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Full text of "Catalogue raisonné du Musée Wiertz; précédé d'une biographie du peintre"

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CATALOGUE  RAISONNÉ 


DU 


MUSEE    WIERTZ 


Brmu-Typ.  A.  Lacroix,  Vbrboeckhoven  et  Gu,r.  Royale,  3,  impasse  dn  Parc. 


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CATALOGUE  RAISONNE 


DU 


MUSEE    WIERTZ 

PRÉCÉDÉ 

D'UNE  BIOGRAPHIE  DU  PEINTRE 


PAR 

LE  D*  L.  WATTEAU 


DEUXIEME  EDITION 
AUGMENTÉE  DE  LA  DESCRIPTION  DE  QUINZE  NOUVEAUX  TABLEAUX 


EU    VENTE 

CHEZ  L'AUTEUR,  RUE  DE  LA  FRATERNITÉ,  36 

ET  CHEZ  TOUS  LES  LIBRAIRES 

1865 
Tons  droits  réservés 


698413 

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AVERTISSEMENT 


•  Celte  seconde  édition  que  nous  offrons  au  public, 
était  prête  à  être  livrée  à  l'impression,  lorsqu'un  ter- 
rible événement  est  venu  retarder  sa  publication. 
— Wiertz  est  mort  dans  mes  bras,  le  48  juin,  à 
dix  heures  du  soir,  après  une  courte  et  terrible  ma- 
ladie. 

Pour  ceux  qui  désireraient  connaître  le  mal  qui  l'a 
emporté,  volé,  il  se  nomme  la  gangrène,  suivie  de 
résorption  purulente. 

Dans  cette  maladie,  le  pus,  comme  un  poison 
mortel,  pénètre  dans  les  vaisseaux,  roule  avec  le 
sang  à  travers  les  méandres  de  la  circulation  et  s'en 
va  ainsi,  visitant  tous  les  organes,  déposant  partout 
des  germes  de  mort,  pestiférant  toutes  les  sources 
de  la  vie. 

Pauvre  ami!  Pauvre  grand  génie!  Il  était  naïf 

1 


comme  un  enfant,  bon  comme  la  bonne  espérance. 
Il  ne  voulait  pas  mourir...  A  mesure  que  le  flot, 
messager  de  la  mort,  l'envahissait,  on  le  voyait  se 
raidir  contre  lui;  et  c'était  lentement,  en  faisant  face 
à  l'ennemi,  que  la  vie  battait  en  retraite. 

Les  membres  devenaient  froids,  le  pouls  se  sentait 
à  peine,  mais  l'œil  restait  toujours  empli  de  lumière. 
Par  un  effort  désespéré,  il  contractait  ses  doigts 
bleuis  en  s'écriant  :  Je  le  sens,  j'ai  de  la  force  encore  : 
non  !  je  ne  veux  pas  mourir  ! 

Le  mal  montait  toujours. 

Le  froid  de  la  mort  l'étreignait,  et,  par  une  aber- 
ration de  sensibilité,  facile  à  comprendre,  il  se  tor- 
dait en  disant  :  Je  brûle...  je  brûle.,. 

Le  18  juin,  vers  six  heures  du  soir  il  commença 
à  être  surmené  par  un  peu  de  délire.  C'était  comme 
une  demi-ivresse,  déterminée  par  le  poison  puru- 
lent. 

Par  intervalles,  il  était  en  proie  à  toutes  sortes  de 
visions,  les  unes  horribles,  les  autres  douces  et 
mystérieuses  comme  les  dernières  caresses  de  la 
nature,  notre  mère  immortelle! 

Tout  à  coup,  le  pauvre  moribond  voyait  s'amon- 
celer autour  de  son  lit  des  tas  de  cadavres,  lesquels, 
grossissant  à  chaque  seconde,  menaçaient  de  l'étouf- 
fer sous  leur  poids. 

Alors,  il  fermait  les  yeux  afin  d'éloigner  la  sombre 
vision. 


D'autres  fois,  son  regard  éperdu  semblait  suivre 
dans  le  vague  des  airs,  les  péripéties  d'un  autre 
drame.  —  Les  méchants!  disait-il,  d'un  ton  profon- 
dément navré;  comme  ils  ricanent...  donnez-moi 
une  arme,  un  bâton,  que  je  les  chasse,  ces  envieux, 
ces  jaloux! 

Je  le  tenais  dans  mes  bras,  je  le  calmais  en  repla- 
çant doucement  sa  tête  sur  l'oreiller.  —  11  me  remer- 
ciait, puis,  essayait  un  peu  de  repos. 

Bientôt  il  reprenait  :  Oh!  les  beaux  horizons!  les 
belles  et  douces  figures!  Comme  elles  sont  tristes... 
elles  pleurent...  elles  m'aiment  tant...  Vite!  vite! 
ma  palette...  mes  pinceaux!..  Vite!  je  tiens  mes- 
points  de  lumière...  Quel  tableau  je  vais  faire... 
Oh  !  je  veux  vaincre  Raphaël! 

Et  il  soulevait  la  main  gauche,  en  écartant  légère- 
ment le  pouce  comme  s'il  le  faisait  pénétrer  dans  le 
trou  de  sa*  palette,  tandis  que  sa  main  droite,  ressai- 
sissant le  geste  "hier  encore  si  familier,  si  puissant, 
traçait  dans  l'air  un  contour  idéal.  Etsabouchedouce» 
ment  souriait  aux  adorables  visions  qui  s'en  venaient 
visiter  ses  dernières  heures.  En  ce  moment,  ses 
yeux  lançaient  encore  des  gerbes  d'étincelles.  Sa 
voix,  devenue  souffle,  murmurait  une  suprême  con- 
fidence aux  dernières  formes  aimées  qu'il  entrevoyait 
à  travers  les  ailes  de  la  mort...  c'était  navrant!  — 
Avoir  vu  cette  grande  misère,  c'est  s'être  empli  1  ame 
d'une  doulour  immense. 


II  était  alors  neuf  heures  du  soir. 

Wiertz  redescendit  des  mystérieuses  régions  au 
sein  desquelles  son  génie  prêt  à  s'éteindre,  venait  de 
se  baigner.  En  ce  moment,  il  eut  conscience  de  sa 
fin  prochaine.  Comme  il  voulut  retenir  les  dernières 
gouttes  de  sa  vie!..  Hélas!  elles  s'échappaient  malgré 
tous  ses  efforts;  devant  son  impuissance,  il  fut 
comme  saisi  d'un  attendrissement  profond.  11  luttait 
encore,  mais  on  sentait  qu'il  allait  se  résigner.  Dans 
cette  résignation,  on  voyait  tremper  les  racines  d'un 
regret  inénarrable.  Tout  ce  qu'il  avait  rêvé  dans  la 
maturité  de  son  génie,  toutes  les  audaces  de  son  cer- 
veau, toutes  les  aspirations  de  son  cœur,  l'histoire 
entière  de  l'humanité  qu'il  s'était  donné  mission 
d'écrire  avec  son  pinceau,  tout  cela  allait  s'anéantir 
avec  le  dernier  linéament  de  vie  que  le  moindre 
soufïïe  pouvait  rompre  désormais. 

Deux  larmes  se  formèrent  lentement  dans  ses 
yeux...  elles  grossirent  rapidement' et  s'arrêtèrent, 
tremblantes,  au  rebord  des  paupières...  son  regard 
se  fixa  droit  au  plafond.  Les  larmes  scintillaient 
comme  deux  diamants,  mais  elles  ne  franchirent 
point  la  ligne  des  cils.  Insensiblement  je  les  vis  se 
résorber.  Peu  à  peu  le  cœur  s'engoua,  la  respiration 
s'embarrassa,  sans  râle  bruyant  pourtant.  —  Les 
deux  perles  liquides  disparaissaient  de  plus  en  plus. 
A  force  de  battre  en  retraitera  vie  n'avait  plus  qu'un 
seul  repaire  :  le  regard.  Le  râle  devenait  souffle.  Sa 


tète  était  appuyée  sur  mon  bras  et  sur  celui  de  ma- 
dame Sebert,  une  femme  au  cœur  d'or  qui  le  soignait 
avec  moi.  —  J'approchai  mon  visage  de  celui  de 
mon  ami.  —  Wiertz,  me  voyez-vous  bien,  lui  dis- 
je?  —  Il  me  regarda  au  fond  des  yeux...  ses  lèvres 
essayèrent  d'esquisser  un  sourire...  elles  restèrent 
entr'ouvertes...  Les  deux  larmes  avaient  disparu... 
son  regard  ne  quitta  plus  mon  visage.  —  Le  cœur 
ne  s'entendait  plus...  un  souffle  imperceptible  sortait 
encore  de  sa  poitrine.  Le  souffle  s'éteignit...  Il  était 
dix  heures  du  soir  :  Antoine  Wiertz  avait  vécu. 


...  Depuis,  la  Belgique  est  en  deuil.  Elle  a  perdu 
l'un  de  ses  plus  nobles  fils. 

A  l'heure  où  cette  tombe  s'est  ouverte,  un  grand 
vide,  un  vide  irréparable  s'est  fait  dans  le  monde  des 
arts. 

Et  chacun  l'a  senti. 

Lors  de  la  première  édition  de  cet  ouvrage,  on 
m'avait  reproché  ce  que  l'on  appellait  mon  enthou- 
siasme pour  le  talent  de  Wiertz.  J'avais  répondu  que 
c'était  une  analyse,  et  non  une  critique,  que  j'avais 
faite  de  l'œuvre  de  mon  illustre  ami.  —  J'étais  alors 
justifié  par  ma  conscience;  je  le  suis  aujourd'hui 
par  le  sentiment  public,  que  je  n'ai  fait  que  devan- 
cer. 

Quel  est,  en  effet,  l'organe  de  publicité   qui  ne 

1. 


—   10  — 

soit  allé  plus  loin  que  moi  dans  son  admiration  pour 
le  grand  trépassé?  La  différence  qu'il  y  a  entre  eux  et 
moi,  c'est  que  je  n'ai  pas  voulu  attendre  que  l'homme 
fût  mort  pour  lui  rendre  justice. 

...Ami,  te  voilà  donc  rentré  au  sein  de  cette  im- 
périssable nature  dont  ton  ardent  esprit  cherchait, 
sans  trêve,  à  scruter  les  mystères...  Noble  artiste! 
repose  en  paix  dans  ton  sommeil  éternel.  —  La  mort, 
qui  ne  sait  pas  oublier,  est  venue  te  faucher  dans 
la  splendeur  de  ton  talent;  mais  en  partant,  elle  a 
mis  en  sentinelle  sur  ton  cercueil,  le  plus  beau  de 
ses  fils  :  le  génie  de  l'immortalité. 

Repose  dans  la  gloire,  cœur  toujours  frémissant. 
Tu  as  engendré  ta  vie  pour  les  siècles  futurs.  Sur 
les  tables  d'airain  où  la  patrie  inscrit  ses  fils  les  plus 
illustres,  la  postérité  admirera  à  travers  les  âges 
deux  noms  flamboyants  :  Rubens,  Wiertz. 

Bruxelles,  le  27  juin  1865. 

D'  L.  WATTEAU. 


BIOGRAPHIE 


DE 


WIERTZ 


Qu'est-ce  que  le  génie?  —  Des  notions  vagues, 
vingt  formules,  vingt  définitions  et  rien  qui  satis- 
fasse l'esprit;  voilà  ce  que  l'on  trouve  dans  les  livres 
que  l'on  consulte  et  chez  les  hommes  que  l'on  con- 
fesse. En  général,  les  raisons  données  par  les  au- 
teurs pour  justifier  leurs  définitions,  se  rattachent 
bien  plus  à  l'instinct  de  leur  propre  individualité 
qu'aux  notions  d'une  saine  philosophie. 

Le  lecteur  nous  pardonnera  quelques  lignes  de 
digression. 

«  Le  génie  est  une  maladie,  »  a  dit  un  philo- 
sophe quelque  peu  physiologiste. — On  peut  ajouter, 
pour  la  sécurité  de  l'espèce,  que  cette  maladie-là 
n'est  point  contagieuse. 

Un  naturaliste  qui  était  en  même  temps  un  poète, 
s'est  exprimé  d'une  autre  manière  :  «  Le  génie  est 
une  longue  patience,  »  a-t-il  dit.  Buffon  avait  ses 


12 


raisons  pour  parler  ainsi.  —  «  Bien  faire  est  une 
question  de  temps,  »  dit  à  son  tour  l'illustre  peintre 
dont  nous  écrivons  la  biographie.  Selon  lui  il  n'y  a 
parmi  les  hommes  que  des  individus  à  facultés  dé- 
veloppées, d'autres  à  facultés  incultes;  donc  tout  in- 
dividu porte  en  lui  l'étoffe  d'un  grand  homme.  Taillez 
le  diamant  et  exposez-le  à  la  lumière;  tout  le  secret 
est  là.  Wiertz  est  si  bien  de  cette  école,  qu'il  n'hésite 
pas  à  affirmer  que  tout  individu  peut  devenir  par 
culture,  un  Michel-Ange,  un  Voltaire,  un  Raphaël. 

Cette  idée,  qui  tend  à  établir  la  présomption  de 
l'égalité  primordiale  des  facultés  et  des  aptitudes 
chez  tous  les  hommes,  est  sans  contredit,  de  toutes 
les  idées,  la  plus  démocratique;  mais  est-elle  bien 
évidente? 

Ceux  qui  admettent  que  le  génie  est  une  maladie 
avec  ses  symptômes  bien  manifestes,  entendent 
exprimer  cet  état  particulier  des  facultés  de  l'âme 
qui  détermine,  dans  1  être  qui  sert  de  support  à  ces 
mêmes  facultés,  les  agitations  d'une  lutte  incessante 
dont  le  but  est  la  réalisation  d'un  idéal  entrevu  aux 
heures  fécondes  de  l'inspiration. 

Dans  la  science  ou  dans  l'art,  ceux  qui  sont  en- 
traînés par  une  synergie  vitale  qui  les  pousse  vers 
une  destinée  supérieure,  sont  les  juifs-errants  de  la 
pensée  humaine.  Pour  eux,  s'arrêter  est  impossible. 
A  côté  de  la  borne  où  ils  voudraient  s'asseoir,  une 
voix  s'élève  qui  leur  crie  :  Marche!  marche!  Ils  se 
lèvent,  marchent  et  marchent  sans  cesse.  Ils  enfan- 
tent dans  la  douleur  du  cerveau  comme  la  femme 


dans  la  douleur  des  entrailles.  C'est  là  leur  maladie  : 
elle  est  impitoyable;  et,  de  cette  maladie,  comme 
Rachel  de  sa  douleur,  ils  ne  veulent  pas  être 
guéris. 

Quant  à  la  définition  de  Buiïbn  que  nous  avons 
donnée  plus  haut  et  à  celle  de  Wiertz  :  «  Bien  faire 
est  une  question  de  tempsj  »  elles  ne  sont  vraies  qu'à 
moitié  et  laissent  la  question  insoluble.  — •  Tout 
homme  a  des  dispositions  pour  toutes  choses?  Soit. 
—  Cependant  on  peut  avancer  avec  certitude  qu'il 
y  a  fort  peu  de  choses  pour  lesquelles  il  ait  des  dis- 
positions particulières.  Ainsi,  tous  les  hommes  ont 
des  dispositions  pour  le  dessin,  puisque  tous  peu- 
vent apprendre  à  écrire  bien  ou  mal  ;  mais  sur  dix 
mille  il  n'en  est  pas  un  qui  devienne  un  bon  dessi- 
nateur1. —  Question  de  temps,  répondra-t-on.  Ce 
qu'un  homme  ne  parvient  pas  à  faire  en  dix  ans  il 
le  ferait  en  soixante  ou  en  cent  vingt.  —  Nous 
bâtissons  une  citadelle  en  l'air,  nous  raisonnons  dans 
l'absurde.  Pour  être  conséquents,  et  avant  même  de 
poser  nos  prémisses,  il  nous  faudrait  commencer 
par  doubler  la  longévité  humaine;  ce  qui  offre  tout 
d'abord  quelques  difficultés. 

L'homme  ne  peut  être  mesuré  qu'à  son  aune,  dit 
un  vieux  proverbe,  et  le  proverbe  a  raison.  L'indi- 
vidu peut  ce  qu'il  peut  et  non  pas  ce  qu'il  veut, 
quoi  qu'en  puissent  penser  l'amour-propre  et  la  va- 
nité de  l'espèce  humaine. 

1  Lavater. 


—   14   — 

L'assiduité  dans  l'art  peut  se  rapprocher  beau- 
coup, ou  plutôt  peut  sembler  se  rapprocher  du  talent 
qui  n'est  pas  assidu,  et  le  talent,  du  génie  qui  n'a 
pas  eu  l'occasion  de  se  développer  et  qui  ne  s'exerce 
pas.  Mais  jamais  l'assiduité  ne  transformera  le 
manque  de  talent  en  talent,  le  manque  de  génie  en 
génie.  —  0  hommes  !  quand  cesserez-vous  de  de- 
mander des  poires  au  pommier  et  des  figues  à  la 
vigne  *. 

Certes,  autant  que  quiconque,  nous  comprenons 
l'influence  qu'exercent  sur  nous  les  différents  mi- 
lieux au  sein  desquels  s'agitent  nos  premiers  rêves, 
nos  premières  inspirations.  Mais  si  ces  milieux  sont 
favorables  au  développement  du  talent  et.  facilitent 
l'essor  du  génie,  jamais  ils  ne  parviendront  à  créer 
de  toutes  pièces  l'une  ou  l'autre  de  ces  qualités  de 
l'esprit. 

Le  père  de  Raphaël  est  peintre.  Le  Sanzio,  tout 
enfant,  respire  et  vit  dans  une  atmosphère  largement 
artistique;  chacun  de  ses  pas  est  guidé  par  la  pré- 
voyance paternelle  armée  de  tous  les  secrets  de  l'art 
comme  on  le  comprenait  alors.  Sous  les  pieds  de 
l'adolescent  pas  une  pierre  qui  fasse  obstacle  ;  aussi, 
pouvait-il  marcher  les  yeux  perdus  à  travers  les 
vagues  horizons  du  ciel,  afin  d'y  saisir  au  passage 
ces  types  divins  qui  seraient  un  jour  ses  madones. 

Sans  une  misère  à  vaincre,  Raphaël  est  devenu 
Raphaël. 

1  Lavater, 


15  — 


En  subissant  toutes  les  misères,  sans  l'initiation 
bienfaisante  du  premier  âge,  n'ayant  pour  guide  et 
pour  appui  que  son  génie  solitaire  et  indompté, 
Wiertz  n'est-il  pas  devenu  Wierlz?  Et,  lors  même 
que  sa  pensée  n'eût  pas  été  sollicitée  dès  ses  pre- 
miers ans  par  les  magiques  tableaux  d'une  nature 
toute  pittoresque ,  qu'il  n'eût  pas  reçu  le  jour  au 
milieu  de  ces  montagnes  de  l'Ardenne  qui  trempent 
leurs  pieds  verdoyants  dans  les  eaux  vives  de  la 
Meuse,,  ne  fût-il  pas  toujours  devenu  un  grand 
peintre  et  un  grand  penseur?  —  Il  suffit  à  notre 
lecteur  de  faire  la  part  de  l'accident  comme  la  part 
du  génie,  pour  répondre  à  cette  question. 

Wiertz,  Antoine,  Joseph,  est  né  à  Dînant,  le  24  fé- 
vrier 1806.  Il  était  fils  de  Joseph  François  Wiertz 
et  de  Catherine  Disière. 

A  l'âge  de  quatre  ans,  la  psyché  de  l'enfant,  déjà 
ivre  de  lumière  et  de  mouvement,  déplissait  ses 
ailes  et  essayait  son  vol  mal  assuré  à  travers  le 
monde  chatoyant  des  chimères.  —  C'est  quelque 
chose  de  bien  mystérieux  vraiment  que  ce  premier 
rayonnement  du  génie  emmailloté  dans  les  limbes 
des  plus  jeunes  ans...  La  multiplicité  des  impres- 
sions agite  l'âme  et  l'emporte  au  souffle  d'une  im- 
mense aspiration  ;  seulement,  chaque  pas  dans  la 
voie  de  la  réalité  témoigne  d'une  impuissance  nou- 
velle... —  impuissance  sans  désespoir,  féconde 
même,  car  alors  l'intuition  de  l'avenir  est  plus  forte 
que  tous  les  effrois  du  moment. 

Chez  Wiertz  le  génie  inquiet,  ardent,  conque- 


—   16  — 


rant,  ne  s'agita  pas  longtemps  dans  le  vague  in- 
cohérent des  rêveries  enfantines.  A  quatre  ans  il 
écrivait,  ou  plutôt  il  dessinait  sans  cesse.  Toute 
forme  l'attirait  et  il  la  fixait  sous  son  crayon  ou 
sous  sa  plume  avec  une  incroyable  facilité.  Depuis, 
Wiertz  n'a  jamais  eu  d'écriture  qui  fût  vraiment 
sienne,  mais  il  imite  à  s'y  méprendre  les  divers 
genres  d'écritures  qui  tombent  sous  son  regard. 
Doué  de  la  plus  ardente  imagination,  sa  pensée 
travaille  sans  repos  ni  trêve.  Ici  il  y  avait  un  grand 
danger.  L'imagination  est  un  levier  puissant  pour 
soulever  les  obstacles,  ranimer  le  courage,  aiguil- 
lonner les  forces  abattues;  mais  si  l'ardeur  du  songe 
vient  à  subjuguer  la  pensée  sans  que  celle-ci  trouve 
son  contre-poids  dans  les  facultés  de  l'intelligence, 
la  lenteur  inévitable  qu'entraîne  la  réalisation  plas- 
tique de  l'œuvre,  fatigue,  énerve,  ahurit  l'artiste. 
—  L'idée  aux  ailes  d'arc-en-ciel  mesurait  les  plaines 
de  l'infini,  l'univers  était  trop  petit...  Mais  voici 
qu'un  boulet  de  plomb  fixe  l'artiste  au  sol;  il  faut 
concréter  la  pensée  impondérable,  il  faut  rendre 
tangible  le  sentiment  de  la  vie.  Ici  commence  la 
vraie  lutte  entre  l'imagination  et  le  possible,  entre 
le  rêve  et  la  réalité.  Lutte  terrible,  mortel  écueil 
où  sont  venues  se  briser  tant  de  brillantes  organi- 
sations auxquelles  manquait  la  puissance  sans  la- 
quelle l'incarnation  de  l'idée  est  impossible,  la  vo- 
lonté. 

Dès  sa  plus  tendre  enfance,  le  peintre  dont  nous 
esquissons  la  biographie,  témoigne  d'une  énergie  de 


—   17   — 

vouloir  dont  la  vie  des  hommes  offre  bien  peu 
d'exemples.  Comme  le  ressort  d'acier  qui  donne  la 
vie  à  toute  une  machine,  la  volonté,  chez  Wiertz, 
domine  et  gouverne  obstacles,  passions,  impossibi- 
lités. C'est  l'aiguillon  toujours,  —  mais  c'est  aussi 
le  frein.  L'artiste  n'est  ni  entraîné,  ni  subjugué  par 
le  sujet  qu'il  traite  ;  toujours  il  lui  reste  supérieur. 
C'est  là,  selon  nous,  la  principale  condition  du  pro- 
grès dans  les  arts. 

A  dix  ans,  Wiertz  peignit  le  portrait  sans  avoir 
jamais  reçu  d'autres  leçons  que  celles  du  travail  gou- 
verné par  un  vouloir  ardent  servi  par  le  génie.  A 
douze  ans,  notre  peintre,  sans  guide,  en  dehors  de 
toutes  les  conditions  extérieures  qui  sollicitent  l'œuvre 
ignorée,  avait  réinventé  la  gravure  sur  bois.  On  sait 
combien  l'entre-croisement  des  lignes  est  difficile 
dans  ce  genre  de  travail  ;  à  douze  ans,  à  l'âge  où 
l'enfance  bégaie  les  premières  notions  de  l'existence 
humaine,  Wiertz  avait  résolu  le  problème,  et  cela, 
malgré  certaine  inobservance  qui  venait  le  compli- 
quer pour  lui.  Ainsi,  au  lieu  de  se  servir  de  plan- 
ches sciées  perpendiculairement  à  l'axe  de  la  fibre, 
il  travaillait  cette  dernière  divisée  dans  le  sens  de  sa 
longueur. 

La  planche  préparée  avec  mille  efforts  de  génie  et 
de  volonté,  le  graveur  de  douze  ans  imprimait  lui- 
même  son  travail. 

A  quinze  ans ,  Pascal  avait  inventé  la  géométrie  ; 

A  douze  ans,  Wiertz  avait  inventé  le  dessin  et  la 
gravure. 

2 


—    18   — 

Nous  avons  eu  entre  les  mains  deux  gravures  que 
le  jeune  artiste  composa  et  grava  à  cette  époque. 
L'une  représente  un  cosaque  à  cheval  ;  Pautre  une 
vierge  d'un  style  raphaëlesque. 

Certes,  ces  premiers  essais  sont  loin  d'être  des 
chefs-d'œuvre  ;  cependant  ils  sont  curieux  à  étudier 
pour  ceux  qui  veulent  suivre,  pas  à  pas,  les  erre- 
ments de  cet  esprit  dont  la  merveilleuse  aptitude 
restait  victorieuse  de  tous  les  obstacles. 

C'est  à  l'époque  dont  nous  parlons  que  Wierlz 
fut  appelé,  pour  la  première  fois ,  à  faire  œuvre 
de  peinture  à  l'huile;  voici  comment  :  un  caba- 
relier  du  pays  était  en  quête  d'un  peintre  d'ensei- 
gnes qu'i  voulût  bien  décorer  la  face  de  son  estaminet. 
Le  sujet  était  simple  :  un  cheval  noir,  sur  n'imporle 
quel  fond. 

Le  baes,  aux  oreilles  duquel  la  réputation  de 
l'artiste  était  parvenue,  vint  lui  demander  s'il  lui 
conviendrait  d'exécuter  le  travail  en  question.  — 
«  Mais,  pour  cela,  il  faudrait  peindre  à  l'huile,  et 
«  je  n'ai  pas  de  couleurs,  »  répondit  le  jeune 
homme.  —  «  Qu'à  cela  ne  tienne,  nous  vous  en 
«  fournirons.  » 

Quelques  jours  après  cette  conversation,  le  baes 
revenait  en  compagnie  d'un  fort  joli  choix  de  cou- 
leurs à  l'huile,  contenues  dans  des  écailles  de 
moules. 

Le  peintre  se  mit  à  l'œuvre. 

L'émotion  qu'il  éprouva  fut  intense  comme  la 
révélation  d'un  premier  amour.  Son  pinceau,  dont 


—   19   — 

les  barbes  s'enduisaient  pour  la  première  fois  de  ces 
couleurs  magiques  avec  lesquelles  il  devait  rempor- 
ter tant  de  glorieuses  victoires,  volait,  comme  un 
génie  ailé,  à  travers  lignes  et  contours.  Le  cheval 
noir  fit  l'admiration  des  gens  du  village.  Les  habiles 
osèrent  même  prédire  que  le  jeune  Wiertz,  s'il  était 
favorisé  par  les  circonstances,  pourrait  bien  devenir 
le  premier  peintre  d'enseignes  du  pays. 

Encouragé  par  un  si  beau  succès,  l'enfant  n'hé- 
sita pas  à  aborder  un  sujet  de  beaucoup  plus  auda- 
cieux que  le  premier.  Un  cheval  noir,  c'était  bien! 
La  couleur  à  l'huile  était  chatoyante  et  lustrée  sous 
la  brosse,  mais  enfin  l'uniformité  de  la  robe  du 
cheval  ne  permettait  pas  de  tenter  ces  jeux  de  lu- 
mière et  d'ombre  dont  les  effets  semblent  le  disputer 
parfois  aux  phénomènes  de  la  vie  réelle.  Ici,  la 
gamme  artistique  était  forcément  limitée.  Dans  la 
nouvelle  commande  le  même  esclavage  n'existait 
plus.  Le  baes,  plus  ambitieux  cette  fois,  voulait  que 
son  enseigne  représentât  un  groupe  composé  de 
deux  personnages,  un  cheval  et  un  homme.  —  Au 
commis  voyageur.  Voilà  la  suscription. 

L'enseigne  fut  bien  vite  terminée.  Cette  fois  le 
cheval  offrait  à  l'œil  une  gamme  de  tons  légers, 
fins,  délicats,  qui  faisait  plaisir  à  voir.  Le  commis 
voyageur  était  improvisé,  c'est  vrai,  mais  l'intuition 
de  l'artiste  l'avait  croqué  dans  la  grande  vérité  de 
son  rôle.  On  sentait  que  ce  frère  cadet  de  Gaudis- 
sart  portail  dans  sa  valise  toutes  les  habiletés,  toutes 
les  ruses  de  son  illustre  aîné. 


—   20  — 

A  partir  de  ce  moment,  Wiertz  s'empara  de  la 
peinture  à  l'huile.  Son  esprit  fougueux  s'élançait 
déjà  dans  les  compositions  les  plus  hardies,  et  dans 
ces  œuvres  incorrectes,  rudimentaires,  limbiques, 
si  nous  pouvons  ainsi  parler,  on  était  frappé  par 
l'intensité  de  vie  et  de  mouvement  qui  sy  trouvait 
déployée. 

A  quatorze  ans,  au  milieu  des  aspirations  étince- 
lantes  qui  grandissaient  son  enthousiasme  jusqu'au 
délire,  Wiertz  avait  entrevu  sa  destinée.  Son  but, 
quoique  perdu  dans  les  brumes  de  l'avenir,  était 
visible  pour  ses  yeux  éclairés  par  le  feu  intérieur  de 
son  génie,  Arriver  au  sommet  de  l'art,  —  que  ce 
sommet  soit  l'Hélicon  ou  le  Golgotha,  —  telle  était 
son  ambition ,  telle  était  sa  volonté.  Donc,  à  l'âge 
où  l'âme  humaine  sommeille  encore  tout  engourdie 
sous  les  chaînes  organiques,  Wiertz  s'était  donné 
parole  qu'il  engendrerait  son  nom  à  la  postérité  la 
plus  reculée.  Nous  verrons  plus  tard  si  cette  parole 
a  été  tenue. 

Chez  notre  jeune  homme  la  nature  physique  sem- 
blait vouloir  lutter,  par  la  rapidité  de  son  dévelop- 
pement, avec  les  audacieuses  précocités  de  son  intel- 
ligence. A  quatorze  ans,  Wiertz  portait  en  lui  tous 
les  signes  extérieurs  de  la  virilité.  Taille  haute,  corps 
élancé,  barbe  au  menton,  voilà  les  phénomènes  qui 
frappaient  à  première  vue.  Fibre  sèche,  même  un 
peu  filandreuse,  sans  un  atome  de  graisse  inutile, 
souplesse  extrême  des  articulations,  élasticité  mus- 
culaire servant  une  rapidité  et  une  sûreté  de  mouve- 


—   21    

ment  tout  à  fait  merveilleuses,  c'est  ce  que  constatait 
bientôt  une  étude  plus  approfondie  de  son  organi- 
sation. 

A  l'époque  dont  nous  parlons,  l'esprit  du  peintre 
était  atteint  d'une  affection  que  nous  pourrions  bien 
appeler  «  la  nostalgie  des  choses  inconnues.  »  La 
peinture  d'enseignes  avait  perdu  tous  ses  charmes,  et 
les  bords  de  la  Meuse,  où  tant  de  fois  ses  rêves 
s'étaient  égarés,  n'avaient  plus  d'échos  pour  les  voix 
nouvelles  qui  s'éveillaient  en  lui.  Cette  âme  d'artiste 
aspirait  à  se  désaltérer  aux  sources,  vives  des  grandes 
œuvres  artistiques,  et  jamais  il  n'avait  vu  d'autres 
peintures  que  les  quelques  mauvais  tableaux  de 
l'église  de  sa'  paroisse.     . 

Souvent,  dans  ses  visions  nocturnes,  un  homme 
passait  qui  l'invitait  à  le  suivre.  Le  fantôme  radieux 
s'avançait  drapé  dans  son  vaste  manteau,  le  chapeau 
espagnol  fièrement  campé  sur  la  tète  et  la  main  serrée 
sur  la  hampe  d'une  bannière  sur  laquelle  était  écrit  : 
Anvers!  six  lettres  de  feu. 

II  fallut  partir. 


2. 


II 


Une  singulière  émotion  dutenvahir  l 'âme  du  jeune 
Wiertz  lorsque  le  bruit  de  la  patache  qui  le  condui- 
sait vers  de  nouveaux  destins,  retentit  sous  la  voûte 
de  pierre  qui  donne  accès  dans  la  cité  de  Rubens... 
Le  voici  donc  enfin  venu  sur  le  champ  de  bataille 
des  grandes  luttes  qu'il  méditait.  —  C'était  la  réali- 
sation de  ses  plus  vifs  désirs  !  —  Une  toile,  des  pin- 
ceaux, Rubens  pour  modèle  et  le  feu  du  génie  pour 
inspirer  ses  jours,  pour  éclairer  ses  nuits  ! 

Le  voici  seul,  sans  protecteurs,  sans  amis,  sans 
guides;  que  dis-je,  sans  guides?  —  N'a-t-il  pas  près 
de  lui  les  deux  meilleurs,  ceux  qui  marchent  sans 
bronchera  travers  tous  les  obstacles  de  la  route:  une 
volonté  indomptable  et  le  noble  amour  du  travail? 

Jamais  solitaire  embrasé  du  feu  sacré  ne  fit  de 
plus  étonnants  sacrifices;  jamais  non  plus  ils  ne 
furent  supportés  avec  une  plus  constante  et  une  plus 
énergique  fermeté. 


—  23  — 

Une  sorte  de  cellule,  un  coin  de  grenier  devient 
son  habitation  :  il  n'en  veut  point  d'autre,  il  veut 
s'habituer  à  la  pauvreté,  à  la  misère  même,  car  il  a 
juré  que  jamais  ses  œuvres  ne  seraient  inspirées  par 
l'amour  du  gain.  La  cellule  qu'il  s'est  choisie  est  très 
petite.  Quatre  mètres  de  long  sur  deux  mètres  de 
large;  —  un  corridor. 

Nous  avons  fait  le  voyage  d'Anvers  pour  visiter 
cette  cellule.  Elle  est  éclairée  par  une  petite  fenêtre 
de  grenier  aux  carreaux  mal  joints,  aux  croisillons 
pourris  par  le  temps  et  la  pluie.  La  personne  qui 
nous  accompagnait  avait  vécu  dans  l'intimité  du 
peintre,  aussi  ses  renseignements  nous  étaient-ils 
très  précieux.  «  —  Voici  la  place  du  lit,  nous  disait- 
«  elle;  vous  voyez  que  l'un  des  chevrons  de  la  char- 
ce  pente,  traverse  diagonalement  la  paroi  du  mur 
«  contre  laquelle  le  lit  était  établi.  Cette  disposition 
«  forçait  souvent  Wiertz,  qui  est  de  haute  taille,  à 
«  se  plier  en  deux  pendant  son  sommeil.  Dans  cette 
«  chambre,  pas  de  cheminée,  pas  de  feu.  Pendant 
«  les  longues  soirées  d'hiver  l'artiste  travaillait,  en- 
te foncé  dans  son  lit,  et  recouvert  au  hasard  de  tout 
«  ce  qui  se  trouvait  autour  de  lui,  —  jusqu'à  ses 
.«  chaises.  Gela  n'empêchait  pas  qu'il  ne  lui  soit  sou- 
ce  vent  arrivé,  le  matin  en  s'éveillant,  de  trouver  que 
«  le  givre  et  la  gelée  s'étaient  entendus  pour  marier 
ce  sa  barbe  avec  la  blanche  paroi  du  mur.  C'est  ainsi 
ce  que  Wiertz  vécut  bien  des  années.  »  Et  pendant 
cette  longue  période  de  jours,  que  de  rêves  éclatants 
rayonnèrent  dans  cette  pauvre  demeure!   Là,   un 


—  24   — 

génie  primesautier,  audacieux,  ose  rêver  toutes  les 
gloires.  II. ne  se  contente  pas  de  voir  briller  à  l'ho- 
rizon lointain,  comme  une  promesse  sacrée,  le  lau- 
rier qui  ceignit  la  tête  de  Rubens  ;  il  songe  encore 
au  ciseau  de  Michel-Ange,  à  la  plume  héroïque  de 
Corneille,  à  l'archet  de  Mozart.  Hélas  !  la  maladie 
vint,  tout  à  coup,  briser  ces  illusions  et  apprendre 
au  jeune  artiste  qu'il  est  des  bornes  à  l'emploi  de  nos 
forces,  que  la  nature  commande  de  régler  ses  aspi- 
rations. Bien  à  regret  il  fallut  se  résigner  à  embrasser 
moins  de  choses  à  la  fois.  —  C'est  décidé,  Wiertz  va 
concentrer  toutes  ses  forces  sur  un  seul  point  :  la 
peinture.  Mais  la  peinture,  comme  il  l'entend,  doit 
absorber  à  son  profit  l'étude  de  tout  un  monde  artis- 
tique et  scientifique.  Le  voici  donc,  étudiant  avec 
acharnement  toutes*  les  sciences  relatives  à  son  art. 
Le  jour  il  dessine,  il  peint,  il  modèle  ;  la  nuit  il  se 
livre  aux  études  anatomiques,  couché  dans  son  lit, 
car  il  n'avait  pas  de  feu,  comme  nous  l'avons  dit  plus 
haut.  Souvent  il  lui  est  arrivé  de  s'endormir  de  las- 
situde, le  crayon  dans  une  main,  le  scalpel  dans 
l'autre.  La  main  froide  d'un  squelette  le  saluait  à 
son  réveil,  et  ses  yeux,  à  peine  ouverts  à  la  lumière, 
se  reposaient  sur  des  tas  de  tronçons  humains,  ré- 
pandus çà  et  là  par  les  travaux  de  la  veille* 

Cette  existence  si  exceptionnelle  ne  pouvait  durer 
longtemps  sans  attirer  l'attention  publique;  bientôt 
Anvers  voulut  voir  ce  singulier  enfant,  ce  philo- 
sophe de  quatorze  ans,  ce  jeune  phénomène,  comme 
on  commençait  à  l'appeler  alors.  Parfois  un  curieux 


—   25   — 

passait  la  tête  à  la  porte  de  la  cellule  et  contemplait 
ce  trou  obscur  encombré  d'un  fouillis  inextricable 
de  dessins,  de  peintures,  de  sculptures,  de  pape- 
rasses accumulées,  entassées  dans  le  plus  pittoresque 
et  le  plus  incroyable  désordre  que  jamais  fantaisie 
d'artiste  eût  rêvé.. 

Un  jour,  un  amateur  se  présente  et  veut  acheter  à 
Wiertz  une  esquisse  qu'il  vient  de  peindre.  Le  mar- 
chand offrait  un  bon  prix  de  l'œuvre.  —  «  Gardez 
«  votre  or!  c'est  la  mort  de  l'artiste,  »  s'écria  le 
peintre  ascète;  et  il  ferma  la  porte  au  nez  de  l'ache- 
teur. 

A  cette  époque,  Wiertz  avait  raisonné  la  théorie 
de  l'existence  qu'il  prétendait  suivre  et  il  en  avait 
établi  les  bases  immuables.  Nous  aurons  occasion 
de  dire  plus  tard  quelles  sont  les  idées  qui  l'ont  dé- 
terminé à  ne  vouloir  pas  vendre  ses  tableaux. 

Cette  sévérité  envers  soi-même  paraîtra  sans  doute 
blâmable  à  beaucoup  d'individus;  nous  n'y  voyons, 
nous,  que  l'excès  de  cet  amour  inouï  de  liberté  et 
d'indépendance  que  le  peintre  voulait  apporter  dans 
l'exercice  de  son  art. 

Dans  les  moindres  circonstances  de  la  vie,  son 
attention  le  portait  vers  tout  ce  qui  devait  le  rendre 
fort;  fort  contre  toute  séduction,  contre  toute  distrac- 
tion contraire  à  sa  studieuse  existence. 

Aux  yeux  du  vulgaire  cette  conduite  était  inexpli- 
cable; le  jeune  et  ardent  artiste  savait,  lui,  ce  qu'il 
faisait,  ce  qu'il  voulait  :  il  plaçait  entre  Je  monde  et 
lui  un  rempart  inexpugnable.  L'amour  de  l'art  rem- 


plaçait  pour  lui  tous  les  autres  amours.  C'était  là 
le  flambeau  qui  éclairait  sa  route  d'une  lumière 
assurée  et  lui  permettait  de  franchir  toutes  les  difïi- 
cultes. 

Comme  on  le  pense  bien,  cet  homme  qui  s'ache- 
minait vers  la  gloire  par  de  tels  sentiers,  était  par- 
faitement incompris.  C'était,  pour  la  foule,  un  drôle 
d'original,  un  extravagant,  un  songe-creux.  Le 
voyant  passer  on  l'insultait,  on  le  raillait.  Souvent 
môme  certains  curieux  désœuvrés  suivaient  ses  pas 
en  l'accablant  de  sarcasmes  et  de  mauvais  propos. 
Ainsi  qu'il  arrive  toujours,  sa  longanimité  —  qui 
était  du  dédain  —  enhardissait  singulièrement  la 
bande  imbécile.  Les  propos  malplaisants,  lancés 
d'abord  à  une  distance  respectueuse,  se  changeaient 
bientôt  en  invectives  qui  venaient  retentir  à  un  pas 
de  l'oreille.  —  C'en  était  trop  aussi!  Le  jeune 
homme  se  retournait  indigné,  la  crinière  au  vent, 
l'œil  plein  de  flammes  !  Il  n'en  fallait  pas  davantage  ; 
les  brocards  s'éteignaient  sur  les  lèvres  et  une  pru- 
dente circonspection  semblait  dès  lors  gouverner 
tous  ces  drôles  naguère  si  impertinents. 

Wierlz  se  consolait  facilement  de  cet  ennui  passa- 
ger. Nous  dirons  plus,  son  instinct  le  servait  pré- 
cieusementen  lui  faisant  plutôt  rechercher  que  fuir 
les  occasions  de  lutte.  Toutes  ces  petites  échauffou- 
rées  ne  le  préparaient-ils  pas,  de  longue  haleine, 
aux  combats  qui  ne  pouvaient  mauquer  de  l'assaillir 
dans  le  cours  d'une  existence  comme  celle  qu'il  rê- 
vait? Révolutionnaire  de  l'art,  il  était  prêt,  s'il  le  fal- 


—    27   — 


lait,  à  lutter  seul  contre  tous.  Bien  lui  en  prit  de 
recouvrir  sa  poitrine  et  son  cœur  d'une  impéné- 
trable cuirasse,  car  sans  cela,  la  haine  et  la  jalousie, 
dont  les  traits  sont  venus  expirer  impuissants  à  ses 
pieds,  l'eussent  tué  depuis  longtemps.  —  Ceux-là 
qui  négligent  cette  éducation  si  nécessaire  aux  ca- 
ractères fiers,  reçoivent  douloureusement  tous  les 
coups  qu'on  leur  porte  et  finissent,  malgré  leur 
génie,  par  succomber  à  la  tâche,  ou  ce  qui  est  pis 
encore,  à  assister  à  leur  propre  anéantissement, 
obligés  qu'ils  sont,  pour  avoir  la  paix,  de  rentrer 
définitivement  dans  le  moule  commun  de  la  plati- 
tude humaine. 

L'esprit  observateur  du  jeune  Wiertz  s'était  appli- 
qué à  l'analyse  des  passions  des  hommes;  il  avait 
reconnu,  avec  une  grande  perspicacité,  que  rien  ne 
blesse  autant  les  orgueilleux  que  l'expression  d'un 
orgueil  supérieur  au  leur.  Il  s'armait  de  cette  pas- 
sion comme  d'un  fouet;  et  s'il  n'obtint  pas  de  mer- 
veilleuses cures,  il  força  du  moins  certains  individus 
à  se  mirer  dans  une  glace  où  leurs  défauts  ne  pou- 
vaient être  dissimulés.  Le  peintre  avait  vite  reconnu 
que  l'orgueil  était  une  faiblesse  ou  une  force  selon 
les  applications  que  l'on  en  faisait.  Pour  lui,  il  y 
avait  deux  sortes  d'orgueils  :  l'orgueil  fanfaron  tou- 
jours satisfait  de  ses  œuvres  et  l'orgueil  légitime  qui 
ne  l'est  jamais,  en  un  mot,  l'orgueil  qui  perd  et  l'or- 
gueil qui  grandit.  Il  sait  qu'il  possède  ce  dernier,  il 
marchera  donc,  sans  crainte,  vers  l'avenir. 

Cette  vie  cellulaire,  si  misérable  qu'elle  paraisse, 


—   28  — 

avait  un  charme  ascétique  pour  le  cénobite  de  l'art. 
Les  murs  du  logis  étaient  dénudés  comme  des  crânes 
de  vieillards,  le  temps  et  l'humidité  avaient  laissé 
partout  leurs  empreintes,  qu'importe!  Les  rêves  de 
cette  puissante  imagination  transforment  le  taudis 
en  palais.  La  richesse  est  dans  l'âme,  dans  la  con- 
science de  sa  valeur;  —  qui  donc  pouvait  se  croire 
plus  riche  que  Wiertz?  Là  où  le  vulgaire  ne  voyait 
que  des  murs  délabrés,  le  génie  du  peintre  voyait  se 
dérouler  et  se  tordre  les  groupes  fulgurants  de  ses 
Titans  s'élançant  à  la  conquête  des  cieux,  d'où  ils 
retombaient  bientôt,  précipités  dans  des  mers  de 
soufre  et  de  bitume  par  la  main  puissante  des  im- 
mortels. D'autres  fois  c'était  la  musique  qui  donnait 
concert  au  logis.  L'artiste  musicien  chantait,  jouait 
de  divers  instruments  et  de  telle  sorte  que  les  pas- 
sants, s'arrêtant  sous  ses  fenêtres,  s'imaginaient  qu'il 
y  avait  là-dedans  une  foule  de  musiciens  s'escrimant 
à  l'envi.  On  entendait  des  préludes,  des  fantaisies, 
des  roulades,  des  morceaux  diaboliques,  et  tout  cela 
hérissé  de  difficultés  si  étourdissantes,  que  la  pensée 
avait  peine  à  suivre  la  rapidité  des  doigts  qui  les 
exécutaient. 

Un  jour,  ces  orgies  musicales  attirèrent  l'attention 
d'un  musicien  célèbre  qui  vint  visiter  le  peintre  et 
lui  dit  :  «  Je  donne  des  leçons  de  musique  à  vingt 
«  francs  le  cachet,  si  vous  le  voulez  je  vous  don- 
ce  nerai  vingt  francs  par  chaque  Jeçon  que  vous  re- 
«  cevrez  de  moi.  »  —  «  Merci,  répond  Wiertz. 
«  Après  quelques  études  vous  m'entraîneriez  à  don- 


—   29   — 

«  ner  un  concert,  et  je  n'ai  pas  le  temps  car  j'ai  dis- 
«  posé  de  ma  vie  autrement.  » 

Si  peu,  c'est  encore  quelque  chose  et  on  doit  se 
demander  avec  quelles  ressources  cet  homme  vivait 
dans  sa  cellule;  voici  :  le  gouvernement  ayant  été 
renseigné  sur  les  étonnantes  dispositions  du  jeune 
artiste  lui  avait  accordé  une  pension  annuelle  de  cent 
florins.  C'était  mièvre;  lui  n'en  demandait  pas  da- 
vantage. 

Pendant  son  séjour  à  Anvers  notre  artiste  fît  deux 
voyages  à  Paris.  Dans  la  capitale  delà  France,  il 
vivait  de  la  vie  de  sa  cellule,  c'est  à  dire  de  travail 
et  de  privations.  Lorsqu'il  avait  décidé  qu'il  irait  le 
soir  au  spectacle,  il  serrait  sa  ceinture,  ce  qui  vou- 
lait dire  que  son  dîner  était  terminé.  Wiertz  étudiait 
avec  passion  toutes  les  richesses  artistiques  renfer- 
mées dans  les  musées  de  Paris,  mais  ce  qui  l'attirait 
peut-être  plus  encore  c'était  le  mouvement  tumul- 
tueux, rapide,  ondoyant,  tourmenté  des  grandes 
foules.  Son  génie  synthétique  saisissait  merveilleu- 
sement les  effets  par  masses  du  flux  et  du  reflux  des 
vagues  humaines.  La  grande  ville  était  donc  pour 
lui  le  motif  constant  des  plus  fécondes  études. 

Les  années  s'étaient  écoulées,  le  peintre  avait  ac- 
quis l'habileté  de  métier  suffisante  pour  traduire  sur 
la  toile  une  partie  des  aspirations  de  sa  pensée;  le 
concours  pour  le  prix  de  Ptome  s'ouvrait  dans  cet 
intervalle,  il  concourut,  et  fut  proclamé  lauréat  à 
l'unanimité  des  voix. 

Wiertz  se  recueillit.  De  vastes  horizons  s'ouvraient 


50 


devant  lui;  —  il  mesura  ses  ailes.  Ses  yeux,  habi- 
tués aux  brumes  du  Nord,  se  fixèrent  sur  le  soleil 
d'Italie;  —  son  regard  resta  ferme. 
11  pouvait  partir;  il  partit. 


m 


Le  9  mai  de  l'année  1600,  Pierre  Paul  Rubens 
partait  d'Anvers  pour  Rome.  C'était  un  maître 
illustre  déjà.  Ami  de  l'opulence  et  du  faste,  il  voya- 
geait à  travers  les  villes  d'Italie  comme  l'eût  fait  un 
très  grand  seigneur.  Il  traînait  après  lui  une  suite 
nombreuse  de  pages  et  de  varlets.  Indépendamment 
du  train  personnel  qu'il  menait,  sa  présence  dans 
chaque  ville  était  encore  l'occasion  de  fêtes  et  de  ré- 
jouissances de  toutes  sortes. 

Lorsque  Wiertz  fit  son  voyage  d'Italie,  une  seule 
petite  malle  contenait  tout  son  bagage,  toute  sa  for- 
tune. Il  gagnait  Rome  par  la  Lombardie;  —  un 
accès  de  fièvre  le  saisit  à  Milan,  il  est  soigné  à  l'hô- 
pital. 

Certes,  nous  sommes  les  premiers  à  reconnaître 
que  si  un  luxe  intelligent  est  supportable,  môme  dé- 
sirable quelque  part,  c'est  dans  le  milieu  où  vivent 
les  grands  artistes,  et  nous  sommés  loin  de  blâmer 


—   32   — 


l'immortel  Rubens  des  splendeurs  qu'il  déployait  au- 
tour de  lui.  Mais  ce  que  nous  avons  voulu  faire  res- 
sortir par  le  contraste  des  deux  existences  que  nous 
venons  de  placer  sous  les  yeux  du  lecteur,  c'est 
qu'ici,  la  différence  dans  le  luxe  répond  exactement 
à  la  différence  dans  les  caractères. 

Wiertz,  lorsqu'il  partit  pour  l'Italie,  ne  disposait 
que  de  la  faible  somme  annuellement  accordée  au 
premier  prix  du  grand  concours.  —  Quant  au  faste 
personnel,  eût-il  pu  s'en  environner  qu'il  l'eût  re- 
poussé comme  une  chose  superflue,  gênante  et  sans 
compensation. 

Pour  alimenter  les  sources  de  son  luxe,  Rubens 
mariait  facilement  son  art  à  toutes  les  exigences  du 
métier.  Le  passage  suivant  d'une  lettre  écrite  par  lui 
en  réponse  à  la  commande  d'un  tableau,  ne  laisse 
aucun  doute  à  cet  égard. 

«  .  ...  On  pourrait  le  mieux  se  décider  sur  le 
«  sujet  à  représenter,  d'après  les  dimensions  de  la 
«  pièce;  car  certaines  compositions  font  meilleur 
«  effet  dans  un  grand  espace,  d'autres  dans  un  es- 
te pace  moyen  ou  petit.  Cependant,  s'il  m'était 
«  donné  de  choisir  ou  de  désirer  pour  ma  satisfac- 
«  tion  quelque  scène  de  la  vie  de  saint  Pierre,  je 
«  m'arrêterais  au  martyre  de  ce  saint,  attaché  à  la 
k  croix  les  jambes  en  l'air,  ce  qui  pourrait  fournir 
«  un  ouvrage  extraordinairement  beau  (toutefois  se- 
«  Ion  mon  faible  pouvoir).  Cependant  je  laisse  le 
«  choix  et  la  volonté  à  celui  qui  en  fera  la  dé- 
«  pense » 


—  33   — 


Voilà  donc  une  œuvre  splendide  que  l'imagination 
du  peintre  a  déjà  entrevue;  cette  œuvre  va  naître  à 
la  postérité,  elle  fera  l'admiration  des  siècles...  à 
moins  cependant  que  ceux-là  qui  en  font  la  dépense 
n'en  décident  autrement.  Selon  nous,  c'est  pousser 
loin  la  sujétion  de  l'art  au  métier.  La  question  de 
l'offre  et  de  la  demande,  du  vendeur  et  de  l'acheteur, 
est  ici  parfaitement  établie;  et  vraiment  ce  n'est  pas 
l'art  qui  prime  au  marché;  «  c'est  vous  qui  payez!  » 
dit  Rubens. 

Wiertz  a  une  autre  manière  d'envisager  la  ques- 
tion. Un  prince  étranger  lui  fait  offrir  trois  cent 
mille  francs  de  son  Triomphe  du  Christ  .  «  Je  ne 
puis  vendre  mon  tableau,  répond  le  peintre,  carde- 
main  j'y  peux  trouver  quelque  chose  à  corriger.   » 

La  lettre  et  la  réponse  que  nous  venons  de  trans- 
crire témoignent  surabondamment  de  la  différence 
de  caractère  qui  existe  entre  les  deux  hommes.  Nous 
n'y  appuierons  pas  davantage  pour  le  moment. 

A  Rome,  la  vie  de  Wiertz  fut  sévère,  simple,  ré- 
gulière et  taute  vouée  à  l'étude  de  son  art.  Chose 
qui  peut  paraître  étonnante!  pas  la  plus  petite  aven- 
ture ne  vint  le  distraire  de  son  absorption  ^studieuse. 
—  Cet  homme  avait  mis  un  triple  airain  autour  de 
sa  poitrine;  là  où  Antoine  Van  Dyck  tombait  le 
cœur  brisé  et  le  corps  meurtri  \,  Antoine  Wiertz 
passait,  entendant  à   peine  le  bruit  des   passions 

1  Allusion  à  une  aventure  amoureuse,  suivie  d'un  duel,  que  le 
peintre  A.  Van  Dyk  eut  à  Gênes. 

3. 


—  34  — 

étrangères  à  son  art  qui  pouvaient  s'agiter  autour 
de  lui. 

On  raconte  que,  lorsque  la  mitraille  siffle  aux 
oreilles  du  fakir  indien  qu'un  serment  rive  au  sol, 
aucun  de  ses  muscles  ne  tressaille;  il  semble  ignorer 
jusqu'à  la  présence  de  ces  messagers  de  la  mort  qui" 
peuvent  l'emporter  à  chaque  instant... — Les  fu- 
nestes passions  qui  dominèrent  l'existence  de  Van 
Dyck,  de  Léopold  Robert  et  de  tant  d'autres,  se 
rencontrèrent  peut-être  sur  la  roule  de  notre 
peintre,  mais  il  ne  les  vit  pas.  Pour  lui,  la  peinture 
était  une  maîtresse  jalouse,  impérieuse,  qui,  non  seu- 
lement ne  voulait  point  de  partage,  mais  encore  eût 
regardé  comme  un  crime  la  distraction  d'une  heure. 

Dans  les  villes  d'Italie,  sur  ce  sol  béni  des  arts  et 
enrichi  par  trois  mille  ans  de  chefs-d'œuvre,  l'en- 
thousiasme de  Wiertz  est  ardent,  mais  contenu.  — 
L'admiration  sans  réserve  aveugle  et  obscurcit  le 
jugement;  le  lauréat  d'Anvers  n'est  pas  seulement 
venu  pou*r  admirer,  mais  encore  pour  juger.  C'est 
ce  qu'il  fit.  Son  coup  d'œil  artistique  mesure  rapide- 
ment la  prodigieuse  taille  des  Michel -Ange  et  des 
Raphaël;  \\  regarde  et  n'est  pas  effrayé.  Bien  plus, 
à  côté  des  grandes  qualités  de  ces  géants  de  l'art,  il 
a  vu  des  défauts,  tout  en  reconnaissant  que  ces  der- 
niers étaient  inhérents  à  l'époque  artistique  où  tra- 
vaillaient les  maîtres  et  non  à  la  fragilité  de  leur 
génie.  L'expérience  qu'il  puisa  au  contact  des  belles 
œuvres  renfermées  dans  les  musées  de  Rome,  de 
Venise,  de  Naples,  de  Florence,  de  Milan,  servit  de 


—  35  — 

pierre  de  touche  à  son  propre  génie.  —  Comme  le 
marin  naviguant  en  pleine  mer,  il  avait  déterminé  sa 
position  et  relevé  la  longitude  et  la  latitude  du  lieu 
où  il  était  parvenu.  La  volonté  était  ferme,  le  vent 
était  bon,  noire  peintre  navigua  droit  vers  la  gloire. 
C  est  alors,  qu'impatient  de  produire  et  de  donner  la 
mesure  de  ses  forces,  il  prend  une  toile  de  trente 
pieds  et  y  jette,  d'inspiration,  cette  scène  émouvante 
de  la  Mort  de  Patrocle. 

Après  avoir  parcouru  l'Italie  et  médité  longuement 
sur  les  chefs-d'œuvre  qu'elle  renferme,  Wiertz  rentre 
dans  sa  patrie  emportant  avec  lui,  comme  tribut  de 
bienvenue,  sa  grande  page  homérique. 

Il  faut,  dans  toutes  les  questions  humaines,  que 
les  petites  choses  se  mêlent  toujours  aux  grandes  par 
quelque  côté;  aussi  ne  pouvons-nous  nous  empêcher 
de  consigner  ici  une  petite  anecdote  se  rattachant  à 
l'arrivée  du  Patrocle  en  Belgique. 

L'Académie  de  peinture  d'Anvers  reçoit  tradi- 
tionnellement une  ou  plusieurs  études  exécutées  par 
ses  lauréats  pendant  leur  séjour  en  Italie. 

Il  est  aussi  de  tradition,  pour  le  secrétaire  de  cette 
Académie  chargé  de  la  réception  des  tableaux,  de 
n'avoir  à  solder  d'ordinaire  qu'une  somme  assez  mi- 
nime pour  le  prix  du  transport  des  travaux  de  pein- 
ture qui  lui  arrivent  de  Rome.  —  Quelques  études 
de  la  campagne  romaine,  une  belle  fille  du  Trensté- 
vère,  une  façon  de  bandit  des  Abruzzes  copié  à  la 
ville,  voilà  le  contingent  habituel  et  classique  payé  à 
la  patrie  par  son  artiste  lauréat. 


—   36   — 

Le  jour  où  le  navire  qui  portait  Patrocle  et  ses 
destinées  jeta  l'ancre  devant  la  ville  d'Anvers,  une 
révolution  éclata  au  secrétariat  de  la  docte  Académie. 
Le  secrétaire  ternit  deux  fois  ses  lunelles  en  exami- 
nant de  plus  près  le  montant  de  la  note  à  solder 
pour  le  transport  de  l'œuvre  de  Wiertz.  —  Cinq 
cents  francs  de  port!  Ah!  de  les  payer  il  n'avait 
nulle  envie.  —  Laisser  le  tableau  pour  compte  était 
la  chose  simple  et  pratique  qui  se  présentait  tout 
d'abord  à  son  esprit,  et  de  cela  il  ne  se  priverait  pas. 

Pourtant  au  milieu  de  ses  déductions  si  logiques, 
une  préoccupation  d'artiste,  une  curiosité  de  métier 
absorbait  notre  secrétaire.  —  On  sait  qu'il  n'est  pas 
absolument  indispensable  d'être  tout  à  fait  étranger 
aux  beaux-arts  pour  en  être  directeur,  de  même 
qu'un  secrétaire  d'Académie  de  peinture  peut  très 
bien  conserver  l'estime  des  honnêtes  gens,  tout  en 
sachant  dislinguer  un  tableau  de  valeur  d'une  croûte 
vernie.  —  La  caisse  renfermant  le  tableau  fut  donc 
déclouée  et  le  corps  de  Patrocle  mis  à  nu,  trop  à 
nu!  —  Car  Pœuvre  allait  triompher  de  la  résistance 
la  plus  acharnée,  celle  de  l'argent  à  payer,  lorsque 
les  pudiques  alarmes  des  académiciens  vinrent  en- 
rayer leurs  entraînements  artistiques  K 

C'en  était  fait.  Le  corps  de  Patrocle,  à  rencontre 
des  volontés  de  son  peintre,  allait  devenir  la  proie 


1  Nous  dirons  dans  le  Catalogue  du  Musée,  au  chapitre  où  sera 
donnée  l'analyse  de  Patrocle,  de  quelle  mordante  satire  se  servit 
Wiertz,  pour  qualifier  le  sentiment  artistique  des  juges  pudibonds. 


—    37    — 


des  Troyens  qui  le  réservaient  à  quelque  gémonie, 
lorsqu'un  Grec,  ami  d'Achille,  vint  leur  disputer  le 
corps  du  héros.  Ce  Grec  avait  nom  Van  Brée,  — 
une  belle  âme  d'artiste  réchauffée  par  un  digne 
cœur.  —  Ici,  point  d'envie,  et  de  l'enthousiasme  à 
pleins  bords  pour  tout  ce  qui  était  grand  et  beau. 
Le  tableau  de  Wiertz  le  surprit,  rétonna,  le  dé- 
routa peut-être,  mais  il  sentit  bientôt  le  souffle  des 
grandes  ailes  du  génie,  qui  passait  comme  une 
trombe  sur  la  tète  de  ces  géants  d'Homère  se  dis- 
putant un  cadavre. 

Van  Brée  plaida;  en  cherchant  des  mots  pour  sa 
cause  il  lui  venait  des  idées,  et,  au  soleil  de  ses 
idées  le  tableau  du  peintre  s'éclairait  comme  une 
splendide  vision!  En  terminant  son  plaidoyer,  Van 
Brée  avait  remporté  une  double  victoire  :  il  avait 
sauvé  Patrocle  en  faisant  solder  l'octroi  ;  de  plus, 
son  ardeur  à  défendre  l'œuvre  l'avait  initié  à  ses 
beautés,  il  avait  compris  le  génie  de  Wiertz. 


IV 


Dans  l'ancienne  Rome,  les  insulteurs  publics  sui- 
vaient le  char  des  triomphateurs.  Celte  coutume 
avait  pour  but  de  rappeler  aux  Césars  romains  en- 
clins à  se  diviniser,  que  non  seulement  ils  étaient 
bien  mortels,  mais  encore  qu'ils  touchaient  à  l'hu- 
manité par  toutes  ses  infirmités.  Chez  nous,  au  sein 
de  notre  moderne  civilisation,  l'insulte  n'est  point 
précisément^  d'institution  publique,  mais  elle  est 
d'infirmité  de  l'espèce,  et  elle  a  un  avocat  secret  dans 
chaque  cœur  :  l'envie. 

Comme  Wiertz  touchait  à  la  gloire  avec  effrac- 
tion, si  nous  pouvons  dire  ainsi,  comme  son  illustra- 
tion n'avait  pas  été  bercée  sur  les  genoux  de  dame 
eoterie,  qu'il  était  seul,  bien  seul,  il  fut  de  suite  en 
butte  à  mille  attaques,  à  mille  critiques  dans  les- 
quelles le  masque  du  dédain  ne  suffisait  pas  toujours 
à  cacher  des  sentiments  de  haine.  —  Pour  ceux 
dont  l'àme  est  petite,  la  gloire  d'un  autre  paraît  un 


—  39   — 

vol  fait  à  leurs  mérites;  tout  rayon  qui  brille  sur  le 
front  d'un  homme,  ils  le  croient  dérobé  à  leur 
propre  soleil. 

A  partir  de  cette  époque,  chacune  des  œuvres  qui 
sortit  du  pinceau  de  Wiertz  fut  un  champ  de  ba- 
taille où  se  livrèrent  les  plus  rudes  combats.  Si  pour 
beaucoup  le  génie  de  l'artiste  fut  un  motif  de  sourde 
hostilité,  l'énergique  indépendance  de  son  caractère, 
sa  ferme  volonté  de  ne  sacrifier  à  aucune  mode,  à 
aucun  préjugé,  furent  considérées  comme  une 
insulte  faite  au  troupeau  bêlant  des  absurdités  hu- 
maines. 

Notre  peintre,  comme  Alonzo  Cano,  comme  Mi- 
chel-Ange, comme  Léonard  de  Vinci,  quitte  le  pin- 
ceau pour  l'ébauchoir,  la  peinture  pour  la  sculpture 
et  la  sculpture  pour  l'architecture.  De  plus,  ainsi 
que  quelques-uns  des  hommes  illustres  que  nous 
venons  de  citer,  Wiertz  manie  allègrement  la  plume, 
—  La  plume  attaquait  le  pinceau,  le  critique  du 
feuilleton  traînait  l'artiste  à  sa  barre...  L'artiste  dé- 
posa son  pinceau,  saisit  une  plume  et  écrivit  une 
brochure  dont  nous  aurons  à  parler  plus  loin  et  dans 
laquelle  il  posait  carrément  la  question  :  La  critique 
en  matière  d' art  est-elle  possible?  Toute  la  brochure 
répondait  négativement  à  la  proposition.  L'artiste 
surprenait  le  feuilletoniste  d'art  en  flagrant  délit  de 
sottise  et  d'absurdité.  Il  prenait  les  différentes  criti- 
ques faites  à  propos  d'une  même  œuvre,  les  mettait 
en  regard  les  unes  des  autres,  plaçait,  dans  une  co- 
mique évidence,  celui  qui  disait  tout  noir  à  l'encontre 


—  40  — 

de  celui  qui  disait  tout  blanc,  celui  qui  était  tout 
miel  à  côté  de  celui  qui  était  tout  vinaigre.  Souvent 
la  plume  ardente  frisait  le  paradoxe,  mais  l'artiste  se 
retrouvait  toujours  dans  une  conclusion  saine  et  vi- 
goureuse. —  Pourquoi  la  critique  en  matière  d'art 
n'est-elle  pas  possible?  Parce  que  la  science  esthé- 
tique n'est  pas  constituée;  parce  qu'il  n'y  a  pas  de 
règles  fixes  pour  établir  le  Beau,  ce  qui  permet  à 
chacun  d'errer  à  l'aventure  à  travers  les  domaines 
de  l'art  en  ne  consultant  que  sespropresgoûts,  sinon 
ceux  de  la  mode  du  jour,  ou  bien  encore,  en  ne 
s'inspirant  que  de  ses  intérêts,  de  ses  caprices,  de 
ses  amitiés  ou  de  ses  haines.  —  Mais  n'anticipons 
pas  actuellement  sur  cette  partie  d'une  existence  si 
large  et  si  complète,  que  nous  nous  sentons  impuis- 
sants à  la  poser  à  la  pleine  lumière  de  l'attention 
publique. 

A  mesure  que  l'ordre  chronologique  ramènera 
sous  nos  yeux  les  œuvres  critiques  de  Wierlz  nous 
en  analyserons  la  substance  et  l'esprit. 

Le  premier  travail  qui  sortit  de  la  plume  de  notre 
peintre  fut  un  éloge  :  Y  Eloge  de  Rubens,  mémoire 
couronné  à  Anvers. 

