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COLLECTION G.M.A.
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CATALOGUE RAISONNÉ
DU
MUSEE WIERTZ
Brmu-Typ. A. Lacroix, Vbrboeckhoven et Gu,r. Royale, 3, impasse dn Parc.
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CATALOGUE RAISONNE
DU
MUSEE WIERTZ
PRÉCÉDÉ
D'UNE BIOGRAPHIE DU PEINTRE
PAR
LE D* L. WATTEAU
DEUXIEME EDITION
AUGMENTÉE DE LA DESCRIPTION DE QUINZE NOUVEAUX TABLEAUX
EU VENTE
CHEZ L'AUTEUR, RUE DE LA FRATERNITÉ, 36
ET CHEZ TOUS LES LIBRAIRES
1865
Tons droits réservés
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AVERTISSEMENT
• Celte seconde édition que nous offrons au public,
était prête à être livrée à l'impression, lorsqu'un ter-
rible événement est venu retarder sa publication.
— Wiertz est mort dans mes bras, le 48 juin, à
dix heures du soir, après une courte et terrible ma-
ladie.
Pour ceux qui désireraient connaître le mal qui l'a
emporté, volé, il se nomme la gangrène, suivie de
résorption purulente.
Dans cette maladie, le pus, comme un poison
mortel, pénètre dans les vaisseaux, roule avec le
sang à travers les méandres de la circulation et s'en
va ainsi, visitant tous les organes, déposant partout
des germes de mort, pestiférant toutes les sources
de la vie.
Pauvre ami! Pauvre grand génie! Il était naïf
1
comme un enfant, bon comme la bonne espérance.
Il ne voulait pas mourir... A mesure que le flot,
messager de la mort, l'envahissait, on le voyait se
raidir contre lui; et c'était lentement, en faisant face
à l'ennemi, que la vie battait en retraite.
Les membres devenaient froids, le pouls se sentait
à peine, mais l'œil restait toujours empli de lumière.
Par un effort désespéré, il contractait ses doigts
bleuis en s'écriant : Je le sens, j'ai de la force encore :
non ! je ne veux pas mourir !
Le mal montait toujours.
Le froid de la mort l'étreignait, et, par une aber-
ration de sensibilité, facile à comprendre, il se tor-
dait en disant : Je brûle... je brûle.,.
Le 18 juin, vers six heures du soir il commença
à être surmené par un peu de délire. C'était comme
une demi-ivresse, déterminée par le poison puru-
lent.
Par intervalles, il était en proie à toutes sortes de
visions, les unes horribles, les autres douces et
mystérieuses comme les dernières caresses de la
nature, notre mère immortelle!
Tout à coup, le pauvre moribond voyait s'amon-
celer autour de son lit des tas de cadavres, lesquels,
grossissant à chaque seconde, menaçaient de l'étouf-
fer sous leur poids.
Alors, il fermait les yeux afin d'éloigner la sombre
vision.
D'autres fois, son regard éperdu semblait suivre
dans le vague des airs, les péripéties d'un autre
drame. — Les méchants! disait-il, d'un ton profon-
dément navré; comme ils ricanent... donnez-moi
une arme, un bâton, que je les chasse, ces envieux,
ces jaloux!
Je le tenais dans mes bras, je le calmais en repla-
çant doucement sa tête sur l'oreiller. — 11 me remer-
ciait, puis, essayait un peu de repos.
Bientôt il reprenait : Oh! les beaux horizons! les
belles et douces figures! Comme elles sont tristes...
elles pleurent... elles m'aiment tant... Vite! vite!
ma palette... mes pinceaux!.. Vite! je tiens mes-
points de lumière... Quel tableau je vais faire...
Oh ! je veux vaincre Raphaël!
Et il soulevait la main gauche, en écartant légère-
ment le pouce comme s'il le faisait pénétrer dans le
trou de sa* palette, tandis que sa main droite, ressai-
sissant le geste "hier encore si familier, si puissant,
traçait dans l'air un contour idéal. Etsabouchedouce»
ment souriait aux adorables visions qui s'en venaient
visiter ses dernières heures. En ce moment, ses
yeux lançaient encore des gerbes d'étincelles. Sa
voix, devenue souffle, murmurait une suprême con-
fidence aux dernières formes aimées qu'il entrevoyait
à travers les ailes de la mort... c'était navrant! —
Avoir vu cette grande misère, c'est s'être empli 1 ame
d'une doulour immense.
II était alors neuf heures du soir.
Wiertz redescendit des mystérieuses régions au
sein desquelles son génie prêt à s'éteindre, venait de
se baigner. En ce moment, il eut conscience de sa
fin prochaine. Comme il voulut retenir les dernières
gouttes de sa vie!.. Hélas! elles s'échappaient malgré
tous ses efforts; devant son impuissance, il fut
comme saisi d'un attendrissement profond. 11 luttait
encore, mais on sentait qu'il allait se résigner. Dans
cette résignation, on voyait tremper les racines d'un
regret inénarrable. Tout ce qu'il avait rêvé dans la
maturité de son génie, toutes les audaces de son cer-
veau, toutes les aspirations de son cœur, l'histoire
entière de l'humanité qu'il s'était donné mission
d'écrire avec son pinceau, tout cela allait s'anéantir
avec le dernier linéament de vie que le moindre
soufïïe pouvait rompre désormais.
Deux larmes se formèrent lentement dans ses
yeux... elles grossirent rapidement' et s'arrêtèrent,
tremblantes, au rebord des paupières... son regard
se fixa droit au plafond. Les larmes scintillaient
comme deux diamants, mais elles ne franchirent
point la ligne des cils. Insensiblement je les vis se
résorber. Peu à peu le cœur s'engoua, la respiration
s'embarrassa, sans râle bruyant pourtant. — Les
deux perles liquides disparaissaient de plus en plus.
A force de battre en retraitera vie n'avait plus qu'un
seul repaire : le regard. Le râle devenait souffle. Sa
tète était appuyée sur mon bras et sur celui de ma-
dame Sebert, une femme au cœur d'or qui le soignait
avec moi. — J'approchai mon visage de celui de
mon ami. — Wiertz, me voyez-vous bien, lui dis-
je? — Il me regarda au fond des yeux... ses lèvres
essayèrent d'esquisser un sourire... elles restèrent
entr'ouvertes... Les deux larmes avaient disparu...
son regard ne quitta plus mon visage. — Le cœur
ne s'entendait plus... un souffle imperceptible sortait
encore de sa poitrine. Le souffle s'éteignit... Il était
dix heures du soir : Antoine Wiertz avait vécu.
... Depuis, la Belgique est en deuil. Elle a perdu
l'un de ses plus nobles fils.
A l'heure où cette tombe s'est ouverte, un grand
vide, un vide irréparable s'est fait dans le monde des
arts.
Et chacun l'a senti.
Lors de la première édition de cet ouvrage, on
m'avait reproché ce que l'on appellait mon enthou-
siasme pour le talent de Wiertz. J'avais répondu que
c'était une analyse, et non une critique, que j'avais
faite de l'œuvre de mon illustre ami. — J'étais alors
justifié par ma conscience; je le suis aujourd'hui
par le sentiment public, que je n'ai fait que devan-
cer.
Quel est, en effet, l'organe de publicité qui ne
1.
— 10 —
soit allé plus loin que moi dans son admiration pour
le grand trépassé? La différence qu'il y a entre eux et
moi, c'est que je n'ai pas voulu attendre que l'homme
fût mort pour lui rendre justice.
...Ami, te voilà donc rentré au sein de cette im-
périssable nature dont ton ardent esprit cherchait,
sans trêve, à scruter les mystères... Noble artiste!
repose en paix dans ton sommeil éternel. — La mort,
qui ne sait pas oublier, est venue te faucher dans
la splendeur de ton talent; mais en partant, elle a
mis en sentinelle sur ton cercueil, le plus beau de
ses fils : le génie de l'immortalité.
Repose dans la gloire, cœur toujours frémissant.
Tu as engendré ta vie pour les siècles futurs. Sur
les tables d'airain où la patrie inscrit ses fils les plus
illustres, la postérité admirera à travers les âges
deux noms flamboyants : Rubens, Wiertz.
Bruxelles, le 27 juin 1865.
D' L. WATTEAU.
BIOGRAPHIE
DE
WIERTZ
Qu'est-ce que le génie? — Des notions vagues,
vingt formules, vingt définitions et rien qui satis-
fasse l'esprit; voilà ce que l'on trouve dans les livres
que l'on consulte et chez les hommes que l'on con-
fesse. En général, les raisons données par les au-
teurs pour justifier leurs définitions, se rattachent
bien plus à l'instinct de leur propre individualité
qu'aux notions d'une saine philosophie.
Le lecteur nous pardonnera quelques lignes de
digression.
« Le génie est une maladie, » a dit un philo-
sophe quelque peu physiologiste. — On peut ajouter,
pour la sécurité de l'espèce, que cette maladie-là
n'est point contagieuse.
Un naturaliste qui était en même temps un poète,
s'est exprimé d'une autre manière : « Le génie est
une longue patience, » a-t-il dit. Buffon avait ses
12
raisons pour parler ainsi. — « Bien faire est une
question de temps, » dit à son tour l'illustre peintre
dont nous écrivons la biographie. Selon lui il n'y a
parmi les hommes que des individus à facultés dé-
veloppées, d'autres à facultés incultes; donc tout in-
dividu porte en lui l'étoffe d'un grand homme. Taillez
le diamant et exposez-le à la lumière; tout le secret
est là. Wiertz est si bien de cette école, qu'il n'hésite
pas à affirmer que tout individu peut devenir par
culture, un Michel-Ange, un Voltaire, un Raphaël.
Cette idée, qui tend à établir la présomption de
l'égalité primordiale des facultés et des aptitudes
chez tous les hommes, est sans contredit, de toutes
les idées, la plus démocratique; mais est-elle bien
évidente?
Ceux qui admettent que le génie est une maladie
avec ses symptômes bien manifestes, entendent
exprimer cet état particulier des facultés de l'âme
qui détermine, dans 1 être qui sert de support à ces
mêmes facultés, les agitations d'une lutte incessante
dont le but est la réalisation d'un idéal entrevu aux
heures fécondes de l'inspiration.
Dans la science ou dans l'art, ceux qui sont en-
traînés par une synergie vitale qui les pousse vers
une destinée supérieure, sont les juifs-errants de la
pensée humaine. Pour eux, s'arrêter est impossible.
A côté de la borne où ils voudraient s'asseoir, une
voix s'élève qui leur crie : Marche! marche! Ils se
lèvent, marchent et marchent sans cesse. Ils enfan-
tent dans la douleur du cerveau comme la femme
dans la douleur des entrailles. C'est là leur maladie :
elle est impitoyable; et, de cette maladie, comme
Rachel de sa douleur, ils ne veulent pas être
guéris.
Quant à la définition de Buiïbn que nous avons
donnée plus haut et à celle de Wiertz : « Bien faire
est une question de tempsj » elles ne sont vraies qu'à
moitié et laissent la question insoluble. — • Tout
homme a des dispositions pour toutes choses? Soit.
— Cependant on peut avancer avec certitude qu'il
y a fort peu de choses pour lesquelles il ait des dis-
positions particulières. Ainsi, tous les hommes ont
des dispositions pour le dessin, puisque tous peu-
vent apprendre à écrire bien ou mal ; mais sur dix
mille il n'en est pas un qui devienne un bon dessi-
nateur1. — Question de temps, répondra-t-on. Ce
qu'un homme ne parvient pas à faire en dix ans il
le ferait en soixante ou en cent vingt. — Nous
bâtissons une citadelle en l'air, nous raisonnons dans
l'absurde. Pour être conséquents, et avant même de
poser nos prémisses, il nous faudrait commencer
par doubler la longévité humaine; ce qui offre tout
d'abord quelques difficultés.
L'homme ne peut être mesuré qu'à son aune, dit
un vieux proverbe, et le proverbe a raison. L'indi-
vidu peut ce qu'il peut et non pas ce qu'il veut,
quoi qu'en puissent penser l'amour-propre et la va-
nité de l'espèce humaine.
1 Lavater.
— 14 —
L'assiduité dans l'art peut se rapprocher beau-
coup, ou plutôt peut sembler se rapprocher du talent
qui n'est pas assidu, et le talent, du génie qui n'a
pas eu l'occasion de se développer et qui ne s'exerce
pas. Mais jamais l'assiduité ne transformera le
manque de talent en talent, le manque de génie en
génie. — 0 hommes ! quand cesserez-vous de de-
mander des poires au pommier et des figues à la
vigne *.
Certes, autant que quiconque, nous comprenons
l'influence qu'exercent sur nous les différents mi-
lieux au sein desquels s'agitent nos premiers rêves,
nos premières inspirations. Mais si ces milieux sont
favorables au développement du talent et. facilitent
l'essor du génie, jamais ils ne parviendront à créer
de toutes pièces l'une ou l'autre de ces qualités de
l'esprit.
Le père de Raphaël est peintre. Le Sanzio, tout
enfant, respire et vit dans une atmosphère largement
artistique; chacun de ses pas est guidé par la pré-
voyance paternelle armée de tous les secrets de l'art
comme on le comprenait alors. Sous les pieds de
l'adolescent pas une pierre qui fasse obstacle ; aussi,
pouvait-il marcher les yeux perdus à travers les
vagues horizons du ciel, afin d'y saisir au passage
ces types divins qui seraient un jour ses madones.
Sans une misère à vaincre, Raphaël est devenu
Raphaël.
1 Lavater,
15 —
En subissant toutes les misères, sans l'initiation
bienfaisante du premier âge, n'ayant pour guide et
pour appui que son génie solitaire et indompté,
Wiertz n'est-il pas devenu Wierlz? Et, lors même
que sa pensée n'eût pas été sollicitée dès ses pre-
miers ans par les magiques tableaux d'une nature
toute pittoresque , qu'il n'eût pas reçu le jour au
milieu de ces montagnes de l'Ardenne qui trempent
leurs pieds verdoyants dans les eaux vives de la
Meuse,, ne fût-il pas toujours devenu un grand
peintre et un grand penseur? — Il suffit à notre
lecteur de faire la part de l'accident comme la part
du génie, pour répondre à cette question.
Wiertz, Antoine, Joseph, est né à Dînant, le 24 fé-
vrier 1806. Il était fils de Joseph François Wiertz
et de Catherine Disière.
A l'âge de quatre ans, la psyché de l'enfant, déjà
ivre de lumière et de mouvement, déplissait ses
ailes et essayait son vol mal assuré à travers le
monde chatoyant des chimères. — C'est quelque
chose de bien mystérieux vraiment que ce premier
rayonnement du génie emmailloté dans les limbes
des plus jeunes ans... La multiplicité des impres-
sions agite l'âme et l'emporte au souffle d'une im-
mense aspiration ; seulement, chaque pas dans la
voie de la réalité témoigne d'une impuissance nou-
velle... — impuissance sans désespoir, féconde
même, car alors l'intuition de l'avenir est plus forte
que tous les effrois du moment.
Chez Wiertz le génie inquiet, ardent, conque-
— 16 —
rant, ne s'agita pas longtemps dans le vague in-
cohérent des rêveries enfantines. A quatre ans il
écrivait, ou plutôt il dessinait sans cesse. Toute
forme l'attirait et il la fixait sous son crayon ou
sous sa plume avec une incroyable facilité. Depuis,
Wiertz n'a jamais eu d'écriture qui fût vraiment
sienne, mais il imite à s'y méprendre les divers
genres d'écritures qui tombent sous son regard.
Doué de la plus ardente imagination, sa pensée
travaille sans repos ni trêve. Ici il y avait un grand
danger. L'imagination est un levier puissant pour
soulever les obstacles, ranimer le courage, aiguil-
lonner les forces abattues; mais si l'ardeur du songe
vient à subjuguer la pensée sans que celle-ci trouve
son contre-poids dans les facultés de l'intelligence,
la lenteur inévitable qu'entraîne la réalisation plas-
tique de l'œuvre, fatigue, énerve, ahurit l'artiste.
— L'idée aux ailes d'arc-en-ciel mesurait les plaines
de l'infini, l'univers était trop petit... Mais voici
qu'un boulet de plomb fixe l'artiste au sol; il faut
concréter la pensée impondérable, il faut rendre
tangible le sentiment de la vie. Ici commence la
vraie lutte entre l'imagination et le possible, entre
le rêve et la réalité. Lutte terrible, mortel écueil
où sont venues se briser tant de brillantes organi-
sations auxquelles manquait la puissance sans la-
quelle l'incarnation de l'idée est impossible, la vo-
lonté.
Dès sa plus tendre enfance, le peintre dont nous
esquissons la biographie, témoigne d'une énergie de
— 17 —
vouloir dont la vie des hommes offre bien peu
d'exemples. Comme le ressort d'acier qui donne la
vie à toute une machine, la volonté, chez Wiertz,
domine et gouverne obstacles, passions, impossibi-
lités. C'est l'aiguillon toujours, — mais c'est aussi
le frein. L'artiste n'est ni entraîné, ni subjugué par
le sujet qu'il traite ; toujours il lui reste supérieur.
C'est là, selon nous, la principale condition du pro-
grès dans les arts.
A dix ans, Wiertz peignit le portrait sans avoir
jamais reçu d'autres leçons que celles du travail gou-
verné par un vouloir ardent servi par le génie. A
douze ans, notre peintre, sans guide, en dehors de
toutes les conditions extérieures qui sollicitent l'œuvre
ignorée, avait réinventé la gravure sur bois. On sait
combien l'entre-croisement des lignes est difficile
dans ce genre de travail ; à douze ans, à l'âge où
l'enfance bégaie les premières notions de l'existence
humaine, Wiertz avait résolu le problème, et cela,
malgré certaine inobservance qui venait le compli-
quer pour lui. Ainsi, au lieu de se servir de plan-
ches sciées perpendiculairement à l'axe de la fibre,
il travaillait cette dernière divisée dans le sens de sa
longueur.
La planche préparée avec mille efforts de génie et
de volonté, le graveur de douze ans imprimait lui-
même son travail.
A quinze ans , Pascal avait inventé la géométrie ;
A douze ans, Wiertz avait inventé le dessin et la
gravure.
2
— 18 —
Nous avons eu entre les mains deux gravures que
le jeune artiste composa et grava à cette époque.
L'une représente un cosaque à cheval ; Pautre une
vierge d'un style raphaëlesque.
Certes, ces premiers essais sont loin d'être des
chefs-d'œuvre ; cependant ils sont curieux à étudier
pour ceux qui veulent suivre, pas à pas, les erre-
ments de cet esprit dont la merveilleuse aptitude
restait victorieuse de tous les obstacles.
C'est à l'époque dont nous parlons que Wierlz
fut appelé, pour la première fois , à faire œuvre
de peinture à l'huile; voici comment : un caba-
relier du pays était en quête d'un peintre d'ensei-
gnes qu'i voulût bien décorer la face de son estaminet.
Le sujet était simple : un cheval noir, sur n'imporle
quel fond.
Le baes, aux oreilles duquel la réputation de
l'artiste était parvenue, vint lui demander s'il lui
conviendrait d'exécuter le travail en question. —
« Mais, pour cela, il faudrait peindre à l'huile, et
« je n'ai pas de couleurs, » répondit le jeune
homme. — « Qu'à cela ne tienne, nous vous en
« fournirons. »
Quelques jours après cette conversation, le baes
revenait en compagnie d'un fort joli choix de cou-
leurs à l'huile, contenues dans des écailles de
moules.
Le peintre se mit à l'œuvre.
L'émotion qu'il éprouva fut intense comme la
révélation d'un premier amour. Son pinceau, dont
— 19 —
les barbes s'enduisaient pour la première fois de ces
couleurs magiques avec lesquelles il devait rempor-
ter tant de glorieuses victoires, volait, comme un
génie ailé, à travers lignes et contours. Le cheval
noir fit l'admiration des gens du village. Les habiles
osèrent même prédire que le jeune Wiertz, s'il était
favorisé par les circonstances, pourrait bien devenir
le premier peintre d'enseignes du pays.
Encouragé par un si beau succès, l'enfant n'hé-
sita pas à aborder un sujet de beaucoup plus auda-
cieux que le premier. Un cheval noir, c'était bien!
La couleur à l'huile était chatoyante et lustrée sous
la brosse, mais enfin l'uniformité de la robe du
cheval ne permettait pas de tenter ces jeux de lu-
mière et d'ombre dont les effets semblent le disputer
parfois aux phénomènes de la vie réelle. Ici, la
gamme artistique était forcément limitée. Dans la
nouvelle commande le même esclavage n'existait
plus. Le baes, plus ambitieux cette fois, voulait que
son enseigne représentât un groupe composé de
deux personnages, un cheval et un homme. — Au
commis voyageur. Voilà la suscription.
L'enseigne fut bien vite terminée. Cette fois le
cheval offrait à l'œil une gamme de tons légers,
fins, délicats, qui faisait plaisir à voir. Le commis
voyageur était improvisé, c'est vrai, mais l'intuition
de l'artiste l'avait croqué dans la grande vérité de
son rôle. On sentait que ce frère cadet de Gaudis-
sart portail dans sa valise toutes les habiletés, toutes
les ruses de son illustre aîné.
— 20 —
A partir de ce moment, Wiertz s'empara de la
peinture à l'huile. Son esprit fougueux s'élançait
déjà dans les compositions les plus hardies, et dans
ces œuvres incorrectes, rudimentaires, limbiques,
si nous pouvons ainsi parler, on était frappé par
l'intensité de vie et de mouvement qui sy trouvait
déployée.
A quatorze ans, au milieu des aspirations étince-
lantes qui grandissaient son enthousiasme jusqu'au
délire, Wiertz avait entrevu sa destinée. Son but,
quoique perdu dans les brumes de l'avenir, était
visible pour ses yeux éclairés par le feu intérieur de
son génie, Arriver au sommet de l'art, — que ce
sommet soit l'Hélicon ou le Golgotha, — telle était
son ambition , telle était sa volonté. Donc, à l'âge
où l'âme humaine sommeille encore tout engourdie
sous les chaînes organiques, Wiertz s'était donné
parole qu'il engendrerait son nom à la postérité la
plus reculée. Nous verrons plus tard si cette parole
a été tenue.
Chez notre jeune homme la nature physique sem-
blait vouloir lutter, par la rapidité de son dévelop-
pement, avec les audacieuses précocités de son intel-
ligence. A quatorze ans, Wiertz portait en lui tous
les signes extérieurs de la virilité. Taille haute, corps
élancé, barbe au menton, voilà les phénomènes qui
frappaient à première vue. Fibre sèche, même un
peu filandreuse, sans un atome de graisse inutile,
souplesse extrême des articulations, élasticité mus-
culaire servant une rapidité et une sûreté de mouve-
— 21
ment tout à fait merveilleuses, c'est ce que constatait
bientôt une étude plus approfondie de son organi-
sation.
A l'époque dont nous parlons, l'esprit du peintre
était atteint d'une affection que nous pourrions bien
appeler « la nostalgie des choses inconnues. » La
peinture d'enseignes avait perdu tous ses charmes, et
les bords de la Meuse, où tant de fois ses rêves
s'étaient égarés, n'avaient plus d'échos pour les voix
nouvelles qui s'éveillaient en lui. Cette âme d'artiste
aspirait à se désaltérer aux sources, vives des grandes
œuvres artistiques, et jamais il n'avait vu d'autres
peintures que les quelques mauvais tableaux de
l'église de sa' paroisse. .
Souvent, dans ses visions nocturnes, un homme
passait qui l'invitait à le suivre. Le fantôme radieux
s'avançait drapé dans son vaste manteau, le chapeau
espagnol fièrement campé sur la tète et la main serrée
sur la hampe d'une bannière sur laquelle était écrit :
Anvers! six lettres de feu.
II fallut partir.
2.
II
Une singulière émotion dutenvahir l 'âme du jeune
Wiertz lorsque le bruit de la patache qui le condui-
sait vers de nouveaux destins, retentit sous la voûte
de pierre qui donne accès dans la cité de Rubens...
Le voici donc enfin venu sur le champ de bataille
des grandes luttes qu'il méditait. — C'était la réali-
sation de ses plus vifs désirs ! — Une toile, des pin-
ceaux, Rubens pour modèle et le feu du génie pour
inspirer ses jours, pour éclairer ses nuits !
Le voici seul, sans protecteurs, sans amis, sans
guides; que dis-je, sans guides? — N'a-t-il pas près
de lui les deux meilleurs, ceux qui marchent sans
bronchera travers tous les obstacles de la route: une
volonté indomptable et le noble amour du travail?
Jamais solitaire embrasé du feu sacré ne fit de
plus étonnants sacrifices; jamais non plus ils ne
furent supportés avec une plus constante et une plus
énergique fermeté.
— 23 —
Une sorte de cellule, un coin de grenier devient
son habitation : il n'en veut point d'autre, il veut
s'habituer à la pauvreté, à la misère même, car il a
juré que jamais ses œuvres ne seraient inspirées par
l'amour du gain. La cellule qu'il s'est choisie est très
petite. Quatre mètres de long sur deux mètres de
large; — un corridor.
Nous avons fait le voyage d'Anvers pour visiter
cette cellule. Elle est éclairée par une petite fenêtre
de grenier aux carreaux mal joints, aux croisillons
pourris par le temps et la pluie. La personne qui
nous accompagnait avait vécu dans l'intimité du
peintre, aussi ses renseignements nous étaient-ils
très précieux. « — Voici la place du lit, nous disait-
« elle; vous voyez que l'un des chevrons de la char-
ce pente, traverse diagonalement la paroi du mur
« contre laquelle le lit était établi. Cette disposition
« forçait souvent Wiertz, qui est de haute taille, à
« se plier en deux pendant son sommeil. Dans cette
« chambre, pas de cheminée, pas de feu. Pendant
« les longues soirées d'hiver l'artiste travaillait, en-
te foncé dans son lit, et recouvert au hasard de tout
« ce qui se trouvait autour de lui, — jusqu'à ses
.« chaises. Gela n'empêchait pas qu'il ne lui soit sou-
ce vent arrivé, le matin en s'éveillant, de trouver que
« le givre et la gelée s'étaient entendus pour marier
ce sa barbe avec la blanche paroi du mur. C'est ainsi
ce que Wiertz vécut bien des années. » Et pendant
cette longue période de jours, que de rêves éclatants
rayonnèrent dans cette pauvre demeure! Là, un
— 24 —
génie primesautier, audacieux, ose rêver toutes les
gloires. II. ne se contente pas de voir briller à l'ho-
rizon lointain, comme une promesse sacrée, le lau-
rier qui ceignit la tête de Rubens ; il songe encore
au ciseau de Michel-Ange, à la plume héroïque de
Corneille, à l'archet de Mozart. Hélas ! la maladie
vint, tout à coup, briser ces illusions et apprendre
au jeune artiste qu'il est des bornes à l'emploi de nos
forces, que la nature commande de régler ses aspi-
rations. Bien à regret il fallut se résigner à embrasser
moins de choses à la fois. — C'est décidé, Wiertz va
concentrer toutes ses forces sur un seul point : la
peinture. Mais la peinture, comme il l'entend, doit
absorber à son profit l'étude de tout un monde artis-
tique et scientifique. Le voici donc, étudiant avec
acharnement toutes* les sciences relatives à son art.
Le jour il dessine, il peint, il modèle ; la nuit il se
livre aux études anatomiques, couché dans son lit,
car il n'avait pas de feu, comme nous l'avons dit plus
haut. Souvent il lui est arrivé de s'endormir de las-
situde, le crayon dans une main, le scalpel dans
l'autre. La main froide d'un squelette le saluait à
son réveil, et ses yeux, à peine ouverts à la lumière,
se reposaient sur des tas de tronçons humains, ré-
pandus çà et là par les travaux de la veille*
Cette existence si exceptionnelle ne pouvait durer
longtemps sans attirer l'attention publique; bientôt
Anvers voulut voir ce singulier enfant, ce philo-
sophe de quatorze ans, ce jeune phénomène, comme
on commençait à l'appeler alors. Parfois un curieux
— 25 —
passait la tête à la porte de la cellule et contemplait
ce trou obscur encombré d'un fouillis inextricable
de dessins, de peintures, de sculptures, de pape-
rasses accumulées, entassées dans le plus pittoresque
et le plus incroyable désordre que jamais fantaisie
d'artiste eût rêvé..
Un jour, un amateur se présente et veut acheter à
Wiertz une esquisse qu'il vient de peindre. Le mar-
chand offrait un bon prix de l'œuvre. — « Gardez
« votre or! c'est la mort de l'artiste, » s'écria le
peintre ascète; et il ferma la porte au nez de l'ache-
teur.
A cette époque, Wiertz avait raisonné la théorie
de l'existence qu'il prétendait suivre et il en avait
établi les bases immuables. Nous aurons occasion
de dire plus tard quelles sont les idées qui l'ont dé-
terminé à ne vouloir pas vendre ses tableaux.
Cette sévérité envers soi-même paraîtra sans doute
blâmable à beaucoup d'individus; nous n'y voyons,
nous, que l'excès de cet amour inouï de liberté et
d'indépendance que le peintre voulait apporter dans
l'exercice de son art.
Dans les moindres circonstances de la vie, son
attention le portait vers tout ce qui devait le rendre
fort; fort contre toute séduction, contre toute distrac-
tion contraire à sa studieuse existence.
Aux yeux du vulgaire cette conduite était inexpli-
cable; le jeune et ardent artiste savait, lui, ce qu'il
faisait, ce qu'il voulait : il plaçait entre Je monde et
lui un rempart inexpugnable. L'amour de l'art rem-
plaçait pour lui tous les autres amours. C'était là
le flambeau qui éclairait sa route d'une lumière
assurée et lui permettait de franchir toutes les difïi-
cultes.
Comme on le pense bien, cet homme qui s'ache-
minait vers la gloire par de tels sentiers, était par-
faitement incompris. C'était, pour la foule, un drôle
d'original, un extravagant, un songe-creux. Le
voyant passer on l'insultait, on le raillait. Souvent
môme certains curieux désœuvrés suivaient ses pas
en l'accablant de sarcasmes et de mauvais propos.
Ainsi qu'il arrive toujours, sa longanimité — qui
était du dédain — enhardissait singulièrement la
bande imbécile. Les propos malplaisants, lancés
d'abord à une distance respectueuse, se changeaient
bientôt en invectives qui venaient retentir à un pas
de l'oreille. — C'en était trop aussi! Le jeune
homme se retournait indigné, la crinière au vent,
l'œil plein de flammes ! Il n'en fallait pas davantage ;
les brocards s'éteignaient sur les lèvres et une pru-
dente circonspection semblait dès lors gouverner
tous ces drôles naguère si impertinents.
Wierlz se consolait facilement de cet ennui passa-
ger. Nous dirons plus, son instinct le servait pré-
cieusementen lui faisant plutôt rechercher que fuir
les occasions de lutte. Toutes ces petites échauffou-
rées ne le préparaient-ils pas, de longue haleine,
aux combats qui ne pouvaient mauquer de l'assaillir
dans le cours d'une existence comme celle qu'il rê-
vait? Révolutionnaire de l'art, il était prêt, s'il le fal-
— 27 —
lait, à lutter seul contre tous. Bien lui en prit de
recouvrir sa poitrine et son cœur d'une impéné-
trable cuirasse, car sans cela, la haine et la jalousie,
dont les traits sont venus expirer impuissants à ses
pieds, l'eussent tué depuis longtemps. — Ceux-là
qui négligent cette éducation si nécessaire aux ca-
ractères fiers, reçoivent douloureusement tous les
coups qu'on leur porte et finissent, malgré leur
génie, par succomber à la tâche, ou ce qui est pis
encore, à assister à leur propre anéantissement,
obligés qu'ils sont, pour avoir la paix, de rentrer
définitivement dans le moule commun de la plati-
tude humaine.
L'esprit observateur du jeune Wiertz s'était appli-
qué à l'analyse des passions des hommes; il avait
reconnu, avec une grande perspicacité, que rien ne
blesse autant les orgueilleux que l'expression d'un
orgueil supérieur au leur. Il s'armait de cette pas-
sion comme d'un fouet; et s'il n'obtint pas de mer-
veilleuses cures, il força du moins certains individus
à se mirer dans une glace où leurs défauts ne pou-
vaient être dissimulés. Le peintre avait vite reconnu
que l'orgueil était une faiblesse ou une force selon
les applications que l'on en faisait. Pour lui, il y
avait deux sortes d'orgueils : l'orgueil fanfaron tou-
jours satisfait de ses œuvres et l'orgueil légitime qui
ne l'est jamais, en un mot, l'orgueil qui perd et l'or-
gueil qui grandit. Il sait qu'il possède ce dernier, il
marchera donc, sans crainte, vers l'avenir.
Cette vie cellulaire, si misérable qu'elle paraisse,
— 28 —
avait un charme ascétique pour le cénobite de l'art.
Les murs du logis étaient dénudés comme des crânes
de vieillards, le temps et l'humidité avaient laissé
partout leurs empreintes, qu'importe! Les rêves de
cette puissante imagination transforment le taudis
en palais. La richesse est dans l'âme, dans la con-
science de sa valeur; — qui donc pouvait se croire
plus riche que Wiertz? Là où le vulgaire ne voyait
que des murs délabrés, le génie du peintre voyait se
dérouler et se tordre les groupes fulgurants de ses
Titans s'élançant à la conquête des cieux, d'où ils
retombaient bientôt, précipités dans des mers de
soufre et de bitume par la main puissante des im-
mortels. D'autres fois c'était la musique qui donnait
concert au logis. L'artiste musicien chantait, jouait
de divers instruments et de telle sorte que les pas-
sants, s'arrêtant sous ses fenêtres, s'imaginaient qu'il
y avait là-dedans une foule de musiciens s'escrimant
à l'envi. On entendait des préludes, des fantaisies,
des roulades, des morceaux diaboliques, et tout cela
hérissé de difficultés si étourdissantes, que la pensée
avait peine à suivre la rapidité des doigts qui les
exécutaient.
Un jour, ces orgies musicales attirèrent l'attention
d'un musicien célèbre qui vint visiter le peintre et
lui dit : « Je donne des leçons de musique à vingt
« francs le cachet, si vous le voulez je vous don-
ce nerai vingt francs par chaque Jeçon que vous re-
« cevrez de moi. » — « Merci, répond Wiertz.
« Après quelques études vous m'entraîneriez à don-
— 29 —
« ner un concert, et je n'ai pas le temps car j'ai dis-
« posé de ma vie autrement. »
Si peu, c'est encore quelque chose et on doit se
demander avec quelles ressources cet homme vivait
dans sa cellule; voici : le gouvernement ayant été
renseigné sur les étonnantes dispositions du jeune
artiste lui avait accordé une pension annuelle de cent
florins. C'était mièvre; lui n'en demandait pas da-
vantage.
Pendant son séjour à Anvers notre artiste fît deux
voyages à Paris. Dans la capitale delà France, il
vivait de la vie de sa cellule, c'est à dire de travail
et de privations. Lorsqu'il avait décidé qu'il irait le
soir au spectacle, il serrait sa ceinture, ce qui vou-
lait dire que son dîner était terminé. Wiertz étudiait
avec passion toutes les richesses artistiques renfer-
mées dans les musées de Paris, mais ce qui l'attirait
peut-être plus encore c'était le mouvement tumul-
tueux, rapide, ondoyant, tourmenté des grandes
foules. Son génie synthétique saisissait merveilleu-
sement les effets par masses du flux et du reflux des
vagues humaines. La grande ville était donc pour
lui le motif constant des plus fécondes études.
Les années s'étaient écoulées, le peintre avait ac-
quis l'habileté de métier suffisante pour traduire sur
la toile une partie des aspirations de sa pensée; le
concours pour le prix de Ptome s'ouvrait dans cet
intervalle, il concourut, et fut proclamé lauréat à
l'unanimité des voix.
Wiertz se recueillit. De vastes horizons s'ouvraient
50
devant lui; — il mesura ses ailes. Ses yeux, habi-
tués aux brumes du Nord, se fixèrent sur le soleil
d'Italie; — son regard resta ferme.
11 pouvait partir; il partit.
m
Le 9 mai de l'année 1600, Pierre Paul Rubens
partait d'Anvers pour Rome. C'était un maître
illustre déjà. Ami de l'opulence et du faste, il voya-
geait à travers les villes d'Italie comme l'eût fait un
très grand seigneur. Il traînait après lui une suite
nombreuse de pages et de varlets. Indépendamment
du train personnel qu'il menait, sa présence dans
chaque ville était encore l'occasion de fêtes et de ré-
jouissances de toutes sortes.
Lorsque Wiertz fit son voyage d'Italie, une seule
petite malle contenait tout son bagage, toute sa for-
tune. Il gagnait Rome par la Lombardie; — un
accès de fièvre le saisit à Milan, il est soigné à l'hô-
pital.
Certes, nous sommes les premiers à reconnaître
que si un luxe intelligent est supportable, môme dé-
sirable quelque part, c'est dans le milieu où vivent
les grands artistes, et nous sommés loin de blâmer
— 32 —
l'immortel Rubens des splendeurs qu'il déployait au-
tour de lui. Mais ce que nous avons voulu faire res-
sortir par le contraste des deux existences que nous
venons de placer sous les yeux du lecteur, c'est
qu'ici, la différence dans le luxe répond exactement
à la différence dans les caractères.
Wiertz, lorsqu'il partit pour l'Italie, ne disposait
que de la faible somme annuellement accordée au
premier prix du grand concours. — Quant au faste
personnel, eût-il pu s'en environner qu'il l'eût re-
poussé comme une chose superflue, gênante et sans
compensation.
Pour alimenter les sources de son luxe, Rubens
mariait facilement son art à toutes les exigences du
métier. Le passage suivant d'une lettre écrite par lui
en réponse à la commande d'un tableau, ne laisse
aucun doute à cet égard.
« . ... On pourrait le mieux se décider sur le
« sujet à représenter, d'après les dimensions de la
« pièce; car certaines compositions font meilleur
« effet dans un grand espace, d'autres dans un es-
te pace moyen ou petit. Cependant, s'il m'était
« donné de choisir ou de désirer pour ma satisfac-
« tion quelque scène de la vie de saint Pierre, je
« m'arrêterais au martyre de ce saint, attaché à la
k croix les jambes en l'air, ce qui pourrait fournir
« un ouvrage extraordinairement beau (toutefois se-
« Ion mon faible pouvoir). Cependant je laisse le
« choix et la volonté à celui qui en fera la dé-
« pense »
— 33 —
Voilà donc une œuvre splendide que l'imagination
du peintre a déjà entrevue; cette œuvre va naître à
la postérité, elle fera l'admiration des siècles... à
moins cependant que ceux-là qui en font la dépense
n'en décident autrement. Selon nous, c'est pousser
loin la sujétion de l'art au métier. La question de
l'offre et de la demande, du vendeur et de l'acheteur,
est ici parfaitement établie; et vraiment ce n'est pas
l'art qui prime au marché; « c'est vous qui payez! »
dit Rubens.
Wiertz a une autre manière d'envisager la ques-
tion. Un prince étranger lui fait offrir trois cent
mille francs de son Triomphe du Christ . « Je ne
puis vendre mon tableau, répond le peintre, carde-
main j'y peux trouver quelque chose à corriger. »
La lettre et la réponse que nous venons de trans-
crire témoignent surabondamment de la différence
de caractère qui existe entre les deux hommes. Nous
n'y appuierons pas davantage pour le moment.
A Rome, la vie de Wiertz fut sévère, simple, ré-
gulière et taute vouée à l'étude de son art. Chose
qui peut paraître étonnante! pas la plus petite aven-
ture ne vint le distraire de son absorption ^studieuse.
— Cet homme avait mis un triple airain autour de
sa poitrine; là où Antoine Van Dyck tombait le
cœur brisé et le corps meurtri \, Antoine Wiertz
passait, entendant à peine le bruit des passions
1 Allusion à une aventure amoureuse, suivie d'un duel, que le
peintre A. Van Dyk eut à Gênes.
3.
— 34 —
étrangères à son art qui pouvaient s'agiter autour
de lui.
On raconte que, lorsque la mitraille siffle aux
oreilles du fakir indien qu'un serment rive au sol,
aucun de ses muscles ne tressaille; il semble ignorer
jusqu'à la présence de ces messagers de la mort qui"
peuvent l'emporter à chaque instant... — Les fu-
nestes passions qui dominèrent l'existence de Van
Dyck, de Léopold Robert et de tant d'autres, se
rencontrèrent peut-être sur la roule de notre
peintre, mais il ne les vit pas. Pour lui, la peinture
était une maîtresse jalouse, impérieuse, qui, non seu-
lement ne voulait point de partage, mais encore eût
regardé comme un crime la distraction d'une heure.
Dans les villes d'Italie, sur ce sol béni des arts et
enrichi par trois mille ans de chefs-d'œuvre, l'en-
thousiasme de Wiertz est ardent, mais contenu. —
L'admiration sans réserve aveugle et obscurcit le
jugement; le lauréat d'Anvers n'est pas seulement
venu pou*r admirer, mais encore pour juger. C'est
ce qu'il fit. Son coup d'œil artistique mesure rapide-
ment la prodigieuse taille des Michel -Ange et des
Raphaël; \\ regarde et n'est pas effrayé. Bien plus,
à côté des grandes qualités de ces géants de l'art, il
a vu des défauts, tout en reconnaissant que ces der-
niers étaient inhérents à l'époque artistique où tra-
vaillaient les maîtres et non à la fragilité de leur
génie. L'expérience qu'il puisa au contact des belles
œuvres renfermées dans les musées de Rome, de
Venise, de Naples, de Florence, de Milan, servit de
— 35 —
pierre de touche à son propre génie. — Comme le
marin naviguant en pleine mer, il avait déterminé sa
position et relevé la longitude et la latitude du lieu
où il était parvenu. La volonté était ferme, le vent
était bon, noire peintre navigua droit vers la gloire.
C est alors, qu'impatient de produire et de donner la
mesure de ses forces, il prend une toile de trente
pieds et y jette, d'inspiration, cette scène émouvante
de la Mort de Patrocle.
Après avoir parcouru l'Italie et médité longuement
sur les chefs-d'œuvre qu'elle renferme, Wiertz rentre
dans sa patrie emportant avec lui, comme tribut de
bienvenue, sa grande page homérique.
Il faut, dans toutes les questions humaines, que
les petites choses se mêlent toujours aux grandes par
quelque côté; aussi ne pouvons-nous nous empêcher
de consigner ici une petite anecdote se rattachant à
l'arrivée du Patrocle en Belgique.
L'Académie de peinture d'Anvers reçoit tradi-
tionnellement une ou plusieurs études exécutées par
ses lauréats pendant leur séjour en Italie.
Il est aussi de tradition, pour le secrétaire de cette
Académie chargé de la réception des tableaux, de
n'avoir à solder d'ordinaire qu'une somme assez mi-
nime pour le prix du transport des travaux de pein-
ture qui lui arrivent de Rome. — Quelques études
de la campagne romaine, une belle fille du Trensté-
vère, une façon de bandit des Abruzzes copié à la
ville, voilà le contingent habituel et classique payé à
la patrie par son artiste lauréat.
— 36 —
Le jour où le navire qui portait Patrocle et ses
destinées jeta l'ancre devant la ville d'Anvers, une
révolution éclata au secrétariat de la docte Académie.
Le secrétaire ternit deux fois ses lunelles en exami-
nant de plus près le montant de la note à solder
pour le transport de l'œuvre de Wiertz. — Cinq
cents francs de port! Ah! de les payer il n'avait
nulle envie. — Laisser le tableau pour compte était
la chose simple et pratique qui se présentait tout
d'abord à son esprit, et de cela il ne se priverait pas.
Pourtant au milieu de ses déductions si logiques,
une préoccupation d'artiste, une curiosité de métier
absorbait notre secrétaire. — On sait qu'il n'est pas
absolument indispensable d'être tout à fait étranger
aux beaux-arts pour en être directeur, de même
qu'un secrétaire d'Académie de peinture peut très
bien conserver l'estime des honnêtes gens, tout en
sachant dislinguer un tableau de valeur d'une croûte
vernie. — La caisse renfermant le tableau fut donc
déclouée et le corps de Patrocle mis à nu, trop à
nu! — Car Pœuvre allait triompher de la résistance
la plus acharnée, celle de l'argent à payer, lorsque
les pudiques alarmes des académiciens vinrent en-
rayer leurs entraînements artistiques K
C'en était fait. Le corps de Patrocle, à rencontre
des volontés de son peintre, allait devenir la proie
1 Nous dirons dans le Catalogue du Musée, au chapitre où sera
donnée l'analyse de Patrocle, de quelle mordante satire se servit
Wiertz, pour qualifier le sentiment artistique des juges pudibonds.
— 37 —
des Troyens qui le réservaient à quelque gémonie,
lorsqu'un Grec, ami d'Achille, vint leur disputer le
corps du héros. Ce Grec avait nom Van Brée, —
une belle âme d'artiste réchauffée par un digne
cœur. — Ici, point d'envie, et de l'enthousiasme à
pleins bords pour tout ce qui était grand et beau.
Le tableau de Wiertz le surprit, rétonna, le dé-
routa peut-être, mais il sentit bientôt le souffle des
grandes ailes du génie, qui passait comme une
trombe sur la tète de ces géants d'Homère se dis-
putant un cadavre.
Van Brée plaida; en cherchant des mots pour sa
cause il lui venait des idées, et, au soleil de ses
idées le tableau du peintre s'éclairait comme une
splendide vision! En terminant son plaidoyer, Van
Brée avait remporté une double victoire : il avait
sauvé Patrocle en faisant solder l'octroi ; de plus,
son ardeur à défendre l'œuvre l'avait initié à ses
beautés, il avait compris le génie de Wiertz.
IV
Dans l'ancienne Rome, les insulteurs publics sui-
vaient le char des triomphateurs. Celte coutume
avait pour but de rappeler aux Césars romains en-
clins à se diviniser, que non seulement ils étaient
bien mortels, mais encore qu'ils touchaient à l'hu-
manité par toutes ses infirmités. Chez nous, au sein
de notre moderne civilisation, l'insulte n'est point
précisément^ d'institution publique, mais elle est
d'infirmité de l'espèce, et elle a un avocat secret dans
chaque cœur : l'envie.
Comme Wiertz touchait à la gloire avec effrac-
tion, si nous pouvons dire ainsi, comme son illustra-
tion n'avait pas été bercée sur les genoux de dame
eoterie, qu'il était seul, bien seul, il fut de suite en
butte à mille attaques, à mille critiques dans les-
quelles le masque du dédain ne suffisait pas toujours
à cacher des sentiments de haine. — Pour ceux
dont l'àme est petite, la gloire d'un autre paraît un
— 39 —
vol fait à leurs mérites; tout rayon qui brille sur le
front d'un homme, ils le croient dérobé à leur
propre soleil.
A partir de cette époque, chacune des œuvres qui
sortit du pinceau de Wiertz fut un champ de ba-
taille où se livrèrent les plus rudes combats. Si pour
beaucoup le génie de l'artiste fut un motif de sourde
hostilité, l'énergique indépendance de son caractère,
sa ferme volonté de ne sacrifier à aucune mode, à
aucun préjugé, furent considérées comme une
insulte faite au troupeau bêlant des absurdités hu-
maines.
Notre peintre, comme Alonzo Cano, comme Mi-
chel-Ange, comme Léonard de Vinci, quitte le pin-
ceau pour l'ébauchoir, la peinture pour la sculpture
et la sculpture pour l'architecture. De plus, ainsi
que quelques-uns des hommes illustres que nous
venons de citer, Wiertz manie allègrement la plume,
— La plume attaquait le pinceau, le critique du
feuilleton traînait l'artiste à sa barre... L'artiste dé-
posa son pinceau, saisit une plume et écrivit une
brochure dont nous aurons à parler plus loin et dans
laquelle il posait carrément la question : La critique
en matière d' art est-elle possible? Toute la brochure
répondait négativement à la proposition. L'artiste
surprenait le feuilletoniste d'art en flagrant délit de
sottise et d'absurdité. Il prenait les différentes criti-
ques faites à propos d'une même œuvre, les mettait
en regard les unes des autres, plaçait, dans une co-
mique évidence, celui qui disait tout noir à l'encontre
— 40 —
de celui qui disait tout blanc, celui qui était tout
miel à côté de celui qui était tout vinaigre. Souvent
la plume ardente frisait le paradoxe, mais l'artiste se
retrouvait toujours dans une conclusion saine et vi-
goureuse. — Pourquoi la critique en matière d'art
n'est-elle pas possible? Parce que la science esthé-
tique n'est pas constituée; parce qu'il n'y a pas de
règles fixes pour établir le Beau, ce qui permet à
chacun d'errer à l'aventure à travers les domaines
de l'art en ne consultant que sespropresgoûts, sinon
ceux de la mode du jour, ou bien encore, en ne
s'inspirant que de ses intérêts, de ses caprices, de
ses amitiés ou de ses haines. — Mais n'anticipons
pas actuellement sur cette partie d'une existence si
large et si complète, que nous nous sentons impuis-
sants à la poser à la pleine lumière de l'attention
publique.
A mesure que l'ordre chronologique ramènera
sous nos yeux les œuvres critiques de Wierlz nous
en analyserons la substance et l'esprit.
Le premier travail qui sortit de la plume de notre
peintre fut un éloge : Y Eloge de Rubens, mémoire
couronné à Anvers.
