peut avoir aujourd'hui une signification, et de-
main une autre , en ce qu'on ajoute ou qu'on ôte
des caractères de la chose , ou qu'on en admet
de tout-à-fait différens. Les prétendues défini-
tions de l'eau et de la lumière sont maintenant
autres qu'elles étaient il y a vingt ans ; et qui peut
répondre qu'elles ne varieront pas encore ? où
est la garantie qui assure qu'on n'attribuera pas
à ces substances de nouveaux caractères, et
32
qu'on ne les verra pas sous de nouveaux points
de vue ? Il en est ainsi de tous les objets donnés
immédiatement par l'expérience. »
» Même incertitude dans l'exposition des no-
tions abstraites et universelles , telles que celles
de substance, cause, droit, justice, etc
Rien ne peut ici fixer la pensée , qui ajoutera
sans cesse , ou retranchera , ou modifiera arbi-
trairement ces notions. Il faudrait , avant que de
les définir, apprendre si elles sont adéquates a
leurs objets, et oii sont ces objets? On voit
donc que de tout ce qui est donné à l'esprit, il
ne saurait rien définir avec certitude. Il ne
peut qu exposer ce qu'il découvre par l'analyse ,
sans savoir si une analyse subséquente , si de
nouvelles observations ne lui feront pas dé-
couvrir d'autres caractères, et rejeter les pre-
miers. En un mot, il ne peut qu'analyser les
objets donnés , sans être jamais rigoureusement
sûr de les avoir définis.»
» Il ne reste donc de choses aptes à une vraie
définition, que celles qui ne sont pas données
à l'esprit, mais qui sont engendrées et con-
struites par lui. En pareil cas, je puis définir;
car encore faut-il bien que je sache ce que j'ai
voulu penser et construire. L'ouvrier qui a le
projet d'une machine, d'une horloge marine,
par exemple , peut dire en quoi consiste l'idée
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33
qu'il s'en est faite, quel est son but, quelles
parties entreront dans sa construction, ni plus,
ni moins qu'il n'y en a ; et cependant les défi-
nitions d'idées de cette espèce, qui ne corres-
pondent pas à un objet donné et invariable,
devraient plus convenablement s'appeler des-
criptions.»
« Mais le champ des rigoureuses et véritables
définitions, est celui des mathématiques pures.
Tous les objets sur lesquels on y opère, sont
construits par l'entendement, et sont tout-à-la-
fois donnés et invariables sous une forme sensible.
Le triangle équilatéral, l'hexagone, le cube, la
parabole, peuvent être définis (c'est-a-dire, décrits
et détaillés d'une manière complète , définitive) ,
parce que l'entendement qui en a projeté la
conception, peut se rendre un compte entier
et parfait de son opération et de son but. On
voit donc par ceci: 1°., que Thomme ne peut
définir que ce qu'il a construit lui-même ; qu'il
n'est jamais assuré de la perfection d'une ana-
lyse que quand c'est sa propre composition qu'il
décompose, et qu'il a été lui-même l'auteur de
la synthèse : que de toutes les autres choses , de
celles qui lui ont été données, sans qu'il ait
présidé a leur composition, il ne peut livrer
tout au plus que des expositions dont il ne sau-
rait jamais garantir ni la certitude, ni Tinté-
tome I. 3
34
grité. 2°. Que la seule science susceptible de
définitions rigoureuses, c'est la science mathé-
matique pure, parce que chez elle l'entende-
ment est employé a se construire , a se façonner
synthétiquement les objets dont il veut traiter;
tandis que dans les autres sciences, il ne fait
qu'expliquer et analyser les objets qui lui sont
donnés , desquels il ne peut dire par conséquent
que ce qu'il reconnaît et qu'il pense, à tort
ou à raison , sans savoir si quelque jour il n'en
reconnaîtra , ou n'en pensera pas des qualités
différentes, et même tout opposées.»
# * •
« Dans les mathématiques, la chose n'est la
que parce quelle est définie ; c'est la définition
qui la crée, qui la fixe: il est donc de l'essence
de mathématiques pures de commencer par des
définitions et de ne pouvoir marcher qu'a leur
aide. Dans la philosophie au contraire, toutes
les notions sont données avant leur définition
et indépendamment d'elle; chaque définition
n'y peut résulter que de l'analyse et de l'étude
exacte d'une notion : il est donc de l'essence de
la philosophie que les notions, si confuses
qu'elles puissent être d'abord, leur examen
et leur analyse passent en avant, et que les
définitions viennent a la fin de l'ouvrage, s'il y
a lieu , plutôt qu'au commencement. »
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35
J'espère que ce peu de mots donneront à ceux
qui voudront y réfléchir , quelqu idée de la dif-
férence qui existe entre la nature des connais-
sances philosophiques et celles des connaissances
mathématiques. Tout l'édifice des mathématiques
pures s élève sur des définitions ; il se soutient
et tombe avec elles ; elles ne lui sont pas utiles ,
secourables, mais nécessaires et indispensables;
ce sont ses uniques bases, ses uniques fonde -
mens ; il faut qu'on fasse à la géométrie ses ob-
jets pour qu'ils lui soient donnés , et en les fai-
sant, l'esprit les définit *). On dit: Le cercla
est une surface plane renfermée par une ligne
dont tous les points sont également éloignés d'un
seul — Le trapèze est une figure plane de
quatre côtés , dont deux seulement sont parallèles.
Ces objets n'existent pas pour le géomètre,
avant que son esprit les ait définis, et se les
soit ainsi donnés. De leur seule définition il
déduit toutes les vérités de la théorie de ces deux
figures. Mais dans les sciences dont les objets
*) Quelques objets premiers sont aussi donnes à la géométrie,
tels sont V étendue , le point, etc.... N'étant pas construits % Us
sont aussi indéfinissables pour elle , et leur théorie appartient à
la philosophie des mathématiques.
3.
sont donnés, il faut bien que l'examen, l'ana-
lyse des objets pre'cède l'exposition, la descrip-
tion qu'on en peut livrer. Définirai-je une pierre
en minéralogie , ainsi qu un triangle , et trou-
verai-je de grandes vérités en partant de la
définition d'une pierre? Définirai-je l'ame, le
devoir, etc.... comme on définit un cercle,
un trapèze? et comment bàtirai-je la philoso-
phie sur la définition de l'être, de la pensée,
etc. ... ? De tous ces objets donnés , je ne puis
exposer que les caractères (jamais certains ni
invariables) de la représentation que j'ai d'eux ,
et que je n'ai pas construite arbitrairement,
comme dans les mathématiques. On voit par là ,
combien ceux qui ont prétendu introduire dans
la philosophie la méthode des géomètres , étaient
peu fondés en raison, et combien ils allaient
au rebours de la nature et de l'essence intime
de ces choses *).
*) Ce qui constitue la nature de la pensée mathématique , c'est
qu'elle correspond avec une rigueur exacte à un objet visible,
capable d'être perçu , objet construit par l'entendement sur le
modèle donné par cette pensée , laquelle de cette manière lui est
adéquate , et ne serait même rien sans lui. Telle est l'essence
de la pensée mathématique. Toute autre pensée , qui ne correspond
pas à un objet tout-à-la-fois sensible et construit par l'entendement
d'une manière immédiate , n'est pas une pensée mathématique ,
mais bien une pensée philosophique. Delà rentière dissimilitude
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37
4
Les mathématiciens eux-mêmes , qui définis-
sent bien quand ils s'en tiennent aux conceptions
11
ta
tes) , se sont égarés quand ils se sont crus en droit
de définir leur propre science et l'objet de cetle
science, ce qui évidemment rentrait dans le
ressort et les appartenances de la philosophie.
Ils ont dit que les mathématiques étaient la
science des quantités, et que quantité c'était
tout ce qui était susceptible d augmentation ou
de diminution. Au moyen de ces définitions,
la joie, la douleur, le doute, k persuasion ,
tout ce qui peut augmenter ou diminuer , seraient
des objets soumis au^ mathématiques, ce qui
n'est pas vrai. Abusés par cette fausse lueur,
des mathématiciens ont prétendu soumettre au
calcul nos affections morales , ainsi que des phi-
losophes avaient voulu appliquer a leur science
la méthode géométrique. Ces essais malheureux,
et ces empiétemens illégaux ne réussiront
jamais. La métaphysique ne deviendra jamais
de la géométrie, pas plus que l'algèbre de la
morale *).
des deux sciences, toutes deux rationclles et dérivant de la
même source , mais si essentiellement différentes dans leurs objets ,
leurs formes et leur méthode.
*) Les mathématiques ont pour objet les quantités, mais le»
38
En voila assez pour prouver au moins qu'il
n'est pas nécessaire qu'une philosophie, de'bute
par une définition de la philosophie , et pour
prévenir l'objection malveillante qui s'élève tou-
jours à ce sujet. Une des manies de la spécula-
tion dans ces derniers tems, a été de singer
en philosophie les procédés du géomètre, sans
voir que ces deux affaires de l'entendement
étaient de natures très-différentes *). Définir
avec précision, attacher des idées claires aux
termes, était un des refrains du bavardage phi-
losophique de bien des gens, lesquels avaient
quantités estensives , les quantités en tant que grandeurs , c'est-
à-dire , en tant que susceptibles d'être représentées et construites
visiblement , et comme douées d'étendue réelle , ou de succession
dans le temps. La philosophie , au contraire , ne s'occupe que
des quantités intensives , de quantités en tant que degrés , les-
quelles ne sont susceptibles d'aucune construction sensible. Cette
différence si essentielle sépare à jamais les deux sciences , et
interdit absolument à l'une les procédés et les démonstrations
de l'autre.
*) En géométrie, si la définition change, la chosé change
aussi, parce que c'est la définition qui fait la chose. Dans les
autres sciences , la définition peut changer mille fois sans que U
chose change , parce qu'elle en est indépendante et donnée avant
toute définition. Nos vues de la chose varient seulement ; et après
mille variations, rien ne nous garantit qu'il n'en viendra pas
mille autres. Voilà ce qui fait que les sciences matérielles , celles
qui ont un contenu concret, n'atteindront jamais à la certitude
apodiclique de la géométrie. Les sciences formelles , comme la
logique , ont d'autres bases de leur certitude.
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3»
fort peu d'idées claires. Il a donc été nécessaire
de nous arrêter un instant sur cet objet. Si du
reste le mathématicien se croyait toujours fondé
â définir sa science, celle des quantités, nous
serions tout aussi autorisés a définir la ph lo-
sophie, la science des qualités; l'un vaut au
moins l'autre.
»
Et comme l'idée générale d'une philosophie
se forme de l'assemblage de plusieurs sciences
différentes, qui n'ont que quelques traits prin-
cipaux de commun, j'espère qu'un jour au
lieu de philosophie , on dira les sciences philo-
sophiques, comme depuis long-tems on dit les
sciences mathématiques, au lieu de la mathésie 7
ou de la mathématique , que l'on disait précé-
demment.
•»
Ce caractère général qui convient à toutes les
connaissances philosophiques, quel que soit leur
but particulier, c'est qu'elles sont des sciences
rationelles, reposant uniquement sur des con-
ceptions de ïentendement dont l'objet ne saurait
être saisi dans aucune représentation sensible;
tandis que les mathématiques sont des sciences
rationelles aussi, mwis reposant sur des con-
ceptions de ïentendement dont les objets peu-
vent et doivent être immédiatement construit*
40
et rendus sensibles. Nous examinerons dans la
suite, plus à fond que je ne puis le faire ici,
de quelle sorte est cette construction des con-
mm
ait tiré d'une main ferme cette ligne rigide de
démarcation entre le domaine de la mathéma-
tique pure et celui de la philosophie, et qui
ait assigné à chacune les bornes qu elle ne peut
plus franchir. Ainsi les sciences se régularisent
et se dessinent avec plus de précision, à
mesure qu'on les perfectionne; et tandis que
la grande chaîne des connaissances humaines
paraît se resserrer et s'affermir de plus en plus ,
chaque anneau de cette chaîne, chaque con-
naissance particulière prend une existence plus
individuelle, plus fixe, et se confond moins
avec les autres. Les anciennes dénominations
restent, mais on y a attaché de nouvelles idées ,
de nouvelles vues. Mathématique et philosophie
ont également signifié science dans l'origine;
toutes deux n'ont fait long-tems qu'un seul corps
de doctrine: l'époque est arrivée où leurs
élémens hétérogènes se sont séparés , classés : il
n'est plus permis à quiconque veut mettre de
Tordre dans ses connaissances , de les confondre
désormais. Le nom de philosophie, qui a
désigné d'abord le savoir par excellence, dans 4
un tems où le savoir était encore très-vague
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41
et très borné, s'est conserve pour un genre de
connaissances , lequel s'est toujours de plus en
plus restreint, et dont l'idée paraît aujourd'hui
circonscrite et caractérisée mieux quelle ne
l'avait été jusqu'ici.
42
m.
■ «
♦
Idée et division de la Philosophie
comme science.
•
Si l'existence réelle de la philosophie comme
science peut encore être contestée, au moins ne
peut-on contester l'existence de son idée, ni
la possibilité d'en dresser un plan spéculatif. Si
l'on ne peut encore dire ce qu'elle renferme en
effet , au moins peut-on dire ce qu'elle devrait
renfermer, et quels sont les cadres où elle a
attaché une étiquette, en attendant qu'il se
trouve un tableau pour les remplir.
Premièrement, en égard à son procédé. Elle
peut poser des principes qu'elle démontre , ou
tient pour certains sans démonstration , et d'après
lesquels elle élève un système qu'elle donne
pour un corps de doctrine solide et prouvée:
dans ce cas , le procédé de la philosophie est
dogmatique.
Ou elle rejette la certitude des principes,
dévoile leur insuffisance et, sans aller plus loin,
demeure dans l'état de suspension , de doute et
43
de défiance où l'ont mise le peu de fondement
qu'elle a trouvé dans les divers systèmes : son
procédé, dans ce second cas, est sceptique.
Ou enfin, après avoir accompagné le scepti-
cisme jusqu'à ce point où il reconnaît l'illusion
des systèmes et l'insuffisance de ce que le dog-
matisme donne pour des principes, elle ne
s'arrête pas dans la stagnation du doute ; mais
elle va plus loin et recherche comment naissent
les systèmes illusoires, pourquoi les principes
du dogmatisme sont insuffisans. A cet effet elle
examine avec rigueur l'entendement humain,
se livre à l'analyse la plus profonde de la fa-
culté cognitive de l'homme , faculté où prennent
naissance les systèmes et les principes. Elle
remonte ainsi à la formation de toute con-
naissance, et son procédé, dans ce dernier cas,
se nomme critique.
Jusqu'à Kcmt on n'avait philosophé que sui-
vant les deux premiers modes. Toute philoso-
phie avait été dogmatique, ou sceptique. C'est
lui qu'on peut regarder comme l'inventeur de
la philosophie critique, bien que plusieurs de
ceux qui l'ont précédé aient eu des aperçus,
des soupçons de cette méthode. Locke, Leib-
nitz, Hume, Condillac et d'autres ont été plus
ou moins sur la voie. Leibnitz est celui qui a
pénétré le plus avant (dans ses Nouv. Ess. sur
44
l'entend, hum.) ; Hume a fait un très-grand pas
vers le but , et puis s'est égaré. Les autres sont
restés à la superficie.
Par rapport aux sources où la philosophie
puise ses objets , elle forme deux divisions très-
distinctes, et qu'il est important de ne point
confondre. Ou elle mêle aux conceptions dont
elle fait usage quelques conditions individuelles,
particulières , données par l'expérience , et alors
elle est empirique, (c'est-à-dire , expérimentale),
ou elle ne renferme que des conceptions pure-
ment intellectuelles, qui sont présupposées à
toute expérience , et qui en doivent fournir les
lois fondamentales, les conditions absolues. La
philosophie, dans ce cas, est pure et rationelle.
L'une s'occupe de ce qui est, et comment cela
est, l'élat des choses étant donné; l'autre de
ce qui doit et peut être, sans acception d'aucun
état de choses donné. La philosophie empirique
recherche les lois de la pesanteur des corps , la
rationelle recherche comment il est possible
qu'il y ait des corps et qu'il y ait de la pesan-
teur; recherche qui conduit nécessairement
audelà des conceptions de corps, de pesanteur,
d'existence, puisqu'il s'agit de leur trouver une
base. Second exemple. Le nationalisme re-
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45
monte à l'idée absolue de devoir suivant les
vues pures de la raison , ide'e première qui doit
livrer le type le plus abstrait du devoir, type
d'après lequel devront se régler ou se juger les
cas particuliers: tandis que V empirisme s'em-
ploie a régler quels sont les devoirs positifs de
l'homme , comme fils , ou comme père , ou comme
citoyen, etc.
Il est donc deux philosophies ; l'une qui pré-
cède l'expérience, et l'autre qui l'accompagne;
lune pure , et l'autre empirique. Cette dernière est
plus à la portée des sens et de l'homme ordinaire,
elle exige moins d'abstraction, moins de conten-
tion d'esprit, et par Ta est plus propre a devenir
populaire ; d'ailleurs son domaine est très-fertile
en découvertes et en vérités palpables et usuelles.
Mais elle ne peut se passer de la première , qu'on
a nommé avec justice la législation suprême
de la raison, pas plus que les mathématiques
appliquées ou empiriques, ne peuvent se passer
des mathématiques pures. Il est aisé de voir que
pour s'entendre sur le devoir d'un citoyen, par
exemple, il faut auparavant être d'accord sur
l'idée première et inconditionnelle de devoir.
En égard aux objets distincts et particuliers
des diverses sciences philosophiques, on les a
46
classé jusqu'à présent sous ces trois divisions
principales ; logique , métaphysique et morale.
I. La logique est celle des trois qui est le
moins susceptible de sous-divisions *), la seule
qui forme un système complet de doctrine,
et qui depuis long-tems ait acquis la marche
sûre et méthodique d'une science. En général
on peut dire que c'est la science des règles,
fondées dans l'entendement et que Ton doit
observer dans l'emploi de la pensée; la science
des formes nécessaires de nos conceptions,
jugemens et conclusions; la science formelle
du raisonnement, etc. . . . Elle fait abstrac-
tion de toute matière, c'est-a-dire , de tout
objet concret de la pensée , pour ne traiter que
de ses formes. Et comme dans les autres parties
de la philosophie, la pensée a quelqu'objet ,
autre que sa propre forme, un contenu, une
matière dont elle s'occupe, on pourrait com-
prendre celles-ci sous l'idée générale de philo-
sophie matérielle , par opposition à la logique ,
*) Quoique Bacon lui en ait trouve* quatre; mais c'était une
division arbitraire portant sur les quatre vues différentes que
peut avoir celui qui s'en sert ; division subjective par conséquent ,
et qui ne touche nullement à l'unité objective de la science.
D'ailleurs Bacon attribuait à la logique beaucoup de choses qui
lui sont étrangères.
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47
qui s^appellerait dans ce cas , philosophie for-
melle; ce qui, sous ce point de vue , nous fournit
encore une distribution de la philosophie.
J'ai parlé de la logique pure. Quant a la
logique empirique ou appliquée elle n est pas
une science: c'est un amas irrégulier d'obser-
vations , de maximes , d'aphorismes sur la fonc-
tion de la pensée , en égard au sujet dans lequel
elle s'exerce, aux passions, a l'imagination, aux
préjugés , etc. , de l'homme ; ou bien , en égard
aux sources de nos connaissances, à la génération
de nos idées, a la diversité des objets, aux
imperfections, ou autres qualités des langages
humains , etc. etc. On a beaucoup travaillé tous
ces objets , et l'on a rencontré ça et là quelques
connaissances fort estimables, quelques résultats
fort ingénieux , mais qui n'ont pas fait faire nn
pas à la logique comme science *). Au contraire,
tant de recherches accessoires et étrangères
lont fait tomber en discrédit ; ses bornes ont été
effacées; on les a méconnu, et tout est tombé
en confusion. Condillac a donné une soi-disant
Logique qui n'est qu'un mélange de psychologie
empirique, de métaphysique et de théorie de
*) Une bonne partie du livre de Mallebranche n'est que de la
logique empirique. Celui d'Helvétiuê contient les élèmen* le»
plus hétérogènes.
48
la grammaire générale. Une foule d'écrivains se
sont jeté dans celte voie facile et éclectique,
ouverte par lui avec tant de succès. Ils ont dis-
serté, à perte de vue sur l 'analyse , sur Y esprit
humain , sur les idées claires , sur le rapport
- des signes aux idées , et autres choses semblables.
L'avantage de la popularité a été leur lot ; L'école
est resté en possession de la vraie logique.
II. Nous traiterons dans l'article suivant de
la métaphysique qui a un grand nombre de sous-
divisions. Sa partie empirique peut être désignée
sous le nom de science de la nature, ou phy-
sique ralionelle. Celle-ci a de même ses sous-
divisions. Elle se distingue de la physique
empirique, en ce que cette dernière n'est point
la science, mais plutôt la description et l'histoire
des faits de la nature.
III. La morale pure ou éthique , est celle des
trois divisions de la philosophie qui importe le
plus a Fhommc , en tant qu'être agissant et social.
Que toutes les autres sciences , que les mathé-
matiques , la chimie soient remplies de propo-
sitions erronées, il en résultera de moindres
maux que dune seule erreur en morale, d'un
faux principe pratique qui peut faire naître tant
d'immoralité, de désordres et de crimes. La
morale pure doit renfermer la législation suprême
de notre volonté et de notre libre arbitre. Mais
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on ne peut parvenir à la fonder , qu'après que
la métaphysique a prononcé au moins sur la
question de la liberté.
L'éthique pure doit offrir des régies pour la
conduite de l'être doué de raison à l'égard de soi-
même et des autres , et par rapport a la destination
générale de l'humanité; d'où morale particulière ,
morale universelle , droit de nature.
Si donc les autres parties de la philosophie
intéressent l'homme en tant qu'il est porté à
savoir et à connaître , la morale seule l'intéresse
puissamment , en tant qu'il est destiné à vouloir
et à agir. C'est chez elle que se forme l'accord
du méditatif et de l'efficace. Elle seule compose
tout le domaine de la philosophie pratique ; et
comme toute l'activité de l'homme est comprise
dans ces deux fonctions savoir et vouloir , que
la spéculation d'un côté , et la pratique de l'autre t
répondent à tous les besoins de sa nature intel-
lectuelle , il résulte de ce point de vue une autre
division de la philosophie, par rapport a ses
deux fins principales , en philosophie spécula-
tive , et philosophie pratique.
Quand la morale , après avoir posé ses premiers
principes , tels que le type abstrait du devoir ,
etc. descend à leur application dans des cas
donnés, qu'elle admet l'homme tout entier,
qu'elle a égard aux obstacles apportes par les
TOME I. 4
50
passions dans l'emploi de ses principes , qu'elle
considère les diverses relations humaines sous
tous les rapports accidentels des individus et des
sociétés , il se forme autant de sciences morales-
empiriques qu'il y a d'objets divers à traiter;
d'où l'étude de l'homme moral , Y Anthropologie
et la Psychologie empiriques , la science de
l'éducation ou Pédagogique , les théories de la
vertu , de la prudence , de la sagesse usuelle de
la vie, le droit positif, la jurisprudence, la
politique, etc.
Outre cette division principale du domaine où
la philosophie s'est définitivement restreinte,
elle n'a pas abandonné ses droits, ainsi que je
l'ai insinué précédemment, sur la législation
suprême des autres sciences. La seule qui partage
avec elle le privilège d'être purement rationnelle,
les mathématiques pures ont besoin elles-mêmes
que la philosophie établisse la possibilité de leurs
objets premiers, la durée , Y étendue > le point,
V infini, etc. avant que d'être pleinement fondées
à opérer sur ces objets, avec lesqnels elles
s'anéantissent, si la spéculation s'avise de les
leur contester. Quant aux sciences empiriques,
chacune d'elles ne peut devenir science que par
les principes universels, la liaison et l'unité
systématique qu'elles reçoivent de la philosophie
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51
Des expériences , des faits ne peuvent fournir defc
principes, ni se lier mutuellement; ils restent
par eux-mêmes infructueux et isolés ; mais l'en*
t rudement, qui prend connaissance de ces faits,
les lie , les ordonne suivant des principes qu'il
apporte dans l'expérience. La théorie des arts
doit de même emprunter de la philosophie ses
principes, aussi bien que la connaissance des
rapports qui existent entre les produits d'un
art et le sentiment, entre la nature réelle et la
nature idéale.
C'est de la philosophie encore que chaque
science reçoit sa constitution , sa forme scienti-
fique, sa distribution, la connaissance de son
but, de son origine, et comme la pierre de
touche de sa réalité. Chaque science a donc sa
philosophie, qui en est Famé et le fondement ;
il faut la connaître avant que de pouvoir saisir
l'ensemble , la liaison et le but du tout. C'est en
ce sens qu'il peut y avoir aussi une philosophie
de la philosophie.
Remarquons encore que toute philosophie
naît dans l'entendement de l'homme, ne sort
point de l'entendement, et ne consiste que dans
la liaison nécessaire qu'il tâche d'apporter entre
ses propres représentations des choses. Cette scien-
ce , en égard à l'instrument qu'elle emploie , peut
4.
52
donc se réduire à une connaissance exacte de
l'homme et de son entendement. Subjectivement
vue (c'est-à-dire , par rapport au sujet où elle
est placée , à l'homme) la philosophie est une ,
puisque ce sujet est un. Le connais-toi des
anciens en referme toute Vidée. Une bonne an-
thropologie rationnelle serait une philosophie
subjective complète , ce qu'il est de la plus
grande importance d'observer pour la suite.
Il est encore une autre vue subjective de la
philosophie, qui résulte de sa naissance dans le
sujet qui philosophe. Ou Ton apprend la philo-
sophie d'aulrui , ou Ton se fait sa philosophie
à soi-même. Dans le premier cas , elle est dite
communément historique; dans le second, in-
tellectuelle ; je dirais plus volontiers passive
pour l'un, et active pour l'autre. La philosophie
historique exige beaucoup de pénétration et de
jugement; on voit combien il est difficile de
s'initier à fond dans une série d'idées et dans un
système qui nous est étranger, quand on observe
les bévues où sont tombés la plupart de ceux
qui ont voulu expliquer la doctrine *) des
*) Voyez YHistoire des causes premières de Boiteux (qui a
voulu dire Yhistoire des opinions sur les causes premières) , et
quelques autres-essais d'histoires de la philosophie , les nombreuses
dissertations sur les systèmes des anciens philosophes dans les
mémoires de l'Académie des sciences , etc.
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53
philosophes. La philosophie active exige" sans
doute plus de méditation et de génie; mais
enfin, comme il n'y a qu'une bonne philosophie ,
il faudra bien qu'il vienne un tems où chacun
se contente d'une connaissance historique en ce>
genre ; et en tout cas celui qui se sent la force
intérieure de penser par lui-même , n'en opérera
que plus sûrement, quand il saura comment
tant de grands hommes ont pensé avant lui.
En résumant, la philosophie est donc (par
rapport à son but chez l'homme) spéculative
quand elle donne les lois du savoir , pratique
quand elle donne celles du vouloir.
Elle peut s'occuper du fond réel, ou seule-
ment de la forme de nos connaissances; elle
est donc ou matérielle , ou formelle.
Elle peut, ou ne considérer, dans leur plus
grande abstraction, que les conceptions univer-
selles et premières que livre l'entendement; ou
appliquer ces conceptions premières aux cas
particuliers, aux conditions et aux objets de
l'expérience; relativemeut aux sources où elle
puise ses objets , elle est donc pure et ration-
nelle, ou bien elle est empirique.
Relativement à son procédé doctrinal, elle
est ou dogmatique y ou sceptique; ou critique.
54
Enfin subjectivement vue, elle se réduit à
une anthropologie rationnelle ; tandis qu'objec-
tivement vue, c'est-à-dire, en égard à son
objet , elle se divise en logique , métaphysique
et morale.
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55
IV.
De la métaphysique en particulier.
Depuis qu'un ouvrage A'Aristote , ou attribué
a Aristote, sous le titre de méta ta physika,
a eu cours dans le monde savant , la nomencla-
ture philosophique a été enrichie d'un nouveau
terme. On a fait, des trois mots grecs ci-dessus,
celui de métaphysique, pour désigner le genre
de connaissances dont il était spécialement traité
dans le livre en question ; et cette dénomination
est restée à l'ensemble des sciences philosophi-
ques, qui ne sont ni purement formelles (ou
logiques) , ni purement pratiques (ou morales).
La métaphysique est donc une science spéculative
et matérielle, c'est-a-dire , qu'elle traite, non
des formes de la pensée , mais de son contenu ,
de son objet , de son origine , en un mot , du
matériel de nos connaissances.
Cette science (hypothétique ou réelle) a été
partagée , d'après son idée , en quatre divisions ,
ou sciences particulières , correspondant aux
quatre problèmes principaux qui s'offrent à la
raison , en tant qu'elle devient métaphysicienne.
I. Tout notre savoir repose sur des principes
fondamentaux, lesquels autorisent la raison à
établir entre les choses une liaison nécessaire et
56
universelle, à leur attribuer l'être, et tous les
attributs de l'être, l'unité, l'individualité, la
substantialité , d'où la science de l'être en
général, connue sous le titre un peu suranné
d'ontologie.
H. Réduire en un système tous les attributs
nécessaires de letre pensant, prononcer sur sa
liberté, son immortalité, déterminer la nature
et les fonctions supérieures de Famé, tel est
le but de la psychologie rationnelle.
III. Le monde, ou l'ensemble nécessaire et
infini de toutes les substances finies , est l'objet
de la cosmologie rationnelle.
IV. Le rapport nécessaire de ce monde a un
être qui ne soit pas le monde, mais de qui
le monde procède comme cause première, et
dépende comme fin dernière, c'est ce que se
propose de déterminer la théologie rationnelle.
Voilà les divers cadres où il a déjà passé
tant de tableaux de toutes les couleurs. C'est
à ces quatre fameuses questions qu'on a fait
tant de réponses contradictoires, appuyées de
chaque côté par tant d'argumens spécieux. La
raison humaine ne peut résister à l'attrait spé-
culatif qui sans cesse la sollicite à leur chercher,
une solution. Chaque individu a sa métaphy-
sique, telle qu'elle soit. Tant d'essais malheu-
reux n'ont pu en dégoûter l'esprit humain;
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57
quelque dépit dont, à certaines périodes, il
se soit trouvé saisi contre cette orgueilleuse et
bisarre reine des sciences , il n'a pu s'empêcher
de revenir à elle chaque fois qu'elle a sem-
blé lui faire quelque promesse nouvelle; leurs
brouilleries sont des querelles d'amans. L'esprit
ne peut se passer de la métaphysique et de ses
spéculations: il ne céssera peut-être de s'en
occuper activement que quand on sera tout-à-
fait d'accord sur cet objet: il s'endormira dans
la jouissance.
Quelques classificateurs , considérant que l'on-
tologie renfermait les bases de la logique et de
la possibilité de toute pensée, la cosmologie
celle de l'existence et des rapports nécessaires
des choses, la psychologie et la théologie rati-
onnelle, celle de la moralité et de la religiosité,
ont étendu le sens de ce mot , et réduit toute
la philosophie à la seule métaphysique.
D'autres au contraire , ont resserré le domaine
de la métaphysique, et l'ont réduite à la seule
ontologie. Ceux-là me paraissent avoir eu rai-
son, et j'admettrais volontiers le sens plus strict
qu'ils donnent au nom de cette science.
On s'est servi contre le paganisme de cet argu-
ment, qu'admettre plusieurs dieux c'était n'en
point admettre. On peut en employer un sem-
58
blable contre les métaphysiciens en général:
» Puisq'il y a plusieurs métaphysiques, il n'y
» en a point en effet.» Chaque secte n'a que
la sienne; mais chaque secte la soutient d'une
manière également victorieuse, et qui séduit
également la raison, incertaine entre des preu-
ves équipollentes et contraires. Depuis si long-
tems que le monde philosophique s'entretient
de métaphysique et fait son orgueil de cette
science qu'il tient pour existante, la divergence
continuelle et l'opposition des métaphysiciens
entr'eux , a dû faire naître plus d'un doute sur
la réalité de leurs doctrines,. Il ne pouvait y
en avoir qu'une qui fut la bonne ; mais s'il en
était une bonne, pourquoi n'était-elle pas ad-
mise universellement , pourquoi son évidence ne
forçait-elle pas tous les esprits à se soumettre ?
Est-ce qu'il y a deux géométries , disait-on ?
Delà on concluait, non sans fondement, qu'il
y avait bien une foule de systèmes , mais pas
une science de la métaphysique. Cependant les
différentes écoles se bornaient à une polémique
qui n'avait d'autre but pour chacune que de
ruiner la doctrine des écoles rivales, et d'éta-
blir dogmatiquement la leur. Les syncrétistes
s'occupaient de la grande affaire de les réunir,
et de les amener toutes à s'entendre; les éclec-
tistes croyaient fonder en doctrine toute vérité
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59
en prenant de chacune des autres ce quelle
avait de vrai; mais l'agrégat irrégulier de tant
de principes étrangers ne produisit jamais qu'un
recueil de sentences fragmentaire et décousu ;
les sceptiques se bornaient à opposer les unes
aux autres les diverses opinions, à comparer
et à démontrer sur-tout l'abus d'attribuer aux
choses réelles ce qui ne pouvait valoir que des
représentations de l'entendement, de conclure
de ce qui était prouvé logiquement à une exis-
tence métaphysique et effective. Mais ces hom-
mes sages, qui avaient jeté un regard savant
sur la nature de la cognition humaine, en
restèrent là; et convaincus par tant d'essais
qu'il n'en pouvait résulter rien d'absolument
certain, ils bornèrent là leur recherche, et
s'arrêtèrent dans le doute *).
Le doute! situation accablante et insuppor-
table pour l'homme ; état de mort et de néant
*) Parlerai-je de ces petits philosophes à la mode qui , sur la
foi des vrais sceptiques, se parent des livrées du doute philoso-
phique, et se pavanent, avant tout examen, dans sa commode
nonchalance? On les voit sourire d'un souris de compassion, au
seul nom de la métaphysique , qu'ils ne comprennent pas. Il est
arrêté à leur tribunal, que ces recherches sont pure pédanterie,
idées abstruses , égarement de l'esprit. Ils se sont fait ainsi, contre
la spéculation , un certain jargon d'anathème qui n'a eu que trop
de vogue , et qui en impose par l'air capable avec lequel ils
s'en servent.
60
pour sa pensée active, avide de vérité *)!
Pourquoi ne pas aller plus loin, et ne pas
suivre une voie ouverte par le génie, lequel
n'était devenu sceptique que parce qu'il s'était
arrêté trop tôt, qu'il avait trop tôt pris un
parti tranchant? N'y avait-il donc plus rien à
découvrir dans cet entendement, dans toute
cette cognition de l'homme , où ont leurs racines
tant d'opinions contradictoires? D'où provient
la variété de ces opinions ? D'où leur naissance
spontanée ? D'où cette tendance , commune
à toutes, vers les mêmes points, malgré la
diversité des voies ? Gomment tant de plantes
différentes peuvent-elles croître et prospérer
sur le même sol? Il est évident que pour
l'apprendre, il fallait fouir et creuser dans ce
sol, le percer et le sonder dans tous les sens.
C'est la le travail que s'est imposé la nou-
velle philosophie. Après avoir marché avec le
sceptique jusqu'aux bornes où il s'arrête, le
courageux critique qui ne reconnaît pas encore
*) t» Cet état, dit JeanJacques , est peu fait pour durer , il est
» inquiétant et pénible; il n'y a que l'intérêt du vice ou la
» paresse de l'âme qui nous y laisse Le doute sur les choses
» qu'il nous importe de connaître , est un état trop violent pour
» l'esprit humain; il n'y résiste pas long-tems , il se décide-
» malgré lui de manière ou d'autre, et il aime mieux se
» tromper que de ne rien croire. » Émile.
>
*
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ik ses colonnes , dit à celui qui a été jusqu'alors
son compagnon , peut-être son guide : » Restes,
si tu le veux, assis sur la pierre du doute où
tu crois te reposer; je veux voir au moins
sur quoi elle s'appuie , jusqu'où ton doute est
fondé. Je veux nïenfoncer jusqu'aux racines
des connaissances humaines, assister aux mys-
tères de leur formation, et découvrir, autant
que je le pourrai, de quels èlémens elles se
composent *).»
Quittons la métaphore. Depuis bien des
siècles le dogmatisme avait prétendu montrer
une métaphysique existante, et puisqu en effet,
il y avait des systèmes complets de cette
science, la question de fait paraissoit décidée
*) Loche t après lui Condittac et quelques autres , ont aussi eu
le même projet d'examiner l'origine des connaissances humaines.