Le  succès  qui  accompagna  l'apparition  de  YEloge 
de  Rubens  fut  immense,  éclatant.  Le  premier  coup 
d'aile  que  Wiertz  donnait  dans  les  régions  littéraires 
put  faire  présager  de  l'audace  de  son  vol.  Pour  le 
public,  l'étonnement  fut  aussi  intense  que  l'applau- 
dissement. Comment?  cet  homme  déposait  le  pin- 
ceau fulgurant  avec  lequel  il  redonnait  la  vie  aux 


41    


géants  de  l'Iliade,  et  cela  pour  se  saisir  d'une  plume 
qui,  d'un  seul  trait,  prenait  rang  parmi  les  plus  ar- 
dentes, les  plus  colorées  et,  qui  le  croirait!  les  mieux 
exercées.  Il  était  resté  à  l'artiste  quelque  chose  de 
l'orgueil  de  ses  quatorze  ans,  orgueil  qui  lui  faisait 
porter  envie  à  la  plume  énergique  de  Corneille.  — 
A  ce  merveilleux  début  c'était  à  ne  pas  croire...  Et 
pourtant  cela  était,  et  l'Eloge  de  Rubens  était  là 
comme  un  irrécusable  témoignage  qui  forçait  et  jus- 
tifiait l'admiration  publique. 

La  pensée  qui  préside  à  cette  œuvre,  YEloge  de 
Rubens,  est  nette,  précise,  pittoresque,  plastique. 
—  A  travers  les  âges  et  le  monde,  la  postérité  avait 
déclaré  Rubens  un  grand  peintre;  Wiertz  entrant 
dans  l'intimité  de  la  vie  du  fils  d'Anvers,  en  fait  un 
peintre  sublime  et  la  plus  étonnante  individualité  ar- 
tistique qui  se  soit  produite  à  travers  les  siècles.  Et 
ce  n'est  point  là  un  jugement  général  qu'il  porte, 
c'est  le  résultat  d'une  analyse  profonde  qui  consacre 
son  choix.  L'étude  de  Wiertz  va  au  fond  de  la  ques- 
tion ;  il  l'analyse,  la  dissèque,  en  montre  toutes  les 
parties,  —  puis,  dans  un  style  rapide,  fougueux, 
étincelant,  il  ressaisit  les  éléments  épars,  les  en- 
chaîne clans  l'œuvre,  les  développe  dans  leur  puis- 
sance de  vie  et  de  rayonnement,  en  un  mot,  érige  en 
quelques  pages  un  monument  pictural  et  littéraire  qui 
n'avait  pas  été  tenté  jusque-là  :  la  physiologie  de  la 
peinture! 

Voici  les  deux  premiers  éléments,  les  éléments 
primordiaux  d'un  tableau,  X invention  et  la  compo- 


4 


—   42   — 

sition.  Rubens  n'a  pas  le  droit  de  s'attaquer  aux 
faibles; — Titan  de  l'art,  il  ne  peut  s'attaquer  qu'aux 
Titans;  voici  Michel-Ange  le  Superbe!  Voici  le  Ju- 
gement dernier  dans  toute  sa  terrifiante  splendeur. 
Le  gant  est  tombé  dans  l'arène,  —  quel  téméraire 
osera  le  ramasser?  Rubens!  s'écrie  Wiertz.  —  Et 
quelle  œuvre  sortira  de  son  génie  qui  soutiendra 
l'écrasant  parallèle!  la  Chute  des  réprouvés. 

Ici  l'auteur  établit  une  double  analyse  qui  le 
montre  initié  au  souffle  inspiré  qui  agitait  les  âmes 
des  deux  puissants  artistes.  Ce  que  sentait  Michel- 
Ange  composant,  il  l'éprouve  et  sa  plume  le  peint. 
Le  feu  qui  embrasait  la  poitrine  de  Rubens  a  passé 
dans  sa  poitrine.  Ce  n'est  pas  tout;  le  praticien  sub- 
til pour  qui  les  procédés  de  l'art  n'ont  plus  de  secret, 
soulève  tous  les  voiles  qui  cachent  les  mystères  de 
l'atelier.  Lorsqu'on  a  lu,  la  conviction  pénètre  dans 
les  esprits  les  plus  rétifs  et  ceux-là  qui,  avant  de 
lire,  bondissaient  à  la  seule  proposition  d'un  paral- 
lèle à  établir  entre  le  fier  Toscan  et  le  vigoureux 
Flamand,  ne  peuvent  s'empêcher,  après  avoir  ba- 
lancé la  palme  un  moment  indécise,  de  la  laisser 
tomber  sur  le  front  de  celui  qui  fit  la  Descente  de 
croix. 

Pour  le  dessin  et  l'expression,  Raphaël  et  Rubens 
sont  aux  prises...  Mais  nous  ne  pouvons  pas  citer 
toute  la  brochure  :  passons  à  d'autres  parallèles. 

Voici  la  couleur,  la  passion,  la  vie.  C'est  mainte- 
nant surtout  qu'il  va  falloir  chercher  aux  plus  hauts 
sommets  de  l'art,  l'aigle  dominateur  dont  la  puissante 


—  43  — 

envergure  pourra  mesurer  un  vol  égal  à  celui  de 
Rubens.  Il  ne  faut  point  chercher  longtemps;  un 
seul  rival  existe,  et  celui-là  est  Titien,  le  fils  de 
Venise.  C'est  à  lui  que  le  peintre  d'Anvers  va  livrer 
le  rude  combat. 

Laissons  parler  l'auteur. 

«  Rubens,  on  ne  peut  le  nier,  puisa  dans  l'école 
de  Venise,  comme  à  une  source  profonde,  les  secrets 
de  la  couleur;  il  étudia  les  maîtres  de  cette  école  et 
particulièrement  le  Titien,  qu'il  regardait  comme  le 
plus  parfait  modèle  dans  cette  partie.  Mais  son  génie 
supérieur  sut  mettre  à  profit  l'expérience  des  maî- 
tres :  il  remarqua  eombien  les  empâtements  par 
couches  réitérées  de  cette  école  poussaient  au  noir; 
il  sentit  que  la  plupart  de  ces  grands  coloristes  n'ob- 
tenaient une  certaine  harmonie  qu'aux  dépens  du 
brillant  et  de  la  virginité  des  teintes,  et  que  la  ma- 
nière de  peindre  par  glacis  et  retouches,  due  aux 
nombreux  tâtonnements  des  premiers  essais,  pour- 
rait bien  se  remplacer  par  un  procédé  aussi  riche, 
plus  brillant  et  plus  expéditif.  II  observa  que  le  ton 
des  chairs  des  peintres  vénitiens  ressemblait  quel- 
quefois à  la  couleur  du  bois  ou  de  la  brique,  que 
souvent  une  trop  grande  monotonie  régnait  dans 
leurs  teintes;  qu'ils  manquaient  peut-être  de  ces 
oppositions  qui  font  sentir  que  les  chairs  rougeàtres 
ou  jaunâtres  ne  sont  pas  précisément  jaunes  ou 
rouges.  Il  remarqua  que  la  lumière  et  l'ombre  étaient 
souvent  éparpillées  dans  leurs  œuvres,  ce  qui  nuisait 
à  la  force,  à  la  vigueur  et  à  l'harmonie.  Il  comprit 


—  44  — 

qu'ils  ne  faisaient  pas  toujours  le  choix  des  formes 
favorables  au  coloris,  et  qu'enfin  ils  étaient  telle- 
ment esclaves  du  modèle,  qu'ils  imitaient  quelquefois 
des  choses  contraires  aux  effets  que  demande  la  cou- 
leur. 

«  Après  avoir  médité  sur  toutes  ces  choses, 
Rubens  fut  saisi  d'un  brûlant  enthousiasme;  son 
imagination  lui  fit  entrevoir  l'idéal  d'un  coloris  plus 
parfait,  et,  plein  de  cette  confiance  que  donne  le 
génie,  il  résolut  de  combattre  le  Titien  même,  en 
faisant  faire  à  son  art  un  pas  immense.  » 

...  Suit  alors  une  analyse  admirable  des  qualités 
respectives  des  deux  grands  peintres.  Ne  pouvant 
pas  tout  transcrire,  nous  donnerons  seulement  la 
conclusion  du  parallèle  :  «  Le  peintre  de  Venise  fut 
imité  par  le  peintre  d'Anvers,  mais  celui-ci  atteignit 
si  bien  la  perfection  que  cherchait  l'autre,  que,  si  le 
maître  italien  revenait  au  monde,  il  serait  charmé 
de  pouvoir  imiter  à  son  tour  les  productions  du 
maître  flamand.  » 

En  ce  qui  touche  la  partie  du  clair-obscur, 
Wiertz  établit  une  savante  comparaison  entre  Ru- 
bens, Corrége  et  Rembrandt.  —  Mais  nous  avons 
hâte  d'arriver  à  la  péroraison  de  l'œuvre,  que  nous 
ne  pouvons  nous  empêcher  de  citer  tout  entière  : 

«  Si  le  génie  de  Rubens  est  extraordinaire  dans  la 
théorie,  il  l'est  davantage  encore  dans  la  pratique. 
Sa  facilité  est  telle  qu'il  semble,  comme  un  dieu, 
n'avoir  besoin  que  d'un  acte  de  volonté  pour  l'ac- 
complissement de  ses  œuvres. 


—   45   — 


o  Veut-on  se  faire  une  idée  de  cette  prodigieuse 
aptitude,  établissons  un  concours,  évoquons  un 
instant  ces  grands  maîtres,  voyons-les  accomplissant 
une  œuvre  d'art.  Voyons  Rubens,  le  Titien,  Véro- 
nèse,  Rembrandt,  Velasquez,  la  palette  à  la  main, 
devant  une  toile  prête  à  recevoir  les  inspirations  de 
leur  génie. 

«  Déjà  l'impatient  Véronèse  brûle  du  désir  de 
montrer  la  franchise  et  l'énergie  de  son  pinceau  ; 
Rembrandt,  plein  de  confiance  dans  les  ressources 
de  son  savoir-faire,  ne  croit  devoir  craindre  aucune 
supériorité;  l'audacieux  et  facile  Velasquez  s'anime 
et  rêve  la  victoire;  une  confiance  moins  grande, 
mais  plus  réfléchie,,  tempère  l'empressement  du 
Titien  ;  son  expérience  est  profonde,  nul  ne  semble 
pouvoir  lutter  contre  son  étonnante  habileté. 

«  Voilà  déjà  les  grands  artistes  qui  travaillent 
avec  ardeur;  le  seul  Rubens,  les  yeux  fixés  sur  sa 
toile,  reste  calme  et  tranquille. 

«  Ses  émules  crayonnent  sur  le  panneau  de  ra- 
pides traits;  déjà  l'on  aperçoit  des  masses  esefuis- 
sées,  des  figures  ébauchées,  des  détails  commencés; 
partout  les  lignes  se  multiplient  et  se  confondent, 
partout  l'on  efface  et  l'on  corrige.  Les  uns  déjà  sa- 
tisfaits arrêtent  des  contours,  les  autres  plus  avan- 
cés préparent  les  couleurs;  mais,  hélas!  une  idée 
quelquefois  mal  conçue  s'écroule  et  s'anéantit;  de 
nouveaux  essais  paraissent  et  disparaissent,  et  l'ima- 
gination épuisée  devient  moins  prompte.  Vainement 
Véronèse  et  le  Titien  ont  tenté  d'assembler  avec  jus- 


—   46   — 

tesse  le  plan  de  quelques  groupes,  le  mouvement  de 
quelques  figures;  vainement  ils-  essaient  de  dessiner 
d'un  trait  assuré  quelques  raccourcis  difficiles,  quel- 
ques muscles  en  action.  Ces  deux  maîtres,  ainsi  que 
Rembrandt  et  Velasquez,  sentent  le  besoin  impé- 
rieux de  prendre  le  modèle;  mais  cette  ressource 
augmente  l'embarras  et  les  difficultés;  ce  que  l'ima- 
gination avait  ébauché,  le  modèle  le  détruit,  et  de 
pénibles  travaux  doivent  recommencer  encore,  Ce- 
pendant, avec  une  patience  indomptable,  le  Titien 
et  Rembrandt  cherchent,  par  des  couches  superpo- 
sées, par  des  glacis  redoublés,  à  rendre,  d'après  le 
modèle,  le  dessin,  le  modelé  et  la  couleur.  Ce  n'est 
qu'après  de  nombreux  essais,  des  hésitations  péni- 
bles, qu'ils  déterminent  le  mouvement  des  figures, 
le  jet  des  draperies;  mais  cette  nature  froide,  ce 
mannequin  inanimé  les  induisent  en  erreur;-  bien 
des  choses  encore  doivent  être  refondues,  recommen- 
cées, soumises  à  de  nouvelles  recherches;  ce  n'est 
pas  sans  quelque  peine  que  Véronèse  parvient  à  réu- 
nir clés  masses  de  lumières,  que  le  Titien  obtient 
son  harmonie,  que  Piembrandt  arrive  à  ses  effets; 
ce  n'est  pas  sans  quelques  tâtonnements  que  Velas- 
quez arrive  à  donner  à  son  pinceau  les  grâces  d'un 
beau-faire.  La  pensée  est  prompte,  mais  la  brosse 
est  lente  et  s'embarrasse. 

«  Rubens,  toujours  absorbé  dans  sa  pensée,  n'a 
rien  encore  exprimé  sur  l'immense  toile  qui  l'attend; 
son  génie  seul  agit  et  travaille;  comme  un  ouragan 
impétueux  s'amasse  au  loin  dans  un  ciel  enflammé 


il 


d'éclairs,  ainsi  se  préparent  en  silence,  dans  le  cer- 
veau du  maître,  les  merveilles  qui  vont  éclater  à 
nos  yeux.  Ce  n'est  point  par  les  moyens  ordinaires 
dont  se  servent  ses  rivaux  que  le  grand  artiste  exé- 
cute ses  œuvres  sublimes  ;  ce  n'est  ni  le  modèle,  ni 
le  mannequin  qui  lui  inspire  ces  étonnants  mouve- 
ments, ses  admirables  expressions,  ses  frappantes 
vérités,  son  rendu  merveilleux.  Ce  n'est  point  non 
plus  par  les  vains  essais  d'un  crayon  timide  et  mal 
assuré  qu'il  commence  le  premier  jet  de  son  œuvre; 
sa  pensée  mûrie,  il  saisit  ses  pinceaux,  s'élance  à  la 
toile,  y  jette  des  flots  de  couleurs;  les  lignes,  les 
masses,  les  formes,  les  ombres,  les  lumières  nais- 
sent sous  les  coups  de  la  brosse  rapide;  à  droite,  à 
gauche,  en  haut,  en  bas,  la  fée  va,  vient,  vole,  et 
la  toile,  frémissante,  bourdonne  comme  un  ton- 
nerre lointain.  C'est  la  digue  qui  se  rompt,  c'est 
le  torrent  qui  bondit,  c'est  l'éclair  qui  passe,  c'est 
le  feu  qui  pétille,  c'est  la  flamme  qui  dévore,  c'est  la 
force  électrique  qui  agit,  c'est  la  puissance  d'un 
démon  qui,  tout  à  la  fois,  veut,  crée,  accomplit. 

«  Déjà  les  grandes  lignes  générales  apparaissent, 
les  grandes  masses  d'ensemble  se  dessinent,  les 
effets  de  lumière  resplendissent;  le  sujet  vit  tout 
entier.  Comme  l'enceinte  d'un  grand  cirque  s'emplit 
tout  à  coup,  au  moment  où  ses  portiques  s'ouvrent 
à  la  foule  empressée,  ainsi  se  couvre  rapidement  de 
masses  agitées,  le  vaste  champ  où  le  pinceau  de  Ru- 
bens  porte  le  mouvement  et  la  vie. 

«  Le  grand  coloriste  a  posé  sur  divers  points  les 


18 


cinq  couleurs  primitives.  A  voir  comment  l'ombre 
et  la  lumière  naissent,  grandissent,  et  détachent  les 
objets,  on  se  figure  l'apparition  subite  du  soleil  sor- 
tant de  la  mer  et  éclairant  par  degré  la  nature 
plongée  dans  les  ténèbres;  autant  les  effets  éblouis- 
sants de  l'astre  surprennent  et  enchantent,  autant 
les  capricieux  accidents  de  lumière  qui  surgissent 
sous  la  main  de  Rubens,  saisissent  et  étonnent.  La 
fée  va,  vient,  vole,  et  la  toile,  frémissante,  bour- 
donne comme  un  tonnerre  lointain.  Avec  quelle 
écrasante  rapidité,  la  brosse  large  et  hardie  attaque 
l'ensemble  et  les  détails!  Avec  quelle  adresse  inouïe, 
elle  sait  donner  à  tous  les  corps  leur  forme,  leur 
caractère,  leur  couleur!  Ici,  elle  établit  des  masses 
éblouissantes  qui  sont  le  foyer  le  plus  étendu  de  la 
lumière;  là,  elle  débrouille  et  détache  des  parties 
sourdes,  renforce  des  parties  faibles,  atténue  des 
parties  fortes,  et,  tournoyant  sans  cesse  dans  une 
pâte  fraîche  et  brillante,  étend  ses  soins  prestigieux 
jusqu'aux  moindres  détails. 

«  Mais  cette  multitude  d'objets,  ces  êtres  au  mille 
formes  et  aux  milles  couleurs  attendent  la  vie.  Ru- 
bens, dont  le  génie  entrevoit  d'un  coup  d'œil  ce  qui 
manque  à  la  perfection,  s'éloigne  un'moment  et  par- 
court des  yeux  son  œuvre.  Rapide  comme  l'éclair, 
il  reprend  sa  palette  chargée  de  nouvelles  couleurs. 
La  fée  va,  vient,  vole!  Partout  les  objets  changent, 
se  développent,  grandissent;  partout  se  produisent 
des  effets  nouveaux.  Doit-il  rendre  la  douleur,  le 
calme,  l'effroi?  une  touche  juste  et  hardie  l'exprime. 


—  49  — 

Ce  bras  est-il  trop  long?  ce  torse  est-il  trop  court? 
le  pinceau,  d'un  trait,  rétablit  les  proportions;  son- 
geant ensuite  aux  intérêts  de  la  couleur,  il  tempère 
ces  parties  trop  brillantes,  réveille  ces  parties  trop 
sourdes,  salit  celles-ci,  illumine  celles-là,  ranime 
par  des  teintes  vierges  les  points  principaux,  revient 
rapidement  vers  les  détails  qu'il  arrondit,  détache, 
modèle  et  finit.  La  fée  va,  vient,  vole!  son  impé- 
tuosité ne  s'arrête  pas  un  instant;  elle  fouille  les 
ombres  obscures  et  profondes,  rehausse  de  lumières 
vives  tous  les  corps  saillants,  les  empâte,  les  fait 
jaillir  de  la  toile.  Ainsi  s'achève  l'œuvre,  lorsque 
enfin  le  peintre  attaque  une  dernière  fois  toutes  les 
parties  du  tableau,  les  frappe  vivement  de  touches 
spirituelles  et  légères,  les  creuse  de  noirs  vigoureux, 
les  pique  de  blancs  étincelants,  et,  comme  si  la  ma- 
tière dont  il  imprègne  ses  pinceaux  était  dérobée  au 
feu  du  ciel,  il  donne  à  tout  ce  qu'il  vient  de  créer 
l'expression  et  la  vie. 

«  Telle  est  la  prodigieuse  facilité  de  Rubens, 
telle  est  son  incomparable  habileté  dans  la  pratique  : 
tandis  qu'embarrassés  dans  les  difficultés  de  l'exé- 
cution, ses  rivaux  commencent  à  peine  leur  œuvre, 
le  grand  artiste  a  terminé  la  sienne,  où  brillent  tout 
à  la  fois  et  au  plus  haut  degré,  les  qualités  les  plus 
précieuses  de  l'art. 

«  Et  c'est  ainsi  que  tu  fis  ta  Descente  de  croix, 
ô  fils  immortel  d'Anvers!  » 


Voici  tout  d'abord  une  petite  brochure  de  Wiertz 
qui  s'offre  à  nos  yeux  armée  de  son  litre  piquant  ; 
Le  Secret  du  diable. 

«  Ce  qui  tue  dans  les  arts,  dit  notre  peintre  criti- 
«  que,  ce  qui  s'oppose  le  plus  à  leurs  progrès,  c'est 
«  le  changement  qu'apporte  sans  cesse  le  caprice 
«  des  modes  dans  les  règles  du  beau  qui  devraient 
«  être  éternelles.  » 

L'idée  mère  de  cette  brochure  est  une  énergique 
protestation  contre  le  vasselage  dans  lequel  les  écri- 
vains et  artistes  étrangers  prétendent  tenir  les  écri- 
vains et  les  artistes  belges.  Le  peintre  appelle  aux 
armes  la  phalange  qui  tient  la  plume,  le  pinceau  ou 
l'ébauchoir  et  il  frémit  d'indignation  en  voyant  la 
servilité  avec  laquelle  cette  phalange  reçoit  toutes  les 
impressions  qui  lui  viennent  du  dehors. 

La  prétention  de  certains  juges  à  l'infaillibilité  en 
matière  artistique,  trouve  en  Wiertz  un  ardent  con- 


—   51   — 

tempteur.  —  Ainsi,  à  propos  de  cette  nécessité  dès 
longtemps  acceptée,  d'aller  recevoir  à  Paris  le  bap- 
tême artistique  sans  lequel  les  portes  de  la  renommée 
restaient  closes  devant  l'artiste,  il  avait  coutume  de 
s'écrier  ironiquement  :  a  Pauvre  Raphaël,  pauvre 
«  Michel-Ange,  qui  n'ont  pu  venir  s'inspirer  à  Paris 
«  du  bon  goût  qui  corrige  les  écarts  et  dirige  le 
«  génie!  Pauvre  Michel-Ange  auquel  l'Institut  de 
«  France  n'a  pu  donner  son  satisfecit.  » 

Afin  de  réveiller  le  sentiment  d'indépendance  qui 
doit  caractériser  tout  véritable  artiste,  Wiertz  pro- 
pose un  concours  dans  lequel  les  œuvres  françaises, 
littéraires  et  artistiques  doivent  être  comparées  aux 
œuvres  belges.  Le  peintre  offrait  un  prix  magnifique 
au  vainqueur  du  tournoi,  —  c'était  le  charmant  ta- 
bleau intitulé  :  La  Jeune  Fille  au  rideau.  Hélas!  nous 
devons  déclarer  en  toute  sincérité  que  la  proposition 
de  Wiertz  n'a  pu  aboutir  et  que  la  bataille  ne  s'enga- 
gea pas,  faute  de  combattants,  et  à  l'époque  où  nous 
écrivons  ces  lignes,  la  Jeune  Fille  au  rideau,  cet 
inestimable  joyau,  conserve  toujours  sa  place  dans 
l'atelier. 

Malgré  les  répulsions  de  son  esprit  pour  la  pré- 
tendue infaillibilité  parisienne,  le  peintre  dinantais  se 
décida  à  envoyer  son  Patrocle  à  l'exposition  de  Paris. 
Cette  manière  de  faire  eût.  été  inconséquente  après 
tant  de  réactions  vivement  motivées,  si  la  démarche 
n'avait  été  le  résultat  d'une  véritable  gageure  entre  le 
peintre  et  ses  amis. 

Voici  ce  qu'il  voulait  prouver  :  —  C'est  qu'il  n'est 


—   52  — 

point  de  succès  possible  à  Paris,  sans  l'appui  de  la 
presse  et  des  petites  intrigues  d'usage.  Que  toutes  les 
fois  qu'on  n'usera  pas  largement  de  ces  moyens, 
l'œuvre  exposée;  quel  que  soit  son  mérite,  passera 
inaperçue,  le  public  courant  toujours,  non  pas  à  la 
valeur  du  tableau,  mais  à  son  étiquette;  non  pas  au 
génie,  mais  au  nom  qui  en  tient  lieu.  L'appréciation 
est  juste,  mais  comme  fait  général  ;  ce  n'est  point  à 
Paris  seulement  que  les  choses  se  passent  ainsi,  mais 
dans  le  monde  entier.  Ensuite,  nous  croyons  pou- 
voir dire  avec  justice  qu'il  n'était  pas  logique  de 
conclure  à  l'insuffisance  radicale  de  la  critique  et  du 
public  en  matière  artistique,  parce  qu'ils  passaient 
sans  s'arrêter  devant  une  œuvre  de  la  plus  grande 
valeur.  Jusque-là  cette  manière  d'être  du  monde  pa- 
risien ne  prouvait  qu'une  chose  :  c'est  qu'il  ne  com- 
prenait pas.  Cette  peinture  en  dehors  des  données 
habituelles,  extra-artistique,  si  nous  pouvons  ainsi 
parler,  le  prenait  tout  à  fait  au  dépourvu.  —  11  pas- 
sait et  se  taisait;  —  n'y  avait-il  pas  là  une  preuve  de 
bon  sens?  Artistes!  vous  n'avez  pas  seulement  qu'à 
attendre  l'admiration  et  les  applaudissements  de  la 
foule,  vous^avez  encore  et  surtout,  à  former,  à  dé- 
velopper le  goût,  le  sentiment  et  le  jugement  dans 
les  arts  de*  cette  même  foule,  sinon,  vos  succès  ne 
seront  pas  plus  logiques  que  vos  chutes,  vous  reste- 
rez ballottés  à  tous  les  caprices  de  la  mode,  et  votre 
réussite  ne  sera  jamais  qu'un  bon  billet  tiré  à  la  lo- 
terie des  caprices  du  jour  ! 
La  conclusion  de  tant  de  luttes  passionnées  dans 


53  — 


lesquelles  l'imagination  effarouchée  prenait  parfois  le 
rôle  de  la  raison,  fut  toujours  favorable  à  Wiertz. 
Ainsi  la  vue  de  l'intrigue  et  de  l'indifférence  pari- 
sienne lui  font  prendre  en  horreur  les  expositions 
ordinaires;  il  s'est  donné  parole  qu'il  n'y  rentrerait 
point.  — Que  fait-il  alors?  Il  jette  les  fondements 
d'un  musée  dont  l'immense  valeur  artistique  fait  dans 
le  présent  sa  propre  gloire,  comme  il  fera  à  travers 
les  âges  les  plus  reculés  la  gloire  de  son  pays. 

Si  le  peintre  audacieux  qui  se  frayait  si  largement 
sa  voie  dans  les  régions  les  moins  explorées  de  l'art, 
avait  déjà  attiré  sur  sa  tète  la  malveillance  de  la  cri- 
tique, ennemie,  en  général,  de  toute  tentative  qu'elle 
n'a  point  conseillée  ou  patronnée,  qu'allait-il  advenir 
alors  que  —  se  plaçant  à  son  tour  dans  le  fauteuil  du 
juge,  il  faisait  comparaître  la  critique  à  la  barre? — 
Ce  qu'il  advint?  La  malveillance  se  transforma  ;  elle 
devint  de  la  haine. 

Toutes  les  vanités,  tous  les  amours-propres  artis- 
tiques ou  littéraires  avaient  été  blessés  au  cœur  par 
les  démonstrations  irrévérencieuses  de  notre  artiste. 
Les  journaux  appartenant  aux  opinions  les  plus  va- 
riées, les  journaux  ayant  l'habitude  de  se  déchirer 
entre  eux  à  peu  près  sur  toutes  les  questions,  sont  ici 
confondus  dans  une  touchante  unanimité  :  la  haine 
contre  l'artiste. 

Lui  ne  perdait  pas  pied.  La  double  surexcitation 
produite  par  le  triomphe  de  l'Eloge  de  RubenSj 
d'une  part;  d'autre  part,  le  sentiment  de  la  combati- 
vité (pour  parler  comme  les  phrénologues)  qui  a  tou~ 


M 


jours  été  la  dominante  caractéristique  de  son  esprit, 
avaient  dû  singulièrement  monter  son  imagination 
pour  qu'une  personne  qui  vivait  dans  son  intimité 
pût  alors  rédiger  les  lignes  suivantes  que  nous  avons 
sous  les  yeux  : 

«  Lorsque  Wiertz  était  injustement  attaqué,  il  al- 
«  lumait  tous  les  fourneaux  de  son  génie.  L'idée 
«  vengeresse  bouillonnait  comme  une  lave  au  fond 
«  de  son  cerveau.  Bientôt  elle  s'échappait  en  traits 
«  mordants,  et,  semblable  à  une  nuée  de  serpents 
«.  lancés  dans  toutes  les  directions,  le  sarcasme  fu- 
«  rieux  allait  fouillant,  cherchant  dans  le  feuilleton, 
<c  la  brochure,  le  journal,  le  pamphlet.  Quand  il 
«  avait  trouvé,  il  s'accroupissait  sur  sa  proie  et  la 
«  déchirait  à  belles  dents  et  de  bon  cœur.  Ici,  il 
«  tombait  sur  la  critique  ignorante,  là,  sur  le  juge- 
k  ment  absurde,  plus  loin  sur  le  compte  rendu  ridi- 
«  cule.  Lorsque  tout  cela  était  bien  battu,  démoli, 
«  aplati,  écrasé,  il  en  faisait  un  las  qu'il  travaillait  à 
«  coups  de  plume,  de  pinceau  ou  d'ébauchoir  pour 
«  les  clouer  enfin  au  pilori  delà  publicité.   » 

Nous  demandons  grâce  au  lecteur  pour  ce  lyrisme 
tant  soit  peu  échevelé,  mais  nous  avons  cru  que,  en 
conservant  celte  forme  littéraire,  nous  ferions  mieux 
comprendre  encore  tout  ce  qu'il  y  avait  de  fougueux, 
d'énergique,  de  persévérant  dans  le  caractère  de 
Wiertz. 

L'artiste  a  beau  être  plongé  dans  le  travail  le  plus 
sérieux,  le  plus  absorbant,  son  esprit  de  lutte  a  tou- 
jours une  oreille  ouverte  aux  bruits  du  dehors.  Si  un 


—  55  — 

adversaire  digne  de  lui  l'appelle  dans  l'arène,  il  quitte 
volontiers  le  pinceau  ou  l'ébauchoir  pour  venir  se 
mesurer  avec  lui. 

Dans  cette  susceptibilité  d'organisation  il  y  avait 
un  grand  danger;  en  effet,  si  une  conspiration  des 
ennemis  du  peintre  s'était  organisée  dans  le  but  de 
toujours  le  tenir  en  haleine  de  lutte  et  la  plume  à  la 
main,  le  pinceau  eût  été  forcément  en  partie  délaissé 
et  bien  des  chefs-d'œuvre  immortels  fussent  restés 
dans  le  néant. 

Wiertz  a  une  malice  de  singe  dans  les  charges  et 
les  mystifications  qu'il  déverse  sur  les  malveillants. 
Nous  aurions  cent  traits  piquants  à  citer,  nous  nous 
contenterons  de  rapporter  celui  dont  le  jury  parisien 
fut  autrefois  victime. 

L'artiste  avait  à  se  plaindre  de  certains  procédés, 
vraiment  lestes,  employés  à  son  égard  par  le  jury 
parisien.  Ne  voulant  point  rester  sous  le  coup  d'un 
jugement  qu'il  trouvait  entaché  d'une  grande  partia- 
lité, sinon  d'une  grande  ignorance,  il  résolut  d'en 
appeler  à  sa  manière;  voici  le  moyen  qu'il  employa: 
il  savait  qu'un  de  ses  amis  possédait  un  très  beau 
tableau  de  Rubens,  il  se  rendit  chez  lui,  et  lui  fai- 
sant part  du  projet  de  mystification  qu'il  méditait,  il 
le  pria  de  lui  confier  l'œuvre  du  maître  pour  quelque 
temps.  La  proposition  fut  acceptée.  Wiertz  rentra 
dans  son  atelier,  puis,  choisissant  bravement  son 
coin,  il  signa  :  Wiertz. 

Un  procès-verbal  de  l'envoi  avait  été  dressé  devant 
témoins.  Le  tableau  partit.  Arrivé  à  son  tour  sous 


—  56 


l'œil  perspicace  des  juges,  il  fut  rejeté  d'emblée,  et, 
grâce  à  sa  signature  hétérodoxe,  considéré  comme 
devant  faire  tache  même  parmi  les  plus  mauvais. 

Puibens,  mis  à  la  porte  de  l'exposition  parisienne, 
revint  triomphant  à  Bruxelles;  il  avait  gagné  son 
pari.  Il  fut  déballé  devant  ceux  qui  avaient  servi  de 
parrains  à  la  mystification,  et,  comme  on  le  pense 
bien,  ce  ne  fut  pas  sans  une  grande  dépense  de 
lazzis,  de  brocards  et  d'observations  de  toutes 
sortes,  à  l'adresse  de  l'aplomb  imperturbable  du 
jury  qui,  dans  sa  haute  sagesse,  sa  profonde  im- 
partialité, son  infaillibilité  à  toute  épreuve,  venait 
de  traiter  Rubens  comme  il  eût  fait  du  plus  mé- 
diocre des  rapins. 

Naturellement,  l'aubaine  était  de  trop  bon  aloi, 
pour  que  les  journaux  du  temps  n'en  fissent  pas  des 
gorges  chaudes;  aussi  pendant  quinze  grands  jours 
se  réjouirent-ils  de  l'aventure. 

Quelques  mois  plus  tard  le  peintre  mystificateur 
écrivit  au  jury  parisien  unelettre  dont  nous  extrayons 
les  passages  suivants,  dans  lesquels  il  expose  sa  ma- 
nière de  voir  en  ce  qui  touche  les  jugements  des 
jurys: 

«  Je  suis  imprévoyant,  imprudent,  indocile;  c'est 
moi,  sans  vanité,  qui  l'an  dernier,  ai  eu  l'honneur  de 
vous  envoyer  sous  mon  nom  un  tableau  de  Rubens, 
que  vous  trouvâtes  fort  mauvais.  Pardonnez-moi, 
messieurs,  d'avoir  ainsi  exposé  au  public  votre  belle 
compétence  en  matière  de  peinture.  Je  dois  aussi, en 
passant,  m'excuser  auprès  de  messieurs  les  feuilleto- 


—  57   — 

nistes,  d'avoir  eu  l'impudence  d'ouvrir  un  concours 
littéraire  sur  cette  question  irrévérente  : 

De  l 'influence  pernicieuse  du  journalisme  sur  les 
arts  et  les  lettres. 

«  A  cette  orgueilleuse  folie,  messieurs,  se  joignent 
deux  autres  folies,  à  l'aide  desquelles  j'ai  la  préten- 
tion de  me  maintenir  dans  une  indépendance  absolue 
et  de  pouvoir  défier  à  coup  sûr  toutes  les  puissances 
formidables  qui  tuèrent  les  Gilbert,  les  Géricault, 
les  Hégésippe  Moreau  et  beaucoup  d'autres.  La 
première  de  ces  folies,  la  voici  :  je  me  soucie  fort 
peu  de  tous  les  avantages  de  la  fortune,  messieurs, 
et  ne  redoute  point  l'hôpital.  La  seconde  :  je  n'ambi- 
tionne que  l'approbation  de  l'avenir,  le  sort  de  ceux 
qui,  venus  dans  un  temps  où  il  n'y  avait  pourtant 
ni 'jury  de  peinture,  ni  même  de  feuilletonistes, 
parvinrent  à  une  gloire  immortelle.  » 


o. 


VI 


En  soumettant  scrupuleusement  à  l'analyse  de  sa 
pensée  artistique  ses  essais,  ses  tentatives  diverses, 
ses  démarches,  ses  hésitations  mêmes,  Wiertz  est 
arrivé  à  se  constituer  de  bonne  heure  une  doctrine 
dont  il  a  pu  faire  la  règle  invariable  de  ses  travaux. 
Cette  règle  une  fois  établie,  il  a  pu  marcher  fière- 
ment dans  sa  voie,  sans  subir  les  ondoiements  in- 
cessants qui  ne  manquent  jamais  de  tourmenter  l'âme 
de  l'artiste  qui  marche  au  hasard  de  l'inspiration  du 
moment. 

Des  épreuves  qu'il  a  subies,  des  efforts  qu'il  a 
tentés,  Wiertz  a  fait  ressortir  d'admirables  leçons 
dont  les  jeunes  peintres,  présents  et  à  venir,  pour- 
ront largement  profiter. 

Dans  le  travail  qui  sert  de  préface  à  :  Un  mot  sur 
le  salon  de  1842,  brochure  de  //.  Wiertz,  le  peintre 
raconte  l'anecdote  suivante  que  nous  considérons 
comme  féconde  en  enseignements  : 

«  Un  jour,  c'était  à  Paris,  je  résolus  de  faire  un 


—   59   — 

tableau  qui  réunît  assez  de  perfection  pour  contenter 
tout  le  monde.  Que  faire,  me  disais-je,  pour  arriver 
à  ce  but?  Consultons  tout  le  monde,  ou,  du  moins, 
consultons  les  hommes  les  plus  compétents;  suivons 
exactement  leurs  conseils  et  leurs  corrections,  et  ne 
nous  arrêtons  pas  qu'ils  n'avouent  franchement  qu'ils 
sont  pleinement  satisfaits. 

«  Voilà  une  merveilleuse  idée,  pensais-je;  et  nul 
critique,  cette  fois,  n'aura  la  moindre  chose  à  me 
reprocher.  Après  cette  courte  et  juste  réflexion,  je 
me  mis  à  l'œuvre.  Le  tableau  que  j'entrepris  repré- 
sentait Adam  et  Eve  après  leur  chute.  » 

Ici  se  trouve  l'analyse  du  sujet,  de  la  composition, 
du  sentiment  et  des  qualités  plastiques  qu'il  renfer- 
mait. Le  tableau  terminé,  le  peintre  se  met  en  quête 
de  juges  compétents,  au  moins  selon  l'idée  qu'il  se 
faisait  alors  de  la  compétence  en  matière  d'art. 

«  Le  premier  homme  auquel  je  m'adressai.,  fut 
M.  Guérin,  un  des  peintres  français  les  plus  distin- 
gués, un  homme  parfaitement  compétent  :  \i  n'y  avait 
pas  de  doute. 

«  Voici  les  observations  qu'il  fit  sur  mon  tableau  : 

- —  «  Je  n'aime  pas  trop  la  pose  de  votre  Adam  ; 
«  selon  moi,  elle  n'exprime  pas  assez  le  sujet...,  ne 
«  pourriez-vous  pas  changer  cela?  la  jambe  de  l'en- 
«  fant  me  paraît  un  peu  longue...  Quel  est  ce  disque 
«  à  l'horizon?  » — «.  C'est  la  lune.  » — «  C'est  imi- 
te tile,  changez  cela...  cela  nuit  au  sujet...» — «Que 
«  croyez-vous,  monsieur,  qu'il  faille  faire  encore?  » 


—  60  — 


«  —  «  Changer  le  fond  ;  et  pais  tâchez  d'être  plus 
a  correct,  votre  dessin  est  un  peu  flamand...  Étudiez 
«  l'antique...  » 

«  Toutes  ces  observations  me  semblaient  fort 
justes;  j'étais  enchanté.  Je  remerciai  M.  Guérin  de 
sa  bonté,  et,  chargé  de  mon  tableau,  je  pris  la  réso- 
lution d'aller  frapper  chez  M.  Gérard.  Le  grand 
peintre  recevait  avec  beaucoup  de  bienveillance  les 
jeunes  gens  désireux  de  recueillir  ses  conseils.  Moins 
classique  que  M.  Guérin,  M.  Gérard  ne  professait 
pas  la  même  horreur  pour  le  romantisme;  il  tolé- 
rait fort  les  tendances  vers  la  couleur.  En  m'adres- 
sant  à  M.  Gérard,  je  me  gardai  bien  de  lui  dire  que 
je  venais  de  voir  M.  Guérin;  je  ne  voulais  pas  in- 
fluencer son  jugement. 

—  «  C'est  bien,  me  dit-il,  très  bien  :  je  com- 
«  prends  le  sujet.  Votre  groupe  est  bien  disposé, 
«  l'ensemble  de  la  composition  me  plaît...  »  — 
«  Mais,  monsieur,  répondis-je  un  peu  ennuyé  de  ce 
qu'il  ne  me  faisait  pas  d'observations  utiles,  la  pose 
d'Adam,  ce  me  semble,  n'exprime  pas  assez  bien  le 
sujet?...  »  —  «  Au  contraire,  je  la  trouve  excelr 
«  lente,  et  c'est  une  des  meilleures  choses  de  votre 
«  composition.  »  —  lr  Je  ne  puis  en  dire  autant 
«  d'Eve...,  tâchez  de  changer  cette  pose.  Changez 
«  aussi  le  ciel.  »  —  «  Et  la  lune?  »  —  «  C'est  une 
a  bonne  idée...  »  «  Vous  avez  mis  de  la  richesse 
«  dans  votre  fond...  C'est  bien.  »  —  «  La  jambe  de 
«  l'enfant  n'est-elle  pas  un  peu  longue?  »  —  «  Non.» 
«  —  «  Que  pensez- vous  du  dessin  en  général?»  — 


—  61   — 


«  Pas  mal  :  c'est  nature...  »  —  «  Ne  faut-il  pas  y 
«  rappeler  davantage  les  formes  antiques?.  »  «  Non, 
«  parbleu!  je  ne  vous  le  conseille  pas... 

<c  Sor  presque  tous  les  points  l'opinion  de  M.  Gé- 
rard avait  été  contraire  à  celle  de  M.  Guérin;  j'étais 
désespéré.  Quel  parti  prendre?  Ces  artistes  avaient 
tous  deux  parlé  de  bonne  foi,  tous  deux  étaient  juges 
compétents.  Je  me  trouvais  dans  cette  position  ter- 
rible de  Sganarelle,  dans  Y  Amour  médecin,  lors- 
qu'après  avoir  consulté  plusieurs  savants  docteurs 
sur  la  maladie  de  sa  fille,  il  s'écrie  :  «  Me  voilà  un 
peu  plus  incertain  qu'auparavant.  » 

Un  troisième  peintre  est  consulté.  Pour  ce  dernier, 
le  tableau  est  splendide;  malheureusementles  formes 
sentent  furieusement  la  perruque  et  /'antique. 

Ce  n'est  pas  tout;  le  peintre  surexcité,  enfiévré  par 
toutes  ces  contradictions  qui  mettent  son  esprit  à  la 
torture  en  brouillant  toutes  ses  idées,  consulte,  tour 
à  tour,  des  journalistes,  des  poètes,  des  architectes 
et  jusqu'à  des  géologues.  Tous  jugent  à  leur  point 
de  vue,  et  ce  point  de  vue  les  absorbe  de  manière 
que  l'ensemble  est  toujours  sacrifié  à  la  partie  qui 
passionne  plus  particulièrement  le  juge,  et  que  les 
plus  étranges  contradictions  jaillissent  incessamment 
du  choc  des  observations  diverses.  —  Mais  quel  con- 
seil pouvait  donner  le  géologue  en  tant  que  géologue, 
quelle  observation  pouvait-il  faire  ,  étant  appelé 
comme  juge  sur  un  pareil  terrain? 

Écoutez  le  récit  : 

«  Le  géologue,  qui  jusqu'alors  n'avait  dit  motet 


—   62  — 

qui,  pour  cela  seul,  me  semblait  plus  raisonnable 
que  les  autres,  s'avisa  cependant  d'exprimer  aussi  sa 
pensée.  «  S'il  m'est  permis,  disait-il,  d'émettre  ici 
«  mon  opinion,  je  dirai  que  je  suis  tout  à  fait  de 
ce  l'avis  de  l'auteur  de  ce  tableau  :  en  effet,  ce  qui 
«  me  semble  encore  de  la  plus  exacte  vérité,  c'est 
ce  que  personne  ne  comprend  mieux  la  peinture  que 
«  les  peintres,  la  poésie  que  les  poètes,  la  musique 
«  que  les  musiciens,  et  qu'il  en  est  de  même  en  tout 
«  art  et  en  tout  métier.  Je  me  garderai  donc  bien 
«  de  donner  ici  des  conseils  à  l'artiste  :  seulement  je 
«  lui  ferai  une  petite  observation  fort  juste  et  dont  il 
«  pourra  tirer  grand  profit.  »  Le  géologue  n'en  dit 
pas  davantage.  Le  lendemain  il  m'apporta  un  mor- 
ceau de  terre  cuite.  Cet  objet  était  d'un  rouge  foncé. 
«  Tenez,  me  dit-il,  remarquez  cette  terre;  mes  ex- 
ce  périences  m'ont  appris  qu'elle  a  dû  appartenir  aux 
ce  premiers  âges  du  monde.  Je  vous  prie,  monsieur, 
ce  de  copier  cette  teinte  et  de  la  reproduire  dans  les 
ce  terrasses  de  votre  tableau  d'Adam  et  Eve;  car  je 
ce  sais  que  la  terre  au  jour  de  la  création,  a  dû  être 
ce  d'un  rouge  foncé...  »  Ici  je  ne  pus  m'empècher  de 
rire...  —  ce  Ne  riez  pas,  me  dit-il,  je  parle  très  sé- 
ce  rieusement,  et  si  vous  voulez  donner  à  votre  Adam 
«  une  couleur  vraiment  poétique,  donnez-lui  la 
ce  teinte  rouge  de  cette  pétrification;  cette  idée  sera 
ce  sublime  en  ce  qu'elle  sera  conforme  au  texte  de  la 
ce  Bible,  qui  nous  apprend  que  Dieu,  à  l'aide  d'un 
ce  peu  de  terre,  créa  notre  premier  père...  » 
Allez  donc  vous  fier  aux  lumières  des  autres  ! 


—   63   — 


Autant  d'hommes,  autant  de  jugements  différents. 
Chacun  a  son  optique  et  juge  à  son  point  de  vue; 
chacun  a  son  sentiment  et  juge  d'après  son  inspira- 
tion passionnelle.  Errements  partout,  continuels 
errements;  pour  le  beau,  point  de  règles  fixes.  Ins- 
tincts, aspirations  idéales,  prédispositions  mécani- 
ques, habileté  de  main, empirisme;  de  science  point. 
Et  lorsque  l'individu  se  catégorise,  se  concentre 
dans  le  groupe,  forme  une  nation,  les  différences 
subsistent  avec  une  remarquable  intensité.  Voici 
dans  une  galerie  de  tableaux  un  Allemand,  un  Fla- 
mand et  un  Anglais.  L'Allemand  est  en  extase  de- 
vant le  Pérugin  ;  le  Flamand  jure  par  Rubens  et 
l'Anglais  ne  voit  et  ne  regarde  que  les  ouvrages  du 
Titien. 

Wiertz  rapporte  une  conversation  entendue  par 
lui  dans  les  musées  du  Vatican,  qui  témoigne  des 
différences  d'appréciation  dont  la  causalité  ne  se 
trouve  réellement  que  dans  les  caractères  généraux 
qui  proviennent  des  mœurs  et  du  tempérament  des 
différentes  nations. 

Que  conclure  de  toutes  ces  fluctuations?  Où  est 
le  fil  d'Arachnée  qui  conduira  le  jeune  peintre  à 
travers  le  dédale  de  toutes  ces  opinions  aussi  incon- 
sistantes qu'énergiquement  défendues?  —  Ce  fil 
n'existe  pas,  car  non  seulement  tous  les  hommes 
errent  à  l'aventure  de  leurs  inspirations  personnelles, 
mais  ces  inspirations  courent  encore  le  risque  de 
changer  du  blanc  au  noir  dans  le  cours  d'une  même 
existence.  II  faut  conclure   :   écrivains  et  artistes, 


—  64  — 

public  ordinaire  et  public  dit  compétent,  nous  qui 
tenons  cette  plume,  comme  ceux  qui  l'ont  tenue 
avant  nous,  nous  sommes  impuissants  à  la  saine  cri- 
tique des  arts,  parce  que  personne  n'a  établi  mathé- 
matiquement la  condition  esthétique  dans  laquelle 
se  trouvent  renfermés  les  éléments  constitutifs  du 
Beau.  Wiertz  nous  affirme  avoir  trouvé  le  moyen  de 
démontrer  la  théorie  du  Beau  par  l'analyse  des  élé- 
ments plastiques  qui  entrent  dans  sa  composition  : 
cette  démonstration,  nous  l'attendons  avec  un  inté- 
rêt dont  la  vivacité  peut  s'expliquer  par  l'ennui  que 
nous  impose  l'imbroglio  des  définitions  présentes  1. 

1  Encore  un  projet  que  la  mort  est  venue  dissoudre.  Wiertz  tra^ 
vaillait  à  un  livre  qu'il  devait  intituler  ;  Grammaire  des  peintres.  Ce 
travail,  encore  à  l'étatYudimentaire,  pourra -t-il  jamais  être  livré 
à  la  publicité?  —  Nous  en  doutons. 


Vil 


La  vigueur  avec  laquelle  Wiertz  a  repoussé  cer- 
taines attaques,  a  fait  dire  à  ses  détracteurs  qu'il 
avait  horreur  de  la  critique.  C'était  une  astucieuse 
insinuation.  Wiertz  aime  la  critique  au  contraire, 
mais  la  critique  saine,  éclairée,  loyale.  Nul  n'est 
plus  disposé  à  tenir  compte  d'une  observation  juste, 
et  bien  des  hommes  compétents  en  la  matière  sa- 
vent quel  empressement  met  l'artiste  à  exécuter  les 
corrections  qu'on  lui  indique  et  qui  lui  paraissent 
bonnes  et  valables. 

Si  un  homme  se  rencontrait  doué  de  l'omni- 
science,  possédant  une  sagesse  et  une  vertu  su- 
prêmes, comprenant  toutes  les"  passions  humaines 
mais  ne  se  livrant  qu'à  celles  qui  prennent  leur 
source  dans  la  générosité,  le  dévoûment,  la  frater- 
nité; si,  dis-je,  cet  homme  d'un  autre  monde  pou- 
vait prendre  pied  sur  notre  globe  terraqué,  nous 
lui  remettrions  sans  crainte  le  sceptre  de  la  cri- 

6 


—   66  — 

tique,  convaincu  qu'en  suivant  ses  conseils  nous  mar- 
cherions dans  la  noble  voie  des  lumières  et  du  pro- 
grès. 

La  critique  saine,  vigoureuse,  respectable,  ju- 
geant les  actes  et  les  œuvres  sans  système  préconçu, 
sans  servile  passion,  est  aimée  des  philosophes  et 
respectée  des  grands  artistes  :  c'est  celle  qu'aime 
Wiertz.  Bien  loin  de  regimber  contre  elle,  il  l'appelle 
de  tous  ses  vœux.  Ses  ennemis  ont  fait  courir  le 
bruit  que  l'orgueil  de  l'artiste  se  révoltait  contre  toute 
critique,  cela  n'est  pas  vrai;  des  hommes  compé- 
tents, quelques-uns  même  haut  placés  dans  l'art, 
savent  combien  Wiertz  est  disposé  à  faire  les  cor- 
rections sages  qui  lui  sont  indiquées.  Nous  affir- 
mons que  personne  n'est  plus  empressé  que  lui  à 
profiter  d'une  observation  juste  et  loyale. 

Mais  si,  sous  prétexte  de  critique,  un  impudent 
brouillon,  trempant  sa  plume  vénale  dans  n'importe 
quelle  fange,  vient  s'attaquer  à  l'œuvre  du  génie, 
sans  autre  volonté  que  de  satisfaire  des  rancunes 
personnelles,  soldées  ou  non  ;  si  une  àme  empêtrée 
dans  les  ronces  de  l'ignorance  et  du  vice,  méconnaît 
la  grandeur  de  cette  triple  manifestation  de  la  sainte 
humanité  :  le  travail,  la  science  et  l'art;  si  l'œuvre, 
enfantée  dans  la  douleur,  l'angoisse  et  la  détresse  de 
l'esprit,  est  exposée  à  périr  sous  les  coups  d'une 
critique  malhonnête  et  injuste,  oh!  alors,  l'artiste  a 
le  droit  de  mépriser  l'insulteur  et  de  lui  renvoyer 
en  pleine  face,  toute  la  bave  dont  il  voulait  le  cou- 
vrir. 


—   67   — 

On  peut  dire,  en  thèse  générale,  que  la  critique 
est  d'autant  plus  misérable,  plus  énervante,  que 
l'époque  dans  laquelle  on  vit  est  plus  appauvrie 
d'hommes  ayant  un  caractère  juste  et  ferme.  — 
Nous  n'apprenons  rien  de  nouveau  à  nos  lecteurs, 
en  leur  disant  qu'un  écrivain  de  talent  peut  très 
bien  n'avoir  ni  consistance  morale,  ni  dignité,  ni  res- 
pect pour  les  autres,  dès  qu'il  en  manque  pour  lui- 
même;  mais  qu'adviendra-t-il  alors  aux  malheureux 
exposés  à  ses  coups?  Il  est  connu  qu'une  plume 
habile  et  féconde  tue  mieux  qu'un  glaive,  si  l'on  ne 
peut  parer  avec  une  arme  semblable;  et  combien 
d'artistes,  sous  ce  rapport,  seraient  impuissants 
contre  le  premier  littérâtre  venu?.. 

Nous  pensons  que  les  critiques  les  plus  honnêtes 
sont  encore  ceux  qui,  en  dehors  de  toute  passion 
mesquine,  jugent  l'œuvre  soumise  à  leur  investi- 
gation, fût-ce  même  au  point  de  vue  d'un  esprit 
plus  ou  moins  systématique.  Souvent  leur  jugement 
est  faux,  la  passion  facilement  les  aveugle;  mais  on 
sent  sous  leurs  paroles  les  trépidations  d'un  cœur 
désintéressé;  leur  amour  de  l'art  se  retrouve  jusque 
dans  leurs  élans  les  plus  désordonnés,  jusque  dans 
leurs  incroyables  erreurs.  —  Ce  sont  les  meilleurs. 
Certes,  nous  n'aurons  point  le  courage  de  les  blâmer 
de  celle  ardeur  qu'ils  déploient  dans  les  luttes  qu'ils 
soutiennent,  pour  ou  contre  les  artistes  qui  vivent 
et  s'agitent  sous  nos  yeux,  lorsqu'après  des  siècles 
écoulés  nous  voyons  encore  surgir  des  polémiques 
ardentes  à  propos  du  mérite  respectif  des  grands 


peintres  de  la  renaissance.  Louons  ces  passionnés 
de  l'art;  Terreur  peut  se  guérir,  la  malveillance  et 
l'indifférence  jamais! 

De  tous  les  artistes  passés  et  présents,  le  peintre 
Wiertz  est  assurément  un  de  ceux  autour  desquels  la 
sottise,  l'envie,  le  bon  sens  à  quatre  sous,  l'erreur, 
le  merveilleux,  la  malignité,  l'interprétation  absurde, 
se  sont  le  plus  exercés.  Aujourd'hui,  tout  ce  qui 
s'attache  à  cethomme,que  la  gloire,  la  vraie  gloire, 
a  visité  avant  le  tombeau,  est  tellement  embrouillé, 
qu'après  avoir  fouillé  et  lu  tout  un  gros  tas  de  criti- 
ques, nous  sommes  demeuré  convaincu  que  le 
public,  en  général,  ne  connaît  de  cet  homme  que 
des  cancanSj  des  propos  de  caillette,  des  mensonges 
inventés  par  l'envie  et  colportés  par  la  bêtise. 

L'espèce  humaine  se  courbe  vers  la  servile  ani- 
malité avec  une  persistance  vraiment  inouïe.  La 
vanité,  qui  devrait  lui  servir  de  levier  pour  l'aider 
à  sortir  de  l'ornière,  ne  sert  qu'à  l'y  enfoncer  da- 
vantage. —  Qu'un  homme  ait  le  courage  de  ridicu- 
liser le  préjugé,  de  le  combattre  non  seulement  par 
des  paroles  mais  par  des  actes  ;  qu'il  prêche 
d'exemple  par  ses  allures,  sa  conduite  quotidienne*, 
et  fasse  ce  qu'il  croit  être  bon  en  dépit  de  la  mode 
et  des  habitudes  stupides  que  le  bon  sens  réprouve, 
et  vous  verrez  bientôt  ceux-là  mêmes  qui  se  titrentdu 
sobriquet  d'esprits  libres^  crier  haro  sur  l'esclave 
qui  brise  sa  chaîne  pour  marcher  dans  son  droit  et 
dans  sa  liberté  !  Bien  plus,  la  malignité  s'en  mêlant, 
on  ira  jusqu'à  attribuer  à  des  raisons  vicieuses  ce 


qui  n'est  que  le  procédé  d'un  homme  libre.  — A 
moins  que  ce  ne  soit  la  mode  de  confesser  la  vérité, 
le  monde  y  reste  réfractaire;  il  n'en  veut  pas... 
C'est  là  la  grande  infirmité  humaine. 

Dans  cette  voie,  et  par  le  pinceau,  la  plume,  la 
manière  d'être  habituelle,  le  mépris  de  la  mode,  le 
courage  du  bon  sens,  —  qui  n'est  pas,  quoi  qu'on 
dise,  le  sens  commun  à  la  tourbe  bêlante,  Wiertz  à 
combattu  autant  et  plus  que  pas  un.  —  A-t-il  réussi 
à  convaincre  le  public?  Nous  l'ignorons  ;  mais  ce  que 
nous  savons,  c'est  que  son  énergique  persistance  a 
fini  par  émousser,  sinon  épuiser  les  traits  de  la  cri- 
tique :  c'est  une  victoire. 

II  y  a  une  quinzaine  d'années,  un  critique  frappé 
de  l'énergique  persistance  de  cet  athlète,  ne  put  s'em- 
pèchcr  de  s'écrier  en  terminant  un  article  analytique 
d'une  œuvre  picturale  : 

«  Cet  homme,  je  le  lui  promets,  aura  ce  qu'il  veut  : 
de  la  gloire.  Il  l'aura  malgré  les  artistes,  malgré  les 
critiques,  malgré  lui-même,  car  il  a  des  ailes  dia- 
prées à  son  pinceau,  et  qu'on  l'aide  ou  qu'on  le 
délaisse,  qu'on  le  honnisse  ou  qu'on  l'adore,  Wiertz 
n'en  est  pas  moins  le  plus  grand  peintre  de  notre 
pays,  s'il  n'est  pas  le  premier  des  peintres  qui  exis- 
tent. 

«  Mais  pour  en  arriver  là,  il  a  fallu  de  la  passion 
et  une  passion  ardente  pour  l'art  et  pour  la  gloire. 
C'est  bien  lui,  Wiertz,  qui  fait  de  l'art  de  peindre  un 
culte  et  qui  est  toujours  aux  pieds  de  son  dieu...  » 

Pendant  bien  longtemps,  la  critique  s'attacha  aux 

6. 


—  70  — 

flancs  de  l'œuvre  de  Wiertz  avec  un  incroyable 
acharnement.  Cependant,  après  l'apparition  du 
Triomphe  éclatant  du  Christ, les  ennemis  baissèrent 
la  tête,  — il  fallut  se  résigner...  je  me  trompe,  il 
fallut  trouver  une  autre  tactique.  Celle  qui  fut  bien- 
tôt mise  en  avant  était  vieille  comme  le  monde  :  — 
ce  qui  prouve  qu'elle  avait  toujours  réussi  parmi  les 
imbéciles.  Cette  tactique  consistait  à  couper  l'homme 
en  deux;  on  applaudissait  à  l'artiste,  mais  on  se  réser- 
vait d'attaquer  traîtreusement  sa  prétendue  sauva- 
gerie, son  originalité,  son  excentricité,  etc. 

Nous  permettrons  volontiers  à  qui  voudra,  d'étu- 
dier l'œuvre  de  Wiertz  aux  risques  et  périls  de  sa 
judiciaire  et  de  son  bon  sens;  mais  nous  ne  pouvons 
pas  permettre  à  la  critique  de  séparer  insidieusement 
l'homme  de  ses  travaux. 

Voyons,  messieurs,  qu'avez-vous  à  reprocher  à 
Wiertz?  S'est-il  livré  à  quelque  dol,  à  quelque  simo- 
nie? Passe-t-il  sa  vie  dans  le  fuxe  et  l'orgie?  Est-il 
bravache,  duelliste  ou  calomniateur?  Vous  a-t-il  em- 
prunté votre  argent  ou  volé  vos  actions  de  chemins 
de  fer?  A-t-il  pris  votre  place  à  l'exposition?  Vous 
a-t-il  déplacé  à  l'église  ou  au  théâtre?  S'est-il  oc- 
cupé de  vous  au  point  d'aller  dire  à  votre  voisin, 
que  vous  étiez  gourmand,  envieux,  jaloux,  ce  qui 
n'eût  été,  en  tous  cas,  qu'une  indiscrétion.  Est-ce  la 
manière  dont  il  se  couche  ou  s'habille  qui  vous 
blesse?  Oh!  ici  prenez  garde!  le  talion  serait  pleine* 
ment  justifié.  Nous  aurions  le  droit  de  prendre  votre 
mesure  et  de  vous  dire  qui  vous  êtes.  Nous  aurions 


—  71   — 

le  droit  d'étaler  votre  sot  esclavage  de  toute  mode 
dont  l'infaillible  résultat  est  de  torturer  votre  corps 
et  d'abêtir  votre  intelligence.  Nous  savons  bien  que 
vous  ne  manquerez  pas,  pour  vous  défendre,  d'une 
double  série  de  paradoxes,  les  uns  déguisés  en  ver- 
tueux auvergnats,  les  autres  en  jolis  papillons.  Mais, 
nous  vous  le  disons  sincèrement,  «  au  bruit  de  vos 
sabots  moraux,  comme  au  bruit  des  sabots  des  che- 
vaux d'Attila,  l'intelligence  amoureuse  du  soleil,  en- 
nemi de  la  nuit,  s'enfuit  épouvantée,  emportant  dans 
les  plis  de  son  manteau  les  sciences  et  les  arts,  pro- 
duits et  éléments  de  la  dignité  et  de  la  liberté.  » 

Avant  de  terminer  cette  biographie,  nous  aurons 
prouvé,  à  notre  lecteur,  que  les  prétendues  excen- 
tricités de  Wiertz  ne  sont  autre  chose  qu'un  souve- 
rain mépris  inspiré  par  l'esclavage  des  modes,  et 
que  ses  défauts  gratuitement  octroyés,  ne  sont  que 
d'énergiques  vertus  tout  à  fait  inaccessibles  au  vul- 
gaire. 


VIII 


En  1848,  à  propos  de  l'exposition  des  beaux-arts, 
Wiertz  publia  une  brochure  intitulée  :  Peintre, 
peinture  et  critique. 

Déjà  nous  nous  sommes  exprimé  à  notre  façon  en 
ce  qui  touche  la  critique;  dans  bien  des  cas  elle  est 
cousine  germaine  de  la  calomnie,  et,  comme  cette 
dernière,  elle  a  un  secret  avocat  dans  chaque  cœur  : 
l'envie. 

Dans  cette  brochure  que  nous  avons  sous  les  yeux, 
nous  remarquons  que  Wiertz  s'est  constitué  le  criti- 
que des  critiques.  Dès  la  première  page,  en  faisant 
usage  de  ce  style  à  l'emporte-pièce  dont  il  a  le  secret, 
il  scrute  les  inspirations  secrètes  de  la  majorité  des 
critiques. 

Voici  la  satire  : 

«  Quelle  àme  est  assez  bonne,  assez  candide,  pour 
ignorer  qu'au  fond  du  cœur  des  hommes,  louer  veut 
dire  :  je  suis  juste,  je  suis  généreux,  je  suis  con- 


—  73  — 

naisseur,  je  suis  né  pour  le  grand,  je  sais  apprécier 
le  beau,  je  sens  vivement  le  sublime?  qmblâmer 
veut  dire  :  je  suis  difficile,  je  suis  éclairé,  je.  suis  ca- 
pable, et,  moi  aussi  je  pourrais  faire  de  belles 
choses,  je  pourrais  même  devenir  un  jour  un  grand 
homme.  » 

Plus  loin,  admirant  ironiquement  l'omniscience 
des  feuilletonistes,  il  s'écrie  :  «  Quelle  organisation 
que  celle  du  feuilletoniste?  Le  feuilletoniste  donne 
des  leçons  aux  peintres,  aux  musiciens,  aux  dan- 
seurs, rien  ne  l'embarrasse,  rien  ne  l'arrête;  il  a  des 
mots  pour  tout  dire,  tout  exprimer,  même  les  choses 
dont  il  n'a  pas  la  première  idée.  —  Qui  n'a  été  sou- 
vent surpris,  en  lisant  dans  un  journal,  le  compte 
rendu  d'une  exposition  de  l'industrie,  où  l'auteur 
parle  avec  une  facilité  étonnante  de  tous  les  arts  et  de 
tous  les  métiers?  » 

Wiertz,  comme  Diderot,  comme  Proudhon,  est 
éminemment  agressif  par  le  fond  et  la  forme  de  ses 
propositions.  Il  sait  qu'il  n'existe  que  deux  manières 
de  surmonter  l'obstacle  :  la  première,  en  le  dominant 
de  toute  la  force  de  son  génie,  en  planant  au  dessus 
de  lui  à  la  manière  des  aigles;  la  seconde,  en  ram- 
pant, comme  font  les  serpents.  —  On  ne  rampe  pas 
quand  on  a  des  ailes.  Wiertz  attaque  le  préjugé  face 
à  face;  sa  nature  le  porte  à  saisir,  comme  on  dit,  le 
taureau  par  les  cornes.  Lorsque  son  magique  pinceau 
fixe  sur  la  toile  les  yeux  du  spectateur  ébloui,  sa 
plume  pleine  de  vigueur  force  l'attention,  appelle 
l'examen  ;  il  a  le  secret  d'allécher  l'esprit  du  lecteur 


—  74  — 

jusqu'à  l'impatience,  soit  par  les  apparences  du  pa- 
rodoxe,  soit  par  l'audace  du  défi.  Ainsi,  dans  la  bro- 
chure que  nous  examinons,  le  peintre-écrivain  met 
en  tête  de  l'un  de  ses  chapitres  la  proposition  sui- 
vante : 

«  Les  artistes  doivent-ils  craindre  de  se  faire  des 
ennemis?  —  Non,  «  répond  l'auteur;  »  ce  procédé 
est  agaçant  comme  un  fruit  aigre  ;  le  lecteur  est  mal 
disposé,  son  économie  morale  est  troublée,  froissée, 
mais  enfin  il  lit;  il  lit,  ne  fût-ce  que  pour  prendre 
l'audacieux,  la  main  dans  le  sac  du  paradoxe.  Alors, 
dans  le  développement  de  la  thèse,  il  est  tout  étonné 
de  rencontrer  ces  sages  paroles  : 

«  Qui,  mieux  que  nos  ennemis,  sait  nous  éclairer 
sur  nos  défauts?  Nos  ennemis,  en  effet,  sont  les  plus 
grands  amis  de  notre  gloire  :  l'œil  constamment  fixé 
sur  chacun  de  nos  mouvements,  le  moindre  écart,  la 
moindre  bévue,  ils  nous  la  signalent  scrupuleuse- 
ment; pour  eux,  nos  œuvres  ne  sont  jamais  assez. 
étudiées,  assez  travaillées,  assez  parfaites.  Pour  nos 
ennemis,  nous  n'avons  jamais  assez  d'imagination, 
d'esprit,  d'éloquence;  pour  leur  plaire,  nous  devrions 
sans  cesse  nous  appliquer  à  nous  montrer  supérieur 
à  ce  que  nous  sommes.  —  En  nous  poursuivant  sans 
cesse  de  leurs  verges  impitoyables,  nos  ennemis  nous 
obligent,  comme  malgré  nous,  à  faire  de  notre  mieux, 
et,  à  force  d'être  scrupuleux  et  méchants,  ils  nous 
font  faire  des  chefs-d'œuvre.  » 

«  Le  lecteur,  disposé  tout  d'abord  à  la  malveil- 
lance, est  fort  étonné  de  cette  conclusion  à  laquelle 


—   75 


il  ne  s'attendait  guère.  —  «  Ah!  si  c'est  ainsi...  » 
dit-il.  —  Mon  Dieu  oui,  c'est  ainsi.  L'audace  de  sa 
proposition  sert  de  piment  à  l'esprit  blasé  du  public  : 
—  La  propriété,  c'est  le  vol!  s'écriait  un  hardi  nova- 
teur. —  Haro!  horreur!  répondait  le  public,  mé- 
dusé par  cette  phase-vampire.  Néanmoins  il  se  sai- 
sissait vitement  du  livre  à  l'audacieux  frontispice,  il 
lisait,  voulant  trouver  des  armes  à  pulvériser  l'au- 
teur du  méfait.  —  Il  lisait...  le  but  était  déjà  à  moi- 
tié atteint,  car,  tel  qui  était  plein  de  haine  à  la  pre 
mière  ligne,  sentait  souvent  ses  convictions  trembler 
à  la  centième  page.  Vivent  donc  les  ennemis,  car 
«  tous  les  diamants  des  princes,  tous  les  banquets 
des  amis,  leurs  discours  flatteurs,  leurs  toasts 
bruyants  ne  peuvent  faire  vibrer  plus  puissamment 
les  fibres  du  génie  chez  l'homme  vraiment  né  pour 
la  gloire.  » 

Avec  de  telles  opinions  et  pour  être  conséquent 
avec  lui-même,  Wiertz  devait  pressurer  la  critique 
de  façon  à  en  extraire  tout  ce  qu'elle  pouvait  natu- 
rellement donner.  Il  la  niait  comme  flambeau;  il 
l'accepta  comme  aiguillon.  Aussi,  chaque  fois  qu'il 
pouvait  craindre  que  le  critique  sans  passion  laissât 
éteindre  son  feu,  il  s'empressait  de  l'attiser  par  les 
plus  mordantes  épigrammes.  En  se  faisant  un  peuple 
d'ennemis  d'un  peuple  de  critiques,  il  brûla  ses  vais- 
seaux, car,  lorsqu'on  s'est  mis  dans  une  pareille  si- 
tuation, il  faut  vaincre  par  le  chef-d'œuvre  ou  se  ré- 
signer à  périr  sous  les  coups  de  l'ironie. 

