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Full text of "Philosophie de Kant, ou Principes fondamentaux de la philosophie transcendentale"

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PHILOSOPHIE 

DE KANT. 



PREMIERE PARTIE» 

NOTIONS PRÉLIMINAIRES. 



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PHILOSOPHIE 

DE KANT, 

OU 

t 

PRINCIPES FONDAMENTAUX 

DE 

LA PHILOSOPHIE 

TRANSCENDENT ALE 

PAR 

V 

€hnvU0 ®Ulctr0 r 

DE U SOCIETE ROYALB DES SCIENCES DE GOTTINGTIE. 



Protag. ap. Putoh. 



PREMIÈRE PARTIE. 




A UT REC H T , 

Chez N. Y ah der MONDE , Imprimeur-éditeur. 

1830. 



Seconde édition , revue et augmentée. 



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L'INSTITUT NATIONAL 

DE FRANGE. 

TRIBUNAL INVESTI d'uHE MAGISTRATURE SUPRÊME 
DANS L'EMPIRE DES SCIENCES. JUGE NATUREL ET EN 
PREMIER RESSORT DE TOUTE DOCTRINE NOUVELLE 
OFFERTE A LA NATION. 

CHARLES VUXERS. 



428838 



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Av. 



PREFACE, 

Notice biographique et littéraire 
concernant Emmanuel kant. — Ad- 
versaires de sa philosophie. — Un 
mot de la culture intellectuelle des 

m * 

allemans. — Dessein du présent 

ê 

ouvrage. 

Ce n'est pas sans quelqu'appréhension , mais 
aussi ce n'est pas sans un certain sentiment 
de confiance et de calme, que je livre cet 
écrit au public français. Pénétré intimement 
de la dignité de l'objet, comme de la valeur 
des résultats qu'offre la doctrine que j'y ex- 
pose, j'attends avec résignation l'accueil , tel 
qu'il soit, qui lui est destiné. Ma crainte n'est 
relative qu'a ma propre faiblesse; d'ailleurs 
je crois faire a la partie éclairée et pensante 
de mes compatriotes un présent , dont ceux qui 
la composent me sauront peut-être un jour 
quelque gré. 





LUS 




tait 



vni 

où l'entendement humain , 
après avoir long-tems et avec opiniâtreté marché 
sur la même route, soit dans le système total 
de ses connaissances , soit dans quelque science 
particulière, semble éprouver un besoin de 
changer sa direction, et de s'ouvrir une route 
nouvelle. Ou il reconnaît enfin que sa direc- 
tion présente le conduira a Terreur, ou il sent 
que le fonds sur lequel il pose n'a pas assez 
de solidité. L'histoire nous a conservé le sou- 
venir du but et des motifs de quelques réfor- 
mations de ce genre chez le plus étonnant de 
tous les peuples de l'antiquité, celui de la 
Grèce, et chez les peuples de l'Europe occi- 
dentale , depuis la renaissance des lettres. Ces 
révolutions intellectuelles ne s'opèrent pas su- 
bitement et sans préparations. Celle même 
que je viens de désigner , n'a été que le ré- 
sultat de tout ce qui s'était dit et pensé durant 
les trois ou quatre siècles qui la précédèrent. 
D abord se manifestent quelques traits d'une 
lumière faible ; ce sont des aperçus , des soup- 
çons, des objections, quelquefois des découver- 
tes importantes qui se perdent et retombent 



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dans l'obscurité avec leurs auteurs. Après bien 
des indications éparses , viennent quelques hom- 
mes , ou un seul homme , qui les rassemblent 
en un corps, leur donnent un nouveau déve- 
loppement, les fortifient de nouvelles preuves , 
leur marquent un but, leur assignent une 
forme; et ces hommes sont comptés, avec 
raison, pour des génies créateurs. Ainsi Co- 
pernic réforma l'astronomie, et Descarte» la 
spéculation. Ils rasèrent l'ancien édifice, et 
employèrent quelques-uns de ses débris a en 
élever un nouveau. D'autres après eux l'ache- 
vèrent, ou le laissèrent imparfait, mais du 
moins y travaillèrent encore; en sorte que 
l'inventeur se trouve d'ordinaire placé entre 
ceux qui l'ont précédé, et qu'on appelle ses 
maîtres, et ceux qui le suivent, et qu'on ap- 
pelle ses disciples ; il se distingue d'eux comme 
ces anneaux principaux d'une chaîne qui dé- 
passent tous les autres. Dans nos jours , nous 
avons été témoins de deux événemens , qui 
seront à jamais comptés parmi les premiers et 
les plus importans de l'orde intellectuel : l'ap- 
parition de la nouvelle chimie, qui a donné 



X 

une autre face et une autre direction aux 
sciences naturelles , à la physique , a l'astrono- 
mie" même et à la géogonie : et celle de la 
philosophie transcendentale , qui les intéresse 
toutes, qui, sans en ébranler aucune *), glisse 
dessous elles une base qui manquait à la plu- 
part des théories. La nouvelle chimie, la 
nouvelle philosophie, sont les deux tendances 
majeures de notre âge , les deux degrés scien- 
tifiques les plus remarquables qu a monté notre 
génération, et qu'elle ne redescendra plus. 
La France qui avait déjà produit Descartes, se 
glorifie encore de Lavoisier: l'Allemagne se 
glorifie de Kant. 

Emmanuel kant est né, le 22 avril 1724, à 
Kcenigsberg, capitale du petit pays froid et 
sablonneux, bordé au nord par la Baltique, 
et qui porte le titre de royaume de Prusse. 
Notre philosophe ne s'est jamais éloigné de sa 
ville natale. C'est de Ta que sa renommée a 
rempli le monde. Son histoire ne peut être 



*) Aucune , s'entend , de celles qui ep méritent le titre ; car 
elle renverse beaucoup de fausses sciences. 



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I 



XI 

que celle de ses pensées et de ses ouvrages; sa 
vie offre peu d'événcmens , hormis peut-être 
un démêlé qu'il eut avec le défunt Roi de 
Prusse , à qui l'on avait présenté quelques opi- 
nions de Kant sous un faux jour, et qui voulait 
en conséquence lui interdire d'écrire , ou même 
en exiger une sorte de rétraction ; le monarque 
cependant reconnut son erreur, et céda à la 
modeste fermeté du philosophe. Du reste les 
grands de la terre se sont peu mis en peine de 
notre sage. Ils vivent dans un monde où sa 
lumière ne pénètre pas , et où Ton croit pouvoir 
s'en passer *). Kant ne les a pas recherché, 
quelques amis, la méditation et l'étude ont 
suffi a sa grande ame. Il a vieilli en paix dans 
son obscure retraile; mais c'est en vain que 
les années s'accumulent sur sa tête presque 
octogénaire , l'éternité a commencé pour lui ; la 
postérité, devant qui les passions contemporai- 

* 

*) Alexandre vénérait Aristote en Macédoine , Calanus dans l'Inde ; 
il visitait le cynique dans son tonneau. Je ne sache pas que le 
jeune Roi de Prusse , lors de son voyage à Koenigsberg , ait té- 
moigne aucun désir de voir l'homme le plus célèbre de son 
royaume. 



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XII 

nés se taisent, que n'étourdit plus le babil de la 
sottise, ni les sifflemens de l'envie, 1 équitable 
postérité' le placera près de Platon, de Descartes 
et de Leibnitz, avec la supériorité que l'état 
des lumières dans le siècle où il a vécu, lui 
assigne sur eux. 

On se tromperait, si l'on pensait tpieKant 
n'est que métaphysicien. Pendant le cours de 
sa longue et laborieuse vie , il a rassemblé une 
masse de connaissances universelles et profondes, 
qu'on aurait peine à croire réunies dans la même 
tête. Son immense mémoire lui a été d'un 
grand secours : elle lui rend tout présent et 
clair. Il est mathématicien, astronome, chimis- 
te; l'histoire naturelle, la physique, la physio- 
logie, l'histoire, les langues, les lettres et les 
arts, l'état le plus exact du globe, de ses 
habitans et de ses productions, tout lui est 
familier. Aussi ses ouvrages offrent-ils fréquem- 
ment des preuves de cette universalité de con- 
naissances ; et, philosophie à part, il est un savant 
du premier ordre dans un pays ou le titre de 
savant n'est point aisé à obtenir. A vingt-deux 
ans il débuta par des Pensées sur la véritable 



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xm 

évaluation des forces vitales (imprimé en 1746). 
En 1755, il donna son Histoire naturelle du 
monde, et Théorie du ciel d'après les princi- 
pes de Newton , ouvrage rempli de conceptions 
neuves et grandes, et où, entre autres choses 
singulières, se trouve une conjecture sur des 
corps célestes qui doivent exister au-delà de 
Saturne; conjecture que Herschel a vérifiée 
vingt-six ans après, en découvrant Urcmus, à 
l'aide de ses nouveaux télescopes. 

Voici, en peu de mots, sur ce point la marche 
des idées de Kcmt. Il observa que les orbites 
de toutes les planètes principales étant excentri- 
ques, cette excentricité devenait toujours plus 
considérable, à raison du plus grand éloignement 
du soleil; tellement que l'orbite de Mercure 
étant la moins excentrique , celle de Vénus l'est 
davantage, puis progressivement celle de la 
Terre, de Mars, de Jupiter, de Saturne. Con- 
sidérant ensuite, et avec raison, les comètes 
ainsi que de véritables planètes, mais très-excen- 
triques, il vit que leur excentricité se réglait 
aussi d'après leur distance, et il regarda dès-lors 
tous ces corps tour nans autour du soleil , depuis 



XIV 

Mercure jusqu'à la comète la plus éloignée 
comme ne faisant qu'un seul système de corps 
célestes. Comparant donc l'orbite de la comète 
la moins excentrique, c'est-à-dire, la plus voisine 
de Satwrne , avec l'orbite de cette planète la plus 
éloignée que Ton connût alors , il trouva une 
variation et une distance trop grande , un saut 
trop disproportionné entre ces deux astres, 
et ne voulut pas croire à une lacune pareille dans 
la nature. 11 posa en fait qu'entre Saturne et 
la plus proche des comètes , il y avait un , deux , 
trois , ou plus d'autres corps célestes , dont 
l'excentricité croissant toujours graduellement, 
il devait enfin s'en trouver un dont la marche 
tiendrait également de celle des planètes et de 
celle des comètes *). Il avait donc non-seulement 
prédit Urcmus , mais son idée est encore plus 
vaste; et l'on peut juger qui de Herschel, de 
Kavt ou du roi Georges, méritait le mieux de 
donner son nom au nouvel astre. Personne , 
après la découverte, n'a été plus frappé de la 
prédiction que Herschel même. Il a rendu, 



*) Voyez les pages M et sûiy. de l'original, édition de 4797. 



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XV 

hommage au génie dont la vue avait été plus 
perçante que des télescopes , et il en a publié 
son admiration dans plusieurs de ses écrits. 

Soemermg , habile physiologiste, écrit un 
essai sur Y organe immédiat de ïame pensante, 
et il envoie son livre à Kant. La réponse de 
Kant est une dissertation, où il expose une 
hypothèse très - ingénieuse sur une opération 
chimico-vitale , qui doit avoir lieu continuelle- 
ment dans la sérosité que renferment les cavités 
qui se trouvent dans les ventricules du cerveau. 
Soemering a fait imprimer cette lettre à la tête 
de la seconde édition de son livre, et elle n'en 
est pas la partie la moins curieuse. 

Il a répondu de même par une dissertation 
physiologique au docteur Hufeland, premier 
médecin du roi de Prusse , qui lui , avait en- 
voyé son Art de prolonger la vie humaine, 
en exprimant le voeu, que ce livre pût aider 
à prolonger la vie du grand homme. 

11 a écrit un traité des volcans de la lune: 
un autre de Vinfluence de cet astre sur la 
température de notre atmosphère; sur la théorie 
des vents; une histoire naturelle du tremble- 



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/)<> mundi sensibilis 
II a donné long-tems 

•2 



XVI 

ment de terre de 1755; des différentes races 
d'hommes; sur Y origine la plus probable de 

? histoire, etc et tout ce qu'il a écrit est 

marqué au sceau du savoir, de l'originalité , 
d'une tranquille et profonde réflexion. Ce qui 
le distingue sur-tout, c'est qu'il n'a jamais rien 
écrit que de grave , rien qui ne tende unique- 
ment à l'avantage de la science, ou d'une 
moralité sévère. Jamais l'auteur ne se laisse 
entrevoir, jamais rien d'individuel ne perce 
dans ses écrits. L'intérêt pur de la 
pour la science elle-même , de l'humanité pour 
Thumanité, est l'esprit vivant de ses ouvrages. 
Ce caractère est , en général , assez commun aux 
tons écrivains de l'Allemagne. Kant Pa reçu 
d'abord, et Ta renforcé ensuite dans les autres 
par son puissant exemple. Delà une bonhom- 
mie dans la pensée, et une naïveté dans 
l'expression , qui rend les meilleurs écrits 
allemans si ressemblans à ceux des anciens 
Grecs. 

En 1771 , l'Académie de Berlin , dans la- 
quelle règne toujours un peu de ce vieil esprit 
français des mignons du grand Frédéric, pro- 



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XVII 

posa, pour sujet du prix, de déterminer les 

caractères de Yévidence dcms les sciences métan 
physiques. Le mémoire couronné se trouva 
être du fameux Moyse Mendelssohn. Kant 
avait concouru aussi. Son mémoire a été im- 
prime. Le public philosophe lui a dès long- 
tems décerné le prix. L'Académie ne l'avait 
pas entendu, et même aujourd'hui il est peu 
de membres de ce corps en état de le com- 
prendre *). 

Parmi les écrits philosophiques de Kcmt, il 
faut distinguer soigneusement ce qu il a écrit 
avant une certaine époque, où il n'en était pas 
encore venu à sa nouvelle théorie , et ceux qu'il 
a publiés depuis lors. On en trouve les pre- 
miers indices dans sa dissertation inaugurale, 
comme professeur à l'université de Kœnigsberg, 
en 1770 # ). Mais c'est en 1781 que parut le 

*) Ainsi que le témoigne le programme vraiment scandaleux, 
qu'a publié cette Académie en 1799, pour servir de commentaire 
a la question proposée pour le prix, par la classe de philosofhie 
spéculative. Il en serait autrement si elle avait un plus grand 
nombre de membres tels que M. Engel. 

# ) Cette iussertation latine est intitulée : De mundi sensibilis 
ot<Iu* inteUigibilis fortnà •% ffincifiis. U a donné long-tcms 

•2 



XVIll 

livre à jamais mémorable , critique de la raison 
pure. Kant y enseignait une doctrine nouvelle, 
et ruinait toutes les métaphysiques qui l'avaient 
précédé, non pas en les attaquant directement, 
mais en analysant à fond, et dévoilant la nature 
de l'entendement et de la raison où se forment 
tous les systèmes. Ce livre renfermait la plus 
désolante et la plus irréfragable définition du 
savoir , chose que tant de savans ignorent. On 
eut pu lui appliquer ces deux vers du vieux 
poëte Hébert, dans son roman des Sept sages: 

■ 

» Et vérité est la massue 

» Qui tôt le monde occit et tue." 

Ce livre, qui devait faire un si grand éclat, 

auparavant, en <764, des Considérations sur le sentiment du beau 
et du sublime , qu'on a traduit , je ne sais pourquoi , en français. 
Kant n'était pas alors ce qu'il est devenu par la suite. On a 
fait d'ailleurs parmi ses œuvres, un choix singulier de quelques 
morceaux pour les traduire dans notre langue. Comment peuvent- 
ils donner à un Français la plus légère idée du réformateur de la 
philosophie ? C'est comme si à un étranger , curieux de connaître 
notre Montesquieu , on allait expliquer dans sa langue un chant 
du T cmple de Guide , l'Essai sur le goût , et deux ou trois Lettres 
persanes. Il est évident que c'eit V Esprit des lois qu'il faudrait 
interpréter à cet étranger. 



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♦ 



XIX 

ne fut d'abord ni compris , ni même lu. Il 
fut cinq ou six ans dans le monde, sans que 
personne y fit grande attention; et un fait 
certain, c'est que le libraire de Riga qui en 
avait fait l'édition, allait l'employer comme 
maculature, quand l'explosion qui survint, 
l'obligea bientôt d'en faire une seconde, troi- 
sième et quatrième édition. Les interprètes et 
les commentateurs se multiplièrent alors, et 
présentèrent sous différentes formes la nouvelle 
doctrine. Parmi ceux qui écrivirent dans ces 
premiers tems , il faut distinguer sur-tout Rein- 
hold, philosophe rempli de pénétration et 
d'onction, gendre du célèbre Wieland; et le 
mathématicien Schulze, à qui l'on doit une 
théorie très-hardie et très-savante des parallèles. 

Cette première réception du public affecta 
vivement le philosophe. Le regret de n'être pas 
entendu quand on est fait pour instruire, de 
voir ses lumières perdues pour l'humanité , est 
un mouvement si noble, que la sagesse n'en 
peut pas mettre a l'abri. Cette disposition géné- 
rale était cependant facile à prévoir et à expli- 
quer. La nation allemande, il est vrai, est 

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< 



XX 

essentiellement méditative et réfléchie ; Leibnitz 
et Wolf avaient alimenté cette disposition de 
leurs compatriotes. Mais depuis plusieurs années, 
Técole Leibnitzio-wolfierme était presqu éteinte ; 
rien ne Tavait remplacée ; le goût du bel-esprit 
qui commençait à prendre dans la littérature 
allemande , une certaine influence étrangère , sur- 
tout ^depuis le règne de Frédéric , et rétablisse- 
ment d'une académie toute française au centre 
de l'Allemagne, étouffaient peu-à-peu l'intérêt 
pour la spéculation. Le peu de vrais philosophes 
et de tcolfiens qui restaient encore , se taisaient 
faute d'auditoire. Dans les chaires de philoso- 
phie, on ne professait plus qu'une doctrine 
ecclectique et superficielle, venue d'Angleterre 
et de France. Une métaphysique frivole et 
phrasière avait dégoûté tout le monde d'une 
étude plus sérieuse , et l'insouciance était devenu 
(ainsi qu'elle a déjà commencé à letre en 
France , trente ans avant la révolution) la seule 
philosophie qui eût cours *). Voilà ce qui fit 



*) J'ai parle plus au long de l'état de la métaphysique en 
Allemagne , avant Kant , et de quelques autres objets , dans une 
Notice imprimée, il y a près de quatre ans, dam un journal qui 



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accueillir avec tant de froideur un livre, qui 
d'ailleurs était écrit d'un style très-concis , très-» 
énergique, et par-la très-inintelligible pour la 
plupart des lecteurs ainsi disposés. Telle est 
peut-être aussi la réception qui attend son 
interprète en France. 

Mais enfin cet état de choses changea; l'esprit 
spéculatif se réveilla puissamment , et l'on sait 
depuis quelle fermentation singulière a excité 
en Allemagne le Kantianisme ; fermentation 
qui laissera de longues traces , et qui caractérise 
une des époques les plus importantes de l'esprit 
humain, où la spéculation a été poussée a son 
plus haut point, par les disciples de Kant, et 
par ceux de leurs adversaires qui étaient de 
force à se mesurer avec eux. 

A la Critique de la raison pure, se rappor- 
tent principalement ces deux autres ouvrages de 
Kant: prolégomènes , ou Traité préliminaire 
à toute métaphysique qui désormais tenterait 
de paraître comme science. Imprimé en 1783; 

•e public en Basse-Saxe. Le citoyen François dt Nevfckâteau a 
trouvé bon de faire entrer cette notice dans un recueil de mor- 
ceaux inédits , qu'il a intitulé Conservateur. 



(C'est la Critique reprise sous oeuvre et exposée 
analytiquement). — Et principes métaphysi- 
que* de la science de la nature , imp. en 1786 , 
sans compter quelques dissertations. 

En 1788, Kant donna sa critique de la 
raison pratique, a laquelle se rapportent sa 
base d'un métaphysique des moeurs. — Ses 
principes métaphysiques de la vertu. — Et 
principes métaphysiques du droit. — Sa 
religion, d'accord avec la raison. — Son 
petit essai sur un projet de paix perpétuelle 
(qui a été traduit en français). — Son idée 
dune histoire universelle , dans une vue cos- 
mopolitique *), et quelques autres. 

En 1790 parut la critique du jugement , 
complément nécessaire des deux premières Cri- 
tiques, et à quoi se rapporte le livre intitulé: 
Base d'une critique du goût, publié en 1787. 

Tels sont les ouvrages principaux de Kant 



*) Morceau que l'auteur <Iu présent ouvrage a traduit en 1798, 
qui a été imprimé deux fois en français , et que le citoyen Fran- 
çois de Ncufchateau a de même trouvé bon de recueillir parmi 
les pièces inédites du Conservateur , où il s'est trouvé réimprimé 
pour la troisième fois. 



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Il en a écrit un grand nombre d'autres *). 
On vient de rédiger et de publier sa logique; 
il a donné, l'une des années dernières, une 
Anthropologie. Mais l'essentiel de sa doctrine 
est renfermé sur-tout dans les trois Critiques. 

Kant a éprouvé , il éprouve encore de nom- 
breuses contradictions. La satyre et l'outrage 
même ne l'ont point épargné, et s'il eut été 
accessible a leurs traits, le repos de ses jours eût 
pu en être troublé # ). Les déplorables annales 
de l'humanité ne nous offrent que de sembla- 
bles traits, et de plus révoltans encore. ï)ieu 

*) Son âge très-avancé n'a presque rien diminué de son énergie 
et de son activité. Il va paraître de Jui une Géographie physi- 
que , rédigée et mise au jour par son ami , M. le professeur 
Rink, compagnon de ses travaux. Il met encore la dernière 
main à un ouvrage intitulé : Transition de la métaphysique à la 
physique. 

Sa doctrine a été défendue par le gouvernement de plu- 
sieurs pays , elle a été mal vue de presque tous ; un des plus 
célèbres philosophes de son école a été accusé d'athéisme, a 
perdu la chaire de philosophie qu'il occupait , etc. ; et tout cela 
à la fin dix-huitième siècle! L'abbé Barruel enfin (si parva licet 
componere magnii) a fait de Kant un chef d'illuminés. M. l'abbé 

■ 

n'est sûrement pas un de ces illuminés-là. 



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s'étant feit un sage trouva une croix sur la 
terre, et Socrate y but la ciguë. Fontenelle 
dit avec bien de la justesse, dans son éloge de 
Mallebranche : « On ferait une longue histoire 
» des vérités qui ont été mal reçues chez les 
» hommes, et des mauvais traitemens essuyés 
» par les introducteurs de ces malheureuses 
» étrangères." Il faut en convenir , l'arbre de 
la philosophie n'a presque porté jusqu'ici que 
des pommes de discorde. «G'est chose étrange," 
dit Charron, « l'homme désire naturellement 
» savoir la vérité, et pour y parvenir remue 
» toute chose ; néanmoins il ne la peut souffrir , 
» quand elle se présente, son esclair l'étonné, 
» son éclat l'atterre , ce n'est point de sa faute , 

» car elle est très-belle, très-amiable Mais 

» c'est la foiblesse de l'homme qui ne peut 
» recevoir et porter une telle splendeur, voire 
» elle l'offence. Et celui qui la lui présente 
» est souvent tenu pour ennemi , veritas odium 
» parit. C'est acte d'hostilité que de lui montrer 
» ce qu'il aime et cherche tant *)." 



*) di la sackssb , li v. I". , chap, 4 , intitulé : Foiblesse. 



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XXV 

Il faut au reste se bien garder de confondre 
en une seule classe tous les adversaires de la 
philosophie de Kant. On tomberait dans une 
grossière méprise, et Ton rangerait sur une 
même ligne des hommes du premier ordre avec 
les hommes les plus médiocres. J'ai dit que 
la nation, naturellement portée aux sciences 
méditatives, les avait cultivé avec ardeur sous 
Leibnitz et sous Wolf. Il restait encore des 
débris et des traces de cet ancien ordre de 
choses; il y avait encore quelques wolfiem ; 
il était des écoles oîi Ton faisait encore des 
études sérieuses: Jacohi était debout, tel qu'une 
colonne de granit, taillée par le ciseau 
grec , au milieu des décombres et des mesquins 
bâtimens à la moderne. Kant eut donc affaire 
à quelques philosophes, qui luttèrent avec lui 
pour l'amour de la vérité et de la doctrine : par 
exemple, au sceptique, auteur à'Énésidème, 
et à quelques autres. Parmi ces sages, qui 
témoignèrent toujours la profonde estime que 
leur inspirait un tel adversaire, il faut encore 
distinguer deux sous-divisions : l'une composée 
de savans qui tenaient depuis long-tems à un 



XXVI 

système, à une e'cole particulière, qui s'étaient 
logés et établis dans un édifice, où grand 
nombre d'eux avaient vieilli ; ceux-là n'en 
pouvaient plus guères sortir pour en aller 
habiter un autre; ils ne saisissaient pas à fond 
ce que voulait dire Kcmt, et ils ne savaient 
expliquer ses idées que par celles qui leur 
étaient familières, sûr moyen de ne jamais 
s'entendre. Plâtrier, le vieux astronome et 
mathématicien Koestner , Garve, le meilleur 
interprète du livre des Offices, et que Kcmt 
lui-même nomme le premier des philosophes 
pratiques, appartiennent à cet ordre d'adver- 
saires de la nouvelle philosophie. Les autres, 
et ceux-ci, sont moins des adversaires que des 
juges, après s'être élevés à la hauteur de 
Kcmt y avoir examiné toute sa doctrine et 
l'avoir éprouvée soit en elle-même, soit en la 
rapprochant de celles de ses prédécesseurs, 
crurent y remarquer, l'un quelque lacune dans 
le système total, l'autre la nécessité d'un 
fondement encore plus profond, ou bien la 
possibilité d'un scepticisme s^ subtil qu'il 
échappait même aux liens de la critique, ou 



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XXVII 

une solution incomplète d'un problème impor- 
tant, et ainsi du reste. Sur ces points, ils se 
séparèrent de Kant; les uns, comme Reinhold, 
Fichte, Bouterwek, qui avaient d'abord été ses 
disciples , pour établir des doctrines particulières 
qui essaient de prêter une base plus solide 
encore à celle de leur maître, en conservant 
toujours la même tendance et le même point 
de vue; d'autres - comme Bardili , pour se 
rapprocher de Platon , et sur-tout de Descartes. 
Jacohi, l'un des plus profonds et des plus 
savans , conserva après , comme par le passé , 
toujours sa même direction. — Ce sont là les 
seuls adversaires dignes de Kant. 

Les seconds , en bien plus grand nombre , 
bien plus bruyans, plus capables et pins 
tranchans, naquirent ou de ce bel-esprit qui 
depuis quelques années prenait le dessus parmi 
les sérieux Germains, ou de la demi-philo- 
sophie devenue à la mode, ou de l'ignorance 
qui accompagne trop souvent l'un et l'autre. 
Des poètes, des érudits, des gens à sciences 
utiles, des gens qui visaient au goût, à la 
belle littérature, souvent très-estimables d'ail- 



XXVIII 

leurs , mais qui n'étaient que poètes , ou 
qu'érudits, ou que beaux diseurs, et qui ne 
savaient pas être autre chose , jetèrent les hauts 
cris quand ils virent un système abstrait , 
qu'ils ne comprenaient point, réveiller subite- 
ment et avec une ardeur générale l'intérêt 
pour la métaphysique, qu'ils croyaient dûment 
enterrée , quand ils virent l'attention du public 
attirée vers le portique, et leurs musées 
déserts. On ne s'habitue pas à se voir ravir 
un encens et une primatie à quoi l'on s'était 
accoutumé. Tous les livres et les systèmes de 
métaphysique les eussent peu émus ; mais voir 
l'admiration publique se tourner vers Kam,t y 
entendre les cent bouches de la renommée 
employées sans cesse à répéter son nom, voilà 
ce qui ne se pardonne pas, et qui fit pousser 
de toutes parts des cris de rage *); on aiguisa 
toutes ses armes, on se ligua contre l'ennemi 
commun; rien ne fut aussi plaisant que de 

*) Il y eut même quelques voix qui s'élevèrent dans la capitale 
de la France, et qui crièrent de compagnie sans savoir pourquoi, 
tant l'exemple est contagieux ! — Au reste Kant ne s'est oublié 
qu'une seule fois , jusqu'à se retourner vers ces aboyeurs. 



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Toir cette réunion de théologiens, de beaux- 
esprits , de mathématiciens , de compilateurs , 
de professeurs et de gens du monde, assem- 
blage bizarre qu'une haine commune avait pu 
seule produire. On fit donc des livres, sérieux, 
badins , des vers , des romans , des réfutations , 
des prédictions, et depuis dix ans toute cette 
classe anti-critique se console en tâchant de 
croire et de faire croire au public , que le 
règne de la philosophie, Dieu merci, est passé! 
Plusieurs personnes ont la bonté d'y ajouter 
foi, et il y a bien quelque chose de vrai dans 
leur dire. Parmi le grand nombre de ceux 
qui ont voulu, pendant les dix ou douze pre- 
mières années , appartenir à la nouvelle école , 
il se trouvait beaucoup de gens qu'échauffait 
un enthousiasme aveugle pour ce qui est grand 
et renommé , et qui au fond ne savaient pas 
trop ce qu'ils admiraient. Ce beau feu s'est 
ralenti la où il n'avait pas d'alimens ; on ne 
trouve plus tant d'honnêtes-gens sans vocation 
qui déraisonnent au nom de Kant et de 
Fichte; l'abus a cessé, mais la philosophie 
n'en est pas moins cultivée avec ardeur par 



XXX 

un grand nombre de penseurs qui y sont mieux 
appelés. Elle n'est pas tombée pour cela, et 
un système de métaphysique n'est point une 
pièce de théâtre, dont le succès s'évalue par 
le nombre des portiers étouffés à l'entrée. 

Il faut donc dire ici, ce qu'on ne sait pas dans 
les pays voisins , d'où les choses se confondent 
à raison de l'éloignement , il faut dire que les 
soi-disant adversaires de la philosophie de Kant 
sont placés, les uns à droite et de pair avec 
ce philosophe , les autres à gauche et très au- 
dessous de lui. Ceux-ci ont voulu plus d'une 
fois tirer avantage des argumens des vrais 
philosophes, qui n'étaient point d'accord avec 
Kant, ils ont voulu s'étayer de leur appui et 
fraterniser avec eux; ils en ont été repoussés. 
Il n'y avait là nul point de contact possible; 
et dès qu'il fut question de leur bavardage 
inphilosophique , tous les penseurs n'ont fait 
qu'un avec Kant, tous avaient contre ces intrus 
les mêmes raisons et le même éloignement. — 
Je désire que la philosophie critique trouve en 
France beaucoup d'adversaires de la première 
classe; je crains qu'elle n'en trouve trop de la 



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XXXI 

seconde ; qu'il ne paraisse plus d'un Sempronius 
Gundiberty et pas un Enésidème, encore moins 
un livre comme celui de Fichte , une dissertation 
comme celle de Jacobi *). 

Que si quelqu'un, non encore informe de 
l'état de la question , me disait à l'apparition 
du présent ouvrage: » Vous convenez vous- 
» même que la philosophie que vous annoncez 
» a des adversaires célèbres, cités entre les 
» philosophes ; comment donc peut-elle être si 
» décidément bonne et salutaire pour nous?" 
Je lui répondrais d'abord, que cette même 
philosophie a aussi de très-célèbres et de très- 
savans sectateurs # ), puis j'ajouterais: pour 



*) Sur l'idéalisme et le réalisme. 

# ) Cette raison est tout aussi bonne , employée positivement 
que négativement. La philosophie transcertdentale , en général , 
a un bien plus grand nombre de bonnes têtes pour elle que 
contre elle . il n'y a nulle comparaison à faire. Elle compte au 
nombre de ses partisans de très-grands mathématiciens aussi, des 
physiciens, des chimistes, des médecins renommés, des théolo- 
giens , des moralistes , de vrais poètes , des jurisconsultes et des 
hommes d'état. Je ne veux pas ici faire une vaine liste de noms , 
qui, grâce à l'indifférence des parisiens, ne sont pas connus 
d'eux ; je me contenterai de citer Gœthe , Schiller , Humboldt , 



vous, il n'y a encore d'autres antikantiens que 
ceux du bas élage , attendu que vous n'en êtes 
pas encore au point de juger par vous-même ; 
si vous voulez vous ranger parmi ceux-là, 
vous en êtes le maître; mais ceux d en-haut 
n existent pas jusqu'ici pour vous ; point d'an- 
tikantiens pour vous sur cet étage supérieur, 
Tous ceux qui sont la sont e'galement contre 
vous ont les mêmes raisons, la même doctrine 
a opposer à notre inphilosophie. Ce n'est pas 
pour vous que pensent et discutent Jacohi, 
Maimon, Fichte , Bouter wek, Reinhold , Bar- 
diliy Koeppen. Les points sur lesquels ils sont 
divises ne vous concernent nullement, et ne 
sont pas de votre compétence. Montez , et vous 
saurez de quoi il s'agit. — Dans les choses sur 
lesquelles ils sont d'accord , il y a assez de quoi 
vous instruire; et leurs différends même ne 
seront pas perdus pour vous, si selon l'expres- 
sion à' Horace, vous osez aborder la sagesse. 



dont peut-être ils ont entendu parler, et qui font à la théorie 
des arts et de la poésie une application si heureuse de la phi- 
losophie tranteendentak. 



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XXXH1 

Enfin Kcmt a d'estimables adversaires , il est 
vrai ; mais Copernic en a eu aussi , et il n en 
est pas moins vrai que la terre tourne autour 
du soleil. Le chancelier Bacon a rejeté la 
théorie de Copernic; il a cru pouvoir démontrer 
par les principes de la philosophie naturelle 
bien posés (ce sont ses propres paroles), que la 
terre était en repos au centre du monde *). Le 
P. Riccioli, Lajonchère , Morin, comptés parmi 
les premiers astronomes de leur tems, s'oppo- 
sèrent à l'opinion du mouvement de la terre, 
comme à une absurde hypothèse. Le grand 
Tycho lui-même, à qui d'ailleurs l'astrono- 
mie a de si réelles obligations, s'est prononcé 
hautement contre Copernic # ) ; sans compter les 

*) » Constat scntenliam Copernici de rotatione terrae (quae 
» nunc quoque invaluit) quia phaenomcnis non répugnât , ab 
» astronomicis principiis non posse revinci , à naturalia tamen 
» philosophiae principiis rectè positis posse." Do Autfn. Scientiar. 
L. rv. C i. 

^) Tycho-Brahè opposait sur-tout au mouvement de la terre, 
que celle-ci était une masse inerte , vile et grossière , peu propre 
au mouvement , et qui n'était convenable qu'à être le fondement 
de toute stabilité. — Le P. Jiiccioli , dans son Mmayeste , ne 
proposa rien de moins que septante-sept argumens , tous invinci- 

•3 



XXXIV 

théologiens, comme le savant cardinal Bellar- 
min, le père Garasse, et tant d'autres. — Gali- 
lée, soutenant la même doctrine que Copernic, 
et trouvant de plus des lois de l'accélération de 
la vitesse dans la chute des corps graves , vit 
toute l'université de Pise, qui possédait de 



bles , contre la rotation de notre globe. — Copernic , qui prévoyait 
combien toutes les opinions et les habitudes allaient se soulever 
contre lui , dit dans la préface de son Astronomia instaurata : 
» Non dubito, quin eruditi quidam, vulgatà jam de novitate 
» hypolhcseon hujus operis famà , quod terram mobilcm , solem 
» verô in roedio universi immobilem constituit , vehcmenter sint 
» ofTensi , putentque disciplinas libérales rectc jam olim constitutas , 
» turbari non oporterc. Verùm si rem exacte pcrpendere volent, 
» invenient autorem hujus operis, nihil quod reprehendi mereatur 
» commisissc." 

Le passage vaut bien d'être traduit en français : » Je ne doute 
i» pas , dit Copernic , que certains savans qui ont déjà entendu 
» dire quelque chose de la nouveauté des hypothèses de cet 
» ouvrage-ci , lequel fait la terre mobile , et place le soleil im- 
» mobile au centre de l'univers , ne soient violemment irrités , 
» et ne pensent qu'il ne convient pas de troubler les sciences 
» libérales si bien établies par ceux qui nous ont précédés. Mais 
* s'ils veulent peser la chose avec exactitude , ils trouveront que 
» l'auteur de cet ouvrage n'a rien fait qui mérite d'être repris." — 
Celui qui cite ici Copernic, a, sans doute, les mêmes préventions 
à redouter pour son propre ouvrage. 



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XXXV 

très-habiles professeurs, déchaînée contre lui. 
Aujourd'hui, malgré tant de grands adversaires, 
le système de Copernic est le seul admis, et la 
théorie de Galilée est reconnue pour véritable. 
Cela doit nous rendre modestes et retenus dans 
nos décisions. 

Harvey a-t-il découvert la circulation du 
sang, les plus renommés médecins et physio- 
logistes de son tems se déclarent contre lui, 
l'accablent de réfutations hautaines qui devaient 
pulvériser sa découverte, la plus belle et la 
plus importante de la médecine moderne. Le 
sarcasme et le calembour g même ne l'épargnent 
pas , et la faculté en corps , qui eût dû prononcer 
son nom avec respect, lui donne le sobriquet de 
circulator. Le fougueux Riolan et Parisanus 
se déchaînent contre lui, l'outragent, le persif- 
flent. On pardonne cet emportement a la 
bile extraordinaire du premier et à l'ignorance 
du second ; mais on voit avec regret à la tète 
de ses adversaires des noms aussi respectables 
que ceux de Gassendi, de Primerose, de 
Gaspard Hoffmann, de H. Pisoni; car il est 
évident que tous les contemporains de Harvey 

••3 



XXXVI 

ont eu tort, et ces illustres savans avec eux •). 

Enfin le système sexuel de Linnée a eu aussr 
de célèbres opposans, et parmi eux Von compte 
Haller, Smellie et Buffm. Contre la chine 
de Lavoiner s'inscrivent les noms très-imposans 
de Gmélin, Priestlcy, Sa<je, Lauruujuet, 
Lamarck, qui défendent encore l'ancienne 
théorie. 

En voila assea pour démontrer que la 
célébrité , la science ou le génie de quelques 
adversaires ne prouvent rien contre la validité 
d'une doctrine: et comme cet argument, le 
premier qu'on oppose d'ordinaire a la nouvelle 
philosophie, n'est qu'une raison de fait, ce n'est 

■ 



*) Il est encore des physiologistes distingués d'ailleurs , mais 
qui soutiennent que le sang ne circule pas dans notre corps. 
Au reste , ou aurait peine à se figurer toutes les persécutions et 
les avanies qu'éprouva ffarva». Lorsqu'il fit sa découverte il 
ëtait médecin très-accrédité à Londres , avait la pratique des mai- 
sons les plus distinguées, et faisait de bonnes affaires -, dés qu'il 
eut avancé que le sang circulait , toutes ses pratiques le quittèrent 
peu-à-peu , et il tomba dans l'indigence. » C'est un bon homme 
» que ce Harvey , disait-on, mais c'est dommage qu'A soit homme 
» à systèmes ; il est devenu fou , et nous ne pouvons plus nous 
» fier à lui. » — Et voilà comment les contemporains jugent 



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xxxvn 

aussi que par des preuves de fait qu'on peut la 
combattre ou la prévenir. 

Passons à un autre genre d adversaires. Il est 
des envieux qui, contraints d'ouvrir les yeux 
à une lumière qui les offusque, attaquent 
seulement le mérite personnel de l'inventeur, 
et lui disputent la priorité de l'invention. Un 
reproche que Ton entend faire assez souvent à 
Kant, c'est que sa doctrine n'est pas neuve *). 
La première réponse à faire, c'est que cela est 
fort indifférent à la question; il s'agit, non de 
juger l'homme , mais la chose ; non la nouveauté , 

*) Ainsi sur un passage de Cicéron , et quelques mots échap- 
pas à des cosraologistes anciens , on a voulu dérober à Copernic 
la gloire d'avoir placé le soleil au centre du monde. Barra, un 
antagoniste de Harvey , attribuait la découverte de la circulation 
du sang à Hippocrate , un autre à Salomon , un troisième à un 
théologien de Venise. On a fait honneur du système de Linnèe 
à des naturalistes plus anciens que lui , tels que Grew , Milling- 
ton , Camérarius. Quelques gens ont voulu de même que Sexius- 
Empiricus, Raimond-Lvlle , Glisson , fussent les auteurs de la 
doctrine de Kant. On a tant de peine à convenir que l'homme 
qui est là est plus grand que nous ! on aime mieux l'avouer des 
morts ; il sont plus sans conséquence. Semer des doutes , et 
obscurcir l'éclat des noms vivans est le métier des Zoîles de tous 
les siècles. 



XXXVIII 

mais la vérité de la doctrine. Elle n'est pas 
neuve! certes, tant mieux; car elle serait fort 
a suspecter , si elle s'éloignait en entier de tout 
ce que les plus profonds esprits ont pensé 
depuis Pythagore; si Platon, Aristote, Zénon, 
Cicéron , Descartes , Leibnitz , Hume , n'avaient 
jamais rien soupçonné , ni entrevu d'approchant. 
Quel est l'homme qui , jeté sur la terre sans 
rien apprendre de ceux qui l'y ont précédé, 
pourrait élever un édifice aussi colossal et aussi 
régulier que celui élevé par Kant? « Ce n'est 
n que montés sur les épaules les uns des autres 
» que nous pouvons voir d'un peu loin," dit 
Fontenelie avec sa grâce accoutumée ; et à cet 
égard personne ne s'est mieux élevé sur les 
épaules d autrui que Kant lui-même. De tout 
ce qu'ont avancé ou conçu en philosophie les 
anciens et les modernes, les scholastiques et 
non-scholastiques, les italiens, français, anglais, 
Allemands, il n'est rien qu'il ignore et dont il 
n'apprécie au juste la valeur. Lui , et ses disciples 
principaux savent mieux que la plupart de leurs 
adversaires, ce que la doctrine transcendentale 
doit aux doctrines rationnelles ou sceptiques qui 



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XXXIX 

l'ont précédée. Ils savent pourtant , et tous ceux 
qui sont vraiment initiés savent aussi qu'aucun 
philosophe, en mettant a profit les lumières 
acquises, na eu par lui-même ?utant d'original, 
de neuf et de grand, que Kant. Ceux qui 
tranchent d'un ton suffisant sur la norwwuvecmté 
d'une opinion, non-seulement ne décident rien , 
mais encore seraient très en peine s'il fallait 
prouver leur assertion *). Or les Allemands , qui 
ont plus que nous l'habitude de prouver ce 
qu'ils disent, n'ajouteraient pas foi légèrement 
à des arrêts de la sorte, et auraient l'incivilité 
d'exiger qu'on les appuyât de pièces justificatives. 
Je me suis arrêté un peu sur ce qui précède, 
parce que j'ai voulu parer d'avance a quelques 



*) Un autre reproche que certains censeurs font à Kant, c'est 
la sécheresse de son style, la longueur de ses périodes, le néo- 
logisme de quelques expressions , etc. Ce qu'il y a de certain , 
c'est que Kant a crée une nouvelle langue qui manquait à la 
philosophie , et qu'il a beaucoup enrichi et précisé la sienne. Au 
reste , il est à peu-près aussi essentiel pour un métaphysicien 
d'écrire avec élégance , que pour un général d'année de savoir 
bien danser. Tout ce qu'on peut exiger de lui , c'est d'être 
clair; encore , est-ce à ceux qui veulent le comprendre à M- 



XL 

objections que j'ai bien prévu qu'on ferait en 
France. 

Ce ne sont pas des difficultés d'une pareille 
nature que je voudrais qui s'élevassent : mon 
unique voeu est de voir examiner et débattre, 
avec la sévérité et la gravité qui conviennent à 
de tels objets , la doctrine célèbre dont j'expose 
ici les élémens. Une partie éclairée de l'Europe 
est attentive a l'apparition de cet essai , à la 
manière dont on le recevra et dont ou le jugera. 
On est aux aguets de ce qu'on appelle la frivolité 
française mise en contact avec l'assiduité ger- 
manique. Je suis loin d'en redouter l'événement 
pour l'honneur national, quand je songe que 
cette nation, si aimable et si grande tout à la 
fois , et que d'autres accusent d'être frivole , a 
donné naissance à Charron, à Descartes, à 
Pascal, a Mallebr anche , à Fénèlon, à Bayle, 
à Buffon; qu'elle renferme encore en son sein 
des penseurs que n'ont pas entraîné les opinions 
vulgaires et à la mode, des esprits méditatifs, 
des lettrés sages et instruits. 

Cependant, il faut le dire: une différence 
remarquable s'offre à l'observateur dans la culture 



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xu 

intellectuelle de la France et de l'Allemagne. 
Notre culture et notre célébrité littéraire ont 
commencé par les belles-lettres, et les sciences 
ne sont venues qu'ensuite ; les poêles , les roman- 
ciers , et puis les savans. Nous avions déjà des 
ouvrages d'agrément classiques et admirés de 
toule l'Europe , que le gros de la nation et des 
hommes de lettres ne s'inquiétait guères des 
sciences ou exactes, ou spéculatives. Les alle- 
mans, au contraire, ont été savans long-tems 
avant que d'être littérateurs. Ils avaient des 
mathématiciens , des physiciens du premier rang, 
tandis qu'en littérature , ils n'avaient encore que 
des commentateurs et des érudits. L'influence 
de la philosophie , celle de l'esprit exact et 
méthodique était toule - puissante sur le public 
instruit , avant qu'il y eût un seul poète national 
dont les ouvrages aient été dignes de passer à 
la postérité. Notre première société littéraire a 
été une assemblée de beaux-esprits, Y Académie 
française, qui fut, dès sa naissance, décorée 
d'un éclat très-brillant, et dune vraie majesté 
littéraire. Chez les allemans, les premières 
sociétés de ce genre ont été composées de natu- 



XLII 

ralistes , d'astronomes , d'historiens , de géogra- 
phes , de métaphysiciens , d erudits ; et pendant 
long-tems ils n'ont pu concevoir l'idée d'une 
société purement belle-lettriste , pour me servir 
d'une de leurs expressions. Leurs poètes , dans 
les époques successives à'Opitz, de Gellert , de 
Haller et de Klopstock, ont été eux-mêmes de 
vrais savans, et jusqu'à présent ils n'ont pas 
cru pouvoir se dispenser d'une très-solide et 
très-profonde instruction. L'Allemagne savante 
qui, a raison de sa langue, comprend une 
grande partie du nord de l'Europe, a eu ses 
Copernic, Ticho-Brahé , Keppler, Athanase 
Kircher , Hévélius , Tschimhausen , Puffendorf, 
Leibnitz, Thomasius, Wolf, Stahl, Bernouilli, 
et tant d'autres mathématiciens ou philosophes 
(sans compter tous les philologues qui ont 
débrouillé le chaos de l'antiquité classique, 
non plus que Luther, Mèlwnchton, Sleidan, et 
tous les théologiens réformateurs) avant que de 
s'aviser de bel-esprit. — Sans doute pourtant, 
que le tems et la contrée où tant d'hommes 
célèbres ont fleuri , n'étaient point un tems , ni 
uue contrée barbare. Le reste de la nation 



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XUH 

brillait peu aux yeux des étrangers, parce 
qu'il y a toujours plus d'yeux ouverts sur un 
roman ou sur une comédie que sur une équa- 
tion ou une recherche abstraite. Mais ces 
réputations éminentes, qui se montrent çà et 
là, prouvent du moins une certaine disposi- 
tion des contemporains vers l'étude, une cer- 
taine élévation dans l'esprit général, et une 
masse d'hommes éclairés qui se grouppaient 
autour de ceux qui étaient le plus en évidence. 
Telles ces îles, ces pointes de rochers, qui se 
montrent en archipels au-dessus de la surface 
des mers , annoncent qu'autour d elles le fond 
s'élève en pyramides dont elles ne sont que les 
sommets , et que la terre est à fleur d'eau , là 
même où l'on n'aperçoit rien. J'ajouterai, 
comme le remarque avec beaucoup de justesse 
mon estimable ami Vcmderbourg , traducteur 
du Woldémar , que la classe mitoyenne de la 
société, celle qui compose le public littéraire, 
» a été chez nous corrompue et polie avant que 
» dêtre éclairée, et qu'au contraire chez nos 
r> voisins, elle a été éclairée avant que cPétre 
» corrompue." — Si bien que la tendance 



XL1V 

dominante dans la culture des uns est devenue 
sensualité, et dans celle des autres idéalité; 
que le persifilage, la légèreté et la dissipation 
sont devenus familiers aux uns; la gravité et 
le recueillement aux autres. De Ta vient encore 
que chez nous le bel-esprit , en vertu de son droit 
d'aînesse , a acquis une certaine prescription , 
une primauté dans le goût et dans l'opinion 
publique , qu'on le regarde comme la base de la 
gloire nationale dans Tordre intellectuel ; tandis 
que chez les Allemands , on est accoutumé à voir 
cette même gloire dans les sciences exactes, la 
philosophie et l'érudition. Ici le bel-esprit exerce 
une sorte d'influence despotique sur les sciences , 
il tend continuellement à les attirer vers le 
superficiel : là ce sont les sciences qui exercent 
leur influence sur le bel-esprit, et qui tendent 
à lui donner de la consistance et de la pro- 
fondeur. Ici la science ne peut plaire au public 
qu'en revêtant les formes du bel-esprit: là le 
bel-esprit ne peut plaire qu'en se conformant 
à l'esprit sévère et systématique de la science. 
Ici plus d'un auteur a été obligé de s'excuser 
d'être trop abstrait et trop scientifique: là un 



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XLV 

auteur paraîtrait inexcusable, s'il n'était point 
scientifique. Ici enfin l'impulsion donnée pri- 
mitivement a élé de plaire ; tandis que la 
l'impulsion primitive a été d'instruire *). 

*) Je pourrais ajouter que notre littérature est dans un cas 
pareil à celui des langues en général ; elles naissent dans un état 
de choses presque barbare ; elles se forment , se développent 
pendant une période grossière , où toutes les idées sont indéter- 
minées, souvent fausses. Quelque degré de perfection et de 
culture qu'elles atteignent ensuite , elles se ressentent toujours du 
vice de leur naissance et du chaos où elles sont nées. On les 
polit , on les répare , on les embellit , et Ton ne peut en ôter 
certains vices radicaux qui en corrompent tout le système. 
Notre littérature a jailli immédiatement d'un ordre de choses 
très-informe ; clic s'est comme entée sur la barbarie , et l'on ne 
peut disconvenir que cela n'ait influé sur elle jusqu'à un certain 
point. La nation allemande , au contraire , était depuis long-tems 
remplie de lumières solides , de philosophie et d'érudition quand 
elle a songé sérieusement à se faire une littérature. Tel était le 
sol dans lequel le bel-esprit allemand devait germer. A peine 
la vraie littérature compte-l-elle dans ce pays un demi-siècle ; 
mais née au milieu du dix-huitième, et posée sur de telles 
bases , on conçoit qu'elle a dû recevoir une constitution et une 
modification très-différentes de celles qu'a reçu la nôtre. On ne 
peut donc, en aucune manière, comparer les premiers pas et les 
essais de la littérature» allemande aux pas incertains et aux essais 
des pères de notre pâmasse. — Chacun sentira d'après cette 
considération , et un grand nombre d'autres sur lesquelles je ne 



XLVI 

Cependant les grands événemens qui ont 
remue' jusqu'à la lie la génération actuelle des 
français , a donné une autre trempe à bien des 
ames, une tendance plus sévère, plus éloignée 
de la légèreté reprochée quelquefois avec justice 



puis m'étendre ici , qu'il y a une divergence totale dans les idées , 
les vues, la culture, en un mot, d'un Français et d'un Allemand , 
et qu'ils ne peuvent jamais parvenir à s'entendre; l'un voit et 
entend dans un livre , dans une expression tout autre chose que 
ce que l'autre y voit et y entend ; la dispute est interminable ontr'eux. 
Un bel-esprit nourri sur le pavé de Paris , peut raisonner , ou 
déraisonner à perdre haleine sur les produits de la littérature 
allemande ; il peut extraire , analyser , disserter , et ne pas dire 
un mot qui convienne à la chose; parce que pour juger une 
chose , il faut être placé dans son point de vue , et que le 
parisien est dans un point de vue étranger , où il voit tout 
louche et confus , ainsi qu'un tableau qu'on regarde sous un faux 
jour. On a beau même traduire', imiter, paraphraser, on ne 
traduit que la lettre morte; l'esprit vivant, que l'interprète n'a 
pu saisir , reste caché , et l'ouvrage n'est au fond guêres mieux 
compris , ni du traducteur , ni des lecteurs , que «'il était resté 
dans sa langue originale. On en peut dire autant de la manière 
dont, en général, on traduit et l'on explique chez nous les 
ouvrages de l'antiquité. J'ose me flatter que le présent livre, 
bien compris , donnera quelques ouvertures importantes sur l'esprit 
allemand, sans la connaissance duquel il est complètement ab- 
surde de prétendre juger la littérature allemande. 



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xrvu 

à nos goûts. Nous ne vivons plus dans un tems 
où il convienne de se contenter du pain et des 
jeux du cirque. Nous entendrons , sans doute , 
un jour nos Cicéron dire à nos Varron et a nos 
Atticus: « Tandis que je travaille à interpréter 
» en notre langue cette philosophie que nous 
» devons a Socrate , pourquoi, mes amis, ne 
» me secondez-vous pas, vous qui ne sauriez 
» ignorer que la philosophie est infiniment au- 
to dessus de ces débats de grammairiens, et de 
» cette étude des belles-lettres qui ont été jus- 
» qu'ici l'objet de vos recherches, l'occupation 
» de vos veilles?" (Acad. 1). 

Si donc, pendant un tems, notre littérature 
légère, notre excellent théâtre sur-tout ont fait 
notre gloire aux yeux des étrangers, le tems 
est venu où il convient de nous vanter plus 
exclusivement de nos Lalande , de nos Laplace , 
de nos Chaptal, de nos Fourcroy , de nos 
Guy ton y qui fondent pour nous une gloire 
plus analogue à l'esprit de notre âge ; de nous 
informer sérieusement de ce que les sciences 
produisent de grand et de remarquable chez 
tous nos voisins. Nous avons d'ailleurs encore , 



XLVIII 

pour soutenir l'honneur de nos muses , quelques 
poètes , quoiqu'en très-petit nombre ; Tyrtée — 
Lebrun, le suave Delille et Fauteur de V Optimiste 
vivent encore *); mais il s'élève en Europe 
un certain public qui tend avec énergie vers 
des institutions plus sévères, et qui ne reçoit 
plus avec le même enthousiasme une rime ou 
un alexandrin. Le raisonner tristement s* ac- 
crédite, a dit Voltaire. Cela est triste en effet 
pour ceux qui ont bien pris leur parti et qui 
ne veulent pas raisonner. Quant à ceux qui 
ont adopté pour eux la devise du Sapere aude , 
la chose n est pas à beaucoup près si chagri- 
nante. En vain une secte niaise, prosternée 
devant l'autel d'un certain Phoebus qu'il lui 
plaît d'appeler le bon goût, prétend encore 
soutenir la primatie intellectuelle de sa déité, 
prononcer sur tout en ignorant tout; il est 
impossible que le public en soit désormais la 
dupe. Révérons , lisons nos classiques , mais dé- 
daignons l'inepte et prétentieux bel-esprit qui 



(*) On peut regarder cette division de la préface comme ser- 
vant de supplément à Y Article VU de l'ouvrage. 



* 



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XLXS 

nous fait tort au* yeux des étrangers, (car les 
jalousies nationales épient les torts et les ridicules 
pour les grossir). Je nie suis; attendu a voir 
quelques coryphées de cette secte prononcer 
dun ton cavalier 'sur mon nuvrage; je les récuse 
à Tavance, autant que j'attends avec déférence 
et respect le jugement des vrais lettrés et des 
penseurs de toutes les classes , au cas qu'ils 
daignent accorder quelqu'attention à mon travail. 
Je déclare que je ne répondrai qu'à des raisons , 
et qu'annonçant une doctrine qui a tant de 
conformité avec celle de Platon, j'adopterais 
volontiers l'inscription placée au-devant de son 
auditoire : Nul n'entre ici iil n'est géomètre *). 
Enfin , sans trop redouter les raisonnemens aux- 
quels je tacherai d'en opposer d autres , craignant 
encore moins la fatuité et les injures auxquelles 
je n'opposerai que le silence, je dois expliquer 
en peu de mots quel a été mon dessein et mon 
but: abandonnant du reste ma production , sans 
appui et sans prôneurs, a l'éclat du grand 



*) Platon • distittguail, domine' de rai*» , un gComèttc d'un 
arpenteur. 

•4 



t 



L 

jour, et adoptant l'allégorie employée en un cas 
semblable par mon respectable ami, M. le 
conseiller intime Jacobi *): 

€ L'autruche dépose tranquillement son 
» oeuf sur le sable ; les pinçons et les 
» passereaux ne sauraient l'écraser; le 

> bec des sansonnets et des corneilles ne 
» peut l'entamer ni le repousser dans 
» l'ombre ; c'est à l'astre qui dispense la 

> lumière à le faire éclore." 



On aura peine a croire un jour, en lisant 
l'histoire littéraire du dix-huitième siècle, que 
de deux nations éclairées, voisines l'une de 
l'autre et séparées seulement par un fleuve , 
l'une ait ignoré avec tant de constance et 
pendant vingt années ce qui se passait chez 
l'autre. Le Français si hospitalier, si liant, si 
ouvert, qui adopte de si bonne grâce les modes 
et les vêtemens des étrangers, devient d'une 
inflexible roideur à la première proposition qu'on 

*) Dana son livre contre Mendelssohn , au sujet de la doctrine 



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u 

lui fait d'adopter quelque doctrine littéraire 

autre que celle dans laquelle il a été nourri, 

et de donner l'hospitalité à une pensée exotique. 

Il a fallu tout l'immense ascendant de Voltaire 

pour faire goûter à la nation quelque chose de 

l'esprit anglais , qu'elle n'a même jamais connu 

que modifié. 

Depuis cinquante ans toute l'Europe savante 

avait adopté la théorie de Y attraction, donnée 

par Timmortel Newton , qu'en France on s'ob- 

« 

stinait encore à la repousser avec opiniâtreté. 
Voici ce qu'en dit Maupertuis dans une de 
ses lettres: » Il a fallu plus d'un demi-siècle 
» pour apprivoiser les académies avec i'attrac- 
» tion. Elle ne paraissait que la reproduction 
» d'un monstre qui venait d'être proscrit: 
» on s'applaudissait tant d'avoir banni de la 
» philosophie les qualités occultes, on avait 
» tant de peur qu'elles revinssent, que tout 
» ce qu'on croyait avoir avec elles la moindre 
» ressemblance effrayait: on était si charmé 
» d'avoir introduit dans l'explication de la na- 
» ture une apparence de mécanisme, qu'on 
» rejetait sans l'écouter le mécanisme véritable 



* 



lu 

>> qui venait ^offrir." — Ainsi plusieurs se 
sont déjà révoltés en France contre la philosophie 
critique, sans la connaître, s'imaginant y voir 
le rcLom Je la scolas tique , qu Us ne connaissent 
pas davantage. Quelques formes méthodiques , 
quelques mots nouveaux , empruntés la plupart 
de la langue de Platon et d'Aristote, ont donné 
lieu à cette bizarre terreur. Elle est d'autant 
moins fondée que la philosophie critique est 
précisément la seule qui puisse nous garantir 
avec sûreté du retour d'aucune espèce de 
scolas tique, comme aussi de tout verbiage 
soi-disant philosophique , et qui nous donne le 
mécanisme véritable de l'entendement humain , 
au lieu de Yapparence dont on est encore si 
charmé. Mais on dirait que Y Homo sum. . . . 
est incompatible, en ce sens, avec le Gallus 
sum. De là naît en France, sur certains points, 
l'incompréhensible phénomène de la plus par- 
faite civilisation à coté dune barbarie presque 
chinoise ; d'un savoir encyclopédique qui em- 
brasse tout, à coté d'une ignorante partialité 
qui reppusse toute lumière venant du dehors. 
Depuis près de vingt ans , une nouvelle ,philo- 



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Lin 

sophie qui intéresse tout le savoir humain et la 
moralité, qui occupe, soit pour, soit contr'elle, 
tout ce qu'il y a de savans et d'hommes qui 

pensent, depuis Koenigsberg jusqu'à Stuttgard, 

- 

depuis Copenhague jusqua Salzbourg, cette 
philosophie est encore inconnue aux Français, 
et il ne s'en est pas encore trouvé un seul qui 
ait entrepris de l'étudier et de la faire connaître 
à sa patrie *) ! Le nouveau système a donné à 



*) L'auteur tlu présent ouvrage a commencé il y a cinq ans à 
en parler dans ses Lettres westpkaliennes , et peu après dans les 
cahiers successifs d'un journal imprimé en Basse-Saxe. Il a même 
donné sous le titre de Critique de la raison pure, une analyse 
abrégée de l'ouvrage qui porte ce titre. Mais ces pièces ont été 
peu connues en France. Cependant depuis lors , la plupart des 
journalistes se sont empressés de les copier , de parler de Kant t 
et de dire le peu qu'ils en savaient , soit en bien , soit en mal. 
Ce philosophe a acquis de la sorte un nom en France, sans 
qu'on y sût précisément quelle idée il falloit attacher à ce nom ; 
c'est le Dieu inconnu des Athéniens , qui a un autel , et dont 
on n'a jamais vu la face. L'année dernière on a publié dans le 
second volume du Conservateur , la traduction d'un petit ouvrage 
allemand (abrégé d'un ouvrage de Kant) , sur l'accord de la reli- 
gion avec Ja raison. Le choix n'était pas très-heureux , mais 
l'estimable auteur , M. Huldûjer (probablement un pseudonyme) , 
« joint à sa traduction quelques considérations sur la philosophiê 



l'esprit spéculatif une tendance nouille , il a 
simplifié et rendu aussi lumineux que le jour 
certains points sur lesquels on ne pouvait s'ac- 
eorder ; et depuis si long-tems que ce système , 
dë-fe le Rhin, est discuté, débattu publique- 
ment, 6ii ne se doute pas même en-deçk de 
l'état de la question! Les programmes des 
académies et autres corps savans de France, 
pendant ces quinze dernières années , sont rem- 
plis de questions spéculatives , faites avec une 
entière confiance, annoncées avec solennité, 
qui néanmoins se trouveraient superflues et 
insignifiantes dans le point de vue de la phi- 
losophie transcendentale. Et pas un de ces 
corps savans, pas un de ceux qui écrivirent 
des mémoires sur ces questions n'y eut égard , 
• pas un nè discuta , ne cita même la nouvelle 
doctrine î C'est ce qu'on a peine a comprendre , 
et qui nous attire l'improbation de plus d'un 
« ■ ■ 

critique , lesquelles prouvent qu'il en a passablement saisi les 
points principaux , mais qui , vu leur brièveté , ne pouvaient don- 
ner que d'insuffisantes lumières à des lecteurs encore non initiés. 
Voilà, à peu-près, à quoi se sont bornées les recherches et les 
tentatives des Français sur cet objet important 



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Vf 

de nos voisins *). Car enfin, le système Je 
Kant renfermàt-il des erreurs radicales, dût-il 

être décidément rejeté, encore est-il bon de 
savoir pour quelles raisons on le doit rejeter? 
quelle a été la magie , l'illusion qui y a atta- 
ché tant d'esprits, et qui lui a donné une 
telle célébrité ? La marche de l'intelligence , 



*) L'Académie de Lyon avait propose 1 en \ 792 et 93 , pour le 
prix annuel, de douze cents livres, fonde" par l'abbé Baynal , la 
question suivante: * Dans l'état actuel de nos moeurs, quelles 

* vérités et quels sentiment la philosophie et les lettres devraient- 

* elles inculquer et développer avec plus de force pour le plus 
» grand bien de la génération présente?» l'Académie avait expli- 
qué ses vues dans une brochure intitulée : Coupd'oeil sur les 
quatre concours pour le prix de Vahhé kayïul , etc. (chez Gattey , 
au palais-royal). Il y avait alors , plus de dix ans que les bases 
de la philosophie critique étaient posées en Allemagne; il y en 
avait six que tous les philosophes de cette nation s'en occupaient 
avec ardeur ; et Ton en ignorait en France jusqu'au nom ; tandis 
qu'aucune découverte de l'Europe savante n'est ignorée en Aile- 
magne. Outre la louable intention de l'Académie de Lyon dans 
l'énoncé de son programme, on dirait encore qu'une inspiration 
•ecrète l'animait , et qu'une étoile lui avait apparu vers le nord , 
ainsi qu'aux mages de Chaldée. Cette association savante n'est 
plus. Mais une exposition de la doctrine de Kant remplira, 
peut-être , en partie le but qu'elle avait proposé aux penseurs de 
sa nation. 



LVI 

dans l'établissement même des grandes erreurs 
métaphysiques , est toujours digne d'être suivie 
et étudiée. Mais il semble qu'il y ait une 
distance infranchissable de l'esprit français à 
l'esprit allemand ; ils sont placés sur deux som- 
mets entre lesquels il y a un abîme. 

C'est sur cet abîme que j'ai entrepris de jeter 
un pont. L'événement nous apprendra si l'en- 
vie d'y passer prendra à un grand nombre; 
s'il y a vraiment une philosophie allemande 
inconciliable avec une philosophie française y 
ainsi qu'on l'a voulu insinuer ; si la philosophie 
et la vérité ne sont pas citoyennes du monde , 
et n'appartiennent pas à tous les hommes. 

On ne doit pas s'attendre à trouver dans cet 
écrit une connaissance complète de la nouvelle 
doctrine, et qui dispense d étudier les ouvrages 
de son fondateur, quand ils seront traduits y 
ou plutôt retravaillés en notre langue. Je n'ai 
voulu et n'ai pu donner ici qu'une introduc- 
tion à Vétude do la philosophie critique. Tel 
était même le titre que j'avais d'abord choisi. 
Mais venant à réfléchir que la plupart des 
lecteurs français se soucient assez peu d'intro- 



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Ï.VII 

ductîon et encore moins d'étude, j'adoptai, 
pour ne les pas rebuter, un titre qui annon- 
çât un résultat plus positif et plus attrayant. 
Cependant je pense en avoir assez fait pour 
indiquer au lecteur attentif quelle est la • ten- 
dance générale de l'école critique , quel but 
elle s'est proposé, et quel chemin elle s'est 
frayé pour y parvenir. 

Je ne parlerai pas des difficultés immenses 
que j'ai eu à vaincre. Une des plus grandes 
est d'avoir été obligé de me faire une méthode 
différente de celle qu'a suivi Kcmt, lequel 
ayant a parler à sa nation, est parti du point 
de vue où il se trouvait lui-même, de la phi- 
losophie de Leibnitz et Wolf, pour en venir 
à la doctrine critique. C'est cette direction 
qu'il a donnée à toute sa polémique. Il m'a 
fallu, au contraire, partir d'un point de vue 
tout opposé, de la doctrine régnante en France; 
gavais une nouvelle roule à déblayer , de nou- 
velles opinions à combattre, de nouveaux exem- 
ples à alléguer, et ainsi du reste. Ensorte que 
>'ai eu à m'expliquer , non-seulement dans une 



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LVin 

langue très-différente , mais encore dans un sens 
très-différent de l'original. 

On conçoit facilement que la seule récom- 
pense qu'attende de ses efforts l'homme qui 
s'occupe tout entier de l'intérêt de la science 
et du perfectionnement de ses semblables, ne 
peut être que le progrès sensible de ce même 
perfectionnement. Je m'estimerai heureux , si 
je contribue à imprimer à mes contemporains 
cette tendance haute et pure qui dégage, autant 
qu'il est possible, l'intelligence humaine des 
liens de la sensualité. — Vivre, sans autre but 
que la vie , suivant les modifications qu'a reçu 
la vie en elle, telle est la destination de la 
brute , celle dont l'homme sensuel se rapproche 
de tout son pouvoir. Mais il en est d'autres, 
qui se prescrivent un but plus élevé, qui se 
sentent placés loin au-dessus de la brute dans 
Tordre de la création, qui cherchent autre 
chose que la vie et l'assouvissement de l'instinct- 
En vain le superficiel matérialisme, le grossier 
précepte de l'amour de soi , voudraient-ils nous 
ramener a cet état des brutes, résultat chéri 



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LIX 

de leurs spéculations : l'humanité ne rétrogra- 
dera point: une doctrine plus humaine, plus 
divine, si l'on veut, a élé annoncée par les 
nobles, amis de la vérité dans tous les tems. Il 
nous a été conservé, au moins depuis Pytha- 
gore, une tradition de la .conscience éclairée, 

* 

qui réclame contre l'amour-propre ignare. Dans 
chaque siècle quelque voix stoïque s'est élevée, 
et a réclamé en faveur du beau , du bon absolu 
et idéal. La philosophie a pris acte de ces 
protestations, et les sens n'ont pu prescrire 
contre l'intelligence. — Aujourd'hui que, pen- 
dant les années de nos discordes civiles, cette 
doctrine a été cultivée, débattue, épurée, ren- 
due plus méthodique et plus claire par quel- 
ques sages du nord de l'Europe, il est tems de 
la dévoiler et de la présenter comme un remede 
aux maux causés par des maximes contraires. 
C'est à son interprétation que j'ai voué ma 
plume. Privé par les circonstances de l'avantage 
d'attacher mon nom aux grands événemens qui 
ont opéré une si mémorable réforme politique 
dans ma patrie, il se trouvera du moins parmi 
les noms de ceux qui se seront efforcés d'y 



opérer une réforme intellectuelle , de hâter le 
développement de la moralité et de la science. 
J'aurai rempli selon mon pouvoir la destination 
assignée à l'homme de lettres retenu loin de 
ses foyers , qui , suivant les paroles de Laharpe , 
» parcourt le domaine de la littérature étran- 
» gère , dont il rapporte les dépouilles honora- 
» Mes au trésor de la littérature nationale." — 
Que le lecteur pardonne ce peu de mots où 
j'ai osé faire mention de moi, tandis qu'il ne 
devait être question que de doctrine. Désormais , 
uniquement renfermé dans mon sujet, j adopte- 
rai pour règle ces mots de Bacon de Verulom: 

> De nobis ipsis silemus : de re autem , quae 
» agitur, petimus: ut hommes eam non opinio- 
* nem, sed opus esse cogitent; ac pro certo 
» habeant , non sectae nos alicujus , aut placiti , 
» sed utilitatis et amplitndinis humanae funda- 
» menta moliri.» 

(instaurât, magna. Praefat.) 



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EXPOSITION 

DBS 

PRINCIPES FONDAMENTAUX 

DB LA 

PHILOSOPHIE 

TRANSCENDENTALE. 



I. 

Idée de la philosophie, comme 
disposition naturelle et besoin 
de V homme. 

0 èS avoir est le penchant naturel de tous les 
hommes.» Ces mois, par où débute le premier 
livre de la me'taphysiquc A'Aristote, renferment 
tout le secret de la philosophie, au moins quant 
à sa naissance dans notre esprit. L'homme veut 
savoir, il veut pénétrer dans l'essence et dans 
les relations de tout ce qui l'environne, décou- 
vrir le pourquoi et le comment de toutes choses : 
sa destination pratique est d'agir, mais il ne 
peut consentir à ignorer pourquoi il doit agir 
d'une manière plutôt que d'une autre. Il cherche 
tome L 1 



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dans la spéculation un fil conducteur qui le 
guide dans le labyrinthe de la vie, il y cherche 
des règles fixes pour le tâtonnement de l'expé- 
rience. En vain le bon sens vulgaire, celte 
disposition qui naît de l'importance attachée à 
la satisfaction de nos besoins réels, physiques 
et journaliers, en vain crie-t-il a Dèmocrite: 
» Que l'homme est fait pour cultiver la terre, 
» et non pour la mesurer.» Dèmocrite pour- 
suit sont étude; l'attrait irrésistible du savoir 
qui s'est développé en lui , l'entraîne à contem- 
pler et à réfléchir. Si le premier pas que 
l'homme fait pour sortir de la classe des animaux , 
est de reconnaître l'ordre des saisons , de prévoir 
ses besoins futurs, et de féconder à tems le 
sein de la terre, le second, et celui qui l'en 
distingue tout-à-fait, est la recherche à laquelle 
il se livre des lois de la nature, de celles de 
son entendement et de ses devoirs. Il a franchi 
alors la ligne qui sépare la matière de l'intelli- 
gence ; en déployant sa pensée , il a produit le 
plus beau titre de l'humanité, celui qui vrai- 
ment la caractérise; il n'est plus seulement 
l'usufruitier, il s'est rendu le spectateur, et 
comme le juge de la création. 

La science imprime à l'homme ignorant un 
respect involontaire pour celui qui la possède. 
Dans celle des sociétés humaines qui brilla 



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3 

davantage par la culture , chez les Grecs , les 
individus les plus éclaires furent désignés d'abord 
par les noms de sophes, de sophiste*, c'est-à- 
dire, de savans. Ils prirent dans la suite le titre 
plus modeste de philosophes , ou d'amis de la 
science. Chez des peuples plus récens , l'affinité 
des mots de sapience, de sagesse, avec ceux 
qui désignent le savoir, montrent assez l'affi- 
nité intime que l'esprit â toujours conçue entre 
la science et la philosophie , entre le savant et 
le sage. 

Dans un tems où les lumières ne faisaient que 
de naître, où presque tous les hommes étaient 
encore plongés dans la nuit de l'ignorance, le 
peu de connaissances acquises çà et là par des 
esprits plus actifs et mieux doués de la faculté 
d'observer, fut naturellement réuni en une 
masse sans liaison, sans ordre, sans harmonie. 
On n'avait garde de discerner et de ranger à 
part chacun des élémens qui devaient appartenir 
un jour à des sciences diverses, dont on n'avait 
pas alors l'idée. Quelques principes épars de 
géométrie, un peu de médecine, certaines maximes 
de conduite pour les particuliers et pour les 
états, la tradition altérée des faits anciens, 
l'observation grossière des astres et de la na- 
ture , la théo- et cosmogonie fabuleuses de cet 
âge, les principes imparfaits de quelques arls 

I. 



naissans , tels que la musique , la poésie , la 
danse, enfin les conjectures, plus ou moins 
ingénieuses, qu'y mêlait chacun sur l'origine et 
la fin des choses: tout cela, confondu pêle- 
mêle, forma long-tems un seul corps de doc- 
trine , la science , la sagesse d'alors. Cette science 
unique était certes bien pauvre ; mais elle ren- 
fermait dans sa confusion les germes de presque 
toutes les sciences a venir. Elle portait déjà 
l'empreinte des formes et des modes originels 
de l'entendement humain, de l'activité duquel 
elle était le produit , et qui n'avait plus qu'à 
étendre , distribuer et perfectionner. Ainsi dans 
un jeu d'optique, le miroir concave dépositaire 
d'une image qu'il doit peindre sur un fond 
obscur trop éloigné de son foyer , n'y projette 
d'abord qu'un point lumineux , confus et homo- 
gène , parce qu'il est trouble : à mesure que le 
foyer s'approche, l'image s'étend , se débrouille ; 
les grandes divisions du fantôme coloré se font 
déjà sentir ; enfin les contours se tracent nette- 
ment, toutes les couleurs se séparent, on voit 
des parties, on reconnaît des formes, on saisit 
toutes les nuances dans ce qui avait commencé 
par n'être qu'un point a peine éclairé. Telle 
est, à-peu-près, la marche de la lumière in- 
tellectuelle dans la distribution et la classifica- 
tion des sciences et de la philosophie. 



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En effet , quand d'un côté les faits de l'histoire 
et ceux de la nature eurent enrichi le domaine 
de la mémoire, que de l'autre l'entendement 
actif et la raison de l'homme eurent étendu celui 
de la spéculation, la lumière devint tout à la 
fois plus vive, et plus précise; on distingua des 
limites et des démarcations dans ce champ de 
la science qui d'abord n'avoit semblé qu'un. Ce 
qui n'avait été jusqu'alors qu'un aggrégat irré- 
gulier, commença à paraître susceptible d'une 
certaine distribution. La première séparation 
générale qui eut lieu au sortir de ce chaos, fut, 
comme on peut bien le penser, celle des faits 
et des raisonnemens ; celle des connaissances 
qui appartenaient à la simple perception ou à 
la mémoire , de celles qui appartenaient à l'in- 
telligence et à la spéculation ; des connaissances 
enfin pour l'acquisition desquelles il ne fallait 
que des sens , de celles qui demandaient l'action 
de l'entendement. — D'ailleurs le vulgaire com- 
mençant aussi à s'instruire , s'attacha tout natu- 
rellement au genre de connaissances le plus 
facile, a celles qui coûtaient le moins et flat- 
taient le plus des hommes sensuels qui n'avaient 
guère le tems de se livrer à la méditation. L'ir- 
ruption du vulgaire se fit donc dans cette partie 
de la science le plus à sa portée; il s'empara 
de la tradition , de l'histoire , de ce qu'on savait 



6 

de quelques arts , soit utiles , soit funcsles , tels 
que l'architecture, la guerre, la poésie, la 
musique : et comme si cette profanation en eût 
ôté tout le charme , les sophes , les savans de 
profession déclarèrent toutes ces terres con- 
quises exclues du domaine de la science (ne 
s'en réservant que la suzeraineté et la législa- 
tion suprême), resserrèrent les limites de celle- 
ci , et pour rester toujours séparés du commun 
des humains, se retirèrent avec le dépôt des 
connaissances méditatives, dans le district le 
plus élevé de l'entendement et de la raison, 
où ils établirent le siège principal de la science, 
ou philosophie. 



Ainsi s'établit l'opposition et l'antithèse , qui 
n'a cessé d'avoir lieu depuis, entre ce qui est 
empirique, (c'est-a-dire, expérimental, indivi- 
duel, et propre seulement à être reconnu par 
le fait), et ce qui est pur, (c'est-à-dire, théo- 
rétique, général, indépendant de l'expérience, 
et qui repose dans des principes reconnus par 
la raison seule). Nous aurons occasion de re- 
venir fréquemment dans la suite sur cette dis- 
tinction fondamentale que nous nous efforcerons 
d'établir solidement. Pour démontrer qu'elle 
a eu lieu dès les premiers tems , il nous suffira 



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de ce passage de la métaphysique A'Aristote: 
» A. mon avis la théorie mérite le nom de 
)> connaissance et de science, bien plutôt que 
» l'expérience, et le théoricien est par consé- 
» quent plus sage que l'empiristc. Le chemin 
» vers la sagesse est le chemin de la science. » 
Par oii Ton reconnaît encore combien les idées 
de science, de sagesse, de théorie et de philo- 
sophie rentrent Tune dans l'autre, et qu'en 
effet la philosophie a sa source dans l'ardeur 
originaire d'apprendre et de savoir, stimulant 
inné chez tous les hommes, et qui les force à 
sortir de leur apathie pour s'attacher à des 
opinions, lesquelles ne semblent pas, au pre- 
mier coup d'œil , être d'un intérêt pressant et 
réel pour eux. 

Conformément au principe de la division dont 
nous avons parlé plus haut, et qui était la ségré- 
gation de X intellectuel et du sensible, les connais- 
sances qui parurent appartenir le plus immédia- 
tement à l'intelligence, et avoir le moins de con- 
nexion avec les sens, furent comptées en pre- 
mière ligne dans l'essence de la philosophie, 
et en formèrent comme le noyau. De ce nombre 
furent sur-tout , 1°. le système des règles for- 
melles et nécessaires qui dirigent la fonction de 
notre pensée dans le raisonnement, la logique, 
nommée d'abord dialectique; 2°. les considérations 



8 

sur la nature de l'homme , sur celle de tous les 
êtres , sur leur origine , leur destination , leurs 
rapports ; sur Dieu , soit pour établir , soit pour 
combattre son existence ; tous objets aujourd'hui 
de sciences diverses à qui nous avons donné 
des noms difFérens, et dont nous comprenons 
quelques-unes sous ceux de mathématiques et 
de métaphysique, mais qui furent jadis collecti- 
vement l'objet d'une science unique appelée 
science de la nature , ou physique ; 3°. enfin le code 
des principes fondamentaux qui doivent diriger 
nos actions vers le beau et l'honnête , ceux qui 
doivent régir les hommes en société, la morale, 
le droit naturel et la politique, réunis alors sous 
la dénomination commune à'étique. A ces con- 
naissances purement rationelles, les sages, ou 
savans par excellence , prétendirent joindre l'au- 
torité de prononcer sur la théorie du langage , 
sur celle des arts , sur tout ce qui pouvait devenir 
l'objet d'une législation rationelle. La philoso- 
phie, vers les confins les plus éloignés de son 
centre, s'étendait ou se resserrait a volonté, 
embrassait des connaissances qu'elle rejetait en- 
suite comme hétérogènes ; on ne savait oîi placer 
une limite qui variait arbitrairement; l'idée 
générale de la philosophie restait vague et indé- 
terminée ; plusieurs des sciences rationelles , des 
hautes théories qui constituent son essence, sont 



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9 

faites pour être appliquées à l'expérience et aux 
réalités matérielles , sans quoi elles restent des 
théories vides et inertes ; mais jusqu'à quel 
point précis cette application, cette alliance 
accidentelle de l'intellectuel et du sensible, 
donnait-elle à la philosophie le droit d'em- 
piéter sur celui-ci? C'est ce que personne ne 
pouvait décider : les uns augmentaient , les autres 
diminuaient à leur gré , et selon certaines idées 
qu'ils se formaient, le domaine de la philoso- 
phie ; tous en donnaient , d'après ces variations , 
des définitions différentes. On philosophait de- 
puis long-tems, et l'on ne pouvait pas dire 
encore précisément ce que c'était que philoso- 
phie. Dans nos jours où l'on est plus avancé, 
on n'est pas encore pleinement d'accord sur ce 
point; et il est assez clair, par la manière dont 
je viens de l'exposer, qu'il doit toujours rester 
soumis à quelqu'incertitude. 

D'un autre coté , les observations de tout genre 
se multipliant , et les lumières croissant sur le 
champ de l'empirisme , aussi bien que sur celui 
de la spéculation, chaque genre de connais- 
sances commença à former un tout arrondi, lié, 
systématique , qui se para du nom de science. 
Delà naquit l'idée de science en général , et l'on 
détermina ce qu'on était fondé à exiger de toute 
connaissance qui prenait ce titre; on osa deman- 



1 



10 

der à la philosophie de se légitimer elle-même 
comme science , au tribunal de l'esprit-humain ; 
et sur son embarras à satisfaire à cette inter- 
pellation, sur les réponses discordantes et peu 
précises de ceux qui se disaient ses oracles , ses 
adversaires se crurent en droit de la mépriser ; 
quelques-uns même allèrent jusqu a douter qu'il 
fût possible qu'elle existât. 

Les savans empiriques , fiers des témoignages 
palpables sur lesquels ils s'appuyaient, et des 
résultats réels et solides auxquels ils parvenaient, 
voulurent, à leur tour, devenir les seuls sages, 
et faire sortir la philosophie du sanctuaire de 
l'entendement et de la raison , où elle avait fixé 
son asile , pour la placer au milieu de l'empi- 
risme et des sens. Ils proscrivirent tout ce jeu 
intellectuel de conceptions et d'idées dont , la 
philosophie faisait son affaire principale , et où 
ils ne voyaient qu'illusions. D'un autre coté, 
les philosophes intellectuels démontraient avec 
force à ces intrus, que c'était précisément les 
sens et l'expérience qu'il fallait accuser d'illu- 
sion et d'erreur. On avait quelque raison des 
deux côtés, et le sceptique était au milieu. C'est 
ce qui a fait ingénieusement dire à Fontenelle: 
» Toute la philosophie n'est fondée que sur deux 
» choses : sur ce qu'on a l'esprit curieux et les 
» yeux mauvais. Encore si ce qu'on voit , on le 



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11 

» voyait bien. . . . Mais on le voit tout autre- 
» ment qu'il n'est. Ainsi les vrais philosophes 
» passent leur vie à ne point croire ce qu'ils 
» voyent, et à tacher de deviner ce qu'ils ne 
» voyent point.» 



Au milieu de ce conflit d'opinions , de ces in- 
certitudes , de ces contradictions entre les dépo- 
sitaires de la science , l'esprit humain , l'instinct 
philosophique, dans sa naïveté primitive, con- 
servait invariablement la tendance inhérente à 
sa nature , son penchant à savoir , et à remonter 
sans cesse de pourquoi en pourquoi , jusqu'à ce 
qu'il arrive à une connaissance absolue qui le 
satisfasse , et qu'il puisse tenir pour principe de 
toutes les autres. L'histoire de la philosophie 
offre sur chacune de ses pages la preuve de cette 
vérité. Malgré mille essais , la plupart malheu- 
reux , malgré mille opinions d'abord présentées 
comme des vérités, ensuite reconnues pour 
chimériques , l'esprit de l'homme ne s'est jamais 
découragé, les fausses sciences ne Font pas 
entièrement dégoûté de la vraie science à laquelle 
il tend opiniâtrement et par l'impulsion de sa 
nature. Quand nous examinons de près ce besoin 
de savoir, et que nous analysons l'idée même 
de la science, nous découvrons que ce n'est 



12 

autre chose qu'une disposition innée chez l'homme 
d'apporter dans la multiplicité et la variété infinie, 
j'oserais dire dans Y hétérogénéité de toutes ses 
représentations tant sensibles qu'intellectuelles ; 
d'apporter, dis-je, dans tant de choses isolées et 
données comme indépendantes les unes des autres, 
de l'ordre , de la liaison , de l'ensemble. L'homme 
est un , il le sent ; la conscience qu'il a de lui- 
même est une unité indivisible, cohérente; je 
ne dis pas unité numérique, mais bien unité 
systématique et homogène, unité non par oppo- 
sition a nombre, mais par opposition à confu- 
sion. Il faut que les connaissances d'un être pa- 
reil , puisqu'enfin il a la faculté de connaître , se 
revêtent de cette forme principale du sujet con- 
naissant, qu'elles adoptent cette manière d'être de 
la conscience intime , c est-a-dire , qu'elles forment 
entre elles un tout lié, cohérent, un ensemble, 
une unité systématique. Cette synthèse originaire 
est la première condition , la première forme de 
toutes nos connaissances. Nous l'apercevons dans 
nos sensations matérielles , aussi bien que dans les 
conceptions de notre esprit. La qualité de jaune 
donnée par la vue , celle de sonore donnée par 
l'ouïe , celles de dur , de pesant et de ductile don- 
nées par le tact, qualités isolées par elles-mêmes, 
sont saisies par ce principe actif qui tend en nous 
à la liaison et a l'ensemble , et se réunissent dans 



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13 

une seule représentation que nous nommons or. 
Ainsi de tous les objets que nous connaissons suc- 
cessivement et avec tant de variétés , nous formons 
des ensembles , des systèmes partiels , jusqu'à ce 
qu enfin nous composons de leur ensemble gé- 
néral un seul système , une seule unité , que 
nous appelons le monde. C'est nous qui four- 
nissons cette idée d'ensemble, là où elle n'est 
point en effet; c'est cette force synthétique, ce 
principe d'union et de rapprochement qui con- 
stitue la nature de notre entendement. Delà la 
nécessité de ranger toutes nos perceptions dans 
un espace , et dans un tems ; de regarder tout 
événement comme dépendant d'un autre événe- 
ment qui le précède (relation de cause et H effet); 
de regarder toutes les choses comme exerçant 
les unes sur les autres une influence réciproque 
(relation action et de réaction); de prêter à 
toutes choses un but , une finalité (relation de 
fin et de moyen); de supposer que les qualités 
diverses que nous transmettent nos sens doivent 
avoir un fonds commun qui les soutienne et 
les réunisse (relation A' accident et de substance), 
et ainsi du reste , tous modes différens de liaison 
et d'unité systématique , lois de notre entende- 
ment, sous lesquelles nous apercevons la nature, 
et que nous croyons pour cela résider en elle. 
Mais de toutes ses connaissances, celle où 



14 

l'homme est le plus avide d'apporter une liaison , 
une harmonie conciliatrice , c'est dans le rapport 
qirïl y a entre ses opinions et ses actions , entre 
son savoir et son vouloir. Ici l'intérêt pratique 
le plus pressant vient renforcer en lui l'intérêt 
spéculatif. Il doit agir, influer sur lui-même 
et sur ses semblables ; ses actions forment un 
ensemble de choses qu'il produit spontanément; 
c'est en quelque sorte une création dont il est 
le maître et le régulateur. Quelles seront donc 
les règles suivant lesquelles il devra agir ? quel 
sera son but, son fil conducteur? quand sera-t-il 
assuré d'avoir fait ce qu'il devait faire, et ja- 
mais que ce qu'il devait faire ? — Ici l'homme 
prêt à agir s'adresse à la spéculation , la somme 
de tenir ce qu'elle semble lui promettre , ce que 
l'attrait qu'elle lui inspire le contraint à re- 
chercher. 

I. Suis-je libre dans mes actions ? ma volonté 
est-elle un principe actif par lui-même, spon- 
tané, capable de délibération, de choix et de 
détermination ? suis-jc, en qualité d'être moral, 
affranchi de ces lois nécessaires auxquelles je 

vois tout soumis dans la nature? ou bien 

suis-je moi-même un atome englobé dans celte 
nature, soumis, comme tout le reste des choses, 
à son impulsion irrésistible, à la nécessité de 
ses lois ? et ce que je prends en moi pour déli- 



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15 

bération, n'est-il peut-être que la vacillation 
momentanée d'un corps en équilibre , bientôt en- 
traîné nécessairement d'un ou d'autre côté ? — 
Lumière de la spéculation , viens éclairer cette 
alternative, et me montrer la vérité au milieu 
de ce terrible dilemme î Si , comme dans la 
seconde supposition , je ne suis pas libre ; si la 
nécessité des lois de la nature pèse sur le moi 
moral , ainsi qu'elle pèse sur le reste des choses; 
si les mouvemens de ma volonté sont fixés 
d'avance par un mécanisme auquel je ne puis 
échapper, dès-lors il n'est ni but, ni préceptes, 
ni responsabilité pour moi ; bon et mèchcmt sont 
des mots vides de sens ; je ne suis rien ; c'est le 
sort, c'est le mécanisme de la nature qui est 
bon ou méchant a ma place. Une force étran- 
gère à moi, que je ne puis connaître ni guider, 
agit quand je crois agir; je ne suis que son 
aveugle instrument , et la voix de ma conscience 
qui se croit spontanée, n'est qu'une grossière 
illusion. Il n'est plus de pacte , plus de foi , plus 
de société possible. Comment promettre ce qu'il 
ne sera pas en mon pouvoir de tenir ? comment 
même pourrais-je promettre ? Je serai un ingrat, 
un parjure, un ravisseur, un meurtrier, et je 
n'aurai fait que ce que j'étais obligé de faire; 
un fatalisme absolu me pousse, m'entraîne, et le 
remords n'est plus qu'une absurdité On 



16 

établit, dit-on, des peines pour les actions nui- 
sibles à la société, comme des poids dans la 
balance pour faire incliner la machine vers le 
bien ! Mais si je suis une machine un peu plus 
habile qu une autre , je me cache aux regards 
de la justice humaine , ou je m'y dérobe par 
la richesse , par le crédit , et je commets le 
crime tranquillement. A. quel effrayant et 
inévitable résultat me voilà-t-il arrivé î Je ne 
suis plus l'homme que je m étais flatté d'être : 
je frémis de ma condition, je voudrais n'être 
pas né ; je méprise en moi toute mon espèce ; 
la confiance et l'amitié sont éteintes en mon 
cœur; je crains mes semblables comme les 
élémens en furie, comme les tigres des forets. — 
O spéculation , écarte de moi cette pensée dé- 
solante î rends-moi l'innocence de mon esprit 
que tu m'as fait perdre; tire-moi, si tu le 
peux, de cet abyme. 

Suis-je libre, au contraire, dans le principe 
de mes actions? puis- je délibérer et choisir 
arbitrairement? puis-je donner à ma volonté 
telle impulsion qu'il me plaît? Dès-lors un 
ordre moral s'élève, et se place au-dessus des 
lois de la nécessité; l'homme est responsable 
du mal qu'il commet ; la liaison se montre entre 
le crime, la punition et le remords; le bien sort 
de la nuit d'indifférence où l'avait plongé le 



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17 

fatalisme, se montre comme un principe actif , 
et appelle à lui la récompense ; la moralité , la 
société ont acquis une base solide; et s'il ré- 
pugne d'abord d'excepter une des substances 
qui composent l'univers , la volonté de l'homme , 
des lois qui nous paraissent universelles , cette 
inconséquence apparente est rachetée à l'instant 
par l'accord et la lumière qui d'un autre côté 
s'établissent dans le monde moral. 

IL Mais si je jouis de mon libre arbitre , si 
je suis le régulateur de mes actions, quel fil 
devrai-je suivre en les ordonnant ? sur quoi se 
formera la législation suprême de ma volonté ? 
en un mot , quel est mon but final , ma desti- 
nation , comme homme , comme être doué d'une 
raison ? Cette vie renferme-t-elle mon but final , 
cette vie oii je vois si souvent le vice heureux 
et triomphant, la vertu malheureuse et foulée 
aux pieds ? Le phénomène de la mort corporelle 
amène-t-il aussi l'anéantissement de l'ame, et 
l'être invisible qui pense en moi , s eteint-il avec 
l'être visible qui se meut? Si tel est notre sort, 
ce sera dans le champ de cette vie courte et 
périssable qu'il faudra chercher le but de notre 
activité , les motifs de toutes nos actions. 

Au contraire , l'être pensant doit-il prolonger 
son existence après la destruction du corps , ce 
sera, sans doute, dans cette vie future qu'il 
tome I. 2 



faudra placer le but final de nos actions durant 
la vie présente. 

III. Cependant, dans Tune et l'autre hypo- 
thèse, il me faudra encore une règle sûre 
pour discerner ce que je dois faire de ce que 
je ne dois pas faire ; il me faudra un principe 
formel pour l'emploi de ma liberté. Je ne puis 
plus me passer d'un type du bien et du mal. 
Qu'est-ce qui me servira de boussole et de 
guide ? Sera-ce mon penchant et mon intérêt , 
qui me pressent de les satisfaire ? sera-ce l'intérêt 
du corps politique dont je fais partie? sera-ce 
cet attrait confus qui me porte vers tout ce qui 
peut ennoblir mon être et perfectionner ma 
raison ? sera-ce ma conscience morale , ce spec- 
tateur interne qui m'applaudit ou qui me 
condamne ? ou bien enfin , pour moi , être fai- 
ble, fini, qui ne me suis pas créé, qui n'ai 
pas créé le monde qui m'entoure, sera-ce la 
considération d'un Dieu? 

IV. Un Dieu! en est-il un? Si en effet j'ai 
un Créateur, il doit exister des rapports entre 
lui et moi. Sa considération doit changer tout 
le plan de ma vie ; je dois lui être soumis de 
quelque manière ; il doit entrer du divin dans 
mes devoirs. S'il n'en est point, si l'homme n'a 
au-dessus de lui aucun être actif et intelligent 
dans l'univers, ses devoirs seront purement 



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1» 

humains , il n'aura après sa mort , ni de châti- 
mens à redouter , ni de récompenses a attendre. 
Il est donc urgent d'examiner ce problème, 
pour la solution duquel la simple spéculation , 
l'aspect de la nature , le sentiment de ma propre 
faiblesse, le besoin de me soumettre à un être 
suprême, m'avaient inspiré déjà un si puissant 
intérêt; intérêt devenu maintenant double, et 
qui forme comme la base et l'essence de la 
religiosité. 

Voilà donc les quatre points principaux sur 
lesquels la raison pratique interroge la raison 
spéculative, et sur lesquels celle-ci ne peut 
s'empêcher de répondre , bien ou mal , affirma- 
tivement ou négativement: II. La liberté de nos 
actions. II. L'immortalité de Vame. III. Le 
premier principe de la morale. IV. L'existence 
de Dieu. Ce sont quatre anneaux puissans qui 
enchaînent le faire au savoir, la vie active a 
la contemplation. L'homme est contraint par sa 
nature d'aller dans la recherche de ces points 
aussi loin qu'il peut aller. Avant que de s'être 
fait une opinion fixe et plausible dans cette 
recherche, il n'est pour celui qui prétend à 
mettre quelqu'accord entre sa raison et sa con- 
duite , il n'est pour l'homme en général, ni 
repos, ni satisfaction, ni morale, ni société 
possibles ; tant qu'il n'y est point parvenu , il 

2. 

i 

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20 

tâtonne dans des ténèbres qui lui sont insup- 
portables , privé de tout flambeau et de tout fil 
conducteur. Il faut que l'esprit connaisse, 
avant que l'esprit veuille , que la pensée précède 
et guide l'action. Il faut à l'homme , pour le 
diriger , des principes , tels qu'ils soient. L'in- 
fluence maligne trop universellement reconnue 
des uns , les effets salutaires des autres , annon- 
cent assez l'importance pratique de la spécula- 
tion sur ces points fondamentaux de toute mo- 
rale publique et privée. Cette partie de la 
philosophie qui fait son objet principal des 
recherches sur l'existence de Dieu , la liberté et 
l'immortalité de l'ame, s'appelle en particulier 
Métaphysique. Bien des gens ont voulu borner 
a elle tout le ressort de la philosophie, en y 
ajoutant la logique. 



Pour trouver une solution a tant de grands 
problèmes , pour satisfaire tout-à-la-fois au désir 
spéculatif de savoir , et à la nécessité pratique de 
s'appuyer sur le savoir, l'homme n'a qu'à se 
replier paisiblement sur lui-même, et dans le 
silence des passions , écouter la voix de sa rai- 
son et celle de sa conscience. La philosophie 
indispensable à chacun réside dans chaque esprit. 
Le seul état convenable pour l'y trouver , est celui 

/ * 



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21 

du recueillement et de la méditation. Il faut que 
l'homme habite avec lui-même; il lui faut le 
calme et l'intériorité' , au moyen desquels seuls 
il peut se connaître , découvrir les lois de la 
nature visible, et les règles de ses devoirs. Mais 
la paresse, les distractions extérieures rendent 
cet état pénible pour l'homme sensuel , chez 
qui le désir de parvenir au but est violemment 
combattu par la répugnance à se soumettre au 
moyen. Et comment inviter à rentrer dans le 
sanctuaire de leur ame, pour y trouver la paix, 
ceux qui en ont ouvert les accès les plus intimes 
aux idoles de la corruption, aux passions effré- 
nées et tumultueuses , à l'impiété , à Timmora- 
lité? ils en seront repoussés a l'instant par ce 
cortège impur. L'homme mondain a étouffé en 
eux l'homme naturel ; le non-usage y a émoussé 
tout intérêt de théorie et de pratique, ainsi 
qu'une longue inaction finit par engourdir et 
tuer un de nos organes. line s'agit plus de savoir 
ce qui convient à l'homme ; mais ce qui convient 



■S 




7n 


• 



soif der richesses ou de la vengeance. Il ne s'agit 
plus de rechercher comment il faut agir pour 
agir bien, mais pour réussir. L'activité intel- 
lectuelle de l'homme est bornée ; en la trans- 
portant toute dans un domaine extérieur, dans 
le champ des besoins et des désirs factices , on 



22 

lui a fait quitter son domaine primitif, qu'elle ne 
connaît plus , et où la glace et la mort Font rem- 
placé. L'indifférence règne là où régnait origi- i 
nairement l'intérêt : « Ils sont trop paresseux , 
» dit Labruyere, pour décider en leur esprit 
» que Dieu n'est pas ; leur indolence va jusqu'à 
» les rendre froids et indifférens sur cet article 
» si capital, comme sur la nature de leur ame, 
» et sur les conséquences d'une' vraie religion : 
» ils ne nient ces choses, ni ne les accordent , ils 
» n'y pensent point.» 

Est-il des humains qui aient en effet abjuré 
à ce point l'humanité? espérons qu'au moins 
ce n'est pas sans retour. Si empêtrés qu'ils soient 
dans le limon de la vie ordinaire et des réalités 
matérielles, ils doivent quelquefois se sentir 
attirés vers une destination plus haute, et une 
existence plus spirituelle. L'être même le plus 
frivole, le plus distrait par les plaisirs, ne s'est- 
il jamais retrouvé un instant dans la solitude de 
son entendement? n'a-t-il jamais senti un ins- 
tinct curieux se remuer en lui, et demander; 
» Que m'est-il donné d'apprendre sur moi, 
» sur mon origine, sur mon avenir, sur tout 
» ce qui m'entoure ? Quelle loi doit régler mes 
» actions envers mes semblables?» Ces ques- 
tions d'un intérêt éternel et indestructible pour 
la raison humaine , sont exprimées ainsi par le 



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philosophe célèbre dont la doctrine sera exposée 
dans ce ouvrage: 

» Que puis-je savoir?» 
» Que dois- je faire?» 
> Quosé-je espérer?» 

H remake ensuite qu'elles sont renfermées 
toutes troi dans cette quatrième : » Qu est-ce 
que Thome?» En effet l'esprit philosophique 
n'a nullemità faire aux choses en elles-mêmes ; 
il ne peut occuper que de ses propres repré- 
sentations ts choses, et par conséquent de ce 
qui se pass dans l'homme. 

J'en ai d assez pour faire apercevoir l'in- 
térêt spéculif et pratique , le stimulant naturel 
et inné qui lus porte à savoir, à philosopher, 
à mettre de liaison, du rapport et de l'en- 
semble dans ï\ connaissances , à nous informer 
sans relâche comment et du pourquoi de 
tout , jusqu'à q ue nous arrivions à un com- 
ment et à un mrquoi absolu qui nous sati- 
fasse et nous erdise de remonter plus loin. 
» C'est à l'espr numa in , et non a Artstote , 
» qu'il faut attirer la philosophie. » — Hu- 
manœ menti, n Aristoteli, philosophia est 
adscribenda, ^aurellus^ écrivain scholas- 
tique d'un grand x \ e Ainsi , tandis que l'exis- 
tence de la philqûe, comme science, de- 



24 

meure encore problématique , cette existace est 
un fait, comme besoin et comme disposion na- 
turelle de l'esprit. En ce sens la philosohie est 
aussi ancienne que la pensée, et elba com- 
mencé dans l'homme au premier degé de sa 
culture. 



« 



» 

; 



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25 
II. 



Des diverses définitions de la Philo- 
sophie. — SHl est nécessaire eTen 
donner une. — Différence essentielle 
des Mathématiques pures et de la 
Philosophie. 

On a vu, dans l'article précédent, que la 
logique, la métaphysique et la morale appar- 
tenaient incontestablement à cette partie de la 
science humaine qui s'est réservé le nom de 
philosophie. Mais qui peut fixer au-delà, et 
avec précision, les connaissances qui doivent 
être encore de son ressort, ou celles qui ne lui 
appartiennent plus ? C'est une chose embarras- 
sante qu'un mot qu'on a retenu et auquel on 
veut absolument assigner un sens précis. Il est 
évident néanmoins que l'idée générale d'une 
science change et se modifie , et que par consé- 
quent sa définition varie, à chaque fois qu'on 
lui prête ou qu'on lui enlève de nouvelles attri- 
butions. Cicéron a défini la philosophie: La 
science des choses divines et humaines, et de 
leurs causes. Selon Cicéron , la philosophie serait 



la science universelle , car les choses divines et 
humaines comprennent tout , l'histoire , la géo- 
graphie , 1 éloquence , aussi bien que la logique 
et la morale. Cette définition répétée hardiment 
par tant de modernes , ne livre aucun des carac- 
tères dis ti ne tits des choses, ni des causes qui 
doivent faire en particulier l'objet de la philo- 
sophie, dans le sens plus étroit qu'il a fallu 
donner à ce mot. 

L'école de Leibnitz a dit que la philosophie 
était la science des raisons suffisantes; mais 
l'histoire et les arts out aussi leurs raisons suffi- 
santes dans le sens de Leibnitz; et il ne les 
compte pourtant pas dans la philosophie. 

lï Encyclopédie offre sur ce point, comme sur 
bien d'autres , une bigarrure de doctrine , et une 
vacillation de plan qui confond et afflige celui 
qui y cherche une instruction solide. Dans le 
Système des connaissances humaines qui se trouve 
en tèle de l'ouvrage, ses auteurs ont placé une 
définition , et dans le tome XII , à l'article phi- 
losophie, on en trouve une autre toute diffé- 
rente. Là ils ont adopté la doctrine et l'expres- 
sion de l'empiriste Bacon-Verulam ; ici celles 
du rationaliste Wolf, et encore ont-ils eu soin 
d'altérer ces deux définitions , qui n'en con- 
cordent pas mieux pour cela. On lit , dans le 
Système des connaissances humaines, à la suite 



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27 

du Discours préliminaire de rencyclope'die : » La 
» philosophie , ou la portion de la connaissance 
» humaine qu' il faut rapporter à la raison , est 
» très-étendue. Il n'est presqu aucun objet aperçu 
» par les sens , dont la réflexion n'ait fait une 

» science Les plus importans sont Dieu *), 

» a la connaissance duquel l'homme s est élevé 
» par la réflexion sur l'histoire naturelle et sur 
» l'histoire sacrée -j-): Y homme qui est sûr de 
» son existence par conscience , ou sens interne ; 
» la nature dont l'homme a appris l'histoire par 
» l'usage des sens extérieurs. Dieu, Y homme et 
» la nature nous fourniront donc une distribu- 
» tion de la philosophie, ou de la science (car 
» ces mots sont synonimes); ét la philosophie, 
» ou science, sera science de Dieu, science de 
» r homme, et science de la nature.» 

On sent que -cette définition est pour le moins 
aussi fautive , et aussi vague que celle de Cicéron. 
Voici ce qu'on lit ensuite à l'article Philosophie : 
« Il est tems de fixer le sens du nom de la 
» philosophie, et d'en donner une bonne défi- 
» nition. . . . Celle que M. Wolf a donné me 
» paraît renfermer dans sa brièveté tout ce qui 
» caractérise cette science. C'est, selon lui, la 

*) Dieu, objet aperçu par les sens! 

•f) Comme si une histoire sacrée pouvait avoir lieu avant 
cène conji»n5S3ncc ■ 



28 



» science des possibles en tant que possibles *).» 
Ici le ton est bien change; les objets princi- 
paux de la philosophie sont Dieu, Vame , la 
matière. Dieu n'est plus reconnu par l'histoire ; 
il est question des possibles à l'égard de Dieu , 
de ce quon peut concevoir en lui et par lui, 
et tout ce jeu de conceptions de 1 école Leibnitzio- 
Wolficnne. Nous ne nous arrêterons pas sur cette 
inconséquence; elle démontre seulement que 
quand l'encyclopédie fut compilée, il n'existait 
pas encore une définition de la philosophie à 
laquelle on se rapportât généralement. 

Nous ne transcrirons pas ici toutes les phrases 
sententieuses , précieuses ou déclamatoires, que 
tant d'écrivains ont péniblement ajustées pour 
donner de prétendues définitions de la philoso- 
phie. Les ouvrages français les plus récens en 

*) Je dois restituer dans son intégrité la déûnition de JVolf. 
Voici ses propres paroles : « La philosophie est une science de toutes 
» les choses possibles , comment et pourquoi elles sont possibles, o 
Cela est plus clair et plus précis que la version encyclopédique. 
Voy. la logique de JVolf, intitulée : Pensées raisonnables sur les 
forces et le juste emploi de l'entendement humain dans la connais- 
sance de la vérité. § I. Le plus grand défaut de cette définition 
de JV vif, c'est qu'elle n'établit aucune différence entre ce qui est 
possible de l'idée d'une chose telle qu'on la pense, et ce qui est 
possible de cette chose même , comme réellement existante. Delà 
ce vice radical qui règne dans toute sa philosophie , de conclure 
de l'idée , ou conception , à la chose ; de donner ce qui n'c«t que 
loaiqucment vrai , pour une réalité de faiU 



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29 

fourmillent ; il n'y a là rien à apprendre , pas 
une idée saine à acquérir. Un penseur exact 
et profond, aux travaux duquel la philosophie 
est redevable de beaucoup d'ordre et de préci- 
sion, M. le professeur Reinhold, a dit: » La 
» philosophie {dans le sens le plus restreint) 
r> est la science de la liaison déterminée des 
» choses , indépendamment de l'expérience.» 
On sentira mieux dans la suite combien cette 
définition est convenable et approchante du but. 
L'idée aussi bien que la définition particulière 
des diverses parties de la science peut s'en 
déduire avec facilité. 

Kant, sans prétendre donner une définition 
rigoureuse de la philosophie, en a considère' 
Vidée sous deux points de vue, ce qu'elle doit 
être pour Y école, et ce qu'elle doit être pour 
le monde. Il a rassuré ainsi ceux qui craignaient 
de voir la philosophie reléguée dans les chaires , 
et bannie du cours ordinaire de la vie. Pour 
l'école, la philosophie reste science, sans autre 
but que le savoir , sans autre occupation que de 
réduire la science en un tout systématique , lié , 
posé sur des principes fondamentaux. Pour le 
inonde , elle devient sagesse , dénomination qui 
se distingue alors de celle de science , ne dési- 
gnant plus celle-ci comme n'ayant d'autre but 
que le savoir, mais comme devant tendre à la 



30 

pratique, comme devant être une téUologie de 
la raison humaine. 



On se tromperait , si Ton croyait que Ton ne 
peut philosopher , et pousser à leur dernier pé- 
riode certaines connaissances philosophiques , 
à moins que d'avoir au préalable une définition 
fixe et non contestée de la philosophie. La ju- 
risprudence cherche encore une telle définition 
pour le droit , la morale pour le bon , et les 
arts pour le beau. Dira-t-on qu'il n'y a encore 
eu ni droit, m juste, ni injuste, ni beau sur 
la terre , parce qu'on n'a encore bien pu con- 
venir d'une phrase précise qui en exprimât dis- 
cursivement l'idée. On a parlé et écrit très à 
fond de ces choses sans définition , et il peut 
en être ainsi de la philosophie. 

Bien des mots représentent confusément une 
idée , laquelle a dix nuances diverses , qui exige- 
raient dix mots differens. Peu de savans seraient 
d'accord entr'eux, par exemple, s'il fallu il défi- 
nir avec justesse ce que c'est qu'une définition. 
Chacun én exigerait quelque caractère nouveau, 
et lui prêterait d'autres attributs. La définition 
d'un mathématicien n'est pas celle d'un chimiste, 
ni celle d'un jurisconsulte. C'est ici le lieu de 
rapporter ce que Kant dit lui-même à ce sujet. 



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31 

» Une bonne définition , suivant toute la valeur 
de ce terme, doit représenter fidèlement la con- 
ception d'une chose, et en décrire exactement 
les fins ou limites ; elle doit encore être com- 
plète , absolue , renfermer les caractères primi- 
tifs et fondamentaux de la chose, c'est-à-dire, 
quelle ne doit pas être secondaire, ou dérivée, 
ni avoir besoin d aucune démonstration. — 
D'après cela il est évident qu'un objet donné 
par l'expérience ne peut élre jamais défini avec 
certitude; il ne peut qu'être eurposé. En effet, 
rien ne peut nous assurer que l'expérience nous 
livre tous les caractères d'une chose ; on sait que 
d'un côté elle ne fait pas reconnaître à la fois 
toutes les qualités , et que de l'autre elle en mêle 
quelquefois d'étrangères à la chose; de sorte 
qu'à son aide , on ne peut répondre d'avoir épuisé 
toute une conception , et de n'y avoir rien in- 
troduit d'étranger. Le mot qui désigne un objet 
peut avoir aujourd'hui une signification, et de- 
main une autre , en ce qu'on ajoute ou qu'on ôte 
des caractères de la chose , ou qu'on en admet 
de tout-à-fait différens. Les prétendues défini- 
tions de l'eau et de la lumière sont maintenant 
autres qu'elles étaient il y a vingt ans ; et qui peut 
répondre qu'elles ne varieront pas encore ? où 
est la garantie qui assure qu'on n'attribuera pas 
à ces substances de nouveaux caractères, et 



32 

qu'on ne les verra pas sous de nouveaux points 
de vue ? Il en est ainsi de tous les objets donnés 
immédiatement par l'expérience. » 

» Même incertitude dans l'exposition des no- 
tions abstraites et universelles , telles que celles 

de substance, cause, droit, justice, etc 

Rien ne peut ici fixer la pensée , qui ajoutera 
sans cesse , ou retranchera , ou modifiera arbi- 
trairement ces notions. Il faudrait , avant que de 
les définir, apprendre si elles sont adéquates a 
leurs objets, et oii sont ces objets? On voit 
donc que de tout ce qui est donné à l'esprit, il 
ne saurait rien définir avec certitude. Il ne 
peut qu exposer ce qu'il découvre par l'analyse , 
sans savoir si une analyse subséquente , si de 
nouvelles observations ne lui feront pas dé- 
couvrir d'autres caractères, et rejeter les pre- 
miers. En un mot, il ne peut qu'analyser les 
objets donnés , sans être jamais rigoureusement 
sûr de les avoir définis.» 

» Il ne reste donc de choses aptes à une vraie 
définition, que celles qui ne sont pas données 
à l'esprit, mais qui sont engendrées et con- 
struites par lui. En pareil cas, je puis définir; 
car encore faut-il bien que je sache ce que j'ai 
voulu penser et construire. L'ouvrier qui a le 
projet d'une machine, d'une horloge marine, 
par exemple , peut dire en quoi consiste l'idée 



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33 

qu'il s'en est faite, quel est son but, quelles 
parties entreront dans sa construction, ni plus, 
ni moins qu'il n'y en a ; et cependant les défi- 
nitions d'idées de cette espèce, qui ne corres- 
pondent pas à un objet donné et invariable, 
devraient plus convenablement s'appeler des- 
criptions.» 

« Mais le champ des rigoureuses et véritables 
définitions, est celui des mathématiques pures. 
Tous les objets sur lesquels on y opère, sont 
construits par l'entendement, et sont tout-à-la- 
fois donnés et invariables sous une forme sensible. 
Le triangle équilatéral, l'hexagone, le cube, la 
parabole, peuvent être définis (c'est-a-dire, décrits 
et détaillés d'une manière complète , définitive) , 
parce que l'entendement qui en a projeté la 
conception, peut se rendre un compte entier 
et parfait de son opération et de son but. On 
voit donc par ceci: 1°., que Thomme ne peut 
définir que ce qu'il a construit lui-même ; qu'il 
n'est jamais assuré de la perfection d'une ana- 
lyse que quand c'est sa propre composition qu'il 
décompose, et qu'il a été lui-même l'auteur de 
la synthèse : que de toutes les autres choses , de 
celles qui lui ont été données, sans qu'il ait 
présidé a leur composition, il ne peut livrer 
tout au plus que des expositions dont il ne sau- 
rait jamais garantir ni la certitude, ni Tinté- 

tome I. 3 



34 

grité. 2°. Que la seule science susceptible de 
définitions rigoureuses, c'est la science mathé- 
matique pure, parce que chez elle l'entende- 
ment est employé a se construire , a se façonner 
synthétiquement les objets dont il veut traiter; 
tandis que dans les autres sciences, il ne fait 
qu'expliquer et analyser les objets qui lui sont 
donnés , desquels il ne peut dire par conséquent 
que ce qu'il reconnaît et qu'il pense, à tort 
ou à raison , sans savoir si quelque jour il n'en 
reconnaîtra , ou n'en pensera pas des qualités 
différentes, et même tout opposées.» 

# * • 

« Dans les mathématiques, la chose n'est la 
que parce quelle est définie ; c'est la définition 
qui la crée, qui la fixe: il est donc de l'essence 
de mathématiques pures de commencer par des 
définitions et de ne pouvoir marcher qu'a leur 
aide. Dans la philosophie au contraire, toutes 
les notions sont données avant leur définition 
et indépendamment d'elle; chaque définition 
n'y peut résulter que de l'analyse et de l'étude 
exacte d'une notion : il est donc de l'essence de 
la philosophie que les notions, si confuses 
qu'elles puissent être d'abord, leur examen 
et leur analyse passent en avant, et que les 
définitions viennent a la fin de l'ouvrage, s'il y 
a lieu , plutôt qu'au commencement. » 



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35 



J'espère que ce peu de mots donneront à ceux 
qui voudront y réfléchir , quelqu idée de la dif- 
férence qui existe entre la nature des connais- 
sances philosophiques et celles des connaissances 
mathématiques. Tout l'édifice des mathématiques 
pures s élève sur des définitions ; il se soutient 
et tombe avec elles ; elles ne lui sont pas utiles , 
secourables, mais nécessaires et indispensables; 
ce sont ses uniques bases, ses uniques fonde - 
mens ; il faut qu'on fasse à la géométrie ses ob- 
jets pour qu'ils lui soient donnés , et en les fai- 
sant, l'esprit les définit *). On dit: Le cercla 
est une surface plane renfermée par une ligne 
dont tous les points sont également éloignés d'un 
seul — Le trapèze est une figure plane de 
quatre côtés , dont deux seulement sont parallèles. 
Ces objets n'existent pas pour le géomètre, 
avant que son esprit les ait définis, et se les 
soit ainsi donnés. De leur seule définition il 
déduit toutes les vérités de la théorie de ces deux 
figures. Mais dans les sciences dont les objets 



*) Quelques objets premiers sont aussi donnes à la géométrie, 
tels sont V étendue , le point, etc.... N'étant pas construits % Us 
sont aussi indéfinissables pour elle , et leur théorie appartient à 
la philosophie des mathématiques. 

3. 



sont donnés, il faut bien que l'examen, l'ana- 
lyse des objets pre'cède l'exposition, la descrip- 
tion qu'on en peut livrer. Définirai-je une pierre 
en minéralogie , ainsi qu un triangle , et trou- 
verai-je de grandes vérités en partant de la 
définition d'une pierre? Définirai-je l'ame, le 
devoir, etc.... comme on définit un cercle, 
un trapèze? et comment bàtirai-je la philoso- 
phie sur la définition de l'être, de la pensée, 
etc. ... ? De tous ces objets donnés , je ne puis 
exposer que les caractères (jamais certains ni 
invariables) de la représentation que j'ai d'eux , 
et que je n'ai pas construite arbitrairement, 
comme dans les mathématiques. On voit par là , 
combien ceux qui ont prétendu introduire dans 
la philosophie la méthode des géomètres , étaient 
peu fondés en raison, et combien ils allaient 
au rebours de la nature et de l'essence intime 
de ces choses *). 



*) Ce qui constitue la nature de la pensée mathématique , c'est 
qu'elle correspond avec une rigueur exacte à un objet visible, 
capable d'être perçu , objet construit par l'entendement sur le 
modèle donné par cette pensée , laquelle de cette manière lui est 
adéquate , et ne serait même rien sans lui. Telle est l'essence 
de la pensée mathématique. Toute autre pensée , qui ne correspond 
pas à un objet tout-à-la-fois sensible et construit par l'entendement 
d'une manière immédiate , n'est pas une pensée mathématique , 
mais bien une pensée philosophique. Delà rentière dissimilitude 



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37 

4 

Les mathématiciens eux-mêmes , qui définis- 
sent bien quand ils s'en tiennent aux conceptions 





11 




ta 



tes) , se sont égarés quand ils se sont crus en droit 
de définir leur propre science et l'objet de cetle 
science, ce qui évidemment rentrait dans le 
ressort et les appartenances de la philosophie. 
Ils ont dit que les mathématiques étaient la 
science des quantités, et que quantité c'était 
tout ce qui était susceptible d augmentation ou 
de diminution. Au moyen de ces définitions, 
la joie, la douleur, le doute, k persuasion , 
tout ce qui peut augmenter ou diminuer , seraient 
des objets soumis au^ mathématiques, ce qui 
n'est pas vrai. Abusés par cette fausse lueur, 
des mathématiciens ont prétendu soumettre au 
calcul nos affections morales , ainsi que des phi- 
losophes avaient voulu appliquer a leur science 
la méthode géométrique. Ces essais malheureux, 
et ces empiétemens illégaux ne réussiront 
jamais. La métaphysique ne deviendra jamais 
de la géométrie, pas plus que l'algèbre de la 
morale *). 



des deux sciences, toutes deux rationclles et dérivant de la 
même source , mais si essentiellement différentes dans leurs objets , 
leurs formes et leur méthode. 
*) Les mathématiques ont pour objet les quantités, mais le» 



38 

En voila assez pour prouver au moins qu'il 
n'est pas nécessaire qu'une philosophie, de'bute 
par une définition de la philosophie , et pour 
prévenir l'objection malveillante qui s'élève tou- 
jours à ce sujet. Une des manies de la spécula- 
tion dans ces derniers tems, a été de singer 
en philosophie les procédés du géomètre, sans 
voir que ces deux affaires de l'entendement 
étaient de natures très-différentes *). Définir 
avec précision, attacher des idées claires aux 
termes, était un des refrains du bavardage phi- 
losophique de bien des gens, lesquels avaient 



quantités estensives , les quantités en tant que grandeurs , c'est- 
à-dire , en tant que susceptibles d'être représentées et construites 
visiblement , et comme douées d'étendue réelle , ou de succession 
dans le temps. La philosophie , au contraire , ne s'occupe que 
des quantités intensives , de quantités en tant que degrés , les- 
quelles ne sont susceptibles d'aucune construction sensible. Cette 
différence si essentielle sépare à jamais les deux sciences , et 
interdit absolument à l'une les procédés et les démonstrations 
de l'autre. 

*) En géométrie, si la définition change, la chosé change 
aussi, parce que c'est la définition qui fait la chose. Dans les 
autres sciences , la définition peut changer mille fois sans que U 
chose change , parce qu'elle en est indépendante et donnée avant 
toute définition. Nos vues de la chose varient seulement ; et après 
mille variations, rien ne nous garantit qu'il n'en viendra pas 
mille autres. Voilà ce qui fait que les sciences matérielles , celles 
qui ont un contenu concret, n'atteindront jamais à la certitude 
apodiclique de la géométrie. Les sciences formelles , comme la 
logique , ont d'autres bases de leur certitude. 



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3» 

fort peu d'idées claires. Il a donc été nécessaire 
de nous arrêter un instant sur cet objet. Si du 
reste le mathématicien se croyait toujours fondé 
â définir sa science, celle des quantités, nous 
serions tout aussi autorisés a définir la ph lo- 
sophie, la science des qualités; l'un vaut au 
moins l'autre. 

» 

Et comme l'idée générale d'une philosophie 
se forme de l'assemblage de plusieurs sciences 
différentes, qui n'ont que quelques traits prin- 
cipaux de commun, j'espère qu'un jour au 
lieu de philosophie , on dira les sciences philo- 
sophiques, comme depuis long-tems on dit les 
sciences mathématiques, au lieu de la mathésie 7 
ou de la mathématique , que l'on disait précé- 
demment. 

•» 

Ce caractère général qui convient à toutes les 
connaissances philosophiques, quel que soit leur 
but particulier, c'est qu'elles sont des sciences 
rationelles, reposant uniquement sur des con- 
ceptions de ïentendement dont l'objet ne saurait 
être saisi dans aucune représentation sensible; 
tandis que les mathématiques sont des sciences 
rationelles aussi, mwis reposant sur des con- 
ceptions de ïentendement dont les objets peu- 
vent et doivent être immédiatement construit* 



40 

et rendus sensibles. Nous examinerons dans la 
suite, plus à fond que je ne puis le faire ici, 
de quelle sorte est cette construction des con- 









mm 





ait tiré d'une main ferme cette ligne rigide de 
démarcation entre le domaine de la mathéma- 
tique pure et celui de la philosophie, et qui 
ait assigné à chacune les bornes qu elle ne peut 
plus franchir. Ainsi les sciences se régularisent 
et se dessinent avec plus de précision, à 
mesure qu'on les perfectionne; et tandis que 
la grande chaîne des connaissances humaines 
paraît se resserrer et s'affermir de plus en plus , 
chaque anneau de cette chaîne, chaque con- 
naissance particulière prend une existence plus 
individuelle, plus fixe, et se confond moins 
avec les autres. Les anciennes dénominations 
restent, mais on y a attaché de nouvelles idées , 
de nouvelles vues. Mathématique et philosophie 
ont également signifié science dans l'origine; 
toutes deux n'ont fait long-tems qu'un seul corps 
de doctrine: l'époque est arrivée où leurs 
élémens hétérogènes se sont séparés , classés : il 
n'est plus permis à quiconque veut mettre de 
Tordre dans ses connaissances , de les confondre 
désormais. Le nom de philosophie, qui a 
désigné d'abord le savoir par excellence, dans 4 
un tems où le savoir était encore très-vague 



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41 

et très borné, s'est conserve pour un genre de 
connaissances , lequel s'est toujours de plus en 
plus restreint, et dont l'idée paraît aujourd'hui 
circonscrite et caractérisée mieux quelle ne 
l'avait été jusqu'ici. 



42 



m. 

■ « 

♦ 

Idée et division de la Philosophie 

comme science. 

• 

Si l'existence réelle de la philosophie comme 
science peut encore être contestée, au moins ne 
peut-on contester l'existence de son idée, ni 
la possibilité d'en dresser un plan spéculatif. Si 
l'on ne peut encore dire ce qu'elle renferme en 
effet , au moins peut-on dire ce qu'elle devrait 
renfermer, et quels sont les cadres où elle a 
attaché une étiquette, en attendant qu'il se 
trouve un tableau pour les remplir. 



Premièrement, en égard à son procédé. Elle 
peut poser des principes qu'elle démontre , ou 
tient pour certains sans démonstration , et d'après 
lesquels elle élève un système qu'elle donne 
pour un corps de doctrine solide et prouvée: 
dans ce cas , le procédé de la philosophie est 
dogmatique. 

Ou elle rejette la certitude des principes, 
dévoile leur insuffisance et, sans aller plus loin, 
demeure dans l'état de suspension , de doute et 



43 

de défiance où l'ont mise le peu de fondement 
qu'elle a trouvé dans les divers systèmes : son 
procédé, dans ce second cas, est sceptique. 

Ou enfin, après avoir accompagné le scepti- 
cisme jusqu'à ce point où il reconnaît l'illusion 
des systèmes et l'insuffisance de ce que le dog- 
matisme donne pour des principes, elle ne 
s'arrête pas dans la stagnation du doute ; mais 
elle va plus loin et recherche comment naissent 
les systèmes illusoires, pourquoi les principes 
du dogmatisme sont insuffisans. A cet effet elle 
examine avec rigueur l'entendement humain, 
se livre à l'analyse la plus profonde de la fa- 
culté cognitive de l'homme , faculté où prennent 
naissance les systèmes et les principes. Elle 
remonte ainsi à la formation de toute con- 
naissance, et son procédé, dans ce dernier cas, 
se nomme critique. 

Jusqu'à Kcmt on n'avait philosophé que sui- 
vant les deux premiers modes. Toute philoso- 
phie avait été dogmatique, ou sceptique. C'est 
lui qu'on peut regarder comme l'inventeur de 
la philosophie critique, bien que plusieurs de 
ceux qui l'ont précédé aient eu des aperçus, 
des soupçons de cette méthode. Locke, Leib- 
nitz, Hume, Condillac et d'autres ont été plus 
ou moins sur la voie. Leibnitz est celui qui a 
pénétré le plus avant (dans ses Nouv. Ess. sur 



44 

l'entend, hum.) ; Hume a fait un très-grand pas 
vers le but , et puis s'est égaré. Les autres sont 
restés à la superficie. 



Par rapport aux sources où la philosophie 
puise ses objets , elle forme deux divisions très- 
distinctes, et qu'il est important de ne point 
confondre. Ou elle mêle aux conceptions dont 
elle fait usage quelques conditions individuelles, 
particulières , données par l'expérience , et alors 
elle est empirique, (c'est-à-dire , expérimentale), 
ou elle ne renferme que des conceptions pure- 
ment intellectuelles, qui sont présupposées à 
toute expérience , et qui en doivent fournir les 
lois fondamentales, les conditions absolues. La 
philosophie, dans ce cas, est pure et rationelle. 
L'une s'occupe de ce qui est, et comment cela 
est, l'élat des choses étant donné; l'autre de 
ce qui doit et peut être, sans acception d'aucun 
état de choses donné. La philosophie empirique 
recherche les lois de la pesanteur des corps , la 
rationelle recherche comment il est possible 
qu'il y ait des corps et qu'il y ait de la pesan- 
teur; recherche qui conduit nécessairement 
audelà des conceptions de corps, de pesanteur, 
d'existence, puisqu'il s'agit de leur trouver une 
base. Second exemple. Le nationalisme re- 



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45 

monte à l'idée absolue de devoir suivant les 
vues pures de la raison , ide'e première qui doit 
livrer le type le plus abstrait du devoir, type 
d'après lequel devront se régler ou se juger les 
cas particuliers: tandis que V empirisme s'em- 
ploie a régler quels sont les devoirs positifs de 
l'homme , comme fils , ou comme père , ou comme 
citoyen, etc. 

Il est donc deux philosophies ; l'une qui pré- 
cède l'expérience, et l'autre qui l'accompagne; 
lune pure , et l'autre empirique. Cette dernière est 
plus à la portée des sens et de l'homme ordinaire, 
elle exige moins d'abstraction, moins de conten- 
tion d'esprit, et par Ta est plus propre a devenir 
populaire ; d'ailleurs son domaine est très-fertile 
en découvertes et en vérités palpables et usuelles. 
Mais elle ne peut se passer de la première , qu'on 
a nommé avec justice la législation suprême 
de la raison, pas plus que les mathématiques 
appliquées ou empiriques, ne peuvent se passer 
des mathématiques pures. Il est aisé de voir que 
pour s'entendre sur le devoir d'un citoyen, par 
exemple, il faut auparavant être d'accord sur 
l'idée première et inconditionnelle de devoir. 



En égard aux objets distincts et particuliers 
des diverses sciences philosophiques, on les a 



46 



classé jusqu'à présent sous ces trois divisions 
principales ; logique , métaphysique et morale. 

I. La logique est celle des trois qui est le 
moins susceptible de sous-divisions *), la seule 
qui forme un système complet de doctrine, 
et qui depuis long-tems ait acquis la marche 
sûre et méthodique d'une science. En général 
on peut dire que c'est la science des règles, 
fondées dans l'entendement et que Ton doit 
observer dans l'emploi de la pensée; la science 
des formes nécessaires de nos conceptions, 
jugemens et conclusions; la science formelle 
du raisonnement, etc. . . . Elle fait abstrac- 
tion de toute matière, c'est-a-dire , de tout 
objet concret de la pensée , pour ne traiter que 
de ses formes. Et comme dans les autres parties 
de la philosophie, la pensée a quelqu'objet , 
autre que sa propre forme, un contenu, une 
matière dont elle s'occupe, on pourrait com- 
prendre celles-ci sous l'idée générale de philo- 
sophie matérielle , par opposition à la logique , 



*) Quoique Bacon lui en ait trouve* quatre; mais c'était une 
division arbitraire portant sur les quatre vues différentes que 
peut avoir celui qui s'en sert ; division subjective par conséquent , 
et qui ne touche nullement à l'unité objective de la science. 
D'ailleurs Bacon attribuait à la logique beaucoup de choses qui 
lui sont étrangères. 



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47 

qui s^appellerait dans ce cas , philosophie for- 
melle; ce qui, sous ce point de vue , nous fournit 
encore une distribution de la philosophie. 

J'ai parlé de la logique pure. Quant a la 
logique empirique ou appliquée elle n est pas 
une science: c'est un amas irrégulier d'obser- 
vations , de maximes , d'aphorismes sur la fonc- 
tion de la pensée , en égard au sujet dans lequel 
elle s'exerce, aux passions, a l'imagination, aux 
préjugés , etc. , de l'homme ; ou bien , en égard 
aux sources de nos connaissances, à la génération 
de nos idées, a la diversité des objets, aux 
imperfections, ou autres qualités des langages 
humains , etc. etc. On a beaucoup travaillé tous 
ces objets , et l'on a rencontré ça et là quelques 
connaissances fort estimables, quelques résultats 
fort ingénieux , mais qui n'ont pas fait faire nn 
pas à la logique comme science *). Au contraire, 
tant de recherches accessoires et étrangères 
lont fait tomber en discrédit ; ses bornes ont été 
effacées; on les a méconnu, et tout est tombé 
en confusion. Condillac a donné une soi-disant 
Logique qui n'est qu'un mélange de psychologie 
empirique, de métaphysique et de théorie de 



*) Une bonne partie du livre de Mallebranche n'est que de la 
logique empirique. Celui d'Helvétiuê contient les élèmen* le» 
plus hétérogènes. 



48 

la grammaire générale. Une foule d'écrivains se 
sont jeté dans celte voie facile et éclectique, 
ouverte par lui avec tant de succès. Ils ont dis- 
serté, à perte de vue sur l 'analyse , sur Y esprit 
humain , sur les idées claires , sur le rapport 
- des signes aux idées , et autres choses semblables. 
L'avantage de la popularité a été leur lot ; L'école 
est resté en possession de la vraie logique. 

II. Nous traiterons dans l'article suivant de 
la métaphysique qui a un grand nombre de sous- 
divisions. Sa partie empirique peut être désignée 
sous le nom de science de la nature, ou phy- 
sique ralionelle. Celle-ci a de même ses sous- 
divisions. Elle se distingue de la physique 
empirique, en ce que cette dernière n'est point 
la science, mais plutôt la description et l'histoire 
des faits de la nature. 

III. La morale pure ou éthique , est celle des 
trois divisions de la philosophie qui importe le 
plus a Fhommc , en tant qu'être agissant et social. 
Que toutes les autres sciences , que les mathé- 
matiques , la chimie soient remplies de propo- 
sitions erronées, il en résultera de moindres 
maux que dune seule erreur en morale, d'un 
faux principe pratique qui peut faire naître tant 
d'immoralité, de désordres et de crimes. La 
morale pure doit renfermer la législation suprême 
de notre volonté et de notre libre arbitre. Mais 



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on ne peut parvenir à la fonder , qu'après que 
la métaphysique a prononcé au moins sur la 
question de la liberté. 

L'éthique pure doit offrir des régies pour la 
conduite de l'être doué de raison à l'égard de soi- 
même et des autres , et par rapport a la destination 
générale de l'humanité; d'où morale particulière , 
morale universelle , droit de nature. 

Si donc les autres parties de la philosophie 
intéressent l'homme en tant qu'il est porté à 
savoir et à connaître , la morale seule l'intéresse 
puissamment , en tant qu'il est destiné à vouloir 
et à agir. C'est chez elle que se forme l'accord 
du méditatif et de l'efficace. Elle seule compose 
tout le domaine de la philosophie pratique ; et 
comme toute l'activité de l'homme est comprise 
dans ces deux fonctions savoir et vouloir , que 
la spéculation d'un côté , et la pratique de l'autre t 
répondent à tous les besoins de sa nature intel- 
lectuelle , il résulte de ce point de vue une autre 
division de la philosophie, par rapport a ses 
deux fins principales , en philosophie spécula- 
tive , et philosophie pratique. 

Quand la morale , après avoir posé ses premiers 
principes , tels que le type abstrait du devoir , 
etc. descend à leur application dans des cas 
donnés, qu'elle admet l'homme tout entier, 
qu'elle a égard aux obstacles apportes par les 

TOME I. 4 



50 

passions dans l'emploi de ses principes , qu'elle 
considère les diverses relations humaines sous 
tous les rapports accidentels des individus et des 
sociétés , il se forme autant de sciences morales- 
empiriques qu'il y a d'objets divers à traiter; 
d'où l'étude de l'homme moral , Y Anthropologie 
et la Psychologie empiriques , la science de 
l'éducation ou Pédagogique , les théories de la 
vertu , de la prudence , de la sagesse usuelle de 
la vie, le droit positif, la jurisprudence, la 
politique, etc. 

Outre cette division principale du domaine où 
la philosophie s'est définitivement restreinte, 
elle n'a pas abandonné ses droits, ainsi que je 
l'ai insinué précédemment, sur la législation 
suprême des autres sciences. La seule qui partage 
avec elle le privilège d'être purement rationnelle, 
les mathématiques pures ont besoin elles-mêmes 
que la philosophie établisse la possibilité de leurs 
objets premiers, la durée , Y étendue > le point, 
V infini, etc. avant que d'être pleinement fondées 
à opérer sur ces objets, avec lesqnels elles 
s'anéantissent, si la spéculation s'avise de les 
leur contester. Quant aux sciences empiriques, 
chacune d'elles ne peut devenir science que par 
les principes universels, la liaison et l'unité 
systématique qu'elles reçoivent de la philosophie 



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51 

Des expériences , des faits ne peuvent fournir defc 
principes, ni se lier mutuellement; ils restent 
par eux-mêmes infructueux et isolés ; mais l'en* 
t rudement, qui prend connaissance de ces faits, 
les lie , les ordonne suivant des principes qu'il 
apporte dans l'expérience. La théorie des arts 
doit de même emprunter de la philosophie ses 
principes, aussi bien que la connaissance des 
rapports qui existent entre les produits d'un 
art et le sentiment, entre la nature réelle et la 
nature idéale. 

C'est de la philosophie encore que chaque 
science reçoit sa constitution , sa forme scienti- 
fique, sa distribution, la connaissance de son 
but, de son origine, et comme la pierre de 
touche de sa réalité. Chaque science a donc sa 
philosophie, qui en est Famé et le fondement ; 
il faut la connaître avant que de pouvoir saisir 
l'ensemble , la liaison et le but du tout. C'est en 
ce sens qu'il peut y avoir aussi une philosophie 
de la philosophie. 

Remarquons encore que toute philosophie 
naît dans l'entendement de l'homme, ne sort 
point de l'entendement, et ne consiste que dans 
la liaison nécessaire qu'il tâche d'apporter entre 
ses propres représentations des choses. Cette scien- 
ce , en égard à l'instrument qu'elle emploie , peut 

4. 



52 

donc se réduire à une connaissance exacte de 
l'homme et de son entendement. Subjectivement 
vue (c'est-à-dire , par rapport au sujet où elle 
est placée , à l'homme) la philosophie est une , 
puisque ce sujet est un. Le connais-toi des 
anciens en referme toute Vidée. Une bonne an- 
thropologie rationnelle serait une philosophie 
subjective complète , ce qu'il est de la plus 
grande importance d'observer pour la suite. 

Il est encore une autre vue subjective de la 
philosophie, qui résulte de sa naissance dans le 
sujet qui philosophe. Ou Ton apprend la philo- 
sophie d'aulrui , ou Ton se fait sa philosophie 
à soi-même. Dans le premier cas , elle est dite 
communément historique; dans le second, in- 
tellectuelle ; je dirais plus volontiers passive 
pour l'un, et active pour l'autre. La philosophie 
historique exige beaucoup de pénétration et de 
jugement; on voit combien il est difficile de 
s'initier à fond dans une série d'idées et dans un 
système qui nous est étranger, quand on observe 
les bévues où sont tombés la plupart de ceux 
qui ont voulu expliquer la doctrine *) des 



*) Voyez YHistoire des causes premières de Boiteux (qui a 
voulu dire Yhistoire des opinions sur les causes premières) , et 
quelques autres-essais d'histoires de la philosophie , les nombreuses 
dissertations sur les systèmes des anciens philosophes dans les 
mémoires de l'Académie des sciences , etc. 



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53 

philosophes. La philosophie active exige" sans 
doute plus de méditation et de génie; mais 
enfin, comme il n'y a qu'une bonne philosophie , 
il faudra bien qu'il vienne un tems où chacun 
se contente d'une connaissance historique en ce> 
genre ; et en tout cas celui qui se sent la force 
intérieure de penser par lui-même , n'en opérera 
que plus sûrement, quand il saura comment 
tant de grands hommes ont pensé avant lui. 



En résumant, la philosophie est donc (par 
rapport à son but chez l'homme) spéculative 
quand elle donne les lois du savoir , pratique 
quand elle donne celles du vouloir. 

Elle peut s'occuper du fond réel, ou seule- 
ment de la forme de nos connaissances; elle 
est donc ou matérielle , ou formelle. 

Elle peut, ou ne considérer, dans leur plus 
grande abstraction, que les conceptions univer- 
selles et premières que livre l'entendement; ou 
appliquer ces conceptions premières aux cas 
particuliers, aux conditions et aux objets de 
l'expérience; relativemeut aux sources où elle 
puise ses objets , elle est donc pure et ration- 
nelle, ou bien elle est empirique. 

Relativement à son procédé doctrinal, elle 
est ou dogmatique y ou sceptique; ou critique. 



54 

Enfin subjectivement vue, elle se réduit à 
une anthropologie rationnelle ; tandis qu'objec- 
tivement vue, c'est-à-dire, en égard à son 
objet , elle se divise en logique , métaphysique 
et morale. 



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55 



IV. 

De la métaphysique en particulier. 

Depuis qu'un ouvrage A'Aristote , ou attribué 
a Aristote, sous le titre de méta ta physika, 
a eu cours dans le monde savant , la nomencla- 
ture philosophique a été enrichie d'un nouveau 
terme. On a fait, des trois mots grecs ci-dessus, 
celui de métaphysique, pour désigner le genre 
de connaissances dont il était spécialement traité 
dans le livre en question ; et cette dénomination 
est restée à l'ensemble des sciences philosophi- 
ques, qui ne sont ni purement formelles (ou 
logiques) , ni purement pratiques (ou morales). 
La métaphysique est donc une science spéculative 
et matérielle, c'est-a-dire , qu'elle traite, non 
des formes de la pensée , mais de son contenu , 
de son objet , de son origine , en un mot , du 
matériel de nos connaissances. 

Cette science (hypothétique ou réelle) a été 
partagée , d'après son idée , en quatre divisions , 
ou sciences particulières , correspondant aux 
quatre problèmes principaux qui s'offrent à la 
raison , en tant qu'elle devient métaphysicienne. 

I. Tout notre savoir repose sur des principes 
fondamentaux, lesquels autorisent la raison à 
établir entre les choses une liaison nécessaire et 



56 

universelle, à leur attribuer l'être, et tous les 
attributs de l'être, l'unité, l'individualité, la 
substantialité , d'où la science de l'être en 
général, connue sous le titre un peu suranné 
d'ontologie. 

H. Réduire en un système tous les attributs 
nécessaires de letre pensant, prononcer sur sa 
liberté, son immortalité, déterminer la nature 
et les fonctions supérieures de Famé, tel est 
le but de la psychologie rationnelle. 

III. Le monde, ou l'ensemble nécessaire et 
infini de toutes les substances finies , est l'objet 
de la cosmologie rationnelle. 

IV. Le rapport nécessaire de ce monde a un 
être qui ne soit pas le monde, mais de qui 
le monde procède comme cause première, et 
dépende comme fin dernière, c'est ce que se 
propose de déterminer la théologie rationnelle. 

Voilà les divers cadres où il a déjà passé 
tant de tableaux de toutes les couleurs. C'est 
à ces quatre fameuses questions qu'on a fait 
tant de réponses contradictoires, appuyées de 
chaque côté par tant d'argumens spécieux. La 
raison humaine ne peut résister à l'attrait spé- 
culatif qui sans cesse la sollicite à leur chercher, 
une solution. Chaque individu a sa métaphy- 
sique, telle qu'elle soit. Tant d'essais malheu- 
reux n'ont pu en dégoûter l'esprit humain; 



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57 

quelque dépit dont, à certaines périodes, il 
se soit trouvé saisi contre cette orgueilleuse et 
bisarre reine des sciences , il n'a pu s'empêcher 
de revenir à elle chaque fois qu'elle a sem- 
blé lui faire quelque promesse nouvelle; leurs 
brouilleries sont des querelles d'amans. L'esprit 
ne peut se passer de la métaphysique et de ses 
spéculations: il ne céssera peut-être de s'en 
occuper activement que quand on sera tout-à- 
fait d'accord sur cet objet: il s'endormira dans 
la jouissance. 

Quelques classificateurs , considérant que l'on- 
tologie renfermait les bases de la logique et de 
la possibilité de toute pensée, la cosmologie 
celle de l'existence et des rapports nécessaires 
des choses, la psychologie et la théologie rati- 
onnelle, celle de la moralité et de la religiosité, 
ont étendu le sens de ce mot , et réduit toute 
la philosophie à la seule métaphysique. 

D'autres au contraire , ont resserré le domaine 
de la métaphysique, et l'ont réduite à la seule 
ontologie. Ceux-là me paraissent avoir eu rai- 
son, et j'admettrais volontiers le sens plus strict 
qu'ils donnent au nom de cette science. 

On s'est servi contre le paganisme de cet argu- 
ment, qu'admettre plusieurs dieux c'était n'en 
point admettre. On peut en employer un sem- 



58 

blable contre les métaphysiciens en général: 
» Puisq'il y a plusieurs métaphysiques, il n'y 
» en a point en effet.» Chaque secte n'a que 
la sienne; mais chaque secte la soutient d'une 
manière également victorieuse, et qui séduit 
également la raison, incertaine entre des preu- 
ves équipollentes et contraires. Depuis si long- 
tems que le monde philosophique s'entretient 
de métaphysique et fait son orgueil de cette 
science qu'il tient pour existante, la divergence 
continuelle et l'opposition des métaphysiciens 
entr'eux , a dû faire naître plus d'un doute sur 
la réalité de leurs doctrines,. Il ne pouvait y 
en avoir qu'une qui fut la bonne ; mais s'il en 
était une bonne, pourquoi n'était-elle pas ad- 
mise universellement , pourquoi son évidence ne 
forçait-elle pas tous les esprits à se soumettre ? 
Est-ce qu'il y a deux géométries , disait-on ? 
Delà on concluait, non sans fondement, qu'il 
y avait bien une foule de systèmes , mais pas 
une science de la métaphysique. Cependant les 
différentes écoles se bornaient à une polémique 
qui n'avait d'autre but pour chacune que de 
ruiner la doctrine des écoles rivales, et d'éta- 
blir dogmatiquement la leur. Les syncrétistes 
s'occupaient de la grande affaire de les réunir, 
et de les amener toutes à s'entendre; les éclec- 
tistes croyaient fonder en doctrine toute vérité 



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59 

en prenant de chacune des autres ce quelle 
avait de vrai; mais l'agrégat irrégulier de tant 
de principes étrangers ne produisit jamais qu'un 
recueil de sentences fragmentaire et décousu ; 
les sceptiques se bornaient à opposer les unes 
aux autres les diverses opinions, à comparer 
et à démontrer sur-tout l'abus d'attribuer aux 
choses réelles ce qui ne pouvait valoir que des 
représentations de l'entendement, de conclure 
de ce qui était prouvé logiquement à une exis- 
tence métaphysique et effective. Mais ces hom- 
mes sages, qui avaient jeté un regard savant 
sur la nature de la cognition humaine, en 
restèrent là; et convaincus par tant d'essais 
qu'il n'en pouvait résulter rien d'absolument 
certain, ils bornèrent là leur recherche, et 
s'arrêtèrent dans le doute *). 

Le doute! situation accablante et insuppor- 
table pour l'homme ; état de mort et de néant 



*) Parlerai-je de ces petits philosophes à la mode qui , sur la 
foi des vrais sceptiques, se parent des livrées du doute philoso- 
phique, et se pavanent, avant tout examen, dans sa commode 
nonchalance? On les voit sourire d'un souris de compassion, au 
seul nom de la métaphysique , qu'ils ne comprennent pas. Il est 
arrêté à leur tribunal, que ces recherches sont pure pédanterie, 
idées abstruses , égarement de l'esprit. Ils se sont fait ainsi, contre 
la spéculation , un certain jargon d'anathème qui n'a eu que trop 
de vogue , et qui en impose par l'air capable avec lequel ils 
s'en servent. 



60 

pour sa pensée active, avide de vérité *)! 
Pourquoi ne pas aller plus loin, et ne pas 
suivre une voie ouverte par le génie, lequel 
n'était devenu sceptique que parce qu'il s'était 
arrêté trop tôt, qu'il avait trop tôt pris un 
parti tranchant? N'y avait-il donc plus rien à 
découvrir dans cet entendement, dans toute 
cette cognition de l'homme , où ont leurs racines 
tant d'opinions contradictoires? D'où provient 
la variété de ces opinions ? D'où leur naissance 
spontanée ? D'où cette tendance , commune 
à toutes, vers les mêmes points, malgré la 
diversité des voies ? Gomment tant de plantes 
différentes peuvent-elles croître et prospérer 
sur le même sol? Il est évident que pour 
l'apprendre, il fallait fouir et creuser dans ce 
sol, le percer et le sonder dans tous les sens. 
C'est la le travail que s'est imposé la nou- 
velle philosophie. Après avoir marché avec le 
sceptique jusqu'aux bornes où il s'arrête, le 
courageux critique qui ne reconnaît pas encore 



*) t» Cet état, dit JeanJacques , est peu fait pour durer , il est 
» inquiétant et pénible; il n'y a que l'intérêt du vice ou la 

» paresse de l'âme qui nous y laisse Le doute sur les choses 

» qu'il nous importe de connaître , est un état trop violent pour 
» l'esprit humain; il n'y résiste pas long-tems , il se décide- 
» malgré lui de manière ou d'autre, et il aime mieux se 
» tromper que de ne rien croire. » Émile. 



> 



* 



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ik ses colonnes , dit à celui qui a été jusqu'alors 
son compagnon , peut-être son guide : » Restes, 
si tu le veux, assis sur la pierre du doute où 
tu crois te reposer; je veux voir au moins 
sur quoi elle s'appuie , jusqu'où ton doute est 
fondé. Je veux nïenfoncer jusqu'aux racines 
des connaissances humaines, assister aux mys- 
tères de leur formation, et découvrir, autant 
que je le pourrai, de quels èlémens elles se 
composent *).» 

Quittons la métaphore. Depuis bien des 
siècles le dogmatisme avait prétendu montrer 
une métaphysique existante, et puisqu en effet, 
il y avait des systèmes complets de cette 
science, la question de fait paraissoit décidée 



*) Loche t après lui Condittac et quelques autres , ont aussi eu 
le même projet d'examiner l'origine des connaissances humaines. 
Mais en déclarant qu'elles avaient toutes leur origine dans la 
sensation, ils ont déclaré que le tronc était l'origine de l'arbre , 
et ils sont restés à la superficie du sol. Ils ont analysé , disséqué 
en mille manières , et très ingénieusement , les fruits , les fleurs t 
les feuilles ; mais les racines leur ont toujours échappé. Pour les 
rencontrer, il fallait creuser le puits et miner; mais à cette 
profondeur il ne fait pas clair pour tous les yeux ; il faut un peu 
s'être accoutumé à la lampe du mineur. On a de la répugnance 
à suivre ces recherches obscures. Ceux qui démontrent les fruits et 
les fleurs , qui ont des choses jolies , évidentes et palpables à dire , 
qui s'écrient : Voici tout ce que l'homme sait , tout ce qu'il peut 

savoir ; nous opérons au grand jour de l'expérience Ceux-là , 

•ans doute, doivent avoir gain de cause devant la multitude. 



62 

affirmativement; tandis que d'un autre côté 
le scepticisme y repondait négativement, en 
exposant la vanité des systèmes. Kant est 
venu , et il a le premier élevé , discuté sur- 
tout dans le véritable esprit critique la question 
de droit: Peut-il y avoir une métaphysique? 
et s 'il y en a une, comment et jusqu'où est- 
elle possible? Voilà, dans son expression la 
plus générale, le problème spéculatif de la 
critique. Ses partisans disent que la solution 
qu'elle en a donné renferme la seule méta- 
physique, ou si Ton veut, la seule ontologie 
possible. Pour savoir s'ils disent vrai, il faut 
d'abord convenir de ce qu'on est en droit 
d'attendre et d'exiger d'une métaphysique avant 
qu'elle soit fondée elle même à se produire 
comme science. 



La métaphysique s'annonce principalement 
comme la science de trois objets qui ne peuvent 
être chacun que l'objet immédiat d'une pensée, 
jamais celui d'une perception sensible: Dieu, 
le monde, lame. 

Elle promet de décider si Dieu existe, ou 
n'existe pas; s'il est infini, s'il est le créateur, 
ou seulement l'architecte du monde ; s'il est de 
même nature que le monde visible, ou d'une 
nature différente, etc. 



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03 

Elle promet de décider si le monde est éter- 
nel, ou s'il a eu un principe, s'il aura une 
fin; s'il a des bornes, ou s'il est infini; si le 
mouvement lui est propre, ou s'il lui est donné* 
s'il y a du plein et du vide, ou seulement du 
plein, etc. . . . 

Elle promet enfin de décider si Pâme de 
l'homme est matérielle ou spirituelle, mortelle 
ou immortelle, substance ou accident, libre ou 
soumise à la nécessité , au fatalisme , etc. . . . 

Le premier préliminaire, indispensable pour 
la métaphysique, est donc de démontrer com- 
ment et jusqua quel point la réalité se trouve 
dans les objets des perceptions sensibles; com- 
ment l'entendement peut prétendre à la con- 
naissance de choses qui s'élèvent au-dessus de 
toute perception sensible ; de déterminer si 
l'entendement prend connaissance des choses 
en elles-mêmes, ou seulement de ses propres 
pensées ou représentations ; quel rapport , quel 
lien il peut exister entre les pensées de l'enten- 
dement et les objets qu'elles doivent représenter, 
et d'où vient que nous tenons celles-là pour 
adéquates à ceux-ci ; comment nos pensées 
peuvent nous faire connaître autre chose que 
nos pensées ; comment nous pouvons croire que 
nous connaissons, quand nous n'avons fait que 
penser; qui nous porte à établir, en certain 

; 



64 

cas, une entière parité entre une chose pensée 
et une chose connue? 

Ces questions, sur lesquelles il faut que le 
métaphysicien réponde avant que de se livrer 
avec sécurité, au plaisir d'édifier un système, 
ces questions , dis-je , nous ramènent aux \ 
premières conditions de nos connaissances en 
général, et à un examen approfondi et 
scrupuleux de notre faculté de connaître. Le 
problème premier et par conséquent fonda- 
mental de la métaphysique, est donc de livrer 
une bonne et scientifique théorie de la cogni- 
tion humaine, d'expliquer comment l'homme 
connaît, de quelle nature sont ses diverses 
connaissances , de quels élémens elles se com- 
posent, en quel rapport elles sont avec les 
objets ; — Ou , en d'autres termes : » Comment 
a lieu ï expérience dans l'homme?» 

Je sens que cette expérience est d'une nature 
fort diverse. Tantôt elle ne produit en moi 
aucune certitude , aucune conclusion absolue et 
qui me force de croire que ce qui à eu lieu une 
fois, aura lieu toujours. Je vois un arbre à 
feuilles vertes, j'en vois mille, et je ne suis 
pas pour cela assuré que tous les arbres doivent 
avoir des feuilles vertes. J'en rencontre ensuite 
qui ont des feuilles jaunes, des feuilles rouges, 



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65 

et cela ne contredit en rien ma conviction in- 
time ; je n'ai pas plus de répugnance à m'ha- 
bituer aux feuilles rouges f qu'aux feuilles ver- 
tes ; mon esprit n'avait rien conclu absolument 
d'avance. — Mais en d'autres cas , l'expérience 
est accompagnée en moi d'un tout autre senti- 
ment , celui d'une conviction imperturbable que 
ce que j'ai éprouvé et pensé une fois , aura 
lieu de toute nécessité, toujours et dans tous 
les cas. Mon esprit se trouve forcé de conclure 
antérieurement, avant que d'avoir vu, avant 
que d'avoir expérimenté. Par exemple: une 
chose ne peut tout-à-la-fois être et n'être pas. — 

Tout ce qui arrive doit avoir une cause *) ; 

Le tout est plus grand que sa partie. — Deux 
lignes droites ne peuvent se couper qu'en un 
point, etc... D'où procède l'irrésistible con- 
viction attachée , pour toute l'infinité des cas , à 
l'expérience une fois faite ici , tandis qu'ailleurs 
mille expériences répétées ne peuvent me donner 
nulle certitude pour la mille et unième ? D'où 
vient qu'une fois je suis contraint de reconnaître 
avant l'expérience, tandis que d'autres fois je 
ne puis rien prononcer avant l'expérience ? D'où 

*) On connaît l'insatiable curiosité des enfans à remonter tou- 
jours à la cause de ce qui les frappe , leurs interminables pourquoi * 
jusqu'à ce qu'ils arrivent à un principe qui leur aemblc absolu 
et qui les satisfasse. 

TOME I. 5 



66 

Tient en moi cette certitude que ma sensibilité 
ne peut rien percevoir , qui ne soit dans X! espace 
ou dans le temps ? Toutes ces difficultés et beau- 
coup d'autres, me'ritent bien d'être éclaircies 
par le métaphysicien qui ne peut faire un pas 
ni avancer quelque chose comme une certitude , 
avant que d'avoir sondé profondément les bases 
de toute certitude et de toute connaissance. 
Jusqu'ici cependant les nouveaux métaphysiciens 
français y ont peu songé. 

WAlembert, dans ses Mélanges, me semble 
avoir assez bien posé ces questions préliminaires. 
Voici ce qu'il dit : 

« L'examen de l'opération de l'esprit qui con- 
» siste à passer de nos sensations aux objets 
» extérieurs, est évidemment le premier pas 
» que doit faire la métaphysique. Comment 
» notre ame s'élance-'t-elle hors d'elle-même 
» pour s'assurer de l'existence de ce qui n'est 
» pas elle ? Tous les hommes franchissent ce 
» passage immense, tous le franchissent rapi- 
» dément et de la même manière ; il suffit donc 
» de nous étudier nous-mêmes, pour trouver 
» en nous tous les principes qui serviront à 
» résoudre cette grande question de Vexistence 
» des objets extérieurs. Elle en renferme trois 
» autres qu'il ne faut pas confondre. Comment 



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» concluons-nous de nos sensations l'existence 

» de ces objets ? Cette conclusion est-elle de'- 

» monstrative ? Enfin comment parvenons-nous , 

» par ces mêmes sensations , à nous former une 

» idée des corps et de l'étendue *) ?» 



*) Condillac a posé tout autrement la question , et l'exactitude , 
dans ce cas-ci , n'est pas de son côté. Après avoir dit (Essai sur 
l'origine des connaissances humaines) : » La science qui contribue 

* le plus à rendre l'esprit lumineux , précis et étendu , et qui doit 
» le préparer à l'étude de toutes les autres , c'est la métaphysique; » 
il poursuit : » Notre premier objet , celui que nous ne devons jamais 
» perdre de vue , c'est l'étude de l'esprit humain : non pour en 
» découvrir la nature , mais pour en connaître les opérations , 
» observer avec quel art elles se combinent, et comment nous 
» devons les conduire, » Non , ce n'est pas de cela qu'il s'agit. 
H faut que l'esprit opère , avant qu'il y ait là des opérations à 
observer et à combiner ; il faut que cet esprit , qui opère , ait une 
certaine constitution intérieure, en vertu de laquelle il opère de 
telle manière et non de telle autre. C'est donc comment l'esprit 
est constitué, et comment il opère, qn'il faut étudier avant tout. 
Condillac ajoute : » Ce n'est que par la voie des observations que 
» nous pouvons faire ces recherches avec succès ; et nous ne devons 

* aspirer qu'à découvrir une première expérience, que personne 
» ne puisse révoquer en doute , et qui suffise pour expliquer 
» toutes les autres. » 

C'est fort bien; mais qui expliquera cette première expérience* 
et qui démontrera pourquoi elle ne peut être révoquée en doute f 
Ceci ne peut se faire qu'en creusant , plus avant que l'expérience , 
dans la nature de l'être qui expérimente , dans la cognition humaine. 
C'est là le premier objet , la première étude de la métaphysique. 
Mais Condillac n'a jamais entendu par métaphysique que la 
psychologie empirique. Cependant quelquefois l'ascendant de la 
vérité a entraîné son excellente tète, ainsi que nous le verrons 
plus bas. 



Après avoir essaye de fixer ainsi l'idée de 
ce qu'on peut appeler en général le procédé 
métaphysique, jetons un coup-d'oeil sur les 
principales opinions qui ont partagé les 
métaphysiciens, en cherchant l'origine de ces 
opinions dans l'entendement humain , qui est 
comme leur gangue, leur matrice commune. 



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69 



V. 

Principales opinions en métaphysi- 
que. — D'où elles procèdent. — 
Empirisme (matérialiste et spiri- 
tualisle) — Rationalisme (qui 
renferme sous lui: Naturalisme, 
Egdisme, Dualisme, Idéalisme et 
Réalisme , Théosophisme, Harmo- 
nie préétablie, idées innées de 
Platon, de Descartes, de Leibnitz). 

• 

et la nature; moi et tout ce qui 
m'entoure, qui agit sur moi, qui est saisi, 
perçu par moi; en un mot, moi et ce qui 
n'est pas moi : telle est la double conception , 
l'antithèse qui s'offre à la raison spéculative , 
dès qu elle veut songer à se faire une méta- 
physique. Son premier pas, celui que lui 
commande son individualité , est de se séparer 
du monde visible, de se mettre en regard, 
en opposition avec lui. L'homme, dès qu'il 
commence à méditer , se place naturellement 
au centre du grand tout, d'où il contemple 
autour de soi , et se replie sur lui-même pour 
y observer les impressions qu'y occasionnent 



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70 

les objets. Mais le centre, puisque nous avons 
choisi cette métaphore, le centre n'aurait nulle 
communication avec les divers points de la 
circonférence , il en serait tout isolé , sans les 
rayons qui établissent un rapport direct, un 
moyen d'action de ceux-ci sur celui-là, et 
réciproquement. Ou, pour parler sans figure, 
le moi étant posé, le monde Tétant aussi, il 
faut bien un agent intermédiaire, ou une 
communication quelconque par où le monde 
puisse agir sur le moi , et le moi , réagir sur le 
monde. Trois objets principaux s'offrent donc 
aux recherches de la métaphysique naissante : 
Le moi, ou l'homme qui connaît; le monde, 
ou la nature qui est connue par lui ; et le 
moyen inconnu par lequel l'un agit sur l'autre. 

L'homme juge volontiers que tout ce qu'il 
voit est précisément comme il le voit, et même 
que ce qu'il ne voit pas ressemble a ce qu'il 
voit. C'est une philosophie si commode que 
celle qui se palpe et qui se flaire! Croire l a 
nos sens sur ce qu'ils nous transmettent immé- 
diatement, et quant à ce qu'ils ne nous mon- 
trent pas, l'expliquer par une analogie tirée 
de nos sens, c'est sans contredit l'expédient 
le plus court pour asseoir sur-le-champ son 
opinion (puisque tant est qu'il faut en asseoir 
une) , se débarrasser du travail de la méditation , 



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71 

et vaquer tranquillement à des affaires plus 
essentielles. La chose chargée de la fonction 
de connaître dans l'homme, ressemblera donc 
à un miroir, ou à une eau tranquille, ou à 
line toile tendue, ou enfin à quelque chose 
d'approchant; les objets y enverront de petites 
images parfaitement semblables à eux, que 
l'être connaissant percevra ,' examinera y et en 
conséquence desquels il jugera des objets. Voilà 
donc notre premier point de métaphysique tout 
arrangé : ma cognition est à-peu-près un miroir ; 
la nature s'y peint telle qu'elle est; moi, je 
regarde dans le miroir, et je vois, je juge la 
nature. 

Tel de mes lecteurs rira de cette métaphy- 
sique, qui au fond n'en a peut-être jamais 
eu d'autre. C'est celle de l'irréflexion la plus 
entière , c'est celle du sauvage et de l'ignorant 
civilisé , dès qu'ils commencent à s'en Sure une. 
Cest la sœur germaine de cette physique qui 
prend la lune pour un disque d'argent, le 
soleil pour un globe de feu, la terre et l'air 
pour des élémens , qui croit que tous les astres 
tournent autour de la terre dans les vingt- 
quatre heures, et qui admet tant d'autres 
absurdités sur la foi de l'expérience. 

Cette opinion si propre à devenir régnante 
et populaire, savoir que nos perceptions nous 



72 

livrent des ressemblances des objets tels qu'ils 
sont réellement en eux-mêmes , a eu cours long- 
temps sous le nom de système des émanations, 
» Les objets, par une perpétuelle émission, 
» remplissent tout l'univers de petites minia- 
» tures semblables à eux, lesquelles sont aper- 
» eues par nos sens.» Cette supposition est 
la partie la moins soutenable du système 
à'Epicure, et s'il n'avait eu d'autre doctrine, 
à peine eût-il mérité le titre de philosophe. Il 
nommait ces petits portraits voltigcans des 
choses , Eidola et Typoi. Son disciple Lucrèce, 
qui les explique dans son quatrième livre , les 
nomme simulacres et effigies. Cicéron les 
appelle images; Quintilien, figures; et Catius, 
spectres. Parmi les Scliolastiques , il en est qui 
ont donné le nom d'espèces intentionnelles h 
quelque chose d'approchant. On peut nommer 
cette doctrine le matérialisme empirique, ou 
tout simplement Xempirisme. 

Quelques empiristes, poussant un peu plus 
loin l'étude du moi, crurent trouver en eux 
un principe différent des objets matériels et de 
leur propre corps ; ils avaient une pensée , une 
volonté qu'ils sentaient par sentiment interne, 
mais à qui ils n'apercevaient ni pieds, ni 
mains, ni même solidité, étendue, etc.; ils 
admirent donc l'existence d une substance autre 



73 

que leur corps, qui échappait a leur sens 
extérieur, et en qui résidait la pensée et la 
volonté; ils rappelèrent ame, esprit, souffle, 
vapeur légère et active. 

Ce qui se passait dans le moi , devait aussi se 
passer dans son vis-a-vis , dans la nature ; elle 
eut donc aussi son esprit dirigeant , bien entendn 
quand il plut à l'empiriste de considérer sa 
variété infinie sons la forme d'une unité ; et 
quand il y considéra au contraire plusieurs, 
tous séparés , comme le soleil , la terre , la mer , 
les nuages , le tonnerre , il donna à chacun son 
esprit , son intelligence à part. L'empirisme 
devint de la sorte spiritualiste. 11 eut son 
athéisme, et sa théologie. Celle-ci trouvait 
une intelligence , un Dieu dans l'expérience , et 
qui lui servait à l'expliquer : celui-là l'expliquait 
sans l'intervention d'une intelligence. Comme 
tous deux s'en rapportaient à l'expérience et à 
l'analogie , qui ne peuvent donner aucune lumière 
sur ce point, leur dispute était interminable, 
et il était aussi aisé à l'un de faire de l'homme 
et de l'univers des machines guidées par un 
aveugle instinct, qu'à l'autre de leur donner 
un esprit , une intelligence. 

Le Théologien empirique appuyait sa conjec- 
ture de tout ce que l'expérience lui faisait recon- 
naître de bon et d utile pour l'homme dans la 



74 

nature: la terre enfantait des fruits pour le 
nourrir, le soleil se levait pour l'éclairer, la 
nuit tendait ses voiles pour favoriser son som- 
meil. L empirisme trouvait dans cette considé- 
ration de la nature les traces d'une intelligence 
suprême ! Comme s'il était besoin de l'univers 
sensible pour prouver cet être suprême ! Comme 
s'il n'était pas certain que la pensée qui existerait 
seule , s'élèverait par elle-même à la conception 
de Dieu ! mais ce n'est point ici qu'il convient 
de s'étendre sur ce point. Je ne m'arrêterai 
même pas à détailler nominativement les diver- 
ses ramifications et les diverses sectes de l'em- 
pirisme. Qu'il nous suffise de reconnaître, que 
sous quelque forme qu'il paraisse , quelque 
dogme accessoire qu'il adopte, il est toujours 
empirisme, c'est-à-dire, une doctrine fondée sur 
l'expérience, et qui par cela seul est insuffisante 
pour démontrer les fondemens de l'expérience, 
insuffisante pour fournir les bases d'une méta- 
physique , ou d'une ontologie. On ne peut même 
accorder à Tempiriste le titre de métaphysicien , 
que parce qu'en effet il annonce la prétention 
d'expliquer l'expérience ; mais comme il l'expli- 
que par l'expérience elle-même , il ne peut aller 
loin , et s'enferme dans un cercle vicieux. L'em- 
pirisme est par sa nature et essentiellement 
dogmatique: il admet des sensations pour des 

» 



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75 

réalités, ou du moins pour la représentation 
d'objets réels, il n'est point sceptique : il n'exa- 
mine point à fond notre entendement , il n'est 
point critique. S'il est admis pour base de la 
philosophie par un esprit conséquent et qui 
veuille se rendre raison de tout , il conduira cet 
esprit, quant au spéculatif, à des absurdités et 
à des questions insolubles pour lui ; quant au 
pratique , il le conduira nécessairement aux 
résultats du fatalisme , de l'amour de soi , et à 
la ruine de toute moralité *). C'est ce que nous 
verons plus au long dans la suite. 

Dégoûtés de l'expérience, de son incertitude, 
de son infructuosité , de ses tâtonnemens , les 
métaphysiciens qui cherchaient des principes 
certains pour expliquer l'opposition du moi et 
de la nature, ainsi que le miraculeux contact 
de ces deux choses, commencèrent, comme Ton 
dit, à faire aux sens leur procès, à dévoiler 
leurs tromperies , et leurs illusions continuelles ; 
ils leur substituèrent la raison , où ils trouvaient 
des principes universels , d'une certitude irrésisti- 
ble , et auxquels il fallait bien que l'expérience 



*) Et quant à la théorie des arts au principe de l'imitation 
de la nature, voire de la belle nature! sur lequel on a débité 
tant de faidaiscs. 



76 

se conformât. Par exemple ceux-ci: On ne 
peut affirmer de la même chose les deux 
contraires. — Tous les accidens que nous 
apercevous (tels que les formes , les couleurs J 
les sons , etc.) , et qui peuvent changer , doivent 
être les attributs dune chose qui les supporte ; 
et qui ne change pas , c'est-à-dire , d'une 
substance. (Ainsi toutes les variétés qui distin- 
guent les différens corps, ne sont que les modes, 
les accidens d'un seul être qui se prête à toutes 
ces formes, de la matière en général. Ainsi 
quels que soient les accidens de notre être 
moral, pensées, affections, joie, douleur, il 
reste pourtant le même fonds a tout cela ; notre 

ame reste la même substance, etc ) — 'Tout 

ce qui arrive doit avoir une cause, et doit 
produire un effet. — Toutes les substances 
différentes sont soumises à l'influence les unes 
des autres; tout est action et réaction; tout est 
lié dans la nature. — Ces lois , et beaucoup 
d'autres semblables , dont il n'était pas possible 
de révoquer l'évidence, qui n'étaient pas dé- 
duites de l'expérience, mais que l'expérience 
réalisait en s'y conformant toujours; ces lois 
intellectuelles, vérifiées, légitimées à chaque 
instant , fondèrent la confiance sans bornes que 
la plupart des métaphysiciens accordèrent à la 
raison ; ils l'investirent de la législation suprême 



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77 

de nos connaissances, et proclamèrent que c'était 
à elle seule à nous faire connaître la vérité; 
que les principes qu'elle nous fournissait étaient 
la seule base de notre savoir. Ainsi s éleva le 
rationalisme, diamétralement opposé à V em- 
pirisme; manière de philosopher, sans doute, 
plus saine et plus profonde que celle mise en 
usage par ce dernier. 

Cependant les oracles rendus par la déesse 
devinrent si divergens , que les métaphysiciens 
rationnels furent bientôt aussi opposés entr'eux 
que leur rationalisme pris en masse , était opposé 
à l'empirisme. Cette divergence se manifeste 
surtout dans la manière de traiter la plus 
difficile de toutes les questions métaphysiques, 
concernant le moi et le non moi, le rapport 
de l'homme a la nature. 



Le point le plus épineux était, non pas de 
déterminer jusqu'à quel point nos représen- 
tations ressemblaient aux objets pris en eux- 
mêmes; tous les rationalistes étaient assez 
unanimement d'avis que cette ressemblance 
n avait pas lieu; mais d'oii procédaient ces lois 
universelles et nécessaires que nous trouvions 
dans notre entendement , comme si elles n eus- 
sent été que purement rationnelles, et qui 
étaient aussi d'un autre côté les lois réelles et 



78 

actives de la nature ? D'où , par exemple , cette 
inconcevable certitude d'un principe sorti de 
l'entendement de Keppler , et qui se trouve en 
effet être la loi du mouvement des astres; de 
cet aplatissement de la terre à ses pôles, que 
Newton décide dans son cabinet, et que nos 
académiciens français vérifient sous le tropique 
et au cercle polaire? D'où cette certitude de 
toutes les mathématiques pures? D'où ma 
conviction que mes sens extérieurs ne peuvent 
rien percevoir qui ne soit dans l'espace, qui 
n'y occupe un lieu? Si l'expérience seule me 
l'eût appris , je dirais : » Jusqu a ce moment 
» mes sens n'ont rien perçu que d'étendu, 
» n'ont rien connu que dans l'espace; peut- 
» être que dans la suite mes sens extérieurs 
» percevront des objets inétendus, et d'une 
» essence toute autre que ceux que j'ai vus 
» jusqu'ici, car ce qui est arrivé ne peut me 
» répondre que la même chose arrivera tou- 
» jours. » Mais ce n'est pas ainsi que je parle , 
ce n'est pas ainsi que je sens. Une voix 
impérieuse de tout mon être, la même qui 
m'assure de mon existence, me dit et me rend 
certain » que je n'expérimenterai, que je ne 
» percevrai jamais rien par mes sens extérieurs , 
» qui ne soit dans l'espace , qui n'occupe un 
%> lieu.» Ceci est quelque chose au-dessus de 



79 

l'expérience , c'est quelque chose qui la prévoit , 
qui la juge d'avance. — D'où vient donc que 
des lois que je prononce , sont en effet les lois 
réelles et de mon entendement et de la na- 
ture? — Quand on songe à la profondeur 
immense de ce problème, on a peine à com- 
prendre la hardiesse inouie des rationalistes 
qui ont osé entreprende de le résoudre. Les 
empiristes n'y ont jamais réfléchi , ou bien nient 
qu'il ait lieu. Le vulgaire ne le soupçonne 
même pas. Demandez à un homme du peuple 
(je dis du peuple philosophique , où il se trouve 
beaucoup de grands seigneurs) pourquoi il remue 
son bras k volonté? Cet homme vous rira au 
nez, et ne comprenda pas ce qui vous étonne. 
La stupidité se moque et ricane, tandis que 
Thomme qui pense se tait et médite. 

Quand les rationalistes n'auraient d'autre 
mérite que d'avoir posé ce problème, et reconnu 
cette difficulté , c'en serait déjà assez pour leur 
assigner le rang le plus honorable dans la 
spéculation. Hic nodus, hic labor! Voyons 
quels ont été, et quels devaient être leurs 
principaux modes de solution. 

Il est évident que tout dépendait ici de 
reconnaître la nature de l'agent intermédiaire , 
ou du moyen quelconque qui établissait dans 
le moi une telle connaissance de la nature, 



80 

un accord si incompréhensible entre l'un et 
l'autre. Quand on en est venu jusqu a spéculer 
sur un tel point , on est revenu du système 
grossier des émanations et dés simulacres. Et 
quand bien même ces simulacres auraient lieu 
de la part des objets palpables et visibles, i 
ils ne sauraient avoir lieu de la part de liaisons, 
de relations, de lois générales, lesquelles ne 
sont pas des objets individuels et qui puissent 
se montrer , ni envoyer d'eux des images. Cepen- 
dant Thomme se trouvait connaître ces lois , ces 
lois qui agissaient dans la nature. Il s'offrait 
plusieurs partis à prendre, pour expliquer ce 
phénomène. 

. 

Le plus hardi, sans doute, et qui coupait 
le mieux court à tout embarras , était de nier 
l'existence et la nécessité d'un agent entre le 
moi et la nature; de faire cesser cette antithèse, 
et de dire: Le moi et la naturelle sont q un, 
ils ne forment qu'un seul et même être: le moi 
a donc nécessairement une connaissance, non 
médiate, mais imméditate de tout ce qui se 
passe dans la nature. — Au moyen de cette 
réunion, voila sans doute une immense diffi- 
culté de levée ; mais cette réunion peut se faire 
de deux manières , et delà naissent deux doctrines 
très-opposées. 



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81 

Pour réunir en un le moi et la nature , on 
peut, 1°. ou jeter et comme fondre le moi dans 
la nature , de manière que la nature reste l'unité 
dominante qui absorbe le moi; ou 2°. jeter la 
nature dans le moi , de manière que celui-ci 
reste l'unité dominante et le contenant du 
tout. — On sent combien ces deux points de 
vue sont différens. 

Nous nommerons la doctrine qui résulte du 
premier , où la nature absorbe tous les êtres T 
et ne forme qu'une unité simple , le naturalisme. 
Cette doctrine a pour elle, au tribunal du bon 
sens , l'avantage de laisser la réalité la plus ab- 
solue à tous les objets qui nous affectent, et 
d'établir un réalisme si bien d'accord avec notre 
sentiment : car comment nous résoudre à croire 
que toute la nature , que tous les corps ne sont 
qu'une illusion, que notre vie est une erreur 
continuelle? l'esprit se révolte et s'indigne à 
cette seule idée. 

C'est là cependant ce qu'enseigne la seconde 
des doctrines dont il vient d'être fait mention , 
celle qui place toute la nature dans le moi; 
nous la nommerons Yégoïsme. C'est dans le sein 
de la pensée de l'homme que, par une force 
spontanée qui lui est propre , les représentations , 
que nous prenons pour des objets hors de nous , 
naissent et s'ordonnent suivant les lois de cette 

TOME I. 6 



82 

pensée, ou de cette force qui est en elle. Et 
comme la somme de toutes ces représentations 
forme ce que nous appelons la nature , il est 
aisé de voir comment l'esprit en connaît les 
parties et les lois. Ce système, s'il révolte le 
bon sens ordinaire, s'accorde en revanche assez 
bien avec la spéculation dogmatique ; il est plus 
conséquent et plus susceptible d être appuyé 
d'argumens spécieux que le naturalisme. En 
effet celui-ci commence d'autorité par établir la 
réalité du monde, ou de la nature que nous ne 
connaissons, au bout du compte, que par nos 
propres représentations: tandis 'que le second 
s'en tient à la seule réalité de ces représenta- 
tions , réalité qu'on ne peut nier , ne réprouvant 
au reste que ce qui est à réprouver, c'est-à- 
dire , le saut périlleux que nous faisons hors de 
nous-mêmes sans être appuyés d'aucun raison- 
nement, en transportant à des objets extérieurs 
des sensations et des idées qui ont lieu évi- 
demment en nous. — Mais disons aussi contre 
Yégoîsme , que bien que nous ne puissions 
alléguer de bonnes raisons qui nous autorisent 
à sortir de nous-mêmes et de nos représenta- 
tions, cette impuissance ne lui suffit pas pour 
appuyer solidement sa téméraire hypothèse. Il 
professe une doctrine qui n'est point humaine , 
et jamais elle ne formera une secte nombreuse 



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83 

parmi les hommes. L'égoïste est sur un bon 
chemin en commençant ; il rentre dans son 
entendement; mais il ne devroit y rentrer que 
pour le sonder, le scruter, l'étudier plus k 
fond , et non pas pour trancher la difficulté' par 
une hypothèse, qui n'est pas plus satisfaisante 
que celle du naturaliste. 

Il est bon d'observer ici que le naturaliste, 
aussi bien que l'égoïste , peuvent admettre l'exis- 
tence d'un Dieu , sans rien changer au fond de 
leur système. Ils peuvent tout expliquer lun 
par une force propre au mot, et l'autre par une 
semblable force inhérente à la nature *). Mais 
dans le cas où déterminés par des raisons 
quelconques, ils admettent l'existence d'un être 
suprême, cet appendice important peut être 
envisagé par chacun d'eux sous deux aspects 
différens. 



*) La première de ces opinions , celle de l'égoïste sans Dieu , 
forme X athéisme spiritualistc ; la seconde est Y athéisme matéria- 
liste. Ce dernier diffère du matérialisme empirique, en ce qu'il 
est parvenu à sa doctrine par des voies rationnelles, ainsi que 
nous l'avons vu ; au lieu que l'autre , qui se borne uniquement à 
l'expérience , tient pour réelle la distinction du moi et de la nature 
•dmet les images pour moyen de communication entre les choses 
et les sens de l'homme : enfin il nie l'existence de lois universelles; 
ou s'il les accorde, il soutient que la connaissance en est venue 
par les sens. 

6. 



m 

1° Ou, fidèles au principe d'unité absolue 
qu'ils se sont prescrits, ils placeront Dieu, l'un 
dans la nature, et l'autre dans le moi; de sorte 
que la nature de l'un *), et le moi de l'autre 
deviendront Dieu même. 

2°. Ou ils accordèrent a Dieu une action et 
une existence à part; de manière que pour le 
naturaliste, ce sera Dieu qui imprimera des 
lois au grand tout, à l'unité du monde; et, 
pour l'égoïste, ce cera Dieu qui par son action 
suscitera toutes les représentations , les idées du 
moi. 

Dans ce second cas , le naturalisme qui 
auparavant était unitaire, prend le nom de 
dualisme. C'est la métaphysique la plus com- 
mune parmi ceux qui admettent l'existence d'un 
Dieu. Elle fait de l'homme un membre de la 



*) C'était, entre autres, l'hypothèse du célèbre juif Benoit de 
Spinoza , qui ne distinguant pas Dieu de la nature , lui ôtait une 
partie des attributs qu'on comprend d'ordinaire sous l'idée de Dieu. 
Sur ce qu'il admettait un Dieu , inadmissible aux autres plwlosopheJ 
suivant le principe de la contradiction , on fonda contre lui l'accu- 
sation d'athéisme. Spinoza divinise la nature , il reconnaît pour Dieu 
le grand Tout , ce qui a fait donner aussi à sa doctrine le nom 
de Panthéisme. En conséquence de cette opinion , son auteur 
devait parler de Dieu autrement (pic le reste des métaplrysiciens. 
Si l'on y joint la méthode mathématique qu'il s'était mis en t£te 
d'observer dans ses argumens , et qui est une étrangère en philo- 
sophie, on aura la clé des juge mena souvent contradictoires qui 
ont été portés du Spinorisme. 



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85 

nature, dans laquelle il est comme incrusté et 
tissu; elle le soumet par conséquent aux lois 
universelles, et admet le fatalisme, la non-liberté 
de l'homme, et tout ce qui s'ensuit. 

Quant a l'égoïsme , aussi dans ce second cas , 
il prend le nom d'idéalisme. Une fois qu'il a 
admis un être différent du moi, il ne fait 





m 


• 


HT 



l'existence d'autres êtres pensans, dont chacun 
est un moi particulier *). 



Encore une observation avant que de passer 
à d'autres systèmes. 

Nous avons vu comment, entraînés vers la 
vérité, l'égoïste et le naturaliste firent un pas 
en commun sur la voie qui y conduit; puis com- 
ment ils se jetèrent l'un à droite, l'autre à gauche 
dans des hypothèses arbitraires. Ils avaient 
commencé en commun par être sceptiques ; ils se 
séparèrent pour fonder l'un V idéalisme et l'autre 
le réalisme absolu, systèmes contraires, qui 
marquent les deux extrêmes de la métaphysique, 



*) Ce n'est pas encore ici le lieu de parler du plus hardi et du 
plus conséquent des idéalistes , du célèbre Fichte , qu'on a souvent 
mis en parallèle et en oppisition avec Spinoza. Celui qui a été 
le plus connu jusqu'à présent en France , est l'évêque anglais 
Berkeley, d'où Ton donne par fois à l'idéalisme ÏO nom patrony- 
mique de Berhelexame, 



86 

et qui partagent même son territoire en deux 
parties, puisqu'il faut que tous les métaphysi- , 
ciens inclinent, plus ou moins, vers l'un ou 
vers l'autre. 

Tant que l'idéaliste se borne a soutenir que 
nous ne connaissons les objets que par nos 
propres idées , par les représentations de notre 
être pensant, il est sur le chemin commun où le 
sceptique et le critique marchent avec lui. Mais 
quand il conclut immédiatement de là : « Que 
» nos idées sont la seule réalité, et que tous 
» les objets sensibles sont de pures illusions,» 
ses deux compagnons nient la validité d'une 
assertion si hasardée, et lui laissent faire tout 
seul l'immense saut qui le porte au-delà d'un 
abîme. Le sceptique cependant qui se figure 
qu'arrivé à cette divergence des chemins, il 
faut prendre un parti décisif, et qui découvre 
aussi peu de fond à l'un qu'à l'autre, arrête de 
n'en prendre aucun , et conclut à son tour que 
la cognition de l'homme n'est qu'une source d'in- 
certitudes. Nous a vous vu plus haut comment 
le philosophe critique se sépare ici du sceptique, 
vu plus avant que lui dans la considération du 
moi , de la cognition humaine , pour y analyser 
à fond la nature des représentations et des idées. 
Il laisse en arrière de lui l'égoïste et l'idéaliste 
qui mettent une supposition gratuite à la place 



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87 

de l'examen. Ainsi toutes les opinions de l'esprit 
de l'homme se tiennent par un fil aisé à trouver , 
et nous avons ici tracé en peu de mots le plan 
d'une partie des opérations de la raison spécu- 
lative, laquelle recherche sans cesse l'absolu, 
le fond sur lequel doivent porter toutes nos 
connaissances. 



Rappelons-nous le problème fondamental 
dont les métaphysiciens rationnels cherchent la 
solution, en tant que condition première et 
nécessaire de la possibilité de leur science : 
» Comment l'homme parvient-il a la connaissan- 
» ce de certaines lois de la nature, de certains 
» rapports entre les objets ; rapports dont il est 
» immédiatement et sans restriction convaincu, 
» tandis que ces lois et ces rapports ne peuvent 
» se manifester à aucun de ses sens ?» 

Tous les penseurs ne furent pas assez hardis 
pour supprimer d'autorité tout moyen de com- 
munication entre le moi et la nature, et établir 
par-la, ou un égoïsme ou un naturalisme 
absolu. C'était en effet trancher le nœud, plutôt 
que de le dénouer. Le désespérant scepticisme 
laissait le nœud subsister, et croisait les bras, 
dans l'impuissance où il croyait l'homme d'ac- 
complir ce grand œuvre. Entraînés par l'active 
curiosité 4e l'esprit humain , que le scepticisme 



88 

irrite, au lieu de l'appaiser, le plus grand 
nombre des philosophes rationnels restèrent 
dogmatiques, et s'acharnèrent à la découverte 
de ce moyen par lequel l'entendement connaît 
les choses et leurs rapports. 

Les Cartésiens, qui s'étaient élevés hardiment 
du pur acte de la pensée à l'existence de Dieu, 
trouvèrent ce moyen dans l'action de Dieu 
même sur les créatures. Selon eux, nous 
voyons, nous sentons, nous pensons en Dieu, 
et comme par-là c'est la même influence à qui 
est soumise la nature , et à qui est soumis notre 
esprit, celui-ci reçoit par elle une notion 
immédiate et intime de la nature et de ses lois. 
Parmi les disciples de Descartes , ce furent 
Mallebranche et Kèramftech qui exposèrent le 
plus au long cette doctrine, et qui en pous- 
sèrent plus loin les conséquences. Elle est 
religieuse et sublime, elle ne répugne pas à la 
raison spéculative, mais elle repose sur une 
hypothèse, elle n'analyse pas assez profondé- 
ment la nature de nos connaissances. Nous 
nommerons ce système, le théosophisme. 

Leibnitz crut découvrir le rapport de Fen- 
tendement avec la nature, dans une harmonie 
préétablie entre Famé et la matière. Ces deux 
substances étaient tellement constituées, qua 
mesure qu'un changement ou une représentation 



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89 

avait lieu dans l'ame , un changement correspon- 
dant avait lieu dans la nature, Leur harmonie 
continuelle résultait donc de leur manière d être 
originaire et déterminée d' avance. Cette opinion, 
née en apparence du désespoir de trouver 
jamais un moyen réel et actif de communication 
entre deux substances d une nature tout opposée, 
ne se soutint pas long-tems, tout ingénieuse 
quelle est , parmi ceux mêmes qui embrassèrent 
le reste de la doctrine de Leibnitz, 



Descartes et Leibnitz avaient cela de com- 
mun, qu'ils discernaient, dans la somme totale 
de nos idées , la connaissance de certaines lois 
universelles , de certaines vérités nécessaires , 
que l'expérience ne pouvait nous avoir apprises. 
Platon avait reconnu la même chose avant 
eux, et son système des idées, l'action de 
Dieu des cartésiens , Y harmonie préétablie de 
Leibnitz, avaient le même fond, étaient autant 
d'hypothèses-sœurs , nées de la même question 
â résoudre. Aussi les doctrines des trois phi- 
losophes ont-elles un trait de famille commun, 
quoiqu'avec diverses modifications. Ce Irait 
commun est l'opinion des idées innées. , 

Tous trois pensaient, et avec raison, que la 
connaissance des vérités nécessaires et des lois 
universelles, telles que celles des mathématiques 



90 

pures, etc. . . , ne nous venant pas de l'expéri- 
ence, elles devaient se trouver dans l'ame; et 
comme on ne s'apercevait jamais d'un instant 
précis où ces vérités y entrassent, il fallait donc 
qu'elles y fussent innées. Jusqu'ici académiciens , 
cartésiens et leibnitziens sont d'accord: mais ils 
diffèrent dans la manière dont ils expliquent 
comment ces idées sont innées dans notre esprit. 

Platon, qui apparemment n'imaginait pas 
qu'il pût se trouver dans l'entendement quelques 
représentations qui eussent une autre origine 
que l'expérience , afin d'expliquer ces idées qui 
ne venaient pas de l'expérience, ni de la vie 
présente, conclut qu'elles avaient été acquises 
pendant une vie antérieure ; que nous les appor- 
tions ainsi en naissant dans un souvenir obscur, 
lequel se réveillait vivement à la vue des objets 
qui avaient fait naître ces idées. Philosopher, 
apprendre, inventer, ce n'était que se souvenir. 
Telle est sur ce point la doctrine exposée dans 
le Théete , le Ménon , la République et ailleurs *). 

On sent bien que le siècle de Descarteg n'était 
plus celui ou l'on croyait à une vie antérieure. 
U action de Dieu des cartésiens commençait à 
opérer sur l'ame dès sa naissance, alors l'ame 

*) Probablement que la doctrine ésotérique de Pythagore , et 
celle de l'école d'Elée , avaient beaucoup de rapport à celle-ci , et 
résultaient des mêmes considérations préliminaires. 



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91 

ft 

recevait ces idées, ces représentations de lois 
universelles (logiques ou réelles) qu'elle apportait 
ensuite toutes formées dans l'expérience ; c'était 
autant de connaissances précises et claires, que 
l'a me trouvait en elle indépendamment des sens; 
il est difficile a la vérité d'admettre des idées 
qui soient innées de la sorte, d'autant que ceux 
qui les soutenaient y en mêlaient par-ci par-là 
d'autres, qui sont évidemment le résultat de 
l'expérience , et qui ne peuvent être innées dans 
aucune supposition. 

Idées innées , chez Leibnitz , signifie tout 
autre chose. Ce ne sont pas des connaissances 
et des images déterminées de certains objets ; il 
ne s'agit ici que de dispositions originaires et pré- 
paratoires à voir les choses d'une certaine façon , 
quand elles se présenteront. Je vais transcrire 
les propres paroles du philosophe allemand; 
elles sont tirées de ses Nouveaux Essais sur 
l'entendement humain. Il dit, en parlant de 
Locke, dont il réfute l'empirisme dans ce livre *). 



*) On sait que Leibnit* a écrit cet excellent ouvrage en fran- 
çais ; il est trop peu lu , trop peu étudié. On y trouve le fruit 
de longues et profondes méditations. Quand on l'a bien compris , 
on entrevoit une vive lumière; mais la doctrine plus populaire de 
Locko a pris un ascendant qui a fait négliger son adversaire ; on 
y reviendra. Tout passe, sur-tout en France. II faut bien 
qu'enfin l'heure de l'empirisme sonne. 



92 

« Nos différends sont sur des objets de quel- 
» qu'importance. Il s'agit de savoir si Famé en 
» elle-même, est entièrement vide comme des 
» tablettes où Ton n'a encore rien écrit (tabula 
» rasa) , suivant Aristote et l'auteur de V Essai 
» {Locke) , et si tout ce qui y est tracé vient 
» uniquement des sens et de l'expérience , ou 
» si l'ame contient originairement les principes 
» de plusieurs notions et doctrines > que les 
» objets externes réveillent seulement dans les 
» occasions > comme je le crois. — Les stoïciens 
» appelaient ces principes notions communes , 
» prolepses, c'est-a-dire , des assimilions fonda- 
» mentales, ou ce qu'on prend pour accordé, 
» par avance. Les mathématiciens les appellent 
» notions communes (koivolç éwo'iaç). Les philo- 
» sophes modernes leur donnent d'autres beaux 
» noms, et Jules Scaliger particulièrement les 
» nommait Semina œternitatis , item Zopyra , 
» comme voulant dire des feux vivans , des traits 
» lumineux, cachés au-dedans de nous, que la 
» rencontre des sens et des objets externes fait 
» paraître comme des étincelles, que le choc 
» fait sortir du fusil; et ce nest pas sans raison 
*> qu'on croit (les cartésiens), que ces éclats 
» marquent quelque chose de divin et d éternel, 
» qui parait sur-tout dans les vérités nécessaires. 
» D'où il naît une autre question , savoir , si 



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93 

» toutes les vérités dépendent de l'expérience, 

• 

» c'est-a-dire , de l'induction et des exemples; 
» ou s'il y en a qui ont encore un autre fon- 
» dément? Car si quelques évènemens peuvent 
» être prévus avant toute épreuve qu'on en ait 
» faite , il est manifeste que nous y contribuons 
» quelque chose de notre part. Les sens quoique 
» nécessaires pour toutes nos connaissances ac- 
» tuelles , ne sont point suffisans pour nous les 
» donner toutes, puisque les sens ne donnent 
» jamais que des exemples, c'est-à-dire, des vé- 
» rités particulières et individuelles. Or tous les 
» exemples qui confirment une vérité générale, 
» en quelque nombre qu'ils soient, ne suffisent 
» pas pour établir la nécessité universelle de 
» cette même vérité : car il ne suit pas que ce 
» qui est arrivé, arrivera toujours de même. 
» Par exemple les Grecs et les Romains, et tous 
» les autres peuples ont toujours remarqué 
» qu'avant le décours de vingt-quatre heures le 
» jour se change en nuit, et la nuit en jour. 
» Mais Ton se serait trompé si Ton avait 
» cru que la même règle s'observe par-tout, 
» puisqu'on a vu le contraire dans le séjour de 
» la Nova-Zembla. Et celui-là se tromperait 
» encore qui croirait que c'est, au moins dans 
» nos climats , une vérité nécessaire et éternelle, 
w puisqu'on doit juger que la terre et le soleil 



94 

# 

» même n'existent pas nécessairement,, et qu'il 
» y aura peut-être un tcms où ce bel astre ne 
» sera plus avec tout son système, au moins en 
» sa pre'senté forme ; d'où il parait que les vérités 
» nécessaires, telles qu'on les trouve dans les 
» mathématiques pures , et particulièrement dans 
» l'arithmétique et la géométrie, doivent avoir 
» des principes, dont la preuve ne dépende 
» point des exemples, ni par conséquent du 
» témoignage des sens , quoique sans les sens on 
» ne se serait jamais avisé d'y penser. C'est ce 
» qu'il faut bien distinguer , et c'est ce qu'Eu- 
» clide a si bien compris en montrant par la 
» raison ce qui se voit assez par l'expérience 
» et par les images sensibles. La logique 
» encore avec la métaphysique et la morale 
» sont pleines de telles vérités, et par con- 
» séquent leur preuve ne peut venir que des 
» principes internes, qu'on appelle innés. Il 
» est vrai qu'il ne faut pas s'imaginer qu'on 
» puisse lire dans Famé ces éternelles lois à 
» livre ouvert, sans peines et sans recherches ; 
» mais c'est assez qu'on les puisse découvrir en 
» nous à force d'attention, à quoi les occasions 

» nous sont fournies par les sens , Peut- 

» être que notre habile auteur [Locke) ne 
» s'éloignera pas entièrement de mon sentiment. 
» Car après avoir employé tout son premier 



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95 

• 

» livre a rejeter toutes les idées innées, prises 
» dans un certain sens, il avoue pourtant au 
» commencement du second et dans la suite , 
» que les idées qui n'ont point leur origine 
» dans la sensation, viennent de la réflexion. 
» Or la réflexion n'est autre chose qu'une atten- 





1 


LLîJ 


r 





» ne nous donnent point ce que nous portons 
» déjà avec nous. Cela étant, peut-on nier qu'il 
» y ait beaucoup* d'inné dans notre esprit , puis- 
w que nous sommes innés à nous-mêmes, pour 
» ainsi dire? et qu'il y ait en nous: être, 
» unité, substance, durée, changement , action , 
» perception, plaisir, et mille autres objets de 

» nos idées intellectuelles *) ? C'est ainsi 

» que les idées et les vérités nous sont innées, 
» comme des inclinations, des dispositions , 
» des habitudes, ou des virtualités naturelles, 
» et non pas comme des actions.» 
Dans le chapitre premier du second livre, 



*) Aristote avait compare" l'ame, avant la sensation, à une 
table rase et unie. Leibnits la compare à une table de marbre où 
il y aurait des veines innées , ou à un bloc de marbre dont le» 
veines intérieures marqueraient d'avance la figure $Hcrc%de qui 
doit y être taillée. Ces comparaisons sont vicieuses , et pourraient 
tromper sur les vues de Leibnits. D'ailleurs, pourquoi des com- 
paraisons? S'il en fallait absolument , j'aimerais mieux celle des 
Moules intérieurs de Buffon , du Nisus formativtu de Blumenback, 
etc 



96 

Leibnitz dit encore : » L'expérience est néces- 
» saire, je l'avoue, afin que Famé soit déter- 
» minée à telles ou telles pensées , et afin qu'elle 
» prenne garde aux idées qui sont en nous ; mais 
» le moyen que l'expérience ou les sens puissent 
» donner des idées ? L/amc a-t-elle des fenêtres X 
» ressemble- 1- elle à des tablettes? est -elle 
» comme de la cire ? 11 est visible que tous ceux 
» qui pensent ainsi de lame , la rendent corpo- 
» relie dans le fond. On m'opposera cet axiome 
» reçu parmi les philosophes : que rien n'est dans 
» Vame qui ne vienne des sens. Mais il faut 
» pourtant excepter l'ame même et ses affections. 
» Nihil est in intellectu, quod non fuerit in 
» sensu, excipe: nisi ipse intellectus. Or Famé 
» renferme l'être, la substance, l'un, le même, 

» la cause et quantité d'autres notions, 

» que les sens ne sauraient donner.» 

On voit que, sous le même nom, Platon, 
Descartes et Leibnitz , ont entendus des choses 
bien différentes. Tous les trois avaient reconnu 
la même vérité première, l'existence de certains 
principes qui ne sont point acquis par expérience; 
tous trois s'étaient heurtés a la même pierre. 
Mais le premier se tire d'embarras par la 
supposition parfaitement gratuite d'une vie 
antérieure. Le second admet des connaissances 
complètes dans l'âme dès sa naissance , des idées 

> < 
• m 



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97 

* 

positives de choses réelles (idées où matière et 
forme sont déjà combinées); opinion qui met, 
il est vrai, sur la voie, mais qui n'est encore 
qu'un tâtonnement, qu'une ébauche trop im- 
parfaite, et qui offre trop de côtés faibles. Chez 
le troisième, ce ne sont plus que des disposi- 
tions , des virtualités de l'ame , pour connaître 
et juger d'une manière plutôt que d'une autre. 
Telle est, dans deux pierres différentes, la 
disposition, la virtualité de l'une, qu'il en 
jaillira du feu si elle est frappée avec de l'acier, 
tandis que l'autre, autrement disposée, ne don- 
nera point de feu : même disposition , ou virtualité 
dans l'acier, car la pierre à feu frappée par le 
cuivre de rosette le plus dur, ne laissera échapper 
aucune étincelle : ces dispositions ne sont-elles pas 
innées dans ces substances ? Le matérialiste le 
plus outré accorde bien à la matière certaines 
dispositions primordiales qu'il croit innées en elle, 
et antérieurs aux faits qui les développent et les 
font éclater, tels que le mouvement, l'attraction, 

etc N'y a-t-il pas autre chose d'inné chez 

le tigre que chez le mouton ? ou si l'on veut 
même , chez le tigre que chez le lion ? N'y a-t-il 
que dans l'homme que rien ne sera inné ? Mais 
quand on aura accordé le contraire , il s'agira 
de démêler ce qui est inné de ce qui ne l'est 
pas. Nous aborderons bientôt cette question. 
tome I. 7 



98 

Cependant, sans nul égard à ces différences 
essentielles , et ne prenant le terme d'idée que 
dans l'acception qu'on lui donne vulgairement 
en français, comme quand on dit l'idée d'un 
cheval , d'un arbre , d'une couleur , avec quel 
acharnement et quelle suffisance une foule 
d'écrivains ne se sont-ils point déchaînés contre 
la doctrine des idées innées, hypothèse, à les 
entendre, absurde, extravagante, condamnée 
par le sens commun, etc., etc... Comme si le 
sens dit commun , avait quelque chose à démêler 
avec la métaphysique plus qu'avec l'astronomie 
ou l'algèbre ! et comme si le sens qui n'est pas 
tout-a-fait si commun, celui qui est exercé aux 
abstractions et à la méditation, ne devait pas 
avoir d'emblée quelque préférence dans ces 
matières *). » Les idées innées, dit dAlembert, 
» sont une chimère que l'expérience réprouve.» 
Je voudrais bien savoir comment l'expérience 

*) Qu'on songe que le profond penseur qui a cru devoir recourir 
à ces dispositions innées chez l'homme pour en expliquer la cog- 
nition , est le même qui a inventé le calcul infinitésimal , et grand 
nombre des plus beUcs méthodes de la haute géométrie. Newton 
a commenté Y Apocalypse dans sa vieille .^e , mais Leibnitz a écrit 
ses Essais dans la vigueur et la santé de son génie. Ces con- 
sidérations devraient au moins suspendre le jugement jusqu'après 
un très-mûr examen. Mais il est si peu de gens qui examinent ! il 
en est tant , d'un côté , qui tranchent sans connaissance de cause , 
et tant de l'autre qui décident si volontiers sur parole , qu'il ne 
faut pas s'étonner de la manière dont on juge dans le monde. 



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99 

réprouverait les idées innées à la façon de 
Leibnitz *) ? Mais il est très-probable que ceux 

*) Wdlembert a dit aussi dans le Discours préliminaire de V En- 
cyclopédie , que » la Métaphysique raisonnable ne pouvait être 
» qu'une science de faits , une physique expérimentale de l'ame. » 
L'auteur des Pièces philosophiques et littéraires , M. B. . . un 
cartésien , reprend ainsi cette assertion : » La Métaphysique uno 
» science de faits ! vraiment l'idée est singulière. Mais M. $AUm- 
» bert me permettra de l'arrêter ici. J'avoue que la connaissance 

» des faits , nous la devons à l'expérience Mais ces faits, 

» devenus l'objet de nos réflexions, réveillent en nous des idées 
» par où nous nous représentons la nature de ces mêmes choses, 
» dont l'existence actuelle est un simple fait. Ce sont ces idées 
» abstraites , immuables , universelles , considérées dans leurs rapport , 
» innombrables, qui sont l'objet propre de la Métaphysique. 
x> Delà ces axiomes , ces vérités éternelles , ces premiers principe* 
• auxquels viennent s'assujétir en dernier ressort toutes nos 
» connaissances : c'est d'eux qu'elles tiennent tout ce qu'elles ont 
» de lumière et de certitude. Ainsi la Physique , la Morale et 
a Y Histoire même doivent remonter jusques-là pour mériter le 
» titre de vraies sciences. C'est dans les idées qui nous montrent 
» les raisons, la nature et la vérité des choses, que se trouve le 
» cause de tout ce que l'expérience nous apprend. Nos sens nous 
» avertissent de l'existence des corps. . . . Jusques-là s'étend le 
» ressort de la Physique. Mais au-dessus d'elle s'élèvent les pures 
i» idées, qui nous rendent raison des différens phénomènes de 
» l'expérience. . . . Voilà en quoi consiste la Métaphysique. Sans 
» cette science par excellence , les autres n'auraient rien de clairs 
» ni de certain: elles ne seraient qu'un amas de faits, dont la 
» liaison arbitraire laisserait notre esprit dans de profondes ténè- 
*» bres. C'est cette métaphysique, aujourd'hui si décriée, qui 
» nous montre la différence essentielle du juste et de l'injuste» 
« et qui nous découvre dans les lois éternelles de l'ordre , la base 
» de toute morale. « — Voilà le rationnai israe bien en opposition 
avec l'empirisme. Dans le fait, on à de la peine à concevoir 
comment (YMembert parle ainsi de la métaphysique dans cet endroit , 



100 



qui ont prononce des décisions pareilles sur 
cette matière, l'avaient très-peu approfondie, 
qu'ils attribuaient tous la même valeur à la 
même expression , et qu'ils n'en voulaient 
qu'aux idées innées de Platon , ou tout au plus 
à celles de Descartes et de Mallebranche *). 

Pourquoi l'histoire de la philosophie spécu- 
lative (j'entends parmi les écrivains de notre 
nation) n'a-t-elle presque offert jusqu'à présent 
que l'histoire d'un tissu d'extravagances les 
plus monstrueuses, tellement qu'on aurait cru 
plutôt lire la chronique des maladies de l'esprit 
humains, que celle de ses progrès? pourquoi 
a-t-elle si souvent traité d'une manière indigne , 



après en avoir parlé très-sensément ailleurs. Voyez le passage cité 
de lui , à la 6n de l'article précédent. Mais il est probable qu'il 
a pensé diversement dans divers teins , et qu'il n'a jamais eu 
d'opinion bien arrêtée sur ce point. 

*) H est entre autres de la plus grande évidence , par tout ce 
que dit Locke sur les idées innées, qu'il n'a nullement compris le 
véritable état de la question, ni les motifs qui avaient nécessité 
les philosophes à recourir à ces idées. Il les a données en résultat t 
telles qu'elles étaient, et sans s'embarasser de leur origine, pour de 
pures fantaisies arbitraires , pour un caprice philosophique. C'est là 
en effet ce qu'elles doivent sembler être aux yeux de qui ne va 
pas à leur source. Dès-lors, elles ont une apparence de mysticité 
qui les rend faciles à attaquer. Malentendues et privées de leur 
base , telles que les présente Loche, il n'est pas surprenant qu'il ait 
paru avoir raison contre elles : il a prouvé la chimère des idée* 
. innées telles qu'il les comprenait, mais il n'a rien prouvé contre 
ces mêmes idées innées , telles que d'autres les comprenaient. 



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101 

et comme des échappés des petites-maisons , les 
sages de tous les siècles ? C'est qu'on les a 
mésentendus, qu'on ne s'est jamais placé dans 
leur point de vue , qu'on n'a pris d'eux que des 
résultats, au lieu de suivre la chaîne qui les y 
avait conduits, et de partir avec eux des pre- 
miers problèmes qu'ils avaient reconnu pour 
indispensable de résoudre. On s'en est tenu, en 
lisant leurs livres, à la lettre qui lue l'esprit*). 



*) Il s'en faut que l'histoire si importante de la philosophie soit 
chez nos voisins les allemans dans le même état de chaos , je dirois 
presque de néant, oà elle est chez nous. Outre Brucker , qui 
dépourvu d'esprit philosophique a cependant livré la collection la 
plus complète de matériaux pour cette histoire , ils ont Bnsching , 
Meiners, Gvrlitt , Tiedemann , Tennemann, Buhlc, etc. dont chacun 
a son genre de mérite et son point de vue particulier. Ils ont des 
fragmens précieux en grand nombre , tels que ceux de Garve , de 
Fûlleborn , d'Eberhardt , et autres. Us ont des expositions historiques 
de doctrines isolées , comme par exemple celle que M. le Conseiller 
intime Jacobi a donnée de la doctrine de Spinoza. Ils connaissent 
ad unguem notre philosophie , et la jugent avec équité. Nous ne 
savons rien de la leur , et nous la jugeons souvent en vrais chinois t 
avec hauteur et mépris. Nous traitons cavalièrement le produit de 
leurs longues études et de leurs méditations assidues ; nous déclarons 
extravagant et absurda tout ce qui est au-delà du cercle étroit dé 
nos idées ou de nos préjugés , et ces épithètes remplacent les 
argumens chez nos beaux esprits , à qui elles sont très-familières, 
écoutons sur ce point les paroles d'un sage et d'une des plus fortes 
tètes philosophiques de nos jours: » Chaque fois qu'il m'est arrivé 
» de rencontrer chez des écrivains véritablement penseurs , dont 
» la manière de ranger et de présenter leurs idées , annonçait qu'ils 
» avaient mûrement pesé et considéré la chose, d'y rencontrer^ 
» dis-je , des opinions qui , au premier coup d'oeil , me semblaient 



102 

Si l'on commençait avec chaque philosophie par 
les élémens de sa doctrine, on comprendrait ce 
qui l'a fait arriver à certains résultats , lesquels 
présentés isolément et sans préparation, parais- 
sent absurdes. Qu'un physicien dise à un paysan : 
« Il y a trente millions de lieues d'ici au soleil, 
et ce soleil n'est point un corps chaud et 
lumineux par lui-même, mais obscur et froid 
comme le champ que tu laboures.» Le paysan 
se moquera du physicien , qu'il regardera comme 
une espèce de fou. « Qui est-ce qui a été dans 
le soleil, répondra-t-il avec un rire stupide, 
pour savoir sa distance et comment il est fait ?» 

» aventurées ou fausses , je me suis soigneusement gardé de croire 
» que ces opinions fussent erronées, par cela seulement quelles 
» étaient opposées aux miennes , bien que fondées aussi sur une 
» mûre et longue réflexion. J'ai toujours pensé qu'en tel cas, il 
» fallait plus de façon pour asseoir un jugement. Mon procédé 
» consiste à étudier, non comment je rendrai l'opinion contraire 
» à la mienne absurde , mais comment je la rendrai raisonnable. 
» Je cherche à découvrir la source première de l'erreur, la pos- 
» sibilité qu'elle se soit introduite dans un bon esprit comme vérité ; 
m je tache de m'initier tellement dans la manière de voir et de 
» penser de mon adversaire , que je sois en état même d'errer 
» avec lui , et de sympathiser avec sa conviction. Jusqu'à ce que 
» j'en sois arrivé là , je ne crois pas l'avoir bien saisi ; j'en rejeté , 
» comme de juste , la faute sur ma propre pénétration , et je 
» soupçonne toujours , derrière ce que je ne comprends pas , une 
» grande profondeur et une grande abondance de raisons. Cette 
» méthode , que je conserverai toute ma vie , ne m'a pas encore 
» trompé. * jacobi , dans son Dialogue sur David Hume , ou sur 
l'Idéalisme et le Réalisme , p. 76. 



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103 

U n'y aura pas moyen de le faire sortir de là 
et de percer la coquille d'airain qui enveloppe 
son entendement. C'est ainsi que tout le monde 
en use à 1 égard de la métaphysique. « Qui est- 
ce qui a vu la source de nos connaissances ? qui 
est-ce qui a vu Dieu? Qui est-ce qui a vu 
Vame?v> On ne veut savoir que ce qui se peut 
regarder et palper. Cela est juste dans un sens, 
et faux dans un autre. Ainsi toutes les opinions 
humaines contiennent chacune une étincelle plus 
ou moins vive de cette lumière, de cette vérité 
éternelle que l'homme cherche sans relâche. Il 
n'est pas jusqu'à l'empirisme, la plus superfi- 
cielle de toutes les manières de raisonner, qui 
n'en renferme quelque chose. Jamais aucun 
homme ne saisira cette vérité toute entière, au 
moins dans son état présent. Mais tous devraient 
sans doute ce réunir pour savoir jusqu'où il leur 
est donné de l'entrevoir , et quelle est la nature 
de ces connaissances , et de cette expérience sur 
laquelle on se repose si confidemment. 

Nous avons posé, je pense, assez clairement 
le problème dont la solution doit faire l'essence 
de la métaphysique proprement dite, ou de 
l'onthologie. Nous avous vu cette métaphysique 
se séparer sur deux directions radicalement 
contraires, V empirisme et le rationnalisme. 



104 

Nous avons jeté un coup-d'oeil sur les branches 
principales de chacun , et le lecteur est peut- 
être déjà assez avancé pour entrevoir de quel 
côté l'esprit véritablement philosophique doit 
incliner. 

Le procédé de tous ces systèmes divers, tant 
empiriques que rationnels , est dogmatique , c'est- 
à-dire, qu'ils avancent un dogme fondamental, 
soit affirmatif, soit négatif, sur lequel repose 
tout l'édifice, et avec lequel il doit crouler. 
Ainsi , par exemple , l'empiriste dit : » Je ne 
puis rien juger que sur le témoignage de mes 
sens, la sensation est V élément de toutes mes 
connaissances. » Et ainsi des autres. 

Entre autres dogmes, qui ne concernent pas 
l'origine ni la nature de nos connaissances , mais 
des connaissances précises de certains objets, il 
en est de trés-importans , comme l'adoption ou 
la rejection de l'existence de Dieu , de la liberté 
et de l'immortalité de l'ame. L'empiriste et le 
rationnaliste peuvent, par divers argumens qui 
semblent d'une égale force, prendre divers 
partis à leur égard, sans que le fond de leur 
doctrine change notablement. On sent même, 
lorsqu'on y regarde de plus près, que la 
métaphysique proprement dite , malgré les pré- 
tentions qu'elle affiche d'abord, repousse ces 
questions , qu elles sont en quelque sorte exoû- 



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105 

ques sur son terrain, et que leur solution doit 
appartenir à quelqu'autre partie du domaine de 
la philosophie. C'est à la seule conscience en 
effet à juger du libre arbitre; c'est au cœur à 
prononcer sur l'existence d'un être suprême; 
l'esprit n'a qu'à s'humilier et se confondre devant 
lui. Dieu ne peut être appris ni sçu ; il ne peut 
qu'être senti dans ses oeuvres ; et la plus belle 
de ses oeuvres, c'est le sentiment du juste, de 
l'ordre moral que l'homme simple porte en son 
cœur. Nous traiterons de ceci plus loin. 

Tous les dogmes, fondamentaux ou accessoi- 
res, reposent sur une liaison arbitraire de con- 
ceptions , qui ne se supposent pas nécessairement 
les unes les autres. Par exemple quant au dogme , 
Famé est immortelle, il n'y a rien dans la 
conception dame, qui entraine nécessairement 
celle d'immortalité. Si, pour les lier, on 
introduit des conceptions intermédiaires, com- 
me: Vame est une substance qui pense, une 
substance qui pense est simple , une substance 

simple est indestructible , etc , on verra , 

en analysant ces conceptions moyennes, que 
l'une ne renferme ni ne suppose nécessairement 
l'autre; l'attribut de la pensée n'oblige point 
celui de la simplicité , celui-ci point Vindestruc- 
tibilitè , etc. . . Leur liaison ne peut donc être 
jamais qu'hypothétique , et tout les systèmes 



106 

jusqu'ici existans sont basés sur de telles hy- 
pothèses. De-la vient que tous les métaphysiciens, 
tendant au même but, prennent des directions 
si divergentes ; de-là les tàtonnemens , le retour 
sur les mêmes pas, l'impossibilité de s'accorder; 
mauvais succès qui prouvent que la métaphysi- 
que n'est pas encore parvenue à l'état d'une 
science , dans toute la rigueur de ce terme. Elle 
a manqué jusqu'à présent d'une bonne pierre de 
touche qui lui servît a éprouver les conceptions 
intellectuelles dont est formé son contenu, et a 
reconnaître leur connexion nécessaire. — D'où 
viennent ces conceptions ? D'où vient que l'en- 
tendement les lie de la sorte? — Ce n'est que 
quand on aura répondu d'une manière certaine 
à ces questions, qu'on saura à quoi s'en tenir 
sur la valeur des hypothèses. Seraient-elles 
insolubles ? et tandis que toutes les connaissances 
humaines, à l'aide de l'esprit philosophique, 
s'affermissent et se perfectionnent , celle qui est 
l'orgueil et le fondement de la philosophie, 
celle qui a les plus profondes racines dans 
l'esprit de l'homme, serait-elle la seule qui ne 
pût prendre une croissance, et une consistance 
solides? N'est-ce donc que quand la raison 
s'interroge sur elle-même , quand elle devient sa 
propre écolière , qu'elle n'aurait ni pénétration 
ni efficacité? sa dévorante activité devrait-elle 



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107 

rester éternellement vaine? ne serait-ce qu'une 
plaie, qu'une affliction que lui aurait gratui- 
tement infligée son créateur? tandis que nous 
remarquons un but dans la tendance de tous 
les êtres créés, l'acteur le plus noble de cette 
grande scène, le roi de la création, serait-il le 
seul dont les efforts n'aboutiraient qu'à l'illusion , 
au mensonge et au désespoir? dont le rôle ne 
serait qu'un honteux accord du crime à'Ixion 
et du supplice de Tcmtale ? le seul qui donnerait 
un démenti aux vues de la suprême sagesse? 
Non; et pour trouver le mot de cette grande 
énigme, il ne faut que de la persévérance et 
de la méditation. Quel est l'homme assez osé 
ou assez avili pour désespérer de l'homme ? Les 
questions qui lui importent le plus ne seront 
pas les seules, sans doute, qui resteront sans 
réponse. Nous allons, dans l'article suivant, non 
pas leur en chercher une, mais le chemin sur 
lequel il est possible de la trouver ; chemin que 
plusieurs penseurs, Aristote, Locke, Hume, 
Condillac d'un côté, Platon, Descartes, Leib- 
nits de l'autre , avaient soupçonné , indiqué , 
chacun à leur manière, et dans lequel Kant 
après eux est entré avec tant de hardiesse et 
de succès. 



108 



IV. 

Idée dun point de vue tramcen- 
dental en métaphysique. 

Tout ce qui a lieu dans la nature a lieu suivant 
certaines lois qui en règlent le mode et le cours. 
Si une pierre tombe , c'est en observant la loi 
de la chute des corps graves; si un projectile 
s'écarte de la ligne droite suivant laquelle il a 
été lance, c'est en vertu d'une règle constante 
qui imprime à son mouvement la courbure 
parabolique. Nous cherchons sans cesse les lois 
régulatrices des phénomènes auxquels nous n'en 
avons pas encore découvert, assurés que nous 
sommes qu'ils en ont d'invariables et de fonda- 
mentales. Nul doute que notre fonction de 
percevoir les objets , lesquels font la matière de 
nos connaissances , ne s'excerce aussi suivant des 
lois précises , qui influent sur la nature de 
ces connaissances. Reste seulement à savoir, l ç . 
si ces lois nous sont données par les objets, 
eux-mêmes? ou, 2°. si elles se trouvent en 
nous pour y attendre l'impression des objets, et 
marier leur action propre à cette impression 
étrangère. 



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109 

De ces deux questions , d'où dépend évi- 
demment toute la théorie de nos connaissances f 
résultent deux points de vue différens. Nous ap- 
pellerons le premier le point de vue empirique f 
et le second (qui consiste a envisager certaines 
lois générales comme résidant en nous , et comme 
réglant les objets perçus et connus par nous) 
le point de vue transcendent al. Examinons si 
nous sommes fondés à admettre l'idée d'un 
pareil point de vue. 

Supposons une de ces machines d'optique con- 
nues sous le nom de chambre obscure , qui soit 
munie a l'ouverture par où elle reçoit la 
lumière d'un verre rouge. Tous les objets 
seront rouges au fond de la chambre obscure, et 
cette teinte rouge sera un produit de la nature 
du verre; ce verre est constitué de sorte que 
la couleur rouge doit être une loi, une forme 
universelle pour tous les objets perçus par lui. 
Si notre chambre obscure pouvait sentir et 
s'exprimer, elle ne manquerait pas de juger 
et de soutenir que les bâtimens , les arbres , les 
hommes, en un mot que toute la nature est 
rouge ; elle se garderait bien de deviner 
d'abord que cette couleur générale dans les 
objets de sa connaissance, provient d'elle-même, 
de la constitution de l'organe par où elle reçoit 
des impressions. 



110 

Appliquons sur toutes les cires a cacheter 
différentes , une pierre gravée , qui représente , 
je suppose , une Minerve. Cette pierre , douée 
de sentiment , croira que toutes les cires exis- 
tent sous la figure d'une Minerve, car elle ne 
les percevra que sous cette forme , laquelle sera 
évidemment la loi générale, la condition né- 
cessaire de toutes les perceptions de notre pierre. 

Trois miroirs , l'un plan , l'autre cylindrique , 
le troisième conique , reçoivent l image du même 
objet; cette image sera très-différente pour les 
trois miroirs. D'où procède cette différence ? 
De la structure de chacun, qui détermine la 
forme, la loi que doivent subir tous les objets 
qui s'y réfléchissent. Prêtons le sentiment et la 
parole à nos miroirs: Si celui qui est plan dit: 
la chose qui est là, devant nous, est un beau 
cercle Près-parfait,» le cylindrique répliquera:» 
point du tout, cest un ovale prodigieusement 
allongé , » et le conique protestera que : « C'est 
» une espèce d'hyperbole double, dont V écarte- 
» ment est manifeste.» Dans le fait l'objet en 
/ lui-même ne sera peut-être aucune de ces choses, 
et cependant chacun des trois miroirs aura 
raison, car n'ayant réellement pour objet que 
sa propre représentation de la chose, repré- 
sentation soumise au mode de sa construction 
intrinsèque, l'objet du premier sera bien évk 



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111 

demment un cercle , celui du second un ovale 
et celui du troisième une hyperbole. Si l'en- 
tendement que nous avons prêté aux trois 
miroirs, au-lieu de leur servir a disputer à 
perte de vue, sur leurs objets, les analyser , 
les retourner, s en faire des idées soi-disant 
claires , et à se traiter l'un l'autre de visionnaire 
et de fou, leur servait à se replier sur eux- 
mêmes pour s'étudier, et rechercher dans leur 
nature ce qui peut influer sur leurs perceptions , 
ils finiraient par s'entendre mutuellement, bien 
qu'aucun d'eux ne puisse jamais parvenir à 
connaître l'objet en lui-même. — Il pourrait 
Lien en arriver autant a tous les métaphysiciens , 
s'ils prenaient le même parti. 

De quoi est donc composée la connaissance 
que chacun des trois miroirs prend de l'objet 
qui l'affecte ? 1°. D'une impression quelconque 
qui vient de l'objet ; 2°. de l'impression de sa 
propre forme , que chacun mêle a l'impression 
extérieure. — De la combinaison intime de ces 
deux choses résulte : pour le premier miroir , 
la perception d'un objet circulaire; pour le 
second, d'un objet ovale; pour le troisième, 
d'un objet hyperbolique. Chacun rapporte cette 
perception , qui est en lui , à l'objet extérieur 
qui l'occasionne , et il complète ainsi ce qu'on 
appelle expérience. Inexpérience en ce cas est 



112 

évidemment composée de deux sortes d'élémens 
constitutifs ; d'élémens objectifs , c est-à-dire , 
qui proviennent de l'objet, et d'élémens sub- 
jectifs , c'est-à-dire , qui proviennent du sujet *). 

L'objet, à son tour, peut être ici considéré 
de deux manières : ou tel qu'il est en lui-même , 
ou tel que le perçoit chacun des miroirs. — 
En lui-même , il est une chose réelle , absolue ; 
mais aucun de nos miroirs ne peut avoir la 
connaissance de la chose en cet état. — Perçu 
par le sujet, il n'est plus qu'une apparence, 
qu'un phénomène, qui ne ressemble aucune- 
ment à la chose telle qu'elle est en soi. Si nos 
miroirs , sans songer à l'objectif ni au subjectif, 
s'obstinent à soutenir que les objets sont 
réellement et en eux-mêmes, tels qu'ils les 



*) Sujet est la personne qui connaît, l'homme en tant qu'il 
connaît , qu'il juge. Ce nom de sujet se donne par opposition à 
objet. Subjectif est ce qui appartient, ce qui est propre au sujet. 
Quand un hypocondre, par exemple, voit le monde en noir, on 
dit que ce noir est subjectif, qu'il n'a qu'une réalité subjective 
dans l'hypocondre et point du tout une réalité objevtive. D'un 
autre visionnaire qui verra le monde trop en couleur de rose , 
on dira de même, que cette couleur riante n'a qu'une réalité sub- 
jective. Il entre ainsi dans notre manière de juger beaucoup de 
subjectif, qui , amalgamé avec Yobjectif, forme l'expérience , telle 
que nous la faisons des objets. Je multiplie à dessein les exemples , 
pour offrir au lecteur , sous toutes les formes , cette distinction 
nécessaire de la subjectivité et de X objectivité dans la connaissance 
que nous prenons des choses. 



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113 

perçoivent, si notre chambre obscure aussi 
déclare que le rouge est la loi universelle de 
toute la nature , et que sans rouge il n'y a pas de 
nature possible; si notre cachet arrête que la 
figure de Minerve est la constitution inhérente 
de toutes les cires, ils deviendront tous de 
braves philosophes empiristes , analyseront t 
classeront, éclair ciront leurs idées, parleront 
peut-être du rapport de ces idées aux signes 
qu'ils inventeront pour se les communiquer, et 
tourneront ainsi dans un cercle étroit de raison- 
nement, ou ils pourront se complaire beaucoup 
et se croire profonds, mais où leur philosophie 
ne fera pas de grands progrès. 

Si un de nos miroirs, le cylindrique par 
exemple, plus méditatif que les autres, et rebute 
de certaines contradictions qui naissent de la 
manière actuelle de philosopher , de l'impossibi- 
lité d'expliquer les choses si elles sont en effet 
telles qu'il les voit , etc. . . , s'avise enfin de ne 
plus ajouter foi aux apparences sensibles , et de 
chercher, à l'aide du raisonnement, comment 
les choses doivent être en effet en elles-mêmes, 
dès-lors il devient un philosophe rationnaliste , 
et il a déjà fait un pas de plus que l'empiriste 
vers la vérité. — Alors il peut donner carrière 
à sa raison et dire : » Cet objet que je vois cir- 
» culaire est dans le fait triangulaire;» o\x % 

tome I. 8 



114 

» II est carré;» ou, telle autre figure. Ou bien: 
» Cet objet n'existe pas en effet là où je le 
» vois, il n'existe que dans mon idée.» Ou bien: 
» Cet objet existe en effet , mais lui et moi ne 
» faisons qu'un atôme , qu'un point , et c'est son 
» rapport avec d'autres objets qui lui donne sa 
» forme.» — Il peut dire encore bien d'autres 
choses , et faire des systèmes de toutes les espèces. 

Et comme dans tous ces systèmes, il ne 
cherche qu'à prononcer, de façon ou d'autre, 
sur la nature de choses qui ne sont pas lui, 
sur leur manière d'être indépendamment de la 
manière dont il les perçoit, nous appellerons 
son point de vue transcendent , sa philosophie , 
philosophie transcendante, etc 

Si cependant notre raisonneur venait un jour 
à penser que la manière dont il est construit 
peut bien influer sur celle dont il perçoit, dont 
il connaît et juge les choses, qu'en conséquence 
il s'occupât se'rieusement de rechercher dans 
ses perceptions: qu'est-ce qui peut provenir de 
l'objet, et qu'est-ce qui peut provenir du sujet, 
c'est-à-dire, de lui-même, en tant que miroir 
cylindrique? ses recherches alors deviendraient 
transcendentales , son point de vue serait le 
transcendentalisme *). 

*) Dans la suite de cet ouvrage , le lecteur ne doit pas un instant 
perdre de vue cette distinction du Transcendent et du Tratucenr 



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115 

Dès qu'un philosophe s'est mis dans ce point de 
vue transcendental , et qu'il entre sur le chemin 
indiqué , quel est le premier pas qu'il doit faire ? 
C'est de chercher un principe sûr , une pierre 
de touche qui lui serve à discerner dans une 
expérience ce qui appartient à l'objet connu , de 
ce qui appartient au sujet connaissant , a distin- 
guer les élémens subjectifs des élémens objectifs. 

Pour cela, il s'offre à lui une double consi- 
dération. 

I. Le sujet restant toujours le même, ne 
variant jamais, les objets au contraire variant 



dental , pas plus que celle de Yobjectif et du subjectif. On pourrait 
dire que la philosophie transcendente est l'étude de Yobjectif 
(considéré comme existant absolument et en lui-même) , et la 
philosophie transcendentale l'étude du subjectif (mais seulement 
en tant que celui-ci doit concourir à la formation des objets). 
Tous les systèmes dogmatiques que nous avons indiqués dans 
l'article précédent, sont tous sans exception transcendent , du moins 
quant à leurs résultats. Leibnita lui-même est transcendent , quand 
il suppose une harmonie préétablie et ses monades. Il l'est moins 
dans sa doctrine des idées innées. Il n'y a que le philosophe 
critique qui puisse être vraiment transcendental. Delà vient que 
l'on donne à la philosophie de Kant tantôt l'une et tantôt l'autre 
de ces dénominations. Son procédé est critique , c est-à-dire exami- 
nateur ; sa doctrine est transcendentale , c'est-à-dire qu'elle recherche 
ce que nous mettons du nôtre dans la connaissance des objets. 
Dés qu'on perd un instant ce fil pour prononcer sur les objets en 
eux-mêmes, on devient transcendent. Ces expressions techniques 
sont indispensables pour discerner des choses trés-dûTércntes , et 
soulagent plutôt l'esprit , qu'elles ne sont à charge à la mémoire. 

8. 



116 

sans cesse, et l'un n'ayant aucune raison de 
ressembler nécessairement à l'autre , il en résulte 
que tout ce qui , dans la représentation des objets 
sera constamment et invariablement le même , 
appartiendra au sujet; qu'au contraire ce qui 
sera accidentel, variable, passager et changeant, 
appartiendra à l'objet. 

Sur quelque chose que je porte la vue, si 
j'aperçois par-tout .une tache noire, ou verte T 
etc., d'une forme constante, au lieu d'en con- 
clure que tous les objets portent nécessairement 
une tache noire ou verte , etc. , ne sera-t-il 
pas plus raisonnable de penser que cette tache 
appartient a mon œil ? Si quelque part où je 
sois, quelques sons variés que j'entende, il se 
mêle à tous un sifflement toujours constant et 
toujours le même , ne devrai-je pas en conclure 
que ce sifflement appartient a mon ouïe, et 
nullement aux objets qui me font entendre des 
sons variés, lesquels sons peuvent cesser et 
avoir lieu tour-a-tour ? 

Par les mêmes raisons, notre chambre obscure 
conclurait à bon droit, que la teinte rouge 
répandue également sur tous les objets , et sans 
laquelle elle n'en peut percevoir aucun, leur 
vient de sa propre nature à elle. La pierre gravée 
reconnaîtrait que cette figure de Minerve, seule 
forme sous laquelle elle puisse percevoir la cire , 



117 

est sa propre forme grave'e en elle, et que les 
seules accidences, telles que la couleur rouge, 
ou noire, etc., le plus ou moins de ductilité , 
etc. , appartiennent à la cire. Le miroir enfin 
découvrirait que cette forme allongée et oblongue 
qu'il trouve à tous les objets , leur est attribuée 
par sa propre forme cylindrique, qui modifie 
ainsi les images, etc. 

Revenant enfin a l'homme , lequel est doué de 
la faculté de recevoir des impressions sensibles , 
et de la faculté d'élaborer ces impressions dans 
son intelligence par la pensée , nous chercherons 
de même s'il n'y a pas aussi quelques conditions 
subjectives de sa pensée et de sa sensibilité , qui 
deviennent les lois des objets à mesure quil 
les sent et qu'il les pense , et en tant qu'objets 
sentis et pensés par lui. Si cela est en effet r 
ces conditions de la cognilion humaine, cette 
constitution de l'organe cognitif de l'homme, 
devront influer sur toutes ses connaissances , 
imprimer leur sceau à tous les objets , sans qu'ils 
puissent lui apparaître d'une autre manière. 
Nous rechercherons donc avec soin, dans tous 
les objets connus par l'homme, celles de leurs 
qualités qui paraissent invariables , nécessaires , 
universelles, et nous les séparerons de tout le 
reste , afin d'examiner si ces choses ne seraient 
pas autant d'élemens subjectifs de nos connais- 



118 

sances, que nous attribuons aux objets, et qui ne 
seraient en effet que le re'sultat de notre propré 
nature et de notre manière de voir ces objets. 

H. La seconde considération , c'est que la vue 
et la connaissance d'un objet, l'expérience d'un 
fait, ne contiennent rien absolument que ce qui 
concerne cet objet , ou ce fait. Un second fait 
ne nous apprendra de même que ce qu'il est, 
jamais ce que doit être un troisième, encore 
moins ce qui doit arriver dans l'infinité des cas. 
Si donc nous rencontrons dans quelques-unes de 
nos connaissances ce caractère singulier, que 
l'expérience une fois faite, que l'objet une fois 
vu, nous donne cette certitude invincible: que 
toits les objets doivent se ranger sous la même 
loi universelle y nous serons autorisés à penser 
qu'il y a là quelque chose de plus que l'ex- 
périence extérieure, et que la loi universelle 
pourrait bien être une condition , une forme de 
notre propre manière de voir, im élément sub- 
jectif qui se joint aux impressions étrangères, en 
s'immiscant à nos connaissances comme partie 
constituante. — Ainsi est la teinte rouge dans la 
chambre obscure ; ainsi est Y étendue pour l'hom- 
me ; ainsi la certitude de certaines propositions , 
comme celle des mathématiques pures, etc. 

Ce n'est point encore ici le lieu d'exposer tout 



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ne 

i 

ce qui découle du point de vue transcendental. Il 
ne s'agit, pour le présent, que de faire com- 
prendre quel il est , et d'en établir la possibilité. 
Remarquons cependant, que comme dans ces 
recherches, nous avons pour objet les premiers 
principes de nos sensations et de nos pensées , 
il s'en suit que notre point de vue transcendental 
doit se diriger vers ces dispositions originaires 
de notre nature, qui précèdent en nous toute 
sensation, toute pensée, toute expérience. Ces 
dispositions antérieures à toute expérience dans 
le sujet, se nomment pures , c'est-a-dire , primi- 
tives, et comme purifiées de toute impression 
étrangère a nous *) . En tant que nous considérons 
ce qu'il peut y avoir de pur ou de primitif dans 
nos sensations, nous nommons notre sensibilité 
pure, ce qui ne veut dire autre chose, sinon 
que nous considérons ce qu'il peut y avoir de 
purement subjectif en elle. C'est en ce sens que 
nous dirons aussi entendement pur , raison pure. 
Enfin nous appellerons le système des princi- 
pes que nous trouverons sur cette voie, la 
philosophie pure. Ainsi la méthode critique 



*) Ainsi le cylindrisme du miroir , son plus ou moins de poli p 
sa couleur , s'il est d'acier , ou de platine , ou de cuivre , ou de 

verre , etc sont ses formes ou dispositions pures , lesquelles 

précèdent en lui la perception de l'objet, et influeront sur la 
manière dont il le percevra. 



120 

a du nous conduire au transcendentalisme , et 
celui ci nous conduit au purisme *). 



Avant que de passer au transcendentalisme 
pur , tel que l'expose Kant , nous pouvons nous 
arrêter un moment sur quelques-uns des résultais 
d'un point de vue transcendental dans le champ 
de l'expérience. De cette nature étaient déjà 
les exemples donnés au commencement de cet 
article. En voici quelques autres, qui étant 
immédiatement tirés de l'homme, seront peut- 
être plus convenables, et plus utiles à l'intel- 
ligence de ce qui suivra. 

Un bateau suit le fil d'une rivière, le rivage, 
les arbres , les collines fuient , ou semblent 
fuir. ' De deux personnes qui sont placés dans 
ce bateau, l'une dit: » Le rivage marche," 











•m 



» marchons , et qui attribuons ce mouvement 



*) Cette nouvelle doctrine, en tant que rationnelle, se trouve, 
comme le Rationnalisme en général , opposée à YEmfirtsme. Le 
but du Purisme cependant, n'étant que la recherche des hases et 
des élémens de l'expérience , on devrait plutôt le regarder comme 
le fondement d'un empirisme raisonnable , et comme le traité 
préliminaire où sont fixées la valcur*et la certitude de l'expérience. 
D'un autre cô\é , si l'empirisme reste superficiel et aveugle , admet- 
tant la sensation et l'expérience pour élémens de nos connaissances , 
sans avoir fait passer à la coupelle ces prétendus élémens, dans 
ce cas le purisme lui est diamétralement opposé. 



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121 

» au rivage celle-ci est dans un point de 
vue transcendental. 

On sait combien , dans le système de Ptolemée , 
l'astronomie était soumise à d'inextricables diffi- 
cultés. Ce système procédait d'un point de vue 
empirique en astronomie. » Nous voyons tourner 
» le soleil et tous les astres autour de la terre, 
d -disait-on, donc ils tournent en effet autour 
» de la terre." — Copernic vient, et dit : » Toute 
» cette rotation apparente ri est que subjective; 
» elle appartient à V homme, qui T attribue à tout 
» le ciel ; c'est le spectateur seul qui tourne , le 
» soleil et les astres restent en repos". Il est 
clair que Copernic s'était alors placé dans un 
point de vue transcendental, distinguant dans 
l'aspect du ciel le subjectif de l'objectif. 

On a sérieusement objecté à Copernic que si 
son système était vrai et si la terre tournait, 
nous aurions chaque vingt-quatre heures , la tête 
en bas et les pieds en haut *). La plupart des 
enfans , quand ils commencent à étudier , font 
volontiers la même objection. ^Elle est toute 

*) Voyez le livre de Morin, professeur de mathématiques au 
collège royal , intitulé : Alae telluris fractae (Les ailes de la terre 
brisées). Le bon professeur ne voulait plus que la terre volât. 
Combien de Morins parmi les antagonistes de la philosophie trans- 
cendcntale! Et le grand Ticho-Brahè lui-même, faisait aussi cette 
objection des pieds en haut et de la tête en bas. Combien il faut 
être en garde contre un jugement trop précipité ! 



122 

empirique , et on en sent aujourd'hui le ridicule. 
En haut et en bas , appartiennent à l'homme , 
au sujet ; faites abstraction de lui , il n'y a ni 
haut , ni bas dans les objets. Il en est de même 
de avant et après ; un coup de canon est tiré 
dans un certain instant , un autre coup de canon 
est tire' dans un autre instant ; si l'on juge que 
l'un a été tiré le premier , et l'autre ensuite , 
l'un avant et l'autre après , ce jugement procède 
comme le précédent d'une pure forme humaine ; 
il n'y a ni avant ni après dans les choses en elles- 
mêmes , pas plus que de haut ni de bas. 

On croyait assez généralement depuis le com- 
mencement du monde, que les couleurs étaient 
dans les objets colorés, et qu'une chose , par 
exemple, qui paraissait verte, était verte en effet. 
C'était le point de vue empirique. Descartes 
arrive , se met dans le point de vue transcen- 
dental , et prouve que les couleurs sont dans 
l'oeil , qu'il n'existe rien de semblable dans les 
objets *). Un seul raisonnement détruit une 
habitude de soixante siècles, habitude que le 
sentiment , et ce qu'on appelle le sens commun , 
appuyaient de toute leur puissance. 



*) Voyez la Dioptrique de Descartes , chap. TV, § 6. — La 
troisième de ses Méditations , et sur-tout son Traetatus de lumine, 
ut et de aliiê sensuum objectis primariis. Le premier chapitre 
traite , De differentiâ sensuum et rerum eos eflicientium. 



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123 

Puisqu'en effet , comme il est maintenant re* 
connu de tout le monde , ce que j'appelle couleur 
naît dans mon oeil a l'occasion des objets qui le 
frappent , il entre donc dans la perception d'une 
couleur des élemens objectifs et des élemens 
subjectifs ; mon oeil reçoit une impression qui 
l'ébranlé et le met en activité (voilà l'objectif) , 
la manière dont il reçoit cette impression (et 
voici le subjectif) , lui donne la qualité de cou- 
leur, perception unique résultante de la syn- 
thèse (c'est-à-dire , union intime) de l'impression 
donnée par l'objet et de celle donnée par l'organe. 

Puisque l'impression extérieure arrivant à 
l'oeil, y trouve une force, une faculté qui la 
transforme en couleur, il est évident que cette 
force, cette faculté, résidait dans l'oeil avant 
l'impression, quoiqu'elle ne s'exerce et ne se 
déploie qu'à son occasion. Nous ne voyons des 
couleurs que quand notre oeil est affecté par 
des objets; mais le principe des couleurs, la 
forme colorante est dans l'essence même de l'oeil ; 
et personne ne prétendra que ce sont les objets 
qui nous créent des yeux. 

Et puisque toutes les impressions que reçoit 
l'oeil se transforment en couleurs, que la couleur 
en général est la seule forme sous laquelle l'oeil 
puisse avoir des perceptions (les figures mêmes 
n'étant pour l'oeil distinctes les unes des autres 



124 

que par une différence de coloris) , il n'y a nul 
empêchement à dire que la forme nécessaire 
et primitive de l'oeil est la colorisation , ou si 
l'on veut la lumière , en tant que principe 
colorant. — Le produit de cette forme inhérente 
à notre vision, est non-seulement que nous 
voyons toute la nature colorée, mais encore que 
cela nous semble indispensable , et qu'il nous est 
impossible de nous imaginer une nature vue , 
et qui ne serait pas colorée. 

On peut dire quelque chose de tout semblable 
quant aux autres organes. Le son n'existe que 
dans l'oreille. Supprimez toutes les oreilles, 
vous supprimez du même coup tous les sons. Il 
restera des corps ébranlés , frémissans , de l'air 
en vibration , tout ce que I on voudra , mais il 
n'y aura pas de son. C'est l'organe de l'ouïe, 
qui, alors qu'il reçoit une impression , 1 élabore, 
et la constitue son. C'est là la nature , l'essence, 
la forme originaire de Fouie. — L'odeur que 
j'attribue à une rose n'existe que dans mon 
odorat ; il y a peut-être des particules qui s'échap- 
pent de la rose, qui voltigent vers mon odorat, 
tout cela est possible, mais ces particules ne 
sont pas une odeur; c'est mon organe qui de 
leur impression fait une odeur, qui lui donne 
cette forme en vertu de sa propre forme , de sa 
disposition originaire. — Les saveurs ne sont 



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125 

de même que les produits de l'organe du goût ; 
la dureté et les autres qualités tactiles des corps , 
que les produits du toucher. 

Nous pourrions donc projeter le tableau suivant 
des formes que les cinq organes de nos sens 
extérieurs donnent à leurs sensations respectives,, 
en vertu de leur constitution et d'une force 
particulière qui réside en chacun d'eux. 

I. Forme de la vision Colorisation. 

■ 

IL de Vouïe Résonnance. 

III. de V odorat Odoration. 

IV. — du goût Saporation. 

y # du tact Tangibilité. 

Cette méthode de discerner dans les impres- 
sions de nos organes ce qui leur appartient 
et que nous sommes habitués à rapporter aux 
objets extérieurs , est sans contredit une sorte 
de transcendentalisme. Mais comme il ne s'agit 
ici que de nos organes corporels , qui sont eux- 
mêmes des objets extérieurs a notre sentiment, 
des objets empiriques sur la connnaissance des- 
quels un transcendentalisme pur doit auparavant 
prononcer , ainsi que sur la connaissance de tous 
les corps en général , nous nommerons, celui-ci t 
qui n'est au fond qu'une doctrine connue main- 
tenant de tout le monde, transcendentalisme 
empirique. 



126 



Encore un dernier exemple. Personne ne 
croira que l'estomac soit un produit des alimens 
qu'il reçoit; et puisqu'il les reçoit et les digère, 
chacun conviendra qu'il était déjà la comme 
estomac , alors qu'il les a reçus. Mais de cet 
estomac, quand des alimens lui ont été confies , 
provient du chyle, puis du sang, et il pourrait 
se trouver des gens qui penseraient que ce chyle 
et ce sang ne sont autre chose que les alimens 
eux-mêmes, lesquels se sont ainsi transformés. 
L'estomac n'est , pour ceux qui pensent ainsi , 
qu'un creuset, qu'une poche quelconque oîi la 
matière a fermenté par elle-même , et d'où elle 
est ressortie comme chyle. 

Il en est tout autrement de celui qui reconnaît 
dans le chyle deux sortes d'élémens: 1°. ceux 
pris des alimens, 2°. ceux pris de l'estomac. 
S ' attachant a examiner ce récipient , il y découvre 
des sucs gastriques, une certaine force efficace, 
virtuelle, qui le constitue organe digestif, et 
sans laquelle jamais il n'en serait résulté du 
chyle *). La théorie de ces facultés originaires, 

■ i — ■ - — ■ 

*) Mille phntes croissent sur le même terrain , pompent la même 
eau, absorbent le même air, le même oxigène , en un mot elles 
reçoivent les mêmes e le m en s objectifs. Toutes cependant en font 
des résultats difterens , parce que chacune y mêle d'autres élémens 
subjectifs, que chacune a son moule intérieur , son nistu formations. 



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127 

de cette disposition essentielle, de ces formes 
actives de l'estomac, pourrait s'appeler la phy- 
sioloqie transcendentale de l'estomac. Elle 
aurait à nous exposer ce qui dans cet organe rend 
une digestion , une transmutation en chyle pos- 
sible ; et , comme si elle eût assisté au mystère 
de sa formation, elle nous dévoilerait les vertus, 
les principes efficaces que son créateur aurait 
mis en lui pour remplir cette destination. 

Or, comme nous avons un organe digestif ', 
nous avons aussi un organe cognitif, lequel a 
de même ses alimens propres (les impressions 
sensibles), ses facultés virtuelles, plastiques, 
ses formes, ses conditions; enfin un résultat 
vivant, un sang et un chyle (les connaissemees 
qui circulent dans toutes les ramifications de 
notre entendement). Nous serons aussi en droit 
de demander une théorie de cet organe cognitif, 
sur-tout à ceux qui prétendront nous instruire 
sur Porgine et la nature des premiers principes 
de nos connaissances. Nous leur demanderons 



sa manière d'élaborer , ses formes plastiques différentes. D'où vient 
que le suc des mêmes fleurs devient tout autre chose chez une 
abeille , que chez un papillon ? de ce que chacun de ces animaux 
est constitué originairement d'autre manière. Ce serait une erreur 
de croire que le suc des fleurs est du miel tout fait , sans le con- 
cours de la force élaboratrice de l'abeille ; ainsi c'est une erreur de 
croire que l'impression extérieure devient connaissance chez l'homme , 
sans nulle élaboration , et sans une force primitive à cet effet. 



128 

quelles sont les modifications que la nature de 
cet organe cognitif apporte dans nos connaissan- 
ces ? quelle influence il y exerce en vertu de sa 
manière d être propre ? quelles lois et quelles 
formes son auteur a caché dans sa contexture , 
alors qu'il lui a dit: » Sois la cognition de 
l'homme?" 



En voila assez , je pense , pour faire concevoir 
la simple idée d'un point de vue transcendental , 
pour le distinguer du transcendent en général, 
et du point de vue empirique en particulier. 
Une philosophie transcendentale a ce problème à 
résoudre : Notre manière de connaître se règle- 
t-elle d'après les objets, ou les objets se règlent- 
ils d'après notre manière de connaître? Ou 
bien, ce qui revient au même: Démontrer 
Vinfluence de la nature de V entendement sur 
la nature des connaissances. La philosophie 
transcendentale est donc la science qui doit 
répondre à la question que nous avons reconnu 
plus haut pour être la première qui s'offre à 
la spéculation , et qu'il n'est pas permis , à la 
spéculation de laisser sans réponse. Elle est 
donc la première en date, et comme les pro- 
légomènes de tout le savoir humain. 



« 



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129 

< 



m 

Quelle philosophie règne maintenant 
en France? — En particulier quelle 
métaphysique et quelle morale? — 

Période des scholastiques — 

des sceptiques. ... . — des carté- 
siens.*.. — îles encyclopédistes et 
des beauoe-esprit. 

Quand l'Europe occidentale commença à sortir 
du long déluge d'ignorance qui sépare les na- 
tions modernes de l'antiquité grecque et romaine , 
le penchant naturel de l'homme vers la spécu- 
lation se manifesta vivement, et donna naissance 
à une philosophie , laquelle ne fut pas toujours 
la même dans le même tems , ni dans des tems 
consécutifs, mais que l'on désigne d'ordinaire 
sous le nom commun de scholastique. La France 
est Tune des contrées où la scholastique fut 
cultivée avec le plus d'ardeur et le plus de 
succès. Ceux qui croiraient l'esprit de la nation 
incompatible avec les arduosités de la plus sub- 
tile dialectique, auraient contre eux l'histoire 
de la philosophie pendant les cinq siècles qui 
suivirent le dixième. S'il leur en coûtait trop 

TOME ï. Q 



130 

de feuilleter, pour se convaincre, les nombreux 
écrits des péripatéticiens , des théologiens et des 
mystiques de toutes couleurs, depuis Abélard, 

Bérepger, Hildebert, clc , ils n'auraient 

qu'a jeter les yeux sur le quatrième tome de 
YHistoire littéraire de France par les béné- 
dictins de St. Maur. Ils y verraient l'assiduité 
Française aux prises avec les difficultés les plus 
inextricables des livres d'Jristote malentendus, 
qu'on voulait faire concorder avec ceux du 
grand évèque d'Hippone et des autres pères de 
1 église. Paris était le plus brillant théâtre pour 
les athlètes de l'école, et les Thomas, les Scot 
s'y rendaient pour trouver des antagonistes et 
des juges dignes d'eux. Les historiographes bé- 
nédictins, il est vrai, maltraitent un peu la 
scholastique ; mais ils avaient pour cela leurs 
raisons. Ce qui doit paraître plus étrange , c'est 
de voir celte même scholastique honnie et huée 
par des gens qui en savent à peine le nom, et 
qui ne seraient pas en état de trouver le fort 
ou le faible d'un seul de ses argumens. Mais 
on crie volontiers haro sur le vaincu dans le 
bon pays de France. Le mot de scholastique 
est depuis long-tems , parmi la populace philo- 
sophique, un épouvantail comme celui d'aris- 
tocratie en a été un dans les premières années 
de la révolution. Cependant on doit k ces 



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131 

se liol astiques, c'est-à-dire, à ces érudits qui 
exposaient leur doctrine dans les écoles (et où 
l'exposerait-on ?) , une foule de connaissances 
indispensables, et les premiers fondemens de 
l'édifice des sciences. Ils ont montré dans toute 
son étendue l'emploi que l'esprit humain pouvait 
faire de l'instrument logique. Ils en ont perfec- 
tionné, arrondi et fini la science. Ils ont puri- 
fié, ennobli et intellectualisé l'idée de l'être 
suprême. Enfin ce n'est qu'élevés par eux, et 
aidés de tant de connaissances préparatoires cul- 
tivées par eux, que leurs adversaires ont pu 
les attaquer avec avantage. Il ne serait pas à 
désirer de voir renaître la scholastique , mais il 
ne faut pas la rabaisser au-dessous de sa valeur. 
Elle mettait sur le chemin d'une métaphysique 
rationnelle , et par là valait toujours mieux que 
l'empirisme. On la tourne volontiers en ridicule, 
tandis qu'il n'y a de ridicule que l'ignorance 
qui tranche sur ce qu'elle ne connaît pas. A 
peine sait-on , par exemple , que les scholastiques 
furent, a une certaine époque, partagés en 
deux sectes qui disputèrent avec beaucoup de 
chaleur , celle des universaux et celle des nomi- 
naux. Ces derniers soutenaient contre l'opinion 
de leurs adversaires , que les idées de genres , 
$ espèces, déclasses, A' ordre , de ressemblance, 
de différence, etc n'étaient pas fondées dans 

9- 



132 

la nature des choses , mais bien dans celle de 
l'esprit humain, n'obtenant la réalité, et comme 
le sceau de leur existence, que du nom par 
lequel l'homme les désignait, pour ranger ses 
connaissances d'une façon plus commode *). De- 
puis que Buffbn a réchauffé et proclamé cette 
doctrine, chacun la caresse et convient que la 
nature ne nous offre que des individus, que 
c est nous qui transportons en elle les rapports 

de ressemblance , d'espèce , de genre , etc On 

prononce cependant toujours avec un ton capa- 
ble, que la querelle des universaux et des 
nominaux était puérile; et il y allait, sans qu'on 
s'en aperçoive, de la nature de l'entendement 
humain. 



Cependant il faut convenir que l'école avait 
besoin d'une immense réforme ; elle avait abusé 
de la dialectique ; elle avait fait une alliance 
monstrueuse de la philosophie payenne et de la 



*) Roscelin , père des Nominaux , fut homme d'une forte tôte. 
Au reste, la scholastique parait sous un tout autre point de vue 
que celui du préjugé vulgaire, quand on a seulement lu ce que 
Tiedemann en a dit dans son Esprit de la philosophie spéculative, et 
le baron iïEberslein dans »on livre sur la Logique et la Métaphysique 
des Purs-péripatèticiens , où il se trouve entre autres un morceau 
curieux sur les Universaux. et les Nominaux (ou mieux sur les Réalistes 
et les Nominalistes). ïmpr. à Halle. <800. 



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133 

théologie chrétienne. Elle avait même ouvert 
çà et la ses portes aux rêveries de la cabale , et 
devait révolter les bons esprits , qui marchant 
avec un siècle où les lumières allaient en crois- 
sant, désiraient une philosophie plus pure et 
moins sophistiquée. Enfin Rabelais, par ses 
facéties satyriques , Ramus par ses raisonnemens 
(qui lui coûtèrent , hélas , la vie) , Sanchez dans 
ses leçons publiques, a Toulouse , le fragmentaire 
Montagne et son systématique disciple Charron , 
dans leurs écrits, attaquèrent ouvertement la 
doctrine qui dogmatisait depuis plusieurs siècles , 
et lui enlevèrent la plupart de ses partisans. 

Quand un jeune arbre a pris une croissance 
fausse et oblique, on ne le redresse pas sans le 
pencher avec violence de l'autre côte ; ce n'est 
qu'après l'y avoir tenu assujéti long-tems qu'il 
reprend enfin sa véritable direction. Les philo- 
sophes que je viens de nommer, sortant donc 
d'un dogmatisme absolu et intolérant , se jetèrent 
dans le doute le plus exagéré *), et fondèrent 
une époque sceptique qui succéda a la scholasti- 
que, ou plutôt qui régna conjointement avec 
elle , celle-ci plus étroitement confinée dans les 
cloîtres et les chaires , celle là dans la monde et 



*) « Le monde, dit Luther, ressemble à un paysan ivre. Veut-on 
» le mettre en selle d'un coté, U retombe de l'autre.» 



134 

parmi les savans du bon ton. D s'en faut de 
beaucaup que cette secte sceptique soit tout-à- 
fait éteinte; elle compte encore d'estimables 
partisans, en dans un tcms peu éloigné de sa 
naissance elle a produit Lamotte-le-Vayer , 
Huât 9 Bayle , et autres écrivains distingues. 
Quant a la scholastique , envain Erasme , Vives, 
Mélanchton et autres cherchèrent à la ranimer , 
à la purger de ses vises, à lui donner une 
meilleure constitution ; son heure était venue , 
et l'opinion qui vivifie tout s'était retiré d'elle. 

Les choses étaient, à-peu-près, en cet état, 
quand Descartes parut. Il étudia long-tems avec 
avidité , mais sans plan et sans but , tout ce qui 
s'offrit à lui. Rebuté der livres , dont il n'avait 
pas appris ce qu'il en espérait apprendre, il 
s'abandonna tout entier à l'étude des hommes et 
des choses , et se mit à lire , comme il le disait , 
dans le grand livre de la nature. Sa curiosité 
ne fut guères plus satisfaite par cette lecture 
qu'elle ne l'avait été par celle des autres livres : 
il rencontrait à chaque pas des difficultés insur- 
montables pour lui, des énigmes inexplicables ; 
l'expérience ne lui enseignait rien sur ce qu'il 
voulait savoir, et qui devait être le fondement 
de toute expérience. Séduit par ces considéra- 
tions , et par celles que nous avons touchées dans 



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135 

l'article précédent, Descartes résolut enfin d'ou- 
blier tout ce qu'il avait appris d'objectif, et 
d'en revenir a l'étude subjective de lui-même et 
de son entendement, Il se livra dès-lors à la 
contemplation solitaire , méditant avec assiduité 
sur la source de sa pensée et de sa conviction , 
révoquant en doute, réjetant universellement et 
par provision , toute science , toute connaissance 
acquise , jusqu'à ce qu'elle ait obtenu la sanction 
du maître intérieur qu'il allait interroger. *) 

Ce qu'il y a de très-extraordinaire et d'unique 
peut-être dans l'histoire de la raison spécula- 
tive , c'est que de ce pyrrhonisme désespéré il 
résulta chez son auteur le dogmatisme le plus 
tranchant et le plus outré. Mais par là même 
Descartes gagna un plus grand nombre de 
sectateurs. L'enseigne du sceptique qu'il avait 
arborée lui attira le monde, et son système 
neuf, hardi, appuyé de raissonnemens très- 
brillans et très-spécieux, lui attacha grand 
nombre de savans et de suppôts de l'école. Des- 



*) Bien des gens ne connaissent plus guères de ce grand rcYor» 
mateur de la philosophie que son renoncement à toute science et 
son scepticisme absolu. Leur renoncement est différent du sien , 
en ce qu'il a heu avant l'acquisition , ce qui est sans contredit plus 
expéditif. Mais comme le doute de Descartes s'appelle d'ordinaire 
un doute savant, ils se croient savans parce qu'ils doutent, et ils 
ne doutent que parce qu'ils ignorent. 



136 

cartes pensa par lui-même , et cela seul le 'rendît 
propre à former des penseurs ; invitant chacun 
a rentrer en lui-même , et à partir de sa propre 
conviction, il offrait un moyen de ne pas même 
s'égarer avec lui. Il brisa l'esclavage de la 
pensée, et suscita un mode actif de philosopher, 
au lieu du mode passif et historique qui était 
en usage avant lui. Il effaça le honteux jurare 
in verba magistri , qui était toute autonomie 
à la raison. C'est là son plus grand mérite, et 
le service le plus essentiel qu'il ait rendu à la 
philosophie. » Penses par toi-même et ne juges 
de rien sur parole" telle est la devise de 
l'école cartésienne, devise qui renferme Tune 
des règles de discipline les plus importante pour 
l'esprit philosophique. 

Ce n'est pas ici le lieu d'examiner jusqu'où 
était fondé ce doute exagéré et sans restriction 
oii Descartes prétendait se placer , et si , comme 
le disait Gassendi , ce n était pas tout bonnement 
une mauvaise plaisanterie? Ce qui le prouverait 
assez, c'est, je le répète, le saut violent que 
Descartes fit pour en sortir, comme s'il s'y fut 
trouvé mal a son aise , et pour se jeter dans un 
dogmatisme où il oublia tout-à-fait sa résolution, 
probablement peu réfléchie , de douter et de ne se 
rendre qu'à la conviction. Était-il bien convain- 
cu , quand il distribua l'univers par tourbillons , 

• 



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137 

et qu'il mit l'ame dans la glande pinéale ? On 
connaît à présent le défaut de sa conclusion : 
» Je pense, donc f existe? Mais Descartes, 
ainsi que tous les génies faits pour dominer leur 
siècle, exerça une influence puissante sur le 
sien. Il échauffa tous les esprits de l'ardeur de 
la spéculation; le feu qu'il avait allumé dura 
long-tems et jeta de vives étincelles. 

Avec lui commença l'époque vraiment philo- 
sophique dont peut se glorifier la France. Il 
avait entrepris de constituer la philosophie , et 
en particulier la métaphysique , comme science , 
et cet essai fut secondé par ses successeurs; son 
école fut une école savante ; il en est sorti une 
foule d'indications et de traits lumineux qui 
ne se perdront jamais. Plusieurs cartésiens 
allèrent plus loin que leur fondateur, et souvent 
n'eurent de commun avec lui que quelques 
points de sa doctrine; l'un le doute, l'autre 
l'examen de soi-même , un troisième le dogme de 
l'existence de Dieu prouvée par l'existence de 
l'esprit de l'homme , etc. . . Tous portaient avec 
orgueil le nom de cartésiens, parce qu'en effet 
Descartes les avait tous mis sur la voie, etc. . . 
Ce nom restera toujours sacré pour les amis de 
la sagesse et de la véritable science. C'est sur 
tout parmi les solitaires de Port-Royal, qu'il 
Élut chercher les beaux jours de la philosophie 



138 

française *). Ils se sont éteints avec eux. Quel- 
ques penseurs autonomes , La Bruyère , Fènélon 
et d'autres , entraînés par la tendance que les 
cartésiens avaient imprimé à l'esprit de leurs 
contemporains, se frayèrent des routes nouvelles ; 
mais ils ne purent réussir à soutenir le goût de 
la méditation, qui déclinait chaque jour, et 
Fontenelle , qu'on peut appeler le dernier des 
romains, le vit dépérir entièrement. 

La philosophie cartésienne s'était livrée k 
de grands écarts, elle avait mis en avant des 
hypothèses insoutenables, lesquelles tombaient 
peu-a-peu d'elles-mêmes par les progrès que 
faisaient les autres sciences, et décréditaient ainsi 
toute la masse du cartésianisme. Le public , 
qui ne pénètre pas jusqu'au fond des choses, 
juge d'après l'événement ou d après de simples 
résultats ; et voyant que les principes de Descentes 
l'avaient conduit à des erreurs, on conclut, sans 
autre examen, que ses principes en eux-mêmes 



*) Les disputes sur la grâce , entre les Jansénistes et leurs adver- 
saires , contribuèrent aussi à alimenter le goût de la spéculation , 
après en avoir etc elles-mêmes un des résultats. Ainsi les plantes, 
produit de la terre végétale , deviennent terre à leur tour , et 
renforcent l'activité de cette mère commune. La polémique des 
Jansénistes et des Molinistes roulait au fonds sur la question du 
libre artibre , et a produit sur cet objet des écrits pleins de sagacité 
et de jugement. 



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139 



étaient erronés. Cependant il se peut que quelqu'un 
soit parti d'un bon principe et se soit égaré dans 
les pas suivans ; il y a si loin d'un bon dessein à 
une bonne exécution! Dans ce cas, il convient 
de revenir au principe, de juger le dessein et 
de faire mieux si Ton peut. Mais il était trop 
tard , et il en devait trop coûter. Le goût de 
la solitude et l'intérêt de la méditation s'étaient 
évanouis en France. On dirait que ces accès 
réguliers et passagers sont propres a notre espèce, 
qui fatiguée de suivre une même direction , a 
besoin d'en changer, et de varier les objets de 
son activité. 



L'immense population de Paris, les richesses 
qui s'y concentraient pour alimenter le luxe et 
les plaisirs, la sorte d'oisiveté qui règne toujours 
plus ou moins dans une grande ville qui n'est pas 
commerçante, le voisinage d'une cour brillante, 
le séjour de presque tous les grands du royaume, 
avaient fait de cette capitale le centre unique 
où la renommée et les récompenses les plus 
flatteuses se distribuaient aux gens de lettres. 
Paris décidait en dernier ressort, et l'influence 
qu'il a exercé sur la culture intellectuelle de la 
nation est incalculable. La république des lettres 
françaises s'était peu-à-peu concentrée dans ses 
murs, et hors d'eux il n'y avait, il n'y a plus 



140 

encore de salut pour ses membres. Les princes , 
chefs de la nation , et leurs ministres accordaient 
une protection signalée aux belles-lettres et aux 
arts qui flattaient leur orgueil en promettant de 

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les immortaliser , ainsi qu'aux scii 
devaient accroître les forces et les ressources 
de l'état. Comment serait-il entré dans leur plan 
d'encourager la science de l'homme intérieur? 
et a quel titre la méditation , la vraie philoso- 
phie auraient-elles pu avoir part à leur faveur ? 
être amusés , chantés par les beaux-arts , enrichis 
par les découvertes de l'astronomie, de la chimie, 
de la physique, que leur fallait-il de plus? 
à quoi bon raisonner? à quoi bon des sciences • 
dont le profit net ne va pas à la trésorerie *) ? 
à quoi bon, sur-tout, la plus élevée, la plus 
noble , mais dont l'empire n'est pas de ce monde ? 
La philosophie qui d'ailleurs n'offrait pas encore 
de résultats bien satisfaisans , tomba de plus en 
plus dans un discrédit politique, qui devint 



*) Descartes qui , par lui-même et par l'école qu'il fonda , con- 
tribua tant à faire compter la France parmi les contrées éclairées 
de l'Europe au dix-septième siècle , Descartes passa presque toute 
sa vie hors de France. Dans un voyage qu'il fit à Paris , il obtint 
à grand'pcine le breve$ d'une pension de trois mille livres. Chris- 
tine , reine de la pauvr£ Suède , lui en offrait douze mille pour 
le fixer auprès d'elle , alors qu'il mourut subitement. Encore sa 
pension de France ne lui fut-elle jamais payée , tandis que des 
comédiens et des poètes courtisans étaient comblés de dons. 



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141 

bien-tôt un discrédit littéraire. Une tragédie , 
un roman , une * chanson , quelques pensées 
délicates et fines sur l'homme modifié par la 
cour , telles étaient les productions qui mettaient 
sur le chemin de la réputation , de la considé- 
ration et des grâces. Peu d'hommes de lettres 
ou de savans qui ne vécussent sous l'influence 
médiate ou immédiate, qui n'agissent et ne 
pensassent , plus ou moins , sous l'impulsion des 
riches de la capitale, tous personnages qui ne 
visaient qu'à une instruction superficielle , à une 
certaine philosophie pratique , une connaissance 
légère du cœur humain; sur-tout qui faisaient 
un cas exclusif du talent de la conversation 
spirituelle et aisée, du talent des riens, et des 
petits vers sans poésie. La dévotion connue des 
Français pour le beau sexe avait assuré aux fem- 
mes un empire illimité sur le moral de la nation ; 
nulle part cette empire ne s'exerçait avec autant 
de plénitude que dans les cercles de la capitale 
qui donnaient le ton à la littérature. Delà cette 
tendance universelle vers le bel-esprit, vers 
les formes aimables et gracieuses, qui poussa 
l'élégance et le poli de l'expression dans la 
littérature française au plus haut point où elle 
pussent arriver *). Plaire devint une condition 



*) Delà aussi le ton de seigneur , le ton cavalier et tranchant que 
le plus grand nombre des beaux -esprits français empruntèrent de 



142 

sans laquelle instruire n'était rien. Le gros de la 
nation obéit pcu-à-peu à cette impulsion qui 
venait du centre ; toutes les forces intellectuelles 
se dirigèrent vers le bel-esprit , et la philosophie 
fut universellement négligée. Quiconque savait 
tant bien que mal ses classiques, tournait bien 
un alexandrin, et dissertait avec facilité sur 
la prose ou sur les vers, était un grand hom- 
me. Il savait décider sur ce qui plaisait et 
occupait uniquement, il savait donc décider 
sur tout; on lui accordait volontiers une 
censure suprême dans la république des livres, 
et tout ce qui était noir et blanc était de 
son ressort. Ainsi s'établit pcu-à-peu, parmi 
le plus grand nombre des Français,, cette 
double manie, qui fait encore un des traits 
principaux de leur caractère comme juges du 
mérite littéraire , premièrement : de croire 
que le degré de culture d'une nation doit 
s'estimer d'après le plus ou le moins d'élégance 
du style de ses écrivains, d'après le nombre et 
la perfection de ses ouvrages de bel-esprit, en 
un mot , que tout le mérite intellectuel d'une 
nation est dans sa manière de traiter les belles. 



la cour et de leurs Mécènes. Ce ton important est devenu celui 
de tous les petits juges littéraires. Mais de ce qu'il y avait des 
grands seigneurs ignorans, il ne suit pas que tous les ignorant 
dussent prendre les airs de grand seigneur. 



143 

lettres. Ainsi le Chinois pense que cette culture 
consiste dans le secret de la belle porcelaine et 
du beau vernis. — Et secondement , de n'estimer 
les sciences qu'en tant qu'elles offrent un but 
matériel et profitable , un résultat usuel , im- 
me'diat et sensible. Nous estimerons donc la 
géométrie , qui mesure notre terrain , et donne 
a nos ingénieurs des méthodes faciles de lever le 
pays ennemi, den assiéger avec succès les villes ; 
nous estimerons l'astronomie, qui ouvre à nos 
vaisseaux les chemins de l'Inde et de l'Amérique ; 
la minéralogie , qui exploite les richesses enfouies 
dans la terre, qui trouve du cuivre pour fondre 
nos conons, et du salpêtre pour les charger; 
la chimie qui préside à nos pharmacies et invente 
des procédés utiles pour les arts , et ainsi du 
reste # ). — Le plaisir ou le gain , voila les deux 
mobiles de toutes nos facultés intellectuelles, 
les deux buts offerts au génie ! C'est ce qu'on 
appelle progrès des lumières, perfectionnement 
des sciences, conquêtes de V esprit humain; et 



*) On ne veut apprendre la botanique, disait Jiousseau, que 
pour trouver de Y herbe aux lavemens. Et si l'on examine à fond 
l'importance que le gouvernement donnait aux matières de religion , 
la protection qu'il accordait aux rites religieux , on verra que ses 
motifs n'étaient qu'une affaire de police. La religion est un frein 
pour le peuple ; telle était la noble fonction qu'on attribuait à cet 
élan de l'amc vertueuse vers son maître et veri le bien. 



144 

de tant de belles phrases faites sur cet objet , 
la plupart ne signifient que cela. Il n'existe 
presque nulle part, cet intérêt pur de la science 
pour la science, du perfectionnement et de 
l'ennoblissement de l'homme en lui-même, il a 
été étouffé par celui de la dissipatiou et du lucre. 

Quoi donc d'étrange, si au milieu de cette 
fermentation générale, de ces vues très-solides 
d'un côté, et frivoles à l'excès de l'autre, la 
philosophie et sur-tout la métaphysique n'ont 
pas trouvé un seul recoin où elles pussent pros- 
pérer et fructifier a l'aise? le terrible à quoi 
bon? les poursuivait et les honnissait, dans un 
pays où chacun répétait, à l'égard des plus 
hauts problèmes du savoir humain, la scène 
plaisante du monsieur Josse de Molière; où 
enfin le premier mérite d'un livre était d'être 
bien écrit , et où celui qui était mal écrit était 
chargé d'un arrêt irrévocable de réprobation. 

Pe cette manière finit la période des carté- 



1 


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septième siècle jusqu'aux premières années du 
dix-huitième, et commença cette période inphi- 
losophique, que par rapport a la raison spécu- 
lative et aux sciences on pourrait nommer la 
barbarie du bel-esprit. Le raisonnement n'osa 
plus se montrer ; l'homme méditatif passa pour 
un songe-creux, le métaphysicien pour un 



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145 

adepte du grand-oeuvre. — Poussière de F école , 
galimatias, ergotisme! devinrent les cris fou- 
droyans dont on accueillit quiconque hasardait de 
mettre un peu d'exactitude dans ses argumens, 
de profondeur dans ses spéculations. Tout ce 
qui était inintelligible était de la métaphysique ; 
ce qui ne se lisait pas tout courant comme une 
historiette était abstrait *). Les termes n'avaient 
plus de valeur; on ignorait qu'ils en avaient 
eu une; la philosophie était réduite au néant; 
et s'il fallait désigner par une dénomination 
précise l'état où la plupart des esprits étaient 
tombés a son égard, on n'en pourrait trouver 
d'autre que Vindiffêrentisme. 



Cependant l'indifférentisme ne peut être uni- 
versel ni de longue durée. La raison, qui même 
après les plus pénibles efforts, répugne a se 
reposer dans l'ataraxie des sceptiques, ne peut 
renier sa propre nature au point de se refuser tout 
essai de ses facultés pour la solution des grands 



*) Qui n'a pas entendu accuser d'être trop métaphysiques d'innocens 
écrits dont les auteurs étaient bien surpris de ce reproche, des 
odes, des romans, des discours en vers? Si le Cuisinier français 
s'était avisé de s'étendre un peu sur les propriétés des épices qu'il 
mettait en oeuvre , on aurait jeté la pierre au cuisinier français , 
comme métaphysicien. 

TOME I. 10 



146 

problèmes qui forment comme son essence. Il 
fallait une philosophie, il fallait une métaphy- 
sique, mais une métaphysique adaptée a la 
disposition générale, légère, facile à saisir et 
qui n'exigeât pas grande contention d'esprit. 
Locke avait écrit ses Essais sur F entendement 
humain , ouvrage très-estimable sous un cer- 
tain point de vue, où quelques questions de 
psycologie et de théorie du langage étaient 
supérieurement traitées , mais où Fauteur n'abor- 
dait sérieusement aucune des questions de la 
métaphysique. Locke devint donc le prophète 
du jour. Il avait assigné pour élémens et 
premiers principes de nos connaissances, la 
sensation et la réflexion. De là naissaient des 
idées simples que l'homme combinait, et il 
s'élevait par ce moyen à la connaissance de toute 
la nature. Il n'y avait de certitude que dans nos 
sensations, et les réflexions que nous faisions 
sur elles; ensuite la manière la plus infaillible 
de ne pas nous égarer dans la combinaison de 
nos idées, était de les représenter par des termes 
clairs, auxquels on adjoignît un sens précis, 
de manière qu'on n'en puisse jamais abuser. — 
Cette philosophie % en tant qu'elle ne prétend 
pas remplir l'office d'une métaphysique, ofire 
sans contredit d'excellentes vues; elle s'oppose 
à tout vagabondage de l'esprit dans la région 



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147 

des idées pures , mais n'y oppose qu'une défense 
négative et qui n éclaire point. Elle retient 
l'homme sur le terrain salutaire de l'expérience 
et de l'observation, mais elle l'y laisse dans les 
ténèbres , et sans lui découvrir la nature de ce 
terrain. Elle enseigne qu'il n'y a de certitude 
que dans l'expérience, mais elle n'apprend pas 
pourquoi dans l'expérience, il y a de la 
certitude, et d'où procède cette certitude de 
l'expérience *). 

Telle qu'elle était cependant, cette 



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1 


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• 



intellectuelle , trop métaphysique pour le public 
français ; il y avait la une réflexion donnée pour 
une des sources de nos connaissances, et qui 
effarouchait bien des gens. On élimina cette 
importune réflexion, et la sensation resta seule 
en pleine possession de la source, du principe 
et du mode de nos connaissances. C est la sensa- 
tion transformée qui devint idée , entendement , 
attention, réflexion, imagination, comparaison , 
jugement, passion , et toutes les facultés dû 
Famé. Le Lockianisme dut cette réforme sur- 
tout à l'abbé de Condillac, qui crut avoir fait 



*) Voyez à la fin du volume , Y Appendice , *°. i , où l'empirisme 
de Locke est expose en abrégé , ayee une courte réfutation. 

10. 



148 

une très grande découverte *). La doctrine de 
Locke et celle de son disciple fut généralement 



# ) n est difficile à qui lit sans prévention les oeuvres philoso- 
phiques de l'abbé de Condillae d'y trouver un plan quelconque et 
une unitd de doctrine. On ne sait trop où il tend, ni ce qu'il 
est En général on voit qu'il n'a jamais été bien d'accord avec 
lui-même , et n'a jamais eu un avis arrêté définitivement, n nomme 
constamment métaphysique et logique tout cd qui n'est que de la 
psychologie expérimentale; il ne recherche pas comment nous 
sommes constitués pour connaître , mais comment nous agissons en 
connaissant: non pas qu'elles sont les règles formelles du raison- 
nement , mais ce que nous faisons en raisonnant De la sorte il 
ne s'élève jamais au-dessus du fait, et ne peut en expliquer, ni 
la possibilité , ni l'origine , ni les lois. Il s'avise cependant quelque 
fois, pour on instant, de vouloir être métaphysicien tout de bon; 
c'est alors qu'on perd tout-à-fait le fil, et que sa véritable opinion 
en métaphysique est indéchiffrable. Tantôt il semble incliner pour 
le matérialisme le plus grossier , tantôt il se montre spiritualiste. 
Une fois il croit à l'existence des corps , une autre fois il la révoque 
en doute, avec celle de Y étendue et de la durée. Ici il a l'air 
d'embrasser le parti sceptique , là il se jète dans le dogmatisme. 
Il va même jusqu'à l'idéalisme et l'égoïsme. » Soit, dit-il, que 
nous nous élevions jusque s dans les deux , soit que nous descendions 
dans les abymes, nous ne sortons point de nous-mêmes; et ce n'est 
jamais que notre propre pensée que nous apercevons. » Cette opinion 
lui rit tellement , qu'il l'énonce , presque dans les mêmes termes , 
en tête de deux de ses plus importans traités , Y Essai sur l'origine 
des connaissances humaines , et l'^rt de penser. Il dit de même 
dans le Traité des sensations (chap 8) : » Mais quelle est la cer- 
r> titude de mes connaissances ? Je ne vois proprement que moi , je 
* ne jouis que de moi , car je ne vois que mes manières d'être. * 
On trouve fréquemment chez lui des éclairs semblables de méta- 
physique , qui ne partent visiblement d'aucune conviction , ni d'au- 
cune doctrine liée. On aurait beaucoup de peine à les faire con- 
corder entre eux et avee sa doctrine empirique, à laquelle il 



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149 

adoptée. C'est en gros, celle des principaux 
auteurs de l'Encyclopédie y malgré la bigarrure 
qui se remarque dans les divers articles philo- 
sophiques de ce volumineux dictionnaire, où 
l'un est fait par un cartésien , Fautre par un 
wolfien, celui-ci par un athée, celui-là par un 
théologien *). Cette doctrine r qui fait de qui- 
conque voit et touche un profond métaphysicien , 
devint bientôt universelle. Bornée, tournant 
dans un petit cercle de conceptions, très-apte, 
par la matérialité de son principe, à devenir 
populaire , à être présentée d'une manière palpa- 
ble aux esprits les moins capables d'abstraction, 
elle fit une fortune prodigieuse sous la plume 
des encyclopédistes, sous celle des Diderot, 
à'Membert, d 'Argent , la Mettrie, Helvétius, 
et surtout sous celle de Foltaire, qui tenant 
à bon droit le sceptre littéraire , avait voix 
prépondérante dans tout ce qui était ressort de 



revient assez constamment , qui rapporte tout à la sensation , et 
qui suppose un sujet sentant avec (les objets sentis , ce qui est 
tout l'opposé de l'égoïsme et du scepticisme. On voit qu'il a 
continuellement flotte* entre Gassendi et Locke d'un coté, et Des- 
cartes de l'autre , et que par là-dessus il voulait à toute force 
paraître original. 

*) C'est dire assez que par le nom d'encyclopédistes , j'entendrai 
toujours désigner les adhérens d'une certaine secte , et non pas le 
grand nombre d'écrivains estimables qui travaillèrent à l'Encyclo- 
pédie, et dont la plupart ne furent point des encyclopédistes. 



150 

la pensée *). Elle fut prônée et exaltée avec ce 
despotisme qui est le ton dominant des écrits 
sortis de la secte encyclopédique. Le sarcasme 
et l'ironie furent le lot de ses adversaires, et 
cela dans un pays où faire rire c'est presque 
toujours avoir raison, où les combats littéraires 
les plus graves se décident le plus souvent à 
coups de bonsmots. Celui qui est terrassé dans 
cette lutte a tort aux yeux du public ; c'est une 
espèce de jugement de Dieu qui se pratiquera 
long-tems encore dans l'empire de lettres. La 
philosophie livrée en France à la classe des beaux 
esprits et des écrivains à la mode , perdit donc 
en profondeur et en consistance tout ce qu'elle 
gagnait en agrémens et en popularité. Les 
penseurs de profession se turent, ou même il 

— — — — — ■ — ■ 

*) » Aimant le vrai, se défiant do tout ce qui est profond , 
» cherchant Vutilo et ce qui est plus précieux , le faisant goûter 
» à la foule. » C'est en ces termes que louait Koltaire M. S...., 
ancien magistrat , dans un discours sur le progrès des. connaissances 
humaines, etc. lu à l' Académie de Lyon, en i78i. Voilà un bel 
éloge pour un philosophe , que de se défier de tout ce qui est 
profond , et de savoir faire goûter sa doctrine à la foule ! Je ne 
sais si l'interprète de Newton , qui a voulu souvent être profond , 
et qui l'a bien été quelquefois, n'en déplaise à M. S.... , eût été 
fort content de son panégyriste. Mais en quoi ce passage est 
remarquable , c'est qu'il caractérise à merveille la nouvelle philosophie 
française , et l'idée que ses propres apôtres avaient d'elle , craignant 
le profond , et visant à la popularité , ce qui l'a conduite au fcde 
verbiage qui a fait depuis Ion ion esseAce. 



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151 

cessa d'y eu avoir. Le nom de la philosophie se 
rencontra par-tout , et la chose presque nulle part. 
On osa même donner à cette période de bavar- 
dage le titre de siècle philosophique , et dans 
aucun tems la vraie philosophie n'avait été aussi 
méconnue. 



Je ne pense pas qu'il soit nécessaire d'exposer 
plus au long ce sensualisme étroit qui fait tout 
le fond de la nouvelle métaphysique française. 
Assez d'autres ouvrages où cette doctrine est 
ressassée, nous dispensent de cette tâche fasti- 
dieuse. Jetons seulement un coup-d'oeil sur la 
morale qui lui fut associée. 

On sait qu'une des principales affaires de la 
secte qui donna cette philosophie à la France , 
fut, en retour, de lui ôter sa religion. Ceux 
que je désigne ici sous la dénomination générale 
d'encyclopédistes ne réussirent que trop bien à 
effacer le christianisme de presque tous les 
coeur». La haine des prêtres et du culte demi* 
nant était en eux plus active que celle des 
hérétiques ne l'a jamais été chez les inquisiteurs. 
Quelques abus dans ce que la religion avait 
d'humain , c'est-a-dire , dans la conduite de ses 
ministres , leur servirent de levier. Mais toute 
religion a deux parties essentiellement différen- 
te. L'une qui varie suivant les peuples et les 



153 

devienne religion, religion positive, rendue vi- 
sible et palpable; tout comme il faut qùe les 
principes du droit de nature, qui servent de 
base au droit positif, subissent la forme exté- 
rieure d'une constitution civile, d'un gouverne- 
ment, ect La religiosité ne peut pas plus se 

passer de temples et de ministres, que la socia- 
bilité ne peut se passer de tribunaux et de juges. 
Cela posé, l'entreprise de ceux qui crurent, 
poussés par de petites passions , pouvoir détruire 
la religion positive et sauver la religiosité, fut 
une entreprise chimérique. Ils eurent beau lui 
donner refuge dans des livres et dans des poè- 
mes sous le tilre de religion naturelle , laquelle 
devenait contradictoire en soi par la manière 
dont ils l'entendaient ; une semblable religion 
naturelle est tout-à-fait contre nature. La voix 
morte des livres et des principes ne suffit pas 
au but *). On ne détruit pas la religiosité , mais 
on la rend inefficace, on ôte à l'âme le corps 



*) Sur-tout quand ces principes contrarient dans le fait la doc- 
trine qu'on veut enter sur eux par supplément ; quand ils con- 
duisent l'esprit conséquent au naturalisme , à l'athéisme , et qu'on 
Teut , bon gre* malgré , leur associer le déisme. H en est autre- 
ment d'une philosophie vivante , qui s'attache à la conscience de 
l'homme , sans en .être repoussée par sa raison , qui offre des formes 
précises et systématiques. Une telle philosophie fonde une sorte 
de religion intérieure , et par là devient plus propre à sauver la 
religiosité , comme aussi à tenir lieu du positif de la religion. 



154 

à l'aide duquel elle opérait ; et dans ce monde 
sensible, il n'est pas d'usage que lame agisse 
toute seule. On ne détruit pas la croyance et 
Tidée d'un Dieu, mais elle reste croyance et 
idée infertile et inactive , pur esprit dans le 
monde des corps. On a une religiosité spécu- 
lative, et un athéisme pratique. C'est ce qui 
résulta en effet des travaux et des beaux rai- 
sonnemens des encyclopédistes ; quelques-uns de 
leurs disciples voulurent être déistes par spécu- 
lation, tous furent athées par le fait. 

D'autres encyclopédistes plus passionnés , plus 
conséquens si Ton veut , prêchèrent ouvertement 
le naturalisme, l'athéisme, et frappèrent sans 
distinction sur la religion et sur la religiosité. 
Le Système de la nature parut , et une foule 
d'écrits de la même école qui prêchaient la 
même doctrine. Ils flattaient d'un côté la 
hardiesse de l'esprit, de l'autre la corruption 
du cœur, et ils firent un grand nombre de 
prosélytes. C'est encore la qu'en est, à-peu- 
près, la philosophie française par son côté 
religieux et métaphysique: le Système de la 
nature est son véritable code. 

J'ai dit que les encyclopédistes athées étaient 
les plus conséquens ; et en effet , il est im- 
possible que leur doctrine spéculative les 
conduise ailleurs qu a l'athéisme. Ceux qui avec 



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155 

l'empirisme pur et simple ont voulu allier la 
croyance d'un Dieu , ont fait sur ce point divorce 
avec leur propre philosophie, et ont tiré leur 
dogme divin de tout autre part *). Mais celui 
qui veut raisonner et déduire conséquemment , 
en admettant l'expérience et le fait sensible 
pour Tunique origine de nos connaissances, ne 
peut arriver par ce chemin a la connaissances 
d'un Dieu. En effet, je reconnais dans la nature 
des lois constantes qui sont les lois de cette 
nature; j'y vois une machine, dont moi-même 
je fais partie, et qui se meut suivant des lois 
nécessaires. L'expérience ni la sensation ne 
m'apprennent rien sur un être différent de 

XX 

cette nature; et mes sens, ne trouvant que la 
matière, ne m'enseignent que le matérialisme. 
Le raisonnement prouve pour Dieu, et prouve 
contre Dieu avec la même évidence. L'un tire 
de la contemplation de l'univers l'idée d'ordre , 
d'intelligence et d'un ouvrier suprême: l'autre 
n'y trouve que mécanisme, lois de la matière 

*) Locke était très-religieux avant sa philosophie , et il est resté 
ensuite religieux malgré sa philosophie, qui ne devait le mener 
qu'au matérialisme. Si avec elle il y a des gens qui croyent en 
Dieu , c'est qu'ils n'y regardent pas de si près , et qu'ils aiment 
mieux croire en Dieu que d'être conséquens. M. l'évêque du 
Fuis a eu bien raison en démontrant à ces déistes qu'il raillait , 
ou changer leur symbole philosopliiquc , ou embrasser hautement 
l'athéisme. 



156 

«t hazard. Mais pourquoi aller chercher Dieu si 
loin? Dieu est plus près de l'homme que cela; 
le raisonnement humain ne le démontre pas, 
et il n'a pas besoin des deux prémisses d'un 
syllogisme pour se tenir debout, comme le 
colosse de Rhodes appuyé sur ses deux rochers. 



Dès qu'on eut placé les sens sur le trône de 
la métaphysique, l'analogie conduisit bientôt à 
placer Yintérét sur celui de la morale. Ceux qui 
admettaient le fait et l'expérience pour principe 
de toutes nos connaissances , ne pouvaient pas % 
aller en morale au-delà du fait ; d'où naîtraient 
pour eux des conceptions universelles et néces- 
saires de devoir , de juste , de bien ? Ils ne 
voient que l'action, et dans l'action que son 
motif prochain et sensible : et comme il n'est 
que trop vrai que l'amour de soi et l'attrait 
du plaisir sont les motifs prochains de presque 



toutes les actions humaines, nos observateurs 
scrupuleux de la nature, esclaves de l'expérience, 
déclarèrent que l'amour de soi, l'attrait du 
bien-être étaient les seuls principes des actions 
humaines, les bases de toute moralité. Mais on 
voit évidemment qu'en ceci, ils déclaraient ce 
que l'homme faisait communément /non ce qu'il 
devait faire ; qu'ils étaient les historiens , non les 
législateurs de nos actions,; et qu'est-ce qu'une 



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- 157 

* 

morale qui n'est pas législatrice, qui ne nous 
trace pas des devoirs ? — Ils étaient de plus 
mauvais historiens, et mauvais observateurs; 
car s'ils eussent bien observé , ils auraient dé- 
couvert grand nombre d actions que nul motif 
d'intérêt n'avait déterminées. Mais le parti était 
pris, et la morale à'Epicure une fois adoptée 
devait être soutenue, alambiquée et appliquée 
à tous les cas. Helvétius , Pun de ceux qui a 
le plus contribué à Té tendre, rapportait telle- 
ment tout à l'intérêt, qu'il ose dire, » que les 
» hommes nieraient la vérité des démonstrations 
» géométriques , s'ils avaient intérêt à la nier *)." 
Cette absurde assertion a été répétée. Ce n'est 
donc que faute d'intérêt a soutenir le contraire , 
qu'on accorde que deux et deux font quatre, 
et que la ligne droite est le plus court chemin 
d'un point à un autre! je ne crois pas que le 
délire dogmatique puisse aller plus loin. En 

*) Bottes avait dit, pour donner un exemple de ce que la 
malice et la corruption d'esprit dans l'homme peut entreprendre , 
que cette dépravation pourrait même le porter à nier la vérité des 
mathématiques ; mais nier signifie chez Hobbes , nier de bouche , 
parler exprès et par malice , contre le sentiment de l'évidence. 
Chez Helvétius qui l'avait mal compris , et qui le défigurait en 
l'outrant , nier signifie prouver contre , être convaincu et vouloir 
convaincre les autres du contraire. Il établit sérieusement , et en 
principe ,-ee -qui chez Hobbes n'était qu'un exemple ironique. Ce 
dernier était mathématicien > et se serait bien gardé de débiter 
de pareille! sottises. 



158 

général la scholastique n'a jamais été plus in- 
génieuse en sophismes, plus abondante en subti- 
lités , que l'encyclopédisme ne Ta été pour 
soutenir son insipide et funeste doctrine. 

Dès que l'intérêt, l'attrait du bien-être sont 
reconnus pour les mobiles légitimes des actions 
humaines, pour les bases de nos devoirs, il 
faut renoncer à toute idée de moralité et 
d'honnêteté publique *). Quand cette fausse 



*) N'y eût-il dans l'histoire des hommes qu'un seul trait de con- 
servé semblable au suivant, il suffirait pour annihiler cette opinion 
de la morale fondée sur l'intérêt. Thémistocle annonce dans 
rassemblée du peuple qu'il a une proposition avantageuse à faire 
pour la république , mais qu'elle doit rester secrète. On désigne 
Aristide pour l'entendre, et en faire son rapport. Aristide 
revient , et dit : • Ce que propose Thémistocle serait en effet très- 
avantageux , mais injuste. — • Nous n'en voulons donc point! s'écrie 
avec indignation tout ce peuple , qui ne connaissait pas encore 
la merveilleuse morale des encyclopédistes. «— « L'homme bon (dît 
Sènêque, et voici son plus bel apophtegme) l'homme bon fait le 
bien, quoique pénible ; il le fait, quoique préjudiciable , il le fait, 
quoique périlleux. .. . Aucune crainte ne V écartera du bien, aucun 
calcul ne Vencitera au mal.* On se sent tout autrement content 
d'être homme avec une telle doctrine, ce sentiment est plus profond, 
il est d'une plus grande importance qu'on ne le croit. — Préjugé! 
dira tel moraliste. Oui, c'est bien un préjugé en effet c'est-à-dire, 
que la chose est toute jugée d'avance , avant qu'on puisse raisonner sur 
elle , et l'étouffer par des sophismes. Préjugé sublime et ineffa- 
cable , qui constitue la nature de l'homme , en tant qu'être doué 
de volonté et d'action. — Encore quelques mots de Jacobi , philo- 
sophe qu'on ne doit pas craindre de citer après Sènéque ; » En 
• disant que la justice n'est que Yintérit bien entendu , on établit 



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150 

philosophie pratique est encore soutenue et 
renforcée par une métaphysique liberticide, qui 
ote a l'homme le choix, la délibération libre 
dans ses actions, qui en fait une machine 
vivante, contrainte d'obéir à une force prépondé- 
rante et étrangère ; dès-lors on a paralysé la 
conscience de l'homme; on à engourdi son 
sens moral (car nos facultés intellectuelles se 
déssèchent et dépérissent dans l'inaction comme 



» que l'intérêt est le principe de la justice , par conséquent qu'il 
» lui fait la loi , et que s'il était possible dans un cas donné , que 
» notre intérêt le mieux entendu nous conseillât l'injustice , non- 
» seulement nous oserions nous la permettre , mais nous y serions 
» obligés en conscience, nous la commettrons par devoir. — 

• Quelqu* explication qu'on donne à ces mots : Intérêt bien en- 
» tendu, la proposition énoncera toujours une soumission de la 
» justice à quelque chose qui n'est pas elle ; l'intérêt l'adopte 
» comme un moyen pour arriver à ses fins, il se la conseille, et 
» la justice par elle-même ne serait rien , si l'intérêt ne la con- 
» seillait pas : toute son autorité , elle l'emprunte de l'intérêt , ce 
» n'est qu'en lui obéissant qu'elle peut se faire obéir. — En 
» établissant un intérêt bien et un intérêt mal entendu , on ne 

• met pas en opposition deux intérêts dinerens ; au contraire , on 

• pose en fait qu'il n'y a qu'un intérêt unique, que l'homme 
« juste et l'homme injuste ont également en vue , et qu'il n'y a 

• entre eux que cette différence , que le juste est l'homme 
» d'esprit , et l'injuste un imbécille. L'un et l'autre ont le même 
» coeur , ils désirent la même chose ; seulement l'un arrive au 
» but, et l'autre n'y arrive pas, il n'y pas d'autre dhTérence.... , 

• etc.» .... Il est donc clair que dans le dictionnaire moral des 
encyclopédistes, au lieu de justice, verfu, grandeur d'âme , U 
faut mettre : prudence , habileté , savoir-faire. 



160 

une main qui resterait enveloppe'e dans les 
langes) ; on Ta dépouillé de la honte et de la 
pudeur, ces liens précieux de toute société (car 
de quoi une machine qui obéit à son mécanisme 
pourrait-elle avoir à rougir?); on a levé la 
digue intérieure qui s'oppose immédiatement 
aux passions dévastatrices ; on à dégradé l'hom- 
me; on a étouffé la voix de son premier juge, 
la voix divine qui parlait en lui. Les maux 
réels qui résultent de telles opinions sont 
incalculables. On en a vu depuis plus d'un 
demi-siècle une épreuve funeste dans les mœurs 
publiques et privées de quelques nations euro- 
péennes, dès l'instant où sur les débris de la 
philosophie rationnelle, de la religion, de la 
moralité, on eût publié chez elles la métaphy- 
sique DES SENS, ET LA MORALE DES PASSIONS î 


De ces deux doctrines si bien en harmonie 
entr'elles , mais si opposées à l'esprit de toute j 
saine philosophie, s'est composé le corps i 
monstreux de ce qu'on a appelé philosophie 
moderne, doctrine superficielle et niaise qui 
n'eût jamais de réponse à donner aux problèmes 
les plus importans de la spéculation. Elle ne 
se tire des difficultés que par un scepticisme 
ignare et tranchant , produit de l'orgueil et de 
la paresse d'esprit, qu'elle soutient au moyen 



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161 

d'une battologie puérile, et en mettant l'indif- 
férence à la place de la méditation. Elle affecta 
quelquefois, soit conviction, soit hypocrisie, de 
postuler l'existence d'un Dieu, mais d'un Dieu 
oisif, sans communication avec l'homme , à qui 
il ne fallait ni culte, ni prêtres, ni autels. Et 
encore cette théologie, qui ne semblait mise 
en avant que pour masquer la secte, était-elle 
abandonnée sans peine à ceux qui entreprenaient 
sa facile défaite. Audacieuse, ennemie par sa 
nature de toute autorité, de toute institution 
divine et humaine, la soi-disant philophie dut 
tendre constamment à établir l'empire des sens 
et des passions. Son dernier période ne put être 
que le jacobinisme , lequel en était un corollaire 
indispensable *). Le jacobinisme naquit le jour 
où l'encyclopédisme osa se produire. On a 
vaincu le jacobinisme par la vigneur, il faut 
vaincre l'encyclopédisme par la raison. Fantôme 
imposant au dehors , méprisable au dedans , il 
porta le nom de la vertu sur son front, et 



*) Qu'une révolution, semblable à la nôtre dam ses principes , 
ait eu une autre marche , ait produit d'autres évènemens chez 
une nation dont la culture philosophique , dont la morale eût été 
autre qu'en France , c'est ce que personne ne peut révoquer en 
doute. U fallait pour produire tous les crimes de la révolution 
française , dans un siècle qui se vantait de ses lumières et de sa 
douceur , qu'une partie considérable de la nation fut u»ilie , démo- 
ralisée et rabaissée au-dessous de l'humanité. 

TOME I. 11 



162 

alimenta de la substance tous les vices *). Quoi 
donc d étrange, si tous ceux que cette philoso- 
phie moderne menaçait, ceux qui par devoir 
ou par conviction s'opposèrent a elle, firent 
éclater une indignation et une haine égale à 
l'indignation et à la haine avec laquelle on les 
accueillait ? Quoi d étrange , si dans l'ignorance 
où Ton était tombé de toute autre philosophie , 
ce nom sacré fut honni, méprisé, exécré? 
Elles avaient raison de maudire la philosophie , 
ces victimes de l'immoralité , de l'irréligion et 
de l'egpïsme. Ainsi les innocens Mexicains, 
égorgés par des scélérats qui se disaient chré- 

*) Sa doctrine seule a pu donner en France au libertinage 
qu'elle sanctionnait , l'effronterie indicible avec laquelle il se mon* 
trait publiquement , et faisait parade de ses trophées, ta littérature 
italienne du seizième siècle rougit encore de son Arètin et du petit 
nombre de ses rimes obscènes. Quel terme inventerons-nous pour 
exprimer l'ignominie immense qui déshonore la littérature française 
dans la dernière moitié du dix-huitième siècle ? Qu'on lise dans un 
des derniers volumes du Lycée de Laharpe , son éloquente sortie à 
l'occasion d'un poème trop connu de V oltaireï Aucun tems n'a 
produit un ramas aussi orduricr de livres , dont une plume honnête 
ne saurait même transcrire les titres. L'ame de la jeunesse s'est 
repu de ces poisons , et la génération actuelle en porte les flétris- 
sures. Période de boue > d'impiété et d'inhumanité , d'où devaient 
résulter tous nos maux ! Limon infect où devait prendre naissance 
le Python jacobin ! — Mais respirons ; celui qui devait le terrasser 
a paru. Les moeurs , la pudeur et les chastes muses retrouvent en 
lui leur soutien, et l'antique Apollon de l'art, arrivé au môme 
tems , semble n'être qu'un symbole dans 1* capitale de la France. 



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m 

tiens, abhorraient le christianisme de leurs 
bourreaux, et frémissaient au nom du baptême. 

Enfin une époque est venue où Ton peut 
annoncer une doctrine plus salutaire : le despo- 
tisme des faux philosophes est passé avec le 
despotisme des jacobins. Le sang répandu au 
dehors par des héros dans l'exercice de la vertu 
guerrière , a lavé la honte de tant de sang versé 
par des monstres dans l'exercice de tous les 
crimes. Il importe maintenant de déraciner ces 
opinions pernicieuses et impies qui favorisent le 
crime, ou qui du moins ne s'y opposent pas 
avec efficacité. Il importe à la nation entière , 
a ceux qui la gouvernent , qu'on lui rende des 
moeurs, des vertus, sans lesquelles il n'est 
point de liberté, de lob, de republique, sans 
lesquelles le fruit de tant de courage et de 
travaux deviendrait bientôt nul. Il faut ramener 
l'homme au respect de lui-même , au sentiment 
de sa dignité, à la crainte de sa conscience, à 
ses ineffaçables devoirs. Il faut éveiller, pro- 
voquer, affermir le sens moral de la génération 
qui s'élève aujourd'hui , qui sera la nation de- 
main, et qui ayant passé ses jeunes années dans 
le tumulte des orages politiques, n'a pu recevoir 
d'instructions, de culture, ni scientifique ni 
morale. C'est pour elle surtout qu'il faut une 

11. 



164 

philosophie neuve, substantielle, sévère, qui 
l'invite à la méditation et à la vie de l'homme 
avec l'homme. — Et qu'on y fasse une sérieuse 
attention! Nous ne pouvons nous dissimuler 
que l'ancienne religion de letat, la seule reli- 
gion positive qui donna jadis une forme et une 
consistance nécessaire à la religiosité , est effacée 
de bien des coeurs. Avec elle, comme nous 
l'avons déjà dit, a disparu cette religiosité , qui 
a sa base dans la morale. Peut-gn faire renaître 
ces formes positives, cette croyance des chré- 
tiens? Si «ela est possible, qu'on les rappelle 
dans leur pureté , et elles seront un grand bien- 
fait. Mais si le positif de la religion révélée ne 
doit pas, au moins de sitôt, être rétabli dans 
tous les esprits avec l'efficace de la foi qui seule 
imprime la sanction , offrons du moins un refuge, 
dans les formes précises d'une philosophie savante 
et pure , à la religiosité et à la morale. Il y va 
du salut de tous ; il y va de la gloire et du bon* 
heur de la nation, de la paix et du bonheur de 
toutes les familles — N'est-il plus de moyen de 
faire renaître universellement une religion po- 
sitive? la nouvelle philosophie y suppléera 
(autant que la raison peut suppléer à la révéla- 
tion). Est-il un moyen de la faire renaître? 
c'est par la nouvelle philosophie; c'est quand 

celle-ci lui aura préparé les voies , et qu'elle les 

( 



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165 

aura nettoyé de toutes les inconséquences et les 
impiétés du matérialisme. Sans doute qu'elle 
ne rendra pas tout-k-coup tant d'hommes cor- 
rompus bons et justes, qu'elle ne déracinera pas 
en entier l'avidité, la vengeance, l'égoïsme (et 
quelle religion pourrait opérer ces miracles ?) 
mais elle en ramènera quelquesuns, et en 
préservera quelques autres. Le genre humain 
sera long-tems encore rangé par étages qui 
vont de la divinité jusqu'à la brute; mais 
attirons le plus d'hommes que nous pourrons 
vers les étages supérieurs. Sur le plus élevé de 
tous , il y aurait place pour l'humanité entière.. 
Eh! qui peut pénétrer dans les secrets d'une 
providence qui veille sur sa créature ? Qui sait 
si , à une époque où les esprits se sont ouverts 
à des idées grandes et libérales, où presque 
toutes les âmes se sont retrempées dans le mal- 
heur, où un nouvel ordre de choses sort du 
chaos des révolutions pour régénérer l'ordre 
civil, qui sait si la providence n'a pas suscité 
quelques puissans génies pour créer une philo- 
sophie régénératrice, qui restaure l'ordre moral 
et y rétablisse le beau et l'honnête sur de plus, 
solides bases? Au milieu d'une guerre san- 
glante et longue entre tous les peuples cultivés, 
du globe, une seule nation, une nation douce, 
méditative reste en paix, cultive sa raison et 



166 

les sciences où elle a toujours brillé ; elle discute, 
éclaire it, résout quelques-unes des grandes 
questions spéculatives et pratiques qui impor- 
tent le plus à l'humanité. Et cette nation, 
quand les autres sont revenues de leur frénésie , 
ne serait pas leur institutrice ? elle n'aurait rien 
de neuf et de grand a leur apprendre? et le 
repos dont elle aurait joui n'annoncerait pas 
* des vues cachées et puissantes ? grâces du 
moins soient rendues à ce cours des choses , de 
quelque part il nous vienne; et puisse la 
fureur des partis respecter toujours cette ligne 
de neutralité , qui a ménagé sur le sol européen 
un asile à la philosophie, aux sciences et aux 
arts! 



Dans cette esquisse rapide de l'état de la 
morale pendant la période encyclopédique, 
chacun sentira aisément que j'ai voulu peindre 
l'esprit dominant, et non pas l'esprit universel. 
Je proteste contre toute expression échappée à 
ma plume et qui pourrait être interprétée au- 
trement. Il faudrait désespérer d'une nation 
où nulle ombre de vertu ne se serait conservée. 
Si la noblesse originaire de l'homme était 
tout-à-fait éteinte dans lame dégradée des 
tyrans populaires , et dans celles des lâches qui 
les servaient, elle vivait pure et entière dans 



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167 

celle de tant de victimes que la paix de leur 
conscience accompagnait et consolait sur 1 echa- 
faud ou dans la captivité. Elle vivait dans le 
dévouement héroïque d'un million de guerriers, 
d'hommes simples , qui se sont succédé dans les 
armées; elle vivait encore dans la résignatii 
religieuse de presque tous ces proscrits exilés, 
qui assaillis par la misère, par le mépris qui 
naît d'elle et qui est plus insupportable qu'elle, 
par la perte de leurs foyers, de leurs familles 



blime, qu'ils avaient fait ce qu'ils croyaient être 
leur devoir; car l'homme est plus responsable 
de la droiture de ses motifs que de la justesse de 
ses opinions. Il sera facile enfin de réveiller le 
bon sens et l'humanité dans l'esprit de cette 
jeune génération , qui n'a reçu encore ni la 
doctrine sensualiste, ni les vices raisonnés des 
encyclopédistes. Cest sur elle, sur tout, que je 
compte en annonçant à ma nation la doctrine 
et la morale de la raison : car il faut bien 
s'attendre à une opiniâtre opposition de la part 
de quelques vieilles têtes de fer, à qui il est 
impossible de rien changer de leur tendance et 
de leur organisation; s'il en était autrement , ce 
serait le premier évangile qui n'aurait pas eu 
ses scribes et son sanhédrin. 



168 

Il serait même injuste de refuser à cette 
période toute espèce de mérite philosophique. 
Elle a produit quelques bons ouvrages, elle a 
ru quelques bons esprits qui ont eu des idées 
et une morale plus saines, mais qui n'ont pu 
réussir à détourner le cours dominant de l'opi- 
nion , et qui n'ont eu presqu'aucune influence sur 
leur siècle *). Peu d'entre eux avaient d'ailleurs 
pénétré profondément dans l'homme. Quand 
on veut lire en français de la métaphysique 
supportable, il faut recourir aux livres des 
cartésiens, ou de Bayle et autres qui ont écrit 
pendant la période cartésienne ; et quant a la 
morale, a ceux de Nicole, de Fénélon, et de 



*) Ce sera un paradoxe que d'appliquer ceci à J. J. Rousseau. 
Soit : H est certain que ses livres ont été autant lus que ceux des 
encyclopédistes, qu'ils contenaient une toute autre doctrine, et 
qu'ils ont peu influé sur la métaphysique et la morale du siècle. 
J. J. était bien audessus de ses frivoles contemporains , mais sa 
doctrine était trop peu soutenue, les raisonnemens étaient trop 
souvent contredits par des raisonnemens contraires; on trouvait 
trop souvent détruit sur une page, ce qui en avait coûté dix à 
établir. Une tournure trop poétique d'ailleurs, trop d'exagération 
et d'exaltation , empêchaient le lecteur de prendre les choses au 
pied de la lettre. En politique , en éducation , son influence a été 
plus marquée. — - Je ne nomme pas ici d'autres moralistes estima- 
bles que tout le monde connaît. Plusieurs même de ceux qui , 
par une erreur d'esprit, ont prêché une doctrine pernicieuse, 
étaient personnellement de vertueux citoyens, des hommes esti- 
mables. Heltèlius en est un exemple : et combien de mal n'ont 
pas causé ses livres! 



169 , 

tous ces philosophes chrétiens en géne'ral , chez 
lesquels une certaine forme mystique rebute les 
lecteurs superficiels , mais qui offrent aux autres 
beaucoup à penser, par la pure religiosité' et 
l'humanité qui sont au fond de leurs écrits. 

D'un autre côte', tandis que la philosophie 
proprement dite, se négligeait, rétrogradait et 
devenait plus confuse chaque jour, les autres 
sciences faisaient sur leur domaine un usage 
assez heureux de son application aux objets de 
l'expérience. La psychologie empirique, et 
comme on a dit souvent l'histoire naturelle de 
Vame, a été cultivée avec succès, ainsi que la 
philosophie du langage *). La connaissance du 



*) Ces recherches sur la philosophie du langage, qui d'abord 
avaient offert pour la discipline des langues quelques résultats 
satisfaisans , ont bientôt dégénère* en puériles sophismes , dès qu'on 
a voulu y ramener toute la métaphysique. Un des caractères les 
plus distinctifs de la nouvelle philosophie française, est cette 
manie de transformer toutes les difBcultés théorétiques en simples 
disputes de mots, et de prétendre résoudre tous les problèmes 
métaphysiques par des analyses grammaticales ; preuve que ces 
difficultés et ces problèmes n'étaient pas même soupçonnés. C'est 
Condillac qui donna le premier signal de cette confusion. On 
eût dit dès-lors que la pensée dépendait uniquement de la parole , 
ainsi que les matérialistes font consister l'aine dans l'organisation 
matérielle dont elle est revêtue. On devait imaginer d'après 
cela que les sciences dites exactes, n'étaient redevables de leur 
exactitude qu'à la perfection de leur langage, et qu'en perfec- 
tionnant de même celui des autres sciences, on les rendrait 
susceptibles d'une semblable exactitude ef, de démonstrations 



170 

coeur humain, de ses replis, de ses saiblesses, 
celle de l'homme social , de ses passions , de ses 

ridicules, de ses plaisirs etc a été poussée 

tres-loin. Les mathématiques appliquées , la 
cosmologie , la géogénie , l'histoire de la nature , 
la chimie sur-tout *) ont été traitées três-philo- 



mathématiques. Mais l'état des choses est tout inverse de celui 
que cette opinion présuppose. Le langage des mathématiques n'est 
ce qu'il est , que parce qu'il est modelé sur des conceptions dont 
l'exactitude est rendue sensible chaque fois dans une construction ; 
et le langage des autres sciences n'est si vague , que parce que 
les conceptions dont se composent ces sciences , sont et restent 
intellectuelles, sans pouvoir se rendre sensibles et visibles dans 
aucune construction. Les mathématiques considèrent les grandeurs 
dans la quantité , les autres n'y considèrent que les degrés ; la 
philosophie serait sujette à erreur , en raisonnant par o f h , 
comme la géométrie serait éternellement exempte d'erreur en se 
servant du langage le plus imparfait et le plus diffus. Je ne puis 
m'étendre ici davantage sur cet objet, et je prie le lecteur de se 
rappeler un paragraphe de l'Article II, où j'ai touché en p issant 
une distinction essentielle des mathématiques pures et de la 
philosophie. Kant a tiré entre ces deux classes de connaissances 
une ligne de démarcation , que j'espère mieux faire connaître par 
la suite , et qui interdit absolument tout rapprochement et toute 
tentative ultérieure. Si V Institut national de France eût été informé 
de ce que la philosophie critique enseignait tout près de nous , 
et depuis quinze ans , sur cet objet, ce corps respectable n'aurait 
pas énoncé, ainsi qu'il l'a fait, la question que la Classe des 
sciences politiques et morales proposa pour sujet du prix de l'an 
six , sur l'influence des signes, etc. 

*) Je n'ai pas besoin de nommer ici tous ceux qui ont fait la 
gloire des lettres françaises pendant la dernière partie du dix- 
huitième siècle. Leur nom et les services qu'ils ont rendus aux 
sciences, sont assez connus. 



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171 

sophiquemcnt , et ont fait des pas qu'elles n ont 
pu faire qu'a l'aide d'un esprit philosophique 
beaucoup meilleur que celui qui respirait dans 
les écrits des soi-disant philosophes de la nation. 
Cette philosophie plus saine animait les savans 
de profession , comme a leur insu et sans qu'ils 
s'en rendissent compte d'une manière concrète. 
Elle est un résultat d'une certaine tendance 
dans l'esprit général de l'Europe , et des progrès 
universels qu'ont fait les sciences. Il est tems de 
rendre son rang parmi elles à la philosophie, 
de la tirer des mains du bel-esprit et des 
amateurs, où elle était tombée en décadence, 
et de la rendre en dépôt à l'esprit méditatif, 
aux vrais artistes de la raison, d'opposer le 
sérieux d'une école à la frivolité du monde, 
de faire revivre l'intérêt pour la spéculation 
et la méthode systématique, et enfin de nous 
mettre au-dessus du reproche de niaiserie et de 
superficialité , que les étrangers, tout en nous 
rendant justice sur d'autres points, n'ont que 
trop de raison de nous faire sur tout ce qui 
concerne purement la pensée, sur la théorie 
de l'entendement humain, des lois de la nature, 
de la morale et des arts. 



172 



VIII. 

Insuffisance de V empirisme et des 
analyses données jusqu'ici de Pen- 
tendement. — Nécessité d'en rêve- 
nir à la méthode critique, et à un 
point de vue transcende ntat. 

Condorcet , élevé dans l'empirisme, et con- 
naissant à fond tous les essais tentés jusqu a 
lui par cette philosophie pour disséquer l'en- 
tendement humain, écrivait peu avant que de 
mourir: « Il est aisé de voir combien V ana- 
lyse des facultés intellectuelles et morales de 
Vhomme est encore imparfaite *)." C 'était avec 
connaissance de cause , après Locke , Condillac 
et tous leurs adhérens, que Condorcet parlait 
de la sorte et leur refusait son assentiment. 
Condorcet était penseur et mathématicien ; dans 
cette science rationnelle pure il avait dû tomber 
fréquemment sur des questions spéculatives , 
sur ces questions préalables de possibilité, où 
la métaphysique de la sensation n'avait pu lui 
donner de réponse. Je vais en exposer ici au 
hasard quelques-unes. 

*) Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit Au- 
main (page 359) ouvrage posthume de Condorcet. 



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I 



173 

Le point est le premier élément, l'être absolu 
sans lequel il n'est point de géométrie ; toutes 
les lignes, et par conséquent toutes les termi- 
naisons de figures, sont formées par le point 
répété ; et cependant le point n'est rien ; il ne 
doit avoir nulle étendue en longueur, largeur, 
ni profondeur; c'est la vraie monade de Leib- 
nitz ; et comment ce qui n'a nulle étendue , 
peut-il faire des lignes étendues, ensuite des 
surfaces et des corps *)? 

Le second être absolu que la géométrie pure 
suppose nécessairement , c'est Vinfini. Elle flotte 
entre ces deux extrêmes ; elle s'appuie sur deux 
infinis: lmfiniment petit et Tinfiniment grand. 
Pour assurer que deux lignes droites parallèles 
prolongées jusquà Vinfini ne se rencontreront 
jamais, il faut bien avoir une notion distincte 
et positive de l'infini, car on ne peut rien 
affirmer et sur-tout avec une pareille certitude , 



*) Si je donne de l'étendue au point , en eût-il , comme on dit , 
infiniment peu , il est divisible en deux , en quatre , en cent mille 
millions. Ce n'est plus un point , c'est tout un monde. Dès-lors 
il n'est plus vrai qne deux lignée droites qui se rencontrent ne se 
coupent qu'en un seul point , elles se coupent en cent mille millions 
de points , ou plutôt il n'y a plus de lignes , plus d'angles opposes 
par le sommet, plus de géométrie. Pas de milieu entre le point 
mathématique et le point physique : or la sensation ne peut donner 
que le point physique , et avec lui il ne peut exister de géométrie. 
Que l'empirisme se tire de la ; il est entre deux absurdités. 



1 



174 

de ce que Ton ne connaît pas. » V hyperbole 
s'approche continuellement de son asymptote , 
et cependant, prolongée à Y infini, elle ne la 
rencontrera jamais*' D'où vient la certitude 
de ce prodige géométrique, contre lequel les ! 
sens (renforcés du sens-commun) réclament si 
fort? Et j'assure une telle chose de Vinfini? Je 
connais donc mieux l'infini que le monde que 
je vois et touche journellement, où tout ce qui 
s'approche et qui ne s'éloigne point ensuite, 
finit par se rencontrer? 

Et qui a vu, cependant, qui a touché, en- 
tendu ou flairé le point et Vinfini ? par laquelle 
de nos sensations avons-nous acquis ces idées ? 
Puisque, selon l'empirisme, nous n'en avons 
que d'acquises, et qui plus est d'acquises par 
les sens , il serait assez curieux de savoir par 
quelle porte le point géométrique et Y infini 
sont entrés chez nous *). 

Demandez à un géomètre de vous démontrer 

*) Bs y sont entres masqués , répondra-t-on. Ce sont des ab- 
stractions , voire , des négations ! Nous examinerons cela bientôt. 
En attendant , il est assez curieux que la science la plus réelle 
de toutes , se trouve ainsi tout d'un coup fondée sur des abstractions , 
et que tant de vérités positives jaillissent d'une négation f Et d'où 
viennent donc ces abstractions qui sont munies d'une conviction 
aussi irrésistible , tandis que tant d'autres abstractions sont absurdes 
et risibles? D'où vient qu'il y a ainsi abstraction et abstraction t 
Il y a là-dessous quelque chose de dure digestion pour l'empirisme. 



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175 



les propriétés d'un polygone régulier de 999 
côtés, et celles d'un polygone régulier de 1000 
côtés. D vous dira de suite et sans balancer , de 
combien de degrés sont les angles intérieurs et 
extérieurs, de combien l'angle au centre, quel 
rapport dans chacun du côté au rayon , il ne se 
trompera pas d'une tierce , et ne confondra jamais 
l'une des deux figures avec l'autre. Cependant , 
il ne les a , sans doute , jamais vues ; ou s'il les 
voit, il ne pourra discerner l'une de Fautre avec 
sûreté. Jamais il ne distinguera la sensation que 
lui cause la figure de 999 côtés , de la sensation 
que lui cause celle de 1000. Passât-il toute 
sa vie à pâlir sur ces deux figures et à les étu- 
dier, montrez-les lui inopinément toutes deux, 
il en recevra la même sensation , et ne pourra 
apercevoir entr'elles aucune différence. Mais 
son entendement les distingue à merveille, se 
les représente dans un type inaltérable, et ne 
les confond jamais; il y a donc dans son en- 
tendement quelque chose qui n'y est pas venu 
par sensation *). 

*) En général , comment peut-on penser que des hommes aient 
tracé des lignes droites, des perpendiculaires, des circonférences, 

des triangles équilatéraux , etc avant que d'avoir trouvé dans 

leur esprit les types originaires de ces choses , qui certes n*y ont 
pu venir du dehors? Quand le sauvrge coupe des solives pour 
s'en faire ime hutte , il a déjà vu la figure circulaire suivant la- 
quelle il placera le pied de ses solives sur le terrain, il a déjà vu 



176 

Le point géométrique étant l'élément de toute 
ligne, il est aisé de démontrer qu'il ne peut y 
avoir de lignes droites plus grandes ni plus pe- 
tites que d'autres ; ou bien , si l'on veut que deux 
lignes droites; l'une d'un pouce, et Vautre d'un 
pied, sont tout-a-fait égales entr'elles. En effet 
si de celle d'un pied je fais la base d'un triangle, 
et que je place celle d'un pouce (parallèlement 
ou non a la base) de manière qu'elle s'appuie par 
ses deux extrémités aux deux côtés qui forment 
l'angle opposé à la base ; qu'alors je conçoive 
autant de lignes droites tirées du sommet à la 
base, que cette base renferme de points (une 
infinité si l'on veut), il est évident que toutes 
ces lignes traverseront celle d'un pouce , et la 
couperont chacune en un point : celle-ci a donc 



le cône que ces solives formeront quand elles se réunironf par le 
haut. Avant toute expérience et toute sensation , le cercle et le c6ne 
existent dans son entendement , tels qu'il les verra dans la réalité. 
C'est que les lois de son imaginative antérieure sont les mêmes 
que celles selon lesquelles il voit les objets. Les produits de son 
imaginative et les objets doivent donc lui apparaître avec la même 
configuration. H en est ainsi de toule la géométrie. Newton, 
qui mérite peut-être qu'on le cite dans cette matière , et qui en 
saisissait le fort et le faible aussi bien que Condorcet , disait que 
Dieu même avait gravé la géométrie dans nos ames. Geometrian 
animis De us impressit. Par la même vue Platon nommait Dieu 
l'éternel géomètre. Mais un empiriste , avec sa sensation , en sait 
plus que Platon, Newton , Descartes , Leibnita , Kant et Condorcet. 
On entendra mieux ceci par la suite. 



177 

1 un même nombre de points et de parties inté? 
grantes que celle d'un pied; elle lui est donc 
rigoureusement égale. On démontrerait ainsi 
que la distance de la terre au soleil est moindre 
qu'un pouce , qu'une ligne , etc. » . . 

Traçons deux circonférences concentriques. 
Du centre commun menons des rayons à tous 
les points de la plus grande ;• ils passeront tous 
sur la petite, qui aura par conséquent autant 
de points, et sera aussi longue que la grande. 
Il est aisé de prouver de cette manière que la 
circonférence de la terre n'est pas plus grande 
que celle d'une orange : qu'une philosophie 
empirique de la géométrie dise là-dessus quelque 
chose de satisfaisant *) ! . 



*) Le géomètre arpenteur répondra que ce sont là des subtilités 
et des chicaneries qui ne lui importent guêres. Bon ; je parle au 
géomètre philosophe à qui cela importe , qui veut savoir le pour- 
quoi du pourquoi dans tout ce qui concerne les fondemens et la 
possibilité de sa science , qui ne souffre pas avec plaisir des 
argumens qui la minent sous oeuvre. C'est ce géomètre que Platon 
avait en vue dans l'inscription de son auditoire. Je ne m'adresse 
point ici aux manoeuvres non philosophes, encore moins au bel- 
esprit philosophe soi-disant , qui se soucie beaucoup de faire de 
belles phrases , mais à qui le maintien de tous les axiomes du 
monde est très-indifférent. Au reste une partie de ces objections 
et beaucoup d'autres ont déjà été' faites, et de fort ancienne date , 
contre l'empirisme. Bayle en a exposé de très-graves , particuliè- 
rement dans son Dictionnaire , aux articles Zenon , Pyrrhon , etc. . . . 
Mais des objections sont toujours neuves en philosophie , tant 

TOME I. 12 



178 

i 

Deux triangles sphériques, ayant la même 
base sur un grand eerele, et placés dans deux 
hémisphères différens, sont reconnus pour être 
parfaitement égaux ; on assure de l'un tout ce 
qu'on assure de l'autre, mêmes surfaces, mêmes 
angles, mêmes propriétés. H est cependant, 
comme chacun le conçoit, de toute impossimhte 
d'appliquer jamais ces deux triangles l'un sur 
l'autre de mettre jamais l'un a la place de 
l'autre, et de démontrer à l'œil leur con- 
«rruence *). Voila encore un cas où la sensation 
ni l'expérience ne peuvent absolument rien nous 
apprendre sur un fait éminemment vrai. 

Welle, n'ont pa. été valaient .éfutees. Il «t vrai que A*b 
£ tourne à l'avantage *r «^K» q»'« disait : ma* eUes 
aont tout aussi concluantes pour le criticùme ; car (au», quon 
l a vu plus haut) il et un point jusqu'auquel le et le 

«M», marchent en se tenant par la main. J'en dmu autant 
de. deux idéaliste, (dlvergens entre eux, mais convergens dans ces 
principe.), XcitasU et BerUUy. Le. Essai, du premier, et les 
Dialogues du second nW point encore été, ne seront ,amais 
réfuté, par l'empirisme , et ne peuvent l'être par lui. Je renvoie , 
pour ce qui concerne le. objection., à ce. ouvrage, que le. em- 
pirâtes ne lisent point, ou bien qu'ils ne comprennent point. 

») On sait que l'application est une des manière, de démontrer 
l'égalité des figures géométriques , et cette manière est la seule 
où la sensation ait quelque chose à démêler ; il est toujours d'autre, 
moyens purement rationnels à employer ; dan» ce cas-ci , par 
exemple, la connaissance de l'égalité parfaite s'acquiert sans le 
concours de la sensation , et même comme en dépit de cette 
sensation ; qui se trouve déroutée par l'incongruence de, deus 
ligures. 



■ ■ 



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179 

Kant, en citant dans ses Prolégomènes cet 
exemple , l'assimile a celui de l'image de sa 
main droite que quelqu'un regarde, dans un 
miroir. On croit que rien n'est plus semblable 
à la main que l'image qu'on en voit dans la 
glace , et cependant rien n'est plus dissemblable. 
On montre une main droite, et l'image est 
une main gauche, qui ne peut convenir étant 
appliquée sur la droite , qui ne pourrait revêtir 
le même gant, et qui la contrarie dans tous 
les sens. 

Condorcet enfin s'était aperçu que l'expérience 
étant admise pour l'unique source de la certitude 
et de l'évidence, les mathématiques pures, qui 
ne font point d'expériences, et qui décident 
sur tout, avec la plus intime certitude, avant 
l'expérience , rentraient dans la classe des chi- 
mères et des êtres de raison. Si la métaphysique 
des empiristes doit se soutenir, la géométrie 
doit tomber; il est clair aussi d'après cela que 
si la géométrie doit se soutenir, l'empirisme 
doit tomber ; si jusqu'ici tous deux se sont 
maintenus ensemble , c'est par une de ces 
inconséquences trop communes dans un état 
de choses où l'on raisonne peu ; on ne s'est 
jamais avisé de les mettre en contact, ni de les 
essayer l'une a l'autre *). 



*) Non - seulement il ne peut y avoir de mathématiques pures 

12. 



180 



Le point cardinal de cet empirisme nouveau , 
c'est que toutes nos opérations, facultés intel- 
lectuelles et morales, l'idée, la pensée, la 
comparaison, V abstraction , l'attention, la 
réflexion, Y imagination , le jugement, la vo- 
lonté , Y entendement , le plqisir , la douleur r 
toutes les passions, toutes les affections de 
Yame y ne sont que la sensation transformée! 
Il est certain que la sensation se filtre dans 
l'exercice actuel de la plupart de ces opérations , 
qu'elle est une des matières sur lesquelles 
s'exercent ces facultés; mais qu'elle soit ces 
opérations et ces facultés-là mêmes , c'est ce qui 
est un peu difficile à prouver. Il vaudrait autant 
dire, parce qu'on trouve de l'eau dans toutes 
les plantes, que toutes les plantes avec leurs 
tiges , leurs feuilles , leurs fleurs et leurs fruits , 
aussi bien même que les formes plastiques et 
les propriétés distinctives de chacune , ne sont 

avec l'empirisme , si, comme cela se doit, l'on pousse à la rigueur 
ses principes et leurs conséquences indispensables, mais il n'y a 
en général aucune science possible, parce qu'il ne peut y avoir 
avec lui de proportions nécessaires et universelles ; on n'aurait 
tout au plus que des histoires , des recueils d'observations , des 
aggrégats de faits , dont il ne résulterait jamais une doctrine. 
Aussi les empiristes, qui sentent cela confusément, crient à tort 
et à travers contre ee qu'ils appellent principes abstraits , tachent 
de décréditer Yesprit de système, et ils soutiennent eux-mêmes 
le plus misérable de tous les systèmes! 



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181 

que de Veau transformée ; ou bien que noire 
chyle , notre sang , et tout notre corps , qui se 
sustente et se répare en partie par les alimens , 
ne sont absolument rien que ces alimens 
transformés. — La sensation transformée! 
dit-on. Mais qu'on nous apprenne au moins d'où 
vient cette transformation ? Gomment elle 
s'opère? en vertu de quelle force, de quelle 
loi, de quel principe? quel est l'agent trans- 
formateur? la vertu active et spontanée qui 
exécute cette opération? quelles régies , quel 
mode d'action en détermine le procédé ? quelle 
forme prend enfin cette sensation en se trans- 
muant d'une manière si prodigieuse ? Il y a un 
abyme là-dessous, et je ne vois pas qu'on se 
soit occupé de le sonder, encore moins d'y 
jeter un pont *). Qu'est donc cette sensation 



*) Il y a si peu de gens qui sentent le besoin de n'admettre 
en spéculation que sur preuves ! Toutes nos opérations intellec- 
tuelles et morales, toutes nos facultés ne sont que la sensation? 
cela est plus expéditif, plus palpable. On a là, sans se creuser 
la trie, un joli petit système tout fait au bout de ses doigts; 
tout est ramené à l'uni té , à la simplicité , tout est sublime. Il 
n'est plus besoin de ces distinctions pédantesques de facultés 
sensibles , de facultés logiques , de facultés morales , etc. . . . 
Barbarie que tout cela , jargon de V école ! Tout l'homme intel- 
lectuel est dans la sensation. — N*cst-il pas dommage que l'homme 
physique ne puisse se réduire de même à une si belle simplicité? 
Si le corps n'était aussi visible et aussi palpable que par malheur 
il Test ; si l'anatomie n'y eut trouvé diverses opérations et faculté* 
tm-dûTérentes qui ont chacune leur district ; une digestijm et 



182 

qui nous donne connaissance des objets, et en 
laquelle réside toute certitude ? est-ce l'impres- 
sion produite par quelque chose qu'envoient 
les objets, et reviendrons-nous au système des 
émanations et des petits simulacres voltigeons 9 
D'où vient que nous accordons une foi si entière 
à cette sensation, et jusqu'où sommes-nous fondes 
à lui attribuer de la réalité ? n'y mettons-nous 
rien du nôtre? Il me semble que voilà des 
questions assez importantes pour qui veut 
sérieusement philosopher et savoir le dernier 
pourquoi des pourquoi, le dernier comment 
des comment sur l'origine et la nature de ses 
connaissances. C'est de faire une réponse satis- 
faisante à ces questions que s'occupe la philo- 
sophie critique. Lorsque par elle on saura à 
quoi s'en tenir sur l'expérience , on expérimen- 



une nutrition , une respiration et une circulation , un estomac , 

un système lymphatique , un tissu cellulaire , etc organes 

très-actifs , qui concourent au même but , mais qui restent très- 
distincts, s'il n'était connu que l'air, la lumière, l'oxigène , 
l'hydrogène, le calorique, et autres ingrédiens sont, autant que 
la nourriture , nécessaires à ce corps , nous le mettrions sur le 
même pied que l'ame : ce serait une façon de quodlîbet qui 
recevrait de Yaliment , et cet aliment transformé (Dieu sait par 
qui et comment !) ferait tout , serait tout , fournirait à tout. Au 
moyen de cette ingénieuse découverte , l'étude de l'anatomie se 
trouverait prodigieusement simplifiée , évidente et sur-tout philoso- 
phique ; tout un chacun deviendrait anatomistc , ce qui manifesterait 
clairement les grands progrès des lumières et de l'esprit humain. 



■ 



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i 



183 

tera sans doute avec plus de sûreté et de profit. 

Condillac dit dans son Traité des sensations : 
» Y a-t-il dans les objets des sons , des saveurs ^ 
» des odeurs , des couleurs ? qui peut nous en 
» assurer ? y a-t-il au moins de l'étendue ? . . • 
» Mais le toucher n'est pas plus croyable que 
» les autres sens *) : et puisqu'on reconnaît que 
» les sons , les saveurs , les odeurs et les couleurs 
» n'existent pas dans les objets, il se pourrait 

» que 1 étendue ne s'y trouvât pas davantage 

» Je ne dis pas qu'il n'y a point d'étendue , je 
» dis seulement que nous ne l'apercevons que 
■» dans nos propres sensations. D'où il s'ensuit 
» que nous ne voyons point les corps en eux- 
» mêmes, .... et j'attends qu'on ait prouvé 
» qu'ils sont ce qu'ils nous paraissent , ou qu'ils 
» sont toute autre chose." On ne peut que 
rendre justice en cet endroit à la pénétration 
et au grand sens de l'abbé de Condillac. Mais 
que penser de lui , quand un peu après il ajoute ? 
» Les idées se divisent en deux espèces : j'appelle 
» les unes sensibles, les autres intellectuelles. 



*) Condillac croyait que c'est par le toucher que nous acquérons 
l'idée de Y étendue ; mais l'idée du toucher et son mécanisme sup- 
pose déjà de Y étendue, des surfaces hors les unes des autres. Or 
s'il faut avoir l'idée de Yétcndue avant que celle du toucher soit 
possible , il n'est donc pas vrai que l'idée de l'étendue vienne du 
toucher. 



I 



184 

» Les idées sensibles nous représentent les 
» objets qui agissent actuellement sur nos 
» sens ; les idées intellectuelles nous représen- 
» tent ceux qui ont disparu après avoir fait leur 
» impression: ces idées ne diffèrent les unes 
» des autres, que comme le souvenir diffère 
» de la sensation." Voila le métaphysicien 
(qui naguères s'était dégagé de la sensation, 
était parvenu à un scepticisme raisonnable et 
même à un point de vue transcendental) re- 
tombé dans l'empirisme et le dogmatisme le 
plus grossier *). La sensation produit les idées 
sensibles qui nous représentent les objets. Les 
idées intellectuelles ne sont que la réminiscence 
et la mémoire des objets qui ont disparu après 
avoir fait leur impression! — Nous voilà bien 
déchus. Je demanderais volontiers au philosophe 
qui admet une telle genèse de nos idées et 



*) On le voit, Condillac était né penseur; U a des vues qui 
le placent au rang des plus forts métaphysiciens. Mais ce ne sont 
que des aperçus , des éclairs : il a tourné autour de grandes vé- 
rités , il en a soupçonne , entrevu , mais il n'a jamais osé les 
aborder sérieusement. Il se sentait enrayé dès qu'il posait un 
pied sur le sol transcendental , et s'en retirait bion vite pour 
rentrer dans son lockianisme réformé , qui vaut encore beaucoup 
moins que le lockianisme orthodoxe. Il n'a jamais pu arrêter ses 
comptes, et se mettre au net sur ce qu'il devait croire ou ne pas 
croire : il est tout rempli de ces disparates. Mais néanmoins il 
faut bien le distinguer de la tourbe de ses imitateurs , et de tous 
ceux qui ont amplifié sur l'empirisme après lui et d'après lui. 



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185 

de nos connaissances , où il a vu le point 
géométrique? où Yhyperbole et son asymptote 
prolongées à V infini? où la figure de 1000 côte's 
et celle de 999 ? si le souvenir de ces objets est 
encore bien vif en lui ? et depuis quand ils ont 
disparu après avoir fait leur impression? Je 
lui demanderai , où est cet archétype absolu du 
triangle dont les trois angles égalent 180 degrés , 
propriété qui n'est celle de chaque triangle 
individuel que parce qu'elle est démontrée , par 
l'entendement, de l'archétype idéal? — Je lui 
demanderai encore (et je serai inépuisable dans 
mes questions) où il a vu un objet qui s'appelle 

Y espace, le vide, le plein, le tems, Y absolu, 

Y inconditionnel , Yinfini, le même et le non- 
même , le plus et le moins , la quantité , la 
qualité? un objet qui soit une cmse , un effet, 
une dépendance, une réciprocité, un devoir , 

une vertu, etc etc ? sans doute, puisque 

toutes ces idées intellectuelles ne différent des 
idées sensibles que comme le souvenir diffère de 
la sensation, sans doute que notre philosophe 
pourra au moins retrouver le souvenir distinct 
de ces objets qui ont disparu après avoir fait 
leur impression ? J'aime a m'instruire , et je suis 
très-impatient d'apprendre par lequel de nos 
•organes ces objets se sont introduits ? Yidentité , 
la durée, la cause, la vertu, etc.. ont-cllcs été 



186 

palpées, ou vues, ou goûtées ou entendues? 
Il y a de quoi faire là un beau traité bien solide 
et bien instructif, dans le goût de ceux qui 
sont a la mode en France depuis trente ou 
quarante années. 



Sérieusement parlant, vouloir connaître par 
la sensation et l'impression ce qui ne peut être 
l'objet d'aucune sensation, la cause efficace 
d'aucune impression, cela est contradictoire et 
absurde. Si l'on dit que ce sont des idées que 
nous formons à l'occasion de la sensation et de 
l'expérience; bon! nous serons d'accord; il ne 
s'agira plus que d'étudier sérieusement comment 
nous les formons , d'où elles viennent, quelle 
est leur valeur quant à nous , leur compétence 
quant aux choses ? en un mot il ne s'agira plus 
que de soumettre notre faculté de connaître au 
plus sévère examen ; c'est-à-dire , de passer à 
une théorie de notre cognition en elle-même, 
ou si l'on veut à une critique de la raison pure. 
Tant que nous attribuerons à nos sensations 
Tunique origine de nos connaissances , il 
sera très-embarassant , et même contradictoire, 
d'admettre en nous des idées intellectuelles. 
L'embarras et la contradiction s'évanouissent, 
en reconnaissant encore une autre source de 



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187 

nos connaissances dans la propre nature ' de 
notre entendement. 

Nous avons, parmi nos connaissances, cer- 
taines vérités universelles, nécessaires, que 
nous ne pouvons renier, qui ont une force 
égale à celle du sentiment de notre existence. 
Telles sont les propositions des mathématiques 
pures, le principe de la contradiction, celui 
de la raison suffisante , celui que tout ce qui 

arrive doit être produit peur une cause , etc 

etc. . . . A l'aide de ces axiomes universels 
et nécessaires, je décide avec une certitude 
absolue, et je prononce d'avance sur des choses 
que je n'ai jamais vues ni expérimentées, qui 
sont même impossibles a être vues ou expéri- 
mentées. Or l'expérience, le fait, la sensation 
peuvent m'apprendre seulement que la chose 
(qui est maintenant devant moi) est de telle ou 
telle façon ; mais c'est tout : le fait ne renferme 
que le fait, et rien au-delà; l'expériênce pré- 
sente m'enseigne ce que je vois présentement; 
elle ne m'enseigne , ni ne peut m'enseigner ce 
que je verrai dans tout autre fait et toute autre 
expérience. Je prévois cependant de la sorte , 
à l'aide des axiomes susdits ; ils ne proviennent 
donc pas de l'expérience, ils sont donc au- 
dessus d'elle *). Ce qui peut varier peut 



*) Quoi , ce ne serait que parce que j'en ai fait l'expérience , 



188 

dépendre de l'impression extérieure et de la 
nature des choses qui est variable ; ce qui est 
invariable ne peut provenir que de notre propre 
nature, qui seule ne varie point dans nos 
observations diverses. 

Nous formons des jugemens qui ont entre eux 
aine différence intrinsèque et totale. Les uns 
sont vrais , mais non nécessaires. I. L'odeur d* 
la rose est agréable: le bois est combustible, 

etc Nous pouvons trouver des roses qui 

aient une odeur désagréable, des sortes de bois 

qui résistent au feu, etc Il n'y a rien là qui 

répugne à notre raison et à*' notre conviction 
intime. — Les autres sont vrais et absolus , ne 
souffrent ni exceptions, ni restrictions. II. Lés 



que je sais que 2 et 2 font 4 ? Et qui est-c* qm me répond 
que l'expérience aura toujours le même résultat? qu'un jour 2 
et 2 ne feront pas 5 ? Un pommier a porté l'an dernier 60 
pommes, et 70 cette année. Expliquez-moi la différence de 
certitude qui naît de ces deux choses , en vous en tenant au 
fait et à l'expérience ! D'où provient même le nombre deux dans 
cette expérience ? d'où provient un nombre quelconque ? Assuré- 
ment ce n'est pas de l'expérience. Il n'y a pas de deux , il 
n'y a pas de nombre dans la nature. Il y a là quelque chose , 
et ici quelque chose ; le fait ne m'en donne pas davantage. Qui 
réunit ce quelque chose avec ce quelque chose en un ensemble 
systématique pour en faire deux , pour en faire un nombre ? 
Qui ? Mon entendement , qui ordonne tout , suivant ses propres 
vues , ses propres lois , qui crée l'unité , les nombres et 
l'arithmétique. 



189 

objets que nous percevons par nos sens exté- 
rieurs doivent être étendus , doivent occuper un 
lieu dans Vespaoe: deux lignes droites, ne peuvent 
se couper quen un seul point etc. . . Ces deux 
classes de jugemens, si essentiellement divers, 
naissent-ils également de la sensation et de 
l'expérience? S'ils en naissent également, d'où 
vient leur prodigieuse différence? D'où vient 
que dans un cas je ne suis sûr de rien , qu'on 
m'ôterait ma conviction avec la même facilité 
que je l'avais acquise ? et que dans l'autre on 
m'anéantirait, on m oterait mille fois la vie avant 
que je pusse rien changer à ma conviction? 
N'est-il pas absurde d'attribuer la même origine 
et la même nature à des choses si opposées ? 
L'absurdité cesse en reconnaissant deux sources 
très-différentes de ces jugemens. Les premiers 
naissent de l'expérience , ils sont empiriques ; les 
seconds* naissent de notre propre nature, sont la 
manifestation de notre mode de connaître, ils 
sont transcendentaux. L'expérience règle les 
uns ; les autres règlent l'expérience *). 

On voit donc que l'empirisme ne peut expli- 
quer le système de nos connnaissances exactes 
et nécessaires, qu'il est pourtant bien forcé 
d'admettre , et qu'il faut pour cela recourir au 
transcendentalisme. 



*) II sera traité de cet objet dans l'article suirant. 



190 



Il est bon de rappeler au lecteur que l'empi- 
risme n'est insuffisant et superficiel , qu'en tant 
qu'il voudrait donner la sensation pour Tunique 
et réelle base de nos connaissances, en tant 
qu'il voudrait par-là se constituer métaphysique. 
Dans le fertile et utile champ de l'expérience , 
où il y a tant à cultiver et à recueillir, on ne 
peut trop encourager le philosophe observateur 
et expérimental; mais que chacun reste dans 
son domaine. L'empirisle veut faire usage de 
l'expérience, et le transcendentaliste veut expli- 
quer l'expérience ; ils n'ont rien de commun. 
Ils partent tous deux de la ligne de l'expérience, 
mais l'un se tient au-dessus et l'autre plonge 
au-dessous; l'un tapisse le palais de la science, 
l'autre en assure les fondemens. L'empiriste, qui 
avec sa doctrine n'a pas la prétention d être 
parvenu au dernier pourquoi des pourquoi , peut 
être du meilleur accord avec le transcendenta- 
liste. — Voici ce que disait déjà sur ce même 
sujet un philosophe qui écrivait à la fin de 
1 époque cartésienne, lors de la naissance de 
l'encyclopédisme et de l'adoption que fit celui- 
ci de l'empirisme de Locke: *). « Je n'ai 



*) Kèrcmflech , suite de l'Essai sur la raison. A Rennes , 
chez fatar, ^ 765 , tVI2. 



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191 

» garde de réfuter ce que disent aujourd'hui les 

» philosophes sur la question des idées. Je ne 

» suis par moins persuadé qu'eux de la meilleure 

» partie de ce qu'ils disent; et la différence 

» qui est entre nous n'empêche pas que nos 

» prétentions ne puissent être vraies de part 

» et d'autre. Lorsqu'ils ont analysé l'usage des 

» sensations et des réflexions, pour éclairer 

» l'esprit, ils n'ont pas touché à la nature de 

» la lumière en elle-même. Ces messieurs ne 

» traitent que des moyens qui excitent naturel- 

» lement les idées , des causes qui occasionnent 

» directement ou indirectement la présence des 

» idées : ils n'examinent en aucune manière ce 

» que les idées peuvent être. Ainsi ce qu'ils 

» soutiennent est très- vrai, les sens, les ex- 

» périences font naître des idées; la re- 

» flexion , l'éducation et autres occasions les font 

» distinguer , combiner , analyser , multiplier , 

» etc , c'est à-dire , que voilà autant de voies 





1 




J 



» vues, de le former, de le perfectionner. — 

» Mais il n'y a ni cartésiens , ni mallebranchiste 

ï> qui ne prétende la même chose; en tout 

» système cela est vrai ; les sens et la réflexion 

y> sont deux causes occasionnelles de la lumière ; 

» mais cela ne dit pas de quelle nature est cette 

» lumière qui nous éclaire. Encore un coup, 



192 

» les sens et la réflexion nous occasionnent , 

» nous procurent des idées, voilà ce qu'on ex- 

» plique aujourd'hui. Mais que sont ces idées... ? 

» voilà ce qu'on n'explique pas. La principale 

» difficulté demeure toujours la même, elle 

» consiste à déterminer la nature des idées: et 

» c'est ce que ces messieurs n'examinent point. 

» Pourquoi donc réfuter ce qui n'est pas contre 

» moi? mon système étant démontré, le leur 

» subsiste , et le leur étant démontré , le mien 

» subsiste aussi. La différence qui est entre 

» nous ne consiste point à penser différemment 

» sur la même chose; mais en ce que nous 

» n'examinons pas la même chose. Ils analysent 

» ce qui occasionne directement ou indirecte- 

» ment la présence des idées; et moi je tache 

» de découvrir ce que sont les idées en elles- 

» mêmes; nous sommes à cent lieues les uns 

» des autres En un mot, ce qu'on dit à 

» présent touchant la question des idées, donne 

» à côté, et ne regarde la nature des idées ni 

» de près ni de loin. Le grand livre de Locke 

» fait remarquer par quels moyens on obtient 

» la lumière, quand et à quelles occasions nous 

». sommes éclairés ; il rend compte des démarches 

» et des opérations de l'esprit et de ce qu'il faut 

» faire pour bien voir. — Ouvrez les yeux, dit- 

» il, et vous verrez; quand vous aurez beaucoup 



193 

» vu, réfléchissez, méditez attentivement, et 

» vous obtiendrez la connadsscmce de tout ce 

» qu'il est possible de connaître. Voilà à quelles 

» conditions nous arrivons à la lumière 

» Mais qu'est-ce que la lumière en elle-même? 

» C'est une autre chose à découvrir qui n'est 

» pas du projet de Locke.» 

Je suis tout-à-fait de l'avis de ce brave car- 
tésien; le passage qu'on vient de lire fixe les 
bornes réciproques, et renferme les conditions aux- 
quelles la philosophie rationnelle et l'empirique 
doivent vivre en une paix inaltérable. Bien 
entendu que la première demeure suprême 
législatrice, et se charge d'exposer les lois fon- 
damentales de nos connaissances. Les empiristes 
ont répété mille fois: « Quen philosophie on 
» ne devadt marcher qu'appuyé sur le bâton 
» de l expérience. » Cela est a merveille; mais 
encore s'agit-il de savoir sur quoi s'appuie et 
porte lui-même ce bâton; il faut bien qu'il pose 
quelque part, et il n'est pas indifférent de savoir 
où il pose , jusqu'à quel point on peut se fier au 
fond sur quoi l'on marche. D'ailleurs qu'est-il à 
son tour, ce bâton, sur lequel on s'appuie si 
confidemment? de quoi et de quelle manière 
est-il construit? est-ce lui qui doit diriger la 
main qui s'en sert, ou bien est-ce à la main à 

TOME I. 13 



194 

le diriger? jusqu'où peut-il servir sans ployer, 

sans rompre , etc ? Il est évident qu'ici 

bâton et terrain doivent être examinés par qui 
ne veut pas marcher à l'aventure. C'est à quoi 
les empiristes ne songent pas. Ils ressemblent 
à l'Indien qui fait porter la terre sur un élé- 
phant, l'éléphant sur une tortue, et qui content 
d'une base aussi solide , ne s'inquiète guères sur 
quoi repose la tortue. Demandez à un empiriste 
où il trouve la garantie de la sensation? il 
répondra , dans la certitude qui l'accompagne. — 
Demandez-lui où il trouve la garantie de la 
certitude ? il répondra dans la sensation. Toute 
sa métaphysique tourne dans ce cercle vicieux. 
Il parle avec autorité de Y expérience , et ne 
sait pas comment l'expérience se fait, ni ce 
que c'est que l'expérience , ni de quelle manière 
elle est possible , ni pourquoi il l'admet comme 
base de connaissances certaines, ni jusqu'oïl 
et en quel sens elle est certaine. Il tient la 
sensation, dit-il, pour Y élément simple *), pour 



*) Ici encore un cercle vicieux : » A quoi reconnaissez-vous la 
simplicité de ces démens?» — A ce qxiils sonf donnés par la 
sensation. — * Et à quoi reconnaissez-vous que la sensation est 
l'élément de nos connaissances? » A sa simplicité. Ainsi le ca- 
ractère de la sensation est la simplicité, et celui de la simplicité 
est la sensation. Méthode parfaite de raisonner et de remonter 
aux principes ! . 



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195 

l'étoffe première de nos connaissances , et en cela 
il ressemble- à l'ancien chimiste qui tenait l'eau 
et l'air pour des èlèmens simples de tous les 
corps. Des chimistes plus habiles sont venus qui 
ont montré les élémens de ces élémens prétendus. 
Leur découverte était très-belle, elle méritait 
tous les honneurs qui l'ont accueillie. Mais la 
parfaite analyse de nos connaissances serait- 
elle moins digne d'estime? On dirait que nous 
attachons moins de prix à la connaissance de 
nous-mêmes qu'à celle des choses qui ne sont 
pas nous, et que dans toute la nature ce que 
l'homme a le moins d'intérêt à connaître , c'est 
l'homme ! 

Si l'on y réfléchit, on s'apercevra aisément 
que la métaphysique du sensualisme a une 
connexion et une ressemblance frappante avec 
les sciences mécaniques qui furent ci -devant 
régnantes dans le monde savant. Tout était alors 
mécanique; la médicine parlait de ressorts, 
du mouvement des humeurs , de la résistance 
des solides; la physiologie voulait un fluide 
nerveux, des esprits vitaux; la chimie décrivait 
les acides comme de petites pointes, les alcalis 
comme des gaines; les phénomènes de l'électri- 
cité et de l'aimant étaient attribués par la 
physique à des courans d'une matière subtile 
qui se mouvaient mécaniquement, etc. . etc.. 

13. 



196 

C'était là l'enfance des sciences naturelles, qui 
cherchaient à se revêtir de formes étrangères 
empruntées de la mécanique; l'empirisme de 
Locke et de Condillac convenait peut-être à cet 
état de choses auquel il se rapporte en entier. 
Depuis lors les sciences naturelles ont pris un 
autre aspect; la chimie des gaz et des affinités 
leur a appris à avoir des formes à elles, à 
chercher des principes dans leur propre sein. 
Elle a chassé la vieille mécanique et s'est em- 
paré de sa prépondérance. Nous vivons dans 
la période chimique, où l'état des sciences est 
bien supérieur à l'ancien, où toutes les théories 
sont plus libérales, plus fermes, plus hardies. 
La vieille métaphysique mécanique a disparu 
depuis près de vingt ans en Allemagne; elle s'est 
soutenue jusqu'aujourd'hui en France. Il faut 
qu'elle passe, qu'elle cède sa place à une 
métaphysique qui marche d'un pas égal avec 
les autres sciences, une métaphysique plus 
chimique, si je puis m'exprimer ainsi, qui 
pousse ses analyses plus loin, et qui trouve 
aussi sur son terrain les e le mens des e le mens. 

L'empirisme qui n'a que des sens, qui ne 
trouve de réalité que dans la sensation, doit 
étendre l'idée de matière à tout ce qui peut 
agir sur son sentiment externe, à toute la na- 
ture. Si , sur la foi de son sentiment interne , 



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197 

il adopte quelqu'autre substance que la matière j 
il la nommera esprit, et la mettra avec celle-là 
en opposition # ). Une substance matérielle, un 
univers matériel , une substance spirituelle 
pour animer cette matière; voilà le non plus 
ultra de l'empirisme. Cest la métaphysique des 
en fans, c'est celle des peuples dans l'enfance, 
c'est celle des sauvages. Il n'est plus permis 
de professer une doctrine si grossière. L'idée 
de matière, celle X esprit, sont des idées 
informes qui doivent être rejetées, après avoir 
été reconnues pour fausse monnaie, des trésors 
de la métaphysique **) ; avec elles doivent être 



*) L'empirisme n'établit sur aucun principe cette distinction de 
corps et d'esprit -, elle est admise par lui arbitrairement et comme 
par divination ; elle en est rejetée de même ; en sorte qu'il n'y a 
aucun moyen possible d'accorder ensemble un empiriste matérialiste 
et un empiriste spiritualiste. Delà vient aussi que l'athée et le 
théologien empiristes n'ont aucune prise l'un sur l'autre. Ils n'ont 
pas plutôt bâti leurs systèmes , qu'ils leur échappent et s'écroulent. 
Sisyphe* de la spéculation , ils roulent sans cesse une pierre qui 
ne trouve jamais où se poser. 

**) Ces idées de matière et d'esprit, simples manifestations de 
notre manière de connaître , et qui n'ont de réalité que pour nous , 
étant transportée! dans la théorie des choses telles qu'elles doivent 
être en soi , y jettent la confusion et en arrêtent tous les progrès. 
Qu'est-ce qu'une force, par exemple? Est-ce matière? est-ce 
esprit ? Ce n'est ni l'un ni l'autre. M. Engel a publié l'année 
dernière une ingénieuse dissertation sur la lumière , où il démontre 
que cette substance est dépourvue de l'un des caractères les plus 
essentiels des choses auxuuelles nous attachons l'idée de matière; 



198 

appréciées les idées de divisibilité et non-divi* 
sibilitè à Vinfini^ qui menant à des résultats 
contradictoires, forment un labyrinthe où la 
raison et l'expérience ne peuvent jamais être 
d'accord, et s'accusent l'une l'autre d'absurdité *). 

que cette idée d'une matière impénétrable , telle que nous la con- 
cevons , est contradictoire avec celle du principe lumineux. Et 
cependant cette substance fait partie intégrante de l'air que nous 
respirons , des plante» dont nous nous nourrissons , de notre propre 
corps et d'autres substances que nous tenons pour impénétrables et 
matérielles. N'est-il pas tems de rejeter ces dépouilles de la vieille 
physique , et d'adopter des idées plus vastes et plus saines ? Il y 
a quinze ans que nos voisins discutent de pareils points : la Physique 
spéculative de Schelling, quoique conçue dans un sens qui diffère 
de celui de Kant , en ce qu'il Poutre-passe de beaucoup % fera 
époque dans la philosophie de la nature; mais on dirait qu'un bon 
livre a plus de peine à passer le Rhin qu'une armée autrichienne. 

*) La matière est divisible à V infini , dit la raison qui manie 
et analyse l'idée pure de matière , car je ne vois pas un terme 
où la division pourrait s'arrêter ; et tant qu'il reste le plus petit 
atome de matière , je conçois toujours qu'on peut le couper en 
deux. On a beau imaginer des termes techniques et des diminutifs , 
parler à' atomes , d'élèmens , de molécules , de coiyuscvles , rien ne 
peut échapper au scapel de l'entendement, qui trouve toujours 
une nouvelle division possible. Il n'y a pas moyen de nier cela, 
et il en résulte que le moindre caillou étant composé d'un 
nombre inGni de parties, je ne devrais pas pouvoir le remuer, 
ni le tenir dans ma main ; car comment moi , être fini , puis-je 
mouvoir et embrasser l'infini ? De même je ne dois pas pouvoir 
avec mon crayon aller d'un point à un autre ; car la ligne à 
parcourir entre eux étant composée d'un nombre infini de points, 
il me faudrait un nombre infini d'instans, une éternité par con- 
séquent, pour aller d'une extrémité à l'autre. — - Et ce caillou 
qui a une infinité de parties ! il est donc aussi grand que le 
globe de la terre, lequel n'a de même que son infinité d'atômes; 



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199 



Il faut refaire l'entendement humain, ont dit 
mille fois les empiristes ; nous le répétons avec 

or entre l'infini et l'infini l'on ne peut admettre de différence. 
Voilà les présentions de la raison pure , prétentions indestructibles 
par aucun raisonnement, et qui rompent en visière à l'expérience. 

Celle-ci dit , quand à son tour la raison l'adopte pour base (et 
alors la raison cesse d'être pure et devient empirique) : » Les 
prétentions de la raison pure sont absurdes, car elles sont 
contradictoires à ce qui se manifeste en moi (ce qui , soit dit , 
en passant, n'est pas très-concluant). — La matière n'est pas 
divisible à l'infini, car les corps étant des composés, il faut 
bien qu'il y ait des parties composantes , et la matière ne peut 
être qu'un agrégat de particules matérielles. Ainsi il n'est plus 
nécessaire que le caillou soit aussi gros que la terre , que la 
distance entre deux points soit infinie , et chaque chose reste ce 
qu'elle est. La raison est chimérique quand elle ne s'appuie pas 
sur moi, et c'est en moi qu'est toute- vérité." 

On voit évidemment qu'aucune de ces manières d'argumenter 
ne détruit l'autre ; que pour la spéculation , la divisibilité finie 
est absurde , comme la divisibilité' infinie l'est pour l'expérience. 
Où est la vérité ? Dans la raison , disent les uns , et l'expérience 
n'est qu'illusion (ceux-là deviennent idéalistes). Vans l'expérience , 
disent les autres , la raison est une fée qui nous trompe (ceux-là 
deviennent réalistes). Cette polémique est interminable pour ces 
deux classes de combattans. Le dernier sentiment conduit à la 
philosophie corpusculaire à'Épicure , et le premier à la monadologic 
de Leibnits. . Celui-ci pour faire transiger la raison avec l'expé- 
rience , a fait ' naître l'étendue et la corporéité en général , de 
l'agrégation des monades. C'était couper le noeud. H n'y a qu'une 
philosophie transcendentale qui puisse offrir un moyen de le délier. 
Les empiristes français ne s'en inquiètent même plus. La lassitude 
et le peu de succès de leurs prédécesseurs les ont découragés; 
ils laissent le noeud fermé et n'y regardent plus. L'indifférentisme 
est à cet égard toute leur philosophie : et ils se consolent avec le 
que nous importe 9 spécifique admirable , qui est la bella-dona de 
toute philosophie. 



200 

eux, mais dans un tout autre sens, dans celui 
qu'indiquait Condorcet. C'est la science de 
l'entendement humain, si défigurée par les 
sensualistes , qu'il s'agit de refaire. Il faut une 
métaphysique nouvelle et scientifique à la patrie 
de Lavoisier, à celle de Lalcmde et de Laplace, 
au pays qui a produit le génie de Descartes; 
il faut une nouvelle théorie des arts à ceux 
qui possèdent aujourd'hui les plus fameux chefs- 
d'œuvres dont s'honoraient jadis d'autres con- 
trées; il faut enfin une nouvelle morale, pure 
comme celle de l'Évangile, sévère comme celle 
du Portique , à une nation qui tend sérieuse- 
ment à jouir d'une* liberté raisonnable, qui ne 
veut plus chez elle ni libertins, ni terroristes , 
ni la corruption des cours , * ni la férocité 
des clubs. 



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201 



IX. 

Différence de la certitude analogique 
et de la certitude apodictique. — 
D'ow peut procéder cette dernière f 

Il a déjà été touché quelque chose, dans plu- 
sieurs des articles précédens , de ce qui fait 
Fobjct de celui-ci. Mais il est des conceptions 
importantes qui ne peuvent se reproduire sous 
trop de formes dans ces élémens, qui n'y 
peuvent être établies avec trop de clarté et de 
solidité. 

Nous trouvons en nous ce sentiment intime, 
cette conscience de certitude qui nous fait juger 
que la réalité dans les choses ressemble à nos 
représentations des choses; nous trouvons, dis-je, 
en nous la certitude établie de deux manières 
toutes différentes. 

Premièrement, elle peut être établie par la 
vue d un fait , par l'expérience quelconque. Je 
suis certain que la rivière était trouble ce 
matin, parce que je l'ai vu, ou que d'autres à 
qui je ne crois pas l'envie de me tromper l'ont 
vu pour moi. Je suis de même certain que la 
ville de Rome existe , parce que je L'ai vu , ou 



202 

que d'autres l'ont vu pour moi; je suis certain 
cjue Herschel a découvert Uranus et ses huit 
satellites, cpHAlexa/ndre a conquis la Perse, 
enfin je suis certain qu'il fait maintenant grand 
jour , ou qu'il fait nuit, chaud, ou froid , etc. . . 
Cette certitude est purement historique , elle ne 
va point au-delà, du fait , elle suit toujours le 
fait, d'où vient qu'on la nomme aussi certitude 
à posteriori. 

Secondement , la certitude peut se trouver en 
nous établie avant le fait, avant l'expérience, 
et n'en être pas moins assurée, ni moins puis- 
sante. Je suis certain qu'une pierre que )e liens 
dans ma main tombera si je la lâche , qu'un 
amas de poudre détonnera si j'en approche un 
charbon; etc. . . . Cette sorte de certitude 
devient plus philosophique ; le fait ne sert qu'à 
la confirmer; elle le précède, le détermine 
d'avance, ce qui fait dire qu'elle a lieu à 
priori. — Il n'est question ici que de cette 
dernière. 



La certitude à priori est à son tour, en 
.certains cas, bien différente de ce qu'elle est 
en d'autres ; sa nature et ses moyens de s'établir 
ne sont pas les mêmes dans les uns et les 
autres de ces cas, et sa source ne peut être 
en conséquence la même. 



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203 

I. Tantôt elle ne donne qu'une conviction 
conditionnelle , sujète à être détruite , à souffrir 
des exceptions \ une conviction d'induction et 
d? analogie *), qui tient de la vraisemblance et 
de la probabilité. Elle naît alors d'un certain 



mm 


T 


LLLI 


l 



que nous avons à croire que l'expérience, dans 
des suppositions semblables, offrira toujours les 
mêmes résultats. Nous appellerons cette espèce 
de certitude analogique. 

En voici quelques exemples. 

Tant que j ai eu peu d occasions d'éprouver 
l'envie et la malice des hommes , je les crois 
tous bons et généreux. Quand j'ai été souvent 
exposé aux traits de l'envie et de la malice, je 
crois tous* les hommes envieux et méchans. Dans 
l'une et l'autre croyance , je n'ai qu'une certitude 
présumée ; une expérience nouvelle peut la 
détruire ; ma certitude n'est ni absolue , ni 
invariable. 

J'ai déjà cité précédemment en plusieurs 
endroits des exemples de la certitude analogique. 
Dans le passage des Essais de Leihnitz inséré 
vers la fin de l'article V, on a mi quel genre 



*) Lorsque Kant traite des analogies, il prend ce terme dans 
le sens scientifique; je ne le prends ici que dans l'acception vul- 
gaire , où il signifie la ressemblance qui fait la base d'une induction. 



204 

de certitude nous donne pour l'avenir le retour 
alternatif de la lumière et des ténèbres à 
chaque journée. Cette certitude se trouve fausse 
pour les zones polaires, et peut se trouver un 
jour fausse pour tout le globe. Ne serait-il pas 
possible qu'un accident imprévu ôtat à la terre 
son mouvement actuel autour de son axe, et 
qu'elle tournât autour du soleil , comme la lune 
tourne autour de la terre, en lui montrant 
toujours la même face, si bien qu'il n'y aurait 
que cette seule face qui serait perpétuellement 
éclairée, tandis que l'autre resterait perpétuel- 
lement dans la nuit ? Il en est de même quant 
à l'ordre et à la succession des saisons. Comme 
depuis plus de six mille années la tradition 
nous apprend que l'hiver, le printems, l'été, 
l'automne se sont régulièrement succédés , nous 
nous croyons fondés à être certains qu'il en sera 
toujours de même. Cependant il se pourrait 
qu'un jour l'axe de la terre , qui est oblique au- 
jourd'hui , se redressât et devînt perpendiculaire 
à l'écliptique. Alors il n'y aurait plus nulle 
variété de saisons; la zone torride aurait un 
étemel été, les zones tempérées auraient un 
éternel printems , et les glaciales un éternel 
hiver; les jours ne seraient plus inégaux dans 
les divers tems de l'année, mais constamment 
égaux aux nuits sur toute la terre, excepté 



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205 

pour les deux pôles qui verraient sans cesse le 
soleil à leur horizon. L'expérience tant de fois 
répétée n a donc pu nous donner sur ces choses 
une certitude absolue , inconditionnelle , qui 
entraînât la nécessité et l'universalité des faits 
en question ; la raison ne trouve ni contradic- 
tion, ni répugnance à l'affaiblissement de cette 
certitude. 

Les habitans dés côtes de l'Océan voient à 
chaque intervalle de six heures la mer monter 
ou descendre. Ils Font vu toute leur vie, leurs 
pères l'ont vu; ce phénomène a toujours eu 
lieu, et cependant s'il cessait par une cause 
quelconque, on tacherait de deviner cette cause; 
mais nulle raison .humaine ne trouverait la 
tranquillité des eaux de la mer absurde ni 
incroyable. Il y a même de petites mers, 
comme la Baltique, qui n'ont ni flux ni re- 
flux. 

Un nombre presqu'infini de faits , l'observation 
de tant d'espèces, avait établi la certitude analo- 
gique que les animaux ne pouvaient se reproduire 
qu'au moyen des sexes et de l'accouplement. 
Vaine certitude , expérience trompeuse ! d'autres 
Expériences ont fait connaître d'autres animaux 
sans sexe, et qui produisent leurs semblables 
sans accouplement. Le mode de génération des 
pucerons et celui des polypes est venu prouver 



206 

encore ce qui est si clair par soi-même, que 
l'expérience , répétée des millions de fois, ne 
peut fonder de règles universelles et nécessaires. 

De toutes les expériences, celle qui paraît 
munie de la plus grande certitude, celle qui 
semble assurer une fin inévitable à tout ce qui 
est né, c'est celle qu'on a faite constamment 
depuis que le monde est monde , de la mort de 
chaque individu : Tous les hommes sont mortels. 
Des choses que nous apprend l'expérience, aucune 
ne paraît plus universelle et plus nécessaire ; et 
si de l'expérience pouvait résulter un jugement 
qui portât rigoureusement ces caractères , ce 
serait celui-ci : Tous les hommes sont mortels. 
Cependant il n'est guères de religion où l'on ne 
trouve établie la croyance de quelques hommes 
saints qui ne sont pas morts, et qui vivront 
toujours. Le seul conte populaire du Juif 
erremt suffirait pour prouver que rien n'est 
contradictoire et ne répugne au sens intime qui 
règle la conviction , dans l'assertion contraire que 
tous les hommes ne sons pas mortels. Diderot, 
qui certes n'appartenait pas au peuple, ne pensait- 
il pas qu'un jour l'homme perfectionnerait les 
sciences à un tel point , qu'il trouverait le secret 
de ne plus mourir? Telle est donc la nature de 
notre certitude dans ce cas, que l'immortalité 
de l'homme, en son état présent, semble 



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206 

seulement contraire à l'expérience , nullement 
à la possibilité. 

Un nègre qui n'est jamais sorti du cœur de 
l'Afrique, et qui n'a vu que de ses pareils, 
croit sans doute fermement que tous les hom- 
mes sont noirs , et il a de cette proposition la 



1 


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L 


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et de l'expérience. Un jour il voit des blancs ; 
l'habitude produit en lui de l'étonnement , mais 
sa raison ne se révolte en aucune manière ; il 
voit quelque chose d'inusité, mais il ne voit 
rien de contradictoire, et il s'accoutume au 
blanc , comme il s'était accoutumé au noir. 11 en 
serait de même à notre égard , si nous n'avions 
jamais eu connaissance de l'existence des noirs, 
et que nous vinssions à les découvrir. Nous 
sommes certains, ou du moins nous croyons 
l'être, qu'il n'y a point de peuple de couleur 
verte. Et cependant qu'y aurait-il d'inadmissible 
et d'absurde si l'on découvrait quelque jour une 
île dont les habitans auraient le teint vert? 

Ces exemples me paraissent suffisans pour 
faire voir que l'expérience hc peut jamais 
donner qu'une certitude conditionnelle , limitée , 
conjecturale; qu'elle ne peut fonder que des 
inductions , des analogies , des probabilités ; mais 
que dans aucun cas elle ne peut fonder des prin- 
cipes d'une certitude nécessaire et universelle, 



208 



des principes qui n'admettent ni modifications , 
ni exceptions. 

Nous en conclurons donc que l'empirie , l'ex- 
périence, la sensation (tout comme on voudra 
l'appeler) , ne peut être la source que de 
connaissances historiques; que les propositions 
déduites d'elle n'ont qu'une certitude conjectu- 
rale, hypothétique, conditionnelle; que jamais 
dans une expérience la nécessité de la forme 
d'une autre expérience n'est donnée , et qu'enfin 
jamais une certitude absolue, inconditionnelle, 
nécessaire, ne peut résulter d'elle. 

IL 11 en est bien autrement de la certitude 
qui accompagne ces propositions , par exemple : 
Deux choses égales à une troisième sont égales 
entr'elles. — Entre deux points on peut toujours 
tirer une ligne droite *), — et Von n'en peut 
tirer quune. — Trois points sont toujours 
situés dans un même plan. — Par trois 
points on peut toujours faire passer une circon- 



*) Et remarquez bien que le géomètre dit : * on peut tirer , n 
non pas : » on peut supposer." D dira qu'on peut tirer une ligne 
droite du centre de la terre à celui du soleil , d'une étoile fixe 
à l'autre; en effet, chez le géomètre, c'est l'esprit qui tire des 
lignes, c'est l'esprit qui construit des archétypes dont ensuite la 
main fait des représentations grossières avec le crayon , représen- 
tations dont on peut à la rigueur fort bien se passer. 



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209 

férenoe de cercle, — et Von n'en peut faire 
passer qu'une, — Les trois angles de tout 
triangle sont égaux à deux droits. — Et toutes 
les autres propositions des mathématiques pures. 

De même : Deux corps ne peuvent occuper 
le même lieu de V espace, ne peuvent se péné- 
trer. — Il y a dans tout objet où nous apercevons 
des changemens (accidens), quelque chose qui 
ne change point (substance) , mais qui est per du- 
rable et constant *). — Tout événement doit être 
produit par une cause, — et tout événement 
doit produire un effet. — Effet et cause ne 
peuvent exister ensemble, mais doivent avoir 
lieu dans des instans différens , de telle sorte 
que la cause précède toujours, et que V effet 
suive toujours, sans que cet ordre puisse 
changer dans aucun cas. — Toutes les choses 
co-existantes sont entr'elles en une relation de 
dépendance, c'est-à-dire , d'action et de réaction. 
etc. . . , etc. . . Il est inutile de multiplier da- 
vantage les exemples de pareilles propositions ; 
il en a déjà été donné quelques-uns dans les 
articles précédens. 



*) Par exemple: Le monde varie sans cesse ; et tout ce qu'il 
renferme prend sans cesse de nouvelles formes; mais U matière, 
la substance du monde, reste toujours la même en essence et en 
quantité. 

TOME I. 14 



I 



210 

Sent-on la puissance irrésistible de conviction 
avec laquelle ces axiomes se présentent , et se 
font adopter à l'esprit? L'autorité despotique 
avec laquelle ils forcent a convenir de leur 
universalité , et de leur nécessité ? Sent-on 
] 'absolu et l'inconditionnel qui est caché en eux ? 
aperçoit-on la lumière qui éclate , dès qu'ils se 
montrent ? la certitude invariable et apodictique 
avec laquelle ils prononcent sur tous les cas 
imaginables , et sans restriction , de telle sorte 
que leur contraire, oui même une simple ex- 
ception qu'on voudrait y faire , serait une ab- 
surdité qui impliquerait contradiction , et qui 
n'obtiendrait jamais l'assentiment de l'esprit *) ? 

La certitude analogique n'a pu naître que de 
la multiplicité des cas semblables ; après mille 
expériences , elle n'est parvenue qu a des tâton- 



*) L'esprit peut admettre un état de choses où la terre n'aurait 
plus les mêmes mouvemens par rapport au soleil ; il peut admettre 
des hommes qui ne seraient pas mortels , qui auraient le teint 
vert, etc. . . . Mais personne ne s'avisera jamais d'imaginer deux 
lignes droites différentes d'un point à un autre , un triangle dont 
les trois angles vaudraient plus ou moins que la demi-circonfé- 
rence , etc. , etc. ... Il y a plus encore qu'absurdité' , il y a im- 
possibilité à imaginer ces choses. D'où nait le sentiment intime 
dans l'homme , de cette impossibilité ? Est-ce de l'expérience , qui 
varie sans cesse ? Non ; c'est de sa propre nature , de celle de ses 
facultés cognitives qui ne changent jamais , et qui impriment ces 
formes constantes aux objets dont il prend connaissance. 



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211 

nemens, qu'à des conjectures: et l'expérience, 
réciproquement, mille fois répétée, n'a pu nous 
conduire qu'a une vacillante induction. — 
Au contraire, la certitude apodictique , que je 
trouve dans grand nombre de mes connaissan- 
ces, d'axiomes et de principes fondementaux , 
marche d'un pas ferme, décide avant toute 
expérience, décide pour tous les cas, sans com- 
position , sans restriction ; l'expérience , que je 
n'ai pas attendu pour me convaincre, s y con- 
forme et reçoit des lois de ma pensée. 

La certitude analogique s'est établie chance- 
lante sur un grand nombre d'expériences anté- 
cédentes. Elle n'est devenue à priori que pour 
les expériences subséquentes , et elle est de telle 
nature, qu'une seule expérience qui n'y sera 
pas conforme, suffit pour la renverser. — La 
certitude apodictique s'est établie d'autorité et 
inébranlablement par sa propre puissance ; elle 
prescrit les lois et conditions des expériences à 
venir, lesquelles ne semblent avoir lieu que 
pour raffermir. Elle est le véritable à priori , 
Y à priori pur , indépendant de l'expérience , 
puisqu'aucune expérience ne peut la contredire. 

La certitude apodictique précède l'expérience : 
elle ne dérive donc pas de l'expérience . 

La certitude apodictique porte les caractères 
(F universalité et de nécessité absolues : elle ne 

14. 



212 

dérive donc point de l'expérience , qui ne peut 
établir qu'une certitude analogique. 

Et puisqu'elle ne dérive point de l'expérience, 
c'est-à-dire , puisqu elle ne nous est point donnée 
du dehors , il faut bien qu'elle ait sa source en 
nous; cela admis, tout le merveilleux qui s'y 
manifeste d'abord s'évanouit , car ce qui est en 
nous y est toujours , y est toujours également , 
et doit nous apparaître comme universel et né- 
cessaire. C'est la couleur rouge de la chambre- 
obscure dont il a été question dans l'Art V. 

Enfin „ cela étant, il faudra convenir que 
toutes nos connaissances naissent avec, mais 
non pas de l'expérience, distinction qui est de 
la plus haute importance. 



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213 

Remarque première. 

Les mathématiques pures, la logique, la phi- 
losophie transcendentale , la physique pure, et 
quelques autres connaissances reposent, quant 
à leur possibilité , et la plupart quant à leur 
contenu , sur des principes à priori purs , et 
par conséquent d'une certitude apodictique, qui 
est accompagnée de nécessité et d'universalité. 
Sans ces caractères en effet, les principes ne 
peuvent être certains et invariables; ils ne 
peuvent offrir aux connaissances qui se fondent 
sur eux une base vraiment solide et scientifique. 
On ne peut élever k la dignité de science, dans 
toute la rigueur de ce terme, que les sciences 
rationnelles, qui renferment des principes à 
priori purs. 

Quant aux autres connaissances , elles ne sont 
pas fondées sur des principes purs , mais elles 
livrent en résultat des principes empiriques» 
qui ne donnent pour les cas futurs qu'une 
certitude conjecturale, une certitude d'analogie 
et de probabilité. On ne peut pas accorder que 
les connaissances empiriques soient des sciences 
proprement dites ; elles ne s'élèveront a ce rang 
que quand le génie leur aura trouvé des prin- 
cipes apodictiques. De ce nombre est sur-tout la 



214 

médecine , simple empirisme , qui ne repose 
que sur des faits , que d'autres faits peuvent 
contredire , et qui n'a pour doctrine que des 
aphorismes d'induction, dépourvus de toute 
certitude apodictique *). 



*) L'anglais Brown a tenté de fonder la médecine sur des 
principes purs ci priori, et par-là de l'élever au rang des sciences 
proprement dites. Je ne puis décider s'il y a réussi , mais tout 
penseur ne peut qu'applaudir à son but et à Vidée qu'il a 
éveillée, idée belle et solide qui fructifiera indubitablement 
quelque jour , et qui tirera la métlecine de l'état de confusion et 
d'incertitude où elle est encore. C'est un essai pareil que Lavoi&ier 
a tenté pour la chimie, et par-là il en est devenu le grand 
réformateur. La logique a dû à Aristote d'c*tre devenu une science 
pure à priori ; la géométrie a dû le même avantage à Thalès , 
ou , quel que soit son nom , à celui qui a vu le premier que 
l'entendement devait construire avant la main. V lam , Galilée , 
Toricelli , Sthal ont posé les fondémens d'une physique pure ; 
Kepplcr ceux de l'astronomie -, Kant ceux d'une philosophie 
scientifique. Il n'y a que les têtes systématiques qui soient 
capables de tirer ce parti de l'expérience , et de l'attacher à un 
fil qui conduise avec sûreté dans le labyrinthe. Les systèmes 
trompent souvent (et l'on verra pourquoi et comment) , mais hors 
d'eux point de salut pour les sciences. Un faiseur d'expérience 
est fe maçon qui travaille en aveugle au bâtiment dout le géniç 
systématique est l'architecte. Sans doute qu'il faut bien aligner 
dei pierres et remuer du mortier pour bâtir un édifice, mais il 
faut que la pensée de l'architecte ait précédé et réglé la place 
des matériaux. 



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215 

. 1 

Remarque seconde. 



Affirmer, c'est juger. La certitude , quelle 
quelle soit, se manifeste toujours en nous par 
un jugement. Or nous jugeons de deux manières. 

1°. Nous affirmons d'une chose ce qui est 
déjà renfermé dans la représentation que nous 
avons de cette chose , comme quand nous disons : 
Un corps est étendu. — Un triangle a trois 
côtés. — Un cercle est rond. — Une perpen- 
diculaire ne penche ni à droite ni à gauche. — 

Un animal est un être vivant. — etc 

Les jugemens de cette espèce se nomment 
analytiques , parce qu'on n'a qu'à analyser un 
objet pour les trouver. Ils sont toujours à 
priori , car on n'a pas besoin d'en faire l'expé- 
rience, pour savoir que ce qui est renfermé 
dans l'idée d'un objet peut être affirmé de cet 
objet. Ils sont d'une certitude absolue , et fondés 
sur le principe de la contradiction*). Ils servent 
à classer , à rendre plus claires nos connaissances 
des objets, mais ils ne peuvent évidemment 



*) C'est-à-dire, on ne peut découvrir par l'analyse dans un 
objet, et l'on ne peut assurer de cet objet, que ce qui ne lui 
est pas contradictoire. 



216 

jamais servir à les étendre , à en acquérir de 
nouvelles. 

2°. Pour acque'rir des connaissances nouvelles 
des objets, il nous faut leur attribuer des 
qualités, des rapports qui ne se trouvent pas 
encore renfermés dans la représentation que 
nous avons d'eux, et qui soient pris tout-à-fait 
en dehors de cette représentation. Dans ce cas , 
les jugcmens sont synthétiques , c est-à-dire , 
additionnels. On a eu long-tems l'idée de l'air , 
sans rien savoir de sa pesanteur , de sa couleur 
bleue , de son élasticité , de sa composition 
d'oxigène et d'azote; à chaque fois qu'on lui a 
découvert ces nouveaux attributs, on a formé 
des jugemens synthétiques. Or, quant à la 
source de ces jugemens ; il s'offre deux considéra- 
tions auxquelles il est indispensable de s'arrêter. 

A. Jugemens synthétiques qui suivent Vexpê- i 
rience. Ils ont lieu quand je dis: L'or est 
ductile. — La rose est odorante. — Pierre est 
malade. — Le feu brûle. — etc. ... Je vois , 
je perçois ces attributs que je donne a l'or , à 
la rose , etc. . . . , ils ont pour moi la réalité 
du fait; l'expérience est le moyen sur et 
compréhensible par où je parviens à les former ; 
ils naissent d'elle , et conformément • à elle , 
c'est-à-dire, qu'ils sont à posteriori. La source 
et la possibilité des jugemens synthétiques à 



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217 

posteriori est donc évidente , et n'a pas besoin 
de plus profondes recherches. 

B. Jugemens synthétiques qui précèdent 
V expérience. Us. ont lieu quand je dis: Le ligne 
droite est le plus court chemin d'un point à un 
autre. — Tout ce qui arrive dans la nature 
doit avoir une cause. — Le monde est éternel — 
ou, nest pas éternel, — Le monde est infini — 
ou , il est fini. — Lame est un être simple — 
elle est immortelle, et mille autres de cette 
nature, vrais ou faux, mais auxquels l'expé- 
rience ne peut m'avoir conduit, et qui par 
conséquent sont des jugemens synthétiques à 
priori. 

Ds sont à priori, car l'expérience me confirme 
bien, mais ne peut inapprendre s'il n'y a pas 
un chemin plus court que la ligne droite *); 
elle ne peut me faire voir tout ce qui arrive 
dans la nature, ni la nécessité que tout ait une 
cause; elle ne peut me donner l'idée d'un 
inonde étemel, infini, ni d'un être simple. Ces 
jugemens ne sont donc le résultat d'aucune 



*) Elle m'apprend seulement que la ligne droite est le chemin 
le plus court que j'aie trouvé jusqu'ici par expérience ; mais qu'un 
autre plus court soit absolue impossibilité , c'est ce qui ne résul- 
terait pas de cent millions d'expériences , et c'est pourtant ce que 
je sais; je le sais donc d'autre part que de l'expérience. 



218 

expérience qu'on ait laite, c'est-à-dire, qu'ils 
sont à priori. 

Ils sont iynthétique8 , c'est-à-dire, qu'ils at- 
tachent aux choses des attributs, lesquels ne 
sont pas renfermés nécessairement et comme par- 
ties intégrantes dans la représentation de ces 
choses. Qu'une ligne droite me soit donnée entre 
deux points, j'ai beau analyser et disséquer en 
mille manières, l'idée d'une ligne, suite de 
points, et l'idée de rectitude , je n'y trouve nul- 
lement celle de plies court ou de plus long .-droit 
est une qualité , dont jamais nulle idée de quan- 
tité ni de grandeur ne peut résulter. Plus courte 
est donc un attribut pris tout-à-fait en dehors 
de l'idée d'une ligne droite, mais que je me 
trouve fondé à lui adjoindre à priori. De même 
quant à ce principe à priori, que tout ce qui 
arrive doit avoir une cause , et doit produire 
un effet, je ne trouve dans l'idée d'un fait, d'un 
événement donné, avec toutes les ressources de 
la plus subtile analyse , rien que ce qui concerne 
ce fait, ce quelque chose qui arrive; je n'y 
trouve point l'idée de quelqu' autre chose qui 
a dû nécessairement précéder, ni d'une autre 
chose qui devra nécessairement suivre. La loi 
de causalité que nous transportons à toute la 
nature , et que nous posons comme base à toutes 
nos observations, est donc une représentation 



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21Q 

à priori que nous attribuons par synthèse aux 
objets *). Sans donc considérer ici le degré de 
valeur de ces jugemens synthétiques à priori 
que nous portons en certains cas, il suffit de 
reconnaître que nous en portons en effet de 
cette espèce. N'y en eût-il qu'un seul dans tout 
notre entendement, ce serait une apparition assez 
remarquable pour nous inspirer le désir de 
remonter à sa source ; mais nous trouvons de ces 
jugemens mêlés à toutes nos connaissances. 
Leur justification est positivement le plus haut 
problème d'une philosophie transcendentale. 
Cette question première, reproduite déjà pré- 
cédemment sous plusieurs formes, peut donc 
se poser ici sous cette formule plus précise : 
Comment sont possibles des jugemens synthétiques 
à priori? Je crois avoir amené mon lecteur 

• - * 

*) Le sceptique Hume (dans ses Essais philosophiques concernant 
l'entendement humain) avait déjà vu et démontré que la relation 
de cause et d y effct ne pouvait appartenir aux choses en elles- 
mêmes, et comme il n'admettait rien à priori dans l'entendement , 
il avait conclu que cette causalité était une .simple fantaisie de 
notre part, une sorte d'habitude acquise qui nous portait à voir 
les choses ainsi. C'était résoudre fort mal une difficulté aperçue 
par la plus subtile pénétration. Si la causalité n'est pas dans les 
choses, comment contracterions-nous pas expérience l'habitude de 
Vy voir? Kant a adopté les prémisses de Hume, mais il a conclu 
autrement : la loi de la causalité dit-il , n'est pas dans les choses 
observées, donc elle est dans V observateur. Elle n'est point objective, 
donc elle est subjective ; il n'y a point de milieu. 



220 

au point d'apercevoir que la solution de ce 
problème doit livrer la clé de tout le savoir 
humain. Kant, qui a saisi ce problème mieux 
que tous les philosophes qui l'avaient précédé, 
qui la exprimé d'une manière plus précise et 
plus scientifique, en a livré aussi la solution 
la plus belle qui ait paru jusqu'à lui, dans sa 
Critique de la raison pute. 



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221 



X. 

Distinction de deuoc sortes de con- 
naissances, que Pon confond tt or- 
dinaire sous le nom commun ^ab- 
straction. 

Ceux qui n'observent pas nos connaissances dans 
leurs premiers élémens et dans leur mode origi- 
naire de formation, se contentent de les prendre 
toutes formées, telles quelles sont, et de les 
analyser, ou décomposer en cet élat. Ils peu- 
vent, à l'aide de celte analyse, en distinguer 
quelques élémens, mais ils ne peuvent ap- 
prendre d'elle la nature diverse de ces élémens , 
ni d'où ils proviennent, ni même s'ils sont de 
vrais élémens. 

Ils voient, en premier lieu, que nous avons 
des connaissances qui se bornent à un seul être, 
à un individu, tel homme , telle plante , tel 
corps coloré , etc. . . et ils les appellent réalités 
idées individuelles. Ils voient en suite d'autres 
connaissances où l'entendement fait abstraction 
de toute individualité sensible, homme en gé- 
néral, plante , corps , couleurs , etc et ils 

rangent celles-ci sous une même classe, celle 



222 

des idées abstraites, ou des abstractions. Ar- 
rctons-nous a ces dernières. 

Tout ce qui n'a donc nul objet individuel et 
sensible, est appelle par les nouveaux analystes 
une abstraction; et cela sans distinction, sans 
recherche de la différence totale qu'il peut y 
avoir entre abstraction et abstraction. 

Homme , métal , livre , arbre , rivière , etc. — 
Espace, tems , substance, point géométrique, 
cause , effet , existance , infini , devoir, etc. . . . 
sont également pour eux des idées abstraites. 

n Comme j'ai pu abstraire toutes ces idées 
» des objets , il est clair , dit Tempiriste , qu'el- 
» les me sont données ou suggérées par ces ob- 
» jets ; et comme c'est la sensation qui me fait 
» connaître les objets, il est clair encore que 
» c'est de la sensation que me viennent les idées 
» abstraites." — Admirable manière de rai- 
sonner ! 

Notre chambre obscure de l'article V conclu- 
rait absolument de même si elle disait : » J'ana- 
» lyse plusieurs des objets que je vois, ils ont 
» des rameaux, des feuilles, du rouge; j'en 
» déduis donc les idées abstraites de rameau, 
» feuille, rouge, et ce sont les objets qui me 
» fournissent ces idées." 

Quant au rouge , il est bien évident que notre I 
analyste se tromperait. A la vérité si elle ne 



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voyait pas d'objets du tout (s'il faisait nuit, 
par exemple), elle ne verrait pas de rouge , 
mais cependant ce rouge ne vient pas des ob- 
jets, il vient de sa propre nature; et si elle 
V abstrait des objets, ce n'est qu'après l'avoir 
adjoint elle même à ces objets. 

Examinons donc un peu plus scrupuleusement 
toute cette famille à'idêes abstraites , et voyons 
si leur soi-disant arbre généalogique ne serait 
pas en effet divisible en deux troncs fort 
distincts l'un de l'autre ? 

J'y trouve au premier coup-dœil deux 
caractères absolument dissemblables, lesquels 
ne peuvent convenir à des idées qui auraient la 
même origine. L'un de ces caractères exclut 
l'autre , et ils me servent à séparer nos abstrac- 
tions en deux classes très^différentes. 

I. Les unes sont telles , que leur objet peut 
sur-le-champ s'individualiser et être reconnu 
pour tel objet sensible, un individu quon a 
vu, palpé, etc.... Voilà le premier caractère. 
Telles sont les abstractions: homme, pierre , 
livre, arbre, rivière, etc. ... Je dis un 
homme , une pierre , un livre , etc. . . . , et 
j'ai eu la perception sensible de ces objets in 
concreto; je sais où les prendre, et où ils 
existent. 

H. Les autres au contraire sont telles , ou 



224 

que leur objet ne peut Jamais s'individualiser , 
ou que du moins, il ne peut être jamais 
reconnu pour tel objet sensible, pour tel 
individu qu'on a vu, palpé , etc. . . . Voila 
le second caractère. Telles sont les abstractions : 
Espace, tems, substance , point géométrique, 
premier, second, nombre, le même, Vautre, 
plus, moins, cause, effet, existence, devoir, 
etc. ... Je ne saurais indiquer hors de moi un 
individu qui s'apellat espace, tems, substance, 
point géométrique , cause , infini , etc. . . . dont 
j'aie eu la perception sensible. L'objet indivi- 
duel ne peut ici se montrer seul, nu, sans 
secours d'autrui dans une sensation; je ne sais 
où prendre hors de moi ces choses; je n'ai 
jamais rien vu ni palpé de pareil ; elles restent 
in abstracto. 

Je le crois bien! Notre chambre obscure 
aurait bien de la peine aussi à me montrer hors 
d'elle un objet qui fût un rouge. Elle voit du 
rouge par-tout , elle peut l'abstraire , si bon lui 
semble, de tout; mais il n'est pas venu dans 
les objets par la même voie que le reste. 

Je demanderai donc à un analyste empirique 
où il a vu, palpé, senti, etc. Y espace pur, le 
tems pur, le point géométrique, le nombre, 
Y identité , la cause ? Il me répondra que ce ne 



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226 

sont point là des sensations, mais des abstrac* 
tions. — Fort bien ! c est-à-dire , que la 
méthode par où je parviens à me représenter 
la conception pure de l'espace, du tems , de la 

substance , du point , de la cause , etc 

c'est l'abstraction. Nous avons cette faculté 
d'abstraire, de séparer dans les objets les 
différentes choses qui les composent; mais au 
moyen de cette faculté, nous parvenons a 
abstraire des objets des choses qui ne peuvent 
être l'objet d'aucune sensation ; oui , même 
nous parvenons à abstraire de la sensation des 
choses qui ne sont pas sensibles, qui ne sont 
pas sensation! — Cela mérite bien qu'on y 
réfléchisse; s'il y a dans les objets sensibles 
quelque chose qui n'est pas lui-même un objet, 
qui n'est pas objectif, il faut bien que ce 
quelque chose soit subjectif. S'il y a dans la 
sensation quelque chose qui n'est pas sensation , 
il faut bien le chercher ailleurs que dans l'objet 
senti ; et ce pourrait bien être le rouge de la 
chambre obscure. 

Condillac et ses cjtaciples qui se piquent 
d'analyse , admettent la sensation pour le 
principe, pour Y élément simple de toutes nos 
connaissances. Il est probable que nous ne 
sommes pas éloignés de découvrir les élémens 
de ces élémens, et d'analyser leur analyse. 

TOME I. 15 



226 

En effet je reconnais, que des objets tout 
façonné* et tels qu'ils m'apparaissent , je puis 
abstraire deux sortes d'élémens: les uns ob- 
jectifs, qui peuvent se rendre individuellement 
visibles dans une sensation ; les autres nullement 
objectifs, nullement percevables dans aucune 
sensation. — 11 entre donc dans la façon des 
objets certaines parties constituantes lesquelles 
ne peuvent être rencontrées nulle part dans 
Yobjectif, et qu'en conse'quence il faut bien 
chercher dans le subjectif 

Concluons enfin qu il y a abstraction eta bs- 
tr action, que les empiristes, ,qui aiment tant 
les idées claires, et qui dissertent a perdre 
haleine sur le rapport des signes avec la pensée, 
ne devraient pas confondre des conceptions si 
différentes à cause d un nom qui leur est mal- 
àrpropos commun; enfin que les conceptions 
générales d'espèce , de classe , etc. qui reposent 
sur des individus, sont d'une toute autre 
nature, et ont une toute autre source que les 
conceptions universelles, primitives et fondamen- 
tales , qui ne peuvent reposer sur aucun rapport 
d'individus. 




i 



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227 



Remarque première. 

» 

Condillac a écrit un Essai sur Vorigine de* 
connaissances humaines. Quand on a lu cet 
ouvrage avec l'attention qui convient à ces sortes 
de matières et la plume a la main, qu'on a 
extrait, analysé, rapproché, on trouve en 
résultat les notions les plus contradictoires et 
le chaos le plus ténébreux sur l'objet principal 
de l'Essai; on ne peut deviner ce que Fauteur 
a voulu dire par ces mots; Vorgine de nos 
connaissances. 

' Il distingue d'abord deux sortes de métaphy- 
sique: « L'une y dit-il, ambitieuse , veut percer 
tous les mystères, la nature, V essence des êtres, 



■s 


1 


ni 


i 



ou non , je ne vois pas trop quel autre but 
pourrait avoir une métaphysique, ni comment 
on pourrait appeler métaphysique des recherches 
qui n'auraient pas un tel but. Rien n'est, par 
exemple, plus mystérieux et plus caché que 
l'origine de nos connaissances, et c'est pourtant 
ce que Condillac lui-même assure qu'il veut 
rechercher). « L'autre , ne cherchant à voir les 
choses que comme elles sont en effet, est aussi 
simple que la vérité même." 

15. 



228 

Voir les choses comme elles sont en effet! 
mais c'est-là précisément la grande difficulté; 
c'est là le noeud gordien de toutes les métaphy- 
siques, et rien n'est plus ambitieux que cette 
simplicité et celte vérité-\a. Condillac voulait 
peut-être dire : Voir les choses comme elles 
nous semblent être en effet? mais pour les voir 
ainsi , on n'a nul besoin de métaphysique , ni 
de première, ni de seconde qualité; et sur ce 
chemin Ton ne parvient sùremqnt pas a Y origine 
de nos connaissances. 

« Nous ne découvrirons point une manière 
sûre de conduire nos pensées, tant que nous ne 
saurons point comment elles sont formées" Sans 
doute , découvrir le mode de formation de nos 
pensées, c'est déjà beaucoup, mai* ce n'est pas 
encore leur origine , et bien sûrement Condillac 
n'a découvert ni l'un ni l'autre. 

a Nous ne devons aspirer, poursuit-il, qu'à 

découvrir une première expérience Elle doit 

montrer sensiblement quelle est la source de 
nos connaissances y quels en sont les matériaux, 
par quels pridpes ils sont mis en oeuvre , quels 
instrumens on y emploie, etc. 1 '... Voilà une 
expérience bien fertile: mais je doute fort que 
tout cela s'y trouve. Car enfin il s'agit de savoir 
comment haït l'expérience elle-même, comment 
l'homme parvient à faire une expérience; et 



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220 

pour me servir des expressions de l'auteur, il 
s'agit de découvrir les matériaux, les principes, 
les instrumens qui s'emploient a la confection 
d'une expérience humaine? Or, comment dé- 
couvrirai-] e ces choses, si je commence a une 
expérience toute façonnée et parfaite. C'est 
comme si quelqu'un voulait deviner et découvrir 
les procédés du métier de l'orfèvre, d'après un 
ouvrage d'orfèvrerie qu'il aurait entre les mains. 
Apprendrait-il ainsi d'où a été tiré ce métal y 
dans quel état il se trouvait au sortir de la 
mine , quel degré de feu et quelles manipulations 
il lui a fallu subir , quelles règles l'ouvrier a 
suivi , quels outils il a employé ? Nullement , 
il faut pour cela aller à la mine, à l'atelier, 
remonter plus haut que le fait et l'expérience. 

» Tai, ce me semble, trouvé la solution 
de ce problème, ajoute l'auteur , dams la liaison 

des idées , soit avec les signes , soit entr" elles 

On voit que mon dessein est de rappeler à un 
seul principe tout ce qui concerne Ventendement 
humain , et que ce principe sera une expérience 
constante, dont toutes les conséquences seront 
confirmées par de nouvelles expériences." 

Voila qu'il ne s'agit plus des sources ni des 
matériaux de nos connaissances , c'est une ex- 
périence , c'est-à-dire , une connaissance qui 
•fournit à tout cela; c'est une expérience qui 



330 

est le principe premier et unique de l'expérience 
en général ; c'est la liaison des idées qui expli- 
quera V origine des idées; comme si avant de 
lier des choses entr'elles , il ne fallait pas d'abord 
que ces choses fussent Ta, et par conséquent 
qu'elles aient une origine antérieure! D'où me 
■vient telle idée ? — De ce que je la lie à une 
mitre! Et d'où vient cette autre ? et d'où vient 



2J 




m 


•m 



de fonder toute expérience possible sur une 
première expérience, et celle-ci sur rien, je 
reconnais encore une fois le procédé cosmologi- 
que de mon brave Indou qui fonde la terre sur 
un éléphant, l'éléphant sur une tortue, et celle- 
ci sur le vide, Voilà cependant ce qu'on appelle 
en France depuis trente ou quarante ans de la 
métaphysique lumineuse. 

Laissons la cette lumière, et examinons en 
peu de mots les différens points de vue de 
l'origine de nos connaissances. 

Premier point de vue. La première de toutes 
les conditions pour que des connaissances aient 
lieu , c'est qu'un être capable de connaissance , 
un être cognitif soit posé. Ce cognitif absolu, 
étant encore seul , ne se trouve pas de bornes ; 
il ne connaîtra que quand il sera détermine , 
fixé, quand il percevra un objet, c'est-à-dire, 

une limite. Son état primitif est donc illimité, 



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231 

indéterminé. Sa première connaissance est celle 
de son propre être, cette aperception qu'a le 
moi de lui-même , est la seconde condition in- 
dispensable à l'acquisition d'autres connaissan- 
ces : car comment le cognitif dirait-il je connais, 
s'il ne disait /*, ou je suis ? il faut que la con- 
science de lui-même accompagne toutes ses con- 
naissances , sans quoi il ne saurait pas que c'est 
lui qui connaît. Le cognitif se perçoit donc ; 
il n'y a la encore ni variété d'objet , ni multiple* 
ni divisibilité'; cet acte est simple, l'état de 
l'être cognitif est donc l'infini : la conscience 
qu'il a de lui-même est le point mathématique. 
Tout ce qui pourra l'affecter , ne l'affectera que 
dans ce sentiment de lui-même et ne sera par 
conséquent non plus qu'un point mathématique. *) 
Qui étend ce point pour en faire une ligne ? 
pour en faire une surface, un corps? Qui 
suscite dans ce cognitif uniforme , un multiforme 
et une diversité? qui y trace le triangle, le 
cercle , le cube , et y place toute la géométrie ? 
Qui limite le moi primitif, l'entoure d'un non- 

mm • 



* ) Comme cette doctrine , qui n'aura pas lieu de reparaître dans 
le reste de cet ouvrage , puisqu'elle appartient à une métaphysique 
transcendente , pourrait ici paraître obscure , je prie le lecteur dé 
recourir à la fin du volume , au second Appendice , lequel n'y 
est placé que pour donner quelqu^tclaircissement sur cette 
matière. 



232 

moi actif, puissant? Qui a posé le moi 9 qui 



m 









le principe efficient de nos connaissances? — 
Voila un des sens dans lequel on peut entendre 
la question de leur origine. Origine signifie 
dans ce cas, fond réel, base primitive et fonda- 
mentale. Cette question est du ressort d'une 
métaphysique ou onthologie transcendante. 

Second point de vue. L'être cognitif étant 
posé , la possibilité de ses connaissances étant 
posée aussi, il s'agit de rechercher le mode 
suivant lequel cette possibilité est mise en exé- 
cution; c est-a-dire , qu'il s'agit de rechercher 
les lois fondées dans la nature de l'être cog- 
gnitif , suivant lesquelles s'exercera et se déve- 
loppera son action dans l'acquisition des con- 
naissances. De cette recherche, il résultera que 
nous saurons discerner, si dans les connaissances 
acquises par l'être cognitif il y a des choses qui 
lui sont données par une impression étrangère, 
s'il y en a d'autres qui viennent de sa propre 
nature, de sa constitution, et des lois d'action 
qui reposaient en lui pour s'y développer dès 
que l'action aurait lieu. Nous apprendrons à 
discerner, en un mot, ce qui vient de l'objet 
connu ou du sujet connaissant. — Sous ce point 
de vue nous avons à considérer la source de nos 
connaissances en tant qu'elle peut être objective 



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233 

ou subjective; nous avons à considérer les lois 
régulatrices , le principe coordonnant- de leur 
naissance et de leur développement. Origine 
signifie dans ce cas : source (objective ou subjec- 
tive), base formelle, principe coordonnant de 
nos connaissances. Sa recherche appartient a 
une philosophie transcendent aie, ,j 
Troisième point de vue. Ceci ne concerne 
plus le fond réel, plus le fond formel de nos 
conrahssances , mais seulement le fait de leur 
acquisition individuelle, leur génération et leur 
naissance dans, le lems. A tel moment, à telle 
occasion, j'ai acquis telle idée; voila son ori- 
gine. Cela ne signifie que l'instant où on Ta 
acquise, l'accident de sa naissance effective. Les 
empiristes, qui s'en tiennent strictement au fait, 
et ne remontent jamais au-delà de l'expérience 
et du fait, ne peuvent admettre une autre ori- 
gine de nos connaissances. Voilà pourquoi Con- 
dillac trouve ses idées toutes faites, et que sa 
première opération est de les lier entre elles et 
avec des signes. Delà il résulte aussi que n'ad- 
mettant pour nos idées aucun élément antérieur 
à la conscience de l'idée, l'empiriste s'imagine 
que tout ce qui se trouve dans l'analyse d'une 
idée est également acquis, et donné par. l'objet 
de cette idée. Il ne lui tombe pas en pensée de 
faire aucune distinction ; et fidèle à son adage , 



234 

nikil eue in intellect u quod non fuerit in sensu, 
» que rien n'est dans l'intellect qui n'ait passé 
par les sens/' il ne recherche pas d'où l'idée 
provient , quelle est sa nature et le mode origi- 
naire de sa formation. Origine signifie donc, 
dans ce dernier cas, l'instant de l'acquisition 
accidentelle, et les circpnstances qui laccom- 
paçnenL. Ces recherches appartiennent a la 
psychologie empirique. 



On peut reconnaître par cette explication si 
les métaphysiciens empiristes sont sur le chemin 
de la vraie origine de nos connaissances, si la 
direction, la tendance de leur philosophie les 
y conduit, et si le premier pas à Caire pour 
trouver un meilleur chemin , n'est pas de don. 
ner à nos recherches une direction transcen- 
dentale? 



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235 



> 

Remarque seconde. 



On dit tous les jours: le soleil se lève, le 
soleil se couche; et cependant tout le monde 
sait bien que le soleil ne bouge de sa place ; il 
n'y a pas à cela de réalité objective ; il n'y a 
qu'une réalité subjective; c'est nous qui nous 
levons et qui nous couchons. Mais qu'importe ? 
Le phénomène visible se passe ainsi; tout le 
monde voit réellement lever et coucher le soleil ; 
la réalité phénoménale est là pour tous les 
hommes ; et dans ce sens , le soleil se lève et 
se couche bien réellement. 

On dit encore : le soleil est chaud , le soleil 
brûle ; et cependant on sait qu'en cela la réalité 
objective est nulle. Le soleil est un corps opaque 
et froid comme notre terre, et peut-être encore 
plus froid. Plus on s'en rapproche, et plus on 
gèle ; les plus hautes montagnes sons couvertes 
de glaces et de neiges éternelles ; les aéronautes 
ne peuvent supporter la froidure des régions 
supérieures; la chaleur est la plus grande 
dans les vallées profondes , et elle n'est qu'un 
phénomène produit par le mélange de la 
lumière avec certains gaz terrestres. Mais la 



236 

réalité phénoménale et apparente subsiste; les 
hommes doivent s'y tenir. 

La plupart des physiciens et même des gens 
un peu instruits, ne doutent plus quand on dit 
d'un objet, qu'il est rouge, ou verd, ou jaune, 
etc. ce rouge, ce verd, ce jaune n'existe en 
effet que dans l'œil du spectateur; ils sont; 
convaincus de la subjectivité et de l'idéalité 
des couleurs, aussi bien que de celle des sons, 
des odeurs , etc. . . . cependant la réalité phé- 
noménale l'emporte et doit l'emporter. On dira 
toujours, et avec le meilleur droit imaginable, 
qujinc rose est rouge, ou blanche, qu'elle 
omàle un doux parfum, etc 

Notre chambre obscure de l'article V, qui 
vient souvent a mon secours, voit tous les 
objets rouges , et ils sont rouges en effet pour 
elle. Rien de mieux fondé et de plus solide 
que le jugement quelle en porte, et elle doit 
s'en tenir à la réalite qui se manifeste à elle. 

Mais cette réalité subjective et phénoménale, 
qui est effective, absolue, valable, n'est effec- 
tive , absolue et valable que pour le sujet et 
dans le sujet: hors de là, et si on veut la faire 
objective, elle n'a plus de sens, elle devient 
fantôme , rien. 

Si notre chambre obscure veut raisonner sur 
ce rouge comme appartenant aux objets hors 



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237 

d'elle, et tels qu'ils sont en eux-mêmes, elle 
trouvera sans doute des raisons pour expliquer 
ce rouge dans les objets par la disposition des 
parties, par la réfraction de la lumière, et 
cent autres belles choses , que d'autres chambres 
obscures de sa sorte pourraient admirer , mais 
dont une chambre obscure un peu transcen- 
dentale se moquerait. 

Il en arriverait de même à un physicien 
qui voudrait donner aujourd'hui 4 une réalite' 
objective aux couleurs , aux sons , etc.* ... et 
expliquer comment ces choses résident dans les 
objets, et comment de Ta elles se détachent, 
voyagent par l'air et se manifestent à nous au 
moyen de nos organes. 

Le soleil échauffe, brûle même quelquefois, 
il est ardent , je le vois , je le soutiens, et quand 
j'aurai froid, j'irai tant que je pourrai me mettre 
au soleil pour me réchauffer : tout cela est vrai 
pour moi et pour mes pareils, cela est vrai 
en nous et dans nos sensations d une réalité 
subjective et phénoménale. Mais hors de là, 
c est toute une autre affaire ; je me garderai bien 
de faire de ma réalité subjective et humaine, 
une réalité objective et solaire. C est ce que 
faisaient encore naguères les physiciens, et 
même notre grand et immortel Buffon que je 
révère d'ailleurs. Ils transportaient au soleil 



238 

ce qui se passait en eux, et raisonnaient d'après 
cette vue. Le soleil était un océan de flamme , 
un corps bouillonnant et en fusion, qui de tems 
en tems absorbait des comètes pour entretenir 
le feu. Aujourd'hui le soleil n'est plus si 
terrible , et plus si magniBque pour les poètes , 
il ne dévore plus de comètes, ne brûle plus, 
et son nouvel état obscur et froid dément tous 
les beaux raisonnemens faits pour expliquer sa 



■s 






• 



Quand est-ce donc qu'on ne se trompe pas? 
quand on reste dans les bornes de la realité 
subjective en phénoménale: 

Quand on ne transporte pas aux choses, et 
hors de nous, ce qui n'est réel que pour nous 
et en nous : 

Quand on ne croit pas par expérience, et par 
observation des faits, parvenir à une réalité 
objective. 

En effet nos sensations, nos expériences ne 



*) Le premier , à ce que je crois , qui ait donné sur la nature 
du soleil et sur son atmosphère lumineux, des idées plus saines 
et plus justes, est un savant et modeste académicien de Metz, M. 
Cattand, qui, dans un discours lu à sa société en 1790 ou 4794 , 
établit la théorie alors nouvelle et paradoxale du soleil comme 
corps obscur. Sa démonstration était physico-chimique , et à priori. 
Les plus célèbres astronomes ont adopté cette opinion ; mais je 
ne sache pas qu'aucun Tait eue avant M. Cattand, ni qu'on lui 
ait fait honneur de la .découverte. 



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239 

sont que nos manières d'être affecté. Et d'où 
vient que nous attribuons nos manières d être 
affectes aux choses qui ne sont pas nous ? d'où 
vient que nous raisonnons là -dessus, et croyons 
trouver la vérité sur ce chemin ? 

Nos sensations, nos expériences se passent 
dans nous , dans le sujet : elles sont donc sub~ 
jectives : 

Or subjectif et idéal , c'est tout un. Le sys- 
tème entier de nos connaissances n'est donc 
qu'un pur système d'idéalisme; c'est Ta tout 
notre avoir et savoir. 

Mais cet idéalisme devient infailliblement et 
toujours, et dans tous les cas pour nous un 
réalisme pratique; nous ne sentons, ne pen- 
sons qu'en nous, et nous établissons d'autorité 
et invinciblement un hors de nous que nous 
sentons et que nous pensons. — Par quelle 
magie s'opère ce miracle *) ? — C'est ce que nous 

*) On sent bien qu'ici système na veut pas dire opinion ; ni 
idéalisme une doctrine. Système d'idéalisme signifie ici que tout 
l'ensemble de nos connaissances naissant et se développant en 
nous , cet ensemble est un pur itUal, dont nous faisons pourtant 
quelque cbosc de réel à notre insu , et sans pouvoir nous en em- 
pêcher ; voilà ce que veut dire réalisme en cet endroit. Au reste , 
la question Ici projetée est à peu près la même que celle pro- 
posée par à'Alemlert dans le passage cité ci-dessus , à la fin de 
l'art IV : « L'examen de l'opération de l'esprit qui consiste à 
passer de nos sensations aux objets extérieurs , est évidemment le 

premier Comment concluons-nous de nos sensations l'existence 

des objets etc.** 



I 



240 

tâcherons de faire voir. — Et jusqu'où peut-on 
se fier à ce réalisme ? — C'est ce que nous nous 
efforcerons aussi de faire voir. 

En attendant, qu'on saisisse bien la parenté 
intime de ces expressions , ou si l'on veut de ces 
idées: subjectif, phénoménal, connaissable , — 
et de celles-ci: objectif, réel en soi, incon- 
naissable. 

Les empirâtes veulent faire concorder ces 
deux choses séparées par le chaos ; ils concluent 
du subjectif et du phénoménal , à l'objectif et 
à l'impercevable. Ils disent que le soleil brûle 
et flambe , par ce qu'ils ont en eux , à l'aspect 
du soleil , la sensation du chaud : c'est ainsi qu'ils 
nient Dieu, parce qu'ils trouvent en eux l'idée 
creuse d'une machine à ressorts , qu'ils la trans- 
portent au monde , et qu'ils y établissent de leur 
autorité des rouages , au lieu d'une intelligence ! 

Celui qui parvient a ne rien croire de tout 
cela , a déjà fait un pas vers le transcendental. 

Il est donc deux réalités , entre lesquelles il 
y a un abyme , que la sensation et l'expérience 
si prisées ne franchissent point; mais en de- 
meurant sur leur lerain , elles y sont des guides 
sûrs. 

Que l'homme reste donc dans l'étroite loge 
que son créateur lui a donnée : sa réalité hu- 
maine et phénoménale y est bonne, valable, 



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241 

suffisante a tous ses besoins. Dans le soleil, elle 
n'a plus de cours , elle n'est plus qu'illusion. 



N'oublions plus cette antithèse précise des 
deux réalités : 1°. Réalité humaine, subjective , 
phénoménale, immanente, comme on voudra; 
vrai patrimoine et monde de l'homme : objet de 
la spéculation transcendentale. 

2°. Réalité des choses en soi, objective, nou- 
mènale, absolue, réalité des réalités; champ 
interdit a l'homme , valeur inconnue , x dans 
son équation intellectuelle : objet de la méta- 
physique transcendante. 

Là où l'homme devient complètement risible , 
c'est quand de la première réalité , il veut faire 
la seconde, quand il veut donner son réel sub- 
jectif, relatif à lui, pour le réel objectif, le 
réel absolu. — Alors naissent ces doctrines 
spéculatives de matérialisme et d'idéalisme , qui 
tendent vers le transcendent , vers le réel ab- 
solu, mais qui planant sur Tabyme , et ne trou- 
vant pas oii se poser , se consument en vains 



■s 




7n 


i 



des idées pures, que la raison spéculative, en- 
traînée par ses propres illusions , attendant tout 
de ses propres forces, s'irrite d'être attachée à 
des sens et à des perceptions qui entravent spn 
essor: ainsi la légère colombe, qui fend l'air 
tome I. 16 



242 

d'un vol rapide , pourrait se plaindre aussi de 
la résistance que lui oppose 1 élément qui la 
soutient, et croire que, gênée par lui, elle 
volerait bien mieux dans le vide. Cette compa- 
raison, aussi juste que gracieuse, est de Kant, 
qui s'en sert à l'égard de Platon. 

1°. La spéculation transcendentale , qui ne 
veut expliquer que le savoir humain , et en 
tant qu'il est humain , dit : 

» Qu'est-ce , dans l'homme , que la représen- 
tation d'une chose ? " 

» Comment expliquer la nature (perçue et 
vue par l'homme) ? M 

Réponse. » Par les lois de la perception et 
de la cognition de l'homme." 

2 Q . La spéculation transcendente au con- 
traire, dit: 

» Qu'est-ce qu'une chose en elle-même?" 

» Comment expliquer la nature (en elle- 
même, et telle qu'elle est, indépendamment de 
t homme)*" 

La première est fondée dans le sujet même 
qui philosophe, dans Vauton; la seconde cher- 
che son fondement au-dehors, dans Vhéteron. 

C'est là-dessus que Bouterwek, dans son ex- 
cellent livre intitulé Idée d'une apodictique, a 
fondé la distinction et les dénominations de 



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243 

réalité autothétique , et de réalité hétèrothètiquo. 
La science de Tune est, selon lui, la métaphy- 
sique autothétique (la même que nous appelons 
transcendentale) , science des apparences, du 
monde sensible; c'est le savoir humain. La 
science de l'autre est la métaphysique hétéro- 
thétique (la même que nous appelons transcen- 
dente), science des choses absolues, du monde 
réel en soi: c'est le savoir divin, a jamais interdit 



1 


l 


WU1 





convenables : mais sur-tout il convenait ici de 
rendre cette distinction des deux réalités sensi- 
ble, et de la présenter sous toutes les formes. 



TABLE. 

4JÉDICACE à V Institut national . . v. 

fréfjcb. Notice biographique et litté- 
raire concernant Emmanuel kjnt. — 
Adversaires de sa philosophie. — Un 
mot de la culture intellectuelle des Al- 
ternant. — Dessein du présent ouvrage, vu. 

PREMIÈRE PARTIE. 

NOTIONS PRELIMINAIRES. 



L 



art. I. idée de la philosophie comme dis- 
position naturelle, et besoin de V homme. 

art. II. Des diverses définitions de la phi- 
losophie. — S'il est nécessaire d'en don- 
ner une. — Différence essentielle des 
mathématiques pures et de la philosophie. 25. 

art. III. idée et division de la philosophie 
comme science 

art. IV. De la Métaphysique en parti- 
culier 55 

art. V. Principales opinions en métaphy- 
sique. — D'où elles procèdent. — em- 
pirisme {matérialiste et spiritualis- 



42. 



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245 

te). — rationalisme (qui renferme 
sous lui: naturalisme, égoïsme, dua- 
lisme, idéalisme et réalisme, théoso- 
phisme , harmonie préétablie , idées 
innées de Platon, de Descartes, de 
Leibnilz) • . . . 69. 

art. VI. idée d?un jfioint de vus transcen- 
dental en métaphysique 108. 

art. VII. Quelle philosophie règne main- 
tenant en Fra/nce? — En particulier 
quelle métaphysique et quelle morale ? — 
Période des scholastiques , — des scep- 
tiques , — des cartésiens , — des En- 
cyclopédistes et des beaux-esprits. . . 129. 

art. VET. Insuffisance de Vempirisme et 
des cmalyses données jusqu y ici de Ven- 
tendement. — Nécessité d y en revenir 
à la méthode critique et à un point de 
vue transcendental 172. 

art. K. Différence de la certitude analo- 
gique et de la certitude apodictique. — 
D'où procède cette dernière? .... 201. 

remarque première , sur les principes cons- 
titutifs des sciences. . . .... 213. 

remarque seconde, sur les jugemens ana- 
lytiques et les jugemens synthétiques. 215. 

art. X. Distinction de deux sortes de cm- 



246 

naissances , que Ton confond d'ordinaire 
sous le nom commun d'abstractions. . 221. 

remarque première, sur ce quon doit ap- 
peler 1 origine de nos connaissamces. . 227. 

remarque seconde, sur deux différentes 
sortes de réalité 235 - 



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