Le succès qui accompagna l'apparition de YEloge
de Rubens fut immense, éclatant. Le premier coup
d'aile que Wiertz donnait dans les régions littéraires
put faire présager de l'audace de son vol. Pour le
public, l'étonnement fut aussi intense que l'applau-
dissement. Comment? cet homme déposait le pin-
ceau fulgurant avec lequel il redonnait la vie aux
41
géants de l'Iliade, et cela pour se saisir d'une plume
qui, d'un seul trait, prenait rang parmi les plus ar-
dentes, les plus colorées et, qui le croirait! les mieux
exercées. Il était resté à l'artiste quelque chose de
l'orgueil de ses quatorze ans, orgueil qui lui faisait
porter envie à la plume énergique de Corneille. —
A ce merveilleux début c'était à ne pas croire... Et
pourtant cela était, et l'Eloge de Rubens était là
comme un irrécusable témoignage qui forçait et jus-
tifiait l'admiration publique.
La pensée qui préside à cette œuvre, YEloge de
Rubens, est nette, précise, pittoresque, plastique.
— A travers les âges et le monde, la postérité avait
déclaré Rubens un grand peintre; Wiertz entrant
dans l'intimité de la vie du fils d'Anvers, en fait un
peintre sublime et la plus étonnante individualité ar-
tistique qui se soit produite à travers les siècles. Et
ce n'est point là un jugement général qu'il porte,
c'est le résultat d'une analyse profonde qui consacre
son choix. L'étude de Wiertz va au fond de la ques-
tion ; il l'analyse, la dissèque, en montre toutes les
parties, — puis, dans un style rapide, fougueux,
étincelant, il ressaisit les éléments épars, les en-
chaîne clans l'œuvre, les développe dans leur puis-
sance de vie et de rayonnement, en un mot, érige en
quelques pages un monument pictural et littéraire qui
n'avait pas été tenté jusque-là : la physiologie de la
peinture!
Voici les deux premiers éléments, les éléments
primordiaux d'un tableau, X invention et la compo-
4
— 42 —
sition. Rubens n'a pas le droit de s'attaquer aux
faibles; — Titan de l'art, il ne peut s'attaquer qu'aux
Titans; voici Michel-Ange le Superbe! Voici le Ju-
gement dernier dans toute sa terrifiante splendeur.
Le gant est tombé dans l'arène, — quel téméraire
osera le ramasser? Rubens! s'écrie Wiertz. — Et
quelle œuvre sortira de son génie qui soutiendra
l'écrasant parallèle! la Chute des réprouvés.
Ici l'auteur établit une double analyse qui le
montre initié au souffle inspiré qui agitait les âmes
des deux puissants artistes. Ce que sentait Michel-
Ange composant, il l'éprouve et sa plume le peint.
Le feu qui embrasait la poitrine de Rubens a passé
dans sa poitrine. Ce n'est pas tout; le praticien sub-
til pour qui les procédés de l'art n'ont plus de secret,
soulève tous les voiles qui cachent les mystères de
l'atelier. Lorsqu'on a lu, la conviction pénètre dans
les esprits les plus rétifs et ceux-là qui, avant de
lire, bondissaient à la seule proposition d'un paral-
lèle à établir entre le fier Toscan et le vigoureux
Flamand, ne peuvent s'empêcher, après avoir ba-
lancé la palme un moment indécise, de la laisser
tomber sur le front de celui qui fit la Descente de
croix.
Pour le dessin et l'expression, Raphaël et Rubens
sont aux prises... Mais nous ne pouvons pas citer
toute la brochure : passons à d'autres parallèles.
Voici la couleur, la passion, la vie. C'est mainte-
nant surtout qu'il va falloir chercher aux plus hauts
sommets de l'art, l'aigle dominateur dont la puissante
— 43 —
envergure pourra mesurer un vol égal à celui de
Rubens. Il ne faut point chercher longtemps; un
seul rival existe, et celui-là est Titien, le fils de
Venise. C'est à lui que le peintre d'Anvers va livrer
le rude combat.
Laissons parler l'auteur.
« Rubens, on ne peut le nier, puisa dans l'école
de Venise, comme à une source profonde, les secrets
de la couleur; il étudia les maîtres de cette école et
particulièrement le Titien, qu'il regardait comme le
plus parfait modèle dans cette partie. Mais son génie
supérieur sut mettre à profit l'expérience des maî-
tres : il remarqua eombien les empâtements par
couches réitérées de cette école poussaient au noir;
il sentit que la plupart de ces grands coloristes n'ob-
tenaient une certaine harmonie qu'aux dépens du
brillant et de la virginité des teintes, et que la ma-
nière de peindre par glacis et retouches, due aux
nombreux tâtonnements des premiers essais, pour-
rait bien se remplacer par un procédé aussi riche,
plus brillant et plus expéditif. II observa que le ton
des chairs des peintres vénitiens ressemblait quel-
quefois à la couleur du bois ou de la brique, que
souvent une trop grande monotonie régnait dans
leurs teintes; qu'ils manquaient peut-être de ces
oppositions qui font sentir que les chairs rougeàtres
ou jaunâtres ne sont pas précisément jaunes ou
rouges. Il remarqua que la lumière et l'ombre étaient
souvent éparpillées dans leurs œuvres, ce qui nuisait
à la force, à la vigueur et à l'harmonie. Il comprit
— 44 —
qu'ils ne faisaient pas toujours le choix des formes
favorables au coloris, et qu'enfin ils étaient telle-
ment esclaves du modèle, qu'ils imitaient quelquefois
des choses contraires aux effets que demande la cou-
leur.
« Après avoir médité sur toutes ces choses,
Rubens fut saisi d'un brûlant enthousiasme; son
imagination lui fit entrevoir l'idéal d'un coloris plus
parfait, et, plein de cette confiance que donne le
génie, il résolut de combattre le Titien même, en
faisant faire à son art un pas immense. »
... Suit alors une analyse admirable des qualités
respectives des deux grands peintres. Ne pouvant
pas tout transcrire, nous donnerons seulement la
conclusion du parallèle : « Le peintre de Venise fut
imité par le peintre d'Anvers, mais celui-ci atteignit
si bien la perfection que cherchait l'autre, que, si le
maître italien revenait au monde, il serait charmé
de pouvoir imiter à son tour les productions du
maître flamand. »
En ce qui touche la partie du clair-obscur,
Wiertz établit une savante comparaison entre Ru-
bens, Corrége et Rembrandt. — Mais nous avons
hâte d'arriver à la péroraison de l'œuvre, que nous
ne pouvons nous empêcher de citer tout entière :
« Si le génie de Rubens est extraordinaire dans la
théorie, il l'est davantage encore dans la pratique.
Sa facilité est telle qu'il semble, comme un dieu,
n'avoir besoin que d'un acte de volonté pour l'ac-
complissement de ses œuvres.
— 45 —
o Veut-on se faire une idée de cette prodigieuse
aptitude, établissons un concours, évoquons un
instant ces grands maîtres, voyons-les accomplissant
une œuvre d'art. Voyons Rubens, le Titien, Véro-
nèse, Rembrandt, Velasquez, la palette à la main,
devant une toile prête à recevoir les inspirations de
leur génie.
« Déjà l'impatient Véronèse brûle du désir de
montrer la franchise et l'énergie de son pinceau ;
Rembrandt, plein de confiance dans les ressources
de son savoir-faire, ne croit devoir craindre aucune
supériorité; l'audacieux et facile Velasquez s'anime
et rêve la victoire; une confiance moins grande,
mais plus réfléchie,, tempère l'empressement du
Titien ; son expérience est profonde, nul ne semble
pouvoir lutter contre son étonnante habileté.
« Voilà déjà les grands artistes qui travaillent
avec ardeur; le seul Rubens, les yeux fixés sur sa
toile, reste calme et tranquille.
« Ses émules crayonnent sur le panneau de ra-
pides traits; déjà l'on aperçoit des masses esefuis-
sées, des figures ébauchées, des détails commencés;
partout les lignes se multiplient et se confondent,
partout l'on efface et l'on corrige. Les uns déjà sa-
tisfaits arrêtent des contours, les autres plus avan-
cés préparent les couleurs; mais, hélas! une idée
quelquefois mal conçue s'écroule et s'anéantit; de
nouveaux essais paraissent et disparaissent, et l'ima-
gination épuisée devient moins prompte. Vainement
Véronèse et le Titien ont tenté d'assembler avec jus-
— 46 —
tesse le plan de quelques groupes, le mouvement de
quelques figures; vainement ils- essaient de dessiner
d'un trait assuré quelques raccourcis difficiles, quel-
ques muscles en action. Ces deux maîtres, ainsi que
Rembrandt et Velasquez, sentent le besoin impé-
rieux de prendre le modèle; mais cette ressource
augmente l'embarras et les difficultés; ce que l'ima-
gination avait ébauché, le modèle le détruit, et de
pénibles travaux doivent recommencer encore, Ce-
pendant, avec une patience indomptable, le Titien
et Rembrandt cherchent, par des couches superpo-
sées, par des glacis redoublés, à rendre, d'après le
modèle, le dessin, le modelé et la couleur. Ce n'est
qu'après de nombreux essais, des hésitations péni-
bles, qu'ils déterminent le mouvement des figures,
le jet des draperies; mais cette nature froide, ce
mannequin inanimé les induisent en erreur;- bien
des choses encore doivent être refondues, recommen-
cées, soumises à de nouvelles recherches; ce n'est
pas sans quelque peine que Véronèse parvient à réu-
nir clés masses de lumières, que le Titien obtient
son harmonie, que Piembrandt arrive à ses effets;
ce n'est pas sans quelques tâtonnements que Velas-
quez arrive à donner à son pinceau les grâces d'un
beau-faire. La pensée est prompte, mais la brosse
est lente et s'embarrasse.
« Rubens, toujours absorbé dans sa pensée, n'a
rien encore exprimé sur l'immense toile qui l'attend;
son génie seul agit et travaille; comme un ouragan
impétueux s'amasse au loin dans un ciel enflammé
il
d'éclairs, ainsi se préparent en silence, dans le cer-
veau du maître, les merveilles qui vont éclater à
nos yeux. Ce n'est point par les moyens ordinaires
dont se servent ses rivaux que le grand artiste exé-
cute ses œuvres sublimes ; ce n'est ni le modèle, ni
le mannequin qui lui inspire ces étonnants mouve-
ments, ses admirables expressions, ses frappantes
vérités, son rendu merveilleux. Ce n'est point non
plus par les vains essais d'un crayon timide et mal
assuré qu'il commence le premier jet de son œuvre;
sa pensée mûrie, il saisit ses pinceaux, s'élance à la
toile, y jette des flots de couleurs; les lignes, les
masses, les formes, les ombres, les lumières nais-
sent sous les coups de la brosse rapide; à droite, à
gauche, en haut, en bas, la fée va, vient, vole, et
la toile, frémissante, bourdonne comme un ton-
nerre lointain. C'est la digue qui se rompt, c'est
le torrent qui bondit, c'est l'éclair qui passe, c'est
le feu qui pétille, c'est la flamme qui dévore, c'est la
force électrique qui agit, c'est la puissance d'un
démon qui, tout à la fois, veut, crée, accomplit.
« Déjà les grandes lignes générales apparaissent,
les grandes masses d'ensemble se dessinent, les
effets de lumière resplendissent; le sujet vit tout
entier. Comme l'enceinte d'un grand cirque s'emplit
tout à coup, au moment où ses portiques s'ouvrent
à la foule empressée, ainsi se couvre rapidement de
masses agitées, le vaste champ où le pinceau de Ru-
bens porte le mouvement et la vie.
« Le grand coloriste a posé sur divers points les
18
cinq couleurs primitives. A voir comment l'ombre
et la lumière naissent, grandissent, et détachent les
objets, on se figure l'apparition subite du soleil sor-
tant de la mer et éclairant par degré la nature
plongée dans les ténèbres; autant les effets éblouis-
sants de l'astre surprennent et enchantent, autant
les capricieux accidents de lumière qui surgissent
sous la main de Rubens, saisissent et étonnent. La
fée va, vient, vole, et la toile, frémissante, bour-
donne comme un tonnerre lointain. Avec quelle
écrasante rapidité, la brosse large et hardie attaque
l'ensemble et les détails! Avec quelle adresse inouïe,
elle sait donner à tous les corps leur forme, leur
caractère, leur couleur! Ici, elle établit des masses
éblouissantes qui sont le foyer le plus étendu de la
lumière; là, elle débrouille et détache des parties
sourdes, renforce des parties faibles, atténue des
parties fortes, et, tournoyant sans cesse dans une
pâte fraîche et brillante, étend ses soins prestigieux
jusqu'aux moindres détails.
« Mais cette multitude d'objets, ces êtres au mille
formes et aux milles couleurs attendent la vie. Ru-
bens, dont le génie entrevoit d'un coup d'œil ce qui
manque à la perfection, s'éloigne un'moment et par-
court des yeux son œuvre. Rapide comme l'éclair,
il reprend sa palette chargée de nouvelles couleurs.
La fée va, vient, vole! Partout les objets changent,
se développent, grandissent; partout se produisent
des effets nouveaux. Doit-il rendre la douleur, le
calme, l'effroi? une touche juste et hardie l'exprime.
— 49 —
Ce bras est-il trop long? ce torse est-il trop court?
le pinceau, d'un trait, rétablit les proportions; son-
geant ensuite aux intérêts de la couleur, il tempère
ces parties trop brillantes, réveille ces parties trop
sourdes, salit celles-ci, illumine celles-là, ranime
par des teintes vierges les points principaux, revient
rapidement vers les détails qu'il arrondit, détache,
modèle et finit. La fée va, vient, vole! son impé-
tuosité ne s'arrête pas un instant; elle fouille les
ombres obscures et profondes, rehausse de lumières
vives tous les corps saillants, les empâte, les fait
jaillir de la toile. Ainsi s'achève l'œuvre, lorsque
enfin le peintre attaque une dernière fois toutes les
parties du tableau, les frappe vivement de touches
spirituelles et légères, les creuse de noirs vigoureux,
les pique de blancs étincelants, et, comme si la ma-
tière dont il imprègne ses pinceaux était dérobée au
feu du ciel, il donne à tout ce qu'il vient de créer
l'expression et la vie.
« Telle est la prodigieuse facilité de Rubens,
telle est son incomparable habileté dans la pratique :
tandis qu'embarrassés dans les difficultés de l'exé-
cution, ses rivaux commencent à peine leur œuvre,
le grand artiste a terminé la sienne, où brillent tout
à la fois et au plus haut degré, les qualités les plus
précieuses de l'art.
« Et c'est ainsi que tu fis ta Descente de croix,
ô fils immortel d'Anvers! »
Voici tout d'abord une petite brochure de Wiertz
qui s'offre à nos yeux armée de son litre piquant ;
Le Secret du diable.
« Ce qui tue dans les arts, dit notre peintre criti-
« que, ce qui s'oppose le plus à leurs progrès, c'est
« le changement qu'apporte sans cesse le caprice
« des modes dans les règles du beau qui devraient
« être éternelles. »
L'idée mère de cette brochure est une énergique
protestation contre le vasselage dans lequel les écri-
vains et artistes étrangers prétendent tenir les écri-
vains et les artistes belges. Le peintre appelle aux
armes la phalange qui tient la plume, le pinceau ou
l'ébauchoir et il frémit d'indignation en voyant la
servilité avec laquelle cette phalange reçoit toutes les
impressions qui lui viennent du dehors.
La prétention de certains juges à l'infaillibilité en
matière artistique, trouve en Wiertz un ardent con-
— 51 —
tempteur. — Ainsi, à propos de cette nécessité dès
longtemps acceptée, d'aller recevoir à Paris le bap-
tême artistique sans lequel les portes de la renommée
restaient closes devant l'artiste, il avait coutume de
s'écrier ironiquement : a Pauvre Raphaël, pauvre
« Michel-Ange, qui n'ont pu venir s'inspirer à Paris
« du bon goût qui corrige les écarts et dirige le
« génie! Pauvre Michel-Ange auquel l'Institut de
« France n'a pu donner son satisfecit. »
Afin de réveiller le sentiment d'indépendance qui
doit caractériser tout véritable artiste, Wiertz pro-
pose un concours dans lequel les œuvres françaises,
littéraires et artistiques doivent être comparées aux
œuvres belges. Le peintre offrait un prix magnifique
au vainqueur du tournoi, — c'était le charmant ta-
bleau intitulé : La Jeune Fille au rideau. Hélas! nous
devons déclarer en toute sincérité que la proposition
de Wiertz n'a pu aboutir et que la bataille ne s'enga-
gea pas, faute de combattants, et à l'époque où nous
écrivons ces lignes, la Jeune Fille au rideau, cet
inestimable joyau, conserve toujours sa place dans
l'atelier.
Malgré les répulsions de son esprit pour la pré-
tendue infaillibilité parisienne, le peintre dinantais se
décida à envoyer son Patrocle à l'exposition de Paris.
Cette manière de faire eût. été inconséquente après
tant de réactions vivement motivées, si la démarche
n'avait été le résultat d'une véritable gageure entre le
peintre et ses amis.
Voici ce qu'il voulait prouver : — C'est qu'il n'est
— 52 —
point de succès possible à Paris, sans l'appui de la
presse et des petites intrigues d'usage. Que toutes les
fois qu'on n'usera pas largement de ces moyens,
l'œuvre exposée; quel que soit son mérite, passera
inaperçue, le public courant toujours, non pas à la
valeur du tableau, mais à son étiquette; non pas au
génie, mais au nom qui en tient lieu. L'appréciation
est juste, mais comme fait général ; ce n'est point à
Paris seulement que les choses se passent ainsi, mais
dans le monde entier. Ensuite, nous croyons pou-
voir dire avec justice qu'il n'était pas logique de
conclure à l'insuffisance radicale de la critique et du
public en matière artistique, parce qu'ils passaient
sans s'arrêter devant une œuvre de la plus grande
valeur. Jusque-là cette manière d'être du monde pa-
risien ne prouvait qu'une chose : c'est qu'il ne com-
prenait pas. Cette peinture en dehors des données
habituelles, extra-artistique, si nous pouvons ainsi
parler, le prenait tout à fait au dépourvu. — 11 pas-
sait et se taisait; — n'y avait-il pas là une preuve de
bon sens? Artistes! vous n'avez pas seulement qu'à
attendre l'admiration et les applaudissements de la
foule, vous^avez encore et surtout, à former, à dé-
velopper le goût, le sentiment et le jugement dans
les arts de* cette même foule, sinon, vos succès ne
seront pas plus logiques que vos chutes, vous reste-
rez ballottés à tous les caprices de la mode, et votre
réussite ne sera jamais qu'un bon billet tiré à la lo-
terie des caprices du jour !
La conclusion de tant de luttes passionnées dans
53 —
lesquelles l'imagination effarouchée prenait parfois le
rôle de la raison, fut toujours favorable à Wiertz.
Ainsi la vue de l'intrigue et de l'indifférence pari-
sienne lui font prendre en horreur les expositions
ordinaires; il s'est donné parole qu'il n'y rentrerait
point. — Que fait-il alors? Il jette les fondements
d'un musée dont l'immense valeur artistique fait dans
le présent sa propre gloire, comme il fera à travers
les âges les plus reculés la gloire de son pays.
Si le peintre audacieux qui se frayait si largement
sa voie dans les régions les moins explorées de l'art,
avait déjà attiré sur sa tète la malveillance de la cri-
tique, ennemie, en général, de toute tentative qu'elle
n'a point conseillée ou patronnée, qu'allait-il advenir
alors que — se plaçant à son tour dans le fauteuil du
juge, il faisait comparaître la critique à la barre? —
Ce qu'il advint? La malveillance se transforma ; elle
devint de la haine.
Toutes les vanités, tous les amours-propres artis-
tiques ou littéraires avaient été blessés au cœur par
les démonstrations irrévérencieuses de notre artiste.
Les journaux appartenant aux opinions les plus va-
riées, les journaux ayant l'habitude de se déchirer
entre eux à peu près sur toutes les questions, sont ici
confondus dans une touchante unanimité : la haine
contre l'artiste.
Lui ne perdait pas pied. La double surexcitation
produite par le triomphe de l'Eloge de RubenSj
d'une part; d'autre part, le sentiment de la combati-
vité (pour parler comme les phrénologues) qui a tou~
M
jours été la dominante caractéristique de son esprit,
avaient dû singulièrement monter son imagination
pour qu'une personne qui vivait dans son intimité
pût alors rédiger les lignes suivantes que nous avons
sous les yeux :
« Lorsque Wiertz était injustement attaqué, il al-
« lumait tous les fourneaux de son génie. L'idée
« vengeresse bouillonnait comme une lave au fond
« de son cerveau. Bientôt elle s'échappait en traits
« mordants, et, semblable à une nuée de serpents
«. lancés dans toutes les directions, le sarcasme fu-
« rieux allait fouillant, cherchant dans le feuilleton,
<c la brochure, le journal, le pamphlet. Quand il
« avait trouvé, il s'accroupissait sur sa proie et la
« déchirait à belles dents et de bon cœur. Ici, il
« tombait sur la critique ignorante, là, sur le juge-
k ment absurde, plus loin sur le compte rendu ridi-
« cule. Lorsque tout cela était bien battu, démoli,
« aplati, écrasé, il en faisait un las qu'il travaillait à
« coups de plume, de pinceau ou d'ébauchoir pour
« les clouer enfin au pilori delà publicité. »
Nous demandons grâce au lecteur pour ce lyrisme
tant soit peu échevelé, mais nous avons cru que, en
conservant celte forme littéraire, nous ferions mieux
comprendre encore tout ce qu'il y avait de fougueux,
d'énergique, de persévérant dans le caractère de
Wiertz.
L'artiste a beau être plongé dans le travail le plus
sérieux, le plus absorbant, son esprit de lutte a tou-
jours une oreille ouverte aux bruits du dehors. Si un
— 55 —
adversaire digne de lui l'appelle dans l'arène, il quitte
volontiers le pinceau ou l'ébauchoir pour venir se
mesurer avec lui.
Dans cette susceptibilité d'organisation il y avait
un grand danger; en effet, si une conspiration des
ennemis du peintre s'était organisée dans le but de
toujours le tenir en haleine de lutte et la plume à la
main, le pinceau eût été forcément en partie délaissé
et bien des chefs-d'œuvre immortels fussent restés
dans le néant.
Wiertz a une malice de singe dans les charges et
les mystifications qu'il déverse sur les malveillants.
Nous aurions cent traits piquants à citer, nous nous
contenterons de rapporter celui dont le jury parisien
fut autrefois victime.
L'artiste avait à se plaindre de certains procédés,
vraiment lestes, employés à son égard par le jury
parisien. Ne voulant point rester sous le coup d'un
jugement qu'il trouvait entaché d'une grande partia-
lité, sinon d'une grande ignorance, il résolut d'en
appeler à sa manière; voici le moyen qu'il employa:
il savait qu'un de ses amis possédait un très beau
tableau de Rubens, il se rendit chez lui, et lui fai-
sant part du projet de mystification qu'il méditait, il
le pria de lui confier l'œuvre du maître pour quelque
temps. La proposition fut acceptée. Wiertz rentra
dans son atelier, puis, choisissant bravement son
coin, il signa : Wiertz.
Un procès-verbal de l'envoi avait été dressé devant
témoins. Le tableau partit. Arrivé à son tour sous
— 56
l'œil perspicace des juges, il fut rejeté d'emblée, et,
grâce à sa signature hétérodoxe, considéré comme
devant faire tache même parmi les plus mauvais.
Puibens, mis à la porte de l'exposition parisienne,
revint triomphant à Bruxelles; il avait gagné son
pari. Il fut déballé devant ceux qui avaient servi de
parrains à la mystification, et, comme on le pense
bien, ce ne fut pas sans une grande dépense de
lazzis, de brocards et d'observations de toutes
sortes, à l'adresse de l'aplomb imperturbable du
jury qui, dans sa haute sagesse, sa profonde im-
partialité, son infaillibilité à toute épreuve, venait
de traiter Rubens comme il eût fait du plus mé-
diocre des rapins.
Naturellement, l'aubaine était de trop bon aloi,
pour que les journaux du temps n'en fissent pas des
gorges chaudes; aussi pendant quinze grands jours
se réjouirent-ils de l'aventure.
Quelques mois plus tard le peintre mystificateur
écrivit au jury parisien unelettre dont nous extrayons
les passages suivants, dans lesquels il expose sa ma-
nière de voir en ce qui touche les jugements des
jurys:
« Je suis imprévoyant, imprudent, indocile; c'est
moi, sans vanité, qui l'an dernier, ai eu l'honneur de
vous envoyer sous mon nom un tableau de Rubens,
que vous trouvâtes fort mauvais. Pardonnez-moi,
messieurs, d'avoir ainsi exposé au public votre belle
compétence en matière de peinture. Je dois aussi, en
passant, m'excuser auprès de messieurs les feuilleto-
— 57 —
nistes, d'avoir eu l'impudence d'ouvrir un concours
littéraire sur cette question irrévérente :
De l 'influence pernicieuse du journalisme sur les
arts et les lettres.
« A cette orgueilleuse folie, messieurs, se joignent
deux autres folies, à l'aide desquelles j'ai la préten-
tion de me maintenir dans une indépendance absolue
et de pouvoir défier à coup sûr toutes les puissances
formidables qui tuèrent les Gilbert, les Géricault,
les Hégésippe Moreau et beaucoup d'autres. La
première de ces folies, la voici : je me soucie fort
peu de tous les avantages de la fortune, messieurs,
et ne redoute point l'hôpital. La seconde : je n'ambi-
tionne que l'approbation de l'avenir, le sort de ceux
qui, venus dans un temps où il n'y avait pourtant
ni 'jury de peinture, ni même de feuilletonistes,
parvinrent à une gloire immortelle. »
o.
VI
En soumettant scrupuleusement à l'analyse de sa
pensée artistique ses essais, ses tentatives diverses,
ses démarches, ses hésitations mêmes, Wiertz est
arrivé à se constituer de bonne heure une doctrine
dont il a pu faire la règle invariable de ses travaux.
Cette règle une fois établie, il a pu marcher fière-
ment dans sa voie, sans subir les ondoiements in-
cessants qui ne manquent jamais de tourmenter l'âme
de l'artiste qui marche au hasard de l'inspiration du
moment.
Des épreuves qu'il a subies, des efforts qu'il a
tentés, Wiertz a fait ressortir d'admirables leçons
dont les jeunes peintres, présents et à venir, pour-
ront largement profiter.
Dans le travail qui sert de préface à : Un mot sur
le salon de 1842, brochure de //. Wiertz, le peintre
raconte l'anecdote suivante que nous considérons
comme féconde en enseignements :
« Un jour, c'était à Paris, je résolus de faire un
— 59 —
tableau qui réunît assez de perfection pour contenter
tout le monde. Que faire, me disais-je, pour arriver
à ce but? Consultons tout le monde, ou, du moins,
consultons les hommes les plus compétents; suivons
exactement leurs conseils et leurs corrections, et ne
nous arrêtons pas qu'ils n'avouent franchement qu'ils
sont pleinement satisfaits.
« Voilà une merveilleuse idée, pensais-je; et nul
critique, cette fois, n'aura la moindre chose à me
reprocher. Après cette courte et juste réflexion, je
me mis à l'œuvre. Le tableau que j'entrepris repré-
sentait Adam et Eve après leur chute. »
Ici se trouve l'analyse du sujet, de la composition,
du sentiment et des qualités plastiques qu'il renfer-
mait. Le tableau terminé, le peintre se met en quête
de juges compétents, au moins selon l'idée qu'il se
faisait alors de la compétence en matière d'art.
« Le premier homme auquel je m'adressai., fut
M. Guérin, un des peintres français les plus distin-
gués, un homme parfaitement compétent : \i n'y avait
pas de doute.
« Voici les observations qu'il fit sur mon tableau :
- — « Je n'aime pas trop la pose de votre Adam ;
« selon moi, elle n'exprime pas assez le sujet..., ne
« pourriez-vous pas changer cela? la jambe de l'en-
« fant me paraît un peu longue... Quel est ce disque
« à l'horizon? » — «. C'est la lune. » — « C'est imi-
te tile, changez cela... cela nuit au sujet...» — «Que
« croyez-vous, monsieur, qu'il faille faire encore? »
— 60 —
« — « Changer le fond ; et pais tâchez d'être plus
a correct, votre dessin est un peu flamand... Étudiez
« l'antique... »
« Toutes ces observations me semblaient fort
justes; j'étais enchanté. Je remerciai M. Guérin de
sa bonté, et, chargé de mon tableau, je pris la réso-
lution d'aller frapper chez M. Gérard. Le grand
peintre recevait avec beaucoup de bienveillance les
jeunes gens désireux de recueillir ses conseils. Moins
classique que M. Guérin, M. Gérard ne professait
pas la même horreur pour le romantisme; il tolé-
rait fort les tendances vers la couleur. En m'adres-
sant à M. Gérard, je me gardai bien de lui dire que
je venais de voir M. Guérin; je ne voulais pas in-
fluencer son jugement.
— « C'est bien, me dit-il, très bien : je com-
« prends le sujet. Votre groupe est bien disposé,
« l'ensemble de la composition me plaît... » —
« Mais, monsieur, répondis-je un peu ennuyé de ce
qu'il ne me faisait pas d'observations utiles, la pose
d'Adam, ce me semble, n'exprime pas assez bien le
sujet?... » — « Au contraire, je la trouve excelr
« lente, et c'est une des meilleures choses de votre
« composition. » — lr Je ne puis en dire autant
« d'Eve..., tâchez de changer cette pose. Changez
« aussi le ciel. » — « Et la lune? » — « C'est une
a bonne idée... » « Vous avez mis de la richesse
« dans votre fond... C'est bien. » — « La jambe de
« l'enfant n'est-elle pas un peu longue? » — « Non.»
« — « Que pensez- vous du dessin en général?» —
— 61 —
« Pas mal : c'est nature... » — « Ne faut-il pas y
« rappeler davantage les formes antiques?. » « Non,
« parbleu! je ne vous le conseille pas...
<c Sor presque tous les points l'opinion de M. Gé-
rard avait été contraire à celle de M. Guérin; j'étais
désespéré. Quel parti prendre? Ces artistes avaient
tous deux parlé de bonne foi, tous deux étaient juges
compétents. Je me trouvais dans cette position ter-
rible de Sganarelle, dans Y Amour médecin, lors-
qu'après avoir consulté plusieurs savants docteurs
sur la maladie de sa fille, il s'écrie : « Me voilà un
peu plus incertain qu'auparavant. »
Un troisième peintre est consulté. Pour ce dernier,
le tableau est splendide; malheureusementles formes
sentent furieusement la perruque et /'antique.
Ce n'est pas tout; le peintre surexcité, enfiévré par
toutes ces contradictions qui mettent son esprit à la
torture en brouillant toutes ses idées, consulte, tour
à tour, des journalistes, des poètes, des architectes
et jusqu'à des géologues. Tous jugent à leur point
de vue, et ce point de vue les absorbe de manière
que l'ensemble est toujours sacrifié à la partie qui
passionne plus particulièrement le juge, et que les
plus étranges contradictions jaillissent incessamment
du choc des observations diverses. — Mais quel con-
seil pouvait donner le géologue en tant que géologue,
quelle observation pouvait-il faire , étant appelé
comme juge sur un pareil terrain?
Écoutez le récit :
« Le géologue, qui jusqu'alors n'avait dit motet
— 62 —
qui, pour cela seul, me semblait plus raisonnable
que les autres, s'avisa cependant d'exprimer aussi sa
pensée. « S'il m'est permis, disait-il, d'émettre ici
« mon opinion, je dirai que je suis tout à fait de
ce l'avis de l'auteur de ce tableau : en effet, ce qui
« me semble encore de la plus exacte vérité, c'est
ce que personne ne comprend mieux la peinture que
« les peintres, la poésie que les poètes, la musique
« que les musiciens, et qu'il en est de même en tout
« art et en tout métier. Je me garderai donc bien
« de donner ici des conseils à l'artiste : seulement je
« lui ferai une petite observation fort juste et dont il
« pourra tirer grand profit. » Le géologue n'en dit
pas davantage. Le lendemain il m'apporta un mor-
ceau de terre cuite. Cet objet était d'un rouge foncé.
« Tenez, me dit-il, remarquez cette terre; mes ex-
ce périences m'ont appris qu'elle a dû appartenir aux
ce premiers âges du monde. Je vous prie, monsieur,
ce de copier cette teinte et de la reproduire dans les
ce terrasses de votre tableau d'Adam et Eve; car je
ce sais que la terre au jour de la création, a dû être
ce d'un rouge foncé... » Ici je ne pus m'empècher de
rire... — ce Ne riez pas, me dit-il, je parle très sé-
ce rieusement, et si vous voulez donner à votre Adam
« une couleur vraiment poétique, donnez-lui la
ce teinte rouge de cette pétrification; cette idée sera
ce sublime en ce qu'elle sera conforme au texte de la
ce Bible, qui nous apprend que Dieu, à l'aide d'un
ce peu de terre, créa notre premier père... »
Allez donc vous fier aux lumières des autres !
— 63 —
Autant d'hommes, autant de jugements différents.
Chacun a son optique et juge à son point de vue;
chacun a son sentiment et juge d'après son inspira-
tion passionnelle. Errements partout, continuels
errements; pour le beau, point de règles fixes. Ins-
tincts, aspirations idéales, prédispositions mécani-
ques, habileté de main, empirisme; de science point.
Et lorsque l'individu se catégorise, se concentre
dans le groupe, forme une nation, les différences
subsistent avec une remarquable intensité. Voici
dans une galerie de tableaux un Allemand, un Fla-
mand et un Anglais. L'Allemand est en extase de-
vant le Pérugin ; le Flamand jure par Rubens et
l'Anglais ne voit et ne regarde que les ouvrages du
Titien.
Wiertz rapporte une conversation entendue par
lui dans les musées du Vatican, qui témoigne des
différences d'appréciation dont la causalité ne se
trouve réellement que dans les caractères généraux
qui proviennent des mœurs et du tempérament des
différentes nations.
Que conclure de toutes ces fluctuations? Où est
le fil d'Arachnée qui conduira le jeune peintre à
travers le dédale de toutes ces opinions aussi incon-
sistantes qu'énergiquement défendues? — Ce fil
n'existe pas, car non seulement tous les hommes
errent à l'aventure de leurs inspirations personnelles,
mais ces inspirations courent encore le risque de
changer du blanc au noir dans le cours d'une même
existence. II faut conclure : écrivains et artistes,
— 64 —
public ordinaire et public dit compétent, nous qui
tenons cette plume, comme ceux qui l'ont tenue
avant nous, nous sommes impuissants à la saine cri-
tique des arts, parce que personne n'a établi mathé-
matiquement la condition esthétique dans laquelle
se trouvent renfermés les éléments constitutifs du
Beau. Wiertz nous affirme avoir trouvé le moyen de
démontrer la théorie du Beau par l'analyse des élé-
ments plastiques qui entrent dans sa composition :
cette démonstration, nous l'attendons avec un inté-
rêt dont la vivacité peut s'expliquer par l'ennui que
nous impose l'imbroglio des définitions présentes 1.
1 Encore un projet que la mort est venue dissoudre. Wiertz tra^
vaillait à un livre qu'il devait intituler ; Grammaire des peintres. Ce
travail, encore à l'étatYudimentaire, pourra -t-il jamais être livré
à la publicité? — Nous en doutons.
Vil
La vigueur avec laquelle Wiertz a repoussé cer-
taines attaques, a fait dire à ses détracteurs qu'il
avait horreur de la critique. C'était une astucieuse
insinuation. Wiertz aime la critique au contraire,
mais la critique saine, éclairée, loyale. Nul n'est
plus disposé à tenir compte d'une observation juste,
et bien des hommes compétents en la matière sa-
vent quel empressement met l'artiste à exécuter les
corrections qu'on lui indique et qui lui paraissent
bonnes et valables.
Si un homme se rencontrait doué de l'omni-
science, possédant une sagesse et une vertu su-
prêmes, comprenant toutes les" passions humaines
mais ne se livrant qu'à celles qui prennent leur
source dans la générosité, le dévoûment, la frater-
nité; si, dis-je, cet homme d'un autre monde pou-
vait prendre pied sur notre globe terraqué, nous
lui remettrions sans crainte le sceptre de la cri-
6
— 66 —
tique, convaincu qu'en suivant ses conseils nous mar-
cherions dans la noble voie des lumières et du pro-
grès.
La critique saine, vigoureuse, respectable, ju-
geant les actes et les œuvres sans système préconçu,
sans servile passion, est aimée des philosophes et
respectée des grands artistes : c'est celle qu'aime
Wiertz. Bien loin de regimber contre elle, il l'appelle
de tous ses vœux. Ses ennemis ont fait courir le
bruit que l'orgueil de l'artiste se révoltait contre toute
critique, cela n'est pas vrai; des hommes compé-
tents, quelques-uns même haut placés dans l'art,
savent combien Wiertz est disposé à faire les cor-
rections sages qui lui sont indiquées. Nous affir-
mons que personne n'est plus empressé que lui à
profiter d'une observation juste et loyale.
Mais si, sous prétexte de critique, un impudent
brouillon, trempant sa plume vénale dans n'importe
quelle fange, vient s'attaquer à l'œuvre du génie,
sans autre volonté que de satisfaire des rancunes
personnelles, soldées ou non ; si une àme empêtrée
dans les ronces de l'ignorance et du vice, méconnaît
la grandeur de cette triple manifestation de la sainte
humanité : le travail, la science et l'art; si l'œuvre,
enfantée dans la douleur, l'angoisse et la détresse de
l'esprit, est exposée à périr sous les coups d'une
critique malhonnête et injuste, oh! alors, l'artiste a
le droit de mépriser l'insulteur et de lui renvoyer
en pleine face, toute la bave dont il voulait le cou-
vrir.
— 67 —
On peut dire, en thèse générale, que la critique
est d'autant plus misérable, plus énervante, que
l'époque dans laquelle on vit est plus appauvrie
d'hommes ayant un caractère juste et ferme. —
Nous n'apprenons rien de nouveau à nos lecteurs,
en leur disant qu'un écrivain de talent peut très
bien n'avoir ni consistance morale, ni dignité, ni res-
pect pour les autres, dès qu'il en manque pour lui-
même; mais qu'adviendra-t-il alors aux malheureux
exposés à ses coups? Il est connu qu'une plume
habile et féconde tue mieux qu'un glaive, si l'on ne
peut parer avec une arme semblable; et combien
d'artistes, sous ce rapport, seraient impuissants
contre le premier littérâtre venu?..
Nous pensons que les critiques les plus honnêtes
sont encore ceux qui, en dehors de toute passion
mesquine, jugent l'œuvre soumise à leur investi-
gation, fût-ce même au point de vue d'un esprit
plus ou moins systématique. Souvent leur jugement
est faux, la passion facilement les aveugle; mais on
sent sous leurs paroles les trépidations d'un cœur
désintéressé; leur amour de l'art se retrouve jusque
dans leurs élans les plus désordonnés, jusque dans
leurs incroyables erreurs. — Ce sont les meilleurs.
Certes, nous n'aurons point le courage de les blâmer
de celle ardeur qu'ils déploient dans les luttes qu'ils
soutiennent, pour ou contre les artistes qui vivent
et s'agitent sous nos yeux, lorsqu'après des siècles
écoulés nous voyons encore surgir des polémiques
ardentes à propos du mérite respectif des grands
peintres de la renaissance. Louons ces passionnés
de l'art; Terreur peut se guérir, la malveillance et
l'indifférence jamais!
De tous les artistes passés et présents, le peintre
Wiertz est assurément un de ceux autour desquels la
sottise, l'envie, le bon sens à quatre sous, l'erreur,
le merveilleux, la malignité, l'interprétation absurde,
se sont le plus exercés. Aujourd'hui, tout ce qui
s'attache à cethomme,que la gloire, la vraie gloire,
a visité avant le tombeau, est tellement embrouillé,
qu'après avoir fouillé et lu tout un gros tas de criti-
ques, nous sommes demeuré convaincu que le
public, en général, ne connaît de cet homme que
des cancanSj des propos de caillette, des mensonges
inventés par l'envie et colportés par la bêtise.
L'espèce humaine se courbe vers la servile ani-
malité avec une persistance vraiment inouïe. La
vanité, qui devrait lui servir de levier pour l'aider
à sortir de l'ornière, ne sert qu'à l'y enfoncer da-
vantage. — Qu'un homme ait le courage de ridicu-
liser le préjugé, de le combattre non seulement par
des paroles mais par des actes ; qu'il prêche
d'exemple par ses allures, sa conduite quotidienne*,
et fasse ce qu'il croit être bon en dépit de la mode
et des habitudes stupides que le bon sens réprouve,
et vous verrez bientôt ceux-là mêmes qui se titrentdu
sobriquet d'esprits libres^ crier haro sur l'esclave
qui brise sa chaîne pour marcher dans son droit et
dans sa liberté ! Bien plus, la malignité s'en mêlant,
on ira jusqu'à attribuer à des raisons vicieuses ce
qui n'est que le procédé d'un homme libre. — A
moins que ce ne soit la mode de confesser la vérité,
le monde y reste réfractaire; il n'en veut pas...
C'est là la grande infirmité humaine.
Dans cette voie, et par le pinceau, la plume, la
manière d'être habituelle, le mépris de la mode, le
courage du bon sens, — qui n'est pas, quoi qu'on
dise, le sens commun à la tourbe bêlante, Wiertz à
combattu autant et plus que pas un. — A-t-il réussi
à convaincre le public? Nous l'ignorons ; mais ce que
nous savons, c'est que son énergique persistance a
fini par émousser, sinon épuiser les traits de la cri-
tique : c'est une victoire.
II y a une quinzaine d'années, un critique frappé
de l'énergique persistance de cet athlète, ne put s'em-
pèchcr de s'écrier en terminant un article analytique
d'une œuvre picturale :
« Cet homme, je le lui promets, aura ce qu'il veut :
de la gloire. Il l'aura malgré les artistes, malgré les
critiques, malgré lui-même, car il a des ailes dia-
prées à son pinceau, et qu'on l'aide ou qu'on le
délaisse, qu'on le honnisse ou qu'on l'adore, Wiertz
n'en est pas moins le plus grand peintre de notre
pays, s'il n'est pas le premier des peintres qui exis-
tent.
« Mais pour en arriver là, il a fallu de la passion
et une passion ardente pour l'art et pour la gloire.
C'est bien lui, Wiertz, qui fait de l'art de peindre un
culte et qui est toujours aux pieds de son dieu... »
Pendant bien longtemps, la critique s'attacha aux
6.
— 70 —
flancs de l'œuvre de Wiertz avec un incroyable
acharnement. Cependant, après l'apparition du
Triomphe éclatant du Christ, les ennemis baissèrent
la tête, — il fallut se résigner... je me trompe, il
fallut trouver une autre tactique. Celle qui fut bien-
tôt mise en avant était vieille comme le monde : —
ce qui prouve qu'elle avait toujours réussi parmi les
imbéciles. Cette tactique consistait à couper l'homme
en deux; on applaudissait à l'artiste, mais on se réser-
vait d'attaquer traîtreusement sa prétendue sauva-
gerie, son originalité, son excentricité, etc.
Nous permettrons volontiers à qui voudra, d'étu-
dier l'œuvre de Wiertz aux risques et périls de sa
judiciaire et de son bon sens; mais nous ne pouvons
pas permettre à la critique de séparer insidieusement
l'homme de ses travaux.
Voyons, messieurs, qu'avez-vous à reprocher à
Wiertz? S'est-il livré à quelque dol, à quelque simo-
nie? Passe-t-il sa vie dans le fuxe et l'orgie? Est-il
bravache, duelliste ou calomniateur? Vous a-t-il em-
prunté votre argent ou volé vos actions de chemins
de fer? A-t-il pris votre place à l'exposition? Vous
a-t-il déplacé à l'église ou au théâtre? S'est-il oc-
cupé de vous au point d'aller dire à votre voisin,
que vous étiez gourmand, envieux, jaloux, ce qui
n'eût été, en tous cas, qu'une indiscrétion. Est-ce la
manière dont il se couche ou s'habille qui vous
blesse? Oh! ici prenez garde! le talion serait pleine*
ment justifié. Nous aurions le droit de prendre votre
mesure et de vous dire qui vous êtes. Nous aurions
— 71 —
le droit d'étaler votre sot esclavage de toute mode
dont l'infaillible résultat est de torturer votre corps
et d'abêtir votre intelligence. Nous savons bien que
vous ne manquerez pas, pour vous défendre, d'une
double série de paradoxes, les uns déguisés en ver-
tueux auvergnats, les autres en jolis papillons. Mais,
nous vous le disons sincèrement, « au bruit de vos
sabots moraux, comme au bruit des sabots des che-
vaux d'Attila, l'intelligence amoureuse du soleil, en-
nemi de la nuit, s'enfuit épouvantée, emportant dans
les plis de son manteau les sciences et les arts, pro-
duits et éléments de la dignité et de la liberté. »
Avant de terminer cette biographie, nous aurons
prouvé, à notre lecteur, que les prétendues excen-
tricités de Wiertz ne sont autre chose qu'un souve-
rain mépris inspiré par l'esclavage des modes, et
que ses défauts gratuitement octroyés, ne sont que
d'énergiques vertus tout à fait inaccessibles au vul-
gaire.
VIII
En 1848, à propos de l'exposition des beaux-arts,
Wiertz publia une brochure intitulée : Peintre,
peinture et critique.
Déjà nous nous sommes exprimé à notre façon en
ce qui touche la critique; dans bien des cas elle est
cousine germaine de la calomnie, et, comme cette
dernière, elle a un secret avocat dans chaque cœur :
l'envie.
Dans cette brochure que nous avons sous les yeux,
nous remarquons que Wiertz s'est constitué le criti-
que des critiques. Dès la première page, en faisant
usage de ce style à l'emporte-pièce dont il a le secret,
il scrute les inspirations secrètes de la majorité des
critiques.
Voici la satire :
« Quelle àme est assez bonne, assez candide, pour
ignorer qu'au fond du cœur des hommes, louer veut
dire : je suis juste, je suis généreux, je suis con-
— 73 —
naisseur, je suis né pour le grand, je sais apprécier
le beau, je sens vivement le sublime? qmblâmer
veut dire : je suis difficile, je suis éclairé, je. suis ca-
pable, et, moi aussi je pourrais faire de belles
choses, je pourrais même devenir un jour un grand
homme. »
Plus loin, admirant ironiquement l'omniscience
des feuilletonistes, il s'écrie : « Quelle organisation
que celle du feuilletoniste? Le feuilletoniste donne
des leçons aux peintres, aux musiciens, aux dan-
seurs, rien ne l'embarrasse, rien ne l'arrête; il a des
mots pour tout dire, tout exprimer, même les choses
dont il n'a pas la première idée. — Qui n'a été sou-
vent surpris, en lisant dans un journal, le compte
rendu d'une exposition de l'industrie, où l'auteur
parle avec une facilité étonnante de tous les arts et de
tous les métiers? »
Wiertz, comme Diderot, comme Proudhon, est
éminemment agressif par le fond et la forme de ses
propositions. Il sait qu'il n'existe que deux manières
de surmonter l'obstacle : la première, en le dominant
de toute la force de son génie, en planant au dessus
de lui à la manière des aigles; la seconde, en ram-
pant, comme font les serpents. — On ne rampe pas
quand on a des ailes. Wiertz attaque le préjugé face
à face; sa nature le porte à saisir, comme on dit, le
taureau par les cornes. Lorsque son magique pinceau
fixe sur la toile les yeux du spectateur ébloui, sa
plume pleine de vigueur force l'attention, appelle
l'examen ; il a le secret d'allécher l'esprit du lecteur
— 74 —
jusqu'à l'impatience, soit par les apparences du pa-
rodoxe, soit par l'audace du défi. Ainsi, dans la bro-
chure que nous examinons, le peintre-écrivain met
en tête de l'un de ses chapitres la proposition sui-
vante :
« Les artistes doivent-ils craindre de se faire des
ennemis? — Non, « répond l'auteur; » ce procédé
est agaçant comme un fruit aigre ; le lecteur est mal
disposé, son économie morale est troublée, froissée,
mais enfin il lit; il lit, ne fût-ce que pour prendre
l'audacieux, la main dans le sac du paradoxe. Alors,
dans le développement de la thèse, il est tout étonné
de rencontrer ces sages paroles :
« Qui, mieux que nos ennemis, sait nous éclairer
sur nos défauts? Nos ennemis, en effet, sont les plus
grands amis de notre gloire : l'œil constamment fixé
sur chacun de nos mouvements, le moindre écart, la
moindre bévue, ils nous la signalent scrupuleuse-
ment; pour eux, nos œuvres ne sont jamais assez.
étudiées, assez travaillées, assez parfaites. Pour nos
ennemis, nous n'avons jamais assez d'imagination,
d'esprit, d'éloquence; pour leur plaire, nous devrions
sans cesse nous appliquer à nous montrer supérieur
à ce que nous sommes. — En nous poursuivant sans
cesse de leurs verges impitoyables, nos ennemis nous
obligent, comme malgré nous, à faire de notre mieux,
et, à force d'être scrupuleux et méchants, ils nous
font faire des chefs-d'œuvre. »
« Le lecteur, disposé tout d'abord à la malveil-
lance, est fort étonné de cette conclusion à laquelle
— 75
il ne s'attendait guère. — « Ah! si c'est ainsi... »
dit-il. — Mon Dieu oui, c'est ainsi. L'audace de sa
proposition sert de piment à l'esprit blasé du public :
— La propriété, c'est le vol! s'écriait un hardi nova-
teur. — Haro! horreur! répondait le public, mé-
dusé par cette phase-vampire. Néanmoins il se sai-
sissait vitement du livre à l'audacieux frontispice, il
lisait, voulant trouver des armes à pulvériser l'au-
teur du méfait. — Il lisait... le but était déjà à moi-
tié atteint, car, tel qui était plein de haine à la pre
mière ligne, sentait souvent ses convictions trembler
à la centième page. Vivent donc les ennemis, car
« tous les diamants des princes, tous les banquets
des amis, leurs discours flatteurs, leurs toasts
bruyants ne peuvent faire vibrer plus puissamment
les fibres du génie chez l'homme vraiment né pour
la gloire. »
Avec de telles opinions et pour être conséquent
avec lui-même, Wiertz devait pressurer la critique
de façon à en extraire tout ce qu'elle pouvait natu-
rellement donner. Il la niait comme flambeau; il
l'accepta comme aiguillon. Aussi, chaque fois qu'il
pouvait craindre que le critique sans passion laissât
éteindre son feu, il s'empressait de l'attiser par les
plus mordantes épigrammes. En se faisant un peuple
d'ennemis d'un peuple de critiques, il brûla ses vais-
seaux, car, lorsqu'on s'est mis dans une pareille si-
tuation, il faut vaincre par le chef-d'œuvre ou se ré-
signer à périr sous les coups de l'ironie.