En  1851,  l'artiste  publie  une  autre  brochure  avec 


—   76    — 

un  titre  qui  témoigne  de  sa  constante  préoccupation: 
—  La  Critique  en  matière  de  peinture  est-elle  pos- 
sible? Peu  ou  prou,  c'est  la  pensée  du  peintre-écri- 
vain. Les  raisons  qu'il  émet  à  l'appui  de  sa  thèse  ont, 
à  nos  yeux,  une  grande  valeur;  ainsi,  tant  qu'il  n'y 
aura  point  de  règles  fixes,  mathématiques,  pour  as- 
seoir la  Ihéorie  du  beau,  l'art  continuera  à  flotter 
dans  le  vague  indécis  des  sentiments  personnels.  Au- 
jourd'hui les  opinions  sur  le  beau,  le  laid,  le  bien, 
le  mal,  sont  aussi  variées  que  les  cerveaux  qui  les 
produisent. 

Que  l'on  consulte  les  livres  où  sont  consignées  les 
pensées  et  les  définitions  des  hommes  qui  ont  écrit 
sur  les  choses  de  l'art  et  que  l'on  nous  dise,  après 
cela,  si  l'indécision  des  esprits  est  moindre,  si  la 
question  est  tant  soit  peu  élucidée. 

Il  suffit  de  prendre  connaissance  des  définitions 
suivantes,  pour  être  pénétré  de  leur  insuffisance  radi- 
cale en  ce  qui  touche  la  constitution  d'une  théorie 
sérieuse  de  l'art  : 

«  Le  Beau  est  une  perfection  visible,  image  imparfaite  de  la 
perfection  suprême.  » 

Mengs. 

Cela  s'appelle  prouver  l'inconnu  par  l'inconnu,  l'in- 
défini par  l'indéfini,  bref,  une  double  impossibilité. 

«  Le  Beau,  c'est  la  splendeur  du  vrai.  » 

Platon. 

Une  qualité  indéterminée,  servant  à  son  tour  de 


—   77    — 

qualificatif  à  une  autre  qui  ne  l'est  pas  moins;  une 
phrase  et  une  aspiration;  rien  de  plus. 

«  Le  Beau  est  une  chose  dont  il  est  plus  facile  de  dire  ce 
qu'elle  n'est  pas,  que  de  dire  ce  qu'elle  est.  » 

WlNCKELMANN. 

Ceci  est  un  manque  de  logique;  si  Ton  pouvait 
dire  d'une  manière  mathématique  ce  qui  est  con- 
traire au  beau,  on  aurait  établi,  par  cela  même,  les 
règles  de  la  beauté. 

Et  là  dessus,  comme  dit  Topffer,  après  avoir 
parlé  longtemps  et  très  spirituellement  sur  le  beau, 
souhaitons-nous  le  bonsoir  et  allons  nous  cou- 
cher. 

Quelle  est  la  conclusion  de  tout  ceci?  C'est  que, 
jusqu'à  ce  jour,  la  question  restée  insoluble  continue 
à  être  livrée  aux  quatre  vents  du  caprice,  du  senti- 
ment, de  la  passion  sans  boussole,  et  de  l'ignorance. 
—  Marcher  est  la  meilleure  démonstration  du  mou- 
vement; tant  qu'il  n'y  aura  point  de  règles  fixes  pour 
déterminer  le  beau,  la  beauté  relative  ne  pourra  se 
démontrer  que  par  sa  réalisation  plastique  et  non 
par  l'explication  impondérable.  Quinze  siècles  d'élo- 
quence n'auraient  pu  exprimer  la  beauté  de  la 
Vénus  de  Milo  et  le  charme  que  cette  beauté  res- 
pire. 

Dans  la  brochure  :  la  Critique  en  matière  d'art 
est- elle  possible  ?  l'auteur  prouve  la  difficulté,  pour 
ne  pas  dire  l'impossibilité,  d'une  saine  et  féconde 
critique.  Selon  lui,  il  y  a  trois  choses  qui  frappent 

7 


—   78   — 

l'esprit  humain  d'une  sorte  d'infirmité  congéniale. 

Ce  sont  : 

«  Nos  opinions. 
«  Nos  préventions. 
«  Nos  discussions.  » 

D'après  la  nature  des  discussions,  Wiertz  les 
divise  d'une  manière  fort  originale  en  deux  caté- 
gories. 

1°  Les  discussions  à  finale  possible  ou  à  conclu- 
sion. 

2°  Les  discussions  à  finale  impossible  ou  sans 
conclusion. 

La  discussion  à  finale  possible  est  celle  qui  permet 
aux  discuteurs  de  constater  matériellement  soit  le 
nombre,  soit  la  nature  des  objets  en  litige.  —  Ce  qui 
n'empêche  pas  toujours  certaines  subtilités,  certaines 
équivoques,  de  venir  embrouiller  l'état  de  la  ques- 
tion. 

En  voici  une  preuve  anecdotique  : 

«  On  demandait  à  Thucydide  s'il  était  plus  fort  à 
«  la  lutte  que  Périclès  :  —  La  chose  serait  difficile 
«  à  prouver,  répondit-il,  car,  lorsque  je  l'ai  jeté  à 
«  terre,  il  persuade  à  ceux  qui  nous  regardent  qu'il 
«  n'est  pas  tombé,  et  j'ai  tort.  » 

Quant  aux  discussions  à  finale  impossible,  elles 
comprennent  cette  infinie  catégorie  d'appréciations 
diverses,  multiples ,  émanant  de  l'ignorance,  de 
l'envie,  du  système  des  préoccupations  de  l'école,  de 
l'âge  et  des  mille  influences  qui  tiennent,  par  des 
chaînes  invisibles,   non  seulement  les  hommes  en 


—   79    — 

général,  mais  encore  ceux-là  dont  la  prétention  est 
d'avoir,  dès  longtemps,  balayé  de  leur  âme  les  sco- 
ries qui  en  sèment  ordinairement  la  surface. 

Rester  dans  cette  impasse,  c'est  reconstituer  Babel, 
c'est  aboutir  à  la  confusion  des  langues. 

encore  une  fois  nous  revenons  sur  cette  question 
qui  nous  tient  tant  à  cœur  :  les  progrès  en  peinture 
ne  sont  désormais  possibles  qu'à  une  seule  condi- 
tion, et  cette  condition  la  voici  : 

Etablir  des  principes  fixes  sur  le  Beau. 

En  attendant  la  réalisation  de  ces  principes,  nous 
conseillons  aux  jeunes  peintres  d'étudier  sévèrement 
les  grands  maîtres  et  la  tradition  progressive  de  leurs 
œuvres;  c'est  encore  là  qu'ils  peuvent  aujourd'hui 
puiser  les  meilleurs  enseignements. 


IX 


Wiertz  appartient  à  cette  race  d'hommes  excep- 
tionnellement rare,  que  l'on  peut  appeler  :  les  chas- 
seurs d'Idées.  Jamais  sa  pensée  ne  chôme.  Toujours 
en  quête  d'éléments  nouveaux,  de  connaissances  nou- 
velles, son  cerveau  examine,  compare,  juge  et  ré- 
sout. —  Toujours  il  demande  à  l'expérimentation  la 
réalisation  de  son  rêve...  Et  c'est  ainsi  qu'il  a  passé 
bien  des  nuits  à  manier,  mêler,  combiner  des  pâtes, 
inventer  des  couleurs  nouvelles  et  créer  des  procédés 
nouveaux. 

La  découverte  de  la  peinture  mate  est  le  fruit  de 
longues  veilles,  passées  en  méditations  et  en  recher- 
ches de  celte  nature. 

Dans  notre  biographie,  nous  examinerons  seule- 
ment au  point  de  vue  critique*,  la  brochure  que 
Wiertz  a  publiée,  afin  d'annoncer  la  découverte  que 
la  peinture  venait  de  faire.  Nous  nous  réservons 


—  81    — 

d'écrire  l'historique  de  la  peinture  mate  dans  le  ca- 
talogue raisonné  du  musée  Wiertz. 

«  Il  faut  que  celui  qui  défriche  un  marais,  se  ré- 
«  siffne  à  entendre  les  grenouilles  coasser  autour 
«  de  lui.   » 

Cette  réflexion  de  Victor  Hugo  sert  d'épigraphe  à 
la  brochure  sur  la  peinture  mate.    - 

Ce  nouveau  travail  de  Wiertz  est  saturé  d'humeur 
et  d'audace;  —  audace  furieuse,  rêve  qui  mord 
comme  une  réalité. 

La  brochure  est  divisée  en  deux  parties  ;  la  pre- 
mière intitulée  :  Progrès,  se  termine  par  les  paroles 
qu'on  va  lire, 

«  A  mesure  que  l'humanité  se  rapprochera  de  son 
époque  divine,  elle  portera  ses  regards  vers  les 
sciences  qui  nous  initient  aux  secrets  de  la  nature. 
Quand  l'œuvre  de  la  création  sera  devenue  vieille, 
quand  les  grands  engrenages  seront  usés,  les  soleils 
éteints,  les  mondes  ébréchés;  quand  Dieu,  fatigué 
de  diriger  ces  machines,  dira  :  Il  est  temps  de 
laisser  à  l'homme  cette  tâche  devenue  facile,  à  quels 
hommes  pense-t-on  que  Dieu  confie  le  gouvernement 
des  affaires  du  monde?  Sera-ce  à  des  rois,  sera-ce  à 
des  ministres,  à  des  diplomates,  à  des  généraux; 
sera-ce  à  de  grands  financiers,  à  d'adroits  joueurs  de 
bourse,  à  d'habiles  spéculateurs,  à  de  riches  parti- 
culiers? —  Non.  Dieu  choisira  des  hommes  de 
génie,  des  philosophes,  des  physiciens,  des  mathé- 
maticiens, des  mécaniciens,  les  tout-puissants  de 
l'art  et  de  la  science?  » 


—   82  — 

En  laissant  de  côté  l'utopie,  on  peut  dire  que 
jamais  plus  mordante  satire  ne  s'est  enfoncée  à 
pleine  flèche,  dans  le  flanc  de  toutes  les  inutilités 
sociales,  les  exploiteurs  oisifs  et  les  absurdes  con- 
tempteurs du  progrès.  —  Dieu  dit  à  ceux  qu'il  a 
choisis  :  —  «  A  vous  les  grands  pionniers  des  idées 
vierges,  à  vous  les  hardis  chasseurs  de  l'inconnu,  je 
lègue  ma  toute-puissance.  Mais  que  le  premier  usage 
que  vous  en  ferez,  soit  d'écheniller  l'arbre  de  vie  de 
cette  race  d'immondes  parasites  qui  le  dévorent.  » 
Ceci  nous  paraît  être  la  conclusion  des  paroles  du 
peintre-philosophe. 

Redescendant  de  la  contemplation  des  choses 
supérieures  à  l'appréciation  des  fausses  théories 
qui  envahissent  chaque  jour  le  domaine  des  arts, 
Wiertz  en  vient  à  traiter  la  question  de  l'indivi- 
dualisme. Ici  encore  nous  applaudissons  à  ses  dis- 
cours. 

La  rage  de  l'individualisme,  s'écrie  l'auteur,  a 
poussé  chacun  à  interpréter  le  beau  à  sa  façon.  Il  en 
est  résulté  pour  tout  le  monde  une  obscurité,  un  dé- 
sordre d'idées  tels,  que  dans  l'appréciation  d'une 
œuvre,  nos  jugements  ressemblent  à  du  délire,  à  de 
la  folie!  —  Soyez  original,  disent  nos  grands  maî- 
tres à  la  mode;  soyez  vous-même!  Que  nous  impor- 
tent les  œuvres  du  passé!  Et,  sur  ce,  les  voilà  qui 
barbouillent,  qui  entassent  monceaux  de  couleurs 
sur  monceaux  de  couleurs.  —  Une  peinture  à  gâ- 
chis, une  peinture  à  moellons!  —  N'est-ce  pas  ori- 
ginal, en  effet?  Peindre  avec  le  doigt,He  coude  ou  le 


83   — 


pied,  c'est  original!  Colorer  tout  en  bleu,  tout  en 
gris,  tout  en  blanc',  c'est  original  !  Peindre  nuageux, 
nébuleux,  c'est  original!  Dessiner  comme  les  Étrus- 
ques, les  Égyptiens  ou  les  enfants,  c'est  original! 
Découper  toutes  choses  comme  des  objets  en  carton, 
c'est  original!  —  Ne  faut-il  pas  aussi,  pour  être  soi, 
se  créer  un  genre?  Déjà  nous  avons  plusieurs  genres 
d'invention  nouvelle. —  Nous  avons  le  genre  simple, 
le  genre  grotesque,  le  genre  cocasse,  le  genre  bi- 
zarre, le  genre  bète,  le  genre  niais,  le  genre  éche- 
velé,  le  genre  fou.  —  Le  tout  s'exécute  au  mépris 
du  vrai,  au  mépris  du  bon  sens,  au  mépris  du  bon 
goût  et  des  bonnes  traditions. 

Il  serait  difficile,  nous  paraît-il,  de  caractériser 
d'une  manière  tout  à  la  fois  plus  incisive  et  plus  spi- 
rituelle, les  prétentions  de  cette  vanité  aussi  ridicule 
qu'impuissante,  qui  prétend,  quand  même,  en  dépit 
de  toute  règle  et  de  tout  droit,  violenter  l'attention 
publique. 

Lorsqu'on  est  incapable  de  marquer  sa  place  dans 
les  saines  régions  de  l'art,  on  demande  à  quel- 
que étrangeté,  de  goût  dépravé  ou  de  mode  ridicule, 
l'éclat  fugitif  d'une  heure  de  faux  succès. 

Le  mal  est  grave,  car  il  est  davantage  dans  l'âme 
de  l'artiste  que  dans  les  erreurs  de  sa  profession.  La 
mode,  le  caprice,  et,  disons-le,  quelquefois  la  faim, 
font  dévier  l'art  de  sa  noble  voie.  —  Ce  qui  tue  le 

caractère  de  l'artiste,  c'est  le  marchandage «  Et 

puis  un  besoin  se  déclare,  la  fièvre  du  luxe,  la  fièvre 
des  jouissances;  un  mot  qui  donne  la  soif,  la  soif 


—   84 


épidémique,  la  soif  insatiable,  la  soif  mortelle,  la 
soif  de  l'or  !  » 

Wiertz  prononce  alors  ces  fières  et  énergiques 
paroles  : 

«  Tout  foyer  de  corruption,  qui  fait  de  l'art  su- 
blime une  vile  marchandise,  est  un  cancer  au  sein 
de  l'humanité.  Lieu  maudit!  fût-il  ma  patrie,  fût-il 
ma  demeure,  je  dirais  à  toute  la  terre  :  Ne  vous 
laissez  pas  attirer  vers  l'abîme,  ou  plutôt,  courez, 
courez-y,  armés  de  torches  flamboyantes  et  portez  le 
fer  et  le  feu  dans  la  plaie  !   » 

On  voit  que  dans  cette  brochure,  écrite  à  propos 
de  l'invention  d'un  nouveau  procédé  de  peinture  à 
fresque,  le  peintre  fait,  comme  dans  tous  ses  ou- 
vrages critiques  et  artistiques,  une  très  large  part  à 
l'élément  philosophique. 

Le  caractère  ascétique  de  cet  homme,  qui  reste 
enfermé  dans  sa  foi  comme  dans  une  armure,  l'éner- 
gie intelligente  de  ce  peintre-poète  emporté  au  souffle 
des  plus  ardentes  inspirations,  se  témoignent  à 
chaque  ligne  qu'il  écrit,  à  chaque  coup  de  pinceau 
qu'il  donne.  Et  ne  dites  pas  :  c'est  de  l'emphase  ! 
vous  le  mesureriez  à  votre  aune;  comme  il  écrit,  il 
agit;  comme  il  parle,  il  produit;  —  voyez  notre  jus- 
tification écrite  dans  son  œuvre  immense  ! 

Le  procédé  de  peinture  mate  est  encore  le  secret 
de  Wiertz;  avant  de  le  livrer,  il  a  voulu  appeler 
l'attention  publique  sur  les  avantages  que  cette  mé- 
thode renferme. 

«  Il  y  a  trois  siècles  que  Ton  cherche,  »  dit-il, 


—  85  — 

«  il  y  a  trois  siècles  que  l'on  sent  le  besoin  d'un  pro- 
cédé nouveau  ;  il  y  a  longtemps  que  l'on  désire  une 
peinture  sans  miroitement,  une  peinture  mate  qui 
offre  tout  à  la  fois  la  vigueur  de  l'huile,  sa  transpa- 
rence, sa  force  et  son  éclat. 

«  Nous  avons  cherché  et  nous  croyons  avoir 
trouvé.  Nous  ne  prendrons  pas  ici  de  ridicules  dé- 
tours de  modestie;  nous  dirons  de  suite  et  franche- 
ment que  nous  avons  été  au  delà  de  ce  que  nous 
avions  espéré.  » 

Le  dernier  travail  littéraire  de  Wiertz  est  un  mé- 
moire couronné  par  l'Académie  royale  de  Belgique, 
le  24  septembre  1863.  Cette  œuvre  porte  pour 
titre  :  Ecole  flamande  de  peinture.  Caractères  con- 
stitutifs de  son  originalité. 

L'Académie  avait  posé  la  question  de  la  manière 
suivante  :  «  Déterminer  et  analyser,  au  triple  point 
de  vue  de  la  composition,  du  dessin  et  de  la  cou- 
leur, les  caractères  constitutifs  de  l'originalité  de 
l'école  flamande  de  peinture,  en  distinguant  ce  qui 
est  essentiellement  national  de  ce  qui  est  indivi- 
duel. » 

Wiertz. a  élevé  celte  proposition  à  la  hauteur  de 
son  talent.  Son  mémoire  est  une  œuvre  magistrale, 
admirablement  distribuée,  et  écrite  avec  ce  style 
ferme,  ce  style  d'homme,  si  "rare  à  rencontrer  de 
nos  jours. 

Le  travail  est  divisé  en  trois  parties  :  la  première 
comprend  la  composition;  la  deuxième,  le  dessin; 
la  troisième,  la  couleur.  L'auteur  termine  son  étude 


par  un  chapitre  analytique  de  1  école  flamande  mo- 
derne. 

Wiertz  considère  l'école  italienne  comme  étant  la 
mère  de  l'école  flamande. 

«  De  tous  les  sucs  recueillis  en  Italie,  le  fonda- 
teur de  l'école  (Rubens)  composa  son  miel.  » 

Composition.  «  Bien  composer,  c'est  à  la  fois 
charmer  les  yeux  et  parler  à  l'âme.  » 

L'auteur  fait  alors  connaître  les  douze  conditions 
à  remplir,  pour  arriver  à  une  composition  aussi  par- 
faite que  la  science  picturale  actuellement  peut  le 
permettre. 

Ensuite,  et  afin  de  mieux  préciser  sa  pensée,  il 
laisse  la  plume,  prend  le  crayon  et  trace  l'esquisse 
au  trait  du  Portement  de  la  croix  de  Rubens. 

Ce  dessin,  analysé  avec  une  science  consommée 
de  l'art  de  la  peinture,  permet  à  l'auteur  d'établir 
quelle  est  la  ligne  maîtresse,  la  ligne  synthétique  du 
tableau;  quelles  en  sont  les  lignes  secondaires,  ligne 
d'harmonie,  ligne  pittoresque,  ligne  du  mouve- 
ment, etc.,  etc.  —  Ces  premières  assises  du  ta- 
bleau, il  les  nomme  masses  embyonnaires.  Puis,  il 
conclut  en  disant  :  «  La  ligne  de  Rubens  ne  se  cor- 
rige point.  C'est  un  vers  de  Corneille. 

La  seconde  partie  du  mémoire  est  consacrée  au 
dessin. 

Après  avoir  critiqué  les  définitions  vulgaires  que 
l'on  a  données  du  dessin,  Wiertz  fait  intervenir  son 
appréciation  propre.  —  «  Le  dessin,  dit-il,  n'est 
précisément  ni  l'exact,  ni  le  fini.  Le  dessin  est  plutôt 


—   87   — 


l'ensemble,  le  caractère,  le  mouvement,  l'expres- 
sion, l'ampleur,  la  variété,  la  grâce,  la  vérité,  la 
vie.   » 

Pour  renforcer  le  sens  de  sa  définition,  l'auteur 
fait  intervenir  une  série  très  variée  de  dessins, 
d'après  les  maîtres  flamands  et  hollandais. 

En  terminant,  il  trace  cinq  lignes  en  forme  de  S, 
représentant  cinq  qualités  typiques  du  dessin.  La 
première,  est  celle  de  Giotto;  la  deuxième,  celle 
d'Albert  Durer;  la  troisième,  celle  de  Raphaël;  la 
quatrième,  celle  de  Michel-Ange;  la  cinquième  et  la 
plus  complète,  celle  de  Rubens. 

Dans  la  troisième  partie  de  son  ouvrage,  Wiertz 
traite  de  la  couleur.  Soit  qu'il  combatte  le  préjugé, 
soit  qu'il  analyse  les  éléments  constitutifs  d'une 
bonne  couleur,  le  maître  s'élève  à  une  hauteur  de 
vues  que  nous  n'avons  jusqu'ici  rencontrée  nulle 
part. 

«  Une  bonne  couleur,  dit-il,  c'est  la  réunion  des 
qualités  suivantes  :  vérité,  variété,  lumière,  vigueur, 
harmonie,  opposition,  richesse,  éclat...  »  Il  met 
alors  en  parallèle  les  Flamands  et  les  Vénitiens, 
Rubens  et  Titien.  Pour  cela  il  prend  deux  esquisses 
coloriées  qu'il  intercale  dans  son  travail  comme 
moyen  démonstratif.  Les  deux  esquisses  représen- 
tent le  même  sujet:  Y  Ascension  de  la  Vierge.  Alors, 
il  établit  la  différence  qui  existe  entre  les  deux  grands 
maîtres,  dans  le  clair-obscur,  dans  le  choix  des 
teintes,  dans  l'harmonie  des  teintes,  dans  le  choix 
du  vrai.  Ici  encore  il  donne  la  palme  à  Rubens. 


Le  résumé  de  la  troisième  partie  établit  les  carac- 
tères distinctifs  des  cinq  principales  écoles  de  pein- 
ture. Ainsi  : 

L'école  florentine  se  distingue  par  le  dessin  ; 

L'école  vénitienne,  par  la  couleur; 

L'école  lombarde,  par  la  grâce  et  le  clair-obscur; 

L'école  hollandaise,  par  la  vérité  et  le  fini; 

L'école  flamande,  elle,  se  distingue  par  ce  qu'il 
y  a  de  plus  important  dans  l'art  :  Le  beau  pitto- 
resque. 

Rubens  mort,  Van  Dyck,  Jordaens,  Crayer,  Te- 
niers  disparus,  l'école  flamande  marche  à  grands 
pas  vers  une  décadence  qui  n'a  fait  qu'augmenter 
jusqu'en  1830. 

«  A  cette  époque,  —  dit  l'ardent  auteur  que  nous 
ne  pouvons  nous  empêcher  de  longuement  citer,  en 
terminant  cette  rapide  analyse,  —  la  révolution  po- 
litique amena  la  révolution  artistique.  L'amour  de 
la  patrie  éveilla  l'amour  de  l'art.  On  avait  combattu 
pour  le  bon  droit,  on  voulut  combattre  pour'la  bonne 
peinture.  Ce  fut  un  élan  superbe  :  le  fusil  donnait 
du  cœur  au  pinceau. 

«  Toutes  les  têtes  s'enflammaient  alors  au  mot  de 
Patrie.  La  Patrie  !  chacun  voulait  sacrifier  sur  son 
autel.  Les  uns  offraient  leurs  bras,  les  autres  leurs 
capacités,  leur  fortune.  Le  peintre  sentit  qu'il  devait 
aussi  quelque  chose  au  pays.  Tous  les  hommes  de 
l'art  n'eurent  plus  qu'une  pensée  :  ressusciter  l'école 
flamande,  relever  ce  glorieux  fleuron  national.  On 
criait  :  Vive  la  Belgique  !  On  criait  :  Vive  Rubens  ! 


—  89   — 

«  Il  fallait  voir  alors  cette  jeunesse  ardente  !  Il 
fallait  la  voir  dans  nos  musées,  s'attacher  à  nos  vieux 
maîtres,  les  étudier,  les  analyser,  les  expliquer!  Il 
fallait  la  voir  empoigner  des  toiles  immenses,  ré- 
pandre à  flots  d'éclatantes  couleurs,  faire  trembler 
nos  grands  hommes  sur  leur  piédestal  !  Singulière 
époque  et  heureux  effet  de  l'enthousiasme!  On  ma- 
niait le  pinceau,  on  maniait  la  carabine;  au  feu  des 
barricades  s'allumait  le  feu  du  génie.  Toutes  les  pa- 
lettes sentaient  à  la  fois  le  bitume  rubénien  et  la 
poudre  à  canon  !  » 


CONCLUSIONS 


Nous  avons  essayé  de  montrer  dans  son  vrai 
jour,  de  poser  dans  la  lumière  qui  lui  convient,  un 
homme  qu'une  vie  retirée  et  des  luttes  incessantes 
avaient  fait  l'objet  des  appréciations  les  plus  contra- 
dictoires. 

Ce  travail  biographique  n'est  point  complet,  nous 
le  savons,  mais  les  renseignements  qu'il  contient  ont 
l'avantage  d'être  puisés  à  des  sources  authentiques; 
c'est  là  ce  qui  constitue  sa  principale  valeur. 

Avant  de  clore  cet  ouvrage,  le  lecteur  nous  saura 
gré  de  l'initier  à  quelques-uns  des  sentiments  intimes 
qui  font  de  Wiertz  un  être  profondément  original 
dans  la  bonne  acception  du  mot. 

L'idée  que  le  premier  venu,  alors  que  nous  n'y 
sommes  plus,  peut  tout  à  son  aise  se  placer  devant 


—   91   — 

voire  œuvre,  la  commenter,  la  diffamer,,  la  juger 
selon  son  caprice,  selon  le  caprice  de  la  mode  et 
faire  accepter  tout  cela  aux  esprits  même  les  plus 
intelligents  de  tout  un  siècle,  cette  idée  est  la  plus 
pénible  qui  puisse  affliger  sa  pensée.  Quand  cette 
image  vient  frapper  Wjertz,  il  s'écrie  avec  toutes 
les  apparences  de  la  plus  profonde  conviction  :  «  Il 
me  semble  que  je  sortirai  de  la  tombe  pour  me  dé- 
fendre !  » 

Raphaël,  Rubens,  Michel-Ange,  sont,  d'après 
son  jugement,  les  enfants  gâtés  des  circonstances. 
Ils  n'ont  pas  eu  la  vraie  passion  de  l'art,  «  Si  je 
pouvais  lutter  avec  eux  à  partie  égale,  s'écrie-t-il 
souvent,  ma  passion  aidant5  je  sens  que  je  les  bat- 
trais. » 

Chaque  jour,  chaque  heure  est  pour  l'artiste 
ardent  un  progrès;  c'est  du  reste  là-dessus  qu'il  a 
fondé  sa  devise  :  Faire  bien  n'est  qu'une  question  de 
temps. 

Qu'on  ne  s'imagine  pas  que  le  temps  réclamé  par 
l'artiste  soit  la  somme  des  heures  dont  il  parle; 
c'est  la  suite  des  années  d'expérience  et  de  science 
acquise. 

«  Je  progresse  chaque  jour,  dit-il;  si  je  n'arrive 
pas  à  la  perfection,  c'est  que  le  temps  m'aura  man- 
qué. » 

Si  nous  comparons  ce  caractère  d'artiste  à  tous 
ceux  qui  l'ont  précédé,  rien  n'approche  d'une  pa- 
reille stature.  En  effet,  que  voyons-nous  générale- 
ment?   Une  carrière   déterminée   souvent   par  un 


—   92    — 

simple  motif  d'intérêt  matériel,  un  goût  porté  vers 
les  arts,  mais  mêlé  à  des  penchants  qui  lui  sont  tout 
à  fait  étrangers.  Les  hommes  même  les  plus  émi- 
nents  ne  se  sont  souvent  élevés  que  poussés  par 
d'heureux  accidents.  Raphaël  naît  d'un  père  artiste, 
comme  nous  l'avons  dit,  et  dans  un  temps  où  règne 
le  bon  goût;  un  pape  lui  commande  de  grandes 
œuvres,  une  fortune  brillante  le  seconde  dans  ses 
études,  dans  ses  travaux  ;  il  est  apprécié,  compris  de 
son  temps.  Des  avantages  à  peu  près  semblables 
protègent  Rubens  et  Michel-Ange.  Wierlz,  privé  de 
tous  les  secours  qui  conduisent  au  succès,  trouve  en 
lui-même  toutes  les  ressources  nécessaires;  il  est 
sans  fortune,  sans  protection,  sans  conseils.  Le  goût 
du  siècle  est  contraire  à  ses  instincts,  il  doit  le 
combattre,  et  pour  le  combattre,  se  restreindre  aux 
plus  dures  conditions. 

Gomme  caractère  d'artiste,  Wiertz  est  le  lype  le 
plus  pur,  le  plus  parfait,  le  plus  complet.  Il  est 
l'image,  le  symbole,  la  personnification  de  ce  carac- 
tère. 

Et  maintenant  supposons  Michel-Ange,  Rubens, 
Raphaël,  commençant  la  carrière  artistique  dans 
les  conditions  difficiles  où  s'est  trouvé  l'artiste  à  ia 
passion  ardente?  Que  seraient-ils  devenus?  d'excel- 
lents peintres,  sacrifiant  aux  exigences  de  la  mode 
et  de  la  nécessité,  peut-être  aussi  d'honnêtes  bour- 
geois, d'excellents  industriels, des  marchands  habiles 
à  cumuler  des  trésors. 

Cet  esprit  si  philosophique  se  préoccupe  cepen- 


—   93   — 

dant  assez  souvent  de  l'idée  de  la  mort  et  cela  avec 
une  sorte  de  terreur.  —  La  mort,  pour  lui,  c'est  la 
suppression  du  temps  appliquée  à  son  œuvre;  il 
éprouve  une  profonde  horripilation,  lorsqu'il  prévoit 
que  le  temps  lui  manque  pour  fixer  sjir  la  toile  le 
monde  qui  s'agile  dans  son  cerveau.  —  Ne  plus 
pouvoir  créer!  ne  plus  pouvoir  corriger!  A  cette 
pensée,  sa  philosophie  sort  de  ses  gonds  et  il  aurait 
le  spleen  comme  un  Anglais,  si  bientôt  sa  vigou- 
reuse nature  ne  reprenait  le  dessus. 

Cet  homme,  si  avare  du  temps,  le  laisse  fuir  quel- 
quefois, les  bras  croisés,  avec  une  nonchalance  du 
moins  apparente  :  on  dirait  d'un  rêveur  qui  regarde 
l'eau  couler.  Est-ce  de  l'inconséquence?  Non  pas, 
vraiment!  Cette  morbidesse  de  la  surface  cache  un 
travail  profond  qui  s'accomplit  invisible  à  tous  les 
yeux  :  la  sourde  incubation  de  l'œuvre.  Une  fois 
l'idée  suffisamment  couvée,  vous  la  verrez  sortir  tout 
armée  de  son  crâne.  Attendez  le  peintre  le  pinceau 
à  la  main  et  vous  verrez  des  merveilles  :  en  trois 
heures  Wiertz  improvise  sur  la  toile  un  tableau  de 
vingt  pieds. 

Ce  peintre,  dont  l'amour  de  l'art  est  sans  égal, 
conserve  ses  œuvres  afin  de  pouvoir  les  perfectionner 
sans  cesse.  «  Je  progresse  chaque  jour,  »  dit-il, «  je 
dois  donc  toujours  trouver  dans  le  présent  à  corriger 
le  passé.  » 

Ceux  là  qui  ne  comprennent  que  les  sentiments 
mesquins  et  vulgaires,  ont  pu  s'étonner  sincèrement 
de  voir  Wiertz  refuser  de  vendre  un  seul  de  ses  ta- 


—   94   — 

bleaux;  ne  pouvant  apprécier  la  véritable  cause  de 
cette  ètrangetè,  ils  l'ont  expliquée  par  l'expression 
d'une  originalité  qui  voulait  se  faire  remarquer 
quand  même.  Rien  n'est  plus  faux.  Cet  artiste  con- 
serve ses  tabJeaux  pour  les  améliorer,  pour  les  élever , 
si  je  puis  dire  ainsi.  L'homme  de  génie  regarde  ses 
œuvres  comme  des  enfants  bien-aimés;  il  ne  s'agit 
pas  seulement  de  les  créer,  il  faut  encore  en  faire 
l'éducation  :  Wiertz  fait  Y  éducation  de  ses  ou- 
vrages. Tant  pis  pour  ceux  qui  ne  le  comprennent 
pas. 

«  Mais  pour  en  agir  ainsi,  il  est  donc  riche? 
Sinon,  de  quoi  vit-il?  » 

Voilà  ce  que  l'on  demande.  —  Non,  il  n'a  pas  de 
fortune;  il  n'en  veut  pas. 

Qu'on  le  sache  bien,  pour  un  tel  homme  toutes 
les  richesses  de  la  terre  ne  valent  pas  la  plus  petite 
feuille  de  laurier. 

Il  s'est  longtemps  exercé  à  toutes  les  privations; 
qu'on  se  souvienne  de  la  cellule  d'Anvers  ! 

Quand  il  est  pressé  par  une  impérieuse  nécessité, 
il  fait  du  métier,  il  peint  des  portraits. 

Une  heure  de  travail  est  consacrée  à  la  vie  maté- 
rielle, le  reste  du  temps  à  la  vie  de  l'avenir. 

Wiertz  ne  pouvait  attendre  que  Mécène  ou  Léon  X 
vinssent  lui  commander  de  grandes  toiles;  d'un 
autre  côté,  il  ne  voulait  pas  laisser  s'éteindre  son 
génie  dans  les  mesquineries  décoratives  aimées  de 
la  bourgeoisie,  classe  interlope  essentiellement  re- 
fractaire  aux  arts.  Que  fit-il?  il  se  commanda  lui- 


—   95 


même  son  œuvre  et,  à  l'heure  où  nous  écrivons,  — 
l'avenir  ratifiera  nos  paroles  —  la  Belgique  possède 
sa  chapelle  sixtine. 

Si  le  mercantilisme  avait  pu  pénétrer  l'àme  de 
Wiertz,  sa  fortune  pourrait  être  maintenant  colos- 
sale, car  jamais  plus  grande  rapidité  de  main  n'a 
été  mise  au  service  d'une  plus  habile  connaissance 
de  métier.  Mais  aussi,  nous  aurions  la  douleur  de  le 
voir  briller,  à  l'heure  qu'il  est,  au  milieu  de  cette 
profonde  décadence  de  la  peinture  que  vient  de  ré- 
véler la  dernière  exposition  de  Paris.  —  Petites 
choses  pour  les  petites  gens;  voilà  le  résultat  concret 
du  salon  parisien  de  1861. 

Que  les  artistes  dignes  de  ce  nom  le  sachent  bien: 
la  conception  d'une  œuvre  est  une  véritable  procréa- 
tion ;  seulement  lorsque  cette  procréation  intellec- 
tuelle est  l'œuvre  du  génie,  elle  remonte  bientôt  à  sa 
source  et  reprend  son  auteur,  pour  l'engendrer  à  la 
postérité!  «  II  est  le  fils  de  ses  œuvres,  »  dit-on,  et 
l'on  a  raison.  L'homme  se  fait  aussi  une  seconde  vie 
plus  grande,  plus  puissante  que  la  première  et  la 
création  domine  le  créateur.  —  Voyez  plutôt  de 
quelle  vie  immense  et  supérieure  à  leur  première 
existence  vivent  aujourd'hui  Homère ,  Virgile, 
Shakespeare,  Guttemberg,  Newton,  Fulton  ! 

Revenons  à  Wiertz. 

Quand  il  a  travaillé  tout  le  jour  dans  son  atelier, 
il  s'enferme  le  soir  dans  son  cabinet  d'étude,  pour 
s'y  livrer  aux  expériences  chimiques  et  s'occuper 
d'inventions  de  toute  espèce.  Dans  son   laboratoire, 


—  96    — 

des  questions  importantes  ou  simplement  curieuses 
sont  quelquefois  résolues. 

C'est,  ainsi,  du  reste,  qu'il  a  découvert  son  pro- 
cédé de  peinture  mate. 

Une  des  idées  persistantes  de  Wiertz,  «  c'est  de 
bien  faire  comprendre  aux  artistes  la  nécessité  de 
l'alliance  des  sciences  avec  les  arts  et  des  arts  entre 
eux.  »  Pour  réaliser  cette  pensée,  il  a  médité  une 
série  de  combinaisons  qui  porteront  leurs  fruits  plus 
tard. 

Les  différents  éléments  qui  constituent  les  sciences, 
ne  sont  pas  les  seuls  moyens  que  l'artiste  désire 
rendre  tributaires  de  la  peinture,  afin  d'agir  d'une 
manière  plus  efficace  sur  l'esprit  du  spectateur. 
Depuis  longtemps  Wiertz  nourrit  une  pensée  qui 
n'a  pu  se  réaliser  encore  qu'imparfaitement  ; —  cette 
pensée,  c'est  l'alliance  de  la  peinture  et  de  la  mu- 
sique. 

Des  concerts  ont  été  donnés  dans  l'atelier  du 
peintre,  dans  un  but  humanitaire,  et  nous  avons  vu 
le  public,  charmé  par  la  double  impression  de  la 
musique  et  des  chefs  d'oeuvre  qu'il  avait  sous  les 
yeux,  applaudir  avec  une  passion  toujours  bien  dif- 
ficile à  soulever  dans  les  conditions  ordinaires. 

On  conçoit,  en  effet,  l'intensité  d'action  que  peut 
produire  un  art  plastique  comme  la  peinture,  lorsque 
l'âme  du  spectateur  est  déjà  préparée  à  l'émotion  par 
les  pénétrantes  influences  de  la  musique.  Si,  dans 
les  entractes  d'une  représentation  lyrique,  plulôi 
que  de  laisser  refroidir  la  passion  du  spectateur,  on 


—   97   — 

faisait  tomber,  au  lieu  du  rideau  ordinaire,  un  de 
ces  chefs-d'œuvre  de  la  peinture  qui  sont  à  eux  seuls 
toute  une  épopée,  certes,  la  pensée  du  spectateur, 
émue,  agrandie,  comprendrait  alors  d'un  seul  bond 
ce  qu'elle  ne  saisit  généralement  pas,  lorsqu'elle  reste 
dans  une  situation  de  placidité  ordinaire. 

Cette  idée  de  l'alliance  entre  les  arts,  cette  syn- 
thèse vibrante  résultant  d'une  succession  d'effets  pro- 
duits dans  le  domaine  du  Beau,  avait  été  entrevue 
par  Goethe  entre  autres. Son  large  génie  qui  touchait 
à  toutes  choses,  —  ne  dût-il  souvent  que  les  effleu- 
rer, —  avait  pressenti  tout  le  parti  qu'on  pouvait 
tirer  de  cette  harmonie  où  tous  les  arts  venaient  don- 
ner leur  note.  II  sentait,  le  grand  poète!  toute  la 
difficulté  qu'il  y  avait  d'élever  l'âme  paresseuse  du 
public  jusqu'au  niveau  où  il  lui  est  possible  de  s'as- 
socier à  la  conception  de  l'artiste. 

Ce  qui  est  difficile  pour  le  livre  que  l'on  quitte, 
mais  que  Uon  reprend  bientôt,  parce  qu'on  l'a  sous 
la  main,  devient  un  invincible  obstacle  pour  le  ta- 
bleau. En  effet,  si  le  tableau  ne  prend  pas  le  public 
j)ar  les  yeux  et  ne  le  force  pas  à  s'arrêter,  à  ana- 
lyser, le  public  passe  sans  que  son  esprit  ait  été  seu- 
lement effleuré.  En  pareille  occurrence  et  quel  que 
soit  le  mérite  de  l'œuvre,  l'artiste  reste  ignoré,  il  vit 
dans  le  désert;  pis  que  cela  :  sous  la  machine  pneu- 
matique. 

Dansuneexposition,  il  arrive  souvent  que  bien  des 
peintres  sont  justement  autorisés  à  se  plaindre  de  ce 
que  leurs  tableaux  sont  placés  dans  de  mauvaises 


conditions.  Cela  est  un  mal,  un  grand  mal  assuré- 
ment; mais  ce  n'est  rien  encore  si  l'on  compare  cet 
ennui  à  l'espèce  de  maléfice  qui  retient  les  âmes 
engourdies  dans  l'ombre  de  l'indifférence.  Que  faire 
alors?  exploiter  une  idée  vulgaire,  une  peinture  de 
ménage,  un  réalisme  brutal?  Peut-être,  si  Ton  ne 
veut  pas  attendre  la  vie  et  la  gloire  des  siècles  à 
venir! 

Et  dire  qu'il  ne  faudrait  qu'une  meilleure  direc- 
tion, une  plus  grande  habileté  déployée,  pour  opé- 
rer le  réveil  des  sentiments  artistiques  qui  sommeil- 
lent chez  tous.  En  résumé,  et  en  laissant  de  côté  les 
exemples  rares  de  ceux  que  la  gloire  visite  de  leur 
vivant,  on  peut  dire  que  la  postérité  n'est  que  ceci  : 
un  homme  de  génie  arrive  qui  est  nié  par  la  jalousie 
ou  par  l'obscurantisme,  souvent  par  les  deux  à  la 
fois.  Cet  homme  suit  son  chemin  et  passe  sans  écou- 
ter les  clameurs  de  l'envie  auxquelles  toutes  les  im- 
bécillités humaines  font  écho.  Le  temps  passe;  la 
mort  arrive.  Qui  fait  alors  la  gloire  de  cet  homme? 
Le  voici  :  pendant  que  l'artiste  combattait  à  outrance, 
des  esprits  d'élite,  inspirés  par  la  passion  du  beau, 
applaudissaientàses  efforts;  ils  étaient  peu  nombreux, 
mais  ils  avaient  pour  eux  la  vérité  dont  le  flambeau 
peut  vaciller  quelquefois,  mais  s'éteindre  jamais. 
Bientôt  ces  esprits  choisis  font  de  nombreuses  recrues 
dans  l'armée  du  public;  ils  marchent,  ils  marchent 
toujours!  —  Les  hommes  d'un  mérite  supérieur  se 
relient  entre  eux  par  une  sorte  d'affiliation  tacite;  ils 
se  protègent  et  s'appuient  dans  l'accomplissement  de 


—   99   — 

leur  œuvre  féconde.  Si  bien  qu'un  jour,  après  avoir 
frappé  à  coups  de  pied,  à  coups  de  poing,  à  coups 
d'arguments,  sur  cette  infâme  muraille  bâtie  d'igno- 
rance et  cimentée  d'envie  qui  tient  le  génie  en  qua- 
rantaine, ils  finissent  par  la  renverser.  Alors  un  voile 
tombe  des  yeux  du  public,  et  le  voilà  tout  étonné  de 
trouver  d'admirables  œuvres  où  on  lui  apprit  à  n'at- 
tendre que  des  excentricités  artistiques.  Ce  moment 
est,  pour  l'artiste,  celui  de  la  résurrection.  La  pierre 
du  sépulcre  est  brisée  malgré  les  eunuques  qui  mon- 
taient la  garde  pour  étouffer  une  gloire.  Les  rayon- 
nements du  beau,  du  vrai,  dispersent  les  mauvais 
génies,  l'artiste  a  vaincu  !  Il  vit  d'une  vie  splendide. . . 
Hélas  !  parce  qu'il  est  mort. 


L'œuvre  d'un  homme  ne  le  montre  que  sous  un 
seul  aspect;  pour  que  l'écrivain  biographe  puisse 
dispenser  la  justice,  qu'elle  soit  blâme  ou  louange,  il 
faut  qu'il  étudie  son  sujet  jusque  dans  ses  linéaments 
les  plus  intimes.  Il  ne  faut  pas  oublier  que,  si  le  ta- 
lent est  l'auréole  brillante  de  l'artiste,  le  caractère 
en  est  comme  l'essence  fondamentale.  Les  traits  par- 
ticuliers du  caractère  se  font  ressentir  grandement 
dans  les  travaux  de  l'individu,  mais  ces  mêmes  tra- 
vaux n'ont  jamais  qu'une  action  récurrente  assez  fai- 
ble sur  la  qualité  de  son  caractère. 

Quoique  l'on  puisse  dire  que  le  talent  soit  rare, 
mille  fois  plus  rare  encore  est  le  vrai  caractère.  Et 
par  caractère  nous  entendons  l'esprit  de  suite  dans 


—  100  — 

les  actes  de  la  volonté,  la  fermeté,  la  consistance,  en 
un  mot,  tout  ce  qui  fait  dire  :  Cet  homme  est  d'un 
commerce  sûr. 

Wiertz  résume,  dans  son  organisation  essentiel- 
lement privilégiée,  le  double  caractère  de  l'homme 
fort  et  de  l'artiste  incorruptible.  Les  dons  du  génie 
lui  permettaient  de  choisir;  il  pouvait  s'avancer 
glorieusement  et  fastueusement  à  travers  les  sentiers 
de  la  vie,  n'ayant  qu'à  étendre  le  bras  pour  cueillir 
la  fleur  des  plaisirs  à  toutes  les  branches  du  che- 
min. Cela  eût  été  vulgaire  et  énervant;  —  il  n'eut 
pas  à  rejeter  la  tentation,  car  l'idée  ne  lui  en  vint 
même  pas. 

Enfermé  dans  l'art,  il  y  puisa  toutes  ses  jouis- 
sances. 

Les  vains  bruits  du  dehors  viennent  expirer  au 
pied  de  sa  demeure  dont  il  a  fait  son  Vatican. 

Pour  clore  cette  biographie  nous  dirons  : 

Comme  homme  et  comme  artiste,  Wiertz  aura 
peu  d'imitateurs  ;  —  la  tâche  est  trop  difficile. 


CATALOGUE 


DU 


MUSEE    WIERTZ 


CATALOGUE 


T>V 


MUSÉE    WIERTZ 


FRONTISPICE 


Lorsquel'étranger  venant  des  hauteurs  de  Bruxelles 
voit  se  détacher  au  loin,  à  travers  des  massifs  de  ver- 
dure, cette  ruine  qui  ne  rappelle  en  rien  ni  le  châ- 
teau féodal,  ni  le  temple  chrétien,  il  ne  peut  s'empê- 
cher de  se  demander  quelle  colonie  égarée  de  la 
Grèce  ou  de  Rome,  est  venue,  dans  les  âges  passés, 
construire  ce  monument.  Alors,  si  quelqu'un  vient 
à  lui  dire  que  celte  ruine  a  été  édifiée  de  nos  jours 
et  qu'il  ne  manque,  autour  d'elle,  que  les  roses  et  le 
soleil  d'Italie  pour  se  croire  en  face  des  débris  de 
Pœstum,  l'étranger  ne  comprend  pas,  et  se  demande 
à  part  lui  :  à  quelle  destination  cette  ruine  bâtie  peut 
bien  être  affectée? 

Pourtant  le  visiteur  s'avance  toujours;  il  sait  que 
derrièreces  colonnes,  qu'il  entrevoit  de  loin,  les  unes 
roulées  sur  le  sol  comme  des  mastodontes  évenlrés, 
les  autres  debout  et  si   fières  dans  leurs  robustes 


—  104  — 

masses,  qu'on  dirait  que  trois  mille  ans  d'efforts 
n'ont  pu  courber  leurs  reins;  il  sait,  dis-je,  qu'il  se 
cache  par  là  quelque  part  un  musée  où  sont  renfer- 
mées de  grandioses  conceptions  artistiques  et  de 
merveilleuses  beautés. 

Lorsqu'enfin  le  voyageur  a  franchi  le  grillage  en 
bois  qui  le  sépare  de  cette  je  une  ruine,  son  esprit 
n'a  pu  deviner  encore  de  quelle  pensée  l'artiste  a  été 
mu  avant  de  procéder  à  l'érection  de  ce  monument. 
Sa  curiosité,  vivement  surexcitée,  le  pousse  à  faire  le 
tour  de  ce  temple,  à  en  mesurer  les  proportions,  et, 
comme  l'imagination  trouve  ici  matière  à  largement 
s'exercer,  le  visiteur  ne  peut  s'empêcher  d'entasser 
de  nouveaux  blocs  sur  les  assises  énormes  qu'il  a 
devant  les  yeux  :  —  On  sait  que  la  pensée  qui  s'agite 
près  des  ruines  essaie,  presque  toujours,  de  les  re- 
bâtir dans  leur  splendeur  première. 

Le  monument  que  Wiertz  a  fait  élever  pour  y  ren- 
fermer son  œuvre  est,  dans  toutes  ses  parties,  l'exacte 
reproduction  de  l'un  des  temples  de  Pœstum. 

Recouvrez  tout  cela  d'un  immense  casque  de  zinc, 
percez  d'yeux  la  visière  de  ce  casque,  et  vous  aurez 
les  lanternaux  par  où  le  jour,  habilement  ménagé,  se 
répand  dans  la  salle.  —  N'oublions  pas  non  plus  de 
mettre  à  ces  vieilles  pierres  leur  toilette  de  verdure, 
—  toilette  la  plus  fraîche  et  la  plus  artistique  qu'il 
soit  possible  de  rêver.  Depuis  l'humble  liseron  jus- 
qu'au lierre  gigantesque,  qui  s'élance  jusqu'au  toit 
afin  d'y  marier  ses  nœuds  à  la  souple  liane  de  la 
vigne  viefge,  vous  pouvez  croire  que   toutes  les 


—   105 


plantes  grimpantes  et  rampantes  des  deux  mondes 
ont  concouru  à  tisser  cette  riche  tunique. 

Le  voyageur  n'entrera  pas  dans  ce  temple  con- 
sacré à  l'art,  avant  que  ses  yeux  aient  au  moins  par- 
couru un  vaste  jardin  semé  de  gazon  et  planté  de 
massifs  artistement  disséminés.  Qu'il  prenne  garde 
cependant,  si  la  fantaisie  lui  venait  de  traverser  la 
pelouse,  de  se  heurter  à  quelqu'une  des  grandes 
villes  du  monde  qui  se  dresserait  tout  à  coup  sous 
ses  pieds.  —  Comment?  — Voici  l'explication  : 

Wiertz,  qui  s'occupe  volontiers  de  toutes  choses, 
a  transformé  son  gazon  en  jardin  géographique  où 
sont  plantées,  dans  leur  disposition  et  leur  éloigne- 
ment  respectif,  les  principales  grandes  villes  de  l'Eu- 
rope. —  Nous  avons  toujours  soupçonné  le  peintre, 
qui  s'est  constamment  tenu  renfermé  dans  sa  de- 
meure comme  dans  son  idée,  d'avoir  eu  en  cette  cir- 
constance un  peu  de  la  passion  des  prisonniers  qui, 
par  cela  même  qu'ils  vivent  entre  quatre  murs,  ne 
sont  jamais  plus  heureux  que  lorsqu'il  leur  est  per- 
mis de  lire  des  livres  de  voyage  et  de  géographie. 

Wiertz  a  voulu  voyager  sans  trop  se  déplacer;  il 
a  voulu  aller  à  Paris,  à  Londres,  à  Berlin  sans  sor- 
tir de  ses  haies;  il  s'est  organisé  un  jardin  géogra- 
phique, idée  fort  originale  et  qui  pourrait  être  avan- 
tageusement adoptée  pour  l'enseignement  à  donner 
aux  enfants. 

Mais  si,  pour  le  visiteur,  l'idée  qui  a  présidé  à 
l'organisation  de  cette  géographie  champêtre  se  tra- 
duit et  s'explique,  lui,  n'en  reste  pas  moins  perplexe 


—    106  — 

lorsqu'il  se  demande  :  pourquoi  l'érection  de  cette 
ruine,  s'il  s'agissait  d'en  faire  un  musée?  —  11  peut 
d'abord  supposer,  sans  trop  de  déraison,  que  le 
peintre  a  seulement  voulu  donner  un  cachet  particu- 
lier à  l'armure  qui  devait  envelopper  le  corps  de  son 
œuvre;  que  la  reproduction  des  ruines  d'un  temple 
italien  devait  entraîner  avec  elle  tous  les  caractères 
d'une  grande  originalité  artistique,  etc.,  etc.  Il  peut 
se  dire  tout  cela,  mais  au  fond  il  sentira  que  ces  mo- 
tifs sont  insuffisants  et  que  la  vraie  cause,  la  cause 
déterminante,  lui  échappe. 

Les  doutes  du  visiteur  sont  raisonnables  et  nous 
allons  le  lui  prouver. 

Wiertz  a  un  avantage  sur  beaucoup  de  gens  qui, 
comme  lui,  peuvent  avoir  de  grandes  pensées,  mais 
qui 'manquent  de  volonté  et  d'audace  pour  les  réa- 
liser :  —  ce  que  cet  homme  a  une  fois  bien  voulu, 
il  l'exécute  toujours. 

Donc  il  s'est  dit  un  matin  :  La  peinture,  depuis 
l'origine  des  temps,  depuis  les  premiers  badigeons, 
les  premières  enluminures,  jusqu'aux  chefs-d'œuvre 
modernes,  est  restée  plus  ou  moins  inféodée  à  une 
série  d'exigences  qu'il  est  temps  de  secouer.  La  pein- 
ture était  esclave,  je  veux  essayer  de  la  faire  libre. 
Je  veux  que  le  peintre  soit  indépendant  dans  la  con- 
ception de  son  idée  et  dans  sa  réalisation  plastique 
sur  la  toile.  En  un  mot,  je  veux  une  peinture 
franche  de  tous  les  liens  que  l'architecte  ou  le 
dogme,  que  le  caprice  ou  la  mode,  ont  imposés  à 
l'artiste.  Jusqu'à  ce  jour  et  observée  dans  son  es- 


—    107   — 

sence,  qu'a  élé  la  peinture?  Elle  a  été  décorative  et 
ornementiste,  jamais  libre,  jamais  vivante  de  sa  vie 
plénière.  La  peinture  est  esclave,  je  vais  tenter  do 
briser  ses  chaînes. 

Ce  que  Wiertz  voulait  accomplir  était  tout  simple- 
ment une  véritable  révolution  dans  les  arts  plasti- 
ques. 

On  construit  des  monuments  pour  y  renfermer 
des  livres  qui  sont  réservés  à  instruire  l'homme,  dans 
son  intelligence  et  dans  sa  morale,  dans  son  esprit  et 
dans  son  cœur;  pourquoi  n'en  ferait-on  pas  autant 
pour  le  tableau  qui,  bien  plus  vite  que  le  livre,  est 
initiateur? 

La  peinture  a  le  droit  et  le  devoir  de  se  créer  une 
vie  propre,  une  action  indépendante  des  sujétions 
qu'on  lui  impose  aujourd'hui,  au  grand  détriment  du 
caractère  des  artistes  dont  la  plupart  ne  s'en  aper- 
çoivent point.  Que  l'art  se  déclare  majeur  et  brise  les 
entraves  d'une  trop  longue  tutelle  ;  par  ce  moyen 
seulement  il  pourra  conquérir  une  merveilleuse  in- 
fluence sur  le  goût,  les  sentiments  et  l'intelligence 
des  hommes.  Que  si,  au  contraire,  au  lieu  de  suivre 
le  peintre  novateur  dans  la  voie  qu'il  vient  de  tracer, 
on  continue  à  suivre  l'ornière  du  passé,  la  peinture 
enchaînée  restera  comme  un  accessoire  plus  ou 
moins  brillant  des  œuvres  humaines,  mais  rien  de 
plus. 

Nous  posons  cette  première  question  : 

—  Est-il  vrai  qu'un  tableau,  pour  qu'il  ait  tout  son 
prix,  doive  être  placé  dans  de  telles  conditions  de 


—  108  — 

lumière  qu'aucune  de  ses  qualités  ne  puisse  rester  en 
souffrance? 

Nous  croyons  que  chacun  répondra  par  l'affirma- 
tive à  une  semblable  demande. 

—  Est-il  encore  vrai  que  les  sombres  cathédrales, 
que  les  hôtels  de  ville  mêmes,  sont  presque  toujours 
édifiés  dans  des  conditions  architecturales  réfrac- 
taires  au  libre  développement  du  génie  du  peintre  et 
à  la  bonne  exposition  de  ses  œuvres? 

—  Oui,  encore. 

Mais  on  ajoute  :  un  grand  artiste  parviendra  tou- 
jours à  vaincre  ces  difficultés  et  à  prouver  que  son 
génie  domine  les  obstacles. 

— -  Bien;  mais  à  quoi  bon  cette  torture  imposée 
au  talent?  Nous  sommes  encore  loin  de  l'idéal  dans 
les  arts,  et  le  plus  habile  artiste  n'est  jamais  trop 
parfait,  même  dans  les  plus  favorables  conditions. 
Pourquoi  donc  alors  le  forcer  à  des  difficultés  qui 
l'obligent  à  se  livrer  à  une  façon  d'art  acrobatique, 
qui  est  à  l'art  véritable,  ce  que  le  saut  du  tremplin 
est  à  la  pose  harmonieuse  des  statues  grecques? 

Il  est  bon  que  les  monuments  soient  affectés  à  leurs 
destinations  spéciales;  que  les  cathédrales  soient  des 
cathédrales  et  les  musées  des  musées.  —  Quant  au 
sacrifice  des  profits  de  ceux  qui  font  payer  une  re- 
devance pour  voir  un  tableau  dans  «  la  maison  de 
Dieu,  »  nous  l'adoucirons  en  leur  rappelant  que  le 
Christ  chassait  les  marchands  du  temple. 

Nous  ne  sommes  pas  au  bout. 

Ce.  que  nous  venons  de  dire  à  propos  des  mena- 


—  109  — 

gements  du  jour,  pour  le  plus  grand  avantage  de 
l'œuvre,  nous  le  répéterons,  et  plus  fortement,  en 
ce  qui  touche  les  espaces  et  les  plans  sur  lesquels 
le  peintre  est  appelé  à  fixer  les  inspirations  de  son 
génie. 

Est-ce  que  jamais  un  architecte,  par  exemple,  se 
préoccupe,  dans  la  conception  de  son  œuvre,  des 
conditions  bonnes  ou  mauvaises  dans  lesquelles  se 
trouveront  placées  les  peintures  qui  devront  décorer 
le  monument?  C'est  le  moindre  de  ses  soucis.  Pour 
lui  la  peinture  est  affaire  de  décor;  esclave  de  l'ar- 
chitecture, elle  s'arrangera  comme  elle  pourra.  Et 
alors,  Michel-Ange  comme  les  autres,  sera  obligé  de 
faire  ondoyer  les  peintures  au  dessus  des  nervures 
qui  se  relient  aux  clefs-de-voûte,  de  les  faire  s'en- 
foncer dans  le  triangle  des  ogives,  en  employant  tout 
son  génie  à  peindre,  dans  ces  déplorables  condi- 
tions, des  figures  se  reliant  à  peine  à  l'ensemble  du 
sujet.  —  Pour  la  disposition  des  plans  comme  pour 
les  ménagements  de  la  lumière,  l'esclavage  est  com- 
plet. —  Voulez-vous  en  sortir?  Construisez  pour  le 
tableau  et  ne  faites  pas  entrer  violemment  1  œuvre 
dans  des  espaces  architecturaux  dont  la  destination 
lui  est  tout  à  fait  contraire. 

Voilà  encore  une  des  raisons  pour  lesquelles  Wiertz 
a  rebâti  le  temple  de  Pœstum. 

Mais  creusons  davantage  la  question. 

L'art  de  la  peinture  ne  vit  pas  tout  entier  dans  les 
conditions  plastiques,  il  est  encore  «  l'expression  de 
«  la  pensée,  le  langage  figuré  au  moyen  duquel  les 


—    110 


«  hommes  de  tous  les  temps  ont  cherché  à  concréter 
«  leurs  idées  et  leurs  sentiments.  » 

Malheureusement,  cette  langue  de  la  peinture  n'a 
pas  encore  sa  grammaire,  et,  comme  nous  l'avons 
dit  ailleurs,  elle  continue  à  flotter  au  hasard  des  ins- 
pirations personnelles;  —  je  me  trompe...  des  inté- 
rêts personnels. 

L'homme  qui  écrit  un  livre  ne  le  compose,  si  sa 
plume  n'est  point  vénale,  que  pour  y  exprimer  sa 
pensée,  sa  conscience  et  son  droit;  un  artiste,  qui 
tient  un  pinceau  au  lieu  d'une  plume,  ne  peut  être 
réellement  indépendant  et  marcher  dans  sa  liberté, 
qu'à  la  condition  de  pouvoir  traduire  sur  la  toile  les 
sujets  qui  conviennent  le  mieux  à  ses  dispositions 
morales  et  intellectuelles. — Je  ne  peins  que  les  héros, 
s'écriait  David,  le  grand  peintre.  Quoique  le  héros 
auquel  il  faisait  allusion,  laissât  beaucoup  à  désirer, 
l'artiste  n'en  parlait  pas  moins  avec  la  conviction  la 
mieux  affermie. 

Les  formes  comme  les  mots  sont  des  idées,  et,  à 
peine  d'être  le  mercenaire  de  son  âme,  il  convient  de 
ne  prostituer  ni  les  unes,  ni  les  autres. 

Mais  en  est-il  ainsi?  Non. 

Regardez  plutôt  comme  tout  s'enchaîne!  Voici  la 
cathédrale  avec  ses  dispositions  antipicturales  dans 
ses  formes  de  pierre.  Eh  bien,  cette  disposition,  si 
nuisible  qu'elle  soit,  n'est  rien  à  côté  des  violences 
que  le  dogme  peut  exercer  sur  l'esprit  des  artistes. 
La  pensée  du  peintre  se  fond  tellement  dans  la  pensée 
du  dogme,  que  l'on  peut  suivre  toutes  les  transfor- 


—  111  — 

mations  de  ce  dernier  en  faisant  seulement  l'histoire 
de  la  peinture. 

En  laissant  de  côté  la  naïveté  du  procédé,  qui  est 
affaire  de  métier,  quelle  est  l'idée  qui  domine  la  pein- 
ture au  moyen  âge?  L'ascétisme  et  les  renoncements 
de  la  chair,  voilà  la  domination  caractéristique  des 
œuvres  picturales  de  l'époque. 

Que  si  nous  examinons  maintenant  cette  funeste 
période  pendantlaquelle  l'âme  du  christianisme  allait 
s'assombrissant  de  plus  en  plus  et  semblait  recher- 
cher d'horribles  jouissances  dans  les  contemplations 
des  grésillements  de  la  chair  mordue  par  la  flamme 
des  bûchers  ou  la  barre  rouge  des  tortionnaires;  où 
celle  âme,  comme  un  vampire,  buvait  le  sang  de  ses 
victimes  à  l'ombre  des  in  pace,  que  trouvons-nous 
dans  les  arts  plastiques,  qui  corresponde  à  cette  ex- 
pression odieuse  du  dogme?  De  la  part  des  peintres 
religieux  les  mêmes  errements  que  de  la  part  des 
inquisiteurs.  Le  pays  où  la  débauche  tortionnaire 
exprimée  par  la  peinture  sera  la  plus  violente,  sera 
aussi  celui  où  l'inquisition  aura  son  foyer  le  plus  in- 
tense, l'Espagne.  L'Église  commande  des  auto-da- 
fé  en  peinture,  comme  elle  en  fait  exécuter  sur  les 
places  publiques.  L'art  esclave  suit  l'Église  en  délire 
etdonne  ainsi  son  âme  à  une  œuvre  pleine  de  forfaits. 

On  sait  que,  selon  les  exigences  de  ses  intérêts 
temporels  ou  spirituels,  l'Église  a  souvent  modifié 
l'expression  du  dogme  catholique;  voici  venir  la 
phase  du  jésuitisme  et  l'art  va  s'y  appliquer  comme 
un  linge  mouillé  sur  une  statue.  Après  les  renonce- 


—  nâ  — 

ments  de  l'ascétisme,  après  les  déchirements  des 
chairs  par  les  tenailles  de  l'inquisition,  l'art,  tou- 
jours esclave,  s'enchaîne  à  de  nouvelles  destinées. 

Si,  dans  la  forme  nouvelle  que  va  revêtir  l'art,  cer- 
taines conditions  plastiques  sont  plus  favorables  à  la 
peinture;  si  d'habiles  artistes  se  rapprochent  de  plus 
en  plus  de  l'esthétique  des  anciens,  on  sent  que  leur 
conscience  est  tellement  énervée,  leur  morale  épuisée, 
que,  lorsqu'ils  veulent  peindre  la  divinité,  ils  font 
rêver  à  la  courtjsane. 

Au  moyen  des  arts  plastiques  comme  par  la  mu- 
sique, le  jésuite  veut  «  ébranler  les  sens.  »  La  pein- 
ture, presque  toujours  servile,  va  entrer  sans  hésita- 
tion dans  cette  funeste  voie. 

«  Les  vierges  peintes  eurent  des  allures  de  cour- 
ce  tisanes;  quant  aux  anges  et  aux  séraphins,  ils 
«  n'inspirèrent  plus  que  les  sentiments  les  plus  équi- 
«  voques  à  une  société  blasée,  que  le  jésuitisme  en- 
ce  fonçait  plus  profondément  encore  dans  ses  vices 
«  afin  de  la  pouvoir  mieux  dompter...  Les  sacrés 
«  cœurs,  les  cœurs  transpercés,  les  cœurs  enflammés 
«  furent  étalés  saignants  sur  la  poitrine  du  Christ  et 
«  sur  le  sein  de  la  Vierge  1.  » 

Longtemps  le  catholicisme  monopolisa  la  pein- 
ture dont  elle  avait  fait  un  auxiliaire  acheté;  au- 
jourd'hui le  mode  et  le  marchandage  laïque  lui  font 
une  rude  concurrence.  —  Est-ce  au  profit  de  l'art? 
—  Nous  allons  bien  voir. 

1  Paul  de  Flotte. 


—  113   — 

L'Église,  en  faisant  l'art  vassal  du.  dogme,  ouvrait 
au  moins  devant  le  peintre  les  larges  portes  de  ses 
grandes  cathédrales;  la  bourgeoisie,  elle,  ouvre  la 
porte  de  ses  petits  salons  pour  lesquels  il  lui  faut  de 
petits  artistes,  pour  peindre  de  petits  sujets,  avec  de 
petits  sentiments,  et  tout  cela,  bien  entendu,  payé  à 
petit  prix. 

Le  marchandage  par  sous  et  deniers,  est  entré  au 
plein  cœur  du  marché  des  arts.  La  commande  gou- 
verne souverainement  et  l'idée  et  la  forme  ;  la  com- 
mande elle-même  est  soumise  à  la  mode.  L'art 
s'érniette  dans  des  exigences  minuscules.  La  pein- 
ture est  de  plus  en  plus  vouée  à  l'ornement. 

