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Full text of "Bulletin littéraire et scientifique : revue critique des livres nouveaux"

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in  2010  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.arcliive.org/details/bulletinlittra1845clier 


REVUE  CRITIQUE 


DES 


LIVRES  NOUVEAUX 


IMPRIMERIE     DE     FERD.     UAMBOZ. 


REVITIS  CRITIQUE 


DES 


LIVRES  NOUVEAUX 


PUBLIES 

PEIAHT  l'ANÉE  184S 


REDIGEE 


Uau  /loet  <^betimiUz 


13'  ANNEK, 


GENEVE, 

AB.  GHERBULIEZ  ET  C%   LIBRAIRES. 

PARIS, 

MÊME  MAISON,   PLACE  DE  l'ORATOIRE,   6. 


Ketiue    Critique 

DES   LIVRES   NOUVEAUX 

.aiicteo    1845. 


I" 


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Genève,  1"' janvier  1845. 

La  grande  question  religieuse  absorbe  de  plus  en  plus 
toutes  les  autres  idées  qui  préoccupaient  naguère  notre 
^oque.  Sur  elle  se  concentre  l'activité  des  esprits;  elle 
tend  à  faire  disparaître  les  partis  politiques  ou  socialistes 
en  effaçant  les  limites  qui  les  séparent,  et  à  ranger  leurs 
soldats  sous  les  deux  antiques  bannières  de  la  liberté  de  la 
pensée  et  de  la  soumission  aveugle  à  un  pouvoir  infaillible. 

De  nombreux  signes  du  temps  semblent  annoncer  rap- 
proche d'une  crise  qui  ne  sera  pas  sans  analogie  avec  celle 
du  seizième  siècle. 

Le  vent  de  la  Réforme  s'est  levé  de  nouveau,  son  souffle 
moins  impétueux  ne  produit  pas,  sans  doute,  comme  au- 
trefois, ces  tempêtes  qui  frappent,  brisent  et  renversent; 
mais  il  n'en  est  que  plus  efficace  et  plus  bienfaisant.  Déjà 
son  action  commence  à  se  faire  sentir,  surtout  dans  les 
contrées  d'où  le  protestantisme  fut  violemment  extirpé  par 
la  persécution. 

Là  se  manifeste  un  désir  de  posséder  cette  liberté  de 
conscience,  pour  laquelle  les  ancêtres  ont  subi  courageo- 
sement  l'ex»!  on  le  martyre. 

1 


Des  populations  entières  réclament  ce  que  Li  révocation 
de  l'édit  de  N^antes  leur  enleva,  le  droit  de  choisir  entre  la 
messe  et  le  prêche,  d'abandonner  le  curé  pour  le  pasteur. 
Et,  comme  aujourd'liui  la  Charte  consacre,  en  France, 
la  liberté  des  cultes,  le  mauvais  vouloir  de  quelques  auto- 
rités locales  ne  sera  certainement  pas  un  obstacle  sérieux. 

Ailleurs,  c'est  du  sein  même  du  catholicisme  que  s'élè- 
vent des  voix  courageuses  qui  demandent  l'abolition  du 
célibat  des  prêtres  et  de  la  confession  auriculaire,  ou  stig- 
matisent énergiquement  les  révoltants  abus  à  laide  des- 
quels on  exploite  encore  la  su'perstilion  et  l'ignorance. 

Les  principaux  organes  de  la  presse  française  ont  dé- 
noncé le  trafic  des  messes,  les  médailles  miraculeuses,  les 
amulettes  de  Trêves,  Puis  des  rangs  du  bas  clergé  sont 
sorties  des  plaintes  contre  la  tyrannie  des  évêques,  contre 
le  ioug  de  Rome  et  le  despotisme  de  sa  hiérarchie.  Enfin 
ridée  d'un  synode  national  s'est  fait  jour  et  a  trouvé  de 
l'écho  dans  une  feuille  dont  le  catholicisme  n'est  pa^s  sus- 
pect. Tels  sont  les  résultats  qua  produits,  en  moins  de 
deux  années,  l'audace  avec  laquelle  l'ultramon'anisme  a 
cru  pouvoir  impunément  mettre  la  main  sur  des  conquêtes 
achetées  au  prix  de  tant  de  luttes  pénibles  et  de  révolutions 
sanglantes.  En  réclamant  la  liberté  de  l'enseignement  pour 
s'en  faire  un  monopole,  il  a  soulevé  contre  lui  tout  ce  qu'il 
V  a  d'hommes  éclairés,  capables  de  comprendre  la  valeur 
des  principes  et  les  conséquences  qui  en  découlent. 

Cela  devait  être.  L'histoire,  malgré  toutes  les  peines 
que  l'on  se  donne  pour  fausser  ses  leçons,  pour  altérer  ses 
faits,  a  marfjué  les  Jésuites  d'un  sceau  ineffaçable  de  ré- 
probation, et  Rome,  en  persistant  à  s'appuyer  sur  eux, 
prouve  elle-même  combien  sa  cause  est  désespérée.    Le 


mouvement  répulsif  qu'ils  inspirent  ne  se  borne  pas  à  la 
France  seule.  Partout  leurs  efforts  font  naître  les  mêmes 
résistances,  leur  réapparition  est  signalée  par  le  même  ré- 
veil des  esprits. 

Les  intérêts  protestants  ont  appelé  à  leur  aide  l'arme 
puissante  de  l'association,  si  habilement  exploitée  jusqu'ici 
par  la  Propagande  catholique.  La  Société  de  Gustave- 
Adolphe  étend  déjà  ses  ramiiications  sur  tous  les  états  de 
l'Allemagne,  avec  la  protection  du  roi  de  Prusse,  du  roi 
de  Hanovre  et  de  plusieurs  autres  princes  souverains  de  la 
Confédération  Germanique.  Des  sociétés  semblables,  ayant 
aussi  pour  but  de  rallier  les  protestants  disséminés  et  de 
leur  fournir  partout  les  moyens  d'exercer  leur  culte,  se 
sont  formées  spontanément  dans  divers  cantons  de  la 
Suisse,  et  Genève  en  particulier,  placée  comme  autrefois 
aux  avant-postes  de  la  Réforme ,  a  compris  la  tâche  que 
lui  imposait  ce  périlleux  honneur;  V Union  protestante, 
née  dans  ses  murs ,  contient  peut-être  en  germe  l'institu- 
tion la  plus  efficace  pour  combattre  la  réaction  que  tente 
aujourd'hui  le  catholicisme. 

En  Bavière ,  en  Saxe,  dans  le  duché  de  Posen ,  c'est  le 
clergé  catholique  lui-même  qui  s'ébranle,  et  bien  des  échos 
S}Tnpathiques  viennent  d'accueillir  la  chaleureuse  protes- 
tation d'un  simple  curé  de  village  contre  l'exposition  de  la 
sainte  tunique.  Les  paroles  adressées  par  le  prêtre  Ronge 
à  l'évêque  de  Trêve  ont  retenti  d'un  bout  de  l'Europe  h 
l'autre,  comme  l'expression  du  bon  sens  qui  se  révolte  et 
de  la  vraie  piété  qui  s'indigne.  En  Angleterre  enfin,  les 
efforts  du  puséisme  pour  se  rapprocher  de  Rome  viennent 
d'exciter  une  réaction  en  sens  contraire,  qui  cause  en  ce 
moment  une  grande  agitation.  L'esprit  protestant  se  rd- 


IV 

Yollc  contre  les  vieux  abus  de  l'Eglise  anglicane  el  la  me- 
nace d'une  réforme  nouvelle  et  plus  complète. 

Ainsi  se  réalise  l'espoir  qu'avait  fait  naître  en  nous  la 
violence  avec  laquelle  l'ultramontanisme  a  commencé  l'at- 
taque. De  toutes  parts  se  manifeste  le  besoin  de  s'unir  et 
de  s'organiser  pour  le  combat.  Le  défi  n'est  pas  resté  sans 
réponse;  les  amis  du  libre  examen  ont  relevé  le  gant,  et 
l'on  peut  croire,  avec  quelque  raison,  qu'un  duel  définitif 
va  s'engager  entre  la  vieille  Rome  toujours  infaillible,  tou- 
jours immuable  dans  son  ambition  comme  dans  sa  doc- 
trine, et  l'esprit  du  siècle  ramené  forcément  dans  la  voie 
féconde  ouverte  par  la  Réformation. 

Quelle  en  sera  l'issue?  Nous  ne  la  verrons  peut-être 
pas  encore,  mais  elle  ne  saurait  être  douteuse. 

Des  institutions,  quelque  fortement  organisées  qu'elles 
soient,  ne  peuvent  pas  éternellement  arrêter  la  marche  de 
l'esprit  humain.  Tout  au  plus  servent-elles  parfois  de  di- 
gues pour  en  diriger  le  cours. 

Mais  que  diriez-vous  si  l'on  prétendait  bâtir  une  digue 
en  travers  d'un  fleuve?  En  vain  la  ferait-on  haute,  large 
et  solide.  Après  avoir  débordé  et  ravagé  quelque  temps 
les  alentours,  le  fleuve  accumulant  ses  eaux,  surmonte- 
rait et  renverserait  l'obstacle.  Eh  bien ,  de  même,  l'essor, 
comprimé  par  Rome,  s'est  égaré  pendant  quelque  temps  h 
droite  el  h  gauche,  puis  il  a  surmonté  la  digue ,  et  main- 
tenant que  l'on  cherche  à  réparer  la  brèche  qu'il  y  a  faite, 
que  Ton  veut  l'élever  encore  pour  lui  fermer  le  passage,  ne 
voyez-vous  pas  qu'il  s'apprête  à  la  détruire  de  fond  en  comble? 
Ebranlée  déjà  jusque  dans  sa  base,  sa  chute  est  inévitable. 

D'ailleurs  le  prestige  qui  faisait  la  principale  force  de 
Home  est  coniplélrmr^nt  évanoui.   On  cherche  bien  k  le 


Taire  revivre  en  appelant  à  son  aide  tout  ce  que  la  poésie 
peut  fournir  de  propre  à  frapper  les  imaginations ,  à  tou- 
cher les  cœurs;  on  exalte  les  vertus  des  saints,  les  tra- 
vaux des  moines,  l'abnégation  de  tant  d'hommes  qui  re- 
noncent au  monde  pour  se  vouer  tout  entiers  a  Dieu  dans 
la  solitude  d'un  cloître,  le  dévouement  des  missionnaires, 
des  sœurs  de  charité  ou  des  frères  des  écoles  chrétiennes  ; 
on  vante  l'élan  donné  aux  arts  par  la  protection  des  papes, 
et  l'on  peint  ceux-ci  sous  les  couleurs  les  plus  brillantes, 
toujours  environnés  des  pompes  romaines  et  d'une  auréole 
divine;  on  impose  aux  esprits  timides  par  l'appareil,  jadis 
tant  redouté,  des  foudres  du  Vatican;  on  offre  aux  âmes 
tendres  l'attrait  séduisant  du  culte  de  la  Vierge  :  on  captive 
enfin  les  ignorants  et  les  crédules  par  des  prétendus  miracles, 
des  cérémonies  saisissantes  et  des  pratiques  superstitieuses. 

Mais,  nous  le  répétons,  le  prestige  est  détruit.  Rome 
n'a  plus  l'appui  de  la  puissance  temporelle,  nécessaire  pour 
le  maintenir,  indispensable  surtout  pour  le  créer  de  nou- 
veau. Le  bras  séculier  n'est  plus  là  pour  punir  quiconque 
ose  lever  la  tête ,  ouvrir  les  yeux  et  voir  l'homme  sous 
l'habit  du  prêtre,  que  ce  soit  la  tiare  ou  la  mitre,  la  robe 
de  pourpre  ou  la  soutane  qui  le  recouvre. 

On  peut  aujourd'hui ,  sans  crainte  du  bûcher,  jeter  la 
lumière  de  la  critique  sur  l'histoire  des  saints  et  des  motifs' 
de  leur  canonisation,  sur  celle  des  couvents  et  des  désor- 
dres de  tous  genres  dont  leurs  annales  sont  pleines,  sur 
celle  des  papes  et  de  la  corruption  inouïe  de  leur  cour  qui, 
dès  le  quinzième  siècle,  était  appelée  par  Gerson,  mon- 
daine, diabolique,  tijrannique  et  pire  qu'aucune  cour  sécu- 
lière, et  qui  faisait  dire  à  Pierre  d'Ailly,  cardinal  de  Cam- 
liiai,  que  l'Église  n'était  plus  digne  d'être  ijouvernée  que 

V 


VI 

par  tics  réprouvés.  On  peut  examiner  si  le  dévonomont  ne 
s'éteint  pas  bientôt  sons  l'intlnence  de  vœux  indissolubles 
et  sous  la  tyrannie  de  l'obéissance  passive,  si  le  renon- 
eemcnl  à  toutes  les  affections  les  plus  nobles  et  les  plus 
sacrées  n'est  pas  contraire  aux  vues  du  Créateur,  qui  en 
a  déposé  le  germe  dans  noire  âme  et  a  fait  l'bomme  pour 
la  société  ;  si  l'adoration  de  la  Vierge  et  les  liommages 
rendus  aux  reliques  ne  sont  pas  autant  d'idolâtries  expres- 
sément défendues  par  l'Évangile.  On  peut  dire  que  ces 
trafics  de  messes,  d'indulgences  et  de  médailles  miracu- 
leuses sont  de  tristes  profanations,  au  moyen  desquelles 
on  exploite  la  crédulité;  que  c'est  traiter  la  religion  comme 
une  marcbandise  dont  on  chercbe  à  retirer  le  plus  de  pro- 
fit possible.  F^t  n'esl-il  pas  seulement  trop  vrai  que  tout 
se  vend  dans  celte  étrange  fabrique,  où  l'eau  du  baptême, 
la  bénédiction  du  mariage,  les  prières  pour  les  morts  sont 
tarifées  et  rangées  sous  diverses  catégories  de  prix,  en  sorte 
que  cbacun  en  a  pour  son  argent  :  le  pauvre  est  expédié 
à  la  bâte,  sans  bruit  et  sans  éclat,  comme  si  l'on  avait  à 
cœur  de  s'en  débarrasser  au  plus  vite;  tandis  que  pour  le 
riche ,  qui  peut  largement  payer,  sont  les  longues  prières, 
les  messes  en  musique ,  les  croix  d'argent  et  les  cierges 
nombreux.  On  peut  maintenant  dépouiller  toutes  ces  choses 
du  vernis  poétique  qui  les  couvre,  dévoiler  les  scandaleux 
r.bus  qu'elles  engendrent,  signaler  les  vues  d'ambition 
toute  mondaine  dont  elles  sont  l'instrumenl.  La  liberté  de 
la  presse  permet  aux  opinions  de  se  manifester  sans  péril, 
et  Rome  n'a  plus,  comme  autrefois,  le  pouvoir  d'étouffer 
la  discussion ,  de  s'attribuer  le  monopole  exclusif  de  la  pa- 
role et  de  sa  puissante  ijifluence. 

On  nous  objectera  sans  doute  que  de  semblables  défauts 


vu 

trouvent  leur  compensation  dans  la  grande  unité  de  l'É- 
glise infaillible,  qui  relie  tous  les  hommes  et  prévient  ces 
funestes  divisions  de  sectes  dont  le  libre  examen  est  la 
source  intarissable. 

Mais  qu'on  nous  dise  alors  où  se  trouve  l'infaillibilité. 
*Réside-t-elle  dans  les  conciles  ou  dans  le  pape?  Et  dans 
quel  concile,  dans  quel  pape?  Condamnerons-nous  les 
jésuites  avec  Clément  XIV,  qui  mourut  empoisonné  par 
une  main  mystérieuse  ;  ou  bien  les  regarderons-nous,  avec 
le  pape  actuel,  comme  les  colonnes  de  l'Eglise? 

Et  qu'est-ce  que  cette  unité  tant  vantée?  C'est  l'action 
<)e  la  tyrannie  la  plus  oppressive  qui  puisse  peser  sur  l'es- 
f>rit  humain  ;  c'est  un  joug  appuyé  par  la  persécution,  l'in- 
(juisition  et  les  supplices,  c'est  l'unité  de  la  terreur,  l'unité 
(lu  bourreau. 

Quiconque  s'avise  de  vouloir  sonder  sa  foi ,  de  chercher 
à  se  rendre  compte  de  ses  croyances,  à  s'approcher  de  Dieu 
sans  la  permission  de  l'Église ,  est  aussitôt  frappé  d'ana- 
thème,  proscrit  ou  brûlé.  Voilà  ce  que  nous  apprend  l'hi- 
stoire des  siècles  où  Rome  régnait  triomphante.  Et,  pour 
mieux  dire,  l'unité  qu'elle  poursuivait  ainsi  ne  fut  jamais 
qu'une  vaine  chimère.  Des  oppositions  sans  cesse  re- 
naissantes bravaient  ses  foudres.  A  peine  une  hérésie 
était-elle  écrasée  qu'une  autre  surgissait  aussitôt.  Dès  les 
temps  les  plus  reculés  elle  eut  des  luttes  à  soutenir,  tan- 
tôt avec  les  évêques  pour  des  points  de  doctrine  ou  de 
discipline  ecclésiastique ,  tantôt  avec  des  ordres  religieux 
dont  la  puissance  lui  ])ortait  ombrage.  Puis  vinrent  les 
Albigeois,  le  grand  schisme  du  quatorzième  siècle,  les 
Hissiles,  la  Réfonnation;  enfin,  dans  des  temps  plus  mo- 
dernes, Porî-Royal  es!  à  j>eine  réduit  par  la  violence,  que 


VIII 

Yoici  Fénelon,  dont  le  quiétisme  est  condamné  par  Rome, 
et,  bientôt  après,  Bossuet  lui-môme  qui  fait  triompher  le» 
libertés  de  l'Église  gallicane. 

Si  le  principe  du  libre  examen  ouvre  en  effet  la  porte 
aux  opinions  les  plus  diverses,  il  ne  place  du  moins  au- 
dessus  d'elle  que  la  seule  autorité  qui  puisse  être  infail- 
lible ,  celle  de  la  vérité  divine.  C'est  le  centre  commun 
vers  lequel  convergent  ses  différentes  voies ,  c'est  la  véri- 
table unité  qui  embrasse  toutes  les  tendances  variées  de 
l'âme  humaine  et  leur  permet  de  se  développer  de  la 
manière  la  plus  large  et  la  plus  féconde. 

Aussi  l'esprit  du  siècle  a-t-il  senti  combien  il  avait 
besoin  d'un  pareil  auxiliaire  dans  la  lutte  contre  la  réac- 
tion catholique.  Son  indifférence  pour  la  Réforme  com- 
mence à  se  changer  en  sympathie  ;  il  n'admet  pas  encore  ses 
doctrines,  mais  il  s'en  rapproche  toujours  davantage,  et  le 
travail  de  la  transition  qui  s'opère  est  trop  manifeste  pour 
ne  pas  frapper  les  yeux  de  tout  observateur  attentif.  La 
plupart  des  publications  du  jour  en  offrent  des  traces  évi- 
dentes. Les  préoccupations  religieuses  dominent  le  phi- 
losophe et  l'historien ,  l'homme  d'état  et  le  professeur  qui 
ne  peuvent  s'y  soustraire  sous  peine  de  voir  toute  espèce 
d'influence  leur  échapper.  Et  ce  n'est  pas,  comme  dans 
le  dernier  siècle,  un  vertige  d'incrédulité  qui  pousse  h 
tout  renverser,  à  tout  détruire  pour  laisser  libre  cours  aux 
passions  et  aux  instincts  matériels.  La  tendance  actuelle 
est  plus  sérieuse,  la  lutte  a  changé  de  nature,  la  polé- 
mique vohairienne  n'a  plus  guère  d'échos;  on  est  las  de 
vivre  au  milieu  des  ruines,  on  veut  utiliser  leurs  matéiiaux 
pour  reconstruire  de  nouveaux  temples  oîi  chacun  puisse 
librement  exercer  le  culte  que  lui  dicle  sa  conscience. 


Une  œuvre  si  belle  est  bien  digne  d'enflammer  le  zèle, 
et  quel  but  plus  noble  pourrait-on  assigner  aux  efforts  de 
la  pensée,  aux  méditations  du  génie? 

Cependant,  au  milieu  de  ce  mouvement  général ,  que 
devient  la  littérature  ?  Elle  fait  des  feuilletons ,  elle  vivote 
au  jour  le  jour,  gagnant  son  pain,  non  à  la  sueur,  mais 
h  la  rougeur  de  son  front,  car  elle  ose  vendre  au  poids 
de  l'or  de  misérables  productions  sans  portée  et  sans 
avenir.  Elle  devient  de  plus  en  plus  mercantile,  et  n'as- 
pire qu'à  partager  avec  la  réclame  le  monopole  de  ces 
journaux  qui  spéculent  sur  le  charlatanisme  des  annonces. 

C'est  un  admirable  résultat  vraiment,  après  les  merveil- 
leuses fanfaronnades  de  ses  coryphées  qui  semblaient  nous 
promettre  une  époque  bien  autrement  féconde  que  celle  des 
Corneille,  des  Racine,  des  Boileau  dont  ils  proclamaient 
avec  un  dédain  superbe  l'impuissance  et  la  stérilité. 

A  la  place  des  chefs-d'œuvre  qu'elle  exaltait  d'avance 
si  témérairement,  la  nouvelle  école  nous  a  donné  le 
roman-feuilleton,  petit  monstre  difforme,  fait  de  pièces 
et  de  morceaux  qui  s*engencent  comme  ils  peuvent,  et 
viennent  s'ajouter  les  uns  aux  autres  à  mesure  que  l'au- 
teur les  rencontre  sous  sa  main.  C'est  la  montagne  qui 
accouche  d'une  souris,  et  d'une  souris  boiteuse  encore. 

En  vain  cherchons-nous  parmi  les  innombrables  pro- 
duits de  cette  fabrique  qui  alimente  les  feuilles  de  la  presse 
quotidienne,  quelque  œuvre  durable,  soit  pour  le  mérite 
du  fond ,  soit  au  moins  pour  l'élégance  de  la  forme.  Nous 
ne  trouvons  dans  tous  que  le  même  cachet  d'étourderie, 
de  légèreté,  de  précij)itation  ou  d'ignoranre.  Créations 
éphémères  qui  se  ressemblent  toutes  par  le  vide  de  h 
pensée ,  l'absence  d'un  plan  bien  mûri ,  le  manque  de  tra- 


vail  et  la  décadence  du  style,  les  romans-feuilletons  ne 
sauraient  échapper  à  la  chute  honteuse  qui  les  attend 
bientôt,  il  n'y  a  pas  pour  eux  d'autre  avenir  possible.  Et 
c'est  précisément  la  ce  qui,  jusqu'à  un  certain  point,  ex- 
cuse l'âpreté  vénale  des  écrivains  qui  vendent  ainsi  leur 
plume.  Ils  escomptent  leur  talent  ou  plutôt  leur  renommée; 
ils  placent  leur  gloire  en  viager,  et  c'est  avec  raison  qu'ils 
se  hâtent  d'en  tirer  le  plus  de  profit  qu'ils  peuvent,  car 
ils  savent  qu'un  tel  état'de  choses  ne  peut  durer,  que  c'est 
le  commencement  de  la  fin  ,  et  que  cette  ressource  venant 
à  leur  manquer,  ils  ne  seront  plus  que  des  instruments 
usés,  tout  à  fait  hors  de  service,  dont  nul  ne  se  souciera. 
Mais  il  est  assez  remarquable  que,  malgré  ses  allures 
frivoles ,  ses  roueries  et  son  dévergondage ,  le  roman- 
feuilleton  lui-même  se  croit  obligé  de  prendre  parti  dans 
la  lutte  qui  s'engage,  de  se  faire  ou  jésuite  ou  universitaire. 
Le  Martyre  calviniste  de  M.  de  Balzac  et  le  Juif  errant 
de  M.  Eugène  Sue  sont  les  deux  têtes  de  file  que  suivront 
bientôt  tous  les  écrivains  en  sous-ordre ,  et  l'on  peut  pré- 
voir qu'il  en  résultera  une  mêlée  parfaitement  ridicule. 
En  effet ,  l'exagération ,  le  scandale ,  les  allusions  directes 
dont  M.  Sue  fait  déjà  trop  d'usage,  seront  poussées  à 
l'excès  par  de  lourds  imitateurs  qui  ne  possèdent  ni  son 
habileté  ni  son  talent.  D'une  autre  part  que  ne  doit-on  pas 
attendre  de  ceux  qui  suivront  M.  de  Balzac  dans  l'étrange 
voie  qu'il  vient  d'ouvrir  aux  falsifications  historiques,  aux 
préjugés  et  à  l'ignorance?  Son  portrait  de  Calvin,  gros  et 
gras,  et  sa  théorie  des  deux  cents  coquins  tués  à  propos 
dans  le  massacre  de  la  Saint-Barthélémy  nous  promettent 
une  série  d'inventions  grotesques  et  moustrueuses  par  les- 
quelles chacun,  à  son  exemple ,  voudra  travestir  l'histoire, 


xt 

ce  qui  est  assurément  plus  commode  et  plus  facile  que  de 
l'étudier. 

Heureusement  le  sort  de  la  littérature  n'est  pas  tout 
entier  entre  les  mains  des  seuls  romanciers.  Expression 
générale  de  la  pensée ,  elle  a  de  nombreux  organes  dans 
les  champs  divers  que  cultive  l'intelligence  humaine,  et 
quand  les  uns  lui  font  défaut  elle  trouve  aide  et  appui  chez 
les  autres.  Si  le  domaine  de  l'imagination  devient  stérile 
pour  elle ,  celui  de  l'érudition  et  de  la  science  lui  reste 
encore ,  et  c'est  la  qu'elle  se  réfugie  en  attendant  des 
temps  meilleurs. 

A  d'autres  époques  déjh,  nous  avons  vu  l'histoire,  la 
philosophie ,  l'étude  profonde  et  sérieuse ,  être  les  ancres 
de  salut  de  la  httérature,  conserver  ses  traditions  intactes, 
préparer  sa  renaissance  alors  qu'elle  semblait  menacée 
d'une  ruine  complèle  et  tout  à  fait  inévitable.  Aujourd'hui 
le  m.ême  j)hénomène  se  présente.  Tandis  que  les  poètes 
font  métier  et  marchandise  de  la  littérature,  les  savants 
la  cidtivent  avec  amour.  C'est  dans  leurs  graves  travaux, 
dans  leurs  investigations  patientes  et  ingénieuses,  qu'il  faut 
aller  maintenant  chercher  son  éloquence  persuasive,  ses 
charmes  attrayants ,  sa  féconde  et  salutaire  action.  Ce  sont 
leurs  ouvrages  qui  portent  ainsi  le  cachet  de  la  durée  que 
le  style  im[)rime  toujours  aux  productions  dans  lesquelles 
la  supériorité  des  idées  s'unit  k  celle  de  la  forme.  El  sous 
ce  rapport  l'avantage  est  du  côté  des  libres  penseurs  de 
notre  temps.  Leurs  adversaires  n'ont  pas  un  seul  écrivain 
capable  de  lutter  avec  les  Michelet,  Quinet,  Cousin,  Libri 
et  autres  défenseurs  de  l'Université.  Les  historiens  ultra- 
montains  s'ellbrcent  vainement  de  tronquer  les  faits,  d'ob- 
scurcir la  vérité,  de  présenter  les  événements  sous  de 


XII 

l'ausses  couleurs.  Qu'importe  toute  la  peine  que  se  donne 
un  M.  Magnin  pour  dénaturer  l'établissement  de  la  ré- 
forme calviniste?  Son  pamphlet  tombera  bientôt  dans  l'ou- 
bli ,  tandis  que  l'admirable  Mémoire  de  M.  Mignel  restera. 
Qu'importe  toute  la  peine  que  se  donne  un  M.  Capefigue 
pour  défigurer  le  protestantisme ,  justifier  la  persécution 
et  l'intolérance?  Ses  histoires  passeront  de  mode  et  le 
beau  livre  de  M.  de  Bonnechose  sur  les  Réformateurs 
avant  la  Réforme  restera.  Et  c'est  à  ceux  qui  restent 
qu'appartient  l'influence ,  ce  sont  eux  qui  dirigent  l'esprit 
du  siècle,  en  lui  montrant  le  but,  en  le  précédant  sur  la 
route  qu'il  doit  suivre  et  qu'il  suivra  certainement,  parce 
que  désormais  on  ne  peut  plus  songer  à  lui  barrer  le  pas- 
sage :  les  chaînes  sont  rompues ,  les  bûchers  ne  se  rallu- 
meront pas. 

Tôt  ou  tard  l'intelligence  triomphera  de  la  matière. 
Le  progrès  industriel  lui-même  y  concourt  en  favorisant 
l'association  qui  tend  à  unir  en  une  seule  et  vaste  confrérie 
tous  les  amis  de  la  liberté  de  conscience,  à  quelque  pays, 
a  quelque  religion  qu'ils  appartiennent.  Et  Rome ,  que  la 
fatalité  pousse  a  s'isoler  de  ce  mouvement  providentiel, 
à  chercher  sa  force  dans  des  institutions  surannées  qui 
ne  peuvent  plus  avoir  qu'une  activité  factice,  dernière 
crise  fiévreuse  d'un  corps  dont  la  vie  se  sépare  ;  Rome , 
par  son  aveugle  obstination ,  ne  fera  que  hâter  le  moment 
où  d'un  bout  du  monde  a  l'autre  se  répéteront  d'échos 
en  échos  ces  magnifiques  paroles  de  Jean|Hus  :  «  Le  pon- 
tife, les  prêtres  et  les  pharisiens  ont  jadis  condamné  la 
vérité;  ils  l'ont  crucifiée,  ils  l'ont  ensevelie;  mais  elle, 
sortant  du  tombeau,  les  a  vaincus  tous!  » 


REVUE  CRITIDUE  DES  LIVRES  NOUVEAUX. 

LITTÉRATURE,  HISTOIRE. 


ELLEIV  MIDDLETON,  par  tady  Georgiana  Fullerton  (MissGran- 
ville);  Paris,  chez  Amyot ,  6,  rue  de  la  Paix,  2  vol.  in-S",  15  fr. 

Un  roman  plein  de  l'intérêt  le  plus  vif,  offrant  le  développe- 
ment naturel  des  passions  qui  agitent  d'ordinaire  le  cœur  hu- 
main, peignant  sans  trop  d'exagération  les  souffrances  de  l'âme 
travaillée  par  le  remords,  et  encadrant  cette  donnée  dans  des  dé- 
tails simples,  vrais,  qui  n'ont  rien  d'odieux  ni  de  repoussant, 
c'est  aujourd'h  li  uu  phénomène  bien  rare.  Il  n'y  a  plus  guère 
que  les  écrivains  anglais  qui  se  hasardent  sur  cette  route  depuis 
longtemps  délaissée  par  nos  romanciers  philosophes,  socialistes, 
humanitaires  ou  jésuites.  Et  cependant  on  doit  reconnaître  que 
c'est  bien  la  bonne  voie  ;  car,  tandis  que  l'imagination  s'épuise 
promptementà  créer  un  monde  fictif,  des  êtres  exceptionnels,  des 
caractères  fantastiques,  la  société  réelle,  la  société  telle  qu'elle 
est,  présente  une  mine  toujours  féconde  à  l'observateur  ingénieux 
et  attentif.  La  nature  est  assez  riche  pour  prêtera  l'imagination, 
qui  ne  s'acquitte  envers  elle  que  par  son  habileté  à  reproduire 
sous  la  forme  la  plus  saisissante  ses  harmonies  et  ses  contrastes. 
Vouloir  renverser  cet  ordre  de  choses  et  rendre  lii  nature  tribu- 
taire de  l'imagination ,  c'est  se  condamner  h  n'enfanter  que  des 
monstres,  sur  l'étrangeté  desquels  la  curiosité  publique  se  blase 
bientôt. 

EUen  Middleton  n'est  pas  une  femme  incomprise,  elle  ne 
foule  point  aux  pieds  les  conventions  sociales,  elle  ne  se  pose 
ni  en  victime,  ni  en  réformatrice.  Mais  elle  intéresse  vivement 
parce  que  son  malheur  est  réel,  et  que  le  remords  qui  la  pour- 

2 


i  LITTÉHAIURE, 

suit  et  qui  gâte  sa  vie  entière,  a  sa  cause  dans  un  crime  invo- 
lontairie  mais  irréparable ,  que  sa  conscience  lui  reproche  bien 
plus  encore  que  le  monde.  Elle  a,  étant  encore  jeune  fille,  dans 
un  mouvement  dhumeur  jalouse,  précipité  une  autre  enfant  au 
fond  d'un  ravin  ;  et  tandis  qu'elle  demeurait  frappée  de  stupeur 
devant  cette  catastrophe  imprévue,  une  voix  lui  a  crié  qu'elle 
venait  de  commettre  un  meurtre.  Quelle  est  cette  voix  mysté- 
rieuse, quel  est  ce  témoin  que  le  hasard  a  rendu  dépositaire 
d'un  secret  si  terrible?  Est-ce  Henri  Lowell  ou  bien  Edward 
Middieton?  EUen  l'ignore,  mais  des  indices  à  peu  près  certains 
lui  donnent  a  penser  que  ce  doit  être  l'un  d'eux.  Dès  lors  une 
cruelle  appréhension  s'empare  de  la  pauvre  jeune  fille  et  em- 
poisonne tous  ses  instants.  Sans  cesse  préoccupée  de  la  crainte 
de  se  voir  trahie  ,  publiquement  accusée,  se  sentant  jusqu'à  un 
certain  point  coupable  et  n'osant  confier  à  personne  les  terreurs 
qui  l'assiègent,  elle  porte  en  son  sein  un  ver  rongeur  qui  dé- 
truit la  paix  de  son  âme,  et  ne  lui  permet  de  goûter  aucune  joie 
complète  dans  la  position  la  plus  propre  a  lui  assurer  une  exis- 
tence heureuse  et  douce. 

L'histoire  d'Ellen  Middieton  offre  à  peu  près  le  même  genre 
d'intérêt  que  celle  de  Caleb  William.  C'est  un  malaise  pénible 
qui  saisit  le  lecteur  dès  les  premières  pages,  et  qui  ne  lui  laisse 
pas  reposer  le  livre  avant  de  connaître  le  sort  final  de  cette  hé- 
roïne, 'a  laquelle  il  s'attache  avec  un  sentiment  de  profonde  com- 
misération. Les  incidents  du  récit  sont  très-simples.  Il  y  a 
peu  d'action  ;  le  drame  se  passe  plutôt  dans  le  cœur  des  per- 
sonnages. EUen  devenue  une  riche  héritière  par  la  mort  de  sa 
petite  rivale ,  est  en  butte  aux  instances  d'Henri  qui  veut  l'é- 
pouser et  la  menace,  si  elle  ne  l'accepte  pas,  d'être  pour  elle  un 
ennemi  dangereux.  Elle  refuse  cependant,  car  elle  aime  Edward, 
quoique  ce  soit  lui  qu'elle  soupçonne  maître  de  son  secret. 
Mais  Edward  n'est  pas  moins  épris  de  ses  charmes  qu'Henri 
Lowell,  et  malgré  les  intrigues  de  celui-ci,  EUen  devient  sa 
femme.  Alors  la  vengeance  d'Henri  s'accomplit  :  il  parvient  à 
jeter  la  défiance  dans  le  cœur  d'Edward,  qui  abandonne  EUen, 
refuse  même  toute  justification  de  sa  part,  et  ne  consent  enfin 
à  la  revoir  que  lorsque,  brisée  par  la  souffrance,  elle  ne  peut 


HISTOIRE.  S 

plus  que  lui  dire  un  dernier  adieu  en  implorant  son  pardon. 
L'ensemble  de  ce  roman  produit  une  impression  de  tristesse 
profonde  et  dénote  une  tendance  religieuse  passablement  exal- 
tée. Mais  il  est  écrit  avec  talent,  il  captive,  il  force  l'attention 
et  mérite  d'être  lu. 


HISTOIRE  UNIVERSELLE,  par  César  Cantu,  soigneusement  re- 
maniée par  l'auteur,  et  traduite  sous  ses  yeux  par  Eug.  Aroux  et 
P.  Leopardi;  Paris,  chez  F.  Didot  frères,  56,  rue  Jacob,  tomes  2 
à  d,  5  vol.  in-8°,  18  fr. 

Nous  annonçâmes,  il  y  a  quelques  mois,  la  publication  du 
premier  volume  de  ce  grand  ouvrage,  et  nous  cherchâmes,  en 
donnant  un  aperçu  de  la  marche  que  l'auteur  s'était  proposé  de 
suivre,  a  faire  comprendre  le  vif  intérêt  qu'il  pouvait  ainsi  jeter 
sur  l'histoire  universelle.  Notre  prévision  à  cet  égard  n'a  pas 
été  trompée;  a  mesure  que  le  travail  de  M.  Cantu  avance,  il  la 
justifie  toujours  plus  ;  c'est  une  lecture  vraiment  pleine  d'at- 
trait, c'est  une  suite  de  tableaux  animés,  riches  en  détails  cu- 
rieux, qui  sont  enchaînés  avec  art,  suivant  l'ordre  chronologi- 
que ,  et  viennent  se  grouper  autour  de  chaque  époque  dont  ils 
reproduisent  ainsi  la  physionomie  originale,  le  caractère  parti- 
culier de  la  manière  la  plus  complète.  On  embrasse  l'ensemble 
de  l'histoire  générale,  sans  rien  perdre  des  traits  spéciaux  qui 
distinguent  chaque  peuple,  et  l'on  peut  facilement  saisir  les  rap- 
ports que  présente  dans  ses  diverses  voies  le  développement  de 
l'esprit  humain  plus  ou  moins  favorisé  par  les  circonstances  et 
par  la  nature  des  institutions  politiques,  civiles  ou  religieuses. 
Le  récit  des  faits  est  rapide  et  concis  sans  sécheresse  :  tous  les 
événements  de  quelque  importance  y  sont  présentés  tels  qu'ils 
résultent  des  recherches  de  la  critique  la  plus  éclairée;  mais 
l'auteur  se  contente  d'indiquer  avec  soin  les  sources  et,  s'abste- 
nant  d'en  discuter  la  valeur,  donne  seulement  l'hypothèse  la 
plus  probable.  Puis,  à  la  fin  de  chaque  époque,  on  trouve  le 
résHmé  de  son  état  social,  de  ëes  mœurs  et  de  sa  littérature. 


4  LrTÏBRATURB, 

présenté  do  la  manière  la  plus  intéressante  avec  tous  les  traits 
propres  h  les  bien  caractériser. 

M.  Cantu  n'y  déploie  pas  moins  de  goût  que  d'érudition.  Ses 
jugements  lilléraires  portent  le  cachet  de  l'étude  approfondie  et 
décèlent  en  mémo  temps  une  grande  indépendance.  Il  ne  se 
montre  point  admirateur  enthousiaste  de  l'antiquité.  Peut-être 
même  pourrait-on  lui  reprocher  parfois  de  se  placer  un  peu  trop 
au  point  de  vue  moderne,  et  denvisager  le  monde  païen  avec 
les  idées  du  christianisme.  Mais  si  cela  le  rend  sévère,  il  est 
juste  de  reconnaître  aussi  que  cela  fait  ressortir,  sous  son  véri- 
table jour,  la  supériorité  de  notre  civilisation  actuelle.  En  pré- 
sence do  ces  scènes  hideuses  de  corruption,  de  licence  et  de 
cruauté  qu'il  expose  devant  nos  yeux  dans  toute  leur  nudité, 
on  se  réconcilie  en  quelque  sorte  avec  les  travers  et  les  vices 
de  la  société  moderne;  on  se  sent  saisi  à  la  fois  de  terreur  et  de 
dégoût  pour  cette  grandeur  romaine,  dépouillée  de  son  glorieux 
prestige.  Ce  n'est  plus  la  naïveté  crédule  du  bon  RoUin  s'iden- 
lifiant  avec  les  héros  antiques,  exaltant  leurs  vertus  et  leurs 
exploits;  c'est  la  philosophie  de  l'histoire  mise  en  pratique, 
éclairant  l'état  moral  et  religieux  de  l'humanité.  L'histoire  uni- 
verselle ainsi  traitée  ofTre  une  source  féconde  d'enseignements 
précieux.  Elle  devient  réellement  le  livre  des  peuples  et  des  rois, 
dans  lequel  on  peut  découvrir  quelques-unes  des  vues  provi- 
dentielles qui  dirigent  les  destinées  du  monde,  et  puiser  des  le- 
çons utiles  au  présent  et  à  l'avenir.  Elle  ramène  à  l'unité  des 
grands  principes  fondamentaux  les  causes  en  apparence  si  di- 
verses, qui  ont  influé  sur  le  sort  des  empires,  sur  la  vie  des 
nations  les  plus  étrangères  les  unes  aux  autres.  Les  annales  de 
tous  les  siècles  et  de  tous  les  peuples  forment  ainsi  l'histoire 
complète  du  développement  de  l'esprit  humain  et  présentent  un 
attrait  tout  nouveau  pour  le  lecteur. 

Le  quatrième  volume  de  M.  Cantu  conduit  l'histoire  jusqu'au 
règne  d'.Auguste.  Le  morceau  suivant,  qui  en  termine  l'épilo- 
gue, donnera  une  idée  du  style  de  l'auteur  et  des  tendances  qui 
domment  dans  son  travail  : 

«Tandis  que  les  philosophes  disputaient,  les  uns  assignant 
une  origine  divine  'a  la  loi,  dans  laquelle  ils  voyaient,  non  une 


HISTOIRE.  i 

conception  do  rintelligence  humaine ,  non  une  volonté  du  peu- 
ple ou  du  législateur,  mais  la  raison  suprême  communiquée  a 
noire  nature,  la  règle  éternelle  du  juste  et  de  l'injuste,  la  reine 
des  mortels  et  des  immortels;  l'État,  lui,  s'en  tenait  à  la  raison 
pratique  et  à  l'opinion  enracinée;  les  patriciens  gardaient  ou  re- 
prenaient ce  qu'ils  avaient  acquis  avec  tant  de  peine,  se  sou- 
ciant peu,  du  reste,  si  les  anciens  noms  indiquaient  tout  autre 
chose. 

«  L'art  d'Auguste  consista  précisément  à  déguiser  ainsi  son 
usurpation.  N'était-il  pas,  comme  au  temps  de  la  liberté,  Yim- 
perator  de  l'armée?  Le  tribunat  est  une  sublime  invention  du 
sens  pratique  et  de  l'instinct  politique  si  éminent  chez  les  Ro- 
mains ;  son  opposition  patriotique  eut  beaucoup  plus  d'efficacité 
que  n'en  eurent  les  élégantes  législations  de  la  Grèce,  que  n'en 
ont  les  débats  verbeux  de  nos  parlements  modernes  :  eh  bien! 
le  tribunat  ne  sera  pas  détruit  par  Auguste,  mais  il  s'en  revê- 
tira lui-même.  La  plèbe,  dans  l'intention  d'empêcher  les  familles 
de  renverser  ce  fi-agile  rempart,  avait  investi  ses  tribuns  d'un 
caractère  sacré;  la  moindre  injure  faite  à  l'un  d'eux  était  punie 
de  mort,  et  un  citoyen,  pour  n'avoir  pas  salué  un  tribun  sur  la 
place  publique,  fut  précipité  de  la  roche  Tarpeïenne.  Le  peuple 
ne  voudra  pas  qu'il  soit  dérogé  le  moins  du  monde  à  tant  de 
puissance ,  et  l'empereur  s'en  gardera  bien  ;  mais  il  la  concen- 
trera en  lui,  en  se  déclarant  le  protecteur  de  la  plèbe,  et,  à  ce 
titre,  il  sera  inviolable  et  tout-puissant.  Ces  lois  avaient  été  gra- 
vées dans  les  temples  des  dieux;  et  les  citoyens  avaient  juré,  par 
ce  redoutable  Jupiter  qui  consacra  l'affranchissement  du  peuple 
romain ,  de  les  observer  éternellement.  Auguste  et  ses  succes- 
seurs ont  donc  le  droit,  comme  tribuns  du  peuple  et  ses  repré- 
sentants, d'opposer  le  veto  a  la  décision  de  tout  magistrat;  d'at- 
tirer h  eux  l'appel  qui  se  portait  devant  le  peuple:  de  punir  avec 
la  dernière  rigueur  tout  acte  blessant  l'inviolabilité  de  leur  per- 
sonne, identifiée  avec  la  république. 

«  C'est  ainsi  que  la  liberté  légale  enfante  et  consolide  la  tyran- 
nie légale;  la  protection  obtenue  sur  le  mont  sacré  imposera  au 
monde  un  Caligula  et  un  Caracalla.  Tibère  s'entourew  des  meil- 
leurs jurisconsultes,  et  se  reportera  toujours  aux  anciennes  lois 

2' 


6  LITTEHATURE, 

ot  aux  antiques  coutumes,  (juand  il  aura  à  aire  quelque  massa- 
cre parmi  le  peuple  ou  dans  les  rangs  des  patriciens;  il  attein- 
dra et  ceux  qui  les  (irent  et  ceux  contre  qui  elles  furent  faites. 

«  La  république  est  Dieu  :  Dieu  ne  doit  rien  à  l'homme,  et 
1  homme  lui  doit  soi  même  et  les  autres.  Que  l'individu  s'immole 
donc  à  la  république  déifiée;  qu'il  se  sacrifie  non-seulement 
quand,  dans  les  lenibles  émotions  de  la  guerre,  des  millions 
d'hommes  s'égorgent  pour  une  cause  qu'ils  ignorent,  mais  en- 
core lorsque  la  superstition  ordonne  d'égorger  sans  enthousiasme 
un  homme  a  qui  nul  tort  n'est  reproché,  pour  apaiser  une  di- 
vinité en  laquelle  on  ne  croit  plus. 

a  Ce  lieu  politique  étant  enlevé,  il  n'en  était  pas  d'autre  pour 
unir  les  citoyens  entre  eux.  La  famille  ne  constitue  pas  une 
communauté  d'existence  afTectueuse  et  sainte,  mais  un  despo- 
tisme politique  plein  de  rigueur.  Lus  actes  d'inimitié  s'exercent 
publiquement;  c'est  presque  un  devoir.  Chacun,  au  début  de 
sa  carrière,  a  déjà  ses  ennemis  héréditaires,  ou  s'en  choisit  lui- 
même.  On  déclare  a  quelqu'un  qu'on  cesse  d'être  son  aiiii,  et, 
pour  lui  faire  obstacle,  on  se  range  dans  le  parti  opposé.  On  se 
fait  comme  un  honneur  de  rester  constant  dans  la  haine,  et  Ci- 
céron  s'excuse  si  on  le  voit,  dans  l'intérêt  public,  faire  cause 
commune  avec  ses  ennemis;  il  cherche  à  se  jusiitier  en  citant 
quelques  exemples.  Loin  de  considérer  l'humanité  comme  une 
vertu,  les  stoïciens  la  déclarent  indigne  du  sage,  qui,  selon  le 
doux  ^irgile,  ne  doit  nourrir  ni  envie  contre  le  riche,  ni  com- 
misération à  l'égard  du  pauvre. 

«  Qui  songerait,  dans  un  tel  ordre  de  choses,  à  opposer  a» 
pouvoir  sa  parole  et  sa  conviction  personnelle?  Ne  serait-ce  pas 
une  sorte  de  folie  que  d'affronter  la  mort  ou  la  persécution  pour 
soutenir  sa  propre  opinion  ?  Chacun  s'occupe  de  ce  qui  lui  est 
.  le  plus  avantageux,  le  reste  n'est  rien.  Les  gens  de  lettres, 
cherchant  donc  aussi  l'utile  dans  le  beau,  se  feront  les  alliés  et 
les  complices  de  la  tyrannie.  Le  sage,  rencontrant  le  désespoir 
au  lieu  de  la  Providence ,  fera  consister  la  suprême  vertu  h  sa- 
voir se  soustraire  intrépidement  par  la  mort  à  des  angoisses 
que,  dans  son  appréhension  individuelle,  il  juge  au-dessus  de 
:>es  forces;  et  l  homme  îf!n!bi.Ta  dan?  un  avilissement  de  plus  eu 


HISTOIRE.  " 

plus  profond,  à  mesure  que  la  prospérité  matérielle  s'accroîtra. 

«  Ce  n'est  donc  pas  par  la  concorde  et  par  l'amour  que  la 
nation  avancera  vers  son  plus  grand  bien,  mais  par  l'antago- 
nisme. Les  patriciens  et  les  plébéiens  ne  se  présentent  pas  a 
nous,  dans  Rome  seulement,  comme  deux  classes  séparées, 
ainsi  que  chez  les  aulres  peuples,  mais  comme  deux  partis  poli- 
tiques aspirant  a  la  prépondérance  dans  le  Forum  et  dans  l'Ëtai; 
Les  plébéiens  se  transmettent  de  génération  en  génération  la 
mission  sacrée  d'acquérir  la  participation  aux  droits  de  la  cité, 
les  patriciens  s'appliquent  à  la  refuser;  les  premiers  ont  en  vue 
le  progrès;  les  autres  (-herchent  h  l'empêcher,  en  s'atlachant  au 
passé,  et  en  défendant  le  règne  de  la  violence  et  de  la  conquête. 

a  Le  progrès,  telle  est  sa  loi,  renverse  les  obstacles  et  les  en- 
traîne après  lui;  il  élargit  de  plus  en  plus  la  brèche  faite  aux 
barrières  dont  les  familles,  ou  cités,  ou  nations  prétendirent 
faire  un  rempart  à  leurs  privilèges,  au  détriment  des  autres. 
Les  institutions  aristocratiques  se  rapprochent  toujours  plus  de 
la  démocratie  :  le  principe  de  l'égalité  devant  la  loi  s"élend;  la 
civilisation  romaine  adopte  les  formes  grecques  sans  perdre  le 
fonds  national;  hors  de  Tllalie,  des  royaumes  entiers  devien- 
nent sujets  de  Rome,  qui  de  tous  côtés  propage  sa  domination 
et  son  droit.  Partout  elle  en  laisse  l'empreinte  ineffaçable,  et 
elle  éteint  l'égoïsme  particulier  des  nations  subjuguées,  pour 
faire  triompher  le  sien,  qu'elle-mêmo  finit  par  affaiblir  en  le  dé- 
veloppant trop. 

«C'est  ainsi  (voies  admirables  de  la  Providence!)  que  le 
glaive  vient  en  aide  à  un  rapprochement  fraternel  :  la  lutte  entre 
les  peuples  est  suspendue  pour  un  moment,  et  Rome,  ne  trou- 
vant plus  où  frapper  autour  délie,  remet  son  épée  entre  les 
mains  d'Auguste.  L'héritier  de  César,  étendant  égalenient  son 
pouvoir  sur  les  patriciens  et  sur  la  plèbe,  sur  les  vainqueurs  et 
sur  les  vaincus,  fait  cesser  le  combat,  et  rend  les  droits  com- 
muns aux  uns  et  aux  autres. 

«  L'unité  est  donc  évidente,  matérielle,  momentanée;  ce  nom 
de  paix,  qu'Auguste  fait  sonner  bien  haut  à  des  peuples  inca- 
pables de  résister  davantage,  est  une  cruelle  ironie;  et  tandis 
i;u"au  dthors  ceux  ci  prépurent  une  réacliou  terrible,  à  Tintérieur 


f  LnnÈRATUflE, 

continue  un  conflit  plus  vif,  quoique  moins  remarqué,  celui  des 
croyances.  En  philosophie,  en  politique,  en  religion,  il  n'est 
pas  un  seul  point  sur  lequel  on  soit  généralement  d'accord.  Le 
vulgaire  ignore  ce  qu'il  peut  et  ce  qu'il  doit  faire  et  soufîrir; 
l'homme  instruit  lïésite  entre  l'attrait  d'un  plaisir  présent  et  les 
embarras  d'un  devoir  mal  déterminé;  la  plupart  ne  pensent  qu'à 
jouir  do  la  vie,  et  à  s'en  délivrer  dès  qu'elle  devient  à  charge. 

«  De  là  l'immense  corruption  d'une  époque  que  les  gens  ido- 
lâtres de  la  forme  appellent  le  siècle  d'or. 

«  Jamais  pourtant  il  n'y  avait  eu  autant  de  richesse,  jamais 
autant  de  puissance.  Des  armées  nombreuses,  des  esprits  d'é- 
lite ,  les  beaux-arts  et  l'industrie  dans  tout  leur  éclat,  des  palais 
splendides,  l'élégance  et  le  bien  être  de  la  vie,  des  routes  ma- 
gnifiques, un  commerce  étendu,  des  finauces  prospères;  voilà 
ce  qui  frappait  tous  les  yeux. 

«Mais  la  civilisation  matérielle  suffit-elle  à  l'homme?  Ceux 
dont  les  vœux  ne  vont  pas  plus  loin  tendent-ils  à  un  but  social 
élevé?  La  vérité  et  la  justice  ne  sont-elles  pas  pour  l'homme  un 
besoin  aussi  urgent,  s'il  ne  l'est  davantage?  Quelle  glèbe,  au 
milieu  des  steppes  arides  du  monde ,  en  garde  les  germes  pré- 
cieux? Qui  les  fécondera  pour  la  régénération  de  l'espèce  hu- 
maine? Ce  ne  sera  pas  la  force;  car  Rome  l'envelopperait  bien- 
tôt dans  les  ruines  communes.  Ce  n'est  pas  la  légalité;  celle  de 
Rome  est  si  rigoureuse  et  tenace,  qu'elle  n'en  laisserait  pas  croî- 
tre une  autre  à  côté  de  la  sienne.  Ce  n'est  pas  la  science,  qui, 
dans  sa  décrépitude,  loin  de  porter  des  fruits,  ne  soutient  qu'à 
grand'pcine  l'honneur  anciennement  acquis.  Cette  grande  tâche 
ne  peut  être  accomplie  que  par  l'amour. 

a  Que  les  cieux  s'ouvrent  cfonc  et  laissent  tomber  la  rosée. 
Qu'une  voix  humble,  mais  puissante  de  l'influence  de  la  vérité, 
dévoile  au  monde  la  doctrine  perdue;  lui  enseigne  que  la  justice 
a  des  racines  plus  profondes  que  toutes  les  conventions  hu- 
maines; que  l'homme,  souffle  de  Dieu,  n'a  pas  seulement  d'im- 
portance par  rapport  à  la  société,  mais  a  en  partage  une  dignité 
propre,  qui  l'oblige  à  se  perfectionner  lui-même,  et  h  donner  à 
sa  conscience  unp  énergie  nouvcilo,  pn  lui  offrant  l'appui  d'une 
loi  siiprctnc. 


HISTOIRE.  9 

«  Le  fils  de  l'artisan  de  Nazareth,  qui  vient  ainsi  relever  l'hu- 
manité, est  condamné  k  mort;  et,  fidèle  k  l'ancienne  politique, 
le  gouverneur  romain,  qui  le  reconnaît  innocent,  trouve  bon 
qu'on  fasse  mourir  un  homme  pour  le  salut  du  peuple.  Qu'il 
meuie  donc,  et  qu'en  face  du  fastueux  Capitole,  où  sont  écrits 
ces  mots  :  Que  le  salut  du  peuple  soit  la  loi  suprême,  s'élève 
le  Calvaire  ignominieux,  pour  imposer  silence  à  la  légalité  an- 
tique si  pleine  d'inhumanité,  en  proclamant:  Périsse  le  monde, 
tnow  que  la  justice  è'' accomplisse  !  » 


L4  BIBLE  EN  ESPAGNE,  par  George  Borrow ,  traduit  de  Panglais 
sur  la  5e  édition;  Paris,  2  vol.  in-8°,  i5  fr. 

Ceci  n'est  pas  un  livre  de  théologie  ou  simplement  d'édification 
religieuse,  comme  pourrait  le  faire  croire  son  titre.  C'est  un  ou- 
vrage plutôt  littéraire,  plein  d'observations  ingénieuses,  de  des- 
criptions habilement  faites  et  portant  un  cachet  d'originalité  très- 
remarquable.  On  y  trouvera  surtout  une  peinture  fort  piquante 
des  mœurs  espagnoles ,  vues  avec  autant  de  bienveillance  que 
d'esprit,  et  présentées  avec  une  candeur  tout  a  fait  naïve. 
M.  George  Borrow,  agent  de  la  Société  Biblique,  homme  instruit, 
chrétien  zélé,  se  distingue  par  un  caractère  franc,  loyal,  et  dont 
les  allures,  quelque  excentriques  qu'elles  paraissent,  n'excluent 
pojnt  le  charme  de  la  plus  aimable  cordialité!  Chargé  de  faire 
imprimer  et  répandre  en  Espagne  les  Saintes -Écritures,  il  réu- 
nissait au  plus  haut  degré  les  conditions  nécessaires  au  succès 
d'une  pareille  entreprise.  Ce  n'est  pas  un  ecclésiastique,  il  n'a 
point  le  langage  du  missionnaire  exclusivement  préoccupé  des 
intérêts  spirituels;  mais  doué  de  qualités  précieuses,  convaincu 
de  la  haute  influence  que  peut  exercer  la  Bible,  il  a  compris  sa 
lâche  d'une  manière  qui  lui  est  propre,  et  n'a  pas  craint  de  con- 
sacrer quatre  années  de  sa  vie  à  une  œuvre  dont  l'excellence  ef- 
façait "a  ses  yeux  tous  les  périls.  «  Depuis  maintes  années,  »  dit 
le  traducteur  dans  sa  préface,  «  des  hommes  généreux  considé- 
raient, avec  une  vivo  peine,  les  ténèbres  spirituelles  qui  enve- 


10  LITTÉRATURE, 

loppent  l'Espagne,  et  lorsqu'au  joug  oppresseur  des  moines  on 
vit  succéder  des  guerres  et  des  révolutions  sans  cesse  renouve- 
lées, on  comprit  plus  que  jamais  que  le  flambeau  de  l'Evangile 
pouvait  seul  rendre  à  ce  pays  la  paix  et  le  bonheur.  Mais  com- 
ment le  lui  donner?  quelles  difficultés,  quelles  préventions!,., 
et  ce  peuple,  d'ailleurs  courbé  sous  le  despotisme  monacal,  ac- 
cueillera-t-il  la  Bible?...  Toutes  ces  questions  se  présentant  en 
foule  aux  directeurs  de  la  Société  Biblique  britannique  et  étran- 
gère, elle  comprit  qu'il  fallait  envoyer  dans  la  Péninsule  un  agent 
tout  spécial,  un  homme  résolu,  intrépide,  prêt  à  se.plier  aux 
genres  de  vie  les  plus  opposés,  famUier  avec  toutes  les  langues 
et  tous  les  dialectes  qui  se  parlent  en  Espagne;  un  homme  d'ail- 
leurs pénétré  de  Timportance  sacrée  de  sa  mission,  décidé  a  tout 
braver  pour  l'accomplir,  et  d'un  caractère  assez  souple  pour  se 
faire ,  en  un  certain  sens ,  tout  à  totis.  » 

Son  ehoiï  tomba  donc  sur  M.  Borrow  qui,  sans  être  nulle- 
ment revêtu  des  fonctions  de  prédicateur  de  l'Evangile ,  fut  en- 
voyé en  éciaireur  pour  reconnaître  le  pays,  en  étudier  l'état  mo- 
ral et  sonder  les  dispositions  du  peuple.  Dans  ce  but  il  se  mit 
en  route  comme  un  sim|)le  touriste,  en  attendant  que  les  cir- 
constances lui  permissent  de  commencer  l'œuvre  à  laquelle  il 
était  destiné.  Ce  caractère  mixte  donne  beaucoup  d'attrait  à  la 
relation  de  son  voyage ,  riche  en  incidents  de  toutes  sortes. 

C'est  en  novembre  1835  qu'il  débarque  à  Lisbonne,  et  son 
premier  soin  est  d'apprendre  la  langue  portugaise  pendant  le  sé- 
jour qu'il  y  fait.  Parvenu  bientôt  à  en  savoir  assez  pour  compren- 
dre et  être  compris,  il  parcourt  la  contrée  environnante,  visitant 
les  couvents,  les  châteaux  et  les  chaumières,  cherchant  à  voir  le 
peuple  de  près,  à  le  surprendre  au  sein  de  ses  occupations  habi- 
tuelles, et  à  recueiUir  par  lui-même  le  plus  grand  nombre  possi- 
ble d'informations  exactes.  Ces  excursions  préUminaires  nous  le 
montrent  déjà  sous  un  aspect  bien  propre  à  captiver  notre  intérêt. 

«Je  visitai  Mafra,  grand  village  situé  auprès  d'un  immense 
couvent  dont  la  construction  rappelle  un  peu  celle  de  l'Escurial. 
Cet  édifice  contient  une  riche  bibliothèque,  mais  tous  les  moines 
en  ont  été  expulsés,  et  les  uns  mendient  leur  pain  ,  d'autres  so 
sont  enrôlés  en  Espagne  sous  les  bannières  de  Don  Carlos ,  et 


HISTOIRE.  11 

la  plupart  sont  devenus  voleurs  on  bandits.  Je  demandai  à  un 
jeune  garç(>n  de  me  conduire  à  l'école  ;  il  parut  étonné  et  s'ef- 
força de  me  persuader  que  c'était  un  lieu  fort  peu  intéressant  à 
visiter.  J'insistai,  et  l'enfant,  se  mettant  en  route  de  fort  mauvaise 
grâce,  me  conduisit  auprès  d'une  maison,  puis  s'enfuyant  aussi- 
tôt, il  se  cacha  derrière  un  mur. 

<  Le  maître  était  un  ancien  moine,  parlant  grec  et  français,  et 
passant  pour  être  un  homme  instruit.  Je  le  trouvai  sur  le  seuil 
de  la  porte,  n'ayant  pour  tout  vêtement  qu'uu  pantalon  gris  et 
une  courte  jaquette  bleue.  M'étant  excusé  auprès  de  lui  de  venir 
ainsi  le  déranger,  je  lui  adressai  quelques  questions  relatives  à 
son  école  ;  mais  le  pauvre  homme  éluda  toutes  mes  queslions  a 
cet  égard,  et  ne  voulut  jamais  convenir  qu'il  eiit  une  autre  charge 
que  celle  de  moine.  <r  Mais  les  couvenis  n'existent  plus,  lui  dis- 
je.  —  Hélas  non!  répondit-il  en  soupirant,  c'est  vrai,  ce  n'est 
que  trop  vrai.»  Il  se  tut,  puis,  son  bon  naturel  surmontant  les 
mauvais  sentiments  qui  l'agitaient,  il  prit  sa  tabatière  et  m'offrit 
du  tabac.  La  tabatière  est  le  rameau  d'olivier  des  Portugais,  et 
pour  être  bien  avec  eux ,  il  ne  faut  jamais  repousser  cette  offre 
obhgeante.  La  politique  devint  le  sujet  de  notre  conversation  ;  et 
m'étant  permis  de  dire  que  Don  Carlos  perdait  chaque  jour  du 
terrain  fc'était  peu  après  la  mort  de  Zumalacarreguy),  le  vieux 
moine  s'écria  en  fronçant  le  sourcil  :  «Cela  ne  peut  pas  être.  Dieu 
est  trop  juste  pour  le  permettre.  3>  Je  compris  sans  peine  les  sen- 
timents de  ce  pauvre  vieillard  qui,  accoutumé  au  bien-être  d'un 
riche  couvent,  était  obligé,  au  déclin  de  sa  vie,  de  lutter  contre 
l'indigence  et  la  misère. 

«  Le  jeune  garçon  qui  m'avait  accompagné  n'avait  jamais  en- 
tendu parler  d'un  livre  tel  que  la  Bible,  cependant  il  savait  le 
latin;  et  j'acquis  la  triste  certitude  que  les  deux  tiers  de  la  po- 
pulation portugaise  vivent  dans  la  même  ignorance  a  l'égard  des 
sujets  religieux.  Souvent  je  suis  allé  parler  de  la  Bible  au  villa- 
geois dans  son  foyer  domestique,  dans  les  champs  qu'il  cultive, 
auprès  de  la  source  oii  il  abreuve  ses  troupeaux,  ou  bien  à  la 
porte  des  auberges,  et  je  l'ai  toujours  trouvé  entièrement  étranger 
a  toute  idée  religieuse.  Une  chose  m'a  surtout  frappé  dans  ces 
diverses  conversations,    c'est  la  pureté  du  langage  du  paysan 


1-2  LITTÉRATURE, 

portugais  ;  il  s'exprime  avec  une  facilité  et  un  choix  d'expressions 
trè3-reniarquable  chez  un  peuple  qui  ne  sait  ni  hre  ni  écrire.  » 

En  traversant  le  Portugal,  M.  Borrow  laisse  sur  son  passage 
plusieurs  dépôts  de  Nouveaux  Testaments,  puis  il  se  dirige  vers 
l'Espagne,  et  dès  son  arrivée  à  la  frontière,  se  trouvant  dans 
une  auberge  avec  des  contrebandiers,  il  leur  distribue  des  petits 
traités  religieux  et  sait  les  intéresser  par  ses  explications.  C'est 
dans  la  compagnie  d'un  bohémien  ou  gitano  que  notre  voyageur 
se  rend  à  Madrid,  faisant  la  route  à  cheval,  et  s'arrêtant,  non 
dans  des  auberges,  mais  dans  les  masures  servant  d'habita- 
tion à  cette  peuplade  qui  conserve,  au  sein  de  l'Espagne,  ses 
mœurs  étranges,  son  langage  barbare,  ses  habitudes  vagabondes. 
M.  Borrow  avait  un  grand  désir  de  les  étudier  de  près,  et,  par- 
lant leur  dialecte,  se  pliant  à  leurs  allures  un  peu  sauvages,  il 
parvient  à  se  faire  passer  auprès  d'eux  pour  un  bohémien,  ou, 
comme  ils  l'appelaient,  un  caloro  de  Londres.  Admis  de  cette 
manière  dans  leur  intimité,  il  vil  au  milieu  d'eux,  s'assied  à  leur 
foyer,  partage  leur  pain  et  leur  misère.  Grâce  à  ce  singulier  pri- 
vilège, son  voyage  est  semé  d'une  foule  d'incidents  bizarres  qui 
en  rendent  la  relation  très-allrayante.  Ainsi  a  Madrid,  tandis  que 
son  compagnon  vaque  aux  affaires  d'Egypte,  c'est-à-dire  à  quel- 
que trafic  d'ânes  ou  de  mulets,  ou  à  quelque  entreprise  de  con- 
trebande, il  passe  trois  jours  dans  la  demeure  d'une  vieille  bohé  ■ 
mienne  aux  traits  hideux  et  décrépits,  au  teint  presque  noir,  qui 
l'accueille  comme  un  frère  : 

«Entrez,  me  dit-elle. 

a  —  Et  le  cheval  !  lui  dis-je. 

«  —  Faites-le  entrer  aussi,  mon  chabo,  répondit-elle,  il  trou- 
vera place  dans  ma  petite  écurie.»  Traversant  une  grande  cour, 
nous  arrivâmes  devant  une  porte.  «  Entrez,  enfant  d'Egypte,  dit 
la  vieille  sorcière,  entrez  dans  mon  écurie. 

a  —  Apportez-moi  une  lumière,  ou  bien  je  n'y  entre  pas,  m'é- 
criai-je;  cet  endroit  est  noir  comme  un  four,  je  ne  sais  pas  où 
je  marche. 

4  — Eh  bien,  donnez-moi  la  bride,  dit  la  vieille,  j'attacherai 
le  cheval  à  la  crèche,  s  Elle  fit  entrer  l'animal  et  passa  quelques 
minutes  dans  l'obscurité.    «  Grasti  terclamos,  reprit-elle  on  sor- 


HISTOIRE.  13 

tant,  le  cheval  s'est  secoué,  c'est  bon  signe;  il  parait  qu'il  n'est 
pas  fatigué  du  voyage.  Maintenant,  entrons  dans  ma  petite 
chambre. 

«  Je  suivis  la  vieille  dans  une  vaste  pièce,  où  la  plus  profonde 
obscurité  aurait  régné  sans  un  brasero,  qui  éclairait  faiblement 
deux  sombres  figures  assises  auprès. 

«  C'est  ma  fille  et  son  chabi  (enfant),  dit  la  bohémienne;  as- 
seyez-vous, mon  caloro  de  Londres,  et  faites-nous  entendre  le  son 
de  votre  voix. 

*  Une  chaise  était  un;  meuble  inconnu  dans  cette  demeure. 
Apercevant  donc  un  débris  de  colonne  dans  un  coin  de  la  cham- 
bre, je  le  roulai  auprès  du  brasero  et  m'y  établis.  > 

Alors  la  vieille  lui  raconte  quelques  incidents  de  sa  vie  aven- 
tureuse, lui  parle  avec  enthousiasme  du  pays  des  Maures  où  elle 
a  séjourné,  et  qu'elle  regrette  sans  cesse,  lui  déroule  en  ternies 
simples  mais  énergiques  une  longue  suite  de  malheurs,  de  mi- 
sères et  de  souffrances,  puis  termine  ce  lugubre  récit  par  un  vio- 
lent éclat  de  rire,  auquel  se  joignent  sa  fille  et  sa  petite  fille  avec 
une  expression  sauvage  qui  ressemble  à  de  la  folie. 

a  Les  heures  se  succédaient,  et  nous  retrouvaient  accroupis 
auprès  du  brasero  ;  mais  les  charbons  s'étaient  peu  "a  peu  consu- 
més; ils  ne  donnaient  plus  ni  chaleur,  ni  lumière,  et  quelques 
faibles  étincelles  qui  brillaient  un  instant,  pour  disparaître  aussi- 
tôt, interrompaient  seules  la  profonde  obscurité  et  le  silence  de 
la  chambre.  Tremblant  de  froid  et  presque  mal  à  mon  aise,  je  me 
décidai  enfin  a  hasarder  une  question  :  «  Antonio  ne  rentrera-l  il 
pas  ce  soir?   demandai-je. 

a  —  No  lenya  usted  cuidao,  caloro  do  Londres,  dit  la  vieille 
mère  d'un  ton  sépulcral,  Pepindorio  est  ici  depuis  longtemps. 

a  Je  songeais  à  m'enfuir,  lorsqu'une  main  se  posa  sur  mon 
épaule,  et  je  reconnus  la  voix  d'Antonio. 

a  C'est  moi,  frère,  n'aie  pas  pour,  dit-il,  je  vais  allumer  une 
lumière,  puis  nous  souperons. 

«Une  lampe  do  ferre  fut  alors  placée  sur  le  sol,  nous  nous 
établhnes  autour  et  mangeâmes  un  frugal  repas,  composé  de  pain, 
de  fromage  et  d'olives,  le  tout  accompagné  d'une  bouteille  d'ex- 
cellent vin. 


H  LITTERATURE, 

«  Apporte-moi  ïapajandi  (guitare),  dit  Antonio  h  la  plus  jeune 
fille,  je  veux  chanter  une  gachapla. 

«  Le  bohémien  accorda  longuement  sa  guitare  et  chanta  les 
paroles  suivantes  : 

«Je  me  permis  un  jour  de  voler  un  dodu  poulet  et  m'apprêtais 
«déjà  à  faire  un  bon  dîner,  lorsque  soudain  le  maître  ariive,  et 
«  croit  dans  sa  colère  qu'il  me  garrottera  sans  peine. 

«  Mais  je  fus  leste  et  prompt,  et  fuyant  en  un  saut  je  laissai 
«  après  moi  mon  bonnet  et  mon  manteau.  Et  le  diable,  en  me 
«  voyant  ainsi  courir,  s'écria  :  Où  va  le  bohémien,  où  veut-il  donc 
«  s'enfuir?» 

«Tandis  qu'Antonio  jouait  et  chantait,  les  deux  jeunes  femmes 
se  mirent  à  danser,  et  la  vieille  bohémienne  battait  la  mesure  de 
son  bâton.  Ces  divertissements  durèrent  assez  longtemps;  enfin 
Antonio  s'arrêta  brusquement,  posa  son  instrument  et  s'écria  : 
«C'est, assez;  le  caloro  de  Londres  est  fatigué,  c'est  assez,  demain 
nous  recommencerons;  allons  maintenant  au  lit. 

«  —  De  grand  cœur,  dis-je;  où  coucherons-nous? 

«  —  Dans  la  crèche ,  à  l'écurie ,  répondit  le  bohémien ,  nous 
n'y  aurons  pas  froid.» 

Ému  de  compassion  pour  l'état  d'ignorance  et  de  misère  mo- 
rale dans  lequel  se  trouvent  les  Gitanes  d'Espagne,  M.  Borrow  ré- 
solut dès  lors  de  traduire  la  Bible  dans  leur  langage,  afin  de  pou- 
voir la  répandre  parmi  eux.  Il  a  plus  tard  exécuté  ce  projet. 

Arrivé  à  Madrid,  notre  missionnaire  dut  s'adresser  au  gouver- 
nement pour  obtenir  la  permission  de  faire  imprimer  le  Nouveau 
Testament  en  espagnol.  Mendizabal,  qui  était  en  ce  moment 
chef  du  ministère,  se  montrait  malheureusement  très  peu  favo- 
rable aux  vues  de  la  Société  Bibhque.  Il  reçut  assesi  mal  son 
agent,  lui  dit  que  l'Espagne  avait  plutôt  besoin  de  poudre  et  de 
fusils,  et  finit  par  reconduire  d'une  manière  assez  formelle. 
M.  Borrow  ne  se  découragea  point  pour  cela,  il  attendit  un  chan- 
gement de  ministère,  obtint  l'appui  de  l'ambassadeur  anglais,  et,  . 
après  des  sollicitations  répétées ,  il  reçut  d'Isturitz  l'assurance 
que  l'on  ne  s'opposerait  ni  à  l'impression,  ni  à  la  distribution  des 
Saintes  Ecritures. 

Pendant  ce  premier  séjour  à  Madrid,  M.  Borrow  est  témoin  de 


HISTOIRE.  15 

la  révolution  de  la  Granja,  qu'il  raconte  avec  son  originalité  ca- 
ractéristique, donnant  de  curieux  détails  bien  propres  à  faire 
connaître  le  peuple  espagnol.  En  relation  avec  toutes  les  classes 
de  la  société,  mais  s'attachant  à  étudier  surtout  les  rangs  infé- 
rieurs, cette  partie  de  la  nation  a  laquelle  les  nouvelles  institu- 
tions tendent  à  donner  toujours  plus  d'importance,  il  peint  avec 
un  talent  simple  et  vrai  le  singulier  mélange  de  belles  et  nobles 
qualités,  d'instincts  féroces  et  de  passions  sauvages  que  présen- 
tent les  moeurs  espagnoles.  Ce  sont  en  général  des  scènes  vi- 
vantes qu'il  met  sous  nos  yeux ,  et  il  fait  poser  devant  nous  les 
personnages  eux-mêmes,  conservant  à  chacun  son  individualité 
bien  marquée,  telle  qu'elle  se  retrouve  dans  un  pays  où  les  di- 
verses races  ont  gardé  leurs  traits  particuliers,  leurs  usages, 
leurs  souvenirs,  vivant  les  unes  à  côté  des  autres  sans  se  mêler 
ni  se  confondre. 

Après  être  retourné  en  Angleterre  pour  s'entendre  avec  ses 
amis  sur  la  meilleure  manière  de  profiter  des  bonnes  disposi- 
tions d'Isturitz,  M.  Borrow  revient  à  Madrid  et  fait  imprimer  le 
Nouveau  Testament  traduit  en  plusieurs  dialectes  espagnols. 
Puis,  se  procurant  un  domestique  intelligent  et  fidèle ,  il  prend 
avec  lui  des  exemplaires  du  Saint  Livre  et  commence  sa  périlleuse 
mission  en  parcourant  les  villes  et  les  campagnes,  sans  autre 
sauvegarde  que  sou  passeport  anglais  et  son  courage  personnel. 

Rien  de  plus  intéressant  que  ce  pèlerinage ,  dans  lequel  il  est 
exposé  a  maintes  vicissitudes  diverses  ;  tantôt  arrêté  par  des 
gardes  nationaux  qui  veulent  absolument  voir  en  lui  Don  Carlos 
déguisé,  tantôt  pris  pour  un  vagabond,  tantôt  accueilli  avec  une 
hospitalité  tout  à  fait  cordiale,  et  se  montrant  toujours  préparé 
à  toutes  les  rencontres,  acceptant  toutes  les  positions  avec  un 
calme,  une  sérénité,  une  résignation,  une  gaîté  même  qui  ne  se 
démentent  jamais.  Ainsi  lorsqu'à  son  retour  il  trouve  a  Madrid  une 
espèce  de  complot  dirigé  contre  lui  par  le  clergé,  lorsqu'on  saisit 
ses  Nouveaux  Testaments,  qu'on  l'arrête  et  qu'on  le  met  en  pri- 
son, voici  comment  il  raconte  cet  incident  dont  il  pouvait,  à  juste 
titre,  être  effrayé  ou  du  moins  fort  contrarié. 

«Les  alguazils  me  conduisirent  à  travers  la  plaza  Mayor  a  la 
carcel  de  la  Corte,  ou  prison  de  la  cour.  En  traversant  cette  place. 


16  LITTÉRATURE , 

jo  me  souvins  qu'au  «  bon  vieux  temps  »  c'élail  là  le  ihéâlre  de» 
solennels  aulo  da-fé  de  l'inquisition  espagnole,  et  jetant  les  yeux 
sur  le  balcon  de  la  maison,  où,  lors  de  ces  fêtes,  était  assis  le 
dernier  descendant  de  la  branche  d'Autriche,  je  me  rappelai  qu'un 
jour,  après  qu'une  trentaine  d'hérétiques  des  deux  sexes  eurent 
été  brûlés ,  quatre  ou  cinq  a  la  fois ,  le  monarque  essuya  son 
front  inondé  de  sueur  et  noirci  par  la  fumée,  puis  demanda  tran- 
quillement :  a  Est-ce  tout?  »  Cette  preuve  de  patience  eiem- 
jdairc  fut  applaudie  par  ses  prêtres  et  ses  confesseurs,  les  mê- 
mes qui,  plus  tard,  rempoisonnèrent.  «  Et  moi,  pensaije,  moi, 
qui  ai  bien  plus  travaillé  à  blesser  le  papisme  que  tous  les  in- 
fortunés qui  ont  soufTert  le  martyre  sur  celte  place  maudite,  me 
voila  siiiiplenieiit  conduit  en  prison,  et  j'ai  l'assurance  d'en  sor- 
tir sous  peu  de  jours  applaudi  et  respecté  par  la  foule.  Ah!  saint 
père,  lu  n'es  pas  moins  adroit  qu'autrefois;  mais  il  me  semble 
que  le  pouvoir  l'abandonne.  La  paralysie  te  gagne,  Batuschea,  ta 
massue  s'est  changée  en  béquille,  n 

«Nous  arrivâmes  à  la  prison,  située  dans  une  rue  étroite,  à 
peu  de  distance  de  la  grande  place;  et  là,  étant  entrés  dans  un 
sombre  corridor,  à  l'exlrémilé  duquel  était  une  porte  à  guichet, 
mes  conducteurs  y  frappèrent  quelques  coups.  Un  sinistre  visage 
se  montra  aussitôt,  et,  après  un  court  échange  de  paroles,  je  me 
trouvai  dans  la  prison  de  Madrid.  J'élais  sur  une  espèce  de  ga- 
lerie qui  dominait,  à  une  grande  hauteur,  une  cour  intérieure 
d'où  s'élevait  un  bourdonnement  confus,  et  parfois  aussi  des  cris 
et  des  vociférations  sauvages.  Sur  cette  galerie  était  la  salle  des 
employés,  où  se  trouvaient  réunis  plusieurs  individus;  les  algua- 
zils  se  dirigèrent  vers  l'un  d'eux,  assis  auprès  d'une  table,  et, 
après  lui  avoir  parlé  quelque  temps  h  voix  basse,  ils  lui  remirent 
le  papier  en  question.  L'individu  l'examina  avec  attention,  puis 
se  levant,  il  s'approcha  de  moi.  Quel  étrange  personnage  !  Il 
avait  environ  quarante  ans,  et  sa  taille  aurait  mesuré  six  pieds, 
«;"il  n'avait  été  courbé  et  tordu  a  peu  près  conmie  un  S.  Dame 
Lclelte  ne  fut  jamais  plus  mince,  et  l'on  aurait  dil  qu'un  souffle 
«t'it  suffi  pour  l'enlever;  sauf  cette  étonnante  et  prodigieuse  mai- 
}:reur,  sa  figure  aurait  passé  pour  belle.  Il  avait  un  nez  en  bec 
ri'aigle .   des  dents  blanches  comme  l'ivoire,  des  yeux  noirs  (et 


HISTOIRE.  17 

de  quel  noir  !)  dont  l'expression  avait  quelque  chose  d'étrange,  le 
teint  foncé,  les  cheveux  comme  la  plume  du  corbeau,  et  un  pro- 
fond et  calme  sourire  demeurait  habituellement  sur  ses  lèvres; 
mais  cette  tranquillité  apparente  avait  quelque  chose  de  cruel,  et 
ce  doux  sourire  n'eût  pas  déparé  la  figure  de  Néron  :  en  revanche, 
personne  n'était  plus  honnête. 

«  Caballero,  me  dit-il,  permettez-rnoi  de  me  présenter  à  vous 
comme  l'alcade  de  la  prison.  Ce  papier  m'apprend  que  je  puis 
compter  pour  quelque  temps  sur  l'honneur  de  votre  compagnie, 
temps  fort  court,  sans  doute:  ainsi,  bannissez  toute  crainte  de 
votre  esprit.  On  m'enjoint  d'avoir  égard  à  l'illustre  nation  à  la- 
quelle vous  appartenez,  et  de  vous  traiter  avec  tout  le  respect 
dû  à  un  cavalier  de  votre  rang.  Ces  recommandations,  a  la  vé- 
rité, sont  fort  inutiles,  car  mon  propre  sentiment  m'eût  porté  à 
vous  témoigner  avec  plaisir  tous  les  égards  possibles.  Caballero, 
vous  serez  traité  ici  plutôt  en  hôte  qu'en  prisonnier.  Dès  ce  mo- 
ment vous  êtes  libre  de  parcourir,  comme  il  vous  plaira,  toutes 
les  parties  de  la  maison,  et  vous  y  trouverez  des  sujets  d'étude, 
qui  ne  sont  pas  indignes  d'un  esprit  observateur.  Considérez 
aussi  tous  les  porte-clefs  et  les  employés ,  comme  étant  à  votre 
propre  service.  Maintenant  je  veux  avoir  l'honneur  de  vous  con- 
duire moi-même  a  votre  appartement,  c'est  le  seul  disponible 
en  ce  moment,  et  nous  le  réservons  toujours  pour  les  cavaliers 
de  distinction.  En  cela  encore,  je  suis  heureux  de  vous  le  dire, 
mes  ordres  sont  en  parfait  accord  avec  mes  propres  désirs;  on 
ne  vous  demandera  rien  pour  cet  appartement,  bien  que  fort 
souvent  il  ait  été  loué  jusqu'à  une  once  d'or  par  jour.  S'il  vous 
plaît,  cavaHer,  ayez  la  bonté  de  suivre  le  plus  humble  et  le  plus 
dévoué  de  vos  serviteurs.  »  Là-dessus  il  ôta  son  chapeau  et  me 
fit  une  profonde  révérence. 

«Telles  sont  les  paroles  qui  me  furent  adressées  par  Falcade 
de  la  prison  de  Madrid.  Il  s'exprimait  en  castillan  pur  et  sonore, 
avec  calme,  gravité,  presque  avec  dignité,  et  son  ton  eût  fait 
honneur  à  un  gentilhomme  de  haute  naissance.  On  eût  dit  M.  de 
Bassompierre  recevant  à  l'antique  luislille  quelque  prince  italien: 
ou  bien  le  constable  de  la  Tour  de  Londres  accueillant  un  duc 


3' 


18  LITTERATURE, 

anglais,  prévenu  d'un  crime  de  haute  trahison.  Mais^,  au  r.om 
di  merveilleux!   qui  pouvait  être  cet  alcade? 

«  C'était  un  des  plus  grands  coquins  de  toutes  les  Espagues, 
un  misérable,  qui ,  par  sa  mpaciié  insatiable  et  ingénieuse  à  ré- 
duire la  chétivo  ration  des  prisonniers,  avait  causé  plus  d'une 
révolte  sanglante;  c'était  un  homme  de  rien,  qui,  cinq  ans  au- 
paravant, était  tambour  dans  une  troupe  de  volontaires  royalistes  ! 
Mais  l'Espagne  est  le  pays  des  caractères  extraordinaires. 

«  Je  suivis  l'alcade  au  bout  du  corridor,  où  se  trouvait  une 
porte  grillée  défendue  par  deux  porte-clefs  à  la  mine  rébarba- 
tive. Ils  ouvrirent  la  porte,  et,  tournant  a  droite,  nous  enfilâmes 
un  autre  corridor  où  se  promenaient  plusieurs  personnes,  tous 
prisonniers  pour  cause  politique,  comme  je  l'appris  plus  tard. 
Ul"  là  nous  passâmes  dans  un  troisième  corridor,  et  la  première 
chambre  m'y  fut  destinée;  elle  était  grande  et  élevée,  mais  en- 
tièrement dépourvue  de  meubles,  à  l'exception  d'un  gigantesque 
bol  en  bois,  destiné  à  contenir  ma  ration  d'eau.  «  Caballero,  vo- 
tre appartement  n'est  pas  meublé,  comme  vous  pouvez  le  voir; 
il  est  déjà  trois  heures,  et  je  vous  engage  à  envoyer  au  plus  vite 
un  exprès  à  votre  logis,  afin  qu'on  vous  apporte  un  lit  et  tout  ce 
qui  vous  est  nécessaire.  Le  llavero  (porte-clefs)  est  a  vos  ordres. 
Adieu,  caballero,  à  l'honneur  de  vous  revoir. 

•  Je  suivis  ce  conseil,  et  écrivant  un  billet  au  crayon  à  Maria 
Diaz,  je  le  fis  porter  par  le  llavero  ;  puis  m'asseyanl  sur  la  cru- 
rhe,  je  me  livrai  à  une  rêverie  qui  dura  fort  longtemps. 

*  A  la  nuit  tombante,  je  vis  arriver  Maria  Diaz  avec  deux  por- 
teurs et  Francesco,  tous  trois  chargés  de  meubles.  La  lampe  fut 
allumée,  ainsi  que  le  charbon  du  brasero,  et  la  triste  obscurité 
de  la  prison  fut  jusqu'à  un  certain  point  dissipée.  Alors  quittant 
mon  siège  improvisé  et  m'asseyant  sur  une  chaise,  je  fis  main- 
hasse  sur  les  provisions  que  ma  bonne  hôtesse  avait  eu  soin  de 
n'apporter,  quand  soudain  la  porte  s'ouvre ,  et  je  vois  entrer 
M.  Southern  (secrétaire  de  l'ambassade  anglaise),  riant  de  bon 
cœur  de  me  voir  ainsi  installé  et  aussi  bien  occupé.  «Borrow,  me 
dit- il,  TOUS  êtes  tou:ours  prêt  h  tout  événement,  et  vous  accueil- 
lez froidement  tout  ce  qui  vous  arrive,  comme  une  chose  parfaite- 
jiiont  naturelle:  jamais  homme  ne  fut  plus  propre  à  courir  le 


HlSTOIRfi.  19 

monde.  Ce  qui  m'étonne  et  m'enchante  à  la  fois,  c'est  de  vous 
voir  autant  d'amis.  Ici,  dans  la  prison,  tout  le  monde  s'intéresse 
h  votre  bien-être,  et  votre  domestique,  qui  devrait  être  votre  pire 
ennemi,  vous  est  lui-même  fort  attaché.  II  a  un  noble  cœur;  ja- 
mais je  n'oublierai  la  manière  dont  il  parlait  devons  lorsqu'il  ac- 
courut a  l'ambassade  nous  informer  de  votre  arrestation;  il  nous 
a  touchés,  Sir  Georges  et  moi,  au  plus  haut  degré.  Si  jamais 
vous  vous  en  séparez,  ayez  la  bonté  de  m'en  avertir.  Mais  par- 
lons d'aliaires.B  II  m'apprit  alors  que  Sir  Georges  avait  déjà  en- 
voyé une  note  officielle  a  Ofalia,  pour  lui  demander  réparation  de 
l'ofTense  faite  si  légèrement  à  un  sujet  anglais,  a  Pour  cette  nuit, 
ajoula-t-il,  il  vous  faut  prendre  votre  parti  de  rester  ici,  mais  de» 
demain  matin  les  portes  vous  seront  ouvertes  et  vous  serez  libre 
de  sortir  en  triomphe.  —  Moi,  sortir  d'ici!  répondis-je,  non, 
assurément,  je  ne  l'entends  pas  ainsi;  ils  m'ont  mis  en  prison 
pour  leur  plaisir,  et  j'y  veux  rester  pour  le  mien;  chacun  son 
tour.  —  Si  la  vie  de  reclus  ne  vous  est  pas  trop  ennuyeuse,  dit 
M.  Southern,  je  crois,  en  effet,  que  ce  parti  est  le  plus  sage.  Le 
gouvernement  s'est  fort  sottement  compromis  à  votre  égard,  et, 
soit  dit  entre  nous,  nous  n'en  sommes  pas  fâchés;  ils  nous  ont 
traités  cavalièrement  en  plus  d'une  occasion,  et,  si  vous  tenez 
bon,  nous  sommes  très  bien  [ilacés  pour  humilier  leur  insolence. 
Je  vais  informer  Sir  Georges  de  votre  résolution ,  et  demain  de 
bonne  heure,  vous  aurez  de  nos  nouvelles.»  A  ces  mots  il  me 
dit  adieu  ;  et,  me  jetant  sur  mon  lit,  je  m'endormis  bientôt  dans 
la  prison  de  Madrid.» 

A  sa  sortie  de  prison,  M.  Borrow  reprit  ses  excursions  dans 
différentes  provinces  de  l'Espagne,  oîi  il  parvint,  soit  a  répandre 
lui-même  un  assez  grand  nombre  de  Bibles,  soit  à  établir  des 
dépôts  chez  des  négociants  du  pays,  qui  avaient  compris  l'œuvre 
de  la  Société  Biblique  et  s'y  intéressaient  vivement.  Mais  en 
général  le  clergé  lui  montrait  une  forte  opposition  et  lui  suscitait 
beaucoup  d'ennuis.  A  plusieurs  reprises  le  fanatisme  de  popu- 
lations ignorantes  faillit  lui  devenir  fatal.  Il  fallait  bien  toute  son 
habileté,  tout  son  courage,  sa  présence  d'esprit  et  son  tact  admi- 
rable ,  pour  se  tirer  d'embarras. 

Enfin,   après  avoir  fait  tout  ce  qu'il  lui  était  possible  de  faire 


2d  RELIGION,  PHlLOSOPHffi, 

et  après  avoir  acquis  l'assurance  que  désormais  l'Évangile  no  se- 
rait plus  un  livre  inconnu  en  Espagne,  mais  que,  au  contraire, 
il  était  déjà  la  lecture  habituelle  de  bon  nombre  de  familles,  et 
deviendrait  pour  elles  une  source  de  lumière  et  de  consolation, 
M.  Borrow  regardant  sa  tâche  comme  terminée,  quitte  la  Pénin- 
sule, visite  les  côtes  barbaresques  et  rentre  dans  sa  patrie. 

Non-seulement  la  Bible  en  Espagne  offre  une  lecture  pleine 
d'attrait  par  la  variété  et  roriginahté  de  ses  récits,  mais  encore 
elle  met  à  nu  les  plaies  de  l'Église  romaine,  et  nous  montre  la  dé- 
cadence de  ce  redoutable  pouvoir  dans  le  pays  où  il  semblait  sur- 
tout s'être  jusqu'ici  maintenu  solide  et  tout-puissant.  C'est  un 
symptôme  de  plus,  bien  propre  à  réjouir  ceux  qui,  dans  la  lutte 
maintenant  engagée ,  espèrent  le  triomphe  définitif  des  lumières 
et  du  libre  examen. 


RELIGION,  PHILOSOPHIE,  MORALE,  ÉDUCATION. 


p.  LOMBARDI  Senlentiarum  libri  IV^  per  J.  Aleaume  prislino  suo 
nitori  verè  rcstituti  ;  necnon  divi  Thomae  Aquinalis  Summa  iheo- 
logica.  Parisiis  excud.  Aligne,  in  via  dicta  d\Amboise  ,  an  Petit 
Montrouge,  4  vol.  in-J°,  28. 

Pierre  Lombard,  surnommé  le  maître  des  sentences,  et  qui 
devait  son  nom  de  Lombard  à  ce  qu'il  était  né  près  de  la  ville 
de  Novarre  en  Lombardie,  fut  un  célèbre  théologien  du  dou- 
zième siècle.  Il  embrassa  dans  ses  sentences  l'ensemble  de  la 
théologie  tirée  des  Saintes  Ecritures  et  des  écrits  des  pères  or- 
thodoxes. Sans  doute  s'attachant  de  préférence  aux  questions 
qui  préoccupaient  son  temps,  il  omet  parfois  celles  qui  inter- 
resseraient  le  plus  notre  époque,  et  l'on  peut  aussi  lui  repro- 
cher de  négliger  la  discussion  raisonnée  du  dogme.  Mais  il  faut 
se  reporter  au  siècle  où  il  a  vécu ,  et  on  lui  tiendra  compte 
d'avoir  le  premier  rassemblé  toute  la  théologie  en  un  seul  corps. 


MORALE,  EDUCATION.  21 

Quanl  aux  opinions  particulières  qu'il  avance  sur  certains  points, 
en  opposilion  avec  celles  généralement  reçues,  l'éditeur  a  jugé 
convenable  de  les  rejeter  à  la  fin,  de  telle  sorte  qu'on  ne  puisse 
pas  ignorer  que  ce  sont  des  erreurs  repoussées  par  l'Eglise. 

La  Somme  théologique  de  saint  Thomas  d'Aquin,  par  la  re- 
nommée universelle  dont  elle  jouit,  est  un  de  ces  livres  que 
tous  les  membres  du  clergé  catholique  doivent  posséder  dans 
leur  bibliothèque.  De  tous  les  ouvrages  de  son  illustre  auteur, 
c'est  sans  contredit  le  plus  célèbre  et  le  plus  digne  d'être  en- 
core étudié.  On  ne  saurait  donc  qu'approuver  le  soin  qu'a  pri» 
M.  Migne  de  le  reproduire  dans  un  format  a  la  fois  commode 
et  très- économique.  Son  édition  a  été  collationnée  d'après  les 
meilleurs  manuscrits ,  elle  est  enrichie  des  dissertations  de 
Bernard  Maria  de  Rubeis  et  de  notes  nouvelles  ajoutées  par 
l'éditeur  hii-même.  Sous  le  rapport  typographique,  elle  est 
faite  sans  luxe  assurément,  mais  l'impression  est  assez  nette, 
le  caractère  d'une  grosseur  convenable  et  le  papier  collé  de  ma- 
nière à  permettre  d'y  écrire  des  annotations  marginales.  Chaque 
volume  de  45  feuilles  au  moins,  soit  environ  800  pages  à  deux 
colonnes,  renferme  la  matière  de  six  à  sept  forts  volumes  in-8° 
ordinaires ,  et  son  prix  modique  de  6  francs  ne  représente  guère 
que  le  coût  des  frais  de  fabrication.  Ainsi,  des  livres  qui,  jus- 
qu'à présent  rares  et  d'un  prix  très-élévé,  ne  se  rencontraient 
que  dans  des  bibliothèques  publiques,  se  trouvent  mis  à  la 
portée  de  toutes  les  bourses.  La  science  de  Pierre  Lombard  et 
(le  saint  Thomas  d'Aquin  n'est  peut-être  pas  précisément  en 
harmonie  avec  les  idées  de  notre  époque,  elle  no  répond  point 
aux  besoins  actuels  de  l'esprit  humain,  mais  elle  pourra  servir 
h  réveiller  le  gofil  de  l'étude ,  et  de  celle-ci  jaillira  tôt  ou  tard 
la  lumière. 


J2  RELIGION,   PHILOSOPHIi 

LES  TR/VPPISTES  on  Tordre  de  Citeaux  au  XIX»  siècle;  histoire  de 
la  Trappe  depuis  sa  fondation  jusqu'à  nos  jours,  1140-1844;  par 
M.  C.  Gaillardin;  Paris,  2  vol.  in-8",  15  ir. 

Deux  volumes  pour  l'histoire  d'un  seul  ordre  religieux,  c'est 
bien  long ,  et  nous  doutons  fort  que  dans  notre  époque  un  sem- 
blable ouvrage  trouve  beaucoup  de  lecteurs.  M.  Gaillardin  ayant 
fité  visiter  Notre-Dame  de  la  Grande  Trappe,  berceau  de  Tordre 
des  trappistes,  situé  entre  l'Aigle  et  Morlagne,  et  s'y  étant  vu 
bien  accueilli  par  les  moines  qui  l'habitent,  a  conçu  pour  cet 
ordre  une  affection  très-vive.  Il  a  donc  entrepris  de  dissiper  les 
fausses  idées  que  l'on  se  fait  de  sa  règle  sévère,  et  remontant 
jusqu'à  son  origine  qu'il  place  au  douzième  siècle,  il  nous  en 
retrace  les  développements  et  les  vicissitudes  diverses  avec  l'en- 
thousiasme d'une  admiration  non  équivoque.  C'est  une  complète 
apologie  des  couvents  en  général  et  de  ceux  de  la  trappe  en 
particulier.  Comme  M.  Lenormant,  il  exalte  les  travaux,  les 
vertus  et  surtout  l'utilité  des  ordres  religieux.  De  leurs  incon- 
vénients et  de  leurs  désordres  pas  un  mot.  Il  les  peint  sous  les 
couleurs  les  plus  séduisantes,  il  en  fait  les  véritables  sanctuaires 
de  tout  ce  qu'il  y  a  de  grand  et  de  noble  dans  l'humanité,  les 
laboratoires  de  la  civilisation.  Suivant  lui,  c'est  à  eux  qu'appar- 
tient la  solution  du  problème  social ,  c'est  dans  le  sein  des  cloîtres 
que  doit  se  préparer  l'avenir  de  la  société.  On  se  croirait  vrai- 
ment en  plein  moyen  âge,  et  M.  Gaillardin  paraît  ne  tenir  nul 
compte  des  éléments  nouveaux  de  notre  monde  moderne.  Fai- 
sant abstraction  du  mouvement  industriel ,  de  l'organisation  po- 
litique et  de  la  marche  des  idées,  il  croit  que  l'influence  des 
moines  peut  redevenir  aujourd'hui  ce  qu'ellciétait  dans  des  temps 
encore  barbares  où  seuls  ils  possédaient  quelques  connaissances, 
le  loisir  de  les  cultiver  et  la  force  que  donne  l'association.  Cet 
étrange  anachronisme  a  du  moins  le  mérite  de  l'originalité.  C'est 
une  thèse  audacieuse  à  soutenir  en  présence  de  l'esprit  du  siè- 
cle ,  et  sous  ce  rapport  elle  a  certainement  bien  droit  h  l'atten- 
tion de  tous  ceux  qui  aiment  les  points  de  vue  excentriques. 

Mais  sur  quels  motifs  peut  donc  reposer  l'admiration  de  l'au- 
teur pour  les  trappistes? 


MORALE,  EDUCATION.  t$ 

Nous  l'avons  déjà  dit,  M.  Gaillardin  a  été  bien  accueilli  au 
couvent  de  Notre-Dame  de  la  Grande  Trappe,  et  l'hospitalité 
des  moines  lui  est  apparue  comme  une  vertu  sublime  qui  impli- 
quait en  elle  toutes  les  qualités  essentielles  du  vrai  chrétien  :  la 
charité,  l'abnégation,  le  dévouement.  C'est  estimer  bien  haut 
l'empressement  que  les  trappistes,  exilés  dans  une  espèce  de 
désert,  mettent  à  recevoir  les  rares  voyageurs  qui  viennent  vi- 
siter leur  retraite. 

Et  quels  sont  les  merveilleux  travaux  dont  M.  Gaillardin  a 
été  le  témoin  au  milieu  de  celte  communauté  dont  il  vante  l'ac- 
tivité précieuse,  qu'il  regarde  comme  si  utile  dans  notre  siècle? 
Il  y  a  vu  les  moines  laver,  chacun  à  son  tour,  les  pieds  de  ses 
confrères,  puis  ensuite,  tous  ensemble,  ceux  de  pauvres  enfants 
des  villages  voisins.  Il  a  entendu  chanter  le  Salve  Regina,  dire 
la  messe,  célébrer  les  offices  aux  heures  canoniales  fixées  par 
saint  Benoît  il  y  a  treize  cents  ans.  Il  a  trouvé  les  terres  du 
couvent  bien  cultivées  et  la  règle  beaucoup  moins  rigoureuse 
qu'on  ne  le  dit.  Voici  les  occupations  qui  remplissent  la  vied'un 
trappiste,  a  II  commence  sa  journée  a  deux  heures  du  matin  les 
jours  ordinaires,  à  une  heure  les  dimanches  et  a  certains  jours 
de  fête,  à  minuit  aux  grandes  fêles  qui  ne  se  représentent  qu'une 
douzaine  de  fois  par  an.  Au  sortir  du  dortoir,  il  descend  à  l'église 
pour  chanter  ou  psalmodier,  selon  l'imporîance  du  jour,  l'office 
nocturne.  Cet  office  finit  exactement  à  quatre  heures.  Suit  une 
heure  d'intervalle  que  les  prêtres  consacrent  à  dire  la  sainte 
messe,  les  autres  a  la  servir  ou  a  faire  de  pieuses  lectures. 
A  cinq  heures  en  été,  on  chante  prime,  puis  on  assiste  en  com- 
munauté à  la  messe  matulinale,  si  l'importance  du  jour  l'exige, 
ou  l'on  entre  au  chapitre  des  coulpes  oii  chacun  s'accuse  des 
fautes  extérieures  qu'il  a  pu  commettre  contre  la  règle.  A  six 
heures  commence  le  travail  des  mains  qui  dure  jusqu'àneuf  heures. 
On  rentre  ensuite  au  monastère  pour  chanter  tierce,  la  grand'- 
messe  et  sexte.  Après  sexte,  à  onze  heure  et  demie,  le  dîner  qui 
dure  ordinairement  quarante  Hiiiiutes.  Après  les  grâces  ,  la  mé- 
ridienne jusqu'à  une  heure  et  demie.  Du  dortoir  on  passe  h  l'église 
pour  chanter  nonc.  Quelques  minutes  avtint  deux  heures  on 
retourne  au  travail.  A  cinq  heures ,  vêpres  suivies  d'un  quart- 


U  RELIGION,  PHILOSOPHIE, 

d'heure  d'oraison.  A  six  heun.'S  le  souper,  suivi  d'un  inlerv;ille 
d'une  demi-heure.  A  sept  lictircs  la  lecture  en  commun  sous  le 
cloître,  et  le  Salve  Regina.  On  se  couche  à  huit  heures.  » 

Si  la  religion  consiste  tout  entière  dans  les  pratiques,  voilà 
une  journée  assurément  fort  bien  rempHe.  Mais  ceux  qui  pensent 
que  les  œuvres  sont  la  conséquence  nécessaire  de  la  foi,  la  trou- 
veront bien  vide.  Et  nous  ne  voyons  pas  surtout  quel  avantage 
en  retire  la  société.  Les  trappisles  ne  sont  pas  oisifs,  sans  doute, 
ils  travaillent  six  heures  par  jour,  mais  ce  travail  n'"a  pour  objet 
que  leur  propre  entretien.  Ils  cultivent  la  terre,  ils  exercent 
quelques  métiers  indispensables  pour  suffire  aux  besoins  du  cou- 
vent. S'ils  défrichent  ainsi  des  landes  incultes ,  c'est  un  bien , 
mais  il  serait  absurde  de  prétendre  que  l'industrie  libre  ne  pos- 
sède pas  maintenant  d'autres  moyens  plus  puissants  et  moins 
coûteux  d'atteindre  le  même  but,  partout  où  la  nécessité  s'en 
fait  sentir.  M.  Gaillardin  fonde  de  grandes  espérances  pour  la 
colonisation  de  l'Algérie  sur  l'établissement  des  trappistes  dans 
la  plaine  de  Slaouéli.  Nous  ne  saurions  blâmer  le  général  Bu- 
geaud  d'avoir  accordé  à  ces  colons  cloîtrés  la  même  protection 
qu'à  d'autres;  seulement  nous  croyons  que  le  succès  de  leurs 
efforts  n'aura  pour  tout  résultat  que  la  fondation  d'un  couvent  de 
la  trappe  et  rien  de  plus.  Ce  n'est  pas  au  milieu  du  mouvement 
de  notre  époque  que  l'organisation  monastique  peut  devenir  tout 
h  coup  plus  féconde  qu'elle  ne  le  fut  dans  les  temps  antérieurs. 
Or,  en  parcourant  le  travail  de  M.  Gaillardin,  nous  avons  vai- 
nement cherché  les  prodigieux  bienfaits  de  la  trappe.  Nous  y 
avons  au  contraire  remarqué  que,  dans  des  siècles  où  elle  se 
trouvait  beaucoup  mieux  en  harmonie  avec  les  tendances  de  l'es- 
prit humain  et  avec  les  institutions  politiques,  elle  n'avait  pas 
pu  se  maintenir  intacte,  h  l'abri  du  relnchemciit  et  de  l.i  corrup- 
tion ,  elle  avait  dégénéré  bientôt  et  nécessité  une  réforme  vigou- 
reuse pour  la  préserver  d'une  ruine  complète. 

Que  des  imaginations  exaltées  se  plaisent  a  revêtir  des  cou- 
leurs les  plus  poétiques  la  vie  de  ces  hommes  qui  renoncent  au 
monde,  a  ses  joies,  h  ses  affections,  à  ses  tourments  pour  se 
vouer,  dans  la  solituae,  a  la  prière  et  à  la  méditation  ;  nous  le 
concevons   parfaitement .   et  nous   ajouterons  mémo  que  celle 


MOBALE,   ÉDUCATION.  i5 

existence  contemplative  répond  à  certaines  tendances  naturelles 
de  l'âme.  Mais  vouloir  faire  des  couvents  l'ancre  de  salut  de  nolro 
société  actuelle,  c'est  une  prétention  si  extravagante  qu'elle  ne 
vaut  en  vérité  pas  la  peine  d'être  combattue  sérieusement.  Il 
suffit  de  la  signaler  à  la  raison  publique,  qui  en  fera,  nous  n'en 
doutons  pas,  bonne  et  prompte  justice. 


HISTOinE  de  la  vie  et  de  la  philosophie  de  Kaut ,  par  Amand  Saintes; 
ornée  du  portrait  et  d''un  fac-similé  du  philosophe.  Hambourg , 
chez  Herold  ;  Paris  et  Genève,  chez  Ab.  Cherbulicz  et  C^,  1  vol. 
ia-8o,   7  fr.  50  c. 

Un  fragment  de  M.  Cousin  a  déjà  fait  connaître  en  France  la 
vie  de  Kant,  de  ce  philosophe  dont  le  nom  remplit  l'Allemagne, 
et  dont  le  génie  profond  a  sondé  toutes  les  questions  les  plus 
importantes  qui  puissent  préoccuper  l'esprit  humain.  Il  nous  l'a 
montré,  dans  la  pratique,  toujours  fidèle  à  ses  principes,  offrant 
au  monde  l'exemple  bien  rare  d'un  homme  qui  réunit  également 
la  théorie  et  l'application.  M.  Saintes  vient  aujourd'hui  compléter 
cet  intéressant  tableau  en  y  ajoutant  de  nouveaux  détails  et  en 
essayant  d'apprécier  la  valeur  réelle  des  doctrines  de  Kant  et  de 
leur  influence  sur  l'avenir  de  la  philosophie.  C'est  un  sujet  bien 
digne  d'attirer  l'attention  de  tous  ceux  qui  aiment  à  suivre  la 
marche  du  développement  intellectuel,  la  lutte  des  idées  et  les 
efforts  de  la  spéculation  pour  percer  le  voile  derrière  lequel  la 
vérité  se  cache  à  nos  regards.  Emmanuel  Kant,  fils  de  pauvres 
artisans,  obtenant  à  force  de  travail  une  modeste  place  de  pro- 
fesseur dans  l'université  de  Kœnigsberg,  consacrant  avec  un  zèle 
infatigable  ses  éminenles  facultés  aux  fonctions  pénibles  de  l'en- 
seignement, et  préférant  cette  position  obscure  à  l'existence 
brillante  que  sa  renommée  de  plus  en  plus  croissante  pouvait 
lui  assurer  :  voilà  certes  un  curieux  phénomène  au  milieu  de 
l'ambition  générale  qui  agite  notre  époque,  et  qui  souvent  dé- 
tourne les  esprits  les  plus  supérieurs  de  leur  destination  spéciale. 
On  dirait  un  reflet  de  la  philosophie  antique,  un  disciple  do 
Socrale  ou  de  Platon,  qui  reproduit  les  mœurs  simples  du  maître 

4 


2G  RELIGION,  PHILOSOPHIE. 

dans  sa  vie  toute  dévouée  à  la  science,  n'avant  d'autre  but, 
d'autre  intérêt,  d'autre  passion  que  la  poursuite  du  vrai.  Le 
caractère  de  Kant,  ses  habitudes,  son  commerce  avec  les  fidèle» 
élèves  dont  il  aimait  h  s'entourer,  présentent  un  charme  tout  à 
fait  original.  On  s'attache  bientôt  a  l'homme  dont  le  cœur  naïf 
et  bon  appelle  la  sympathie,  et  l'on  se  sent  tout  disposé  à  faire 
de  sérieux  efforts  pour  comprendre  les  hautes  doctrines  dont 
l'influence  se  manifeste  en  lui  d'une  manière  si  douce  et  si  sé- 
duisante. En  s'approchant  d'un  semblable  philosophe  l'âme  s'é- 
lève et  s'épure,  elle  rompt  en  quelque  sorte  tous  les  petits  hens 
terrestres  pour  se  mettre  de  niveau  avec  la  sienne  et  s'élancer  a 
sa  suite  dans  les  régions  de  l'iuGni.  L'étude  et  la  méditation 
remplissaient  les  heures  que  l'enseignement  laissait  h  Kant. 
Toutes  les  sciences  étaient  tour  à  tour  explorées  par  lui.  Son 
esprit  vaste  et  insatiable  ne  se  lassait  pas  d'acquérir  des  maté- 
riaux pour  l'édiCice  dont  il  avait  conru  la  pensée.  «  Kant  a  passé 
onze  années  dans  sa  chaire  de  professeur,  occupé  uniquement  à 
instruire  ses  élèves,  et  à  préparer  en  silence  l'œuvre  qui  devait 
frapper  un  grand  coup  dans  le  monde  des  idées,  et  qui,  sans 
rien  inventer  précisément,  venait  prendre  une  place  décidée  et 
unique  au  milieu  des  partis  qui  se  partagèrent  l'empire  de  la 
philosophie.  » 

Dans  ce  but,  il  publiait  sur  les  diverses  branches  des  con- 
naissances humaines  une  foule  d'écrits  toujours  remarquables 
par  la  force  du  raisonnement  aussi  bien  que  par  la  richesse  des 
idées,  et  où  l'on  pouvait  déjà  signaler  le  germe  de  ses  grandes 
théories  philosophiques.  Mais  ce  fut  la  Critique  de  la  raison  pure 
qui  révéla  surtout  ses  tendances  et  fit  connaître  pour  la  pre- 
mière fois  la  nature  de  son  système.  M.  Saintes  donne  une  ana- 
lyse complète  et  bien  faite  de  cet  important  ouvrage  ainsi  que 
de  ceux  qui  le  suivirent  bientôt.  11  fait  ressortir  les  belles  qua- 
lités qui  distinguent  Kant,  l'admirable  logique  avec  laquelle  il 
développe  ses  principes,  la  noblesse  des  vues  qui  le  dirigent 
constammet'.t.  Il  rond  pleine  justice  a  ses  efforts  pour  combattre 
les  doctrines  dangereuses  de  certains  philosophes  du  dix-huitième 
siècle.  Mais  en  môme  temps  il  l'attaque  au  point  de  vue  théo- 
logique  et  s'attache  a  démontrer  que  Kant,  accomplissant    la 


MORALE,   ÉDUCATION.  2T 

(âche  d'un  habile  critique  bien  plutôt  que  la  nussion  d'un  fon- 
dateur, n'a  rien  créé  de  nouveau  en  philosophie  et  n'a  pas  su 
rendre  k  la  rehgion  la  haute  place  qui  lui  appartient.  Nous  ne 
suivrons  pas  l'auteur  dans  la  discussion  k  laquelle  il  se  livre  ; 
pour  apprécier  la  portée  de  ses  arguments  il  faut  avoir  fait  une 
étude  approfondie  des  écrits  de  Kant.  M.  Saintes  rencontrera 
sans  doute  de  nombreux  contradicteurs,  il  soulèvera  une  polé- 
mique dont  nous  ne  prétendons  point  préjuger  le  résultat.  Mais 
son  livre  nous  paraît  une  œuvre  consciencieuse  qui  mérite  d'être 
signalée  à  l'attention  publique.  Il  est  bon  que  les  théologiens 
descendent  ainsi  sur  le  terrain  de  la  lutte  et  ne  craignent  pas  de 
se  mesurer  avec  les  idées  du  siècle.  C'est  un  élément  de  vie 
nécessaire  au  Christianisme,  qui  ne  peut  qu'y  gagner,  en  mon- 
trant ainsi  qu'il  accepte  franchem.ent  le  principe  du  libre  examen 
avec  toutes  ses  conséquences.  Nous  regrettons  seulement  que 
l'ouvrage  de  M.  Saintes  ne  soit  pas  mieux  soigné  sous  le  rap- 
port du  style.  Dans  les  matières  philosophiques  plus  encore 
que  dans  toutes  les  autres,  la  correction ,  la  clarté ,  la  précision 
du  langage  sont  des  qualités  indispensables.  Le  public  français, 
en  particulier,  esta  cet  égard  d'une  susceptibihté  très-grande, 
et  l'auteur  nous  semble  avoir  un  peu  trop  oublié  que  c'était  à 
lui  surtout  qu'il  destinait  son  travail. 


HISTOIRE  de  saint  Augustin,  sa  vie,  ses  œuvres,  son  siècle,  in- 
fluence de  son  génie,  par  M.  Poujoulat;  Paris,  3  vol.  in-8*, 
22  fr.   50  c. 


De  tous.les  pères  de  l'Église,  saint  Augustin  est  peut-être  celui 
qui  éveille  le  plus  de  sympathies,  soit  par  l'intérêt  qu'offrent  les 
circonstances  de  sa  vie,  soit  par  l'élévation  et  la  largeur  de  pen- 
sée qui  s'unissent  dans  ses  ouvrages  a  une  parfaite  connaissance 
du  cœur  humain ,  de  ses  besoins  et  de  ses  penchants.  Ce  n'est 
pas  un  de  ces  saints  de  naissance,  dont  la  vertu  n'a  jamais  souf- 
fert le  moindre  échec,  n'a  pas  même  eu  de  lutte  douteuse  à  sou- 
tenir, et  go  présente  à  nous  comme  une  perfection  surnaturelle. 


28  RELIGION,  PHILOSOPHIE, 

en  dehors  de  la  règle  commune,  et  tout  à  fait  exempte  des  fai- 
blesses ordinaires  de  l'homme.  Saint  Augustin  vécut  d'abord  de 
la  vie  du  monde,  ne  fut  même  pas  toujours  étranger  a  la  corrup- 
tion, aux  débordements  de  son  siècle;  mais  lorsque  la  religion 
vint  régénérer  son  cœur,  lorsque  son  âme  fut  illuminée  par  la 
foi,  il  ne  se  jeta  point  dans  les  excès  opposés  de  la  dévotion  as- 
cétique ou  de  la  pénitence. rigoureuse.  Sa  conversion  fut  celle 
d'un  esprit  supérieur,  qui  pensa  ne  pouvoir  mieux  racheter  ses 
fautes  qu'en  consacrant  ses  éminentes  facultés  à  répandre  tout 
auîour  de  lui  cette  vive  lumière  de  la  vérité  divine  à  laquelle  ses 
yeux  s'étaient  ouverts . 

Augustin  naquit  en  354  ,  h  Tagaste ,  ville  libre  de  l'Afrique, 
située  h  l'est  de  Guclma,  l'ancienne  Calama.  Son  père,  quoique 
d'une  condition  fort  modeste,  ne  négligea  rien  pour  lui  faire 
donner  la  meilleure  éducation.  Sa  mère,  canonisée  sous  le  nom 
de  sainte  Monique,  était  cluotienne,  mais  l'enfant  ne  reçut  point 
le  baptême.  On  retardait  alors  cette  cérén)onie  autant  que  pos- 
sible, dans  la  persuasion  que  les  fautes  commises  après  son  ac- 
complissement avaient  une  beaucoup  plus  grande  gravité.  «  Au- 
gustin, enfant,  apprit  aux  écoles  de  Tagaste  les  premiers  élé- 
ments des  lettres;  il  y  rencontra  des  hommes  qui  invoquaient  le 
nom  de  Dieu ,  et  se  mit  a  bégayer  des  prières  "a  l'Être  grand  et 
éternel  dont  il  entendait  parler.  Tout  potit,  il  suppliait  Dieu 
qu'on  ne  lui  donnât  pas  le  fouet,  châtiment  ordinaire  de  l'école. 
La  passion  du  jeu  le  dominait;  son  caractère,  enclin  à  la  rébel- 
lion, pliait  difGcilement  sous  la  volonté  de  ses  parents  et  de  ses 
maîtres.  Les  victoires  remportées  sur  ses  compagnons  l'enivraient 
de  jouissances;  mais  les  contes  et  les  récils  fabuleux  le  char- 
maient, Augustin  se  sentit  violemment  attiré  vers  les  spectacles 
du  théâtre.  i> 

Il  avait  peu  de  goût  pour  l'étude,  se  montrait  très  indisci- 
pliné,  très-enclin  a  tous  les  mauvais  penchants  de  l'enfance. 

A  sei^e  ans  il  fut  conduit  'a  l'école  de  Madaure,  puis  à  Carlhage, 
où  ses  ticultés  remarquables  commencèrent  h  se  développer  en 
même  ti-mps  que  ses  passions  prenaient  leur  essor.  Quoique  Au- 
gustin passât  pour  un  jeune  homme  ennemi  du  trouble  et  aimant 
1  honnêteté,  quoiqu'il  ne  se  mêlât  point  aux  excès  des  étudiants 


MORALE,   EDUCATION.  29 

de  Carthago,  qui  se  glorifiaient  du  titre  de  ravageurs  (eversores), 
cependant  il  donnait  dans  les  écarts  oii  l'entraînait  son  caractère 
indépendant  et  fougueux  abandonné  a  lui-même,  au  milieu  des 
séductions  dangereuses  d'une  grande  ville.  L'orgueil,  qui  le  do- 
minait, ne  lui  permettait  pas  de  sentir  les  beautés  de  la  Bible, 
qu'il  étudiait  alors  dans  un  simple  but  de  curiosité.  Aussi  son 
premier  pas  vers  le  christianisme  fut  d'adopter  les  opinions  de 
la  secte  des  Manichéens,  qui  avaient  la  prétention  de  réformer 
la  doctrine  enseignée  dans  l'Évangile.  Cette  tendance  k  l'hérésie 
chagrina  beaucoup  sa  mère.  Elle  chercha  vainement  a  le  rame- 
ner par  ses  tendres  admonestations,  et  voyant  ses  efforts  inu- 
tiles, elle  ne  consentit  à  le  rappeler  auprès  d'elle  que  lorsqu'elle 
crut  en  avoir  reçu  l'ordre  exprès  dans  un  songe,  qui  semblait  lui 
promettre  sa  prochaine  conversion. 

Augustin  professa  quelque  temps  k  Carthage,  puis  fatigué  de 
la  turbulence  des  étudiants ,  sentant  le  désir  d'être  dans  un  cen- 
tre intellectuel  plus  actif,  sur  un  plus  grand  théâtre,  il  partit 
pour  l'Italie. 

«  Monique,  dont  le  cœur  se  brisait  k  la  seule  pensée  d'une 
longue  séparation,  ne  voulait  pas  laisser  partir  son  fils  ou  vou- 
lait partir  avec  lui.  Elle  s'avança  jusque  sur  le  rivage  de  la  mer 
011  devait  s'embarquer  Augustin.  Celui-ci  feignit  de  ne  monter 
sur  un  navire  que  pour  prolonger  ses  adieux  a  un  ami  et  rester 
avec  lui  jusqu'au  moment  où  serait  donné  le  signal  du  départ: 
trompant  l'amour  de  sa  mère  et  voulant  se  dérober  k  ses  larmes, 
il  lui  persuada  de  passer  la  nuit  sur  le  rivage,  dans  une  chapelle 
consacrée  k  l'illustre  Cyprien.  Dès  que  le  vent  se  fut  levé,  on  mit 
à  la  voile  ;  et  tandis  que  la  pauvre  mère,  retirée  dans  l'oratoire 
de  Saint-Cyprien,  offrait  a  Dieu  pour  son  fils  ses  prières  et  ses 
pleurs,  le  navire  s'éloignait.  Oh!  que  de  gémissements  et  de 
sanglots  lorsque  Monique  vit  les  flots  déserts  et  reconnut  le  dé- 
part de  son  fils!  Tout  ce  qu'elle  put  faire  dans  sa  douleur,  co 
fut  de  le  recommander  de  nouveau  a  la  Providence;  puis  elle  re- 
gagna tristement  son  foyer.  » 

Augustin  se  rendit  d'abord  k  Rome,  puis  ayant  su  que  la  ville 
de  Milan  avait  demandé  a  Symmaque,  préfet  de  Rome,  un  pro- 
fesseur de  rhétorique,  il  sollicita  et  obtint  cet  emploi.   Ce  fut 

4* 


3;)  B^LIGION,  PHiLOSOF'HIE, 

vers  la  fin  de  l'année  384  qu'il  vint  se  fixer  à  Milan,  avec  son 
disciple  Alype,  qui  ne  l'avait  point  quitté.  L'éveque,  le  célèbre 
Ambroise,  dont  la  renommée  était  déjà  grande,  raccueillit  avec 
lionté.  Ce  fut  dans  l'exemple  et  les  enseignements  de  ce  saint  pré- 
lat qu'Augustin  puisa  des  idées  plus  justes  du  christianisme;  sub- 
jugué par  sa  pieuse  ferveur,  par  son  éloquence  claire  et  persua- 
sive, il  se  rangea  bienlùt  au  nombre  de  ses  catéchumènes,  et 
ij'est  dans  cette  situation  nouvelle  que  le  trouva  Monique  lors- 
qu'elle vint  le  joindre  à  Milan.  On  conçoit  quelle  joie  dût  remplir 
l<;  coeur  de  cette  tendre  mère,  en  voyant  la  conversion  de  son 
(ils.  Ses  vœux  les  plus  chers  allaient  être  accomplis,  ses  plus  ar- 
l'.cnles  prières  étaient  exaucées,  Augustin  ne  tarda  pas  à  recevoir 
le  baptême.  Devenu  chrétien,  il  voulut  retourner  en  Afrique, 
l'éj'a  depuis  quelque  temps  il  avait  renoncé  au  professorat,  pour 
se  vouer  tout  entier  'a  l'élude  des  Saintes-Écritures.  Se  livrant 
;ivec  ses  disciples  et  amis  à  de  graves  entretiens,  à  de  savantes 
discussions,  il  faisait  de  rapides  progrès  dans  la  science  chré- 
li'Mine,  et  plusieurs  écrits  commencèrent  à  répandre  sa  renom- 
mée. Son  esprit  prenant  tout  'a  coup  l'essor  le  plus  élevé  mon- 
II ait  une  merveilleuse  aptitude  à  se  rendre  maitre  de  tous  les 
sujets  qu'il  traitait.  La  puissance  de  son  génie  semblait  n'avoir 
.Il tendu  que  sa  conversion  pour  se  développer  dans  toute  sa  force. 
Monique  jouissait  avec  ravissement  du  travail  qui  s'opérait  ainsi 
dans  l'âme  de  son  fils.  Elle  se  préparait  a  l'accompagner  en 
Afrique  pour  assister  aux  grandes  œuvres  qui  l'attendaient,  lors- 
que la  mort  vint  la  frapper  et  rompre  cette  afTeclion  si  touchante. 
Mais  cette  séparation  ne  fut  point  amère  pour  Monique,  dont 
la  tâche  était  accomplie  dans  ce  monde ,  puisqu'elle  laissait  son 
lils  chrétien,  et  pouvait  déjà  prévoir  qu'il  serait  une  des  lumières 
de  l'Église.  Aussi  dans  sa  dernière  conversation  avec  Augustin 
lui  disait-elle  :  «  Mon  fils ,  pour  ce  qui  me  touche,  plus  rien  ne 
me  charme  en  cette  vie.  J'ignore  ce  que  je  dois  faire  encore  ici 
et  pourquoi  j'v  suis,  après  que  mon  espérance  de  ce  siècle  a  été 
accomplie.  Il  n'y  avait  qu'une  seule  chose  pour  laquelle  je  dési- 
rasse rester  un  pou  dans  cette  vie,  c'était  de  vous  voir  chrétien 
•  atholique  avant  de  mourir.  Mon  Dieu  m'a  accordé  cela  au  delà 
do  mes  vœux;  je  vous  vois  son  serviteur,  non  content  d'avoir 
méprisé  les  terrestres  félicités  :  que  fais-je  donc  ici?» 


iVlORALE,  EDUCATION.  31 

De  retour  en  Afrique,  Augustin  vécut  dans  la  retraite  aux  en- 
virons de  Tngasle.  Là,  s'enlourant  de  ses  tidèles  amis  et  de  quel- 
ques disciples,  il  se  remit  à  écrire,  et  chacun  de  ses  ouvrages 
ajoutait  à  sa  réputation  qui  allait  toujours  croissant. 

*  An  commencement  de  Tannée  391,  un  intérêt  de  religion 
Taj'ant  amené  à  Hippone,  il  entra  dans  l'église  au  moment  où 
l'évèque  Valère  annonçait  aux  fidèles  qu'il  avait  besoin  d'un  prê- 
tre; la  renommée  d'Augustin  était  déjà  partout  répandue  en 
Afrique;  il  est  reconnu  dans  le  temple;  la  multitude,  poussée 
par  une  inspiration  soudaine,  l'entoure,  se  saisit  respectueuse- 
ment de  lui,  et  le  désigne  pour  prêtre;  l'humilité,  la  sainte 
frayeur  d'Augustin  opposent  une  résistance  inuiile.  Il  ne  lui  resi« 
plus  qu'à  se  préparer  à  l'ordination.... 

«Augustin  avait  trente-sept  ans  quand  il  fut  ordonné  prêtre. 
Dans  ces  premiers  âges  chrétiens,  l'Église,  dont  les  besoins 
étaient  si  grands,  faisait  quelquefois  arriver  d'un  seul  pas  un 
laïque  au  sacerdoce,  s 

Une  fois  entré  au  service  de  l'Église,  Augustin  ne  tarda  pas  à 
y  prendre  le  rang  élevé  qui  convenait  à  son  génie.  L'évèque 
d'Hipgone,  sentant  ses  forces  affaiblies  par  l'âge,  se  ménagea  en 
lui  un  aide  précieux,  et  lui  fit  conférer  l'ordination  épiscopal» 
afin  de  l'avoir  pour  successeur. 

Dès  lors  la  gloire  d'Augustin  jette  un  vif  éclat  sur  la  ville  d'Hip- 
pone  jusque-là  sans  importance.  Par  son  talent,  son  savoir,  sa 
piété,  il  attire  sur  cette  petite  cité  d'Afrique  tous  les  regards  du 
monde  chrétien.  Avec  un  zèle  infatigable  il  se  consacre  à  la  dé- 
fense de  la  religion  contre  les  attaques  de  ses  ennemis,  contre  les 
écarts  de  l'hérésie.  Il  est  toujours  sur  la  brèche,  et  sa  plume 
aussi  féconde  qu'éloquente,  ne  cesse  pas  de  combattre  en  faveur 
de  tout  ce  qui  peut  contribuer  au  triomphe  de  l'Eglise. 

Mais  nous  ne  suivrons  pas  M.  Poujoulai  dans  l'élude  très- 
profonde  sans  doute,  mais  assez  peu  intéressante,  des  divers  ou- 
vrages de  saint  Augustin.  Cette  partie  de  son  livre  nous  paraît  trop 
théologique.  La  plupart  des  lecteurs  n'y  trouveront  aucun  attrait. 
M.  Poujoulat  écrit  en  homme  qui  tenait  à  pouvoir  inscrire  sur  le 
titre  de  son  livre  :  approuvé  par  Monseigneur  l'archevêque  de  Pa- 
ris. Il  se  montre  Irès-catholique,  il  croit  aux  miracles  opérés  })ar 


32  LEGISLATION , 

les  reliques,  et  en  même  temps  il  prétend  rouJoir  l'accord  do  la 
foi  avec  la  raison  ;  il  représente  saint  Augustin  comme  le  précur- 
seur de  Descartes,  il  fait  des  tœux  pour  que  la  philosophie  de 
celui-ci  reprenne  son  empire  en  France.  Comment  le  doute  phi- 
losophique s'accorde-t-il  avec  l'infaillibilité  romaine?  C'est  ce 
qu'il  ne  nous  dit  pas,  et  cependant  cela  valait  bien  la  peine  d'être 
expliqué.  Mais  le  catholicisme  de  M.  Poujoulat  est  moins  une 
doctrine  positive,  une  forte  conviction,  qu'une  poésie  vague  dan» 
laquelle  il  semble  se  complaire ,  surtout  parce  qu'elle  convient 
particulièrement  à  son  talent  d'écrivain.  Il  néglige  complètement 
la  critique,  et  ne  se  permet  pas  même  une  réflexion  sur  le  con- 
traste frappant  qui  existe  entre  le  siècle  de  saint  Augustin,  où 
l'étude  des  Saintes-Écritures  était  la  principale  affaire  des  illustres 
prélats  que  leurs  travaux  ont  fait  ranger  au  nombre  des  Pères  de 
l'Eglise,  et  notre  époque  où  le  pape  fulmine  des  encycliques  con- 
tre les  propagateurs  de  l'Evangile. 


LÉGISLATION,  ÉCONOMIE  POLITIQUE,   ETC. 


DU  SYSTEME  PARLEMEXTAIRE  en  France,  et  d'mie  réforme  ca- 
pitale, réflexions  adressées  à  iM.  de  Lamartine  par  Louis  Couture  ; 
Paris,  chez  Leriche ,  13,  place  de  la  Bourse,  i  vol.  in-S", 

C'est  dans  la  mauvaise  constitution  de  la  Chambre  des  pair» 
que  M.  Couture  voit  le  principal  vice  du  système  parlementaire 
en  France,  et  c'est  dans  une  réforme  de  cette  Chambre  qu'il  croit 
trouver  le  remède.  D'autres  ont  émis  déjà  la  même  idée  avant 
lui,  mais  les  modifications  qu'il  propose  diffèrent,  en  partie  du 
moins,  de  celles  qu'on  avait  imaginées  jusqu'ici.  Dans  le  but  de 
relever  la  pairie,  de  lui  donner  plus  de  considération  et  d'in- 
iluence,  M.  Couture  voudrait  la  rendre  indépendante,  en  sub- 
stituant au  mode  actuel  de  nomination  par  le  roi  celui  du  recrute- 


ÉCONOMIE  POLITIQUE.  3» 

ment  par  elle-même ,  puis  y  introduire  la  division  du  travail,  de 
telle  manière  que  chaque  question  pût  être  traitée  dans  un  comité 
renfermant  les  plus  hautes  capacités  spéciales,  et  offrant  ainsi  les 
meilleures  garanties  d'un  examen  savant  et  approfondi.  Il  pro- 
pose de  partager  la  Chambre  des  pairs  «  en  un  certain  nombre  de 
sections  correspondant  aux  grands  intérêts  du  pays,  ou,  ce  qui 
est  la  même  chose  en  d'autres  termes,  aux  divers  points  de  vue 
sous  lesquels  chaque  question  doit  être  envisagée.  Ainsi  nous 
aurions  section  de  la  marine,  section  de  la  guerre,  section  de  l'in- 
struction publique ,  section  de  l'agriculture,  etc.,  etc.» 

Ce  serait  un  moyen  de  combattre  la  confusion  de  l'esprit  pu- 
blic, ce  serait  comme  un  symbole  de  l'ordre  qui  s'offrirait  con- 
stamment à  la  vue  de  tout  le  monde.  Avec  cette  organisation 
claire  et  précise,  la  pairie  deviendrait  bientôt,  selon  lui,  le  centre 
de  tout  ce  qu'il  y  aurait  de  plus  élevé  dans  les  préoccupations 
politiques  du  pays;  parce  que,  œ  dans  le  monde  intellectuel ,  l'or- 
dre, c'est  la  lumière,  et  c'est  un  privilège  de  la  lumière  que  d'at- 
tirer nécessairement  les  regards.  » 

Il  est  certain  qu'un  corps  ainsi  constitué,  dans  lequel  toutes  les 
illustrations  nationales  se  trouveraient  rangées  en  catégories  sui- 
vant leurs  talents  spéciaux,  en  sorte  que  chaque  faculté  éminente 
eût  sa  sphère  d'action  bien  déterminée,  pourrait  acquérir  une  au- 
torité très-grande  sur  l'opinion  pubUque.  En  effet,  celle-ci  a  sur- 
tout besoin  d'un  guide  qui  lui  impose  assez  de  confiance  pour 
qu'elle  s'abandonne  a  sa  direction.  Elle  est  incapable  d'arriver  par 
elle-même  a  combiner  les  idées  qu'elle  saisit  avidement  dès  qu'on 
les  lui  présente,  mais  dont  elle  ne  saurait  comprendre  la  portée, 
ni  apprécier  les  conséquences  et  les  rapports  multiples.  Il  faut 
toujours  que  l'impulsion  lui  soit  donnée,  et  l'on  doit  désirer 
qu'elle  vienne  d'en  haut  si  l'on  ne  veut  pas  l'abandonner  au  pre- 
mier intrigant  ambitieux  qui  saura  flatter  les  passions  populaires. 
Sous  le  régime  représentatif,  qui  tend  à  restreindre  beaucoup 
J'aciion  royale,  il  importe  surtout  de  créer  un  corps  capable 
d'exercer  cette  haute  influence  si  nécessaire  au  maintien  de  l'or- 
dre et  à  la  stabililé  du  gouvernement.  Or  une  assemblée  élective 
ne  peut  pas  remplir  convenablement  un  semblable  rôle.  Émanant 
du  suffrage  populaire,  elle  en  reçoit  l'impulsion  plutôt  qu'elle 


34  SCIENCES  ET  ARTS. 

ne  la  donne,  et  suit  les  errements  de  l'opinion  publique  dont  elle 
ne  saurait  jamais  être  tout  a  fait  indépendante.  C'est  donc  bien  à 
la  Chambre  des  pairs  qu'appartient  la  mission  que  M.  Couture 
veut  lui  confier.  Mais  les  moyens  qu'il  propose  pour  la  mettre  à 
même  de  l'accomplir  nous  paraissent  d'une  application  difficile. 
Ils  compliqueraient  certainement  beaucoup  la  marche  de  ses  déli- 
bérations, et  l'on  peut  avoir  des  doutes  assez  fondés  sur  la  pos- 
sibilité de  conciher  le  mode  du  recrutement  avec  les  tendances 
démocratiques  de  notre  époque.  M.  Coulure  n'aborde  pas  le  côté 
pratique  de  la  question.  Il  pense  qu'on  doit  se  borner  à  fixer  l'at- 
tention du  pays  sur  des  principes  nouveaux;  les  mettre  et  remet- 
tre sous  les  yeux,  jusqu'à  ce  qu'ils  pénètrent  dans  son  esprit, 
puis  attendre  qu'il  en  demande  lui-même  l'application.  Mais  ces 
principes  ne  sont  pas  nouveaux  du  tout,  au  contraire,  ils  sont  fort 
anciens,  et  nous  croyons  que  le  seul  moyen  de  les  rendre  accep- 
tables serait  précisément  de  s'attacher  'a  montrer  les  résultats 
heureux  que  l'on  attend  de  leur  application  dans  le  système  re- 
présentatif. Notre  siècle  est  las  de  théories;  ce  sont  plutôt  des 
réformes  pratiques  qu'il  lui  faut,  et  qui  seules  ont  quelque  chancQ 
de  succès. 


SCIENCES  ET  ARTS. 


BIBMOTECA   AGRARIA  diretta  dal  dotlore  G.   Moretti  ;  Milano, 
vedova  di  A.  F.  Stella  e  Giacomo  figlio,  1  vol.  in-12',  5  fr.  50  c. 

Sous  ce  titre,  M.  Moretti  publie  un  catalogue  renfermant  envi- 
ron 1200  indications  de  livres  sur  l'agriculture,  italiens  ou  con- 
cernant l'Italie.  Outre  les  détails  bibliographiques  qui  sont  exac- 
tement donnés,  il  y  a  joint  quelques  courtes  notions  ou  apprécia- 
tions des  principaux  ouvrages  dont  le  mérite  a  reçu  la  sanclton  du 
temps  et  de  l'expérience.  L'ordro  alphabétique  lui  a  paru ,  du 


SCIENCES  ET  ARTS.  35 

reste,  le  plus  propre  à  faciliter  les  recherches,  et  dans  ce  mêm« 
but  il  présente  une  table  des  noms  d'auteurs.  C'est  un  excellent 
guide  pour  diriger  l'acheteur  dans  cette  branche  spéciale,  et  il 
nous  semble  mériter  des  éloges  comme  monographie  bibliogra- 
phique. L'agriculture  itahenne  jouit  d'ailleurs  d'une  assez  grande 
renommée  pour  qu'il  importe  de  connaître  tous  les  écrits  qui  s'y 
rattachent.  Aussi  ne  doutons-nous  pas  que  la  Bihlioteca  agraria 
de  M.  Moretti  ne  soit  très-bien  accueillie  du  public  auquel  elle  s'a- 
dresse. 


LMTAIIA  SCIENTIFICV  CONTEMPORANEA ,  notizia  SiiUi  Italiani 
ascritli  ai  cinque  primi  congressi,  attiute  aile  font!  più  autenliche 
ed  rsposte  da  Ign.  Cantù.  Alilano ,  vedova  di  A. -F.  Stella  e  Gia- 
romo  figlio,  1  vol.  in-8°,  8  fr. 

Ce  volume  renferme  de  courtes  notices  sur  tous  les  membres 
des  cinq  premiers  congrès  italiens.  Les  réunions  scientifiques, 
auxquelles  on  a  donné  ce  nom ,  ont  été  pour  l'Italie  un  véritable 
bienfait.  Là,  plus  que  dans  tout  autre  pays,  on  éprouvait  le  be- 
soin de  concentrer  les  lumières  éparses ,  de  les  faire  converger, 
momentanément  du  moins,  vers  un  centre  commun,  afin  d'ap- 
précier l'état  réel  de  la  science  et  de  rendre  sa  marche  plus  fé- 
conde en  donnant  a  ses  efforts  une  direction  uniforme.   C'était 
en  même  temps  un  moyen  précieux  de  créer  des  rapports  entre 
les  savants,   d'établir  des  relations  que  l'organisation  politique 
du  pays  avait  jusqu'ici  rendues  presque  impossibles.  La  connais- 
sance personnelle  ne  pouvant  qu'entraîner  l'estime  réciproque, 
et  les  liens  d'affection  qui  en  sont  résultés  ont  fait  naître  le  désir 
de  se  mieux  connaître  encore,   de  se  communiquer  les  uns  aux 
autres  les  titres  divers  que  chacun  possède,  les  travaux  par  les- 
quels il  s'est  distingué  dans  la  branche  spéciale  qu'il  cultive. 
Dans  le  but  de  satisfaire  cette  nouvelle  tendance,  M.  Ignace  Cantù 
a  réuni  tous  les  documents  qu'il  a  pu  se  procurer  sur  les  mem- 
bres dont  la  présence  est  constatée  dans  les  registres  des  congrès 
italiens.   Ce  ne  sont  pas  précisément  des  notices  biographiques 


36  SCIENCES  ET  ARTS. 

qu'il  s'est  proposé  de  faire  ;  il  laisse  en  général  de  côté  les  dé- 
tails de  la  vie  privée,  pour  no  s'attacher  qu'à  ce  qui  concerne  di- 
rectement la  science;  il  s'abstient  soit  d'éloge,  soit  de  critique, 
pour  laisser  parler  les  faits.  La  plupart  des  savants  nationaux 
se  sont  empressés  de  lui  fournir,  sur  sa  demande,  les  matériaux 
nécessaires  d'un  semblable  travail.  Quant  à  ceux  sur  lesquels  il 
n'a  pu  avoir  d'autres  renseignements  positifs,  ils  sont,  ainsi  que 
les  membres  étrangers,  simplement  désignés  par  les  litres  in- 
scrits dans  les  actes  des  cinq  congrès.  M.  Cantù  est  parvenu , 
de  celte  manière,  à  composer  un  répertoire  assez  complet  de  tous 
les  hommes  qui  cultivent  aujourd'hui  la  science  en  Italie  avec 
quelque  succès.  On  y  trouve  indiqués  bien  des  noms,  bien  des 
recherches  intéressantes  ou  des  écrits  ingénieux  tout  à  fait  incon- 
nus au  public  français.  La  curiosité  sera  sans  doute  vivement 
excitée  par  ce  tableau  du  mouvement  intellectuel  italien  qui  se 
développe  en  dépit  de  tous  les  obstacles,  et  qui,  s'il  n'a  pas  en- 
core pris  un  essor  bien  puissant,  offre  pourtant  déjà  quelques 
belles  individualliés  et  permet  de  concevoir  de  justes  espérances 
pour  l'avenir.  Ce  catalogue,  tout  aride  qu'il  paraisse  au  premier 
abord,  contient  l'inventaire  des  véritables  richesses  du  pays,  et 
nous  semble  bien  propre  à  favoriser  en  Italie  un  légitime  senti- 
timeut  d'orgueil  national  dont  l'action,  sagement  dirigée,  ne  sau- 
rait être  que  salutaire. 


CEREVE,   IMPR.    DE  FERU.    RAMBOZ. 


HetJue    Critique 

DES   LIVRES   IVOUVEAUX 

«Jjottcu    1 845. 


LITTÉRATURE,  HISTOIRE. 


LE  COMTE  DE  GUICHE,  par  M-ne  Sophie  Gay;  Paris,  5vol,in-8», 
22  francs  50  cent- 

Madame  Sophie  Gay  possède  assurément  un  talent  très-agréable. 
Sa  manière  d'écrire  est  facile,  souple,  et  tient  à  la  fois  du  roman 
et  des  mémoires.  Prenant  ici  pour  héros  un  personnage  histo- 
rique, le  comte  de  Guiche,  le  fils  du  maréchal  de  Grammont, 
qui  après  avoir  été  le  camarade  d'enfance  de  Louis  XIV  devint 
plus  tard  l'objet  de  sa  jalousie  ;  elle  en  retrace  la  vie ,  en  y  mê- 
lant, pour  la  rendre  plus  intéressante,  une  foule  de  détails  fort 
apocrypiies.  La  fiction  et  la  réalité  se  confondent  si  bien  sous  sa 
plume,  qu'il  est  impossible  de  les  distinguer  l'une  do  l'autre  et 
qu'elles  forment  un  ensemble  en  apparence  très-vraisemblablo. 
Cette  métbode  d'altérer  l'bistoire  par  le  roman  nous  a  toujours 
paru  fâcheuse,  parce  qu'elle  ne  peut  avoir  d'autre  résultat  que 
de  répandre  des  idées  fausses  dans  le  nombreux  public  qui  puise 
presque  toute  son  instruction  dans  de  semblables  lectures.  Puis 
la  littérature  n'a  rien  à  gagner  à  celle  confusion  des  genres, 
aussi  peu  favorable  au  développement  de  l'art  qu'à  la  recherche 
de  la  vérité.  Un  tel  amalgame  semble  du  moins  trahir  en  général 
chez  son  auteur  la  stérilité  de  l'imagination,  impuissante  à  créer 
elle-même  l'intrigue  et  les  personnages  de  son  drame;  mais  il 
est  de  plus  dangereux  et  immoral ,  lorsqu'il  a  pour  objet  de  pré- 

5 


38  LITTÉaATUP.E, 

senler  sous  des  couleurs  séduisantes  la  corruplion  raffinée  du 
grand  monde  et  de  réveiller  l'intérêt  en  faveur  de  ce  que  le  passé 
nous  offre  de  plus  condamnable.  Quand  on  voudrait  aller  direc- 
lemeat  a  l'enconlre  des  véritables  leçons  que  doit  fournir  l'hi- 
stoire, on  ne  s'y  prendrait  pas  autrement.  Or,  c'est  ce  que  fait 
M"^  Sophie  Gav  dans  son  nouveau  roman.  Avec  une  légèreté 
digne  d'une  autre  époque,  elle  nous  peint  les  désordres  de  la 
cour  de  Louis  XIV  comme  d'innocentes  faiblesses  qui  faisaient 
le  charme  de  la  société  française.  Son  comte  de  Guiche  est  une 
espèce  de  Faublas,  dont  toute  la  vie  se  passe  en  aventures  ga- 
lantes qui  sont  seulement  racontées  en  termes  décents,  en  mots 
couverts;  mais  la  corruption  ainsi  déguisée,  polie  et  bien  vêtue, 
n'en  est  que  plus  dangereuse,  car  elle  se  glisse  aisément  partout 
et  fait  son  chemin  avant  qu'on  s'aperçoive  du  péril.  Nous  aimons 
en  vérité  mieux  la  voir  marcher  la  tête  haute,  l'œil  enflammé, 
la  toilette  en  désordre,  parce  qu'alors  on  peut  se  détourner  a 
temps  pour  éviter  sa  rencontre.  Rien  ne  nous  semble  plus  per- 
nicieux que  cette  immoralité  des  classes  supérieures  de  la  société 
présentée  a  l'admiration  du  public  comme  le  type  de  l'élégance, 
du  bon  ton  et  des  belles  manières.  Ce  sont  de  tristes  exemples 
qui  ne  peuvent  produire  que  des  résultats  déplorables.  On  avait 
le  droit  d'espérer  que  les  tendances  démocratiques  de  notre  épo- 
que auraient  du  moins  l'avantage  de  nous  débarrasser  d'un  pareil 
travers;  mais  il  n'en  est  rien,  et,  au  milieu  du  désordre  des 
idées,  c'est  a  qui  viendra  augmenter  la  confusion  on  pervertis- 
sant toujours  plus  les  notions  morales. 


VOYAGES  faits  dans  les  i\IoliiqiiPs,  à  la  Nonvelle-Guint?e  et  à  Ce- 
lébos,  avec  le  comte  Charles  de  \  idiia  de  Conzano,  à  bord  de  la 
goélette  royale  l'Iiis  ,  par  le  lieutenant  de  \aisseau  J.  II.  de  Bondvck- 
Uasliaanse,  Paris,  I  vol.  in-8". 

Le  comte  de  Vidua  était  un  noble  italien  que  son  amour  pour 
la  science  avait  entraîné  dans  la  carrière  aventureuse  des  voyages 
maritimes.  Il  se  proposait  do  publier  plus  tard  le  fruit  de  ses  ob- 


HISTOIRE.  59 

nervations,  mais  sa  santé  n'était  pas  assez  forte  pour  supporter 
(le  telles  fatigues,  et  un  accident  fâcheux  vint  hâter  sa  mort. 
E-tant  allé  visiter  des  terrains  volcaniques  situés  près  d'Amou- 
ranç  sur  la  cote  de  Célèbes,  il  enfonça  dans  un  petit  cratère  de 
bourbe  bouillante  et  eut  la  jambe  droite  horriblement  brûlée. 
Compagnon  de  ses  dernières  excursions,  M.  de  Bondyck  a  voulu 
rendre  hommage  à  sa  mémoire  par  la  publication  du  volume  que 
nous  armonçons  ici.  C'est  un  récit  fait  avec  beaucoup  de  simpli- 
cité, portant  le  cachet  d'un  cceur  honnête  et  sensible,  plein  d'une 
sincère  admiration  pour  le  savoir  et  le  caractère  de  M.  de  Tidua, 
et  ofTrant  une  foule  de  détails  curieux  sur  des  pays  assez  peu 
connus.  Quoique  le  commandant  de  l'Iris  prétende  modestement 
ne  pas  avoir  reçu  toute  linslruclion  nécessaire  pour  bien  remplir 
la  tâche  qu'il  entreprend,  on  trouve  dans  son  livre,  soit  sous  le 
rapport  de  la  géographie  et  de  la  marine,  soit  sous  celui  des 
mœurs,  des  institutions,  du  commerce,  de  riiisloirc  naturelle 
même,  des  notions  fort  intéressantes.  11  donne  un  aperçu  rapide 
de  l'état  actuel  des  colonies  néerlandaises,  et  témoigtio  une  vive 
sollicitude  pour  leur  avenir,  sur  lequel  les  tendances  parcimo- 
nieuses qui  se  manifestent  depuis  quelques  années  dans  les  Etats- 
Généraux,  lui  inspirent  de  sérieuses  craintes.  On  voit  qu'une 
idée  pénible  le  domine;  c'est  la  décadence  de  la  marine  hollan- 
daise. Il  insiste  sur  la  nécessité  d'augmenter  le  nombre  des  vais- 
seaux de  guerre,  pour  imposer  aux  peuplades  indigènes  et  les 
maintenir  dans  des  dispositions  pacifiques.  Il  signale  le  besoin 
qui  se  fait  sentir  de  missionnaires  dévoués  et  habiles  pour  in- 
culquer les  premiers  éléments  de  la  civilisation  chrétienne  à  ces 
sauvages ,  parmi  lesquels  règne  la  barbarie  la  plus  complète , 
puisqu'il  existe  encore  au  milieu  d'eux  des  anthropophages.  A  ce 
sujet  M.  de  Bondyck  rapporte  des  i enseignements  qui  lui  ont 
été  fournis  sur  les  lieux  mêmes,  toucliant  le  singulier  usage  de» 
Bottas  de  manger  leurs  vieux  parents,  afin  de  ne  pas  livrer  leurs 
corps  à  la  terre.  Le  même  sort  attend  les  débiteurs  insolvables 
et  les  prisonniers  faits  à  la  guerre.  Il  raconte  qu'étant  un  jour 
allé  visiter  un  chef  battas,  l'un  des  matelots  qui  l'accompagnaient, 
sergent  de  marine,  remarquable  par  son  embonpoint  et  sa  face 
rubiconde,  attira  l'oftenlion  d'un  naturel  qui ,  par  une  pantomime 


40  LirrÉRATURE , 

Irès-significative,  lui  témoigna  combien  il  le  Irouvait  appétis- 
sant. Cet  incident  égaya  beaucoup  les  officiers,  mais  le  pauvre 
sergent  en  frémit  d'horreur  et  jura  bien  de  ne  pas  remettre  les 
pieds  à  terre. 

Do  semblables  anecdotes  font  de  la  relation  de  M.  de  Bondyck 
une  lecture  assez  attrayante,  quoiqu'elle  laisse  beaucoup  'a  dé- 
sirer sous  le  rapport  du  style,  et  manque  en  général  de  suite  et 
de  développement. 


ESSAI  DE  PHYSIOGNOMOME,  par  R.  T.  (Rod.  Tùpffer)  ;  Geuèvf , 
in-4°  .lulographié;  Paris,  chez  Ab.  Cherbiiliez  et  C»,  6,  place  de 
rOratoirc;  prix  7  fr.  50  c. 

Toute  figure  humaine ,  quelque  grossièrement  dessinée  qu'elle 
soit,  a  une  physionomie  qui  lui  est  propre.  Tel  est  l'axiome 
fondamental  que  pose  d'abord  M.  T.,  et  duquel  il  part  pour 
chercher  quels  sont  les  traits  du  visage  qui  influent  plus  parti- 
culièrement sur  l'expression,  qui  peuvent  èlro  considérés  comme 
les  signes  indicateurs  des  facultés  morales  ou  intellectuelles. 
Commençant  par  une  série  de  profils  tout  à  fait  élémentaires, 
tels  que  ceux  dont  un  écolier  se  plaît  à  barbouiller  ses  livres, 
il  montre  comment  la  forme  et  la  position  de  l'œil  suffisent  déjà 
pour  leur  donner  des  caractères  différents.  Puis  il  opère  de  même 
tour  à  tour  sur  le  nez  et  la  bouche,  et  il  arrive  ainsi  'a  recon- 
naître l'existence  de  signes  permanents,  dans  l'ensemble  des- 
quels se  reflète  jusqu'à  un  certain  point  le  degré  du  développe- 
ment intellecluel  et  moral.  Celle  élude  le  conduit  à  de  curieux 
résultais,  qui  viennent  contrarier  d'une  étrange  nianièie  les  don- 
nées systcnialiques  de  la  phronologie.  Ainsi ,  par  une  ingénieuse 
expérience,  il  fait  voir  qu'un  vaste  front,  loin  d'être  l'indice 
toujours  certain  de  l'intelligence,  peut,  lorsqu'il  se  trouve  uni 
h  telle  ou  telle  forme  do  bouche  et  de  menton ,  exprimer  In 
bêtise  ou  même  la  stupidité;  tandis  que,  au  contraire,  un  front 
bas,  étroit,  écrasé,  joint  à  d'autres  caractères  regardés  comme 
bien  moins  importants,  annonce  l'esprit,  la  finesse,  le  jugement. 


HISTOIRE.  41 

En  un  mot  il  arrive-  h  cette  conclusion  inattendue  que  le  bas  du 
visage  est  plus  significatif  en  fait  de  physiognomonie  que  la  forme 
ou  l'étendue  du  crâne. 

Tout  l'édifice  si  compliqué  des  bosses  de  la  phrénologie^ 
croule  devant  ces  démonstrations  si  simples,  si  claires,  du  trait 
graphique  dont  chacun  peut  aisément  comprendre  le  langage  et 
vérifier  l'exactitude.  En  effet,  on  ne  saurait  admettre  que  l''in- 
telligence,  que  l'esprit  ait  rien  de  commun  avec  le  nez,  avec  la 
bouche  ou  le  menton ,  et  dès  lors  que  devient  la  localisation  des 
facultés?  Que  deviennent  aussi  ces  analogies  par  lesquelles  on 
prétend  arguer  du  chien  au  singe,  du  singe  au  nègre,  du  nègre 
au  blanc?  La  physiognomonie  bat  en  brèche  le  matérialisme 
phrénologique  et  rend  à  l'âme  son  unité  indépendante  et  imma- 
térielle. Elle  y  réussit  d'autant  mieux  qu'elle  ne  fait  point  des 
traits  du  visage  un  critère  infaillible,  et  s'empresse  d'avouer  que 
les  signes  permanents  sont  précisément  ceux  dont  l'interprétation 
est  le  plus  sujette  a  l'erreur.  Elle  ne  trouve  celte  certitude  po- 
sitive que  dans  les  signes  non-permanents  qui  trahissent  les 
mouvements  occasionnels  et  les  agitations  temporaires  de  l'àme. 
Dans  ceux-ci  l'erreur  n'est  guère  possible.  Le  rire,  les  pleurs, 
la  colère,  etc.,  produisent  certaines  contractions,  certains  chan- 
gements des  traits  de  la  figure,  qui  chez  tous  les  hommes  se 
présentent  constamment  les  mêmes.  Mais  encore  ici  M.  T.  s'at- 
tache à  démontrer  que  chaque  signe  détaché  do  l'ensemble  et 
pris  isolément  n'a  pas  de  valeur  absolue.  On  ne  peut  tirer  quel- 
que indice  satisfaisant  que  de  la  combinaison  qui  résulte  de  tous 
les  traits  du  visage.  Et  même  cela  ne  suffit  pas  toujours,  puisque 
la  rncme  tête,  placée  sur  des  corps  différents,  offre  des  diffé- 
rences d'expression  très-marquées.  La  physiognomonie  n'est  donc 
pas  un  système  basé  sur  des  principes  rigoureux,  et  M.  Tiipffer 
nous  la  présente  plutôt  comme  une  série  de  curieuses  observations 
qui  tendent  à  détruire  les  assertions  de  la  phrénologie.  C'est 
une  critique  ingénieusement  puisée  dans  les  mêmes  faits  sur 
lesquels  la  prétendue  science  qu'elle  attaque  veut  appuyer  ses 
théories. 

Cependant,  tandis  que  la  phrénologie  n'a  pu  fournir  encorw 
aucune  espère  de  résultat  pratique,  la  physiognomonie  est  pac- 

0. 


42.  LITTÉRATURE, 

venue  à  établir  des  règles  h  l'aide  desquelles  l'artiste  reproduit 
à  coup  sûr  l'expression  qu'il  veut  donner  à  ses  têtes.  Ainsi ,  au 
mérite  déjà  signolé  plus  haut ,  de  ne  porter  nulle  atteinte  à  l'im- 
matérialité  de  l'âme,  elle  joint  encore  celui  d'avoir  une  utilité 
réelle.  Et  certes  il  est  bien  juste  que  cet  hommage  lui  soit  rendu 
par  l'auteur  de  tous  ces  petits  albums  autograjibiés,  qui,  sous 
les  titrfis  de  M.  Jabot,  M.  Vieuxbois,  M.  Pencil ,  M.  Crépin , 
le  Docteur  Festus,  Histoire  d'Albert,  ont  fait  leur  chemin  dans 
le  monde  et  pris  rang  parmi  les  caricatures  les  plus  originales, 
les  compositions  les  plus  excentriques  de  notre  temps.  M.  R.  T., 
qui  manie  le  trait  graphique  avec  tant  d'esprit  et  de  verve  facile, 
était  mieux  placé  que  personne  pour  en  faire  apprécier  les  avan- 
tages, pour  signaler  les  applications  fécondes  dont  il  est  suscep- 
tible. Unissant  le  talent  de  l'écrivain  à  celui  du  dessinateur,  la 
pensée  du  philosophe  à  la  fantaisie  de  l'artiste,  il  a  su  tirer  de 
son  sujet  des  enseignements  de  toutes  sortes,  et  présenter,  h 
côté  des  principes  les  plus  élémentaires  de  la  physiognomonie, 
des  considéraiions  de  l'ordre  le  plus  élevé,  qui  sont  à  la  fois  si 
clairement  exposées  et  si  logiquement  déduites,  que  le  lecteur 
le  moins  versé  dans  ces  matières  en  saisira  tout  d'abord  le  sons 
et  la  portée. 


ETREXNES  NATIONALES,  faisant  suile  au  Conservateur  Suisse, 
ou  iDi'IangPS  helvétiques  d  histoire,  de  biographie  et  de  bibliogra- 
phie, recueillis  par  II. -E.  GauUicur;  Lausanne,  chez  G.  bridel  ; 
Genève  et  i'aris,  chez  Ab.  Chcihuliez  et  G',  I  vol.  in- 12. 

Le  Conservateur  suisse  est  un  recueil  qui ,  lors  de  sa  publica- 
tion, a  obtenu  le  plus  grand  succès,  et  qui  est  encore  très- 
cslimé  de  tous  les  amateurs  de  reoherrhi^s  historiques.  M.  le 
doyen  Bridel,  qui  eu  était  l'éditeur,  avait-su  lui  donner  un  ca- 
ractère vraiment  national  et  populaire.  Il  rassemblait  avec  un 
zèle  infatigable  tous  les  moindres  documents  propres  à  faire  con- 
naître l'histoire  do  la  Suisse,  h  réveiller  et  entretenir  chez  ses 
enfant?  l'amour  do  la  f  a!rie,  et  il  savait  leur  conserver  une  forme 


HISTOIBE.  ^3 

naïve  pleine  de  charme,  profondément  empreinte  de  couleur  lo- 
cale. Dans  une  république  fédéralive,  composée  d'éléments  très- 
dissemblables  dont  jamais  la  centralisation  n'a  empêché  le  déve- 
loppement individuel,  les  archives  de  chaque  petit  é(at,  de 
chaque  ville,  de  chaque  village  même,  offrent  une  mine  abon- 
dante oîi  l'on  peut  puiser  mamtes  notions  curieuses  sur  l'éta- 
blissement du  pouvoir  municipal,  maints  détails  précieux  sur 
l'organisation  féodale,  maints  faits  en  apparence  peu  significatifs 
et  qui  cependant  jettent  une  vive  lumière  sur  les  questions  histo- 
riques les  plus  importantes. 

C'est  donc  une  heureuse  idée  que  de  reprendre  la  suite  de  ce 
travail  interrompu  depuis  quelques  années.  M.  Gaullieur  débute 
par  un  choix  bien  fait  pour  captiver  l'attention.  Il  nous  donne 
d'abord  sous  le  titre  de  Eludes  de  F.-C.  Laharpe  et  ses  débals  au 
barreau,  une  notice  fort  intéressante  rédigée  d'après  la  corres- 
pondance inédite  de  l'illustre  citoyen  vaudois  qui  fut  le  précep- 
teur et  l'ami  de  l'empereur  Alexandre  de  Russie.  Ou  retrouve 
avec  plaisir  dans  ces  épanchements  de  l'intimité,  les  vertus  pri- 
vées et  le  noble  caractère  de  l'homme  public  qui  plus  tard  devait 
jouer  un  rôle  sur  la  scène  politique  et  influer  sur  les  destinées 
de  son  pays. 

Vient  ensuite  le  mémorial  d'un  maître  bourgeois  de  Neuchàlel 
pendant  les  premières  années  du  18^  siècle,  document  d'un  in- 
térêt plus  restreint  sans  doute,  mais  qui  n'en  a  pas  moins  son 
mérite.  Une  petite  chronique  écrite  à  Genève  par  un  réfugié 
français  du  16^  siècle;  le  récit  de  l'expédition  d'Arnaud,  à  la  tête 
des  Vaudois  du  Piémont  obligés  de  reconquérir  les  armes  h  la 
main,  leur  patrie,  dont  la  persécution  les  avait  chassés;  des 
pièces  inédites  relatives  au.  complot  du  major  Davel  pour  déli- 
vrer le  pays  de  Vaud  opprimé  par  Berne,  et  quelques  autres  pe- 
tits morceaux  du  môme  genre  présentent  un  cachet  d'originalité 
assez  remarquable. 

Enfin  plusieurs  fragments  descriptifs  ou  littéraires  complètent 
ce  volume  qui  nous  semble  tout  à  fait  digne  d'être  bien  accueilli, 
non-seulement  du  public  suisse,  mais  aussi  de  toutes  les  per- 
sonnes qui  s'occupent  d'histoire  et  qui  aiment  h  chercher  les 
traits  particuliers  de  chaque  peuple  dans  ses  souvenirs,  dans  ses 


44  LlTTÉRATURl, 

mœurs,  ses  habitudes  et  ses  tendances.  Sous  ce  dernier  rapport 
on  ne  saurait  qu'approuver  le  scrupule  avec  lequel  M.  Gaullieur 
s'astreint  à  donner  le  texte  mèuie  des  documents.  C'est  le  plus 
sûr  moyen  de  rendre  sa  publication  utile  et  de  lui  conserver  en 
même  temps  un  attrait  piquant  et  varié. 


WINKELRIED^  drame  en  cinq  actes,   envers;  par  J.-J.  Porchat  ; 
Lausanne,  I  ^ol,  in- 12. 

Ce  nouvel  essai  dramatique  de  M.  Porchat  offre  les  mêmes 
qualités  estimables  que  nous  avons  signalées  dans  sa  Jeanne 
d'Arc.  C'est  une  poésie  gracieuse,  facile,  qui  flatte  l'oreille  et 
n'exprime  en  général  que  des  sentiments  nobles  et  doux,  des 
idées  larges  et  pleines  d'élévation.  Mais  elle  manque  d'énergie, 
de  vigueur  et  de  mouvement.  Elle  porte  un  cachet  pastoral  un 
peu  trop  bénin  pour  bien  rendre  les  traits  mâles  et  rudes  des 
héroïques  pâtres  de  la  vieille  Suisse.  Il  est  vrai  que  le  choix  du 
sujet  n'est  pas  heureux.  Le  dévouement  de  JMnkelried  ne  sau- 
rait fournir  la  donnée  d'un  drame.  Ce  n'est  qu'un  fait,  fort  dra- 
matique en  lui-même  sans  doule,  mais  isolé,  ne  se  rattachant 
à  aucune  intrigue,  a  aucune  action  préparée  d'avance,  et  ne  pou- 
vant,  même  comme  simple  incident,  se  produire  sur  la  scène 
d'une  manière  convenable.  Son  mérite  principal  réside,  en  quel- 
que sorte,  dans  sa  spontanéité.  L'élan  du  guerrier  suisse  per- 
drait de  son  prix,  si  l'on  voulait  en  faire  un  acte  prémédité,  lui 
donner  une  autre  cause  que  l'inspiration  subite  du  patriotisme. 
D'ailleurs  ce  serait  fausser  l'histoire  et  méconnaître  la  véritable 
nature  du  cœur  humain.  Aussi  M.  Porchat  s'esl-il  bien  gardé 
d'entourer  le  trait  sublime  de  son  héros  de  complications  qui  ne 
pourraient  que  l'affaiblir.  Il  n'y  a  peint  d'inirigue,  point  d'amour, 
pas  même  une  figure  de  femme  dans  son  drame.  A\  inkelried  ap- 
paraît seul,  séparé  de  sa  femme  et  de  ses  enfants  qu'il  a  fait 
retirer  dans  les  bois  pour  les  soustraire  aux  chances  de  la  lutte 
qui  se  prépare.  Il  est  décidé  à  sacrifier  sa  vie,  s'il  le  faut,  à  la 
défensedu  pavs,  et  se  l'oncertc  avec  les  chefs  des  auires  Cantons 


HISTOIRE.  45 

qui  accourent  se  ranger,  dans  le  même  bu(,  auprès  de  lui.  Son  vieil 
ami  Wolfram  ,  le  minnesinger  ou  chantre  des  exploits  nationaux, 
reçoit  leurs  serments,  car  aucun  prêtre  ne  pourrait  officier, 
l'excommunication  a\ant  été  lancée  contre  les  Suisses. 

Au  nom  de  l'Eternel ,  mes  amis  et  mes  frères  , 
Vous  jurez  mainlenaiit,  coinrae  autrefois  nos  pères, 
Quand  leur  courage,  au  nombre  opposant  son  ardeur. 
Vit  paraître  à  Morgarte  un  Dieu  libérateur. 
Nous  sommes  tous  ensemble  tin  seul  corps;  la  blessure 
•  Qii'un  membre  a  ressentie  est  la  commune  injure  ; 

Au  dehors  point  d'appel;  entre  nous  le  traité 
A  réglé  l'arbitrage  et  sera  respecté  ; 
Au  Cl  ime  ftigilif,  sous  nos  toits  nul  asile; 
A  i'éïianger  sans  arme  un  passage  tranquille, 
Une  égale  justice,  un  bienveillant  soutien  , 
Comme  Dieu  l'a  voulu  chez  un  peuple  chrétien  ! 

Tandis  que  les  guerriers  de  la  ligue  helvétique,  confiants  dans 
leur  courage  et  dans  la  justice  de  leur  cause  ,  se  préparent  ainsi 
froidement  à  soutenir  le  choc  de  la  noblesse  autrichienne,  Léo- 
pold ,  l'archiduc,  au  milieu  de  ses  barons  est  agité  de  certains 
pressentiments  ,  de  terreurs  supersliiieuses  qu'éveille  dans  son 
esprit  son  confident  Gérard  ,  théologien  versé  dans  les  sciences 
occulies  ,  el  a  qui  de  tristes  pronostics  font  craindre  que  l'entre- 
prise de  son  maître  n'ait  une  issue  malheureuse. 

Voilà  pour  ce  qui  concerne  l'exposiiion  du  drame.  Mais  com- 
ment engager  l'action  ,  comment  développer  les  caractères?  C'est 
bien  difficile,  car  le  seul  motif  qui  met  en  présence  ces  diverses 
figures  est  la  bataille  de  Sempach  ,  et  le  dénouement  ne  peut 
guère  se  faire  attendre.  Un  pareil  sujet  semble  ne  devoir  fournir 
matière  qu'à  d§s  scènes  épisodiques  dans  le  genre  de  celle  du 
Camp  de  Wallenslein ,  si  bien  peintes  par  Schiller.  Mais  notre 
auteur  a  préféré  créer  des  incidents  ,  imaginer  une  fable,  afin  de 
jeter  plus  d'intérêt  sur  son  héros  ,  en  montrant  dans  son  cœur 
la  lutte  des  affections  et  du  devoir. 

A  défaut  d'amour,  il  met  en  jeu  la  tendresse  paternelle.  Il 
donne  un  fils  à  Winkelried ,  il  en  donne  un  également  a  Léopold, 


4fî  LITTÉRATURE, 

Or  le  petit  Arnoid  tuo  le  fauconnier  du  petit  Léopold,  et  les  sol- 
dais autrichiens  l'amènent  à  l'archiduc,  qui  d'abord  veut  le  sa- 
crifier à  la  douleur  de  son  fils  ;  mais  Gérard  lui  conseille  do  le 
garder  plutôt  coiritne  un  otage  : 

Faites  grâce,  sans  perdre  une  si  belle  proie  : 
Winkelried  est  a  vous.  Pour  autrui,  s'il  déploie 
Tant  de  zèle,  pour  lui  jugrz  ce  qu'il  fera  ! 
Prince,  gagnez  son  cœur:  l'enfer  sapaisera. 
J'entends  la  volonté  de  la  voix  funéiaire. 
Eloignez  du  combat  cet  unique  adversaire  : 
11  suffit;  tout  le  reste  à  a'os  coups  est  remis  ; 
La  guerre  est  innocente  et  le  succès  permis. 

tn  effet,  "Winkelried  vient  réclamer  son  fils.  Léopold  le  lui 
rend.  Mais  aux  propositions  de  paix  que  fait. alors  l'heureux 
père,  l'archiduc  répond  par  des  menaces  terribles.  Winkelried 
ne  ramène  son  enfant  parmi  les  siens  que  pour  s'en  séparer  de 
nouveau,  car  la  bataille  va  se  livrer,  et  les  adieux  qu'il  lui 
adresse  décèlent  sa  résolution  de  mourir  plutôt  que  de  subir  le 
joug  autrichien.  Le  petit  Arnold  reste  avec  Wolfram,  auquel  son 
âge  avancé  ne  permet  pas  de  prendre  part  au  combat.  Ils  enten- 
dent le  bruit  des  armes,  ils  voient  de  loin  le  choc  des  guerriers  , 
ils  suivent  avec  anxiété  les  divers  phases  de  la  lutte.  Enfin  un 
soldat  accourt  leur  annoncer  la  victoire  : 

Les  seigneurs  nous  bravaient  sans  péril  et  sans  crainte. 
Nous  seuls  des  coups  mortels  nous  éprouvions  l'atteinte. 
Nos  corps  jonchaient  la  plaine,  et,  d'une  et  d'autre  part, 
Aux  barons,  aux  bergers  ils  fonnaient  un  rempart. 
Mais  lorsqu'on  n'attend  plus  que  funeste  aventure, 
Qu'un  moment  à  l'écart  je  panse  ma  blessure, 
Winkelried 

ARNOLD. 

Al)  !  mon  Dieu  ! 

LE    SOLDAT. 

J'entends  sa  voix  de  loin  : 
«  Amis,  de  tout  mon  sang  je  vous  aide  au  besoin. 


HISTOIRE.  47 

t  Consolez,  protège/,  mes  enfants  et  ma  femme, 

€  Mon  corps  aux  ennemis,  au  Dieu  Sauveur  mon  âme! 

e  Suivez-moi.  De  l'amour  c'est  ici  le  pouvoir. 

<  Je  vous  ouvre  un  chemin.  »  A  ces  mois,  j'ai  pu  voir 

Par  ses  puissants  efforts  vingt  lances  embrassées. 

Contre  lui ,  par  lui-même  avec  arileiu'  pressées. 

Le  suivre  clans  sa  chute,  et,  tombant  de  concert. 

Laisser  à  la  victoire  un  beau  passage  ouvert. 

Le  plus  proclie  en  ce  vide  avec  ardeur  s'élance  ; 

A  la  suite  on  se  presse,  et  déjà  l'espérance 

Eclate  en  cris  de  joie.  A  peine  séparés, 

Les  seigneurs  sont  vaincus.  Sur  les  casques  dorés 

A  venger  le  mourant  nous  fatiguons  le  glaive. 

L'œuvre  qu'un  seul  commence,  un  peuple  entier  l'achève. 

Léopold  a  son  tour,  et  son  dernier  regard 

Dans  cette  main  meurtrie  a  vu_son  étendard.  .: 

Ces  vers  sont  cerlainenient  bien  faits.  Mais  nous  aimerions  , 
dans  la  bouche  du  soldat  suisse,  un  langage  plus  rude,  plus  pit- 
toresque, mieux  en  harmonie  avec  les  mœurs  de  l'époque.  Les 
paroles  de  Winkelried  surtout,  devraient  être  plus  concises,  plus 
énergiques.  En  résumé  c'est  un  défaut  capital,  selon  nous,  que 
l'action  essentielle  et  presque  unique  de  la  pièce  ne  soit  rendue 
qu'en  récit ,  et  sous  ce  rapport  le  nouveau  drame  de  M.  Porchat 
nous  paraît  inférieur  à  sa  Jeanne  d'Arc,  oii  du  moins  on  trouve 
de  l'intérêt,  du  mouvement  et  des  caractères  mieux  développés. 


HISTOIRE  dc^  membres  de  l'Académie  royale  de  médecine,  ou 
recueil  des  éloges  lus  dans  ses  séances  publiques,  par  E.  Parisct  ; 
Paris,  2  vol.   in-12,   7  fr. 

Encore  dos  éloges,  direz-vous;  c'est  bien  fade  et  bien  n)ono- 
tone  :  oui,  vous  auriez  raison,  s'il  s'agissait  do  panégyriques  dic- 
tés par  la  flatterie  ou  commandés  simplement  par  l'usage,  sans 
égard  au  mérite  réel;  mais  ce  n'est  point  cola.  Tous  les  membres 
de  l'Académie  de  Médecine  dont  les  noms  figurent  dans  ce  ro- 


irt  LITTÉRATURE, 

cueil  ont  rendu  quelques  services,  faii  faire  quelques  progrès k 
la  science,  soit  par  leurs  travaux,  soit  par  leur  pratique.  Uno 
série  qui  commence  par  Corvisart,  Cadet  de  Gassicourt,  Ber- 
thollet,  Pinel;  qui  renferme  Vauquelin,  Cuvier,  Portai,  Dupuy- 
tren ,  et  se  termine  par  Huzard  ,  Marc,  Esqiiirol,  Broussais, 
Bichal ,  ofTre  certainement  des  iliusiraiions  assez  remarquables 
pour  fournir  matière  à  des  notices  du  plus  haut  intérêt.  C'est 
en  quelque  sorte  un  réstuné  du  grand  mouvement  scientifique  de 
l'époque  moderne  et  des  belles  découvertes  dues  à  l'étude  de  la 
nature.  Et  M.  Pariset  possède  bien  les  qualités  requises  pour  un 
semblable  travail:  il  sait  présenter  avec  clarté,  sous  une  forme 
attrayante,  les  notions  de  la  science;  analyser  rapidement  les 
œuvres  principales  de  chaque  écrivain ,  les  titres  qu'il  possède 
à  la  reconra'ssance  publique;  et  en  même  temps  il  donne  tous 
les  détails  propres  à  faire  connaître  l'homme,  ses  efforts  persé- 
vérants ,  sa  lutte  contre  les  obstacles  et  son  zèle  pour  le  bien  do 
l'humanité. 