En 1851, l'artiste publie une autre brochure avec
— 76 —
un titre qui témoigne de sa constante préoccupation:
— La Critique en matière de peinture est-elle pos-
sible? Peu ou prou, c'est la pensée du peintre-écri-
vain. Les raisons qu'il émet à l'appui de sa thèse ont,
à nos yeux, une grande valeur; ainsi, tant qu'il n'y
aura point de règles fixes, mathématiques, pour as-
seoir la Ihéorie du beau, l'art continuera à flotter
dans le vague indécis des sentiments personnels. Au-
jourd'hui les opinions sur le beau, le laid, le bien,
le mal, sont aussi variées que les cerveaux qui les
produisent.
Que l'on consulte les livres où sont consignées les
pensées et les définitions des hommes qui ont écrit
sur les choses de l'art et que l'on nous dise, après
cela, si l'indécision des esprits est moindre, si la
question est tant soit peu élucidée.
Il suffit de prendre connaissance des définitions
suivantes, pour être pénétré de leur insuffisance radi-
cale en ce qui touche la constitution d'une théorie
sérieuse de l'art :
« Le Beau est une perfection visible, image imparfaite de la
perfection suprême. »
Mengs.
Cela s'appelle prouver l'inconnu par l'inconnu, l'in-
défini par l'indéfini, bref, une double impossibilité.
« Le Beau, c'est la splendeur du vrai. »
Platon.
Une qualité indéterminée, servant à son tour de
— 77 —
qualificatif à une autre qui ne l'est pas moins; une
phrase et une aspiration; rien de plus.
« Le Beau est une chose dont il est plus facile de dire ce
qu'elle n'est pas, que de dire ce qu'elle est. »
WlNCKELMANN.
Ceci est un manque de logique; si Ton pouvait
dire d'une manière mathématique ce qui est con-
traire au beau, on aurait établi, par cela même, les
règles de la beauté.
Et là dessus, comme dit Topffer, après avoir
parlé longtemps et très spirituellement sur le beau,
souhaitons-nous le bonsoir et allons nous cou-
cher.
Quelle est la conclusion de tout ceci? C'est que,
jusqu'à ce jour, la question restée insoluble continue
à être livrée aux quatre vents du caprice, du senti-
ment, de la passion sans boussole, et de l'ignorance.
— Marcher est la meilleure démonstration du mou-
vement; tant qu'il n'y aura point de règles fixes pour
déterminer le beau, la beauté relative ne pourra se
démontrer que par sa réalisation plastique et non
par l'explication impondérable. Quinze siècles d'élo-
quence n'auraient pu exprimer la beauté de la
Vénus de Milo et le charme que cette beauté res-
pire.
Dans la brochure : la Critique en matière d'art
est- elle possible ? l'auteur prouve la difficulté, pour
ne pas dire l'impossibilité, d'une saine et féconde
critique. Selon lui, il y a trois choses qui frappent
7
— 78 —
l'esprit humain d'une sorte d'infirmité congéniale.
Ce sont :
« Nos opinions.
« Nos préventions.
« Nos discussions. »
D'après la nature des discussions, Wiertz les
divise d'une manière fort originale en deux caté-
gories.
1° Les discussions à finale possible ou à conclu-
sion.
2° Les discussions à finale impossible ou sans
conclusion.
La discussion à finale possible est celle qui permet
aux discuteurs de constater matériellement soit le
nombre, soit la nature des objets en litige. — Ce qui
n'empêche pas toujours certaines subtilités, certaines
équivoques, de venir embrouiller l'état de la ques-
tion.
En voici une preuve anecdotique :
« On demandait à Thucydide s'il était plus fort à
« la lutte que Périclès : — La chose serait difficile
« à prouver, répondit-il, car, lorsque je l'ai jeté à
« terre, il persuade à ceux qui nous regardent qu'il
« n'est pas tombé, et j'ai tort. »
Quant aux discussions à finale impossible, elles
comprennent cette infinie catégorie d'appréciations
diverses, multiples , émanant de l'ignorance, de
l'envie, du système des préoccupations de l'école, de
l'âge et des mille influences qui tiennent, par des
chaînes invisibles, non seulement les hommes en
— 79 —
général, mais encore ceux-là dont la prétention est
d'avoir, dès longtemps, balayé de leur âme les sco-
ries qui en sèment ordinairement la surface.
Rester dans cette impasse, c'est reconstituer Babel,
c'est aboutir à la confusion des langues.
encore une fois nous revenons sur cette question
qui nous tient tant à cœur : les progrès en peinture
ne sont désormais possibles qu'à une seule condi-
tion, et cette condition la voici :
Etablir des principes fixes sur le Beau.
En attendant la réalisation de ces principes, nous
conseillons aux jeunes peintres d'étudier sévèrement
les grands maîtres et la tradition progressive de leurs
œuvres; c'est encore là qu'ils peuvent aujourd'hui
puiser les meilleurs enseignements.
IX
Wiertz appartient à cette race d'hommes excep-
tionnellement rare, que l'on peut appeler : les chas-
seurs d'Idées. Jamais sa pensée ne chôme. Toujours
en quête d'éléments nouveaux, de connaissances nou-
velles, son cerveau examine, compare, juge et ré-
sout. — Toujours il demande à l'expérimentation la
réalisation de son rêve... Et c'est ainsi qu'il a passé
bien des nuits à manier, mêler, combiner des pâtes,
inventer des couleurs nouvelles et créer des procédés
nouveaux.
La découverte de la peinture mate est le fruit de
longues veilles, passées en méditations et en recher-
ches de celte nature.
Dans notre biographie, nous examinerons seule-
ment au point de vue critique*, la brochure que
Wiertz a publiée, afin d'annoncer la découverte que
la peinture venait de faire. Nous nous réservons
— 81 —
d'écrire l'historique de la peinture mate dans le ca-
talogue raisonné du musée Wiertz.
« Il faut que celui qui défriche un marais, se ré-
« siffne à entendre les grenouilles coasser autour
« de lui. »
Cette réflexion de Victor Hugo sert d'épigraphe à
la brochure sur la peinture mate. -
Ce nouveau travail de Wiertz est saturé d'humeur
et d'audace; — audace furieuse, rêve qui mord
comme une réalité.
La brochure est divisée en deux parties ; la pre-
mière intitulée : Progrès, se termine par les paroles
qu'on va lire,
« A mesure que l'humanité se rapprochera de son
époque divine, elle portera ses regards vers les
sciences qui nous initient aux secrets de la nature.
Quand l'œuvre de la création sera devenue vieille,
quand les grands engrenages seront usés, les soleils
éteints, les mondes ébréchés; quand Dieu, fatigué
de diriger ces machines, dira : Il est temps de
laisser à l'homme cette tâche devenue facile, à quels
hommes pense-t-on que Dieu confie le gouvernement
des affaires du monde? Sera-ce à des rois, sera-ce à
des ministres, à des diplomates, à des généraux;
sera-ce à de grands financiers, à d'adroits joueurs de
bourse, à d'habiles spéculateurs, à de riches parti-
culiers? — Non. Dieu choisira des hommes de
génie, des philosophes, des physiciens, des mathé-
maticiens, des mécaniciens, les tout-puissants de
l'art et de la science? »
— 82 —
En laissant de côté l'utopie, on peut dire que
jamais plus mordante satire ne s'est enfoncée à
pleine flèche, dans le flanc de toutes les inutilités
sociales, les exploiteurs oisifs et les absurdes con-
tempteurs du progrès. — Dieu dit à ceux qu'il a
choisis : — « A vous les grands pionniers des idées
vierges, à vous les hardis chasseurs de l'inconnu, je
lègue ma toute-puissance. Mais que le premier usage
que vous en ferez, soit d'écheniller l'arbre de vie de
cette race d'immondes parasites qui le dévorent. »
Ceci nous paraît être la conclusion des paroles du
peintre-philosophe.
Redescendant de la contemplation des choses
supérieures à l'appréciation des fausses théories
qui envahissent chaque jour le domaine des arts,
Wiertz en vient à traiter la question de l'indivi-
dualisme. Ici encore nous applaudissons à ses dis-
cours.
La rage de l'individualisme, s'écrie l'auteur, a
poussé chacun à interpréter le beau à sa façon. Il en
est résulté pour tout le monde une obscurité, un dé-
sordre d'idées tels, que dans l'appréciation d'une
œuvre, nos jugements ressemblent à du délire, à de
la folie! — Soyez original, disent nos grands maî-
tres à la mode; soyez vous-même! Que nous impor-
tent les œuvres du passé! Et, sur ce, les voilà qui
barbouillent, qui entassent monceaux de couleurs
sur monceaux de couleurs. — Une peinture à gâ-
chis, une peinture à moellons! — N'est-ce pas ori-
ginal, en effet? Peindre avec le doigt,He coude ou le
83 —
pied, c'est original! Colorer tout en bleu, tout en
gris, tout en blanc', c'est original ! Peindre nuageux,
nébuleux, c'est original! Dessiner comme les Étrus-
ques, les Égyptiens ou les enfants, c'est original!
Découper toutes choses comme des objets en carton,
c'est original! — Ne faut-il pas aussi, pour être soi,
se créer un genre? Déjà nous avons plusieurs genres
d'invention nouvelle. — Nous avons le genre simple,
le genre grotesque, le genre cocasse, le genre bi-
zarre, le genre bète, le genre niais, le genre éche-
velé, le genre fou. — Le tout s'exécute au mépris
du vrai, au mépris du bon sens, au mépris du bon
goût et des bonnes traditions.
Il serait difficile, nous paraît-il, de caractériser
d'une manière tout à la fois plus incisive et plus spi-
rituelle, les prétentions de cette vanité aussi ridicule
qu'impuissante, qui prétend, quand même, en dépit
de toute règle et de tout droit, violenter l'attention
publique.
Lorsqu'on est incapable de marquer sa place dans
les saines régions de l'art, on demande à quel-
que étrangeté, de goût dépravé ou de mode ridicule,
l'éclat fugitif d'une heure de faux succès.
Le mal est grave, car il est davantage dans l'âme
de l'artiste que dans les erreurs de sa profession. La
mode, le caprice, et, disons-le, quelquefois la faim,
font dévier l'art de sa noble voie. — Ce qui tue le
caractère de l'artiste, c'est le marchandage « Et
puis un besoin se déclare, la fièvre du luxe, la fièvre
des jouissances; un mot qui donne la soif, la soif
— 84
épidémique, la soif insatiable, la soif mortelle, la
soif de l'or ! »
Wiertz prononce alors ces fières et énergiques
paroles :
« Tout foyer de corruption, qui fait de l'art su-
blime une vile marchandise, est un cancer au sein
de l'humanité. Lieu maudit! fût-il ma patrie, fût-il
ma demeure, je dirais à toute la terre : Ne vous
laissez pas attirer vers l'abîme, ou plutôt, courez,
courez-y, armés de torches flamboyantes et portez le
fer et le feu dans la plaie ! »
On voit que dans cette brochure, écrite à propos
de l'invention d'un nouveau procédé de peinture à
fresque, le peintre fait, comme dans tous ses ou-
vrages critiques et artistiques, une très large part à
l'élément philosophique.
Le caractère ascétique de cet homme, qui reste
enfermé dans sa foi comme dans une armure, l'éner-
gie intelligente de ce peintre-poète emporté au souffle
des plus ardentes inspirations, se témoignent à
chaque ligne qu'il écrit, à chaque coup de pinceau
qu'il donne. Et ne dites pas : c'est de l'emphase !
vous le mesureriez à votre aune; comme il écrit, il
agit; comme il parle, il produit; — voyez notre jus-
tification écrite dans son œuvre immense !
Le procédé de peinture mate est encore le secret
de Wiertz; avant de le livrer, il a voulu appeler
l'attention publique sur les avantages que cette mé-
thode renferme.
« Il y a trois siècles que Ton cherche, » dit-il,
— 85 —
« il y a trois siècles que l'on sent le besoin d'un pro-
cédé nouveau ; il y a longtemps que l'on désire une
peinture sans miroitement, une peinture mate qui
offre tout à la fois la vigueur de l'huile, sa transpa-
rence, sa force et son éclat.
« Nous avons cherché et nous croyons avoir
trouvé. Nous ne prendrons pas ici de ridicules dé-
tours de modestie; nous dirons de suite et franche-
ment que nous avons été au delà de ce que nous
avions espéré. »
Le dernier travail littéraire de Wiertz est un mé-
moire couronné par l'Académie royale de Belgique,
le 24 septembre 1863. Cette œuvre porte pour
titre : Ecole flamande de peinture. Caractères con-
stitutifs de son originalité.
L'Académie avait posé la question de la manière
suivante : « Déterminer et analyser, au triple point
de vue de la composition, du dessin et de la cou-
leur, les caractères constitutifs de l'originalité de
l'école flamande de peinture, en distinguant ce qui
est essentiellement national de ce qui est indivi-
duel. »
Wiertz. a élevé celte proposition à la hauteur de
son talent. Son mémoire est une œuvre magistrale,
admirablement distribuée, et écrite avec ce style
ferme, ce style d'homme, si "rare à rencontrer de
nos jours.
Le travail est divisé en trois parties : la première
comprend la composition; la deuxième, le dessin;
la troisième, la couleur. L'auteur termine son étude
par un chapitre analytique de 1 école flamande mo-
derne.
Wiertz considère l'école italienne comme étant la
mère de l'école flamande.
« De tous les sucs recueillis en Italie, le fonda-
teur de l'école (Rubens) composa son miel. »
Composition. « Bien composer, c'est à la fois
charmer les yeux et parler à l'âme. »
L'auteur fait alors connaître les douze conditions
à remplir, pour arriver à une composition aussi par-
faite que la science picturale actuellement peut le
permettre.
Ensuite, et afin de mieux préciser sa pensée, il
laisse la plume, prend le crayon et trace l'esquisse
au trait du Portement de la croix de Rubens.
Ce dessin, analysé avec une science consommée
de l'art de la peinture, permet à l'auteur d'établir
quelle est la ligne maîtresse, la ligne synthétique du
tableau; quelles en sont les lignes secondaires, ligne
d'harmonie, ligne pittoresque, ligne du mouve-
ment, etc., etc. — Ces premières assises du ta-
bleau, il les nomme masses embyonnaires. Puis, il
conclut en disant : « La ligne de Rubens ne se cor-
rige point. C'est un vers de Corneille.
La seconde partie du mémoire est consacrée au
dessin.
Après avoir critiqué les définitions vulgaires que
l'on a données du dessin, Wiertz fait intervenir son
appréciation propre. — « Le dessin, dit-il, n'est
précisément ni l'exact, ni le fini. Le dessin est plutôt
— 87 —
l'ensemble, le caractère, le mouvement, l'expres-
sion, l'ampleur, la variété, la grâce, la vérité, la
vie. »
Pour renforcer le sens de sa définition, l'auteur
fait intervenir une série très variée de dessins,
d'après les maîtres flamands et hollandais.
En terminant, il trace cinq lignes en forme de S,
représentant cinq qualités typiques du dessin. La
première, est celle de Giotto; la deuxième, celle
d'Albert Durer; la troisième, celle de Raphaël; la
quatrième, celle de Michel-Ange; la cinquième et la
plus complète, celle de Rubens.
Dans la troisième partie de son ouvrage, Wiertz
traite de la couleur. Soit qu'il combatte le préjugé,
soit qu'il analyse les éléments constitutifs d'une
bonne couleur, le maître s'élève à une hauteur de
vues que nous n'avons jusqu'ici rencontrée nulle
part.
« Une bonne couleur, dit-il, c'est la réunion des
qualités suivantes : vérité, variété, lumière, vigueur,
harmonie, opposition, richesse, éclat... » Il met
alors en parallèle les Flamands et les Vénitiens,
Rubens et Titien. Pour cela il prend deux esquisses
coloriées qu'il intercale dans son travail comme
moyen démonstratif. Les deux esquisses représen-
tent le même sujet: Y Ascension de la Vierge. Alors,
il établit la différence qui existe entre les deux grands
maîtres, dans le clair-obscur, dans le choix des
teintes, dans l'harmonie des teintes, dans le choix
du vrai. Ici encore il donne la palme à Rubens.
Le résumé de la troisième partie établit les carac-
tères distinctifs des cinq principales écoles de pein-
ture. Ainsi :
L'école florentine se distingue par le dessin ;
L'école vénitienne, par la couleur;
L'école lombarde, par la grâce et le clair-obscur;
L'école hollandaise, par la vérité et le fini;
L'école flamande, elle, se distingue par ce qu'il
y a de plus important dans l'art : Le beau pitto-
resque.
Rubens mort, Van Dyck, Jordaens, Crayer, Te-
niers disparus, l'école flamande marche à grands
pas vers une décadence qui n'a fait qu'augmenter
jusqu'en 1830.
« A cette époque, — dit l'ardent auteur que nous
ne pouvons nous empêcher de longuement citer, en
terminant cette rapide analyse, — la révolution po-
litique amena la révolution artistique. L'amour de
la patrie éveilla l'amour de l'art. On avait combattu
pour le bon droit, on voulut combattre pour'la bonne
peinture. Ce fut un élan superbe : le fusil donnait
du cœur au pinceau.
« Toutes les têtes s'enflammaient alors au mot de
Patrie. La Patrie ! chacun voulait sacrifier sur son
autel. Les uns offraient leurs bras, les autres leurs
capacités, leur fortune. Le peintre sentit qu'il devait
aussi quelque chose au pays. Tous les hommes de
l'art n'eurent plus qu'une pensée : ressusciter l'école
flamande, relever ce glorieux fleuron national. On
criait : Vive la Belgique ! On criait : Vive Rubens !
— 89 —
« Il fallait voir alors cette jeunesse ardente ! Il
fallait la voir dans nos musées, s'attacher à nos vieux
maîtres, les étudier, les analyser, les expliquer! Il
fallait la voir empoigner des toiles immenses, ré-
pandre à flots d'éclatantes couleurs, faire trembler
nos grands hommes sur leur piédestal ! Singulière
époque et heureux effet de l'enthousiasme! On ma-
niait le pinceau, on maniait la carabine; au feu des
barricades s'allumait le feu du génie. Toutes les pa-
lettes sentaient à la fois le bitume rubénien et la
poudre à canon ! »
CONCLUSIONS
Nous avons essayé de montrer dans son vrai
jour, de poser dans la lumière qui lui convient, un
homme qu'une vie retirée et des luttes incessantes
avaient fait l'objet des appréciations les plus contra-
dictoires.
Ce travail biographique n'est point complet, nous
le savons, mais les renseignements qu'il contient ont
l'avantage d'être puisés à des sources authentiques;
c'est là ce qui constitue sa principale valeur.
Avant de clore cet ouvrage, le lecteur nous saura
gré de l'initier à quelques-uns des sentiments intimes
qui font de Wiertz un être profondément original
dans la bonne acception du mot.
L'idée que le premier venu, alors que nous n'y
sommes plus, peut tout à son aise se placer devant
— 91 —
voire œuvre, la commenter, la diffamer,, la juger
selon son caprice, selon le caprice de la mode et
faire accepter tout cela aux esprits même les plus
intelligents de tout un siècle, cette idée est la plus
pénible qui puisse affliger sa pensée. Quand cette
image vient frapper Wjertz, il s'écrie avec toutes
les apparences de la plus profonde conviction : « Il
me semble que je sortirai de la tombe pour me dé-
fendre ! »
Raphaël, Rubens, Michel-Ange, sont, d'après
son jugement, les enfants gâtés des circonstances.
Ils n'ont pas eu la vraie passion de l'art, « Si je
pouvais lutter avec eux à partie égale, s'écrie-t-il
souvent, ma passion aidant5 je sens que je les bat-
trais. »
Chaque jour, chaque heure est pour l'artiste
ardent un progrès; c'est du reste là-dessus qu'il a
fondé sa devise : Faire bien n'est qu'une question de
temps.
Qu'on ne s'imagine pas que le temps réclamé par
l'artiste soit la somme des heures dont il parle;
c'est la suite des années d'expérience et de science
acquise.
« Je progresse chaque jour, dit-il; si je n'arrive
pas à la perfection, c'est que le temps m'aura man-
qué. »
Si nous comparons ce caractère d'artiste à tous
ceux qui l'ont précédé, rien n'approche d'une pa-
reille stature. En effet, que voyons-nous générale-
ment? Une carrière déterminée souvent par un
— 92 —
simple motif d'intérêt matériel, un goût porté vers
les arts, mais mêlé à des penchants qui lui sont tout
à fait étrangers. Les hommes même les plus émi-
nents ne se sont souvent élevés que poussés par
d'heureux accidents. Raphaël naît d'un père artiste,
comme nous l'avons dit, et dans un temps où règne
le bon goût; un pape lui commande de grandes
œuvres, une fortune brillante le seconde dans ses
études, dans ses travaux ; il est apprécié, compris de
son temps. Des avantages à peu près semblables
protègent Rubens et Michel-Ange. Wierlz, privé de
tous les secours qui conduisent au succès, trouve en
lui-même toutes les ressources nécessaires; il est
sans fortune, sans protection, sans conseils. Le goût
du siècle est contraire à ses instincts, il doit le
combattre, et pour le combattre, se restreindre aux
plus dures conditions.
Gomme caractère d'artiste, Wiertz est le lype le
plus pur, le plus parfait, le plus complet. Il est
l'image, le symbole, la personnification de ce carac-
tère.
Et maintenant supposons Michel-Ange, Rubens,
Raphaël, commençant la carrière artistique dans
les conditions difficiles où s'est trouvé l'artiste à ia
passion ardente? Que seraient-ils devenus? d'excel-
lents peintres, sacrifiant aux exigences de la mode
et de la nécessité, peut-être aussi d'honnêtes bour-
geois, d'excellents industriels, des marchands habiles
à cumuler des trésors.
Cet esprit si philosophique se préoccupe cepen-
— 93 —
dant assez souvent de l'idée de la mort et cela avec
une sorte de terreur. — La mort, pour lui, c'est la
suppression du temps appliquée à son œuvre; il
éprouve une profonde horripilation, lorsqu'il prévoit
que le temps lui manque pour fixer sjir la toile le
monde qui s'agile dans son cerveau. — Ne plus
pouvoir créer! ne plus pouvoir corriger! A cette
pensée, sa philosophie sort de ses gonds et il aurait
le spleen comme un Anglais, si bientôt sa vigou-
reuse nature ne reprenait le dessus.
Cet homme, si avare du temps, le laisse fuir quel-
quefois, les bras croisés, avec une nonchalance du
moins apparente : on dirait d'un rêveur qui regarde
l'eau couler. Est-ce de l'inconséquence? Non pas,
vraiment! Cette morbidesse de la surface cache un
travail profond qui s'accomplit invisible à tous les
yeux : la sourde incubation de l'œuvre. Une fois
l'idée suffisamment couvée, vous la verrez sortir tout
armée de son crâne. Attendez le peintre le pinceau
à la main et vous verrez des merveilles : en trois
heures Wiertz improvise sur la toile un tableau de
vingt pieds.
Ce peintre, dont l'amour de l'art est sans égal,
conserve ses œuvres afin de pouvoir les perfectionner
sans cesse. « Je progresse chaque jour, » dit-il, « je
dois donc toujours trouver dans le présent à corriger
le passé. »
Ceux là qui ne comprennent que les sentiments
mesquins et vulgaires, ont pu s'étonner sincèrement
de voir Wiertz refuser de vendre un seul de ses ta-
— 94 —
bleaux; ne pouvant apprécier la véritable cause de
cette ètrangetè, ils l'ont expliquée par l'expression
d'une originalité qui voulait se faire remarquer
quand même. Rien n'est plus faux. Cet artiste con-
serve ses tabJeaux pour les améliorer, pour les élever ,
si je puis dire ainsi. L'homme de génie regarde ses
œuvres comme des enfants bien-aimés; il ne s'agit
pas seulement de les créer, il faut encore en faire
l'éducation : Wiertz fait Y éducation de ses ou-
vrages. Tant pis pour ceux qui ne le comprennent
pas.
« Mais pour en agir ainsi, il est donc riche?
Sinon, de quoi vit-il? »
Voilà ce que l'on demande. — Non, il n'a pas de
fortune; il n'en veut pas.
Qu'on le sache bien, pour un tel homme toutes
les richesses de la terre ne valent pas la plus petite
feuille de laurier.
Il s'est longtemps exercé à toutes les privations;
qu'on se souvienne de la cellule d'Anvers !
Quand il est pressé par une impérieuse nécessité,
il fait du métier, il peint des portraits.
Une heure de travail est consacrée à la vie maté-
rielle, le reste du temps à la vie de l'avenir.
Wiertz ne pouvait attendre que Mécène ou Léon X
vinssent lui commander de grandes toiles; d'un
autre côté, il ne voulait pas laisser s'éteindre son
génie dans les mesquineries décoratives aimées de
la bourgeoisie, classe interlope essentiellement re-
fractaire aux arts. Que fit-il? il se commanda lui-
— 95
même son œuvre et, à l'heure où nous écrivons, —
l'avenir ratifiera nos paroles — la Belgique possède
sa chapelle sixtine.
Si le mercantilisme avait pu pénétrer l'àme de
Wiertz, sa fortune pourrait être maintenant colos-
sale, car jamais plus grande rapidité de main n'a
été mise au service d'une plus habile connaissance
de métier. Mais aussi, nous aurions la douleur de le
voir briller, à l'heure qu'il est, au milieu de cette
profonde décadence de la peinture que vient de ré-
véler la dernière exposition de Paris. — Petites
choses pour les petites gens; voilà le résultat concret
du salon parisien de 1861.
Que les artistes dignes de ce nom le sachent bien:
la conception d'une œuvre est une véritable procréa-
tion ; seulement lorsque cette procréation intellec-
tuelle est l'œuvre du génie, elle remonte bientôt à sa
source et reprend son auteur, pour l'engendrer à la
postérité! « II est le fils de ses œuvres, » dit-on, et
l'on a raison. L'homme se fait aussi une seconde vie
plus grande, plus puissante que la première et la
création domine le créateur. — Voyez plutôt de
quelle vie immense et supérieure à leur première
existence vivent aujourd'hui Homère , Virgile,
Shakespeare, Guttemberg, Newton, Fulton !
Revenons à Wiertz.
Quand il a travaillé tout le jour dans son atelier,
il s'enferme le soir dans son cabinet d'étude, pour
s'y livrer aux expériences chimiques et s'occuper
d'inventions de toute espèce. Dans son laboratoire,
— 96 —
des questions importantes ou simplement curieuses
sont quelquefois résolues.
C'est, ainsi, du reste, qu'il a découvert son pro-
cédé de peinture mate.
Une des idées persistantes de Wiertz, « c'est de
bien faire comprendre aux artistes la nécessité de
l'alliance des sciences avec les arts et des arts entre
eux. » Pour réaliser cette pensée, il a médité une
série de combinaisons qui porteront leurs fruits plus
tard.
Les différents éléments qui constituent les sciences,
ne sont pas les seuls moyens que l'artiste désire
rendre tributaires de la peinture, afin d'agir d'une
manière plus efficace sur l'esprit du spectateur.
Depuis longtemps Wiertz nourrit une pensée qui
n'a pu se réaliser encore qu'imparfaitement ; — cette
pensée, c'est l'alliance de la peinture et de la mu-
sique.
Des concerts ont été donnés dans l'atelier du
peintre, dans un but humanitaire, et nous avons vu
le public, charmé par la double impression de la
musique et des chefs d'oeuvre qu'il avait sous les
yeux, applaudir avec une passion toujours bien dif-
ficile à soulever dans les conditions ordinaires.
On conçoit, en effet, l'intensité d'action que peut
produire un art plastique comme la peinture, lorsque
l'âme du spectateur est déjà préparée à l'émotion par
les pénétrantes influences de la musique. Si, dans
les entractes d'une représentation lyrique, plulôi
que de laisser refroidir la passion du spectateur, on
— 97 —
faisait tomber, au lieu du rideau ordinaire, un de
ces chefs-d'œuvre de la peinture qui sont à eux seuls
toute une épopée, certes, la pensée du spectateur,
émue, agrandie, comprendrait alors d'un seul bond
ce qu'elle ne saisit généralement pas, lorsqu'elle reste
dans une situation de placidité ordinaire.
Cette idée de l'alliance entre les arts, cette syn-
thèse vibrante résultant d'une succession d'effets pro-
duits dans le domaine du Beau, avait été entrevue
par Goethe entre autres. Son large génie qui touchait
à toutes choses, — ne dût-il souvent que les effleu-
rer, — avait pressenti tout le parti qu'on pouvait
tirer de cette harmonie où tous les arts venaient don-
ner leur note. II sentait, le grand poète! toute la
difficulté qu'il y avait d'élever l'âme paresseuse du
public jusqu'au niveau où il lui est possible de s'as-
socier à la conception de l'artiste.
Ce qui est difficile pour le livre que l'on quitte,
mais que Uon reprend bientôt, parce qu'on l'a sous
la main, devient un invincible obstacle pour le ta-
bleau. En effet, si le tableau ne prend pas le public
j)ar les yeux et ne le force pas à s'arrêter, à ana-
lyser, le public passe sans que son esprit ait été seu-
lement effleuré. En pareille occurrence et quel que
soit le mérite de l'œuvre, l'artiste reste ignoré, il vit
dans le désert; pis que cela : sous la machine pneu-
matique.
Dansuneexposition, il arrive souvent que bien des
peintres sont justement autorisés à se plaindre de ce
que leurs tableaux sont placés dans de mauvaises
conditions. Cela est un mal, un grand mal assuré-
ment; mais ce n'est rien encore si l'on compare cet
ennui à l'espèce de maléfice qui retient les âmes
engourdies dans l'ombre de l'indifférence. Que faire
alors? exploiter une idée vulgaire, une peinture de
ménage, un réalisme brutal? Peut-être, si Ton ne
veut pas attendre la vie et la gloire des siècles à
venir!
Et dire qu'il ne faudrait qu'une meilleure direc-
tion, une plus grande habileté déployée, pour opé-
rer le réveil des sentiments artistiques qui sommeil-
lent chez tous. En résumé, et en laissant de côté les
exemples rares de ceux que la gloire visite de leur
vivant, on peut dire que la postérité n'est que ceci :
un homme de génie arrive qui est nié par la jalousie
ou par l'obscurantisme, souvent par les deux à la
fois. Cet homme suit son chemin et passe sans écou-
ter les clameurs de l'envie auxquelles toutes les im-
bécillités humaines font écho. Le temps passe; la
mort arrive. Qui fait alors la gloire de cet homme?
Le voici : pendant que l'artiste combattait à outrance,
des esprits d'élite, inspirés par la passion du beau,
applaudissaientàses efforts; ils étaient peu nombreux,
mais ils avaient pour eux la vérité dont le flambeau
peut vaciller quelquefois, mais s'éteindre jamais.
Bientôt ces esprits choisis font de nombreuses recrues
dans l'armée du public; ils marchent, ils marchent
toujours! — Les hommes d'un mérite supérieur se
relient entre eux par une sorte d'affiliation tacite; ils
se protègent et s'appuient dans l'accomplissement de
— 99 —
leur œuvre féconde. Si bien qu'un jour, après avoir
frappé à coups de pied, à coups de poing, à coups
d'arguments, sur cette infâme muraille bâtie d'igno-
rance et cimentée d'envie qui tient le génie en qua-
rantaine, ils finissent par la renverser. Alors un voile
tombe des yeux du public, et le voilà tout étonné de
trouver d'admirables œuvres où on lui apprit à n'at-
tendre que des excentricités artistiques. Ce moment
est, pour l'artiste, celui de la résurrection. La pierre
du sépulcre est brisée malgré les eunuques qui mon-
taient la garde pour étouffer une gloire. Les rayon-
nements du beau, du vrai, dispersent les mauvais
génies, l'artiste a vaincu ! Il vit d'une vie splendide. . .
Hélas ! parce qu'il est mort.
L'œuvre d'un homme ne le montre que sous un
seul aspect; pour que l'écrivain biographe puisse
dispenser la justice, qu'elle soit blâme ou louange, il
faut qu'il étudie son sujet jusque dans ses linéaments
les plus intimes. Il ne faut pas oublier que, si le ta-
lent est l'auréole brillante de l'artiste, le caractère
en est comme l'essence fondamentale. Les traits par-
ticuliers du caractère se font ressentir grandement
dans les travaux de l'individu, mais ces mêmes tra-
vaux n'ont jamais qu'une action récurrente assez fai-
ble sur la qualité de son caractère.
Quoique l'on puisse dire que le talent soit rare,
mille fois plus rare encore est le vrai caractère. Et
par caractère nous entendons l'esprit de suite dans
— 100 —
les actes de la volonté, la fermeté, la consistance, en
un mot, tout ce qui fait dire : Cet homme est d'un
commerce sûr.
Wiertz résume, dans son organisation essentiel-
lement privilégiée, le double caractère de l'homme
fort et de l'artiste incorruptible. Les dons du génie
lui permettaient de choisir; il pouvait s'avancer
glorieusement et fastueusement à travers les sentiers
de la vie, n'ayant qu'à étendre le bras pour cueillir
la fleur des plaisirs à toutes les branches du che-
min. Cela eût été vulgaire et énervant; — il n'eut
pas à rejeter la tentation, car l'idée ne lui en vint
même pas.
Enfermé dans l'art, il y puisa toutes ses jouis-
sances.
Les vains bruits du dehors viennent expirer au
pied de sa demeure dont il a fait son Vatican.
Pour clore cette biographie nous dirons :
Comme homme et comme artiste, Wiertz aura
peu d'imitateurs ; — la tâche est trop difficile.
CATALOGUE
DU
MUSEE WIERTZ
CATALOGUE
T>V
MUSÉE WIERTZ
FRONTISPICE
Lorsquel'étranger venant des hauteurs de Bruxelles
voit se détacher au loin, à travers des massifs de ver-
dure, cette ruine qui ne rappelle en rien ni le châ-
teau féodal, ni le temple chrétien, il ne peut s'empê-
cher de se demander quelle colonie égarée de la
Grèce ou de Rome, est venue, dans les âges passés,
construire ce monument. Alors, si quelqu'un vient
à lui dire que celte ruine a été édifiée de nos jours
et qu'il ne manque, autour d'elle, que les roses et le
soleil d'Italie pour se croire en face des débris de
Pœstum, l'étranger ne comprend pas, et se demande
à part lui : à quelle destination cette ruine bâtie peut
bien être affectée?
Pourtant le visiteur s'avance toujours; il sait que
derrièreces colonnes, qu'il entrevoit de loin, les unes
roulées sur le sol comme des mastodontes évenlrés,
les autres debout et si fières dans leurs robustes
— 104 —
masses, qu'on dirait que trois mille ans d'efforts
n'ont pu courber leurs reins; il sait, dis-je, qu'il se
cache par là quelque part un musée où sont renfer-
mées de grandioses conceptions artistiques et de
merveilleuses beautés.
Lorsqu'enfin le voyageur a franchi le grillage en
bois qui le sépare de cette je une ruine, son esprit
n'a pu deviner encore de quelle pensée l'artiste a été
mu avant de procéder à l'érection de ce monument.
Sa curiosité, vivement surexcitée, le pousse à faire le
tour de ce temple, à en mesurer les proportions, et,
comme l'imagination trouve ici matière à largement
s'exercer, le visiteur ne peut s'empêcher d'entasser
de nouveaux blocs sur les assises énormes qu'il a
devant les yeux : — On sait que la pensée qui s'agite
près des ruines essaie, presque toujours, de les re-
bâtir dans leur splendeur première.
Le monument que Wiertz a fait élever pour y ren-
fermer son œuvre est, dans toutes ses parties, l'exacte
reproduction de l'un des temples de Pœstum.
Recouvrez tout cela d'un immense casque de zinc,
percez d'yeux la visière de ce casque, et vous aurez
les lanternaux par où le jour, habilement ménagé, se
répand dans la salle. — N'oublions pas non plus de
mettre à ces vieilles pierres leur toilette de verdure,
— toilette la plus fraîche et la plus artistique qu'il
soit possible de rêver. Depuis l'humble liseron jus-
qu'au lierre gigantesque, qui s'élance jusqu'au toit
afin d'y marier ses nœuds à la souple liane de la
vigne viefge, vous pouvez croire que toutes les
— 105
plantes grimpantes et rampantes des deux mondes
ont concouru à tisser cette riche tunique.
Le voyageur n'entrera pas dans ce temple con-
sacré à l'art, avant que ses yeux aient au moins par-
couru un vaste jardin semé de gazon et planté de
massifs artistement disséminés. Qu'il prenne garde
cependant, si la fantaisie lui venait de traverser la
pelouse, de se heurter à quelqu'une des grandes
villes du monde qui se dresserait tout à coup sous
ses pieds. — Comment? — Voici l'explication :
Wiertz, qui s'occupe volontiers de toutes choses,
a transformé son gazon en jardin géographique où
sont plantées, dans leur disposition et leur éloigne-
ment respectif, les principales grandes villes de l'Eu-
rope. — Nous avons toujours soupçonné le peintre,
qui s'est constamment tenu renfermé dans sa de-
meure comme dans son idée, d'avoir eu en cette cir-
constance un peu de la passion des prisonniers qui,
par cela même qu'ils vivent entre quatre murs, ne
sont jamais plus heureux que lorsqu'il leur est per-
mis de lire des livres de voyage et de géographie.
Wiertz a voulu voyager sans trop se déplacer; il
a voulu aller à Paris, à Londres, à Berlin sans sor-
tir de ses haies; il s'est organisé un jardin géogra-
phique, idée fort originale et qui pourrait être avan-
tageusement adoptée pour l'enseignement à donner
aux enfants.
Mais si, pour le visiteur, l'idée qui a présidé à
l'organisation de cette géographie champêtre se tra-
duit et s'explique, lui, n'en reste pas moins perplexe
— 106 —
lorsqu'il se demande : pourquoi l'érection de cette
ruine, s'il s'agissait d'en faire un musée? — 11 peut
d'abord supposer, sans trop de déraison, que le
peintre a seulement voulu donner un cachet particu-
lier à l'armure qui devait envelopper le corps de son
œuvre; que la reproduction des ruines d'un temple
italien devait entraîner avec elle tous les caractères
d'une grande originalité artistique, etc., etc. Il peut
se dire tout cela, mais au fond il sentira que ces mo-
tifs sont insuffisants et que la vraie cause, la cause
déterminante, lui échappe.
Les doutes du visiteur sont raisonnables et nous
allons le lui prouver.
Wiertz a un avantage sur beaucoup de gens qui,
comme lui, peuvent avoir de grandes pensées, mais
qui 'manquent de volonté et d'audace pour les réa-
liser : — ce que cet homme a une fois bien voulu,
il l'exécute toujours.
Donc il s'est dit un matin : La peinture, depuis
l'origine des temps, depuis les premiers badigeons,
les premières enluminures, jusqu'aux chefs-d'œuvre
modernes, est restée plus ou moins inféodée à une
série d'exigences qu'il est temps de secouer. La pein-
ture était esclave, je veux essayer de la faire libre.
Je veux que le peintre soit indépendant dans la con-
ception de son idée et dans sa réalisation plastique
sur la toile. En un mot, je veux une peinture
franche de tous les liens que l'architecte ou le
dogme, que le caprice ou la mode, ont imposés à
l'artiste. Jusqu'à ce jour et observée dans son es-
— 107 —
sence, qu'a élé la peinture? Elle a été décorative et
ornementiste, jamais libre, jamais vivante de sa vie
plénière. La peinture est esclave, je vais tenter do
briser ses chaînes.
Ce que Wiertz voulait accomplir était tout simple-
ment une véritable révolution dans les arts plasti-
ques.
On construit des monuments pour y renfermer
des livres qui sont réservés à instruire l'homme, dans
son intelligence et dans sa morale, dans son esprit et
dans son cœur; pourquoi n'en ferait-on pas autant
pour le tableau qui, bien plus vite que le livre, est
initiateur?
La peinture a le droit et le devoir de se créer une
vie propre, une action indépendante des sujétions
qu'on lui impose aujourd'hui, au grand détriment du
caractère des artistes dont la plupart ne s'en aper-
çoivent point. Que l'art se déclare majeur et brise les
entraves d'une trop longue tutelle ; par ce moyen
seulement il pourra conquérir une merveilleuse in-
fluence sur le goût, les sentiments et l'intelligence
des hommes. Que si, au contraire, au lieu de suivre
le peintre novateur dans la voie qu'il vient de tracer,
on continue à suivre l'ornière du passé, la peinture
enchaînée restera comme un accessoire plus ou
moins brillant des œuvres humaines, mais rien de
plus.
Nous posons cette première question :
— Est-il vrai qu'un tableau, pour qu'il ait tout son
prix, doive être placé dans de telles conditions de
— 108 —
lumière qu'aucune de ses qualités ne puisse rester en
souffrance?
Nous croyons que chacun répondra par l'affirma-
tive à une semblable demande.
— Est-il encore vrai que les sombres cathédrales,
que les hôtels de ville mêmes, sont presque toujours
édifiés dans des conditions architecturales réfrac-
taires au libre développement du génie du peintre et
à la bonne exposition de ses œuvres?
— Oui, encore.
Mais on ajoute : un grand artiste parviendra tou-
jours à vaincre ces difficultés et à prouver que son
génie domine les obstacles.
— - Bien; mais à quoi bon cette torture imposée
au talent? Nous sommes encore loin de l'idéal dans
les arts, et le plus habile artiste n'est jamais trop
parfait, même dans les plus favorables conditions.
Pourquoi donc alors le forcer à des difficultés qui
l'obligent à se livrer à une façon d'art acrobatique,
qui est à l'art véritable, ce que le saut du tremplin
est à la pose harmonieuse des statues grecques?
Il est bon que les monuments soient affectés à leurs
destinations spéciales; que les cathédrales soient des
cathédrales et les musées des musées. — Quant au
sacrifice des profits de ceux qui font payer une re-
devance pour voir un tableau dans « la maison de
Dieu, » nous l'adoucirons en leur rappelant que le
Christ chassait les marchands du temple.
Nous ne sommes pas au bout.
Ce. que nous venons de dire à propos des mena-
— 109 —
gements du jour, pour le plus grand avantage de
l'œuvre, nous le répéterons, et plus fortement, en
ce qui touche les espaces et les plans sur lesquels
le peintre est appelé à fixer les inspirations de son
génie.
Est-ce que jamais un architecte, par exemple, se
préoccupe, dans la conception de son œuvre, des
conditions bonnes ou mauvaises dans lesquelles se
trouveront placées les peintures qui devront décorer
le monument? C'est le moindre de ses soucis. Pour
lui la peinture est affaire de décor; esclave de l'ar-
chitecture, elle s'arrangera comme elle pourra. Et
alors, Michel-Ange comme les autres, sera obligé de
faire ondoyer les peintures au dessus des nervures
qui se relient aux clefs-de-voûte, de les faire s'en-
foncer dans le triangle des ogives, en employant tout
son génie à peindre, dans ces déplorables condi-
tions, des figures se reliant à peine à l'ensemble du
sujet. — Pour la disposition des plans comme pour
les ménagements de la lumière, l'esclavage est com-
plet. — Voulez-vous en sortir? Construisez pour le
tableau et ne faites pas entrer violemment 1 œuvre
dans des espaces architecturaux dont la destination
lui est tout à fait contraire.
Voilà encore une des raisons pour lesquelles Wiertz
a rebâti le temple de Pœstum.
Mais creusons davantage la question.
L'art de la peinture ne vit pas tout entier dans les
conditions plastiques, il est encore « l'expression de
« la pensée, le langage figuré au moyen duquel les
— 110
« hommes de tous les temps ont cherché à concréter
« leurs idées et leurs sentiments. »
Malheureusement, cette langue de la peinture n'a
pas encore sa grammaire, et, comme nous l'avons
dit ailleurs, elle continue à flotter au hasard des ins-
pirations personnelles; — je me trompe... des inté-
rêts personnels.
L'homme qui écrit un livre ne le compose, si sa
plume n'est point vénale, que pour y exprimer sa
pensée, sa conscience et son droit; un artiste, qui
tient un pinceau au lieu d'une plume, ne peut être
réellement indépendant et marcher dans sa liberté,
qu'à la condition de pouvoir traduire sur la toile les
sujets qui conviennent le mieux à ses dispositions
morales et intellectuelles. — Je ne peins que les héros,
s'écriait David, le grand peintre. Quoique le héros
auquel il faisait allusion, laissât beaucoup à désirer,
l'artiste n'en parlait pas moins avec la conviction la
mieux affermie.
Les formes comme les mots sont des idées, et, à
peine d'être le mercenaire de son âme, il convient de
ne prostituer ni les unes, ni les autres.
Mais en est-il ainsi? Non.
Regardez plutôt comme tout s'enchaîne! Voici la
cathédrale avec ses dispositions antipicturales dans
ses formes de pierre. Eh bien, cette disposition, si
nuisible qu'elle soit, n'est rien à côté des violences
que le dogme peut exercer sur l'esprit des artistes.
La pensée du peintre se fond tellement dans la pensée
du dogme, que l'on peut suivre toutes les transfor-
— 111 —
mations de ce dernier en faisant seulement l'histoire
de la peinture.
En laissant de côté la naïveté du procédé, qui est
affaire de métier, quelle est l'idée qui domine la pein-
ture au moyen âge? L'ascétisme et les renoncements
de la chair, voilà la domination caractéristique des
œuvres picturales de l'époque.
Que si nous examinons maintenant cette funeste
période pendantlaquelle l'âme du christianisme allait
s'assombrissant de plus en plus et semblait recher-
cher d'horribles jouissances dans les contemplations
des grésillements de la chair mordue par la flamme
des bûchers ou la barre rouge des tortionnaires; où
celle âme, comme un vampire, buvait le sang de ses
victimes à l'ombre des in pace, que trouvons-nous
dans les arts plastiques, qui corresponde à cette ex-
pression odieuse du dogme? De la part des peintres
religieux les mêmes errements que de la part des
inquisiteurs. Le pays où la débauche tortionnaire
exprimée par la peinture sera la plus violente, sera
aussi celui où l'inquisition aura son foyer le plus in-
tense, l'Espagne. L'Église commande des auto-da-
fé en peinture, comme elle en fait exécuter sur les
places publiques. L'art esclave suit l'Église en délire
etdonne ainsi son âme à une œuvre pleine de forfaits.
On sait que, selon les exigences de ses intérêts
temporels ou spirituels, l'Église a souvent modifié
l'expression du dogme catholique; voici venir la
phase du jésuitisme et l'art va s'y appliquer comme
un linge mouillé sur une statue. Après les renonce-
— nâ —
ments de l'ascétisme, après les déchirements des
chairs par les tenailles de l'inquisition, l'art, tou-
jours esclave, s'enchaîne à de nouvelles destinées.
Si, dans la forme nouvelle que va revêtir l'art, cer-
taines conditions plastiques sont plus favorables à la
peinture; si d'habiles artistes se rapprochent de plus
en plus de l'esthétique des anciens, on sent que leur
conscience est tellement énervée, leur morale épuisée,
que, lorsqu'ils veulent peindre la divinité, ils font
rêver à la courtjsane.
Au moyen des arts plastiques comme par la mu-
sique, le jésuite veut « ébranler les sens. » La pein-
ture, presque toujours servile, va entrer sans hésita-
tion dans cette funeste voie.
« Les vierges peintes eurent des allures de cour-
ce tisanes; quant aux anges et aux séraphins, ils
« n'inspirèrent plus que les sentiments les plus équi-
« voques à une société blasée, que le jésuitisme en-
ce fonçait plus profondément encore dans ses vices
« afin de la pouvoir mieux dompter... Les sacrés
« cœurs, les cœurs transpercés, les cœurs enflammés
« furent étalés saignants sur la poitrine du Christ et
« sur le sein de la Vierge 1. »
Longtemps le catholicisme monopolisa la pein-
ture dont elle avait fait un auxiliaire acheté; au-
jourd'hui le mode et le marchandage laïque lui font
une rude concurrence. — Est-ce au profit de l'art?
— Nous allons bien voir.
1 Paul de Flotte.
— 113 —
L'Église, en faisant l'art vassal du. dogme, ouvrait
au moins devant le peintre les larges portes de ses
grandes cathédrales; la bourgeoisie, elle, ouvre la
porte de ses petits salons pour lesquels il lui faut de
petits artistes, pour peindre de petits sujets, avec de
petits sentiments, et tout cela, bien entendu, payé à
petit prix.
Le marchandage par sous et deniers, est entré au
plein cœur du marché des arts. La commande gou-
verne souverainement et l'idée et la forme ; la com-
mande elle-même est soumise à la mode. L'art
s'érniette dans des exigences minuscules. La pein-
ture est de plus en plus vouée à l'ornement.