En  général,  la  bourgeoisie  se  préoccupe  des  choses 
de  Part,  non  pour  orner  son  esprit,  mais  son  salon. 
Aussi,  comme  h  genre  lui  est  à  peu  près  complète- 
ment indifférent,  elle  a  bien  soin  de  choisir  celui  qui 
est  au  goût  du  jour  où  elle  achète  ;  —  ne  faut-il  pas 
que  son  salon  soit  mis  à  la  dernière  mode?  Façon 
de  tableau,  coupe  d'habit,  sont  mises  au  même 
rang;  je  me  trompe  :  la  coupe  d'habit  l'emporte  de 
beaucoup  dans  son  esprit  sur  les  produits  de  la  pein- 
ture. 

Que  voulez- vous  que  devienne  l'artiste  "en  face  de 
cette  lanterne  magique  où  passent  les  modes,  les 
goûts  et  les  caprices  d'un  public  ignorant  et  blasé? 
Il  suit  le  torrent.  —  Voulez-vous  de  l'Étrusque? 
En  voilà.  —  Du  gothique?  En  voilà.  De  la  Renais- 
sance, du  dix-huitième  siècle,  du  prétendu  réa- 
lisme? l'artiste  va  vous  fournir  tout  cela  et  au  plus 

10 


—    414 


juste  prix.  Maintenant  aimez-vous  le  jeune  ou  le 
vieux?  Le  vert  à  agacer  les  dents  ou  le  bleu  outre- 
indigo? Passez  à  la  boutique. 

Lorsque  la  chance  veut  que  la  mode  ne  change 
pas  trop  souvent  et  que  le  débit  de  certains  artistes 
tient  bon,  on  est  étonné  de  voir  comme  ils  font  leurs 
affaires  à  peu  de  frais.  Ainsi,  pendant  longtemps, 
on  a  vu  des  peintres  qui  ne  manquaient  pas  de  la- 
lent,  vivre  de  quelques  bambochades  réclamées  par 
la  mode,  par  exemple  un  ivrogne  à  face  truculente 
attablé  devant  un  pot  de  bière  pendant  que  la  mar- 
mite bouillonne  derrière  son  dos.  Dans  cette  com- 
position le  sac  à  tabac  et  la  pipe  sont  des  chefs- 
d'œuvre  de  patience.  Le  même  tableau  se  reprodui- 
sait sept  ou  huit  fois,  bon  an  mal  an,  exactement 
dans  les  mêmes  conditions.  Si  Ton  était  venu  de- 
mander à  l'artiste  d'autre  sujet  que  celui  de  sa  pré- 
dilection, on  l'eût  sérieusement  affligé;  il  s'y  était 
attaché  à  ce  point  qu'il  perfectionnait  un  peu  chaque 
année  le  chaudron  du  foyer  et  la  chaise  du  buveur. 
Tout  allait  pour  le  mieux,  seulement  l'art  aux  divins 
rayons  s'obscurcissait  peu  à  peu  pour  finir  par 
s'éteindre  dans  cette  impasse. 

Le  public  se  fatigue-t-il  de  la  peinture  bachique 
ou  ovine,  se  prend-il  de  goût  pour  un  autre  genre? 
Aussitôt  les  tableaux,  confectionnés  sur  un  nouveau 
modèle,  arrivent  de  toutes  parts  sur  le  marché.  A 
son  tour,  cette  période  dure  plus  ou  moins  de 
temps  :  on  a  vu  se  reproduire  pendant  une  quin- 
zaine d'années,  avec  quelques  légères  variantes,  le 


—   H5  — 

tableau  suivant  :  Une  femme,  une  petite  fille  et  un 
petit  chien;  —  la  maternité,  l'enfance  et  la  fidélité. 
—  Une  année,  la  femme  est  habillée  de  rouge  et  de 
bleu,  sa  tête  est  surmontée  d'un  bonnet;  la  petite 
fille  est  à  droite  et  le  petit  chien  est  à  gauche.  L'an- 
née suivante,  la  femme  porte  une  jupe  brune  et  un 
corsage  noir;  la  petite  fille  est  à  gauche  et  le  petit 
chien  à  droite.  Ces  trois  personnages  suffisent  à  faire 
vivre  l'artiste,  c'est  vrai,  mais  l'art  s'abrutit  dans 
l'exécution  de  cette  gamme  sempiternelle! 

Si  encore  il  y  avait  sécurité  pour  l'existence  ma- 
térielle de  l'artiste  dans  ce  triste  emprisonnement  du 
talent?  Mais  pas  du  tout;  la  bourgeoisie  n'arrive  au 
luxe  des  arts  qu'après  avoir  donné  satisfaction  à 
tous  les  autres,  et  si  le  commerce,  l'industrie,  ou  la 
banque  périclitent,  adieu  l'écoulement  des  produits! 
les  petits  sujets  restent  à  l'état  de  fonds  de  magasin. 

Cette  période  de  marchandage  est  doublement 
précaire  :  d'abord,  parce'que  l'art,  en  s'émiettant 
de  la  sorte,  perd  le  meilleur  de  sa  force  et  de  sa  di- 
gnité; ensuite,  parce  que  les  tentations  qui  s'em- 
parent des  jeunes  gens,  en  face  des  résultats  fabu- 
leux produits  par  la  représentation  de  trois  moutons 
et  une  chèvre,  les  pousse  dans  la  voie  trop  encom- 
brée des  arts,  qui  n'eût  pas  dû  être  la  leur.  «  Pour- 
quoi, s'écrient  ces  jeunes  gens,  n'arriverions-nous 
pas,  nous  aussi,  à  force  de  persistance  dans  la  repro- 
duction du  même  sujet,  à  exécuter  proprement  cette 
femme,  cette  petite  fille  et  ce  petit  chien?  Et  les 
voilà   qui  se  mettent  en   route,  rêvant  châteaux, 


—  116 


gloire,  fortune!  —  A  la  première  étape,  ils  ren- 
contrent la  désillusion;  à  la  seconde,  la  misère  ac- 
compagnée de  la  faim  !  » 

Qu'elle  soit  d'or  ou  d'argent,  royale  ou  bouti- 
quière,  laïque  ou  cléricale,  l'entrave  qui  s'impose  à 
l'art  doit  être  brisée  sans  pitié.  C'est  en  s'appuyant 
sur  de  semblables  principes  que  le  peintre  Wiertz  a 
pu  accomplir  les  grandes  choses  qu'il  a  faites. 

La  peinture  comme  les  autres  arts,  comme  les 
sciences,  doit  réaliser  sa  fonction  sociale;  pour  cela, 
il  faut  qu'elle  soit  indépendante,  il  faut  qu'elle  vive 
de  sa  propre  vie. 

Mais,  dira-t-on,  que  deviendront  alors  les  artistes 
qui  ont  voué  leur  art  aux  exigences  du  marché,  et  à 
l'éternelle  confection  de  leurs  jolis  petits  tableaux  ? 
—  Que  deviendront  les  quarts  de  peintre,  les  demi- 
sculpteurs,  etc.,  etc.  ?  —  Ce  qu'ils  deviendront?  Us 
rentreront  dans  l'ordre  des  fonctions  sociales  ordi- 
naires où  ils  seront  plus  utiles  et  plus  heureux.  Que 
les  jeunes  gens  se  gardent  bien  de  se  laisser  entraîner 
par  les  fantaisies  du  carnaval  social  qui  se  danse 
devant  eux.  «  Il  est,  à  cette  heure,  une  multitude 
de  bohèmes,  à  l'âme  impuissante,  qui  n'aiment  de 
l'art  que  ce  qui  distrait  leur  oisiveté  dépravée.  Pour 
émoustiller  le  goût  de  ces  êtres  blasés,  que  voyons- 
nous?  Des  saltimbanques  de  lettres,  des  peintres 
s'inspirant  d'objets  sans  grandeur  et  sans  dignité, 
tout  ce  qui  est  petit  ou  niais,  ou  sale  ou  faux,  gagner 
beaucoup  d'argent,  tandis  que  toute  œuvre  élevée 
dans  sa  pensée  et  par  cela  même  utile,  exécutée 


—    117    — 

d'après  les  saines  traditions  de  Fart,  trouve  difficile- 
ment un  acheteur.  »  Encore  une  fois,  que  les  jeunes 
gens  qui  veulent  se  garantir  de  la  corruption  ne  se 
laissent  pas  entraîner  dans  ce  marais  pestilentiel,  ils 
y  périraient  corps  et  biens.  —  Qu'ils  attendent  !  le 
balai  qui  doit  enlever  toute  cette  fange  de  leur  che- 
min apparaît  déjà  à  travers  la  porte  entre-baillée  de 
l'avenir. 

Nous  devons  aller  au  devant  d'une  objection  que 
chaque  lecteur  doit  nous  faire  :  —  «  Mais  il  faut  bien 
que  l'artiste  vive!  »  —  Oui,  sans  doute;  voici  seule- 
ment ce  que  nous  lui  demanderons  dans  l'intérêt 
de  sa  gloire  comme  dans  l'intérêt  des  progrès  de 
l'art. 

Qu'il  fasse  deux  parts  de  sa  vie  artistique.  Dans 
l'une,  il  acceptera  les  conditions  du  métier  afin  de 
satisfaire  aux  exigences  matérielles;  dans  l'autre,  il 
se  consacrera  à  la  peinture  de  son  désir,  de  sa  vo- 
lonté, de  son  talent.  C'est  dans  l'œuvre  libre  d'en- 
traves, que  l'artiste  pourra  donner  la  mesure  de  son 
génie  et  de  son  habileté. 

Que  dans  son  libre  essor  l'homme  de  l'art  s'inspire 
largement  des  leçons  de  la  nature,  nous  ne  pouvons 
qu'y  applaudir;  mais  qu'il  ne  perde  jamais  de  vue 
les  grandes  traditions  des  maîtres.  On  lui  dira  qu'au- 
jourd'hui, e  le  sentiment  domine  la  forme.  »  — 
Comme  si  la  forme  n'était  pas  le  vêlement  du  senti- 
ment et  de  la  pensée!  Comme  si  ce  que  l'on  a  senti 
profondément  pouvait  s'exprimer  d'une  manière 
lâche  et  incorrecte.  Qu'il  prenne  garde  de  s'inféoder 

10. 


—   118 


à  de  semblables  principes  qui  sont  des  dissolvants 
de  l'art.  Le  danger  de  ces  principes  est  dans  la  faci- 
lité même  de  leur  application;  ainsi,  on  ne  connaît 
ni  le  dessin,  ni  l'anatomie,  qu'importe!  On  a  du 
sentiment.  On  dispense  au  hasard  et  l'ombre  et  la 
lumière,  mais  on  a  du  sentiment.  On  court  après  la 
synthèse  du  laid  comme  les  anciens  après  la  synthèse 
du  beau,  mais  on  a  du  sentiment.  On  ignore  jus- 
qu'aux premières  règles  de  l'art?  Qu'est-ce  que  cela 
fait?  On  a  du  sentiment.  Avec  dépareilles  inspirations, 
on  aboutit  à  Y  informe  et  à  la  décadence  de  l'art. 

Voici  un  exemple  qui  fera  mieux  saisir  notre 
pensée. 

Un  musicien  trouve  sur  son  chemin  un  individu 
jouant  du  violon;  il  est  frappé,  au  milieu  des  incor- 
rections qui  tiennent  à  l'inexpérience,  du  caractère 
expressif  et  sentimental  qui  vibre  sous  cet  archet  de 
rencontre.  Que  fait-il?  Se  contente-t-il  de  s'appro- 
cher du  virtuose  et  de  lui  dire  :  Mon  ami,  écoutez 
tous  les  bruits,  tous  les  échos,  toutes  les  modula- 
tions, toutes  les  harmonies  de  la  nature;  écoutez 
aussi  les  inspirations  de  votre  âme.  Vous  n'avez  point 
de  principes,  cela  ne  fait  rien!  Le  sentiment  vous 
en  tiendra  lieu.  Raclez,  mon  ami,  raclez,  l'avenir 
est  à  vous!  Croyez-vous,  lecteur,  que  le  maestro 
tiendra  un  semblable  langage?  N'est-il  pas  à  croire 
qu'il  en  agira  tout  autrement  et  s'empressera  de 
mettre  entre  les  mains  de  l'élève  les  excellentes 
méthodes  des  Viotti,  des  Baillot,  des  de  Bériot,  etc. 
En  développant  les  qualités  naturelles  par  les  règles, 


—   119   — 

filles  de  l'expérience,  on  pourra  faire  un  grand  mu- 
sicien d'un  homme  que  le  sentiment  seul  eût  laissé 
végéter  à  l'état  de  grabouilleur  de  notes. 

Le  lecteur  fera  lui-même  l'application. 

Imiter  la  nature  dans  son  expression  extérieure, 
c'est  quelque  chose,  mais  ce  n'est  point  assez  pour 
l'artiste.  Il  faut  encore,  pour  qu'il  soit  vraiment 
digne  de  ce  nom,  qu'il  médite  sur  les  grandes  lois 
qui  ont  gouverné  et  gouvernent  les  genèses  succès- 
sivementaccompliesdans  le  sein  de  la  nature.  Imiter 
la  nature  dans  quelques-unes  de  ses  individualités 
végétales  ou  animales,  c'est  peu  ;  —  car  ici  quelques 
études  de  métier  et  un  peu  de  temps  suffisent.  Mais 
suivre  tous  les  errements  de  la  grande  éducatrice, 
toujours  en  travail  de  transformation;  mais  pour- 
suivre l'idéal,  comme  elle' le  poursuit  à  travers  des 
créations  sans  trêve,  voilà  ce  qui  est  digne  d'inspirer 
le  génie  du  peintre.  Depuis  le  brin  d'herbe  et  d'éche- 
lons en  échelons,  la  nature  s'élève  jusqu'à  l'homme; 
—  jamais  elle  n'est  pleinement  satisfaite  de  son 
œuvre.  La  nature  est  jalouse  de  perfectionner  ses 
moules;  aussi,  après  avoir  coulé  dans  une  forme  la 
matière  et  le  germe,  elle  brise  son  moule  et  recom- 
mence de  nouveau.  Quel  génie  pourrait  dire  où  elle 
s'arrêtera  à  travers  cette  palingénésie?  Après  avoir 
construit  le  moule  dans  lequel  elle  a  pétri  l'homme, 
elle  s'est  reposée,  voilà  tout. 

Le  grand  artiste,  lorsque  son  œuvre  est  terminée, 
n'est  jamais  pleinement  satisfait  ;  il  abandonne  vo- 
lontiers la  création  d'hier  pour  rêver  à  la  création  de 


—    120   — 

demain,  laquelle  doit  encore  le  rapprocher  d'un 
degré  de  cet  idéal  vers  lequel  il  aspire  et  qu'il  pré- 
tend réaliser  un  jour. 

Se  contenter  de  peindre  les  individualités  de  la 
nature,  sans  comprendre  la  loi  de  l'enchaînement  qui 
les  relie  les  unes  aux  autres,  c'est  faire  absolument 
ce  que  fait  l'enfant  qui,  tenant  un  abécédaire  entre 
les  mains,  apprend  toutes  ses  lettres  sans  jamais 
songer  à  les  relier  entre  elles  pour  constituer  des  mots 
avec  lesquels  il  pourra  plus  tard  exprimer  des  pen- 
sées. 

Étudiez  la  nature!  depuis  les  ondoyements  de 
l'herbe  qui  ploie  sous  la  brise  et  scintille  aux  rayons 
du  soleil,  jusqu'à  l'homme,  courbé  par  le  vent  des 
passions  et  rayonnant  à  la  lumière  de  son  intelli- 
gence ! 

Apprenez  les  lettres  et  les  mots  de  cette  langue, 
par  un  travail  soutenu  et  varié  comme  celui  de  la 
nature,  alors  vous  pourrez  exprimer  les  grandes 
conceptions  de  votre  àme  et  faire  surgir  de  la  toile 
ou  du  marbre  des  chefs-d'œuvre  immortels. 

Mais  pour  cela,  il  faut,  comme  nous  l'avons  déjà 
dit,  que  l'artiste  ne  donne  pas  toute  sa  vie  au  mé- 
tier. Qu'il  divise  la  peinture  en  deux  genres  bien 
distincts  : 

1°  Le  genre  mercantile,  —  décoratif,  ornemen- 
tiste,  etc.;  ici  il  cherchera  son  pain  quotidien. 

2°  Le  genre  indépendant,  élevé,  franc  d'entrave  ; 
ici,  en  consacrant  sa  dignité,*il  pourra  trouver  la 
gloire. 


121    — 


C'est  à  ce  genre  libre  d'entraves  que  Wiertz  a 
donné  le  nom  de  peinture  affranchie  et  à  ce  sujet, 
voici  les  paroles  qu'il  a  inscrites  sur  la  porte  d'entrée 
de  son  musée  : 


EXPOSITION 
peinture  indépendante 

«  Jusqu'à  ce  jour  la  peinture  fut  esclave,  traitée 
comme  marchandise,  soumise  à  tous  les  caprices 
d'amateurs. 

«  La  peinture  indépendante  s'affranchit  de  toutes 
ces  servitudes;  elle  brave  l'influence  de  la  mode, 
elle  secoue  le  joug  des  fantaisies  individuelles  et  des 
systèmes  en  vogue.  Elle  n'a  en  vue  ni  la  décora- 
tion, ni  l'ameublement;  le  but  de  ses  efforts  n'est 
point  le  lucre;  elle  vise  aux  qualités  artistiques,  elle 
cherche  le  beau  et  le  vrai,  consacrés  par  les  siècles. 
En  un  mot,  la  peinture  indépendante  n'entre 
point  dans  le  commerce  et  ne  s'adresse  qu'à  l'intelli- 
gence. » 

Ghacun  des  tableaux  de  son  musée  témoigne  har- 
diment, par  l'indépendance  de  ses  allures,  en  faveur 
de  cette  cause  désormais  victorieuse.  Nous  prenons 
acte  de  ce  fait  qui,  dans  l'avenir,  aura  une  immense 
importance. 

Les  bases  de  ce  système  furent  jetées,  il  y  a 
vingt-cinq  ans,  dans  une  remarquable  lettre  que 


—   122  — 

Wiertz  adressait  au   ministre  de  l'intérieur.  Voici 
cette  lettre,  publiée  dans  les  journaux  du  temps  : 

«  Monsieur  le  Ministre, 

«  Les  beaux-arts  prennent  dans  notre  patrie  un 
développement  extraordinaire,  et  il  est  du  devoir  du 
gouvernement  de  seconder  de  tous  ses  efforts,  et 
par  des  moyens  efficaces,  les  louables  ambitions  qui 
brûlent  de  se  faire  jour  dans  cette  noble  carrière. 

«  Oui,  monsieur  le  ministre,  les  arts  devraient 
être  aujourd'hui  l'objet  de  la  plus  vive  sollicitude  du 
gouvernement,  car  il  y  va  d'une  époque  glorieuse 
pour  la  Belgique. 

«  Trouver  un  système  utile  d'encouragement 
embarrasse  le  ministère,  il  l'a  déclaré  franchement 
dans  une  circulaire  au  jury  des  récompenses  pour 
l'exposition  de  1839. 

«  Dans  ces  circonstances,  le  ministre  doit  des- 
cendre à  prendre  conseil  de  l'artiste;  car,  si  en 
moyens  matériels  le  ministre  est  puissant  devant 
l'artiste,  en  matière  d'art  l'artiste  est  puissant  devant 
le  ministre  :  celui-ci  doit  l'écouter. 

«  La  liberté  et  l'indépendance  dans  les  concep- 
tions du  génie  sont  indispensables  à  la  création  des 
grandes  choses  :  L'artiste  soumis  à  une  volonté 
étrangère  perd  son  énergie;  c'est  un  lion  dont  de 
viles  chaînes  paralysent  la  force  et  la  puissance. 

«  Ce  n'est  donc  point  seulement  en  commandant 
aux  artistes  de  nombreux  ouvrages  qu'on  impri- 


—    423   — 

mera  aux  arts  de  rapides  progrès;  ce  n'est  point 
non  plus  en  forçant  le  pinceau  des  artistes  à  la  re- 
présentation de  quelques  vains  sujets  d'actualité, 
que  l'on  verra  se  reproduire  le  siècle  de  Raphaël  et 
de  Rubens. 

«  Protéger  les  hommes  qu'anime  l'amour  de  la 
gloire,  laisser  au  génie  la  liberté  de  s'élever  à  telle 
région  qu'il  lui  plaît,  commander  des  ouvrages  de 
telle  nature  que  l'artiste  sente  la  nécessité  d'étudier 
les  grands  maîtres,  tels  sont  les  moyens  par  lesquels 
vous  pourrez  ramener  une  époque  féconde  en  chefs- 
d'œuvre  d'art,  glorieuse  pour  notre  patrie. 

«  Il  est  temps  aussi  de  nous  affranchir  du  joug 
étranger;  il  est  temps  d'avoir  confiance  en  nos  pro- 
pres forces.  Cessons  de  croire  avec  les  Français  que 
M.  Delacroix  est  un  plus  grand  homme  que  Rubens; 
que  M.  Decamps  est  le  digne  émule  de  Raphaël.  Il 
est  temps  enfin  que  les  peintres  de  notre  Belgique 
chantent  leur  Marseillaise! 

«  L'admiration  constante  et  unanime  des  siècles 
nous  a  indiqué  les  œuvres  d'art  que  nous  pouvons 
considérer  comme  types  du  beau  et  du  vrai. 

«  Or,  si  le  gouvernement  veut  songer  sérieuse- 
ment à  ramener  le  bon  goût  dans  la  peinture,  voici 
ce  qu'il  conviendra  de  pratiquer  : 

«  Admettre  au  sein  des  expositions  de  tableaux 
modernes,  quelques-uns  des  chefs-d'œuvre  des 
grands  maîtres.  — Ces  ouvrages  posés  là  comme 
des  géants  à  combattre,  exciteraient  l'enthousiasme 
et  provoqueraient  une  noble  lutte  qui  aurait  pour 


—   124   — 

résultat  de  ramener  nos  artistes  à  letude  et  à  l'appli- 
cation des  grands  principes  de  l'art. 

«  La  récompense  due  aux  efforts  heureux  dans 
une  telle  lutte,  ne  peut  être  décernée  que  par  la  pos- 
térité :  tout  ce  que  le  gouvernement  pourrait  faire 
dans  cette  occasion  serait  de  conserver,  dans  un 
musée  spécial,  ces  ouvrages  inspirés  par  l'amour  de 
la  gloire. 

«  Décerner  des  médailles  à  des  hommes  graves, 
à  des  hommes  qui  voient  l'art  d'un  point  de  vue 
sérieux,  est  un  acte  puéril.  D'ailleurs  de  quel  droit 
le  jury  anticipe-t-il  sur  les  arrêts  de  la  postérité? 

«  Tout  encouragement  est  stérile  pour  ceux  que 
n'anime  pas  l'amour  de  la  gloire,  pour  ceux  qui  ne 
savent  pas  mépriser  les  richesses. 

«  Quant  à  celui  qui  croit  l'art  subordonné  au 
caprice  des  grands  et  qui  recherche  leur  faveur  au 
lieu  de  la  commander,  il  est  indigne  du  nom  d'ar- 
tiste. 

«  Après  avoir  exposé  les  moyens  qui  me  parais- 
sent propres  à  nous  ramener  l'époque  des  grands 
maîtres,  permettez,  monsieur  le  ministre,  que  pour 
faire  l'essai  d'un  nouveau  système  d'émulation,  je 
vous  expose  ici  ce  que  m'inspirent  mon  courage  et 
mon  dévoûment. 

«  Au  sein  de  la  cathédrale  d'Anvers,  règne, 
comme  sur  le  trône  de  l'art,  le  chef-d'œuvre  de  Ru- 
bens,  la  Descente  de  croix. 

<<  C'est  contre  cet  inimitable  type  de  perfection 
que  je  veux  éprouver  les  efforts  de  mon  pinceau. 


—   125   — 

Dans  cette  lutte  inégale  à  coup  sûr,  je  dois  succom- 
ber; mais  comme  aux  champs  de  Troie  il  était  beau 
d'expirer  sous  la  lance  d'Achille,  je  veux  en  luttant 
contre  Rubens  succomber  avec  gloire  ! 

«  Je  l'avoue  hautement,  la  gloire  de  Rubens 
excite  mon  audace;  loin  que  cette  pensée  soit  en 
moi  le  fruit  d'une  téméraire  présomption,  elle  est,  au 
contraire,  la  manifestation  sincère  de  l'enthousiasme 
ardent  que  m'inspire  tout  ce  qui  peut  me  conduire 
au  but  où  tendent  tous  mes  efforts. 

«  Une  toile  de  80  pieds  serait  le  champ  immense 
où  je  voudrais  traiter  le  sujet  que  j'ai  conçu  :  un  ate- 
lier d'une  dimension  conforme  à  mon  plan  devrait 
être  bâti  exprès,  si  l'on  ne  trouvait  un  local  conve- 
nable à  cet  usage. 

«  Les  frais  qu'exigerait  une  telle  entreprise,  un 
artiste  sans  fortune  ne  peut  les  supporter;  le  gou- 
vernement, s'il  a  foi  dans  mon  projet,  pourra  deve- 
nir propriétaire  de  ce  tableau,  au  prix  des  frais 
qu'entraînera  l'exécution.  Je  renonce  formellement 
à  un  salaire  quelconque. 

«  La  seule  récompense  que  je  sollicite  et  qui  doit 
m'être  promise,  avant  de  mettre  la  main  à  l'œuvre, 
c'est  l'honorable  faveur  de  voir  fixer  pour  toujours 
mon  tableau  à  côté  de  l'immortelle  Descente  de  croix. 

«  Puisse  mon  exemple  exciter  des  contemporains 
plus  habiles  que  moi  à  se  mesurer  avec  le  prince  de 
la  peinture! 

«  Puisse  cette  entreprise  faire  comprendre  toute 
la  dignité  de  l'art  et  de  l'artiste! 

il 


—   126  — 

«  Puisse  enfin  cet  ensemble  d'œuvres  qu'un  but 
de  gloire  aura  fait  surgir,  prouver  à  nos  voisins  que 
le  peuple  qu'ils  détraclent  avec  tant  d'injustice,  ren- 
ferme en  son  sein  des  hommes  qui  comprennent  le 
but  des  arts. 

«  Si  la  proposition  que  je  viens  de  faire  obtient 
votre  approbation,  ordonnez,  monsieur  le  ministre, 
qu'un  atelier  soit  mis  immédiatement  à  ma  disposi- 
tion :  si  au  contraire  la  franchise  avec  laquelle  j'ex- 
prime mes  sentiments  d'artiste  ne  rencontre  pas  la 
sympathie  du  gouvernement,  le  projet  que  j'ai  conçu 
n'en  marchera  pas  moins  à  son  entier  accomplisse- 
ment :  la-  Belgique  a  des  citoyens  qui,  je  l'espère, 
sauront  comprendre  ma  pensée  et  seconder  mes  ef- 
forts. 

«  J'ai  l'honneur  d'être,  etc. 

«  Ant.  Wiertz. 

«  Liège,  février  1840.  » 


LE     MUSEE 


Les  paroles  suivantes,  consignées  sur  Tune  des 
feuilles  du  registre  des  visiteurs,  peignentmieux  que 
nous  ne  le  pourrions  faire,  l'impression  dont  on  est 
saisi  en  franchissant  le  seuil  du  musée  : 

«  Lorsque  j'entrai,  pour  la  première  fois,  dans 
le  musée  de  M.  Wiertz,  la  salle  était  complètement 
vide  de  public.  L'inattendu,  l'étonnement,  et  je  ne 
sais  quoi  d'imposant,  de  grand,  me  saisirent  tout  à  la 
fois.  Mon  esprit  n'avait  pu  ni  analyser,  ni  comparer, 
ni  juger,  que  déjà  la  double  impression  d'un  senti- 
ment d'admiration  et  de  respect,  m'avait  envahi. 
J'étais  seul  dans  ce  lieu,  j'échappais  donc  complète- 
ment aux  exigences  de  la  politesse  ;  néanmoins,  ma 
main  se  porta  instinctivement  à  mon  chapeau,  et  je 
saluai  les  œuvres  renfermées  dans  ce  temple,  avec 
une  sorte  d'attendrissement  respectueux.  Par  une 
intuition  rapide  comme  l'éclair,  j'avais  senti  tout  ce 
qu'il  avait  fallu  d'ardeurs  et  de  luttes,  pour  faire  re- 


—  128  — 

vivre  sur  la  toile  tous  ces  géants  des  grandes  épopées 
humaines.  Je  le  dis  en  conscience  :  ce  n'étaient  point 
seulement  mes  yeux  qui  suivaient  effarouchés  les  em- 
mêlements de  ces  terribles  batailles,  où  le  Bien  et  le 
Mal, — tous  deux  vieux  comme  le  monde, — s'étreignent 
dans  des  convulsions  immortelles!  Non  ;  mes  oreilles 
elles-mêmes  s'emplissaient  de  bruits  étranges;  j'en- 
tendais sonner  du  haut  des  sphères  les  clairons  des 
archanges;  j'entendais  les  retentissements  du  fer 
contre  le  fer,  le  sifflement  des  serpents,  et,  dominant 
tous  ces  bruits,  la  grande  harmonie  que  produisent 
les  mondes  en  roulant  à  travers  l'immensité  de  l'es- 
pace! 

«  Voilà,  incomplètement,  les  impressions  que  je 
ressentis  en  pénétrant  dans  le  musée  de  M.  Wiertz. 

«  Et  je  ne  songeais  point  après  cela,  à  comparer 
ce  que  je  venais  de  voir  aux  différents  ateliers  visités 
par  moi  dans  le  cours  de  mes  voyages.  Ailleurs 
j'avais  vu  de  belles  œuvres  renfermées  dans  des  de- 
meures opulentes.  Sous  les  pieds  des  visiteurs  s'éta- 
laient de  riches  tapis  d'Orient.  Partout  des  meubles 
antiques,  des  curiosités  artistiques  de  toutes  sortes, 
de  riches  tapisseries,  de  vieilles  armures,  le  tout 
magiquement  disposé  pour  saisir  l'œil  ébloui  des 
visiteurs. 

«  Ici  rien  :  quatre  murs,  un  toit.  Mais  le  soleil 
pénétrant  à  travers  les  carreaux  dépolis  du  toit, 
éclairait  sur  les  murs  de  splendides  chefs-d'œuvre,» 


ANALYSE   DES   TABLEAUX 


La  Bible,  Homère,  le  passé  et  le  présent  de  l'hu- 
manité sont  venus  se  ranger  sous  l'infatigable  pin- 
ceau du  peintre.  L'artisle  a  fait  plus;  traversant, 
comme  un  génie  de  feu,  l'Apocalypse  et  les  plus 
fières  épopées  qu'engendra  la  pensée  humaine,  il  s'est 
élancé  dans  les  régions  inexplorées  de  la  vie  de 
l'avenir!  —  Écrire,  avec  le  pinceau,  l'histoire  de 
l'homme  dans  les  âges  futurs,  c'était  d'une  inconce- 
vable audace,  Wiertz  l'a  tenté. 


n 


PENSÉES    ET   VISIONS    D'UNE    TÈTE    COUPÉE 


Vers  la  fin  du  siècle  dernier,  un  médecin  philan- 
thrope, Guillotin,  indigné  de  la  barbarie  des  pro- 
cédés employés  pour  les  exécutions  publiques, 
rechercha  un  moyen  qui  pût  mieux  accorder  les  exi- 
gences sociales  avec  les  devoirs  de  l'humanité. 

La  Mannaïa  italienne,  le  Maïden  écossais, mirent 
Guillotin  sur  la  voie  de  son  invention  qui  ne  tarda 
pas  à  être  réalisée. 

Le  17  avril  1792,  des  expériences,  au  moyen  du 
nouvel  appareil,  furent  faites  sur  des  animaux  par 
ordre  de  l'Assemblée  législative  de  France. 

Le  27  mai  de  la  même  année,  un  assassin  nommé 
Pelletier  subit  le  supplice  par  la  guillotine.  Le  mot 
était  déjà  consacré. 


—   131   — 

Guillotin  s'applaudissait  de  sa  découverte  philan- 
thropique ;  il  disait  à  qui  voulait  l'entendre  :  «  Le 
supplice  que  j'ai  inventé  est  si  doux  que  l'on  ne  sau- 
rait que  dire,  si  l'on  ne  s'attendait  pas  à  mourir,  et 
que  l'on  croirait  n'avoir  senti  sur  le  cou  qu'une  lé- 
gère fraîcheur.  » 

Le  jour  où  Sce«imering  en  Allemagne,  J.  J.  Sue 
et  Castel  en  France,  posèrent  ce  redoutable  pro- 
blème :  «  La  sensibilité  et  la  douleur  s'éteignent- 
elles  à  la  seconde  même  de  la  décollation  par  la 
guillotine?  »  et  qu'ils  répondirent  négativement, 
l'existence  de  Guillotin  fut  empoisonnée.  Pour"  un 
grand  nombre  d'hommes  savants,  médecins,  physio- 
logistes, Y  arrière- douleur  persistait  dans  le  cerveau, 
pendant  un  temps  plus  ou  moins  long  après  la  dé- 
capitation. 

L'idée  que  la  douleur  pouvait  persister  au  delà  de 
la  séparation  de  la  tête  avec  le  tronc,  était  venue 
souvent  visiter  le  cerveau  de  Wiertz.  Un  jour  qu'il 
suivait  les  développements  dramatiques  d'un  procès 
qui  causa  une  grande  émotion  en  Belgique  *,  il  prit 
la  résolution  de  suivre  les  criminels  non  seulement 
jusqu'à  la  dernière  étape  de  leur  vie,  mais  jusque 
dans  le  panier  de  la  guillotine.  , 

Les  hommes  trempés  comme  notre  peintre  remon- 
tent vite  des  effets  aux  causes  qui  les  produisent,  et 
des  résultats  d'un  crime  à  la  pénalité  que  la  société 

1  Nous  voulons  parler  du  procès  qui  suivit  l'assassinat  de  la 
place  Saint-Géry,  à  la  suite  duquel  Rosseel  et  Vandenplas  furent 
envoyés  à  l'échafaud. 


—   132  — 

lui  applique.  Wiertz  appartient  à  cette  école  de  phi- 
losophie sociale  qui  considère  l'application  de  la 
peine  de  mort  comme  une  vengeance  que  la  société 
exerce,  non  comme  l'expression  de  la  souveraine  jus- 
tice. Mu  par  de  pareilles  pensées,  il  résolut  d'écrire 
avec  son  pinceau  un  formidable  plaidoyer  contre  la. 
peine  de  mort. 

Sous  l'influence  du  drame  judiciaire  qui  se  dé- 
roule devant  lui,  son  cerveau  entre  dans  un  état 
d'orgasme  tel  que  la  puissance  de  l'idée  semble  en 
être  centuplée.  Au  moment  où  les  tètes  des  assassins 
roulaient  clans  le  panier  du  bourreau,  il  paraissait 
au  peintre  que  le  couperet  de  la  guillotine  divisait 
ses  propres  chairs,  broyait  ses  vertèbres  et  déchirait 
sa  moelle.  Oui,  emportée  par  cette  surexcitation 
délirante  qui  fait  rayonner  le  génie  de  l'homme  au 
delà  des  limites  du  possible,  la  pensée  de  Wiertz  a 
habité,  pendant  trois  minutes,  trois  éternités!  la  tête 
du  supplicié. 

Et  voici  ce  qu'il  a  entendu  et  ressenti,  ou  plutôt, 
ce  qu'a  entendu  et  ressenti  le  supplicié  : 

Première  minute.  Sur  l'échafaud. 

«  Un  bruit  horrible  bouillonne  dans  sa  tête. 

«  C'est  le  bruit  du  couperet  qui  descend  et  mord 
dans  le  vif. 

«  Le  supplicié  croit  que  la  foudre  est  tombée  sur 
lui  et  non  le  couperet. 

«  Chose  singulière!  la  tète  est  ici,  sous  l'échafaud, 


—   133   — 

et  elle  croit  encore  se  trouver  au  dessus,  faisant  par- 
tie du  corps  et  attendant  toujours  le  coup  qui  doit 
la  séparer  du  tronc. 

«  Horrible  étouffement! 

«  Plus  moyen  de  respirer. 

«  L'asphyxie  devient  épouvantable. 

«  On  dirait  d'une  main  surnaturelle,  monstrueuse, 
qui  pèse  de  tout  son  poids  sur  la  tète  et  le  cou. 

«  Le  supplicié  étrangle. 

«  Un  nuage  de  feu  passe  devant  ses  yeux. 

«  Tout  est  rouge  et  scintille 

«  Oh  !  des  tourments  plus  horribles  encore  s'ap- 
prêtent. 

Que  Ton  nous  permette  ici  quelques  réflexions. 

J.  L.  Petit  et  Cabanis  en  France  ont  dit  :  «  Au 
moment  où  la  section  du  cou  est  faite,  la  vie  cesse 
chez  l'homme' par  un  double  épuisement  nerveux  et 
sanguin.  »  Et  la  grande  masse  du  public  a  répété 
avec  eux  :  «  Si  un  coup  sur  la  tête,  même  assez  faible 
pour  n'avoir  point  modifié  sensiblement  la  forme  des 
parties,  suffît  pour  produire  la  mort,  peut-on  suppo- 
ser qu'une  complète  décollation  puisse  laisser  subsis- 
ter dans  le  cerveau  un  atome  de  vie  et  de  pensée?  » 
Oui,  ont  répondu  Sœmmering,  OElsner  et  Sue.  Le 
coup  frappé  sur  le  crâne,  en  retentissant  profondé- 
ment dans  les  méandres  du  cerveau,  interrompt  la 
communication  du  fluide  nerveux  par  la  déchirure 
des  fibrilles  des  nerfs;  souvent  même,  il  se  produit 


—   134   — 

un  épanchement  rapide  qui,  par  compression,  em- 
pêche le  centre  pensant  de  fonctionner,  éteignant 
ainsi  toute  sensibilité,  toute  souffrance.  Mais  en  est-il 
de  même  de  la  section  nette,  rapide  comme  l'éclair, 
produite  par  la  décollation  de  l'échafaud?  Le  sang 
s'est  échappé  à  flots,  c'est  vrai  ;  mais  dans  les  mys- 
térieuses profondeurs  de  cet  encéphale  ne  reste-t-il 
pas  assez  de  vie  en  épargne,  si  nous  pouvons  dire 
ainsi,  pour  que  le  supplicié  soit  livré,  pendant  un 
temps  plus  ou  moins  long,  à  cette  effroyable  vision 
macabre  que  nous  avons  sous  les  yeux?  Est-ce  que 
le  sang  circule  dans  certaines  léthargies  et  le  malade 
est-il  mort  pour  cela?  Nous  croyons  fermement  qu'au 
delà  d'un  certain  terme,  impossible  à  préciser,  la  vie 
se  refroidit  et  s'éteint  tout  à  fait  par  manque  de  cir- 
culation sanguine,  mais  nous  croyons  aussi  que, 
pendant  (peut-être?)  quelques  minutes,  tout  un  sys- 
tème d'organes  peut  exécuter  la  plus  grande  partie 
des  actes  physiologiques  qui  lui  incombent,  malgré 
l'état  exsangue  du  sujet. 

Pour  ce  qui  est  du  fluide  nerveux,  le  cerveau  doit 
en  rester  saturé,  malgré  la  section  du  couperet;  et, 
comme  le  cerveau  est  le  centre  des  facultés  morales 
et  intellectuelles,  c'est  dans  le  domaine  de  ces  facul- 
tés qu'il  travaille,  pense  et  souffre.  Si  ce  premier 
fait  n'est  point  impossible,  —  il  y  a  au  moins  au- 
tant de  raisons  pour  que  contre,  —  nous  entrons 
de  suite  dans  un  ordre  de  phénomènes  indéniables 
qui  ne  peuvent  manquer  de  fortifier  nos  apprécia- 
tions. 


—   135  — 

Nous  ne  souffrons  à  la  partie  lésée,  que  parce  que 
la  sensation  répercutée  au  cerveau  a  été  appréciée, 
jugée,  dosée,  en  un  mot,  ressentie  dans  sa  qualité 
comme  dans  son  intensité.  — Endormez  Faction  du 
cerveau,  vous  pouvez  impunément,  au  point  de  vue 
de  la  douleur,  tailler  le  corps  humain  et  y  pratiquer 
les  opérations  les  plus  douloureuses  dans  l'état  de 
veille.  Or,  chez  ce  guillotiné,  est-ce  que  le  cerveau, 
séparé  du  tronc  mais  ardemment  éveillé,  ne  ressen- 
tirait pas  toutes  les  angoisses,  toutes  les  tortures, 
tous  les  profonds  frémissements  de  ce  qui  est  désor- 
mais un  cadavre  pour  tous  et  qui,  pour  son  cerveau 
de  guillotiné,  vit  d'une  existence  épouvantable?  La 
sensation  de  l'encéphale  porte  en  elle  une  terrible 
virtualité;  ainsi,  examinez  dans  les  hôpitaux  un 
homme  auquel  on  aura  amputé  la  cuisse,  interro- 
gez-le sur  le  siège  de  sa  douleur,  et,  au  lieu  de  se 
plaindre  de  son  moignon,  il  vous  dira  toujours  : 
qu'il  souffre  au  bout  des  pieds,  aux  orteils.  Coupez 
les  deux  cuisses,  les  mêmes  appréciations,  les  mêmes 
sensations  existeront  pour  les  deux  pieds. 

Si  le  cerveau  de  ce  guillotiné  vit  encore  trois  mi- 
nutes, comme  l'a  supposé  le  peintre,  ce  n'est  plus  la 
souffrance  des  extrémités  qu'il  va  ressentir,  mais 
la  torture  de  tous  les  organes  placés  au  dessous  de 
lui  et  qui,  il  y  a  une  seconde  à  peine,  étaient  encore 
pleins  de  vie  et  dans  un  état  de  fonctionnement  par- 
fait. Est-il  étonnant  alors  que  le  centre  pensant 
éprouve  une  sensation  semblable  à  celle  que  pro- 
duirait une  main  de  fer  pressant  sur  les  poumons  et 


—   136  — 

déterminant  une  horrible  asphyxie?  Le  cœur  se  tord 
sur  lui-même  en  pressant  ses  fibres  dans  le  vide.  — 
La  douleur  doit  être  affreuse... 

La  question  n'est  pas  jugée,  nous  le  savons;  seu- 
lement, la  seule  pensée  qu'un  pareil  supplice  puisse 
entraîner  des  conséquences  semblables  à  celles  que 
nous  venons  d'énumérer,  suffît  pour  le  faire  rejeter 
à  jamais. 

Dans  cette  première  partie,  le  tableau  de  Wiertz 
est  une  amère  critique  contre  la  décollation  et  un 
ardent  plaidoyer  en  faveur  de  l'abolition  de  la  peine 
de  mort. 

On  a  reproché  au  peintre  de  rechercher  l'horrible 
à  plaisir;  cette  critique  est  injuste.  Au  lieu  d'attri- 
buer ces  pages  aux  inspirations  fantastiques  d'une 
originalité  sombre,  pourquoi  ne  pas  y  voir  la  poi- 
gnante leçon  qu'un  philosophe  veut  donner  aux 
nommes?  Est-ce  que  l'on  n'éprouve  pas  un  senti- 
ment de  répulsion  pour  ces  jeunes  femmes  curieuses 
qui  viennent  assister  à  ce  supplice  sanglant,  le  sou- 
rire aux  lèvres?  Regardez  ce  tableau,  voici  des  créa- 
tures dans  le  sein  desquelles  la  douceur  et  la  miséri- 
corde devraient  seules  habiter.  Eh  bien,  une  curiosité 
sans  pudeur  les  a  conduites  jusque  sous  la  rosée  san- 
glante de  la  guillotine.  —  On  veut  des  émotions? 
oui,  mais  comme  l'animal,  non  comme  un  être  de 
raison  intelligente  et  élevée.  Le  drame  auquel  ap- 
plaudit le  public  est  celui  où  l'action  marche  à  coups 
de  poignard,  où  le  sang  coule,  où  la  coupe  empoi- 
sonnée circule  à  la  ronde  de  la  table  du  festin.  Oui, 


—   157   — 

le  public  veut  des  émotions  !  II  ne  court  assister 
chaque  soir  aux  exercices  de  l'acrobate  à  l'existence 
périlleuse,  que  parce  qu'il  espère  chaque  soir  lui 
voir  se  casser  le  cou.  Oui,  il  est  avide  d'émotions! 
Ces  femmes  qui  sont  là  dans  le  tableau  de  Wiertz 
ont  oublié  de  manger  pour  aller  voir  guillotiner!  Le 
peintre  a  mis  dans  cette  partie  de  son  tableau  une 
sanglante  ironie,  qui,  nous  l'espérons,  ne  sera  point 
perdue  pour  tous. 

Revenons  à  la  description  de  cette  effrayante  tri- 
logie. 

Deuxième  minute.  Sous  Vèchafaud. 

Les  mains  crispées  qui,  jusque-là,  avaient  voulu 
ressaisir  la  tète  du  supplicié,  se  sont  détendues  :  la 
tête  roule  dans  l'immensité. 

Oh  !  maintenant,  la  voilà  bien  et  à  jamais  séparée 
du  tronc  qu'elle  animait. 

Seulement,  les  douleurs  sans  nom  qui  se  produi- 
sent dans  l'intimité  des  fibres  de  ce  cadavre  décollé, 
elle  les  ressent  toutes. 

«  Le  délire  redouble  de  force  et  d'énergie. 

«  Dans  son  imagination,  il  semble  au  supplicié 
que  sa  tète  est  en  feu  et  tourne  sur  elle-même  dans 
un  mouvement  vertigineux  ;  que  l'univers  s'écroule 
et  tourne  avec  elle,  et  qu'un  fluide  phosphorescent 
tourbillonne  autour  de  son  crâne  en  fusion.  » 

Au  sein  de  cette  vision  horrible,  une  pensée  in- 
croyable, insensée,  inouïe,  s'empare  de  ce  cerveau, 

12 


—  138   — 

livrant  sa  suprême  bataille  sur  les  noirs  confins  qui 
séparent  la  vie  de  la  mort. 

«  Qui  oserait  le  croire?  Cet  homme  dont  le  cou  est 
tranché  conçoit  encore  une  espérance. 

«  Tout  ce  qui  reste  de  sang  bouillonne,  s'agite, 
rutile  et  se  précipite  avec  fureur  dans  tous  les  canaux 
de  la  vie,  qui  ne  veut  pas  céder  à  la  mort. 

«  En  ce  moment  encore,  le  supplicié  croit  pouvoir 
raccrocher  de  ses  mains  convulsives  et  pleines  de 
rage,  la  tète  qui  plonge  dans  les  affres  de  l'éternité. 

«  Oh!  mon  Dieu,  qu'est-ce  donc  que  la  vie  que 
cela  se  dispute  ainsi  jusqu'à  la  dernière  goutte  de 
sang?...  » 


Mais,  est-ce  uniquement  la  douleur  de  l'organe 
qui  se  tord  et  crie  dans  l'angoisse,  qui  produit  la 
torture  endurée  par  ce  guillotiné?  —  Non,  car  voici 
venir  les  douleurs  intellectuelles  et  morales.  -^  Nous 
allons  voir  le  cœur,  qui  ne  bat  plus  dans  la  poitrine, 
battre  encore  dans  le  cerveau. 

C'est  le  moment  où  une  foule  d'images,  plus  ter- 
ribles les  unes  que  les  autres,  se  pressent  dans  cet 
esprit  battu  par  le  souffle  ardent  de  douleurs  innom- 
mées. 

La  tète  du  guillotiné  voit  son  cercueil  ;  il  voit  son 
tronc  et  ses  membres  affaissés,  prêts  à  être  renfermés 
dans  cette  caisse  de  bois  dans  laquelle  des  milliers  de 
vers  s'apprêtent  à  dévorer  ses  chairs. 

Des  médecins  fouillent  les  tissus  saignants  de  son 


—    159   — 

cou  avec  la  pointe  de  leur  scalpel  :  chaque  piqûre  est 
une  pointe  de  feu. 

«  Les  juges,  il  les  voit  aussi,  mais  plus  loin,  dans 
un  beau  salon.  Ils  s'entretiennent  tranquillement  de 
leurs  affaires  et  de  leurs  plaisirs,  devant  une  table 
bien  servie...  » 

Et  les  visions  macabres  continuent  plus  effrayantes. 

Le  malheureux  se  voit  à  l'hôpital  servant  sa  chair 
aux  expériences  du  chirurgien. 

Plus  loin,  la  pensée  délirante,  se  soutenante  peine 
aux  derniers  linéaments  d'un  cerveau  épuisé,  voit  de 
pauvres  petits  enfants  qui  pleurent  devant  une  foule 
dorée,  laquelle  passe  en  dansant,  emportée  dans  le 
tourbillon  de  toutes  les  ivresses  !  —  Que  deman- 
dent-ils donc  les  enfants  du  guillotiné?  —  Du  pain! 

«  Il  paraît  au  décollé  que  le  plus  petit  de  ses  en- 
fants est  resté  près  de  lui.  Oh!  comme  il  l'aime 
celui-là.  —  C'est  bien  lui  :  ses  cheveux  blonds  et 
frisés,  ses  petites  joues  rondes  et  roses...  Tout  à 
coup,  il  semble  au  père  que  son  cher  mignon  le  voit, 
lui  sourit  et  veut  l'embrasser...  » 

Le  tableau  qui  représente  cette  effrayante  deuxième 
minute,  offre  vingt  épisodes  plus  dramatiques  les 
uns  que  les  autres.  Ainsi,  sur  les  rayons  d'une  salle 
d'amphithéâtre,  les  disciples  de  Lavater  et  de  Gall 
font,  en  riant,  leurs  observations  devant  une  rangée 
de  crânes.  L'orateur  de  la  bande  indique  plus  parti- 
culièrement une  tête  osseuse,  fraîche  encore,  d'une 
dissection  récente;  horreur!  le  supplicié  a  reconnu 
son  propre  crâne. 


—   140 


Et  pendant  ce  temps,  des  poignards  figurant  les, 
douleurs  qu'il  ressent  au  cerveau  continuent  à  s'en- 
foncer dans  toutes  les  parties  de  son  corps. 


Troisième  minute.  Dans  V éternité. 

«  Tout  ici  annonce  la  présence  d'un  monde  in- 
connu. 

«  Ces  nuages  sombres  qui  flottent  lentement  dans 
l'espace;  ces  sinistres  lueurs,  vacillantes,  fugitives; 
ces  matières  à  la  fois  incandescentes  et  aqueuses, 
opaques  et  diaphanes; 

«  Ces  vagues  substances,  diaprées  de  couleurs 
douteuses,  qui  cherchent  à  se  réunir  et  à  s'en- 
chaîner; 

«  Toutes  ces  choses  sans  nom, d'apparence  molle, 
fangeuse  et  gluante  qui,  tout  à  coup,  semblent  se  con- 
solider, s'échauffer,  s'allonger,  se  raccourcir  et  se 
tordre  en  d'horribles  convulsions; 

«  Tous  ces  monstres,  avortons  ou  polypes,  qui, 
après  mille  vains  efforts  pour  prendre  vie,  tombent 
épuisés  et  se  dissolvent  en  un  liquide  rouge  et  fumant; 
ces  météores  roses  et  verts,  feux  follets  effrayants, 
qui  tantôt  glissent  comme  des  éclairs  dans  l'ombre  ou 
marchent  gravement  vers  un  but  mystérieux;  ces 
myriades  de  points  resplendissant  comme  des  sca- 
rabées qui  semblent  s'étreindre  avec  amour  pour 
ensuite  graviter  ensemble  vers  un  océan  de  lumière; 


141 


«  Tout  ce  chaos,  enfin,  où  combattent  sans  trêve 
les  éléments  de  vie  et  de  mort,  où  tant  d'épouvanta- 
bles choses  opèrent  leur  rédemption  dans  un  éternel 
mouvement  de  rotation,  tout  cela  serait-il  le  séjour 
futur  où  notre  âme,  après  la  mort,  devrait  errer  sans 
fin?  » 

A  la  troisième  période  de  ce  drame  inouï,  au  mo- 
ment où  la  décomposition  livide  dissout  les  chairs  et 
les  fait  tomber  des  os  dénudés,  le  peintre  suppose 
que  l'esprit  du  guillotiné  flotte  encore  éperdu  autour 
de  ces  informes  débris. 

«  Cet  esprit  voit  comment  s'accomplissent  les 
mystères  de  la  transformation  des  éléments.  —  La 
mort  décompose?  —  A  la  seconde  même,  la  vie 
reconstitue.  —  La  chair  tombe  en  putréfaction?  — 
Aussitôt  des  substances  carboniques,  ammoniacales, 
sulfureuses,  se  dégagent  et  sont  incontinent  affectées 
à  l'éclosion  d'un  million  d'existences  nouvelles.  » 

La  pensée  errante  de  celui  que  la  hache  vient  de 
frapper,  il  y  a  trois  minutes,  voit  au  loin  l'infâme 
guillotine  sombrer  avec  ses  bourreaux  dans  un  abîme 
de  feu. 

«  Cette  dernière  apparition  ne  serait-elle  pas  un 
de  ces  effets  dus  à  la  prescience  ordinaire  aux  mou- 
rants? Ah!  si  l'affreux  instrument  de  Guillotin  doit 
être  anéanti  un  jour,  que  Dieu  en  soit  loué!   » 

Et  quand  tout  est  consommé;  lorsque  tous 

les  éléments  corporels,  désunis  dans  les  dernières 
convulsions  de  la  vie  luttant  contre  la  mort,  sont 

12. 


—   142  — 

dévores  par  la  décomposition  et  ne  laisse  plus  qu'un 
débris  informe  de  ce  qui  fut  un  homme,  un  nuage 
s'élève  et  monte  en  tournoyant  lentement  sur  lui- 
même  jusque  dans  les  régions  supérieures.  Là,  le 
nuage  s'allonge,  et,  en  Rallongeant,  il  prend  vague- 
ment l'apparence  d'une  forme  humaine  dont  la  figure, 
à  peine  indiquée,  rencontre  les  deux  lèvres  d'un  es- 
prit de  miséricorde  qui  lui  accorde  du  haut  des  cieux 
le  baiser  de  paix. 

Au  point  de  vue  plastique,  celte  dernière  minute, 
ce  dernier  tableau,  est  d'un  pittoresque  étourdissant 
et  complète  bien  la  gradation  d'intérêt,  toujours  sou- 
tenu dans  le  développement  de  ce  drame  effrayant. 
Le  vague  dans  l'exécution  produit  ici  l'effet  le  plus 
saisissant.  Partout  des  nuages  harmonieux  s'enrou- 
lent de  mille  façons  diverses;  partout  une  indéci- 
sion, une  mollesse  de  contours  qui  semblent  se 
perdre  dans  l'infini  des  airs.  Suivez  les  enroule- 
ments, les  jeux  de  cette  vapeur,  vous  la  verrez 
bientôt  réaliser  cette  charmante  inspiration  du  bai- 
ser de  paix  donné  par  l'ange  à  ce  nuage  à  demi  cor- 
porisé. 

Le  génie  du  peintre  n'a  pas  besoin  d'être  vanté 
par  notre  plume;  que  le  public  examine  et  juge!  nous 
serons  donc  sobres  d'observations  plastiques.  Nous 
dirons  seulement  qu'il  n'y  a  pas  un  seul  tableau 
connu,  exprimant  une  idée  aussi  profondément  dra- 
matique que  celle-ci.  Abondance,  imagination  fulgu- 
rante, composition  pittoresque,  tout  est  là.  Et  voyez, 
comme  ce  coloris  sombre,  harmonieux,   est  bien 


143 


adapté  à  la  pensée  du  sujet  !  L'aspect  général  vous 
saisit  tout  d'abord  par  son  caractère  imposant,  mys- 
térieux; c'est  bien  le  vrai  drame  écrit  avec  le  pin- 
ceau. 


Ce  tableau  a  été  peint  par  Wiertz  au  moyen  du 
procédé  de  peinture  mate  qu'il  a  découvert  et  dont 
nous  avons  dit  quelques  mots  dans  sa  biographie. 
Ce  procédé  est  une  véritable  révolution  opérée  dans 
le  domaine  des  peintures  murales.  —  Qu'on  nous 
permette  d'ajouter  ici  quelques  lignes  à  ce  que  nous 
avons  déjà  dit. 

PEINTURE    MATE 

Lapittura  a  fresco  des  Italiens,  laissait  grande- 
ment à  désirer  au  double  point  de  vue  de  la  conser- 
vation de  l'œuvre  et  de  son  développement  artis- 
tique. 

Chacun  comprenait  que  la  peinture  murale  restait, 
faute  d'un  procédé  vainqueur,  enfermée  dans  un  do- 
maine trop  étroit;  le  goût  des  artistes  n'allait  point 
vers  cette  peinture  qui  les  laissait  à  moitié  désarmés; 
ils  regardaient  la  fresque  comme  le  clair  de  lune  de 
Part  pictural. 

Wiertz  chercha  longtemps  un  procédé  par  lequel 
la  peinture  murale  pût  atteindre  aux  avantages  de  la 
peinture  ordinaire  sans  en  avoir  les  inconvénients; 


Ui  — 


ce  procédé,  il  l'a  trouvé  el  il  peut  s'exécuter  tout  aussi 
bien  sur  la  toile  que  sur  la  muraille,  ce  qui  est  un 


immense  avantage. 


En  examinant  les  tableaux  peints  par  Wierlz  au 
moyen  de  son  nouveau  procédé,  on  n'hésite  pas  à 
affirmer  que  sa  découverte  entraîne,  comme  nous 
l'avons  dit,  une  véritable  révolution  dans  l'art. 

Lorsque  l'on  regarde  de  près  un  tableau  peint  dans 
la  manière  mate,  cela  ressemble  tout  à  fait  à  la  pein- 
ture à  fresque,  exécutée,  comme  on  le  sait,  sur  un 
mur  nouvellement  crépi  et  préalablement  mouillé. 
(al  fresco.) 

Le  procédé  employé  par  les  Italiens  est  d'une 
grande  difficulté,  en  ce  sens  que,  dans  l'exécution, 
le  peintre  ne  peut  avoir  ni  hésitations,  ni  tâtonne- 
ments, car  il  courrait  alors  le  risque  d'être  obligé  de 
retoucher,  et  les  retouches  ici  sont  à  peu  près  impos- 
sibles. —  Du  moment  où  la  couleur  ne  peut  s'appli- 
quer que  sur  le  mur  frais,  l'artiste  doit  traiter,  pen- 
dant le  jour,  toute  la  portion  du  mur  crépi  dès  le 
matin  par  l'ouvrier. 

Un  procédé  de  peinture  à  fresque  employé  par 
les  Allemands  et  dont  on  a  fait  quelque  bruit,  est 
pratiqué  au  moyen  du  wasserglas.  Ce  procédé,  dont 
la  solidité  n'est  point  suffisamment  éprouvée,  a 
l'immense  inconvénient  de  ne  pouvoir  être  employé 
que  sur  un  mur  préparé  tout  spécialement  à  cet 
effet.  —  Impossible  de  peindre  sur  toile  par  ce 
moyen. 

L'encaustique  a,  comme  on  le  sait,  bien  des  in- 


—  us  — 

convénients.  La  stéarine,  comme  presque  tous  les 
corps  gras,  s'altère  par  l'action  du  temps  et  entraîne, 
pour  la  fresque  exécutée  de  cette  manière,  des  dé- 
gradations de  teintes  qui  finissent  par  altérer  com- 
plètement l'œuvre. 

Le  procédé  de  Wiertz  lève  toutes  les  difficultés, 
fait  disparaître  tous  les  inconvénients. 

Cette  découverte  attire  l'attention  du  public  et  sol- 
licite la  plus  vive  curiosité  de  la  part  des  artistes. 
La  nature  du  ton,  la  transparence,  la  fraîcheur,  la 
vigueur,  le  velouté  même  du  coloris  attestent  les  im- 
menses avantages  dont  la  peinture  a  hérité  par  cette 
trouvaille. 

Une  étude  de  peinture  mate  placée  à  la  droite  du 
Patrocle,  a  prouvé  que  Wiertz  pouvait  atteindre  par 
son  procédé  au  degré  de  fini  où  peut  arriver  la  pein- 
ture à  l'huile.  Le  spectateur  qui  compare  l'étude  et 
le  tableau  ne  peut  pas  établir  de  différence  réelle. 
L'intensité  du  coloris,  le  brillant  et  la  transparence, 
sont  identiquement  les  mêmes. 

Après  avoir  donné  toutes  les  preuves  désirables  de 
la  solidité,  de  la  beauté  et  de  la  rapidité  de  sa  dé- 
couverte, Wiertz,  s'adressant  aux  jeunes  artistes,  leur 
dit  dans  sa  brochure  sur  la  peinture  mate  : 

«  Ainsi  notre  procédé  vous  épargnera  bien  des 
sacrifices;  vous  n'userez  pas  votre  jeunesse,  votre 
intelligence,  votre  vie  à  un  exercice  pénible  et  ridi- 
cule; vous  aurez,  toujours  prêle  à  vous  obéir,  tou- 
jours prête  à  suivre  les  ordres  de  la  volonté,  une 
matière  docile,  soumise,  facile  à  manier,  facile  à  se 


—   146  — 

plier  à  tous  les  caprices  de  l'imagination,  à  toutes 
les  inspirations  du  génie  \  » 

Ici,  je  dois  faire  en  quelques  mots  l'historique  de 
certains  faits  qui  se  rattachent  à  ce  procédé  de  pein- 
ture. 

Quelques  amis,  fort  bien  intentionnés  du  reste, 
conseillèrent  à  Wiertz,  non  pas  de  livrer  la  connais- 
sance de  sa  découverte  au  public,  mais  de  la  vendre 
au  gouvernement  qui,  lui,  en  eût  fait  cadeau  à  l'art 
moderne.  C'était  comme  une  récompense  des  travaux 
et  des  veilles  de  l'artiste.  Wiertz  ne  se  décida  à  ac- 
cepter l'intermédiaire  des  amis  et  à  les  laisser  entrer 
en  arrangement  avec  le  gouvernement,  que  sous  l'in- 
fluence des  deux  raisons  que  voici  :  la  première, 
c'est  qu'il  était  convaincu  qu'auprès  du  public,  une 
chose  donnée  pour  rien  était  d'avance  mésestimée; 
la  deuxième, c'est  que  sans  pensera  sa  fin  prochaine, 
il  songeait  à  mettre  à  l'abri  du  besoin  une  femme 
qui  gouvernait  sa  maison  depuis  longtemps  et  qu'il 
traitait  comme  sa  sœur.  Wiertz  était  un  cœur  re- 
connaissant, comme  le  sont  tous  les  cœurs  justes. 
Pendant  huit  années,  je  l'ai  soigné  comme  médecin 
et  comme  ami,  et  jour  et  nuit,  pendant  des  souf- 
frances nerveuses  toujours  renouvelées,  j'ai  rencon- 
tré à  son  chevet,  le  soignant,  le  soulageant,  le  con- 
solant ,    cette    femme    d'un    dévoûment   vraiment 


1  Peinture  mate.  —  Procédé  nouveau,  par  A.  Wiertz  (1859) 
Bruxelles,  A.  Lacroix,  Van  Meenen,  éditeurs,  1  vol.  in-8°. 


147    

admirable.  Nous  pouvons  dire,  elle  et  moi,  que  nous 
avons  été  les  amis  des  mauvais  jours.  Mais  ce  n'est 
ni  le  lieu,  ni  le  moment  de  parler  de  ces  choses.  J'en 
dis  un  mot  en  signalant  l'une  des  causes  qui  déter- 
minèrent Wiertz  à  laisser  faire  des  démarches  pour 
la  vente  de  son  procédé. 

Un  jour,  le  gouvernement  nomma  une  commission 
chargée  d'examiner  la  découverte  du  grand  peintre. 

Elle  se  composait  de  MM.  De  Keyser,  Leys  et 
Portaels.  Ceci  se  passait,  si  nos  souvenirs  ne  nous 
trompent  point,  dans  les  premiers  mois  de  l'an- 
née 1865. 

La  commission ,  après  quelques  semaines  d'at- 
tente, se  rendit  dans  l'atelier  de  Wiertz.  Elle  exa- 
mina attentivement  les  tableaux  peints  par  le  pro- 
cédé mat,  fit  des  -questions  à  l'artiste,  qui  était 
complètement  à  leur  disposition  pour  tous  les  ren- 
seignements, et  se  retira  emportant  visiblement  ses 
apaisements.  Quelques  mois  après,  Wiertz  était 
informé  par  la  voie  du  ministère,  que  le  rapport  de 
la  commission  était  complètement  négatif,  attendu 
que  chacun  des  membres  avait  décidé  que  l'examen 
du  procédé  était  du  ressort  de  la  chimie,  non  de  la 
peinture. 

Nous  ne  parlerions  pas  actuellement  de  ce  fait 
curieux,  nous  réservant  de  le  traiter  longuement 
ailleurs,  si  les  conséquences  qu'il  entraîne  ne  pou- 
vaient devenir  funestes  pour  l'art.  En  effet,  Wiertz 
est  mort,  emportant,  je  le  crains  fort,  son  procédé 
dans  la  tombe.  On  me  dit  bien  qu'il  a  laissé  par  écrit 


—  148  — 

l'analyse  exacte  des  éléments  de  sa  peinture  mate, 
mais  je  n'ose  y  croire,  d'autant  plus  que  j'ai  été 
tenu  assez  au  courant  de  la  découverte  pour  savoir 
qu'elle  résidait  autant  dans  la  méthode  et  dans  le 
faire,  que  dans  la  préparation  des  éléments  maté- 
riels, du  reste  fort  simples,  qui  entraient  dans  la 
composition  de  h  pâte. 


l'éducation  de^la  vierge 


Dans  ce  sujet  si  simple  et  si  souvent  traité,  Wiertz 
a  trouvé  le  moyen  de  conserver  son  originalité. 

C'est  une  idée  neuve  et  touchante  que  ce  baiser 
donné  par  sainte  Anne  à  la  Vierge.  La  composition 
ainsi  conçue  donne  au  sujet  une  expression  et  un 
sentiment  remarquables.  Le  dessin  de  la  tète  de  la 
Vierge  est  d'une  grâce  ravissante.  Quant  au  coloris, 
c'est  celui  des  Flamands  de  la  bonne  école,  c'est 
dire  qu'il  est  ferme,  vigoureux,  et  tout  rayonnant  de 
lumière. 

La  gracilité,  le  charme,  l'élégance  du  petit  ange 
qui  tient  le  pupitre  devant  la  Vierge,  frappent  tous 
les  yeux  et  font  sourire  toutes  les  lèvres. 

Héli,  debout  derrière  ce  groupe,  contemple  avec 
amour  sa  femme  et  sa  fille. 

Wiertz  avait  inscrit  au  bas  de  ce  tableau  :  pour 
être  placé  à  Anvers,  à  côté  du  même  sujet  traité  par 
Rubens.  De  là,  grandes  rumeurs  et  grande  indigna- 

13 


—    150   — 

tion  contre  le  téméraire  dont  l'impertinente  vanité 
osait  s'attaquer  à  Rubens. 

Les  critiques,  qui  ne  voulaient  voir  qu'une  outre- 
cuidante prétention  dans  le  procédé  du  peintre,  se 
gardèrent  bien  de  dire  que,  pour  Wiertz  comme 
pour  Diderot  :  «  Le  meilleur  moyen  de  ramener  la 
«  peinture  moderne  vers  les  grands  principes  de 
«  1  art,  le  seul  peut-être  de  diriger  les  peintres  dans 
«  une  bonne  voie,  ce  serait  de  placer  au  milieu  de 
«  nos  expositions  les  œuvres  des  grands  maîtres.  » 

Celte  citation  explique  très  bien  la  manière  de 
faire  du  peintre,  mais  on  ne  voulut  pas  le  com- 
prendre. Nous  devons  rendre  justice  cependant  à  la 
Revue  du  Salon  de  1848.,  publiée  par  MM,  Van  Roy 
et  Decamps  ;  elle  dit  à  propos  de  l'idée  de  Wiertz  : 

«  Cette  opinion  est  loin  d'être  absurde.  Il  est  cer- 
«  tain  que  si  l'on  essayait  de  ce  système,  nous  au- 
«  rions  un  peu  plus  d'artistes  et  un  peu  moins  de 
«  faiseurs.  Les  nommes  de  talent  seuls  oseraient  se 
«  soumettre  à  cette  terrible  épreuve;  seuls,  ils  au- 
«  raient  le  courage  de  s'éclairer,  par  cette  compa- 
«  raison,  sur  leurs  progrès,  sur  leurs  défauts. 
«  L'armée  de  médiocrités  qui  encombre  nos  exposi- 
«  tions,  verrait  ses  rangs  s'éclaircir;,  bon  nombre 
«  d'honnêtes  gens  comprendraient  enfin  leur  véri- 
«  table  vocation;  ils  verraient  qu'ils  sont  nés,  qui, 
«  pour  être  industriel/qui,  pour  être  épicier,  avo- 
«  cat  ou  député.  » 

Le  peintre  a  écrit  sur  l'un  des  coins  de  ce  tableau  : 
à  corriger. 