Le  style  de  M.  Pariset  a  du  charme,  de  l'élégance,  et  l'on  y 
trouve  des  pensées  fécondes,  originales,  très  -  indépendantes. 
Nous  ne  saurions  mieux  faire  pnur  en  donner  un  exemple  que 
de  citer  le  fragment  suivant  de  sa  dédicace  : 

«  Les  mortels  sont  égaux,  a  t  on  dit.  Quelle  folie!  Hors  des 
mathématiques,  qui  ne  sont  que  des  vues  de  l'esprit,  l'égalité 
n'exisie  pas  et  ne  saurait  exister.  Avec  elle,  la  société  s'éteint, 
et  l'homme  meurt.  L'inégalité  est,  après  la  vie,  le  premier  de 
tous  les  biens.  J'y  joins  la  diversité,  laquelle  n'est  qu'une  ex- 
trême inégalité.  C'est  dans  le  sein  de  l'inégalilé  que  les  hommes 
naissent.  Voyez  la  famille.  C'est  par  l'inégalité  qu'ils  vivent,  so 
conservent  et  prospèrent.  C'est  elle  qui  les  rend  nécessaires  l'un 
h  l'autre;  qui  provoque  entre  eux  des  échanges  ou  des  services 
mutuels,  et  fait  nnilre  Tidée  de  justice  et  tous  les  sentiments  so- 
ciaux dont  celte  justice  est  la  source.  Justice  et  gratitude,  liens 
aimables  qui  attachent  les  hommes  l'un  à  l'autre ,  les  enrichissent 
et  les  niuliiplient;  car  tout  ce  que  vous  voyez  d'excellent  parmi 
les  hommes  est  l'oeuvre  d'un  petit  nombre  de  sentiments ,  et 
peut  être  même  d'un  seul,  la  justice,  laquelle,  à  son  tour,  tien- 
drait lieu  d'amitié  parmi  les  hommes,  si  les  hommes  n'étaient 


HISTOIRE.  49 

encore  plus  sensibles  qu'ils  ne  sont  intelligents.  Admirable  com- 
binaison du  Créateur,  qui  ferait  ainsi  reposer  sur  une  seule  rerlu 
tous  les  intérêts  du  genre  humain  !  C'est  en  effet  par  cette  vertu 
que  l'homme  peut  porter  remède  aux  inconvénients  de  l'iriégalitô 
primitive,  aux  abus  de  la  force,  aux  malheurs  de  la  faiblesse.  Le 
faible  et  le  fort  appartiennent  également  à  la  société.  Si  le  faible 
doit  servir  eu  obéissant,  le  fort,  à  son  tour,  doit  servir  en  pro- 
tégeant; car  sa  force  est  la  propriété  de  tous,  et  ce  qui  est  la 
propriété  de  tous  ne  doit  jamais  opprimer.  Ainsi  se  rétabht  l'é- 
quilibre des  services,  ou  l'équité  ;  l'équité,  que  l'intelligence  do 
l'homme  fait  servir  de  correctif,  je  dirais  presque  de  complément 
à  l'inégaHlé.  L'inégalité  est  l'œuvre  de  Dieu;  l'équité  est  l'œuvre 
de  l'homme:  par  la  première.  Dieu  crée  l'homme;  par  la  se- 
conde, l'homme  se  conserve  et  entre  ainsi  dans  les  volontés  de 
Dieu  même,  car  conserver  est  en  quelque  sorte  créer  une  seconde 
fois.  » 

Dans  l'inégalité,  M.  Pariset  voit  la  base  de  l'association  qui 
'met  en  commun  des  forces  diverses  et  les  fait  concourir  toutes 
ensemble  au  même  but;  cela  le  conduit  à  montrer  l'utilité  des 
académies  ou  sociétés  savantes  qui,  réunissant  en  faisceau  les 
lumières  de  la  science,  leur  permet  de  jeter  un  vif  éclat,  dont 
les  ravons  se  répandent  ensuite  dans  toutes  les  classes  et  vont 
féconder  les  intelligences  dans  toutes  les  voies  ouvertes  h  leur 
activité.  Cette  tendance  élevée  imprime  à  ses  éloges  un  cachet 
d'impartialité  tout  à  fait  digne  de  confiance.  Il  se  met  au-dessus 
des  systèmes  et  des  disputes  d^écoles;  il  ne  considère  que  les 
progrès  réels  de  la  science  et  tient  compte  a  chacun  de  ce  qu'il 
a  fait  pour  applanir  sa  route,  pour  assurer  sa  marche,  sans  s'ar- 
rêter au  tort  momentané  qu'ont  pu  causer  parfois  des  vues  trop 
exclusives,  des  querelles  d'amour-propre.  Un  ecclectisme  sage 
et  juste  le  guide  dans  ses  jugements  et  rend  ses  appréciations 
toujours  bienveillantes. 


50  LITTÉRATURE,  HISTOIRE. 

NOTICE  sar  la  Vie  de  J.-I.-S.  Cellérier,  ancien  pasteur  deSatigny, 
par  M.  le  professeur  Diodali  ;  Genève  et  Paris,  chez  Ab.  Cher- 
bulicz  et  Ce,  in-8°,  1  fr.  50  c. 

La  vie  modeste  et  obscure  d'un  pasteur  de  campagne  ne  sem- 
ble pas ,  au  premier  abord  ,  pouvoir  offrir  un  texte  bien  fécond 
au  biographe,  ni  un  sujet  propre  h  intéresser  le  lecteur  étranger. 
Cependant  M.  Diodati  a  su  faire  de  la  notice  que  nous  annon- 
çons un  travail  certainement  fort  remarquable,  qui  excitera  sans 
doute  le  plus  vif  intérêt.  11  est  vrai  que  M.  Cellérier  ne  fut  pas 
un  homme  ordinaire.  Si  ses  penchants  et  ses  goûts  le  portèrent 
à  se  renfermer  dans  la  sphère  étroite  de  sa  petite  paroisse,  il 
était  digne,  par  ses  hautes  et  belles  facultés,  de  figurer  sur  un 
plus  grand  théâtre,  et  son  éloquence  persuasive,  si  pure,  si 
pleine  d'onction  et  de  sensibilité  Ta  fait  depuis  longtemps  ranger 
au  nombre  des  prédicateurs  les  plus  distingués  de  notre  époque. 
Hié  de  parents  pauvres ,  il  s'éleva  par  ses  propres  efforts.  Ap- 
pelé de  bonne  heure  à  lutter  contre  les  obstacles  et  les  réahtés 
pénibles  de  la  vie,  son  caractère  en  reçut  une  empreinte  sérieuso 
et  austère  ,  sans  perdre  cependant  sa  douceur  naturelle  et  sa 
simplicité  naïve,  qui  lui  donnèrent  un  cachet  d'originalité  très- 
persislant.  Nommé  pasteur  d'une  paroisse  des  environs  de  Ge- 
nève, il  se  consacra  pendant  plus  de  trente  années  aux  soins  de 
son  troupeau,  avec  un  zèle  et  un  dévouement  complets.  Le 
saint  ministère  était  h  ses  yeux  une  tâche  immense,  pour  l'ac- 
complissement de  laquelle  il  ne  croyait  jamais  pouvoir  faire  as- 
sez. Sa  vie  offre  à  cet  égard  un  beau  modèle  à  suivre.  Il  fut 
l'ami,  le  consolateur,  le  père  de  ses  paroissiens  au  milieu  des 
circonstances  les  plus  difficiles,  telles  que  les  discordes  civiles, 
les  désastres  de  la  guerre,  les  malheurs  de  l'occupalioiî  étran- 
gère. Toujours  à  la  hauteur  de  sa  mission  il  sut  veiller  avec  vi- 
gilance sur  son  troupeau  ,  se  concilier  le  respect  et  l'affection 
de  tous ,  même  de  ceux  que  son  devoir  l'appelait  à  réprimander 
le  plus  sévèrement.  On  peut  dire  en  quelque  sorte  qu'il  réalisa 
l'idéal  du  vrai  pasteur  de  campagne.  Aussi  M.  Diodati  se  com- 
plaît-il à   faire  une  étude  détaillée  de  celte  existence  bjen  reur 


RELIGION,   PHILOSOPHIE,   MORALE,  ÉDUCATION.       51 

plie.  Il  nous  apprend  à  connaître  M.  Cellérier  non-seulement 
dans  l'exercice  de  ses  fonctions  pastorales  et  dans  le  sein  de 
sa  famille  ,  mais  encore  dans  les  hautes  pensées  qui  préoccu- 
paient d'ordinaire  son  àrae.  Il  nous  initie  h  sa  vie  intérieure,  et 
nous  montre  comment  son  éloquence  persuasive  se  fondait  sur 
une  foi  solide  et  calme ,  sur  une  inaltérable  confiance  en  Dieu. 


RELIGION,  PHILOSOPHIE,  MORALE,  ÉDUCATION. 


DU  PRETUE  j  de  !a  Femme ,  de  la  Famille  ,  par  J.  Michelet  ;  Paris, 
i  vol.  in-12,  5  fr.  50  c.      ' '"*■- 

«  Il  s'agit  de  la  famille;  de  l'asile  où  nous  voudrions  tous, 
après  tant  d'efforts  inutiles  et  d'illusions  perdues,  pouvoir  repo- 
ser notre  cœur.  Nous  revenons  bien  las  au  foyer....  Y  trouvons- 
nous  le  repos? 

«  Il  ne  faut  point  dissimuler,  mais  s'avouer  franchement  les 
choses  comme  elles  sont:  il  y  a  dans  la  famille  ungrave  dissen- 
timent, et  le  plus  grave  de  tous. 

«  Nous  pouvons  parler  à  nos  mères,  à  nos  femmes,  à  nos  filles, 
des  sujets  dont  nous  parloas  aux  indifférents,  d'affaires,  de  nou- 
velles du  jour,  nullement  des  choses  qui  touchent  le  cœur  et  la 
vie  morale,  des  choses  éternelles,  de  religion,  ds  l'âme,  de 
Dieu. 

«  Prenez  le  moment  où  l'on  aimerait  à  se  recueillir  avec  les 
siens  dans  une  peusée  commune,  au  repas  du  soir,  à  la  table  de 
famille;  là,  chez  vous,  à  votre  foyer,  hasardez-vous  à  dire  un 
mot  de  ces  choses.  Votre  mère  secoue  tristement  la  tête;  votre 
femme  contredit;  votre  fille,  tout  en  se  taisant,  désapprouve.... 
Elles  sont  d'un  côté  de  la  table;  vous  de  l'autre,  et  seul. 

«  Ou  dirait  qu'au  milieu  d'elles,  en  face  do  vous,  siège  un 
homme  invisible,  pour  contredire  ce  que  vous  direz.  > 


.^3  RELIGION,  PHILOSOPHIE, 

Cet  homme  invisible,  c'est  le  confesseur  ou  plutôt  le  directeur, 
car  aujourd'hui  le  prêtre  ne  se  contente  pas  Àe  recevoir  ses  pé- 
nitentes à  l'autel,  il  aspire  à  les  diriger,  à  les  suivre  dans  leur 
vie  domestique,  à  gouverner  ainsi  la  famille.  L'esprit  du  jésui- 
tisme qui  domine  le  clergé,  qui  seul  a  survécu  à  l'ancienne  lutta 
des  divers  ordres,  corporations  et  parfis  religieux,  étend  de  celte 
manière  son  réseau  sur  toutes  les  relations  sociales.  Au  lieu  de 
travailler  à  renouer  les  liens  qui  se  rompent,  il  exploite  la  dé- 
sorganisation pour  établir  son  pouvoir,  pour  éloufTer  les  résis- 
tances sous  le  joug  de  l'obéissance  passive. 

«Comment  nous  étonnerions-nous  de  cet  état  de  la  famille?  Nos 
femmes  et  nos  filles  sont  élevées,  gouvernées  par  nos  ennemis.  » 

En  effet,  le  clergé  catholique  doit  nécessairement  être  l'ennemi 
de  l'esprit  moderne,  de  la  liberté  et  de  l'avenir.  Il  ne  peut  vivre 
que  dans  le  passé  ;  la  se  trouve  sa  force,  et  il  ne  saurait  la  cher- 
cher ailleurs,  car,  tandis  que  tout  autour  de  lui  marchait  et  se 
transformait,  il  est  resté  seul  immuable,  retranché  derrière  l'in- 
failhbilité  de  l'Eglise  qui  ne  peut  admettre  ni  changement  ni  pro- 
grès. Par  instinct  donc  il  déleste  le  présent,  il  redoute  l'avenir; 
par  devoir,  il  est  tenu  d'inculquer  son  aversion  et  ses  craintes  a 
ceux  qu'il  enseigne.  Et  il  doit  être  aussi  l'ennemi  naturel  du 
mariage  et  de  la  vie  de  famille.  Ce  sont  pour  lui  des  jouissances 
défendues  qui  lui  inspirent  mépris  ou  envie  :  mépris ,  s'il  est 
vraiment  convaincu  qu'elles  sont  incompatibles  avec  la  sainteté; 
envie,  si  comme  il  arrive  plus  souvent  les  passions  et  les  besoins 
du  cœur  le  maîtrisent  encore. 

Ainsi  le  catholicisme  tend  'a  dissoudre  la  famille.  Il  n'est  pas 
seulement  l'ennemi  de  la  liberté,  il  est  antisocial. 

Cette  grave  accusation ,  portée  par  un  homme  qui  a  l'habitude 
de  mûrir  ses  idées  et  de  peser  ses  paroles,  mérite  toute  notre 
attention.  Elle  ne  nous  surprend  pas  du  reste,  car  depuis  long- 
temps elle  s'était  présentée  'a  notre  esprit,  et  c'est  avec  plaisir 
que  nous  la  voyons  formulée  nettement  sous  la  plume  d'un  écri- 
vain dont  la  position  et  le  talent  sont  bien  propres  a  lui  donner 
tout  le  poids  nécessaire. 

Le  livre  de  M.  Michclet  a  pour  but  d'expliquer  comment  une 
pareille  tendance  s'est  emparée  de  l'église  catholique,  et  de  si- 


MORALE,  ÉDUCATION.  5J 

gnaler  les  résultats  qu'elle  a  produits  dans  l'état  actuel  de  la 
société,  principalement  en  ce  qui  touche  la  famille,  dont  il  ne 
voit  le  raffermissement  possible  qu'à  la  condition  de  la  soustrairo 
complètement  à  cette  influence  étrangère  et  dissolvante. 

C'est  dans  la  réaction  religieuse  du  17'  siècle  que  M.  Michelet 
voit  poindre  cette  tendance  anti-sociale.  Le  catholicisme  menacé 
par  la  Réforme,  confie  dès  lors  ses  destinées  aux  jésuites ,  à  cette 
milice  nouvelle,  créée  pour  la  défense  de  l'Eglise  infaillible  contre 
la  révolte  audacieuse  du  libre  examen.  Jusque-là  les  foudres  du 
Vatican,  escortées  de  la  persécution  impitoyable,  avaient  suffi 
pour  maintenir  l'apparence  de  l'unité.  Les  papes,  confiants  dans 
leur  pouvoir,  ne  craignaient  pas  de  favoriser  même  jusqu'à  un 
certain  point,  le  mouvement  intellectuel,  et  de  se  montrer  assez 
tolérants  pour  tout  ce  qui  n'était  pas  une  attaque  directe,  une 
hérésie  manifeste.  Mais,  à  la  voix  de  Luther,  le  prestige  était 
tombé,  la  papauté  se  voyait  frappée  de  mort.  Il  fallait  changer 
de  tactique,  descendre  sur  le  terrain  de  la  lutte,  combattre  corps 
à  corps  pour  sauver  quelques  débris  de  cette  puissance  qui,  mi- 
née dans  sa  base,  allait  s'écrouler  avec  fracas.  C'est  ce  que  le» 
jésuites  comprirent  fort  bien.  Il  n'y  avait  plus  de  tolérance,  plus 
d3  transaction  possible.  Aussi  commencèrent  ils  par  relever  le 
principe  de  l'autorité  en  l'élayant  sur  celui  de  l'obéissance  pas- 
sive poussée  jusqu'à  ses  dernières  limites,  jusqu'à  laiiéanlisse- 
ment  de  toute  volonté  individuelle.  Puis,  seniant  qu'il  serait 
inopportun  de  déployer  ouvertement  cette  bannière,  ils  réser- 
vèrent leurs  doctrines  pour  les  seuls  initiés,  et  se  firent  mon- 
dains pour  conquérir  le  monde,  se  montrèrent  faciles  et  accommo- 
dants pour  attirer  les  âmes  dans  leurs  filets. 

«  Ils  régnèrent  pendant  tout  le  siècle,  ces  aimables  pères,  à 
force  d'absoudre,  de  pardonner,  de  fermer  les  yeux,  d'ignorer; 
ils  allèrent  aux  grands  résultats  par  les  plus  petits  moyens,  par 
les  petites  capitulations,  les  secrètes  transactions,  les  portes  do 
derrière,  les  escaliers  dérobés. 

«  Les  jésuites  avaient  à  dire  que,  restaurateurs  obligés  de  l'au- 
torité papale,  c'est-à-dire  médecins  d'un  mort,  ils  ne  pouvaient 
guère  choisir  les  moyens.  Battus  sans  retour  dans  le  monde  des 

6* 


s*  RELICIO.N,  PHILOSOPHIE, 

idées,  où  pouvaient-ils  reprendre  la  guerre,  sinon  dons  le  champ 
de  l'inlrigue,  de  la  passion,  des  faiblesses  humaines? 

«  Là,  personne  ne  pouvait  les  servir  plus  activement  que  les 
femmes.  Quand  elles  n'agirent  pas  avec  les  jésuites  et  pour  eux, 
elles  ne  leur  furent' pas  moins  utiles  indirectement,  comme  in- 
strument et  moyen,  comme  objet  de  transactions  et  de  compro- 
mis journaliers  entre  le  pénitent  et  le  confesseur.  » 

Pour  gagner  les  femmes,  les  jésuites  avaient  un  moyen  sflr, 
c'était  d'aimer  beaucoup  les  enfants,  et  ils  les  aimaient  tant, 
qu'ils  auraient  voulu  tous  les  élever. 

Dans  cette  tendance  nouvelle  de  la  dévotion  douce,  attrayante 
et  facile,  les  jésuites  eurent  un  ami  précieux,  un  auxiliaire  puis- 
sant en  saint  François  de  Sales,  bonhomme  très-séduisant  et  sur- 
tout très  fin,  qui  se  fît  une  grande  renommée  de  modération, 
de  suavité,  tout  en  appelant  au  secours  de  son  zèle  de  conver- 
tisseur les  moyens  les  moins  honorables,  tels  que  l'intérêt,  l'ar- 
gent, les  places,  enfin  l'autorité,  la  peur.  Ce  saint  homme,  si 
doux  et  si  bienveillant,  «  fit  aller  le  duc  de  Savoie  de  village  en 
village,  et  lui  conseilla  enfin  de  chasser  les  derniers  qui  refu- 
saient d'abjurer  leur  foi.  s  Le  conseil  ne  fut  pas  perdu;  les  ré- 
calcitrants durent  quitter  le  pays  et  leurs  biens  furent  confisqués. 

Mais  saint  François  n'en  est  pas  moins  le  fondateur  de  cette 
dévotion  toute  amour  qui  s'empare  si  bien  des  cœurs  passionnés 
et  les  trompe  si  aisément  sur  l'objet  réel  de  leur  exaltation.  Sous 
son  influence  se  formèrent  M"'*'  do  Cbanlal  et  M'"*  Guyon.  Les 
jésuites  reconnurent  aussitôt  le  parti  qu'on  pouvait  tirer  d'une 
semblable  tactique;  ils  se  mirent  'a  exploiter  celte  mine  féconde 
avec  autant  d'habileté  que  de  zèle.  Ils  imitèrent  les  allures  de 
saint  François,  les  aimables  qualités,  les  jolis  défauts  do  ses  livres. 
«  Son  goût  pour  la  petitesse  et  l'humilité  qui  lui  fait  regarder  de 
préférence  les  moindres  de  la  création,  les  petits  enfants,  les 
petits  oiseaux,  les  petits  moutons,  les  abeilles,  autorisa  chez  les 
jésuites  le  minutieux,  l'étroit ,  les  bassesses  du  style,  les  petitesses 
du  cœur.  Les  innocentes  hardiesses  d'un  ange  pur  comme  la  lu- 
mière, qui  sans  cesse  montre  Dieu  dans  sa  plus  douce  révélation , 
dans  la  femme,  dans  l'allaitement,  dans  les  divins  mystères  de 
lamour,  elles  enhardirent  ses  imitateurs  aux  plus  scabreuses 


MORALE,  EDUCATION.  5f> 

t-quivoqncs,  et  les  firent  avancer  si  loin  dans  ce  jour  douteux, 
qu'entra  la  galanlerie  et  la  dévotion,  l'an^iant  cl  le  père  spirituel , 
la  ligne  devient  insensible.  ■» 

Et  ce  genre  paterne,  cette  dévotion  équivoque  eut  un  immense 
succès,  parce  qu'elle  convenait  admirablement  a  la  corruption  du 
siècle,  qui  trouvait  fort  commode  de  faire  son  salut  sans  renoncer 
à  ses  chères  faiblesses.  Aussi  les  mordantes  railleries  de  Pascal 
ne  détrônèrent  pas  les  jésuites.  Ils  avaient  déjà  trop  bien  réussi  à 
se  glisser  au  sein  de  la  famille  dont  ils  plaçaient  les  fils  dans  leurs 
collèges,  les  filles  au  couvent,  et  dirigeaient  la  mèro  qu'ils  iso- 
laient ainsi  de  son  entourage  afin  de  mieux  s'en  emparer.  Le  di- 
recteur remplaça  le  conlesseur,  et  par  ce  moyen  les  jésuites  péné- 
trèrent dans  tous  les  moindres  secrets  du  foyer  domestique,  comme 
ils  devinrent  aussi  les  maîtres  absolus  des  monastères  de  femmes. 
11  en  résulta  des  désordres  nombreux,  des  superstitions  mon- 
strueuses. Aux  premiers  on  n'imposa  qu'une  molle  indulgence, 
accompagnée  do  subtilités  casuistiques  qui  semblaient  effacer  le 
péché,  le  faire  petit  h  petit  disparaître  de  tous  les  actes  de  la  vie 
humaine.  Quant  aux  siiperslilions,  elles  furent  vivement  encou- 
ragées, car  elles  offraient. la  meilleure  amorce  pour  prendre  des 
âmes  faussées  et  affaiblies  telles  que  les  jésuites  les  voulaient, 
a!in  d'avoir  jnoins  de  peine  a  les  conduire. 

M.  Michelel  présente  un  curieux  tableau  des  effets  de  l'influence 
jésuitique  au  17'^  siècle.  Il  montre  très-bien  comment  elle  intro- 
duisait partout  h  mensonge,  comment  elle  faussait  ainsi  les  idées 
du  beau  et  du  juste,  et  altérait  les  notions  morales  dans  toutes 
les  classes  de  la  société. 

Cet  état  de  choses  fut  bouleversé  pour  quelque  temps  par  la 
tempête  révolutionnaire,  on  le  crut  détruit  pour  toujours.  Erreur 
profonde  !  On  avait  tué  des  hommes,  saccagé  des  églises,  profané 
(les  autels ,  mais  les  principes  restaient  debout  et  leurs  inévitables 
conséquences  nG  devaient  pas  tarder  "a  reparaître.  L'Eglise  profita 
mémo  habilement  du  retour  des  esprits  vers  les  idées  d'ordre  et 
do  repos.  Elle  sut  en  tirer  parti  dans  l'intérêt  de  l'ultramonla- 
iiismc.  Le  bas  clergé  fut  placé  sous  la  dépendance  des  évoques, 
sur  lesquels  Rome  pouvait  eicrcer  plus  aisément  une  action 
certaine.  L'alolit-on  du  d^oit  d'uM.e-^re,  la  par  d'hérifagf  doiinéc 


58  HELlGiON,   PHILOSOPHIE 

à  tous  les  enfants  par  la  loi,  qui  semblait  devoir  porter  atteinte 
à  l'une  des  causes  principales  de  la  muliiplicalion  des  couvents, 
fut  exploitée  dans  un  sens  tout  contraire.  Elle  devint  pour  eux 
une  source  de  richesse  en  permeltanl  aux  religieux  et  aux  reli- 
gieuses d'apporter  leur  part  du  bien  paternel  dans  la  caisse  de  la 
communauté.  Bientôt  les  jésuites,  inséparables  de  la  papauté  qui 
ne  peut  plus  se  passer  de  leur  appui ,  se  montrèrent  de  nouveau, 
animés  du  même  esprit,  marchant  vers  le  mômebut  par  les  mêmes 
moyens,  sans  tenir  compte  des  changements  opérés,  de  l'essor 
des  idées,  des  besoins  et  des  espérances  du  sièrle.  Humbles 
d'abord,  timides  et  prudents,  ils  ont  manœuvré  dans  l'ombre; 
puis,  quand  ils  se  sont  crus  assez  forts,  nous  les  avons  vu  lever 
la  tête  hardiment,  affronter  le  grand  jour  de  la  publicité,  essayer 
a  leur  tour  des  armes  qu'on  avait  employées  contre  eux.  C'est  Ik 
que  nous  en  sommes  aujourd'hui.  «  L'esprit  de  mort,  appelons- 
le  de  son  vrai  nom,  le  jésuitisme,  autrefois  neutralisé  par  la  vie 
diverse  des  ordres,  des  corporations,  des  partis  religieux,  est 
l'esprit  commun  que  le  clergé  reçoit  maintenant  par  une  éduca- 
tion spéciale,  et  que  ses  chefs  ne  font  pas  difficulté  d'avouer. 
Un  évêque  a  dit:  «  Nous  sommes  jésuites,  tous  jésuites.  >  Aucun 
ne  l'a  démenti. 

«  La  plupart  cependant  ont  moins  de  franchise;  le  jésuitisme 
agit  puissamment  par  ceux  qu'on  lui  croit  étrangers,  par  les 
Rulpiciens  qui  élèvent  le  clergé,  par  les  ignoraniins  qui  élèvent 
le  peuple,  par  les  lazaristes  qui  dirigent  six  mille  sœurs  de 
charité,  ont  la  main  dans  les  hùpilaux,  les  bureaux  de  bienfai- 
sance, elc 

<  Eh  bien!  avec  tout  cela,  chose^étrange,  le  clergé  est  faible. 
Il  y  paraîtra  demain,  dès  qu'il  n'aura  plus  l'appui  de  l'Etat.  Il 
y  paraît  dès  aujourd'hui. 

e  Armés  de  ces  armes  et  de  celle  encore  d'une  presse  active 
qu'ils  y  ont  jointe  nouvellement,  travaillant  en  dessous  les 
salons,  les  journaux,  les  Chambres,  ils  n'ont  point  avancé 
d'un  pas. 

»  Pourquoi  n'avancez  -  vous  point? Si  vous  voulez  cesser 

un  moment  de  crier  et  de  gesticuler,  je  vais  vous  le  dire.  Vous 
êtes  nombreux  et  bruvants ,  vous  êtes  forts  de  mille  movens 


MORALE,  ÉDUCATION.  57 

matériels,  d'argent,  de  crédit,  d'intrigue,  de  toutes  les  armes 
du  monde Vous  n'êtes  faibles  qu'en  Dieu!  » 

Mais,  s'ils  ne  sauraient  triompher  de  notre  siècle,  ils  peuvent 
lui  faire  beaucoup  de  mal;  ils  lui  en  ont  déjà  fait.  La  confession 
habilement  exploitée  par  eux  travaille  h  dissoudre  de  plus  en 
plus  la  famille.  Or,  c'est  la  fainiile  qui  est  la  base  véritable  de 
l'état  social,  et  en  même  temps  le  sanctuaire  où  se  conservent 
et  se  viviîient  les  idées,  les  sentiments  religieux. 

«  Homme,  tu  cherches  Dieu,  du  ciel  à  l'abîme...  mais  il  est 
à  ton  foyer.  » 

C'est  donc  à  défendre  la  famille  que  doivent  tendre  les  efforts, 
et  pour  la  sauver,  il  faut  en  expulser  le  directeur  étranger,  y 
ramener  l'amour,  la  paix,  l'union,  la  piété  vraie  et  commune  à 
tous.  Il  faut  aussi  que  le  prêtre  ait  la  sienne  afin  de  ne  plus  trou- 
bler celle  des  autres. 

a  Que  le  foyer  se  raffermisse;  l'édifice  ébranlé  de  la  religion 
et  de  la  politique  va  reprendre  assiette.  Cette  humble  pierre,  où 
nous  ne  voyons  que  le  bon  vieux  lare  domestique,  c'est,  ne 
l'oublions  jamais,  la  pierre  angulaire  du  Temple  et  le  fondement 
de  la  Cité.  » 

Tels  sont  les  principaux  traits  du  livre  de  M.  Michelet;  il  sera 
beaucoup  lu,  il  excitera  sans  doute  une  grande  sensation.  Le 
style  en  est  âpre,  mordant,  vigoureux,  la  pensée  toujours  noble, 
énergique  et  hardie.  On  lui  reprochera  peut-être  de  ne  pas  for- 
muler nettement  les  réformes  qu'il  veut,  de  ne  pas  poser  une 
base  autour  de  laquelle  puissent  se  rallier  ceux  qu'ébranlera  sa 
voix  éloquente.  Mais  il  faut  se  rappeler  que  l'auteur  est  un  phi- 
losophe et  non  pas  un  prêtre.  Il  prend  dans  la  lutte  le  rôle  qui 
convient  le  mieux  à  la  direction  de  ses  études  et  de  son  talent. 
Sa  polémique  est  dirigée  contre  l'organisme  de  l'Eglise  et  non 
point  contre  les  dogmes  de  la  religion.  C'est  l'ultramontanisme 
qu'il  combat  comme  anti-social,  et  il  est  d'ailleurs  facile  de  com- 
prendre où  conduit  l'idée  domiuante  de  son  livre,  qui  est  l'aboli- 
tion du  célibat  des  prêtres  et  de  la  confession  auriculaire. 


5ti  RELIOION,  PHILOSOPHIE, 


HISTOIRE  DES  SCIENCES  DE  L'ORGANISATION  cl  de  leurs  pro- 
grès, comme  base  de  la  iihilosopliie,  par  INI-  II.  de  rj]ain\ine,  ré- 
digée d'après  ses  notes  et  ses  leçons  faites  à  la  Sorbonne,  par  Tabbé 
Maupied;  Paris,  5  vol,  in-8°,  )S  fr. 

Cet  ouvrage  est  conçu  dans  un  esprit  (ont  a  fait  catholique. 
L'idée  qui  le  domine  est  celle  de  l'accord  qui  (end  à  s'établir  entre 
la  philosophie  basée  sur  les  sciences  naturelles,  et  les  vérités  de 
la  religion  révélée.  Mais,  pour  les  auteurs,  la  religion  c'est  le  ca- 
tholicisme. On  peut  dire  ainsi,  qu'à  leurs  yeux,  les  progrès  de 
la  science  ont  pour  dernier  résultat  de  ramener  l'esprit  humain 
h  se  courber  de  nouveau  sous  le  joug  de  l'autorité.  C'est  une  con- 
séquence "a  laquelle  on  ne  s'attendait  pas,  assurément.  Quand  on 
parcourt  l'histoire  de  la  science,  on  voit  qu'elle  n'a  pris  un  vé- 
ritable essor  que  depuis  l'époque  oîi  le  principe  du  libre  examen 
est  venu  débarrasser  l'esprit  humain  des  liens  dont  il  était  gar- 
rotté. Comment  donc  admettre  qu'il  faille  maintenant  rétablir  ces 
liens  et  arrêter  la  science  sur  la  voie  féconde  dans  laquelle  l'avait 
poussée  la  grande  révolution  intellectuelle  du  seizième  siècle. 
Cette  manière  de  raisonner  peut  bien  ne  pas  surprendre  beau- 
coup de  la  part  d'un  abbé,  mais  on  trouvera  sans  doute  assez 
étrange  qu'elle  soit  partagée  par  M.  de  Blainville.  Celui-ci  est 
un  esprit  trop  supérieur,  un  savant  trop  distingué  pour  croire 
que  ce  soit  l'a  le  seul  moyen  de  c  ncilier  la  science  avec  le  chris- 
tianisme. Il  serait  peut-être  le  premier  à  se  révolter  contre  l'au- 
torité de  l'Eglise  le  jour  oii  il  se  verrait  gêné  par  elle  dans  ses 
investigations.  Aussi  nous  aimons  à  penser  que  l'élève  a  mis 
parfois  ses  propres  vues  à  la  place  de  celles  du  maître  ,  en 
donnant  'a  ses  tendances  spiriiualistes  un  cachet  exclusivement 
catholique. 

Du  reste,  il  est  juste  de  reconnaître  que  ce  cachet  imprimé 
aux  considérations  générales  qui  servent  de  préface  et  de  con- 
clusion à  l'ouvrage  de  MM.  de  Blainville  et  Maupied ,  n'in- 
fluence point  d'une  manière  désavantageuse  sur  l'eiaraen  qu'ils 
font  des  divers  travaux  de  tous  les  hommes  d'élite  auxquels  la 
5rience  doit  ses  progrès.  Chacun  C5t  apprécié  suivant  ses  œuvres 


MORALE,    ÉDUCATlOi^.  59 

dans  l'intérêt  de  la  branche  spéciale  qu'il  a  cultivée,  et  justice 
est  rendue  à  tous  avec  impartialité.  La  notice  sur  l'illustre  Haller 
en  offre  la  preuve;  elle  renferme  un  éloge  complet  des  admirables 
qualités  du  savant  et  desvertus.de  l'homme,  sans  autre  allusion 
a  sa  foi  religieuse  qu'une  simple  note,  dans  laquelle  on  exprime 
le  regret  de  ce  que  son  cœur  ne  fut  pas  ouvert  aux  vraies  doc- 
trines de  l'orthodoxie. 

On  trouvera  donc  dans  cette  Histoire  des  sciences  de  l'organi- 
sation, un  intéressant  tableau  des  conquêtes  successives  que 
l'esprit  humain  a  faites,  et  des  tendances  philosophiques  qui 
ont  dirigé  ses  efforts.  C'est  un  recueil  de  faits,  de  découvertes, 
de  systèmes,  dont  l'enchaînement  est  très-curieux  a  étudier. 
Mais  la  forme  nous  semble  un  peu  aride ,  et  les  auteurs  n'ont 
pas  précisément  atteint  le  but  qu'ils  se  proposaient.  Au  lieu 
d'élever  l'édifice  qu'ils  promettent ,  ils  se  sont  contentés  de  ras- 
sembler des  matériaux  qui  peuvent  tout  aussi  bien  servir  de  base 
à  une  philosophie  très-différente  de  celle  qu'ils  prétendent  faire 
triompher. 


HISTOIRE  de  la  robe  de  Jésu'î-Christ ,  conservée  dans  la  caihédf  aie 
de  Trêves,  par  J.  Marx  ,  professeur  du  grand  séminaire,  approu- 
vée par  iNIonseignenr  ré\èque  de  Trêves;  ouvrage  traduit  de  l'al- 
lemand par  Ch.  Wayaiit,  vicaire  de  l'église  Notre-Dame  de  Metz; 
5«  édition,  augmentée  des  guérison-s  miraculeuses.  Metz,  1  vol* 
in-l2  ,  avec  Timage  de  laî sainte  robe,  1  fr.  23  c. 

Ce  petit  volume  mérite  d'être  signalé  comme  un  signe  assez 
caractéristique  de  l'esprit  qui  anime  aujourd'hui  l'Eglise  ro- 
maine. C'est  un  curieux  échantillon  des  armes  qu'elle  emploie 
pour  combattre  la  marche  des  idées.  A  l'indignation  soulevée 
chez  tous  les  catholiques  éclairés,  par  l'audace  avec  laquelle  on 
ose,  en  plein  dix -neuvième  siècle,  exploiter  la  superstition  des 
masses  ignorantes,  à  l'énergique  protestation  du  prêtre  Ronge 
contre  l'exposition  do  Trêves,  elle  répond  en  publiant  l'histoire 
de  la  sainte  robe,  récif  platement  sérieux,  dans  lequel  l'auteur 


m  r.ELiGio:^,  philosophie, 

s'efforce  do  prouver  l'authenticité  de  cette  relique,  de  la  repré- 
senter comme  très-importante  sous  le  double  point  de  vue  do  la 
science  et  de  la  religion,  fait  grand  étalage  d'érudition,  appelle 
à  son  aide  toutes  les  autorités  de  l'Eglise  pour  constater  l'identité 
de  sa  forme  et  de  son  tissu,  exalte  ce  vêtement  suspect,  comme 
une  source  de  sainte  joie  et  de  douce  consolation,  termine  enCa 
par  une  série  de  guérisons  miraculeuses  absolument  semblable 
à  celle  que  l'on  trouve  à  la  suite  de  la  Médecine  de  Leroy,  ou 
de  mainte  autre  production  du  charlatanisme  médical.  Et  ce  mi- 
sérable écrit,  digne,  sous  tous  les  rapports,  d'une  époque  de  té- 
nèbres, sort  de  la  plume  d'un  professeur  de  séminaire,  avec 
l'approbation  de  deux  évoques,  celui  de  Trêves  pour  l'histoire 
de  la  robo ,  et  celui  de  Luxembourg  pour  les  guérisons.  En  vé- 
rité Rome  voudrait  hâter  sa  chute,  qu'elle  ne  s'y  prendrait  pas 
autrement.  Quoi!  les  conquêtes  des  trois  derniers  siècles,  la 
liberté  de  la  pensée,  la  liberté  de  la  presse,  la  connaissance  de 
la  lecture  tépandue  parmi  le  peuple  n'auraient,  en  définitive, 
d'autre  résultat  que  de  servir  la  cause  de  la  superstition!  Mais, 
les  imprudents  qui  transportent  la  lutte  sur  ce  terrain  dangereux, 
ne  voient-ils  donc  pas  qu'ils  forcent  leurs  adversaires  'a  les  y 
suivre,  ne  craignent-ils  pas  d'exciter  une  tempête  dont  ils  se- 
ront les  premières  victimes?  Puisqu'ils  s'adressent  au  peuple, 
puisqu'ils  ressuscitent  les  vieux  abus,  puisqu'ils  rentrent  dans  la 
lice  comme  si  rien  n'était  changé  autour  d'eux,  il  faudra  bien 
que  la  polémique  retourne  aussi  à  ses  anciennes  allures,  qu'elle 
se  fasse  populaire,  mordante,  incisive,  qu'elle  reprenne  hardi- 
ment l'offensive.  Pour  nous,  au  lieu  de  nous  donner  la  peine  de 
réfuter  gravement  cet  opuscule  qui  est,  par  le  fond  comme  par 
la  forme,  au-dessous  de  toute  critique,  nous  croyons  mieux  al 
teindre  notre  but  en  traduisant  ici  la  lettre  du  curé  allemand,  a 
laquelle  on  ne  saurait  donner  trop  de  publicité,  car  elle  frappe 
fort  et  juste,  et  parle  un  langage  à  la  portée  de  toutes  les  intel- 
ligences. 


MOKALE,  ÉDUCATION.  M 

L«  prêtre  Ronge  à  l'écêque  de  Trhe>;. 

«  Lauraliiitte,  1'^  octobre  1844. 

«  Ce  qui  naguère  eût  résonné  à  nos  oreilles  comme  une  fable, 
comme  une  fiction  :  l'évêque  Arnold  de  Trêves  exposant  à  l'ado- 
ration et  au  respect  des  fidèles  un  vêlement  appelé  la  tunique  du 
Christ:  vous  l'avez  appris,  chrétiens  du  dix-neuvième  siècle, 
vous  le  savez,  hommes  de  l'Allemagne,  vous  le  savez,  conduc- 
teurs spirituels  et  temporels  du  peuple  allemand,  ce  n'est  plus 
une  fable  ni  une  fiction  :  c'est  une  vérité,  c'est  un  fait  réel.  Déjh, 
d'après  les  dernières  nouvelles,  cinq  cent  mille  hommes  se  sont 
rendus  en  pèlerinage  auprès  de  cette  relique,  et  chaque  jour 
d'autres  milliers  y  affluent,  surtout  depuis  que  le  vêtement  cii 
question  guérit  les  malades,  opère  des  miracles.  La  nouvelle  a 
circulé  parmi  les  peuples  dans  tous  les  pays,  et  en  France  des 
prêtres  ont  prétendu  qu'eux  seuls  possédaient  la  vraie  tunique  de 
Christ,  que  celle  de  Trêves  était  fausse.  En  vérité,  c'est  ici  qu« 
l'on  doit  appliquer  cette  parole  :  «  Celui  qui  peut  s'occuper  dt> 
semblables  choses  sans  y  perdre  la  raison,  celui  là  n'a  point  de 
raison  à  perdre.  »  Cinq  cent  mille  hommes,  cinq  cent  mille  créa- 
tures humaines  sont  accourues  déjà  pour  voir  et  adorer  la  relique 
de  Trêves!  La  majeure  partie  de  cette  foule  se  compose  de  gens 
appartenant  à  la  classe  la  plus  infime,  misérables,  opprimés. 
Ignorants,  stupides,  superstitieux  et  en  partie  dégénérés,  et  les 
voici  qu'ils  abandonnent  la  culture  de  leurs  champs,  le  travail 
de  leurs  ateliers  ,  le  soin  de  leurs  menasses,  l'éducation  de  leurs 
enfants,  pour  aller  à  Trêves  assister  à  une  fête  païenne,  à  un 
rîpcciacle  indigne,  que  la  hiérarchie  romaine  étale  devant  leti 'iS 
yeux.  Oui,  c'est  une  fête  païenne,  car  plusieurs  milliers  d'être,* 
crédules  seront  entraînes  à  rendre  un  culte  et  une  adoration  qoo 
nous  ne  devons  qu'à  Dieu  seul,  à  une  pièce  de  vêtement,  à  un 
ouvrage  fait  de  la  main  des  hommes. 

«  Et  quelles  conséquences  funestes  peuvent  avoir  de  tels  pèle- 
rinages ? 

«  Des  milliers  de  pèlerins  se  privent  du  nécessaire  pour  fournir 
aux  frais  du  voyage  et  'a  ceux  de  l'olTrandc  qu'ils  apportent  à  k 

7 


6i  RELIGION,   PHILOSOPHIE, 

sainlo  tunique,  c'est  à-dire  au  clergé;  celte  offrande  élaillepain 
qui  devait  les  nourrir,  qu'ils  avaient  peut-être  mendié,  et  au  re- 
tour ils  souffriront  de  la  faim,  ils  seront  malades  des  privations 
et  des  fatigues  du  voyage.  Ces  résultats  extérieurs  sont  déjà  mal- 
heureux, très  malheureux  ;  mais  le  mal  moral  est  bien  plus  grand 
encore.  N'arrivera-l-il  pas  que  plusieurs  de  ceux  que  la  dépens© 
du  pèlerinage  aura  jetés  dans  le  besoin  chercheront  à  se  dédom- 
mager de  quelque  manière  illicite?  Bien  des  femmes  et  des  filles 
perdront  la  pureté  du  cœur,  la  chasteté,  la  bonne  renommée,  et 
détruiront  ainsi  la  paix,  le  bonheur,  le  bien-être  de  leurs  familles. 
Enfin,  ce  spectacle  tout  à  fait  anti-chrétien  n'est  qu'un  piège  ten- 
du à  la  superstition,  à  la  piété  matérielle,  au  fanatisme,  pour  les 
précipiter  dans  les  habitudes  du  vice.  Telle  est  la  seule  bénédic- 
tion que  peut  répandre  le  spectacle  de  la  sainte  tunique,  qu'elle 
soit  du  reste  authentique  ou  non.  Et  l'homme  qui  expose  ce  vê- 
tement, ouvrage  fait  de  la  main  des  honmies,  à  l'adoration  et  au 
respect,  qui  fausse  les  sentiments  religieux  de  la  foule  crédule, 
ignorante  ou  souffrante,  qui  ouvre  ainsi  la  porte  a  la  superstition 
et  à  son  cortège  de  vices,  qui  prend  l'argent  et  le  pain  du  pau- 
vre peuple  affamé,  qui- livre  la  nation  allemande  à  la  risée  de 
toutes  les  autres  nations,  et  qui  se  plaît  à  rendre  plus  sombres  et 
plus  menaçants  les  nuages  accumulés  déjà  sur  nos  têles,  cet 
homme  est  un  évêque ,  un  évoque  allemand ,  c'est  l'évêque  Ar- 
nold de  Trêves. 

a.  Evêque  Arnold  de  Trêves,  je  me  tourne  maintenant  vers  vous 
et  vous  conjure,  en  vertu  de  mon  emploi  et  de  ma  vocation  com- 
me prêtre,  comme  instituteur  du  peuple  allemand,  et  au  nom  de 
la  chrétienté,  au  nom  de  l'Allemagne,  au  nom  de  ses  chefs,  je 
-vous  conjure  de  faire  cesser  le  spectacle  païen  de  l'exposition  de 
la  sainte  tunique,  d'enlever  ce  vêlement  à  la  vue  du  public,  et 
de  ne  pas  laisser  le  mal  devenir  plus  grand  qu'il  ne  l'est  déjà! 

«  No  savez-vous  pas, —  comme  évêque  vous  devez  le  savoir, — 
que  le  fondateur  de  la  religion  chrétienne  a  légué  à  ses  disciples 
et  à  ses  successeurs,  non  sa  robe,  mais  son  esprit?  Sa  robe, 
•vêquo  Arnold  de  Trêves  !   elle  appartient  à  ses  bourreaux. 

«  Ne  savez-vous  pas, —  comme  évêque  vous  devez  le  savoir, — 
qye  Christ  a  dit  :  ïDieu  est  esprit,  et  celui  qui  l'adore  doit  l'ado- 


Morale,  éducation.  es 

rcr  en  esprit  cl  en  vérité?  »  Et  partout  il  peut ùlre adoré,  non  pas 
seulement  dans  le  temple  de  lérusalem^  sur  le  mont  Garizim  on 
à  Trêves  devant  la  sainte  tunique. 

e  Ne  savez-vous  pas, —  comme  évêque  vous  devez  le  savoir, — 
que  l'Evangile  défend  expressément  l'adoration  de  toute  espèce 
d'image,  de  toute  espèce  de  relique?  que  les  chrétiens  de  l'apo- 
siolat  et  des  trois  premiers  siècles  ne  souffrirent  jamais  une  imago 
ni  une  relique  dans  leurs  temples  (et  cependant  ils  pouvaient 
certes  en  avoir  beaucoup)?  que  l'adoration  des  images  et  des 
reliques  est  païenne ,  et  que  les  Pères  des  trois  premiers  siècles 
se  moquaient  des  païens  à  cause  de  cela?  Par  exemple,  on  lit 
(Div.  Inst.,  II,  ca'p.  2)  :  «Les  images  devraient  plutôt,  si  elles 
avaient  vie,  adorer  les  hommes  qui  les  ont  faites.»  (^Nec  intelli- 
gunt  homines  ineptissimi,  quod  si  senlire  simulacra  et  moveri  pas- 
sent,  adoralura  hominem  fuissent  a  quo  sunt  expolita.) 

«  Enfin  ne  savez-vous  pas, —  comme  évêque  vous  devez  aussi 
le  savoir, —  que  le  sain  et  vigoureux  esprit  du  peuple  allemand 
se  laissa  pour  la  première  fois  abattre  dans  le  treizième  et  le 
quatorzième  siècle,  par  l'envahissement  de  l'adoration  des  reli- 
ques, après  qu'on  eut  obscurci  par  toutes  sortes  de  fables  et  d'hi- 
sioires  merveilleuses,  rapportées  d'Orient,  la  haute  idée  que  la 
religion  chrétienne  donne  de  la  Divinisé? 

«Vovez-vous,  évèque  Arnold  de  Trêves,  tout  cela  vous  le  sa- 
vez, et  mieux  sans  doute  quo  je  ne  puis  vous  le  dire.  Vous  savez 
aussi  les  conséquences  que  l'adoration  idolâtre  des  reliques  et  la 
superstition  ont  eues  pour  nous,  savoir  l'esclavage  politique  et 
religieux  de  l'Allenwgne  ;  et  cependant  vous  exposez  vos  reliques 
h  l'adoration  de  la  foule  ! 

«Et  pourtant,  quand  il  serait  possible  que  vous  ne  sachiez  pas 
tout  cela,  quand  vous  n'auriez  en  vue  que  le  salut  de  la  chrétienté 
par  l'exposition  de  la  sainte  tunique  :  vous  n'en  auriez  pas  moins 
sur  la  con^ience  deux  fautes  dont  vous  ne  pourriez  vous  laver. 
D'abord,  il  est  impardonnable  à  vous,  si  réellement  le  vêlement 
on  question  possède  une  vertu  surnaturelle,  d'en  avoir  privé  l'hu- 
manité souffrante  jusqu'en  l'année  1844.  Ensuite,  il  est  impar- 
donnable à  vous  d'avoir  reçu  les  offrandes  do  ces  milliers  de  pè- 
lerin?.  Comment  vous  justifierez-vous  d'avoir,  en  votr«  qualité 


frl  RELIGION,  PHILOSOPHIE,  MORALF,  ÉDUCATION. 

fKévêque,  pris  l'argent  de  la  misère  affamée  do  noire  peuple? 
N'avez-vous  pas  vu,  il  y  a  quelques  semaines  ,  le  besoin  pousser 
des  troupes  de  malheureux  a  l'émeute  et  à  une  mort  désespérée? 
Ne  vous  laissez  pas  abuser  par  le  concours  de  ces  centaines  de 
mille,  et,  croyez-moi,  tandis  que  des  centaines  de  mille  pèlerins 
allemands,  pleins,  dirai-je  de  ferveur?  se  dirigent  vers  Trêves, 
des  millions  d'autres  gémissent  pleins  d'irritation  et  d'amertume 
sur  rindigiiilé  d'un  semblable  spectacFe.  Et  cette  irritation  ne  se 
trouve  pas  seulement  dans  telle  ou  telle  classe,  dans  tel  ou  tel 
parti;  elle  se  trouve  dans  tous  et  partout,  jusqu'au  sein  même 
du  clergé  catholique;  aussi  le  jugement  viendra  plus  lût  que  vous 
ne  pensez.  Déjà  l'histoire  saisit  son.  burin ,  livre  votre  nom,  Ar- 
nold, au  mépris  du  temps  présent  et  de  l'avenir,  et  vous  stigma- 
tise comme  le  Tctzel  (1)  du  dix  neuvième  siècle! 

«  Et  vous,  mes  compatriotes,  que  vous  habitiez  près  ou  loin  de 
Trêves,  réunissez  vos  efforts  pour  qu'une  telle  injure  ne  puisse  pas 
être  plus  longtemps  infligée  au  nom  allemand.  Vous  avez  divers- 
moyens  d'influence,  employez-les  tous,  afin  de  briser  défini'ive- 
ment  le  joug  tyrannique  de  la  hiérarchie  romaine.  Car  ce  n'est 
pas  seulement  à  Trêves  que  se  fait  le  nouveau  trafic  d'indulgen- 
ces ;  vous  le  savez,  a  l'est  et  à  l'ouest,  au  nord  et  au  midi,  on 
spécule  sur  les  rosaires,  sur  les  messes,  sur  la  naissance  et  sur 
la  mort,  et  l'esprit  de  ténèbres  gagne  de  plus  en  plus.  A  l'œuvre 
donc,  catholiques  ou  protestants,  il  s'agit  de  notre  honneur,  de 
notre  liberté,  de  notre  bonheur.  Les  mânes  de  vos  ancêtres  qui 
détruisirent  le  Capilole  ne  frémissent-ils  pas  de  colère  en  voyant 
le  château  de  Saint-Ange  dominer  l'Allemagne?  Ne  permettez 
pas  qu'on  jette  la  boue  sur  les  lauriers  d'un  Huss,  d'unHullen, 
d'un  Luther.  Prêtez  des  paroles  'a  leurs  pensées,  et  traduisez 
leurs  volontés  en  actions. 

€  Enfin,  vous,  mes  collègues  ,  qui  voulez  et  cherchez  réelle- 
ment le  bien  de  vos  paroisses,.rhonneur,  la  liberté,  le  bonheur 
de  la  nation  allemande,  ne  vous  taisez  pas  plus  longtemps,  car  vous 
seriez  traîtres  à  la  religion,  traîtres  à  la  pairie,  traîtres  a  votre 

(1)  Tclzol ,  dominicain,  vendeur  d'indulgrnrps,  r|ni  rxc  ilo  lindl- 
gnatTon  de  Luther  par  l'cflmulfrie  de  son  Ir.ific. 


SCIENCES  ET  ARTS.  <5 

vocation  sainte,  si  vous  gardiez  encore  le  silence,  si  vous  (ardit?^ 
davantage  à  manifester  vos  plus  chères  convictions.  Montrez-vous 
les  vrais  successeurs  de  Celui  qui  sacrifia  tout  pour  la  vérilé,  pour 
la  lumière,  pour  la  liberté;  montrez  que  vous  avez  hérité,  non 
pas  de  sa  robe  ,  mais  de  son  esprit.  » 


SCIENCES  ET  ARTS. 


LETTRES  sur  la  Chimie,  considérée  dans  ses  rnpporis  avec  Tindi!- 
.«trie,  l'agriculture  et  la  y)hysiolo»ie,  par  Justus  Liebig  ,  traduites 
de  Talleniand  par  Kertet-Uupiney  et  Dubreuil-Hélion  ;  Paris, 
1  vol.  in-1 2  ,  S  IV.  50  c.  —  Las  mém.  s,  I  rad.  par  le  D^  Bichon  ;  Paris, 
1  vol.  in   12,  orné  Ju  portrait  de  1  aateur,  ô  fr   50  c. 


Ces  lettres  ,  dit  l'auteur  dans  sa  préface  ,  ont  pour  but  d'ap- 
peler l'attention  des  gens  éclairés  sur  l'état  de  la  chimie,  de  les 
pénétrer  de  son  importance  ,  de  leur  faire  connaître  les  problè- 
mes dont  elle  s'occupe,  et  la  part  qui  revient  à  celle  science 
dans  les  progrès  accomplis  par  l'industrie,  la  mécanique,  la 
physique  ,  l'agricullure  et  la  physiologie.  Elles  s'adressent  aux 
gens  du  monde,  qu'intéressent  surtout  les  résultats  pratiques  de 
la  science,  et  qui  sans  en  faire  une  étude  approfondie,  ne  crai- 
gnent pas  d'aborder  ses  questions  les  plus  importantes,  lors- 
qu'elles  leur  sont  présentées  avec  clarté  ,  sous  une  forme  agréa- 
ble ,  propre  a  saisir  et  à  stimuler  leur  intelligence. 

Il  ne  manque  certainement  pas  de  ce  qu'on  appelle  des  livres 
populaires  sur  la  chimie  ;  on  a  souvent  spéculé  sur  l'attrait  do 
ses  expériences  curieuses  ou  amusantes  ;  on  a  fait  de  nombreux 
abrégés,  manuels,  recueils  de  secrets  et  de  recettes  nui  se  trou- 
vent dans  toutes  les  mains.  Mais  ce  n'est  pas  celle  exposition 

T 


e«  SCIENCES  ET  ARTS. 

triviale  de  la  science  descendue  de  ses  hauteurs  afin  de  s'adapter 
aux  intelligences  vulgaires,  que  M.  Liebig  a  eu  en  vue.  Une 
idée  plus  grande  et  plus  féconde  a  dirigé  sa  plume  :  c'est  quo 
l'étude  de  la  nature  a  cela  de  propre  que  tous  ses  résultats  sont 
aussi  évidents,  aussi  faciles  h  comprendre  pour  un  esprit  bien 
fait,  étranger  h  la  science,  que  pour  le  savant  lui-même.  II  a 
voulu  faire  connaître  la  chimie. dans  son  ensemble  ,  comme  sci- 
ence indépendante  ,  et  marquer  la  place  élevée  que  lui  assignent 
ses  progrès  récents.  [1  s'est  proposé  de  démontrer  qu'elle  est 
utile,  non-seulement  en  ce  qu'elle  sert  les  intérêts  matériels  de 
l'humanité,  mais  encore  en  ce  qu'elle  aide  notre  intelligence  à 
pénétrer  dans  les  merveilles  de  la  création  qui  nous  entourent , 
et  auxquelles  se  lient  de  la  manière  la  plus  intime  notre  exi- 
stence,  noire  conservation  et  noire  développement. 

Jusqu'ici  la  chimie  n'a  pas  obtenu  sous  ce  rapport  toute  l'at- 
tention qu'elle  mérite.  Longtemps  abandonnée  aux  tâtonnements 
de  l'empirisme  ,  elle  ne  fut  d'abord  considérée  que  comme  on 
auxiliaire  de  la  physique  dont  elle  éclairait  la  marche  par  ses 
expériences  et  ses  procédés  analytiques.  Il  fallait ,  pour  lui  don- 
ner un  essor  indépendant ,  que  le  souffle  d'une  vraie  philosophie 
vint  conduire  le  savant  à  étudier  les  phénomènes  dans  le  but 
d'en  déterminer  les  causes  et  les  elTels. 

4  Comme  la  graine  se  détache  du  fruit  mûr,  il  y  a  soixante 
ans  la  chimie  se  sépara  de  la  physique  ,  pour  former  une  science 
indépendante  ;  avec  Cavendish  et  Priestley,  elle  commença  une 
ère  nouvelle.  La  médecine,  la  pharmacie,  la  technologie  avaient 
préparé  le  sol  sur  lequel  la  semence  devait  se  développer  et 
mûrir. 

-  «  Le  point  de  départ  fut,  comme  on  sait,  une  théorie  en  ap- 
parence fort  simple  de  la  combustion.  Nous  savons  maintenant, 
•par  les  résultais  qu'elle  a  produits,  quels  services,  quels  bien- 
faits cette  théorie  a  rendus  à  l'humanité.  Depuis  la  découverte 
•de  l'oxigène  ,  le  monde  civilisé  a  éprouvé  une  révolution  dans 
ses  mœurs  et  dans  ses  habitudes.  A  cette  découverte  se  ratta- 
che la  connaissance  de  la  composition  de  l'atmosphère ,  de  l'é- 
oorco  solide  de  notre  planète  ,  de  l'eau  et  de  leur  influence  sur 
in  vie  des  plantes  c!  dos  animaux  :  l'exploitation  avantageuse 


SCrENCES  ET  ARTS.  «T 

tViruUisIries  et  de  fabriques  sans  nombre  ,  rexlraclion  des  mé- 
laux  s'y  lient  de  la  manière  la  plus  étroite.  On  peut  dire  que  le 
bien-être  matériel  des  nations  lui  doit  les  progrès  immenses  qu'il 
a  faits  depuis  lors,  et  que  la  puissance  de  l'homme  en  a  été 
augmentée. 

«  Chacune  des  découvertes  ultérieures  de  la  chimie  a  eu  pour 
résultat  des  effets  analogues  :  chaque  application  nouvelle  de 
ses  lois,  de  quelque  nature  qu'elle  soit,  apporte  un  bienfait  aux 
peuples  ,  accroît  la  somme  de  leur  force  et  de  leur  prospérité.  » 

El  c'est  une  mine  qui  semble  devenir  toujours  plus  féconde  h. 
mesure  qu'on  la  creuse.  Tout  ce  que  nous  lui  devons  déjà  de  dé- 
couvertes utiles,  d'applications  ingénieuses  pour  la  conservation 
et  la  commodité  de  la  vie ,  n'est  rien  h  côté  de  ce  que  ses  pro- 
grès continuels  nous  promettent  encore.  Les  combinaisons  chi- 
miques se  multiplient,  se  perfectionnent  chaque  jour,  et  l'on 
peut  justement  concevoir  l'espérance  d'arriver  ainsi  h  rendre  de 
plus  en  plus  facile  l'existence  matérielle  de  l'homme  ,  à  dimi- 
nuer pour  lui  les  fatigues  du  travail,  les  chances  de  la  maladie, 
les  soucis  des  choses  terrestres  ,  en  sorte  que  son  intelligence 
épurée  et  plus  brillanle  pourra  s'appliquer  à  la  contemplation 
des  choses  supérieures  et  de  l'infini. 

La  chimie  n'est  donc  point  matérialiste  comme  on  pourrait  le 
supposer  en  la  voyant  ne  s'occuper  que  de  l'organisation  de  la 
matière.  Ainsi  que  toutes  les  autres  sciences  naturelles  ,  elle 
nous  dévoile  la  loute-puissanco  ,  la  perfection  et  la  sagesse  in- 
finie de  l'Etre  Suprême  ;  elle  nous  apprend  'a  connaîire  Dieu 
par  ses  œuvres. 

«  La  simple  connaissance  empirique  de  la  nature  nous  im- 
prime ,  avec  une  puissance  irrésistible ,  la  conviction  qu'au 
delà  de  ce  quelque  chose  il  peut  exister  quelque  chose  d'ana- 
logue et  de  plus  parfait,  dont  les  degrés  inférieurs  et  les  plus 
infimes  sont  seuls  accessibles  h  notre  observation  ;  et  comme 
toutes  les  vérités  auxquels  nous  parvenons  par  induction  dans 
l'élude  do  la  nature,  elle  vient  confirmer  l'idée  de  l'existence 
d'un  Etre  Supérieur,  d'un  Etre  Suprême  et  Infini ,  à  l'intuition 
ft  h  la  connaissance  duquel  nous  serions  incapables  de  nous 
élever  par  la  voie  des  sons.  Ce  n'esl  qur»  par  le  peiTcctinnne- 


68  SCIENCES  ET  ARTS. 

ment  de  nos  instruments  intellectuels  que  nous  parvenons  a 
concevoir  sa  grandeur  et  sa  sublimité. 

«  La  connaissance  de  la  nature  est  la  voie  qui  nous  y  conduit  : 
elle  nous  procure  les  moyens  de  perfectionner  notre  intelli- 
gence. » 

Le  premier  fait  qui  frappe  dans  la  science,  quel  que  soit  son 
objet,  c'est  l'existence  de  lois  générales  et  constantes,  auxquelles 
sont  invariablement  soumis  tous  les  phénomènes  qu'elle  étudie. 
En  chimie  ces  lois  se  manifestent  par  ce  qu'on  appelle  l'affinité, 
c'est-à  dire  la  propriété  que  des  corps  mis  en  contact  ont  de 
se  combiner. 

a  Le  fer  se  rouille  à  l'air,  le  souffre  et  le  mercure  se  trans- 
forment en  cinabre.  Or  ,  le  changement  qui  s'opère  dans  les 
propriétés  de  ces  corps  est  dû  à  l'action  chimique  qui  agit  entre 
les  molécules  du  fer  et  l'un  des  éléments  constituants  de  l'air, 
entre  les  molécules  du  soufre  et  celles  du  mercure,  s  C'est  en 
un  mot  l'affifiité  qui  détermine  une  nouvelle  combinaison  chi- 
mique. Quelles  sont  ces  lois,  comment  agissent-elles?  Nous 
n'avons  aucun  moyen  de  le  savoir,  nous  ne  pouvons  que  con- 
stater leur  action,  qui  nous  ofîrc  des  efTets  toujours  semblables. 
Le  chimiste  est  parvenu  seulement  h  reconnaître  que  les  corps 
se  combinent  suivant  des  proportions  déterminées,  de  telle  sorte 
que  si  l'un  se  trouve  en  quantité  trop  forte,  le  superflu  demeure 
intact  en  dehors  de  la  combinaison  opérée.  Des  expériences  mul- 
tipliées lui  ont  permis  d'exprimer  en  chifTres  les  quantités  exactes 
suivant  lesquels  les  corps  simples  se  combinent  entre  eux.  Il  a 
reconnu  de  plus  que  ces  proportions  restent  conslauîment  les 
mômes  dans  toutes  les  combinaisons  où  se  retrouvent  ces  mêmes 
corps  simples.  Bans  limpossibilité  de  découvrir  la  loi  qui  règle 
cette  action  chimique,  il  y  a  suppléé  par  une  théorie  ingénieuse 
fondée  sur  les  résultats  dont  il  ignore  la  cai  se.  Suivant  celle 
théorie  ,  un  corps  se  compose  do  particules  extrêmement  ténues, 
situées  à  une  certaine  distance  les  unes  des  autres,  de  telle 
sorte  qu'entre  deux  de  ces  particules  ,  il  existe  un  intervalle 
qui  n'est  pas  rempli  par  la  matière  du  corps.  Cela  paraît  évideit 
lorsqu'on  voit  l'élévation  de  température  augmenter  le  volume 
des  corps  et   le  rcfroidisscnionl  le  diminuer.  Ces  modifications 


SCIENCES  ET  ARTS.  C9 

réijiillcnt  de  l'éioignement  ou  du  rapprochement  de  particules  ou 
alomes.  Or,  dans  les  combinaisons  cliimiques,  les  corps  se  rem- 
placent réciproquement  selon  le  poids  relaif  des  alomes. 

La  théorie  atomique  a  rendu  de  grands  services  en  permettant 
au  chimiste  de  peser  les  élémenls  dont  il  s'occupe ,  et  d'arriver  , 
avec  l'aide  de  la  balance  ,  à  des  résultats  certains  et  rigoureux. 

Une  fois  l'impulsion  donnée  ,  la  chimie  étudia  d'abord  l'at- 
mosphère qui  enveloppe  notre  globe  ^  puis  son  écorce  solide,  et 
maintenant  elle  aspire  h  déterminer  les  transformations  en  pro- 
diiiis  d'un  ordre  plus  élevé  qu'éprouvent  certains  élémenls  , 
quand  ils  sont  soumis  à  l'influence  vitale  d  un  organisme  vé" 
gélal  ou  animal. 

«  Après  les  bourgeons,  les  feuilles  et  les  rameaux,  viennent 
lés  fleurs.  Après  les  fleurs  on  voit  se  développer  les  fruits.  De 
même  nous  voyons  la  chimie  passer  progressivement  de  l'étude 
des  minéraux  à  celle  des  règnes  végétal  et  animal,  et  s'unir 
enfin  à  la  physiologie  pour  sonder  les  sources  mystérieuses  de 
la  vie  organique.  ■» 

C'est  celte  nouvelle  direction  de  la  chimie  qui  fait  l'objet  prin- 
cipal des  Lettres  de  M.  Liebig.  11  présente  avec  beaucoup  de 
clarté  les  résultats  les  plus  intéressants  ,  obtenus  jusqu'ici ,  si- 
gnale les  applications  utiles  qu'en  ont  retirées  les  arts  ,  l'in- 
dustrie ,  l'économie  domestique,  développe  les  données  pré- 
cieuses que  fournil  l'étude  de  la  nutrition  ch.ez  l'homme  et  les 
animaux  ;  et  termine  par  l'exposé  des  immenses  services  que 
la  chimie  a  déjà  rendus  et  rendra  sans  doute  encore  a  l'agri' 
culture  ,  en  lui  apportant  des  moyens  artificiels  de  féconder  la 
terre  et  de  composer  à  son  gré  le  sol  le  plus  convenable  pour 
chaque  culture. 

La  lecture  de  ce  livre  nous  paraît  bien  faite  pour  inspirer  le 
goût  de  la  science.  Sans  renfermer  un  enseignement  propre- 
ment dit ,  il  ofTre  le  résumé  de  l'état  actuel  des  connaissances 
(  himiquos  ,  et  donne  une  idée  très-nette  de  leur  marche  ainsi 
que  des  découvertes  nouvelles  qu'on  peut  en  attendre. 


7«  .       SCIENCES  ET  ARTS. 

TRAITE  DE  MUSIQl.'E  théorique  et  pratique,  comprenant  ta  raé- 
lodie  et  l'harmonie  simple  par  L.  Morin-lJériaz  ;  Genc\e  et  Paris, 
chez  Ab.  Clierbulicz  et  G',  I  vol.  in- 12,  5  fr. 

Ce  petit  ouvrage  est  destiné  à  présenter  aux  élèves  les  prin- 
cipes théoriques  de  la  mélodie  cl  de  rharmonie  sous  une  forme 
à  la  fois  claire  et  précise,  avec  une  série  d'applications  élémen- 
taires propres  à  leur  en  faire  bien  comprendre  les  résultats. 
L'auteur  s'est  borné  à  la  partie  de  la  musique  qui  lient  aux  im- 
pressions de  l'âme,  au  cliant  simple,  en  laissant  de  côté  les  hautes 
combinaisons  où  le  calcul  joue  le  principal  rôle.  11  a  voulu  ré- 
sumer ce  que  renferment  h  ce  sujet  les  meilleurs  ouvrages  pu- 
bliés jusqu'à  ce  jour,  et  donner  ainsi  une  espèce  d'introduction 
propre  à  faciliter  l'élude  de  l'harmonie.  Dans  ce  but  il  commence 
par  exposer  la  théorie  de  l'acoustique.  Il  définit  ce  qu'on  entend 
parle  eon ,  et  les  diverses  modiGcations  qu'il  éprouve  suivant 
que  les  vibrations  du  corps  frappé  sont  lentes  ou  rapides.  Cela 
le  conduit  'a  la  conception  exacte  de  la  gamme  dont  il  explique 
les  intervalles,  en  montrant  comment  on  imagina,  pour  les  ex- 
primer, les  signes  de  la  musique  écrite  qui  prennent  ainsi  dès 
l'abord,  aux  yeux  de  l'élève,  un  sens  intelligible  et  une  impor- 
tance trop  souvent  négligée  par  les  maîtres.  Il  passe  ensuite  a 
la  nature  des  intervalles,  dont  il  croit  nécessaire  de  donner  quel- 
ques notions  avant  d'aller  plus  loin.  Les  différentes  espèces  de 
mesures  et  la  grammaire  du  langage  musical  forment  deux  cha- 
pitres assez  étendus  et  très-complets.  La  classification  des  ca- 
dences, les  différences  de  tonique  et  les  changements  de  ton 
sont  exposés  avec  beaucoup  de  soi.i,  de  manière  à  fixer  long- 
temps l'attention  de  l'élève,  cl  h  contribuer  au  développement 
de  son  goût  et  de  son  sen:imen;  musical.  Des  exemples  d'ana- 
lyse musicale  forment  une  suite  d'exercices  excellents  pour  l'ap- 
plication des  principes  énoncés  dans  les  précédents  chapitres,  €t 
pour  compléter  ces  connaissances  préliminaires  il  ajoute  un 
aperçu  de  l'o,  ;hographe  musicale  ainsi  que  du  rapport  des  sons 
et  du  tempérament.  La  seconde  partie  traite  de  l'harmonie.  Après 
après  avoir  présenté  le  tableau  général  dvs  modes  et  des  inl«r- 


SCIENCES  ET  ARTS.  tl 

Talles,  il  aborde  les  accords,  et  avec  une  clarté  parfaite  il  en  ex- 
pose la  formation,  en  fait  comprendre  les  ressources  sans  entrer 
dans  des  explications  trop  difficiles  pour  les  commençants.  Les 
cadences  harmoniques,  l'accompagnement,  la  modulation  et  la 
transition  terminent  ce  petit  traité,  à  la  suite  duquel  se  trouvent 
des  exercices  assez  nombreux. 

Comme  ouvrage  élémentaire,  le  livre  de  M.  Morin  nous  pa" 
raît  digne  d'être  vivement  recommandé.  L'auteur  joint  à  un  sa- 
voir théorique  très-complet  l'avantage  d'avoir  pratiqiié  l'enseigne- 
ment. A  ce  double  litre  il  était  parfaitement  qualilié  pour  bien 
remplir  une  semblable  lâche. 


Manuel  du  vigneron,  par  le  comte  Odart;  2*  édition,  Paris,  1  vol. 
in-12,  3  fr.  50  c. 

Ce  volume  se  présente  sous  des  auspices  bien  propres  h  lui 
mériter  la  confiance  publique.  Il  a  reçu  l'approbation  de  la  So- 
ciété royale  d'Agriculture  et  de  la  Société  d'OP'nologie.  De  pa- 
reils témoignages  d'estime  suffisent  déjà  pour  donner  l'idée  la  plus 
favorable  des  connaissances  de  l'auteur  et  de  la  valeur  de  son 
travail.  Mais  elles  n'étaient  en  quelque  sorte  pas  nécessaires, 
car  il  sufût  de  parcourir  l'introduction  pour  reconnaître  que 
M.  Odart  joint  à  une  instruction  solide,  a  des  vues  judicieuses 
et  fécondes,  l'expérience  d'une  longue  pratique.  L'amélioration 
des  produits  est  l'unique  but  de  ses  efîorls.  Il  se  propose  avant 
tout  d'encourager  la  production  des  bons  vins,  et,  à  cet  efîet, 
de  jeter  dans  les  esprits  les  germes  de  cette  idée  qui  peut  pro- 
duire d'immenses  résultats  ;  c'est  que  dans  tous  les  lieux  où  la 
vigne  est  cultivée  il  n'y  a,  pour  ainsi  dire,  pas  un  domaine  qui 
ne  possède  un  terrain  propre  'a  la  production  d'un  vin  de  qualité 
supérieure,  moyennant  des  soins  bien  dirigés,  du  discernement 
et  de  bons  conseils,  sans  s'arrêter  à  la  similitude  des  terrains 
qui  n'est  jamais  indispensable.  Eu  d'autres  termes,  M.  Odart 
pense  que  l'essentiel  pour  obtenir  de  bons  vins,  c'est  de  perfec- 
tionner la  culture  de  la  vigne  ainsi  que  les  procédés  do  la  vini- 


78  SCIENCES  tï  ARTS. 

licaliou.  Il  appuie  cette  idée  sur  une  foule  de  faits  iiiiéiâssaiils 
et  sur  les  résultais  de  sa  propre  pratique.  Il  s'attache  à  démon- 
trer que  les  produits  obtenus  de  cette  manière  sont,  sous  tous 
Jes  rapports,  inûninient  supérieurs  aux  imitations  plus  ou  moins 
suspectes  que  tant  de  fabricants  se  procurent  a  l'aide  de  mélanges 
ou  de  combinaisons  cliiniiqu-'s,  dont  l'emploi  est  souvent  mémo 
dangereux.  Sa  méthode  est  basée  sur  les  divers  procédés  en 
usage  dans  les  vignobles  les  plus  renommés.  La  première  par- 
lie  de  son  Manuel  traite  de  la  culture  de  la  vigne.  Après  des 
considérations  générales  sur  rinflucnce  du  climat,  sur  le  choix 
du  terrain,  son  exposition  et  les  «oins  de  la  culture,  il  donne 
des  directions  trcs-détaillées  sur  h  choix  du  cépage  et  sur  tous 
les  moyens  que  l'expérience  indique  comme  les  meilleurs  pour 
assurer  le  succès.  Il  passe  en  revue  les  divers  modes  usités  dans 
la  Champagne,  la  Gironde,  la  Côte  d'Or,  le  Maçonnais,  la  Hod- 
grie,  l'Espagne,  etc.  Il  examine  les  dilTérents  engrais  propres  à 
la  vigne,  signale  les  accidents  auxquels  elle  est  exposée,  ainsi 
que  les  circonstances  qui  it.fluent  sur  la  qualité  du  vin ,  et  ter- 
mine par  le  calcul  des  frais  de  culture  d'un  hectare  de  vignoble. 
Dans  la  seconde  partie,  M.  Odart  s'occupe  des  procédés  do  la 
vinification,  non-seulement  a  l'époque  de  la  vendange,  mais  en- 
core pour  tout  ce  qui  concerne  la  conservation  et  l'amélioration 
des  vins.  C'est  un  traité  complet  où  le  vigneron  trouvera  les  di- 
rections les  plus  sages,  les  conseils  les  plus  précieux,  sans  au- 
cune de  ces  vues  systématiques  trop  fréquentes  dans  la  plupart 
des  livres  de  ce  genre,  dont  les  auteurs  ne  sont  |>as  en  mènjo 
temps  des  praticiens  habiles. 


GKNEVE,   l.MPR.    DE  FERU.    RAMIt02. 


Keuue    Critique 

DES   LIVRES   IVOIIVEAUX. 
J'cvtîev    1 845'. 


»4^«<^'î»^ 


LITTÉRATURE,  HISTOIRE. 


LA  r.OMAMEj  ou  histoire,  langue,  littérature,  orographie,  statis- 
tique des  peuples  de  la  langue  d'or,  y\rdialiens,  Vallaques  et  Mol- 
da\es  .  résumés  sous  le  nom  de  Romans,  par  J.-A.  N'aillant;  Paris, 
:.  vol.  in-8",  21  fr. 

Les  peuples  que  l'on  désigne  sous  le  nom  de  Romans  occu- 
pent la  contrée  qui  s'appelait  jadis  la  Dacie.  Trajan ,  après  l'a- 
voir conquise  et  en  avoir  lait  exterminer  les  habitants,  y  fonda 
une  colonie  romaine  très-nombreuse.  Ce  fut  comme  une  popu- 
lation nouvelle  qui  vint  en  si  grand  nombre  que  se  trouvant  bien- 
tôt a  l'étroit  dans  les  villes  Daces,  elle  en  éleva  d'autres  sur  tous 
les  points  du  territoire.  S'adonnant  à  l'agriculture  et  aux  arts  de 
la  civilisation ,  elle  dut  sans  doute  se  développer  rapidement. 
Mais  placée  aux  confins  de  cette  terre  d'Orient  d'où  sortaient  sans 
cesse  les  hordes  barbares  qui  venaient  se  ruer  sur  l'Europe,  elle 
eut  k  subir  de  fréquentes  invasions.  Les  Huns,  les  Golhs,  les 
Lombards,  les  Avars  la  maîtrisèrent  tour  à  tour,  mais  ils  pas- 
saient outre;  avides  de  pillage,  ils  ne  trouvaient  pas  chez  les 
laboureurs  de  la  Dacie  de  quoi  satisfaire  leur  cupidité.  Les 
colons  romains  eux-mêmes  leur  montraient  le  midi,  les  enga- 
geaient a  se  diriger  vers  les  Gaules,  l'Italie,  l'Espagne,  et, 
après  avoir  ainsi  détourné  l'orage,  reprenaient  le  cours  de  leurs 
paisibles  travaux.  Cependant  ces  envahissements  successifs  eurent 

8 


Tl  LITTÉRATURE. 

pour  résullal  d'altérer  leurs  m  urs,  d'c-louffer  leur  essor  et  do 
les  replonger  petit  à  petit  dans  la  barbarie.  Ils  ne  conservèrent 
plus  de  leur  caractère  originel  que  la  valeur  et  la  constance  qui 
avaient  toujours  distingué  leurs  ancêtres;  ils  redevinrent  guer- 
riers intrépides,  et  ce  sont  eux  qui,  sous  le  nom  de  \lacqui,  re- 
poussèrent les  Slaves  jusqu'à  la  Yistule,  défirent  dans  maints 
combats  Alexis  Comnène  etisaac  l'Ange,  firent  trembler  les  prin- 
ces français  sous  les  murs  de  Constantinople,  empêchèrent  les 
Tartares  de  pénétrer  dans  l'Occident.  Plus  tard,  ils  luttèrent  quel- 
quefois seuls  contre  toutes  les  forces  de  l'empire  Ottoman,  et  leurs 
annales  offrent  plus  d'un  héros  digne  de  notre  admiration.  Mais 
cette  nationalité  romaine,  quelque  vivace  qu'elle  soit  demeurée 
au  milieu  de  tant  d'éléments  étrangers  dont  elle  est  entourée,  n'a 
jamais  pu  parvenir  jusqu'ici  a  se  constituer  d'une  manière  dura- 
ble et  indépendante.  Elle  n'a  pu  maintenir  son  unité.  Divisée  en 
plusieurs  états  elle  a  courageusement  lutté,  puis  après  de  glo- 
rieuses résistances  et  de  cruelles  vicissitudes  elle  a  succombé  sous 
la  puissance  turque.  Son  histoire  nous  présente  une  longue  suite 
de  désastres,  de  vexations,  de  souffrances,  au  milieu  desquelles 
brillent  quelques  traits  glorieux,  quelques  rares  et  courtes  pé- 
riodes de  prospérité,  suivies  bientôt  de  nouveaux  malheurs,  jus- 
qu'à ce  qu'enfin  le  complet  abandon  des  nations  chrétiennes  ait 
réduit  ce  peuple  à  subir  le  joug  ottoman,  «  sous  lequel,  semblable 
à  ce  supplicié  obligé  de  se  tenir  debout  entre  quatre  baïonnettes, 
il  s'est  affaissé  comme  lui  sous  son  propre  poids.  » 

Eh  bien,  malgré  ce  régime  essentiellement  démoralisateur,  la 
nation  romane  n'en  est  pas  moins  restée  elle,  avec  sa  langue,  ses 
jnœurs ,  ses  traditions. 

M.  Vaillant,  après  avoir  consacré  la  plus  grande  pariie  de  son 
ouvrage  aux  faits  historiques,  dont  l'intérêt  est  d'autant  plus  vif 
qu'ils  sont  en  général  fort  peu  connus,  et  à  la  statistique  actuelle 
des  principautés  de  Vallaquie  et  de  Moldavie,  expose  avec  beau- 
coup de  netteté  les  motifs  qui  lui  font  regarder  la  langue  d'Or 
comme  issue  directement  du  latin.  Les  colons  de  la  Dacie  étaient 
venus  de  tous  les  points  de  l'empire  et  avaient  sans  doute  apporté 
avec  eux  différents  dialectes.  Il  est  même  probable  que  la  plu- 
part d'entre  eux,  appartenant  a  la  classe  des  laboureurs,  parlaient 


HISTOIRE.  75 

un  latin  plus  ou  moins  corrompu.  Mais  ce  lalin  se  conserva  par- 
mi eux  malgré  l'introduction  des  lettres  que  le  moine  Cyrille 
avait  données  aux  Slavons  et  qui  tendaient  a  les  faire  rompre  tout 
à  fait  avec  la  langue  de  leur  mère-patrie,  dont  les  livres  leur  de- 
venaient inintelligibles.  Des  mots  turcs  et  grecs  se  mêlèrent 
sans  doute  en  assez  grand  nombre  à  ces  dialectes,  qui  furent 
longtemps  sans  aucun  développement  littéraire.  Cependant  dès 
que  l'imprimerie  fut  apportée  en  Dacie,  on  publia  la  Bible  et  plu- 
sieurs autres  ouvrages  en  langue  d'Or,  et  les  Romans  mirent  de 
l'importance  a  faire  revivre  ce  souvenir  de  leur  vieille  nationalité. 

L'analogie  entre  la  langue  d'Or  et  le  latin  est  si  frappante  jus- 
que dans  les  moindres  détails  qu'on  ne  peut  se  refuser  a  la  re- 
connaître. Aujourd'hui  encore  elle  est  plus  grande  que  celle  qu'on 
retrouve  dans  les  premiers  monuments  des  langues  d"Oc  et  d'Oïl. 
M.  Vaillant  en  cite  beaucoup  d'exemples,  et  présente  des  considé- 
rations très-ingénieuses  sur  les  changements  que  le  mélange  d'é- 
léments étrangers  a  dû  faire  subir  aux  formes  grammaticales.  Il 
donne  ensuite  un  aperçu  de  l'état  actuel  de  la  littérature  romane 
qui,  depuis  quelques  années,  a  produit  des  traducteurs  habiles, 
des  poètes  d'un  mérite  remarquable.  Leurs  travaux  semblent 
touloir  donner  de  l'essor  à  la  langue  romane,  et  ont  en  même 
temps  pour  but  de  réveiller  l'esprit  national  de  ce  peuple  qui 
éprouve  maintenant  plus  que  jamais  le  besoin  de  se  grouper  au- 
tour des  souvenirs  de  sa  commune  origine,  de  s'affranchir  des 
derniers  liens  qui  l'attachent  encore  a  la  Turquie,  et  de  repren- 
dre son  rang  parmi  les  nations  indépendantes. 

L'auteur  exprime  le  vœu  de  voir  ces  efforts  secondés  par  la  po- 
litique européenne,  car  il  croit  que  c'est  là  le  seul  moyen  d'assu- 
rer leurs  succès,  et  il  termine  en  faisant  connaître  sous  un  jour 
très-favorable  les  mœurs,  les  usages  et  le  caractère  des  Romans, 
qu'un  séjour  de  huit  années  au  milieu  d'eux  lui  a  permis  d'étu- 
dier avec  soin. 

On  voit  que  M.  Vaillant  sympathise  vivement  avec  les  inté. 
rêls'  de  ce  peuple  intelligent  et  spirituel  dont  il  a  entrepris  de 
plaider  la  cause.  Mais  quoique  l'on  puisse  reprocher  'a  son  style 
un  ton  parfois  déclamatoire  et  ampoulé,  ses  observations  parais- 
sent en  général  judicieuses  et  dignes  d'inspirer  la  confiance. 


76  LITTÉRATURE, 

LA  TRAXSYLVAXIE  cl  ses  habilants,  par  A.  de  Géiaiiiln.    Paris, 
2  vol.  in-8o.  fig.,  IG  tr. 

Cet  ouvrage  forme  en  quelque  sorte  le  complément  du  précé- 
dent. C'est  un  voyage  dans  la  Transylvanie  dont  l'auteur  nous  fait 
connaître  les  mœurs,  les  usages,  les  institutions,  ainsi  que  les 
souvenirs  historiques  les  plus  importants  qui  s'y  rallaclient,  et 
Jes  éléments  de  nationalité,  qui,  la  comme  en  Hongrie,  se  sont 
conservés  pleins  de  vigueur,  malgré  le  joug  autrichien.  M.  de 
Gérando  partage  à  peu  près  les  mêmes  idées  que  M.  Vaillant  au 
sujet  de  l'avenir  de  ces  peuples.  11  les  croit  destinés  a  prendre 
un  essor  commun  et  h  se  grouper  en  un  état  indépendant,  que 
la  politique  européenne  sera  tôt  ou  lard  elle-même  intéressée  h 
constituer  et  à  reconnaître.  La  Transylvanie  est  remarquable  par 
la  richesse  extraordinaire  du  sol;  presque  toutes  ses  rivières 
charrient  de  l'or  et  ses  mines  en  produisent  une  assez  grande 
quantité.  Ses  habitants  sont  des  I\Iag3'ars  hongrois,  des  paysans 
Valaques,  dos  Saxons  et  des  Bohémiens  ou  Gilanos.  Chacune  de 
ces  différentes  races  a  conservé  sa  physionomie  particulière  :  le 
Magyar  fier,  résolu,  grave,  n'aime  rien  tant  que  sa  pipe;  le  Vc- 
Jaque  paresseux  ne  travaille  que  juste  assez  pour  ne  pas  mourir 
de  faim  ;  le  Gitano  afTamé  et  déguenillé  mène  sa  vie  nomade, 
exerçant  des  industries  suspectes;  le  Saxon  montre  seul  des  ha- 
bitudes vraiment  laborieuses,  cultive  la  terre  avec  soin,  sait  se 
procurer  par  son  travail  une  existence  aisée  et  commode.  Il  sèmo 
sas  champs  de  pommes  de  terre,  et  trouve  une  source  de  bien- 
être  dans  cette  plante  que  le  Hongrois  méprise  comme  n'étant 
bonne  que  pour  les  Autrichiens  et  les  cochons,  s  La  maison  du 
Saxon  est  abondamment  fournie  de  tout  ce  que  la  commodité 
exige.  Les  chambres  en  sont  grandes,  aérées,  suffisamment  éclai- 
rées. Des  meubles  pareils  à  ceux  de  nos  paysans  sont  rangés  le  _ 
long  des  murs.  Buffet  et  vaisselle,  tout  cela  est  fort  brillant. 
Dans  un  coin  est  placée  la  Bible  de  famille.  Chaque  chose  est  ii 
sa  place.  La  femme  va  et  vient,  jette  le  regard  du  maître,  pré- 
pare le  repas.  Elle  a,  avec  son  épais  jupon  de  laine,  une  veslo 
noire  semblable  a  un  dolman,  et  sur  la  tête  un  voile  blanc,  coif- 


HISTOIRE.  77 

fure  que  les  jeunes  filles  remplacent  par  un  peut  shako  de  ve- 
lours noir.  Chaussée  de  ses  interminables  bottes,  elle  enfourche 
hardiment  son  cheval  et  mène  bravement  l'attelage,  tandis  que 
son  mari  tient  la  charrue.  Nulle  part  la  femme  n'apporte  un  plus 
utile  concours.  Le  soir  venu,  de  nouvelles  occupations  surgissent, 
et  souvent  le  vigoureux  Saxon,  prenant  la  quenouille,  file,  comme 
filait  Hercule,  auprès  de  sa  massive  compagne,  a 

Chez  le  Hongrois  on  ne  trouve  pas  un  intérieur  aussi  confor- 
table, ni  celte  même  égahté  entre  les  époux.  Il  a  gardé  dans  ses 
mœurs  quelque  chose  d'oriental.  On  dirait  qu'il  est  campé  plu- 
tôt qu'établi  d'une  manière  définitive  dans  les  lieux  où  il  réside. 
Il  travaille  bien  avec  ardeur  pour  s'assurer  largement  le  néces- 
saire, mais  se  soucie  peu  du  superflu,  et  met  ses  principales 
jouissances  dans  la  vie  contemplative  dont  il  goûte  les  douceurs 
en  fumant  sa  pipe.  Pour  lui,  la  femme  et  les  enfants  sont  ses 
gens,  ses  serviteurs.  Il  règne  en  maître  sur  sa  chaumière,  et  lu 
parcelle  de  terrain  dont  elle  est  entourée,  qu'il  appelle  pompeu- 
sement son  bien,  car  tout  paysan  hongrois  est  noble  autant  que 
le  plus  riche  seigneur  de  son  pays.  Mais  cette  fierté  ne  l'em- 
pêche pas  d'être  simple,  sociable,  hospitalier.  Il  accueille  l'é- 
tranger avec  une  cordialité  franche  et  loyale  ;  il  a  un  cœur  hon- 
nête et  généreux,  des  sentiments  élevés,  des  qualités  qui  inspi- 
rent dès  l'abord  l'estime  et  la  confiance.  Les  détails  que  donne 
à  cet  égard  M.  de  Gérando  sont  bien  faits  pour  intéresser  le  lec- 
teur. Sa  relation  est  écrite  avec  charme  et  l'on  y  rencontre  une 
foule  d'observations  piquantes,  des  descriptions  variées,  des  in- 
cidents curieux,  toutes  les  données  propres  à  faire  connaître  le 
pays,  ses  ressources,  son  histoire  et  l'état  actuel  de  son  dére- 
loppement. 


HISTOIRE  DE  DON  QUICHOTTE  de  la  Manche,  par  Michel  Cer- 
vantes, traduit  par  F.  de  Rrotonnc;  Paris,  chez  Didier,  55,  quai 
des  Aiignslins,  2  vol.  in-12,  7  fr. 

Voici  un  de  ces  Hvrcs  qui  ne  vieillissent  point  et  auxquels  on 
revient  toujours  avec  le  même  plaisir.  On  a  leau  lavoir  lu  déjà 

8* 


T8  LlTTEn.VTLT.E, 

vingt  fois,  on  le  relit  encore  sans  se  lasser  d'admirer  le  génie 
de  Tanteur  qui  a  si  bien  sa  intéresser  les  hommes  de  tous  les 
temps  et  de  tous  les  pays  aux  aventures  d'un  pauvre  fou,  im- 
mortaliser son  nom  par  une  critique  ingénieuse  des  romans  de 
chevalerie  depuis  longtemps  tombés  dans  l'oubli  le  plus  complet. 
Le  héros  de  la  Manche  est  un  type  imaginaire  qui  n'a  jamais 
existé  que  dans  la  fantaisie  de  Cervantes  ,  dont  la  manie  excen- 
trique n'a  surtout  rien  de  commun  avec  le  caractère  de  notre 
époque,  et  cependant  on  y  trouve  encore  aujourd  hui  une  foule 
de  traits  qui  nous  fiappent  par  leur  vérité ,  une  foule  d'observa- 
tions aussi  justes  que  profondes.  C'est  que  Don  Quichotte  n'est 
pas  simplement  une  caricature  grotesque  et  superficielle  ;  sous 
le  masque  ridicule  du  chevalier  errant  bat  un  cœur  d'homme 
plein  de  sentiments  élevés,  d'instincts  honnêtes,  d'élans  géné- 
reux ;  sous  la  rude  écorce  de  Sancho  Panoa  ,  au  travers  de  ses 
^illies  boufTonnes  on  voit  percer  le  bon  sens  populaire,  on  dé- 
couvre ce  mélange  de  simplicité  naïve  et  d'astuce,  de  bonhomie 
naturelle  et  de  calcul  intéressé  qui  caractérise, le  pavsan.  Olez  au 
maître  sa  marotte  de  chevalerie,  a  l'écuyer  son  île  dont  le  gou- 
vernement en  perspective  lui  tourne  la  tète,  et  vous  aurez  deux 
portraits  dont  les  originaux  ne  manquent  pas  dans  le  monde  , 
ou  plutôt  vous  reconnaîtrez  que  Cervantes  n'a  fait  que  résumer 
en  ces  deux  personnages  les  résultats  que  lui  fournissait  l'étude 
de  la  société  humaine.  Le  chevalier  de  la  Manche  est  l'homme 
d'imagination,  d'intelligence,  chez  lequel  la  pensée  domine  et 
subjugue  complètement  la  matière  ,  si  bien  qu'il  en  oublie  les 
exigences  de  la  vie  positive,  les  besoins  du  corps,  pour  se  livrer 
aux  rêveries  de  son  esprit  exalté.  De  Ta  résulte  une  espèce  de 
folie  qui  a  quelque  chose  d'honorable  malgré  les  extravagances 
dont  elle  est  la  source.  On  s'intéresse  vivement  à  Don  Quichotte, 
on  éprouve  de  la  sympathie  pour  lui,  parce  que  ses  senlimenis 
sont  toujours  nobles  ot  droits,  parce  que  sa  manie  chevaleresque 
n'est,  après  tout,  que  l'exagération  de  tendances  généreuses  et 
liès-dignes  de  notre  estime.  D'ailleurs  à  côté  de  cette  manie  il 
montre  une  raison  saine  ,  un  jugement  plein  de  sagacité  ,  une 
sagesse  peu  commune.  C'est  un  véritable  philosophe  pratique 
par  sa  résignation  dans  les  revers ,  par  son  égalité  constante  au 


IHSTOIP.E.  79 

milieu  des  vicissitudes  diverses  auxquelles  il  esl  en  bulle.  Sa 
foiie  même  n'est,  en  quelque  sorte,  qu'une  erreur  de  date.  Il  se 
croit  encore  en  plein  moyen  âge  et  se  veut  faire  redresseur  do 
torts ,  défenseur  des  opprimés  ,  ce  qui  certainement  est  une 
lâche  Irès-belle  et  très-grande.  S'il  se  trompe  sur  les  moyens  , 
s'il  extravague  en  voulant  ressussiler  les  usages  de  la  chevalerie 
errante  au  sein  du  monde  moderne  ,  nous  devons  reconnaître 
que  ses  projets  ne  sont  pas  beaucoup  plus  insensés  que  ceux 
tant  de  fois  conçus  et  tant  de  fois  tentés  en  vain  pour  réformer 
les  abus  de  l'état  social.  C'est  une  observation  fort  triste  mais 
bien  vraie  qui  a  suggéré  a  Cervantes  le  caractère  de  son  héros. 
L'homme  est  constamment  placé  entre  deux  écueils  également 
funestes  :  d'une  part  l'enthousiasme  irréfléchi  qui  n'écoule  que 
la  voix  du  sentiment  et  conduit  bientôt  jusque  sur  les  confins  de 
la  folie  ;  de  l'autre  la  froide  raison  qui  dessèche  le  cœur  et  glace 
ses  élans  généreux.  Voila  pourquoi  nous  sympathisons  volontiers 
avec  Don  Quichotte  ;  quelqu'étrange  que  soit  sa  manie  ,  elle 
prend  sa  source  dans  un  cœur  bon  et  honnête ,  qui  n'a  d'autre 
tort  que  de  se  laisser  gouverner  par  la  folle  du  logis ,  que  de 
s'abandonner  aux  rêves  séduisants  de  l'imagmation.  Mais  cela 
ne  l'empêche  pas  d'être  un  excellent  homme ,  aimé  de  tous 
ceux  qui  l'entourent ,  et  bien  digne  en  eft'et  de  leur  attachement. 
Son  écuyer  Sancho  lui-même,  tout  grossier,  tout  matériel  qu'il 
esl,  ne  peut  suivre  long-temps  un  tel  maître  sans  éprouver  de 
l'afTeclion  pour  lui.  Son  bon  sens  se  révolte  d'abord  contre  les 
extravagances  de  Don  Quichotte ,  puis  bientôt  il  est  subjugué 
par  l'ascendant  de  la  supériorité  intellectuelle  et  morale  qui  ne 
perd  jamais  ses  droits.  Il  finit  par  croire  tout  de  bon  aux  prodiges 
de  la  chevalerie  errante  ,  et  quoique  l'intérêt  personnel  demeure 
toujours  le  principal  mobile  de  sa  conduite,  il  prend  petit  à  petit/ 
sous  l'influence  de  son  maître,  les  allures  du  dévouement,  au- 
tant du  moins  que  cela  est  conciliable  avec  ses  instincts  naturels. 
Quel  chef-d'œuvre  que  cette  grotesque  figure  de  Sancho  Pança, 
type  du  gros  bon  sens  populaire  uni  à  l'égoisme  intéressé  du 
paysan  ,  qui  contraste  d'une  façon  si  originale  avec  la  folie  gé- 
néreuse de  Don  Quichotte.  Et  quel  art  merveilleux  dans  l'enchai- 
nonicnl  de  ces  aventures  si  variées  quoique  toujours  idcniiijiie* 


80  LITTÉRATURE, 

avec  le  sujet  du  roman,  dans  ces  épisodes  si  bien  rattachés  à 
l'action  principale ,  dans  cette  nuiltitude  de  petits  détails  dont  il 
n'est  pas  un  d'inutile  ,  pas  un  qui  ne  concourt  a  l'harmonie  de 
rensemblo-  C'est  une  suite  de  scènes  plus  ou  moins  dramatiques, 
les  unes  comiques  ou  bouffonnes,  les  autres  touchantes,  sérieuses 
ou  tragiques,  dans  lesquelles  l'auteur  déploie  une  connaissance 
profonde  du  cœur  humain,  se  montre  tour  a  tour  critique  ingé- 
nieux ,  peintre  délicat  et  sensible,  moraliste  fidèle  aux  principes 
les  plus  purs  et  les  plus  salutaires.  Et  au  milieu  de  ces  innom- 
brables incidents  l'unité  de  son  récit  n'est  jamais  rompue  ,  parce 
qu'ils  viennent  se  grouper  autour  des  deux  principaux  person- 
nages qui  les  dominent  constamment,  sur  qui  se  concentre  d'un 
bout  à  l'autre  l'intérêt  du  lecteur. 

Ainsi  que  le  dit  Don  José  Mor  de  Fuenics  dans  son  éloge  de 
Cervantes  :  «  Don  Quichotte,  en  dépit  de  l'amère  raillerie  dont 
il  est  l'objet ,  malgré  l'excès  des  mauvais  traitements  corporels 
qu'il  endure,""n'est  jamais  amoindri  ni  déconsidéré,  encore  moin» 
avili.  Loin  de  là,  ses  élans  continuels  de  noble  héroïsme  et  de  dé- 
licatesse sur  le  point  d'honneur  inspirent  une  certaine  vénération, 
ut  font  naître  la  sympathie  dans  les  cœurs  sensibles.  Ce  caractère 
admirable,  que  le  grand  Cervantes  est  parvenu  à  donner  à  sou 
héros  imaginaire  est  sans  doute  un  des  plus  grands  traits  de  son 
génie.  Mais  il  se  surpasse  encore  lui- même  dans  l'action  pleine 
de  vie  et  la  parfaite  convenance  de  la  double  face  du  caractère 
de  l'écuyer.  Sancho  est  à  la  fois  très-crédule  et  très-méfiant  ;  ces 
deux  aspects  de  son  caractère,  toujours  opposés  et  saillants, 
sont  une  des  conceptions  les  plus  sublimes  de  l'histoire  et  dont 
on  n'a  pa^  ,  je  crois,  jusqu'à  présent  assez  exalté  le  mérite. 
Sancho  ,  le  malin  enchanteur  qui  a  transformé  la  paysanne  du 
Toboso  en  Dulcinée  et  en  princesse  ,  est  le  même  qui ,  au 
premier  mot  que  lui  dit  la  duchesse,  reste  convaincu  de  la  réa- 
lité de  cet  enchantement.  » 

Aux  beautés  de  tout  genre  que  renferme  le  roman  de  Cer- 
vantes ,  et  qu'il  est  superflu  d'énumérer ,  puisqu'il  n'est  per- 
sonne qui  ne  les  connaisse  et  ne  les  apprécie  ,  se  joint  dans 
l'original  le  mérite  d'un  style  qui  est  demeuré  le  modèle  de  la 
langue  castillanne.   Les  qualités  les  plus  diverses  s'y  trouvent 


HISTOIRE.  81 

réunies  j  et  la  simplicité  naïve  qui  en  forme  le  fond  rend  surtout 
difficile  la  lâche  du  traducteur.  Aussi ,  quoique  bien  des  efforts 
aient  été  plus  ou  moins  heureusement  faits  déjà  pour  doter  la 
littérature  française  d'une  bonne' traduction  de  Don  Quichotte^ 
on  ne  se  lasse  pas  d'en  essayer  de  nouveaux.  M.  de  Bretonne  lui- 
même  en  est  à  sa  seconde  tentative.  Profitant  des  critiques  dont 
sa  première  édition  a  été  l'objet ,  et  de  l'excellent  travail  que  j 
depuis  lors,  a  fait  paraître  M.  Viardot ,  il  a  cherché  à  se  rap- 
procher davantage  encore  du  texte  ,  a  suivre  de  plus  près  les 
allures  de  l'original,  à  mieux  reproduire  le  cachet  particulier  du 
génie  de  Cervantes.  Une  parfaite  connaissance  de  la  langue  es- 
pagnole serait  nécessaire  pour  bien  juger  jusqu'à  quel  point  il  a 
réussi.  Mais  en  comparant  sa  traduction  avec  celles  qui  l'ont 
précédée,  nous  n'hésitons  pas  à  la  placer  au  premier  rang,  où 
M.  Yiardot  nous  paraît  le  seul  rival  digne  peut-être  de  lui  disputer 
la  prééminence. 


TI3I0N    D'ATIIÈXES,    comédie   de    Shakespeare,  traduite   en   veii 
français  par  L.  Delàlre  ;  Genève,  in-8°. 

Pourquoi  cet  ouvrage,  qui  n'est  pas  sans  mérite,  a-t  il  passé 
presque  inaperçu  dans  les  derniers  mois  de  l'année  qui  vient  do 
s'écouler?  C'est  ce  qu'il  serait  difficile  de  dire;  serait-ce  qu'une 
traduction  est  toujours  moins  susceptible  d'attirer  l'attention 
qu'une  œuvre  originale,  quand  d'ailleurs  l'ouvrage  primitif  est 
lui  même  peu  connu?  Nous  voulons  le  croire;  mais  ce  qui  est 
certain,  c'est  que  l'empressement  du  public  n'a  point  répondu 
à  l'attente  de  l'auteur,  s'il  faut  en  juger  par  la  préface. 

a  J'ai ,  dit-il ,  tâché  de  fondre  ensemble  les  deux  systèmes  do 
versification,  l'ancien  et  le  moderne;....  J'ai  évité  les  cnjam- 

Itements  d'un  vers  à  l'autre l'ai  fait  en  sorte  que  le  sens  fut 

t(nijours  complet  dans  le  vers J'ai  presque  toujours  rimé 

très-richement Je  ne  fais  jamais  rimer  les  syllabes  longues 

avec  les  brèves,  innovation  que  je  recommande  aux  lyres  de 
riustitut Aucun  poète  n'avait  encore  tenté  de  Iradin're  le 


82  LITTÉRATURE, 

Timon Ma  traduction  est  la  première  qui  en  ait  été  faite  en 

vers  français, etc,  elc,  elc,..,.  » 

Toutes  choses  fort  belles  sans  doute ,  et  faites  pour  séduire  le 
public,...  mais  peut-être  eussent-elles  été  mieux  placées  dans 
toute  autre  bouche  que  celle  de  l'auteur;  on  souffre  les  préfaces 
à  systèmes,  parce  qu'on  ne  les  ht  pas,  mais  il  arrive  qu'on  ht 
les  préfaces  à  réclame,  et  on  ne  les  souffre  guère,  parce  que 
la  littérature  n'est  point  une  marchandise  que  son  fabricant  soit 
bienvenu  à  faire  valoir  lui-même. 

C'est  un  des  caractères  de  la  critique  moderne,  que  cette  pré- 
tention qu'elle  a  de  sonder  la  composition  httéraire,  de  l'analy- 
ser, de  mettre  au  jour  les  procédés  du  poète,  comme  pour  y 
trouver  un  principe  unique  de  création  :  c'est  sans  doute  le  ca- 
ractère d'une  époque  de  déchéance,  que  cette  étude  de  soi-même 
et  de  ses  impressions,  qui  tend  à  détruire  la  spontanéité;  le  sen- 
timent qui  s'étudie  lui-même  n'est  déjà  plus;  comment  supposer 
simultanément  l'inspiration  et  la  réflexion,  l'enthousiasme  et  la 
discussion,  la  vie  du  corps  et  sa  dissection?  D'ailleurs,  que  de 
principes  divers  se  présentent  alors!  L'un  part  de  l'impression, 
de  la  sensation,  comme  source  de  toute  poésie;  l'autre  oppose 
a  cette  origine  celle  du  sentiment.  Tel  regarde  la  poésie  comme 
inhérente  aux  choses  ;  tel  autre  comme  provenant  de  l'homme 
seul  ;  tel  la  recherche  dans  l'utilité  et  veut  un  but  a  toute  œuvre 
d'art;  tel  autre  prétend  la  voir  dans  le  seul  vrai!  —  Celui-ci  ne 
l'admet  que  dans  le  calme  du  souvenir,  celui-là  dans  le  seul  feu 
de  la  passion!  Autant  d'hommes  autant  de  systèmes;  chaque 
poète  a  sa  muse  inexplicable  et  capricieuse  ;  que  de  peuples  se 
sont  succédés  avec  des  procédés  poétiques  bien  divers,  en  pro- 
duisant tous  des  œuvres  grandes  et  belles! 

Le  rôle  de  la  critique  n'est  pas,  selon  nous,  d'analyser  ainsi 
la  composition  ;  elle  doit  juger  la  statue  sans  eu  interroger  les 
ébauches  successives;  toutefois,  s'il  est  une  branche  de  la  litté- 
rature qui  permette  cette  étude  et  dont  le  travail  souffre  d'être 
mis  au  jour  dans  ses  mystères,  c'est  à  coup  sûr  la  traduction; 
surtout  quand  elle  tente  de  reproduire  le  modèle  en  imitant 
plutôt  qu'en  interprétant.  Il  faut  en  effet  juger  une  imitation 
dans  ses  rapports  avec  l'original,  et  ces  rapports  se  trouvent 


HISTOIRE.  83 

dans  le  travail  de  l'imitateur;  on  ne  peut  comparer  une  œuvre 
primitive  qu'avec  l'idéal  que  son  auteur  avait  devant  les  yeux , 
et  que  lui  seul  a  fait  connaître  par  l'expression  où  il  l'a  fait  des- 
cendre; une  imitation,  au  contraire,  peut  être  mise  en  parallèle 
avec  l'original  que  tout  le  monde  connaît. 

La  traduction  est  d'ailleurs  une  branche  modeste  de  la  litté- 
rature: la  poésie,  les  parties  plus  élevées  de  l'art  supportent 
moins  que  le  scalpel  de  l'analyse  soit  appliqué  à  leur  conception, 
mais  le  nom  seul  de  traduction  semble  appeler  les  commentaires 
et  les  dissections  du  philologue. 

Toutefois,  il  est  deux  genres  d'imitation,  dont  l'une  est  réel- 
lement une  sorte  de  traduction,  et  l'autre  se  rapproche  de  la 
création  imitalive.  La  première  se  distingue  essentiellement  de 
la  seconde  par  son  but,  et  son  élaboration  est  plus  susceptible 
d'être  discutée  et  critiquée. 

Pour  certains  écrivains,,  l'imitation  reste  assujétie  au  modèle, 
en  ce  sens  que  leur  but  est  de  donner  une  idée  exacte  de  l'origi- 
nal dans  ses  qualités  les  plus  frappantes  ;  qualités  qu'une  traduc- 
tion littérale  ne  saurait  reproduire  qu'imparfaitement;  ils  puisent 
leur  inspiration  tout  entière  dans  le  modèle  et  cherchent  a  s'iden- 
tifler  avec  l'idée  qui  lui  a  donné  le  jour;  ils  reflètent  d'un  reflet 
moins  éclatant  la  même  lumière,  comme  la  lune  reflète  les  rayons 
du  soleil;  ils  reproduisent  en  un  mot  la  même  œuvre  sous  une 
autre  expression  ;  mais  pour  en  rendre  les  effets,  leur  génie  leur 
inspire  des  formes  plutôt  analogues  dans  l'impression  qu'elles 
produisent  que  réellement  calquées  sur  celles  du  modèle. 

La  traduction  littérale  est  en  effet  fort  souvent  comme  un 
daguerréotype,  où  les  objets  viennent  se  peindre  parfaitement 
identiques  en  proportions,  mais  sans  vie  et  sans  couleur;  elle 
est  peu  fidèle,  en  ce  qu'elle  rend  mal  le  mouvement;  un  style 
traînard  et  pesant  est  souvent  par  son  moyen  la  reproduction 
du  langage  le  plus  passionné,  témoins  ces  fragments  des  tra- 
giques grecs,  où  la  douleur,  la  joie ,  l'amour,  tous  les  sentiments 
sont  peints  tour  à  tour  dans  le  style  le  plus  éloquent  et  le  plus 
animé,  et  que  la  traduction  exacte  ne  peut  guère  qu'affaiblir  et 
dépoétiser:  voici  l'interprétation  littérale  d'un  chœur  d'Iphigénie 
en  Aulide  d'Euripide  : 


84  LITTÉRATURE , 

€  — Je  dessers  ces  autels  sanguinaires,  menant  la  vie  la  plus 
malheureuse:  le  malheur  ne  fait  point  souffrir  celui  qui  y  a  été 
élevé,  la  fatalité  l'accompagne;  mais  être  malheureux  au  sein 
du  bonheur  est  un  destin  pesant  pour  les  mortels;  et  toi  véné- 
rable Argienne,  une  galère  te  conduira  chez  toi;  le  chalumeau 
enduit  de  cire  du  divin  Pan  accompagnera  le  bruit  des  rames: 
Phébus  le  divin,  faisant  entendre  Tharmonie  de  sa  Ivre  a  cinq 
tons,  en  chantant  conduira  le  navire  vers  la  terre  athénienne. 
Me  laissant  sur  cette  terre ,  tu  navigueras  à  l'aide  des  rames 
bruyantes;  les  cables  tendent  au-dessus  de  la  flotte  les  voiles  du 
navire  qui  fend  l'onde.  Que  ne  puis-je  remplir  une  carrière  bril- 
lante ,  traverser  les  régions  élhérées  et  me  rendre ,  le  dos  pourvu 
d'ailes,  dans  ma  patrie etc » 

En  voici  l'imitalion  libre  essayée  par  un  de  nos  amis: 

Captive  infortunée. 
Je  pousse  un  vain  soupir. 
Sur  ces  bords  encliaînée, 
J'y  dois  vivre  el  mourir  ! 
Quand  c'est  un  sort  paisible 
Que  frappe  un  coup  terrible, 
La  plaie  est  plus  sensibic; 
Rien  ne  peut  la  guérir! 

Mais,  pour  loi,  ma  maîtresse  I 
De  nombreux  matelots. 
T'entraînent  vers  la  Grèce  ; 
Les  joyeux  chalumeaux, 
Avec  leur  voix  bruyante. 
Règlent  la  chute  lenîe 
De  la  rame  pesante 
Qui  plonge-dans  les  eaux. 

-Au  devant  du  navire. 
Le  grand  Dieu  de  Délos 
Aux  accents  de  sa  lyre, 
Applanira  les  flots, 
Et  tandis  que  je  reste 
En  ce  pays  funeste. 
Heureuse  avec  Oresle, 
Tu  reverras  Argos  ! 


HISTOiRE.  83 

Oh!  que  n'ai-je  des  ailes  ! 
Je  franchirais  des  cieux 
Les  voûtes  éternelles  ; 
El  l'astre  radieux. 
Qui  verse  la  lumière. 
Me  verrait,  prompte  et  fière, 
A  travers  sa  carrière, 
M'élancer  vers  ces  lieux. 

Où,  dans  mes  jours  de  fête, 
A!ors  que  le  malheur 
Ne  courbait  pas  ma  têle. 
Je  conduisais  le  chœur 
De  mes  compagnes  chères. 
Sous  les  yeux  de  nos  mères, 
Dont  nos  danses  légères 
Réjouissaient  le  cœur. 

Ici  rimilation  rend  mieux  la  pensée  et  le  mouvement  de  l'au- 
teiii'  grec,  tandis  que  rinterprétation  exacte  le  décolore  et  le 
pâlit,  tout  en  lui  conservant  peut-être  un  caractère  plus  original. 

Ce  premier  genre  d'imitation  se  trouve  souvent  uni  au  second, 
parce  qu'il  est  impossible  qu'en  traduisant  ainsi  certaines  idées, 
on  ne  les  modifie  pas  a  la  filière  de  son  esprit;  le  second  genre 
consiste  on  effet  dans  une  imitation  plus  large;  le  modèle  n'en 
est  pas  le  but,  mais  le  point  de  dépari;  le  chef-d'œuvre  n'est 
4)lus  que  l'occasion,  l'élan  révélateur  dont  la  contemplation  vient 
comme  délier  les  ailes  de  l'esprit  plutôt  créateur  qu'imitateur  qui 
y  trouve  un  enseignement  u  ses  premiers  essais,  un  terrain  à  son 
premier  essor.  Plus  libre  alors  et  dégagé  de  son  enveloppe  pre- 
mière, cet  esprit  apprend  par  des  chutes  à  s'élever,  et  bientôt 
atteint  dans  son  vol  ceux  dont  la  vue  lui  avait  révélé  son  pouvoir. 
Peut-èlre,  dans  une  époque  plus  favorable  à  la  poésie,  se  fùt-il 
développé  de  lui-même  et  sans  la  contemplation  d'une  autre  lit- 
térature. Comme  Prométhéc,  ces  imitateurs  ne  dérobent  un  rayon 
à  l'astre  divin  que  pour  eu  animer  leur  statue,  qui  commence 
abrs  h  briller  de  son  propre  éclat.  Dans  cette  acception,  Yirgile 
est  un  sublime  traducteur  d'Homère,  Racine  et  Corneille  sont 
des  imitateurs  des  tragiques  grecs. 

9 


86  LITTERATURE , 

Revenons  au  Timon.  Dans  laquelle  de  ces  deux  catégories 
rentre  la  traduction  de  M.  Delùtre?  D'une  part,  il  semble  bien 
avoir  eu  pour  but  de  donner  dans  la  langue  française  une  idée 
du  genre  de  Shakespeare,  des  qualités,  du  mouvement  de  son 
drame;  de  l'autre,  ce  but  n'est  aucunement  rempli,  et  celte 
traduction  libre  en  vers  français,  s'éloigne  bien  autrement  des 
caractères  élevés  de  cet  auteur  que  la  traduction  littérale.  Il  faut 
croire  que  M.  Delàtre  avait  l'intention  de  faire  une  imitation  du 
premier  genre  :  a  La  traduction  la  plus  rationnelle,  dit-il,  est  do 

traduire  non  la  lettre,   mais  le  sens Le  meilleur  procédé 

pour  bien  traduire  un  poète,  c'est  de  rendre  sa  pensée  comme 

on  la  sent  plutôt  que  comme  on  la  voit »  Mais  M.  Delàtre 

a  traduit  le  Timon  comme  il  le  sentait,  non  comme  il  était,  ce 
qui  n'est  pas  en  donner  une  vraie  traduction;  celui  qui  imite 
pour  traduire  mieux,  doit  avant  tout  chercher  à  reproduire  dans 
sa  langue  les  qualités  que  l'original  avait  dans  une  autre. 

Ce  qui  constitue  l'art  en  poésie,  et  plus  généralement  en  litté- 
rature, c'est  le  rapport  qui  existe  entre  les  idées  et  le  style:  le 
génie,  a  dit  M.  Do  Lamartine,  sait  concilier  ces  deux  choses 
contraires ,  l'inspiration  et  la  correction;  pour  tout  homme  qui 
êcr.t,  les  idées  apparaissent  d'abord  vagues ,  confuses,  il  éprouve 
de  la  difficulté  à  les  enclore  dans  les  mots  ,  car  il  lui  faut  revêtir 
d'une  forme  ce  qui  lui  apparaît  comme  infini  :  une  lutte  s'établit 
entre  la  pensée  et  la  langue,  cette  lutte  alimente  l'inspiration, 
et  se  termine  enfin  par  la  victoire  ou  la  défaite  de  l'écrivain  ;  il 
en  résulte  que  l'expression  est  intimement  liée  à  la  pensée,  et 
tellement  que,  ne  fit-on  que  changer  la  position  relative  des 
mots,  on  altérerait  peut-être  l'énergie  ou  la  beauté  de  la  pensée 
aux  yeux  de  celui  qui  ne  la  voit  qu'au  travers  de  la  forme  dont 
elle  est  revêtue. 

Le  traducteur  doit  donc  bien  se  pénétrer  de  l'idée  que  l'auteur 
a  exprimée,  s'imprégner  en  quelque  sorte  de  son  génie,  en  étu- 
diant les  caractères  de  ce  génie  tels  qu'ils  se  réfléchissent  dans 
ses  œuvres,  et  en  s'appropriant  ce  mouvement  qui  donne  à  ses 
productions  l'harmonie  et  la  beauté. 

Ainsi  n'a  point  fait  M.  Delàtre;  une  traduction  littérale  n'est 
pas  vraiment  du  Shakespeare,  nous  le  reconnaissons,  mais  l'imi- 


HISTOIRE.  87 

tation  de  M.  Delâtre  en  est  bien  moins  encore  ;  s'il  est  un  drama- 
turge français  dont  le  style  et  la  composition  rappellent  Shakes- 
peare, c'est  M.  Alexandre  Dumas  ;  h  lui  appartiendrait  le  privilège 
de  reproduire  fidèlement  le  tragique  anglais,  si  un  génie  aussi 
créateur  pouvait  s'assouplir  au  point  de  se  faire  traducteur,  même 
par  la  plus  large  imilation.  M.  Delàtro,  croyant  retrancher  sans 
doute  les  longueurs  du  Timon  anglais,  en  a  élagué  les  traits  les 
plus  caractéristiques,  et  son  style,  par  cette  prétention  qu'il  a 
de  réunir  les  beautés  des  deux  genres ,  classique  et  romantique, 
a  perdu  l'énergie,  le  mouvement  rapide  et  les  vives  couleurs  de 
celui  de  Shakespeare. 

Autre  temps,  autre  langage,  il  est  vrai,  et  certains  tableaux 
du  Timon  ne  pourraient  figurer  ni  sur  notre  scène,  oii  leur  cru- 
dité serait  parfois  salutaire,  ni  sur  un  livre  qui  veut  se  faire 
lire  de  tout  le  monde;  mais  il  fallait  remplacer  ce  qu'on  ôtait 
par  quelque  chose  qui  en  rappelât  la  vigueur  et  le  pittoresque. 
Le  Timon  de  M.  Delâtre,  privé  de  nombreux  traits  caracté- 
ristiques du  Timon  anglais,  est  un  nouveau  drame  formé  des 
éléments  de  l'ancien,  choisis  et  accommodés  au  goût  du  siècle, 
reconstruit  d'une  architecture  propre  au  traducteur,  d'une  ver- 
sification facile  et  correcte,  et  dont  l'ensemble  n'est  d'ailleurs 
pas,  à  notre  sens,  d'un  mauvais  effet. 

H.  S. 


L'ÉGLISE  OFFICIELLE  et  le  Messianisme,  par  Adam  Mickiewicz; 
Parisj  i  vol.  in-8%  7  fr.  50  c. 

On  ne  se  douterait  guère  assurément  qu'un  pareil  titre  est 
celui  du  cours  de  littérature  slave  professé  au  collège  de  France. 
Le  ministre  qui  créa  cette  chaire  spéciale  dans  un  but  purement 
littéraire  ne  s'imaginait  sans  doute  pas  non  plus  qu'on  s'en  ser- 
virait pour  prêcher  une  religion  nouvelle.  Il  est  vrai  qu'en  con- 
fiant l'enseignement  h  un  poète  on  devait  bien  s'attendre  ci  ce 
qu'il  y  apporterait  plus  d'imagination  que  de  critique,  plus  d'en- 
thousiasme que  de  raisonnement.  En  effet,  dès  ses  premières  le- 


88  LITTÉRATLBE, 

^ons,  M.  Mickiev.icz  laissa  percer  des  tendances  assez  mystiques. 
Pour  lui  le  talent  créateur  était  une  véritable  révélation  et  il  di- 
sait :  a  Je  crois  que  les  peuples  chrétiens  marcheront  de  plus  en 
plus  vers  la  réalisation  de  TEvangilo  ,  et  qu'un  jour  ces  âmes 
privilégiées  ,  qui  se  trouvent  en  état  de  recevoir  les  inspirations 
divines  ,  seront  appelées  à  jouer  des  rôles  qui ,  aujourd'hui  peut- 
être,  ne  seraient  pas  encore  en  rapport  avec  Télat  actuel  de  la 
société.  3>  Et  appliquant  coite  idée  à  Tobjet  de  son  cours,  il  ajou- 
tait :  o  Nous  avons  le  droit  d'affirmer  que  la  nation  qui  a  le  plus 
souiïert  de  la  réaction  de  l'ancien  ordre  de  choses,  la  nation  la 
plus  opprimée  par  les  puissances  qui  se  fondent  sur  le  passé,  la 
nation  polonaise,  a  été  préparée  à  recevoir  de  hautes  révéla- 
tions. B 

La  série  de  ces  révélations  constitue  ce  qu'il  appelle  le  Mes- 
sianisme. C'est  l'intervention  perpétuelle  de  la  Divinité  pour  di- 
riger le  monde  dans  les  voies  de  sa  destinée. 

La  littérature  et  surtout  la  poésie  ne  sont  que  des  instruments 
de  la  révélation,  qui  s"en  sert  ponr  accomplir  son  oeuvre  en  de- 
hors d<?  TEglise  officielle  et  de  la  nationalité ,  qu'on  ne  doit  re- 
garder que  comme  des  organisations  temporaires  et  transitoires. 

Partant  <le  ce  point  de  vue  assez  vague,  mais  original  et  fé- 
cond, M.  Mickiewicz  aborde  la  lillérature  slave,  dans  laquelle 
il  croit  retrouver,  plus  que  dans  nulle  autre ^  cette  tendance  hu- 
manitaire qui  est  à  ses  yeux  le  cachet  de  l'inspiration  divine. 
Quoique  les  productions  n'en  soient  pas  très-nombreuses  ,  elles 
lui  fournissent  une  source  abondante  de  développements  ingé- 
nieux ,  parce  que  le  rapport  sous  lequel  il  les  envisage  le  con- 
duit a  des  considérations  philosophiques  de  la  plus  haute  portée. 
C'est  l'ensemble  de  l'histoire  et  de  la  vie  des  peuples  slaves 
qu'il  embrasse  dans  son  cours  ,  et  la  littérature  proprement  dite 
n'y  tient  que  la  moindre  place.  Il  se  livre  h  de  savantes  recher- 
ches sur  l'-origiive  des  Slaves,  sur  les  monuments  de  leur  anti- 
quité ,  SUT  leur  mythologie  ;  il  examine  ensuite  la  philosophie 
dans  ses  rapports  avec  l'esprit  slave,  et  a  ce  propos  il  passe  en 
revue  tous  les  systèmes  philosophiq«is  modernes:  puis  revenant 
a  la  Pologne  ,  il  fait  une  excursion  sur  le  domaine  politique  , 
compare  l'idéal  des  iHstiliUions  de  l'empire  russe  avec   l'idc'al 


HISTOIRE.  S« 

de  la  république  polonaise ,  signale  l'esprit  nouveau  qui  est  né 
du  contact  de  la  France  avec  la  Pologne,  et  termine  en  présen- 
tant la  race  slave  comme  «  l'armée  future  de  ce  Yerbe  qui  vient 
c  aujourd'hui  pour  créer  l'époque  nouvelle.  » 

Ici  s'arrêtent  les  leçons  renfermées  dans  ce  premier  volume. 
Nous  attendrons  la  suite  pour  en  offrir  à  nos  lecteurs  une  ana- 
lyse plus  complète,  et  pour  formuler  un  jugement  mieux  ap- 
profondi. Mais  comme  les  idées  étranges  de  M.  Mickiewicz  ont 
fait  quelque  sensation ,  et  que  malgré  leur  mysticisme  nuageux 
elles  portent  l'empreinte  d'une  intelligence  vraiment  supérieure, 
nous  ayons  cru  nécessaire  d'en  donner  ce  rapide  aperçu  afin  que 
l'attention  fût  attirée  sur  un  travail  cerlainement  très-remarqua- 
ble, que  son  titre  bizarre  ne  doit  pas  priver  du  succès  qu'il 
mérite. 


MÉMOIRES  SECRETS  de  G.-J.  D.,  duc  de  Roquelaure ,  précédés 
d'un  Essai  sur  les  mémoires  historiques  par  P.-L.  Jacoh,  bibho- 
phile;  Paris,  2  vol   in -8',  15  fr. 

Le  roman  commence  a  n'être  plus  d'un  bon  rapport,  et  cela 
grâce  surtout  au  feuilleton  qui  a  promptement  épuisé  tout  à  la 
fois  la  fécondité  des  auteurs  et  l'appétit  des  lecteurs.  On  s'est 
habitué  à  ne  plus  le  prendre  d'ailleurs  qu'en  petite  dose,  chaque 
jour  après  son  déjeuner,  entre  les  déclamations  politiques  du 
journal  et  la  cote  de  la  bourse  ;  on  ne  saurait  plus  le  goûter  en 
gros  volumes,  dont  la  seule  vue  fait  bâiller  d'ennui.  Yoilà  pour- 
quoi le  Bibliophile  Jacob  juge  b  propos  d'inventer  un  nouveau 
moyen  de  réveiller  la  curiosité  publique.  Et  pour  cela  son  ima- 
gination ne  se  met  pas  en  grand  frais.  Il  fait  comme  beaucoup 
d'inventeurs ,  il  va  chercher  quelque  vieillerie  qu'il  tente  de 
remettre  à  la  mode.  Le  procédé  n'est  pas  merveilleux,  mais  il 
est  simple ,  il  n'exige  pas  le  moindre  effort  do  génie ,  on  peut 
dire  qu'il  est  h  la  forléo  de  tout  le  monde.  Seulement  il 
nous  semble  que  le  Bibliophile  aurait  bien  pu  choisir  une 
Tieillerie  plus  vieille ,  plus  oubliée  que  celle  dont  il  essaie  la 


î)d  LITTERATURE, 

résiirreclion.  En  eiïet ,  coniineni  espère-t  il  relever  aujourd'hui 
déjà  la  fabrication  des  Mémoires,  tombée  naguère  faute  d'écou- 
lement, et  dont  les  produits  encombrent  encore  les  magasins  de 
la  librairie?  Ce  n'est  pas  la  marchandise  qui  manque,  ce  sont 
les  demandes,  et  quel  que  soit  le  talent  de  M.  Jacob,  il  serait 
prudent  de  commencer  d'abord  par  rétablir  l'équilibre  sur  le 
marché,  avant  de  remettre  en  train  une  fabrique  dont  c'est  pré- 
cisément l'imprudente  activité  qui  a  causé  la  ruine.  Les  plus  ex- 
cellents produils,  lorsque  leur  abondance  est  trop  grande,  ne 
trouvent  plus  d'acheteurs  et  tombent  bientôt  à  vil  prix.  C'est  ce 
qui  est  arrive  aux  Mémoires  dont  les  catalogues  au  rabais  sont 
actuellement  remplis,  et  que  l'on  offre  vainement  h  2  fr.  50  c., 
à  1  fr.  50  et  môme  à  75  c.  le  volume.  Il  est  vrai  que  la  plupart 
sont  d'assez  tristes  productions,  sans  mérite  d'aucun  genre. 
Mais  ceux  que  nous  apporte  le  Bibliophile  valent-ils  beaucoup 
mieux  ?  A-t-ii  découvert  une  nouvelle  raine  de  documents  inédits 
sur  les  hommes  et  les  choses  du  temps  passé  ?  Ses  recherches 
l'ont-elles  conduit  h  percer  les  mystères  d'intrigues  secrètes  igno- 
rées jusqu'ici,  a  retrouver  quelque  tableau  fidèle  et  vraiment  ori- 
ginal des  mœurs  de  nos  ancêtres  ? 

Hélas  !  non.  M.  Jacob  n'a  rien  découvert  du  tout  ;  il  se  soucie 
môme  fort  peu  du  mérite  de  l'authenticité;  c'est,  suivant  lui, 
la  moindre  des  choses.  Pourvu  qu'on  amuse  qu'importe  la 
vérité  ?  Yoilà  le  principe  qu'il  développe  dans  sa  préface  ,  et 
il  la  termine  ainsi  :  «En  tout  cas,  l'occasion  est  bonne  si  l'on 
doit  remettre  sur  le  tapis  les  Mémoires  historiques  :  ceux  du 
duc  de  Roquelaure  sont  bien  faits  pour  entrer  en  concurrence 
avec  le  roman  qui  absorbe  à  présent  auteurs  et  lecteurs.  Ces 
Mémoires,  empreints  d'une  gaîté  et  d'un  esprit  tout  français  , 
n'auront  pas  tort  à  côté  des  scènes  lugubres  et  des  imbroghos 
in.lébrouillables  que  crée  quotidiennement  le  génie  du  feuilleton  , 
sans  trop  se  soucier  de  la  littérature  et  de  la  langue  française.  » 
-  Il  se  donne  ainsi  provisoirement  quelques  éloges  flatteurs  en 
attendant  ceux  du  public.  Et  c'est  une  précaution  qui  a  bien  son 
mérite.  En  effet,  il  est  plus  d'un  lecteur  qui  se  laissera  prendre 
a  ces  belles  promesses  ;  pour  beaucoup  de  gens,  l'étiquette  de 
la  marchandise  fait  aulorité ,  et  quand  ils  voyent  un  auteur  an- 


HISTOIRE.  91 

noncec  son  livre  comme  plein  de  gaîté ,  ils  s'apprêtent  a  rire  h 
toutes  les  pages  avec  la  meilleure  volonté  du  monde.  Puis  si 
cela  ne  suffit  pas  encore  pour  faire  le  succès  du  livre ,  il  reste 
à  l'auteur  la  consolation  de  s'être  jugé  lui-même  d'une  manière 
très-favorable,  et  de  pouvoir  se  dire  que  le  public  a  bien  mau- 
vais goût  de  ne  point  partager  son  avis. 

Peut-être  le  Bibliophile  en  sera-t-il  réduit  a  ce  dernier  expé- 
dient ,  car  malgré  l'esprit  qui  ne  lui  manque  pas  et  le  talent  de 
stvle  dont  il  est  doué  ,  nous  ne  trouvons  dans  les  Mémoires  de 
Ruquelaure  rien  qui  semble  propre  a  piquer  la  curiosité  publi- 
que ,  à  soutenir  l'attention,  a  inspirer  l'intérêt.  Des  mémoires 
fabriqués  à  plaisir,  dans  lesquels  on  ne  rencontre  ni  le  cachet 
original  d'une  individualité  remarquable  ,  ni  ces  traits  naïfs,  ces 
confidences  intimes,  ces  détails  familiers  qui  révèlent  le  carac- 
tère d'une  époque,  de  tels  Mémoires,  dépourvus  de  toute  valeur 
historique  et  de  toute  authenticité  ,  ne  sont  plus  qu'un  lor^"^  ro- 
man sans  intrigue ,  sans  unité  d'action  ,  véritable  roman  a  ti- 
roirs ,  dont  les  scènes  se  suivent  comme  un  tissu  d'aventures 
qui  n'ont  guère  d'autre  lien  entr'elles  que  la  présence  du  héros 
auquel  on  les  attribue.  Sans  doute  c'est  avec  une  donnée  de  ce 
genre  que  Lesage  a  fait  son  GilBlas ,  mais  il  a  su  en  tirer  un 
merveilleux  parti  pour  nous  peindre  le  monde  sous  toutes  ses 
faces,  et  le  génie  de  Lesage  n'est  pas  celui  de  M.  Jacob.  Celui- 
ci  se  borne  à  nous  offrir  la  vie  d'un  seigneur  de  la  cour,  ga- 
lant et  spirituel ,  fameux  par  ses  espiègleries  et  ses  bonnes  for- 
tunes. Or,  quelque  fertile  que  soit  l'imagination  de  l'écrivain, 
elle  ne  peut  pas  faire  sortir  grand'chose  d'un  si  maigre  sujet. 
Ce  ne  sont  qu'aventures  amoureuses,  intrigues  de  ruelles,  qui 
se  ressemblent  toutes.  On  éprouve  bientôt  un  profond  dégoût 
pour  ces  tableaux  d'une  corruption  raffinée,  qui  n'ont  pas  même 
Je  mérite  d'être  copiés  d'après  nature,  et  qui  ne  sont  que  des 
pastiches  sans  vigueur  et  sans  originalité. 

Le  Bibliophile  nous  prévient  qu'il  adoucit  les  couleurs  par 
respect  pour  la  décence.  C'est  fort  bien,  mais  il  vaudrait  beau- 
coup mieux  encore  s'abstenir  de  jeter  un  voile  complaisant  et 
flatteur  sur  des  turpitudes  que  l'on  risque  ainsi  de  rendre  plus 
excusables  et  moins  repoussantes.  Ce  n'est  pas  la  peine  do  res- 


92  LITTÉRATURE, 

susciter  les  Mémoires  pour  présenter  sous  un  masque  séduisant 
les  désordres  des  siècles  passés.  Au  point  de  vue  industriel 
c'est  faire  un  très-vilain  métier  ;  au  point  de  vue  littéraire , 
c'est  tomber  encore  un  peu  plus  bas  que  les  pourvoyeurs  du 
roman  feuilleton. 


APPRÉCIATION  historique  .  littéraire  et  politique  de  rhisloire  de 
dix  ans  de  M.  Louis  Blanc,  par  INL  G.  Chaudey;  Paris,  in-8*, 
2  fr.  50  c. 

Sans  contredit  l'Histoire  de  dix  ans  de  M.  Louis  Blanc  a  ob- 
tenu l'un  des  plus  étonnants  succès  du  jour,  et  l'auteur  lui-même 
a  dû  être  bien  étonné  de  se  trouver,  un  beau  matin  en  se  réveil- 
lant, historien  du  premier  mérite,  ou  du  moins  prôné  comme  tel 
par  les  journaux  républicains,  a  la  grande  satisfaction  de  son  li- 
braire qui  voyait  l'édition  s'enlever  avec  une  rapidité  merveilleuse. 
L'ouvrage,  disant  du  mal  de  tout  ce  qui  s'est  fait  depuis  1830, 
ne  pouvait  manquer  de  plaire  aux  partisans  do  la  branche  aînée. 
Il  y  a  donc  eu  coalition  entre  les  deux  extrêmes  pour  porter  aux 
nues  le  talent  de  M.  Louis  Blanc,  et  le  public  n'a  pu  résister  a 
la  puissance  de  ce  touchant  accord,  qui  semblait  offrir  une  garan- 
tie certaine  d'impartialité.  D'ailleurs  les  mystères  de  l'histoire 
contemporaine  ont  toujours  un  grand  attrait,  et  M.  Blanc  préten- 
dait les  dévoiler  tous,  son  livre  devait  être  une  suite  de  révéla- 
tions importantes,  il  voulait  étaler  au  grand  jour  de  la  publicité 
les  machinations  perfides  à  laide  desquelles  ont  été  paralysés 
tant  de  généreux  efforts  tendant  à  développer  les  principes  do  la 
révolution  de  juillet.  Comment  était-il  qualilîé  pour  remplir  un  tel 
programme?  Quelle  expérience  avait-il  des  affaires  de  l'Etat?  Quel 

moyen  possédait-il  de  percer  les  secrets  de  la  politique? C'est 

ce  que  chacun  ignorait,  mais  il  promettait  du  scandale,  et  l'on 
ne  sait  guère  résister  h  cet  appât.  Sans  autres  matériaux  que  les 
passions  et  les  commentaires  du  journalisme,  sans  autre  principe 
dirigeant  que  l'esprit  de  dénigrement  appliqué  h  tous  les  actes  de 
la  royauté  nouvelle,  do  manière  à  flatter  les  boudeurs  et  les  mé- 


HISTOIRE.  93 

contents  des  diverses  nuances  de  l'opposition,  il  a  pu  atteindre 
en  partie  son  but,  qui  était  surtout  de  piquer  la  curiosité.  Assez 
bien  instruit  des  menées  du  parti  républicain,  il  le  repré'senle 
sous  les  couleurs  les  plus  favorables,  lui  donne  le  rôle  noble, 
généreux,  lui  accorde  talent,  dévouement,  grandeur  d'àme,  pa- 
triotisme incorruptible ,  et  ne  laisse  rien  à  ses  adversaires  que 
le  triomphe  brutal  de  la  force  matérielle  sur  rinlelligenco  et 
la  vertu.  Son  style  aisé,  souple,  tantôt  brillant  et  déclamatoire 
lorsqu'il  exalte  les  héros  de  l'opposition  ou  qu"il  s'indigne  contre 
la  barbarie  du  gouvernement,  tantôt  moqueur  et  familier  quand  il 
peint  les  hommes  du  pouvoir,  était  bien  propre  à  lui  concilier  les 
suffrages  des  lecteurs,  en  grand  nombre  aujourd'hui,  qui  ne  cher- 
chent dans  les  livres  qu'une  distraction  amusante,  sans  se  sou- 
cier de  la  profondeur  des  vues ,  de  la  justesse  des  raisonnements, 
ai  mênie  de  la  vérité  des  faits. 

Mais  les  succès  de  ce  genre  ne  trouvent  pas  grâce  devant  la 
critique,  et  en  attendant  que  le  public,  revenu  de  son  engoue- 
ment irréfléchi  en  fasse  lui-même  justice,  voici  un  écrivain  franc 
et  hardi  qui  ose  donner  le  premier  signal  en  protestant  contre  la 
réputation  usurpée  de  M.  L.  Blanc. 

Prenant  l'une  après  l'autre  toutes  les  faces  de  ce  talent  si 
vanté,  M.  Chaudey  fait  voir  comment  pas  une  seule  ne  résiste  a 
l'analyse,  ne  peut  soutenir  l'épreuve  d'un  examen  quelque  peu 
approfondi,  et  appuyant  ses  critiques  sur  des  citations  textuelles, 
il  détruit  pièce  à  pièce  l'échafaudage  sur  lequel  on  a  voulu  élever 
la  statue  de  rhistoricn,  il  montre  que  VHistoire  de  dix  ans  n'est 
guère  qu'un  amas  indigeste  de  commérages  et  de  documents  sus- 
pects empruntés  h  la  presse  quotidienne  ;  il  prouve  que  M.  Louis 
Blanc,  s'efTorçant  de  marcher  sur  les  traces  de  M.  Thiers,  n'a 
réussi  qu'a  se  faire  en  quelque  sorte  sa  caricature,  n'a  su  >miter 
que  ses  défauts  sans  parvenir  à  s'approprier  aucune  de  ses  qua- 
lités estimables. 

La  critique  est  vive,  mordante,  impitoyable.  M;iis  M.  Chaudey 
ne  (Toit  pas  que  les  ménagements  soient  nécessaires  «  dans  l'ap- 
préciation d'un  auteur  que  sa  grande  jeunesse,  son  esprit  encore 
peu  calme  et  ses  théories  encore  peu  profondes,  n'ont  pu  rendre 
réservé  dans  les  plus  hauts  jugements,  s 


ôî  LÉGISLATION, 

Nous  ne  saurions  blâmer  non  plus  cette  sévérité  qui  ne  peut 
qu'être  salutaire  en  contrebalançant  les  éloges  outrés  de  la  flatte- 
rie et  de  l'esprit  de  parti.  Les  observations  de  M.  Chaudey  nous 
paraissent  en  général  fort  judicieuses;  elles  s'accordent  en  plu- 
sieurs points  avec  l'opinion  que  nous  avons  exprimée  sur  cet  ou- 
vrage dans  notre  Numéro  d'avril  1843.  Aussi  partageons-nous 
entièrement  la  conclusion  qui  termine  son  travail  :  «  Est-il  néces- 
saire d'en  dire  davantage  pour  montrer  que  les  idées  sociales  de 
M.  Louis  Blanc  sont  ce  qu'il  y  a  de  plus  superficiel  dans  son 
Histoire?  Mais  tout  y  est  donc  superficiel?  Son  témoignage  his- 
torique manque  d'autorité  ;  sa  narration  manque  du  mérite  indis- 
pensable, de  la  condition  première  de  toute  narration  historique; 
ses  idées  pohtiques  sont  contradictoires  ou  manquent  de  toute 
consistance,  et  ses  idées  sociales  valent  encore  moins  que  ses 
idées  politiques  :  tel  est  effectivement  le  résumé  de  notre  criti- 
que; et  comme  il  a  fallu  que  Tacite  refit  les  histoires  contempo- 
raines des  règnes  de  Tibère  et  de  ses  premiers  successeurs,  il 
faudra  quelque  jour  refaire  entièrement  l'Histoire  de  M.  Louis 
Blanc,  fausse  par  les  mêmes  raisons,  et  vicieuse  par  des  rai- 
sons qui  lui  sont  propres.  * 


LÉGISLATION,  ÉCONOME  POLITIQUE,   ETC. 


DE  LA  LIBERTE  DU  TRAVAIL  ,  ou  simple  exposé  des  condilions 
dans  lesquelles  les  forces  humaines  s'exercent  avec  le  plus  de  puis- 
sance ;  par  Ch.  Dunoyer;  Paris,  3  vol,  in-8°,  21  fr. 

Le  but  de  cet  ouvrage  est  de  démontrer  que  la  liberté  est  la 
condition  nécessaire  du  développement  normal  et  fécond  de 
l'activité  humaine  dans  toutes  les  voies  qui  lui  sont  ouvertes. 
M.  Dunoyer  se  fait  ainsi  le  champion  du  principe  que  les  éco- 
nomistes ont  exprimé  par  la  formule  de  laissez  faire,  laissez 


ÉCONOMIE  POLITIQUE.  95 

passer;  il  l'admet  dans  son  acception  la  plus  large,  la  plus  illi- 
mitée, et  le  défend  contre  les  attaques  dont  il  est  aujourd'hui 
l'objet  de  la  part  des  socialistes  modernes.  Il  ne  discute  pas  les 
divers  systèmes  de  ceux-ci,  qu'il  regarde  comme  étant  tous  éga- 
lement incompatibles  avec  l'existence  de  la  société,  mais  il  leur 
oppose  les  conséquences  que  doit  produire  l'application  sincère 
et  complète  du  principe  contre  lequel  ils  s'accordent  a  élever 
la  voix  en  l'accusant  d'être  la  cause  de  tous  les  maux  qui  affli- 
gent notre  ordre  social. 

La  liberté  du  travail  après  avoir  été  longtemps  l'objet  des 
réclamations  les  plus  vives,  l'idée  dominante  de  tous  les  efforts, 
de  toutes  les  réformes  opérées  depuis  plusieurs  siècles,  est 
tout  à  coup  devenue  le  motif  de  critiques  amères  et  de  reproches 
violents.  Avec  la  même  ardeur  qu'on  mettait  naguère  a  détruire 
les  privilèges  et  les  maîtrises,  on  réclame  maintenant  l'organi- 
sation du  travail  comme  le  seul  moyen  de  combattre  les  funestes 
résultats  de  la  libre  concurrence.  Or  cette  libre  concurrence 
qu'on  accuse  existe-t-elle  réellement?  C'est  la  première  question 
que  pose  M.  Dunoyer,  et  il  lui  est  facile  d'y  répondre  en  mon- 
trant que  nulle  part  encore  le  principe  de  la  liberîé  du  travail 
n'a  reçu  son  application  complète.  Il  est  partout  restreint  par 
certaines  entraves  plus  ou  moins  gênantes;  même  dans  les  pays 
les  plus  avancés  sous  ce  rapport,  il  est  renfermé  entre  des  li- 
mites qui  l'empêchent  de  produire  entièrement  son  effet.  Com- 
ment donc  le  rendre  responsable  de  conséquences  qui  peut-être 
proviennent  au  contraire  des  obstacles  que  rencontre  son  déve- 
loppement? Four  bien  juger  l'expérience,  il  faudrait  d'abord  la 
faire  d'une  manière  qui  permit  d'en  apprécier  les  véritables  ré- 
sultats, de  les  dégager  de  tout  ce  qui  lient  a  l'action  de  causes 
étrangères,  a  l'influence  des  restes  encore  nombreux  et-vivaces 
d'un  système  tout  opposé.  L'opinion  publique  est  loin  de  lui  être 
aussi  favorable  qu'elle  le  devrait.  Imbue  des  vieux  préjugés  qui 
ont  survécu  au  régime  qui  les  avait  fait  naître,  elle  n'accepte 
qu'avec  défiance  les  idées  que  les  économistes  lui  présentent. 
Tandis  que  la  théorie  marchait  h  grands  pas,  la  pratique  n'a 
tenté  que  de  timides  essais  frappés  le  plus  souvent  d'impuissance 
par  l'esprit  étroit  qui  les  dirigeait;  de  nombreux  intérêts  particu- 


96  LÉGISLATION, 

liers  se  sont  eii tendus  pour  lui  barrer  le  passage,  et  l'on  peut  dire 
qu'en  général  le  seul  changement  obtenu  jusqu'ici,  c'est  d'avoir 
remplacé  le  système  prohibitif  par  le  système  protecteur.  Le 
monopole  a  changé  déforme,  est  devenu  moins  exclusif,  moins 
absolu ,  mais  subsiste  toujours.  On  ne  peut  donc  pas  dire  que  la 
liberté  du  travail  se  soit  montrée  impuissante,  puisqu'elle  n'exisie 
presque  nulle  part ,  et  que  pour  porter  les  fruits  qu'on  en  attend 
il  faudrait  qu'elle  fût  au  contraire  généralement  admise.  La  con- 
currence ne  semble  funeste  que  parce  qu'elle  est  trop  restreinte, 
et  l'on  s'imagine  bien  'a  tort  qu'il  serait  avantageux  de  lui  tracer 
des  limites  encore  plus  étroites. 

Il  est  évident  que  le  régime  de  la  liberté  favorise  grandement 
les  progrès  de  l'industrie.  11  est  évident  aussi  que  cette  liberté 
ne  peut  exister  qu'avec  certaines  conditions  qu'il  ne  dépend  pomi 
d'un  gouvernement  de  faire  naître  tout  à  coup  par  la  simple 
adoption  d'un  système  nouveau.  On  a  beaucoup  répété  que  les 
hommes  ont  le  droit  d'être  libres;  il  eut  mieux  valu  chercher  à 
leur  enseigner  comment  ils  peuvent  être  libres.  En  effet,  ils  sont 
loin  d'avoir  tous  la  même  aptitude  a  cet  égard,  et  ce  n'est  que 
par  des  efforts  soutenus  qu'ils  parviennent  a  diminuer  les  obsta- 
cles que  leur  opposent  les  inégalités  naturelles  dont  ils  ne  peu- 
vent jamais  espérer  de  détruire  complètement  l'influence.  Les 
différences  de  race,  de  climat,  de  culture  intellectuelle  et  mo- 
rale, forment  parmi  les  peuples  des  degrés  très-distincts  qu'il 
est  impossible  de  méconnaître. 

Chez  les  peuples  sauvages ,  la  liberté  n'est  guère  fondée  que 
sur  le  droit  du  plus  fort  qui  impose  sa  volonté  par  la  violence; 
encore  est-elle  singulièrement  limitée  par  les  besoins  de  la  vie 
matérielle  qui  absorbent  toutes  les  facultés  de  l'homme. 

Dans  la  vie  nomade  on  voit  se  manifester  quelques  progrès. 
La  sphère  dans  laquelle  se  meut  l'esprit  s'élargit  un  peu.  L'exis- 
tence est  moins  précaire  et  le  besoin  de  la  culture  commence  à 
se  développer. 

Mais  une  fois  les  peuples  devenus  sédentaires,  les  relations  se 
multiplient,  se  compliquent,  et  la  liberté  ,  prenant  son  essor,  se 
développe  toujours  plus  h  mesure  que  la  civilisation  se  perfec- 
tionne. Civilisation  et  liberté  sont  donc  en  quelque  sorte  syno- 


ÉCONOMIE  POLITIQUE.  97 

nymes,  et,  pour  être  libre,  un  peuple  doit  être  éminemment 
éclairé,  moral,  juste  et  capable  de  comprendre  les  obligations 
que  lui  impose  l'intérêt  social. 

Les  mêmes  considérations  s'appliquent  avec  plus  de  force  en- 
core aux  individus.  Entre  eux  les  inégalités  naturelles  ne  sont 
pas  moins  frappantes,  et  c'est  folie  de  songer  à  les  faire  dispa- 
raître. Toute  tentative  de  nivellement  conduit  à  la  barbarie.  On 
ne  peut  pas  créer  les  facultés  intellectuelles,  et  prétendre  les 
égaliser,  c'est  vouloir  les  faire  descendre  de  degré  en  degré  jus- 
qu'au bas  de  l'éclielie,  où  Ton  arriverait  sans  avoir  même  at- 
teint le  niveau  cherché. 

Il  faut  donc  renoncer  à  cette  chimère  ;  il  faut  prendre  son  parti 
'  des  inégalités  sociales  qui  continueront  à  subsister  même  dans 
l'état  de  civilisation  le  plus  parfait.  Il  y  aura  toujours  des  pauvres 
et  des  riches,  parce  qu'il  est  impossible  de  donner  a  tous  les 
hommes  le  même  degré  d'intelligence,  de  force  morale,  de  ta- 
lent et  d'aptitude. 

Le  seul  but  que  l'on  puisse  se  proposer,  c'est  de  mettre  autant 
que  possible  à  la  portée  de  (ous  les  moyens  d'exercer  leurs  fa- 
cultés, de  développer  leur  intelligence,  de  concourir  pour  leur 
part  à  la  prospérité  générale  et  d'y  trouver  la  juste  récompenso 
de  leurs  efforts.  C'est  précisément  là  ce  que  doit  produire  la  li- 
berté du  travail;  c'est  déjà  ce  qu'a  produit  jusqu'à  un  certain 
point  son  application  très-incomplète  encore. 

On  ne  saurait  nier  les  bienfaits  du  progrès  industriel.  Il  a  cer- 
tainement accru  la  somme  du  bien-être  social ,  et  s'il  semble  avoir 
mi  même  temps  augmenté  celle  de  la  misère,  cela  ne  provient- 
il  pas  do  ce  que  le  système  protecteur  est  venu  contrarier  mala- 
droitement la  marche  naturelle  des  choses?  En  effet,  on  a  pro- 
tégé la  fabrication  en  conservant  les  entraves  qui  s'opposent  à 
l'écoulement  des  produits.  On  a,  par  des  encouragements  inop- 
portuns, donné  h  l'industrie  une  activité  factice,  et  on  l'a  sou- 
vent ainsi  transplantée  dans  des  lieux  qu'elle  n'aurait  peut-êiro 
jamais  choisis  librement.  L'essorsubit  qu'elle  a  pris  par  l'emploi 
des  noachines,  la  centralisation  qui  en  est  résultée,  la  division 
du  travail,  qui  rend  la  position  des  ouvriers  plus  dépendairie  et 
plus  précaire,  ont  (''galcmont  contribué  à  rendre  plus  fâcheuses 

10 


98  LEGISLATION, 

les  conséquences  de  ceUe  mauvaise  direction.  Mais  loin  que  Ton 
puisse  en  accuser  la  liberié  du  travail,  c'est  elle  seule  qui  four- 
nira le  remède  aux  maux  dont  on  se  plaint.  La  libre  concurrence, 
largement  comprise  et  largement  appliquée,  rétablira  l'équilibre 
entre  la  production  et  la  consommation,  replacera  l'industrie  dans 
ses  conditions  normales,  fera  bientôt  disparaître  tous  les  incon- 
vénients du  régime  protecteur.  Le  théoricien  peut  bien  se  dé- 
mander si  dans  un  certain  temps  l'encombrement  ne  se  repro- 
duira pas  de  nouveau,  si  l'élan  donné  à  la  population  par  la 
prospérité  générale  ne  ramènera  pas  les  mêmes  difficultés.  Mais 
ce  sont  des  prévisions  lointaines,  tout  a  fait  hypothétiques,  dont 
le  poids  ne  saurait  contrebalancer  les  bienfaits  certains  et  immé- 
diats de  la  liberté  du  travail.  D'ailleurs  les  faits  démentent  sou- 
vent la  théorie,  et  puis  à  chaque  siècle  son  œuvre;  le  nôtre  a 
pour  tâche  de  développer  le  principe  auquel  il  doit  ses  plus  belles 
conquêtes.  Cette  tâche  est  loin  d'être  accomplie  ;  il  y  a  beaucoup 
à  faire  encore.  Au  lieu  de  leurrer  l'espoir  du  travailleur  par  de 
vaines  utopies,  il  serait  plus  sage  de  chercher  à  le  réconcilier 
avec  l'état  social  actuel,  en  lui  enseignant  les  moyens  d'y  rendre 
son  sort  meilleur.  Ceci  dépend  en  effet  de  lui-même,  non  moins 
que  des  institutions  qui  régissent  la  société.  L'organisation  la 
plus  habilement  conçue  ne  donnera  pas  de  la  prévoyance  à  l'im- 
prévoyant, de  l'activité  au  paresseux,  de  l'ordre  et  de  la  conduite 
au  joueur,  a  l'ivrogne,  au  débauché.  Le  travailleur  a  des  devoirs 
moraux  qu'il  ne  doit  pas  méconnaître,  et  ce  n'est  que  trop  sou- 
vent dans  leur  oubli  que  se  trouve  la  principale  source  de  toutes 
SOS  misères.  Qu'on  cherche  donc  a  dissiper  les  ténèbres  qui  en- 
tourent sou  intelhgence,  a  donner  essor  aux  nobles  facultés  de 
son  âme,  à  lui  inspirer  ces  idées  de  sacrifice  et  de  dévouement 
qui  font  la  véritable  dignité  de  l'homme.  Cela  vaudra  mieux  que 
do  le  tromper  par  les  illusions  décevantes  d'un  monde  impossi- 
ble, fondé  sur  la  libre  satisfaction  des  passions  et  des  instincts. 
M.  Dunoyer  présente  'a  cet  égard  d'excellentes  vues^  dont  l'ap- 
plication ferait  déjà  certainement  un  grand  bien.  Mais  en  même 
temps  il  veut  que  l'on  seconde  de  tels  efTorts  par  des  réformes 
hardies,  que  l'on  achève  d'opérer  le  complet  afi'ranchissement 
dn  travail.  Il  s'attache  à  démontrer  que  la  liberté  ne  peut  qu'être 


ÉCONOMIE   POLITIQUE.  99 

favorable  à  toutes  les  branches  de  l'activité  humaine,  non-seule- 
ment dans  la  sphère  de  l'industrie  proprement  dite,  mais  encore 
dans  celle  des  professions  intellectuelles  et  dans  toutes  les  rela- 
tions, de  quelque  nature  qu'elles  soient,  qui  peuvent  influer  sur 
la  distribution  de  la  richesse.  Il  ne  se  contente  pas  de  réclamer 
la  stricte  application  du  principe  en  matière  d'échange;  il  en 
voudrait  une  extension  nouvelle  à  certains  objets  qui  sont  jusqu'à 
présent  restés  soumis  à  une  espèce  de  privilège  ou  de  monopole, 
parce  qu'on  a  cru  que  la  liberté  ne  pourrait  leur  être  que  désa- 
vantageuse. Les  principaux  sont  l'exercice  de  l'art  médical,  l'in- 
dustrie voiturière  et  la  construction  des  routes,  la  faculté  de 
disposer  librement  de  sou  bien  par  testament.  M.  Dunoyer  estime 
qu'en  cela  comme  en  beaucoup  d'autres  choses,  la  liberté  ne 
saurait  produire  que  de  bons  fruits.  Il  pense  qu'en  particulier 
la  liberté  de  tester,  sagement  réglée,  peut  offrir  un  moyen  pré- 
cieux d'influer  en  certains  cas  très-heureusement  sur  la  réparti- 
tion des  richesses.  C'est  une  idée  neuve  qui  soulèvera  sans  doute 
de  nombreuses  objections,  mais  qui  mérite  d'être  examinée  avec 
«oin,  ainsi  que  la  plupart  des  conclusions  de  ce  livre  qui  nous 
semble  digne  sous  tous  les  rapports  d'exciter  vivement  l'attention. 
11  est  fâcheux  seulement  que  l'auteur  se  livre  a  des  considéra- 
tions un  peu  trop  générales  et  ne  soit  pas  davantage  entré  dans 
les  détails  positifs,  dans  l'étude  des  faits.  11  eut  peut-être  mieux 
atteint  son  but  en  se  plaçant  a  un  point  de  vue  moins  élevé, 
moins  philosophique,  et  en  attaquant  d'une  manière  plus  serrée 
les  arguments  des,  adversaites  de  la  liberté  du  travail.  Mais  son 
livre  n'en  est  pas  moins  une  oeuvre  féconde  en  enseignements 
utiles,  portant  le  cachet  du  bon  sens  et  de  l'observation.  L'esprit 
qui  le  dirige  se  trouve  en  quelque  sorte  résumé  dans  le  passage 
suivant  par  lequel  nous  terminerons  cet  article  :  a  Nous  n'avons 
qu'à  poursuivre  cette  œuvre  do  l'affranchissement  du  travail  et 
des  échanges,  qui  a  été  commencée  il  y  a  vingt  siècles  et  qui 
est  si  loin  encore  d'être  achevée;  et,  en  même  temps,  à  tâcher 
de  faire  acquérir  aux  populations  laborieuses  les  habitudes  de 
prudence  qu'exigent  de  plus  en  plus,  à  mesure  que  la  société 
devient  plus  nombreuse  et  plus  active,  la  pratique  éclairée  de 
l'industrie  et  le  développement  régulier  des  familles.  Les  nova- 


100  LÉGISLATION, 

leurs  qui  sont  venus,  depuis  quelques  années,  joler  au  travers 
de  ce  grand  et  ancien  travail  leurs  projets  subversifs  de  rénova- 
lion  sociale,  poursuivent  une  œuvre  de  ténèbres,  et  qui  ne  con- 
duirait qu'à  la  confusion  et  au  chaos.  » 


VOYAGE  autour  de  la  chambre  des  dépiilt's  par  un  Slave,  avec  un 
plan  figuratif  de  la  Chambre  et  les  portraits  des  principaux  ora- 
teurs; Paris,  1  vol.  in-S",  7  fr.  50  c. 

Pour  un  Slave  exilé  comme  ayant  pris  part  à  l'insurrection  de 
la  Pologne,  la  Chambre  des  Députés  est  véritablement  un  nou- 
veau monde,  autour  duquel  il  peut  bien  faire  un  voyage  de  décou- 
vertes piquant  et  curieux.  La  liberté  parlementaire,  les  usages  de 
la  discussion ,  les  allures  des  députés,  les  intrigues  des  partis, 
leur  tactique,  leurs  manœuvres,  tout  cela  forme  pour  lui  un  en- 
semble de  mœurs  inconnues,  bien  dignçs  de  son  étude  et  de  ses 
observations.  Sa  qualité  même  d'étranger  le  place  avantageuse- 
ment à  l'abri  de  toute  influence,  de  toute  prévention,  et  doit  ren- 
dre son  jugement  plus  impartial.  Aussi  lira-t-on  avec  beaucoup 
d'intérêt  la  relation  du  Slave,  qui  se  montre  voyageur  spirituel, 
ingénu,  loyal  et  consciencieux.  Avant  de  nous  introduire  dans  le 
palais  législatif,  il  en  donne  une  description  fort  exacte,  et  s'ar- 
rête d'abord  quelque  temps  devant  la  façade  pour  nous  initier  au 
Irafic  des  vendeurs  de  places  'a  la  queue. 

«  Une  association  s'est  organisée  pour  exploiter  la  curiosité  pu- 
blique; elle  a  ses  règlements,  ses  chefs,  ses  agents.  Les  jours  de 
grande  discussion,  dès  huit  heures  du  malin,  la  compagnie  arrive. 
Les  uns  se  distribuent  les  places  le  long  do  la  grille  et  font  fac- 
tion; les  autres  vont,  en  attendant  leur  tour,  s'abriter  sous  les 
portes  cochères  des  maisons  voisines.  Si  quelque  curieux  débon- 
naire veut,  pour  son  propre  compte,  chercher  à  pénétrer  dans 
l'enceinte  de  la  Chambre,  au  premier  signal  la  réserve  accourt  et 
envahit  les  meilleures  places.  Ce  n'est  que  moyennant  5  h  10 
francs  que  chaque  associé  cède  complaisamment  sa  place  à  l'é- 
tranger récemment  arrivé  à  Paris,  h  l'électeur  qui  n*a  pu  parve- 


ÉCONOMIE  POLITIQUE.  iol 

iiir  jusqu'à  son  niandatairte,  ou  à  quelque  pauvre  prolétaire  avide 
d'émotions  parlementaires.  La  somme  est  intégralement  portée 
chez  le  marchand  de  vin  du  coin,  où  la  distribution  s'en  fait  avec 
une  loyauté  parfaite.  » 

Cette  spéculation  effrontée  n'est  que  trop  réelle.  Nous  en  avons 
fait  nous-meme  la  triste  expérience,  et  nous  pouvons  à  cet  égard 
compléter  le  récit  du  Slave.  Un  jour  que  devait  avoir  lieu  une 
discussion  importante,  nous  nous  laissâmes  entraîner  par  un  ami, 
vrai  badaud  parisien,  quoique  natif  de  Normandie,  A  2  heures 
du  matin  nous  étions  devant  le  Palais  des  Députés,  où  déjà  sta- 
tionnait l'avant-garde  des  vendeurs  de  places.  Postés  au  milieu 
d'eux,  nous  eûmes,  pendant  dix  mortelles  heures  d'attente,  tout 
le  loisir  d'observer  leur  manège,  et  nous  les  vîmes,  à  mesure 
que  le  moment  approchait,  hausser  graduellement  le  prix  de 
leurs  places  jusqu'à  20  francs.  Noire  présence  au  sixième  rang 
environ  paraissait  les  offusquer  singulièrement ,  ils  essayèrent 
même  de  nous  contester  le  droit  d'y  rester;  nous  dûmes,  h  plu- 
sieurs reprises  nous  mettre  sur  la  défensive  ;  cependant  nous  tîn- 
mes bon  jusqu'au  bout.  Mais,  hélas!  notre  patience  ne  devait 
pas  être  récompensée.  A  peine  la  porte  s'ouvrit-elle,  que  la  foule 
qui  encombrait  Ja  place,  faisant  irruption  malgré  les  soldats  qui 
bordaient  la  haie,  vint  rompre  la  queue,  et  après  une  mêlée  dans, 
laquelle  notre  ami  perdit  un  pan  de  sa  redingote  et  faillit  se  faire 
mettre  au  violon  pour  avoir  brisé  un  carreau  de  vitre,  nous  fûmes 
obligés  do  rentrer  chez  nous  sans  avoir  pu  pénétrer  dans  l'en- 
ceinte privilégiée,  et  jurant,  mais  un  peu  tard,  qu'on  ne  nous  y 
prendrait  plus.  Ce  qui  nous  consola  pourtant  un  peu  de  notre  dé- 
sappointement, c'est  que  la  discussion  attendue  fut  ajournée  h 
une  autre  séance. 

Mais  entrons  avec  noire  voyageur,  qui,  [dus  heureux  que  nous, 
traverse  la  salle  des  Pas-Perdus,  et  nous  introduit  dans  celle  où 
les  députés  donnent  audience  à  leurs  amis  et  à  leurs  solliciteurs. 
C'est  là  qu'on  peut  étudier  la  physionomie  des  principaux  mem- 
bres de  l'assemblée,  et  chercher  à  deviner,  d'après  leurs  allures, 
l'importance  des  débats  qui  se  préparent. 

«  L'entrée  du  maréchal  Soitlt  produit  toujours  une  certaine  sen- 
sation; il  vient  très-souvent  h  pied  suivi  d'un  domestique.  L'il- 

10* 


toi  LEGISLATION, 

lustre  guerrier,  par  une  alleniion  respectueuse  pour  la  souverait 
neté  populaire,  découvre  son  front  noble  et  élevé  avant  mon:» 
d'entrer  dans  la  salle  des  Pas-Perdus.  Après  avoir  remis  sa  cann© 
au  valet  de  pied,  il  traverse  lenlemont  la  salle  en  boitant,  par 
suite  d'une  blessure  qu'il  reçut,  il  y  a  quarante  ans,  au  siège  de 
Genos.  La  foule  s'écarte  à  son  approche;  personne  ne  lui  tend 
la  main,  tout  le  monde  le  salue.  Son  air  martial,  ses  cheveux 
blanchis  au  service  de  l'Etat,  son  attitude  grave  et  digne  imposent 
le  respect. 

«  M.  Guizot  cntre-t-il  :  on  se  presse  sur  son  passage,  on  le  suit, 
on  cherche  a  deviner  sur  ses  traits  l'énergie  et  la  fermeté  qu'on 
attend  de  lui  dans  la  discussion  ;  mais  ordinairement  il  glisse 
dans  la  salle  d'un  pas  rapide,  couvert  d'un  chapeau  qui  ombrage 
la  moitié  de  sa  figure,  et  disparaît  dans  les  couloirs ,  déconcer- 
tant les  indiscrets  par  la  promptitude  de  sa  traversée.  Cepen- 
dant, vers  la  fin  de  la  session,  lorsque  toutes  les  questions  de 
politique  extérieure  sont  déjà  résolues  et  que  ses  collègues  res- 
tent sur  la  sellette  pour  quelques  crédits  ou  des  lois  de  peu  d'im- 
portance, M.  Guizot  fait  ses  entrées  triomphalement.  Le  cha- 
peau en  arrière,  le  visage  et  le  front  découverts,  les  mains  dans 
ses  poches,  il  s'avance  lentement,  reçoit  des  compliments,  dit 
des  adieux  a  ses  amis  toujours  pressés  de  s'en  aller,  et  donne 
des  poignées  de  main.  M.  Guizot  est  toujours  dans  une  tenue 
sévère;  il  porte  l'habit  noir;  je  ne  lui  ai  jamais  vu  de  cravate  ni 
de  gilet  de  couleur. 

tt  M.  Thiers  est  au  contraire  toujours  mis  avec  assez  de  reche- 
che  et  d'élégance,  mais  sans  prétention.  Quand  M.  Thiers  est 
au  pouvoir,  comme  M.  Guizot,  il  fend  la  foule  et  passe;  mais, 
depuis  les  deux  dernières  sessions,  l'entrée  de  M.  Thiers,  chef  de 
l'opposition,  est  très-bruyante.  Suivi  de  plusieurs  de  ses  amis 
politiques,  il  voit  à  chaque  pas  grossir  son  cortège.  On  l'arrête, 
on  lui  parle,  on  l'apostrophe;  il  répond  avec  une  politesse  brève 
et  sèche,  comme  s'il  avait  hâte  de  se  débarrasser  des  importuns. 
Il  prend  un  de  ses  collègues  sous  le  bras,  ou  l'un  des  rédacteurs 
de  journaux  soumis  à  son  influence,  et  s'enfonce  dans  des  salles 
écartées  ou  dans  les  couloirs  des  tribunes  publiques  pour  causer 
tout  h  son  aise.  M.  Thiers  entre-t-il  dans  la  salle  des  séances. 


ÉCOiNOMlE   POLITIQUE.  103 

il  se  détache  de  son  cortège  comme  un  général  de  son  état- 
major.  Personne  ne  lui  conteste  la  prééminence;  mais  dans  sa' 
suite  il  s'engage  une  lutte  de  politesse  qui  n'en  finit  souvent  pas. 
D'ordinaire,  c'est  M.  de  Rémusat  qui,  après  M.  Tliiers,  franchit 
la  porte.  M.  Duvergier  de  Hauranne  passe  ensuite;  celui-ci, 
quoiqu'il  n'ait  fait  partie  d'aucun  ministère,  prend  le  pas  sur 
M.  Billault  et  M.  de  Malleville,  tous  deux  ex -sous -secrétaires 
d'État. 

a  M.  le  comte  Mole  a  la  tenue  et  l'attitude  d'un  homme  d'État, 
d'un  grand  seigneur  d'autrefois.  11  n'a  autour  de  lui  ni  aides- de- 
camp,  ni  amis,  ni  familiers;  il  a  quelques  collègues,  mais  point 
d'égaux,  et  les  courtisans,  qui  ne  lui  manquent  pas  lorsqu'il  est 
au  pouvoir,,  se  tiennent  a  distance.  Sa  démarche  est  grave,  so- 
lennelle; sa  parole,  toujours  polie,  toujours  réservée,  est  froide, 
saccadée,  et  parfois  monotone.  Il  traverse  celte  salle  d'un  pas 
lent  et  mesuré;  il  passe  au  milieu  des  groupes  agités  etbruyants, 
sans  y  faire  la  moindre  attention.  Quelquefois  il  répond  aux  com- 
pliments qu'il  ne  peut  éviter  ou  aux  questions  embarrassantes, 
mais  sans  qu'aucun  mouvement,  un  geste  ou  un  regard  puisse 
faire  deviner  aux  plus  habiles  ses  sentiments  ou  ses  impressions 
du  moment.  Il  salue  tout  le  monde  avec  politesse,  mais  sans 
empressement,  et  plus  encore  les  petites  gens  qui  envahissent 
celte  salle  que  les  illustrations  de  ces  lieux  ;  il  sait  du  reste  capter 
la  confianco  et  la  sympathie  do  tous  ceux  qu'il  veul  se  concilier, 
par  ses  manières  et  son  affabilité,  dans  des  entreliens  intimes 
ménagés  avec  soin,  qui  forment  le  secret  de  sa  puissance. 

<  M.  Berrycr  aime  à  paraître  et  à  se  promener  dans  celte 
salle,  et  à  y  recevoir  des  compliments  et  des  hommages.  Il  est 
le  centre  d'un  cercle  d'admirateurs  et  de  courtisans  de  sa  grande 
renommée,  mais  on  remarque  cependant  dans  ses  cortèges  im- 
provisés plus  de  personnes  du  dehors  que  de  députés.  M.  Ber- 
ryer  porte  son  habit  bleu  historique,  militairement  boutonné  jus- 
qu'au haut,  ce  qui  lui  donne  un  air  sévère  et  martial. 

Œ  M.  de  Lamartine  paraît  rarement  dans  cette  salle  et  s'y  ar- 
rête peu.  On  le  voit  quelquefois  rêveur  et  mélancolique,  marcher 
seul  depuis  le  vestibule  jusqu'à  la  salle  d'attente  pour  chercher 
ses  solliciteurs,  qui  le  font  sortir  parfois  sous  prétexte  d'obtenir 


104  LÉGISLATION,  ECONOMIE  POLITIQUE. 

des  billets,  mais  en  réalité  pour  pouvoir  mieux  contempler  les 
traits  de  l'illustre  poète.  M.  de  Lamartine,  en  bon  seigneur,  ac- 
cueille avec  beaucoup  d'affabilité  ces  visiteurs,  et  cause  avec  eux 
avec  bienveillance  et  familiarité. 

«  M.  Dupin  lance  en  passant  quelques  paroles  brèves ,  quel- 
ques flèches  aiguës  contre  ses  amis  et  ses  ennemis,  et  tandis  que 
ses  jets  d'esprit  volent  de  bouche  en  bouche,  et  donnent  lieu  à 
de  nombreux  commentaires,  il  est  déjà  dans  la  salle  des  séances 
ou  dans  celle  des  conférences.  S'il  daigne  s'arrêter  un  instant  ici, 
son  cercle  grossit,  on  l'écoute,  et  un  rire  bruyant  accueille  ses 
spirituels  lazzis.  » 

Après  avoir  ainsi  passé  en  revue  les  plus  célèbres  orateurs  par- 
lementaires, lie  Slave  les  suit  a  la  tribune,  dans  les  commissions, 
â  la  buvette,  dans  la  salle  de  la  bibliothèque,  nous  expose  leur 
tactique  au  milieu  des  luttes  de  la  discussion ,  nous  dévoile  les 
secrètes  manœuvres  qui  viennent  en  aide  à  leur  éloquence,  nous 
peint  en  traits  caractéristiques  le  genre  de  talent  particulier  a  cha- 
cun d'eux,  puis  nous  les  montre  dans  leurs  relations  réciproques, 
et  n'omet  aucun  détail  propre  h  les  faire  bien  connaître.  Observa- 
teur liabile,  mais  plein  d'une  parfaite  convenance,  il  sait  tracer 
des  portraits  piquants  sans  jamais  tomber  dans  la  satire,  et  ses 
appréciations  semblent  en  général  dictées  par  un  esprit  très- 
judicieux. 

Son  admiration  pour  le  régime  parlementaire  n'est  pas  équivo- 
que; il  exprime  vivement  sa  sympathie  pour  le  gouvernement 
représentatif,  pour  la  souveraineté  du  peuple,  pour  le  système 
démocratique.  Mais  en  même  temps  il  repousse  les  exagérations 
du  radicalisme  et  proclame  hautement  la  nécessité  d'une  aristo- 
cratie intellectuelle  qui,  malgré  les  travers  qu'elle  peut  avoir,  sera 
toujours  le  palladium  de  la  vraie  liberté. 

Nous  ne  pousserons  pas  plus  loin  cette  analyse  ,  car  nous 
croyons  en  avoir  dit  assez  pour  inspirer  a.  nos  lecteurs  le  désir 
de  faire  plus  ample  connaissance  avec  le^Slave,  en  achevant  avec 
lui  son  intéressant  vovape.  ^ 


SCIENCES  ET  ARTS.  105 

SCIENCES  ET  ARTS. 


HANUEL  DE  PHYSIOLOGIE,  par  J.  Mullcr,  traduit  de  l'allemand 
sur  la  4«  édition  ,  par  A.-J.-L.  Jourdan ,  fe  et  2=  livr.  ;  Paris, 
in- 8",  fig.,  8  fr. 

Le  Manuel  de  Physiologie  de  J.  Muller  est  placé  au  premier 
rang  parmi  les  publications  scientifiques  du  jour.  Cet  ouvrage, 
qui  compte  quatre  éditions,  doit  son  immense  succès,  moins  î» 
Ja  haute  position  scientifique  de  l'auteur  qu'à  ce  que  celui-ci, 
tout  en  se  renfermant  dans  un  cadre  assez  resserré,  a  su  y  faire 
entrer,  non-seulement  les  vérités  de  tous  les  temps  et  de  tous 
les  pays,  la  plupart  vérifiées  et  confirmées  par  ses  propres  re- 
cherches et  ses  propres  expériences ,  mais  encore  une  foule  de 
faits  nouveaux,  tels  qu'on  devait  en  attendre  d'un  des  hommes 
qui  ont  le  plus  contribué  de  nos  jours  aux  progrès  positifs  de 
l'anatoraie,  de  la  physiologie  et  de  la  zoologie  comparées.  Il  nous 
suffira  de  citer  ici  ses  recherches  sur  la  structure  des  glandes,  la 
composition  du  sang  et  la  formation  de  la  couenne  inflammatoire, 
ses  expériences  sur  la  vision ,  sur  la  voix  et  sur  l'audition ,  ses 
nombreuses  recherches  sur  la  structure  et  les  fonctions  des  di- 
verses parties  du  système  nerveux,  etc. 

En  faisant  passer  ce  remarquable  ouvrage  dans  notre  langue, 
le  docteur  Jourdan  ne  s'est  pas  réduit  au  simple  rùle  de  traduc- 
teur; la  dernière  édition  allemande  ayant  été  publiée  par  livrai- 
sons, l'auteur  n'a  pas  pu  profiter  partout  des  progrès  incessants 
de  la  science,  dont  l'émulation  de  tant  d'observateurs,  dans  tous 
les  pays  civilisés,  tend,  pour  ainsi  dire,  chaque  jour,  à  changer 
la  face.  Il  était  donc  indispensable  d'ajouter  des  notes  pour  si- 
gnaler les  faits  ou  nouveaux,  ou  modifiés,  ou  rectifiés. 

Pour  remplir  cette  tâche,  le  traducteur  a  puisé  largement,  non- 
seulement  dans  les  Archives  de  Physiologie  de  Muller  lui-même, 
le  Pc'pertoire  de  Yaloniin  et  les  divers  journaux  de  fAllemagn© 
et  (le  rAnglcIcrre,  mais  encore  dans  les  principaux  ouvrages  al- 


106  SCIENCES  ET  ARTS. 

lemands,  anglais  et  italiens  dont  il  s'était  entouré.  Il  s'est  sur- 
tout attaché  h  signaler  les  travaux  récents  de  MM.  Becquerel, 
Bernard,  Blondot,  Bouisson,  Boussingault,  Chossat,  Donné, 
Flourens,  Lacauchie,  Lebert,  Letellier,  Longet,  Payen,  etc., 
que  Muller  n'avait  pu  faire  entrer  dans  son  cadre,  parce  qu'ils 
n'ont  paru  que  depuis  la  publication  du  Mamiel  de  Physiologie. 

Le  docteur  Jourdan  a  cru  devoir  aussi  joindre  au  chapitre  sur 
la  voix  un  Mémoire  que  Muller  avait  publié  séparément  avec 
quatre  planches  gravées.  Cette  importante  addition  jette  un  grand 
jour  sur  une  des  questions  les  plus  obscures  de  la  physiologie. 

Enfin,  aux  planches  que  l'auteur  lui-même  avait  intercalées 
dans  le  texte,  le  traducteur  en  a  ajouté  un  grand  nombre  d'au- 
tres qui  lui  ont  paru  propres,  soit  a  rendre  les  démonstrations 
plus  claires,  soit  à  aider  la  mémoire  et  à  lui  épargner  des  efforts 
toujours  pénibles  lorsqu'il  sagit  de  descriptions  complexes.  Pour 
ces  planches  nouvelles,  on  a  eu  recours  aux  originaux. 

Les  48  figures  contenues  dans  les  livraisons  1  et  2  sont  nou- 
velles ;  elles  n'existent  pas  dans  l'édition  allemande  :  on  pourra 
juger,  d'après  cela,  du  soin  qui  a  été  apporté  à  ce  genre  d'ad- 
ditions. 

Ces  améUoratious  contribueront  sans  doute  k  faire  accueillir 
en  France  le  Manuel  de  Physiologie  de  Muller,  déjà  si  incontesta- 
blement utile  par  lui-môme,  et  ce  livre,  dans  lequel  les  élèves 
trouveront  le  meilleur  guide  qu'ils  puissent  choisir,  y  obtien- 
dra, nous  n'en  doutons  pas,  un  bon  et  légitime  succès. 


LE  HELCOMÈTREj  nouvelle  machine  de  gymnastique,  inventée  et 
décrite  par  C.  Rosenberg;  maître  de  gymnastique  à  Genève, 
accompagnée  de  notes  du  docteur  Roche;  Genève  et  Paris,  chez 
Ab.   Cherbuliez  et  C^,  in-S",   fig.,  1   fr. 