En général, la bourgeoisie se préoccupe des choses
de Part, non pour orner son esprit, mais son salon.
Aussi, comme h genre lui est à peu près complète-
ment indifférent, elle a bien soin de choisir celui qui
est au goût du jour où elle achète ; — ne faut-il pas
que son salon soit mis à la dernière mode? Façon
de tableau, coupe d'habit, sont mises au même
rang; je me trompe : la coupe d'habit l'emporte de
beaucoup dans son esprit sur les produits de la pein-
ture.
Que voulez- vous que devienne l'artiste "en face de
cette lanterne magique où passent les modes, les
goûts et les caprices d'un public ignorant et blasé?
Il suit le torrent. — Voulez-vous de l'Étrusque?
En voilà. — Du gothique? En voilà. De la Renais-
sance, du dix-huitième siècle, du prétendu réa-
lisme? l'artiste va vous fournir tout cela et au plus
10
— 414
juste prix. Maintenant aimez-vous le jeune ou le
vieux? Le vert à agacer les dents ou le bleu outre-
indigo? Passez à la boutique.
Lorsque la chance veut que la mode ne change
pas trop souvent et que le débit de certains artistes
tient bon, on est étonné de voir comme ils font leurs
affaires à peu de frais. Ainsi, pendant longtemps,
on a vu des peintres qui ne manquaient pas de la-
lent, vivre de quelques bambochades réclamées par
la mode, par exemple un ivrogne à face truculente
attablé devant un pot de bière pendant que la mar-
mite bouillonne derrière son dos. Dans cette com-
position le sac à tabac et la pipe sont des chefs-
d'œuvre de patience. Le même tableau se reprodui-
sait sept ou huit fois, bon an mal an, exactement
dans les mêmes conditions. Si Ton était venu de-
mander à l'artiste d'autre sujet que celui de sa pré-
dilection, on l'eût sérieusement affligé; il s'y était
attaché à ce point qu'il perfectionnait un peu chaque
année le chaudron du foyer et la chaise du buveur.
Tout allait pour le mieux, seulement l'art aux divins
rayons s'obscurcissait peu à peu pour finir par
s'éteindre dans cette impasse.
Le public se fatigue-t-il de la peinture bachique
ou ovine, se prend-il de goût pour un autre genre?
Aussitôt les tableaux, confectionnés sur un nouveau
modèle, arrivent de toutes parts sur le marché. A
son tour, cette période dure plus ou moins de
temps : on a vu se reproduire pendant une quin-
zaine d'années, avec quelques légères variantes, le
— H5 —
tableau suivant : Une femme, une petite fille et un
petit chien; — la maternité, l'enfance et la fidélité.
— Une année, la femme est habillée de rouge et de
bleu, sa tête est surmontée d'un bonnet; la petite
fille est à droite et le petit chien est à gauche. L'an-
née suivante, la femme porte une jupe brune et un
corsage noir; la petite fille est à gauche et le petit
chien à droite. Ces trois personnages suffisent à faire
vivre l'artiste, c'est vrai, mais l'art s'abrutit dans
l'exécution de cette gamme sempiternelle!
Si encore il y avait sécurité pour l'existence ma-
térielle de l'artiste dans ce triste emprisonnement du
talent? Mais pas du tout; la bourgeoisie n'arrive au
luxe des arts qu'après avoir donné satisfaction à
tous les autres, et si le commerce, l'industrie, ou la
banque périclitent, adieu l'écoulement des produits!
les petits sujets restent à l'état de fonds de magasin.
Cette période de marchandage est doublement
précaire : d'abord, parce'que l'art, en s'émiettant
de la sorte, perd le meilleur de sa force et de sa di-
gnité; ensuite, parce que les tentations qui s'em-
parent des jeunes gens, en face des résultats fabu-
leux produits par la représentation de trois moutons
et une chèvre, les pousse dans la voie trop encom-
brée des arts, qui n'eût pas dû être la leur. « Pour-
quoi, s'écrient ces jeunes gens, n'arriverions-nous
pas, nous aussi, à force de persistance dans la repro-
duction du même sujet, à exécuter proprement cette
femme, cette petite fille et ce petit chien? Et les
voilà qui se mettent en route, rêvant châteaux,
— 116
gloire, fortune! — A la première étape, ils ren-
contrent la désillusion; à la seconde, la misère ac-
compagnée de la faim ! »
Qu'elle soit d'or ou d'argent, royale ou bouti-
quière, laïque ou cléricale, l'entrave qui s'impose à
l'art doit être brisée sans pitié. C'est en s'appuyant
sur de semblables principes que le peintre Wiertz a
pu accomplir les grandes choses qu'il a faites.
La peinture comme les autres arts, comme les
sciences, doit réaliser sa fonction sociale; pour cela,
il faut qu'elle soit indépendante, il faut qu'elle vive
de sa propre vie.
Mais, dira-t-on, que deviendront alors les artistes
qui ont voué leur art aux exigences du marché, et à
l'éternelle confection de leurs jolis petits tableaux ?
— Que deviendront les quarts de peintre, les demi-
sculpteurs, etc., etc. ? — Ce qu'ils deviendront? Us
rentreront dans l'ordre des fonctions sociales ordi-
naires où ils seront plus utiles et plus heureux. Que
les jeunes gens se gardent bien de se laisser entraîner
par les fantaisies du carnaval social qui se danse
devant eux. « Il est, à cette heure, une multitude
de bohèmes, à l'âme impuissante, qui n'aiment de
l'art que ce qui distrait leur oisiveté dépravée. Pour
émoustiller le goût de ces êtres blasés, que voyons-
nous? Des saltimbanques de lettres, des peintres
s'inspirant d'objets sans grandeur et sans dignité,
tout ce qui est petit ou niais, ou sale ou faux, gagner
beaucoup d'argent, tandis que toute œuvre élevée
dans sa pensée et par cela même utile, exécutée
— 117 —
d'après les saines traditions de Fart, trouve difficile-
ment un acheteur. » Encore une fois, que les jeunes
gens qui veulent se garantir de la corruption ne se
laissent pas entraîner dans ce marais pestilentiel, ils
y périraient corps et biens. — Qu'ils attendent ! le
balai qui doit enlever toute cette fange de leur che-
min apparaît déjà à travers la porte entre-baillée de
l'avenir.
Nous devons aller au devant d'une objection que
chaque lecteur doit nous faire : — « Mais il faut bien
que l'artiste vive! » — Oui, sans doute; voici seule-
ment ce que nous lui demanderons dans l'intérêt
de sa gloire comme dans l'intérêt des progrès de
l'art.
Qu'il fasse deux parts de sa vie artistique. Dans
l'une, il acceptera les conditions du métier afin de
satisfaire aux exigences matérielles; dans l'autre, il
se consacrera à la peinture de son désir, de sa vo-
lonté, de son talent. C'est dans l'œuvre libre d'en-
traves, que l'artiste pourra donner la mesure de son
génie et de son habileté.
Que dans son libre essor l'homme de l'art s'inspire
largement des leçons de la nature, nous ne pouvons
qu'y applaudir; mais qu'il ne perde jamais de vue
les grandes traditions des maîtres. On lui dira qu'au-
jourd'hui, e le sentiment domine la forme. » —
Comme si la forme n'était pas le vêlement du senti-
ment et de la pensée! Comme si ce que l'on a senti
profondément pouvait s'exprimer d'une manière
lâche et incorrecte. Qu'il prenne garde de s'inféoder
10.
— 118
à de semblables principes qui sont des dissolvants
de l'art. Le danger de ces principes est dans la faci-
lité même de leur application; ainsi, on ne connaît
ni le dessin, ni l'anatomie, qu'importe! On a du
sentiment. On dispense au hasard et l'ombre et la
lumière, mais on a du sentiment. On court après la
synthèse du laid comme les anciens après la synthèse
du beau, mais on a du sentiment. On ignore jus-
qu'aux premières règles de l'art? Qu'est-ce que cela
fait? On a du sentiment. Avec dépareilles inspirations,
on aboutit à Y informe et à la décadence de l'art.
Voici un exemple qui fera mieux saisir notre
pensée.
Un musicien trouve sur son chemin un individu
jouant du violon; il est frappé, au milieu des incor-
rections qui tiennent à l'inexpérience, du caractère
expressif et sentimental qui vibre sous cet archet de
rencontre. Que fait-il? Se contente-t-il de s'appro-
cher du virtuose et de lui dire : Mon ami, écoutez
tous les bruits, tous les échos, toutes les modula-
tions, toutes les harmonies de la nature; écoutez
aussi les inspirations de votre âme. Vous n'avez point
de principes, cela ne fait rien! Le sentiment vous
en tiendra lieu. Raclez, mon ami, raclez, l'avenir
est à vous! Croyez-vous, lecteur, que le maestro
tiendra un semblable langage? N'est-il pas à croire
qu'il en agira tout autrement et s'empressera de
mettre entre les mains de l'élève les excellentes
méthodes des Viotti, des Baillot, des de Bériot, etc.
En développant les qualités naturelles par les règles,
— 119 —
filles de l'expérience, on pourra faire un grand mu-
sicien d'un homme que le sentiment seul eût laissé
végéter à l'état de grabouilleur de notes.
Le lecteur fera lui-même l'application.
Imiter la nature dans son expression extérieure,
c'est quelque chose, mais ce n'est point assez pour
l'artiste. Il faut encore, pour qu'il soit vraiment
digne de ce nom, qu'il médite sur les grandes lois
qui ont gouverné et gouvernent les genèses succès-
sivementaccompliesdans le sein de la nature. Imiter
la nature dans quelques-unes de ses individualités
végétales ou animales, c'est peu ; — car ici quelques
études de métier et un peu de temps suffisent. Mais
suivre tous les errements de la grande éducatrice,
toujours en travail de transformation; mais pour-
suivre l'idéal, comme elle' le poursuit à travers des
créations sans trêve, voilà ce qui est digne d'inspirer
le génie du peintre. Depuis le brin d'herbe et d'éche-
lons en échelons, la nature s'élève jusqu'à l'homme;
— jamais elle n'est pleinement satisfaite de son
œuvre. La nature est jalouse de perfectionner ses
moules; aussi, après avoir coulé dans une forme la
matière et le germe, elle brise son moule et recom-
mence de nouveau. Quel génie pourrait dire où elle
s'arrêtera à travers cette palingénésie? Après avoir
construit le moule dans lequel elle a pétri l'homme,
elle s'est reposée, voilà tout.
Le grand artiste, lorsque son œuvre est terminée,
n'est jamais pleinement satisfait ; il abandonne vo-
lontiers la création d'hier pour rêver à la création de
— 120 —
demain, laquelle doit encore le rapprocher d'un
degré de cet idéal vers lequel il aspire et qu'il pré-
tend réaliser un jour.
Se contenter de peindre les individualités de la
nature, sans comprendre la loi de l'enchaînement qui
les relie les unes aux autres, c'est faire absolument
ce que fait l'enfant qui, tenant un abécédaire entre
les mains, apprend toutes ses lettres sans jamais
songer à les relier entre elles pour constituer des mots
avec lesquels il pourra plus tard exprimer des pen-
sées.
Étudiez la nature! depuis les ondoyements de
l'herbe qui ploie sous la brise et scintille aux rayons
du soleil, jusqu'à l'homme, courbé par le vent des
passions et rayonnant à la lumière de son intelli-
gence !
Apprenez les lettres et les mots de cette langue,
par un travail soutenu et varié comme celui de la
nature, alors vous pourrez exprimer les grandes
conceptions de votre àme et faire surgir de la toile
ou du marbre des chefs-d'œuvre immortels.
Mais pour cela, il faut, comme nous l'avons déjà
dit, que l'artiste ne donne pas toute sa vie au mé-
tier. Qu'il divise la peinture en deux genres bien
distincts :
1° Le genre mercantile, — décoratif, ornemen-
tiste, etc.; ici il cherchera son pain quotidien.
2° Le genre indépendant, élevé, franc d'entrave ;
ici, en consacrant sa dignité,*il pourra trouver la
gloire.
121 —
C'est à ce genre libre d'entraves que Wiertz a
donné le nom de peinture affranchie et à ce sujet,
voici les paroles qu'il a inscrites sur la porte d'entrée
de son musée :
EXPOSITION
peinture indépendante
« Jusqu'à ce jour la peinture fut esclave, traitée
comme marchandise, soumise à tous les caprices
d'amateurs.
« La peinture indépendante s'affranchit de toutes
ces servitudes; elle brave l'influence de la mode,
elle secoue le joug des fantaisies individuelles et des
systèmes en vogue. Elle n'a en vue ni la décora-
tion, ni l'ameublement; le but de ses efforts n'est
point le lucre; elle vise aux qualités artistiques, elle
cherche le beau et le vrai, consacrés par les siècles.
En un mot, la peinture indépendante n'entre
point dans le commerce et ne s'adresse qu'à l'intelli-
gence. »
Ghacun des tableaux de son musée témoigne har-
diment, par l'indépendance de ses allures, en faveur
de cette cause désormais victorieuse. Nous prenons
acte de ce fait qui, dans l'avenir, aura une immense
importance.
Les bases de ce système furent jetées, il y a
vingt-cinq ans, dans une remarquable lettre que
— 122 —
Wiertz adressait au ministre de l'intérieur. Voici
cette lettre, publiée dans les journaux du temps :
« Monsieur le Ministre,
« Les beaux-arts prennent dans notre patrie un
développement extraordinaire, et il est du devoir du
gouvernement de seconder de tous ses efforts, et
par des moyens efficaces, les louables ambitions qui
brûlent de se faire jour dans cette noble carrière.
« Oui, monsieur le ministre, les arts devraient
être aujourd'hui l'objet de la plus vive sollicitude du
gouvernement, car il y va d'une époque glorieuse
pour la Belgique.
« Trouver un système utile d'encouragement
embarrasse le ministère, il l'a déclaré franchement
dans une circulaire au jury des récompenses pour
l'exposition de 1839.
« Dans ces circonstances, le ministre doit des-
cendre à prendre conseil de l'artiste; car, si en
moyens matériels le ministre est puissant devant
l'artiste, en matière d'art l'artiste est puissant devant
le ministre : celui-ci doit l'écouter.
« La liberté et l'indépendance dans les concep-
tions du génie sont indispensables à la création des
grandes choses : L'artiste soumis à une volonté
étrangère perd son énergie; c'est un lion dont de
viles chaînes paralysent la force et la puissance.
« Ce n'est donc point seulement en commandant
aux artistes de nombreux ouvrages qu'on impri-
— 423 —
mera aux arts de rapides progrès; ce n'est point
non plus en forçant le pinceau des artistes à la re-
présentation de quelques vains sujets d'actualité,
que l'on verra se reproduire le siècle de Raphaël et
de Rubens.
« Protéger les hommes qu'anime l'amour de la
gloire, laisser au génie la liberté de s'élever à telle
région qu'il lui plaît, commander des ouvrages de
telle nature que l'artiste sente la nécessité d'étudier
les grands maîtres, tels sont les moyens par lesquels
vous pourrez ramener une époque féconde en chefs-
d'œuvre d'art, glorieuse pour notre patrie.
« Il est temps aussi de nous affranchir du joug
étranger; il est temps d'avoir confiance en nos pro-
pres forces. Cessons de croire avec les Français que
M. Delacroix est un plus grand homme que Rubens;
que M. Decamps est le digne émule de Raphaël. Il
est temps enfin que les peintres de notre Belgique
chantent leur Marseillaise!
« L'admiration constante et unanime des siècles
nous a indiqué les œuvres d'art que nous pouvons
considérer comme types du beau et du vrai.
« Or, si le gouvernement veut songer sérieuse-
ment à ramener le bon goût dans la peinture, voici
ce qu'il conviendra de pratiquer :
« Admettre au sein des expositions de tableaux
modernes, quelques-uns des chefs-d'œuvre des
grands maîtres. — Ces ouvrages posés là comme
des géants à combattre, exciteraient l'enthousiasme
et provoqueraient une noble lutte qui aurait pour
— 124 —
résultat de ramener nos artistes à letude et à l'appli-
cation des grands principes de l'art.
« La récompense due aux efforts heureux dans
une telle lutte, ne peut être décernée que par la pos-
térité : tout ce que le gouvernement pourrait faire
dans cette occasion serait de conserver, dans un
musée spécial, ces ouvrages inspirés par l'amour de
la gloire.
« Décerner des médailles à des hommes graves,
à des hommes qui voient l'art d'un point de vue
sérieux, est un acte puéril. D'ailleurs de quel droit
le jury anticipe-t-il sur les arrêts de la postérité?
« Tout encouragement est stérile pour ceux que
n'anime pas l'amour de la gloire, pour ceux qui ne
savent pas mépriser les richesses.
« Quant à celui qui croit l'art subordonné au
caprice des grands et qui recherche leur faveur au
lieu de la commander, il est indigne du nom d'ar-
tiste.
« Après avoir exposé les moyens qui me parais-
sent propres à nous ramener l'époque des grands
maîtres, permettez, monsieur le ministre, que pour
faire l'essai d'un nouveau système d'émulation, je
vous expose ici ce que m'inspirent mon courage et
mon dévoûment.
« Au sein de la cathédrale d'Anvers, règne,
comme sur le trône de l'art, le chef-d'œuvre de Ru-
bens, la Descente de croix.
<< C'est contre cet inimitable type de perfection
que je veux éprouver les efforts de mon pinceau.
— 125 —
Dans cette lutte inégale à coup sûr, je dois succom-
ber; mais comme aux champs de Troie il était beau
d'expirer sous la lance d'Achille, je veux en luttant
contre Rubens succomber avec gloire !
« Je l'avoue hautement, la gloire de Rubens
excite mon audace; loin que cette pensée soit en
moi le fruit d'une téméraire présomption, elle est, au
contraire, la manifestation sincère de l'enthousiasme
ardent que m'inspire tout ce qui peut me conduire
au but où tendent tous mes efforts.
« Une toile de 80 pieds serait le champ immense
où je voudrais traiter le sujet que j'ai conçu : un ate-
lier d'une dimension conforme à mon plan devrait
être bâti exprès, si l'on ne trouvait un local conve-
nable à cet usage.
« Les frais qu'exigerait une telle entreprise, un
artiste sans fortune ne peut les supporter; le gou-
vernement, s'il a foi dans mon projet, pourra deve-
nir propriétaire de ce tableau, au prix des frais
qu'entraînera l'exécution. Je renonce formellement
à un salaire quelconque.
« La seule récompense que je sollicite et qui doit
m'être promise, avant de mettre la main à l'œuvre,
c'est l'honorable faveur de voir fixer pour toujours
mon tableau à côté de l'immortelle Descente de croix.
« Puisse mon exemple exciter des contemporains
plus habiles que moi à se mesurer avec le prince de
la peinture!
« Puisse cette entreprise faire comprendre toute
la dignité de l'art et de l'artiste!
il
— 126 —
« Puisse enfin cet ensemble d'œuvres qu'un but
de gloire aura fait surgir, prouver à nos voisins que
le peuple qu'ils détraclent avec tant d'injustice, ren-
ferme en son sein des hommes qui comprennent le
but des arts.
« Si la proposition que je viens de faire obtient
votre approbation, ordonnez, monsieur le ministre,
qu'un atelier soit mis immédiatement à ma disposi-
tion : si au contraire la franchise avec laquelle j'ex-
prime mes sentiments d'artiste ne rencontre pas la
sympathie du gouvernement, le projet que j'ai conçu
n'en marchera pas moins à son entier accomplisse-
ment : la- Belgique a des citoyens qui, je l'espère,
sauront comprendre ma pensée et seconder mes ef-
forts.
« J'ai l'honneur d'être, etc.
« Ant. Wiertz.
« Liège, février 1840. »
LE MUSEE
Les paroles suivantes, consignées sur Tune des
feuilles du registre des visiteurs, peignentmieux que
nous ne le pourrions faire, l'impression dont on est
saisi en franchissant le seuil du musée :
« Lorsque j'entrai, pour la première fois, dans
le musée de M. Wiertz, la salle était complètement
vide de public. L'inattendu, l'étonnement, et je ne
sais quoi d'imposant, de grand, me saisirent tout à la
fois. Mon esprit n'avait pu ni analyser, ni comparer,
ni juger, que déjà la double impression d'un senti-
ment d'admiration et de respect, m'avait envahi.
J'étais seul dans ce lieu, j'échappais donc complète-
ment aux exigences de la politesse ; néanmoins, ma
main se porta instinctivement à mon chapeau, et je
saluai les œuvres renfermées dans ce temple, avec
une sorte d'attendrissement respectueux. Par une
intuition rapide comme l'éclair, j'avais senti tout ce
qu'il avait fallu d'ardeurs et de luttes, pour faire re-
— 128 —
vivre sur la toile tous ces géants des grandes épopées
humaines. Je le dis en conscience : ce n'étaient point
seulement mes yeux qui suivaient effarouchés les em-
mêlements de ces terribles batailles, où le Bien et le
Mal, — tous deux vieux comme le monde, — s'étreignent
dans des convulsions immortelles! Non ; mes oreilles
elles-mêmes s'emplissaient de bruits étranges; j'en-
tendais sonner du haut des sphères les clairons des
archanges; j'entendais les retentissements du fer
contre le fer, le sifflement des serpents, et, dominant
tous ces bruits, la grande harmonie que produisent
les mondes en roulant à travers l'immensité de l'es-
pace!
« Voilà, incomplètement, les impressions que je
ressentis en pénétrant dans le musée de M. Wiertz.
« Et je ne songeais point après cela, à comparer
ce que je venais de voir aux différents ateliers visités
par moi dans le cours de mes voyages. Ailleurs
j'avais vu de belles œuvres renfermées dans des de-
meures opulentes. Sous les pieds des visiteurs s'éta-
laient de riches tapis d'Orient. Partout des meubles
antiques, des curiosités artistiques de toutes sortes,
de riches tapisseries, de vieilles armures, le tout
magiquement disposé pour saisir l'œil ébloui des
visiteurs.
« Ici rien : quatre murs, un toit. Mais le soleil
pénétrant à travers les carreaux dépolis du toit,
éclairait sur les murs de splendides chefs-d'œuvre,»
ANALYSE DES TABLEAUX
La Bible, Homère, le passé et le présent de l'hu-
manité sont venus se ranger sous l'infatigable pin-
ceau du peintre. L'artisle a fait plus; traversant,
comme un génie de feu, l'Apocalypse et les plus
fières épopées qu'engendra la pensée humaine, il s'est
élancé dans les régions inexplorées de la vie de
l'avenir! — Écrire, avec le pinceau, l'histoire de
l'homme dans les âges futurs, c'était d'une inconce-
vable audace, Wiertz l'a tenté.
n
PENSÉES ET VISIONS D'UNE TÈTE COUPÉE
Vers la fin du siècle dernier, un médecin philan-
thrope, Guillotin, indigné de la barbarie des pro-
cédés employés pour les exécutions publiques,
rechercha un moyen qui pût mieux accorder les exi-
gences sociales avec les devoirs de l'humanité.
La Mannaïa italienne, le Maïden écossais, mirent
Guillotin sur la voie de son invention qui ne tarda
pas à être réalisée.
Le 17 avril 1792, des expériences, au moyen du
nouvel appareil, furent faites sur des animaux par
ordre de l'Assemblée législative de France.
Le 27 mai de la même année, un assassin nommé
Pelletier subit le supplice par la guillotine. Le mot
était déjà consacré.
— 131 —
Guillotin s'applaudissait de sa découverte philan-
thropique ; il disait à qui voulait l'entendre : « Le
supplice que j'ai inventé est si doux que l'on ne sau-
rait que dire, si l'on ne s'attendait pas à mourir, et
que l'on croirait n'avoir senti sur le cou qu'une lé-
gère fraîcheur. »
Le jour où Sce«imering en Allemagne, J. J. Sue
et Castel en France, posèrent ce redoutable pro-
blème : « La sensibilité et la douleur s'éteignent-
elles à la seconde même de la décollation par la
guillotine? » et qu'ils répondirent négativement,
l'existence de Guillotin fut empoisonnée. Pour" un
grand nombre d'hommes savants, médecins, physio-
logistes, Y arrière- douleur persistait dans le cerveau,
pendant un temps plus ou moins long après la dé-
capitation.
L'idée que la douleur pouvait persister au delà de
la séparation de la tête avec le tronc, était venue
souvent visiter le cerveau de Wiertz. Un jour qu'il
suivait les développements dramatiques d'un procès
qui causa une grande émotion en Belgique *, il prit
la résolution de suivre les criminels non seulement
jusqu'à la dernière étape de leur vie, mais jusque
dans le panier de la guillotine. ,
Les hommes trempés comme notre peintre remon-
tent vite des effets aux causes qui les produisent, et
des résultats d'un crime à la pénalité que la société
1 Nous voulons parler du procès qui suivit l'assassinat de la
place Saint-Géry, à la suite duquel Rosseel et Vandenplas furent
envoyés à l'échafaud.
— 132 —
lui applique. Wiertz appartient à cette école de phi-
losophie sociale qui considère l'application de la
peine de mort comme une vengeance que la société
exerce, non comme l'expression de la souveraine jus-
tice. Mu par de pareilles pensées, il résolut d'écrire
avec son pinceau un formidable plaidoyer contre la.
peine de mort.
Sous l'influence du drame judiciaire qui se dé-
roule devant lui, son cerveau entre dans un état
d'orgasme tel que la puissance de l'idée semble en
être centuplée. Au moment où les tètes des assassins
roulaient clans le panier du bourreau, il paraissait
au peintre que le couperet de la guillotine divisait
ses propres chairs, broyait ses vertèbres et déchirait
sa moelle. Oui, emportée par cette surexcitation
délirante qui fait rayonner le génie de l'homme au
delà des limites du possible, la pensée de Wiertz a
habité, pendant trois minutes, trois éternités! la tête
du supplicié.
Et voici ce qu'il a entendu et ressenti, ou plutôt,
ce qu'a entendu et ressenti le supplicié :
Première minute. Sur l'échafaud.
« Un bruit horrible bouillonne dans sa tête.
« C'est le bruit du couperet qui descend et mord
dans le vif.
« Le supplicié croit que la foudre est tombée sur
lui et non le couperet.
« Chose singulière! la tète est ici, sous l'échafaud,
— 133 —
et elle croit encore se trouver au dessus, faisant par-
tie du corps et attendant toujours le coup qui doit
la séparer du tronc.
« Horrible étouffement!
« Plus moyen de respirer.
« L'asphyxie devient épouvantable.
« On dirait d'une main surnaturelle, monstrueuse,
qui pèse de tout son poids sur la tète et le cou.
« Le supplicié étrangle.
« Un nuage de feu passe devant ses yeux.
« Tout est rouge et scintille
« Oh ! des tourments plus horribles encore s'ap-
prêtent.
Que Ton nous permette ici quelques réflexions.
J. L. Petit et Cabanis en France ont dit : « Au
moment où la section du cou est faite, la vie cesse
chez l'homme' par un double épuisement nerveux et
sanguin. » Et la grande masse du public a répété
avec eux : « Si un coup sur la tête, même assez faible
pour n'avoir point modifié sensiblement la forme des
parties, suffît pour produire la mort, peut-on suppo-
ser qu'une complète décollation puisse laisser subsis-
ter dans le cerveau un atome de vie et de pensée? »
Oui, ont répondu Sœmmering, OElsner et Sue. Le
coup frappé sur le crâne, en retentissant profondé-
ment dans les méandres du cerveau, interrompt la
communication du fluide nerveux par la déchirure
des fibrilles des nerfs; souvent même, il se produit
— 134 —
un épanchement rapide qui, par compression, em-
pêche le centre pensant de fonctionner, éteignant
ainsi toute sensibilité, toute souffrance. Mais en est-il
de même de la section nette, rapide comme l'éclair,
produite par la décollation de l'échafaud? Le sang
s'est échappé à flots, c'est vrai ; mais dans les mys-
térieuses profondeurs de cet encéphale ne reste-t-il
pas assez de vie en épargne, si nous pouvons dire
ainsi, pour que le supplicié soit livré, pendant un
temps plus ou moins long, à cette effroyable vision
macabre que nous avons sous les yeux? Est-ce que
le sang circule dans certaines léthargies et le malade
est-il mort pour cela? Nous croyons fermement qu'au
delà d'un certain terme, impossible à préciser, la vie
se refroidit et s'éteint tout à fait par manque de cir-
culation sanguine, mais nous croyons aussi que,
pendant (peut-être?) quelques minutes, tout un sys-
tème d'organes peut exécuter la plus grande partie
des actes physiologiques qui lui incombent, malgré
l'état exsangue du sujet.
Pour ce qui est du fluide nerveux, le cerveau doit
en rester saturé, malgré la section du couperet; et,
comme le cerveau est le centre des facultés morales
et intellectuelles, c'est dans le domaine de ces facul-
tés qu'il travaille, pense et souffre. Si ce premier
fait n'est point impossible, — il y a au moins au-
tant de raisons pour que contre, — nous entrons
de suite dans un ordre de phénomènes indéniables
qui ne peuvent manquer de fortifier nos apprécia-
tions.
— 135 —
Nous ne souffrons à la partie lésée, que parce que
la sensation répercutée au cerveau a été appréciée,
jugée, dosée, en un mot, ressentie dans sa qualité
comme dans son intensité. — Endormez Faction du
cerveau, vous pouvez impunément, au point de vue
de la douleur, tailler le corps humain et y pratiquer
les opérations les plus douloureuses dans l'état de
veille. Or, chez ce guillotiné, est-ce que le cerveau,
séparé du tronc mais ardemment éveillé, ne ressen-
tirait pas toutes les angoisses, toutes les tortures,
tous les profonds frémissements de ce qui est désor-
mais un cadavre pour tous et qui, pour son cerveau
de guillotiné, vit d'une existence épouvantable? La
sensation de l'encéphale porte en elle une terrible
virtualité; ainsi, examinez dans les hôpitaux un
homme auquel on aura amputé la cuisse, interro-
gez-le sur le siège de sa douleur, et, au lieu de se
plaindre de son moignon, il vous dira toujours :
qu'il souffre au bout des pieds, aux orteils. Coupez
les deux cuisses, les mêmes appréciations, les mêmes
sensations existeront pour les deux pieds.
Si le cerveau de ce guillotiné vit encore trois mi-
nutes, comme l'a supposé le peintre, ce n'est plus la
souffrance des extrémités qu'il va ressentir, mais
la torture de tous les organes placés au dessous de
lui et qui, il y a une seconde à peine, étaient encore
pleins de vie et dans un état de fonctionnement par-
fait. Est-il étonnant alors que le centre pensant
éprouve une sensation semblable à celle que pro-
duirait une main de fer pressant sur les poumons et
— 136 —
déterminant une horrible asphyxie? Le cœur se tord
sur lui-même en pressant ses fibres dans le vide. —
La douleur doit être affreuse...
La question n'est pas jugée, nous le savons; seu-
lement, la seule pensée qu'un pareil supplice puisse
entraîner des conséquences semblables à celles que
nous venons d'énumérer, suffît pour le faire rejeter
à jamais.
Dans cette première partie, le tableau de Wiertz
est une amère critique contre la décollation et un
ardent plaidoyer en faveur de l'abolition de la peine
de mort.
On a reproché au peintre de rechercher l'horrible
à plaisir; cette critique est injuste. Au lieu d'attri-
buer ces pages aux inspirations fantastiques d'une
originalité sombre, pourquoi ne pas y voir la poi-
gnante leçon qu'un philosophe veut donner aux
nommes? Est-ce que l'on n'éprouve pas un senti-
ment de répulsion pour ces jeunes femmes curieuses
qui viennent assister à ce supplice sanglant, le sou-
rire aux lèvres? Regardez ce tableau, voici des créa-
tures dans le sein desquelles la douceur et la miséri-
corde devraient seules habiter. Eh bien, une curiosité
sans pudeur les a conduites jusque sous la rosée san-
glante de la guillotine. — On veut des émotions?
oui, mais comme l'animal, non comme un être de
raison intelligente et élevée. Le drame auquel ap-
plaudit le public est celui où l'action marche à coups
de poignard, où le sang coule, où la coupe empoi-
sonnée circule à la ronde de la table du festin. Oui,
— 157 —
le public veut des émotions ! II ne court assister
chaque soir aux exercices de l'acrobate à l'existence
périlleuse, que parce qu'il espère chaque soir lui
voir se casser le cou. Oui, il est avide d'émotions!
Ces femmes qui sont là dans le tableau de Wiertz
ont oublié de manger pour aller voir guillotiner! Le
peintre a mis dans cette partie de son tableau une
sanglante ironie, qui, nous l'espérons, ne sera point
perdue pour tous.
Revenons à la description de cette effrayante tri-
logie.
Deuxième minute. Sous Vèchafaud.
Les mains crispées qui, jusque-là, avaient voulu
ressaisir la tète du supplicié, se sont détendues : la
tête roule dans l'immensité.
Oh ! maintenant, la voilà bien et à jamais séparée
du tronc qu'elle animait.
Seulement, les douleurs sans nom qui se produi-
sent dans l'intimité des fibres de ce cadavre décollé,
elle les ressent toutes.
« Le délire redouble de force et d'énergie.
« Dans son imagination, il semble au supplicié
que sa tète est en feu et tourne sur elle-même dans
un mouvement vertigineux ; que l'univers s'écroule
et tourne avec elle, et qu'un fluide phosphorescent
tourbillonne autour de son crâne en fusion. »
Au sein de cette vision horrible, une pensée in-
croyable, insensée, inouïe, s'empare de ce cerveau,
12
— 138 —
livrant sa suprême bataille sur les noirs confins qui
séparent la vie de la mort.
« Qui oserait le croire? Cet homme dont le cou est
tranché conçoit encore une espérance.
« Tout ce qui reste de sang bouillonne, s'agite,
rutile et se précipite avec fureur dans tous les canaux
de la vie, qui ne veut pas céder à la mort.
« En ce moment encore, le supplicié croit pouvoir
raccrocher de ses mains convulsives et pleines de
rage, la tète qui plonge dans les affres de l'éternité.
« Oh! mon Dieu, qu'est-ce donc que la vie que
cela se dispute ainsi jusqu'à la dernière goutte de
sang?... »
Mais, est-ce uniquement la douleur de l'organe
qui se tord et crie dans l'angoisse, qui produit la
torture endurée par ce guillotiné? — Non, car voici
venir les douleurs intellectuelles et morales. -^ Nous
allons voir le cœur, qui ne bat plus dans la poitrine,
battre encore dans le cerveau.
C'est le moment où une foule d'images, plus ter-
ribles les unes que les autres, se pressent dans cet
esprit battu par le souffle ardent de douleurs innom-
mées.
La tète du guillotiné voit son cercueil ; il voit son
tronc et ses membres affaissés, prêts à être renfermés
dans cette caisse de bois dans laquelle des milliers de
vers s'apprêtent à dévorer ses chairs.
Des médecins fouillent les tissus saignants de son
— 159 —
cou avec la pointe de leur scalpel : chaque piqûre est
une pointe de feu.
« Les juges, il les voit aussi, mais plus loin, dans
un beau salon. Ils s'entretiennent tranquillement de
leurs affaires et de leurs plaisirs, devant une table
bien servie... »
Et les visions macabres continuent plus effrayantes.
Le malheureux se voit à l'hôpital servant sa chair
aux expériences du chirurgien.
Plus loin, la pensée délirante, se soutenante peine
aux derniers linéaments d'un cerveau épuisé, voit de
pauvres petits enfants qui pleurent devant une foule
dorée, laquelle passe en dansant, emportée dans le
tourbillon de toutes les ivresses ! — Que deman-
dent-ils donc les enfants du guillotiné? — Du pain!
« Il paraît au décollé que le plus petit de ses en-
fants est resté près de lui. Oh! comme il l'aime
celui-là. — C'est bien lui : ses cheveux blonds et
frisés, ses petites joues rondes et roses... Tout à
coup, il semble au père que son cher mignon le voit,
lui sourit et veut l'embrasser... »
Le tableau qui représente cette effrayante deuxième
minute, offre vingt épisodes plus dramatiques les
uns que les autres. Ainsi, sur les rayons d'une salle
d'amphithéâtre, les disciples de Lavater et de Gall
font, en riant, leurs observations devant une rangée
de crânes. L'orateur de la bande indique plus parti-
culièrement une tête osseuse, fraîche encore, d'une
dissection récente; horreur! le supplicié a reconnu
son propre crâne.
— 140
Et pendant ce temps, des poignards figurant les,
douleurs qu'il ressent au cerveau continuent à s'en-
foncer dans toutes les parties de son corps.
Troisième minute. Dans V éternité.
« Tout ici annonce la présence d'un monde in-
connu.
« Ces nuages sombres qui flottent lentement dans
l'espace; ces sinistres lueurs, vacillantes, fugitives;
ces matières à la fois incandescentes et aqueuses,
opaques et diaphanes;
« Ces vagues substances, diaprées de couleurs
douteuses, qui cherchent à se réunir et à s'en-
chaîner;
« Toutes ces choses sans nom, d'apparence molle,
fangeuse et gluante qui, tout à coup, semblent se con-
solider, s'échauffer, s'allonger, se raccourcir et se
tordre en d'horribles convulsions;
« Tous ces monstres, avortons ou polypes, qui,
après mille vains efforts pour prendre vie, tombent
épuisés et se dissolvent en un liquide rouge et fumant;
ces météores roses et verts, feux follets effrayants,
qui tantôt glissent comme des éclairs dans l'ombre ou
marchent gravement vers un but mystérieux; ces
myriades de points resplendissant comme des sca-
rabées qui semblent s'étreindre avec amour pour
ensuite graviter ensemble vers un océan de lumière;
141
« Tout ce chaos, enfin, où combattent sans trêve
les éléments de vie et de mort, où tant d'épouvanta-
bles choses opèrent leur rédemption dans un éternel
mouvement de rotation, tout cela serait-il le séjour
futur où notre âme, après la mort, devrait errer sans
fin? »
A la troisième période de ce drame inouï, au mo-
ment où la décomposition livide dissout les chairs et
les fait tomber des os dénudés, le peintre suppose
que l'esprit du guillotiné flotte encore éperdu autour
de ces informes débris.
« Cet esprit voit comment s'accomplissent les
mystères de la transformation des éléments. — La
mort décompose? — A la seconde même, la vie
reconstitue. — La chair tombe en putréfaction? —
Aussitôt des substances carboniques, ammoniacales,
sulfureuses, se dégagent et sont incontinent affectées
à l'éclosion d'un million d'existences nouvelles. »
La pensée errante de celui que la hache vient de
frapper, il y a trois minutes, voit au loin l'infâme
guillotine sombrer avec ses bourreaux dans un abîme
de feu.
« Cette dernière apparition ne serait-elle pas un
de ces effets dus à la prescience ordinaire aux mou-
rants? Ah! si l'affreux instrument de Guillotin doit
être anéanti un jour, que Dieu en soit loué! »
Et quand tout est consommé; lorsque tous
les éléments corporels, désunis dans les dernières
convulsions de la vie luttant contre la mort, sont
12.
— 142 —
dévores par la décomposition et ne laisse plus qu'un
débris informe de ce qui fut un homme, un nuage
s'élève et monte en tournoyant lentement sur lui-
même jusque dans les régions supérieures. Là, le
nuage s'allonge, et, en Rallongeant, il prend vague-
ment l'apparence d'une forme humaine dont la figure,
à peine indiquée, rencontre les deux lèvres d'un es-
prit de miséricorde qui lui accorde du haut des cieux
le baiser de paix.
Au point de vue plastique, celte dernière minute,
ce dernier tableau, est d'un pittoresque étourdissant
et complète bien la gradation d'intérêt, toujours sou-
tenu dans le développement de ce drame effrayant.
Le vague dans l'exécution produit ici l'effet le plus
saisissant. Partout des nuages harmonieux s'enrou-
lent de mille façons diverses; partout une indéci-
sion, une mollesse de contours qui semblent se
perdre dans l'infini des airs. Suivez les enroule-
ments, les jeux de cette vapeur, vous la verrez
bientôt réaliser cette charmante inspiration du bai-
ser de paix donné par l'ange à ce nuage à demi cor-
porisé.
Le génie du peintre n'a pas besoin d'être vanté
par notre plume; que le public examine et juge! nous
serons donc sobres d'observations plastiques. Nous
dirons seulement qu'il n'y a pas un seul tableau
connu, exprimant une idée aussi profondément dra-
matique que celle-ci. Abondance, imagination fulgu-
rante, composition pittoresque, tout est là. Et voyez,
comme ce coloris sombre, harmonieux, est bien
143
adapté à la pensée du sujet ! L'aspect général vous
saisit tout d'abord par son caractère imposant, mys-
térieux; c'est bien le vrai drame écrit avec le pin-
ceau.
Ce tableau a été peint par Wiertz au moyen du
procédé de peinture mate qu'il a découvert et dont
nous avons dit quelques mots dans sa biographie.
Ce procédé est une véritable révolution opérée dans
le domaine des peintures murales. — Qu'on nous
permette d'ajouter ici quelques lignes à ce que nous
avons déjà dit.
PEINTURE MATE
Lapittura a fresco des Italiens, laissait grande-
ment à désirer au double point de vue de la conser-
vation de l'œuvre et de son développement artis-
tique.
Chacun comprenait que la peinture murale restait,
faute d'un procédé vainqueur, enfermée dans un do-
maine trop étroit; le goût des artistes n'allait point
vers cette peinture qui les laissait à moitié désarmés;
ils regardaient la fresque comme le clair de lune de
Part pictural.
Wiertz chercha longtemps un procédé par lequel
la peinture murale pût atteindre aux avantages de la
peinture ordinaire sans en avoir les inconvénients;
Ui —
ce procédé, il l'a trouvé el il peut s'exécuter tout aussi
bien sur la toile que sur la muraille, ce qui est un
immense avantage.
En examinant les tableaux peints par Wierlz au
moyen de son nouveau procédé, on n'hésite pas à
affirmer que sa découverte entraîne, comme nous
l'avons dit, une véritable révolution dans l'art.
Lorsque l'on regarde de près un tableau peint dans
la manière mate, cela ressemble tout à fait à la pein-
ture à fresque, exécutée, comme on le sait, sur un
mur nouvellement crépi et préalablement mouillé.
(al fresco.)
Le procédé employé par les Italiens est d'une
grande difficulté, en ce sens que, dans l'exécution,
le peintre ne peut avoir ni hésitations, ni tâtonne-
ments, car il courrait alors le risque d'être obligé de
retoucher, et les retouches ici sont à peu près impos-
sibles. — Du moment où la couleur ne peut s'appli-
quer que sur le mur frais, l'artiste doit traiter, pen-
dant le jour, toute la portion du mur crépi dès le
matin par l'ouvrier.
Un procédé de peinture à fresque employé par
les Allemands et dont on a fait quelque bruit, est
pratiqué au moyen du wasserglas. Ce procédé, dont
la solidité n'est point suffisamment éprouvée, a
l'immense inconvénient de ne pouvoir être employé
que sur un mur préparé tout spécialement à cet
effet. — Impossible de peindre sur toile par ce
moyen.
L'encaustique a, comme on le sait, bien des in-
— us —
convénients. La stéarine, comme presque tous les
corps gras, s'altère par l'action du temps et entraîne,
pour la fresque exécutée de cette manière, des dé-
gradations de teintes qui finissent par altérer com-
plètement l'œuvre.
Le procédé de Wiertz lève toutes les difficultés,
fait disparaître tous les inconvénients.
Cette découverte attire l'attention du public et sol-
licite la plus vive curiosité de la part des artistes.
La nature du ton, la transparence, la fraîcheur, la
vigueur, le velouté même du coloris attestent les im-
menses avantages dont la peinture a hérité par cette
trouvaille.
Une étude de peinture mate placée à la droite du
Patrocle, a prouvé que Wiertz pouvait atteindre par
son procédé au degré de fini où peut arriver la pein-
ture à l'huile. Le spectateur qui compare l'étude et
le tableau ne peut pas établir de différence réelle.
L'intensité du coloris, le brillant et la transparence,
sont identiquement les mêmes.
Après avoir donné toutes les preuves désirables de
la solidité, de la beauté et de la rapidité de sa dé-
couverte, Wiertz, s'adressant aux jeunes artistes, leur
dit dans sa brochure sur la peinture mate :
« Ainsi notre procédé vous épargnera bien des
sacrifices; vous n'userez pas votre jeunesse, votre
intelligence, votre vie à un exercice pénible et ridi-
cule; vous aurez, toujours prêle à vous obéir, tou-
jours prête à suivre les ordres de la volonté, une
matière docile, soumise, facile à manier, facile à se
— 146 —
plier à tous les caprices de l'imagination, à toutes
les inspirations du génie \ »
Ici, je dois faire en quelques mots l'historique de
certains faits qui se rattachent à ce procédé de pein-
ture.
Quelques amis, fort bien intentionnés du reste,
conseillèrent à Wiertz, non pas de livrer la connais-
sance de sa découverte au public, mais de la vendre
au gouvernement qui, lui, en eût fait cadeau à l'art
moderne. C'était comme une récompense des travaux
et des veilles de l'artiste. Wiertz ne se décida à ac-
cepter l'intermédiaire des amis et à les laisser entrer
en arrangement avec le gouvernement, que sous l'in-
fluence des deux raisons que voici : la première,
c'est qu'il était convaincu qu'auprès du public, une
chose donnée pour rien était d'avance mésestimée;
la deuxième, c'est que sans pensera sa fin prochaine,
il songeait à mettre à l'abri du besoin une femme
qui gouvernait sa maison depuis longtemps et qu'il
traitait comme sa sœur. Wiertz était un cœur re-
connaissant, comme le sont tous les cœurs justes.
Pendant huit années, je l'ai soigné comme médecin
et comme ami, et jour et nuit, pendant des souf-
frances nerveuses toujours renouvelées, j'ai rencon-
tré à son chevet, le soignant, le soulageant, le con-
solant , cette femme d'un dévoûment vraiment
1 Peinture mate. — Procédé nouveau, par A. Wiertz (1859)
Bruxelles, A. Lacroix, Van Meenen, éditeurs, 1 vol. in-8°.
147
admirable. Nous pouvons dire, elle et moi, que nous
avons été les amis des mauvais jours. Mais ce n'est
ni le lieu, ni le moment de parler de ces choses. J'en
dis un mot en signalant l'une des causes qui déter-
minèrent Wiertz à laisser faire des démarches pour
la vente de son procédé.
Un jour, le gouvernement nomma une commission
chargée d'examiner la découverte du grand peintre.
Elle se composait de MM. De Keyser, Leys et
Portaels. Ceci se passait, si nos souvenirs ne nous
trompent point, dans les premiers mois de l'an-
née 1865.
La commission , après quelques semaines d'at-
tente, se rendit dans l'atelier de Wiertz. Elle exa-
mina attentivement les tableaux peints par le pro-
cédé mat, fit des -questions à l'artiste, qui était
complètement à leur disposition pour tous les ren-
seignements, et se retira emportant visiblement ses
apaisements. Quelques mois après, Wiertz était
informé par la voie du ministère, que le rapport de
la commission était complètement négatif, attendu
que chacun des membres avait décidé que l'examen
du procédé était du ressort de la chimie, non de la
peinture.
Nous ne parlerions pas actuellement de ce fait
curieux, nous réservant de le traiter longuement
ailleurs, si les conséquences qu'il entraîne ne pou-
vaient devenir funestes pour l'art. En effet, Wiertz
est mort, emportant, je le crains fort, son procédé
dans la tombe. On me dit bien qu'il a laissé par écrit
— 148 —
l'analyse exacte des éléments de sa peinture mate,
mais je n'ose y croire, d'autant plus que j'ai été
tenu assez au courant de la découverte pour savoir
qu'elle résidait autant dans la méthode et dans le
faire, que dans la préparation des éléments maté-
riels, du reste fort simples, qui entraient dans la
composition de h pâte.
l'éducation de^la vierge
Dans ce sujet si simple et si souvent traité, Wiertz
a trouvé le moyen de conserver son originalité.
C'est une idée neuve et touchante que ce baiser
donné par sainte Anne à la Vierge. La composition
ainsi conçue donne au sujet une expression et un
sentiment remarquables. Le dessin de la tète de la
Vierge est d'une grâce ravissante. Quant au coloris,
c'est celui des Flamands de la bonne école, c'est
dire qu'il est ferme, vigoureux, et tout rayonnant de
lumière.
La gracilité, le charme, l'élégance du petit ange
qui tient le pupitre devant la Vierge, frappent tous
les yeux et font sourire toutes les lèvres.
Héli, debout derrière ce groupe, contemple avec
amour sa femme et sa fille.
Wiertz avait inscrit au bas de ce tableau : pour
être placé à Anvers, à côté du même sujet traité par
Rubens. De là, grandes rumeurs et grande indigna-
13
— 150 —
tion contre le téméraire dont l'impertinente vanité
osait s'attaquer à Rubens.
Les critiques, qui ne voulaient voir qu'une outre-
cuidante prétention dans le procédé du peintre, se
gardèrent bien de dire que, pour Wiertz comme
pour Diderot : « Le meilleur moyen de ramener la
« peinture moderne vers les grands principes de
« 1 art, le seul peut-être de diriger les peintres dans
« une bonne voie, ce serait de placer au milieu de
« nos expositions les œuvres des grands maîtres. »
Celte citation explique très bien la manière de
faire du peintre, mais on ne voulut pas le com-
prendre. Nous devons rendre justice cependant à la
Revue du Salon de 1848., publiée par MM, Van Roy
et Decamps ; elle dit à propos de l'idée de Wiertz :
« Cette opinion est loin d'être absurde. Il est cer-
« tain que si l'on essayait de ce système, nous au-
« rions un peu plus d'artistes et un peu moins de
« faiseurs. Les nommes de talent seuls oseraient se
« soumettre à cette terrible épreuve; seuls, ils au-
« raient le courage de s'éclairer, par cette compa-
« raison, sur leurs progrès, sur leurs défauts.