N°  3 


INITIATION    DE    LA   JEUNE    SORCIÈRE 


Au  bon  temps  où  tousies  ordres  de  moines  floris- 
saient  encore  plus  qu'aujourd'hui,  où  ils  avaient  en 
outre  le  pouvoir  de  faire  brûler  qui  leur  déplaisait, 
sous  prétexte  de  sorcellerie,  il  arrivait  parfois  de  voir 
quelque  vieille  sorcière  échapper  au  fagot  pour  le- 
quel elle  était  prédestinée.  —  D'où  venait  cette  mi- 
séricorde des  moines  tout-puissants?  —  De  ce  qu'ils 
avaient  reconnu,  chez  la  créature  qu'ils  épargnaient 
ainsi,  toutes  les  qualités  nécessaires  pour  en  faire 
une  bonne  entremetteuse  de  luxure. 

Voici  le  thème  de  l'artiste  :  une  vieille  sorcière 
«  dont  le  menton  fleurit  et  dont  le  nez  bourgeonne,  » 
en  modifiant  le  vers  du  poète,  a  été  circonvenue  par 
des  moines  afin  d'inspirer  le  goût  de  sabbat  et  des 
mystérieuses  incantations  à  une  belle  jeune  fille.  — 
La  pauvrette  n'aurait  nul  souci  de  toutes  ces  choses 


—  ite  — 

endiablées,  si  la  vieille  n'engageait  adroitement  son 
cœur  dans  la  partie;  il  faut  à  tout  prix  éclairer  l'ave- 
nir du  sentiment  qui  s'est  emparé  d'elle. 

La  sorcière  fait  intervenir  Dieu  et  diable  pour 
affirmer  à  la  jeune  fille  qu'elle  découvrira  sans  peine 
les  choses  les  plus  cachées,  en  chevauchant  seule- 
ment une  demi-heure  sur  la  monture  traditionnelle, 
le  manche  à  balai. 

Dès  que  la  jeune  fille  est  décidée  à  tenter  l'aven- 
ture, la  vieille  ensabbatée  lui  bande  les  yeux  et  lui 
enlève  ses  vêtements,  —  ce  qui  nous  permet  de  la 
voir  ainsi  dans  sa  toute  beauté. 

Pendant  ce  temps-là  les  moines,  dont  la  sorcière 
est  complice,  regardent,  avec  une  ardente  curiosité 
doublée  de  convoitise,  cette  scène  tout  à  fait  pitto- 
resque. 

Le  peintre  a  donné  aux  spectateurs  enfroqués,  des 
attitudes  si  expressives,  des  jeux  de  physionomie  si 
vrais,  que,  lorsqu'on  peut  examiner  ce  tableau  de 
près,  l'on  esteffrayé  de  la  domination  brutale  exercée 
par  la  luxure  sur  un  visage  humain. 

Voici  au  premier  rang  des  spectateurs  les  plus  cu- 
rieux, un  moine  à  la  face  enluminée,  aux  petits  yeux 
pleins  de  mauvaises  lueurs,  enfoncés  sous  des  pau- 
pières bouffies.  L'oreille  est  rubiconde  et  la  lèvre 
lippue  :  ce  moine  sue  le  vice.  Derrière  celui-ci,  et 
placé  dans  un  habile  contraste,  on  voit  une  sorte  de 
moine  dominicain,  jeune  encore  et  portant  sur  sa 
figure  ascétique  les  traces  de  rudes  macérations.  Une 
espèce  de  pudeur  le  retient  au  second  rang,  mais  on 


—   453    — 

devine  que  le  démon  de  la  chair,  longtemps  com- 
primé, se  réveille  dans  toute  sa  violence;  la  figure 
pâlie  se  colore  d'un  rayon  fugitif,  et  deux  yeux  ar- 
dents suivent  tous  les  mouvements  de  la  jeune  fille 
chevauchant  sur  sa  monture  de  bouleau. 

Lorsque  Wiertz  tient  une  idée,  il  l'exécute  avec  un 
esprit  si  profondément  synthétique,  qu'il  faudrait 
écrire  vingt  pages  pour  analyser,  dans  tous  ses  linéa- 
ments, le  plus  simple  des  sujets  qu'il  a  traités. 

Dans  le  tableau  qui  nous  occupe,  indépendamment 
du  groupe  principal  sur  lequel  nous  allons  revenir% 
on  trouve  des  détails  de  la  plus  grande  originalité,  et 
chacun  de  ces  détails  est  toujours  empreint  d'un 
caractère  hautement  philosophique.  Ainsi,  dans  ce 
sujet  qui  est  une  vive  satire  contre  la  convoitise  blasée 
et  dépravée,  la  figure  de  la  luxure  se  voit  partout; 
elle  descend  par  la  cheminée  avec  des  chats  qui  font 
une  musique  d'enfer,  elle  rutile  dans  le  foyer  qui 
brûle  près  de  la  sorcière,  elle  surgit  à  tous  les  coins 
du  tableau. 

Wiertz  a  peint  cette  jeune  fille  au  balai,  avec  une 
maestria  dont  lui  seul  a  le  secret.  Quel  éclat!  com- 
bien la  lumière  répandue  dans  ce  tableau  est  large  et 
puissante;  quelle  vérité  de  chairs,  quel  coloris 
éblouissant!  —  On  devine  que  dans  le  cerveau  de 
cet  homme,  les  idées  ens'entre-choquant  produisent 
le  mouvement,  la  vie,  l'unité.  S'il  rêve  quelque  si- 
tuation pittoresque  au  point  de  vue  plastique,  incon- 
tinent le  sujet  d'un  tableau  s'élabore,  se  dispose, 
s'élucide.  On  sent  que  le  détail  s'engendre  à  mesure 

13. 


154 


que  l'objet  principal  se  dégage;  et  ce  détail,  dans 
les  œuvres  du  peintre,  est  toujours  si  ingénieux  qu'il 
reste  gravé  profondément  dans  le  souvenir  du  spec- 
tateur. 


N°  4 


LE    PHARE    DU    GOLGOTïïTA 


Cette  page  est,  à  notre  avis,  la  plus  fougueuse  qui 
soit  sortie  du  pinceau  de  l'artiste.  Elle  représente  la 
lutte  de  la  lumière  et  des  ténèbres, du  bien  et  du  mal, 
de  Dieu  et  de  Satan. 

Le  sujet,  c'est  le  dressement  de  la  croix  sur  la- 
quelle expire  le  Christ  supplicié.  Nous  sommes  au 
sommet  du  Calvaire.  La  pioche  et  la  bêche,  qui  ont 
servi  à  défoncer  le  sol,  sont  jetées  au  pied  du  gibet. 

Deux  centurions  romains  dirigent  le  travail  des 
esclaves;  l'un  excite  les  travailleurs  en  levant  d'un 
geste  impérieux  son  bâton  de  commandement;  l'autre 
les  fustige  à  coups  de  fouet,  en  étendant  son  bras 
au  dessus  de  leurs  tètes  en  signe  d'énergique  domi- 
nation. 

—  Mais  pourquoi  tant  d'efforts  pour  un  travail  si 
facile?  —  Voilà  ce  que  le  spectateur  se  demande 


—   156  — 

—  C'est  qu'une  grande  bataille  vient  de  s'engager 
au  sommet  du  Golgotha;  c'est  que  le  bien  et  le  mal, 
ces  ennemis  éternels  ,  sont  encore  une  fois  aux 
prises. 

Ce  phare,  qui  doit  éclairer  l'avenir  de  l'humanité, 
Satan  ne  veut  pas  qu'il  se  dresse  1.  Le  voici  qui 
s'élance  à  la  tète  d'une  légion  de  réprouvés  ;  des 
masses  de  nuages  noirs  les  enveloppent  de  toutes 
parts  ;  les  régions  moyennes  de  l'air  sont  remplies 
d'effroyables  rugissements.  Satan,  fier,  ardent,  im- 
pétueux, commande  la  bataille,  et  reste  les  bras  croi- 
sés sur  sa  large  poitrine,  comme  ferait  un  général 
d'armée  gouvernant  l'action  sans  y  prendre  maté- 
riellement part.  Un  horrible  génie  des  enfers  s'est 
précipité  sur  le  sommet  de  la  croix  ;  on  entend  des 
hurlements  sortir  de  sa  gueule  monstrueuse  dont  les 
formidables  mâchoires  mordent  le  bois  sacré.  D'au- 
tres démons  déploient  toute  la  puissance  de  leurs 
bras,  afin  de  combattre  les  efforts  des  esclaves  qui 
essaient  de  i] rosser  le  gibet. 

A  qui  donc  restera  la  victoire?  Sera-ce  aux  dam- 
nés de  l'enfer,  ou  bien  à  ces  tristes  esclaves,  atta- 
chés à  la  roue  d'un  travail  sans  merci,  et  qui  sont, 
eux,  les  damnés  de  la  terre?  —  La  lutte  reste  indé- 


1  Nous  prions  le  lecteur  de  considérer  que  dans  l'analyse  des 
tableaux  du  musée  Wiertz,  c'est  avant  tout  l'idée  de  l'œuvre  que 
nous  exprimons.  Car  nos  idées  philosophiques  et  religieuses , 
puisque  le  mot  est  consacré ,  peuvent  se  trouver  souvent  en 
désaccord  avec  la  pensée  qui  a  présidé  à  la  composition  de  cer- 
taines pages  de  peinture  que  nous  étudions. 


—  m  — 

cise...  Tout  à  coup,  un  soleil  fait  de  splendeurs 
émerge  de  la  tète  du  Christ,  mystérieusement  enve- 
loppée dans  de  sombres  nuages  où  l'esprit  du  mal 
voulait  l'ensevelir. 

Le  rayonnement  est  si  intense  que  les  yeux  des 
mortels  en  sont  comme  aveuglés.  Plusieurs  esclaves 
roulent  au  pied  de  la  croix,  fascinés,  éblouis.  Les 
autres,  terrifiés  par  cet  éclat  surnaturel,  fuiraient 
bien  vite  en  laissant  leur  tâche,  si  le  fouet  du  centu- 
rion ne  les  y  rappelait  rudement. 

Une  profonde  idée  sociale  ressort  de  cet  état  d'ab- 
jeclion  dans  lequel  nous  voyons  les  travailleurs  es- 
claves. En  effet,  ne  faut-il  pas  que  l'esclavage  ait  fait 
de  ces  pauvres  hommes  des  êtres  bien  abrutis,  bien 
abjects,  pour  queles  coups  d'un  soldat  romain  soient 
obligés  de  les  exciter  à  un  pareil  travail  ?  Si  les  mal- 
heureux étaient  moins  dégradés,  ils  comprendraient 
bien  vite  que  le  martyre  qui  s'accomplit  sous  leurs 
yeux  est  une  œuvre  de  rédemption  humanitaire,  et 
que  la  grande  lumière  du  phare  qui  resplendit  au 
sommet  du  Golgotha,  doit  éclairer,  à  travers  les  âges, 
leurs  droits  jusqu'alors  méconnus.  Mais  hélas!  l'es- 
clavage a,  sur  l'homme,  une  action  lentement  délé- 
tère qui  le  ravale  au  niveau  de  la  brute...  Est-ce  la 
seule  fois,  du  reste,  qu'il  ait  fallu  violenter  les  peu- 
ples pour  les  arracher  aux  préjugés  et  les  pousser 
dans  la  voie  de  leur  bien-être  et  de  leur  moralité? 
L'histoire  est  là  pour  répondre. 

Voici  un  homme  grand,  doux,  généreux;  sa  vie 
se  passe  dans  le  travail  et  dans  la  consolation  des 


—  158  — 

misères  humaines.  —  Les  soldats  de  César  l'empê- 
cheraient de  prêcher  l'égalité  sur  la  terre?  il  la  prêche 
dans  le  ciel,  convaincu  que,  tôt  ou  tard,  l'homme 
moins  énervé  fera  de  ce  principe  une  application  plus 
immédiate.  Eh  bien,  le  peuple,  qui  a  tout  intérêt  à 
défendre  cet  homme,  non  seulement  le  laisse  cruci- 
fier, mais  encore  le  renie!  Ces  misérables  esclaves, 
qui  devraient  dresser  aux  plus  hauts  sommets  de  la 
terre  le  fanal  rédempteur  ,  agissent  si  lâchement 
qu'un  suppôt  de  César  est  obligé  de  les  fouailler 
comme  un  vil  bétail,  pour  les  pousser  à  l'accomplis- 
sement de  leur  besogne. 

Cependant  on  devine,  au  milieu  de  ce  groupe  qui 
élève  la  croix,  quelques  travailleurs  ayant  la  con- 
science obscure  de  l'œuvre  qu'ils  concourent  à  édi- 
fier. L'homme  qui  enroule  ses  bras  aux  bandelettes 
qui  entourent  le  corps  du  Christ  et  s'en  sert  comme 
d'un  câble  pour  dresser  le  gibet,  est  conçu  et  exécuté 
dans  un  sentiment  de  fougue  incomparable. 

Dans  l'invention  de  ce  tableau,  le  peintre  s'est  ar- 
raché à  la  tradition  picturale  qui  interprète  le  dogme 
dans  sa  lettre  bien  plus  que  dans  son  esprit. 

Il  existe  beaucoup  d'autres  Elévations  de  croix; 
presque  toutes  renferment  les  mêmes  éléments  d'in- 
vention, ou  si  Ton  veut,  de  tradition.  Le  Christ  est 
cloué  sur  son  gibet,  il  meurt  pour  rédimer  les  hom- 
mes de  leurs  crimes,  et  ces  hommes  ne  font  rien 
pour  l'aider  dans  l'immortel  sacrifice.  —  Quelque 
pitié,  voilà  tout. 

Ici  la  scène  s'est  élargie;  l'humanité  lutte  au  pied 


—   159   — 

de  la  croix.  Qu'elle  agisse  ou  non  sous  le  fouet  d'un 
conquérant  brutal,  cela  ne  fait  que  mieux  constater 
encore  l'indéniable  loi  du  progrès,  Frappe  donc, 
centurion  !  fais  rougir  la  chair  de  ces  esclaves;  grâce 
à  toi  !  c'est  pour  eux  qu'ils  travaillent,  ils  te  devront 
un  jour  une  partie  de  leur  rédemption. 

Wiertz  traduit  la  Bible,  oui,  mais  en  l'agrandis- 
sant des  deux  mille  ans  d'expérience  conquise  par 
les  efforts  de  l'humanité. 

En  ce  qui  louche  la  composition  du  sujet,  les 
hommes  de  l'art  pourront  dire  combien  est  magis- 
tral l'enchaînement  de  ces  grandes  lignes  qui  don- 
nent à  cette  œuvre  tant  de  vie  et  de  mouvement.  Le 
clair-obscur  est  savant,  hardi;  l'aspect  général  du 
tableau  produit  un  saisissant  effet. 

Le  peintre  a  déployé  ici  toute  sa  science,  toute  sa 
fougue  dans  le  dessin,  le  coloris  et  l'expression.  Les 
anciens  peintres  éclairaient  souvent  leurs  tableaux 
en  faisant  descendre  du  ciel  des  esprits  de  lumière, 
Wiertz  n'a  pas  craint  de  jeter  des  entassements  de 
nuages  à  la  partie  supérieure  de  son  œuvre;  ses 
masses  de  lumières,  il  les  fait  émerger  de  la  tête  et 
du  corps  de  son  Christ,  ce  qui  donne  à  son  tableau 
une  sorte  de  frémissement  général.  On  sent  de  mys- 
térieuses crépitations  qui  jaillissent  de  partout...  Il 
y  a  dans  ce  tableau  deux  éléments  d'un  pittoresque 
achevé  et  qui  témoignent  de  la  science  profonde  de 
l'auteur.  Ainsi,  ce  grand  gibet  taillé  dans  quelque 
cèdre  de  Syrie,  coupe  en  deux  cette  ligne  de  corps 
qui  concourt  à   l'action  principale  du  sujet.    Sans 


—   160  — 

cette  heureuse  division,  la  composition  perd  son 
équilibre  et  le  mouvement  devient  monotone  par  sa 
continuité  même. 

Un  artiste  peut  obtenir  des  effets  merveilleux  lors- 
qu'il sait  combiner,  dans  de  justes  proportions,  le 
pittoresque  avec  Vidée.  Les  bras  qui  poussent  et  les 
bras  qui  repoussent  la  croix  résument  d'une  ma- 
nière victorieuse  cette  question  artistique. 

[Peinture  mate.) 


fcp 


N*  S 


i^" 


l'enfant  brûlé 


Ce  tableau,  qui  produit  sur  le  spectateur  une  si 
poignante  émotion,  nous  l'avons  classé  dans  une 
série  à  part  :  c'est  de  l'actualité.  En  effet,  cette  scène 
qui  est  là  devant  nos  yeux,  n'est-ce  pas  l'histoire 
d'hier,  l'histoire  d'aujourd'hui,  de  demain?  N'est-ce 
pas,  en  un  mot,  l'histoire  de  l'imprudenee  et  de 
l'imprévoyance  humaines. 

Voici  le  sujet  : 

Une  mère  est  sortie  de  sa  maison  pour  vaquer  aux 
soins  de  son  ménage.  Avant  de  s'éloigner,  elle  a 
doucement  approché  du  foyer  le  berceau  de  son 
enfant  qui  dort  :  —  le  pauvre  ange  pourrait  avoir 
froid,  pense  la  mère.  - —  Donc  elle  est  partie,  le 
cœur  léger.  Vite  elle  accomplira  sa  besogne;  —  une 
mère  se  sent  toujours  trop  longtemps  éloignée  de 

14 


—   162  — 

son  enfant.  Le  malheur  veille  à  la  maison,  quand 
la  mère  est  absente. . .  Et  le  malheur,  hélas  !  allait  se 
montrer  ici  sous  son  plus  terrible  aspect. 

L'enfant  dormait  toujours. 

Tout  à  coup  une  bûche  à  demi  consumée  tombe 
du  foyer  et  rencontre  un  coin  des  rideaux  de  la 
petite  berce.  En  une  seconde  tous  les  langes  sont  en 
flammes.  L'enfant  se  débat;  le  feu  le  mord.  Il  veut 
crier;  une  fumée  épaisse  l'asphyxie. 

Cette  terrible  scène,  on  la  devine  tout  entière  en 
examinant  le  cadavre  de  ce  pauvre  petit  être;  les 
parties  inférieures  du  corps  sont  rougies  et  dévorées 
par  le  feu,  tandis  que  les  tons  bleuâtres  de  la  face 
et  du  cou  indiquent  les  ravages  de  l'asphyxie  pro- 
duite par  la  fumée. 

La  mère  rentre.  Sa  maison  est  en  flammes.... 
Elle  n'y  songe  pas!  elle  ne  voit  qu'une  chose  :  son 
enfant.  —  Entendez-vous  le-  cri  terrible  qu'elle 
pousse  en  arrachant  ce  petit  cadavre  à  sa  couche 
embrasée?  Ce  cri, nulle  plume  ne  saurait  l'exprimer. 
—  La  terreur,  le  délire,  l'épouvantement,  quelque 
chose  encore  qu'on  ne  saurait  raconter,  semblent 
jaillir  de  ce  cri.  Le  cadavre  de  l'enfant  est  sublime 
de  vérité,  —  mais,  hélas!  ce  n'est  plus  qu'un  ca- 
davre! 

Les  voisins  terrifiés  apparaissent  au  (ravers  de  la 
porte  entre-baillée. 

On  voit,  jeté  sur  le  sol,  le  panier  dans  lequel  la 
mère  rapportait  ses  provisions;  et,  détail  touchant! 
au  dessus  de  ce  panier,  un  petit  jouet  d'enfant. 


163 


Ainsi,  pendant  que  le  pauvre  ange  expirait  dans  les 
flammes,  sa  mère,  toute  pleine  de  sa  pensée,  lui 
achetait  un  hochet  pour  charmer  sa  gaîté  enfan- 
tine. 

Le  sujet  de  ce  tableau  est  tout  à  fait  neuf.  Dans 
la  composition,  les  lignes  sont  éminemment  expres- 
sives; toutes  concourent  à  produire  un  effet  des  plus 
saisissants.  La  tète  de  l'enfant  est  d'un  dessin  admi- 
rable. 

La  mère  qui  aura  vu  ce  tableau  y  puisera  une 
leçon  qu'elle  n'oubliera  jamais. 


N°  6 


l'orgueil  * 


Ce  tableau  doit  être  replacé  dans  le  jardin  avec 
cette  inscription  :  Orgueil,  vertu  qui  inspire  les 
grandes  œuvres. 

Le  catholicisme  a  placé  l'orgueil  parmi  les  sept 
péchés  capitaux;  le  catholicisme  avait  ses  raisons 
pour  en  agir  ainsi.  —  Prêcher  l'humilité  pour 
aboutir  à  l'esclavage  et  promettre  à  l'orgueil  toutes 
les  flammes  de  l'enfer,  c'était  logique  de  sa  part. 
Mais  ici,  comme  en  bien  d'autres  circonstances,  la 


1  Ce  tableau  est  le  premier  que  le  peintre  ait  exécuté  au  moyen 
de  son  procédé  de  peinture  mate.  Comme  il  s'agissait  de  prouver 
que  ce  moyen  pouvait  résister  à  l'action  du  temps,  autant  et  plus 
que  le  procédé  à  l'huile,  Wiertz  fit  clouer  X Orgueil  sur  le  mur  exté- 
rieur de  son  atelier,  c'est  à  dire  dans  son  jardin.  Ce  tableau  y  est 
resté  pendant  deux  ans,  exposé  à  toutes  les  intempéries  des  saisons. 


165 


volonté  du  catholicisme  n'a  point  prévalu.  L'espèce 
humaine  s'est  raidie;  elle  a  compris  tout  ce  qu'il 
pouvait  y  avoir  de  puissance  dans  «  un  noble  or- 
gueil. »  C'est  la  vertu  qui  inspire  les  grandes  âmes! 
s'est  écrié  Wiertz,  c'est  à  l'orgueil  que  l'on  doit  les 
plus  puissants  efforts  de  l'esprit  humain. 

Le  tableau  doit  être  interprété  de  la  manière  sui- 
vante : 

Une  échelle  lumineuse  s'élève  de  la  terre  aux 
cieux. 

Sur  chacun  des  échelons  sont  disposés  les  chefs- 
d'œuvre  immortels  enfantés  parle  génie  de  l'homme. 
Ce  sont  des  monuments,  des  statues,  des  créations 
artistiques  de  différents  genres. 

Plusieurs  tableaux,  conçus  dans  le  même  esprit, 
doivent  faire  suite  à  celui-ci  et  seront  placés  sur  les 
murs  extérieurs  de  l'atelier.  Ils  auront  pour  titre  : 
Audace,  persistance,  volonté,  enfin  toutes  les  qua- 
lités que  Wiertz  regarde  comme  les  principales 
vertus  de  l'artiste. 

.  Deux  choses  sont  plus  particulièrement  remar- 
quables dans  cette  œuvre  :  c'est,  d'une  part,  la  fierté 
de  l'attitude,  de  l'autre,  le  style  de  la  draperie,  la- 
quelle est  grandement  et  savamment  ordonnée. 


14. 


N°  7 


LA    FORGE    DE    VULCAIN 


Nous  voici  dans  l'atelier  de  Vulcain,  le  dieu  dis- 
gracié. C'est  ici  que  se  forgent  ces  redoutables  ar- 
mures dont  se  revêtent  les  divinités  de  l'Olympe,  et 
les  demi-dieux  de  la  terre.  C'est  encore  sur  cette  en- 
clume que  voilà,  que  se  forgeront  un  jour  les  mailles 
de  ce  filet  dans  lequel  doivent  tomber  Mars  l'impru- 
dent et  Vénus  l'infidèle. 

Les  sombres  forgerons  frappent  à  coups  redou- 
blés; le  fer  rougit  dans  la  fournaise  ardente. 

Le  boiteux  Vulcain  qui,  pour  son  malheur,  a 
épousé  la  plus  belle  d'entre  les  déesses,  aiguise  un 
poinçon,  afin  de  ciseler  sans  doute- quelque  merveil- 
leuse visière  du  casque  d'un  héros  ou  d'un  dieu.  En 
ce  moment  arrive  dans  l'atelier,  Vénus,  la  blonde 
fille  des  cieux.  Le  divin  forgeron  a  relevé  la  tète.  A 
son  air  mécontent  et  pensif,  il  est  facile  de  deviner 


—   167   — 

qu'il  ne  veut  point  accéder  à  la  demande,  indiscrète 
assurément,  que  vient  de  lui  faire  sa  splendide 
épouse. 

L'amour,  appuyé  sur  les  genoux  de  celui  qui  pour- 
rait être  son  père,  a  en  vain  essayé  ses  traits  contre 
la  poitrine  du  vieux  forgeron.  Cupidon,  penaud,  mé- 
content, regarde  devant  lui  d'uri  air  boudeur;  sa 
main  tient  un  dernier  trait  dont  la  pointe,  tout  à  fait 
émoussée,  témoigne  de  sa  déconfiture. 

Malgré  cette  première  défaite,  Vénus  ne  déses- 
père point.  —  Vénus  ne  désespère  jamais  !  Voyez 
comme  elle  enveloppe  son  mari  récalcitrant  de  ca- 
resses et  d'émanations  séductrices.  —  Comme  les 
anneaux  d'or  de  sa  merveilleuse  chevelure  s'ép^n- 
dent  amoureusement  autour  d'elle.  Quelle  habileté 
dans  cet  assouplissement  de  ses  charmes  au  contact 
du  corps  de  son  boiteux  époux.  Son  sein  turgescent, 
élastique,  se  déprime  légèrement  contre  l'épaule  de 
Vulcain  ;  son  bras,  tendu  vers  ses  suivantes,  leur 
demande  de  remplir  la  large  coupe  quelle  tient  d'une 
main  hardie.  —  L'amour  a  échoué  dans  ses  tenta- 
tives?Évohé  !  voici  venir  Bacchus,  le  dieu  qui  réchauffe 
les  vieillards  engourdis  !  Pressez,  nymphes  et  déesses, 
pressez  jusques  aux  bords  les  sucs  de  la  grappe  sa- 
voureuse. Et  vous,  satyres,  faites  rouler  dans  la 
forge,  à  pleins  paniers,  les  beaux  fruits  de  l'automne; 
c'est  largesse  de  par  Vénus!  Et  surtout,  faunes  in- 
discrets et  lascifs,  ne  vous  arrêtez  pas  à  contempler 
les  belles  filles  qui  suivent  le  char  de  la  blonde  As- 
tarté. 


—   168  — 

Ce  tableau  offre  aux  yeux  du  spectateur  les  carac- 
tères d'un  fini  parfait.  La  figure  de  Vénus  est  d'une 
finesse  de  trait  qui  touche  à  l'idéal;  le  modèle  des 
chairs  est  vivant.  Une  vie  tiède  et  parfumée  paraît 
émaner  de  l'ensemble  de  ce  corps  ravissant.  Le  torse 
de  la  femme  qui  presse  la  grappe  dans  la  coupe,  est 
parfaitement  dessiné;  c'est  ici  surtout  que  la  forme 
italienne  se  marié  à  l'énergique  coloris  des  Flamands. 
Les  trois  charmantes  tètes,  qui  déversent  sur  le  sol 
les  trésors  de  Pomone,  sont  d'un  beau  style. — Tout 
ce  groupe  est  mêlé,  pressé,  agité,  luxuriant  comme 
une  gerbe  d'épis  mûrs. 

Ce  tableau  est  un  de  ceux  sur  lesquels  le  peintre  a 
écrit  :  à  retoucher.  Pour  lui,  c'est  le  moins  complet 
de  toute  la  galerie;  il  doit  en  devenir  plus  tard  un 
des  plus  importants  \ 

1  La  main  qui  voulait  retoucher  ce  tableau,  ainsi  que  quelques 
autres,  est  refroidie  à  jamais. — J'indique  ici  les  principales  réformes 
que  Wiertz  voulait  introduire  dans  son  œuvre  :  c'était  de  modifier 
la  pose  de  Vulcain  et  d'allonger  la  jambe  droite  de  Vénus. 


N°  8 


L  ATTENTE 


A  demi  cachée  dans  les  replis  de  ses  rideaux 
entrouverts,  une  belle  filleattend. — Qu'attend-elle? 
—  C'est  son  secret.  —  Son  œil  darde  des  flammes; 
sa  main  se  crispe  aux  plis  de  ses  longs  rideaux  de 
pourpre.  Est-ce  l'impatience  ou  le  désir  qui  la  retien- 
nent ainsi  attentive  et  pantelante? 

Si  nous  en  croyons  ce  petit  coin  de  billet,  qui  se 
montre  indiscrètement  sous  un  repli  du  rideau,  le 
désir  et  l'impatience  doivent  agiter  en  même  temps 
cette  âme  ardente. 

Indépendamment  de  l'originalité  de  l'invention 
nous  trouvons  ici  une  vigueur  de  tons,  une  chaleur 
de  coloris  qui  rappelle  la  meilleure  époque  de  l'école 
vénitienne.  La  tête  est  très  belle  dans  son  expres- 
sion anxieuse,  bien  sentie  et  parfaitement  rendue. 


N°  9 


LA  TOILETTE 


La  plume  qui  essaierait  d'exprimer  le  velouté,  le 
flou,  pour  nous  servir  d'un  terme  d'atelier,  de  cette 
nature  splendide,  ne  ferait  que  signer  son  impuis- 
sance devant  le  pinceau  du  peintre.  Regardez!  — 
Pureté  extrême  des  lignes,  énergie  et  attiédissement 
des  chairs,  charme  suprême  dans  l'ensemble,  voilà 
les  qualités  du  tableau  qui  vous  frapperont  comme 
nous. 

Les  tons  argentins  de  :  la  Toilette,  opposés  aux 
tons  chauds  et  dorés  de  l'Attente,  produisent  encore 
un  grand  effet. 

Le  peintre  a  prouvé  une  fois  de  plus,  en  exécutant 
cette  page,  que  son  pinceau  savait  embrasser  tous 
les  genres  et  dominer  toutes  les  formes. 


N°  10 


DEUX   JEUNES    FILLES 


Où  sont  donc  les  deux  jeunes  filles?  En  regardant 
ce  tableau,  nous  voyons  une  femme  qui,  dans  une 
altitude  calme  et  naïve,  examine  un  squelette  accro- 
ché à  la  muraille. 

Ici  commence  le  drame.  En  approchant  davantage 
de  cet  assemblage  d'ossements,  nous  voyons  un  petit 
morceau  de  papier  collé  sur  le  crâne  ;  cette  étiquette 
porte  un  nom  :  la  Belle  Rosine.  Voilà  donc  notre 
seconde  jeune  fille.  Et  cette  créature  qui  est  là, 
demi  nue,  prête  à  servir  de  modèle  à  toutes  les 
formes  de  Vénus,  regarde  naïvement,  avec  une  légère 
teinte  de  mélancolie  seulement,  les  yeux  vides  et  le 
grillage  d'os  qui  forme  la  poitrine  de  celle  qui  fut 
h  Belle  Rosine;  et  elle  ne  pousse  point  de  cris 
d'horreur,  et  elle  ne  se  livre  pas  à  toutes  les  violentes 
contorsions  d'une   émotion  exagérée?  —  Non.  — 


172 


Un  peintre  ordinaire  traitant  un  pareil  sujet  fut  à 
peu  près  certainement  tombé'dans  l'expression  d'un 
grand  luxe  de  terreur  et  de  répulsion  :  c'eût  été  de 
la  banalité.  — La  philosophie  de  Wiertz  en  a  jugé 
autrement. 

Est-il  dans  l'ordre  de  la  nature  que  cette  belle 
femme,  dont  le  corps  rayonne  des  plus  ardentes 
effluves  vitales  et  qui  regarde  l'existence  du  sommet 
de  ses  vingt  ans,  puisse  croire  que  son  heure  de 
squelette  pourrait  sonner  demain?  C'est  inadmis- 
sible! Mais  pourtant,  voici  bien  ce  qui  reste  de  la 
Belle  Rosine,  dit  le  fait.  Cette  Rosine,  tu  l'as  con- 
nue, cent  fois  tu  lui  a  pressé  la  main...  Eh!  c'est 
justement  cette  pensée  qui  éloigne  tout  sentiment 
d'horreur.  La  belle  fille  a  beau  regarder  le  squelette 
et  songer  en  même  temps  à  Rosine,  les  deux  images 
ne  se  lieront  jamais  dans  son  cerveau.  La  Rosine 
qui  vivait  il  y  a  deux  mois,  exubérante  de  force  et 
de  santé,  traînant  après  elle  un  double  cortège  de 
grâces  et  d'amours,  serait  la  même  personne  que  ce 
squelette?  allons  donc!  C'est  vrai,  mais  c'est  im- 
possible ! 

Dans  ce  tableau,  la  profondeur  de  l'invention  et 
l'interprétation  philosophique  du  sujet  sont  une 
nouvelle  preuve  du  génie  de  Wiertz.  Ici,  rien  de 
vulgaire  ;  une  habile  antithèse,  dans  l'ensemble 
comme  dans  le  détail  de  i'œuvre,  remue  l'àme  du 
spectateur.  Cette  jeune  fille  au  délicieux  profil  grec, 
si  riche  de  jeunesse  et  de  beauté,  inspire  une  admi- 
ration sans  réserve.  Bientôt  cependant,  cette  admi- 


—    173   

ration  se  trouve  dominée  par  une  série  de  pensées 
qui  naissent  du  contraste  produit  par  ce  qui  reste  de 
la  Belle  Rosine, 

Ceci  est  œuvre  humaine,  profondément  humaine. 
C'est  une  leçon  faite  à  l'imagination  qui  serait 
tentée  de  s'exalter  sans  mesure  devant  la  périssable 
beauté. 

Un  mot  pour  finir. 

Donnez  à  Wiertz  des  baquets  de  couleurs,  un 
balai;  disposez  devant  lui  mille  mètres  de  muraille, 
et,  en  moins  d'une  année,  le  peintre  vous  aura 
brossé  un  quart  de  lieue  de  fresque,  avec  une  habi- 
leté de  composition  et  une  fougue  qui  n'appartien- 
nent qu'à  lui.  Maintenant,  examinez  le  fini  si  pro- 
fondément dél icat  des  Deux  Jeunes  Filles;  portez  vos 
yeux  sur  ce  modelé  souple,  vital;  voyez  ce  dessin, 
ce  coloris  et  dites-nous  après  cela  si  cet  homme  n'est 
pas  susceptible  d'attaquer  tous  les  genres  et  d'exécu- 
ter supérieurement  toutes  les  manières? 

On  a  bien  reproché  au  peintre  d'avoiç  laissé  flot- 
ter quelque  mollesse  dans  les  contours  de  son  dessin. 
Je  ne  crois  pas  la  critique  fondée;  indépendamment 
de  la  nature  du  sujet,  qui  ne  comportait  pas  l'em- 
ploi de  lignes  dures,  arrêtées,  la  fermeté  du  dessin 
doit  se  sentir  tout  aussi  bien  sous  la  peau  que  dans 
l'expression  sculpturale  des  muscles,  souvent  plus 
extérieure  que  fondamentale. 


45 


No      H 


APOTHÉOSE  DE  LA  REINE    ESQUISSE 


Dans  la  composition  de  cette  esquisse,  le  peintre, 
qui  nous  a  déjà  habitué  à  un  si  grand  luxe  d'imagi- 
nation,  s'est  surpassé  lui-même.     ' 

Ce  projet  de  tableau  a  été  fait  à  l'occasion  des 
grandes  fêtes  qui  eurent  lieu  à  Bruxelles  en  l'hon- 
neur de  la  reine  Louise-Marie.  Ces  fêles  remontent 
au  mois  de  juillet  de  l'année  1856. 

Lorsque  l'organisation  des  réjouissances  fut  arrê- 
tée, on  vint  prier  l'artiste  de  vouloir  bien  composer 
une  œuvre  qui  concourût  à  la  glorification  de  la 
reine. 

Wiertz  se  mit  à  l'œuvre  et,  en  quelques  jours,  il 
accomplit  un  projet  qui,  s'il  eût  été  réalisé,  nous  eût 
donné  la  plus  étonnante  page  de  peinture  qui  se 
puisse  rêver. 


—   175  — 

Voici  son  projet  : 

Sur  une  toile  de  150  pieds  de  haut,  se  dresse  une 
colonne  en  spirale,  dont  le  sommet  va  se  perdre  dans 
les  cieux.  La  base  de  cette  colonne  figure  l'autel  de 
la  patrie  avec  cette  inscription  :  A  Louise-Marie,  le 
peuple  belge.   ♦ 

Autour  de  la  première  spirale  de  cette  colonne 
sans  fin,  sont  esquissés  des  génies  allégoriques  comme 
la  Justice,  la  Vertu,  le  Dévoûment,  etc. 

Entre  la  première  et  la  seconde  spirale  on  lit  le 
mot  :  Bonté.  Là,  se  trouve  la  reine  penchée  vers  un 
malheureux  qu'elle  relève  et  console  par  d'encoura- 
geantes paroles. 

La  spirale  où  se  trouve  inscrit  le  mot  :  Piété* 
vient  immédiatement  au  dessus.  La  reine  est  pros- 
ternée devant  la  Divinité. 

Puis  viennent  la  Charité,  la  Vérité,  auxquelles  la 
reine  sacrifie. — Et  la  spirale  monte  toujours,  monte 
sans  fin. 

Le  ciel  s'entr'ouvre  dans  ses  profondeurs  infinies, 
et  la  reine,  suivie  d'un  cortège  d'esprits  radieux,  ap- 
paraît supportée  par  un  céleste  nuage.  Elle  vient 
s'associer  à  la  fête  que  le  peuple  belge  donne  en  son 
honneur. 

Les  cieux  laissent  pleuvoir  une  pluie  de  fleurs, 
qui  tombe  sur  les  grandes  multitudes  rassemblées  au 
pied  de  la  colonne.    .      . 

Le  cortège  s'avance,  heurté,  pressé,  agité;  on  di- 
rait un  champ  d'épis  tourmenté  par  le  vent. 

Des  bannières  flottantes  dominent  toutes  les  têtes. 


—   176 


Ces  bannières  portent,  inscrits  en  lettres  d'or  sur  un 
fond  pourpre,  les  noms  des  différentes  provinces  de 
la  Belgique. 

De  tous  les  côtés,  à  travers  les  airs,  apparaissent 
des  légions  d'esprits  qui  viennent  s'associer  aux  fêtes 
du  peuple.  Au  loin,  on  voit  la  belle  flèche  de  l'hôtel 
de  ville  qui  dresse  dans  les  airs  sa  dentelle  de  pierre 
et  semble  regarder  curieusement  toutes  ces  agita- 
tions patriotiques.  —  A  gauche,  on  voit  l'esquisse 
du  palais  du  roi  sous  le  portique  duquel  s'entassent, 
en  ce  moment,  des  masses  de  citoyens. 

Si  ce  tableau  avait  pu  être  exécuté,  il  eût  dépassé 
les  plus  hautes  maisons  de  la  Place  Royale  sur  la- 
quelle il  devait  être  placé. 

Ce  qui  a  empêché  la  réalisation  de  ce  gigantesque 
projet,  c'est  le  manque  d'emplacement.  —  Les 
nombreux  arcs-de-triomphe,  dressés  pour  !a  circon- 
stance, avaient  envahi  tous  les  espaces  qui  eussent 
pu  convenir  a  l'exposition  de  ce  tableau. 

Le  fait  est  très  regrettable  au  point  de  vue  artis- 
tique, car  le  projet  de  Wierlz  devait  atteindre  aux 
dernières  limites  du  grandiose;  en  l'exécutant, il  eût 
réalisé  la  plus  merveilleuse  page  de  peinture  qui 
existe  peut-être  aujourd'hui. 


N°  12 


QUASIMODO 


Ceci  peut  paraître  et  paraîtra  certainement  une 
pure  plaisanterie  à  la  majorité  du  public,  mais  les 
peintres  y  verront,  au  fond,  une  étude  fort  sérieuse. 

Oser  représenter  un  objet  à  côté  duquel  la  nature 
puisse  se  placer  sans  nuire  à  la  peinture,  nous  paraît 
un  tour  de  force  que  les  hommes  de  l'art  seuls  pour- 
ront bien  apprécier. 

C'est  une  idée  toute  neuve  qui  a  présidé  à  cette 
expérience.  —  Nous  croyons,  en  effet,  que  c'est  la 
première  fois  que  l'on  tente  avec  succès  l'association 
de  la  nature  à  la  peinture  ;  l'épreuve  est  toujours 
redoutable. 


15. 


N"  13 


FAIM,    FOLIE    ET    CRIME 


Nous1  sommes  clans  un  galetas  dont  Je  toit  effondré 
donne  passage  aux  quatre  vents.  La  paille  remplit 
mal  i'intervalle  qui  sépare  les  unes  des  autres  les 
poutres  du  plafond...  Mais  ce  n'est  pas  cet  indice  de 
la  misère  qui  frappe  le  regard  du  visiteur;  ce  qui 
saisit  d'abord,  c'est  une  femme  étrange,  assise  sur  le 
sol  et  tenant  dans  sa  main  un  couteau  ensanglanté. 
Cette  femme  presse  sa  tète,  comme  font  les  fous 
qu'un  mystérieux  instinct  semble  renseigner  sur  le 
siège  de  leur  folie.  Un  objet,  enveloppé  de  langes 
tachés  de  sang  en  différents  endroits,  est  déposé 
dans  le  giron  de  cette  femme.  Au  premier  aspect  ce 


—    179    — 

paquet  paraît  informe,  on  ne  sait  trop  ce  que  c'est. 
Néanmoins  l'œil,  une  fois  habitué,  aperçoit  distinc- 
tement le  corps  d'un  enfant  dont  on  voit  une  partie 
du  cou  et  de  l'épaule  gauche.  Ici  l'élément  drama- 
tique commence  à  nous  prendre  à  la  gorge.  —  Ce 
couteau  sanglant  dans  les  mains  de  cette  mère,  ces 
voiles  tachés  de  plaques  rouges,  ce  petit  cadavre  en- 
core chaud,  —  quel  épouvantable  rapprochement! 
Est-ce  que?...  Hélas!  oui...  Examinez  ce  regard  ûxq 
et  brûlé;  voyez  ce  ?ictus  de  folie,  ce  rire  incomplet, 
ce  rire  navré,  contracté,  ce  rire  de  spasme  et  vous 
devinerez  tout. 

Les  pauvres  yeux  de  cette  créature  ont  pleuré  des 
larmes  de  sang;  un  mouchoir  misérable  recouvre  à 
moitié  sa  chevelure  en  désordre.  Combien  cette  femme 
a  dû  souffrir  avant  de  devenir  folle,  avant  de  tuer 
son  enfant...  On  devine  qu'elle  l'a  tué  en  le  retirant 
pour  ainsi  dire  du  mamelon  de  son  sein.  Oui,  une 
goutte  de  lait  perlait  encore  sur  sa  lèvre  enfantine, 
lorsque  déjà  le  couteau  de  la  folle  s'enfonçait  dans 
ses  chairs.  Le  sein  de  la  nourrice  reste  suspendu  au 
dessus  du  corsage  de  la  robe. 

Le  peintre  ne  s'est  pas  arrêté  là,  il  a  voulu  nous 
faire  loucher  des  yeux  la  cause  fatale  de  cet  horrible 
forfait;  celte  cause,  c'est  la  misère. 

Regardez  à  gauche  du  tableau,  sur  cette  table, 
voici  un  panier  vide,  vide  comme  le  néant.  11  n'y  a 
pour  toute  ressource,  dans  ce  triste  galetas,  qu'une 
pomme  pourrie,  une  assiette  ébréchée  sur  la  table 
et  un  navet  roulant  sur  le  plancher.  Voilà  le  bilan..., 


—  180  — 

je  me  trompe;  il  y  a  encore  aux  pieds  de  la  folle  un 
papier  sur  lequel  on  lit  distinctement  le  mot  :  Con- 
tributions! Voilà  certes  la  plus  sanglante  ironie  que 
puisse  engendrer  la  cruauté  du  sort. 

Dans  le  coin  du  tableau,  à  droite,  l'horreur  ac- 
quiert un  nouveau  degré  d'intensité. 

Tout  démontre  "que  la  faim,  une  faim  dévorante, 
poursuit  cette  femme  jusqu'au  fond  des  égarements 
de  sa  folie.  Elle  a  brûlé  l'unique  chaise  de  son  taudis 
pour  alimenter  son  foyer,- elle  y  a  ajouté  une  partie 
des  vêtements  de  son  enfant,  on  y  retrouve  jusqu'à 
son  petit  soulier.  —  Le  feu  brûle  bien  lentement... 
est-ce  que  celte  femme  pourra  attendre  la  cuisson  de 
l'horrible  festin  qu'elle  s'est  préparé?  Est-ce  que  cette 
femme,  pour  apaiser  sa  faim, va  se  repaître  des  mem- 
bres de  son  enfant?...  On  éprouve  un  sentiment  d'hor- 
ripilation  générale  en  voyant  ce  petit  pied  qui  sort 
du  chaudron  suspendu  sur  le  feu. 

L'illusion  est  complète;  et  ne  croyez  pas  que  ce 
soit  là  l'effet  de  l'ouverture  par  laquelle  on  regarde, 
non;  un  choix  savant  de  certaines  formes, des  effets 
de  modelé,  puissants,  la  disposition  de  certaines 
lignes  perspectives,  voilà  ce  qui  produit  le  relief. 
D'autres  peintures,  non  moins  vraies  que  celle-ci  et 
vues  sans  le  secours  d'aucun  appareil,  prouvent  assez 
que  la  magie  seule  du  pinceau  suffît  à  produire  l'œuvre. 
Les  trous  n'ont  été  imaginés  que  pour  les  sujets  qui 
réclament  un  genre  particulier  d'examen. 


N°  14 


LA    LISEUSE    DE    ROMANS 


Que  Ton  ne  s'y  trompe  point,  ['invention  est  un 
des  éléments  les  plus  essentiels  aux  arts  plastiques. 
—  Sans  une  invention  bien  instituée,  l'œuvre  du 
peintre  yous  laissera  toujours  froid.  Exemple  :  on 
peut  faire  un  joli  tableau  avec  une  belle  jeune  fille 
lisant  un  roman,  un  de  ces  tableaux  devant  lesquels 
ou  passe  en  disant  :  comme  cela  est  gracieux!  Mais 
avec  ce  sujet  si  simple,  ordonner  une  œuvre  qui  sur- 
prenne et  électrise,  demande  un  génie  d'invention  fort 
rare.  Il  est  donné  à  peu  d'artistes  de  savoir  saisir 
rapidement  les  choses  par  le  côté  imprévu,  saillant, 
pittoresque,  le  côté  caractéristique  enfin,  où  laforme, 
la  couleur,  l'expression,  la  vérité  rayonnent  d'une 
façon  si  intense,  que  vous  êtes  cloué  devant  l'œuvre 
et  forcé  d'admirer. 

Cette  jeune  femme,  qui  lit  un  roman  dans  le  silence 
de  la  nuit,  est  un  splendide  modèle  de  beauté  plas- 


—  182  — 

tique.  Sous  Fépideïmc  doré,  velouté,  de  cette  belle 
fille,  on  devine  tous  les  frémissements  d'une  chair 
jeune  et  exubérante.  On  sent  aussi  que  le  poison  de 
la  lecture  s'infiltre  peu  à  peu  dans  ses  veines,  à  cet 
air  d'allanguissement,  de  détente,  qui  se  fait  ressen- 
tir dans  tout  son  être...  On  dirait  d'un  agacement  de 
la  moelle. 

Sans  doute  elle. est  arrivée  à  un  endroit  bien  inté- 
ressant de  son  livre,  car  son  sein  semble  se  gonfler 
d'ardentes  sèves,  tandis  que  ses  yeux  laissent  tomber 
des  larmes  d'attendrissement.  Il  est  peu  à  craindre, 
du  reste,  qu'elle  puisse  échapper  désormais  aux 
émotions  énervantes,  car,  tandis  qu'elle  lit,  Satan, 
embusqué  derrière  son  chevet,  glisse  sur  le  rebord 
de  sa  couche  les  livres  qu'il  a  choisis  lui-même. 
Cette  habile  intervention  du  diable  dans  ce  tableau, 
est  une  de  ces  ingénieuses  idées  comme  Wierlz  en  a 
beaucoup  et  qui  donnent  à  toutes  ses  œuvres  une  si 
grande  originalité. 

Dans  la  Liseuse  de  romans,  les  difficultés  vaincues 
dans  le  modelé  et  le  raccourci  sont  vraiment  surpre- 
nantes, de  l'aveu  de  tous  les  artistes.  Nous  appelle- 
rons encore  l'attention  du  visiteur  sur  le  cachet  de 
vérité  imprimé  aux  objets  en  perspective.  Les  vo- 
lumes insidieusement  glissés  par  Satan  sur  le  rebord 
de  la  couche  de  la  jeune  fille,  sont  si  vrais  de  ton, 
que  l'on  serait  tenté  de  les  ouvrir.  —  Sur  l'un  de 
ces  volumes  on  lit  le  nom  de  M.  A.  Dumas.  La  ré- 
flexion du  corps  de  la  femme  dans  la  glace  de  l'al- 
côve est  d'un  grand  effet  pittoresque. 


N*  15 


LA  CURIEUSE  A  LA  PORTE  DES  CABINETS 


Le  mot  (le  réalisme  a  souvent  été  agité  en  pein- 
ture, ce  qui  n'empêche  pas  que  les  tableaux  qui  por- 
tent le  nom  de  réalistes  sont  bien  peu  d'accord  avec 
leur  titre.  —  Le  réalisme  pur  devrait  comporter 
des  qualités  telles  que  l'objet  représenté  paraîtrait 
pouvoir  être  pris  à  la  main.  En  un  mot,  le  vwi 
réalisme  devrait  être  un  trompe-Vœil  complet. 

Nous  croyons  qu'il  serait  difficile  de  donner  un 
exemple  de  réalisme  plus  vrai  que  celui  que  nous 
offre  la  Curieuse  à  la  porte  des  cabinets.  —  Quand 
Wiertz  le  voudra,  il  sera  le  peintre  réaliste  par  ex- 
cellence. Les  opinions  de  l'artiste  sur  le  mot  et  la 
chose  sont  consignées  dons  une  lettre  écrite,  il  y  a 
plusieurs  années;  mais  comme  sa  manière  de  voir  à 
cet  égard  n'a  nullement  varié,   nous  extrayons  de 


—   184   — 

cette  lettre  les  passages  suivants  qui  rétablissent  la 
question  dans  sa  véritable  donnée  : 

«...  Qu'est-ce  que  le  réalisme?  Vous  me  deman- 
dez cela,  mon  ami,  avec  un  air  aussi  inquiet,  aussi 
épouvanté,  que  s'il  s'agissait  de  l'apparition  d'une 
épidémie.  —  Rassurez-vous,  vous  n'en  mourrez  pas. 
Le  réalisme  est  une  chose  toute  simple,  toute  inno- 
cente. Le  réalisme  n'est  pas  nouveau,  c'est  vieux 
comme  la  terre.  Les  premiers  peintres  furent  réa- 
listes. Les  premiers  essais  furent  du*réalisme.  — 
Est-il  besoin  de  vous  dire  que  ce  mot  réalisme  n'est 
qu'un  déguisement?  Vous  savez  que  tout  déguise- 
ment attire  l'attention,  pique  la  curiosité. 

«  Le  mot  qui  se  cache  sous  celui  de  réalisme 
serait  trop  commun,  trop  connu,  s'il  se  révélait  sans 
voile.  C'est  un  ami  qui,  sous  le  masque,  veut  vous 
intéresser,  vous  faire  courir  après  lui.  S'il  vous  di- 
sait de  suite  :  c'est  moi  !  vous  répondriez  :  n'est-ce 
que  toi?  L'intrigue  serait  finie.  Aussi  le  mot  en 
question  se  couvre  le  mieux  qu'il  peut  en  se  donnant 
les  plus  grands  airs  du  monde,  A  ce  que  je  vois,  vous 
y  êtes  pris,  mon  ami  ;  le  beau  masque  vous  trouble 
la  cervelle. 

«  Eh  bien,  il  faut  donc  vous  dire  son  nom.  Appre- 
nez que  ce  grand  seigneur,  le  réalisme,  n'est  autre 
qu'un  petit  mot  composé  de  quatre  lettres,  juste  la 
moitié  du  nombre 'de  celui  qui  se  déguise.  Vous  ne 
devinez  pas?  eh  bien,  réalisme  veut  dire  vrai.  Le 
mot  vrai  vous  a  trompé,  cher  ami,  en  s'affublant  d'un 
air  de  jeunesse;  oh!  comme  vous  voilà  désappointé! 


—   185   — 

«  On  a  l'habitude  do  dire  à  ceux  qui  cultivent  les 
arts  :  Soyez  vrais,  soyez  vrais.  Chacun  pousse  au 
vrai  ou  au  réalisme,  pour  me  servir  du  déguisement 
autant  que  possible,  mais  qu'arrive-t-il?  que  le  réa- 
lisme ne  se  réalise  que  dans  la  partie  facile  et  secon- 
daire de  l'art. 

«  Le  réalisme  dans  l'invention,  le  réalisme  dans 
l'expression,  le  réalisme  dans  le  beau,  dans  le  grand, 
dans  le  sublime,  ces  réalismes-là,  les  Raphaël,  les 
Michel-Ange,  les  Rubens  seuls,  en  ont  connu  le  se- 
cret. C'étaient  de  fameux  réalistes  ceux-là  ! 

«  Le  réalisme,  disent  les  gens  peu  faits  à  l'argot 
des  ateliers,  le  réalisme  comprend  l'absence  de  toute 
convention,  de  toute  règle.  S'il  en  était  ainsi,  le  ta- 
bleau d'un  réalisme  pur  devrait  : 

«  1°  N'avoir  point  de  bordure,  cela  détruit  le  vrai; 
2°  point  de  trace  de  brosse  ou  d'outil  quelconque, 
cela  détruit  le  vrai.  S'il  en  était  ainsi,  le  réalisme  se- 
rait le  trompe-V  œil  purement  et  simplement.  Or,  si 
le  trompe-l'œil  exige  l'absence  complète  de  toute  con- 
vention, de  toute  règle,  il  exige  aussi  qu'il  n'y  ait  dans 
son  ensemble  ni  faute  de  dessin,  ni  faute  de  modelé, 
ni  faute  de  plan,  ni  faute  de  justesse  de  couleur,  ni 
faute  d'expression,  ni  faute  de  perspective  linéaire 
ou  aérienne,  sans  lesquels  un  tel  tableau  ne  peut 
tromper. 

«  L'avez-vous  jamais  vu,  mon  ami?  Vous  est-il 
arrivé  de  croire  qu'une  toile  entourée  d'une  bordure 
dorée  et  pendue  au  mur,  fût  une  scène  véritable  de 
ja  nature?  Que  les  personnages  représentés  parus- 

16 


—  186  — 

senl  de  véritables  personnes  auxquelles  vous  tendez 
la  main  ou  ôtez  votre  chapeau?  Non.  Eh  bien,  croyez- 
le,  si  le  réalisme  était  l'absence  de  toute  règle,  de 
toute  convention,  il  faudrait  alors  les  conditions  du 
trompe-l'œil. 

«  Le  peintre  qui  remplira  les  conditions  du 
Irompe-Pœil  n'est  pas  encore  fondu.  » 

A  proposée  trompe-Vœil,  disons  que  peu  de  per- 
sonnes savent  apprécier  à  leur  juste  valeur  les  pro- 
cédés du  peintre. 

Si  l'on  estime  généralement  peu  ce  que  l'on  appelle 
les  trompe-l'œil,  c'est  que,  jusqu'ici,  ce  genre  de 
peinture"  n'a  été  pratiqué  que  par  des  peintres  mé- 
diocres, des  peintres  d'enseignes,  et  presque  toujours 
affecté  à  la  reproduction  de  quelques  objets  de  na- 
ture morte. 

Quand  Wiertz  aborde  cette  façon  de  peindre,  il 
rend  les  sujets  qu'il  a  choisis,  avec  la  vie,  le  mou- 
vement, l'expression,  la  couleur,  enfin,  toutes  les 
qualités  qu'exige  l'art  dans  l'accomplissement  des 
œuvres  sérieuses. 

La  Jeune  Curieuse  à  la  porte  des  cabinets  offre  un 
modèle  de  peinture  réellement  réaliste,  que  les  pein- 
tres au  réel  feront  bien  de  méditer. 

[Peinture  mate.) 


N°  16 


JEUNE    FILLE    SE    PREPARANT    AU    BAIN     CARTON 


Ceux  qui  pourraient  douter  du  fini,  du  modelé, 
de  la  perfection  où  Ton  peut  arriver  en  employant  le 
procédé  de  peinture  mate  inventé  par  Wiertz,  n'ont 
qu'à  examiner  les  proportions  de  cette  belle  jeune 
fille.  Nous  citerons  particulièrement  la  pose  comme 
étant  empreinte  d'une  nouveauté  et  d'un  charme  ra- 
vissants. —  Le  peintre  se  propose  de  reproduire  ce 
tableau  avec  le  coloris... 

Encore  un  projet  interrompu  par  la  mort 


N°  17 


M 


LA    REVOLTE   DES    ENFERS    CONTRE    LE    CIEL 


Ce  tableau  représente  une  surface  de  douze  cents 
pieds  carrés.  La  première  impression  que  l'on  éprouve 
en  face  de  cette  œuvre  gigantesque,  c'est  un  êtonne- 
ment  mêlé  d'une  sorte  d'épouvante;  on  dirait  qu'un 
génie  de  feu  vous  saisit  dans  un  pan  de  son  manteau, 
pour  vous  transporter  sur  les  plus  hautes  cimes. 

Du  fond  de  leurs  antres  maudits,  les  esprits  in- 
fernaux ont  médité  de  nouvelles  luttes.  Leur  invin- 
cible orgueil,  courbé  pendant  quelque  temps  sous  la 
main  puissante  du  destin,  se  redresse  rugissant  et 
s'apprête  à  de  nouveaux  et  terribles  combats.  Dans 
leurs  conseils  ténébreux,  les  génies  du  mal  ont  ré- 
solu de  tenter  une  fois  de  plus  l'escalade  des  cieux. 
C'est  ce  moment  d'épouvantable  insurrection  que  le 
peintre  a  choisi  pour  jeter  sur  la  toile  cette  scène 


—  189  — 

grandiose  et  terrifiante  que  vous  voyez  devant  les 
yeux. 

Les  plus  puissants  d'entre  les  esprits  infernaux 
ont  marché  les  premiers  à  l'assaut  du  séjour  des  lu- 
mières; —  ils  ont  juré  de  reconquérir  les  plaines  de 
l'éther,  dont  un  Dieu  vengeur  les  a  pour  toujours 
exilés!  Ils  amoncellent  donc  rochers  sur  rochers; 
chaque  montagne  n'est  qu'une  marche  de  cet  esca- 
lier gigantesque  qui  doit  élever  ces  formidables  Ti- 
tans jusqu'aux  portes  de  l'Empyrée. 

Quand  tout  est  préparé  pour  l'escalade,  les  dé- 
mons s'ébranlent  lentement,  avec  précaution  :  «  Us 
«  semblent  une  armée  qui,  la  nuit,  sort  de  ses  tentes 
«  à  pas  de  loup  pour  surprendre  et  égorger  le  camp 
«  ennemi.  Regardez-les  défiler;  ils  disparaissent  un 
«  instant,  puis  se  montrent  de  nouveau  '.  » 

La  lune  calme  et  sereine  glisse  sur  la  voûte  azurée 
des  cieux  :  on  voit  par  la  largeur  de  son  disque  et 
par  l'expression  plus  nette  de  ses  taches  que  la  lutte 
a  lieu  dans  les  régions  extra-humaines. 

Les  démons  montent  toujours. 

Et  derrière  cette  première  phalange,  qui  est 
comme  le  bataillon  sacré  de  l'enfer,  des  millions  d'in- 
surgés escaladent  les  flancs  de  la  montagne,  s'y  ac- 
crochent de  leurs  ongles  et  de  leurs  dents;  on  croirait 
voir  des  torrents  de  bronze  roulant  sur  un  fond  de 
granit. 

Déjà  les  premiers  damnés  ont  dépassé  les  régions 

1  M.  Lagarde. 

16, 


—  190  — 

moyennes  qui  confinent  aux  plaines  du  ciel!  Leurs 
yeux  accoutumés  aux  sombres  horreurs  des  cavernes 
infernales,  sont  éblouis  par  l'apparition  des  célestes 
clartés  qui  rayonnent  sur  leurs  tètes.  —  Un  pas  de 
plus  et  le  séjour  des  bienheureux  redeviendra  leur 
proie. 

Tout  à  coup,  les  éclats  d'une  trompette  d'airain 
retentissent  à  travers  les  cieux.  L'archange  qui  veil- 
lait aux  portes  du  séjour  éternel,  en  regardant  passer 
les  esprits  allant  de  sphère  en  sphère  porter  les 
songes  qui  bercent  les  misères  et  consolent  de  la  vie, 
l'archange  a  vu  briller  à  ses  pieds  les  fauves  étin- 
celles qui  jaillissent  des  yeux  des  guerriers  compo- 
sant les  noirs  bataillons.  —  Les  milices  célestes 
s'élancent  rapides  comme  l'éclair;  les  damnés  se 
voyant  découverts  poussent  audacieusement,  fière- 
ment, leur  cri  de  guerre.  L'univers  tremble  d'horreur 
en  entendant  rugir  ces  vaincus  qui  ont  brisé  leurs 
chaînes  et  ne  respirent  plus  désormais  que  la  ven- 
geance des  défaites  passées. 

Cependant,  de  tous  les  mondes  qui  roulent  dans 
l'espace,  des  légions  d'esprits  armés  de  lances  de  feu 
et  de  glaives  forgés  avec  les  rayons  de  la  foudre  cé- 
leste sont  accourus.  Michel  les  commande  et,  une 
fois  encore,  il  se  retrouve  face  à  face  avec  les  fils  aînés 
de  Satan. 

Un  bruit  terrible,  semblable  à  celui  que  l'oreille 
humaine  entendrait  si  l'homme  pouvait  assister  à 
l'écartellement  d'un  monde,  se  fait  bientôt  entendre. 
Le  sommet  de  la  montagne,  broyé  par  un  épouyan- 


—   191   — 

table  éclat  de  foudre,  se  divise  en  cent  parties  en- 
traînant avec  elles  des  avalanches  de  maudits,  préci- 
pités dans  les  mers  sans  fond  où  bouillonnent  le 
soufre  et  le  bitume. 

La  composition  de  ce  tableau  donne  l'idée  d'un 
effroyable  cataclysme.  Le  mouvement  y  est  impé- 
tueux, vivant;  on  dirait  un  volcan  qui  vomit  des 
corps  d'hommes  ou  bien  des  blocs  de  rochers.  Ce 
qui  ajoute  encore  à  la  grandeur  du  mouvement,  ce 
qui  nous  semble  un  trait  de  génie  de  la  part  de  l'ar- 
tiste, c'est  que,  pendant  l'écartellement  de  la  mon- 
tagne, une  draperie  qui  se  déchire,  montre  qu'il  y  a 
quelques  secondes  à  peine,  les  deux  parties  étaient 
intimement  unies.  Cet  incident  artistique  rend  en- 
core plus  intense  le  sentiment  que  l'on  a  de  cette 
chute  effroyable.  Un  peu  plus  haut  que  la  draperie 
rouge,  un  homme  va  être  déchiré  en  deux  parce  que 
le  sillon  de  la  foudre  a  divisé  en  deux  parties  l'appui 
sur  lequel  reposaient  ses  pieds. 

Le  combat  est  à  son  maximum  d'intensité;  les  dé- 
mons de  l'Apocalypse  viennent  mêler  leurs  féroces 
rugissements  aux  cris  de  rage  des  damnés.  Un  dra- 
gon terrifiant  se  dresse  sur  ses  anneaux  visqueux 
jusqu'aux  régions  où  la  lutte  est  la  plus  formidable. 
Ses  yeux  dardent  des  flammes,  son  horrible  gueule 
lance,  avec  des  rugissements,  des  torrents  de  feu  et 
de  fumée. 

Un  groupe,  ou  plutôt  une  trombe  de  corps, 
noués,  enchevêtrés  comme  un  nid  de  serpents, 
tombe  avec  une  rapidité  vertigineuse.  —  Nous  ne 


—  192  — 

croyons  pas  que  l'audace  du  pinceau  puisse  aller 
plus  loin.  —  La  phalange  maudite  qui  lutte  encore, 
malgré  les  éclats  de  la  foudre  et  les  coups  du  glaive 
sacré  dont  sont  armées  les  milices  d'en  haut,  té- 
moigne d'une  énergie  si  désespérée  que  le  Dieu, 
renfermé  dans  ses  célestes  demeures,  doit  trembler 
d'épouvante. 

Il  faudrait  un  volume  pour  analyser  toutes  les 
beautés  de  ce  tableau.  —  Ici  la  puissance  de  con- 
ception est  au  moins  égale  à  ce  que  Michel-Ange  et 
Rubens  ont  tenté  de  plus  audacieux  dans  ce  genre. 
L'invention  de  cc(te  œuvre  a  la  grandeur  des  plus 
belles  épopées.  On  a  recherché  dans  quels  livres 
Wiertz  avait  puisé,  sinon  tout  son  sujet,  du  moins 
une  partie  de  son  inspiration  ;  on  a  cité  plus  parti- 
culièrement le  Paradis  perdu  du  Millon,  et  dans  ce 
travail,  le  passage  où  Dieu  donne  l'ordre  à  ses  anges 
d'enchaîner  les  maudits  avec  des  chaînes  de  dia- 
mants et  de  les  précipiter  dans  le  fond  des  abîmes. 
Tout  les  auteurs  de  l'antiquité  ont  parlé  de  la  chute 
des  Titans  qui  voulurent  escalader  les  cieux;  il  nous 
semble  que  c'est  plutôt  à  ce  mythe  du  vieux  paga- 
nisme que  Wiertz  a  demandé  un  clou  pour  attacher 
son  œuvre.  Au  point  de  vue  de  l'exécution  pitto- 
resque et  plastique,  le  sujet  est  bien  entièrement  de 
création  nouvelle.  Les  lignes  d'ensemble  sont  gran- 
dioses comme  le  sujet  lui-même.  Le  dessin  est  ner- 
veux, hardi,  portant  l'expression  d'une  indomptable 
audace.  Dans  la  couleur  et  le  clair-obscur,  Wiertz 
semble  se  jouer  de  toutes  les  difficultés;  on  dirait 


193  — 


qu'il  multiplie  l'obstacle  autour  de  lui,  afin  d'avoir  le 
plaisir  de  le  dompter  par  ses  artifices  pittoresques. 

M.  Lagarde  ,  qui  fit  autrefois  l'analyse  de  ce 
tableau,  dit  à  propos  du  groupe  central  : 

«  Il  est  impossible  d'exprimer  l'effet  de  celte 
«  partie  du  tableau,  tant  il  impressionne,  tant  ces 
«  géants,  renversés,  repliés  sur  eux-mêmes,  tordus, 
«  qui,  s'emparent  de  fragments  de  granit  pour  se 
«  défendre,  vous  jettent  l'effroi  au  cœur. 