Mais en déclarant qu'elles avaient toutes leur origine dans la
sensation, ils ont déclaré que le tronc était l'origine de l'arbre ,
et ils sont restés à la superficie du sol. Ils ont analysé , disséqué
en mille manières , et très ingénieusement , les fruits , les fleurs t
les feuilles ; mais les racines leur ont toujours échappé. Pour les
rencontrer, il fallait creuser le puits et miner; mais à cette
profondeur il ne fait pas clair pour tous les yeux ; il faut un peu
s'être accoutumé à la lampe du mineur. On a de la répugnance
à suivre ces recherches obscures. Ceux qui démontrent les fruits et
les fleurs , qui ont des choses jolies , évidentes et palpables à dire ,
qui s'écrient : Voici tout ce que l'homme sait , tout ce qu'il peut
savoir ; nous opérons au grand jour de l'expérience Ceux-là ,
•ans doute, doivent avoir gain de cause devant la multitude.
62
affirmativement; tandis que d'un autre côté
le scepticisme y repondait négativement, en
exposant la vanité des systèmes. Kant est
venu , et il a le premier élevé , discuté sur-
tout dans le véritable esprit critique la question
de droit: Peut-il y avoir une métaphysique?
et s 'il y en a une, comment et jusqu'où est-
elle possible? Voilà, dans son expression la
plus générale, le problème spéculatif de la
critique. Ses partisans disent que la solution
qu'elle en a donné renferme la seule méta-
physique, ou si Ton veut, la seule ontologie
possible. Pour savoir s'ils disent vrai, il faut
d'abord convenir de ce qu'on est en droit
d'attendre et d'exiger d'une métaphysique avant
qu'elle soit fondée elle même à se produire
comme science.
La métaphysique s'annonce principalement
comme la science de trois objets qui ne peuvent
être chacun que l'objet immédiat d'une pensée,
jamais celui d'une perception sensible: Dieu,
le monde, lame.
Elle promet de décider si Dieu existe, ou
n'existe pas; s'il est infini, s'il est le créateur,
ou seulement l'architecte du monde ; s'il est de
même nature que le monde visible, ou d'une
nature différente, etc.
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03
Elle promet de décider si le monde est éter-
nel, ou s'il a eu un principe, s'il aura une
fin; s'il a des bornes, ou s'il est infini; si le
mouvement lui est propre, ou s'il lui est donné*
s'il y a du plein et du vide, ou seulement du
plein, etc. . . .
Elle promet enfin de décider si Pâme de
l'homme est matérielle ou spirituelle, mortelle
ou immortelle, substance ou accident, libre ou
soumise à la nécessité , au fatalisme , etc. . . .
Le premier préliminaire, indispensable pour
la métaphysique, est donc de démontrer com-
ment et jusqua quel point la réalité se trouve
dans les objets des perceptions sensibles; com-
ment l'entendement peut prétendre à la con-
naissance de choses qui s'élèvent au-dessus de
toute perception sensible ; de déterminer si
l'entendement prend connaissance des choses
en elles-mêmes, ou seulement de ses propres
pensées ou représentations ; quel rapport , quel
lien il peut exister entre les pensées de l'enten-
dement et les objets qu'elles doivent représenter,
et d'où vient que nous tenons celles-là pour
adéquates à ceux-ci ; comment nos pensées
peuvent nous faire connaître autre chose que
nos pensées ; comment nous pouvons croire que
nous connaissons, quand nous n'avons fait que
penser; qui nous porte à établir, en certain
;
64
cas, une entière parité entre une chose pensée
et une chose connue?
Ces questions, sur lesquelles il faut que le
métaphysicien réponde avant que de se livrer
avec sécurité, au plaisir d'édifier un système,
ces questions , dis-je , nous ramènent aux \
premières conditions de nos connaissances en
général, et à un examen approfondi et
scrupuleux de notre faculté de connaître. Le
problème premier et par conséquent fonda-
mental de la métaphysique, est donc de livrer
une bonne et scientifique théorie de la cogni-
tion humaine, d'expliquer comment l'homme
connaît, de quelle nature sont ses diverses
connaissances , de quels élémens elles se com-
posent, en quel rapport elles sont avec les
objets ; — Ou , en d'autres termes : » Comment
a lieu ï expérience dans l'homme?»
Je sens que cette expérience est d'une nature
fort diverse. Tantôt elle ne produit en moi
aucune certitude , aucune conclusion absolue et
qui me force de croire que ce qui à eu lieu une
fois, aura lieu toujours. Je vois un arbre à
feuilles vertes, j'en vois mille, et je ne suis
pas pour cela assuré que tous les arbres doivent
avoir des feuilles vertes. J'en rencontre ensuite
qui ont des feuilles jaunes, des feuilles rouges,
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65
et cela ne contredit en rien ma conviction in-
time ; je n'ai pas plus de répugnance à m'ha-
bituer aux feuilles rouges f qu'aux feuilles ver-
tes ; mon esprit n'avait rien conclu absolument
d'avance. — Mais en d'autres cas , l'expérience
est accompagnée en moi d'un tout autre senti-
ment , celui d'une conviction imperturbable que
ce que j'ai éprouvé et pensé une fois , aura
lieu de toute nécessité, toujours et dans tous
les cas. Mon esprit se trouve forcé de conclure
antérieurement, avant que d'avoir vu, avant
que d'avoir expérimenté. Par exemple: une
chose ne peut tout-à-la-fois être et n'être pas. —
Tout ce qui arrive doit avoir une cause *) ;
Le tout est plus grand que sa partie. — Deux
lignes droites ne peuvent se couper qu'en un
point, etc... D'où procède l'irrésistible con-
viction attachée , pour toute l'infinité des cas , à
l'expérience une fois faite ici , tandis qu'ailleurs
mille expériences répétées ne peuvent me donner
nulle certitude pour la mille et unième ? D'où
vient qu'une fois je suis contraint de reconnaître
avant l'expérience, tandis que d'autres fois je
ne puis rien prononcer avant l'expérience ? D'où
*) On connaît l'insatiable curiosité des enfans à remonter tou-
jours à la cause de ce qui les frappe , leurs interminables pourquoi *
jusqu'à ce qu'ils arrivent à un principe qui leur aemblc absolu
et qui les satisfasse.
TOME I. 5
66
Tient en moi cette certitude que ma sensibilité
ne peut rien percevoir , qui ne soit dans X! espace
ou dans le temps ? Toutes ces difficultés et beau-
coup d'autres, me'ritent bien d'être éclaircies
par le métaphysicien qui ne peut faire un pas
ni avancer quelque chose comme une certitude ,
avant que d'avoir sondé profondément les bases
de toute certitude et de toute connaissance.
Jusqu'ici cependant les nouveaux métaphysiciens
français y ont peu songé.
WAlembert, dans ses Mélanges, me semble
avoir assez bien posé ces questions préliminaires.
Voici ce qu'il dit :
« L'examen de l'opération de l'esprit qui con-
» siste à passer de nos sensations aux objets
» extérieurs, est évidemment le premier pas
» que doit faire la métaphysique. Comment
» notre ame s'élance-'t-elle hors d'elle-même
» pour s'assurer de l'existence de ce qui n'est
» pas elle ? Tous les hommes franchissent ce
» passage immense, tous le franchissent rapi-
» dément et de la même manière ; il suffit donc
» de nous étudier nous-mêmes, pour trouver
» en nous tous les principes qui serviront à
» résoudre cette grande question de Vexistence
» des objets extérieurs. Elle en renferme trois
» autres qu'il ne faut pas confondre. Comment
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» concluons-nous de nos sensations l'existence
» de ces objets ? Cette conclusion est-elle de'-
» monstrative ? Enfin comment parvenons-nous ,
» par ces mêmes sensations , à nous former une
» idée des corps et de l'étendue *) ?»
*) Condillac a posé tout autrement la question , et l'exactitude ,
dans ce cas-ci , n'est pas de son côté. Après avoir dit (Essai sur
l'origine des connaissances humaines) : » La science qui contribue
* le plus à rendre l'esprit lumineux , précis et étendu , et qui doit
» le préparer à l'étude de toutes les autres , c'est la métaphysique; »
il poursuit : » Notre premier objet , celui que nous ne devons jamais
» perdre de vue , c'est l'étude de l'esprit humain : non pour en
» découvrir la nature , mais pour en connaître les opérations ,
» observer avec quel art elles se combinent, et comment nous
» devons les conduire, » Non , ce n'est pas de cela qu'il s'agit.
H faut que l'esprit opère , avant qu'il y ait là des opérations à
observer et à combiner ; il faut que cet esprit , qui opère , ait une
certaine constitution intérieure, en vertu de laquelle il opère de
telle manière et non de telle autre. C'est donc comment l'esprit
est constitué, et comment il opère, qn'il faut étudier avant tout.
Condillac ajoute : » Ce n'est que par la voie des observations que
» nous pouvons faire ces recherches avec succès ; et nous ne devons
* aspirer qu'à découvrir une première expérience, que personne
» ne puisse révoquer en doute , et qui suffise pour expliquer
» toutes les autres. »
C'est fort bien; mais qui expliquera cette première expérience*
et qui démontrera pourquoi elle ne peut être révoquée en doute f
Ceci ne peut se faire qu'en creusant , plus avant que l'expérience ,
dans la nature de l'être qui expérimente , dans la cognition humaine.
C'est là le premier objet , la première étude de la métaphysique.
Mais Condillac n'a jamais entendu par métaphysique que la
psychologie empirique. Cependant quelquefois l'ascendant de la
vérité a entraîné son excellente tète, ainsi que nous le verrons
plus bas.
Après avoir essaye de fixer ainsi l'idée de
ce qu'on peut appeler en général le procédé
métaphysique, jetons un coup-d'oeil sur les
principales opinions qui ont partagé les
métaphysiciens, en cherchant l'origine de ces
opinions dans l'entendement humain , qui est
comme leur gangue, leur matrice commune.
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69
V.
Principales opinions en métaphysi-
que. — D'où elles procèdent. —
Empirisme (matérialiste et spiri-
tualisle) — Rationalisme (qui
renferme sous lui: Naturalisme,
Egdisme, Dualisme, Idéalisme et
Réalisme , Théosophisme, Harmo-
nie préétablie, idées innées de
Platon, de Descartes, de Leibnitz).
•
et la nature; moi et tout ce qui
m'entoure, qui agit sur moi, qui est saisi,
perçu par moi; en un mot, moi et ce qui
n'est pas moi : telle est la double conception ,
l'antithèse qui s'offre à la raison spéculative ,
dès qu elle veut songer à se faire une méta-
physique. Son premier pas, celui que lui
commande son individualité , est de se séparer
du monde visible, de se mettre en regard,
en opposition avec lui. L'homme, dès qu'il
commence à méditer , se place naturellement
au centre du grand tout, d'où il contemple
autour de soi , et se replie sur lui-même pour
y observer les impressions qu'y occasionnent
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70
les objets. Mais le centre, puisque nous avons
choisi cette métaphore, le centre n'aurait nulle
communication avec les divers points de la
circonférence , il en serait tout isolé , sans les
rayons qui établissent un rapport direct, un
moyen d'action de ceux-ci sur celui-là, et
réciproquement. Ou, pour parler sans figure,
le moi étant posé, le monde Tétant aussi, il
faut bien un agent intermédiaire, ou une
communication quelconque par où le monde
puisse agir sur le moi , et le moi , réagir sur le
monde. Trois objets principaux s'offrent donc
aux recherches de la métaphysique naissante :
Le moi, ou l'homme qui connaît; le monde,
ou la nature qui est connue par lui ; et le
moyen inconnu par lequel l'un agit sur l'autre.
L'homme juge volontiers que tout ce qu'il
voit est précisément comme il le voit, et même
que ce qu'il ne voit pas ressemble a ce qu'il
voit. C'est une philosophie si commode que
celle qui se palpe et qui se flaire! Croire l a
nos sens sur ce qu'ils nous transmettent immé-
diatement, et quant à ce qu'ils ne nous mon-
trent pas, l'expliquer par une analogie tirée
de nos sens, c'est sans contredit l'expédient
le plus court pour asseoir sur-le-champ son
opinion (puisque tant est qu'il faut en asseoir
une) , se débarrasser du travail de la méditation ,
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71
et vaquer tranquillement à des affaires plus
essentielles. La chose chargée de la fonction
de connaître dans l'homme, ressemblera donc
à un miroir, ou à une eau tranquille, ou à
line toile tendue, ou enfin à quelque chose
d'approchant; les objets y enverront de petites
images parfaitement semblables à eux, que
l'être connaissant percevra ,' examinera y et en
conséquence desquels il jugera des objets. Voilà
donc notre premier point de métaphysique tout
arrangé : ma cognition est à-peu-près un miroir ;
la nature s'y peint telle qu'elle est; moi, je
regarde dans le miroir, et je vois, je juge la
nature.
Tel de mes lecteurs rira de cette métaphy-
sique, qui au fond n'en a peut-être jamais
eu d'autre. C'est celle de l'irréflexion la plus
entière , c'est celle du sauvage et de l'ignorant
civilisé , dès qu'ils commencent à s'en Sure une.
Cest la sœur germaine de cette physique qui
prend la lune pour un disque d'argent, le
soleil pour un globe de feu, la terre et l'air
pour des élémens , qui croit que tous les astres
tournent autour de la terre dans les vingt-
quatre heures, et qui admet tant d'autres
absurdités sur la foi de l'expérience.
Cette opinion si propre à devenir régnante
et populaire, savoir que nos perceptions nous
72
livrent des ressemblances des objets tels qu'ils
sont réellement en eux-mêmes , a eu cours long-
temps sous le nom de système des émanations,
» Les objets, par une perpétuelle émission,
» remplissent tout l'univers de petites minia-
» tures semblables à eux, lesquelles sont aper-
» eues par nos sens.» Cette supposition est
la partie la moins soutenable du système
à'Epicure, et s'il n'avait eu d'autre doctrine,
à peine eût-il mérité le titre de philosophe. Il
nommait ces petits portraits voltigcans des
choses , Eidola et Typoi. Son disciple Lucrèce,
qui les explique dans son quatrième livre , les
nomme simulacres et effigies. Cicéron les
appelle images; Quintilien, figures; et Catius,
spectres. Parmi les Scliolastiques , il en est qui
ont donné le nom d'espèces intentionnelles h
quelque chose d'approchant. On peut nommer
cette doctrine le matérialisme empirique, ou
tout simplement Xempirisme.
Quelques empiristes, poussant un peu plus
loin l'étude du moi, crurent trouver en eux
un principe différent des objets matériels et de
leur propre corps ; ils avaient une pensée , une
volonté qu'ils sentaient par sentiment interne,
mais à qui ils n'apercevaient ni pieds, ni
mains, ni même solidité, étendue, etc.; ils
admirent donc l'existence d une substance autre
73
que leur corps, qui échappait a leur sens
extérieur, et en qui résidait la pensée et la
volonté; ils rappelèrent ame, esprit, souffle,
vapeur légère et active.
Ce qui se passait dans le moi , devait aussi se
passer dans son vis-a-vis , dans la nature ; elle
eut donc aussi son esprit dirigeant , bien entendn
quand il plut à l'empiriste de considérer sa
variété infinie sons la forme d'une unité ; et
quand il y considéra au contraire plusieurs,
tous séparés , comme le soleil , la terre , la mer ,
les nuages , le tonnerre , il donna à chacun son
esprit , son intelligence à part. L'empirisme
devint de la sorte spiritualiste. 11 eut son
athéisme, et sa théologie. Celle-ci trouvait
une intelligence , un Dieu dans l'expérience , et
qui lui servait à l'expliquer : celui-là l'expliquait
sans l'intervention d'une intelligence. Comme
tous deux s'en rapportaient à l'expérience et à
l'analogie , qui ne peuvent donner aucune lumière
sur ce point, leur dispute était interminable,
et il était aussi aisé à l'un de faire de l'homme
et de l'univers des machines guidées par un
aveugle instinct, qu'à l'autre de leur donner
un esprit , une intelligence.
Le Théologien empirique appuyait sa conjec-
ture de tout ce que l'expérience lui faisait recon-
naître de bon et d utile pour l'homme dans la
74
nature: la terre enfantait des fruits pour le
nourrir, le soleil se levait pour l'éclairer, la
nuit tendait ses voiles pour favoriser son som-
meil. L empirisme trouvait dans cette considé-
ration de la nature les traces d'une intelligence
suprême ! Comme s'il était besoin de l'univers
sensible pour prouver cet être suprême ! Comme
s'il n'était pas certain que la pensée qui existerait
seule , s'élèverait par elle-même à la conception
de Dieu ! mais ce n'est point ici qu'il convient
de s'étendre sur ce point. Je ne m'arrêterai
même pas à détailler nominativement les diver-
ses ramifications et les diverses sectes de l'em-
pirisme. Qu'il nous suffise de reconnaître, que
sous quelque forme qu'il paraisse , quelque
dogme accessoire qu'il adopte, il est toujours
empirisme, c'est-à-dire, une doctrine fondée sur
l'expérience, et qui par cela seul est insuffisante
pour démontrer les fondemens de l'expérience,
insuffisante pour fournir les bases d'une méta-
physique , ou d'une ontologie. On ne peut même
accorder à Tempiriste le titre de métaphysicien ,
que parce qu'en effet il annonce la prétention
d'expliquer l'expérience ; mais comme il l'expli-
que par l'expérience elle-même , il ne peut aller
loin , et s'enferme dans un cercle vicieux. L'em-
pirisme est par sa nature et essentiellement
dogmatique: il admet des sensations pour des
»
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75
réalités, ou du moins pour la représentation
d'objets réels, il n'est point sceptique : il n'exa-
mine point à fond notre entendement , il n'est
point critique. S'il est admis pour base de la
philosophie par un esprit conséquent et qui
veuille se rendre raison de tout , il conduira cet
esprit, quant au spéculatif, à des absurdités et
à des questions insolubles pour lui ; quant au
pratique , il le conduira nécessairement aux
résultats du fatalisme , de l'amour de soi , et à
la ruine de toute moralité *). C'est ce que nous
verons plus au long dans la suite.
Dégoûtés de l'expérience, de son incertitude,
de son infructuosité , de ses tâtonnemens , les
métaphysiciens qui cherchaient des principes
certains pour expliquer l'opposition du moi et
de la nature, ainsi que le miraculeux contact
de ces deux choses, commencèrent, comme Ton
dit, à faire aux sens leur procès, à dévoiler
leurs tromperies , et leurs illusions continuelles ;
ils leur substituèrent la raison , où ils trouvaient
des principes universels , d'une certitude irrésisti-
ble , et auxquels il fallait bien que l'expérience
*) Et quant à la théorie des arts au principe de l'imitation
de la nature, voire de la belle nature! sur lequel on a débité
tant de faidaiscs.
76
se conformât. Par exemple ceux-ci: On ne
peut affirmer de la même chose les deux
contraires. — Tous les accidens que nous
apercevous (tels que les formes , les couleurs J
les sons , etc.) , et qui peuvent changer , doivent
être les attributs dune chose qui les supporte ;
et qui ne change pas , c'est-à-dire , d'une
substance. (Ainsi toutes les variétés qui distin-
guent les différens corps, ne sont que les modes,
les accidens d'un seul être qui se prête à toutes
ces formes, de la matière en général. Ainsi
quels que soient les accidens de notre être
moral, pensées, affections, joie, douleur, il
reste pourtant le même fonds a tout cela ; notre
ame reste la même substance, etc ) — 'Tout
ce qui arrive doit avoir une cause, et doit
produire un effet. — Toutes les substances
différentes sont soumises à l'influence les unes
des autres; tout est action et réaction; tout est
lié dans la nature. — Ces lois , et beaucoup
d'autres semblables , dont il n'était pas possible
de révoquer l'évidence, qui n'étaient pas dé-
duites de l'expérience, mais que l'expérience
réalisait en s'y conformant toujours; ces lois
intellectuelles, vérifiées, légitimées à chaque
instant , fondèrent la confiance sans bornes que
la plupart des métaphysiciens accordèrent à la
raison ; ils l'investirent de la législation suprême
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77
de nos connaissances, et proclamèrent que c'était
à elle seule à nous faire connaître la vérité;
que les principes qu'elle nous fournissait étaient
la seule base de notre savoir. Ainsi s éleva le
rationalisme, diamétralement opposé à V em-
pirisme; manière de philosopher, sans doute,
plus saine et plus profonde que celle mise en
usage par ce dernier.
Cependant les oracles rendus par la déesse
devinrent si divergens , que les métaphysiciens
rationnels furent bientôt aussi opposés entr'eux
que leur rationalisme pris en masse , était opposé
à l'empirisme. Cette divergence se manifeste
surtout dans la manière de traiter la plus
difficile de toutes les questions métaphysiques,
concernant le moi et le non moi, le rapport
de l'homme a la nature.
Le point le plus épineux était, non pas de
déterminer jusqu'à quel point nos représen-
tations ressemblaient aux objets pris en eux-
mêmes; tous les rationalistes étaient assez
unanimement d'avis que cette ressemblance
n avait pas lieu; mais d'oii procédaient ces lois
universelles et nécessaires que nous trouvions
dans notre entendement , comme si elles n eus-
sent été que purement rationnelles, et qui
étaient aussi d'un autre côté les lois réelles et
78
actives de la nature ? D'où , par exemple , cette
inconcevable certitude d'un principe sorti de
l'entendement de Keppler , et qui se trouve en
effet être la loi du mouvement des astres; de
cet aplatissement de la terre à ses pôles, que
Newton décide dans son cabinet, et que nos
académiciens français vérifient sous le tropique
et au cercle polaire? D'où cette certitude de
toutes les mathématiques pures? D'où ma
conviction que mes sens extérieurs ne peuvent
rien percevoir qui ne soit dans l'espace, qui
n'y occupe un lieu? Si l'expérience seule me
l'eût appris , je dirais : » Jusqu a ce moment
» mes sens n'ont rien perçu que d'étendu,
» n'ont rien connu que dans l'espace; peut-
» être que dans la suite mes sens extérieurs
» percevront des objets inétendus, et d'une
» essence toute autre que ceux que j'ai vus
» jusqu'ici, car ce qui est arrivé ne peut me
» répondre que la même chose arrivera tou-
» jours. » Mais ce n'est pas ainsi que je parle ,
ce n'est pas ainsi que je sens. Une voix
impérieuse de tout mon être, la même qui
m'assure de mon existence, me dit et me rend
certain » que je n'expérimenterai, que je ne
» percevrai jamais rien par mes sens extérieurs ,
» qui ne soit dans l'espace , qui n'occupe un
%> lieu.» Ceci est quelque chose au-dessus de
79
l'expérience , c'est quelque chose qui la prévoit ,
qui la juge d'avance. — D'où vient donc que
des lois que je prononce , sont en effet les lois
réelles et de mon entendement et de la na-
ture? — Quand on songe à la profondeur
immense de ce problème, on a peine à com-
prendre la hardiesse inouie des rationalistes
qui ont osé entreprende de le résoudre. Les
empiristes n'y ont jamais réfléchi , ou bien nient
qu'il ait lieu. Le vulgaire ne le soupçonne
même pas. Demandez à un homme du peuple
(je dis du peuple philosophique , où il se trouve
beaucoup de grands seigneurs) pourquoi il remue
son bras k volonté? Cet homme vous rira au
nez, et ne comprenda pas ce qui vous étonne.
La stupidité se moque et ricane, tandis que
Thomme qui pense se tait et médite.
Quand les rationalistes n'auraient d'autre
mérite que d'avoir posé ce problème, et reconnu
cette difficulté , c'en serait déjà assez pour leur
assigner le rang le plus honorable dans la
spéculation. Hic nodus, hic labor! Voyons
quels ont été, et quels devaient être leurs
principaux modes de solution.
Il est évident que tout dépendait ici de
reconnaître la nature de l'agent intermédiaire ,
ou du moyen quelconque qui établissait dans
le moi une telle connaissance de la nature,
80
un accord si incompréhensible entre l'un et
l'autre. Quand on en est venu jusqu a spéculer
sur un tel point , on est revenu du système
grossier des émanations et dés simulacres. Et
quand bien même ces simulacres auraient lieu
de la part des objets palpables et visibles, i
ils ne sauraient avoir lieu de la part de liaisons,
de relations, de lois générales, lesquelles ne
sont pas des objets individuels et qui puissent
se montrer , ni envoyer d'eux des images. Cepen-
dant Thomme se trouvait connaître ces lois , ces
lois qui agissaient dans la nature. Il s'offrait
plusieurs partis à prendre, pour expliquer ce
phénomène.
.
Le plus hardi, sans doute, et qui coupait
le mieux court à tout embarras , était de nier
l'existence et la nécessité d'un agent entre le
moi et la nature; de faire cesser cette antithèse,
et de dire: Le moi et la naturelle sont q un,
ils ne forment qu'un seul et même être: le moi
a donc nécessairement une connaissance, non
médiate, mais imméditate de tout ce qui se
passe dans la nature. — Au moyen de cette
réunion, voila sans doute une immense diffi-
culté de levée ; mais cette réunion peut se faire
de deux manières , et delà naissent deux doctrines
très-opposées.
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81
Pour réunir en un le moi et la nature , on
peut, 1°. ou jeter et comme fondre le moi dans
la nature , de manière que la nature reste l'unité
dominante qui absorbe le moi; ou 2°. jeter la
nature dans le moi , de manière que celui-ci
reste l'unité dominante et le contenant du
tout. — On sent combien ces deux points de
vue sont différens.
Nous nommerons la doctrine qui résulte du
premier , où la nature absorbe tous les êtres T
et ne forme qu'une unité simple , le naturalisme.
Cette doctrine a pour elle, au tribunal du bon
sens , l'avantage de laisser la réalité la plus ab-
solue à tous les objets qui nous affectent, et
d'établir un réalisme si bien d'accord avec notre
sentiment : car comment nous résoudre à croire
que toute la nature , que tous les corps ne sont
qu'une illusion, que notre vie est une erreur
continuelle? l'esprit se révolte et s'indigne à
cette seule idée.
C'est là cependant ce qu'enseigne la seconde
des doctrines dont il vient d'être fait mention ,
celle qui place toute la nature dans le moi;
nous la nommerons Yégoïsme. C'est dans le sein
de la pensée de l'homme que, par une force
spontanée qui lui est propre , les représentations ,
que nous prenons pour des objets hors de nous ,
naissent et s'ordonnent suivant les lois de cette
TOME I. 6
82
pensée, ou de cette force qui est en elle. Et
comme la somme de toutes ces représentations
forme ce que nous appelons la nature , il est
aisé de voir comment l'esprit en connaît les
parties et les lois. Ce système, s'il révolte le
bon sens ordinaire, s'accorde en revanche assez
bien avec la spéculation dogmatique ; il est plus
conséquent et plus susceptible d être appuyé
d'argumens spécieux que le naturalisme. En
effet celui-ci commence d'autorité par établir la
réalité du monde, ou de la nature que nous ne
connaissons, au bout du compte, que par nos
propres représentations: tandis 'que le second
s'en tient à la seule réalité de ces représenta-
tions , réalité qu'on ne peut nier , ne réprouvant
au reste que ce qui est à réprouver, c'est-à-
dire , le saut périlleux que nous faisons hors de
nous-mêmes sans être appuyés d'aucun raison-
nement, en transportant à des objets extérieurs
des sensations et des idées qui ont lieu évi-
demment en nous. — Mais disons aussi contre
Yégoîsme , que bien que nous ne puissions
alléguer de bonnes raisons qui nous autorisent
à sortir de nous-mêmes et de nos représenta-
tions, cette impuissance ne lui suffit pas pour
appuyer solidement sa téméraire hypothèse. Il
professe une doctrine qui n'est point humaine ,
et jamais elle ne formera une secte nombreuse
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83
parmi les hommes. L'égoïste est sur un bon
chemin en commençant ; il rentre dans son
entendement; mais il ne devroit y rentrer que
pour le sonder, le scruter, l'étudier plus k
fond , et non pas pour trancher la difficulté' par
une hypothèse, qui n'est pas plus satisfaisante
que celle du naturaliste.
Il est bon d'observer ici que le naturaliste,
aussi bien que l'égoïste , peuvent admettre l'exis-
tence d'un Dieu , sans rien changer au fond de
leur système. Ils peuvent tout expliquer lun
par une force propre au mot, et l'autre par une
semblable force inhérente à la nature *). Mais
dans le cas où déterminés par des raisons
quelconques, ils admettent l'existence d'un être
suprême, cet appendice important peut être
envisagé par chacun d'eux sous deux aspects
différens.
*) La première de ces opinions , celle de l'égoïste sans Dieu ,
forme X athéisme spiritualistc ; la seconde est Y athéisme matéria-
liste. Ce dernier diffère du matérialisme empirique, en ce qu'il
est parvenu à sa doctrine par des voies rationnelles, ainsi que
nous l'avons vu ; au lieu que l'autre , qui se borne uniquement à
l'expérience , tient pour réelle la distinction du moi et de la nature
•dmet les images pour moyen de communication entre les choses
et les sens de l'homme : enfin il nie l'existence de lois universelles;
ou s'il les accorde, il soutient que la connaissance en est venue
par les sens.
6.
m
1° Ou, fidèles au principe d'unité absolue
qu'ils se sont prescrits, ils placeront Dieu, l'un
dans la nature, et l'autre dans le moi; de sorte
que la nature de l'un *), et le moi de l'autre
deviendront Dieu même.
2°. Ou ils accordèrent a Dieu une action et
une existence à part; de manière que pour le
naturaliste, ce sera Dieu qui imprimera des
lois au grand tout, à l'unité du monde; et,
pour l'égoïste, ce cera Dieu qui par son action
suscitera toutes les représentations , les idées du
moi.
Dans ce second cas , le naturalisme qui
auparavant était unitaire, prend le nom de
dualisme. C'est la métaphysique la plus com-
mune parmi ceux qui admettent l'existence d'un
Dieu. Elle fait de l'homme un membre de la
*) C'était, entre autres, l'hypothèse du célèbre juif Benoit de
Spinoza , qui ne distinguant pas Dieu de la nature , lui ôtait une
partie des attributs qu'on comprend d'ordinaire sous l'idée de Dieu.
Sur ce qu'il admettait un Dieu , inadmissible aux autres plwlosopheJ
suivant le principe de la contradiction , on fonda contre lui l'accu-
sation d'athéisme. Spinoza divinise la nature , il reconnaît pour Dieu
le grand Tout , ce qui a fait donner aussi à sa doctrine le nom
de Panthéisme. En conséquence de cette opinion , son auteur
devait parler de Dieu autrement (pic le reste des métaplrysiciens.
Si l'on y joint la méthode mathématique qu'il s'était mis en t£te
d'observer dans ses argumens , et qui est une étrangère en philo-
sophie, on aura la clé des juge mena souvent contradictoires qui
ont été portés du Spinorisme.
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85
nature, dans laquelle il est comme incrusté et
tissu; elle le soumet par conséquent aux lois
universelles, et admet le fatalisme, la non-liberté
de l'homme, et tout ce qui s'ensuit.
Quant a l'égoïsme , aussi dans ce second cas ,
il prend le nom d'idéalisme. Une fois qu'il a
admis un être différent du moi, il ne fait
m
•
HT
l'existence d'autres êtres pensans, dont chacun
est un moi particulier *).
Encore une observation avant que de passer
à d'autres systèmes.
Nous avons vu comment, entraînés vers la
vérité, l'égoïste et le naturaliste firent un pas
en commun sur la voie qui y conduit; puis com-
ment ils se jetèrent l'un à droite, l'autre à gauche
dans des hypothèses arbitraires. Ils avaient
commencé en commun par être sceptiques ; ils se
séparèrent pour fonder l'un V idéalisme et l'autre
le réalisme absolu, systèmes contraires, qui
marquent les deux extrêmes de la métaphysique,
*) Ce n'est pas encore ici le lieu de parler du plus hardi et du
plus conséquent des idéalistes , du célèbre Fichte , qu'on a souvent
mis en parallèle et en oppisition avec Spinoza. Celui qui a été
le plus connu jusqu'à présent en France , est l'évêque anglais
Berkeley, d'où Ton donne par fois à l'idéalisme ÏO nom patrony-
mique de Berhelexame,
86
et qui partagent même son territoire en deux
parties, puisqu'il faut que tous les métaphysi- ,
ciens inclinent, plus ou moins, vers l'un ou
vers l'autre.
Tant que l'idéaliste se borne a soutenir que
nous ne connaissons les objets que par nos
propres idées , par les représentations de notre
être pensant, il est sur le chemin commun où le
sceptique et le critique marchent avec lui. Mais
quand il conclut immédiatement de là : « Que
» nos idées sont la seule réalité, et que tous
» les objets sensibles sont de pures illusions,»
ses deux compagnons nient la validité d'une
assertion si hasardée, et lui laissent faire tout
seul l'immense saut qui le porte au-delà d'un
abîme. Le sceptique cependant qui se figure
qu'arrivé à cette divergence des chemins, il
faut prendre un parti décisif, et qui découvre
aussi peu de fond à l'un qu'à l'autre, arrête de
n'en prendre aucun , et conclut à son tour que
la cognition de l'homme n'est qu'une source d'in-
certitudes. Nous a vous vu plus haut comment
le philosophe critique se sépare ici du sceptique,
vu plus avant que lui dans la considération du
moi , de la cognition humaine , pour y analyser
à fond la nature des représentations et des idées.
Il laisse en arrière de lui l'égoïste et l'idéaliste
qui mettent une supposition gratuite à la place
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87
de l'examen. Ainsi toutes les opinions de l'esprit
de l'homme se tiennent par un fil aisé à trouver ,
et nous avons ici tracé en peu de mots le plan
d'une partie des opérations de la raison spécu-
lative, laquelle recherche sans cesse l'absolu,
le fond sur lequel doivent porter toutes nos
connaissances.
Rappelons-nous le problème fondamental
dont les métaphysiciens rationnels cherchent la
solution, en tant que condition première et
nécessaire de la possibilité de leur science :
» Comment l'homme parvient-il a la connaissan-
» ce de certaines lois de la nature, de certains
» rapports entre les objets ; rapports dont il est
» immédiatement et sans restriction convaincu,
» tandis que ces lois et ces rapports ne peuvent
» se manifester à aucun de ses sens ?»
Tous les penseurs ne furent pas assez hardis
pour supprimer d'autorité tout moyen de com-
munication entre le moi et la nature, et établir
par-la, ou un égoïsme ou un naturalisme
absolu. C'était en effet trancher le nœud, plutôt
que de le dénouer. Le désespérant scepticisme
laissait le nœud subsister, et croisait les bras,
dans l'impuissance où il croyait l'homme d'ac-
complir ce grand œuvre. Entraînés par l'active
curiosité 4e l'esprit humain , que le scepticisme
88
irrite, au lieu de l'appaiser, le plus grand
nombre des philosophes rationnels restèrent
dogmatiques, et s'acharnèrent à la découverte
de ce moyen par lequel l'entendement connaît
les choses et leurs rapports.
Les Cartésiens, qui s'étaient élevés hardiment
du pur acte de la pensée à l'existence de Dieu,
trouvèrent ce moyen dans l'action de Dieu
même sur les créatures. Selon eux, nous
voyons, nous sentons, nous pensons en Dieu,
et comme par-là c'est la même influence à qui
est soumise la nature , et à qui est soumis notre
esprit, celui-ci reçoit par elle une notion
immédiate et intime de la nature et de ses lois.
Parmi les disciples de Descartes , ce furent
Mallebranche et Kèramftech qui exposèrent le
plus au long cette doctrine, et qui en pous-
sèrent plus loin les conséquences. Elle est
religieuse et sublime, elle ne répugne pas à la
raison spéculative, mais elle repose sur une
hypothèse, elle n'analyse pas assez profondé-
ment la nature de nos connaissances. Nous
nommerons ce système, le théosophisme.
Leibnitz crut découvrir le rapport de Fen-
tendement avec la nature, dans une harmonie
préétablie entre Famé et la matière. Ces deux
substances étaient tellement constituées, qua
mesure qu'un changement ou une représentation
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89
avait lieu dans l'ame , un changement correspon-
dant avait lieu dans la nature, Leur harmonie
continuelle résultait donc de leur manière d être
originaire et déterminée d' avance. Cette opinion,
née en apparence du désespoir de trouver
jamais un moyen réel et actif de communication
entre deux substances d une nature tout opposée,
ne se soutint pas long-tems, tout ingénieuse
quelle est , parmi ceux mêmes qui embrassèrent
le reste de la doctrine de Leibnitz,
Descartes et Leibnitz avaient cela de com-
mun, qu'ils discernaient, dans la somme totale
de nos idées , la connaissance de certaines lois
universelles , de certaines vérités nécessaires ,
que l'expérience ne pouvait nous avoir apprises.