« L'armée de médiocrités qui encombre nos exposi-
« tions, verrait ses rangs s'éclaircir;, bon nombre
« d'honnêtes gens comprendraient enfin leur véri-
« table vocation; ils verraient qu'ils sont nés, qui,
« pour être industriel/qui, pour être épicier, avo-
« cat ou député. »
Le peintre a écrit sur l'un des coins de ce tableau :
à corriger.
N° 3
INITIATION DE LA JEUNE SORCIÈRE
Au bon temps où tousies ordres de moines floris-
saient encore plus qu'aujourd'hui, où ils avaient en
outre le pouvoir de faire brûler qui leur déplaisait,
sous prétexte de sorcellerie, il arrivait parfois de voir
quelque vieille sorcière échapper au fagot pour le-
quel elle était prédestinée. — D'où venait cette mi-
séricorde des moines tout-puissants? — De ce qu'ils
avaient reconnu, chez la créature qu'ils épargnaient
ainsi, toutes les qualités nécessaires pour en faire
une bonne entremetteuse de luxure.
Voici le thème de l'artiste : une vieille sorcière
« dont le menton fleurit et dont le nez bourgeonne, »
en modifiant le vers du poète, a été circonvenue par
des moines afin d'inspirer le goût de sabbat et des
mystérieuses incantations à une belle jeune fille. —
La pauvrette n'aurait nul souci de toutes ces choses
— ite —
endiablées, si la vieille n'engageait adroitement son
cœur dans la partie; il faut à tout prix éclairer l'ave-
nir du sentiment qui s'est emparé d'elle.
La sorcière fait intervenir Dieu et diable pour
affirmer à la jeune fille qu'elle découvrira sans peine
les choses les plus cachées, en chevauchant seule-
ment une demi-heure sur la monture traditionnelle,
le manche à balai.
Dès que la jeune fille est décidée à tenter l'aven-
ture, la vieille ensabbatée lui bande les yeux et lui
enlève ses vêtements, — ce qui nous permet de la
voir ainsi dans sa toute beauté.
Pendant ce temps-là les moines, dont la sorcière
est complice, regardent, avec une ardente curiosité
doublée de convoitise, cette scène tout à fait pitto-
resque.
Le peintre a donné aux spectateurs enfroqués, des
attitudes si expressives, des jeux de physionomie si
vrais, que, lorsqu'on peut examiner ce tableau de
près, l'on esteffrayé de la domination brutale exercée
par la luxure sur un visage humain.
Voici au premier rang des spectateurs les plus cu-
rieux, un moine à la face enluminée, aux petits yeux
pleins de mauvaises lueurs, enfoncés sous des pau-
pières bouffies. L'oreille est rubiconde et la lèvre
lippue : ce moine sue le vice. Derrière celui-ci, et
placé dans un habile contraste, on voit une sorte de
moine dominicain, jeune encore et portant sur sa
figure ascétique les traces de rudes macérations. Une
espèce de pudeur le retient au second rang, mais on
— 453 —
devine que le démon de la chair, longtemps com-
primé, se réveille dans toute sa violence; la figure
pâlie se colore d'un rayon fugitif, et deux yeux ar-
dents suivent tous les mouvements de la jeune fille
chevauchant sur sa monture de bouleau.
Lorsque Wiertz tient une idée, il l'exécute avec un
esprit si profondément synthétique, qu'il faudrait
écrire vingt pages pour analyser, dans tous ses linéa-
ments, le plus simple des sujets qu'il a traités.
Dans le tableau qui nous occupe, indépendamment
du groupe principal sur lequel nous allons revenir%
on trouve des détails de la plus grande originalité, et
chacun de ces détails est toujours empreint d'un
caractère hautement philosophique. Ainsi, dans ce
sujet qui est une vive satire contre la convoitise blasée
et dépravée, la figure de la luxure se voit partout;
elle descend par la cheminée avec des chats qui font
une musique d'enfer, elle rutile dans le foyer qui
brûle près de la sorcière, elle surgit à tous les coins
du tableau.
Wiertz a peint cette jeune fille au balai, avec une
maestria dont lui seul a le secret. Quel éclat! com-
bien la lumière répandue dans ce tableau est large et
puissante; quelle vérité de chairs, quel coloris
éblouissant! — On devine que dans le cerveau de
cet homme, les idées ens'entre-choquant produisent
le mouvement, la vie, l'unité. S'il rêve quelque si-
tuation pittoresque au point de vue plastique, incon-
tinent le sujet d'un tableau s'élabore, se dispose,
s'élucide. On sent que le détail s'engendre à mesure
13.
154
que l'objet principal se dégage; et ce détail, dans
les œuvres du peintre, est toujours si ingénieux qu'il
reste gravé profondément dans le souvenir du spec-
tateur.
N° 4
LE PHARE DU GOLGOTïïTA
Cette page est, à notre avis, la plus fougueuse qui
soit sortie du pinceau de l'artiste. Elle représente la
lutte de la lumière et des ténèbres, du bien et du mal,
de Dieu et de Satan.
Le sujet, c'est le dressement de la croix sur la-
quelle expire le Christ supplicié. Nous sommes au
sommet du Calvaire. La pioche et la bêche, qui ont
servi à défoncer le sol, sont jetées au pied du gibet.
Deux centurions romains dirigent le travail des
esclaves; l'un excite les travailleurs en levant d'un
geste impérieux son bâton de commandement; l'autre
les fustige à coups de fouet, en étendant son bras
au dessus de leurs tètes en signe d'énergique domi-
nation.
— Mais pourquoi tant d'efforts pour un travail si
facile? — Voilà ce que le spectateur se demande
— 156 —
— C'est qu'une grande bataille vient de s'engager
au sommet du Golgotha; c'est que le bien et le mal,
ces ennemis éternels , sont encore une fois aux
prises.
Ce phare, qui doit éclairer l'avenir de l'humanité,
Satan ne veut pas qu'il se dresse 1. Le voici qui
s'élance à la tète d'une légion de réprouvés ; des
masses de nuages noirs les enveloppent de toutes
parts ; les régions moyennes de l'air sont remplies
d'effroyables rugissements. Satan, fier, ardent, im-
pétueux, commande la bataille, et reste les bras croi-
sés sur sa large poitrine, comme ferait un général
d'armée gouvernant l'action sans y prendre maté-
riellement part. Un horrible génie des enfers s'est
précipité sur le sommet de la croix ; on entend des
hurlements sortir de sa gueule monstrueuse dont les
formidables mâchoires mordent le bois sacré. D'au-
tres démons déploient toute la puissance de leurs
bras, afin de combattre les efforts des esclaves qui
essaient de i] rosser le gibet.
A qui donc restera la victoire? Sera-ce aux dam-
nés de l'enfer, ou bien à ces tristes esclaves, atta-
chés à la roue d'un travail sans merci, et qui sont,
eux, les damnés de la terre? — La lutte reste indé-
1 Nous prions le lecteur de considérer que dans l'analyse des
tableaux du musée Wiertz, c'est avant tout l'idée de l'œuvre que
nous exprimons. Car nos idées philosophiques et religieuses ,
puisque le mot est consacré , peuvent se trouver souvent en
désaccord avec la pensée qui a présidé à la composition de cer-
taines pages de peinture que nous étudions.
— m —
cise... Tout à coup, un soleil fait de splendeurs
émerge de la tète du Christ, mystérieusement enve-
loppée dans de sombres nuages où l'esprit du mal
voulait l'ensevelir.
Le rayonnement est si intense que les yeux des
mortels en sont comme aveuglés. Plusieurs esclaves
roulent au pied de la croix, fascinés, éblouis. Les
autres, terrifiés par cet éclat surnaturel, fuiraient
bien vite en laissant leur tâche, si le fouet du centu-
rion ne les y rappelait rudement.
Une profonde idée sociale ressort de cet état d'ab-
jeclion dans lequel nous voyons les travailleurs es-
claves. En effet, ne faut-il pas que l'esclavage ait fait
de ces pauvres hommes des êtres bien abrutis, bien
abjects, pour queles coups d'un soldat romain soient
obligés de les exciter à un pareil travail ? Si les mal-
heureux étaient moins dégradés, ils comprendraient
bien vite que le martyre qui s'accomplit sous leurs
yeux est une œuvre de rédemption humanitaire, et
que la grande lumière du phare qui resplendit au
sommet du Golgotha, doit éclairer, à travers les âges,
leurs droits jusqu'alors méconnus. Mais hélas! l'es-
clavage a, sur l'homme, une action lentement délé-
tère qui le ravale au niveau de la brute... Est-ce la
seule fois, du reste, qu'il ait fallu violenter les peu-
ples pour les arracher aux préjugés et les pousser
dans la voie de leur bien-être et de leur moralité?
L'histoire est là pour répondre.
Voici un homme grand, doux, généreux; sa vie
se passe dans le travail et dans la consolation des
— 158 —
misères humaines. — Les soldats de César l'empê-
cheraient de prêcher l'égalité sur la terre? il la prêche
dans le ciel, convaincu que, tôt ou tard, l'homme
moins énervé fera de ce principe une application plus
immédiate. Eh bien, le peuple, qui a tout intérêt à
défendre cet homme, non seulement le laisse cruci-
fier, mais encore le renie! Ces misérables esclaves,
qui devraient dresser aux plus hauts sommets de la
terre le fanal rédempteur , agissent si lâchement
qu'un suppôt de César est obligé de les fouailler
comme un vil bétail, pour les pousser à l'accomplis-
sement de leur besogne.
Cependant on devine, au milieu de ce groupe qui
élève la croix, quelques travailleurs ayant la con-
science obscure de l'œuvre qu'ils concourent à édi-
fier. L'homme qui enroule ses bras aux bandelettes
qui entourent le corps du Christ et s'en sert comme
d'un câble pour dresser le gibet, est conçu et exécuté
dans un sentiment de fougue incomparable.
Dans l'invention de ce tableau, le peintre s'est ar-
raché à la tradition picturale qui interprète le dogme
dans sa lettre bien plus que dans son esprit.
Il existe beaucoup d'autres Elévations de croix;
presque toutes renferment les mêmes éléments d'in-
vention, ou si Ton veut, de tradition. Le Christ est
cloué sur son gibet, il meurt pour rédimer les hom-
mes de leurs crimes, et ces hommes ne font rien
pour l'aider dans l'immortel sacrifice. — Quelque
pitié, voilà tout.
Ici la scène s'est élargie; l'humanité lutte au pied
— 159 —
de la croix. Qu'elle agisse ou non sous le fouet d'un
conquérant brutal, cela ne fait que mieux constater
encore l'indéniable loi du progrès, Frappe donc,
centurion ! fais rougir la chair de ces esclaves; grâce
à toi ! c'est pour eux qu'ils travaillent, ils te devront
un jour une partie de leur rédemption.
Wiertz traduit la Bible, oui, mais en l'agrandis-
sant des deux mille ans d'expérience conquise par
les efforts de l'humanité.
En ce qui louche la composition du sujet, les
hommes de l'art pourront dire combien est magis-
tral l'enchaînement de ces grandes lignes qui don-
nent à cette œuvre tant de vie et de mouvement. Le
clair-obscur est savant, hardi; l'aspect général du
tableau produit un saisissant effet.
Le peintre a déployé ici toute sa science, toute sa
fougue dans le dessin, le coloris et l'expression. Les
anciens peintres éclairaient souvent leurs tableaux
en faisant descendre du ciel des esprits de lumière,
Wiertz n'a pas craint de jeter des entassements de
nuages à la partie supérieure de son œuvre; ses
masses de lumières, il les fait émerger de la tête et
du corps de son Christ, ce qui donne à son tableau
une sorte de frémissement général. On sent de mys-
térieuses crépitations qui jaillissent de partout... Il
y a dans ce tableau deux éléments d'un pittoresque
achevé et qui témoignent de la science profonde de
l'auteur. Ainsi, ce grand gibet taillé dans quelque
cèdre de Syrie, coupe en deux cette ligne de corps
qui concourt à l'action principale du sujet. Sans
— 160 —
cette heureuse division, la composition perd son
équilibre et le mouvement devient monotone par sa
continuité même.
Un artiste peut obtenir des effets merveilleux lors-
qu'il sait combiner, dans de justes proportions, le
pittoresque avec Vidée. Les bras qui poussent et les
bras qui repoussent la croix résument d'une ma-
nière victorieuse cette question artistique.
[Peinture mate.)
fcp
N* S
i^"
l'enfant brûlé
Ce tableau, qui produit sur le spectateur une si
poignante émotion, nous l'avons classé dans une
série à part : c'est de l'actualité. En effet, cette scène
qui est là devant nos yeux, n'est-ce pas l'histoire
d'hier, l'histoire d'aujourd'hui, de demain? N'est-ce
pas, en un mot, l'histoire de l'imprudenee et de
l'imprévoyance humaines.
Voici le sujet :
Une mère est sortie de sa maison pour vaquer aux
soins de son ménage. Avant de s'éloigner, elle a
doucement approché du foyer le berceau de son
enfant qui dort : — le pauvre ange pourrait avoir
froid, pense la mère. - — Donc elle est partie, le
cœur léger. Vite elle accomplira sa besogne; — une
mère se sent toujours trop longtemps éloignée de
14
— 162 —
son enfant. Le malheur veille à la maison, quand
la mère est absente. . . Et le malheur, hélas ! allait se
montrer ici sous son plus terrible aspect.
L'enfant dormait toujours.
Tout à coup une bûche à demi consumée tombe
du foyer et rencontre un coin des rideaux de la
petite berce. En une seconde tous les langes sont en
flammes. L'enfant se débat; le feu le mord. Il veut
crier; une fumée épaisse l'asphyxie.
Cette terrible scène, on la devine tout entière en
examinant le cadavre de ce pauvre petit être; les
parties inférieures du corps sont rougies et dévorées
par le feu, tandis que les tons bleuâtres de la face
et du cou indiquent les ravages de l'asphyxie pro-
duite par la fumée.
La mère rentre. Sa maison est en flammes....
Elle n'y songe pas! elle ne voit qu'une chose : son
enfant. — Entendez-vous le- cri terrible qu'elle
pousse en arrachant ce petit cadavre à sa couche
embrasée? Ce cri, nulle plume ne saurait l'exprimer.
— La terreur, le délire, l'épouvantement, quelque
chose encore qu'on ne saurait raconter, semblent
jaillir de ce cri. Le cadavre de l'enfant est sublime
de vérité, — mais, hélas! ce n'est plus qu'un ca-
davre!
Les voisins terrifiés apparaissent au (ravers de la
porte entre-baillée.
On voit, jeté sur le sol, le panier dans lequel la
mère rapportait ses provisions; et, détail touchant!
au dessus de ce panier, un petit jouet d'enfant.
163
Ainsi, pendant que le pauvre ange expirait dans les
flammes, sa mère, toute pleine de sa pensée, lui
achetait un hochet pour charmer sa gaîté enfan-
tine.
Le sujet de ce tableau est tout à fait neuf. Dans
la composition, les lignes sont éminemment expres-
sives; toutes concourent à produire un effet des plus
saisissants. La tète de l'enfant est d'un dessin admi-
rable.
La mère qui aura vu ce tableau y puisera une
leçon qu'elle n'oubliera jamais.
N° 6
l'orgueil *
Ce tableau doit être replacé dans le jardin avec
cette inscription : Orgueil, vertu qui inspire les
grandes œuvres.
Le catholicisme a placé l'orgueil parmi les sept
péchés capitaux; le catholicisme avait ses raisons
pour en agir ainsi. — Prêcher l'humilité pour
aboutir à l'esclavage et promettre à l'orgueil toutes
les flammes de l'enfer, c'était logique de sa part.
Mais ici, comme en bien d'autres circonstances, la
1 Ce tableau est le premier que le peintre ait exécuté au moyen
de son procédé de peinture mate. Comme il s'agissait de prouver
que ce moyen pouvait résister à l'action du temps, autant et plus
que le procédé à l'huile, Wiertz fit clouer X Orgueil sur le mur exté-
rieur de son atelier, c'est à dire dans son jardin. Ce tableau y est
resté pendant deux ans, exposé à toutes les intempéries des saisons.
165
volonté du catholicisme n'a point prévalu. L'espèce
humaine s'est raidie; elle a compris tout ce qu'il
pouvait y avoir de puissance dans « un noble or-
gueil. » C'est la vertu qui inspire les grandes âmes!
s'est écrié Wiertz, c'est à l'orgueil que l'on doit les
plus puissants efforts de l'esprit humain.
Le tableau doit être interprété de la manière sui-
vante :
Une échelle lumineuse s'élève de la terre aux
cieux.
Sur chacun des échelons sont disposés les chefs-
d'œuvre immortels enfantés parle génie de l'homme.
Ce sont des monuments, des statues, des créations
artistiques de différents genres.
Plusieurs tableaux, conçus dans le même esprit,
doivent faire suite à celui-ci et seront placés sur les
murs extérieurs de l'atelier. Ils auront pour titre :
Audace, persistance, volonté, enfin toutes les qua-
lités que Wiertz regarde comme les principales
vertus de l'artiste.
. Deux choses sont plus particulièrement remar-
quables dans cette œuvre : c'est, d'une part, la fierté
de l'attitude, de l'autre, le style de la draperie, la-
quelle est grandement et savamment ordonnée.
14.
N° 7
LA FORGE DE VULCAIN
Nous voici dans l'atelier de Vulcain, le dieu dis-
gracié. C'est ici que se forgent ces redoutables ar-
mures dont se revêtent les divinités de l'Olympe, et
les demi-dieux de la terre. C'est encore sur cette en-
clume que voilà, que se forgeront un jour les mailles
de ce filet dans lequel doivent tomber Mars l'impru-
dent et Vénus l'infidèle.
Les sombres forgerons frappent à coups redou-
blés; le fer rougit dans la fournaise ardente.
Le boiteux Vulcain qui, pour son malheur, a
épousé la plus belle d'entre les déesses, aiguise un
poinçon, afin de ciseler sans doute- quelque merveil-
leuse visière du casque d'un héros ou d'un dieu. En
ce moment arrive dans l'atelier, Vénus, la blonde
fille des cieux. Le divin forgeron a relevé la tète. A
son air mécontent et pensif, il est facile de deviner
— 167 —
qu'il ne veut point accéder à la demande, indiscrète
assurément, que vient de lui faire sa splendide
épouse.
L'amour, appuyé sur les genoux de celui qui pour-
rait être son père, a en vain essayé ses traits contre
la poitrine du vieux forgeron. Cupidon, penaud, mé-
content, regarde devant lui d'uri air boudeur; sa
main tient un dernier trait dont la pointe, tout à fait
émoussée, témoigne de sa déconfiture.
Malgré cette première défaite, Vénus ne déses-
père point. — Vénus ne désespère jamais ! Voyez
comme elle enveloppe son mari récalcitrant de ca-
resses et d'émanations séductrices. — Comme les
anneaux d'or de sa merveilleuse chevelure s'ép^n-
dent amoureusement autour d'elle. Quelle habileté
dans cet assouplissement de ses charmes au contact
du corps de son boiteux époux. Son sein turgescent,
élastique, se déprime légèrement contre l'épaule de
Vulcain ; son bras, tendu vers ses suivantes, leur
demande de remplir la large coupe quelle tient d'une
main hardie. — L'amour a échoué dans ses tenta-
tives?Évohé ! voici venir Bacchus, le dieu qui réchauffe
les vieillards engourdis ! Pressez, nymphes et déesses,
pressez jusques aux bords les sucs de la grappe sa-
voureuse. Et vous, satyres, faites rouler dans la
forge, à pleins paniers, les beaux fruits de l'automne;
c'est largesse de par Vénus! Et surtout, faunes in-
discrets et lascifs, ne vous arrêtez pas à contempler
les belles filles qui suivent le char de la blonde As-
tarté.
— 168 —
Ce tableau offre aux yeux du spectateur les carac-
tères d'un fini parfait. La figure de Vénus est d'une
finesse de trait qui touche à l'idéal; le modèle des
chairs est vivant. Une vie tiède et parfumée paraît
émaner de l'ensemble de ce corps ravissant. Le torse
de la femme qui presse la grappe dans la coupe, est
parfaitement dessiné; c'est ici surtout que la forme
italienne se marié à l'énergique coloris des Flamands.
Les trois charmantes tètes, qui déversent sur le sol
les trésors de Pomone, sont d'un beau style. — Tout
ce groupe est mêlé, pressé, agité, luxuriant comme
une gerbe d'épis mûrs.
Ce tableau est un de ceux sur lesquels le peintre a
écrit : à retoucher. Pour lui, c'est le moins complet
de toute la galerie; il doit en devenir plus tard un
des plus importants \
1 La main qui voulait retoucher ce tableau, ainsi que quelques
autres, est refroidie à jamais. — J'indique ici les principales réformes
que Wiertz voulait introduire dans son œuvre : c'était de modifier
la pose de Vulcain et d'allonger la jambe droite de Vénus.
N° 8
L ATTENTE
A demi cachée dans les replis de ses rideaux
entrouverts, une belle filleattend. — Qu'attend-elle?
— C'est son secret. — Son œil darde des flammes;
sa main se crispe aux plis de ses longs rideaux de
pourpre. Est-ce l'impatience ou le désir qui la retien-
nent ainsi attentive et pantelante?
Si nous en croyons ce petit coin de billet, qui se
montre indiscrètement sous un repli du rideau, le
désir et l'impatience doivent agiter en même temps
cette âme ardente.
Indépendamment de l'originalité de l'invention
nous trouvons ici une vigueur de tons, une chaleur
de coloris qui rappelle la meilleure époque de l'école
vénitienne. La tête est très belle dans son expres-
sion anxieuse, bien sentie et parfaitement rendue.
N° 9
LA TOILETTE
La plume qui essaierait d'exprimer le velouté, le
flou, pour nous servir d'un terme d'atelier, de cette
nature splendide, ne ferait que signer son impuis-
sance devant le pinceau du peintre. Regardez! —
Pureté extrême des lignes, énergie et attiédissement
des chairs, charme suprême dans l'ensemble, voilà
les qualités du tableau qui vous frapperont comme
nous.
Les tons argentins de : la Toilette, opposés aux
tons chauds et dorés de l'Attente, produisent encore
un grand effet.
Le peintre a prouvé une fois de plus, en exécutant
cette page, que son pinceau savait embrasser tous
les genres et dominer toutes les formes.
N° 10
DEUX JEUNES FILLES
Où sont donc les deux jeunes filles? En regardant
ce tableau, nous voyons une femme qui, dans une
altitude calme et naïve, examine un squelette accro-
ché à la muraille.
Ici commence le drame. En approchant davantage
de cet assemblage d'ossements, nous voyons un petit
morceau de papier collé sur le crâne ; cette étiquette
porte un nom : la Belle Rosine. Voilà donc notre
seconde jeune fille. Et cette créature qui est là,
demi nue, prête à servir de modèle à toutes les
formes de Vénus, regarde naïvement, avec une légère
teinte de mélancolie seulement, les yeux vides et le
grillage d'os qui forme la poitrine de celle qui fut
h Belle Rosine; et elle ne pousse point de cris
d'horreur, et elle ne se livre pas à toutes les violentes
contorsions d'une émotion exagérée? — Non. —
172
Un peintre ordinaire traitant un pareil sujet fut à
peu près certainement tombé'dans l'expression d'un
grand luxe de terreur et de répulsion : c'eût été de
la banalité. — La philosophie de Wiertz en a jugé
autrement.
Est-il dans l'ordre de la nature que cette belle
femme, dont le corps rayonne des plus ardentes
effluves vitales et qui regarde l'existence du sommet
de ses vingt ans, puisse croire que son heure de
squelette pourrait sonner demain? C'est inadmis-
sible! Mais pourtant, voici bien ce qui reste de la
Belle Rosine, dit le fait. Cette Rosine, tu l'as con-
nue, cent fois tu lui a pressé la main... Eh! c'est
justement cette pensée qui éloigne tout sentiment
d'horreur. La belle fille a beau regarder le squelette
et songer en même temps à Rosine, les deux images
ne se lieront jamais dans son cerveau. La Rosine
qui vivait il y a deux mois, exubérante de force et
de santé, traînant après elle un double cortège de
grâces et d'amours, serait la même personne que ce
squelette? allons donc! C'est vrai, mais c'est im-
possible !
Dans ce tableau, la profondeur de l'invention et
l'interprétation philosophique du sujet sont une
nouvelle preuve du génie de Wiertz. Ici, rien de
vulgaire ; une habile antithèse, dans l'ensemble
comme dans le détail de i'œuvre, remue l'àme du
spectateur. Cette jeune fille au délicieux profil grec,
si riche de jeunesse et de beauté, inspire une admi-
ration sans réserve. Bientôt cependant, cette admi-
— 173
ration se trouve dominée par une série de pensées
qui naissent du contraste produit par ce qui reste de
la Belle Rosine,
Ceci est œuvre humaine, profondément humaine.
C'est une leçon faite à l'imagination qui serait
tentée de s'exalter sans mesure devant la périssable
beauté.
Un mot pour finir.
Donnez à Wiertz des baquets de couleurs, un
balai; disposez devant lui mille mètres de muraille,
et, en moins d'une année, le peintre vous aura
brossé un quart de lieue de fresque, avec une habi-
leté de composition et une fougue qui n'appartien-
nent qu'à lui. Maintenant, examinez le fini si pro-
fondément dél icat des Deux Jeunes Filles; portez vos
yeux sur ce modelé souple, vital; voyez ce dessin,
ce coloris et dites-nous après cela si cet homme n'est
pas susceptible d'attaquer tous les genres et d'exécu-
ter supérieurement toutes les manières?
On a bien reproché au peintre d'avoiç laissé flot-
ter quelque mollesse dans les contours de son dessin.
Je ne crois pas la critique fondée; indépendamment
de la nature du sujet, qui ne comportait pas l'em-
ploi de lignes dures, arrêtées, la fermeté du dessin
doit se sentir tout aussi bien sous la peau que dans
l'expression sculpturale des muscles, souvent plus
extérieure que fondamentale.
45
No H
APOTHÉOSE DE LA REINE ESQUISSE
Dans la composition de cette esquisse, le peintre,
qui nous a déjà habitué à un si grand luxe d'imagi-
nation, s'est surpassé lui-même. '
Ce projet de tableau a été fait à l'occasion des
grandes fêtes qui eurent lieu à Bruxelles en l'hon-
neur de la reine Louise-Marie. Ces fêles remontent
au mois de juillet de l'année 1856.
Lorsque l'organisation des réjouissances fut arrê-
tée, on vint prier l'artiste de vouloir bien composer
une œuvre qui concourût à la glorification de la
reine.
Wiertz se mit à l'œuvre et, en quelques jours, il
accomplit un projet qui, s'il eût été réalisé, nous eût
donné la plus étonnante page de peinture qui se
puisse rêver.
— 175 —
Voici son projet :
Sur une toile de 150 pieds de haut, se dresse une
colonne en spirale, dont le sommet va se perdre dans
les cieux. La base de cette colonne figure l'autel de
la patrie avec cette inscription : A Louise-Marie, le
peuple belge. ♦
Autour de la première spirale de cette colonne
sans fin, sont esquissés des génies allégoriques comme
la Justice, la Vertu, le Dévoûment, etc.
Entre la première et la seconde spirale on lit le
mot : Bonté. Là, se trouve la reine penchée vers un
malheureux qu'elle relève et console par d'encoura-
geantes paroles.
La spirale où se trouve inscrit le mot : Piété*
vient immédiatement au dessus. La reine est pros-
ternée devant la Divinité.
Puis viennent la Charité, la Vérité, auxquelles la
reine sacrifie. — Et la spirale monte toujours, monte
sans fin.
Le ciel s'entr'ouvre dans ses profondeurs infinies,
et la reine, suivie d'un cortège d'esprits radieux, ap-
paraît supportée par un céleste nuage. Elle vient
s'associer à la fête que le peuple belge donne en son
honneur.
Les cieux laissent pleuvoir une pluie de fleurs,
qui tombe sur les grandes multitudes rassemblées au
pied de la colonne. . .
Le cortège s'avance, heurté, pressé, agité; on di-
rait un champ d'épis tourmenté par le vent.
Des bannières flottantes dominent toutes les têtes.
— 176
Ces bannières portent, inscrits en lettres d'or sur un
fond pourpre, les noms des différentes provinces de
la Belgique.
De tous les côtés, à travers les airs, apparaissent
des légions d'esprits qui viennent s'associer aux fêtes
du peuple. Au loin, on voit la belle flèche de l'hôtel
de ville qui dresse dans les airs sa dentelle de pierre
et semble regarder curieusement toutes ces agita-
tions patriotiques. — A gauche, on voit l'esquisse
du palais du roi sous le portique duquel s'entassent,
en ce moment, des masses de citoyens.
Si ce tableau avait pu être exécuté, il eût dépassé
les plus hautes maisons de la Place Royale sur la-
quelle il devait être placé.
Ce qui a empêché la réalisation de ce gigantesque
projet, c'est le manque d'emplacement. — Les
nombreux arcs-de-triomphe, dressés pour !a circon-
stance, avaient envahi tous les espaces qui eussent
pu convenir a l'exposition de ce tableau.
Le fait est très regrettable au point de vue artis-
tique, car le projet de Wierlz devait atteindre aux
dernières limites du grandiose; en l'exécutant, il eût
réalisé la plus merveilleuse page de peinture qui
existe peut-être aujourd'hui.
N° 12
QUASIMODO
Ceci peut paraître et paraîtra certainement une
pure plaisanterie à la majorité du public, mais les
peintres y verront, au fond, une étude fort sérieuse.
Oser représenter un objet à côté duquel la nature
puisse se placer sans nuire à la peinture, nous paraît
un tour de force que les hommes de l'art seuls pour-
ront bien apprécier.
C'est une idée toute neuve qui a présidé à cette
expérience. — Nous croyons, en effet, que c'est la
première fois que l'on tente avec succès l'association
de la nature à la peinture ; l'épreuve est toujours
redoutable.
15.
N" 13
FAIM, FOLIE ET CRIME
Nous1 sommes clans un galetas dont Je toit effondré
donne passage aux quatre vents. La paille remplit
mal i'intervalle qui sépare les unes des autres les
poutres du plafond... Mais ce n'est pas cet indice de
la misère qui frappe le regard du visiteur; ce qui
saisit d'abord, c'est une femme étrange, assise sur le
sol et tenant dans sa main un couteau ensanglanté.
Cette femme presse sa tète, comme font les fous
qu'un mystérieux instinct semble renseigner sur le
siège de leur folie. Un objet, enveloppé de langes
tachés de sang en différents endroits, est déposé
dans le giron de cette femme. Au premier aspect ce
— 179 —
paquet paraît informe, on ne sait trop ce que c'est.
Néanmoins l'œil, une fois habitué, aperçoit distinc-
tement le corps d'un enfant dont on voit une partie
du cou et de l'épaule gauche. Ici l'élément drama-
tique commence à nous prendre à la gorge. — Ce
couteau sanglant dans les mains de cette mère, ces
voiles tachés de plaques rouges, ce petit cadavre en-
core chaud, — quel épouvantable rapprochement!
Est-ce que?... Hélas! oui... Examinez ce regard ûxq
et brûlé; voyez ce ?ictus de folie, ce rire incomplet,
ce rire navré, contracté, ce rire de spasme et vous
devinerez tout.
Les pauvres yeux de cette créature ont pleuré des
larmes de sang; un mouchoir misérable recouvre à
moitié sa chevelure en désordre. Combien cette femme
a dû souffrir avant de devenir folle, avant de tuer
son enfant... On devine qu'elle l'a tué en le retirant
pour ainsi dire du mamelon de son sein. Oui, une
goutte de lait perlait encore sur sa lèvre enfantine,
lorsque déjà le couteau de la folle s'enfonçait dans
ses chairs. Le sein de la nourrice reste suspendu au
dessus du corsage de la robe.
Le peintre ne s'est pas arrêté là, il a voulu nous
faire loucher des yeux la cause fatale de cet horrible
forfait; celte cause, c'est la misère.
Regardez à gauche du tableau, sur cette table,
voici un panier vide, vide comme le néant. 11 n'y a
pour toute ressource, dans ce triste galetas, qu'une
pomme pourrie, une assiette ébréchée sur la table
et un navet roulant sur le plancher. Voilà le bilan...,
— 180 —
je me trompe; il y a encore aux pieds de la folle un
papier sur lequel on lit distinctement le mot : Con-
tributions! Voilà certes la plus sanglante ironie que
puisse engendrer la cruauté du sort.
Dans le coin du tableau, à droite, l'horreur ac-
quiert un nouveau degré d'intensité.
Tout démontre "que la faim, une faim dévorante,
poursuit cette femme jusqu'au fond des égarements
de sa folie. Elle a brûlé l'unique chaise de son taudis
pour alimenter son foyer,- elle y a ajouté une partie
des vêtements de son enfant, on y retrouve jusqu'à
son petit soulier. — Le feu brûle bien lentement...
est-ce que celte femme pourra attendre la cuisson de
l'horrible festin qu'elle s'est préparé? Est-ce que cette
femme, pour apaiser sa faim, va se repaître des mem-
bres de son enfant?... On éprouve un sentiment d'hor-
ripilation générale en voyant ce petit pied qui sort
du chaudron suspendu sur le feu.
L'illusion est complète; et ne croyez pas que ce
soit là l'effet de l'ouverture par laquelle on regarde,
non; un choix savant de certaines formes, des effets
de modelé, puissants, la disposition de certaines
lignes perspectives, voilà ce qui produit le relief.
D'autres peintures, non moins vraies que celle-ci et
vues sans le secours d'aucun appareil, prouvent assez
que la magie seule du pinceau suffît à produire l'œuvre.
Les trous n'ont été imaginés que pour les sujets qui
réclament un genre particulier d'examen.
N° 14
LA LISEUSE DE ROMANS
Que Ton ne s'y trompe point, ['invention est un
des éléments les plus essentiels aux arts plastiques.
— Sans une invention bien instituée, l'œuvre du
peintre yous laissera toujours froid. Exemple : on
peut faire un joli tableau avec une belle jeune fille
lisant un roman, un de ces tableaux devant lesquels
ou passe en disant : comme cela est gracieux! Mais
avec ce sujet si simple, ordonner une œuvre qui sur-
prenne et électrise, demande un génie d'invention fort
rare. Il est donné à peu d'artistes de savoir saisir
rapidement les choses par le côté imprévu, saillant,
pittoresque, le côté caractéristique enfin, où laforme,
la couleur, l'expression, la vérité rayonnent d'une
façon si intense, que vous êtes cloué devant l'œuvre
et forcé d'admirer.
Cette jeune femme, qui lit un roman dans le silence
de la nuit, est un splendide modèle de beauté plas-
— 182 —
tique. Sous Fépideïmc doré, velouté, de cette belle
fille, on devine tous les frémissements d'une chair
jeune et exubérante. On sent aussi que le poison de
la lecture s'infiltre peu à peu dans ses veines, à cet
air d'allanguissement, de détente, qui se fait ressen-
tir dans tout son être... On dirait d'un agacement de
la moelle.
Sans doute elle. est arrivée à un endroit bien inté-
ressant de son livre, car son sein semble se gonfler
d'ardentes sèves, tandis que ses yeux laissent tomber
des larmes d'attendrissement. Il est peu à craindre,
du reste, qu'elle puisse échapper désormais aux
émotions énervantes, car, tandis qu'elle lit, Satan,
embusqué derrière son chevet, glisse sur le rebord
de sa couche les livres qu'il a choisis lui-même.
Cette habile intervention du diable dans ce tableau,
est une de ces ingénieuses idées comme Wierlz en a
beaucoup et qui donnent à toutes ses œuvres une si
grande originalité.
Dans la Liseuse de romans, les difficultés vaincues
dans le modelé et le raccourci sont vraiment surpre-
nantes, de l'aveu de tous les artistes. Nous appelle-
rons encore l'attention du visiteur sur le cachet de
vérité imprimé aux objets en perspective. Les vo-
lumes insidieusement glissés par Satan sur le rebord
de la couche de la jeune fille, sont si vrais de ton,
que l'on serait tenté de les ouvrir. — Sur l'un de
ces volumes on lit le nom de M. A. Dumas. La ré-
flexion du corps de la femme dans la glace de l'al-
côve est d'un grand effet pittoresque.
N* 15
LA CURIEUSE A LA PORTE DES CABINETS
Le mot (le réalisme a souvent été agité en pein-
ture, ce qui n'empêche pas que les tableaux qui por-
tent le nom de réalistes sont bien peu d'accord avec
leur titre. — Le réalisme pur devrait comporter
des qualités telles que l'objet représenté paraîtrait
pouvoir être pris à la main. En un mot, le vwi
réalisme devrait être un trompe-Vœil complet.
Nous croyons qu'il serait difficile de donner un
exemple de réalisme plus vrai que celui que nous
offre la Curieuse à la porte des cabinets. — Quand
Wiertz le voudra, il sera le peintre réaliste par ex-
cellence. Les opinions de l'artiste sur le mot et la
chose sont consignées dons une lettre écrite, il y a
plusieurs années; mais comme sa manière de voir à
cet égard n'a nullement varié, nous extrayons de
— 184 —
cette lettre les passages suivants qui rétablissent la
question dans sa véritable donnée :
«... Qu'est-ce que le réalisme? Vous me deman-
dez cela, mon ami, avec un air aussi inquiet, aussi
épouvanté, que s'il s'agissait de l'apparition d'une
épidémie. — Rassurez-vous, vous n'en mourrez pas.
Le réalisme est une chose toute simple, toute inno-
cente. Le réalisme n'est pas nouveau, c'est vieux
comme la terre. Les premiers peintres furent réa-
listes. Les premiers essais furent du*réalisme. —
Est-il besoin de vous dire que ce mot réalisme n'est
qu'un déguisement? Vous savez que tout déguise-
ment attire l'attention, pique la curiosité.
« Le mot qui se cache sous celui de réalisme
serait trop commun, trop connu, s'il se révélait sans
voile. C'est un ami qui, sous le masque, veut vous
intéresser, vous faire courir après lui. S'il vous di-
sait de suite : c'est moi ! vous répondriez : n'est-ce
que toi? L'intrigue serait finie. Aussi le mot en
question se couvre le mieux qu'il peut en se donnant
les plus grands airs du monde, A ce que je vois, vous
y êtes pris, mon ami ; le beau masque vous trouble
la cervelle.
« Eh bien, il faut donc vous dire son nom. Appre-
nez que ce grand seigneur, le réalisme, n'est autre
qu'un petit mot composé de quatre lettres, juste la
moitié du nombre 'de celui qui se déguise. Vous ne
devinez pas? eh bien, réalisme veut dire vrai. Le
mot vrai vous a trompé, cher ami, en s'affublant d'un
air de jeunesse; oh! comme vous voilà désappointé!
— 185 —
« On a l'habitude do dire à ceux qui cultivent les
arts : Soyez vrais, soyez vrais. Chacun pousse au
vrai ou au réalisme, pour me servir du déguisement
autant que possible, mais qu'arrive-t-il? que le réa-
lisme ne se réalise que dans la partie facile et secon-
daire de l'art.
« Le réalisme dans l'invention, le réalisme dans
l'expression, le réalisme dans le beau, dans le grand,
dans le sublime, ces réalismes-là, les Raphaël, les
Michel-Ange, les Rubens seuls, en ont connu le se-
cret. C'étaient de fameux réalistes ceux-là !
« Le réalisme, disent les gens peu faits à l'argot
des ateliers, le réalisme comprend l'absence de toute
convention, de toute règle. S'il en était ainsi, le ta-
bleau d'un réalisme pur devrait :
« 1° N'avoir point de bordure, cela détruit le vrai;
2° point de trace de brosse ou d'outil quelconque,
cela détruit le vrai. S'il en était ainsi, le réalisme se-
rait le trompe-V œil purement et simplement. Or, si
le trompe-l'œil exige l'absence complète de toute con-
vention, de toute règle, il exige aussi qu'il n'y ait dans
son ensemble ni faute de dessin, ni faute de modelé,
ni faute de plan, ni faute de justesse de couleur, ni
faute d'expression, ni faute de perspective linéaire
ou aérienne, sans lesquels un tel tableau ne peut
tromper.
« L'avez-vous jamais vu, mon ami? Vous est-il
arrivé de croire qu'une toile entourée d'une bordure
dorée et pendue au mur, fût une scène véritable de
ja nature? Que les personnages représentés parus-
16
— 186 —
senl de véritables personnes auxquelles vous tendez
la main ou ôtez votre chapeau? Non. Eh bien, croyez-
le, si le réalisme était l'absence de toute règle, de
toute convention, il faudrait alors les conditions du
trompe-l'œil.
« Le peintre qui remplira les conditions du
Irompe-Pœil n'est pas encore fondu. »
A proposée trompe-Vœil, disons que peu de per-
sonnes savent apprécier à leur juste valeur les pro-
cédés du peintre.
Si l'on estime généralement peu ce que l'on appelle
les trompe-l'œil, c'est que, jusqu'ici, ce genre de
peinture" n'a été pratiqué que par des peintres mé-
diocres, des peintres d'enseignes, et presque toujours
affecté à la reproduction de quelques objets de na-
ture morte.
Quand Wiertz aborde cette façon de peindre, il
rend les sujets qu'il a choisis, avec la vie, le mou-
vement, l'expression, la couleur, enfin, toutes les
qualités qu'exige l'art dans l'accomplissement des
œuvres sérieuses.
La Jeune Curieuse à la porte des cabinets offre un
modèle de peinture réellement réaliste, que les pein-
tres au réel feront bien de méditer.
[Peinture mate.)
N° 16
JEUNE FILLE SE PREPARANT AU BAIN CARTON
Ceux qui pourraient douter du fini, du modelé,
de la perfection où Ton peut arriver en employant le
procédé de peinture mate inventé par Wiertz, n'ont
qu'à examiner les proportions de cette belle jeune
fille. Nous citerons particulièrement la pose comme
étant empreinte d'une nouveauté et d'un charme ra-
vissants. — Le peintre se propose de reproduire ce
tableau avec le coloris...
Encore un projet interrompu par la mort
N° 17
M
LA REVOLTE DES ENFERS CONTRE LE CIEL
Ce tableau représente une surface de douze cents
pieds carrés. La première impression que l'on éprouve
en face de cette œuvre gigantesque, c'est un êtonne-
ment mêlé d'une sorte d'épouvante; on dirait qu'un
génie de feu vous saisit dans un pan de son manteau,
pour vous transporter sur les plus hautes cimes.
Du fond de leurs antres maudits, les esprits in-
fernaux ont médité de nouvelles luttes. Leur invin-
cible orgueil, courbé pendant quelque temps sous la
main puissante du destin, se redresse rugissant et
s'apprête à de nouveaux et terribles combats. Dans
leurs conseils ténébreux, les génies du mal ont ré-
solu de tenter une fois de plus l'escalade des cieux.
C'est ce moment d'épouvantable insurrection que le
peintre a choisi pour jeter sur la toile cette scène
— 189 —
grandiose et terrifiante que vous voyez devant les
yeux.
Les plus puissants d'entre les esprits infernaux
ont marché les premiers à l'assaut du séjour des lu-
mières; — ils ont juré de reconquérir les plaines de
l'éther, dont un Dieu vengeur les a pour toujours
exilés! Ils amoncellent donc rochers sur rochers;
chaque montagne n'est qu'une marche de cet esca-
lier gigantesque qui doit élever ces formidables Ti-
tans jusqu'aux portes de l'Empyrée.
Quand tout est préparé pour l'escalade, les dé-
mons s'ébranlent lentement, avec précaution : « Us
« semblent une armée qui, la nuit, sort de ses tentes
« à pas de loup pour surprendre et égorger le camp
« ennemi. Regardez-les défiler; ils disparaissent un
« instant, puis se montrent de nouveau '. »
La lune calme et sereine glisse sur la voûte azurée
des cieux : on voit par la largeur de son disque et
par l'expression plus nette de ses taches que la lutte
a lieu dans les régions extra-humaines.
Les démons montent toujours.
Et derrière cette première phalange, qui est
comme le bataillon sacré de l'enfer, des millions d'in-
surgés escaladent les flancs de la montagne, s'y ac-
crochent de leurs ongles et de leurs dents; on croirait
voir des torrents de bronze roulant sur un fond de
granit.
Déjà les premiers damnés ont dépassé les régions
1 M. Lagarde.
16,
— 190 —
moyennes qui confinent aux plaines du ciel! Leurs
yeux accoutumés aux sombres horreurs des cavernes
infernales, sont éblouis par l'apparition des célestes
clartés qui rayonnent sur leurs tètes. — Un pas de
plus et le séjour des bienheureux redeviendra leur
proie.
Tout à coup, les éclats d'une trompette d'airain
retentissent à travers les cieux. L'archange qui veil-
lait aux portes du séjour éternel, en regardant passer
les esprits allant de sphère en sphère porter les
songes qui bercent les misères et consolent de la vie,
l'archange a vu briller à ses pieds les fauves étin-
celles qui jaillissent des yeux des guerriers compo-
sant les noirs bataillons. — Les milices célestes
s'élancent rapides comme l'éclair; les damnés se
voyant découverts poussent audacieusement, fière-
ment, leur cri de guerre. L'univers tremble d'horreur
en entendant rugir ces vaincus qui ont brisé leurs
chaînes et ne respirent plus désormais que la ven-
geance des défaites passées.
Cependant, de tous les mondes qui roulent dans
l'espace, des légions d'esprits armés de lances de feu
et de glaives forgés avec les rayons de la foudre cé-
leste sont accourus. Michel les commande et, une
fois encore, il se retrouve face à face avec les fils aînés
de Satan.
Un bruit terrible, semblable à celui que l'oreille
humaine entendrait si l'homme pouvait assister à
l'écartellement d'un monde, se fait bientôt entendre.
Le sommet de la montagne, broyé par un épouyan-
— 191 —
table éclat de foudre, se divise en cent parties en-
traînant avec elles des avalanches de maudits, préci-
pités dans les mers sans fond où bouillonnent le
soufre et le bitume.
La composition de ce tableau donne l'idée d'un
effroyable cataclysme. Le mouvement y est impé-
tueux, vivant; on dirait un volcan qui vomit des
corps d'hommes ou bien des blocs de rochers. Ce
qui ajoute encore à la grandeur du mouvement, ce
qui nous semble un trait de génie de la part de l'ar-
tiste, c'est que, pendant l'écartellement de la mon-
tagne, une draperie qui se déchire, montre qu'il y a
quelques secondes à peine, les deux parties étaient
intimement unies. Cet incident artistique rend en-
core plus intense le sentiment que l'on a de cette
chute effroyable. Un peu plus haut que la draperie
rouge, un homme va être déchiré en deux parce que
le sillon de la foudre a divisé en deux parties l'appui
sur lequel reposaient ses pieds.
Le combat est à son maximum d'intensité; les dé-
mons de l'Apocalypse viennent mêler leurs féroces
rugissements aux cris de rage des damnés. Un dra-
gon terrifiant se dresse sur ses anneaux visqueux
jusqu'aux régions où la lutte est la plus formidable.
Ses yeux dardent des flammes, son horrible gueule
lance, avec des rugissements, des torrents de feu et
de fumée.
Un groupe, ou plutôt une trombe de corps,
noués, enchevêtrés comme un nid de serpents,
tombe avec une rapidité vertigineuse. — Nous ne
— 192 —
croyons pas que l'audace du pinceau puisse aller
plus loin. — La phalange maudite qui lutte encore,
malgré les éclats de la foudre et les coups du glaive
sacré dont sont armées les milices d'en haut, té-
moigne d'une énergie si désespérée que le Dieu,
renfermé dans ses célestes demeures, doit trembler
d'épouvante.
Il faudrait un volume pour analyser toutes les
beautés de ce tableau. — Ici la puissance de con-
ception est au moins égale à ce que Michel-Ange et
Rubens ont tenté de plus audacieux dans ce genre.
L'invention de cc(te œuvre a la grandeur des plus
belles épopées. On a recherché dans quels livres
Wiertz avait puisé, sinon tout son sujet, du moins
une partie de son inspiration ; on a cité plus parti-
culièrement le Paradis perdu du Millon, et dans ce
travail, le passage où Dieu donne l'ordre à ses anges
d'enchaîner les maudits avec des chaînes de dia-
mants et de les précipiter dans le fond des abîmes.
Tout les auteurs de l'antiquité ont parlé de la chute
des Titans qui voulurent escalader les cieux; il nous
semble que c'est plutôt à ce mythe du vieux paga-
nisme que Wiertz a demandé un clou pour attacher
son œuvre. Au point de vue de l'exécution pitto-
resque et plastique, le sujet est bien entièrement de
création nouvelle. Les lignes d'ensemble sont gran-
dioses comme le sujet lui-même. Le dessin est ner-
veux, hardi, portant l'expression d'une indomptable
audace. Dans la couleur et le clair-obscur, Wiertz
semble se jouer de toutes les difficultés; on dirait
193 —
qu'il multiplie l'obstacle autour de lui, afin d'avoir le
plaisir de le dompter par ses artifices pittoresques.
M. Lagarde , qui fit autrefois l'analyse de ce
tableau, dit à propos du groupe central :
« Il est impossible d'exprimer l'effet de celte
« partie du tableau, tant il impressionne, tant ces
« géants, renversés, repliés sur eux-mêmes, tordus,
« qui, s'emparent de fragments de granit pour se
« défendre, vous jettent l'effroi au cœur.