«  Il  vous  semble  assister  à  cette  lutte  épouvan- 
«  table;  votre  haleine  se  suspend,  le  frisson  vous 
«  saisit  à  la  vue  de  ces  corps  qui  tombent  pêle- 
«  mêle  et  qui,  un  instant  après,  vont  être  ensevelis 
«  et  broyés  sous  les  énormes  masses  de  rochers  qui 
«  éclatent  et  sont  lancées  dans  l'espace...  » 

Comme  détail,  il  y  a  chez  l'ange  qui  ordonne  la 
retraite  aux  réprouvés,  un  mouvement  de  fierté  qui 
nous  paraît  sublime. 

Les*serpents  foudroyés  retombent  en  pluie  de  feu 
et  se  dissolvent  en  fumée;  image  qui  caractérise  la 
défaite  du  crime  et  montre  que  le  brên  est  victorieux 
du  mal. 

Nous  avons  toujours  été  frappé  de  l'audace  de 
pensée  et  d'exécution  qui  se  manifeste  dans  ce 
groupe  de  démons  géants  qui  ont  emporté  dans  les 
airs  un  quartier  de  montagne  et  s'en  servent  comme 
d'un  bouclier,  afin  de  parer  les  coups  que  les  légions 
sacrées  font  pleuvoir  sur  leur  tête. 


N°  18 


Ceci  n'est  qu'une  charge  d'atelier  qui  offre  néan- 
moins au  spectateur  un  curieux  effet  d'optique. 

Wierlz  se  propose  de  peindre  un  tableau  tout  en- 
tier dans  cette  manière,  c'est  à  dire  peindre  une 
toile  représentant  de  face  un  sujet  qui,  vu  de  côté, 
reproduirait  une  tout  autre  scène. 

L'artiste  a  peint,  au  moyen  de  ce  procédé,  cer- 
tains portraits  à  deux  faces  parfaitement  ressem- 
blants. 


"NM9 


INHUMATION    PRÉCIPITÉE 


Au  fond  d'un  ténébreux  caveau,  on  voit  un  cer- 
cueil couché  au  milieu  d'autres  cercueils.  Sous  la 
pression  d'une  main  qui  vient  de  secoiîer  un  engour- 
dissement mortel,  Je  tombeau  s'entrouvre  comme 
feraient  les  valves  d'un  hideux  coquillage.  —  Ce 
qui  apparaît  par  celte  baie  de  la  mort,  hérisse  notre 
chair  et  fait  passer  le  frisson  à  travers  nos  membres. 

Un  homme,  frappé  par  le  choléra,  ainsi  que  l'in- 
dique l'inscription  imprimée  aux  flancs  du  cercueil, 
se  réveille  tout  à  coup  d'entre  les  morts.  Ses  efforts 
ont  décloué  la  planche  de  son  tombeau  ;  unes  de  ses 
mains  crispées  s'est  arrachée  du  suaire  qui  l'enve- 
loppait et  s'étend  dans  le  vide;  ses  yeux  épouvantés 
se  fixent  avec  une  indicible  horreur  sur  la  scène 
macabre  qui  l'environne.  Un  cercueil,  nouvellement 
descendu  dans  le  caveau,  se  croise  au  pied  de  son 


—  196  — 

propre  cercueil;  devant  lui  le  sol  est  recouvert  d'os- 
sements appartenant  aux  générations  passées;  on 
remarque  au  milieu  de  ces  débris  une  tète,  rongée 
par  les  rats  et  les  vers,  sur  laquelle  s'est  établi  un 
crapaud. 

—  Mais  enfin,  la  planche  du  sépulcre  est  soulevée, 
cet  homme  est  vivant,  bien  vivant;  il  va  donc  pou- 
voir s'échapper  de  cet  horrible  lieu...  Regardez  bien. 
—  Voyez-vous  cette  corde  enroulée  près  du  cercueil? 
Ne  vous  apprend-elle  rien?  ne  vous  dit-elle  pas 
qu'elle  a  servi  à  descendre  ce  tombeau  jusqu'au  fond 
du  caveau?  Cette  corde  est  bien  longue,  néanmoins 
elle  ne  l'a  pas  été  assez  pour  toucher  aux  profon- 
deurs de  ce  lieu,  car  les  nommes  des  cimetières  ont 
.ont  été  obligés  de  nouer  un  mouchoir  à  l'un  de  ses 
bouts  afin  de  l'allonger.  Cet  homme  est  bien  irrévo- 
cablement perdu...  Il  va  d'abord  essayer  de  se 
nourrir  de  sa  propre  chair,  puis  il  mourra  de  faim. 

Cette  scène  qui  fait  frémir  d'horreur  n'est  point 
exagérée  ;  c'est  la  reproduction  vraie,  au  moyen  d'un 
immense  talent,  d'un  fait  qui  s'est  reproduit  des 
milliers -de  fois  à  travers  les  âges. 

Que  l'on  nous  permette,  pour  prouver  notre  dire, 
de  citer  quelques  exemples  d'inhumations  précipitées 
rapportées  dans  les  livres. 

«  On  raconte  d'abord  l'histoire  de  quatre  per- 
sonnes qui  passèrent  pour  mortes  et  furent  tuées  par 
les  chirurgiens  qui  en  firent  prématurément  l'au- 
topsie. » 

«  Un  vieux  chirurgien  militaire  de  l'armée  fran- 


—   197   — 

çaise  nous  a  raconté,  qu'entrant  un  jour  dans  un 
amphithéâtre  où  se  trouvaient  déposés  plusieurs 
cadavres,  les  uns  dépecés  pour  les  leçons  analomi- 
ques,  les  autres  encore  entiers,  il  n'eût  pas  plutôt 
ouvert  la  porte  qu'un  de  ces  cadavres  se  précipita 
sur  lui  le  serrant  dans  ses  bras,  embrassant  ses  ge- 
noux et  implorant  sa  pitié  pour  qu'il  lui  laissât  la  vie 
sauve.  Ce  malheureux  ressuscité  avait  passé  la  nuit 
au  milieu  de  cadavres  mutilés;  le  malin  il  était  fou. 

«  L'histoire  la  plus  curieuse  et  la  plus  célèbre  du 
genre  est  celle  de  Giville.  Il  était  dans  le  sein  de  sa 
mère  lorsque  cette  dernière  fut  enterrée.  Une  cir- 
constance comme  il  en  arrive  quelquefois,  fît  qu'on 
déterra  la  femme  ;  c'est  alors  que  l'enfant  fut  mis  au 
monde  et  vécut. 

«  Winslow  tenait  le  fait  suivant  d'un  maître  chi- 
rurgien de  Paris  :  un  religieux  de  l'ordre  de  Saint- 
François  ayant  été  exhumé  trois  ou  quatre  jours 
après  avoir  été  mis  en  terre,  on  reconnut  qu'il  vivait 
encore.  11  s'était  dévoré  les  mains.  Ce  malheureux 
mourut  presque  aussitôt  qu'il  eut  revu  le  jour. 

«  Pline  mentionne  un  certain  Acilius  Aviola, 
homme  consulaire,  qui  revint  à  la  vie  lorsqu'il  était 
déjà  sur  le  bûcher.  On  ne  put  le  secourir  à  temps; 
il  fut  brûlé  vif. 

«  Le  docteur  subtil  Jean  Duns  (Scott),  enterré 
vivant,  se  rongea  les  mains  et  se  cassa  la  tète  dans 
son  tombeau.  L'empereur  d'Orient  Zenon  l'Isaurien 
paraît  avoir  eu  le  même  sort. 

«  Guillaume  Fabri  raconte   qu'une  demoiselle 


—    198   — 

(TAugsbourg  fut  ensevelie  et  mise  sous  une  voûte 
qu'on  mura.  «  Au  bout  de  quelques  années,  quel- 
ce  qu'un  de  la  même  famille  mourut  et  démura-t-on 
«  la  voûte,  dont  ouverture  faite,  le  corps  de  la  demoi- 
«  selle  fut  trouvé  sur  les  degrés,  tout  à  l'entrée  de  la 
u  closture  n'ayant  point  de  doigts  à  la  main  droite.  » 

Bruhier  parle  d'une  femme  qui  mourut  lors- 
qu'elle était  sur  le  point  d'accoucher.  Quand  on 
l'exhuma  elle  tenait  dans  ses  bras  un  enfant  qui  avait 
vécu.  Si  cette  femme  a  été,  comme  la  précédente  en- 
terrée dans  un  caveau,  son  histoire,  rapprochée  de 
l'observation  transmise  par  Rigaudeaux,  n'a  rien 
d'invraisemblable.  Voici  cette  observation  : 

«  Une  femme  parut  mourir  dans  un  accouchement 
laborieux;  le  chirurgien  amena  un  enfant  qu'on  crut 
mort;  à  force  de  soins,  on  le  rappela  à  la  vie.  Le  len- 
demain la  mère,  se  portait  aussi  bien  que  l'en  fan  (.  » 

Nous  n'en  finirions  pas  si  nous  voulions  raconter 
toutes  les  histoires  horribles  qui  se  rattachent  aux 
inhumations  précipitées. 

Sous  le  rapport  de  l'invention  et  du  rendu,  le 
tableau  de  Wiertz  est  assurément  l'un  des  plus  sur- 
prenants qui  se  puisse  voir.  Il  y  a  dans  cette  main 
qui  s'étend  hors  du  cercueil  une  incroyable  vérité. 
—  Nous  pourrions  redire  ici,  à  propos  du  vrai  réa- 
lisme, ce  que  nous  avons  écrit  dans  l'analyse  du 
15e  numéro.  Dans  Y  Inhumation  précipitée,  la  per- 
spective linéaire  et  aérienne  des  cercueils  produit 
l'illusion  la  plus  complète. 

(Peinture  mate..) 


N°  20 


UNE    SECONDE    APRÈS    LA    MORT 


En  regardant  tout  en  bas  de  ce  tableau,  dans  le 
coin  à  droite,  on  voit  une  petite  boule,  un  petit 
monde  qui  roule  dans  l'espace  :  c'est  la  terre. 

Un  homme  habitait  ce  globe  il  y  a  une  seconde  à 
peine;  la  mort  étant  venue  briser  ses  chaînes,  il  s'est 
élancé,  enveloppé  dans  les  plis  de  son  long  suaire, 
vers  les  régions  infinies  d'où  l'on  ne  revient  pas!  — 
Comme  la  terre  paraît  désormais  petite  à  cet  homme, 
surtout  lorsqu'il  la  compare  à  ces  grands  soleils  au 
milieu  desquels  il  passe  comme  un  trait!...  La 
terre!  C'est  cela  la  terre!  Et  c'est  pour  les  grandes 
petites  passions  qui  s'agitent  à  sa  surface,  c'est  pour 
sa  vie  d'un  jour  et  ses  amours  d'une  heure,  que 
nous  entreprenons  tant  de  travaux  et  que  nous  nous 
donnons  tant  de  soucis?  Quelle  pitié!  se  dit  l'ombre 


—  200  — 

désabusée  en  jetant  sur  la  terre  un   regard  dédai- 
gneux. 

Le  livre  des  grandeurs  humaines  que  l'homme 
emportait  vers  les  mondes  inconnus,  s'échappe  de 
ses  mains  et  la  terre  est  oubliée,  comme  le  voyageur 
oublie  la  pierre  du  chemin  sur  laquelle  il  s'est  reposé 
une  heure. 

L'idée  qu'exprime  ce  tableau  est  ingénieuse  et  sai- 
sissante, l'enserrée  porte  un  remarquable  cachet  de 
noblesse  et  d'austebité  ;  la  draperie  est  traitée  dans 
un  style  large  et  élevé.  Il  y  a  une  indication  pro- 
fondément philosophique  dans  l'abandon  de  ce  livre 
sur  lequel  sont  inscrits  ces  mots  :  Grandeurs  hu- 
maines. 

{Peinture  mate.) 


N°  21 


QUASIMODO 


L'échiné  de  ce  monstre  ressemble  aux  écailles 
saillantes  qui  se  dressent  sur  la  croupe  du  dragon 
de  la  fable.  Cette  tète  à  la  crinière  de  lion,  cet  œil 
éborgné  par  une  affreuse  loupe,  ces  bras  énormes 
comparés  à  la  stature  du  nain,  ces  mains  de  géant, 
tout  cela  semble  avoir  été  ramassé  au  hasard  et  rat- 
taché par  quelque  magicien,  dans  une  heure  de  ca- 
price, pour  constituer  l'être  le  plus  fantastique  qu'il 
soit  possible  de  rêver. 

Gomme  ce  regard  sombre,  soupçonneux,  indique 
bien  la  tyrannie  d'une  pensée  unique.  —  Tu  oublies 
d'agiter  ta  corde,  vieux  sonneur  de  cloches!  Une 
vision  vient  de  traverser  ton  cerveau  et  cette  vision 
fait  circuler  du  feu  avec  le  sang  de  tes  veines.  Tu 
voudrais   emporter  dans   le  pays  aérien  des   tours 

47. 


—  202  — 

Nolrc-Damc,  Ion  domaine  à  toi,  cette  Esmeralda  à 
laquelle  tu  ne  peux  que  songer,  tandis  que  nous  la 
voyons,  nous,  dans  toute  sa  ravissante  beauté. 

Victor  Hugo  a  créé  Quasimodo,  Wiertz  a  engendré 
ce  type  à  sa  manière.  —  Le  poète  et  le  peintre  sont 
à  la  hauteur  l'un  de  l'autre. 


N°  22 


ESMERALDÀ 


Ce  n'est  point  pour  chercher  à  retrouver  ta  dis- 
gracieuse figure,  vieux  sonneur  de  cloches,  que  ce 
regard  d'un  noir  velouté,  tout  chargé  de  molles  lan- 
gueurs, semble  se  perdre  dans  le  vague  des  airs.  — 
Elle  rêve,  la  pauvre  Gypsy,  au  beau  cavalier  dont 
l'amour  a  pénétré  son  cœur  comme  un  rayon  de 
soleil  plongeant  dans  une  onde  pure. 

Quel  vague  enchanteur  dans  cette  rêveuse  atti- 
tude! Comme  Ton  sent  que  le  .cœur  est  bien  loin  et 
que  l'esprit  lui-même  s'est  envolé  pour  le  suivre. 

Sous  l'influence  d'une  mystérieuse  incantation, 
la  jeune  fille  se  fait  femme.  Le  principe  nouveau 
qui  domine  Esmeralda  exagère  toutes  ses  puissances 
de  vie  ;  on  devine  l'érétisme  de  la  chair  à  la  pression 
de  ce  bracelet  qui  semble  pénétrer  dans  les  tissus  du 


—  204   — 

bras;  le  sein  se  gonfle  de  l'ardente  sève  du  premier 
amour...  Pauvre  rêveuse!  bientôt,  de  cet  amour,  il 
faudra  mourir.  En  attendant  tu  viens  d'écrire  sur 
tes  genoux,  avec  des  lettres  mobiles,  le  nom  de  celui 
que  tu  aimes,  et  qui,  pendant  ce  temps,  porte  au 
loin  ses  amours  de  grand  seigneur.  —  Pauvre  Esme- 
ralda!  le  sentiment  qui  la  domine  est  si  impérieux, 
que  la  gentille  Djali,  dont  la  tête  repose  sur  les 
genoux  de  la  bohémienne,  regarde  sa  maîtresse  avec 
avec  un  attendrissement  mêlé  de  plaintes. 

Lorsque  Quasimodo  et  Esmeralda  parurent,  le 
journal  V Espoir,  de  Liège,  en  donna  une  description 
charmante  que  nous  reproduisons  volontiers  dans  ce 
travail  : 

«  Il  est  impossible  d'imaginer  une  figure  plus 
régulièrement  belle,  plus  divine,  plus  suave  que  celle 
de  la  Esmeralda  de  notre  peintre.  L'œil  la  con- 
temple avec  délices  et  ne  peut  s'en  détacher.  Ah! 
c'est  qu'il  vous  semble  que  la  femme  vers  laquelle 
ont  tendu  vos  rêves  de  jeune*  homme,  l'être  séra- 
phique  dont  vous  avez  chaque  jour  espéré  la  venue 
sur  votre  route,  est  tout  à  coup  tombé  du  ciel  et  s'est 
placé  devant  vous!  Heureuse  l'imagination  qui  a  en- 
fanté cette  jeune  fille!  Heureuse  la  main  qui  a  si  bien 
secondé  l'imagination  ! 

«  Esmeralda  vient  de  danser  aux  regards  des 
badauds  de  Paris.  Elle  se  repose  sur  la  marche 
d'un  monument;  une  draperie  verte  flotte  derrière 
elle.  Sa  tète  est  appuyée  sur  sa  main  droite,  elle  est 
absorbée  par  des  songes  d'amour;  et  en  effet,  le 


i 


—  205  — 

nom  de  Phébus,  qu'elle  vient  d'arranger  sur  ses 
genoux  à  l'aide  de  lettres  en  bois,  témoigne  assez 
que  toutes  ses  pensées  sont  en  ce  moment  livrées  au 
beau  chevalier.  Sa  chèvre,  Djali,  est  près  d'elle;  à 
ses  pieds  se  trouve  son  tambour  de  basque.  Au  fond 
on  aperçoit  une  partie  du  vieux  Paris  et  les  tours  de 
Notre-Dame  qui  se  dessinent  comme  deux  fantômes 
oirs  sur  l'horizon.  Il  existe  dans  tout  cet  ensemble 
harmonie  la  plus  parfaite;  le  dessin  est  des  plus 
corrects  et  la  couleur  a  cette  richesse,  cette  vigueur, 
que  l'on  a  déjà  tant  louées  dans  l'artiste.  Esmeralda 
a  la  poitrine  et  les  bras  nus;  il  est  impossible  de 
voir  une  carnation  plus  vraie,  où  la  vie  semble  mieux 
respirer. 

«  Si  dans  la  pensée  de  Victor  Hugo,  Esmeralda 
devait  être  un  type  de  beauté  idéale,  Quasimodo , 
lui,  devait  être  le  type  de  la  laideur  idéale.  Certes 
le  caractère  intérieur  et  extérieur  de  ce  personnage 
en  rendait  la  personnification  difficile  pour  le  pein- 
tre; le  beau  se  produit  plus  facilement  dans  l'âme 
de  l'artiste  que  l'horrible, le  repoussant.  Nous  avions 
donc  cru  que  Wiertz  atteindrait  moins  sûrement  son 
but  pour  le  sonneur  de  cloches  que  pour  la  jeune 
bohémienne,  et  qu'il  ne  rendrait  pas  la  laideur  de 
Quasimodo  au  même  degré  qu'il  avait  rendu  la 
beauté  d'Esmeralda.  Nous  nous  étions  trompés; 
autant  la  beauté  de  l'une  charme,  plonge  l'âme  dans 
l'extase,  autant  la  laideur  de  l'autre  inspire  le  dégoût 
et  l'effroi;  et  nous  répéterons  ce  que  nous  avons  dit 
plus  haut  :  ceux  qui  ont  évoqué  l'image  dû  bossu 


—   206   — 

trouveront  dans  le  tableau  que  Wiertz  en  a  fait,  le 
cauchemar  réalisé;  le  poète  s'écrierait  que  le  peintre 
a  rendu  complètement  sa  pensée.  Quasimodo  est  re- 
présenté au  moment  où  il  s'apprête  à  sonner  les 
cloches  de  Notre-Dame;  sa  face  est  tournée  vers  le 
spectateur  et  exprime  avec  une  vérité  poignante  la 
dissimulation %  la  haine,  toutes  les  passions  qui  se 
meuvent  sous  son  enveloppe  hideuse.  Sa  chevelure 
rousse,  fortement  Jiérissée,  est  d'un  puissant  effet. 
Cette  œuvre  mérite,  saus  le  rapport  de  la  couleur,  le 
même  éloge  que  sous  le  rapport  de  l'exécution,  de  la 
conception  1.   » 


M.  L. 


N°  23 


LE    CHRIST    AU    TOMBEAU 


«  Je  vous  vois  sourire,  vous  m'accusez  d'enthousiasme, 
t  écrivait  un  critique  à  l'un  de  ses  amis,  je  vous  laisse 
«  volontiers  le  plaisir  de  ce  reproche;  mais  dites-moi  s'il 
«  est  un  seul  tableau,  dans  ces  salles  d'exposition,  sur 
«  lequel  vous  soyiez  plus  timide  à  porter  un  jugement; 
«  s'il  en  est  un  que  vous  ayez  osé  aborder  moins  lestement 
«  que  celui  du  Christ  au  Tombeau?  —  Non  certes ,  car 
«  il  exerce  la  puissance  du  génie.  Amis  ou  ennemis  de 
«  l'artiste,  justes  ou  injustes  envers  son  œuvre,  vous  n'en 
«  décernerez  pas  moins  la  palme  au  vrai  mérite.  » 


Ce  tableau  est  disposé  en  forme  de  triptyque 
comme  Tétaient  souvent  les  anciennes  œuvres  de 
peinture. 

Voici  ce  que  représente  le  sujet  central  : 
Le  Christ  a  été  décloué  de  son  gibet  et  remis  aux 
mains  de  ceux  qui  doivent  l'ensevelir,  c'est  à  dire  de 
Joseph  d'Arimathie  et  des  saintes  femmes.  Joseph 


soutient  le  corps  du  Christ,  tandis  que  la  vierge- 
mère,  écrasée  par  la  douleur,  laisse  tomber  sa  lêle 
sur  l'épaule  de  son  fils.  Deux  saintes  femmes  con- 
templent avec  affliction  cette  scène  navrante. 

Dans  la  composition  de  son  tabieau  le  peintre  s'est 
inspiré  d'une  idée  simple  et  sévère,  l'ordonnance  est 
large,  grave  et  sans  aucune  tension  de  recherche. 
Quant  au  coloris,  Wiertz  s'est  évidemment  préoccupé 
des  Vénitiens  :  reflet  légèrement  doré,  tons  chauds 
sans  fracas,  lumière  bien  tamisée,  savante,  telles 
sont  les  qualités  de  couleur  qui  distinguent  ce  ta- 
bleau. 

Le  corps  du  Christ  est  disposé  dans  un  état  de 
détente  abandonnée,  d'une  grande  vérité  d'expres- 
sion; on  sent  qu'on  a  devant  les  yeux  autre  chose 
qu'un  cadavre  d'amphithéâtre.  Ici  point  de  rigidité 
des  chairs,  mais  le  sommeil  de  la  mort  apparente 
qui  fait  pressentir  la  résurrection  du  troisième  jour. 

Les  traits  de  Marie  sont  empreints  d'une  sorte 
d'anéantissement  désespéré  que  peut  être  jamais  la 
peinture  n'est  parvenue  à  atteindre.  Les  lignes  du 
visage  sont  belles,  pures  et  d'une  parfaite  correction 
de  dessin. 

Les  deux  saintes  femmes,  laissées  dans  une  demi- 
teinte,  donnent  un  puissant  relief  au  corps  du  Christ 
et  au  visage  de  sa  mère. 

Le  personnage  de  Joseph  d'Arimalhie  est  vigou- 
reusement peint;  ses  traits  sont  empreints  d'une 
sombre  tristesse  tout  à  fait  en  harmonie  avec  ce 
drame  immortel. 


—  209   — 


SATAN 


Le  voletde  droitedu  tryplique représente  le  démon 
tentateur. 

C'est  bien  le  Satan  le  plus  chrétien  que  j'aie  vu, 
écrivait  un  de  nos  amis.  —  Il  n'est  pas  noir,  il  n'a 
pas  de  longues  cornes,  il  n'a  pas  les  pieds  fourchus  ; 
rien  d'emprunté  au  satyre  antique.  —  Non,  c'est  le 
Satan  des  Évangiles;  —  il  est  déjà  l'adversaire,  il 
est  encore  Lucifer,  la  plus  brillante  des  étoiles.  — 
C'est  l'ange  pour  le  dessin,  d'une  grande  beauté  de 
lignes;  —  c'est  le  démon  pour  la  passion  du  regard 
et  surtout  pour  l'opulence  sensuelle  des  formes  et 
pour  la  chaleur  charnelle.  —  C'est  le  génie  déchu , 
on  le  voit  sur  son  front;  —  c'est  la  volupté,  on  le 
voit  aux  touffes  lourdes  et  molles  de  sa  chevelure; 
—  c'est  l'enfer  de  l'orgueil  souffrant,  on  l'entrevoit 
au  fond  de  ses  yeux  noirs.  L'ironie  au  coin  des 
lèvres,  —  l'anxiété  dans  le  regard,  —  les  ongles  en- 
foncés dans  la  poitrine;  il  est' debout,  voyant  à  la 
fois  son  triomphe  dans  le  péché  d'Eve,  sa  défaite 
dans  la  mort  de  Jésus. 

Wiertz  est  le  premier  peintre  qui  ait  rendu  à 
Satan  sa  véritable  forme;  il  sera  difficile  désormais 
de  reproduire  le  grand  déshérité  avec  les  pieds  four- 
chus et  les  cornes  de  bouc  traditionnels. 

Les  éloges  les  plus  pompeux  ont  été  épuisés  à 
propos  de  cette  hardie  création  du  peintre,  et,  ces 
éloges,  le  public  les  ratifiera. 

18 


210   — 


EVE 


Ici,  conception,  expression,  sentiment,  tout  est 
nouveau. 

Eve  est  debout  sous  l'arbre  du  bien  et  du  mal  au- 
tour duquel  s'enroule  l'image  de  la  tentation,  le  ser- 
pent. Dans  une  main,  la  première  femme  tient  la 
pomme  fatale  qui  porte  déjà  l'empreinte  des  dents 
de  la  curieuse.  Un  sentiment  profond,  inénarrable,  la 
saisit;  une  vie  nouvelle  semble  circuler  dans  ses 
veines.  Ce  qu'elle  éprouve,  ce  n'est  ni  la  crainte,  ni 
le  regret  de  l'action  qu'elle  vient  de  commettre,  car 
Eve  est  une  âme  blanche  dans  un  corps  blanc,  non  ; 
c'est  quelque  chose  comme  l'expression  d'un  ravis- 
sement mystérieux  auquel  se  mêle  l'étonnement  pro- 
duit par  la  hardiesse  de  l'action  qu'elle  vient  d'ac- 
complir. 

«  Cette  Eve  est  le  poème  de  la  création,  lisible, 
«  non  en  douze  chants,  mais  en  une  page;  on  le  lit 
«  d'un  regard.  » 

La  tète  de  la  première  femme  est  d'un  galbe  par- 
fait. 

Le  serpent,  he.ureux  d'avoir  vaincu,  semble  se 
tordre  dans  la  jubilation  ;  il  tient  une  pomme  en  ré- 
serve dans  l'un  des  anneaux  de  sa  queue. 


N°  24 


LE    DERNIER    CANON 


Ce  tableau  représente  une  page  de  l'histoire  de 
l'avenir. 

La  Civilisation  ,  déesse  toute-puissante,  s'est 
élancée  dans  le  monde  de  l'avenir.  L'étoile  qui  scin- 
tille au  dessus  de  sa  tète,  guide  l'humanité  vers  les 
futurs  destins,  comme  l'étoile  de  la  légende  catho- 
lique guidait  autrefois  les  mages  vers  le  berceau  du 
Christ.  Dans  sa  marche  triomphale,  elle  rencontre 
tous  ces  instruments  dont  une  barbarie  meurtrière 
faisait  jadis  son  droit  et  sa  raison.  Un  canon,  argu- 
ment suprême  des  vampires  qui  gouvernent  le  monde, 
un  canon  monté  sur  ses  affûts  embarrasse  la  marche 
de  l'impétueuse  déesse.  Aussitôt  elle  saisit  le  monstre 
de  bronze  dans  ses  deux  mains  énergiques  ;  le  canon, 
tordu  au  premier  effort, est,  au  second, broyé  comme 
un  fétu  de  paille. 


—  212    — 


Cette  création  de  Wiertz,  c'est  la  Civilisation  pro- 
chaine, la  civilisation  qui  brise  le  vieux  monde  sous 
son  talon;  pour  elle  le  calme  n'est  point  fait;  long- 
temps encore,  elle  doit  lutter,  mais  heureusement 
avec  la  certitude  du  triomphe.  Cette  création,  c'est 
aussi  la  foudroyante  Liberté  chantée  par  le  poêle. 
On  sent  que  tout  ce  qu'elle  étreindra  dans  ses  bras 
de  fer  sera  réduit  en  poudre. 

A  la  droite  de  la  glorieuse  déesse,  un  vieillard  à 
barbe  grise,  rajeuni  par  le  feu  d'un  saint  enthou- 
siasme, élève  son  geste  vers  le  ciel  et  porte  dans 
l'une  de  ses  mains  le  livre  de  la  sagesse  et  de  l'expé- 
rience. Derrière  le  livre,  un  enfant  divin  porte  dans 
sa  main  une  couronne  d'étoiles  qui  jette  de  scintil- 
lantes lueurs  devant  la  marche  impétueuse  de  la 
Civilisation. 

En  avant  de  ce  groupe',  les  filles  de  la  déesse, 
quatre  belles  créatures  !  convient  du  geste,  de  la  voix 
et  du  regard,  les  cohortes  abruties  du  vieux  monde 
à  profiter  des  bienfaits  répandus  sur  la  terre  par  leur 
mère,  la  bienfaisante  déesse.  L'une  d'elles  tient  en 
main  le  rameau  de  paix,  la  branche  d'olivier  qu'elle 
offre  aux  enfants  perdus  des  vieilles  sauvageries.  Sa 
figure  suppliante,  attendrie,  est  douée  d'un  charme 
ineffable.  Sa  sœur,  la  tête  couronnée  de  lauriers, 
porte  dans  sa  droite  les  instruments  bénis  du  tra- 
vail :  le  compas, l'équerre  et  le  maillet.  La  troisième, 
touchant  symbole!  montre  le  glaive  du  soldat  lié  à 
la  faucille  du  moissonneur,  pour  témoigner  ainsi 
qu'avec  le  fer  de  l'épée  on  forgera  bientôt  l'instru- 


—   213    — 

mentdes  moissons.  La  quatrième,  impétueuse  comme 
sa  mère,  lève  dans  un  geste  sublime  ses  deux  mains 
remplies  de  tronçons  de  carcans,  de  débris  de 
chaînes;  tout  son  corps  crie  :  liberté!  Elle  porte 
devant  elle  un  vaste  tablier  rempli  de  fruits  mûrs. 

Revenons  à  la  partie  droite  du  tableau.  —  Une 
sœur  de  la  Civilisation,  en  éteignant  les  torches  de  la 
guerre,  incendie  tous  les  vains  débris  des  fausses 
gloires.  Le  poteau  sur  lequel  est  écrit  :  Frontière, 
est  renversé,  brûlé.  —  Parquer  les  peuples  libres 
dans  des  frontières  comme  des  troupeaux  de  bétail 
dans  leurs  barrières,  qui  l'oserait  désormais?  Arrière 
toutes  les  barbaries,  toutes  les  entraves,  toutes  les 
exploitations.  L'atmosphère  s'est  dégagée  des  mias- 
mes impurs  produits  par  toutes  les  tyrannies.  C'est 
maintenant  dans  un  air  libre  et  pur  que  la  poitrine 
humaine  demandera  de  respirer  et  de  vivre. 

Par  derrière  ce  groupe  tout-puissant,  rayonnant 
de  vie,  d'intelligence  et  de  volonté,  le  nouveau 
monde  s'avance  en  s'étreignant  dans  un  embrasse- 
menl  universel.  La  Poésie,  la  Peinture,  la  Musique, 
la  Science  sont  les  premières,  comme  pour  témoigner 
que  les  sciences  et  les  arts  ont  toujours  été  les  ini- 
tiateurs de  l'humanité. —  La  Civilisation,  désormais 
sans  entraves,  marche  rapidement  à  la  conquête  des 
mondes.  Les  ballons  sillonnent  l'océan  des  airs, 
comme  les  bateaux  à  vapeur  naviguent  à  travers  les 
plaines  maritimes.  Au  lieu  de  voiles,  ce  sont  de 
vastes  ailes  qui  leur  sont  adaptées.  Enfin,  comme 
expression  du  progrès  infini,  le  peintre  a  figuré  des 

18. 


—   214   — 

hommes  ailés  s'élançant  au  gré  de  leurs  désirs  vers 
toutes  les  régions  de  l'univers.  — Une  main  divine 
protège  et  bénit  ce  monde  nouveau,  racheté  à  la  bar- 
barie par  le  dévoûment  et  les  sacrifices  de  la  Civi- 
lisation. 

Toute  cette  radieuse  épopée,  qui  frappe  les  yeux 
comme  le  son  du  clairon  frappe  l'oreille,  se  déroule 
au  dessus  de  scènes  de  carnage  auxquelles  se  livre 
le  monde  barbare.  Le  plus  saisissant  contraste  res- 
sort de  l'opposition  des  deux  tableaux.  Intelligence, 
fraternité,  raison,  progrès,  voilà  la  grande  scène 
conduite  par  la  Civilisation.  Sombres  horreurs,  cris 
de  rage,  incendie,  sang  et  massacre,  voilà  l'horrible 
tableau  de  ce  monde  inférieur  qui  est  le  nôtre.  Ironie 
de  la  mort!  un  chef  militaire  tombé  dans  la  bataille, 
porte  encore  sur  sa  poitrine  les  marques  de  ses  fu- 
tiles grandeurs,  crachats,  croix,  etc.,  lorsque  déjà 
l'herbe  pousse  à  travers  ses  mâchoires  dont  la  chair 
a  été  dévorée  par  les  corbeaux festoyeurs  des  champs 
de  carnage.  A  côté  d'un  éclat  de  bombe,  une  jambe 
emportée  reste  sur  le  sol,  enfermée  dans  la  botte  du 
soldat.  Une  main  coupée  qui  tient  encore  un  poi- 
gnard, est  dévorée  par  un  nuage  de  mouches.  Plus 
loin,  deux  blessés  se  battent  pour  un  morceau  de 
pain.  Au  milieu,  un  groupe  de  soldats  de  différentes 
nations,  lutte  jusqu'à  la  mort  pour  un  chiffon  de 
soie  qu'on  appelle  un  drapeau.  Et  les  moissons  déjà 
jaunissantes  sont  courbées  sous  le  vent  de  ces  com- 
bats impitoyables,  et  les  petites  marguerites  blan- 
ches, joyeuses  et  souriantes  au  soleil  du  matin,  voient 


—  215   — 

avant  la  fin  du  jour  leurs  fraîches  pétales  tachées  de 
sang  humain.  A  gauche,  un  soldat  dont  les  deux 
bras  ont  été  enlevés  par  la  mitraille  voit  la  scène  la 
plus  déchirante  se  presser  autour  de  son  agonie.  Sa 
fiancée  s'évanouit,  et,  tandis  que  la  vieille  mère  veut 
la  consoler,  la  jeune  sœur  baise  les  lèvres  mourantes 
du  mutilé,  pendant  que  le  petit  frère,  lui,  lève  avec 
des  cris  d'horreur,  le  bras  gauche  encore  retenu 
par  la  peau  parcheminée  qui  enveloppe  les  os.  Tout 
au  fond,  dans  le  coin  à  gauche,  une  dernière  et 
terrible  scène  se  présente  à  nos  regards.  Une  jeune 
épouse  est  accroupie  immobile  sur  le  cadavre  de 
son  mari  qu'elle  vient  de  retrouver  parmi  les  morts. 
Un  barbare,  tenant  un  glaive  d'une  main,  repousse 
de  l'autre  l'olivier  de  la  paix  que  lui  offre  l'une  des 
filles  delà  Civilisation. 

Dans  ce  tableau  l'idée,  l'invention,  la  composition 
sont  à  la  hauteur  l'une  de  l'autre.  —  L'idée,  c'est 
celle  de  l'avenir,  de  demain  peut-être?  elle  répond  à 
toutes  les  nobles  aspirations  du  cœur  et  de  l'esprit. 
Oh!  c'est  encore  un  glaive  de  combat  le  pinceau  qui 
ordonne  et  exécute  une  pareille  épopée  sociale. 
Quelle  puissante  fougue!  Les  figures  allégoriques 
représentant  la  Civilisation  et  ses  filles,  traversent 
le  champ  de  bataille  comme  un  ouragan  impétueux. 
Ce  tableau  déborde  d'idées  et  d'ingénieuses  pensées. 
— L'harmonie  de  l'ensemble  est  magnifique.  L'éner- 
gique fierté  de  la  déesse  de  la  Civilisation  en  impose 
à  tous  les  spectateurs  ;  les  longs  plis  de  son  glorieux 
manteau,  nous  semblent  être  d'un  effet  grandiose. 


—  216 


Ceux  qui  voudront  bien  étudier  les  détails  du 
champ  de  bataille,  y  retrouveront  des  indications 
bien  caractéristiques,  auxquelles  les  peintres  de  ba- 
taille n'avaient  jamais  songé. 

(Peinture  mate.) 


N°  25 


LE  CORPS  DE  PATROCLE  DISPUTE  PAR  LES  GRECS  ET 
LES  TROYENS 


Feuillette  tour  à  tour,  penseur  éblouissant, 
L'Iliade  et  la  Bible  avec  ton  doigt  puissant, 
Toi  dont  l'antiquité  fut  la  muse  et  la  mère  ; 
Puise  au  double  océan  de  Moïse  et  d'Homère, 
Et  reste  toujours  grand  et  sublime  comme  eux. 
André  Van  Hasselt. 


«  0  puissant  Jupiter,  s'écriait  Achille,  accorde  la 
victoire  à  Patrocle;  affermis  le  courage  dans  son 
sein,  afin  qu'Hector  apprenne  si  mon  ami  sait  com- 
battre seul,  ou  si  ses  mains  ne  sont  invincibles  que 
lorsque  je  marche  près  de  lui  dans  les  combats  du 

dieu  Mars Mais  dès  qu'il  aura  repoussé  loin  de 

la  flotte  le  tumulte,  permets  que,  dans  ces  légers 
navires,  il  revienne  plein  de  vie,  avec  toutes  mes 
armes  et  mes  soldats  vaillants  \  » 

1  Iliade,  chant  XVI. 


—   218   — 

Patrocle  ne  devait  point  revenir  vivant  des  glo- 
rieuses batailles;  nous  voici  en  face  de  son  pâle 
cadavre  que  se  disputent  avec  rage  les  Grecs  et  les 
Troyens;  —  les  premiers  afin  de  rendre  les  devoirs 
de  la  sépulture  au  jeune  héros,  les  autres  pour  livrer 
sa  chair  aux  vautours. 

Pourquoi  cette  lutte?  demande  le  poète  : 

Pourquoi?  pour  s'arracher  un  cadavre  sanglant. 

Oh  !  comme  pleureront  les  vierges  de  Locride, 

Quand  il  descendra  mort  sur  leur  rivage  aride  ! 

Oh!  comme  on  entendra  de  douloureux  récits 

Du  golfe  d'Anticyre  au  détroit  de  Chalcis  ! 

Car  le  voilà,  si  beau  de  jeunesse  et  de  gloire. 

Tombé,  quand  il  touchait  au  seuil  de  son  histoire ». 

«  Durant  tout  le  jour  se  prolongea  cette  lutte  san- 
glante et  terrible;  les  guerriers  sans  relâche  étaient 
accablés  de  sueur  et  de  fatigue  ;  leurs  genoux,  leurs 
pieds,  leurs  mains,  leurs  yeux  étaient  souillés  de 
sang  dans  cette  lutte  autour  du  noble  compagnon 
d'Achille.  » 

ce Les  deux   armées,   renfermées  dans  un 

étroit  espace,  s'efforcent  de  tirer  d'une  et  d'autre 
part  le  cadavre;  les  Troyens  espèrent  l'emporter 
dans  Ilion,  et  les  Grecs,  vers  leurs  navires.  Le  plus 
affreux  tumulte  s'élève  autour  de  ce  héros,  et  Pallas, 
en  le  voyant,  n'aurait  pu  les  blâmer,  même  si  la 
colère  se  fût  emparée  d'elle.  » 

«  Tels  furent  les  travaux  cruels  que,  pour  le  corps 

*^A.  VanHasselt,  Èpitreà  Wierlz. 


—  219  — 

de  Patrocle,  Jupiter  imposa  dans  ce  jour  aux  cour- 
siers ainsi  qu'aux  soldats. 

« Avisons  au  meilleur  moyen  d'enlever  le 

corps  de  Patrocle,  s'écrie  Ménélas. 

«  Le  grand  Ajax,  fils  de  Télamon,  lui  répond 
aussitôt  :  «  Tes  discours  sont  pleins  de  sagesse,  ô 
noble  Ménélas.  Toi  donc  et  Mérion,  baissez-vous 
promptement,  et,  soulevant  le  cadavre,  portez-le 
hors  des  combats,  tandis  que,  derrière  vous,  mon 
frère  et  moi  résisterons  aux  Troyens,  ainsi  qu'au 
divin  Hector.  » 

«Il  dit;  aussitôt  Ménélas  et  Mérion  saisissent 
avec  force  et  enlèvent  dans  leurs  bras  le  corps  de 
Patrocle.  Derrière  eux,  les  Troyens  poussent  de 
grands  cris  lorsqu'ils  voient  les  Grecs  emporter  ce 
cadavre;  ils  se  précipitent,  tels  que  des  chiens  ra- 
pides qui  s'élancent  en  avant  des  jeunes  chasseurs 
sur  les  pas  d'un  sanglier  blessé;  sans  cesse  ils  cou- 
rent contre  lui  impatients  de  le  déchirer;  mais  lors- 
que le  monstre  plein  de  confiance  dans  ses  forces,  se 
retourne  contre  eux,  ils  reculent,  et,  tremblants,  se 
dispersent  de  tous  côtés.  Ainsi  les  Troyens  en  foule 
les  poursuivaient  sans  cesse  en  les  frappant  de  leurs 
épées  et  de  leurs  lances  aiguës  ;  mais  lorsque  les  deux 
Ajax  se  retournent  et  s'arrêtent  devant  eux,  leurs 
ennemis  changent  de  couleur,  et  pas  un  n'ose  alors 
s'élancer  plus  avant  pour  disputer  le  cadavre  \  » 

Voilà,  selon  nous,  les  éléments  homériques  dans 

1  Iliade,  chant  XVII. 


—   220  — 

lesquels  le  peintre  a  puisé  le  sujet  de  son  tableau  ;  et 
voici  comment  il  a  distribué  sur  la  toile  ces  deux 
groupes  de  combattants  qui  se  disputent  le  corps  de 
Patrocle  : 

Le  cadavre  du  jeune  guerrier,  étendu  au  centre 
des  deux  groupes,  porte  au  flanc  gauche  la  cruelle 
blessure  par  où  s'est  échappé  son  sang  avec  sa  vie. — 
Ménélas  que  Ton  reconnaît  à  la  bandelette  royale 
qui  entoure  son  front,  tient  le  corps  de  Patrocle 
pressé  contre  sa  cuisse  et  le  soulève  vigoureusement 
de  la  main  droite,  en  exécutant  un  mouvement  en 
avant  d'un  irrésistible  effet.  —  Le  bras  abandonné 
du  cadavre  est  maintenu  par  la  main  gauche  de 
Ménélas. 

Mérion,  poussant  des  cris  de  fureur  à  faire  frémir 
les  Troyens  jusque  derrière  leurs  murailles,  appuie 
et  accélère  les  efforts  de  Ménélas. 

Derrière  le  corps  du  compagnon  d'Achille,  et  en 
avant  du  groupe  des  défenseurs  d'IIion,  un  noir 
Éthiopien  retient  le  cadavre  dans,  l'un  de  ses  bras, 
tandis  qu'il  enfonce  les  ongles  de  sa  main  restée 
libre  dans  les  chairs  du  bras  de  Ménélas.  Cet  Éthio- 
pien défenseur  de  Troie  a  une  figure  de  tigre  en 
fureur;  nous  ne  croyons  pas  qu'il  soit  possible  de 
rendre  mieux  la  violence,  la  rage  et  les  regrets  ru- 
gissants de  la  bête  fauve  à  laquelle  on  arrache  sa 
proie. 

Les  deux  Ajax,  les  formidables  guerriers  qui, 
dans  toute  l'armée,  rie  le  cèdent  qu'à  Achille,  pro- 
tègent l'enlèvement  du  corps  de  Patrocle. 


—    221    — 

Au  moment  où  un  géant  troyen  va  précipiter  un 
énorme  quartier  de  roche  sur  le  groupe  des  Grecs, 
Ajax,  le  Télamonien,  que  Ton  reconnaît  à  son  large 
bouclier,  lui  lance  son  pesant  et  rapide  javelot; 
l'arme  va  partir  comme  un  éclair!  dans  une  se- 
conde, la  menace  du  fils  d'Ilion  deviendra  impuis- 
sante. 

Le  second  des  Ajax  frappe  de  sa  redoutable  lance 
l'un  des  combattants  troyens.  Le  coup  est  terrible; 
un  flot  de  chair  est  soulevé  à  l'entrée  de  la  blessure. 
La  lance  se  rompt,  mais  le  soldat  troyen,  percé 
d'outre  en  outre,  reste  comme  suspendu  au  fer  de  la 
lance  du  second  Ajax  qui  pourrait  l'enlever  «comme 
«  un  pêcheur  du  haut  d.'un  rocher  enlève  ayec  sa 
«  ligne  un  superbe  poisson  *.  » 

Les  Grecs  l'emportent;  tout  le  prouve,  l'élan  de 
Ménélas  et  l'attitude  des  Troyens  entraînés  malgré 
leur  résistance  désespérée. 

Un  archer  d'Ilion  tente  en  vain  de  retenir  le  ca- 
davre par  les  pieds,  la  sueur  perle-  sur  son  torse 
d'Hercule,  son  casque  rouie  sur  son  dos,  tout  son 
mouvement  témoigne  d'un  acharnement  vaincu. 

Un  autre  guerrier  troyen,  frappé  dans  le  combat, 
a  soulevé  sa  poitrine  du  sol  où  il  se  trouve  étendu, 
et,  dans  sa  rage,  il  emploie  son  dernier  souffle  de 
vie  à  enfoncer  ses  ongles  dans  le  corps  de  Patrocle. 
Cette  cruelle  griffe  pénètre  dans  les  chairs  du  jeune 
Grec  si  près  des  lèvres  encore  saignantes  de  la  bles- 

*  Iliade,  chant  XVI. 

19 


■    —   222  — 

sure  qui  l'a  tué,  qu'on  croirait  voir  le  corps  de  l'ami 
d'Achille  frissonner  de  douleur. 

11  y  a  ici  un  détail  qui  montre  combien  le  peintre 
est  versé  dans  la  connaissance  des  caractères  anato- 
miques  et  physiologiques  du  corps  humain  ;  la  bles- 
sure faite  pendant  la  vie  est  rouge  et  saignante;  les 
ongles  qui  s'enfoncent  dans  les  chairs,  après  la  mort, 
n'offrent  que  des  sillons  de  meurtrissure  bleuâtre. 

Nous  appellerons  maintenant  l'attention  du  spec- 
tateur sur  un  épisode,  tout  à  la  fois  charmant  et 
douloureux,  que  le  peintre  a  introduit  dans  son 
œuvre.  —  11  s'agit  de  ce  jeune  guerrier  tombé  sur 
ses  genoux  ;  son  bras,  qui  s'enroule  encore  autour 
des  bandelettes  rattachées  au  corps  de  Patrocle, 
l'empêche  de  tomber  tout  à  fait;  il  est  entraîné  dans 
le  mouvement  en  avant  opéré  par  les  Grecs. 

Voici  l'épisode  : 

Euphorbe  avait  eu  la  gloire  de  porter  à  Patrocle 
le  premier  coup,  et  bravant  Ménélas,  il  avait  osé 
lui  disputer  les  armes  et  le  corps  du  compagnon 
d'Achille  : 

«  Voici  le  moment,  ô  Ménélas,  disait  le  jeune 
Troyen,  où  tu  me  paieras  le  sang  de  mon  père  dont 
tu  triomphes  encore.  Il  est  vrai,  lu  as  fait  une  veuve 
d'une  jeune  épouse  dont  venait  de  s'élever  le  lit 
nuptial,  et  tu  as  rempli  d'un  sombre  deuil  le  cœur 
d'un  père  et  d'une  mère;  mais  j'adoucirais  le  déses- 
poir de  ces  infortunés  si,  revenant  chargé  de  ta  tête 
et  de  tes  armes,  je  les  remettais  aux  mains  de  Pan- 
thus  et  de  la  noble  Phrontis.  Ne  tardons  plus  à  me- 


—   223   — 

surer  nos  forces;  il  faut  combattre  et  montrer  oirsa 
bravoure  ou  sa  lâcheté. 

«  Combat  inégal!  Le  fer  de  l'illustre  Ménélas 
perce  le  corps  délicat  du  fils  de  Panthus,  qui  tombe 
comme  un  bel  olivier,  un  tendre  arbuste;  sa  cheve- 
lure, semblable  à  celle  des  Grâces,  et  dont  les  bou- 
cles étaient  attachées  par  des  nœuds  d'or  et  d'argent, 
est  souillée  de  sang  et  de  poussière.  Hélas  !  Il  n'a  pu 
reconnaître  les  doux  soins  que  prirent  de  son  en- 
fance, un  père  et  une  mère,  objets  de  sa  tendresse, 
et  n'a  vu  que  peu  de  temps  la  lumière  du  jour...  » 

M.  Wiertz,  dit  un  auteur  du  temps,  a  eu  une 
heureuse  idée  en  rattachant  la  mort  d'Euphorbe  à  la 
scène  dont  nous  sommes  spectateurs  ;  ce  jeune 
homme,  cet  adolescent  que  nous  voyons  doucement 
s'affaisser,  tomber  mollement,  tandis  qu'une  larme 
s'échappe  de  ses  yeux,  jette  sur  un  sujet  terrible 
un  intérêt  d'attendrissement  qu'il  fallait  aussi  pro- 
voquer. 

Ce  tableau  est  empreint  d'une  fougue  et  d'une 
impétuosité  toutes  puissantes.  Des  débris  de  lances 
et  de  javelots  jonchent  le  sol  ;  des  nuages  de  pous- 
sière montent  dans  l'air,  balayés  par  cette  trombe 
vivante;  Jupiter,  qui  protège  les  Grecs,  lance  sa 
foudre  contre  les  Troyens.  Voilà  les  principales  in- 
dications qui  viennent  encore  fortifier  le  mouvement 
que  cette  œuvre  respire.  —  Nous  engageons  le  spec- 
tateur à  suivre  le  raccourci  du  bras  du  cadavre 
tombé  aux  pieds  de  Ménélas;  c'est  un  des  plws  re- 
marquables que  nous  ayons  vus. 


—   224   — ' 

A  gauche  et  tout  à  fait  au  fond  on  découvre  la 
ville  de  Troie. 

Lors  de  son  apparition  au  salon  de  184S,  le  Pa- 
trocle  de  Wîertz  opéra  une  véritable  révolution  dans 
le  monde  des  critiques. 

Nous  avons  dit,  dans  la  biographie  de  l'illustre 
peintre,  qu'il  avait  pénétré  avec  effraction  dans  le 
temple  de  la  gloire;  qu'on  veuille  bien  lire  quelques- 
unes  des  critiques  du  temps  et  notre  mot  sera  jus- 
tifié. 

Voici  deux  passages  d'un  article  du  Moniteur 
Belge,  journal  officiel  : 

«  Un  M.  Wierfz,  a  osé  se  prendre  corps  à  corps 
avec  Homère,  et  dans  sa  lutte  a  jeté  sur  une  toile  de 
colossales  figures  qui  s'acharnent  autour  d'un  colossal 
cadavre.  Il  ne  s'agit  de  rien  de  moins  que  des  deux 
Ajax,  de  Patrocle,  de  Ménélas,  d'Hector,  des  Grecs 
et  des  Troyens.  Voilà  certainement  du  classique, 
mais  quel  classique  grandiose  !  quelle  exécution 
hardie  et  vigoureuse!  quelle  couleur  chaude  et  puis- 
sante! quelles  grandes  lignes  de  dessin!  Ne  vous 
attendez  pas  à  trouver  ici  de  ces  petits  hommes  ra- 
bougris, aux  muscles  débiles,  à  la  carnation  blanche 
et  rosée;  ce  sont  les  héros  d'Homère  aux  formes  car- 
rées, à  la  large. poitrine,  aux  bras  nerveux,  à  la  sta- 
ture de  colosse,  à  la  force  d'athlète;  ce  sont  ces 
mêmes  guerriers  qui  d'une  main  assurée  lançaient 
à  leurs  adversaires  des  pierres  énormes  que  les 
hommes,  au  temps  où  écrivait  le  Mélésigène,  n'au- 
raient pu  ébranler  en  unissant  leurs  efforts;  ce  sont 


—   225   — 

enfin  ces  hommes  primitifs  qui  ,  aa  dire  du  sculp- 
teur Bouchardon,  enthousiaste  du  grand  poème, 
avaient  tous  huit  pieds  de  haut.  » 

Après  avoir  donné  l'analyse  du  tableau,  l'auteur 
se  livre  aux  appréciations  suivantes  sur  le  mérite 
artistique  de  l'œuvre  : 

«  Le  dessin  est  d'un  grand  caractère,  tel  qu'il 
convenait  pour  représenter  les  natures  fortes  et  co- 
lossales que  l'on  mettait  en  scène;  tous  les  contours 
sont  prononcés,  fermes  et  soutenus;  l'emboîtement 
des  os,  l'insertion  des  tendons,  les  saillies  muscu- 
laires, le  modelé  enfin,  tout  est  exprimé  avec  art  et 
science;  les  tons  des  chairs  sont  chauds  et  vigoureux; 
le  peintre,  réservé  dans  l'éclat  de  sa  lumière  et  sobre 
de  rehauts,  l'a  distribuée  avec  harmonie  sur  tout  le 
corps  de  Patrocle  et  sur  une  partie  du  torse  de  Mé- 
nélas;  elle  se  projette  obliquement,  et  en  s'éleignant 
par  gradation,  sur  les  deux  Troyens  qui  ont  saisi 
Patrocle  par  les  pieds;  les  autres  figures  sont  dans 
la  demi-teinte  ou  plongées  dans  de  fortes  ombres.  La 
pose  de  Patrocle  est  d'un  beau  développement;  l'in- 
flexion de  son  corps  n'a  rien  de  tourmenté  ni  de 
désagréablement  contourné;  c'est  un  cadavre  qui 
s'abandonne  aux  mouvements  que  des  forces  oppo- 
sées lui  impriment.  Les  formes  de  cette  figure  sont 
belles  etd'unegrandejustessede  proportions,  aucune 
portion  du  système  musculaire  ne  se  dessine  en 
saillie  d'une  manière  exagérée;  la  blessure  du  flanc 
gauche,  de  laquelle  découle  du  sang  et  qui  offre  à 
l'œil  des  chairs  meurtries  et  palpitantes  encore,  est 

19. 


d'une  effrayante  vérité.  Ce  que  nous  disons  du  corps 
de  Patrocle,  nous  pouvons  l'énoncer  à  peu  près  au 
même  degré  pour  les  figures  principales  du  tableau, 
celle  surtout  de  Ménélas.  Toutes  ces  figures  ont  une 
expression  vive  et  forte,  leurs  chairs  sont  vigoureuses 
et  pleines,  leurs  contours  hardis  et  puissants.  » 

Voici  maintenant  ce  que  nous  lisons  dans  {'Ob- 
servateur du  27  août  1845  : 

«  Comme  Bouchardon,  M.  Wiertz,  après  avoir  lu 
Homère,  s'est  trouvé  vingt  coudées,  et  il  a  fait  des 
héros  de  vingt  coudées,  des  héros  à  la  taille  qu'il 
se  sentait;  c'est  bien!  Seulement  nous  tenions  à 
dire  que  ce  n'était  pas  pour  cela  que  nous  trouvons 
son  tableau  de  la  grande  peintnre. 

«  Mais  c'est  de  la  grande  peinture  parce  que  toute 
cette  composition  est  pleine  d'une  poésie  sauvage  et 
d'un  grand  souffle  pathétique  et  dramatique,  parce 
qu'elle  trouble  et  remue  puissamment.  Peu  de  pein- 
tres, aucun  peintre  en  Belgique,  ne  possède  comme 
M.  Wiertz-  cette  énergie  fébrile,  ce  feu  sombre  de 
passion,  ce  nerf  d'expression  palpitante.  Il  électrise, 
il  brûle  la  toile,  il  fait  frémir  et  crier  la  nature  d'une 
façon  inouie.  Dans  le  drame  qu'il  représentera  pan- 
tomime, les  expressions,  l'action  ont  des  mouve- 
ments, des  traits,  des  accents  inattendus. 

«  Ce  groupe  entier  frissonne  et  s'agite  avec  une 
puissance  surprenante;  toutes  les  physionomies, 
tous  les  gestes,  toutes  les  attitudes  ont  leur  senti- 
ment, leur  passion,  leur  douleur;  chaque  figure  est, 
pour  ainsi  dire,  un  membre  du  même  corps.  C'est 


—  227   — 

là  une  scène  hardie  où  éclatent  d'affreuses  vérités  et 
des  beautés  idéales,  où  l'exaltation,  la  terreur  et  la 
pitié  vont  jusqu'au  comble. 

«  Le  corps  de  son  Patrocle  est  admirable  de  jeu- 
nesse, de  beauté,  et  cependant,  il  est  bien  mort,  il 
est  bien  flétri  et  sanglant,  on  voit- bien  que  l'âme  n'y 
est  plus.  Le  Ménélas  a  un  sublime  mouvement 
d'épaules  et  de  tête,  quelque  chose  de  vraiment 
grand,  de  vraiment  inspiré.  C'est  une  conception 
réellement  belle  que  le  calme  sublime  de  cette  pas- 
sion héroïque,  opposé  à  la  furie  du  guerrier  placé  à 
côté  de  Ménélas.  M.  Wiertz  a  compris  que  l'on  ne 
met  pas  beaucoup  de  passion  réelle  dans  un  person- 
nage, quand  on  a  bien  contourné  la  figure,  bien 
forcé  l'attitude.  Ce  n'est  pas  ainsi  que  s'exprime  la 
nature,  ni  ceux  qui  suivent  ses  trace§.  Aussi  son 
Ménélas  est-il  admirable  par  la  grande  et  tranquille 
énergie  de  son  expression,  tandis  qu'auprès  de  lui 
les  soldats  qui  n'ont  que  de  la  colère,  hurlent,  se 
tordent  et  grimacent;  c'est  là  un  contraste  heureux 
et  qui  révèle  chez  l'artiste  une  élude  sérieuse  du 
cœur  humain. 

«  Parmi  les  belles  choses  de  ce  tableau,  il  faut 
citer  le  torse  du  Ménélas  et  celui  de  l'homme  couché 
sous  le  Patrocle  qui  sont  d'une  couleur  éblouis- 
sante. Nous  pourrions  citer  d'autres  parties  encore, 
mais  nous  n'aimons  pas  à  détailler  une  œuvre 
de  cette  importance.  Il  vaut  mieux  embrasser  l'en- 
semble. 

«  Ce  tableau  prouve  une  intelligence  supérieure 


228 


de  Part.  L'unité,  qui  est  l'essence  même  de  la  com- 
position, y  brille  surtout.  Le  groupe  semble  n'être 
qu'une  seule  figure,  tellement  toutes  ses  parties  sont 
liées  sympathiquement.  Le  centre  attire  et  enlace  les 
extrémités.  On  est  saisi  par  le  choix  judicieux,  le 
calcul  habile  des  lignes,  des  couleurs,  des  lumières 
et  des  ombres.  Ainsi,  voyez  comme  cette  ligne  sail- 
lante que  projette  au  travers  du  groupe  le  corps  de 
Patrocle,est  d'un  grand  effet;  voyez  quelle  belle  dis- 
position centrale  de  teintes  et  de  tons  pâles,  blafards 
et  sinistres,  que  relèvent  admirablement  et  que  font 
valoir  les  couleurs  étincelantes  qui  les  environnent, 
puis,  le  clair-obscur  si  habilement  entendu  qui  envi- 
ronne celles-ci. 

<*  Ainsi  comme  dessin,  M.  Wiertz  a  su  jeter  avec 
une  ampleur  tout  à  fait  homérique  la  silhouette  gé- 
nérale et  les  plans  principaux  du  groupe  entier,  il 
a  lié  et  balancé  toutes  ses  lignes  dans  une  grande 
ordonnance  ,  avec  beaucoup  d'harmonie  et  une 
grande  vigueur;  comme  couleur,  il  a  varié  savam- 
ment ses  modes;  tantôt  pâles  et  sombres,  tantôt  bril- 
lantes et  somptueuses,  ses  teintes  sont  conçues  dans 
le  même  système,  choisies  dans  les  mêmes  gammes 
que  celles  de  Rubens,  l'Hercule-gentilhomme  du  co- 
loris. Enfin  comme  dessin  et  comme  couleur,  il  a 
cette  expression  qu'obtiennent  seuls  les  peintres  nés, 
—  que  n'approchent  jamais  les  peintres  à  la  suite; 
il  a  la  vie,  le  mouvement, la  sensibilité;  il  passionne 
la  chair,  il  exalte  l'anatomie,  il  est  animé,  réel  et 
frémissant;  sa  peinture  est  fière,  bouillante  et  inci- 


sive.  Voilà  pourquoi  nous  avons  dit  que  c'était  de  la 
grande  peinture.  » 

Cette  composition  du  peintre  est  la  troisième  sur 
le  même  sujet.  —  On  sait  que  pour  Wiertz  «  bien 
faire  est  une  question  de  temps;  »  aussi  exécutera- 
t-il  un  jour  une  quatrième  composition  qui  doit  l'em- 
porter autant  sur  celle-ci,  qu'elle  même  l'a  emporté 
sur  les  deux  premières.    . 

Ce  n'est  pas,  du  reste,  le  seul  tableau  que  le 
peintre  se  propose  de  recommencer,  car  il  a  la  con- 
viction d'agrandir  et  de  perfectionner  son  œuvre 
chaque  fois  qu'il  la  ressaisit  au  bout  de  son  pin- 


1  Quinze  jours  avant  de  descendre  au  tombeau,  Wiertz  me  disait 
qu'il  referait  aussi  le  Triomphe  du  Christ.  Aveugle  mort!  de  com- 
bien de  chefs-d'œuvre  ne  nous  as-tu  point  privés! 


N°  26 


LA    LUTT.E    HOMÉRIQUE 


Ce  tableau  ne  représente  pas  un  épisode  parti- 
culier des  livres  d'Homère;  le  peintre  a  voulu  con- 
centrer dans  cette  page  les  principaux  éléments  qui 
constituent  les  grandes  luttes  homériques. 

Une  bataille  furieuse  est  engagée  sur  différents 
points;  les  géants  de  l'Iliade  s'étreignent  dans  un 
combat  mortel  :  le  glaive  et  la  lance  sont  ronges  de 
sang  humain. 

Les  divinités  de  l'Olympe  mêlant  leurs  passions 
aux  passions  des  hommes,  prennent  fait  et  cause, 
qui  pour  les  Grecs,  qui  pour  les  Troyens. 

Le  groupe  principal  représente  deux  guerriers 
engagés  dans  un  combat,  à  mort. 

Le  premier,  en  portant  un  terrible  coup  de  lance 
qui  traverse  son  ennemi  de  part  en  part,  tombe  aç- 


—   231 


croupi;  le  second,  déjà  livide  des  approches  du 
trépas,  conserve  encore  assez  de  force  pour  mainte- 
nir son  ennemi  terrassé.  D'une  main,  il  le  saisit  à 
pleine  poignée  de  cheveux,  de  l'autre  il  dirige  la 
pointe  de  son  glaive  vers  le  cou  de  celui  qui  vient 
de  le  frapper  mortellement. 

C'est  alors  qu'interviennent  les  divinités  de 
l'Olympe,  Minerve  pour  les  Grecs ,  Vénus  pour  les 
Troyens.  -      K 

Minerve,  accourue  du  haut  de  l'Empyrée,  justifie 
par  son  geste  le  glaive  qui  va  frapper;  mais  Vénus, 
qui  a  vu  le  mouvement  de  sa  rivale,  s'élance  à  son 
tour  et  tente  d'arrêter  par  un  mouvement  plein  de 
grâce,  —  la  grâce  peut-elle  jamais  abandonner  la 
mère  des  amours!  —  le  geste,  impérieux  de  Mi- 
nerve. 

Un  détail  qui  met  dans  ce  groupe  un  élément  de 
variété  très  spirituel,  c'est  la  présence  de  l'Amour 
qui,  ayant  suivi  sa  mère  avec  l'espoir  d'assister  à 
une  tout  autre  fête,  se  trouve  vraiment  molesté 
dans  la  bagarre;  il  s'attache  en  pleurant  à  l'un  des 
pieds  de  Vénus,  et  fait  ce  qu'il  peut  pour  la  re- 
tenir. , 

La  partie  gauche  du  tableau  représente  un  char 
de  bataille  volant  en  éclats  à  la  suite  d'un  choc  ter- 
rible. L'automédon,  tordu,  écrasé,  apparaît  aux 
yeux  du  spectateur,  la  tèle  en  bas  et  les  pieds  en 
l'air  :  les  morceaux  du  timon  disposés"  en  croix  de 
saint  André,  semblent  devoir  presser  l'une  de  ses 
cuisses  comme  dans  des  tenailles.  Les  chevaux  ca- 


—   232   — 

brés  par  l'épouvante,  jettent  l'écume  et  le  sang  par 
la  bouche  et  les  naseaux.  Le  cheval  qui  apparaît  au 
premier  plan,  écrasé  sur  les  jarrets  de  derrière, 
dressé  dans  toute  la  longueur  de  sa  croupe,  nous 
offre  un  effet  d'une  puissance  extraordinaire.  Ce 
cheval  est  maintenu  par  un  écuyer  dont  on  voit  la 
tête  et  le  buste  placés  derrière  Vénus. 

Dans  le  fond  du  tableau,  à  droite,  le  peintre  a 
esquissé  une  lutte  homérique  d'un  autre  caractère  : 
un  guerrier  a  jeté  ses  armes  pour  s'emparer  d'un  ca- 
davre dont  il  se  sert  comme  d'une  massue  pour  frap- 
per ses  ennemis. 

Une  nuée  de  vautours  plane  au  dessus  de  la  ba- 
taille, attendant  impatiemment  l'heure  de  se  repaître 
sur  cette  large  jonchée  de  cadavres. 

Au  bas  du  tableau  on  remarque  une  tète  coupée, 
qui  semble  rouler  hors  du  cadre  pour  venir  tomber 
aux  pieds  du  visiteur  1. 

A  droite,  en  bas  et  au  second  plan,  un  vautour 
enfonce  ses  serres  dans  les  chairs  d'un  cadavre  et 
son  bec,  qui  pénètre  jusqu'au  fond  de  l'orbite,  ar- 
rache l'œil  dont  on  voit  le  globe  entier  entre  les 
mandibules  de  l'oiseau  de  proie. 

Deux  guerriers  sont  tombés  dans  l'altitude  qu'ils 
avaient  en  combattant.  Le  prix  du  combat  était  la 
possession  d'une  lance  qui  n'appartient  désormais 
qu'à  la  mort,  quoiqu'elle  soit  restée  dans  les  mains 
de  l'un  des  deux  soldats.   - 

1  Cette  tête  est  celle  de  l'assassin  Rosseel  exécuté  à  Bruxelles, 
en  1847. 


233    — 

A  gauche  et  au  premier  pian,  une  main  coupée 
tient  encore  un  tronçon  de  javelot;  deux  autres  mor- 
ceaux de  longueur  différente  et  placés  contre  le  pre- 
mier, indiquent  que  le  glaive  qui  frappait,  se  rap- 
prochait de  plus  en  plus  de  la  poignée,  jusqu'à 
l'instant  où  le  poignet  tombe  avec  le  dernier  tronçon 
de  l'arme. 

Voilà  les  éléments  de  cette  lutte  gigantesque  à  tra- 
vers laquelle  on  respire  le  grand  souffle  homérique. 

A  propos  de  ce  tableau,  nous  voulons  répondre 
une  fois  pour  toutes  à  ceux  qui  trouvent  étonnant 
que  Wiertz,  dans  la  composition  de  ses  ouvrages, 
crée  des  personnages  de  stature  extra-humaine. 