Cette  machine,  ainsi  que  son  nom  l'indique,  consiste  dans  la 
combinaison  des  exercices  de  traction  avec  les  moyens  de  mesu- 
rer le  degré  de  force  employée  pour  les  accomplir  :  elle  se  com- 
pose d'un  cadre  do  bois  reposant  sur  quatre  piliers,  auquel  sont 


SCIENCES  ET  ARTS,  107 

suspendus  des  sceaux  que  l'on  charge  a  volonté,  et  que  par  un 
mécanisme  ingénieux,  mais  assez  simple,  on  peut  faire  mouvoir 
en  se  plaçant  dans  maintes  positions  diverses,  de  manière  à  met- 
tre en  jeu  les  différents  muscles  du  corps.  Son  principal  mérite 
«st  de  tenir  peu  de  place  et  de  se  prêter  aux  exercices  les  plus 
variés,  en  sorte  qu'on  peut  avoir  ainsi  à  sa  portée,  dans  l'espace 
le  plus  restreint,  dans  l'intérieur  même  de  son  appartement,  les 
ressources  d'une  gymnastique  commode  et  salutaire.  L'inventeur 
pense  qu'elle  doit  surtout  convenir  aux  personnes  que  leur  vo- 
cation astreint  h  une  vie  très-sédentaire;  elle  leur  offre  un  moyen 
facile  de  combattre  les  effets  inévitables  de  l'inaction  trop  pro- 
longée des  forces  corporelles.  Sous  ce  rapport  aussi  elle  pourrait 
ê^re  introduite  avec  avantage  dans  les  prisons,  pour  maintenir 
la  santé  des  détenus.  Mais  ce  n'est  pas  là  que  se  borne  son  em- 
ploi. M.  Rosenberg  en  fait  une  des  machines  essenliqUes  qui 
doivent  trouver  place  dans  toute  école  de  gymnastique,  et  qui 
mérite  en  particulier  d'attirer  l'attention  des  médecins  orthopé- 
distes à  cause  des  effets  tout  spéciaux  qu'on  peut  obtenir,  avec 
son  secours,  sur  les  omoplates  et  sur  les  épaules  faibles,  ainsi 
qu'en  général  sur  l'épine  dorsale. 

Et  ces  espérances  sont  confirmées  par  le  docteur  Roche,  qui 
résume  ainsi  les  résultats  qu'on  peut  attendre  du  helcomètre  : 

^°  Exercice  simultané  ou  successif  des  principaux  systèmes 
musculaires ,  h  l'aide  d'un  appareil  simple  dans  son  mécanisme, 
facile  a  transporter,  occupant  peu  d'espace  et  pouvant  remplacer 
un  grand  nombre  d'autres  appareils. 

2°  Gradation  bien  ménagée  des  exercices,  puisqu'on  peut  me- 
surer mathématiquement  les  forces  mises  en  jeu,  au  moyen  de 
poids  bien  déterminés  placés  dans  les  seaux,  ce  qui  fait  de  la 
machine  un  dynamomètre  permanent. 

3°  Variation  extrême  des  exercices;  en  effet,  la  double  poulie 
a  cet  avantage  notable  sur  la  poulie  simple  ordinairement  em- 
ployée, qu'elle  permet  d'opérer  les  tractions  dans  plusieurs  sens. 

4°  Perfectionnement  de  l'appareil  locomoteur,  sous  le  triple 
point  de  vue  de  la  régularisation  des  formes,  do  l'augmentation 
des  forces,  de  l'harmonie  el  de  la  souplesse  dans  les  mouve- 
ments. 


108  SCIENCES  ET  ARTS. 

5°  Impulsion  énergique  imprimée  à  tous  les  actes  organiques 
qui  concourent  directement  ou  indirectement  à  la  nutrition, 
comme  du  reste  dans  tout  autre  exercice  musculaire. 

6°  L'appareil  convient  surtout  a  la  gymnastique  hygiénique, 
pour  conserver  et  accroître  les  forces ,  pour  perfectionner  les 
formes  chez  les  personnes  bien  perlantes,  mais  d'une  constitu- 
tion faible,  et  pour  contrebalancer  les  elTets  fâcheux  do  profes- 
sions trop  sédentaires.  Il  peut  rendre  aussi  de  grands  services 
dans  la  gymnastique  thérapeutique  et  orthopédique,  en  activant 
et  régularisant  les  fonctions  languissantes  dans  certaines  mala- 
dies chroniques  et  dans  la  convalescence  de  plusieurs  maladies 
aiguës,  ainsi  qu'en  remédiante  certaines  difformités.  Bien  en- 
tendu que  dans  ces  derniers  cas  la  gymnastique  doit  être  admi- 
nistrée avec  beaucoup  de  prudence,  de  sagacité,  et  avec  le  con- 
cours des  ressources  médico-chirurgicales,  et  des  appareils  mé- 
caniques destinés  à  maintenir  et  à  augmenter  les  bons  effete  do 
l'exercice  musculaire. 


GENEVF,    IMmiMERIE  DE  FERU.    RAMBOZ. 


Hetiue    Critique 

DES   LIVRES  NOUVEAUX. 

cilootit    1 845. 


ST^  ■&*!' 


LITTÉRATURE,  HISTOIRE. 


HISTOIRE  du  Consulat  et  de.  l'Empire,  faisant  suite  à  l'Hîitoire  de 
la  révolution  française,  par  M.  A.  Thiei's;  Paris,  tomes  1  et  2 , 
2  vol.  in-8°,  10  fr. 

Jamais  livre  ne  fut  autanl  que  celui-ci  en  possession  d'exciler 
d'avance  lattention  publique.  On  peut  dire  en  quelque  sorte  que 
sa  publication  est  un  événement  européen,  on  pourrait  presque 
dire  universel,  car  il  n'est  pas  jusqu'à  l'Amérique  qui  n'ait  an- 
noncé, avant  même  qu'il  parût,  et  sa  traduction  et  sa  contre- 
façon. Celte  allenle  générale  est  glorieuse  pour  l'écrivain,  mais 
elle  rend  aussi  sa  tâche  bien  plus  difficile,  en  faisant  peser  sur 
lui  une  immense  responsabilité.  Il  est  vrai  que  le  public  compte 
sur  une  lecture  attrayante  plutôt  que  sur  un  savant  et  profond 
travail,  et  à  cet  égard  M.  Thiers  est  parfaitement  qualifié  pour 
le  satisfaire.  Si  son  livre  ne  porte  peut-être  pas  ce  cachet  de  durée 
que  donnent  de  laborieuses  recherches  et  de  patientes  études, 
il  offre  le  mérite  beaucoup  plus  facilement  apprécié  d'un  style 
plein  de  charme,  d'un  esprit  lucide,  d'un  talent  aussi  souple 
dans  ses  allures  que  varié  dans  ses  aspects.  Puis  l'auteur  pos- 
sède bien  la  connaissance  des  affaires  publiques,  et  sait,  par 
une  exposition  claire  et  intéressante,  mettre  à  la  portée  de  tout 
le  monde  les  sujets  en  apparence  les  plus  ardus.  Ainsi  l'Histoire 
du  Constdat  s'ouvre  par  un  tableau  très  remarquable  de  l'état 

11 


110  "  LITTÉRATURE, 

de  complète  désorganisation  dans  lequel  le  Directoire  avait  laissé 
la  France.  La  détresse  financière  est  surtout  admirablement  ex- 
posée. Les  personnes  les  moins  versées  dans  cette  matière  pour- 
ront y  prendre  une  idée  tout  à  fait  juste  du  désordre  de  l'admi- 
nistration et  des  expédients  auxquels  on  avait  recours  pour  en 
pallier  les  fâcheux  résultats.  L'abolition  des  impôts  indirects 
avait  tari  la  principale  source  du  revenu  public  ;  l'impôt  direct 
ne  se  percevait  plus  régulièrement;  les  rôles  de  la  contribution 
foncière  n'étaient  pas  même  dressés;  la  négligence  et  l'anarchie 
régnaient  dans  tous  les  bureaux.  Au  heu  de  chercher  à  corriger 
ces  abus,  on  préférait  se  créer  des  ressources  factices  en  émet- 
tant sans  cesse  de  nouveau  papier-monnaie,  qui,  n'ayant  pas 
un  cours  forcé,  tombait  bientôt  à  vil  prix,  servait  d'aliment  'a  la 
spéculation  la  plus  effrénée,  et  devenait  une  cause  d'embarras 
plus  grands  encore.  On  avait  fini  même  par  ne  plus  payer  ni 
les  employés  ni  les  soldats.  L'armée  dénuée  de  tout,  manquant 
de  munitions,  d'armes,  de  vêtements,  de  pain,  ne  pouvait  plus 
résister  à  l'ennemi,  se  voyait  réduite  à  vivre  d'exactions,  d'au- 
mônes ou  de  brigandage.  A  l'intérieur,  le  gouvernement  ne  se 
soutenait  que  par  des  mesures  violentes  peu  propres  'a  rétablir 
le  calme  et  la  prospérité.  Il  était  donc  urgent  qu'une  main  ferme 
et  habile  vint  prendre  la  direction  des  affaires  de  l'Etat  pour  em- 
pêcher une  dissolution  qui  semblait  inévitable.  Mais  est-il  juste 
d'accuser  le  Directoire  de  tout  le  mal  et  d'en  faire  peser  la  res- 
ponsabilité sur  lui  seul?  Nous  ne  le  pensons  pas,  et  nous  croyons 
que  M.  Thiers  oublie  un  peu  trop  les  fautes  de  la  Convention, 
dont  le  Directoire  dut  nécessairement  subir  les  conséquences.  Il 
semble  vouloir  mettre  toujours  la  révolution  au-dessus  de  toute 
espèce  de  reproche,  et,  fidèle  à  son  système  d'historien  fatahste, 
il  sacrifie  le  pouvoir  qui  tombe  à  celui  qui  le  remplace,  sans 
chercher  plus  haut  les  causes  de  sa  chute,  sans  rattacher  le 
jugement  sévère  qu'il  en  porte  k  aucun  principe  dirigeant.  On 
dirait  que  le  succès  est  son  critère  unique,  et  c'est  pourquoi  nous 
le  voyons  parfois  étrangement  varier  dans  son  appréciation  des 
mêmes  hommes  et  des  mêmes  choses,  selon  que  la  fortune  leur 
est  favorable  ou  contraire.  Cette  manière  d'envisager  l'histoire 
est  assurément  peu  philosophique  et  ne  saurait  avoir  un  but 


HISTOIRE.  Ml, 

moral;  mais  aussi  peut-être  a-t-elle  l'avantage  de  rendre  l'écri- 
vain plus  impartial  à  l'égard  des  faits,  dont  il  n'est  point  tenté  de 
fausser  l'exactitude  pour  les  plier  aux  exigences  d'une  théorie 
préconçue. 

Quoi  qu'il  en  soit,  M.  Thiers  rabaisse  ici  le  Directoire  dans 
l'intention  évidente  d'élever  d'autant  plus  le  piédestal  de  Napo- 
léon, dont  le  puissant  génie  vint  réorganiser  la  France  boule- 
versée par  dix  années  de  révolution.  Mais  cela  n'ôte  rien  à  la 
vérité  du  tableau,  et  si  le  Directoire  ne  fut  pas  l'auteur  de  tous 
les  maux  du  pays,  on  doit  reconnaître  qu'il  ne  travailla  guère 
non  plus  à  les  guérir. 

c  Est-il  étonnant  que  la  France ,  à  laquelle  les  Bourbons  no 
pouvaient  pas  être  présentés  en  quatre-vingt-dix-neuf,  et  qui, 
après  le  mauvais  succès  de  la  constitution  directoriale,  commen- 
çait à  ne  plus  croire  à  la  République,  est-il  étonnant  que  la 
France  se  jetât  dans  les  bras  de  ce  jeune  général,  vainqueur  dô 
l'Italie  et  de  l'Egypte,  étranger  à  tous  les  partis,  affectant  de 
les  dédaigner  tous,  doué  d'une  volonté  énergique,  montrant 
pour  les  affaires  militaires  et  civiles  une  aptitude  égale,  et  lais- 
sant deviner  une  ambition  qui,  loin  d'effrayer  les  esprits,  était 
alors  accueillie  comme  une  espérance?  » 

Il  y  avait  la  plus  de  prestige  qu'il  n'en  fallait  alors  pour  sé- 
duire la  foule  et  se  rendre  maître  du  gouvernement.  On  était 
fatigué  de  l'anarchie,  et  il  semblait  que  l'énergie  de  Bonaparte, 
unie  à  la  sagesse  de  Sieyès,  devaient  promettre  un  avenir  certain 
d'ordre  et  de  sécurité.  On  comptait  sur  le  dernier  pour  préparer 
la  constitution  et  l'on  remettait  au  général  Bonaparte  le  soin  de 
gouverner.  Certes  cette  conGance  n'était  pas  mal  placée.  S'il 
avait  été  donné  à  un  homme  de  refaire  à  lui  seul  la  législation 
de  la  France,  nul  n'était  mieux  qualifié  pour  cela  qne  Sieyès. 
Il  avait  profondément  étudié  la  matière,  et  si  ses  théories  ren- 
contraient de  nombreux  obstacles  dans  l'application ,  il  est  juste 
de  reconnaître  qu'elles  offraient  aussi  des  vues  excellentes,  et 
que  c'est  à  lui  qu'on  doit  plusieurs  institutions  précieuses  qui 
subsistent  encore  ;  de  ce  nombre  sont  la  division  administrative 
de  la  France  et  l'organisation  du  Conseil  d'Etat.  Quant  h  Bona- 
parte ,  il  montra  bientôt  en  effet  qu'il  était  né  pour  le  comman- 


_J12  LITTÉRATURE, 

dément.  Quelque  grande  que  fut  la  tc^che ,  elle  ne  parut  pas  au- 
dessus  de  ses  forces.  Rien  ne  semblait  étranger  à  son  intelli- 
gence aussi  vaste  que  prompte.  Avec  une  sagacité  merveilleuse, 
il  embrassait  d'un  coup  d'oeil  l'ensemble  des  sujets  les  plus  divers 
dont  il  s'était  le  moins  occupé  jusque-là,  et  savait  s'entourer  des 
liommes  spéciaux  les  plus  propres  à  le  seconder,  à  lui  fournir 
des  notions  exactes,  à  lui  apporter  l'expérience  qui  lui  manquait. 
Ainsi,  pour  le  ministère  des  finances,  il  n'hésila  pas  a  choisir 
«  un  ancien  premier  commis,  esprit  peu  brillant,  mais  solide  et 
fort  expérimenté,  qui  avait  rendu,  soit  sous  l'ancien  régime, 
soit  même  pendant  les  premiers  temps  de  la  Révolution,  de  ces 
services  administratifs,  obscurs  mais  précieux,  dont  les  gou- 
vernements ne  sauraient  se  passer  et  dont  ils  doivent  tenir 
compte.  »  M.  Gaudin,  depuis  duc  de  Gaëte,  bon  financier,  mais 
citoyen  timide,  sans  ambition  ni  goût  pour  Tinlrigue,  fut  accepté 
par  Bonaparte  sur  la  seule  recommandation  de  son  collègue 
Sieyès,  et  remplit  pendant  quinze  années  ce  poste  difficile  où  il 
ne  cessa  de  rendre  d'éminents  services. 

Sous  l'impulsion  puissante  du  premier  consul,  l'œuvre  de 
réorganisation  marcha  rapidement.  La  confiance  publique  ne 
larda  pas  à  renaître  lorsqu'on  vit  toutes  les  branches  de  l'admi- 
nistration reprendre  une  activité  régulière  et  sagement  dirigée. 
Les  gouvernements  comme  les  particuliers  n"ont  pas  de  meilleur 
auxiliaire  que  le  crédit.  Bonaparte  le  comprenait  bien,  et  par  de 
prudentes  mesures  il  s'assura  d'abord  cette  première  conquête , 
qui  devait  être  la  base  de  toutes  les  autres.  Une  fois  ce  résultat 
obtenu,  les  ressources  ne  lui  manquèrent  pas  pour  subvenir  aux 
exigences  de  la  position  critique  dans  laquelle  se  trouvait  le  pars. 
Il  put  concentrer  toute  sa  sollicitude  sur  l'armée,  -et,  déployant 
son  génie  sur  le  théâtre  qui  lui  convenait  le  mieux,  consolider  sa 
puissance  par  l'éclat  de  victoires  brillantes  et  nombreuses. 

M.  Thiers  nous  offre  un  tableau  fort  remarquable  de  ces  hardis 
et  merveilleux  mouvements  stratégiques,  de  cette  lactique  au- 
dacieuse et  nouvelle,  qui  changèrent  tout  à  coup  la  face  des 
événements  et  firent  prendre  l'offensive  a  la  France  sur  tous  les 
points  où  jusque  là  l'ennemi  tenait  en  échec  ses  bataillons  épui- 
sés et  manquant  de  tout.  Il  possède  au  plus  haut  degré  l'an  de 


HISTOIRE.  113 

décrire  les  batailles  et  s'y  livre  avec  complaisance.  Mais  le  lecteur 
ne  s'en  plaindra  pas,  car  ce  sont  peut-être  les  plus  belles  pages 
de  son  livre,  celles  où  se  montrent  le  mieux  les  admirables 
qualités  de  son  style  nerveux,  souple,  varié,  noble  sans  em- 
phase et  sachant  unir  la  pompe  et  l'énergie  avec  une  grave 
simplicité.  Nous  «itérons  comme  exemple  le  passage  de  Bona- 
parte sur  le  col  du  Saint-Bernard  :  «  Il  se  mit  en  marche  pour 
traverser  le  col  le  20  (mai  1800)  avant  le  jour.  L'aide-de-camp 
Duroc  et  son  secrétaire  de  Bourrienne  l'accompagnaient.  Les 
arts  l'ont  dépeint  franchissant  les  neiges  des  Alpes  sur  un  cheval 
fougueux:  voici  la  simple  vérité.  Il  gravit  le  Saint -Bernard, 
monté  sur  un  mulet,  revêtu  de  cette  enveloppe  grise  qu'il  a 
toujours  portée,  conduit  par  un  guide  du  pays,  montrant,  dans 
les  passages  difficiles,  la  distraction  d'un  esprit  occupé  ailleurs, 
entretenant  les  officiers  répandus  sur  la  route,  et  puis, 'par  in- 
tervalles, interrogeant  le  conducteur  qui  l'accompagnait,  se  fai- 
sant conter  sa  vie,  ses  plaisirs,  ses  peines,  comme  un  voyageur 
oisif  qui  n'a  pas  mieux  a  faire.  Ce  conducteur,  qui  était  tout 
jeune,  lui  exposa  naïvement  les  particularités  de  son  obscure 
existence,  et  surtout  le  chagrin  qu'il  éprouvait  de  ne  pouvoir, 
faute  d'un  peu  d'aisance,  épouser  l'une  des  filles  de  cette  vallée. 
Le  Premier  Consul,  tantôt  l'écoutant,  tantôt  questionnant  les 
passants  dont  la  montagne  était  remplie,  parvint  à  l'hospice,  où 
les  bons  religieux  le  reçurent  avec  empressement.  A  peine  des- 
cendu de  sa  monture,  il  écrivit  un  billet  qu'il  confia  à  son  guide, 
en  lui  recommandant  de  le  remettre  exactement  à  l'administrateur 
de  l'armée,  resté  de  l'autre  côté  du  Saint-Bernard.  Le  soir,  le 
jeune  homme,  retourné  a  Saint -Pierre,  apprit  avec  surprise 
quel  puissant  voyageur  il  avait  conduit  le  matin ,  et  sut  que  le 
général  Bonaparte  lui  faisait  donner  un  champ,  une  maison,  les 
moyens  de  se  marier  enfin,  et  de  réaliser  tous  les  rêves  de  sa 
modeste  ambition.  Ce  montagnard  vient  de  mourir  de  nos  jours, 
dans  son  pays,  propriétaire  Idu  champ  que  le  dominateur  du 
monde  lui  avait  donné.  Cet  acte  singulier  de  bienfaisance,  dans 
un  moment  de  si  grande  préoccupation,  est  digne  d'attention. 
Si  ce  n'est  là  qu'un  pur  caprice  de  conquérant,  jetant  au  hasard 
Je  bien  on  le  mal,  tour  à  lour  renversant  des  empires  ou  édifiant 

ir 


1U  LITTÉRATURE, 

une  chaiin)i''re,  de  tels  caprices  sont  bons  à  citer,  ne  serailre 
que  pour  tenter  les  maîtres  de  la  terre;  mois  un  pareil  acte  ré- 
vèle autre  chose.  L'âme  humaine,  dans  ces  moments  où  elle 
éprouve  des  désirs  ardents,  est  portée  à  la  bonté:  elle  fait  le 
bien  comme  une  nianièro  de  mériter  celui  qu'elle  sollicite  de  la 
Providence.  » 

(Quatre  mois  plus  tard,  Bonaparte,  vainqueur  glorieux,  con- 
cluait un  armistice  avec  les  conditions  les  plus  honorables  pour 
la  France;  la  joie  publique  éclatait  en  cris  d'enthousiasme,  et 
la  prospérité  du  pays  faisait  des  progrès  rapides.  En  septembre, 
les  rentiers  de  lEint  reçurent  un  semestre  en  argent,  ce  qui  ne 
s'était  jamais  vu  depuis  le  commencement  de  la  révolution. 
C'était  aux  yeux  du  public  un  véritable  prodtg;e,  et  cependant 
il  avait  été  opéré  par  des  moyens  fort  simples;  fout  le  secret 
consistait  dans  une  prompte  confection  des  rôles,  qui  avait  per- 
mis de  régulariser  et  de  mettre  a  jour  la  perception  de  l'impôt. 
Le  trésor  s'était  ainsi  vu  bientôt  en  possession  d'une  quantité 
de  numéraire  suffisante  pour  remplir  ses  engagements,  et  d'un 
crédit  propre  à  faire  face  aux  éventualités  de  Tavenir.  Le  retrait 
de  tous  les  papiers  antérieurement  émis  devait  bien  produire  un 
déficit  assez  considérable;  mais,  d'un  autre  côté,  les  armées 
transportées  sur  le  pays  ennemi  ne  se  trouvaient  plus  à  la  charge 
de  l'Etal,  et  d'ailleurs  quelques  biens  nationaux  commençaient 
à  se  vendre  avantageusement.  Puis  l'institution  de  la  banque, 
fondée  depuis  six  mois,  avait  obtenu  le  succès  le  plus  complet 
et  offrait  au  gouvernement  un  précieux  auxiliaire. 

La  pacification  de  la  Vendée  devint  alors  l'objet  vers  lequel 
se  tournèrent  les  efforts. du  Premier  Consul.  La  fortune  ne  lui 
fut  pas  moins  favorable  dans  cette  difficile  entreprise,  et,  après 
la  tentative  inutile  de  la  machine  infernale,  les  résistances  du 
\ieux  parti  royaliste  cédèrent  devant  une  conduite  à  la  fois  pru- 
dente et  habile. 

Grâce  a  la  merveilleuse  activité  que  Bonaparte  déployait  dans 
les  négociations  aussi  bien  que  sur  le  champ  de  bataille,  au  bout 
de  18  mois,  la  Franco  réorganisée  dans  son  intérieur,  en  paix 
avec  le  continent,  en  négociation  avec  l'Angleterre,  allait  enfin 
obtenir  pour  la  première  fois  depuis  dix  ans,  la  paix  générale  sur 
lerrc  et  sur  mer. 


HISTOIRE.  115 

Ici  sanélent  les  deux  premiers  volumes  de  M.  'fliiers,  dont 
nous  n'avons  pu  donner  qu'une  analyse  bien  incomplète  sans 
doute,  mais  qui  méritent  d'être  lus  d'un  bout  h  l'autre,  et,  sous 
le  rapport  de  l'intérêt  comme  sous  celui  de  la  juste  appréciation 
des  hommes  et  des  choses,  ne  tromperont  point  l'attente  générale. 
Si  M.  Tliiers  s'y  montre  fort  admirateur  de  Bonaparte,  c'est  un 
sentiment  qu'on  ne  saurait  blâmer  quand  on  voit  se  dérouler  le 
tableau  de  toutes  les  grandes  choses  accomplies  dans  une  période 
si  courte.  Pour  juger  l'impartialité  de  l'historien  ,  il  faut  attendre 
de  savoir  comment  il  envisagera  plus  tard  les  fautes  commises 
par  l'insatiable  ambition  de  l'empereur. 


VOYAGE  autour  de  mon  jardin,  par  Alphonse  Karr;  Paris,  2  vol. 
in-S",  15  fr. 

L'idée  de  ce  livre  est  gracieuse  et  jolie;  c'est  dommage  que 
l'auteur  l'ait  un  peu  gàlée  en  l'allongeant  outre  mesure.  C'était 
une  donnée  charuiante  pour  fournir  la  matière  de  quelques  courts 
chapitres  pleins  de  fraîcheur  et  d'originalité.  Mais  étirée  en  deux 
volumes  in-8°,  elle  perd  presque  tout  son  prix.  M.  Alphonse  Karr 
est  un  écrivain  spirituel,  dont  les  allures  indépendantes  portent 
le  cachet  d'une  imlividualitc  bien  prononcée.  11  a  de  la  verve, 
des  tours  ingénieux,  des  pensées  fines  et  parfois  très  piquantes. 
Malheureusement  il  est  en  général  beaucoup  trop  prolixe.  Il  fait 
de  délicieuses  esquisses  qu'il  gâte  en  voulant  les  achever  ensuite 
avec  le  fini  minutieux  d'un  tableau  flamand.  Son  talent  est  tout 
dans  le  premier  jet;  les  ornements  qu'il  ajoute  sentent  toujours 
la  recherche  et  l'afîectatiou.  C'est  un  défaut  qui  se  trouvait  déjh 
dans  ses  premiers  écrits,  et  que  l'habitude  de  travailler  pour  les 
jourfiaux  n'a  pu  qu'augmenter  encore.  Le  feuilleton,  entre  nutres 
inconvénients,  a  celui  d'accoutumer  k  délayer  les  idées  dans  le 
plus  grand  nombre  possible  de  mots.  Il  faut  remplir  à  jour  fixe 
uu  certain  espace  déterminé;  quand  donc  on  a  le  bonheur  de 
rencontrer  une  idée ,  on  ne  la  lâche  pas  avant  d'en  avoir  exprimé 
tout  ce  qu'elle  pocl  fournir.  C'est  comme  si  pour  faire  un  tableau 


11«  LITTÉRATURE, 

l'on  procédait  en  terminant  l'un  après  l'autre  chacun  des  détails 
qui  doivent  y  entrer,  avant  même  d'en  avoir  ébauché  l'ensemble. 
On  perd  complètement  de  vue  le  plan  général  pour  fixer  toute 
son  attention  sur  le  morceau  qu'il  s'agit  de  mettre  au  jour  de  la 
manière  la  plus  avantageuse  en  se  renfermant  dans  les  limites 
imposées,  et  il  est  impossible  de  prévoir  l'effet  que  produira  plus 
tard  cette  espèce  de  mosaïque.  Les  œuvres  littéraires  ne  peuvent 
guère  supporter  un  procédé  pareil,  et  en  particulier  il  ne  saurait 
absolument  pas  convenir  à  une  production  du  genre  de  celle 
que  nous  annonçons  ici. 

M.  Alphonse  Karr  se  promène  dans  son  jardin,  et  la  vue  de  ses 
fleurs,  le  parfum  qu'elles  exhalent,  les  insectes  qui  bourdonnent, 
les  oiseaux  qui  gazouillent ,  lui  suggèrent  de  riantes  pensées  ou 
lui  rappellent  des  anecdotes  qu'il  raconte  avec  charme.  Tout  un 
monde  nouveau  se  présente  à  ses  regards  scrutateurs  sur  la  tige 
d'une  plante,  et  il  y  fait  plus  de  découvertes  que  n'en  peut  fournir 
aujourd'hui  un  voyage  au  delà  des  mers.  Mais  la  manie  des  di- 
gressions l'entraîne,  il  s'y  livre  à  propos  du  moindre  brin  d'herbe, 
il  court  après  les  rapprochements  bizarres,  il  vise  au  rôle  d'ob- 
servateur profond,  tantôt  moraliste,  tantôt  savant  ou  bien  encore 
satirique  et  moqueur.  Et  il  en  résulte  que  ses  remarques  sont 
parfois  puériles  ou  niaises,  que  ce  qui  serait  fort  bien  dit  en  trois 
lignes,  devient  long  et  ennuyeux;  que  noyé  dans  un  verbiage 
diffus,  l'esprit  de  M.  Alphonse  Karr  paraît  fatigant  et  stérile. 
Nous  lui  adresserons  aussi  un  autre  reproche  qui  tient  peut-être 
à  la  même  cause:  c'est  d'affecter  souvent  une  légèreté  peu  con- 
venable à  l'endroit  des  sujets  les  plus  graves  et  les  plus  dignes. 
Il  manque  de  principes  solides  et  bien  déterminés  ;  le  scepticisme 
flétrit  la  poésie  de  son  imagination  et  décolore  ses  plus  jolis  ta- 
bleaux. Cependant,  malgré  tous  ces  défauts,  le  Voyage  autour 
de  mon  jardin  offre  de  charmants  petits  passages  pleins  d'idées 
ingénieuses  et  de  sentiments  délicats.  Malheureusement  ce  ne 
sont  que  de  rares  fleurs  éparses  au  milieu  d'un  tas  de  mauvaises 
herbes. 


HISTOIRE.  117 


ULRICH  ZVVIPïGLl  et  son  époque  ,  par  J.-J.  Hotlinger,  traduit  de 
l'allemand  par  Aimé  Ilumbert  ;  Lausanne,  chez  G.  Bridel  ,  1  \ol. 
in-8°,  6  fr.  ;  Paris,  chez  Ab.  Cherbnliez  et  C«,  7  fr.  50  c. 

De  tous  les  réformateurs,  Zwingli  est  peut-être  le  moins  connu 
en  France,  et  cependaut,  sous  bien  des  rapports,  c'est  celui  dont 
le  caractère  doit  éveiller  le  plus  de  sympathies,  dont  la  vie  peut 
exciter  l'intérêt  le  plus  vif.  Mais  son  influence  plus  bornée  se 
renferma  dans  les  limites  de  sa  patrie,  et  s'il  convertit  a  la  Ré- 
forme bon  nombre  de  ses  concitoyens,  il  n'exerça  point,  comme 
Calvin  et  Luther,  une  action  directe  sur  la  marche  générale  du 
protestantisme.  La  Suisse  fut  l'unique  théâtre  de  ses  efTorls,  et 
le  rôle  qu'il  y  joua  se  trouve  intimement  lié  à  des  circonstances 
politiques  très-compliquées  dont  l'histoire  n'est  pas  facile  à  faire. 

Fils  d'un  campagnard  aisé  qui  exerçait  les  fonctions  à'ammann 
aWildhaus,  petit  village  de  montagne  situé  dans  le  Toggen- 
bourg,  à  l'endroit  où  la  Thour  prend  sa  source,  Ulrich  Zwingli, 
né  en  1484,  reçut  une  éducation  libérale  et,  grâce  aux  soins  de 
son  oncle,  doyen  de  AVesen,  fut  mis  en  état  d'embrasser  la  car- 
rière ecclésiastique.  Après  avoir  fait  ses  études  successivement 
à  Berne,  a  Tienne  et  à  Bâle,  il  obtint  la  cure  du  bourg  de  Cla- 
ris, et  vint  à  la  fin  de  1506  y  exercer  son  ministère.  Pendant 
son  séjour  à  Bâle  il  avait  puisé  dans  l'enseignement  du  profes- 
seur Thomas  Wiltembach,  l'amour  des  belles-lettres  et  le  désir 
d'acquérir,  par  une  étude  approfondie,  la  connaissance  parfaite 
des  Saintes-Ecritures.  Ce  savant  maître,  qui  prévoyait  l'explo- 
sion prochaine  de  la  Réforme,  préparait  ainsi  ses  élèves  à  en  de- 
venir les  ouvriers.  Cependant  Zwingli  renferma  d'abord  ses  en- 
seignernenls  dans  les  limites  consacrées  par  l'Eglise.  Mais  il  ne 
jugea  point  que  son  caractère  ecclésiastique  dût  l'empêcher  de 
])rendre  part  aux  afîaires  de  son  pays.  Il  accompagna  l'armée 
suisse  en  Italie,  il  assista  a  la  prise  de  Pavic,  et  témoin  du  mal 
que  la  corruption  Vénale  faisait  en  glissant  son  venin  dans  les 
cœurs  de  ceux  qui  jusque-là  n'avaient  connu  que  la  vie  simple 
Ri  libre  de  leurs  montagnes,  il  ne  craignit  pas,  h.  son  retour, 
de  tonner  en  chaire  contre  cette  plaie,  la  plus  funeste  de  toutes 


tn  LITTÉRATURE, 

pour  une  république.  La  hardiesse  de  son  langage  lui  suscita 
des  ennemis.  Des  hommes  vendus  à  l'étranger  laissèrent  éclater 
leur  haine  contre  ce  prédicateur  téméraire  qui  les  importunait. 
Il  saisit  bientôt  l'occasion  de  quitter  Claris  en  se  retirant  dans  le 
couvent  d'Einsiedlen.  Là  sa  raison,  révoltée  par  les  abus  qui  se 
commettaient  chaque  jour  sous  ses  yeux,  se  tourna  toujours  plus 
vers  la  pure  doctrine  de  l'Evangile.  Ses  sermons  commençaient 
à  ébranler  la  foi  superstitieuse  des  pèlerins,  au  grand  déplaisir 
des  moines  qui  voyaient  diminuer  le  nombre  des  offrandes. 
Mais  encouragé  par  l'abbé,  ainsi  que  par  Geroldseck,  l'adminis- 
trateur du  couvent,  Zwingli  poursuivit  sa  marche,  si  bien  que 
Rome  devint  attentive  et  crut  devoir  lui  adresser  un  bref,  dans 
lequel  les  promesses  étaient  prodiguées  pour  acheter  son  dévoue- 
ment et  sa  soumission.  Zwingli  n'en  tint  nul  compte.  Samson, 
le  marchand  d'indulgences  papales,  étant  venu  en  Suisse,  comme 
Tetzel  était  allé  en  Saxe,  notre  réformateur,  du  haut  de  la  chaire 
d'Einsiedlen,  avertit  son  troupeau  et  le  mit  en  garde  contre  ce 
honteux  trafic.  Peu  après,  Zwingli  fut  élu  curé  de  Zurich,  et  se 
rendit  dans  cette  ville  qui  devait  être  désormais  le  théâtre  de  sa 
grande  œuvre. 

A  cette  époque,  Zurich  était  la  ville  la  plus  corrompue  de  la 
Suisse.  La  dissolution  des  mœurs  avait  plus  ou  moins  atteint 
toutes  les  classes  de  la  société;  le  clergé  lui-même  n'en  était  pas 
exempt  et  n'exerçait  qu'une  action  trop  peu  efficace  pour  eu  ré- 
primer les  excès. 

Dès  son  arrivée,  Zwingli  déclara  qu'il  regardait  la  prédication 
comme  la  partie  la  plus  importante  de  son  ministère.  Au  lieu  de 
se  borner,  selon  la  règle,  a  prêcher  une  fois  par  semaine,  il  réu- 
nit presque  chaque  jour  un  auditoire  empressé  à  recevoir  ses 
instructions,  auxquelles  il  savait  donner  un  attrait  piquant  et 
nouveau  par  l'explication  pratique  des  doctrines  évangéhques 
appliquées  à  toutes  les  circonstances  de  la  vie.  Il  attaquait  vive- 
ment les  désordres ,  la  licence,  les  vices  ;  il  ne  craignait  pas  d'a- 
border les  événements  du  jour  avec  une  entière  indépendance; 
il  combattait  du  haut  de  la  chaire  les  objections,  les  résistances 
que  soulevait  dans  le  public  son  éloquence  courageuse  ;  il  citait 
parfois  des  noms  propres;  il  allait  jusqu'à  employer  l'arme  du 


HISTOIRE.  11» 

ridicule  pour  stigmatiser  les  délits  contre  la  morale,  la  vérité, 
ou  la  raison,  qui  se  commettaient  dans  les  murs  des  cloîtres, 
dans  les  tavernes ,  et  même  dans  la  salle  du  Conseil.  Sa  parole 
incisive  étonnait  ses  auditeurs  et  captivait  leur  attention.  Chaque 
jour  il  voyait  croître  son  influence;  la  corruption  cédait  devant 
ses  attaques  résolues.  Il  fut  assez  fort  déjà  pour  faire  interdire 
dans  Zurich  le  trafic  des  indulgences,  et  la  peste  ayant  éclaté  en 
Suisse  vers  la  fin  de  l'été  de  1519,  il  acheva  par  son  noble  dé- 
vouement de  gagner  la  confiance  publique. 

Alors  les  supérieurs  ecclésiastiques  de  Zwingli  commencèrent 
à  s'inquiéter,  car  il  devenait  évident  qu'il  marchait  vers  une  ré- 
forme, quoiqu'il  évitât  de  se  dire  disciple  de  Luther.  On  adressa 
des  représentations  au  gouvernement  de  Zurich.  Le  Conseil  in- 
vita Zwingli  à  se  justifier  dans  des  conférences,  où  il  se  présenta 
la  Bible  a  la  main  et  confondit  aisément  ses  adversaires.  En  dé- 
pit des  manœuvres  dirigées  contre  le  réformateur,  le  Conseil, 
appuyé  sur  l'opinion  publique,  finit,  après  quelques  hésitations, 
par  se  déclarer  pour  lui,  en  substituant  sa  propre  autorité  à  celle 
de  l'évêque  et  prenant  la  haute  direction  des  affaires  de  l'Eglise. 
C'était  consacrer  la  victoire  de  Zwingli.  Mais  de  nouvelles  diffi- 
cultés surgirent,  car  la  Réforme  triomphante  avait  a  se  garantir 
contre  les  excès  de  ses  partisans.  Avec  autant  de  sagesse  que 
d'habileté,  Zwingli  sut  conjurer  l'orage  sans  aller  se  heurter  con- 
tre recueil  des  confessions  de  foi,  comme  l'avaient  fait  les  au- 
tres réformateurs.  Il  ne  voulait  pas  d'autre  autorité  que  celle  do 
l'Evangile,  et  demeura  scrupuleusement  fidèle  au  principe  du  fi- 
bre examen.  Dans  ses  discussions  avec  Luther  sur  divers  points 
de  doctrine,  la  modération  fut  toujours  de  son  côté,  et  tout  en 
défendant  ses  opinions  avec  énergie  il  ne  condamna  point  ceux 
qui  en  professaient  d'autres. 

M.  Hotlinger  fait  ressortir  son  caractère  sous  le  jour  le  plus 
favorable,  en  nous  initiant  à  tous  les  détails  des  luttes  incessan- 
tes au  milieu  desquelles  s'écoulait  sa  vie.  C'est  un  tableau  du 
plus  grand  intérêt  où  l'on  voit,  en  quelque  sorte,  revivre  l'épo- 
que tout  entière  avec  ses  institutions,  ses  mœurs,  et  le  mouve- 
ment extraordinaire  qui  agitait  tous  les  esprits.  A  côté  des  gran- 
des questions  religieuses  apparaissent  les  questions  politiques 


120  LITTERATURE, 

qui,  dans  les  pelils  Etats  républicains  de  la  Suisse,  y  sont  in- 
timement liées,  plus  encore  que  partout  ailleurs.  Zwingli  s'était 
imposé  une  double  mission  ;  a  ses  plans  de  réformateur  se  joi- 
gnaient des  vues  politiques  dont  il  croyait  le  succès  essentiel  a 
l'accomplissement  de  son  œuvre.  Comme  Luther,  il  sentait  le 
danger  des  idées  exagérées  d'affranchissement  et  d'indépendance 
que  pouvait  faire  naître  le  principe  du  libre  examen,  et  en  bri- 
sant le  joug  du  pape ,  il  prêchait  la  soumission  au  pouvoir  tem- 
porel. De  là  des  complications  sans  nombre,  qui  ne  tardèrent  pas 
à  influer  sur  les  rapports  des  cantons  entre  eux,  et  finirent  par 
amener  la  guerre  civile  ou  plutôt  la  guerre  de  religion.  Dans  ce 
déplorable  conflit  Z>Yingli  joua  un  rôle  important.  Homme  d'ac- 
tion par  nature,  quand  il  crut  que  les  négociations  ne  pouvaient 
plus  empêcher  l'efi'usion  du  sang,  il  se  joignit  volontairement  à 
l'armée  des  Zurichois  et,  succombant  avec  eux,  trouva  une  mort 
glorieuse  a  la  bataille  de  Rappel. 

a  Quelques-uns  de  ceux  qui  parcouraient  le  champ  de  bataille 
y  reconnurent  Zwingli.  Il  était  couché,  la  face  contre  terre.  Ils 
le  tournèrent  et  le  sommèrent,  comme  les  autres,  de  se  confes- 
ser. Deux  fois  il  secoua  la  tête  en  signe  de  refus.  «  Meurs  donc, 
hérétique  obstiné!  »  s'écria  le  capitaine  Yokinger  d'Unterwald, 
en  le  frappant  d'un  dernier  coup.  Bientôt  le  bruit  de  sa  mort  se 
répandit  parmi  les  catholiques.  Ils  se  précipitèrent  en  foule  vers 
le  lieu  où  gisait  son  cadavre.  L'un  d'entre  eux,  Barthélémy 
Stocker  de  Zoug,  homme  estimé  du  réformateur,  raconta  sou- 
vent, «  qu'au  teint  et  au  trait  de  Zwingli,  on  n'eût  pas  dit  qu'il 
«  était  mort;  il  avait  le  même  air  que  quand  il  prêchait  :  de  sorte 
«  qu'en  le  voyant,  lui.  Stocker,  recula  tout  bouleversé.  »  Jean 
Schcenbrunner,  qui  avait  été  chanoine  à  Rappel,  ne  put  maîtriser 
ses  pleurs  :  a  Quelle  qu'ait  été  ta  croyance,  je  sais,  dit-il,  que 
«  tu  fus  un  siticère  et  loyal  confédéré.  Dieu  veuille  avoir  ton 
e  âme!  »  Mais,  avec  la  foule  qui  augmentait  sans  cesse,  le  fana- 
tisme l'emporta.  La  plupart  des  assistants  demandèrent  que  le 
corps  de  Zwingli,  divisé  en  cinq  paris,  fût  envoyé  à  chacun  des 
cinq  cantons;  d'autres  voulaient  le  livrer  aux  flammes — «  Paix 
4  aux  morts  !  »  crièrent  l'avoyer  Golder  et  le  landammann  Thoss 
de  Zoug;  c  laissez  Dieu  juger!  »  —  La  multitude  leur  répondit 


HlSTOinE.  tif 

par  des  cris  do  fureur.  Il  no  resta  d'autre  parti  aux  hommes  sa, 
ges  que  celui  de  s'éloigner  avec  tristesse.  Alors  on  publia  au 
son  de  la  caisse  qu'on  allait  procéder  à  un  jugement  pour  cause 
d'hérésie  ;  la  sentence  rendue ,  le  bourreau  de  Lucerne  s'appro- 
cha; le  corps  de  Zwingli  fut  écartelé,  livré  aux  flammes,  et  sa 
cendre  mêlée  à  celle  de  porcs  que  l'on  immola.  Quelle  religioTi, 
que  celle  qui  ose  se  flaUer  de  plaire  à  Dieu  par  de  tels  actes  da 
frénésie  !  ■» 

Anne  Pveinhart,  la  femme  de  Zwingli,  perdit  dans  ce  combat; 
aon  mari,  son  fils,  son  gendre,  son  frère  et  son  beau-frère. 

La  Réforme  recueillit  ainsi  les  fruits  de  son  imprudence.  En 
voulant  recourir  à  l'emploi  de  la  force  matérielle  pour  hâter  son 
triomphe,  elle  se  porta  elle-même  un  coup  funeste  et  arrêta  pour 
longtemps  la  marche  de  ses  progrès.  Comme  le  fait  remarquer, 
en  terminant,  M.  Hotlinger  :  a  Un  grave  enseignement  ressort 
de  l'histoire  de  cette  époque,  et  l'histoire  des  temps  qui  suivirent 
servirait  à  le  confirmer.  Il  nous  dit  que  toujours  la  sagesse  et  la 
douceur  sont  couronnées  des  mêmes  bénédictions;  que  toujours; 
elles  ont  pour  effet  de  répandre  parmi  les  peuples  la  vie  et  la  lu- 
jnière,  tandis  que  la  précipitation  et  la  violence  ne  font  que  pro- 
voquer de  stériles  réactions.  Elle  subsiste  et  porte  des  fruits  avec 
abondance,  l'œuvre  que  les  réformateurs  ont  accomplie  par  les 
armes  de  la  persuasion;  mais  leurs  tentatives  d'accélérer  par  la 
violence  les  progrès  de  l'Evangile,  se  sont  tournés  contre  eux  et 
ont  compromis  le  succès  de  leur  cause.  Noire  époque  non  plus 
n'a  de  salut  à  attendre  d'aucun  parti ,  ni  de  quelque  forme  civile 
ou  ecclésiastique  que  ce  soit,  s'il  leur  manque  l'esprit  qui  vivi- 
fie, le  divin  souffle  dé  l'amour.... 

«L'exemple  agit  plus  fortement  sur  le  peuple  que  toutes  les 
doctrines  et  tous  les  arguments  dont  les  penseurs  ont  besoin. 
Désormais  aucune  institution  ne  pourra  se  fonder  sur  la  force 
seule.  Le  temps  vient  oii  la  force  de  l'intelligence  ne  suffira 
plus  'a  gouverner  le  monde;  mais  les  esprits  forts  et  bons  h.  la 
fois  manifesteront  comment  Dieu  le  gouverne.  Les  princes  et 
les  peuples  qui  comprendront  les  premiers  cette  vérité,  seront 
les  plus  sages  et  les  plus  puissants.» 

12 


132  LITTLRATURE, 

DE  LA.  DESTINATION  et  de  Putilité  permanente  des  Pyramides 
d'Egypte  et  de  Nubie  contre  les  irruptions  sablonneuses  du  désert, 
par  iM.  Fialin  de  Persigny  ;  Paris ,  1  vol.  in-S°,  fig.,  7  i"r.  50  c. 

Les  Pyramides,  ces  monuinenls  gigantesques  de  la  puissance 
égyptienne,  ont  souvent  été  l'objet  de  recherches  savantes,  mais 
leur  destination  est  un  problème  auquel  on  n'a  point  encore  réussi 
a  donner  une  solution  satisfaisante.  La  plupart  des  savants  s'ac- 
cordent à  les  regarder  comme  des  tombes  royales.  Suivant  eux 
chaque  souverain  de  l'Egypte,  à  son  avènement  au  trône,  en 
faisait  commencer  une  qui  devait  lui  servir  de  dernière  demeure. 
Les  momies  que  l'on  y  retrouve  prouvent  bien,  en  efîet,  qu'elles 
étaient  affectées  a  la  sépulture  des  princes  et  d'autres  grands 
personnages,  ainsi  qu'à  celle  des  animaux  sacres  auxquels  les 
Egyptiens  rendaient  un  culte.  Cependant  il  est  difficile  de 
croire  que  ces  énormes  édifices,  dont  la  construction  exigeait  un 
immense  concours  de  travailleurs  et  dos  dépenses  considérables, 
n'eussent  d'autre  but  que  l'établissement  de  chambres  mortuaires, 
qui  semblent  n'y  jouer  qu'un  rôle  tout  a  fait  accessoire.  Telle 
est  du  moins  l'opinion  de  M.  Fialin  de  Persigny.  Compromis 
dans  la  malheureuse  équipée  du  prince  Louis  Bonaparte,  et  dé- 
tenu prisonnier  au  fort  de  Douliens,  les  ennuis  de  la  captivité 
ont  dirigé  ses  pensées  vers  l'étude  de  celle  grande  question. 
Sans  doute  le  contraste  de  la  liberté  du  désert  avait  du  charme 
pour  lui;  son  esprit  devait  trouver  un  attrait  piquant  à  prendre 
ainsi  son  essor  dans  l'espace ,  à  s'échapper  de  sa  prison  pour 
parcourir  librement  l'élendue  et  oublier  le  présent  en  évoquant 
les  souvenirs  du  passé  le  plus  lointain;  c'était  comme  une  es- 
pèce de  défi  jeté  par  son  intelligence  h  ceux  qui  avaient  cru  peut- 
être  l'enfermer  avec  son  corps  entre  les  quatre  murs  d'un  don- 
jon. Quoi  qu'il  en  soit,  sa  curiosité,  vivement  excitée  par  le  my- 
stère des  Pyramides,  l'a  conduit  à  faire  de  nouveaux  efforts  pour 
en  découvrir  l'explication.  Laissant  de  côté  le  point  de  vue  de 
pure  ostentation  sous  lequel  on  les  a  jusqu'à  présent  envisagées, 
il  s'est  demande  s'il  ne  convenait  pas  mieux  de  chercher  un  but 
ti'ulililé  dans  dos  travaux  si  prodigieux,  qui  ont  dû  coûter  tant 


HISTOIRE.  lîS 

d'efforts  de  la  part  d'un  peuple  tout  entier.  En  effet,  prétendre 
que  les  Pyramides  n'ont  été  construites  que  pour  servir  de  tom- 
beaux aix  souverains  de  l'Egypte,  c'est  attribuer  à  ces  princes 
un  orgueil  qui  tient  de  la  folie.  Or  cela  semble  ne  pouvoir  se 
concilier  ni  avec  la  civilisation  avancée,  ni  avec  la  sagesse  des 
anciens  Egyptiens.  D'ailleurs  les  Pyramides  sont  en  général 
placées  k  l'entrée  du  désert,  et  il  y  a  lieu  de  croire  que  cette 
position  ,  qui  en  rendait  la  construction  et  l'entretien  plus  coû- 
teux, n'était  pas  sans  motif. 

En  examinant  la  situation  géographique  de  l'Egypte,  on  re- 
connaît que  cette  contrée  se  compose  d'une  langue  de  terre  res- 
serrée entre  la  mer  et  le  désert,  sans  cesse  menacée  par  des  ir- 
ruptions sablonneuses  qui  menacent  de  la  détruire  en  frappant 
son  sol  de  stérilité.  La  culture  n'y  est  même  possible  qu'h  l'aide 
des  débordements  du  Nil,  sagement  utilisés,  qui  vont  fertiliser 
un  terrain  dont,  sans  cela  le  désert  s'emparerait  bientôt.  Les 
Egyptiens  y  avaient  pourvu  par  un  système  de  canaux  très-ingé- 
nieux. Des  plantations  d'arbres,  des  bois  sacrés  concouraient 
également  au  même  résultat.  Mais  ces  divers  moyens  ne  suffi- 
saient pas  contre  les  tourbillons  sablonneux  que  soulève  parfois 
•le  vent  du  désert.  11  fallait  une  digue  plus  efficace  pour  arrêter  l'en- 
vahissement du  sable,  là  où  la  chaîne  des  montagnes  se  trouvait 
interrompue  par  une  vallée.  C'est  ce  rôle  important  que  M.  Fiahn 
de  Persigny  croit  pouvoir  assigner  aux  Pyramides.  Placées  a  l'is- 
sue de  ces  vallées,  elles  forment  une  espèce  de  rempart  contre 
lequel  se  brise  le  tourbillon  sablonneux  sans  qu'il  puisse  s'amon- 
celer de  manière  à  surmonter  l'obstacle,  ainsi  qu'il  le  ferait  con- 
tre une  simple  muraille.  Leur  grande  élévation  et  leurs  faces 
inclinées  paraissent  avoir  été  calculées  suivant  les  lois  dé  la 
mécanique,  de  manière  à  offrir  la  plus  forte  si-^  ance,  en  sorte 
que  le  sable  rejeté  en  deçà  de  leur  base  peut  être  refoulé  dans 
le  désert  lorsfjue  le  vent  souffle  dans  une  direction  opposée. 
L'auteur  se  livre  à  des  calculs  purement  théoriques,  parce  qu'i 
manque  des  éléments  nécessaires  pour  faire  une  application 
exacte,  mais  les  résultats  auxquels  il  arrive  sont,  pour  la  plupart, 
en  harmonie  avec  les  données  que  lui  fournissent  les  descriptions 
des  voyageurs.  Plusieurs  faits  viennent  confirmer  son  hypothèse. 


124  LITTÉRATIBS, 

Ainsi  les  sables  ne  se  sont  point  accumulés  contre  la  bases  de& 
Pyramides  encore  debout,  tandis  que  là  où  la  destruction  de  ce 
rempart  laisse  libre  passage  à  leur  irruption,  ils  ont  cnvabi  le 
sol  et  s'y  sont  amassés  en  abondance  comme  le  prouve,  par 
exemple,  l'enfouissement  du  Sphinx.  Les  assertions  et  la  théorie 
(le  M.  de  Persigny  ont  sans  doute  besoin  d"ètre  vérifiées  par  une 
élude  plus  complète  des  monuments  de  l'Egvpte ,  sur  les  lieux 
mêmes  où  ils  se  trouvent;  mais  en  attendant,  on  ne  peut  s'em- 
pêcher d'y  reconnaître  quelque  chose  de  fort  ingénieux,  qui  sé- 
duit et  satisfait  plus  que  toutes  les  explications  données  jusqu'à 
présent.  Ce  but  d'utilité  attaché  à  la  construction  des  Pyramides 
semble  surtout  beaucoup  mieux  en  rapport  avec  l'idée  qu'on  doit 
se  faire  d'un  peuple  renommé  par  sa  puissance  et  par  sa  civili- 
sation. M.  de  Persigny  en  lire  d'ailleurs  fort  habilement  parti 
pour  interpréter  le  sejis  allégorique  des  fables  de  la  niy;hologie 
égyptienne.  D'après  les  recherches  des  savants  modernes  il  pa- 
rait établi  déjà  qu'Osiris,  le  génie  du  bien,  est  le  nom  sacré  du 
Nil  ;  Isis,  sa  sœur,  qu'il  a  épousée  dans  le  sein  de  sa  mère  Réha, 
est  la  vallée  cultivée,  fécondée  parle  fleuve.  Typhon,  frère  d'O- 
siris,  représente  le  vent  dans  ses  rapports  avec  les  sables  du 
désert;  ce  génie  du  mal  a  pour  épouse  Nephlis  ou  la  terre  sté- 
rile du  désert.  Les  coupables  amours  de  celle-ci  avec  Osiris  sont 
révélés  par  la  couronne  de  lotus  qui  se  retrouve  dans  la  couche 
de  la  déesse;  c'est-à-dire  que  lorsque  l'inondation  du  ^il  at- 
teint le  désert,  les  sables  eux-mêmes,  fécondés  par  les  eaux  du 
ileuvc,  se  couvrent  de  végétation  et  produisent  surtout  le  lotus, 
plante  aquatique  consacrée  au  Nil.  La  fable  d'Osiris  et  d'Isis  n'est 
donc  que  le  tableau  de  la  lutte  éternelle  du  Nil  et  du  Désert  sur 
le  sol  de  l'Egypte.  Et  notre  auteur  le  complète  en  faisant  d'Ho- 
rus,  fils  d'Osiris  et  d'Isis,  la  représentation  du  Delta  ou  de  Ift 
Bjsso-Lgypte.;  de  Nephtis,  épouse  de  Typhon  ,  le  grand  désert 
de  Libye;  deThouéri,  sa  maîtresse,  le  désert  Arabique  :  en  sorte 
que  «  le  récit  de  la  grande  lutte  entre  Horiis  et  Typhon,  où  fi- 
gure Thouéri,  serait  l'histoire  dos  grands  travaux  de  la  Basse- 
Fgypte  contre  les  irruptions  du  Désert,  travaux  accomplis  à  l'aido 
de  matériaux  tirés  de  la  chaîne  Arabique,  cl  dont  les  Pyra- 
inidrs  sont  les  monuments  éternels.» 


HISTOIRE.  185 

On  voit  que  la  question  traitée  par  M.  de  Persigny,  quoiqu'elle 
puisse  paraître  au  premier  abord  assez  bizarre  et  peu  féconde, 
présente  un  intérêt  réel,  et  lui  fournit  des  développements  bien 
propres  à  exciter  la  curiosité  du  lecteur. 


niSTOIRC  de  la  poésie  des  Hébreux,  par  Ilerder  ;  traduite  de  Talle- 
maml  et  précédée  dune  notice  sur  Herdcr,  par  M'"*  A. de  Carlo- 
•witz;  Paris,  chez  l!>idier,  55,  quai  des  Augustins,  1  vol.  ia-12', 
3  fr.  50  c. 

Les  livres  hébreux,  considérés  simplement  sous  le  rapport 
littéraire,  sont  les  monuments  les  plus  antiques  de  la  poésie,  dont 
ils  nous  offrent  les  créations  primitives,  pleines  de  sève  et  de 
vigueur.  Comparée  aux  langages  modernes,  la  langue  hébraïque 
peut  paraître  pauvre  de  mots  et  barbare  dans  ses  allures.  Mais  elle 
est  riche  en  verbes,  et  c'est  là  l'essence  de  la  poésie,  car  le  verbe 
c'est  l'action,  et  l'action  éveille  la  sensation,  a  Dans  la  langue 
hébraïque  tout  est  verbe,  c'est-a-dire  tout  se  meut,  tout  agit; 
chaque  nom  peut  devenir  un  verbe;  il  est  déjà  presque  verbe 
par  lui-même,  car  on  a  saisi  l'action  de  sa  racine  pour  le  former 
semblable  à  un  être  vivant.  Voyez  de  quels  grands  effets  poéti- 
ques sont  susceptibles  les  idiomes  modernes,  où  le  nom  n'est 
pas  encore  trop  éloigné  du  verbe,  et  où  il  peut  le  redevenir.  La 
langue  allemande  et  l'anglaise  sont  dans  ce  cas;  celle  dont  nous 
parlons  est  un  gouffre  de  verbes,  une  mer  agitée  où  l'action 
pousse  l'action,  comme  la  vague  pousse  la  vague. 

Telle  est  l'idée  fondamentale  d'où  part  Ilerder  pour  étudier  la 
poésie  des  Hébreux  et  en  faire  connaître  les  beautés  sublimes.  Se 
donnant  un  interlocuteur  qui  ne  partage  point  son  enthousiasme 
et  lui  suscite  toutes  les  objections  que  peut  trouver  la  critique  la 
plus  minutieuse,  il  établit  une  discussion  en  règle,  et  s'attache 
d'abord  à  prouver  la  structure  poétique  et  la  richesse  de  la  lan- 
gue hébraïque.  C'est  une  forme  piquante  qui  donne  de  la  vie  à 
son  œuvre  et  lui  imprime  un  cachet  d'originalité  très-remarqua- 
ble. Les  contradictions  excitent  la  verve  du  panégyriste,  q'ii  s'ex- 
prime en  poëtc  de  plus  en  plus  inspiré  à  mesure  que  le?  remar- 


l?fi  LITTERATURE, 

ques  (le  son  advcrs.iire  deviennent  plus  ironiques  et  plus  mordan- 
tes. Quond  celij.'-:i  se  plaint  de  la  pauvreté  des  verbes  hébreux, 
qui  n'ont  que  deux  temps  indéterminés  iloitant  entre  le  passé 
et  l'avenir  *  «  F.n  faut  il  davantage  à  la  poésie?»  s'écrie  l'autre. 
«  Est-ce  que  pour  elle  tout  n'est  pas  présence,  représentation, 
action,  soit  qu'elle  parle  du  passé,  de  l'avenir  ou  du  présent? 
Ce  défaut  que  vous  lui  reprochez  peut,  en  effet,  en  être  un  pour 
l'histoire  ;  aussi  voyons-nous  toujours  les  langues  qui  aiment  les 
temps  déterminés  se  perfectionner  dans  le  style  historique.  Chez 
les  Hébreux  l'histoire  n'est  que  de  la  poésie,  c'est  a-dire  la  tra- 
dition d'un  récit  rendu  présent,  comme  si  le  fait  se  passait  sous 
nos  veux;  et  l'indécision,  ou  plutôt  le  mélange  idéal  et  vacillant 
des  modes,  est  très  favorable  pour  faire  sentir  vivement  et  clai- 
rement la  présence  des  choses  qu'on  raconte,  qu'on  décrit  ou 
qu'on  prédit.  Cette  présence  indéterminée  n'est-elle  pas  émi- 
nemment poétique?  N'auriez-vous  jamais  senti,  mon  ami,  avec 
quel  charme  les  poètes  ou  les  prophètes  varient  les  temps?  avec 
quelle  grâce  un  hémistiche  indique  le  passé,  et  l'autre  le  futur? 
On  dirait  que  le  dernier  mode  rend  la  présence  du  sujet  durable, 
éternel;  tandis  que  le  premier  donne  au  discours  un  cachet  de 
passé  déterminé,  comme  si  déj'a  les  temps  étaient  accomplis! 
Enfin,  l'un  augmente  la  valeur  du  mot  pour  ce  qui  sera,  l'autre 
pour  ce  qui  a  été,  et  tous  deux  préparent  ainsi  "a  l'oreille  une 
agréable  variation  qui  rond  la  présence  de  l'objet  représenté  sen- 
sible, même  à  cet  organe.  Rappelez-vous,  en  outre,  que  les  Hé- 
breux, semblables  aux  enfants,  veulent  tout  dire  a  la  fois,  et 
qu'ils  ont  le  pouvoir  d'exprimer  par  un  seul  son  les  personnes, 
les  nombres  et  les  actions.  Combien  un  pareil  pouvoir  ne  contri- 
bue t-il  pas  a  la  reproduction  subite  d'une  image  complète!  11 
leur  sufiit  presque  toujours  d'un  seul  mot.  Ta  où  il  nous  en  faut 
cinq  ou  six.  Clicz  nous,  des  monosyllabes  inaccentués  précèdent 
ou  suivent  en  boitant  l'idée  principale;  chez  les  Hébreux  elles 
s'y  joignent  comme  intonation  ou  comme  son  final,  et  l'idée  prin- 
cipale reste  dans  le  centre;  semblable  à  un  roi  puissant,  ses  ser- 
viteurs et  SOS  valets  l'entourent  de  près,  ne  forment  avec  lui 
qu'un  seul  tout  qui  surgit  spontanément  dans  une  harmonie  par- 
fait», et  forme  ainsi  une  petite  région  métrique  accomplie.   Dn 


HISTOIRE.  127 

pareils  avan{ages  ne  suffisent-ils  pas  pour  rendre  a  vos  veux  un© 
langue  poétique?  Des  verbes  résonnants  et  qui  renferment  tant 
(le  perceptions  à  la  fois,  ne  sont-ils  pas  la  plus  belle,  l'unique  force 
du  rhylhme  et  de  l'image?» 

C'est  ainsi  que  Herder  sait  communiquer  l'admiration  profon- 
dément sentie  qu'il  éprouve,  et  entraîne  le  lecteur  en  lui  faisant 
partager  les  émotions  qu'éveille  dans  son  âme  la  poésie  des  Saints 
Livres.  Il  est  poë(e  lui-même,  et  termine  chacun  de  ses  dialogues 
par  des  invocations  d'une  grande  beauté. 

«Archanges  du  chant!  poursuivrez-vous  le  vol  ondoyant  qui 
vous  conduit  toujours  plus  loin,  toujours  plus  haut,  sans  me  lais- 
ser après  vous  une  vibration  de  votre  harpe ,  un  son  de  votre 
poitrine,  un  souffle  de  la  tempête  qui  porte  la  flamme  de  Dieu? 
L'hymne  de  la  toule-puissanco  doit-il  dormir  longtemps  encore 
comme  une  image  engourdie?  La  couronne  cueillie  sur  1  arbre 
de  vie  de  la  création  ne  doit-elle  donc  être  pour  nous  qu'un  em- 
blème rongé  par  le  temps,  dont  le  parfum  égare  l'esprit,  dont 
la  poussière  obscurcit  le  regard? 

«Venez,  ombres  sacrées!  Venez  sanctifier  mes  lèvres,  bénir 
ma  langue  !  11  n'est  point  de  langues  indignes  de  redire  vos  chants, 
car  toutes  célèbrent  la  gloire  de  Dieu  !  Secondez-moi,  faites  que 
je  puisse  du  moins  rendre  les  traces  de  vos  pas ,  l'ombre  de  vos 
images,  l'écho  de  vos  sons!  Faites  que  je  déchiffre  fidèlement 
et  les  traits  antiques  de  l'écriture  de  Dieu  et  le  sens  simple  et  su- 
blime de  vos  cœurs  !  J'indiquerai  ce  que  ma  bouche  saura  taire, 
et  j'ensevelirai  votre  puissance  au  fond  de  mon  cœurl» 

Les  deux  amis  examinent  ensuite  les  idées  primitives  qui  on^ 
-été  transmises  aux  Hébreux  par  les  temps  les  plus  reculés  et  qui 
forment,  pour  ainsi  dire,  une  cosmologie  aussi  noble  que  simple 
et  poétique. 

Les  premiers  sentiments  religieux  se  développèrent  sous  l'im- 
pression du  spectacle  de  la  nature.  L'idée  de  Dieu  se  présenta 
d'abord  sous  celle  d'un  Etre  invisible  et  tout-puissant.  C'est  le 
(iraiid-Espril  que  les  sauvages  adorent  et  dont  ils  croient  enten- 
dre la  voix,  reconnaître  la  présence  dans  les  bruits  de  la  tempête, 
dans  les  phénomènes  naturels  qui  frappent  leur  ignorante  siinpli. 
•  ité  cl  les  remplissent  d'une  (erreur  superstitieuse.  «Vous  c«»u- 


12*  LITTÉRATURE, 

naissez  les  voyages  de  Carver,  et  vo  js  vous  rappelez,  sans  doute, 
ce  jeune  Américain  qui  se  mel  en  route  pour  voir  la  grande  cata- 
racte? Il  en  est  loin  encore,  mais  déjà  le  bruit  imposant  des  eaux 
le  frappe,  et  il  parle  au  Grand-Esprit;  il  s'avance,  il  s'approche, 
il  se  prosterne,  il  adore!  Ce  n'est  pas  une  crainte  d'esclave  ni 
une  terreur  stupide  qui  le  domine;  non,  c'est  la  conviction  qu'en 
face  de  cette  grande  et  merveilleuse  production  de  la  nature,  il 
est  plus  près  du  Grand-Esprit,  et  il  lui  offre  ce  qu'il  y  a  de  meil- 
leur en  lui  :  la  douce  prière  d'un  enfant  sans  crainte.  L'histoire 
de  cet  Américain  est  celle  de  tous  les  peuples  antiques,  de  leurs 
langues,  de  leurs  hymnes,  des  noms  qu'ils  donnaient  à  Dieu,  et 
des  divers  usages  de  leurs  cultes.  » 

La  première,  l'unique  notion  que  l'homme  conçut  d'abord  de 
la  Divinité,  fut  une  idée  de  puissance  infinie.  Elle  engendra  plus 
tard  sans  doute  ces  superstitions  et  ces  frayeurs  qui  ont  si  sou- 
vent défiguré  la  religion,  mais  dans  l'origine  elle  n'inspirait 
qu'un  sentiment  de  vénération  profonde,  et  nous  la  voyons  chez 
les  Hébreux  produire  le  déisme  le  plus  pur.  Elle  fut  aussi  la 
source  féconde  d'une  poésie  pleine  de  noblesse  et  d'élévation , 
qui  découla  tout  naturellement  du  parallélisme  du  ciel  et  de  la 
terre.  On  en  trouve  de  magnifiques  exemples  dans  le  livre  de 
Job,  dans  les  prophètes  et  les  psaumes.  Les  images  y  abondent 
pour  peindre  l'état  primitif  de  la  terre,  le  désordre  du  chaos,  la 
nuit  du  néant;  puis  la  voix  de  Dieu  appelle  la  lumière,  et  alors 
se  succèdent  de  riches  tableaux  pleins  de  joie  et  de  bonheur,  où 
tous  les  objets  de  la  création  sont  personniGés  afin  de  mieux  ren- 
dre l'hymne  universel  de  reconnaissance  et  d'amour  qui  s'élève 
vers  le  Créateur,  célèbre  sa  puissance  et  implore  sa  bénédiction. 

«  Que  la  mer  est  grande!»  s'écrie  David,  «  qu'elle  est  large  et 
spacieuse!  comme  tout  îy  fourmille!  Là,  qui  pourrait  compter? 
Tout  y  est  vivant,  le  grand,  le  petit!  La,  les  navires  vont  et  re- 
viennent; là  se  joue  le  léviathan,  formé  par  toi  pour  qu'il  se 
promène  dans  les  grandes  mers  du  monde! 

«  C'est  en  toi  qu'espèrent  tous  les  êtres  vivants;  tu  leur  dis- 
tribues à  tous,  et  dans  scn  temps,  la  pâture  qu'ils  demandent. 
Tu  donnes,  ils  recueillent:  lu  ouvres  ta  main,  ils  sont  rassasiés 
de  biens. 


HISTOIRE.  12f 

«Tu  détournes  (a  face,  toutes  les  créatures  s'effraient;  tu  re- 
tires ton  souffle,  elles  meurent,  elles  retournent  dans  la  pous- 
sière! Ta  respiration  fait  de  nouveau  circuler  ton  souffle,  eUes 
sont  créées  de  nouveau,  et  l'aspect  de  la  terre  se  renouvelle. 

c  Elle  est  éternelle,  la  gloire  de  Jéhovah  !  Jébovah  se  glorifie 
dans  ses  œuvres;  il  regarde  la  terre,  et  la  terre  tremble!  Il  tou- 
che les  montagnes,  et  les  montagnes  fument  !  Tant  que  durera 
ma  vie,  je  veux  chanter  Jéhovah;  tant  que  j'existerai,  je  veux 
louer  Dieu!  Ils  seront  doux  mes  chants  en  son  honneur,  et  je 
me  réjouirai  en  Jéhovah.  Que  par  toi  le  Seigneur  soit  loué,  d' 
mon  àme  !   Alléluia  I  s 

Ilerder  fait  l'histoire  des  patriarches  jusqu'au  grand  législateur 
des  Hébreux,  et  signale  surtout  les  points  principaux  de  cette 
histoire  qui  ont  servi  de  fondement  aux  traits  caractéristiques  do 
la  nation,  de  ses  écrits  et  de  ses  poésies.  Il  expose  avec  beau- 
coup de  savoir  tout  ce- que  le  peuple  hébreu  a  conservé  des  tra- 
ditions antérieures,  et  présente  un  admirable  tableau  de  sa  vie 
primitive  en  ayant  toujours  soin  de  mettre  en  saillie  le  côté  poé- 
tique qui  est  l'objet  principal  de  ses  recherches. 

Lorsqu'il  arrive  à  Moïse,  il  abandonne  la  forme  du  dialogue 
pour  prendre  colle  plus  grave  et  plus  suivie  du  récit;  car  il  es- 
lime  qu'ici  seulement  commence  son  livre,  dont  la  première  par- 
lie  n'était  qu'une  espèce  d'introduction  destinée  à  exciter  la  curio- 
sité du  lecteur,  à  lui  inspirer  le  goût  de  la  poésie  hébraïque,  et  à 
le  pénétrer  ainsi  de  l'importance  du  sujet  qu'il  va  traiter  main; 
tenant  d'une  manière  plus  approfondie. 

Moïse  lui  apparaît  h  la  fois  comme  législateur  et  comme  poêle. 
F.nvisagé  sous  le  point  de  vue  purement  humain,  c'est  le  plus 
vnslo  génie  qui  ait  jamais  existé.  Les  institutions  dont  il  dota  les 
llébieux,  et  qui  on  firent  une  nation  forte  et  victorieuse,  témoi- 
gnent d'une  connaissance  parfaite  des  besoins  de  son  époque  ej, 
(ios  circons(ances  au  milieu  desquelles  vivait  son  peuple.  C'est 
une  œuvre  prodigieuse  par  la  grandeur  des  vues  qui  ont  présidé 
à  son  ensemble  ajissi  bien  que  par  le  cachet  de  sollicitude  et  d& 
prévovance  dont  tous  ses  détails  sont  empreints.  L'idée  qui  do- 
minait Mnïso  était  de  conserver  intact  le  culte  du  vrai  Dieu,  d& 
le  paraiilir  do  tout  mélange  impur,   de  toute  altération  corrup- 


i30  LITTÉRATURE, 

trice,  et  quand  on  songe  à  l'état  d'abrutissement  auquel  un  long 
esclavage  avait  réduit  les  Hébreux,  on  est  saisi  de  la  plus  vive 
admiration  pour  la  puissance  de  ce  génie  organisateur,  qui  sur- 
monte tous  les  obstacles  et  accomplit  cette  audacieuse  entreprise. 
En  présence  d'un  tel  résultat,  que  signifient  les  critiques  adres- 
sées au  formalisme  de  certaines  prescriptions,  à  la  barbarie  de 
certains  usages  consacrés  par  la  loi  juive?  Moïse  ne  pouvait  pas 
prétendre  à  civiliser  subitement  les  Hébreux,  et  d'ailleurs  s'il  ap- 
pelle sa  loi  un  pacte  d'alliance  éternelle,  il  ne  la  regardait  point 
comme  un  code  immuable,  puisque  lui-même  annonçait  a  son 
peuple  qu'après  lui  il  y  aurait  des  prophètes,  c'est-a  dire  des 
hommes  sages,  envoyés  et  éclairés  par  Dieu,  comme  lui,  et  qui 
perfectionneraient  son  œuvre. 

«  Homme  divin  !  si  tu  avais  pu  reparaître  a  l'époque  où  l'on 
faisait  de  ta  loi  un  filet  pour  pêcher  des  âmes  humaines  et  les 
retenir  dans  une  enfance  perpétuelle:  à  une  époque  où  ta  légis- 
lation si  vivante  dans  toutes  ses  parties  n'était  plus  qu'un  corps 
mort  rongé  par  les  vers  :  où  la  moins  importante  de  tes  institu- 
tions était  devenue  un  veau  d'or,  autour  duquel  le  peuple  dan- 
sait et  chantait  dans  l'ivresse  d'une  idolâtrie  hypocrite;  oh!  alors 
tu  aurais  toi-même  brisé  mille  fois  (on  œuvre  ainsi  profanée,  et 
mille  fois  tu  en  aurais  fait  boire  les  cendres  aux  profanateurs, 
aux  idolâtres  qui  furent  ton  peuple!» 

Herder  continue  l'histoire  de  la  poésie  des  Hébreux,  dans  ses 
japports  avec  la  suite  des  destinées  de  ce  peuple.  11  nous  mon- 
tre son  développement  successif  dans  Moïse,  dans  les  prophètes 
et  dans  les  psalmisles,  et  s'arrête  aux  époques  de  David  et  de 
Salomon  pour  jeter  un  coup  d'œil  rapide  sur  les  vues  d'avenir 
dont  les  prophéties  étaient  pleines.  Enfin  il  termine  par  ce  beau 
chant  intitulé  :  L'âge  d'or  à  venir. 

«  Belle  prairie  des  prophètes,  le  riche  trésor  de  tes  fleurs  se 
déploie  devant  mes  regards.  Oh  !  qui  me  donnera  des  ailes  pour 
planer  au-dessus  de  vous  toutes;  pour  savourer  la  douce  rosée 
embaumée  que  recèle  votre  sein  ;  pour  me  bercer  sur  les  pétales 
de  la  rose  que  le  matin  fait  éclore  ;  pour  dormir  doucement  sur 
cette  couche  des  anges! 

«  ige  d'or!  que  tu  es  consolant,  lors  même  que  tu  ne  serais 


HISTOIRE.  151 

qu'une  vision  !  Par  toi  le  désert  se  couvre  de  la  rianle  verdure 
du  Carniel,  et  le  lys  jaillit  du  sein  des  sables  brûlants;  par  toi 
les  roses  siins  épines  fleurissent  sur  le  buisson  épineux,  et  des 
ruisseaux  de  lait  et  de  miel  sillonnent  les  prairies!  L'existence 
de  l'homme,  embellie  par  les  douces  paroles  qui  coulent  des  lè- 
vres d'un  ami,  c'est  là  ton  lait  et  ton  miel. 

Π Age  d'or!  tu  vois  germer  le  jet  qui  sera  l'arbre  de  vie  pour 
tous  les  peuples;  ses  fruits  rendront  la  force  aux  épuisés,  son 
feuillage  rendra  la  santé  aux  malades;  son  ombrage  sera  notre 
refuge,  son  bruissement  sera  un  murmure  de  lEden,  le  souffle 
de  l'esprit  du  ciel  ! 

a  Age  d'or  !  par  toi  Jéhovab  descendra  vers  nous  ;  comme  un 
bon  pasteur  il  paîtra  son  peuple,  il  cherchera  la  brebis  égarée,  il 
ranimera  sur  son  sein  l'agneau  épuisé  et  malade.  Réjouis  toi, 
espèce  humaine,  le  père  des  hommes  sera  ton  frère,  il  sera  ton 
ami  et  ton  sauveur  ! 

«Il  n'y  a  qu'un  seul  Jéhovah!  Un  seul  porte  ce  nom!  Per- 
sonne n'enseignera  à  personne  à  le  connaître,  ce  Dieu,  ce  père 
que  nous  connaîtrons.  La  sagesse  de  Dieu  et  la  douce  paix  de 
Dieu  couvriront  le  pays,  comme  les  vagues  couvrent  les  abîmes 
de  la  mer  ! 

«  Il  n'y  aura  plus  ni  séductions,  ni  moqueries,  ni  perdition  sur 
les  montagnes  sacrées  de  Dieu!  Le  loup  et  l'agneau  paîtront  côte 
à  côte  ;  le  lion  et  le  tigre  marcheront  en  troupeaux  apprivoisés; 
le  tendre  enfant  avancera  la  main  dans  le  nid  de  la  vipère,  et  la 
vipère  le  caressera  en  jouant. 

a  Les  peuples  ne  s'exerceront  plus  a  la  guerre,  leurs  glaives 
deviendront  des  faucilles,  et  leurs  lances  serviront  de  soc  a  la 
charrue  !  L'olivier  du  père  fleurira  pour  le  fils  et  pour  les  enfants 
du  fils;  la  femme  faible  et  délicate  protégera  les  héros,  la  femme, 
cette  douce  couronne  de  ses  enfants  et  de  sa  maison  ! 

«  Jéhovah  arrive-t-il?  Les  cieux  vont-ils  s'entrouvrir  pour  ver- 
ser sur  nous  des  fleuves  de  nectar?  Ah!  que  n'arrive-t-il  déjà, 
afin  que  les  nuées  nous  versent  leur  baume  et  que  la  terre  pro- 
duise des  plantes  nouvelles;  afin  que  l'aveugle  voie  de  nouveau, 
que  le  sourd  entende,  que  la  langue  du  muet  entonne  des  chants 
lia  triomphe  ! 


112  LTTEP.ATURE  , 

«Oui,  il  arrive!  Pauvres,  timides  et  faibles,  réjouissez-vou» '. 
Tendres  agneaux ,  bondissez  comme  bondit  le  chevreuil  !  Votre 
Dieu  arrive,  contemplez  le  roi  de  la  paix!  Votre  roi  arrive,  et 
vous  secourra!  Salem  sort  des  entrailles  de  la  terre!  Salem,  la 
ville  de  la  paix!  l'éternelle  demeure  du  repos  et  de  Dieu!  Par- 
tout brûle  le  suave  parfum  de  l'innocence  ;  partout  des  chants 
de  remerciement  s'élèvent  vers  les  cieux!  La  mort  n'est  plus! 
11  n'y  a  plus  de  séparation  ni  de  gémissements,  car  il  vient  d'es- 
suyer la  dernière  larme  qui  brillait  à  votre  paupière,  lui  votre 
Dieu,  lui  votre  soleil  et  votre  ombre,  lui  voire  agneau  sur  la 
prairie  à  la  verdure  éternelle  ! 

«  Fils  de  la  Vierge  !  Palmier  sacré  !  Je  veux  me  reposer  sous 
ton  ombre  !  Le  bruissement  de  tes  rameaux  rafraîchit  celui  que 
la  fatigue  accable  ;  il  donne  au  faible  des  forces  célestes!  Le  fruit 
de  tes  lèvres  est  la  vie  éternelle  ;  ton  souffle  est  un  bruissement 
de  lÉden  !  » 

La  traduction  de  M™^  de  Carlowitz  est  en  général  assez  bonne, 
quoique  Ion  pût  désirer  parfois  un  peu  plus  d'élégance  et  do 
correction.  Mais  un  défaut  que  nous  lui  reprocherons,  c'est  d'a- 
voir laissé  dans  maints  endroits  du  texte  des  mots  hébreux,  sans 
en  donner  la  traduction.  Cette  mode  allemande,  qui  peut  conve- 
nir dans  un  pays  où  l'on  n'écrit  que  pour  les  savants  dont  le  nom- 
bre est,  à  la  vérité,  plus  grand  qu'ailleurs,  désappointera  les  lec- 
teurs français;  et  pour  une  langue  dont  l'étude  est  aussi  peu  ré- 
pandue que  celle  de  l'hébreu,  il  eût  mieux  valu  laisser  de  côté 
cet  étalage  d'érudition,  ou  du  moins  le  reléguer  dans  les  notes. 


NOTICE  sur  la  vie  et  les  ouvrages  de  A. -P.  de  CandoUe,  par  M.  A. 
de  la  Rive,  professeur;  Genève,  in-S", 

De  CandoUe  naquit  à  Genève  en  1778,  la  même  année  au 
commencement  de  laquelle  était  mort  Linné,  dont  il  devait  se 
montrer  le  glorieux  continuateur  en  imprimant  un  essor  fécond 
à  l'étude  de  la  botanique.  Ses  études  se  firent  au  milieu  des  agi- 
tations do  la  périodQ  révolutionnaire  qui  les  interrompirent  a  plu- 


HISTOIRE.  153 

sieurs  reprises  en  forçant  ses  parents  à  se  réfugier  dans  une  cam- 
pagne qu'ils  possédaient  près  des  bords  du  lac  de  Neucliâtel. 
Mais  placé  de  bonne  heure  en  rapport  avec  des  savants  distin- 
gués tels  que  Senebier,  De  Saussure  et  autres  dont  Genève  s'ho- 
norait alors,  le  jeune  De  Candolle  ne  tarda  pas  à  sentir  naîtro 
%^  lui  l'amour  de  la  science.  La  Direction  spéciale  de  ses  émi- 
nentes  facultés  se  manifesta  bientôt.  Résistant  à  l'impulsion  do 
ses  maîtres  qui  le  poussaient  vers  la  physique,  il  voulut  être  bo- 
taniste et  montra  dès  ses  premiers  travaux  un  talent  d'observation 
très-remarquable.  Des  recherches  ingénieuses  sur  la  végétation, 
du  gui  et  sur  la  marche  de  la  sève  dans  les  lichens,  annoncèrent 
à  la  fois  chez  lui  le  désir  d'aborder  les  questions  les  pins  difficiles 
et  la  capacité  nécessaire  pour  le  faire  avec  succès.  A  peine  âgé 
de  vingt  ans,  il  fut  déjà  jugé  digne  d'être  nommé  membre  de  la 
Société  de  physique  et  d'histoire  naturelle  de  Genève. 

Vers  cette  époque ,  la  réunion  de  Genève  à  la  France  décida 
le  jeune  De  Candolle  a  se  rendre  a  Paris  pour  y  chercher  une 
carrière  que  sa  patrie,  privée  de  son  indépendance,  ne  pouvait 
plus  lui  ofTrir.  Là,  il  essaya  d'abord  quelques  éludes  de  méde- 
cine, mais  cette  vocation  n'avait  pas  d'attrait  pour  lui,  et  cédant 
à  son  goût  naturel,  il  quitta  les  hôpitaux  pour  le  Jardin  des 
plantes,  où  son  assiduité  le  fit  remarquer  bientôt  par  M.  Desfon- 
taines, qui  le  désigna  pour  rédiger  le  texte  du  bel  ouvrage  de 
Redouté  sur  les  plantes  grasses.  Cette  entreprise,  qui  obtint  un 
grand  succès,  ouvrit  à  De  Candolle  l'accès  do  tous  les  herbiers, 
et  le  mit  en  relation  avec  une  foule  d'hommes  supérieurs  dont 
les  conseils  et  les  encouragements  lui  furent  très-précieux.  Son 
intelligence  prompte,  son  esprit  lucide  et  actif,  surent  tirer  d'un 
pareil  commerce  le  parti  le  plus  fécond. 

Tout  en  poursuivant  avec  un  zèle  infatigable  l'objet  spécial 
de  ses  études,  il  saisissait  avidement  les  idées  utiles  qui  se  pré- 
sentaient 'a  lui,  de  quelque  nature  qu'elles  fussent,  et  s'intéres- 
sait au  mouvement  général  de  la  société,  non  moins  qu'à  ta 
science.  Les  efforts  de  la  philanthropie,  les  saines  notions  da 
l'économie  politique  trouvèrent  en  lui  un  auxiliaire  plein  d'ar- 
deur. Quoique  se  souciant  peu  de  la  politique  et  n'aimant  pas  ^ 
s'en  mêler,  il  fut  appelé  a  y  jouer  un  rôle  dans  une  occasion  re- 

13 


134  LITTÉRATURE, 

luarquable  et  s'en  (ira  d'une  manière  qui  lui  Cl  honneur,  e  II 
s'agissait  de  faire  connaître  au  Premier  Consul  les  vœux  de  chaque 
département.  Désigné  à  cet  eiîet,  avec  M.  Fabry  de  Gex  et  M. 
Bastian  de  Frangy,  au  nom  du  département  du  Léman ,  De  Can- 
dolie  n'ignorait  pas  ce  qu'il  y  avait  de  délicat  à  représenter,  au- 
près du  gouvernement  français,  Genève  qui  avait  vu  avec  douleur 
sa  réunion  à  la  France,  et  dont  Bonaparte  disait:  on  parle  trop 
bien  anglais  à  Genève.  Aussi,  quand  s'approchant  de  la  dépula- 
tion  du  département  du  Léman,  et  s'adressant  plus  particuliè- 
rement au  député  de  Genève,  le  Premier  Consul  demanda:  Eh 
bien,  Genève  est-elle  contente  de  sa  réunion  à  la  France  ? —  Non, 
général,  répondit  De  Candolle ,  mais  depuis  le  \S  brumaire  elle 
est  un  peu  moins  mécontente,  cachant  ainsi  habilement,  sous  la 
fleur  d'une  flatterie  persoiiîielle  qui  avait  un  fond  de  vérité,  ce 
que  cette  réponse  courageuse  d'un  véritable  Genevois  avait  de 
hardi  et  de  peu  obligeant  pour  la  France.  Bonaparte  ne  parut 
point  blessé  de  la  franchise  du  député  ;  il  chercha  seulement  à 
lui  démontrer  les  avantages  pour  Ger.ève  de  sa  réunion  à  la 
France,  sous  les  rapports  commerciaux  et  industriels.  S'aperçut- 
il  qu'il  n'avait  pas  produit  une  bien  grande  conviction  sur  l'es- 
prit de  son  interlocuteur?  On  peut  le  croire,  car  De  Candolle 
fut  du  petit  nombre  des  savants  de  l'époque  qui  n'eurent  jamais 
part  aux  faveurs  impériales.  » 

Mais,  heureusement,  le  génie  n'a  pas  besoin  de  la  faveur 
pour  se  développer.  Les  travaux  successifs  de  De  Candolle  atti- 
raient de  plus  en  plus  l'attention  du  monde  savant.  Ses  recher- 
ches sur  le  sommeil  des  plantes  et  les  curieux  résultats  de  ses 
expériences  a  ce  sujet,  frappèrent  l'Académie  des  Sciences,  qui 
le  désigna  comme  l'un  des  candidats  à  une  place  vacante  dans 
sa  section  de  botanique.  11  ne  fut  pas  élu,  mais  pour  un  jeune 
homme  de  vingt-deux  ans ,  le  fait  seul  de  cette  présentation  était 
déjà  fort  honorable. 

Choisi  par  Lamarck  pour  publier  une  nouvelle  édition  de  sa 
Flore  française  en  la  mettant  au  niveau  de  la  science,  il  s'ac- 
quitta de  cette  importante  entreprise  avec  non  moins  de  talent 
(lue  de  zèle ,  et  fit  en  quelque  sorte  de  la  Flore  un  ouvrage  tout 
nouveau,  soii  par  les  nombreuses  additions  dont  il  l'enrichit. 


ïilSTOlRE.  1^ 

soit  par  les  perfectionnements  essentiels  qu'il  apporta  dans  la 
méthode  que  Lamarck  avait  suivie. 

Le  désir  de  se  livrer  à  l'enseignement,  et  un  second  échec 
que  d'injustes  préventions  lui  firent  éprouver  dans  une  nouvelle 
candidature  à  l'Académie  des  Sciences,  l'engagèrent  a  s'éloigner 
de  Paris  pour  aller  remplir  unp  place  de  professeur  de  botanique 
dans  la  faculté  de  médecine  de  Montpellier.  C'était  un  véritable 
sacrifice,  car  il  abandonnait  ainsi  des  espérances  plus  brillantes 
qu'il  pouvait  bien  nourrir  sans  trop  de  présomption ,  il  quittait 
le  grand  théâtre  des  succès  éclatants,  des  élévations  rapides, 
pour  la  vie  calme  et  retirée  d'une  ville  de  province,  oii  il  ne  de- 
vait point  retrouver  ni  le  concours  d'hommes  supérieurs,  ni  les 
ressources  innombrables  que  lui  offrait  la  capitale.  Mais  d'un 
autre  coté  le  séfour  de  Montpellier  avait  l'avantage  d'être  plus 
favorable  a  des  études  suivies,  a  La  vie  de  Paris,  tout  en  offrant 
de  grandes  ressources  et  de  nombreux  encouragements,  n'est 
pas  sans  quelques  inconvénients  pour  l'homme  de  science  qui 
veut  se  livrer  à  des  travaux  de  longue  haleine.  Indépendamment 
des  distractions  de  différents  genres  dont  il  est  entouré,  ua 
jeune  savant,  quand  il  est  plein  d'ardeur,  se  préoccupe  de  tout 
ce  qu'il  entend;  il  se  trouve  attiré  vers  plusieurs  genres  de  re- 
cherches à  la  fois;  trop  de  sujets  l'intéressent,  il  voudrait  pou- 
voir les  embrasser  tous,  et  souvent,  à  la  vue  de  ces  routes  di- 
verses, il  a  peine  à  se  décider  a  en  suivre  une  d'une  manière 
complète.  Ce  n'est  pas  tout  :  une  fois  qu'il  a  fait  son  choix,  il  est 
poursuivi  par  l'idée  de  n'être  pas  de'ancé;  il  se  hâte  d'achever 
ses  travaux  pour  les  communiquer  h  des  sociétés  savantes,  ou 
pour  les  livrer  à  la  publicité,  s'exposant  ainsi  à  ne  pas  y  apporter 
toute  la  maturité  nécessaire.  Les  succès  dont  il  est  témoin  excitent 
son  ambition;  les  lauriers  de  Miltiade  troublent  son  sommeil,  et, 
dans  sa  fièvre  pour  réussir,  il  perd  souvent  le  calme  qui  est  la 
condition  nécessaire  de  son  propre  succès.  Sans  doute,  ces  im- 
pressions et  ces  sentiments  ne  se  développent  pas  chez  tous  au 
même  degré;  sans  doute,  ils  produisent  souvent  d'excellents 
effets  et  amènent  quelquefois  de  brillants  résultats:  mais  ils 
risquent  aussi,  quand  ils  dominent  trop  exclusivement,  de  deve- 
nir des  pièges  dangereux  sur  la  route  des  jeunes  adeptes  de  la 


136  LITTÉRATURE, 

science.  Ils  sont  nécessaires  dans  une  certaine  proportion,  j"e» 
suis  convaincu;  mais  il  faut  qu'ils  soient  suivis  d'une  vie  plus 
calme,  plus  isolée,  qui  permette  à  l'esprit  de  so  replier  sur  lui- 
même,  de  retrouver  son  originalité  et  son  indépendance,  quel- 
quefois compromises  par  la  crainte  de  heurter  les  opinions  do- 
minantes, et  qui  fasse  mûrir,  par  la  méditation,  des  fruits  souvent 
étiolés  sous  la  chaleur  factice  de  la  serre  chaude.  » 

D'ailleurs,  De  Candolle  déploya  dans  l'enseignement  une  su- 
périorité telle,  qu'il  se  concilia  dès  son  début  l'estime  de  se* 
collègues,  l'admiration  enthousiaste  de  ses  élèves  et  obtint  bien- 
tôt l'influence  la  plus  grande.  Ses  leçons  improvisées  avec  un 
talent  plein  de  charme  et  d'originalité  furent  suivies  par  trois  ou 
quatre  cents  auditeurs.  Le  succès  de  cette  improvisation  fore* 
tous  les  autres  professeurs  à  suivre  la  même  méthode,  sous  peine 
de  voir  leurs  cours  abandonnés.  Puis,  une  fois  par  semaine,  il 
menait  herboriser  ses  élèves,  leur  expliquant  les  caractères  des 
plantes  qu'ils  avaient  recueillies,  et,  distinguant  parmi  eux  ceux  qui 
montraient  le  plus  d'intelligence  et  d'intérêt  pour  la  science,  en 
formait  un  petit  corps  d'élite  dont  il  s'entourait  plus  particuliè- 
rement. A  côté  de  ces  occupations  actives,  il  trouvait  dans  la 
vie  paisible  de  Montpellier  le  calme  favorable  aux  travaux  du 
cabinet.  C'est  la  qu'il  écrivit  la  Théorie  élémentaire  de  la  bota- 
nique, l'un  de  ses  principaux  ouvrages,  aussi  remarquable  par 
la  profondeur  des  idées  que  par  la  clarté  de  l'exposition  et  b 
mérite  du  style. 

En  1814  et  1813,  les  circonstances  politiques  qui  accompa- 
gnèrent la  Restauration  rendirent  le  séjour  de  Monipellier  peu 
agréable  "a  De  Candolle,  qui  résolut  dès  loi-s  de  le  quitter.  Ses 
vues  semblaient  devoir  se  porter  d'abord  vers  Paris.  Mais  des 
offres  bien  modestes  qui  lui  furent  faites  pour  l'attirer 'a  Genève, 
l'emportèrent  sur  toute  autre  considération.  Il  avait  voué  dans 
son  cœur  un  attachement  sincère  h  sa  véritable  patrie,  et  la  pen- 
sée de  pouvoir  contribuer,  par  sa  présence ,  à  jeter  quelque  lustro 
sur  l'ère  nouvelle  qui  s'ouvrait  devant  elle,  avait  pour  lui  plus 
d'attrait  quo  toutes  les  espérances  d'ambition  ou  de  fortune  que 
lai  présentait  Paris. 

Genève,  rendue  'a  l'indépondancc,  grâce  aux  efiforts  de  citoyens 


HISTOIRE.  1*7 

dévoués  qui,  n'ayant  jamais  désespéré  de  son  sort  pendant  toute 
!a  période  de  l'occupation  française,  se  trouvèrent  prêts  h.  récla- 
mer en  son  nom  auprès  des  Puissances  alliées,  et  surent  les  in- 
téresser à  elle;  Genève  recouvrant  sa  liberté  possédait  alors  une 
élite  d'hommes  supérieurs  bien  propres  a  féconder  son  avenir. 
Plusieurs  d'entre  eux,  tels  que  Charles  Pictet,  Pierre  Prévost, 
Sismondi,  Bonstetten  s'étaient  fait  une  réputation  presque  eu- 
ropéenne par  leurs  travaux  de  divers  genres.  En  même  temps 
que  De  Candolle  revenaient  D'Ivernois  et  Dumont,  apportant 
avec  eux  les  fruils  d'un  long  séjour  en  Angleterre,  cette  terre 
classique  des  institutions  représentatives.  Un  réfugié  italien, 
P.  Rossi,  recevait  un  accueil  digne  de  ses  brillantes  facultés  qu'il 
semblait  vouloir  consacrer  dorénavant  a  cette  nouvelle  patrie  qui 
l'avait  adopté.  Enfin  le  jurisconsulte  Lcllof,  et  d'autres  Genevois 
pleins  de  zèle  et  d'intclHgence,  travaillaient  avec  ardeur  a  recon. 
slituer  la  petite  république,  dont  l'esprit  national  se  réveillait  sous 
leur  impulsion  féconde. 

De  Candolle,  installé  comme  professeur  a  l'Académie  de  Ge- 
nève, y  trouva  bientôt  de  quoi  satisfaire  son  infatigable  activité. 
Un  jardin  botanique,  établi  avec  le  concours  d'une  souscription 
particulière,  fut  placé  sous  sa  direction.  Plusieurs  autres  insti- 
tutions utiles  furent  provoquées  et  secondées  par  lui.  Il  prit  part 
à  presque  toutes  les  innovations  heureuses  que  Genève  vit  s'exé- 
cuter de  1816  à  1841,  son  nom  se  retrouve  mêlé  h  toutes  les 
questions  importantes  qui  se  discutèrent  dans  le  sein  des  Conseils. 
En  même  temps  son  esprit  plein  de  charme  et  de  bienveillance, 
sa  conversation  brillante  et  solide,  sa  renommée  toujours  crois- 
sante jetaient  un  lustre  nouveau  sur  la  société  genevoise,  et,  a 
coté  des  immenses  travaux  scientifiques  dont  il  poursuivait  aver 
courage  l'accomplissement,  il  savait  encore  trouver  le  temps 
d'exercer  l'hospitalité  la  plus  aimable  envers  tous  les  étrangers 
de  quelque  distinction  qui  passaient  par  Genève. 

Cette  existence  si  belle  et  si  remplie  nous  est  racontée  par  un 
autre  savant  bien  fait  pour  la  comprendre,  qui  a  connu  De  Can- 
dolle dans  l'intimité,  qui  a  été  son  collègue,  qui,  comme  lui,  sait 
unir  au  plus  haut  degré  l'amour  de  la  science  avec  le  dévoue- 
qienl  à  son  pays,  et  (aire  dans  ce  double  but  le  plus  noble  usagf 

13* 


138  LITTÉRATURE,  HISTOIRE. 

de  ses  facultés  émii  enlcs  ainsi  que  d'une  fo;!une  considérable. 
La  Nolice  do  M.  de  la  Rive  est  un  travail  du  plus  haut  intérêt, 
digne  hommage  rendu  a  la  mémoire  de  Do  CandoUe,  où  l'on  voit 
toute  l'étendue  de  la  perte  que  Genève  a  faite,  mais  témoignage 
consolant  aussi,  qui  prouve  que  Genève  possède  encore  des  élé- 
ments de  vie  et  de  force,  des  citoyens  capables  de  la  soutenir  au 
dedans  et  de  rilUistrer  au  dehors. 


MEnVElLLES  et  Peaiités  âe  la  Nature  en  France,  par  G.-I».  I>p- 
j)iiig  ,  9e  l'dilion  enlièrement  reiVuiduc;  Paris,  chex  Didier,  '•ô  , 
quai  des  Auguslins,  \  vol.  iii-12,  5  fr.  50  c. 

Ce  petit  ouvrage,  souvent  réimprimé,  a  pris  rang  parmi  les 
livres  favoris  de  la  jeunesse.  L'histoire  naturelle  est  la  science 
qui  offre  le  plus  daltrait  aux  enfants,  lorsque  surtout  elle  leur 
est  présentée  d'une  manière  intéressante,  non  sous  la  forme  d'un 
enseignement  méthodique  hérissé  de  tous  les  ennuis  de  la  classi- 
fication, mais  sous  celle  d'un  récit  descriptif  propre  à  exciter  lo 
curiosité,  à  stimuler  l'intelligence,  et  se  rattachant  aux  lieux  qu» 
l'on  connaît,  aux  objets  dont  on  est  habituellement  entouré. 
Elle  devient  ainsi  un  auxiliaire  précieux  pour  l'étude  de  la  géo- 
graphie et  même  de  Ihisloire.  Les  men-eilles  de  la  nature  cap- 
tivent mieux  l'attention  et  se  gravent  plus  facilement  dans  la 
mémoire  que  les  noms  de  villes,  de  fleuves  ou  de  montagnes; 
ks  anecdotes  curieuses,  les  souvenirs  que  réveillent  telles  ruine» 
ou  tels  sites,  caractérisent  souvent  mieux  une  époque  et  la  font 
mieux  comprendre  que  la  narralion  rapide  d'un  historien  qui  est 
obligé  de  négliger  les  détails  pour  ne  résumer  que  les  faits  prin- 
cipaux. C'est  ainsi  que  M.  Deppiog  fait  parcourir  à  ses  jeunes 
lecteurs  les  diverses  parties  de  la  France,  et  leur  décrit  tout  co 
qu'elles  renferment  de  propre  à  les  intéresser.  Il  ne  néglige  au- 
cun détail  scientifique  important,  et  s'efforce  de  les  mettre  par 
des  explications  claires  et  précises  à  la  portée  de  toutes  les  intel- 
ligences. On  y  trouve  des  notions  générales  très-variées,  et  la 
«harme  que  l'auteur  a  su  leur  donner  par  un  style  •gréable,  par 


SCIENCES  ET  ARTS.  13f 

une  forme  ingénieuse  bien  faite  pour  captiver  l'atleniion,  re'nd 
son  livre  non  moins  amusant  qu'instructif. 


SCIENCES  ET  ARTS. 


CHOIX  cics  plus  belles  roses,  recueil  de  cent  planches,  peintes  ('e 
grandeur  naturelle,  par  Î\I.  Maubert;  Paris,  f»^  livr.,  in-l°  de 
4  planches  coloriées  avec  le  plus  grand  soin ,  5  fr.  I/ouvrage  sera 
ctjmplct  en  25  livraisons. 

Depuis  la  publication  des  Roses  de  Redouté,  quelques  recueils 
ont  donné  à  de  longs  intervalles  les  figures  plus  ou  moins  re- 
connnissables  de  quelques  roses  au  moment  où  leur  apparition 
faisait  sensation  dans  le  monde  horticole;  mais  il  n'a  été  ofî'erl 
au  public  aucune  réunion  do  roses  figurées  répondant  à  l'état 
avancé  do  la  culture  des  rosiers,  et  pouvant  donner  une  idée 
exacte  des  formes  les  plus  distinguées  sous  lesquelles  la  rein© 
des  fleurs  brille  aujourd'hui  dans  nos  jardins.  C'est  cette  lacuuQ 
que  doit  combler  ce  recueil. 

Les  roses  simples  et  semi-doubles  ont  été  dépassées  de  si  loin 
par  les  magnifiques  roses  doubles  de  toutes  sortes  mises  de  nos 
jours  dons  le  commerce  de  l'horticulture,  qu'une  collection  d'il 
y  a  vingt  ans  ne  serait  plus  présentable;  ce  n'est  point  l'eiret 
d'un  caprice  de  la  mode,  c'est  que  nos  roses  hybrides  modernes 
de  toutes  les  formes  et  de  toutes  les  nuances  ont,  en  dehors  d« 
toute  beauté  de  convention,  un  mérite  réel  de  beaucoup  supé- 
rieur à  celui  des  roses  qu'on  admirait  le  plus  avant  d'en  posséder 
de  plus  parfaites.  Les  médiocrités  sont  donc  exclues  des  collec- 
tions; elles  le  sont  à  juste  titre,  et  pour  les  roses  qui  prcnnonl 
leur  place,  ce  n'est  point  une  usurpation,  c'est  une  conquête 
basée  sur  le  droit  légitime  do  la  beauté. 

Le  pericctionnement  des  roses  par  la  culture  et  la  propagatioR 
des  plus  belles  variétés  ont  confirmé  l'axiome  des  économistes  : 
la  production  engendre- la  consommation.  Le  nombre  des  awa-- 


140  SCIENCES  ET  ARTS. 

teurs  de  rosiers  ne  cesse  de  s'accroître;  bientôt  il  n'y  aura  plus 
de  jardin  tenu  avec  quelque  soin  qui  ne  possède  sa  collection  de 
rosiers;  déjà  il  n'est  pas  rare  de  rencontrer  réunies  dans  un 
môme  parterre  plusieurs  centaines  de  belles  roses,  toutes  dignes 
à  divers  titres  des  soins  dont  elles  sont  l'objet. 

Le  moment  ne  pouvait  donc  être  mieux  choisi  pour  publier 
un  recueil  de  figures  représentant  les  roses  actuellement  les  plus 
recherchées.  Ceux  qui  possèdent  déjà  des  collections  aimeront  a 
revoir,  après  l'époque  malheureusement  trop  fugitive  de  leur 
floraison  ,  les  plus  belles  de  leurs  fleurs  favorites;  ceux  qui  n'en 
ont  point  s'occuperont  de  s'en  créer  une,  trouveront  parmi  les 
roses  figurées  par  M.  Maubert  les  portraits  rigoureusement  fidèles 
des  fleurs  les  plus  dignes  de  fixer  leur  choix  incertain.  En  limi- 
tant à  cent  le  nombre  des  espèces  admises  dans  ce  choix,  nous 
avons  voulu  éviter  l'inconvénient  qui  résulte  du  prix  trop  élevé 
d'une  œuvre  trop  étendue;  d'ailleurs,  quoique  les  collections 
les  plus  riches  de  rosiers  dépassent  le  chiffre  de  900  espèces  ou 
variétés,  on  peut  affirmer  que  cent  rosiers  d'élite,  choisis  parmi 
ce  que  le  genre  rosier  contient  de  plus  précieux  et  de  plus  parfait, 
composent  déjà  une  fort  riche  collection. 

Quelques  lignes  de  texte  au  bas  de  chaque  planche  nous  ont 
paru  sufGsanles  en  présence  de  portraits  si  conformes  h  la  nature. 
Quelle  description  la  plus  minutieusement  détaillée  peut  valoir 
la  vue  de  l'objet  décrit? 

On  peut  d'ailleurs,  pour  les  détails  historiques,  botaniques  et 
didactiques  sur  les  rosiers  et  leur  culture,  recourir  à  l'excellent 
traité  de.  M.  Loiscleur-Deslougchamps ,  dont  le  mérite  est  au- 
jourd'hui généralement  reconnu  par  les  horticulteurs. 


DES  HALLUCirVATIOÎVS  ou  histoire  raisonnée  ^es  apparitions,  dfs 
visions,  des  songes,  de  rextasc,  du  niagnélisrae  et  du  somnambu- 
lisme, par  le  D"-  A.  Bricrrede  Boismont;  Paris,  i  vol.  in-S",  G  fr. 

L'hallucination  est  un  des  phénomènes  les  plus  curieux  quo 
présente  l'histoire  do  l'homme  considéré  soit  sous  le  rapport 
physique,  soit  sous  le  rapport  moral.  Son  étude  offre  un  vaste 


SCIENCES  ET  ART&.  144 

champ  aux  recherches  et  peut  conduire  a  h  solution  des  problè- 
mes les  plus  importants  qui  préoccupent  notre  âme.  En  effet, 
les  hallucinations  ont  joué  parfois  un  rôle  dans  les  idées  reli- 
gieuses; elles  ne  sont  pas  sans  quelque  rapport  avec  l'inspira- 
tion; nous  les  voyons  exercer  leur  influence  jusque  sur  les  es- 
prits supérieurs  et  se  présenter  chez  eux  unies  aux  facultés  les 
plus  précieuses.  Il  est  même  souvent  difCcile  de  les  distinguer 
des  perceptions  du  génie,  et  c'est  ce  qui  a  fait  plus  d'une  fois 
taxer  de  folie  de  grands  hommes  dont  les  vues  étaient  trop  avan- 
cées pour  leur  siècle.  On  doit  donc  se  garder  de  les  envisager 
seulement  sous  le  rapport  médical  et  de  prétendre  en  retrouver 
toujours  la  cause  dans  les  désordres  de  l'organisation  physique. 
Il  est  évident  qu'elles  peuvent  aussi  tenir  a  certains  phénomènes 
moraux  dont  il  ne  nous  est  pas  donné  de  percer  le  mystère.  L'é- 
ducation, les  préjugés  généralemeiït  répandus,  l'atmosphère  d'i- 
dées et  de  croyances ,  au  milieu  de  laquelle  on  naît  et  l'on  vit, 
exercent  sur  l'âme  humaine  une  action  puissante.  Les  résultats 
s'en  manifestent  surtout  dans  les  tendances  de  l'imagination  et 
dans  les  procédés  de  la  pensée.  Ils  donnent  aux  rêves  de  l'un© 
et  aux  spéculations  de  l'autre  des  formes  étranges  et  saisissantes, 
et  produisent  ainsi  des  terreurs  superstitieuses  ou  des  convictions 
non  raisonnées  qui  dominent  parfois  tout  un  peuple,  toute  une 
époque,  tantôt  pour  l'asservir  au  joug  le  plus  oppressif,  tantôt 
pour  lui  imprimer  l'élan  le  plus  fécond.  Mallebranche  explique 
avec  beaucoup  de  justesse  comment  s'accréditent  les  opinions- 
erronées.  «Un  pâtre  dans  sa  bergerie  raconte,  après  souper,  à 
sa  femme  et  à  ses  enfants,  les  aventures  du  sabbat.  Comme  son 
imagination  est  un  peu  échauffée  par  les  vapeurs  du  vin,  et  qu'il 
croit  avoir  assisté  plusieurs  fois  à  celte  assemblée  imaginaire,  il 
ne  manque  pas  d'en  parler  d'une  manière  forte  et  vive.  Il  n'est 
pas  douteux  que  les  enfants  et  la  femme  ne  demeurent  tout  ef- 
frayes, pénétres  et  convaincus  de  tout  ce  qu'ils  viennent  d'enten- 
dre. C'est  un  mari,  c'est  un  père  qui  parle  de  ce  qu'il  a  vu,  dt 
ce  qu'il  a  fait;  on  l'aime  et  on  le  respecte  :  pourquoi  ne  le  croi- 
raiton  pas?  Ces  récils  se  gravent  profondément  dans  leur  mé- 
nxoire,  ils  s'y  accumulent  :  les  frayeurs  passent,  la  convictioa 
domouro;  enfin  la  curiosité  les  prend  d'y  aller.  Ils  se  frottent. 


14Î  SCIENCES  ET  ARTS. 

ils  se  couchent;  les  songes  leur  présentent  les  cérémonies  du 
sabbat.  Ils  se  lèvent  ;  ils  s'en(re-demandent  et  s'entre-disent  ce 
qu'ils  ont  vu  :  ils  se  fortifient  dans  cette  croyance,  et  celui  qui 
a  l'imagination  la  plus  forte,  persuadant  mieux  les  autres,  ne 
manque  pas  de  régler  en  peu  de  mois  l'histoire  imaginaire  du 
sabbat.  Voilà  donc  des  sorciers  achevés  que  le  pâtre  a  faits;  et 
ils  en  feront  un  jour  beaucoup  d'autres,  si,  ayant  l'imagination 
forte  et  vive,  la  crainte  ne  les  empêche  pas  de  conter  de  pareilles 
histoires.!) 

Cette  explication  peut  s'appliquer  également  au  succès  qu'ob- 
tiennent dans  les  classes  les  plus  éclairées  de  la  société  certaines 
doctrines  mystérieuses  comme  celle  du  magnétisme  et  de  ses 
merveilleux  phénomènes.  C'est  toujours  l'effet  de  l'imagination 
dont  le  pouvoir  irrésistible  domine  encore  malgré  les  lumières  de 
l'intelligence,  a  Le  besoin  de  croire  est  un  trait  dislmctif  de 
notre  espèce.  Quand  il  prend  pour  guides  la  foi  et  la  raison,  il 
conduit  sans  obstacles  au  but  vers  lequel  nous  tendons  tous  ;  mais 
s'il  s'appuie  exclusivement  sur  l'une  ou  sur  l'autre,  les  plus  gra- 
ves erreurs  peuvent  en  être  les  conséquences.  La  foi  sans  la 
raison  mène  directement  à  la  superslilion,  et  la  raison  sans  la 
foi  aboutit  presque  toujours  à  l'orgueil.» 

Les  hallucinations  qui  en  résultent  échappent  tout  à  fait  à  l'art 
médical ,  mais  elles  peuvent  se  rapporter  avec  toutes  les  autres 
à  une  cause  commune  qui  se  trouve  dans  le  besoin  que  nous 
avons  de  nous  repaître  d'images,  étant  sans  cesse  débordés  par 
le  monde  extérieur  qui  fait  invasion  par  tous  nos  sens  a  la  fois. 

c  Les  signes  sensibles  formant  les  matériaux  exclusifs  des  hal- 
lucinations, tout  ce  qui  détermine  une  impression  forte  sur  l'es- 
prit peut,  dans  des  circonstances  données,  produire  une  image, 
un  son,  une  odeur,  etc.  Ainsi,  lorsqu'un  homme  s'est  longtemps  ' 
livré  'a  des  méditations  profondes,  il  voit  souvent  la  pensée  qui 
'absorbait  se  revêtir  d'une  forme  matérielle;  le  travail  intellec* 
tuel  cessant,  la  vision  disparaît,  et  il  se  l'explique  par  des  lois 
naturelles.  Mais  si  cet  homme  vit  h  une  époque  où  les  apparitions 
d'esprits,  de  démons,  d'àmes,  de  fantômes  sont  une  croyance  gé- 
nérale, la  vision  devient  une  réalité,  avec  cette  différence  que, 
si  son  intelligence  est  saine,  sa  raison  droite,  celte  apparition 


SCIENCES  ET  ARTS.  14â 

n'a  aucun  empire  sur  lui,  et  qu'il  s'acquitte  des  devoirs  de  la  vit 
sociale  aussi  bien  que  celui  qui  n'aurait  pas  d'hallucinations.» 

Ainsi  les  hallucinations  des  hommes  célèbres  ont  fort  bien  pu 
n'avoir  aucune  influeiice  sur  leur  conduite,  et  ne  porter  nulle 
atteinte  aux  vérités  qu'ils  enseignaient.  Elles  étaient  le  reflet  des 
préjugés  de  leur  siècle,  mais  la  force  supérieure  de  la  raison  n'en 
était  point  ébranlée  chez  eux.  On  peut  même  dire  que  cette  for- 
me de  l'inspiralipn  était  nécessaire  à  l'accomplissement  de  leur 
œuvre,  et  ce  serait  une  folle  présomption  que  de  vouloir  soumet- 
tre ces  grands  mystères  de  l'âme  à  l'analyse  de  notre  faible  rai- 
sonnement. Mais  il  n'en  est  pas  de  même  chez  le  commun  de» 
hommes  ;  pour  la  plupart  d'entre  eux  les  hallucinations  condui- 
sent tout  droit  à  la  folie,  parce  qu'ils  ne  possèdent  pas  des  facultés 
assez  puissantes  pour  comballre  des  impressions  vives,  fortes  et 
sans  cesse  répétées,  pour  repousser  des  images  qui  se  changent 
bientôt  en  réahlés  à  leurs  yeux.  C'est  alors  qu'il  est  nécessaire 
d'y  apporter  un  remède,  si  l'on  ne  veut  pas  que  la  raison  suc- 
combe, et  dans  ce  but  l'art  médical  emploie  tantôt  des  moyens 
thérapeutiques,  tantôt  un  traitement  moral  suivant  les  circon- 
stances. 

Les  cas  qui  se  présentent  sont  tellement  variés  qu'il  est  pres- 
que impossible  de  poser  des  principes  généraux  qui  puissent 
s'appliquer  a  (ous.  Il  est  même  assez  difficile  de  les  classer  avec 
méthode  d'une  manière  un  peu  complète,  car  ils  sont  sujets  à 
des  modifications  innombrables,  et  changent  souvent  d'aspect  d'un 
individu  à  l'autre,  sans  qu'on  puisse  toujours  bien  déterminer 
la  cause  de  ces  différences.  La  classification  de  M.  Brierre  com- 
prend onze  sections,  qui  se  subdivisent  en  une  foule  de  chapitres, 
selon  la  nature  des  désordres  physiques  ou  intellectuels  dont  les 
hallucinations  sont  accompagnées.  Mais  c'est  surtout  par  l'exa- 
men d'une  foule  de  faits  particuliers  qu'il  cherche  à  jeter  quelque 
jour  sur  la  marche  que  le  médecin  doit  suivre.  ProOtant  de  sa 
propre  expérience  et  de  celle  d'autres  praticiens  distingués,  il 
lite  de  nombreux  exemples  de  tous  les  genres  d'hallucinations, 
en  exposant  avec  soin  leurs  causes,  leurs  symptômes  et  la  mar- 
che du  traitement  employé  pour  les  guérir.  On  y  voit  que  sur 
190  faits  observés,  «  115  fois  les  causes  qui  ont  favorisé  le  d«- 


144  SCIENCES  ET  ABTS. 

Yeloppement  des  hallucinations  ont  élé  :  les  méditations  portée» 
jusqu'à  l'extase,  les  idées  dominantes  de  l'époque,  religieuses, 
politiques,  superstitieuses,  etc.,  les  compositions  fantastiques, 
les  concentrations  de  la  pensée,  la  contention  de  l'esprit,  les 
passions  exclusives ,  les  préoccupations,  les  inquiétudes ,  les  re- 
mords, les  chagrins,  les  excès  d'études,  l'amour,  l'espérance, 
la  jalousie  et  la  colère.» 

Il  est  donc  assez  certain  que  le  plus  souvent  c'est  aux  moyen» 
moraux  que  le  médecin  doit  avoir  recours,  et  que  dans  bien  des 
cas  il  ne  peut  réussir  qu'en  traitant  le  malade  comme  un  enfant 
qu'il  faut  dompter,  qu'en  lui  imposant  le  joug  d'une  volonté  d« 
fer.  Cependant  M.  Brierre  ne  pense  pas  qu'on  doive  se  faire  à 
cet  égard  un  svstènie  absolu,  car  chaque  caractère  demande  en 
quelque  sorte  des  ménagements  particuliers,  et  d'ailleurs  il  re- 
garde l'usage  des  moyens  thérapeutiques  comme  un  auxiliaire 
toujours  précieux  dont  on  ne  saurait  point  se  passer.  Son  livre, 
utile  aux  médecins  par  les  excellentes  directions  qu'il  leur  donne, 
offre  de  plus  une  lecture  fort  intéressante  pour  tout  le  monde. 
Les  curieux  phénomènes  de  l'hallucination  nous  révèlent  tout  un 
ordre  nouveau  de  relations  entre  le  corps  et  l'âme,  dont  nous 
ne  saisissons  qu'imparfaitement  la  nature,  mais  qui  est  bien  di- 
gne de  notre  observation.  C'est  là  seulement  que  peut  se  trouver 
la  clé  du  don  de  seconde  vue,  des  actes  du  somnambulisme,  des 
efTets  du  magnétisme  animal  et  de  tant  d'autres  faits  étranges, 
dont  le  mystérieux  caractère  exerce  un  si  grand  empire  sur  la 
eréduliié  publique. 


CENEVF,    IMPRniERIE  DE  FERD.    RAMBOZ. 


ïletlue    €rttti)ue 

DES   LIVRES   NOUVEAUX. 

olW    1845. 


^^a^^'^^ 


LITTÉRATURE,  HISTOIRE. 


CAROLINE  en  Sicile,  par  Charles  Didier;  Paris,  chez  J.  Labitte,  3, 
quai  Voltaire,  X  vol   in-S",  50  fr. 

Après  rinsfallation  de  Joseph  Bonaparte,  bientôt  remplacé  par 
Murât  sur  le  trône  de  Naples,  Ferdinand  et  Caroline,  les  anciens 
souverains  dépossédés,  se  retirèrent  de  nouveau  en  Sicile,  où 
ils  furent  obligés  de  subir  la  protection  anglaise,  à  l'aide  de  la- 
quelle seulement  ils  pouvaient  espérer  de  conserver  ce  dernier 
refuge.  Déjà,  lors  de  la  conquête,  c'était  là  qu'ils  avaient  trouvé 
asile,  et  les  Siciliens  les  avaient  reçus  avec  un  véritable  enthou- 
siasme, s'attendant  sans  doute  à  ce  que  leur  fidélité  serait  mieux 
récompensée  qu'elle  ne  le!  fût.  Mais  la  seconde  fois  il  n'en  fut 
pas  de  môme;  Ferdinand  s'était  fait  de  nombreux  ennemis  eu 
Sicile  par  ses  proscriptions  et  son  despotisme.  Il  ne  pouvait  plus 
s'y  maintenir  qu'en  s'appuyant  sur  l'armée  anglaise,  qui  occu- 
pait le  pays  et  lui  dictait  des  lois.  Cette  position  dépendante  con- 
venait d'ailleurs  à  son  caractère  sans  énergie  et  sans  dignité;  il 
s'en  serait  parfaitement  contenté,  pourvu  qu'on  lui  laissât  l'ap- 
parence du  pouvoir,  et  il  était  incapable  de  se  mettre  à  la  tètd 
d'aucune  entreprise  pour  reconquérir  son  royaume.  Sa  femme, 
au  contraire,  supportait  impatiemment  le  joug.  Ambitieuse  et  al- 
tière,  Caroline  éprouvait  une  humiliation  profonde  en  se  voyant 
non-seulement  chassée  do  ses  étais  par  un  usurpateur,  mais  en- 

14 


146  LITTÉRATURE, 

core  obligée  de  so  mettre  à  la  merci  des  Anglais.  Elle  voulait  a 
tout  prix  remonter  sur  le  trône  de  Naples  et  travaillait  dans  ce 
buta  se  faire  un  parti,  à  réunir  autour  d'elle  tous  les  mécontents. 
Profitant  de  l'antipathie  des  Siciliens  pour  la  domination  étran- 
gère, elle  les  excitait  à  la  révolte  et  ne  craignait  pas  d'enrôler 
sous  sa  bannière  ceux-là  même  qui  conspiraient  naguère  contre 
son  royal  époux. 

C'est  au  milieu  de  ces  intrigues  que  M.  Charles  Didier  a  placé 
la  scène  de  son  roman.  Fabio,  jeune  officier  sicilien  destitué  par 
l'influence  des  Anglais  qui  redoutent  son  patriotisme,  vit  retiré 
dans  ses  terres  avec  un  soldat  invalide  pour  le  servir.  En  se 
promenant  un  jour,  il  rencontre  près  des  ruines  habitées  par 
une  vieille  sorcière  bohémienne,  la  reine  Caroline,  qui  l'en- 
gage fortement  à  embrasser  sa  cause  et  ne  néglige  rien  pour 
le  séduire.  Dans  sa  haine  contre  les  Anglais,  Fabio  sourit  à  l'i- 
dée de  secouer  leur  joug;  d'ailleurs  la  reine  sait  adroitement 
éveiller  en  lui  des  désirs  ambitieux  et  profiter  de  l'empire  que 
le  tête-k-tête  assure  toujours  à  une  femme  jeune  et  belle.  Fabio 
devient  donc  un  de  ses  agents,  et  dès  cette  première  entrevue  il 
la  quitte  déjà  chargé  d'une  mission  secrète.  C'est  aller  un  peu 
vite  en  besogne;  mais  Caroline  est  impatiente,  il  lui  tarde  de 
voir  éclater  son  complot,  et  jugeant  d'un  coup  d'oeil  le  caractère 
de  Fabio,  elle  comprend  qu'il  ne  faut  pas  lui  laisser  le  temps  de 
la  réflexion  et  qu'elle  peut  sans  danger  se  confier  à  lui. 

En  effet  c'est  un  homme  loyal,  généreux,  incapable  de  la  tra- 
hir, mais  en  même  temps  indécis,  faible,  ayant  besoin  d'être 
subjugué  par  le  sentiment.  Intrigante  et  passionnée,  la  reine 
possède  les  plus  sûrs  moyens  de  séduction.  C'est  par  son  in- 
fluence personnelle  qu'elle  enflamme  le  courage  de  ses  partisans 
et  qu'elle  en  augmente  sans  cesse  le  nombre,  en  allant  elle-même 
chercher  les  hommes  qui  lui  semblent  nécessaires  à  l'exécution 
de  ses  projets.  Fabio  n'essaie  seulement  pas  de  lui  résister.  Quoi- 
que fiancé  à  la  belle  Rafaël  la,  la  nièce  de  son  parrain,  il  ne  peut 
demeurer  insensible  aux  attraits  d'une  princesse  qui  daigne  ainsi 
l'associera  sa  destinée  et  l'admettre  dans  son  intimité,  avec  tant 
de  grâce  et  d'abandon.  Il  accepte  donc  le  rôle  qu'elle  lui  donne, 
il  part  pour  remplir  sa  mission,  et  débutant  par  se  compromettre 


HISTOIRE.  147 

dans  une  rixe  avec  des  officiers  anglais,  il  est  jeté  en  prison 
comme  assassin.  Son  procès  s'instruit  rapidement,  les  Anglais 
sentent  le  besoin  de  faire  un  exemple,  une  condamnation  a  mort 
semble  inévitable,  lorsque  Rafaëlla  vient  le  sauver  en  s'introdui- 
sant  dans  la  prison  où  elle  prend  sa  place.  Fabio  rendu  a  la  li- 
berté trouve  un  refuge  dans  la  cassine  isolée  d'un  seigneur,  qui 
consent  à  l'y  cacher.  Là  il  rencontre  encore  une  fois  la  reine  et 
oublie  pour  elle  le  dévouement  de  Rafaëlla.  Caroline  est  fière  de 
sa  conquête,  mais  elle  ne  veut  point  de  partage,  et  en  se  donnant 
à  Fabio ,  elle  entend  être  maîtresse  absolue  de  son  cœur.  Un 
pareil  caprice  de  reine  doit  être  payé  par  un  esclavage  complet. 
Aussi  sa  jalousie  éclate-t-elle  bientôt  violente  et  implacable,  lors- 
qu'elle apprend  que  Fabio  a  une  fiancée.  Elle  ne  songe  plus  qu'à 
se  venger,  et  y  réussit  seulement  trop  bien.  Rafaëlla  instruite 
de  la  conduite  de  Fabio  sent  son  amour  se  changer  en  mépris  ; 
mais  c'est  un  coup  dont  elle  ne  se  relève  pas  ;  la  pauvre  jeune 
fille  meurt  victime  de  la  faiblesse  coupable  de  son  amant. 

Tel  est  le  drame  que  l'auteur  a  su  rattacher  d'une  manière 
très-ingénieuse  aux  intrigues  politiques  dont  la  Sicile  était  alors 
le  théâtre.  Il  en  a  tiré  habilement  parti  pour  exciter  un  vif  in- 
térêt. Il  y  a  du  talent  dans  la  peinture  des  caractères,  du  char-  ■ 
me  et  de  l'originahté  dans  les  détails.  Malheureusement  on  y 
retrouve  parfois  le  cachet  du  feuilleton,  c'est-à-dire  des  longueurs 
superflues  et  une  abondance  d'incidents  qui  gênent  la  marche  de 
l'action  principale.  On  y  remarque  aussi  l'influence  des  préoc- 
cupations politiques  du  jour.  L'antipathie  contre  les  Anglais  y 
perce  à  chaque  page  ;  l'auteur  ne  laisse  pas  échapper  une  occa- 
sion de  leur  lancer  quelque  trait  mordant.  Il  montre  à  cet  égard 
une  partialité  manifeste  qui  rend  ses  observations  plus  piquantes 
que  justes.  Mais  auprès  d'un  grand  nombre  de  lecteurs  français 
ce  ne  sera  qu'une  chance  de  succès  de  plus  ;  et  d'ailleurs,  malgré 
ces  défauts,  le  roman  de^  Caroline  en  Sicile  est  certainement  une 
œuvre  supérieure  à  la  plupart  de  celles  du  môme  genre  qui  se 
publient  aujourd'hui.  ^ 


148  LITTÉRATURE, 

lIISTOinC  de  la  Suisse,  racontée  aii:i  enfants  et  aux  jeunes  gens: 
manuel  des  écoles,  par  S.  Descombaz,  pasteur;  Lausanne,  ches 
G.  Bride!;  Paris,  chez  Ab.  Cherbuliez  et  C^,  1  vol.  in-1iî. 

L'iiistoire  de  la  Suisse  est  l'une  des  plus  difficiles  h  résumer  et 
a  mettre  à  la  portée  des  enfants.  Compliquée  des  circonstances 
particulières  d'une  foule  de  petits  états  indépendants  les  uns  des 
autres,  elle  offre  un  véritable  dédale  de  faits  qui  ne  sont  point 
groupés  autour  d'un  centre  commun  et  qui  exigent,  pour  être 
bien  compris,  des  développemenls  assez  considérables.  C'est  une 
histoire  qui  manque  complètement  d'unité.  Chaque  Canton  a  sa 
vie  propre,  ses  institutions,  son  origine,  ses  vicissitudes  inté- 
rieures qui  lui  appartiennent  et  en  font  un  petit  tout  séparé,  dont 
]es  destinées  ne  peuvent  point  être  confondues  avec  celles  de  la 
Confédération  envisagée  dans  son  ensemble.  L'auteur  est  donc 
obligé,  pour  être  clair,  d'entrer  dans  une  foule  de  détails  sans 
lesquels  il  lui  serait  presque  impossible  de  donner  h  son  récit 
de  la  suite  et  de  l'intérêt.  Mais,  d'un  autre  cûté,  les  annales 
suisses  sont  riches  en  traits  glorieux  de  patriotisme,  de  courage 
civil  et  militaire,  en  scènes  propres  a  captiver  l'attention  et  h 
frapper  vivement  l'esprit.  C'est  un  avantage  qui  permet  do  ré- 
sumer riiistoire  sans  tomber  dans  la  sécheresse.  On  peut  ainsi 
se  borner  aax  faits  principaux,  et,  s'attachant  pour  chaque  époque 
au  Canton  qui  joue  le  rôle  le  plus  important,  retracer  une  série 
de  tableaux  dont  l'enchaînement  ne  sera  peut-être  pas  toujours 
facile  'a  saisir,  mais  qui  donneront  en  définitive  une  idée  assez 
juste  de  la  marche  des  événements  dans  la  Confédération. 

Telle  est  la  méthode  adoptée  par  M.  Descombaz.  Il  passe  ra- 
pidement sur  les  complications  du  gouvernement  fédéral,  élague 
tout  ce  qui  n'est  pas  nécessaire  'a  l'intelligence  de  son  récit,  cher- 
che à  fai^re  bien  connaître  les  mœurs,  le  caractère,  la  physiono- 
tnio  originale  des  divers  Cantons  ainsi  que  le  développement  de 
leurs  institutions  particulières,  puis  s'attache  h  décrire  avec  soin 
les  grandes  et  mémorables  luttes  dans  lesquelles  se  forma  l'es- 
prit national  du  peuple  suisse.  Animé  des  vues  les  plus  sages, 
il  signale  sans  métiagement  les  maux  désastreux  trop  souvent 


HISTOIRE.  HQ 

causés  par  l'oubli  des  devoirs  fédéraux ,  par  les  jalousies  canto- 
nales, ou  par  l'influence  étrangère. 

Tout  esprit  de  parti  demeure  étranger  a  ses  jugements,  qui  ne 
sont  dictés  que  par  le  respect  de  la  justice  et  de  la  légalité,  cette 
base  indispensable  sur  laquelle  repose  l'existence  des  républi- 
ques. Il  s'eff'orce  de  rendre  aussi  claires  et  frappantes  que  pos- 
sible les  leçons  que  nous  offre  l'histoire  du  passé.  La  manièro 
dont  il  traite  les  temps  modernes  et  l'époque  contemporaine  nous 
semble  surtout  remarquable  par  l'indépendance  avec  laquelle  il 
expose  ses  opinions  sur  les  tendances  désordonnées  de  la  démo- 
cratie. Le  passage  suivant  nous  paraît  propre  à  faire  apprécier  les 
excellents  principes  qui  le  dirigent  : 

«  Il  est  malheureusement  en  Suisse  des  hommes  qui  oublient 
que  la' démocratie  représentative,  c'est  le  gouvernement  du  peu- 
ple suivant  les  institutions  qu'il  s'est  données,  et  par  l'organe 
de  ses  représentants,  et  non  suivant  les  vues  de  ceux  qui  vou- 
draient recourir  a  la  violence  pour  renverser  l'œuvre  du  peuple. 
Il  est  impossible  qu'un  peuple,  quelque  petit  qu'il  puisse  être, 
soit  unanime;  son  gouvernement  est  de  toute  nécessité  celui  du 
plus  grand  nombre  ou  de  la  majorité.  Ce  sont  ces  idées  si  sim- 
ples et  si  sages  qui  furent  méconnues  à  Genève,  en  février  1843. 
Tandis  que  le  Grand-Conseil  délibérait  sur  les  intérêts  du  pays 
et  sous  l'empire  d'une  constitution  adoptée  par  le  peuple,  h.  la 
suite  d'une  réorganisation  précédente  et  qui  ne  présentait  aucun 
péril,  de  nombreux  rassemblements  se  formaient  autour  do  l'iiô- 
tel-de-ville.  Tout  a  coup  on  entend  crier  :  «  Aux  armes  !  aux 
armes  !  »  Les  amis  de  l'ordre  et  les  milices  appelées  par  le  gou- 
vernement se  réunirent  aussitôt  à  la  caserne  et  sur  d'autres  points 
importants.  Pendant  ce  temps-là  le  quartier  de  Saint-Gervais, 
d'où  était  parti  l'émeute,  se  barricadait.  Dans  la  nuit  du  13  au 
14,  les  insurgés  et  les  troupes  régulières  en  vinrent  aux  mains 
dans  les  rues;  quelques  hommes  furent  tués  surtout  du  côté  des 
insurgés;  d'autres  furent  atteints  de  blessures  graves.  La  fer- 
meté et  la  sagesse  du  gouvernement  tinrent  tête  a  l'orage.  Que 
voulaient  donc,  me  demanderez-vous,  les  instigateurs  d'aussi  af- 
fligeantes scènes?  Ils  prétendaient  que  pour  faire  bien  marcher 
un  ordre  do  choses  nouveau,  il  fallait  des  hommes  nouveaux; 

14* 


150  LITTÉRATURE, 

eiiraino  si  le  peuple  n'ciil  pas  élé  libre  d'en  nommer  aux  éleclions 
<iui  devaient  avoir  lieu  l'année  suivante.  Mais  la  passion,  sur- 
tout la  passion  on  pareille  matière,  égare,  aveugle  et  devient  la 
source  des  plus  grands  malheurs.     . 

«  A  la  vue  de  toutes  ces  secousses  et  de  ces  luîtes,  le  véritable 
ami  de  la  patrie,  le  chrétien  élève  ses  regards  vers  le  Roi  des  rois 
et  lui  demande  de  répandre  dans  tous  les  cœurs  la  connaissance 
et  la  crainte  de  son  nom,  la  foi  h  l'Evangile  de  Christ,  seule 
source  durable  de  paix  et  de  vrais  progrès  pour  les  individus 
comme  pour  les  peuples.  » 

Dans  une  préface  adressée  aux  instituteurs,  M.  Descombaz 
donne  d'utiles  directions  sur  l'emploi  qu'on  doit  faire  de  son  li- 
vre. Il  veut  que  ce  soit  le  maître  lui-même  qui  lise  a  ses  élèves 
la  leçon  du  jour;  qu'il  ne  laisse  pas  passer  une  expression,  une 
plirase  sans  s'assurer  par  des  questions  ingénieuses  qu'elle  a 
bien  été  comprise  ;  qu'après  la  lecture  d'un  paragraphe  il  inter- 
roge les  élèves  suivant  leur  âge  et  le  degré  de  leurs  connaissan- 
ces; qu'il  ne  craigne  pas  de  revenir  souvent  en  arrière  afin  de 
rafraîchir  la  mémoire  des  élèves  et  de  les  familiariser  avec  les 
époques  parcourues;  enfin  que  l'on  consacre  deux  années  dans 
les  écoles  a  l'étude  de  l'histoire  nationale. 


LR  VALAIS  (le    18^0  à   1834:  suite  à  Une  Année  de  rilistoire  du 
^'alais,  par  Rillictdc  Constant;  Lausanne,  chez  G,  Bridel,  in-8°. 

M.  Rilliet  nous  a  déjà  raconté  la  révolution  du  Valais,  qu'il 
avait  saluée  avec  joie  comme  l'aurore  d'une  régénération  com- 
plète pour  ce  Canton  enc()re  très  arriéré  sous  tous  les  rapports. 
11  vient  aujourd'hui  nous  montrer  le  revers  de  la  médaille,  en 
mettant  sous  nos  veux  l'histoire  de  la  réaction  qui  s'est  opérée 
d'une  manière  si  violente  dans  le  court  espace  de  quatre  années. 
Les  brusques  cliungements  dont  la  Suisse  est  le  théâtre  offrent  à 
l'observateur  attentif  un  spectacle  riche  en  leçons  précieuses. 
C'est  l'a  qu'on  peut  vraiment  étudier  la  marche  de  la  démocratie, 
>R  valeur  do  ses  résultais,  le  danger  de  ses  excès.  Malheureuse- 


HISTOIRE.  151 

ment  les  étrangers,  mieux  placés  que  nous  pour  profiter  de  cette 
périlleuse  expérience,  paraissent  peu  soucieux  de  la  comprendre, 
ne  cherchent  point  à  profiter  des  enseignements  qu'elle  leur 
donne,  et  d'un  autre  côté  les  nationaux  toujours  plus  ou  moin» 
engagés  personnellement  dans  la  lutte,  ne'  peuvent  guère  réu- 
nir les  conditions  nécessaires  a  l'historien.  Ainsi  l'ouvrage  do 
M.  Rilliet  porte  le  cachet  bien  prononcé  des  opinions  que  professe 
l'auteur,  et  il  ne  cherche  point  h  cacher  ses  sympathies  indivi- 
duelles. Ayant  joué  lui-même  un  rôle  actif  dans  les  afiaires  pu- 
bliques de  son  pays,  il  ne  peut  pas  les  juger  en  spectateur  froid 
et  désiiitéressé.  C'est  tout  naturel  et  nous  sommes  loin  de  lui  en 
faire  un  reproche,  quoique  nous  ne  partagions  pas  ses  vues. 
D'ailleurs  la  partialité  ne  va  pas  chez  lui  jusqu'à  dénaturer  les 
faits.  Si  parfois  le  sentiment  le  domine  trop  dans  l'appréciation 
des  hommes  et  de  leurs  tendances ,  il  ne  sacrifie  pas  la  vérité  à 
d'aveugles  préventions,  il  sait  aussi  reconnaître  le  bien  chez  ses 
adversaires  et  signaler  sans  ménagement  les  fautes  do  ses  amis. 
C'est  un  esprit  éminemment  impressionnable,  que  la  passion  peut 
entraîner  en  certaines  circonstances,  mais  chez  lequel  la  raison 
reprend  son  empire  dès  que  le  calme  renaît.  Il  comprend  très- 
bien  le  danger  des  principes  absolus,  la  nécessité  de  les  modifier 
dans  Tapplication,  de  procéder  avec  prudence  à  leur  développe- 
ment, de  ne  pas  détruire  les  éléments  de  force  et  d'activité  sur 
lesquels  repose  l'édifice  social ,  mais  vibré  fortement  par  tout  ce 
qui  fait  appel  à  ce  qu'on  peut  nommer  ses  instincts  chevaleres- 
ques, il  ne  sait  point  y  résister,  et  abandonne  volontiers  la  logi- 
que pour  suivre  les  impulsions  du  sentiment. 

Celle  tendance  est  manifesie  dans  l'ouvrage  que  nous  annon- 
çons ici ,  et  du  reste  elle  nous  paraît  très-excusable,  car  tout  en 
n'approuvant  pas  complètement  les  principes  de  l'auteur  on  se 
sent  plutôt  disposé  a  déplorer  avec  lui  le  triomphe  de  ceux  qu'il 
combat.  Telle  est,  en  effet,  l'étrange  position  dans  laquelle  se 
trouve  aujourd'hui  la  Suisse.  En  présence  de  la  lutle  que  se  li- 
vrent les  partis  extrêmes,  le  libéralisme  modéré,  qui  veut  le 
progrès  légal  et  graduel,  en  est  réduit  a  craindre  les  victoires 
ainsi  que  les  défaites  de  quelque  côté  que  la  chance  tourne.  Il 
semble  fi-appé  d'impuissance,  et  son  seul  espoir  e&t  dans  la  ces- 


152  LITTÉRATURE, 

sation  d'une  crise  qui  ne  paraît  malheureusement  pas  encore  près 
de  finir.  Bien  plus,  d'un  côté  comme  de  l'autre,  il  ne  voit  en  per- 
spective qu'asservissement  pour  la  liberté,  que  péril  pour  l'in- 
dépendance de  la  patrie,  et  tant  que  la  crise  dure,  il  ne  peut 
guère  remplir  que  le  rôle  stérile  de  Cassandre  au  milieu  des 
Troyens,  parce  que  sa  voix  est  étouffée  par  le  conflit  des  pas- 
sions qu'il  voudrait  apaiser  sans  les  satisfaire. 

Il  est  certain,  par  exemple,  que  l'état  du  Valais  courbé  sous 
le  joug  des  prêtres  de  Rome,  avec  tous  les  abus  d'institutions 
surannées  et  défectueuses  qui  ne  permettent  aucun  développe- 
ment intellectuel,  aucune  prospérité  matérielle,  exigeait  des  ré- 
formes dont  l'urgence  était  généralement  reconnue.  Lorsque  la 
révolution  de  1838  éclata,  ceux-là  môme  auxquels  répugne  l'em- 
ploi de  moyens  semblables  crurent  du  moins  pouvoir  espérer  que 
le  résultat  serait  d'ouvrir  pour  le  Valais  une  ère  nouvelle  plus 
éclairée  et  plus  féconde.  En  effet,  on  put  s'imaginer  d'abord  que 
la  conduite  prudente  du  gouvernement  concilierait  les  esprits, 
calmerait  l'agitation,  et  parviendrait  sans  trop  de  peine  à  restrein- 
dre la  puissance  du  clergé.  Cependant  on  vit  bientôt  surgir  des 
obstacles  de  plusieurs  sortes.  Les  hommes  qui  avaient  accompli 
la  révolution  formaient  une  petite  minorité,  dans  laquelle  se  trou- 
vaient sans  doute  des  lumières  et  des  talents  remarquables,  mais 
ils  étaient  trop  peu  nombreux  pour  arrêter  l'essor  des  passions 
populaires  qu'ils  avaient  mises  en  mouvement.  Ils  furent  débor- 
dés par  la  Jeune-Suisse,  impatiente  de  réaliser  ses  rêves  d'éga- 
lité absolue.  Des  actes  de  violence,  des  atteintes  portées  à  l'exé- 
cution des  lois  et  au  cours  régulier  de  la  justice  vinrent  fournir 
des  armes  h  leurs  adversaires.  La  masse  du  peuple,  qui  avait 
laissé  faire  la  révolution  sans  la  comprendre,  fut  aisément  fana- 
tisée par  les  prêtres,  qui  purent  alors  lui  montrer  les  intérêts  de 
la  religion  réellement  menacés  et  s'appuyer,  pour  ressaisir  leur 
influence,  sur  des  faits  bien  propres  à  inspirer  de  justes  craintes. 
Avec  de  tels  éléments  la  réaction  devenait  inévitable;  elle  se  se- 
rait opérée  tout  naturellement  sans  sortir  des  voies  légales,  si  le 
parti  libéral  n'avait  ajouté  h  ses  fautes  précédentes  celle  plus 
grande  encore  de  prétendre  recourir  h  une  seconde  révolution 
pour  imposer  h  la  majorité  des  réformes  dont  elle  ne  voulait  dé- 


HISTOIRE.  153 

cidément  pas.  Cette  fois  le  soulèvement  fut  général  dans  tout  le 
haut  pays  et  dans  plusieurs  districts  du  Bas-Valais  contre  la  ten- 
tative coupable  de  la  Jeune-Suisse,  dont  la  sanglante  défaite  eut 
pour  conséquence  immédiate  d'affermir  plus  que  jamais  la  domi- 
nation du  parti  ultramontain. 

M.  Rilliet  donne  beaucoup  de  détails  intéressants  sur  les  phases 
diverses  de  celle  déplorable  lutte.  On  voit  qu'il  possède  une  con- 
naissance exacte  du  pays,  des  questions  qui  s'y  débattent,  et  des 
principaux  personnages  qui  ont  figuré  de  part  et  d'autre  dans  le 
conflit.  Ses  sympathies  sont  entièrement  acquises  au  parti  libéral, 
d'abord  parce  qu'il  en  partage  les  vues  et  les  principes,  ensuite 
parce  qu'il  se  range  volontiers  du  côté  des  faibles  et  des  malheu- 
reux. Cependant  la  partialité  ne  l'aveugle  pas  jusqu'au  point  de 
lui  faire  méconnaître  les  fautes  commises  et  nier  les  torts  de  ceux 
dont  il  épouse  la  cause.  Il  blâme  hautement  les  excès  de  la  Jeune- 
Suisse,  ainsi  que  la  mollesse  du  gouvernement  issu  de  la  révolu- 
tion, et  le  manque  d'énergie  dont  il  fit  preuve  au  milieu  d'une 
crise  à  laquelle  il  devait  nécessairement  s'attendre.  Il  s'élève 
avec  force  contre  les  tendances  anarchiques  qui  rendent  tout  gou- 
vernement impossible,  et  s'il  admet  en  certains  cas  la  légitimité 
d'une  révolution,  du  moins  il  ne  veut  pas  en  faire  l'état  perma- 
nent de  la  société.  Quant  au  sentiment  qu'éveille  en  lui  le  sort 
des  vaincus,  s'il  ne  s'appuie  pas  sur  la  raison,  il  peut  être  attri- 
bué h  un  élan  généreux  qui  n'a  rien  que  de  très-honorable.  Mais 
l'effet  en  est  un  peu  gâté  par  Tirrifation  qu'il  manifeste  contre  les 
vainqueurs,  et  surtout  contre  quelques-uns  des  chefs.  Les  re- 
proches qu'il  leur  adresse  ne  sont  plus  empreints  de  cette  bien- 
veillance avec  laquelle  il  critique  leurs  adversaires.  On  est  tenté 
d'y  voir  un  cachet  d'animosité  personnelle,  dont  les  motifs  h  nous 
inconnus  peuvent  être  justes  et  fondés,  mais  qui  ne  devait  point 
influer  sur  les  jugements  de  l'historien.  Du  reste  c'est  un  écueil 
contre  lequel  se  heurtent  plus  ou  moins  tous  ceux  qui  entre- 
prennent d'écrire  l'histoire  contemporaine.  Les  hommes  qu« 
leur  participation  active  aux  affaires  publiques  rend  le  plus  aptes 
'a  te  genre  de  travail  sont  précisément  ceux  dont  il  est  le  moins 
possible  d'attendre  une  complète  impartialité.  Il  faut  donc,  dans 
leurs  écrits,  chercher  les  faits  sans  trop  s'arrêter  aux  apprécia- 


154  LITTÉRATURE, 

lions.  D'ailleurs,  nous  le  répétons,  dans  la  lutte  des  partis  exlrê" 
mes  dont  la  Suisse  est  aujourd'hui  le  théâtre,  chacun  plaide  sa 
cause  avec  passion,  et  le  moment  n'est  pas  venu  de  prononcer 
entre  eux,  car  nous  ne  voudrions  pas  plus  du  triomphe  de  l'un 
que  du  triomphe  de  l'autre  :  tous  les  deux  nous  paraissent  éga- 
lement mettre  en  péril  les  vrais  intérêts  de  la  hberté. 


GRAMMA.IRE  Allemande,  parliculièrement  à  Tusage  des  écoles  su- 
périeures de  jeunes  filles  et  des  écoles  moyennes  industrielles,  par 
G.-H.  ^Veh^li;  Lausanne,  chez  G.  Cridel,  in-S'*. 

L'auteur  de  cette  grammaire  n'a  pas  la  prétention  d'offrir  une 
nouvelle  méthode,  ni  même  d'apporter  des  modifications  essen- 
tielles au  système  suivi  par  la  plupart  de  ses  devanciers.  Il  s'est 
simplement  proposé  de  l'adapter  d'une  manière  plus  spéciale  à 
l'enseignement  des  écoles,  en  y  introduisant  toute  la  clarté  pos- 
sible, en  cherchant  h  diminuer  les  premières  difficultés  qui  rebu- 
tent les  commençants,  et  a  donner  à  l'étude  de  la  grammaire  une 
direction  pratique  propre  a  produire  des  résultats  plus  prompts. 
Dans  ce  but  il  prend  pour  point  de  départ  la  langue  française, 
ce  qui  lui  permet  d'élaguer  les  définitions  déjà  connues  des  élèves, 
il  fait  marcher  de  front  l'étude  des  règles  avec  l'exercice  de  leur 
application,  il  combine  la  syntaxe  avec  la  lexicologie,  et  renvoie 
tout  ce  qui  est  trop  comphqué,  trop  abstrait,  à  un  second  cours 
nécessaire  seulement  pour  ceux  qui  veulent  acquérir  une  con- 
naissance profonde  de  l'allemand  et  de  son  génie  philosophique. 
Il  restreint  les  distinctions  et  les  simplifie  soit  dans  la  déclinai- 
son des  substantifs,  soit  dans  la  conjugaison  des  verbes  par  des 
procédés  ingénieux,  qui  contribuent  à  les  rendre  plus  faciles  à 
comprendre  et  à  retenir.  Lorsque  l'anglais  présente  quelque  for- 
me ou  quelque  expression  analogue  a  celles  de  l'allemand,  il 
l'indique,  et  profite  ainsi  des  lumières  que  peut  jeter  cette  com- 
paraison sur  certains  points  obscurs.  Des  thèmes  bien  choisis 
correspondent  à  chaque  chapitre.  Enfin  le  volume  est  terminé 
par  un  petit  recueil  des  synonymes  et  des  idiotismes  les  plus 


HISTOIRE.  tM 

usités.  Au  premier  aperçu,  cette  grammaire  séduit  par  sa  précis 
sion  et  sa  clarté.  L'expérience  de  l'auteur,  qui  professe  à  l'école 
supérieure  des  jeunes  filles  et  à  l'école  moyenne  de  Lausanne, 
nous  semble  promettre  que  l'usage  ne  démentira  pas  cette  im- 
pression favorable. 


RÉVÉLATIONS  sur  la  Russie,  ou  Tempereur  Nicolas  et  son  empire 
en  1844,  par  un  résident  anglais,  ouvrage  traduit  par  M.  Noblet 
et  annoté  par  M.  Cyprien  Robert,  tome  i^'^;  Paris,  I  vol.  ia-8°, 
7  fr.  50  c. 

M.  de  Cusline  a  mis  la  Russie  à  la  mode.  Depuis  la  publica- 
tion de  son  ouvrage,  on  s'est  empressé  de  se  lancer  sur  ses 
traces  afin  d'exploiter  la  curiosité  pubfique  qu'il  avait  si  vive- 
ment excitée.  Il  semble  en  vérité  que  cet  empire  soit  un  nou- 
veau monde  qui  vient  d'être  découvert.  Et  cependant,  ce  des- 
potisme qu'on  prétend  nous  révéler  ne  date  pas  d'hier,  ne  s'est 
pas  constitué  a  l'insu  de  l'Europe ,  n'est  point  demeuré  jusqu'à 
ce  jour  caché  derrière  un  voile  impénétrable.  Les  règnes  de 
Pierre  le  Grand,  de  Catherine,,  de  Paul  F""  sont  bien  connus,  et 
le  singulier  mélange  de  barbarie  et  de  civilisation  que  présente 
la  Russie  est  un  spectacle  que  l'histoire  a  depuis  longtemps  dé- 
roulé devant  nos  yeux.  Seulement,  comme  il  n'a  guère  changé 
au  milieu  du  développement  général  de  la  liberté,  il  contraste 
aujourd'hui,  plus  qu'autrefois,  avec  l'état  actuel  des  autres  peu- 
ples européens.  Sous  ce  rapport,  il  peut  certainement  offrir  le 
sujet  d'une  étude  fort  intéressante,  d'autant  plus  que  les  pro- 
grès de  la  puissance  russe  inspirent  des  inquiétudes  dont  il  est 
bon  d'apprécier  la  juste  valeur,  en  cherchant  jusqu'à  quel  point 
elles  sont  fondées.  Mais  pour  bien  remplir  le  but  qu'on  doit  se 
proposer,  il  faudrait  une  relation  parfaitement  exacte,  impartiale, 
portant  le  cachet  de  la  vérité,  digne  en  un  mot  d'une  entière 
confiance.  Nous  voudrions  un  voyage  fait  par  quelque  observa- 
teur habile  qui  eut  séjourné  dans  le  pays,  et  s'y  fut  trouvé  placé 
de  manière  à  voir  de  près  les  hommes  et  les  choses,  à  bien  con- 


156  LITTÉRATURE, 

naître  les  mœurs  et  les  habitudes  des  diverses  classes  de  la  so- 
ciété. Au  lieu  de  cela,  nous  n'avons  dans  le  livre  de  M.  Custin» 
que  les  impressions  d'un  lourislo  assez  superficiel  ;  dans  les 
Mystères  de  la  Russie  un  long  pamphlet  politique,  et  dans  les 
Révélations  du  résident  anglais  une  diatribe  fortement  empreinte 
do  prévention  nationale.  Ce  sont  autant  d'actes  d'accusation  con- 
tre le  despotisme  russe  ;  mais  le  procès  ne  nous  semble  pas  suf- 
fisamment instruit;  on  aurait  besoin  de  témoignages  moins  sus- 
pects, de  preuves  plus  positives.  Le  résident  anglais  parait  bien 
avoir  vécu  longtemps  en  Russie  ;  il  entre  a  plusieurs  égards  dans 
de  grands  détails  très-circonstanciés;  il  montre  une  connaissance 
assez  étendue  des  institutions  et  des  usages  du  pays.  Mais  son 
récit  manque  en  général  de  précision  ;  les  faits  n'y  sont  que  va- 
guement indiqués,  le  plus  souvent  sans  date,  sans  noms  propres, 
sans  aucune  donnée  qui  puisse  servir  à  en  vérifier  l'exactitude. 
Or,  il  est  difficile  d'accepter  sur  parole  des  assertions  aussi  gra- 
ves que  celles  qu'il  avance.  On  objectera  peut-être  que  la  pru- 
dence exige  cette  retenue  vis-à-vis  d'un  pouvoir  ombrageux,  qui 
sacrifierait  sans  pitié  tous  ceux  que  des  révélations  trop  complè- 
tes désigneraient  à  sa  vengeance.  Une  telle  crainte  se  conçoit  el 
nécessite  en  effet  de  grands  ménagements,  mais  il  faut  avouer 
qu'elle  affaiblit  singulièrement  l'autorité  des  faits  en  les  privant 
de  ce  qui  peut  le  mieux  leur  donner  un  caractère  authentique. 
Cependant  le  récit  du  résident  anglais  n'est  pas  non  plus  dénué 
de  vraisemblance.  S'il  rapporte  des  actes  de  barbarie  monstrueux 
et  révoltants ,  il  faut  avouer  que  de  tels  excès  ne  sont  qu'une 
conséquence  assez  probable  de  l'état  social  qui  existe  en  Russie. 
Le  despotisme  absolu  est  obligé  d'employer  la  tyrannie  pour  se 
soutenir;  c!est  l'appui  nécessaire  d'une  semblable  forme  de  gou- 
vernement. La  loi  réside  dans  la  seule  volonté  du  souverain ,  et 
si  cette  volonté  cessait  un  moment  de  se  montrer  inexorable,  le 
prestige  qui  fait  toute  sa  force  tomberait  aussitôt.  La  Russie  en 
est  à  cette  période  de  l'histoire  des  peuples  où  la  royauté,  ayant 
réussi  à  secouer  le  joug  de  la  noblesse,  poursuit  son  œuvre  et 
cherche  h  l'affermir  par  l'asservissement  général  de  tous  ses  su- 
jets. Le  principal  but  des  efforts  du  Czar,  c'est  d'affaiblir  par 
tous  les  moyens  possibles  la  puissance  des  seigneurs,  et  de  faire 


HISTOIRE.  157 

passer  dans  le  domaine  de  la  couronne  les  serfs  qu'ils  possèdent, 
afin  de  délaclier  toujours  plus  les  intérêts  de  la  nation  de  ceux 
de  la  noblesse.  Sans  doute  on  peut  prévoir  qu'à  la  longue  cette 
marche  aura  pour  effet  d'émanciper  le  peuple  et  de  créer  de  nou- 
velles résistances  bien  plus  redoutables  encore  pour  la  royauté. 
Mais  comme  en  Russie  il  n'existe  en  quelque  sorte  pas  de  tiers- 
état  entre  la  noblesse  et  les  serfs,  ce  résultat  ne  saurait  se  pro- 
duire que  dans  un  avenir  très-éloigué.  D'ailleurs,  le  souverain 
paraît  avoir  profité  des  leçons  de  l'expérience,  et  s'efforce  avec 
soin  d'éviter  les  fautes  commises  par  ses  devanciers.  En  sapant 
le  pouvoir  de  la  noblesse,  il  se  garde  bien  d'accorder  au  peuple  la 
moindre  dose  de  liberté.  Son  despotisme  s'appesantit  également 
sur  tous,  et  il  est  merveilleusement  secondé  dans  cette  entre- 
prise par  le  privilège  qu'il  a  d'être  à  la  fois  empereur  absolu  et 
chef  suprême  de  la  religion.  Usant  des  immenses  ressources  que 
lui  fournit  cette  double  position,  il  peut,  malgré  le  conlact  de  la 
civilisation  européenne,  maintenir  un  régime  qui  présente  beau- 
coup d'analogie  avec  les  monarchies  de  l'Orient.  Son  empire  est 
organisé  suivant  les  principes  de  la  hiérarchie  militaire,  avec  la 
discipline  la  plus  rigoureuse,  et  un  système  de  police  habilement 
conçu  lui  permet  de  surveiller  constamment  la  conduite  du  moin- 
dre de  ses  sujets,  sur  lequel,  à  quelque  rang  qu'il  appartienne, 
il  se  réserve  le  droit  de  vie  ou  de  mort,  sans  aucune  garantie  de 
forme  judiciaire  ni  de  liberté  individuelle.  Les  mesures  les  plus 
inouïes  peuvent  être  exécutées  sans  que  personne  soit  en  droit 
de  lui  en  demander  compte.  Elles  sont  même  familières  à  son 
gouvernement  qui,  débarrassé  de  toute  espèce  de  contrôle,  va 
droit  a  son  but  par  les  voies  les  plus  expéditives,  et  semble  tou- 
jours dirigé  par  la  maxime  :  qui  veut  la  fin,  veut  les  moyens. 
C'est  ainsi  que  pour  punir  l'insurrection  de  la  Pologne,  il  n'a 
pas  reculé  devant  l'idée  d'anéantir  jusqu'au  dernier  vestige  de  la 
nationalité  polonaise.  C'est  ainsi  qu'il  n'hésite  jamais  à  se  ser- 
vir de  la  Sibérie,  même  contre  les  nobles  du  plus  haut  rang, 
pour  peu  qu'ils  lui  semblent  suspects,  avec  autant  de  facilité 
qu'on  usait  jadis  en  France  de  la  Bastille  et  des  lettres  de  cachet. 
Sous  ce  rapport,  l'empereur  montre  une  rigueur  très -grande, 
quoique  on  ne  puisse  pas  accuser  son  caractère  d'être  cruel  ni 

15 


i58  LITTÉRATURE, 

méchant.  Il  semble  avoir  à  cœur  de  bien  remplir  son  rôle  de  des- 
pote, et  il  est  merveilleusement  doué  pour  cela.  Le  résident  an- 
glais rond  pleine  justice  h  ses  vertus  privées,  ainsi  qu'à  l'énergie 
courageuse  qu'il  a  déployée  en  diverses  circonstances  fort  cri- 
tiques. Mais  il  nous  le  représente  poursuivant  toujours  sa  marcho 
inflexible,  brisant  toutes  les  résistances,  et  travaillant  sans  relâ- 
che h  l'agrandissement  de  l'empire,  ainsi  qu'à  la  consolidation 
du  pouvoir  impérial.  La  censure  et  les  entraves  imposées  à  la  li- 
berté individuelle  sont  les  principaux  auxiliaires  qu'il  appelle  h 
son  aide.  Par  la  première  il  détruit  toute  liberté,  non-seulement 
de  la  presse,  mais  encore  de  la  parole  et  de  la  pensée.  Il  n'est 
pas  permis  de  percer  le  mystère  profond  qui  entoure  ses  actes,  ni 
même  de  divulguer  les  faits,  de  quelque  nature  qu'ils  soient,  qui 
pourraient  secouer  la  morne  apathie  dans  laquelle  il  veut  entre- 
tenir ses  sujets.  Le  silence  est  à  ses  yeux  la  meilleure  garantie 
de  la  soumission,  et  il  a  recours,  pour  l'obtenir,  à  un  système 
d'espionnage  qui  pénètre  jusque  dans  l'intérieur  des*  familles,  qui 
ne  respecte  ni  les  liens  de  l'afTeclion,  ni  le  sanctuaire  du  foyer 
domestique.  Par  la  surveillance  continuelle  qu'il  exerce  sur  les 
actions  do  ses  sujets  qui  ne  peuvent  quitter  le  pays  sans  son  au- 
torisation, et  n'obtiennent  que  des  permis  temporaires,  il  tend  à 
combattre  l'influence  redoutable  de  la  civilisation  européenne  et 
rend  de  plus  en  plus  difficile  pour  la  noblesse  d'échapper  au  joug 
sous  lequel  il  prétend  la  réduire.  C'est,  on  le  voit,  le  régime  de 
l'autocratie  appliqué  de  la  manière  la  plus  complète.  L'effet  d'un 
pareil  régime  sur  l'esprit  humain  peut  être  comparé  à  celui  du 
climat  glacé  du  pôle  sur  l'homme  qu'il  aveugle,  étouffe  et  para- 
lyse. «  L'asservissement  des  Russes  est  cent  fois  plus  terrible, 
«  parce  que  non-seulement  ils  le  souffrent,  les  malheureux,  mais 
a  ils  sont  forcés  de  le  propager  par  la  conquête  et  de  l'augmenter 
«  far  l'accroissement  des  populations.» 

Et  quand  on  songe  aux  immenses  ressources  de  ce  vaste  em- 
pire, on  est  tenté  de  craindre  pour  l'Europe  une  nouvelle  inva- 
sion de  barbares.  Mais  le  colosse,  vu  de  près,  n'a  plus  la  même 
apparence  de  force  ;  on  reconnaît  bientôt  qu'il  repose  sur  un 
échafaudage  dont  la  solidité  n'est  rien  moins  que  certaine;  on 
découvre  maintes  plaies  qui  le  rongent,  et  dont  les  progrès  ne 


Religion,  philosophie,  morale,  éducation.   i5é 

8ont  cachés  que  par  des  palliatifs  qui  l' épuisent  et  le  frappent 
d'impuissance.  C'est  là  ce  que  le  résident  anglais  s'est  proposé 
surtout  de  faire  ressortir,  en  exposant  les  principes  qui  dirigent 
le  gouvernement  russe  et  les  résultats  de  leur  application  prati- 
que. Nous  attendrons  la  suite  de  ses  Révélations  pour  en  résumer 
l'ensemble  et  apprécier  les  données  qu'on  en  peut  tirer  sur  l'a- 
venir probable  de  la  Russie. 


RELIGION,  PHILOSOPHIE,  MORALE,  ÉDUCATION. 


HISTOIRE  des  Riévolulions  de  la  Philosophie  en  France  pendant  Ife 
moyen  âge  jusqu''au  16"»^  siècle,  précédée  d'une  introduction  sur  la 
philosophie  de  ranti<]uité  et  celle  des  premiers  temps  du  christia- 
nisme,  par  le  duc  de  Caraman,  tome  ie^;  Paris,  chez  Lndrange, 
<9,  quai  des  Augustins ,  i  vol.  in-8°,  7  fr.  50  c. 

Les  études  philosophiques  ont  repris  faveur  en  France  depuis 
quelque  temps.  L'élan  donné  par  M.  Cousin  semble  vouloir 
porter  des  fruits  durables.  Une  foule  de  jeunes  penseurs  se  pres- 
sent sur  ses  traces,  et  la  tendance  éclectique  qu'on  lui  a  tant  re- 
prochée contribue  précisément  a  féconder  leur  ardeur.  Affran- 
chis des  liens  systématiques ,  ils  s'élancent  dans  la  carrière  avec 
une  joyeuse  indépendance  qui  imprime  à  leurs  travaux  le  cachet 
précieux  de  l'originalité.  La  liberté  de  la  pensée  se  développe 
ainsi  pleinement  et  n'est  point  entravée  par  des  vues  exclusives. 
Rien  ne  gêne  son  essor  qui  se  trouve  d'ailleurs  secondé  par  les 
circonstances.  En  effet,  au  milieu  des  révolutions  si  nombreuses 
et  si  rapides  qui  se  succèdent  de  notre  temps,  on  éprouve  le  be- 
soin d'étudier  la  marche  des  idées  et  leur  puissante  action  sur 
les  événements.  L'esprit  fatigué  des  vains  débats  de  la  politique 
ainsi  que  des  luîtes  sans  cesse  renaissantes  de  la  vie  positive, 
sent  un  impérieux  désir  de  s'arracher  du  milieu  qui  l'entoure, 
afin  do  s'élever  à  des  considérations  plus  hautes,  de  remonter  à 


160  RELIGION,  PHILOSOPHII 

la  source  de  la  vérité,  d'y  chercher  de  nouveau  les  éternels  prin- 
cipes du  beau  et  du  bon,  la  solution  du  grand  problème  de  notre 
destinée,  et  les  causes  de  tant  de  phénomènes  étranges  que  l'é- 
tude de  l'homme  nous  présente  chaque  jour.  Aussi  l'époque  ac" 
tuelle  semblo-t-elle  phis  particulièrement  favorable  pour  écrire 
l'histoire  de  la  philosophie.  C'est  à  cela  surtout  que  convient 
l'éclectisme,  qui  prédispose  à  reconnaître  dans  chaque  svsfème 
le  moindre  élément  de  vrai  qui  s'y  trouve,  et  permet  de  les  en- 
visager tous  avec  une  égale  impartialité,  de  bien  apprécier  les 
résultats  des  efforts  antérieurs,  de  dresser  en  quelque  sorte  l'état 
de  situation  de  la  philosophie  et  de  marquer  nettement  ce  qui  lui 
reste  a  faire.  Ainsi  que  le  dit  M.  de  Caraman  :  a  Se  connaître, 
n'est-ce  pas  le  premier  de  tous  les  besoins  intellectuels  pour 
l'homme  qui  réfléchit?  Or,  quel  est  le  rôle  de  l'homme  ici-bas? 
Qu'y  venons-nous  faire?  a  quoi  notre  courte  apparition  sert- 
elle  dans  le  grand  ensemble  que  nous  nommons  l'univers?  Cet 
immense  système  est-il  livré  aux  chances  aveugles  du  hasard, 
ou  conduit  par  des  lois  éternelles?  Pouvons-nous  jamais  les  con- 
naître? Le  monde  est-il  ancien  ou  nouveau?  L'humanité  est-elle 
une  création  qui  vit  et  meurt  sans  autre  résultat  que  l'accomplis- 
sement d'une  loi  physique;  ou  bien,  placée  plus  haut  dans  l'é" 
chelle  des  êtres ,  doit-elle  s'élever  un  jour,  après  des  épreuves 
successives,  vers  les  demeures  éternelles?  Qu'est-ce  que  la  mort? 
Qu'est-ce  que  le  mal?  En  un  mot,  a  quoi  bon  la  vie?  Voila  l'ob- 
jet presque  continuel  des  spéculations  de  l'homme  depuis  qu'il 
existe;  toutes  ces  questions  ont  été  remuées  en  tout  sens  depuis 
la  plus  haute  antiquité,  et  elles  ont  toujours  continué  depuis  a 
préoccuper  le  monde;  chacun  dans  sa  sphère,  le  plus  simple  des 
esprits  comme  le  plus  élevé,  revient  instinctivement  cl  h  chaque 
instant,  sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  à  ces  intérêts  de  tous 
les  jours.  L'histoire  n'est  autre  chose  que  la  série  des  révolutions 
de  l'intelligence  et  de  leur  effet  rendu  visible  aux  sens;  si  l'on 
veut  les  étudier,  on  y  trouvera  ces  diverses  questions  soumises 
à  un  examen  plus  ou  moins  heureux;  mais,  quoique  du  choc  des 
opinions  ait  souvent  jailli  une  immense  lumière,  elle  est  encore 
Misuffisanio  pour  nos  désirs.  » 

Nous  voulons  aller  plus  loin,  nous  espérons  qu'à  l'aide  des 


MORALE,  EDUCATION.  161 

deux  instruments  qui  nous  ont  été  donnés  dans  la  raison  et  dans 
la  foi,  nous  pourrons  soulever  un  coin  du  voile  qui  cache  encore 
la  vérité  à  nos  regards.  Mais  pour  ne  pas  errer  dans  notre  mar- 
che, il  faut  se  servir  de  la  sagesse  des  temps  passés,  partir  du 
point  où  l'esprit  humain  a  posé  sa  dernière  borne,  c  Ainsi  donc, 
l'histoire  et  l'étude  des  doctrines  célèbres  qui  ont  laissé  une  trace 
dans  les  annales  du  monde  seront  la  base  de  toute  science  philo- 
sophique. » 

Après  avoir  signalé  l'utilité  générale  de  l'histoire  de  la  philo- 
sophie ,  et  les  lumières  qu'elle  peut  en  particulier  répandre  sur 
les  institutions  et  les  mœurs  de  la  France  au  moyen  âge,  l'auteur 
jette  un  coup  d'oeil  rapide  sur  l'état  de  la  philosophie  dans  l'anti- 
quité, afin  d'indiquer  la  haison  qui  existe  entre  les  différentes 
époques  et  d'arriver  ainsi  naturellement  a  la  fusion  des  école» 
anciennes  avec  celles  du  moyen  âge. 

C'est  dans  l'Inde  que  l'on  trouve  les  plus  vieilles  traces  d'une 
culture  philosophique ,  qui  avait  atteint  un  assez  haut  degré  de 
développement  bien  longtemps  avant  que  l'Europe  connût  la  ci- 
vilisation. Les  Védas  ou  hvres  sacrés  remontent  à  quatorze  ou 
seize  cents  ans  avant  Jésus-Christ.  Les  croyances  rehgieuse.^ 
qu'ils  renferment  reposent  sur  le  panthéisme.  Cependant  on  y 
retrouve  des  traces  des  systèmes  de  philosopliie  les  plus  divers. 
Ainsi  l'on  peut  y  reconnaître  déjà  les  doctrines  matérialistes,  l'a- 
théisme, le  spiritualisme,  le  scepticisme,  le  mysticisme,  et  la  ma- 
gie connue  dans  l'Inde  sous  le  nom  de  Yoguisme.  Dès  le  premier 
pas  de  la  civilisation,  la  pensée  humaine  s'est  attaquée  aux  pro- 
blèmes les  plus  importants  du  monde  moral  ;  à  peine  est-elle 
née  que  nous  la  voyons  aborder  les  questions  mystérieuses  qui 
deviennent  l'objet  de  ses  constantes  préoccupations.  La  Grèc« 
reçoit  et  féconde  les  semences  de  l'Orient.  Elle  épure  la  philoso- 
phie do  l'Inde  par  une  culture  scientifique  mieux  dirigée  qui  favo- 
rise ses  progrès.  Le  génie  d'un  Pylhagore,  d'un  Socrate,  d'un 
Platon,  d'un  Aristote  lui  imprime  successivement  une  mnrcliy 
plus  méthodique,  plus  rapprochée  des  voies  expérimentales  ei 
rationnelles.  Sur  les  traces  de  ces  grands  hommes  s'avancent  une 
foule  de  disciples  dont  les  tendances  particulières  enfantent  autant 
de  systèmes  qui  se  disputent  avec  acharnement  le  privilège  ex- 

15' 


162  RELIGION,  PHILOSOPHIE, 

clusif  de  la  vérité.  Puis  vienl  l'école  d'Alexandrie  dont  les  efforts 
tendent  à  opérer  une  espèce  de  fusion  par  l'éclectisme.  Mais  la 
décadence  ne  tarde  pas  h  se  faire  sentir.  Les  vaines  disputes,  les 
subtilités  puériles  prennent  la  place  des  discussions  sérieuses  et 
profondes,  et  la  philosophie  ancienne  frappée  d'impuissance  suc- 
combe devant  l'apparition  du  christianisme.  C'est  a  Rome  sur- 
tout que  se  présenta  le  spectacle  d'une  transition  complète  entre 
l'ancien  et  le  nouvel  ordre  de  choses.  La  philosophie  n'y  avait 
pas  pris  un  développement  original;  elle  s'y  était  introduite  avec 
le  reste  de  la  culture  grecque,  et  les  esprits  supérieurs  qui  la 
cultivaient  ne  faisaient  que  reproduire  ses  doctrines  diverses  sans 
aucune  innovation  importante,  c  On  y  voyait  un  mélange  confus 
de  toutes  les  religions  et  de  toutes  les  philosophies  ;  les  écoles 
de  la  Grèce  s'y  heurtaient  confusément  ;  le  stoïcisme ,  Epicure , 
Pylhagore,  l'Académie  y  avaient  leurs  partisans,  et  aucun  système 
n'y  prédominait  entièrement,  parce  qu'aucun  ne  conservait  assez 
de  force  pour  subsister  par  lui-même.  »  Aussi  l'établissement  de 
la  morale  chrétienne  n'y  rencontra  pas  d'obstacle  bien  puissant. 
Dès  le  quatrième  siècle  après  Jésus-Christ  son  triomphe  parais- 
sait assuré.  L'édit  de  Justinien  qui,  en  d29,  ordonna  la  clôture  des 
écoles  de  philosophie,  fit  briller  le  christianisme  d'un  éclat  nou- 
veau, et  lui  ùtant  son  dernier  rival,  laissa  le  champ  libre  à  son  in- 
fluence, désormais  appelée  à  régner  sans  partage  sur  tout  l'em- 
pire. Les  pères  de  l'Eglise  travaillèrent  alors  au  développement 
de  l'esprit  humain  avec  autant  de  sagesse  que  de  talent.  Ils  no 
négligèrent  point  l'étude  des  auteurs  profanes,  ils  cherchèrent 
a  faire  ressortir  les  vérités  cachées  au  fond  de  la  philosophie 
païenne,  que  plusieurs  d'entre  eux  considéraient  comme  une 
préparation  'a  la  morale  plus  pure  de  l'Evangile.  Les  systèmes 
des  principaux  philosophes  anciens  eurent  même  sur  eux  assez 
d'action  pour  se  reproduire  d'une  manière  plus  ou  moins  sensible 
dans  leurs  tendances  particulières.  Les  pères  peuvent  se  diviser 
en  platoniciens  et  en  péripatéticiens.  «  Parmi  les  pères  platoni- 
ciens figure  en  première  ligne  saint  Augustin,  en  qui,  tant  pour 
l'élévation  du  génie  que  pour  la  vaste  étendue  de  ses  ouvrages, 
on  peut  étudier  tout  le  platonisme  chrétien  ;  avec  lui  Némésius, 
Synésius,  Enéc  de  Gaza,  Zacharias  le  Scolastique  s^nt  rangés 


MOBALE,  ÉDUCATION.  163 

dans  celte  classe.  Parmi  les  seconds  furent  Claudien  Mamert, 
évêque  de  Vienne  au  cinquième  siècle,  l'illustre  Boèce,  Cassio- 
dore,  Martius  Capella  et  quelques  autres  moins  célèbres,  mais 
qui  exercèrent  une  certaine  influence  sur  la  direction  des  esprits 
pendant  le  moyen  âge.»  * 

L'invasion  des  peuples  du  Nord  replongea  l'Europe  dans  un 
état  de  barbarie  qui  dura  jusqu'au  quinzième  siècle.  Mais  au  mi- 
lieu des  ténèbres  générales  brillent  ça  et  la  quelques  flambeaux 
qui  éclairent  la  route.  «  La  science  et  la  philosophie  furent  sou- 
tenues par  plus  d'un  de  ces  génies  rares  qui  se  font  jour  à  travers 
les  obstacles.  » 

C'est  dans  les  travaux  de  ces  penseurs  éminents ,  qui  se  sont 
succédé  à  de  longs  intervalles,  qu'on  peut  retrouver  les  premiers 
linéaments  de  la  philosophie  moderne.  M.  de  Caraman  se  pro- 
pose de  nous  faire  connaître  ceux  que  produisit  la  France.  Son 
Histoire  de  la  philosophie  sera  divisée  en  trois  époques.  La  pre- 
mière, qui -est  renfermée  dans  le  volume  qu'il  publie  aujourd'hui, 
commence  avec  l'apparition  de  la  littérature  dans  les  Gaules. 
Nous  y  voyons  la  lumière  renaître  a  mesure  que  s'étendent  les 
progrès  du  christianisme,  et  la  philosophie  commencera  poindre 
avec  les  premiers  efforts  de  l'intelligence  sous  Charlemagne. 
Puis  viennent  Scot  Erigène,  Gerbert,  Déranger  et  Lanfranc,  saint 
Anselme,  Hildebert  de  Lavardin,  Marbode,  Odon,  Bernard  do 
Chartres.  Cette  époque  s'arrête  au  commencement  du  nomina- 
lisme  ,  vers  la  fin  du  onzième  siècle.  La  seconde  contiendra  Ros- 
celin,  Champeaux,  Abailard,  saint  Victor  et  Jean  de  Salisbury. 
«  Enfin  la  troisième,  la  plus  importante  détentes,  parce  que  la 
véritable  philosophie  succède  à  la  théologie  scolastique,  offrira 
une  courte  appréciation  de  l'élément  arabe  et  juif  dans  l'histoire 
de  la  civilisation  et  de  la  pensée  ;  puis  viendront  Albert  le  Grand, 
saint  Thomas  d'Aquin,  ces  deux  génies  du  treizième  siècle,  saint 
Bonaventure,  Duns  Scot,  Roger  Bacon,  le  rénovateur  des  scien- 
ces naturelles;  Ftaymond  Lulle,  esprit  moins  extraordinaire,  puis 
notre  illustre  Cerson  ;  et  nous  assisterons  à  la  décadence  de  la 
pliilosopliie  confuse  du  moyen  âge,  qui  cédera  la  place  désormais 
à  une  philosophie  plus  rationnelle,  plus  positive,  née  du  mouve- 
ment intellectuel  de  la  renaissance  et  de  la  réformalion  du  soi- 


164  LÉGISLATION, 

rième siècle.  Arec  celle-ci  finit  le  moyen  âge,  science  et  politi- 
que; Luther  achève  la  démolilion  de  l'édifice  scolastigue;  nous 
voyons  dans  le  lointain  apparaître  Montaigne  et  Charron,  et  nous 
devinons  Descartes.  » 

Nous  reviendrons  plus  tard  sur  l'ensemble  de  cette  Histoire 
lorsqu'elle  sera  terminée,  et  nous  chercherons  par  une  analysa 
complète  à  donner  une  idée  du  vif  intérêt  qu'elle  présente.  En  at- 
tendant nous  nous  bornerons  à  dire  que  sous  le  rapport  de  la 
pensée  comme  sous  celui  de  l'érudition,  M.  de  Caraman  nous  pa- 
raît à  la  hauteur  de  la  grande  tâche  qu'il  a  entreprise.  Un  peu 
plus  de  correction  et  de  fermeté  dans  le  style  serait  peut-être  dé- 
sirable. Mais  en  général,  malgré  la  profondeur  du  sujet,  la  lec- 
ture de  son  livre  est  facile  et  attrayante  pour  les  esprits  sérieux 
qui  ne  craignent  pas  que  l'élégance  de  la  forme  soit  quelquefois 
sacrifiée  à  la  solidité  du  fond,  pourvu  que  cela  n'ait  pas  lieu  aux 
dépens  de  la  clarté,  cette  condition  première,  la  plus  essentielle 
de  toutes  dans  un  ouvrage  de  ce  genre. 