Platon avait reconnu la même chose avant
eux, et son système des idées, l'action de
Dieu des cartésiens , Y harmonie préétablie de
Leibnitz, avaient le même fond, étaient autant
d'hypothèses-sœurs , nées de la même question
â résoudre. Aussi les doctrines des trois phi-
losophes ont-elles un trait de famille commun,
quoiqu'avec diverses modifications. Ce Irait
commun est l'opinion des idées innées. ,
Tous trois pensaient, et avec raison, que la
connaissance des vérités nécessaires et des lois
universelles, telles que celles des mathématiques
90
pures, etc. . . , ne nous venant pas de l'expéri-
ence, elles devaient se trouver dans l'ame; et
comme on ne s'apercevait jamais d'un instant
précis où ces vérités y entrassent, il fallait donc
qu'elles y fussent innées. Jusqu'ici académiciens ,
cartésiens et leibnitziens sont d'accord: mais ils
diffèrent dans la manière dont ils expliquent
comment ces idées sont innées dans notre esprit.
Platon, qui apparemment n'imaginait pas
qu'il pût se trouver dans l'entendement quelques
représentations qui eussent une autre origine
que l'expérience , afin d'expliquer ces idées qui
ne venaient pas de l'expérience, ni de la vie
présente, conclut qu'elles avaient été acquises
pendant une vie antérieure ; que nous les appor-
tions ainsi en naissant dans un souvenir obscur,
lequel se réveillait vivement à la vue des objets
qui avaient fait naître ces idées. Philosopher,
apprendre, inventer, ce n'était que se souvenir.
Telle est sur ce point la doctrine exposée dans
le Théete , le Ménon , la République et ailleurs *).
On sent bien que le siècle de Descarteg n'était
plus celui ou l'on croyait à une vie antérieure.
U action de Dieu des cartésiens commençait à
opérer sur l'ame dès sa naissance, alors l'ame
*) Probablement que la doctrine ésotérique de Pythagore , et
celle de l'école d'Elée , avaient beaucoup de rapport à celle-ci , et
résultaient des mêmes considérations préliminaires.
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91
ft
recevait ces idées, ces représentations de lois
universelles (logiques ou réelles) qu'elle apportait
ensuite toutes formées dans l'expérience ; c'était
autant de connaissances précises et claires, que
l'a me trouvait en elle indépendamment des sens;
il est difficile a la vérité d'admettre des idées
qui soient innées de la sorte, d'autant que ceux
qui les soutenaient y en mêlaient par-ci par-là
d'autres, qui sont évidemment le résultat de
l'expérience , et qui ne peuvent être innées dans
aucune supposition.
Idées innées , chez Leibnitz , signifie tout
autre chose. Ce ne sont pas des connaissances
et des images déterminées de certains objets ; il
ne s'agit ici que de dispositions originaires et pré-
paratoires à voir les choses d'une certaine façon ,
quand elles se présenteront. Je vais transcrire
les propres paroles du philosophe allemand;
elles sont tirées de ses Nouveaux Essais sur
l'entendement humain. Il dit, en parlant de
Locke, dont il réfute l'empirisme dans ce livre *).
*) On sait que Leibnit* a écrit cet excellent ouvrage en fran-
çais ; il est trop peu lu , trop peu étudié. On y trouve le fruit
de longues et profondes méditations. Quand on l'a bien compris ,
on entrevoit une vive lumière; mais la doctrine plus populaire de
Locko a pris un ascendant qui a fait négliger son adversaire ; on
y reviendra. Tout passe, sur-tout en France. II faut bien
qu'enfin l'heure de l'empirisme sonne.
92
« Nos différends sont sur des objets de quel-
» qu'importance. Il s'agit de savoir si Famé en
» elle-même, est entièrement vide comme des
» tablettes où Ton n'a encore rien écrit (tabula
» rasa) , suivant Aristote et l'auteur de V Essai
» {Locke) , et si tout ce qui y est tracé vient
» uniquement des sens et de l'expérience , ou
» si l'ame contient originairement les principes
» de plusieurs notions et doctrines > que les
» objets externes réveillent seulement dans les
» occasions > comme je le crois. — Les stoïciens
» appelaient ces principes notions communes ,
» prolepses, c'est-a-dire , des assimilions fonda-
» mentales, ou ce qu'on prend pour accordé,
» par avance. Les mathématiciens les appellent
» notions communes (koivolç éwo'iaç). Les philo-
» sophes modernes leur donnent d'autres beaux
» noms, et Jules Scaliger particulièrement les
» nommait Semina œternitatis , item Zopyra ,
» comme voulant dire des feux vivans , des traits
» lumineux, cachés au-dedans de nous, que la
» rencontre des sens et des objets externes fait
» paraître comme des étincelles, que le choc
» fait sortir du fusil; et ce nest pas sans raison
*> qu'on croit (les cartésiens), que ces éclats
» marquent quelque chose de divin et d éternel,
» qui parait sur-tout dans les vérités nécessaires.
» D'où il naît une autre question , savoir , si
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93
» toutes les vérités dépendent de l'expérience,
•
» c'est-a-dire , de l'induction et des exemples;
» ou s'il y en a qui ont encore un autre fon-
» dément? Car si quelques évènemens peuvent
» être prévus avant toute épreuve qu'on en ait
» faite , il est manifeste que nous y contribuons
» quelque chose de notre part. Les sens quoique
» nécessaires pour toutes nos connaissances ac-
» tuelles , ne sont point suffisans pour nous les
» donner toutes, puisque les sens ne donnent
» jamais que des exemples, c'est-à-dire, des vé-
» rités particulières et individuelles. Or tous les
» exemples qui confirment une vérité générale,
» en quelque nombre qu'ils soient, ne suffisent
» pas pour établir la nécessité universelle de
» cette même vérité : car il ne suit pas que ce
» qui est arrivé, arrivera toujours de même.
» Par exemple les Grecs et les Romains, et tous
» les autres peuples ont toujours remarqué
» qu'avant le décours de vingt-quatre heures le
» jour se change en nuit, et la nuit en jour.
» Mais Ton se serait trompé si Ton avait
» cru que la même règle s'observe par-tout,
» puisqu'on a vu le contraire dans le séjour de
» la Nova-Zembla. Et celui-là se tromperait
» encore qui croirait que c'est, au moins dans
» nos climats , une vérité nécessaire et éternelle,
w puisqu'on doit juger que la terre et le soleil
94
#
» même n'existent pas nécessairement,, et qu'il
» y aura peut-être un tcms où ce bel astre ne
» sera plus avec tout son système, au moins en
» sa pre'senté forme ; d'où il parait que les vérités
» nécessaires, telles qu'on les trouve dans les
» mathématiques pures , et particulièrement dans
» l'arithmétique et la géométrie, doivent avoir
» des principes, dont la preuve ne dépende
» point des exemples, ni par conséquent du
» témoignage des sens , quoique sans les sens on
» ne se serait jamais avisé d'y penser. C'est ce
» qu'il faut bien distinguer , et c'est ce qu'Eu-
» clide a si bien compris en montrant par la
» raison ce qui se voit assez par l'expérience
» et par les images sensibles. La logique
» encore avec la métaphysique et la morale
» sont pleines de telles vérités, et par con-
» séquent leur preuve ne peut venir que des
» principes internes, qu'on appelle innés. Il
» est vrai qu'il ne faut pas s'imaginer qu'on
» puisse lire dans Famé ces éternelles lois à
» livre ouvert, sans peines et sans recherches ;
» mais c'est assez qu'on les puisse découvrir en
» nous à force d'attention, à quoi les occasions
» nous sont fournies par les sens , Peut-
» être que notre habile auteur [Locke) ne
» s'éloignera pas entièrement de mon sentiment.
» Car après avoir employé tout son premier
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95
•
» livre a rejeter toutes les idées innées, prises
» dans un certain sens, il avoue pourtant au
» commencement du second et dans la suite ,
» que les idées qui n'ont point leur origine
» dans la sensation, viennent de la réflexion.
» Or la réflexion n'est autre chose qu'une atten-
1
LLîJ
r
» ne nous donnent point ce que nous portons
» déjà avec nous. Cela étant, peut-on nier qu'il
» y ait beaucoup* d'inné dans notre esprit , puis-
w que nous sommes innés à nous-mêmes, pour
» ainsi dire? et qu'il y ait en nous: être,
» unité, substance, durée, changement , action ,
» perception, plaisir, et mille autres objets de
» nos idées intellectuelles *) ? C'est ainsi
» que les idées et les vérités nous sont innées,
» comme des inclinations, des dispositions ,
» des habitudes, ou des virtualités naturelles,
» et non pas comme des actions.»
Dans le chapitre premier du second livre,
*) Aristote avait compare" l'ame, avant la sensation, à une
table rase et unie. Leibnits la compare à une table de marbre où
il y aurait des veines innées , ou à un bloc de marbre dont le»
veines intérieures marqueraient d'avance la figure $Hcrc%de qui
doit y être taillée. Ces comparaisons sont vicieuses , et pourraient
tromper sur les vues de Leibnits. D'ailleurs, pourquoi des com-
paraisons? S'il en fallait absolument , j'aimerais mieux celle des
Moules intérieurs de Buffon , du Nisus formativtu de Blumenback,
etc
96
Leibnitz dit encore : » L'expérience est néces-
» saire, je l'avoue, afin que Famé soit déter-
» minée à telles ou telles pensées , et afin qu'elle
» prenne garde aux idées qui sont en nous ; mais
» le moyen que l'expérience ou les sens puissent
» donner des idées ? L/amc a-t-elle des fenêtres X
» ressemble- 1- elle à des tablettes? est -elle
» comme de la cire ? 11 est visible que tous ceux
» qui pensent ainsi de lame , la rendent corpo-
» relie dans le fond. On m'opposera cet axiome
» reçu parmi les philosophes : que rien n'est dans
» Vame qui ne vienne des sens. Mais il faut
» pourtant excepter l'ame même et ses affections.
» Nihil est in intellectu, quod non fuerit in
» sensu, excipe: nisi ipse intellectus. Or Famé
» renferme l'être, la substance, l'un, le même,
» la cause et quantité d'autres notions,
» que les sens ne sauraient donner.»
On voit que, sous le même nom, Platon,
Descartes et Leibnitz , ont entendus des choses
bien différentes. Tous les trois avaient reconnu
la même vérité première, l'existence de certains
principes qui ne sont point acquis par expérience;
tous trois s'étaient heurtés a la même pierre.
Mais le premier se tire d'embarras par la
supposition parfaitement gratuite d'une vie
antérieure. Le second admet des connaissances
complètes dans l'âme dès sa naissance , des idées
> <
• m
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97
*
positives de choses réelles (idées où matière et
forme sont déjà combinées); opinion qui met,
il est vrai, sur la voie, mais qui n'est encore
qu'un tâtonnement, qu'une ébauche trop im-
parfaite, et qui offre trop de côtés faibles. Chez
le troisième, ce ne sont plus que des disposi-
tions , des virtualités de l'ame , pour connaître
et juger d'une manière plutôt que d'une autre.
Telle est, dans deux pierres différentes, la
disposition, la virtualité de l'une, qu'il en
jaillira du feu si elle est frappée avec de l'acier,
tandis que l'autre, autrement disposée, ne don-
nera point de feu : même disposition , ou virtualité
dans l'acier, car la pierre à feu frappée par le
cuivre de rosette le plus dur, ne laissera échapper
aucune étincelle : ces dispositions ne sont-elles pas
innées dans ces substances ? Le matérialiste le
plus outré accorde bien à la matière certaines
dispositions primordiales qu'il croit innées en elle,
et antérieurs aux faits qui les développent et les
font éclater, tels que le mouvement, l'attraction,
etc N'y a-t-il pas autre chose d'inné chez
le tigre que chez le mouton ? ou si l'on veut
même , chez le tigre que chez le lion ? N'y a-t-il
que dans l'homme que rien ne sera inné ? Mais
quand on aura accordé le contraire , il s'agira
de démêler ce qui est inné de ce qui ne l'est
pas. Nous aborderons bientôt cette question.
tome I. 7
98
Cependant, sans nul égard à ces différences
essentielles , et ne prenant le terme d'idée que
dans l'acception qu'on lui donne vulgairement
en français, comme quand on dit l'idée d'un
cheval , d'un arbre , d'une couleur , avec quel
acharnement et quelle suffisance une foule
d'écrivains ne se sont-ils point déchaînés contre
la doctrine des idées innées, hypothèse, à les
entendre, absurde, extravagante, condamnée
par le sens commun, etc., etc... Comme si le
sens dit commun , avait quelque chose à démêler
avec la métaphysique plus qu'avec l'astronomie
ou l'algèbre ! et comme si le sens qui n'est pas
tout-a-fait si commun, celui qui est exercé aux
abstractions et à la méditation, ne devait pas
avoir d'emblée quelque préférence dans ces
matières *). » Les idées innées, dit dAlembert,
» sont une chimère que l'expérience réprouve.»
Je voudrais bien savoir comment l'expérience
*) Qu'on songe que le profond penseur qui a cru devoir recourir
à ces dispositions innées chez l'homme pour en expliquer la cog-
nition , est le même qui a inventé le calcul infinitésimal , et grand
nombre des plus beUcs méthodes de la haute géométrie. Newton
a commenté Y Apocalypse dans sa vieille .^e , mais Leibnitz a écrit
ses Essais dans la vigueur et la santé de son génie. Ces con-
sidérations devraient au moins suspendre le jugement jusqu'après
un très-mûr examen. Mais il est si peu de gens qui examinent ! il
en est tant , d'un côté , qui tranchent sans connaissance de cause ,
et tant de l'autre qui décident si volontiers sur parole , qu'il ne
faut pas s'étonner de la manière dont on juge dans le monde.
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99
réprouverait les idées innées à la façon de
Leibnitz *) ? Mais il est très-probable que ceux
*) Wdlembert a dit aussi dans le Discours préliminaire de V En-
cyclopédie , que » la Métaphysique raisonnable ne pouvait être
» qu'une science de faits , une physique expérimentale de l'ame. »
L'auteur des Pièces philosophiques et littéraires , M. B. . . un
cartésien , reprend ainsi cette assertion : » La Métaphysique uno
» science de faits ! vraiment l'idée est singulière. Mais M. $AUm-
» bert me permettra de l'arrêter ici. J'avoue que la connaissance
» des faits , nous la devons à l'expérience Mais ces faits,
» devenus l'objet de nos réflexions, réveillent en nous des idées
» par où nous nous représentons la nature de ces mêmes choses,
» dont l'existence actuelle est un simple fait. Ce sont ces idées
» abstraites , immuables , universelles , considérées dans leurs rapport ,
» innombrables, qui sont l'objet propre de la Métaphysique.
x> Delà ces axiomes , ces vérités éternelles , ces premiers principe*
• auxquels viennent s'assujétir en dernier ressort toutes nos
» connaissances : c'est d'eux qu'elles tiennent tout ce qu'elles ont
» de lumière et de certitude. Ainsi la Physique , la Morale et
a Y Histoire même doivent remonter jusques-là pour mériter le
» titre de vraies sciences. C'est dans les idées qui nous montrent
» les raisons, la nature et la vérité des choses, que se trouve le
» cause de tout ce que l'expérience nous apprend. Nos sens nous
» avertissent de l'existence des corps. . . . Jusques-là s'étend le
» ressort de la Physique. Mais au-dessus d'elle s'élèvent les pures
i» idées, qui nous rendent raison des différens phénomènes de
» l'expérience. . . . Voilà en quoi consiste la Métaphysique. Sans
» cette science par excellence , les autres n'auraient rien de clairs
» ni de certain: elles ne seraient qu'un amas de faits, dont la
» liaison arbitraire laisserait notre esprit dans de profondes ténè-
*» bres. C'est cette métaphysique, aujourd'hui si décriée, qui
» nous montre la différence essentielle du juste et de l'injuste»
« et qui nous découvre dans les lois éternelles de l'ordre , la base
» de toute morale. « — Voilà le rationnai israe bien en opposition
avec l'empirisme. Dans le fait, on à de la peine à concevoir
comment (YMembert parle ainsi de la métaphysique dans cet endroit ,
100
qui ont prononce des décisions pareilles sur
cette matière, l'avaient très-peu approfondie,
qu'ils attribuaient tous la même valeur à la
même expression , et qu'ils n'en voulaient
qu'aux idées innées de Platon , ou tout au plus
à celles de Descartes et de Mallebranche *).
Pourquoi l'histoire de la philosophie spécu-
lative (j'entends parmi les écrivains de notre
nation) n'a-t-elle presque offert jusqu'à présent
que l'histoire d'un tissu d'extravagances les
plus monstrueuses, tellement qu'on aurait cru
plutôt lire la chronique des maladies de l'esprit
humains, que celle de ses progrès? pourquoi
a-t-elle si souvent traité d'une manière indigne ,
après en avoir parlé très-sensément ailleurs. Voyez le passage cité
de lui , à la 6n de l'article précédent. Mais il est probable qu'il
a pensé diversement dans divers teins , et qu'il n'a jamais eu
d'opinion bien arrêtée sur ce point.
*) H est entre autres de la plus grande évidence , par tout ce
que dit Locke sur les idées innées, qu'il n'a nullement compris le
véritable état de la question, ni les motifs qui avaient nécessité
les philosophes à recourir à ces idées. Il les a données en résultat t
telles qu'elles étaient, et sans s'embarasser de leur origine, pour de
pures fantaisies arbitraires , pour un caprice philosophique. C'est là
en effet ce qu'elles doivent sembler être aux yeux de qui ne va
pas à leur source. Dès-lors, elles ont une apparence de mysticité
qui les rend faciles à attaquer. Malentendues et privées de leur
base , telles que les présente Loche, il n'est pas surprenant qu'il ait
paru avoir raison contre elles : il a prouvé la chimère des idée*
. innées telles qu'il les comprenait, mais il n'a rien prouvé contre
ces mêmes idées innées , telles que d'autres les comprenaient.
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101
et comme des échappés des petites-maisons , les
sages de tous les siècles ? C'est qu'on les a
mésentendus, qu'on ne s'est jamais placé dans
leur point de vue , qu'on n'a pris d'eux que des
résultats, au lieu de suivre la chaîne qui les y
avait conduits, et de partir avec eux des pre-
miers problèmes qu'ils avaient reconnu pour
indispensable de résoudre. On s'en est tenu, en
lisant leurs livres, à la lettre qui lue l'esprit*).
*) Il s'en faut que l'histoire si importante de la philosophie soit
chez nos voisins les allemans dans le même état de chaos , je dirois
presque de néant, oà elle est chez nous. Outre Brucker , qui
dépourvu d'esprit philosophique a cependant livré la collection la
plus complète de matériaux pour cette histoire , ils ont Bnsching ,
Meiners, Gvrlitt , Tiedemann , Tennemann, Buhlc, etc. dont chacun
a son genre de mérite et son point de vue particulier. Ils ont des
fragmens précieux en grand nombre , tels que ceux de Garve , de
Fûlleborn , d'Eberhardt , et autres. Us ont des expositions historiques
de doctrines isolées , comme par exemple celle que M. le Conseiller
intime Jacobi a donnée de la doctrine de Spinoza. Ils connaissent
ad unguem notre philosophie , et la jugent avec équité. Nous ne
savons rien de la leur , et nous la jugeons souvent en vrais chinois t
avec hauteur et mépris. Nous traitons cavalièrement le produit de
leurs longues études et de leurs méditations assidues ; nous déclarons
extravagant et absurda tout ce qui est au-delà du cercle étroit dé
nos idées ou de nos préjugés , et ces épithètes remplacent les
argumens chez nos beaux esprits , à qui elles sont très-familières,
écoutons sur ce point les paroles d'un sage et d'une des plus fortes
tètes philosophiques de nos jours: » Chaque fois qu'il m'est arrivé
» de rencontrer chez des écrivains véritablement penseurs , dont
» la manière de ranger et de présenter leurs idées , annonçait qu'ils
» avaient mûrement pesé et considéré la chose, d'y rencontrer^
» dis-je , des opinions qui , au premier coup d'oeil , me semblaient
102
Si l'on commençait avec chaque philosophie par
les élémens de sa doctrine, on comprendrait ce
qui l'a fait arriver à certains résultats , lesquels
présentés isolément et sans préparation, parais-
sent absurdes. Qu'un physicien dise à un paysan :
« Il y a trente millions de lieues d'ici au soleil,
et ce soleil n'est point un corps chaud et
lumineux par lui-même, mais obscur et froid
comme le champ que tu laboures.» Le paysan
se moquera du physicien , qu'il regardera comme
une espèce de fou. « Qui est-ce qui a été dans
le soleil, répondra-t-il avec un rire stupide,
pour savoir sa distance et comment il est fait ?»
» aventurées ou fausses , je me suis soigneusement gardé de croire
» que ces opinions fussent erronées, par cela seulement quelles
» étaient opposées aux miennes , bien que fondées aussi sur une
» mûre et longue réflexion. J'ai toujours pensé qu'en tel cas, il
» fallait plus de façon pour asseoir un jugement. Mon procédé
» consiste à étudier, non comment je rendrai l'opinion contraire
» à la mienne absurde , mais comment je la rendrai raisonnable.
» Je cherche à découvrir la source première de l'erreur, la pos-
» sibilité qu'elle se soit introduite dans un bon esprit comme vérité ;
m je tache de m'initier tellement dans la manière de voir et de
» penser de mon adversaire , que je sois en état même d'errer
» avec lui , et de sympathiser avec sa conviction. Jusqu'à ce que
» j'en sois arrivé là , je ne crois pas l'avoir bien saisi ; j'en rejeté ,
» comme de juste , la faute sur ma propre pénétration , et je
» soupçonne toujours , derrière ce que je ne comprends pas , une
» grande profondeur et une grande abondance de raisons. Cette
» méthode , que je conserverai toute ma vie , ne m'a pas encore
» trompé. * jacobi , dans son Dialogue sur David Hume , ou sur
l'Idéalisme et le Réalisme , p. 76.
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103
U n'y aura pas moyen de le faire sortir de là
et de percer la coquille d'airain qui enveloppe
son entendement. C'est ainsi que tout le monde
en use à 1 égard de la métaphysique. « Qui est-
ce qui a vu la source de nos connaissances ? qui
est-ce qui a vu Dieu? Qui est-ce qui a vu
Vame?v> On ne veut savoir que ce qui se peut
regarder et palper. Cela est juste dans un sens,
et faux dans un autre. Ainsi toutes les opinions
humaines contiennent chacune une étincelle plus
ou moins vive de cette lumière, de cette vérité
éternelle que l'homme cherche sans relâche. Il
n'est pas jusqu'à l'empirisme, la plus superfi-
cielle de toutes les manières de raisonner, qui
n'en renferme quelque chose. Jamais aucun
homme ne saisira cette vérité toute entière, au
moins dans son état présent. Mais tous devraient
sans doute ce réunir pour savoir jusqu'où il leur
est donné de l'entrevoir , et quelle est la nature
de ces connaissances , et de cette expérience sur
laquelle on se repose si confidemment.
Nous avons posé, je pense, assez clairement
le problème dont la solution doit faire l'essence
de la métaphysique proprement dite, ou de
l'onthologie. Nous avous vu cette métaphysique
se séparer sur deux directions radicalement
contraires, V empirisme et le rationnalisme.
104
Nous avons jeté un coup-d'oeil sur les branches
principales de chacun , et le lecteur est peut-
être déjà assez avancé pour entrevoir de quel
côté l'esprit véritablement philosophique doit
incliner.
Le procédé de tous ces systèmes divers, tant
empiriques que rationnels , est dogmatique , c'est-
à-dire, qu'ils avancent un dogme fondamental,
soit affirmatif, soit négatif, sur lequel repose
tout l'édifice, et avec lequel il doit crouler.
Ainsi , par exemple , l'empiriste dit : » Je ne
puis rien juger que sur le témoignage de mes
sens, la sensation est V élément de toutes mes
connaissances. » Et ainsi des autres.
Entre autres dogmes, qui ne concernent pas
l'origine ni la nature de nos connaissances , mais
des connaissances précises de certains objets, il
en est de trés-importans , comme l'adoption ou
la rejection de l'existence de Dieu , de la liberté
et de l'immortalité de l'ame. L'empiriste et le
rationnaliste peuvent, par divers argumens qui
semblent d'une égale force, prendre divers
partis à leur égard, sans que le fond de leur
doctrine change notablement. On sent même,
lorsqu'on y regarde de plus près, que la
métaphysique proprement dite , malgré les pré-
tentions qu'elle affiche d'abord, repousse ces
questions , qu elles sont en quelque sorte exoû-
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105
ques sur son terrain, et que leur solution doit
appartenir à quelqu'autre partie du domaine de
la philosophie. C'est à la seule conscience en
effet à juger du libre arbitre; c'est au cœur à
prononcer sur l'existence d'un être suprême;
l'esprit n'a qu'à s'humilier et se confondre devant
lui. Dieu ne peut être appris ni sçu ; il ne peut
qu'être senti dans ses oeuvres ; et la plus belle
de ses oeuvres, c'est le sentiment du juste, de
l'ordre moral que l'homme simple porte en son
cœur. Nous traiterons de ceci plus loin.
Tous les dogmes, fondamentaux ou accessoi-
res, reposent sur une liaison arbitraire de con-
ceptions , qui ne se supposent pas nécessairement
les unes les autres. Par exemple quant au dogme ,
Famé est immortelle, il n'y a rien dans la
conception dame, qui entraine nécessairement
celle d'immortalité. Si, pour les lier, on
introduit des conceptions intermédiaires, com-
me: Vame est une substance qui pense, une
substance qui pense est simple , une substance
simple est indestructible , etc , on verra ,
en analysant ces conceptions moyennes, que
l'une ne renferme ni ne suppose nécessairement
l'autre; l'attribut de la pensée n'oblige point
celui de la simplicité , celui-ci point Vindestruc-
tibilitè , etc. . . Leur liaison ne peut donc être
jamais qu'hypothétique , et tout les systèmes
106
jusqu'ici existans sont basés sur de telles hy-
pothèses. De-la vient que tous les métaphysiciens,
tendant au même but, prennent des directions
si divergentes ; de-là les tàtonnemens , le retour
sur les mêmes pas, l'impossibilité de s'accorder;
mauvais succès qui prouvent que la métaphysi-
que n'est pas encore parvenue à l'état d'une
science , dans toute la rigueur de ce terme. Elle
a manqué jusqu'à présent d'une bonne pierre de
touche qui lui servît a éprouver les conceptions
intellectuelles dont est formé son contenu, et a
reconnaître leur connexion nécessaire. — D'où
viennent ces conceptions ? D'où vient que l'en-
tendement les lie de la sorte? — Ce n'est que
quand on aura répondu d'une manière certaine
à ces questions, qu'on saura à quoi s'en tenir
sur la valeur des hypothèses. Seraient-elles
insolubles ? et tandis que toutes les connaissances
humaines, à l'aide de l'esprit philosophique,
s'affermissent et se perfectionnent , celle qui est
l'orgueil et le fondement de la philosophie,
celle qui a les plus profondes racines dans
l'esprit de l'homme, serait-elle la seule qui ne
pût prendre une croissance, et une consistance
solides? N'est-ce donc que quand la raison
s'interroge sur elle-même , quand elle devient sa
propre écolière , qu'elle n'aurait ni pénétration
ni efficacité? sa dévorante activité devrait-elle
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107
rester éternellement vaine? ne serait-ce qu'une
plaie, qu'une affliction que lui aurait gratui-
tement infligée son créateur? tandis que nous
remarquons un but dans la tendance de tous
les êtres créés, l'acteur le plus noble de cette
grande scène, le roi de la création, serait-il le
seul dont les efforts n'aboutiraient qu'à l'illusion ,
au mensonge et au désespoir? dont le rôle ne
serait qu'un honteux accord du crime à'Ixion
et du supplice de Tcmtale ? le seul qui donnerait
un démenti aux vues de la suprême sagesse?
Non; et pour trouver le mot de cette grande
énigme, il ne faut que de la persévérance et
de la méditation. Quel est l'homme assez osé
ou assez avili pour désespérer de l'homme ? Les
questions qui lui importent le plus ne seront
pas les seules, sans doute, qui resteront sans
réponse. Nous allons, dans l'article suivant, non
pas leur en chercher une, mais le chemin sur
lequel il est possible de la trouver ; chemin que
plusieurs penseurs, Aristote, Locke, Hume,
Condillac d'un côté, Platon, Descartes, Leib-
nits de l'autre , avaient soupçonné , indiqué ,
chacun à leur manière, et dans lequel Kant
après eux est entré avec tant de hardiesse et
de succès.
108
IV.
Idée dun point de vue tramcen-
dental en métaphysique.
Tout ce qui a lieu dans la nature a lieu suivant
certaines lois qui en règlent le mode et le cours.
Si une pierre tombe , c'est en observant la loi
de la chute des corps graves; si un projectile
s'écarte de la ligne droite suivant laquelle il a
été lance, c'est en vertu d'une règle constante
qui imprime à son mouvement la courbure
parabolique. Nous cherchons sans cesse les lois
régulatrices des phénomènes auxquels nous n'en
avons pas encore découvert, assurés que nous
sommes qu'ils en ont d'invariables et de fonda-
mentales. Nul doute que notre fonction de
percevoir les objets , lesquels font la matière de
nos connaissances , ne s'excerce aussi suivant des
lois précises , qui influent sur la nature de
ces connaissances. Reste seulement à savoir, l ç .
si ces lois nous sont données par les objets,
eux-mêmes? ou, 2°. si elles se trouvent en
nous pour y attendre l'impression des objets, et
marier leur action propre à cette impression
étrangère.
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109
De ces deux questions , d'où dépend évi-
demment toute la théorie de nos connaissances f
résultent deux points de vue différens. Nous ap-
pellerons le premier le point de vue empirique f
et le second (qui consiste a envisager certaines
lois générales comme résidant en nous , et comme
réglant les objets perçus et connus par nous)
le point de vue transcendent al. Examinons si
nous sommes fondés à admettre l'idée d'un
pareil point de vue.
Supposons une de ces machines d'optique con-
nues sous le nom de chambre obscure , qui soit
munie a l'ouverture par où elle reçoit la
lumière d'un verre rouge. Tous les objets
seront rouges au fond de la chambre obscure, et
cette teinte rouge sera un produit de la nature
du verre; ce verre est constitué de sorte que
la couleur rouge doit être une loi, une forme
universelle pour tous les objets perçus par lui.
Si notre chambre obscure pouvait sentir et
s'exprimer, elle ne manquerait pas de juger
et de soutenir que les bâtimens , les arbres , les
hommes, en un mot que toute la nature est
rouge ; elle se garderait bien de deviner
d'abord que cette couleur générale dans les
objets de sa connaissance, provient d'elle-même,
de la constitution de l'organe par où elle reçoit
des impressions.
110
Appliquons sur toutes les cires a cacheter
différentes , une pierre gravée , qui représente ,
je suppose , une Minerve. Cette pierre , douée
de sentiment , croira que toutes les cires exis-
tent sous la figure d'une Minerve, car elle ne
les percevra que sous cette forme , laquelle sera
évidemment la loi générale, la condition né-
cessaire de toutes les perceptions de notre pierre.
Trois miroirs , l'un plan , l'autre cylindrique ,
le troisième conique , reçoivent l image du même
objet; cette image sera très-différente pour les
trois miroirs. D'où procède cette différence ?
De la structure de chacun, qui détermine la
forme, la loi que doivent subir tous les objets
qui s'y réfléchissent. Prêtons le sentiment et la
parole à nos miroirs: Si celui qui est plan dit:
la chose qui est là, devant nous, est un beau
cercle Près-parfait,» le cylindrique répliquera:»
point du tout, cest un ovale prodigieusement
allongé , » et le conique protestera que : « C'est
» une espèce d'hyperbole double, dont V écarte-
» ment est manifeste.» Dans le fait l'objet en
/ lui-même ne sera peut-être aucune de ces choses,
et cependant chacun des trois miroirs aura
raison, car n'ayant réellement pour objet que
sa propre représentation de la chose, repré-
sentation soumise au mode de sa construction
intrinsèque, l'objet du premier sera bien évk
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111
demment un cercle , celui du second un ovale
et celui du troisième une hyperbole. Si l'en-
tendement que nous avons prêté aux trois
miroirs, au-lieu de leur servir a disputer à
perte de vue, sur leurs objets, les analyser ,
les retourner, s en faire des idées soi-disant
claires , et à se traiter l'un l'autre de visionnaire
et de fou, leur servait à se replier sur eux-
mêmes pour s'étudier, et rechercher dans leur
nature ce qui peut influer sur leurs perceptions ,
ils finiraient par s'entendre mutuellement, bien
qu'aucun d'eux ne puisse jamais parvenir à
connaître l'objet en lui-même. — Il pourrait
Lien en arriver autant a tous les métaphysiciens ,
s'ils prenaient le même parti.
De quoi est donc composée la connaissance
que chacun des trois miroirs prend de l'objet
qui l'affecte ? 1°. D'une impression quelconque
qui vient de l'objet ; 2°. de l'impression de sa
propre forme , que chacun mêle a l'impression
extérieure. — De la combinaison intime de ces
deux choses résulte : pour le premier miroir ,
la perception d'un objet circulaire; pour le
second, d'un objet ovale; pour le troisième,
d'un objet hyperbolique. Chacun rapporte cette
perception , qui est en lui , à l'objet extérieur
qui l'occasionne , et il complète ainsi ce qu'on
appelle expérience. Inexpérience en ce cas est
112
évidemment composée de deux sortes d'élémens
constitutifs ; d'élémens objectifs , c est-à-dire ,
qui proviennent de l'objet, et d'élémens sub-
jectifs , c'est-à-dire , qui proviennent du sujet *).
L'objet, à son tour, peut être ici considéré
de deux manières : ou tel qu'il est en lui-même ,
ou tel que le perçoit chacun des miroirs. —
En lui-même , il est une chose réelle , absolue ;
mais aucun de nos miroirs ne peut avoir la
connaissance de la chose en cet état. — Perçu
par le sujet, il n'est plus qu'une apparence,
qu'un phénomène, qui ne ressemble aucune-
ment à la chose telle qu'elle est en soi. Si nos
miroirs , sans songer à l'objectif ni au subjectif,
s'obstinent à soutenir que les objets sont
réellement et en eux-mêmes, tels qu'ils les
*) Sujet est la personne qui connaît, l'homme en tant qu'il
connaît , qu'il juge. Ce nom de sujet se donne par opposition à
objet. Subjectif est ce qui appartient, ce qui est propre au sujet.
Quand un hypocondre, par exemple, voit le monde en noir, on
dit que ce noir est subjectif, qu'il n'a qu'une réalité subjective
dans l'hypocondre et point du tout une réalité objevtive. D'un
autre visionnaire qui verra le monde trop en couleur de rose ,
on dira de même, que cette couleur riante n'a qu'une réalité sub-
jective. Il entre ainsi dans notre manière de juger beaucoup de
subjectif, qui , amalgamé avec Yobjectif, forme l'expérience , telle
que nous la faisons des objets. Je multiplie à dessein les exemples ,
pour offrir au lecteur , sous toutes les formes , cette distinction
nécessaire de la subjectivité et de X objectivité dans la connaissance
que nous prenons des choses.
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113
perçoivent, si notre chambre obscure aussi
déclare que le rouge est la loi universelle de
toute la nature , et que sans rouge il n'y a pas de
nature possible; si notre cachet arrête que la
figure de Minerve est la constitution inhérente
de toutes les cires, ils deviendront tous de
braves philosophes empiristes , analyseront t
classeront, éclair ciront leurs idées, parleront
peut-être du rapport de ces idées aux signes
qu'ils inventeront pour se les communiquer, et
tourneront ainsi dans un cercle étroit de raison-
nement, ou ils pourront se complaire beaucoup
et se croire profonds, mais où leur philosophie
ne fera pas de grands progrès.