Lorsqu'on  demande  à  l'artiste  pourquoi  il  fait  des 
figures  de  vingt  à  trente  pieds,  il  répond  :  Pour- 
quoi d'autres  font-ils  des  figures  de  trois  pouces? 
Est-ce  que  par  hasard  les  dimensions  que  prend  le 
premier  seraient  moins  vraies  que  celles  adoptées 
par  les  autres?  Quelle  plaisanterie!  Dans  un  vaste 
local,  les  peintures  de  grandes  dimensions  rentre- 
ront dans  la  mesure  exacte  de  la  nature.  Quant  aux 
figures  de  trois  pouces,  placez-les  où  vous  voulez, 
elles  sont  et  resteront  éternellement  fausses.  —  On 
fait  une  objection  et  l'on  dit  :  A  une  grande  dis- 
tance la  nature  se  rapetisse,  pourquoi  ne  pas  peindre 
dans  les  conditions  de  la  nature?  —  Nous  répon- 
dons :  Oui,  mais  dans  le  lointain,  voit-on  la  nature 
avec  les  détails  que  l'on  est  habituéde prodiguer  clans 
les  petit  tableaux? 

(Peinture  mate.) 


Nu  n 


LES    CHOSES    DU    PRESENT    DEVANT    LLS    HOMMES 
DE    LAVENIR 


Quelles  sont  donc  les  mignonnes  curiosités  que 
ces  hommes  de  l'avenir  regardent  d'un  air  narquois 
et  avec  une  concentration  de  regard  qui  montre 
qu'il  s'agit  ici  de  toutes  petites  choses?  —  Quels 
objets  reposent  dans  la  puissante  main  du  géant? 
Sans  doute  quelque  merveilleux  jeu  d'osselets,  bon 
à  amuser  les  enfants,  —  un  bilboquet  en  ivoire 
sculpté  par  la  patience  chinoise,  —  quelque  fan- 
taisie d'autrefois  retrouvée  par  les  hommes  de 
l'avenir? 

Ce  ne  sont  ni  jeux  d'osselets  ni  bilboquets  d'ivoire 
qui  causent  l'hilarité  de  ces  personnages,  ces  objets 
d'amusement  leur  paraîtraient  sans  doute  très  sé- 
rieux à  côté  des  drôleries  qui  sont  là  devant  leurs 


—    235   — 

yeux.  — Qu'est-ce  que  cette  espèce  de  bourrelet  bon 
à  mettre  aux  enfants,  dont  la  marche  est  encore 
chancelante?  Ça?  c'est  une  couronne.  —  A  quoi 
servait-elle  autrefois?  —  Autrefois  celui  qui  avait 
l'honneur  insigne  de  se  couvrir  le  chef  avec  cette 
gênante  coiffure,  ramassait  aussi  ce  bâton  que  vous 
voyez-là,  à^oté/et  qu'on  appelle  un  sceptre;  alors 
il  était  armé\|k  la  toute-puissance  et  gouvernait  les 
hommes  comme  u^  berger  son  troupeau;  seule- 
ment, on  doit  le  dire,  ïl  les  menait  plus  souvent  à 
l'abattoir  qu'au  râtelier.  —  Allons  donc!  Tu  te 
moques  de  nous,  disent  des  lèvres  curieuses  qu'on 
voit  sourire  avec  un  air  de  doute,  sur  les  figures 
placées  au  fond  du  tableau.  —  Certes  point,  reprend 
l'homme  de  l'avenir  :  Voyez-vous  ceci?  ils  appe- 
laient cela  un  canon.  Ce  tube,  bourré  de  mitraille 
et  de  poudre,  partait  dès  qu'on  en  approchait  une 
étincelle  de  feu,  et  la  mitraille  allait  s'égayer  dans 
les  entrailles  d'êtres  humains  placés  bien  en  tas,  de 
manière  à  ce  que  pas  un  petit  morceau  de  fer  ou  de 
plomb  ne  pût  se  loger  ailleurs  que  dans  la  chair 
vive.  C'est  ainsi  que  les  porte-couronne  avaient 
l'habitude  de  poser  et  de  discuter  les  questions 
entre  eux. 

—  Tu  te  gausses,  l'ami  !  jamais  les  hommes  n'eus- 
sent été  assez  stupides... 

—  Ils  l'étaient!  Voyez-vous,  incrédules!  ces  mor- 
ceaux d'étoffes  attachés  à  des  hampes  de  bois,  do- 
rées ou  non?  —  Oui.  —  th!  bien,  des  imbéciles 
qui  n'avaient  pas  un  droit  vaillant,  pas  un  morceau 


236 


de  pain  assuré,  plus  près  tondus  que  des  moutons, 
mais  bien  dressés  aux  œuvres  de  la  stupidité,  se  fai- 
saient tuer  sans  broncher  pour  la  couleur  de  ce  mor- 
ceau d'étoffe.  Mieux  que  cela  !  voyez-vous  cette 
petite  étoile  de  métal  brillant.  C'est  moins  que  rien. 
Néanmoins  nos  pauvres  vieux  ancêtres,  qui  étaient 
de  grands  enfants,  appelaient  ça  une  croix  et,  pour 
avoir  ce  brimborion,  on  leur  faisait  traverser  le  feu 
et  l'eau,  on  les  lançait  des  régions  brûlées  par  le  so- 
leil jusqu'aux  confins  glacés  du  pôle.  Pour  avoir  ce 
brimborion,  des  hommes  ont  livré... 

—  Ami,  tu  calomnies  les  pauvres  vieux!  — Non, 
sur  l'humanité!  c'était  ainsi.  Vous  pouvez  voir  en- 
core les  débris  de  ces  monuments  qu'on  appelait  des 
arcs  de  triomphe,  et  qu'on  élevait  en  l'honneur  de 
ceux  qui  étaient  reconnus  comme  ayant  organisé  les 
plus  grands  cirques  dans  lesquels  les  hommes  se 
dévoraient  entre  eux. 

Voilà  ce  que  disaient  un  soir  dans  l'atelier  de 
Wiertz,  les  hommes  de  V avenir  devisant  des  choses 
de  notre  temps.  Nous  avons  traduit  leur  conversa- 
tion de  manière  à  ce  que,  s'ils  nous  lisaient  un  jour, 
ils  pussent  rendre  justice  à  l'impartialité  de  notre 
compte  rendu. 

—  Inutile  de  dire  que  nous  leur  laissons  toute  la 
responsabilité  de  leurs  opinions. 

La  composition  de  ce  tableau  est  des  plus  pitto- 
resques. —  Il  y  a  dans  l'expression  de  toutes  ces 
tètes,  une  verve  hardie  et  une  puissance  de  satire 
incroyable. 


237   — 


Le  spectateur  peut  voir  encore  par  l'éclat  et  l'har- 
monie de  cette  œuvre,  tout  ce  que  l'on  peut  réaliser 
avec  le  procédé  de  peinture  mate! 

(Peinture  mate.) 


20. 


N*  28 


LE    SUICIDE 


C'est  une  scène  bien  sombre  que  celle  que  nous 
avons  là  devant  les  yeux.  —  Les  trois  personnages 
de  ce  tableau  forment  la  base  de  tous  les  grands 
drames  de  l'humanité  :  un  homme  auquel  la  vie 
pèse,  que  le  septicisme  dévore  et  qui  se  tue;  puis, 
deux  êtres  symboliques,  le. Bien  et  le  Mal,  le  Satan 
et  l'Ange. 

Dans  les  dernières  heures  d'une  vie  épuisée  par 
les  passions,  ce  suicidé  a  voulu  se  reprendre  à  quelque 
croyance  soit  humaine,  soit  céleste.  11  a  lu,  il  a  mé- 
dité sur  l'âme  immortelle...  Mais  sentant  de  plus  en 
plus  l'ennui  monter  comme  une  marée  dans  son 
esprit  plein  de  fièvre,  il  a  écrit  rapidement  sur  une 
feuille  de  papier  :  77  n'y  a  pas  de  Dieu.  Tout  ce  qui 
existe  est  matière.  ; —  Alors  une  détonation  s'est  fait 


—   259   — 

entendre,  et  des  débris  de  crâne  et  de  cervelle,  en 
sautant  dans  l'air,  sont  venus  rejaillir  contre  le  mur. 
—  La  bougie  s'éteint,  — la  chaise  roule, —  l'homme 
tombe...  Satan,  la  main  droite  armée  d'un  second 
pistolet,  dans  le  cas  où  le  premier  eût  manqué,  re- 
garde d'un  œil  sombre  et  farouche  ce  cadavre  qui 
roule  dansTéternité. 

L'ange,  pleurant  l'âme  à  jamais  perdue  du  suicidé, 
remonte  à  tire-d\iles  vers  les  sphères  étoilées  où 
l'on  peut  oublier  les  misères  de  la  terre. 

Dans  ce  tableau,  comme  dans  tous  ceux  du  pein- 
tre, l'invention  frappe  tout  d'abord.  L'idée  de  l'ange 
qui  prie,  pleure  et  s'envole,  est  aussi  remarquable 
que  l'attitude  de  Satan,  si  terrible  dans  son  calme. 

Les  reliefs  de  ce  tableau  sont  énergiques,  puis- 
sants ;  nous  engageons  les  visiteurs  à  porter  leur 
attention  sur  le  dessin  et  le  modelé  des  personnages 
qui  composent  l'œuvre. 

Un  coloris  sombre,  à  la  manière  de  Van  Dyck, 
est  tout  à  fait  en  harmonie  avec  la  conception  du 
sujet. 


N°  29 


LE    SOMMEIL    DU    CONCIERGE 


Dans  quel  champ  de  pavots  sest-il  endormi  ce 
bienheureux  concierge?  comme  il  ronfle!  ne  l'en- 
tendez-vous  point?  Il  dort  à  double  tour,  les  poings 
fermés;  il  dort,  et  son  sommeil  est  profond  comme 
la  mer. 

Il  n'y  a  guère  qu'une  bonne  conscience  fortifiée 
par  une  bonne  santé,  qui  puisse  produire  ce  som- 
meil calme,  paisible,  bienfaisant.  Point  d'autres 
raisons,  point  d'autres  causes  pour  expliquer  ce  su- 
perbe repos. 

Heureux  portier!  La  porte  d'ivoire  s'est  ouverte 
à  deux  battants  pour  le  laisser  entrer  dans  le  pays 
chatoyant  des  rêves  !  Point  de  recette  pour  un  pareil 
sommeil...  Mais,  quel  est  donc  ce  papier  qui  s'étale 
devant  lui  et  qu'il  lisait  sans  doute  avant  de  s'en- 


241    — 


dormir?  —  Voyons  de  plus  près...  L'Etoile  belge. 
—  Ah!  naïf,  triple  naïf  que  j'étais!  moi  qui  cher- 
chais, à  grand  renfort  de  métaphysique  et  d'hygiène 
à  donner  l'explication  de  ce  sommeil  envié,  —  je 
n'étais  qu'un  sot.  —  L'Etoile  belge/  Voilà  la  cause, 
la  vraie  cause  "/déterminante  de  ce  mirifique  som- 
meil. Bienheureux  journal,  panacée  contre  toutes  les 
insomnies;  ce  n. "est  point  vingt  mille,  mais  cent 
mille  abonnés  que  tu  devrais  coucher  sur  tes  re- 
gistres. 

Ce  n'est  pas  toi  qui  verseras  jamais,  par  la  main 
de  l'ennui,  le  sommeil  goutte  à  goutte;  non!  péné- 
tré du  devoir  social  que  tu  remplis,  tu  assommes  ton 
homme  dès  les  premières  lignes.  Certains  journaux 
bercent  lentement  leurs  abonnés  jusqu'à  fermeture 
des  paupières,  toi,  tu  prends  le  premier  venu  de  tes 
articles  par  le  manche  et  tu  le  laisses  retomber  sur 
la  nuque  de  ton  lecteur.  —  Ce  coup  de  merlin  suffit 
pour  le  plonger  incontinent  dans  un  sommeil  sem- 
blable à  celui  de  ce  brave  portier. 

Comme  on  le  voit,  ce  trompe-l'œil,  si  bien  étudié 
au  point  de  vue  de  la  reproduction  du  type  Pipelet, 
renferme  en  même  temps,  à  l'adresse  de  certains 
journaux,  une  petite  pointe  de  satire  trempée  dans 
une  solution  d'ironie. 

(Peinture  mate.) 


N< 


BRUNE    ET    BLONDE 


Derrière  cette  morbidezza  enivrante,  derrière 
l'attitude  allanguie  de  cette  piquante  brune,  quelle 
chaleur  charnelle  on  devine!  Sous  ces  formes,  d'une 
rondeur  charmante,  comme  on  sent  frémir  le 
muscle!  L'œil  velouté,  et  quelque  peu  lascif,  suit 
dans  la  rue  les  pas  de  quelque  beau  cavalier.  Tandis 
que  la  blonde  plus  timide,  vient  poser  son  regard  bleu 
au  dessus  de  l'épaule  de  sa  compagne,  afin  d'aperce- 
voir à  son  tour  l'objet  d'une  si  tendre  attention. 

Ces  deux  natures  si  diverses,  l'une,  faite  de  lait, 
de  roses  et  de  miel,  l'autre,  de  roses,  de  chair  et  de 
flammes,  produisent  un  contraste  pittpresque  qui 
augmente  encore  leur  beauté  respective. 

Nous  appelons  surtout  l'attention  du  spectateur, 
sur  le  modelé  de  la  poitrine  et  des  bras. 


—    243    — 

Wiertz,  en  composant  ce  tableau,  s'est  encore 
avancé  d'un  pas  dans  ce  que  l'on  peut  appeler  le 
vrai  réalisme.  Voici  le  but  qu'il  s'est  proposé  :  — 
au  lieu  d'encadrer  ses  portraits  dans  un  cadre  doré, 
plus  ou  moins  luxueux,  il  voulait  que  le  cadre  se 
confondît  entièrement  avec  la  paroi  du  mur  contre 
laquelle  il  serait  fixé.  Comme  on  peut  le  voir,  c'est 
ce  qu'il  a  tenïé^avecvàuccès  dans  le  tableau  de  Brune 
et  Blonde;  ne  jugerait-on  pas,  en  effet,  que  la  jeune 
fille  qui  se  trouve  sur  l'avant-plan  accoudée  sur  le 
rebord  de  sa  fenêtre,  a  une  partie  de  son  corps  de 
l'autre  côté  du  mur  ou  de  la  porte? 

Le  peintre  a  fait,  dans  cette  manière,  des  por- 
traits de  fantaisie  qui  entraînent  une  illusion  com- 
plète. 


N°  31 


LA    JEUNE    FILLE    AU    BOUTON    DE    ROSE 


Le  passant,  auquel  cette  belle  beauté  offre  son 
bouton  de  rose,  est  un  heureux  passant. 

Le  procédé  est  bien  hardi...  pourtant,  sous  cette 
chaude  carnation,  on  sent  battre  un  cœur  virginal. 
Elle  n'hésite  pas  dans  son  audace,  la  jeune  fille, 
mais  voyez  comme  elle  rougit!  et  comme  ce  coloris, 
d'une  émotion  prise  sur  le  fait,  a  permis  au  peintre 
de  faire  valoir  le  ton  de  ses  chairs,  de  les  doser  et 
de  les  faire,  pour  ainsi  dire  rutiler  sous  son  pin- 
ceau. 

Une  petite  tète  curieuse,  à  demi  restée  dans 
l'ombre, est  bien  complice  de  l'équipée;  pourtant  elle 
n'ose  se  montrer;  à  peine  risque-t-elle  un  œil  dans 
le  vide  de  la  rue. 


—   245  — 

Nous  trouvons  crime  très  grande  richesse  le  mo- 
delé et  le  fini  de  ces  deux  dernières  peintures. 

Nous  mentionnons,  en  outre,  le  raccourci  du  bras 
de  la  Jeune  Fille  à  la  rose,  comme  étant  tout  à  fait 
réussi. 


V 


si 


N°  32 


ON  SE  RETROUVE  AU  CIEL    CARTON  PEINT  A  L  HUILE 


L'invention  du  sujet  est  d'une  poésie  si  jeune,  si 
fraîche,  si  ravissante,  qu'on  la  croirait  éclose  pen- 
dant le  doux  rêve  d'une  nuit  de  printemps. 

La  scène  se  passe  dans  les  cieux.  Le  groupe  prin- 
cipal du  tableau  représente  une  mère  et  son  enfant. 
Voici  la  légende  :  une  mère  étant  encore  de  ce  monde 
avait  perdu  un  petit  enfant  qu'elle  adorait...  —  A 
son  tour  la  pauvre  femme  vient  à  mourir  de  douleur, 
et,  emportée  dans  les  cieux,  rejoint  le  fils  qu'elle  a 
tant  pleuré  sur  la  terre.  —  Émue,  attendrie,  enivrée 
de  bonheur,  elle  verse  des  larmes,  mais  des  larmes 
de  joie  cette  fois  sur  le  front  de  son  cher  petit,  collé 
contre  son  sein.  Un  mouvement  ravissant  que  fait  la 
mère  nous  montre  son  étonnement  et  son  extase.  — 
«  Oh!  qu'a  donc  mon  bel  enfant?  »  se  demande- 


—   247    — 

t-elle,en  relevant  du  bout  des  doigts  de  sa  main  droite 
une  des  ailes  du  chérubin.  —  Puis  elle  reprend  à 
travers  ses  larmes  et  avec  un  sourire  qui  est  plus 
dans  son  cœur  que  sur  ses  lèvres  :  «  C'est  que  mon 
fils  est  un  ange  maintenant!  » 

Dans  le  coin  à  droite  une  jeune  fille  arrive  con- 
duite par  un  esprit  gardien.  La  couronne  des  vierges 
et  le  voile  Blanc  sont  placés  sur  son  front.  A  la  voir 
ainsi  s'avancer  pn  la  croirait  bercée  par  une  harmo- 
nie mystérieuse  et  divine.  Devant  elle  un  groupe  se 
presse  comme  pour  l'attendre  au  passage.  Une  main 
voudrait  s'avancer  vers  la  vierge  qui  s'approche  : 
c'est  celle  de  la  mère  qui  l'attend  déjà  depuis  long- 
temps; mais  le  père  veut  savourer  davantage  la  sur- 
prise et  la  joie  de  son  enfant,  il  met  le  doigt  sur  ses 
lèvres  en  murmurant  aux  oreilles  de  sa  femme  : 
«  Attends  ,  et  voyons  si  notre  fille  nous  recon- 
naîtra. » 

Dans  le  coin  à  droite  de  ce  tableau ,  qui  est  un 
petit  monde,  un  jeune  homme,  brisé  dans  la  fleur  de 
l'âge,  arrive  le  bâton  à  la  main  et  la  gourde  sur 
l'épaule.  Ses  vieux  parents  sont  là  qui  l'attendent. 
Le  père  baise  son  fils  sur  les  lèvres,  et  la  vieille  mère 
saisie  d'un  ravissement  sans  nom,  approche  ses 
doigts  tremblants,  —  on  les  voit  trembler,  —  du 
visage  de  son  enfant  pour  le  doucement  caresser. 

Au  dessus  de  ce  groupe,  un  petit  enfant,  un  petit 
ange  arrive,  en  pressant  son  vol,  du  plus  haut  des 
cieux,  pour  rejoindre  sa  mère  qui  lui  vient  de  la 
terre. 


—  248   — 

Le  peintre  a  terminé  son  poème  pictural  par  une 
de  ces  belles  inspirations  qui  abondent  dans  son  cer- 
veau fécond.  Il  a  peint,  courant  à  la  partie  supé- 
rieure de  son  tableau ,  les  tuyaux  d'un  immense 
jeu  d'orgue  qui  accompagne  la  voix  des  phalanges 
innombrables  de  séraphins,  et  la  musique  que  font 
entendre  les  sphères  roulant  harmonieusement  dans 
l'immensité  de  l'espace. 

Tout,  dans  ce  tableau,  déborde  d'invention  et  de 
poésie. 

Le  dessin  et  le  modelé  sont  conformes  aux  grandes 
traditions  de  l'école  de  Raphaël. 

Cette  composition  prouve  abondamment  que  le 
peintre  peut  traiter  les  passions  douces,  tranquilles, 
attendries,  aussi  bien  que  les  passions  ardentes, 
fougueuses,  terribles. 

Le  dessin  de  la  tète  de  la  mère  est  d'un  caractère 
de  beauté  ineffable. 

Les  masses  de  lumière  et  d'ombre  sont  disposées 
de  manière  à  donner  à  ce  ravissant  tableau  un  cachet 
de  délicieuse  harmonie  ,. 

1  Quinze  jours  avant  de  mourir  Wiertz  m'avait  dit  :  «  il  arrive  que 
«  dans  ma  ville  natale,  à  Dinant,  on  demande  à  avoir  de  mes  la- 
«  bleaux.Ceux  qui  existent  sont  inférieurs  à  ce  que  je  puis  faire;  je 
«  veux  envoyer  à  mes  compatriotes  une  œuvre  qui  soit  digne  d'eux 
«  et  de  moi  même.  —  Je  dois  aussi  ce  souvenir  à  mon  père,  à  ma 
«  mère  qui  sont  enterrés  à  Dinant.  » 

Le  samedi  il  traça  ses  premières  lignes.;  le  lendemain,  dimanche 
il  s'alita.  Le  dimanche  suivant,  à  dix  heures  du  soir,  il  expirait. 


N°  33 


LE    SOMMEIL    DE    LA    VIERGE    l    (  CARTON  ) 


Dans  l'air  du  soir  pas  un  souffle  qui  passe.  La 
lune  lointaine  montre  son  disque  aux  confins  de  l'ho- 
rizon. Un  calme  inénarrable  respire  dans  toute  cette 
scène. 

La  Vierge  est  endormie,  assise  sur  un  bloc  de 
pierre;  sa  tête  légèrement  penchée  repose  dans  sa 
main  droite;  sa  main  gauche  soutient  la  main  de 
son  petit  enfant  endormi  avant  elle  et  qui  reste  lové 
dans  le  giron  de  sa  mère  comme  l'oiseau  dans  son 
nid.  Douceur,  pureté,  simplicité,  grâce,  voilà  ce  que 
respirent  l'attitude  et  les  traits  de  la  Vierge  et  du 
Christ  enfant. 


1Wierlz  se  proposait  do  reproduire  ce  tableau  au  moyen  de  la 
couleur  à  l'huile.  Il  en  a  fait  tirer,  du  reste,  de  fort  belles  "épreuves 
photographiques. 

21. 


250  — 


Au  dessus  de  ce  groupe  endormi,  un  beau  séra- 
phin fait  entendre  une  musique  sacrée  en  agitant 
doucement  les  cordes  de  sa  harpe  d'or,  dont  la 
branche  supérieure  porte  une  étoile  pour  diamant. 

Le  peintre,  afin  de  mieux  rendre  encore  le  calme 
immuable  de  cette  scène,  a  peint  dans  le  coin,  à 
gauche  du  tableau,  un  arbre  frêle,  élancé,  gracieux, 
ne  portant  qu'un  tout  petit  panache  de  feuilles,  afin 
de  montrer  ainsi  que  le  zéphir,  même  en  passant  à 
travers  le  feuillage,  respecterait  le  sommeil  de  la 
mère  et  de  l'enfant. 

Tout  ce  que  nous  avons  dit  au  point  de  vue  des 
précieuses  qualités  de  :  On  se  retrouve  au  ciel,  pour- 
rait être  reproduit  ici. 

La  tête  de  la  Vierge  est  pleine  de  noblesse  et  de 
distinction.  —  La  grâce,  le  style  et  la  beauté  se  re- 
trouvent partout  dans  l'œuvre. 


N°  34 


INSAT1ABILITÉ    HUMAINE 


Tout  le  monde  connaît  le  conte  si  original  et  si 
plaisant  des  trois  souhaits. 

Deux  bons  vieux  bûcherons,  le  mari  et  la  femme 
sont  assis  au  coin  de  leur  feu.  Ils  devisent  entre  eux 
de  la  dureté  des  temps  présents;  —  vraiment  leur 
vieillesse  est  bien  accablée  par  les  privations.  — 
Quand  on  est  pauvre,  on  a  peu  d'amis;  personne  ne 
viendra  donc  à  leur  secours.  «  Ah  !  si  c'était  encore 
comme  au  temps  des  bonnes  fées,  dit  la  vieille 
femme  avec  un  soupir,  nous  pourrions  peut-être 
espérer  quelque  soulagement  à  nos  misères.   » 

A  peine  la  vieille  avait  parlé,  qu'une  voix,  dont 
le  son  ressemblait  à  une  douce  musique,  se  fait  en- 
tendre auprès  d'elle.  «  Tu  m'as  invoquée,  me  voici  ; 
forme  trois  souhaits  et  je  les  exaucerai  !  »  Voilà  ce 
que  disait  la  voix. 


—  252 


Les  deux  vieillards  tout  ébahis,  virent  alors  une 
puissante  fée  qui  étendait  au  dessus  de  leur  tète  son 
sceptre  protecteur. 

•  Ils  remercièrent  avec  une  respectueuse  effusion 
leur  mystérieuse  protectrice,  puis,  ils  s'enfermèrent 
chacun  de  leur  côté  dans  une  profonde  méditation; 
afin  de  pouvoir  bien  arrêter  dans  leur  esprit,  les 
trois  choses  que  la  bonne  fée  avait  promis  de  leur 
accorder. 

Tout  à  coup,  la  vieille  qui  avait  voyagé  si  loin,  si 
loin  dans  le  pays  des  chimères  qu'elle  en  avait  gagné 
une  grande  faim,  dit  à  son  mari  :  «  Un  boudin  dans 
la  poêle  me  ferait  grand  plaisir.  »  Miracle!  à  peine 
avait-elle  parlé,  qu'un  magnifique  saucisson  tombe 
en  pleine  poêle.  —  Misère  de  nous,  s'écrie  le  vieux 
bûcheron,  voilà  déjà  un  souhait  de  payé.  Maudite 
femme  et  maudit  boudin  !  tiens,  je  voudrais  pour  te 
punir  que  lu  l'aies  au  bout  du  nez!  »  Crac!  à  peine 
avait-il  dit,  que  le  saucisson  se  balançait  au  bout  du 
nez  de  la  vieille  qui  se  mit  à  pousser  des  cris  d'effroi 
en  se  voyant  ainsi  décorée.  La  pauvre  vieille  louche 
terriblement  afin  de  voir  l'origine  de  son  mal,  le 
vieux  bûcheron  met  ses  lunettes  sur  son  nez  pour 
mieux  distinguer,  s'il  est  possible,  les  racines  de 
cette  trompe  d'un  nouveau  genre;  enfin,  pour  com- 
pléter le  tableau,  un  chat  par  V odeur  alléché  tente 
d'attraper  du  bout  de  sa  griffe  le  saucisson  de  mal- 
heur. 

Que  faire  maintenant?  il  ne  reste  plus  qu'un  sou- 
hait à  former,  et  la  bûcheronne  se  débat  toujours 


253  — 


avec  son  supplément  nasal  ?  Hélas  !  il  fallut  faire 
contre  fortune  bon  cœur,  et  demander,  pour  der- 
nière faveur,  que  la  cause  de  tous  ces  ennuis  dis- 
parût de  l'endroit  où  elle  avait  fait  si  intempestive- 
ment  élection  de  domicile. 

Ce  sujet  égaie  grandement  la  galerie  et  permet  à 
l'esprit  du  spectateur  de  se  détendre  un  peu  de  l'exa- 
men des  autres  tableaux. 

On  reprochait  à  Wiertz  de  se  complaire  dans  la 
reproduction  de  scènes  tristes  ou  effrayantes.  Le 
peintre,  tenant  compte  du  reproche,  entra  dans  son 
atelier  et  improvisa  en  quelques  jours,  une  suite  de 
petits  tableaux  dont  les  sujets  gracieux  ou  riants  ré- 
pondent suffisamment  à  ses  critiques. 

Le  coloris  de  ce  tableau  est  éclatant,  vigoureux  ; 
les  personnages  sont  savamment  groupés. 

{Peinture  mate) 


PLUS  PHILOSOPHIQUE  QU  ON  NE  PENSE 


Cet  amour  qui  s'enfuit  à  tire-d'ailes,  en  jetant  un 
regard  sournois  sur  ce  couple  qui  s'embrasse,  me  pa- 
raît avoir  fait  quelque  mauvais  coup...  Son  arc  est 
détendu,  et  nous  ne  serions  pas  étonné  qu'il  ait  dé- 
pensé, il  n'y  a  qu'un  instant,  la  meilleure  flèche  de 
son  carquois. 

Oui,  il  est  plus  philosophique  qu'on  ne  pense  au 
premier  abord,  le  baiser  que  ce  berger  donne  à  sa 
bergère,  —  Le  monde  est  une  chaîne  de  destruc- 
tions :  le  navire  sur  la  mer  sombre  et  l'équipage  est 
englouti;  les  bataillons  armés  s'entre-choquent  et  se 
détruisent;  la  peste  fauche  les  hommes  comme  le 
faucheur  les  épis  de  blé.  —  Cent  mille  manières  de 
sortir  de  la  vie,  une  seule  d'y  entrer!  —  Aimez- 
vous  ,   embrassez-vous ,  embrassez-vous   encore , 


—  255  — 

jeunes  et  beaux  bergers.  —  Le  ciel  est  pur,  l'om- 
brage est  frais,  les  moutons  paissent  tranquillement 
au  loin;  embrassez-vous  toujours!  votre  œuvre  est 
plus  philosophique  qu'on  ne  pense. 

Cette  scène  se  passe  dans  le  plus  riant  et  le  plus 
suave  paysage  qu'il  soit  possible  de  rêver. 

Les  contrastas*  dans  les  différents  tons  des  chairs 
donnent  à  toutes  les  parties  de  ce  tableau  un  relief 
très  remarquable. 

Le  dessin  du  corps  de  la  jeune  fille  est  d'une  grâce 
charmante. 

Il  a  fallu  une  grande  hardiesse  pour  peindre  les 
trois  personnages  de  ce  tableau,  sur  un  fond  de  ciel 
semblable  à  celui  qu'a  choisi  le  peintre. 

Ce  petit  cadre  est  un  des  plus  brillants  de  tout 
l'atelier. 

[Peinture  mate.) 


N^ 


UNE    EMBUSCADE 


Elles  s'en  vont  ainsi,  seulettes,  les  innocentes  jeunes 
filles,  cueillir  la  rose  ou  courir  après  les  papillons. 
Elles  ignorent  encore,  tant  leur  âge  est  naïf!  que  les 
papillons  sont  bien  volages  et  que  les  roses  ont  des 
épines  parfois  bien  cruelles... 

Une  jeune  moissonneuse  de  fleurs,  fraîche  comme 
les  roses  qui  l'entourent,  est  occupée  a  se  composer 
un  bouquet. 

Derrière  le  rosier,  et  sans  craindre  les  ronces  qui 
froissent  sa  chair,  le  traître  amour  est  embusqué, 
vilainement  embusqué.  Son  regard  attentif  et  sour- 
nois suit  tous  les  mouvements  de  la  jeune  fille; — -on 
dirait  d'un  petit  chat  qui  guette  une  souris.  Le 
trait,  tout  imprégné  de  ce  méchant  poison  si  doux, 
est  dirigé  vers  le  cœur  de  la  pauvrette.  Qu'attend-il 


257   

donc,  le  perfide  amour  avant  de  lancer  sa  flèche?  Il 
veut  dissimuler  la  blessure  qu'il  médite  ;  le  coup 
partira  lorsque  la  jeune  fille  rencontrera  une  épine 
sous  sa  main;  les  deux  piqûres  se  confondront,  et 
celle  de  l'amour  sera  d'autant  plus  dangereuse  que 
la  belle  fille  s'en  doutera  moins. 

Gonsolez-vous,  pauvrette,  si  vous  avez  toujours 
des  pétales  de  rpses  pourétancher  le  sang  que  l'épine 
fait  couler.    ^ 

Ici  le  peintre  n'a  pas  seulement  composé  et  exécuté 
un  délicieu^  petit  sujet,  il  a  encore  fait  un  tableau 
de  fleurs. 

C'est  une  nouvelle  démonstration  qui  prouve  que, 
pour  les  fleurs  comme  pour  les  chairs, le  procédé  de 
peinture  mate  est  une  merveilleuse  invention. Serait- 
il  possible  de  trouver  plus  de  brillant,  plus  d'éclat 
que  dans  ces  roses  épanouies?  Nous  ne  le  croyons 
pas. 

La  figure  de  l'Amour, son  attitude,  l'ensemble  du 
tableau,  sont  d'un  caractère  indescriptible. 

Nous  appellerons  encore  l'attention  du  visiteur  sur 
les  tons  si  fins  du  ciel  et  du  paysage. 

[Peinture  mate.) 


22 


N°  37 


DE    LA    CHAIR    A    CANON    AU    XIXe    SIÈCLE 


Derrière  un  vieux  rempart,  un  groupe  de  bam- 
bins s'est  formé  pour  se  livrer  à  ses  récréations  habi- 
tuelles. 

Ces  petits  bons  hommes,  qui  ont  déjà  toutes  les 
cruelles  et  sottes  passions  de  leurs  pères,  se  plaisent 
aussi  à  jouer  au  soldat.  Donc,  ces  jeunes  polissons 
se  sont  précipités  sur  le  plus  faible  d'entre  eux,  — 
toujours  comme  leurs  pères,  —  ils  l'ont  entouré  de 
liens,  comme  on  fait  des  prisonniers,  et  tous  le  frap- 
pent à  qui  mieux  mieux.  Jeux  d'enfants  qui  prélu- 
dent aux  plus  féroces  passions  des  hommes. 

A  gauche  du  groupe  principal, un  petit  enfant, un 
petit  poussin,  tout  rose  encore  de  la  fraîcheur  de 
son  écaille  d'hier,  est  à  cheval  sur  un  vieux  canon 
qui  dort  tranquillement  dans  l'herbe. 


—  259  — > 

L'instinct  de  destraction  est  tellement  imprimé 
profondémentdansles  entrailles  de  l'espèce  humaine, 
que  ce  tout  petit  tout  petit,  veut  déjà  s'élancer  sur 
la  trace  de  ses  aînés.  Une  petite  fille  retient, en  pleu- 
rant, ce  mioche  qui  tente  de  lui  échapper  pour  courir 
à  la  bataille. 

Nous  retrouvons  ici,  en  miniature,  tous  les  élé- 
ments du  dr'ajne^de  l'humanité;  la  lutte  et  la  violence 
qui  piaillent  aujourd'hui  et  qui  rugiront,  lorsque  ces 
enfants  seront  des  hommes;  les  larmes  de  cette  fil- 
lette qui  pleure  seront  essuyées  dans  une  heure,  mais 
plus  tard,  quand  elle  sera  la  mère,  elle  versera  des 
larmes  de  sang  qui  ne  pourront  point  se  sécher 
«  parce  que  ses  fils  ne  seront  plus.  »  —  Et  toi, 
vieux  canon, qui  sait  si  un  jour, relevé  de  l'abandon 
dans  lequel  tu  es  tombé,  tu  ne  vomiras  point  des 
grêles  de  mitraille  contre  ces  enfants  devenus  des 
hommes? 

«  Chair  d'amour  dont  on  fait  de  la  chair  à  canon  *.  » 

L'invention,  la  composition,  la  couleur  sont  ici 
portées  à  une  hauteur  digne  du  talent  du  peintre, 
et,  nous  ne  craignons  pas  de  le  dire, des  plus  grands 
maîtres. 

1  Ch.  Potvin. 


N°  38 


NYMPHES    ET    SATYRES 


Groupées  au  bord  d'une  claire  fontaine,  quatre 
belles  jeunes  filles,  de  types  tout  à  fait  divers,  mais 
toutes  quatre  belles  et  ravissantes,  hésitent  à  des- 
cendre dans  l'eau. 

Un  vigoureux  satyre,  plongé  dans  l'onde  jusqu'à 
la  ceinture,  sollicite  les  jeunes  femmes  d'un  regard 
passionné  et  essaie  même  d'attirer  à  lui  la  plus  rap- 
prochée du  bord  en  tirant  le  vêtement  dans  lequel  elle 
est  enveloppée.  Elle  résiste...  faiblement.  L'Amour, 
caché  derrière  le  satyre,  pousse  ce  dernier  comme 
pour  l'exciter  à  tenter  de  nouveaux  efforts.  —  Une 
jeune  femme,  déjà  tombée  à  l'eau,  tend  la  main  à 
ses  compagnes  en  les  engageant  à  venir  la  re- 
joindre. 

Pendant  ce  temps,  un  vieux  satyre  qui  n'est  plus 


261    — 


bon  qu'à  faire  de  la  musique,  s'amuse  à  souffler  dans 
les  tuyaux  de  la  flûle  de  Pan.  Un  autre  personnage 
mythologique  relégué  dans  le  fond  du  tableau,  con- 
sidère la  scène  qui  se  déroule  sous  ses  yeux. 

Nous  trouvons  dans  ce  petit  tableau  que  le  peintre 
appelle  une  esquisse,  des  qualités  de  couleur  et  de 
composition  remarquables. 


N°  39 


EN    FAMILLE 


Aux  confins  de  l'horizon  le  disque  du  soleil,  à 
moitié  dévoré,  va  bientôt  disparaître. 

Nous  sommes  arrivés  à  cette  heure  rose  qui  pré- 
cède le  crépuscule. 

Les  derniers  rayons  du  jour  ondoient,  palpitent 
et  caressent  toutes  choses. 

L'heure  des  rudes  labeurs  est  passée.  —  Au  seuil 
de  la  maison  la  famille  s'est  réunie.  —  Elle  se  re- 
pose de  ses  fatigues,  dans  un  embrassement  d'une 
tendresse  infinie. 

Le  groupe  dans  lequel  trois  générations  sont  en- 
trelacées, nous  paraît  être  l'expression  de  ce  que  l'on 
a  pu  rêver  de  plus  doux  et  de  plus  profondément 
humain;  on  dirait  d'une  grappe  vivante!  Avec 
quelle  habileté  consommée  le  peintre  enserre  dans 


—   263    — 

les  bras  du  jeune  époux,  la  femme,  le  vieux  père  et 
l'enfant!  La  jeune  épouse  repose  sur  le  cœur  de  son 
mari,  avec  un  calme,  une  sérénité  impossibles  à  dé- 
crire. Que  le  monde  s'écroule...  elle  conservera  une 
confiance  inébranlable,  tant  qu'elle  pourra  reposer 
sa  tête  sur  cette  chaude  et  ferme  poitrine.  La  jeune 
sœur  se  relie  au  groupe  en  s'attachant  aux  épaules 
de  son  frère.  Elte  ne  se  sent  point  jalouse  de  ne  pas 
être  comprise  dans  le  large  embrassement  de  son 
aîné.  Déjà  sonv  instinct  de  femme  lui  a  révélé 
la  différence  qui  existe  dans  le  cœur  de  l'homme 
entre  l'épouse  et  la  sœur...  Et  toutes  ces  âmes  vi- 
brent à  l'unisson,  et  tous  les  regards  attendris  se 
reposent  sur  un  groupe  de  quatre  petits  enfants 
beaux  comme  les  plus  beaux  amours,  dansant  leur 
ronde  aux  rayons  du  soleil  couchant. 

Le  modèle  de  tous  ces  petits  torses  vaut  celui  du 
tableau  intitulé  :  De  la  Chair  à  canon. 

Des  fruits  sont  répandus  aux  pieds  de  l'heureuse 
famille.  Abondance,  joies,  tendresses,  amour,  féli- 
cité! C'en  est  trop  pour  la  pauvre  humanité.  Aussi 
la  discorde  rugit  et  jure  de  réduire  tous  ces  bon- 
heurs en  poussière.  Au  moment  où  elle  se  précipite, 
horrible,  sur  la  ravissante  idylle  que  nous  venons 
de  décrire,  Minerve  s'élance  le  glaive  au  poing,  le 
bouclier  an  bras,  repousse  la  Discorde  et  sauve  pour 
jamais  la  tranquillité  de  cette  famille  bénie. 

De  tous  ces  cœurs  en  liesse,  le  plus  épanoui,  ce- 
lui qui  déborde  le  mieux,  bat  assurément  dans  la 
poitrine  de  cette  vieille  mère,  restée  dans  l'intérieur 


—    264    — 

de  la  maison,  appuyée  sur  le  rebord  de  la  porte, 
ayant  les  deux  groupes  sous  les  yeux,  et  portant  sur 
sa  figure  tous  les  caractères  d'une  adoration  sans 
réserve  ! 

Outre  la  grande  variété  des  types  qui  entrent 
dans  la  composition  de  ce  tableau,  on  y  rencontre 
encore  une  extrême  richesse  de  détails  et  un  grand 
éclat  dans  les  fonds. 


AMOUR    ET    FIDÉLITÉ 


Le  temple  de  l'hyménée  s'aperçoit  dans  le  loin- 
tain. Le  feu  sacré  de  l'hymen  brûle  sur  l'autel,  au 
milieu  des  parfums.  Les  époux,  ivres  d'amour,  sont 
enlacés  dans  les  bras  l'un  de  l'autre. . .  —  Mais  quels 
sont  donc  ces  petits  bandits  qui  tirent  à  droite,  qui 
tirent  à  gauche,  comme  de  petits  démons  qu'ils 
sont?  Leur  nom,  demandez-vous?  —  Eh!  vous  les 
connaissez  bien;  ne  vous  ont-ils  point  dévalisés 
déjà?  Ils  s'appellent  les  amours,  et  leur  origine  se 
perd  dans  la  nuit  des  temps.  —  D'aucuns  affirment 
qu'ils  sont  les  contemporains  du  Père  éternel.  Bref, 
un  groupe  de  ces  petits  misérables ,  tire  vigoureu- 
sement l'épouse,  et  veut  coûte  que  coûte,  l'entraîner 
dans  la  voie  fleurie  de  l'inconstance.  C'est  alors  que 
du  giron  de  la  femme,  s'élance,  en  montrant  ses 
dents  blanches,  le  chien,  symbole  de  la  fidélité. 


Ce  n'est  pas  tout  :  pendant  qu'un  autre  groupe 
d'enfants  de...  Vénus,  monte  à  1 l'assaut  du  mari,  le 
génie  de  l'hyménée  s'élance  comme  un  trait,  et,  la 
torche  de  l'hymen  en  avant,  balaie  toute  la  cohue  de 
ces  petits  pendards. 

Est-ce  tout?  Point. Une  nuée  de  nouveaux  amours 
se  précipite  du  haut  des  airs,  et  profite  de  l'absence 
du  génie  protecteur,  pour  verser  de  pleines  outres 
d'eau  sur  l'autel  où  brûle  le  feu  sacré. 

Comment  tout  cela  finira-t-il?...  Les  époux  sont 
pleins  de  tendresse  l'un  pour  l'autre,  —  c'est  vrai, 
—  mais  ces  petits  polissons  sont  bien  entrepre- 
nants. 

Wiertz  se  réservait  d'exécuter  en  grand  ces  six 
petits  tableaux.  Cefui-ci  se  distingue  plus  particuliè- 
rement par  le  déploiement  d'un  esprit  infini  dans  la 
composition,  et  par  une  puissance  peu  commune 
dans  l'emploi  du  clair-obscur. 


N°  41 


LE    SOMMEIL    DU    PREMIER    NÉ 


Qui  de  nous  n'a  rêvé  ce  doux  rêve  enchanteur? 
Qui  donc  n'a~  pas  souvenance  d'avoir  respiré  une 
fois,  fût-ce  même  en  songe,  les  larges  nappes  d'air 
pur  qui  circulait  autour  de  ces  grands  arbres  sécu- 
laires, en  pressant  sur  son  cœur  une  épouse  adorée, 
en  regardant  tous  deux  le  bel  enfant  qui  dort? 

Ceux  qui  l'ont  fait,  ce  rêve,  vont  ici  le  retrouver 
tout  entier,  embelli,  agrandi.  Les  déshérités  du  sen- 
timent, ceux  dont  le  cœur  ne  s'est  pas  ouvert  à  ces 
pénétrantes  aspirations,  seront  peut-être  frappés 
d'une  révélation  subite,  en  voyant  ce  tableau.  Les 
cœurs  les  plus  durs,  ainsi  que  les  rochers,  ont  par- 
fois une  source  vive  cachée  dans  leurs  profondeurs 
intimes... 

La  lumière,  magistralement  distribuée  à  travers 


—  268  — 

ce  tableau,  semble  faire  jaillir  le  groupe  humain  des 
masses  d'ombre  représentées  par  les  arbres  du  fond. 
Ce  que  nous  remarquons  surtout  ici,  outre  l'ex- 
pression juste  et  le  sentiment  profond,  c'est  la  gran- 
deur des  lignes  à  travers  lesquelles  se  jouent  de 
beaux  lointains  dorés. 


N°  42 


HUMANITÉ,    EN    AVANT  ! 


Adieu  les  fils!  adieu  les  époux!  adieu  les  frères! 
—  L'Humanité  commande  :  en  avant! 

Poète,  te  voici  déjà  accordant  ton  luth.  Ces  yeux', 
perdus  dans  le  vague  des  airs,  y  cherchent  la  belle 
Inspiration  dont  la  chevelure  est  faite  de  rayons  et 
la  ceinture,  de  flammes.  En  avant!  A  la  frontière, 
soldat.  Sers  la  liberté,,  sers  le  droit,  sers  la  justice  et 
que  tes  armes  soient  fatales  aux  tyrans  ! 

Dans  ce  tableau,  ma  vive  sympathie  est  pour  le 
robuste  ouvrier  qui  s'en  va  le  râteau  et  la  faux  sur 
l'épaule.  Lui,  c'est  le  paysan,  Y  homme  du  pays,  la 
moelle  des  nations,  le  cœur  de  l'humanité.  Lui,  re- 
viendra au  nid  paternel.  L'hiver  venu,  il  reprendra 
sa  place  au  milieu  des  vieux,  dont  il  soutiendra  et 
consolera  la  vieillesse.  La  mère  le  sait  bien  ;  elle 

23 


270 


aime  tous  ses  enfants,  mais  celui-ci  est  plus  près  de 
son  cœur.  Aussi,  voyez  avec  quel  attendrissement  la 
pauvre  femme  lui  serre  les  mains!... 

L'Humanité  s'élance  à  travers  les  airs;  son  appel 
retentit  comme  le  son  du  clairon.  —  Le  père  de 
famille  implore  la  protection  du  destin  pour  ses  fils 
bien-aimés,:  ils  partent,  ils  sont  partis... 

C'est  surtout  cette  toile  si  largement  esquissée, 
que  Wiertz  voulait  "reproduire  en  grand. 

L'opposition  entre  Hçs  deux  mouvements,  l'un  en 
avant,  l'autre  en  arrière,  avec  prédominance  mar- 
quée pour  la  marche  en  avant,  produit  un  grand 
effet  pittoresque. 


N°  43 


LA    RONDE    AU    CLAIR    DE    LUNE 


Aux  pays  d'Orient,  les  fêtes  se  donnent  souvent 
dans  les  cimetières  que  Ton  nomme  encore  :  les  jar- 
dins de  la  mort. 

Les  anciens,  dont  la  cendre  repose  au  fond  des 
mausolées,  peuvent  ainsi,  à  travers  lès  générations 
qui  se  succèdent,  prendre  leur  part  des  joies  de  leurs 
enfants. 

Cette  pensée  charmante  de  faire  participer  les 
pauvres  morts  aux  réjouissances  des  vivants,  le 
peintre  l'a  réalisée  en  disposant  dans  les  branches 
du  grand  arbre  qui  domine  le  tombeau,  les  ombres 
entrelacées  des  vieux  parents,  revenus  pour  une 
heure,  des  pays  d'outre-tombe. 

Les  tout  petits  enfants  sont  lancés  dans  une  ronde 
folle;  leurs  muscles,  si  parfaitement  dessinés,  sont 


—    272 


frémissants  et  pantelants.  A  la  droite  du  spectateur, 
des  bergers  enfantins  font  la  musique  de  toutes  ces 
danses.  Un  peu  plus  bas,  une  tète  de  mort  ramène 
la  pensée  de  dissolution  des  formes  et  d'anéantisse- 
ment de  la  personnalité.  A  côté,  un  baiser  qui  rap- 
pelle la  création. 

Et  dans  tous  ces  lointains,  aux  mystérieuses  om- 
bres, on  voit  s'agiter  des  groupes,  aux  attitudes  les 
plus  diverses;  uae  mère  qui  allaite  son  enfant,  des 
assemblées  où  l'on  cause,  et,  dans  le  fond,  un  couple 
qui  s'éloigne  et  se  perd  dans  les  replis  de  la  mon- 
tagne. 

Dérober  à  la  lune  sa  lumière  réfléchie,  la  tamiser, 
la  dispenser  avec  une  science  infinie,  à  travers  les 
horizons  flottants  qui  entrent  dans  la  composition 
de  ce  tableau,  réussir  d'une  manière  complète, 
c'était  un  tour  deïorce  que  Wierlz  pouvait  tenter, 
mais  que  beaucoup  feront  bien  de  ne  pas  imiter. 


N°  44 


MORT    POUR    LA    PATRIE 


Le  flanc  largement  ouvert  d'un  coup  de  glaive, 
couché  expirant  sur  le  sol  sacré  de  la  patrie,  Otriade, 
le  jeune  guerrier  lacédemonien  ,  trempant  son 
doigt  aux  lèvres  sanglantes  de  sa  blessure,  écrivait 
sur  la  pierre  gisante  à  son  côté  :  «  Je  meurs!  mais 
Sparte  a  vaincu!  » 

Dans  celte  fougueuse  peinture,  on  voit  une  mère 
qui  s'est  élancée  vers  son  fils,  au  moment  où  il  tom- 
bait enveloppé  dans  les  plis  de  son  drapeau. 

Après  les  premières  larmes  versées  sur  le  corps 
de  son  noble  enfant,  la  mère  s'oublie  et  la  citoyenne 
reparait.  Dans  une  exaltation  sublime,  elle  lance  ses 
bras  vers  le  ciel  auquel  elle  crie  :  Merci!  merci! 
d'avoir  fait  tomber  mon  fils  en  combattant  pour 
la  patrie  ! 

23. 


—   274    — 

Et  pendant  ce  temps,  sur  les  remparts  de  la  cité, 
la  bataille  continue,  échevelée,  rugissante.  Le  mou- 
vement, dans  cette  toile  est  formidable,  aussi  for- 
midable peut-être  que  dans  le  combat  des  amazones, 
de  Rubens. 

Les  grandes  lignes  représentées,  d'une  part,  par 
le  corps  du  guerrier  mourant,  serrant  contre  sa  poi- 
trine le  drapeau  sur  lequel  est  inscrit  le  mot:pATRu; 
de  l'autre,  par  la  longue  tunique  flottante  et  les  bras 
levés  de  cette  mère,  tout  à  la  fois  si  misérable  et  si 
glorieuse,  produisent  un  effet  magique,  encore  for- 
tifié par  ce  torrent  vivant  des  soldats  qui  repoussent 
l'assaut. 

Ainsi,  dans  ce  poème  en  six  chants,  Wiertz  a  pris 
l'enfant  au  berceau  et  l'a  conduit  à  travers  les  étapes 
de  la  vie,  jusqu'au  jour  où  il  donne  tout  son  sang  à 
son  idole,  la  Liberté! 


N°  45 


LE    TRIOMPHE    DU    CHRIST 


Nous  l'avouons  en  toute  sincérité  :  nous  nous  sen- 
tons impuissant  à  traduire  ici  les  impressions  que 
cette  grandiose  peinture  nous  fait  éprouver. 

Nous  nous  contenterons  donc  de  donner  l'analyse 
de  l'œuvre,  telle  que  nous  l'avons  comprise;  ensuite, 
nous  trouverons  facilement,  dans  les  comptes  rendus 
de  l'année  1848,  une  plume  mieux  exercée  que  la 
nôtre,  pour  satisfaire  aux  exigences  que  le  public  a 
le  droit  d'avoir,  lorsqu'il  s'agit  de  la  description  d'un 
pareil  tableau. 

Le  sacrifice  du  calvaire  avait  racheté  l'homme  de 
ses  fautes,  de  ses  crimes;  le  mai  était  vaincu... 
Néanmoins  les  légions  infernales  veulent  tenter  de 
nouvelles  batailles.  Satan,  fier,  superbe  et  splendide 
de  beauté,  malgré  les  traces  dont  la  foudre  céleste 


—   276   

sillonna  jadis  son  front,  commande  les  sombres 
cohortes. 

Au  plus  fort  de  la  bataille,  lorsque  les  armées 
célestes  fondent  en  bataillons  serrés  sur  leurs  noirs 
ennemis,  le  grand  crucifié  se  dresse  au  sein  de  nim- 
bes lumineux,  les  bras  cloués  sur  la  croix  du  Cal- 
vaire, la  tète  penchée  sur  sa  poitrine  comme  à  l'ins- 
tant du  dernier  soupir,  le  côté  entr'ouvert  par  cette 
plaie  béante  d'où  s'échappent  encore  quelques  gouttes 
de  ce  généreux  sang,  rosée  féconde,  tombée  sur  la 
terre  pour  régénérer  le  genre  humain. 

Devant  la  grandeur  sereine  de  l'immortelle  vic- 
time, Satan,  que  rien  n'a  pu  fléchir,  ni  la  foudre 
céleste,  ni  le  glaive  de  feu  des  archanges,  Satan  se 
courbe  terrifié.  Son  bras  gauche  voile  à  demi  sa  face 
éblouie  par  les  splendeurs  qui  rayonnent  de  la  tète 
du  Christ;  ses  longues  ailes  se  dressent  frémissantes; 
il  va  reprendre  son  vol  vers  les  régions  désespérées. 
À  gauche,  un  maudit  ferme  ses  yeux  brûlés  par  la 
lumière  divine  et,  dans  un  accès  de  rage  impuis- 
sante, il  enfonce  profondément  ses  doigts  dans  sa 
poitrine.  —  C'est  un  jeu  du  hasard,  sans  doute, 
mais  nous  avons  été  frappé  de  la  ressemblance  qu'il 
y  a  entre  les  traits  de  ce  réprouvé  et  ceux  du  pre- 
mier Bonaparte.  A  la  droite  de  Satan,  un  démon 
terrassé  traîne  déjà  son  pied  dans  la  lave  infernale 
qui  le  suit  comme  une  traînée  de  feu. 

La  situation  de  ce  groupe  central  est  d'un  drama- 
tique inouï.  Au  dessus,  c'est  le  Christ  en  croix  qui 
écrase  les  dénions  de  torrents  de  lumière;  au  des- 


—    277 


sous,  ce  sont  des  océans  de  flammes  qui  semblent 
ricaner  de  joie  chaque  fois  qu'un  maudit  plonge  dans 
leurs  ondes  de  soufre;  au  devant,  c'est  un  ange, 
miracle  de  peinture,  qui  passe  en  sifflant  comme  une 
flèche  vivante  et  vient  frapper  de  son  épée  flam- 
boyante le  groupe  des  vaincus.  —  Il  nous  paraît 
impossible  de  dramatiser  d'une  façon  plus  intense 
une  composition  picturale. 

A  droite  et  en  haut  du  tableau,  on  admire  un 
céleste  combattant  qui,  les  mains  pleines  de  foudres, 
appelle  les  saintes  phalanges  à  la  lutte.  Un  autre,  les 
ailes  serrées  contre  les  épaules  et  les  flancs,  fond,  à 
la  manière  des  oiseaux  de  proie,  au  plus  épais  de  la 
mêlée. 

Les  archanges  les  plus  rapprochés  de  la  croix 
triomphale  du  Christ,  chantent  l'hosannah  de  la 
rédemption. 

La  partie  gauche  du  tableau  est  remplie  par  un 
groupe  dispose  dans  un  arrangement  d'une  épou- 
vantable audace.  L'archange  Michel  plonge  son  invin- 
cible lance  dans  un  groupe  de  damnés  qui  hurlent 
bien  plus  des  désespoirs  de  la  défaite,  que  de  la  dou- 
leur produite  par  les  blessures  du  fer.  Au  plus  haut 
de  cette  glorieuse  page  et  dominant  le  groupe  dont 
nous  venons  de  parler,  un  esprit,  tout  fulgurant 
d'audace,  s'élance  les  bras  tendus,  tandis  que  ses 
mains  laissent  pleuvoir  la  foudre  sur  la  tète  des 
damnés.  Cet  ange  semble  doué  d'une  telle  puissance 
qu'on  croirait  qu'il  va  pulvériser  un  monde.  Le  ser- 
pent vaincu  replonge  dans  la  fournaise  ardente,  en 


278   

laissant  échapper  cette  funeste  pomme,  principe  de 
tant  de  luttes  et  de  tant  de  misères. 

La  tête  du  Christ  est  la  plus  haute  et  la  plus  noble 
expression  de  la  figure  humaine  divinisée  par  la  souf- 
france. Quelle  mansuétude  et  quel  caractère  d'inef- 
fable pardon  il  y  a  dans  cette  attitude  penchée  vers 
le  groupe  infernal  '  ! 

La  conception  de  ce  divin  visage  appartient  tout 
entière  à  Wiertz  ;  son  pinceau  s'est  inspiré  de  son 
génie,  sans  aucune  préoccupation  étrangère. 

L'expression  de  «  sublime  !  »  a  été  souvent  em- 
ployée pour  caractériser  l'ange  exterminateur  à  la 
draperie  rouge  qui,  dans  la  pose,  le  jet  de  la  tunique 
et  le  doigt  tendu  de  la  main  gauche,  ressemble  à  une 
flèche  lancée  dans  l'espace. 

En  ce  qui  touche  le  grand  vaincu,  voici  comment 
il  était  étudié  dans  son  double  caractère  physique  et 
moral,  par  le  critique  du  Moniteur  belge  le  10  sep- 
tembre 1848  : 

«  Satan  est  vaincu.  Jeté  sur  un  faisceau  d'autres 
anges  compagnons  de  sa  chute,  groupe  encore  sus- 
pendu au  dessus  du  lac  de  soufre,  Satan,  le  corps 
affaissé,  les  membres  gisants,  voile  d'un  bras  dé- 
sarmé sa  face  orgueilleuse  et  superbe;  les  rayons  du 
Dieu  vivant  tombent  droit  sur  lui  et  éclairent,  au 
milieu  des  ténèbres,  ce  corps  admirable  de  souplesse, 
de  force,  de  grâce  et  de  virilité.  Relevée  sur  ses  ailes 

1  Une  heure  après  la  mort  de  Wiertz,  alors  que  ses  traits  avaient 
eu  le  temps  de  reprendre  leur  sérénité,  je  fus  frappé  de  la  ressem- 
blance de  son  visage  avec  celui  de  son  Christ. 


—   279  — 

encore  déployées,  sa  longue  chevelure  flotte  au  ha- 
sard; ses  traits  réguliers  et  beaux,  moelleux  comme 
ceux  d'une  femme ,  portent  l'empreinte  du  courage 
vaincu,  mais  d'une  fierté  indomptable.  Aucun  pli  de 
colère,  aucun  sillon  de  désespoir  n'y  a  laissé  sa  trace 
et  ne  souplle  l'héroïque  beauté  de  l'archange;  il  est 
impassible  et  calme  comme  l'éternité;  il  y  a  pourtant 
de  la  douleur  dans  ce  visage,  mais  il  ne  se  repent 
point;  son  regard  seul  dénote  qu'il  se  reconnaît 
vaincu.  Un  des  chefs  de  ces  hordes  bannies;  un 
autre  ange  déchu,  soutient  du  dos  le  corps  de  Satan  ; 
déjà  plus  près  de  l'abîme,  il  se  vautre  dans  ces  flots 
ténébreux,  et  en  fait  jaillir  une  traînée  embrasée, 
tandis  que  de  l'autre  côté,  le  corps  renversé,  la  tête 
en  arrière,  les  yeux  fermés  d'où  s'échappent  des 
larmes,  un  esprit  révolté  mais  repentant,  dans  l'en- 
fer, présente  son  visage  aux  rayons  du  Sauveur.  Sa 
douleur  est  muette,  résignée,  il  veut  concentrer  et 
son  désespoir  et  son  repentir,  mais  son  geste  dément 
le  calme  de  ses  traits,  et  sa  poitrine  s'ouvre  sous  la 
pression  de  ses  ongles  sanglants.  » 

Un  poète  que  la  mort  vient  de  frapper  il  y  a 
quelques  années,  M.  E.  Wacken,  après  avoir  ad- 
miré le  Triomphe  du  Christ,  écrivit  les  vers  suivants 
sur  le  registre  de  l'atelier  : 

«  A  ANTOINE  WIERTZ 

«  Je  vois  sur  cette  loile  où  ton  rêve  s'anime, 
«  L'image  de  ta  vie  et  de  tes  longs  combats. 
«  Tu  soutiens,  pour  monter  sur  un  faîte  sublime, 
«  Des  luttes  de  géants  qui  ne  te  lassent  pas. 


—  280   — 

«  Satan,  pour  t'entraîner  avec  lui  dans  l'abîme 
«  Où  tout  un  monde  impur  s'écroule  avec  fracas, 
«  Le  front  tourné  vers  toi  comme  vers  sa  victime, 
«  Te  promet  du  regard  les  trésors  d'ici  bas. 

«  Mais  un  ange  vainqueur  s'élance  dans  l'espace; 
«  Sa  route,  c'est  la  gloire,  et  tout  fuit  lorsqu'il  passe 
«  En  balayant  les  airs  de  son  glaive  de  feu. 

«  Le  vol  de  cet  archange  est  le  vol  du  génie  : 
«  Rien  ne  l'arrêtera  dans  sa  course  infinie, 
«  Car  il  est  emporté  par  le  souffle  de  Dieu.  » 


N«  46 


'M 


LE    SOUFFLET    DUNE    DAME    BELGE 


Hourrah!  le  feu  est  aux  quatre  coins  de  la  ville! 
Les  soudards  sont  maîtres  de  la  place.  Partout  des 
cris,  des  lamentations.  Le  coffre-fort  est  forcé,  la 
couche  est  forcée;  —  tout  ce  qui  constitue  le  droit 
et  la  sainteté  du  foyer,  —  anéanti  ! 

Une  femme  surprise  dans  son  lit  par  un  soldat 
ivre  de  .sang  et  de  luxure,  s'est  échappée  jusque  sur 
le  balcon  de  sa  demeure.  C'est  là  que  nous  la  voyons 
dans  ce  tableau,  c'est  là  que  le  troupier  la  rejoint, 
la  saisit  à  bras  le  corps,  la  déchire,  jusqu'à  ce  que 
son  vêtement  de  nuit  ne  tienne  plus  que  par  quelques 
fibres  :  la  pauvre  femme  va  être  terrassée...  Heu- 
reusement qu'en  s'échappant  de  son  lit,  elle  a  pu 
mettre  la  main  sur  une  arme,  et,  de  cette  arme  elle 
sait  se  servir.  —  Au  moment  où  le  soudard  va  com- 

24 


—   282  — 

mettre  son  attentat,  une  explosion  se  fait  entendre 
et  le  crâne  du  héros  saute  en  l'air  avec  son  épaisse 
cervelle. 

Ce  tableau  a  été  terminé  en  six  heures. 

La  pensée  est  des  plus  hardies,  l'exécution  auda- 
cieuse et  faciIe,J'expression  saisissante  et  vraie. 

La  tète  de  la  femme  est  admirable  de  terreur, 
d'indignation,  décolère;  le  geste  du  bras  qui  tient  le 
pistolet  est  d'une  remarquable  vigueur. 

Au  second  plan,  on  voit  la  ville  incendiée;  des 
flammes  dardent  jusque  sur  le  balcon  où  la  scène  se 
passe. 

Ce  sujet  a  été  composé  par  le  peintre  dans  le  but 
de  prouver  qu'il  serait  bon,  pour  résister  à  de  pa- 
reils attentats  toujours  possibles,  que  les  femmes 
fussent  un  peu  exercées  au  maniement  des  armes. — 
Quand  l'homme  se  bat  au  loin  pour  son  droit  et  sa 
liberté,  il  est  urgent  que  la  femme  puisse  au  moins 
tenter  de  défendre  son  foyer. 

Wiertz  a  donné  l'idée  d'établir  un  tir  spécial  pour 
les  dames,  en  promettant  de  faire  le  portrait  de  l'hé- 
roïne victorieuse  au  concours. 

(Peinture  mate.) 


N°  47 


LA    CIVILISATION    AU   XIXe  SIÈCLE 


Toute  civilisation  sera  précaire,  tant  que  les  ar- 
mées permanentes  existeront. 

L'armée  permanente  est  une  institution  barbare, 
opposée  à  tout  développement  harmonique  de  l'hu- 
manité. Avec  les  armées  permanentes,  il  ne  peut  y 
avoir  ni  liberté,  ni  dignité  pour  les  peuples. 

Les  armées  permanentes  sont  l'éternelle  menace 
qui  insulte  au  bon  sens  et  à  la  vertu  des  sociétés. 

L'armée  permanente,  c'est  la  tyrannie  crucifiant 
les  nations,  c'est  la  corruption  entraînant  après  elle 
toutes  les  immondices  de  l'oisiveté  :  —  aux  régi- 
ments de  soldats  il  faut  des  régiments  de  filles. 
Meurtre  et  prostitution,  voilà  les  aînés  de  l'armée 
permanente. 

Lorsque  l'armée  s'amuse,  elle  est  dissolvante  des 


—   284   — 

mœurs;  lorsqu'elle  se  rue  dans  la  bataille  aux  com- 
mandements de  la  mort,  l'horreur  déborde  sur  la 
terre. 

Voyez-les,  ces  soldats  représentés  dans  le  tableau 
de  Wiertz,  comme  ils  poursuivent  cette  pauvre 
femme  qui  fuit,  emportant  un  enfant  posé  contre 
son  cœur,  et  tenant  à  la  main  une  boîte  renfermant 
quelques  pauvres  bijoux.  Elle  enjambe  la  fenêtre, 
elle  va  s'élancer  dans  la  rue...  une  minute  encore  et 
elle  est  sauvée!..  Mais  la  voici  qu'elle  laisse  tomber 
le  coffret,  convoitise  des  bandits,  et  de  tous  ses  tré- 
sors ne  garde  que  son  enfant.  L'emportcra-t-elle,  au 
moins?  Hélas!  il  est  trop  tard.  La  soldatesque  en 
délire  l'ajuste  comme  une  cible;  elle  tombe,  le  dos 
et  la  poitrine  troués  de  balles. 

La  crainte,  l'angoisse,  l'effarement,  la  douleur 
sont  gravés  sur  les  traits  de  cette  pauvre  créature. 
—  A  côté  d'elle,  les  briques  du  mur  qui  fait  rebord 
à  la  fenêtre,  sont  mordues  par  les  coups  de  feu. 

Ce  tableau,  outre  le  grand  éclat,  qui  est  l'âme  du 
procédé  découvert  par  le  peintre,  est  encore  extrê- 
mement remarquable  par  la  hardiesse  de  ses  rac- 
courcis et  la  vérité  dans  l'expression  des  figures. 


UNE    SCÈNE    DE    i/ENFER 


Cette  toile,  fulgurante  d'audace,  enchaîne  devant 
elle  la  foule  frémissante  et  terrifiée.  C'est  une  lu- 
gubre scène  puisée  dans  l'histoire  de  tous  ces  héros 
tauriques  dont  je  ne  sais  quel  instinct  brutal  a  fait 
les  demi-dieux  de  tous  les  siècles.  Il  est  là,  le  con- 
quérant, les  bras  croisés,  les  regards  plongés  dans 
l'infini  du  désespoir,  l'éternelle  flamme  l'environne 
et  1e  mord,  il  ne  sent  point  ces  morsures!  Ce  qui 
écrase  le  maudit,  ce  qui  terrifie  ce  front  de  bronze, 
que  la  main  blême  de  la  peur  n'effleura  jamais,  c'est 
une  trombe  de  malédictions  qui  fond  sur  lui  rugis- 
sante, échevelée;  c'est  l'humanité  éventrée,  ramas- 
sant ses  lambeaux  de  chair,  tendant  la  coupe  san- 
glante à  ses  veines  ouvertes  et  hurlant  aux  oreilles 
du  héros  effaré  :  «  Bois  ce  sang,  maudit  !  C'est  celui 

24. 


de  mon  fils  que  ta  gloire  a  tué.  Dévore  ce  lambeau, 
ogre  féroce,  c'est  un  tronçon  de  mon  époux  écrasé 
sous  ton  char  de  victoire...  » 

Cette  page  de  peinture  est  la  plus  mordante  sa- 
tire que  Ton  puisse  déverser  sur  la  tauromachie 
guerrière.-  Il  appartenait  à  l'homme,  dont  le  pinceau 
a  produit  ce  sombre  chef-d'œuvre  intitulé  :  Trois 
Minutes  d'une  tête^  coupée,  et  qui  est  un  énergique 
plaidoyer  contre  la  peine  de  mort,  il  lui  appartenait, 
dis-je,  de  marquer  d'un  fer  rouge  l'épaule  des  Cé- 
sars, triomphant  sur  des  montagnes  de  cadavres. 