LEGISLATION,  ECONOMIE  POLITIQUE,   ETC. 


CODE  dp  la  Communauté,  par  Th.  Dezamy;  Paris,  cheis  l'auteur, 
rue  Saint-Jacquea,  106,  i  vol.  in-S»,  4  fr. 

L'auteur  de  cet  ouvrage  pense  que  le  problème  social  touche 
a  son  terme,  et  c'est  pour  contribuer  a  en  hâter  la  solution  qu'il 
a  entrepris  de  présenter  sous  forme  de  code  le  plan  de  ce  que 
sera  la  société  d'après  les  vues  du  communisme.  Il  commence  na- 
turellement par  la  série  ordinaire  de  déclamations  obligatoires 
pour  tout  réformateur  socialiste  contre  noire  civilisation  actuelle, 
contro  le  familisme,  c'est-à-dire  les  affections  et  les  liens  do  fa- 
mille, contre  le  mariage,  contre  le  commerce,  et  surtout  et  avant 
tout  contre  la  propriété.  La  plus  grande  partie  de  son  livre  est 
donc  employée  èi  répéter  que  notre  civilisation  est  une  barbarie  ; 


ÉCONOMIE  POLITIQUE.  165 

]a  famille,  une  monstruosité  contre  nature;  le  mariage,  une  im- 
moralité; le  commerce,  un  intolérable  brigandage;  la  propriété, 
une  injustice  criante.  Il  faut  donc  abolir  tout  cela,  établir  la  com- 
munauté, puis  déclarer  tous  les  hommes  vertueux,  parce  qu'il 
ne  peut  plus  y  avoir  ni  crimes,  ni  violences,  ni  délit  d'aucun 
genre,  vu  qu'il  n'y  aura  plus  ni  prison,  ni  gendarmes,  ni  tribu- 
naux, ni  lois.  Comment  un  tel  miracle' s'opérera-t-il  ?  M.  Dezamy 
ne  nous  le  dit  pas;  il  se  contente  d'énoncer  le  fait  :  les  commu- 
nistes seront  tous  animés  d'un  dévouement  admirable  ,  d'une 
bienveillance  sans  bornes,  d'une  merveilleuse  sagesse;  ils  seront 
dépourvus  de  tout  penchant  vicieux,  de  toute  passion  haineuse  ; 
et  cela  comme  par  enchantement,  aussitôt  que  disparaîtront  les 
entraves  imposées  au  libre  essor  des  instincts  et  des  tendances  de 
l'homme.  C'est  la  législation  qui  fait  les  criminels,  c'est  le  ma- 
riage qui  fait  les  adultères,  c'est  la  propriété  qui  fait  les  voleurs. 
En  effet,  n'imposez  plus  de  devoirs  h  personne ,  et  personne  ne 
sera  plus  coupable  de  ne  les  pas  remplir.  On  ne  peut  pas  nier  la 
jusiesse  de  ce  raisonnement.  Les  délits  ne  reposent  que  sur  une  idée 
de  convention  ;  si  les  lois  n'existaient  pas,  elles  ne  seraient  point 
violées.  Mais,  direz-vous  peut-être,  la  morale,  la  religion,  la  con- 
science  Inventions  sociales  que  tout  cela.  Les  communistes 

en  font  table  rase.  Ils  nient  la  morale,  la  religion,  la  conscience, 
et  bien  d'autres  choses  encore  que  l'on  a  regardées  jusqu'ici 
comme  les  bases  essentielles  de  toute  la  société  humaine.  Pour 
eux  le  n)onde  est  une  intelligente  machine,  qui  a  pour  élément 
l'atome,  et  pour  principe  le  mouvement,  qui  n'a  point  été  créée, 
mais  subsite  par  elle-même.  C'est  le  monde  seul  qui  a  la  vie  com- 
plète, absolue,  universelle.  Tous  les  êtres  sont  produits  par  l'at- 
traction qui  permet  aux  molécules  de  se  grouper,  de  s'attirer,  de 
s'harmoniser  de  manière  h  former  dos  corps.  L'homme  lui-même 
n'est  donc  qu'un  agrégat  de  molécules,  et  ses  plus  belles  facultés 
ne  sont  autre  chose  que  le  jeu  harmonieux  des  organes  ;  ses  pas- 
sions sont  des  mobiles  d'activité.  Ainsi  le  Dieu  du  communisme, 
c'est  la  molécule  intelligente  qui  se  retrouve  dans  tous  les  corps 
et  en  constitue  la  matière.  Il  n'y  a  plus  d'immortalité,  plus  de 
vie  h  venir,  plus  do  jugement  a  espérer  ou  à  craindre,  et  par  con- 
séquoni  plus  de  responsabilité  pour  l'homme,  plus  de  devoirs  à 


1«6  LÉGISLATION, 

remplir.  A  la  place  de  ces  vérités  fondamenlales,  de  ces  consola- 
tions fécondes  et  de  ces  freins  puissants,  les  communistes  posent 
pour  bases  quelques  prescriptions  telles  que  les  suivantes,  qui 
n'ont  aucune  espèce  d'autorité  ni  de  sanction  quelconque  : 

«  Tous  les  hommes  vivront  en  frères,  de  quelque  race,  de  quel- 
que couleur,  de  quelque  climat  qu'ils  soient  ou  qu'ils  aient  été.... 

«  Tous  les  produits,  toutes  les  richesses  de  la  communauté  se^ 
ront  sans  cesse  et  à  toujours  à  la  disposition  de  tout  le  monde. 
Chacun  peut  puiser  largement,  et  en  pleine  liberté,  dans  toute 
l'étendue  du  domaine,  tout  ce  dont  il  a  besoin,  c'est-à-dire  le  né- 
cessaire, l'utile  et  l'agréable 

«  La  communauté  ne  connaît  que  des  égaux.  Dans  toutes  ses 
institutions,  toutes  ses  dispositions,  tous  ses  règlements,  toutes 
ses  recherches,  et  surtout  dans  l'éducation,  elle  ne  perdra  jamais 
de  vue  ce  principe  :  écarter  de  tous  les  esprits  et  de  tous  les  cœurs 
jusqu'à  la  moindre  tentation,  la  moindre  velléité  de  domination, 
de  privilège,  de  prééminence,  de  préséance,  de  prépondérance, 
en  un  mot,  de  prérogatives  quelconques 

«  II  y  aura  entre  les  deux  sexes  égalité  parfaite. 

e  Aucun  autre  lien  que  l'amour  mutuel  ne  pourra  enchaîner  l'un 
à  l'autre  l'homme  et  la  femme. 

€  Rien  n'empêchera  les  amants  qui  se  seront  séparés  de  s'unir 
de  nouveau,  et  aussi  souvent  qu'ils  aspireront  l'un  vers  l'autre. 

«  L'éducation  sera  commune,  égale 

»  De  même  qu'à  l'égard  des  hommes  faits,  nulle  contrainte  ne 
sera  jamais  employée  envers  les  enfants.» 

Voilà  donc  une  société  fondée  sur  la  communauté  des  biens> 
des  femmes  et  des  enfants.  Il  n'y  aura  plus  de  propriété  indivi- 
duelle, plus  de  mariage,  plus  de  famille.  Les  hommes  seront 
logés  dans  une  vaste  caserne  où  chacun  aura  sa  cellule.  Ils  n'au- 
ront pas  à  s'inquiéter  du  lendemain,  encore  moins  de  leur  ave- 
nir ou  de  celui  de  leurs  descendants.  Les  relations  des  deux  sexes 
n'auront  d'autre  mobile  que  l'impulsion  des  sens,  d'autre  but  que 
la  jouissance  matérielle,  et  ne  seront  pas  plus  limitées  ni  plus 
ennoblies  que  chez  tous  les  autres  animaux.  Les  enfants  s'élè- 
veront comme  un  troupeau  que  l'on  façonnera  de  bonne  heure 
au  régime  do  la  communauté,  en  étouffant  l'essor  des  intelligen- 


ÉCONOMIE   POLITIQUE.  16T 

ces  de  telle  sorte  que  jamais  aucune  d'elles  ne  puisse  s'élever 
au-dessus  d'un  même  niveau,  mesuré  nécessairement  h  la  hau- 
teur des  moins  capables.  Le  communisme  ne  souffre  point  de 
gupériorité  ni  intellectuelle,  ni  morale,  et  il  a  grand  soin  de  dé- 
truire tout  stimulant  propre  à  en  produire.  Sous  ce  rapport,  son 
système,  on  doit  le  reconnaître,  est  habilement  conçu  pour  étein- 
dre l'émulation,  tuer  le  génie,  et  faire  du  monde  entier  une  vaste 
fabrique,  où,  par  la  division  extrême  du  travail,  le  rôle  de  chacun 
se  trouvera  réduit  à  celui  d'un  rouage  sans  importance.  Cette 
égalité  monotone  ne  saurait ,  en  effet,  avoir  d'autre  résultat  que 
l'affaissement  graduel  de  toutes  les  facultés  humaines,  et  par 
conséquent  l'impuissance,  dont  le  communisme  veut  les  frapper 
èi  jamais,  afin  d'empêcher  qu'aucune  d'elles  songe  à  secouer  le 
joug,  à  reconquérir  son  indépendance. 

Mais,  réussira-t-il  de  même  à  contenir  le  débordement  des 
passions,  à  prévenir  les  excès  de  la  perversité  ?  C'est  peu  proba- 
ble. Renonçant  a  toute  espèce  de  moyen  répressif,  ainsi  qu'à  tout 
mobile  de  crainte  religieuse  ou  de  responsabilité  morale,  il  compte 
8ur  le  seul  effet  de  sa  formule  magique  :  c  Tous  les  hommes  vi- 
rront  en  frères  !  » 

Mais  pourquoi,  je  vous  prie?  Est-ce  parce  que,  au  lieu  de  se 
regarder  comme  les  enfants  d'un  Dieu  tout  bon  et  tout-puissant 
qui  les  a  créés  pour  l'honorer  et  le  servir  en  s'aimant  les  uns  les 
autres,  ils  ne  verront  en  eux  qu'autant  d'agrégations  d'atomes, 
d'accumulations  de  matière,  sans  autre  parenté  que  la  nature 
identique  de  ces  atomes  et  les  propriétés  de  cette  matière  ?  Ou 
bien  croit-on  que  leur  respect  pour  la  molécule  intelligente  ira 
jusqu'à  l'adorer  chez  autrui  plus  que  chez  eux-mêmes?  Evidem- 
ment non  ,  cette  formule  n'opérera  pas  un  semblable  prodige. 
Ceux  qui  l'espèrent  se  font  une  illusion  grossière,  et  montrent 
une  ignorance  complète  du  cœur  humain.  Il  faut  oser  le  dire  : 
l'égalité  absolue  ne  peut  engendrer  que  l'égoïsme;  la  maxime: 
€  chacun  pour  soi,  »  ne  deviendra  jamais  si  générale  que  sous  le 
régime  de  la  communauté.  Les  inégalités  naturelles  sont  la 
source  où  notre  cœur  puise  toutes  ses  affections,  ses  sentiments 
les  plus  nobles  et  les  plus  généreux;  les  inégalités  sociales  bien 
comprises  tendent  au  même  but.  N'est  ce  pas  la  tendre  sollici- 


168  LEGISLATION, 

tude  lie  nos  parents,  ces  prolecteurs  dévoués,  dont  notre  chétivo 
enfance  ne  saurait  se  passer,  qui  jette  en  nous  le  premier  germe 
de  l'amour  et  forme  le  premier  anneau  de  la  chaîne  qui  doit  nous 
unir  à  nos  semblables  durant  notre  passage  sur  la  terre?  N'est-co 
pas  encore  ce  besoin  de  protection  et  de  soutien  qui,  dans  notre 
jeunesse,  sert  de  base  aux  amitiés  les  plus  vives  et  les  plus  dura- 
bles? Et  lorsque  plus  tard  l'amour  devient  une  passion  qui  dé- 
cide souvent  du  sort  de  la  vie  entière,  ne  trouve-t-il  pas  une  de 
ses  plus  fortes  garanties  dans  le  besoin  que  la  femme  a  d'être 
protégée  par  l'homme,  dans  la  pensée  si  douce  pour  celui-ci  d'ê- 
tre le  protecteur  de  celle  qu'il  aime? 

La  sagesse  providentielle,  qui  a  fait  l'homme  pour  l'état  social, 
l'a  voulu  ainsi,  parce  qu'il  fallait  que  tout  concourut  à  rendre  les 
membres  de  la  société  nécessaires  les  uns  aux  autres.  Or  cette 
nécessité  ne  pouvait  se  manifester  que  par  des  rapports  de  dépen- 
dance et  de  protection.  Il  fallait  que  nous  eussions  besoin  d'aimer 
et  d'être  aimés.  L'intérêt  personnel  devait  ainsi  devenir  l'un  des 
éléments  les  plus  féconds  des  vertus  sociales,  en  même  temps 
qu'il  était  le  principe  essentiel  de  la  conservation  de  l'homme. 
Ici,  comme  dans  toutes  ses  œuvres,  la  Providence  s'est  montrée 
économe  de  moyens  et  riche  en  résultais. 

Mais,  ces  idées  si  simples,  les  communistes  ne  les  compren- 
nent pas.  Ils  font  de  vains  efforts  pour  anéantir  l'intérêt  person- 
nel, ce  qui,  s'ils  réussissaient,  rendrait  toute  société  impossible, 
enfanterait  l'égoïsme  et  conduirait  bientôt  à  l'isolement  et  à  la 
barbarie. 

La  communauté,  disent-ils,  tiendra  lieu  de  toutes  les  affections 
de  la  famille,  de  tous  lesmobiles  de  l'émulation,  les  passions  se- 
ront les  stimulants  de  l'activité. 

Mais  qu'est-ce  que  cela  signifie  ? 

La  communauté  remplira  donc  subitement  le  cœur  de  l'homme 
d'un  amour  et  d'un  dévouement  sans  bornes  pour  ses  sembla- 
bles, en  rompant  d'un  coup  de  baguette  tous  les  liens  qui  jus- 
qu'ici l'avaient  attaché  à  eux!  C'est  absurde,  et  il  ne  l'est  pas 
moins  de  prétendre  que  les  passions  ne  seront  plus  que  de  salu- 
taires mobiles  de  l'activité. 

Quand  on  pose  en  principe  que  les  richesses  de  la  commu- 


ÉCONOMIE  POLITIQUE.  169 

uaiilé  sont  à  la  disposition  de  tout  le  monde,  que  chacun  peut  y 
puiser  librement  et  autant  qu'il  veut,  et  qu'en  retour  on  n'impose 
aucun  devoir,  aucune  obligation  quelconque,  comment  croire 
que  les  hommes  conserveront  le  moindre  désir  d'appliquer  leur 
activité  a  autre  chose  qu'à  jouir,  et  que  les  passions  abandonnées 
k  elles-mêmes  pourront  avoir  d'autre  influence  que  de  les  pous- 
ser h  tous  les  excès  et  a  tous  les  désordres  ? 

Et  si  l'on  ajoute  à  cela  l'étrange  promiscuité  des  sexes  qui  ré- 
sultera de  l'abolition  du  mariage  et  de  la  liberté  laissée  aux 
amants  de  se  réunir  toutes  les  fois  qu'ils  aspireront  l'uu  vers 
l'autre,  l'édiicalion  commune  des  enfants  qui  eSfacera  jusqu'au 
dernier  vestige  de  la  famille,  enfin  l'absence  de  toute  contrainte, 
de  toute  loi  répressive,  de  tout  principe  religieux,  comment  ne 
recule-t-on  pas  devant  l'effroyable  chaos  dans  lequel  la  société 
sera  plongée? 

La  communauté  débuterait  par  une  vaste  orgie  où  les  inslincts 
brutaux,  débarrassés  des  entraves  qui  les  retiennent,  feraient  ir- 
ruption sans  que  rien  pût  arrêter  leur  essor.  De  jour  en  jour  les 
lumières  de  l'intelligence  s'éteindraient  sous  la  double  influence 
du  matérialisme  le  plus  grossier  et  d'un  sytème  écrasant  d'égalité 
absolue  qui,  en  prescrivant  toute  supériorité,  ne  permettrai'  plus 
le  développement  de  rien  de  grand,  de  beau,  de  noble;  et  la  so- 
ciété, retournant  d'un  pas  rapide  vers  la  barbarie,  arriverait  enfla 
à  l'isolement  do  la  vio  sauvage. 

Les  deux  puissants  mobiles  de  l'ajctivité  humaine,  la  famille  et 
la  prt)priété,  n'existant  plus,  les  sciences,  les  arts,  les  lettres, 
toutes  les  précieuses  conquêtes  de  la  civilisation  disparaîtraient 
bientôt  aussi.  A  supposer  même,  ce  qui  n'est  pas  possible,  quo 
l'ordre  matériel  se  maintint  encore  quelque  temps,  les  hommes 
ne  seraient  plus  qu'une  troupe  d'animaux,  vivant  pôle-môle  d'une 
vie  monotone  et  terne,  sans  avenir,  sans  espérance,  sans  inté- 
rêt d'aucun  genre.  Ainsi  que  le  dit  Lamennais  :  «  Les  commu- 
«  nistes  veulent  établir  une  organisation  où  nul  ne  soit  proprid- 
«  taire,  c'esl-h-dire  constituer  la  base  d'une  misère,  d'un  escla- 

«  vage  universel » 

Dans  leur  système,  dit  encore  le  même  écrivain,  «  il  n'y  a 
*  plus  quo  des  bêles  de  somme,  qui,  après  avoir  a'^ccmpli  la  lA- 

16 


170  LÉGISLATION, 

«  che  imposée  par  le  maître,  reçoivent  à  l'étable  la  ration  qu'il 
«  leur  a  destinée  1  » 

A  de  telles  objections,  que  répond  M.  Dezamy?  Rien  qui  puisse 
soutenir  le  plus  léger  examen.  Il  déclame  contre  l'état  social,  il 
ne  voit  dans  la  propriété  que  fraude,  injustiee  et  oppression  ;  il 
appelle  le  commerce  un  brigandage  ;  il  exalte  la  communauté 
comme  une  panacée  universelle  qui  guérira  tous  les  maux  de 
l'humanité.  Mais  des  raisonnements,  mais  des  preuves,  il  n'en 
donne  point,  et  se  contente  d'affirmer  sans  cesse  le  bonheur  par- 
fait qui  régnera  dans  le  monde  communiste  gouverné  par  la  raa- 
lécule  intelligente. 

Bien  plus,  M.  Dezamy  critique  vivement  M.  Cabet,  que  ses 
essais  d'application,  dans  son  Voyage  en  Icarie,  ont  conduit  à 
transiger  nécessairement  avec  l'état  social  sur  certains  points,  a 
revenir  sur  d'autres  au  système  de  contrainte  et  de  répression. 

M.  Dezamy  regarde  ces  concessions  comme  autant  d'atteintes 
portées  au  communisme.  Et  il  a  certainement  raison,  car  l'éga- 
lité absolue  ne  saurait  souffrir  d'organisation  hiérarchique,  ni  de 
contrainte  d'aucune  espèce,  puisque  ce  serait  aussitôt  créer  des 
chefs  et  des  subordonnés,  des  supérieurs  et  des  inférieurs. 

Il  est  vrai  qu'on  en  conclura  qu'il  est  tout  a  fait  impossible  de 
mettre  le  communisme  en  pratique. 

Ce  n'est  sans  doute  pas  précisément  là  ce  que  M.  Dezamy  s'est 
proposé  de  démontrer  par  son  Hvre.  Mais  c'est  ce  qui  en  ressort 
le  plus  clairement,  et,  pour  notre  part,  laissant  de  côté  ses  in- 
tentions, ses  déclamations,  ses  tendances,  nous  le  remercions 
sincèrement  d'avoir  mis  en  lumière  l'impossibilité  de  cet  absurde 
et  détestable  svstème. 


ÉTUDES  POLITIQUES,  par  M.  P.  Uemidoff;  Paris,  chez  P.  Ber- 
trand, 58,  rue  Saint-André-des-Arts,  I  vol.  in-S". 

Le  sujet  de  ces  Eludes  est  la  grande  question  des  principes  suc 
lesquels  repose  l'organisation  sociale,  et  qui  doivent  par  con- 
sféquent  servir  do  base  à  la  législation.  M.  Demidoff  commencc- 
p;ir  se  poser  en  adversaire  du  système  utilitaire  de  Bentham  et 


ÉCONOMIE  POLITIQUE.  171 

en.  critique  les  principaux  points ,  en  signalant  les  erreurs  âans 
lesquelles  est  tombé  cet  illustre  publiciste;  il  s'attache  surtout  h 
démontrer  que  le  bonheur  public  n'est  point  le  but  unique  du 
législateur,  mais  que  sa  mission  spéciale  est  de  travailler  à  l'or- 
ganisation politique  et  civile  de  la  société,  de  garantir  la  sécurité 
générale  et  particulière,  et  la  sdreté  des  personnes,  de  leurs  pro- 
'priétés,  de  leurs  droits  et  de  toutes  leurs  transactions.  Cet  état  de 
sécurité  n'est  qu'un  des  éléments  du  bonheur  public,  qui  dépend 
d'une  foule  d'au^.res  causes  inhérentes  à  la  nature  particulière  des 
•individus  dont  la  société  se  compose,  et  sur  lesquelles  la  législa- 
tion n'exerce  presque  aucune  influence. 

Il  faut  donc  chercher  ailleurs  que  dans  l'utilité  le  principe 
dirigeant  qui  doit  servir  de  base  k  l'organisation  sociale.  M.  Demi- 
doff  le  trouve  dans  l'identité  a  des  lois  qui  gouvernent  les  trois 
mondes,  c'est-à-dire,  le  monde  matériel,  intellectuel  et  moral, 
et  qui  peuvent  se  réduire  aux  cinq  grandes  lois  de  la  nature, 
c'est-a-dire,  a  celles  du  mouvement,  de  l'équilibre,  de  l'attrac- 
tion, de  l'expansion  et  de  la  réaction,  qui  probablement  ne  sont 
que  les  développements  et  la  manifestation  d'une  seule  et  môme 
loi,  invisible  h  notre  œil  intellectuel,  et  que  nous  nommerons 
loi  nouménale.  s  Dans  cette  manière  de  voir,  la  duahté  do  l'être 
humain  disparaît  et  ses  deux  éléments,  l'âme  et  le  corps,  se 
fondent  en  une  seule  substance  a  nous  inconnue.  Cotte  hypo- 
thèse nous  semble  conduire  aisément  au  matérialisme  ;  cepen- 
dant l'auteur  se  déclare  spiritualiste  et  prétend  se  rattacher  tout 
à  fait  aux  doctrines  chrétiennes.  On  lui  contestera  sans  doute  ce 
point,  mais  comme  il  se  borne  à  énoncer  très-brièvement  ses 
idées  et  ne  leur  donne  aucun  développement,  ce  n'est  pas  ici  le 
lieu  d'en  aborder  la  discussion.  Nous  nous  contenterons  de  suivra 
M.  Demidoff  dans  l'application  assez  originale  qu'il  en  fait. 

Le  but  essentiel  de  la  législation  est  a  ses  yeux  la  sécurité, 
première  condition  indispensable  de  l'état  social,  et  par  consé- 
quent de  tout  progrès  matériel,  intellectuel  ou  moral.  Elle  ré- 
pond ainsi  chez  l'homme  à  l'instinct  de  la  conservation  dont  la 
nature  a  doué  tous  les  êtres.  Cette  sécurité  prend  sa  sourèe  dans 
les  lois  générales  qui  régissent  l'univers.  Or,  la  première  de  ces 
lois  pour  l'homme,  c'est  le  travail,  qui  est  on  quelque  sorte  une 


172  LÉGISLATION, 

manifestation  sociale  de  la  loi  du  mouvement  dans  la  nature.  Le 
travail  crée  le  droit  do  propriété  et  tous  les  autres  droits  civils 
et  politiques  qui  reposent  sur  cette  base  essentielle  de  toute  so- 
ciété. Il  ne  faut  donc  pas  que  rien  vienne  entraver  la  liberté  du 
travail,  afin  que  chacun  puisse  y  trouver  les  moyens  d'acquérir 
une  position  indépendante  et  le  loisir  nécessaire  pour  être  apte 
h  l'exercice  des  droits  politiques. 

La  loi  de  raffiuité  ou  de  l'attraction  élective  qui  est  une  loi 
générale  de  la  matière,  se  manifeste  dans  l'homme  moral  sous 
le  principe  de  l'association.  L'isolement  est  stérile  pour  l'homme: 
l'association  est  absolument  indispensable  au  développement  de 
ses  facultés  et  a  celui  du  progrès  social.  C'est  aussi  le  plus  puis- 
sant auxiliaire  du  travail,  dont  la  division,  rendue  ainsi  facile, 
donne  un  grand  essor  à  l'industrie.  A  cet  égard  on  en  peut  com- 
parer les  efifets  à  ceux  de  la  loi  d'expansion  dans  la  matière- 
L'accuraulation  du  travail,  de  la  fortune  ou  du  pouvoir  sur  les 
mêmes  individus  est  donc  contraire  au  principe  organisateur  do 
la  société.  La  justice  veut  que  l'on  favorise  autant  que  possible 
la  division  du  travail,  du  capital  et  de  la  propriété,  afin  de  faire 
disparaître  les  inégalités  trop  fortes  qui  existent  entre  les  divers 
meinbres  du  corps  social.  Dans  ce  but,  la  plus  entière  liberté 
doit  être  laissée  aux  échanges,  "a  la  concurrence  et  à  la  circulation 
des  produits. 

M.  DemidofT  présente  ainsi  les  principes  de  l'économie  poli- 
tique comme  les  éléments  naturels  de  l'organisation  sociale.  Il 
veut  en  faire  la  base  de  la  législation.  C'est,  il  nous  semble, 
confondre  deux  choses  qui  doivent  demeurer  distinctes.  Tout  en 
reconnaissant  ce  qu'il  y  a  de  juste  et  de  vrai  dans  ses  idées  sur  la 
liberté  du  travail,  nous  croyons  que  lo  législateur  a  d'autres  in- 
térêts plus  graves  à  considérer  et  a  satisfaire.  L'économie  poli- 
tique est  sans  doute  une  science  très-importante,  mais  il  faut  la 
laisser  dans  la  sphère  qui  lui  est  propre ,  et  ne  pas  prétendre  la 
faire  intervenir  dans  le  domaine  intellectuel  ef  moral  qui  lui  est 
presque  tout  h  fait  étranger.  Cette  confusion  est  d'autant  plus 
dangerîfise  qu^dle  prête  le  flanc  aux  attaques  des  socialistes  mo- 
dernes. 


ÉCONOMIE  POLITIQUE,  173 

ÉMIGRATIONS  SUISSES,  enquête  publiée  par  la  Société  «rutilité 
publique  fédérale;  Genève,  in-S",  —  Discours  fait  à  la  réunion  de 
Zurich,  le  18  septembre  18/14,  par  J,  Huber-Saladin ;  Lausanne, 
in-S». 

L'émigration  est  depuis  loîjgtemps,  pour  les  populations  suis- 
ses, une  ressource  employée  avec  plus  ou  moins  de  succès  con- 
tre la  misère  et  l'encombrement.  Chaque  année  de  nombreuses 
familles  quittent  leur  patrie  pour  aller  cliei-cher  fortune  a  l'é- 
•tranger.  La  position  d'un  pays  divisé  comme  la  Suisse  en  petits 
États  indépendants,  où  les  carrières  sont  très-restreintes ,  le  sol 
peu  fertile,  et  l'industrie  arrêtée  dans^on  essor  par  une  enceinte 
de  douanes  qui  lai  permettent  bien  difficilement  d'envoyer  ses 
produits  sur  les  marchés  des  contrées  voisines,  rend  l'émigra- 
tion en  quelque  sorte  nécessaire  pour  une  certaine  partie  de  ses 
babitanls.  La  liberté  républicaine  doit  elle-même  contribuer  a  co 
résultat,  car  elle  tend  a  développer  les  facultés  intellectuelles,  et 
par  conséquent  à  multiplier  les  besoins,  a  susciter  l'ambition 
-dans  une  mesure -sans  proportion  avec  les  moyens  de  les  satis- 
faire. Les  troubles  politiques  qui  ont  agité  la  Suisse  dans  ces  der- 
nières années,  ébranlant  la  prospérité  intérieure,  et  compromet- 
tant une  foule  d'existences,  sont  venus  donner  à  l'émigration 
une  activité  nouvelle.  Ce  serait,  en  effet,  peut-être  le  remède  le 
plus  efficace  aux  marne  qui  affligent  ce  pays.  Mais  il  faudrait  pour 
cela  que  l'émigration  fut  dirigée  avec  prudence,  et  réglée  de  ma- 
nière à  présenter  des  chances,  sinon  certaines,  du  moins  très- 
probables  de  succès.  Or,  comment  atteindre  ce  but  dans  un  Etat 
démocratique  où  l'on  ne  peut  employer  aucun  moyen  de  con- 
trainte, où  c'est  à  peine  si  l'autorité  ose  exercer  quelque  influence, 
de  crainte  d'elro  accusée  d'attenter  à  la  liberté  des  citoyens? 
•Évidemment  l'action  gouvernementale  est  tout  'a  fait  paralysée, 
et  c'est  aux  efîorts  particuliers  qu'appartient  la  tâche  d'étudioi" 
cette  importante  et  difficile  question.  Aussi  la  Société  d'Utilité 
Publique  fédérale  s'en  est-elle  emparée  pour  chercher  à  rassem- 
bler toutes  les  lumières  propres  à  l'éclairer.  Sur  la  proposition 
•de  M.  Huber  une  commission  fut  chargée  de  s'en  occuper,  ot 
c'est  soq  travail  qui  est  publié  aujourd'hui  sous  le  tilio  A'En- 

16* 


17  î  LEGISLATION, 

i/uéte.  On  y  Iroiivc  une  nombreuse  série  de  données  intéressan- 
tes fournies  p;ir  les  consuls  suisses  sur  les  diverses  contrées 
vers  lesquelles  se  dirige  l'éniigmtion,  sur  les  ressources  qu'elles 
peuvent  offrir,  et  sur  le  sort  des  émigrants  qui  s"v  sont  établis 
jusqu'à  ce  jour.  Le  résultat  de  ces  inforinations  vient  "a  l'appui 
d3S  vues  émises  par  M.  Huber  dans  son  discours  a  la  réunion 
de  Zurich.  Le  succès  de  l'émigration  dépend  de  la  nature  des 
éléments  qui  la  composent.  Des  hommes  industrieux,  intelli- 
gents, actifs,  emportant  avec  eux  des  habitudes  d'ordre  et  d'éco- 
nomie, et  possédant  l'argent  nécessaire  aux  premières  avances 
<|u'cxige  toute  espèce  d'entreprise,  sont  à  peu  près  sûrs  de  trou- 
ver partout  une  existence  aisée  et  des  probabilités  de  fortune 
plus  grandes  que  la  Suisse  ne  peut  leur  en  ofTrir.  Mais  la  plu- 
part des  émigrants  ne  sont  point  dans  une  condition  si  favora- 
ble :  la  misère  qui  les  chasse  de  leur  patrie  tient  à  des  causes 
dont  le  funeste  coriége  les  accompagne  et  ne  leur  permet  guère 
de  retirer  aucun  fruit  de  leur  déplacement.  Pour  ceux-là  il  fau- 
drait un  patronage  puissant,  capable  d'exercer  la  surveillance  la 
jdus  active,  et  de  travailler  a  leur  régénération  morale.  Malheu- 
reusement ce  n'est  pas  ce  qu'ils  trouvent  dans  la  plupart  des  spé- 
culateurs qui  s'occupent  de  colonisation.  Les  entreprises  de  ce 
genre  n"ont  en  général  d'autre  but  que  de  tirer  le  meilleur  parti 
possible  de  terrains  achetés  en  gros  pour  être  revendus  en  dé- 
tail, et  se  soucient  assez  peu  de  la  destinée  des  colonies  qui  se 
fondent  de  celte  manière.  M.  Huber  voudrait  donc  qu'une  société 
se  chargeât  de  diriger  lémigration,  de  prendre  en  main  les  inté- 
rêts des  émigrants,  et  de  les  accompagner  de  sa  protection  bien- 
veillante jusque  sur  le  lieu  de  leur  nouvel  établissement.  Cette 
tâche  paraît  rentrer  assez  bien  dans  les  attributions  de  la  Société 
d'Utilité  Publique  fédérale,  c'est  un  champ  fécond  ouvert  a  son 
activité,  mais  elle  ne  peut  imposer  son  patronage,  et  il  faut 
qu'elle  le  fasse  accepter  volontairement  par  ceux  qui  en  ont  be- 
soin. Le  meilleur  moyen  d'y  parvenir  est  assurément  d'éclairer 
\s  public  en  lui  présentant  les  documents  les  plus  exacts  et  les 
plus  complets  sur  les  contrées  qui  peuvent  offrir  h  l'émigration 
les  meilleures  chances  de  succès.  Ce  premier  pas  conduira  saiis 
doute  à  la  création  d'un  bureau  central  de  renseignements,  do  con- 


ÉCONOMIE  POLITIQUE.  175 

seils  et  de  directions  où  l'émigrant  pourra  s'adresser  en  toute 
confiance.  Puis,  si  les  circonstances  sont  favorables,  peut-être 
abordera-t-on  plus  tard  l'idée  de  fonder  une  colonie  sagement  or- 
ganisée, dans  laquelle  il  sera  possible  alors  d'établir  un  système 
de  patronage  véritablement  efficace.  De  grands  obstacles  s'oppo- 
seront h  la  réalisation  de  ces  espérances;  cependant  s'ils  ne  sonl 
pas  tout  a  fait  insurmontables,  la  marche  adoptée  par  la  Société 
d'Utilité  Publique  nous  paraît  propre  à  les  vaincre  mieux  que  tous 
les  essais  tentés  jusqu'à  ce  jour  par  les  gouvernements  de  quel- 
ques pays.  L'enquête  qu'elle  publie  sera  déjà  d'un  précieux  se- 
cours. Elle  contient  les  réponses  de  quinze  consuls,  savoir  ceux 
de  Naples,  de  Saint-Pétersbourg,  d'Odessa,  de  Belgique,  de  Mar- 
seille, d'Alger,  de  New-York,  de  Philadelphie,  de  Madisson,  de 
la  Colombie,  de  la  INouvelle-Orléans,  de  Mexico,  de  Rio-Janeiro 
et  de  Bahia.  La  commission  y  a  de  plus  ajouté  quelques  informa- 
tions relatives  "a  la  Hongrie,  à  la  Grèce  et  aux  colonies  allemandes 
du  Brésil. 

Les  difficultés  de  celte  grave  question  ne  doivent  être  d'ailleurs 
qu'un  motif  de  plus  pour  attirer  sur  elle  l'attention  publique. 
M.  Huber  la  regarde  comme  d'une  haute  importance  pour  l'ave- 
nir de  la  société  européenne.  Nous  ne  saurions  mieux  faire  ap- 
précier le  point  do  vue  sous  lequel  il  envisage  l'émigration  qu'en 
terminant  cet  article  par  un  passage  de  son  discours,  dans  lequel 
il  développe  avec  beaucoup  de  force  les  arguments  les  plus  pro- 
pres à  démontrer  l'urgence  du  remède  qu'il  propose  d'appliquer 
aux  maux  de  l'état  social. 

*  C'est,  en  effet,  une  position  absurde  de  rétrécissement  et  d'es- 
pace que  celle  faite  a  l'Europe  par  un  passé  politique  et  religieux 
qu'on  ne  modifie  pas  en  un  jour,  et  qui,  lui  aussi,  a  ses  lois  de 
résistance.  Tandis  que  des  pays  européens  regorgent  de  popula- 
tion et  d'industrie,  d'autres  restent  dans  l'impuissance  faute  d'in- 
dustrie et  de  population.  La  Sicile  encore,  et  l'Espagne  surtout, 
recevraient  des  milliers  d'habitants  sur  le  sol  le  plus  fertile  et 
sous  les  plus  beaux  climats  de  la  terre.  Sans  aller  au-delà  d'émi- 
grations intérieures  individuelles  et  de  petites  colonisations  por- 
tant avec  elles  l'esprit  de  rapprochement  européen,  il  esta  dési- 
rer que  cet  élargissement  ue  se  fasse  pas  trop  attendre.  Mais  ce 


1TC  LÉGISLATION,  ÉCONOMIE  POLITIQUE. 

n'est  pas  assez.  L'engorgement  pousse  au  malaise  de  l'Europe, 
car  il  est  gros  de  besoins  excités^  d'intelligences  développées, 
d'ambitions  et  de  souffrances  qui  pèsent  sur  les  questions  poli- 
tiques. Ainsi  le  véritable  esprit  civilisateur  est-il  tout  entier  dans 
la  paix,  le  rapprochement,  la  guerre  a-ui  intolérances.  Avec  ces 
bienfaits  de  la  civilisation  et  d'autres  encore,  il  faut  aussi  prévoir 
d'inévitables  conséquences  et  y  préparer  des  remèdes. 

«  L'Europe  veut  la  paix  et  travaille  à  la  maintenir  par  de  louables 
efforts,  elle  veut  des  lumières  répandues  dans  foutes  les  classes, 
elle  veut  le  progrès  matériel  parle  commerce  et  Tindustrie,  rem- 
placer les  bras  par  le  bon  marché  des  machines  ;  elle  veut  des 
bateaux  h  vapeur  et  des  chemins  de  fer  pour  rapprocher  toutes 
les  distances,  féconder  le  sol,  décupler  toutes  les  forces  produc- 
tives; elle  veut  des  hbertés  pour  toutes  les  contraintes,  du  bien- 
être  pour  tous  les  efforts  intelligents.  Avec  les  avantages  qu'elle 
recueille  et  ceux  qu'elle  ambitionne,  elle  doit  accepter  les  consé- 
quences de  ses  vues  élevées  et  de  ses  immenses  désirs.  Une  ère 
aussi  inouïe  dans  les  annales  du  monde  doit  être  achetée  et  payée 
cher;  u«  siècle  nouveau  exige  des  voies  nouvelles. 

«  Le  sol  pressé,  labouré,  sillonné,  produira  avec  une  effrayante 
rapidité  la  moisson  humaine.  Déjà  quelques  traits  de  charrue  don- 
nent des  embarras.  Les  crimes  épouvantent  les  capitales  ;  l'Alle- 
magne fermente,  ses  travailleurs  se  révoltent  a  main  armée,  les 
ouvriers  forment  avec  les  masses  incultes  l'armée  du  prolétariat, 
toujours  grossie,  qui  prépare  peut-être  au  monde  moderne  ses 
guerres  des  esclaves.  Le  paupérisme  parle  par  la  voix  du  com- 
munisme; il  a  ses  chefs,  ses  apôtres,  ses  missionnaires  et  ses 
martyrs.  Du  fond  de  la  mine  souterraine,  du  bord  des  mers  et  des 
fleuves,  du  sein  des  villes  bruyantes,  il  gagne  les  cimes  silencieu- 
ses de  nos  Alpes  où,  dans  l'air  séculaire  de  la  liberté,  son  cri  de 
douleur  est  un  cri  de  menace.  Et  qu'oppose-t-on  partout  à  ces 
orages  lointains,  a  ces  avertissements  pressants?  N'est-il  pas 
aisé  d'entrevoir  dans  ces  noirs  nuages  le  point  attaqué.  Qu'on  y 
réfléchisse  à  temps  :  l'organisation  de  l'émigration,  c'est  la  ques- 
tion de  la  propriété  déplacée.  » 


SCIENCES  ET  ARTS.  1^7 

SCIENCES  ET  ARTS. 


MAM'EL   pratique  des  maladies  des  nouveau-nés  et  des  enfants  à  * 
la  mamelle ,    précédé   d'une  notice  sur    Tcducation  physique   des 
jeunes  enfants,  par  E.  Bouchi!;  Paris,  1  \ol.  in-12,  4  fr.  50  c. 

L'auteur  de  ce  volume  a  travaille  deux  ans  sous  les  auspices 
de  M.  le  professeur  Trousseau,  et  c'est  dans  le  service  de  cet  ha- 
bile maître  qu'il  a  recueilli  les  faits  qui  lui  servent  de  base.  11  s'est 
proposé  de  réunir  dans  un  manuel  portatif  tout  ce  qu'il  importe 
de  connaître  à  l'égard  de  la  médecine  des  jeunes  enfants.  Dans 
ce  but  il  consacre  la  première  partie  de  son  travail  a  l'exposé  du 
■système  d'éducation  physique  qui  lai  paraît  le  meilleur.  Il  donne 
un  aperçu  rapide  de  l'histoire  de  l'allaitement  maternel,  de  l'al- 
laitement par  les  nourrices,  du  régime,  des  soins  du  corps,  etc.; 
il  traite  en  particulier  avec  soin  l'influence  des  affections  de  la 
mère  et  dos  nourrices  sur  la  santé  des  enfants,  et  des  conséquen- 
ces qu'entraîne  le  remplacement  de  la  nourrice. 

La  seconde  partie  renferme  des  études  générales  sur  les  mala- 
dies des  jeunes  enfants,  dans  lesquelles  l'auteur  insiste  surtout 
sur  les  caractères  extérieurs  de  ces  affections,  tirés  de  l'examen 
de  la  physionomie,  du  geste,  de  l'attitude,  du  cri,  etc. 

Enfin,  la  troisième  partie  a  pour  objet  l'histoire  de  la  patholo- 
gie de  Tenfance.  On  y  trouve  les  divers  mémoires  de  l'auteur  qui 
lui  ont  fait  obtenir  la  médaille  d'or  des  internes,  au  concours  des 
hôpitaux,  et  une  mention  honorable  h  celui  de  la  Faculté.  Les 
maladies  s'y  trouvent  groupées  et  décrites  par  région  ou  par  or- 
ganes, maladies  de  la  Itlc ,  maladies  de  la  bouche,  maladies  du 
larynx,  etc.  A  la  fin  du  volume,  M.  Bouchut  donne  un  petit  for- 
mulaire des  médicaments  administrés  dans  les  maladies  de  la  pre- 
mière enfance. 


118  SCIENCES  ET  ARTS. 


PftEMIEUS  SECOURS  avant  rarrivée  du  médecin,  ou  petit  diction- 
naire des  cas  d'urgence,  à  Tusage  des  gens  du  monde,  suivi  d'une 
inslrucliou  sur  les  champignons,  par  i\I.  F.  Cadel-Gassicourt ; 
Paris,  1  vol.  in-12,  avec  8  planches  coloriées,  5  fr. 


Des  inslruclions  officielles  sont  publiées  par  l'autorilé,  sur 
les  premiers  secours  à  donner  aux  asphyxiés  ou  aux  personnes 
mordues  par  des  animaux  atteints  de  la  rage.  Celte  mesure  est 
assurément  fort  sage,  mais  elle  ne  suffit  pas,  car  les  deux  cas 
auxquels  elle  pourvoit  ne  sont  point  les  seuls  où  il  soit  urgent 
d'employer  quelques  moyens  propres  à  soulager  le  malade,  en 
attendant  l'arrivée  du  médecin.  Les  empoisonnements  en  parti- 
culier exigent  l'application  de  prompts  remèdes,  et  il  est  bien 
des  maladies,  aussi,  dont  l'invasion  subite  réclame  également 
certains  soins  qu'il  serait  dangereux  de  retarder  d'une  minute. 
Ainsi  l'apoplexie  sous  ses  diverses  formes ,  la  syncope,  le  croup, 
le  crachement  de  sang,  el  des  accidenis  tels  que  la  brûlure, 
l'ivresse,  la  piqûre  de  plusieurs  espèces  d'insectes  sont  autant 
de  circonstances  dans  lesquelles  il  importe  de  savoir  ce  qu'on 
doit  faire  dès  le  premier  moment.  C'est  là  ce  que  M.  Cadet- 
Gassicourt  s'est  proposé  de  mettre  à  la  portée  de  tout  le  monde 
en  présentant,  sous  la  forme  d'un  dictionnaire,  des  instructions 
courtes,  faciles  à  comprendre  et  à  exécuter,  exposées  dans  les 
termes  les  pkis  simples,  et  dénuées  de  tout  appareil^cienfifique. 
Voulant,  non  pas  remplacer  le  médecin,  mais  seulement  se- 
conder ses  efîorts  et  les  rendre  plus  efficaces ,  il  se  borne  à  in- 
diquer les  secours  d'urgence  dont  l'utilité  est  généralement  re- 
connue, quelque  soit  du  reste  la  méthode  de  traitement  qui 
pourra  suivre.  Le  reste  appartient  au  domaine  de  la  science,  et 
il  y  aurait  un  véritable  danger  à  prétendre  populariser  ce  qui  ne 
saurait  élre  que  le  résultat  d'études  profondes  et  savantes.  A  cet 
égard,  M.  Cadet-Gassicourt  est  resté  dans  des  limites  fort  pru- 
dentes. Tout  en  donnant  à  chacun  les  directions  nécessaires  pour 
que  l'abandon  momentané  du  malade  ne  devienne  pas  funeste, 
son  livre  fait  constamment  sentir  combien  l'intervention  du  mé- 
decin est  indispensable.  Les  diverses  substances  qui  peuvent 


SCIENCES  ET  ABTS.  U9 

produire  l'empoisonnement  font  l'objet  de  nombreux*  articles 
dans  lesquels  l'auteur  indique  l'antidote  particulier  qu'il  faut 
opposer  a  chacune  d'elles.  Puis,  outre  cela,  il  consacre  les 
soixante  dernières  pages  de  son  volume  h  une  instruction  spé- 
ciale sur  les  champignons.  On  y  trouve  la  description  des  diffé- 
rentes espèces  avec  leurs  caractères,  les  moyens  de  dis,tinguer 
aisément  ceux  qui  sont  comestibles  des  vénéneux,  et  les  pré- 
cautions qu'il  est  bon  d'employer  pour  éviter  dans  leur  usage 
toute  chance  d'accident  fâcheux.  Des  planches  coloriées  avec  soin 
accompagnent  ce  petit  traité,  dont  le  mérite  sera  vivement  appré- 
cié sans  doute  par  tous  les  amateurs  de  champignons. 


LA  MEDECINE  et  la  Chirurgie  populaires,  en  rapport  avec  IVlat 
actuel  de  ces  sciences  et  de  la  civilisation  ;  par  Matthias  Mayor  ; 
Lausanne,  chez  G.  Rridel  ;  Paris,  chez  Ab.  Cherbiiliez  et  C«, 
1   vol.  in- 12. 

M.  Mayor  s'est  proposé  à  peu  près  le  même  but  que  M.  Cadet- 
Gassicourt.  Ce  sont  aussi  les  premiers  secours  h  donner  aux  ma« 
lades,  les  préliminaires  en  quelque  sorle  du  traitement  médical, 
qu'il  veut  populariser,  afin  de  mettre  chacun  en  état  de  se  rendre 
utile  h  ses  semblables  dans  de  telles  circonstances.  Seulement  il 
va  plus  loin,  il  ne  craint,  pas  d'aborder  les  notions  scientifiques 
générales  et  élémentaires  dont  la  connaissance  lui  paraît  propre 
à  combattre  certains  préjugés  dangereux.  Puis  il  décrit  une  foule 
de  petites  opérations  chirurgicales  ou  de  pansements  pour  les- 
quels il  n'est  besoin  que  d'un  peu  d'adresse  et  d'intelligence,  et 
qui  peuvent,  en  l'absence  du  docteur,  prévenir  souvent  de  fâ- 
cheux accidents.  Vulgariser  les  principes  rudimentaires  de  la  chi- 
rurgie, tel  est  le  principal  objet  des  efforts  de  M.  Mayor.  Tous 
ses  écrits  tendent  vers  ce  résultat,  et  les  ressources  d'un  esprit 
très-ingénieux  lui  ont  fait  faire  d'intéressantes  découvertes  sur 
cette  route  nouvelle  qu'il  s'est  frayée.  Ainsi  c'est  à  lui  qu'on 
doit  l'adoption  définitive  du  coton  ou  de  la  ouatte  en  remplace- 
ment de  la  charpie,  ainsi  que  l'emploi  d'un  courant  non  inler- 


lé^O  SCIENCES  ET  ARTS. 

rompu  (î'eau  froide  pour  la  guérison  des  blessures.  C'est  lui  qui 
a  imaginé  de  simplifier  les  bandages  en  substituant  une  simple 
cravate  h  tous  les  moyens  compliqués  dont  on  se  servait  jusqu'ici. 
Enfin,  c'est  lui  qui  a  introduit  d^ans  la  chirurgie  l'usage  du  fil 
de  fer  qui  se  prêle  avec  souplesse  à  toutes  les  formes  qu'on  veut 
lui  donner,  et  remplace  avantageusement,  dans  la  plupart  des 
cas,  les  attelles  de  l'ancien  système. 

Les  opérations  chirurgicales  offrent  une  partie  tout  a  fait  mé- 
canique qui  peut  très-bien  s'étudier  théoriquement  et  n'a  rien  de 
commun  avec  la  science  proprement  dite  du  docteur.  C'est  la  ce 
que  M.  Mavor  croit  utile  de  populariser  autant  que  possible, 
afin  que  le  chirurgien  trouve  toujours  dans  les  personnes  qui 
entourent  son  malade  des  aides  capables  de  comprendre  et  de 
suivre  ses  directions.  Ce  serait  en  effet  très-précieux  dans  beau- 
eoup  de  cas  où  le  succès  d'une  opération  dépend  surtout  des 
soins  apportés  au  traitement  qui  la  suit.  Le  petit  volume  de 
M.  Mavor  nous  parait  tout  "a  fait  propre  a  remplir  le  but  qu'il 
se  propose.  Il  est  écrit  avec  clarté,  il  entre  dans  tous  les  détails 
nécessaires,  et  en  même  temps  l'originalité  bien  prononcée  de 
l'auteur  donne  à  son  style  un  attrait  piquant  qui  en  fait  excuser 
les  incorrections  assez  fréquentes.  Comme  tous  les  novateurs, 
on  quelque  genre  qi;e  ce  soit,  M.  Mavor  a  rencontré  une  forte 
opposition,  et  il  la  combat  parfois  avec  une  vivacité  très-amu- 
sante; il  poursuit  de  ses  sarcasmes  la  routine  qu'on  appelle  l'ex- 
périence, et  ne  se  gêne  pas  pour  dévoiler  les  petites  passions 
qui  se  cachent  sous  le  prétendu  manteau  scientifique.  Du  reste, 
sa  polémique,  quoique  fort  animée,  n'a  jamais  rien  do  malveil- 
lant ni  de  pédanlesque. 


GENEVF,    IMPHIMERIE  DE  FERD.    RAMBOZ. 


Hetiue    Critique 

DES   LIVRES   NOUVEAUX 

lia     1845. 


t 


UTTÉRATURE,   HISTOIRE. 


LA  VIK  (le  rilomine,  pnr  Emmanuel  de  Lerne  ;  Paris,  2  vol.  in-S", 
^5  fV.— LES  RÉPROUVÉS  et  les  élus,  par  Emile  SouvesJre;  Pa- 
ris, 2  vol.  in-8%  15  l'r.  —  LES  LIONNES  de  Paris,  par  Icni  le 
prince  de  ***;  Paris,  2  vol.  in-S",  15  fr. 

«  La  vie  se  divise  en  deux  phases  :  dans  la  première  l'on  nous 
blase,  dans  la  seconde  nous  blasons  les  autres.  j>  Telle  est  l'épi - 
graphe  adoptée  par  M.  de  Lerne,  et  l'on  en  peut  conclure  que 
la  Vie  de  l'homme  n'est  guère  amusante.  Eu  effet,  ce  roman 
appartient  au  genre  déclamatoire,  le  plus  parfaitement  ennuyeux 
qiie  jo  connaisse.  Ce  ne  sont  qu'impressions  factices  comme  colles 
d'un  jeune  homme  qui  se  bat  les  flancs  pour  répéter  les  lieux 
communs  de  l'amour,  de  la  satiété,  du  doute  et  du  désespoir,  et 
qui,  dès  son  début  dans  le  monde,  aspire  à  se  poser  en  lion  dévasté, 
style  du  jour.  En  d'autres  termes,  c'est  un  échappé  de  collège 
qui  croit  avoir  trouvé  quelque  chose  de  très-nouveau  en  se  fai- 
sant l'écho  des  plus  tristes  productions  de  la  triste  littérature 
moderne  dont  il  s'est  nourri.  Se.s  personnages  manquent  tous 
de  vérité.  Ils  agissent  fort  peu,  mais  ils  se  livrent,  par  contre, 
il  des  conversations  et  à  des  correspondances  pleines  de  sensi- 
blerie et  de  fausse  philosophie,  qui  ne  présentent  pas  le  moindre 
intérêt.  Il  y  a  un  blasé  nommé  Gaston,  qui  fait  profession  d'a- 
théisme et  de  débauche,  et  travaille  à  blaser  le  jeune  Camille 

17 


t82  LITTÉRATURE, 

que  lui  abandonne  son  frèro  Roger,  tout  occupé  lui-même  à  se 
déblaser  en  cherchant  le  repos  et  la  foi.  Yoilh  toute  Taction, 
dans  laquelle  figurent  encore  quelques  femmes  dont  Gaston  se 
sert  pour  accomplir  son  oeuvre.  Camille  aime  une  jeune  com- 
tesse, veuve,  jolie,  aimable,  qui  semble  faite  pour  réaliser  tous 
les  rêves  de  son  imagination  de  poète.  Mais  Camille  est  pauvre 
et  ne  sait  pas  trouver  l'énergie  nécessaire  pour  vaincre  les  ob- 
stacles. Puis  Gaston  se  moque  de  cet  amom*  stérile,  et  faisant 
passer  la  comtesse  pour  une  coquelte  aux  yeux  de  Camille,  il 
entraîne  celui-ci  a  devenir  le  compagnon  dé  ses  orgies.  Alors 
l'élève  rivalise  bientôt  avec  le  maître,  ses  illusions  tombent  Tune 
après  l'autre,  le  poêle  ne  croit  plus  à  rien  et  finit  par  assassiner 
lâchement  Gaston  qui  lui  a  ravi  sa  maîtresse  ;  et  après  ce  beau 
coup  il  est  tenté  de  se  tuer.  Mais  le  frère  Roger  se  trouve  là 
fort  à  propos  pour  l'en  empêcher,  afin  que  la  morale  de  la  pièce 
ne  soit  pas  perdue.  Et  Camille  reprend  son  train  de  vie,  et  il 
séduit  encore  une  jeune  fille  innocente  qui  voulait  entrer  au 
couvent  et  qu'il  fait  mourir  de  chagrin.  Et  quand  il  est  suffisam- 
ment blasé,  il  se  convertit  et  devient  missionnaire  en  Chine, 
tandis  que  Roger  entre  au  couvent  de  la  Trappe,  Et  voilà  la  vie 
do  l'homme ,  telle  que  la  comprend  M.  de  Leme.  Il  faut  avouer 
qu'elle  est  singnlrèrement  utile  et  morale.  Du  reste  ce  roman  ne 
sera  pas  lu,  parce  que  la  forme  n'en  est  pas  plus  attro'yante que 
le  fond.  L'auteur  a  grand  besorn  d'étudier  un  peu  mieux  le 
monde  et  les  replis  du  cœur  humain,  ainsi  que  l'art  d'éveiller  el 
de  soutenir  l'attenlron  du  lecteur. 

—  M.  Souveslre  a  tiré  le  sujet  de  son  roman  d'une  vieille  lé- 
gende bretonne  qui  montre  le  Christ  jugeant  des  âmes  qu'un 
ange  lui  apporte,  et  choisissant  pour  ses  élus  plusieurs  de  celles 
que  le  monde  rangeait  au  nombre  des  réprouvés,  tandis  qu'au 
contraire  bien  des  élns  aux  yeux  du  monde  ne  sont  que  des  ré 
prouvés  a  ceux  de  Jésus^  Il  y  a  du  vrai  dans  celte  idée;  les 
jugements  du  monde  ne  sont  certainement  pas  loujours  ceux  de 
Dieu.  Mais  prétendre  la  généraliser  d'une  manière  absolue,  et 
vouloir  que  tous  les  élus  d'ici-bas  soient  les  réprouvés  du  ciel 
et  vice  versa,  c'est  éiablir  un  principe  aussi  dangereux  que  faux. 
M.  Souveslre  fait  bon  marché  des  obligations  de  l'état  social;  il 


HISTOIRE.  i85 

les  regarde  tout  simplement  comme  n'ayant  aucune  valeur  mo- 
rale. Ce  sont ,  suivant  lui,  des  conventions  faites  par  les  hommes 
cl  dont  on  n'est  par  conséquent  responsable  qu'envers  eux.  Si 
elles  sont  violées,  c'est  qu'elles  gênent  le  libre  développement 
de  la  nature  humaine,  et  c'est  sur  elles  seules  qu'en  doit  re- 
tomber la  faute.  L'individu  qui  secoue  leur  joug  n'est  pas  cou- 
pable, car  il  ne  fait  qu'obéir  à  une  impulsion  naturelle  dont  l'or- 
ganisation de  la  société  devrait  favoriser  l'essor  au  lieu  de  pré- 
tendre vainement  l'étouffer  dans  son  cadre  de  fer.  Tel  est  à  peu 
près  le  thème  que  M.  Souvestre  a  entrepris  de  développer.  C'est 
du  socialisme  tout  pur.  On  voit  que  l'auteur  aspire  à  marcher 
sur  les  traces  de  M.  Eugène  Sue.  Le  monde  qu'il  peint  dans 
son  roman  peut  être  comparé,  comme  celui  des  Mystères  de  Paris, 
a  une  statue  dont  les  pieds  seraient  d'or,  le  corps  de  plomb,  et 
la  tête  de  bouc.  Toutes  les  vertus,  tous  les  sentiments  nobles 
et  généreux  sont  l'apanage  exclusif  des  plus  basses  classes  do  la 
société,  tandis  que  l'on  ne  rencontre  dans  la  classe  moyenne 
qu'égoïsme,  et  que  les  hautes  classes  donnent  l'exemple  des 
vices  les  plus  repoussants,  des  crimes  les  plus  monstrueux.  Les 
hommes  d'élite  sont  les  prolétaires;  quiconque  s'élève  par  la 
richesse  ou  par  l'intelligence  est  nécessairement  un  être  mauvais 
et  corrompu.  Dès  les  premiers  chapitres  du  roman  ,  nous  voyons 
un  médecin  qui  convoite  un  héritage.  Le  docteur  Vorel  suit  avec 
anxiété  les  progrès  de  la  maladie  qui  doit  bientôt  conduire  au 
tombeau  sa  belle -sœur,  la  baronne  Louis,  dont  l'unique  enfant, 
la  petite  Honorine,  est  elle-même  d'une  santé  débile  et  offrant 
peu  de  chances  de  vie.  Puis,  nous  avons  un  autre  docteur, 
M.  Dnrcy,  esprit  fort,  affichant  l'incrédulité,  qui  vit  auprès  do 
M""'  de  Luxeuil,  sœur  de  la  baronne,  femme  du  grand  monde, 
égoïste,  légère  et  coquette.  Pour  établir  un  contraste,  l'auteur 
nous  transporte  dans  une  salle  de  l'auberge  de  la  Femme  sans 
Tote,  où  trois  individus  nommes  le  Parisien,  le  Rageur  et  lo 
juif  Moser  complotent  ensemble  une  affaire,  c'est-h-direun  moyea 
quelconque  de  s'approprier  le  bien  d'autrui.  Le  Parisien  s'est  fait 
brigand  par  goût  pour  la  vie  aventureuse  et  indépendante;  le 
llagour  l'est  devenu  par  occasion  h  la  suite  des  troubles  do  la 
Vendée,  dans  lesquels  il  jouait  lo  rôle  do  chouan,  et  Moser  se 


18i  LITTÉRATURE, 

joint  h  eux  dans  l'inlérct  de  son  petit  commerce.  C'est  sur  la 
maison  de  la  baronne  qu'ils  arrêtent  leurs  vues.  Ils  s'y  intro- 
duisent pendant  la  nuit,  sans  rencontrer  d'obstacle;  mais  au 
moment  où  ils  se  croient  surs  de  leur  affaire,  voilà  que  le  Ra- 
geur, saisi  tout  à  coup  d'un  transport  généreux,  se  jede  aux 
pieds  de  la  baronne,  dans  la  chambre  de  laquelle  il  est  entré, 
donne  l'alarme,  trahit  ses  complices  et  les  fait  arreler  par  les 
gens  de  la  maison.  Quel  est  le  motif  qui  dirige  le  Rageur,  on 
l'ignoie,  c'est  un  mystère  que  M.  Souvestre  se  réserve  sans 
doute  d'expliquer  plus  tard,  les  deux  volumes  qu'il  publie  ne 
contenant  guère  que  l'exposition  de  son  roman.  Cependant  la 
baronne,  brisée  par  les  émotions  de  cette  nuit  terrinle,  ne  tarde 
pas  à  succomber.  Le  docteur  Yorel  se  regarde  déjà  comme  maître 
de  la  fortune  et  tuteur  d'Honorine.  Il  n'a  pas  prévu  que  M"*®  de 
Luxeuil  s'opposerait  h  ses  plans.  Or,  elle  prétend  lui  disputer 
et  l'héritage  et  la  pupille.  La  malheureuse  orpheline  se  voit  ainsi 
l'objet  d'une  lutte  ignoble  et  bassement  intéressée,  lorsque  sur- 
vient le  Rageur,  qui  tire  de  sa  poche  un  testament  que  la  ba- 
ronne lui  a  remis  sur  son  ht  de  mort,  et  par  lequel  elle  institue 
le  duc  de  Saint-Alofe  tuteur  de  sa  fille,  et  confie  l'éducation  de 
celle-ci  à  la  prieure  de  Tours.  Le  testament  était  régulier,  il 
fallut  donc  s'y  soumettre.  Honorine  fut  envoyée  au  couvent,  et 
le  docteur  Yorel  et  M"*®  de  Luxeuil  parurent  renoncer  tout  à  fait 
h  se  mêler  de  ses  afTaires.  Mais  seize  ans  plus  tard,  la  Prieure 
étant  morte.  M"®  de  Luxeuil  se  ravise;  elle  obtient  du  tuteur  la 
permission  de  prendre  sa  nièce  auprès  d'elle  et  l'enniène  a  Paris, 
où  la  pensionnaire  du  couvent  se  trouve  tout  à  coup  lancée  au 
jnilieu  des  intrigues  et  de  la  corruption  du  grand  monde.  Qui 
veillera  sur  elle,  qui  défendra  son  inexpérience  contre  les  séduc- 
tions de  tous  genres  dont  elle  va  être  entourée?  Elle  n'a  point 
d'ami,  point  de  protecteur;  son  tuteur,  le  duc  d'Alofe,  est  in- 
terdit comme  fou,  celui  qui  le  remplace  ne  connaît  pas  Honorine 
et  ne  pense  pouvoir  mieux  faire  que  de  céder  tous  ses  droits  sur 
elle  à  M™^  de  Luxeuil.  Oui,  mais  n'a-t-elle  pas  le  Rageur,  la 
providence  du  roman,  qui  paraît  toujours  à  point  nommé  pour 
l'avertir  des  dangers  qui  la  menacent  et  des  pièges  qu'on  lui  tend. 
Le  Rageur  est  un  brigand  tout  à  fait  hoivnête  homme,  un  véri- 


ÎHSTOIRE.  185 

table  héros  d'honneur  et  de  probilé  au  milieu  do  cette  société, 
rongée  comme  vous  savez,  par  la  lèpre  de  la  civilisation.  C'est 
le  prolétaire,  espoir  de  l'avenir,  précurseur  de  la  régénération 
sociale.  Il  a  fait  le  métier  de  chouan,  il  a  dévalisé  les  diligences, 
il  n'a  pas  trop  de  répugnance  à  pratiquer  encore  le  vol,  pourvu 
que  l'assassinat  ne  se  trouve  point  au  bout,  et  dans  le  fait  on 
ne  sait  comment  il  vit,  de  quel  bois  il  se  chauffe.  Mais  tout  cela, 
voyez-vous,  c'est  la  faute  de  l'état  social  et  non  la  sienne.  Si  ou 
lui  donnait  sa  part,  il  ne  serait  pas  obligé  de  la  prendre,  et  la 
générosité  de  ses  sentiments,  la  grandeur  de  son  âme,  en  font 
un  être  bien  supérieur  a  tous  ces  misérables  intrigants  qui  se 
disent  l'élite  de  la  société.  C'est  fâcheux  pour  la  morale  assuré- 
ment, mais  M.  SouÇ^estre  ne  s'en  soucie  pas  le  moins  du  monde. 
La  morale  actuelle  est  à  ses  yeux  aussi  mauvaise  et  aussi  fausse 
que  l'état  social.  Il  nous  fait  voir  qu'elle  a  tellement  confondu  les 
notions  du  bien  et  du  mal  qu'on  ne  s'y  reconnaît  plus  dutout, 
puisqu'il  nous  montre  des  grisettes  qui  valent  cent  fois  mieux 
que  d'honnéles  mères  do  famille,  des  échappés  de  prisons  qui 
sont  des  modèles  de  vertu,  des  hommes  enfermés  comme  fous 
qui  raisonnent  mieux  que  des  livres  et  sont  plus  sages  que  des 
philosophes.  Tout  son  roman  paraît  ne  devoir  être  qu'une  longue 
illustration  de  ce  thème:  a  à  bas  la  société!  »  Que  veut-il  mettre 
à  la  place?  Est-il  communiste,  fouriérisie  ou  saint-simonien?  Jo 
ne  sais,  mais  ce  qui  est  certain,  c'est  qu'on  doit  le  regarder  dès 
à  présent  comme  un  ouvrier  de  plus  dans  la  grande  œuvre  de 
destruction  qui  s'accomplit  sous  nos  yeux.  Et  c'est  une  triste 
chose  de  voir  un  écrivain  distingué,  doué  d'un  talent  incontes- 
table, quitter  ainsi  sa  roule,  abandonner  sa  tâche  si  bien  com- 
mencée, pour  s'enrôler  à  la  suite  de  novateurs  téméraires  dont 
les  efforts  impuissants  ne  sauraient  avoir  d'autre  résultat  que 
d'amonceler  des  ruines  sur  des  ruines.  Comment  un  homme 
d'intelligence  peut-il  se  faire  l'apètre  du  socialisme,  celte  gan- 
grène de  l'état  social?  Il  faut  donc  encore  que  la  littérature  se 
mette  à  genoux  devant  l'idole  du  jour.  Au  17*^  siècle  elle  flattait 
le  grand  roi,  aujourd'hui  elle  flatte  le  grand  peuple  dans  la  per- 
sonne du  prolétaire.  C'est  toujours  la  même  chose,  il  n'yaqiin 
le  nom  du  souverain  do  changé.  En  flattant  If  peuple,   on  lui 

17' 


186  LITTÉRATURE, 

répélaiU  sans  cesse  qu'il  est  bon  ,  qu'il  esl  sage,  et  surtout  qu'il 
•'St  injustement  opprimé  par  les  intelligents  et  les  riches ,  on  sape 
les  bases  de  l'édifice  social ,  on  prépare  des  catastrophes  épou- 
vantables. Le  roman  vient  en  aide  au  communisme  pour  replon- 
ger le  inonde  dans  la  barbarie,  car  il  faudrait  être  aveugle  pour 
ne  pas  voir  qu'au  sein  d'une  société  de  prolétaires  la  littérature, 
la  science  et  les  beauxarls  seront  bientôt  proscrits  comme  des 
inutilités  dangereuses,  comme  des  privilèges  incompatibles  avec 
l'égalité  absolue.  On  objectera  peut-être  que  M.  Souvostre  ne  se 
déclare  point  communiste.  C'est  vrai,  mais  qu'importe,  il  veul 
l'organisalion  du  travail  qui  conduit  à  peu  près  au  même  résultat, 
et  la  seule  conclusion  que  la  plupart  des  lecteurs  auxquels  il  s'a- 
dresse tireront  infailliblement  de  son  ouvrage,  c'est  que  l'état 
social  est  la  cause  de  tous  les  vices,  l'excuse  de  tous  les  crimes, 
et  que  la  morale  n'est  qu'une  convention  humaine,  établie  par 
les  puissants  et  les  riches  au  préjudice  des  faibles  et  des  pauvres. 
—  Les  lionnes  de  Paris  n'ont  pas  la  prétention  d'être  un  roman 
philosophique,  mais  elles  n'en  valent  guère  mieux  pour  cela. 
L'auteur,  qui  se  cache  sous  un  pseudonyme  anonyme,  s'est  pro- 
posé tout  simplement  d'offrir  une  esquisse  de  mccurs.  Mais  il 
faut  avouer  que  les  mœurs  qu'il  a  choisies  sont  d'une  espèce  fort 
étrange,  peu  gracieuse  et  propre  à  donner  la  plus  triste  idée  du 
grand  monde  de  Paris.  Ses  lionnes  sont  des  femmes  de  très-mau- 
vaise société,  qui  fuificni  et  boivent  comme  des  soldats,  font 
l'amour  comme  des  carabins,  et  partagent  leur  existence  entre 
L'  cheval  et  l'orgie.  Il  nous  assure  bien  qu'à  coté  de  ces  petits 
écarts ,  elles  sont  charmantes ,  pleines  de  grâce  et  de  délicatesse, 
susceptibles  des  sentiments  les  plus  raffinés.  Mais  c'est  difficile 
h  croire.  On  ne  confond  pas  impunément  les  qualités  des  deux 
scxos.  Leur  cumul  dans  le  même  individu  produit  toujours  quel- 
que chose  qui  tient  du  monstre  incomplet  et  difforme.  Si  l'homme 
efféminé  perd  la  mâle  vigueur  qui  doit  être  son  apanage,  la  femme 
ne  peut  pas  non  plus  adopter  le  cigarre  et  la  cravache  sans  re- 
noncer à  quelques-unes  des  plus  précieuses  qualités  de  son  être; 
l'orgie  surlout  ne  saurait  décidément  pas  se  concilier  avec  la 
modestie  et  la  pudf^ur.  Aussi  les  lionnes  me  paraissent  des  êtres 
nuxles,  d'une  nature  tout  à  lait  peu  séduisanle.  Kilos  se  sont 


HISTOIRE.  187 

tiépouillées  de  tout  ce  qui  constitue  la  poésie  de  la  femme,  elles 
n'otit  plus  rien  d'idéal ,  et  leur  réalité  presque  brutale  ne  présente 
pas  môme  l'atlrait  dangereux  qui  cause  l'ivresse  des  sens.  Ce  sont 
des  viveurs  en  jupons  qui  hantent  les  courses,  les  bals  masqués, 
qui  rivalisent  d'audace  et  d'excès  avec  les  lions  de  la  capitale,  et 
aspirent  à  jouer  le  premier  rôle  dans  une  société  de  jeunes  écer- 
velés  sans  retenue  ni  principes.  Plusieurs  d'entre  elles  sont  ma- 
riées, mais  les  maris  débonnaires  ferment  les  yeux  pour  ne  pas 
voir,  ou  bien  adoptent  que  chacun  prenne  son  plaisir  où  il  le 
trouve.  Peut-être  pensent-ils  que  cette  manière  d'agir  offre  moins 
d'inconvénients  que  d'avoir  un  seul  amant  dont  les  assiduités 
prêtent  sans  cesse  aux  méchants  propos  du  monde.  Il  est  vrai 
que  mesdames  les  lionnes  leur  évitent  cet  ennui;  elles  ne  filent 
point  le  parfait  amour  chez  elles  ou  dans  les  salons  ;  si  elles  ont 
des  amants,  elles  vont  les  trouver  dans  des  réunions  oii  nul 
étranger  indiscret  n'est  admis,  et  leurs  orgies  habituelles  four- 
nissent assez  d'occasions  de  se  rencontrer,  sans  qu'il  soit  besoin 
de  recourir  à  des  rendez-vous  suspects.  D'ailleurs  elles  traitent 
l'amour  très-cavalièrement.  C'est  un  accessoire  secondaire,  un 
hors-d'œuvre  qui  est  toujours  là  pour  satisfaire  leurs  caprices, 
mais  ne  devient  jamais  l'objet  essentiel  de  leur  poursuite.  Il  n'en 
peut  être  autrement  dans  un  pareil  pêle-mêle  ;  la  promiscuité  des 
sexes  détruit  bientôt  l'énergie  des  sentiments  et  blase  les  sens, 
surtout  lorsque  la  femme  abandonne  son  rôle  naturel  pour  singer 
les  allures  de  l'homme.  Mais  alors  je  ne  comprends  pas  comment 
la  fraîcheur,  la  CQjriplexion  délicate,  l'élégance  gracieuse  et  les 
charmes  séduisants  des  lionnes  peuvent  résister  a  une  semblable 
vie.  L'auteur  a  beau  nous  l'affirmer,  je  ne  crois  pas  à  ce  miracle 
qui  démentirait  le  vieux  dicton  :  Dis-moi  qui  tu  hantes  et  je  te 
dirai  qui  lu  es.  Des  femmes  qui  passent  la  nuit  h  boire  avec  de 
joyeux  compagnons,  et  qui,  a  moitié  ivres  au  sortir  de  l'orgie, 
se  font  ramasser  dans  la  rue  par  des  patrouilles,  ne  sauraient 
être  le  lendemain  l'ornement  des  salons  aristocratiques,  et  encore 
bien  moins  la  joie  et  l'orgueil  de  leurs  maris.  A  beau  mentir  qui 
vient  de  loin  ,  feu  M.  le  prince  de  *** ,  et  vous  me  permettrez  de 
mettre  en  doute  la  vérité  de  votre  tableau  posthume.  La  société 
n  est  pas  si  mauvaise  que  vous  la  faites,  ou  du  moins  celle  que 


188  LITTÉRATURE, 

vous  avez  peinte ,  si  elle  existe  ailleurs  que  dans  voire  imagina- 
lion,  se  compose  d'un  petit  nombre  d'êtres  exceptionnels,  qui 
sont  la  lie  et  non  l'élite  du  grand  monde.  Les  lionnes  sont  rares, 
et  l'on  rencontre  parmi  elles  plus  de  femmes  de  théâtre  ou  de 
grisettes  parvenues  que  de  mères  de  famille. 

Votre  roman  est  faux,  et  la  plupart  des  caractères  qu'il  ren- 
ferme sont  des  contradictions  impossibles  dans  la  nature  hu- 
maine. Peut-être  y  trouve-ton  quelques  intentions  satiriques  ; 
mais  elles  ne  sont  intelligibles  que  pour  les  lecteurs  initiés  aux 
mystères  de  la  société  parisienne. 


VOYAGE  h  Stockolm,  par  Ainétli-e  Clausade;   Paris,   i   \o\.  in-S", 
7  fr.   50  c. 

M.  Clausade  s'embarque  à  Dunkerque,  et,  après  une  traversée 
qui  n'offre  d'autre  incident  que  les  ennuis  habituels  du  mal  de 
mer,  il  arrive  à  Hambourg,  qu'il  trouve,  sortant  de  ses  ruines, 
plus  belle  et  plus  brillante  qu'avant  l'incendie.  Observateur  at- 
tentif, il  décrit  d'une  manière  méthodique  et  dans  les  plus  grands 
détails,  les  villes  qu'il  parcourt.  Ainsi  Hambourg  lui  fournit  trois 
chapitres.  Ce  n'est  pourtant  qu'une  place  de  commerce  où  les 
arts,  la  littérature  et  la  science  ne  sont  guère  cultivés.  Mais  elle 
présente  un  spectacle  très-animé.  C'est  de  toutes  les  anciennes 
villes  de  la  Hanse  celle  qui  a  conservé  le  plus  de  vie.  Le  mou- 
vement des  affaires  y  est  considérable,  et  la  bberlé  dont  elle  jouit 
encore  lui  donne  une  physionomie  assez  curieuse  à  étudier.  Les 
mœurs  y  sont  faciles  et  même  passablement  licencieuses,  comme 
dans  tous  les  grands  centres  où  abondent  les  populations  de  con- 
trées diverses.  Si  le  négoce  absorbe  l'activité  des  intelligences, 
il  v  revêt  du  moins  des  allures  plus  grandioses,  et  de  nombreux 
établissements  de  bienfaisance  prouvent  que  l'on  sait  y  faire  mi 
noble  emploi  de  la  richesse.  M.  Clausade  donne  aussi  d'intéres- 
sants détails  sur  l'histoire  de  Hambourg,  ainsi  que  sur  sa  con- 
stitution actuelle.  Il  nous  conduit  ensuite  a  Lubeck,  dont  la  dé- 
cadence contraste  avec  les  souvenirs  de  son  brillant  passé,  puis 


HISTOIKE.  189 

il  se  rend  à  Slockholni ,  but  principal  du  voyage  qu'il  a  entre- 
pris. La  Suède  est  certainement  l'un  des  pays  du  nord  les  plus 
avancés  dans  la  civilisation,  et  en  même  temps  elle  offre  un  ca- 
ractère national  empreint  d'une  originalité  bien  marquée.  Le 
voyageur  y  trouve  une  mine  féconde  d'observations  d'autant  plus 
précieuses  que  le  pays  est  peu  connu  et  ne  saurait  que  gagner 
à  l'être  davantage.  Les  Suédois  sont  un  peuple  bon,  intelligent, 
vif,  spirituel,  qui  unit  les  qualités  brillantes  du  Français  à  celles 
plus  solides  de  l'Allemand.  L'instruction  y  est  généralement  ré- 
pandue; ils  ont  une  littérature  assez  riche,  ils  aiment  les  arts  et 
les  cultivent  avec  succès  ;  enfin  la  science  est  parmi  eux  en  grand 
honneur.  Sous  ces  divers  rapports  la  société  de  Stockholm  offre 
toutes  les  ressources  désirables.  M.  Clausade  y  trouve  l'accueil 
]e  plus  hospitalier,  et  en  retour  il  lui  adresse  un  tribut  d'éloges 
fort  galamment  tournés.  «  Les  dames  de  Stockholm,  dit -il, 
hrilleraient  justement  dans  les  plus  riches  salons  de  Paris.  Leur 
physionomie  est  en  général  bonne  et  spirituelle;  leur  front  bien 
développé,  sans  exagération  toutefois  et  sans  faire  prédominer 
les  perceptions  intellectuelles  sur  les  sentiments  affectifs,  se 
termine  souvent  en  des  sourcils  bruns  et  arqués,  au-dessous 
desquels  s'ouvrent  en  amande  des  yeux  bleus  et  expressifs.  Les 
chevelures  sont  blondes  et  belles ,  la  taille  bien  prise  et  avanta- 
geuse, et  si  l'on  ne  regarde  pas  trop  la  main  et  qu'on  se  taise 
sur  le  pied,  on  peut,  sans  crainte  de  mensonge,  dire  que  peu 
de  villes  pourraient  offrir  comme  Stockholm  un  essaim  de  beautés 
pris  h  tous  les  degrés  de  l'échelle  sociale.  Mais  c'est  surtout  par 
sa  grùce  et  sa  bonté  coquette,  que  le  beau  sexe  de  Stockholm 
est  au  niveau  de  ce  que  Paris  et  Arles  possèdent  de  mieux.  Rien 
n'est  gracieux,  aimable  et  bon  comme  une  Suédoise  dans  la  joie; 
rien  n'est  gracieux,  aimable  et  fascinant  comme  une  Suédoise 
dans  la  tristesse.  »  Quant  aux  Suédois  ils  sont  francs,  ouverts, 
joignant  un  caractère  solide  à  une  grande  mobilité  d'esprit,  ai- 
mant la  liberté  et  dignes  d'en  jouir.  M.  Clausade  eut  l'avantage 
de  voir  réunis  en  congrès  scientifique  à  Stockholm,  tous  les 
hommes  les  plus  distingués  que  possède  aujourd'hui  le  royaume 
du  fils  de  P>ernadotle.  Sa  qualité  de  Français,  aidée  de  quelques 
lettres  de.  recommandation,  lui  servit  de  passeport  pour  être 


190  LITTÉRATURE, 

admis  aux  séances  de  cette  brillante  assemblée,  el  il  nous  donne 
un  aperçu  très-intéressant  des  travaux  de  chacun  de  ses  mem- 
bres. 11  passe  également  en  revue  les  diverses  institutions  de  la 
capitale,  expose  avec  clarté  l'organisation  politique,  civile  et  ju- 
diciaire, et  fait  connaître  les  musées,  les  collections  publiques 
ou  particulières,  les  palais  et  les  jardins  qui  méritent  d'attirer 
l'allention  du  voyageur.  Continuant  ensuite  sa  route  par  Upsal 
et  Gothenbourg,  il  visite  Copenhague,  où  il  s'embarque  pour 
revenir  en  France.  Sa  relation ,  très  détaillée  et  pleine  de  ren- 
seignements de  tous  genres,  ainsi  que  de  notions  historiques, 
pourra  servir  d'itinéraire,  car  elle  porte  en  général  un  cachet 
d'exactitude  consciencieuse  bien  propre  à  inspirer  la  confiance. 
L'auteur  n'a  même  pas  craint  d'y  sacrifier  parfois  un  peu  le 
charme  du  récit,  lorsqu'il  l'a  cru  nécessaire  pour  rendre  son 
livre  plus  utile  et  plus  complet.  Ses  jugements  sont  empreints 
d'une  grande  impartialité,  mais  il  ne  s'écarte  jamais  de  cette 
bienveillance  large  et  éclairée  avec  laquelle  un  étranger  doit 
étudier  les  mœurs  et  les  usages  des  pays  qu'il  parcourt.  A  cet 
égard  M.  Clausade  se  montre  supérieur  à  la  plupart  de  ses  cora- 
palrioles.  Ce  ne  sont  pas  les  impressions  capricieuses  et  indivi- 
duelles d'un  touriste  qu'il  nous  présente,  ce  sont  des  faits  po- 
sitifs et  des  observations  sérieuses  recueillies  par  un  véritable 
vovageur. 


SOlIVENinS  tlii  maréchal  Biigeaud,  de  rAlgérie  et  du  Maroc ,  par 
P.  Chrislian,  ancien  secrétaire  parliculier  du  maréchal;  Paris, 
2  vol.  in-8°,  iâ  fr. 

Ces  souvenirs  sont  ceux  d'un  homme  de  lettres,  que  ses  fonc- 
tions auprès  du  maréchal  Bugeaud  ont  placé  de  manière  à  bien 
voir  l'Algérie,  a  bien  connaître  la  marche  suivie  par  l'adtninistra- 
tion  française,  ainsi  que  les  vues  du  gouverneur  actuel,  et  les  ré- 
sultats qu'il  obtient.  Quoique  n'appartenant  pas  à  l'armée,  il  a 
vécu  au  milieu  d'elle,  il  a  pris  part  a  ses  expéditions,  partagé  ses 
périls,  assisté  comme  témoin  et  acteur  h  plus  d'une  bataille  san- 


HISTOIFE.  191 

glante.  Vivement  impressionné  par  toutes  ces  scènes  nouvelles 
pour  lui,  il  les  décrit  avec  verve  dans  un  style  très-coloré,  qui  se 
ressent  un  peu  de  la  vie  des  camps,  mais  s'harmonise  assez  bien 
avec  le  sujet,  et  ne  manque  pas  d'originalité.  C'est  d'ailleurs  un 
homme  instruit,  un  observateur  sérieux  qui  cherche  à  produire 
chez  ses  lecteurs  autre  chose  que  de  stériles  émotions.  Il  saisit 
toutes  les  occasions  de  donner  des  détails  intéressants  sur  les 
mœurs,  les  traditions  et  l'histoire  de  la  contrée.  L'idée  principale 
qui  le  préoccupe  est  de  combattre  les  fâcheux  préjugés  généra- 
lement répandus  contre  la  conquête  durable  et  la  colonisation 
avantageuse  de  l'Algérie.  Ses  efforts  tendent  à  rectiQer  l'opinion 
publique  sans  cesse  fourvoyée  par  les  déclamations  du  journa- 
lisme, surtout  en  ce  qui  concerne  le  maréchal  Bugeaud.  A  ses 
yeux,  le  système  adopté  par  cet  habile  général  est  le  seul  qui 
puisse  assurer  le  triomphe  définitif  des  armes  et  de  la  civilisa- 
lion  françaises  sur  le  sol  africain.  Ce  système  consiste  dans  la 
marche  simultanée  de  la  conquête  et  du  défrichement;  c'est  la 
guerre  offensive  vigoureusement  conduite,  mais  toujours  accom- 
pagnée de  l'organisation  immédiate  du  pays  ;  c'est  la  victoire 
n'ayant  pour  but  que  la  sécurité  des  relations  civiles  et  commer- 
ciales, en  sorte  que  l'invasion  soit  aussitôt  suivie  de  la  mise  en 
culture  des  terres  occupées  et  de  l'établissement  de  colonies  à  la 
fois  agricoles  et  militaires.  Celle  double  tendance  explique  assez 
bien  les  reproches  contraires  auxquels  le  maréchal  Bugeaud  est 
en  butte.  Les  uns  l'accusent  de  prodiguer  le  sang  et  l'argent  do 
la  France  en  perpétuant  la  guerre,  au  lieu  de  se  borner  a  conso- 
lider son  empire  sur  le  territoire  conquis;  les  autres  trouvent  ses 
opérations  militaires  incomplètes,  mesquines,  et  méprisent  l'im- 
portance qu'il  attache  à  des  résultats  positifs  plus  solides  que  bril- 
lants, tels  que  la  création  do  quelques  villages  et  la  lente  action 
de  l'agriculture.  Mais  le  maréchal  Bugeaud  poursuit  son  œuvre 
sans  se  laisser  décourager  par  la  critique  ignorante,  envieuse  ou 
passionnée.  Il  a  pour  lui  l'expérience  du  passé,  qui  montre  par- 
tout la  civilisation  débutant  par  la  culture  du  sol,  première  con- 
dition indispensable  pour  fixer  l'homme,  lui  faire  oublier  l'at- 
trait de  la  vie  nomade,  lui  inspirer  des  sentiments  plus  so- 
ciables, des  habitudes  plus  pacifiques.  Il  peut  même  déjà  justifier 


192  LITTERATURE, 

son  système  par  des  résultats  évidents  et  signiûcatifs.  Sous  son 
administration  l'Algérie  a  changé  de  face;  des  routes,  des  ponts, 
des  établissements  prospères  ont  couvert  le  territoire  jadis  ex- 
posé sans  cesse  aux  incursions  et  au  brigandage  des  tribus  insou- 
mises. Au  lieu  de  se  tenir  constamment  sur  la  défensive  et  d'at- 
tendre l'ennemi  derrière  les  remparts  de  ses  blockhaus,  il  a  su  le 
refouler  dans  le  désert  par  des  expéditions  faites  à  propos  et  con- 
duites avec  autant  d'énergie  que  de  bonheur.  Puis  h  côté  des  ta- 
lents militaires  du  général,  il  a  déployé  l'activité  la  plus  féconde 
dans  un  gouvernement  hérissé  de  difficultés  de  tous  genres.  Con- 
sidérant la  guerre  comme  le  moyen  ,  et  la  possession  pacifique 
comme  le  but,  il  ne  se  préoccupe  que  d'asseoir  la  domination 
française  sur  des  bases  solides,  soit  en  lui  conciliant  l'estime  et 
le  respect  des  peuplades  indigènes,  soit  en  organisant  par  des  rè- 
glements sages  et  sévères  l'émigralion  qui  amène  en  Afrique  une 
population  très-mêlée  et  assez  peu  trailable.  Pour  obtenir  ces 
deux  résultats,  il  faut  une  armée  toujours  victorieuse  et  un  ré- 
gime despotique.  De  là  des  inconvénients  inévitables.  M.  Chris- 
tian ne  les  cache  pas;  il  reconnaît  que  des  abus  ont  pu  donner 
lieu  à  des  plaintes  réellement  fondées.  Le  soldat,  sans  cesse  ap- 
pelé à  combattre  un  ennemi  barbare,  sans  pitié,  prend  les  mêmes 
allures,  devient  cruel  et  même  féroce;  notre  auteur  en  cite  des 
exemples  qui  font  frémir.  Il  ne  peut  se  défendre  d'un  sentiment 
d'horreur  pour  celte  guerre  d'extermination  qui  se  prolonge  in- 
définiment. Mais  il  remarque  avec  raison  que  sa  durée  ne  dé- 
pend point  de  la  volonté  du  maréchal  Bugeaud,  et  que  si  Ton  dé- 
sire y  mettre  un  terme,  il  faut  absolument  ou  lui  fournir  les 
moyens  d'achever  la  conquête  et  de  forcer  l'ennemi  dans  ses 
derniers  retranchements,  ou  bien  renoncer  à  l'Algérie.  Quant  a 
l'administration  du  pays,  il  reconnaît  qu'elle  est  peu  supportable 
pour  ceux  qui  sont  accoutumés  au  régime  de  la  liberté  consiiui- 
tionnelle,  et  il  ne  dissimule  point  l'espèce  de  soulagement  qu'il 
éprouve  lui-même  en  quittant  son  poste  pour  rentrer  en  France, 
mais  c'est  aussi  un  état  transitoire  qui  ne  saurait  cesser  qu'après 
la  complète  pacification  de  la  colonie.  Les  éloges  que  M.  Christian 
adresse  au  maréchal  Bugeaud  méritent  d'autant  plus  do  confiance 
qu'ils  ne  sont  point  dutoul  dictés  par  l'esprit  de  parti.  En  effet, 


HISTOIRE.  193 

ses  opinions  politiques  le  placent  plutôt  dans  les  rangs  de  l'oppo- 
sition. Seulement  il  a  vu  de  près  le  gouverneur  aux  prises  avec 
les  obstacles  qui  surgissent  b  chaque  pas  devant  lui,  et  il  ne  peut 
refuser  son  admiration  a  la  loyauté  de  son  caractère,  à  la  sagesse 
de  ses  vues,  et  surtout  au  zèle  avec  lequel  il  se  dévoue  a  l'accom- 
plissement de  la  grande  tâche  qui  lui  est  confiée.  Aussi  son  livre, 
quoique  rédigé  sous  une  forme  plutôt  amusante  que  sérieuse, 
sera  lu,  nous  croyons,  avec  fruit,  et  pourra  servir  à  dissiper  cer- 
taines préventions  injustes.  On  y  trouvera  du  reste  des  tableaux 
pleins  de  vie,  des  scènes  bruyantes,  animées,  dramatiques,  des 
descriptions  fortement  empreintes  de  ce  qu'on  appelle  la  couleur 
locale. 


MANUEL  de  la  langue  anglaise,  ou  moyen  d''appren(lic  telle  langue 
sans  maître,  par  J.  Peyrot;  S"  édition,  augmentée  de  quatre  cha- 
pitres du  ministie  de  \Yakefield;  Paris,  chez  Mansut,  50,  place 
Saint- André -des- Arts,  1  vol.  in-lC  ,  3  fr. 

La  méthode  de  M.  Poyrot  est  fort  siniple.  Elle  consiste  dans 
un  seul  moyen  qui  doit  certainement  être  très  efficace  si  son  ap- 
plication pratique  est  aussi  facile  qu'il  le  prétend.  11  fait  lire  de 
l'anglais  avec  la  prononciation  figurée  et  la  traduction  française 
en  regard.  L'élève  a  de  celle  manière  toujours  devant  lui  uu 
guide  précieux  qui  lui  appianit  les  obstacles  et  le  familiarise  avec 
les  deux  plus  grandes  difficultés  de  la  langue  anglaise,  savoir  la 
prononciaiion  et  la  synlaxe.  Pour  celte  dernière ,  nous  compre- 
nons très  bien  les  avantages  de  la  méthod^e  ;  il  est  évident  qu'elle 
est  supérieure  à  l'ancienne,  qui  rebutait  le  commençant  par  l'é- 
tude sèche  et  fatigante  des  rudiments  de  la  grammaire,  sur  les- 
quels elle  l'arrêtait  longtemps  avant  de  le  faire  lire.  La  traduc- 
tion de  phrases  bien  choisies  et  adroitement  graduées  est  l'exer- 
cice le  plus  fécond  pour  ouvrir  rinlclligence,  donner  une  idée 
claire  du  génie  particulier  delà  langue,  et  faire  promptement 
saisir  le  mécanisme  de  la  construction.  Quand  on  a  ainsi  lu  et  ana- 
Ivsé  une  ou  deux  pages,  on  sait  davantage  et  mieux  que  si  l'on 

18 


194  LITTÉRATURE,  HISTOIRE. 

avait  appris  par  cœur  plusieurs  chapitres  de  la  graraniaiie.  Puis 
l'intérêt  s'éveille  et  rend  bientôt  les  progrès  rapides  en  donnant 
un  but  immédiat  aux  efforts  de  l'élève.  Mais  quant  a  la  pronon- 
ciation, nous  avouons  n'être  pas  tout  à  fait  convaincus  de  l'ex- 
cellence du  système  présenté  par  M.  Peyrol,  quoiqu'il  annonce 
qu'une  seule  leçon  sufût  pour  être  en  état  de  s'en  servir  sans 
maître.  La  plupart  des  intonations  de  la  langue  anglaise  n'ont 
pas  d'équivalents  en  français  ;  quelques  consonnes  telles  que  le 
th  et  le  w  ne  peuvent  se  rendre  par  aucune  des  nôtres,  et  les 
voyelles  se  prononcent  en  général  d'une  manière  trop  peu  fran- 
che et  trop  peu  régulière  pour  qu'il  nous  semble  possible  de  les 
rendre  avec  exactitude  par  des  sons  figurés.  Nous  doutons  fort 
qu'un  Anglais  reconnût  le  mot  brother  dans  breuder,  uorse  dans 
oueurs,  honey  dans  heuni,  etc.  Il  est  vrai  que  M.  Peyrol  emploie 
divers  signes  destinés  a  indiquer  les  modifiations  des  voyelles, 
mais  alors  ce  n'est  guère  qu'un  embarras  de  plus,  parce  que  ces 
signes  ne  se  retrouvent  pas  dans  les  livres  anglais,  et  il  vaudrait 
mieux  enseigner  de  vive  voix  la  prononciation  que  d'avoir  recours 
a  cette  mnémonique  conventionnelle  qui  est  tout  aussi  difficile  h 
retenir.  Il  est  vrai  que  nous  n'avons  point  fait  l'expérience  de 
cette  méthode,  mais  nous  croyons  qu'en  général  la  prononciation 
de  toutes  les  langues,  et  en  particulier  celle  de  l'anglais,  ne  peu- 
vent s'apprendre  que  par  un  long  et  continuel  usage.  Les  tenta- 
tives d'interprétation  figurée  risquent  d'inculquer  de  mauvaises 
habitudes,  dont  l'élève  aura  plus  lard  beaucoup  de  poinc  h  se 
défaire. 


RELIGION,   PHILOSOPHIE,  xMORALE,  ÉDUCATION.     195 
RELIGION,  PHILOSOPHIE,  MORALE,  ÉDUCATION. 


L'EDL'CVTIOIV  raisonfiée,  par  la.   Gros;  Paris,  chez  liivert,  55, 
quai  lies  Augustins  ,  in-12,  1  fr. 

Quand  on  voit  le  résultat  à  peu  près  nul,  ou  du  moins  de  va- 
leur fort  douteuse,  produit  par  tant  de  systèmes  d'éducation  van- 
tés tour  à  tour  comme  le  plus  sûr  moyen  de  régénérer  les  hom- 
mes et  d'améliorer  l'état  social,  on  est  tenté  de  les  rejeter  tous 
également,  et  de  s'en  tenir  aux  tâtonnements  de  l'expérience,  en 
se  contentant  de  prendre  pour  point  de  départ  deux  ou  trois 
grands  principes  fondamentaux,  qui  seuls  sont  conciliables  avec 
la  diversité  des  caractères,  des  aptitudes  et  des  circonstances. 
Les  directions  qu'il  convient  de  donner  à  ce  sujet  ne  peuvent 
être  que  très-générales,  car  il  est  impossible  de  prévoir  tous  les 
cas  particuliers,  et  prétendre  appliquer  à  tous  la  même  méthode, 
c'est  oublier  la  variété  infinie  des  éléments  qui  constituent  la  na- 
ture humaine.  Quelque  séduisant  que  soit  pour  beaucoup  d'es- 
prils  un  système  d'éducation  uniforme  et  rigoureux,  il  est  évi- 
dent qu'on  ne  réussirait  à  l'établir  qu'aux  dépens  d'une  foule  de 
développements  individuels  qui  seraient  faussés  ou  même  com- 
plètement étouffés.  Il  ne  faut  pas  que  la  société  soit  un  cercle  de 
fer  oii  l'on  fasse  entrer  les  hommes  de  force  dans  des  cases  dési- 
gnées d'avance;  elle  doit  bien  plutôt  être  un  cadre  élastique  sus- 
ceptible de  s'étendre  de  telle  sorte  que  chacun  y  trouve  sa  place, 
pour  y  déployer  'a  l'aise,  et  dans  l'intérêt  commun,  les  facultés 
qui  lui  sont  propres.  L'auteur  du  petit  ouvrage  que  nous  annon- 
çons ici  paraît  avoir  compris  l'éducation  dans  ce  sens,  si  du  moins 
on  en  juge  par  le  peu  d'étendue  de  son  opuscule  et  par  le  soin 
avec  lequel  il  évite  d'ériger  en  système  absolu  les  préceptes  dont 
il  croit  utile  de  rappeler  l'importance  aux  parents  et  aux  institu- 
teurs. 

Quatre  questions  seulement  font  l'objet  de  son  examen. 
L'éducalion   entre  l  elle  dans  les  voies  de  la  Providence  sur 


196  RELIGION,  PHlLOSOnilE, 

riionime?  Quelle  doit  être  son  étendue?  Quelle  est  son  impor- 
tance? Quelle  est  la  manière  de  bien  élever  la  jeunesse?  La  pre- 
mière lui  paraît  résolue  affirmativement  par  la  raison  que  Dieu, 
Ktre  souverainement  sage,  a  créé  l'homme  pour  une  fin  particu- 
lière qui  doit  être  de  développer  ses  facultés  naturelles,  son  in- 
telligence, sa  sensibilité  et  son  activité.  C'est  à  l'éducation  qu'ap- 
partient celte  tache,  et  pour  la  bien  remplir,  il  faut  qu'elle  em- 
brasse toute  l'étendue  des  facultés  humaines,  de  manière  à  main- 
tenir l'équilibre  entre  elles  et  à  ne  pas  favoriser  l'essor  excitisif 
de  l'une  aux  dépens  des  autres.  L'éducation  devra  donc  agir  à  la 
fois  sur  l'esprit  et  sur  le  cœur,  sans  négliger  non  plus  le  déve- 
loppement physique  du  corps.  Celte  triple  direction  est  nécessaire 
pour  mettre  l'homme  en  état  d'accomplir  sa  destinée,  et  il  est  fa- 
cile de  comprendre  quelle  en  est  l'imporlance  pour  son  perfec- 
tionnement. C'est  la  culture  qui  féconde  les  semences  déposées 
dans  Idme  et  qui  empêche  qu'elles  ne  soient  éloufîées  par  les 
mauvaises  herbes.  «  L'homme  a  été  créé  pour  être  une  image  vi- 
vante de  Dieu,  et  l'éducation  doit  le  rendre  capable  de  remplir 
celte  haute  destination.  Elle  tend  h  faire  de  l'homme  ce  qu'il  doit 
être  sous  le  rapport  de  l'espril,  du  cœur  et  de  la  volonté,  et  en- 
core sous  le  rapport  physique ,  social,  personnel ,  intellectuel, 
moral  et  religieux  ;  c'est  h  elle  de  lui  enseigner  le  véritable  but 
de  la  vie  et  les  vrais  moyens  de  l'atteindre;  c'est  à  elle,  en  un 
mol,  do  lui  faire  accomplir  en  toutes  choses  la  volonté  du  Créa- 
teur. Or  l'accomplissement  de  la  volonté  de  Dieu  est  le  bien  par 
excellence,  c'est  le  seul  véritable.  »  Une  œuvre  si  grande  et  si 
belle  est  bien  digne  de  nos  efforts.  Mais  comment  l'exécuter  ? 
Voilà  le  problème  dont  la  solution  est  difficile.  M.  Gros  pense 
qu'elle  ne  peut  se  trouver  que  dans  une  étude  approfondie  de  la 
nature  humaine  et  des  modilicalions  individuelles  qu'elle  pré- 
sente. Le  seul  fait  général  qui  le  frappe,  c'est  que  les  enfants  re- 
çoivent leurs  premières  impressions  des  objets  extérieurs  qui  les 
entourent,  et  que  là  se  trouve  le  motif  déterminant  de  leur  vo- 
lonté, qui  ne  peut  reposer  sur  la  raison  ni  sur  le  sentiment  en- 
core trop  peu  développés  pour  lui  servir  d'appuis.  Dès  lors  tout 
le  secret  de  l'éducation  consiste  à  savoir  s'emparer  de  ce  moyen 
puissant.  Il  faut  se  rendre  maître  de  toutes  les  impressions  de 


MORALE,  ÉDUCATION.  19~ 

l'enfant,  et  les  faire  constamment  servir  au  Lut  qu'on  se  pro- 
pose en  veillant  à  écarter  avec  une  scrupuleuse  attention  celles 
qui  ne  pourraient  avoir  qu'une  influence  délétère.  Ckî  principe,  en 
lui-même  fort  simple,  ofTre  sans  doute  de  nombreuses  difficultés 
dans  la  pratique.  Aussi  M.  Gros  laisse-t-il  aux  parents  ou  aux 
éducateurs  le  soin  d'apprécier  les  circonstances  particulières,  et 
se  garde  bien  de  prétendre  les  soumettre  à  des  règles  uniformes, 
absolues.  Il  n'aborde  pas  les  détails  de  l'éducation  ,  mais  il  posf3 
deux  bases  qui  peuvent  toujours  servir  do  points  de  départ  pour 
la  direction  qu'on  doit  suivre.  C'est  d'abord  l'autorité  qu'on  doit 
établir  de  telle  façon  que  les  enfants  s'y  soumettent  volontiers, 
avec  toute  confiance,  et  sans  avoir  même  l'idée  de  se  révolter 
jamais  contre  elle.  Ce  premier  point  obtenu,  l'on  est  en  quelque 
sorte  maître  de  l'éducation,  et  l'on  peut  alors  espérer  do  bons 
résultats  en  prenant  pour  guides  les  divins  préceptes  de  sagesse, 
de  vertu  et  de  charité  que  la  religion  nous  enseigne.  M.  Gros  veut 
que  l'éducation  soit  véritablement  chrétienne,  et  il  pense  avec 
raison  que  c'est  le  meilleur  moyen  de  préparer  l'homme  h  bien 
remplir  sa  destinée  sur  la  terre.  On  ne  saurait  qu'applaudir  a 
cette  conclusion,  qui  n'est  pas  neuve  assurément,  mais  qui  a  be- 
soin d'être  souvent  rappelée,  car  depuis  dix-huit  siècles  que  le 
clirisfianisme  existe,  c'est  à  peine  si  l'on  a  fait  pénétrer  quelque 
parcelle  do  son  esprit  dans  les  relations  de  la  vie  sociale. 


JOUnK.XL  des  mères  et  des  jeunes  filles ,  recueil  reli{;ieux  et  littéraire; 
Paris,  chez  Amyot ,  6,  rue  de  la  Paix.  Il  parait  chaque  mois  nuL- 
livraison  de  5  à  G  feuilles  gr    in-S"  ,  prix  16  ir.  par  au. 

Un  journal  d'éducation  est  certainement  une  œuvre  très-diffi- 
cile. Nous  en  avons  la  preuve  dans  Tinsuccès  de  la  plupart  do 
ceux  que  notre  époque  a  vus  naître  et  mourir,  ainsi  quo  dans  la 
nature  des  moyens  à  l'aide  desquels  quelques  uns  d'entre  eux 
ont  réussi  h  se  soutenir  avec  plus  ou  moins  de  bonheur.  Ce  n'est 
pourtant  pas  le  talent  qui  manque  aux  écrivains,  et  j:»mais  on  r.c 
se  préoccupa  phis  vivement  qu'aujourd'hui  de  tout  ce  qui  coi.* 

18' 


198  RELIGION,  PHILOSOPHIE 

corne  rOdiication.  Malheureusement,  en  ceci  comme  en  beaucoup 
d'autres  choses  excellentes,  la  spéculation  a  trdp  souvent  pris  la 
place  du  but  moral  qui  devait  seul  dominer  dans  une  publication 
de  ce  genre.  On  a  commencé  par  allécher  le  public  avec  de  belles 
promesses ,  avec  de  grands  noms ,  puis  s'écartant  bientôt  de  la 
route  indiquée,  perdant  de  vue  toute  instruction  sérieuse,  on 
s'est  tourné  vers  les  objets  les  plus  frivoles ,  comme  les  mieux 
faits  pour  amuser  la  grande  majorité  des  lecteurs.  Ainsi  les 
journaux  d'éducation  ,  ou  se  donnant  pour  tels  ,  sont  deve- 
nus de  véritables  journaux  de  modes,  fades  et  futiles,  ou  bien 
des  recueils  de  contes  romanesques,  déplorables  sous  le  rapport 
moral,  et  propres  seulement  a  fausser  le  goût  de  la  jeunesse.  Des 
auteurs  en  renom  se  sont  mis  k  écrire  pour  les  enfants  avec  la 
même  plume  dégagée  et  les  mêmes  allures  peu  scrupuleuses 
qu'ils  emploient  k  retracer  le  jeu  des  passions  ou  les  intrigues 
du  grand  monde.  Il  est  facile  de  comprendre  qu'avec  de  tels  col- 
laborateurs, un  journal  d'éducation  ne  saurait  nullement  attein- 
dre son  but.  Mais  les  spéculateurs  ne  cherchent  que  le  succès,  et 
le  seul  résultat  auquel  ils  visent,  c'est  d'augmenter  autant  que 
possible  le  chiffre  des  abonnés. 

M'"*  Simon-Viennot,  éditeur  du  recueil  que  nous  annonçons 
ici,  semble  avoir  bien  mieux  compris  sa  tâche.  Elle  a  réelleuienl 
à  cœur  de  faire  une  œuvre  qui  puisse  être  utile,  et  la  plupart  de 
ses  articles  sont  consacrés  à  des  sujets  graves,  'a  des  enseigne- 
ments précieux  pour  les  jeunes  mères  de  famille,  à  des  objets 
d'insiruclion  mis  à  la  portée  des  enfants.  S'il  s'y  rencontre  de 
temps  en  temps  quelque  nouvelle  amusante,  elle  a  toujours  un 
sens  moral  d'une  application  usuelle  et  facile  à  saisir.  La  reli- 
gion tient  aussi  sa  place  dans  ce  journal,  et,  traitée  au  point  de 
vue  de  la  charité,  dégagée  de  toute  discussion  dogmatique,  elle 
s'adresse  surtout  au  cœur  dans  lequel  elle  cherche  h  développer 
les  sentiments  nobles  et  généreux,  la  bienveillance,  le  dévoue- 
ment et  l'abnégation.  La  publication  de  M"'*  Simon-Yicnnot  ayant 
déjà  une  année  d'existence,  on  peut  apprécier  sa  marche,  juger 
ses  tendances  qui  ne  sont  plus  seulement  les  vaines  promesses 
d'un  prospectus.  Di  bien,  nous  n'hésitons  pas  h  le  dire,  sa  mar- 
che est  meilleure,  ses  tendances  sont  plus  fécondes  que  celles 


JIOBALE,  ÉDUCATION.  19» 

d'aucun  autre  journal  du  môme  genre.  Chaque  livraison  offre 
de  l'inlérèt,  renferme  d'excellents  conseils  sur  tel  ou  tel  détail  de 
l'éducation,  présente  h  la  fois  de  sages  directions  pour  les  inères 
et  de  bonnes  lectures  pour  les  filles.  Les  devoirs  de  la  société 
sont  passés  en  revue  dans  une  correspondance  de  famille,  où 
les  points  essentiels  sont  en  quelque  sorte  illustrés  par  des  exem- 
ples pratiques  ,  tirés  de  la  vie  commune.  Des  extraits  histori- 
ques, des  biographies  d'hommes  illustres  par  leurs  vertus  ou 
leurs  talents,  des  critiques  empreintes  d'une  haute  moralité,  des 
poésies  souvent  remarquables  par  la  forme  et  toujours  pures  par 
la  pensée,  enfin  une  suite  d'articles  fort  bien  faits  sur  les  soins 
hygiéniques  propres  a  conserver  et  à  fortifier  la  santé  des  enfants  : 
tel  est  le  cadre  adopté  par  l'éditeur.  On  voit  que  la  variété  n'y 
manque  pas,  et  qu'il  peut  fournir  matière  a  de  nombreux  déve- 
loppements. Sous  le  rapport  littéraire.  M™*  Simon-Viennot  et  les 
collaborateurs  qu'elle  a  choisis  méritent  également  des  éloges. 
En  général,  le  style  de  la  rédaction  est  convenable,  clair,  sim- 
ple, bien  approprié  au  sujet,  exempt  de  pédanlisme  et  d'affecta- 
tion. Le  Journal  des  Mères  et  des  Jeunes  Filles  nous  parait  être 
dans  une  bonne  voie,  et  s'il  sait  s'y  maintenir,  nous  ne  doutons 
pas  qu'il  n'obtienne  une  influence  vraiment  salutaire.  Mais  il 
iaut  pour  cela  une  vigilance  continuelle,  car  les  écueils  sont 
nombreux  et  difficiles  a  éviter.  Ainsi  c'est  une  très-bonne  chose 
sans  doute  que  de  chercher  h  prémunir  les  femmes  contre  les 
dangers  de  ces  lectures  pernicieuses  qui  séduisent  l'imagination 
et  flétrissent  le  cœur.  Mais  ne  doit-on  pas  craindre  de  manquer  le 
but  en  venant  leur  faire  la  critique  détaillée  de  romans  dont  il 
vaudrait  mieux  qu'elles  ignorassent  jusqu'au  titre?  Ne  risque-t- 
on pas  au  contraire  de  piquer  leur  curiosité,  de  faire  naître  en 
elles  le  désir  de  les  lire,  quand  ce  ne  serait  que  pour  vérifier  la 
justesse  de  la  critique  ?  L'appréciation  des  œuvres  de  G.  Sand 
ne  devait  certainement  pas  trouver  place  dans  un  journal  d'édu- 
cation. De  pareils  articles,  quelque  bien  faits  qu'ils  soient,  ue 
sauraient  éire  mis  ulilomcnl  entre  les  mains  des  jeunes  filles.  Or 
la  nature  mixte  du  public  auquel  s'adresse  le  recueil  de  M""^  Si- 
mon-Viennot exige  beaucoup  de  prudence  et  de  circonspection. 
Kn  fait  de  liltéraluro,  il  faut  se  borner  à  faire  connaître  ce  qui 


200  LÉGISLATION , 

est  beau  et  boa  ;  quant  aux  productions  mauvaises  ou  dangereuses, 
il  convient  de  les  stigmiliser  en  termes  généraux,  de  telle  sorte 
o,ue  la  pensée  de  les  ouvrir  ne  puisse  pas  même  venir  à  l'esprit 
des  lecteurs.  Une  autre  observation  que  nous  a  suggérée  l'examen 
des  Numéros  de  ce  journal,  c'est  que  M"**  Simon-Viennot  semble 
avoir  trop  exclusivement  en  vue  les  classes  riches  de  la  société. 
C'est  un  tort,  surtout  à  l'époque  actuelle.  L'éducation  est  faite 
pour  tous,  et  il  y  a  de  graves  inconvénients  a  la  présenter  entou- 
rée des  ressources  de  la  fortune;  on  omet  ainsi  ses  plus  grandes 
difficultés  et  l'on  suscite  des  désirs  ambitieux  impossibles  k  sa- 
tisfaire. Il  nous  semble  que  le  mieux  serait  de  prendre  une  ligne 
moyenne  entre  les  deux  extrêmes,  et  de  montrer  que  l'un  des 
résultats  essentiels  de  l'éducation  doit  être  de  resserrer  les  liens 
qui  unissent  les  diverses  classes  de  la  société,  de  faire  compren- 
dre et  pratiquer  les  devoirs  réciproques  qu'elles  ont  à  remplir  les 
unes  envers  les  autres.  En  élargissant  ainsi  le  cadre  de  son  jour- 
nal ,  M'"*  Simon-Viennot  ne  pourra  que  rendre  son  action  plus 
efficace  et  plus  générale. 


►OC2s=-. 


LÉGISLATION,  ECONOMIE  POLITIQUE,   ETC. 


mSTOIRE  du  droit  criminel  des  peuples  anciens,  depuis  la  foiMna- 
tion  des  sociétés  jusqu'à  rétablissement  du  christianisme,  par 
Albert  Du  lioys,  ancien  magistrat;  Paris,  \  gros  vol.  in-S",  9  fr> 

Le  droit  criminel  est  un  des  éléments  les  plus  propres  a  jeter 
une  vive  lumière  sur  la  marche  de  la  civilisation  dans  les  socié- 
tés humaines.  Si,  pour  l'observateur  superficiel,  il  ne  semble  pas 
d'abord  être  toujours  en  harmonie  avec  elle,  l'élude  approfondie 
de  ses  allures  et  do  son  application  pratique  fournit  des  données 
précieuses  sur  l'état  dos  ma?«rs  et  des  institutions,  dans  lesquel- 
les on  trouve  infailliblement  la  cause  de  cet  ap{iarcnt  désaccord. 


ÉCONOMIE  POLITIQUE.  261 

On  découvre  ainsi  les  usages  qui  le  modifièrent,  et  les  faits  ap- 
portent la  meilleure  interprétation  d'un  texte  qui,  sans  cela,  de- 
meurerait souvent  inintelligible  pour  nous ,  ou  sur  le  sens  du- 
quel nous  pourrions  du  moins  commettre  de  graves  erreurs.  C'est 
d'ailleurs  une  partie  essentielle  de  la  vie  des  peuples,  qui  se  dé- 
couvre à  nous  dans  l'eiamen  des  principes  fondamentaux  de  l'é- 
tat social  et  des  moyens  employés  soit  pour  les  maintenir  contre 
les  mauvaises  tendances  de  l'homme,  soit  pour  les  développer  de 
la  manière  la  plus  favorable  aux  intérêts  de  la  société.  L'associa- 
tion humaine  repose  en  définitive  sur  la  répression  des  penchants 
.  individuels;  pour  qu'elle  puisse  exister  chacun  doit  y  apporter  sa 
part  de  sacrifices,  et  le  droit  criminel  est  la  première  règle  qui 
détermine  ces  obligations,  qui  en  garantit  l'accomplissement. 
Les  socialistes  modernes  prétendent  bien  nier  la  nécessité  d'une 
semblable  répression,  ils  veulent  au  contraire  donner  libre  essor 
aux  passions  et  aux  instincts  individuels  ,  mais  en  supposant 
même,  ce  que  nous  n'admettons  point,  que  leur  système  puisse 
jamais  devenir  autre  chose  qu'une  vaine  utopie,  cela  ne  change- 
rait rien  h  ce  que  nous  venons  de  dire,  puisqu'il  s'agit  de  l'orga- 
nisation sociale  telle  qu'elle  a  existé  jusqu'à  présent,  et  non  de  l'a- 
venir merveilleux  qu'ils  promettent  au  monde.  L'histoire  du  droit 
criminel  n'intéresse  donc  pas  seulement  les  jurisconsultes  ,  elle 
offre  une  mine  féconde  de  roclierches  curieuses  et  de  découvertes 
iinporlantcs  à  tous  ceux  qui  aiment  à  suivre  les  progrès  succes- 
sifs de  la  civilisation  dans  les  annales  du  passé.  Ces  deux  points 
de  vue  ont  également  dirigé  le  travail  de  M.  Du  Boys,  qui  ne  part 
pas  d'un  système  conçu  a  priori  pour  en  chercher  la  confirma- 
tion dans  les  faits,  mais  commence  par  exposer  ceux-ci,  et  formule 
ensuite  les  idées  qu'ils  lui  suggèrent.  Il  remonte  aussi  haut  qi  e 
peuvent  le  permettre  les  rares  documents  que  l'on  possède  sur 
l'état  de  la  législation  chez  les  peuples  anciens.  C'est  en  Orient, 
au  berceau  des  sociétés  luimainos,  qu'il  faut  aller  chercher  les 
premiers  rudiments  du  droit.  Dans  les  temps  primitifs,  les  trois 
pouvoirs  domestique,  civil  et  religieux  se  montrent  réunis  dans 
la  môme  main,  celle  du  patriarche,  qui  est  à  la  fois  père,  roi  el 
pontife.  Le  tribunal  siégeait  alors  au  foyer  domestique,  et  le  père 
do  famille  exerçait  la  justice  souveraine  sur  tous  ceux  qui  dépen- 


202  LÉGISLATION, 

(laient  de  lui,  sur  sa  femme,  sur  ses, enfants  et  sur  ses  servi- 
leurs.  De  là  une  tendance  naturelle  à  châtier  le  plus  sévciement 
l3S  délits  qui  portaient  atteinte  à  la  constitution  de  la  famille,  et 
surtout  ceux  qui,  tels  que  l'adultère,  risquaient  d'en  ébranler  le 
principe  fondamental.  Lorsqu'un  certain  nombre  de  familles,  quit- 
tant la  vie  nomade  et  se  fixant  au  sol,  formèrent  un  peuple,  les 
pouvoirs  judiciaires  furent  transportés  au  chef,  dont  la  royauté 
n'était  en  quelque  sorte  qu'une  paternité  plus  étendue,  jointe  b 
la  qualité  de  pontife  suprême.  Le  droit  conserva  donc  le  même 
caractère  qui  était  indispensable  tant  que  l'existence  de  la  société 
n'avait  pas  d'autre  garantie  que  le  strict  maintien  de  la  famille. 
Mais  la  théocratie  ne  tarda  pas  à  remplacer  le  pouvoir  patriar- 
cal. La  religion  étant  appelée  à  jouer  un  rôle  dans  l'exercice  de 
la  justice  s'en  empara  bientôt  exclusivement.  Dès  lors  a  côté  des 
délits  contre  la  famille,  vinrent  se  ranger  ceux  contre  les  objets  du 
culte  et  l'organisation  sacerdotale,  qui  prirent  la  première  place  et 
furent  frappés  des  peines  les  plus  sévères.  Ce  sont  les  anciens 
Egyptiens  qui  nous  offrent  l'exemple  le  plus  remarquable  d'une 
puissante  théocratie  et  de  son  influence  sur  le  développement  de  la 
civilisation.  Nulle  part  elle  ne  fut  plus  fortement  constituée.  Le  col- 
lège des  preires  y  formait  un  pouvoir  mystérieux  qui  intervenait 
dans  toutes  les  affaires  de  l'Etat,  et  se  réservait  le  droit  de  juger 
même  les  souverains  après  leur  mort,  afin  de  n'accorder  la  sépul- 
ture qu'à  ceux  dont  la  vie  en  avait  été  digne.  C'est  parmi  eux  que 
se  forma  le  législateur  du  peuple  hébreu  ,  qui  leur  emprunta  sans 
doute  les  premiers  éléments  de  l'organisation  au  moyen  de  la- 
quelle il  créa  une  nationalité  impérissable.  Moïse  inspiré  com- 
muniqua le  souffle  divin  qui  l'animait  au  corps  chargé  des  soins 
do  gouvernement.  Il  institua  une  hiérarchie  solide,  et  dans  co 
vaste  cadre  enrégimenta  les  deux  millions  d'hommes  dont  la  direc- 
tion lui  était  confiée.   Ce  fut  une  théocratie  militante.  Son  peu- 
ple forma  une  grande  armée,  en  tête  de  laquelle  s'avançait  l'ar- 
che sainte.  Le  droit  criminel  embrassa  toutes  les  relations  de  la 
vie  sociale,  s'étendit  jusqu'aux  plus  minutieux  détails;  d'innom- 
brables prescriptions,  accompagnées  d'une  pénalité  rigoureuse, 
devinrent  nécessaires  pour  accomplir  l'œuvre  immense  qu'il  avait 
entreprise. 


ÉCONOMIE  POLITIQUE.  203 

La  Grèce  et  Rome,  ces  deux  chaînons  qui  ratlachent  la  civili- 
gation  moderne  au  monde  antique,  nous  présentent  encore  dans 
leurs  temps  primitifs,  la  justice  exercée  comme  une  attribution 
de  la  divinité  par  les  prêtres.  Mais  ici  la  théocratie  fait  place  k 
une  nouvelle  forme  de  gouvernement ,  sous  laquelle  l'influence 
du  clergé  est  peu  a  peu  restreinte  dans  des  hmites  plus  étroites, 
tandis  que  l'Etat  ou  la  République  s'empare  du  pouvoir  judiciaire 
et  marque  plus  nettement  la  ligne  de  démarcation  entre  la  jus- 
tice humaine  qui  protège  les  sociétés  ,  et  la  justice  de  Dieu  qui 
gouverne  le  monde.  A  mesure  que  les  relations  sociales  se  mul- 
tiplient, le  droit  criminel  se  comphque.  A  l'autorité  divine  dont 
il  était  revêtu  dans  la  théocratie,  on  supplée  par  la  solennité  des 
formes,  par  la  respectabilité  des  juges  qui  sont  choisis  parmi  les 
patriciens  et  entourés  de  tout  ce  qui  peut  inspirer  la  vénération 
et  la  crainte.  La  rigueur  barbare  des  châtiments  n'est  pas  adou- 
cie, surtout  h  l'égard  des  plébéiens  et  des  esclaves,  car  il  faut 
substituer  le  sentiment  de  la  terreur  à  celui  de  la  superstition, 
qui  était  la  base  sur  laquelle  reposait  l'autorité  du  droit  criminel. 
Mais,  avec  les  progrès  de  la  démocratie,  le  peuple  aspire  aux 
fonctions  judiciaires.  Il  veut  être  jugé  par  ses  pairs,  et  quand, 
après  une  lutte  plus  ou  moins  longue,  il  obtient  cette  concession, 
le  droit  criminel  s'humanise,  se  modifie,  et  en  môme  temps  perd 
toutes  ses  anciennes  garanties,  remplacées  par  une  seule  garan- 
tie nouvelle,  celle  de  la  publicité,  qui  est  la  conséquence  néces- 
saire de  ce  changement.  Mais  la  publicité  n'a  d'autre  sanction 
que  celle  de  la  moralé^^publiqye,  dont  1^  degré  dépend  toujours  de 
l'empire  plus  ou  moins  grand  que  les  idées  religieuses  conser- 
vent sur  la  fdule.  Il  en  résulte  que  la  décadence  morale  ébranle 
la  justice  et  entraîne  ainsi  la  chute  do  l'édifice  social.  C'est  c 
qui  arriva  lorsque  le  paganisme,  sapé  par  les  philosophes  et  rongé 
par  ses  propres  abus,  perdit  toute  influence  sur  le  peuple  romain, 
n'offrit  plus  au  contraire  qu'une  excuse  commode  au  déborde- 
ment des  passions.  La  société  penchait  vers  sa  ruine,  quand  pa- 
rut le  christianisme,  qui  vint  la  sauver  en  ouvrant  pour  elle  l'ère 
do  la  civilisation  moderne. 

M.  Du  Boys  se  propose  d'exposer,  dans  un  nouvel  ouvrage  qui 
fera  suite  à  celui-ci,  l'action  de  ce  grand  fait  sur  la  législation  cri- 


204  LEGISLATION, 

minelle.  On  ne  peul  que  l'encourager  à  poursuivre  un  scniblablc 
travail,  sur  lequel  il  a  su  jeter  tant  d'intérêt.  Son  style  est  sim- 
ple, clair,  dénué  de  tout  étalage  d'érudition  pédantesque.  Il  met 
à  la  portée  do  tous  les  lecteurs  le  fruit  de  lecherches  savantes  et 
profondes,  et  a  l'attrait  d'une  foule  de  détails,  neufs  ou  peu  con- 
nus, qui  abondent  dans  son  livre,  il  ajoute  celui  d'un  mouvement 
tout  à  fait  dramatique ,  en  reproduisant  plusieurs  procès  des 
temps  anciens,  avec  leurs  formes  particulières,  les  plaidoyers  des 
parties  et  les  délibérations  des  juges.  C'est  une  tentative  hardie, 
mais  originale,  et  bien  propre  à  piquer  la  curiosité. 


QUBSTIOM  SUISSE,  par  Charles  Didier;  Paris,  in-S". 

Au  milieu  des  erreurs  et  des  absurdités  sans  nombre  que  dé- 
bite la  presse  française  dès  qu'il  s'agit  de  la  Suisse,  on  est  heu- 
reux de  rencontrer  un  écrivain  qui,  s'il  n'est  pas  tout  a  fait  au 
courant  des  complications  du  jour,  connaît  au  moins  le  pays,  ses 
institutions  et  son  histoire.  M.  Ch.  Didier  juge  la  question  de 
loin;  il  y  a  longtemps  qu'il  ne  vit  plus  en  Suisse,  il  n'y  a  même 
jamais  pris  une  part  active  au  mouvement  des  affaires  publique?, 
condition  nécessaire  pour  le  bien  comprendre  dans  une  républi- 
que fédérative,  dont  la  poUtique  intérieure  n'a  presque  rien  de 
commun  avec  celle  des  autres  Etats  de  l'Europe.  Mais  il  conçoit 
avec  beaucoup  de  sagacité(ce  qui  cst/sinon^du  moins  ce  qui  dcr 
vrait  être,  et  dans  un  tableau  rapide  et  clair,  il  montre  les  causes 
diverses  qui  ont  produit  la  crise  actuelle,  il  fait  voir  que  les  vices 
duPacte  fédéral  sont  le  principal  obstacle  a  toute  solution  heureuse, 
et  en  conclut  que  la  Suisse  doit  se  hâter  de  se  mettre  "a  l'œuvre 
pour  réformer  ce  Pacte,  en  le  mettant  en  harmonie  avec  les 
changements  opérés  dans  les  constitutions  cantonales.  Il  est  cer- 
tain que  Ih  devrait  se  trouver  la  solution  du  problème.  Le  Pacte 
est  très-imparfait;  il  ne  donne  au  pouvoir  fédéral  ni  force,  ni  in- 
fluence; il  ne  pose  presque  aucune  limite  à  la  souveraineté  can- 
tonale, il  prête  aux  interprétations  les  plus  diverses  ;  enûu  violé 
déjti  plusieurs  fois  dans  sa  lettre  et  dans  son  esprit,  il  a  perdu 


ÉCONOMIE  POLITIQUE.  205 

celle  sanction  morale  qui  est  la  meilleure  garanlie  des  lois.  Tous 
les  partis  sont  à  peu  près  d'accord  sur  ce  point.  L'alliance  fédé- 
rale aurait  besoin  d'être  renouvelée  aOn  de  raffermir  des  liens  qui 
semblent  prêts  h  se  rompre.  Jusqu'ici  M.  Didier  voit  juste,  et 
il  a  très-bien  su  dégager  la  question  principale  de  manière  à  la 
rendre  intelligible  pour  tous.  Mais  poser  le  problème,  ce  n'est 
pas  le  résoudre,  et  quand  il  s'agit  d'application  immédiate,  on 
voit  surgir  h  chaque  pas  d'innombrables  obstacles  que  la  théo- 
rie ne  pouvait  point  prévoir.  Il  ne  suffît  pas  de  dire  que  la  Suisse 
doit  changer  son  Pacte,  centraliser  son  administration,  il  faut 
de  plus  examiner  jusqu'où  cette  centralisation  est  possible,  et  par 
quels  moyens  peut  être  atteint  le  but  désiré.  M.  Didier  a  beau 
prétendre  que  «  nature  est  un  de  ces  mots  vagues  qui  ne  prou- 
vent rien  ;  »  Napoléon  n'avait  pas  complètement  tort  lorsqu'il 
disait  aux  Suisses  :  «  La  nature  a  fait  votre  Etat  fédéralif  :  vou- 
loir la  vaincre  ne  peut  pas  être  d'un  homme  sage.  »  La  Suisse 
n'est  pas  une  nation  homogène,  elle  est  plutôt  une  aggrégation 
de  petits  Etats  indépendants,  qui  diffèrent  par  leurs  moeurs,  leurs 
usages,  leurs  institutions,  leurs  souvenirs,  leur  langue  et  même 
par  les  races  diverses  auxquels  appartiennent  leurs  habitants. 
Vouloir  les  fondre  en  un  seul  peuple  uniforme,  c'est  une  entre- 
frise  insensée.  On  cite  bien  l'exemple  de  la  France,  mais  on  ou- 
blie- que  ses  provinces  ne  comptaient  pas  comme  la  Suisse  plu- 
sieurs siècles  de  liberté,  pendant  lesquels  le  développement  in- 
dividuel s'est  opéré  sans  entraves,  et  qu'il  a  fallu  malgré  cela  le 
joug  du  despotisme  pour  accomplir  la  fusion.  En  Suisse,  la  ré- 
forme du  Pacte  ne  peut  se  faire  régulièrement  que  par  la  Diète , 
et  il  faut  l'unanimité  des  voix.  Or  il  est  évident  que  cette  unani- 
mité ne  saurait  être  possible  au  milieu  d'une  crise  qui  a  de  part 
et  d'autre  irrité  les  passions  au  plus  haut  degré.  Elle  ne  peut 
avoir  lieu  que  dans  des  temps  calmes,  ou  bien  encore  en  pré- 
sence d'un  danger  extérieur,  et  sous  l'influence  d'un  libéralisme 
sage  et  modéré.  Or  aujourd'hui  le  libéralisme  est  réduit  h  l'im- 
puissance entre  le  parti  ultramontain  qui  d'une  part  se  cram- 
poimo  obstinément  au  vieux  Pacte,  prétendant  le  maintenir  tel 
quel  avec  toutes  ses  imperfections,  et  le  parti  radical  qui  de  l'au- 
tre part  aspire  a  tout  renverser  pour  établir  cnsuile  une  rcpubli- 

19 


206  LÉGISLATION,  ECONOMIE  I^OLITIQUE. 

que  unitaire  avec  le  suffrage  universel  et  ranéanlissenieut  des 
souverainetés  cantonales.  Puis  derrière  cette  lutte  qui  occupe  la 
scène,  le  communisme,  auquel  la  liberté  suisse  a  ferrais  de 
grandir  en  silence,  s'apprête  à  recueillir  les  fruits  d'une  révolu- 
tion qui  ne  saurait  nullement  produire  le  résultat  qu'on  se  pro- 
pose. Voilà  quel  est  le  véritable  état  de  la  question  suisse.  L'ex- 
pulsion des  Jésuites  n'a  été  qu'un  prétexte  saisi  par  les  radicaux 
pour  agiter  les  populations,  les  aveugler  sur  leurs  projets  réels 
et  les  entraîner  à  leur  suite.  Les  corps-francs  étaient  l'avant- 
garde  de  l'armée  communiste.  Si  Lucerne  avait  succombé,  la 
révolution  vaudoise  aurait  peut-être  fait  le  tour  de  la  Suisse, 
qui  serait  devenue  alors  le  théâtre  des  expériences  du  socialisme. 
Mais  le  triomphe  du  parti  ultramontain  est  venu  changer  l'état 
des  choses.  Une  réaction  tend  à  s'opérer  dans  le  sens  conserva- 
teur. Les  vrais  hbéraux  se  rallient  momentanément  autour  du 
Pacte  pour  rétablir  l'ordre  et  la  paix  dans  le  pays.  Leur  tâche  est 
difficile,  car  il  s'agit  de  résister  à  la  fois  aux  prétentions  des  vain- 
queurs et  aux  nouvelles  tentatives  des  vaincus.  Teiwporiser,  prê- 
cher la  modération,  maintenir  la  stricte  légal)  lé,  user  du  référendum 
qui  causait  tant  de  chagrin  au  maréciial  Bassompierre,  tel  esta 
peu  près  tout  ce  qu'ils  peuvent  faire  en  attendant  que  le  vertige 
soit  passé  et  l'opinion  publique  mieux  éclairée.  Quant  le  peuple 
suisse  aura  compris  où  l'on  voulait  le  conduire,  et  déjà  les  dis- 
cussions de  la  constituante  vaudoise  sont  bien  propres  à  lui  ou- 
vrir les  yeux,  la  situation  sera  plus  claire,  plus  franche,  et  les 
tendances  ultramontaines  viendront  certainement  se  briser  con- 
tre une  opposition  formidable.  Si  M.  Didier  avait  comme  nous 
suivi  de  près  tous  les  incidents  de  la  crise  actuelle,  nous  ne  dou- 
tons pas  qu'il  ne  partageât  entièrement  notre  opinion.  Il  ne  lui 
manque  qu'une  connaissance  plus  complète  des  hommes  et  des 
choses  d'aujourd'hui.  Ses  jugements  sont  nn  peu  trop  influencés 
par  les  souvenirs  de  ce  qu'était  la  Suisse  avant  1830.  Il  faut  être 
sur  les  lieux  pour  apprécier  les  changements  qui  se  sont  opérés. 
L'éducation  politique  se  fait  rapidement  au  milieu  des  révolu- 
tions. Ces  vieilles  dénominations  d'aristocratie,  depatriciat,  de 
bourgeoisie  n'ont  presque  plus  de  sens  aujourd'hui.  Il  n'y  a 
j)lus  guères  que  des  partisans  do  l'ordre  ou  du  désordre,  et  ce 


SCIENCES  ET  ARTS.  20Î 

que  les  conservateurs  suisses  prétendent  conserver,  c'est  le  suf- 
frage universel,  c'est  la  liberté  religieuse,  c'est  la  démocratie  ré- 
gulièrement constituée.  Du  reste  M.  Didier  rend  hommage  aux 
qualités  du  peuple  suisse;  il  en  parle  dignement,  et  sa  brochure 
forme  un  frappant  contraste  h.  côté  du  dédain  ou  de  l'ignorance 
de  la  plupart  des  écrivains  français. 


SCIENCES  ET  ARTS. 


NOUVELLES  EXCL'RSÏONS  et  séjour  dans  les  glaciers  «t  les  hautes 
régions  des  Alpes,  de  M.  Agassiz  et  de  ses  compagnons  de  voyage  , 
par  M.  E.  Desor;  Neuchàtel,  chez  J.-J.  Kissiing,  1  vol.  in-12,  lig. 

M.  Desor  a  déjà  publié  l'année  dernière  un  volume  dont  celui- 
ci  forme  la  suite.  C'est  la  campagne  de  1844,  dont  le  but  spécial 
était  d'étudier  dans  tous  ses  détails  la  question  de  l'avancement 
<les  glaciers.  Il  s'agissait  de  continuer  les  observations  précé- 
tiemment  commencées,  et  de  constater  avec  précision  le  mode 
d'après  lequel  ce  mouvement  s'opère,  afin  d'éclaircir  certains 
points  douteux  qui  avaient  été  l'objet  de  discussions  assez  vives. 
Dans  ce  but,  M.  Desor,  accompagné  de  M.  Dollfuss-Ausset,  par- 
tit de  Neuchàtel  vers  la  fin  de  juillet,  pour  faire  d'abord  une 
course  dans  les  Alpes  du  Valais,  puis  aller  s'établir  sur  le  glacier 
de  l'Aar,  théâtre  des  expériences  antérieures.  Arrivés  au  Grimsel 
par  une  pluie  battante,  nos  deux  savants  y  trouveront  M.  Sanders, 
de  Bristol,  et  son  neveu,  qui  étaient  venus  en  Suisse  pour  étu- 
dier les  phénomènes  géologiques.  Dès  le  lendemain  cette  petite 
caravane  s'achemina  vQrs  le  glacier,  suivie  de  nombreux  touristes 
de  toutes  les  nations.  Ils  trouvèrent  les  glaciers  do  l'Oberland  en 
progression,  ainsi  que  M.  Agassiz  l'avait  prévu,  et  l'abondance 
dos  neiges  pendant  l'hiver  en  avait  accru  la  masse  au  point  que 
les  guides  dwlan.-renl  ne  les  avoir  jamais  vus  si  élevés.  Enhardi 


208  SCIENCES  ET  ABTS, 

jiai'  ce  premier  résultat,  M.  Desor  voulut  profiter  de  l'occasion 
pour  gagner  un  disciple  de  plus  aux  idées  du  savant  professeur 
jieuchàtclois.  Ayant  conduit  M.  Sanders  sur  un  niainnielon  du 
liromberg ,  d'où  l'on  distinguait  fort  bien  la  limite  dos  polis  sur 
la  rive  opposée  et  sur  toute  l'étendue  des  massifs  environnants, 
il  réussit  a  le  convaincre  de  la  régularité  et  de  la  constance  du 
phénomène.  De  là  M.  Desor  francliit  le  col  qui  sépare  le  Griinsel 
du  Valais,  et  parcourut  une  suite  de  montagnes  nouvelles  pour 
lui  et  dont  la  structure  n'avait  point  encore  été  étudiée.  C'est  CQ 
qu'on  peut  appeler  une  bonne  fortune  pour  un  géologue.  Aussi 
M.  Desor  décrit  il  avec  enthousiasme  les  merveilleuses  scènes 
qui  se  déroulent  presque  à  chaque  pas  devant  lui.  Le  côté  scien- 
tifique le  frappe  plus  sans  doute  que  le  côté  pittoresque;  mais 
dans  ces  régions  élevées,  où  la  nature  présente  ses  aspects  les 
plus  grandioses,  où  les  détails  disparaissent  devant  l'imposante 
majesté  de  l'ensemble,  on  peut  dire  qu'ils  se  confondent  en 
quelque  sorte  l'un  avec  l'autre  ;  la  science  et  la  poésie  se  donnent 
la  main;  le  géologue  devient  nécessairement  un  peu  poète,  si- 
non par  la  forme,  du  moins  par  la  pensée. 

«  Un  peu  en  amont  de  Heiligenkreuz,  la  vallée  de  Màltithal 
se  divise  à  son  tour  en  deux  couloirs,  dont  l'un  conserve  le  nom 
de  Matlitbal,  tandis  que  l'autre,  qui  descend  des  arêtes  situées 
au  sud-ouest,  prend  le  nom  de  Giebelthal,  C'est  cette  dernière 
que  nous  suivîmes.  La  montée,  quoique  roide,  ne  présente  au- 
cune difficulté,  et  à  mesure  que  nous  nous  élevions  au-dessus 
de  la  région  des  mélèzes,  nous  nous  plaisions  à  voir  les  grands 
pics  de  rOberland,  que  nous  avions  admirés  la  veille,  surgir 
de  nouveau  l'un  après  l'autre  h  l'horizon ,  se  dessinant  avec  une 
rare  pureté  sur  un  ciel  sans  nuage.  Nous  approchâmes  ainsi  peu 
à  peu  du  sommet  de  la  paroi  que  j'avais  d'abord  pris  pour  le 
point  culminant.  Qu'on  juge  de  notre  surprise,  lorsque,  arrivant 
au  haut  de  cette  paroi,  nous  nous  trouvâmes  en  face  d'un  im- 
mense amphithéâtre  creusé  dans  une  seconde  arête  bien  plus 
haute  que  l'autre:  c'était  le  cirque  de  Giebel.  Au  premier  abord, 
on  aurait  pu  se  croire  transporté  dans  un  de  ces  grands  amphi- 
théâtres que  l'antiquité  se  plaisait  h  élever  dans  ses  principales 
cités,  si  sa  grandeur  même  ne  nous  avait  rappelé  qu'il  n'appar- 


SCIENCES  ET  ARTS.  20© 

tient  qu'^  la  nature  de  réaliser  des  œuvres  pareilles.  Ce  clique 
a  environ  un  quart  de  lieue  de  diamètre.  Ses  parois  s'élèvent 
verticalement  à  une  hauteur  de  4  à  500  mètres,  et  ce  qui  ajoute 
encore  k  sa  ressemblance  avec  nos  monuments  d'architecture, 
c'est  l'horizontalité  des  couches,  dont  les  tranches  ressemblent 
à  des  murs  construits  en  pierre  de  taille. 

«  Le  fond  de  ce  cirque  est  occupé  par  un  glacier,  qu'on  est 
étonné  de  trouver  si  petit,  quand  on  considère  avec  quelle  faci- 
lité la  neige  doit  pouvoir  s'y  accumuler  pendant  l'hiver;  mais  il 
paraît  que  le  fœhn ,  le  sirocco  de  la  Suisse ,  qui  souffle  ici  avee 
plus  d'efficacité  que  dans  la  chaîne  bernoise,  ne  laisse  pas  à  la 
neige  d'hiver  le  temps  de  se  transformer  en  glace.  Il  était  évi- 
dent pour  moi,  k  la  seule  vue  de  cette  localité,  qu'elle  avait  dû 
être  le  séjour  de  grands  glaciers  à  une  autre  époque  ;  et,  en  effet , 
nous  ne  tardâmes  pas  à  découvrir  des  traces  de  polissage  avec 
des  sillons,  h  l'entrée  du  cirque  et  sur  plusieurs  points  d©  ses 
flancs.  Je  reconnus  aussi  des  indices  de  la  limite  supérieure  des 
polis,  à  plusieurs  centaines  de  pieds  au-dessus  du  fond  de  la 
vallée.  Cependant  notre  admiration  pour  ce  site  unique  se  calma 
un  peu,  lorsque  notre  guide  nous  annonça  que  c'était  au  fond 
do  ce  cirque  qu'il  nous  fallait  chercher  un  passage.  De  chemin, 
il  n'y  en  avait  plus  ;  ce  n'était  que  pentes  raides,  roches  éboulées 
et  lambeaux  de  névé;  aussi  mîmes-nous  deux  grandes  heures 
pour  atteindre  le  haut  du  col.  Cette  fois  c'était  bien  réellement  le 
sommet.  Il  n'y  avait  autour  de  nous  que  quelques  pics  qui  s'éle- 
vaient au-dessus  de  notre  niveau.  Nous  fftmes  nous  nicher  sur 
le  point  le  plus  élevé,  où  M.  Escher  dessina  h  la  hâte  le  pano» 
rama  du  Finsleraarhorn  qui  est,  si  possible,  encore  plus  beau 
que  du  haut  de  la  vallée  de  Rappen.  Ce  col,  qui  a  près  de  10  n  i- 
nutes  de  largeur,  porte  sur  les  cartes  le  nom  Passa  di  Voccarccclo. 
Sa  hauteur  est  d'environ  3000  mètres.  Nous  fûnies  frappés  d« 
l'aridité  absolue  de  la  roche  du  sommet.  C'est  un  micaschiste 
argenté  passant  a  un  gneiss  h  petits  grains,  qui  tantôt  se  délite 
en  grandes  dalles,  tantôt  se  présente  h  la  surface  sous  la  forme 
de  grands  massifs  couverts  çà  et  là  de  glace  ou  de  neige.  Je  ne 
vis  aucun  vestige  de  polissage,  et  cependant  la  roche  était  com- 
plètement nue.  Ce  qui  mefraj)pa  surtout,  ce  fut  l'absence  complète 

J9* 


210  SCIENCES  ET  ARTS. 

de  végétation.  Sur  toute  la  largeur  du  col,  on  ne  découvrait  pas 
une  mousse,  pas  un  lichen,  et  pourtant  je  savais  que  sur  d'au- 
tres cimes  bien  plus  élevées,  telles  que  le  Schreckhorn,  la 
Jungfrau,  etc.,  la  roche  se  tapisse  de  lichens  partout  où  elle 
vient  apercer.  Je  ne  vois  qu'une  explication  de  celte  aridité  ei- 
tréme,  c'est  que  pendant  la  plus  grande  partie  de  Tannée,  ce  col 
reste  couvert  de  neige  et  de  glace  qui  étouffe  la  végétation. 
Impatients  de  gagner  le  revers  opposé,  comme  l'on  est  toujours 
aux  portes  de  l'Italie,  nous  ne  fîmes  qu'une  courte  halte  au  som- 
met du  col.  Si  nous  avions  été  surpris  en  découvrant  le  cirque 
<lc  Giebel,  nous  devions  l'être  encore  bien  plus  en  arrivant  au 
bord  de  l'escarpement  méridional.  Un  nouveau  cirque  bien  plus 
vaste  était  étendu  à  nos  pieds,  le  cirque  du  Monte  Leone.  Son 
diamètre  n'était  plus  d'un  quart  de  lieue,  mais  de  près  d'une 
lieue.  Une  immense  muraille  l'entourait  de  tous  cotes,  ne  lui 
laissant  qu'une  étroite  issue  au  sud-est  pour  écouler  ses  eaux  , 
et  sur  cette  muraille  titanique  s'élevaient,  comme  autant  de  tours 
gigantesques,  les  plus  grqnds  pics  de  la  contrée  :  le  Hillhorn  , 
le  Bortelhorn,  le  Furkebauni ,  et  le  plus  imposant  de  tous,  le 
Monte-Leone,  séparés  les  uns  des  autres  par  autant  de  glaciers, 
qui  tous  versent  leurs  eaux  dans  le  cirque.  Ai  je  besoin  do  dire 
que  ce  fut  avec  une  sorte  de  recueillement  que  nous  prome- 
nâmes nos  premiers  regards  sur  cette  étrange  configuration  du 
sol  alpin  ,  qui  nous  rappelait  le  travail  de  la  nature  au  moment 
de  ses  plus  terribles  paroxismes?  Le  chasseur  de  chamois,  le 
simple  pâtre,  dépose  ici  son  fardeau  pour  admirer  ce  spectacle 
qu'il  trouve  d'une  beauté  inaccoutumée.  «  Je  voudrais  venir  ici 
toutes  les  années  »  me  disait  mon  guide,  et  en  effet,  pour  peu 
qu'on  ait  le  sentiment  des  belles  et  grandes  choses,  on  doit  aimer 
un  pareil  site.  A  bien  plus  forte  raison  devions-nous  le  trouver 
intéressant,  nous  qui  cherchions  à  lire  dans  les  détails  de  cette 
ouvre  colossale,  la  cause  et  le  secret  de  son  origine.  » 

Après  avoir  exploré  toutes  les  beautés  de  cette  contrée  peu 
connue,  M.  Desor  arrive  au  glacier  de  l'Aar,  où  il  reste  environ 
un  mois,  occupé  d'expériences  ingénieuses  dont  la  description 
offre  beaucoup  d'intérêt.  Son  attention  se  porta  d'abord  sur  le 
mouvement  des  glaciers.  Au  moyen  d'un  pieu  assnjéii  sur  un 


SCIENCES  ET  ARTS.  511 

bloc  do  la  moraine  médiane ,  muni  d'une  porche  horizontale  di- 
visée en  fractions  décimales  et  centésimales,  et  correspondant  à 
des  points  de  repaire  fixés  sur  les  deux  rives ,  les  observateurs 
purent  suivre  les  progrès  jour  par  jour,  et  constatèrent  que  pen- 
dant un  espace  de  23  jours  le  glacier  avait  avancé  de  5™,09.  Ils 
étudièrent  de  même  le  mouvement  beaucoup  moins  rapide  de  ses 
bords,  puis  celui  qui  s'opère  transversalement,  du  milieu  vers 
les  bords,  et  enfin  l'avancement  du  talus  terminal,  qui  est  le 
résultat  des  trois  autres  mouvements.  Do  ces  diverses  observa- 
tions, il  résulte  que  le  glacier  n'avance  point  d'une  manière 
brusque,  par  saccades,  comme  on  le  supposait  autrefois,  mais 
que  sa  marche  est  graduelle  et  continue.  D'autres  recherches  non 
moins  curieuses  eurent  pour  objets  la  densité  de  la  glace  et  de 
la  neige,  leur  mode  de  décomposition  ,  la  manière  dont  les  diffé- 
rents corps  protègent  la  glace,  le  jaugeage  de  la  rivière  l'Aar,  la 
cristallisation  de  la  neige ,  l'étude  de  l'intérieur  du  glacier  dans 
lequel  un  éboulement  permit  de  descendre,  etc.,  etc.  Mais  le 
15  août,  le  même  jour  où  MM.  Bravais  et  Martms  furent  obligés 
d'abandonner  leur  tente  au  Grand-Plateau  du  Mont-Blanc,  une 
tourmente  accompagnée  de  neige  vint  interrompre  nos  expéri- 
mentateurs et  les  forcer  h  la  retraite.  Il  fallut  qu'ils  reprissent  le 
chemin  du  Grimsel  par  une  roule  pleine  de  périls,  au  milieu 
d'un  brouillard  épais,  traversant  des  crevasses  en  portant  leurs 
chèvres  nourricières,  car  ces  animaux  si  téméraires  sur  les  ro- 
chers, deviennent  tellement  craintifs  sur  la  glace,  qu'ils  osent  h 
peine  faire  un  pas  et  semblent  avoir  perdu  la  tête.  Le  mauvais 
temps  persista  pendant  une  dixaine  de  jours ,  après  quoi  M.  Desor 
et  ses  compagnons  entreprirent  l'ascension  du  Wetterhorn  ,  cime 
encore  vierge  de  l'Oberland.  Notre  déterminé  géologue  prétend 
que  cotte  ascension  ne  présente  aucune  difficulté  sérieuse;  mais 
nous  ne  conseillerions  pas  aux  touristes  de  le  croire  sur  parole; 
d'ailleurs  il  reconnaît  lui-même  que  la  neige  récemment  tombée 
en  abondance,  avait  applani  la  roule  qui,  h  tine  autre  époque, 
pourrait  bien  n'êlrc  pas  aussi  facile.  Le  reste  do  la  campagne  fut 
consacre  h  con)plétor  les  observations  relatives  au  glacier  de 
l'Aar,  et  a  étudier  la  topographie  des  Wetterhorns,  dont  M.  Desor 
a  joiul  ;i  sa  relnlion  deux  caries  fori  bien  failcs.  Son  volume  est 


512  SCIENCES  ET  ARTS. 

terminé  par  une  notice  do  M.  Agassiz  sur  les  gbciers  de  l'Allée- 
Blanche  et  du  Val-Ferret ,  et  par  un  aperçu  géologique  de  M.  Stu- 
der  sur  la  structure  des  Alpes  en  général. 


DE  L'ALIENATION  MENTALE  et  des  établissements  destinés  aux 
aliénés  dans  la  Grande-Bretagne,  par  II.  Curchod;  Lausanne, 
chez  G.  Bridel,  Jn-8»,  2  fr. 

L'auteur  de  ce  petit  ouvrage  a,  pendant  un  séjour  h  Paris, 
suivi  les  leçons  cliniques  de  M.  le  professeur  Baillarger  k  l'hos- 
pice de  la  Salpétrière,  visité^kêtre,  et  de  plus,  profitant  d'un 
voyage  dans  l'intérieur  de  l'Angleterre,  il  a  recueilli  tous  les 
renseignements  les  plus  exacts  sur  les  hospices  d'aliénés  qui  s'y 
trouvent.  La  réunion  de  ces  divers  matériaux  lui  a  paru  pouvoir 
Aire  utile  en  ce  moment  oii  le  Canton  de  Vaud  s'occupe  de  la 
construction  d'un  nouvel  établissement  de  cette  espèce.  C'est 
principalement  au  point  de  vue  statistique  que  M.  Curchod  en- 
visage le  sujet.  11  s'attache  h  constater  surtout  les  résultats  ob- 
tenus soit  sous  le  rapport  de  la  surveillance,  soit  sous  celui  de  la 
guérison.  Son  travail  est  divisé  en  trois  parties.  La  première, 
presque  entièrement  extraite  du  rapport  présenté  au  lord  chan- 
celier d'Angleterre,  par  la  commission  de  Londres  chargée  de  la 
surveillance  des  établissemenis  d'aliénés  du  royaume,  présente  un 
tableau  assez  curieux  de  l'état  de  l'aliénation  mentale  en  An- 
gleterre et  dans  le  pays  de  Galles.  Les  remarques  de  l'auteur 
portent  : 

1°  Sur  le  nombre  des  aliénés;  sur  celui  des  maisons  qui  leur 
sont  destinées,  le  mode  de  construction,  le  régime  intérieur,  les 
règlements  adoptés.  Ces  hospices  forment  six  catégories  distinc- 
tes suivant  leur  origine  et  selon  qu'ils  se  trouvent  dépendre  du 
gouvernement  ou  bien  laissés  h  des  administrations  particulières. 

2°  Sur  l'état  des  aliénés  au  moment  de  l'admission,  circons- 
tance fort  importante  à  noter  si  l'on  veut  être  en  état  d'apprécier 
la  véritable  influence  du  traitement  auquel  ils  sont  soumis. 

3°  Sur  les  difTérentcs  formes  d'aliénation  mentale.  M.  Curchod 
ailopic  ici,  sans  en  discuter  la  valeur  et  seulement  parce  qu'il  la 


SCIENCES  ET  ARTS.  21  a 

trouve  plus  commode,  la  classification  des  commissaires  anglais, 
qui  distinguent  dix  formes  principales,  savoir  :  la  manie,  la  dé- 
mence, la  mélancolie i  la  monomanie,  la  folie  morale,  l'idiotie 
congénitale,  l'imbécillité  congénitale,  la  paralysie  générale  des 
aliénés,  l'épilepsie,  et  le  délirium  tremens. 

4°  Sur  le  traitement  des  aliénés;  avec  beaucoup  de  détails  re- 
latifs au  personnel  médical,  aux  moyens  médicaux,  agents  hygié- 
niques, classification,  occupations,  amusements,  réclusion, 
moyens  de  contrainte,  employés,  service  religieux,  et  soins  con- 
sécutifs, c'est-à-dire  ressources  destinées  h  fournir  aux  premiers 
besoins  des  aliénés  sortant  de  l'hospice. 

5°  Sur  les  conditions  et  les  formalités  requises  pour  l'admis- 
sion et  le  renvoi  des  aliénés. 

6"  Sur  les  criminels  aliénés,  et  enfin  sur  les  données  statisli' 
ques  qu'on  peut  se  procurer  relativement  h  la  folie.  Un  article 
particulier  est  consacré  à  ce  qui  concerne  la  principauté  de  Galles. 
Deux  chapitres  sur  l'Irlande  et  l'EcossC)  traduits  du  docteur  Ju- 
lius,  terminent  cette  première  partie,  la  seule  que  publie  main- 
tenant l'auteur. 

Il  se  propose  d'ofTrir  dans  sa  seconde  partie  des  renseigne- 
ments nouveaux  sur  les  hospices  de  Glasgow  et  d'Edimbourg, 
ainsi  que  sur  ceux  de  Paris,  et  dans  la  troisième,  d'examiner  ce 
qui  pourrait  s'appliquer  plus  spécialement  à  l'hospice  dont  la 
construction  est  projetée  pour  le  Canton  de  \aud. 


ENCYCLOPÉDIE  des  Gens  du  Monde,  réperloire  universel ,  en  forn.c 
de  dictionnaire,  de  toutes  les  connaissances  nécessaires  dans  la  vie 
sociale,  et  relatives  aux  sciences,  aux  lettres,  aux  arts,  à  Phisloire, 
à  la  géugraphie,  avec  la  biographie  de  tous  les  hommes  célèbres, 
morts  et  vivants;  Paris,  22  tomes  en  14  vol.  gr.  in-S",  220  fr. 

Cette  Encyclopédie ,  que  nous  avons  déjh  plusieurs  fois  signa- 
lée à  nos  lecteurs  pendant  le  cours  de  sa  publication,  est  aujour- 
d'hui complètement  terminée.  Le  premier  des  ouvrages  annoncés 
depuis  1830  comme  devant  former  utie  Bibliothèque  de  famille. 


214  SCIENCES  ET  ARTS. 

ui\  répertoire  général  dos  sciences,  des  lellrcs  et  des  arts  à 
l'usage  des  lellrés  et  des  non-lellrés,  elle  n'a  pas  craint  de  se 
laisser  gagner  de  vitesse  par  des  entreprises  rivales  dont  elle 
n'eût  pu  suivre  la  marche  précipitée  qu'aux  dépens  de  ses  lec- 
teurs et  de  la  maturité  de  rédaction  qu'elle  leur  avait  promise. 
S'il  a  fallu  plus  de  temps  h  son  achèvement,  c'est  uniquement 
parce  qxj'on  a  voulu  y  apporter  plus  de  soins.  Exactitude  quant 
aux  faits,  solidité  en  ce  qui  roncerno  les  doctrines,  harmonie 
dans  l'ensemble,  telles  sont  les  qualités  que  les  éditeurs  se  sont 
efforcés  d'assurer  à  cette  grande  publication,  dedstinée  d'une  part 
à  propager  Tinstruclion  dans  toutes  les  classes  de  la  société,  et^ 
de  l'autre,  h  former,  pour  ainsi  dire,  un  miroir  de  notre  civili- 
sation actuelle  et  à  constater  l'état  de  la  science  dans  ses  prin- 
cipaux résultats. 

Les  plus  grandes  réputations  scientifiques  de  la  France  et  de 
l'Europe  ont  concouru  à  cette  vaste  entreprise,  d'ailleurs  confiée 
à  une  direction  unique  dont  chaque  page ,  on  pourrait  dire  chaque 
ligne,  porte  l'empreinte.  Parmi  les  signataires  des  articles  sont 
des  hommes  qui  jouissent  de  l'estime  universelle  :  ce  sont  dos 
pairs  de  France,  des  députés,  un  ancien  ministre  de  l'instruction 
publique,  plusieurs  inspecteurs  généraux  de  TUniversilé,  plus 
de  vingt  membres  de  Tlnstilut,  etc.,  etc.  Aussi  l'ouvrage  était-il 
classé  longtemps  avant  d'être  achevé,  et  si  l'on  en  demandait  la 
preuve  par  la  citation  de  quelques-uns  des  jugements  favorables 
dont  il  a  été  l'objet  de  la  part  des  principaux  organes  de  la  presse 
irançaise  ou  des  pavs  étrangers,  nous  n'aurions  certes  que  l'em- 
barras du  choix. 

L'Encyclopédie  des  gens  du  monde  est  certainement  le  meilleur 
travail  de  ce  genre  qui  ait  encore  paru.  Elle  l'emporte  sur  les 
autres  par  le  mérite  d'un  savoir  profond  et  complet,  non  moins 
que  par  la  clarté  du  style  cl  par  la  sage  distribution  de  la  matière. 
Elle  se  distingue  surtout  par  rini[)arliali!é  avec  laquelle  y  sont 
appréciés  les  hommes  et  les  choses  des  nations  étrangères  aussi 
bien  que  de  la  France.  Aucune  prévention  ,  aucun  esprit  de  parti 
ne  s'y  manifeste,  et  chaqne  pays  occupe  la  place  qui  lui  appar- 
tient dans  l'histoire  de  la  civilisation.  L'Angleterre,  l'Allemagne, 
l'Italie,  la  Russie,  l'Orient,  les  Etats  Unis  y  jouent  un  grand 


SCIENCES  ET  ARTS,  215 

rôle,  et,  par  exemple,  dans  les  articles  Turkestan,  Tibet,  Bou- 
kharie,  Mongolie,  Kaboul,  etc.,  on  peut  trouver  les  renseigne- 
ments les  plus  récents  sur  les  pays  les  moins  connus  de  l'Asie, 
de  même  que  les  articles  Peuls ,  Touariks,  Dahomey,  Tombouk- 
tou,  etc.,  font  connaître  l'intérieur  de  l'Afrique,  et  les  articles 
Rio  de  la  Plata,  Uruguay,  Texas,  Ore'gon ,  etc.,  les  contrées 
nouvelles  de  l'Amérique.  L'article  Océanie  renferme  également 
des  notions  curieuses  sur  celte  cinquième  partie  du  monde.  Ceci 
concerne  la  géographie  et  l'histoire  ;  mais  la  même  observation 
s'applique  aux  langues  et  aux  littératures.  Tout  en  plaçant  la 
France  au  rang  qui  lui  appartient  (on  peut  en  juger  par  les  ar- 
ticles Langue  et  Littérature  française,  puis  par  ceux  consacrés 
à  ses  plus  grandes  illustrations.  Corneille,  Racine,  Molière, 
La  Fontaine,  Dossuet,  Fe'nélon,  Montesquieu,  Voltaire,  Rous- 
seau, Che'nier,  Lebrun,  ili™*  de  Staël,  Lamartine,  Dehvigne, 
Hugo,  etc.,  lesquels  formeraient  réunis  plus  de  trois  ou  quatre 
volumes  ordinaires),  on  s'est  occupé,  a  cet  égard,  avec  le  plus 
grand  soin,  non-seulement  de  tous  les  autres  pays  de  l'Europe 
Çvoir,  entre  autres.  Hongroise,  Bohème,  Glagolite,  Serbe,  Russe, 
Turque,  Islandaise,  etc.,  efc),  mais  encore  de  ceux  des  contrées 
les  plus  lointaines  (^voir  Linguistique ,  Persane,  Chinoise,  In- 
dienne, Géorgienne,  Arménienne,  etc.,  efc.) ,  sans  parler  des 
langues  et  littératures  anciennes  traitées  avec  une  attention  toute 
^spéciale  aux  mots  Sanscrite,  Hébraïque,  Chaldéenne,  Arabe, 
Grecque,  Latine,  Etrusque,  Celtique,  Gothique,  etc.,  etc.  Dan^ 
la  grande  quantité  de  notices  relatives  aux  principales  gloires 
des  littératures  étrangères,  celles  sur  le  Dante,  sur  Goethe,  sur 
lord  Byron,  ont  été  citées  comme  des  chefs-d'oeuvre;  mais  un 
puissant  intérêt  s'attache  en  outre  aux  suivantes  :  Tasse,  Manzoni, 
Sylvio  Pellico,  Coleridge,  Southey,  W.  Scott,  Moore;  Wieland , 
Klopslock,  Schiller,  J.  de  Mùllcr,  Tieck,  Hebel,  Jean-Paul  Richter, 
H.  Heyne,  Uhland;  Mickieuia,  Lelewel;  Karamzine,  Joukofskif 
Pouschkine,  etc.,  etc. 

Les  études  classiques  sont  traitées  avec  une  supériorité  incon- 
testable dans  des  articles  rédigés  par  les  plus  savants  membres 
de  l'Institut  (uoiV  Homère,  Hésiode,  Xénojjhon,  Strabon ,  par 
M.  Guigniault;  Procope,  Sozomène  et  Zozime,  par  M.  Hase; 


216  SCIENCES  ET  ARTS. 

Virgile,  Catulle,  Piaule,  Térence,  par  M.  Naudel;  Claudien  qI 
Cornélius  Nepos,  par  M.  \ icior Leclcrc ,  etc.,  etc.);  et  cependant 
tout  lo  monde  a  remarqué  dans  Y  Encyclopédie  des  gens  du  n  onde 
une  certaine  prédilection  pour  les  choses  actuelles,  pour  les 
hommes  et  les  événements  contemporains,  pour  le  progrès  eo 
tous  genres,  pour  les  découvertes  les  plus  récentes  dans  les 
sciences  mathématiques,  physiques,  chimiques,  etc.;  enfin  pour 
le  mouvement  religieux  qui ,  de  nos  jours,  se  manifeste  dans  la 
plupart  des  pays,  notamment  en  France,  en  Allemagne  et  en  An- 
gleterre. Relativement  à  ce  dernier  point,  les  articles  Christia- 
nisme, Méthodisme,  Rationalisme,  Théologie,  Port-Royal ,  Galli- 
cane (Eglise) ,  Jésuites,  Université,  etc.;  de  Lamennais,  docttmr 
Strauss,  Schleiermacher,  et,  si  l'on  veut,  Saint-Sinion,  Fou- 
rier,  etc.,  etc.,  mériteront  de  fixer  l'attention.  Mais  pour  se  con- 
vaincre que  rien  de  ce  qui  sollicite  en  ce  moment  l'intérêt  du 
pubhc  n'a  été  omis,  nous  citerons  en  outre  les  mots  Association, 
Peuple,  Ecoles,  Enseignement,  Paupérisme,  Travail,  Salaire, 
Prisons  (système  pénitentiaire).  Traite  des  Noirs;  puis  les  ar- 
ticles Slaves,  Russie,  Othoman  (empire).  Servie,  Maroc,  Tunis, 
Tripoli,  îles  Marquises  et  de  la  Société;  puis  encore  les  notices 
sur  MM.  Guizot,  comte  Mole,  maréchal  Soult,  Thiers,  sir  Robert 
Peel,  lord  John  Russel,  duc  de  Wellington,  prince  de  Metlernich, 
comte  de  Nesselrode,  duc  de  la  Victoire,  sur  la  reine  Marie-Chris 
tine,  sur  Mohammed- Ali,  etc.;  enfin  ,  les  mots  Gaz  et  Gaxonûtre, 
Oxyghne,  Vapeur,  Chemins  de  fer.  Télégraphie  électrique,  Pho- 
tographie, etc.,  etc. 

La  plupart  de  ces  articles  sont  dus  a  des  hommes  spéciaux, 
à  des  écrivains  distingués,  mais  il  est  juste  de  reconnaître  quo 
la  meilleure  part  du  succès  appartient  à  M.  Schnitzler,  qui  en  a 
constamment  dirigé  l'ensemble  avec  un  zèle  digne  des  plus  grands 
éloges,  et  qui,  par  l'étendue  de  ses  connaissances  ainsi  que  par 
la  rectitude  de  son  esprit,  a  puissamment  contribué  h  en  harmo- 
niser les  différentes  parties,  de  manière  à  former  un  tout  homo- 
gène et  bien  coordonné.  Obscur  collaborateur  de  celte  importante 
publication ,  nous  sommes  heureux  de  saisir  cette  occasion  de 
rendre  hommage  au  mérite  éminent  de  son  savant  directeur. 

GEHÈVF.,    IMPRIMERIE   DE   FERU.    RABIBOZ. 


ïUuuc    Critique 

DES   LIVIIES   NOUVEAUX. 
eu    1845. 


^luffc 


S^»<!i^^'9^ 


LITTÉRATURE,  HISTOIRE. 


SYBIL  or  ihe  two  nations,  by  B.  Disraeli;  Paris,  1  vol.  in-8',  5  fr. 

L'année  dernière,  M.  Disraoli  publia  un  roman  intitulé  Con- 
ningsby,  dans  lequel  il  exposait  l'état  des  divers  partis  politiques 
en  Angleterre,  leur  origine,  leur  histoire  et  leur  situation  ac- 
tuelle. Aujourd'hui,  pour  compléter  le  tableau,  il  vient  nous 
présenter  la  condition  du  peuple  que  ces  partis  gouvernent  de- 
puis deux  siècles.  On  voit  que  pour  lui  le  roman  n'est  qu'un  cadre 
,  ingénieux  dans  lequel  il  se  plaît  à  développer  ses  vues  sur  l'or- 
ganisation de  la  société.  C'est  une  forme  éminemment  populaire 
dont  le  publiciste  s'empare  pour  éveiller  la  curiosité  du  lecteur 
et  captiver  plus  sûrement  son  attention.  En  ceci  M.  Disraeli  no 
fait  que  suivre  l'exemple  donné  par  plusieurs  des  meilleurs  ro- 
manciers du  jour.  Mais  il  n'est  pas  seulement  mfi  comme  Dickens 
par  une  vive  sympathie  pour  les  pauvres  et  les  malheureux,  ou 
comme  Eugène  Sue  par  le  désir  d'assurer  le  succès  de  son  roman 
en  lui  donnant  un  caractère  d'actualité  bien  marqué.  Son  but  est 
plus  grave,  plus  essentiellement  politique.  Il  représente  l'opinion 
de  ce  qu'on  appelle  la  jeune  Angleterre,  parti  nouveau  qui  pré- 
tend ne  se  rattacher  a  aucun  de  ceux  existants  jusqu'ici,  et  s'en 
distingue  par  l'éclectisme  de  ses  vues  réformatrices.  En  clTci , 
sa  critique  s'adresse  h  tous,  il  ne  ménage  guère  plus  le  peupla 

2{) 


218  LITTÉBATUEE, 

que  l'anslocratic,  il  frappe  sur  les  whigs  et  les  chartistes  aussi 
bien  que  sur  les  torys.  Les  deux  nations  dont  il  nous  offre  le 
tableau,  ce  sont  les  pauvres  et  les  riches. 

D'une  part,  nous  avons  les  seigneurs,  propriétaires  du  sol, 
imbus  de  tous  les  vieux  préjugés  de  leur  caste,  conservateurs 
des  abus  sur  lesquels  repose  leur  pouvoir,  ennemis  des  mesures 
qui  tendent  a  émanciper  la  classe  moyenne;  et  de  l'autre  les 
ouvriers  que  la  misère  pousse  à  s'enrôler  sous  le  drapeau  du 
socialisme  niveleur.  Entre  ces  deux  extrêmes  dont  la  lutte  me- 
nace d'être  terrible  et  sanglante,  sans  autre  résultat  que  le  bou- 
leversement de  la  société,  viennent  s'interposer  Sybil,  jeune 
religieuse  novice  qui  se  dévoue  au  soulagement  des  pauvres , 
un  ministre  protestant,  animé  du  même  zèle  charitable,  et  un 
cadet  de  famille  noble  qui  entreprend  la  noble  tâche  d'étudier  et 
de  défendre  les  vrais  intérêts  du  peuple.  La  scène  se  passe  de 
nos  jours,  à  l'avènement  de  la  reine  Victoria.  On  voit  se  dé- 
rouler toutes  les  intrigues  auxquelles  donne  lieu  la  dissolution 
du  Parlement,  puis  les  espérances  diverses  qui  accompagnent 
l'aurore  d'un  nouveau  règne.  Chaque  parti  calcule  les  chances 
qu'il  peut  avoir  en  sa  faveur,  prépare  ses  batteries  pour  se  rendre 
maître  de  la  situation ,  et  les  masses  vivement  excitées  sont  prêtes 
à  suivre  l'impulsion  des  agitateurs  qui  exploitent  ce  moment  fa- 
vorable à  leurs  projets.  L'auteur  nous  introduit  tour  a  tour  dans 
les  salons  de  l'aristocratie  et  dans  les  misérables  réduits  où  l'ou- 
vrier végète  épuisé  par  un  rude  labeur  qui  ne  lui  fournit  pas 
toujours  de  quoi  nourrir  ses  enfants.  Il  nous  fait  connaître  les 
souffrances  de  la  classe  ouvrière,  les  dures  conditions  auxquelles 
elle  est  obligée  de  se  soumettre  pour  obtenir  du  travail  dans  la 
plupart  des  manufactures,  l'immoralité  profonde  etja  dissolution 
de  la  famille,  qui  en  sont  les  conséquences  inévitables. 

Contre  de  si  grands  maux,  que  peuvent  les  efforts  de  la  cha- 
rité particulière?  Ils  soulagent  quelques  infortunes,  ils  arrêtent 
quelques  désespoirs,  calment  quelques  colères.  Mais  bien  plus 
puissante  qu'eux ,  la  déclamation  passionnée  fait  vibrer  avec  force 
ces  cœurs  aigris,  les  entraîne  par  de  séduisants  appas,  et  en 
attendant  la  réalisation  de  promesses  téméraires,  leur  montre  la 
vengeance  comme  le  résultat  immédiat  et  certain  d'une  révolte 


HISTOIRE.  219 

qu'elle  proclame  juste  et  nécessaire.  Alors  les  ateliers  sont  aban- 
donnés, les  ouvriers  se  coalisent,  forment  des  meetings,  prêtent 
rorei!le  aux  paroles  violentes  d'orateurs  exaspérés,  puis  bientôt 
l'émeute  {^^ronde  dans  la  rue,  signale  son  passage  par  le  meurtre 
et  riticendie,  et  vient  se  briser  contre  la  force  armée,  h  l'emploi 
de  laquelle  la  société,  menacée  dans  son  existence,  est  bien  obli- 
gée de  recourir.  Le  seul  résultat  que  les  ouvriers  retirent  d'une 
(elle  (erifalive,  c'est  pour  quelques-uns  la  mort,  pour  d'autres 
la  prison,  et  pour  le  plus  grand  nombre  une  misère  encore  "plus 
^'rande  qu'auparavant.  Il  est  donc  bien  évident  que  la  violence 
n'est  pas  le  bon  moyen  d'améliorer  le  sort  du  peuple.  C'est  la 
ce  qui  nous  semble  ressortir  du  roman  de  M.  Disraeli.  Mais  en 
même  temps  il  en  ressort  aussi  que  l'état  de  souffrance  dans  le- 
quel gémissent  les  classes  ouvrières  doit  éveiller  la  plus  vive 
sollicitude,  que  ce  sont  les  riches  qui  doivent  se  rapprocher  des 
pauvres ,  chercher  à  se  les  rattacher  par  un  patronage  bienveil- 
lant et  éclairé,  raffermir  ainsi  le  lien  social.  Le  mépris  ou  l'in- 
différence serait,  da  la  part  des  hautes  classes,  un  aveuglement 
coupable  qui  pourrait  avoir  les  conséquences  les  plus  désastreuses. 
C'est  à  elles  au  contraire  de  se  mettre  a  la  tête  des  réformes, 
afin  de  conserver  l'influence  qui  leur  appartient,  en  la  rendant 
toujours  plus  saiulaire  et  plus  féconde.  Si  M.  Disraeli  ne  formule 
pas  précisément  ces  idées,  ce  sont  du  moins  celles  que  fait  naî- 
tre la  lecture  de  Sybil,  production  fort  remarquable,  dans  la- 
quelle il  a  su  jeter  un  intérêt  plein  de  charme,  et  qui  présente  un 
tableau  très-curieux  de  la  société  anglaise.  Son  talent,  moins' 
original  que  celui  de  Dickens,  se  montre  plus  sobre,  plus  pur 
que  celui  des  romanciers  français,  et  surtout  plus  ami  de  la  vérité. 


VOLTAint    ET   ROL'SSEAU,  par  Henry  lord  Brougham  ;   Paris, 
I   vol.  in-S°,  7  fr,   [>0  c. 

Voltaire  et  Rousseau,  le  dix-huitième  siècle  tout  entier  avec 
ses  aspects  divers,  jugé  dans  les  deux  grands  représentants  de 
i^on  esprit  philosophique  et  de  sa  puissante  influence  :  voilà  1« 


220  LITTÊRATURt, 

sujet  que  lord  Brougham  a  choisi  pour  son  début  auprès  des 
lecteurs  français.  C'est  une  tentative  hardie,  mais  elle  n'est  cer- 
Uiinement  point  au-dessus  de  ses  forces,  car,  quoique  maniant 
une  langue  qui  n'est  pas  la  sienne,  il  monlre,  par  l'appréciation 
(les  qualités  de  ces  deux  illustres  écrivains,  combien  il  possède 
le  sens  de  ses  beautés,  combien  il  a  fait  une  élude  profonde  de 
son  génie.  On  pourra  bien  sans  doute  lui  reprocher  des  (ours 
de  phrase  étranges,  des  formes  insolites;  son  style  n'est  pas 
toujours  clair  et  limpide,  mais  en  général  il  ne  manque  pas  de 
correction  et  porte  un  cachet  d'originalité  assez  marquée.  Le 
sujet  prcsenle  d'ailleurs  un  intérêt  puissant  qui  captive  l'atten- 
lion  au  plus  haut  degré.  Lord  Brougham  cherche  à  se  mettre 
au-dessus  de  l'esprit  de  parti  qui  n'a  que  trop  souvent  dicté  les 
appréciations  qu'on  a  faites  de  Voltaire  et  de  Rousseau.  Il  veut 
se  tenir  en  garde  contre  l'admiralion  enthousiaste  aussi  bien  que 
contre  les  injustes  préventions.  L'apologie  ne  lui  répugne  pas 
moins  que  la  diatribe  ;  son  désir  est  de  signaler  le  bien  sans  dis- 
simuler les  erreurs  et  les  fautes.  C'est  une  lâche  très-difficile 
assurément  et  pour  laquelle  notre  époque  n'est  peut-être  pas 
encore  tout  à  fait  mûre.  Mais  il  est  digne  d'un  esprit  courageux 
t't  indépendant  de  braver  ainsi  les  préjugés,  de  rompre  en  vi- 
sière aux  opinions  extrêmes  et  d'essayer  de  dégager  la  vérité  du 
milieu  de  leur  conflit. 