Si un de nos miroirs, le cylindrique par
exemple, plus méditatif que les autres, et rebute
de certaines contradictions qui naissent de la
manière actuelle de philosopher , de l'impossibi-
lité d'expliquer les choses si elles sont en effet
telles qu'il les voit , etc. . . , s'avise enfin de ne
plus ajouter foi aux apparences sensibles , et de
chercher, à l'aide du raisonnement, comment
les choses doivent être en effet en elles-mêmes,
dès-lors il devient un philosophe rationnaliste ,
et il a déjà fait un pas de plus que l'empiriste
vers la vérité. — Alors il peut donner carrière
à sa raison et dire : » Cet objet que je vois cir-
» culaire est dans le fait triangulaire;» o\x %
tome I. 8
114
» II est carré;» ou, telle autre figure. Ou bien:
» Cet objet n'existe pas en effet là où je le
» vois, il n'existe que dans mon idée.» Ou bien:
» Cet objet existe en effet , mais lui et moi ne
» faisons qu'un atôme , qu'un point , et c'est son
» rapport avec d'autres objets qui lui donne sa
» forme.» — Il peut dire encore bien d'autres
choses , et faire des systèmes de toutes les espèces.
Et comme dans tous ces systèmes, il ne
cherche qu'à prononcer, de façon ou d'autre,
sur la nature de choses qui ne sont pas lui,
sur leur manière d'être indépendamment de la
manière dont il les perçoit, nous appellerons
son point de vue transcendent , sa philosophie ,
philosophie transcendante, etc
Si cependant notre raisonneur venait un jour
à penser que la manière dont il est construit
peut bien influer sur celle dont il perçoit, dont
il connaît et juge les choses, qu'en conséquence
il s'occupât se'rieusement de rechercher dans
ses perceptions: qu'est-ce qui peut provenir de
l'objet, et qu'est-ce qui peut provenir du sujet,
c'est-à-dire, de lui-même, en tant que miroir
cylindrique? ses recherches alors deviendraient
transcendentales , son point de vue serait le
transcendentalisme *).
*) Dans la suite de cet ouvrage , le lecteur ne doit pas un instant
perdre de vue cette distinction du Transcendent et du Tratucenr
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115
Dès qu'un philosophe s'est mis dans ce point de
vue transcendental , et qu'il entre sur le chemin
indiqué , quel est le premier pas qu'il doit faire ?
C'est de chercher un principe sûr , une pierre
de touche qui lui serve à discerner dans une
expérience ce qui appartient à l'objet connu , de
ce qui appartient au sujet connaissant , a distin-
guer les élémens subjectifs des élémens objectifs.
Pour cela, il s'offre à lui une double consi-
dération.
I. Le sujet restant toujours le même, ne
variant jamais, les objets au contraire variant
dental , pas plus que celle de Yobjectif et du subjectif. On pourrait
dire que la philosophie transcendente est l'étude de Yobjectif
(considéré comme existant absolument et en lui-même) , et la
philosophie transcendentale l'étude du subjectif (mais seulement
en tant que celui-ci doit concourir à la formation des objets).
Tous les systèmes dogmatiques que nous avons indiqués dans
l'article précédent, sont tous sans exception transcendent , du moins
quant à leurs résultats. Leibnita lui-même est transcendent , quand
il suppose une harmonie préétablie et ses monades. Il l'est moins
dans sa doctrine des idées innées. Il n'y a que le philosophe
critique qui puisse être vraiment transcendental. Delà vient que
l'on donne à la philosophie de Kant tantôt l'une et tantôt l'autre
de ces dénominations. Son procédé est critique , c est-à-dire exami-
nateur ; sa doctrine est transcendentale , c'est-à-dire qu'elle recherche
ce que nous mettons du nôtre dans la connaissance des objets.
Dés qu'on perd un instant ce fil pour prononcer sur les objets en
eux-mêmes, on devient transcendent. Ces expressions techniques
sont indispensables pour discerner des choses trés-dûTércntes , et
soulagent plutôt l'esprit , qu'elles ne sont à charge à la mémoire.
8.
116
sans cesse, et l'un n'ayant aucune raison de
ressembler nécessairement à l'autre , il en résulte
que tout ce qui , dans la représentation des objets
sera constamment et invariablement le même ,
appartiendra au sujet; qu'au contraire ce qui
sera accidentel, variable, passager et changeant,
appartiendra à l'objet.
Sur quelque chose que je porte la vue, si
j'aperçois par-tout .une tache noire, ou verte T
etc., d'une forme constante, au lieu d'en con-
clure que tous les objets portent nécessairement
une tache noire ou verte , etc. , ne sera-t-il
pas plus raisonnable de penser que cette tache
appartient a mon œil ? Si quelque part où je
sois, quelques sons variés que j'entende, il se
mêle à tous un sifflement toujours constant et
toujours le même , ne devrai-je pas en conclure
que ce sifflement appartient a mon ouïe, et
nullement aux objets qui me font entendre des
sons variés, lesquels sons peuvent cesser et
avoir lieu tour-a-tour ?
Par les mêmes raisons, notre chambre obscure
conclurait à bon droit, que la teinte rouge
répandue également sur tous les objets , et sans
laquelle elle n'en peut percevoir aucun, leur
vient de sa propre nature à elle. La pierre gravée
reconnaîtrait que cette figure de Minerve, seule
forme sous laquelle elle puisse percevoir la cire ,
117
est sa propre forme grave'e en elle, et que les
seules accidences, telles que la couleur rouge,
ou noire, etc., le plus ou moins de ductilité ,
etc. , appartiennent à la cire. Le miroir enfin
découvrirait que cette forme allongée et oblongue
qu'il trouve à tous les objets , leur est attribuée
par sa propre forme cylindrique, qui modifie
ainsi les images, etc.
Revenant enfin a l'homme , lequel est doué de
la faculté de recevoir des impressions sensibles ,
et de la faculté d'élaborer ces impressions dans
son intelligence par la pensée , nous chercherons
de même s'il n'y a pas aussi quelques conditions
subjectives de sa pensée et de sa sensibilité , qui
deviennent les lois des objets à mesure quil
les sent et qu'il les pense , et en tant qu'objets
sentis et pensés par lui. Si cela est en effet r
ces conditions de la cognilion humaine, cette
constitution de l'organe cognitif de l'homme,
devront influer sur toutes ses connaissances ,
imprimer leur sceau à tous les objets , sans qu'ils
puissent lui apparaître d'une autre manière.
Nous rechercherons donc avec soin, dans tous
les objets connus par l'homme, celles de leurs
qualités qui paraissent invariables , nécessaires ,
universelles, et nous les séparerons de tout le
reste , afin d'examiner si ces choses ne seraient
pas autant d'élemens subjectifs de nos connais-
118
sances, que nous attribuons aux objets, et qui ne
seraient en effet que le re'sultat de notre propré
nature et de notre manière de voir ces objets.
H. La seconde considération , c'est que la vue
et la connaissance d'un objet, l'expérience d'un
fait, ne contiennent rien absolument que ce qui
concerne cet objet , ou ce fait. Un second fait
ne nous apprendra de même que ce qu'il est,
jamais ce que doit être un troisième, encore
moins ce qui doit arriver dans l'infinité des cas.
Si donc nous rencontrons dans quelques-unes de
nos connaissances ce caractère singulier, que
l'expérience une fois faite, que l'objet une fois
vu, nous donne cette certitude invincible: que
toits les objets doivent se ranger sous la même
loi universelle y nous serons autorisés à penser
qu'il y a là quelque chose de plus que l'ex-
périence extérieure, et que la loi universelle
pourrait bien être une condition , une forme de
notre propre manière de voir, im élément sub-
jectif qui se joint aux impressions étrangères, en
s'immiscant à nos connaissances comme partie
constituante. — Ainsi est la teinte rouge dans la
chambre obscure ; ainsi est Y étendue pour l'hom-
me ; ainsi la certitude de certaines propositions ,
comme celle des mathématiques pures, etc.
Ce n'est point encore ici le lieu d'exposer tout
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ne
i
ce qui découle du point de vue transcendental. Il
ne s'agit, pour le présent, que de faire com-
prendre quel il est , et d'en établir la possibilité.
Remarquons cependant, que comme dans ces
recherches, nous avons pour objet les premiers
principes de nos sensations et de nos pensées ,
il s'en suit que notre point de vue transcendental
doit se diriger vers ces dispositions originaires
de notre nature, qui précèdent en nous toute
sensation, toute pensée, toute expérience. Ces
dispositions antérieures à toute expérience dans
le sujet, se nomment pures , c'est-a-dire , primi-
tives, et comme purifiées de toute impression
étrangère a nous *) . En tant que nous considérons
ce qu'il peut y avoir de pur ou de primitif dans
nos sensations, nous nommons notre sensibilité
pure, ce qui ne veut dire autre chose, sinon
que nous considérons ce qu'il peut y avoir de
purement subjectif en elle. C'est en ce sens que
nous dirons aussi entendement pur , raison pure.
Enfin nous appellerons le système des princi-
pes que nous trouverons sur cette voie, la
philosophie pure. Ainsi la méthode critique
*) Ainsi le cylindrisme du miroir , son plus ou moins de poli p
sa couleur , s'il est d'acier , ou de platine , ou de cuivre , ou de
verre , etc sont ses formes ou dispositions pures , lesquelles
précèdent en lui la perception de l'objet, et influeront sur la
manière dont il le percevra.
120
a du nous conduire au transcendentalisme , et
celui ci nous conduit au purisme *).
Avant que de passer au transcendentalisme
pur , tel que l'expose Kant , nous pouvons nous
arrêter un moment sur quelques-uns des résultais
d'un point de vue transcendental dans le champ
de l'expérience. De cette nature étaient déjà
les exemples donnés au commencement de cet
article. En voici quelques autres, qui étant
immédiatement tirés de l'homme, seront peut-
être plus convenables, et plus utiles à l'intel-
ligence de ce qui suivra.
Un bateau suit le fil d'une rivière, le rivage,
les arbres , les collines fuient , ou semblent
fuir. ' De deux personnes qui sont placés dans
ce bateau, l'une dit: » Le rivage marche,"
•m
» marchons , et qui attribuons ce mouvement
*) Cette nouvelle doctrine, en tant que rationnelle, se trouve,
comme le Rationnalisme en général , opposée à YEmfirtsme. Le
but du Purisme cependant, n'étant que la recherche des hases et
des élémens de l'expérience , on devrait plutôt le regarder comme
le fondement d'un empirisme raisonnable , et comme le traité
préliminaire où sont fixées la valcur*et la certitude de l'expérience.
D'un autre cô\é , si l'empirisme reste superficiel et aveugle , admet-
tant la sensation et l'expérience pour élémens de nos connaissances ,
sans avoir fait passer à la coupelle ces prétendus élémens, dans
ce cas le purisme lui est diamétralement opposé.
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121
» au rivage celle-ci est dans un point de
vue transcendental.
On sait combien , dans le système de Ptolemée ,
l'astronomie était soumise à d'inextricables diffi-
cultés. Ce système procédait d'un point de vue
empirique en astronomie. » Nous voyons tourner
» le soleil et tous les astres autour de la terre,
d -disait-on, donc ils tournent en effet autour
» de la terre." — Copernic vient, et dit : » Toute
» cette rotation apparente ri est que subjective;
» elle appartient à V homme, qui T attribue à tout
» le ciel ; c'est le spectateur seul qui tourne , le
» soleil et les astres restent en repos". Il est
clair que Copernic s'était alors placé dans un
point de vue transcendental, distinguant dans
l'aspect du ciel le subjectif de l'objectif.
On a sérieusement objecté à Copernic que si
son système était vrai et si la terre tournait,
nous aurions chaque vingt-quatre heures , la tête
en bas et les pieds en haut *). La plupart des
enfans , quand ils commencent à étudier , font
volontiers la même objection. ^Elle est toute
*) Voyez le livre de Morin, professeur de mathématiques au
collège royal , intitulé : Alae telluris fractae (Les ailes de la terre
brisées). Le bon professeur ne voulait plus que la terre volât.
Combien de Morins parmi les antagonistes de la philosophie trans-
cendcntale! Et le grand Ticho-Brahè lui-même, faisait aussi cette
objection des pieds en haut et de la tête en bas. Combien il faut
être en garde contre un jugement trop précipité !
122
empirique , et on en sent aujourd'hui le ridicule.
En haut et en bas , appartiennent à l'homme ,
au sujet ; faites abstraction de lui , il n'y a ni
haut , ni bas dans les objets. Il en est de même
de avant et après ; un coup de canon est tiré
dans un certain instant , un autre coup de canon
est tire' dans un autre instant ; si l'on juge que
l'un a été tiré le premier , et l'autre ensuite ,
l'un avant et l'autre après , ce jugement procède
comme le précédent d'une pure forme humaine ;
il n'y a ni avant ni après dans les choses en elles-
mêmes , pas plus que de haut ni de bas.
On croyait assez généralement depuis le com-
mencement du monde, que les couleurs étaient
dans les objets colorés, et qu'une chose , par
exemple, qui paraissait verte, était verte en effet.
C'était le point de vue empirique. Descartes
arrive , se met dans le point de vue transcen-
dental , et prouve que les couleurs sont dans
l'oeil , qu'il n'existe rien de semblable dans les
objets *). Un seul raisonnement détruit une
habitude de soixante siècles, habitude que le
sentiment , et ce qu'on appelle le sens commun ,
appuyaient de toute leur puissance.
*) Voyez la Dioptrique de Descartes , chap. TV, § 6. — La
troisième de ses Méditations , et sur-tout son Traetatus de lumine,
ut et de aliiê sensuum objectis primariis. Le premier chapitre
traite , De differentiâ sensuum et rerum eos eflicientium.
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123
Puisqu'en effet , comme il est maintenant re*
connu de tout le monde , ce que j'appelle couleur
naît dans mon oeil a l'occasion des objets qui le
frappent , il entre donc dans la perception d'une
couleur des élemens objectifs et des élemens
subjectifs ; mon oeil reçoit une impression qui
l'ébranlé et le met en activité (voilà l'objectif) ,
la manière dont il reçoit cette impression (et
voici le subjectif) , lui donne la qualité de cou-
leur, perception unique résultante de la syn-
thèse (c'est-à-dire , union intime) de l'impression
donnée par l'objet et de celle donnée par l'organe.
Puisque l'impression extérieure arrivant à
l'oeil, y trouve une force, une faculté qui la
transforme en couleur, il est évident que cette
force, cette faculté, résidait dans l'oeil avant
l'impression, quoiqu'elle ne s'exerce et ne se
déploie qu'à son occasion. Nous ne voyons des
couleurs que quand notre oeil est affecté par
des objets; mais le principe des couleurs, la
forme colorante est dans l'essence même de l'oeil ;
et personne ne prétendra que ce sont les objets
qui nous créent des yeux.
Et puisque toutes les impressions que reçoit
l'oeil se transforment en couleurs, que la couleur
en général est la seule forme sous laquelle l'oeil
puisse avoir des perceptions (les figures mêmes
n'étant pour l'oeil distinctes les unes des autres
124
que par une différence de coloris) , il n'y a nul
empêchement à dire que la forme nécessaire
et primitive de l'oeil est la colorisation , ou si
l'on veut la lumière , en tant que principe
colorant. — Le produit de cette forme inhérente
à notre vision, est non-seulement que nous
voyons toute la nature colorée, mais encore que
cela nous semble indispensable , et qu'il nous est
impossible de nous imaginer une nature vue ,
et qui ne serait pas colorée.
On peut dire quelque chose de tout semblable
quant aux autres organes. Le son n'existe que
dans l'oreille. Supprimez toutes les oreilles,
vous supprimez du même coup tous les sons. Il
restera des corps ébranlés , frémissans , de l'air
en vibration , tout ce que I on voudra , mais il
n'y aura pas de son. C'est l'organe de l'ouïe,
qui, alors qu'il reçoit une impression , 1 élabore,
et la constitue son. C'est là la nature , l'essence,
la forme originaire de Fouie. — L'odeur que
j'attribue à une rose n'existe que dans mon
odorat ; il y a peut-être des particules qui s'échap-
pent de la rose, qui voltigent vers mon odorat,
tout cela est possible, mais ces particules ne
sont pas une odeur; c'est mon organe qui de
leur impression fait une odeur, qui lui donne
cette forme en vertu de sa propre forme , de sa
disposition originaire. — Les saveurs ne sont
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125
de même que les produits de l'organe du goût ;
la dureté et les autres qualités tactiles des corps ,
que les produits du toucher.
Nous pourrions donc projeter le tableau suivant
des formes que les cinq organes de nos sens
extérieurs donnent à leurs sensations respectives,,
en vertu de leur constitution et d'une force
particulière qui réside en chacun d'eux.
I. Forme de la vision Colorisation.
■
IL de Vouïe Résonnance.
III. de V odorat Odoration.
IV. — du goût Saporation.
y # du tact Tangibilité.
Cette méthode de discerner dans les impres-
sions de nos organes ce qui leur appartient
et que nous sommes habitués à rapporter aux
objets extérieurs , est sans contredit une sorte
de transcendentalisme. Mais comme il ne s'agit
ici que de nos organes corporels , qui sont eux-
mêmes des objets extérieurs a notre sentiment,
des objets empiriques sur la connnaissance des-
quels un transcendentalisme pur doit auparavant
prononcer , ainsi que sur la connaissance de tous
les corps en général , nous nommerons, celui-ci t
qui n'est au fond qu'une doctrine connue main-
tenant de tout le monde, transcendentalisme
empirique.
126
Encore un dernier exemple. Personne ne
croira que l'estomac soit un produit des alimens
qu'il reçoit; et puisqu'il les reçoit et les digère,
chacun conviendra qu'il était déjà la comme
estomac , alors qu'il les a reçus. Mais de cet
estomac, quand des alimens lui ont été confies ,
provient du chyle, puis du sang, et il pourrait
se trouver des gens qui penseraient que ce chyle
et ce sang ne sont autre chose que les alimens
eux-mêmes, lesquels se sont ainsi transformés.
L'estomac n'est , pour ceux qui pensent ainsi ,
qu'un creuset, qu'une poche quelconque oîi la
matière a fermenté par elle-même , et d'où elle
est ressortie comme chyle.
Il en est tout autrement de celui qui reconnaît
dans le chyle deux sortes d'élémens: 1°. ceux
pris des alimens, 2°. ceux pris de l'estomac.
S ' attachant a examiner ce récipient , il y découvre
des sucs gastriques, une certaine force efficace,
virtuelle, qui le constitue organe digestif, et
sans laquelle jamais il n'en serait résulté du
chyle *). La théorie de ces facultés originaires,
■ i — ■ - — ■
*) Mille phntes croissent sur le même terrain , pompent la même
eau, absorbent le même air, le même oxigène , en un mot elles
reçoivent les mêmes e le m en s objectifs. Toutes cependant en font
des résultats difterens , parce que chacune y mêle d'autres élémens
subjectifs, que chacune a son moule intérieur , son nistu formations.
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127
de cette disposition essentielle, de ces formes
actives de l'estomac, pourrait s'appeler la phy-
sioloqie transcendentale de l'estomac. Elle
aurait à nous exposer ce qui dans cet organe rend
une digestion , une transmutation en chyle pos-
sible ; et , comme si elle eût assisté au mystère
de sa formation, elle nous dévoilerait les vertus,
les principes efficaces que son créateur aurait
mis en lui pour remplir cette destination.
Or, comme nous avons un organe digestif ',
nous avons aussi un organe cognitif, lequel a
de même ses alimens propres (les impressions
sensibles), ses facultés virtuelles, plastiques,
ses formes, ses conditions; enfin un résultat
vivant, un sang et un chyle (les connaissemees
qui circulent dans toutes les ramifications de
notre entendement). Nous serons aussi en droit
de demander une théorie de cet organe cognitif,
sur-tout à ceux qui prétendront nous instruire
sur Porgine et la nature des premiers principes
de nos connaissances. Nous leur demanderons
sa manière d'élaborer , ses formes plastiques différentes. D'où vient
que le suc des mêmes fleurs devient tout autre chose chez une
abeille , que chez un papillon ? de ce que chacun de ces animaux
est constitué originairement d'autre manière. Ce serait une erreur
de croire que le suc des fleurs est du miel tout fait , sans le con-
cours de la force élaboratrice de l'abeille ; ainsi c'est une erreur de
croire que l'impression extérieure devient connaissance chez l'homme ,
sans nulle élaboration , et sans une force primitive à cet effet.
128
quelles sont les modifications que la nature de
cet organe cognitif apporte dans nos connaissan-
ces ? quelle influence il y exerce en vertu de sa
manière d être propre ? quelles lois et quelles
formes son auteur a caché dans sa contexture ,
alors qu'il lui a dit: » Sois la cognition de
l'homme?"
En voila assez , je pense , pour faire concevoir
la simple idée d'un point de vue transcendental ,
pour le distinguer du transcendent en général,
et du point de vue empirique en particulier.
Une philosophie transcendentale a ce problème à
résoudre : Notre manière de connaître se règle-
t-elle d'après les objets, ou les objets se règlent-
ils d'après notre manière de connaître? Ou
bien, ce qui revient au même: Démontrer
Vinfluence de la nature de V entendement sur
la nature des connaissances. La philosophie
transcendentale est donc la science qui doit
répondre à la question que nous avons reconnu
plus haut pour être la première qui s'offre à
la spéculation , et qu'il n'est pas permis , à la
spéculation de laisser sans réponse. Elle est
donc la première en date, et comme les pro-
légomènes de tout le savoir humain.
«
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129
<
m
Quelle philosophie règne maintenant
en France? — En particulier quelle
métaphysique et quelle morale? —
Période des scholastiques —
des sceptiques. ... . — des carté-
siens.*.. — îles encyclopédistes et
des beauoe-esprit.
Quand l'Europe occidentale commença à sortir
du long déluge d'ignorance qui sépare les na-
tions modernes de l'antiquité grecque et romaine ,
le penchant naturel de l'homme vers la spécu-
lation se manifesta vivement, et donna naissance
à une philosophie , laquelle ne fut pas toujours
la même dans le même tems , ni dans des tems
consécutifs, mais que l'on désigne d'ordinaire
sous le nom commun de scholastique. La France
est Tune des contrées où la scholastique fut
cultivée avec le plus d'ardeur et le plus de
succès. Ceux qui croiraient l'esprit de la nation
incompatible avec les arduosités de la plus sub-
tile dialectique, auraient contre eux l'histoire
de la philosophie pendant les cinq siècles qui
suivirent le dixième. S'il leur en coûtait trop
TOME ï. Q
130
de feuilleter, pour se convaincre, les nombreux
écrits des péripatéticiens , des théologiens et des
mystiques de toutes couleurs, depuis Abélard,
Bérepger, Hildebert, clc , ils n'auraient
qu'a jeter les yeux sur le quatrième tome de
YHistoire littéraire de France par les béné-
dictins de St. Maur. Ils y verraient l'assiduité
Française aux prises avec les difficultés les plus
inextricables des livres d'Jristote malentendus,
qu'on voulait faire concorder avec ceux du
grand évèque d'Hippone et des autres pères de
1 église. Paris était le plus brillant théâtre pour
les athlètes de l'école, et les Thomas, les Scot
s'y rendaient pour trouver des antagonistes et
des juges dignes d'eux. Les historiographes bé-
nédictins, il est vrai, maltraitent un peu la
scholastique ; mais ils avaient pour cela leurs
raisons. Ce qui doit paraître plus étrange , c'est
de voir celte même scholastique honnie et huée
par des gens qui en savent à peine le nom, et
qui ne seraient pas en état de trouver le fort
ou le faible d'un seul de ses argumens. Mais
on crie volontiers haro sur le vaincu dans le
bon pays de France. Le mot de scholastique
est depuis long-tems , parmi la populace philo-
sophique, un épouvantail comme celui d'aris-
tocratie en a été un dans les premières années
de la révolution. Cependant on doit k ces
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131
se liol astiques, c'est-à-dire, à ces érudits qui
exposaient leur doctrine dans les écoles (et où
l'exposerait-on ?) , une foule de connaissances
indispensables, et les premiers fondemens de
l'édifice des sciences. Ils ont montré dans toute
son étendue l'emploi que l'esprit humain pouvait
faire de l'instrument logique. Ils en ont perfec-
tionné, arrondi et fini la science. Ils ont puri-
fié, ennobli et intellectualisé l'idée de l'être
suprême. Enfin ce n'est qu'élevés par eux, et
aidés de tant de connaissances préparatoires cul-
tivées par eux, que leurs adversaires ont pu
les attaquer avec avantage. Il ne serait pas à
désirer de voir renaître la scholastique , mais il
ne faut pas la rabaisser au-dessous de sa valeur.
Elle mettait sur le chemin d'une métaphysique
rationnelle , et par là valait toujours mieux que
l'empirisme. On la tourne volontiers en ridicule,
tandis qu'il n'y a de ridicule que l'ignorance
qui tranche sur ce qu'elle ne connaît pas. A
peine sait-on , par exemple , que les scholastiques
furent, a une certaine époque, partagés en
deux sectes qui disputèrent avec beaucoup de
chaleur , celle des universaux et celle des nomi-
naux. Ces derniers soutenaient contre l'opinion
de leurs adversaires , que les idées de genres ,
$ espèces, déclasses, A' ordre , de ressemblance,
de différence, etc n'étaient pas fondées dans
9-
132
la nature des choses , mais bien dans celle de
l'esprit humain, n'obtenant la réalité, et comme
le sceau de leur existence, que du nom par
lequel l'homme les désignait, pour ranger ses
connaissances d'une façon plus commode *). De-
puis que Buffbn a réchauffé et proclamé cette
doctrine, chacun la caresse et convient que la
nature ne nous offre que des individus, que
c est nous qui transportons en elle les rapports
de ressemblance , d'espèce , de genre , etc On
prononce cependant toujours avec un ton capa-
ble, que la querelle des universaux et des
nominaux était puérile; et il y allait, sans qu'on
s'en aperçoive, de la nature de l'entendement
humain.
Cependant il faut convenir que l'école avait
besoin d'une immense réforme ; elle avait abusé
de la dialectique ; elle avait fait une alliance
monstrueuse de la philosophie payenne et de la
*) Roscelin , père des Nominaux , fut homme d'une forte tôte.
Au reste, la scholastique parait sous un tout autre point de vue
que celui du préjugé vulgaire, quand on a seulement lu ce que
Tiedemann en a dit dans son Esprit de la philosophie spéculative, et
le baron iïEberslein dans »on livre sur la Logique et la Métaphysique
des Purs-péripatèticiens , où il se trouve entre autres un morceau
curieux sur les Universaux. et les Nominaux (ou mieux sur les Réalistes
et les Nominalistes). ïmpr. à Halle. <800.
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133
théologie chrétienne. Elle avait même ouvert
çà et la ses portes aux rêveries de la cabale , et
devait révolter les bons esprits , qui marchant
avec un siècle où les lumières allaient en crois-
sant, désiraient une philosophie plus pure et
moins sophistiquée. Enfin Rabelais, par ses
facéties satyriques , Ramus par ses raisonnemens
(qui lui coûtèrent , hélas , la vie) , Sanchez dans
ses leçons publiques, a Toulouse , le fragmentaire
Montagne et son systématique disciple Charron ,
dans leurs écrits, attaquèrent ouvertement la
doctrine qui dogmatisait depuis plusieurs siècles ,
et lui enlevèrent la plupart de ses partisans.
Quand un jeune arbre a pris une croissance
fausse et oblique, on ne le redresse pas sans le
pencher avec violence de l'autre côte ; ce n'est
qu'après l'y avoir tenu assujéti long-tems qu'il
reprend enfin sa véritable direction. Les philo-
sophes que je viens de nommer, sortant donc
d'un dogmatisme absolu et intolérant , se jetèrent
dans le doute le plus exagéré *), et fondèrent
une époque sceptique qui succéda a la scholasti-
que, ou plutôt qui régna conjointement avec
elle , celle-ci plus étroitement confinée dans les
cloîtres et les chaires , celle là dans la monde et
*) « Le monde, dit Luther, ressemble à un paysan ivre. Veut-on
» le mettre en selle d'un coté, U retombe de l'autre.»
134
parmi les savans du bon ton. D s'en faut de
beaucaup que cette secte sceptique soit tout-à-
fait éteinte; elle compte encore d'estimables
partisans, en dans un tcms peu éloigné de sa
naissance elle a produit Lamotte-le-Vayer ,
Huât 9 Bayle , et autres écrivains distingues.
Quant a la scholastique , envain Erasme , Vives,
Mélanchton et autres cherchèrent à la ranimer ,
à la purger de ses vises, à lui donner une
meilleure constitution ; son heure était venue ,
et l'opinion qui vivifie tout s'était retiré d'elle.
Les choses étaient, à-peu-près, en cet état,
quand Descartes parut. Il étudia long-tems avec
avidité , mais sans plan et sans but , tout ce qui
s'offrit à lui. Rebuté der livres , dont il n'avait
pas appris ce qu'il en espérait apprendre, il
s'abandonna tout entier à l'étude des hommes et
des choses , et se mit à lire , comme il le disait ,
dans le grand livre de la nature. Sa curiosité
ne fut guères plus satisfaite par cette lecture
qu'elle ne l'avait été par celle des autres livres :
il rencontrait à chaque pas des difficultés insur-
montables pour lui, des énigmes inexplicables ;
l'expérience ne lui enseignait rien sur ce qu'il
voulait savoir, et qui devait être le fondement
de toute expérience. Séduit par ces considéra-
tions , et par celles que nous avons touchées dans
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135
l'article précédent, Descartes résolut enfin d'ou-
blier tout ce qu'il avait appris d'objectif, et
d'en revenir a l'étude subjective de lui-même et
de son entendement, Il se livra dès-lors à la
contemplation solitaire , méditant avec assiduité
sur la source de sa pensée et de sa conviction ,
révoquant en doute, réjetant universellement et
par provision , toute science , toute connaissance
acquise , jusqu'à ce qu'elle ait obtenu la sanction
du maître intérieur qu'il allait interroger. *)
Ce qu'il y a de très-extraordinaire et d'unique
peut-être dans l'histoire de la raison spécula-
tive , c'est que de ce pyrrhonisme désespéré il
résulta chez son auteur le dogmatisme le plus
tranchant et le plus outré. Mais par là même
Descartes gagna un plus grand nombre de
sectateurs. L'enseigne du sceptique qu'il avait
arborée lui attira le monde, et son système
neuf, hardi, appuyé de raissonnemens très-
brillans et très-spécieux, lui attacha grand
nombre de savans et de suppôts de l'école. Des-
*) Bien des gens ne connaissent plus guères de ce grand rcYor»
mateur de la philosophie que son renoncement à toute science et
son scepticisme absolu. Leur renoncement est différent du sien ,
en ce qu'il a heu avant l'acquisition , ce qui est sans contredit plus
expéditif. Mais comme le doute de Descartes s'appelle d'ordinaire
un doute savant, ils se croient savans parce qu'ils doutent, et ils
ne doutent que parce qu'ils ignorent.
136
cartes pensa par lui-même , et cela seul le 'rendît
propre à former des penseurs ; invitant chacun
a rentrer en lui-même , et à partir de sa propre
conviction, il offrait un moyen de ne pas même
s'égarer avec lui. Il brisa l'esclavage de la
pensée, et suscita un mode actif de philosopher,
au lieu du mode passif et historique qui était
en usage avant lui. Il effaça le honteux jurare
in verba magistri , qui était toute autonomie
à la raison. C'est là son plus grand mérite, et
le service le plus essentiel qu'il ait rendu à la
philosophie. » Penses par toi-même et ne juges
de rien sur parole" telle est la devise de
l'école cartésienne, devise qui renferme Tune
des règles de discipline les plus importante pour
l'esprit philosophique.
Ce n'est pas ici le lieu d'examiner jusqu'où
était fondé ce doute exagéré et sans restriction
oii Descartes prétendait se placer , et si , comme
le disait Gassendi , ce n était pas tout bonnement
une mauvaise plaisanterie? Ce qui le prouverait
assez, c'est, je le répète, le saut violent que
Descartes fit pour en sortir, comme s'il s'y fut
trouvé mal a son aise , et pour se jeter dans un
dogmatisme où il oublia tout-à-fait sa résolution,
probablement peu réfléchie , de douter et de ne se
rendre qu'à la conviction. Était-il bien convain-
cu , quand il distribua l'univers par tourbillons ,
•
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137
et qu'il mit l'ame dans la glande pinéale ? On
connaît à présent le défaut de sa conclusion :
» Je pense, donc f existe? Mais Descartes,
ainsi que tous les génies faits pour dominer leur
siècle, exerça une influence puissante sur le
sien. Il échauffa tous les esprits de l'ardeur de
la spéculation; le feu qu'il avait allumé dura
long-tems et jeta de vives étincelles.
Avec lui commença l'époque vraiment philo-
sophique dont peut se glorifier la France. Il
avait entrepris de constituer la philosophie , et
en particulier la métaphysique , comme science ,
et cet essai fut secondé par ses successeurs; son
école fut une école savante ; il en est sorti une
foule d'indications et de traits lumineux qui
ne se perdront jamais. Plusieurs cartésiens
allèrent plus loin que leur fondateur, et souvent
n'eurent de commun avec lui que quelques
points de sa doctrine; l'un le doute, l'autre
l'examen de soi-même , un troisième le dogme de
l'existence de Dieu prouvée par l'existence de
l'esprit de l'homme , etc. . . Tous portaient avec
orgueil le nom de cartésiens, parce qu'en effet
Descartes les avait tous mis sur la voie, etc. . .
Ce nom restera toujours sacré pour les amis de
la sagesse et de la véritable science. C'est sur
tout parmi les solitaires de Port-Royal, qu'il
Élut chercher les beaux jours de la philosophie
138
française *). Ils se sont éteints avec eux. Quel-
ques penseurs autonomes , La Bruyère , Fènélon
et d'autres , entraînés par la tendance que les
cartésiens avaient imprimé à l'esprit de leurs
contemporains, se frayèrent des routes nouvelles ;
mais ils ne purent réussir à soutenir le goût de
la méditation, qui déclinait chaque jour, et
Fontenelle , qu'on peut appeler le dernier des
romains, le vit dépérir entièrement.
La philosophie cartésienne s'était livrée k
de grands écarts, elle avait mis en avant des
hypothèses insoutenables, lesquelles tombaient
peu-a-peu d'elles-mêmes par les progrès que
faisaient les autres sciences, et décréditaient ainsi
toute la masse du cartésianisme. Le public ,
qui ne pénètre pas jusqu'au fond des choses,
juge d'après l'événement ou d après de simples
résultats ; et voyant que les principes de Descentes
l'avaient conduit à des erreurs, on conclut, sans
autre examen, que ses principes en eux-mêmes
*) Les disputes sur la grâce , entre les Jansénistes et leurs adver-
saires , contribuèrent aussi à alimenter le goût de la spéculation ,
après en avoir etc elles-mêmes un des résultats. Ainsi les plantes,
produit de la terre végétale , deviennent terre à leur tour , et
renforcent l'activité de cette mère commune. La polémique des
Jansénistes et des Molinistes roulait au fonds sur la question du
libre artibre , et a produit sur cet objet des écrits pleins de sagacité
et de jugement.
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139
étaient erronés. Cependant il se peut que quelqu'un
soit parti d'un bon principe et se soit égaré dans
les pas suivans ; il y a si loin d'un bon dessein à
une bonne exécution! Dans ce cas, il convient
de revenir au principe, de juger le dessein et
de faire mieux si Ton peut. Mais il était trop
tard , et il en devait trop coûter. Le goût de
la solitude et l'intérêt de la méditation s'étaient
évanouis en France. On dirait que ces accès
réguliers et passagers sont propres a notre espèce,
qui fatiguée de suivre une même direction , a
besoin d'en changer, et de varier les objets de
son activité.
L'immense population de Paris, les richesses
qui s'y concentraient pour alimenter le luxe et
les plaisirs, la sorte d'oisiveté qui règne toujours
plus ou moins dans une grande ville qui n'est pas
commerçante, le voisinage d'une cour brillante,
le séjour de presque tous les grands du royaume,
avaient fait de cette capitale le centre unique
où la renommée et les récompenses les plus
flatteuses se distribuaient aux gens de lettres.
Paris décidait en dernier ressort, et l'influence
qu'il a exercé sur la culture intellectuelle de la
nation est incalculable. La république des lettres
françaises s'était peu-à-peu concentrée dans ses
murs, et hors d'eux il n'y avait, il n'y a plus
140
encore de salut pour ses membres. Les princes ,
chefs de la nation , et leurs ministres accordaient
une protection signalée aux belles-lettres et aux
arts qui flattaient leur orgueil en promettant de
.mmAi4nln<nii oi.\n ATI'OIIV c/>ion/'HC TII 1 Inc mu
mi
mm
les immortaliser , ainsi qu'aux scii
devaient accroître les forces et les ressources
de l'état. Comment serait-il entré dans leur plan
d'encourager la science de l'homme intérieur?
et a quel titre la méditation , la vraie philoso-
phie auraient-elles pu avoir part à leur faveur ?
être amusés , chantés par les beaux-arts , enrichis
par les découvertes de l'astronomie, de la chimie,
de la physique, que leur fallait-il de plus?