La  tête  de  Bonaparte  est  un  trait  de  génie.  Je 
ne  sache  pas  qu'on  ait  jamais  poussé  plus  loin  le 
sentiment  de  l'expression  vraie. 

La  gamme  de  toutes  les  passions  humaines  vibre 
à  travers  ces  diverses  figures.  Tout  y  est,  depuis  la 
tendresse  éplorée  de  la  vierge,  jusqu'aux  grince- 
ments de  dents  de  la  jeune  épouse  qui  lance  un 
tronçon  de  cadavre  aux  lèvres  du  maudit. 

Je  le  répète  :  ce  tableau  produit  un  formidable 
effet  sur  ceux  qui  l'examinent. 


No  49     ^  ^ 


LES    PARTIS    JUGES    PAR    LE    CHRIST 


C'est  bien  encore  le  Christ  des  Évangiles  que  re- 
présente ce  tableau  de  Wiertz,  mais  ce  n'est  point  le 
hardi  flagellateur,  dont  la  main  armée  du  fouet  aux 
sept  lanières,  chassait  du  temple  les  vendeurs  sacri- 
lèges; non  plus  celui  qui,  sentant  brûler  sur  ses 
lèvres  les  charbons  ardents  dont  parlent  les  pro- 
phètes, criait,  l'âme  pantelante  d'indignation,  aux 
scribes  et  aux  pharisiens  :  «  Race  de  serpents!  race 
«  de  vipères!  vous  n'êtes  que  des  cercueils  blan- 
«  chis!  »  —  Non  :  le  Christ  qui  est  là  sous  nos 
yeux,  c'est  l'homme  aux  attendrissements  doux  et 
profonds.  Il  ne  lutte  plus;  il  pleure  :  «  Mon  père, 
éloignez  de  mes  yeux  ce  calice  d'où  déborde  l'amer- 
tume. »  Des  larmes  sillonnent  sa  face  navrée;  sa 
main  voile  son  regard,  et  son  geste  repousse  une 


—    288   — 

horrible  vision  qui  le  terrifie,  lui,  le  victorieux  de  la 
mort!  Ah!  c'est  qu'aussi,  il  faut  le  dire,  Wiertz  a 
jeté  dans  le  fond  de  son  tableau  une  scène  à  remuer 
l'àme  des  dieux.  La  triple  couronne  de  Saint-Pierre, 
le  bandeau  royal,  et  le  bonnet  phrygien  caracté- 
risent là  trois  symboles  qui  s'élreignent  dans  un 
duel  sans  Merci.  Jésus  de  Nazareth  avait  dit: 
«  Fraternité  aux  hommes  et  paix  sur  la  terre.  »  — 
Tiens!  répond  l'individu  royal,  en  plongeant  son 
glaive  dans  la  gorge  du  prolétaire,  qui  lui  arrache 
sa  couronne  et  lui  ploie  le  front  dans  la  poussière. 
—  «  Si  l'on  vous  a  frappé  sur  la  joue  droite,  tendez 
«  la  joue  gauche  et  ne  murmurez  point,  »  disait  le 
.Christ  trop  miséricordieux.  —  Maudit!  s'écrie  le 
pape!  oses-tu  porter  une  main  sacrilège  sur  ma  face 
sacrée.  Et,  à  coups  redoublés,  avec  de  grands  gestes 
de  forgeron,  il  martèle  sans  répit  le  crâne  de  celui 
que  son  maître  lui  avait  enseigné  à  chérir  comme 
un  frère!  Ce  n'est  pas  tout...  ironie  dû  destin,  san- 
glante leçon  !  Avec  quelle  arme  frappe-t-il  celui  qui 
s'assied  sous  les  voûtes  du  Vatican,  d'où  il  prétend 
commander  à  la  terre?  Le  devineriez-vous?  —  Avec 
la  croix  du  calvaire.  Et  le  Christ  pleurant  sur  la 
haine  et  la  rage  des  hommes,  voit  son  image  cruci- 
fiée servir  de  massue  homicide,  aux  mains  de 
l'homme  dont  les  lèvres  ne  devraient  jamais  laisser 
échapper  que  les  mots  :  paix,  concorde,  clémence! 


N°  50 


£6 


LES    PARTIS    SELON    LE    CHRIST 


Rédemption!  crie  cet  homme  du  peuple,  au  torse 
puissant,  au  geste  inspiré.  Rédemption  et  frater- 
lernité!  Et  d'une  main,  il  secoue  ses  fers  brisés,  tan- 
dis que  de  l'autre,  il  presse  sur  sa  poitrine  élargie 
par  le  souffle  de  la  victoire,  ses  ennemis  de  trente 
siècles.  II  pourrait  les  écraser;  il  les  embrasse.  — 
Avec  quelle  tiédeur  le  roi  et  le  pape  répondent  à  la 
chaude  étreinte  de  ce  généreux  citoyen!  Je  ne  sais 
pas  au  juste  ce  que  le  pape  demande  au  ciel,  vers 
lequel  il  lève  les  yeux,  mais  il  est  facile  de  lire  dans 
le  regard  de  ce  monarque  au  manteau  de  pourpre, 
la  nature  des  pensées  qui  s'agitent  dans  son  sein. 
Oh!  s'il  avait  encore  sa  bonne  armée,  comme  il  se 
débarrasserait  de  ce  maudit  prolétaire!  Ce  n'est  pas 
avec  lui  qu'il  le  ferait  fraterniser,  mais  bien  avec  la 
potence. 


290  — 


Actuellement,  il  faut  en  prendre  son  parti,  hélas! 
Il  ne  faut  même  pas  avoir  l'air  de  rechigner,  car  le 
gaillard  qui  les  embrasse,  n'aurait  qu'à  serrer  un 
peu  plus  fort  pour  les  étouffer. 

Dans  le  coin,  à  droite,  la  flamme  et  la  fumée 
s'élancent  d'un  bûcher,  sur  lequel  ont  été  déposés, 
pour  y  être  réduits  en  cendres,  les  attributs  orgueil- 
leux des  différents  partis.  —  II  n'y  a  plus  qu'un 
parti,  désormais  :  celui  de  l'humanité;  —  qu'un 
symbole  :  le  travail.  —  Disparaissent  donc  à  jamais 
tiare,  couronne  et  bonnet  phrygien. 

Cette  toile  est  si  brillante  de  couleur,  que  nous 
avons  vu  placer  auprès  d'elle  des  esquisses  faites 
d'après  des  tableaux  des  grands  maîtres  italiens  et 
flamands,  et  que  ces  esquisses,  dans  ce  dangereux 
voisinage,  tombaient  tout  à  fait  dans  le  terne.  — 
Du  reste,  il  serait  facile  aux  peintres  actuels  d'en 
faire  l'expérience. 


N°  51 


PAUVRES    ORPHELINS  ! 


Derrière  ces  planches  de  bois  blanc,  clouées  en 
forme  de  cercueil,  quel  cadavre  est  donc  renfermé? 
De  ces  pauvres  désolés,  est-ce  le  père,  est-ce  la 
mère  que  Ton  va  tantôt  porter  au  cimetière?  Je  ne 
sais,  mais  j'affirmerais  volontiers  que  c'est  la  mère. 
Il  y  a  dans  la  douleur  de  ces  enfants  une  expansion 
qui  vient  du  fond  des  entrailles,  et  la  mère,  plus  que 
le  père,  nous  tient  par  les  entrailles. 

Au  milieu  de  ces  déchirements,  les  deux  hommes 
qui  emportent  le  cercueil  sont  navrés  de  la  détresse 
des  petits.  La  tête  du  vieillard  est  belle,  vraie,  atten- 
drie; quant  au  charpentier,  qui  porte  dans  la  poche 
de  son  pantalon  les  instruments  avec  lesquels  il 
vient  de  clouer  la  bière  ,  on  dirait  qu'une  sueur 
d'angoisse  perle  sur  sa  figure. 


—   292  — 

Le  frère  et  la  sœur,  qui  enfoncent  leurs  ongles 
dans  le  bois  pour  s'y  accrocher  et  empêcher  ainsi  la 
sortie  de  la  pauvre  morte,  sont  taillés  en  pleine  ac- 
tion, en  pleine  vérité. 

Dans  le  fond  du  tableau,  une  jeune  fille,  à  la- 
quelle son  âge  un  peu  plus  avancé  que  celui  des 
autres  petits  a  déjà  fait  connaître  la  résignation, 
pleure  toutes  les  larmes  de  son  cœur  et  semble  crier 
miséricorde  au  destin.  —  L'aînée  des  enfants,  se 
sentant  défaillir,  rentre  dans  la  chaumière,  tandis 
que  la  plus  petite,  qui  n'a  rien  compris  ni  à  la  ma- 
ladie ni  à  la  mort  de  la  défunte,  sent  comme  une 
crainte  et  une  tristesse  instinctives  l'envelopper.  On 
vient  de  lui  prendre  sa  mère;  elle  n'en  a  pas  con- 
science. Pourtant  une  voix  d'au  dedans  lui  dit  qu'on 
a  volé  quelque  chose  à  la  maison  et  que  l'on  pour- 
rait bien  lui  voler  sa  poupée.  Aussi,  voyez  comme 
elle  la  serre  dans  son  tablier... 

Ce  tableau  a  été  fait  très  rapidement,  afin  de  pou- 
voir être  exposé  dans  le  musée  le  jour  où  l'on  y 
donna  un  concert  au  profit  d'une  pauvre  veuve, 
mère  de  plusieurs  enfants,  dont  le  mari  avait  été 
écrasé  sous  les  décombres  d'une  maison  en  construc- 
tion, écroulée  depuis  peu.  —  Le  peintre  avait  écrit 
au  bas  de  son  œuvre  : 

Appel  à  la  bienfaisance 

Ceux-là  qui  estiment  et  recherchent  le  vrai  réa- 
lisme, trouveront  dans  cette  toile  de  quoi  satisfaire 


—  293   — 

leurs  plus  grandes  exigences.  Ici,  le  sentiment  du 
réel  est  dépouillé  de  tout  artifice.  —  Au  fond  du 
cercueil,  on  a  placé  un  lit  de  paille,  —  c'est  moins 
froid,  —  ce  détail  se  devine  d'un  coup  d'œil,  en 
voyant  un  brin  de  paille  glisser  à  travers  les  plan- 
ches mal  jointes  de  la  bière. 

Composition  habile,  sentiment  profond,  perspec- 
tive aérienne  du  cercueil,  mouvement  pittoresque, 
profondeur,  etc.,  tout  se  trouve  réuni  dans  cette 
scène  à  un  degré  vraiment  supérieur. 


2S 


N°  52 


UN    MARIAGE    PATRIARCAL 


Le  sujet  :  Tobie  vient  d'épouser  la  fille  du  pa- 
triarche; les  noces  sont  terminées;  il  emmène  sa 
femme  vers  les  champs  paternels.  L'ange  fait  la 
conduite  au  jeune  couple.  Les  vieux  parents,  le 
cœur  gros,  rentrent  dans  leur  demeure  ;  la  mère  et 
la  fille  échangent  de  loin  un  dernier  geste  de  ten- 
dresse. Ils  sont  partis. 

Ce  que  le  peintre  voulait  avant  tout,  c'était  de 
tenter  de  peindre  le  paysage  au  moyen  de  son  pro- 
cédé mat.  C'est  aux  hommes  de  l'art  à  dire  s'il  a 
réussi.  Pour  lui,  la  question  n'était  plus  douteuse, 
le  procédé  mat  servait  merveilleusement  l'œuvre  du 
paysagiste.  Aussi,  dans  les  rêves  gigantesques  qu'il 
caressait  depuis  plusieurs  années,  entrait  la  pensée 
de  peindre  toute  une  genèse,  toute  une  création  pre- 
mière, au  moyen  de  ce  précieux  procédé. 


-,,\     »  53 


LE    CHIEN    DANS   SA    NICHE 


Wierlz  riait  chaque  fois  qu'il  voyait  un  des  visi- 
teurs de  Tatelier.se  reculer  vivement,  en  se  trouvant 
en  face  de  son  chien...  peint.  Et  la  chose  n'est  pas 
arrivée  une  fois,  mais  bien  des  centaines  de  fois.  Il 
faut  dire  aussi  que  ce  sujet  offre  le  trompe-l'œil  le 
mieux  réussi  qui  se  puisse  voir. 


N°  54 


UN    GRAND    U%    LA    TEKRE 


Trouver  un  aspect  nouveau,  une  forme  nouvelle 
à  donner  au  sujet  qu'il  traite,  est  aujourd'hui  pour 
le  peintre  une  des  plus  grandes  difficultés  à  sur- 
monter. Tous  les  sujets  imaginables  ont  été  à  peu 
près  traités.  Tous  les  tableaux,  à  peu  d'exceptions 
près,  offrent  un  ensemble  qu'on  a  déjà  vu  quelque 
part. 

Mais  ici,  l'aspect  est  si  neuf,  si  imprévu,  si  ori- 
ginal que  le  spectateur  ébahi  s'arrête,  comme  mal- 
gré lui,  forcé  tout  d'abord  de  subir  les  impressions 
qu'un  pinceau  magique  lui  a  préparées. 

Voici  le  sujet  du  tableau  : 

Dans  l'Odyssée,  Ulysse  raconte  qu'après  avoir  ar- 
raché ses  compagnons  aux  doux  énervements  d'une 
île  habitée  par  des1  mangeurs  de  lotos,  les  vents  con- 
traires le  jetèrent  sur  un  rivage  inhospitalier  ha- 


297 


bité  par  une  race  de  cyclopes  «  peuple  sauvage  et 
féroce,  b 

Ulysse,  toujours  prudent,  donne  Tordre  aux 
hommes  qui  le  suivent,  de  l'attendre  près  du  rivage. 
Choisissant  ensuite  une  douzaine  de  soldats  bien  dé- 
terminés, il  s'âvgjiçe  résolument  avec  eux  dans  l'in- 
térieur des  terres*.  \ 

La  petite  troupe  n-'alla  pas  bien  loin  avant  de  se 
trouver  à  l'entrée  d'urie  affreuse  caverne. 

<c  Là  demeure  un.  terrible  géant  (Polyphème). 
«  Monstre  horrible,  il  inspire  l'épouvante  ;  il  ne  res- 
«  semble  point  à  la  race  que  nourrit  le  froment;  on 
«  croit  voir  un  roc  isolé,  dont  le  front  hérissé  de 
«  forêts  domine  toute  une  longue  chaîne  de  mon- 
«  tagnes.  » 

Ulysse  et  ses  compagnons  emportaient  dans  leur 
excursion,  une  série  d'outrés  remplies  d'un  certain 
petit  vin  avec  lequel  ils  espéraient  bien  avoir  raison 
de  leurs  ennemis,  peu  habitués  sans  doute  aux  ca- 
resses du  «  doux  nectar.  » 

Les  Grecs,  dirigés  par  leur  chef,  pénètrent,  non 
sans  effroi,  dans  l'antre  du  cyclope. 

Polyphème  était  encore  errant  dans  la  montagne. 

A  peine  les  naufragés  s'étaient-ils  établis  dans  la 
caverne  depuis  quelques  instants, que  le  géant  rentre 
et  ferme  la  porte  de  sa  demeure.  —  Cette  porte  était 
tout  simplement  une  immense  roche,  dont  vingt  chars 
roulant  «  à  quatre  roues  n'auraient  pu  ébranler  la 
masse.  » 

Cela  fait,  Polyphème  s'occupe  des  soins  de  son 


—   298 


ménage  et  commence  par  allumer  son  feu.  —  La 
flamme  brille,  pétille,  s'élance  :  la  caverne  est  enva- 
hie comme  par  une  marée  de  lumière. 

Tout  à  coup  un  rugissement  terrible  se  fait  enten- 
dre; l'œil  du  cyclope  vient  de  découvrir  les  étran- 
gers. Le  discours  que  cet  homme  terrible  tient  aux 
intrus  qui  ont  osé  pénétrer  dans  sa  demeure,  les  fait 
frémir  jusque  dans  la  moelle  de  leurs  os.  —  «  Nos 
«  cœurs  se  brisent  de  terreur,  »  dit  Ulysse  dans 
l'Odyssée. 

II  y  a  dans  ce  tableau- de Wiertz  un  sentiment  qui 
s'exprime  avec  une  incroyable  énergie.  —  Ce  senti- 
ment est  celui  de  la  justice  qui  soulève  la  conscience 
humaine  contre  les  violences  de  la  force  brutale. 
Ulysse  peut  être  écrasé  entre  deux  doigts  du  géant, 
tous  ses  compagnons  sont  fous  de  terreur,  qu'im- 
porte! il  tire  son  glaive  pour  combattre.  Ce  mouve- 
ment-là pourrait-il  jamais  paraître  ridicule  par  l'excès 
même  de  son  audace  !  — Non  ;  il  est  sublime  !  car  il 
est  inspiré  par  le  double  sentiment  du  droit  et  de  la 
justice. 

Les  peintres  seuls  pourront  dire  toutes  les  diffi- 
cultés de  dessin  qui  ont  été  vaincues.dans  ce  tableau. 
La  puissance  du  coloris,  la  hardiesse  de  la  lumière 
sont  à  la  hauteur  de  ce  que  l'artiste  a  fait  de  mieux. 
Il  a  fallu  de  bien  ingénieqses  combinaisons  de  clair- 
obscur  pour  détacher  ainsi  tous  les  objets  en  trompe- 
l'œil. 

Pour  montrer  jusqu'où  la  peur  peut  entraîner 
l'espèce  humaine,  Wiertz  a  figuré  l'impossible  et  il  est 


—  299   — 

resté  vrai  :  on  voit  à  droite  et  en  bas,  un  des  com- 
pagnons d'Ulysse,  poussé  par  une  folle  terreur,  em- 
brasser le  cadre  et  sortir  du  tableau. 

Quand  on  examine  le  pied  de  ce  géant  écrasant 
une  tète,  comme  une  coquille  de  noix,  on  a  immé- 
diatement l'idée  de  la  mesure  de  sa  force  et  de  sa  sta- 
ture.— On  a,  du  reste,  un  avant-goût  de  cette  force 
en  voyant  Polyphème  broyer  entre  ses  dents  la  jambe 
d'un  soldat  grec. 

L'enchaînement  des  grandes  lignes  est  ici  telle- 
ment habile,  que  tout  semble  fuir  devant  le  pied  et 
la  main  du  cyclope, 

(Peinture  mate,) 


N°  55 


LA    PUISSANCE    HUMAINE     N  A    POINT    DE    LIMITES 


AVEC  CETTE  LÉGENDE 


«  Quand,  plein  de  foi  dans  sa  haute  destinée,  l'homme 
«  aura  oublié  les  petites  choses  qui  l'occupent  encore 
«  aujourd'hui  ;  quand,  par  ses  études  profondes,  ses  nom- 
«  breuses  découvertes,  la  nature  sera  devenue  obéissante 
«  à  sa  voix,  son  génie  alors  s'emparera  de  l'étendue  des 
«  airs,  il  y  établira  sa  demeure,  touchera  du  doigt  les 
«  étoiles,  et,  toujours  avide  de  grandeur  et  de  puissance, 
«  il  ira  jusqu'à  démolir  au  gré  de  ses  désirs,  ces  milliers  de 
«  mondes  qui  roulent  dans  l'immensité  des  cieux.  » 


Ce  tableau  est,  sans  contredit,  le  plus  audacieux 
de  ceux  qui  constituent  la  série  de  l'histoire  de  l'ave- 
nir de  Vhumanité. 

Ce  n'est  plus  seulement  notre  monde  sublunaire, 
qui  est  soumis  dans  toutes  ses  puissances  au  génie  de 
l'homme,  c'est  l'univers  entier. 

L'espèce  humaine  a  pris  possession  des  incom- 
mensurables plaines  des  airs.  —  Hommes,  femmes, 


—   301   — 

enfants  vont,  [viennent,  nagent,  volent  à  travers 
l'océan  de  l'Ether. 

Un  être  symbolique,  représentant  la  puissance  du 
génie  humain,  s'élance,  à  travers  l'espace,  jusqu'aux 
confins  des  mondes  qui  roulentdans  l'immensité.  Cet 
homme,  ce  ganie^est  entouré  d'un  cortège  de  gra- 
cieuses créatures  qui  semblent  l'encourager  dans  ses 
nobles  efforts.  —  Dans  ce  monde  rêvé,  la  femme  a 
conservé  son  adorable  rôle  de  tendresse  et  d'attache- 
ment. Celles  qui  entrent  dans  l'ensemble  du  groupe 
principal,  s'enlacent,  comme  de  caressantes  lianes, 
autour  de  celui  qui  représente  la  puissance  du  gé- 
nie. L'homme,  arrivé  près  de  la  sphère  qu'il  veut 
conquérir,  y  imprime  vigoureusement  la  trace  de 
son  doigt;  la  femme,  tout  à  la  fois  enivrée,  atten- 
drie, semble  plutôt  vouloir  caresser  la  conquête  que 
la  saisir  avec  un  geste  de  domination.  Toutes  ces 
nuances  si  bien  soutenues,  qui  traduisent  les  diffé- 
rences de  tempérament  et  de  caractère,  témoignent 
une  fois  de  plus  avec  quel  esprit  de  suite  et  quelle 
certitude  d'idée  le  peintre  institue  sa  composition. 

Le  groupe  principal  de  ce  tableau  est  rayonnant 
de  lumière,  d'élégance  et  de  modelé  :  on  dirait  un 
coup  de  soleil  au  milieu  de  l'atelier. — Il  nous  semble 
que  l'on  ne  peut  guère  porter  plus  loin  la  science 
du  clair-obscur,  ni  exprimer  l'intensité  lumineuse 
d'une  façon  plus  hardie. 

Au  point  de  vue  de  la  forme  et  du  coloris,  rien  de 
plus  suave  que  cette  femme  vue  de  dos,  et  qui  semble 
s'enchaîner  aux  destinées  du  génie  de  l'homme. 


302 


À  droite  et  à  gauche  du  tableau,  d'audacieux  mor- 
tels étreignent  les  sphères  célestes  dans  leurs  bras 
nerveux,  les  brisent  et  les  reconstituent  au  gré  de 
leur  volonté.  —  Les  efforts  sont  immenses,  mais  la 
grandeur  des\  résultats  semble  égaler  l'homme  à 
Dieu... 

Au  dessoude  cette  grande  scène,  on  remarque 
un  amour  encbormiYEt,  comme  pour  témoigner  de  sa 
puissance,  tandis  que  les  hommes  s'agitent  et  luttent, 
lui  sommeille  avec  le  monde  dans  ses  bras.  —  Cet 
enfant  offre  aux  yeux  du  spectateur  un  très  bel  effet 
de  raccourci. — Dans  le  coin  du  tableau,  à  droite,  un 
vieillard,  frappé  d'étonnement  et  d'admiration,  hé- 
sile  à  croire  à  toutes  ces  merveilles,  lorsqu'un  jeune 
homme  lui  en  explique  la  vivante  réalité.  Un  peu  plus 
bas,  un  femme  embrasse  son  enfant  dans  un  élan 
passionné;  elle  semble  le  bénir  de  ce  qu'il  a  reçu  la 
vie  en  des  temps  si  merveilleux. 

L'audace  est  grande  de  voyager  ainsi  le  pinceau  à 
la  main  à  travers  le  royaume  d'Utopie;  et  c'est  à  peine 
si  nous  oserions  suivre  le  peintre  dans  ses  concep- 
tions, si  nous  ne  savions  que  l'utopie  d'hier  est  sou- 
vent la  réalité  de  demain.  Et  puis,  que  faudrait-il 
pour  que  ce  rêve  devienne  une  vérité?  —  La  con- 
naissance d'une  loi...  dont  ce  n'est  pas  le  lieu  de 
s'occuper  ici. 

[Pointure  *mate.) 


N°  56 


LE    LION    DE    WATERLOO 


On  a  de  tout  temps  blasonné  les  nations  comme 
les  individus.  Si  nous  examinons  les  caractères  sym- 
boliques dont  on  s'est  servi  à  cet  usage,  nous  sommes 
forcés  de  reconnaître  que  la  barbarie  et  la  férocité 
ont  seules  présidé  au  choix  de  ces  déplorables  sym- 
boles. 

Regardez  sur  les  étendards  des  différentes  nations 
de  l'Europe  et  vous  n'y  verrez  resplendir  que  des 
images  de  bêtes  carnassières  etrugissanles. — 'Comme 
l'exhibition  de  cette  ménagerie  doit  inspirer  le  goût 
de  la  fraternité  aux  peuples!  comme  cela  doit  leur 
faire  respirer  le  désir  du  calme,  de  la  paix,  du  tra- 
vail. 

—  Nous  devons  rendre  justice  à  la  France,  qui 
s'en  est  spirituellement  tenue  aux  volailles.  —  Ne 


—   504    — 

parlons  pas  de  l'aigle;  ce  brigand  des  airs  ne  pose 
là  qu'accidentellement. 

La  Belgique  a  pris  le  lion  «qui  s'abreuve  de  sang» 
comme  dit  le  poète. 

L'Angleterre  s'est  donné  les  léopards,  féroces  et 
traîtres. 

Enfin  nous  n'en  finirions  pas  si  nous  voulions  ci- 
ter toutes  les  expressions  de  haute  barbarie  dont  on 
s'est  servi  pour  blasonner  les  nations. 
.   Quoi  qu'il  en  soit,  nous  voici  en  face  de  deux  com- 
battants, le  lion  et  l'aigle. 

Le  lion,  fatigué  sans  doute  de  sa  trop  grande  pla- 
cidité, s'arrache  de  son  socle  de  pierre  et  bondit  dans 
la  plaine.  Au  lever  du  soleil,  l'aigle  déchirait  sur  un 
quartier  de  roche,  une  proie  volée  quelque  part  pen- 
dant la  nuit.  —  Le  lion  l'aperçoit,  fait  un  nouveau 
bond  et  l'oiseau  piailleur  se  trouve  saisi  entre  des 
griffes  qui  lui  brisent  les  deux  ailes  en  une  seconde. 
—  Le  sol  est  jonché  de  plumes,  la  roche  est  teinte 
de  sang;  Paigle  a  beau  se  débattre,  il  est  broyé. 

Aux  cris  de  rage  poussés  par  les  deux  combat- 
tants, toutes  les  patrouilles  grises  d'oiseaux  de  nuit, 
d'oiseaux-mouchards  s'envolent  à  tire-d'ailes  et  sans 
bruit  :  ceci  est  déjà  un  très  bon  résultat. 

Un  grand  soleil,  certainement  celui  de  la  liberté, 
surgit  derrière  la  butte  de  Waterloo. 

Un  journaliste  français,  emporté  par  un  excès  de 
zèle  qu'il  ne  nous  plaît  pas  de  qualifier,  a  vu  dans 
l'exposition  du  tableau  de  Wiertz,  une  menace  d'in- 
vasion de  la  France  par  la  Belgique.  De  là  une 


—  305   — 

terrible  objurgation  qui  se  termine  par  les  lignes 
suivantes  : 

«  Le  jour  où  la  France  renversera  le  lion  de  Wa- 
«  terloo,  sera  le  premier  de  la  grande  réconciliation 
«  des  peuples  saluant  avec  joie  le  triomphe  de  la 
«  France;  et,  ce  jour-là,  une  immense  acclamation 
«  s'élèvera  joyeuse  vers  le  gouvernement  qui  l'aura 
«  amené.  » 

Gomme  on  le  voit,  il  faut  d'abord  se  battre  un  peu 
avant  de  s'entendre,  il  faut  s'égorger  pour  s'embras- 
ser. —  Allez,  allez,  monsieur,  laissez  la  France 
tranquille  et  ne  mêlez  point  les  peuples  qui  ne  de- 
mandent qu'à  vivre  dans  la  paix  et  le  travail,  à  toutes 
vos  scènes  de  ménagerie.  Les  peuples  n'aiment 
point  les  aigles,  ni  les  lions,  ni  les  léopards,  ils  ne 
savent  que  trop,  hélas!  quelle  chair  sert  de  pâture 
à  toutes  ces  bêtes  féroces. 

Mais  revenons  à  nos  moutons  :  je  veux  dire,  à 
notre  lion. 

Tout  ce  que  l'on  voit  dans  ce  tableau  ne  pose  point 
comme  ferait  un  âne,  une  chèvre,  un  bœuf.  Pour 
saisir  l'attitude  et  la  colère  du  lion  comme  l'a  fait  le 
peintre,  il  a  fallu  prendre,  pour  ainsi  dire,  la  nature 
au  vol. 

Ce  que  l'on  voit  ici  ne  peut  être  que  la  reproduc- 
tion d'une  image  traversant  la  rétine  du  peintre,  avec 
une  rapidité  cent  fois  plus  grande  que  sur  l'objectif 
du  photographe. 

—  En  quelle  circonstance  l'artiste  a-t-il  vu  un  lion 
dévorant  un  aigle?  En  quel  lieu  et  de  quelle  manière 

26 


—   ÔOO   — 


a-t-il  pu  voir  les  modèles  de  la  chute  des  géants, ainsi 
que  les  modèles  des  démons  fuyant  devant  le  Christ. 
—  C'est  le  secret  de  son  génie. 

[Peinture  mate.) 


N°  57 


LA    FUITE    EN    EGYPTE    (a    l'ÉGLISE    SAINT-JOSEPH) 


Le  peintre  a  écrit  dans  l'un  des  coins  de  son  ta- 
bleau :  «  Donné  à  l'église  Saint-Joseph  à  la  condi- 
«  tion  de  pouvoir  le  reprendre  plus  tard  pour  en 
«  rendre  un  meilleur.  —  Bien  faire  est  une  ques- 
«  tion  de  temps.  » 

Voici  les  jolis  vers  que  Mme  Defontaine-Coppée  a 
composés  sur  le  tableau  dont  nous  parlons  : 


Par  ton  pinceau  divin,  moderne  Michel-Ange, 

Protée  audacieux, 
Tu  fais  voir  aux  regard  la  beauté  sans  mélange 

D  j  la  terre  et  des  cieux. 
Comme  un  coursier  sans  frein  qui  dévore  la  plaine 

Et  qui  marche  à  l'écart, 
Artiste,  tu  parcours  cet  immense  domaine 

Que  te  dévoile  l'art. 


—   308   — 

Et  parfois  quand  la  femme  apparaît  à  ton  âme 

Dans  toute  sa  beauté, 
Alors  tu  prends  au  Ciel  un  rayon  de  sa  flamme, 

Et  ton  cœur  excité 
Descendant  des  hauteurs  des  toiles  gigantesques 

Comme  l'aigle  des  monts, 
Laisse  là  pour  un  jour  les  luttes  titanesques 

Les  anges,  les  démons... 
Et  comme  on  voit  sortir  la  vierge  d'une  rose 

Sounant  de  bonheur, 
Une  femme  apparaît,  sainte  métamorphose 

Des  rôves  de  ton  cœur. 
Et  nous  la  contemplons  cette  Vierge  candide, 

Chaste  reine  du  Ciel, 
Comme  le  pur  reflet  de  la  beauté  splendide 

Dont  brille  l'Éternel. 
Elle  fuit,  la  tempête  agile  le  feuillage, 

Le  Ciel  est  obscurci, 
L'enfant  Jésus  porté  sur  l'âne  de  voyage 

Repose  sans  souci  ; 
Joseph  est  agité  d'inquiétudes  sombres,  . 

Il  est  silencieux, 
Mais  la  Vierge  est  brillante  au  milieu  de  ces  ombres. 

Comme  un  astre  des  deux, 
On  reconnaît  en  elle  une  vierge,  une  reine, 

A  sa  sérénité, 
Et  le  simoun  brûlant  qui  passe,  effleure  à  peine 

Son  front  plein  de  beauté. 


Nous  voici  à  la  fin  de  notre  tâche  en  ce  qui  con- 
cerne la  description  de  l'œuvre  picturale  de  Wiertz. 
Avant  de  commencer  l'analyse  delà  section  de  sculp- 
ture, nous  voulons  reproduire  ici  quelques  mots  de 
profession  de  foi  artistique  que  nous  avons  entendus 
de  la  bouche  de  l'illustre  peintre  : 

«  Je  considère  tous  ces  tableaux  que  vous  voyez, 


—   309   — 

«  nous  disait-il,  comme  des  études,  des  tentatives, 
«  des  essais  après  lesquels,  si  le  destin  me  prête 
«  vie,  je  commencerai  la  production  d'une  série 
«  d'oeuvres  qui  donneront  alors  la  véritable  mesure 
«  du  point  où  je  veux  atteindre.  » 

Quelle  était  cette  série  d'œuvres  dont  il  voulait 
parler?  Il  m'en  a  entretenu  longuement,  il  y  a  deux 
mois  à  peine.  J'en  dirai  deux  mots  dans  un  rapide 
épilogue  ajouté  à  ce  volume. 


SCULPTURE 


HISTOIRE  DE  L'HUMANITÉ -EN  QUATRE  ÉPOQUES 

GROUPES    EN    PLATRE 

(Ces  groupes  devaient  être  reproduits  en  marbre  sur  de  hautes  proportions.) 


lre  ÉPOQUE. — NAISSANCE   DES    PASSIONS 

Le  sculpteur  fait  commencer  son  histoire  de  l'hu- 
manité à  l'époque  de  la  naissance  de  l'homme,  indi- 
quée par  la  Genèse.  Le  premier  groupe  représente 
donc  Adam  et  Eve.  Adam  mollement  assis,  semble 
être  plongé  dans  les  plus  innocentes  rêveries,  lors- 
qu'il est  tout  à  coup  sollicité  par  un  léger  attouche- 
ment; c'est  Eve  qui,  déjà  séduite,  s'est  avancée 
doucement  derrière  lui.  Sa  démarche  serpentine 
annonce  de  prime  abord  une  coupable  intention. 
Voyez  comme  sa  pose  est  pleine  de  volupté  et  de  sé- 
duction !  D'une  main  elle  tient  la  pomme  fatale  qu'elle 
cache  derrière  son  dos;  de  l'autre,  elle  comprime 
la  bouche  d'Adam.  Ruse  naïve  et  charmante!  —  La 
pomme  qu'elle  veut  offrir,  elle  n'ose  la  montrer  en- 


51f> 


core;  avant  tout,  ne  faudra-t-il  pas  qu'elle  avoue  sa 
faute,  et,  en  l'avouant,  quels  reproches  ne  vont-ils 
pas  sortir  de  la  bouche  d'Adam?  Donc  la  pomme, 
s'est  dite  l'innocente  coupable,  la  pomme  je  dois  la 
cacher,  la  bouche  je  dois  l'empêcher  de  s'ouvrir 
pour  gronder.  Ainsi,  à  l'abri  d'une  question  embar- 
rassante, d'un  refus  ou  d'un  reproche  peut-être,  la 
voilà,  la  belle  rusée  toute  confiante  dans  le  succès 
des  charmantes  minauderies  de  ses  yeux  humides 
d'amour,  de  ses  voluptueuses  caresses,  la  voilà  bien 
sûre  de  vaincre,  bien  sûre  de  parvenir  à  satisfaire 
son  plus  ardent  désir.  Aux  charmes  de  la  séductrice 
Eve,  vient  se  joindre  l'adresse  du  serpent  séducteur. 
Le  reptile  malin,  de  sa  queue  ondoyante,  effleure  le 
bras  d'Adam  qu'il  paralyse  et  ne  lui  laisse  de  force 
que  juste  ce  qu'il  lui  en  faudra  pour  accepter  le  fruit 
défendu.  Du  côté  d'Eve,  il  porte  sa  tète  ornée  de  la 
crête  orgueilleuse;  avec  cette  tète,  il  cherche  à  sou- 
lever la  main  qui  tient  la  pomme  et  montre  par  cette 
action,  son  empressement  à  voir  s'accomplir  l'oeuvre 
infernale. 

L'artiste  exprime  sa  pensée  en  sculpture  comme 
en  peinture.  La  partie  artistique,  dans  ses  sculp- 
tures, ne  le  cède  en  rien  à  l'esthétique  de  ses  tableaux. 
Idée,  composition,  dessin,  tout  s'y  trouve  réuni.  On 
pourrait  dire  même  que  l'ébauchoir,  dans  la  main  de 
Wiertz,  donne  lieu  à  des  développements  plus  com- 
plets de  ses  connaissances  analomiques,desa  science 
à  enchaîner  des  lignes  grandeset  harmonieuses,  enfin 
à  exprimer  la  grâce  et  la  beauté. 


—  313 


2e  ÉPOQUE.  LES  LUTTES 

Deux  athlètes,  dont  la  force  ne  le  cède  point  à 
celle  d'Hercule,  sont  ici  aux  prises;  tous  deux,  ani- 
més d'une  rage  sans  nom^  se  sont  enferrés  dans  la 
lutte,  et,  entrelacés  comme  d'odieux  serpents,  ils 
cherchent  à  s'arracher  un  reste  de  vie.  Rien  de  plus 
furieux,  de  plus  féroce,  de  plus  terrible,  n'a  jamais 
été  exprimé  en  sculpture.  C'est  qu'aussi  l'artiste  a 
voulu  nous  rappeler  le  plus  long  et  le  plus  effrayant 
combat  qu'on  puisse  rêver,  —  celui  que  se  livrent 
depuis  des  siècles  le  vieux  monde  et  le  monde 
nouveau,  et  d'où  sortira  un  jour  d'un  monceau  de 
cadavres  ,  l'ange  du  Bien  vainqueur  de  l'ange  du 
Mal. 

Audace  dans  l'idée,  force  dans  la  conception, 
puissance  dans  l'exécution  ,  tout  ici  nous  dit  encore 
une  fois  que  l'artiste  ne  reste  pas  en  dessous  de  lui- 
môme,  soit  qu'il  tienne  Fébauchoir  ou  le  pinceau.  Il 
fallait  un  merveilleux  effort  de  mémoire  pour  re- 
trouver dans  ses  souvenirs  de  la  nature  exception- 
nelle, ces  formes  athlétiques  si  rares  à  rencontrer, 
même  en  partie,  dans  les  modèles  les  plus  beaux. 
Certes,  tout  ce  que  nous  voyons  d'exubérance  mus- 
culaire dans  ce  groupe  énergique,  existe  dans  la 
nature,  mais  cela  existe  partiellement;  le  peintre, 
quand  il  est  doué  d'une  imagination  ardente,  trouve 
en  son  cerveau  le  feu  créateur  qui  met  en  fusion  ces 
éléments  épars,  qu'il  combine,  coordonne  et  fait  vivre 


—   314   — 

d'une  extrême  intensité,  sans  pour  cela  dépasser  les 
limites  du  vrai. 

3e  ÉPOQUE.  —  LA  LUMIÈRE 

Après  les  luttes  sanglantes,  après  le  choc  effrayant 
de  tous  les  tonnerres  échappés  des  tètes  humaines, 
après  tous  ces  signes  précurseurs  de  l'ouragan  ter- 
rible qui  s'apprête  à  bouleverser  le  monde,  viendra, 
grande,  belle  et  resplendissante,  la  lumière!  la  lu- 
mière pure,  la  lumière  qui  pénètre  les  cœurs,  y  fait 
germer  jus  lice,  fraternité,  amour.  C'est  cette  lumière 
que  l'artiste  place  ici  aux  mains  de  son  héroïne,  la 
Civilisation. 

La  Civilisation!  c'est  bien  elle!  grandeur,  no- 
blesse, fierté  :  elle  porte  tous  les  caractères  de  cette 
belle  fille  de  la  raison.  A  ses  pieds  gît,  rampant  dans 
une  fange  sanglante,  le  démon  de  la  guerre  terrassé, 
vaincu!  Avec  quel  énergique  mouvement  la  puissante 
déesse  lui  arrache  des  mains  l'épée  homicide  !  Dans 
quelle  attitude  triomphale  elle  élève  dans  les  airs  le 
flambeau  qui  doit  éclairer  désormais  l'humanité! 
Tout  donne  ici  l'idée  du  fait  accompli  de  la  grande 
régénération  future,  dans  laquelle  l'homme  dépouillé 
de  sa  larve  impure,  se  dressera,  géant,  la  tête  dans 
lescieux. 

A  mesure  que  l'immense  épopée  s'avance  vers  son 
dénoûment,  la  verve  de  l'artiste  s'accroît  dans  les 
splendeurs  de  l'idée  qui  la  caractérise.  Au  point  de 
vue  plastique,  rien  de  plus  saisissant  que  l'action  de 


—   315   — 

ces  deux  figures.  On  devine  au  premier  coup  d'œil 
qu'un  grand  drame  s'accomplit.  Le  contraste  dans  les 
caractères,  le  dessin,  l'agencement  des  lignes,  le  jet 
large  et  bien  compris  desdraperies,  font  de  ce  groupe 
une  des  œuvres  les  plus  remarquables  du  peintre- 
sculpteur. 

4e    ÉPOQUE 

Nous  laissons  subsister  dans  ce  livre  les  descrip- 
tions qui  vont  suivre,  malgré  que  le  sculpteur  n'ait 
point  pu  terminer  complètement  son  œuvre. 

L'homme  ne  touche  plus  à  la  terre  que  de  l'extré- 
mité des  pieds;  toute  passion  mauvaise  est  éteinte. 
La  pensée,  désormais,  s'élance  vers  les  mondes  nou- 
veaux. Chaque  jour  est  une  conquête  sur  la  matière; 
l'homme,  dans  ses  combinaisons  infinies,  compose 
et  décompose  toutes  choses.  C'en  est  fait,  il  devient 
maître  de  diriger  les  lois  suprêmes.  Il  commande  à 
la -nature  :  elle  obéit...  Il  s'élance  dans  l'espace... 
On  ne  peut  se  faire  une  idée  plus  parfaite  de  la  puis- 
sance et  de  la  perfection  humaines.  Après  la  victoire 
des  passions  funestes  à  son  bonheur,  à  sa  félicité, 
quoi  de  plus  noble,  de  plus  digne  de  l'homme  que 
l'étude  des  mystères  de  la  création?  Quoi  de  plus 
souhaitable  que  de  commander  aux  éléments,  de 
franchir  les  espaces,  de  vivre  de  la  vie  des  dieux? 
—  C'est  à  ce  point  de  vue  de  l'artiste  qu'il  faut  ici 
considérer  son  œuvre.  Le  mouvement  ascensionnel 
de  ces  deux  figures,  celte  quiétude  dans  l'exprès- 


;i6  — 


sion,  ce  geste  et  ce  regard  dirigés  vers  les  cioux, 
concourent  d'une  manière  merveilleuse  à  développer 
la  pensée  du  sculpteur  qui  a  soutenu  jusqu'au  bout 
de  Phîsloire  de  l'humanité  ses  qualités  toujours  vic- 
torieuses, malgré  la  grandeur  et  la  difficulté  des 
sujets. 

UN    REPAS    DE    SERPENT 

Voici  un  sujet  terrible,  effrayant  :  un  chasseur, 
un  simple  bûcheron  peut-être,  est  attaqué  par  un 
serpent.  L'homme  se  débat,  broyé,  expirant  sous 
l'étreinte  des  nœuds  multipliés  du  reptile.  Quoique 
armé  d'une  hache,  il  ne  peut  se  défendre;  ses 
membres  sont  paralysés;  son  corps  plié,  ramassé  en 
une  sorte  de  boule,  offre  une  idée  saisissante;  mais 
on  recule  d'horreur,  quand  on  songe  que  celte  forme 
est  celle  que  lui  imprime  d'instinct  le  monstre  qui  va 
le  dévorer.  Déjà  la  proie  n'est  plus  une  conquête  qui 
résiste,  qui  combat,  c'est  une  pulpe  de  chair  malaxée 
qui  passe  à  l'état  d'alimentation.  Elle  doit  d'abord 
se  plier,  s'assouplir,  se  façonner  comme  une  pâte 
molle,  après  quoi  prendre  une  forme  convenable, 
suffisamment  pétrie,  pour  s'introduire  petit  à  petit 
dans  le  long  tube  destiné  à  la  digérer.  Encore  quel- 
ques instants  et  vous  le  verrez  apparaître  ainsi  qu'un 
poing,  introduit  de  force  dans  la  jambe  d'un  bas  ; 
vous  le  verrez  passer  doucement,  lentement,  sans 
obstacle  dans  l'horrible  canal  qui  doit  lui  servir  de 
tombeau. 


—  317  — 


LAOCOON    ET    SES    FILS 


L'invention,  l'imprévu,  la  combinaison  des  lignes, 
tout  est  surprenant  dans  ce  groupe  effrayant.  L'ar- 
tiste assurément  a  puisé  dans  le  coin  le  plus  brûlant 
de  son  cerveau  cette  idée  extraordinaire  et  saisis- 
sante. 

Le  progrès  dans  les  arts,  les  sciences,  les  lettres, 
le  progrès  dans  l'industrie,  le  progrès  dans  toutes 
les  connaissances  humaines,  c'est  la  science  du  pré- 
sent, fruit  du  passé.  Sans  l'expérience  du  passé,  que 
ferions-nous?  —  Recommencer  ce  que  nos  pères 
ont  fait  :  des  œuvres  grossières,  de  pitoyables  essais. 
Avant  la  pioche,  la  scie  et  le  marteau,  l'homme  se 
creusait  des  habitations  avec  les  ongles;  avant  la  na- 
vette, il  se  couvrait  de  feuilles  ou  de  la  peau  de 
quelque  animal  tombé  sous  ses  coups.  Il  est  des 
hommes  aujourd'hui  qui  s'imaginent  progresser  en 
oubliant  les  enseignements  de  nos  pères.  Un  écolier 
griffonnant  des  bonshommes  sur  ses  cahiers  d'études 
est,  selon  eux,  dans  la  bonne  voie  :  il  est  lui,  il  n'a 
étudié  personne;  il  fait  ce  qu'il  sait,  ce  qu'il  sent, 
c'est  un  artiste.  Voilà  pour  l'art.  Maintenant  vous, 
charpentiers,  vous  serruriers,  vous  maçons,  si  vous 
voulez  être  à  la  hauteur  de  votre  siècle,  si  vous  vou- 
lez progresser,  ne  vous  embarrassez  ni  du  marteau, 
ni  de  la  scie  de  vos  devanciers;  vous  gratterez  le 
bois,  le  fer,  le  marbre  avec  vos  doigts,  il  est  vrai, 
mais  au  moins  vous  serez  original,  vous  serez  vous, 

27 


318 


vous  ferez  ce  que  vous  sentez,  vous  serez  dans  le 
bon  chemin.  —  De  telles  folies  ne  peuvent  être 
prises  au  sérieux  :  il  faut  être  à  sa  mode,  c'est  le 
cri  de  l'impuissance  et  du  désespoir.  Ceux  qui  le 
poussent  ne  sont  pas  plus  sincères  que  l'homme 
chauve  qui  disait  à  ceux  qu'il  voyait  pourvus  d'une 
riche  chevelure  :  portez  perruque,  portez  perruque, 
cela  vaut  mieux,  c'est  infiniment  plus  beau.  Une 
foule  d'individus  sont  eux  parce  qu'ils  ne  peuvent 
être  autre  chose,  et  ils  trouvent  consolant  de  per- 
suader aux  autres  qu'il  faut  leur  ressembler. 

L'art  est  un  édifice  encore  en  construction  où 
chacun  doit  apporter  sa  pierre.  Le  degré  de  perfec- 
tion où  nous  le  voyons  aujourd'hui  est  le  résultat  de 
beaucoup  d'efforts  réunis.  Les  uns  ont  apporté  la 
grâce,  les  autres  la  couleur,  ceux-ci  les  effets  de 
lumière,  ceux-là  le  modelé,  le  rendu,  et  la  der- 
nière perfection  sera  celle  où  toutes  ces  qualités 
réunies  seront  portées  aux  dernières  limites  du 
possible. 

L'œuvre  que  nous  avons  sous  les  yeux  est  le  ré- 
sultat d'une  tentative  de  l'artiste,  tentative  qui,  aux 
yeux  de  certains  esprits,  sera  considérée  comme  une 
irrévérence  de  la  plus  haute  gravité.  Heureux  si  à 
cette  occasion  les  épithètes  les  plus  injurieuses  ne 
lui  sont  pas  adressées.  Peu  soucieux  des  cris  désap- 
probateurs, Wierlz,  nourri  dans  les  discussions  et 
des  combats  opiniâtres,  marche  droit  où  il  a  dessein 
l'aller.  Donc  il  s'est  dit  ceci  :  le  moyen  de  s'élever, 
c'est  de  chercher  à  établir  un  parallèle  entre  nos  œu- 


—  319  — 

vres  et  celles  des  maîtres  les  plus  renommés.  Ce  qui 
fut  dit  si  souvent  pour  le  travail  du  pinceau,  il  le  ré- 
pète pour  celui  de  l'ébauchoir.  On  sait  avec  quelle 
malignité  on  a  interprété  les  paroles  du  maître.  On 
l'accusait  d'orgueil,  d'audace  insensée,  on  l'accusait 
de  suivre  un  principe  qui  conduit  à  l'imitation  scr- 
vile.  Nous  ne  répéterons  pas  ici  les  réponses  victo- 
rieuses que  fît  l'artiste  à  ces  accusations,  nous  cite- 
rons seulement  ses  œuvres  et  nous  demanderons  si 
elles  sont  originales. 

Le  groupe  qui  nous  occupe  représente  Laocoon  et 
ses  fils,  dévorés  par  des  serpents.  L'artiste,  fidèle  à 
son  principe,  place  à  côté  de  son  essai  le  célèbre 
groupe  des  Grecs.  Ce  que  nous  avons  sous  les  yeux 
est  l'esquisse  d'une  œuvre  qui  devait  être  exécutée 
sur  de  grandes  proportions. 

Afin  de  faciliter  le  moyen  de  comparer  sa  composi- 
tion à  celle  des  anciens,  l'artiste  a  mis  en  regard  la 
réduction  esquissée  de  cette  dernière  et  la  place  ainsi 
dans  les  mêmes  conditions,  c'est  à  dire  au  même 
degré  d'achèvement. 

Cette  audacieuse  entreprise,  nul  avant  Wiertz  n'a 
osé  y  songer.  L'admiration  traditionnelle  qu'a  excitée 
le  chef-d'œuvre  antique,  le  religieux  respect  que  de 
tous  temps  cette  merveille  de  l'art  a  inspiré,  la  science 
profonde  enfin  que  demande  l'exécution  d'un  tel 
sujet,  tout  cela  constitue  une  série  de  motifs  puis- 
sants qui  ont  fait  tomber  le  ciseau  des  mains  des  plus 
habiles.  —  Ces  motifs,  notre  artiste  ne  s'en  est  point 
ému  et  il  s'est  dit  :  quelle  que  soit  la  témérité  de  mes 


—  sâo  — 

tentatives,  je  veux  exposer  aux  yeux  de  la  critique 
le  résultat  de  mes  efforts. 

Laocoon  était  prêtre  d'Apollon.  Minerve,  irritée 
un  jour  contre  lui,  fit  sortir  de  la  mer  deux  serpents 
monstrueux  qui  le  dévorent  lui  et  ses  deux  fils,  au 
moment  où  il  offrait  un  sacrifice  aux  dieux. 

L'artiste  a  choisi  l'instant  où  Laocoon  déjà  enlacé 
dans  les  nœuds  du  serpent  cherche  à  fuir;  son  amour 
paternel  a  dû  lui  faire  songer  bien  moins  à  sa  vie 
qu'à  celle  de  ses  enfants.  Dans  sa  précipitation,  il  a 
enlevé  dans  ses  bras  le  plus  jeune  de  ses  fils,  il  le 
presse  contre  sa  poitrine,  il  le  couvre  de  son  corps 
palpitant,  il  veut  le  sauver  au  prix  de  sa  vie  !  Avec 
quel  énergique  désespoir  il  repousse  de  son  bras 
gauche  le  monstre  affreux  prêt  à  atteindre  l'être 
chéri!  Quel  mouvement  et  quelle  justesse  dans  l'ac- 
tion de  ce  bras  ! 

A  la  jambe  gauche  du  malheureux  père,  s'attache 
l'ainé  de  ses  fils  :  sentiment  aussi  vrai,  aussi  tou- 
chant, aussi  pathétique  que  celui  qu'exprime  le  bras 
du  Laocoon.  En  cet  instant  suprême,  l'artiste  ne 
pouvait  mieux  choisir  ses  motifs  d'expression.  Le 
mouvement  général  imprimé  à  l'ensemble  est  d'un 
aspect  saisissant,  et  l'on  doit  conclure  que  cette  œuvre, 
à  l'état  d'esquisse  seulement,  exprime  déjà  parfaite- 
ment, et  de  la  manière  la  plus  énergique,  cette  scène 
horrible  et  si  pleine  d'émotion. 

Avec  tout  le  respect  que  l'on  doit  aux  anciens, 
nous  nous  permettrons  de  dire  un  mot  de  critique 
sur  l'œuvre  antique.  Les  qualités  que  nous  trouvons 


—   321    — 

absentes  sont  précisément  celles  que  nous  ferons 
remarquer  dans  la  composition  de  l'artiste  moderne. 
Le  lecteur  peut  donc,  en  jetant  un  coup  d'oeil  attentif 
sur  les  deux  esquisses  en  regard,  comprendre  faci- 
lement notre  pensée  sur  l'objet  qui  «nous  occupe. 

Laocoon,  comme  nous  l'avons  vu,  est  prêt  à  offrir 
un  sacrifice  aux  dieux.  Notre  imagination  nous  le 
représente  placé  respectueusement  debout  devant 
l'autel,  lorsque  tout  à  coup  les  horribles  serpents 
s'élancent  pour  le  dévorer.  Quoi  de  plus  naturel  à 
ce  père  infortuné  que  de  chercher  à  fuir,  de  saisir 
ses  enfants,  de  les  protéger  de  son  corps  et  de  toute 
la  puissance  de  ses  bras?... 

Or,  que  voyons-nous  dans  le  groupe  antique? 

Au  moment  de  cette  attaque  terrible,  Laocoon 
s'assied  tranquillement,  et  sur  quoi,  sur  l'autel  pré- 
paré pour  les  sacrifices.  N'est-ce  pas  manquer  tout 
à  la  fois  de  convenance,  de  vérité,  de  sentiment  et 
d'expression?  Nous  savons  combien  les  anciens 
mettaient  de  sobriété  dans  le  mouvement  ;  mais  cette 
sobriété  est-elle  bien  ici  à  sa  place?  —  L'altitude  un 
peu  académique  du  père  et  celle  des  deux  fils  placés 
symétriquement  de  face  h  ses  côtés,  l'indifférence 
enfin  de  ce  père  pour  ses  enfants,  indifférence  qui 
se  trahit  par  l'attitude  d'une  défense  toute  person- 
nelle, constituent,  selon  nous,  des  fautes  réelles  et 
d'une  importante  gravité.  Le  mouvement,  le  senti- 
ment, l'expression,  la  vie,  sont  des  qualités  artis- 
tiques mieux  rendues  dans  les  temps  modernes  que 
dans  les  temps  anciens.  L'amour  de  la  beauté  pure, 


—   522 


calme,  sans  passion,  fut,  chez  les  artistes  grecs, 
l'objet  constant  de  leurs  préoccupations.  Les  sujets 
empreints  de  douce  quiétude  étaient  propres  à  leur 
génie;  mais  quand  les  ciseaux  de  ces  grands  maîtres 
avaient  à  traiter  la  fougueuse  épopée,  la  passion 
violente,  le  drame  aux  poignantes  douleurs,  aux  ter- 
ribles épouvantes,  ils  faiblissaient,  ils  manquaient 
de  force,  de  vie,  de  mouvement.  —  Nous  savons  tout 
ce  que  l'on  nous  répondra  au  sujet  de  la  symétrie  et 
de  la  raideur  que  nous  reprochons  au  Laocoon,  nous 
savons  que  cette  composition  dut  se  soumettre  aux 
exigences  architecturales,  qu'elle  fut  destinée  à  l'or- 
nementation d'une  niche;  mais  nous  ne  persistons 
pas  moins  à  soutenir  que  le  vrai  dans  le  sentiment, 
l'expression,  le  mouvement,  manquent  essentielle- 
ment dans  cette  grande  œuvre.  Les  qualités  que  nous 
désirerions  lui  voir  s'opposent-elles  aux  conditions 
qui  lui  furent  imposées?  Nous  ne  le  pensons  pas  et 
nous  croyons  que  dans  toutes  les  conditions  possibles 
l'expression  la  plus  vraie,  la  plus  parfaite  des  pas- 
sions humaines,  excitera  de  tous  temps  l'admiration 
des  hommes. 

D'après  ce  que  nous  venons  de  dire,  il  est  facile  de 
deviner  à  laquelle  de  ces  deux  compositions  nous 
donnons  la  préférence. 


EPILOGUE 


«  A  mesure  que  de  nouvelles  œuvres  de  sculpture 
«  ou  de  peinture  seront  exposées,  un  supplément 
«  sera  ajouté  au  catalogue.  » 

C'est  par  ces  lignes  que  nous  terminions  la  pre- 
mière édition  de  cet  ouvrage. 

Désormais  le  catalogue  est  fermé  pour  jamais. 

La  tète  qui  enfanta  tant  de  belles  œuvres,  la  main 
qui  les  exécuta,  sont  refroidies  pour  l'éternité. 

On  est  saisi  d'une  profonde  amertume,  en  face  de 
ces  œuvres  inintelligentes  du  destin. 

Chez  Wiertz,  le  cœur  était  chaud  comme  à  vingt 
ans,  la  volonté  toute  puissante.  Il  allait,  me  disait-il, 
donner  enfin  la  mesure  de  ses  forces.  —  Déjà  il 
avait  marqué  la  place  où  devait  s'élever  un  second 
atelier,  encore  plus  vaste  que  celui  qui  existe  main- 
tenant. Douze  grands  tableaux  devaient  recouvrir  les 
murs  de  ce  musée,  —  cinq  de  chaque  côté,  un  dans 


—   324  — 

chaque  fond.  —  Tous  les  sujets  de  l'épopée  qu'il 
avait  rêvée  étaient  classés  dans  sa  tête;  bientôt  il  les 
fixerait  sur  la  toile. 

Le  premier  de  ces  tableaux,  ainsi  que  je  l'ai  déjà 
dit,  devait  représenter  la  naissance  des  hommes,  au 
sein  d'une  faune  et  d'une  flore  idéales. 

Puis  venaient  les  sauvageries,  à  différents  degrés, 
les  civilisations  barbares,  les  guerres  impitoyables, 
la  rédemption  du  monde  par  le  travail  :  tels  étaient 
les  sujets  allégoriques  qu'il  voulait  traiter  avec  son 
pinceau  de  feu. 

Lorsque  cet  artiste  avait  décidé  l'édification  d'une 
œuvre,  il  y  pensait  sans  relâche,  comme  aussi  sans 
effort.  Seulement  la  persistance  chronique  de  l'idée, 
le  tyrannisait  parfois  quelque  peu. 

Bien  souvent,  dans  nos  promenades  ou  pendant 
nos  repas,  je  le  voyais,  ménageant  toujours  les  tran- 
sitions avec  un  tact  exquis,  diriger  habilement  la 
conversation  vers  tel  sujet  de  la  science  ou  de  l'his- 
toire, qui  pouvait  se  rapporter  aux  éléments  consti- 
tutifs de  son  œuvre. 

Ceci  me  rappelle  une  longue  conversation  que 
nous  eûmes  un  jour  dans  son  jardin  ;  nous  étions 
trois,  Proudhon,  Wiertz  et  moi. 

C'étaitquelques  mois  avantle  départde  Proudhon. 
11  désirait  connaître  Wiertz,  qui,  de  son  côté,  sou- 
haitait vivement  le  rencontrer.  L'écrivain  me  donna 
rendez-vous  dans  sa  maison;  je  m'y  rendis  à  l'heure 
indiquée  et,  tous  deux,  nous  allâmes  chez  le 
peintre. 


—  325  — 

La  présentation  fut  courte  :  —  Je  viens  voir  vos 
œuvres,  maître,  dit  Proudhon.  —  Vous  me  faites 
honneur!  soyez  Je  bien  venu,  répondit  l'artiste  en 
lui  serrant,  la  main  dans  les  siennes. 

L'auteur  des  Contradictions  économiques  s'arrêta 
devant  chaque  tableau;  il  fit  peu  d'observations, 
mais  il  était  visiblement  absorbé  par  l'analyse  de  la 
pensée  du  peintre.  On  eût  dit  que  son  puissant  cer- 
veau marchait  à  la  conquête  d'un  nouveau  mode 
d'idées.  Ce  qui  le  frappait  surtout,  c'était  la  netteté 
et  l'audace  dans  la  composition  de  certains  sujets 
qui  semblaient,  à  priori,  devoir  échapper  à  toute 
réalisation  plastique. 

Lorsque  nous  arrivâmes  devant  les  sculptures, 
Proudhon  s'arrêta  avec  admiration  devant  le  groupe 
intitulé  :  la  Séduction.  —  J'écrirai  quelques  pages 
là-dessus,  fît-il  tout  à  coup.  —  Et  il  eût  tenu  parole 
si  des  événements  que  tout  le  monde  connaît,  ne 
l'eussent  point  forcé  à  quitter  la  Belgique. 

En  sortant  du  musée,  nous  entrâmes  au  jardin. 
Un  soleil  splendide  nous  fit  chercher  l'ombre  der- 
rière l'une  des  colonnes  du  temple  de  Pœstum. 

Une  végétation  luxuriante  s'étalait  sous  nos  yeux. 
Wiertz  parla  des  merveilles  de  la  nature,  et,  par  une 
pente  bien  ménagée,  amena  la  conversation  sur  les 
arbres  géants  découverts  depuis  quelques  années 
dans  les  grandes  forêts  intertropicales. 

Proudhon  prit  le  dé  de  la  conversation.  Une  fois 
lancé,  ce  grand  chasseur  d'idées  remuait  les  hommes 
et  les  choses,  comme  un  vanneur  les  grains  de  blé. 


—   526   — 

—  Je  lui  donnai  parfois  la  réplique,  et  nous  repas- 
sions, à  grandes  enjambées,  les  principales  époques 
génésiques. 

Wiertz  écoutait.  On  eût  dit  qu'il  regardait  au  de- 
dans de  lui-même.  Il  n'était  plus  préoccupé  que 
d'une  chose  :  semer  de  nouveaux  êtres  et  de  nou- 
velles lumières  dans  son  tableau  de  l'Éden,  déjà 
ébauché  dans  son  cerveau. 

Le  soir  vint  et  nous  causions  encore. 


Les  deux  voix  que  j'écoutais  alors  sont  éteintes 
aujourd'hui. 

Les  deux  rudes  lutteurs  sont  tombés  dans  la 
fosse. 

L'auteur  de  la  Justice  dans  la  Révolution  et  le 
peintre  du  Dernier  Canon,  sont  morts  dans  la  plé- 
nitude de  leur  talent. 

Ironique  destin  !  tu  mets  des  siècles  à  créer  de 
pareils  hommes,  et,  un  jour,  lorsqu'ils  sont  au  som- 
met de  la  vie,  tu  les  broies  sous  tes  pas  en  poursui- 
vant ton  aveugle  route... 


FIN. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Pages. 

Avertissement 5 

Biographie  de  Wiertz 11 

Catalogue  du  musée  Wiertz 101 

Frontispice 103 

Le  musée 127 

Analyse  des  tableaux 129 

N°     1.  —  Pensées  et  visions  d'une  tête  coupée  (peinture 

mate) 130 

N°     2.  —  L'Éducation  de  la  Vierge ..  14-9 

N°     3.  —  Initiation  de  la  jeune  sorcière 151 

N°     4.  —  Le  Phare  du  Golgotha 155 

N»     5.  —  L'Enfant  brûlé 161 

K*     6.  —  L'Orgueil .     .     .     .     t 164 

N°     7.  —  La  Forge  de  Vulcain 166 

N°     8.  —  L'Attente 169 

N°    9.  —  La  Toilette 170 

N°  10.  —  Deux  Jeunes  Filles 171 

N°  11.  —  Apothéose  de  la  reine  (esquisse) 174 

N°  12.  —  Quasimodo  (intérieur  des  cabinets) 177 

N°  13.  —  Faim,  folie  et  crime 178 


—  328  — 

N°  14.  —  La  Liseuse  de  romans 181 

N°  15.  —  La  Curieuse  à  la  porte  des  cabinets     ....  183 

N°  16.  —  Jeune  Eille  se  préparant  au  bain   .....  187 

N°  17.   —  La  Révolte  des  enfers  contre  le  ciel   ....  188 

N°  18.  —  Métamorphose  d'une  jeune  fille 194 

N°  19.  —  Inhumation  précipitée 195 

N°  20.  —  Une  Seconde  après  la  mort 199 

N°  21.  —  Quasimodo 201 

N°  22.  —  Esmeralda.     ...........  203 

N°  23.  —  Le  Christ  au  tombeau 207 

N°  24.  —  Le  Dernier  Canon 211 

N°  25.  —  Le  Corps  de  Patrocle  disputé  par  les  Grecs  et  les 

Troyens 217 

N°  26.  —  La  Lutte  homérique 230 

N°  27.  —  Les  Choses  du  présent  devant  les  hommes  de 

l'avenir 232 

N°  28.  —  Le  Suicide 238 

N°  29    —  Le  Sommeil  du  concierge 240 

N°  30.  —  Brune  et  Blonde 242 

N°  31.  —  La  Jeune  Eille  au  bouton  de  rose 244 

N°  32.  —  On  se  retrouve  au  ciel 246 

N°  33.  —  Le  Sommeil  de  la  Vierge 249 

N°  34.  —  Insatiabilité  humaine 251 

N°  35.  —  Plus  philosophique  qu'on  ne- pense.     .     .     .     .  254 

N°  36.  —  Une  Embuscade 256 

N°  37.  —  De  la  Chair  à  canon  au  xixe  siècle     ....  258 

N°  38.  —  Nymphes  et  Satyres 260 

N°  39.  —  En  famille 262 

N°  40.  —  Amour  et  Fidélité 265 

N°  41.  —  Le  Sommeil  du  premier-né .     .     .     .     .     .     .  267 

N°  42.  —  Humanité,  en  avant! 269 

N°  43.  —  La  Ronde  au  clair  de  lune 271 

N°  44.  —  Mort  pour  la  patrie 273 

N°  45.  —  Le  Triomphe  du  Christ 275 

N°  46.  —  LeSoufflet  d'une  dame  belge 281 


—  329  — 

N°  47.  —  La  Civilisation  au  xixe  siècle 283 

No  48.  —  Une  Scène  de  l'enfer 285 

N°  49.  —  Les  Partis  jugés  par  le  Christ 287 

N°  50.  —  Les  Partis  selon  le  Christ 289 

N°  51.  —  Pauvres  Orphelins 291 

N°  52.  -r-  Un  Mariage  patriarcal 294 

N°  53.  —  Le  Chien  dans  sa  niche 295 

N°  54.  —  Un  Grand  de  la  terre 296 

N°  55.  —  La  Puissance  humaine  n'a  point  de  limites    .     .  300 

N°  56.  —  Le  Lion  de  Waterloo .  303 

N°  57.  —  La  Fuite  en  Egypte  (à  l'église  Saint -Joseph).     .  307 
Sculpture.  —  Histoire  de  l'humanité  en  quatre  époques, 

groupes  en  plâtre 311 

lre  époque.  Naissance  des  passions     .     ...  311 

2e    époque.  Les  luttes 313 

3e    époque.  La  lumière.     . 314 

48    époque     ....     * 315 

Un  Repas  de  serpent ~  .     .     .  316 

Laocoon  et  ses  fils 317 

Épilogue 323 


t  f  w  h  **s  i    ■  ••     v  y 


NI) 

W5W3 
1865 


Watt eau,   Louis 

Catalogue  raisonne  du 
Musée  Wiertz       2.   éd. 


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