Pour  bien  juger  le  génie  de  Voltaire,  il  faut  tenir  compte  de 
l'époque  dans  laquelle  il  se  développa  et  de  l'influence  qu'elle 
exerça  sur  lui.  Né  au  sein  d'une  société  corrompue,  où  le  dé- 
bordement des  mœurs  et  des  idées  était  poussé  à  l'extrême,  il 
dut  en  porter  le  cachet.  C'est  la  qu'il  puisa  ses  tendances  immo- 
rales et  irréligieuses.  Au  triste  rigorisme  des  dernières  années 
du  règne  de  Louis  XIV  avait  succédé  une  réaction  funeste.  La 
licence  la  plus  effrénée  s'était  répandue  de  toutes  parts;  on  sem- 
blait vouloir  se  venger  de  la  retenue  si  longtemps  subie,  en  se 
jetant  dans  l'excès  contraire.  Le  joug  du  prêtre  et  celui  du  despote 
étaient  également  foulés  aux  pieds,  et  malheureusement  alors 
on  confondait  la  religion  avec  les  abus  du  clergé /l'esprit  délivré 
de  ses  entraves  se  faisait  un  jeu  de  saper  tous  les  principes  sur 
hsquels  repose  l'édifice  social.  Kn  se  reportant  au  milieu  de  ce 


HISTOIRE.  aei 

chaos  moral  dont  l'aspect  diffère  tellement  do  notre  société  ac- 
tuelle, on  comprend  assurément  beaucoup  mieux  que  Voltaire 
n'ait  pu  se  soustraire  à  l'action  d'un  pareil  entourage.  Il  trouva 
l'incrédulité  a  la  mode  dans  la  société  qu'il  fréquentait,  et  d'un 
autre  côté  la  religion  ne  s'offrit  guère  h  lui  qu'accompagnée  des 
superstitions  les  plus  repoussantes  et  de  l'intolérance  la  plus  im- 
pitoyable. Sa  raison  fut  ainsi  faussée,  et  il  confondit  la  vérité 
avec  l'erreur  dans  ses  attaques  contre  le  fanatisme;  entraîné  par 
les  séductions  de  son  esprit  ainsi  que  par  les  applaudissements 
du  monde,  il  passa  sans  cesse  le  but  et  déversa  le  sarcasme  et 
le  ridicule  sur  les  choses  les  plus  saintes.  M.  Brougham  ne  pré- 
tend point  l'excuser  sous  ce  rapport,  mais  il  s'attache  à  montrer 
que  ce  n'était  pas  chez  lui  dessein  prémédité  de  mal  faire,  mé- 
chanceté de  cœur,  ni  même  absence  complète  de  sentiment  reli- 
gieux. Abandonnant  la  défense  de  sa  polémique,  si  souvent  in- 
jurieuse et  grossière,  il  fait  ressortir  les  nobles  et  belles  pensées 
dont  ses  chefs-d'œuvre  sont  remplis,  il  se  plaît  à  rappeler  les 
preuves  de  grandeur  d'ilme  et  de  générosité  que  Voltaire  a  don- 
nées dans  sa  conduite,  et  c'est  là,  suivant  lui,  le  jugement  que 
la  postérité  doit  porter  sur  ce  vaste  génie  dont  l'influence  de- 
meure en  définitive  salutaire  à  bien  des  égards,  et  auquel  on  no 
saurait  refuser  une  place  parmi  les  bienfaiteurs  de  l'humanité. 
M.  Brougham  analyse  les  nombreux  écrits  de  Voltaire  d'une 
manière  fort  remarquable;  ses  appréciations  sont  en  général 
pleines  de  goût  et  de  sagacité;  seulement  il  nous  semble  exalter 
un  peu  trop  le  mérite  de  l'historien  et  traiter  son  érudition  assez 
suspecte  avec  une  indulgence  extrême.  Les  mêmes  ménagements 
se  retrouvent  dans  la  partie  biographique  de  son  travail.  Il  peint 
Voltaire  sous  le  jour  le  plus  favorable,  il  le  représente  constam- 
ment préoccupé  d(!S  grands  intérêts  de  l'humanité,  il  met  en 
saillie  le  dévouement  du  défenseur  des  Calas,  des  Sirvcn,  etc., 
mais  il  passe  sous  silence  les  détails  moins  nobles  de  la  vie  pri- 
vée, les  petites  passions  de  son  héros,  les  traits  empoisonnes 
de  sa  verve  caustique,  et  l'irritabilité  do  son  amour  propre.  Celte 
partialité  contraste  surtout  singulièrement  avec  la  sévérité  qu'il 
montre  à  l'égard  de  Rousseau.  Le  philosophe  de  Genève  est  trait» 
durement.  On  ne  lui  passe  rien  ;  on  expose  toutes  ses  faiblesses, 

2A' 


222  LITTÉRATURE, 

toutes  ses  fautes,  sans  la  moindre  excuse;  on  critique  ses  ou- 
vrages avec  rigueur;  on  ne  lui  accorde  guère  d'autre  supériorité 
que  celle  du  style^  en  déclarant  que  son  chef-d'œuvre  (les  Con- 
fessions') est  un  mauvais  livre  dont  la  forme  fait  le  seul  mérite; 
puis  on  termine  par  un  appel  a  la  pitié  pour  la  maladie  physique 
et  morale  qui  fut  peut-être  la  cause  des  erreurs  de  ce  malheu- 
reux. Un  pareil  jugement  n'est  sans  doute  pas  tout  a  fait  injuste; 
nous  déplorons  volontiers  avec  M.  Brougham  la  conduite  el  les 
sophismes  de  Rousseau;  mais  nous  n'allons  pas  jusqu'à  le  re- 
garder comme  un  pauvre  fou  n'ayant  d'autre  titre  à  la  renommée 
que  quelques  beaux  passages  de  style  descriptif,  et  nous  ne 
pouvons  admettre  qu'on  rabaisse  ainsi  son  génie  en  regard  de 
celui  de  Voltaire.  Or,  c'est  ce  qui  résulte  de  la  notice  de  lord 
Brougham.  II  accorde  à  Voltaire  une  supériorité  d'influence  très- 
contestable,  il  voile  complaisamment  ses  mauvais  cotés,  tandis 
qu'il  met  à  nu  ceux  de  Rousseau.  Cela  ne  s'appelle  pas  être 
équitable.  Si  Rousseau  ne  fut  pas  plus  chrétien  que  Voltaire, 
jamais  du  moins  il  n'emploie  des  armes  déloyales;  sa  discussion 
est  grave,  il  traite  avec  respect  les  croyances  qu'il  n'adopte  pas, 
il  ne  se  fait  point  im  jeu  de  la  religion  et  de  ses  enseignements. 
Au  milieu  des  philosophes  du  dix-huitième  siècle  il  est  le  seul 
qui  professe  hautement  des  tendances  spiritualistes,  et,  quelque 
erronées  qu'elles  soient,  il  faut  lui  savoir  gré  de  cette  espèce  de 
protestation  contre  le  matériahsme  de  son  époque.  M.  Brougham 
a  complètement  négligé  ce  point  de  vue,  tandis  qu'il  est  allé 
chercher  jusque  dans  les  pamphlets  des  réformateurs  du  seizième 
siècle  une  excuse  pour  la  polémique  de  Voltaire.  En  vérité  c'est 
un  étrange  argument.  Parce  que  les  propos  attribués  à  Luther 
portent  le  cachet  grossier  de  son  temps  ^  parce  que  l'éloquence 
du  moine  réformé  se  ressent  encore  des  allures  brutales  qui  ré- 
gnaient alors  dans  le  clergé  ,  nous  devrions  pardonner  a  Voltaire 
le  ton  licencieux,  l'immoralité  profonde  de  la  Pucelle,  de  la 
Guerre  civile  de  Gencie,  la  détestable  moquerie  de  ses  écrits 
irréligieux!  Mais  nous  ne  comprenons  pas  ce  qu'il  peut  y  avoir 
de.  commun  entre  ces  deux  hommes.  M.  Brougham  oublie  donc 
que  Luther  a  brisé  le  joug  de  Rome,  tandis  que  Voltaire  n'a 
]>iodiiit  que  des  incrédules,  rapaldes,  dans  une  crise  révolution- 


HISTOIRE.  223 

naire,  de  profaner  les  églises ,  d'abolir  le  culte  et  de  massacrer 
les  prêtres,  pour  retomber  ensuite  dans  la  même  servitude,  s'a- 
genouiller de  nouveau  devant  les  mêmes  idoles,  quand  ils  ont 
reconnu  l'impuissance  de  leurs  efforts  et  le  néant  de  leurs  doc- 
trines. 

Dans  le  domaine  moral,  l'influence  de  Voltaire  n'a  pas  été 
meilleure  que  celle  de  Rousseau,  elle  a  même  été  plus  perni- 
cieuse, plus  délétère.  L'un  et  l'autre  possédaient  un  prodigieux 
génie  dont  ils  ont  fait  souvent  un  déplorable  usage,  mais  on  peut 
dire  que  le  mal  causé  par  Voltaire  a  été  plus  universel,  et  que 
sous  tous  les  rapports  sa  position  sociale  le  rendait  moins  excu- 
sable encore  que  Rousseau.  Toits  les  deux,  également  dominés 
par  l'orgueil,  ont  contribué  par  leurs  écrits  à  ébranler  l'édifice 
social ,  mais  l'enthousiasme  maladif  du  second  offre  certainement 
quelque  chose  de  plus  noble  que  le  sourire  sardonique  de  l'autre. 
Enfin,  Rousseau,  conséquent  dans  son  erreur,  formule  nette- 
ment sa  profession  de  foi,  tandis  que  Voltaire,  dont  l'audacieux 
esprit  semble  défier  Dieu  et  les  hommes,  n'a  pas  le  courage  de 
rompre  tout  à  fait  avec  le  catholicisme,  et,  a  plusieurs  reprises, 
s'y  rattache  par  des  actes  extérieurs  qui  ne  peuvent  être  de  sa 
part  qu'hypocrisie  ou  profanation. 

Lord  Rrougham  nous  paraît  avoir  pris  pour  critère  de  son  ju- 
gement un  éclectisme  vague  qui  ne  se  rattache  à  aucun  prin- 
cipe bien  déterminé.  La  partie  philosophique  de  son  travail  s'en 
ressent,  et  nous  la  trouvons  très-inférieure  a  son  appréciation 
littéraire  des  œuvres  de  Voltaire  et  de  Rousseau,  dans  laquelle 
il  déploie  des  qualités  fort  remarquables  et  se  montre  critique 
judicieux  et  habile. 


TABI.CM)  (le  la  l.it (('rature  Ksjjagnolp  depuis  le  douzième  siècle  jiis- 
([iTà  nos  joTirs,  y)récé(lé  d'une  iniroduclion  sur  l'origine  de  la  langue 
espagnole,  par  ,M.  F.  l'iferrcr;  l'oulouse,  1  vol.  in-8",  5  fr. 

Deux  opinions  partagent  les  savants  au  sujet  de  l'origine  de 
la  langue  espagnole.  Les  uns  la  regardent  comme  étant  toute  en- 
tière sortie  du  latin,  les  autres  connue  une  langue  primitive  qui 


224  LITTÉRATURE, 

fut  celle  des  plus  anciens  liabitants  de  l'Espagne,  el  qui  se  mo- 
difia plus  (ard  par  l'inlroduclion  d'une  foule  de  mots  latins  h 
l'époque  de  la  domination  romaine.  M.  Piferrer  se  prononce  pour 
cette  dernière  hypothèse,  qui  paraît  en  effet  la  plus  probable. 
La  tradition  historique  mentionne  l'existence  de  livres  écrits  en 
espagnol  dans  le  premier  siècle  de  notre  ère,  et  lorsque  les 
Goths  s'emparèrent  de  l'Espagne,  il  est  certain  qu'ils  montrè- 
rent pour  l'idiome  national  une  préférence  marquée  sur  la  langue 
ladne,  qui  de  plus  en  plus  corrompue  et  barbare,  finit  par  être 
tout  à  fait  abandonnée  dans  les  actes  publics,  vers  le  milieu  du 
treizième  siècle.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  plus  ancien  monument 
de  la  littérature  espagnole  date  du  douzième  siècle.  C/est  le  Cid, 
poème  épique,  dont  l'auteur  inconnu  célèbre  les  luttes  de  Rodrigo 
de  Vivar  contre  les  Maures,  ses  glorieuses  victoires,  la  prise 
de  Valence  et  la  manière  éclatante  dont  il  vengea  ses  filles  offen- 
sées par  les  infants  de  Carrion.  La  poésie  en  est  rude,  manquant 
d'élégance  et  d'harmonie.  On  voit  que  la  langue  était  encore  in- 
culte, à  peine  formée,  ce  qui  s'explique  par  les  invasions  suc- 
cessives d'idiomes  étrangers  dont  elle  dut  subir  l'influence.  Mais 
le  récit  est  plein  de  vie,  on  y  trouve  de  nobles  pensées,  des 
expressions  délicates,  de  belles  images,  du  talent  et  de  l'érudi- 
tion. Il  ouvre  la  série  dos  poètes  espagnols  qui  furent  nombreux 
dès  lors,  et  dont  plusieurs  se  distinguèrent  d'une  manière  fort 
remarquable,  quoique  leurs  œuvres  soient  aujourd'hui  presque 
oubliées.  Il  est  vrai  que  la  plupart,  appartenant  au  clergé,  don- 
nèrent à  leurs  productions  un  cachet  d'ascétisme  trop  prononcé 
pour  qu'elles  pussent  obtenir  ce  succès  populaire  qui  est  la  sanc- 
tion des  renommées  durables.  Cependant  M.  Piferrer  regarde  cet 
oubli  comme  injuste.  Il  tient  à  prouver  que  la  littérature  espa- 
gnole n'est  pas  tout  entière  dans  Calderon ,  Lope  de  Vega  et 
Cervantes,  et  dans  ce  but  il  passe  en  revue  les  divers  écrivains 
qu'elle  a  produits,  en  résumant  dans  une  courte  notice  les  mé- 
rites particuliers  de  chacun  d'eux,  et  en  citant  quelques  frag- 
ments de  leurs  meilleurs  ouvrages.  Ce  tableau  présente  assuré- 
ment un  vif  intérêt.  Il  sera  très-utile  a  ceux  qui  veulent  étudier 
la  littérature  espagnole,  ou  du  moins  embrasser  d'un  coup  d'œil 
son  histoire,  ses  phases  successives  et  la  marche  de  son  déve- 


HISTOIRE.  225 

loppemenl.  C'est  un  excellent  guide  pour  diriger  les  élèves  dans 
leurs  travaux  et  leurs  recherclies. 

L'auteur  montre  une  connaissance  approfondie  du  sujet;  ses 
jugements  décèlent  en  général  un  goût  sage  et  pur,  il  rend  un 
juste  hommage  aux  richesses  littéraires  de  l'Espagne.  Mais,  tout 
en  reconnaissant  le  mérite  réel  des  écrivains  qu'il  signale,  on 
ne  peut  s'empêcher  de  remarquer  qu'en  définitive  l'opinion  pu- 
blique n'a  pas  eu  trop  grand  tort  de  concentrer  son  admiration 
sur  les  trois  hommes  de  génie  que  nous  avons  nommés  plus  haut. 
Leur  supériorité  est  incontestable ,  et  tous  les  talents  qui  rayon- 
nent autour  d'eux  pâhssent  devant  leur  gloire  éclatante.  Il  n'en 
résulte  point  que  le  génie  espagnol  soit  moins  fécond  qu'un  autre. 
Seulement  l'Espagne  n'a  peut-être  jamais  ofTert  les  conditions 
nécessaires  au  développement  général  et  complet  de  la  httérature. 
Nous  croyons  qu'il  serait  facile  d'en  trouver  la  cause  dans  l'his- 
toire des  institutions  pohiiques  et  religieuses  de  ce  pays. 


GERAnD  nOUSSELj  prédicateur  de  la  reine  Marguerite  de  Navarre  ; 
mémoire  servant  à  Thistoire  des  premières  tentatives  faites  pour 
introduire  la  réformation  en  France,  par  C.  Schmidt  ;  Stras- 
bijurg,  chez  Schmidt  et  Grucker  ;  Paris  et  Genève,  chez  Ab.  Cher- 
biiliez  et  G<^,  in-8°,  4  fr. 

La  réforme  religieuse  du  seizième  siècle  trouva  en  France  beau- 
coup de  sympathies  dans  la  classe  lettrée,  qui  était  alors  nom- 
breuse et  animée  d'une  grande  ardeur  pour  l'étude.  Il  régnait  h 
Paris  un  mouvement  scientifique  assez  remarquable;  la  décou- 
verte de  l'imprimerie  et  la  renaissance  des  lettres  classiques  ve- 
naient de  favoriser  puissamment  l'essor  de  l'esprit  qui,  heureux 
de  jouir  de  sa  liberté  nouvelle,  ne  se  bornait  pas  h  faire  revivre 
l'antiquité  grecque  et  romaine,  mais  abordait  aussi  courageusement 
les  questions  les  plus  graves  et  les  plus  difficiles.  François  l",  au- 
quel on  attribue  cet  élan,  ne  fit  en  quelque  sorte  que  lui  obéir, 
bien  plus  qu'il  n'en  fut  réellement  l'auteur.  Il  tenta  même  d'a- 
bord de  l'arrêter  en  proscrivant  l'impriniorie;  puis  reconnaissant 
hioiilùt  sans  doute  limpossibilité  d'en  venir  a  bout,  il  jugea  plus 


22fi  LITTÉRATURE, 

sage  de  se  mellre  à  la  tcte  du  mouvemeni,  aûti  de  pouvoir  le  di- 
riger h  son  gré.  Plusieurs  des  hommes  éminenfs  qui  l'entou- 
raient accueillirent  la  Réforme  avec  faveur,  et  le  roi  lui-même  pa- 
rut pendant  quelque  temps  faire  cause  commune  avec  eux.  Les 
doctrines  nouvelles  étaient  assez  ouvertement  préchées  à  la  cour  ; 
Marguerite,  sœur  de  François  1",  portée  par  la  tournure'  de  son 
esprit  à  s'occuper  de  sujets  ibéologiques,  et  ne  trouvant  pas  dans 
le  catholicisme  de  quoi  satisfaire  ses  sentiments  religieux,  cher- 
chait à  s'éclairer  par  la  lecture  de  la  Bible,  et  avait  choisi  pour 
directeur  Lefèvre  qui,  dès  1521,  s'était  fait  condamner  comme 
hérétique  par  la  Sorbonne  pour  avoir  eu  la  hardiesse  de  distin- 
guer dans  l'histo;re  de  Jésus-Cbrist  trois  Maries,  contre  l'opinion 
reçue  qui  n'en  voulait  voir  qu'une  seule.  Peut-être  la  Réforme 
eut-elle  triomphé  complètement  en  France,  si  tous  ceux  qui  en 
approuvaient  les  tendances  avaient  eu  le  courage  de  rompre  avec 
Rome.  Mais  la  plupart  reculaient  devant  cet  acte  décisif  et  se 
contentaient  de  se  rapprocher  de  l'Evangile  sans  oser  se  décla- 
rer protestants.  Aussi  la  Sorbonne  ne  tarda  pas  à  profiter  de  leur 
timidité.  Les  rigueurs  du  bras  séculier  furent  invoquées  par  elle 
pour  empêcher  la  propagation  de  l'hérésie.  Lefèvre,  menacé  dans 
sa  liberté,  dut  fuir  pour  échapper  à  ses  persécuteurs.  La  prolec- 
tion  du  roi  faiclit  devant  l'autorité  de  l'Eglise,  qui  reprit  dès  lors 
son  empire  absolu.  Les  condamnations  se  succédèrent,  et  le  noyau 
de  résistance  qui  commençait  a  se  former  près  de  la  cour  fut  dé- 
truit, faute  d'avoir  su  profiter  des  circonstances  pour  lever  har- 
diment l'étendard  du  libre  examen.  Vers  cette  époque,  les  réfor- 
mateurs de  la  Suisse,  frappés  des  succès  brillants  qu'ils  obtenaient 
par  des  conférences  publiques  dans  lesquelles  ils  discutaient  leurs 
doctrines  attaquées  par  des  théologiens,  conçurent  l'idée  d'em- 
ployer ce  même  moyen  en  France.  Dans  ce  but,  ils  jetèrent  les 
yeux  sur  Roussel,  prédicateur  distingué,  qui  leur  fut  désigné 
comme  celui  qui  avait  le  plus  contribué  a  répandre  la  connais- 
sance de  l'Evangile.  Us  lui  écrivirent  donc  pour  l'engager  à  faire 
afficher  des  thèses  à  Paris  même,  et  à  publier  des  traités  en  lan- 
gue française,  afin  d'agir  sur  le  peuple.  Mais  Roussel  n'osa  pas 
suivre  de  semblables  conseils  ;  il  objecta  les  édits  sévères  qui  dé- 
fendaient de  publier  aucun  écrit  religieux  sans  l'autorisation  de 


HISTOIRE,  22T 

la  Faculté  de  théologie ,  et  se  borna  simplement  à  continuer  ses 
prédications.  Cependant,  malgré  sa  prudence,  la  persécution  qui 
devenait  de  jour  en  jour  plus  active,  le  força  de  fuir  à  son  tour. 
Il  se  retira  pour  quelque  temps  à  Strasbourg,  jusqu'à  ce  que 
rappelé  par  le  roi,  qui  s'opposait  encore  au  zèle  trop  ardent  de 
lâ  Sorbonné,  il  revint  auprès  de  la  princesse  Marguerite,  et  la 
suivit  dans  son  royaume  de  Navarre,  où  elle  le  fit  nommer  à 
l'évêché  d'Oleron  en  Béarn.  On  est  surpris  de  voir  Roussel  ac- 
cepter de  la  cour  de  Rome  une  dignité  ecclésiastique,  tandis  que 
ses  convictions  devaient  lui  faire  rejeter  l'autorité  de  l'Eglise. 
Mais  cette  inconséquence  était  fréquente  alors,  et  beaucoup  de 
membres  du  clergé  en  donnaient  l'exemple,  croyant  pouvoir  ser- 
vir la  R.éforme  sans  rompre  avec  le  pape.  Soit  qu'ils  ne  se  sen- 
tissent pas  la  vocation  du  martyre,  soit  qu'ils  espérassent  ainsi 
éviter  les  accusations  d'hérésie  et  conserver  une  influence  plus 
grande,  ils  alliaient  la  prédication  des  doctrines  de  Luther  avec 
la  messe  et  toutes  les  autres  formes  du  culte  catholique.  Ce  fut 
une  des  causes  qui  s'opposèrent  le  plus  fortement  au  triomphe 
de  la  Réforme  en  France.  La  séparation  était  le  seul  moyen  de 
constituer  un  corps  capable  de  lutter  ;  vouloir  transiger  avec 
Rome,  c'était  préparer  l'inévitable  rétablissement  de  son  joug. 
D'ailleurs,  on  se  flattait  vainement  d'échapper  à  la  persécution. 
Roussel,  protégé  par  Marguerite,  put  sans  doute  prêcher  en  toute 
liberté,  mais  si  l'on  n'osa  pas  le  condamner  comme  hérétique, 
on  excita  contre  lui  le  fanatisme,  et  il  succomba  bientôt  victime 
de  sa  foi  sans  emporter  la  consolation  de  laisser  après  lui  une 
œuvre  durable.  «  Vers  le  commencement  de  l'année  1530,  il  en- 
voya un  de  ses  ecclésiastiques  à  Mauléon  en  Gascogne,  pour  y 
faire  quelques  prédications.  Celui-ci,  ayant  prêché  sur  les  indul- 
gences et  sur  les  saints  dans  le  sens  de  l'évoque  d'Oleron  ,  fut 
assailli  par  une  populace  fanatique  et  forcé  de  prendre  la  fuite; 
un  gentilhomme  du  pays,  Pierre  Arnauld  de  Maytié,  fut  le  plus 
ardent  h  le  poursuivre.  Bientôt  après  Roussel  arriva  lui-même; 
il  assembla  un  synode,  parla  contre  le  trop  grand  nombre  de  fê- 
tes de  saints,  représenta  ces  jours  comme  préjudiciables  au  peu- 
ple en  l'empêchant  de  se  livrer  h  des  travaux  plus  utiles,  et  pro- 
posa d'en  réduire  le  nombre.  Il  monte  ensuite  en  chaire  ot  com- 


J-2S  LITTÉRATURE,  HISTOIRE. 

nience  une  prédication  sur  le  même  objet,  lorsque  luul  h  coup 
les  supports  de  la  cliaire  tombent  brisés  à  coups  de  hache  par 
le  même  gentilhomme  fanatique  qui  avait  chassé  le  ministre 
envoyé  par  Roussel.  Ce  dernier,  entraîné  par  la  chaire  dans  sa 
chute,  fut  relevé  à  demi  mort,  et  transporté  par  ses  amis  a  01e- 
ron.  Les  médecins,  dit-on,  lui  prescrivirent  de  prendre  les  eaux; 
il  mourut  en  route.  Le  meurtrier  Arnauld  de  Maylié,  traduit  de- 
vant le  tribunal  de  Bordeaux,  fut  acquitté  pour  «  le  récompenser 
«  convenablement  de  sa  pieuse  et  belle  action,  »  On  fit  obtenir  à 
son  fils  l'évêché  devenu  vacant  par  la  mort  de  Roussel.  » 

Malgré  ce  manque  de  fermeté  qui  l'empêcha  de  jouer  le  rôle 
d'un  réformateur,  Roussel  fut  un  homme  vraiment  remarquable, 
d&nt  le  noble  caractère  exerça  de  l'influence  et  rendit  service  a 
la  cause  de  la  vérité.  M.  Schmidt  fait  ressortir  ses  belles  quahtés 
dans  l'accomplissement  des  devoirs  de  sa  profession.  A  défaut 
de  l'héroïsme  du  martyr,  il  nous  montre  en  lui  les  vertus  plus 
douces  du  pasteur,  et  par  un  tableau  bien  fait  des  circonstances 
de  l'époque,  il  explique  l'erreur  d'un  grand  nombre  d'esprits  très- 
éclairés  qui  crurent,  comme  Roussel,  pouvoir  réformer  l'Eglise 
sans  la  diviser.  C'est  un  épisode  fort  intéressant  de  cette  his- 
toire, encore  si  peu  connue ,  des  premiers  efforts  du  protestan- 
tisme en  France.  Il  mérite  d'autant  plus  d'exciter  l'attention, 
qu'on  y  retrouve  certains  (rails  de  ressemblance  avec  ce  qui  se 
passe  de  nos  jours,  et  qu'ainsi  Ton  y  puisera  l'espérance  assez 
fondée  de  voir  la  Réforme  triompher,  maintenant  que  la  persér 
cution  ne  peut  plus  comprimer  son  libre  essor. 


KELiGlOrs,   PHILOSOPHIE,  MORALE,  ÉDUCATION.     229 
RELIGION,  PHILOSOPHIE,  MORALE,  ÉDUCATION. 


DE  LA  CO\FESSION  et  du  célibat  des  prêtres,  ou  la  politique  du 
Pape,  par  Fr.  Bouvet;  Paris,  chez  les  iraprimeurs-unis ,  15,  quai 
Maiaquais,  in-S",  7  fr.  59  c, 

La  confession,  le  célibat  des  prêtres  :  voilà  bien  les  deux  gran- 
des questions  à  l'ordre  du  jour;  celles  qu'il  importe  de  traiter  et 
de  résoudre,  parce  que  de  leur  solution  dépend  tout  le  reste.  Les 
Jésuites,  dont  on  se  préoccupe  avec  tant  d'ardeur,  la  révolte  des 
évêques  contre  l'Université,  l'oppression  sous  laquelle  gémit  le 
clergé  inférieur  ne  sont  que  des  accessoires  dont  la  disparulion, 
si  même  elle  était  possible,  ne  changerait  rien  au  fond  du  débat 
entre  l'esprit  du  siècle  et  les  institutions  du  passé.  Chassez  les 
Jésuites  de  France,  le  clergé  n'en  restera  pas  moins  soumis  à 
la  cour  de  Rome,  étranger  aux  intérêts  nationaux,  possesseur 
d'un  pouvoir  redoutable  dangereux  pour  l'Etat.  Sans  doute  les 
Jésuites  se  sont  parfois  montrés  plus  habiles  que  d'autres  à  se 
servir  des  armes  du  catholicisme,  mais  ils  ne  les  ont  pas  fabri- 
quées, ils  n'en  sont  point  les  uniques  dépositaires,  et  l'Eglise, 
prolilant  de  leurs  leçons,  toute  entière  imbue  de  leur  esprit,  ne 
saurait  aujourd'hui  poursuivre,  avec  ou  sans  eux,  qu'un  seul  et 
même  but,  qui  est  de  ressaisir  sa  domination  absolue  afin  d'élouf- 
fer  le  principe  du  libre  examen  avec  toutes  ses  conséquences  fé- 
condes. Elle  a  compris  depuis  longtemps  que  l'essor  de  l'esprit 
humain  menaçait  son  existence,  et  depuis  longtemps  aussi  elle  a 
travaillé  sans  relâche  à  le  combattre.  Habile  et  patiente,  elle  a 
préparc  ses  voies  en  silence,  attendant  l'occasion  favorable  pour 
rentrer  dans  la  lice,  et  reproduire  au  grand  jour  toutes  ses  vieilles 
préteiUions  dont  pas  une  n'est  abandonnée.  Infaillible,  immua- 
ble, ne  pouvant  ni  se  modifier,  ni  transiger  sur  aucun  point,  elle 
se  présente  au  combat  toujours  la  môme,  quel  que  soit  lo  nom 
qu'on  donne  h  ses  soldats.  Si  les  Jésuites  ont  été  ses  plus  fermes 
appuis  a  une  époque  où  il  lui  convenait  d'avoir  des  auxihaires 
qu'elle  piit  désavouer  au  besoin  lorsque  leu«  zMc  la  nompromel- 

21 


230  RELIGION,  PillLOSOriIIE, 

tait^  niaiiitenant  qu'elle  se  voit  débordée  de  lous  cùlés  par  les  pro- 
grès de  la  liberté,  elle  sent  la  nécessité  de  rassembler  ses  foic:s 
pour  une  lutte  qui  sera  peut-être  la  dernière.  Les  Jésuites  ne 
sont  plus  que  l'avant  garde  de  son  armée;  dispersez-les,  et  vous 
trouverez  derrière  eux  une  réserve  compacte,  formée  de  toute  la 
hiérarchie  romaine  avec  ses  puissantes  ressources  et  sa  disci- 
pline sévère.  C'est  donc  le  catholicisme,  et  non  pas  seulement  la 
Compagnie  de  Jésus  qu'il  s'agit  de  battre  en  brèche,  si  l'on  veut 
défendre  et  conserver  les  conquêtes  du  libre  examen.  C'est  l'auto- 
rité de  l'Eglise  qui  aspire  ouvertement  à  courber  de  nouveau  sous 
son  joug  les  intelligences  émancipées  au  prix  de  tant  de  secous- 
ses et  de  déchiremenis  pénibles.  Or  les  deux  principales  bases 
sur  lesquelles  reposent  celte  autorité,  sont  la  confession  et  le  cé- 
libat des  prêtres.  M.  Bouvet  se  trouve  à  cet  égard  d'accord  avec 
MM.  Michelet,  Quinet,  Libri  et  autres  champions  illustres,  qui, 
les  premiers,  ont  signalé  l'ennemi  en  dévoilant  les  projets  cachés 
sous  l'insidieux  prétexte  du  libre  enseignement.  Par  la  confes- 
sion, l'influence  des  prêtres  s'empare  de  la  société,  se  glisse  jus- 
que dans  les  relations  les  plus  intimes  du  foyer  domestique,  brise 
tous  les  obstacles,  toutes  les  résistances  que  pourraient  lui  op- 
poser les  lions  sacrés  de  la  famille.  Par  le  célibat,  le  clergé  placé 
en  dehors  des  conditions  sociales,  n'ayant  d'autres  intérêts  que 
ceux  du  corps  auquel  il  appartient,  d'autre  but  que  sa  propre 
ambition  à  satisfaire,  est  merveilleusement  organisé  pour  servir 
les  vues  d'un  pouvoir  qui  exige  le  dévoûment  aveugle  et  l'obéis- 
sance passive;  il  est  tenu  dans  une  complète  dépendance,  et  n'a 
pins  d'autre  famille  ni  d'autre  patrie  que  l'Eglise,  dont  Rome  est 
la  lête. 

«  La  confession  auriculaire,  dit  Sismondi,  fut  la  dernière  bou- 
«  cle  rivée  par  le  clergé  à  la  chahie  des  laïques.  » 

a  Permettre  le  mariage  aux  prêtres,  disait  le  légat  du  pape  au 
«  concile  de  Trente,  co  serait  tourner  leur  affection  vers  une  fa- 
c  mille,  et,  par  cet  intermédiaire,  vers  leur  patrie;  ce  serait  don- 
a.  ner  h  leur  prince  autant  d'otages  qu'ils  auraient  d'enfants.  » 

Ces  deux  institutions  appartiennent  donc  à  la  politique  papale 
el  non  point  à  l'Evangi'e.  Jésus  et  ses  apôtres  n'enseignèrjnt  ni 
ne  praiiquèrenl  januiis  la  confession  telle  qu'elle  existe  dans  l'E- 


MORALE,  ÉDUCATION.  231 

glise  romaine.  Il  est  facile  de  s'en  convaincre  en  lisant  la  Bible  , 
et  d'ailleurs  l'histoire  ecclésiastique  nous  apprend  que  cette  cou- 
tume ne  s'introduisit  que  beaucoup  plus  tard  ;  ce  fut  dans  les 
couvents  que  les  abbés  s'arrogèrent  d'abord  le  droit  d'absoudre 
leurs  moines,  puis  ou  l'étendit  bientôt  h.  tous  les  prêtres  vis-à-vis 
des  laïques,  lorsqu'on  eut  compris  quel  parti  le  clergé  pouvait 
tirer  d'un  semblable  privilège  dans  rintcrèt  de  sa  puissance.  La 
confession  auriculaire  lui  livrait  les  consciences,  lui  donnait  l'en- 
trée des  cœurs,  substituait  en  quelque  sorte  le  prêtre  a  Dieu,  et 
en  faisait  le  dispensateur  du  salut,  le  juge  suprême  de  toutes  les 
pensées  de  l'homme.  Aussi,  malgré  les  réclamations  auxquelles 
donnèrent  lieu  les  abus  qui  se  manifestèrent  dès  l'origine,  la  con- 
fession fut  adoptée  comme  un  des  devoirs  les  plus  essentiels  , 
comme  la  condition  indispensable  pour  être  admis  à  s'approcher 
de  la  table  sainte. 

M.  Bouvet  développe  avec  beaucoup  de  force  les  inconvénients 
et  les  désordres  nombruux  qui  résultèrent  de  cet  usage. 

Il  cite  plusieurs  passages  des  étranges  livres  destinés  à  servir 
de  manuels  pour  les  confesseurs,  et  s'attache  à  prouver  que  l'iu- 
décence  des  sujets  et  la  crudité  du  langage  ne  doivent  pas  être 
attribuées  à  la  grossièreté  des  mœurs  d'une  époque  encore  peu 
civilisée,  puisque  de  nos  jours  on  publie  dans  le  môme  but  des 
ouvrages  tels  que  le  Compendium  iheologiœ  nioralis  du  Père 
Mouillct,  et  les  Collccliones  praticœ  in  sextum  et  nonitm  Deçà- 
logi  prœceplum  qui  renferment  certains  chapitres  dont  l'efîronte- 
rie  et  l'impudicité  dépassent  tout  ce  que  l'imagination  la  plus  dé- 
hontée  ait  jamais  pu  concevoir. 

Quant  au  célibat  des  prêtres,  les  paroles  du  légat  au  concile  de 
Trente  nous  montrent  que  ses  promoteurs  eux-mêmes  l'envisa- 
geaient au  point  de  vue  purement  politique,  et  ne  cachaient  pas 
leur  dessein  d'en  faire  un  instrument  pour  maintenir  le  clergé 
dans  la  dépendance  de  Rome.  Ils  ne  se  dissimulaient  pas  sans 
doute  ses  dangers  évidents ,  ils  prévoyaient  la  corruption  et  la 
dégradation  morale  qui  devaient  en  résulter,  mais  ils  y  voyaient 
un  moyen  sûr^d'augmcnler  le  pouvoir  de  l'Eglise ,  de  lui  créer 
une  vaste  armée,  d'autant  plus  dévouée  que  ses  soldats  seraient 
à  l'abri  de  toutes  les  influences  de  la  vie  sociale. 


232  RELIGION,   PHILOSOPHIE 

Voila  lionc  les  deux  bases  fondamentales  de  la  liiérardiie  ca- 
tholique prises  en  dehors  do  la  Bible,  et  cons?i(uées  dans  un  but 
tout  à  fait  étranger  à  celui  du  fondateur  de  la  religion  chrétienne. 
L'Evangile  prêche  le  salut  du  genre  humain,  tandis  que  l'Eglise 
n'aspire  qu'à  la  domination  universelle.  Aussi  le  pape  défend  la 
lecture  de  la  Bible  et  analhématise  les  Sociétés  bibliques.  C'est 
très-logique,  et  Ton  ne  reprochera  pas  a  Rome  d'avoir  jamais  re- 
culé devant  les  conséquences  de  ses  principes.  Mais  alors  n'a- 
voue-t-elle  pas  ainsi  qu'elle  a  faussé  le  christianisme,  et  ne  nous 
montre-telle  pas  en  quelque  sorte  quelles  sont  les  armes  avec 
lesquelles  nous  devons  la  combattre?  L'expulsion  des  Jésuites 
ne  lui  porterait  pas  un  coup  mortel,  elle  l'a  déjà  subi  plus  d'une 
fois  sans  en  être  gravement  atteinte,  il  en  est  un  autre  qu'elle 
redoute  bien  davantage  :  c'est  celui  que  M.  Bouvet  nous  indique, 
en  disant  qu'il  faut  retourner  à  la  Bible,  dont  la  lecture  ouvrira 
les  yeux,  éclairera  les  consciences  et  fera  tomber  l'une  après  l'au- 
tre les  colonnes  sur  lesquelles  repose  l'échafaudage  de  la  hié- 
rarchie romaine.  Une  nouvelle  réforme  est  nécesssaire  pour  dé- 
truire cette  organisation  hostile  à  tous  les  progrès  de  l'esprit  hu- 
main. Abolissez  la  confession  et  le  célibat  des  prêtres,  et  les  dan- 
gers du  catholicisme  disparaîtront. 


ABELARD^  par  Charles  de  Rémusat;  Paris,  2  vol.  ir.-S",  13  fr. 

Abélard  est  beaucoup  plus  généralement  coimu  par  ses  amours 
et  ses  malheurs  que  par  ses  travaux  philosophiques.  Ceux-ci  sont 
tombés  dans  l'oubh,  tandis  que  la  partie  romanesque  de  sa  vie 
est  depuis  longtemps  devenue  populaire.  Dans  ces  dernières  an- 
nées seulement,  le  goiît  s"étant  réveillé  pour  les  études  sérieuses, 
on  a  publié  les  principaux  ouvrages  de  l'amant  d'Héloïse.  Mais 
l'aridité  de  la  forme  et  la  profondeur  du  sujet  sont  de  nature  à  re- 
buter la  plupart  des  lecteurs.  Un  ardent  amour  de  la  science  peut 
seul  vaincre  de  pareils  obstacles.  Ceux  qui  ne  font  pas  de  la  phi- 
losophie une  élude  spéciale  et  complète  ont  besoin  d'interprètes 
habiles  qui  mettent  la  matière  à  leur  portée  par  un  résumé  clair 


MORALE,  ÉDUCATION.  235 

et  précis.  C'est  ce  que  M.  de  Rémusat  entreprend  de  faire,  afin 
de  placer  Abélard  au  rang  qui  lui  appartient  dans  l'histoire  des 
progrés  de  la  pensée  humaine.  Il  commence  par  une  notice  bio- 
graphique très-étendue,  dans  laquelle  il  a  rassemblé  tous  les  dé- 
tails les  plus  authentiques  de  la  vie  de  son  héros.  Pierre  Abélard, 
né  en  1079  dans  un  château  de  la  Bretagne,  annonça  de  bonne 
heure  les  dispositions  les  plus  remarquables.  Doué  d'une  grande 
facilité  pour  l'étude,  il  préféra,  quoique  fils  aîné  d'une  famille  no- 
ble, la  culture  des  lettres  au  métier  des  armes,  et  abandonnant 
ses  droits  à  ses  frères,  il  se  livia  tout  entier  à  la  philosophie  avec 
une  ardeur  extrême.  Il  régnait  alors  dans  le  domaine  des  idées 
une  liberté  qui  contrastait  étrangement  avec  l'état  de  la  civilisa- 
tion sous  tous  les  autres  rapports.  Au  milieu  des  ténèbres  du 
moyen  âge,  les  esprits  s'agitaient  à  la  recherche  de  la  vérité, 
sans  autre  frein  que  l'autorité  de  l'Eglise,  qui  s'interposait  seule- 
ment pour  défendre  la  religion  contre  leurs  audacieux  efforts. 
L'enseignement  était  h  peu  près  libre  dans  des  écoles  où  quicon- 
que avait  subi  les  épreuves  vou*lues  pouvait  venir  essayer  ses  ta- 
lents, exposer  ses  vues,  et  faire  concurrence  aux  professeurs  or- 
dinaires en  gagnant  la  faveur  des  élèves.  L'école  épiscopale  de 
Paris  jouissait,  entre  autres,  d'une  grande  renommée.  Elle  s'en- 
orgueillissait d'avoir  a  sa  tête  Guillaume  de  Champeaux,  dont  les 
leçons  attiraient  des  étudiants  de  tous  les  pays  de  l'Europe.  Abé- 
lard, après  avoir  quelque  temps  voyagé,  comme  c'était  la  coutume 
à  celte  époque,  «  parcourant  les  provinces,  cherchant  les  maîtres 
«  et  les  adversaires,  marchant  de  controverses  en  controverses, 
«  et  renouvelant  ainsi,  sous  une  autre  forme  et  dans  un  plus  vaste 
«  espace,  la  coutume  attribuée  aux  péripatéticiens  de  discuter  en 
«  se  promenant,  »  se  rendit  a  Paris.  Il  était  alors  âgé  de  vingt 
ans  a  peine,  et  il  se  rangea  sans  bruit  au  nombre  des  écoliers  de 
Guillaume. I Ses  facultés  supérieures  ne  tardèrent  pas  à  frapper  le 
maître,  qui  le  prit  en  affection  et  lui  témoigna  un  intérêt  tout  par- 
ticulier. Abélard  se  concilia  de  même  l'admiration  de  ses  condis- 
ciples, car  a  il  les  étonnait  par  sa  mémoire  surprenante,  par  son 
a  instruction  précoce,  par  sa  rare  subtilité,  par  le  don  de  la  pa- 
«  rôle  que  rehaussait  en  lui  la  singulière  beauté  de  sa  figure.  » 
Malheureusement  il  n'avait  pas  le  cœur  aussi  développé  que  l'iri- 

21' 


234  lŒLlGION,  MliLOSOHIlE , 

telligence.  Un  orgueil  indomptable  dominait  chez  lui  tous  les  au- 
Ires  sentiments  et  aucune  considération  ne  l'arrêtait  dans  ses  dé- 
sirs ambitieux. 

A  peine  devenu  l'écolier  favori  de  Guillaume  de  Champeaux,  il 
aspirait  déjà,  sans  le  moindre  scrupule,  à  le  supplanter,  en  atta- 
quant ses  doctrines  et  en  ouvrant  une  école  rivale  nù  il  savait 
bien  que  l'altrait  seul  de  la  nouveauté  ferait  affluer  bientôt  les  au- 
diteurs, qu'il  espérait  captiver  et  retenir  ensuite  par  son  élo- 
quence. En  effet,  la  renommée  du  vieux  professeur  pâlit  devant 
cet  astre  naissant.  Après  avoir  essayé  de  lutter  à  l'aide  du  privi- 
lège, Guillaume  vit  ses  cours  abandonnés  ,  et  laissant  son  heu- 
reux rival  maître  du  champ  de  bataille,  quitta  l'enseignement 
pour  prendre  l'habit  religieux  avec  quelques  fidèles  disciples. 
Abélard  se  trouva  ainsi,  très-jeune  encore,  placé  à  la  tête  de  l'école 
de  Paris,  entouré  d'une  auréole  de  gloire  qui  réahsait  certaine- 
ment les  rêves  les  plus  audacieux  de  son  ambition.  C'est  alors 
qu'il  connût  Héloïse.  Jusque-là  l'étude  avait  été  sa  seule  pas- 
sion, et  grâces  à  l'incessante  activité  de  son  esprit ,  ses  mœurs 
étaient  restées  pures  au  milieu  de  la  licence  générale  qui  régnait 
à  cette  époque  dans  les  rangs  du  clergé  aussi  bien  que  dans  les 
autres  classes  de  la  société.  Mais  enivré  de  ses  succès,  n'ayant 
plus  de  lutte  à  soutenir,  voyant  sa  supériorité  reconnue  et  ac- 
ceptée, il  sembla  vouloir  chercher  d'autres  triomphes,  d'autres 
moyens  d'attirer  sur  sa  personne  l'attention  publique,  et  de  bra- 
ver les  opinions  reçues.  On  peut  dire  en  quelque  sorte  que  pour 
lui  l'amour  ne  fut  qu'un  calcul  de  l'orgueil.  Il  choisit  Héloïse 
comme  étant  la  plus  digne  par  son  esprit  et  par  ses  charmes  de 
devenir  l'objet  de  sa  passion.  Ce  fut  sans  doute  avec  un  dessein 
bien  arrêté  d'avance  qu'il  alla  se  loger  chez  le  chanoine  Fulbert, 
et  consentit  à  être  le  précepteur  de  sa  nièce.  La  séduction  était 
évidemment  son  but,  et  les  circonstances  ne  la  rendirent  que 
trop  facile.  Héloïse,  élevée  au  couvent,  ignorante  du  monde, 
pleine  d'ardeur  pour  l'étude,  se  livra  sans  résistance  aux  volon- 
tés d'un  maître  jeune,  beau,  rempli  de  savoir,  et  auquel  le  cha- 
noine Fulbert  avait  abandonné  tous  ses  droits,  jusqu'à  celui  de 
la  frapper  lorsqu'elle  ne  se  montrerait  pas  assez  soumise.  Ce  der- 
nier trait  est  caraclérislique.  H  nous  apprend  quelles  étranges 


MORALE,    EDUCATION.  235 

idées  on  se  faisait  alors  de  la  décence  et  de  la  pudeur.  Il  sem- 
blait que  l'habit  religieux  dût  amortir  toutes  les  passions  et  ren- 
dre complètement  innocentes  les  relations  les  plus  intimes  entre 
les  deux  sexes.  Cependant  on  avait  tous  les  jours  des  exemples 
du  contraire,  et  quoique  le  scandale,  trop  commun  pour  être  re- 
marqué, ne  portât  guère  atteinte  a  la  considération  dont  jouis- 
saient les  ecclésiastiques,  le  chanoine  Fulbert  fit  preuve  d'une 
confiance  bien  téméraire  en  donnant  a  sa  nièce  un  précepteur  tel 
qu'Abélard.  Mais  ce  qui  nous  révèle  encore  mieux  les  mœurs  de 
l'époque,  c'est  d'une  part  la  facilité  avec  laquelle  Abélard,  déjà 
pourvu  d'un  canonicat,  se  décide  a  réparer  sa  faute  en  épousant 
Héloïse,  et  de  l'autre  la  résistance  de  celle-ci,  qui  eut  préféré 
n'être  que  sa  maîtresse  afin  de  ne  pas  nuire  à  la  réputation  et  à 
l'avenir  de  son  amant;  puis,  après  la  séparation,  celte  femme  qui 
continue,  du  fond  de  son  couvent,  à  exhaler  dans  sa  correspon- 
dance avec  Abélard  les  plaintes  de  l'amour  le  plus  passionné,  sans 
que  cela  l'empêche  de  devenir  abbesse  et  d'être  honorée  presque 
comme  une  sainte  par  tous  les  hommes  éminents  du  clergé.  Ce 
sont  la  de  singuliers  contrastes,  assurément,  et  il  fallait  bien  que 
le  célibat  ne  fut  pas  encore  regardé  comme  une  condition  indis- 
pensable de  l'état  de  prêtre,  puisque  la  conduite  d' Abélard  n'at- 
tira point  sur  lui  les  censures  de  l'Eglise.  Abélard  n'eut  pas  à  su- 
bir d'autre  châtiment  que  l'atroce  vengeance  de  Fulbert.  Il  est 
vrai  que  rien  ne  pouvait  humilier  davantage  son  orgueil.  Il  sen- 
tit sa  brillante  carrière  brisée  par  ce  coup  terrible,  il  voulut 
fuir  ce  théâtre  glorieux,  naguère  si  plein  de  charme  pour  lui,  et 
alla  cacher  sa  honte  dans  la  solitude.  Sa  première  retraite  fut 
l'abbaye  Saint  Denis;  mais  la  vie  monotone  du  cloître  convenait 
peu  à  son  esprit  actif  et  inquiet.  Cédant  bientôt  aux  instances  de 
ses  anciens  élèves,  il  rouvrit  son  école  dans  le  prieuré  de  Maison- 
colle,  situé  sur  les  terres  du  comte  de  Champagne.  La  foule  re- 
parut; trois  mille  étudiants  accoururent  de  toutes  parts  a  la  voix 
de  Tiliuslro  professeur.  Rappelé  par  le  malheur  aux  plus  sérieu- 
ses méditations,  préoccupé  des  devoirs  de  sa  profession  nouvelle, 
Abélard  rendit  son  enseignement  de  plus  en  plus  religieux.  Ses 
leçons  sur  la  théologie  excitèrent  vivement  l'attention;  il  fut  sol- 
licité de  les  rédiger  par  écrit,  et  cédant  ace  désir,  il  fournit  des 


236  RELIGION,  PHILOSOPHIE, 

armes  aux  envieux,  qui  profitèrent  de  ce  moyen  pour  éplucher 
ses  doctrines,  signaler  les  nouveautés  qu'elles  renfermaient,  et 
l'accuser  d'hérésie.  Obligé  de  comparaître  devant  un  concile, 
Abélard  s'y  vit  condamné  par  des  adversaires  puissants  et  bien 
décidés  à  ne  pas  écouler  sa  défense.  Reconduit  comme  prisonnier 
dans  son  couvent,  il  fut  en  bulle  à  la  haine  des  moines,  dont  il 
s'était  permis  de  blâmer  les  désordres.  Ils  allèrent  jusqu'à  le  frap- 
per de  verges  pour  le  punir  d'avoir  soutenu  que  saint  Denis  avait 
été  évêque  de  Corinthe  et  non  d'Athènes.  Exaspéré  par  ces  mau- 
vais traitements,  Abélard  prit  le  parti  de  fuir.  Avec  l'aide  de  quel- 
ques amis,  il  s'échappa  du  couvent  et  gagna  la  terre  de  Champa- 
gne, où  il  trouva  un  asile  dans  le  prieuré  de  Saini-Ayoul,  à  Pro- 
vins. Alors  les  moines,  peu  satisfaits  de  perdre  un  homme  dont 
la  renommée  devait  jeter  de  l'éclat  sur  leur  maison,  s'adressè- 
rent au  roi  pour  justifier  leur  conduite  et  obtenir  qu'Abéiard  leur 
fut  rendu.  Mais  heureusement  Louis-le-Gros  et  ses  conseillers 
se  souciant  peu  du  fond  de  la  querelle,  blâmèrent  les  moines  du 
scandale  qu'ils  avaient  causé ,  et  Abélard  put  s'établir  librement 
sur  le  territoire  de  Troyes,  auprès  de  Nogent-sur-Seine,  dans  quel- 
ques prairies  qui  lui  furent  données,  et  où  il  construisit  un  ora- 
toire de  chaume  et  de  roseaux,  qifil  dédia  d'abord  à  la  sainte 
Trinité.  Là,  il  vivait  seul  avec  un  clerc;  mais  celte  existence 
d'ermite  n'était  pas  faite  pour  lui.  Dès  que  l'on  connut  le  lieu  où 
il  avait  fixé  sa  retraite,  les  disciples  affluèrent  de  nouveau;  des 
tentes  nombreuses  se  dressèrent  autour  du  petit  oratoire  ,  et 
Abélard,  à  la  place  du  repos  qu'il  élail  venu  chercher  dans  cette 
solilude,  Y  vit  revenir  à  lui  la  gloire  avec  ses  enivrements  et  ses 
périls.  L'oratoire  fut  rebâti  en  pierre,  et  l'école  ainsi  fondée  au 
milieu  des  champs  reçut  le  nom  du  Paraclet  ou  du  consolateur. 
Cependant  des  craintes  agitaient  Abélard;  il  redoutait  que  son 
succès  ne  réveillât  la  haine  de  ses  ennemis.  C'est  pourquoi  il  ac- 
cepta la  vocation  que  lui  adressèrent  les  moines  de  Saint-Gildas- 
de-Rhuys,  en  Bretagne,  qui  l'avaient  élu  pour  remplacer  leur 
abbé  mort  récemment.  C'était  un  pays  barbare  dont  la  langue 
même  lui  était  inconnue ,  mais  Abélard  crut  y  trouver  un  port 
dans  lequel  il  serait  à  l'abri  do  l'envie  et  de  la  malveillance.  Son 
illusion  ne  dura  pas  longtemps.  A  peine  arrivé,  il  fut  frappé  des 


MORALE,   ÉDUCATION.  237 

mœurs  grossières  et  déréglées,  de  la  violence  et  de  la  férocité  qui 
rècnaieiil  parmi  les  moines  de  Saint-Gildas-de-Rhuys.  La  lâche 
dont  il  s'était  si  imprudemment  chargé  apparaissait  hérissée  dos 
difficultés  les  plus  grandes.  Quand  il  voulut  se  mettre  à  l'œuvre, 
il  ne  rencontra  qu'obstacles,  tracasseries,  et  même  dangers  sé- 
rieux, car  sa  vie  fut  plusieurs  fois  menacée  par  ces  moines  bar- 
bares, dont  il  s'efforçait  de  réprimer  la  licence.  A  cette  époque 
seulement  sa  pensée  se  reporta  sur  Iléloïse,  dont  il  ne  s'était  plus 
occupé  depuis  qu'elle  était  entrée  au  couvent.  .Les  rehgieuscs 
d'Argenteuil  ayant  été  dépossédées,  l'abbé  de  Saint-Gildas  leur 
offrit  le  Paraclet  pour  asile.  Dès  lors  une  correspondance  assez 
suivie  s'établit  entre  Héloïse  et  Abélard.  L'abbesse  du  Paraclet  y 
dévoile  avec  un  naïf  abandon  l'état  de  sron  cœur  toujours  malade; 
sous  son  habit  de  religieuse,  Tamour  ne  s'est  pas  éteint;  il  do- 
mine encore  toutes  ses  pensées,  il  est  l'unique  source  de  son  dé- 
vouement; c'est  lui  qui  l'a  enchaînée  à  la  vie  du  cloître.  «  Le  sa- 
crifice est  vain,  car  de  Dieu  elle  n'a  point  de  récompense  à  es- 
pérer, puisqu'elle  n'a  rien  fait,  rien  encore,  on  le  sait,  pour  l'a- 
mour de  lui  ;  mais  Abélard ,  il  eût  couru  aux  enfers,  que  sur  un 
ordre  de  lui,  elle  l'y  aurait  suivi  ou  devancé.  «  Car  mon  âme, 
«  écrit-elle,  n'était  pas  avec  moi,  mais  avec  toi.  Et  maintenant 
a.  encore,  si  elle  n'est  avec  toi,  elle  n'est  nulle  part  au  monde.  » 
A  ce  langage  passionné,  Abélard  répond  comme  un  frère  spiri- 
rituel  à  sa  hien-aimée  sœur  en  Jésus-Christ.  Il  implore  ses  priè- 
ros,  il  lui  adresse  de  saintes  exhortations,  de  pieux  conseil.^,  il  lui 
envoie  le  texte  des  exercices  religieux  qu'il  désire  faire  adopter 
j:ar  la  communauté  qu'elle  dirige,  il  termine  en  exprimant  le  vœu 
que,  si  ses  ennemis  réussissent  et  lui  oient  la  vie,  son  corps 
soit  transporté  dans  le  cimetière  du  Paraclet.  Sauf  cette  dernière 
pensée,  où  perce  un  sentiment  de  tendre  sympathie,  on  voit 
qu'il  se  renferme  strictement  dans  les  devoirs  officiels  de  sa  po- 
sition. Toute  son  affection  pour  Héloïse  ne  se  manifeste  plus  que 
par  la  sollicitude  constante  avec  laquelle  il  veille  sur  le  monas- 
tère du  Paraclet.  Cet  établissement  devient  l'objet  de  ses  soins 
les  plus  chers,  un  lieu  de  paix  et  de  consolation  dont  il  se  rap- 
proche avec  bonheur  foutes  les  fois  qu'il  peut  s'échapper  du  cou- 
vent dv  Saint-Gildas.  Cependant  l'activité  de  son  esprit  ne  (arda 


Î3S        RELIGION,  PHILOSOPHIE,  MORALE,  ÉDUCATION. 

pas  a  lui  siisciler  de  nouvelles  persécutions.  Ne  pouvant  plus 
donner  cours  à  ses  idées  dans  l'enseignement  oral,  il  les  rédige, 
il  écrit  plusieurs  ouvrages  remarquables  qui  excilent  de  vives 
controverses,  car  devançant  son  époque,  il  essaie  de  porter  le 
flambeau  du  libre  examen  sur  les  sujets  les  plus  délicats  de  la 
théologie.  Deux  membres  éminenls  du  clergé,  Norbert  et  saint 
Bernard,  se  déclarent  contre  lui.  Ces  redoutables  adversaires  le 
traînent  encore  une  fois  devant  un  concile  ,  qui  condamne  les 
écrits  d'Abélard  h  être  brûlés.  Puis  le  malheureux  abbé  de  Saint- 
Gildas  se  voit  obligé  de  fuir  son  couvent  pour  échapper  a  une 
mort  certaine.  Il  revint  encore  une  fois  ouvrir  école  à  Paris  ,  et 
son  talent,  auquel  l'âge  n'avait  rieu  enlevé  de  sa  vigueur,  attira 
de  nouveau  la  foule.  Mais,  pour  un  motif  gue  l'on  ignore,  il  cessa 
bientôt  ses  cours,  et  se  remit  à  écrire  avec  une  audace  toujours 
croissante,  poursuivant  de  son  indignation  l'ignorance  et  les  vices 
des  moines,  dénonçant  leurs  désordres,  accusant  saint  Norbert 
d'avoir  essayé  de  frauduleux  miracles,  répondant  avec  ironie  aux 
attaques  de  saint  Bernard.  Il  amassait  ainsi  un  orage  prêt  à  écla- 
ter dès  que  ses  doctrines  fourniraient  le  moindre  prétexte.  L'oc- 
casion ne  tarda  pas  à  se  présenter;  on  trouva  dans  sa  théologie 
des  propositions  dangereuses,  on  signala  des  tendances  à  l'hé- 
résie plus  manifestes  encore  chez  quelques-uns  de  ses  disciples; 
tous  les  ennemis  de  sa  renommée  s'unirent  pour  le  dénoncer  h  la 
cour  de  Rome;  enfin  le  pape,  circonvenu  par  de  puissantes  intri- 
gues, rendit  un  arrêt  qui  condamnait  Pierre  Abélard  et  Arnauld 
de  Bresce  à  être  enfermés  comme  fabricaleurs  de  dogmes  pervers 
et  agresseurs  de  la  foi  catholique.  Abélard  conçut  alors  le  projet 
d'aller  se  justifier  lui-même  à  Rome  pour  confondre  ses  adversai- 
res, mais  l'âge  et  la  maladie  le  retinrent,  le  découragement  s'em- 
para de  lui,  ses  forces  déclinèrent  rapidement,  et  le  21  avril 
1142,  il  mourut  a  Saint-Marcel,  dans  sa  soixante-troisième  an- 
née. Son  corps,  inhumé  dans  le  monastère  de  Saint-Marcel,  fut 
ensuite  livré  à  l'abbesse  du  Paraclet,  à  celle  qu'on  désignait  ou- 
vertement sous  le  titre  de  nupla,  l'abbesse  mariée,  et  qui  jouis- 
sait cependant  de  la  plus  haute  considération  auprès  de  ceux  là 
même  qui  avaient  été  les  persécuteurs  de  son  mari. 

M.  de  Rémusat  explique  jusqu'à  un  certain  point  cette  indul- 


LÉGISLATION,  ÉCONOMIE  POLITIQUE.  239 

gcnce  de  l'époque,  en  nous  peignant  Héloïse  sous  les  couleurs 
les  plus  séduisantes  ;  il  la  regarde  comme  une  de  ces  âmes  d'é- 
lite, chez  lesquelles  toutes  les  vertus  se  développent  en  dehors, 
mais  au-dessus  des  voies  ordinaires,  et  il  lui  a  donné  la  supério- 
rité sur  Abélard,  auquel  manquait  la  constance  du  dévouement, 
cette  qualité  qui  fait  les  hommes  de  génie.  Abordant  ensuite  les 
travaux  d'Abélard,  considéré  comme  fondateur  de  la  philosophie 
scolastique ,  il  présente  un  résumé  clair  et  précis  de  sa  logique 
ainsi  que  de  sa  psychologie,  en  analysant  ses  deux  ouvrages  in- 
titulés Dialectica  et  De  Intellectibus  ;  les  autres  écrits  d'Abélard 
seront  de  même  passés  en  revue  dans  son  second  volume.  Cette 
exposition  bien  faite  servira  sans  doute  à  tirer  de  l'oubli  les  vé- 
ritables titres  du  philosophe  théologien  qui  fut  l'un  des  premiers 
précurseurs  de  la  Réforme ,  mais  la  notice  biographique  aura , 
nous  en  sommes  certains,  le  privilège  d'intéresser  surtout,  et  de 
captiver  la  plupart  des  lecteurs. 


LÉGISLATION,   ECONOMIE  POLITIQUE,   ETC. 


ESSAI  sur  Torganisation  du  travail  et  l'avenir  des  classes  laborieuses, 
par  Th.  Morin;  Paris,  chez  Marc  Aurel ,  12,  rue  Richer,  1  vol. 
in-S",  7  fr.  50  c. 

L'organisation  du  travail  est  la  grande  question  du  jour,  celle 
dans  laquelle  on  pense  trouver  le  moyen  d'apporter  quelque  sou- 
lagement aux  souffrances  des  classes  ouvrières.  Ces  souffrances 
ne  sont  pas  nouvelles  assurément,  et  le  problème  qu'il  s'agit  de 
résoudre  a  depuis  bien  longtemps  déjà  préoccupé  l'attention  do 
tous  les  hommes  qui  s'intéressent  au  sort  de  l'humanité,  sans 
que  leurs  elForls  aient  jamais  atteint  complètement  le  but  qu'ils 
poursuivaient.  Mais,  à  certaines  époques,  l'intensité  du  m.al,  ou 
du  moins  sa  manifestation  plus  évidente  ranime  le  courage  des 
investigateurs,  séduits  de  nouveau  par  l'espoir  de  trouver  vin  re- 


240  LEGISLATION , 

nicde  efficace.  C'est  ce  qui  arrive  aujourd'lmi.  La  révolufion  opé- 
rée dans  l'industrie  par  l'emploi  des  machines,  a  produit  un  mal- 
aise d'autant  plus  sensible  qu'elle  coïncidait  avec  l'établissement 
de  la  libre  concurrence  entre  les  travailleurs  et  le  maintien  fâ- 
cheux des  entraves  mises  h  la  circulation  des  objets  fabriqués. 
Ces  diverses  circonstances  réunies  ont  eu  pour  résultat  l'abais- 
sement des  salaires,  la  centralisation  de  l'industrie,  et  l'accrois- 
sement continuel  du  nombre  des  prolétaires.  En  efîet,  l'emploi 
des  machines  exige  des  capitaux  considérables  ,  et  interdit  par 
conséquent  tout  espoir  de  s'établir  h  l'ouvrier,  que  l'extrême  divi- 
sion du  travail  réduit  en  même  temps  à  l'existence  la  plus  ché- 
tive  et  la  plus  précaire.  La  petite  industrie  tend  h  disparaître  pour 
faire  place  aux  grandes  fabriques,  dans  lesquelles  la  concentra- 
lion  des  travailleurs  amène  h  sa  suite  de  nouvelles  misères  qu'elle 
fait  d'ailleurs  ressortir  d'une  manière  plus  frappante,  en  permet- 
tant d'en  saisir  le  triste  ensemble  beaucoup  mieux  qu'on  ne  l'a- 
vait pu  faire  jusqu'ici.  De  là  des  craintes  sérieuses  pour  l'avenir 
de  la  société,  menacée  par  la  destruction  de  l'équilibre  entre  les 
différentes  classes  qui  la  composent,  et,  d'une  autre  part,  de  vi- 
ves sympathies  pour  les  souffrances  de  ces  prolétaires,  qui  sem- 
blent à  tout  jamais  condamnés  au  rôle  de  parias  dans  la  famille 
humaine.  En  voyant  ainsi  le  sort  d'une  population  nombreuse 
dépendre  des  moindres  incidents  fortuits  qui  viennent  suspendre 
pour  un  jour,  ou  seulement  ralentir  l'activité  des  machines,  ou 
s'est  demandé  si  une  pareille  organisation  du  travail  n'était  pas 
radicalement  vicieuse,  et  s'il  n'était  pas  urgent  de  modifier  les 
rapports  actuels  entre  les  travailleurs  et  le  capitaliste.  La  néces- 
sité d'un  changement  a  frappé  tous  les  esprits,  mais  tous  sont 
loin  de  s'accorder  sur  sa  nature,  sur  son  étendue  et  sur  les  moyens 
de  l'opérer.  Aux  uns,  l'emploi  des  machines  a  paru  devoir  être 
soumis  à  certaines  restrictions  qu'ils  ont  plus  ou  moins  sagement 
indiquées^  sans  trop  examiner  comment  cela  serait  possible ,  ni 
jusqu'à  quel  point  les  progrès  de  l'industrie  s'en  trouveraient  at- 
teints. Les  autres  ont  proposé  d'associer  l'ouvrier  aux  bénéfices 
do  l'entreprise,  et  de  rétablir  sous  une  forme  nouvelle  les  corpo- 
rations de  métier,  afin  de  combattre  les  fâcheux  effets  de  la  libre 
concurrence.  Enfin  de  hardis  novateurs  ont  préfendu  qu'il  fallait 


ÉCONOMIE   POLITIQUE.  241 

refondre  l'état  social  tout  entier  en  vue  de  l'organisation  du  tra- 
vail, de  manière  à  ce  que  le  droit  de  vivre  et  de  jouir  fut  égale- 
ijient  garanti  à  tous  les  membres  de  la  famille  humaine. 

L'auteur  de  l'ouvrage  que  nous  annonçons  ici  ne  se  range  sous 
aucun  de  ces  drapeaux.  Il  repousse  toute  mesure  contraire  à  la 
liberté  de  l'industrie,  et  croit  que  l'on  doit  aujourd'hui  chercher 
à'diriger  son  développement  bien  plus  qu'à  lui  créer  des  obsta- 
cles. En  conséquence,  il  redoute  un  plan  d'organisation  trop  com- 
pliqué, dont  la  pratique  entraînerait  des  abus  et  risquerait  de  ré- 
fabîir  des  privilèges.  A  plus  forte  raison  les  systèmes  socialistes 
lui  semblent-ils  de  vaines  utopies  sans  aucune  réalisation  possi- 
ble. Suivant  lui,  la  première  condition  pour  atteindre  le  but,  c'est 
de  se  servir  des  éléments  qu'on  possède,  et  de  prendre  les  faits 
tels  qu'ils  sont,  parce  que  ces  éléments  et  ces  faits  ont  leurs  cau- 
ses dans  le  passé,  dont  on  prétendrait  vainement  détruire  ou 
nier  l'influence  inévitable  sur  le  présent  et  sur  l'avenir.  Il  com- 
mence donc  par  retracer  l'histoire  de  l'organisation  du  travail,  et 
ses  phases  successives  depuis  les  temps  les  plus  reculés  jusqu'à 
nos  jours.  Cette  marche  nous  paraît  éminemment  rationnelle.  Elle 
est  la  plus  propre  à  éclairer  la  question,  et  à  faire  bien  compren- 
dre en  même  temps  quels  sont  les  principes  fondamentaux  sur 
lesquels  a  reposé  en  tout  temps  et  en  tout  lieu  l'état  social,  quel- 
ques soient  du  reste  les  circonstances  qui  ont  modifié  sa  forme. 

Le  résumé  historique  de  M.  Morin  est  le  fruit  de  recherches 
laborieuses  et  intelligentes.  Il  a  su  présenter  dans  un  tableau  ra- 
pide et  fort  intéressant  toutes  les  données  que  fournissent  les 
écrivains  anciens  ou  modernes  sur  l'état  de  l'industrie  et  du  com- 
merce chez  les  peuples  de  l'antiquité  ainsi  que  chez  ceux  du 
moyen  âge.  On  y  trouve  une  foule  de  détails  curieux  et  peu  con- 
nus, qui  jettent  du  jour  sur  les  relations  de  la  vie  sociale,  et  per- 
mettent d'apprécier  plus  nettement  les  conquêtes  de  la  civilisation 
moderne. 

Le  premier  fait  qui  frappe  l'observateur,  c'est  l'inégalité  des 
conditions,  aussi  ancienne  que  le  monde.  Dès  qu'une  société  hu- 
maine s'organisa,  il  y  eut  en  quelque  sorte  des  riches  et  des  pau- 
vres, des  maîtres  et  des  serviteurs,  car  nous  le  voyons  encore 
aujourd'hui  chez  les  peuplades  sauvages,  tous  les  hommes  no 

22 


242  LÉGISLATION, 

sont  pas  également  habiles  a  découvrir  la  piste  du  gibier,  adroits 
a  s'en  emparer,  aptes  a  supporter  les  fatigues  et  les  dangers  de 
la  chasse;  tous  ne  sont  pas  également  doués  de  force  et  d'intelli- 
gence. Il  existe  donc  des  inégalités  naturelles  aniérieures  à  toute 
organisation  sociale.  Celle-ci  peut-elle  les  détruire  entièrement? 
Les  socialistes  disent  oui;  M.  Morin  dit  non,  et  a  leurs  assertions 
tranchantes,  fondées  sur  de  simples  hypothèses ,  il  oppose  le  té- 
moignage de  l'histoire ,  qui  est  tout  a  fait  d'accord  avec  lui.  En 
efïet,  lorsque  la  société  se  fixa  au  sol,  naquit  bientôt  le  droit  de 
propriété,  en  vertu  duquel  les  produits  de  la  terre  appartinrent  a 
celui  qui  l'avait  cultivée.  De  ce  droit,  dont  on  ne  peut  guère 
contester  la  justice,  résultèrent  des  conséquences  qu'il  faut  bien 
admettre  aussi.  En  supposant  même  dans  l'origine  un  partage 
égal  entre  les  familles  qui  s'établissent  sur  un  sol  vierge,  de  grati- 
des  inégalités  ne  tardent  pas  à  naître.  «  Certains  individus  acquiè- 
rent par  le  travail  et  par  l'épargne  de  quoi  augmenter  considéra- 
blement leur  fortune  primitive;  leurs  enfants  reçoivent  d'eux  non- 
seulement  un  riche  héritage,  mais  de  plus  une  éducation  qui  leur 
fournit  les  moyens  de  l'augmenter.  D'autres,  au  contraire,  moins 
sages  ou  moins  heureux,  aliènent  leurs  terres,  dissipent  leurs 
capitaux,  et  ne  laissent  aucun  patrimoine  k  leurs  enfants.  Ceux-ci 
n'ont  par  conséquent  d'autre  ressource  pour  se  procurer  les  pro- 
duits nécessaires  à  leur  existence,  que  celle  d'offrir  aux  proprié- 
taires de  ces  produits  la  seule  chose  qu'ils  puissent  leur  donner 
en  échange,  leur  travail.  Il  se  forme  ainsi  deux  classes  parmi  les 
hommes,  celle  des  propriétaires  fonciers  et  des  capitalistes  d'une 
part;  et  celle  des  travailleurs  de  l'autre.  » 

Voila  donc  la  loi  d'appropriation  qui  a  pour  conséquence  im- 
médiate de  créer  des  classes  parmi  les  hommes,  et  de  rendre  gé- 
nérales et  héréditaires  les  inégalités  individuelles  qu'engendre  la 
diversité  des  intelligences.  Aussi  les  socialistes  proposent-ils  de 
détruire  le  droit  de  propriété,  du  moins  dans  ses  effets  durables. 
Ils  veulent  la  propriété  commune,  abolissent  l'hérédité,  et  ne 
laissent  aux  individus  que  la  jouissance  temporaire  des  produits 
de  leur  travail .  sans  accumulation  ni  transmission  à  leurs  en- 
fants. Mais  alors  quel  intérêt,  quel  stimulant  donneraient-ils  au 
travail .' Evidcinment  l'homme  no  s  y  livre  avec  quelque  ardeur 


ÉCONOMIE  POLITIQUE.  243 

que  lorsqu'il  a  dovaiit  lui  la  perspective  d'améliorer  ainsi  son  sort 
et  celui  de  ses  enfants.  Otez  cet  espoir,  et  le  travail  ne  sera  plus 
qu'une  obligation  pénible  qu'il  faudra  imposer  par  la  force.- 

Dans  l'enfance  des  sociétés,  les  inégalités  étaient  rendues  plus 
cboquanles  encore  par  le  manque  de  garanties  efficaces  contre 
les  abus  de  la  violence.  Les  ouvriers  furent  transformés  en  escla- 
ves, et  les  hommes  libres  formèrent  une  classe  privilégiée.  Le 
monde  antique  nous  offre  cette  division  généralement  établie  dans 
les  républiques  de  la  Grèce  et  de  Rome ,  aussi  bien  que  sous  les 
monarques  despotiques  de  l'Orient.  Partout  le  travail  manuel  de- 
vint la  marque  de  l'esclavage  plus  ou  moins  complet.  Le  déve- 
loppement de  l'industrie  et  du  commerce  créa  bien  une  classe  in- 
termédiaire, mais  qui  demeura  toujours  dans  un  état  d'infériorité, 
car  nous  voyons  qu'Auguste,  ayant  prononcé  la  peine  de  mort 
contre  le  sénateur  ôvinius,  pour  s'être  abaissé  jusqu'à  diriger 
une  manufacture,  cet  arrêt  parut  aux  Rom.ains  une  chose  toute 
naturelle.  Sous  un  tel  régime  l'existence  des  travailleurs  était 
bien  autrement  misérable  que  de  nos  jours.  «Les  capitaux,  de 
même  que  les  terres,  se  trouvaient  concentrés  entre  les  mains 
d'une  aristocratie  oisive,  le  nombre  des  prolétaires,  affranchis  ou 
esclaves,  était  immense.  Quel  était  le  sort  de  ces  difTérenles  clas- 
ses? Les  esclaves  artisans  étaient  enchaînés  dans  leurs  ateliers, 
ceux  qui  travaillaient  aux  champs  l'étaient  par  les  pieds  ou  les 
mains  ;  ils  passaient  la  nuit  entassés  dans  des  souterrains.  La  vie 
de  ces  malheureux  était  assez  dure  pour  que  la  mort  fut  jugée  in- 
suffisante pour  les  intimider;  les  maîtres  qui  condamnaient  leurs 
esclaves  h  périr,  ajoutaient  à  la  mort  les  horreurs  des  supplices. 
Quant  aux  ouvriers  libres,  leur  condition,  sous  le  point  de  vue 
économique,  n'était  guère  plus  heureuse;  ils  rencontraient  dans 
les  travailleurs  esclaves  une  concurrence  d'autant  plus  redoutable 
que  ces  derniers  étaient  nourris  par  leurs  maîtres.  Aussi  les  in- 
digents étaient-ils  fort  nombreux;  et  à  côté  des  palais  des  patri- 
ciens, le  peuple  habitait  des  demeures  étroites  et  sombres,  où 
il  ne  trouvait  ni  un  air  pur,  ni  un  abri  suffisant,  s 

Avec  le  progrès  de  l'industrie,  cependant,  cet  état  de  choses 
tendait  à  se  modiiicr  par  l'établissement  do  corporations  desti- 
nées h  protéger  les  travailleurs.  Mais  deux  grands  faits  vinrent  lit 


2ii  LEGISLATION, 

bouloverser  de  foiul  en  comble.  Le  chrislianisinc  proclama  l'a 
Lolition  de  l'esclavage,  réhabilila  les  classes  opprimées^  etl'inva 
sion  des  barbares  introduisit  une  organisation  toute  nouvelle  do 
la  propriété  territoriale.  L'action  du  principe  chrétien  ne  se  fit 
pas  sentir  immédiatement,  sans  doute,  elle  fut  lente  et  difficile, 
jjuisqu'après  1800  ans  nous  voyons  aujourd'hui  son  triomphe  en 
core  incomplet,  mais  elle  contribua  du  moins  puissamment  a  fa- 
voriser la  transformation  que  subit  alors  l'esclavage.  Les  hommes 
du  nord  apportèrent  dans  l'appropriation  du  sol  les  mêmes  usages 
qu'ils  observaient  "a  la  guerre.  Chaque  chef  établit  sur  le  domaine 
dont  il  devenait  le  seigneur  ses  compagnons  d'armes,  qui'lui  de- 
meurèrent attachés  en  qualité  de  vassaux,  et  la  population  con- 
quise forma  la  classe  des  serfs ,  dont  la  condition  fut  niôrae  ac- 
ceptée par  une  foule  de  petits  propriétaires,  heureux  d'acheter  à 
ce  prix  la  protection  des  vainqueurs.  Ainsi  se  constitua  peu  à  peu 
l'organisation  féodale  du  m.oyen  âge.  Les  cultivateurs  ne  furent 
plus  tout  a  fait  esclaves,  et  sous  le  rapport  matériel  leur  position 
s'améliora  sensiblement.  Quant  aux  ouvriers ,  lorsque  l'industrie 
put  renaître  dans  les  villes  'a  l'abri  des  franchises  municipales, 
ils  obtinrent  une  liberté  très-limitée  sans  doute ,   mais  dont  les 
restrictions  avaient  pour  but  de  protéger  leur  intérêt  commun,  et 
de  les  grouper  autour  des  capitalistes,  comme  les  vassaux  autour 
de  leurs  seigneurs.  Le  travail  fut  ainsi  réhabilité  par  l'importance 
qu'acquirent  bientôt  les  bourgeois  des  villes,  qui,  soit  en  profi- 
tant des  circonstances  favorables  qui  se  présentaient,  soit  en  trai- 
tant de  gré  à  gré,  s'affranchirent  peu  à  peu  de  toute  espèce  de 
suzeraineté.  L'histoire  ne  nous  fournit  presque  aucun  document 
sur  les  classes  ouvrières  pendant  cette  période,  mais  on  peut  avec 
raison  supposer  que  sauf  les  désastres  qu'entraînaient  des  guer- 
res continuelles,  leur  sort  dut  éprouver  une  grande  améliora- 
tion. A  mesure,  pourtant,  que  la  centralisation  monarchique  s'o- 
péra, et  que  la  paix  rendit  l'accroissement  de  la  population  plus 
rapide,  les  entraves  destinées  à  protéger  l'industrie,  gênant  son 
essor,  devinrent  un  joug  oppressif  pour  les  travailleurs.  Ceux-ci, 
dont  le  nombre  s'augmentait  sans  cesse,  finirent  par  former  de 
nouveau  une  caste  de  parias,  auxquels  toutes  les  carrières  étaient 
fermées.  C'est  alors  que  les  idées  modernes  de  liberté  et  d'éga- 


ÉCONOMIE  POLITIQUE.  245 

lité  trouvèrent  en  eux  lo  levier  a  l'aide  duquel  fut  accomplie  la 
révolution  qui  a  créé  l'état  actuel  de  notre  société.  On  proclama 
le  principe  de  la  libre  concurrence,  on  abolit  la  plupart  des  privi- 
lèges et  des  monopoles,  on  émancipa  le  commerce  et  l'industrie. 
Un  élan  prodigieux  fut  la  suite  de  cette  révolution.  Mais  la  dé- 
couverte des  machines  à  vapeur  vint  en  neutraliser  les  résultats 
attendus,  par  l'introduction  d'un  élément  sur  lequel  on  n'avait 
point  compté.  La  classe  ouvrière  se  vit  privée,  par  ce  rival  redou- 
table, de  la  plupart  des  avantages  que  la  liberté  semblait  lui  pro- 
mettre. Aux  anciennes  barrières  imposées  par  les  maîtrises,  ont 
succédé  celles  non  moins  infranchissables  du  capital  énorme 
qu'exige  l'emploi  des  machines,  et  de  l'abaissement  intellectuel 
qui  résulte  dé  la  division  du  travail  poussée  à  ses  limites  extrê* 
mes.  L'ouvrier  dont  tout  l'apprentissage  se  borne  à  l'exécution 
rapide  d'un  simple  mouvement  mécanique,  et  dont  le  salaire  suf- 
fit à  peine  à  l'empêcher  de  mourir  de  faim,  ne  peut  songer  à  sor- 
tir jamais  de  la  triste  condition  qui  lui  est  ainsi  faite.  S'il  n'est 
plus  esclave,  il  n'en  est  pas  moins  dans  la  dépendance  absolue 
de  ceux  qui  l'emploient,  et  la  liberté  n'a  souvent  pour  lui  d'autre 
résultat  que  de  rendre  son  existence  plus  misérable  et  phis  pré- 
caire. 

Telle  est  la  situation  actuelle  dont  les  vices  frappent  tout  lo 
monde,  et  justifient  la  sollicitude  avec  laquelle  tant  d'hommes 
éclairés  s'en  préoccupent,  et  tant  de  cœurs  généreux  se  four- 
voient dans  leurs  efforts  pour  trouver  la  solution  du  problème 
social.  L'histoire  du  passé  nous  montre  que  la  question  n'est  pas 
nouvelle,  qu'à  toutes  les  époques  elle  a  préi^enté  des  difficultés 
à  peu  près  semblables  et  suggéré  les  mômes  utopies.  Mais  elle 
nous  prouve  aussi  que  le  progrès  industriel  n'a  pas  été  non  plus 
sans  influence  salutaire;  la  condition  (les  travailleurs  s'est  amé- 
liorée; sous  le  rapport  du  bien-être  matériel  ils  ont  certainement 
gagné;  leur  misère  présente  ne  semble  plus  grande  que  par  le 
contraste  qu'elle  forme  à  côté  des  innombrables  besoins  créés 
par  la  civilisation.  Dosages  institutions  protectrices  ont  été  suc- 
C3ssivement  établies  dans  leur  intérêt;  les  garanties  légales,  qui 
étaient  jadis  le  privilège  exclusif  d'un  petit  nombre  ,  s'étendent 
aujourd'hui  à  tous;  les  gouvernements  sont  on  général,  h  cet 


W6  •    LÉGISLATION, 

égard,  entrés  dans  une  voie  large  et  féconde  ;  il  leur  reste  encore 
quelque  chose  h  faire,  sans  doute,  mais  leur  intervention  ne  doit 
pas  aller  au  delà  de  certaines  limites,  et  c'est  à  celle  des  parti- 
culiers qu'appartient  le  reste  de  la  tâche.  Sous  le  régime  de  la  li 
berlé,  les  efTorts  individuels  sont  à  peu  près  les  seuls  moyens 
d'action  efficaces  et  légitimes  ;  par  l'association  ils  peuvent  acqué- 
rir une  puissance  très-réelle,  et  c'est  la  que  doit  se  trouver  la 
source  des  réformes  à  opérer.  Les  bases  de  l'organisation  actuelle 
du  travail  découlent  de  la  nature  même  dos  choses,  du  libre  jeu 
des  forces  et  des  intelligences.  Mais  le  principe  de  la  liberté  n'a 
pas  encore  porté  tous  ses  fruits;  son  développement  rencontre 
des  obstacles  dans  les  habitudes  créées  par  le  régime  antérieur; 
il  faut  faire  comprendre  aux  classes  laborieuses  que  l'amélioration 
de  leur  sort  dépend  surtout  d'elles-mêmes.  Dans  ce  but,  il  im- 
porte avant  tout  de  veiller  à  l'éducation  du  peuple,  de  perfection- 
ner les  écoles  et  d'en  rendre  l'accès  facile  aux  enfants  les  plus 
pauvres.  Ici  la  loi  se  borne  a  instituer  des  établissements  d'in- 
struction primaire,  et  à  régler  ce  qui  concerne  le  travail  des  en- 
fants dans  les  manufactures.  Le  concours  des  parents  et  des  chefs 
de  fabrique  est  absolument  nécessaire  pour  rendre  son  applica- 
tion féconde.  Nous  ne  saurions  partager  l'opinion  de  M.  Morin, 
qui  voudrait  que  la  fréquentation  des  écoles  fut  obligatoire.  Les 
expériences  tentées  dans  plusieurs  pays  ne  permettent  pas  d'at- 
tendre grand  résultat  d'un  pareil  moyen.  Nous  trouverions  quel- 
que chose  de  plus  séduisant  dans  l'idée  qu'il  suggère  de  diviser 
l'ordre  industriel  et  l'ordre  commercial  en  un  certain  nombre  de 
catégories,  et  de  n'accorder  le  droit  d'exercer  une  profession  quel- 
conque qu'après  un  examen  de  capacité.  Ce  système  aurait  l'a- 
vantage do  doimora  Finslruction  une  valeur  positive,  réelle,  et 
offrirait  moins  d'inconvénients  que  l'emploi  des  mesures  coërci- 
tives.  Cependant  il  ne  nous  paraît  guère  conciliable  avec  le  prin- 
cipe de  la  libre  concurrence,  et  rencontrerait  de  vives  résistances 
dans  les  idées  d'égalité  qui  régnent  aujourd'hui.  C'est  en  effet 
toute  une  organisation  nouvelle,  dont  le  résultat  serait  de  res- 
treindre la  liberté  des  individus,  de  les  classer  suivant  le  degré 
de  leur  développement  intellectuel,  et  de  constituer  légalement 
l'aristocratie  de  rintelligence,  la  plus  légitime  de  toutes  assuré' 


ECONOMIE  POLITIQUE,  247 

ment,  mais  h  laquelle  on  ne  pardonnerait  pas  plus  qu'à  nulle  au- 
tre la  prétention  de  s'attribuer  le  monopole  de  la  richesse.  D'ail- 
leurs de  nombreuses  difficultés  surgiraient  dans  la  pratique,  et  de 
conséquence  en  conséquence,  on  risquerait  d'arriver  à  étouffer 
l'essor  de  l'industrie  et  du  commerce  dans  un  dédale  de  mesures 
gênantes  et  oppressives.  M.  Morin  fait  beaucoup  trop  grande  la 
part  de  l'intervention  législative.  Il  ne  songe  pas  que  c'est  en 
quelque  sorte  donner  gain  de  cause  soit  aux  partisans  du  passé, 
soit  aux  réformateurs  socialistes.  Pour  les  combattre  avec  succès, 
il  ne  faut  pas  transiger  sur  le  principe,  car  une  fois  entré  dans  la 
voie  des  concessions,  où  devra-t-on  s'arrêter?  Les  idées  qu'il 
émet  sur  la  nécessité  d'éclairer  les  classes  ouvrières  sont  parfai- 
tement justes  ;  l'éducation  morale  et  intellectuelle  est  le  corol- 
laire indispensable  de  la  liberté  ;  plus  l'ouvrier  est  abandonné  h. 
lui-même,  plus  il  a  besoin  d'être  prémuni  contre  les  écueils  de 
sa  route.  Mais  il  faut  pour  cela  que  les  efforts  particuliers  vien- 
nent à  son  aide,  car  l'intervention  du  gouvernement  est  impuis- 
sante à  enseigner  la  sagesse  et  la  prévoyance,  et  si  elle  préten- 
dait les  imposer,  ce  serait  un  joug  insupportable.  Ce  sont  donc 
les  classes  riches  qui  doivent  chercher  a  resserer  les  liens  so- 
ciaux, h  faire  accepter  leur  patronage,  a  le  rendre  nécessaire  et 
désirable.  Leur  propre  intérêt  les  y  convie,  et  l'influence  qu'elles 
acquerront  ainsi  produira  des  effets  bien  plus  certains  et  plus 
heureux  que  ne  le  pourrait  jamais  faire  l'action  de  la  loi.  Et  puis 
les  progrès  de  la  liberté  commerciale,  favorisés  par  le  perfection- 
nement des  voies  de  communication  entre  les  divers  peuples, 
rétabliront  petit  à  petit  l'équilibre,  en  ouvrant  de  nouveaux  dé- 
bouchés à  l'industrie,  en  détruisant  les  barrières  qui  empêchent 
la  libre  concurrence  de  [orter  tous  ses  bons  fruits. 

M.  Morin  a  foi  dans  l'avenir;  il  regarde  la  crise  actuelle  comme 
une  espèce  de  transition  pénible,  aux  maux  de  laquelle  on  peut 
opposer  des  remèdes  plus  ou  moins  salutaires,  mais  sans  toucher 
aux  principes  fondamentaux  de  l'organisation  du  travail.  Il  criti- 
que avec  beaucoup  de  force  les  différents  systèmes  socialistes,  et 
termine  par  des  considérations  d'un  haut  intérêt  sur  le  rôle  que 
doivent  jouer  les  idées  religieuses,  l'art  et  la  littérature  dans  l'œu- 
vre di-  la   luoinlisolion  des  classes  ouvrières.   Si  son   livre  ne 


248  SCIENCES  ET  ARTS. 

donne  pas  la  solution  du  problème  social,  il  expose  du  moins 
celui-ci  avec  une  grande  clarté ,  et  porte  le  cachet  d'une  étude 
sérieuse,  d'un  esprit  droit  et  judicieux. 


SCIENCES  ET  ARTS. 


ESPRIT  de  la  comptabilité  commprciale ,  ou  résumé  des  principes 
généraux  de  comptabilité,  rois  à  la  portée  des  personnes  qui  n'en 
ont  encore  aucune  notion,  ou  (jui  ne  l'ont  apprise  que  par  routine, 
et  pouvant  servir  d'introduction  à  tous  les  ouvrages  qui  traitent 
de  la  tenue  des  livres ,  par  V.  Meyer-Koethlin  ;  Paris  et  Genève, 
chez  Ab.  Cherbuliez  et  C^-,  in-8°/2  l'r.  50  c. 

Les  traités  ue  manquent  pas  sur  la  tenue  des  livres;  on  en 
publie  sans  cesse  de  nouveaux,  et  quoique  chaque  auteur  se 
présente  toujours  comme  apportant  enfin  la  lumière  qui  doit  ren- 
dre le  mécanisme  de  la  comptabilité  accessible  pour  toutes  les 
intelligences,  il  semble  en  vérité  que  ces  efforts  ne  tendent  qu'à 
le  compliquer  davantage.  Les  méthodes  les  meilleures  en  théorie 
échouent  le  plus  souvent  dans  la  pratique,  en  sorte  qu'après  avoir 
vainement  cherché  à  comprendre  ce  qu'on  appelle  la  tenue  des 
livres  en  parties  doubles ,  on  recule  devant  les  obstacles  et  Ton 
préfère  encore  s'en  tenir  à  l'ancienne  routine,  malgré  ses  im- 
perfections nombreuses.  Cependant  l'expérience  est  là  pour  prou- 
-ver  les  avantages  du  nouveau  système,  qui,  né  des  besoins  mêmes 
du  commerce,  doit  avoir  une  base  logique,  et  dont  on  peut  avec 
quelque  attention  suivre  aisément  le  développement  naturel.  Il 
ne  faut  pour  cela  que  remonter  aux  principes  élémentaires  de  la 
comptabilité,  montrer  comment  leur  insuffisance  a  conduit  a  la 
recherche  de  procédés  plus  exacts,  plus  sûrs,  signaler  les  chances 
d'erreur  qui  ont  nécessité  des  moyens  de  contrôle,  faire  en  quelque 
sorte  toucher  aux  doigts  le  jeu  de  chacun  des  rouages  qu'on  a 
successivement  ajoutés  au  mécanisme  h  mesure  qr.e  l'on  en  sen- 


SCIENCES  ET  ARTS.  249 

lait  l'ulililé.  C'est  ce  que  tente  M.  Meyer-Kœchlin ,  dans  un  ré- 
sumé aussi  clair  que  simple  et  précis.  Convaincu  que  les  données 
purement  théoriques  ne  servent  qu'à  embrouiller  le  sujet,  il 
procède  dès  le  début  par  voie  d'application.  Au  lieu  d'exposer 
d'abord  tout  un  système  complet  qui  rebuterait  bientôt  l'élève 
jiar  la  difficulté  d'y  rattacher  tous  les  cas  particuliers  qui  se  pré- 
sentent journellement,  il  prend  la  comptabilité  à  son  état  pri- 
mitif et  rétablit,  par  une  fiction  ingénieuse,  la  série  des  circon- 
stances qui  ont  pu  amener  la  découverte  des  procédés  actuelle- 
ment en  usage.  Ainsi,  sans  faire  de  phrases,  sans  prétendre 
donner  à  son  enseignement  une  forme  savante  ,  ni  attribuer  à  de 
profondes  conceptions  les  résultats  d'une  pratique  intelligente, 
il  offre  à  la  fois  l'explication  la  plus  satisfaisante  de  la  tenue  des 
livres  en  parties  doubles,  et  les  motifs  qui  doivent  la  faire  pré- 
férer comme  éminemment  supérieure  à  l'ancienne  méthode. 
Les  premiers  rudiments  de  la  comptabilité  sont  représentés  par 
M.  Meyer  dans  un  livre  de  caisse  où  Ton  inscrit  tous  les  articles 
pèle  mêle.  Cette  espèce  de  mémorial  informe  donne  lieu  à  de 
nombreuses  erreurs  qui  conduisent  bientôt  à  ranger  les  articles 
par  Recette  et  Dépense,  puis  enfin  à  y  introduire  la  distinction 
plus  nettement  tranchée  de  Doit  et  Avoir.  De  même  pour  les 
transactions  en  marchandises  et  en  efTets  de  commerce,  la  créa- 
tion du  Journal  ne  tarde  pas  à  entraîner  celle  de  comptes  parti- 
culiers sur  le  Grand-Livre,  et,  à  mesure  que  les  affaires  s'é- 
tendent et  se  compliquent,  la  comptabilité  se  développe  en 
inventant  toujours  de  nouveaux  moyens  de  contrôle  propres  k 
diminuer  les  chances  d'erreur.  Le  but  vers  lequel  tend  sans 
cesse  sa  marche  progressive  est  de  mettre  le  négociant  à  mémo 
de  se  rendre  un  compte  parfaitement  clair  du  résultat  de  ses 
opérations.  Or,  ce  but  ne  peut  être  atteint  que  par  la  tenue  en 
parties  doubles.  M.  Meyer  le  démontre  avec  la  dernière  évidence 
en  faisant  voir  comment  chaque  détail  de  la  méthode,  chaque 
rouai:e  du  mécanisme  a  dû  son  adoption  aux  nécessités  de  la 
pratique,  et  par  une  série  de  déductions  rigoureuses  dont  le 
lien  logique  est  facile  h  saisir,  il  passe  en  revue  tout  l'ensemble 
de  la  comptabilité  sans  sortir  un  seul  instant  du  domaine  do 
l'application  la  plus  usuelle,  que  peut  aisément  comprendre  qui- 


250  SCIENCES  ET  ARTS. 

conque  se  donne  la  peine  de  le  suivre  avec  quelque  attention. 
Ce  système  nous  paraît  fort  ingénieux.  Il  n'exclut  point  d'ailleurs 
l'étude  théorique,  pour  laquelle  au  contraire  il  prépare  admira- 
blement ceux  qui  veulent  ensuite  s'y  livrer.  Nous  ne  doutons 
pas  que  l'enseignement  n'en  puisse  retirer  des  avantages  pré- 
cieux ,  car  c'est  une  forme  tout  à  fait  simple ,  qui  exige  peu  de 
connaissances  antérieures  et  ne  demande  qu'une  intelligence  très- 
ordinaire  de  la  part  des  élèves.  Le  livre  de  M.  Meyer  contribuera 
sans  doute  aussi  à  dissiper  les  préventions  qui  existent  contre  la 
tenue  en  parties  doubles,  parce  qu'il  en  prouve  l'utilité  de  la 
manière  la  plus  évidente  et  n'a  pas  cependant  la  prétention  de  la 
donner  pour  infaillible.  Il  ne  nie  point  ses  imperfections,  il  si- 
gnale ses  côtés  faibles  et  termine  par  olTrir  à  ceux  qui  ne  croient 
pas  devoir  abandonner  l'ancienne  méthode,  un  moyeade  contrôle 
pour  les  écritures  en  partie  simple,  qui,  tout  en  suppléant  a 
leur  insuffisance,  pourra  servir  de  transition  pour  amener  a  re- 
connaître toute  la  supériorité  des  parties  doubles. 


DE  L'ASSAINISSEMENT  DES  TERRES,  ou  Drainage,  amélioration 
agricole,  par  Aug.-J.  Naville;  Genève,  i  vol.  iri-12. 

Le  mot  anglais  drain  signifie  tranchée,  égout  ;  le  verbe  to  drain 
exprime  l'action  de  sécher,  saigner,  égouller,  et  de  là  M.  Naville 
a  fait  drainage,  pour  désigner  une  opération  qui  consiste  en  efîet 
à  creuser  dans  le  sol  de  petits  canaux  destinés  à  faciliter  l'écoule- 
ment et  la  distribution  convenable  des  eaux.  Les  drains  ont  pour 
but  d'enlever  l'eau  qui  séjourne  h  la  surface  du  sol,  et  dans  sa 
partie  inférieure  où  elle  est  retenue  par  les  particules  de  la  terre 
végétale.  On  les  établit  à  une  profondeur  telle  que  le  soc  de  la 
charrue  ne  puisse  les  atteindre.  La  méthode  la  plus  simple  est 
de  les  maintenir  au  moyen  de  mottes  d'herbes  renversées,  ou  de 
pierres  assez  grosses  pour  empêcher  qu'ils  ne  se  comblent.  Mais 
ces  moyens  grossiers  ne  remplissent  qu'imparfaitement  le  but,  et 
les  drains,  pour  être  durables,  doivent  être  construits  en  tuiles 


SCIENCES  ET  ARTS.  25Î 

disposées  de  manière  h  rendre  les  éboulements  impossibles  et 
l'écoulement  de  l'eau  toujours  facile.  Le  résultat  de  cette  opéra- 
tion, lorsqu'elle  est  bien  faite,  est  de  favoriser  l'irrigation  de  telle 
sorte  que  quelque  abondante  qu'elle  soit,  elle  ne  peut  jamais  de- 
venir nuisible,  parce  que  son  superflu  disparaît  à  mesure.  «L'ex- 
périence, dit  l'auteur,  a  prouvé  qu'un  drainage  parfait,  quelque 
soient  d'ailleurs  les  moyens  par  lesquels  on  y  arrive,  améliore  la 
qualité  et  la  quantité  des  récoltes  ;  comme  c'est  en  définitive  ce 
qui  dédommage  le  cultivateur  de  ses  travaux  et  de  ses  peines, 
c'est  là  qu'on  doit  juger  du  bénéfice  produit  par  le  dessèchement 
des  terres.  Lorsqu'un  sol  a  été  bien  drainé,  on  remarque  en  gé- 
néral que  la  paille  des  céréales  pousse  avec  plus  de  vigueur, 
qu'elle  est  plus  ferme,  plus  longue  et  assez  forte  pour  résister 
au  vent  et  à  la  pluie.  Le  grain  est  plus  pesant,  plus  large,  plus 
coloré  et  d'une  écorce  plus  fine.  La  récolte  mûrit  d'une  manière 
uniforme  ;  elle  est  pesante  et  riche  en  graine  ;  elle  est  plus  facile 
à  battre,  a  vanner  et  h  nettoyer;  elle  produit  moins  de  grains  pe- 
tits et  légers.  La  paille  fournit  aussi  une  meilleure  nourriture  pour 
le  bétail.  Le  trèfle  y  devient  plus  riche,  plus  long,  plus  juteux,  et 
les  fleurs  plus  larges  et  plus  foncées.  Le  foin  est  plus  précoce  et 
plus  pesant;  il  pousse  davantage  de  tiges  dans  toutes  les  direc- 
tions, et  couvre  mieux  le  sol. 

<t  Les  navets  et  betteraves  sont  aussi  larges,  pesants,  pleins  de 
sève,  présentant  une  peau  lisse  et  huileuse  quand  ils  ont  crû  sur 
un  terrain  drainé.  Les  pommes  de  terre  y  poussent  des  tiges  lon- 
gues et  fortes  ;  leurs  tubercules  sont  plus  larges,  leur  peau  plus 
facile  à  enlever;  la  substance  qu'elles  renferment  est  encore  plus 
farineuse  après  l'ébuUition. 

Œ  Le  bétail  de  toute  race  prospère  sur  de  tels  terrains,  sa  santé 
est  meilleure  ;  il  s'engraisse  plus  facilement  et  donne  une  viande 
et  un  lait  de  qualité  plus  fine.  » 

Telles  sont  les  données  que  fournit  l'observation  de  ce  qui  se 
passe  en  Angleterre,  où  le  drainage  est  adopté  déjà  par  un  certain 
nombre  de  cultivateurs,  et  de  nombreux  faits  peuvent  être  cités 
à  l'appui.  Un  fermier  du  Lancashire,  après  avoir  drainé  la  moi- 
tié do  son  champ,  laissa  l'autre  moitié  non  drainée,  et  planta  io 
tout  on  pommes  dc-lcrre.  Après  la  rocollo,  il  réalisa  sur  la  por- 


852  SCIENCES  ET  ARTS. 

lion  qu'il  avait  assainie  45  liv.  sierl.,  soit  1125  fr.,  tandis  qa- 
l'autre  ne  lui  rendit  que  13  livr  sterl._,  soit  325  fr.  Lord  Ailierlon 
a  réalisé  sur  ses  terres  une  augmentation  non  moins  remarqua- 
ble. Il  a  drainé  467  acres,  dont  le  produit  annuel  avant  l'opéra- 
tion était  de  254  liv.  sterl.;  et  maintenant  ce  produit  s'est  élevé 
h  689  liv.  Or  les  frais  ayant  atteint  le  chiffre  de  1508  livres,  et 
l'augmentation  de  la  rente  celui  de  435,  ou  29  pour  cent,  au 
bout  de  quatre  ans  tous  les  frais  se  sont  trouvés  remboursés. 
M.  Naville  rapporte  encore  plusieurs  autres  exemples  du  même 
genre,  et  il  en  conclut  que  le  drainage  est  une  amélioration  réelle 
dont  l'agriculture  peut  retirer  des  avantages  certains,  lors  même 
que  la  dépense  du  premier  établissement  et  de  l'entretien  s'é- 
lève parfois  à  une  somme  assez  forle.  Afin  donc  d'en  propager 
l'emploi  autant  que  possible,  il  entre  dans  les  plus  minutieux  dé- 
tails de  leur  établissement,  expose  les  diverses  méthodes  usitées, 
et  présente  toutes  les  directions  nécessaires  pour  que  le  cultiva- 
teur soit  à  même  d'opérer  avec  la  plus  grande  économie  en  pro- 
fitant des  ressources  qui  se  trouvent  à  sa  portée.  Ce  petit  livre, 
écrit  avec  beaucoup  de  clarté,  et  accompagné  de  planclies  qui  en 
facilitent  encore  l'intelligence,  contribuera  certainement  à  popula- 
riser des  notions  précieuses,  qui  porteront  d'autant  plus  de  fruits 
qu'elles  sont  éminemment  pratiques. 


GENÈVE^    IMPRIMERIE  DE  FERD.    RAMBOZ. 


Heuue    Critique 

DES   LIVRES   NOUVEAUX. 

cHooufc    1845. 
LITTÉRATURE,  HISTOIRE. 


EPOPEE  de  la  Révolution  française,  poëme  en  dix  chants,  par 
M.  J.-S.  Boubée;  Paris,  chez  De  Perrodil  et  C<=,  241,  place  du 
Palais-Royal,  1  vol.  in-8°,  fig  ,  7  fr.  50  c. 

L'épopée  peut-elle  se  produire  au  sein  d'une  littérature  et 
d'une  civilisation  très-développées?  C'est  là  une  question  qui 
nous  semble  loin  d'être  résolue,  et  sur  laquelle  il  est  bon  de 
dire  quelques  mots  avant  d'entreprendre  l'examen  de  ce  poëme. 
Nous  devons  l'avouer  franchement  dès  le  début,  le  genre  épique 
nous  paraît  le  moins  en  rapport  avec  les  idées,  les  mœurs,  les 
tendances  de  notre  époque  moderne.  Il  appartient  essentiellement 
aux  temps  primitifs ,  aux  âges  héroïques ,  pour  lesquels  il  est 
en  quelque  sorte  la  première  forme  de  l'histoire.  L'épopée  ras- 
semble et  conserve  les  chants  populaires,  les  traditions  orales 
qui  composent  alors  toutes  les  annales  des  peuples.  Elle  em- 
brasse ainsi  l'ensemble  de  la  vie  nationale  encore  assez  peu 
compliquée  pour  pouvoir  se  résumer  en  un  petit  nombre  de  faits 
simples  et  bien  caractéristiques,  autour  desquels  viennent  aisé- 
ment se  grouper  les  détails  secondaires.  Les  poëmes  d'Homèro 
nous  en  ofTrent  un  bel  exemple.  En  racontant  la  guerre  de  Troie, 
il  a  pu  nous  peindre  d'une  manière  complète  la  civilisation  do 
celte  époque  reculée,  sans  omettre  le  moindre  trait  propre  à  la 
faire  bien  connaître.  La  simplicité  qui  accompagne  toujours  la 

23 


254  LITTÉRATURE, 

grandeur  chez  ses  héros  hii  permet  d'aborder  les  incidents  les 
plus  ordinaires  sans  produire  de  contraste  choquant,  sans  rien 
gâter  à  l'harmonie  du  tableau.  Dans  nos  mœurs  modernes,  oiî 
les  usages  conventionnels  tiennent  tant  de  place,  il  n'en  est 
plus  de  même;  le  domaine  de  la  poésie  a  des  limites  qu'on  ne 
peut  pas  franchir  sous  peine  de  devenir  trivial  ou  vulgaire,  et 
d'ailleurs  les  relations  sociales  se  sont  tellement  multipliées  et 
compliquées  tout  à  la  fois,  qu'il  serait  impossible  de  songer  a  les 
faire  rentrer  dans  le  cadre  de  l'épopée,  qui,  plus  que  nulle  autre 
œuvre  httéraire,  a  besoin  de  l'unité  d'action  pour  former  un  tout 
bien  lié,  pour  concentrer  et  soutenir  l'intérêt  jusqu'au  bout.  Or, 
cette  unité  harmonieuse  des  diverses  manifestations  de  la  vie  no 
se  trouve  que  dans  l'enfance  des  peuples  ;  dès  que  la  civilisation 
se  développe  elle  disparaît,  ou  du  moins  il  nous  est  de  plus  en 
plus  difficile  de  la  saisir  sous  les  mille  aspects  variés  que  pré- 
sente l'esprit  humain  dans  ses  tendances  et  dans  ses  allures  sans 
'cesse  modifiées  par  maintes  causes  accidentelles.  Il  nous  paraît 
donc  évidenfque  le  sujet  de  l'épopée  doit  être  emprunté  aux 
époques  primitives,  et  nous  voyons  en  effet  que  les  deux  ou  trois 
poètes  qui  ont  essayé  avec  quelque  succès  de  marcher  sur  les 
traces  d'Homère  se  sont  bien  gardés  de  prendre  leurs  héros  ail- 
leurs. Virgile  a  chanté  les  malheurs  et  la  constance  du  pieux 
Enée;  Le  Tasse,  les  exploits  des  croisés  a  la  conquête  du  Saint 
Sépulcre;  Milton,  la  chute  du  premier  homme.  Daule  fait  peut- 
être  exception  puisqu'il  s'est  inspiré  des  discordes  et  des  pas- 
sions politiques  de  son  temps,  mais  la  Divine  Conmlie  n'est  pas 
à  proprement  parler  un  poëme  épique,  c'est  une  production  tout 
à  fait  originale  qui  est  demeurée  seule  de  son  espèce.  Bien  plus, 
la  comparaison  des  trois  poèmes  que  nous  venons  de  citer  avec 
ceux  d'Homère  nous  semble  prouver  que  l'épopée  ne  peut  naître 
elle-même  qu'à  une  époque  assez  rapprochée  de  celle  dont  elle 
reproduit  la  vie,  parce  que  son  but  est,  comme  nous  l'avons  dit 
en  commençant,  de  rassembler  et  de  conserver  les  traditions 
orales,  les  chants  populaires,  de  retracer  en  quelque  sorte  la 
première  histoire  des  âges  héroïques.  C'est  ce  cachet  particulier 
qui  distingue  Homère  et  le  rend  si  supérieur  k  tous  ses  rivaux 
^nodernos,  dont  les  poëmes,  quelque  beaux  qu'ils  soient,  n'offrent 


HISTOIRE.  255 

point  le  même  caractère  de  vérité  naïve  qui  fail  revivre  à  nos  yeux 
l'époque  tout  entière  avec  ses  mœurs,  ses  institutions,  ses  pré- 
jugés et  ses  croyances.  Virgile,  le  Tasse,  Milton,  racontent  en 
fort  beaux  vers  des  événements  à  l'intérêt  desquels  ils  ajoutent 
par  la  richesse  de  leur  puissante  imagination,  tandis  que  les 
héros  d'Homère  agissent  eux-mêmes,  et  pai'lent  par  la  bouche 
du  poète  dont  le  génie  les  évoque  devant  nous  dans  leur  grandeur 
fcarbare  et  souvent  même  grossière,  tek  qu'ils  furent  en  un  rao^, 
sans  aucun  orneraont  étranger. 

Nous  ne  croyons  donc  plue  l'épopée  possible  aujourd'hui,  et 
ies  œuvres  que  l'on  décore  de  ce  nom  ne  sont  que  des  poëraes 
historiques ,  comme  la  Henriade ,  dans  lesquels  le  talent  du  poète 
peut  sans  doute  trouver  de  grandes  ressources^  mais  où  se  ren- 
contre aussi  le  plus  terrible  de  tous  les  écueils,  celui  de  l'en- 
nui* auquel  Voltaire  lui-même  n'a  pu  complètement  échapper. 
M.  Boubéo  a-t-il  été  plus  heureux?  Nous  laisserons  au  public 
le  soin  de  répondre  et  n«us  nous  bornerons  à  donner  l'analyse  de 
son  poème.  La  révolution  française  est  certainement  l'un  des 
événements  de  l'histoire  les  plus  riches  en  intérêt,  les  plus  fé- 
conds en  caractères  énergiques,  en  scènes  dramatiques  et  sai- 
sissantes. Mais  c'est  un  sujet  fort  complexe,  dont  l'unité  ne  réside 
que  dans  une  tendance  générale  qu'il  est  bien  difficile  de  per- 
sonnifier, car  elle  résultait  h  la  fois  de  la  marche  des  idées  et 
d'une  longue  suite  de  fautes  commises  dans  les  siècles  antérieurs. 
M.  Boubée  l'appelle  Yanarchie.  C'est  confondre,  il  nous  semble, 
le  résultat  avec  la  cause.  La  révolution  engendra  l'anarchie, 
mais  ce  ne  fut  pas  l'anarchie  qui  fit  la  révolution.  Les  Etats-Géné- 
raux et  l'Assemblée  Constituante  qui  leur  succéda,  réclamaient 
des  réformes  dont  la  justice  et  la  nécessité  ne  peuvent  être  niées. 
L'anarchie  n'était  certainement  pas  dans  leurs  prévisions,  et  ce 
fut  elle  au  contraire  qui  porta  le  coup  le  plus  funeste  a  la  révo- 
lution qu'ils  avaient  tenté  d'accomplir.  Aussi  M.  Boubée  en  fait 
la  complice  de  l'Angleterre,  l'instrument  do  la  vengeance 

Dont  la  sombre  Albion  s'arma  contre  la  France, 
<^Uand,  dans  le  nouveau  monde,  un  secours  imprudent 
Eut  fait  J'un  peuple  esclave  un  peuple  indcpcndant. 


256  LITTÉRATURE, 

Il  est  vrai  que  le  pays  était  accablé  d'impôts,  que  le  joug  féodal 
devenait  intolérable  et  que  le  peuple  gémissait  sous  l'oppression 
la  plus  dure.  Mais  notre  poète  affirme  que  tous  ces  maux  allaient 
bientôt  disparaître  devant  la  haute  sagesse  et  l'active  bonté  du 
roi,  si  l'anarchie  n'était  pas  venue  le  précipiter  de  son  trône  et 
lui  arracher  la  vie  avant  qu'il  pût  accomplir  ses  généreux  desseins. 

La  mort  de  Louis  XVI  et  la  chute  de  ses  bourreaux  forment  le 
sujet  des  deux  premiers  chants.  Les  huit  autres  sont  consacrés 
à  l'empire  et  aux  victoires  et  conquêtes  de  l'armée  française 
jusqu'à  la  restauration.  Ainsi  la  révolution  n'occupe  qu'une  bien 
petite  place  dans  le  poëme  de  M.  Boubée.  Il  ne  lui  emprunte 
que  doux  ou  trois  épisodes  et  se  hâte  d'arriver  à  la  période  de 
gloire  militaire  qui  la  suivit,  comme  s'il  craignait  de  souiller  sa 
plume  en  retraçant  les  scènes  de  la  terreur.  Ce  sentiment  est 
louable  sans  doute,  mais  alors  ce  n'était  pas  la  peine  d'év(îquer 
l'anarchie  et  d'en  faire  un  monstre  infernal  au  service  de  la  per- 
fide Albion  ,  pour  lui  donner  un  rôle  si  court  et  si  peu  motivé. 
L'odieuse  accusation  que  le  poète  jette  dès  ses  premiers  vers  au 
gouvernement  anglais  demandait  du  moins  à  être  appuyée  sur 
des  faits.  Or,  dès  que  la  guerre  générale  fut  engagée,  l'Angle- 
terre, en  opposant  toutes  ses  ressources  a  l'ambition  française, 
ne  fît  qu'obéir  à  ses  intérêts  nationaux,  et  ce  n'est  certainement 
pas  la  constance  qu'elle  déploya  dans  cette  longue  lutte  qui  mé- 
rite d'être  ainsi  qualifiée.  Il  fallait  alors  s'attacher  plutôt  a  mon- 
trer quelle  part  peut  lui  être  attribuée  dans  les  intrigues  de  la 
période  anarchique,  et,  d'ailleurs,  quelques  développements 
étaient  nécessaires  a  cet  égard  pour  lier  la  suite  du  poëme  avec 
celte  première,  partie,  qui  semble  former  à  elle  seule  une  action 
distincte,  complète,  et  ne  figurer  là  que  comme  une  espèce  de 
préface,  quoiqu'elle  renferme  la  catastrophe  principale,  celle  qui 
justement,  au  point  de  vue  de  l'auteur,  devrait  être  le  pivot  cen- 
tral de  l'intérêt,  s'il  est  permis  de  s'exprimer  ainsi.  En  elTet, 
pour  lui,  l'épopée  révolutionnaire  consiste  dans  les  vicissitudes 
de  la  royauté  proscrite  et  frappée  en  la  personne  de  Louis  XVI, 
rétablie  sur  de  nouvelles  bases  plus  solides  et  plus  larges  par  la 
charte  de  Louis  XVIII.  Le  règne  de  l'empereur  n'est  donc  qu'un 
incident,  fort  important  sans  doute  par  ses  résultats,  mais  qui  no 


HISTOIRE.  257 

devait  pas  occuper  toute  la  place.  D  est  évident  que  M.  Boubée 

s'est  laissé  séduire  par  l'attrait  de  la  gloire  française,  plus  facile 
et  plus  agréable  à  chanter  que  les  revers  et  les  fautes  de  la  révo- 
lution. Sa  verve  s'est  inspirée  au  bruit  des  batailles,  aux  souve- 
nirs de  la  victoire ,  et  il  se  plaît  h  dérouler  devant  nos  yeux  la 
prodigieuse  carrière  de  Napoléon,  ne  pouvant,  malgré  ses  sym- 
pathies royalistes,  refuser  le  tribut  de  l'enthousiasme  à  la  gran- 
deur de  ses  desseins  et  de  ses  actes.  Celait  peut  être  aussi  le 
meilleur  moyen  de  flatter  l'amour-propre  national  et  de  se  con- 
cilier la  bienveillance  des  lecteurs  français.  Cependant  il  n'a  pu 
éviter  la  monotonie  dans  ces  continuelles  descriptions  de  batailles 
qui  se  succèdent  sans  relâche;  en  vain  il  a  tenté  d'y  introduire 
des  épisodes ,  d'y  mêler  quelques  fictions  merveilleuses  ;  il  n'a 
pu  varier  suffisamment  le  ton  de  sa  muse,  et  l'intervention  des 
génies  et  des  fées  est  trop  étrangère  aux  idées  de  l'époquo  pour 
produire  un  heureux  effet.  Par  exemple,  quelque  ingénieuse  que 
soit  la  personnification  des  dangers  du  Saint-Bernard ,  sous  la 
figure  de  l'ange  Alpagor,  précipité  des  voûtes  éternelles  et  se 
relevant  pour  menacer  encore  le  ciel  du  fond  de  l'abîme  où  il 
est  enchaîné,  nous  aurions  bien  préféré  une  poétique  description 
des  sublimes  beautés  dont  la  nature  a  revelu  les  hautes  régions 
alpestres,  de  ces  neiges  éternelles,  de  ces  rochers  inaccessibles 
et  de  ces  précipices  sauvages  qui  semblent  défier  les  efforts  de 
l'homme  et  lui  fermer  le  passage  des  montagnes.  Cette  nature  si 
grandiose  et  si  riche  offre  au  poète  comme  au  peintre  une  source 
féconde  de  conceptions  puissantes  et  propres  k  frapper  vivement 
les  esprits.  Mais  M.  Boubée  ne  la  connaît  pas,  autrement  il  eût 
bien  vite  laissé  la  son  géant  mythologique  pour  nous  présenter 
des  merveilles  qui,  au  mérite  d'être  vraies,  auraient  joint  celui 
d'être  beaucoup  plus  nouvelles. 

La  conclusion  du  poëme ,  c'est  le  retour  de  Louis  XYIII  qui 
vient  restaurer  l'antique  monarchie  épurée  de  ses  abus  par  la 
tourmente  révolutionnaire.  Un  appel  est  adressé  au  roi  proscrit 
par  quelques-uns  des  maréchaux  de  l'empire,  qui  ne  voycnt  de 
salut  possible  pour  la  France  que  dans  le  rétablissement  de  ses 
souverains  léfritimcs. 


23' 


258  LITTÉRATURE, 

Ne  pouvant  maîtriser  sa  juste  impatience, 
Le  Roi  cherche  le  sol  de  celle  belle  France, 
Qu'un  cristal  combiné  par  l'art  ingénieux, 
Au  gré  de  ses  désirs  rapproche  de  ses  yeux  ; 
Ce  sol  tant  désiré,  qui,  dans  ce  jour  prospère. 
Dans  son  libérateur  va  retrouver  un  père 

Sur  le  pont,  tout  à  coup  ont  retenti  ces  mots  : 

Terre!  France  !  Calais  !  Aux  cris  des  matelots, 

Du  bronze  et  de  l'airain  les  sons  lointains  s'unissent, 

El  les  joyeux  accents  dont  les  airs  retentissent 

D'un  mouvement  rapide  animent  le  vaisseau. 

Le  Roi  se  lève  alors:  quel  spectacle  nouve;;u! 

Pour  le  fils  d'Henri-Qualre,  ô  moment  plein  de  charmes  ! 

11  tourne  vers  le  ciel  ses  yeux  mouillés  de  larmes, 

Et  la  main  sur  le  cœur,  il  bénit  l'Eternel. 

Ah  !  pour  un  roi  chrétien,  remercier  le  Ciel 

Du  bonheur  qu'il  éprouve  à  revoir  sa  patrie, 

C'est  le  premier  besoin  de  son  âme  attendrie; 

Sa  seconde  pensée  est  de  tendre  les  bras 

Vers  ce  peuple  empressé,  qui  vole  sur  ses  pas, 

Et  qui,  lui  devant  tout,  dans  un  péril  immense. 

Le  bénit  par  amour  et  par  reconnaissance. 

L'Anarchie  a  repris  la  route  des  Enfers, 
Mais  de  ses  attentats  les  ministres  pervers 
Ne  la  suivent  pas  tous  dans  la  nuit  éternelle  ; 
Us  voudraient  auprès  d'eux  la  retenir;  niais  elle. 
Que  chasse  un  fouet  vengeur,  jette  des  cris  pciçants. 
Et  ses  derniers  regards  sont  encor  menaçants. 


"N'en  déplaise  à  notre  poète,  raiiarchie  n'avait  pas  adondu 
pour  déguerpir  la  présence  de  Louis  XVIII.  Dès  longtemps  Na- 
poléon, el  c'est  là  son  plus  beau  titre  do  gloire,  en  avait  fait 
prompte  et  bonne  justice.  Mais  M.  Boubée  avant  évoqué  le  monstre 
infernal  au  début  de  son  pocnie,  il  a  cru  sans  doute  ne  devoir  le 
renvoyer  qu'à  la  fin,  de  même  qu'après  avoir  commencé  par  une 
insulte  a  l'Angleterre,  il  juge  convenable  de  terminer  en  lui  adres- 
sant ocKc  prédiction  niennçanfc: 


HISTOIRE.  259 

Tandis  que  le  guenicr,  dont  le  noble  courage 
Voulut  lier  l'Europe  au  joug  de  l'esclavage. 
Est  esclave  lui  même,  et  que  soumis  au  sort, 
//  lègue  à  ses  bourreaux  l'opprobre  de  sa  mari. 
Insensible  aux  leçons  d'une  grande  infortune, 
Albion  a  saisi  le  sceptre  de  Neptune; 
De  l'un  à  l'autre  pôle  elle  dicte  des  lois  ; 
Mais  de  ce  lourd  faiJeau  qu'elle  craigne  le  poids! 
Elle  vient  de  l'apprendre  :  tm  trop  vaste  système, 
Ainsi  qu'un  mur  sans  fond  s'écroule  sur  lui-même. 
Venise  aussi  jadis  fut  la  reine  des  mers, 
Et,  colosse  abattu,  Venise  est  dans  les  fers. 

Voilh  donc  la  morale  du  poème.  C'est  à  l'Angleterre  d'en  faire 
son  proGt,  si  tant  est  que  la  comparaison  lui  paraisse  bien  juste, 
ce  dont  nous  nous  permettons  de  douter.  Quant  à  l'auteur  nous 
lui  dirons  que  s'il  croit  avoir  fait  une  épopée,  il  se  trompe,  car 
son  poëme  manque  a  la  fois  d'unité,  d'intérêt,  d'harmonie  dans 
son  ensemble  et  de  vérité  dans  les  détails.  On  n'y  trouve  point 
un  tableau  complet  de  l'époque  révolutionnaire,  et  les  person- 
nages de  l'empire  qu'il  met  davantage  en  scène  ressemblent  par- 
fois un  peu  trop  aux  héros  du  cirque  olympique,  toujours  guin- 
dés sur  le  ton  déclamatoire  de  la  bravoure  française.  Du  reste, 
le  style  de  M.  Boubée,  sans  être  exempt  de  taches,  est  en  gé- 
néral assez  correct  et.  facile.  Au  total ,  quoique  ce  poème  ne  ré- 
ponde point  à  son  titre  à' Epopée  de  la  Révolution ,  co  n'est  pas 
non  plus  une  œuvre  dénuée  de  tout  mérite.  Le  sentiment  natio- 
nal qui  domine  M.  Boubée  trouvera  certainement  de  l'écho  chez 
un  grand  nombre  de  lecteurs.  On  lui  tiendra  compte  surtout, 
d'avoir  su,  tout  en  étant  royaliste,  rendre  un  digne  hommage 
aux  grandes  qualités  de  Napoléon  et  de  ses  illustres  compagnons 
de  gloire.  C'est  un  bel  exemple  d'impartialité  qui  vaut  bien  un 
succès  littéraire.  D'ailleurs,  nous  le  répétons,  prétendre  faire 
une  épopée  des  temps  modernes,  c'est  aujourd'hui  tenter  l'im- 
possible, et  l'on  doit  assurément  se  consoler  sans  peine  d'avoir 
échoué  là  où  Voltaire  n'a  pu  réussir. 


360  LITTÉRATURE, 

GALERIE  des  Contemporains  illustres,  par  un  homme  cle  rien, 
tomes  7  et  8;  Paris,  chez  René  et  C*,  2  vol  in-18,  portraits, 
8  francs. 

Au  contraire  de  la  plupart  des  publications  de  longue  haleine, 
celle-ci  se  continue  avec  un  succès  toujours  croissant  et  toujours 
mérité.  L'écrivain  qui  se  cache  sous  le  pseudonyme  d'un  homme 
de  rien  soutient  avec  honneur  la  réputation  que  lui  ont  faite  ses 
premiers  volumes.  Il  possède  deux  qualités  aussi  rares  que  pré- 
cieuses, savoir  un  talent  souple,  brillant,  fécond,  uni  à  l'impartia- 
lité la  plus  large  et  la  plus  généreuse.  Ce  n'est  cependant  point 
un  biographe  indifîérent,  un  faiseur  de  notices  qui  spécule  dans 
son  propre  intérêt  sur  les  bénéfices  de  la  flatterie,  sur  le  profit 
que  peuvent  rapporter  des  éloges  complaisants  tournés  avec  grâce 
et  délicatesse.  Non,  si  Tliomme  de  rien  n'avait  en  vue  que  la  spé- 
culation, il  trouverait  plus  d'avantages  à  se  faire  satiriste,  à  tirer 
ses  lettres  de  change  sur  l'esprit  de  parti,  sur  les  préventions 
religieuses  ou  politiques,  sur  l'amour-propre  national,  sur  le  goût 
de  la  médisance,  qui  sont  toujours  les  passions  dominantes  de 
la  foule  et  sur  lesquels  ne  reposent  que  trop  souvent  les  succès 
vraiment  populaires.  Or,  bien  loin  rie  là,  en  politique  aussi  bien 
qu'en  religion,  il  ne  s'écarte  pas  de  la  route  du  bon  sens;  libéral 
modéré,  il  se  garde  avec  soin  de  l'un  et  l'autre  extrêmes;  son 
patriotisme  vrai,  mais  raisonnable,  non-seulement  ne  l'aveugle 
jamais  au  point  de  le  rendre  exclusif  ou  injuste,  mais  encore  lui 
permet  d'admirer  le  beau  et  le  bon  partout  où  il  les  rencontre, 
que  ce  soit  au  delà  ou  en  deçà  des  frontières,  que  ce  soit  sur  les 
marches  du  trône  ou  dans  les  rangs  du  peuple,  sous  l'uniforme 
du  militaire,  sous  la  soutane  du  prêtre  ou  sous  le  modeste  frac 
de  l'homme  de  lettres.  Enfin,  son  esprit  vif  et  pénétrant  sait  très- 
bien  apercevoir  les  traits  ridicules  ,  deviner  les  faiblesses  et  les 
travers,  mais  il  se  contente  de  les  indiquer  avec  finesse  sans 
aborder  la  caricature  ni  la  satire,  sans  jamais  oubher  cette  douce 
bienveillance  qui  sied  si  bien  au  caractère  de  l'honnête  homme. 
Il  cherche  toujours  à  se  placer  au  point  de  vue  le  plus  convena- 
ble pour  bien  juger  les  personnages  qu'il  met  en  scène,  et  montre 
une  remarquable  intelligence  des  questions  de  tous  genres  dont 


HISTOIRE.  261 

il  est  appelé  à  parler.  On  voit  que  chacune  de  ses  notices  est 
pour  lui  l'objet  d'une  étude  sérieuse.  Il  ne  recule  point  devant 
les  difficultés  du  travail,  il  s'enquiert  avec  soin,  il  ne  néglige  rien 
de  ce  qui  peut  l'aider  à  remplir  dignement  sa  tâche.  Et  ce  «'est 
pas  une  petite  entreprise,  car  cette  galerie  renferme  les  illustra- 
tions les  plus  diverses.  Dans  les  deux  volumes  que  nous  annon- 
çons ici  se  trouvent  des  hommes  d'Etat  tels  que  Talleyrand,  Res- 
chid-Pacha,  Colleiis,  Mavrocordato,  Nesselrode,  Decazes;  deux 
poètes,  Thomas  Moore  et  L.  Tieck  ;  les  généraux  Bertrand,  Ou- 
dinot,  Sébastiani;  le  peintre  Paul  Delaroche  ;  l'historien  Sismondi; 
le  publiciste  Benj.  Constant;  le  musicien  Auber;  le  chimiste  Ber- 
zéhus;  les  chirurgiens  Cooper  et  Dupuytren;  les  littérateurs  No- 
dier et  Sainte-Beuve;  l'Arabe  Abd-el-Rader.  Ainsi  presque  toutes 
les  nations  et  presque  toutes  les  branches  de  l'activité  humaine 
y  sont  représentées  par  quelques-unes  de  leurs  célébrités.  Eh 
bien,  au  milieu  de  celte  variété  de  sujets  si  différents,  le  biogra- 
phe sait  se  faire  tout  à  tous,  apprécier  chacun  dans  sa  spécialité, 
disserter  tour  à  tour  d'art  et  de  littérature,  de  diplomatie  et  de 
musique,  de  science  et  de  batailles,  avec  une  égale  aisance,  dé- 
ployant toujours  autant  de  tact  que  d'esprit  et  de  goût  dans  ses 
jugements,  montrant  des  connaissances  réelles  et  positives  sur 
tous  les  points  qu'il  doit  aborder.  Mais  ce  qui  nous  paraît  surtout 
rehausser  son  mérite,  c'est  la  parfaite  simplicité  de  sa  manière; 
jamais  il  ne  se  pose  en  juge  infaillible,  il  n'est  ni  prétentieux,  ni 
outre-cuidant.  Son  (on  modeste  contraste,  par  exemple,  d'une 
manière  fort  avantageuse  à  côté  des  allures  tranchantes  d'un  Ti- 
mon, Il  a  grand  soin  de  n'être  pas  absolu  dans  ses  éloges  non 
plus  que  dans  ses  critiques,  et,  fidèle  aux  principes  d'une  saine 
morale,  il  tient  compte  des  vertus  privées  comme  d'un  élément 
essentiel  dans  l'appréciation  de  la  vie  d'un  homme  quelle  qu'ait 
été  la  carrière  où  il  s'est  illustré. 

Ainsi  l'immoralité  du  caractère  de  Talleyrand  est  à  ses  yeux 
plus  digne  de  blâme  que  tous  ses  actes  politiques;  sans  elle, 
ceux-ci  pourraient  à  la  rigueur  s'expliquer  par  un  ardent  désir 
d'être  utile  à  son  pays.  Mais  l'homme  vicieux  et  vénal,  mourant 
dix  fois  millionnaire,  après  avoir  refait  trois  ou  quatre  fois  sa  for- 
tune, n'est  plus  qu'un  égoïste  dont  les  habiles  calculs  ont  pu  se 


262  .  LITTÉRATUBE, 

rencontrer  parfois  avec  l'intérêt  public,  et  dont  la  corruption  a 
exercé  l'influence  la  plus  désastreuse.  Cette  considération  ne  di- 
minue point  sans  doute  le  talent  du  diplomate,  auquel  notre  au- 
teur rend  une  pleine  et  entière  justice,  seulement  les  mêmes  actes 
qui  autrement  seraient  excusables  au  point  de  vue  de  l'intention, 
en  reçoivent  un  cachet  de  perfidie  calculée  et  de  machiavélisme 
prémédité,  qui  ne  permet  pas  au  biographe  le  plus  impartial  de 
les  traiter  avec  la  moindre  indulgence.  Sans  être  méchant  par  na- 
ture, Talleyrand  a  fait  le  plus  déplorable  usage  des  facultés  mer- 
veilleuses dont  il  était  doué,  parce  qu'il  s'est  constamment  joué 
de  tous  les  principes,  et  n'a  jamais  eu  d'autre  mobile  que  l'é- 
goïsme,  la  plus  fâcheuse  des  tendances  chez  un  homme  d'Etat. 
Aussi  combien  est  plus  digne  de  notre  estime  un  Reschid-Pacha, 
qui  au  service  d'un  despote,  au  sein  d'un  pays  encore  passable- 
ment barbare,  sait  conserver  dans  tous  ses  actes  le  caractère  de 
i'honnête  homme  animé  d'un  seul  désir,  celui  de  faire  le  bien  de 
sa  patrie.  Le  biographe  se  plaît  à  en  retracer  un  aimable  portrait, 
car  l'éloge  ainsi  mérité  par  des  qualités  vraiment  nobles  et  gran- 
des est  la  partie  de  sa  tâche  qu'il  rerapUt  le  plus  volontiers.  On 
voit  qu'il  est  heureux  d'avoir  à  mettre  en  relief  la  fidélité  d'un 
Bertrand,  la  bravoure  d'un  Oudinot,  la  belle  âme  d'un  Sis- 
mondi,  etc.  Sans  doute,  il  fait  la  part  de  la  critique,  là  où  elle 
doit  être  faite^  mais  c'est  toujours  avec  bienveillance  et  sans  que 
l'on  puisse  y  rencontrer  la  moindre  trace  de  prévention  ou  d'es- 
prit de  parti.  Qu'il  parle  d'art  ou  de  littérature,  de  politique  ou 
d'histoire,  il  se  montre  maître  de  son  sujet,  étranger  aux  petites 
passions  de  la  polémique,  animé  du  seul  désir  de  faire  connaître 
tout  ce  qui  lui  paraît  beau  et  bon.  La  Galerie  contemporaine  est 
certainement  l'une  des  productions  les  plus  remarquables  de  no- 
tre époque  ;  elle  restera  tout  a  la  fois  comme  un  modèle  du  genre 
et  comme  le  meilleur  recueil  de  renseignements  exacts  et  de  ju- 
gements impartiaux  sur  les  hommes  distingués  do  la  première 
moitié  du  dix-neuvième  siècle. 


HISTOIRE.  263 

VOYAGE  aux  prairies  osages,  Louisiane  et  Missouri,  1839-10,  par 
V.  Tixier;  Clermonl-Ferrand,  1  vol,  in-8°,  fig.,  5  fr.  50  c. 

M.  Tixier  avait  entrepris  son  voyage  dans  le  but  d'étudier  les 
mœurs  des  peuplades  sauvages  dont  le  nombre  diminue  sans 
cesse  devant  les  progrès  de  la  civilisation.  C'était  a  ses  yeux  le 
S9ul  objet  intéressant  que  put  offrir  l'Amérique,  et  il  se  sentait  si 
peu  de  svmpathie  pour  les  institutions  et  les  habitants  des  Etats- 
Unis,  que  c'est  k  peine  s'il  les  juge  dignes  de  ses  critiques;  il  se 
contente  de  signaler  en  passant  quelques  traits  qui  l'ont  frappé, 
et  réserve  ses  observations  pour  les  Osages  chez  lesquels  il  so 
rend  presque  directement,  sans  faire  long  séjour  dans  aucune 
ville  do  l'Union.  Embarqué  sur  le  Republican ,  beau  navire  'a 
voiles,  notre  voyageur  après  quelques  tempêtes  dont  il  ne  fati- 
gue point  le  lecteur,  traverse  rapidement  l'Atlantique,  remonte 
le  Mississipi  et  arrive  a  la  Nouvelle-Orléans,  oii  il  prend  un  ba- 
teau à  vapeur  pour  s'enfoncer  plus  avant  dans  l'intérieur  des 
terres.  C'est  sur  ce  paquebot  qu'il  fait  connaissauce  avec  les  usa- 
ges fort  peu  délicats  de  la  société  américaine.  Le  tableau  qu'il 
en  esquisse  n'est  en  effet  pas  du  tout  attrayant;  on  y  trouve  un 
mélange  de  grossièreté  démocratique  et  de  dignité  prétentieuse, 
qui  doit  être  certainement  très-désagréable,  surtout  pour  un 
étranger.  L'Américain,  sans  doute  par  amour  de  l'égalité,  s'af- 
franchit de  toute  espèce  de  gêne,  affiche  le  plus  profond  dédain 
pour  les  convenances  d'autrui,  et  en  même  temps  ne  permet  ja- 
juais  qu'on  attente  aux  siennes,  semble  préoccupé  constamment 
de  maintenir  sa  supériorité  individuelle,  et,  quelle  que  soit  sa  posi- 
tion sociale,  se  pose  en  gentleman  auquel  tous  les  égards  sont  dus. 
M.  Tixier  quitte  donc  sans  regret  de  tels  compagnons  de  voyage 
pour  so  préparer,  par  un  séjour  chez  un  colon  français,  aux  fa- 
tigues et  aux  dangers  des  excursions  dans  les  forêts  du  nouveau 
monde.  Bientôt  des  parties  de  chasse  lui  font  connaître  les  ma- 
gnificences de  celte  nature  vierge  dont  la  végétation  puissante 
excite  au  plus  haut  degré  son  enthousiasme.  Il  décrit  avec  verve 
les  impressions  nouvelles  qu'il  éprouve,  et  sait  les  transmettre 
an  lecteur  dans  un  langage  toujours  simple  et  vrai,  profondé- 


264  LITTÉRATURE, 

ment  senti.  Son  style,  sobre  d'images,  sans  exagération  ni  re- 
cherche prétentieuse,  inspire  la  confiance,  et  quoique  parfois  un 
peu  négligé,  porte  un  cachet  de  bonne  foi  qui  ne  peut  être  mis 
en  doute.  Ses  descriptions  paraissent  exactes,  et  c'est  cette  exac- 
titude même  qui  les  rend  poétiques  par  la  grandeur  des  objets 
qu'elles  reproduisent. 

<r  Je  trouvai  facilement  la  clairière  oîi  je  devais  me  poster  ;  je 
choisis  un  endroit  plus  sec,  et  je  m'arrêtai  prêt  a  faire  feu.  Mais 
j'eus  le  temps  d'attendre  et  d'admirer  la  majestueuse  forêt. 

«  Le  cypre  ou  cyprès  chauve  est  un  arbre  magnifique  ;  son 
tronc,  d'une  rectitude  parfaite,  s'élève  sans  aucune  branche  a  la 
hauteur  de  soixante  a  quatre-vingts  pieds.  Sa  tête  aplatie  est  for- 
mée de  branches  horizontales,  chargées  d'un  feuillage  sombre  et 
épais,  voiite  presque  impénétrable  aux  rayons  du  soleil.  Le  pied 
de  l'arbre  se  divise  en  une  multitude  de  racines  qui  donnent  a  sa 
coupe  une  forme  radiée  ou  étoilée.  Les  racines  s'étendent  fort 
loin  et  forment  des  genoux  d'oii  partent  des  excroissances  dures, 
pointues  et  lisses  qui  s'élèvent  jusqu'à  la  hauteur  de  quatre  ou 
cinq  pieds.  Ces  pointes,  nommées  par  les  Espagnols  boscoyos, 
se  trouvent  en  quantités  énormes  dans  la  cyprière.  Les  plus  pe- 
tites blessent  les  pieds  et  causent  souvent  des  chutes  dangereuses. 
«  Les  cyprès  étaient  rapprochés  les  uns  des  autres  de  quatre 
ou  cinq  pieds.  La  terre  sur  laquelle  ils  croissent  est  maréca- 
geuse. Tantôt  l'on  enfonce  jusqu'à  mi-jambe  dans  une  boue  li- 
quide; tantôt  l'eau  monte  jusqu'aux  genoux;  tantôt  l'on  tombe 
brusquement  dans  la  tannière  d'un  rat  musqué  ou  d'un  crocodile. 
Cette  terre  donne  naissance  à  des  herbes  épaisses  qui  s'élèvent  à 
la  hauteur  de  trois  ou  quatre  pieds.  Les  larges  feuilles  des  nom- 
breux lataniers  bornent  encore  l'horizon,  déjà  très-rétréci  par  les 
arbres  et  les  lianes.  La  scène  est  animée  par  de  grands  écureuils 
gris,  grimpant  sur  les  arbres  où  voltigent  des  tourterelles,  des 
tangaras  rouges  et  des  geais  bleus  des  Florides.  Les  terres  hautes 
sont  peuplées  de  cerfs,  de  ratons.  L'eau  fourmille  de  rais  mus- 
qués, d'alligators,  d'écrevisses,  de  grenouilles;  des  myriades  de 
crustacées  et  d'insectes  d'eau  s'agitent  dans  les  herbes  aquati- 
ques. Sur  les  arbres  renversés ,  plusieurs  variétés  de  congés  et 
de  grandes  couleuvres  s'étendent  au  soleil  dans  les  clairières. 


HISTOIRE.  265 

«  Rien  n'est  solennel  et  lugubre  comme  la  cyprière.  Son  obs- 
curité, son  silence  imposant,  sa  solitude  profonde,  ses  dangers 
de  chaque  pas  élèvent  l'âme  et  la  portent  aux  idées  religieuses. 
Le  fond  de  la  cyprière,  c'est  tout  un  poëme;  les  plus  grandes  fo- 
rêts de  notre  Europe,  les  sapins  séculaires  de  nos  montagnes  ne 
peuvent  donner  une  idée  de  son  imposante  et  sombre  majesté.  » 

On  trouvera  peut-être  que  les  S''  pents  venimeux,  les  croco- 
diles et  les  insectes  g'iient  bien  les  jouissances  d'un  semblable 
tableau  ;  mais  en  vérité  ce  ne  sont  pas  là  des  périls  plus  grands 
que  ceux  créés  par  l'impatience  américaine,  qui  sacrifie  sans  le 
moindre  scrupule  la  vie  des  hommes  aux  besoins  de  la  spécula- 
tion et  aux  nécessités  factices  de  la  concurrence.  M.  Tixier  res- 
sent moins  de  crainte  au  milieu  de  cette  cyprière  peuplée  d'ani- 
maux malfaisants,  que  sur  le  paquebot  qui  le  transporte  à  Saint- 
Louis,  luttant  de  vitesse  et  forçant  sa  vapeur  au  risque  de  faire 
sauter  ses  passagers  ou  de  se  briser  contre  les  obstacles  de  tous 
genres  qu'offre  la  navigation  du  fleuve.  De  Saint-Louis,  il  se  rend 
par  terre  à  la  station  des  Osages  oii  réside  l'agent  principal  de  la 
Compagnie  américaine  des  pelleteries,  M.  Papin,  traiteur  chargé 
de  tout  ce  qui  concerne  les  échanges  et  les  transactions  de  cet 
important  commerce.  Muni  d'une  lettre  de  recommandation, 
M.  Tixier  est  très  bien  reçu  par  ce  colon  américain  ,  qui  a  con- 
tracté les  habitudes  de  la  vie  sauvage,  et  en  pratique  surtout 
noblement  la  généreuse  hospitalité.  Par  lui,  notre  voyageur  est 
niis  en  rapport  avec  les  Peaux-Rouges,  et  obtient  de  prendre  part 
à  une  grande  chasse  aux  bisons,  dont  il  suit  tous  les  préparatifs 
et  partage  courageusement  les  chances  périlleuses.  Vivant  avec 
les  Osages  pendant  celle  expédition,  M.  Tixier  a  tout  le  loisir  d'é- 
tudier leurs  mœurs,  et  il  s'acquitte  de  cette  tâche  en  observateur 
très-judicieux.  Sa  qualité  de  médecin  lui  fournit  d'ailleurs  le 
moyen  de  pénétrer  plus  avant  dans  leur  intimité  par  les  services 
qu'il  (rouve  l'occasion  de  leur  rendre.  Quoique  prévenu  en  leur 
faveur,  il  ne  montre  point  une  partialité  aveugle;  s'il  rend  hom- 
mage aux  grandes  et  nobles  qualités  des  sauvages,  il  ne  cherche 
pas  non  plus  a  pallier  les  mauvaises  auxquelles  le  contact  de  la 
civilisation  ne  donne  que  trop  souvent  un  développement  fâcheux. 
Les  détails  qu'il  rapporte  sur  leur  vie,  sur  les  occupations  belli- 

2i 


266  LITTERATURE, 

queuses  des  hommes  et  la  position  des  femmes,  sur  les  pratiques 
superstitieuses  qui  accompagnent  presque  tous  leurs  actes,  sont 
pleins  d'intérêt.  Les  incidents  de  la  chasse  donnent  d'ailleurs  du 
mouvement  à  son  récit  et  en  font  une  lecture  fort  attrayante.  S'il 
ôte  aux  Peaux-Rouges  une  partie  des  couleurs  poétiques  dont 
Cooper  les  a  revêtus,  il  leur  en  laisse  assez  cependant  pour  qu'on 
y  retrouve  le  type  des  figures  originales  si  bien  peintes  par  le 
romancier  américain. 


DICTIONNAIRE  synoptique  de  tous  les  verbes  de  la  langue  fran- 
çaise, tant  réguliers  qu'irréguliers,  entièrement  conjugués,  par 
IVI.AI.  Verlac  et  Litais  de  Gaux  ;  Paris,  chez  Didier,  35 ,  quai  des 
Augustins  ,  1  \o\.  iu-4°,  12  fr. 

Le  but  de  ce  dictionnaire  est  de  faciliter  l'étude  des  conjugai- 
sons, de  mettre  a  la  portée  de  toutes  les  intelligences  la  solution 
des  difficultés  relatives  aux  différentes  acceptions  des  verbes, 
ainsi  que  l'emploi  des  temps  de  l'indicatif  et  du  subjonctif  et  leur 
correspondance.  Des  dix  parties  du  discours  le  verbe  est  celle 
qu'on  emploie  le  plus  souvent,  et  qui  peut  être  regardée  comme 
la  source  naturelle  du  langage,  car  il  figure  nécessairement  dans 
toutes  les  propositions,  et  lors  même  que  le  besoin  de  s'exprimer 
rapidement  le  fait  supprimer,  il  n'en  existe  pas  moins  toujours 
dans  la  pensée.  Il  est  donc  indispensable  de  bien  connaître  ses 
formes,  ses  inflexions,  ses  modes  pour  écrire  et  parler  correcte- 
ment. Mais  il  offre  de  grandes  difficultés,  et  la  plupart  des  gram- 
maires françaises  sont  très-incomplètes  sous  ce  rapport;  elles  ne 
peuvent  pas  entrer  dans  des  détails  suffisants,  et  sont  trop  sou- 
vent obligées  de  sacrifier  la  clarté  à  la  précision.  C'est  pourquoi 
MM.  Yerlac  et  Litais  ont  pensé  qu'un  ouvrage  spécial  sur  les 
verbes  serait  d'un  grand  secours  a  toutes  les  personnes  qui  étu- 
dient la  langue  française.  Afin  d"en  rendre  Tusage  plus  commode, 
ils  l'ont  fait  sous  la  forme  d'un  dictionnaire  qui  contient,  par  or- 
dre alphabétique,  la  nomenclature  exacte  de  tous  les  verbes  fran- 
çais, avec  leur  signification  au  propre  et  au  figuré;  les  diverses 
prépositions  qu'ils  gouvernent;  l'indication  de  l'auxiliaire  qu'ils 


HISTOIRE.  267 

exigent  dans  leurs  temps  composés,  et  des  remarques  détachées 
où  l'on  trouve  leurs  différents  emplois  appuyés  par  de  nombreux 
exemples  empruntés  soit  à  l'Académie,  soit  aux  meilleurs  écri- 
vains de  la  langue  française.  En  tète  de  ce  travail  se  trouve  un 
traité  théorique  assez  étendu,  dans  lequel  les  auteurs  exposent  de 
la  manière  la  plus  claire  et  la  plus  complète  tout  ce  qui  tient  au 
verbe,  jusqu'aux  plus  légères  nuances  dont  il  est  susceptible;  ils 
y  présentent  de  même  la  théorie  du  participe  avec  des  développe- 
ments pratiques  qui  ne  laissent  aucun  cas  douteux,  et  mettent 
l'élève  en  état  de  résoudre  aisément  toutes  les  difficultés  qu'il 
peut  rencontrer  sur  sa  route.  Leur  méthode  est  sans  doute  un. 
peu  longue,  mais  elle  est  sûre,  et  l'on  ne  regrettera  certaine- 
ment point  le  temps  employé  a  la  suivre ,  car  elle  conduit  à  des 
connaissances  positives  bien  coordonnées  et  logiquement  déduites 
qui  se  gravent  sans  peine  dans  la  mémoire. 

Le  système  du  dictionnaire  est  tout  a  fait  ingénieux.  Il  est 
fondé  sur  la  distinction  dans  l'infinitif  des  verbes  de  la  partie  ra- 
dicale et  de  la  terminaison.  Chaque  ligne  du  dictionnaire  synopti- 
que se  prolonge  sur  quatre  pages  et  contient  un  verbe  entièrement 
conjugué.  Dans  la  première  colonne  se  trouve  l'infinitif  avec  les 
diverses  acceptions  du  verbe ,  puis  son  radical  est  répété  à  plu- 
sieurs reprises  dans  les  colonnes  suivantes  au-dessus  desquelles 
sont  indiqués  les  divers  temps  avec  les  terminaisons  qu'ils  af- 
fectent, et  de  petites  colonnes  intermédiaires  indiquent  les  mo- 
difications particulières  à  certains  verbes,  telles  que  des  redou- 
blements de  lettres  ou  des  changements  de  voyelles.  Pour  con- 
juguer, il  suffit  donc,  en  suivant  la  ligne,  de  transporter  succes- 
sivement le  radical  du  verbe  aux  diverses  terminaisons  de  chaque 
temps,  en  ayant  soin,  lorsque  le  radical  se  trouve  divisé  ou  tron- 
qué, de  réunir  d'abord  sa  partie  absolue  au  modificatif  qui  s'en 
sépare  dans  chaque  colonne.  Les  temps  et  les  personnes  des 
verbes  irréguliers  dont  les  terminaisons  ne  peuvent  cadrer  avec 
celles  qui  sont  en  tête,  sont  toujours  imprimés,  au  modificatif, 
en  caractères  italiques  et  renfermés  dans  une  parenthèse,  ce  qui 
indique  que  le  mot  est  complet.  Compliqué  en  apparence ,  cet 
arrangement  est  d'une  simplicité  extrême ,  et  parfaitement  bien 
calculé  pour  en  rendre  l'usage  facile.  On  embrasse'ainsi  l'enscm- 


268  LITTÉRATURE , 

Lie  du  verbe  ;  on  voit  à  quelle  conjugaison  il  appartient ,  et  du 
premier  coup  d'œil  on  aperçoit  les  irrégula  •iti's  qu"il  peut  offrir. 
Quiconque  s'occupe  d'écrire  et  sait  par  expérience  combien  sont 
longues  et  souvent  infructueuses  les  recherches  que  l'on  est 
obligé  de  faire,  pour  s'assurer  des  terminaisons  de  certains  ver- 
bes ou  résoudre  les  difficultés  des  participes,  comprendra  bientôt 
les  avantages  précieux  d'un  semblable  dictionnaire.  Le  travail  de 
MM.  Verlac  et  Lilais  nous  paraît  devoir  être  le  complément  né- 
cessaire de  toutes  les  grammaires  françaises. 


ES.S.\I  HISTORIQUE  sur  les  races  anciennes  et  modernes  de  TAfrique 
.sepJenlrionale,  leurs  origines,  leurs  mouvements  et  leurs  transfor- 
mations, depuis  l'antiquité  la  plus  reculée  jusqu'à  nos  jours,  par 
V.  Duprat;  Paris,  1  vol.  in-8°,  7  fr.  50  c 

L'établissement  de  la  domination  française  en  Algérie  ouvre 
un  vaste  champ  aux  investigations  de  la  science.  L'Afrique  est 
une  terre  encore  presque  inconnue,  sur  laquelle  l'histoire  ne 
nous  fournit  que  des  données  obscures  et  très-incertaines.  Les 
notions  assez  confuses  que  nous  offrent  les  écrivains  de  l'anti- 
quité se  bornent  aux  principales  villes  du  littoral  qui  acquirent 
quelque  importance  par  le  commerce  et  l'industrie  :  mais  ne  nous 
apprennent  rien  sur  la  destinée  des  peuples  de  l'intérieur  de  ce 
mystérieux  continent,  sur  le  passé  duquel  nous  n'avons  presque 
aucun  document.  Quant  a  son  présent,  les  efforts  des  voyageurs 
n'ont  été  guère  plus  heureux,  et  nous  ne  possédons  que  des  ren- 
seignements tout  a  fait  vagues  sur  l'état  actuel  des  nations  qui 
occupent  l'Afrique.  Sous  ce  double  rapport ,  la  conquête  de  l'Al- 
gérie peut  avoir  des  résultats  d'une  haute  importance.  A  mesure 
que  la  domination  française  se  consolidera  sur  le  sol  africain ,  il 
deviendra  plus  facile  de  pénétrer  dans  l'intérieur,  des  relations 
commerciales  s'établiront,  les  préjugés  hostiles  aux  Européens 
s'affaibliront  petit  h  petit,  et  l'étude  de  la  langue,  des  mœurs, 
des  monuments,  jettera  sans  doute  une  lumière  nouvelle  sur 
l'histoire  de  celte  partie  du  monde.  Déjà  d'habiles  investigateurs 
sont  accourus  à  la  suite  de  l'armée  pour  exploiter  la  victoire  au 


HISTOIRE.  260 

profit  de  leurs  savantes  recherches.  M.  Pascal  Duprat  est  de  ce 
nombre;  il  a  cru  retrouver,  dans  les  éléments  dont  se  compose 
aujourd'hui  la  population  algérienne,  les  débris  des  peuples  qui 
ont  successivement  occupé  l'Afrique  du  nord,  et  pouvoir  arriver 
ainsi  à  résoudre  quelques-unes  des  questions  ethnographiques 
qui  s'y  rattachent.  C'est  dans  ce  but  qu'il  s'est  rendu  en  Algérie, 
afin  d'interroger  les  ruines  du  passé.  Sur  un  sol  si  souvent  la- 
bouré par  les  révolutions  et  les  luttes  sanglantes,  oii  la  barbarie 
a  régné  pendant  des  siècles ,  les  vestiges  de  l'antiquité  sont  rares 
et  difficiles  à  reconnaître.  Le  mélange  des  races,  leur  dégradation 
causée  par  un  long  esclavage,  ont  aussi  presque  entièrement  efTacé 
les  traits  caractéristiques  de  leurs  types  originaires.  Mais  l'étude 
approfondie  des  langues  fournit  à  l'érudition  un  fil  conducteur  au 
milieu  de  ce  dédale.  D'ailleurs,  quelques  tribus  des  montagnes 
ou  du  désert,  qui  n'ont  jamais  été  complètement  subjuguées, 
conservent  des  traces  de  leur  état  primitif,  k  l'aide  desquelles  on 
peut  rétablir  jusqu'à  un  certain  point  la  filiation  historique.  Les 
résultats  que  l'on  obtient  ainsi  ne  présentent  pas  beaucoup  de 
précision,  ce  sont  des  hypothèses  plus  ou  moins  contestables. 
Mais  M.  Duprat  n'a  point  la  prétention  d'affirmer  leur  certitude, 
il  ne  s'en  exagère  pas  la  valeur  et  reconnaît  lui-môme  que  son 
travail  n'est  qu'une  ébauche  qui  ne  pourra  être  terminée  que 
lorsqu'on  possédera  des  matériaux  plus  nombreux,  des  données 
plus  positives.  Cependant,  malgré  l'obscurité  qui  règne  encore 
dans  ses  conclusions,  elles  offrent  plus  d'un  trait  lumineux  propre 
à  diriger  les  investigateurs  sur  une  voie  riche  en  découvertes  in- 
téressantes. L'auteur  commence  par  d'ingénieuses  considérations 
sur  les  rapports  des  races  humaines  avec  la  terre  et  sur  le  carac- 
tère général  du  continent  africain  comparé  aux  autres  continents, 
ainsi  que  sur  les  révolutions  géologiques  qui  lui  ont  imprimé  ce 
caractère.  La  configuration  du  sol,  l'existence  du  désert  qui  forme 
une  barrière  presque  infranchissable,  le  conduisent  à  regarder  le 
nord  de  l'Afrique  comme  isolé  du  reste  de  la  partie  du  monde  à 
laquelle  il  appartient,  et  comme  se  rattachant  plutôt  k  l'Asie  avec 
laquelle  ses  communications  furent  toujours  plus  faciles  et  plus 
directes.  Aussi  n'hésite  l-il  pas  à  donner  une  origine  asiatique  à  la 
race  primitive  qui  peupla  l'Afrique  septentrionale.  Cent  la  race 

2V 


270  LITTERATURE, 

Libyenne  qui,  du  nom  d'un  de  ses  ancêtres,  Ber,  avait  fait  celui 
de  Berber,  sous  lequel  elle  se  désignait,  et  qui  est  encore  au- 
jourd'hui employé  soit  en  Asie,  soit  en  Afrique.  Elle  occupa  la 
première  le  nord  de  l'Afrique,  où  elle  fut  plus  tard  suivie  par  les 
Phéniciens  qui  vinrent  y  fonder  des  établissements  de  commerce, 
puis  par  les  Grecs,  dont  l'invasion  n'eut  pas  de  suites  durables, 
par  les  Juifs,  qui  s'y  fixèrent  el  s'y  maintinrent  dispersés  comme 
dans  toutes  les  autres  contrées  du  monde;  par  les  Romains,  les 
Vandales,  les  Byzantins,  les  Arabes  et  les  Turks,  qui  tour  a 
tour  y  établirent  leur  domination.  M.  Duprat  retrace  rapidement 
l'histoire  de  ces  émigrations  successives,  autant  du  moins  que 
cela  est  possible,  et  termine  en  montrant  la  France  qui  plante  le 
drapeau  de  la  civilisation  moderne  au  milieu  des  restes  mélangés 
de  toutes  ces  races  diverses.  Quels  sont  les  moyens  de  consolider 
son  empire,  comment  peut-elle  utiliser  ces  éléments  ethnogra- 
phiques si  variés,  sur  lequel  d'entre  eux  doit-elle  surtout  s'ap- 
puyer? Telles  sont  les  questions  que  M.  Duprat  examine.  Il  re- 
pousse avec  force  la  théorie  de  l'occupation  r^^streinle  qui  lui 
paraît  démentie  par  l'étude  des  faits  et  des  lieux,  il  signale  les 
fautes  commises  et  présente  le  plan  d'une  politique  nouvelle, 
fondée  sur  la  connaissance  des  races,  qu'il  résume  ainsi  : 

a  Ce  livre  a  été  commencé  au  bruit  d'une  bataille.  Le  bruit 
s'est  assoupi;  il  tombe  chaque  jour:  il  doit  bientôt  cesser.  Cet 
empire  que  tant  de  peuples  ont  possédé  tour  à  tour  passe  déjà 
dans  les  mains  de  la  France.  Il  le  faut  bien.  La  France  a  porté 
dans  l'Afrique  septentrionale  trois  éléments  qui  domineront  tou- 
jours le  monde  :  la  richesse,  la  force  et  l'intelligence. 

«  Nous  parlions  un  jour,  avec  trois  hommes,  de  cette  grande 
hitle  ouverte  depuis  plusieurs  années  dans  le  Maghreb.  Ces  trois 
hommes  appartenaient  au  pays,  à  ses  trois  principales  races.  Il 
y  avait  un  Juif,  un  Kabyle  el  un  Arabe.  L'Arabe  et  le  Kabyle 
avaient  porté  les  armes  contre  nous;  puis  ils  s'étaient  retirés  de 
la  mé'ée.  Le  Juif  n'avait  point  combattu,  parce  qu'un  Juif, 
dans  l'Afrique  du  nord,  ne  combat  jamais;  mais  il  savait  que  la 
France  avait  beaucoup  d'argent:  peut-être  même  en  avait-il  pris 
un  peu,  grâce  au  désordre  profond  qui  s'est  glissé  partout,  en 
Algérie,  dans  l'adminislralion  de  notre  fortune  publique. 


HISTOIRE.  27t 

«  —  La  France  triomphera,  disait  l'ihoud  ;  elle  envoie  ici  des 
vaisseaux  chargés  d'or;  et  un  geste  d'admiration  cupide  échap- 
pait au  fils  d'Abraham. 

c  —  Elle  est  puissante ,  ajoutait  gravement  l'homme  de  la 
montagne,  l'énergique  Berber;  ses  soldats  couvrent  la  plaine, 
et  ils  volent  à  travers  nos  rochers  comme  les  aigles  de  l'Atlas. 

«  —  Nous  volons  plus  vite  qu'eux,  répondait  l'Arabe,  un  de 
ces  esprits  religieux  et  contemplatifs  de  l'orient;  mais  Allah  les 
a  instruits. 

«  Ces  trois  hommes  résolvaient  ainsi ,  à  la  vue  de  l'Atlas  et 
de  la  Méditerranée,  ce  grand  problème  que  la  France  poursuit 
dans  l'Afrique  du  nord,  » 


AVElVTUnES  de  Robinson  Crusoé,  par  I).  de  Foé ,  traduites  par 
IMine  Amable  Tastu ,  précédées  d'une  notice  sur  de  Foé  par  Ph. 
Chasles,  et  sui^ies  d'une  notice  sur  le  matelot  Seikirk  et  sur  les 
Caraïbes,  par  F.  Denis,  et  d'une  dissertation  religieuse  par  l'abhé 
Labouderie;  Paris,  chez  Didier,  35,  quai  des  Augustins,  1  vol.  in- 12, 
5  fr.  50  c. 

La  traduction  de  M"*®  Tastu  est  sous  tous  les  rapports  supé- 
rieure à  l'ancienne.  Tout  en  conservant  au  chef-d'œuvre  de 
Daniel  de  Foé  le  ton  simple,  le  caractère  sérieux  qui  le  distin- 
guent, elle  a  su  rendre  au  récit  le  charme  d'un  style  élégant  et 
pur.  C'est  à  la  fois  bonorer  dignement  la  mémoire  de  l'auteur  et 
bien  servir  les  intérêts  de  la  jeunesse,  dont  il  importe  de  former 
le  goût  par  des  lectures  autant  que  possible  irréprochables  sous 
le  rapport  littéraire  comme  sous  tous  les  autres.  En  tête  du  vo- 
lume se  trouve  une  notice  dans  laquelle  M.  Philarète  Chasles  a 
rassemblé  tout  ce  que  l'on  sait  de  la  vie  de  Foé.  Ce  ne  sont  guère 
que  des  fragments  fort  incomplets,  car  l'homme  de  génie  dont 
le  livre  a  traversé  les  siècles  as'ec  une  renommée  de  plus  en  plus 
universelle,  vécut  assez  obscur,  ne  fut  point  apprécié  par  ses 
contemporains,  et  après  avoir  été  exposé  au  pilori  pour  un  pam- 
phlet religieux,  mourut  misérable,  victime  de  l'ingratitude  d'un 
fils  auquel  il  avait  eu  l'imprudence  d'abandonner  sa  fortune. 


272  LITTÉRATURE,  HISTOIRE. 

M.  Chasles  met  en  saillie  les  nobles  et  généreuses  qualités  de 
Foé,  son  dévouement  à  la  cause  du  roi  Guillaume,  sa  probité 
parfaite,  ses  constants  efforts  pour  se  libérer  des  dettes  que  de 
fausses  spéculations  lui  avaient  fait  contracter.  Mais  on  regrettera 
que  l'absence  de  documents  l'ait  empêché  de  donner  des  détails 
plus  circonstanciés,  plus  positifs,  de  développer  davantage  un 
sujet  aussi  intéressant.  C'est  moins  une  biographie  qu'une  suite 
de  considérations  philosophiques  et  morales  où  de  Foé  est  jugé 
d'après  ses  écrits  plutôt  que  d'après  ses  actes.  Quant  à  la  disser- 
tation de  l'abbé  Labouderie,  elle  est  destinée  à  servir  de  passeport 
à  Robinson  Criisoé  auprès  des  lecteurs  catholiques.  C'est  un  exa- 
men des  doctrines  religieuses  de  l'auteur  anglais,  dans  lequel 
sont  signalés  les  points  qui  portent  plus  particulièrement  le  ca- 
chet du  protestantisme.  M.  Labouderie,  du  reste  grand  admi- 
rateur de  la  tendance  religieuse  dont  Robinson  est  empreint  d'un 
bout  à  l'autre,  tient  à  en  élaguer  ce  qui  n'est  pas  conforme  aux 
croyances  de  l'Eglise  romaine.  Mais  il  le  fait  avec  une  sage  mo- 
dération, et  se  montre  animé  d'un  esprit  de  tolérance  très-louable. 
II  étabht  un  parallèle  ingénieux  entre  le  roman  de  Foé  et  l'ou- 
vrage de  Silvio  Pellico,  «  parce  que,  dit-il,  il  est  impossible  de 
n'être  pas  frappé  de  la  parfaite  ressemblance  qui  s'offre  dans  leur 
retour  à  la  religion,  et  dans  les  principes  fondamentaux  sur  les- 
quels ils  se  sont  appuyés  l'un  et  l'autre.  »  Il  partage  le  respect 
des  protestanis  pour  la  Bible  «  et  surtout  pour  le  Nouveau  Tes- 
tament, qui  n'a  besoin  que  d'être  médité  pour  porter  dans  tous 
les  cœurs  l'amour  de  son  auteur,  et  dont  on  ne  quitte  pas  la 
lecture  sans  se  sentir  meilleur  qu'auparavant!  »Enun  mot,  son 
catholicisme  large  et  élevé  nous  semble  très-différent  de  celui 
que  professe  en  général  le  clergé  romain. 


RELIGION,  PHILOSOPHIE,  MORALE,  ÉDUCATION.    275 
RELIGION,  PHILOSOPHIE,  MORALE,  ÉDUCATION. 


PRINCIPES  de  Philosophie  physique  pour  servir  de  base  à  la  méta- 
physique de  la  nature  et  à  la  physique  expérimentale,  par  L.-A. 
Gruyer  ;  Paris,  chez  Ladrange,  1 9,  quai  des  Augustins,  i  vol.  in-S", 
7fr.,        ,. 

La  philosophie  physique  est  celle  qui  a  pour  objet  le  monde 
matériel;  «  par  une  étude  approfondie  des  rapports  qui  existent 
entre  fous  les  êtres  qu'elle  considère,  elle  cherche  à  pénétrer 
aussi  loin  qu'il  est  possible  dans  leur  nature  intime,  à  voir  les 
choses  sous  leur  véritable  aspect,  ou  telles  qu'elles  sont  en  elles- 
mêmes,  et  non  telles  qu'elles  se  présentent  à  nous,  le  plus  sou- 
vent environnées  d'illusions.  »  Elle  consiste  dans  la  réflexion  et 
le  raisonnement  appliqués  à  la  physique  d'observation.  Celle-ci 
fournit  les  matériaux  que  la  philosophie  rapproche,  généralise, 
compare,  de  manière  à  en  déduire  des  conséquences  qui  lui  per- 
mettent de  remonter  à  des  principes  que  l'expérience  ne  peut 
constater  directement,  mais  qui  sont  très  propres  à  lier  les  phé- 
nomènes entre  eux  et  à  les  faire  mieux  comprendre.  C'est  ainsi 
que  l'on  est  arrivé  à  découvrir  quelques-unes  des  grandes  lois  qui 
régissent  la  matière,  et  que  l'on  peut  espérer  d'en  mieux  connaître 
le  mécanisme,  d'en  mieux  apprécier  le  caraclère  véritable.  Une 
pareille  étude  est  essentiellement  philosophique,  d'abord,  parce 
que  la  nature  mixte  de  l'homme  exige  qu'on  l'envisage  a  la  fois 
sous  ses  divers  aspects,  ensuite  parce  que  la  contemplation  des 
merveilleuses  harmonies  du  monde  matériel  conduit  à  la  connais- 
sance de  Dieu  et  de  ses  perfections.  Aussi  les  anciens  philosophes 
dirigèrent-ils  de  bonne  heure  leurs  investigations  de  ce  côté.  La 
première  hypothèse  qu'ils  imaginèrent  et  que  tous  sans  exception 
admirent,  fut  de  rattacher  tous  les  phénomènes  à  un  principe 
unique,  à  un  agent  universel.  L'idée  de  l'unité  séduit  toujours 
l'esprit  humain  ,  qui  croit  y  trouver  un  moyen  plus  facile  de  sai- 
sir les  causes  en  les  ramenant  toutes  à  la  même  origine.  Ainsi 
les  anciens  attribuaient  les  phénomènes  de  la  nature  à  un  fluide 


274  RELIGION,  PHILOSOPHIE, 

subtil,  qui  occupait  tout  l'espace  et  formait  la  substance  des  êtres, 
soit  corporels,  soit  spirituels.  Nul  ne  put  jamais  donner  une  idée 
bien  nette  de  ce  fluide,  mais  les  philosophes  de  l'Inde,  de  la 
Chine,  de  l'Egypte  et  de  la  Grèce,  acceptèrent  l'existence  de 
cette  matière  élhérée  et  éternelle.  Us  la  nommèrent  tour  à  tour 
infini,  vide,  espace,  capacité,  matière  première,  éther,  feu  cé- 
leste, etc.,  suivant  le  point  de  vue  sous  lequel  ils  l'envisageaient. 
Dans  cette  hypothèse,  l'être  suprême,  les  dieux  subalternes,  les 
anges  ou  démons,  et  l'âme  humaine,  ne  sont  que  cette  même 
substance  dans  un  haut  degré  de  raréfaction  ;  la  matière  est  donc 
divisée  en  deux  portions,  dont  l'une  ne  peut  ni  se  mettre  d'elle- 
même  en  mouvement,  ni  conserver  le  mouvement  qui  lui  est 
imprimé,  tandis  que  l'autre,  au  contraire,  jouit  d'une  activité 
propre  qu'elle  peut  communiquer  et  maintenir.  L'erreur  des  an- 
ciens, à  cet  égard,  provenait  de  l'idée  fausse  qu'ils  se  faisaient 
de  l'inertie  des  corps,  dont  la  véritable  nature  est  de  demeurer 
dans  l'état  où  ils  se  trouvent,  et  de  conserver  leur  état  de  mou- 
vement tout  comme  leur  état  de  repos,  par  l'impossibilité  même 
où  ils  sont  de  rien  changer  à  leur  manière  d'être.  Croyant  que 
l'inertie  n'était  qu'une  tendance  au  repos,  et  ne  concevant  que 
des  êtres  matériels,  il  fallait  bien  en  supposer  quelques-uns  doués 
de  cette  propriété  essentielle. 

Descartes,  avec  ses  tourbillons,  ne  fit  pas  faire  de  progrès  h  la 
philosophie  physique.  A  l'élher  des  anciens,  il  substitua  l'éten- 
due ou  l'espace,  qui,  selon  lui,  constitue  la  matière,  le  corps  en 
général.  Il  n'admet  donc  pas  de  vide,  il  n'admet  pas  non  plus 
d'atomes  ou  de  parties  indivisibles;  la  matière  est  divisible  à  l'in- 
fini, mais  elle  se  compose  de  trois  sortes  d'éléments  de  formes 
différentes,  qui  se  meuvent  en  tout  sens  et  composent  la  matière 
du  ciel,  divisée  en  plusieurs  tourbillons  entraînés  par  le  mou- 
vement du  soleil  et  des  planètes. 

Leibnitz  nie  aussi  le  vide  et  les  atomes.  Il  suppose  les  corps 
actuellement  divisés  en  une  infinité  de  parties  sans  étendue, 
qu'il  appelle  des  monades  et  qui  ne  laissent  aucun  intervalle 
entre  elles.  Il  admet  dans  tous  les  corps  une  tendance  au  mou- 
Tement,  une  force  par  laquelle  ils  tendent  à  se  mouvoir.  Dans 
son  système,  le  moindre  corpuscule  de  matière  contient  une  in- 


MORALE,  ÉDUCATION.  275 

finité  d'êtres  vivants ,  une  infinité  de  mondes  avec  leurs  animaux, 
leurs  plantes,  etc.  Il  n'y  a  point  de  mort  réelle,'  il  n'y  a  que  ré- 
trécissement ou  contraction  de  l'animal,  et  après  la  mort,  l'âme, 
qui  n'est  elle-même  qu'une  monade  plus  parfaite,  reste  toujours 
unie  à  un  corps  subtil. 

M.  Gruyer  n'a  pas  de  peine  à  démontrer  combien  de  telles 
doctrines  sont  inconciliables  avec  les  données  fournies  par  l'ob- 
servation. L'existence  d'une  matière  uniA'erselle  qui  remplirait 
tout  l'espace,  et  dont  cependant  les  particules  seraient  douées 
d'un  mouvement  continuel  en  tout  sens  n'est  pas  admissible.  Un 
fluide  impénétrable  et  d'une  densité  absolue  opposerait  h  tout 
corps  qui  tendrait  a  se  mouvoir  une  résistance  absolue.  En  sup- 
posant même  avec  Descartes  que  la  matière  subtile  est  divisible 
à  l'infini,  il  n'y  aurait  pas  moins  des  frottements  et  des  résis- 
tances non-interrompues.  Il  faut  donc  bien  admettre,  non-seule- 
ment que  ce  n'est  point  l'espace  ou  l'étendue  qui  constitue  le 
corps,  mais  que  l'espace  n'est  pas  entièrement  plein,  et  qu'il  y 
a  du  vide  dans  la  nature. 

L'étendue  et  la  durée  sont  pour  nous  des  conditions  d'exis- 
tence de  toutes  les  choses  imaginables.  Mais  elles  ne  constituent 
pas  l'essence  de  ces  choses  et  ne  sont  point  des  propriétés  de  la 
matière.  L'idée  de  l'étendue  nous  vient  de  celle  de  limites;  l'ac- 
quisition de  cette  idée  est  soumise  à  deux  conditions:  le  mouve- 
ment, et  l'existence  de  plusieurs  êtres  les  uns  hors  des  autres. 
Le  sens  du  toucher,  seul ,  sans  être  accompagné  de  mouvement, 
ne  nous  donnerait  point  l'idée  de  l'étendue  ;  tandis  que  nous  pou- 
vons la  concevoir  en  nous  figurant  un  espace  limité,  sans  cou- 
leur et  sans  résistance.  En  d'autres  termes,  un  corps  ne  saurait 
exister  pour  nous  sans  étendue,  mais  l'idée  de  l'étendue  n'en- 
traîne pas  précisément  dans  notre  esprit  la  présence  d'un  corps. 
Quant  h  la  durée,  elle  résulte  de  l'idée  de  repos,  de  fixité  ou  de 
stabilité;  elle  n'est  au  fonds  que  la  manière  d'être  des  choses 
qui  ne  subissent  aucun  changement,  soit  en  elles-mêmes,  soit 
dans  leurs  relations.  Le  temps  est  sans  doute  indépendant  du 
mouvement  et  de  toute  espèce  de  succession.  Mais  comme  nous 
n'apprécions  sa  durée  que  par  les  changements  successifs  qui 
s'opèrent  en  nous  et  dans  les  objets  qui  nous  entourent,  on  peut 


276        RELIGION,  PHILOSOPHIE,  MORALE,  ÉDUCATION. 

bien  dire  que  pour  nous,  exister  et  durer,  c'est  changer.  Cepen- 
dant des  changements  ne  pourraient  so  succéder  s'ils  n'avaient 
pas  eux-mêmes  une  certaine  durée,  ou  s'ils  n'étaient  pas  séparés 
les  uns  des  autres  par  de  certains  intervalles  de  temps.  La  durée 
n'est  donc  pas  absolument  inséparable  des  idées  de  passé  et  d'a- 
venir qui  nous  servent  à  la  limiter  ;  elle  existe  pour  l'Etre  éternel 
et  immuable  sous  la  forme  d'un  présent  continu. 

M.  Gruyer  combat  ici  l'opinion  de  Condillac,  et  passant  ensuite 
aux  propriétés  de  la  matière,  il  défunt  ce  qu'on  doit  entendre  par 
l'essence  des  corps,  puis  il  traite  tour  a  tour  des  différentes 
propriétés  générales  des  corps ,  et  s'efforce  de  les  rattacher  aux 
principes  fondamentaux  qu'il  a  posés  touchant  le  vide  et  les 
atomes,  la  force  d'inertie  et  le  mouvement.  Nous  ne  pouvons 
songer  à  donner  une  analyse  complète  de  ce  travail  remarquable 
par  la  rigueur  logique  des  déductions,  autant  que  par  la  préci- 
sion et  la  clarté  du  style.  Nous  nous  contenterons  de  dire  que 
M.  Gruyer  se  montre  toujours  critique  très-judicieux  et  déploie 
un  esprit  vraiment  philosophique  dans  l'examen  auquel  il  se 
livre.  Mais  il  n'arrive  pas  à  des  résultats  bien  positifs,  et  ce  qui 
semble  ressortir  le  mieux  de  ses  savantes  recherches,  c'est  que 
la  cause  commune  des  phénomènes  du  monde  matériel  est  encore 
un  mystère  impénétrable  pour  l'homme.  Il  n'essaie  même  pas 
de  résumer  l'ensemble  de  ses  idées  sous  forme  de  système,  et 
n'émet  qu'avec  beaucoup  de  réserve  quelques  hypothèses  nou- 
velles. Une  seule,  celle  qui  concerne  j'électricité^nvisagée  comnie 
un  simple  produit  de  l'action  du  calorique  sur  la  surface  des  corps, 
est  développée  par  lui  dans  l'Appendice  avec  une  certaine  éten- 
due. M.  Gruyer  convient  du  reste  lui-même  que  son  livre  doit 
être  considéré  plutôt  commo  un  recueil  de  morceaux  détachés, 
qui  ont  surtout  pour  objet,  d'une  part,  de  signaler  des  erreurs 
graves,  admises  généralement  comme  des  vérités,  et  sur  les- 
quelles se  fondent  bon  nombre  de  systèmes  qui  n'ont  pas  d'autre 
base,  et,  d'autre  part,  d'élabUr  quelques  principes  inébranlables 
qui  puissent  servir  de  point  d'appui  h  tout  système  métaphysique 
sur  la  nature.  Or  ce  double  but  nous  paraît  atteint,  lors  même 
que  les  opinions  de  l'auteur  pourront  sans  doute  soulever  des 
objections  plus  ou  moins  graves. 


SCIENCES  ET  ARTS.  277 

SCIENCES  ET  ARTS. 


DU  HACHISCH  et  de  l'aliénation  mentale,  éludes  psychologiques,  par 
J.  îMoreau,  médecin  de  Thospicc  de  IJiccIre;  Paiis,  1  vol.  in-S", 
7  francs. 

Le  Hachisch  est  une  espèce  de  chanvre  dont  le  principe  actif 
forme  la  base  de  presque  toutes  les  préparations  enivrantes  usi- 
tées en  Egypte,  en  Syrie  et  dans  la  plupart  des  contrées  de  l'O- 
rient. Les  Arabes  surtout  en  font  un  extrait  gras  qu'ils  appellent 
Dauamesc,  et  dont  ils  prennent  des  doses  plus  ou  moins  fortes 
pour  se  procurer  le  même  genre  de  jouissances  que  les  Chinois 
demandent  à  l'opium.  Mais  les  effets  du  Hachisch  ont  un  carac- 
tère particulier  qui  les  rapproche  beaucoup  plus  des  hallucina- 
tions de  la  folie,  et  cependant  ils  laissent  à  l'intelligence  assez 
de  liberté  pour  qu'elle  puisse,  avec  une  volonté  ferme,  demeurer 
en  quelque  sorte  spectatrice  des  désordres  causés  par  l'ivresso 
qu'ils  produisent.  Frappé  des  avantages  que  l'observation  peut 
lircr-d'un  pareil  phénomène,  M.  Moreau  en  a  fait  l'objet  d'une 
étude  spéciale,  qui  lui  a  paru  devoir  fournir  quelques  données 
utiles  pour  le  traitement  des  maladies  mentales.  Un  séjour  en 
Orient  l'ayant  familiarisé  avec  les  propriétés  du  Hachisch  ,  il 
s"est  mis  h  expérimenter  soit  sur  lui-même,  soit  sur  quelques 
amis  qui  ont  bien  voulu  le  seconder  dans  ses  recherches,  et  c'est 
le  résultat  de  ces  expériences  multipliées  qu'il  publie  aujour- 
d  hui.  Son  but  est  de  suivre  ainsi  dans  l'excitation  factice  causée 
par  cet  agent  le  développQment  de  l'aliénation  mentale,  et  de 
constater  successivement  soit  les  divers  phénomènes  psycho'o- 
giqucs  que  présente  sa  marche,  soit  les  conditions  physiologi- 
ques et  pathologiques  sous  l'empire  desquelles  se  manifestent  les 
hallucinations. 

L'élément  primitif  de  toute  espèce  de  folie  consiste,  suivant 
lui,  dans  la  désaggrégation  des  idées,  ou,  comme  il  le  dit,  «  dans 
la  dissolution  du  composé  intellectuel  qu'on  nomme  facultés  mo- 
rales, ï  C'est  aussi  l'un  des  premiers  symptômes  qu'il  rcmarquo 

25 


278  SCIENCES  ET  ARTS. 

dans  l'ivresse  du  hachisch.  A  la  sensation  phvsiquede  bien-être 
qu'elle  procure  d'abord,  succède  bientôt,  à  mesure  que  l'excita- 
tion augmente,  a  l'affaiblissement  de  plus  en  plus  sensible  du 
pouvoir  que  nous  avons  de  diriger  nos  pensées  à  notre  guise,  là 
où  nous  voulons  et  comme  nous  voulons.  Insensiblement  nous 
nous  sentons  débordés  par  des  idées  étrangères  au  sujet  sur  le- 
quel nous  voulons  fixer  notre  attention.  Ces  idées,  que  la  volonté 
n'a  point  évoquées,  qui  surgissent  dans  votre  esprit,  on  ne  sait 
ni  pourquoi  ni  comment,  qui  viennent  on  ne  sait  d'oii,  devien- 
nent de  plus  en  plus  nombreuses,  plus  vives,  plus  saisissantes. 
Bientôt  on  y  prête  plus  d'attention;  on  les  suit  dans  leurs  asso- 
ciations les  plus  bizarres,  dans  leurs  créations  les  plus  impossi- 
bles et  les  plus  fantastiques....  Si,  par  an  effet  de  votre  vo- 
lonté, vous  reprenez  le  fil  interrompu  de  vos  idées,  celles  que 
vous  venez  d'écarter  retentiront  encore  dans  votre  esprit,  mais 
comme  dans  un  passé  déjà  éloigné,  avec  la  forme  fugitive,  vapo- 
reuse des  rêves  d'une  nuit  agitée.  »  De  la  les  erreurs  les  plus 
singulières  sur  le  temps  et  l'espace.  La  rapidité  avec  laquelle  se 
succèdent  les  images  changent  les  minutes  en  années  et  les  heu- 
res en  siècles.  Puis  le  développement  de  la  sensibilité  des  orga- 
nes rend  les  impressions  toujours  plus  vives.  Le  sens  de  l'ouïe 
surtout  acquiert  une  susceptibilité  prodigieuse  qui  donne  à  la 
musique  l'influence  la  plus  puissante.  «  C'est  ici  vraiment  que 
les  expressions  manqueat  pour  peindre  les  émotions  de  toute 
sorte  que  peut  faire  naître  l'harmonie.  La  musique  la  plus  gros- 
sière, les  simples  vibrations  d'une  harpe  ou  d'une  guitare  vous 
exaltent  jusqu'au  délire  ou  vous  plongent  dans  une  douce  mélan- 
colie. B  M.  Moreau  en  cite  plusieurs  exemples  frappants.  Sous 
l'empire  du  hachisch,  Tùme  semble  subjuguée  par  le  plus  léger 
accord  qui  se  fait  entendre.  Le  moindre  instrument,  la  voix  la  plus 
médiocre  la  fait  passer  à  son  gré  par  toutes  les  phases  de  la  joie 
ou  de  la  douleur,  de  l'exaltation  ou  de  l'abattement.  Enfin,  lors-' 
que  le  délire  est  porté  à  un  très  haut  degré ,  les  idées  fixes  pa- 
raissent et  dominent  la  A'olonté  au  point  de  dénaturer  les  affec- 
tions, d'y  porter  le  trouble  le  plus  complet,  amènent  des  impul- 
sions irrésistibles,  et  produisent  alors  les  illusions  et  les  hallu- 
cinations avec  toutes  leurs  conséquences.  Voilà  bien  la  gradation 


SCIENCES  ET  ARTS.  279 

de  la  folie  reptoduile  sous  ses  formes  diverses  par  l'ivresse  du 
hachisch.  L'analogie  est  frappante  ,  et  l'on  comprend  que  la 
science  puisse  en  tirer  quelques  inductions  précieuses.  M.  Mo- 
reau  se  montre  observateur  fort  ingénieux;  il  décrit  avec  beau- 
coup de  précision  les  curieux  efTots  du  hachisch,  et  fait  nettement 
ressorlir  leurs  rapports  avec  ceux  de  Faliéuation  mentale.  Celle- 
ci  semblerait  donc  avoir  sa  source  dans  des  désordres  purement 
physiques  ;  elle  ne  serait  produite  que  par  l'altération  des  orga- 
nes qui  sont  l'instrument  cii  le  siège  de  la  pensée.  Cette  hypo- 
thèse est  assurément  fort  probable;  il  est  évident  que  l'intelli- 
gence, quelle  que  soit  sa  nature,  ne  pouvant  se  manifester  au 
dehors  que  par  le  jeu  des  organes,  dès  qu'il  y  a  perturbation  chez 
ceux  ci  elle  doit  s'en  ressentir.  Mais  il  n'en  résulte  point  néces- 
sairement, comme  M.  Moroau  le  donne  à  penser,  que  l'intelligence 
soit  atteinte  dans  son  essence  même,  ou,  eh  d'autres  termes, 
qu'elle  ne  puisse  pas  avoir  une  existence  indépeiidante  des  or- 
ganes qui  la  mettent  en  rapport  avec  le  monde  extérieur.  M.  Mo- 
reau  laisse  percer  ici  les  tendances  matériahsles  si  communes  à 
i'école  française.  Ses  études  psychologiques  portenL  presque  uni- 
quement sur  la  partie  matérielle  de  Thomme,  et  il  ne  semble  pas 
admettre  que  la  nature  de  l'âme  puisse  être  difiérenîe.  C'est  ce- 
pendant une  contradiction  bien  étrange,  car  il  reconnaît  qu'au 
milieu  des  effets  du  hachisch,  si  pareils  suivant  lui  à  ceux  de  la 
folie,  son  intelligence  demeure  intacte,  spectatrice  paisible  des 
désordres  organiques,  assez  maîtresse  d'elle-même  pour  pouvoir 
observer,  comparer  et  réfléchir.  Sans  doute,  dans  la  folie  réelle 
il  n'en  est  pas  ainsi,  et  cette  force  de  volonté  qui,  chez  le  sa- 
vant, domine  l'aliénation  factice  causée  par  l'ivresse  des  sens, 
n'est  pas  une  faculté  accordée  a  tout  le  monde;  autrement  il  n'y 
aurait  jamais  de  folie  complète.  Mais  si  l'intelligence  peut  ainsi 
conserver  toute  son  intégrité,  quoique  ses  relations  avec  le  monde 
extérieur  soient  altérées  et  même  à  peu  près  interrompues  par  le 
trouble  jeté  dans  le  jeu  des  organes,  n'est-ce  pas  précisément 
une  preuve  de  l'immatérialité  de  l'âme  qui  plane  au-dessus  des 
phénomènes  physiques?  Du  reste,  M.  Moreau  n'énonce  point 
ses  idées  à  cet  égard  d'une  manière  absolue,  il  ne  prétend  nul- 
lement trancher  une  question  si  difficile  ;  l'objet  principal  de  ses 


280  SCIENCES  ET  ARTS. 

recherches  est  d'éliulier  les  phénomènes  de  l'aliénation  menlale 
en  vue  de  leur  Irailemcnt,  et  ses  ingénieuses  observations  l'ont 
coni^uit  à  employer  le  hachisch  dans  ce  but.  11  cite  plusieurs  cas 
dans  lesquels  le  succès  a  couronné  ses  efforts.  En  attendant 
qu'un  plus  grand  nombre  d'expériences  permette  d'apprécier  la 
valeur  de  ce  nouveau  remède,  les  données  que  renferme  son  li- 
vre offrent  un  grand  attrait  a  la  curiosité  du  lecteur,  et  nous  pa- 
raissent dignes  d'exciter  au  plus  haut  degré  l'attention  des  mé- 
decins. Si  elles  ne  répondent  pas  tout  à  fait  au  titre  d'Eludés 
psychologiques  que  M.  Moreau  leur  a  donné,  la  science  n'en 
pourra  pas  moins  tirer  quelques  directions  utiles,  car  des  faits 
bien  observés  et  bien  décrits  sont  toujours  pour  elle  une  source 
précieuse  de  lumière,  et  par  conséquent  de  progrès. 


ÎVOTICF.  sur  les  eaux  thermales  de  Loèche-les-Bains  et  sur  sesenM*- 
rons,  par  A.  Loretan  ,  doct.-méd.,  traduit  de  l'allemand;  Genève, 
chez  Ab.  Cherbuliez  et  C^;  Paris,  même  maison,  in-8°. 

Cette  notice  est  fort  bien  faite;  ce  n'est  pas,  comme  il  arrive 
quelquefois  aux  publications  de  ce  genre,  un  simple  prospectus 
destiné  a  prôner  les  vertus  universelles  des  eaux,  et  a  séduire 
les  malades  par  des  promesses  illusoires.  M.  le  docteur  Loretan 
n'embouche  point  la  trompette  du  charlatanisme ^  il  parle  en 
homme  qui  a  fait  une  élude  sérieuse  de  son  sujet,  qui  connaît 
parfaitement  les  propriétés  spéciales  du  remède  qu'il  administre, 
et  possède  une  longue  expérience  de  ses  effets  dans  les  différen- 
tes maladies  auxquelles  il  peut  s'appliquer  avec  espoir  de  guéri- 
son.  Son  travail  est  divisé  en  deux  parties.  La  première  ren- 
ferme la  topographie  et  Thistorique  des  Bains,  l'analyse  chimique 
des  eaux  minérales,  les  renseignements  nécessaires  aux  per,son- 
iies  qui  viennent  y  séjourner,  l'indication  des  promenades  les 
plus  intéressantes  des  environs.  La  seconde  partie  est  consacrée 
à  l'emploi  médical  des  bains;  on  y  trouve  d'utiles  directions  sur 
la  manière  de  les  prendre,  sur  l'hygiène  qui  doit  les  accompa- 
gner, sur  les  phénomènes  qu'ils  produisent,  ainsi  que  la  revuo 
des  diverses  affections  dans  lesquelles  ils  pcuveni  être  vraiment 


SCIENCES  ET  ARTS.  281 

efficaces.  L'auteur  ne  craint  pas  d'entrer  dans  les  plus  minutieux 
détails,  et  ses  explications  claires  et  précises  nous  paraissent 
propres  à  rendre  de  précieux  services,  surtout  aux  malades  peu 
fortunés,  en  les  mettant  à  même  de  faire  leur  cure  presque  sans 
recourir  à  l'assistance  du  médecin. 


ETUDE  de  la  ISIorl,  ou  initiation  du  prêtre  à  la  connaissance  pratique 
des  maladies  graves  et  mortelles,  et  de  tout  ce  qui,  sous  ce  rapport, 
peut  se  rattacher  à  l'exercice  difficile  du  saint  ministère,  parP.  J.  C. 
Debreyne,  docteur  en  médecine,  religieux  de  la  Grande  Ti'appc; 
Paris,  1  vol.  in-S",  7  fr.  50  c. 

L'auteur  de  cet  ouvrage  s'est  proposé  d'écrire  spécialement 
pour  les  ecclésiastiques  qui  ont  charge  d'âmes,  dans  le  but  de 
leur  indiquer  les  divers  symptômes  auxquels  on  peut  reconnaître 
les  maladies  graves  et  les  approches  de  la  mort.  L'intention  de 
M.  Debreyne  est  de  leur  fournir  ainsi  le  moyen  de  se  rendre  plus 
utile  auprès  du  lit  des  malades,  soit  en  dirigeant  d'une  manière 
convenable  les  secours  médicaux,  soit  en  prenant  leurs  mesures 
de  telle  sorte  que  l'administration  des  saints- sacrements  ne  soit 
ni  intempestive  ni  trop  tardive.  Il  passe  donc  en  revue  tous  les 
cas  qui  peuvent  se  présenter  le  plus  souvent,  et  décrit  avec  beau- 
coup de  soin  les  signes  des  différentes  maladies,  leur  valeur  pro- 
nostique et  les  dangers  qu'ils  annoncent.  C'est  l'objet  de  sa  pre- 
mière partie,  qui  renferme  ainsi  la  branche  de  la  science  médicale 
qu'on  appelle  la  séméiologie.  Suivant  lui,  de  pareilles  données 
peuvent  être  fort  utiles  au  prêtre  dans  l'accomplissement  de  sa 
mission  ;  c'est  un  moyen  d'acquérir  la  confiance,  d'avoir  plus  ai- 
sément accès  chez  ceux  de  ses  paroissiens,  qui  sans  cela  peut- 
être  repousseraient  ses  consolations,  et  d'exercer  une  inûuenco 
qu'il  est  ensuite  facile  de  rendre  salutaire  et  féconde  sous  le  point 
de  vue  religieux.  Dans  la  seconde  partie  de  son  livre,  M.  De- 
breyne expose  les  diverses  phases  ou  formes  mortelles  de  toutes 
les  maladies  qui  en  sont  susceptibles,  c'ost-à-dire  les  groupes 
de  symptômes  qui  représentent  les  maladies  parvenues  à  ce  de- 
gré d'ititcnsilé  où  la  mort  paraît  devoir  êlrc  leur  inévitable  issue, 

25* 


282  SCIENCES  ET  ARTS. 

et  où  par  conséquent  l'inleivenlion  du  prêtre  est  devenue  indis- 
})ensable.  Ce  travail  puisé  aux  meilleures  sources  est  certaine- 
ment très-bien  fait;  c'est  un  résumé  clair  et  complet  de  l'état  ac- 
tuel de  la  science  à  cet  égard.  Mais  le  médecin  v  domine  exclusi- 
vement, et  si  l'auteur  n'avait  eu  la  précaution  d'inscrire  sur  le  titre 
sa  qualité  de  moine  de  la  Trappe,  rien  ne  pourrait  la  faire  soup- 
çonner, car  d'un  bout  "a  l'autre  de  l'ouvrage,  il  n'y  a  pas  une  seule 
pensée,  pas  un  seul  conseil  qui  ait  trait  h  la  marche  que  doit  sui- 
vre le  prêtre  dans  l'exercice  de  ses  fondions  pastorales.  Cette 
omission  est  assez  étrange,  car  enfin  c'est  précisément  la  le  point 
essentiel  et  le  plus  délicat,  celui  sur  lequel  il  importe  surtout  de 
venir  en  aide  à  l'inexpérience,  de  prévenir  par  de  sages  direc- 
tions les  excès  d'un  zèle  imprudent,  et  de  signaler  les  écueils 
contre  lesquels  il  vient  trop  souvent  échouer.  On  dirait  en  vérité 
que  la  mort  prochaine  soit  le  seul  fait  dont  le  prêtre  ait  à  s'en- 
quérir, et  qu'il  ne  doive  songer  au  salut  de  l'âme  que  lorsqu'il 
est  bien  sûr  qu'elle  va  quitter  le  corps.  Ce  n'est  pas  ainsi  que 
nous  comprenons  la  mission  du  prêtre;  nous  croyons  que  les 
secours  religieux  sont  beaucoup  plus  utiles  aux  vivants  qu'aux 
morts.  Même  en  acceptant  la  doctrine  de  l'Eglise  romaine  tou- 
chant l'extrême  onction,  les  ecclésiastiques  qui  ont  charge  d'âmes 
ne  doivent  pas  oublier  que  leur  tâche  embrasse  la  vie  de  l'homme 
dans  son  ensemble,  que  leur  ministère  est  éminemment  spiri- 
tuel, et  que  si  des  connaissances  médicales  sont  avantageuses 
pour  eux,  c'est  uniquement  en  vue  des  occasions  favorables  qu'ils 
trouvent  ainsi  de  faire  entendre  a  propos  la  voix  de  la  religion, 
et  de  préparer  son  triomphe  par  l'action  bienfaisante  d'une  cha- 
rité vive  et  éclairée.  Notre  docteur  trappiste  semble  au  contraire 
réduire  le  rôle  du  prêtre  a  celui  d'un  commis  de  bureau  des  pas- 
seports, dont  le  devoir  principal  est  de  veillera  ce  que  personne 
ne  parte  sans  avoir  sa  feuille  de  route  dûment  signée  et  timbrée. 


SCIENCES  ET  AftTS.  283 

ESSAI  sur  la  fortification  moderne,  ou  analyse  comparée  des  systèmes 
modernes  français  et  allemands,  par  IM.  P.-E.  Maurice,  capitaine 
du  génie,  ancien  élève  de  l'école  polytechnique,  ;  Paris,  i  vol.  in-S" 
avec  un  allas  in-d",  12  fr. 

L'auleur  de  cet  ouvrage  s'est  proposé  de  faire  connaître  les 
progrès  faits  dans  l'art  de  la  forllGcation,  et  d'exposer  les  princi- 
pes adoptés  par  l'école  moderne  soit  en  France,  soit  en  Allema- 
gne, en  comparant  les  résultats  des  deux  systèmes  qui  en  sont 
sortis.  M.  Maurice  a  visité  les  places  fortes  récemment  construi- 
tes ou  réparées.  Appartenant  à  la  Suisse,  pays  neutre,  et  par  con- 
séquent tout  à  fait  désintéressé  dans  la  question  de  l'amour-pro- 
pre  national,  il  était  bien  placé  pour  juger  impartialement  le  mé- 
rite des  travaux  en  eux-mêmes  sous  le  point  de  vue  de  leur  utilité 
réelle.  Bien  plus,  en  France  il  est  interdit  aux  officiers  du  génie 
de  rien  publier  sur  les  hautes  questions  qui  intéressent  la  défense 
de  leur  pays,  et  d'un  autre  côté  les  ingénieurs  allemands  parais- 
sent se  soucier  fort  peu  des  perfectionnements  apportés  parleurs 
voisins  aux  tracés  de  Yauban  et  de  Cormonlaingne  ;  ils  n'écrivent 
que  sur  leurs  propres  travaux,  et  les  Français  ne  les  lisent  pas. 
Les  deux  pays  restent  donc,  à  l'égard  de  leurs  progrès  mutuels, 
dans  une  ignorance  complète.  Cette  circonstance  suffirait  seule 
pour  attirer  l'attention  des  hommes  spéciaux  sur  le  livre  de 
M.  Maurice,  mais  il  se  recommande  encore  par  une  étude  sé- 
rieuse et  approfondie  des  principaux  points  qui  séparent  l'école 
française  de  l'école  allemande,  ainsi  que  par  les  descriptions  dé- 
taillées qu'il  donne  des  places  les  plus  importantes.  Ainsi  les 
chapitres  qui  traitent  des  fortifications  de  Paris,  de  Lyon,  de 
Grenoble,  de  Liniz,  Radstadt  et  Cobleiilz,  seront  lus  certaine- 
ment avec  un  vif  intérêt  par  les  militaires  désireux  de  se  mettre 
au  courant  de  l'état  actuel  de  la  science  des  fortifications  chez 
les  grandes  puissances  continentales. 

L'auleur  se  protionce  pour  la  supériorité  du  système  français 
qui  lui  paraît  être  fondé  sur  une  étude  plus  minutieuse  du  terrain 
à  défendre  et  offrir  im  ensemble  plus  complet,  plus  savamment 
combiné  pour  résoudre  le  problème  de  la  manière  'a  la  fois  la 
plus  satisfaisante  cl  la  plus  économique.  Le  système  allemand 


284  SCIENCES  ET  ARTS. 

.  se  distingue  par  le  fini  des  détails  et  leur  élégante  solidité.  Mais 
il  est  plus  exclusif,  présente  moins  d'innovations  heureuses  dans 
ses  tracés,  et  n'inspire  pas  la  même  confiance  que  l'on  éprouve 
à  la  vue  des  travaux  de  l'école  fraaçaise.  Son  principal  mérite 
est  d'offrir  de  nombreiises  ressources  à  la  guerre  de  retranche- 
ments, plutôt  que  de  faire  faire  des  progrès  réels  à  la  science  de 
la  fortification. 

L'Essai  de  M.  Maurice  est  écrit  avec  clarté,  mais  avec  une 
grande  précision  qui  suppose  chez  le  lecteur  les  connaissances 
requises  pour  comprendre -Fusage  de  toutes  les  pièces  d'un  front 
baslionné,  les  dispositions  générales  de  l'attaque  et  de  la  défense 
des  places,  et  les  principes  fondamentaux  de  la  tactique  moderne. 
Il  indique  du  reste  les  ouvrages  auxquels  on  pourra  recourir 
pour  aider  à  l'intelligence  des  planches  et  du  texte. 


RECUEIL  tîe  renseignements  relatifs  à  la  culture  des  beanx-aris  à 
Genève,  par  J.-J.  R'gaud,  ancien  syndic,  président  de  la  classe 
des  beaux-arts,  jjrcniière  partie,  dès  les  temps  anciens  jusqu'à  la 
fin  du  seizième  siècle  ;  Genève,  in-S",  fig. 

Genève,  ville  fort  ancienne,  dont  l'oriizine  se  perd  dans  la  nuit 
des  temps,  est  très-pauvre  en  monuments  antiques.  C'est  à  peine 
si  l'on  y  rencontre  quelques  vestiges  soit  de  la  domination  ro- 
maine, soit  des  époques  antérieures,  soit  même  de  celles  qui  l'ont 
suivie.  On  dirait  eu  vérité  qu'elle  soit  demeurée  toujours  pres- 
que entièrement  étrangère  à  la  culture  des  beaux  arts,  ainsi  que 
le  reproche  lui  en  a  souvent  été  fait.  Cependant,  quand  on  réflé- 
chit au  rôle  important  qu'elle  a  joué  dans  l'histoire  par  son  déve- 
loppement intellectuel,  on  ne  peut  guère  croire  que  ses  Iwbilants 
si  bien  doués  "a  tant  d'égards  aient  été  constamment  sous  ce  rap- 
port dans  un  état  d'infériorité  absolue.  Une  semblable  supposi- 
tion n'est  pas  admissible  ;  l'essor  que  la  peinture  a  pris  depuis 
quelques  années  h  Genève  lui  donne  un  démenti  formel.  Il  est 
donc  beaucoup  plus  probable  que  l'absence  de  monuments  an- 
ciens est  due  aux  vicissitudes  nombreuses  qu'à  subies  l'existence 
d'un  petit  pays  sans  cesse  préoccupé  de  sa  défense  contre  des 


SCIENCES  ET  ARTS.  285 

voisins  ambiteux  et  jaloux.  A  l'action  générale  du  temps,  de  la 
taibarie  et  des  désastres  de  la  guerre,  est  venue  se  joindre  pour 
Genève  celle  des  agitations  politiques,  des  troubles  intérieurs  et 
du  puritanisme  religieux.  Ravagée  plusieurs  fois  par  des  conqué- 
rants, exposée  à  des  luttes  continuelles  contre  des  ennemis  bien 
supérieurs  en  puissance  et  en  richesse,  la  petite  cité  n'avait  pas 
trop  de  toutes  ses  ressources  pour  se  maintenir,  et  ne  pouvait 
trouver  ni  le  loisir,  ni  le  moyen  de  favoriser  les  beaux  arts.  Quand 
elle  eut  conquis  son  indépendance,  il  fallut  songer  a  la  défendre 
par  des  sacrifices  de  tous  les  jours,  et  l'esprit  de  la  Réforme,  qui 
était  le  plus  ferme  appui  de  sa  liberté,  n'avait,  dans  sa  ferveur 
primitive,  que  trop  de  tendance  h  détruire  les  vestiges  de  l'épo- 
que païenne  où  de  celle  du  moyen  âge  qu'il  embrassait  également 
dans  une  commune  réprobation.  Et  non  seulement  ou  ne  se  sou- 
ciait guère  alors  de  préserver  d'une  ruine  -complète  les  monu- 
ments qui  pouvaient  subsister,  mais  encore  nul«e  songeait  a  re- 
cueillir du  moins  leur  histoire  avant  que  la  tradition  fut  complè- 
tement oubliée.  Aujourd'hui,  les  idées  ont  bien  changé  a  cet 
égard ,  un  heureux  retour  s'est  opéré  dans  les  esprits  ;  on  com- 
prend que  la  culture  des  beaux  arts  n'est  nullement  inconciliable 
avec  la  foi  protestante,  et  l'on  cherche  par  de  patientes  investi- 
gations à  réparer  la  négligence  des  siècles  précédents,  à  retrouver 
quelques  données  sur  les  monuments  que  Genève  a  possédés  ja- 
dis. Ce  sont  les  résultats  obtenus  jusqu'à  présent  que  M.  Rigaud 
s'est  proposé  de  faire  connaître  dans  la  notice  qui  fait  l'objet  de 
cet  article.  Quoique  peu  nombreux  et  fort  incomplets,  ils  suffi- 
sent déjà  pour  prouver  que  Genève  ne  fut  pas  tout  a  fait  étran- 
gère à  la  culture  des  beaux-arts.  Le  seul  vestige  qui  reste  des 
temps  primitifs  est  une  pierre  druidique  dont  la  surface  présente 
quatre  figures  de  femme  grossièrement  travaillées.  Tl  est  im- 
possible de  lui  assigner  une  date  précise,  mais  elle  appartient  cer- 
tainement à  une  époque  très-reculée.  L'époque  romaine  a  laissé 
plus  de  traces;  il  est  probable  que  sous  la  domination  des  maîtres 
du  monde,  Genève  vit  s'élever  de  beaux  édifices.  Malheureuse- 
ment, presque  détruite  au  quatrième  siècle,  ravagée  vers  la  fin 
du  cinquième,  en  proie  à  de  fréquents  incendies,  elle  n'en  a  pu 
conserver  aucun;  les  rares  débris  que  l'on  rencontre  en  prati- 


286  SCIENCES  ET  ARTS. 

quant  des  fouilles  sont  trop  mutilés  pour  permettre  même  de  dé- 
terminer à  quelle  espèce  de  monuments  ils  ont  appartenu.  Quel- 
ques-uns d'entre  eux  seulement  montrent  par  l'élégance  et  le  fini 
de  leurs  détails  que  l'art  de  la  sculpture  avait  atteint  un  haut  de- 
gré de  perfection.  L'époque  chrétienne  a  doté  Genève  du  temple 
de  Saint-Pierre,  qui  atteste  les  progrès  de  l'architecture,  mais  que 
]a  Réforme  a  privé  de  tous  les  accessoires  dont  il  était  orné,  tels 
que  tableaux,  statues,  autels,  etc.  Quelques  vitraux  peints  ont 
seuls. été  conservés.  Cependant  les  registres  de  la  bourgeoisie 
nous  apprennent  qu'au  quinzième  siècle  Genève  comptait  parmi 
ses  citoyens  un  grand  nombre  d'artistes,  et  les  documents  histo- 
riques nous  fournissent  des  renseignements  sur  les  principaux 
objets  d'art  qui  furent  anéantis  par  le  zèle  brutaPdes  réformés. 
M.  Rigaud  mentionne  d'ailleurs  maints  ouvrages  plus  ou  moins 
précieux  qui  datent  des  quinzième  et  seizième  siècles,  et  qui  ne  peu- 
vent laisser  aucun  doute  sur  le  développement  que  la  culture  des 
beaux-arts  avait  pris  a  Genève.  La  seconde  partie  de  son  tra- 
vail comprendra  les  temps  modernes  jusqu'à  nos  jours ,  et  lui 
fournira  sans  doute  une  matière  plus  riche  et  plus  intéressante. 


DIJSSIIV  LIIVEAIRE  à  la  règle  et  au  compas,  appliqué  à  Pindiistrie, 
orné  de  80  tableaux  gravés  sur  acier  et  présentant  un  choix  com- 
plet de  521  dessins;  par  M.  J,-P.  Thénot;  Paris,  chez  Pesron,  13, 
rue  Pavée  Saint-André-des-Arts,  i  vol.  in-8°;  à  fr.  50  c. 

M.  Thénot  persuadé  que  la  connaissance  du  dessin  n'est  pas 
moins  utile  à  toutes  les  professions  que  celle  de  la  lecture  et  de 
l'écriture  travaille  avec  un  zèle  louable  à  en  faciliter  l'étude,  h  en 
mettre  les  premiers  éléments  à  la  portée  de  tous.  Ses  traités  de 
perspective  ont  obtenu  un  grand  succès,  et  sa  méthode  est  regar- 
dée comme  la  plus  propre  à  populariser  cet  enseignement.  Le 
volume  que  nous  annonçons  ici  renferme  le  premier  degré  du 
dessin  appliqué  à  l'industrie.  C'est  l'étude  de  la  forme  géométri- 
que des  surfaces  et  des  corps.  On  y  trouve  une  suite  d'opérations 
précieuses  non-seulement  pour  la  plupart  des  artisans  qui  ont 
besoin  d'exactitude  dans  les  proportions  et  les  rapports  des  objets 


SCIENCES  ET  ARTS.  287 

qu'ils  confectionnent,  mais  encore  pour  les  artistes  qui  ne  sau- 
raient négliger  impunément  cette  partie  rudimentaire  de  l'art. 
L'auteur  en  montre  l'application  à  une  foule  d'objets  usuels ,  et 
s'en  sert  également  pour  expliquer  avec  clarté  le  chapiteau,  la 
base  et  le  piédestal  des  colonnes  toscanes  et  doriques.  Les  plan- 
ches, nettement  dessinées,  sont  placées  en  regard  du  texte  qui 
indique  la  manière  de  construire  les  figures.  Avec  ce  manuel,  l'é- 
lève pourra  s'initier  à  la  connaissance  du  dessin  linéaire  sans 
avoir  besoin  de  l'assistance  d'un  maître.  Dans  un  second  volume, 
M.  ïhénot  se  propose  de  compléter  ce  cours  en  donnant  diffé- 
rents modèles  pris  soit  dans  l'art  grec  et  dans  Fart  romain,  soit 
dans  les  chapiteaux  égyptiens,  indiens,  persans  et  gothiques.  De 
cette  manière  son  livre  réunira  tous  les  éléments  nécessaires  pour 
former  le  goût  et  imprimer  sous  ce  rapport  une  heureuse  impul- 
sion aux  diverses  branches  de  l'industrie. 


NOUVEAUX  ÉLÉMENTS  de  pathologie  médico  -  chirurgicale  ,  On 
Traité  théorique  et  pratique  de  médecine  et  de  chirurgie  ,  par 
les  docteurs  L.-Ch.  Roche,  L.-F.  Sanson  et  A.  Lenoir,  4<=  édit.; 
Paris,  5  vol.  in-S",  56  fr. 

M.  Roche,  pour  la  partie  médicale,  et  M.  Lenoir  pour  h  partie 
chirurÇjicale  ont  revu  l'ensemble  de  cette  édition,  pour  laquelle 
beaucoup  de  chapitres  ont  été  refaits  en  entier,  et  nous  pouvons 
ajouter  qu'il  n'est  aucune  partie  qui  n'ait  reçu  d'eux  d'impor- 
tantes corrections  et  de  notables  additions. 

Parmi  les  chapitres  ajoutés,  refaits  en  entier  ou  modifiés  d'une 
manière  notable,  nous  citerons  particulièrement: 

Le  chapitre  des  maladies  de  la  peau;  ceux  qui  traitent  des  in- 
flammations des  Veines,  de  la  Choroïde,  de  la  Conjonctive ,  de 
Y  Oreille,  de  la  Bouche,  du  Pharynx,  des  Bronches,  des  Poumons, 
des  Voies  digestives,  des  Reins,  de  V  Utérus,  de  la  Lèvre,  du  Péri- 
carde, du  Péritoine,  des  Membranes  Synoviales  articulaires,  ten- 
dineuses et  sous-cutanées,  de  la  Cornée,  de  la  Sclérotique,  des 
Articulations,  etc.;  les  articles  consacrés  a  VApoplexie,  à  ÏHé- 
inoptysie,  'a  la  Cataracte;  les  articles  importants  consacrés  aux 


288  SCIENCES  ET  ARTS. 

Névroses  et  aux  Névralgies,  à  la  Bronchorrée,  a  la  Gaslorrhée,  ii 
V Htjdrocele,  au  Diabète,  a  la  Spermalorrhée,  à  IMmaurose,  au 
Glaucome;  aux  Tubercules  eu  général,  et  particulièrement  aux 
Scrofules,  à  la  Phthisie  pulmonaire,  aux  Tubercules  des  os.  Nous 
citerons  encore,  comme  ayant  reçu  d'imporlaates  modifications, 
les  articles  Squirrhe  et  Cancer,  A?/ij)i/<afio?i  et  Bésection,  Contu- 
sion, Plaies,  Ulcères,  Ruptures,  Fractures,  Hernies,  Luxation, 
Tumeurs  érectiles,  Cirsocele,  Varices,  Anévrysmes,  Fistules,  Li- 
thotritie,  Lithotomie;  et  nous  signalerons  comme  entièrement 
neufs  les  articles:  Déviations,  où  se  trouvent  résumés  les  derniers 
travaux  sur  l'orthopédie,  Pneumatose  ou  Maladies  venteuses,  dont 
il  n'avait  pas  été  parlé  dans  les  éditions  précédentes.  Enfin  nous 
appelons  l'attention  des  praticiens  et  des  savants  sur  le  chapitre 
des  Altérations  du  sang,  chapitre  à  peu  près  nouveau,  tant  il 
difTère  de  celui  des  autres  éditions,  et  qui  comprend  ;  1°  Les  Em- 
poisonnements  proprement  dits,  minéraux,  végétaux  et  animaux, 
l'infeclion  purulente  et  rinfeclion  putride:  2°  les  Maladies  mias- 
matiques, telles  que  la  Rougeole,  la  Scarlatine,  la  Miliaire,  les 
Fièvres  intermittentes ,  la  Fièvre  t'jphoïde,  le  Typhus,  la  Fièvre 
jaune,  la  Peste  et  le  Choléra-Morbus:  3°  les  Maladies  venimeuses, 
savoir:  les  Piqûres  d'abeilles,  de  guêpes,  de  scorpions,  la  Morsure 
de  la  vipère;  4°  les  Maladies  virulentes,  comme  la  Variole,  la 
Vaccine,  la  Varioloïdc,  la  Syphilis,  la  Rage,  la  Morve  et  le  Fardn, 
le  Charbon  et  la  Pustule  maligne;  6°  les  altérations  du  sang  par 
vice  de  nutrition,  le  Scorbut  et  VHémacélinose.  Nous  signalerons 
encore  les  chapitres  relatifs  aux  Altérations  de  la  Lymphe,  de  la 
Bile  et  du  Lait. 

Malgré  cette  augmentation  de  matières,  nécessitée  par  les  pro- 
grès incessants  des  sciences  médicales,  les  auteurs  n'ont  pas  cru 
devoir  augmenter  le  nombre  de  volumes  de  cette  quatrième  édi- 
tion; par  une  combinaison  typographique  mieux  entendue,  ils 
ont  pu  faire  entrer  38  lignes  à  la  page,  au  lieu  de  32  lignes  que 
contenaient  les  pages  de  la  troisième  édition;  ils  donnent  donc 
réellement  la  matière  d'un  volume  de  plus,  tout  en  restant  dans 
les  limites  qu'ils  s'étaient  imposées. 

GENÈVF^    I3irRi:>IERIE   DE  FERU.    RAMBOZ. 


EetJue    Critique 

DES   LIVRES   NOUVEAUX. 

Oeyiienwtc    1845. 


»^y-S&'S-<m 


LITTÉRATURE,  HISTOIRE. 


ANTONIO  FEREZ  et  Philippe  II,  par  M.  IVJignet  ;  Paris,  impri- 
merie royale ,  1  vol.  in-8°,  7  fr.  50  c. 

Philippe  II  est  une  de  ces  terribles  et  sombres  figures  qui  ap- 
paraissent de  temps  en  temps  dans  l'histoire  comme  pour  mon- 
trer quel  abus  l'homme  peut  faire  du  pouvoir  absolu,  et  pour 
servir  d'enseignement  aux  peuples  en  leur  faisint  sentir  la  né- 
cessité des  garanties  légales  contre  la  puissance  arbitraire  du 
souverain ,  quel  quHl  soit,  auquel  ils  confient  leur  destinée.  C'est 
le  type  du  despotisme  le  plus  complet,  dont  les  volontés  et  les 
caprices  deviennent  la  loi  suprême  du  pays  et  ne  souffrent  au- 
cune espèce  de  résistance,  ne  connaissent  aucune  limite,  aucun 
frein.  Ce  caractère  mérite  donc  d'être  étudié  avec  soin,  et  il 
miporte  de  pénétrer  aussi  avant  que  possible  dans  les  secrets 
mobiles  d'une  politique  qui ,  sauf  la  différence  des  penchants 
individuels,  sera  toujours  plus  ou  moins  celle  de  toute  autorité 
souveraine  sans  responsabilité  ni  contrôle.  Sans  doute  la  forme 
monarchique  donne  aux  qualités  personnelles  du  prince  une  ac- 
tion plus  directe  et  plus  forte,  mais  qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  le 
pouvoir  absolu,  qu'il  soit  l'apanage  d'une  famille  ou  d'un  peu- 
ple, qu'il  soit  exercé  par  la  volonté  d'un  seul  ou  par  celle  de 
tous,  produit  des  résultais  h  peu  près  semblables.  Le  suffrage 
universel  des  démocraties  n'offre  pas  des  garanties  plus  réelles, 

26 


290  LITTÉRATURE, 

et  dans  les  républiques  aussi  bien  que  dans  les  monarchies,  h 
moins  que  des  institutions  salutaires  ne  viennent  réprimer  les 
passions  des  hommes,  assurer  l'empire  de  la  loi,  le  respect  in- 
violable des  grands  principes  de  la  justice,  on  verra  tôt  ou  tard 
le  despotisme  s'établir  sur  les  mêmes  bases,  qui  sont  le  fana- 
tisme et  l'aveuglement  du  peuple  habilement  exploités  par  des 
chefs  ambitieux.  Sous  ce  rapport,  ce  qui  se  passe  de  nos  jours 
est  bien  propre  h  ébranler  la  confiance  qu'on  a  trop  longtemps 
mise  dans  ces  vaines  formules  a  l'aide  desquelles  ont  été  opérées 
tant  de  révolutions  stériles.  Bien  des  illusions  se  sont  dissipées, 
le  désenchantement  a  pris  la  place  de  l'enthousiasme ,  et  les  es- 
prits cruellement  désabusés  sur  la  valeur  des  réformes  pohtiques, 
éprouvent  le  besoin  du  repos  et  de  la  stabilité,  sont  enclins  à 
revenir  en  arrière,  à  relever  les  ruines  du  vieil  édifice  pour  s'as- 
surer un  abri  contre  les  tempêtes  qui  menacent  de  bouleverser 
l'état  social.  Cette  réaction  est  dans  l'ordre  naturel  des  choses, 
c'est  une  de  ces  oscillations  successives  qui  constituent  la  marche 
de  l'humanité ,  toujours  entraînée  au  delh  du  but  par  les  séduc- 
tions de  la  théorie,  puis  repoussée  bientôt  en  sens  inverse  par 
les  écueils  de  la  pratique  ;  mais  pour  qu'im  pareil  mouvement 
porte  de  bons  frtiits,  il  faut  qu'on  n'oublie  pas  les  leçons  de 
l'expérience,  et  c'est  ici  que  l'historien  peut  exercer  une  influence 
précieuse  en  rappelant  les  excès  du  passé,  an  retraçant  les  abus 
qui  ont  amené  la  chute  des  principes  auxquels  on  croit  pouvoir 
aujourd'hui  demander  le  salut  de  la  société.  Envisagé  à  ce  point 
de  vue,  le  livre  de  M.  Mignet  nous  paraît  offrir  un  intérêt  de 
circonstance  tout  à  fait  remarquable,  quoique  l'intention  de  l'au- 
teur n'ait  été  que  d'éclaircir  par  des  recherches  nouvelles,  un 
point  historique  encore  obscur,  et  qui  fut  l'un  des  événements 
les  plus  singuliers  d'une  époque  fertile  en  choses  extraordinaires. 
On  ne  saurait  en  effet  rien  imaginer  de  plus  propre  à  inspirer  la 
haine  du  despotisme.  L'éloquent  récit  de  M.  Mignet  jette  une 
vive  lumière  sur  les  intrigues  de  la  cour  d'Espagne  et  nous  dé- 
voile les  mystères  de  cette  politique  astucieuse  et  violente  qui  fut 
le  détestable  fruit  de  l'union  du  pouvoir  absolu  dans  la  personne 
du  souverain,  avec  l'autorité  non  moins  absolue  de  l'Eglise,  re- 
présentée par  l'inquisition. 


HISTOIRE.  29Î 

Antonio  Ferez  était  un  des  deux  secrétaires  d'état.  Ses  qualités 
brillantes,  son  caractère  aimable,  souple,  discret,  ses  connais- 
sances étendues  et  son  habileté  dans  les  aflaires  lui  avaient  gagné 
la  faveur  du  monarque.  Il  so  trouvait  chargé  principalement  de 
la  correspondance  diplomatique;  le  roi  lui  communiquait  ses 
desseins,  l'initiait  a  ses  pensées  secrètes,  et  c'était  lui  qui,  dans 
le  déchiffrement  des  dépêches,  séparait  ce  qui  devait  être  com- 
muniqué au  Conseil  d'Etat  de  ce  que  le  roi  réservait  pour  lui  seul. 
Cette  position  était  hérissée  de  périls.  Avec  un  tel  maître  h  ser- 
vir, Antonio  Ferez,  malgré  toute  son  adresse,  ne  pouvait  guère 
s'endormir  dans  la  sécurité  du  lendemain. 

Œ  Philippe  II  était  sévère  et  défiant.  Il  n'accordait  jamais  entiè- 
rement sa  confiance,  et  l'on  n'était  pas  assuré  de  la  posséder 
encore,  lors  même  qu'il  en  donnait  les  plus  apparents  témoi- 
gnages. On  ne  s'apercevait  de  la  perte  de  sa  faveur  qu'au  mo- 
ment même  où  il  frappait.  Aucun  signe,  aucune  impatience > 
aucun  refroidissement,  ne  trahissaient  d'avance  le  changement 
de  ses  volontés  ou  de  ses  affections.  Il  traînait  en  longueur  ses 
disgrâces  comme  toutes  les  autres  choses.  C'est  ce  qu'éprou- 
vèrent plusieurs  de  ses  ministres,  et  entre  autres  le  cardinal 
Spinosa  en  1571,  et  Antonio  Ferez  en  1579.  Malgré  sa  défiance, 
il  suivait  les  conseils  de  ceux  qu'il  avait  investis  de  son  autorité. 
Dès  1561,  Michèle  Suriano  remarqua,  en  le  comparant  a  son 
père,  que  Charles-Quint  se  conduisait  en  toutes  choses,  d'après 
sa  propre  opinion,  tandis  que  Fhilippe  II  se  dirigeait  d'après 
celle  des  autres.  Il  avait,  en  effet,  l'esprit  lent,  peu  inventif  et 
assez  irrésolu.  Quoique  très-impérieux,  il  était  indécis,  et  sa  vo- 
lonté était  plus  exigeante  encore  qu'arrêtée.  » 

Ajoutez  à  cela  sa  manière  minutieuse  de  gouverner  et  son 
naturel  ombrageux  qui  l'engageait  à  se  servir  d'hommes  diffé- 
rant de  vue  et  de  tendances,  divisés  par  l'ambition.  Il  fallait  que 
toutes  les  affaires  de  l'état,  jusqu'aux  plus  petites,  passassent 
sous  ses  yeux.  Il  les  examinait  lentement,  demandait  l'avis  de 
nombreux  conseils,  puis,  conservant  toujours  auprès  de  lui  deux 
partis  rivaux,  il  se  décidait  pour  l'un  ou  pour  l'autre,  selon  les 
occasions,  sachant  exciter  ainsi  leur  émulation  à  le  bien  servir. 
A  la  tête  de  ces  deux  partis  furent  longtemps  le  duc  d'Albe  ei 


29Î  LITTÉRATUBE, 

RuyGomez  deSilva,  prince  d'Eboli.  Antonio  Ferez  élaii  une  créa- 
ture de  ce  dernier.  Lancé  par  lui  dans  la  carrière,  il  avait  fait 
assez  rapidement  son  chemin.  Le  roi  aimait  son  dévouement  sans 
bornes  et  peu  scrupuleux,  son  esprit  vif  et  plein  d'expédients, 
son  travail  prompt  et  facile.  Aussi  lui  accordait-il  toute  sa  con- 
fiance. Antonio  Ferez  ne  sut  pas  résister  à  l'enivrement  d'une  si  ' 
haute  faveur.  Il  avait  le  goût  effréné  des  plaisirs,  ses  dépenses 
excessives  le  rendirent  accessible  h  la  corruption  et  l'orgueil  lui 
tourna  la  tête. 

Philippe  II  ayant  envoyé  don  Juan  pour  étouffer  la  révolte  des 
Pays-Bas,  et  se  défiant  des  projets  ambitieux  qu'on  attribuait  à  ce 
prince,  plaça  près  de  lui  le  secrétaire  Escovedo,  de  la  fidélité 
duquel  il  se  croyait  sûr.  Mais  au  lieu  de  se  conformer  aux  in- 
structions secrètes  qu'il  avait  reçues,  Escovedo  entra  dans  les 
vues  de  don  Juan  et  travailla  de  tout  son  pouvoir  h  leur  accom- 
plissement. Le  frère  de  Philippe  II  aspirait  h  se  faire  accorder  ■ 
une  souveraineté.  Dans  ce  but  il  était  entré  en  négociation  di- 
recte avec  le  Pape.  Son  projet  avait  d'abord  été  d'obtenir  Tunis, 
puis  lorsque  ce  royaume  fut  retombé  sous  le  joug  des  Turcs,  il 
tourna  ses  vues  sur  l'Angleterre.  Un  semblable  plan  souriait  au 
Sainl-Siége ,  qui  se  garda  bien  de  repousser  les  ouvertures  de 
don  Juan.  Un  jour  donc  le  nonce  du  Pape  fit  part  k  Antonio  Ferez 
des  dépêches  de  sa  cour  h  ce  sujet.  Le  roi  instruit  de  tout  fut 
dans  une  grande  colère  contre  Escovedo  et  chargea  Ferez  de 
surveiller  ses  intrigues,  de  paraître  même  les  approuver  afin  de 
mieux  surprendre  sa  confiance.  Ferez  ne  refusa  point  de  remplir 
ce  rôle  odieux  et  le  fit  avec  une  insigne  perfidie.  Il  appelait  cela 
du  dévouement,  et  il  s'en  vante  avec  effronterie  en  transmettant 
au  roi  une  lettre  d'Escovcdo  :  «  Sire,  c'est  ainsi  qu'il  faut  écou- 
ter et  répondre  pour  le  bien  de  votre  service;  on  les  lient  mieux 
ainsi  au  bout  de  l'épée,  on  en  fait  mieux  ce  qui  convient  avant 
fout  au  bien  de  vos  affaires....  Mais  que  Votre  Majesté  prenne! 
bien  ses  précautions  pour  lire  ces  papiers,  car  si  mon  artifice  se 
découvre,  je  ne  lui  serai  plus  bon  à  rien  et  je  devrai  quitter  le 
jeu.  Au  surplus,  je  sais  très-bien  que,  pour  mon  devoir  et  ma 
conscience,  je  ne  fais  on  tout  ceci  que  ce  que  je  dois,  oi  je  n";:i 
pas  besoin  d'tinc  autre  théologie  que  la  mienne  pour  le  corn- 


HISTOIRE.  293 

prendre.  »  Le  roi  lui  répond  :  a  Croyez,  en  tout,  a  ma  circon- 
spection. Ma  théologie  entend  la  chose  tout  comme  la  vôtre,  et 
trouve  que  non-seulement  vous  faites  ce  que  vous  devez,  mais 
que  vous  auriez  manqué  à  Dieu  et  aux  hommes,  si  vous  ne 
l'aviez  fait  ainsi,  afin  de  m'éclairer  aussi  complètement  qu'il  le 
faut  contre  toutes  les  tromperies  humaines,  et  sur  des  choses  de  ■ 
ce  monde  dont  je  suis  véritablement  épouvanté.  » 

On  voit  que  le  mailre  et  le  serviteur  étaient  bien  dignes  l'un  de 
l'autre.  Ils  s'entendaient  parfaitement  pour  sacrifier  tout  principe 
de  morale  à  ce  t|u'ils  regardaient  comme  l'intérêt  de  l'Etat,  c'est- 
à-dire  a  leurs  passions  et  à  leurs  vues  personnelles.  Antonio  Ferez 
avait  un  niotif  particulier  de  haïr  le  secrétaire  de  don  Juan.  Esco- 
vedo  ayant  découvert  ses  relations  coupables  avec  la  princesse 
d'EboIi,  qui  passait  pour  la  maîtresse  du  roi,  pouvait  le  perdre 
aisément.  C'est  pourquoi  le  favori  de  Philippe  II  profila  des  laj»- 
jiorls  de  don  Juan  avec  le  duc  de  Guise ,  après  son  retour  des 
Pays-Bas,  pour  se  défaire  de  son  dangereux  antagoniste.  Le  roi 
se  laissa  persuader  que  la  mort  d'Escovedo  serait  le  meilleur 
moyen  de  mettre  fin  à  des  intrigues  qui  compromettaient  la  paix 
dû  royaume.  Perez  se  chargea  de  l'exécution,  et  après  avoir  d'a- 
bord tenté  de  l'empoisonnera  sa  propre  table,  il  le  fit  tuer  dans 
les  rues  de  Madrid,  par  des  sicaires  placés  en  embuscade  près  de 
sa  maison. 

Cet  assassinat  devait  nécessairement  causer  une  grande  ru- 
meur. La  famille  d'Escovedo  avait  de  puissants  protecteurs,  Perez 
ne  l'ignorait  pas,  mais  il  se  croyait  en  sùrelé  derrière  les  ordres 
positifs  du  roi.  Quoiqu'il  connût  assez  le  caractère  de  Philippe  II 
pour  ne  pas  beaucoup  compter  sur  sa  reconnaissance,  il  ne  pou- 
vait s'imaginer  que  l'audace  de  son  royal  complice  irait  jusqu'à 
vouloir  le  sacrifier  malgré  les  preuves  écrites  qu'il  avait  entre  ses 
mains,  et  qui  devaient  le  décharger  de  toute  responsabilité,  puis- 
qu'il n'avait  fait  qu'obéir  en  fidèle  sujet.  Il  pensait  être  en  mesure 
de  braver  l'oroge.  Mais  l'habileté  d'Antonio  Perez  fut  en  défaut: 
malgré  toute  sa  rouerie  de  diplomate  formé  à  l'école  italienne,  il 
s'était  trompé  dans  ses  calculs  ;  ses  ennemis  trouvèrent  accès  au- 
près du  roi,  ils  surent  éveiller  sa  jalousie,  et  lui  inspirer  le  désir 
de  se  défaire  d'un  rival  que  la  voix  publique  désignait  comme 

2(r 


294  LlTTÉRATUlîE, 

J'amanI  préféré  ilo  la  princesse  d'Eboli.  En  conséquence  Ferez  se 
vit  arrêté,  mis  sous  la  garde  d'un  alcade,  et  son  procès  s'inslruisil 
arec  la  lenteur  que  Philippe  II  apportait  en  toutes  choses.  Ferez 
ne  put  plus  douter  alors  du  dauger  qui  le  menaçait,  mais  cela  ne 
changea  rien  h  sa  conduite  dissolue;  ayant  après  huit  mois  ob- 
tenu la  permission  de  sortir  dans  la  ville,  il  continua  de  faire  des 
dépenses  extravagantes,  affichant  un  grand  luxe  et  jouant  très- 
gros  jeu.  C'était  donner  des  armes  à  ses  ennemis.  On  éleva  des 
soupçons  sur  son  intégrité,  une  enquête  fut  secrètement  com- 
mencée par  l'ordre  du  roi.  Puis  lorsqu'on  eut  acquis  des  preuves 
suffisantes  de  sa  vénalité,  il  fut  condamné  pour  crime  de  concus- 
sion, et  renfern)é  dans  une  forteresse.  A  la  suite  de  celte  pre- 
mière condamnation,  l'instruction  relative  au  meurtre  d'Escovedo 
fui  reprise  avec  une  nouvelle  activité.  Vainement  Ferez  essaya  de 
tout  Jiier,  en  même  temps  qu'il  adressait  tour  à  tour  au  roi  les 
supplications  les  plus  vives,  et  la  menace  de  rendre  publiques  les 
lettres  qu'il  avait  reçues  de  lui  au  sujet  de  cette  affaire.  Phi- 
lippe II  se  montra  également  insensible  aux  unes  et  aux  autres,  el 
laissa  la  procédure  suivre  son  cours.  C'était  assurément  la  juste 
punition  des  coupables  intrigues  dont  Ferez  s'était  fait  l'instru- 
meiit  servile.  Mais  quelque  criminel  qu'il  fiit,  on  ne  peut  s'empê- 
cher de  l'envisager  dès  lors  comme  une  malheureuse  victime  de 
la  plus  cruelle  persécution.  En  eflet,  le  roi  par  les  ordres  duquel 
il  avait  agi,  le  laisse  mettre  à  la  torture  pour  lui  arracher  un  aveu, 
fait  jeter  en  prison  sa  femme  et  ses  enfants,  se  montre  tout  dis- 
posé à  signer  sa  sentence  de  mort.  Ferez  n'ayant  plus  d'autre 
moyen  que  la  fuite  pour  échapper  à  un  jugement  ignominieux, 
conçut  un  plan  d'évasion  que  l'aide  de  quelques  amis  lui  permit 
d'exécuter.  Il  se  sauva  en  Aragon  où  il  pensait  être  en  sûreté  a 
l'abri  des  privilèges  de  cette  province.  Lh,  du  moins  ,  il  trouvait 
une  justice  impartiale,  tout  h  fait  indépendante  de  la  cour  et  de 
ses  influences  ;  il  pouvait  à  son  tour  prendre  l'offensive  et  dévoiler 
les  perfidies  de  Philippe  II.  Mais,  mieux  avisé,  il  voulut  d'abord 
mettre  fin  a  cette  lutte  inégale.  Le  premier  usage  qu'il  fit  de  sa 
liberté  fut  d'écrire  au  roi  une  lettre  pleine  de  soumission  el  de 
prières.  Philippe  H  ne  répondit  à  celte  sage  démarche  que  par  de 
nouvelles  rigiiL'urs  conirc  la  famille  du  fugitif.  N'osniit  pas  copen- 


HISTOIRE.  395 

dant  enfreindre  les  franchises  de  l'Aragon ,  il  lit  dénoncer  Ferez 
au  tribunal  do  l'inquisition  comme  soupçonné  d'hérésie.  Quelques 
propos  attribués  au  malheureux  secrétaire  parurent  des  preuves 
suffisantes,  et  des  envoyés  du  Saint-Office  vinrent  h  Saragosse 
demander  l'extradition  du  coupable.  C'était  une  trame  fort  habile- 
ment ourdie,  car  la  justice  aragonaise  ne  pouvait  pas  opposer  ses 
privilèges  au  droit  absolu  que  possédait  l'inquisition  ,  d'évoquer  a 
son  tribunal  toutes  les  affaires  relatives  aux  opinions  religieuses. 
Elle  dut  donc  céder  malgré  ses  répugnances,  et  consentir  h.  livrer 
Antonio  Ferez.  Mais  le  peuple,  excité  par  les  agents  de  celui-ci, 
qui  lui  représentaient  son  extradition  comme  une  grave  atteinte 
aux  franchises  de  la  province,  s'étant  ameuté  contre  les  inquisi- 
teurs, le  prisonnier  fut  arraché  de  leurs  mams,  et  put  encore 
une  fois  chercher  son  salut  dans  la  fuite.  Ferez  réussit  non  sans 
peine  h  franchir  les  Pyrénées,  et  alla  se  réfugier  h  Fau,  près  de 
la  princesse  Catherine  de  Bourbon,  qui  l'accueillit  avec  joie,  moins 
par  intérêt  pour  lui  que  parce  qu'elle  vovait  un  grand  avantage  h 
s'attacher  un  homme  qui  possédait  tous  les  secrets  de  la  politique 
espagnole.  Ferez  crut  avoir  enfin  trouvé  un  asile  sûr  contre  les 
poursuites  de  son  ancien  maître.  Mais  Fhilippe  II  ne  parut  au 
contraire  que  plus  acharné  h  sa  perte.  Après  avoir  profité  d'abord 
de  l'insurrection  aragonaise  pour  détruire  les  privilèges  provin- 
ciaux, et  sacrifié  de  nombreuses  victimes  à  son  besoin  de  ven- 
geance ,^il  essaya  d'engager  par  de  perfides  promesses  Antonio 
Ferez  k  rentrer  en  Espagne,  puis  ayant  échoué  il  paya  des  assas- 
sins pour  aller  le  tuer  en  France.  Mais  vainement  la  tentative  se 
renouvela-t-elle  a  plusieurs  reprises,  Ferez  échappa  toujours. 

«  La  chose  fut  poussée,  quand  Ferez  était  à  Fau,  jusqu'à  ten- 
ter de  se  servir  d'une  dame  du  pays,  qui  ne  manquait  ni  de 
beauté,  ni  de  galanterie,  ni  de  distinction,  une  maîtresse  femme, 
amazone  et  chasseresse,  et  courant  a  cheval,  comme  on  dit,  par 
nionts  et  par  vaux  :  on  eut  pensé  qu'il  s'agissait  de  mettre  a  mort 
quelque  nouveau  Samson.  Bref,  on  lui  offrit  dix  mille  écns  et 
six  chevaux  d'Espagne  pour  qu'elle  vînt  h  Fau,  y  fit  une  liaison 
avec  Ferez,  et  après  l'avoir  charmé  par  sa  beauté,  l'invitât  et  l'at- 
liriît  chez  elle,  pour,  de  là,  le  livrer  un  beau  soir,  ou  le  laisser 
enlever  dans  luio  partie  de  chasse.  La  dame,  ou  importunée  ou 


296  LITTÉRATURE, 

désireuse,  par  une  curiosité  naturelle  à  son  sexe,  de  connaître  un 
homme  dont  le  pouvoir  et  les  persécuteurs  faisaient  tant  de  cas, 
ou  enfin  dans  le  but  d'avertir  elle-même  le  poursuivi,  feignit, 
comme  la  suite  l'a  laissé  croire,  d'accepter  la  commission.  Elle 
partit  pour  Pau,  et  se  lia  avec  Ferez.  Elle  venait  le  voir  à  sa  de- 
meure. Messagers  et  billets  allaient  pleuvant.  Il  y  eut  plusieurs 
parties  de  plaisir;  mais,  en  fin  de  compte,  le  bon  naturel  de  la 
dame  et  son  attachement  pour  Ferez  l'emportèrent  chez  elle  sui 
l'intérêt,  ce  métal  de  bas  aloi,  qui  souille  plus  que  tout  ce  que 
l'amour  peut  se  permettre,  en  sorte  que  ce  fut  elle-même  qui  vint 
lui  révéler  la  machination  d'un  bouta  l'autre,  avec  les  offres 
laites  et  tout  ce  qui  s'ensuivait.  Elle  fit  bien  plus  encore,  elle  lui 
otrrit  sa  maison  et  le  revenu  qui  en  dépendait,  avec  une  si  vive 
tendresse  (s'il  faut  juger  de  l'amour  par  les  démonstrations), 
qu'il  n'y  a  bon  mathématicien  qui  n'eût  dit  qu'il  y  avait,  entre 
cette  dame  et  Ferez,  échange  et  communauté  astrologique.  » 

Cependant  Ferez,  ennuyé  de  son  repos,  imagina  d'aller  offrir 
ses  services  à  Henri  IV,  qui  les  accepta  volontiers,  et  le  chargea 
de  ses  intérêts  auprès  d'Elisabeth  d'Angleterre.  Ferez  trouva  do 
chauds  amis  dans  les  deux  cours,  il  fut  garanti  contre  les  entre- 
prises de  ses  ennemis  d'Espagne,  obtint  même  une  garde  pour 
veiller  a  la  sûreté  de  sa  personne,  et  se  vit  bientôt  placé  de  la  ma- 
nière la  plus  avantageuse.  Mais  les  épreuves  par  lesquelles  il 
avait  passé  ne  semblaient  point  avoir  en  rien  modifié  son  carac- 
tère. Ses  habitudes  d'intrigue  et  sa  conduite  dissolue  ne  lardèrent 
pas  h  compromettre  son  influence.  Tous  ses  efforts  tendaient  à 
susciter  la  guerre  contre  l'Espagne,  et  il  aurait  voulu  que  ses  nou- 
veaux protecteurs  missent  leurs  armées  en  campagne  pour  sa- 
tisfaire SCS  projets  de  vengeance.  Dans  ce  but  il  essaya  surtout  de 
se  concilier  la  faveur  de  la  reine  d'Angleterre,  au  détriment  de  la 
politique  française  dont  il  était  l'agent.  S'exagérant  son  impor- 
tance, il  crut  pouvoir  sans  danger  se  jouer  de  la  confiance 
d'Henri  IV.  Mais  ses  menées  déloyales  n'aboutirent  qu'à  le  ren- 
dre également  suspect  aux  deux  monarques,  et  son  crédit  baissant 
de  jour  en  jour,  il  fut,  après  la  mort  d'Elisabeth,  obligé  de  reve- 
nir en  France  solliciter  humblement  les  bienfaits  du  roi  qu'il  avait 
voulu  tromper.  Ne  pouvant  plus  jouer  aucun  rôle  politique,  il 


HISTOIRE.  29T 

vécut  dès  lors  dans  une  obscurité  triste  et  pénible ,  car  ce  n'était 
qu'a  force  d'instances  qu'il  obtenait  le  paiement  de  la  pension 
qu'Henri  lY  lui  avait  accordée.  La  mort  de  Philippe  II  lui  donna 
l'espoir  de  rentrer  en  Espagne.  Mais  il  dut  encore  renoncer  à  ce 
dernier  espoir,  toutes  ses  demandes  restèrent  sans  réponse;  on 
se  contenta  de  rendre  la  liberté  à  sa  femme  et  h  ses  enfants.  Objet 
d'une  défiance  générale,  oublié  même  de  ses  anciens  amis,  il  ter- 
mina sa  carrière  sur  la  terre  de  l'exil,  dans  un  état  voisin  de  l'in- 
digence. Malgré  l'intérêt  qu'inspirent  ses  malheurs,  on  ne  peut 
s'empêcher  de  dire  que  ce  fut  une  juste  punition  de  son  orgueil, 
et  qu'il  mérita  sou  sort  par  l'abus  continuel  qu'il  fit  de  ses  moyens 
et  de  sa  position.  Le  portrait  suivant,  par  lequel  M.  Mignet  ter- 
mine son  récit,  résume  admirablement  les  principaux  traits  de 
cette  vie  aventureuse,  si  riche  en  leçons  frappantes,  en  enseigne- 
ments précieux  : 

a  Antonio  Ferez,  sans  être  un  des  grands  ministres  de  Phi- 
lippe II,  comme  l'impérieux  cardinal  Spinosa,  l'adroit  Ruy  Go- 
mez,  l'altier  duc  d'Albe,  le  discret  Granvelle,  posséda  un  mo- 
ment toute  la  faveur  de  ce  prince,  et  fut  le  personnage  le  plus 
puissant  de  la  monarchie  espagnole.  Arrivé  trop  facilement  au 
pouvoir,  il  ne  sut  pas  s'y  maintenir,  et,  devenu  pour  ainsi  dire, 
ministre  par  voie  héréditaire,  il  se  conduisit  en  véritable  aventu- 
rier. Passionné,,  avide,  dissipateur,  violent,  artificieux,  indiscret, 
corrompu,  il  porta  ses  dérèglements  dans  une  cour  aux  apparen- 
ces sévères,  troubla  de  ses  agitations  un  prince  habitué  à  une  di- 
gnité tranquille,  offensa  par  la  rivalité  de  ses  amours  et  l'audace 
de  ses  actions,  un  maître  hypocrite,  vindicatif  et  absolu.  Bien 
qu'il  connût  à  fond  celui  qu'il  servait ,  bien  qu'il  eût  le  secret  de 
ses  passions  cachées  ,  de  sa  dissimulation  redoutable,  et  de  cette 
jalousie  de  son  pouvoir  qui  rendait  sa  confiance  toujours  incer- 
taine, bien  qu'il  sût  que  Philippe  II  avait  tué  le  cardinal  Spinosa 
(l'une  seule  de  ses  paroles,  avait  employé  le  duc  d'Albe  pour  son 
habileté,  et  l'avait  éloigné  pour  ses  hauteurs,  n'avait  gardé  Ruy 
Gomez  jusqu'au  bout  qu'à  cause  de  sa  dextérité  et  de  ses  con- 
descendances, il  osa  le  tromper,  et  il  se  perdit.  Dans  la  lutte  dé- 
sespérée où  le  précipitèrent  ses  excès  et  ses  fautes,  il  déploya  des 
ressources  d'esprit  si  variées,  il  montra  une  lelle  énergie  de  ca- 


298       *  LITTÉRATURE, 

ractère,  il  fut  si  opprimé,  si  éloquent,  si  pathétique,  qu'il  derint 
l'objet  des  plus  généreux  dévouements,  et  obtint  la  sympathie 
universelle.  Malheureusement  les  défauts  qui  l'avaient  perdu  en 
Espagne,  le  décréditèrent  en  Angleterre  et  en  France,  où,  tou- 
jours le  même,  il  compromit  jusqu'à  sa  disgrâce,  et  mourut  dans 
la  pauvreté  et  l'abandon.  » 

Dans  ce  remarquable  travail,  M.  Mignet  ne  se  montre  pas 
moins  habile  écrivain  qu'historien  consciencieux.  Son  style  tou- 
jours pur  et  harmonieux,  sobre  d'images,  empreint  d'une  noble 
simplicité,  sait  rester  grave  sans  être  trop  tendu.  Il  rend  la  pensée 
claire  et  précise,  ne  la  surcharge  point  d'ornements  inutiles,  et 
nous  offre  un  beau  modèle  qui  contraste  de  la  manière  la  plus 
avantageuse  à  côté  des  étranges  fantaisies  du  néologisme  mo- 
derne. La  lecture  de  son  livre  procure  une  jouissance  bien  rare 
aujourd'hui,  en  prouvant  que  la  langue  française  peut  encore  re- 
trouver les  sages  traditions  de  ses  grands  auteurs  classiques. 


LE  PRÊTRE  au  XIX^  siècle,  par  jM^e  Hermance  I^sguillon  ;  Paris, 

in-8°. 

Le  rôle  que  les  idées  humanitaires  assignent  au  prêtre  dans 
notre  siècle ,  est  un  rôle,  il  faut  le  dire,  un  peu  vague,  et  qu'on 
ne  saurait  guère  exprimer  dans  une  autre  langue  que  celle  qui 
laisse  le  champ  libre  à  l'imagination,  relâche  les  nœuds  de  la 
logique,  et  permet  à  l'auteur  d'errer  à  son  gré  sans  but,  sans 
raison,  dans  le  domaine  de  la  poésie.  Ce  n'est  plus  le  prêtre  ro- 
main que  l'on  veut,  et  ce  n'est  pas  encore  un  simple  apôtre  de 
la  pure  philanthropie.  Si  nous  avons  bien  compris,  le  prêtre  de 
M™^  Lesguillon  doit  être  un  homme  extrêmement  libéral,  même 
un  peu  radical,  légèrement  socialiste....  et  chrétien  aussi,.... 
mais  modérément;...  Reprenons: 

Si  le  prêtre  avait  à  choisir  entre  la  cause  de  la  liberté  et  celle 
du  despotisme,  et  qu'il  embrassât  la  première ,  ce  serait  mer- 
veille! On  sait  fort  bien  ,  du  reste,  que  le  prêtre  romain  a  plutôt 
fait  le  contraire  ;  mais  aujourd'hui ,  ce  n'est  plus  de  liberté  qu'il 
s'agit  en  France.  Celle  lutte  est  terminée,  la  liberté  règne!  C'est 


HISTOIRE.  299 

entre  les  différentes  théories  politiques  que  la  lutte  existe;  elles 
sont  nombreuses  ;  quel  parti  prendra  le  prêtre  : 

Allez!  le  peuple  souffre,  il  demande,  il  désire, 
Allez!  que  son  malheur  vous  hausse  et  vous  inspire  ! 

dit  M"*^  de  Lesguillon ,  qui  semble  vouloir  que  le  prêtre  suive 
le  pouvoir  où  il  se  trouve ,  et  flatte  le  peuple  après  avoir  flatté 
les  rois; 

Oh!  ne  flattez  jamais,  évangéliste  austère, 

Le  rOi  des  faux  honneurs,  ou  l'oisif  de  la  terre. 


En  attendant  suivez  aux  douloureux  calvaires 

Ces  peuples  bien-aimés  que  vous  nommez  vos  frères! 

Ne  serait-il  pas  mieux,  dans  ces  temps-ci,  que  le  prêtre  n'em- 
brassât aucun  par(i ,  rendit  h  César  ce  qui  appartient  à  César,  et 
surtout  ne  montrât  point  au  pauvre  et  au  souffrant  un  remède  a 
leurs  maux  dans  les  réformes  politiques,  qui,  l'histoire  est  \k 
pour  le  prouver,  n'en  peuvent  apporter  aucun. 

On  peut  dire  sans  craindre  d'être  accusé  de  socialisme  : 

Nous  ne  comprenons  plus  que  d'un  coté  le  riche 
Amasse  pour  lui  seul  l'or  que  lui  seul  défriche, 
Laissant  des  enfants  nus  près  d'enfants  vêtus  d'or. 
Nous  ne  comprenons  plus  que  le  pauvre  qu'on  leurre 
Reste  sans  toit,  sans  pain,  sans  habits,  sans  demeure 
Près  d'un  brillant  palais  où  s'amasse  un  trésor; 

parce  qu'il  est  permis,  surtout  en  poésie,  de  flétrir  l'égoïsme  et 
de  pleurer  l'infortune.  Nous  ne  sommes  pas  de  ceux  qui  pensent 
que  pour  trouver  notre  civilisation  caduque  et  les  indigents  mal- 
heureux, on  soit  nécessairement  socialiste;  mais  dès  que  l'on 
ajoute  : 

Non,  puissants  !  Ce  n'est  plus  par  des  promesses  feintes 
Que  vous  apaiserez  la  blessure  et  les  plaintes. 

Impuissante  est  la  charité. 
Ce  qu'il  faut  aujourd'hui  pour  que  Tâme  s'élève, 
C'est  l'oasis  fleuri  qui  naît  du  noble  rêve. 

Du  bonheur  dans  la  liberté. 


300  LITTÉRATURE, 

l>ès  que  l'on  remplace  la  charité pw  un  oasis  fleuri,  dont,  sous 
le  vague  nuageux  dont  l'auteur  le  recouvre,  les  roses  semblent 
être  celles  du  phalanstère,  on  peut  demander  si  c'est  bien  au 
prêtre  à  amasser  contre  les  heureux  de  la  terre  les  flots  de  la 
colère  du  peuple.  Le  règne  du  Christ  est-il  de  ce  monde?  Que 
le  chrétien  parle  aux  riches  et  aux  puissants  pour  les  conjurer 
d'adoucir  les  maux  de  leurs  frères,  et  que  lui-même  il  donne 
l'exemple;  c'est  son  devoir.  Mais  montrer  du  doigt  au  prolétaire 
les  trésors  que  le  hasard...  injuste...  dans  ses  caprices;  —  disons 
mieux  —  que  la  Providence,  dans  ses  voies  mystérieuses,  a  con- 
fiés au  riche,  et  lui  dire  :  a  voil'a  la  cause  de  nos  souffrances,.... 

la  charité  est  impuissante une  blessante  aumône  ne  suffit 

plus  au  pauvre  glorieux 11  faut  qu'au  noble  ouvrier  on  règle 

son  produit.  »  Déchaîner  contre  l'édifice  social,  bouc  émissaire 
de  tous  les  maux  pubhcs  et  privés,  l'imagination  des  masses,  au 
lieu  de  leur  faire  voir  que  l'égoïsme,  source  de  leurs  maux,  est 
après  tout  l'apanage  de  tous,  du  pauvre  comme  du  riche  ;  voilà 
ce  qui  ne  saurait  être  le  rôle  du  prêtre:  c'est  le  rôle  du  déma- 
gogue : 

Enfin,  le  prêtre,  selon  M'"*  Lesguillon  ,  doit  être  chrétien, 
mais,  hélas!  quel  christianisme!  C'est  Lamartine  qui  en  est  l'a- 
pùtre:  les  Lamartines,  dit-elle  dans  son  enthousiasme  tiède  et 
comniun  : 

f/s  v'inretU  les  premiers,  visible  et  doux  symbole 
Expliquer  la  touchante  et  tendre  parahole. 
Verbe  du  Dieu  fait  homme  en  la  bonté  de  Dieu  ! 

Cette  croyance  est  nécessairement  vague,  insaisissable,  du  do 
inaine  seulement  de  la  poésie,  et  point  du  tout  une  religion  pra- 
tique ;  ce  n'est  pas  un  culte,  c'est  une  idée,  un  brillant  nuage  aux 
formes  changeantes,  aux  splendides  reflets,  et  pas  de  fonds! 

«  Le  poète  est  libre,  mettons-nous  à  son  point  de  vue,  et 
voyons,  p  a  dit  Victor-Hugo  ;  et  cette  règle  esl  souvent  bien  snlu- 
lairo  pour  la  critique;  elle  l'est  lorsqu'il  s'agit  de  juger  des  œu- 
vres de  pure  imagination  ;  mais  quand  la  poésie  n'est  qu'une 
forme,  une  manière  de  philosopher,  un  moyen  de  se  soustraire 
aux  rigueurs  logiques  de  la  prose,  comme  c'est  ici  le  cas,  puisque 


HlSTOIRIi.  301 

louvrage  ilc  M'"*  Lcsguillon  est  comme  qui  dirait  une  brochure 
en  forme  d'ode,  alors  il  est  permis  de  juger  le  point  de  vue  de 
l'auteur  qui  devient  l'objet  principal ,  l'art  n'étant  plus  que  l'ac- 
cessoire. 

Aussi  dirons-nous  que,  lo  sujet  étant  peu  vivifiant ,  il  s'en  est 
suivi  que  la  poésie  manque  de  couleur  et  de  vie,  toutefois  faut-il 
ajouter  h  la  louange  de  l'auteur,  qu'elle  en  manque  moins  qu'on 
ne  devait  s'y  attendre,  et  qu'en  dépit  d'un  sujet  p<3u  inspirateur, 
M"^  Lesguillon  nous  offre  de  temps  h  autre  des  strophes  qui  ne 
manquent  pas  de  verve  ni  d'harmonie. 

Qu'elle  nous  permette  seulement  deux  observations  de  détail 
dont  elle  fera  ce  qu'elle  voudra.  Il  faut  en  premier  lieu  que  le 
poète  sache  effacer,  c'est  une  qualité  précieuse,  qui  coûte  beau- 
coup au  premier  moment,  mais  qui  devient  facile  et  utile,  avec 
l'habitude:  il  faut  qu'il  sache  effacer,  s'il  ne  sait  les  corriger, 
des  périodes  comme  celle-ci. 

Pour  combatlre  l'injuste  et  venger  le  foi  fait 
Qualre-vingl-treize  au  monde  apparut...  sombie  elTcl! 

C'est  la  chute...  qui  fait  un  effet  peu  brillant!  il  serait  difficile 
d'en  trouver  une  plus  esclave  de  la  rime  et  plus  vide  de  sens  ;  il 
eut  fallu  ôter  aussi  : 

L'ouvrier,  le  poète  et  lu  femme  a  sa  lyre, 

comme  faute  de  français,  et  : 

Comme  un  nouveau  martyr  épuisez  le  calice 
Et  mourez  quand  faudra  mourir. 

comme  archaïsme  peu  gracieux,  et  d'ailleurs  facile  h  corriger. 
En  second  lieu,  puisque  l'auteur  aime  les  figures,  elle  devrait 
s'exercer  à  les  faire  justes  : 

Marcher  comme  un  sillon , 

est  un  pou  hyperbolique  ; 

Prêtre au  rameau  qui  console 

AUachez  foi,  vertus,  esprit,  amour,  parole, 

n'est  pas  clair,  non  plus  que  : 

27 


302  LITTERATURE, 

Deux  pouvoirs  combaltaient 

lis  luttaient  tous  les  deux,  selon  roccasion , 
Gonflant  l'éponge  avide  au  flot  d'ambition. 

Sauf  cela,  l'auteur  no  manque  pas  de  qualités  poétiques,  et 
l'enverrait  peut-être  d'elle  quelques  pièces  meilleures,  si  elle 
voulait  bien  laisser  la  poésie  humanitaire  poursuivre  sa  destinée, 
et  M.  Le  Dreuille  ajuster,  comme  faire  se  pourra,  sa  phraséo- 
logie libérale  sur  les  dogmes  ultramontains. 

H.  S. 


UN  TOURISTE  en  Algérie,  par  le  docteur  Prosper  Viro;  Paris, 
1  vol.  in-12,   â  fr.  50  c. 

A  mesure  que  la  domination  française  se  consolide  sur  la  côte 
d'Afrique,  l'Algérie  perd  son  aspect  original,  son  cachet  de  bar- 
barie, ses  mœurs  et  sa  nationalité.  Tout  cela  s'efface  rapidement 
devant  le  niveau  de  la  civilisation  moderne,  qui  répand  partout 
sur  son  passage  la  monotonie  la  plus  dépoétisante,  s'il  est  permis 
d'employer  un  mot  nouveau  pour  exprimer  une  action  plus  par- 
ticulièrement propre  à  notre  époque.  Il  faut  donc  se  hâter  si  l'on 
veut  encore  retrouver  dans  l'Algérie  quelques-uns  des  traits  de  son 
ancienne  physionomie.  Le  touriste  fera  bien  de  suivre  sans  re- 
tard les  traces  de  M.  le  docteur  Yiro,  et  de  profiter,  tandis  qu'il 
en  est  temps,  des  directions  de  cet  aimable  guide,  autrement  il 
risquerait  fort  de  n'avoir  plus  à  visiter  qu'un  département  fran- 
çais transplanté  sur  la  côte  africaine.  En  effet,  grâce  aux  pro- 
grès de  l'industrie,  la  transformation  s'opère  comme  par  enchan- 
tement, et  les  colons  venus  d'Europe  refoulent  dans  le  désert 
l'Arabe  qui  refuse  de  s'assimiler  à  eux.  Déjà  M.  Yiro  est  obligé 
de  chercher  au  milieu  des  constructions  nouvelles  les  souvenirs 
de  la  vieille  Alger  ;  c'est  à  peine  si  quelques  rues  oubliées  pré- 
sentent encore  l'aspect  de  la  ville  orientale. 

Ce  qui  frappe  d'abord  ,  dès  que  l'on  s'aventure 

Au  sein  d'Alger,  ce  que  n'y  verront  pas 

Ceux  qui  bientôt  y  porteront  leurs  pas  ; 
Ce  que  notre  marteau  chaque  jour  dt-nature, 


HISTOIRE.  303 

Ce  sont  ces  chemins  sinueux, 
De  l'Alger  primitif,  ténébreuses  entrailles, 

Qui  Lien  souvent,  réduits  anfractueux. 
Au-dessus  du  piiss;\iil  confondent  leurs  murailles. 
Vous  y  voyez  le  sol,  et  c'est  un  dernier  trait 

Bon  à  noter  dans  ce  portrait. 
Parsemé  d'habitants  au  travail  inhabiles, 
Posés  là  quelquefois  jusqu'au  soir  immobiles. 
Sur  ses  talons  croisés,  l'un  assis  gravement. 
Murmure  sa  prière,  ou  médite  en  fumant  ; 
L'aulre,  et  d'un  froid  soudain  sa  rencontre  vous  navre. 
Dort  couché  comme  un  vrai  cadavre  ; 

En  même  temps  l'actif  bourricotier. 
Son  bâton  à  la  main,  au  travers  du  sentier. 
Chasse,  en  criant  baleck,  un  long  cortège  d'ânes. 
Qui  courent  bravement  chargés  de  lourdes  mannes. 

A  ces  anciens  bâtiments  dont  les  murailles  dépourvues  de  fe- 
nêtres dénotaient  la  jalouse  défiance  de  leurs  propriétaires,  dont 
la  construction  avancée  au-dessus  de  la  rue  formait  une  cspèc€ 
.de  voiîte  sous  laquelle  on  était  à  l'abri  des  ardenls  rayous  ci'; 
soleil,  succèdent  des  édifices  plus  élégants,  plus  ouverts,  d'un'. 
architecture  gracieuse-,  mais  tout  à  fait  peu  en  harmonie  avec  le 
climat  du  pays.  Et  ce  n'est  pas  seulement  dans  Alger  que  ceit-: 
métamorphose  s'accomplit  : 

Phiiippevilîe  enfant  si  nouvellement  née, 
P(iisi|ij'elle  compte  à  peine  une  cinquièuio  année,  , 
Est  déjà,  pour  les  amateurs. 
Belle  de  monuments  flntteiirs. 
Vous  débarquez  sur  une  large  place. 
Qu'entourent  des  cafés  oii  mainte  et  mainte  glace 
Eblouissent  vos  yeux  siirpris  ; 
Vous  y  voyez,  à  l'inslar  de  Paris, 
La  rue  en  droite  ligue,  au  trottoir  de  bitume  ; 
Le  coquet  parfumeur;  le  friand  pâtissier; 
Le  coiffeur  fashionable,  et,  suivant  la  coutume, 

A  chaque  pas  le  bavard  épicier; 
De  Maures,  presque  aucun,  au  point  que  leur  costume. 
Si  parfois  vous  le  retrouvez, 
Vous  fait  croire  que  vous  rêvez  ; 


301  LITTEHATURE, 

Pour  retrouver  de  Ja  couleur  locale,  il  faut  pénétrer  jusqu'à 
Constantine.  Encore  ce  qu'il  en  reste  n'est-il  pas,  à  ce  qu'il  pa- 
raît, bien  séduisant,  car  M.  Vire  en  est  bientôt  las;  et  après 
avoir  satisfait  sa  curiosité,  il  se  sent  mal  a  l'aise  au  milieu  de 
celte  population  grossière,  dans  ces  lieux  sauvages  qui  sont  trop 
peu  français  pour  lui.  C'est  un  touriste  auquel  les  comforts  de  la 
civilisation  sont  indispensables,  et  quoiqu'il  juge  h  propos  d'é- 
crire en  vers,  il  n'est  guère  poète;  il  lient  surtout  au  positif 
do  la  vie,  et  son  imagination  ne  se  met  pas  beaucoup  en  frais 
pour  embellir  la  réalité.  Aussi  nous  pensons  qu'il  eût  mieux  fait 
d'écrire  en  prose ,  ses  descriptions  n'y  auraient  rien  perdu ,  et 
son  livre  se  serait  fait  lire  plus  volontiers.  Un  itinéraire  ainsi  rimé 
d'un  bout  à  l'autre  fatigue  par  ses  redites,  par  sa  monotonie, 
par  les  longues  périphrases  que  l'auteur  est  obligé  d'employer 
souvent  pour  exprimer  les  choses  les  plus  simples.  D'ailleurs 
la  poésie  française  se  prête  bien  difficilement  à  ce  genre,  ou 
(lu  moins  elle  ne  le  peut  qu'en  sacrifiant  sans  cesse  la  grâce 
cl  l'harmonie.  M.  Yiro  a  de  l'esprit,  de  la  gaîté,  parfois  même 
de  h  verve,  mais  sa  versification  est  en  général  assez  négligée, 
il  ne  se  montre  pas  observateur  habile,  et  n'a  point  su  donner  à 
son  récit  un  cachet  do  véritable  originalité. 


LETTIlES  (1(^  M.  IJotta  sur  ses  décomertes  à  Khorsahnd,  près  «le 
ISinivp,  publiées  par  M.  J-  Mohl  ;  Paris,  imprimerie  royale, 
I    \nl.   in-8'',  fig.,   9  f'r. 

M.  Botta  ayant  été  nommé  au  consulat  de  Mossul,  résolut  de 
mettre  h  profit  sa  position  pour  faire  exécuter  des  fouilles  sur 
l'emplacement  de  Ninive  situé  à  une  petite  distance  au  delà  du 
Tigre.  Ses  recherches  furent  d'abord  infructueuses:  cependant  les 
ayant  poussées  un  peu  plus  loin  vers  une  petite  coUine  sur  la- 
quelle était  situé  le  village  de  Rhorsabad,  dont  les  habitants  lui 
avaient  à  plusieurs  reprises  apporté  des  briques  fort  belles,  il  dé- 
couvrit que  celle  colline  recelait  dans  son  sein  les  restes  encore 
assez  considérables  d'un  vaste  bàlimeul  assyrien.  Ayant  attiré 


HISTOIRE.  305 

l'attention  du  gouvernement  français  sur  cette  trouvaille  impor- 
tante, il  en  obtint  des  subsides  pour  continuer  les  fouilles,  puis 
l'adjonction  d'uu  habile  dessinateur,  M.  Flandin,  qui  lui  fut  en- 
voyé afin  de  reproduire  l'image  exacte  des  sculptures  que  l'on 
ne  pourrait  pas  enlever  ou  transporter.  Encouragé  de  cette  ma- 
nière, M.  Botta  sut  lutter  avec  courage  contre  les  préjugés  des 
habitants  ainsi  que  contre  la  mauvaise  volonté  du  pacha  turc.  A 
force  de  persévérance,  il  parvint  à  décider  le  chef  du  village  à  lui 
vendre  sa  maison,  exemple  qui  fut  bientôt  suivi  par  les  autres 
propriétaires,  en  sorte  que  devenu  maître  de  la  place,  il  put  don- 
ner à  ses  travaux  toute  l'extension  nécessaire.  De  nombreuses 
inscriptions  dont  quciques-unes  très-longues,  des  bas -reliefs  plus 
ou  moins  bien  conservés  représentant  des  scènes  de  combat,  des 
machines  de  guerre,  des  soldats  et  des  femmes,  une  enceinte 
d'épaisses  murailles  sculptées,  avec  des  divisions  intérieures  for- 
mant des  espèces  de  chambres,  se  montrèrent  successivement  à 
ses  yeux  et  lui  fournirent  une  riche  collection  de  débris  précieux 
destinée  au  Musée  du  Louvre.  Mais  quelle  était  la  nature  de  l'é- 
difice auquel  ils  ont  appartenu  ;  était-ce  un  temple,  un  palais,  un 
tombeau?  C'est  une  question  difficile  à  résoudre.  Aussi  M.  Botta, 
sans  prétendre  la  trancher  trop  h  la  hâte,  se  borne-t-il  à  soumet- 
tre ses  conjectures  aux  savants,  en  leur  offrant  tous  les  éléments 
nécessaires  pour  asseoir  leur  opinion.  Il  publie  une  description 
détaillée  du  résultat  de  ses  fouilles  avec  des  dessins  et  la  plupart 
des  inscriptions  trouvées.  Ce  sont  des  documents  bien  propres  à 
exercer  la  sagacité  de  ceux  qui  se  livrent  à  ce  genre  d'études.  Ce 
premier  aperçu  sjra  suivi  d'un  ouvrage  plus  complet  que  M.  Botia 
se  propose  de  publier  à  son  retour  en  France  avec  les  planches 
exécutées  par  son  collaborateur,  M.  Flandin.  En  attendant,  il  fait 
preuve  d'une  rare  modestie  par  cette  communication  libérale  de 
découvertes  dont  beaucoup  d'autres  à  sa  place  auraient  voulu  se 
réserver  tout  l'honneur.  Il  les  abandonne  avec  un  généreux  dé- 
sintéressement à  rinterprélation  du  monde  érudit,  et  se  montre 
ainsi  toul-'a-fait  élianger  aux  petites  rivalités  jalouses  qui  entra- 
vent si  souvent  les  progrès  de  la  science. 


:^< 


30{i  LITTÉRATURE, 


UIBLlUOnAmiE  historique  et  t«)pographiqiie  de  la  France,  ou 
catalogue  de  tous  les  ouvrages  imprimés  en  français  depuis  le 
\\  "  siècle  jusqu'au  mois  d'avril  1845,  par  A.  Gii-anlt  de  Saint- 
Targeau;  Paris,  1  vol    in-S",  12  fr. 

Celle  bibliographie  renferme  les  titres  d'environ  12,000  ou- 
vrages. Sur  ce  nombre,  il  se  trouve  plus  de  1800  articles  relatifs 
aux  préliminaires  généraux  de  Thisloire  de  Franco,  et  de  plus  de 
1200  concernant  en  particulier  la  ville  de  Paris,  ainsi  qu'environ 
2000  cartes,  plans  des  vilK?s  principales,  elc.  L'auteur  les  a 
classés:  1°  par  ordre  alphabétique  des  anciennes  provinces; 
2°  par  déparlements  formés  des  dites  provinces;  3°  par  ordre 
alpliabélique  des  villes,  bourgs  ou  villages  compris  dans  ces 
difTérenls  départements.  Une  table  générale  des  noms  d'auteurs 
et  une  table  géographique,  qui  est  en  même  temps  table  des 
matières,  servent  à  faciliter  les  recherches.  C'est  bien  certai- 
nement le  catalogue  le  plus  complet  qu'on  ait  fait  jusqu'ici  des 
publications  traitant  de  l'histoire  et  surtout  de  la  topographie 
de  la  France.  Cependant  ou  peut  encore  y  signaler  plus  d'une 
omission.  Ainsi  pour  n'en  citer  que  deux,  nous  n'avons  trouvé 
dans  colle  bibliographie  ni  la  Statistique  de  M.  Schnizzler,  ni 
les  Voyages  en  France  de  M.  LuUin  de  Châteauvieux,  et  ces 
oublis  ne  sont  sans  doute  pas  les  seuls.  D'un  autre  coté  l'on  y 
rencontre  l'indication  précieuse  d'une  foule  de  notices  éparses 
dans  les  journaux  ou  recueils  périodiques.  L'auteur  donne  en  gé- 
néral aux  litres  l'étendue  nécessaire  pour  faire  connaître  ce  que 
les  livres  contiennent,  mais  nous  regrettons  qu'il  n'y  ail  pas  ajouté 
le  nom  de  la  ville  où  ils  ont  été  imprimés,  renseignement  assez 
utile  à  ceux  qui  veulent  se  les  procnrer,  et  que  d'ordinaire  les 
bibliographes  ne  négligent  point.  Ce  ne  sont  là  du  reste  que  de 
tiès-légères  imperfections  dans  un  travail  aussi  considérable  et 
aussi  difficile.  Le  catalogue  de  M.  Girault  de  Sainl-Fargeau  ren- 
dra de  grands  services  à  toutes  les  personnes  qui  veulent  étudier 
l'histoire  de  la  France.  De  semblables  monographies  bibliogra- 
phiques ont  l'avantage  d'épargner  aux  écrivains  bien  du  temps  et 
de  la  peine  en  les  metlant  à  même  de  consulter  les  sources  dont 


HISTOIRE.  307 

ils  ont  besoin  el  de  profiter  des  recherches  antérieures  dont  le 
point  spécial  qu'ils  traitent  a  pu  déjà  être  l'objet. 


KITABI  KULSIJM  NANEH^  ou  le  livre  des  dames  de  la  Perse,  con- 
tenant les  règles  de  leurs  mœurs,  usages  et  superstitions  d'intérieur, 
traduit  sur  la  version  anglaise  par  J.  Thonnelier;  Paris,  1845, 
1  vol.  in-t2,  5  fr. 

De  qui  la  science  et  la  puissance  de  l'esprit? 
De  qui?  si  ce  n'est  d'Eve,  la  mère  du  genre  humain  ! 

Aussi,  malgré  le  pouvoir  que  l'homme  s'est  arrogé,  les  filles 
d'Eve  ne  renoncent  point  à  la  suprématie,  même  dans  le  pays  où 
elles  semblent  réduites  à  l'esclavage  le  plus  complet.  Là,  comme 
ailleurs,  elles  peuvent,  en  dépit  des  institutions,  exercer  un  véri- 
table empire,  et  elles  savent  fort  bien  employer  dans  ce  but  les 
moyens  dont  la  nature  les  a  dotées.  Les  Orientaux  ont  beau  tenir 
la  femme  emprisonnée  dans  le  harem ,  cachée  sous  le  voile,  as- 
sujettie au  joug  et  privée  de  toute  liberté  d'action.  Ils  n'en  sont 
pas  moins  obligés  de  subir  son  influence  el,  si  nous  en  jugeons 
par  les  deux  vers  du  poète  persan  que  nous  venons  de  citer,  ils 
le  reconnaissent  eux-mêmes.  D'ailleurs  ils  voudraient  vainement 
le  mer,  le  Livre  des  dames  de  la  Perse  ne  peut  plus  laisser  aucun 
doute  à  cet  égard.  Dans  l'isolement  du  harem,  les  esclaves  étu- 
dient l'art  d'asservir  leur  maître,  et  sa  surveillance  jalouse  ne 
saurait  empêcher  qu'il  s'y  complote  plus  d'intrigues  encore  qu'au 
sein  de  notre  société  européenne,  où  l'opinion  publique  est  le 
seul  frein  imposé  aux  passions.  Cela  s'explique  du  reste  assez  na- 
turellement. Le  fruit  défendu  est  toujours  celui  qu'on  préfère. 
Plus  on  gêne  l'indépendance  des  femmes,  plus  on  la  leur  fait  dé- 
sirer. Réduites  a  l'esclavage,  oisives,  privées  de  toute  distraction 
intellectuelle,  de  tout  développement  moral,  de  quoi  voulez-vous 
qu'elles  s'occupent,  sinon  de  profiter  de  toutes  les  ressources 
i,u'olles  peuvent  avoir  a  leur  disposition  pour  se  procurer  quel- 
ques mstanis  de  liberté,  pour  secouer  la  lourde  chaîne  qui  les 
relient  captives,  et  goûter  les  seules  jouissances  qu'elles  puis- 


308  LITTÉRATURE , 

sent  comprendre.  On  ne  doit  donc  pas  s'étonner  si  quelques-unes 
ont  eu  l'idée  de  rassembler  tout  ce  qu'elles  avaient  appris  a  ce 
sujet,  soit  par  tradition,  soit  par  leur  propre  expérience,  pour 
servir  h  l'inslruclion  des  jeunes  personnes.  Un  comité  de  sept  da- 
mes ,  dont  la  principale  s'appelle  Rulsiim  Naneh,  a  rédigé  cette 
espèce  de  code  avec  tout  le  soin  qu'exige  une  si  importante  ma- 
tière. Les  divers  articles  en  ont  été  mûrement  discutés,  et  peu- 
vent se  ranger  sous  quatre  chefs,  savoir  :  ce  qui  convient,  ce  qui 
est  désirable,  ce  qui  est  conforme  aux  lois  de  Mohammed,  et  ce 
qui  est  nécessaire  ou  obligatoire^  Ces  dames  paraissent  assez  peu 
orthodoxes,  car  les  prescriplions  religieuses  sont  précisément 
celles  sur  lesquelles  elles  insistent  le  moins.  Elles  ont  de  nom- 
breuses dispenses  pour  la  prière,  l'ablulion  et  le  jex\ne,  tandis 
que  rien  ne  jusiifie  à  leurs  yeux  l'oubli  d'un  détail  de  toilelte,  d'un 
moyen  de  coquetterie,  ou  d'une  pratique  superstitieuse.  Cela  ne 
les  empêche  pourtant  pas  d'invoquer  en  commençant  le  nom 
d'Allah  ,  et  de  débuter  par  rendre  grâce  h  sa  miséricorde.  Puis 
elles  ont  soin  de  nous  avertir  qu'elles  sont  des  femmes  accom- 
plies ï  qui  ont  qualité  pour  résoudre,  d'une  manière  spéciale, 
chacun  des  points  de  difiiculté  ou  d'embarras  qui  peuvent  se  ren- 
contrer dans  le  caiirs  de  la  vie  domestique  ».  Leurs  décisions  doi- 
vent donc  faire  autoriié;  ce  ne  sont  pas  de  simples  conseils 
qu'elles  donnent ,  ce  sont  des  règles  impérafives.  Or  leur  pre- 
mière recommandation  porte  sur  les  jours  réservés  aux  réjouis- 
sances et  à  la  gaité,  qu'il  faut  toujours  célébrer  convenablement 
avec  les  pratiques  consacrées  par  l'usage.  C'est  dans  ces  fêles 
publiques  que  les  femmes  doivent  mettre  en  œuvre  toutes  les 
ressources  de  la  toilette  et  de  la  coquetterie  pour  rehausser  leurs 
charmes  et  rendre  leurs  attraits  plus  séduisants.  Elles  captivent 
ainsi  les  cœurs  des  hommes  et  les  préparent  h  reconnaître  leur 
empire.  «  Entre  autres  coutumes  reconnues  pour  être  d'une 
grande  vei tu  et  d'un  grand  pouvoir,  se  trouve  la  suivante  :  Le 
dernier  vendredi  du  mois  sacré  àii  Uamadhan,  ou  du  carême  des 
Musulmans,  les  femmes  doivent  s'habiller  avec  richesse,  se  par- 
fumer et  se  parer  de  leurs  plus  beaux  atours,  puis  se  rendre 
ainsi  sous  les  portiques  des  mosquées  ,  où  les  jeunes  gens,  aux 
formes  do  cyprès,  aux  joues  de  tulipes  et  aux  manières  sédiiisan- 


HISTOIRE.  309 

tes,  s'assemblent  on  plus  grand  nombre  qu'en  tout  autre  lieu.  Il 
laut  que  les  belles  s"y  assoient,  les  jambes  allongées,  et  que  cha- 
cune d'elles  allume  douze  petites  bougies.  En  le  faisant,  il  faut 
qu'elles  aient  le  soin  d'élever  la  main  assez  haut  au-dessus  de 
leur  tête  pour  qu'elles  puissent  soulever  leur  voile,  comme  par 
hasard,  et  montrer  ainsi  la  beauté  de  leur  visage.  Qu'elles  ex- 
(losenl  aussi  aux  regards  leurs  orteils  des  pieds,  teints  en  rouge 
vif,  aûn  que  les  jeunes  gens  les  voient  et  les  admirent  avec  des 
cœurs  blessés  par  les  traits  de  l'amour.  Mais  ce  serait  d'un  fu- 
neste présage  si  l'une  des  petites  bougies  était  délaissée  sans  être 
allumée,  Bibî  Jàn  Aghà  et  les  autres  membres  de  notre  docte 
comité  féminin  sont  unanimes  sur  cette  opinion  ».  Et  le  mari  qui 
interdirait  à  sa  femme  de  semblables  distractions,  s'exposerait 
non-seulement  à  se  voir  condamné  par  le  cadi,  mais  encore  à 
encourir  un  juste  châtiment  dans  la  vie  future;  car,  malgré  leur 
caractère  profane,  ce  sont  des  pratiques  religieuses  qu'il  doit  res- 
pecter. Bien  plus,  si  la  femme  profite  de  quelques  occasions  pour 
aller  visiter  ses  amies  dans  l'espoir  d'y  rencontrer  un  amant, 
qu'il  se  garde  de  la  questionner  ou  de  la  blâmer  d'être  rentrée 
trop  tard  ;  ce  serait  de  la  dernière  inconvenance.  Il  en  est  de 
même  pour  le  plaisir  du  bain ,  qu'il  ne  saurait  absolument  pas 
refuser.  Le  docte  comité  déclare  qu'après  un  refus  réitéré,  la 
femme  a  le  droit  de  prendre  dans  la  maison  de  son  mari  tout  ce 
qu'il  va  de  propre  à  payer  les  dépenses  du  bain.  Voila  donc  le 
pouvoir  marital  confiné  dans  les  étroites  limites  du  harem.  Hors 
delà  il  est  à  peu  près  nul.  Mais  du  moins  règne-t-il  bien  en  des- 
pote absolu  dans  son  intérieur,  n'a-t-il  jamais  à  redouter  l'insu- 
bordination de  ses  esclaves?  Hélas,  si  nous  en  croyons  M™^  Kitabi 
Kulsûm  Naneh,  il  n'en  est  rien,  et  les  maris  persans  ne  sont  pas 
niieux  garantis  'a  cet  égard  que  beaucoup  de  maris  européens.  En 
dépit  des  murailles,  des  eunuques  et  des  lois,  l'esprit  d'indépen- 
dance se  fait  jour  jusque  dans  le  harem.  Il  est  expressément  re- 
commandé qu'une  femme  a  se  batte  et  se  prenne  de  querelle  avec 
son  mari,  au  moins  une  ou  deux  fois  par  jour,  jusqu'à  ce  qu'elle 
en  obtienne  les  fonds  qu'elle  demande  :  et  puisqu'il  n'y  a  nulle 
constance  dans  le  caractère,  nulle  certitude  dans  les  habitudes  de 
In  vie  d'un  mari,  lequel  peut,  sur  un  simple  caprice,  répudier  sa 


310  LITTÉRATUBE, 

femme  ou  avoir  ie  bonheur  pour  elle  de  mourir  subitement,  il  est 
nécessaire  à  cellc-oi^  tant  qu'elle  reste  dans  la  maison,  d'amasser 
à  la  fois  et  petit  à  petit,  tout  ce  qu'elle  pourra,  aCn  que,  l'heure 
de  la  séparation  sonnéa,  elle  puisse  s'habiller  avec  élégance,  et 
se  divertir  jusqu'à  ce  que  son.  mari  (s'il  vit  encore)  se  repente  de 
ce  qu'il  a  fait,  et  devienne  soumis  à  la  volonté  de  sa  femme.  > 
Celle-ci  fera  bien  également  d'user  de  semblables  moyens  vis-à- 
vis  des  parents  qui  lui  sont  hostiles.  C'est  ainsi  qu'elle  assolera 
son  empire  sur  des  bases  certaines,  et  qu'elle  obtiendra  l'accom- 
plissement de  tous  ses  désirs;  elle  formera  le  caractère  de  son 
mari ,  et  fera  respecter  en  elle  la  suprématie  naturelle  de  la 
femme. 

Voilà  les  douceurs  de  la  polygamie.  Il  n'était  certes  pas  né- 
cessaire d'en  faire  un  cas  pendable  pour  en  dégoûter  les  Euro- 
péens; il  suffisait  de  traduire  le  Livre  des  dames  de  la  Perse.  Les 
tromperies  et  les  stratagèmes  employés  contre  le  joug  conjugal  y 
sont  très-naïvement  exposés.  Ces  dames  en  savent  long  sur  ce 
chapitre,  la  tvrannie  les  rend  ingénieuses,  et,  tout  bien  considéré, 
nous  pensons  qu'il  vaut  mieux  courir  les  chances  de  la  pleine 
liberté  dont  jouissent  les  nôtres.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux, 
c'est  l'aplomb  avec  lequel  ces  prescriptions  étranges  sont  pré- 
setitées  comme  obligatoires,  sous  peine,  pour  celles  qui  ne  s'y 
conformeront  pas  ,  d'être  punies  non-seulement  dans  ce  monde, 
mais  encore  dans  l'autre.  Elles  les  mettent  à  côté,  sinon  même 
au-dessus  des  devoirs  religieux,  et  donnent,  avec  une  impertur- 
bable assurance,  les  recettes  d'une  foule  de  charmes,  d'amulettes 
et  autres  pratiques  superstitieuses,  dont  elles  vantent  l'efficacité 
pour  faciliter  le  succès  et  procurer  le  bonheur.  Cela  rappelle  à 
beaucoup  d'égards  le  Grand  Grimoire,  le  Dragon  rouge  et  autres 
livres  de  magie,  qui  trouvent  encore  des  amateurs  dans  certains 
pays  d'Europe,  avec  cette  difîérence  pourtant  que  les  dames  de  la 
Perse  ne  pensent  point  avoir  rien  à  démêler  avec  le  diable,  ni 
mettre  en  péril  le  salut  de  leur  âme.  Il  n'y  a  pas  même  ici  ré- 
volte contre  l'ordre  social.  Elles  l'acceptent  tel  qu'il  est,  seule- 
ment elles  usent  de  toutes  leurs  armes  pour  combattre  l'oppres- 
sion qu'il  fait  peser  sur  elles,  et,  voyant  la  vie  si  courte,  si  fragile, 
cherchent  à  l'embellir  autant  que  possible,  sans  se  douter  qu'il 


HISTOIRE.  511 

puisse  y  avoir  aucun  mal  h  cela.  Nos  idées  morales  leur  sont 
d'ailleurs  complètement  étrangères,  et  il  ne  faut  pas  oublier  en 
jugeant  leurs  principes,  que  le  régime  sous  lequel  elles  sont  pla- 
cées change  tous  les  rapports  de  la  vie  domestique ,  détruit  a  peu 
près  l'influence  salutaire  de  la  famille,  excuse  cette  tendance  a 
s'affranchir  de  toute  gêne  et  de  toute  retenue.  C'est  bien  la  faute 
des  hommes ,  si  les  femmes  élevées  comme  des  esclaves  unique- 
ment destinées  à  leurs  plaisirs,  ne  conçoivent  pas  d'autre  liberté 
que  la  licence,  d'autre  bonheur  que  la  coquetterie,  si  leur  seule 
ambition  est  d'exercer  le  pouvoir  de  leurs  attraits.  Nous  avons  là 
une  piquante  révélation  des  résultats  que  produisent  les  mœurs 
de  la  société  orientale.  Elle  nous  paraît  également  propre  à  jeter 
du  jour  sur  ceux  que  produiraient  les  systèmes  de  certains  réfor- 
mateurs socialistes,  qui  veulent  changer  l'organisation  actuelle  du 
mariage.  Sous  ces  deux  rapports  le  Livre  des  dames  de  la  Perse 
est  intéressant  à  étudier.  Il  offre  de  plus  une  lecture  fort  amu- 
sante, et  nous  regrettons  seulement  que  le  traducteur  n'ait  pas 
jugé  a  propos  d'y  joindre  une  notice  historique  sur  l'origine  de 
cette  singulière  production,  et  sur  la  vie  de  ses  auteurs. 


MÉMOIRES  ET  DOCUMENTS  publiés  par  la  Société  d'Histoire  de  la 
Suisse  romande  ;  tome  5 ,  U<=  livraison  :  Recherches  sur  les  sires 
de  Cossonay  et  sur  ceux  de  Prangins,  issus  de  leur  famille  ;  par 
L.  de  Charrière.  Lausanne,  chez  G.  Bridel;  Paris,  chez  Ab.  Cher- 
buliez  et  C«,  1  vol.  iti-S". 

La  Société  d'histoire  de  la  Suisse  romande  a  certainement 
contribué  par  ses  efforts  à  réveiller  le  goût  des  recherches  histo- 
riques. On  s'est  remis  avec  ardeur  à  compulser  les  archives,  à 
étudier  les  sources,  à  recueillir  tous  les  documents  épars  dans  les 
familles.  Cet  élan  a  produit  déjà  quelques  travaux  remarquables. 
Les  volumes  précédents  du  recueil  de  la  Société  contiennent 
plusieurs  mémoires  d'un  haut  intérêt.  En  général  cependant  ils 
traitent  des  points  de  détails,  ils  se  renferment  dans  une  sphère 
très- restreinte,  et  s'attachent  surtout  h  porter  le  flambeau  de 
l'investigation  sur  dos  faits  isolés,  d'une  médiocre  importance. 


m  LITTERATURE, 

Les  vues  d'ensemble  sont  un  peu  négligées,  chacun  se  borne  ex- 
clusiveinent  a  compulser  avec  la  plus  minutieuse  exactitude  les 
documents  qui  concernent  la  localité  qu'il  connaît  le  mieux.  Mais 
cette  direction  n'est  peut-être  pas  un  mal ,  car  pour  un  pays 
comme  la  Suisse,  où  il  n'y  eut  jamais  de  centralisation,  ni  par 
conséquent  d'unité,  où  la  diversité  des  origines  peut  seule  expli- 
quer l'étrange  variété  des  coutumes,  des  mœurs  et  des  tendances, 
il  n'est  pas  de  petit  détail  qui  ne  mérite  d'être  étudié,  qui  ne 
puisse  fournir  plus  tard  des  données  précieuses  à  l'historien.  En 
accumulant  les  matériaux  on  rend  la  tâche  de  celui-ci  plus  facile, 
on  applanit  sa  route,  et  on  lui  suggère  souvent  de  fécondes  in- 
ductions qu'il  n'aurait  peut-être  point  aperçues  sans  cela. 

Ainsi  les  Recherches  de  M.  Charriere  sur  les  sires  de  Cossonay, 
quoiqu'elles  n'offrent  que  la  généalogie  d'une  famille  et  les  tran- 
sactions relatives  à  son  fief  particuHer,  pourront  cependant  n''être 
pas  sans  utilité  pour  jeter  du  jour  sur  l'histoire  du  moyen  âge , 
sur  l'organisation  si  compliquée  et  encore  si  obscure  de  celte  épo- 
que. Le  travail  de  M.  Charriere  présente  à  cet  égard  une  foule 
de  notions  curieuses.  Il  analyse  les  chartes  avec  beaucoup  de 
soin,  et  montre  une  connaissance  approfondie  de  toutes  les  ques- 
tions qu'elles  soulèvent.  D'ailleurs  les  sires  de  Cossonay,  sei- 
gneurs riches  et  puissants,  prirent  une  part  active  aux  événe- 
ments qui  influèrent  sur  les  destinées  du  Pays  de  Yaud.  Ils  fu- 
rent mêlés  a  ses  querelles  intestines,  à  ses  guerres  intérieures, 
ils  y  tinrent  un  rang  distingué,  et  leur  histoire  se  lie  à  la  sienne. 
C'est  donc  un  document  très-précieux,  bien  que  d'un  intérêt  spé- 
cial, et  M.  Charriere  a  su  lui  donner  une  forme  moins  aride  que 
celle  adoptée  d'ordinaire  pour  les  ouvrages  de  ce  genre.  Le  style 
en  est  simple,  agréable  même,  les  faits  y  sont  clairement  expo- 
sés, l'érudition  y  paraît  exempte  de  pédanterie  et  de  sécheresse. 
Nous  regrettons  seulement  que  l'auteur  n'ait  pas  résumé  dans 
une  courte  introduction  les  traits  principaux  du  rôle  joué  par 
l'illustre  famille  qui  fait  l'objet  de  ses  recherches. 


HISTOIRE.  313 

FRAGMENTS   oratoires  et  littéraires;    par   Saint -Albin   Eerville; 
Paris,  chez  Joubert  ,   ii,  rue  des  Grès,  1  vol.  in-8%  7  fr. 

M.  Berville,  parvenu  au  rang  le  plus  élevé  dans  la  carrière  du 
barreau,  n'a  pas  oublié  qu'il  devait  aux  lettres  ses  premiers  suc- 
cès. Avant  d'être  avocat  il  a  été  littérateur,  et  c'est  à  cela  sans 
doute  que  son  talent  doit  quelques-unes  des  précieuses  qualités 
qui  le  distinguent.  Aussi  le  droit  no  lui  fait  pas  dédaigner  la  lit- 
térature, e(  par  un  sentiment  de  reconnaissance  bien  naturel ,  il 
veut  tirer  de  l'oubli  les  essais  de  sa  jeunesse.  Il  est  vrai  que  cette 
affection  d'un  auteur  pour  les  premières  productions  de  sa  plume 
est  souvent  aveugle,  dégénère  même  parfois  en  faiblesse  ridi- 
cule. L'amour-propre  ne  raisonne  pas  toujours  juslo,  et  il  lui 
arïive  d'attacher  le  plus  grand  prix  précisément  h  co  qui  en  mé- 
rite le  moins.  Mais  ce  n'est  pas  le  cas  de  M.  Berville,  si  nous  en 
jugeons  par  le  fragment  placé  en  tête  de  son  volume,  qui  est  un 
Eloge  de  Rollin  auquel  l'Académie  française  décerna  le  prix  d'élo- 
quence. Voilà  du  moins  un  titre  qui  justifie  jusqu'à  un  certain 
point  la  prédilection  de  l'auteur.  Il  est  vrai  que  l'éloge  de  Rollin 
offre  bien  peu  d'intérêt  aujourd'hui.  Soit  comme  historien,  soit 
comme  instituteur  de  la  jeunesse,  il  a  beaucoup  vieilli,  ses  ensei- 
gnements ne  sont  plus  guère  en  harmonie  avec  l'esprit  de  notre 
époque.  Cela  ne  gâte  rien  cependant  aux  qualités  qui  le  distin- 
guèrent ,  et  que  M.  Berville  fait  ressortir  avec  bonheur  lorsqu'il 
parle  de  sa  bonté  naïve,  de  sa  candeur  et  de  sa  simplicité,  de  son 
zèle  d'honnête  homme  pour  la  vertu ,  de  la  pureté  de  son  âme  et 
de  la  droiture  de  son  caractère.  Ce  sont  bien  là  les  traits  qui  se 
retrouvent  dans  les  ouvrages  de  Rollin,  et  qui  leur  impriment 
parfois  un  cachet  plein  de  charme.  Mais  il  ne  faut  pas  pousser 
l'éloge  trop  loin,  et  prétendre  voir  dans  Rollin  un  historieii  phi- 
losophe. M.  Berville  a  tort  de  croire  que  dans  l'éloge  il  ne  doit 
point  y  avoir  de  place  pour  la  critique.  Il  a  beau  faire  de  très- 
jolies  phrases  pour  excuser  la  crédulité  trop  facile  de  Rollin^  son 
ingénieux  plaidoyer  ne  nous  persuadera  pas  qu'il  y  ait  avantage 
"a  nourrir  la  jeunesse  d'illusions  trompeuses,  et  à  lui  charger  la 
mémoire  défaits  suspects,  de  traditions  superstitieuses  qui  tout 

28 


314  LITTÉRATURE,  HISTOIRE. 

à  la  fois  dénaturent  l'histoire  et  faussent  le  jugement.  Du  reste 
c'est  un  morceau  sagement  écrit  dans  le  ton  qui  convenait  le 
mieux  au  sujet.  Les  mêmes  qualités  de  stvle  se  retrouvent  en 
général  dans  fous  les  autres  fragments  de  divers  genres  dont  se 
compose  ce  volume.  M.  Berville  s'y  montre  écrivain  sobre,  vi- 
sant peu  a  l'effet,  se  préoccupant  surtout  d'exprimer  clairement 
ses  idées,  et  n'ayant  jamais  besoin  pour  cela  de  torturer  la  langue 
ou  de  recourir  aux  hardiesses  chanceuses  du  néologisme.  11  n'ap- 
partient pas  a  l'école  du  jour,  son  article  sur  l'exagération  dans 
les  arts  en  fait  foi.  A.  ses  yeux  la  littérature  est  une  source  de 
jouissances  douces  et  nobles,  faites  pour  élever  l'àme ,  et  non  pas 
seulement  pour  l'émouvoir  a  tout  prix. 

s  Le  but  des  beaux-arts ;,  dit-il,  est  de  nous  donner  des  jouis- 
sances. Us  ont  été  créés  pour  nous  reposer  des  fatigues  de  la  vie, 
pour  nous  consoler  de  ses  peines.  Ce  que  nous  leur  demandons, 
ce  sont  quelques  instants  de  bonheur,  d'enchantement,  de  douce 
illusion  dans  notre  carrière  agitée  et  laborieuse.  Les  impressions 
qu'ils  nous  causent  ne  doivent  donc  pas  dépasser  une  certaine 
mesure  :  il  faut  qu'elles  s'arrêtent  au  point  où  elles  cesseraient 
d'être  un  plaisir.  Lorsque  Aristote  enseignait  que  le  théâtre  doit 
exciter  en  nous  des  impressions  purgées  de  ce  qu'elles  auraient 
de  trop  amer  dans  la  vie  réelle,  il  posait  le  vrai  fondement  de  la 
théorie  des  arts.  Rien  de  plus  facile  que  de  produire  des  émotions 
fortes:  sous  ce  rapport,  les  procès-verbaux  du  supplice  de  Da- 
mions ou  de  la  question  donnée  a  Ravaillac,  laissent  bien  loin 
derrière  eux  toutes  les  inventions  de  nos  artistes.  Mais  ce  ne  sont 
pas  ces  émotions-là  que  je  demande  a  l'art.  Si  je  vais  voir  un 
tableau,  ce  n'est  pas  pour  être  ému  comme  je  le  serais  en  en- 
trant à  l'amphithéâtre  de  dissection  ;  si  je  loue  une  place  au  théâ- 
tre, ce  n'est  pas  pour  sentir  ce  que  je  sentirais  en  voyant  faire 
l'opération  de  la  pierre.  En  un  mot,  j'amie  le  feu  qui  m'échauffe, 
je  hais  le  feu  qui  me  briile  :  je  savoure  le  breuvage  qui  chatouille 
ou  pique  mon  palais,  je  rejette  la  liqueur  corrosive  qui  m'em- 
porte la  bouche.  » 

Fidèle  à  cette  manière  d'envisager  la  littérature,  M.  Berville  se 

garde  bien  d'imiter  les  écarts  des  écrivains  h  la  mode.  11  cherche 

lutôt  sa  route  dans  les  régions  moyennes,  et  préfère  les  finesses 


LÉGISLATION,  ÉCONOMIE  POLITIQUE.  31 J 

*îe  l'esprit  aux  merveilles  de  l'imagination.  L'on  ne  trouve  pas 
dans  ses  essais  divors  des  traits  d'une  originalité  puissante,  des 
pensées  remarquables  par  la  vigueur  et  la  hardiesse  ;  mais  il  y 
règne  une  modération  pleine  de  bon  sens ,  une  raison  pratique, 
une  grande  clarté  d'idées,  et  ça  et  là  Ton  y  rencontre  dés  saillies 
piquantes  ou  des  tours  ingénieux.  La  même  modération  se  re- 
marque dans  les  fragments  politiques.  L'auteur  appartient  évi- 
demment h  l'opposition  libérale,  mais  il  se  renferme  dans  de  sa- 
ges limites,  et  n'adopte  point  les  vues  exclusives  ni  le  langage 
passionné  de  l'esprit  de  parti.  En  résumé  nous  croyons  que  la  plu- 
part des  morceaux  dont  ce  volume  est  composé  seront  lus  avec 
plaisir,  et  sauf  deux  on  trois  bluettes  qui  ne  méritent  peut-être 
pas  les  honneurs  de  l'impression,  c'est  un  recueil  intéressant 
auquel  le  public  fera  sans  doute  un  bon  accueil. 


LÉGISLATION,  ECONOMIE  POLITIQUE,  ETC. 


OK  L:\  RLFOnME  du  Code  Pénal  français  et  de  quelques  articles 
des  autres  codes  qui  y  ont  rapport,  par  Michel  Soliraène;  Paris, 
chez  Joubert,  ii,  vue  des  Grès,  1  vol.  in-8°,  6  fr. 

Le  code  pénal  français  est  assez  généralement  regardé  aiijour- 
<riiui  comme  n'étant  plus  en  harmonie  avec  les  idées  et  avec  les 
besoins  de  notre  époque.  Il  porte  le  cachet  du  régime  sous  lequel 
il  fut  élaboré.  Au  sortir  d'une  révolution  qui  avait  ébranlé  les  ba- 
ses de  Tétat  social ,  le  législateur  derait  être  surtout  préoccupé 
de  la  nécessité  de  raftermir  l'ordre,  de  rétablir  l'empire  de  la  loi, 
et  de  lui  donner  pour  appui  la  rigueur  des  peines.  Ce  n'était  pas 
le  nujment  de  remonter  aux  grands  principes  fondamentaux  m 
de  chercher  par  une  discussion  longue  et  bien  mûrie  à  introduire 
un  système  nouveau  plus  équitable  et  plus  conforme  aux  idées  de 
régénération  morale.  Les  circonstances  exigeaient  que  la  société 
ne  fut  pas  désarmée  contre  l'audaee  de  ses  nombreux  ennemis.  U 


316  LÉGISLATION, 

fallait  plutôt  au  contraire  la  renforcer,  et  Tintimidation  semblait 
le  seul  moyen  efficace.  L'autorité  chancelante  de  la  lui  devait 
avant  tout  être  consolidée.  Or,  au  milieu  de  l'ébranlement  géné- 
ral il  ne  lui  restait,  pour  se  faire  respecter,  que  le  bourreau  et 
les  gendarmes.  D'ailleurs,  Napoléon  fondant  son  pouvoir  absolu 
sur  les  ruines  de  la  république,  penchait  naturellement  pour  le 
système  de  la  répression  sévère.  Ce  fut  donc  cette  tendance  qui 
domina  la  rédaction  du  code  pénal.  On  y  prodigua  sans  scrupule 
Ja  peine  de  mort,  on  ne  s'attacha  pointa  marquer  d'une  manière 
bien  exacte  tous  les  degrés  de  l'échelle  des  crimes  ;  la  simple  ten- 
tative (ut  punie  aussi  rigoureusement  que  le  crime  accompli;  on 
perdit  un  peu  trop  de  vue  l'individualité  du  coupable  pour  no 
considérer  que  le  salut  de  la  société.  Depuis  lors,  la  civilisation  a 
fait  un  pas,  les  mœurs  se  sont  adoucies,  les  idées  ont  pris  un  au- 
tre cours,  et  la  loi  s'est  trouvée  en  désaccord  avec  l'opinion  pu 
blique,  en  sorte  que  pour  satisfaire  celle-ci  l'on  a  dû  transiger, 
abaisser  les  minima,  donner  plus  de  latitude  aux  tribunaux  dans 
l'application  des  peines,  admettre  les  circonstances  atténuantes. 
C'étaient  autant  de  coups  portés  a  la  législation  pénale  dont  on 
afTaiblissait  ainsi  l'autorité.  Il  en  est  résulté  un  état  de  choses 
dont  les  inconvénients  sont  faciles  à  comprendre.  La  loi  n'est 
phis  qu'une  letire  morte  qui  n'a  presque  aucune  action  morale, 
parce  que  tout  dépend  de  l'interprétation  de  ceux  qui  sont  chargés 
de  l'appliquer.  Des  peines  considérées  par  les  juges  eux-mêmes 
comme  trop  sévères,  ne  sont  plus  un  frein,  n'exercent  plus  l'jn- 
timidation  qui  était  leur  but.  Le  coupable  sait  d'avance  qu'elles 
ne  seront  pas  rigoureusement  appliquées,  et  il  peut  toujours  es- 
pérer, quel  que  soit  son  crime,  qu'on  y  trouvera  des  circonstan- 
ces atténuantes.  Evidemment  une  réforme  est  devenue  indispen- 
sable, surtout  si  l'on  veut  que  le  régime  pénitentiaire  qui  s'intro- 
duit de  plus  en  plus  dans  les  prisons  puisse  porter  ses  fruits.  C'est 
ce  qui  a  engagé  M.  Solimène  à  rédiger  son  travail,  qu'il  ne  pré- 
tend point  donner  pour  une  œuvre  parfaite,  mais  qu'il  livre  à 
l'élude  des  jurisconsultes  afin  de  stimuler  leur  zèle  et  de  hâter 
l'accomplissement  des  réformes  désirées.  Prenant  pour  base  le 
rode  actuel,  il  place  en  regard  les  changements  qu'il  propose,  et 
snnsentrrr  dans  la  discussion  détaillée  de  chacun  d'eux,  il  per- 


ÉCONOMIE  POLITIQUE.  317 

met  ainsi  d'embrasser  l'ensemble ,  de  le  comparer  avec  ce  qui 
existe  maintenant,  de  saisir  d'un  coup  d'œil  l'effet  des  modifica- 
tions qu'il  y  apporte.  C'est  une  méthode  simple,  claire,  propre  à 
frapper  les  esprits  les  moins  habitués  à  s'occuper  de  semblables 
sujets.  Quelques  chapitres  préliminaires  sont  consacrés  à  exposer 
les  principes  généraux  sur  lesquels  doit  reposer  la  législation  pé- 
nale. L'auteur  part  de  l'idée  que  «  la  peine  infligée  au  coupable 
par  la  société  n'est  que  le  remords  entre  les  mains  de  la  loi,  le 
remords  transporté  dans  la  souffrance  du  corps,  et  l'image  de 
elui  que  Die»  a  empreint  dans  la  souffrance  de  l'âme.  Il  y  a 
donc  des  règles  pour  déterminer  la  qualité  des  peines;  il  y  a  des 
limites  qu'on  ne  peut  dépasser  sans  blesser  le  rapport  éternel  des 
choses,  sans  détruire  la  loi  de  proportion.  »  La  peine  doit  être  le 
prix  du  délit,  son  œslimalio,  comme  dit  Papinien.  Plus  forte  ou 
plus  faible  elle  manque  son  but,  qui  est  tout  h  la  fois  de  punir  le 
coupable  et  de  venger  la  société.  Il  importe  donc  de  bien  distin- 
guer sous  ces  deux  rapports  les  divers  degrés  du  crime,  afin  de 
Uiesurer  le  châtiment  suivant  l'étendue  du  dommage  et  la  per- 
versité du  coupable.  De  la  M.  Soiimèno  passant  à  Tappréciadon 
des  divers  actes  criminels  dont  le  délinquant  parcourt  la  chaîne 
df  puis  U'  moment  oii  il  pense  a  la  faute,  jusqu'à  celui  de  la  con- 
.sommaiion,  définit  nettement  trois  degrés,  savoir  la  tentative, 
l'altenlal,  et  le  crime  manqué,  qui  ne  doivent  pas  encourir  les 
mêmes  peines  que  le  crime  accom[)Ii.  Kn  effet,  s'ils  indiquent 
également  chez  le  coupable  la  volonté  do  nuire,  ils  ne  causent 
pas  le  même  dommage  a  la  société  ;  In  réparation  doit  donc  être 
différente.  La  culpabilité  des  complices  paraît  aussi  devoir  être 
distinguée  do  celle  des  auteurs  du  crime.  Enfin  on  peut  prévoir 
maints  cas  particuliers  dans  lesquels  le  délinquant  trouvera  des 
motifs  d'excuse  plus  ou  moins  légitimes.  M.  Solimène  établit  en 
conséquence  une  échelle  de  peines  proportionnées  à  ces  catégo- 
ries criminelles,  il  en  détermine  les  degrés  de  manière  h  bien 
marquer  les  limites  dans  lesquelles  l'arbitraire  du  juge  a  le  droit 
d'agir,  et  il  supprime  complètement  les  circonstances  atténuantes. 
H  estime  avec  raison  que  la  loi  doit  être  assez  explicite  pour  per- 
n)cltre  le  moins  souvent  possible  qu'on  s'écarte  de  son  texte  et 
pour  éviter  les  dangers  d'une  interprétation  trop  élastique.  Il  faut. 

'2^ 


318  LEGISLATION,  ECONOMIE  POLITIQUE. 

qu'olle  soil  inviolable  dans  le  sens  strict  du  mot,  pour  le  juge 
aussi  bien  que  pour  Taccusé.  M.  Solimène  repousse  les  exagéra- 
tions de  la  philanthropie  et  de  la  senlinientalité  qui  caractérisent  la 
tendance  moderne.  Il  les  regarde  comme  non  moins  fâcheuses 
que  l'excès  contraire,  et  pense  que  le  législateur  ne  doit  point  se 
laisser  entraîner  par  des  considérations  de  ce  genre.  Aussi  se 
pronnnce-f  il  pour  le  maintien  de  la  peine  de  mort  en  se  bornant 
a  restreindre  son  application  à  un  très-petit  nombre  de  cas.  Il  in- 
siste sur  la  convenance  d'ôter  aux  peines  temporaires  le  cachet  de 
l'infamie  qui  est  en  contradiclion  manifeste  avec  les  elForts  tentés 
pour  la  régénération  du  coupable.  L'exposition  ne  lui  paraît  pas 
pouvoir  être  conservée  plus  que  la  marque  ,  car  elle  est  pour 
l'âme  ce  que  l'aulre  était  pour  le  corps,  une  tache  inefTarable  qui 
dure  autant  que  la  vie.  Enfin  il  veut  abolir  la  mort  civile  comme 
une  fiction  dangereuse,  absurde,  et  indigne  de  figurer  dans  le 
code  dune  nation  civilisée. 

Tels  sont  les  points  principaux  sur  lesquels  porte  la  réforme 
proposée  par  M.  Solimène.  Il  en  fait  découler  une  foule  d'autres 
modifications  dans  le  détail  desquelles  nous  ne  le  suivrons  pas, 
car  elles  demanderaient  a  être  discutées  par  des  hommes  spé- 
ciaux, et  les  bornes  de  cet  article  ne  perniettraieul  d'ailleurs  pas 
d'approfondir  les  innombrables  questions  qu'elles  soulèvent.  Nous 
avons  simplement  voulu  signaler  l'importance  d'un  pareil  travail 
qui  aborde  avec  franchise  et  hardiesse  la  tâche  immense  do  mettre 
le  code  pénal  en  harmonie  avec  les  idées  et  les  besoins  du  monde 
moderne.  Quelle  que  soit  sa  valeur- intrinsèque,  nous  crevons 
qiùnn  ne  pourra  lui  refuser  le  mérite  d'avoir  nettement  indiqué 
le  but  et  en  quelque  sorte  jalonné  la  véritable  route  à  suivre  au 
n;i!ieu  des  sentiers  divers  qui  se  croisent  en  tous  sens.  L'inten- 
tion de  l'auteur  a  été  de  «  donner  une  âme  au  code  pénal,  »  de 
lui  communiquer  un  esprit  philosophique  et  de  conformer  toutes 
ses  dispositions  a  un  principe  immuable  de  raison,  de  justice  et 
de  vérité;  en  un  mol  «  de  démoraliser  le  crime  et  de  moraliser 
la  peine.  «  C'est  la  que  tendent  tous  ses  efforts,  et  il  nous  semble 
qu'une  telle  direction  est  infiniment  plus  féconde  pour  l'avenir  de 
la  société  que  les  vaines  utopies  de  quelques  réformateurs  qui,  au 
1  eu  de  chercher  à  réparer  l'édifice,  prétendent  le  détruire  d'abord 


SCIENCES  ET  ARTS.  3.19 

(le  fond  en  comble  pour  élever  à  sa  place  un  palais  idéal  liabité 
par  des  êtres  chimériques. 


SCIENCES  ET  ARTS. 


KTI.DES  HYGIÉNIQUES  sur  la  santé,  la  beauté  et  le  bonheur  de.s 
leratnes,  par  V.  Raymond,  doct.-tncd.;  Paris,  chez  Desloges,  39, 
rue  Saint-André-des  Arts,  t  vol.  in-18,  5  fr. 

C'est  donner  à  l'hygiène  un  rôle  bien  important  que  d'en  faire 
la  source  de  la  santé,  de  la  beauté  et  du  bonheur  des  femmes. 
Cependflnt'cette  prétention  n'est  pas  tout  à  fait  sans  fondement, 
surtout  lorsque  l'on  comprend  dans  les  études  hygiéniques  les 
fonctions  de  l'esprit,  les  habitudes  de  l'âme  aussi  bien  que  celles 
du  corps.  Considérée  sous  ce  double  point  de  vue,  la  santé  de- 
vient en  effet  un  principe  de  bonheur,  et  l'on  ne  saurait  mettre  en 
doute  son  influence  sur  la  beauté.  M.  Raymond  débute  en  docteur 
galant  par  déclarer  que  toutes  les  femmes  sont  belles  ou  pourront 
Tetre.  C'est  vouloir,  dès  l'abord,  se  concilier  la  faveur  de  ses 
l«;ctrices.  Mais  ce  n'est  pourtant  pas  une  vaine  flatterie  qu'il  leur 
jette  pour  a})pât,  car  il  se  hâte  d'ajouter  que  toute  figure,  quel- 
que irrégulière  qu'elle  soit,  peut  produire  une  impression  agréa- 
ble lorsqu'elle  est  animée  par  des  pensées  nobles  et  aimantes.  Or 
aini^i  modifiée,  l'assertion  est  juste,  on  ne  saurait  le  nier;  le  vi- 
sage le  moins  régulier  plaira  toujours  dès  qu'il  sera  le  miroir 
dune  belle  âme.  C'est  là  tout  le  secret  de  la  beauté,  Mesdames, 
il  ne  lient  qu'à  vous  d'être  jolies;  soyez  bonnes  et  aimables  et 
vous  serez  de  plus  heureuses  par  dessus  le  marché.  Cultivez  votre 
esprit,  ouvrez  votre  cœur  à  tous  les  sentiments  nobles  et  géné- 
reux, soyez  gaies  sans  excès,  bienveillantes  avec  ceux  qui  vous 
entourent,  prudentes  dans  vos  liaisons,  fidèles  dans  vos  amitiés; 
montrez-vous  désireuses  de  plaire  et  point  coquettes  :  voilà  les 
principales  conditions  auxquelles  M.  Raymond  vous  promet  santé, 
lioantô  ot  bonheur.  Quant  à  la  conservation  de  vos  attraits,  il  vous 


320  SCIENCES  ET  ARTS. 

iiiïre  d'excellenis  conseils  sur  les  moyens  de  foriifier  le  corps,  de 
développer  les  organes,  de  prévenir  par  de  sages  précautions  les 
accidents  et  les  infirmités.  L'hygiène  doit  accompagner  la  femme 
dans  toutes  les  circonstances  de  la  vie.  Elle  vaut  mieux  que  les 
corsets  pour  empêcher  les  déviations  de  la  taille  chez  la  jeune 
tille,  elle  veille  sur  la  jeune  mère  pendant  sa  grossesse,  écarte 
les  dangers  qui  la  menacent,  la  rend  capable  de  nourrir  ses  en- 
fants sans  trop  de  faiigije,  répare  en  quelque  sorte  les  injures 
du  temps,  et  si  elle  ne  peut  la  garantir  contre  les  approches  de 
la  vieillesse,  du  moins  elle  l'adoucit  et  lui  ùte  une  grande  partie  de 
ses  inconvénients.  D'ailleurs  M.  Raymond,  tout  en  repoussant 
les  abus  de  la  coquetterie,  ne  prétend  pas  interdire  aux  femmes 
l'usage  des  ressources  ingénieuses  que  peut  leur  fournir  l'art  pour 
embellir  leurs  charmes.  Au  contraire,  il  regarde  comme  un  de- 
voir pour  elles  de  ne  rien  négliger  de  ce  qui  peut  contribuer  a 
maintenir  la  fraîcheur  de  leur  teint  et  a  conserver  leurs  attraits. 
Son  petit  volume  se  termine  par  une  série  de  receltes,  dont  il  in- 
dique remploi  et  les  effels. 


DES  Cli  WGF.HEXTS  dans  !<■  climat  de  la   France,  histoire  r'ie  «s 
réxoiiilions  tnéféorologitjtjc.s.  par  Ir  tlocieiir  Fustor  :  Paris.  J8â5, 

iii-S",  8  fr. 

M.  le  docteur  Fuster  aborde  ici  l'une  des  questions  les  plus 
importantes  de  la  n!étéorolof;ie.  La  permanence  des  climats  a  été 
I  objet  de  discussions  nombreuses,  dans  lesquelles  les  savants  se 
sont  partagés  en  doux  opinions  liien  tranchées.  Les  uns  ont  ad- 
mis cette  permanence  tout  en  reconnaissant  que  des  modifica- 
tions partielles  peuvent  avoir  lieu  sous  l'empire  de  causes  étran- 
gères aux  grandes  lois  de  la  nature;  les  autres  au  contraire  pr^"- 
tendent  déduire  des  observations  faites  à  difTérentes  époques,  la 
preuve  certaine  de  changements  généraux  dont  l'influence  va 
croissant  d'année  en  année,  tant  que  de  nouvelles  conditions  at- 
mosphériques n'en  arrêtent  pas  la  marche.  C'est  parmi  ces  der-, 
nicrs  que  se  range  M.  Fuster.  Il  pens"  que  le  climat  de  la  France 


SClKNrES  Eï  AHTS.  3^1 

«  rhongyyl  clianpo  encore;  lo  bul  do  ses  reoljcrchos  csl  ilo  cou 
jitalor  rexislonco  do  lollos  varialions,  ol  do  montror  commotit  ellos 
Diit  ou  lion.  Los  ôcrils  dos  aurions  no  pouvoni  j^uoro  fournir  do 
doiinoos  soioiililiqtios  h  oot  ô^ard,  niais  ils  ronfonnonl  uno  fculr 
d'indicos  qui  lous  s'accordonl  h  fairo  supposor  quo  lo  climat  do  la 
(iaul©  otail  singuliorenioiit  âpro  ot  rudo.  Côsar  nous  approiid  quo 
riiivor  Y  couiintniyail  do  bontio  hourc,  Diodoro  do  Sioilo  qu'il 
•Mail  Iros  loiijî  cl  5iii;;iilioronionl  rij^curoux,  quo  toutes  los  rivioros 
navigablos,  sans  on  oxcopttn-  le  llliMno,  y  {^oiaionl  nisôinont ,  et 
«<■  ciiangcaicnt  par  oo  nuiycn  on  un  ohoinin  trôs  fornio;  Cioôron 
dit,  (Ml  parlant  dola(i;iulo:  (Jiiid  ill'n  tcrria  m^pvnus  ■'  'VtW  \,\\(\ 
Pline  el  IMularquo ,  sont  d'accord  pour  assurer  quo  los  Gaulois 
no  cultivaient  point  la  vigne  'M\9  ans  avant  notre  6ro.  Mais  lors- 
(|Uo  la  (iaulo  dovornio  province  romaine  conunonra  do  jouir  dos 
l)ienfaits  do  la  civilisation,  le  climal  parut  s'adoucir  {^raduolioinont 
à  inosuro  quo  les  pro{;ros  do  l'agriculturo  faisaient  disparaître  on 
partie  les  forets  épaisses  ot  los  immensos  marais  qui  couvraient 
io  sol.  Cette  nmélioralion  devint  plus  sensiblo  encore  sous  l'in- 
lluonco  du  chrislianismo  ot  des  nombreux  couvents  qui  contri- 
buèrent à  perfectionner  la  culluro.  Kilo  «lloignil  son  apogée  sous 
I  cmpiru  do  Cliarlema|;no.  A  partir  do  colle  époque,  c'est  h  diro 
dfs  b;  dixièmo  siècle,  la  décadence  se  manilVsIa  dans  le  climal 
aussi  bien  quo  dans  los  inslitulions  el  los  imvurs.  «  Lo  sol,  ravagé 
d'abord  par  les  incursions  des  Normands,  ot  presque  dépeuplé 
«nsuile  parles  Ilots  do  croisés  entraînés  vers  los  lieux  saints,  fut 
laissé  sans  culture  h'  la  merci  dos  eaux  sla}:nantes.  Les  forêts  qui 
rombrageaient,  négligées  ou  détruites,  devinrent  insensiblemenl 
dans  lo  nord  los  landes  do  la  Hrelagno,  los  déserts  do  la  Cham- 
pagne, los  vastos  bruyères  du  Poitou;  dans  lo  centre,  los  terres 
marécageiisos  do  la  lîrosso  el  du  Forez,  do  la  Sologne  et  do  la 
lirenne,  du  Horry  et  du  Câlinais;  dans  lo  midi,  los  champs  do 
sable  du  Médoc ,  les  terrains  graveleux  du  Limousin  et  du  Pén- 
gord,  les  roches  dénudées  du  Languedoc  et  de  la  basse  Provonce. 
F.tienno,  abbé  do  Sainto-Gonoviévo,  obligé  de  traverser  la  Franco, 
de  l'aris  h  Toulouse,  au  commencement  du  treizième  siècle,  peint 
avec  elTroi  son  as|)ect  sauvage  el  ses  immenses  solitudes.  » 
Dans  les  siéeles  postérieurs  on  voit  celle  dégradation  du  ciim.ii 


322  SCIENCES  ET  ARTS. 

suivre  une  marche  progressive,  toujours  sous  l'influence  des 
raênies  causes  qui  tendent  à  détruire  les  bienfaits  de  la  culture  du 
sol.  Les  désastres  do  la  guerre,  l'oppression  d'un  mauvais  gou- 
vernement, les  persécutions  religieuses,  enfin  les  dévastations 
révolutionnaires,  sont  autant  de  faits  dont  l'action  délétère  hâta 
ce  changenîent  funeste.  La  vigne  disparut  peu  à  peu  des  contrées 
du  nord,  l'olivier  se  retira  de  plus  en  plus  vers  le  midi,  le  ci- 
tronnier et  le  limonier  ne  résistèrent  plus  en  plein  air  dans  le 
Languedoc,  la  canne  h  sucre  ne  prospéra  plus  en  Provence  qu'à 
Tabri  des  serres. 

Ce  sont  là  des  modifications  attestées  par  l'histoire,  et  que 
l'on  ne  saurait  mettre  en  doute.  Mais  ceux  qui  adoptent  la  per- 
manence du  climat  les  attribuent  à  des  causes  sans  aucun  rap- 
port avec  la  météorologie.  Suivant  eux  ce  n'est  point  l'abaisse- 
ment de  la  température  qui  a  refoulé  vers  le  midi  la  culture  de  la 
vigne  et  de  l'olivier,  c'est  tout  simplement  la  direction  nouvelle 
qu'a  prise  l'industrie  et  la  facilité  toujours  croissante  des  commu- 
nications. En  efFet,  dès  que  les  barrières  qui  séparaient  les  divers 
pays  se  sont  abaissées,  le  commerce  pouvant  fournir,  par  exem- 
ple, les  meilleures  qualités  de  vin  au  même  prix  que  revenaient 
les  qualités  médiocres  obtenues  sur  place  à  force  de  soins  et  de 
peine,  la  culture  de  celles-ci  n'offrant  plus  de  bénéfice,  a  dià  bien- 
tôt être  abandonnée.  Il  serait  facile  de  citer  maifits  exemples  de 
cet  efTet  des  progrès  de  la  liberté  en  matière  d'industrie.  Les 
premiers  éléments  de  l'économie  politique  nous  apprennent  que 
h  production  se  règle  en  général  sur  la  demande,  et  que  lorsque 
la  concurrence  est  permise,  la  demande  s'adresse  aux  marchés 
qui  lui  ofTrent  le  plus  d'avantage.  Ainsi  d'après  les  idées  émises 
par  M.  AIpli.  de  Candolle,  les  limites  de  l'habitation  ou  patrie 
artificielle  des  plantes  peuvent  s'étendre  indéfiniment  sous  l'in- 
fluence de  l'industrie  et  des  soins,  secondés  par  des  lois  ou  rè- 
glements, même  par  de  simples  usages  ou  par  les  caprices  de  la 
mode.  «  Mais  les  soins  de  l'agriculteur  sont  subordonnés  au  pro- 
duit net  relativement  aux  frais  de  culture.  Les  produits  volumi- 
neux d'un  prix  peu  élevé  et  d'une  grande  consommation,  comme 
los  substances  alimentaires  principales,  et  môme  certaines  bois- 
sons généralement  usitées,  éiant  trop  renchéris  par  le  transport. 


SCIENCES  ET  ARTS.  323 

les  agriculteurs  s'efforceront  de  les  obtenir  en  tout  pays.  C'est 
alors  qu'ils  poussent  les  limites  de  culture  aussi  loin  que  les 
conditions  physiques  le  leur  permettent.  La  même  chose  arrive 
pour  les  fruits  et  pour  les  légumes,  que  l'on  ne  peut  pas  trans- 
portera quelque  distance,  et  que  l'on  désire  cependant  se  procu- 
rer. S'il  s'agit  au  contraire  de  denrées  d'un  prix  élevé  dont  on 
consomme  moins,  qui  sont  plus  légères  et  plus  faciles  a  trans- 
porter, l'intérêt  bien  entendu  de  certaines  populations  sera  de  ne 
pas  les  produire,  et  de  chercher  plutôt  à  les  faire  venir  des  pays 
plus  favorisés  de  la  nature.  Ainsi  le  blé  ,  la  pomme  de  terre,  les 
arbres  fruitiers  elles  légumes  ordinaires,  se  cultivent  partout  où 
les  hommes  savent  et  peuvent  cultiver.  Le  mûrier,  le  cotonnier, 
l'indigotier,  etc.,  sont  au  contraire  bien  rarement  cultivés  jus- 
qu'aux limites  où  le  climat  permettrait  de  s'en  occuper.  La  vi- 
gne, l'olivier,  le  riz,  le  chanvre,  le  lin,  etc.,  sont  en  quelque 
sorte  intermédiaires  entre  ces  deux  extrêmes.  Les  progrès  comme 
les  retraits  des  lignes  de  ces  cultures  n'accusent  aucunement  des 
modifications  du  climat  ;  ils  obéissent  d'une  manière  exclusive 
aux  sollicitations  de  causes  économiques,  commerciales,  indus- 
trielles ou  législatives.  » 

M.  Fuster  recoonaît  bien  la  justesse  de  ces  observations,  mais 
il  croit  que  c'est  accorder  une  influence  trop  exclusive  à  l'éco- 
nomie politique,  il  ne  pense  pas  que  cela  doive  exclure  la  proba- 
bilité d'un  changement  du  climat.  Ces  causes  lui  paraissent  trop 
mobiles  et  trop  partielles  pour  qu'on  puisse  leur  attribuer  une 
action  durable  et  générale.  D'ailleurs  n'ont-elles  pas  plus  ou 
moins  existé  à  toutes  les  époques?  M.  Fuster  persiste  donc  a 
soutenir  qu'à  côté  de  leur  influence  il  faut  admettre  aussi  la  dé- 
térioration du  climat  dont  il  trouve  une  nouvelle  preuve  dans  les 
grandes  intempéries  qui  ont  été  de  siècle  en  siècle  plus  nom- 
breuses. Retraçant  l'histoire  météorologique  de  la  France,  il 
montre  qu'elle  s'accorde  d'une  manière  fort  remarquable  avec 
les  différentes  périodes  qu'il  a  établies.  La  théorie  des  glaciers 
de  M.  Agassiz  lui  sert  également  de  preuve  à  l'appui  de  son  sy- 
stème. Il  voit  du  moins  dans  les  faits  sur  lesquels  elle  repose,  de 
fortes  objections  contre  la  permanence  du  climat.  L'étendue  plus 
grande  des  anciens  glaciers ,  leur  retraite  postérieure ,  puis  leurs 


^2i  SCIENCES  ET  ARTS. 

progrès  actuels,  coïncident  encore  avec  ses  périodes.  EnGn  il  (er- 
mine  en  récapitulant  les  causes  qu'il  assigne  aus  changements 
cliraatériques.  Suivant  lui  elles  sont  toutes  dues  a  des  agents  ex- 
térieurs, la  chaleur  interne  de  la  terre  n'y  prend  aucune  part;  ce 
sont  les  phénomènes  météorologiques  et  l'industrie  de  l'homme 
qui  produisent  la  détérioration  du  climat,  en  alternant  sans  cesse 
la  superficie  de  notre  globe.  Le  froid,  les  pluies,  la  sécheresse, 
les  vents,  les  orages,  dégradent  peu  à  peu  les  montagnes,  abais- 
sent les  collines,  comblent  les  vallées,  et  l'industrie,  par  des  tra- 
vaux de  plus  en  plus  considérables,  concourt  au  même  résultat, 
en  multipliant  les  routes,  eu  détruisant  les  forêts,  en  modifiant 
les  conditions  atmosphériques. 

Le  travail  de  M.  Fuster  nous  semble  mériter  d'attirer  l'atten- 
tion des  savants.  11  soulève  des  questions  du  plus  haut  intérêt, 
car  si  ces  hypothèses  se  trouvent  fondées,  il  importe  pour  l'avenir 
du  genre  humain  d'aviser  sans  retard  aux  moyens  d'arrêter  une 
dégradation  qui  menace  de  finir  par  rendre  le  globe  tout  à  fait 
inhabitable.  La  puissance  que  l'homme  a  montrée  jusqu'à  présent 
pour  détruire,  il  doit  se  hâter  de  l'employer  à  conserver  cette  de 
meure  dont  l'entretien  lui  est  confié. 


GEHÈVB,    IMPJIIMERIE  DE  FERD.    RAMBOZ. 


Eeuue    Critique 

DES   LIVRES   NOUVEAUX. 

Ocldtc    1845. 


UÏTÉRATURE,  HISTOIRE. 


LE  JLIF  EnnANTj  par  Eugène  Sue;  Paris,   10  vol.  ia-8",  73  fr. . 

Publié  dans  les  feuilielons  du  Cotistilutionnel ,  reproduit  au 
fur  et  à  mesure  par  la  contrefaçon  avide  à  s'emparer  de  tout  ce 
qui  excite  rallention  publique,  ce  roman  obtient  un  succès  do 
vogue  tout  à  fait  incontestable.  Bien  plus,  se  mêlant  avec  adresse 
aux  questions  du  jour  les  plus  intéressantes,  saisissant  au  pas- 
sage tout  ce  qui  pouvait  lui  donner  le  cachet  de  l'actualité,  pro- 
digant  les  allusions,  les  digressions,  les  déclamations,  il  a  su 
se  rendre  éminemment  populaire,  et  se  glissant  jusque  dans  la 
chaumière  du  pauvre,  jusque  sur  l'établi  de  l'ouvrier  aussi  bien 
que  dans  le  boudoir  de  la  femme  du  monde  et  dans  le  cabinet  de 
l'homme  d'étude  ,  il  réussit  à  exercer  une  influence  réelle  sur 
l'esprit  des  masses.  On  comprend  que  l'auteur  ait  pu  se  croire 
un  grand  publicisle,  un  moraliste  de  haute  portée,  se  placer  au 
premier  rang  parmi  les  puissances  de  la  presse.  En  présence 
d'un  tel  engouement  l'illusion  est  excusable,  et  d'ailleurs  elle 
était  trop  séduisante  pour  qu'il  put  y  résister.  Mais  aujourd'hui 
c'est  au  tour  de  la  critique  de  l'aire  entendre  sa  voix.  L'œuvre 
est  terminée,  le  roman  est  con)plet;  on  peut  l'envisager  dans 
son  ensemble,  apprécier  la  valeur  relative  de  ses  diverses  par- 
tics,  suivre  le  développement  de  la  donnée  primitive  au  milieu 

29 


32Ç  LlTTÉWTCiîE, 

des  innonibrabfcs  incidents  do  ce  drame  monstrneux^  cl  jtrger 
l'harmonie  du  tout,  sans  être  distrait  ou  fasciné  par  l'espèce 
d'intérèl  fiévreux  qu'excite  le  morcellement  du  feuilleton.  La 
première  impression  qu'on  éprouve  en  parcourant  ce  long  récit, 
c'est  que  le  romancier  a  usé  d'un  cliarlaianisrae  fort  habile  en 
ne  publiant  point  son  ouvrage  tout  d'une  fois,  car  ces  dix  volumes 
auraient  effrayé  le  public,  et  il  n'eut  pas  trouvé  la  centième  partie 
des  lecteurs  qui  se  sont  chaque  malin ,  pendant  près  d'une  an- 
née, disputés  a  l'envi  les  feuilles  du  Constitutionnel.  En  effet, 
le  sujet  choisi  par  M.  Eugène  Sue  n'offrait  en  lui  même  rien  de 
bien  attrayant.  C'est  une  vieille  légende,  depuis  longtemps  aban- 
donnée aux  cliantears  des  rues  et  aux  tréteaux  de  la  foire.  Et  les 
deux  principaux  accessoires  à  l'aide  desquels  il  a  prétendu  la  ra- 
jeunir, la  haine  des  jésuites  et  la  haine  des  riches,  ne  sont  que 
des  lieux  communs  déclamatoires  non  moins  usés  en  apparence. 
Il  est  vrai  que  pour  remuer  les  masses ,  il  n'y  a  rien  de  mieux 
que  de  faire  appel  aux  passions  et  aux  préjugés.  Malgré  l'usage 
assez  généralement  admis  de  vanter  le  bon  sens  populaire,  il  est 
certain  que  le  bon  sens  est  l'apanage  du  petit  nombre,  tandis  que 
la  grande  majorité  n'a  que  des  instincts,  bons  ou  mauvais  sui- 
Tant  l'impulsion  II  laquelle  ils  obéissent.  Or,  pour  diriger  ces 
instincts,  il  faut  des  idées  bien  simples,  bien  vulgaires,  avec 
lesquelles  les  esprits  soient  déjà  familiarisés,  et  qui  n'exigent 
de  leur  part  aucun  effort  d'intelligence.  Haine  aux  jésuites,  haine 
aux  riches!  voilà  de  ces  formules  parfaitement  propres  à  satis- 
faire les  passions  et  les  préjugés,  parce  qu'elles  désignent  net- 
tement toute  une  classe  d'individus,  accusés  d'opprimer  les  au- 
tres, et  que,  s'il  est  permis  de  parler  ainsi ,  elles  leur  donneal 
un  uniforme  qui  les  rend  faciles  à  reconnaître.  La  raison  assu- 
rément réprouve  une  semblable  condamnation  portée  contre  une 
caste  entière  quelle  qu'elle  soit,  sans  égard  aux  circonstances 
individuelles,  aux  temps  ni  aux  lieux,  car  les  membres  de  celle- 
ci  n'étant  point  solidaires  entre  eux,  no  sont  responsables  que 
de  leurs  propres  actions.  Aussi  n'est-ce  point  à  la  raison  non 
plus  que  M.  Sue  s'adresse,  il  sait  trop  bien  qu'elle  ne  fait  pas 
les  succès  de  vogue.  Mais  entrons  dans  l'analyse  du  roman. 
Le  Juif  clernel  a  une  sœur  d'infortune  condamnée  comme  lui 


HISTO!^.  327 

à  errer  JTisqu'à  la  consommation  dos  siècles.  M.  Sue  prétend 
l'avoir  trouvée  dans  une  tradition  peu  connue.  C'est  possible, 
nous  no  le  chicanerons  pos  là-dessus,  va  pour  la  Juive  errante. 
Il  débulG  donc  par  mettre  en  scène  ces  deux  grands  réprouvés 
qui  se  transmettent  leurs  lamentations  réciproques  à  travers  le 
détroit  de  Bering,  car  il  leur  est  permis  do  se  rencontrer  une 
fois  par  siècle,  mais  ils  ne  peuvent  faire  route  ensemble.  A  peine 
ont-ils  le  temps  de  s'apercevoir  au  milieu  des  brouillards  de  ces 
déserts  glacés,  que  le  terrible  commandement  de  Marche!  Marche! 
se  fait  entendre,  et  ils  disparaissent  ainsi  que  deux  ombres  fugi- 
tives. Puis  la  décoration  change  subitement;  nous  nous  trou- 
vons en  Allemagne,  et  toute  notre  attention  est  fixée  par  un 
soldat  accompagné  de  deux  jewnes  filles  et  de  son  oîiien.  C'est 
un  vieux  grognard  de  la  grande  armée,  qui  ramène  du  fond  de 
la  Sibérie  les  enfants  de  son  général.  Cette  figure  militaire  sur 
laquelle  ia  rudesse  et  la  bonté  se  disputent  l'empire,  forme  avec 
les  deux  jolies  fleurs  à  peine  écloses  qu'il  abrite  sous  sa  pro- 
tection ,  un  charmant  tableau  dont  ia  première  esquisse  est  pleine 
de  grâce  et  de  fraîcheur.  Malheureusement  l'auteur,  épris  du 
contraste,  en  abuse  bientôt  et  tombe  dans  la  caricature  et  le 
mauvais  goût.  Les  trois  voyageurs  se  rencontrent  dans  une  au- 
berge avec  un  certain  Morok,  dompteur  de  bêtes  féroces,  espèce 
de  fanatique  illuminé,  qui  se  croit  prophète  ou  du  moins  pré- 
tend se  faire  passer  pour  tel.  Ce  sont  alors  des  scènes  de  ména- 
gerie que  M.  Sue  se  plaît  à  dc-crire  con  amore,  ne  noMS  faisant 
pas  grilce  d'un  hurlement  ni  d'une  angoisse  de  l'horrible  spec- 
tacle qu'il  étale  avec  complaisance  devant  nos  regards.  C'est  la 
poésie  du  laid  et  du  dégoûtant  poussée  à  ses  dernières  limites. 
La  panthère  noire  dévore  le  cheval  du  soldat,  on  assiste  a  l'a- 
gonie de  ce  pauvre  animal ,  on  entend  broyer  ses  os,  jaillir  son 
sang,  on  voit  chacune  de  ses  convulsions  jusqu'à  ce  que  tout 
son  corps  ne  soit  plus  qu'une  masse  informe  de  chair  palpitante. 
Morok  s'attaque  ensuite  au  vieux  militaire,  il  le  provoque,  il  lo 
pousse  à  bout,  et  le  fait  arrêter  comme  un  vagabond  suspect. 
Cet  acharnement  paraît  assez  étrange,  on  n'en  comprend  ni  Id 
cause  ni  le  but;  mais  patience,  c'est  l'intrigue  qui  commence  à 
se  nouer,  nous  saurons  bientôt  le  mol  de  l'énigme.  En  attendant. 


328  LITTÉHATURE, 

railleur  nous  Iransporlc  h  Paris,  dans  le  cabinet  d'un  )Csuito, 
agoni  important  de  la  sainte  compagnie,  qui  est  justement  en 
train  do  lire  sa  correspondance  avec  son  secrétaire  ou  subor- 
donné auquel  il  dicte  les  réponses  à  faire.  Ici  se  développe  un 
vaste  réseau  de  machinations  étranges  :  co  sont  'des  renseigne- 
ments qui  arrivent  de  tous  les  coins  du  monde,  des  rapports  et 
contre-rapports,  des  signalements,  des  procès-verbaux;  on  di- 
rait absolument   qu'on  est  dans  le  bureau  central  de  la  police 
européenne  ou  plutôt  même  universelle,  car  l'action  de  la  Société 
de  Jésus  s'étend  sur  les  cinq  parties  du  monde.  Or,  au  milieu 
de  ces  nouvelles  de  toutes  sortes,  nous  trouvons  une  série  d'in- 
formations relatives  à  une  famille  dont  les  membres  sont  épars 
en  diverses  contrées,   et  dont  les  jésuites  paraissent  avoir  un 
grand  intérêt  h  en)pêcher  la  réunion  à  Paris  en  un  certain  jour 
fixé  pour  l'ouverture  d'un  testament.  C'est  la  famille  Rennepont 
et  il  s'agit  d'un  héritage  très-considérable  qui,  en  l'absence  d'hé- 
ritiers directs  échoirait  aux  jésuites.  Mais,  demanderez-vous  sans 
doute,  qu'a  ceci  de  commun  avec  le  Juif  errant?  C'est  lui-même 
qui  va  vous  répondre  ;  il  reparaît  tout  h  coup  sur  la  scène  pour 
vous  dire  que  la  malédiction  jetée  sur  lui  a  frappé  toute  sa  race, 
qu'en  lui  a  été  maudite  aussi  la  classe  ouvrière,  parce  qu'il  était 
artisan ,  que  l'une  de  ses  plus  grandes  douleurs  est  de  prévoir 
sans  cesse  les  maux  qui  menacent  en  particulier  les  rejetons  de 
sa  famille  sans  qu'il  lui  soit  donné  d'en  arrêter  le  cours  fatal. 
Et  c'est  précisément  la  famille  Rennepont  qui  compose  toute  sa 
descendance;  elle  compte  sept  individus  appartenant  aux  difTé- 
rentcs  classes  de  la  société,  savoir:  les  deux  jeunes  filles  que 
nous  avons  déjà  vues  avec  le  vieux  soldat,  un  prince  indien  ,  un 
manufacturier,  une  noble  et  riche  demoiselle,  un  simple  artisan, 
et  enfin  un  prêtre  missionnaire.  Après  nous  avoir  conté  cela,  le 
Juif  errant  disparait,  et  l'auteur,  avec  une  habileté  certainement 
fort  remarquable,  nous  fait  suivre  à  la  fois  les  destinées  de  tous 
ces  différents  personnages  placés  dans  des  situations  si  diverses, 
et  en  apparence  si  complètement  étrangers  les  uns  aux  autres  ; 
par  d'ingénieuses  combinaisons  il  les  mot  en  rapports,  il  les 
rapproche,  il  mêle  leurs  vies  et  les  amène  tous  h  Paris,  malgré 
les  obstacles  opposés  h  leur  réunion  pour  le  terme  fixé.  Il  y 


HISTOIRE.  329 

a    beaucoup  d'esprit  inventif  dans  les  innombrables  délails  do 
^eite  (rame  compliquée.  M.  Sue  possède  au  plus  haut  degré  le 
talent  de  nouer  les  fils  d'une  intrigue  et  de  les  enlrelacer  do 
l,t  manière  la  plus    propre  à  piquer  la  curiosi^'é.   Mais  il   ne 
s'entend  pas  si  bien  h  débrouiller  le  dédale  qu'il  a  produit  ain- 
si ;  ses  déuouomenls  pèchent  par  la  faiblesse  des  moyens,  par 
la  puérilité  même  des  ressources  qu'il  emploie.  Après  avoir  mis 
les  héritiers  Reonepont  aux  prises  avec  les  Jésuites  dont  il  ne 
peut  pourtant  pas  faire  tout  platement  des  assassi^is,  des  eaii- 
poisonneurs,  des  escrocs,  il  a  recours  au  choléra  pour  se  dé- 
barrasser d'u?5«  bonrw  partie  de  ses  personnages.  Et  en  recon- 
naissance des  services  que  lui  rend  ce  précieux  auxiliaire,  il  lui 
consacre  deux  volumes  entiers,  décriva-nl  avec  complaisance  toutes 
les  formes  sous  lesquelles  on  l'a  vu  se  produire,  tous  les  symp- 
tômes ,  tous  les  désordres  dont  il  est  la  <;ause,  ainsi  que  les  di- 
vers remèdes  o«  traiie*ncnts  plus  ou  moiws  héroïques  imaginés 
par  l'art  «i<klical  pour  combattre  oe  fléau.  C'-est  ici  que  M.  Sue 
se  montre  oiivcrlement  l'apwire  du  laid,  l'adorateur  du  hideux. 
Dans  ces  tableaux  repoussants,  il  psî'aît  se  complaire  à  charger 
encore  les  couleurs  déjà   nattirellemetit  si  noires,   il  ne  nous 
épargne  pas  la  jouissance  d'un  cri,  d'uo  gémissement,  d'uno 
contorsion  arrachée  par  la  douleur,  il  trouve  un  étrange  plaisir 
à  nous  retracer  longuement,  avec  la  plus  minutieuse  exactitude, 
<le;  scènes  horribles  dont  la  seule  pensée  fait  frémir.  Le  choléra 
et  les  Jésuites  <tidanl,  l'auteur  tue  ainsi  quatre  des  sept  héritiers; 
un  cinquième,  le  prêtre  Gabriel ,  est  amené  à  faire  l'abandon  do 
lous  ses  droits.  Il  n'en  reste  donc  que  deux ,  le  prince  Djalma  et 
k  brillante  Adriemve  de  Cardoviile,  qui  s'empoisonnent  à  pea 
près  comme  R<}«4éo  et  Juliette,  avec  cette  différence  pourtant 
<jue  la  pureté  naïve  de  Juliette  est  remplacée  par  une  excentricité 
de   femme   libre   non   moins   inconvenante   qu'invraisemblable: 
«lademoiscUe  -do  Cardoviile  trouve  très-piquant  de  se  donner  k 
son  amant  après  avoir  partagé  le  poison  avec  lui,  et  de  mourir 
entre  ses  hr^s.  Voilà  donc  les  Jésuites  maîtres  du  champ  de  ba- 
taille. Mais  lorsqu'ils  vont  enfin  recueillir  les  fruits  de  tant  d'a- 
«roces  machinations,   la   malice  d'un  vieux  juif,  d'-positaire  du 
ifésor,  déjoue  tojalcs  leurs  intrigues;  en  ouvrant  la  caisse  qui 

29* 


â50  LÏTTÉRATURC, 

doit  renfermer  les  deux  ccnls  millions,  on  ne  trouve  que  la  cen- 
dre des  titres  au  porteur,  seuls  représentants  de  cette  fabuleuse 
fortune.  Alors  le  Juif  errant  et  la  Juive  errante  reparaissent, 
vieillissant  a  vue  d'œil,  car  rextinclioo  de  leur  race  est  le  terme 
fixé  pour  leur  délivrance.  Et  ils  se  félicitent  mutuellement  sur 
jcs  infirmités  qui  se  succèdent  de  minute  en  minute,  et  ils  so 
communiquent  avec  joie  les  décrépitudes  dont  ils  se  sentent  at- 
teints, et  ils  meurent  en  faisant  assaut  d'actions  de  grâces,  et 
plus  d'un  lecteur  sans  doute  aura  fait  chorus  avec  eux  en  voyant 
arriver  la  fin  de  cet  interminable  feuilleton. 

L'intention  prirxipale  et  la  plus  marquée  de  l'auteur  est  évi- 
demment de  mettre  les  Jésuites  au  ban  de  l'opinion  publique, 
et,  dans  ce  but,  il  les  représente  comme  d'avides  spoliateurs 
qui  ne  reculent  devant  aucun  crime,  devant  aucune  bassesse, 
pour  parvenir  à  s'emparer  des  biens  qu'ils  convoitent.  Cette  ac- 
cusation n'est  pas  tout  a  fait  injuste,  sans  doute,  la  Société  de 
Jésus  a  souvent  employé  des  moyens  fort  illicites  pour  se  pro- 
curer l'argent  nécessaire  à  ses  vastes  entreprises.  Mais  ce  n'est 
pourtant  point  là  l'objet  essentiel  de  l'inslilulion  fondée  pour 
servir  d'appui  à  l'Eglise  catholique,  pour  la  défindre  contre  les 
attaques  de  la  Réforme,  et  consolider  le  trône  papal  en  rame- 
nant ks  esprits  sous  le  joug  de  l'autorité.  La  pensée  de  Loyola, 
quelque  pernicieuse  qu'elle  fut  aux  progrès  de  l'humanité,  était 
grande  et  juste  en   elle-même.   L'infaillibilité  ne  peut  exister 
qu'avec  l'obéissance  passive;  et  pour  cela  toutes  les  tendances 
individuelles  doivent  être   impitoyablement  sacrifiées  à  l'action 
unique  d'un  corps  puissant,  compact,  imnmable;  la  tâche  du 
jésuitisme  est  d'arrêter  l'essor  de  l'esprit  humain.  Voilà  sa  vé- 
ritable destination,  et  c'est  ce  que  M.  Sue  semble  n'avoir  pas 
compris,  car  il  nous  le  montre  exclusivement  préoccupé  de  mes- 
quins intérêts  qui  absorbent  toute  son  attention  et  son  immense 
activité.  Au  lieu  de  l'esprit  de  corps  qui  est  le  Irait  dislinctif  de 
ia  célèbre  compagnie,  nous  ne  trouvons  dans  le  roman  de  M.  Suo 
que  des  individualités  très-prononcées,  dont  la  plus  saillante  est 
le  père  Rodin,  caractère  fortement  tracé,   bien  soutenu,  mais 
atroce  et  beaucoup  trop  ouvertement  scélérat  pour  être  bon  jé- 
suite. C'est  un  monstre  exceptionnel,  qui  dans  toutes  les  posi- 


HISTOIRE.  331 

lions  du  monde  aurait  été  un  coquin,  parce  que  ses  instincts  le 
poussent  à  faire  le  mal,  à  s'y  complaire,  à  jouir  des  souffrances 
d'autrui.  Si  les  Jésuites  employaient  souvent  des  agents  pareils, 
leur  influence  ne  serait  pas  ^i  redoutable,  le  dégoût  en  aurait 
bientôt  fait  justice.   Ils  sont   trop  habiles  pour  compromettre 
ainsi  leurs  intérêts,  et  le  type  inventé  par  M.  Sue  manque  tota- 
lement de  vérité.  C'est  au  reste  le  défaut  commun  de  presque 
tous  ses  personnages.  On  n'en  peut  guère  excepter  que  les  deux 
jeunes  filles  avec  le  vieux  soldat,  encore,  ainsi  que  nous  l'avons 
déjà  dit,  l'auteur  semble-t-il  prendre  h  tâche  de  gâter  ce  joli 
tableau  par  l'exagération  de  quelques  traits,  comme  s'il  eut  craint 
de  rester  trop  fidèle  à  la  nature.  Quant  aux  autres  acteurs  qu'il 
met  en  scène,  ce  sont  des  êtres  de  fhntaisie  dans  lesquels  M.  Eu- 
gène Sue  a  la  prétention  de  persoimifier  les  diverses  catégories 
sociales,  sans  trop  se  soucier  de  la  vraisemblance,  mais  telles 
qu'il  convient  h  son  but  de  les  représenter,  afin  de  prouver  l'ur- 
gence d'une  complète  réorganisation  de  la  société  actuelle.  Ainsi 
nous  avons  en  Jacques  Rennepont  affublé  de  l'ignoble  sobriquet 
de  Couche- tout  nu,  l'artisan  grossier,  chez  lequel  l'ignorance  et 
la  misère  ont  vicié  des  instincts  naturellement  généreux,  qui  no 
connaît  d'autres  jouissances  que  les  excès  sensuels,  et  prodigue 
les  trésors  d'un  cœur  capable  des  plus  nobles  dévouements  à  la 
reine  Baclianal ,  la  déesse  des  orgies  du  faubourg  ;  tandis  que 
le  jeune  Agricol  nous  offre  l'idéal  de  la  classe  ouvrière,  le  tra- 
vailleur intelligent,  au  cœur  chaud*  à  l'âme  élevée,  qui  se  ré- 
volte contre  l'oppression  et  embrasse  avec  ardeur  tous  les  rêves 
d'avenir  enfantés  par  les  réformateurs  socialistes.  A  côté  de  celui- 
ci  figure  la  Mayeux,  pauvre  fille  bossue,  chez  laquelle  l'auteur 
s'est  plu  a  rassembler  les  contrastes  les  plus  étranges  :  la  diffor- 
mité physique  et  la  perfection  morale,  l'abjection  sociale  et  les 
délicatesses  les  plus  rafinées  du  sentiment,  les  souffrances  do 
l'humiliation  et  de  la  misère  à  côté  do  la  puissance  intellectuelle, 
des  trésors  de  la  pensée,  do  l'imagination  la  plus  féconde  et  do 
la  sensibilité  la  plus  exquise.  Elle  aime  Agricol,  et  cet  amour 
malheureux  la  rond  poète.  A^gricol  aime  aussi  de  son  côté,  mais 
au  lieu  d'adresser  des  vers  h  sa  belle,  il  emploie  les  douces 
heures  du  tOte  h  iClo  à  lui  développer  les  théories  de  la  réorga- 


5M  LITTÉMTURE, 

nisalion  sociale,  h  lui  exposer  les  plans  pliilanlhropiqucs  du  ma 
nufaclurier  chez  lequel  il  travaille,  do  M.  Hardy,  qui  dans  sa 
fabrique-modèle  à  déjà  commencé  à  réaliser  les  bienfaits  de  l'as- 
sociation commune.  Ici  nous  touchons  à  la  seconde  donnée  fon- 
d-amentale sur  laquelle  l'auteur  a  basé  le  succès  de  son  œuvre. 
Après  avoir  largement  exploité  les  passions  populaires  a  l'endroit 
des  Jésuites,  il  caresse  les  tendances  communistes,  la  défiance 
du  pauvre  contre  le  riche,  ses  préjugés  contre  l'ordre  social, 
ses  illusions  sur  l'avenir,  sur  la  possibilité  d'organiser  le  travail 
et  d'égaliser  les  jouissances  du  bien  être.  A  cet  égard  M.  Eugène 
Sue  ne  dit  rien  de  nouveau,  il  ne  fait  que  coudre  à  sa  trame 
quelques  lambeaux  du  système  fourriéristc,  dont  il  ne  paraît  pas 
avoir  trop  bien  compris  lui-même  la  portée.  Ainsi,  dans  le  ta- 
bleau qu'Agricol  trace  à  sa  fiancée  de  la  fabrique  de  M.  Hardy, 
il  nous  montre  les  petits  enfants  s'occupant  avec  délices  à  écos- 
ser  des  pois,  à  éplucher  de  la  salade,  parce  qu'ils  apportent  î» 
cet  emploi  la  même  ardeur  avec  laquelle  ils  se  livrent  entre  eux 
au  jeu  de  la  dineile.  Or,  pour  peu  que  M.  Sue  se  fût  donné  la 
peine  de  regarder  les  enfants  et  de  les  suivre  dans  leurs  allures, 
il  saurait  que  la  dinelte,  imposée  comme  un  travail ,  ne  leur  offre 
plus  aucune  espèce  d'attrait.  Essayez  donc  d'obliger  une  petite 
fille  à  faire  régulièrement  chaque  matin  la  toilette  de  sa  poupée, 
à  la  coucher  chaque  soir,   et  vous  verrez  si  sa  poupée  ne  lui 
paraîtra  pas  bientôt  aussi  maussade  qu'une  leçon  d'écriture.  La 
plupart  des  applications  que  M.  Sue  fait  des  principes  de  Fourrier 
et  autres,  sont  à  peu  près  dans  ce  gotit  là.  Il  semble  avoir  le 
premier  découvert  l'association,  véritable  pierre  philosophale  de 
l'ordre  social,  panacée  universelle  qui  doit  guérir  tous  les  maux 
du  monde,  et  il  oublie  que  l'association  est  déjà  la  base  sur  la- 
quelle repose  la  société  actuelle  tout  entière.  Il  parle  avec  un 
aplomb  imperturbable  de  choses  qu'il  ne  connaît  guère,  il  se  parc 
des  dépouilles  de  la  philanthropie,  de  par  lui  déclarée  impuis- 
sante, et  déclame  fort  à  son  aise  contre  la  richesse,  dont  il  fait 
presque  un  vice,  tandis  qu'il  exalte  la  pauvreté  comme  une  vertu. 
Et  quel  est  le  modèle  qu'il  offre  aux  riches?  Encore  une  de  ces 
créations  fantastiques  dont  le  moindre  défaut  est  d'être  en  dehors 
de  toutes  les  données  de  la  vie  sociale.  M''"*  de  Cardoville ,  jeune 


HISTOIRE.  333 

fillo  indépendante,  bclio,  passionnée,  qui  se  met  au-dessus  do 
toutes  les  convenances,  qui  se  moque  du  qu'en  dira-ton,  qui 
méprise  souverainement  le  mariage,  institution  inventée  par  les 
hommes  h  leur  profit,  et  se  donne  à  son  amant  pour  braver  l'a- 
gonie de  la  mort.  Il  est  impossible  de  pousser  plus  loin  l'oubli 
de  toutes  les  notions  morales,  et  les  Jésuites  doivent  se  féliciter 
lorsqu'ils  rencontrent  de  tels  adversaires,  car  rien  ne  conduit  plus 
directement  a  l'asservissement  de  l'esprit  humain  que  cette  ma- 
nie de  saper  fous  les  principes  et  de  renverser  de  fond  en  comble 
l'édifice  que  l'on  prétend  défendre.  Entouré  de  ruines,  poursuivi 
par  le  doute,  effrayé  du  vide  de  son  cœur,  c'est  bien  alors  que 
l'homme  n'aura  plus  d'autre  ressource  que  de  se  courber  sous  le 
joug,  s'empressera  d'acheter  au  prix  d'une  soumission  aveugle 
et  passive,  la  paix  dans  ce  monde  et  le  salut  dans  l'autre. 

Tel  serait,  nous  en  sommes  persuadés,  le  résultat  le  plus 
certain  qu'obtiendrait  l'auteur  du  Juif  errant,  si  sa  pernicieuse 
influence  pouvait  être  durable.  Heureusement,  et  c'est  là  l'unique 
avantage  de  la  littérature  du  feuilleton,  le  mal  qu'il  a  fait,  quel- 
que grand  qu'il  soit,  ne  sera  que  passager.  Le  Juif  errant  passera 
plus  vite  encore  que  les  Mystères  de  Paris.  Avant  dix  années  on 
s'étonnera  d'avoir  pu  admirer  de  semblables  œuvres,  où  l'ex- 
travagance de  l'imagination  n'est  rachetée  ni  par  le  mérite  du 
style,  ni  par  la  richesse  de  la  pensée.  Tout  en  déplorant  le 
mauvais  goût  de  notre  époque,  souvenons-nous  que  les  Scuderi, 
les  La  Calprenodc,  les  Rétif  de  la  Bretonne ,  ont  aussi  fait  fureur 
dans  leur  temps,  et  qu'aujourd'hui  leurs  productions  délaissées, 
enfouies  sous  la  poussière  des  vieilles  bibliothèques,  ne  subsis- 
tent plus  que  comme  les  monuments  des  étranges  caprices  do 
la  mode  et  de  leur  déplorable  action  sur  les  écrivains  qui  s'en 
font  les  serviteurs,  préférant  cet  esclavage  doré  h  l'austère  indé- 
pendance du  génie. 