à quoi bon raisonner? à quoi bon des sciences •
dont le profit net ne va pas à la trésorerie *) ?
à quoi bon, sur-tout, la plus élevée, la plus
noble , mais dont l'empire n'est pas de ce monde ?
La philosophie qui d'ailleurs n'offrait pas encore
de résultats bien satisfaisans , tomba de plus en
plus dans un discrédit politique, qui devint
*) Descartes qui , par lui-même et par l'école qu'il fonda , con-
tribua tant à faire compter la France parmi les contrées éclairées
de l'Europe au dix-septième siècle , Descartes passa presque toute
sa vie hors de France. Dans un voyage qu'il fit à Paris , il obtint
à grand'pcine le breve$ d'une pension de trois mille livres. Chris-
tine , reine de la pauvr£ Suède , lui en offrait douze mille pour
le fixer auprès d'elle , alors qu'il mourut subitement. Encore sa
pension de France ne lui fut-elle jamais payée , tandis que des
comédiens et des poètes courtisans étaient comblés de dons.
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141
bien-tôt un discrédit littéraire. Une tragédie ,
un roman , une * chanson , quelques pensées
délicates et fines sur l'homme modifié par la
cour , telles étaient les productions qui mettaient
sur le chemin de la réputation , de la considé-
ration et des grâces. Peu d'hommes de lettres
ou de savans qui ne vécussent sous l'influence
médiate ou immédiate, qui n'agissent et ne
pensassent , plus ou moins , sous l'impulsion des
riches de la capitale, tous personnages qui ne
visaient qu'à une instruction superficielle , à une
certaine philosophie pratique , une connaissance
légère du cœur humain; sur-tout qui faisaient
un cas exclusif du talent de la conversation
spirituelle et aisée, du talent des riens, et des
petits vers sans poésie. La dévotion connue des
Français pour le beau sexe avait assuré aux fem-
mes un empire illimité sur le moral de la nation ;
nulle part cette empire ne s'exerçait avec autant
de plénitude que dans les cercles de la capitale
qui donnaient le ton à la littérature. Delà cette
tendance universelle vers le bel-esprit, vers
les formes aimables et gracieuses, qui poussa
l'élégance et le poli de l'expression dans la
littérature française au plus haut point où elle
pussent arriver *). Plaire devint une condition
*) Delà aussi le ton de seigneur , le ton cavalier et tranchant que
le plus grand nombre des beaux -esprits français empruntèrent de
142
sans laquelle instruire n'était rien. Le gros de la
nation obéit pcu-à-peu à cette impulsion qui
venait du centre ; toutes les forces intellectuelles
se dirigèrent vers le bel-esprit , et la philosophie
fut universellement négligée. Quiconque savait
tant bien que mal ses classiques, tournait bien
un alexandrin, et dissertait avec facilité sur
la prose ou sur les vers, était un grand hom-
me. Il savait décider sur ce qui plaisait et
occupait uniquement, il savait donc décider
sur tout; on lui accordait volontiers une
censure suprême dans la république des livres,
et tout ce qui était noir et blanc était de
son ressort. Ainsi s'établit pcu-à-peu, parmi
le plus grand nombre des Français,, cette
double manie, qui fait encore un des traits
principaux de leur caractère comme juges du
mérite littéraire , premièrement : de croire
que le degré de culture d'une nation doit
s'estimer d'après le plus ou le moins d'élégance
du style de ses écrivains, d'après le nombre et
la perfection de ses ouvrages de bel-esprit, en
un mot , que tout le mérite intellectuel d'une
nation est dans sa manière de traiter les belles.
la cour et de leurs Mécènes. Ce ton important est devenu celui
de tous les petits juges littéraires. Mais de ce qu'il y avait des
grands seigneurs ignorans, il ne suit pas que tous les ignorant
dussent prendre les airs de grand seigneur.
143
lettres. Ainsi le Chinois pense que cette culture
consiste dans le secret de la belle porcelaine et
du beau vernis. — Et secondement , de n'estimer
les sciences qu'en tant qu'elles offrent un but
matériel et profitable , un résultat usuel , im-
me'diat et sensible. Nous estimerons donc la
géométrie , qui mesure notre terrain , et donne
a nos ingénieurs des méthodes faciles de lever le
pays ennemi, den assiéger avec succès les villes ;
nous estimerons l'astronomie, qui ouvre à nos
vaisseaux les chemins de l'Inde et de l'Amérique ;
la minéralogie , qui exploite les richesses enfouies
dans la terre, qui trouve du cuivre pour fondre
nos conons, et du salpêtre pour les charger;
la chimie qui préside à nos pharmacies et invente
des procédés utiles pour les arts , et ainsi du
reste # ). — Le plaisir ou le gain , voila les deux
mobiles de toutes nos facultés intellectuelles,
les deux buts offerts au génie ! C'est ce qu'on
appelle progrès des lumières, perfectionnement
des sciences, conquêtes de V esprit humain; et
*) On ne veut apprendre la botanique, disait Jiousseau, que
pour trouver de Y herbe aux lavemens. Et si l'on examine à fond
l'importance que le gouvernement donnait aux matières de religion ,
la protection qu'il accordait aux rites religieux , on verra que ses
motifs n'étaient qu'une affaire de police. La religion est un frein
pour le peuple ; telle était la noble fonction qu'on attribuait à cet
élan de l'amc vertueuse vers son maître et veri le bien.
144
de tant de belles phrases faites sur cet objet ,
la plupart ne signifient que cela. Il n'existe
presque nulle part, cet intérêt pur de la science
pour la science, du perfectionnement et de
l'ennoblissement de l'homme en lui-même, il a
été étouffé par celui de la dissipatiou et du lucre.
Quoi donc d'étrange, si au milieu de cette
fermentation générale, de ces vues très-solides
d'un côté, et frivoles à l'excès de l'autre, la
philosophie et sur-tout la métaphysique n'ont
pas trouvé un seul recoin où elles pussent pros-
pérer et fructifier a l'aise? le terrible à quoi
bon? les poursuivait et les honnissait, dans un
pays où chacun répétait, à l'égard des plus
hauts problèmes du savoir humain, la scène
plaisante du monsieur Josse de Molière; où
enfin le premier mérite d'un livre était d'être
bien écrit , et où celui qui était mal écrit était
chargé d'un arrêt irrévocable de réprobation.
Pe cette manière finit la période des carté-
1
LÎÎI
L
mm
septième siècle jusqu'aux premières années du
dix-huitième, et commença cette période inphi-
losophique, que par rapport a la raison spécu-
lative et aux sciences on pourrait nommer la
barbarie du bel-esprit. Le raisonnement n'osa
plus se montrer ; l'homme méditatif passa pour
un songe-creux, le métaphysicien pour un
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145
adepte du grand-oeuvre. — Poussière de F école ,
galimatias, ergotisme! devinrent les cris fou-
droyans dont on accueillit quiconque hasardait de
mettre un peu d'exactitude dans ses argumens,
de profondeur dans ses spéculations. Tout ce
qui était inintelligible était de la métaphysique ;
ce qui ne se lisait pas tout courant comme une
historiette était abstrait *). Les termes n'avaient
plus de valeur; on ignorait qu'ils en avaient
eu une; la philosophie était réduite au néant;
et s'il fallait désigner par une dénomination
précise l'état où la plupart des esprits étaient
tombés a son égard, on n'en pourrait trouver
d'autre que Vindiffêrentisme.
Cependant l'indifférentisme ne peut être uni-
versel ni de longue durée. La raison, qui même
après les plus pénibles efforts, répugne a se
reposer dans l'ataraxie des sceptiques, ne peut
renier sa propre nature au point de se refuser tout
essai de ses facultés pour la solution des grands
*) Qui n'a pas entendu accuser d'être trop métaphysiques d'innocens
écrits dont les auteurs étaient bien surpris de ce reproche, des
odes, des romans, des discours en vers? Si le Cuisinier français
s'était avisé de s'étendre un peu sur les propriétés des épices qu'il
mettait en oeuvre , on aurait jeté la pierre au cuisinier français ,
comme métaphysicien.
TOME I. 10
146
problèmes qui forment comme son essence. Il
fallait une philosophie, il fallait une métaphy-
sique, mais une métaphysique adaptée a la
disposition générale, légère, facile à saisir et
qui n'exigeât pas grande contention d'esprit.
Locke avait écrit ses Essais sur F entendement
humain , ouvrage très-estimable sous un cer-
tain point de vue, où quelques questions de
psycologie et de théorie du langage étaient
supérieurement traitées , mais où Fauteur n'abor-
dait sérieusement aucune des questions de la
métaphysique. Locke devint donc le prophète
du jour. Il avait assigné pour élémens et
premiers principes de nos connaissances, la
sensation et la réflexion. De là naissaient des
idées simples que l'homme combinait, et il
s'élevait par ce moyen à la connaissance de toute
la nature. Il n'y avait de certitude que dans nos
sensations, et les réflexions que nous faisions
sur elles; ensuite la manière la plus infaillible
de ne pas nous égarer dans la combinaison de
nos idées, était de les représenter par des termes
clairs, auxquels on adjoignît un sens précis,
de manière qu'on n'en puisse jamais abuser. —
Cette philosophie % en tant qu'elle ne prétend
pas remplir l'office d'une métaphysique, ofire
sans contredit d'excellentes vues; elle s'oppose
à tout vagabondage de l'esprit dans la région
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147
des idées pures , mais n'y oppose qu'une défense
négative et qui n éclaire point. Elle retient
l'homme sur le terrain salutaire de l'expérience
et de l'observation, mais elle l'y laisse dans les
ténèbres , et sans lui découvrir la nature de ce
terrain. Elle enseigne qu'il n'y a de certitude
que dans l'expérience, mais elle n'apprend pas
pourquoi dans l'expérience, il y a de la
certitude, et d'où procède cette certitude de
l'expérience *).
Telle qu'elle était cependant, cette
■S
1
Ml
•
intellectuelle , trop métaphysique pour le public
français ; il y avait la une réflexion donnée pour
une des sources de nos connaissances, et qui
effarouchait bien des gens. On élimina cette
importune réflexion, et la sensation resta seule
en pleine possession de la source, du principe
et du mode de nos connaissances. C est la sensa-
tion transformée qui devint idée , entendement ,
attention, réflexion, imagination, comparaison ,
jugement, passion , et toutes les facultés dû
Famé. Le Lockianisme dut cette réforme sur-
tout à l'abbé de Condillac, qui crut avoir fait
*) Voyez à la fin du volume , Y Appendice , *°. i , où l'empirisme
de Locke est expose en abrégé , ayee une courte réfutation.
10.
148
une très grande découverte *). La doctrine de
Locke et celle de son disciple fut généralement
# ) n est difficile à qui lit sans prévention les oeuvres philoso-
phiques de l'abbé de Condillae d'y trouver un plan quelconque et
une unitd de doctrine. On ne sait trop où il tend, ni ce qu'il
est En général on voit qu'il n'a jamais été bien d'accord avec
lui-même , et n'a jamais eu un avis arrêté définitivement, n nomme
constamment métaphysique et logique tout cd qui n'est que de la
psychologie expérimentale; il ne recherche pas comment nous
sommes constitués pour connaître , mais comment nous agissons en
connaissant: non pas qu'elles sont les règles formelles du raison-
nement , mais ce que nous faisons en raisonnant De la sorte il
ne s'élève jamais au-dessus du fait, et ne peut en expliquer, ni
la possibilité , ni l'origine , ni les lois. Il s'avise cependant quelque
fois, pour on instant, de vouloir être métaphysicien tout de bon;
c'est alors qu'on perd tout-à-fait le fil, et que sa véritable opinion
en métaphysique est indéchiffrable. Tantôt il semble incliner pour
le matérialisme le plus grossier , tantôt il se montre spiritualiste.
Une fois il croit à l'existence des corps , une autre fois il la révoque
en doute, avec celle de Y étendue et de la durée. Ici il a l'air
d'embrasser le parti sceptique , là il se jète dans le dogmatisme.
Il va même jusqu'à l'idéalisme et l'égoïsme. » Soit, dit-il, que
nous nous élevions jusque s dans les deux , soit que nous descendions
dans les abymes, nous ne sortons point de nous-mêmes; et ce n'est
jamais que notre propre pensée que nous apercevons. » Cette opinion
lui rit tellement , qu'il l'énonce , presque dans les mêmes termes ,
en tête de deux de ses plus importans traités , Y Essai sur l'origine
des connaissances humaines , et l'^rt de penser. Il dit de même
dans le Traité des sensations (chap 8) : » Mais quelle est la cer-
r> titude de mes connaissances ? Je ne vois proprement que moi , je
* ne jouis que de moi , car je ne vois que mes manières d'être. *
On trouve fréquemment chez lui des éclairs semblables de méta-
physique , qui ne partent visiblement d'aucune conviction , ni d'au-
cune doctrine liée. On aurait beaucoup de peine à les faire con-
corder entre eux et avee sa doctrine empirique, à laquelle il
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149
adoptée. C'est en gros, celle des principaux
auteurs de l'Encyclopédie y malgré la bigarrure
qui se remarque dans les divers articles philo-
sophiques de ce volumineux dictionnaire, où
l'un est fait par un cartésien , Fautre par un
wolfien, celui-ci par un athée, celui-là par un
théologien *). Cette doctrine r qui fait de qui-
conque voit et touche un profond métaphysicien ,
devint bientôt universelle. Bornée, tournant
dans un petit cercle de conceptions, très-apte,
par la matérialité de son principe, à devenir
populaire , à être présentée d'une manière palpa-
ble aux esprits les moins capables d'abstraction,
elle fit une fortune prodigieuse sous la plume
des encyclopédistes, sous celle des Diderot,
à'Membert, d 'Argent , la Mettrie, Helvétius,
et surtout sous celle de Foltaire, qui tenant
à bon droit le sceptre littéraire , avait voix
prépondérante dans tout ce qui était ressort de
revient assez constamment , qui rapporte tout à la sensation , et
qui suppose un sujet sentant avec (les objets sentis , ce qui est
tout l'opposé de l'égoïsme et du scepticisme. On voit qu'il a
continuellement flotte* entre Gassendi et Locke d'un coté, et Des-
cartes de l'autre , et que par là-dessus il voulait à toute force
paraître original.
*) C'est dire assez que par le nom d'encyclopédistes , j'entendrai
toujours désigner les adhérens d'une certaine secte , et non pas le
grand nombre d'écrivains estimables qui travaillèrent à l'Encyclo-
pédie, et dont la plupart ne furent point des encyclopédistes.
150
la pensée *). Elle fut prônée et exaltée avec ce
despotisme qui est le ton dominant des écrits
sortis de la secte encyclopédique. Le sarcasme
et l'ironie furent le lot de ses adversaires, et
cela dans un pays où faire rire c'est presque
toujours avoir raison, où les combats littéraires
les plus graves se décident le plus souvent à
coups de bonsmots. Celui qui est terrassé dans
cette lutte a tort aux yeux du public ; c'est une
espèce de jugement de Dieu qui se pratiquera
long-tems encore dans l'empire de lettres. La
philosophie livrée en France à la classe des beaux
esprits et des écrivains à la mode , perdit donc
en profondeur et en consistance tout ce qu'elle
gagnait en agrémens et en popularité. Les
penseurs de profession se turent, ou même il
— — — — — ■ — ■
*) » Aimant le vrai, se défiant do tout ce qui est profond ,
» cherchant Vutilo et ce qui est plus précieux , le faisant goûter
» à la foule. » C'est en ces termes que louait Koltaire M. S....,
ancien magistrat , dans un discours sur le progrès des. connaissances
humaines, etc. lu à l' Académie de Lyon, en i78i. Voilà un bel
éloge pour un philosophe , que de se défier de tout ce qui est
profond , et de savoir faire goûter sa doctrine à la foule ! Je ne
sais si l'interprète de Newton , qui a voulu souvent être profond ,
et qui l'a bien été quelquefois, n'en déplaise à M. S.... , eût été
fort content de son panégyriste. Mais en quoi ce passage est
remarquable , c'est qu'il caractérise à merveille la nouvelle philosophie
française , et l'idée que ses propres apôtres avaient d'elle , craignant
le profond , et visant à la popularité , ce qui l'a conduite au fcde
verbiage qui a fait depuis Ion ion esseAce.
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151
cessa d'y eu avoir. Le nom de la philosophie se
rencontra par-tout , et la chose presque nulle part.
On osa même donner à cette période de bavar-
dage le titre de siècle philosophique , et dans
aucun tems la vraie philosophie n'avait été aussi
méconnue.
Je ne pense pas qu'il soit nécessaire d'exposer
plus au long ce sensualisme étroit qui fait tout
le fond de la nouvelle métaphysique française.
Assez d'autres ouvrages où cette doctrine est
ressassée, nous dispensent de cette tâche fasti-
dieuse. Jetons seulement un coup-d'oeil sur la
morale qui lui fut associée.
On sait qu'une des principales affaires de la
secte qui donna cette philosophie à la France ,
fut, en retour, de lui ôter sa religion. Ceux
que je désigne ici sous la dénomination générale
d'encyclopédistes ne réussirent que trop bien à
effacer le christianisme de presque tous les
coeur». La haine des prêtres et du culte demi*
nant était en eux plus active que celle des
hérétiques ne l'a jamais été chez les inquisiteurs.
Quelques abus dans ce que la religion avait
d'humain , c'est-a-dire , dans la conduite de ses
ministres , leur servirent de levier. Mais toute
religion a deux parties essentiellement différen-
te. L'une qui varie suivant les peuples et les
153
devienne religion, religion positive, rendue vi-
sible et palpable; tout comme il faut qùe les
principes du droit de nature, qui servent de
base au droit positif, subissent la forme exté-
rieure d'une constitution civile, d'un gouverne-
ment, ect La religiosité ne peut pas plus se
passer de temples et de ministres, que la socia-
bilité ne peut se passer de tribunaux et de juges.
Cela posé, l'entreprise de ceux qui crurent,
poussés par de petites passions , pouvoir détruire
la religion positive et sauver la religiosité, fut
une entreprise chimérique. Ils eurent beau lui
donner refuge dans des livres et dans des poè-
mes sous le tilre de religion naturelle , laquelle
devenait contradictoire en soi par la manière
dont ils l'entendaient ; une semblable religion
naturelle est tout-à-fait contre nature. La voix
morte des livres et des principes ne suffit pas
au but *). On ne détruit pas la religiosité , mais
on la rend inefficace, on ôte à l'âme le corps
*) Sur-tout quand ces principes contrarient dans le fait la doc-
trine qu'on veut enter sur eux par supplément ; quand ils con-
duisent l'esprit conséquent au naturalisme , à l'athéisme , et qu'on
Teut , bon gre* malgré , leur associer le déisme. H en est autre-
ment d'une philosophie vivante , qui s'attache à la conscience de
l'homme , sans en .être repoussée par sa raison , qui offre des formes
précises et systématiques. Une telle philosophie fonde une sorte
de religion intérieure , et par là devient plus propre à sauver la
religiosité , comme aussi à tenir lieu du positif de la religion.
154
à l'aide duquel elle opérait ; et dans ce monde
sensible, il n'est pas d'usage que lame agisse
toute seule. On ne détruit pas la croyance et
Tidée d'un Dieu, mais elle reste croyance et
idée infertile et inactive , pur esprit dans le
monde des corps. On a une religiosité spécu-
lative, et un athéisme pratique. C'est ce qui
résulta en effet des travaux et des beaux rai-
sonnemens des encyclopédistes ; quelques-uns de
leurs disciples voulurent être déistes par spécu-
lation, tous furent athées par le fait.
D'autres encyclopédistes plus passionnés , plus
conséquens si Ton veut , prêchèrent ouvertement
le naturalisme, l'athéisme, et frappèrent sans
distinction sur la religion et sur la religiosité.
Le Système de la nature parut , et une foule
d'écrits de la même école qui prêchaient la
même doctrine. Ils flattaient d'un côté la
hardiesse de l'esprit, de l'autre la corruption
du cœur, et ils firent un grand nombre de
prosélytes. C'est encore la qu'en est, à-peu-
près, la philosophie française par son côté
religieux et métaphysique: le Système de la
nature est son véritable code.
J'ai dit que les encyclopédistes athées étaient
les plus conséquens ; et en effet , il est im-
possible que leur doctrine spéculative les
conduise ailleurs qu a l'athéisme. Ceux qui avec
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155
l'empirisme pur et simple ont voulu allier la
croyance d'un Dieu , ont fait sur ce point divorce
avec leur propre philosophie, et ont tiré leur
dogme divin de tout autre part *). Mais celui
qui veut raisonner et déduire conséquemment ,
en admettant l'expérience et le fait sensible
pour Tunique origine de nos connaissances, ne
peut arriver par ce chemin a la connaissances
d'un Dieu. En effet, je reconnais dans la nature
des lois constantes qui sont les lois de cette
nature; j'y vois une machine, dont moi-même
je fais partie, et qui se meut suivant des lois
nécessaires. L'expérience ni la sensation ne
m'apprennent rien sur un être différent de
XX
cette nature; et mes sens, ne trouvant que la
matière, ne m'enseignent que le matérialisme.
Le raisonnement prouve pour Dieu, et prouve
contre Dieu avec la même évidence. L'un tire
de la contemplation de l'univers l'idée d'ordre ,
d'intelligence et d'un ouvrier suprême: l'autre
n'y trouve que mécanisme, lois de la matière
*) Locke était très-religieux avant sa philosophie , et il est resté
ensuite religieux malgré sa philosophie, qui ne devait le mener
qu'au matérialisme. Si avec elle il y a des gens qui croyent en
Dieu , c'est qu'ils n'y regardent pas de si près , et qu'ils aiment
mieux croire en Dieu que d'être conséquens. M. l'évêque du
Fuis a eu bien raison en démontrant à ces déistes qu'il raillait ,
ou changer leur symbole philosopliiquc , ou embrasser hautement
l'athéisme.
156
«t hazard. Mais pourquoi aller chercher Dieu si
loin? Dieu est plus près de l'homme que cela;
le raisonnement humain ne le démontre pas,
et il n'a pas besoin des deux prémisses d'un
syllogisme pour se tenir debout, comme le
colosse de Rhodes appuyé sur ses deux rochers.
Dès qu'on eut placé les sens sur le trône de
la métaphysique, l'analogie conduisit bientôt à
placer Yintérét sur celui de la morale. Ceux qui
admettaient le fait et l'expérience pour principe
de toutes nos connaissances , ne pouvaient pas %
aller en morale au-delà du fait ; d'où naîtraient
pour eux des conceptions universelles et néces-
saires de devoir , de juste , de bien ? Ils ne
voient que l'action, et dans l'action que son
motif prochain et sensible : et comme il n'est
que trop vrai que l'amour de soi et l'attrait
du plaisir sont les motifs prochains de presque
toutes les actions humaines, nos observateurs
scrupuleux de la nature, esclaves de l'expérience,
déclarèrent que l'amour de soi, l'attrait du
bien-être étaient les seuls principes des actions
humaines, les bases de toute moralité. Mais on
voit évidemment qu'en ceci, ils déclaraient ce
que l'homme faisait communément /non ce qu'il
devait faire ; qu'ils étaient les historiens , non les
législateurs de nos actions,; et qu'est-ce qu'une
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- 157
*
morale qui n'est pas législatrice, qui ne nous
trace pas des devoirs ? — Ils étaient de plus
mauvais historiens, et mauvais observateurs;
car s'ils eussent bien observé , ils auraient dé-
couvert grand nombre d actions que nul motif
d'intérêt n'avait déterminées. Mais le parti était
pris, et la morale à'Epicure une fois adoptée
devait être soutenue, alambiquée et appliquée
à tous les cas. Helvétius , Pun de ceux qui a
le plus contribué à Té tendre, rapportait telle-
ment tout à l'intérêt, qu'il ose dire, » que les
» hommes nieraient la vérité des démonstrations
» géométriques , s'ils avaient intérêt à la nier *)."
Cette absurde assertion a été répétée. Ce n'est
donc que faute d'intérêt a soutenir le contraire ,
qu'on accorde que deux et deux font quatre,
et que la ligne droite est le plus court chemin
d'un point à un autre! je ne crois pas que le
délire dogmatique puisse aller plus loin. En
*) Bottes avait dit, pour donner un exemple de ce que la
malice et la corruption d'esprit dans l'homme peut entreprendre ,
que cette dépravation pourrait même le porter à nier la vérité des
mathématiques ; mais nier signifie chez Hobbes , nier de bouche ,
parler exprès et par malice , contre le sentiment de l'évidence.
Chez Helvétius qui l'avait mal compris , et qui le défigurait en
l'outrant , nier signifie prouver contre , être convaincu et vouloir
convaincre les autres du contraire. Il établit sérieusement , et en
principe ,-ee -qui chez Hobbes n'était qu'un exemple ironique. Ce
dernier était mathématicien > et se serait bien gardé de débiter
de pareille! sottises.
158
général la scholastique n'a jamais été plus in-
génieuse en sophismes, plus abondante en subti-
lités , que l'encyclopédisme ne Ta été pour
soutenir son insipide et funeste doctrine.
Dès que l'intérêt, l'attrait du bien-être sont
reconnus pour les mobiles légitimes des actions
humaines, pour les bases de nos devoirs, il
faut renoncer à toute idée de moralité et
d'honnêteté publique *). Quand cette fausse
*) N'y eût-il dans l'histoire des hommes qu'un seul trait de con-
servé semblable au suivant, il suffirait pour annihiler cette opinion
de la morale fondée sur l'intérêt. Thémistocle annonce dans
rassemblée du peuple qu'il a une proposition avantageuse à faire
pour la république , mais qu'elle doit rester secrète. On désigne
Aristide pour l'entendre, et en faire son rapport. Aristide
revient , et dit : • Ce que propose Thémistocle serait en effet très-
avantageux , mais injuste. — • Nous n'en voulons donc point! s'écrie
avec indignation tout ce peuple , qui ne connaissait pas encore
la merveilleuse morale des encyclopédistes. «— « L'homme bon (dît
Sènêque, et voici son plus bel apophtegme) l'homme bon fait le
bien, quoique pénible ; il le fait, quoique préjudiciable , il le fait,
quoique périlleux. .. . Aucune crainte ne V écartera du bien, aucun
calcul ne Vencitera au mal.* On se sent tout autrement content
d'être homme avec une telle doctrine, ce sentiment est plus profond,
il est d'une plus grande importance qu'on ne le croit. — Préjugé!
dira tel moraliste. Oui, c'est bien un préjugé en effet c'est-à-dire,
que la chose est toute jugée d'avance , avant qu'on puisse raisonner sur
elle , et l'étouffer par des sophismes. Préjugé sublime et ineffa-
cable , qui constitue la nature de l'homme , en tant qu'être doué
de volonté et d'action. — Encore quelques mots de Jacobi , philo-
sophe qu'on ne doit pas craindre de citer après Sènéque ; » En
• disant que la justice n'est que Yintérit bien entendu , on établit
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150
philosophie pratique est encore soutenue et
renforcée par une métaphysique liberticide, qui
ote a l'homme le choix, la délibération libre
dans ses actions, qui en fait une machine
vivante, contrainte d'obéir à une force prépondé-
rante et étrangère ; dès-lors on a paralysé la
conscience de l'homme; on à engourdi son
sens moral (car nos facultés intellectuelles se
déssèchent et dépérissent dans l'inaction comme
» que l'intérêt est le principe de la justice , par conséquent qu'il
» lui fait la loi , et que s'il était possible dans un cas donné , que
» notre intérêt le mieux entendu nous conseillât l'injustice , non-
» seulement nous oserions nous la permettre , mais nous y serions
» obligés en conscience, nous la commettrons par devoir. —
• Quelqu* explication qu'on donne à ces mots : Intérêt bien en-
» tendu, la proposition énoncera toujours une soumission de la
» justice à quelque chose qui n'est pas elle ; l'intérêt l'adopte
» comme un moyen pour arriver à ses fins, il se la conseille, et
» la justice par elle-même ne serait rien , si l'intérêt ne la con-
» seillait pas : toute son autorité , elle l'emprunte de l'intérêt , ce
» n'est qu'en lui obéissant qu'elle peut se faire obéir. — En
» établissant un intérêt bien et un intérêt mal entendu , on ne
• met pas en opposition deux intérêts dinerens ; au contraire , on
• pose en fait qu'il n'y a qu'un intérêt unique, que l'homme
« juste et l'homme injuste ont également en vue , et qu'il n'y a
• entre eux que cette différence , que le juste est l'homme
» d'esprit , et l'injuste un imbécille. L'un et l'autre ont le même
» coeur , ils désirent la même chose ; seulement l'un arrive au
» but, et l'autre n'y arrive pas, il n'y pas d'autre dhTérence.... ,
• etc.» .... Il est donc clair que dans le dictionnaire moral des
encyclopédistes, au lieu de justice, verfu, grandeur d'âme , U
faut mettre : prudence , habileté , savoir-faire.
160
une main qui resterait enveloppe'e dans les
langes) ; on Ta dépouillé de la honte et de la
pudeur, ces liens précieux de toute société (car
de quoi une machine qui obéit à son mécanisme
pourrait-elle avoir à rougir?); on a levé la
digue intérieure qui s'oppose immédiatement
aux passions dévastatrices ; on à dégradé l'hom-
me; on a étouffé la voix de son premier juge,
la voix divine qui parlait en lui. Les maux
réels qui résultent de telles opinions sont
incalculables. On en a vu depuis plus d'un
demi-siècle une épreuve funeste dans les mœurs
publiques et privées de quelques nations euro-
péennes, dès l'instant où sur les débris de la
philosophie rationnelle, de la religion, de la
moralité, on eût publié chez elles la métaphy-
sique DES SENS, ET LA MORALE DES PASSIONS î
De ces deux doctrines si bien en harmonie
entr'elles , mais si opposées à l'esprit de toute j
saine philosophie, s'est composé le corps i
monstreux de ce qu'on a appelé philosophie
moderne, doctrine superficielle et niaise qui
n'eût jamais de réponse à donner aux problèmes
les plus importans de la spéculation. Elle ne
se tire des difficultés que par un scepticisme
ignare et tranchant , produit de l'orgueil et de
la paresse d'esprit, qu'elle soutient au moyen
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161
d'une battologie puérile, et en mettant l'indif-
férence à la place de la méditation. Elle affecta
quelquefois, soit conviction, soit hypocrisie, de
postuler l'existence d'un Dieu, mais d'un Dieu
oisif, sans communication avec l'homme , à qui
il ne fallait ni culte, ni prêtres, ni autels. Et
encore cette théologie, qui ne semblait mise
en avant que pour masquer la secte, était-elle
abandonnée sans peine à ceux qui entreprenaient
sa facile défaite. Audacieuse, ennemie par sa
nature de toute autorité, de toute institution
divine et humaine, la soi-disant philophie dut
tendre constamment à établir l'empire des sens
et des passions. Son dernier période ne put être
que le jacobinisme , lequel en était un corollaire
indispensable *). Le jacobinisme naquit le jour
où l'encyclopédisme osa se produire. On a
vaincu le jacobinisme par la vigneur, il faut
vaincre l'encyclopédisme par la raison. Fantôme
imposant au dehors , méprisable au dedans , il
porta le nom de la vertu sur son front, et
*) Qu'une révolution, semblable à la nôtre dam ses principes ,
ait eu une autre marche , ait produit d'autres évènemens chez
une nation dont la culture philosophique , dont la morale eût été
autre qu'en France , c'est ce que personne ne peut révoquer en
doute. U fallait pour produire tous les crimes de la révolution
française , dans un siècle qui se vantait de ses lumières et de sa
douceur , qu'une partie considérable de la nation fut u»ilie , démo-
ralisée et rabaissée au-dessous de l'humanité.
TOME I. 11
162
alimenta de la substance tous les vices *). Quoi
donc d étrange, si tous ceux que cette philoso-
phie moderne menaçait, ceux qui par devoir
ou par conviction s'opposèrent a elle, firent
éclater une indignation et une haine égale à
l'indignation et à la haine avec laquelle on les
accueillait ? Quoi d étrange , si dans l'ignorance
où Ton était tombé de toute autre philosophie ,
ce nom sacré fut honni, méprisé, exécré?
Elles avaient raison de maudire la philosophie ,
ces victimes de l'immoralité , de l'irréligion et
de l'egpïsme. Ainsi les innocens Mexicains,
égorgés par des scélérats qui se disaient chré-
*) Sa doctrine seule a pu donner en France au libertinage
qu'elle sanctionnait , l'effronterie indicible avec laquelle il se mon*
trait publiquement , et faisait parade de ses trophées, ta littérature
italienne du seizième siècle rougit encore de son Arètin et du petit
nombre de ses rimes obscènes. Quel terme inventerons-nous pour
exprimer l'ignominie immense qui déshonore la littérature française
dans la dernière moitié du dix-huitième siècle ? Qu'on lise dans un
des derniers volumes du Lycée de Laharpe , son éloquente sortie à
l'occasion d'un poème trop connu de V oltaireï Aucun tems n'a
produit un ramas aussi orduricr de livres , dont une plume honnête
ne saurait même transcrire les titres. L'ame de la jeunesse s'est
repu de ces poisons , et la génération actuelle en porte les flétris-
sures. Période de boue > d'impiété et d'inhumanité , d'où devaient
résulter tous nos maux ! Limon infect où devait prendre naissance
le Python jacobin ! — Mais respirons ; celui qui devait le terrasser
a paru. Les moeurs , la pudeur et les chastes muses retrouvent en
lui leur soutien, et l'antique Apollon de l'art, arrivé au môme
tems , semble n'être qu'un symbole dans 1* capitale de la France.
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m
tiens, abhorraient le christianisme de leurs
bourreaux, et frémissaient au nom du baptême.
Enfin une époque est venue où Ton peut
annoncer une doctrine plus salutaire : le despo-
tisme des faux philosophes est passé avec le
despotisme des jacobins. Le sang répandu au
dehors par des héros dans l'exercice de la vertu
guerrière , a lavé la honte de tant de sang versé
par des monstres dans l'exercice de tous les
crimes. Il importe maintenant de déraciner ces
opinions pernicieuses et impies qui favorisent le
crime, ou qui du moins ne s'y opposent pas
avec efficacité. Il importe à la nation entière ,
a ceux qui la gouvernent , qu'on lui rende des
moeurs, des vertus, sans lesquelles il n'est
point de liberté, de lob, de republique, sans
lesquelles le fruit de tant de courage et de
travaux deviendrait bientôt nul. Il faut ramener
l'homme au respect de lui-même , au sentiment
de sa dignité, à la crainte de sa conscience, à
ses ineffaçables devoirs. Il faut éveiller, pro-
voquer, affermir le sens moral de la génération
qui s'élève aujourd'hui , qui sera la nation de-
main, et qui ayant passé ses jeunes années dans
le tumulte des orages politiques, n'a pu recevoir
d'instructions, de culture, ni scientifique ni
morale. C'est pour elle surtout qu'il faut une
11.
164
philosophie neuve, substantielle, sévère, qui
l'invite à la méditation et à la vie de l'homme
avec l'homme. — Et qu'on y fasse une sérieuse
attention! Nous ne pouvons nous dissimuler
que l'ancienne religion de letat, la seule reli-
gion positive qui donna jadis une forme et une
consistance nécessaire à la religiosité , est effacée
de bien des coeurs. Avec elle, comme nous
l'avons déjà dit, a disparu cette religiosité , qui
a sa base dans la morale. Peut-gn faire renaître
ces formes positives, cette croyance des chré-
tiens? Si «ela est possible, qu'on les rappelle
dans leur pureté , et elles seront un grand bien-
fait. Mais si le positif de la religion révélée ne
doit pas, au moins de sitôt, être rétabli dans
tous les esprits avec l'efficace de la foi qui seule
imprime la sanction , offrons du moins un refuge,
dans les formes précises d'une philosophie savante
et pure , à la religiosité et à la morale. Il y va
du salut de tous ; il y va de la gloire et du bon*
heur de la nation, de la paix et du bonheur de
toutes les familles — N'est-il plus de moyen de
faire renaître universellement une religion po-
sitive? la nouvelle philosophie y suppléera
(autant que la raison peut suppléer à la révéla-
tion). Est-il un moyen de la faire renaître?
c'est par la nouvelle philosophie; c'est quand
celle-ci lui aura préparé les voies , et qu'elle les
(
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165
aura nettoyé de toutes les inconséquences et les
impiétés du matérialisme. Sans doute qu'elle
ne rendra pas tout-k-coup tant d'hommes cor-
rompus bons et justes, qu'elle ne déracinera pas
en entier l'avidité, la vengeance, l'égoïsme (et
quelle religion pourrait opérer ces miracles ?)
mais elle en ramènera quelquesuns, et en
préservera quelques autres. Le genre humain
sera long-tems encore rangé par étages qui
vont de la divinité jusqu'à la brute; mais
attirons le plus d'hommes que nous pourrons
vers les étages supérieurs. Sur le plus élevé de
tous , il y aurait place pour l'humanité entière..