« Il vous semble assister à cette lutte épouvan-
« table; votre haleine se suspend, le frisson vous
« saisit à la vue de ces corps qui tombent pêle-
« mêle et qui, un instant après, vont être ensevelis
« et broyés sous les énormes masses de rochers qui
« éclatent et sont lancées dans l'espace... »
Comme détail, il y a chez l'ange qui ordonne la
retraite aux réprouvés, un mouvement de fierté qui
nous paraît sublime.
Les*serpents foudroyés retombent en pluie de feu
et se dissolvent en fumée; image qui caractérise la
défaite du crime et montre que le brên est victorieux
du mal.
Nous avons toujours été frappé de l'audace de
pensée et d'exécution qui se manifeste dans ce
groupe de démons géants qui ont emporté dans les
airs un quartier de montagne et s'en servent comme
d'un bouclier, afin de parer les coups que les légions
sacrées font pleuvoir sur leur tête.
N° 18
Ceci n'est qu'une charge d'atelier qui offre néan-
moins au spectateur un curieux effet d'optique.
Wierlz se propose de peindre un tableau tout en-
tier dans cette manière, c'est à dire peindre une
toile représentant de face un sujet qui, vu de côté,
reproduirait une tout autre scène.
L'artiste a peint, au moyen de ce procédé, cer-
tains portraits à deux faces parfaitement ressem-
blants.
"NM9
INHUMATION PRÉCIPITÉE
Au fond d'un ténébreux caveau, on voit un cer-
cueil couché au milieu d'autres cercueils. Sous la
pression d'une main qui vient de secoiîer un engour-
dissement mortel, Je tombeau s'entrouvre comme
feraient les valves d'un hideux coquillage. — Ce
qui apparaît par celte baie de la mort, hérisse notre
chair et fait passer le frisson à travers nos membres.
Un homme, frappé par le choléra, ainsi que l'in-
dique l'inscription imprimée aux flancs du cercueil,
se réveille tout à coup d'entre les morts. Ses efforts
ont décloué la planche de son tombeau ; unes de ses
mains crispées s'est arrachée du suaire qui l'enve-
loppait et s'étend dans le vide; ses yeux épouvantés
se fixent avec une indicible horreur sur la scène
macabre qui l'environne. Un cercueil, nouvellement
descendu dans le caveau, se croise au pied de son
— 196 —
propre cercueil; devant lui le sol est recouvert d'os-
sements appartenant aux générations passées; on
remarque au milieu de ces débris une tète, rongée
par les rats et les vers, sur laquelle s'est établi un
crapaud.
— Mais enfin, la planche du sépulcre est soulevée,
cet homme est vivant, bien vivant; il va donc pou-
voir s'échapper de cet horrible lieu... Regardez bien.
— Voyez-vous cette corde enroulée près du cercueil?
Ne vous apprend-elle rien? ne vous dit-elle pas
qu'elle a servi à descendre ce tombeau jusqu'au fond
du caveau? Cette corde est bien longue, néanmoins
elle ne l'a pas été assez pour toucher aux profon-
deurs de ce lieu, car les nommes des cimetières ont
.ont été obligés de nouer un mouchoir à l'un de ses
bouts afin de l'allonger. Cet homme est bien irrévo-
cablement perdu... Il va d'abord essayer de se
nourrir de sa propre chair, puis il mourra de faim.
Cette scène qui fait frémir d'horreur n'est point
exagérée ; c'est la reproduction vraie, au moyen d'un
immense talent, d'un fait qui s'est reproduit des
milliers -de fois à travers les âges.
Que l'on nous permette, pour prouver notre dire,
de citer quelques exemples d'inhumations précipitées
rapportées dans les livres.
« On raconte d'abord l'histoire de quatre per-
sonnes qui passèrent pour mortes et furent tuées par
les chirurgiens qui en firent prématurément l'au-
topsie. »
« Un vieux chirurgien militaire de l'armée fran-
— 197 —
çaise nous a raconté, qu'entrant un jour dans un
amphithéâtre où se trouvaient déposés plusieurs
cadavres, les uns dépecés pour les leçons analomi-
ques, les autres encore entiers, il n'eût pas plutôt
ouvert la porte qu'un de ces cadavres se précipita
sur lui le serrant dans ses bras, embrassant ses ge-
noux et implorant sa pitié pour qu'il lui laissât la vie
sauve. Ce malheureux ressuscité avait passé la nuit
au milieu de cadavres mutilés; le malin il était fou.
« L'histoire la plus curieuse et la plus célèbre du
genre est celle de Giville. Il était dans le sein de sa
mère lorsque cette dernière fut enterrée. Une cir-
constance comme il en arrive quelquefois, fît qu'on
déterra la femme ; c'est alors que l'enfant fut mis au
monde et vécut.
« Winslow tenait le fait suivant d'un maître chi-
rurgien de Paris : un religieux de l'ordre de Saint-
François ayant été exhumé trois ou quatre jours
après avoir été mis en terre, on reconnut qu'il vivait
encore. 11 s'était dévoré les mains. Ce malheureux
mourut presque aussitôt qu'il eut revu le jour.
« Pline mentionne un certain Acilius Aviola,
homme consulaire, qui revint à la vie lorsqu'il était
déjà sur le bûcher. On ne put le secourir à temps;
il fut brûlé vif.
« Le docteur subtil Jean Duns (Scott), enterré
vivant, se rongea les mains et se cassa la tète dans
son tombeau. L'empereur d'Orient Zenon l'Isaurien
paraît avoir eu le même sort.
« Guillaume Fabri raconte qu'une demoiselle
— 198 —
(TAugsbourg fut ensevelie et mise sous une voûte
qu'on mura. « Au bout de quelques années, quel-
ce qu'un de la même famille mourut et démura-t-on
« la voûte, dont ouverture faite, le corps de la demoi-
« selle fut trouvé sur les degrés, tout à l'entrée de la
u closture n'ayant point de doigts à la main droite. »
Bruhier parle d'une femme qui mourut lors-
qu'elle était sur le point d'accoucher. Quand on
l'exhuma elle tenait dans ses bras un enfant qui avait
vécu. Si cette femme a été, comme la précédente en-
terrée dans un caveau, son histoire, rapprochée de
l'observation transmise par Rigaudeaux, n'a rien
d'invraisemblable. Voici cette observation :
« Une femme parut mourir dans un accouchement
laborieux; le chirurgien amena un enfant qu'on crut
mort; à force de soins, on le rappela à la vie. Le len-
demain la mère, se portait aussi bien que l'en fan (. »
Nous n'en finirions pas si nous voulions raconter
toutes les histoires horribles qui se rattachent aux
inhumations précipitées.
Sous le rapport de l'invention et du rendu, le
tableau de Wiertz est assurément l'un des plus sur-
prenants qui se puisse voir. Il y a dans cette main
qui s'étend hors du cercueil une incroyable vérité.
— Nous pourrions redire ici, à propos du vrai réa-
lisme, ce que nous avons écrit dans l'analyse du
15e numéro. Dans Y Inhumation précipitée, la per-
spective linéaire et aérienne des cercueils produit
l'illusion la plus complète.
(Peinture mate..)
N° 20
UNE SECONDE APRÈS LA MORT
En regardant tout en bas de ce tableau, dans le
coin à droite, on voit une petite boule, un petit
monde qui roule dans l'espace : c'est la terre.
Un homme habitait ce globe il y a une seconde à
peine; la mort étant venue briser ses chaînes, il s'est
élancé, enveloppé dans les plis de son long suaire,
vers les régions infinies d'où l'on ne revient pas! —
Comme la terre paraît désormais petite à cet homme,
surtout lorsqu'il la compare à ces grands soleils au
milieu desquels il passe comme un trait!... La
terre! C'est cela la terre! Et c'est pour les grandes
petites passions qui s'agitent à sa surface, c'est pour
sa vie d'un jour et ses amours d'une heure, que
nous entreprenons tant de travaux et que nous nous
donnons tant de soucis? Quelle pitié! se dit l'ombre
— 200 —
désabusée en jetant sur la terre un regard dédai-
gneux.
Le livre des grandeurs humaines que l'homme
emportait vers les mondes inconnus, s'échappe de
ses mains et la terre est oubliée, comme le voyageur
oublie la pierre du chemin sur laquelle il s'est reposé
une heure.
L'idée qu'exprime ce tableau est ingénieuse et sai-
sissante, l'enserrée porte un remarquable cachet de
noblesse et d'austebité ; la draperie est traitée dans
un style large et élevé. Il y a une indication pro-
fondément philosophique dans l'abandon de ce livre
sur lequel sont inscrits ces mots : Grandeurs hu-
maines.
{Peinture mate.)
N° 21
QUASIMODO
L'échiné de ce monstre ressemble aux écailles
saillantes qui se dressent sur la croupe du dragon
de la fable. Cette tète à la crinière de lion, cet œil
éborgné par une affreuse loupe, ces bras énormes
comparés à la stature du nain, ces mains de géant,
tout cela semble avoir été ramassé au hasard et rat-
taché par quelque magicien, dans une heure de ca-
price, pour constituer l'être le plus fantastique qu'il
soit possible de rêver.
Gomme ce regard sombre, soupçonneux, indique
bien la tyrannie d'une pensée unique. — Tu oublies
d'agiter ta corde, vieux sonneur de cloches! Une
vision vient de traverser ton cerveau et cette vision
fait circuler du feu avec le sang de tes veines. Tu
voudrais emporter dans le pays aérien des tours
47.
— 202 —
Nolrc-Damc, Ion domaine à toi, cette Esmeralda à
laquelle tu ne peux que songer, tandis que nous la
voyons, nous, dans toute sa ravissante beauté.
Victor Hugo a créé Quasimodo, Wiertz a engendré
ce type à sa manière. — Le poète et le peintre sont
à la hauteur l'un de l'autre.
N° 22
ESMERALDÀ
Ce n'est point pour chercher à retrouver ta dis-
gracieuse figure, vieux sonneur de cloches, que ce
regard d'un noir velouté, tout chargé de molles lan-
gueurs, semble se perdre dans le vague des airs. —
Elle rêve, la pauvre Gypsy, au beau cavalier dont
l'amour a pénétré son cœur comme un rayon de
soleil plongeant dans une onde pure.
Quel vague enchanteur dans cette rêveuse atti-
tude! Comme Ton sent que le .cœur est bien loin et
que l'esprit lui-même s'est envolé pour le suivre.
Sous l'influence d'une mystérieuse incantation,
la jeune fille se fait femme. Le principe nouveau
qui domine Esmeralda exagère toutes ses puissances
de vie ; on devine l'érétisme de la chair à la pression
de ce bracelet qui semble pénétrer dans les tissus du
— 204 —
bras; le sein se gonfle de l'ardente sève du premier
amour... Pauvre rêveuse! bientôt, de cet amour, il
faudra mourir. En attendant tu viens d'écrire sur
tes genoux, avec des lettres mobiles, le nom de celui
que tu aimes, et qui, pendant ce temps, porte au
loin ses amours de grand seigneur. — Pauvre Esme-
ralda! le sentiment qui la domine est si impérieux,
que la gentille Djali, dont la tête repose sur les
genoux de la bohémienne, regarde sa maîtresse avec
avec un attendrissement mêlé de plaintes.
Lorsque Quasimodo et Esmeralda parurent, le
journal V Espoir, de Liège, en donna une description
charmante que nous reproduisons volontiers dans ce
travail :
« Il est impossible d'imaginer une figure plus
régulièrement belle, plus divine, plus suave que celle
de la Esmeralda de notre peintre. L'œil la con-
temple avec délices et ne peut s'en détacher. Ah!
c'est qu'il vous semble que la femme vers laquelle
ont tendu vos rêves de jeune* homme, l'être séra-
phique dont vous avez chaque jour espéré la venue
sur votre route, est tout à coup tombé du ciel et s'est
placé devant vous! Heureuse l'imagination qui a en-
fanté cette jeune fille! Heureuse la main qui a si bien
secondé l'imagination !
« Esmeralda vient de danser aux regards des
badauds de Paris. Elle se repose sur la marche
d'un monument; une draperie verte flotte derrière
elle. Sa tète est appuyée sur sa main droite, elle est
absorbée par des songes d'amour; et en effet, le
i
— 205 —
nom de Phébus, qu'elle vient d'arranger sur ses
genoux à l'aide de lettres en bois, témoigne assez
que toutes ses pensées sont en ce moment livrées au
beau chevalier. Sa chèvre, Djali, est près d'elle; à
ses pieds se trouve son tambour de basque. Au fond
on aperçoit une partie du vieux Paris et les tours de
Notre-Dame qui se dessinent comme deux fantômes
oirs sur l'horizon. Il existe dans tout cet ensemble
harmonie la plus parfaite; le dessin est des plus
corrects et la couleur a cette richesse, cette vigueur,
que l'on a déjà tant louées dans l'artiste. Esmeralda
a la poitrine et les bras nus; il est impossible de
voir une carnation plus vraie, où la vie semble mieux
respirer.
« Si dans la pensée de Victor Hugo, Esmeralda
devait être un type de beauté idéale, Quasimodo ,
lui, devait être le type de la laideur idéale. Certes
le caractère intérieur et extérieur de ce personnage
en rendait la personnification difficile pour le pein-
tre; le beau se produit plus facilement dans l'âme
de l'artiste que l'horrible, le repoussant. Nous avions
donc cru que Wiertz atteindrait moins sûrement son
but pour le sonneur de cloches que pour la jeune
bohémienne, et qu'il ne rendrait pas la laideur de
Quasimodo au même degré qu'il avait rendu la
beauté d'Esmeralda. Nous nous étions trompés;
autant la beauté de l'une charme, plonge l'âme dans
l'extase, autant la laideur de l'autre inspire le dégoût
et l'effroi; et nous répéterons ce que nous avons dit
plus haut : ceux qui ont évoqué l'image dû bossu
— 206 —
trouveront dans le tableau que Wiertz en a fait, le
cauchemar réalisé; le poète s'écrierait que le peintre
a rendu complètement sa pensée. Quasimodo est re-
présenté au moment où il s'apprête à sonner les
cloches de Notre-Dame; sa face est tournée vers le
spectateur et exprime avec une vérité poignante la
dissimulation % la haine, toutes les passions qui se
meuvent sous son enveloppe hideuse. Sa chevelure
rousse, fortement Jiérissée, est d'un puissant effet.
Cette œuvre mérite, saus le rapport de la couleur, le
même éloge que sous le rapport de l'exécution, de la
conception 1. »
M. L.
N° 23
LE CHRIST AU TOMBEAU
« Je vous vois sourire, vous m'accusez d'enthousiasme,
t écrivait un critique à l'un de ses amis, je vous laisse
« volontiers le plaisir de ce reproche; mais dites-moi s'il
« est un seul tableau, dans ces salles d'exposition, sur
« lequel vous soyiez plus timide à porter un jugement;
« s'il en est un que vous ayez osé aborder moins lestement
« que celui du Christ au Tombeau? — Non certes , car
« il exerce la puissance du génie. Amis ou ennemis de
« l'artiste, justes ou injustes envers son œuvre, vous n'en
« décernerez pas moins la palme au vrai mérite. »
Ce tableau est disposé en forme de triptyque
comme Tétaient souvent les anciennes œuvres de
peinture.
Voici ce que représente le sujet central :
Le Christ a été décloué de son gibet et remis aux
mains de ceux qui doivent l'ensevelir, c'est à dire de
Joseph d'Arimathie et des saintes femmes. Joseph
soutient le corps du Christ, tandis que la vierge-
mère, écrasée par la douleur, laisse tomber sa lêle
sur l'épaule de son fils. Deux saintes femmes con-
templent avec affliction cette scène navrante.
Dans la composition de son tabieau le peintre s'est
inspiré d'une idée simple et sévère, l'ordonnance est
large, grave et sans aucune tension de recherche.
Quant au coloris, Wiertz s'est évidemment préoccupé
des Vénitiens : reflet légèrement doré, tons chauds
sans fracas, lumière bien tamisée, savante, telles
sont les qualités de couleur qui distinguent ce ta-
bleau.
Le corps du Christ est disposé dans un état de
détente abandonnée, d'une grande vérité d'expres-
sion; on sent qu'on a devant les yeux autre chose
qu'un cadavre d'amphithéâtre. Ici point de rigidité
des chairs, mais le sommeil de la mort apparente
qui fait pressentir la résurrection du troisième jour.
Les traits de Marie sont empreints d'une sorte
d'anéantissement désespéré que peut être jamais la
peinture n'est parvenue à atteindre. Les lignes du
visage sont belles, pures et d'une parfaite correction
de dessin.
Les deux saintes femmes, laissées dans une demi-
teinte, donnent un puissant relief au corps du Christ
et au visage de sa mère.
Le personnage de Joseph d'Arimalhie est vigou-
reusement peint; ses traits sont empreints d'une
sombre tristesse tout à fait en harmonie avec ce
drame immortel.
— 209 —
SATAN
Le voletde droitedu tryplique représente le démon
tentateur.
C'est bien le Satan le plus chrétien que j'aie vu,
écrivait un de nos amis. — Il n'est pas noir, il n'a
pas de longues cornes, il n'a pas les pieds fourchus ;
rien d'emprunté au satyre antique. — Non, c'est le
Satan des Évangiles; — il est déjà l'adversaire, il
est encore Lucifer, la plus brillante des étoiles. —
C'est l'ange pour le dessin, d'une grande beauté de
lignes; — c'est le démon pour la passion du regard
et surtout pour l'opulence sensuelle des formes et
pour la chaleur charnelle. — C'est le génie déchu ,
on le voit sur son front; — c'est la volupté, on le
voit aux touffes lourdes et molles de sa chevelure;
— c'est l'enfer de l'orgueil souffrant, on l'entrevoit
au fond de ses yeux noirs. L'ironie au coin des
lèvres, — l'anxiété dans le regard, — les ongles en-
foncés dans la poitrine; il est' debout, voyant à la
fois son triomphe dans le péché d'Eve, sa défaite
dans la mort de Jésus.
Wiertz est le premier peintre qui ait rendu à
Satan sa véritable forme; il sera difficile désormais
de reproduire le grand déshérité avec les pieds four-
chus et les cornes de bouc traditionnels.
Les éloges les plus pompeux ont été épuisés à
propos de cette hardie création du peintre, et, ces
éloges, le public les ratifiera.
18
210 —
EVE
Ici, conception, expression, sentiment, tout est
nouveau.
Eve est debout sous l'arbre du bien et du mal au-
tour duquel s'enroule l'image de la tentation, le ser-
pent. Dans une main, la première femme tient la
pomme fatale qui porte déjà l'empreinte des dents
de la curieuse. Un sentiment profond, inénarrable, la
saisit; une vie nouvelle semble circuler dans ses
veines. Ce qu'elle éprouve, ce n'est ni la crainte, ni
le regret de l'action qu'elle vient de commettre, car
Eve est une âme blanche dans un corps blanc, non ;
c'est quelque chose comme l'expression d'un ravis-
sement mystérieux auquel se mêle l'étonnement pro-
duit par la hardiesse de l'action qu'elle vient d'ac-
complir.
« Cette Eve est le poème de la création, lisible,
« non en douze chants, mais en une page; on le lit
« d'un regard. »
La tète de la première femme est d'un galbe par-
fait.
Le serpent, he.ureux d'avoir vaincu, semble se
tordre dans la jubilation ; il tient une pomme en ré-
serve dans l'un des anneaux de sa queue.
N° 24
LE DERNIER CANON
Ce tableau représente une page de l'histoire de
l'avenir.
La Civilisation , déesse toute-puissante, s'est
élancée dans le monde de l'avenir. L'étoile qui scin-
tille au dessus de sa tète, guide l'humanité vers les
futurs destins, comme l'étoile de la légende catho-
lique guidait autrefois les mages vers le berceau du
Christ. Dans sa marche triomphale, elle rencontre
tous ces instruments dont une barbarie meurtrière
faisait jadis son droit et sa raison. Un canon, argu-
ment suprême des vampires qui gouvernent le monde,
un canon monté sur ses affûts embarrasse la marche
de l'impétueuse déesse. Aussitôt elle saisit le monstre
de bronze dans ses deux mains énergiques ; le canon,
tordu au premier effort, est, au second, broyé comme
un fétu de paille.
— 212 —
Cette création de Wiertz, c'est la Civilisation pro-
chaine, la civilisation qui brise le vieux monde sous
son talon; pour elle le calme n'est point fait; long-
temps encore, elle doit lutter, mais heureusement
avec la certitude du triomphe. Cette création, c'est
aussi la foudroyante Liberté chantée par le poêle.
On sent que tout ce qu'elle étreindra dans ses bras
de fer sera réduit en poudre.
A la droite de la glorieuse déesse, un vieillard à
barbe grise, rajeuni par le feu d'un saint enthou-
siasme, élève son geste vers le ciel et porte dans
l'une de ses mains le livre de la sagesse et de l'expé-
rience. Derrière le livre, un enfant divin porte dans
sa main une couronne d'étoiles qui jette de scintil-
lantes lueurs devant la marche impétueuse de la
Civilisation.
En avant de ce groupe', les filles de la déesse,
quatre belles créatures ! convient du geste, de la voix
et du regard, les cohortes abruties du vieux monde
à profiter des bienfaits répandus sur la terre par leur
mère, la bienfaisante déesse. L'une d'elles tient en
main le rameau de paix, la branche d'olivier qu'elle
offre aux enfants perdus des vieilles sauvageries. Sa
figure suppliante, attendrie, est douée d'un charme
ineffable. Sa sœur, la tête couronnée de lauriers,
porte dans sa droite les instruments bénis du tra-
vail : le compas, l'équerre et le maillet. La troisième,
touchant symbole! montre le glaive du soldat lié à
la faucille du moissonneur, pour témoigner ainsi
qu'avec le fer de l'épée on forgera bientôt l'instru-
— 213 —
mentdes moissons. La quatrième, impétueuse comme
sa mère, lève dans un geste sublime ses deux mains
remplies de tronçons de carcans, de débris de
chaînes; tout son corps crie : liberté! Elle porte
devant elle un vaste tablier rempli de fruits mûrs.
Revenons à la partie droite du tableau. — Une
sœur de la Civilisation, en éteignant les torches de la
guerre, incendie tous les vains débris des fausses
gloires. Le poteau sur lequel est écrit : Frontière,
est renversé, brûlé. — Parquer les peuples libres
dans des frontières comme des troupeaux de bétail
dans leurs barrières, qui l'oserait désormais? Arrière
toutes les barbaries, toutes les entraves, toutes les
exploitations. L'atmosphère s'est dégagée des mias-
mes impurs produits par toutes les tyrannies. C'est
maintenant dans un air libre et pur que la poitrine
humaine demandera de respirer et de vivre.
Par derrière ce groupe tout-puissant, rayonnant
de vie, d'intelligence et de volonté, le nouveau
monde s'avance en s'étreignant dans un embrasse-
menl universel. La Poésie, la Peinture, la Musique,
la Science sont les premières, comme pour témoigner
que les sciences et les arts ont toujours été les ini-
tiateurs de l'humanité. — La Civilisation, désormais
sans entraves, marche rapidement à la conquête des
mondes. Les ballons sillonnent l'océan des airs,
comme les bateaux à vapeur naviguent à travers les
plaines maritimes. Au lieu de voiles, ce sont de
vastes ailes qui leur sont adaptées. Enfin, comme
expression du progrès infini, le peintre a figuré des
18.
— 214 —
hommes ailés s'élançant au gré de leurs désirs vers
toutes les régions de l'univers. — Une main divine
protège et bénit ce monde nouveau, racheté à la bar-
barie par le dévoûment et les sacrifices de la Civi-
lisation.
Toute cette radieuse épopée, qui frappe les yeux
comme le son du clairon frappe l'oreille, se déroule
au dessus de scènes de carnage auxquelles se livre
le monde barbare. Le plus saisissant contraste res-
sort de l'opposition des deux tableaux. Intelligence,
fraternité, raison, progrès, voilà la grande scène
conduite par la Civilisation. Sombres horreurs, cris
de rage, incendie, sang et massacre, voilà l'horrible
tableau de ce monde inférieur qui est le nôtre. Ironie
de la mort! un chef militaire tombé dans la bataille,
porte encore sur sa poitrine les marques de ses fu-
tiles grandeurs, crachats, croix, etc., lorsque déjà
l'herbe pousse à travers ses mâchoires dont la chair
a été dévorée par les corbeaux festoyeurs des champs
de carnage. A côté d'un éclat de bombe, une jambe
emportée reste sur le sol, enfermée dans la botte du
soldat. Une main coupée qui tient encore un poi-
gnard, est dévorée par un nuage de mouches. Plus
loin, deux blessés se battent pour un morceau de
pain. Au milieu, un groupe de soldats de différentes
nations, lutte jusqu'à la mort pour un chiffon de
soie qu'on appelle un drapeau. Et les moissons déjà
jaunissantes sont courbées sous le vent de ces com-
bats impitoyables, et les petites marguerites blan-
ches, joyeuses et souriantes au soleil du matin, voient
— 215 —
avant la fin du jour leurs fraîches pétales tachées de
sang humain. A gauche, un soldat dont les deux
bras ont été enlevés par la mitraille voit la scène la
plus déchirante se presser autour de son agonie. Sa
fiancée s'évanouit, et, tandis que la vieille mère veut
la consoler, la jeune sœur baise les lèvres mourantes
du mutilé, pendant que le petit frère, lui, lève avec
des cris d'horreur, le bras gauche encore retenu
par la peau parcheminée qui enveloppe les os. Tout
au fond, dans le coin à gauche, une dernière et
terrible scène se présente à nos regards. Une jeune
épouse est accroupie immobile sur le cadavre de
son mari qu'elle vient de retrouver parmi les morts.
Un barbare, tenant un glaive d'une main, repousse
de l'autre l'olivier de la paix que lui offre l'une des
filles delà Civilisation.
Dans ce tableau l'idée, l'invention, la composition
sont à la hauteur l'une de l'autre. — L'idée, c'est
celle de l'avenir, de demain peut-être? elle répond à
toutes les nobles aspirations du cœur et de l'esprit.
Oh! c'est encore un glaive de combat le pinceau qui
ordonne et exécute une pareille épopée sociale.
Quelle puissante fougue! Les figures allégoriques
représentant la Civilisation et ses filles, traversent
le champ de bataille comme un ouragan impétueux.
Ce tableau déborde d'idées et d'ingénieuses pensées.
— L'harmonie de l'ensemble est magnifique. L'éner-
gique fierté de la déesse de la Civilisation en impose
à tous les spectateurs ; les longs plis de son glorieux
manteau, nous semblent être d'un effet grandiose.
— 216
Ceux qui voudront bien étudier les détails du
champ de bataille, y retrouveront des indications
bien caractéristiques, auxquelles les peintres de ba-
taille n'avaient jamais songé.
(Peinture mate.)
N° 25
LE CORPS DE PATROCLE DISPUTE PAR LES GRECS ET
LES TROYENS
Feuillette tour à tour, penseur éblouissant,
L'Iliade et la Bible avec ton doigt puissant,
Toi dont l'antiquité fut la muse et la mère ;
Puise au double océan de Moïse et d'Homère,
Et reste toujours grand et sublime comme eux.
André Van Hasselt.
« 0 puissant Jupiter, s'écriait Achille, accorde la
victoire à Patrocle; affermis le courage dans son
sein, afin qu'Hector apprenne si mon ami sait com-
battre seul, ou si ses mains ne sont invincibles que
lorsque je marche près de lui dans les combats du
dieu Mars Mais dès qu'il aura repoussé loin de
la flotte le tumulte, permets que, dans ces légers
navires, il revienne plein de vie, avec toutes mes
armes et mes soldats vaillants \ »
1 Iliade, chant XVI.
— 218 —
Patrocle ne devait point revenir vivant des glo-
rieuses batailles; nous voici en face de son pâle
cadavre que se disputent avec rage les Grecs et les
Troyens; — les premiers afin de rendre les devoirs
de la sépulture au jeune héros, les autres pour livrer
sa chair aux vautours.
Pourquoi cette lutte? demande le poète :
Pourquoi? pour s'arracher un cadavre sanglant.
Oh ! comme pleureront les vierges de Locride,
Quand il descendra mort sur leur rivage aride !
Oh! comme on entendra de douloureux récits
Du golfe d'Anticyre au détroit de Chalcis !
Car le voilà, si beau de jeunesse et de gloire.
Tombé, quand il touchait au seuil de son histoire ».
« Durant tout le jour se prolongea cette lutte san-
glante et terrible; les guerriers sans relâche étaient
accablés de sueur et de fatigue ; leurs genoux, leurs
pieds, leurs mains, leurs yeux étaient souillés de
sang dans cette lutte autour du noble compagnon
d'Achille. »
ce Les deux armées, renfermées dans un
étroit espace, s'efforcent de tirer d'une et d'autre
part le cadavre; les Troyens espèrent l'emporter
dans Ilion, et les Grecs, vers leurs navires. Le plus
affreux tumulte s'élève autour de ce héros, et Pallas,
en le voyant, n'aurait pu les blâmer, même si la
colère se fût emparée d'elle. »
« Tels furent les travaux cruels que, pour le corps
*^A. VanHasselt, Èpitreà Wierlz.
— 219 —
de Patrocle, Jupiter imposa dans ce jour aux cour-
siers ainsi qu'aux soldats.
« Avisons au meilleur moyen d'enlever le
corps de Patrocle, s'écrie Ménélas.
« Le grand Ajax, fils de Télamon, lui répond
aussitôt : « Tes discours sont pleins de sagesse, ô
noble Ménélas. Toi donc et Mérion, baissez-vous
promptement, et, soulevant le cadavre, portez-le
hors des combats, tandis que, derrière vous, mon
frère et moi résisterons aux Troyens, ainsi qu'au
divin Hector. »
«Il dit; aussitôt Ménélas et Mérion saisissent
avec force et enlèvent dans leurs bras le corps de
Patrocle. Derrière eux, les Troyens poussent de
grands cris lorsqu'ils voient les Grecs emporter ce
cadavre; ils se précipitent, tels que des chiens ra-
pides qui s'élancent en avant des jeunes chasseurs
sur les pas d'un sanglier blessé; sans cesse ils cou-
rent contre lui impatients de le déchirer; mais lors-
que le monstre plein de confiance dans ses forces, se
retourne contre eux, ils reculent, et, tremblants, se
dispersent de tous côtés. Ainsi les Troyens en foule
les poursuivaient sans cesse en les frappant de leurs
épées et de leurs lances aiguës ; mais lorsque les deux
Ajax se retournent et s'arrêtent devant eux, leurs
ennemis changent de couleur, et pas un n'ose alors
s'élancer plus avant pour disputer le cadavre \ »
Voilà, selon nous, les éléments homériques dans
1 Iliade, chant XVII.
— 220 —
lesquels le peintre a puisé le sujet de son tableau ; et
voici comment il a distribué sur la toile ces deux
groupes de combattants qui se disputent le corps de
Patrocle :
Le cadavre du jeune guerrier, étendu au centre
des deux groupes, porte au flanc gauche la cruelle
blessure par où s'est échappé son sang avec sa vie. —
Ménélas que Ton reconnaît à la bandelette royale
qui entoure son front, tient le corps de Patrocle
pressé contre sa cuisse et le soulève vigoureusement
de la main droite, en exécutant un mouvement en
avant d'un irrésistible effet. — Le bras abandonné
du cadavre est maintenu par la main gauche de
Ménélas.
Mérion, poussant des cris de fureur à faire frémir
les Troyens jusque derrière leurs murailles, appuie
et accélère les efforts de Ménélas.
Derrière le corps du compagnon d'Achille, et en
avant du groupe des défenseurs d'IIion, un noir
Éthiopien retient le cadavre dans, l'un de ses bras,
tandis qu'il enfonce les ongles de sa main restée
libre dans les chairs du bras de Ménélas. Cet Éthio-
pien défenseur de Troie a une figure de tigre en
fureur; nous ne croyons pas qu'il soit possible de
rendre mieux la violence, la rage et les regrets ru-
gissants de la bête fauve à laquelle on arrache sa
proie.
Les deux Ajax, les formidables guerriers qui,
dans toute l'armée, rie le cèdent qu'à Achille, pro-
tègent l'enlèvement du corps de Patrocle.
— 221 —
Au moment où un géant troyen va précipiter un
énorme quartier de roche sur le groupe des Grecs,
Ajax, le Télamonien, que Ton reconnaît à son large
bouclier, lui lance son pesant et rapide javelot;
l'arme va partir comme un éclair! dans une se-
conde, la menace du fils d'Ilion deviendra impuis-
sante.
Le second des Ajax frappe de sa redoutable lance
l'un des combattants troyens. Le coup est terrible;
un flot de chair est soulevé à l'entrée de la blessure.
La lance se rompt, mais le soldat troyen, percé
d'outre en outre, reste comme suspendu au fer de la
lance du second Ajax qui pourrait l'enlever «comme
« un pêcheur du haut d.'un rocher enlève ayec sa
« ligne un superbe poisson *. »
Les Grecs l'emportent; tout le prouve, l'élan de
Ménélas et l'attitude des Troyens entraînés malgré
leur résistance désespérée.
Un archer d'Ilion tente en vain de retenir le ca-
davre par les pieds, la sueur perle- sur son torse
d'Hercule, son casque rouie sur son dos, tout son
mouvement témoigne d'un acharnement vaincu.
Un autre guerrier troyen, frappé dans le combat,
a soulevé sa poitrine du sol où il se trouve étendu,
et, dans sa rage, il emploie son dernier souffle de
vie à enfoncer ses ongles dans le corps de Patrocle.
Cette cruelle griffe pénètre dans les chairs du jeune
Grec si près des lèvres encore saignantes de la bles-
* Iliade, chant XVI.
19
■ — 222 —
sure qui l'a tué, qu'on croirait voir le corps de l'ami
d'Achille frissonner de douleur.
11 y a ici un détail qui montre combien le peintre
est versé dans la connaissance des caractères anato-
miques et physiologiques du corps humain ; la bles-
sure faite pendant la vie est rouge et saignante; les
ongles qui s'enfoncent dans les chairs, après la mort,
n'offrent que des sillons de meurtrissure bleuâtre.
Nous appellerons maintenant l'attention du spec-
tateur sur un épisode, tout à la fois charmant et
douloureux, que le peintre a introduit dans son
œuvre. — 11 s'agit de ce jeune guerrier tombé sur
ses genoux ; son bras, qui s'enroule encore autour
des bandelettes rattachées au corps de Patrocle,
l'empêche de tomber tout à fait; il est entraîné dans
le mouvement en avant opéré par les Grecs.
Voici l'épisode :
Euphorbe avait eu la gloire de porter à Patrocle
le premier coup, et bravant Ménélas, il avait osé
lui disputer les armes et le corps du compagnon
d'Achille :
« Voici le moment, ô Ménélas, disait le jeune
Troyen, où tu me paieras le sang de mon père dont
tu triomphes encore. Il est vrai, lu as fait une veuve
d'une jeune épouse dont venait de s'élever le lit
nuptial, et tu as rempli d'un sombre deuil le cœur
d'un père et d'une mère; mais j'adoucirais le déses-
poir de ces infortunés si, revenant chargé de ta tête
et de tes armes, je les remettais aux mains de Pan-
thus et de la noble Phrontis. Ne tardons plus à me-
— 223 —
surer nos forces; il faut combattre et montrer oirsa
bravoure ou sa lâcheté.
« Combat inégal! Le fer de l'illustre Ménélas
perce le corps délicat du fils de Panthus, qui tombe
comme un bel olivier, un tendre arbuste; sa cheve-
lure, semblable à celle des Grâces, et dont les bou-
cles étaient attachées par des nœuds d'or et d'argent,
est souillée de sang et de poussière. Hélas ! Il n'a pu
reconnaître les doux soins que prirent de son en-
fance, un père et une mère, objets de sa tendresse,
et n'a vu que peu de temps la lumière du jour... »
M. Wiertz, dit un auteur du temps, a eu une
heureuse idée en rattachant la mort d'Euphorbe à la
scène dont nous sommes spectateurs ; ce jeune
homme, cet adolescent que nous voyons doucement
s'affaisser, tomber mollement, tandis qu'une larme
s'échappe de ses yeux, jette sur un sujet terrible
un intérêt d'attendrissement qu'il fallait aussi pro-
voquer.
Ce tableau est empreint d'une fougue et d'une
impétuosité toutes puissantes. Des débris de lances
et de javelots jonchent le sol ; des nuages de pous-
sière montent dans l'air, balayés par cette trombe
vivante; Jupiter, qui protège les Grecs, lance sa
foudre contre les Troyens. Voilà les principales in-
dications qui viennent encore fortifier le mouvement
que cette œuvre respire. — Nous engageons le spec-
tateur à suivre le raccourci du bras du cadavre
tombé aux pieds de Ménélas; c'est un des plws re-
marquables que nous ayons vus.
— 224 — '
A gauche et tout à fait au fond on découvre la
ville de Troie.
Lors de son apparition au salon de 184S, le Pa-
trocle de Wîertz opéra une véritable révolution dans
le monde des critiques.
Nous avons dit, dans la biographie de l'illustre
peintre, qu'il avait pénétré avec effraction dans le
temple de la gloire; qu'on veuille bien lire quelques-
unes des critiques du temps et notre mot sera jus-
tifié.
Voici deux passages d'un article du Moniteur
Belge, journal officiel :
« Un M. Wierfz, a osé se prendre corps à corps
avec Homère, et dans sa lutte a jeté sur une toile de
colossales figures qui s'acharnent autour d'un colossal
cadavre. Il ne s'agit de rien de moins que des deux
Ajax, de Patrocle, de Ménélas, d'Hector, des Grecs
et des Troyens. Voilà certainement du classique,
mais quel classique grandiose ! quelle exécution
hardie et vigoureuse! quelle couleur chaude et puis-
sante! quelles grandes lignes de dessin! Ne vous
attendez pas à trouver ici de ces petits hommes ra-
bougris, aux muscles débiles, à la carnation blanche
et rosée; ce sont les héros d'Homère aux formes car-
rées, à la large. poitrine, aux bras nerveux, à la sta-
ture de colosse, à la force d'athlète; ce sont ces
mêmes guerriers qui d'une main assurée lançaient
à leurs adversaires des pierres énormes que les
hommes, au temps où écrivait le Mélésigène, n'au-
raient pu ébranler en unissant leurs efforts; ce sont
— 225 —
enfin ces hommes primitifs qui , aa dire du sculp-
teur Bouchardon, enthousiaste du grand poème,
avaient tous huit pieds de haut. »
Après avoir donné l'analyse du tableau, l'auteur
se livre aux appréciations suivantes sur le mérite
artistique de l'œuvre :
« Le dessin est d'un grand caractère, tel qu'il
convenait pour représenter les natures fortes et co-
lossales que l'on mettait en scène; tous les contours
sont prononcés, fermes et soutenus; l'emboîtement
des os, l'insertion des tendons, les saillies muscu-
laires, le modelé enfin, tout est exprimé avec art et
science; les tons des chairs sont chauds et vigoureux;
le peintre, réservé dans l'éclat de sa lumière et sobre
de rehauts, l'a distribuée avec harmonie sur tout le
corps de Patrocle et sur une partie du torse de Mé-
nélas; elle se projette obliquement, et en s'éleignant
par gradation, sur les deux Troyens qui ont saisi
Patrocle par les pieds; les autres figures sont dans
la demi-teinte ou plongées dans de fortes ombres. La
pose de Patrocle est d'un beau développement; l'in-
flexion de son corps n'a rien de tourmenté ni de
désagréablement contourné; c'est un cadavre qui
s'abandonne aux mouvements que des forces oppo-
sées lui impriment. Les formes de cette figure sont
belles etd'unegrandejustessede proportions, aucune
portion du système musculaire ne se dessine en
saillie d'une manière exagérée; la blessure du flanc
gauche, de laquelle découle du sang et qui offre à
l'œil des chairs meurtries et palpitantes encore, est
19.
d'une effrayante vérité. Ce que nous disons du corps
de Patrocle, nous pouvons l'énoncer à peu près au
même degré pour les figures principales du tableau,
celle surtout de Ménélas. Toutes ces figures ont une
expression vive et forte, leurs chairs sont vigoureuses
et pleines, leurs contours hardis et puissants. »
Voici maintenant ce que nous lisons dans {'Ob-
servateur du 27 août 1845 :
« Comme Bouchardon, M. Wiertz, après avoir lu
Homère, s'est trouvé vingt coudées, et il a fait des
héros de vingt coudées, des héros à la taille qu'il
se sentait; c'est bien! Seulement nous tenions à
dire que ce n'était pas pour cela que nous trouvons
son tableau de la grande peintnre.
« Mais c'est de la grande peinture parce que toute
cette composition est pleine d'une poésie sauvage et
d'un grand souffle pathétique et dramatique, parce
qu'elle trouble et remue puissamment. Peu de pein-
tres, aucun peintre en Belgique, ne possède comme
M. Wiertz- cette énergie fébrile, ce feu sombre de
passion, ce nerf d'expression palpitante. Il électrise,
il brûle la toile, il fait frémir et crier la nature d'une
façon inouie. Dans le drame qu'il représentera pan-
tomime, les expressions, l'action ont des mouve-
ments, des traits, des accents inattendus.
« Ce groupe entier frissonne et s'agite avec une
puissance surprenante; toutes les physionomies,
tous les gestes, toutes les attitudes ont leur senti-
ment, leur passion, leur douleur; chaque figure est,
pour ainsi dire, un membre du même corps. C'est
— 227 —
là une scène hardie où éclatent d'affreuses vérités et
des beautés idéales, où l'exaltation, la terreur et la
pitié vont jusqu'au comble.
« Le corps de son Patrocle est admirable de jeu-
nesse, de beauté, et cependant, il est bien mort, il
est bien flétri et sanglant, on voit- bien que l'âme n'y
est plus. Le Ménélas a un sublime mouvement
d'épaules et de tête, quelque chose de vraiment
grand, de vraiment inspiré. C'est une conception
réellement belle que le calme sublime de cette pas-
sion héroïque, opposé à la furie du guerrier placé à
côté de Ménélas. M. Wiertz a compris que l'on ne
met pas beaucoup de passion réelle dans un person-
nage, quand on a bien contourné la figure, bien
forcé l'attitude. Ce n'est pas ainsi que s'exprime la
nature, ni ceux qui suivent ses trace§. Aussi son
Ménélas est-il admirable par la grande et tranquille
énergie de son expression, tandis qu'auprès de lui
les soldats qui n'ont que de la colère, hurlent, se
tordent et grimacent; c'est là un contraste heureux
et qui révèle chez l'artiste une élude sérieuse du
cœur humain.
« Parmi les belles choses de ce tableau, il faut
citer le torse du Ménélas et celui de l'homme couché
sous le Patrocle qui sont d'une couleur éblouis-
sante. Nous pourrions citer d'autres parties encore,
mais nous n'aimons pas à détailler une œuvre
de cette importance. Il vaut mieux embrasser l'en-
semble.
« Ce tableau prouve une intelligence supérieure
228
de Part. L'unité, qui est l'essence même de la com-
position, y brille surtout. Le groupe semble n'être
qu'une seule figure, tellement toutes ses parties sont
liées sympathiquement. Le centre attire et enlace les
extrémités. On est saisi par le choix judicieux, le
calcul habile des lignes, des couleurs, des lumières
et des ombres. Ainsi, voyez comme cette ligne sail-
lante que projette au travers du groupe le corps de
Patrocle,est d'un grand effet; voyez quelle belle dis-
position centrale de teintes et de tons pâles, blafards
et sinistres, que relèvent admirablement et que font
valoir les couleurs étincelantes qui les environnent,
puis, le clair-obscur si habilement entendu qui envi-
ronne celles-ci.
<* Ainsi comme dessin, M. Wiertz a su jeter avec
une ampleur tout à fait homérique la silhouette gé-
nérale et les plans principaux du groupe entier, il
a lié et balancé toutes ses lignes dans une grande
ordonnance , avec beaucoup d'harmonie et une
grande vigueur; comme couleur, il a varié savam-
ment ses modes; tantôt pâles et sombres, tantôt bril-
lantes et somptueuses, ses teintes sont conçues dans
le même système, choisies dans les mêmes gammes
que celles de Rubens, l'Hercule-gentilhomme du co-
loris. Enfin comme dessin et comme couleur, il a
cette expression qu'obtiennent seuls les peintres nés,
— que n'approchent jamais les peintres à la suite;
il a la vie, le mouvement, la sensibilité; il passionne
la chair, il exalte l'anatomie, il est animé, réel et
frémissant; sa peinture est fière, bouillante et inci-
sive. Voilà pourquoi nous avons dit que c'était de la
grande peinture. »
Cette composition du peintre est la troisième sur
le même sujet. — On sait que pour Wiertz « bien
faire est une question de temps; » aussi exécutera-
t-il un jour une quatrième composition qui doit l'em-
porter autant sur celle-ci, qu'elle même l'a emporté
sur les deux premières. .
Ce n'est pas, du reste, le seul tableau que le
peintre se propose de recommencer, car il a la con-
viction d'agrandir et de perfectionner son œuvre
chaque fois qu'il la ressaisit au bout de son pin-
1 Quinze jours avant de descendre au tombeau, Wiertz me disait
qu'il referait aussi le Triomphe du Christ. Aveugle mort! de com-
bien de chefs-d'œuvre ne nous as-tu point privés!
N° 26
LA LUTT.E HOMÉRIQUE
Ce tableau ne représente pas un épisode parti-
culier des livres d'Homère; le peintre a voulu con-
centrer dans cette page les principaux éléments qui
constituent les grandes luttes homériques.
Une bataille furieuse est engagée sur différents
points; les géants de l'Iliade s'étreignent dans un
combat mortel : le glaive et la lance sont ronges de
sang humain.
Les divinités de l'Olympe mêlant leurs passions
aux passions des hommes, prennent fait et cause,
qui pour les Grecs, qui pour les Troyens.
Le groupe principal représente deux guerriers
engagés dans un combat, à mort.
Le premier, en portant un terrible coup de lance
qui traverse son ennemi de part en part, tombe aç-
— 231
croupi; le second, déjà livide des approches du
trépas, conserve encore assez de force pour mainte-
nir son ennemi terrassé. D'une main, il le saisit à
pleine poignée de cheveux, de l'autre il dirige la
pointe de son glaive vers le cou de celui qui vient
de le frapper mortellement.
C'est alors qu'interviennent les divinités de
l'Olympe, Minerve pour les Grecs , Vénus pour les
Troyens. - K
Minerve, accourue du haut de l'Empyrée, justifie
par son geste le glaive qui va frapper; mais Vénus,
qui a vu le mouvement de sa rivale, s'élance à son
tour et tente d'arrêter par un mouvement plein de
grâce, — la grâce peut-elle jamais abandonner la
mère des amours! — le geste, impérieux de Mi-
nerve.
Un détail qui met dans ce groupe un élément de
variété très spirituel, c'est la présence de l'Amour
qui, ayant suivi sa mère avec l'espoir d'assister à
une tout autre fête, se trouve vraiment molesté
dans la bagarre; il s'attache en pleurant à l'un des
pieds de Vénus, et fait ce qu'il peut pour la re-
tenir. ,
La partie gauche du tableau représente un char
de bataille volant en éclats à la suite d'un choc ter-
rible. L'automédon, tordu, écrasé, apparaît aux
yeux du spectateur, la tèle en bas et les pieds en
l'air : les morceaux du timon disposés" en croix de
saint André, semblent devoir presser l'une de ses
cuisses comme dans des tenailles. Les chevaux ca-
— 232 —
brés par l'épouvante, jettent l'écume et le sang par
la bouche et les naseaux. Le cheval qui apparaît au
premier plan, écrasé sur les jarrets de derrière,
dressé dans toute la longueur de sa croupe, nous
offre un effet d'une puissance extraordinaire. Ce
cheval est maintenu par un écuyer dont on voit la
tête et le buste placés derrière Vénus.
Dans le fond du tableau, à droite, le peintre a
esquissé une lutte homérique d'un autre caractère :
un guerrier a jeté ses armes pour s'emparer d'un ca-
davre dont il se sert comme d'une massue pour frap-
per ses ennemis.
Une nuée de vautours plane au dessus de la ba-
taille, attendant impatiemment l'heure de se repaître
sur cette large jonchée de cadavres.
Au bas du tableau on remarque une tète coupée,
qui semble rouler hors du cadre pour venir tomber
aux pieds du visiteur 1.
A droite, en bas et au second plan, un vautour
enfonce ses serres dans les chairs d'un cadavre et
son bec, qui pénètre jusqu'au fond de l'orbite, ar-
rache l'œil dont on voit le globe entier entre les
mandibules de l'oiseau de proie.
Deux guerriers sont tombés dans l'altitude qu'ils
avaient en combattant. Le prix du combat était la
possession d'une lance qui n'appartient désormais
qu'à la mort, quoiqu'elle soit restée dans les mains
de l'un des deux soldats. -
1 Cette tête est celle de l'assassin Rosseel exécuté à Bruxelles,
en 1847.
233 —
A gauche et au premier pian, une main coupée
tient encore un tronçon de javelot; deux autres mor-
ceaux de longueur différente et placés contre le pre-
mier, indiquent que le glaive qui frappait, se rap-
prochait de plus en plus de la poignée, jusqu'à
l'instant où le poignet tombe avec le dernier tronçon
de l'arme.
Voilà les éléments de cette lutte gigantesque à tra-
vers laquelle on respire le grand souffle homérique.
A propos de ce tableau, nous voulons répondre
une fois pour toutes à ceux qui trouvent étonnant
que Wiertz, dans la composition de ses ouvrages,
crée des personnages de stature extra-humaine.
Lorsqu'on demande à l'artiste pourquoi il fait des
figures de vingt à trente pieds, il répond : Pour-
quoi d'autres font-ils des figures de trois pouces?