334  LlTTÉilVTBBl^ 

ESSAIS  de  Litlérainrc  et  de  Morale,   par  Sahit-Marc  Girardiii  ; 
Pari»,  2  vol.  iii-12,   7  fr. 

M.  Saint  Marc  Girardin  est  un  écrivain  pltin  de  charme,  qui 
s'occupe  ym  peu  de  tous  les  sujets  et  les  traite  tous  avec  esprit. 
Religion,  polilique,  histoire,  critique  hliéiaire,  rien  ne  lui  est 
é(ranger.  On  Irouve  dans  les  deux  volumes  que  nous  annonçons 
ici,  des  fragments  sur  les  Pères  de  l'Eglise,  des  mélanges  de 
morale,  des  articles  de  journaux  et  de  revues  où  les  questions  les 
plus  diverses  sont  abordées  avec  une  égale  aisance,  et  présentées 
de  la  manière  la  plus  propre  à  captiver  l'attention  du  lecteur. 
Sans  doute,  en  général,  il  effleure  et  n'approfondit  point,  mais 
il  sait  toujours  donner  à  sa  pensée  un  tour  ingénieux,  il  possède 
au  plus  haut  degré  l'art  de  saisir  dans  chaque  chose  le  côté  qui 
se  prête  le  mieux  à  l'examen  superficiel  qu'il  en  veut  faire,  et 
avec  un  tact  exquis,  il  évite  l'écueil  du  pédantisme;  il  se  garde 
bien  de  prétendre  dogmatiser  à  tout  propos.  M.  Saint-Marc  Gi- 
rardin est  éminemment  littérateur.  Doué  d'une  grande  faculté 
de  perception  ,  d'un  jugement  siàr  et  d'un  goût  parfait,  il  élargit 
le  domaine  de  la  littérature  en  montrant  comment  elle  peut  se 
mêler  à  toutes  les  branches  du  savoir  humain ,  sans  rien  perdre 
de  son  caractère  aimable,  sans  cesser  d'être  un  délassement  do 
l'esprit  à  la  portée  de  toutes  les  intelligences.  Sous  sa  plume , 
les  sujets  les  plus  profonds  prennent  un  aspect  aimable  qui  séduit 
et  entraîne,  en  sorte  qu'on  se  laisse  volontiers  conduire  par  lui 
dans  les  déserts  de  la  Thébaïde  pour  étudier  la  tentation  de  Saint- 
Antoine,  et  qu'on  n'hésite  point  aie  suivre  dans  les  considéra- 
tions ingénieuses  que  lui  suggère  la  lecture,  soit  des  Confessions 
de  saint  Augustin ,  soit  du  Traité  de  saint  Melhodus  sur  la  vir- 
ginité, ou  bien  encore  des  Lithurgies  et  des  Livres  Apocryphes. 
Il  y  a  toujours  une  juste  mesure  dans  sa  manière  d'envisager  les 
choses.  Il  ne  se  pose  pas  en  théologien,  il  ne  cherche  pas  à  faire 
étalage  d'érudition,  mais  par  des  aperçus  fins,  délicats,  quelque-, 
fois  piquants,  il  met  en  saillie  certains  traits  restés  dans  l'ombre, 
que  son  tact  littéraire  lui  fait  découvrir  et  auxquels  il  donne  un 
attrait  irrésistible.  La  même  sobriété  se  remarque  dans  ses 
fragments  politiques,  qui  en  reçoivent  un  cachet  nhis  inléres- 


HISTOIRE.  $35 

sant  cl  plus  durable  que  ne  le  présentent  d'ordinaire  des  articles 
de  journaux  écrits  en  vue  des  circonstances  du  moment  et  des 
idées  qui  dominent  la  classe  des  lecteurs  à  laquelle  ils  s'adres- 
sent. Cependant  nous  préférons  encore  beaucoup  les  morceaux 
consacrés  à  la  littérature  proprement  dite.  C'est  la  surtout  que 
brille  le  talent  de  M.  Saint-Marc  Girardin^  et  l'on  ne  peut  s'em- 
pêcher de  regretter  que,  cédant  à  la  manie  du  jour,  il  se  so»t 
lancé  dans  la  carrière  des  affaires  publiques  au  lieu  de  se  ren- 
fermer dans  la  spécialité  pour  laquelle  il  avait  tant  d'aptitude. 
Les  essais  sur  Bossuet  et  sur  l'état  du  théâtre  à  la  fin  du  dix- 
huitième  siècle,  font  vivement  regretter  que  l'auteur  n'ait  pas 
entrepris  un  travail  plus  complet  et  plus  étendu.  Ce  sont  de 
brillantes  esquisses,  riches  en  idées  originales,  remarquables 
par  l'indépendance  de  la  pensée  non  moins  que  par  le  mérite  du 
style.  Mais  pourquoi  M.  Saint-Marc  Girardin,  professeur  a  la 
faculté  des  lettres  et  membre  de  l'Académie  française,  en  est-il 
réduit  à  rassembler  ainsi  les  moindres  productions  de  sa  plume 
pour  faire  un  livre  ?  Quelque  mérite  qu'aient  de  tels  fragments, 
ce  ne  sont  pas  des  œuvres  faites  pour  lui  survivre.  Nous  dirons 
même  que  parfois  les  préoccupations  de  l'homme  politique  nui- 
sent aux  jugements  du  littérateur.  Ainsi,  Paul  Louis  Courrier 
est  traité  par  M.  Girardin  avec  une  sévérité  trop  grande,  parce 
qu'il  envisage  ses  pamphlets  au  point  de  vue  du  parti  qu'on 
appelle  aujourd'hui  conservateur,  et  oublie  complètement  la 
distance  qui  sépare  ce  parti  de  celui  contre  lequel  ils  étaient 
dirigés  à  l'époque  de  la  restauration.  Refuser  à  Paul-Louis  la 
qualité  d'écrivain  politique,  l'accuser  de  manquer  de  principes 
et  de  moralité,  de  n'avoir  écouté  que  ses  préjugés  et  ses  pas- 
sions, il  nous  semble  que  c'est  franchir  les  bornes  de  la  critique 
littéraire  pour  entrer  dans  une  polémique  assez  intempestive. 
Au  reste,  nous  devons  ajouter  que  c'est  le  seul  passage  où 
M.  Saint  Marc  Girardin  s'écarte  de  son  impartialité  habituelle. 
Malgré  les  critiques  qu'ils  peuvent  soulever  h  certains  égards, 
nous  ne  doutons  pas  que  ces  deux  volumes  ne  soient  accueillis 
par  le  public  avec  une  grande  faveur,  en  attendant  le  second  vo- 
lume du  Cours  de  littérature  dramati'/ue  depuis  si  Iongfcn)[)S 
annoncé. 


336  LITTÉRATURE, 

LA    RUSSIE   sous    Nicolas  I*""^   par  I\an  Goluviiic  ;    Paris,   1    vol. 
in-S",  7  fr.   50  c. 

L'auteur  de  ce  livre  est  un  Russe  proscrit  pour  n'avoir  pas 
voulu  obéir  èi  l'ordre  de  son  souverain,  qui  lui  intimait  de  ren- 
trer dans  sa  patrie.  On  sait  que  l'empereur  de  Russie  n'accorde 
que  difGcilement  a  ses  sujets  la  permission  do  voyager,  et  se 
réserve  toujours  de  les  rappeler  quand  bon  lui  semble.  Assuré- 
ment c'est  de  l'arbitraire  tout  pur,  mais  dans  un  pays  despotique 
l'arbitraire  est  la  loi  suprômc.  M.  Ivan  Golovine  savait  fort  bien 
à  quoi  il  s'exposait  en  faisant  un  pareil  acte  do  rébellion.  Ayant 
obtenu  un  passeport  pour  cause  de  santé,  il  se  trouvait  a  Paris 
avec  le  prince  P.  Dolgorouky,  lorsqu'on  mars  1843  il  fut  appelé 
auprès  du  chargé  d'affaires  de  Russie,  qui  lui  communiqua  une 
lettre  signée  I^esselrode,  dans  laquelle  on  lui  enjoignait  de  faire 
partir  sur-le  champ  ces  deux  messieurs  pour  Saint-Pétersbourg, 
sans  admettre  aucune  espèce  d'excuse,  ni  maladie,  ni  autre 
prétexte ,  et  de  leur  signifier  qu'en  cas  de  désobéissance  ,  il 
serait  procédé  à  leur  égard  comme  envers  des  rebelles  à  la  vo- 
lonté impériale,  selon  toutes  les  rigueurs  de  la  loi.  Quel  était 
le  motif  de  ce  rappel  ?  Le  prince  venait  de  publier  une  notice 
sur  les  principales  famille^  de  Russie,  et  l'on  savait  que  son 
compagnon  avait  aussi  un  ouvrage  sous  presse.  Or,  il  est  défendu 
aux  Russes  de  rien  publiera  l'étranger.  C'est  encore  une  mesure 
passablement  tyrannique  ;  mais  le  pouvoir  absolu  n'en  admet 
guère  d'autres,  et  il  ne  prend  pas  ses  sujets  en  traître,  puisqu'il 
leur  fait  signer  un  engagement  bien  formel  avant  de  leur  délivrer 
les  passeports.  M.  Golovine  était  donc  en  contravention,  bien 
que  son  livre  ne  fut  point,  comme  celui  du  prince,  dénature  a 
blesser  l'ombrageuse  susceptibilité  de  son  gouvernement,  puisque 
c'était  un  travail  sur  l'économie  politique.  Mais  il  refusa  de  partir, 
prétextant  d'abord  l'état  de  sa  santé,  puis  il  entra  directement  en 
correspondance  avec  le  ministère  russe  pour  chercher  à  faire 
révoquer  l'ordre  de  rappel.  Toutes  ses  sollicitations  ayant  été 
vaines,  il  persista  dans  son  refus,  et  l'empereur  ordonna  aussi- 
tôt le  séquestre  de  tous  ses  biens,  sa  mise  en  jugement  pour 
crime  de  désobéissance  et  de  haute  trahison,  et  son  arreslatiort. 


HISTOIRE.  337 

s'il  meltail  le  pied  sur  lo  territoire  russe.  Proscrit  d'une  manière 
si  brutale,  M.  Ivan  Golovine  no  garde  plus  aucun  ménagement. 
Il  se  venge  en  dévoilant  au  grand  jour  les  abus  de  l'administra-   - 
lion  russe,  en  mettant  a  nu  les  plaies  de  ce  colosse  en  apparence 
si  redoutable.  C'est  une  critique  acerbe  qui  s'adresse  à  tout, 
jusqu'au  climat  de  la  Russie,  et  qui  ne  porte  certainement  pas  lo 
cachet  de  l'impartialité.  La  personne  do  l'empereur  est  surtout 
en  butte  aux  traits  piquants  de  M.  Golovine.  Il  le  peint  sous  des 
couleurs  fort  peu  flatteuses,  lui  refuse  également  les  talents  de 
l'administrateur  et  le  courage  du  militaire  ,  raconte  une  foule 
d'anecdotes  dans  lesquelles  il  joue  un  rôle  sans  dignité  comme 
sans  esprit.  Cependant  il  no  lo  croit  pas  méchant  par  nature,  et 
prétend  que  chez  lui  la  cruauté  n'est  que  le  résultat  d'une  con- 
viction systématique.  Nicolas  hait  la  liberté,  elle  est  à  ses  yeux 
synonyme  du  désordre.  Aussi  tous  ses  efforts  ont-ils  pour  but 
de  maintenir  l'asservissement  du  peuple  russe,  et  de  river  tou- 
jours mieux  les  chaînes  qui  le  garotlent.  Possédant  un  pouvoir 
illimité,  l'empereur  est  au-dessus  des  lois,  et  sa  volonté,  quelque 
capricieuse  qu'elle  puisse  être ,  no  connaît  pas  do  frein.  Il  a  droit 
de  vie  et  de  mort  sur  tous  ses  sujets,  il  traite  le  pays  comme  sa 
propriété,  il  n'est  pas  seulement  lo  souverain  temporel,  il  est 
encore  le  chef  suprême  de  la  religion,  le  représentant  de  Dieu 
sur  la  terre.  Une  semblable  puissance  met  entre  ses  mains  les 
destinées  de  l'empire  et  lui  en  fait  porter  la  responsabilité  tout 
entière.  M.  Golovine  n'hésite  donc  pas  à  l'accuser  de  tous  les 
maux  qui  affligent  la  Russie;   il  condamne  son  règne  comme 
n'ayant  rien  produit  de  grand,  de  fécond,  de  glorieux,  comme 
offrant  au  contraire  une  série  d'actes  cruels,  de  barbaries  inu- 
tiles. Cependant  on  doit  tenir  compte  des  difficultés  insurmon- 
tables que  rencontrerait  toute  tentative  de  réforme.  La  corrup- 
tion est  depuis  longtemps  enracinée  dans  les  diverses  branches 
de  l'organisation  administrative.  Les  bonnes  intentions  de  l'em- 
pereur échouent  devant  l'incrlie  des  agents,  qui  sont  tous  plus 
ou  moins  complices  des  délits  qu'il  s'agirait  de  réprimer.  M.  Go- 
lovine cite  à  ce  sujet  dos  faits  qui,  s'ils  sont  exacts,  nous  sem- 
blent prouver  que  lo  mal  dont  il  se  [)laint  a  des  racines  trop  pro- 
fondes pour  j)ouvoir  être  Cilirpé  par  la  seule  volonté  du  souvo- 

30 


338  LITTERATURE, 

rain.  C'est  uno  démoralisation  générale  qui  se  retrouve  dans 
toutes  les  classes  de  la  société,  qui  est  passée  dans  les  habitudes 
de  la  vie  privée,  dans  les  relations  du  commerce  et  de  l'industrie 
aussi  bien  que  dans  les  allures  de  la  diplomatie  et  de  la  police. 
Ce  n'est  pas  seulement  k  la  cour  que  régnent  l'intrigue,  la  vé- 
nalité, la  fourberie;  elles  dominent  au  même  degré  dans  tous 
les  rangs  de  la  nation  russe.  M.  Golovino  est  sans  pilié  pour  ses 
compatriotes,  il  nous  les  représente  comme  un  peuple  tout  h 
fait  étranger  à  la  bonne  foi,  à  la  probité,  à  la  loyauté.  Depuis  le 
courtisan ,  qui  ne  recule  devant  aucune  bassesse  pour  gagner  la 
faveur  du  maître,  jusqu'au  petit  marchand  qui  ne  se  fait  nul 
scrupule  de  tromper  l'acheteur,  tous  semblent  croire  que  le  vol 
est  un  moven  très-licite  de  s'enrichir.  N'en  déplaise  'a  notre  au- 
teur, une  pareille  assertion  se  ressent  de  sa  mauvaise  humeur 
et  ne  peut  pas  inspirer  beaucoup  de  confiance  dans  son  jugement. 
La  manière  dont  il  parle  de  la  plupart  des  hommes  distingués 
qui  jouent  un  rôle  dans  les  affaires  publiques  de  la  Russie,  n'est 
pas  moins  suspecte.  Ce  n'est  pas  de  la  critique,  c'est  de  la  sa- 
tire, de  la  diatribe  amère,  et  dans  son  dépit,  M.  Golovine  n'é- 
pargne pas  plus  le  climat  que  les  hommes.  Il  résulterait  de  son 
livre,  que  la  Russie  est  le  séjour  d'un  éternel  hiver,  que  l'on  ne 
saurait  y  rencontrer  un  magistrat  consciencieux  "ni  un  commer- 
çant honnête,  que  pour  y  vivre  il  faut  renoncer  a  tout  sentiment 
de  dignité  humaine.  Assurément,  il  y  a  bien  au  fond  de  tout  cela 
quelque  chose  de  vrai.  Le  régime  despotique  a  pour  effet  de  ra- 
baisser les  hommes  qui  sont  soumis  à  sou  joug  pesant,  et  les 
habitudes  de  l'esclavage  produisent  en  général  des  résultais  assez 
semblables  b  ceux  qu'indique  M.  Golovine.  Mais  nous  ne  croyons 
pas  que  la  Russie  soit  arrivée  à  un  tel  degré  de  décadence.  Elle 
nous  paraît  plutôt  devoir  être  en  marche  vers  la  civilisation, 
malgré  les  tendances  de  son  gouvernement,  elle  ne  peut  échap- 
per au  mouvement  de  notre  époque.  Le  tort  de  M.  Golovino 
est  de  prétendre  la  comparer  avec  les  étals  les  plus  avancés  de 
l'Europe.  Il  oublie  par  quelles  révolutions  ceux-ci  ont  passé  " 
avant  d'être  ce  qu'ils  sont  aujourd'hui.  Puis  il  se  laisse  aveugler 
par  son  antipathie  nationale  pour  la  race  allemande  ;  c'est  l'uu 
des  principaux  motifs  des  préventions  qu'il  manifeste  contre  les 


HISTOIRE.  339 

hommes  d'éfat  et  conlro  les  membres  de  la  famille  impériale  do 
Russie,  auxquels  il  ne  pardonne  pas  d'avoir  du  sang  allemand 
dans  les  veines.  Il  faut  donc,  en  lisant  son  livre,  faire  une  large 
part  à  l'exagération,  et  n'accepter  qu'avec  beaucoup  de  réservo 
les  faits  qu'il  avance.  Mais  quant  à  ce  qui  concerne  les  institu- 
tions, il  mcrile  plus  de  confiance.  Le  tableau  qu'il  en  retrace  est 
fort  curieux,  il  s'appuie  sur  des  documents  officiels  et  renferme 
des  détails  tout  h  fait  nouveaux.  On  y  trouve  des  données  inté- 
ressantes sur  l'organisation  administrative,  de  piquantes  révéla- 
tions sur  les  périls  intérieurs  qui  menacent  la  puissance  russe. 
M.  Goloviue  a  raison  de  penser  que  le  meilleur  moyen  de  servir 
son  pays  est  d'en  appeler  à  l'opinion  publique  des  abus  sous 
lesquels  il  gémit;  seulement  il  aurait  bien  mieux  atteint  son  but 
en  se  dépouillant  de  toute  espèce  d'animosité  personnelle,  et  en 
s'efforçant  de  parler  un  langage  calme,  digne,  sérieux,  qui  no 
fût  pas  de  nature  à  faire  passer  son  livre  pour  un  pamphlet. 


VOYAGE  au  Dàrfour,  par  le  chcykh  IMoliammed  Ebn-Omar  El- 
Tounsy,  réviseur  cnchetà  Técole  de  méilecine  du  Kairc,  traduit 
«le  raral>e  par  le  docteur  Perron,  publié  par  les  soins  de  M.  Jo- 
loard  ;  Paris,  1  gros  vol.  in  8°,  avec  caries  et  planches,  iO  Ir. 

Le  Dàrfour  est  une  de  ces  coiilrces  de  l'intérieur  de  l'Afrique 
<lont  on  ne  connaît  guère  que  le  nom  ,  les  voyageurs  européens 
ne  pouvant  y  pénétrer  qu'avec  beaucoup  de  peines,  et  la  plupart 
de  ceux  qui  l'ont  (enté  l'ayant  payé  de  leur  vie.  On  dirait  quo 
CCS  populations  africaines,  isolées  du  re.ste  de  l'univers  par  la 
ceinture  de  déserts  qui  les  entoure,  doivent  a  toujours  échapper 
aux  efTorts  de  la  civilisation,  qui  cherche  vainement  à  s'appro- 
rlier  d'elles.  Dans  l'antiquité  comme  de  nos  jours,  les  destinées 
do  la  race  noire  ont  été  un  mystère  impénétrable.  A  peine,  de- 
puis un  demi -siècle,  quebjues  hardis  explorateurs  sont-ils  parve- 
nus a  visiter  les  premières  stations  et  à  rapporter  des  notions 
confuses  et  fort  incomplètes  sur  leurs  habitants.  C'est  ainsi  qu'en 
Î799,  VV.  G.  Brownc  révéla  pour  ainsi  dire  rexistcncc  du  Dur- 


340  LITTÉR.\TURE , 

four,  (lonl  nvnnl  lui  on  ignorait  même  la  position.  Mallicurcuso- 
ment  cet  intelligent  voyageur  ne  put  pas  mcltrc  h  profit  les  trois 
années  de  son  séjour  dans  ce  pays,  car  il  y  fut  presque  constam- 
ment malade  et  retenu  en  captivité.  Peu  de  temps  après  eut  lien 
l'expédition  française  en  Egypte,  qui  permit  encore  de  recueillir 
quelques  renseignements  ;  le  général  Bonaparte  ouvrit  même  une 
correspondance  avec  le  sultan  du  Dàrfour.  Depuis  lors  aucun 
voyageur  européen  n'a  dirigé  ses  pas  de  ce  côté.  La  relation  du 
cheikh  Mohammed  offre  donc  un  attrait  de  nouveauté  bien  propre 
h  éveiller  la  curiosité  des  lecteurs.  Elle  est  d'autant  plus  pré- 
cieuse que  le  père  de  l'auteur  ayant  rempli  une  charge  dans 
l'administration  du  Dârfour,  il  s'est  trouvé  placé  de  manière  "a 
bien  voir  les  choses;  il  y  est  resté  près  de  huit  ans,  jouissant 
des  plus  grandes  facilités  et  de  la  protection  du  sultan  Moham- 
nied-Fadhl,  D'ailleurs  c'est  un  Arabe,  un  Musulman,  pour  le- 
quel les  mœurs,  les  coutumes ,  les  cérémonies  religieuses  des 
liabitants  du  Dàrfour  sont  moins  étranges  et  moins  difficiles  à 
comprendre  qu'elles  ne  le  seraient  pour  un  Européen;  s'il  ne 
partage  pas  entièrement  tous  leurs  préjugés,  il  les  connaît  du 
moins,  et  son  développement  intellectuel,  quoique  fort  remar- 
quable, n'a  pas  été  jusqu'à  le  dépouiller  de  toute  croyance  su- 
perstitieuse. Possédant  de  plus  un  esprit  observateur  et  une 
grande  mémoire,  il  était  très-bien  qualifié  pour  la  tâche  qu'il 
a  entreprise.  Sans  doute  les  allures  du  style  oriental  donnent  h 
son  récit  une  empreinte  poétique  dont  il  faut  un  peu  se  défier, 
et  l'on  doit  faire  la  part  des  exagérations  propres  à  cette  forme 
de  langage.  Mais  en  général  le  fond  porte  les  caractères  de  la 
vérité;  la  candeur  et  la  naïveté  du  narrateur  inspirent  la  con- 
fiance, et  la  même  où  l'erreur  est  manifeste  on  ne  saurait  soup- 
çonner sa  bonne  foi. 

Après  une  invocation  au  Dieu  clément  et  miséricordieux  qui 
conduit  aux  voyages  les  pieds  des  hommes,  Mohammed  Ebn- 
Omar  El-Tounsy  commence  par  nous  retracer  l'histoire  de  sa 
vie  et  les  circonstances  qui  déterminèrent  son  départ  pour  le 
Soudan. 

«  Mon  Père,  dit-il,  que  Dieu  l'ombrage  des  nuages  humides 
de  sa  miséricorde  et  de  sa  bonté  !  m'a  raconté  que  mon  aïeul  fut 


mSTOIRE.  841 

un  des  personnages  les  plus  importanls  do  Tunis;  qu'il  avait  été 
intendant  du  sultan  do  Barbarie,  lo  prince  parfait,  le  roi  victo- 
rieux, le  juste,  le  schérif  Mohammed-el-Hossny.  » 

Cet  aïeul  était  homme  de  lettres,  c'est-à-dire  avait  une  belle 
écriture  et  copiait  des  livres  qu'il  vendait  le  double  des  autres. 
C'est  à  ce  talent  qu'il  dut  de  s'élever  de  la  modeste  profession 
de  teinturier  qu'il  avait  d'abord  apprise,  jusqu'aux  honneurs  d'un 
emploi  dans  la  maison  du  sultan.  Mais  la  fortune  est  inconstante, 
et  dans  les  pays  surtout  où  la  volonté  du  souverain  forme  la  loi 
suprême,  les  vicissitudes  les  plus  étranges  se  succèdent  sans 
cesse.  L'aïeul  mourut,  laissant  la  pauvreté  pour  tout  héritage 
à  ses  enfaiils.  Omar,  père  de  Mohammed,  dut  songer  à  se  créer 
une  position.  Dans  ce  but,  il  partit  avec  un  de  ses  frères  pour 
le  Dàrfour,  laissant  sa  femme  et  ses  enfants  à  Tunis,  avec  la 
somme  nécessaire  à  leur  entretien  pendant  six  mois.  Au  bout 
de  ce  terme,  un  oncle  de  Mohammed,  établi  au  Raire,  se  char- 
gea de  lui  et  le  fit  entrer  à  l'école.  Mais  ayant  eu  le  malheur  do 
perdre  son  fils  qui  mourut  do  la  peste,  c  il  pensa  à  rafraîchir  la 
fièvre  de  sa  douleur  et  à  calmer  la  plaie  qui  le  tourmentait,  en 
accomplissant  un  pèlerinage  h  la  Maison  Sainte,  et  en  allant 
visiter  le  divin  prophète.  »  Mohammed  se  trouva  donc  aban- 
donné, bien  jeune  encore,  dans  la  gêne  et  le  besoin,  et  se  sou- 
ciant peu  de  quitter  les  éludes  pour  apprendre  un  métier.  Sur 
ces  entrefaites  arrivait  au  Kaire  une  caravane  du  Soudan.  Elle 
venait  du  Dàrfour.  Mohammed  anxieux  de  savoir  des  nouvelles 
de  son  père,  eut  le  bonheur  d'y  rencontrer  un  homme  respec- 
table, Ahmed-Badaouy,  qui  connaissait  Omar,  lui  avait  de  grandes 
obligations,  et  résolut  aussitôt  d'emmener  avec  lui  le  fils  de  son 
protecteur.  «  Ton  père,  lui  dit-il ,  est  du  nombre  des  personnages 
qui  sont  placés  près  du  sultan  et  les  plus  honorés  après  les 
membres  du  Divan;  si  tu  veux  aller  le  rejoindre,  je  me  charge 
de  tes  provisions  ,  de  ton  transport,  de  tout  ce  qu'il  te  faudra 
jusqu'à  ce  que  tu  arrives  en  sa  présence.  » 

Molammed  partit  donc  avec  la  caravane,  malgré  la  répugnance 
assez  naturelle  qu'il  éprouvait  à  se  voir  ainsi  tout  seul  au  milieu 
d'étrangers  d'une  autre  race  et  d'une  autre  couleur,  car  il  se 
disail,  la  larme  à  l'a-il  : 

30' 


343  LITTÉRATURE , 

€  Corps,  yôlemonts,  face,  tout  en  eux  se  prcsonto  noir  à  toi  : 
peaui  noires,  enveloppées  même  dans  des  habits  noirs.  »  Mais 
il  allait  retrouver  son  père  et  il  puisait  du  courage  dans  ces  pa- 
roles d'un  poète  : 

«  Voyage,  tu  trouveras  el  des  honneurs  et  des  merveilles.  La 
perle  voyage  et  elle  monte  sur  les  couronnes. 

<  Si  la  lune  no  marchait  pas,  elle  resterait  toujours  à  l'état  de 
croissant. 

«  Cours  loin  de  la  patrie,  va  chercher  la  gloire,  voyage  ;  dans 
tes  excursions,  tu  peux  rencontrer  ces  cinq  utilités: 

«  Chasser  le  souci,  faire  fortune,  acquérir  la  science,  orner 
ta  mémoire,  hanter  les  grands. 

<  Et  si  l'on  te  dit:  dans  les  voyages  il  n'y  a  h  trouver  que 
dédain  et  abandon;  toujours  loin  de  ses  affections,  toujours  sous 
la  menace  du  danger! 

c  Réponds  :  Pour  un  homme,  mourir  lui  vaut  mieux  que  vivre 
dans  un  pays  sans  espoir  de  bien,  sous  l'œil  des  méchants  et  des 
jaloux.  » 

En  effet,  ses  craintes  se  dissipèrent  bientôt.  Aclimet  Badaouy 
était  un  homme  riche  et  considéré,  qui  le  protégea  contre  la 
défiance  que  les  Arabes  inspirent  aux  Noirs,  et  grâce  à  la  posi- 
tion de  son  père,  il  fut  accueilli  avec  faveur  par  le  sultan,  il  put 
s'établir  dans  le  Dârfour,  en  parcourir  toute  l'étendue,  étudier 
les  diverses  tribus  qui  l'habitent;  et  les  connaissances  qu'il  ac- 
quit de  cette  manière  ne  lui  furent  pas  inutiles,  car  lors  de  son 
retour  au  Kaire,  c'est  h  sa  réputation  de  savoir  et  d'intelligence 
qu'il  dût  d'obtenir  dans  l'école  de  médecine  d'AbouZa'bel  un 
emploi  qu'il  a  rempli  dès  lors  avec  autant  de  zèle  que  de  di- 
stinction. Puis,  sur  les  instances  du  docteur  Perron,  directeur 
de  cette  même  école,  il  a  rédigé  ses  souvenirs  dans  la  relation 
que  nous  annonçons  ici,  et  à  laquelle  il  a  donné  le  singulier  titre 
de:  l'Aiguiseme7\t  de  l'esprit,  ou  Voyage  au  Soudan  et  parmi 
les  Arabes  du  centre  de  l'Afrique. 

<  Mon  Dieu,  »  s'écrie-t-il  en  son  langage  naïf  et  fortement 
empreint  de  l'esprit  religieux  des  orientaux,  e  veuille  étendre 
sur  ce  livre  le  vêtement  du  bon  accueil,  le  préserver  de  la  mal- 
veillance des  jaloux  et  garantir  de  leurs  traits  mes  paroles.  Com- 


1 


^IISTOIRE.  943 

bien  jollent  leur  blâme  sur  des  œuvres  bonnes ,  et  dont  tout  lo 
mal  n'est  quo  dans  leur  esprit  malade!  Et  co  livre,  l'eussé-je  fait 
accompli,  fût-il  d'or  pur  et  coulé  dans  un  moule  parfait,  je  mo 
garderais  encore  de  dire  qu'il  est  exempt  de  défauts,  innocent  de 
tout  reproche.  Je  suis  homme,  et  parlant  je  suis  sujet  à  faillir  et 
à  oublier.  Je  remets  entre  les  mains  de  Dieu  les  critiques  de 
l'ignorant  ennemi  qui  m'examinerait  d'un  œil  méchant  et  oserait 
dire  que  mon  livre  est  menteur.  Admettez,  proclamez,  si  vous 
le  voulez,  que  j'ai  dit  :  e  Ce  matin,  en  plein  jour,  il  fait  nuit;  » 
mais,  pour  cela,  la  lumière  en  est-elle  moins  visible  à  tous? 
Que  Dieu  donne  miséricorde  à  qui  découvre  les  défauts  et  les 
pardonne,  à  qui  aperçoit  les  lacunes  et  les  comble!  Que  celui 
qui  trouvera  des  reproches  à  m'adresser  refasse  ce  que  j'ai  mal 
fait.  » 

Tant  de  candeur  désarmerait  la  critique  la  plus  impitoyable, 
et  l'on  peut  dire  que,  dans  sa  simplicité  primitive,  l'auteur  arabe 
s'entend  beaucoup  mieux  que  nos  écrivains  civilisés  à  se  conci- 
lier la  bienveillance  du  lecteur.  Mais  nous  ajouterons  de  plus 
qu'il  en  a  moins  besoin  qu'un  autre,  car  son  récit ,  plein  de 
détails  curieux,  de  données  intéressantes,  porte  l'empreinte  de 
la  sincérité;  il  n'affirme  que  ce  qu'il  a  vu  de  ses  yeux,  ce  qu'on 
lui  a  raconté  il  le  rapporte  sans  le  garantir.  On  ne  saurait  lui 
faire  un  reproche  de  son  ignorance  des  notions  scientifiques  dont 
tout  Européen  est  imbu,  car  l'instruction  mahométane  ne  les 
suppose  point,  et  il  y  a  même  un  certain  charme  dans  les  pas- 
sages oii  l'on  rencontre  les  traces  de  cette  crédulité  qui  tient 
aux  idées  religieuses  des  Musulmans  sur  la  divination  et  sur 
certains  faits  magiques  ou  miraculeux.  Mohammed  n'en  est  pas 
moins  un  homme  supérieur,  doué  d'un  jugement  droit,,  d'un 
esprit  ouvert,  ingénieux,  susceptible  plus  que  ne  le  sont  d'or- 
dinaire les  Orientaux,  de  celte  noble  curiosité  qui  pousse  à  s'en- 
quérir des  choses  qu'on  ne  sait  pas.  Son  livre  ne  ressemble  point 
à  celui  d'un  voyageur  européen,  il  ne  saurait  nullement  lui  être 
comparé;  mais  il  présente  un  cachet  d'originalité  qui  a  bien  aussi 
son  mérite.  Au  lieu  do  ces  connaissances  premières  qui  sont  en 
Europe  le  lot  de  tout  homme  un  peu  cultivé,  nous  trouvons  un 
fond  de  bon  sens  dans  lequel  les  semences  ne  demandent  qu'il 


344  LlTTÉfiATURE, 

germer,  mais  où  manquent  loul  à  fait  les  éléments  et  les  pro- 
cédés de  la  science.  Ainsi ,  pour  déterminer  la  position  géogra- 
phique du  Dilrfour,  Mohammed  nous  dit  que  c'est  la  troisième 
contrée  du  Soudan  ,  en  allant  de  l'est  à  l'ouest;  il  ne  compte  les 
dislances  que  par  le  nombre  des  journées  de  marche ,  et  l'es- 
quisse qu'il  a  tracée  de  la  carte  de  ce  pays  est  passablement  in- 
forme. Heureusement  M.  Perron  ,  profilant  de  toutes  les  don- 
nées qu'il  a  pu  se  procurer,  est  parvenu  à  la  rendre  plus  complète 
et  plus  intelligible.  Le  Dàrfour  paraît  renfermer  environ  quatre 
millions  d'habitants.  Il  est  gouverné  par  un  sultan  qui ,  a  son 
avènement,  est  installé  par  un  conseil  de  vieilles  femmes,  sorte 
de  conseil  aulique  assez  nombreux  qu'on  appelle  les  habbôbah, 
et  qui  dès  lors  exerce  le  pouvoir  absolu,  ayant  sous  ses  ordres 
des  rots  charges  des  diverses  branches  de  l'administration.  Lo 
sultan  n'adresse  les  paroles  ordinaires  de  salut  à  personne,  que 
par  l'intermédiaire  d'interprètes.  La  haute  vénération  qu'on  a 
pour  lui  se  montre  par  diflerents  usages  fort  singuliers;  par 
exemple,  toutes  les  fois  qu'il  crache,  son  crachat  est  aussitôt 
essuyé  à  terre,  avec  les  mains,  par  un  des  serviteurs  qui  sont 
devant  lui;  lorsqu'il  tousse,  tout  le  monde  fait  ts,  ts;  lorsqu'il 
éternue,  les  personnes  présentes  s'empressent  de  faire  claquer 
la  langue  contre  le  palais,  et  si,  à  la  promenade,  il  arrive  que 
son  cheval  faisant  un  faux  pas  le  renverse,  tous  ceux  qui  l'ac- 
compagnent se  jettent  aussitôt  à  terre  de  dessus  leurs  chevaux. 
Celui  qui  se  permettrait  de  rester  en  selle  recevrait  une  volée 
de  coups,  quelque  fut  son  rang,  car  il  aurait  forfait  à  son  de- 
voir et  manqué  de  respect  au  souverain.  Les  hauts  dignitaires 
de  la  cour  sont  désignés  par  les  noms  de  différentes  parties  du 
corps  du  sultan.  Le  plus  élevé  en  considération  est  le  Kâmneh 
ou  col  du  sultan.  Si  le  sultan  meurt  à  la  guerre,  le  Kàmneh  est 
étranglé.  Il  y  a  ensuite  la  télé,  les  vertèbres  du  dos ,  le  bras  droit 
et  le  bras  gauche  du  sultan;  puis  le  roi  de  la  porte  des  femmes, 
qui  a  sous  sa  direction  tous  les  eunuques,  est  l'instrument  des 
vengeances  du  prince,  administre  les  prisons;  le  roi  de  la  porte 
des  hommes,  le  roi  des  esclaves,  le  roi  des  octrois,  le  roi  des 
percepteurs  de  contributions ,  le  roi  des  viavjne'h  ou  bouffons  du 
sultan,  et  d'autres  encore.  Chacun  de  ces  personnages  jouit. 


HISTOIRÇ.  W5 

dans  SCS  attributions,  d'une  autorité  sans  jcontrôlo,  et,  h  l'instar 
du  souverain,  s'entoure  do  tout  le  prestige  extérieur  propre  h 
inspirer  le  respect  ou  la  crainte.  Cependant  l'administration  sem- 
ble être  organisée  sur  des  bases  plus  régulières  qu'on  ne  pourrait 
s'y  attendre  dans  un  pays  barbare.  Les  rois  rendent  un  compte 
exact  de  tout  ce  qu'ils  perçoirent;  ils  n'en  gardent  rien  pour  eux; 
leurs  appointements  consistent  dans  le  produit  des  terres  qui  leur 
sont  assignées  et  dans  celui  des  amendes  prononcées  contre  les 
coupables  de  leur  ressort.  Le  lieu ,  ville  ou  bourg,  que  le  sultan 
choisit  pour  sa  résidence ,  s'appelle  le  Fâcher.  Sa  demeure  en 
occupe  le  centre,  et  tout  autour  se  trouvent  celles  des  fonction- 
naires, suivant  un  ordre  hiérarchique  dont  il  n'est  pas  permis 
de  s'écarter,  même  lorsque  le  sultan  se  met  en  route  pour  la 
guerre;  chaque  fois  que  l'armée  campe,  les  tentes  doivent  être 
disposées  conformément  à  la  place  qu'occupe  chaque  chef  de 
corps  au  Fâcher.  Quoique  mahométans,  les  Fôriens  ne  paraissent 
pas  astreindre  leurs  femmes  à  une  réclusion  bien  sévère.  Du 
moins  tant  qu'elles  ne  sont  pas  mariées  elles  jouissent  d'une 
grande  liberté,  fréquentent  la  société  des  jeunes  gens  et  con- 
tractent même  avec  eux  des  liaisons  intimes,  aux  conséquences 
desquelles  leurs  parents  n'attachent  que  peu  d'importance.  Sous 
ce  rapport,  le  relâchement  des  mœurs  est  poussé  très-loin  dans 
le  Dârfour;  l'auteur  cite  en  particulier  un  district  où  la  promis- 
cuité des  sexes  est  en  quelque  sorte  établie,  oii  l'on  ne  se  marie 
pas  avant  d'avoir  éprouvé  la  fécondité  de  la  femme,  et  comme 
c'est  une  peuplade  brutale  et  grossière,  il  en  conclut  que  les 
Européens  attribuent  à  tort  l'adoucissement  des  mœurs  au  com- 
merce habituel  des  femmes.  Le  sultan  a  un  grand  nombre  do 
concubines  gardées  par  des  eunuques,  mais  d'après  Mohammed 
elles  sont  fort  mal  gardées,  et  il  ne  se  passe  pas  de  jour  qu'elles 
ne  fassent  entrer  quelque  amant  ou  qu'elles  ne  sortent  elles- 
mêmes  déguisées  pour  aller  chercher  des  aventures.  Le  sage 
musulman  ne  peut  s'empêcher  de  remarquer  que  c'est  une  suite 
naturelle  de  la  polygamie,  et  il  émet  des  doutes  sur  son  oppor- 
tunité dans  un  pays  dont  le  climat  porte  si  peu  à  la  continence. 
Malgré  l'indifTérencc  avec  laquelle  les  Furiens  envisagent  la  pu- 
reté des  jeunes  filles,  le  mariage  est  une  cérémonie  très-com- 


340  LITTERATURE, 

pliquce,  entourée  lio  formalités  bizarres.  La  fêlo  dure  sept  jours, 
pendant  lesquels  le  mari  doit  respecter  sa  femme,  puis  il  ne  peut 
l'emmener  cliez  lui  qu'après  en  avoir  eu  deux  ou  trois  enfants; 
jusque  là  il  ne  la  voit  que  dans  la  maison  paternelle,  et  tout  ce 
qu'il  y  apporte  pendant  la  première  année  est  considéré  comme 
don  fait  à  la  famille.  Pour  subvenir  aux  frais  de  la  noce,  le  père 
ou  le  frère  de  la  mariée  se  rend  aux  plus  voisins  pâturages,  et 
parmi  les  premiers  troupeaux  qui  lui  tombent  sous  la  main,  il 
coupe  les  jarrets  à  une  vache,  'a  un  bœuf,  à  un  ou  deux  taureaux 
ou  a  des  moulons;  il  revient,  envoie  des  bouchers  égorger  les 
animaux  qui  ne  sont  qu'abattus,  et  ces  bouchers  rapportent  les 
viandes  pour  le  repas.  Le  maître  du  bétail  ainsi  décimé  en  exige 
quelquefois  le  paiement,  mais  le  plus  souvent  il  attend  pour 
prendre  sa  revanche  d'avoir  à  son  tour  une  noce  dans  sa  famille. 
Mohammed  fait  un  grand  éloge  de  la  beauté  des  femmes  noires, 
il  l'a  même  célébrée  en  vers,  et,  pour  justifier  sa  prédilection, 
il  cite  les  paroles  de  plusieurs  poètes,  entre  autres  celles-ci  du 
cheykh  El-Safty  : 

a  Comment,  me  dit-on,  peux-tu  aimer  une  femme  de  cette 
couleur  foncée? 

«  Ce  n'est  pas  sans  motif  que  j'ai  renoncé  aux  blanches.  Le 
blanc,  mon  cher  ami!  mais  c'est  la  couleur  des  vieux  barbons, 
la  couleur  du  linceuil,  deux  choses  qui  me  font  peur  !  » 

Les  renseignements  que  donne  notre  voyageur  arabe  sur  les 
maladies  qui  régnent  dans  le  Dârfour,  sur  les  traitements  qu'on 
emploie  pour  les  guérir,  sur  les  productions  naturelles  du  pays, 
sont  également  d'un  véritable  intérêt ,  quoiqu'il  ne  possédât  pas 
le  savoir  nécessaire  pour  tirer  sous  ce  rapport  tout  le  parti  pos- 
sible de  sa  position.  Il  termine  par  un  chapitre  consacré  k  la 
magie,  a  la  sorcellerie  et  à  la  divination  par  le  sable.  Mohammed 
ne  croit  pas  aveuglément  a  toutes  ces  choses,  mais  il  ne  les  re- 
jette pas  non  plus  tout  à  fait.  Défiant  a  l'endroit  des  faits  qu'on 
lui  raconte,  il  ne  peut  résister  à  ceux  qu'il  a  vus,  et  tandis  que 
son  bon  sens  lui  fait  fermer  l'oreille  aux  récits  de  la  crédulité 
superstitieuse,  il  se  laisse  naïvement  duper  par  les  habiles  char- 
latans qu'il  rencontre.  Le  passage  suivant  eu  ofîre  un  curieux 
exemple. 


HISTOIRE.  317 

«  Je  suivis  une  fois  une  ghaiouah  (chasse  aux  esclaves)  dirigée 
contre  les  Fertiles,  sous  la  conduite  d'un  roi,  appelé  Abd-el- 
Kérym,  fils  de  Kliamys  Armân.  Il  avait  eu,  je  ne  sais  pourquoi , 
à  se  venger  de  son  père,  qui  avait  été  un  des  premiers  vizirs  du 
sultan.  Abd-el-Kérym  mit  son  père  en  prison  et  l'y  laissa  mou- 
rir. Plus  tard,  étant  arrivé  à  une  dignité  élevée  dans  l'Etat,  il 
entreprit  la  ghazouah  dont  je  viens  de  parler.  Comme  il  avait 
une  dette  envers  moi,  je  partis  avec  lui  pour  me  payer  sur  la 
capture  qu'il  ferait  en  esclaves.  Nous  nous  enfonçâmes  dans  le 
Dâr-Fertyt,  et  nous  y  restâmes  trois  mois.  Nous  étions  dans  des 
lieux  sans  fruit  et  sans  légumes.  Un  jour,  Abd-el-Kérym  m'en- 
voie chercher.  J'arrive  près  de  lui  et  je  le  trouve  entouré  d'oi- 
gnons verts  et  de  faccous,  ou  concombres  longs.  Ces  légumes 
étaient  aussi  frais  que  s'ils  venaient  d'être  tirés  du  jardin  au 
moment  même.  Je  demandai  à  Abd-el-Kérym  qui  les  lui  avait 
donnés.  —  Ils  m'arrivent  du  Dârfour,  me  dit-il.  —  Qui  donc  te 
les  a  apportés?  Comment  a-t  on  pu,  de  si  loin,  les  conserver 
dans  toute  leur  fraîcheur,  surtout  les  faccous,  qui  semblent  être 
cueillis  d'à-présent? —  Us  ont  été  transportés  ici  dans  un  instant, 
dans  un  espace  de  temps  h  peine  appréciable.  Tiens;  regarde 
de  quelle  date  est  cette  lettre.  —  Je  prends  la  lettre;  je  la  par- 
cours. Elle  était  d'un  de  ses  amis  qui  était  au  Dârfour,  et  la 
date  était  du  malin  même  du  jour.  Je  restai  étonné,  stupéfait. 

—  Ne  sois  pas  si  surpris,  me  dit  Abd-el-Kérym,  nous  avons 
des  hommes  du  Témourkeh  qui  ont  la  faculté  de  se  transformer 
comme  il  leur  plaît,  et  qui,  en  un  temps  très-court,  se  trans- 
portent aux  distances  les  plus  grandes.  —  Je  désirerais  bien , 
dis-je  aussitôt,  que  tu  me  fisses  voir  quelqu'un  de  ces  gens  là. 

—  Très-volontiers.  Et,  à  notre  retour,  lorsque  nous  fûmes  dans 
le  Témourkeh ,  nous  nous  arrêtâmes  près  d'un  village  dont  j'ai 
oublié  le  nom. 

<t  Nous  y  passâmes  la  nuit;  au  matin,  une  foule  d'individus 
vinrent  saluer  le  roi  Abd-el-Kérym.  J'étais  assis  près  de  lui.  Il 
fit  à  ces  gens  l'accueil  le  plus  gracieux,  et  donna  aux  principaux 
d'entre  eux  difTérenls  vêlements  assez  beaux  et  qu'ils  reçurent 
avec  plaisir.  Lorsque  nous  fûmes  sur  le  point  de  partir,  le  chef 
de  ces  Témourkeh  nous  dit:  a  J"ai  une  recoqimandation  à  vous 


348  LITTERATURE, 

faire  pour  voiro  sûreté.  Si  vous  rencontrez  des  lions  sur  votre 
route ,  gardez-vous  bien  de  chercher  à  leur  faire  du  mal ,  do 
pensera  les  attaquer;  car  tous  ceux  que  vous  verrez  dans  ces 
contrées  sont  de  nos  compagnons  et  amis  métamorphosés,  — 
Mais,  dit  Abdel  Rérym,  je  serais  bien  aise  d'entendre  rugir 
quelqu'un  d'eux.  —  La  chose  est  facile,  répond  le  Témourkeh. 
Et  il  appelle  par  leur  nom  trois  des  hommes  de  sa  suite,  qui 
viennent  aussitôt  vers  lui,  puis  s'éloignent  et  disparaissent  dans 
la  plaine.  Alors  nous  entendons  un  rugissement  h.  faire  frémir, 
à  faire  bondir  de  peur  les  autres  animaux.  «  Ce  rugissement  là, 
nous  disent  les  Témourkeh,  c'est  celui  d'un  tel;  »  et  ils  le  nom 
ment  par  son  nom.  Un  moment  après  se  fait  entendre  un  triple 
rugissement  aussi  effrayant  que  le  premier,  et  on  nous  dit  le  nom 
de  celui  qui  venait  de  pousser  les  trois  rugissements.  Un  autre, 
mais  plus  épouvantable  que  les  précédents,  retentit  encore  et 
nous  fait  pâlir  d'effroi.»  Ah!  s'écrient  alors  les  Témourkeh, 
c'est  la  voix  d'un  tel  ;  c'est  le  plus  terrible  de  nos  lions,  n  Puis, 
nous  vîmes  revenir  nos  trois  prétendus  lions  sous  leur  forme 
humaine.  Ils  baisèrent  les  mains  à  Abdel  Kérym ,  qui  les  féhcila 
et  leur  donna  encore  de  nouveaux  vêtements.  «  Eh  bien!  me 
dit  ensuite  Abdel  Kérym,  tu  as  vu  ces  Témourkeh  ;  ce  sont  ceux 
qui  m'ont  apporté  les  oignons  et  les  faccous,  lorsque  nous  étions 
si  loin  dans  l'intérieur  du  Dàr-Fertyt. 

«  On  peut  ajouter  h  ces  singularités  ce  qu'on  raconte  des  di- 
seurs de  bonne  aventure,  appelés  sableurs,  et  de  leur  art  divina- 
toire au  moyen  du  plan  de  sable.  Ils  découvrent  les  choses  pas- 
sées et  inconnues  à  eux-mêmes  et  aux  autres,  et  ils  annoncent 
l'avenir  comme  s'ils  le  voyaient  de  leurs  yeux.  J'eus  lieu  une  fois 
de  croire  aux  prédictions  des  sableurs;  ce  fut  h  propos  de  mon 
voyage  du  Dârfour  au  Dâr-Ouadây. 

a  J'étais  dans  un  endroit  qu'habitait  un  certain  Sàlem  ,  dont 
le  gendre,  appelé  Ishâc,  était  très- habile  dans  la  science  du  sable; 
je  ne  savais  comment  pourvoir  à  toutes  les  dépenses  du  voyage 
et  je  me  trouvais  dans  le  plus  grand  embarras.  «  Veux-tu,  me 
dit  Sàlem  ,  venir  avec  moi  consulter  mon  gendre  Ishâc?  nous  lui 
ferons  frapper  le  sable,  et  il  nous  dira  ce  qu'il  découvrira.  — 
Volontiers,  répondisse,  et  nous  partîmes.  Nous  arrivâmes  chez 


HISTOIRE.  349 

Isliàc  clans  la  nialiiiéf;  ;  il  était  h  travailler  dans  ses  cliamps.  A  son 
retour,  il  nous  accueillit  avec  bienveillance  et  nous  fit  servira 
dîner.  Après  le  repas,  Sàleni  dit  a  son  gendre  :  a  Mon  cher  Ishâc, 
ce  chérif  vient  tout  exprès  pour  que  tu  lui  frappes  le  sable.  — 
Je  suis  tout  à  son  service,  »  reprit  Ishàc,  et  il  se  mit  a  opérer; 
ensuite  il  fit  ses  prédictions.  Je  n'y  crus  pas  d'abord;  mais,  je 
le  jure  par  Dieu,  tout  ce  qu'il  me  prédit  se  réalisa  h  la  lettre  et 
comme  s'il  eut  lu  l'avenir  sur  les  tables  du  destin  :  il  n'y  eut  pas 
un  mot  qui  ne  s'accomplît.  Yoici  ce  qu'il  m'annonça:  «  Tu  par- 
tiras bientôt  pour  le  Ouadây,  avec  tous  ceux  qui  composent  la 
maison ,  excepté  la  femme  do  ton  père  ;  cette  femme  restera  au 
Dàrfour. —  Et  comment  veux-tu  qu'elle  ne  me  suive  pas?  elle 
est  la  plus  intéressée  à  partir.  Ce  que  lu  me  dis  là  est  impos- 
sible. » 

e  Mais  Dieu  voulut  que  la  parole  d'Ishâc  fut  vraie.  La  femme 
de  mon  père  refusa  d'être  du  voyage;  elle  réussit  à  nous  trom- 
per, et  le  soir  de  la  veille  du  départ  elle  disparut,  nous  laissant 
sa  fille  âgée  d'environ  sept  ans.  Au  malin,  nous  cherchâmes 
cette  femme;  personne  ne  put  nous  indiquer  oii  elle  était.  Nous 
partîmes  sans  elle,  et  nous  ne  sûmes  jamais  co  qu'elle  était  de- 
venue. » 

Celle  crédulité  ne  doit  pas  nous  surprendre  chez  un  arabe, 
puisqu'on  Europe,  les  diseuses  de  bonne-avenlure  jouissent  en- 
core d'un  certain  crédit,  et  que  nous  voyons  des  gens  instruits, 
des  savants  mêmes,  croire  fermement  à  tous  les  prodiges  du 
magnétisme.  Mohammed  n'en  mérite  pas  moins  noire  confiance. 
Aussi  M.  Jomar  a  l-il  jugé  son  travail  digne  do  sa  coopération , 
et  il  a  bien  voulu  l'enrichir  d'une  préface  fort  intéressante.  De 
son  côté  M.  Perron  y  a  ajouté  des  notes,  ainsi  qu'un  appendice 
dans  lequel  il  raconte  l'hisloire  du  sultan  Abou-Madian,  qui, 
obligé  de  fuir  pour  échapper  à  la  mort,  s'est  réfugié  auprès  du 
Pacha  d'Egypte  et  vit  de  ses  Jargessos  en  attendant  l'armée  qu'il 
lui  a  promise  pour  reconquérir  le  Dàrfour.  Si  Mohammed-Aly 
remplit  sa  promesse,  cet  Abou-Madian,  qui  paraît  avoir  une  in- 
telligoTice  très  développée,  pourra  introduire  dans  son  pays  quel- 
ques unes  des  institutions  qu'il  admire  en  Egypte.  Ce  serait  un 
premier  pas  de  la  civilisation  dans  le  centre  de  l'Afrique. 

31 


550  LITTÉRATURE, 

mSTOIRC  »k  la  rentrée  des  Vaudois  dans  leurs  vallées  da  Piémont , 
par  n.  Arnaud,  pasteur  et  colonel  des  Vaudois j  Ncucliàtel,  chez 
Attinger,  I  vol.  in-J2. 

Ceci  est  la  réimpression  d'un  ancien  récit  publié  en  1710,  par 
l'homme  qui  avait  été  tout  à  la  fois  le  consolateur  spirituel  des 
Vaudois  pendant  leur  exil  de  trois  ans  et  demi ,  et  leur  capitaine 
lorsqu'ils  tentèrent  de  rentrer  a  main  armée  dans  leur  patrie. 
L'histoire  offre  peu  d'épisodes  aussi  d.gnes  d'intérêt,  peu  de 
faits  militaires  aussi  étranges  et  glorieux  que  la  destinée  de  cette 
petite  troupe  de  réfugiés  auxquels  le  désespoir  inspira  l'audace 
de  tenter  et  le  courage  d'accomplir  l'entreprise  la  plus  témé- 
raire qui  se  puisse  imaginer.  C'est  un  exemple  frappant  de  ce 
que  peut  le  sentiment  d'une  juste  cause  appuyée  sur  la  base  iné- 
branlable de  la  foi  religieuse.  Aussi  fait- on  bien  de  ne  pas  le 
laisser  tomber  dans  l'oubli  ;  on  ne  saurait  trop  rappeler  le  sou  - 
venir  de  ces  énergiques  protestations  contre  la  tyrannie ,  de  ces 
leçons  également  précieuses  pour  les  opprimés  et  pour  les  op- 
presseurs. Les  Yaudois  du  Piémont  ont  ceci  de  particulier,  que 
chez  eux  le  protestantisme  ne  date  point  de  la  réformation  du 
seizième  siècle.  Us  n'ont  jamais  été  catholiques.  Les  pures  doc- 
trines du  christianisme  se  sont  conservées  intactes  parmi  ce  petit 
peuple  caché  au  sein  des  Alpes,  loin  de  toutes  les  influences 
corruptrices  qui,  depuis  l'époque  de  Constantin,  agirent  si  for- 
tement sur  l'Eglise.  11  parait  incontestable  qu'elles  n'y  subirent 
aucune  altération  et  bravèrent  constamment  la  colère  de  Rome, 
qui  aurait  bien  voulu  détruire  ce  témoin  accusateur.  Après  avoir 
souffert  de  nombreuses  et  cruelles  persécutions,  les  Vaudois  se 
virent,  lors  de  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes,  expulsés  de 
leurs  vallées  et  dépouillés  de  leurs  biens  par  le  duc  de  Savoie, 
docile  aux  ordres  de  Louis  XIV.  Us  se  réfugièrent  alors  en 
Suisse,  au  nombre  de  (rois  mille,  et  furent  reçus  à  bras  ou- 
verts dans  les  cantons  évangéliques.  L'on  se  cotisa  de  toutes 
parts  avec  un  zèle  admirable  pour  subvenir  à  leur  entretien. 
La  plupart  se  fixèrent  sur  le  territoire  de  Berne,  où  ils  se  virent 
iiccueillis  comme  des  frères.  Mais  le  désir  de  relourner  dans 


HISTOIRE.  351 

leur  pavs  les  préoccupait  sans  cesse.  Deux  tentatives  sans  suc- 
cès faillirent  leur  ôler  à  tout  jamais  l'espoir  d'en  venir  à  bout 
et  rendirent  leur  position  fort  critique.  En  efTet,  MM.  de  Berne 
prêtant  l'oreille  aux  plaintes  du  duc  de  Savoie,  ne  voulurent  plus 
garder  chez  eux  des  hommes  si  remuants ,  et  usant  de  leur  in- 
fluence sur  les  autres  Cantons,  ils  firent  chasser  de  Suisse  les 
Vaudois,  qui ,  après  bien  des  tribulations ,  trouvèrent  un  asylo 
en  Prusse.  Là,  ils  demeurèrent  quelque  temps  paisibles,  mais 
les  intrigues  de  leurs  ennemis  les  ayant  forcés  de  retourner  en 
Suisse,  où,  malgré  la  compassion  qui  fut  déployée  à  leur  égard, 
ils  sentaient  bien  qu'ils  étaient  une  cause  d'embarras  et  d'in- 
quiétude, ils  résolurent  de  tenter  une  troisième  fois  de  rentrer 
dans  leurs  vallées.  Une  pareille  entreprise  exigeait  le  plus  grand 
secret.  Les  chefs,  après  avoir  arrêté  le  plan  qu'ils  voulaient 
suivre,  convoquèrent  donc  leur  monde  dans  un  bois  du  pays  de 
Vaud ,  situé  sur  le  bord  du  lac  de  Genève,  entre  Nyon  et  RoUe, 
C'est  là  que,  dans  la  nuit  du  16  au  17  aoiit  1689,  s'embar- 
quèrent les  900  exilés  qui  avaient  pu  parvenir  jusqu'au  rendez- 
vous.  Sept  cents  seulement  arrivèrent  sur  la  côte  de  Savoie,  car 
l'alarme  ayant  été  donnée  dans  les  environs  pendant  l'embar- 
quement, les  bateliers  refusèrent  de  passer  les  200  autres.  Le 
chef  de  cette  troupe  était  le  pasteur  Arnaiid,  qui  par  son  zèle 
ardent  et  infatigable,  n'avait  cessé  de  relever  le  courage  de  ses 
compagnons^  et  qui  maintenant,  marchant  à  leur  tête  comme 
un  hardi  capitaine,  déploya  bientôt  une  aptitude  merveilleuse 
pour  cette  nouvelle  profession,  si  différente  de  celle  qu'il  avait 
exercée  jusque  là.  Son  premier  soin  fut  d'organiser  sa  petite 
armée,  qu'il  divisa  en  dix-neuf  compagnies,  dont  il  confia  le 
commandement  aux  hommes  qui  lui  en  parurent  les  plus  dignes. 
Ensuite  on  se  hâta  de  se  mettre  en  marche,  le  moindre  retard 
pouvait  tout  perdre  en  donnant  à  l'ennemi  le  temps  de  réunir  ses 
forces  avant  qu'on  eut  atteint  les  montagnes,  seul  champ  de  ba- 
taille où  l'avantage  du  nombre  soit  à  peu  près  do  nulle  valeur. 
Nous  n'entreprendrons  pas  d'analyser  le  récit  de  celte  prodi- 
gieuse expédition.  Il  faut  la  lire  dans  tous  ses  détails,  suivre 
pas  à  pas  ces  héroïques  Yaudois ,  luttant  à  la  fois  contre  une 
armée  dix  fois,  vingt  fois  plus  nombreuse  que  la  leur,  et  con*-- 


353  LfTTÉRATURB, 

les  obstacles  do  tous  genres  qui  semblent  se  nralti[)Iior  a  mesure 
qu'ils  avancent.  Le  froid,  la  faim,  la  trahison,  les  neiges  accii- 
juulées  sur  les  sommités  qu'ils  doivent  gravir,  les  précipices  qui 
s'ouvrent  devant  eux^  rien  ne  les  arrête.  Pleins  de  la  plus  ad- 
mirable confiance  en  Dieu,  ils  prient  avant  le  combat,  et  per- 
suadés qu'ils  sont  invincibles,  ils  se  jettent  tète  baissée  au  milieu 
des  bataillons  de  leurs  ennemis,  qui  cèdent  en  effet  et  s'enfuient 
bientôt  comme  frappés  de  terreur  en  voyant  le  courage  désespéré 
de  ces  hommes  résolus  à  braver  la  mort  sous  quelque  forme 
qu'elle  se  présente.  C'est  une  guerre  afTreuse,  comme  tontes 
celles  dont  les  opinions  religieuses  sont  le  motif.  Mais  ici  du 
moins,  il  s'y  joint  de  plus  un  sentiment  de  nationalité  qui  justifie 
jusqu'à  un  certain  point  la  violence  des  movens;  les  Yaudois 
combattent  pour  reconquérir  leur  patrie  aussi  bien  que  pour  leur 
foi,  et  d'ailleurs,  s'ils  mettent  tout  h  feu  et  à  sang  sur  leur  pas- 
sage, c'est  une  dure  nécessité  que  leur  petit  nombre  exige,  car 
ils  ne  pouvaient  songer  ni  a  faire  des  prisonniers,  ni  à  laisser 
des  garnisons  derrière  eux.  Il  fallait  inspirer  la  terreur  et  péné- 
trer à  tout  prix  dans  leurs  vallées  avant  de  songer  à  traiter  avec 
leur  souverain.  C'est  ce  qu'avait  bien  compris  Arnaud,  et  l'évé- 
nement prouva  combien  son  plan  était  habilement  conçu.  Le  duc 
do  Savoie,  fatigué  d'une  lutte  dans  laquelle  il  avait,  conjointe- 
ment avec  les  Français  ,  ses  alliés  ,  perdu  plus  de  dix  mille 
hommes,  tandis  que  les  Yaudois  comptaient  seulement  une 
trentaine  de  morts,  consentit  enfin  "a  les  laisser  jouir  en  paix  du 
modeste  fruit  do  tant  d'efforts  surhumains.  Ils  purent  reprendre 
leurs  travaux  agricoles,  rentrer  dans  la  jouissance  de  leurs  biens, 
exercer  hbrement  leur  culte.  En  donnant  la  liberté  aux  prison- 
niers, le  duc  leur  dit  :  «  Vous  n'avez  qu'un  Dieu  et  qu'un  prince 
à  servir.  Servez  Dieu  et  votre  prince  fidèlement.  Jusqu'à  pré- 
sent nous  avons  été  ennemis,  désormais  il  nous  faut  être  bons 
amis;  d'autres  ont  été  la  cause  de  votre  malheur,  mais  si, 
•comme  vous  le  devez,  vous  exposez  vos  vies  pour  mon  service, 
'exposerai  aussi  la  mienne  pour  vous,  et  tant  que  j'aurai  un 
morceau  de  pain,  vous  en  aurez  votre  part.  » 

Cet  engagement,  les  Yaudois  l'ont  tenu;  ils  se  montrèrent 
toujours  sujets  fidèles  et  dévoués,  malgré  les  persécutions  nou- 


HiSTOiBE.  353 

velles  que  l'esprit  inlo'.érant  de  Rome  suscita  contre  eux  toutes 
les  fois  qu'elle  crut  loccasion  favorable  pour  les  soumettre  à 
son  joug. 


LEITFADEN  lur  nordisclicn  Altertlumiskiinde,  horaiis^egeben  von 
der  koniglichen  Gescilschatt  fi^n'  nordistlie  Allerlumskunde;  Ko- 
penhagpn,  ia-S'^. —  MEMOIRES  de  la  Société  royale  des  Anti- 
quaires du  nord  ,  )  810-/15  ,  Section  Asiatique  ;  Copenhague,  in-  S**, 
fig.  —  DIE  KOEIVIGLICIÎE  GESELLSCIIAFT  ftjr  nordische  Ailer- 
Jhninskunde  Jahrcsversanimlung  1845;  Kopenhagen ,  in-8".  — 
MEMUIUE  sav  la  découverte  de  rAmériquc  au  dixième  siècle; 
par  Ch.-Chr.   Hafn  ;   Copenhague,  iii-8",  fig. 

Nous  avons  déjà,  dans  noire  numéro  de  février  1840,  donné 
un  aperçu  des  travaux  de  la  Société  des  Antiquaires  du  Nord. 
Les  diverses  publications  que  nous  annonçons  ici  témoignent  du 
zèle  avec  lequel  cette  société  poursuit  son  œuvre,  et  les  résultats 
obtenus  jusqu'à  présent  peuvent  faire  augurer  que  ses  efTorts  no 
demeureront  certainement  pas  infructueux.  Le  premier  de  ces 
écrits  renferme  un  aperçu  très-intéressant  de  l'importance  que 
peuvent  avoir  les  découverîes  archéologiques  pour  jeter  du  jour 
siu'  l'histoire  encore  bien  obscure  des  anciens  peuples  qui  habi- 
taient le  nord  de  l'Europe  à  une  époque  dont  il  ne  reste  guère 
d'autre  souvenir  que  les  notions  confuses  et  incertaines  des  écri- 
vains de  la  Grèce  ou  de  Rome.  L'étude  approfondie  et  comparée 
des  langues  a  déjà  fourni  quelques  données  curieuses  sur  la 
commune  origine  de  nations  qui,  par  leurs  destinées  diverses 
ainsi  que  par  leur  dispersion  sur  la  surface  de  la  terre,  seni- 
blaiei  l  c(  mplétement  étrangères  les  unes  aux  autres.  Celle  pa- 
renté, jusqu'ici  plutôt  vaguement  soupçonnée  qu'établie  sur  des 
preuves  évidentes,  ne  saurait  manquer  d'être  confirmée,  si 
réellement  elle  a  existé,  par  les  vestiges  de  l'antique  civilisa- 
lion  du  nord.  C'est  dans  les  produits  de  l'art  et  de  l'industrie 
q  ''on  pourra  retrouver  la  chaîne  de  filiation  qi  i  manque  dans 
les  traditions  écrites.  Témoins  muets  mais  éloquents  des  temps 
passés;  ces  restes  précieux  retracent  h  nos  regards  les  mœurs, 

31* 


354  LITTÉRATURE,  HISTOIRE. 

les  usages,  les  croyances,  la  vie  tout  entière  des  peuples  que 
I"on  a  trop  longtemps  confondus  sous  le  nom  commun  de  bar- 
bares ^  qui ,  pour  les  Grecs  et  les  Romains ,  n'avait  guère  d'autre 
signification  que  celle  d'étrangers.  Il  est^  évident  aujourd'hui  que 
la  civilisation  ne  lenr  était  point  inconnue.  Ils  avaient  des  poètes, 
des  artistes;  ils  se  livraient  au  commerce  et  s'aventuraient  har- 
diment sur  les  mers,  soit  pour  l'intérêt  de  leur  négoce,  soit  pour 
étendre  leur  domination  et  satisfaire  leur  curiosité.  Les  investi- 
gations de  quelques  savants  explorateurs  ne  laissent  plus  de  doute 
à  cet  égard.  L'élan  imprimé  par  la  Société  des  Antiquaires  du 
Nord  et  les  instructions  sagement  conçues  qu'elle  a  rédigées 
pour  lui  servir  de  guide,  auront  sans  doute  pour  résultat  de 
rendre  la  certitude  plus  complète  et  les  recherches  plus  fécondes. 
Ces  instructions  offrent  un  résumé  rapide  des  découvertes  déjà 
faites,  accompagné  de  figures  qui  représentent  les  objets  trou- 
vés, avec  des  explications  propres  à  mettre  sur  la  voie  des  in- 
ductions qu'on  peut  en  tirer,  soit  sur  leur  usage  probable,  soit 
sur  l'époque  à  laquelle  ils  appartiennent.  Elles  se  terminent  par 
une  courte  analyse  des  travaux  entrepris  par  la  société.  Mais, 
pour  ceux-ci,  nous  avons  dans  les  Mémoires  de  1840  à  1843 
une  série  do  rapports  bien  plus  riches  en  détails  et  plus  propres 
h  nous  faire  connaître  les  diverses  questions  soulevées  dans  son 
srin.  Celle  qui  préoccupe  surtout  l'attention  des  Antiquaires  du 
ÎNoi'd  est  relative  a  la  découverte  de  l'Amérique  au  dixième  siècle. 
Les  recherches  de  M.  Chr.  Rafn  à  ce  sujet,  ont  ouvert  un  champ 
tout  nouveau  a  l'exploration.  Plusieurs  savants  américains  sui- 
vant ses  traces,  sont  parvenus  à  rassembler  une  foule  de  faits 
curieux  à  l'appui  de  cette  hypothèse.  Ainsi  des  documents  d'ar- 
chitecture retrouvés  dans  la  partie  septentrionale  de  l'Amérique, 
que  les  Scandinaves  nommaient  le  V'mland ,  témoignent  de  leur 
séjour  dans  celte  contrée,  et  des  extraits  d'anciens  manuscrits 
du  Mexique,  prouvent  de  la  manière  la  plus  incontestable  qu'il 
y  a  eu  une  population  blanche  dans  plusieurs  parties  de  l'Amé- 
rique, antérieurement  h  Colomb,  et  qu'il  s'y  trouvait  des  traces 
du  christianisme  bien  avant  l'arrivée  des  Espagnols.  C'est  un 
premier  trait  de  lumière  jeté  sur  l'histoire  antécolombienne  du 
Nouveau-Monde,  dont  on  peut  espérer  maintenant  que  les  (é- 


RELIGION,  PHILOSOPHIE,  iMORALE,  ÉDUCATION.    355 

nèbres,  eucore  bien  épaisses  sans  doute,  se  dissiperont  devant 
les  efforts  de  l'érudiiion  patiente  et  zélée  qui  se  réveille  de 
toutes  parts.  L'histoire  du  Groenland,  les  relations  des  Scandi- 
naves avec  l'Asie,  les  rapports  de  la  langue  islandaise  avec  le 
sanskrit,  sont  aussi  l'objet  d'études  fort  intéressantes  dont  la 
Société  publie  les  résultats  en  y  joignant  de  belles  planches  exé- 
cutées avec  un  grand  soin.  Ce  sont  autant  de  matériaux  à  l'aide 
desquels  on  parviendra  peut-être  un  jour  à  reconstruire  l'image 
d'un  passé  dont  jusqu'à  présent  on  avait  à  peine  sonpçonné 
vaguement  l'existence.  La  curiosité  est  vivement  excitée  par  ce 
grand  problème  de  l'origine  des  peuples  et  de  leur  dispersion 
sur  la  surface  du  globe.  Il  se  rattache  en  effet  aux  points  les 
plus  importants  de  la  science  historique  et  touche  même  de  près 
aux  croyances  religieuses.  Aussi  la  Société  des  Antiquaires  du 
Nord  a-t-elle  rencontré  partout  d'honorables  sympathies,  et 
rimpulsion  qu'elle  a  donnée  promet  d'être  de  plus  en  plus  fé- 
conde. 


RELIGION,  PHILOSOPHIE,  MORALE,  ÉDUCATION. 


EXPOSE  des  principaux  motifs  qui  m\)nt  contraint  à  sortir  de 
IV-f^Irsp  romaine,  par  Trivicr,  ancien  prèlre  ,  Paris ,  in-S",  GO  c. 
—  LN  PnETRE  aux  prises  a\cc  son  évècjue,  ou  réponse  aux  at- 
taques de  M.  Pévèque  de  La  Rochelle,  par  J.  Charda\oine,  ex- 
curé de  iMigron  ,  converti  à  i^Evangile;  Paris,  in-8°,    1   fr. 

Dans  le  mouvement  religieux  qui  agile  aujourd'hui  les  esprits 
et  les  porte  à  se  tourner  du  côté  de  la  Réforme,  on  peut  distin- 
guer deux  tendances  bien  marquées.  Les  uns  quittent  Romo 
par  désir  d'indépendance  cl  par  haine  du  joug  qui  les  opprime; 
les  autres  obéissent  à  des  convictions  profondes  appuyées  sur  la 
connaissance  de  l'Evangile.  La  première  de  ces  deux  tendances 
domine  surtout  en  Allemagne,  tandis  que  la  seconde  se  inani- 


356  RELIGION,  PHILOSOPHIE, 

feste  plutôt  en  France  ;  cependant  on  ne  peut  pas  dire  cela  d'une 
manière  absolue,  car  l'un  et  l'autre  pays  présentent  également 
des  faits  appartenant  h  ces  deux  catégories  différentes.  Ainsi 
nous  en  avons  un  exemple  curieux  dans  les  brochures  que  nous 
annonçons  ici.  MM.  Trivier  et  Cliardavoine  sont  des  prêtres  ca- 
tholiques français  qui  se  sont  récenmient  convertis  au  protestan- 
tisme. Sans  doute  leurs  motifs  ne  peuvent  pas  être  suspects.  Ils 
n'ont  point  agi  par  intérêt,  ils  n'ont  pas  hésité  à  sacrifier  une 
position  assurée,  h  braver  les  périls  et  les  conséquences  pénibles 
d'une  profession  publique  de  leur  foi.  Mais  il  est  facile  de  re- 
connaître dans  leurs  écrits  le  cachet  distinct  de  la  direction  par- 
ticulière de  chacun  d'eux.  M.  Trivier  est  arrivé  au  protestantisme 
par  la  seule  lecture  de  la  Bible;  il  attaque  les  doctrines  catho- 
liques en  leur  opposant  les  passages  de  lEcrilure-Sainte  et  l'opi- 
nion de  plusieurs  Pères  de  l'Eglise,  ainsi  que  d'autres  théolo- 
giens éminenls;  c'est  de  la  controverse  savante  et  forte,  sans 
aucune  allusion  aux  démêlés  que  l'auteur  peut  avoir  eus  avec  ses 
supérieurs  ecclésiastiques;  on  voit  qu'il  se  préoccupe  unique- 
ment de  ramener  le  christianisme  à  sa  pureté  primitive  et  de 
combattre  les  erreurs  de  l'Eglise  romaine  en  matière  de  foi. 

M.  Chardavoine,  au  contraire,  se  montre  dès  l'abord  comme 
un  prêtre  aux  prises  avec  son  évêque.  Son  changement  repose 
bien  aussi  sur  des  convictions  réelles,  mais  l'effet  qu'elles  ont 
produit  sur  son  esprit  est  différent.  A  mesure  que  la  lumière  est 
venue  dessiller  ses  yeux,  il  s'est  révolté  contre  l'oppression  qui 
pesait  sur  lui.  Secouant  ses  chaînes  l'une  après  l'autre,  il  a  lutté 
quelque  temps  avant  de  se  décider  'a  les  rompre  tout  à  fait,  il  a 
d'abord  attiré  sur  lui  cette  persécution  de  détail  si  propre  'a  irriter 
ceux  qu'elle  ne  soumet  pas,  puis  il  n'a  rompu  avec  l'Eglise  que 
lorsqu'il  a  vu  qu'on  prétendait  lui  imposer  la  rétractation  for- 
melle de  ses  croyances.  De  là  ce  ton  de  polémique  âpre  et  indi- 
viduelle qui  règne  dans  sa  brochure.  C'est  une  espèce  de  duel 
entre  la  liberté  humaine  et  le  despotisme  de  l'aulorilé.  L'évêque 
de  La  Rochelle  a  lancé  toutes  ses  foudres  contre  le  curé  réfrac- 
taire.  Usant  des  armes  habituelles  de  Rome  en  pareille  circon- 
stance, il  l'a  excommunié  comme  un  prêtre  indigne  de  ses  hautes 
fonctions  et  a  fait  planer  sur  lui  des  soupçons  injurieux.  M.  Char- 


MORALE,  ÉDUCATION.  357 

(lavoine  répond  en  dévoilant  à  son  tour  les  abus  do  Torganisalion 
ecclésiastique,  on  reprochant  à  l'évêque  des  vues  d'ambition  et 
de  fortune  qui  n'ont  rien  de  commun  avec  les  devoirs  d'un  prêtre 
chrétien.  Puis,  de  ce  débat  personnel,  il  passe  k  l'examen  des 
praiiques  du  culte  romain  et  s'attache  a  faire  ressortir  le  cachet 
du  paganisme  dont  elles  portent  l'empreinte.  La  messe  et  les 
processions  de  la  Fête-Dieu  lui  paraissent  entre  autres  avoir  une 
ressemblance  frappante  avec  les  cérémonies  païennes  dont  les 
écrits  des  anciens  nous  ont  transmis  la  description.  La  Bible  a 
la  main,  il  condamne  également  le  célibat  des  prêtres,  le  culte 
de  Marie,  celui  des  images,  la  confession,  l'abstinence  des 
viandes,  etc.,  etc.  Ses  arguments  sont  peu  développés,  mais 
ils  frappent  juste  et  fort.  Aussi,  quoique  nous  préférions  beau- 
coup la  controverse  élevée  et  purement  religieuse  de  M.  Trivier, 
nous  croyons  la  brochure  de  M.  Chardavoine  plus  propre  a  faire 
de  l'impression  sur  le  public.  On  ne  peut  d'ailleurs  que  louer  le 
courage  de  prêtres  qui,  en  se  détachant  de  Rome,  font  une 
déclaration  loyale  et  franche  des  motifs  de  leur  conduite.  Ils 
donnent  ainsi  l'exemple  le  plus  propre  à  favoriser  les  progrès  de 
la  liberté  religieuse.  Nous  ne  sommes  pas  de  ceux  qui  restent 
indifférents  'a  la  nature  des  doctrines,  mais  nous  pensons  qu'a- 
vant de  discuter  trop  rigoureusement  le  mérite  de  celles-ci,  il 
importe  de  réunir  tous  les  efforts  contre  le  despotisme  de  l'au- 
torité infaillible.  C'est  la  le  delenda  Carlhago  de  notre  époque. 


FnAGMEIVTS  «îe  Philosophie  cartésienne  ,  par  Victor  Cousin  ;  Paris, 
i  vol.  in-12  ,  5  fr,  50  c. 

Descartes  est  le  véritable  fondateur  de  la  philosophie  moderne. 
Avant  lui,  les  efforts  tentés  po.ur  briser  le  joug  de  la  scolastique 
n'avaient  guère  produit  que  de  hardies  manifestations  d'mdépen- 
dance  plus  courageuses  que  fécondes,  et  l'on  peut  dire  que  l'é- 
nergie du  seizième  siècle  se  consuma  dans  des  entreprises  déré- 
glées, où  l'erreur  et  la  folie  usurpaient  trop  souvent  la  place  do 
la  vérité.  C'était  une  époque  de  révolution;  les  esprits,  impa- 
tients do  rompre  avec  le  moyen  âge,  se  lançaient  avec  ardeur 


3:)8  RELIGION,  PHILOSOPHIE, 

dans  des  voies  nouvelles,  sans  Irop  s'inquiéter  où  elles  les  pou- 
vaient conduire.  Faire  acte  de  rébellion  semblait  être  leur  unique 
but,  et  malheureusement  aucun  homme  de  génie  ne  vint  se 
mctlre  h  leur  tète  pour  diriger  ce  mouvement  irréfléchi.  Après 
Descartes,  la  philosophie  prit  un  fout  autre  essor,  elle  régla 
sagement  sa  marche,  et  faisant  un  usage  salutaire  de  la  liberté 
qu'elle  avait  conquise,  elle  prospéra  côte  à  côte  avec  la  religion 
dont  elle  savait  respecter  le  domaine,  jusqu'à  ce  que  le  mysti- 
cisme, l'entraînant  hors  de  sa  route,  amena  la  réaction  du  dix- 
huitième  siècle.  Mais  encore  ici ,  aucun  génie  supérieur  ne  se 
présente  à  nous,  et  c'est  directement  à  Descartes  qu'il  faut  re- 
monter pour  trouver  la  source  des  tendances  actuelles  de  la  phi- 
losophie, qui  ne  sont  ni  celles  du  seizième  ni  celles  du  dix-hui- 
lième  siècle. 

Aussi  M.  Cousin  regarde-t-il  comme  un  devoir  de  remettre  en 
lumière  tous  les  documents  propres  à  faire  bien  connaître  l'épo- 
que cartésienne.  Quoique  toujours  fidèle  à  l'éclectisme,  il  montre 
une  prédilection  marquée  pour  cette  école,  dont  la  méthode  lui 
paraît  la  meilleure  pour  la  recherche  de  la  vérité.  C'est  pour- 
quoi il  a  jugé  utile  de  rassembler  ces  fragments,  la  plupart  tout 
à  fait  inédits,  qui  montrent  combien  fut  grande  TmAuence  du 
cartésianisme  pendant  le  dix  septième  siècle.  Afin  de  faire  mieux 
ressortir  la  supériorité  de  Descartes,  il  commence  par  exposer 
l'état  de  la  philosophie  avant  lui,  dans  une  intéressante  notice 
sur  Vanini,  qui  fut  brûlé  à  Toulouse  en  1619. 

Vanini  était  un  Italien  des  environs  de  Naples.  Après  avoir  fait 
de  longues  études  et  voyagé  dans  les  divers  pays  de  l'Europe, 
il  se  lança  dans  les  spéculations  philosophiques  avec  une  audace 
imprudente.  Tout  en  protestant  de  son  respect  pour  l'autorité  do 
l'Eglise,  il  émit  des  propositions  fort  suspectes,  et  d'écart  en 
écart  il  arriva  jusqu'à  professer  assez  ouvertement  l'athéisme. 
Il  paraît  de  plus  que  l'immoralité  de  sa  conduite  n'était  que  trop 
en  accord  avec  les  opinions  qu'il  cherchait  à  répandre.  Vanini 
fut  donc  traduit  devant  les  tribunaux ,  jugé  avec  la  rigueur  cruelle 
des  lois  de  cette  époque,  et  condamné  à  subir  le  supplice  que 
décrit  ainsi  un  contemporain  qui  en  fut  spectateur  :  *  Je  l'ai  vu, 
quand  sur  la  charrette  on  le  conduisait  au  gibet ,  se  moquant  du 


MORALE,   EDUCATION.  869 

franciscain  qui  s'efforçait  de  fléchir  la  férocité  de  cette  âme  ob- 
stinée... Il  rejetait  les  consolations  que  lui  offrait  le  moine,  re- 
poussait le  crucifix  qu'il  lui  présentait,  et  insulta  au  Christ  en 
ces  termes  :  «  Lui,  à  sa  dernière  heure,  sua  de  crainte;  moi,  je 
«  meurs  sans  effroi.  «  Il  disait  faux,  car  nous  l'avons  vu,  l'âme 
abattue,  démentir  cette  philosophie  dont  il  prétendait  donner  des 
leçons.  Au  dernier  moment,  son  aspect  était  farouche  et  horri- 
ble, son  âme  inquiète,  sa  parole  pleine  de  trouble,  et  quoiqu'il 
cria  de  temps  en  temps  qu'il  mourait  en  philosophe,  il  est  mort 
comme  une  brute.  Avant  de  mettre  le  feu  au  biîcher,  on  lui  or- 
donna de  livrer  sa  langue  sacrilège  au  couteau:  il  refusa,  il 
fallut  employer  des  tenailles  pour  la  lui  tirer,  et  quand  le  fer  du 
bourreau  la  saisit  et  la  coupa,  jamais  on  n'enlendit  un  cri  plus 
horrible;  on  auraitcru  entendre  le  mugissement  d'un  bœuf  qu'on 
tue.  Le  feu  dévora  le  reste  et  les  cendres  furent  livrées  au  vent.  > 

«  En  vérité,  continue  M.  Cousin,  ce  qui  nous  pénètre  ici  d'hor- 
reur, c'est  peut  être  moins  encore  l'atroce  supplice  de  Yanini 
que  la  manière  dont  Gramond  le  raconte.  Quoi!  un  infortuné, 
coupable  d'errer  en  philosophie,  et  de  résoudre  le  problème  du 
monde  à  Ici  manière  d'Aristote  et  d'Averroës,  plutôt  qu'à  la  ma- 
nière de  Platon  et  de  saint  Augustin,  est  tourmenté  à  plaisir 
avant  d'être  étranglé  et  brûlé;  et  parce  qu'il  hésite  à  se  prêter 
lui-même  a  un  raffinement  de  cruauté,  un  homme  pieux,  un 
magistrat,  un  premier  président  de  parlement,  écrivant  dans 
son  cabinet  tout  à  son  aise,  le  traite  de  lâche!  Et  si  la  douleur 
ou  la  colère  arrache  un  dernier  cri  à  la  victime,  il  compare  ce 
cri  au  mugissement  d'un  bœuf  que  l'on  tue  !  Justice  impie,  san- 
guinaire fanatisme!  tyrannie  à  la  fois  odieuse  et  impuissante! 
Croyez-vous  donc  que  c'est  avec  des  tenailles  qu'on  arrache  l'es- 
prit humain  a  l'erreur?  Et  ne  voyez  vous  pas  que  ces  flammes 
que  vous  allumez,  en  soulevant  d'horreur  toutes  les  âmes  gé- 
néreuses, protègent  et  répandent  les  doctrines  que  vous  persé- 
cutez? » 

En  effet,  l'athéisme  ne  périt  point  avec  Yanini.  Bientôt  il 
trouva  d'autres  disciples  et  fit,  en  France  surtout,  des  progrès 
rapides.  La  philosophie,  jetée  dans  cette  voie  funeste,  n'en  pou- 
vait sortir  que  par  un  puissant  cflort  du  génie.  C'est  à  Descaries 


360        RELIGION,  PHILOSOPHIE,  MORALE,  ÉDUCATION. 

qu'était  réservé  riionncur  do  faire  surgir  l'ordre  au  soin  de  l'a- 
narchie qui  avait  remplacé  le  joug  de  la  scolaslique.  Son  admi- 
rable méthode  vint  montrer  le  chemin  que  l'on  doit  suivre  pour  • 
s'approcher  de  la  vérité.  Il  sut  donner  un  sage  et  véritable  essor 
à  la  philosophie,  lui  traçant  sa  route  h  côté  de  la  religion,  sans 
porter  aucune  atteinte  à  celle-ci,  et  conciliant  l'indépendance  de 
l'esprit  humain  avec  le  respect  pour  les  dogmes  de  la  foi.  Aussi 
son  influence  s'étendit-elle  bientôt  d'un  bout  h  l'autre  de  l'Europe. 
En  France  surtout ,  les  idées  de  Descartes  trouvèrent  de  zélés 
disciples  dans  la  noblesse  et  dans  le  clergé.  Des  sociétés  carté- 
siennes se  formèrent  à  Paris,  où  les  enseignements  du  maître 
étaient  discutés  et  commentés.  M.  Cousin  cite  le  procès-verbal 
d'une  séance  fort  curieuse,  dont  la  rédaction  lui  semble  pouvoir 
être  attribuée  à  Corbinelli,  l'ami  de  M™*  de  Sévigné,  l'un  des 
plus  ardents  promoteurs  de  la  doctrine  nouvelle.  A  ce  document 
il  en  ajoate  deux  autres  non  moins  précieux,  qui  prouvent  que 
le  cartésianisme  compta  parmi  ses  partisans  le  cardinal  de  Retz, 
qu'on  ne  savait  pas  jusqu'ici  s'être  occupé  de  philosophie,  et 
Robervel,  qui  n'était  connu  que  comme  l'adversaire  injuste  et 
obstiné  de  Descartes,  dont  il  avait  attaqué  les  travaux 'mathéma- 
tiques. Viennent  ensuite  des  extraits  de  la  correspondance  inédite 
de  Malebranche  avec  Mairan  et  Leibnitz;  puis  M.  Cousin  termine 
en  exposant  par  quelle  filiation  le  spinosisme  est  né  de  quelques 
erreurs  échappées  à  Descartes,  en  sorte  que  le  génie  de  ce  grand 
philosophe  se  trouve  être  réellement  la  source  de  tout  le  mou- 
vement philosophique  moderne. 

Ces  fragments,  écrits  avec  le  charme  et  la  clarté  qui  distin- 
guent le  style  de  l'auleur,  offrent  une  lecture  intéressante, 
même  pour  les  personnes  auxquelles  de  semblables  sujets  sont 
peu  familiers.  Elles  y  pourront  puiser  des  notions  parfaitement 
précises  sur  l'impulsion  imprimée  par  Descartes  au  dix-septième 
siècle,  et  sur  la  révolution  qu'il  opéra  dans  la  philosophie.  On 
ne  saurait  trop  encourager  cette  tendance  h  populariser  le  goût 
des  études  sérieuses,  a  y  ramener  le  public  en  les  rendant  autant 
que  possible  accessibles  à  tous.  C'est,  selon  nous,  le  meilleur 
moyen  de  faire  l'éducation  du  peuple  et  de  travailler  b  la  régé- 
nération intellectuelle  et  morale  de  l'avenir. 


Kepue    Crtttiiue 

DES   LIVRES   NOUVEAUX 

tlLovciiiinc    1845. 
UTTÉRATURE,  lilSTOlRE. 


3CS 

l  nées 
'>cles 


THÉÂTRE  df  Piaule,  traduction  de  J.  Naudel,  avec  le  tcxfe  et  des 
notes,  i  vol.  in-18.  —  COUlLDIES-de  Térence,  traduction  nou- 
velle, par  Ferd.  Collet ,  1  vol.  in-18;  Paris,  chez  Lel'evre,  G,  rue 
de  l'Eperon  ;  prix ,  5  l'r.  50  c.  le  voluiHe. 

C'est  avec  joie  que  l'on  voit  renaître  le  goût  do  la  liltotafuro 
classique,  el  publier  des  éditions  nouvelles  de  ses  chefs-d'œuvre, 
à  la  portée  du  plus  grand  nombre  des  lecteurs.  En  effet,  s'il  y 
a  quelque  moyen  de  relever  les  lettres  de  l'état  d'abaissement 
dans  lequel  nous  les  voyons  aujourd'hui,  ce  ne  peut  être  qu'tjii 
remonlant  h  la  source  où  puisèrent  nos  grands  écrivains  des  siè- 
cles passés.  La  principale  cause  de  la  décadence  littéraire  a  tou- 
jours été  l'ignorance,  l'oubli  des  saines  traditions  de  l'art,  qui 
pousse  d'imprudenis  novateurs  à  prétendre  tout  reconstruire  "a 
neuf,  alors  que  la  [xiissance  créatrice  et  la  force  de  l'inspiration 
nécessaires  pour  une  lelie  œuvre  son!  depuis  longtemps  épuisécsw 
Ceci  nous  paraît  pouvoir  s'appliquer  tout  particulièrement  à  notre 
époque.  Après  avoir  si  bien  inspiré  les  grands  génies  du  dix- 
soplième  siècle,  l'élude  dos  anciens,  abandonnée  peu  à  peu, 
n'avait  plus  trouvé  que  de  froids  et  médiocres  imitateurs  qui,  se 
traînant  avec  peine  sur  la  route  déjà  frayée,  semblaient  ne  point 
s'apercevoir  que  le  pid)lic  ne  les  y  suivait  plus.  Aussi  ne  tarda- 
l  il  pas  à  s'opérer  une  réaction  dont  lo  but  était  de  rendre  à  k 

32 


3G0        B'  LITTÉRATUBE, 

ç.y'^{,iuro  française  un  cachet  plus  national,  cl  dont  lo  premier 
narcV"'  ^^  rejeter  l'autorité  des  anciens-  pour  aller  eliercher  des- 
ja^puations  nouvelles  dans  les  écrivains  du  moyen  âge.  Coïnci- 
dant avec  le  réreil  du  sentinient  religieux,  celle  tendance  obtint 
d'abord  l'accueil  le  plus  favorable  et  trouva  d'éloquents  inter- 
prètes qui  surent  en  tirer  un  admirable  parti.  Mais  à  leur  snilo 
se  forma  bientôt  une  jeune  école  vaine,  prcsomptuev>se,  pleine 
de  dédain  pour  les  chefs-d'œuvre  classiques,  pour  l'érudition  pa 
tiente  et  laborieuse,  qui  prétendit  que  l'imagination  devait  tenir 
lieu  de  savoir.  Alors  la  littérature  prit  un  essor  fiévreux,  toutes 
Jes  règles  du  goût  furent  renversées ,  on  se  livra  sans  frein  aux 
fantaisies  les  plus  étranges,  on  enfanta  des  monstres  de  toutes 
sortes,  puis,  quand  cette  espèce  de  cauchemar  eut  enfin  lassé  les 
lecteurs,  la  jeune  école  se  vit  frappée  d'impuissance  avant  d'avoir 
pu  predHJre  une  seule  oeuvre  durable.  L'ignorance  et  la  stérilité 
qui  l'accompagne,  voila  les  vrais  résultats  de  ses  elTorls.  11  se- 
rait facile  d'en  signaler  de  nombreux  exemples  da;ns  ses  écrivains 
Blême  les  plus  renommés,  et  jusqvte  dans  les  leçons  de  profes- 
seurs qui  sont  sortis  de  son  sein.  Heureusement  la  culture  des 
bonnes  lettres  s'est  conservée  en  dehors  d'elle.  Quelques  fidèles 
disciples  ont  su  la  sauver  d'une  ruine  complète.  Leurs  travaux 
paisibles,  sans  éclat,  sans  bruit,  ont  excité  les  sympathies  d'une 
jeunesse  studieuse  et  réveillé  petit  h  petit  le  goût  du  public,  fa- 
tigué de  toute  celte  fantasmagorie  vide  d'idées,  de  tout  ce  faux 
clinquant  sous  lequel  la  décadence  littéraire  cherchait  vainement 
à  se  cacher.  Le  beau  et  le  vrai  ne  sont  qu'un.  Les  anciens  l'a- 
vaient découvert  bien  longtemps  avant  nous.  Malgré  les  siècles 
qui  nous  séparent  d'eux,  les  principes  fondamentaux  de  l'arl 
sont  toujours  les  mêmes.  Ainsi  donc,  c'est  encore  aux  modèles 
qu'ils  nous  ont  laissés  que  nous  devons  recourir  pour  retirer  no- 
tre littérature  de  l'impasse  dans  lequel  elle  s'est  fourvoyée.  Sans 
doute  il  faut  se  tenir  en  garde  contre  l'imitation  servile,  et  tout 
en  admirant  les  œuvres  des  anciens,  savoir  faire  la  difTérence 
des  temps  et  des  heux,  repousser  les  règles  étroites  et  systéma- 
tiques dans  lesquelles  le  dix-seplicnie  siècle  avait  prétendu  ren- 
fermer l'essor  du  génie,  reconnaître  ce  qu'il  y  a  do  vraiment 
fécond  et  salutaire  dans  l'indépendance  proclamée  par  la  nouvelle 


ÎIISTOIRB.  3C4 

i'colc.  M<iis  la  lecture  des  auteurs  anciens  est  ellc-inêmc  le  meil- 
leur préservatif  contre  ces  tendances  exclusives,  qui  ne  sont  nées 
que  du  besoin  naturel  à  l'homme  de  tout  ramener  à  des  métliodcs 
déterminées,  h  des  lois  invari-ables.  C'est  ce  que  nous  espérons 
réussir  à  prouver,  en  passant  successivement  en  revue  les  divers 
volumes  de  la  jolie  colleclion  publiée  par  M.  Lefèvre,  dontl'in- 
(elligctite  activité  se  montre  ici,  comme  toujours,  empressée  à 
seconder  l'élan  de  la  bonne  et  saine  littérature. 

Noms  commencerons  cette  revue  par  Pkute  et  Térence.  Ce 
sera  Je  plus  sûr  moyeii  de  nous  initier  aux  mœurs  de  la  société 
romaine  et  de  nous  placer  dès  l'abord  au  point  de  vue  duquel 
îious  pouvotis  le  màeuï  embrasser  toutes  les  données  nécessaires 
pour  former  notre  jugement.  Quand  on  veut  bien  apprécier  les 
œuvres  des  anciens,  il  est  bon  de  secouer  un  peu  les  idées  mo- 
dernes, de  se  transporter,  autant  que  possible,  au  milieu  de 
leur  civilisation  ,  qui  dilTérait  essentiellement  de  la  notre.  Or,  la 
comédie  a  l'avant^agc  de  nous  offrir  un  tableau  fidèle  des  incidents 
les  plus  ordinaires  de  la  vie,  de  nous  introduire  dans  l'intérieur 
des  familles,  et  de  mettre  en  action  devant  nos  yeux  tous  les  res- 
sorts habituels  des  diverses  relations  sociales.  C'est  une  imago 
vivante  de  l'époque  dans  laquelle  a  vécu  l'auteur.  Son  imagina- 
tion Cil  a  conçu  riiitrigue,  juais  les  détails  «e  sont  que  la  copie 
plus  ou  moins  exacte  des  scènes  qui  se  passent  autour  de  lui. 
Chez  Piaule  surtout ,  plus  ancien  que  Térence ,  moins  élégant , 
moins  poli,  mais  a.iassi  plus  original,  on  trouve  le  témoin  du 
vieux  temps.  H  reproduiit  sur  la  scène  les  mœtire  et  les  usages 
de  SCS  conleniporaiiis  sans  en  adoucir  la  rudesse,  sa«s  en  voiler 
les  turpitudes.  Loin  de  chercher  à  les  embellir,  il  laisse  au  vice 
toute  sa  laideur,  à  la  débauche  toutes  ses  allures  ignobles  et  re- 
poussantes; la  morale  de  ses  pièces  consiste  h  jeter  le  ridicule 
et  le  mépris  sur  les  excès  de  la  société  romaine.  Plaute,  né  de 
parenis  obscurs,  dans  un  bourg  de  l'Ombrie,  et  venu  à  Rome 
pour  y  chercher  fortune,  avait  j)eu  de  rapports  avec  les  familles 
patriciennes,  avec  les  classes  polies  et  éclairées.  Il  vivait  au  mi- 
lieu du  peuple,  et  c'était  surtout  en  vue  du  peuple  qu'il  écrivait 
ses  comédies.  Aussi  son  langage  est  il  en  général  fort  peu  châtié; 
il  dit  tout  crômciil  les  choses  et  ne  craint  pas  les  plaisanteries 


3<^t  UTTÉRATGRE, 

grossières.  Mais  c'est  précisément  là  ce  qui  donne  'ti  ses  pièces 
«n  précieux  cachet  do  couleur  locale,  et  il  fallait  bien  que  ses 
peintures  fussent  vraies,  pursqu'elles  élaient  applaudies  par  le 
public  de  toutes  les  classes  el  qn'elles  devinrent  biewlôt  un  livie 
classique,  un  manuel  pour  les  études  littéraires.  Nous  y  trou- 
vons des  révélations  fort  curieuses  sur  l'étal  des  idées  religieuses 
et  morales  au  cinquième  siècle  de  Rome.  Dans  Amphylrion,  par 
exemple,  on  voit  avec  quelle  irrévérence  les  dieux  étaient  trail^ 
sur  le  théâtre.  Jupiter  et  Mercure  n'y  conservent  absolument 
rien  de  leur  caractère  divin.  Le  premier  n'use  do  sa  puissance 
que  pour  satisfaire  ses  désirs  et  se  procurer  des  jouissances  fa- 
ciles en  aplanissant  tous  les  obslacles.  Le  second  est  un  malin 
goguenard  qui  se  joue  de  sa  qualité  de  dieu  et  se  moque  de  tout 
le  monde,  y  compris  son  père  le  maître  dos  cieux.  Tous  deux 
se  plaisent  h  rappeler  que  sous  leurs  costumes  et  leurs  noms 
d'emprunt  il  n'y  a  que  deux  pauvres  esclaves  histrions,  comme 
s'ils  craignaient  que  les  spectateurs  ne  fussent  pas  assez  frappés 
par  ce  profane  contraste.  Dès  le  prologue.  Mercure  se  hâte  de 
lever  le  masque,  d'avertir  les  speclateurs  que  son  père,  tout 
Jupiter  qu'il  est,  n'en  est  pas  moins  né  de  race  humaine  et 
craint  pour  son  dos  s'il  n'obtient  bon  accueil  du  public,  crainte 
que  lui  Mercure  partage  par  le  même  motif.  Puis  il  continue  en 
ces  termes,  qui  nous  apprennent  que  les  claqueurset  les  cabaks 
ne  sont  pas  d'invention  moderne  : 

<  Voici  maintenant  ce  que  Jupiter  m'a  cliargé  de  vous  de- 
mander. Il  faut  que  des  inspecteurs,  à  chacun  des  gradins,  sur- 
veillent dans  toute  l'enceinte  les  spectateurs.  S'ils  voient  une 
cabale  montée,  qu'ils  saisissent  ici  même  les  toges  des  cabaleurs 
pour  cautionnement.  Si  quelqu'un  a  sollicité  la  palme  pour  des 
acteurs  ou  pour  tout  autre  artiste,  soit  par  des  missives,  soil 
par  ses  démarches  personnelles,  soit  par  des  intermédiaires; 
ou  si  les  édiles  eux-mêmes  prévariquent  dans  leur  jugement, 
Jupiter  ordonne  qu'on  poursuive  les  délinquants,  comme  ceux 
qui  cabalenl  dans  les  élections  pour  eux  mêmes  ou  au  profit  des 
autres 

«  Encore  une  autre  ordonnance  de  Jupiter  :  qu'il  y  ail  aussi 
des  surveillants  auprès  des  acteurs;  et  si  quelques  uns  s'avisent 


tnSTOlRE.  365 

ùe  poslcr  des  amis  pour  les  applaudir  ou  pour  nuire  à  leurs  ri- 
vaux, qu'on  leur  enlève  leur  costume,  et  n)C'nie  aussi  la  peau 
sur  les  épaules.  » 

Et  lorsque  l'action  est  engagée,  Jupiter,  h  son  tour,  prend  soin 
de  ne  pas  laisser  d'incertitude  sur  sa  véritable  nature  :  «  Vous 
voyez  cet  Amphitryon,  qui  a  pour  valet  Sosie,  le  Sosie  qui  de- 
vient, qnand  il  faut,  Mercure.  J'habite  les  hauts  étages,  et  je 
suis  Jupiter  lorsqu'il  me  plaît.  Mais  en  descendant  ici,  tout  à 
coup  je  deviens  Auiphilryon  et  je  change  de  costume.  Si  je  pa- 
rais maintenant,  c'est  à  cause  de  vous,  pour  que  la  comédie 
commencée  ne  se  termine  pas  brusquement.  » 

Il  y  a  quelque  chose  de  tout  à  fait  primitif  dans  cette  naïveté 
de  l'acteur  qui  s'explique  lui-même  au  public,  et  lui  annonce  ce 
qu'il  va  faire.  C'est  l'enfance  de  l'art.  L'intelligence  des  specta- 
Jcurs  a  besoin  de  cette  aide  pour  comprendre  la  marche  de  l'ac- 
tion et  ne  pas  perdre  en  route  le  fil  de  l'intrigue  qui  conduit  au 
dénouement.  Le  public  romain,  auquel  Plante  s'adressait,  n'é- 
tait pas  encore  très  développé  ;  son  éducation  théâtrale  était  à 
faire.  Il  accomplit  celte  tâche  avec  talent.  Aux  ébauches  impar- 
faites ,  aux  scènes  décousues  et  triviales  qui  avaient  paru  jus- 
qu'alors sur  le  théâtre,  il  substitua  de  véritables  comédies,  offrant 
une  action  bien  suivie,  des  caractères  soutenus,  des  tableaux 
ingénieux  empruntés  à  la  vie  réelle.  A  défaut  des  ressources 
d'un  art  plus  avancé,  des  leçons  d'une  morale  plus  élevée  et 
plus  pure,  son  génie  comique  savait  tirer  d'admirables  effets  des 
situations  qu'il  avait  imaginées  et  produire  des  impressions  sa- 
lutaires en  livrant  toujours  le  vice  à  la  risée  publique.  Sous  ce 
rapport  on  peut  dire  qu'il  est  réellement  plus  moral  que  Mohère, 
surtout  si  l'on  fait  attention  a  la  différence  des  temps  et  des 
mœurs.  La  civilisation  antique  différait  essentiellement  de  la  nô- 
tre en  tout  ce  qui  touche  les  sentiments  moraux.  Le  paganisme, 
en  revêtant  les  dieux  des  passions  et  des  faiblesses  humaines, 
était  a  celles-ci  leur  caractère  criminel,  ou  du  moins  enlevait  le 
frein  le  plus  efficace  qu'on  puisse  leur  opposer.  On  excusait  jus- 
qu'aux excès  les  plus  honteux,  en  les  rattachant  de  près  ou  do 
loin  au  culte  d'une  divinité  quelconque.  Ainsi,  tandis  que  les 
dieux  laïcs  veillaient  sur  le  foyer  domestique,  sanctuaire  des 

32* 


366  LITTÉRATURE, 

vertus  de  la  famille,  Vénus ,  Priape  et  Bncclius  couvraient  de  leur 
protection  les  lieux  où  la  débauche  élalail  publiquement  ses  in- 
famies. Ce  contraste  entre  l'austérité  de  la  vie  d'intérieur  et  la 
licence  qui  régnait  au  dehors  retient  sans  cesse  dans  les  comé- 
dies de  Plaute.  Les  femmes  mariées  qu'il  nous  présente  sont  en 
général  de  sages  matrones,  et  les  intrigues  d'amour  n'ont  guère 
pour  héroïnes  que  des  courtisanes.  L'auteur  nous  fait  toucher 
au  doigt  la  plaie  de  la  société  romaine.  Sa  verve  satyrique  nous 
montre  dans  l'Asinaire  un  père  partageant  avec  son  fils  les  fa- 
veurs de  l'une  do  ces  dangereuses  syrènes  ;  dans  les  liacchis,  ce 
sont  deux  vieillards  qui ,  en  voulant  retirer  leurs  fils  de  la  dé- 
bauche, succombent  eux  mêmes  à  la  tentation  ;  dans  Casine,  c'est 
lin  mari  qui,  comme  le  comte  Almarrva  du  Mariage  de  Figaro, 
prétend  s'assurer  la  possession  facile  d'une  jeune  fille  qu'il  con- 
voite, en  la  faisant  épouser c»  son  serviteur.  C'est  toujours  l'homme 
qui  se  joue  du  lien  conjugal,  mais  le  dénouement  tourne  'a  sa  honte 
et  le  ridicule  est  sa  punition.  Combien  cela  ressemble  peu  à  notre 
théâtre  moderne,  où  les  maris  trompés  sont  un  perpélnel  sujet 
d'inépuisables  plaisanteries,  tandis  que  tout  l'intérêt  se  porle  sur 
la  femme  coupable.  Il  faut  convenir  que  les  anciens  respectaient 
mieux  que  nous  la  sainteté  du  mariage,  et  qu'à  cet  égard  Molière 
ne  les  a  guère  imités.  C'est  pourtant  'a  leur  école  qu'il  s'est  for- 
mé, il  les  étudiait  beaucoup,  il  leur  faisait  de  nombreux  emprunts. 
Son  Amphitryon  n'est  qu'une  copie  do  celui  de  Plaute,  avec  des 
modifications  très-ingénieuses  sans  doute,  mais  qui,  si  elles  le 
rendent  plus  acceptable  sur  la  scène  française,  lui  ôtent  son  ca- 
ractère original,  allèrent  le  cachet  des  mœurs  romaines,  font  de 
Jupiter  un  galantin  amoureux,  de  Mercure  un  rodomont  brutal, 
et  enfin  d'Amphitryon  un  héros  généreux ,  lorsque  au  contraire, 
dans  la  pièce  latine,  on  le  voit  tout  déconcerté  par  les  illusions 
dont  il  est  le  jouet,  frappé  d'une  comique  terreur  qui  paralyse 
ses  facultés,  manifester  une  joie  débonnaire  en  apprenant  l'hon* 
Tieur  que  lui  a  fait  le  roi  de  l'Olympe.  Dans  la  Marmite  de  Plaute, 
nous  retrouvons  les  meilleurs  passages  de  l'Avare.  Sans  doute, 
quand  on  imile  comme  Molière,  il  est  permis  d'imiter,  mais  il 
est  juste  aussi  de  rendre  h  chacun  ce  qui  lui  appartient,  et  c'est 
a  Piaule  qu'appartient  cette  admirable  scène  dont  nous  donnons 
ici  la  traducliou  non  moins  fidèle  qu'élégante  de  M.  Naudet. 


HISTOIRE.  367 

«  Elciio>".  Hors  d'ici,  animal  rampant,  qui  viens  de  sortir  de 
dessous  terre.  On  ne  te  voyait  pas  tout  à  l'heure  ;  tu  te  montres, 
et  l'on  l'écrase.  Par  Pollux  !  je  vais  t'arranger  de  la  bonne  ma- 
nière, subtil  coquin. 

SxROBiLE.  Quel  démon  te  tourmente?  qu'avons-nous  h  démê- 
ler ensemble,  vieillard?  pourquoi  me  pousser  h  me  jeter  par 
terre?  pourquoi  me  tirer  de  la  sorte?  pourquoi  me  frapper? 

EucLiox.  Grenier  à  coups  de  fouet!  tu  le  demandes?  voleur, 
que  dis  je?  triple  voleur. 

Strobile.  Que  t'ai-je  pris? 

EbCLiON.  Rends-le  moi,  et  vite. 

Strobile.  Que  veux  tu  que  je  te  rende? 

EucLios.  Tu  ne  le  sais  pas? 

Strobile.  Je  n'ai  rien  pris  qui  t'appartienne. 

EucLiox.  Mais  ce  qui  tappartient  maintenant  par  le  vol ,  rends- 
le.  Eh  bien? 

Strobile.  Eh  bien? 

Elclion.  Ton  vol  ne  le  réussira  pas. 

Strobile.  Qu'est-ce  que  tu  as  donc? 

EccLioN.  Remels-le  moi. 

Strobile.  Ah  !  vraiment,  vieillard,  tu  es  accoutumé  à  ce  qu'on 
te  le  remette. 

EucLiON.  Remets-moi  cela,  te  dis-je.  Pas  de  plaisanterie.  Je 
ne  badine  pas,  moi. 

Strobile.  Qu'exige-tu  que  je  te  remette?  nomme  lacliosepar 
son  nom.  Je  jure  que  je  n'ai  rien  pris,  rien  touché! 

EucLioit.  Voyons  tes  mains. 

Strobile.  Tiens. 

Elclioj».  Montre  donc. 

Strobile.  Les  voici. 

Elclion.  Je  vois.  Maintenant,  la  troisième. 

Strobile.  Ce  vieillard  est  fou.  Les  fantômes  et  les  vapeurs 
de  l'enfer  lui  troublent  le  cerveau.  Tu  ne  diras  pas  que  tu  ne 
me  fais  pas  injure? 

Elclion.  Oui,  très-grande;  car  lu  devrais  déjh  être  fustigé. 
Et  cela  l'arrivera  certainement,  si  tu  n'avoues. 

Strobile.  Que  dois-je  avouer? 


363  LITTÉRATURE, 

EucLioî(.  Qu'est  ce  que  tu  m'as  dérobé? 

Strobilk,  Que  le  ciel  me  foudroie,  si  je  t'ai  pris  quelque 
chose  ! 

EucLioN.  Et  si  je  n'ai  pas  voulu  prendre?  Allons,  secoue  ton 
manteau. 

SiROBitE.  Tant  que  tu  voudras. 

Elclion.  Ne  l'aurais-lu  pas  sous  ta  tunique? 

Strobile.  Tàte  partout. 

Euclion.  Ah!  le  scélérat,  comme  il  fait  le  bon,  pour  qu'on 
ne  le  soupçonne  pas  !  Nous  connaissons  vos  finesses.  Or  çk , 
montre  moi  encore  une  fois  la  main  droite. 

Strobile.  Regarde. 

Elclion.  Et  la  gauche. 

Strobile.  Les  voici  toutes  deux. 
'  EccLioîï.  Je  ne  veux  pas  chercher  davantage.  Rends  le  moi. 

Strobile.  Mais  quoi? 

EucLiON.  Tous  ces  détours  sont  inutiles.  Tu  l'as  certainement. 

Strobile.  Je  l'ai?  moi!  Qu'est-ce  que  j'ai? 

EtCLioN.  Je  ne  le  dirai  pas.  Tu  voudrais  me  le  faire  dire. 
Quoi  que  ce  soit,  rends-moi  mon  bien. 

Strobile.  Tu  extravagues.  N'as-tu  pas  fouillé  a  ton  aise ,  sans 
rien  trouver  sur  moi  qui  t'appartienne? 

EucLioN.  Demeure;  demeure.  Quel  autre  était  ici  avec  toi? 
Je  suis  perdu  !  grands  dieux  !  il  y  a  là  dedans  quelqu'un  qui  fait 
des  siennes.  Si  je  lâche  celui-ci,  il  s'en  ira.  Après  tout,  je  l'ai 
fouillé;  il  n'a  rien.  Ya-t'en,  si  lu  veux.  Et  que  Jupiter  et  tous 
les  dieux  t'exterminent  ! 

Strobile.  Beau  remerciement. 

EucLiON.  Je  vais  rentrer,  et  j'étranglerai  ton  complice.  Fuis  ^ 
de  ma  présence.  T'en  iras-tu? 

Strobile.  Je  pars. 

EucLiON.   Que  je  ne  le  revoie  plus  ;  prends-y  garde.  » 

Bien  d'autres  traits  encore  furent  empruntés  a  Piaule  par 
Molière,  qui  les  appropria  très-habilement  au  goût  français,  en 
leur  donnant  les  formes  plus  raffinées  du  langage  moderne.  Les 
anciens  Romains  ne  connaissaient  ni  les  recherches  do  la  poli- 
tesse ni  ces  égards  de  convenance  qui  règlent  aujourd'hui  nos 


HISTOIDS.  960 

rapports  sociaux.  Ils  n'avaient  qu'une  seule  façon  d'adresser  la 
parole  à  tout  le  monde.  Entre  étrangers  comme  entre  parents, 
de  valet  à  maître  comme  de  maître  h  valet,  c'était  toujours  la 
même  manière  de  s'exprimer,  la  même  familiarité  de  ton,  la 
même  liberté  de  langage.  L'esclave  tutoyait  son  maître  et  sa 
maîtresse,  leur  faisait  hardiment  entendre  de  dures  vérités,  iira- 
vait  leur  pouvoir  avec  insolence,  et  trouvait  un  sujet  continuel 
de  plaisanteries  jusque  dans  les  tortures  employées  à  le  punir. 
C'est  encore  un  côté  des  mœurs  romaines  qui  nous  frappe  et  dans 
lequel  nous  voyons  la  source  où  nos  écrivains  dramatiques  ont 
puisé  le  type  do  ces  valets  impudents  sur  lesquels  reposent  presque 
toutes  les  intrigues  de  la  comédie  française. 

Au  reste,  quoique  Plaute  ait  abusé  souvent  de  cette  donnée 
fertile  ol  qu'on  puisse  lui  reprocher  de  s'être  montré  peu  scru- 
puleux sur  le  choix  des  moyens,  d'avoir  cherché  le  succès  popu- 
laire dans  le  cynisme  du  dialogue  et  l'obscénité  des  images,  il  est 
juste  de  reconnaître  que  son  talent  comique  ne  consistait  pas 
dans  de  semblables  ressources,  qu'il  n'employait  sans  doute  que 
pour  se  plier  aux  exigences  de  son  époque.  Par  exemple,  ses 
Captifs,  sont  une  comédie  sans  intrigue  d'amour  et  même  sans 
femmes,  dont  tout  l'intérêt  roule  sur  un  bel  exemple  de  la  fidélité 
d'un  esclave  envers  son  maître,  et  de  la  reconnaissance  d'un 
maître  envers  son  esclave.  Dans  d'autres ,  telles  que  le  Rudens, 
prédication  remarquable  du  dogme  de  la  Providence;  le  Trinu- 
mus,  leçon  donnée  aux  dissipateurs;  le  Fanfaron,  caricature  des 
présomptueux  et  des  sots,  on  trouve  les  intentions  d'un  esprit 
vraiment  philosophique,  des  enseignements  pleins  de  sagesse  et 
d'honnêteté.  Si  l'auteur  blesse  nos  bienséances,  c'est  qu'elles 
étaent  complètement  ignorées  des  Romains,  qui,  comme  le  dit 
M.  Naudot,  «  se  reconnaissaient  sous  le  pallium  des  Déménètes 
et  des  Philolachès.  Libertins  imberbes,  libertins  h  cheveux  blancs, 
spéculateurs  de  mariage,  comptant  la  dot  pour  tout,  et  prenant 
une  femme  comrno  une  des  charges  du  contrat,  patrons  avares 
et  exigeants,  clients  faméliques  et  flatteurs,  citoyens  créés  d'hier 
par  la  baguette  du  préteur  et  fiers  comme  des  Clnudius,  mar- 
chands prodigues  de  parjures,  pédagogues  pervertissenrs,  sols 
infatués  du  mérite  qu'ils  se  croient  et  engraissant  des  fripons 


3-0  LlTTÊRATimE, 

«jiii  les  repaissaient  de  fiiméo,  calomniateurs  faisant  de  délation 
cl  procès  métier  et  marchandise,  oisifs  sans  cesse  occupes  à  dire 
ce  qu'ils  savaient  el  ce  qu'ils  ne  savaient  pas  pour  troubler  la 
paix  commune,  et  tant  d'autres  fous  ou  méchants,  furent  gâî- 
mont  admonestés  ou  stigmatisés  de  ridicule  par  la  censure  de 
riaute  :  voilà  la  comédie  romaine.  » 

Chez  Térence,  elle  se  présente  sous  un  aspect  plus  gracieux, 
plus  orné,  mais  le  fond  est  toujours  le  même.  Les  mœurs,  en 
se  polissant,  en  se  revêtant  d'un  vernis  extérieur  qui  en  adoucit 
l'aspect  et  dissimule  ce  qu'elles  ont  de  honteux  ou  de  repous- 
sant, n'ont  pas  changé  de  nature.  Seulement  la  corruption  de- 
vient moins  laide,  et  par  cela  même  plus  dangereuse.  Plaute 
mettait  à  nu  les  vices  des  courtisanes,  leurs  basses  inclinations, 
leurs  amours  mercenaires,  leur  insatiable  cupidité  ;  en  sorte  qu'on 
ne  pouvait  pas  l'accuser  de  chercher  à  séduire  la  jeunesse  par 
de  trompeuses  amorces.  Un  pareil  reproche  s'adresserait  avec 
plus  de  raison  à  Térence,  qui  certainement  est  moins  moral, 
quoique  plus  châtié  que  son  prédécesseur.  Il  cache  la  laideur  du 
vice ,  montre  volontiers  l'union  des  excès  de  la  débauche  avec 
les  vertus  du  cœur;  en  général  ses  personnages  sont  tous  bons 
et  intéressants,  quelles  que  soient  les  fautes  qu'ils  commettent; 
il  accorde  presque  toujours  une  belle  âme  et  de  généreux  senti- 
ments aux  courtisanes  même  les  plus  élionlées,  el  il  nous  attache 
à  leurs  intrigues  en  nous  faisant  en  quelque  sorte  oublier  ce 
qu'elles  ont  de  déshonnêtc.  Il  est  vrai  que  le  dénouement  vient 
par  quelque  histoire  romanesque,  replacer  ses  héroïnes  au  rang 
des  honnêtes  femmes,  et  rejeter  tous  leurs  écarts  sur  le  compte 
de  la  destinée.  Mais  c'est  un  peu  tard,  le  mal  est  déjà  fait;  les 
jeunes  gens  dont  Timaginalion  est  enivrée  des  voluptueuses  illu- 
sions, des  perfections  idéales  dont  le  tableau  leur  est  offert,  y 
puisent  avec  joie  un  encouragement  à  leurs  propres  passions,  et 
ce  n'est  pas  un  semblable  palliatif  qui  peut  leur  servir  de  frein. 
Cependant  il  serait  injuste  aussi  de  suspecter  les  intentions  de 
Térence.  Pas  [ilus  que  Plante,  sans  doute,  il  n'a  voulu  faire  du 
théâtre  une  écolo  do  perdition.  Mais  placé  dans  des  circonstances 
(rès-dilTérenles,  il  a  dû  nécessairement  concevoir  d'une  toute 
autre  manière  son  rôle  d'écrivain. 


HISTOIRE.  yJi 

Esciave  afTranclii  pai  son  iDoîtro,  le  sénalour  Tercntius,  qui 
le  prit  on  affeclion  Iros-grande,  lui  donna  son  nom  et  le  fit  élever 
avec  beaucoup  de  soins,  il  vécut  au  sein  de  la  société  patri- 
cienne. Il  avait  pour  prolecteurs  et  pour  amis  des  hommes  Irès- 
éclairés,  très -spirituels,  appréciateurs  pleins  de  goût,  versés 
dans  la  littérature  grecque,  et  faisant  cas  surtout  des  grâces  et 
de  la  pureté.  Ce  fut  sous  leur  influence  qu'il  écrivit,  et  pour 
Jeur  complaire,  il  ne  négligea  point  les  omemenis  propres  à  em- 
bellir les  scènes  de  la  vie  romaine.  Peu  soucieux  des  suffrages 
populaires  en  vue  desquels  écrivait  Plante,  il  se  contenta  de 
ceux  du  public  d'élite  qui  occupait  les  premières  places  parmi  les 
spectateurs.  Il  se  montra  donc  bien  moins  libre  que  Piaule  dans 
ses  allures,  et  moins  original  aussi.  Térence  imite  largement 
Ménandre  et  autres  comiques  grecs,  il  ne  s'en  cache  pas,  et  dit 
même  en  parlant  des  emjirunts  qu'il  leur  fait,  que  c'est  un  bien 
dont  il  a  pensé  pouvoir  disposer.  Mais  dans  celle  imitation,  comme 
.dans  celle  de  Molière,  on  remarque  le  cachet  du  génie  qui  sait 
s'approprier  merveilleusement  ce  qu'il  trouve  a  sa  convenance 
dans  les  travaux  d'aulrui.  On  admire  d'ailleurs  le  naturel  du 
dialogue,  la  vérilé  des  caractères,  la  marche  habile  et  simple 
de  l'action.  Il  ne  cherche  pas  sans  cesse  à  faire  rire,  mais  il 
captive  l'intérêt  au  plus  haut  degré.  De  Piaule  à  lui,  l'art  dra- 
matique a  fait  un  grand  pas.  Quoique  ayant  moins  de  verve  co- 
mique, Térence  sait  mieux  tirer  parti  do  ses  ressources.  Sa  gaitc 
est  plus  douce  et  plus  enjouée.  Les  personnages  de  Davc,  dans 
ï Andrienne;  Synts,  dans  ï Ihautonlimorumenos  et  dans  les  Adel- 
phes;  de  Phormion,  dans  Ilécyre,  sont  plaisants  sans  être  gros- 
siers, et  en  général  l'auteur  s'abstient  de  toute  exagération  dans 
la  peinture  des  divers  types  qu'il  nous  présente.  Celle  sage  me- 
sure nuit  quelquefois  à  l'efTet  moral,  elle  émoussc  les  traits  de 
la  satire  et  rend  peut-être  le  poêle  trop  indulgent.  Mais  elle  ofi'rc 
un  modèle  de  finesse  et  de  grâce  qui,  rehaussé  par  l'élégance 
du  style,  consliluc  la  perfection  de  l'art.  C'est  un  chef-d'œuvre 
littéraire  qui,  pour  nous,  a  d'autant  [dus  de  prix,  que  les  ori- 
ginaux dans  lesquels  Térence  a  puisé  ses  inspirations  ne  nous 
sont  point  restés. 

Los  différences  qui  caractérisent  les  deux  comiques  latins  sont 


3T2  UTTÉRATURE, 

encore  plus  marquées  pcul-ôire  dans  la  IraJuction.  M.  Naiiàut 
s'est  efforcé  de  nous  faire  connaiUc  Piaule  tel  qu'il  es( ,  de  rendre 
autant  que  possible  Tinlerprétalion  exacte  et  fiilèlc,  et  l'on  peut 
dire  qu'en  général  il  y  a  fort  heureusement  réussi.  Son  travail 
est  très-remarquable;  il  a  su  conserver  les  formes  essentielles 
du  langage  antique,  les  allures  originales  des  personnages  et  la 
Irancbise  un  peu  crue  de  l'expression,  qui  est  le  trait  particulier 
do  Plaute.  Placé  entre  deux  écucils,  celui  des  contresens  qu'of- 
frent presque  toujours  les  périphrases,  les  périodes  et  les  figures 
de  la  langue  oratoire,  et  celui  de  la  trivialité  que  pouvait  pro- 
duire une  traduction  trop  littérale,  il  a  évité  habilement  l'un  et 
l'autre;  il  est  resté  latin  par  le  style  tout  en  étant  français  par  la 
forme  grammaticale.  M.  Collet  ne  paraît  pas  avoir  suivi  le  mémo 
système.  Partant  de  l'idée  que  le  style  de  la  comédie  passe  vile, 
et  que  les  autours  comiques  sont  ceux  qu'il  faut  retraduire  lo 
plus  souvent,  il  a  vise  surtout  à  faire  une  traduction  élégante, 
appropriée  au  goût  du  jour.  La  couleur  locale  en  souffre  un  peu, 
ies  usages  romains  sont  parfois  sacrifiés  aux  exigences  modernes, 
le  tutoiement  fait  place  aux  règles  de  notre  étiquette  polie;  lo 
traducteur  s'éloigne  volontiers  du  texte  toutes  les  fois  qu'il  le 
juge  nécessaire  pour  mieux  naturaliser  on  français  la  phrase  la- 
tine. Mais  s'il  altère  ainsi  la  physionomie  de  Térence,  il  nous 
en  rend  la  lecture  plus  agréable  et  plus  attrayante.  M.  Naudct 
sera  mieux  apprécié  des  savants,  tandis  que  M.  Collet  plaira 
davantage  au  commun  des  lecteurs.  CependanI ,  quoique  nous 
appartenions  a  ceux-ci,  nous  préférons  encore  la  fidélité  du  tra- 
ducteur de  Piaule,  parce  que  nous  y  trouvons  une  image  plus 
vraie  et  plus  complète  de  la  société  antique. 


DES  VAniATION'S  du  langage  français  depuis  le  Xll'  siècle  ,  nu  vt'~ 
(hercl)cs  des  principes  (jiii  de\  raient  régler  Porlographe  e(  la  pro- 
lujiiciation  ,  par  F.  Génin  ;  Paris,  chez  F  Didol  frères,  56,  rue 
Jacob,  1  vol.  in-S",  7  fr.  50  c. 

OÙ  doit-on  chercher  les  règles  do  rorihngrapho  et  do  l.i  pro- 
nonciation? Dans  l'usage,  disent  les  uns,  dans  l'élymologio, 


HISTOIRE.  373 

disent  les  aulres,  et  de  la  sont  nés  deux  systèmes  ditlérenls.  Le 
premier  soumet  la  prononciatiori  aux  caprices  de  la  mode,  admet 
sans  scrupule  toutes  les  modifications  qu'elle  peut  subir,  et  trouve. 
bon  que  l'orthographe,  suivant  celte  même  marche,  se  confornio 
autant  que  possible  aux  changements  continuels  de  la  langue- 
parlée.  L'autre,  au  contraire ,  n'admet  l'autorité  de  l'usage  que 
lorsqu'elle  est  appuyée  sur  celle  de  l'étymologie.  M.  Génin  sa 
rattache  plus  particulièrement  k  ce  dernier  système;  seulement 
il  veut  en  outre  qu'on  respecte  l'usage  consacré  par  le  temps. 
C'ert  pour  cela  qu'il  regarde  l'étude  de  l'ancien  français  comme 
la  meilleure  source  où  l'on  doive  puiser  des  données  ration- 
nelles sur  l'orthographe  et  la  prononciation.  Là  se  trouve  la  v(V 
ritable  origine  de  notre  langue,  qui  n'est  pas  née  au  dix-scplièmo 
sièole  ainsi  que  semblent  se  l'imaginer  beaucoup  de  personnes, 
mais  qui  avait  eu  déjà,  dans  les  époques  antérieures,  un  déve- 
loppement très  remarquable.  On  a  trop  négligé  jusqu'ici  les  mo- 
numents littéraires  des  siècles  où  la  langue  française  s'est  formée  ; 
on  ne  les  a  surtout  jamais  envisagés  au  point  de  vue  d'une  hi- 
stoire du  langage.  L'opinion  accréditée  par  Voltaire  touchant  la 
prétendue  barbarie  du  vieux  français,  a  exercé  l'influence  la  plus 
déplorable  à  cet  égard.  On  s'est  persuadé,  d'après  lui,  que  la 
multiplicité  des  consonnes  dont  l'ancienne  "orlographe  était  sur- 
chargée, ne  servait  qu'à  rendre  la  prononciation  plus  rude,  et 
pour  adoucir  celle-ci  on  les  a  retranchées,  sans  s'inquéter  de  ce 
que  devenait  alors  l'élymologie.  Or,  l'assertion  de  Yoltaire  re- 
posait sur  une  erreur.  Ces  lettres,  qu'il  croyait  superflues,  im- 
primaient aux  mots  le  cachet  de  leur  dérivation  et  ne  se  pronon- 
çaient pas  plus  autrefois  que  maintenant.  Mr  Génin  nous  paraît 
même  démontrer  d'une  manière  assez  satisfaisante,  qu'on  beau- 
coup de  cas,  la  prononciation  moderne  est  plus  dure,  moins  har- 
monieuse que  l'ancienne.  Ainsi  les  consonnes  finales  ne  se  fai- 
saient sentir  que  lorsque  le  mot  suivant  commençait  par  uiio 
voyelle,  et  l's  du  pluriel  s'élidait  toujours  lorsqu'il  se  trouvait  à 
la  suite  d'une  autre  consonne.  Ainsi,  l'on  n'aurait  pas  prononcé 
comme  au  théâtre  français  aujourd'hui  : 

J'aurais  eu  des  remords  z'en  accusant  Zo[)ii  <». 

33 


3:i  LITIÉHATURE, 

Celle  liaison  par-Jossiis  l'hémistiche  aurait  paru  conlraiie  aux 
lois  de  l'euplionie  ;  les  oreilles  de  nos  pères  élaient  Irop  délicates 
pour  la  souffrir.  M.  Génin  le  prouve  par  de  nombreux  exemples 
empruntés  soit  a  la  prose,  soit  à  la  poésie  des  douzième,  trei- 
zième et  quatorzième  siècles.  Il  s'appuie  d'ailleurs  sur  les  règles 
posées  par  Théodore  de  Bèze  dans  son  Traité  latin  de,  la  bonne 
pjononciation  du  français,  publié  en  1d84,  petit  ouvrage  fort 
curieux  qui  mériterait  d"étre  mieux  connu,  car  il  jette  une  vive 
lumière  sur  le  caractère  essentiel  de  la  langue  française. 

Œ  Les  Français,  dit  Théodore  de  Bèze,  émettent  toutes  les 
lettres  avec  une  sorte  de  molesse  et  de  négligence.  Leur  langue 
qst  si  antipathique  h  toute  rudesse  de  prononciation,  que  sauf 
le  c,  Vm,  Vn  et  l'r  redoublées,  comme  dans  accès,  somme, 
aimée,  terre,  ils  ne  font  jamais  sentir  deux  consonnes  de  suite... 

«  Leur  prononciation ,  mobile  et  rapide  comme  leur  génie , 
ne  se  heurte  jamais  an  concours  des  consonnes,  ni  ne  s'attarde 
guère  sur  des  syllabes  longues.  Une  consonne  finit-elle  un  mot? 
elle  se  lie  à  la  voyelle  initiale  du  mot  suivant;  si  bien  qu'une 
phrase  entière  glisse  comme  un  seul  et  unique  mot.  » 

D'après  ce  principe,  il  est  évident  que  la  plupart  de  ces  con- 
sonnes, accusées  de  barbarie  par  Voltaire,  disparaissaient  dans 
la  prononciation;  leur  unique  office  étant  de  marquer  dans  la 
langue  écrite,  l'origine  des  mots.  En  général,  l'élision  jouait  un 
grand  rùle  dans  la  vieille  langue  française.  Ce  furent  les  pré- 
cieuses du  dix-septième  siècle  qui  en  conclurent  qu'il  fallait  re- 
trancher les  lettres  qu'on  ne  prononçait  pas,  et  il  en  résulta  deux 
inconvénients  :  le  premier,  c'est  que  les  mots  perdirent  à  peu 
près  tout  caractère  étymologique,  et  le  second,  c'est  qu'on  ren- 
dit le  langage  plus  dur  en  se  croyant  obligé  de  prononcer  toutes 
les  lettres^  maintenues  dans  l'orthographe.  L'ancienne  pronon- 
ciation fut  altérée  en  subissant  ainsi  la  réaction  de  la  langue 
écrite,  influence  a  bien  des  égards  fâcheuse,  ainsi  que  le  montre 
M.  Génin  en  passant  en  revue  les  modiûca lions  principales  qu'elle 
a  produites.  Il  s'attache  surtout  à  faire  ressortir  combien  la  poésie 
française  y  a  perdu  do  ses  libres  allures  et  de  ses  ressources  har- 
moniques. L'incertitude  nicine  do  l'ancienne  orthographe  lui 
sou)b!c  une  prouve  du  pou  d'inipnriaiico  qu'elle  avait  pour  la 


HISTOIRE.  ST5 

T>rononcialion ,  el  il  regrette  vivement  que  par  le  vain  désir  de 
es  mettre  en  rapport  l'une  avec  l'autre,  on  ait  faussé  le  déve- 
ioppement  naturel  et  logique  de  la  langue. 

«  Notre  langue  française,  dit-il,  a  grand  besoin  de  se  retrem- 
per à  ses  sources.  Chaque  jour  les  influences  du  dehors,  trop 
bien  secondées  par  une  espèce  de  barbarie  intérieure,  la  dessè- 
chent et  la  détournent  du  lit  où  la  faisait  couler  son  génie  pri- 
mitif. Une  foule  de  soi-disant  grammairiens  ont  sublihsé  sur  les 
mots  et  les  tours  de  phrase,  introduit  quantité  de  distinctions 
sophistiques ,  de  règles  fausses ,  de  difficultés  chimériques  :  ils 
ont  rempli  la  grammaire  de  fantômes.  A  mesuré  que  les  grands 
écrivains  s'efforçaient  de  donner  à  notre  langue  la  force,  la  ri- 
chesse, l'aisance  et  la  liberté,  les  autres  parvenaient  à  l'énerver, 
à  la  dépouiller  et  h  l'enfermer  dans  mille  entraves.  D'où  leur  est; 
venue  cette  autorité?  On  ne  sait  :  ils  se  sont  couronnés  de  leurs 
propres  mains.  On  a  vu  des  pédants,  incapables  d'écrire  dix 
lignes,  saisir  leur  férule  et  en  frapper  insolemment  Corneille, 
Bossuet,  Molière  et  La  Fontaine!  Et  le  public,  sous  les  yeux 
de  qui  s'accomplit  cette  lutte  scandaleuse,  la  tolère  avec  patience. 
Que  dis-je!  il  donne  raison  aux  grammairiens  contre  les  écri- 
vains; l'arrogance  des  mauvais  préceptes  l'emporte  sur  la  mo- 
destie des  bons  exemples.  Qu'en  arrive-t-il?  Que  notre  langue  se 
détériore,  s'enroidit,  et  devient  chaque  jour  plus  rebelle  a  re- 
vêtir la  pensée.  » 

Il  y  a  peut-être  bien  quelque  exagération  dans  cette  sortie  de 
M.  Génin  contre  le  pédantisme  des  grammairiens  modernes.  Ce- 
pendant le  reproche  n'est  pas  non  plus  sans  fondement,  car 
l'Académie  elle-même  s'y  est  exposée,  en  substituant  dans  son 
dictionnaire  l'autorité  très-contestable  de  ses  membres  à  celle 
beaucoup  plus  vraie  des  grands  écrivains.  En  général,  elle  a 
complètement  négligé  les  données  historiques  et  prétendu  fixer 
les  règles  de  la  langue  avec  un  arbitraire  que  rien  ne  saurait 
justifier.  M.  Génin  cite  maints  exemples  d'erreurs  dans  le  sens 
des  mots,  de  définitions  fausses  ou  d'omissions  fâcheuses  ducs 
à  cette  espèce  de  mépris  pour  la  tradition.  Il  s'en  sert  comme 
d'arguments  propres  a  faire  comprendre  la  nécessité  do  recourir 
à  l'étudo  du  vieux  langage  si  l'on  ne  veut  pas  tomber  dans  le 


376  LITTÉRATUHE, 

chaos  du  néologisme  et  arrêter  tout  à  fait  l'essor  de  la  littérature. 
Son  travail  n'a  pas  seulement  pour  but  de  satisfaire  une  curiosité 
rétroactive.  11  cherche  à  remettre  en  lumière  les  grands  principes 
qui  doivent  servir  de  base  aux  progrès  futurs  de  la  langue  fran- 
«;aise,  ainsi  qu'ils  l'ont  déjà  fécondée  dans  le  temps  passé.  Il  se 
propose  de  combattre  le  préjugé  trop  répandu  qui  dédaigne  toutes 
les  richesses  littéraires  antérieures  au  dix-septième  siècle,  et  in- 
siste avec  beaucoup  do  force  sur  l'importance  de  ce  précieux 
trésor,  dans  lequel  nos  meilleurs  écrivains  ont  si  largement  puisé. 
Son  livre,  plein  d'aperçus  ingénieux,  rédigé  avec  non  moins 
d'esprit  que  d'érudition,  offre  une  lecture  fort  intéressante  et 
pourra  contribuer  à  réveiller  le  goiit  des  études  philologiques. 
D'autres  explorateurs  suivront  sans  doute  ses  traces  sur  la  route 
qu'il  a  frayée,  et  peut  être  verra  l-on  se  réaliser  un  jour  le  projet 
conçu  par  M.  Génin,  d'une  collection  des  principaux  monuments 
de  la  littérature  française,  depuis  son  origine  jusqu'à  la  fin  du 
quinzième  siècle,  collection  qui,  renfermant  les  textes  les  plus 
authentiques  disposés  suivant  l'ordre  chronologique  sur  deux 
séries,  l'une  de  prose,  l'autre  de  vers,  fournirait  les  éléments 
du  livre  le  plus  nécessaire,  et  qu'en  l'état  actuel  des  choses  il 
osl  le  moins  permis  d'espérer  :  un  bon  dictionnaire  historique 
de  notre  langue. 


I.A  LANGUE  HKBRAIQUE  est-elU' iiti  dialcclr  du  sanscrit  ?  Question 
adressée  à  iMM.  les  professeurs  de  langue  hél'.raïque  ;  à  MM.  les 
•■cclésiasliqucs  des  deux  commiDiions ;  à  \IM,  les  éludianlseii  théo- 
lo;;ie.  Genève,  chez  Ch.  Griiaz,  in-S". 

TS^'élant  ni  professeur,  ni  ecclésiastique,  ni  étudiant  en  théo- 
logie, nous  n'entreprendrons  pas  de  répondre  'a  la  question  ainsi 
])oséo  par  M.  Delàlro,  auteur  de  cet  opuscule.  La  solution  d'un 
pareil  problème  n'appartient  qu'aux  savants  en  bien  petit  nombre 
qui  ont  approfondi  l'origine  et  la  filiation  des  langues;  encore 
est-il  peu  probable  que  dans  l'étal  actuel  des  connaissances  phi- 
lologiques, on  puisse  arriver  sur  ce  point  h  des  résultats  bien 


HISTOIRE.  377 

clairs  et  bien  précis.  L'auteur  aurait  peut-être  mieux  fait  de  pu- 
blier l'ensemble  des  recherches  qui  l'ont  conduit  h  soupçonner  la 
parenté  do  l'hébreu  avec  le  sanscrit,  plutôt  que  de  jeter  cette 
question  difficile  dans  une  brochure  de  27  pages ,  où  il  ne  peut 
offrir  qu'un  bien  petit  échantillon  du  long  travail  sur  lequel  s'ap- 
puie l'opinion  qu'il  veut  soumettre  à  la  critique  des  juges  compé- 
tents. Mais  il  a  cru  plus  sage  de  solliciter  l'avis  des  experts  avant 
do  livrer  à  la  publicité  le  grand  ouvrage  dont  il  s'occupe,  et  son 
écrit  ne  doit  être  regardé  que  comme  un  essai  préliminaire  des- 
tiné h.  préparer  les  voies.  Si  ce  premier  exposé  fort  succinct  de 
ses  idées  excite  l'attention  ,  M.  Delàtre  se  propose  do  publier  un 
dictionnaire  hébreu,  dans  lequel  les  mois  seront  rangés  par  fa- 
milles, sous  leurs  thèmes  respectifs ,  avec  l'explication  ainsi  que 
leur  racine  sanscrite,  et  leurs  corrélatifs  indo-européens.  Les 
exemples  qu'il  donne  de  l'application  d'un  tel  système  nous  sem- 
blent fort  ingénieux.  Après  avoir  posé  les  principes  qui  doivent 
servir  de  base  aux  recherches  do  co  genre,  il  analyse  l'alphabet 
hébreu,  et  lui  empruntant  les  éléments  de  la  philologie  compa- 
rée, il  s'en  sert  pour  montrer  comment  l'inventeur  des  langues  a 
procédé  dans  la  création  des  racines  et  la  composition  des  mois 
primitifs  ;  puis  groupant  sous  la  racine  sanscrite,  qui  exprime  l'idée 
générale,  tous  les  mots  hébreux  dont  le  sens  rend  les  diverses 
nuances  de  cette  môme  idée,  il  fait  ressortir  l'analogie  que  pré- 
sentent entre  elles  ces  différentes  modifications  du  langage,  où 
les  mêmes  lettres  radicales  se  trouvent  constamment.  Enfin ,  pour 
mieux  caractériser  encore  le  rôle  des  langues  sémitiques,  il  passe 
en  revue  quelques-uns  des  nombreux  dérivés  qu'elles  ont  fournis 
au  grec  et  au  latin,  principalement  dans  les  noms  de  la  mytho- 
logie et  de  la  géographie.  On  voit  ainsi  que  son  but  est  de  prou- 
ver que  ces  langues  sont,  comme  celles  de  l'Europe,  des  dia- 
lectes du  sanscrit,  et  peuvent  se  rapporter  également  à  cette 
source  commune  de  tous  les  idiomes.  C'est  une  hypothèse  nou- 
velle qui  ouvre  un  vaste  chnuiji  aux  investigations  des  értulits. 


33^ 


378  LITTÉRATURE, 

T,\r.IKn-I  .\sn\M.  Récit  de  l'cxpcdilion  de  Mir-!)jmiileli  an  pavs 
<r.\<isam,  Irnduil  sur  la  version  hindoiistane  de  Mir-Htiçaini ,  [lar 
llifod.  Paxie;  Paris,  1  vol.  in  8". 

Le  pavs  (lAssani ,  qui  est  aujourd'hui  possédé  par  l'Angleterre, 
fut  longtemps  convoité  par  l'empereur  du  Grand  Mogol.  Plusieurs 
oxpédilions  tentées  dans  ce  but  échouèrent.  C'est  l'une  d'elle,  dont 
le  récit,  rédigé  par  un  témoin  oculaire,  le  musulman  Wali  Ahmed- 
Schahàb-Uddin-Tùlish  ,  a  été  traduit  en  hindoustani  par  Mir- 
lluçaini,  et  dojit  M.  Pavie  publie  aujourd'hui  la  traduction  fran- 
çiise.  Cette  expédition  eut  lieu  en  1661.  Le  Nawab  chargé  de 
la  diriger  devait  s'emparer  du  royaume  de  Cotch-Bahâr,  pays 
riche  et  fertile,  où  l'eau  est  douce  au  goût  et  salutaire  à  l'estomac, 
l'air  tempéré  et  agréable,  le  gazon  vert  et  abondant,  les  habita- 
tions propres,  les  arbres  chargés  de  toutes  sortes  de  fruits,  a  La 
plaine  du  Cotch  Bahàr  ranime  le  cœur  de  ceux  qui  se  consument 
dans  la  maison  de  la  douleur;  son  aspect  fleuri  donne  plus  de 
joie  que  les  jardins  du  paradis,  et  la  vue  de  ses  jardins  raffraîchit 
l'àme  à  l'égal  des  parterres  de  l'Edon.  i  A  l'attrait  d'une  pareille 
conquête  se  joignait  encore  le  désir  do  planter  l'étendart  de  Ma- 
hoiiiei  au  milieu  d'un  peuple  d'infidèles,  car  les  Assàmiens  pro- 
fessaient le  culte  idolâtre  du  Bouddhisme.  Tout  semblait  donc 
réuni  pour  réveiller  dans  l'armée  du  Grand  Mogol  cette  ardeur 
invincible  qui  animait  les  premiers  sectateurs  du  prophète.  Mais 
la  nature  du  terrain   sur  lequel   il  fallait  combattre  offrait  de 
grandes  difficultés.  Trois  routes  conduisaient  au  pays  de  Cotch - 
i'ahàr;  deux  étaient  gardées  par  les  troupes  du  roi  ;  la  troisième, 
hérissée  d'obstacles  naturels,  traversant  des  djungles  épais  de 
roseaux  très  serrés,  paraissait  tout  à  fait  impraticable,  aussi  n'a- 
vait-on jamais  songé  seulement  'a  la  défendre.  Ce  fut  justement 
celle-ci  que  le  nawab  choisit  de  préférence.  Son  armée  s'avança 
pleine  de  courage,  frayant  son  chemin  à  travers  les  djungles, 
les  forêts,  les  marécages,  les  défilés  étroits,  où  les  éléphants 
mrirchaiont  en  lèlo  pour  api'lanir  le  sol,  afin  d'ouvrir  le  passage 
aux  cavaliers  et  aux  fantassins.  Les  ennemis  effrayés  de  tant 
iTaudacc  fuyaient  a  leur  approche;  mais  à  défaut  de  combats 
meurtrirrs,  les  fatigues  sans  cesse  renaissantes  d'une  telle  eu- 


HISTOIRE.  319 

(reprise  décimaient  les  rangs  de  l'armée  du  nawab.  «  Les  peines 
el  les  fatigues  qu'eurent  à  endurer  sur  cette  route  les  créatures 
de  Dieu,  sont  impossibles  à  décrire.  Il  suffira  de  dire  que  thaque 
liomme  en  marche  qui  ne  tombait  pas  la  face  la  première,  faisait 
une  chute  en  arrière  ;  tout  homme,  en  posant  le  pied  dans  cette 
voie,  ne  se  confiait  plus  que  dans  le  secours  de  Dieu,  disait  adieu 
au  monde  et  aux  choses  de  la  terre,  et  marchait  dans  la  plaine 
de  l'abandon.  Tout  être  animé  dans  le  pied  duquel  s'enfonçaient 
les  tiges  pointues  des  ghâghâras,  brisées  et  coupées,  ressentait 
la  blessure  comme  si  elle  eut  pénétré  jusqu'au  cœur.  Le  cavalier 
que  heurtaient  au  passage  les  touffes  dures  et  solides  des  roseaux 
entrelacés,  tombait  h  terre  et  mourait  à  l'instant.  L'impossibilité 
do  réussir  était,  pour  les  fantassins  armés  de  fusils  et  occupés  a 
*"  rompre  les  ghâghâras,  comme  une  liumidilé  qui  éteignait  en 
eux  l'ardeur  de  la  force  et  du  courage.  Chez  les  archers,  l'arc 
de  la  vie  se  renversait,  tant  ils  avaient  de  mal  k  frayer  la  roule; 
il  était  si  difficile  de  monter  et  de  descendre,  que  les  gens  de 
l'arujée  tombaient  des  liauteurs  de  la  vie  dans  les  abîmes  de  la 
mort.  Les  pieds  des  cavaliers  et  des  fantassins  restaient  enfoncés 
dans  la  vase,  tandis  que  leurs  mains  se  fatiguaient  sans  cesse  et 
se  déchiraient  aux  buissons.  Toute  une  journée  suffisait  à  peine 
il  tracer  un  sentier  étroit,  et  cela  au  prix  de  mille  travaux  pé- 
nibles. Au  milieu  de  cette  foule  pressée,  celui  dont  le  trou  de  la 
tiompe  d'un  éléphant,  pareille  à  une  massue,  ne  tordait  pas  la 
lète,  expirait  suffoqué;  si  un  cheval  ne  lui  rompait  pas  le  cou 
par  une  ruade,  bientôt  il  avait  les  côtes  et  les  os  brisés.  Celui 
que  le  choc  d'un  chameau  renversait  de  dessus  sa  selle  était  à 
l'inslant  enlevé  par  les  cornes  des  bœufs.  Sur  la  tête  de  l'infor- 
tuné que  la  roue  d'une  charette  avait  jeté  h  bas  en  le  poussant, 
l'orbe  céleste  faisait  tourner  le  cercle  delà  mort;  tel  autre  avait 
les  bras  réduits  en  poussière,  ou  bien  sa  poitrine  était  mise  en 
pièces.  Personne  ne  pouvait  avoir  la  vie  sauve  au  milieu  de  tant 
de  périls ,  autrement  que  par  la  grâce  de  Dieu.  > 

Ce  morceau,  qui  porte  si  bien  l'empreinte  du  désordre  de 
larmée,  et  peint  avec  tant  d'énergie  les  périls  qu'elle  affrontait, 
nous  montre  chez  l'auteur  un  talent  descriptif  très-remarquable. 
Sauf  les  images  de  la  poésie  orientale ,  dont  il  ne  fait  du  reste 


380  LITTERATURE, 

pas  abus,  et  le  profond  sentiment  religieux  qui  dicte  presque 
toutes  ses  réflexions,  sa  manière  se  rapproche  beaucoup  de  celle 
des  écrivains  européens.  Il  n'ignore  pas  le  charme  des  détails, 
il  met  de  la  vie  dans  son  récit,  il  sait  communiquer  au  lecteur 
les  impressions  qu'il  a  reçues,  et  peindre  le  nawab  ,  son  maître, 
sous  le  jour  le  plus  intéressant. 

Une  fois  arrivée  dans  l'intérieur  du  royaume  de  Colch-Bahâr, 
l'armée  musulmane  marche  de  succès  en  succès.  Les  forteresses 
et  les  villes  tombent  l'une  après  l'autre  en  son  pouvoir.  Elle 
s'empare  même  de  la  capitale  du  pays  d'Assàm  ;  la  conquête 
paraît  assurée.  Mais  voici  qu'avec  la  saison  des  pluies  le  courage 
des  Assàmiens  se  relève.  A  mesure  que  les  torrents  grossissent 
et  que  les  fleuves  débordent,  la  sédition  éclate  de  toute  part. 
L'armée,  cernée  par  les  eaux,  en  proie  au  découragement, 
dépourvue  de  vivres,  affaiblie  par  les  maladies  et  sans  cesse  har- 
celée par  l'ennemi  qui  se  réveille  tout  à  coup  de  son  apathie,  est 
obligée  d'entreprendre  une  retraite  désastreuse  qui  ressemble  h 
bien  des  égards  h  celle  de  1812  en  Russie.  Mais  le  nawab  n'a- 
bandonne pas  ses  troupes,  il  montre  au  contraire  une  admirable 
sollicitude,  une  constance  que  rien  ne  peut  ébranler.  Malade 
lui-môme,  il  s'oublie  pour  ne  songer  qu'au  salut  de  ses  soldats. 
Enfin,  s'il  n'atteint  pas  entièrement  le  but  do  son  expédition, 
du  moins  ses  efforts  ne  sont  pas  sans  fruit;  il  soumet  à  la  do- 
mination du  Grand  Mogol  plusieurs  provinces  du  pays  d'Assâm. 
Peut-être  eîitil  complété  son  œuvre  si  la  mort  n'était  venue  le 
surprendre. 

«  Le  vingt-sixième  jour  du  huitième  mois,  au  soir,  le  nawAb 
manda  près  de  lui  Askar-Khân  et  lui  confia  le  soin  des  affaires 
du  Cotch-Bahàr,  en  mettant  sous  ses  ordres  beaucoup  d'émirs 
et  d'officiers.  Le  lendemain  matin,  quand  on  leva  le  nawâb  do 
dessus  son  lit  pour  le  transporter  dans  un  bateau ,  Askar  prit 
congé.  Le  bateau  qui  conduisait  sa  hautesse,  que  dis-je,  le  ba- 
teau de  sa  propre  vie,  n'était  plus  qu'à  deux  kosses  de  Rhezerpour. 
Le  second  jour  du  neuvième  mois  de  l'an  1073  de  l'hégire  (c'était 
un  vendredi),  une  demi-heure  avant  la  nuit,  le  nawàb,  après 
avoir  fait  sa  prière,  récita  la  profession  de  foi  musulmane  et  les 
paroles  qui  se  rapportent  à  la  croyance  :  puis  il  s'écria  :  «  Dieu 


HISTOIRE.  381 

m'appelle  a  son  paradis  !  »  Le  bienheureux  viceroi  du  Bengale 
avait  remis  son  âme  à  Dieu,  et  la  date  de  sa  mort  fut  celle  de 
son  enirée  au  paradis:  Dieu  lui  ayant  fait  miséricorde  par  l'in- 
tercession de  son  prophète  et  des  descendants  de  son  prophète, 
et  lui  ayant  pardonné  ses  fautes  par  sa  toule-puissance  et  par  sa 
toute-bonté.  » 

La  lecture  de  ce  récit  fera  désirer,  nous  n'en  doutons  pas,  que 
M.  Pavie  ne  s'arrête  point  h  son  premier  essai,  mais  que,  pro- 
fitant de  son  savoir  dans  les  langues  orientales,  il  travaille  à  "nous 
faire  connaître  ainsi  les  autres  manuscrits  du  même  genre  qui  se 
trouvent  dans  les  bibliothèques  de  l'Europe. 


MAIl.\-OURUj  Geschichte  eincs  Goltes  \on  Karl  Gulzkow  (IMaha- 
Guru,  histoire  d'un  Dieu,  par  Charles  Gutzkow);  Franlilurt , 
1   vol.  in- 16. 

L'auteur  de  ce  roman  nous  transporte  dans  les  montagnes  du 
Thibet,  au  milieu  desquelles  se  trouve  la  ville  sainte  de  Lassa, 
séjour  du  Dalaï-Lama,  qui  est  à  la  fois  une  incarnation  de  la 
divinité  et  l'empereur  de  cet  étrange  pays. 

Le  long  d'un  sentier  qui  s'élève  au  bord  du  précipice,  s'avance 
péniblement  une  petite  caravane,  composée  de  la  belle  Gylluspa, 
avec  ses  quatre  pères  et  plusieurs  domestiques.  Yous  saurez  que 
dans  le  Thibet  règne  la  polyandrie  et  non  la  polygamie,  et  vous 
cesserez  de  vous  étonner  qu'une  jeune  fille  possède  plusieurs 
pères.  La  mère  de  Gylluspa  avait  épousé  les  quatre  frères:  le  plus 
âgé,  vieillard  à  cheveux  blancs,  est  Hali-Jong,  chef  de  la  grande 
manufacture  d'idoles  du  Parc,  la  plus  célèbre  de  tout  le  royaume. 
Or,  plus  artiste  que  théologien,  Hali-Jong  a  eu  la  malheureuse 
pensée  d'embellir  ses  dieux ,  de  s'écarter  des  traditions  saintes 
qui  les  constatent  laids,  difformes,  contournés;  le  malheureux 
sacrilège  s'est  permis  de  rectifier  la  forme  du  nez,  de  le  placer 
a  une  dislance  convenable  de  la  bouclic ,  et  telle  est  la  cause  du 
voyage  qu'il  fait  avec  sa  famille  vers  la  ville  sainte:  il  doit  com- 
paraître devant  le  collège  des  prêtres,  convoqué  pour  juger  son 
crime.  Ilali  Jong  obéit  sans  murmurer;  il  lui  serait  cependant 


382  LITTERATURE, 

facile  d'échapper  par  la  fuite  aux  chances  d'unu  condamnation 
sévère;  mais  au  Thibet,  cela  ne  vient  pas  même  à  la  pensée  d'un 
Criminel,  qui  se  livre  lui-même  a  la  justice  sans  qu'il  soit  besoin 
de  gendarmes  ou  de  sergents  de  ville.  C'est  l'idéal  du  despotisme 
théocratique  :  la  résistance  aux  ordres  de  l'autorité  n'est  pas  con- 
nue; personne  n'oserait  la  croire  seulement  possible.  Le  fabri- 
cant de  dieux  chemine  donc  vers  Lassa,  faisant  de  tristes  ré- 
flexions sur  le  sort  qui  l'attend.  Il  n'est  pas  bien  convaincu  d'être 
coupable,  car  il  lui  semble  que  les  dieux  ne  sauraient  lui  en 
vouloir,  parce  qu'il  a  tenté  de  les  rendre  moins  hideux  ;  mais , 
hélas!  les  traditions  canoniques  sont  là  qui  l'accusent  évidem- 
ment. 0  perplexité  cruelle!  Son  goût  artistique  est-il  une  inspi- 
ration d'en  haut,  ou  bien  le  produit  de  l'incrédulité,  le  premier 
pas  vers  l'athéisme?  Le  pauvre  Hah-Jong  a  des  accès  de  déses- 
poir que  ses  frères  HéliJong,  Hili-Jong  et  Holi-Jong,  cherchent 
en  vain  à  calmer  par  leurs  sages  raisonnements.  La  douce  voix 
de  sa  fille  Gylkispa,  seule,  peut  ramener  la  paix  dans  son  âme  ; 
encore  a-t-elle  bien  de  la  peine  à  dissiper  l'irnpression  que  pro- 
duisent sur  le  vieillard  les  difGcullés  de  la  roule  et  les  moindres 
accidents,  qu'il  regarde  comme  de  sinistres  présages. 

La  caravane  s'arrête  pour  la  nuit  dans  un  village  où  l'hospi- 
talité montagnarde  l'accueille  avec  empressement;  mais,  tandis 
que  les  voyageurs  fatigués  s'apprêtent  à  goûter  le  repos,  voici 
qu'à  l'entrée  de  la  vallée  apparaît  une  troupe  nombreuse  de  fa- 
quirs,  poussant  de  grands  cris^  et  se  livrant  aux  contorsions  les 
plus  frénétiques.  Ce  sont  des  saints  que  le  peuple  vénère.  Tous 
les  habitants  du  village  accourent  au  devant  d'eux  et  s'agenouil- 
lent avec  dévotion  pour  être  témoins  de  leurs  danses  étranges. 
Gylluspa  et  ses  quatre  pères  s'estiment  heureux  de  pouvoir  as- 
sister à  ce  pieux  spectacle.  L'un  des  faquirs,  qu'on  appelle  le 
Schamane,  excelle  dans  l'art  de  tourner  sur  un  seul  pied  avec 
la  rapidité  la  plus  grande;  il  entraîne  bientôt  tous  les  autres,  c'est 
un  tourbillon  général  qui  fascine  la  vue,  puis,  après  avoir  atteint 
le  suprême  degré  de  la  vitesse,  s'en  va  décroissant  peu  à  peu, 
jusqu'à  ce  que  la  troupe  entière  s'arrête,  demeure  immobile  et 
s'endorme  debout,  au  milieu  de  la  place  du  village.  Les  specta- 
teurs se  retirent  et  vont  chercher  un  repos  plus  commode  dans 
leurs  lits. 


HISTOIRE.  383 

Gvlluspa,  dont  la  mère  était  morte  déjà  depjiis  plusieurs  an- 
nées, avait  été  élevée  avec  toute  l'indépendance  et  la  liberté 
d'une  véritable  Thibétaine,  et  ce  n'est  pas  peu  dire,  car  c'est 
bien  au  Thibet  que  se  trouve  la  femme  émancipée,  dans  toute  la 
force  de  l'acception,  il  est  même  fort  surprenant  que  les  Saint- 
Simoniens  n'aient  pas  encore  été  l'y  chercher.  La  mort  de  sa  mère 
l'avait  rendue  de  bonne  heure  maîtresse  de  toutes  ses  volontés, 
et  cependant  on  pouvait  la  citer  comme  une  preuve  que  la  liberté 
n'engendre  pas  toujours  des  abus.  L'amour  et  la  sollicitude 
avec  lesquels  ses  quatre  pères  avaient  veillé  sur  son  enfance, 
l'habituèrent  à  considérer  toutes  choses  avec  un  sentiment  de 
tendresse  naïve.  L'impression  qu'elle  recevait,  elle  la  repor- 
tait sur  les  autres;  elle  contracta  donc  par  habitude,  ces  vertus 
qui  ne  sont  d'ordinaire  que  le  résultat  d'efforts  calculés,  ou  d'une 
triste  expérience.  A  ces  qualités  précieuses  se  joignaient  les  avan- 
tages d'une  éducation  distinguée.  Qui,  dans  le  Thibet  entier, 
pouvait  tracer  sur  le  papier  de  soie  des  caractères  aussi  pleins  de 
goût  que  ceux  de  la  spirituelle  fille  de  Hali-Jong  ,  le  fabricant  de 
dieux?  Gylluspa  savait  graver  sur  l'écorce  des  arbres,  avec  une 
pointe  d'argent,  les  plus  ingénieux  dessins  d'oiseaux,  de  fleurs  , 
de  divinités  ;  elle  peignait  sur  le  bois  poli  avec  un  pinceau  à  trois 
poils,  et  plusieurs  images  de  sa  composition  étaient  adorées  dans 
les  pays  loiiilains.  Que  dirai-je  de  la  perspicacité  de  son  esprit  et 
de  la  beauté  de  ses  discours?  A  dix  ans  ,  elle  savait  déjà  raconter 
l'histoire  des  dieux;  à  douze,  elle  chantait  leurs  louanges,  et 
bientôt  elle  montra  que  le  don  do  la  poésie  ne  lui  était  point 
étranger.  Gylluspa  possédait  encore  tous  k s  attraits  de  la  beauté. 
Sa  longue  chevelure  noire,  séparée  en  deux  tresses,  tombait 
jusqu'à  terre,  ornée  de  corail,  de  turquoises  et  de  coquillages, 
tandis  qu'un  mouchoir  écarlale ,  enroulé  avec  goiit,  couvrait  le 
sommet  de  sa  belle  tête.  Les  yeux  d'une  Thibétaine  peuvent  pa- 
raître étranges  à  un  Européen,  mais  les  notions  d'esthétique  avec 
lesquelles  un  naturel  du  pays  est  élevé  dès  l'enfance,  les  lui  font 
trouver  d'autant  plus  beaux,  que  l'arc  du  sourcil  est  moins  éloi- 
gné du  pavillon  de  l'oreille.  Dans  tout  le  reste  de  sa  personne, 
Gylluspa  pouvait  prétendre,  même  en  Europe,  à  paseer  pour  l'une 
des  trois  Grâces. 


384  LITTERATURE, 

Gylluspa  reposait  sur  sa  couche,  séparée  seulement  par  une  dra- 
perie do  celle  de  son  plus  vieux  père.  Malgré  la  fatigue  du  voyage, 
le  sommeil  ne  l'avait  point  encore  visitée;  elle  chercluiit  à  rap- 
peler dans  sa  mémoire  des  souvenirs  que  la  figure  du  schamanc, 
chef  des  faquirs,  avait  évoqués.  Il  lui  semblait  avoir  reconnu 
dans  ses  traits  ceux  d'un  ami  d'enfance,  auquel  se  rattachaient 
les  plus  douces  joies  de  son  cœur.  Tandis  qu'elle  se  plongeait 
ainsi  dans  l'océan  du  passé,  un  bruit  soudain  attire  son  attention 
vers  la  jalousie,  et  levant  les  yeux ,  elle  voit  paraître  devant  elle 
le  schamane,  qui  la  presse  tendrement  contre  son  sein.  C'était 
bien  lui,  elle  ne  s'était  point  trompée  ;  mais  ce  n'est  pas  le  scha- 
mane  qu'elle- aime,  et  elle  se  hâte  de  lui  demander  des  nouvelles 
de  son  frère  Maha  Guru. 

«  Mon  frère?  Il  ne  peut  plus  habiter  les  demeures  terrestres; 
il  les  a  toutes  abandonnées. 

«  II  est  mort! 

c  II  vit  et  cependant  il  est  mort.  Il  faut  qu'il  meure,  s'il  veut 
recommencer  a  vivre. 

e  Tu  parles  en  énigmes,  je  ne  puis  te  comprendre. 

«  0  ma  Gylluspa,  qui  pourrait  expliquer  l'énigme  dont  le  mol 
se  trouve  sur  le  sommet  du  Simnu,  la  montagne  des  dieux? 
Maha-Guru  est  l'énigme  du  monde,  inintelligible  pour  tout  autre 
que  lui-même.  Tu  me  demandes  où  lu  pourras  le  trouver?  Je 
l'ai'serré  dans  mes  bras,  je  l'ai  couvert  de  mes  baisers ,  et  quoique 
des  centaines  de  pics  se  trouvent  entre  moi  et  sa  couclie,  je  l'ai 
toujours  là  près  de  moi.  La  brise  qui  caresse  le  rocher,  qu'est- 
elle?  Un  souffle  de  sa  bouche.  Dans  la  source  jaillissante  qui 
coule  sur  son  lit  rocailleux,  que  bois-je?  L'essence  de  sa  vie 
éternelle  et  divine.  L'oiseau  des  airs,  la  lune  du  ciel,  le  jour,  la 
nuit,  que  sont-ils?  Lui ,  toujours  lui ,  ce  qu'il  est  et  ce  qu'il  sera; 
je  suis  le  frère  de  toutes  choses.  Gylluspa,  tes  yeux,  tes  joues, 
ta  noire  chevelure,  ne  sont  pas  toi,  elles  sont  Maha-Guru;  tu  es 
son  image  que  j'adore.  Le  frère  se  prosterne  dans  la  poussière 
devant  son  frère.  0  grand  roi  !  donne-moi  ton  amour!  » 

Ces  paroles  mystérieuses  étonnent  Gylluspa,  qui  regarde  avec 
effroi  le  schamane  prosterné  devant  elle ,  couvrant  de  ses  baisers 
la  frange  du  chàle  dont  elle  est  enveloppée.  Elle  fond  en  larmes 


HISTOIRE.  385 

el  le  supplie  de  reprendre  sa  raison ,  de  maîtriser  son  enthou- 
siasme mystique.  Le  schamane  se  relève  et  lui  dit:  e  Amie, 
c'est  l'énigme  de  Maha-Guru,  que  tu  reconnaîtras  toi-même  pour 
insoluble.  Vas  en  paix  avec  ton  père  à  Lassa.  Sois  sans  inquié- 
tude sur  son  sort  et  sur  le  tien.  Maha-Guru?  tu  le  retrouveras. 
Les  rayons  d'un  grand  soleil  aveugleront  tes  yeux  à  Lassa.  > 

Et  il  la  quitta  sans  lui  donner  d'autre  explication. 

Le  lendemain,  les  voyageurs  reprennent  leur  route,  traversent 
maints  passages  périlleux  et  arrivent  le  soir  dans  la  ville  sainte, 
qu'ils  trouvent  plongée  dans  le  deuil,  c'est-à-dire  illuminée  et 
pleine  d'une  foule  bruyante  qui  remplit  l'air  de  ses  acclamations  : 
c'est  ainsi  qu'au  Thibetse  manifeste  la  tristesse  publique,  lorsque 
le  dieu,  ennuyé  du  corps  dans  lequel  il  s'est  incarné,  abandonne 
le  Dalaï-Lama  et  que  les  prêtres  n'ont  pas  encore  découvert  dans 
quel  autre  corps  il  a  jugé  à  propos  de  passer.  Il  y  a  régence 
alors,  jusqu'à  ce  qu'on  ait  trouvé  le  nouveau  Dalaï-Lama. 

Hali-Jong  laisse  ses  compagnons  dans  une  auberge  et  se  rend, 
seul  au  couvent  des  Gylongs  noirs,  oii  siègent  ses  juges.  Il  est 
triste  pour  ce  pauvre  Hali-Jong  de  se  séparer  ainsi  de  sa  fille  et 
de  ses  frères,  et  d'aller  se  mettre  à  la  merci  de  moines  fanatiques. 
Son  cœur  en  est  cruellement  déchiré,  mais  il  se  résigne,  et  ne 
trouvant  ni  portier,  ni  personne  pour  l'introduire  dans  le  cou- 
vent, il  pénètre  jusqu'au  temple,  oii  la  foule  des  Gylongs  noirs 
est  en  adoration  devant  l'image  du  dieu  Mahamuni.  Hali-Jong 
reconnaît  une  œuvre  de  ses  mains,  son  amour-propre  d'artiste,, 
exalté  par  les  honneurs  qu'il  voit  rendre  à  ce  dieu  sorti  de  sa 
fabrique,  lui  fait  un  instant  oublier  toutes  ses  inquiétudes,  toutes 
ses  terreurs.  Quelle  extase  ravissante  s'empare  de  lui!  Devant 
son  chef-d'œuvre  brûle  l'encens;  des  trompettes  de  six  pieds  font 
retentir  les  voûtes  du  sanctuaire  ;  les  gongs  mêlent  leur  tonnerre 
métallique  aux  cris  des  moines  prosternés.  11  se  reporte  à  l'époque 
où  le  dieu  sorijUiu  moule,  prêt  à  recevoir  les  couleurs  bleue  ot 
rouge;  ce  fut  ui'o  l'Gte  dans  la  manufacture;  tous  les  habitants 
de  Paro  voulurent  y  prendre  part,  ce  qui  ne  plut  que  méJiocre- 
ment  au  fabricant,  car  ils  no  payaient  rien  pour  adorer  un  dieu 
tout  neuf,  et  cela  pouvait  le  déprécier,  parce  qu'on  ne  donne 
pas  un  prix  aussi  élevé  pour  la  marchandise  qui  a  déjà  servi.  Et 

34 


386^  LITTÉRATUBE, 

de  pensée  en  pensée,  Hali-Jong  revient  a  celle  de  sa  fille  qu'il  a. 
laissée  dans  l'auberge.  S'y  trouve-t-elle  bien?  Ne  lui  aurait-on 
point  donné  du  vieux  miel  pour  mettre  dans  son  thé?  Sa  cham- 
bre est-elle  propre?  A-telle  un  lit  chaud  pour  reposer  ses  mera-; 
bres  délicats? 

Mais  une  nouvelle  et  redoutable  explosion  de  la  fervenr  pieuse 
attire  l'attention  du  vieillard.  Les  gylongs  noirs  se  lèvent  tous 
spûfitanément  et  se  précipitent  vers  une  autre  salle,  au  milieu 
de  laquelle  brille  un  grand  feu  dont  la  flamme  monte  jusqu'au- 
faîte  entr'ouvert ,  qui  laisse  apercevoir  le  ciel  étoile.  Hali-Jong  voit  ■. 
apporter  une  foule  de  ses  dieux  qu'on  jette  dans  le  foyer  ardent 
avec  des  paroles  de  malédiction  contre  le  fabricant  impie  qui  a 
violé  toutes  les  lois  ca.noniques,  en  leur  donnant  des  figures  au- 
tres que  celles  imposées  par  la  tradition.  Et  Hali-Jong  les  re- 
connaît tous,  les  dieux  in-8°,  in-12,  in- 18,^ les  dieux  de  poche: 
il  en  voit  des  centaines  portant  l'eslanipille  de  sa  fabrique,  et  son 
cœur  saigne  comme  celui  d'un  père,  témoin  du  massacre  de  ses 
enfants.  Enfin,  le  moine  bourreau,  élevant  en  l'air  l'un  d'entre 
eux  et  faisant  remarquer  l'innovation  impie,  sacrilège,  que  pré- 
sente la  forme  du  nez  et  de  la  bouche,  le  pauvre  Hali-Jong  ne 
peut  retenir  un  cri  de  désespoir.  Aussitôt  il  est  découvert,  en- 
touré, questionné.  Qu'est-il?  que  veut-il?  comment  a-t-il  pénétré 
dans  le  sanctuaire?  A  ces  questions,  le  vieillard  altéré,  s'avoue 
l'auteur  du  crime  qui  vient  d'être  dénoncé,  le  fabricant  de  dieux 
de  la  ville  de  Paro,  et  les  moines  le  saisissent,  l'entraînent,  le 
jettent  au  fond  d'un  noir  cachot,  en  s'écrianlavec  furie  :  «  il  est 
jugé,  le  misérable  qui  a  rejeté  l'autorité  du  Lama  et  du  concile; 
il  est  jugé  le  fabricant  de  faux  dieux  !  » 


Le  Thibet  se  trouve  près  de  la  Chine  ;  aussi  le  Céleste  Empire 
en  convoite  t -il  dès  longtemps  la  possession;  mais,  les  Chinois 
aiment  peu  la  guerre,  ils  préfèrent  l'intrigue,  et  n'osant  tenter  la 
conquête  du  Thibet,  ils  cherchent  h  maintenir  autant  que  pos- 
sible le  Dalaï-Lama  dans  leur  dépendance.  Pour  cela,  le  souve- 
rain de  l'Empire  du  Milieu  entretient  à  Lassa  un  ambassadeur; 
puis,  sous  prétexte  de  garder  celui-ci,  une  troupe  de  soldats 


HISTOIRE.  "  ^387 

■  cliinois,  commandée  par  un  général  chinois.  Or,  l'ambassadeur, 
on  comme  on  lo  nomme,  le  correspondant,  lutte  avec  le  général , 
h  qui  déploiera  l'esprit  le  plus  intrigant,  à  qui  saura  le  mieux 
espionner,  afin  de  tenir  la  cour  de  Péking  bien  informée.  Ces 
deux  dignes  diplomates  se  détestent  cordialement,  mais  se  gar- 
dent bien  de  le  laisser  paraître  ;  ils  sont  au  contraire  sur  le  pied 
de  la  plus  exquise  politesse,  et  si  nous  entrons  dans  la  demeure 
■du  correspondant,  nous  ne  tarderons  pas  à  y  voir  arriver  le  gé- 
néral en  visite. 

c  C'est  une  belle  maison  ,  ricbement  meublée,  ornée  de  superbes 
<tapis,  de  tentures  magnifiques.  Les  domestiques  sont  occupés  à 
mettre  tout  en  ordre  dans  le  salon;  ils  vont ,  viennent,  se  éroi- 
sent,  en  s'adressant  les  uns  aux  autres  le  bonjour  du  matin: 
<  As-tu  déjà  mangé  ton  riz?  Oui ,  avec  plaisir.  ^  C'est  la  formule 
cfui  remplace,  en  Chine,  notre  «  comment  te  portes-tu?  » 

Bientôt  paraît  un  Tartare  en  brillant  uniforme ,  qui  apporte 
un  billet  de  papier  rouge,  renfermant  le  nom  de  son  maître, 
et  scellé  d'un  petit  cachet  de  papier  d'or  de  forme  triangulaire. 
Le  chef  des  domestiques  salue  avec  respect,  prend  le  billet  et  va 
le  porter  h  son  maître  dans  la  chambre  voisine  ;  puis  il  revient , 
salue  de  nouveau  profondément  et  dit  :  «  mon  maître  rend  aa 
tien  son  salut  !  le  seuil  de  notre  maison  tressaillera  de  joie  en 
recevant  la  plus  légère  empreinte  de  l'orteil  de  ton  maître.  »  Le 
Tartare  salue  avec  respect  et  retourne  informer  son  maître  de 
l'accueil  qu'on  fait  à  sa  visite. 

■  Les  domestiques  redoublent  alors  d'activité  pour  que  tout  soit 
bientôt  prêt;  le  maître  de  la  maison  donne  ses  ordres  et  vient  se 
placer  devant  le  second  portail  de  sa  demeure  pour  y  attendre 
son  hôte.  Aux  ornements  de  sa  petite  calotte  de  soie,  on  recon- 
naît un  mandarin  de  sixième  classe.  Il  porte  un  large  et  long 
vêtement  de  belle  étoffe  de  soie  violette;  son  visage  calme  et 
impassible  semble  un  masque  derrière  lequel  peut  se  cacher  la 
plus  grande  sagesse  aussi  bien  que  la  plus  misérable  ambition. 
Mais  voici  venir  la  visite  :  notre  mandarin  se  précipite  pour  aider 
son  hôte  k  descendre  de  palanquin,  et  alors  commencent  les  as- 
sauts de  politesse,  qui  se  répètent  à  chaque  porte  jusqu'au  salon, 
04  la  grande  affaire  de  s'asseoir  les  occupe  encore  un  bon  quart 


388  UTTÉRATURE, 

d'heure.  L'étiquette  chinoise  exige  en  effet  qu'on  se  dispute  à 
qui  ne  s'asseoira  pas  le  premier,  et  qu'on  finisse  par  s'asseoir 
exactement  ensemble.  Une  fois  assis,  on  demeure  immobile, 
Jes  bras  appliqués  sur  les  genoux,  les  pieds  joints  h  une  petite 
distance  du  corps,  le  visage  sérieux,  absolument  comme  une 
pagode. 

€  A  l'heure  de  minuit,  dit  le  correspondant,  prenant  le  pre- 
mier la  parole,  le  grand  dieu  San-PaoFo  est  descendu  vers  moi 
et  m'a  soufflé  dans  l'oroillo  ces  paroles  :  «  voici ,  tu  éprouveras 
«  aujourd'hui  une  joie  immense!  »  et  lorsque  j'ai  reçu  votre  billet, 
juon  cœur  a  tressailli  de  joie,  car  le  songe  allait  s'accomplir.  » 

«  Vous  ne  contez  que  la  moitié  du  prodige,  répondit  le  géné- 
ral Ming-Ta-Lao ,  mandarin  de  cinquième  classe.  San-Pao-Fo 
m'est  aussi  apparu  en  songe  et  m'a  dit  :  «  nettoie  les  canaux  de 
»  ton  ouïe  et  prépare  la  jonque  de  ton  entendement,  car  tu  pour- 
.»  ras  les  remplir  des  plus  riches  et  des  plus  belles  maximes  de 
^  la  phibsophie  pratique,  parce  que  ton  pied  souillera  le  seuil 
»  de  mon  favori.  >  Et  voici,  je  m'assieds  sur  la  sellette  de  l'at- 
tente. » 

«  Kung-Fu-Dfu,  notre  grand  maîlre,  reprit  le  correspondant, 
a  dit  :  «  ne  compte  pas  sur  ta  sagesse,  car  elle  n'est  souvent  que 
«  le  reflet  de  ton  entourage.  »  Et  qui  êtes-vous,  mon  ami?  Une 
étoile  de  l'Empire  Céleste  dont  l'éclat  dissipe  mes  ténèbres.  Les 
nouvelles  que  j'ai  reçues  hier  au  soir  m'apprennent,  avant  tout, 
que  je  dois  être  instruit  par  vous  sur  ma  conduite  future.  > 

a  Nullement,  mon  ami,  reprend  le  général,  deux  flèches 
frappent  plus  sûrement,  deux  yeux  voient  plus  loin,  et  l'on  se 
tient  plus  solidement  sur  vingt  doigts.  La  mort  du  régent  me 
fournit  l'occasion  d'écouler  les  conseils  de  votre  sagesse;  mon 
amitié  et  mon  inexpérience  m'ordonnent  de  les  suivre,  si  je  ne 
\eux  pas  chanceler  sur  ma  route.  > 

€  La  Chine  est  la  fleur  de  l'Univers,  dit  le  correspondant  en 
baissant  les  yeux;  de  sa  rosée  se  rafraîchissent  les  royaumes  de 
la  terre;  elle  les  vivifie  tous,  ainsi  que  celui  du  Thibet,  qui  va 
recevoir  aujourd'hui  son  nouveau  souverain.  » 

«  J'ai  envoyé  un  courrier  à  Péking  pour  demander  mes  in- 
structions à  ce  sujet;  mais  nous  ne  pouvons  pas  attendre  que 


HISTOIRE.  'SSâ 

les  dépêches  de  la  cour  nous  reviennent;  c'est  aujourd'hui  qu'a 
lieu  l'installation  du  nouveau  Lama,  et  il  faut  nous  concerter, 
afin  de  paraître  à  cette  cérémonie  avec  tout  l'éclat  de  notre  puis- 
sance. « 

C'était  sur  ce  point  que  devaient  rouler  les  conseils  de  la  sa- 
gesse que  le  général  venait  demander  à  son  collègue.  Pendant 
qu'ils  traitaient  les  détails  de  cette  importante  affaire,  on  servait 
le  thé  sur  des  plateaux  de  laque  chargés  de  biscuits.  Après  une 
pause,  Ming-Ta-Lao  jeta  négligemment  la  question  suivante: 
«  A  propos,  qui  est  le  nouveau  Lama?  quel  homme  est-ce?  » 

Le  mandarin  civil  fronça  le  sourcil ,  il  n'en  voulait  rien  savoir: 
€  Je  ne  le  connais  pas ,  dit-il ,  notre  empereur  honore  en  lui  la 
divinité,  et  nous  devons  nous  réjouir  de  ce  que  le  gouvernement 
spirituel  va  succéder  enfin  au  gouvernement  temporel.  » 

<t  Sans  doute,  »  reprit  le  mandarin  militaire.  Puis  il  recom- 
mença ses  questions  sur  l'origine ,  l'éducation ,  le  caractère  du 
nouveau  Lama.  Mais  le  correspondant  ayant  entamé  une  longue 
tirade  sur  l'impénétrabilité  des  dieux,  sur  l'obscurité  de  leurs 
voies,  sur  ce  que  nul  oeil  mortel  ne  saurait  percer  l'œuvre  my- 
stérieuse de  l'incarnation  divine,  sur  ce  que  les  rayons  de  la  lu- 
mière céleste  l'aveugleraient  bientôt le  général  désespéra  de 

rien  arracher  à  cet  homme  cadenaté ,  renversa  sa  tasse  vide,  mit 
dans  sa  poche  le  reste  de  ses  biscuits,  suivant  la  mode  chinoise, 
et,  se  levant,  prit  congé  de  son  hôte,  en  renouvelant  toutes  les 
longues  politesses  de  son  arrivée. 

Le  correspondant  chinois,  le  politique  Leang-Kao-Tsu  avait 
une  sœur  qui  partageait  avec  lui  et  les  soucis  de  sa  charge ,  et 
les  rêves  de  son  ambition.  La  spirituelle  Schu-King  était  une 
beauté  chinoise,  fière  de  sa  taille  mignone  et  svelte,  de  ses  yeux 
allongés  et  retroussés,  de  son  teint  frais,  éblouissant.  A  ces  at- 
traits naturels,  sa  coquetterie  raffinée  ajoutait  tous  ceux  que  l'art 
peut  fournir.  D'une  main  habile  et  exercée,  elle  traçait,  avec 
l'encre  de  Chine,  de  magnifiques  arcs  au-dessus  de  ses  yeux 
bruns.  Quel  brillant  incarnat  elle  posait  sur  ses  joues ,  quel  rouge 
de  pourpre  sur  ses  lèvres  !  Quant  à  la  coiffure,  pas  n'est  besoin 
de  la  décrire,  puisque ,  grâce  aux  caprices  de  la  mode,  elle  a  fait 
récemment  le  tour  du  monde.  Mais  que  dirai  je  de  ses  admirables 

3r 


350  LITTÉRATURE, 

petits  pieds;  ils  étaient  en  quelque  sorte  invisibles;  ses  mains 
délicates  paraissaient  énormes  à  côté  de  ces  pieds  inouïs ,  ren>' 
fermés  dans  des  souliers  d'un  pouce  de  long,  sur  un  demi-pouce 
de  large.  Cependant  il  manquait  à  Schu  King  une  perfection.  Les 
Chinoises  regardent  comme  une  grande  beauté  de  porter  l'ongle 
du  petit  doigt  de  la  main  giiuche  long  de  quatre  à  cinq  pouces  ; 
celles  qui  peuvent  l'amener  à  six,  huit  ou  dix  pouces,  sont  en 
bon  chemin  d'être  mises  au  nombre  des  divinités.  Or,  Schu  King 
n'avait  jamais  pu  réussir  h  se  procurer  ce  bonheur.  La  pétulance 
de  son  caractère  s'y  opposait;  elle  qui  gesticulait  sans  cesse,  ne 
pouvait  garder  longtemps  cet  appendice  gênant  les  mouvements 
de  la  main.  Quand  elle  l'avait  laissé  croître  seulement  deux  mois, 
il  arrivait  que  dans  quelque  vive  démonstration  qu'elle  faisait  a 
son  frère,  l'ongle  se  brisait,  et  elle  versait  d'abondantes  larmes, 
mais  l'ongle  était  perdu.  Hélas!  si  belle,  si  séduisante,  fallait-il 
qu'il  lui  n)anquât  ce  dernier  charme  ! 

La  belle  Schu-King,  curieuse  de  savoir  le  motif  de  la  visite  du 
général,  interroge  son  frère;  elle  craint  qu'il  ne  se  laisse  trom- 
per par  les  flatteries  insidieuses  de  son  rival. 

a  Sois  rassurée,  ma  tourterelle,  répond  lo  tendre  frère,  pas  un 
clignement  de  ses  yeux  ne  m'a  échappé.  Il  est  rusé,  le  renard, 
mais  c'est  un  ignorant  que  l'inslinct  seul  conduit,  b 

«  Que  pense-t-il  du  nouveau  Lama?  Le  connaît-il?  Je  crains, 
mon  frère,  que  tu  ne  te  laisses  prendre  dans  ses  filols.  » 

a  Ce  qu'il  pense!  les  brutes  ne  pensent  pas;  le  renard  n'a 
de  la  finesse  que  tout  juste  pour  éviter  le  piège.  Non,  ma  sœur, 
le  sommeil  de  la  nuit  n'a  pas  appesanti  mes  yeux.  Ce  changement 
de  souverain  entre  dans  mes  plans;  j'en  viendrai  b  bout  sans 
peine.  Peux-tu  douter  que  dans  un  mois  les  doux  plumes  de  paon 
et  le  bouton  de  rubis  orneront  mon  bonnet ,  que  la  pierre  d'a- 
gathe  brillera  sur  ma  ceinture,  et  que  bientôt  j'aurai  le  pélican 
d'or  sur  mon  dos?  » 

«  Puissent  tes  vues  d'avenir  ne  pas  te  faire  négliger  les  exi- 
gences du  présent!  » 

a  Que  veux-tu  dire?  » 

0  Lassa  est  en  rumeur.  L'installation  du  nouveau  Lama  a  lieu 
aujourd'hui.  A  cette  pompeuse  cérémonie,  les  représentants  de 


HISTOIRE.  39# 

P'Empire  Céleste  doivent  figurer  avec  éclat.  Comment  vous  en - 
tendrez-vous  avec  le  général?  Mon  frère,  penses-y  bien!  si  ton 
palanquin  allait  se  trouver  d'un  pouce  seulement  en  arrière  de 
8on  cbeval  !  !  » 

A  cède  idée,  le  correspondant  frémit,  puis  après  avoir  réflé- 
chi un  instant,  il  prend  la  main  de  sa  sœur,  et  déposant  un  bai- 
ser sur  son  nez  et  sur  son  oreille  :  «  Ne  t'inquiète  pas  de  l'hon- 
neur de  ton  frère  !  Je  dois  être  le  premier  auprès  du  saint  Lama 
pour  surveiller  tous  ses  mouvements.  Ainsi  le  veulent  mes  in- 
structions, ainsi  le  demande  le  journal  de  la  cour  pour  lequel 
j'écris-  mes  nouvelles  du  Thibet.  » 

En  ce  moment  une  visite  vint  interrompre  l'entretien.  C'était 
le  colonel  Tschu-Kiang,  le  fashionable  et  suffisant  chinois  qui 
tenait  le  second  rang  dans  la  troupe  du  général.  Tschu-Kiang, 
plein  d'une  fatuité  naïve,  faisait  la  cour  à  Schu-King,  et  malgré 
les  sarcasmes  dont  celle-ci  le  poursuivait  sans  cesse,  il  ne  dou- 
tait point  qu'elle  ne  finît  par  subir  le  joug  de  son  amour,  auquel, 
selon  lui ,  nulle  femme  n'avait  encore  pu  résister.  Aussi ,  loin  de 
se  laisser  rebuter,  il  multipliait  ses  visites  et  avait  toujours  soin 
d'apporter  quelque  présent. 

a  Qu'apportezvous  aujourd'hui,  mon  jeune  ami,  demanda  le 
correspondant ,  dès  que  les  politesses  d'usage  furent  terminées. 

«  Rien  qui  vaille  la  peine,  répondit  le  colonel,  seulement, 
hier  au  soir,  un  messager  m'a  remis  de  la  part  de  ma  tante,  un 
tendre  billet  avec  une  grosse  pièce  de  ce  bœuf  si  renommé  de 
Wampu.  » 

«  Vous  êtes  bien  heureux  !  >  s'écria  le  correspondant,  qui  ne 
dédaignait  pas  un  bon  morceau. 

«  Mon  digne  ami,  vous  me  confusionnez!  »  et  Tschu  Kiang 
tirant  de  sa  botte  un  cornet  de  papier  de  soie ,  «  puis-je  espérer 
que  vous  voudrez  bien  en  savourer  le  goût?  » 

Le  correspondant  ne  se  fit  point  prier.  Il  ouvrit  le  cornet,  en 
tira  la  viande  coupée  en  petits  morceaux  et  la  mangea  glouton- 
nement. 

c  Voila  bien  l'excellont  et  classique  bœuf  de  Wampu.  La  tra- 
dition sacrée  nous  apprend  qu'un  dieu,  pour  récompenser  la 
vertu  d'un  sage  mandarin,  créa  celte  race  de  bcs'iaux,  d'où  pro- 
viennent tous  ceux  do  V'ampu.  > 


392  LITTERATUiE, 

Schu-Ring,  qui  dès  l'entrée  du  colonel  s'était  retirée  devant 
son  miroir,  où  elle  s'admirait  avec  complaisance,  sentit  ses  nerfs 
offensés  par  l'odeur  de  cette  viande. 

«  Le  seigneur  Tschu-Kiang,  observa- 1- elle  malignement,  ferait 
bien  de  déposer  le  casque  et  l'épée  pour  aller  chez  sa  tante, 
apprendre  l'élève  des  bestiaux  et  s'établir  ensuite  à  Peking  ou  h 
Kanglon  marchand  de  bœuf.  » 

«  0!  Schu-King,  reflet  d'une  autre  vie,  avec  quelle  tendre 
sollicitude  vous  songez  h  mon  avenir,  s'écria  le  colonel.  Pourquoi 
devrais  je  déposer  le  casque  et  l'épée?  Sans  doute,  vous  craignez 
pour  ma  vie,  parce  que  les  dangers  de  la  guerre  sont  innombra- 
bles. Mais  ma  valeur,  mon  courage,  ma  téméraire  bravoure, 
serez-vous  la  dernière  à  les  reconnaître  ?  L'héroïsme  guerrier  est 
celui  qui  plaît  surtout  à  l'âme  tendre  des  femmes.  » 

4  De  quels  dangers  parlez-vous,  cher  colonel!  reprit  Schu- 
King  en  riant  :  la  moitié  de  l'artillerie  chinoise  consiste  en  canons 
de  papier,  et  l'autre  moitié  a  été  enclouée  par  les  Tartares.  A  la 
guerre,  les  cavaliers  sont  garantis  par  leurs  parapluies.  Vous  me 
faites  rire  avec  vos  dangers.  » 

«  Schu-King,  rêve  de  mon  âme,  un  mauvais  sentiment  ne 
saurait  trouver  place  dans  votre  sensible  cœur.  Non,  ces  para- 
pluies sont  une  invention  de  l'humanité,  et  notre  siècle  de  progrès 
ne  doit  pas  désespérer  de  les  rendre  imperméables  aux  balles. 
L'échange  des  boulets  est  une  triste  nécessité  de  la  guerre,  que 
nous  devons  aux  misérables  Européens;  ce  n'est  que  dans  un 
combat  corps  k  corps  que  se  montrent  la  valeur  et  le  courage  de 
l'homme.  Il  est  vrai  que  la  moitié  de  nos  canons  sont  en  papier, 
mais  ils  nous  servent  comme  s'ils  étaient  en  métal.  L'ennemi , 
qui  trop  souvent  cherche  à  troubler  le  repos  du  Céleste  Empire, 
ne  peut  voir  de  loin  si  les  pièces  de  nos  batteries  sont  réelles, 
enclouées  ou  bonnes  h  tirer.  Il  s'enfuit  frappé  de  terreur,  et  la 
victoire  n'en  est  pas  moins  certaine.  » 

Le  correspondant,  qui  avait  ses  vues  sur  le  colonel  Tschu- 
Kiang,  détourna  la  conversation  sur  un  sujet  moins  irritant,  puis 
le  retint  k  dîner,  et  l'on  ne  se  sépara  qu'à  l'heure  où  il  fallait 
s'habiller  pour  la  grande  cérémonie  du  jour. 


HISTOIKE.  3^3 

Le  Lama  s'avance  accompagné  d'un  immense  cortège,  au 
milieu  de  la  foule  accourue  de  toutes  parts  pour  assister  à  cette 
sainte  cérémonie.  D'innombrables  prêtres  bordent  la  haie,  fai- 
sant retentir  l'air  de  leurs  chants  et  le  parfumant  de  la  fumée 
de  l'encens  qui  s'échappe  de  cassolettes  portées  par  eux  mêmes. 
Les  grands  pontifes  et  les  savants  théologiens  marchent  en  tête 
de  la  procession.  Ils  sont  vêtus  de  longues  robes  jaunes,  avec 
des  capes  de  même  couleur  rabattues  sur  leurs  têtes.  Derrière 
eux  défilent  six  à  sept  mille  cavaliers,  armés  de  lances,  d'arcs 
et  de  fusils;  ils  ont  pour  chef  un  homme  révéré  de  la  foule,  qui 
porte  un  vêtement  jaune,  orné  de  broderies,  avec  un  manteau 
cramoisi  qui  cache  en  partie  ses  formes  athlétiques,  laissant  seu- 
lement libre  le  bras  droit.  C'est  le  général  des  troupes  thibé- 
taines,  qu'on  appelle  le  frère  du  Lama,  et  qui  l'est  en  effet  par 
le  sang.  A  ses  côtés  marche  le  correspondant,  entouré  d'une 
suite  nombreuse  qui  partage  l'orgueil  de  son  maître.  Un  long 
bâton  de  bambou  s'élève  du  milieu  des  rangs  pour  indiquer  la 
puissance  du  correspondant ,  comme  représentant  l'empereur  de 
la  Chine.  Les  Thibétains  contemplent  avec  tristesse  ce  signe  de 
leur  dépendance  politique.  Le  général  chinois  vient  ensuite  avee 
ses  soldats,  parmi  lesquels  brille  entre  tous  le  colonel  Tschu- 
Kiang,   monté  sur  un  magnifique  cheval,  richement  capara- 
çonné, et  garanti  des  rayons  du  soleil  par  son  large  parapluie. 
Puis  divers  groupes  dont  chacun  a  son  étendard  et  ses  insignes; 
de  jeunes  prêtres  portant  des  hvres  de  prières,  des  idoles  ;  neuf 
chevaux  chargés  de  la  garderobe  du  Lama Mais  tous  ces  sym- 
boles de  la  puissance  terrestre  sont  déjà  passés.  Silence  !  le  dieu 
s'approche!  la  foule  émue  s'agenouille,  les  fronts  se  courbent 
dans  la  poussière  ;  on  n'entend  plus  que  les  murmures  de  la 
prière  et  les  soupirs  de  l'extase.  Qui  oserait  contempler  en  face 
la  divinité!  quel  œil  ne  craindrait  pas  d'être  aveuglé  par  son 
éclat  !  —  La  haie  des  prêtres  se  referme  derrière  la  procession  ; 
la  foule  pousse  des  acclamations  répétées  et  chaque  fidèle  se  re- 
tire, heureux  d'avoir  été  témoin  d'un  pareil  spectacle,  dont  le 
souvenir  le  suivra  dans  toutes  les  vicissitudes  de  sa  vie! 

Le  lendemain  de  ce  grand  jour,  les  habitants  de  Lassa  repre- 
naient leurs  occupations  habituelles.  Il  ne  restait  de  l'agitation 


394  LITTÉRATTJBE , 

de  la  veille  que  quelques  groupes  de  militaires  dispersés  çà  et  là 
sur  les  places  publiques,  écoulant  les  récits  que  chacun  faisait 
de  ce  qu'il  avait  vu  et  entendu.  C'était  à  qui  raconterait  les  choses 
les  plus  merveilleuses,  lorsque  quelques  soldats  chinois,  s'étant 
permis  des  plaisanteries  peu  orthodoxes  touchant  la  divinité  du 
Laraa,  il  s'ensuivit  une  rixe  violente;  des  paroles  on  en  vint 
aux  coups,  et  l'affaire  aurait  pu  devenir  très-grave,  si  le  schamane 
n'était  accouru  pour  s'interposer.  Son  autorité,  respectée  par  tous, 
suffit  pour  rétablir  le  calme.  Mais  les  Chinois  avaient  été  battus, 
et  le  correspondant,  instruit  de  cette  injure  faite  aux  représen- 
tants du  Céleste  Empire,  se  rendit  aussitôt  au  palais  du  Lama 
pour  porter  sa  plainte  et  demander  réparation.  Ce  palais  formait 
à  lui  seul  comme  une  autre  ville  à  côté  de  la  capitale.  Au  milieu 
d'une  salie  magnifique,  sur  un  trône  élevé,  se  tenait  assis,  im- 
mobile comme  une  idole,  le  Laraa,  qui  n'était  autre  que  Maha- 
Guru ,  le  compagnon  d'enfance  de  Gylluspa,  le  frère  du  schamane, 
depuis  plusieurs  années  enlevé  k  la  société  des  hommes  par  les 
prôtres,  qui  l'avaient  destiné  à  jouer  le  rôle  d'un  dieu.  A  ses 
pieds  S6  tenaient  prosternés  ses  deux  frères,  ravis  en  extase  à 
rouie  des  discours  de  Maha-Guru,  qui  leur  parlait  de  sa  puis* 
sance  sans  bornes,  de  son  ubiquité ,  de  la  mystérieuse  transfor» 
mation  qui  s'était  opérée  en  lui.  Maha-Guru  se  croyait  dieu  de 
très-bonne  foi,  et  ses  paroles,  fortement  empreintes  de  mysti- 
cisme, témoignaient  de  l'exaltation  qui  dominait  toutes  ses  pen- 
sées. Les  plaintes  peu  mesurées  du  correspondant  chinois  vin- 
rent assez  mal  à  propos  interrompre  cette  espèce  de  révélation 
intime.  Aussi,  le  Lama  courroucé,  donnant  libre  cours  a  sa  co- 
lère, refusa  toute  satisfaction  à  l'ambassadeur  du  Céleste  Empire, 
et  après  de  dures  paroles  contre  son  audace  et  ses  intrigues,  il 
le  congédia  en  dieu  irrité,  au  bruit  du  tonnerre,  à  la  lueur  des 
éclairs,  tandis  qu'un  nuage,  enveloppant  son  trône,  le  dérobait 
à  la  vue  des  profanes. 

Cependant  le  malheureux  Hali-Jong  gémissait  au  fond  de  son 
cachot,  attendant  avec  anxiété  que  les  gylongs  noirs  voulussent 
bien  lui  faire  son  procès.  Gylluspa,  instruite  par  le  schamane 
des  dangers  qui  menaçaient  son  père,  résolut  de  tout  faire  pour 
le  sauver.  Dans  ce  but,  elle  se  rend  au  palais  du  Laraa,  où. 


HISTOIRE.  395 

elle  sait  qu'elle  doit  rencontrer  le  scharaane.  Elle  pénètre  sans  - 
difficulté  dans  l'enceinte  sacrée. et  jusque  dans  le  jardin,  oh.  elle 
se  trouve  tout  à  coup  en  présence  de  son  bien  aimé  Maha-Guru. 
Les  deux  amants  se  jettent  dans  les  bras  l'un  de  l'autre  ;  Gylluspa 
s'abandonne  sans  réserve  à  la  joie  de  revoir  l'ami  de  son  enfance,  ' 
celui  pour  qui  seul  bat  son  cœur.  Maha-Guru,  tout  entier  au: 
bonheur  que  lui  cause  la  présence  de  sa  bien-aimée,  oublie  sa: 
divinité.  Que  de  tendres  choses  à  se  dire!  que  de  douces  caresses" 
à  échanger!  Le  langage  énigmalique  de  Maha  Guru  devait  bien 
un  peu  surprendre  Gylluspa,  mais  l'amour  ne  raisonne  guère; - 
il  n'a  pas  besoin  de  comprendre;  il  jouit  suffisamment  du  doux 
son  de  la  voix,  de  l'expression  du  regard,  sans  chercher  à  saisir 
le  sens  des  paroles.  Aussi  nos  amants  ne  songent-ils  plus  au  reste 
du  monde,  quand  un  bruit  de  pas  vient  rappeler  a  Maha-Guru 
qu'il  n'est  pas  permis  au  Lama  d'avoir  aucune  relation  avec  le 
sexe  féminin. 

Mais  il  avait  appris  le  malheur  du  père  de  Gylluspa  et  il  croyait 
pouvoir  le  sauver.  Hélas  !  le  pauvre  dieu  se  faisait  une  singuhère 
illusion  sur  son  pouvoir:  il  ne  pensait  pas  que  le  collège  des 
prêtres  était  beaucoup  plus  puissant  que  lui,  et  ne  considérait 
guère  le  Lama  que  comme  un  instrument.  En  effet,  les  efforts 
de  Maha-Guru  demeurent  stériles.  Les  gylongs  noirs  ne  relâchent 
point  leur  victime,  et  de  cramte  qu'elle  leur  échappe,  ils  se 
hâtent  de  préparer  le  sacrifice. 

tfn  jour,  tandis  que  Hali-Jong  était  en  proie  aux  réflexions 
pénibles  qui  pesaient  sans  cesse  sur  lui,  la  porte  de  son  cachot 
s'ouvre,  il  aperçoit  dans  une  chambre  voisine  sa  fille  et  ses  trois 
frères,  puis,  dans  la  galerie,  une  interminable  file  de  prêtres  ou 
de  moines  murmurant  des  prières. 

L'un  de  ceux-ci,  s'avançant  vers  le  vieillard,  lui  dit:  <  Je 
m'estime  heureux  d'avoir  été  choisi  pour  conduire  au  tribunal 
des  dieux  le  misérable  qui  les  a  si  cruellement  offensés.  Lève-loi 
ei  suis  le  serviteur  de  l'éternelle  justice.  »  HaU  Jong  se  lève 
machinalement  et  suit  le  prêtre,  soutenu  par  ses  frères  et  par 
Gylluspa.  On  le  conduit  d'abord  dans  la  salle  où  il  avait  vu  les 
dieux  livrés  aux  flammes.  Lh,  dès  que  tous  furent  assis  et  le 
silçnce  obtenu,  le  grand  inquisiteur  se  levant,  saisit  une  idole 


S96  LITTÉRATURE, 

p«inte  en  bleu,  et,  la  montrant  à  Hali-Jong,  se  contenta  pour 
tout  acte  d'accusation  de  lui  demander  s'il  s'en  reconnabsait 
l'auteur. 

Hali-Jong  parut  sortir  de  sa  rêverie.  Il  prit  le  dieu,  le  porta  i 
ies  lèrres,  le  serra  entre  ses  bras.  «  Est-ce  ici  que  je  devais  te 
retrouver,  ô  mon  Pozio  Cenrest?  Lorsque  tu  parus  dans  le  monde 
sous  le  nom  de  Gua-Thrii-Thengo ,  tu  enseignas  à  ton  peuple  le 
plus  beau  de  tous  les  arts.  Ne  t'ai-je  pas  ciselé  ainsi,  afin  que 
ton  image  fût  digne  de  ton  art?  Faudra-t-il  toujours  te  repré- 
senter sous  la  forme  d'un  singe?  Non,  je  t'ai  rendu  la  figure 
du  bel  enfant  à  la  voii  duquel  la  terre  se  peupla,  qui  donna  aux 
hommes  des  lois  et  leur  dévoila  les  secrets  des  beaux-arts.  » 

<  Ta  langue  a  menti  !  s'écria  l'accusaieur.  Quand  donc  la  tra- 
dition t'a-t  elle  appris  à  faire  d'un  singe  un  bel  enfant?  Qui  t'a 
permis  de  fouler  aux  pieds  le  dixième  canon  de  notre  quatre-vingt- 
dix-septième  très  saint  concile?  d'enlever  au  nez  de  Pozio  la 
forme  traditionnelle  qui  est  le  cachet  de  notre  culte ,  et  de  lui 
donner  une  figure  profanément  belle,  contraire  à  toutes  nos  loia 
et  traditions  sacrées?  » 

Hali-Jong,  levant  les  yeux  au  ciel,  protesta  contre  cette  ma- 
nière barbare  d'entendre  la  tradition.  S'abandonnant  h  son  en- 
thousiasme d'artiste,  il  osa,  le  profane,  taxer  les  prêtres  eux- 
mêmes  d'impiété,  les  accuser  de  rendre  les  dieux  difformes  et 
hideux,  afin  d'exploiter  la  terreur  qu'ils  inspirent.  11  développa, 
sans  se  laisser  intimider  par  les  cris  de  fureur  de  ses  ennemis , 
des  idées  religieuses  fondées  sur  Tamour  du  beau,  des  vues 
pleines  de  grandeur  sur  la  bonté  des  dieux.  Hélas  !  c'était  jeter 
de  l'huile  sur  le  feu.  Ses  trois  frères  frissonnaient  de  l'entendre 
exposer  ainsi  les  hérésies  les  plus  abominables,  et  Gylluspa, 
dont  l'âme  élevée  était  bien  faite  pour  le  comprendre  ,  versait 
d'abondantes  larmes  tout  en  sympathisant  avec  les  paroles  de 
son  père,  car  elle  devinait  quel  en  serait  le  résultat. 

Il  fallut  subir  la  réplique  du  grand  inquisiteur,  qui ,  dans  un 
discours  en  points  multipliés,  appela  à  son  secours  toutes  les 
arguties  Ibéologiques,  pour  prouver  que  Hali-Jong  était  un  athée, 
digne  de  tous  les  supplices.  Et  Hali-Jong  ayant  repris  la  parole 
avec  une  nouvelle  audace,  ies  fanatiques  gylongs,  ne  pouvant 


HISTOIRE.  39 -i 

maîtriser  davantage  leur  rage  pieuse,  se  précipitent  sur  lui,  le 
saisissent,  le  déchirent  en  pièces  et  font  ruisseler  son  sang  sur 
les  parvis  du  temple. 

Gylluspa  perd  connaissance  entre  les  bras  de  ses  trois  autres 
pères.  Les  moines,  satisfaits  d'une  victime,  déclarent  à  ceux-ci 
qu'on  leur  accorde  leur  grâce ,  à  condition  toutefois,  qu'avant  de 
retourner  à  leur  fabrique  de  Paro,  ils  suivront  un  cours  d'inter- 
prétation de  la  tradition  sacrée,  qui  va  être  donné  tout  exprès 
pour  eux  par  un  moine,  afin  qu'a  l'avenir  ils  ne  puissent  plus 
commettre  la  moindre  faute  dans  la  figure  des  dieux. 

»  Maintenant  que  Hali-Jong  n'est  plus,  dit  à  Gylluspa  Heli- 
Jong,  son  second  père,  je  prends  sa  place.  C'est  moi  qui  aurai 
dorénavant  le  droit  de  reposer  tout  auprès  de  ta  couche ,  de  te 
prêter  le  secours  de  ma  force  pour  serrer  ta  ceinture,  de  recevoir 
le  matin  ton  premier  baiser.  Et  au  jour  anniversaire  de  ma  nais- 
sance, tu  m'adresseras  un  chant  de  cinq  strophes,  au  lieu  que 
jusqu'à  présent  ceux  que  tu  m'adressais  n'en  avaient  que  quatre.  » 


Au  Thibet,  les  combats  de  taureaux  sont,  comme  en  Espagne, 
un  divertissement  favori  !  Mais  ce  qui  est  peu  honorable  pour 
notre  civilisation  européenne,  c'est  qu'ils  y  sont  moins  sangui- 
naires; on  se  contente  le  plus  souvent  d'applaudir  l'adresse  des 
tauréadors  a  éviter  la  poursuite  de  l'animal  rendu  furieux  par 
leur  excitation. 

Quelques  jours  après  l'installation  du  Lama,  un  spectacle  de 
ce  genre  réunissait  dans  le  théâtre  de  Lassa  une  société  très- 
distinguée.  On  y  voyait  entre  autres  le  correspondant  chinois 
avec  sa  sœur,  la  coquette  Schu-Ring  et  le  beau  colonel  Tschu- 
Kiang.  Celui-ci,  toujours  préoccupé  du  désir  de  subjuguer  Schu- 
Ring  en  étalant  ses  hauts  mérites  devant  elle,  entreprend  de 
raconter  ses  voyages,  ses  exploits,  ses  conquêtes,  et  s'aban- 
donne avec  une  ardeur  naïve  a  ce  penchant  général  des  Chinois 
pour  le  mensonge  et  la  vanterie.  Ses  récits  merveilleux  amusent 
cependant  sa  belle  interlocutrice,  et  attirent  même  l'attention  du 
correspondant  qui  cesse  un  moment  d'écrire  ses  petits  bulletins, 
travail  auquel  il  consacre  tous  ses  instants  de  loisir  en  quelque 

35 


308  LITTÉKATUftE , 

lieu  qu'il  se  trouve,  portant  toujours  sur  lui  un  encrier,  et  s€ 
servant  de  ses  jambes  pour  pupitre;  c'est  l'usage  général  des 
lettrés  du  Céleste  Empire  ;  ils  écrivent  beaucoup  plus  facilement 
qu'ils  ne  parlent,  car,  grâces  a  la  pauvreté  euphonique  de  leur 
langue  et  aux  habitudes  tortueuses  de  leur  esprit,  deux  Chinois 
peuvent  s'entretenir  toute  une  journée  sans  être  parvenus,  soit 
à  se  comprendre,  soit  à  se  dire  ce  qu'ils  veulent.  Pendant  un  en- 
tr'acte  du  spectacle ,  arrive  un  étranger  assez  singulièrement 
vêtu  d'une  robe  rouge  avec  des  ornements  bizarres,  qui  annon- 
cent un  de  ces  bouffons  que  les  souverains  de  certains  pavs 
souffrent  volontiers  auprès  d'eux.  C'est  Dhû-Kummuz,  favori  du 
Lama  de  Teschulumbo,  envoyé  par  son  maître  pour  saluer  son 
ami  le  correspondant  et  traiter  avec  lui  d'affaires  secrètes. 

Les  ïhibétains  se  divisent  en  deux  sectes,  dont  l'une  adore  le 
Lama  de  Lassa,  tandis  que  l'autre  ne  reconnaît  que  celui  de 
Teschulumbo,  quoique  dans  l'origine  celui-ci  ne  fut  en  quelque 
sorte  qu'un  sous-dieu.  Or,  ces  deux  Lamas  se  font  souvent  la 
guerre,  et  l'empereur  de  la  Chine  attise  le  feu  de  la  discorde 
afin  d'en  tirer  parti  pour  augmenter  son  influence.  On  conçoit 
dès  lors  que  les  relations  du  correspondant  avec  le  Lama  de 
Teschulumbo,  n'étaient  pas  de  nature  à  se  traiter  dans  un  lieu 
public.  Aussi,  sans  attendre  la  fin  des  courses,  notre  compagnie 
chinoise  se  retire  avec  l'étranger,  qui  ne  doit  pas  loger  ailleurs 
qu'au  palais  de  l'ambassade. 

D'ailleurs,  les  nouvelles  qu'apporte  Dhû-Kummuz  paraissent 
d'une  haute  importance,  car  elles  obligent  le  correspondant  à 
risquer  le  voyage  de  Teschulumbo  pour  aller  s'entendre  de  vive 
voix  avec  le  Lama.  En  effet,  nous  le  retrouvons  pou  de  jours 
après,  cheminant  incognito  dans  les  montagnes  du  Thibet,  ac- 
compagné d'un  seul  domestique,  le  fidèle  Ho-Po,  qui  ne  peut 
prendre  son  parti  de  voir  son  maître  dépouillé  de  l'étiquette  ha- 
bituelle, et  souffre  cruellement  d'être  obligé  de  renoncer  à  sa 
riche  livrée  de  soie  pour  endosser  un  grossier  manteau.  Le  cor- 
respondant, accroupi  gravement  sur  la  large  selle  de  son  cheval, 
dans  l'attitude  d'une  pagode,  passe  aux  yeux  des  paysans  Thibé- 
tains,  pour  quelque  dieu  dont  l'apparition  inspire  une  crainte 
superstitieuse.  Au  Thibet,  la  mythologie  se  mêle  h  tous  les  actes 


HISTOIRE.  399 

de  la  vie  habituelle  avec  une  étonnante  facilité.  La  tradition  se 
crée  et  fait  autorité  du  jour  au  lendemain.  A  peine  nos  deux 
Chinois  avaient-ils  traversé  un  village  qu'ils  étaient  rangés  parmi 
les  dieux,  comme  si  un  millier  d'années  avaient  déjà  consacré 
leur  canonisation;  et,  conséquents  dans  leur  prompte  crédulité, 
ces  montagnards  ne  permettent  pas  qu'on  élève  le  moindre  doute 
sur  les  croyances  qu'ils  se  forgent  de  cette  manière.  Ainsi,  lors- 
que le  correspondant  ayant  oublié  son  nécessaire  dans  une 
auberge  où  il  avait  passé  la  nuit,  envoie  son  domestique  le  ré- 
clamer, l'aubergiste,  qui  se  trouvait  cumuler  les  fonctions  de 
grand-prêtre  de  son  village,  répond  hardiment  qu'il  ne  sait  ce 
que  cela  veut  dire,  que  nul  mortel  n'a  souillé  le  seuil  de  sa  porte 
depuis  qu'un  dieu  lui  a  fait  l'honneur  de  reposer  sous  son  toit. 
C'est  en  vain  que  Ho-Po  insiste,  en  vain  qu'il  reconnaît  le  né- 
cessaire entre  les  mains  du  prêtre,  on  ne  l'écoute  pas,  on  le 
traite  de  sacrilège  qui  veut  porter  la  main  sur  de  saintes  reliques 
appartenant  au  temple,  on  le  chasse  h  coups  de  pierres  et  il  est 
forcé  de  fuir,  de  rejoindre  son  maître,  la  honte  et  le  dépit  dans 
le  cœur.  Hélas!  ce  n'est  \h  que  le  commencement  d'une  suite 
de  tribulations  cruelles.  Le  rusé  correspondant  a  trouvé  plus  rusé 
que  lui  dans  le  Lama  de  Teschulumbo,  qui,  devinant  ses  projets, 
ne  l'attire  que  pour  paralyser  ses  intrigues  en  le  faisant  prison- 
nier. Le  TeschuLama  veut  bien  conquérir  le  Thibet,  mais  pour 
son  propre  compte  et  non  pour  celui  du  Céleste  Empire.  Il  pos- 
sède une  armée  nombreuse,  une  artillerie  redoutable,  com- 
mandée par  un  certain  capitaine  Dickson,  déserteur  de  la  com- 
pagnie des  Indes,  et  son  adroit  messager  Dhii-Rummuz  lui  a 
procuré  dans  Lassa  même,  des  auxiliaires  plus  sûrs  et  plus 
puissants  que  l'amitié  suspecte  de  l'ambassadeur  chinois.  C'est 
le  frère  de  Maha-Guru,  c'est  le  schamane  lui-même,  qui  com- 
plote avec  lui  la  ruine  du  Dalai-Lama.  Le  schamane  amoureux 
de  Gylluspa,  voyant  qu'il  ne  peut  espérer  la  possession  de  celle- 
ci  qu'en  lui  faisant  d'abord  épouser  son  frère,  a  conçu  le  projet 
de  délamaïser  Maha-Guru,  de  le  renverser  de  son  trône  divin 
pour  le  ramener  à  la  condition  do  simple  mortel.  Alors  Maha- 
Guru  pourra  posséder  Gylluspa  et  la  partager  avec  le  schamane. 
C'est  ainsi  que  lii  polyandrie  a  l'avantage  de  rendre  le  r(eur  de 


100  UTTÉRATURE, 

l'homme  étranger  aux  transports  jaloux.  Elle  permet  à  l'amour 
d'étendre  librement  ses  ailes,  et  ne  le  condamne  point  à  cette 
espèce  de  martyre  que  lui  imposent  trop  souvent  nos  convenances 
sociales.  Il  faut  avouer  que,  sous  ce  rapport,  elle  a  bien  son 
mérite.  Le  schamane  donc  favorise  les  plans  du  Teschu-Lama, 
et  tandis  que  notre  malheureux  Chinois,  déçu  dans  toutes  ses 
ambitieuses  espérances,  périt  misérablement  au  fond  d'un  pré- 
cipice en  essayant  de  s'échapper  pendant  la  nuit,  l'armée  de 
Teschulumbo  se  met  en  marche,  dirigée  par  le  capitaine  Dickson^ 
qui  est  encore  un  original  fort  amusant,  dont  le  caractère  est 
admirablement  peint. 

Cependant  que  devient  Schu-King  en  l'absence  de  son  frère? 
Elle  se  console  dans  le  harem  du  correspondant,  en  se  livrant 
avec  ses  femmes  aux  jodissances  que  procure  l'ivresse  de  l'opium. 
Puis,  croyant  toujours  son  frère  d'accord  avec  le  Teschu-Lama, 
elle  poursuit  l'exécution  de  ses  projets  et  persuade  au  colonel 
Tschu-Kiang  de  trahir  les  Thibétains  en  ouvrant  à  l'ennemi  une 
des  portes  de  Lassa.  Le  beau  colonel,  séduit  par  l'espoir  d'ob- 
tenir enfin  l'objet  de  tous  ses  vœux,  ne  sert  que  trop  bien  les 
intérêts  du  Teschu-Lama. 

L'armée  de  Teschulumbo  s'empare  de  la  capitale.  Maha  Guru, 
enlevé  par  son  frère,  disparaît  au  milieu  de  la  mêlée  ;  la  révolu- 
tion s'accomplit  ;  les  prêtres  reconnaissent  le  vainqueur,  et  les 
Chinois  sont  honteusement  chassés.  Mais  Schu-King  ne  peut 
plus  se  refuser  aux  instances  de  Tschu  Kiang  ;  elle  consent  à  faire 
son  bonheur,  à  condition  qu'il  renverra  les  femmes  de  son  frère, 
et  ce  digne  couple  prend  la  route  de  Wampu  pour  aller  couler 
des  jours  paisibles  auprès  de  la  tante  du  colonel,  dans  cette 
contrée  où  paissent  de  si  fameux  troupeaux. 

Cependant  le  schamane  n'a  pas  oublié  Gylluspa.  Elle  se  trouve 
au  rendez-vous  fixé  dans  un  bois,  à  quelque  distance  de  la  ville, 
et  nos  trois  fugitifs ,  montés  sur  d'excellents  chevaux,  s'éloignent 
rapidement  de  cette  scène  de  carnage.  Le  bonheur  les  remplit 
de  courage  pour  échapper  à  la  mort.  Maha-Guru,  quelque  peine 
qu'il  ait  eu  d'abord  à  redevenir  simple  mortel,  éprouve  une  im- 
mense joie  en  se  retrouvant  homme,  pour  presser  sur  son  cœur 
sa  bien-aiméc  Gylluspa.  Arrivés  dans  la  retraite  que  le  schamane 


HlSIOlRfi.  401 

a  choisie  au  fond  d'une  vallée  solitaire,  ces  trois  êtres  s'unissent 
et  confondent  leurs  existences  dans  une  douce  intimité  que  nulle 
passion  étrangère  ne  vient  plus  troubler. 

Bien  des  années  après,  Maha-Guru,  resté  seul  survivant  de 
cet  heureux  trio,  rassemble  un  jour  tous  ses  serviteurs,  leur 
adresse  de  touchants  adieux,  puis  s'éloigne,  et  gravissant  le 
sommet  le  plus  élevé  des  montagnes  voisines,  ordonne  au  seul 
domestique  dont  il  s'est  fait  suivre,  de  lui  apporter  chaque  jovir 
en  ce  lieu  la  nourriture  nécessaire  à  son  existence. 

Lorsque  le  domestique  a  disparu  sur  le  sentier  qui  descend  la 
montagne,  que  fait  Maha-Guru?  Voyez-le  sur  la  cime  ardue  de 
co  pic  escarpé  !  son  regard  se  dirige  d'abord  vers  l'horizon,  puis 
s'abaisse  et  se  fixe  pour  toujours  sur  l'extrémité  de  son  nez;  il 
lève  sa  jambe  gauche  et  la  plie  autour  de  la  droite;  son  bras  droit 
se  dresse  vers  le  ciel,  tandis  que  le  gauche  se  colle  contre  son 
corps  ;  les  doigts  de  ses  mains  s'alongent  et  S()  serrent  ;  tout  son 
être  paraît  frappé  d'une  immobilité  subite;  la  vie  ne  se  décèle 
plus  en  lui  que  par  le  léger  mouvement  que  la  respiration  im- 
prime à  ses  narines. 

Et  le  saint,  plongé  dans  une  pieuse  extase,  demeure  peut-être 
encore  aujourd'hui  sur  ce  sommet  de  montagne  !  Les  années,  le 
froid,  la  chaleur,  les  tempêtes,  la  neige,  la  pluie,  ont  exercé 
leur  action  sur  lui,  arraché  ses  vêtements  en  lambeaux,  réduit 
son  corps  à  l'état  de  momie.  Et  il  est  toujours  immobile  sur  un 
seul  pied,  l'autre  ne  devant  plus  jamais  reposer  sur  la  terre. 
Des  plantes  grimpantes  ont  entouré  son  corps  comme  le  tronc 
d'un  arbre;  l'abeille  sauvage  construit  sa  ruche  dans  l'ouverture 
que  ses  jambes  laissent  entre  elles;  l'oiseau  place  son  nid  le 
long  de  ce  bras  qui  ne  peut  plus  se  plier.  L'œil  seul  trahit  encore 
un  reste  de  vie.  De  pieux  pèlerins  déposent  des  aliments  dans 
sa  bouche.  Maha-Guru  ne  tient  plus  à  la  terre  que  par  un  faible 
lien;  son  âme  aspire  dès  longtemps  vers  l'immortalité,  tantôt 
s'élançant  au  ciel ,  tantôt  revenant  dans  sa  demeure  terrestre , 
qui,  tant  qu'elle  n'est  pas  complètement  détruite,  a  droit  à  la 
retenir.  Les  dieux  assis  dans  tout  l'éclat  de  leur  magnificence, 
contemplent  en  souriant  le  vieillard  qui,  dans  sa  jeunesse,  les  a 
représentés  sur  la  (erre.  Un  siège  au  milieu  d'eux  osl  préparé 


40i  SCIENCES  ET  ARTS. 

depuis  longtemps,  et  attend  l'âme  dégagée  do  ses  liens.  Tou» 
les  génies  du  ciel  sont  déjh  revêtus  de  leurs  blancs  habits  de  fête 
et  portent  des  palmes  dans  leurs  mains,  répandant  des  milliers 
de  béatitudes  sur  le  cliemiu  que  doit  parcourir  le  bienheureux. 
Plus  qu'un  dernier  soupir  et  les  cieux  posséderont  ce  nouveau 
prince  ! 

Nos  lecteurs  ne  nous  sauront  sans  doute  pas  mauvais  gré  de 
leur  avoir  donné  une  analyse  un  peu  longue  de  ce  roman,  donW 
l'originalité  nous  a  paru  tout  à  fait  remarquable.  L'auteur  offre 
l'alliance  bien  rare  du  savoir  profond  avec  l'imagination  la  plus 
féconde,  et  l'on  ne  peut  qu'admirer  l'art  qu'il  déploie  dans  ces 
peintures  de  mœurs  si  étranges,  d'usages  tellement  en  dehors 
de  toutes  nos  idées,  et  auxquels  cependant  il  nous  fait  trouver 
un  si  vif  intérêt.  A  ces  qualités  précieuses,  M.  Gutzkow  joint 
encore  le  mérite  d'un  style  plein  de  charme  et  l'absence  de  toute 
prétention  pédantesque.  Aussi  tient-il  l'une  des  premières  places- 
parmi  les  écrivains  actuels  de  la  littérature  cUeraande. 


SCIENCES  ET  ARTS. 


LE  PARFAIT  FERMIER,  traité  d'économie  rurale,  par  O.  CHaptal; 
Paris,  1  vol.  in- 12,  3  fr.  50  c. 

Cet  ouvrage  renferme  un  exposé  clair  et  précis  de  toutes  les 
connaissances  nécessaires  à  l'agricultçur.  On  y  trouve  les  meil- 
leures directions  pour  la  conduite  d'une  ferme,  la  culture  des 
terres,  l'élève  des  bestiaux,  la  tenue  des  livres  de  dépenses  et 
de  recettes,  d'entrée  et  de  sortie.  C'est  un  résumé  très-bien  fait 
de  la  science  agricole  dans  toutes  ses  branches ,  envisagé  surtout 
au  point  de  vue  pratique.  L'auteur  commence  par  indiquer  les 
conditions  les  plus  favorables  à  l'étabhssement  d'une  semblable 
exploitation  ;  la  position  que  le  fermier  doit  choisir  do  préférence 


SCIENCES  ET  ARTS.  403 

pour  les  bâtiments  dont  il  a  besoin,  les  règles  essentielles  à  sui- 
vre dans  leur  construction.  Il  examine  ensuite  les  différentes 
qualités  du  sol,  signale' leurs  avantages  et  leurs  inconvénients, 
et  donne  foutes  les  instructions  propres  h  diriger  UagriculteuT 
dans  ses  premiers  essais.  M.  Chaplal  se  montre  tout  à  la  fois 
un  homme  d'expérience  et  un  savant.  Aucune  des  nouvelles  dé- 
couvertes de  la  science  ne  lui  est  étrangère,  mais  il  ne  conseille 
que  les  procédés  dont  l'utilité  lui  paraît  bien  prouvée,  et,  par 
des  explications  bien  lucides,  il  sait  les  mettre  à  la  portée  do 
toutes  les  intelligences.  Exempt  de  totite  espèce  de  charlatanisme, 
il  n'exagère  pas  les  résultats,  il  énonce  simplement  les  faits  tels 
qu'ils  sont  sans  chercher  h  dissimuler  les  désappointements  qui 
viennent  parfois  renverser  les  prévisions  de  la  théorie.  Son  but 
est  de  populariser  autant  que  possible  les  notions  saines  et  les 
bonnes  méthodes.  Pour  cela,  il  a  mis  h  contribution  les  travaux 
des  agronomes  les  plus  distingués,  ainsi  que  les  meilleurs  traités 
sur  l'art  vétérinaire.  Puis,  afin  de  se  concilier  l'esprit  de  ceux 
auxquels  s'adresse  son  petit  manuel,  il  n'a  pas  dédaigné  com- 
plètement les  données  de  la  routine  ;  un  chapitre  est  consacré 
aux  pronostics  que  les  gens  de  la  campagne  tirent  des  apparences 
du  ciel,  des  habitudes  des  animaux  ou  d'autres  signes  extérieurs. 
Les  dispositions  légales  relatives  aux  biens  et  usages  ruraux,  h 
la  pêche  et  à  la  chasse,  tiennent  aussi  leur  place  dans  le  Parfait 
Fermier,  qui  se  termine  par  une  courte  biographie  des  princi- 
paux agriculteurs  célèbres  depuis  les  temps  les  plus  reculés  jus- 
qu'à nos  jours. 


CHEMINS  DE  FEU  d'Allemagne,  description  statistique,  système 
d'exécution ,  tracé,  voie  de  1er,  stations,  etc.,  elc,  par  M.  Le  Cha- 
telier  ;  Paris,  1845  ,  1  vol.  in-S",  avec  une  carte,  9  l'r. 

Cet  ouvrage  est  le  fruit  des  études  et  des  observations  d'un 
ingénieur  au  corps  royal  des  mines,  qui  avait  été  chargé  par  le 
ministère  français  des  travaux  publics,  de  parcourir  dans  ce  but 
le  grand  duché  de  Bade,  la  Bavière,  l'Autriche,  la  Prusse,  la 
Saxe,  le  Hanovre  et  la  Belgique. 


40i  SCIENCES  ET  ARTS. 

Un  premier  chapitre,  intitulé  Description  Ualistiquc,  retrace 
l'histoire  de  chacun  des  cl)emins  de  fer  en  exploitation  ou  en 
construction,  avec  les  conditions  de  tracé  dans  lesquelles  il  se 
trouve  et*in  aperçu  de  son  importance  présente  ou  future.  L'au- 
teur examine  ensuite  les  systèmes  d'exécution  adoptés  par  les 
divers  Etats  et  présente  d'intéressants  détails  sur  les  nombreuses 
transactions  auxquelles  ont  donné  lieu  les  chemins  de  fer.  Il 
traite  d'une  manière  très-étendue  le  tracé,  la  question  des  pentes 
et  des  courbes,  la  forme  des  rails  et  des  supports,  son  influence 
sur  le  mouvement  des  trains,  les  stations,  le  matériel  de  trac- 
tion et  de  transport,  etc.,  etc.  Deux  chapitres  sont  consacrés 
aux  frais  d'établissement  et  à  ceux  de  l'exploitation,  c'est-à-dire, 
de  l'entretien  et  de  la  surveillance  de  la  voie,  de  l'expédition  et 
du  transport  des  voyageurs  et  des  marchandises,  et  de  la  trac- 
tion. Enfin  ,  l'ouvrage  se  termine  par  un  coup  d'oeil  sur  les  pro- 
duits de  l'exploitation.  Après  avoir  réuni  dans  un  même  tableau 
les  tarifs  de  25  chemins  de  fer  différents,  M.  Le  Chalelier  re- 
produit, pour  les  chemins  exploités  parles  compagnies  qui  livrent 
à  la  publicité  le  compte-rendu  de  leurs  opérations,  les  résultats 
de  l'exploitation.  11  a  cherché,  en  indiquant  les  recettes  et  les 
dépenses  à  ramener  les  unes  et  les  autres  aux  unités  les  plus 
simples,  sous  une  forme  propre  à  fournir  des  termes  de  compa- 
raison. Tous  les  résultats  numériques  ont  été  transformés  en 
mesures  métriques;  et  un  tableau,  sous  forme  d'appendice,  donne 
la  valeur  en  unités  françaises  des  principales  mesures  allemandes 
qui  sont  si  multiples  et  si  variées  d'un  Etat  à  l'autre. 


GENEVB,    IMPRIMERIB  DE  FERD.    RAMBOZ. 


KcDue    Critique 

DES   LIVRES   IVOUVEAUX. 

Ocecenwic    1845. 


>9«â 


LITTÉRATURE,  HISTOIRE. 


LA  IVOnMAlVDIE  romanesque  et  merveilleuse;  traditions,  légendes 
et  superstitions  populaires  de  cette  province,  par  M"^  Amélie 
Bosquet;  Paris,  1  vol.  )n-8°,   7  fr.  50  c. 

Ce  serait  un  curieux  livre  que  celui  qui  renfermerait  la  collec- 
tion bien  complèle  de  (ouïes  les  superstitions  et  de  tous  les  pré- 
jugés populaires  des  divers  pays.  On  en  pourrait  tirer  d'intéres- 
santes données  sur  l'histoire  de  l'un  des  phénomènes  les  plus 
singuliers  de  l'àme  humaine,  de  ce  goût  du  merveilleux  qui  so 
retrouve  à  toutes  les  époques  et  chez  tous  les  peuples.  Mais  nous 
sommes  encore  loin  de  posséder  les  matériaux  d'un  semblable 
recueil.  Cependant  depuis  quelque  temps  ce  genre  de  recherches 
a  pris  faveur,  et  quoique  le  nombre  des  investigateurs  qui  s'y 
adonnent  soit  bien  petit,  les  résultats  de  leurs  efforts  méritent 
déjà  d'être  signalés.  Plusieurs  écrivains,  a  la  tête  desquels  figuro 
en  première  ligne  M.  Emile  Souvestre,  ont  su  très-habilement 
exploiter  la  Bretagne  sous  ce  rapport.  Les  Derniers  Bretons  et  le 
Foyer  breton  prouvent  en  particulier  combien  de  fantaisies  ingé- 
nieuses, de  récits  naïfs,  de  données  originales  on  peut  puiser  k 
la  source  féconde  de  l'imagination  populaire.  Voici  maintenant 
m''®  Bosquet  qui  entreprend  un  pareil  travail  sur  la  Normandie. 
Cotte  province,  comme  beaucoup  d'aulfes,  a  sans  doute  bien 
moins  que  la  Bretagne,  conservé  l'empreinte  de  ses  ancir>nnos 

36 


40«  LirrÉRATUBE, 

mœurs  et  de  sa  nalionalité  priniilive.  L'iiiflueiico  de  la  cenlrali- 
sation  politiquo  s'y  est  fait  sentir  d'une  manière  plus  intense. 
Mais  on  y  retrouve  néanmoins  des  traces  encore  nombreuses, 
et  sous  l'apparence  uniforme  de  la  société  française,  les  vieilles 
traditions  se  sont  conservées^  surtout  dans  les  classes  inférieures 
et  chez  les  habitants  de  la  campagne.  La  superstition  vivace  ré- 
siste, et  plutôt  que  de  succomber  elle  se  transforme,  en  sorte 
qu'avec  un  peu  d^étude  on  parvient  aisément  à  découvrir  le  lien 
qui  la  rattache  aux  croyances  du  temps  passé.  Les  plus  antiques 
légendes  de  la  Normandie  sont  celles  relatives  à  Robert  le  diable 
6t  à  Richard  sans  peur,  deux  héros  fabuleux  dont  les  exploits 
ont  servi  de  thèmes  a  de  nombreux  réiits  plus  ou  moins  roma- 
nesques, «  Combien  que  les  chroniques  de  Normandie  font  men- 
tion que  Rou  fut  le  premier  duc  de  Normandie,  aucunes  escrip- 
tures  nous  racontent  que  au  temps  du  roy  Pépin,  père  du  roy 
Charlemaine,  qui  lors  gouvernoit  le  pays  de  Neustrie,  qui,  "a 
présent,  est  appelé  Normandie,  fut  ung  duc  qui  avoit  à  nom 
Aubert.  Cestui  Aubert  avoit  un  chastel  auprès  de  Rouen,  que 
len  appelloil  Tourinde,  et  est  ledit  mont  où  il  séoit  en  commun 
langage  Turingue.  » 

Or,  c'est  k  ce  duc  Aubert  qu'on  attribue  pour  fils  Robert  le 
diable  et  Richard  sans  peur.  Robert  semble  être  le  type  de  tous 
les  excès  de  la  féodalité.  Dès  son  enfance,  il  se  dislingue  par 
maints  traits  de  scélératesse,  il  se  montre  rebelle  à  toute  auto- 
rité, il  menace  même  de  tuer  son  père,  et  lorsqu'il  est  reçu  che- 
yalier,  il  fait  de  son  château  un  [repaire  de  brigands,  d'où  il  no 
sort  que  pour  exercer  le  pillage,  le  viol  et  le  meurtre.  Puis, 
quand  fatigué  de  cette  misérable  vie,  il  se  sent  plein  de  dégoût 
et  de  lassitude,  c'est  k  sa  mère  qu'il  va  demander  compte  de 
ses- crimes,  l'épée  nue  k  la  main,  prêt  à  frapper,  il  s'écrie: 

For  coi  je  suis  si  ypocrites 
Et  si  plain  de  mal  aventure 
Que  veir  ne  puis  créature 
Que  a  Dieu  monte  mal  ne  fâche? 

Et  comme  sa  mère  refuse  d'abord  de  lui  répondre,  il  ajoute  : 

Ceste  espee  tranchant  e  belc 
Feroie4)oivre  en  vo  cervelc. 
4 


HISTOIRE.  ^  40t 

Mais  cette  seconde  menace  de  parricide  est  le  dernier  effort  de 
son  mauvais  génie.  La  religion  transforme  tout  à  coup  cette  âme 
cruelle.  Robert  se  convertit ,  et  après  avoir  assommé  tous  ses 
anciens  compagnons,  qui  refusent  de  suivre  son  exemplo,  il  va 
expier  ses  forfaits  par  de  dures  pénitences.  Ce  sont  bien  là  les 
deux  faces  principales  du  moyen  âge  :  la  barbarie  féodale  et  l'aus- 
lérité  religieuse.  La  tradition  nous  offre  ces  deux  éléments  en 
lutte  l'un  contre  l'autre  el  no«s  fait  pressentir  le  triomphe  du 
dernier  par  la  prépondérance  qu'il  obtient  déjà.  En  effet,  il  ne 
tarde  pas  à  dominer  ;  dans  Richard  sans  peur,  nous  trouvons  le 
chevalier  chrétien  chez  lequel  la  soumission  à  l'Eglise  s'unit  au 
<:ourage  et  à  la  vaillante  énergie.  Son  histoire  est  pleine  de  com- 
bats merveilleux  contre  les  démons  qui  s'acharnent  à  le  pour- 
suivre, mais  qu'il  met  toujours  en  déroute. 

Ainsi,  les  récils  romanesques  de  la  tradition  renferment  une 
imago  en  quelque  sorte  symbolique  des  idées  et  des  mœurs  da 
passé;  au  milieu  de  ses  fables  ingénieuses,  nous  découvrons  de 
précieux  détails  sur  la  vie  d'une  époque  dont  il  ne  nous  reste 
guère  d'autres  documents.  C'est  la  poésie  de  l'histoire  qui  frappe 
l«s  imaginations  populaires  et  se  transmet  d'âge  en  âge  sans  qu'il 
soit  besoin  d'annales  écrites  pour  en  conserver  le  souvenir.  Le 
moyen  âge  est  la  source  féconde  d'où  sont  sorties  la  plupart  des 
■superstitions  étranges  qui  forment  comme  une  espèce  de  mytho- 
logie moderne.  Elles  ont  presque  toutes  leur  origine  dans  quelque 
usage  ou  dans  quelque  circonstance  propre  à  ces  siècles  de  tran- 
sition et  de  lutte  entre  les  éléments  de  la  civilisation  antique 
frappés  d'impuissance  par  l'invasion  de  la  barbarie,  et  les  prin- 
cipes régénérateurs  du  christianisme.  Au  sein  de  ces  épaisses 
forêts  qui  couvraient  alors  le  sol,  et  dont  le  silence  mystérieux 
n'était  troublé  que  par  les  hurlements  des  bêtes  fauves  ou  les 
bruyantes  fanfares  de  la  chasse,  les  terreurs  superstitieuses  de- 
vaient naître  facilement  dans  des  esprits  simples  et  crédules, 
<  liez  lesquels  la  foi  nouvelle  n'avait  pu  déraciner  encore  tout  à  fait 
les  croyances  du  paganisme  ou  de  la  sombre  religion  des  druides. 
La  tyrannie  féodale,  l'abus  que  les  seigneurs  faisaient  de  leur 
pouvoir,  les  cruautés  qu'ils  commettaient  sans  cesse,  les  légendes 
miraculeuses  des  saints,  l'intervention  généralement  admise  du 


408  LITTÉRATUM, 

diable  dans  les  affaires  de  ce  monde,  tout  concourait  à  rendre 
l'impression  plus  profonde  et  h  pousser  les  imaginations  dans  le 
domaine  du  merveilleux.  Les  événements  surnaturels  étaient  ac- 
ceptés non-seulement  comme  possibles,  mais  comme  très-fré- 
quents, et  causaient  plus  de  frayeur  qtie  de  surprise;  on  ne  son- 
geait pas  même  à  douter  de  leur  certitude.  Plus  l'homme  ignorant 
vit  près  de  la  nature,  plus  il  est  accessible  à  la  superstition.  Sans 
cesse  témoin  do  phénomènes  qui  dépassent  les  bornes  de  son 
intelligence,  et  sur  lesquels  il  ne  peut  exercer  aucun  pouvoir,  il 
s'accoutume  aisément  à  se  croire  entouré  d'êtres  fantastiques 
dont  il  n'est  que  l'instrument  ou  le  jouet.  De  l'a  ces  nombreux 
préjugés  que  les  progrès  de  l'instruction  ne  réussisent  point  "a 
détruire,  et  qui  trop  souvent  ne  disparaissent  qu'aux  dépends  de 
l'une  des  plus  nobles  facultés  de  l'âme,  pour  faire  place  a  l'abru- 
tissement du  matérialisme.  Si  le  développement  de  la  raison  vient 
ébranler  la  foi  en  voulant  la  guider,  la  pente  est  glissante  et  l'on 
se  trouve  bientôt  au  fond  du  précipice,  en  présence  du  néant  de 
l'incrédulité  absolue. 

11  n'est  donc  pas  surprenant  que,  sous  l'influence  d'une  reli- 
frion  plus  fervente  tju'éclairée,  qui  dominait  les  cœurs  et  rem- 
plissait la  vie,  l'imagination  populaire  ail  rempli  l'espace  d'êtres 
surnaturels,  les  uns  bons,  les  autres  méchants,  et  leur  ait  fait 
jouer  un  rôle  important  dans  tous  les  actes  de  son  existence. 

Le  voyageur  égaré,  la  nuit,  au  milieu  des  bois,  entend  parfois 
xm  bruit  étrange  qui  le  glace  d'effroi,  c  Ce  n'est  ni  le  soui-d  gron- 
dement du  tonnerre  lointain,  ni  les  sifflements  impétueux  df 
l'ouragan;  c'est  une  confusion  de  sons  aigres,  éclatants,  tumul- 
tueux, discors,  faisant  explosion  tout  à  coup,  et  réveillant  dans 
un  cercle  immense  les  profonds  échos  de  l'espace. 

«  Lorsque  ce  cœur  gigantesque  se  rapproche  de  la  terre,  et 
que  l'oreille  peut  saisir  distinctement  cli.icune  des  parties  qui  le 
composent,  on  reconnaît  alors  des  cris  aigus,  des  sourires  mo- 
queurs, des  lamentations  déchirantes,  de  rauques  exclamations, 
des  rires  frénétiques,  des  gémissements  sourds  et  prolongés,  de 
bruyarites  suffocations  a  briser  les  plus  forîes  poitrines,  et  de 
grêles  éclats  de  voix  d'enfants  en  délire. 

c  A  to  Jtcs  ces  inlonnations  fausses,  exag'rées  ou  do.'.lourcuses 


HISTOIRE.  409 

ûe  ia  voii  humaine,  se  mêlent  encore  le  glalissement  menaçant 
<Jes  oiseaux  de  proie,  le  hurlement  plaintif  des  chiens,  le  piéti- 
nement impatient  des  chevaux,  et  les  lugubres  fanfares  de  la 
trompe  ou  du  cor,  qui  servent  de  signal  de  ralliement  à  toutes 
ces  clameurs  désordonnées.  Le  mystère  de  ce  concert  épouvan- 
table s'explique  aux  regards  par  les  fantastiques  apparitions  dont 
il  est  accompagné.  » 

C'est  la  chasse  infernale,  supplice  imposé  aux  âmes  de  ceux 
qui  sur  cette  terre  ont  transgressé  les  lois  divines,  et  qui  se  re- 
trouve dans  les  superstitions  de  tous  les  peuples,  depuis  les 
temps  les  plus  reculés,  puisque  déjà  Plutarque  parle  de  la  souil- 
lure que  contractaient  ceux  qui  avaient  été  la  nuit  avec  Proserpins 
et  en  sa  danse.  Le  moyen  âge,  recueillant  celte  tradition  antique, 
l'a  transformée  à  sa  manière  et  l'a  répandue  sur  tous  les  points 
de  l'Europe,  plus  ou  moins  modifiée  dans  ses  détails  par  les  idées 
religieuses  et  les  usages  propres  a  chaque  localité. 

Quelquefois  l'expiation  n'attendait  pas  pour  commencer  que 
l'âme  fut  séparée  du  corps.  Ainsi  les  loups-garous  étaient  des 
hommes  condamnés  à  revêtir  pour  un  certain  temps  la  forme  et 
les  instincts  cruels  du  loup.  C'était  encore  un  souvenir  de  la 
mythologie  païenne  qui  nous  offre  maints  exemples  de  semblables 
métamorphoses. 

La  croyance  au  diable  et  à  ses  continuels  efforts  pour  perdre 
ie  genre  humain ,  fut  également  la  source  d'une  foule  de  pré- 
jugés populaires.  Les  ruses  du  tentateur  pour  surprendre  les 
âmes,  l'adresse  ou  le  courage  de  ceux  qui  savaient  lui  résister 
et  souvent  le  prendre  lui-même  dans  son  propre  piège,  enfin  les 
pactes  que  contractaient  avec  lui  des  misérables  qui  ne  craignaient 
pas  d'échanger  le  salut  de  leur  âme  contre  quelques  années  de 
jouissance,  ont  fourni  le  sujet  d'innombrables  légendes  et  de  cou- 
tumes superstitieuses  dont  l'empire  s'est  conservé  jusqu'à  nos 
jours. 

m''*  Bosquet  passe  rapidement  en  revue  ces  diverses  mani- 
festations du  penchant  de  l'âme  humaine  pour  le  merveilleux. 
Elle  n'omet  pas  non  plus  les  fées,  les  lutins,  les  sorciers,  les 
possessions,  les  légendes  religieuses  et  historiques.  Son  livre, 
fruil  de  recherches  laborieuses,  faites  avec  soin,  renferme  des 

36" 


4fO  UTTERATURE, 

détails  très  curieux  cl  présente  un  aperçu  Lien  complet,  quoiqtit' 
succinct,  des  superstitions  normandes.  C'est  un  travail  intéres- 
sant, rédigé  dans  un  excellent  esprit,  et  qui  mérite  d'être  bien 
accueilli  du  public.  Seulement  peut  être  eût-elle  mieux  fait  de  se 
borner  aux  légendes  particulières  a  la  Normandie.  Elle  auraU 
ainsi  pu  leur  consacrer  plus  de  place  cl  donner  à  son  recueil  un 
cachet  plus  original. 


BLUETTES  ET  BOUTADES,  par  J.  Pflit-Senn,  de  Genève,  aver 
un  avant-propos  de  M.  Louis  Ueybaud  ;  Paris,  chez  Mirliel  l.é^y 
frères,  i  ,  rue  N'ivjenne,  i  vol.in-12,  5  fr.  50  c. 

Sous  ce  titre  assurément  fort  modeste,  M.  Petit-Senn  publie 
lin  recueil  de  pensées  et  de  fragments  divers,  dans  lequel  abon- 
dent les  traits  spirituels,  les  aperçus  ingénieux,  les  piquantes 
observations.  C'est  de  la  critique  légère,  un  peu  superficielle, 
mais  assez  amusante  et  frappant  en  général  très-juste  sur  les 
travers  et  les  ridicules  de  la  société.  Sans  doute  l'auteur  n'a  f  as 
loiijours  pu  échapper  au  lieu  commun;  c'est  l'écueil  de  ce  genre 
de  production;  en  fait  de  pensées  surtout,  il  est  bien  difficile  de 
trouver  des  choses  qui  n'aient  pas  été  dites  déjà  maintes  fois , 
et  plus  difficile  encore  de  ne  pas  les  gâter  en  voulant  les  dire 
d'une  manière  nouvelle,  A  défaut  de  l'originalité  des  idées,  on 
cherche  celle  de  l'expression ,  et  trop  souvent  on  ne  réussit  qu'à 
la  rendre  obscure  ou  prétentieuse.  Ou  bien  on  court  après  la 
nouveauté  des  images  et  l'étrangelé  des  contrastes,  ce  qui  ne 
vaut  guère  mieux.  Cependant  de  semblables  reproches  ne  sau- 
raient s'adresser  k  M.  Petit-Senn.  Ses  bluettes  portent  un  cachet 
jHirticuher  qui  lui  appartient  ;  ce  qu'il  emprunte  à  d'autres,  il  se 
l'approprie  par  la  forme,  souvent  heureuse,  quoique  toujouis 
simple.  D'ailleurs  il  n'aspire  pas  a  se  montrer  profond  philosophe, 
morahste  austère,  il  se  contente  d'observer  avec  esprit,  avec 
finesse,  et  parfois  avec  un  peu  de  malice.  Quelques  citations  fe- 
r  >nt  connaître  sa  manière. 

«  Pour  qui  jouit  seul  le  plaisir  boite.  » 


HISTOIRE.  411 

«  Si  rhypocrisio  niourail,  la  modestie  devrait  prendre  au  moins 
lo  petit  deuil.  » 

«  Le  fcuillclon  est  aujourd'hui  l'oiunibus  i\u\  fait  le  service  de 
Paris  au  temple  de  la  gloire;  il  part  à  toute  heure  et  h  tout  prix, 
mais ici  je  fais  comme  lui,  je  m'arrête  en  roule.  » 

«  L'homme  mourant  est  un  ballon  qui  jette  son  lest.  » 

«  Pour  un  héritier,  tout  n'est  pas  assez:  il  espérait  plus.  » 

«  11  est  de  fougueux  démocrates  qui  ont  encore  plus  besoin  do 
crédit  que  de  liberté,  et  qui  éteindraient  plus  vite  vingt  tyran- 
nies qu'une  seule  dette.  » 

«  La  flatterie  a  beau  se  grossir  comme  une  montagne,  l'arnour- 
propre  l'avale  comme  un  grain  de  moutarde.  » 

«  En  voyant  tant  de  grands  réformateurs  sociaux  de  notre 
époque  vivre  h  la  gêne  ou  aux  dépens  de  leurs  disciples,  je  suis 
dis^)osé  à  croire  qu'une  tête  pleine  et  une  bourse  vide  furefft 
toujours  le  double  apanage  de  leur  éminenfe  vocation ,  et  je  me 
prends  à  songer,  en  dépit  de  Plutarque,  que  Solon  n'avait  pas 
le  sou ,  que  Lycurgne,  criblé  de  dettes,  après  avoir  laissé  un  œil 
aux  mains  de  ses  créanciers,  disparut  pour  ne  pas  les  payer,  cl 
que  si  Numa  se  réfugiait  dans  les  bois,  c'était  moins  pour  con- 
sulter Egérie  que  pour  se  soustraire  aux  contraintes  par  corps.  » 

Les  fragments  ou  esquisses,  que  M.  Petit-Senn  a  insérés  à  la 
suite  de  ses  pensées,  ont  un  caractère  tout  diflërenl.  Ce  sont 
pour  la  plupart  des  articles  extraits  du  Fantasque,  journal  qu'il 
publiait  il  y  a  quelques  années.  On  y  trouve  des  portraits  sati- 
riques, des  caricatures  assez  plaisantes,  des  essais  qui  visent  h 
ce  genre  d'esprit  que  les  Anglais  désignent  sous  le  nom  de  hu- 
mour. Mais  tout  cela  est  fortement  empreint  de  couleur  locale, 
(le  sorit  des  portraits  genevois,  des  caricatures  genevoises,  de 
la  humour  genevoise  aussi. 

Or,  quel  que  soit  le  talent  de  l'auteur,  nous  ne  savons  trop 
comment  le  public  français  goûtera  cette  saveur  du  terroir.  Lui 
ofTrir  un  met  si  étrange  et  si  nouveau  ,^c'est  tenter  une  entreprise 
très  chanceuse.  Nous  souhaitons  vivement  que  le  résultat  soit  fa- 
vorable a  M.  Peiit-Senu,  qui  du  reste  a  pris  la  sage  précaution 
de  se  faire  introduire  dans  le  monde  parisien  par  la  plume  do 
M.  L.  ReyLaud,  sachant  bien,  comme  il  le  dit  lui  même,  que 


412  LITTÉRATURE, 

si  »  en  province  nos  succès  nous  fonl  des  amis,  a  Paris  nos  amis 
îious  fonl  des  succès.  » 


TRISTAN  DE  BEAUHF.GARD,  par  le  marqurs  de  Foudras;  Paris, 
à  vol.  in  8°,  50  fr. 

Le  jeune  Tristan  de  Beauregard,  poussé  par  un  vague  désir 
de  gloire,  abandonne  le  manoir  que  vient  de  lui  léguer  son  père 
i)Our  aller  chercher  à  Paris  une  vie  plus  active,  un  ihéàlre  sur 
lequel  ses  talents  puissent  se  développer.  Mais  au  lieu  des  succès 
qu'il  rêve,  il  ne  trouve  dans  la  capitale  que  déceptions,  et  se 
laissant  entraîner  par  l'exemple,  il  se  livre  à  toutes  les  extrava- 
gances ruineuses  de  la  jeunesse  fashionable.  Il  dissipe  bientôt 
son  patrimoine  ainsi  que  celui  de  sa  sœur,  qu'il  a  laissée  au  châ- 
teau de  Beauregard.  Il  contracte  des  dettes  qui  nécessitent  l'in- 
tjrvention  des  amis  de  sa  famille,  pour  le  tirer  de  la  position 
désespérée  à  laquelle  le  réduit  son  caractère  faible  et  orgueilleux 
tout  à  la  fois,  et  il  répand  autour  de  lui  le  deuil  et  l'infortune. 
Son  meilleur  ami  meurt  pour  lui  dans  un  duel;  une  jeune  fille 
qu'il  aime  et  qu'il  ne  peut  se  résoudre  à  épouser,  parce  que  ce 
serait  renoncer  à  ses  projets  ambitieux,  succombe  au  chagrin  de 
se  voir  délaissée,  enfin  l'existence  de  sa  sœur  est  empoisonnée 
par  les  amertumes  dont  il  abreuve  son  aiïection  si  dévouée  et  si 
louchante.  La  trame  de  ce  roman  ofTre  un  intérêt  pénible,  au- 
quel le  remords  que  fait  peser  sur  Tristan  le  souvenir  de  fautes 
graves  dont  il  s'est  rendu  coupable  envers  son  père,  ajoute  quelque 
chose  de  mystérieux  et  de  triste.  C'est  une  lecture  qui  laisse  dans 
l'esprit  dos  impressions  mélancoliques.  Et  cependant  il  y  a,  parmi 
les  personnages  que  l'auteur  met  en  scène,  plusieurs  créations 
gracieuses,  aimables;  des  caractères  nobles  et  dignes,  avec  les- 
quels on  sympathise  volontiers.  M.  de  Foudras,  bien  différent  en 
cela  de  la  plupart  de  nos  romanciers,  se  plaît  à  peindre  des  cœurs 
honnêtes,  pleins  de  sentiments  généreux,  des  âmes  pures  que 
le  souffle  des  mauvaises  passions  n'a  pas  flétries.  Mais  sur  cette 
réunion  d'élite  plane  comme  une  espèce  de  fatalité  qui  est  vrai- 
ment désespérante.  Assurément,  en  ce  monde,  le  bonheur  n'é- 


HKTOIBE.  413 

clieoil  pas  toujours  en  partage  à  ceux  qui  le  méritent  le  mieux, 
mais  il  nous  semble  que  sous  ce  rapport  les  peines  de  la  vie  réelle 
sont  bien  assez  nombreuses  sans  qu'on  y  vienne  encore  ajouter 
les  inventions  du  roman.  Au  reste,  nous  reconnaissons  que  ceci 
dépend  des  gotîls,  et  M.  de  Foudras  acceptera  sans  doute  vo- 
lontiers notre  critique,  qui  prouve  que  son  livre  a  produit  sur 
nous  une  vive  impression.  En  effet,  quoique  un  peu  long,  Tnstan 
de  Beauregard  est  une  œuvre  remarquable,  écrite  avec  charme 
el  offrant  des  détails  pleins  de  vérité. 


KICOLAS  GOGOL,  nouvelles  russes;  traduction  française,   publiée 
par  L.  Viardot;  l'aris,   1    vol.  in-12,   5  Ir.  50  c. 

Ce  volume  renferme  cinq  nouvelles  empreintes  d'un  caractère 
tout  à  fait  original,  bien  fait  pour  exciter  la  curiosité  des  lecteurs. 
La  principale,  Tarass  Boulba,  offre  une  peinture  animée  des 
mœurs  des  anciens  cosaques  Zaporogues.  C'est  un  récit  qui  tient 
de  l'épopée  antique,  soit  par  la  simplicité  naïve  des  détails,  soit 
par  les  scènes  de  combats  et  les  traits  de  bravoure  dont  il  est 
rempli.  Ostap  et  Andry,  les  deux  fils  de  Boulba,  reviennent  du 
séminaire  h  la  maison  paternelle  après  avoir  fini  leurs  études. 
Le  vieux  cosaque  accueille  ses  enfants  en  se  mesurant  a  coups 
de  poing  ^vec  eux.  Satisfait  de  la  vigueur  avec  laquelle  l'un  d'eux 
le  rosse,  il  sont  renaître  eu  lui  ses  anciens  penchants  guerriers, 
et  dès  le  lendemain  il  dit  adieu  à  la  vie  sédentaire,  il  abandonne 
sa  femme  et  sa  demeure  pour  se  rendre  avec  ses  fils  à  la  Setch, 
espèce  de  campement  où  les  cosaques  Zaporogues  passaient  leur 
temps  à  mener  joyeuse  vie ,  b  boire,  a  danser,  à  jouer  et  à  se 
livrer  au  violent  exercice  de  la  chasse,  en  attendant  qu'il  se  pré- 
sentât quelque  occasion  de  faire  la  guerre,  seule  occupation  qu'ils 
jugeassent  digne  d'eux.  Rien  de  plus  étrange  que  le  tableau  de 
cotte  réunion  tumultueuse  gouvernée  par  un  chef  auquel  le  peuple 
assemblé  impose  ses  caprices  a  pou  près  de  la  même  manière 
que  cela  se  |)ralique  aujourd'hui  dans  certaines  petites  démo- 
craties de  la  Suisse.  C'est  la  liberté  enlée  sur  la  barbarie  chez 
une  population  courageuse,  héroïque,  toujours  prête  a  tout  sa- 


414  LITTÉRATURE, 

crifier  pour  sa  religion  et  sa  patrie.  L'auteur  retrace  avec  un 
talent  remarquable  quelques-unes  des  expéditions  de  ces  cosaques 
contre  la  Pologne.  Ses  descriptions  rappellent  parfois  des  pas 
sages  de  Tlliade,  et  il  sait  captiver  l'intérêt  sans  jamais  s'écarter 
en  rien  de  la  rudesse  sauvage  qui  est  le  cachet  distinclif  des 
mœurs  qu'il  veut  reproduire. 

Les  autres  nouvelles  sont  d'un  genre  plus  doux  e1  nous  pei- 
gnent la  vie,  les  usages  et  les  supcrstiiions  de  la  Russie  moderne. 
Le  public  français  les  accueillera  sans  doute  avec  faveur,  car  il  y 
trouvera  du  naturel,  de  l'esprit,  et,  ce  qui  est  plus  rare  aujour- 
d'hui, un  attrait  de  nouveauté  dont  le  charme  piquant  contraste 
avec  la  fadeur  monotone  des  romans  de  feuilleton  qui  forment 
sa  pâture  habituelle. 


POÈMES  ET  POÉSIES,  par  P    BIanchemain| .Paris,  chet  Masgaua, 
12,  galerie  de  POdéon,  1  vol.  in-12",  5  fr.  50  c. 

Voici  des  vers  faciles,  gracieux,  ne  manquant  pas  d'une  cer- 
taine harmonie.  C'est  de  la  poésie  lyrique  un  peu  froide,  mais 
sagement  travaillée,  qui  porte  le  cachet  d'un  cœur  généreux  et 
d'une  âme  pure.  L'inspiration  ne  s'y  montre  pas  très-spontanée, 
elle  ne  remplit  pas  l'auteur  d'un  saint  transport,  et  semble  plutôt 
en  quelque  sorte  réfléchie.  On  sent  qu'il  travaille  et  polit  l'ex- 
pression; aussi  parfois  sa  pensée  perd  en  énergie  et  en  concision 
ce  qu'elle  gagne  en  clarté.  C'est  assurément  un  défaut  dans  le 
genre  lyrique,  qui  ne  souffre  guère  les  périphrases  et  ne  veut 
point  être  gêné  par  les  allures  du  style.  Mais  il  faut  reconnaître 
qu'à  cet  égard  la  langue  française  offre  des  difficultés  presque 
insurmontables.  Les  meilleurs  écrivains  de  l'école  moderne  n'y 
ont  réussi  qu'en  faisant  violence  à  son  génie,  et  l'on  ne  saurait 
reprocher  à  M.  Blanchemain  de  ne  les  avoir  pas  suivi  sur  cette 
route  périlleuse.  Il  a  préféré  demeurer  fidèle  aux  anciennes  tra- 
ditions classiques  et  maintenir  son  vol  dans  une  région  moins 
haute,  mais  plus  sûre.  D'ailleurs  cela  ne  l'empêche  pas  de  s'éle- 
ver de  temps  en  temps  au  ton  de  l'enthousiasme  lorsqu'il  est 
forleinent  vibré  par  son  sujet.  L'un  de  ses  poèmes,  l'Arc  de 


HISTOIRE.  4J5 

triomphe  de  l^Etoile,  qui  a  obtenu  au  concours  de  l'Académie 
une  mention  honorable ,  renferme  plusieurs  strophes  très-belles, 
pleines  de  vigueur  et  de  mouvement. 

Sublime  monument,  redis-nous  notre  histoire; 
Ressuscite  nos  morts  dans  leur  linceul  de  gloire; 
Que  chacun  appelé  se  réveille  à  son  nom! 
Rends-nous  le  grand  Empire  et  ses  combats  épiques. 
Et  nos  républicains,  à  peine  armés  de  piques, 
Soldats  improvisés,  grandis  sous  le  canon! 

Ils  sont  là,  devant  moi,  les  jours  de  renommée  ; 
Le  peuple  s'est  levé,  comme  une  seule  armée  : 

—  Où  vas-tu  donc ,  Guerrier  ?  —  Venger  la  liberté  ! 

—  Où  vas-tu  donc.  Vieillard?  —  Mourir  sur  les  frontières  ! 

—  Où  vas-tu  donc,  Enfant? —  Vaincre  comme  mes  pères  ! 

—  Où  vas-tu  donc.  Patrie  ?  —  A  l'immortalité  ! 

Comme,  autour  des  drapeaux  déployés.sur  leurs  têtes. 
Ils  marchent  de  ce  pas  dont  on  marche  aux  conquêtes  ; 
Comme,  dans  le  combaj,  naissent  les  généraux. 
Bellone  au-dessus  d'eux  étend  ses  vastes  aiies 

Et  letu-  montre  de  loin  les  palmes  immortelles 

Ils  sont  partis  soldats,  ils  reviendront  héros  ! 

Les  voilà,  les  voilà,  les  enfants  de  la  France  ! 
Qui ,  vainqueurs  et  vengés,  reviennent  parmi  nous  ; 
Ces  ennemis  hautains,  qui,  dans  leur  insolence. 
Se  partageaient  entre  eux  nos  dépouilles  d'avance. 
Plus  vils  qu'ils  n'étaient  fiers,  embrassent  nos  genoux. 

Mais  quel  est  ce  héros  que  la  gloire  accompagne? 
Victoire,  il  est  ton  fils  ;  me  diras-tu  son  nom  ? 
S'appelle-t-il  César,  Cyrus  ou  Charlemagne? 

—  Interroge  les  rois,  du  Caucase  à  l'Espagne, 
Les  rois  épouvantés  diront  :  Napoléon  !.... 

Le  Cercueil  de  Napoléor\,,  le  13  Juillet  184!2,  la  Plainte  de 
Millon,  présentent  également  des  passages  remarquables  qui 
mériteraient  d'être  cités.  Mais  la  verve  du  poète  a  do  la  peine  i» 


416  LITTERATURE, 

se  soutenir,  ot  la  plupart  do  ces  pièces  pèchent  par  des  longueurs, 
par  des  remplissages  où  l'idée  se  noie  au  nn'liou  do  l'expression. 
Le  talent  de  M.  Blanchemain  est  plus  à  l'aise  dans  les  poésies 
légères  qui  remplissent  la  majeure  partie  de  son  volume.  Il  rend 
avec  bonheur  des  impressions  douces  et  pures,  des  sentiments 
tendres  et  nobles,  des  pensées  délicates  et  naïves.  On  y  renconlro 
toujours  l'empreinte  d'un  cœur  honnête  et  bon,  qualîT^  d'autant 
plus  précieuse  qu'elle  est  malheureusement  rare  aujourd'hui. 
Indépendamment  du  mérite  littéraire  que,  malgré  nos  critiques, 
nous  n'hésitons  pas  à  réconnaître,  on  éprouve  un  vrai  plaisir  a 
trouver  l'auteur  digne  d'estime  et  de  sympathie.  C'est  un  genre 
do  jouissance  sur  lequel  du  moins  nos  écrivains  du  jour  n'ont 
pas  blasé  le  public. 


SANS  DOT,  par  M'"e  Ch.  Reybaiid  ;   Paris,  2  vol.in-S»,  1Ô  fr. 

Dans  noire  siècle  de  spéculation,  être  sans  dot  est  une  triste 
position  pour  la  jeune  GUe  dont  le  cœur  s'abandonne  aux  doux 
rêves  do  l'amour  pur  et  dévoué.  Quelle  source  de  déceptions 
cruelles,  d'existences  brisées,  de  romans  lamentables.  Il  n'y  a 
qu'à  jeter  les  yeux  autour  de  soi  pour  en  trouver  de  nombreux 
exemples,  et  nous  ne  sommes  pas  surpris  que  la  pensée  soit  ve- 
nue à  M'"^  Reybaud  de  profiter  d'une  donnée  si  féconde.  Mais  ce 
qui  est  assez  singulier,  c'est  qu'après  avoir  écrit  sur  son  livre 
celte  terrible  inscription:  Sans  dot!  elle  a  complètement  perdu 
de  vue  l'idée  que  devait  faire  naître  un  semblable  titre.  Son  hé- 
roïne se  présente  à  nous  déjà  mariée  et  richement  mariée  même. 
Il  est  vrai  que  dès  le  premier  chapitre  son  mari  meurt  sans 
avoir  le  temps  de  faire  aucune  disposition  en  sa  faveur;  mais 
elle  n'en  apporte  pas  moins  cent  mille  francs  de  dot  à  son  second 
époux,  car  cette  héroïne  se  marie  deux  fois,  ce  qui  n'est  guère 
la  coutume  des  jeunes  filles  sans  dot.  M'"''  Reybaud  paraît  avoir 
écrit  ce  roman  avec  beaucoup  do  négligence.  Non  seulement  elle 
s'est  peu  souciée  de  développer  la  donnée  que  semblait  exiger 
son  titre,  mais  encore  elle  n'a  fait  qu'esquisser  à  peine  les  ca- 


HISTOIBE.  4,7 

raclères  des  personnages  qu'elle  met  en  scène,  sans  trop  chercher 
à  faire  accorder  leurs  actes  avec  leurs  paroles.  La  jeune  veuve 
qui  s'appelle  Félicie  ,  se  trouve  à  la  merci  d'une  Leile-sœur 
femme  d'une  laideur  repoussante,  que  l'envie  porte  à  détester 
toutes  celles  dont  les  charmes  et  la  beauté  captivent  l'attention 
des  hommes.  Félicie  excite  d'autant  plus  sa  jalousie,  qu'elle  croit 
voir  en  elle  une  rivale,  aussi  se  propose-t-elle,  en  lui  offrant  un 
asile,  d'en  faire  sa  victime.  Ce  projet  de  vengeance,  secondé 
par  les  intrigues  d'une  misérable  femme  de  chambre,  créature 
méchante  et  intéressée,  semble  devoir  constituer  la  trame  du 
roman.  On  s'attend  a  voir  la  jeune  veuve  sacrifiée,  et  l'on  se 
sent  ému  de  pitié  pour  elle,  car  il  n'est  pas  probable  qu'elle 
puisse  lutter  avec  succès  contre  les  machinations  de  ses  enne- 
mies. Mais  M""^  Revbaud  se  joue  encore  ici  des  prévisions  du 
lecteur.  Après  avoir  préparé  tous  ses  ressers,  elle  oublie  de  les 
mettre  en  mouvement.  Félicie  ne  trouve  chez  sa  belle-sœur  que 
fêles  et  plaisirs  continuels,  et  en  définitive  toute  la  vengeance 
aboutit  à  la  rendre  héritière  d'une  grande  fortune  et  à  lui  faire 
contracter  un  brillant  mariage  avec  celui  qu'elle  aime. 

C'est  avec  peine  qu'on  voit  RP*  Reybaud  suivre  ainsi  la  pente 
facile  et  dangereuse  que  descendent  l'un  après  l'autre  tous  nos 
romanciers.  On  retrouve  bien  quelques  traces  de  son  aimable 
talent  dans  les  détails,  mais  l'ensemble  porte  le  cachet  de  la 
négligence  et  de  la  précipitation.  Faire  vite  et  produire  le  plus 
grand  nombre  possible  de  volumes  dans  un  temps  donné,  tel 
est  aujourd'hui  le  but  unique  des  écrivains  qui  ne  songent  qu'à 
escompter  leur  renommée,  sans  s'inquiéter  de  l'art  ni  de  la  lit- 
térature. 


ÊTICMNE  Di:  LA  BOÉTIEj  ami  de  Montaigne,  étude  sur  sa.vie  et 
ses  oin  rages ,  précédée  d'un  coup  d'oeil  sur  les  origines  de  la  langue 
française,  par  L.  Feugère;  Paris,  in-S",  6  fr. 

La  Boétie  fut  l'ami  intime  de  Montaigne,  auquel  est  due  la 
publication  de  ses  œuvres.  C'était,  comme  l'auteur  des  Essais, 
un  hardi  penseur,  un  écrivain  naïf  et  original.  II  y  a  entre  eux 

37 


419  LITTÉRATCRï, 

Beaucoup  de  rapports,  soit  dans  l'alJtire  indépendante  des  idée*, 
soit  dans  la  forme  de  l'expression.  Ils  sont  frères  par  le  style 
non  moiiîs  que  par  raffection  qui  les  unissait,  et  l'on  peut  dire 
qu'ils  forment  à  effî  deux  une  école  qai  n'eut  guère  d'imitateurs 
et  dont  cependant  la  place  est  grande  dans  l'histoire  de  la  langue 
française.  Mais  La  Boétie  avait  un  esprit  moin»  vagabond  que 
Montaigne,  ri  marchait  plus  diredenren-t  vers  son  but  et  ne  se 
laissait  pas  distraire  eu  rowte  par  tous  les  sujets  accessoires  qui 
s'offraient  a  loi.  Ses  convictions  étaient  aussi  plus  fortes,  plu» 
sérieuses;  il  était  moins  sceptique  et  parlait  de  princppes  mieus 
<Jéterminés,  surtout  plus  stables.  Son  principal  oa^^rage,  le  Dis- 
cours àc  la  servitude  volontaire  est  une  vigoureuse  sortie  contre 
\e  despotisme,  dans  laquelle  on  trouve  le  germe  de  tontes  les 
idées  modernes  touchant  l'égalité  et  la  liberté  politiques.  U  » 
tOQte  la  verre  du  pamphlétaire  et  l'audace  de  l'agilôteur  qui 
cherche  à  réveiller  la  résistance  et  veut  pousser  h  la  révolte.  Soi» 
érudition  classiqKre  lai  rient  en  aide  pour  peindre  des  coukwrs 
l'es  plus  sombres  le  portrait  du  tyran,  et  armé  du  fouet  de  la 
satire  il  frappe  a  coups  redoublés  sur  les  courtisans  qui  le  flattent 
et  l'encensent,  sur  les  peuples  qui  supportent  patiemment  son 

«  Pauvres  genls  et  misérables,  peuples  insensez ,  nations  opi- 
niastres  en  voslre  mal,  et  aveugles  en  vos4re  hmi,  vous  vous 
îaissez  emporter  devant  vous  le  plers  beau  et  le  plus  clair  de 
vostre  revenu,  piller  vos  champs,  voler  vos  maisons,  et  les 
despouiller  des  meubles  anciens  et  paternels;  vous  vivez  de  sorte 
que  voETs  pouvez  dire  que  rien  n'est  à  vous;  et  senibleroit  que 
meshuy  ce  vous  seroit  grand  heur  de  tenir  a  moitié  vos  biens , 
vos  familles  et  vos  vies:  et  tout  ce  dégasl,  ce  malheur,  celte 
ruyne  vous  vient,  non  pas  des  ennemis,  mais  bien  certes  de 
i'ennemy,  et  de  celuy  que  vous  faietes  si  grand  qu'il  est,  pour 
lequel  vous  allez  si  courageusement  à  la  girerre ,  pour  la  grandeur 
duquel  vous  ne  refusez  point  de  présenter  à  la  mort  vos  personnes. 
Celuy  qui  vous  maîtrise  tant  n'a  que  deux  yeulx ,  n'a  que  deux 
mains,  n'a  qu'un  corps,  et  n'a  auUre  chose  que  ce  qu'a  le  moindre 
homme  du  grand  nombre  infiny  de  vos  villes;  sinon  qu'il  a  plus 
(s,  c'est  l'advantago  que  vous  lui  faicles  pour  vous 


HVSTOIBE.  «IS 

«Jesiniire,  D'où  a  il  prins  tant d'yeulx ;  d'où  vous  espie  il;  si  vous 
lie  les  luy  tlowKîz?  C<iînnieiit  a  il  tant  de  mains  pour  vous  frap- 
per, s'il  ne  les  prend  de  vous?  Les  pieds  dont  il  foule  vos  citez, 
d'où  tes  a  il,  s'ils  ne  swvt  des  vostres?  Comment  a  il  aulcun 
pouvoir  sur  vous,  que  par  vous  auhres  «itîsmes?  Comment  vous 
«seroit-ils  courir  «us,  s'il  n'«vait  inteUigeiico  aveoques  vous?  Que 
vous  f»ourroit  i:!  faire,  «i  vous  n'estiez  receleurs  du  larron  qui  vous 
pille,  complices  du  .meurlnief  <[<ui  vous  tue,  el  traistres  de  vous 
înesmes?..,, 

*  El,  4e  taint  d'iimdigçiitez,  qae  îes  bestes  Twesmes  ou  ne  seu- 
tiroient  poi«t,  <m  n'endureroient  point,  vous  pouvez  vous  en 
délivrer,  si  \<ms  essayer,  non  pas  de  vous  en  délivrer,  mais 
■seulement  de  Je  vouloir  faire.  Soyez  résolus  de  ne  servir  plus; 
•et  vous  voylà  lières.  ie  ne  veulx  pas  que  vous  le  pou-isiez,  ny  lo 
bransliez;  mais  seulement  ne  1«  soutetenez  plus:  et  vous  le  ver- 
rez, comme  un  grand  «colosse  à  qui  on  a  desrobbé  la  base,  de 
son  poids  nresme  fondre  en  bas,  et  se  rompre.  » 

Certes,  on  ne  pouvait  faire  plus  ouvertement  appel  à  la  sédi^ 
tion,  et  sauf  les  formes  de  la  langue  qui  ont  changé,  nous  avons 
ià  le  tvpe  de  toutes  les  déclamations  de  la  période  révolution- 
naire. Le  Contr'un  offre  encore  bien  d'autres  passages  non  moins 
curieux  sous  ce  rapfiort.  Mais  M.  Feugère  Ji'aborde  pas  ce  côté 
de  soi»  su^et;  il  se  feorne  à  l'étudier  sous  le  poini  de  vue  litté- 
raire et  s'étend  davantage  sur  les  poésies  latines  el  françaises  de 
La  Boctie,  ainsi  que  sur  les  touchants  hominages  que  Monlaign* 
rond  aux  talwils  et  an  caractère  de  son  ami.  Sa  notice  est  sans 
•<loute  fort  intéressante;  elle  fait  bien  connaître  les  liens  d'affec- 
îion  qui  unissaient  ces  deux  écrivains,  les  rapports  et  les  con- 
itrastes  sur  lesquels  reposai!  leur  vive  sympathie,  et  met  en  saillie 
âes  traits  par<l!*ouUers  propres  à  «hacun  d'eux.  Cependant  il  nous 
somhlo  regret tabile  <]««  l'auiteur  n'ait  pas  traité  d'une  manière 
plus  ap[>rofondie  les  tendances  dont  le  Discours  de  latervitude 
volontaire  est  empreint.  Il  y  avait  là  matière  'a  d'ingénieux  rap- 
prochements, h  de  fécondes  considérations. 


420  LITTERATURE, 

CESCniCIlTE  (les  Jesuitenkainpfes  iis  «ler  S<!nvj'iz ,  vnn  einem 
Zijrclier  (Histoire  de  la  Itille  an  siij^f  dfs  Jésuites  en  Suisses 
par  un  Zuricois);  Ziiiiv.h,   1   vol.  iii-8''. 

Les  événements  dont  la  Suisse  est  depuis  doux  ans  le  théâtre 
ont  vivement  préoccupé  l'attention  de  la  j)resse  étrangère;  mais 
en  général  on  a  peu  compris  leur  portée  réelle,  et  s'arrelant  à  la 
surface  des  choses,  on  les  a  juj^ées  d'une  manière  tout  à  fait 
inexacte.  En  Suisse  môme,  la  complication  des  intérêts,  l'aveu- 
glement de  l'esprit  de  parti,  Tiniluence  des  passions  excitées, 
ont  envenimé  la  question,  et  empêché  les  journaux  de  la  pré- 
senter sous  son  véritable  jour.  Le  Zuricois,  auteur  du  livre  que 
nous  annonçons  ici ,  s'est  proposé  de  combler  celte  lacune  en 
publiant  une  relation  impartiale  et  complète  des  faits,  tels  qu'ils 
se  sont  passés  dès  l'origine,  afin  de  mettre  chacun  en  état  d'ap- 
précier les  causes  de  la  violente  agitation  qui  semble  menacer 
l'existence  de  la  Confédération  Suisse.  L'admission  des  Jésuites 
à  Lucerne,  quoiqu'elle  paraisse  l'objet  principal  de  la  lutte,  n'en 
est  qu'un  incident  secondaire  ;  il  faut  remonter  plus  haut  pour 
trouver  le  motif  de  l'irritation  profonde  qui  divise  la  Suisse  on 
deux  camps  ennemis.  C'est  dans  le  Canton  d'Argovie  qu'est  né 
ce  funeste  conflit  auquel  les  dissentiments  politiques  ont  pris 
plus  de  part  encore  que  les  préjugés  religieux.  En  1840  la  cons- 
titution argovienne  fut  soumise  a  une  révision  que  les  différents 
partis  désiraient  également.  Un  premier  projet ,  trop  favorable 
aux  catholiques,  suivant  l'opinion  de  la  majorité  protestante,  fut 
rejeté  par  le  peuple.  On  se  remit  à  l'œuvre,  et  la  nouvelle  consti- 
tution, baséo  cette  fois  sur  le  principe  radical  du  sufTrage  uni- 
versel, réunit  16,050  suffrages  contre  11,484.  La  minorité  se 
composait  des  arrondissements  catholiques  qui,  redoutant  l'usage 
que  la  majorité  pourrait  faire  de  son  triomphe,  se  soulevèrent 
pour  obtenir  h  main  armée  la  séparation  confessionnelle.  Cette 
tentative  fut  promplement  réprimée  par  les  troupes  de  la  partie 
prolestante  du  canton.  Mais  M.  Relier,  directeur  du  séminaire 
catholique,  saisit  ce  moment  pour  proposer  dans  le  sein  du  Grand 
Conseil  la  suppression  de  tous  les  couvents  argoviens.  Celle  me- 
sure brutale  fut,  sous  l'empire  des  circonstances,  adoptée  par 


HISTOIRE.  421 

une  majoriié  Irès-graride,  composée  principalement  de  députés 
protestanis.  On  en  pressa  l'exéculion,  car  on  prévoyait  bien  que, 
portant  atteinte  à  l'article  XII  du  Pacte  fédéral  qui  garantit  l'exis- 
tence des  couvents,  elle  deviendrait  immanquablemenl  l'objet 
d'une  discussion  en  Diète,  et  l'on  voulait  avoir  pour  soi  l'auto 
rilé  d'un  fait  accompli.  En  effet,  les  Etals  catholiques  de  la  Suisse 
centrale  ne  tardèrent  pas  à  réclamer  contre  ce  qu'ils  regardaient 
«omme  «ne  atteinte  portée  à  leurs  droits.  La  Diète  fut  nantie  de 
la  question,  et  après  de  longs  débals  qui  réveillèrent  les  passions 
confessionnelles  et  politiques  de  la  Suisse  entière,  sa  majorité  so 
déclara,  dans  la  session  do  1843,  satisfaite  du  rétablissement  des 
couvents  do  femmes,  auquel  Argovie  avait  enfin  consenti.  Mais 
l'article  XII  du  Pacte  n'en  était  pas  moins  violé,  et  le  sentiment 
de  l'injustice  commise  à  cet  égard,  poussa  les  cantons  de  Lucerne, 
llri,  Schwyz,  Unler\vaJ<len,  Zug  et  Fribourg  à  protester  contre 
la  décision  de  la  Diète.  Le  Valais,  dans  lequel,  s«r  ces  entre- 
faites, ies  excès  de  la  Jeune  Suisse,  association  formée  par  los 
radic^aux  extrêmes,  firent  de  nouveau  triomplier  l'esprit  ultra- 
niontain,  se  joignit  plus  tard  à  ces  six  Etats,  dont  l'attitude  in- 
quiétante put  faire  craindre  une  seconde  ligue  de  Sarnen.  Cepen- 
dant ils  se  bornèrent  à  reproduire  leurs  plaintes  h  la  Diète,  en 
publiant  un  manifeste  adressé  à  tous  les  Cantons.  Mais  dans  leur 
intérieur  la  réaction  ultramontaine  se  fit  vivement  sentir,  l'esprit 
des  populations  se  sépara  des  tendances  radicales,  et  en  parti- 
culier à  Lucerne,  il  en  résulta  l'avéneraent  au  pouvoir  des  hommes 
les  plus  prononcés  dans  le  sens  ultra-catholique,  qui  proposèrent 
et  firent  adopter  la  fatale  résolution  d'appeler  les  Jésuites  pour 
leur  confier  l'éducation  de  la  jeunesse.  En  ce  même  temps,  Ar- 
govie jetait  un  nouveau  brandon  de  discorde  dans  la  Dicte  en  pro- 
posant l'expulsion  des  Jésuites  de  la  Suisse.  Evidemment  cette 
proposition  n'avait  d'autre  but  que  d'entretenir  l'agitation  des 
esprits  et  de  préparer  au  radicalisme  un  moyen  f)uissant  d'in- 
ûuence.  EUe  ne  fut  volée  dans  Ij»  session  de  1844  que  par  les 
députés  d'Argovic  et  de  Bàle  Campagne.  Mais  c'était  un  germe 
qu'on  se  proposait  bien  de  féconder  à  l'aide  des  journaux  et  des 
assemblées  populaires.  L'appel  des  Jésuites  b  Lucerne,  acte  im- 
prudent peut  êiro,  mais  tout  à  fuit  dans  le  droit  de  la  souvcrninctô 

37' 


422  LÎTTCRATÎJfit, 

rantonalej  fut  représenté  comme  une  violation  du  Pacte  fédéral. 
Il  devint  le  texte  de  déclamations  violentes  qui  ne  trouvèrent  qiic 
trop  d'échos  dans  une  population  déjà  fortement  ébranlée  par  les 
principes  du  radicalisme.  Aussi,  lorsque  quelques  mécontents  de 
Lucerne  voulurent  essayer  un  soulèvement  dons  leur  canton  , 
des  bandes  armées  ou  corps-francs  de  Bàle  Campagne ,  d'Argovie, 
de  Soleure  et  de  Berne  n'hésitèrent  pas  à  franchir  les  frontières 
pour  venir  les  aider.  L'énergie  du  gouvernement  Liicernois  dé- 
joua cette  première  tentative,  les  insurgés  durent  cherclier  leur 
salut  dans  la  fuite.  Le  Vorort  de  Zurich  prit  des  mesures  pour  le 
maintien  de  la  paix,  mit  des  troupes  sur  pied  et  adressa  une 
proclamation  aux  Etats  confédérés,  en  même  temps  que  s'assem- 
blait la  Diète  extraordinaire,  convoquée  pour  s'occuper  encore 
une  fois  de  la  question  des  Jésuites. 

Mais  par  un  de  ces  revirements  inattendus  si  fréquents  dans 
la  politique  Suisse,  le  triomphe  du  gouvernement  de  Lucerne 
eut  pour  effet  de  changer  la  majorité  du  Grand  Conseil  de  Zurich, 
qui  appartenait  au  parti  conservateur,  et  de  déterminer  dans  le 
Canton  de  Vaud  une  révolution  radicale.  Cependant,  malgré  cela, 
l'expulsion  des  Jésuites  ne  put  réunir  12  voix  en  Diète,  les  me- 
sures du  Yorort  y  furent  approuvées,  et  un  arrêté  pris  contre 
les  corps-francs.  On  commençait  donc  à  croire  que  pour  le  mo- 
ment du  moins  toute  crainte  de  guerre  civile  était  dissipée,  lors- 
qu'une nouvelle  invasion  de  corps-francs  vint  menacer  Lucerne. 
Cette  fois  le  nombre  des  assaillants  était  considérable;  les  réfugiés 
lucernois  ne  formaient  que  l'avant  garde  d'une  armée  de  plu- 
sieurs miniers  d'hommes  commandés  par  des  ofGciers  Bernois 
et  Argoviens,  avec  de  l'artillerie  et  des  munitions  en  abondance. 
On  sait  quelle  fut  l'issue  de  celte  déplorable  expédition.  La  dé- 
roule complète  des  corps-francs  renversa  toutes  les  espérances 
que  le  parti  radical  avait  fondées  sur  la  question  des  Jésuites 
pour  l'accomplissement  de  son  projet  de  république  unitaire. 
La  paix  semblait  rétablie  ;  la  guerre  civile  avait  été  réprimée 
dès  son  apparition.  Mais  en  réalité ,  les  hommes  doués  de  quelque 
perspicacité  politique  ne  pouvaient  croire  à  une  paix  durable. 
L'assassinat  do  Leu  vînt  bientôt  troubler  ce  calme  apparent  et 
montrer  quelles  passions  haineuses  fermentaient  encore  dans  le 


HISTOIRE.  423 

soin  du  peuple.  C'est  un  nouvel  acte  du  drame  suisse  qui  peut- 
êire  liâlera  ;;a  conclusion,  mais  qui  en  attendant  prouve  que  la 
guerre  civile  est  plutôt  suspendue  qu'entièrement  terminée. 

L'auteur  de  VHisloire  de  la  latle  au  sujet  des  Jésuites  expose 
les  faits  avec  tous  les  documents  oflicieis  propres  à  les  éclaircir. 
Il  s'abstient  de  toute  espèce  de  commentaire,  et  laisse  au  lecteur 
le  soin  de  formuler  son  jugement.  II  serait  à  désirer  que  ce  livre 
fut  traduit  en  français  et  se  répandit  autant  que  possible,  car  il 
ne  pourra  que  contribuer  à  rectifier  l'opinion  publique,  en  dissi- 
pant une  foule  de  préventions  fâcheuses  et  en  jetant  une  vive 
lumière  sur  l'état  des  partis  qui  divisent  la  Suisse. 


VOYAGE  E\  ABYSSIME5  exénilé  penchant  los  annt'-os  «830  à  1815 
par  nue  curmnissioii  scientifique,  composée  de  M.M.  Th.  I.erel)\re, 
A.  Petit,  Quarlin-iJillon  et  N  i^^naïul  ;  f'^  partie,  relation  liisto- 
rique,  (orne   i"'^;  Paris,  2  vol.  iii-S",  fig.,  IGlV. 

M.  Lefebvre,  l'auteur  de  cette  relation,  est  le  seul  survivant 
des  quatre  membres  dont  se  composait  la  commission  chargée 
d'explorer  l'Abyssinie  pour  le  Muséum  d'histoire  naturelle  de 
Paris.  Deux  de  ses  compagnons  ont  succombé  aux  fièvres  perni- 
cieuses dont  les  voyageurs  se  garantissent  si  difficilement  dans 
les  pays  chauds,  et  le  troisième  a  été  dévoré  par  un  crocodile. 
C'est  une  fatalité  bien  grande  pour  une  expédition  qui  semblait 
loin  d'ofi'rir  de  pareilles  chances.  En  effet,  l'Abyssinie  n'est  point, 
sous  le  rapport  du  climat,  non  plus  que  sous  celui  de  la  barbarie 
des  habitants,  l'une  de  ces  contrées  de  l'Afrique  où  l'on  ne  s'a- 
venture qu'avec  la  crainte  de  n'en  pas  revenir.  Pays  peu  civilisé 
sans  doute,  mais  chrétien;  elle  accueille  les  Européens  avec 
faveur,  et  se  montre  disposée  du  moins  h  protéger  leurs  recher- 
ches scientifiques.  Il  est  vrai  qu'elle  se  trouve  depuis  quelques 
années  en  proie  à  des  dissenlions  intestines  qui  rendent  le  voyage 
plus  périlleux.  Depuis  la  chute  du  puissant  cm[)ire  dont  elle 
faisait  partie,  l'anarchie  politique  y  règne,  des  chefs  ambitieux 
s'y  disputent  le  pouvoir  et  se  font  les  uns  aux  autres  une  guerre 
acharnée.  M^is  lu  commission  française  était  recommandée  au 


43^  LITTÉRATURE, 

jilus  puissant  d'entre  eux,  à  celui  qui,  par  son  intelligence  el 
son  habileté,  semble  destiné  à  reconstituer  l'Abyssinie.  Oubié  a 
déjà  réussi  à  soumettre  plusieurs  provinces;  au  courage  militaire 
il  unit  le  talent  de  l'intrigue,  et  s'alliant  avec  le  chef  du  clergé 
abyssin  il  poursuit  hardiment  sa  conquête.  Son  but  est  de  créer 
une  civilisation  nouvelle  dans  sa  patrie  par  le  contact  plus  étendu 
avec  les  Européens  dont  il  recherche  volontiers  l'alliance.  Aussi 
nos  voyageurs  trouvèrent-ils  auprès  de  lui  toutes  les  facilités  dé- 
sirables. Ils  purent  librement  se  livrer  aux  recherches  qui  étaient 
le  but  principal  de  leur  voyage  ;  uu  long  séjour  au  milieu  des 
Abyssiniens  leur  permit  de  se  mêler  à  leurs  fêtes,  à  leurs  céré- 
monies, d'étudier  de  près  leurs  habitudes  et  leurs  usages.  C'est 
un  curieux  spectacle  que  celui  de  l'alliance  du  christianisme  avec 
dos  mœurs  si  diirérenlcs  des  nôtres.  La  religion,  en  se  pliant  k 
des  exigences  qi:"el!e  n'a  pu  parvenir  à  dcmincr,  s'est  profondé- 
ment altérée.  Aux  supcîsiilions  des  églises  grecque  et  romaine 
sont  venus  se  joindre  maints  préjugés  barbares  sous  lesquels  il 
est  difficile  de  reconnaître  la  morale  pure  et  les  doctrines  élevées 
de  l'Evangile.  Cependant  quand  on  compare  l'Abyssinie  avec  les 
autres  pays  de  l'Afrique,  on  y  retrouve  le  cachet  chrétien,  quelque 
(défiguré  qu'il  soit,  et  l'on  ne  peut  s'empêcher  d'attribuer  son  in- 
cnnleslable  supériorité  à  l'influence  d'un  principe  dont  l'action 
bienfaisante  s'est  fait  sentir  malgré  tous  les  obstacles  opposés  à 
son  développement.  Aux  pratiques  du  catholicisme,  les  Abyssins 
joignent  la  circoncision,  le  pèlerinage  de  Jérusalem,  les  prcs- 
<îriptions  de  Moïse  relatives  'a  la  nourriture,  la  réconciliation  en 
jurant  sur  la  croix  que  le  prêtre  leur  donne  à  baiser.  Le  chef  du 
clergé  se  nomme  Abonne;  il  ne  peut  pas  être  pris  dans  le  pays; 
la  coutume  est  de  le  demander  au  piriarche  d'Alexandrie,  (,ui 
l'accorde  moyennant  une  somme  de  5000  thalers.  Cette  somme 
ne  laisse  pas  que  d'être  considérable  en  Abyssinie,  aussi  les  am- 
bassadeurs chargés  du  suin  de  ramener  l'abonne,  reçoivent  ils , 
avant  leur  départ,  l'ordre  de  prendre  un  homme  jeune  et  bien 
portant.  Arrivé  dans  le  pays,  il  est  surveillé  comme  une  propriété 
précieuse  qu'on  craint  à  tout  moment  de  voir  disparaître. 

La  position  do  l'abonne  est  assez  brillante  sous  le  rapport  pé- 
cuniaire. C'est  lui  qui  ordonne  les  prêtres,  les  diacres,  qui  bénit 


HISTOIRE.  425 

les  autels  ainsi  que  le  peuple,  et  cliacun  de  ces  ados  lui  est  payé 
}  liis  011  moins.  Il  a  de  plus  des  revenus  considérables  qui  lui 
sont  assignés,  cl  il  peut  facilement  mellre  de  côté  chaque  année 
environ  30,000  francs.  Mais  en  compensation  il  est  obligé  de  se 
soumettre  au  bon  plaisir  des  chefs  du  pays,  qui ,  s'il  ne  les  sa- 
tisfait point,  le  déportent  dans  une  île  du  grand  lac  Tasna,  ou 
même  le  font  empoisonner  sans  le  moindre  scrupule.  Aussi  l'a- 
boune  sort-il  en  général  de  la  classe  inférieure  du  clergé;  un 
pareil  sort  ne  tente  guère  que  de  pauvres  diables  qui  se  laissent 
séduire  par  l'espoir  de  faire  fortune,  puis  de  s'évader  ensuite. 

A  côté  de  l'aboune  se  trouve  Vetchégué ,  qui  a  sur  lui  l'avan- 
tage d'être  un  prêtre  national,  et  comme  tel,  de  posséder  l'en- 
tière confiance  du  clergé  et  du  peuple.  C'est  lui  qui  est  à  la  tête 
des  couvents  et  commande  aux  debteras,  soit  chantres  des  églises, 
les  gens  les  plus  instruits  et  les  plus  influents  de  l'Abyssinie, 
parmi  lesquels  on  choisit  un  grand  nombre  de  fonctionnaires, 
et  qui  fournissent  les  écrivains,  les  médecins,  les  avocats,  etc. 

Depuis  la  chute  de  l'empire,  le  gouvernement,  partagé  entre 
une  foule  de  chefs  qui  se  sont  divisés  le  sol  et  ont  des  vassaux, 
rappelle  a  beaucoup  d'égards  la  forme  féodale  du  moyen  âge. 
La  justice  est  rendue  par  les  chefs  do  ville  cl  de  village.  Le  code 
Abyssin  ne  prodigue  pas  la  peine  de  mort;  il  ne  l'applique  qu'à 
deux  délits  :  le  meiirire  et  la  vente  d'un  chrétien.  Mais  la  peine 
de  la  mutilation  y  est  fié(iiiemment  employée:  le  voleur  doit 
avoir  le  poignet  coupé;  le  vol  a  main  armée  entraîne  la  perte 
d'un  pied  et  d'une  main;  le  mensonge  est  puni  par  la  mutilation 
de  la  langue  ;  l'aveuglement  est  la  peine  du  crime  de  lèse-majesté, 
ou  de  rébellion  d'un  fils  contre  son  père,  d'un  vassal  contre  son 
seigneur.  Dans  la  famille,  le  père  a  droit  de  vie  et  de  mort  sur 
ses  enfants. 

Les  Abyssins  professent  en  général  la  dévotion  la  plus  supers- 
liticiisc,  et  comme  ils  présentent  un  mélange  de  diverses  races 
d  origines  trùs-distinctes,  on  rencontre  dans  leurs  usages  habituels 
le  plus  étrange  amalgame  de  grossiers  préjugés,  d'idées  emprun- 
tées au  judaïsme,  au  niahomélisme  et  au  polythéisme,  avec  les 
croyances  chrétiennes.  La  relation  de  M.  Lefebvrc  donne  de  cu- 
rieux détails  de  mœurs.  Malheureusement,  au  lieu  de  se  borner 


»2«  LITTÉRATURE,  HISTOIRE. 

au  rôle  (l'observateur,  il  paraît  s'être  un  peu  trop  préoccupé  dw 
<lésir  de  se  poser  en  «légocialeur  diplomate.  Ayant  fait  quelques 
■ouverturos  au  siijet  de  reblions  commerciales  è  établir  avec  la 
France,  il  trouve  Oubié  disposé  à  l'écouler  favorablement  et  ac- 
cepte la  mission  que  lui  propose  ce  chef  ambitieux ,  de  retourner 
^auprès  dn  roa  des  Français  avec  deux  ambassadeurs  Abyssins. 
Celle  mission,  à  peu  près  nulle  en  résultats  positifs,  lui  fournit 
du  moins  l'occasion  de  nous  faire  connaître  le  journal  rédigé  par 
le  secrétaire  de  rambassade,  homme  fort  intelligent,  qui  exprime 
avec  beaucoup  de  naïveté  l'admiration  qu'excitent  en  lui  les  mer- 
veilles de  l'industrie  et  des  arts,  ainsi  que  le  spectacle  de  la  vie 
européenne.  Les  fragments  qu'il  en  traduit  ne  sont  certainement 
pas  ce  qu'il  y  a  de  moins  remarquable  dans  son  livre.  Mais  cet 
épisode  semble  avoir  plutôt  nui  au  but  du  voyage,  carde  retour 
en  Abyssinie,  les  ambassadeurs  choqués  de  l'estime  que  M.  Le- 
febvre  montre  pour  leur  secrétaire,  parviennent  k  lui  faire  perdre 
la  faveur  d'Oubié.  Puis  la  jalousie  des  agents  consulaires  suscite 
aussi  quelques  ennuis  à  nos  voyageurs,  et  la  relation  de  M.  Le- 
febvre  se  ressent  parfois  de  l'irritation  et  du  découragement  qu'il 
éprouve.  Les  considérations  politiques  auxquelles  il  se  livre  n'of- 
frent aussi  qu'un  médiocre  intérêt;  l'on  préférerait  qu'il  se  fût 
attaché  davantage  a  bien  décrire  le  pays,  à  bien  peindre  ses  ha- 
bitants plutôt  qu'à  nous  raconter  l'histoire  fort  obscure  et  difficile 
à  comprendre  des  révolutions  abyssiniennes. 


RELieiON,   PHILOSOPHIE,  MORALE,  ÉDUCATION.    42T 
RELIGION,  PHILOSOPHIE,  MORALE,  ÉDUCATION. 


RECUEIL  DE  PRIÈHES  CHnÉTIENNES  pnrrr  le  aille  domrstiqur , 
par  J.-I.-S,  CHIénVr,  ancien  pasiear  de  Satigny,  rois  en  ordre, 
complété  et  publié  par  J.-E.  CcUérier  fils ,  professeur  dans  la 
faculté  de  théologie  de  Genève,  Paris  el  Genève,  chez  Ab.  Cher- 
buliex  et  C<=,  i  vol.  in-8<>,  5  fr,  50  c. 

La  prière  est  certainement  l'une  des  plus  belles  formes  que 
puisse  revêtir  le  culte.  Elle  rapproche  l'homme  de  son  Créateur, 
relève  l'âme  abattue,  console  le  cœur  affligé,  fait  oublier  les 
luttes  et  les  agitations  pénibles  de  la  vie,  et  substitue  aux  an- 
goisses du  présent,  aux  incertitudes  de  l'avenir,  l'heureux  calme 
de  la  confiance.  Quoi  qu'on  en  ait  pu  dire,  c'est  l'acte  religieux  le 
plus  naturel  et  le  pUis  spontané.  Dans  le  deuil  ou  dans  la  joie, 
nous  sentons  également  le  besoin  de  nous  tourner  vers  Dieu,  de 
faire  monter  à  lui  nos  cris  de  détresse  ou  nos  élans  de  reconnais- 
sance, el  l'incrédule  lui-même  parfois  prie,  tout  en  niant  l'utilité 
de  la  prière.  Qui  pourrait  prétendre  n'avoir  jamais  éprouvé  ce 
besoin  de  chercher  un  appui  plus  solide  que  les  liens  fragiles  de 
ce  monde,  de  soulager  son  cœur  trop  plein  en  s'élançant  au  dell» 
des  limites  du  domaine  terrestre?  Se  passer  de  Dieu  est  telle- 
ment impossible  a  l'homme,  que  l'athée  est  réduit,  dans  sa  folie, 
à  se  faire  dieu  lui-même  pour  tromper  les  instincts  de  son  âme 
et  donner  une  apparence  de  réalité  a  son  absurde  système.  Aussi 
toutes  les  objections  contre  la  prière  ne  reposent-elles  que  sur 
une  fausse  idée  de  sa  nature.  On  la  considère  à  tort  comme  une 
espèce  de  sommation  adressée  au  Créateur  Tout-Puissant  pour 
lui  demander  d'intervertir  les  lois  établies  par  sa  sagesse,  de 
changer  les  desseins  de  sa  providence.  Sous  ce  rapport,  la  prière 
peut  bien  être  l'expression  d'un  vœu,  d'un  espoir,  mais  ce  n'est 
point  la  son  objet  essentiel.  L'influence  salutaire  qu'elle  exerce 
gît  surtout  dans  l'habitude  qu'elle  nous  donne  de  nous  abandon- 
ner à  la  volonté  de  Dieu ,  do  le  prendre  pour  confident  de  nos 
désirs,  de  nos  craintes,  de  nos  faiblesses  et  do  nos  erreurs.  C'est 


428  RELIGION,  PHILOSOPHIE, 

ainsi  qu'elle  réagit  sur  nous,  qu'elle  nous  fait  rentrer  en  nous- 
mêmes,  sonder  noire  cœur,  et  découvrir  dans  nos  propres  pen- 
chants la  source  principale  de  la  plupart  de  nos  misères.  Pleins 
de  confusion  dans  le  sentiment  des  fautes  que  nous  avons  com- 
mises, nous  prenons  en  priant  la  résolution  de  combattre  nos 
passions,  de  nous  rendre  dignes  par  nos  efTorts  des  grâces  que 
nous  implorons  de  la  bonté  de  Dieu.  Et  la  prière  n'est-elle  pas 
vraiment  exaucée,  lorsque  par  ce  commerce  fréquent  de  l'âme 
avec  son  Créateur,  l'homme  apprend  a  réprimer  les  élans  de 
l'orgueil,  à  dompter  ses  penchants,  à  se  soumettre  avec  résigna- 
tion aux  épreuves  inévitables  de  la  vie?  Ces  excellents  effets  de 
la  prière  la  rendent  éminemment  propre  "a  faire  partie  du  culie 
domestique.  C'est  au  se.n  de  la  famille  que  l'enfant  doit  apprendre 
de  bonne  heure  à  prier,  afin  qu'en  lui  la  religion  s'unisse  intime 
ment  à  ces  souvenirs  du  jeune  âge  qui  ne  s'effacent  jamais.  Le 
Recueil  de  M.  Cellérier  nous  paraît  donc  fait  pour  réjouir  toutes 
les  personnes  qui  savent  apprécier  les  avantages  d'une  piété  vi- 
vante et  éclairée.  Les  prières  qu'il  renferme  sont  spécialement 
destinées  au  culte  domestique,  et  si  elles  ne  peuvent  sans  doute 
répondre  à  toutes  les  exigences  individuelles,  ni  fournir  dos  in- 
vocations applicables  a  toutes  les  circonstances  particulières,  elles 
offrent  de  beaux  modèles  que  chacun  pourra  modifier  selon  les 
besoins  de  sa  situation ,  et  qui  valent  certainement  bien  mieux 
que  ces  formules  toutes  faites,  trop  souvent  répétées  des  lèvres 
seules,  sans  que  le  cœur  y  ait  aucune  part.  L'éloquence  simple, 
pleine  de  grandeur  et  d'onction,  qui  a   fait  la  renommée  de 
M.  Cellérier  comme  prédicateur,  se  retrouve  à  chaque  page  de 
ce  volume.  C'est  la  même  piété  douce  et  sensible,  la  même  foi 
sincère  et  profonde,  le  même  esprit  de  chaiilé  fervente  et  large- 
ment chrétienne. 

c  M.  Cellérier  aimait  à  extraire  de  ses  nombreuses  lectures 
les  idées  et  les  effusions  religieuses  dont  il  se  sentait  frappé. 
Quelquefois  il  en  faisait  usage  dans  ses  propres  cofnposilious , 
mais  jamais  sans  les  avoir  travaillées  à  son  point  de  vue  et  leur 
avoir  laissé  son  empreinte.  C'était  là  un  résultat  de  l'activité  de 
son  intelligence,  de  sa  facilité  à  s'impressionner  des  sentiments 
d'autrui,  et  de  son  habileté  à  doimer  aux  pensées  qu'iljS'assimi- 


MORALE,  ÉDUCATION.  42& 

iail,  une  forme  plus  netle  et  plus  pure  en  rnènie  temps  qu'un 
caractère  original. 

a  Outre  les  prières  nombreuses  qu"il  avait  composées  Uii- 
mêmo,  il  en  avait  recueilli  beaucoup  de  divers  auteurs  en  leur 
donnant,  comme  nous  venons  de  le  dire,  une  forme  et  uno 
couleur  nouvelles. 

«  Dans  les  jours  de  sa  vieillesse,  il  s'était  plu  a  former  de  ces 
matériaux  divers  recueils  de  prières  chrétiennes  pour  le  culte 
domestique.  Puis  il  les  avait  donnés  à  ses  petits-enfants  et  à 
d'autres  personnes  amies  et  soutiens  de  ses  dernières  années. 
L'éditeur,  aidé  des  dépositaires  de  ces  recueils,  en  a  extrait  pour 
les  rassembler  en  un  tout  les  prières  différentes  qui  s'y  trouvaient 
distribuées.  Il  a  dû  choisir  quelquefois  entre  les  diverses  formes, 
dont  en  divers  temps  M.  Cellérier  les  avait  revêtues.  Il  a  enfin 
réparti  l'ensemble  en  trois  séries,  savoir:  six  semaines  de  prières 
quotidiennes,  puis  un  choix  de  prières  de  famille  pour  les  so- 
lennités de  l'Eglise,  enfin  quelques  prières  pastorales,  plus  en- 
core que  domestiques,  pour  les  mourants,  les  malades  et  les 
affligés.  Cette  dernière  série  est  extraite  d'un  cahier  spécial, 
écrit  plus  anciennement  par  M.  Cellérier  pour  ses  fonctions  de 
pasteur.  C'était  le  thème  qu'il  modifiait  dans  sa  paroisse,  sui- 
vant les  circonstances  spéciales  de  la  famille  où  son  minislèra 
était  réclamé.  » 

Pour  compléter  ce  recueil  et  remplir  certaines  lacunes ,  M.  Cel- 
lérier fils  y  a  inséré  plusieurs  prières  de  sa  composition.  Il  a 
pensé  pouvoir  d'autant  mieux  céder  au  penchant  qui  le  poussait 
à  mêler  quelque  peu  son  œuvre  à  l'œuvre  vénérée  qu'il  publiait, 
qu'en  agissant  ainsi,  il  ne  faisait  que  continuer  ce  qui  avait  eu 
fréquemn)ent  lieu  pendant  la  vie  de  son  père.  «  En  effet,  tandis 
que  l'éditeur  adaptait  souvent  à  son  propre  culte  domestique  les 
prières  de  M.  Cellérier,  celui-ci  en  empruntait  à  son  tour  h  son 
fils,  et  l'éditeur  a  eu  la  douceur  de  reconnaître  son  ouvrage  plus 
d'une  fois  dans  les  recueils  posthumes  dont  il  était  appelé  à  faire 
le  dépouillement.  » 


38 


430  RELIGION,  PHILOSOPHIE, 

COURS  ÉDUCATIF  de  Langue  niaterr.pllp ,  à  l'usage  des  éroFes  et 
des  familles,  par  G.  Girard,  cordelier  ;  l^e  partie,  syntaxe  de 
la  proposition,  Paris,  2  vol.  in-12,  1  IV.  59  c 

Ces  deux  volumes  sont  le  commencement  du  Cours  dont  l'in- 
troduction, publiée  l'année  dernière,  a  obtenu  un  grand  succès 
et  mérité  d'êîre  couronnée  par  l'Académie  française.  Nous  y 
trouvons  l'application  de  la  méthode  à  l'enseignement  des  pre- 
miers rudiments  de  la  grammaire.  On  sait  que  le  but  du  Père 
Girard  est  de  montrer  dans  l'étude  de  la  langue  maternelle  la 
source  de  l'éducation  tost  entière,  de  telle  sorte  que  le  déve- 
loppement intellectuel  et  le  développement  moral  se  fassent  si- 
multanément par  les  efforts  de  l'élève  luimén)e  sous  la  direction 
du  maître.  Il  s'agit  donc  d"éveiller  de  bonne  heure  la  raison,  de 
former  le  jugement,  de  guider  les  instincts  du  cœur,  en  incul- 
quant tout  à  la  fois  les  notions  de  la  science  et  les  préceptes  de 
la  morale  à  mesure  que  l'on  apprend  à  se  servir  de  l'instrument 
du  langage.  En  d'autres  termes,  il  faut  enseigner  la  jeunesse  à 
ne  tirer  de  cet  instrument  que  des  sons  justes  et  purs,  à  ne 
l'employer  que  pour  exprimer  des  pensées  salutaires  et  fécondes. 
Le  premier  principe  essentiel  pour  atteindre  ce  but  est  d'habi- 
tuer l'enfant  à  ne  jamais  passer  outre  avant  d'avoir  parfaitement 
compris  l'idée  qu'on  lui  présente,  et  par  conséquent  de  com- 
mencer par  se  mettre  autant  que  possible  'a  la  portée  de  sa  faible 
intelligence.  Plus  l'idée  sera  simple,  mieux  l'enfant  la  saisira  et 
en  tirera  d'utiles  développements,  à  l'aide  de  sa  petite  logique 
instinctive  dont  il  sait  si  bien  faire  usage  lorsqu'on  n'en  contrarie 
pas  la  marche  naturelle.  Ainsi ,  pour  expliquer  ce  que  c'est  que 
le  nom,  l'on  procédera  d'abord  par  attirer  l'aflention  de  l'élève 
sur  les  appellatious  diverses  par  lesquelles  il  désigne  les  per- 
sonnes qui  l'entourent  :  noms  de  baptême,  de  famille,  de  pays, 
d'étal,  etc.  Puis  on  lui  fera  remarquer  que  les  animaux  et  les 
choses  inanimées  ont  aussi  des  noms,  et  on  l'amènera  de  celte 
manière  a  concevoir  une  notion  claire  et  précise  de  ce  que  c'est 
en  général  que  le  substantif.  Mais  l'enseignement  serait  bien 
stérile  s'il  se  bornait  à  ce  résultat  purement  grammatical.  Pour 
le  féconder,  l'auteur  v  rallache  une  série  d'instructions  variées 


MORALE,    EDUCATION.  431 

qu'il  fait  surgir  de  chacun  des  mots  dont  l'élève  est  appelé  à 
définir  le  sens.  Les  noms  de  personnes  fournissent  roccasion 
de  parler  des  liens  d'affeclion  et  de  reconnaissance  qui  doivent 
unir  les  membres  de  la  famille,  d'interroger  l'enfant  sur  les  dif- 
férents genres  d'occupations  qui  constituent  les  métiers  qu'il 
nomme,  et  de  lui  rappeler  que,  vivant  du  travail  d'autrui,  ce 
serait  honteux  qu'il  ne  fit  rien  pour  ses  semblables.  A  propos 
des  noms  d'animaux,  on  excite  vivement  son  intérêt  par  des 
notions  élémentaires  d'histoire  naturelle,  on  lui  fait  joindre,  au 
nom  de  chaque  anin)al,  quelque  qualification  propre  à  le  carac- 
tériser. Enfin  les  noms  de  choses  ouvrent  un  vaste  champ  de 
questions  dont  le  maître  peut  habilement  profiter  pour  faire  nah 
(re  une  foule  d'idées  qui  se  caseront  d'autant  mieux  dans  la 
mémoire  de  l'élève,  qu'elles  s'offrent  à  lui  comme  les  accessoires 
ou  pour  ainsi  dire  les  délassements  de  l'étude  principale. 

Le  Père  Girard  passe  ensuite  à  l'article,  qu'il  définit:  un  mot 
destine  à  déterminer  l'étendue  des  notns  communs ,  et  qu'il  divise 
en  article  d'unité  (un,  une,  le,  la),  article  de  pluralité,  (deux, 
trois,  etc.,  quelques,  plusieurs,  maint),  article  démonstratif 
(ce,  celle),  article  possessif  (^mon ,  ton  ,  son)  et  article  de  totalité 
(tant,  chaque,  nul,  le,  dans  le  sens  général).  Il  divise  les  ad- 
jectifs en  actifs  (qui  marquent  une  qualité  active,  l'orage  effrayant) 
et  en  passif  (qui  marquent  une  qualité  passive,  l'enfant  effraye'). 
Pour  le  verbe,  il  emploie  la  conjugaison  par  propositions,  forme 
Lien  moins  aride  que  celle  de  la  conjugaison  du  verbe  isolé,  et 
bien  plus  ricl.e  surtout  en  applications  de  toute  espèce.  Ses 
exemples  sont  ainsi  toujours  des  phrases  offrant  une  pensée  qui 
frappe  l'inlclligetico  de  l'élève,  obligé  de  la  compléter  et  de  la 
commenter.  Enfin,  l'étude  du  vocnbulaire  doit  marcher  de  front 
avec  celle  de  la  syntaxe  pour  mieux  faire  comprendre  les  mots 
au  moyen  de  leur  dérivation  et  aider  à  les  écrire  correctement 
comme  l'usage  l'exige. 

On  voit  que  le  Père  Girard  rend  presque  tout  h  fait  nulle  la 
partie  mécanique  de  l'enseignement.  Il  s'adresse  beaucoup  plus 
au  raisonnement  qii'ii  la  mémoire  el  met  en  jeu  foutes  les  facultés 
intellectuelles  de  l'enfani.  La  grammaire  n'est  qu'une  occasion 
de  dJ\e'oppcr  celles  ci,   de  telle  faf;on  que  l'élève  apprenne  à 


432        RKLIGION,  PHILOSOPHIE,  MORALE,  ÉDUCATION. 

penser  en  même  temps  qu'à  parler  et  à  écrire.  L'idée  est  Ires- 
ingénieuse  et  la  métliode  excellente.  C'est  la  véritable  édiicalion 
primaire  qui  ne  se  borne  pas  à  mettre  entre  les  mains  du  peuple 
un  instrument  dangereux,  mais  lui  enseigne  à  en  faire  un  bon 
usage  et  féconde  réellement  le  sol  qn'elle  défriche.  En  suivant 
de  semblables  directions,  les  écoles  ne  sauraient  manquer  d'ob- 
tenir les  plus  heureux  résultats.  Faire  de  la  langue  maternelle  le 
pivot  d'un  enseignement  plein  de  vie,  d'intérêt  et  de  variété, 
c'est  satisfaire  admirablement  aux  exigences  de  notre  époque,  et 
travailler  [)ar  une  voie  indirecte  et  lente  sans  doute,  mais  yjar- 
faitement  sûre  'a  guérir  quelques-unes  des  plaies  de  l'état  social, 
à  relever  les  classes  inférieures  de  leur  état  d'abaissement  et  à 
rendre  le  peuple  plus  digne  de  la  liberté.  L'éducation  est  le  seul 
moyen  de  régénérer  les  hommes  et  de  les  prémunir  d'une  ma- 
nière efficace  contre  les  séductions  de  rcrreur  et  tes  prestiges 
du  sophisme.  Une  population  imbue  dès  son  enfance  de  principes 
vrais  et  solides,  munie  des  armes  que  fournissent  un  cœur  droit, 
un  esprit  juste,  une  raison  éclairée,  demeurera  soonle  aux  bril- 
lants mensonges  du  socialisme,  ne  se  laissera  jamais  prendre 
aux  appas  trompeurs  des  systèmes  communistes.  On  peut  dire, 
sans  être  taxé  d'exagération,  que  dans  l'enseigne-menl  du  Père 
Girard  se  trouve  un  précieux  remède  conire  le  malaise  de  la 
société.  Mais  il  ne  faut  pas  se  faire  illusion  sur  les  résultats,  ils 
seront  longtemps  presque  insensibles,  on  rencontrera  des  obs- 
tacles nombreux.  Le  premier,  et  selon  nous  l'un  des  plus  grands, 
sera  la  difficulté  d'avoir  des  instituteurs  capables  de  comprendre 
et  d'appliquer  une  méthode  qui  exige  chez  le  maître  des  con- 
naissances assez  étendues,  une  âme  élevée  et  un  zèle  dévoué. 
II  faudra  former  des  régents,  et  pour  cela  créer  des  écoles  nor- 
males où  l'on  apprenne  h  secouer  le  joug  de  la  routine.  C'est 
une  véritable  transformation  qu'il  s'agit  d'accomplir  dans  ren- 
seignement, et  elle  ne  s'opérera  d'une  manière  complète  que 
/orsque  l'expérience  de  l'éducation  privée  aura  convaincu  l'opi- 
nion publique  de  ses  avantages  incontestables. 


LÉGlSLATlOiN ,  ÉCONOMIE  POLITIQUE.  433 

LÉGISLATION,   ECONOMIE  POLITIQUE,   ETC. 


ÉPREUVES  SOCIALES  de  la  France  depuis  Louis  XIV  lusqu'à  no* 
jours,  par  Alexis  Dumesnil  ;   Paris,  1  vol.  in-S"^  6  f"r. 

M,  Dumesnil  se  bat  les  flancs  pour  faire  de  l'àpro  satire  à  la 
façon  de  Juvénal ,  mais  il  ne  réussit  guère  à  tirer  de  sa  plume 
que  des  déclamations  plus  véhémentes  que  justes,  qui  manquent 
presque  toujours  le  but  en  allant  au  delà.  On  dirait  à  l'entendre 
que  nous  sommes  à  la  veille  d'un  grand  cataclysme  social  dans 
lequel  notre  civilisation  va  périr  tout  entière,  sans  qu'il  reste 
une  seule  branche  de  salut  pour  l'humanité,  fatalement  entraînée 
vers  une  ruine  inévitable.  Les  épreuves  sociales  de  la  France 
sont  le  siècle  de  Louis  XIV,  la  régence,  le  règne  de  Louis  XV, 
la  révolution  de  1789,  Tempire,  la  restauration  et  la  révolution 
de  1830.  Chacune  de  ces  époques  apparaît  à  ses  yeux  comme 
un  nouveau  pas  vers  la  dissolution  de  la  société.  Il  voit  la  cor- 
ruption assise  d'abord  sur  le  trône,  descendre  d'étage  en  étage 
jusque  dans  les  dernières  classes,  et  glisser  son  poison  funeste 
dans  toutes  les  veines  du  corps  social.  La  noblesse  est  la  pre- 
mière coupable,  mais  le  peuple  n'imite  que  trop  bien  son  exem- 
ple, et  le  clergé  lui-même,  au  lieu  d'opposer  une  digue  au  tor- 
rent, semble  travailler  à  lui  creuser  un  lit  toujours  plus  large. 
M.  Dumesnil  s'indigne  également  contre  lous  les  partis  ,  les  con- 
fond tous  dans  une  même  réprobation.  Sa  colère  aveugle  frappe 
tout  ce  qu'elle  rencontre,  parce  qu'elle  n'admet  pas  qu'il  y  ait 
nulle  part  d'autres  mobiles  que  l'intérêt  personnel,  l'ambition 
et  la  cupidité.  Le  perfectionnement  des  peuples  est  une  chimère, 
le  progrès  porte  en  lui-même  le  germe  de  la  décadence,  les  na- 
tions sont  condamnées  au  supplice  de  Sisyphe,  elles  tournent 
dans  un  cercle  vicieux  où  leurs  efforts  ne  tendent  à  produire  que 
des  développomenls  individuels,  seul  but  que  se  soit  proposé 
la  Providence  dans  ses   mystérieux  desseins.  Ce  systèn>e  peu 
consolant  ne  laisse  pas  que  d'être  assez  spécieux,  et  il  peut  s'op* 
puycr  sur  de  nombreux  faits  historiques. 

38* 


4  31  LÉGISLATION, 

Quand  on  parcourt  les  annales  du  monde,  on  csl  frappé  de 
celte  succession  d'empires  qui  s'élèvent,  prospèrent  quelque 
temps,  puis  tombent  en  suivant  des  phases  h  peu  près  sembla- 
bles; de  ces  peuples  qui  tour  a  tour  prennent  leur  essor,  attei- 
gnent le  plus  haut  degré  de  la  civilisation,  puis  renîrent  bienicU 
dans  les  ténèbres  de  la  barbarie  ;  de  ces  perpétuelles  vicissiiudts 
qui  nous  offrent  toujours  la  même  marche  fatale,  la  même  loi 
(lu  progrès  conduisant  à  la  corruption  et  à  la  ruine.  Mais  doit-on 
en  conclure  que  la  perfectibilité  indéûnie  de  l'espèce  luimaino 
soit  une  doctrine  absurde  et  mensongère?  Nous  ne  le  pensons 
pas.  Le  peu  que  nous  connaissons  de  l'histoire  du  passé  sufiit 
déjà  pour  nous  prouver  que  l'esprit  humain  n'est  pas  slalion- 
naire,  que  ses  conquêtes,  quoique  lentes,  sont  bien  réelles  et 
durables.  M.  Dumesnil  oublie  que  si  les  peuples  ne  sont  que  des 
instruments  dont  se  sert  la  Providence  pour  l'accomplissement 
de  ses  vues  sur  l'homme,  ce  ne  peut  être  que  dans  un  but  de 
perfectionnement,  sans  quoi  ce  serait  mettre  en  doute  la  sagesse 
et  la  bonté  du  Créateur.  Il' n'est  pas  vrai  d'ailleurs  de  dire  que 
l'espèce  humaine  va  dégénérant  d'une  manière  absolue.  Tout  en 
fjisant  la  part  du  mal,  il  faut  reconnaître  aussi  le  bien  véritable 
qui  se  trouve  h  côté;  si  notre  civilisation  est  destinée  à  périr, 
elle  aussi  léguera  des  idées  généreuses  et  fécondes  à  celle  qui 
lui  succédera;  elle  aura  grossi  a  son  tour  l'héritage  d'expérience 
salutaire  qui  forme  en  quelque  sorte  le  patrimoine  de  l'humanité. 
Mais  'a  quoi  bon  prétendre  soulever  le  voile  qui  nous  cache  le 
secret  de  notre  destinée?  L'espoir  de  la  perfectibilité  n'eslil  pas 
l'aiguillon  le  plus  précieux  qui  puisse  stimuler  les  efforis  d'un 
peuple?  Si  vous  le  lui  ôtez,  c'est  bien  alors  qu'il  perdra  lou'e 
idée  de  dévouement  et  de  sacrifice,  qu'il  marchera  d'un  pas  rapide 
vers  la  pente  de  la  décadence.  Les  lamentations  de  M.  Dumesnil 
sont  plutôt  propres  à  ébranler  qu'à  raffermir  l'état  social.  Si  la 
société  court  à  sa  perte,  si  rien  ne  peut  l'arrêter,  chacun  n'obéira 
plus  qu'à  son  instinct  de  conservation,  et  l'égoïsme  sera  proclamé 
comme  la  seule  ancre  de  salut. 

De  pareilles  boutades  ne  sont  propres  qu'à  créer  un  nu'con- 
tentement  vague,  d'autant  plus  dangereux,  que  n'ayant  pas  de 
but  bien  déterminé,  il  ne  saurai!  être  satisfait  d'aucune  réforme. 


ÉCONOMIE  POLITIQUE.  435 

(rancune  amélioration.  Lorsqu'on  s'indigne  avec  lanl  de  colère, 
il  faudrait  avoir  le  courage  de  dire  nettement  contre  qui,  contre 
quoi.  Or,  M.  Dumesnil  se  tient  dans  des  termes  généraux  qui 
s'adressent  h  tout  le  monde  et  ne  désignent  personne.  11  semble 
vraiment  que  la  société  soit  une  caverne  de  brigands  où  il  ne 
reste  pas  un  cœur  droit,  pas  une  intention  lionnête,  et  l'auteur 
fait  consister  son  indépendance  à  réunir  en  un  seul  concert  les 
plaintes  de  tous  les  partis  avec  leur  exagération  injuste  et  pas- 
sionnée. C'est  fâcheux,  car  avec  plus  de  mesure  il  aurait  pu 
produire  un  effet  salutaire,  en  signalant  les  vices  de  notre  époque, 
leurs  causes,  leurs  résultats  et  les  moyens  de  les  combattre.  Au 
lieu  de  cela,  il  préfère  se  poser  en  prophète  de  malheur  pour 
prédire  la  chute  de  la  nation  française,  rûle  facile  sans  doute, 
mais  dont  nous  ne  pouvons  comprendre  l'utilité,  puisqu'il  no 
lui  laisse  aucune  chance  d'échapper  à  ce  sort  fatal.  Assurément 
les  épreuves  sociales  de  la  France  ont  été  rudes  et  n'ont  peut- 
être  pas  encore  porté  tous  leurs  fruits,  mais  il  n'est  point  juste 
de  prétendre  qu'elle  n'en  a  retiré  nul  enseignement.  Si  la  révo- 
lution de  1830  n'a  pas  rempli  toutes  les  espérances  qu'elle  avait  fait 
naître,  elle  a  cependant  constaté  dans  les  institutions  et^dans 
les  mœurs  un  progrès  réel,  et  il  n'y  a  que  l'esprit  de  parti  qui 
puisse  soutenir  que  l'état  de  la  France  ne  soit  pas  meilleur  au- 
jourd'hui que  sous  les  règnes  précédents. 


COBDEN  et  la  TJgiie,  ou  ragilatii)n  anglaise  pour  la  liber  lé  du  com- 
merce, i)ar  M.  Fréd.  Rastiat;   Paris,  1  vol.  iii-8°,  7  fr.  50  c. 

Tandis  qu'en  France  les  saines  doctrines  de  l'économie  poli- 
tique sembleiit  de  plus  en  plus  abandonnées  pour  faire  place  aux 
folles  utopies  du  socialisme,  qui  par  le  juste  efîroi  qu'elles  ins- 
pirent a  la  propriété,  ne  font  que  consolider  toujours  mieux  le 
règne  du  monopole  appuyé  sur  le  système  protecteur,  l'Angle- 
terre marche  rapidement  vers  la  liberté  du  commerce  et  s'apprête 
h  donner  encore  une  fois  l'exemple  d'une  grande  réforme  accom- 
plie sans  secousse  violente,  avec  les  seules  armes  de  la  parole 
et  du  bon  sens.  La  ligue  anti  corn-lav  (anii  loi  céréale),  fondée 


436  LÉGISLATION, 

à  Manchester  en  1838,  esl  parvenue  par  ses  effoils  soulenus,  s 
gagner  l'opinion  publique  en  faveur  d'un  principe  qui  depuis 
longtemps  reconnu  vrai  en  lliéorie ,  avait  jusqu'alors  succombé 
dans  la  pratique  devant  des  préjugés  el  des  intérêts  nombreux. 
Grâce  au  zèle  de  quelques  hommes  habiles  et  dévoués,  la  liberté 
du  commerce  a  trouvé  d'ardcnls   promoteurs  parmi  toutes  les 
classes  du  peuple,  elle  est  devenue  l'objet  de  Tenthousiasme 
d'une  foule  éclainîe  sur  les  vrais  intérêts  du  pays,  et  la  petite 
association  fondée  dans  ce  but  il  y  a  sept  ans,  a  pris  des  pro- 
portions gigantesques  qui  ne  permelient  plus  de  conserver  au- 
cun doute  sur  son  triomphe  prochain.  Cependant  c'est  à  peine 
si  la  presse  française  a  daigné  dire  quelques  mots  de  ce  grand 
mouvement  dont  l'Angleterre  était  le  ihéàire.  Elle  remplissait 
ses  colonnes  des  moindres  péripéties  de  la  stérile  agitation  irlan- 
daise, et  n'avait  pas  de  place  pour  mentionner  celle  bien  autre- 
ment importante  el  féconde  dos  free-traders.  Pourquoi  cet  em- 
pressement h  reproduire  les  turbulcnîs  discours  d'O'Connel,  et 
ce  silence  eoniplet  à  l'égard  de  Cobden  et  de  ses  collègues?  Si 
la  cause  que  le  premier  défend  est  colle  d'un  peuple  malheureux 
et  opprimé,  celle  de  la  hberlé  du  counnerce  n'inléresse-telle  pas 
plus  directement  encore  toutes  les  nations,  n'ofTre  t-elle  pas  le 
remède  le  plus  efficace  aux  maux  qui  tourmentent  la  société? 
Serait-ce  donc  que  les  journaux  français,  se  laissant  aveugler  par 
Tamour-propre  national,  ont  craint  d'avoir  à  reconnaître  la  su- 
périorité de  l'Angleterre  dans  les  questions  économiques  ,  ont 
préféré  prendre  les  griefs  de  l'Irlande  pour  texte  de  leurs  décla- 
mations envieuses?  C'est  triste  à  dire,   mais  on  ne  peut  guère 
s'expliquer  autrement  leur  conduite.  En  France,  le  journalisme 
ne  remplit  pas  le  rôle  digne  et  utile  qui  devrait  lui  appartenir. 
Ses  organes  sont  en  général  l'expression  de  l'esprit  de  parti  et 
des  intérêts  particuliers.  Pas  un  seul  ne  semble  dirigé  par  des 
convictions  profondes,  ni  consacré  à  la  défense  de  principes  sé- 
rieux. Au  fond  do  leur  polémique  se   trouve  toujours  quelque 
question  de  personnes.  Les  tnis  soutiennent  le  gouvemement 
parce  qu'ils  en  dépendent,   les   aulres  l'attaquent  parce  qu'ils 
appartiennent  plus  ou  moins  'a  des  hommes  qui  visent  au  minis- 
îère,  et  presque  tous  sans  exception  sont  entre  les  mains  du 


ÉCOiWMIE   POLITIQUE.  437 

monopole.  Si  deux  ou  (rois  feuilles  se  montrent  indépendantes 
sur  les  questions  qui  touchent  à  l'économie  politique,  c'est  pour 
prop.-iger  les  rêves  de  l'école  sociétaire  ou  les  doctrines  dissol- 
vantes du  conimunisme.  Mais  quelles  que  soient  leurs  divergences 
apparentes,  tous  ces  journaux  s'accordent  merveilleusement  a 
repousser  les  efforts  qui  n'ont  pour  but  que  la  recherche  sincère 
de  la  vérité  çn  dehors  des  mesquins  intérêts  dont  ils  sont  préoc- 
cupés exclusivement.  Quiconque  n'est  pas  de  la  coterie  a  laquelle 
ils  appartiennent  ne  peut  rien  en  obtenir,  à  moins  qu'il  ne  veuille 
acheter  l'éloge  au  poids  de  l'or.  Quant  à  de  la  critique  impar- 
tiale, eussiez-vous  fait  un  chef-d'œuvre,  ce  serait  foliç  que  d'y 
songer. 

«  Arrivez-vous  de  Londres?  dit  M.  Basiiat.  Voulez-vous  ra- 
conter ce  que  vous  avez  vu  et  entendu?  Les  journaux  tous  fer- 
meront leurs  colonnes.  Prendrez-vous  le  parti  de  faire  un  livre? 
Ils  le  décrieront,  ou,  qui  pis  est,  ils  le  laisseront  mourir  de  sa 
belle  mort,  et  vous  aurez  la  consolation  de  le  voir  un  jour 

Chez  l'épicior. 
Roulé  clans  la  boutique  en  cornet  de  papier. 

«  Parlorez-vous  h  la  tribune?  Votre  discours  sera  tronqué, 
déljguré  ou  passé  sous  silence -b 

e  La  presse  départementale  aurait  pu  déjouer  toutes  ces  in- 
trigues en  les  dévoilant; 

Une  pauvre  servante  au  moins  m'était  restée. 
Qui,  de  ce  mauvais  air,  n'était  pas  infectée. 

«  Mais  au  lieu  de  réagir  sur  la  presse  parisienne,  elle  attend 
humblement,  niaisement  son  moi  d'ordre.  Elle  ne  veut  pas  avoir 
de  vie  propre.  Elle  est  habituée  à  recevoir  par  la  poste  l'idée 
qu'il  faut  délayer,  la manœuvre  h  laquelle  il  faut  concourir,  au 
profit  de  M.  Thiers,  de  M.  Mole  ou  de  M.  Guizot.  Sa  plumo  est 
il  Lyon,  à  Toulouse,  h  Bordeaux,  mais  sa  tête  est  b  Paris.  > 

Au  moyen  de  cette  entente  des  journaux,  l'opinion  est  aisé- 
ment abusée,  surtout  en  ce  qui  concerne  la  politique  extérieure. 
On  exploite  les  préjugés  nationaux  au  profit  de  l'esprit  de  parti 
et  du  monopole.  C'est  ainsi  que  sur  le  grand  mouvement  social 


438  LÉGISLATION, 

qui  s'accomplit  en  Angleterre,  on  garde  le  silence,  ou  bien,  si 
l'on  est  forcé  d'en  dire  quelque  chose,  on  le  représente ,  avec 
l'aboliiion  de  l'esclavage,  comme  l'œuvre  d'un   machiavélisme 
profond,  qui  a  pour  objet  définitif  rexploilalion  du  monde,  par 
l'opération  de   la  liberté.  Le  livre  de  M.  Basiiat  est  destiné  à 
combattre   cette   absurde  accusation,   en  faisant  envisager  les 
choses  sous  un  jour  plus  vrai.  Il  ne  montre  cependant  point  une 
partialité  trop  grande  pour  les  Anglais,  mais  il  distingue  entre 
l'aristocratie  et  le  peuple,  et  pense  que  la  sympathie  pour  celui- 
ci  doit  précisément  être  la  conséquence   de  la  répulsion  qu'on 
éprouve  pour  celle-là.  D'ailleurs  la  liberté  du  commerce  est  un 
bienfait  dont  les  avantages  seront  universels,  et  toutes  les  na- 
tions doivent  applaudir  aux  efforts  de  l'Angleterre  pour  l'établir. 
La  ligue  anli-corn-laïc  s'est  fondée  et  a  fait  son  chemin  en 
employant  les  moyens  ordinaires  par  lesquels  des  associations 
de  toute  espèce  réussissent  à  prospérer  sur  le  sol  libre  de  la 
Grande-Bretagne.  Des  meetings,  des  repas,  des  comités  ont  d'a- 
bord éveillé  l'atlcnlion,  groupé  les  partisans  du  libre  commerce, 
dont  le  nombre  s'est  peu  à  peu  multiplié,  h  mesure  que  l'agi- 
tation se  répandait  de  ville  en  ville.  Puis  des  collectes  de  plus 
en  plus  abondantes  ont  fourni  de  quoi  publier  des  journaux,  des 
brochures,  des  pelils  Irailcs  populaires,  de  quoi  travailler  à  in- 
fluencer les  électinns,  de  manière  h  faire  arriver  des  free-traders 
h  la  Chambre  des  Commîmes.  Enfin  la  ligue  a  pu  recueillir  dans 
l'année  184.1,  la  somme  énorme  de  100,000  livres  sterling,  et 
dans  les  trois  premiers  mois  de  1845,  250,000  livres  sterling 
ont  élo  employées  par  elle  à  l'acquisition  de  propriétés,  afin  de 
s'assurer  la  majorité  des  suffrages  dans  trois  comtés.  En  pré- 
sence de  pareils  résultats,  il  est  impossible  que  les  résistances 
qui  s'opposent  à  l'affranchissement  du  commerce  tiennent  bien 
longtemps  encore.  Déjà  les  mesures  proposées  par  sir  Robert 
Peel  prouvent  que  le  nn'nislcre  cherche  à  conjurer  l'orage  par 
dos  concessions  adroites.  Il  Iransige   avec  les  exigences  de  la 
ligue,  tout  en  maintenant  le  sysième  protecteur;  mais  une  fois 
entré  dans  cette  voie,   il  ne  pourra  plus  reculer,  et  l'on  "peut 
prévoir  que  les  free  traders  ne  larderont  pas  à  remporter  une 
victoire  complète. 


ÉCONOMIE  POLITIQUE.  439 

Il  est  intéressant  de  suivre  les  diverses  phases  de  celle  agi- 
talion  que  M.  Basliat  reproduit  de  la  manière  la  plus  drama- 
tique, en  nous  donnant  les, procès-verbaux  des  principaux  mee- 
tings, et  les  discours  les  plus  remarquables  de  leurs  orateurs. 
On  y  trouve  de  beaux  modèles  d'éloquence,  et  l'on  admire  avec 
quel  talent  Cobden  et  ses  collègues  ont  su  captiver  la  foule, 
l'enthousiasmer  pour  un  principe  d'économie  politique,  produire 
par  de  simples  appels  au  bon  sens  ,  des  effets  qu'on  n'obtient 
en  général  qu'en  excitant  les  passions.  C'est  un  spectacle  tout 
k  fait  curieux,  et  certainement  bien  propre  a  ranimer  les  espé- 
rances des  partisans  de  la  liberté  du  commerce.  Le  livre  de 
M.  Bastiat  doit  leur  rendre  le  courage  de  monter  de  nouveau 
sur  la  brèche  pour  lutter  avec  persévérance,  à  la  fois  contre  les 
monopoleurs  et  contre  les  socialistes  qui  n'ont  que  trop  réussi 
à  étouffer  leur  voix  en  France.  Qu'ils  prennent  exemple  sur 
les  chefs  de  la  ligue  anglaise,  qu'ils  imitent  leur  zèle  infati- 
gable, qu^ils  ne  se  lassent  pas  d'éclairer  l'opinion  publique,  et 
eux  aussi  trouveront  de  l'écho  chez  le  peuple  français,  plus 
susceptible  peut-être  que  nul  autre,  de  concevoir  et  d'embra.sser 
avec  ardeur  les  idées  grandes,  généreuses  et  fécondes. 


SCIENCES  ET  APxTS. 


HISTOIRE  DES  IXSECTES,  par  E.  Blanchard;  Paris,  2  vol.  in-12, 
fig.,  7  fr. 

L'auteur  de  cet  ouvrage  s'est  proposé  de  résumer  dans  un 
cadre  fort  restreint  toutes  les  notions  nécessaires  aux  persoimes 
qui  veulent  commencer  l'étude  de  l'entomologie,  ou  du  moins 
acquérir  une  idée  générale  bien  claire  et  précise  de  l'histoiro 
naturelle  des  insectes. 

«r  Notre  Histoire  des  insectes ,  dit-il,  ne  ressemble  point  à 
celles  qui  l'ont  précédée  :  succincte  dans  toutes  ses  parties,  elle 
renferme  cependant  les  tableaux  de  toutes  les  tribus  avec  leurs 
caractères  principaux,  ainsi  que  ceux  des  familles,  des  groupes 
et  des  genres  essentiels  qui  les  composent.  Vu  le  cadre  restreint 


440  SCIENCES  ET  ARTS. 

que  nous  nous  sommes  imposé,  les  divisions  inforienros,  avanf 
peu  d'importance  au  point  de  vue  scienlilîquc,  mais  bonnes  tou- 
tefois à  signaler  dans  un  ouvrage  descriptif,  ont  due  être  reje- 
tées ici. 

a  Noire  ouvrage  comprend  un  exposé  de  ce  qui  est  connu 
actuellement  sur  les  mœurs,  les  habitudes,  les  mélamor[)hoses, 
les  instincts  des  insectes;  de  ce  qui  est  connu  aussi  sur  les  lo- 
calités qu'ils  recherchent  parliculièremonl,  sur  les  régions  du 
globe  auxquelles  paraissent  attachés  certains  genres,  certains 
groupes.  Nous  avons  recueilli  de  toutes  parts  les  faits  déj'a  du 
domaine  de  la  science,  et  nous  avons  été  assez  heureux  de  pou- 
voir en  ajouter  quelques  nouveaux,  nous  n'avons  pas  omis  de 
montrer  que  diverses  espèces  étaient  utiles  à  l'industrie,  tandis 
que  d'autres  lui  étaient  nuisibles:  pour  ceux-là  nous  avons  si- 
gnalé, autant  que  possible,  les  moyens  paraissant  les  plus  pro- 
pres à  arrêter  une  multiplication  redoutable  ,  principalement  pour 
l'industrie  agricole:  moyens  toujours  fort  simples  a  la  vérité  ;  car 
c'est  seulement  une  main-d'œuvre  particulière,  une  main-d'œuvre 
souvent  très-considérable  qu'exigent  les  exterminations  d'insectes 
nuisibles.  Tout  ce  que  le  naturaliste  peut  apprendre  au  cultiva- 
teur, c'est  de  lui  indiquer  les  circonstances  les  plus  favorables 
pour  arriver  "a  des  résultats  heureux.  Tout  ce  que  le  naturaliste 
peut  dire  au  législateur,  c'est  qu'ime  loi  comme  celle  qui  existe 
sur  l'échenillage  est  une  loi  insufflsat.te,  qu'il  est  important 
que  la  loi  soit  modifiée  selon  les  localités,  suivant  les  ennemis 
'a  combattre,  et  qu'il  est  important  alors  que  la  loi  soit  exécutée. 
Quoiqu'on  restant  toujours  dans  des  limites  assez  resserrées, 
nous  avons  donné  une  étendue  assez  grande  a  l'histoire  parti- 
culière des  insectes  qui  peuvent  intéresser,  non  seulement  l'en- 
tomologiste et  l'homme  qui  veut  avoir  une  connaissance  générale 
des  insectes  ou  commencer  'a  étudier  l'histoire  de  ces  animaux, 
mais  aussi  l'homme  complètement  étranger  aux  sciences  natu- 
relles, et  qui  toutefois  voit  avec  intérêt  les  mœurs  des  abeilles, 
des  fourmis,  l'histoire  du  ver  h  soie  et  de  quelques  autres  en- 
core, qui  veut  connaître  la  nature  des  ravages  des  Termites, 
des  Criquets,  etc.  b 


GEIIEVF.,    IMPniMERIE  DE  FERD.    RAMBOZ. 


TABLE 


DES 


OUVRAGES  ANNONCÉS  DANS  LA  REVUE  CRITIQUE. 


13<^   Année ,    tS45. 


Paqcs. 

THÉOLOGIE. 

De  la  Confession  etdu  Céli- 
bat des  prêlres.  229 

Du  Prêtre,  de  la  Femme  et 
de  la  Famille.  51 

Exposé  des  motifs  qui  m'ont 
contraint  à  sortir  de  l'E- 
glise romaine.  355 

Gérard  Roussel,  prédicateur 
de  la  reine  Marguerite.     225 

Histoire  de  la  robe  de  N.-S. 
Jésus-Christ.  59 

Histoire  de  Saint-Auguslin.     27 

La  Bible  en  Espagne.  9 

L'Eglise  officielle  elle  Mes- 
sianisme. 87 

Les  Trappistes  au  XIX*=  sié- 
cJe.  22 

Becueil  de  prières  chré- 
tiennes. 427 

Sententiarum  libri  IV.  20 

Sutnrna  Theologiae.  20 

Un  prêtre  aux  prises  avec 
son  évêque.  355 

SCIENCES    MORALES    ET 
POLITIQUES. 

Philosophie. 
Abélard.  232 

Fragments  de  philosophie 

cartésienne.  357 

Histoiie  de  la  philosophie 

de  Kant.  25 

Histoire  des  révolutions  de 

la  philosophie.  159 

Principes    de    philosophie 

physique.  273 

Législation,  Jurisprudence. 

Code  de  la  communauté.       164 
De  la  réforme  du  code  pé- 
nal. 315 
Histoire  du  droit  criminel.     200 


Pa-es. 


Education 

Cours  éducatif  de   langue 

maternelle. 
Journal  des  mèies. 
Kilabi-Kiilsum -Naneh,  le 

livre   des   dames   de    la 

Perse. 
L'Education  raisonnée. 


430 
197 


307 
195 


Politique,  Economie  politique, 
Commerce. 

Cobden  et  la  ligue.  435 

De  la  liberté  du  travail.  94 

Du  système  parlementaire 

en  France.  32 

Emigrations  suisses.  173 

Epreuves    sociales    de    la 

France.  433 

Esprit    de    la    comptabilité 

commerciale.  248 

Essai  sur  l'organisation  du 

travail.  239 

Etudes  politiques.  170 

Gcschichle    des    Jesuiten- 

kampfes  in  der  Schweiz.  381 
La  Russie  sous  Nicolas.  336 
Question  suisse.  204 

Révélations  sur  la  Russie.     155 
Voyage  autnnrde  la  cham- 
bre des  députés.  100 

SCIENCES  NATURELLES  ET 
EXACTES. 

Me'decine ,  Chirurgie. 

De  l'aliénation  mentale.  212 
Des  hallucinations.  140 

Du  Hachisch.  277 

Etude  de  la  morale.  281 

Etudes  hygiéniques  sur  les 

femmes  319 

Histoire  de  l'Académie  de 

médecine.  47 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


442 

Manuel  des  maladies  des 
nouveaux-nés.  ITT 

Médecine  et  chirurgie  po- 
pulaires. 1'9 

Nouveaux  élémenls  de  pa- 
thologie. 28T 

Premiers  secours  avant 
l'arrivée    du    médecin.     1T8 

Histoire  naturelle.    Physique, 

Chimie. 
Biblioteca  agraria.  34 
Changements  dans  le  cli- 
mat. 320 
Clioixdesplusbellesroses.  139 
De     l'assainissement     des 

terres.  250 

Histoire  des  insectes.  439 
Histoire   des    sciences    de 

l'organisation.  58 

Le  parfait  fermier  402 

Lettres  sur  la  chimie.  65 

L'ilalia  scientifîca.  35 

Manuel  de  Physiologie.  105 

Manuel  du  vigneron.  Tl 
Merveilles  de  la  nature  en 

France.  138 
Notice    sur    les    eaux    de 

Loëche.  280 
Nouvelles  excursions  dans 

les  glaciers.  20T 

ARTS  ET  MÉTIERS. 

Chemins  de  fer  d'Allema- 
gne. 403 
De  la  destination  des  pyra- 
mides. 122 
Dessin  linéaire.  286 
Essai  de  physiognomonie.  40 
Essai    sur   la    fortihcation 

moderne.  283 

Le  Helcomètre.  106 

Recueil  de  renseignements 
sur  les  beaux-arts  à  Ge- 
nève. 284 
Traité  de  musique.  TO 

BELLES  LETTRES. 

Grammaire,  Elude  des  langues, 
Littérature. 

Des  variations  du  langage 
français.  3"  2 


Dictionnaire  des  verbes.  266 
Grammaire  allemande.  154 
Histoire  de  la   poésie  des 

Hébreux.  125 

La   langue  hébraïque  est- 
elle  un  dialecte  du  sans- 
crit? 3T6 
Manuel  de  la  langue   an- 


glaise. 


193 


Tableau   de    la   littérature 
espagnole.  223 

Poe'sie. 

Epopée  de  la  révolution.  253 

Le  Prêtre  au  XIX<=  siècle.  298 

Poëmes  et  Poésies.  414 

Un  Touriste  en  Algérie.  302 

yirt  dramatique. 

Comédies  de  Térence,  361 

Théâtre  de  Plante.  lôid. 

Timon  d'Aihénes.  81 

Winkelried.  44 

Romans. 

Aventures  de  Robinson.  2T1 
Caroline  en  Sicile.  145 
Ellen  Middieton.  1 
Histoire  de  don  Quichotte.  7T 
La  vie  de  l'homme.  181 
Le  comte  de  Guiche.  37 
Le  Juif  errant.  325 
Les  Lionnes  de  Paris.  181 
Les  Réprouvés  et  les  Elus.  I6id. 
Maha-Guru  Geschichte  ai- 
nes Gottes.  381 
Nouvelles  russes.  413 
Sans  dot.  416 
Sybil  or  the  tvvo  nations.  217 
Tristan  de  Beauregard.  412 

Me'langes. 

Bluettes  et  Boutades.  410 

Encyclopédie  des  gens  du 

monde.  213 

Essais  de  littérature  et  de 

morale.  331 

Etienne  de  La  Boétie,  ami 

de  Montaigne.  417 

Etrennes  nationales  suisses.    42 
Fragjments  oratoires  et  lit- 
téraires. 313 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


LaNormandieroraanesque.  405 
Voltaire  el  Rousseau.  219 

Voyage  dans  mon  jardin .       115 

HISTOIRE. 

Géographie,  Voyages . 

La  Romanie.  73 

La  Transylvanie.  76 

Voyage  à  Stockolm.  188 

Voyage  au  Darfour.  339 

Voyage  aux  prairies  osages.  263 
Voyage  dans  les  Moluques.  38 
Voyage  en  Abyssinie.  423 

Histoire  eccle'siaslique . 

Histoire  de  la  rentrée  des 
Vaudois  en  Piémont.         350 

Ulrich  Zwingli  el  son  épo- 
que. 117 

Histoire  ancienne  et  moderne. 

Antonio  Ferez  et  Philippe  II.  289 

Appréciation  de  l'histoire 
de  dix  ans.  92 

Essai  historique  sur  les 
races  de  l'Afrique.  268 

Histoire  de  la  Suisse  ra- 
contée aux  enfants.         148 


443 

Histoire  du  Consulat  et  de 
l'Empire.  109 

Histoire  Universelle.  3 

Leilfaden  zur  nordischen 
Alterthumskunde.  353 

Lettres  de  Botta  sur  ses  dé- 
couvertes à  Khorsabad.    304 

Le  Valais  de  1840  à  1844.  ^  150 

Mémoires  de  la  société 
dhistoire  de   la  Suisse.  341 

Mémoire  de  la  société 
royale  des  antiquaires 
du    nord.  353 

Mémoire  sur  la  découverte 
de  l'Amérique.  353 

Tarikh- l-Asham ,  expédi- 
tion au  pays  d'Assam.      378 

Biographie,  Me'langes. 

Bibliographie  historique  de 

la  France.  306 

Galerie  des  Coulemporaius 

illustres.  260 

Mémoires    secrets  de  Ro- 

quelaure.  89 

Notice  sur  De  Candolle.  132 
Notice    sur   J.-I.-S.  Cellé- 

rier.  50 

Souvenirs  du  maréchal  Bu- 

geaud.  190 


TABLE  DES  NOMS  D'AUTEURS. 


Paiîcs. 


Arnaud  ,  H. 

350 

Bastiat,  Fréd. 

435 

Berville. 

313 

Blainville  (H.  de). 

58 

Blanchard,  E. 

439 

Blanchemain,  P. 

414 

Bondyck-Bastiaanse(J. 

-H.de)  38 

Borrow,  G. 

9 

Bosquet  (Mlle  Am.) 

405 

Boubée,  J.-S. 

253 

Bouchut,  E. 

177 

Bouvet,  Fr. 

229 

Brierre  de  Boismont. 

140 

Brougham  (lord  H.) 

219 

Cadet-Gassicourt. 

178 

Paxes. 

Cantù,  C.  3 

Cantù,  J.  35 

Caraman  (duc  de)  159 

Cellérier,  J.-I.-S.  427 

Cervantes.  77 

Chaptal,  O.  402 

Chardavoine.  355 

Charrière  (L.  de)  341 

Chaudey,  G.  92 

Christian,  P.  190 

Clausade,  A.  188 

Cousin,  V.  357 

Couture,  L.  32 

Curchod,  H.  212 

Debreyne,  P.-J.-C.  28! 


444 


TABLE  DES  MATIERES. 


De  la  Rive,  Aug. 

132 

Meyer-KoBchlin. 

248 

Delàtre,  J. 

81 

Michelet,  J. 

51 

DemidoQ",  P. 

170 

Mickiewicz,  Ad. 

87 

Deppin-,  G.-B. 

138 

'  ignet. 

289 

Desconibaz,  S. 

148 

Mir-Huçaini. 

378 

Desor,  E. 

207 

Mohammed   Ebn-Omar-El- 

Dezamy,  Th. 

164 

Toiinsy. 

339 

Didier,  Ch.                       iib, 

,  204 

MohI,  J. 

304 

Diodali. 

50 

Moreaii ,  .1. 

277 

Disraeli,  B. 

217 

Moretti,  G. 

34 

Du  Boys,  Alb. 

200 

Morin,   Tii. 

239 

Dumesnil ,  A. 

433 

Morin-Bériaz,   L. 

70 

Duiioyer,  Ch. 

94 

Muller,  J. 

105 

Duprat,   P 

2G8 

Naville,  A.-J. 

250 

Feuf^ére,  L. 

417 

Noblet. 

155 

Fialin  dePersigny. 

122 

Odart. 

71 

Foé  (D.  de). 

271 

Pariset,  E. 

47 

Fondras  (marquis  de). 

412 

Pelil-Senn,  J. 

410 

Fulleiton  (lady  G.) 

1 

Ppyrot,  J. 

193 

Fusler. 

320 

Pi  ferrer,  F. 

223 

Gaillardin,   C. 

22 

Plaute. 

361 

Gaulliei.r,  H.-E. 

42 

Porchat,  J,-J. 

44 

Gay,  Sophie. 

37 

Poiijoulnf, 

27 

Gerin,  F. 

372 

Rafn,   Ch.-Chr. 

353 

Gérando  (A.  de). 

76 

Raymond,   V. 

319 

Girard,  G. 

430 

Rémusat  (Ch.  de). 

232 

Girault  de  Sainl-Fargeau. 

306 

Reybaiid  (M™^  Ch.) 

416 

Gogol,   K. 

413 

Rigdud,  J.-J. 

284 

Golovine,  1. 

336 

Rilliet  de  Constant. 

150 

Gros,  Is. 

I9j 

Roche.   L.-Ch. 

287 

Gruyer,  L.-A. 

273 

Rosenberg,  C. 

106 

Gutzkow  (K.  von) 

381 

Saintes,   A. 

25 

Herder. 

125 

Saint-Marc  Girardin. 

334 

Hottiuger,  J.-J. 

117 

Sanson,   L.-F. 

287 

Huber,  J. 

173 

Schmidt,   C. 

225 

Jacob,  P.-L. 

80 

Solimène,  Michel. 

315 

Karr,  Alph. 

11.') 

Soaveslre,  E. 

181 

Le  Chatelier. 

103 

Siie>  E. 

325 

Lefebvre,  Th. 

•23 

Térence. 

361 

Lenoir,  A. 

287 

Thénot,  J.-P. 

286 

Lernc  (Em.  de) 

181 

Tiiiers,  A. 

109 

Lesguilion  (M"'«  H.^ 

298 

Thoma  Aquinatis. 

20 

Liebig,  J. 

G5 

Thonnelicr,  J. 

307 

Litais  de  Gaux. 

2J6 

Tixier,  V. 

263 

Lombardus,  P. 

20 

Topiïer,  R. 

40 

Loretan,  A. 

280 

Trivier. 

355 

Marx,  J. 

59 

Vaillant,  J.-A. 

73 

Maubert. 

Î39 

Vorlac. 

26G 

Mauiice,  P.-E. 

283 

Viro,   P. 

3')2 

Mayor,   Mat. 

179 

Wehrii,  G.-H. 

sors—m- 

154 

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