Eh! qui peut pénétrer dans les secrets d'une
providence qui veille sur sa créature ? Qui sait
si , à une époque où les esprits se sont ouverts
à des idées grandes et libérales, où presque
toutes les âmes se sont retrempées dans le mal-
heur, où un nouvel ordre de choses sort du
chaos des révolutions pour régénérer l'ordre
civil, qui sait si la providence n'a pas suscité
quelques puissans génies pour créer une philo-
sophie régénératrice, qui restaure l'ordre moral
et y rétablisse le beau et l'honnête sur de plus,
solides bases? Au milieu d'une guerre san-
glante et longue entre tous les peuples cultivés,
du globe, une seule nation, une nation douce,
méditative reste en paix, cultive sa raison et
166
les sciences où elle a toujours brillé ; elle discute,
éclaire it, résout quelques-unes des grandes
questions spéculatives et pratiques qui impor-
tent le plus à l'humanité. Et cette nation,
quand les autres sont revenues de leur frénésie ,
ne serait pas leur institutrice ? elle n'aurait rien
de neuf et de grand a leur apprendre? et le
repos dont elle aurait joui n'annoncerait pas
* des vues cachées et puissantes ? grâces du
moins soient rendues à ce cours des choses , de
quelque part il nous vienne; et puisse la
fureur des partis respecter toujours cette ligne
de neutralité , qui a ménagé sur le sol européen
un asile à la philosophie, aux sciences et aux
arts!
Dans cette esquisse rapide de l'état de la
morale pendant la période encyclopédique,
chacun sentira aisément que j'ai voulu peindre
l'esprit dominant, et non pas l'esprit universel.
Je proteste contre toute expression échappée à
ma plume et qui pourrait être interprétée au-
trement. Il faudrait désespérer d'une nation
où nulle ombre de vertu ne se serait conservée.
Si la noblesse originaire de l'homme était
tout-à-fait éteinte dans lame dégradée des
tyrans populaires , et dans celles des lâches qui
les servaient, elle vivait pure et entière dans
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167
celle de tant de victimes que la paix de leur
conscience accompagnait et consolait sur 1 echa-
faud ou dans la captivité. Elle vivait dans le
dévouement héroïque d'un million de guerriers,
d'hommes simples , qui se sont succédé dans les
armées; elle vivait encore dans la résignatii
religieuse de presque tous ces proscrits exilés,
qui assaillis par la misère, par le mépris qui
naît d'elle et qui est plus insupportable qu'elle,
par la perte de leurs foyers, de leurs familles
blime, qu'ils avaient fait ce qu'ils croyaient être
leur devoir; car l'homme est plus responsable
de la droiture de ses motifs que de la justesse de
ses opinions. Il sera facile enfin de réveiller le
bon sens et l'humanité dans l'esprit de cette
jeune génération , qui n'a reçu encore ni la
doctrine sensualiste, ni les vices raisonnés des
encyclopédistes. Cest sur elle, sur tout, que je
compte en annonçant à ma nation la doctrine
et la morale de la raison : car il faut bien
s'attendre à une opiniâtre opposition de la part
de quelques vieilles têtes de fer, à qui il est
impossible de rien changer de leur tendance et
de leur organisation; s'il en était autrement , ce
serait le premier évangile qui n'aurait pas eu
ses scribes et son sanhédrin.
168
Il serait même injuste de refuser à cette
période toute espèce de mérite philosophique.
Elle a produit quelques bons ouvrages, elle a
ru quelques bons esprits qui ont eu des idées
et une morale plus saines, mais qui n'ont pu
réussir à détourner le cours dominant de l'opi-
nion , et qui n'ont eu presqu'aucune influence sur
leur siècle *). Peu d'entre eux avaient d'ailleurs
pénétré profondément dans l'homme. Quand
on veut lire en français de la métaphysique
supportable, il faut recourir aux livres des
cartésiens, ou de Bayle et autres qui ont écrit
pendant la période cartésienne ; et quant a la
morale, a ceux de Nicole, de Fénélon, et de
*) Ce sera un paradoxe que d'appliquer ceci à J. J. Rousseau.
Soit : H est certain que ses livres ont été autant lus que ceux des
encyclopédistes, qu'ils contenaient une toute autre doctrine, et
qu'ils ont peu influé sur la métaphysique et la morale du siècle.
J. J. était bien audessus de ses frivoles contemporains , mais sa
doctrine était trop peu soutenue, les raisonnemens étaient trop
souvent contredits par des raisonnemens contraires; on trouvait
trop souvent détruit sur une page, ce qui en avait coûté dix à
établir. Une tournure trop poétique d'ailleurs, trop d'exagération
et d'exaltation , empêchaient le lecteur de prendre les choses au
pied de la lettre. En politique , en éducation , son influence a été
plus marquée. — - Je ne nomme pas ici d'autres moralistes estima-
bles que tout le monde connaît. Plusieurs même de ceux qui ,
par une erreur d'esprit, ont prêché une doctrine pernicieuse,
étaient personnellement de vertueux citoyens, des hommes esti-
mables. Heltèlius en est un exemple : et combien de mal n'ont
pas causé ses livres!
169 ,
tous ces philosophes chrétiens en géne'ral , chez
lesquels une certaine forme mystique rebute les
lecteurs superficiels , mais qui offrent aux autres
beaucoup à penser, par la pure religiosité' et
l'humanité qui sont au fond de leurs écrits.
D'un autre côte', tandis que la philosophie
proprement dite, se négligeait, rétrogradait et
devenait plus confuse chaque jour, les autres
sciences faisaient sur leur domaine un usage
assez heureux de son application aux objets de
l'expérience. La psychologie empirique, et
comme on a dit souvent l'histoire naturelle de
Vame, a été cultivée avec succès, ainsi que la
philosophie du langage *). La connaissance du
*) Ces recherches sur la philosophie du langage, qui d'abord
avaient offert pour la discipline des langues quelques résultats
satisfaisans , ont bientôt dégénère* en puériles sophismes , dès qu'on
a voulu y ramener toute la métaphysique. Un des caractères les
plus distinctifs de la nouvelle philosophie française, est cette
manie de transformer toutes les difBcultés théorétiques en simples
disputes de mots, et de prétendre résoudre tous les problèmes
métaphysiques par des analyses grammaticales ; preuve que ces
difficultés et ces problèmes n'étaient pas même soupçonnés. C'est
Condillac qui donna le premier signal de cette confusion. On
eût dit dès-lors que la pensée dépendait uniquement de la parole ,
ainsi que les matérialistes font consister l'aine dans l'organisation
matérielle dont elle est revêtue. On devait imaginer d'après
cela que les sciences dites exactes, n'étaient redevables de leur
exactitude qu'à la perfection de leur langage, et qu'en perfec-
tionnant de même celui des autres sciences, on les rendrait
susceptibles d'une semblable exactitude ef, de démonstrations
170
coeur humain, de ses replis, de ses saiblesses,
celle de l'homme social , de ses passions , de ses
ridicules, de ses plaisirs etc a été poussée
tres-loin. Les mathématiques appliquées , la
cosmologie , la géogénie , l'histoire de la nature ,
la chimie sur-tout *) ont été traitées três-philo-
mathématiques. Mais l'état des choses est tout inverse de celui
que cette opinion présuppose. Le langage des mathématiques n'est
ce qu'il est , que parce qu'il est modelé sur des conceptions dont
l'exactitude est rendue sensible chaque fois dans une construction ;
et le langage des autres sciences n'est si vague , que parce que
les conceptions dont se composent ces sciences , sont et restent
intellectuelles, sans pouvoir se rendre sensibles et visibles dans
aucune construction. Les mathématiques considèrent les grandeurs
dans la quantité , les autres n'y considèrent que les degrés ; la
philosophie serait sujette à erreur , en raisonnant par o f h ,
comme la géométrie serait éternellement exempte d'erreur en se
servant du langage le plus imparfait et le plus diffus. Je ne puis
m'étendre ici davantage sur cet objet, et je prie le lecteur de se
rappeler un paragraphe de l'Article II, où j'ai touché en p issant
une distinction essentielle des mathématiques pures et de la
philosophie. Kant a tiré entre ces deux classes de connaissances
une ligne de démarcation , que j'espère mieux faire connaître par
la suite , et qui interdit absolument tout rapprochement et toute
tentative ultérieure. Si V Institut national de France eût été informé
de ce que la philosophie critique enseignait tout près de nous ,
et depuis quinze ans , sur cet objet, ce corps respectable n'aurait
pas énoncé, ainsi qu'il l'a fait, la question que la Classe des
sciences politiques et morales proposa pour sujet du prix de l'an
six , sur l'influence des signes, etc.
*) Je n'ai pas besoin de nommer ici tous ceux qui ont fait la
gloire des lettres françaises pendant la dernière partie du dix-
huitième siècle. Leur nom et les services qu'ils ont rendus aux
sciences, sont assez connus.
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171
sophiquemcnt , et ont fait des pas qu'elles n ont
pu faire qu'a l'aide d'un esprit philosophique
beaucoup meilleur que celui qui respirait dans
les écrits des soi-disant philosophes de la nation.
Cette philosophie plus saine animait les savans
de profession , comme a leur insu et sans qu'ils
s'en rendissent compte d'une manière concrète.
Elle est un résultat d'une certaine tendance
dans l'esprit général de l'Europe , et des progrès
universels qu'ont fait les sciences. Il est tems de
rendre son rang parmi elles à la philosophie,
de la tirer des mains du bel-esprit et des
amateurs, où elle était tombée en décadence,
et de la rendre en dépôt à l'esprit méditatif,
aux vrais artistes de la raison, d'opposer le
sérieux d'une école à la frivolité du monde,
de faire revivre l'intérêt pour la spéculation
et la méthode systématique, et enfin de nous
mettre au-dessus du reproche de niaiserie et de
superficialité , que les étrangers, tout en nous
rendant justice sur d'autres points, n'ont que
trop de raison de nous faire sur tout ce qui
concerne purement la pensée, sur la théorie
de l'entendement humain, des lois de la nature,
de la morale et des arts.
172
VIII.
Insuffisance de V empirisme et des
analyses données jusqu'ici de Pen-
tendement. — Nécessité d'en rêve-
nir à la méthode critique, et à un
point de vue transcende ntat.
Condorcet , élevé dans l'empirisme, et con-
naissant à fond tous les essais tentés jusqu a
lui par cette philosophie pour disséquer l'en-
tendement humain, écrivait peu avant que de
mourir: « Il est aisé de voir combien V ana-
lyse des facultés intellectuelles et morales de
Vhomme est encore imparfaite *)." C 'était avec
connaissance de cause , après Locke , Condillac
et tous leurs adhérens, que Condorcet parlait
de la sorte et leur refusait son assentiment.
Condorcet était penseur et mathématicien ; dans
cette science rationnelle pure il avait dû tomber
fréquemment sur des questions spéculatives ,
sur ces questions préalables de possibilité, où
la métaphysique de la sensation n'avait pu lui
donner de réponse. Je vais en exposer ici au
hasard quelques-unes.
*) Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit Au-
main (page 359) ouvrage posthume de Condorcet.
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I
173
Le point est le premier élément, l'être absolu
sans lequel il n'est point de géométrie ; toutes
les lignes, et par conséquent toutes les termi-
naisons de figures, sont formées par le point
répété ; et cependant le point n'est rien ; il ne
doit avoir nulle étendue en longueur, largeur,
ni profondeur; c'est la vraie monade de Leib-
nitz ; et comment ce qui n'a nulle étendue ,
peut-il faire des lignes étendues, ensuite des
surfaces et des corps *)?
Le second être absolu que la géométrie pure
suppose nécessairement , c'est Vinfini. Elle flotte
entre ces deux extrêmes ; elle s'appuie sur deux
infinis: lmfiniment petit et Tinfiniment grand.
Pour assurer que deux lignes droites parallèles
prolongées jusquà Vinfini ne se rencontreront
jamais, il faut bien avoir une notion distincte
et positive de l'infini, car on ne peut rien
affirmer et sur-tout avec une pareille certitude ,
*) Si je donne de l'étendue au point , en eût-il , comme on dit ,
infiniment peu , il est divisible en deux , en quatre , en cent mille
millions. Ce n'est plus un point , c'est tout un monde. Dès-lors
il n'est plus vrai qne deux lignée droites qui se rencontrent ne se
coupent qu'en un seul point , elles se coupent en cent mille millions
de points , ou plutôt il n'y a plus de lignes , plus d'angles opposes
par le sommet, plus de géométrie. Pas de milieu entre le point
mathématique et le point physique : or la sensation ne peut donner
que le point physique , et avec lui il ne peut exister de géométrie.
Que l'empirisme se tire de la ; il est entre deux absurdités.
1
174
de ce que Ton ne connaît pas. » V hyperbole
s'approche continuellement de son asymptote ,
et cependant, prolongée à Y infini, elle ne la
rencontrera jamais*' D'où vient la certitude
de ce prodige géométrique, contre lequel les !
sens (renforcés du sens-commun) réclament si
fort? Et j'assure une telle chose de Vinfini? Je
connais donc mieux l'infini que le monde que
je vois et touche journellement, où tout ce qui
s'approche et qui ne s'éloigne point ensuite,
finit par se rencontrer?
Et qui a vu, cependant, qui a touché, en-
tendu ou flairé le point et Vinfini ? par laquelle
de nos sensations avons-nous acquis ces idées ?
Puisque, selon l'empirisme, nous n'en avons
que d'acquises, et qui plus est d'acquises par
les sens , il serait assez curieux de savoir par
quelle porte le point géométrique et Y infini
sont entrés chez nous *).
Demandez à un géomètre de vous démontrer
*) Bs y sont entres masqués , répondra-t-on. Ce sont des ab-
stractions , voire , des négations ! Nous examinerons cela bientôt.
En attendant , il est assez curieux que la science la plus réelle
de toutes , se trouve ainsi tout d'un coup fondée sur des abstractions ,
et que tant de vérités positives jaillissent d'une négation f Et d'où
viennent donc ces abstractions qui sont munies d'une conviction
aussi irrésistible , tandis que tant d'autres abstractions sont absurdes
et risibles? D'où vient qu'il y a ainsi abstraction et abstraction t
Il y a là-dessous quelque chose de dure digestion pour l'empirisme.
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175
les propriétés d'un polygone régulier de 999
côtés, et celles d'un polygone régulier de 1000
côtés. D vous dira de suite et sans balancer , de
combien de degrés sont les angles intérieurs et
extérieurs, de combien l'angle au centre, quel
rapport dans chacun du côté au rayon , il ne se
trompera pas d'une tierce , et ne confondra jamais
l'une des deux figures avec l'autre. Cependant ,
il ne les a , sans doute , jamais vues ; ou s'il les
voit, il ne pourra discerner l'une de Fautre avec
sûreté. Jamais il ne distinguera la sensation que
lui cause la figure de 999 côtés , de la sensation
que lui cause celle de 1000. Passât-il toute
sa vie à pâlir sur ces deux figures et à les étu-
dier, montrez-les lui inopinément toutes deux,
il en recevra la même sensation , et ne pourra
apercevoir entr'elles aucune différence. Mais
son entendement les distingue à merveille, se
les représente dans un type inaltérable, et ne
les confond jamais; il y a donc dans son en-
tendement quelque chose qui n'y est pas venu
par sensation *).
*) En général , comment peut-on penser que des hommes aient
tracé des lignes droites, des perpendiculaires, des circonférences,
des triangles équilatéraux , etc avant que d'avoir trouvé dans
leur esprit les types originaires de ces choses , qui certes n*y ont
pu venir du dehors? Quand le sauvrge coupe des solives pour
s'en faire ime hutte , il a déjà vu la figure circulaire suivant la-
quelle il placera le pied de ses solives sur le terrain, il a déjà vu
176
Le point géométrique étant l'élément de toute
ligne, il est aisé de démontrer qu'il ne peut y
avoir de lignes droites plus grandes ni plus pe-
tites que d'autres ; ou bien , si l'on veut que deux
lignes droites; l'une d'un pouce, et Vautre d'un
pied, sont tout-a-fait égales entr'elles. En effet
si de celle d'un pied je fais la base d'un triangle,
et que je place celle d'un pouce (parallèlement
ou non a la base) de manière qu'elle s'appuie par
ses deux extrémités aux deux côtés qui forment
l'angle opposé à la base ; qu'alors je conçoive
autant de lignes droites tirées du sommet à la
base, que cette base renferme de points (une
infinité si l'on veut), il est évident que toutes
ces lignes traverseront celle d'un pouce , et la
couperont chacune en un point : celle-ci a donc
le cône que ces solives formeront quand elles se réunironf par le
haut. Avant toute expérience et toute sensation , le cercle et le c6ne
existent dans son entendement , tels qu'il les verra dans la réalité.
C'est que les lois de son imaginative antérieure sont les mêmes
que celles selon lesquelles il voit les objets. Les produits de son
imaginative et les objets doivent donc lui apparaître avec la même
configuration. H en est ainsi de toule la géométrie. Newton,
qui mérite peut-être qu'on le cite dans cette matière , et qui en
saisissait le fort et le faible aussi bien que Condorcet , disait que
Dieu même avait gravé la géométrie dans nos ames. Geometrian
animis De us impressit. Par la même vue Platon nommait Dieu
l'éternel géomètre. Mais un empiriste , avec sa sensation , en sait
plus que Platon, Newton , Descartes , Leibnita , Kant et Condorcet.
On entendra mieux ceci par la suite.
177
1 un même nombre de points et de parties inté?
grantes que celle d'un pied; elle lui est donc
rigoureusement égale. On démontrerait ainsi
que la distance de la terre au soleil est moindre
qu'un pouce , qu'une ligne , etc. » . .
Traçons deux circonférences concentriques.
Du centre commun menons des rayons à tous
les points de la plus grande ;• ils passeront tous
sur la petite, qui aura par conséquent autant
de points, et sera aussi longue que la grande.
Il est aisé de prouver de cette manière que la
circonférence de la terre n'est pas plus grande
que celle d'une orange : qu'une philosophie
empirique de la géométrie dise là-dessus quelque
chose de satisfaisant *) ! .
*) Le géomètre arpenteur répondra que ce sont là des subtilités
et des chicaneries qui ne lui importent guêres. Bon ; je parle au
géomètre philosophe à qui cela importe , qui veut savoir le pour-
quoi du pourquoi dans tout ce qui concerne les fondemens et la
possibilité de sa science , qui ne souffre pas avec plaisir des
argumens qui la minent sous oeuvre. C'est ce géomètre que Platon
avait en vue dans l'inscription de son auditoire. Je ne m'adresse
point ici aux manoeuvres non philosophes, encore moins au bel-
esprit philosophe soi-disant , qui se soucie beaucoup de faire de
belles phrases , mais à qui le maintien de tous les axiomes du
monde est très-indifférent. Au reste une partie de ces objections
et beaucoup d'autres ont déjà été' faites, et de fort ancienne date ,
contre l'empirisme. Bayle en a exposé de très-graves , particuliè-
rement dans son Dictionnaire , aux articles Zenon , Pyrrhon , etc. . . .
Mais des objections sont toujours neuves en philosophie , tant
TOME I. 12
178
i
Deux triangles sphériques, ayant la même
base sur un grand eerele, et placés dans deux
hémisphères différens, sont reconnus pour être
parfaitement égaux ; on assure de l'un tout ce
qu'on assure de l'autre, mêmes surfaces, mêmes
angles, mêmes propriétés. H est cependant,
comme chacun le conçoit, de toute impossimhte
d'appliquer jamais ces deux triangles l'un sur
l'autre de mettre jamais l'un a la place de
l'autre, et de démontrer à l'œil leur con-
«rruence *). Voila encore un cas où la sensation
ni l'expérience ne peuvent absolument rien nous
apprendre sur un fait éminemment vrai.
Welle, n'ont pa. été valaient .éfutees. Il «t vrai que A*b
£ tourne à l'avantage *r «^K» q»'« disait : ma* eUes
aont tout aussi concluantes pour le criticùme ; car (au», quon
l a vu plus haut) il et un point jusqu'auquel le et le
«M», marchent en se tenant par la main. J'en dmu autant
de. deux idéaliste, (dlvergens entre eux, mais convergens dans ces
principe.), XcitasU et BerUUy. Le. Essai, du premier, et les
Dialogues du second nW point encore été, ne seront ,amais
réfuté, par l'empirisme , et ne peuvent l'être par lui. Je renvoie ,
pour ce qui concerne le. objection., à ce. ouvrage, que le. em-
pirâtes ne lisent point, ou bien qu'ils ne comprennent point.
») On sait que l'application est une des manière, de démontrer
l'égalité des figures géométriques , et cette manière est la seule
où la sensation ait quelque chose à démêler ; il est toujours d'autre,
moyens purement rationnels à employer ; dan» ce cas-ci , par
exemple, la connaissance de l'égalité parfaite s'acquiert sans le
concours de la sensation , et même comme en dépit de cette
sensation ; qui se trouve déroutée par l'incongruence de, deus
ligures.
■ ■
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179
Kant, en citant dans ses Prolégomènes cet
exemple , l'assimile a celui de l'image de sa
main droite que quelqu'un regarde, dans un
miroir. On croit que rien n'est plus semblable
à la main que l'image qu'on en voit dans la
glace , et cependant rien n'est plus dissemblable.
On montre une main droite, et l'image est
une main gauche, qui ne peut convenir étant
appliquée sur la droite , qui ne pourrait revêtir
le même gant, et qui la contrarie dans tous
les sens.
Condorcet enfin s'était aperçu que l'expérience
étant admise pour l'unique source de la certitude
et de l'évidence, les mathématiques pures, qui
ne font point d'expériences, et qui décident
sur tout, avec la plus intime certitude, avant
l'expérience , rentraient dans la classe des chi-
mères et des êtres de raison. Si la métaphysique
des empiristes doit se soutenir, la géométrie
doit tomber; il est clair aussi d'après cela que
si la géométrie doit se soutenir, l'empirisme
doit tomber ; si jusqu'ici tous deux se sont
maintenus ensemble , c'est par une de ces
inconséquences trop communes dans un état
de choses où l'on raisonne peu ; on ne s'est
jamais avisé de les mettre en contact, ni de les
essayer l'une a l'autre *).
*) Non - seulement il ne peut y avoir de mathématiques pures
12.
180
Le point cardinal de cet empirisme nouveau ,
c'est que toutes nos opérations, facultés intel-
lectuelles et morales, l'idée, la pensée, la
comparaison, V abstraction , l'attention, la
réflexion, Y imagination , le jugement, la vo-
lonté , Y entendement , le plqisir , la douleur r
toutes les passions, toutes les affections de
Yame y ne sont que la sensation transformée!
Il est certain que la sensation se filtre dans
l'exercice actuel de la plupart de ces opérations ,
qu'elle est une des matières sur lesquelles
s'exercent ces facultés; mais qu'elle soit ces
opérations et ces facultés-là mêmes , c'est ce qui
est un peu difficile à prouver. Il vaudrait autant
dire, parce qu'on trouve de l'eau dans toutes
les plantes, que toutes les plantes avec leurs
tiges , leurs feuilles , leurs fleurs et leurs fruits ,
aussi bien même que les formes plastiques et
les propriétés distinctives de chacune , ne sont
avec l'empirisme , si, comme cela se doit, l'on pousse à la rigueur
ses principes et leurs conséquences indispensables, mais il n'y a
en général aucune science possible, parce qu'il ne peut y avoir
avec lui de proportions nécessaires et universelles ; on n'aurait
tout au plus que des histoires , des recueils d'observations , des
aggrégats de faits , dont il ne résulterait jamais une doctrine.
Aussi les empiristes, qui sentent cela confusément, crient à tort
et à travers contre ee qu'ils appellent principes abstraits , tachent
de décréditer Yesprit de système, et ils soutiennent eux-mêmes
le plus misérable de tous les systèmes!
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181
que de Veau transformée ; ou bien que noire
chyle , notre sang , et tout notre corps , qui se
sustente et se répare en partie par les alimens ,
ne sont absolument rien que ces alimens
transformés. — La sensation transformée!
dit-on. Mais qu'on nous apprenne au moins d'où
vient cette transformation ? Gomment elle
s'opère? en vertu de quelle force, de quelle
loi, de quel principe? quel est l'agent trans-
formateur? la vertu active et spontanée qui
exécute cette opération? quelles régies , quel
mode d'action en détermine le procédé ? quelle
forme prend enfin cette sensation en se trans-
muant d'une manière si prodigieuse ? Il y a un
abyme là-dessous, et je ne vois pas qu'on se
soit occupé de le sonder, encore moins d'y
jeter un pont *). Qu'est donc cette sensation
*) Il y a si peu de gens qui sentent le besoin de n'admettre
en spéculation que sur preuves ! Toutes nos opérations intellec-
tuelles et morales, toutes nos facultés ne sont que la sensation?
cela est plus expéditif, plus palpable. On a là, sans se creuser
la trie, un joli petit système tout fait au bout de ses doigts;
tout est ramené à l'uni té , à la simplicité , tout est sublime. Il
n'est plus besoin de ces distinctions pédantesques de facultés
sensibles , de facultés logiques , de facultés morales , etc. . . .
Barbarie que tout cela , jargon de V école ! Tout l'homme intel-
lectuel est dans la sensation. — N*cst-il pas dommage que l'homme
physique ne puisse se réduire de même à une si belle simplicité?
Si le corps n'était aussi visible et aussi palpable que par malheur
il Test ; si l'anatomie n'y eut trouvé diverses opérations et faculté*
tm-dûTérentes qui ont chacune leur district ; une digestijm et
182
qui nous donne connaissance des objets, et en
laquelle réside toute certitude ? est-ce l'impres-
sion produite par quelque chose qu'envoient
les objets, et reviendrons-nous au système des
émanations et des petits simulacres voltigeons 9
D'où vient que nous accordons une foi si entière
à cette sensation, et jusqu'où sommes-nous fondes
à lui attribuer de la réalité ? n'y mettons-nous
rien du nôtre? Il me semble que voilà des
questions assez importantes pour qui veut
sérieusement philosopher et savoir le dernier
pourquoi des pourquoi, le dernier comment
des comment sur l'origine et la nature de ses
connaissances. C'est de faire une réponse satis-
faisante à ces questions que s'occupe la philo-
sophie critique. Lorsque par elle on saura à
quoi s'en tenir sur l'expérience , on expérimen-
une nutrition , une respiration et une circulation , un estomac ,
un système lymphatique , un tissu cellulaire , etc organes
très-actifs , qui concourent au même but , mais qui restent très-
distincts, s'il n'était connu que l'air, la lumière, l'oxigène ,
l'hydrogène, le calorique, et autres ingrédiens sont, autant que
la nourriture , nécessaires à ce corps , nous le mettrions sur le
même pied que l'ame : ce serait une façon de quodlîbet qui
recevrait de Yaliment , et cet aliment transformé (Dieu sait par
qui et comment !) ferait tout , serait tout , fournirait à tout. Au
moyen de cette ingénieuse découverte , l'étude de l'anatomie se
trouverait prodigieusement simplifiée , évidente et sur-tout philoso-
phique ; tout un chacun deviendrait anatomistc , ce qui manifesterait
clairement les grands progrès des lumières et de l'esprit humain.
■
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i
183
tera sans doute avec plus de sûreté et de profit.
Condillac dit dans son Traité des sensations :
» Y a-t-il dans les objets des sons , des saveurs ^
» des odeurs , des couleurs ? qui peut nous en
» assurer ? y a-t-il au moins de l'étendue ? . . •
» Mais le toucher n'est pas plus croyable que
» les autres sens *) : et puisqu'on reconnaît que
» les sons , les saveurs , les odeurs et les couleurs
» n'existent pas dans les objets, il se pourrait
» que 1 étendue ne s'y trouvât pas davantage
» Je ne dis pas qu'il n'y a point d'étendue , je
» dis seulement que nous ne l'apercevons que
■» dans nos propres sensations. D'où il s'ensuit
» que nous ne voyons point les corps en eux-
» mêmes, .... et j'attends qu'on ait prouvé
» qu'ils sont ce qu'ils nous paraissent , ou qu'ils
» sont toute autre chose." On ne peut que
rendre justice en cet endroit à la pénétration
et au grand sens de l'abbé de Condillac. Mais
que penser de lui , quand un peu après il ajoute ?
» Les idées se divisent en deux espèces : j'appelle
» les unes sensibles, les autres intellectuelles.
*) Condillac croyait que c'est par le toucher que nous acquérons
l'idée de Y étendue ; mais l'idée du toucher et son mécanisme sup-
pose déjà de Y étendue, des surfaces hors les unes des autres. Or
s'il faut avoir l'idée de Yétcndue avant que celle du toucher soit
possible , il n'est donc pas vrai que l'idée de l'étendue vienne du
toucher.
I
184
» Les idées sensibles nous représentent les
» objets qui agissent actuellement sur nos
» sens ; les idées intellectuelles nous représen-
» tent ceux qui ont disparu après avoir fait leur
» impression: ces idées ne diffèrent les unes
» des autres, que comme le souvenir diffère
» de la sensation." Voila le métaphysicien
(qui naguères s'était dégagé de la sensation,
était parvenu à un scepticisme raisonnable et
même à un point de vue transcendental) re-
tombé dans l'empirisme et le dogmatisme le
plus grossier *). La sensation produit les idées
sensibles qui nous représentent les objets. Les
idées intellectuelles ne sont que la réminiscence
et la mémoire des objets qui ont disparu après
avoir fait leur impression! — Nous voilà bien
déchus. Je demanderais volontiers au philosophe
qui admet une telle genèse de nos idées et
*) On le voit, Condillac était né penseur; U a des vues qui
le placent au rang des plus forts métaphysiciens. Mais ce ne sont
que des aperçus , des éclairs : il a tourné autour de grandes vé-
rités , il en a soupçonne , entrevu , mais il n'a jamais osé les
aborder sérieusement. Il se sentait enrayé dès qu'il posait un
pied sur le sol transcendental , et s'en retirait bion vite pour
rentrer dans son lockianisme réformé , qui vaut encore beaucoup
moins que le lockianisme orthodoxe. Il n'a jamais pu arrêter ses
comptes, et se mettre au net sur ce qu'il devait croire ou ne pas
croire : il est tout rempli de ces disparates. Mais néanmoins il
faut bien le distinguer de la tourbe de ses imitateurs , et de tous
ceux qui ont amplifié sur l'empirisme après lui et d'après lui.
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185
de nos connaissances , où il a vu le point
géométrique? où Yhyperbole et son asymptote
prolongées à V infini? où la figure de 1000 côte's
et celle de 999 ? si le souvenir de ces objets est
encore bien vif en lui ? et depuis quand ils ont
disparu après avoir fait leur impression? Je
lui demanderai , où est cet archétype absolu du
triangle dont les trois angles égalent 180 degrés ,
propriété qui n'est celle de chaque triangle
individuel que parce qu'elle est démontrée , par
l'entendement, de l'archétype idéal? — Je lui
demanderai encore (et je serai inépuisable dans
mes questions) où il a vu un objet qui s'appelle
Y espace, le vide, le plein, le tems, Y absolu,
Y inconditionnel , Yinfini, le même et le non-
même , le plus et le moins , la quantité , la
qualité? un objet qui soit une cmse , un effet,
une dépendance, une réciprocité, un devoir ,
une vertu, etc etc ? sans doute, puisque
toutes ces idées intellectuelles ne différent des
idées sensibles que comme le souvenir diffère de
la sensation, sans doute que notre philosophe
pourra au moins retrouver le souvenir distinct
de ces objets qui ont disparu après avoir fait
leur impression ? J'aime a m'instruire , et je suis
très-impatient d'apprendre par lequel de nos
•organes ces objets se sont introduits ? Yidentité ,
la durée, la cause, la vertu, etc.. ont-cllcs été
186
palpées, ou vues, ou goûtées ou entendues?
Il y a de quoi faire là un beau traité bien solide
et bien instructif, dans le goût de ceux qui
sont a la mode en France depuis trente ou
quarante années.
Sérieusement parlant, vouloir connaître par
la sensation et l'impression ce qui ne peut être
l'objet d'aucune sensation, la cause efficace
d'aucune impression, cela est contradictoire et
absurde. Si l'on dit que ce sont des idées que
nous formons à l'occasion de la sensation et de
l'expérience; bon! nous serons d'accord; il ne
s'agira plus que d'étudier sérieusement comment
nous les formons , d'où elles viennent, quelle
est leur valeur quant à nous , leur compétence
quant aux choses ? en un mot il ne s'agira plus
que de soumettre notre faculté de connaître au
plus sévère examen ; c'est-à-dire , de passer à
une théorie de notre cognition en elle-même,
ou si l'on veut à une critique de la raison pure.
Tant que nous attribuerons à nos sensations
Tunique origine de nos connaissances , il
sera très-embarassant , et même contradictoire,
d'admettre en nous des idées intellectuelles.
L'embarras et la contradiction s'évanouissent,
en reconnaissant encore une autre source de
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187
nos connaissances dans la propre nature ' de
notre entendement.
Nous avons, parmi nos connaissances, cer-
taines vérités universelles, nécessaires, que
nous ne pouvons renier, qui ont une force
égale à celle du sentiment de notre existence.
Telles sont les propositions des mathématiques
pures, le principe de la contradiction, celui
de la raison suffisante , celui que tout ce qui
arrive doit être produit peur une cause , etc
etc. . . . A l'aide de ces axiomes universels
et nécessaires, je décide avec une certitude
absolue, et je prononce d'avance sur des choses
que je n'ai jamais vues ni expérimentées, qui
sont même impossibles a être vues ou expéri-
mentées. Or l'expérience, le fait, la sensation
peuvent m'apprendre seulement que la chose
(qui est maintenant devant moi) est de telle ou
telle façon ; mais c'est tout : le fait ne renferme
que le fait, et rien au-delà; l'expériênce pré-
sente m'enseigne ce que je vois présentement;
elle ne m'enseigne , ni ne peut m'enseigner ce
que je verrai dans tout autre fait et toute autre
expérience. Je prévois cependant de la sorte ,
à l'aide des axiomes susdits ; ils ne proviennent
donc pas de l'expérience, ils sont donc au-
dessus d'elle *). Ce qui peut varier peut
*) Quoi , ce ne serait que parce que j'en ai fait l'expérience ,
188
dépendre de l'impression extérieure et de la
nature des choses qui est variable ; ce qui est
invariable ne peut provenir que de notre propre
nature, qui seule ne varie point dans nos
observations diverses.
Nous formons des jugemens qui ont entre eux
aine différence intrinsèque et totale. Les uns
sont vrais , mais non nécessaires. I. L'odeur d*
la rose est agréable: le bois est combustible,
etc Nous pouvons trouver des roses qui
aient une odeur désagréable, des sortes de bois
qui résistent au feu, etc Il n'y a rien là qui
répugne à notre raison et à*' notre conviction
intime. — Les autres sont vrais et absolus , ne
souffrent ni exceptions, ni restrictions. II. Lés
que je sais que 2 et 2 font 4 ? Et qui est-c* qm me répond
que l'expérience aura toujours le même résultat? qu'un jour 2
et 2 ne feront pas 5 ? Un pommier a porté l'an dernier 60
pommes, et 70 cette année. Expliquez-moi la différence de
certitude qui naît de ces deux choses , en vous en tenant au
fait et à l'expérience ! D'où provient même le nombre deux dans
cette expérience ? d'où provient un nombre quelconque ? Assuré-
ment ce n'est pas de l'expérience. Il n'y a pas de deux , il
n'y a pas de nombre dans la nature. Il y a là quelque chose ,
et ici quelque chose ; le fait ne m'en donne pas davantage. Qui
réunit ce quelque chose avec ce quelque chose en un ensemble
systématique pour en faire deux , pour en faire un nombre ?
Qui ? Mon entendement , qui ordonne tout , suivant ses propres
vues , ses propres lois , qui crée l'unité , les nombres et
l'arithmétique.
189
objets que nous percevons par nos sens exté-
rieurs doivent être étendus , doivent occuper un
lieu dans Vespaoe: deux lignes droites, ne peuvent
se couper quen un seul point etc. . . Ces deux
classes de jugemens, si essentiellement divers,
naissent-ils également de la sensation et de
l'expérience? S'ils en naissent également, d'où
vient leur prodigieuse différence? D'où vient
que dans un cas je ne suis sûr de rien , qu'on
m'ôterait ma conviction avec la même facilité
que je l'avais acquise ? et que dans l'autre on
m'anéantirait, on m oterait mille fois la vie avant
que je pusse rien changer à ma conviction?
N'est-il pas absurde d'attribuer la même origine
et la même nature à des choses si opposées ?
L'absurdité cesse en reconnaissant deux sources
très-différentes de ces jugemens. Les premiers
naissent de l'expérience , ils sont empiriques ; les
seconds* naissent de notre propre nature, sont la
manifestation de notre mode de connaître, ils
sont transcendentaux. L'expérience règle les
uns ; les autres règlent l'expérience *).
On voit donc que l'empirisme ne peut expli-
quer le système de nos connnaissances exactes
et nécessaires, qu'il est pourtant bien forcé
d'admettre , et qu'il faut pour cela recourir au
transcendentalisme.
*) II sera traité de cet objet dans l'article suirant.
190
Il est bon de rappeler au lecteur que l'empi-
risme n'est insuffisant et superficiel , qu'en tant
qu'il voudrait donner la sensation pour Tunique
et réelle base de nos connaissances, en tant
qu'il voudrait par-là se constituer métaphysique.
Dans le fertile et utile champ de l'expérience ,
où il y a tant à cultiver et à recueillir, on ne
peut trop encourager le philosophe observateur
et expérimental; mais que chacun reste dans
son domaine. L'empirisle veut faire usage de
l'expérience, et le transcendentaliste veut expli-
quer l'expérience ; ils n'ont rien de commun.
Ils partent tous deux de la ligne de l'expérience,
mais l'un se tient au-dessus et l'autre plonge
au-dessous; l'un tapisse le palais de la science,
l'autre en assure les fondemens. L'empiriste, qui
avec sa doctrine n'a pas la prétention d être
parvenu au dernier pourquoi des pourquoi , peut
être du meilleur accord avec le transcendenta-
liste. — Voici ce que disait déjà sur ce même
sujet un philosophe qui écrivait à la fin de
1 époque cartésienne, lors de la naissance de
l'encyclopédisme et de l'adoption que fit celui-
ci de l'empirisme de Locke: *). « Je n'ai
*) Kèrcmflech , suite de l'Essai sur la raison. A Rennes ,
chez fatar, ^ 765 , tVI2.
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191
» garde de réfuter ce que disent aujourd'hui les
» philosophes sur la question des idées. Je ne
» suis par moins persuadé qu'eux de la meilleure
» partie de ce qu'ils disent; et la différence
» qui est entre nous n'empêche pas que nos
» prétentions ne puissent être vraies de part
» et d'autre. Lorsqu'ils ont analysé l'usage des
» sensations et des réflexions, pour éclairer
» l'esprit, ils n'ont pas touché à la nature de
» la lumière en elle-même. Ces messieurs ne
» traitent que des moyens qui excitent naturel-
» lement les idées , des causes qui occasionnent
» directement ou indirectement la présence des
» idées : ils n'examinent en aucune manière ce
» que les idées peuvent être. Ainsi ce qu'ils
» soutiennent est très- vrai, les sens, les ex-
» périences font naître des idées; la re-
» flexion , l'éducation et autres occasions les font
» distinguer , combiner , analyser , multiplier ,
» etc , c'est à-dire , que voilà autant de voies
1
J
» vues, de le former, de le perfectionner. —
» Mais il n'y a ni cartésiens , ni mallebranchiste
ï> qui ne prétende la même chose; en tout
» système cela est vrai ; les sens et la réflexion
y> sont deux causes occasionnelles de la lumière ;
» mais cela ne dit pas de quelle nature est cette
» lumière qui nous éclaire. Encore un coup,
192
» les sens et la réflexion nous occasionnent ,
» nous procurent des idées, voilà ce qu'on ex-
» plique aujourd'hui. Mais que sont ces idées... ?
» voilà ce qu'on n'explique pas. La principale
» difficulté demeure toujours la même, elle
» consiste à déterminer la nature des idées: et
» c'est ce que ces messieurs n'examinent point.
» Pourquoi donc réfuter ce qui n'est pas contre
» moi? mon système étant démontré, le leur
» subsiste , et le leur étant démontré , le mien
» subsiste aussi. La différence qui est entre
» nous ne consiste point à penser différemment
» sur la même chose; mais en ce que nous
» n'examinons pas la même chose. Ils analysent
» ce qui occasionne directement ou indirecte-
» ment la présence des idées; et moi je tache
» de découvrir ce que sont les idées en elles-
» mêmes; nous sommes à cent lieues les uns
» des autres En un mot, ce qu'on dit à
» présent touchant la question des idées, donne
» à côté, et ne regarde la nature des idées ni
» de près ni de loin. Le grand livre de Locke
» fait remarquer par quels moyens on obtient
» la lumière, quand et à quelles occasions nous
». sommes éclairés ; il rend compte des démarches
» et des opérations de l'esprit et de ce qu'il faut
» faire pour bien voir. — Ouvrez les yeux, dit-
» il, et vous verrez; quand vous aurez beaucoup
193
» vu, réfléchissez, méditez attentivement, et
» vous obtiendrez la connadsscmce de tout ce
» qu'il est possible de connaître. Voilà à quelles
» conditions nous arrivons à la lumière
» Mais qu'est-ce que la lumière en elle-même?
» C'est une autre chose à découvrir qui n'est
» pas du projet de Locke.»
Je suis tout-à-fait de l'avis de ce brave car-
tésien; le passage qu'on vient de lire fixe les
bornes réciproques, et renferme les conditions aux-
quelles la philosophie rationnelle et l'empirique
doivent vivre en une paix inaltérable. Bien
entendu que la première demeure suprême
législatrice, et se charge d'exposer les lois fon-
damentales de nos connaissances. Les empiristes
ont répété mille fois: « Quen philosophie on
» ne devadt marcher qu'appuyé sur le bâton
» de l expérience. » Cela est a merveille; mais
encore s'agit-il de savoir sur quoi s'appuie et
porte lui-même ce bâton; il faut bien qu'il pose
quelque part, et il n'est pas indifférent de savoir
où il pose , jusqu'à quel point on peut se fier au
fond sur quoi l'on marche. D'ailleurs qu'est-il à
son tour, ce bâton, sur lequel on s'appuie si
confidemment? de quoi et de quelle manière
est-il construit? est-ce lui qui doit diriger la
main qui s'en sert, ou bien est-ce à la main à
TOME I. 13
194
le diriger? jusqu'où peut-il servir sans ployer,
sans rompre , etc ? Il est évident qu'ici
bâton et terrain doivent être examinés par qui
ne veut pas marcher à l'aventure. C'est à quoi
les empiristes ne songent pas. Ils ressemblent
à l'Indien qui fait porter la terre sur un élé-
phant, l'éléphant sur une tortue, et qui content
d'une base aussi solide , ne s'inquiète guères sur
quoi repose la tortue. Demandez à un empiriste
où il trouve la garantie de la sensation? il
répondra , dans la certitude qui l'accompagne. —
Demandez-lui où il trouve la garantie de la
certitude ? il répondra dans la sensation. Toute
sa métaphysique tourne dans ce cercle vicieux.
Il parle avec autorité de Y expérience , et ne
sait pas comment l'expérience se fait, ni ce
que c'est que l'expérience , ni de quelle manière
elle est possible , ni pourquoi il l'admet comme
base de connaissances certaines, ni jusqu'oïl
et en quel sens elle est certaine. Il tient la
sensation, dit-il, pour Y élément simple *), pour
*) Ici encore un cercle vicieux : » A quoi reconnaissez-vous la
simplicité de ces démens?» — A ce qxiils sonf donnés par la
sensation. — * Et à quoi reconnaissez-vous que la sensation est
l'élément de nos connaissances? » A sa simplicité. Ainsi le ca-
ractère de la sensation est la simplicité, et celui de la simplicité
est la sensation. Méthode parfaite de raisonner et de remonter
aux principes ! .
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195
l'étoffe première de nos connaissances , et en cela
il ressemble- à l'ancien chimiste qui tenait l'eau
et l'air pour des èlèmens simples de tous les
corps. Des chimistes plus habiles sont venus qui
ont montré les élémens de ces élémens prétendus.
Leur découverte était très-belle, elle méritait
tous les honneurs qui l'ont accueillie. Mais la
parfaite analyse de nos connaissances serait-
elle moins digne d'estime? On dirait que nous
attachons moins de prix à la connaissance de
nous-mêmes qu'à celle des choses qui ne sont
pas nous, et que dans toute la nature ce que
l'homme a le moins d'intérêt à connaître , c'est
l'homme !
Si l'on y réfléchit, on s'apercevra aisément
que la métaphysique du sensualisme a une
connexion et une ressemblance frappante avec
les sciences mécaniques qui furent ci -devant
régnantes dans le monde savant. Tout était alors
mécanique; la médicine parlait de ressorts,
du mouvement des humeurs , de la résistance
des solides; la physiologie voulait un fluide
nerveux, des esprits vitaux; la chimie décrivait
les acides comme de petites pointes, les alcalis
comme des gaines; les phénomènes de l'électri-
cité et de l'aimant étaient attribués par la
physique à des courans d'une matière subtile
qui se mouvaient mécaniquement, etc. . etc..
13.
196
C'était là l'enfance des sciences naturelles, qui
cherchaient à se revêtir de formes étrangères
empruntées de la mécanique; l'empirisme de
Locke et de Condillac convenait peut-être à cet
état de choses auquel il se rapporte en entier.
Depuis lors les sciences naturelles ont pris un
autre aspect; la chimie des gaz et des affinités
leur a appris à avoir des formes à elles, à
chercher des principes dans leur propre sein.
Elle a chassé la vieille mécanique et s'est em-
paré de sa prépondérance. Nous vivons dans
la période chimique, où l'état des sciences est
bien supérieur à l'ancien, où toutes les théories
sont plus libérales, plus fermes, plus hardies.
La vieille métaphysique mécanique a disparu
depuis près de vingt ans en Allemagne; elle s'est
soutenue jusqu'aujourd'hui en France. Il faut
qu'elle passe, qu'elle cède sa place à une
métaphysique qui marche d'un pas égal avec
les autres sciences, une métaphysique plus
chimique, si je puis m'exprimer ainsi, qui
pousse ses analyses plus loin, et qui trouve
aussi sur son terrain les e le mens des e le mens.
L'empirisme qui n'a que des sens, qui ne
trouve de réalité que dans la sensation, doit
étendre l'idée de matière à tout ce qui peut
agir sur son sentiment externe, à toute la na-
ture. Si , sur la foi de son sentiment interne ,
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197
il adopte quelqu'autre substance que la matière j
il la nommera esprit, et la mettra avec celle-là
en opposition # ). Une substance matérielle, un
univers matériel , une substance spirituelle
pour animer cette matière; voilà le non plus
ultra de l'empirisme. Cest la métaphysique des
en fans, c'est celle des peuples dans l'enfance,
c'est celle des sauvages. Il n'est plus permis
de professer une doctrine si grossière. L'idée
de matière, celle X esprit, sont des idées
informes qui doivent être rejetées, après avoir
été reconnues pour fausse monnaie, des trésors
de la métaphysique **) ; avec elles doivent être
*) L'empirisme n'établit sur aucun principe cette distinction de
corps et d'esprit -, elle est admise par lui arbitrairement et comme
par divination ; elle en est rejetée de même ; en sorte qu'il n'y a
aucun moyen possible d'accorder ensemble un empiriste matérialiste
et un empiriste spiritualiste. Delà vient aussi que l'athée et le
théologien empiristes n'ont aucune prise l'un sur l'autre. Ils n'ont
pas plutôt bâti leurs systèmes , qu'ils leur échappent et s'écroulent.
Sisyphe* de la spéculation , ils roulent sans cesse une pierre qui
ne trouve jamais où se poser.
**) Ces idées de matière et d'esprit, simples manifestations de
notre manière de connaître , et qui n'ont de réalité que pour nous ,
étant transportée! dans la théorie des choses telles qu'elles doivent
être en soi , y jettent la confusion et en arrêtent tous les progrès.
Qu'est-ce qu'une force, par exemple? Est-ce matière? est-ce
esprit ? Ce n'est ni l'un ni l'autre. M. Engel a publié l'année
dernière une ingénieuse dissertation sur la lumière , où il démontre
que cette substance est dépourvue de l'un des caractères les plus
essentiels des choses auxuuelles nous attachons l'idée de matière;
198
appréciées les idées de divisibilité et non-divi*
sibilitè à Vinfini^ qui menant à des résultats
contradictoires, forment un labyrinthe où la
raison et l'expérience ne peuvent jamais être
d'accord, et s'accusent l'une l'autre d'absurdité *).
que cette idée d'une matière impénétrable , telle que nous la con-
cevons , est contradictoire avec celle du principe lumineux. Et
cependant cette substance fait partie intégrante de l'air que nous
respirons , des plante» dont nous nous nourrissons , de notre propre
corps et d'autres substances que nous tenons pour impénétrables et
matérielles. N'est-il pas tems de rejeter ces dépouilles de la vieille
physique , et d'adopter des idées plus vastes et plus saines ? Il y
a quinze ans que nos voisins discutent de pareils points : la Physique
spéculative de Schelling, quoique conçue dans un sens qui diffère
de celui de Kant , en ce qu'il Poutre-passe de beaucoup % fera
époque dans la philosophie de la nature; mais on dirait qu'un bon
livre a plus de peine à passer le Rhin qu'une armée autrichienne.
*) La matière est divisible à V infini , dit la raison qui manie
et analyse l'idée pure de matière , car je ne vois pas un terme
où la division pourrait s'arrêter ; et tant qu'il reste le plus petit
atome de matière , je conçois toujours qu'on peut le couper en
deux. On a beau imaginer des termes techniques et des diminutifs ,
parler à' atomes , d'élèmens , de molécules , de coiyuscvles , rien ne
peut échapper au scapel de l'entendement, qui trouve toujours
une nouvelle division possible. Il n'y a pas moyen de nier cela,
et il en résulte que le moindre caillou étant composé d'un
nombre inGni de parties, je ne devrais pas pouvoir le remuer,
ni le tenir dans ma main ; car comment moi , être fini , puis-je
mouvoir et embrasser l'infini ? De même je ne dois pas pouvoir
avec mon crayon aller d'un point à un autre ; car la ligne à
parcourir entre eux étant composée d'un nombre infini de points,
il me faudrait un nombre infini d'instans, une éternité par con-
séquent, pour aller d'une extrémité à l'autre. — - Et ce caillou
qui a une infinité de parties ! il est donc aussi grand que le
globe de la terre, lequel n'a de même que son infinité d'atômes;
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199
Il faut refaire l'entendement humain, ont dit
mille fois les empiristes ; nous le répétons avec
or entre l'infini et l'infini l'on ne peut admettre de différence.
Voilà les présentions de la raison pure , prétentions indestructibles
par aucun raisonnement, et qui rompent en visière à l'expérience.
Celle-ci dit , quand à son tour la raison l'adopte pour base (et
alors la raison cesse d'être pure et devient empirique) : » Les
prétentions de la raison pure sont absurdes, car elles sont
contradictoires à ce qui se manifeste en moi (ce qui , soit dit ,
en passant, n'est pas très-concluant). — La matière n'est pas
divisible à l'infini, car les corps étant des composés, il faut
bien qu'il y ait des parties composantes , et la matière ne peut
être qu'un agrégat de particules matérielles. Ainsi il n'est plus
nécessaire que le caillou soit aussi gros que la terre , que la
distance entre deux points soit infinie , et chaque chose reste ce
qu'elle est. La raison est chimérique quand elle ne s'appuie pas
sur moi, et c'est en moi qu'est toute- vérité."
On voit évidemment qu'aucune de ces manières d'argumenter
ne détruit l'autre ; que pour la spéculation , la divisibilité finie
est absurde , comme la divisibilité' infinie l'est pour l'expérience.
Où est la vérité ? Dans la raison , disent les uns , et l'expérience
n'est qu'illusion (ceux-là deviennent idéalistes). Vans l'expérience ,
disent les autres , la raison est une fée qui nous trompe (ceux-là
deviennent réalistes). Cette polémique est interminable pour ces
deux classes de combattans. Le dernier sentiment conduit à la
philosophie corpusculaire à'Épicure , et le premier à la monadologic
de Leibnits. . Celui-ci pour faire transiger la raison avec l'expé-
rience , a fait ' naître l'étendue et la corporéité en général , de
l'agrégation des monades. C'était couper le noeud. H n'y a qu'une
philosophie transcendentale qui puisse offrir un moyen de le délier.
Les empiristes français ne s'en inquiètent même plus. La lassitude
et le peu de succès de leurs prédécesseurs les ont découragés;
ils laissent le noeud fermé et n'y regardent plus. L'indifférentisme
est à cet égard toute leur philosophie : et ils se consolent avec le
que nous importe 9 spécifique admirable , qui est la bella-dona de
toute philosophie.
200
eux, mais dans un tout autre sens, dans celui
qu'indiquait Condorcet. C'est la science de
l'entendement humain, si défigurée par les
sensualistes , qu'il s'agit de refaire. Il faut une
métaphysique nouvelle et scientifique à la patrie
de Lavoisier, à celle de Lalcmde et de Laplace,
au pays qui a produit le génie de Descartes;
il faut une nouvelle théorie des arts à ceux
qui possèdent aujourd'hui les plus fameux chefs-
d'œuvres dont s'honoraient jadis d'autres con-
trées; il faut enfin une nouvelle morale, pure
comme celle de l'Évangile, sévère comme celle
du Portique , à une nation qui tend sérieuse-
ment à jouir d'une* liberté raisonnable, qui ne
veut plus chez elle ni libertins, ni terroristes ,
ni la corruption des cours , * ni la férocité
des clubs.
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201
IX.
Différence de la certitude analogique
et de la certitude apodictique. —
D'ow peut procéder cette dernière f
Il a déjà été touché quelque chose, dans plu-
sieurs des articles précédens , de ce qui fait
Fobjct de celui-ci. Mais il est des conceptions
importantes qui ne peuvent se reproduire sous
trop de formes dans ces élémens, qui n'y
peuvent être établies avec trop de clarté et de
solidité.
Nous trouvons en nous ce sentiment intime,
cette conscience de certitude qui nous fait juger
que la réalité dans les choses ressemble à nos
représentations des choses; nous trouvons, dis-je,
en nous la certitude établie de deux manières
toutes différentes.
Premièrement, elle peut être établie par la
vue d un fait , par l'expérience quelconque. Je
suis certain que la rivière était trouble ce
matin, parce que je l'ai vu, ou que d'autres à
qui je ne crois pas l'envie de me tromper l'ont
vu pour moi. Je suis de même certain que la
ville de Rome existe , parce que je L'ai vu , ou
202
que d'autres l'ont vu pour moi; je suis certain
cjue Herschel a découvert Uranus et ses huit
satellites, cpHAlexa/ndre a conquis la Perse,
enfin je suis certain qu'il fait maintenant grand
jour , ou qu'il fait nuit, chaud, ou froid , etc. . .
Cette certitude est purement historique , elle ne
va point au-delà, du fait , elle suit toujours le
fait, d'où vient qu'on la nomme aussi certitude
à posteriori.
Secondement , la certitude peut se trouver en
nous établie avant le fait, avant l'expérience,
et n'en être pas moins assurée, ni moins puis-
sante. Je suis certain qu'une pierre que )e liens
dans ma main tombera si je la lâche , qu'un
amas de poudre détonnera si j'en approche un
charbon; etc. . . . Cette sorte de certitude
devient plus philosophique ; le fait ne sert qu'à
la confirmer; elle le précède, le détermine
d'avance, ce qui fait dire qu'elle a lieu à
priori. — Il n'est question ici que de cette
dernière.
La certitude à priori est à son tour, en
.certains cas, bien différente de ce qu'elle est
en d'autres ; sa nature et ses moyens de s'établir
ne sont pas les mêmes dans les uns et les
autres de ces cas, et sa source ne peut être
en conséquence la même.
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203
I. Tantôt elle ne donne qu'une conviction
conditionnelle , sujète à être détruite , à souffrir
des exceptions \ une conviction d'induction et
d? analogie *), qui tient de la vraisemblance et
de la probabilité. Elle naît alors d'un certain
mm
T
LLLI
l
que nous avons à croire que l'expérience, dans
des suppositions semblables, offrira toujours les
mêmes résultats. Nous appellerons cette espèce
de certitude analogique.
En voici quelques exemples.
Tant que j ai eu peu d occasions d'éprouver
l'envie et la malice des hommes , je les crois
tous bons et généreux. Quand j'ai été souvent
exposé aux traits de l'envie et de la malice, je
crois tous* les hommes envieux et méchans. Dans
l'une et l'autre croyance , je n'ai qu'une certitude
présumée ; une expérience nouvelle peut la
détruire ; ma certitude n'est ni absolue , ni
invariable.
J'ai déjà cité précédemment en plusieurs
endroits des exemples de la certitude analogique.
Dans le passage des Essais de Leihnitz inséré
vers la fin de l'article V, on a mi quel genre
*) Lorsque Kant traite des analogies, il prend ce terme dans
le sens scientifique; je ne le prends ici que dans l'acception vul-
gaire , où il signifie la ressemblance qui fait la base d'une induction.
204
de certitude nous donne pour l'avenir le retour
alternatif de la lumière et des ténèbres à
chaque journée. Cette certitude se trouve fausse
pour les zones polaires, et peut se trouver un
jour fausse pour tout le globe. Ne serait-il pas
possible qu'un accident imprévu ôtat à la terre
son mouvement actuel autour de son axe, et
qu'elle tournât autour du soleil , comme la lune
tourne autour de la terre, en lui montrant
toujours la même face, si bien qu'il n'y aurait
que cette seule face qui serait perpétuellement
éclairée, tandis que l'autre resterait perpétuel-
lement dans la nuit ? Il en est de même quant
à l'ordre et à la succession des saisons. Comme
depuis plus de six mille années la tradition
nous apprend que l'hiver, le printems, l'été,
l'automne se sont régulièrement succédés , nous
nous croyons fondés à être certains qu'il en sera
toujours de même. Cependant il se pourrait
qu'un jour l'axe de la terre , qui est oblique au-
jourd'hui , se redressât et devînt perpendiculaire
à l'écliptique. Alors il n'y aurait plus nulle
variété de saisons; la zone torride aurait un
étemel été, les zones tempérées auraient un
éternel printems , et les glaciales un éternel
hiver; les jours ne seraient plus inégaux dans
les divers tems de l'année, mais constamment
égaux aux nuits sur toute la terre, excepté
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205
pour les deux pôles qui verraient sans cesse le
soleil à leur horizon. L'expérience tant de fois
répétée n a donc pu nous donner sur ces choses
une certitude absolue , inconditionnelle , qui
entraînât la nécessité et l'universalité des faits
en question ; la raison ne trouve ni contradic-
tion, ni répugnance à l'affaiblissement de cette
certitude.
Les habitans dés côtes de l'Océan voient à
chaque intervalle de six heures la mer monter
ou descendre. Ils Font vu toute leur vie, leurs
pères l'ont vu; ce phénomène a toujours eu
lieu, et cependant s'il cessait par une cause
quelconque, on tacherait de deviner cette cause;
mais nulle raison .humaine ne trouverait la
tranquillité des eaux de la mer absurde ni
incroyable. Il y a même de petites mers,
comme la Baltique, qui n'ont ni flux ni re-
flux.
Un nombre presqu'infini de faits , l'observation
de tant d'espèces, avait établi la certitude analo-
gique que les animaux ne pouvaient se reproduire
qu'au moyen des sexes et de l'accouplement.
Vaine certitude , expérience trompeuse ! d'autres
Expériences ont fait connaître d'autres animaux
sans sexe, et qui produisent leurs semblables
sans accouplement. Le mode de génération des
pucerons et celui des polypes est venu prouver
206
encore ce qui est si clair par soi-même, que
l'expérience , répétée des millions de fois, ne
peut fonder de règles universelles et nécessaires.
De toutes les expériences, celle qui paraît
munie de la plus grande certitude, celle qui
semble assurer une fin inévitable à tout ce qui
est né, c'est celle qu'on a faite constamment
depuis que le monde est monde , de la mort de
chaque individu : Tous les hommes sont mortels.
Des choses que nous apprend l'expérience, aucune
ne paraît plus universelle et plus nécessaire ; et
si de l'expérience pouvait résulter un jugement
qui portât rigoureusement ces caractères , ce
serait celui-ci : Tous les hommes sont mortels.
Cependant il n'est guères de religion où l'on ne
trouve établie la croyance de quelques hommes
saints qui ne sont pas morts, et qui vivront
toujours. Le seul conte populaire du Juif
erremt suffirait pour prouver que rien n'est
contradictoire et ne répugne au sens intime qui
règle la conviction , dans l'assertion contraire que
tous les hommes ne sons pas mortels. Diderot,
qui certes n'appartenait pas au peuple, ne pensait-
il pas qu'un jour l'homme perfectionnerait les
sciences à un tel point , qu'il trouverait le secret
de ne plus mourir? Telle est donc la nature de
notre certitude dans ce cas, que l'immortalité
de l'homme, en son état présent, semble
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206
seulement contraire à l'expérience , nullement
à la possibilité.
Un nègre qui n'est jamais sorti du cœur de
l'Afrique, et qui n'a vu que de ses pareils,
croit sans doute fermement que tous les hom-
mes sont noirs , et il a de cette proposition la
1
m
L
MÊ
et de l'expérience. Un jour il voit des blancs ;
l'habitude produit en lui de l'étonnement , mais
sa raison ne se révolte en aucune manière ; il
voit quelque chose d'inusité, mais il ne voit
rien de contradictoire, et il s'accoutume au
blanc , comme il s'était accoutumé au noir. 11 en
serait de même à notre égard , si nous n'avions
jamais eu connaissance de l'existence des noirs,
et que nous vinssions à les découvrir. Nous
sommes certains, ou du moins nous croyons
l'être, qu'il n'y a point de peuple de couleur
verte. Et cependant qu'y aurait-il d'inadmissible
et d'absurde si l'on découvrait quelque jour une
île dont les habitans auraient le teint vert?
Ces exemples me paraissent suffisans pour
faire voir que l'expérience hc peut jamais
donner qu'une certitude conditionnelle , limitée ,
conjecturale; qu'elle ne peut fonder que des
inductions , des analogies , des probabilités ; mais
que dans aucun cas elle ne peut fonder des prin-
cipes d'une certitude nécessaire et universelle,
208
des principes qui n'admettent ni modifications ,
ni exceptions.
Nous en conclurons donc que l'empirie , l'ex-
périence, la sensation (tout comme on voudra
l'appeler) , ne peut être la source que de
connaissances historiques; que les propositions
déduites d'elle n'ont qu'une certitude conjectu-
rale, hypothétique, conditionnelle; que jamais
dans une expérience la nécessité de la forme
d'une autre expérience n'est donnée , et qu'enfin
jamais une certitude absolue, inconditionnelle,
nécessaire, ne peut résulter d'elle.
IL 11 en est bien autrement de la certitude
qui accompagne ces propositions , par exemple :
Deux choses égales à une troisième sont égales
entr'elles. — Entre deux points on peut toujours
tirer une ligne droite *), — et Von n'en peut
tirer quune. — Trois points sont toujours
situés dans un même plan. — Par trois
points on peut toujours faire passer une circon-
*) Et remarquez bien que le géomètre dit : * on peut tirer , n
non pas : » on peut supposer." D dira qu'on peut tirer une ligne
droite du centre de la terre à celui du soleil , d'une étoile fixe
à l'autre; en effet, chez le géomètre, c'est l'esprit qui tire des
lignes, c'est l'esprit qui construit des archétypes dont ensuite la
main fait des représentations grossières avec le crayon , représen-
tations dont on peut à la rigueur fort bien se passer.
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209
férenoe de cercle, — et Von n'en peut faire
passer qu'une, — Les trois angles de tout
triangle sont égaux à deux droits. — Et toutes
les autres propositions des mathématiques pures.
De même : Deux corps ne peuvent occuper
le même lieu de V espace, ne peuvent se péné-
trer. — Il y a dans tout objet où nous apercevons
des changemens (accidens), quelque chose qui
ne change point (substance) , mais qui est per du-
rable et constant *). — Tout événement doit être
produit par une cause, — et tout événement
doit produire un effet. — Effet et cause ne
peuvent exister ensemble, mais doivent avoir
lieu dans des instans différens , de telle sorte
que la cause précède toujours, et que V effet
suive toujours, sans que cet ordre puisse
changer dans aucun cas. — Toutes les choses
co-existantes sont entr'elles en une relation de
dépendance, c'est-à-dire , d'action et de réaction.
etc. . . , etc. . . Il est inutile de multiplier da-
vantage les exemples de pareilles propositions ;
il en a déjà été donné quelques-uns dans les
articles précédens.
*) Par exemple: Le monde varie sans cesse ; et tout ce qu'il
renferme prend sans cesse de nouvelles formes; mais U matière,
la substance du monde, reste toujours la même en essence et en
quantité.
TOME I. 14
I
210
Sent-on la puissance irrésistible de conviction
avec laquelle ces axiomes se présentent , et se
font adopter à l'esprit? L'autorité despotique
avec laquelle ils forcent a convenir de leur
universalité , et de leur nécessité ? Sent-on
] 'absolu et l'inconditionnel qui est caché en eux ?
aperçoit-on la lumière qui éclate , dès qu'ils se
montrent ? la certitude invariable et apodictique
avec laquelle ils prononcent sur tous les cas
imaginables , et sans restriction , de telle sorte
que leur contraire, oui même une simple ex-
ception qu'on voudrait y faire , serait une ab-
surdité qui impliquerait contradiction , et qui
n'obtiendrait jamais l'assentiment de l'esprit *) ?
La certitude analogique n'a pu naître que de
la multiplicité des cas semblables ; après mille
expériences , elle n'est parvenue qu a des tâton-
*) L'esprit peut admettre un état de choses où la terre n'aurait
plus les mêmes mouvemens par rapport au soleil ; il peut admettre
des hommes qui ne seraient pas mortels , qui auraient le teint
vert, etc. . . . Mais personne ne s'avisera jamais d'imaginer deux
lignes droites différentes d'un point à un autre , un triangle dont
les trois angles vaudraient plus ou moins que la demi-circonfé-
rence , etc. , etc. ... Il y a plus encore qu'absurdité' , il y a im-
possibilité à imaginer ces choses. D'où nait le sentiment intime
dans l'homme , de cette impossibilité ? Est-ce de l'expérience , qui
varie sans cesse ? Non ; c'est de sa propre nature , de celle de ses
facultés cognitives qui ne changent jamais , et qui impriment ces
formes constantes aux objets dont il prend connaissance.
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211
nemens, qu'à des conjectures: et l'expérience,
réciproquement, mille fois répétée, n'a pu nous
conduire qu'a une vacillante induction. —
Au contraire, la certitude apodictique , que je
trouve dans grand nombre de mes connaissan-
ces, d'axiomes et de principes fondementaux ,
marche d'un pas ferme, décide avant toute
expérience, décide pour tous les cas, sans com-
position , sans restriction ; l'expérience , que je
n'ai pas attendu pour me convaincre, s y con-
forme et reçoit des lois de ma pensée.
La certitude analogique s'est établie chance-
lante sur un grand nombre d'expériences anté-
cédentes. Elle n'est devenue à priori que pour
les expériences subséquentes , et elle est de telle
nature, qu'une seule expérience qui n'y sera
pas conforme, suffit pour la renverser. — La
certitude apodictique s'est établie d'autorité et
inébranlablement par sa propre puissance ; elle
prescrit les lois et conditions des expériences à
venir, lesquelles ne semblent avoir lieu que
pour raffermir. Elle est le véritable à priori ,
Y à priori pur , indépendant de l'expérience ,
puisqu'aucune expérience ne peut la contredire.
La certitude apodictique précède l'expérience :
elle ne dérive donc pas de l'expérience .
La certitude apodictique porte les caractères
(F universalité et de nécessité absolues : elle ne
14.
212
dérive donc point de l'expérience , qui ne peut
établir qu'une certitude analogique.
Et puisqu'elle ne dérive point de l'expérience,
c'est-à-dire , puisqu elle ne nous est point donnée
du dehors , il faut bien qu'elle ait sa source en
nous; cela admis, tout le merveilleux qui s'y
manifeste d'abord s'évanouit , car ce qui est en
nous y est toujours , y est toujours également ,
et doit nous apparaître comme universel et né-
cessaire. C'est la couleur rouge de la chambre-
obscure dont il a été question dans l'Art V.
Enfin „ cela étant, il faudra convenir que
toutes nos connaissances naissent avec, mais
non pas de l'expérience, distinction qui est de
la plus haute importance.
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213
Remarque première.
Les mathématiques pures, la logique, la phi-
losophie transcendentale , la physique pure, et
quelques autres connaissances reposent, quant
à leur possibilité , et la plupart quant à leur
contenu , sur des principes à priori purs , et
par conséquent d'une certitude apodictique, qui
est accompagnée de nécessité et d'universalité.
Sans ces caractères en effet, les principes ne
peuvent être certains et invariables; ils ne
peuvent offrir aux connaissances qui se fondent
sur eux une base vraiment solide et scientifique.
On ne peut élever k la dignité de science, dans
toute la rigueur de ce terme, que les sciences
rationnelles, qui renferment des principes à
priori purs.
Quant aux autres connaissances , elles ne sont
pas fondées sur des principes purs , mais elles
livrent en résultat des principes empiriques»
qui ne donnent pour les cas futurs qu'une
certitude conjecturale, une certitude d'analogie
et de probabilité. On ne peut pas accorder que
les connaissances empiriques soient des sciences
proprement dites ; elles ne s'élèveront a ce rang
que quand le génie leur aura trouvé des prin-
cipes apodictiques. De ce nombre est sur-tout la
214
médecine , simple empirisme , qui ne repose
que sur des faits , que d'autres faits peuvent
contredire , et qui n'a pour doctrine que des
aphorismes d'induction, dépourvus de toute
certitude apodictique *).
*) L'anglais Brown a tenté de fonder la médecine sur des
principes purs ci priori, et par-là de l'élever au rang des sciences
proprement dites. Je ne puis décider s'il y a réussi , mais tout
penseur ne peut qu'applaudir à son but et à Vidée qu'il a
éveillée, idée belle et solide qui fructifiera indubitablement
quelque jour , et qui tirera la métlecine de l'état de confusion et
d'incertitude où elle est encore. C'est un essai pareil que Lavoi&ier
a tenté pour la chimie, et par-là il en est devenu le grand
réformateur. La logique a dû à Aristote d'c*tre devenu une science
pure à priori ; la géométrie a dû le même avantage à Thalès ,
ou , quel que soit son nom , à celui qui a vu le premier que
l'entendement devait construire avant la main. V lam , Galilée ,
Toricelli , Sthal ont posé les fondémens d'une physique pure ;
Kepplcr ceux de l'astronomie -, Kant ceux d'une philosophie
scientifique. Il n'y a que les têtes systématiques qui soient
capables de tirer ce parti de l'expérience , et de l'attacher à un
fil qui conduise avec sûreté dans le labyrinthe. Les systèmes
trompent souvent (et l'on verra pourquoi et comment) , mais hors
d'eux point de salut pour les sciences. Un faiseur d'expérience
est fe maçon qui travaille en aveugle au bâtiment dout le géniç
systématique est l'architecte. Sans doute qu'il faut bien aligner
dei pierres et remuer du mortier pour bâtir un édifice, mais il
faut que la pensée de l'architecte ait précédé et réglé la place
des matériaux.
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215
. 1
Remarque seconde.
Affirmer, c'est juger. La certitude , quelle
quelle soit, se manifeste toujours en nous par
un jugement. Or nous jugeons de deux manières.
1°. Nous affirmons d'une chose ce qui est
déjà renfermé dans la représentation que nous
avons de cette chose , comme quand nous disons :
Un corps est étendu. — Un triangle a trois
côtés. — Un cercle est rond. — Une perpen-
diculaire ne penche ni à droite ni à gauche. —
Un animal est un être vivant. — etc
Les jugemens de cette espèce se nomment
analytiques , parce qu'on n'a qu'à analyser un
objet pour les trouver. Ils sont toujours à
priori , car on n'a pas besoin d'en faire l'expé-
rience, pour savoir que ce qui est renfermé
dans l'idée d'un objet peut être affirmé de cet
objet. Ils sont d'une certitude absolue , et fondés
sur le principe de la contradiction*). Ils servent
à classer , à rendre plus claires nos connaissances
des objets, mais ils ne peuvent évidemment
*) C'est-à-dire, on ne peut découvrir par l'analyse dans un
objet, et l'on ne peut assurer de cet objet, que ce qui ne lui
est pas contradictoire.