Est-ce que par hasard les dimensions que prend le
premier seraient moins vraies que celles adoptées
par les autres? Quelle plaisanterie! Dans un vaste
local, les peintures de grandes dimensions rentre-
ront dans la mesure exacte de la nature. Quant aux
figures de trois pouces, placez-les où vous voulez,
elles sont et resteront éternellement fausses. — On
fait une objection et l'on dit : A une grande dis-
tance la nature se rapetisse, pourquoi ne pas peindre
dans les conditions de la nature? — Nous répon-
dons : Oui, mais dans le lointain, voit-on la nature
avec les détails que l'on est habituéde prodiguer clans
les petit tableaux?
(Peinture mate.)
Nu n
LES CHOSES DU PRESENT DEVANT LLS HOMMES
DE LAVENIR
Quelles sont donc les mignonnes curiosités que
ces hommes de l'avenir regardent d'un air narquois
et avec une concentration de regard qui montre
qu'il s'agit ici de toutes petites choses? — Quels
objets reposent dans la puissante main du géant?
Sans doute quelque merveilleux jeu d'osselets, bon
à amuser les enfants, — un bilboquet en ivoire
sculpté par la patience chinoise, — quelque fan-
taisie d'autrefois retrouvée par les hommes de
l'avenir?
Ce ne sont ni jeux d'osselets ni bilboquets d'ivoire
qui causent l'hilarité de ces personnages, ces objets
d'amusement leur paraîtraient sans doute très sé-
rieux à côté des drôleries qui sont là devant leurs
— 235 —
yeux. — Qu'est-ce que cette espèce de bourrelet bon
à mettre aux enfants, dont la marche est encore
chancelante? Ça? c'est une couronne. — A quoi
servait-elle autrefois? — Autrefois celui qui avait
l'honneur insigne de se couvrir le chef avec cette
gênante coiffure, ramassait aussi ce bâton que vous
voyez-là, à^oté/et qu'on appelle un sceptre; alors
il était armé\|k la toute-puissance et gouvernait les
hommes comme u^ berger son troupeau; seule-
ment, on doit le dire, ïl les menait plus souvent à
l'abattoir qu'au râtelier. — Allons donc! Tu te
moques de nous, disent des lèvres curieuses qu'on
voit sourire avec un air de doute, sur les figures
placées au fond du tableau. — Certes point, reprend
l'homme de l'avenir : Voyez-vous ceci? ils appe-
laient cela un canon. Ce tube, bourré de mitraille
et de poudre, partait dès qu'on en approchait une
étincelle de feu, et la mitraille allait s'égayer dans
les entrailles d'êtres humains placés bien en tas, de
manière à ce que pas un petit morceau de fer ou de
plomb ne pût se loger ailleurs que dans la chair
vive. C'est ainsi que les porte-couronne avaient
l'habitude de poser et de discuter les questions
entre eux.
— Tu te gausses, l'ami ! jamais les hommes n'eus-
sent été assez stupides...
— Ils l'étaient! Voyez-vous, incrédules! ces mor-
ceaux d'étoffes attachés à des hampes de bois, do-
rées ou non? — Oui. — th! bien, des imbéciles
qui n'avaient pas un droit vaillant, pas un morceau
236
de pain assuré, plus près tondus que des moutons,
mais bien dressés aux œuvres de la stupidité, se fai-
saient tuer sans broncher pour la couleur de ce mor-
ceau d'étoffe. Mieux que cela ! voyez-vous cette
petite étoile de métal brillant. C'est moins que rien.
Néanmoins nos pauvres vieux ancêtres, qui étaient
de grands enfants, appelaient ça une croix et, pour
avoir ce brimborion, on leur faisait traverser le feu
et l'eau, on les lançait des régions brûlées par le so-
leil jusqu'aux confins glacés du pôle. Pour avoir ce
brimborion, des hommes ont livré...
— Ami, tu calomnies les pauvres vieux! — Non,
sur l'humanité! c'était ainsi. Vous pouvez voir en-
core les débris de ces monuments qu'on appelait des
arcs de triomphe, et qu'on élevait en l'honneur de
ceux qui étaient reconnus comme ayant organisé les
plus grands cirques dans lesquels les hommes se
dévoraient entre eux.
Voilà ce que disaient un soir dans l'atelier de
Wiertz, les hommes de V avenir devisant des choses
de notre temps. Nous avons traduit leur conversa-
tion de manière à ce que, s'ils nous lisaient un jour,
ils pussent rendre justice à l'impartialité de notre
compte rendu.
— Inutile de dire que nous leur laissons toute la
responsabilité de leurs opinions.
La composition de ce tableau est des plus pitto-
resques. — Il y a dans l'expression de toutes ces
tètes, une verve hardie et une puissance de satire
incroyable.
237 —
Le spectateur peut voir encore par l'éclat et l'har-
monie de cette œuvre, tout ce que l'on peut réaliser
avec le procédé de peinture mate!
(Peinture mate.)
20.
N* 28
LE SUICIDE
C'est une scène bien sombre que celle que nous
avons là devant les yeux. — Les trois personnages
de ce tableau forment la base de tous les grands
drames de l'humanité : un homme auquel la vie
pèse, que le septicisme dévore et qui se tue; puis,
deux êtres symboliques, le. Bien et le Mal, le Satan
et l'Ange.
Dans les dernières heures d'une vie épuisée par
les passions, ce suicidé a voulu se reprendre à quelque
croyance soit humaine, soit céleste. 11 a lu, il a mé-
dité sur l'âme immortelle... Mais sentant de plus en
plus l'ennui monter comme une marée dans son
esprit plein de fièvre, il a écrit rapidement sur une
feuille de papier : 77 n'y a pas de Dieu. Tout ce qui
existe est matière. ; — Alors une détonation s'est fait
— 259 —
entendre, et des débris de crâne et de cervelle, en
sautant dans l'air, sont venus rejaillir contre le mur.
— La bougie s'éteint, — la chaise roule, — l'homme
tombe... Satan, la main droite armée d'un second
pistolet, dans le cas où le premier eût manqué, re-
garde d'un œil sombre et farouche ce cadavre qui
roule dansTéternité.
L'ange, pleurant l'âme à jamais perdue du suicidé,
remonte à tire-d\iles vers les sphères étoilées où
l'on peut oublier les misères de la terre.
Dans ce tableau, comme dans tous ceux du pein-
tre, l'invention frappe tout d'abord. L'idée de l'ange
qui prie, pleure et s'envole, est aussi remarquable
que l'attitude de Satan, si terrible dans son calme.
Les reliefs de ce tableau sont énergiques, puis-
sants ; nous engageons les visiteurs à porter leur
attention sur le dessin et le modelé des personnages
qui composent l'œuvre.
Un coloris sombre, à la manière de Van Dyck,
est tout à fait en harmonie avec la conception du
sujet.
N° 29
LE SOMMEIL DU CONCIERGE
Dans quel champ de pavots sest-il endormi ce
bienheureux concierge? comme il ronfle! ne l'en-
tendez-vous point? Il dort à double tour, les poings
fermés; il dort, et son sommeil est profond comme
la mer.
Il n'y a guère qu'une bonne conscience fortifiée
par une bonne santé, qui puisse produire ce som-
meil calme, paisible, bienfaisant. Point d'autres
raisons, point d'autres causes pour expliquer ce su-
perbe repos.
Heureux portier! La porte d'ivoire s'est ouverte
à deux battants pour le laisser entrer dans le pays
chatoyant des rêves ! Point de recette pour un pareil
sommeil... Mais, quel est donc ce papier qui s'étale
devant lui et qu'il lisait sans doute avant de s'en-
241 —
dormir? — Voyons de plus près... L'Etoile belge.
— Ah! naïf, triple naïf que j'étais! moi qui cher-
chais, à grand renfort de métaphysique et d'hygiène
à donner l'explication de ce sommeil envié, — je
n'étais qu'un sot. — L'Etoile belge/ Voilà la cause,
la vraie cause "/déterminante de ce mirifique som-
meil. Bienheureux journal, panacée contre toutes les
insomnies; ce n. "est point vingt mille, mais cent
mille abonnés que tu devrais coucher sur tes re-
gistres.
Ce n'est pas toi qui verseras jamais, par la main
de l'ennui, le sommeil goutte à goutte; non! péné-
tré du devoir social que tu remplis, tu assommes ton
homme dès les premières lignes. Certains journaux
bercent lentement leurs abonnés jusqu'à fermeture
des paupières, toi, tu prends le premier venu de tes
articles par le manche et tu le laisses retomber sur
la nuque de ton lecteur. — Ce coup de merlin suffit
pour le plonger incontinent dans un sommeil sem-
blable à celui de ce brave portier.
Comme on le voit, ce trompe-l'œil, si bien étudié
au point de vue de la reproduction du type Pipelet,
renferme en même temps, à l'adresse de certains
journaux, une petite pointe de satire trempée dans
une solution d'ironie.
(Peinture mate.)
N<
BRUNE ET BLONDE
Derrière cette morbidezza enivrante, derrière
l'attitude allanguie de cette piquante brune, quelle
chaleur charnelle on devine! Sous ces formes, d'une
rondeur charmante, comme on sent frémir le
muscle! L'œil velouté, et quelque peu lascif, suit
dans la rue les pas de quelque beau cavalier. Tandis
que la blonde plus timide, vient poser son regard bleu
au dessus de l'épaule de sa compagne, afin d'aperce-
voir à son tour l'objet d'une si tendre attention.
Ces deux natures si diverses, l'une, faite de lait,
de roses et de miel, l'autre, de roses, de chair et de
flammes, produisent un contraste pittpresque qui
augmente encore leur beauté respective.
Nous appelons surtout l'attention du spectateur,
sur le modelé de la poitrine et des bras.
— 243 —
Wiertz, en composant ce tableau, s'est encore
avancé d'un pas dans ce que l'on peut appeler le
vrai réalisme. Voici le but qu'il s'est proposé : —
au lieu d'encadrer ses portraits dans un cadre doré,
plus ou moins luxueux, il voulait que le cadre se
confondît entièrement avec la paroi du mur contre
laquelle il serait fixé. Comme on peut le voir, c'est
ce qu'il a tenïé^avecvàuccès dans le tableau de Brune
et Blonde; ne jugerait-on pas, en effet, que la jeune
fille qui se trouve sur l'avant-plan accoudée sur le
rebord de sa fenêtre, a une partie de son corps de
l'autre côté du mur ou de la porte?
Le peintre a fait, dans cette manière, des por-
traits de fantaisie qui entraînent une illusion com-
plète.
N° 31
LA JEUNE FILLE AU BOUTON DE ROSE
Le passant, auquel cette belle beauté offre son
bouton de rose, est un heureux passant.
Le procédé est bien hardi... pourtant, sous cette
chaude carnation, on sent battre un cœur virginal.
Elle n'hésite pas dans son audace, la jeune fille,
mais voyez comme elle rougit! et comme ce coloris,
d'une émotion prise sur le fait, a permis au peintre
de faire valoir le ton de ses chairs, de les doser et
de les faire, pour ainsi dire rutiler sous son pin-
ceau.
Une petite tète curieuse, à demi restée dans
l'ombre, est bien complice de l'équipée; pourtant elle
n'ose se montrer; à peine risque-t-elle un œil dans
le vide de la rue.
— 245 —
Nous trouvons crime très grande richesse le mo-
delé et le fini de ces deux dernières peintures.
Nous mentionnons, en outre, le raccourci du bras
de la Jeune Fille à la rose, comme étant tout à fait
réussi.
V
si
N° 32
ON SE RETROUVE AU CIEL CARTON PEINT A L HUILE
L'invention du sujet est d'une poésie si jeune, si
fraîche, si ravissante, qu'on la croirait éclose pen-
dant le doux rêve d'une nuit de printemps.
La scène se passe dans les cieux. Le groupe prin-
cipal du tableau représente une mère et son enfant.
Voici la légende : une mère étant encore de ce monde
avait perdu un petit enfant qu'elle adorait... — A
son tour la pauvre femme vient à mourir de douleur,
et, emportée dans les cieux, rejoint le fils qu'elle a
tant pleuré sur la terre. — Émue, attendrie, enivrée
de bonheur, elle verse des larmes, mais des larmes
de joie cette fois sur le front de son cher petit, collé
contre son sein. Un mouvement ravissant que fait la
mère nous montre son étonnement et son extase. —
« Oh! qu'a donc mon bel enfant? » se demande-
— 247 —
t-elle,en relevant du bout des doigts de sa main droite
une des ailes du chérubin. — Puis elle reprend à
travers ses larmes et avec un sourire qui est plus
dans son cœur que sur ses lèvres : « C'est que mon
fils est un ange maintenant! »
Dans le coin à droite une jeune fille arrive con-
duite par un esprit gardien. La couronne des vierges
et le voile Blanc sont placés sur son front. A la voir
ainsi s'avancer pn la croirait bercée par une harmo-
nie mystérieuse et divine. Devant elle un groupe se
presse comme pour l'attendre au passage. Une main
voudrait s'avancer vers la vierge qui s'approche :
c'est celle de la mère qui l'attend déjà depuis long-
temps; mais le père veut savourer davantage la sur-
prise et la joie de son enfant, il met le doigt sur ses
lèvres en murmurant aux oreilles de sa femme :
« Attends , et voyons si notre fille nous recon-
naîtra. »
Dans le coin à droite de ce tableau , qui est un
petit monde, un jeune homme, brisé dans la fleur de
l'âge, arrive le bâton à la main et la gourde sur
l'épaule. Ses vieux parents sont là qui l'attendent.
Le père baise son fils sur les lèvres, et la vieille mère
saisie d'un ravissement sans nom, approche ses
doigts tremblants, — on les voit trembler, — du
visage de son enfant pour le doucement caresser.
Au dessus de ce groupe, un petit enfant, un petit
ange arrive, en pressant son vol, du plus haut des
cieux, pour rejoindre sa mère qui lui vient de la
terre.
— 248 —
Le peintre a terminé son poème pictural par une
de ces belles inspirations qui abondent dans son cer-
veau fécond. Il a peint, courant à la partie supé-
rieure de son tableau , les tuyaux d'un immense
jeu d'orgue qui accompagne la voix des phalanges
innombrables de séraphins, et la musique que font
entendre les sphères roulant harmonieusement dans
l'immensité de l'espace.
Tout, dans ce tableau, déborde d'invention et de
poésie.
Le dessin et le modelé sont conformes aux grandes
traditions de l'école de Raphaël.
Cette composition prouve abondamment que le
peintre peut traiter les passions douces, tranquilles,
attendries, aussi bien que les passions ardentes,
fougueuses, terribles.
Le dessin de la tète de la mère est d'un caractère
de beauté ineffable.
Les masses de lumière et d'ombre sont disposées
de manière à donner à ce ravissant tableau un cachet
de délicieuse harmonie ,.
1 Quinze jours avant de mourir Wiertz m'avait dit : « il arrive que
« dans ma ville natale, à Dinant, on demande à avoir de mes la-
« bleaux.Ceux qui existent sont inférieurs à ce que je puis faire; je
« veux envoyer à mes compatriotes une œuvre qui soit digne d'eux
« et de moi même. — Je dois aussi ce souvenir à mon père, à ma
« mère qui sont enterrés à Dinant. »
Le samedi il traça ses premières lignes.; le lendemain, dimanche
il s'alita. Le dimanche suivant, à dix heures du soir, il expirait.
N° 33
LE SOMMEIL DE LA VIERGE l ( CARTON )
Dans l'air du soir pas un souffle qui passe. La
lune lointaine montre son disque aux confins de l'ho-
rizon. Un calme inénarrable respire dans toute cette
scène.
La Vierge est endormie, assise sur un bloc de
pierre; sa tête légèrement penchée repose dans sa
main droite; sa main gauche soutient la main de
son petit enfant endormi avant elle et qui reste lové
dans le giron de sa mère comme l'oiseau dans son
nid. Douceur, pureté, simplicité, grâce, voilà ce que
respirent l'attitude et les traits de la Vierge et du
Christ enfant.
1Wierlz se proposait do reproduire ce tableau au moyen de la
couleur à l'huile. Il en a fait tirer, du reste, de fort belles "épreuves
photographiques.
21.
250 —
Au dessus de ce groupe endormi, un beau séra-
phin fait entendre une musique sacrée en agitant
doucement les cordes de sa harpe d'or, dont la
branche supérieure porte une étoile pour diamant.
Le peintre, afin de mieux rendre encore le calme
immuable de cette scène, a peint dans le coin, à
gauche du tableau, un arbre frêle, élancé, gracieux,
ne portant qu'un tout petit panache de feuilles, afin
de montrer ainsi que le zéphir, même en passant à
travers le feuillage, respecterait le sommeil de la
mère et de l'enfant.
Tout ce que nous avons dit au point de vue des
précieuses qualités de : On se retrouve au ciel, pour-
rait être reproduit ici.
La tête de la Vierge est pleine de noblesse et de
distinction. — La grâce, le style et la beauté se re-
trouvent partout dans l'œuvre.
N° 34
INSAT1ABILITÉ HUMAINE
Tout le monde connaît le conte si original et si
plaisant des trois souhaits.
Deux bons vieux bûcherons, le mari et la femme
sont assis au coin de leur feu. Ils devisent entre eux
de la dureté des temps présents; — vraiment leur
vieillesse est bien accablée par les privations. —
Quand on est pauvre, on a peu d'amis; personne ne
viendra donc à leur secours. « Ah ! si c'était encore
comme au temps des bonnes fées, dit la vieille
femme avec un soupir, nous pourrions peut-être
espérer quelque soulagement à nos misères. »
A peine la vieille avait parlé, qu'une voix, dont
le son ressemblait à une douce musique, se fait en-
tendre auprès d'elle. « Tu m'as invoquée, me voici ;
forme trois souhaits et je les exaucerai ! » Voilà ce
que disait la voix.
— 252
Les deux vieillards tout ébahis, virent alors une
puissante fée qui étendait au dessus de leur tète son
sceptre protecteur.
• Ils remercièrent avec une respectueuse effusion
leur mystérieuse protectrice, puis, ils s'enfermèrent
chacun de leur côté dans une profonde méditation;
afin de pouvoir bien arrêter dans leur esprit, les
trois choses que la bonne fée avait promis de leur
accorder.
Tout à coup, la vieille qui avait voyagé si loin, si
loin dans le pays des chimères qu'elle en avait gagné
une grande faim, dit à son mari : « Un boudin dans
la poêle me ferait grand plaisir. » Miracle! à peine
avait-elle parlé, qu'un magnifique saucisson tombe
en pleine poêle. — Misère de nous, s'écrie le vieux
bûcheron, voilà déjà un souhait de payé. Maudite
femme et maudit boudin ! tiens, je voudrais pour te
punir que lu l'aies au bout du nez! » Crac! à peine
avait-il dit, que le saucisson se balançait au bout du
nez de la vieille qui se mit à pousser des cris d'effroi
en se voyant ainsi décorée. La pauvre vieille louche
terriblement afin de voir l'origine de son mal, le
vieux bûcheron met ses lunettes sur son nez pour
mieux distinguer, s'il est possible, les racines de
cette trompe d'un nouveau genre; enfin, pour com-
pléter le tableau, un chat par V odeur alléché tente
d'attraper du bout de sa griffe le saucisson de mal-
heur.
Que faire maintenant? il ne reste plus qu'un sou-
hait à former, et la bûcheronne se débat toujours
253 —
avec son supplément nasal ? Hélas ! il fallut faire
contre fortune bon cœur, et demander, pour der-
nière faveur, que la cause de tous ces ennuis dis-
parût de l'endroit où elle avait fait si intempestive-
ment élection de domicile.
Ce sujet égaie grandement la galerie et permet à
l'esprit du spectateur de se détendre un peu de l'exa-
men des autres tableaux.
On reprochait à Wiertz de se complaire dans la
reproduction de scènes tristes ou effrayantes. Le
peintre, tenant compte du reproche, entra dans son
atelier et improvisa en quelques jours, une suite de
petits tableaux dont les sujets gracieux ou riants ré-
pondent suffisamment à ses critiques.
Le coloris de ce tableau est éclatant, vigoureux ;
les personnages sont savamment groupés.
{Peinture mate)
PLUS PHILOSOPHIQUE QU ON NE PENSE
Cet amour qui s'enfuit à tire-d'ailes, en jetant un
regard sournois sur ce couple qui s'embrasse, me pa-
raît avoir fait quelque mauvais coup... Son arc est
détendu, et nous ne serions pas étonné qu'il ait dé-
pensé, il n'y a qu'un instant, la meilleure flèche de
son carquois.
Oui, il est plus philosophique qu'on ne pense au
premier abord, le baiser que ce berger donne à sa
bergère, — Le monde est une chaîne de destruc-
tions : le navire sur la mer sombre et l'équipage est
englouti; les bataillons armés s'entre-choquent et se
détruisent; la peste fauche les hommes comme le
faucheur les épis de blé. — Cent mille manières de
sortir de la vie, une seule d'y entrer! — Aimez-
vous , embrassez-vous , embrassez-vous encore ,
— 255 —
jeunes et beaux bergers. — Le ciel est pur, l'om-
brage est frais, les moutons paissent tranquillement
au loin; embrassez-vous toujours! votre œuvre est
plus philosophique qu'on ne pense.
Cette scène se passe dans le plus riant et le plus
suave paysage qu'il soit possible de rêver.
Les contrastas* dans les différents tons des chairs
donnent à toutes les parties de ce tableau un relief
très remarquable.
Le dessin du corps de la jeune fille est d'une grâce
charmante.
Il a fallu une grande hardiesse pour peindre les
trois personnages de ce tableau, sur un fond de ciel
semblable à celui qu'a choisi le peintre.
Ce petit cadre est un des plus brillants de tout
l'atelier.
[Peinture mate.)
N^
UNE EMBUSCADE
Elles s'en vont ainsi, seulettes, les innocentes jeunes
filles, cueillir la rose ou courir après les papillons.
Elles ignorent encore, tant leur âge est naïf! que les
papillons sont bien volages et que les roses ont des
épines parfois bien cruelles...
Une jeune moissonneuse de fleurs, fraîche comme
les roses qui l'entourent, est occupée a se composer
un bouquet.
Derrière le rosier, et sans craindre les ronces qui
froissent sa chair, le traître amour est embusqué,
vilainement embusqué. Son regard attentif et sour-
nois suit tous les mouvements de la jeune fille; — -on
dirait d'un petit chat qui guette une souris. Le
trait, tout imprégné de ce méchant poison si doux,
est dirigé vers le cœur de la pauvrette. Qu'attend-il
257
donc, le perfide amour avant de lancer sa flèche? Il
veut dissimuler la blessure qu'il médite ; le coup
partira lorsque la jeune fille rencontrera une épine
sous sa main; les deux piqûres se confondront, et
celle de l'amour sera d'autant plus dangereuse que
la belle fille s'en doutera moins.
Gonsolez-vous, pauvrette, si vous avez toujours
des pétales de rpses pourétancher le sang que l'épine
fait couler. ^
Ici le peintre n'a pas seulement composé et exécuté
un délicieu^ petit sujet, il a encore fait un tableau
de fleurs.
C'est une nouvelle démonstration qui prouve que,
pour les fleurs comme pour les chairs, le procédé de
peinture mate est une merveilleuse invention. Serait-
il possible de trouver plus de brillant, plus d'éclat
que dans ces roses épanouies? Nous ne le croyons
pas.
La figure de l'Amour, son attitude, l'ensemble du
tableau, sont d'un caractère indescriptible.
Nous appellerons encore l'attention du visiteur sur
les tons si fins du ciel et du paysage.
[Peinture mate.)
22
N° 37
DE LA CHAIR A CANON AU XIXe SIÈCLE
Derrière un vieux rempart, un groupe de bam-
bins s'est formé pour se livrer à ses récréations habi-
tuelles.
Ces petits bons hommes, qui ont déjà toutes les
cruelles et sottes passions de leurs pères, se plaisent
aussi à jouer au soldat. Donc, ces jeunes polissons
se sont précipités sur le plus faible d'entre eux, —
toujours comme leurs pères, — ils l'ont entouré de
liens, comme on fait des prisonniers, et tous le frap-
pent à qui mieux mieux. Jeux d'enfants qui prélu-
dent aux plus féroces passions des hommes.
A gauche du groupe principal, un petit enfant, un
petit poussin, tout rose encore de la fraîcheur de
son écaille d'hier, est à cheval sur un vieux canon
qui dort tranquillement dans l'herbe.
— 259 — >
L'instinct de destraction est tellement imprimé
profondémentdansles entrailles de l'espèce humaine,
que ce tout petit tout petit, veut déjà s'élancer sur
la trace de ses aînés. Une petite fille retient, en pleu-
rant, ce mioche qui tente de lui échapper pour courir
à la bataille.
Nous retrouvons ici, en miniature, tous les élé-
ments du dr'ajne^de l'humanité; la lutte et la violence
qui piaillent aujourd'hui et qui rugiront, lorsque ces
enfants seront des hommes; les larmes de cette fil-
lette qui pleure seront essuyées dans une heure, mais
plus tard, quand elle sera la mère, elle versera des
larmes de sang qui ne pourront point se sécher
« parce que ses fils ne seront plus. » — Et toi,
vieux canon, qui sait si un jour, relevé de l'abandon
dans lequel tu es tombé, tu ne vomiras point des
grêles de mitraille contre ces enfants devenus des
hommes?
« Chair d'amour dont on fait de la chair à canon *. »
L'invention, la composition, la couleur sont ici
portées à une hauteur digne du talent du peintre,
et, nous ne craignons pas de le dire, des plus grands
maîtres.
1 Ch. Potvin.
N° 38
NYMPHES ET SATYRES
Groupées au bord d'une claire fontaine, quatre
belles jeunes filles, de types tout à fait divers, mais
toutes quatre belles et ravissantes, hésitent à des-
cendre dans l'eau.
Un vigoureux satyre, plongé dans l'onde jusqu'à
la ceinture, sollicite les jeunes femmes d'un regard
passionné et essaie même d'attirer à lui la plus rap-
prochée du bord en tirant le vêtement dans lequel elle
est enveloppée. Elle résiste... faiblement. L'Amour,
caché derrière le satyre, pousse ce dernier comme
pour l'exciter à tenter de nouveaux efforts. — Une
jeune femme, déjà tombée à l'eau, tend la main à
ses compagnes en les engageant à venir la re-
joindre.
Pendant ce temps, un vieux satyre qui n'est plus
261 —
bon qu'à faire de la musique, s'amuse à souffler dans
les tuyaux de la flûle de Pan. Un autre personnage
mythologique relégué dans le fond du tableau, con-
sidère la scène qui se déroule sous ses yeux.
Nous trouvons dans ce petit tableau que le peintre
appelle une esquisse, des qualités de couleur et de
composition remarquables.
N° 39
EN FAMILLE
Aux confins de l'horizon le disque du soleil, à
moitié dévoré, va bientôt disparaître.
Nous sommes arrivés à cette heure rose qui pré-
cède le crépuscule.
Les derniers rayons du jour ondoient, palpitent
et caressent toutes choses.
L'heure des rudes labeurs est passée. — Au seuil
de la maison la famille s'est réunie. — Elle se re-
pose de ses fatigues, dans un embrassement d'une
tendresse infinie.
Le groupe dans lequel trois générations sont en-
trelacées, nous paraît être l'expression de ce que l'on
a pu rêver de plus doux et de plus profondément
humain; on dirait d'une grappe vivante! Avec
quelle habileté consommée le peintre enserre dans
— 263 —
les bras du jeune époux, la femme, le vieux père et
l'enfant! La jeune épouse repose sur le cœur de son
mari, avec un calme, une sérénité impossibles à dé-
crire. Que le monde s'écroule... elle conservera une
confiance inébranlable, tant qu'elle pourra reposer
sa tête sur cette chaude et ferme poitrine. La jeune
sœur se relie au groupe en s'attachant aux épaules
de son frère. Elte ne se sent point jalouse de ne pas
être comprise dans le large embrassement de son
aîné. Déjà sonv instinct de femme lui a révélé
la différence qui existe dans le cœur de l'homme
entre l'épouse et la sœur... Et toutes ces âmes vi-
brent à l'unisson, et tous les regards attendris se
reposent sur un groupe de quatre petits enfants
beaux comme les plus beaux amours, dansant leur
ronde aux rayons du soleil couchant.
Le modèle de tous ces petits torses vaut celui du
tableau intitulé : De la Chair à canon.
Des fruits sont répandus aux pieds de l'heureuse
famille. Abondance, joies, tendresses, amour, féli-
cité! C'en est trop pour la pauvre humanité. Aussi
la discorde rugit et jure de réduire tous ces bon-
heurs en poussière. Au moment où elle se précipite,
horrible, sur la ravissante idylle que nous venons
de décrire, Minerve s'élance le glaive au poing, le
bouclier an bras, repousse la Discorde et sauve pour
jamais la tranquillité de cette famille bénie.
De tous ces cœurs en liesse, le plus épanoui, ce-
lui qui déborde le mieux, bat assurément dans la
poitrine de cette vieille mère, restée dans l'intérieur
— 264 —
de la maison, appuyée sur le rebord de la porte,
ayant les deux groupes sous les yeux, et portant sur
sa figure tous les caractères d'une adoration sans
réserve !
Outre la grande variété des types qui entrent
dans la composition de ce tableau, on y rencontre
encore une extrême richesse de détails et un grand
éclat dans les fonds.
AMOUR ET FIDÉLITÉ
Le temple de l'hyménée s'aperçoit dans le loin-
tain. Le feu sacré de l'hymen brûle sur l'autel, au
milieu des parfums. Les époux, ivres d'amour, sont
enlacés dans les bras l'un de l'autre. . . — Mais quels
sont donc ces petits bandits qui tirent à droite, qui
tirent à gauche, comme de petits démons qu'ils
sont? Leur nom, demandez-vous? — Eh! vous les
connaissez bien; ne vous ont-ils point dévalisés
déjà? Ils s'appellent les amours, et leur origine se
perd dans la nuit des temps. — D'aucuns affirment
qu'ils sont les contemporains du Père éternel. Bref,
un groupe de ces petits misérables , tire vigoureu-
sement l'épouse, et veut coûte que coûte, l'entraîner
dans la voie fleurie de l'inconstance. C'est alors que
du giron de la femme, s'élance, en montrant ses
dents blanches, le chien, symbole de la fidélité.
Ce n'est pas tout : pendant qu'un autre groupe
d'enfants de... Vénus, monte à 1 l'assaut du mari, le
génie de l'hyménée s'élance comme un trait, et, la
torche de l'hymen en avant, balaie toute la cohue de
ces petits pendards.
Est-ce tout? Point. Une nuée de nouveaux amours
se précipite du haut des airs, et profite de l'absence
du génie protecteur, pour verser de pleines outres
d'eau sur l'autel où brûle le feu sacré.
Comment tout cela finira-t-il?... Les époux sont
pleins de tendresse l'un pour l'autre, — c'est vrai,
— mais ces petits polissons sont bien entrepre-
nants.
Wiertz se réservait d'exécuter en grand ces six
petits tableaux. Cefui-ci se distingue plus particuliè-
rement par le déploiement d'un esprit infini dans la
composition, et par une puissance peu commune
dans l'emploi du clair-obscur.
N° 41
LE SOMMEIL DU PREMIER NÉ
Qui de nous n'a rêvé ce doux rêve enchanteur?
Qui donc n'a~ pas souvenance d'avoir respiré une
fois, fût-ce même en songe, les larges nappes d'air
pur qui circulait autour de ces grands arbres sécu-
laires, en pressant sur son cœur une épouse adorée,
en regardant tous deux le bel enfant qui dort?
Ceux qui l'ont fait, ce rêve, vont ici le retrouver
tout entier, embelli, agrandi. Les déshérités du sen-
timent, ceux dont le cœur ne s'est pas ouvert à ces
pénétrantes aspirations, seront peut-être frappés
d'une révélation subite, en voyant ce tableau. Les
cœurs les plus durs, ainsi que les rochers, ont par-
fois une source vive cachée dans leurs profondeurs
intimes...
La lumière, magistralement distribuée à travers
— 268 —
ce tableau, semble faire jaillir le groupe humain des
masses d'ombre représentées par les arbres du fond.
Ce que nous remarquons surtout ici, outre l'ex-
pression juste et le sentiment profond, c'est la gran-
deur des lignes à travers lesquelles se jouent de
beaux lointains dorés.
N° 42
HUMANITÉ, EN AVANT !
Adieu les fils! adieu les époux! adieu les frères!
— L'Humanité commande : en avant!
Poète, te voici déjà accordant ton luth. Ces yeux',
perdus dans le vague des airs, y cherchent la belle
Inspiration dont la chevelure est faite de rayons et
la ceinture, de flammes. En avant! A la frontière,
soldat. Sers la liberté,, sers le droit, sers la justice et
que tes armes soient fatales aux tyrans !
Dans ce tableau, ma vive sympathie est pour le
robuste ouvrier qui s'en va le râteau et la faux sur
l'épaule. Lui, c'est le paysan, Y homme du pays, la
moelle des nations, le cœur de l'humanité. Lui, re-
viendra au nid paternel. L'hiver venu, il reprendra
sa place au milieu des vieux, dont il soutiendra et
consolera la vieillesse. La mère le sait bien ; elle
23
270
aime tous ses enfants, mais celui-ci est plus près de
son cœur. Aussi, voyez avec quel attendrissement la
pauvre femme lui serre les mains!...
L'Humanité s'élance à travers les airs; son appel
retentit comme le son du clairon. — Le père de
famille implore la protection du destin pour ses fils
bien-aimés,: ils partent, ils sont partis...
C'est surtout cette toile si largement esquissée,
que Wiertz voulait "reproduire en grand.
L'opposition entre Hçs deux mouvements, l'un en
avant, l'autre en arrière, avec prédominance mar-
quée pour la marche en avant, produit un grand
effet pittoresque.
N° 43
LA RONDE AU CLAIR DE LUNE
Aux pays d'Orient, les fêtes se donnent souvent
dans les cimetières que Ton nomme encore : les jar-
dins de la mort.
Les anciens, dont la cendre repose au fond des
mausolées, peuvent ainsi, à travers lès générations
qui se succèdent, prendre leur part des joies de leurs
enfants.
Cette pensée charmante de faire participer les
pauvres morts aux réjouissances des vivants, le
peintre l'a réalisée en disposant dans les branches
du grand arbre qui domine le tombeau, les ombres
entrelacées des vieux parents, revenus pour une
heure, des pays d'outre-tombe.
Les tout petits enfants sont lancés dans une ronde
folle; leurs muscles, si parfaitement dessinés, sont
— 272
frémissants et pantelants. A la droite du spectateur,
des bergers enfantins font la musique de toutes ces
danses. Un peu plus bas, une tète de mort ramène
la pensée de dissolution des formes et d'anéantisse-
ment de la personnalité. A côté, un baiser qui rap-
pelle la création.
Et dans tous ces lointains, aux mystérieuses om-
bres, on voit s'agiter des groupes, aux attitudes les
plus diverses; uae mère qui allaite son enfant, des
assemblées où l'on cause, et, dans le fond, un couple
qui s'éloigne et se perd dans les replis de la mon-
tagne.
Dérober à la lune sa lumière réfléchie, la tamiser,
la dispenser avec une science infinie, à travers les
horizons flottants qui entrent dans la composition
de ce tableau, réussir d'une manière complète,
c'était un tour deïorce que Wierlz pouvait tenter,
mais que beaucoup feront bien de ne pas imiter.
N° 44
MORT POUR LA PATRIE
Le flanc largement ouvert d'un coup de glaive,
couché expirant sur le sol sacré de la patrie, Otriade,
le jeune guerrier lacédemonien , trempant son
doigt aux lèvres sanglantes de sa blessure, écrivait
sur la pierre gisante à son côté : « Je meurs! mais
Sparte a vaincu! »
Dans celte fougueuse peinture, on voit une mère
qui s'est élancée vers son fils, au moment où il tom-
bait enveloppé dans les plis de son drapeau.
Après les premières larmes versées sur le corps
de son noble enfant, la mère s'oublie et la citoyenne
reparait. Dans une exaltation sublime, elle lance ses
bras vers le ciel auquel elle crie : Merci! merci!
d'avoir fait tomber mon fils en combattant pour
la patrie !
23.
— 274 —
Et pendant ce temps, sur les remparts de la cité,
la bataille continue, échevelée, rugissante. Le mou-
vement, dans cette toile est formidable, aussi for-
midable peut-être que dans le combat des amazones,
de Rubens.
Les grandes lignes représentées, d'une part, par
le corps du guerrier mourant, serrant contre sa poi-
trine le drapeau sur lequel est inscrit le mot:pATRu;
de l'autre, par la longue tunique flottante et les bras
levés de cette mère, tout à la fois si misérable et si
glorieuse, produisent un effet magique, encore for-
tifié par ce torrent vivant des soldats qui repoussent
l'assaut.
Ainsi, dans ce poème en six chants, Wiertz a pris
l'enfant au berceau et l'a conduit à travers les étapes
de la vie, jusqu'au jour où il donne tout son sang à
son idole, la Liberté!
N° 45
LE TRIOMPHE DU CHRIST
Nous l'avouons en toute sincérité : nous nous sen-
tons impuissant à traduire ici les impressions que
cette grandiose peinture nous fait éprouver.
Nous nous contenterons donc de donner l'analyse
de l'œuvre, telle que nous l'avons comprise; ensuite,
nous trouverons facilement, dans les comptes rendus
de l'année 1848, une plume mieux exercée que la
nôtre, pour satisfaire aux exigences que le public a
le droit d'avoir, lorsqu'il s'agit de la description d'un
pareil tableau.
Le sacrifice du calvaire avait racheté l'homme de
ses fautes, de ses crimes; le mai était vaincu...
Néanmoins les légions infernales veulent tenter de
nouvelles batailles. Satan, fier, superbe et splendide
de beauté, malgré les traces dont la foudre céleste
— 276
sillonna jadis son front, commande les sombres
cohortes.
Au plus fort de la bataille, lorsque les armées
célestes fondent en bataillons serrés sur leurs noirs
ennemis, le grand crucifié se dresse au sein de nim-
bes lumineux, les bras cloués sur la croix du Cal-
vaire, la tète penchée sur sa poitrine comme à l'ins-
tant du dernier soupir, le côté entr'ouvert par cette
plaie béante d'où s'échappent encore quelques gouttes
de ce généreux sang, rosée féconde, tombée sur la
terre pour régénérer le genre humain.
Devant la grandeur sereine de l'immortelle vic-
time, Satan, que rien n'a pu fléchir, ni la foudre
céleste, ni le glaive de feu des archanges, Satan se
courbe terrifié. Son bras gauche voile à demi sa face
éblouie par les splendeurs qui rayonnent de la tète
du Christ; ses longues ailes se dressent frémissantes;
il va reprendre son vol vers les régions désespérées.
À gauche, un maudit ferme ses yeux brûlés par la
lumière divine et, dans un accès de rage impuis-
sante, il enfonce profondément ses doigts dans sa
poitrine. — C'est un jeu du hasard, sans doute,
mais nous avons été frappé de la ressemblance qu'il
y a entre les traits de ce réprouvé et ceux du pre-
mier Bonaparte. A la droite de Satan, un démon
terrassé traîne déjà son pied dans la lave infernale
qui le suit comme une traînée de feu.
La situation de ce groupe central est d'un drama-
tique inouï. Au dessus, c'est le Christ en croix qui
écrase les dénions de torrents de lumière; au des-
— 277
sous, ce sont des océans de flammes qui semblent
ricaner de joie chaque fois qu'un maudit plonge dans
leurs ondes de soufre; au devant, c'est un ange,
miracle de peinture, qui passe en sifflant comme une
flèche vivante et vient frapper de son épée flam-
boyante le groupe des vaincus. — Il nous paraît
impossible de dramatiser d'une façon plus intense
une composition picturale.
A droite et en haut du tableau, on admire un
céleste combattant qui, les mains pleines de foudres,
appelle les saintes phalanges à la lutte. Un autre, les
ailes serrées contre les épaules et les flancs, fond, à
la manière des oiseaux de proie, au plus épais de la
mêlée.
Les archanges les plus rapprochés de la croix
triomphale du Christ, chantent l'hosannah de la
rédemption.
La partie gauche du tableau est remplie par un
groupe dispose dans un arrangement d'une épou-
vantable audace. L'archange Michel plonge son invin-
cible lance dans un groupe de damnés qui hurlent
bien plus des désespoirs de la défaite, que de la dou-
leur produite par les blessures du fer. Au plus haut
de cette glorieuse page et dominant le groupe dont
nous venons de parler, un esprit, tout fulgurant
d'audace, s'élance les bras tendus, tandis que ses
mains laissent pleuvoir la foudre sur la tète des
damnés. Cet ange semble doué d'une telle puissance
qu'on croirait qu'il va pulvériser un monde. Le ser-
pent vaincu replonge dans la fournaise ardente, en
278
laissant échapper cette funeste pomme, principe de
tant de luttes et de tant de misères.
La tête du Christ est la plus haute et la plus noble
expression de la figure humaine divinisée par la souf-
france. Quelle mansuétude et quel caractère d'inef-
fable pardon il y a dans cette attitude penchée vers
le groupe infernal ' !
La conception de ce divin visage appartient tout
entière à Wiertz ; son pinceau s'est inspiré de son
génie, sans aucune préoccupation étrangère.
L'expression de « sublime ! » a été souvent em-
ployée pour caractériser l'ange exterminateur à la
draperie rouge qui, dans la pose, le jet de la tunique
et le doigt tendu de la main gauche, ressemble à une
flèche lancée dans l'espace.
En ce qui touche le grand vaincu, voici comment
il était étudié dans son double caractère physique et
moral, par le critique du Moniteur belge le 10 sep-
tembre 1848 :
« Satan est vaincu. Jeté sur un faisceau d'autres
anges compagnons de sa chute, groupe encore sus-
pendu au dessus du lac de soufre, Satan, le corps
affaissé, les membres gisants, voile d'un bras dé-
sarmé sa face orgueilleuse et superbe; les rayons du
Dieu vivant tombent droit sur lui et éclairent, au
milieu des ténèbres, ce corps admirable de souplesse,
de force, de grâce et de virilité. Relevée sur ses ailes
1 Une heure après la mort de Wiertz, alors que ses traits avaient
eu le temps de reprendre leur sérénité, je fus frappé de la ressem-
blance de son visage avec celui de son Christ.
— 279 —
encore déployées, sa longue chevelure flotte au ha-
sard; ses traits réguliers et beaux, moelleux comme
ceux d'une femme , portent l'empreinte du courage
vaincu, mais d'une fierté indomptable. Aucun pli de
colère, aucun sillon de désespoir n'y a laissé sa trace
et ne souplle l'héroïque beauté de l'archange; il est
impassible et calme comme l'éternité; il y a pourtant
de la douleur dans ce visage, mais il ne se repent
point; son regard seul dénote qu'il se reconnaît
vaincu. Un des chefs de ces hordes bannies; un
autre ange déchu, soutient du dos le corps de Satan ;
déjà plus près de l'abîme, il se vautre dans ces flots
ténébreux, et en fait jaillir une traînée embrasée,
tandis que de l'autre côté, le corps renversé, la tête
en arrière, les yeux fermés d'où s'échappent des
larmes, un esprit révolté mais repentant, dans l'en-
fer, présente son visage aux rayons du Sauveur. Sa
douleur est muette, résignée, il veut concentrer et
son désespoir et son repentir, mais son geste dément
le calme de ses traits, et sa poitrine s'ouvre sous la
pression de ses ongles sanglants. »
Un poète que la mort vient de frapper il y a
quelques années, M. E. Wacken, après avoir ad-
miré le Triomphe du Christ, écrivit les vers suivants
sur le registre de l'atelier :
« A ANTOINE WIERTZ
« Je vois sur cette loile où ton rêve s'anime,
« L'image de ta vie et de tes longs combats.
« Tu soutiens, pour monter sur un faîte sublime,
« Des luttes de géants qui ne te lassent pas.
— 280 —
« Satan, pour t'entraîner avec lui dans l'abîme
« Où tout un monde impur s'écroule avec fracas,
« Le front tourné vers toi comme vers sa victime,
« Te promet du regard les trésors d'ici bas.
« Mais un ange vainqueur s'élance dans l'espace;
« Sa route, c'est la gloire, et tout fuit lorsqu'il passe
« En balayant les airs de son glaive de feu.
« Le vol de cet archange est le vol du génie :
« Rien ne l'arrêtera dans sa course infinie,
« Car il est emporté par le souffle de Dieu. »
N« 46
'M
LE SOUFFLET DUNE DAME BELGE
Hourrah! le feu est aux quatre coins de la ville!
Les soudards sont maîtres de la place. Partout des
cris, des lamentations. Le coffre-fort est forcé, la
couche est forcée; — tout ce qui constitue le droit
et la sainteté du foyer, — anéanti !
Une femme surprise dans son lit par un soldat
ivre de .sang et de luxure, s'est échappée jusque sur
le balcon de sa demeure. C'est là que nous la voyons
dans ce tableau, c'est là que le troupier la rejoint,
la saisit à bras le corps, la déchire, jusqu'à ce que
son vêtement de nuit ne tienne plus que par quelques
fibres : la pauvre femme va être terrassée... Heu-
reusement qu'en s'échappant de son lit, elle a pu
mettre la main sur une arme, et, de cette arme elle
sait se servir. — Au moment où le soudard va com-
24
— 282 —
mettre son attentat, une explosion se fait entendre
et le crâne du héros saute en l'air avec son épaisse
cervelle.
Ce tableau a été terminé en six heures.
La pensée est des plus hardies, l'exécution auda-
cieuse et faciIe,J'expression saisissante et vraie.
La tète de la femme est admirable de terreur,
d'indignation, décolère; le geste du bras qui tient le
pistolet est d'une remarquable vigueur.
Au second plan, on voit la ville incendiée; des
flammes dardent jusque sur le balcon où la scène se
passe.
Ce sujet a été composé par le peintre dans le but
de prouver qu'il serait bon, pour résister à de pa-
reils attentats toujours possibles, que les femmes
fussent un peu exercées au maniement des armes. —
Quand l'homme se bat au loin pour son droit et sa
liberté, il est urgent que la femme puisse au moins
tenter de défendre son foyer.
Wiertz a donné l'idée d'établir un tir spécial pour
les dames, en promettant de faire le portrait de l'hé-
roïne victorieuse au concours.
(Peinture mate.)
N° 47
LA CIVILISATION AU XIXe SIÈCLE
Toute civilisation sera précaire, tant que les ar-
mées permanentes existeront.
L'armée permanente est une institution barbare,
opposée à tout développement harmonique de l'hu-
manité. Avec les armées permanentes, il ne peut y
avoir ni liberté, ni dignité pour les peuples.
Les armées permanentes sont l'éternelle menace
qui insulte au bon sens et à la vertu des sociétés.
L'armée permanente, c'est la tyrannie crucifiant
les nations, c'est la corruption entraînant après elle
toutes les immondices de l'oisiveté : — aux régi-
ments de soldats il faut des régiments de filles.
Meurtre et prostitution, voilà les aînés de l'armée
permanente.
Lorsque l'armée s'amuse, elle est dissolvante des
— 284 —
mœurs; lorsqu'elle se rue dans la bataille aux com-
mandements de la mort, l'horreur déborde sur la
terre.
Voyez-les, ces soldats représentés dans le tableau
de Wiertz, comme ils poursuivent cette pauvre
femme qui fuit, emportant un enfant posé contre
son cœur, et tenant à la main une boîte renfermant
quelques pauvres bijoux. Elle enjambe la fenêtre,
elle va s'élancer dans la rue... une minute encore et
elle est sauvée!.. Mais la voici qu'elle laisse tomber
le coffret, convoitise des bandits, et de tous ses tré-
sors ne garde que son enfant. L'emportcra-t-elle, au
moins? Hélas! il est trop tard. La soldatesque en
délire l'ajuste comme une cible; elle tombe, le dos
et la poitrine troués de balles.
La crainte, l'angoisse, l'effarement, la douleur
sont gravés sur les traits de cette pauvre créature.
— A côté d'elle, les briques du mur qui fait rebord
à la fenêtre, sont mordues par les coups de feu.
Ce tableau, outre le grand éclat, qui est l'âme du
procédé découvert par le peintre, est encore extrê-
mement remarquable par la hardiesse de ses rac-
courcis et la vérité dans l'expression des figures.
UNE SCÈNE DE i/ENFER
Cette toile, fulgurante d'audace, enchaîne devant
elle la foule frémissante et terrifiée. C'est une lu-
gubre scène puisée dans l'histoire de tous ces héros
tauriques dont je ne sais quel instinct brutal a fait
les demi-dieux de tous les siècles. Il est là, le con-
quérant, les bras croisés, les regards plongés dans
l'infini du désespoir, l'éternelle flamme l'environne
et 1e mord, il ne sent point ces morsures! Ce qui
écrase le maudit, ce qui terrifie ce front de bronze,
que la main blême de la peur n'effleura jamais, c'est
une trombe de malédictions qui fond sur lui rugis-
sante, échevelée; c'est l'humanité éventrée, ramas-
sant ses lambeaux de chair, tendant la coupe san-
glante à ses veines ouvertes et hurlant aux oreilles
du héros effaré : « Bois ce sang, maudit ! C'est celui
24.
de mon fils que ta gloire a tué. Dévore ce lambeau,
ogre féroce, c'est un tronçon de mon époux écrasé
sous ton char de victoire... »
Cette page de peinture est la plus mordante sa-
tire que Ton puisse déverser sur la tauromachie
guerrière.- Il appartenait à l'homme, dont le pinceau
a produit ce sombre chef-d'œuvre intitulé : Trois
Minutes d'une tête^ coupée, et qui est un énergique
plaidoyer contre la peine de mort, il lui appartenait,
dis-je, de marquer d'un fer rouge l'épaule des Cé-
sars, triomphant sur des montagnes de cadavres.