216
jamais servir à les étendre , à en acquérir de
nouvelles.
2°. Pour acque'rir des connaissances nouvelles
des objets, il nous faut leur attribuer des
qualités, des rapports qui ne se trouvent pas
encore renfermés dans la représentation que
nous avons d'eux, et qui soient pris tout-à-fait
en dehors de cette représentation. Dans ce cas ,
les jugcmens sont synthétiques , c est-à-dire ,
additionnels. On a eu long-tems l'idée de l'air ,
sans rien savoir de sa pesanteur , de sa couleur
bleue , de son élasticité , de sa composition
d'oxigène et d'azote; à chaque fois qu'on lui a
découvert ces nouveaux attributs, on a formé
des jugemens synthétiques. Or, quant à la
source de ces jugemens ; il s'offre deux considéra-
tions auxquelles il est indispensable de s'arrêter.
A. Jugemens synthétiques qui suivent Vexpê- i
rience. Ils ont lieu quand je dis: L'or est
ductile. — La rose est odorante. — Pierre est
malade. — Le feu brûle. — etc. ... Je vois ,
je perçois ces attributs que je donne a l'or , à
la rose , etc. . . . , ils ont pour moi la réalité
du fait; l'expérience est le moyen sur et
compréhensible par où je parviens à les former ;
ils naissent d'elle , et conformément • à elle ,
c'est-à-dire, qu'ils sont à posteriori. La source
et la possibilité des jugemens synthétiques à
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217
posteriori est donc évidente , et n'a pas besoin
de plus profondes recherches.
B. Jugemens synthétiques qui précèdent
V expérience. Us. ont lieu quand je dis: Le ligne
droite est le plus court chemin d'un point à un
autre. — Tout ce qui arrive dans la nature
doit avoir une cause. — Le monde est éternel —
ou, nest pas éternel, — Le monde est infini —
ou , il est fini. — Lame est un être simple —
elle est immortelle, et mille autres de cette
nature, vrais ou faux, mais auxquels l'expé-
rience ne peut m'avoir conduit, et qui par
conséquent sont des jugemens synthétiques à
priori.
Ds sont à priori, car l'expérience me confirme
bien, mais ne peut inapprendre s'il n'y a pas
un chemin plus court que la ligne droite *);
elle ne peut me faire voir tout ce qui arrive
dans la nature, ni la nécessité que tout ait une
cause; elle ne peut me donner l'idée d'un
inonde étemel, infini, ni d'un être simple. Ces
jugemens ne sont donc le résultat d'aucune
*) Elle m'apprend seulement que la ligne droite est le chemin
le plus court que j'aie trouvé jusqu'ici par expérience ; mais qu'un
autre plus court soit absolue impossibilité , c'est ce qui ne résul-
terait pas de cent millions d'expériences , et c'est pourtant ce que
je sais; je le sais donc d'autre part que de l'expérience.
218
expérience qu'on ait laite, c'est-à-dire, qu'ils
sont à priori.
Ils sont iynthétique8 , c'est-à-dire, qu'ils at-
tachent aux choses des attributs, lesquels ne
sont pas renfermés nécessairement et comme par-
ties intégrantes dans la représentation de ces
choses. Qu'une ligne droite me soit donnée entre
deux points, j'ai beau analyser et disséquer en
mille manières, l'idée d'une ligne, suite de
points, et l'idée de rectitude , je n'y trouve nul-
lement celle de plies court ou de plus long .-droit
est une qualité , dont jamais nulle idée de quan-
tité ni de grandeur ne peut résulter. Plus courte
est donc un attribut pris tout-à-fait en dehors
de l'idée d'une ligne droite, mais que je me
trouve fondé à lui adjoindre à priori. De même
quant à ce principe à priori, que tout ce qui
arrive doit avoir une cause , et doit produire
un effet, je ne trouve dans l'idée d'un fait, d'un
événement donné, avec toutes les ressources de
la plus subtile analyse , rien que ce qui concerne
ce fait, ce quelque chose qui arrive; je n'y
trouve point l'idée de quelqu' autre chose qui
a dû nécessairement précéder, ni d'une autre
chose qui devra nécessairement suivre. La loi
de causalité que nous transportons à toute la
nature , et que nous posons comme base à toutes
nos observations, est donc une représentation
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21Q
à priori que nous attribuons par synthèse aux
objets *). Sans donc considérer ici le degré de
valeur de ces jugemens synthétiques à priori
que nous portons en certains cas, il suffit de
reconnaître que nous en portons en effet de
cette espèce. N'y en eût-il qu'un seul dans tout
notre entendement, ce serait une apparition assez
remarquable pour nous inspirer le désir de
remonter à sa source ; mais nous trouvons de ces
jugemens mêlés à toutes nos connaissances.
Leur justification est positivement le plus haut
problème d'une philosophie transcendentale.
Cette question première, reproduite déjà pré-
cédemment sous plusieurs formes, peut donc
se poser ici sous cette formule plus précise :
Comment sont possibles des jugemens synthétiques
à priori? Je crois avoir amené mon lecteur
• - *
*) Le sceptique Hume (dans ses Essais philosophiques concernant
l'entendement humain) avait déjà vu et démontré que la relation
de cause et d y effct ne pouvait appartenir aux choses en elles-
mêmes, et comme il n'admettait rien à priori dans l'entendement ,
il avait conclu que cette causalité était une .simple fantaisie de
notre part, une sorte d'habitude acquise qui nous portait à voir
les choses ainsi. C'était résoudre fort mal une difficulté aperçue
par la plus subtile pénétration. Si la causalité n'est pas dans les
choses, comment contracterions-nous pas expérience l'habitude de
Vy voir? Kant a adopté les prémisses de Hume, mais il a conclu
autrement : la loi de la causalité dit-il , n'est pas dans les choses
observées, donc elle est dans V observateur. Elle n'est point objective,
donc elle est subjective ; il n'y a point de milieu.
220
au point d'apercevoir que la solution de ce
problème doit livrer la clé de tout le savoir
humain. Kant, qui a saisi ce problème mieux
que tous les philosophes qui l'avaient précédé,
qui la exprimé d'une manière plus précise et
plus scientifique, en a livré aussi la solution
la plus belle qui ait paru jusqu'à lui, dans sa
Critique de la raison pute.
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221
X.
Distinction de deuoc sortes de con-
naissances, que Pon confond tt or-
dinaire sous le nom commun ^ab-
straction.
Ceux qui n'observent pas nos connaissances dans
leurs premiers élémens et dans leur mode origi-
naire de formation, se contentent de les prendre
toutes formées, telles quelles sont, et de les
analyser, ou décomposer en cet élat. Ils peu-
vent, à l'aide de celte analyse, en distinguer
quelques élémens, mais ils ne peuvent ap-
prendre d'elle la nature diverse de ces élémens ,
ni d'où ils proviennent, ni même s'ils sont de
vrais élémens.
Ils voient, en premier lieu, que nous avons
des connaissances qui se bornent à un seul être,
à un individu, tel homme , telle plante , tel
corps coloré , etc. . . et ils les appellent réalités
idées individuelles. Ils voient en suite d'autres
connaissances où l'entendement fait abstraction
de toute individualité sensible, homme en gé-
néral, plante , corps , couleurs , etc et ils
rangent celles-ci sous une même classe, celle
222
des idées abstraites, ou des abstractions. Ar-
rctons-nous a ces dernières.
Tout ce qui n'a donc nul objet individuel et
sensible, est appelle par les nouveaux analystes
une abstraction; et cela sans distinction, sans
recherche de la différence totale qu'il peut y
avoir entre abstraction et abstraction.
Homme , métal , livre , arbre , rivière , etc. —
Espace, tems , substance, point géométrique,
cause , effet , existance , infini , devoir, etc. . . .
sont également pour eux des idées abstraites.
n Comme j'ai pu abstraire toutes ces idées
» des objets , il est clair , dit Tempiriste , qu'el-
» les me sont données ou suggérées par ces ob-
» jets ; et comme c'est la sensation qui me fait
» connaître les objets, il est clair encore que
» c'est de la sensation que me viennent les idées
» abstraites." — Admirable manière de rai-
sonner !
Notre chambre obscure de l'article V conclu-
rait absolument de même si elle disait : » J'ana-
» lyse plusieurs des objets que je vois, ils ont
» des rameaux, des feuilles, du rouge; j'en
» déduis donc les idées abstraites de rameau,
» feuille, rouge, et ce sont les objets qui me
» fournissent ces idées."
Quant au rouge , il est bien évident que notre I
analyste se tromperait. A la vérité si elle ne
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voyait pas d'objets du tout (s'il faisait nuit,
par exemple), elle ne verrait pas de rouge ,
mais cependant ce rouge ne vient pas des ob-
jets, il vient de sa propre nature; et si elle
V abstrait des objets, ce n'est qu'après l'avoir
adjoint elle même à ces objets.
Examinons donc un peu plus scrupuleusement
toute cette famille à'idêes abstraites , et voyons
si leur soi-disant arbre généalogique ne serait
pas en effet divisible en deux troncs fort
distincts l'un de l'autre ?
J'y trouve au premier coup-dœil deux
caractères absolument dissemblables, lesquels
ne peuvent convenir à des idées qui auraient la
même origine. L'un de ces caractères exclut
l'autre , et ils me servent à séparer nos abstrac-
tions en deux classes très^différentes.
I. Les unes sont telles , que leur objet peut
sur-le-champ s'individualiser et être reconnu
pour tel objet sensible, un individu quon a
vu, palpé, etc.... Voilà le premier caractère.
Telles sont les abstractions: homme, pierre ,
livre, arbre, rivière, etc. ... Je dis un
homme , une pierre , un livre , etc. . . . , et
j'ai eu la perception sensible de ces objets in
concreto; je sais où les prendre, et où ils
existent.
H. Les autres au contraire sont telles , ou
224
que leur objet ne peut Jamais s'individualiser ,
ou que du moins, il ne peut être jamais
reconnu pour tel objet sensible, pour tel
individu qu'on a vu, palpé , etc. . . . Voila
le second caractère. Telles sont les abstractions :
Espace, tems, substance , point géométrique,
premier, second, nombre, le même, Vautre,
plus, moins, cause, effet, existence, devoir,
etc. ... Je ne saurais indiquer hors de moi un
individu qui s'apellat espace, tems, substance,
point géométrique , cause , infini , etc. . . . dont
j'aie eu la perception sensible. L'objet indivi-
duel ne peut ici se montrer seul, nu, sans
secours d'autrui dans une sensation; je ne sais
où prendre hors de moi ces choses; je n'ai
jamais rien vu ni palpé de pareil ; elles restent
in abstracto.
Je le crois bien! Notre chambre obscure
aurait bien de la peine aussi à me montrer hors
d'elle un objet qui fût un rouge. Elle voit du
rouge par-tout , elle peut l'abstraire , si bon lui
semble, de tout; mais il n'est pas venu dans
les objets par la même voie que le reste.
Je demanderai donc à un analyste empirique
où il a vu, palpé, senti, etc. Y espace pur, le
tems pur, le point géométrique, le nombre,
Y identité , la cause ? Il me répondra que ce ne
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226
sont point là des sensations, mais des abstrac*
tions. — Fort bien ! c est-à-dire , que la
méthode par où je parviens à me représenter
la conception pure de l'espace, du tems , de la
substance , du point , de la cause , etc
c'est l'abstraction. Nous avons cette faculté
d'abstraire, de séparer dans les objets les
différentes choses qui les composent; mais au
moyen de cette faculté, nous parvenons a
abstraire des objets des choses qui ne peuvent
être l'objet d'aucune sensation ; oui , même
nous parvenons à abstraire de la sensation des
choses qui ne sont pas sensibles, qui ne sont
pas sensation! — Cela mérite bien qu'on y
réfléchisse; s'il y a dans les objets sensibles
quelque chose qui n'est pas lui-même un objet,
qui n'est pas objectif, il faut bien que ce
quelque chose soit subjectif. S'il y a dans la
sensation quelque chose qui n'est pas sensation ,
il faut bien le chercher ailleurs que dans l'objet
senti ; et ce pourrait bien être le rouge de la
chambre obscure.
Condillac et ses cjtaciples qui se piquent
d'analyse , admettent la sensation pour le
principe, pour Y élément simple de toutes nos
connaissances. Il est probable que nous ne
sommes pas éloignés de découvrir les élémens
de ces élémens, et d'analyser leur analyse.
TOME I. 15
226
En effet je reconnais, que des objets tout
façonné* et tels qu'ils m'apparaissent , je puis
abstraire deux sortes d'élémens: les uns ob-
jectifs, qui peuvent se rendre individuellement
visibles dans une sensation ; les autres nullement
objectifs, nullement percevables dans aucune
sensation. — 11 entre donc dans la façon des
objets certaines parties constituantes lesquelles
ne peuvent être rencontrées nulle part dans
Yobjectif, et qu'en conse'quence il faut bien
chercher dans le subjectif
Concluons enfin qu il y a abstraction eta bs-
tr action, que les empiristes, ,qui aiment tant
les idées claires, et qui dissertent a perdre
haleine sur le rapport des signes avec la pensée,
ne devraient pas confondre des conceptions si
différentes à cause d un nom qui leur est mal-
àrpropos commun; enfin que les conceptions
générales d'espèce , de classe , etc. qui reposent
sur des individus, sont d'une toute autre
nature, et ont une toute autre source que les
conceptions universelles, primitives et fondamen-
tales , qui ne peuvent reposer sur aucun rapport
d'individus.
i
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227
Remarque première.
»
Condillac a écrit un Essai sur Vorigine de*
connaissances humaines. Quand on a lu cet
ouvrage avec l'attention qui convient à ces sortes
de matières et la plume a la main, qu'on a
extrait, analysé, rapproché, on trouve en
résultat les notions les plus contradictoires et
le chaos le plus ténébreux sur l'objet principal
de l'Essai; on ne peut deviner ce que Fauteur
a voulu dire par ces mots; Vorgine de nos
connaissances.
' Il distingue d'abord deux sortes de métaphy-
sique: « L'une y dit-il, ambitieuse , veut percer
tous les mystères, la nature, V essence des êtres,
■s
1
ni
i
ou non , je ne vois pas trop quel autre but
pourrait avoir une métaphysique, ni comment
on pourrait appeler métaphysique des recherches
qui n'auraient pas un tel but. Rien n'est, par
exemple, plus mystérieux et plus caché que
l'origine de nos connaissances, et c'est pourtant
ce que Condillac lui-même assure qu'il veut
rechercher). « L'autre , ne cherchant à voir les
choses que comme elles sont en effet, est aussi
simple que la vérité même."
15.
228
Voir les choses comme elles sont en effet!
mais c'est-là précisément la grande difficulté;
c'est là le noeud gordien de toutes les métaphy-
siques, et rien n'est plus ambitieux que cette
simplicité et celte vérité-\a. Condillac voulait
peut-être dire : Voir les choses comme elles
nous semblent être en effet? mais pour les voir
ainsi , on n'a nul besoin de métaphysique , ni
de première, ni de seconde qualité; et sur ce
chemin Ton ne parvient sùremqnt pas a Y origine
de nos connaissances.
« Nous ne découvrirons point une manière
sûre de conduire nos pensées, tant que nous ne
saurons point comment elles sont formées" Sans
doute , découvrir le mode de formation de nos
pensées, c'est déjà beaucoup, mai* ce n'est pas
encore leur origine , et bien sûrement Condillac
n'a découvert ni l'un ni l'autre.
a Nous ne devons aspirer, poursuit-il, qu'à
découvrir une première expérience Elle doit
montrer sensiblement quelle est la source de
nos connaissances y quels en sont les matériaux,
par quels pridpes ils sont mis en oeuvre , quels
instrumens on y emploie, etc. 1 '... Voilà une
expérience bien fertile: mais je doute fort que
tout cela s'y trouve. Car enfin il s'agit de savoir
comment haït l'expérience elle-même, comment
l'homme parvient à faire une expérience; et
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220
pour me servir des expressions de l'auteur, il
s'agit de découvrir les matériaux, les principes,
les instrumens qui s'emploient a la confection
d'une expérience humaine? Or, comment dé-
couvrirai-] e ces choses, si je commence a une
expérience toute façonnée et parfaite. C'est
comme si quelqu'un voulait deviner et découvrir
les procédés du métier de l'orfèvre, d'après un
ouvrage d'orfèvrerie qu'il aurait entre les mains.
Apprendrait-il ainsi d'où a été tiré ce métal y
dans quel état il se trouvait au sortir de la
mine , quel degré de feu et quelles manipulations
il lui a fallu subir , quelles règles l'ouvrier a
suivi , quels outils il a employé ? Nullement ,
il faut pour cela aller à la mine, à l'atelier,
remonter plus haut que le fait et l'expérience.
» Tai, ce me semble, trouvé la solution
de ce problème, ajoute l'auteur , dams la liaison
des idées , soit avec les signes , soit entr" elles
On voit que mon dessein est de rappeler à un
seul principe tout ce qui concerne Ventendement
humain , et que ce principe sera une expérience
constante, dont toutes les conséquences seront
confirmées par de nouvelles expériences."
Voila qu'il ne s'agit plus des sources ni des
matériaux de nos connaissances , c'est une ex-
périence , c'est-à-dire , une connaissance qui
•fournit à tout cela; c'est une expérience qui
330
est le principe premier et unique de l'expérience
en général ; c'est la liaison des idées qui expli-
quera V origine des idées; comme si avant de
lier des choses entr'elles , il ne fallait pas d'abord
que ces choses fussent Ta, et par conséquent
qu'elles aient une origine antérieure! D'où me
■vient telle idée ? — De ce que je la lie à une
mitre! Et d'où vient cette autre ? et d'où vient
2J
m
•m
de fonder toute expérience possible sur une
première expérience, et celle-ci sur rien, je
reconnais encore une fois le procédé cosmologi-
que de mon brave Indou qui fonde la terre sur
un éléphant, l'éléphant sur une tortue, et celle-
ci sur le vide, Voilà cependant ce qu'on appelle
en France depuis trente ou quarante ans de la
métaphysique lumineuse.
Laissons la cette lumière, et examinons en
peu de mots les différens points de vue de
l'origine de nos connaissances.
Premier point de vue. La première de toutes
les conditions pour que des connaissances aient
lieu , c'est qu'un être capable de connaissance ,
un être cognitif soit posé. Ce cognitif absolu,
étant encore seul , ne se trouve pas de bornes ;
il ne connaîtra que quand il sera détermine ,
fixé, quand il percevra un objet, c'est-à-dire,
une limite. Son état primitif est donc illimité,
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231
indéterminé. Sa première connaissance est celle
de son propre être, cette aperception qu'a le
moi de lui-même , est la seconde condition in-
dispensable à l'acquisition d'autres connaissan-
ces : car comment le cognitif dirait-il je connais,
s'il ne disait /*, ou je suis ? il faut que la con-
science de lui-même accompagne toutes ses con-
naissances , sans quoi il ne saurait pas que c'est
lui qui connaît. Le cognitif se perçoit donc ;
il n'y a la encore ni variété d'objet , ni multiple*
ni divisibilité'; cet acte est simple, l'état de
l'être cognitif est donc l'infini : la conscience
qu'il a de lui-même est le point mathématique.
Tout ce qui pourra l'affecter , ne l'affectera que
dans ce sentiment de lui-même et ne sera par
conséquent non plus qu'un point mathématique. *)
Qui étend ce point pour en faire une ligne ?
pour en faire une surface, un corps? Qui
suscite dans ce cognitif uniforme , un multiforme
et une diversité? qui y trace le triangle, le
cercle , le cube , et y place toute la géométrie ?
Qui limite le moi primitif, l'entoure d'un non-
mm •
* ) Comme cette doctrine , qui n'aura pas lieu de reparaître dans
le reste de cet ouvrage , puisqu'elle appartient à une métaphysique
transcendente , pourrait ici paraître obscure , je prie le lecteur dé
recourir à la fin du volume , au second Appendice , lequel n'y
est placé que pour donner quelqu^tclaircissement sur cette
matière.
232
moi actif, puissant? Qui a posé le moi 9 qui
m
le principe efficient de nos connaissances? —
Voila un des sens dans lequel on peut entendre
la question de leur origine. Origine signifie
dans ce cas, fond réel, base primitive et fonda-
mentale. Cette question est du ressort d'une
métaphysique ou onthologie transcendante.
Second point de vue. L'être cognitif étant
posé , la possibilité de ses connaissances étant
posée aussi, il s'agit de rechercher le mode
suivant lequel cette possibilité est mise en exé-
cution; c est-a-dire , qu'il s'agit de rechercher
les lois fondées dans la nature de l'être cog-
gnitif , suivant lesquelles s'exercera et se déve-
loppera son action dans l'acquisition des con-
naissances. De cette recherche, il résultera que
nous saurons discerner, si dans les connaissances
acquises par l'être cognitif il y a des choses qui
lui sont données par une impression étrangère,
s'il y en a d'autres qui viennent de sa propre
nature, de sa constitution, et des lois d'action
qui reposaient en lui pour s'y développer dès
que l'action aurait lieu. Nous apprendrons à
discerner, en un mot, ce qui vient de l'objet
connu ou du sujet connaissant. — Sous ce point
de vue nous avons à considérer la source de nos
connaissances en tant qu'elle peut être objective
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233
ou subjective; nous avons à considérer les lois
régulatrices , le principe coordonnant- de leur
naissance et de leur développement. Origine
signifie dans ce cas : source (objective ou subjec-
tive), base formelle, principe coordonnant de
nos connaissances. Sa recherche appartient a
une philosophie transcendent aie, ,j
Troisième point de vue. Ceci ne concerne
plus le fond réel, plus le fond formel de nos
conrahssances , mais seulement le fait de leur
acquisition individuelle, leur génération et leur
naissance dans, le lems. A tel moment, à telle
occasion, j'ai acquis telle idée; voila son ori-
gine. Cela ne signifie que l'instant où on Ta
acquise, l'accident de sa naissance effective. Les
empiristes, qui s'en tiennent strictement au fait,
et ne remontent jamais au-delà de l'expérience
et du fait, ne peuvent admettre une autre ori-
gine de nos connaissances. Voilà pourquoi Con-
dillac trouve ses idées toutes faites, et que sa
première opération est de les lier entre elles et
avec des signes. Delà il résulte aussi que n'ad-
mettant pour nos idées aucun élément antérieur
à la conscience de l'idée, l'empiriste s'imagine
que tout ce qui se trouve dans l'analyse d'une
idée est également acquis, et donné par. l'objet
de cette idée. Il ne lui tombe pas en pensée de
faire aucune distinction ; et fidèle à son adage ,
234
nikil eue in intellect u quod non fuerit in sensu,
» que rien n'est dans l'intellect qui n'ait passé
par les sens/' il ne recherche pas d'où l'idée
provient , quelle est sa nature et le mode origi-
naire de sa formation. Origine signifie donc,
dans ce dernier cas, l'instant de l'acquisition
accidentelle, et les circpnstances qui laccom-
paçnenL. Ces recherches appartiennent a la
psychologie empirique.
On peut reconnaître par cette explication si
les métaphysiciens empiristes sont sur le chemin
de la vraie origine de nos connaissances, si la
direction, la tendance de leur philosophie les
y conduit, et si le premier pas à Caire pour
trouver un meilleur chemin , n'est pas de don.
ner à nos recherches une direction transcen-
dentale?
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235
>
Remarque seconde.
On dit tous les jours: le soleil se lève, le
soleil se couche; et cependant tout le monde
sait bien que le soleil ne bouge de sa place ; il
n'y a pas à cela de réalité objective ; il n'y a
qu'une réalité subjective; c'est nous qui nous
levons et qui nous couchons. Mais qu'importe ?
Le phénomène visible se passe ainsi; tout le
monde voit réellement lever et coucher le soleil ;
la réalité phénoménale est là pour tous les
hommes ; et dans ce sens , le soleil se lève et
se couche bien réellement.
On dit encore : le soleil est chaud , le soleil
brûle ; et cependant on sait qu'en cela la réalité
objective est nulle. Le soleil est un corps opaque
et froid comme notre terre, et peut-être encore
plus froid. Plus on s'en rapproche, et plus on
gèle ; les plus hautes montagnes sons couvertes
de glaces et de neiges éternelles ; les aéronautes
ne peuvent supporter la froidure des régions
supérieures; la chaleur est la plus grande
dans les vallées profondes , et elle n'est qu'un
phénomène produit par le mélange de la
lumière avec certains gaz terrestres. Mais la
236
réalité phénoménale et apparente subsiste; les
hommes doivent s'y tenir.
La plupart des physiciens et même des gens
un peu instruits, ne doutent plus quand on dit
d'un objet, qu'il est rouge, ou verd, ou jaune,
etc. ce rouge, ce verd, ce jaune n'existe en
effet que dans l'œil du spectateur; ils sont;
convaincus de la subjectivité et de l'idéalité
des couleurs, aussi bien que de celle des sons,
des odeurs , etc. . . . cependant la réalité phé-
noménale l'emporte et doit l'emporter. On dira
toujours, et avec le meilleur droit imaginable,
qujinc rose est rouge, ou blanche, qu'elle
omàle un doux parfum, etc
Notre chambre obscure de l'article V, qui
vient souvent a mon secours, voit tous les
objets rouges , et ils sont rouges en effet pour
elle. Rien de mieux fondé et de plus solide
que le jugement quelle en porte, et elle doit
s'en tenir à la réalite qui se manifeste à elle.
Mais cette réalité subjective et phénoménale,
qui est effective, absolue, valable, n'est effec-
tive , absolue et valable que pour le sujet et
dans le sujet: hors de là, et si on veut la faire
objective, elle n'a plus de sens, elle devient
fantôme , rien.
Si notre chambre obscure veut raisonner sur
ce rouge comme appartenant aux objets hors
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237
d'elle, et tels qu'ils sont en eux-mêmes, elle
trouvera sans doute des raisons pour expliquer
ce rouge dans les objets par la disposition des
parties, par la réfraction de la lumière, et
cent autres belles choses , que d'autres chambres
obscures de sa sorte pourraient admirer , mais
dont une chambre obscure un peu transcen-
dentale se moquerait.
Il en arriverait de même à un physicien
qui voudrait donner aujourd'hui 4 une réalite'
objective aux couleurs , aux sons , etc.* ... et
expliquer comment ces choses résident dans les
objets, et comment de Ta elles se détachent,
voyagent par l'air et se manifestent à nous au
moyen de nos organes.
Le soleil échauffe, brûle même quelquefois,
il est ardent , je le vois , je le soutiens, et quand
j'aurai froid, j'irai tant que je pourrai me mettre
au soleil pour me réchauffer : tout cela est vrai
pour moi et pour mes pareils, cela est vrai
en nous et dans nos sensations d une réalité
subjective et phénoménale. Mais hors de là,
c est toute une autre affaire ; je me garderai bien
de faire de ma réalité subjective et humaine,
une réalité objective et solaire. C est ce que
faisaient encore naguères les physiciens, et
même notre grand et immortel Buffon que je
révère d'ailleurs. Ils transportaient au soleil
238
ce qui se passait en eux, et raisonnaient d'après
cette vue. Le soleil était un océan de flamme ,
un corps bouillonnant et en fusion, qui de tems
en tems absorbait des comètes pour entretenir
le feu. Aujourd'hui le soleil n'est plus si
terrible , et plus si magniBque pour les poètes ,
il ne dévore plus de comètes, ne brûle plus,
et son nouvel état obscur et froid dément tous
les beaux raisonnemens faits pour expliquer sa
■s
•
Quand est-ce donc qu'on ne se trompe pas?
quand on reste dans les bornes de la realité
subjective en phénoménale:
Quand on ne transporte pas aux choses, et
hors de nous, ce qui n'est réel que pour nous
et en nous :
Quand on ne croit pas par expérience, et par
observation des faits, parvenir à une réalité
objective.
En effet nos sensations, nos expériences ne
*) Le premier , à ce que je crois , qui ait donné sur la nature
du soleil et sur son atmosphère lumineux, des idées plus saines
et plus justes, est un savant et modeste académicien de Metz, M.
Cattand, qui, dans un discours lu à sa société en 1790 ou 4794 ,
établit la théorie alors nouvelle et paradoxale du soleil comme
corps obscur. Sa démonstration était physico-chimique , et à priori.
Les plus célèbres astronomes ont adopté cette opinion ; mais je
ne sache pas qu'aucun Tait eue avant M. Cattand, ni qu'on lui
ait fait honneur de la .découverte.
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239
sont que nos manières d'être affecté. Et d'où
vient que nous attribuons nos manières d être
affectes aux choses qui ne sont pas nous ? d'où
vient que nous raisonnons là -dessus, et croyons
trouver la vérité sur ce chemin ?
Nos sensations, nos expériences se passent
dans nous , dans le sujet : elles sont donc sub~
jectives :
Or subjectif et idéal , c'est tout un. Le sys-
tème entier de nos connaissances n'est donc
qu'un pur système d'idéalisme; c'est Ta tout
notre avoir et savoir.
Mais cet idéalisme devient infailliblement et
toujours, et dans tous les cas pour nous un
réalisme pratique; nous ne sentons, ne pen-
sons qu'en nous, et nous établissons d'autorité
et invinciblement un hors de nous que nous
sentons et que nous pensons. — Par quelle
magie s'opère ce miracle *) ? — C'est ce que nous
*) On sent bien qu'ici système na veut pas dire opinion ; ni
idéalisme une doctrine. Système d'idéalisme signifie ici que tout
l'ensemble de nos connaissances naissant et se développant en
nous , cet ensemble est un pur itUal, dont nous faisons pourtant
quelque cbosc de réel à notre insu , et sans pouvoir nous en em-
pêcher ; voilà ce que veut dire réalisme en cet endroit. Au reste ,
la question Ici projetée est à peu près la même que celle pro-
posée par à'Alemlert dans le passage cité ci-dessus , à la fin de
l'art IV : « L'examen de l'opération de l'esprit qui consiste à
passer de nos sensations aux objets extérieurs , est évidemment le
premier Comment concluons-nous de nos sensations l'existence
des objets etc.**
I
240
tâcherons de faire voir. — Et jusqu'où peut-on
se fier à ce réalisme ? — C'est ce que nous nous
efforcerons aussi de faire voir.
En attendant, qu'on saisisse bien la parenté
intime de ces expressions , ou si l'on veut de ces
idées: subjectif, phénoménal, connaissable , —
et de celles-ci: objectif, réel en soi, incon-
naissable.
Les empirâtes veulent faire concorder ces
deux choses séparées par le chaos ; ils concluent
du subjectif et du phénoménal , à l'objectif et
à l'impercevable. Ils disent que le soleil brûle
et flambe , par ce qu'ils ont en eux , à l'aspect
du soleil , la sensation du chaud : c'est ainsi qu'ils
nient Dieu, parce qu'ils trouvent en eux l'idée
creuse d'une machine à ressorts , qu'ils la trans-
portent au monde , et qu'ils y établissent de leur
autorité des rouages , au lieu d'une intelligence !
Celui qui parvient a ne rien croire de tout
cela , a déjà fait un pas vers le transcendental.
Il est donc deux réalités , entre lesquelles il
y a un abyme , que la sensation et l'expérience
si prisées ne franchissent point; mais en de-
meurant sur leur lerain , elles y sont des guides
sûrs.
Que l'homme reste donc dans l'étroite loge
que son créateur lui a donnée : sa réalité hu-
maine et phénoménale y est bonne, valable,
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241
suffisante a tous ses besoins. Dans le soleil, elle
n'a plus de cours , elle n'est plus qu'illusion.
N'oublions plus cette antithèse précise des
deux réalités : 1°. Réalité humaine, subjective ,
phénoménale, immanente, comme on voudra;
vrai patrimoine et monde de l'homme : objet de
la spéculation transcendentale.
2°. Réalité des choses en soi, objective, nou-
mènale, absolue, réalité des réalités; champ
interdit a l'homme , valeur inconnue , x dans
son équation intellectuelle : objet de la méta-
physique transcendante.
Là où l'homme devient complètement risible ,
c'est quand de la première réalité , il veut faire
la seconde, quand il veut donner son réel sub-
jectif, relatif à lui, pour le réel objectif, le
réel absolu. — Alors naissent ces doctrines
spéculatives de matérialisme et d'idéalisme , qui
tendent vers le transcendent , vers le réel ab-
solu, mais qui planant sur Tabyme , et ne trou-
vant pas oii se poser , se consument en vains
■s
7n
i
des idées pures, que la raison spéculative, en-
traînée par ses propres illusions , attendant tout
de ses propres forces, s'irrite d'être attachée à
des sens et à des perceptions qui entravent spn
essor: ainsi la légère colombe, qui fend l'air
tome I. 16
242
d'un vol rapide , pourrait se plaindre aussi de
la résistance que lui oppose 1 élément qui la
soutient, et croire que, gênée par lui, elle
volerait bien mieux dans le vide. Cette compa-
raison, aussi juste que gracieuse, est de Kant,
qui s'en sert à l'égard de Platon.
1°. La spéculation transcendentale , qui ne
veut expliquer que le savoir humain , et en
tant qu'il est humain , dit :
» Qu'est-ce , dans l'homme , que la représen-
tation d'une chose ? "
» Comment expliquer la nature (perçue et
vue par l'homme) ? M
Réponse. » Par les lois de la perception et
de la cognition de l'homme."
2 Q . La spéculation transcendente au con-
traire, dit:
» Qu'est-ce qu'une chose en elle-même?"
» Comment expliquer la nature (en elle-
même, et telle qu'elle est, indépendamment de
t homme)*"
La première est fondée dans le sujet même
qui philosophe, dans Vauton; la seconde cher-
che son fondement au-dehors, dans Vhéteron.
C'est là-dessus que Bouterwek, dans son ex-
cellent livre intitulé Idée d'une apodictique, a
fondé la distinction et les dénominations de
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243
réalité autothétique , et de réalité hétèrothètiquo.
La science de Tune est, selon lui, la métaphy-
sique autothétique (la même que nous appelons
transcendentale) , science des apparences, du
monde sensible; c'est le savoir humain. La
science de l'autre est la métaphysique hétéro-
thétique (la même que nous appelons transcen-
dente), science des choses absolues, du monde
réel en soi: c'est le savoir divin, a jamais interdit
1
l
WU1
convenables : mais sur-tout il convenait ici de
rendre cette distinction des deux réalités sensi-
ble, et de la présenter sous toutes les formes.
TABLE.
4JÉDICACE à V Institut national . . v.
fréfjcb. Notice biographique et litté-
raire concernant Emmanuel kjnt. —
Adversaires de sa philosophie. — Un
mot de la culture intellectuelle des Al-
ternant. — Dessein du présent ouvrage, vu.
PREMIÈRE PARTIE.
NOTIONS PRELIMINAIRES.
L
art. I. idée de la philosophie comme dis-
position naturelle, et besoin de V homme.
art. II. Des diverses définitions de la phi-
losophie. — S'il est nécessaire d'en don-
ner une. — Différence essentielle des
mathématiques pures et de la philosophie. 25.
art. III. idée et division de la philosophie
comme science
art. IV. De la Métaphysique en parti-
culier 55
art. V. Principales opinions en métaphy-
sique. — D'où elles procèdent. — em-
pirisme {matérialiste et spiritualis-
42.
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te). — rationalisme (qui renferme
sous lui: naturalisme, égoïsme, dua-
lisme, idéalisme et réalisme, théoso-
phisme , harmonie préétablie , idées
innées de Platon, de Descartes, de
Leibnilz) • . . . 69.
art. VI. idée d?un jfioint de vus transcen-
dental en métaphysique 108.
art. VII. Quelle philosophie règne main-
tenant en Fra/nce? — En particulier
quelle métaphysique et quelle morale ? —
Période des scholastiques , — des scep-
tiques , — des cartésiens , — des En-
cyclopédistes et des beaux-esprits. . . 129.
art. VET. Insuffisance de Vempirisme et
des cmalyses données jusqu y ici de Ven-
tendement. — Nécessité d y en revenir
à la méthode critique et à un point de
vue transcendental 172.
art. K. Différence de la certitude analo-
gique et de la certitude apodictique. —
D'où procède cette dernière? .... 201.
remarque première , sur les principes cons-
titutifs des sciences. . . .... 213.
remarque seconde, sur les jugemens ana-
lytiques et les jugemens synthétiques. 215.
art. X. Distinction de deux sortes de cm-
246
naissances , que Ton confond d'ordinaire
sous le nom commun d'abstractions. . 221.
remarque première, sur ce quon doit ap-
peler 1 origine de nos connaissamces. . 227.
remarque seconde, sur deux différentes
sortes de réalité 235 -
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