La tête de Bonaparte est un trait de génie. Je
ne sache pas qu'on ait jamais poussé plus loin le
sentiment de l'expression vraie.
La gamme de toutes les passions humaines vibre
à travers ces diverses figures. Tout y est, depuis la
tendresse éplorée de la vierge, jusqu'aux grince-
ments de dents de la jeune épouse qui lance un
tronçon de cadavre aux lèvres du maudit.
Je le répète : ce tableau produit un formidable
effet sur ceux qui l'examinent.
No 49 ^ ^
LES PARTIS JUGES PAR LE CHRIST
C'est bien encore le Christ des Évangiles que re-
présente ce tableau de Wiertz, mais ce n'est point le
hardi flagellateur, dont la main armée du fouet aux
sept lanières, chassait du temple les vendeurs sacri-
lèges; non plus celui qui, sentant brûler sur ses
lèvres les charbons ardents dont parlent les pro-
phètes, criait, l'âme pantelante d'indignation, aux
scribes et aux pharisiens : « Race de serpents! race
« de vipères! vous n'êtes que des cercueils blan-
« chis! » — Non : le Christ qui est là sous nos
yeux, c'est l'homme aux attendrissements doux et
profonds. Il ne lutte plus; il pleure : « Mon père,
éloignez de mes yeux ce calice d'où déborde l'amer-
tume. » Des larmes sillonnent sa face navrée; sa
main voile son regard, et son geste repousse une
— 288 —
horrible vision qui le terrifie, lui, le victorieux de la
mort! Ah! c'est qu'aussi, il faut le dire, Wiertz a
jeté dans le fond de son tableau une scène à remuer
l'àme des dieux. La triple couronne de Saint-Pierre,
le bandeau royal, et le bonnet phrygien caracté-
risent là trois symboles qui s'élreignent dans un
duel sans Merci. Jésus de Nazareth avait dit:
« Fraternité aux hommes et paix sur la terre. » —
Tiens! répond l'individu royal, en plongeant son
glaive dans la gorge du prolétaire, qui lui arrache
sa couronne et lui ploie le front dans la poussière.
— « Si l'on vous a frappé sur la joue droite, tendez
« la joue gauche et ne murmurez point, » disait le
.Christ trop miséricordieux. — Maudit! s'écrie le
pape! oses-tu porter une main sacrilège sur ma face
sacrée. Et, à coups redoublés, avec de grands gestes
de forgeron, il martèle sans répit le crâne de celui
que son maître lui avait enseigné à chérir comme
un frère! Ce n'est pas tout... ironie dû destin, san-
glante leçon ! Avec quelle arme frappe-t-il celui qui
s'assied sous les voûtes du Vatican, d'où il prétend
commander à la terre? Le devineriez-vous? — Avec
la croix du calvaire. Et le Christ pleurant sur la
haine et la rage des hommes, voit son image cruci-
fiée servir de massue homicide, aux mains de
l'homme dont les lèvres ne devraient jamais laisser
échapper que les mots : paix, concorde, clémence!
N° 50
£6
LES PARTIS SELON LE CHRIST
Rédemption! crie cet homme du peuple, au torse
puissant, au geste inspiré. Rédemption et frater-
lernité! Et d'une main, il secoue ses fers brisés, tan-
dis que de l'autre, il presse sur sa poitrine élargie
par le souffle de la victoire, ses ennemis de trente
siècles. II pourrait les écraser; il les embrasse. —
Avec quelle tiédeur le roi et le pape répondent à la
chaude étreinte de ce généreux citoyen! Je ne sais
pas au juste ce que le pape demande au ciel, vers
lequel il lève les yeux, mais il est facile de lire dans
le regard de ce monarque au manteau de pourpre,
la nature des pensées qui s'agitent dans son sein.
Oh! s'il avait encore sa bonne armée, comme il se
débarrasserait de ce maudit prolétaire! Ce n'est pas
avec lui qu'il le ferait fraterniser, mais bien avec la
potence.
290 —
Actuellement, il faut en prendre son parti, hélas!
Il ne faut même pas avoir l'air de rechigner, car le
gaillard qui les embrasse, n'aurait qu'à serrer un
peu plus fort pour les étouffer.
Dans le coin, à droite, la flamme et la fumée
s'élancent d'un bûcher, sur lequel ont été déposés,
pour y être réduits en cendres, les attributs orgueil-
leux des différents partis. — II n'y a plus qu'un
parti, désormais : celui de l'humanité; — qu'un
symbole : le travail. — Disparaissent donc à jamais
tiare, couronne et bonnet phrygien.
Cette toile est si brillante de couleur, que nous
avons vu placer auprès d'elle des esquisses faites
d'après des tableaux des grands maîtres italiens et
flamands, et que ces esquisses, dans ce dangereux
voisinage, tombaient tout à fait dans le terne. —
Du reste, il serait facile aux peintres actuels d'en
faire l'expérience.
N° 51
PAUVRES ORPHELINS !
Derrière ces planches de bois blanc, clouées en
forme de cercueil, quel cadavre est donc renfermé?
De ces pauvres désolés, est-ce le père, est-ce la
mère que Ton va tantôt porter au cimetière? Je ne
sais, mais j'affirmerais volontiers que c'est la mère.
Il y a dans la douleur de ces enfants une expansion
qui vient du fond des entrailles, et la mère, plus que
le père, nous tient par les entrailles.
Au milieu de ces déchirements, les deux hommes
qui emportent le cercueil sont navrés de la détresse
des petits. La tête du vieillard est belle, vraie, atten-
drie; quant au charpentier, qui porte dans la poche
de son pantalon les instruments avec lesquels il
vient de clouer la bière , on dirait qu'une sueur
d'angoisse perle sur sa figure.
— 292 —
Le frère et la sœur, qui enfoncent leurs ongles
dans le bois pour s'y accrocher et empêcher ainsi la
sortie de la pauvre morte, sont taillés en pleine ac-
tion, en pleine vérité.
Dans le fond du tableau, une jeune fille, à la-
quelle son âge un peu plus avancé que celui des
autres petits a déjà fait connaître la résignation,
pleure toutes les larmes de son cœur et semble crier
miséricorde au destin. — L'aînée des enfants, se
sentant défaillir, rentre dans la chaumière, tandis
que la plus petite, qui n'a rien compris ni à la ma-
ladie ni à la mort de la défunte, sent comme une
crainte et une tristesse instinctives l'envelopper. On
vient de lui prendre sa mère; elle n'en a pas con-
science. Pourtant une voix d'au dedans lui dit qu'on
a volé quelque chose à la maison et que l'on pour-
rait bien lui voler sa poupée. Aussi, voyez comme
elle la serre dans son tablier...
Ce tableau a été fait très rapidement, afin de pou-
voir être exposé dans le musée le jour où l'on y
donna un concert au profit d'une pauvre veuve,
mère de plusieurs enfants, dont le mari avait été
écrasé sous les décombres d'une maison en construc-
tion, écroulée depuis peu. — Le peintre avait écrit
au bas de son œuvre :
Appel à la bienfaisance
Ceux-là qui estiment et recherchent le vrai réa-
lisme, trouveront dans cette toile de quoi satisfaire
— 293 —
leurs plus grandes exigences. Ici, le sentiment du
réel est dépouillé de tout artifice. — Au fond du
cercueil, on a placé un lit de paille, — c'est moins
froid, — ce détail se devine d'un coup d'œil, en
voyant un brin de paille glisser à travers les plan-
ches mal jointes de la bière.
Composition habile, sentiment profond, perspec-
tive aérienne du cercueil, mouvement pittoresque,
profondeur, etc., tout se trouve réuni dans cette
scène à un degré vraiment supérieur.
2S
N° 52
UN MARIAGE PATRIARCAL
Le sujet : Tobie vient d'épouser la fille du pa-
triarche; les noces sont terminées; il emmène sa
femme vers les champs paternels. L'ange fait la
conduite au jeune couple. Les vieux parents, le
cœur gros, rentrent dans leur demeure ; la mère et
la fille échangent de loin un dernier geste de ten-
dresse. Ils sont partis.
Ce que le peintre voulait avant tout, c'était de
tenter de peindre le paysage au moyen de son pro-
cédé mat. C'est aux hommes de l'art à dire s'il a
réussi. Pour lui, la question n'était plus douteuse,
le procédé mat servait merveilleusement l'œuvre du
paysagiste. Aussi, dans les rêves gigantesques qu'il
caressait depuis plusieurs années, entrait la pensée
de peindre toute une genèse, toute une création pre-
mière, au moyen de ce précieux procédé.
-,,\ » 53
LE CHIEN DANS SA NICHE
Wierlz riait chaque fois qu'il voyait un des visi-
teurs de Tatelier.se reculer vivement, en se trouvant
en face de son chien... peint. Et la chose n'est pas
arrivée une fois, mais bien des centaines de fois. Il
faut dire aussi que ce sujet offre le trompe-l'œil le
mieux réussi qui se puisse voir.
N° 54
UN GRAND U% LA TEKRE
Trouver un aspect nouveau, une forme nouvelle
à donner au sujet qu'il traite, est aujourd'hui pour
le peintre une des plus grandes difficultés à sur-
monter. Tous les sujets imaginables ont été à peu
près traités. Tous les tableaux, à peu d'exceptions
près, offrent un ensemble qu'on a déjà vu quelque
part.
Mais ici, l'aspect est si neuf, si imprévu, si ori-
ginal que le spectateur ébahi s'arrête, comme mal-
gré lui, forcé tout d'abord de subir les impressions
qu'un pinceau magique lui a préparées.
Voici le sujet du tableau :
Dans l'Odyssée, Ulysse raconte qu'après avoir ar-
raché ses compagnons aux doux énervements d'une
île habitée par des1 mangeurs de lotos, les vents con-
traires le jetèrent sur un rivage inhospitalier ha-
297
bité par une race de cyclopes « peuple sauvage et
féroce, b
Ulysse, toujours prudent, donne Tordre aux
hommes qui le suivent, de l'attendre près du rivage.
Choisissant ensuite une douzaine de soldats bien dé-
terminés, il s'âvgjiçe résolument avec eux dans l'in-
térieur des terres*. \
La petite troupe n-'alla pas bien loin avant de se
trouver à l'entrée d'urie affreuse caverne.
<c Là demeure un. terrible géant (Polyphème).
« Monstre horrible, il inspire l'épouvante ; il ne res-
« semble point à la race que nourrit le froment; on
« croit voir un roc isolé, dont le front hérissé de
« forêts domine toute une longue chaîne de mon-
« tagnes. »
Ulysse et ses compagnons emportaient dans leur
excursion, une série d'outrés remplies d'un certain
petit vin avec lequel ils espéraient bien avoir raison
de leurs ennemis, peu habitués sans doute aux ca-
resses du « doux nectar. »
Les Grecs, dirigés par leur chef, pénètrent, non
sans effroi, dans l'antre du cyclope.
Polyphème était encore errant dans la montagne.
A peine les naufragés s'étaient-ils établis dans la
caverne depuis quelques instants, que le géant rentre
et ferme la porte de sa demeure. — Cette porte était
tout simplement une immense roche, dont vingt chars
roulant « à quatre roues n'auraient pu ébranler la
masse. »
Cela fait, Polyphème s'occupe des soins de son
— 298
ménage et commence par allumer son feu. — La
flamme brille, pétille, s'élance : la caverne est enva-
hie comme par une marée de lumière.
Tout à coup un rugissement terrible se fait enten-
dre; l'œil du cyclope vient de découvrir les étran-
gers. Le discours que cet homme terrible tient aux
intrus qui ont osé pénétrer dans sa demeure, les fait
frémir jusque dans la moelle de leurs os. — « Nos
« cœurs se brisent de terreur, » dit Ulysse dans
l'Odyssée.
II y a dans ce tableau- de Wiertz un sentiment qui
s'exprime avec une incroyable énergie. — Ce senti-
ment est celui de la justice qui soulève la conscience
humaine contre les violences de la force brutale.
Ulysse peut être écrasé entre deux doigts du géant,
tous ses compagnons sont fous de terreur, qu'im-
porte! il tire son glaive pour combattre. Ce mouve-
ment-là pourrait-il jamais paraître ridicule par l'excès
même de son audace ! — Non ; il est sublime ! car il
est inspiré par le double sentiment du droit et de la
justice.
Les peintres seuls pourront dire toutes les diffi-
cultés de dessin qui ont été vaincues.dans ce tableau.
La puissance du coloris, la hardiesse de la lumière
sont à la hauteur de ce que l'artiste a fait de mieux.
Il a fallu de bien ingénieqses combinaisons de clair-
obscur pour détacher ainsi tous les objets en trompe-
l'œil.
Pour montrer jusqu'où la peur peut entraîner
l'espèce humaine, Wiertz a figuré l'impossible et il est
— 299 —
resté vrai : on voit à droite et en bas, un des com-
pagnons d'Ulysse, poussé par une folle terreur, em-
brasser le cadre et sortir du tableau.
Quand on examine le pied de ce géant écrasant
une tète, comme une coquille de noix, on a immé-
diatement l'idée de la mesure de sa force et de sa sta-
ture.— On a, du reste, un avant-goût de cette force
en voyant Polyphème broyer entre ses dents la jambe
d'un soldat grec.
L'enchaînement des grandes lignes est ici telle-
ment habile, que tout semble fuir devant le pied et
la main du cyclope,
(Peinture mate,)
N° 55
LA PUISSANCE HUMAINE N A POINT DE LIMITES
AVEC CETTE LÉGENDE
« Quand, plein de foi dans sa haute destinée, l'homme
« aura oublié les petites choses qui l'occupent encore
« aujourd'hui ; quand, par ses études profondes, ses nom-
« breuses découvertes, la nature sera devenue obéissante
« à sa voix, son génie alors s'emparera de l'étendue des
« airs, il y établira sa demeure, touchera du doigt les
« étoiles, et, toujours avide de grandeur et de puissance,
« il ira jusqu'à démolir au gré de ses désirs, ces milliers de
« mondes qui roulent dans l'immensité des cieux. »
Ce tableau est, sans contredit, le plus audacieux
de ceux qui constituent la série de l'histoire de l'ave-
nir de Vhumanité.
Ce n'est plus seulement notre monde sublunaire,
qui est soumis dans toutes ses puissances au génie de
l'homme, c'est l'univers entier.
L'espèce humaine a pris possession des incom-
mensurables plaines des airs. — Hommes, femmes,
— 301 —
enfants vont, [viennent, nagent, volent à travers
l'océan de l'Ether.
Un être symbolique, représentant la puissance du
génie humain, s'élance, à travers l'espace, jusqu'aux
confins des mondes qui roulentdans l'immensité. Cet
homme, ce ganie^est entouré d'un cortège de gra-
cieuses créatures qui semblent l'encourager dans ses
nobles efforts. — Dans ce monde rêvé, la femme a
conservé son adorable rôle de tendresse et d'attache-
ment. Celles qui entrent dans l'ensemble du groupe
principal, s'enlacent, comme de caressantes lianes,
autour de celui qui représente la puissance du gé-
nie. L'homme, arrivé près de la sphère qu'il veut
conquérir, y imprime vigoureusement la trace de
son doigt; la femme, tout à la fois enivrée, atten-
drie, semble plutôt vouloir caresser la conquête que
la saisir avec un geste de domination. Toutes ces
nuances si bien soutenues, qui traduisent les diffé-
rences de tempérament et de caractère, témoignent
une fois de plus avec quel esprit de suite et quelle
certitude d'idée le peintre institue sa composition.
Le groupe principal de ce tableau est rayonnant
de lumière, d'élégance et de modelé : on dirait un
coup de soleil au milieu de l'atelier. — Il nous semble
que l'on ne peut guère porter plus loin la science
du clair-obscur, ni exprimer l'intensité lumineuse
d'une façon plus hardie.
Au point de vue de la forme et du coloris, rien de
plus suave que cette femme vue de dos, et qui semble
s'enchaîner aux destinées du génie de l'homme.
302
À droite et à gauche du tableau, d'audacieux mor-
tels étreignent les sphères célestes dans leurs bras
nerveux, les brisent et les reconstituent au gré de
leur volonté. — Les efforts sont immenses, mais la
grandeur des\ résultats semble égaler l'homme à
Dieu...
Au dessoude cette grande scène, on remarque
un amour encbormiYEt, comme pour témoigner de sa
puissance, tandis que les hommes s'agitent et luttent,
lui sommeille avec le monde dans ses bras. — Cet
enfant offre aux yeux du spectateur un très bel effet
de raccourci. — Dans le coin du tableau, à droite, un
vieillard, frappé d'étonnement et d'admiration, hé-
sile à croire à toutes ces merveilles, lorsqu'un jeune
homme lui en explique la vivante réalité. Un peu plus
bas, un femme embrasse son enfant dans un élan
passionné; elle semble le bénir de ce qu'il a reçu la
vie en des temps si merveilleux.
L'audace est grande de voyager ainsi le pinceau à
la main à travers le royaume d'Utopie; et c'est à peine
si nous oserions suivre le peintre dans ses concep-
tions, si nous ne savions que l'utopie d'hier est sou-
vent la réalité de demain. Et puis, que faudrait-il
pour que ce rêve devienne une vérité? — La con-
naissance d'une loi... dont ce n'est pas le lieu de
s'occuper ici.
[Pointure *mate.)
N° 56
LE LION DE WATERLOO
On a de tout temps blasonné les nations comme
les individus. Si nous examinons les caractères sym-
boliques dont on s'est servi à cet usage, nous sommes
forcés de reconnaître que la barbarie et la férocité
ont seules présidé au choix de ces déplorables sym-
boles.
Regardez sur les étendards des différentes nations
de l'Europe et vous n'y verrez resplendir que des
images de bêtes carnassières etrugissanles. — 'Comme
l'exhibition de cette ménagerie doit inspirer le goût
de la fraternité aux peuples! comme cela doit leur
faire respirer le désir du calme, de la paix, du tra-
vail.
— Nous devons rendre justice à la France, qui
s'en est spirituellement tenue aux volailles. — Ne
— 504 —
parlons pas de l'aigle; ce brigand des airs ne pose
là qu'accidentellement.
La Belgique a pris le lion «qui s'abreuve de sang»
comme dit le poète.
L'Angleterre s'est donné les léopards, féroces et
traîtres.
Enfin nous n'en finirions pas si nous voulions ci-
ter toutes les expressions de haute barbarie dont on
s'est servi pour blasonner les nations.
. Quoi qu'il en soit, nous voici en face de deux com-
battants, le lion et l'aigle.
Le lion, fatigué sans doute de sa trop grande pla-
cidité, s'arrache de son socle de pierre et bondit dans
la plaine. Au lever du soleil, l'aigle déchirait sur un
quartier de roche, une proie volée quelque part pen-
dant la nuit. — Le lion l'aperçoit, fait un nouveau
bond et l'oiseau piailleur se trouve saisi entre des
griffes qui lui brisent les deux ailes en une seconde.
— Le sol est jonché de plumes, la roche est teinte
de sang; Paigle a beau se débattre, il est broyé.
Aux cris de rage poussés par les deux combat-
tants, toutes les patrouilles grises d'oiseaux de nuit,
d'oiseaux-mouchards s'envolent à tire-d'ailes et sans
bruit : ceci est déjà un très bon résultat.
Un grand soleil, certainement celui de la liberté,
surgit derrière la butte de Waterloo.
Un journaliste français, emporté par un excès de
zèle qu'il ne nous plaît pas de qualifier, a vu dans
l'exposition du tableau de Wiertz, une menace d'in-
vasion de la France par la Belgique. De là une
— 305 —
terrible objurgation qui se termine par les lignes
suivantes :
« Le jour où la France renversera le lion de Wa-
« terloo, sera le premier de la grande réconciliation
« des peuples saluant avec joie le triomphe de la
« France; et, ce jour-là, une immense acclamation
« s'élèvera joyeuse vers le gouvernement qui l'aura
« amené. »
Gomme on le voit, il faut d'abord se battre un peu
avant de s'entendre, il faut s'égorger pour s'embras-
ser. — Allez, allez, monsieur, laissez la France
tranquille et ne mêlez point les peuples qui ne de-
mandent qu'à vivre dans la paix et le travail, à toutes
vos scènes de ménagerie. Les peuples n'aiment
point les aigles, ni les lions, ni les léopards, ils ne
savent que trop, hélas! quelle chair sert de pâture
à toutes ces bêtes féroces.
Mais revenons à nos moutons : je veux dire, à
notre lion.
Tout ce que l'on voit dans ce tableau ne pose point
comme ferait un âne, une chèvre, un bœuf. Pour
saisir l'attitude et la colère du lion comme l'a fait le
peintre, il a fallu prendre, pour ainsi dire, la nature
au vol.
Ce que l'on voit ici ne peut être que la reproduc-
tion d'une image traversant la rétine du peintre, avec
une rapidité cent fois plus grande que sur l'objectif
du photographe.
— En quelle circonstance l'artiste a-t-il vu un lion
dévorant un aigle? En quel lieu et de quelle manière
26
— ÔOO —
a-t-il pu voir les modèles de la chute des géants, ainsi
que les modèles des démons fuyant devant le Christ.
— C'est le secret de son génie.
[Peinture mate.)
N° 57
LA FUITE EN EGYPTE (a l'ÉGLISE SAINT-JOSEPH)
Le peintre a écrit dans l'un des coins de son ta-
bleau : « Donné à l'église Saint-Joseph à la condi-
« tion de pouvoir le reprendre plus tard pour en
« rendre un meilleur. — Bien faire est une ques-
« tion de temps. »
Voici les jolis vers que Mme Defontaine-Coppée a
composés sur le tableau dont nous parlons :
Par ton pinceau divin, moderne Michel-Ange,
Protée audacieux,
Tu fais voir aux regard la beauté sans mélange
D j la terre et des cieux.
Comme un coursier sans frein qui dévore la plaine
Et qui marche à l'écart,
Artiste, tu parcours cet immense domaine
Que te dévoile l'art.
— 308 —
Et parfois quand la femme apparaît à ton âme
Dans toute sa beauté,
Alors tu prends au Ciel un rayon de sa flamme,
Et ton cœur excité
Descendant des hauteurs des toiles gigantesques
Comme l'aigle des monts,
Laisse là pour un jour les luttes titanesques
Les anges, les démons...
Et comme on voit sortir la vierge d'une rose
Sounant de bonheur,
Une femme apparaît, sainte métamorphose
Des rôves de ton cœur.
Et nous la contemplons cette Vierge candide,
Chaste reine du Ciel,
Comme le pur reflet de la beauté splendide
Dont brille l'Éternel.
Elle fuit, la tempête agile le feuillage,
Le Ciel est obscurci,
L'enfant Jésus porté sur l'âne de voyage
Repose sans souci ;
Joseph est agité d'inquiétudes sombres, .
Il est silencieux,
Mais la Vierge est brillante au milieu de ces ombres.
Comme un astre des deux,
On reconnaît en elle une vierge, une reine,
A sa sérénité,
Et le simoun brûlant qui passe, effleure à peine
Son front plein de beauté.
Nous voici à la fin de notre tâche en ce qui con-
cerne la description de l'œuvre picturale de Wiertz.
Avant de commencer l'analyse delà section de sculp-
ture, nous voulons reproduire ici quelques mots de
profession de foi artistique que nous avons entendus
de la bouche de l'illustre peintre :
« Je considère tous ces tableaux que vous voyez,
— 309 —
« nous disait-il, comme des études, des tentatives,
« des essais après lesquels, si le destin me prête
« vie, je commencerai la production d'une série
« d'oeuvres qui donneront alors la véritable mesure
« du point où je veux atteindre. »
Quelle était cette série d'œuvres dont il voulait
parler? Il m'en a entretenu longuement, il y a deux
mois à peine. J'en dirai deux mots dans un rapide
épilogue ajouté à ce volume.
SCULPTURE
HISTOIRE DE L'HUMANITÉ -EN QUATRE ÉPOQUES
GROUPES EN PLATRE
(Ces groupes devaient être reproduits en marbre sur de hautes proportions.)
lre ÉPOQUE. — NAISSANCE DES PASSIONS
Le sculpteur fait commencer son histoire de l'hu-
manité à l'époque de la naissance de l'homme, indi-
quée par la Genèse. Le premier groupe représente
donc Adam et Eve. Adam mollement assis, semble
être plongé dans les plus innocentes rêveries, lors-
qu'il est tout à coup sollicité par un léger attouche-
ment; c'est Eve qui, déjà séduite, s'est avancée
doucement derrière lui. Sa démarche serpentine
annonce de prime abord une coupable intention.
Voyez comme sa pose est pleine de volupté et de sé-
duction ! D'une main elle tient la pomme fatale qu'elle
cache derrière son dos; de l'autre, elle comprime
la bouche d'Adam. Ruse naïve et charmante! — La
pomme qu'elle veut offrir, elle n'ose la montrer en-
51f>
core; avant tout, ne faudra-t-il pas qu'elle avoue sa
faute, et, en l'avouant, quels reproches ne vont-ils
pas sortir de la bouche d'Adam? Donc la pomme,
s'est dite l'innocente coupable, la pomme je dois la
cacher, la bouche je dois l'empêcher de s'ouvrir
pour gronder. Ainsi, à l'abri d'une question embar-
rassante, d'un refus ou d'un reproche peut-être, la
voilà, la belle rusée toute confiante dans le succès
des charmantes minauderies de ses yeux humides
d'amour, de ses voluptueuses caresses, la voilà bien
sûre de vaincre, bien sûre de parvenir à satisfaire
son plus ardent désir. Aux charmes de la séductrice
Eve, vient se joindre l'adresse du serpent séducteur.
Le reptile malin, de sa queue ondoyante, effleure le
bras d'Adam qu'il paralyse et ne lui laisse de force
que juste ce qu'il lui en faudra pour accepter le fruit
défendu. Du côté d'Eve, il porte sa tète ornée de la
crête orgueilleuse; avec cette tète, il cherche à sou-
lever la main qui tient la pomme et montre par cette
action, son empressement à voir s'accomplir l'oeuvre
infernale.
L'artiste exprime sa pensée en sculpture comme
en peinture. La partie artistique, dans ses sculp-
tures, ne le cède en rien à l'esthétique de ses tableaux.
Idée, composition, dessin, tout s'y trouve réuni. On
pourrait dire même que l'ébauchoir, dans la main de
Wiertz, donne lieu à des développements plus com-
plets de ses connaissances analomiques,desa science
à enchaîner des lignes grandeset harmonieuses, enfin
à exprimer la grâce et la beauté.
— 313
2e ÉPOQUE. LES LUTTES
Deux athlètes, dont la force ne le cède point à
celle d'Hercule, sont ici aux prises; tous deux, ani-
més d'une rage sans nom^ se sont enferrés dans la
lutte, et, entrelacés comme d'odieux serpents, ils
cherchent à s'arracher un reste de vie. Rien de plus
furieux, de plus féroce, de plus terrible, n'a jamais
été exprimé en sculpture. C'est qu'aussi l'artiste a
voulu nous rappeler le plus long et le plus effrayant
combat qu'on puisse rêver, — celui que se livrent
depuis des siècles le vieux monde et le monde
nouveau, et d'où sortira un jour d'un monceau de
cadavres , l'ange du Bien vainqueur de l'ange du
Mal.
Audace dans l'idée, force dans la conception,
puissance dans l'exécution , tout ici nous dit encore
une fois que l'artiste ne reste pas en dessous de lui-
môme, soit qu'il tienne Fébauchoir ou le pinceau. Il
fallait un merveilleux effort de mémoire pour re-
trouver dans ses souvenirs de la nature exception-
nelle, ces formes athlétiques si rares à rencontrer,
même en partie, dans les modèles les plus beaux.
Certes, tout ce que nous voyons d'exubérance mus-
culaire dans ce groupe énergique, existe dans la
nature, mais cela existe partiellement; le peintre,
quand il est doué d'une imagination ardente, trouve
en son cerveau le feu créateur qui met en fusion ces
éléments épars, qu'il combine, coordonne et fait vivre
— 314 —
d'une extrême intensité, sans pour cela dépasser les
limites du vrai.
3e ÉPOQUE. — LA LUMIÈRE
Après les luttes sanglantes, après le choc effrayant
de tous les tonnerres échappés des tètes humaines,
après tous ces signes précurseurs de l'ouragan ter-
rible qui s'apprête à bouleverser le monde, viendra,
grande, belle et resplendissante, la lumière! la lu-
mière pure, la lumière qui pénètre les cœurs, y fait
germer jus lice, fraternité, amour. C'est cette lumière
que l'artiste place ici aux mains de son héroïne, la
Civilisation.
La Civilisation! c'est bien elle! grandeur, no-
blesse, fierté : elle porte tous les caractères de cette
belle fille de la raison. A ses pieds gît, rampant dans
une fange sanglante, le démon de la guerre terrassé,
vaincu! Avec quel énergique mouvement la puissante
déesse lui arrache des mains l'épée homicide ! Dans
quelle attitude triomphale elle élève dans les airs le
flambeau qui doit éclairer désormais l'humanité!
Tout donne ici l'idée du fait accompli de la grande
régénération future, dans laquelle l'homme dépouillé
de sa larve impure, se dressera, géant, la tête dans
lescieux.
A mesure que l'immense épopée s'avance vers son
dénoûment, la verve de l'artiste s'accroît dans les
splendeurs de l'idée qui la caractérise. Au point de
vue plastique, rien de plus saisissant que l'action de
— 315 —
ces deux figures. On devine au premier coup d'œil
qu'un grand drame s'accomplit. Le contraste dans les
caractères, le dessin, l'agencement des lignes, le jet
large et bien compris desdraperies, font de ce groupe
une des œuvres les plus remarquables du peintre-
sculpteur.
4e ÉPOQUE
Nous laissons subsister dans ce livre les descrip-
tions qui vont suivre, malgré que le sculpteur n'ait
point pu terminer complètement son œuvre.
L'homme ne touche plus à la terre que de l'extré-
mité des pieds; toute passion mauvaise est éteinte.
La pensée, désormais, s'élance vers les mondes nou-
veaux. Chaque jour est une conquête sur la matière;
l'homme, dans ses combinaisons infinies, compose
et décompose toutes choses. C'en est fait, il devient
maître de diriger les lois suprêmes. Il commande à
la -nature : elle obéit... Il s'élance dans l'espace...
On ne peut se faire une idée plus parfaite de la puis-
sance et de la perfection humaines. Après la victoire
des passions funestes à son bonheur, à sa félicité,
quoi de plus noble, de plus digne de l'homme que
l'étude des mystères de la création? Quoi de plus
souhaitable que de commander aux éléments, de
franchir les espaces, de vivre de la vie des dieux?
— C'est à ce point de vue de l'artiste qu'il faut ici
considérer son œuvre. Le mouvement ascensionnel
de ces deux figures, celte quiétude dans l'exprès-
;i6 —
sion, ce geste et ce regard dirigés vers les cioux,
concourent d'une manière merveilleuse à développer
la pensée du sculpteur qui a soutenu jusqu'au bout
de Phîsloire de l'humanité ses qualités toujours vic-
torieuses, malgré la grandeur et la difficulté des
sujets.
UN REPAS DE SERPENT
Voici un sujet terrible, effrayant : un chasseur,
un simple bûcheron peut-être, est attaqué par un
serpent. L'homme se débat, broyé, expirant sous
l'étreinte des nœuds multipliés du reptile. Quoique
armé d'une hache, il ne peut se défendre; ses
membres sont paralysés; son corps plié, ramassé en
une sorte de boule, offre une idée saisissante; mais
on recule d'horreur, quand on songe que celte forme
est celle que lui imprime d'instinct le monstre qui va
le dévorer. Déjà la proie n'est plus une conquête qui
résiste, qui combat, c'est une pulpe de chair malaxée
qui passe à l'état d'alimentation. Elle doit d'abord
se plier, s'assouplir, se façonner comme une pâte
molle, après quoi prendre une forme convenable,
suffisamment pétrie, pour s'introduire petit à petit
dans le long tube destiné à la digérer. Encore quel-
ques instants et vous le verrez apparaître ainsi qu'un
poing, introduit de force dans la jambe d'un bas ;
vous le verrez passer doucement, lentement, sans
obstacle dans l'horrible canal qui doit lui servir de
tombeau.
— 317 —
LAOCOON ET SES FILS
L'invention, l'imprévu, la combinaison des lignes,
tout est surprenant dans ce groupe effrayant. L'ar-
tiste assurément a puisé dans le coin le plus brûlant
de son cerveau cette idée extraordinaire et saisis-
sante.
Le progrès dans les arts, les sciences, les lettres,
le progrès dans l'industrie, le progrès dans toutes
les connaissances humaines, c'est la science du pré-
sent, fruit du passé. Sans l'expérience du passé, que
ferions-nous? — Recommencer ce que nos pères
ont fait : des œuvres grossières, de pitoyables essais.
Avant la pioche, la scie et le marteau, l'homme se
creusait des habitations avec les ongles; avant la na-
vette, il se couvrait de feuilles ou de la peau de
quelque animal tombé sous ses coups. Il est des
hommes aujourd'hui qui s'imaginent progresser en
oubliant les enseignements de nos pères. Un écolier
griffonnant des bonshommes sur ses cahiers d'études
est, selon eux, dans la bonne voie : il est lui, il n'a
étudié personne; il fait ce qu'il sait, ce qu'il sent,
c'est un artiste. Voilà pour l'art. Maintenant vous,
charpentiers, vous serruriers, vous maçons, si vous
voulez être à la hauteur de votre siècle, si vous vou-
lez progresser, ne vous embarrassez ni du marteau,
ni de la scie de vos devanciers; vous gratterez le
bois, le fer, le marbre avec vos doigts, il est vrai,
mais au moins vous serez original, vous serez vous,
27
318
vous ferez ce que vous sentez, vous serez dans le
bon chemin. — De telles folies ne peuvent être
prises au sérieux : il faut être à sa mode, c'est le
cri de l'impuissance et du désespoir. Ceux qui le
poussent ne sont pas plus sincères que l'homme
chauve qui disait à ceux qu'il voyait pourvus d'une
riche chevelure : portez perruque, portez perruque,
cela vaut mieux, c'est infiniment plus beau. Une
foule d'individus sont eux parce qu'ils ne peuvent
être autre chose, et ils trouvent consolant de per-
suader aux autres qu'il faut leur ressembler.
L'art est un édifice encore en construction où
chacun doit apporter sa pierre. Le degré de perfec-
tion où nous le voyons aujourd'hui est le résultat de
beaucoup d'efforts réunis. Les uns ont apporté la
grâce, les autres la couleur, ceux-ci les effets de
lumière, ceux-là le modelé, le rendu, et la der-
nière perfection sera celle où toutes ces qualités
réunies seront portées aux dernières limites du
possible.
L'œuvre que nous avons sous les yeux est le ré-
sultat d'une tentative de l'artiste, tentative qui, aux
yeux de certains esprits, sera considérée comme une
irrévérence de la plus haute gravité. Heureux si à
cette occasion les épithètes les plus injurieuses ne
lui sont pas adressées. Peu soucieux des cris désap-
probateurs, Wierlz, nourri dans les discussions et
des combats opiniâtres, marche droit où il a dessein
l'aller. Donc il s'est dit ceci : le moyen de s'élever,
c'est de chercher à établir un parallèle entre nos œu-
— 319 —
vres et celles des maîtres les plus renommés. Ce qui
fut dit si souvent pour le travail du pinceau, il le ré-
pète pour celui de l'ébauchoir. On sait avec quelle
malignité on a interprété les paroles du maître. On
l'accusait d'orgueil, d'audace insensée, on l'accusait
de suivre un principe qui conduit à l'imitation scr-
vile. Nous ne répéterons pas ici les réponses victo-
rieuses que fît l'artiste à ces accusations, nous cite-
rons seulement ses œuvres et nous demanderons si
elles sont originales.
Le groupe qui nous occupe représente Laocoon et
ses fils, dévorés par des serpents. L'artiste, fidèle à
son principe, place à côté de son essai le célèbre
groupe des Grecs. Ce que nous avons sous les yeux
est l'esquisse d'une œuvre qui devait être exécutée
sur de grandes proportions.
Afin de faciliter le moyen de comparer sa composi-
tion à celle des anciens, l'artiste a mis en regard la
réduction esquissée de cette dernière et la place ainsi
dans les mêmes conditions, c'est à dire au même
degré d'achèvement.
Cette audacieuse entreprise, nul avant Wiertz n'a
osé y songer. L'admiration traditionnelle qu'a excitée
le chef-d'œuvre antique, le religieux respect que de
tous temps cette merveille de l'art a inspiré, la science
profonde enfin que demande l'exécution d'un tel
sujet, tout cela constitue une série de motifs puis-
sants qui ont fait tomber le ciseau des mains des plus
habiles. — Ces motifs, notre artiste ne s'en est point
ému et il s'est dit : quelle que soit la témérité de mes
— sâo —
tentatives, je veux exposer aux yeux de la critique
le résultat de mes efforts.
Laocoon était prêtre d'Apollon. Minerve, irritée
un jour contre lui, fit sortir de la mer deux serpents
monstrueux qui le dévorent lui et ses deux fils, au
moment où il offrait un sacrifice aux dieux.
L'artiste a choisi l'instant où Laocoon déjà enlacé
dans les nœuds du serpent cherche à fuir; son amour
paternel a dû lui faire songer bien moins à sa vie
qu'à celle de ses enfants. Dans sa précipitation, il a
enlevé dans ses bras le plus jeune de ses fils, il le
presse contre sa poitrine, il le couvre de son corps
palpitant, il veut le sauver au prix de sa vie ! Avec
quel énergique désespoir il repousse de son bras
gauche le monstre affreux prêt à atteindre l'être
chéri! Quel mouvement et quelle justesse dans l'ac-
tion de ce bras !
A la jambe gauche du malheureux père, s'attache
l'ainé de ses fils : sentiment aussi vrai, aussi tou-
chant, aussi pathétique que celui qu'exprime le bras
du Laocoon. En cet instant suprême, l'artiste ne
pouvait mieux choisir ses motifs d'expression. Le
mouvement général imprimé à l'ensemble est d'un
aspect saisissant, et l'on doit conclure que cette œuvre,
à l'état d'esquisse seulement, exprime déjà parfaite-
ment, et de la manière la plus énergique, cette scène
horrible et si pleine d'émotion.
Avec tout le respect que l'on doit aux anciens,
nous nous permettrons de dire un mot de critique
sur l'œuvre antique. Les qualités que nous trouvons
— 321 —
absentes sont précisément celles que nous ferons
remarquer dans la composition de l'artiste moderne.
Le lecteur peut donc, en jetant un coup d'oeil attentif
sur les deux esquisses en regard, comprendre faci-
lement notre pensée sur l'objet qui «nous occupe.
Laocoon, comme nous l'avons vu, est prêt à offrir
un sacrifice aux dieux. Notre imagination nous le
représente placé respectueusement debout devant
l'autel, lorsque tout à coup les horribles serpents
s'élancent pour le dévorer. Quoi de plus naturel à
ce père infortuné que de chercher à fuir, de saisir
ses enfants, de les protéger de son corps et de toute
la puissance de ses bras?...
Or, que voyons-nous dans le groupe antique?
Au moment de cette attaque terrible, Laocoon
s'assied tranquillement, et sur quoi, sur l'autel pré-
paré pour les sacrifices. N'est-ce pas manquer tout
à la fois de convenance, de vérité, de sentiment et
d'expression? Nous savons combien les anciens
mettaient de sobriété dans le mouvement ; mais cette
sobriété est-elle bien ici à sa place? — L'altitude un
peu académique du père et celle des deux fils placés
symétriquement de face h ses côtés, l'indifférence
enfin de ce père pour ses enfants, indifférence qui
se trahit par l'attitude d'une défense toute person-
nelle, constituent, selon nous, des fautes réelles et
d'une importante gravité. Le mouvement, le senti-
ment, l'expression, la vie, sont des qualités artis-
tiques mieux rendues dans les temps modernes que
dans les temps anciens. L'amour de la beauté pure,
— 522
calme, sans passion, fut, chez les artistes grecs,
l'objet constant de leurs préoccupations. Les sujets
empreints de douce quiétude étaient propres à leur
génie; mais quand les ciseaux de ces grands maîtres
avaient à traiter la fougueuse épopée, la passion
violente, le drame aux poignantes douleurs, aux ter-
ribles épouvantes, ils faiblissaient, ils manquaient
de force, de vie, de mouvement. — Nous savons tout
ce que l'on nous répondra au sujet de la symétrie et
de la raideur que nous reprochons au Laocoon, nous
savons que cette composition dut se soumettre aux
exigences architecturales, qu'elle fut destinée à l'or-
nementation d'une niche; mais nous ne persistons
pas moins à soutenir que le vrai dans le sentiment,
l'expression, le mouvement, manquent essentielle-
ment dans cette grande œuvre. Les qualités que nous
désirerions lui voir s'opposent-elles aux conditions
qui lui furent imposées? Nous ne le pensons pas et
nous croyons que dans toutes les conditions possibles
l'expression la plus vraie, la plus parfaite des pas-
sions humaines, excitera de tous temps l'admiration
des hommes.
D'après ce que nous venons de dire, il est facile de
deviner à laquelle de ces deux compositions nous
donnons la préférence.
EPILOGUE
« A mesure que de nouvelles œuvres de sculpture
« ou de peinture seront exposées, un supplément
« sera ajouté au catalogue. »
C'est par ces lignes que nous terminions la pre-
mière édition de cet ouvrage.
Désormais le catalogue est fermé pour jamais.
La tète qui enfanta tant de belles œuvres, la main
qui les exécuta, sont refroidies pour l'éternité.
On est saisi d'une profonde amertume, en face de
ces œuvres inintelligentes du destin.
Chez Wiertz, le cœur était chaud comme à vingt
ans, la volonté toute puissante. Il allait, me disait-il,
donner enfin la mesure de ses forces. — Déjà il
avait marqué la place où devait s'élever un second
atelier, encore plus vaste que celui qui existe main-
tenant. Douze grands tableaux devaient recouvrir les
murs de ce musée, — cinq de chaque côté, un dans
— 324 —
chaque fond. — Tous les sujets de l'épopée qu'il
avait rêvée étaient classés dans sa tête; bientôt il les
fixerait sur la toile.
Le premier de ces tableaux, ainsi que je l'ai déjà
dit, devait représenter la naissance des hommes, au
sein d'une faune et d'une flore idéales.
Puis venaient les sauvageries, à différents degrés,
les civilisations barbares, les guerres impitoyables,
la rédemption du monde par le travail : tels étaient
les sujets allégoriques qu'il voulait traiter avec son
pinceau de feu.
Lorsque cet artiste avait décidé l'édification d'une
œuvre, il y pensait sans relâche, comme aussi sans
effort. Seulement la persistance chronique de l'idée,
le tyrannisait parfois quelque peu.
Bien souvent, dans nos promenades ou pendant
nos repas, je le voyais, ménageant toujours les tran-
sitions avec un tact exquis, diriger habilement la
conversation vers tel sujet de la science ou de l'his-
toire, qui pouvait se rapporter aux éléments consti-
tutifs de son œuvre.
Ceci me rappelle une longue conversation que
nous eûmes un jour dans son jardin ; nous étions
trois, Proudhon, Wiertz et moi.
C'étaitquelques mois avantle départde Proudhon.
11 désirait connaître Wiertz, qui, de son côté, sou-
haitait vivement le rencontrer. L'écrivain me donna
rendez-vous dans sa maison; je m'y rendis à l'heure
indiquée et, tous deux, nous allâmes chez le
peintre.
— 325 —
La présentation fut courte : — Je viens voir vos
œuvres, maître, dit Proudhon. — Vous me faites
honneur! soyez Je bien venu, répondit l'artiste en
lui serrant, la main dans les siennes.
L'auteur des Contradictions économiques s'arrêta
devant chaque tableau; il fit peu d'observations,
mais il était visiblement absorbé par l'analyse de la
pensée du peintre. On eût dit que son puissant cer-
veau marchait à la conquête d'un nouveau mode
d'idées. Ce qui le frappait surtout, c'était la netteté
et l'audace dans la composition de certains sujets
qui semblaient, à priori, devoir échapper à toute
réalisation plastique.
Lorsque nous arrivâmes devant les sculptures,
Proudhon s'arrêta avec admiration devant le groupe
intitulé : la Séduction. — J'écrirai quelques pages
là-dessus, fît-il tout à coup. — Et il eût tenu parole
si des événements que tout le monde connaît, ne
l'eussent point forcé à quitter la Belgique.
En sortant du musée, nous entrâmes au jardin.
Un soleil splendide nous fit chercher l'ombre der-
rière l'une des colonnes du temple de Pœstum.
Une végétation luxuriante s'étalait sous nos yeux.
Wiertz parla des merveilles de la nature, et, par une
pente bien ménagée, amena la conversation sur les
arbres géants découverts depuis quelques années
dans les grandes forêts intertropicales.
Proudhon prit le dé de la conversation. Une fois
lancé, ce grand chasseur d'idées remuait les hommes
et les choses, comme un vanneur les grains de blé.
— 526 —
— Je lui donnai parfois la réplique, et nous repas-
sions, à grandes enjambées, les principales époques
génésiques.
Wiertz écoutait. On eût dit qu'il regardait au de-
dans de lui-même. Il n'était plus préoccupé que
d'une chose : semer de nouveaux êtres et de nou-
velles lumières dans son tableau de l'Éden, déjà
ébauché dans son cerveau.
Le soir vint et nous causions encore.
Les deux voix que j'écoutais alors sont éteintes
aujourd'hui.
Les deux rudes lutteurs sont tombés dans la
fosse.
L'auteur de la Justice dans la Révolution et le
peintre du Dernier Canon, sont morts dans la plé-
nitude de leur talent.
Ironique destin ! tu mets des siècles à créer de
pareils hommes, et, un jour, lorsqu'ils sont au som-
met de la vie, tu les broies sous tes pas en poursui-
vant ton aveugle route...
FIN.
TABLE DES MATIÈRES
Pages.
Avertissement 5
Biographie de Wiertz 11
Catalogue du musée Wiertz 101
Frontispice 103
Le musée 127
Analyse des tableaux 129
N° 1. — Pensées et visions d'une tête coupée (peinture
mate) 130
N° 2. — L'Éducation de la Vierge .. 14-9
N° 3. — Initiation de la jeune sorcière 151
N° 4. — Le Phare du Golgotha 155
N» 5. — L'Enfant brûlé 161
K* 6. — L'Orgueil . . . . t 164
N° 7. — La Forge de Vulcain 166
N° 8. — L'Attente 169
N° 9. — La Toilette 170
N° 10. — Deux Jeunes Filles 171
N° 11. — Apothéose de la reine (esquisse) 174
N° 12. — Quasimodo (intérieur des cabinets) 177
N° 13. — Faim, folie et crime 178
— 328 —
N° 14. — La Liseuse de romans 181
N° 15. — La Curieuse à la porte des cabinets .... 183
N° 16. — Jeune Eille se préparant au bain ..... 187
N° 17. — La Révolte des enfers contre le ciel .... 188
N° 18. — Métamorphose d'une jeune fille 194
N° 19. — Inhumation précipitée 195
N° 20. — Une Seconde après la mort 199
N° 21. — Quasimodo 201
N° 22. — Esmeralda. ........... 203
N° 23. — Le Christ au tombeau 207
N° 24. — Le Dernier Canon 211
N° 25. — Le Corps de Patrocle disputé par les Grecs et les
Troyens 217
N° 26. — La Lutte homérique 230
N° 27. — Les Choses du présent devant les hommes de
l'avenir 232
N° 28. — Le Suicide 238
N° 29 — Le Sommeil du concierge 240
N° 30. — Brune et Blonde 242
N° 31. — La Jeune Eille au bouton de rose 244
N° 32. — On se retrouve au ciel 246
N° 33. — Le Sommeil de la Vierge 249
N° 34. — Insatiabilité humaine 251
N° 35. — Plus philosophique qu'on ne- pense. . . . . 254
N° 36. — Une Embuscade 256
N° 37. — De la Chair à canon au xixe siècle .... 258
N° 38. — Nymphes et Satyres 260
N° 39. — En famille 262
N° 40. — Amour et Fidélité 265
N° 41. — Le Sommeil du premier-né . . . . . . . 267
N° 42. — Humanité, en avant! 269
N° 43. — La Ronde au clair de lune 271
N° 44. — Mort pour la patrie 273
N° 45. — Le Triomphe du Christ 275
N° 46. — LeSoufflet d'une dame belge 281
— 329 —
N° 47. — La Civilisation au xixe siècle 283
No 48. — Une Scène de l'enfer 285
N° 49. — Les Partis jugés par le Christ 287
N° 50. — Les Partis selon le Christ 289
N° 51. — Pauvres Orphelins 291
N° 52. -r- Un Mariage patriarcal 294
N° 53. — Le Chien dans sa niche 295
N° 54. — Un Grand de la terre 296
N° 55. — La Puissance humaine n'a point de limites . . 300
N° 56. — Le Lion de Waterloo . 303
N° 57. — La Fuite en Egypte (à l'église Saint -Joseph). . 307
Sculpture. — Histoire de l'humanité en quatre époques,
groupes en plâtre 311
lre époque. Naissance des passions . ... 311
2e époque. Les luttes 313
3e époque. La lumière. . 314
48 époque .... * 315
Un Repas de serpent ~ . . . 316
Laocoon et ses fils 317
Épilogue 323
t f w h **s i ■ •• v y
NI)
W5W3
1865
Watt eau, Louis
Catalogue raisonne du
Musée Wiertz 2. éd.
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY