WNIV. OF
TORONTO
UB KABY
»v^
=^
à.
<
>^
^-x'
Hi---i^
r
m
^,
^k
/g
\
^
.y
'.^/.
-K
CAUSEKIES
DU LUNDI
PARIS
iMPRiMERir. itE j. ci.ayh: I- r (>.
Riji" <.\ I N r-RF.N*i| r , 7.
Vimi.
CAUSERIES
DU LUNDI
C.-A. SAI^TE-liElYE
n E I. A r A n K M I E r n v n r. a i s p..
TOME HlITIEMi:
PARIS
GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES
PALAIS-RnVAL, 215, — HUE DES SAINTS-PÈRES, 6
M DCCC LIV
CAUSERIES DU LUNDI.
Lundi 28 mars 1853.
L'ABBE DE BERNIS.
Au dernier siècle, quand de jeunes Français allaient à Rome
où le cardinal de Bernis résida comme ambassadeur de France
à dater de 1769, et où il ne mourut qu'en 1794, un de leurs
premiers désirs, c'était de lui être présentés, et une des pre-
mières choses qu'ils trouvaient d'ordinaire à lui dire, c'était
de le remercier du plaisir que leur avaient fait ses jolis vers;
ils s'étonnaient ensuite que le prélat ne répondît point à ce
compliment comme ils auraient voulu, et qu'il gardât toute
son amabilité et toute sa grâce pour d'autres sujets de conver-
sation. Nous n'imiterons pas ces jeunes Français de 1780, et
nous nous garderons de la confusion où ils tombaient. Il y a des
temps très-distincts à observer quand on parle de Bernis : il
ne fut cardinal qu'à l'âge de quarante-lrois ans, et il ne s'en-
gagea réellement dans les Ordres qu'à l'âge de quarante. Jus-
que-là il était abbé comme on l'était volontiers alors, ayant le
titre et quelques bénéfices; mais il n'était point lié à son état,
il n'était prêtre à aucun degré; et en 1755, à l'âge de quarante
ans, on le voit hésiter beaucoup avant de franchir ce pas dont
il sent le péril, et d'où sa délicatesse d'honnête homme l'avait
tenu éloigné jusque-là: « Je me suis lié à mon état, écrit-il à
Paris du Verney (le 19 avril 1755), et j'ai mis moi-même
dans cette démarche tant de réflexions que j'espère ne m'en
VIII. 1
2 CAUSERIES DU LUNDI.
repentir jamais (1). » Quant aux petits vers galants, ils sont
de sa ])reuiière jeunesse; il cessa d'en faire à l'âge de trente-
cinq ans : « J'ai abandonné totalement la poésie depuis onze
ans, écrit-il à Voltaire en décembre 1761 ; je savais que mon
petit talent me nuisait dans mon élat et à la Cour; je cessai de
l'exercer sans peine, parce que je n'en faisais pas un certain
cas, et que je n'ai jamais aimé ce qui était médiocre; je ne
fais donc plus de vers et je n'en lis guère, à moins que, comme
les vôtres, ils ne soient pleins d'âme, de force et d'harmonie;
j'aime l'histoire... » Il y a donc, avant tout, quand on parle
de Bernis, à bien marquer les époques, si Ton veut être juste
envers un des esprits les plus gracieux et les plus polis du
dernier siècle, envers un homme d'une capacité réelle, plus
étendue qu'on ne pense, et qui sutcoriiger ses faiblesses
littéraires ou ses complaisances politiques par une maturité
décente et utile, et par une fin honorable. Des documents ré-
cents, sortis des Archives du Vatican, viennent de jeter du
jour sur la seconde moitié de sa carrière, lorsqu'il était ambas-
sadeur de France à Rome. J'y viendrai bientôt, mais aujour-
d'hui je ne veux avoir affaire qu'au premier et plus léger abbé
de Bernis : on verra l'homme sérieux en lui se dégager insen-
siblement.
11 était né à Saint-Marcel-d'Ardèche en Vivarais, le 22 mai
4715, d'une race ancienne et de la meilleure qualité. A titre
de cadet , on le destina à l'Église. 11 vint faire ses premières
études au collège des Jésuites (Louis-le-Grand) à Paris; il fit
sa philosophie et sa théologie au séminaire de Saint-Sulpice
et en Sorbonne. On le voit successivement chanoine et comte
de Brioudc, chanoine et comte de Lyon , c'est-à-dire membre
de chapitres pour lesquels il fallait faire preuve de très-
ancienne noblesse : tout cela n'était pour lui qu'honorifique.
En attendant les bénéfices qui ne venaient pas et dont il n'a-
vait qu'un tout petit, dit-on, à Boulogne-sur-Mer (2), l'abbé-
(4) Cela veutdire en termes erclésiasliques que Bernis prit le premier
des Oriires ni:ijeurs en avril 1755; il en étail encore à ce sinii)le cleyré
de sous-diacre, lorsqu'il fut promu au cardin;il;it en octobre 4758.
Ces dates sont à considérer dans l'apipréciatiQu morale de Bernis.
(2) Proliablement il le devait à l'évèque de Boulogne, M. Henriot,
parent de l'abbé de Voisenon.
LABBEDEBERNIS. 3
comte de Bernis se lança clans le monde pour lequel il était fait,
et dans le plus grand monde; mais il y était pauvre comme le
dernier des nouveau-venus. Diderot a parlé quelque part des
dîners qu'il fit plus d'une fois avec lui, à six sous par tète (I).
Pendant des années, Bernis supporta avec insouciance et
gaieté cette condition de gène, ce contraste entre ses goûts et sa
situation, entre tout ce qu'il voyait et ce qu'il n'avait pas : il
avait « l'âme courageuse et douce. » Et puis, cette prompte et
facile consolatrice, la jeunesse lui tenait lieu de tout; nul
n'était fait pour en jouir mieux que lui; tous les contempo-
rains nous ont parlé des avantages de sa personne et des agré-
ments de sa figure : « Je me souviens toujours de vos grâces,
de votre belle physionomie ^ de votre esprit, » lui écrivait
Voltaire après des années. Duclos, son ami, l'un de ceux qui
ont le mieux parlé de lui , et dont la brusquerie habituelle s'est
adoucie pour le peindre, a dit : « De la naissance, une figure
aimable, une phi/sionoinie de candeur, beaucoup d'es|jrit,
d'agrément, un jugement sain et un caractère sur, le firent
recliercher par toutes les sociétés; il y vivait agréablement. »
Marmonlel enfin, moins agréable cette fois que Duclos, et avec
moins de nuances, nous dit : « L'abbé de Bernis, échappé du
séminaire de Saint-Sulpice', où il avait mal réussi, était un
poète galant, bien joufilu, bien frais, bien poupin, et qui,
avec le Gentil-Bernard, amusait de ses jolis vers les joyeux sou-
pers de Paris. » Cette figure ronde et pleine, cette belle mine
rebondie et à triple menton, qui frappe dans les portraits de
Bernis vieilli, il la prit d'assez bonne heure : mais d'abord il
s'y mêlait quelque chose d'enfantin et de délicat ; et toujours,
jusqu'à la fin , le profil gardera de la distinction et de l'élé-
gance : le front et l'œil sont très-beaux.
Il avait à peine où se loger : il commença par faire des
vers à ses Dieux Pénates (1736), comme Gresset en avait
fait sur sa Chartreuse. Ces vers de Bernis, faits à vingt et
un ans, ont tous les défauts de Gresset; ils ont aussi de sa
(1) « Dans sa jeunesse l'abbé de Bernis avait langui dans la misère,
ne vivant que du produit du travail qu'il faisait pour un libraire dont
la femme lui était clière, et recevant quelquefois de ses amis ou de ses
amii'S de quoi payer son fiacre. » (Tiré d'une Notice manuscrite qui est
eu tête du Recueil des Leiires de Bernis à Clioiseul, dont il sera parlé
ci-après. )
4 CAUSICniES DU LUNUI.
facilité et de son coulant. On y voit déjà tous ces Amours et
ces Zéphyrs (\\\\ seront iiartoul chez Bernis, et (jui ont fait dire
à d'Alemborl cjue, « si on leur coupait les ailes, on lui cou-
perait les vivres. »
Mais qu'une ?age>se .stérile
» ^'ocl■llpc jamais mes loisirs;
Que toujours ma muse fertile
linile, cil variant son si vie.
Le vol iiicoiistaiit des Zéphyrs.
En ce qui est de l'harmonie, je ferai remarquer ce que
d'autres ont déjà remarqué avant moi : il y a de temps en
temps chez Bernis, et par exemple dès la fin de celte pre-
mière pièce, ou encore dans celle du 5c»//' ou dans celle de la
jSuit, quatre ou cinq vers de suite qui , à l'oreille, donnent
déjà le sentiment de la stance de Lamartine :
L'ombre descend, le jour s'efface;
Le char du soleil, qui s'enfuit,
Se joue en vain sur la surface
De l'onde qui le reproduit.
Ce que je veux dire, c'est que Bernis, en ses moments les
meilleurs, a une certaine langueur harmonieuse qui a un faux
air du premier Lamartine en ses plus faibles moments. Mais
la note tendre se perd vite et se noie dans un gazouillement
brillante et insipide. A peine trouve-t-on quelques vers de lui
à citer dans cette abondante et monotone superfluité ; si Ber-
nis a un tour de rêverie et de mollesse, il manque tout à
fait d'idées et d'invention. Dans quelques Épîtres, il y a d'as-
sez jolis passages, et qui le peignent, sur l'ambition , sur la
paresse :
Qui sait, au printemps de son âge,
SoulTi'ir les maux avec courage
A bien des droits sur les plaisirs. . .
Pourquoi chercher si loin la gloire.'
Le plaisir est si près de nous!...
C'est toujours et partout le même refrain. Dans cette Épître
sur la Paresse , la seule que La Harpe ait distinguée , on voit
Bernis au naturel , assez gracieux , mais sans force, sans élé-
vation de but et sans idéal. Ce n'est qu'un élève de Chaulieu,
et qui redit avec douceur à vingt ans ce que l'autre trouvait
L A li B E D E B E K M s . n
avec feu à quatre-vingts. Habituellement, c'est plutôt encore
un disciple de Nivernais; comme lui, il n'aspire qu'à des suc-
cès rapides et fugitifs, à des faveurs de société. Le duc de
Nivernais est pour lui d'abord ce que Virgile était pour Stace,
pour Silius Italicus; il est fier de le suivre et seulement de
loin. Les myrtes de Nivernais sont les lauriers de Bernis. C'est
assez, dit-il quelque part, si je vois tes myrtes refleurir
encore ,
Et si ma musc, puorgueillie
De niaiclier de loin sur tes pas,
Unit l'estime de Délie
Aux suffrages de Maurepas.
Je ne sais quelle est cette Délie (1) , mais Maurepas était un
bien mince oracle pour y borner sincèrement ses vœux, et
Bernis ne disait point cela par politesse, il le pensait comme
il le disait. Marquer ainsi son but tout d'abord , et ne point le
placer plus haut, c'est donner sa mesure comme poète. A tout
jeune honmie qui entre dans la carrière, il y a une première
chose à demander : « Quels sont tes Dieux? »
Dans sa pièce de début , J mes Pénales, Bernis avait parlé
assez sévèrement de Voltaire, et l'avait apostrophé comme si
ce brillant esprit avait été dès lors en décadence : il revint
très-vite sur ce jugement de jeunesse; ils se lièrent, et Vol-
taire, tout en l'applaudissant et le caressant beaucoup, lui
donna un de ces sobriquets qu'il excellait à trouver, et qui
renferment tout un jugement. Bernis avait fait une suite de
vers descriptifs, les Quatre Parties du Jour, et une autre
suite (je n'ose dire poëme), les Quatre Saisons. Ces vers
obtenaient en société un très-grand succès, qui, plus tard,
devait s'évanouir tout à fait à l'impression. Bernis y avait mis,
plus encore que d'habitude, une profusion de fleurs, de bou-
quets, de guirlandes; et là-dessus Voltaire l'appelait, en
s'adressant à lui-même, la belle Babel, ou, en parlant à
d'autres, la grosse Babet : c'était alors une bouquetière en
vogue, une marchande de quatre saisons.
(I) J'ai dit là une grande lé:^èrelé;,j'ai reconnu depuis, en ouvrani les
OEuvres de Nivernais, que Déiie n'est autre que la duchesse de M vei-
nais elle-même, célébrée par son mari sous ce nom élégiuque; elle était
née de Pontcliartruiii et sœur du comte de Maurepas.
1.
0 CAUSERIES DU LUNDI.
Ne soyons pas injuste ni trop rigoureux pour Bernis ; il s'est
jugé lui-même en homme de goût, en homme de sens, et
comme s'il n'avait rien eu du poète. Ce Voltaire, qui lui a
donné ce joli et malin sobriquet, est le premier, des années
a|)rès, à le caresser sur ses vers , à lui en reparler, à faire le
rôle de tentateur. Bernis, en 1763, après son ministère, est
dans l'exil et la disgrâce; quelque ennemi, pour lui faire pièce,
ou simplement quelque libraire avide, fait imprimer ses
Quatre Saisons, avec ce titre : Par M. le C. de B. : « Je no
sais de qui sont ces Quatre Saisons, lui écrit Voltaire, qui
aime à broder sur ce thème à tout propos; le titre porte par
M, le C. de B. C'est apparemment INl. le cardinal de Bembo.
On dit que ce cardinal était l'homme du monde le plus
aimable, qu'il aima la littérature toute sa vie, qu'elle aug-
menta ses plaisirs ainsi que sa considération , et qu'elle adou-
cit ses chagrins, s'il en eut... » Puis, d'autres fois, il revient
sur les souvenirs de Babet « qui remplissait son beau panier
de cette profusion de (leurs; » il joue,*il badine, il retourne
la critique en éloge. Bernis est sensible à l'intention; mais il
ne s'y laisse point prendre :
« A l'égard des Saisons de Babel, vépond-il, on m'a dit qu'on les a
furieusement estropiées; car je ne les ai pas vues depuis près de vln^t
ans. A ma mort, quelque àiiic cliarilaljle purifiera ces amusements de
ma jeimesse, qu'on a cruellement maltraités et confondus avec toutes
sorles de platitudes. Pour moi, je ris de la peine qu'on s'est donnée
inutilement de me faire des niches. On a cru me perdre en prouvant
que j'avais fait des vers juscpi'à Irenle-deux ans {ailleurs il semble
dire trente-cinq) -. on ne m'a l'ail qu'lionneur, et je voudrais de tout
mon cœur eu avoir encore le talent comme j'en ai conservé le goùl;
mais je suis plus heureux de lire les vôtres que je ne l'ai été d'en faire.
Si vous voulez que je vous dise mon secret tout entier, j'y ai renoncé
quand j'ai connu que je ne pouvais être supérieur dans un t;enre qui
exclut lu médiocrité. »
Il y aurait mauvaise grâce, après un tel jugement , si plein
de sens et de candeur, à se donner le plaisir facile de radier
Bernis sur ses vers.
Dès ce temps-là,. et à travers les compliments, toules les
critiques lui furent faites : « On me demande, dit-il dans un
petit écrit en prose de 1741 , comment il est possible qu'un
homme fait pour vivre dans le grand monde puisse s'amuser à
écrire, à devenir auteur enfin. » Et à ces critiques grands sei-
LAI5BE DIî BEUNIS. 7
gneiirs et de qualité, il répondait « que, s'il n'est pas honteux
de savoir penser, il ne l'est pas non plus de savoir écrire, et
qu'en un mot ce sont moins les ouvrages qui déshonorent,
que la triste habitude d'en faire de mauvais... » En ce qui était
des vers en particulier, comme on venait de représenter pour
la première fois la Métromanie (1738), Bernis donnait cours
à ses réflexions : « Il est difficile d'être jeune et de vivre à
Paris sans avoir envie de faire des vers. » Et de ce qu'on en
fait avec plus ou moins de talent, il ne s'ensuit pas que ce
talent entraîne avec lui toutes les extravagances qui rendent
certains versificateurs si ridicules : « Heureux, s'écriait-il avec
sentiment et justesse, heureux ceux qui reçurent un talent qui
les suit partout, qui, dans la solitude et le silence, fait repa-
raître à leurs yeux tout ce que l'absence leur avait fait perdre ;
qui prête un corps et des couleurs à tout ce qui respire; qui
donne au monde des habitants que le vulgaire ignore! »
Ce goût littéraire prononcé, qui était comme une affiche de
vie insouciante et mondaine, nuisait beaucoup à Bernis pour
sa carrière. Le cardinal de Fieury, ami de sa famille, le fit
venir , et lui déclara que , s'il contir\ijait de la sorte , il n'avait
rien à attendre tant que lui, cardinal de Fieury, vivrait. Sur
quoi Bernis fit son humble révérence , et dit ce mot si connu :
« Monseigneur^ f attendrai. » En le citant, on a quelquefois
supposé que c'est à Boyer, ancien évèque de iNlirepoix, et qui
tenait la feuille des bénéfices, que Bernis l'avait plus tard
adressé ; c'est une erreur , et qui ôte au mot de son piquant et
de sa vengeance. Il n'a tout son prix qu'adressé par un très-
jeune homme à un premier ministre très-vieux, et qui l'ou-
bliait un peu trop en ce moment.
Bernis, homme de société, de conversation aimable, d'un
commerce brillant et sûr , et qui semblait borner là son ambi-
tion, connaissait déjà M""' de Pompadour; il était dans sa
faveur ainsi que dans celle du roi , et il n'avait pu rien obtenir
encore pour sa fortune. Ce fut l'Académie française qui la com-
mença. Il y fut nommé dès la fin de l'année iTii, c'est-à-dire
à l'âge de vingt-neuf ans. Il y succédait à l'abbé Gédoyn, et
y fut reçu le même jour que l'abbé Girard, le grammairien.
Dans son Discours de remercîment , il rappela avec modestie
sa jeunesse qui , « loin de lui nuire, avait parlé en sa faveur.»
Il dit quelques mots sur l'ulililé des relations entre les gens
8 CAUSEUIKS DU Llli>DI.
du monde et les j,'cns de LeKrcs, sur les avantages qu'en avait
recueillis la langue dès le temps des La Rochefoucauld, des
Saint-Évremond, des Bussy; lui, c'était bien sur h^ pied do
leur successeur, d'homme de qualilé aimant et cultivant les
Lettres, qu'il entrait dans la Compagnie. Crébillon, le tragi-
que, qui le reçut, ne trouva à lui donner que ce vague éloge :
« Votre génie a paru jus:qu'ici tourner du côté de la poésie.»
Dans les années qui suivirent sa réception , Bernis figure plus
d'une fois à la tète de la Compagnie, dans les occasions solen-
nelles où il fallait représenter à Versailles. L'Académie le choi-
sissait comme un sujet et un visage agréable au roi.
Ses amis disent qu'à celle époque il n'aspirait qu'à réunir,
moyennant quelques pclils bénéfices particuliers , une fortune
de six mille livres de rente : cela l'eût rendu à jamais heureux,
ûlais Boyer, chargé de la feuille des bénéfices, résistait aux
instances des protecteurs, même les plus puissants, de Ber-
nis : il mettait une condition (qui d'ailleurs nous semble
aujourd'hui assez raisonnable) aux gi àces ecclésiastiques qu'on
sollicitait pour lui ; il exigeait que Bernis s'engageât sérieuse-
ment à son état, qu'il cessât d'être abbé seulement de nom ,
et qu'il devînt un prêtre. Bernis, par conscience même et par
sentiment de son peu de force, reculait et retardait : ses mœurs
étaient celles de son âge et de son temps; son cœur et son
esprit n'avaient rien d'irréligieux : la perspective d'un évêché
qu'on lui laissait entrevoir moyennant des sacrifices exté-
rieurs, était plus faite pour l'effrayer que pour le tenter :
Non, tu connais trop ma droiture .-
Coupalilu par IVagililé,
Mais eniicnii de l'iiii|K)sliirc,
Je ne joins pas l'impiùlé
Aux faiblesses de la nature.
C'est ce qu'il disait à son ami le duc de Nivernais dans une
Épître«î<r l'Ambition. 11 y a plus; Bernis, avant cette époque,
et dès 1737, avait entrepris, par les conseils du cardinal de
Polignac , avec qui il avait plus d'un rapport de nature, de
fragdilé et de génie, un poëme sérieux qu'il a dej)uis mené à
fin , et cpii a été somptueusement impiimé après sa mort
(Parme , 179ij), la Ite/igion vengée. 11 y a dans ce poème , qui
n'en est pas un véritablement , et qui est destitué d'invention
LABBE DE BEUNIS. iJ
coiTime tous les ouvrages de Bernis, de très-bons vers philo-
èopliiques, un exposé clair, une réfutation judicieuse et assez
vigouieuse des systèmes de Lucrèce , de Pyrrhon , de Spinosa.
J'en ai, de tout temps, retenu ces vers qui ne sont pas les
seuls qu'un pourrait citer :
Dieu, père universel, veille sur chaque espèce;
11 soumet l'uiiivcrs aux lois de sa sagesse;
De riioinme elle s'étend jusqu'au vil moucheron:
Il fallait tout un Dieu pour créer un ciron :
Malgré ces essais de retour sincère et cette profession de prin-
cipes, Bernis avait l'honnêteté de ne s'en point prévaloir, et
de confesser son faible, même à Boyer ; sa fortune n'avançait
pas. C'est alors que Louis XV, de guerre lasse, lui fit une
pension de quinze cents livres sur sa cassette, et lui accorda
un logement dans les combles des Tuileries; Bernis avait été
logé jusque-là chez le baron de Montmorency, un de ses
parents. Un jour que Bernis sortait de chez M'"'= de Pompadour,
emportant sous son bras une toile do perse qu'elle lui avait
donnée pour meubler son nouvel appartement, le roi le ren-
contra dans l'escalier, et voulut absolument savoir ce qu'il
portait; il fallut le montrer et expliquer le pourquoi : « Eh
bien, dit Louis XV en lui mettant dans la main im rouleau
de louis, elle vous a donné la tapisserie, voilà pour les
clous. »
Pourtant l'impatience vint à Bernis, et, suivant la spiri-
tuelle remarque de Duclos, voyant qu'il avait tant de peine à
faire une petite fortune, il résolutd'en tenter une grande : cela
lui fut plus facile. Il débuta par l'ambassade de Venise,
en 1752. On a écrit et imprimé bien des choses plus ou moins
romanesques, où l'on a mêlé le nom de Bernis à la date de
cette ambassade : nous nous en tiendrons à ce qui est à
l'usage des honnêtes gens. On a sa Correspondance avec Paris
du Verney pendant ces années; elle est tout à son honneur,
et commence à nous le faire connaître par son côté politique
et sérieux. Paris du Verney, homme supérieur , dune capa-
cité administrative de premier ordre, et d'un talent singulier
pour les choses de guerre, était déjà à demi dans la retraite;
il s'occupait presque exclusivement de réaliser sa dernière
pensée patriotique , l'établissement de l'École militaire. On sait
<0 CAUSERIES nu LUNDI.
qu'il fut un des grands protecteurs de Beaumarchais à ses
débuts : ici on le voit tendrement lié avec Bernis, en qui il a
reconnu talent et avenir. Celui-ci entre avec lui dans tous les
détails de sa vie d'ambassade : «.Ma maison est décente, bien
meublée; on n'y voit rien qui sente le cadet de Gascogne. .le
tâche , en même temps, qu'elle soit rangée. » Comme tous les
absents de Paris , il eu ressent aussitôt le vide, se plaint de
sa vie langiiissante , et regrette la société : « Au reste, si l'on
est heureux quand on n'a rien à faire, quand on vit avec des
gens à qui on n'a rieu à dire , je le suis. 11 ne manque rien à
mon repos, j'oserai dire à ma considération ; mais il faudrait
un peu plus de pâture à mon esprit. » Bernis regrette surtout
les samedis, c'était le jour de la semaine qu'il passait avec
Paris du Verney : « Si mes samedis m'avaient été conservés,
je n'aurais qu'à m'applaudir d'avoir pris un parti qui devi/^n-
dra tous les jours plus avantageux pour moi, mais qui ne sera
jamais bon à rien pour le roi, tant que je resterai où il n'y a
rien du tout à faire. » Cette inaction, qui se fait sentir à lui
dès les premiers jours, va lui devenir de plus en plus pesante,
et c'est ainsi que l'ennui finira peu à peu par lui inoculer
l'ambition. En attendant, il cause avec son ami , il lui parle
de ce qui l'intéresse le plus, de sa chère fondation, de cette
École militaire, pour laquelle du Verney rencontrait à l'origine
tant d'obstacles. Le digne fondateur a sur ce sujet de belles et
nobles paroles qui décèlent, sous cette monarchie de Louis XV,
un cœur de citoyen; j'en veux citer quekpies-unes, ne fût-ce
que pour moraliser ce sujet de Bernis, dont les débuts sont un
peu amollissants :
<c Cequn vous nie dites, Monsieur, écrit du Verney à Bernis, de l'opi-
nion de rélranger sur cet él.il)lissenienl n'est guère propre à modérer
mon impatience; j'en ai toujours lieaucoup dans les (;lioses qui con-
trihueiU à la gloire de notre maître et au bien de la nation... Les ob-
jections ne m'ont jamais rebuté. Il est ordinaire t)ue les grandes entre-
prises soient traversées. L'expérience m'apprend aussi que le niérile
des grandes choses n'est jamais mieux connu (juc de ceux <jui ne les
ont pas vues naître. Nous louons, nous admirons aujourd'hui ce (jui a
été lililmé autrefois. Sous M. de Louvois, les amis de M. Colhert disaient
que l'Hôtel royal des Invalides n'était qu'un hôpital humiliant pour le
militaire; el aujourd'hui des lieutenants-colonels ne l'ougissent pas de
s'y retirer. Sous Muie de Maiiilenon , on prétendait que les preuves de
pauvreté qu'il fallait faire pour entrer à Saiut-Cyr en écarteraient la
noblesse; et aujourd'hui la noblesse aisée n'a pas honte de se dire
LABBE DE BERNIS. I\\
pauvre pour y faire admettre ses filles, qui, sous cet habit de laine
brune qui révoltait si fort aulrefois, prennent plus de vanité et d'or-
gueil qu'il n'eu faudrait. Le lemps dépouille les objets des passions
dont on les olTusque; et, quand ils sont bons eu soi, on parvient à n'y
plus voir que le bon. »
Bernis est digne de cet entretien généreux, auquel l'amitié
le convie ; il encourage son ami , il le réconforte avec une
chaleur affectueuse : « Je voudrais pouvoir rassembler tous les
bons cœurs pour vous les donner. » 11 voudrait être à même
de le défendre contre les injustices et les dégoûts qui le
viennent abreuver : « Plût à Dieu que je fusse à porlée de
rendre témoignage à la vérité! avec quel plaisir je rendrais
compte de la douleur de l'ami et du citoyen dont j'ai été le
témoin et le dépositaire! » Ici même il s'élève à des idées qui
ne lui sont nullement étrangères, mais qu'on n'est point
accoutumé d'associer à son nom ; il a des accents qui partent
de l'âme :
« Si les bommes n'étaient pas ingrats, dit-il, je leur passerais la
folie, rinconsé(|ueni'e, l'humeur et toutes les autres imperteetions qui
dégradent un peu l'humanité; mais il est dur de nepasiecueillii' le fruit
de ses bienfaits. C'est le laljourcur qui jette son blé dans des cailloux ••
malgré cela, les âmes supérieures songent h faire le bonlieur des
hommes sans en attendre d'autre récompense que celle d'être contentes
d'elles-mêmes. »
Et encore :
«Si vous n'étiez que raisonnable, vous ne seriez pas un si grand
citoyen : il faut que le zèle fasse affronter les obstacles que la raison
conseillerait d'éviter. Pour moi, je crois que ce qui perd les États,
c'est cette prétendue sagesse qu'on attribue à tous ceux qui n'osent pas
courir les risques qu'il y a toujours à vouloir procurer le plus grand
bien possible. On veut trop faire fortune aujourd'hui, et on craint trop
de la peidre quand on l'a faite : c'est le mal général qui afflige aujour-
d'hui l'Europe; car, Dieu merci, on a beau dire, nous ne sommes pas
les seuls qui méritions des reproclies. Malgré moi, vous voyez, Monsieur,
que la morale me gagne : c'est la maladie des gens qui sont presque
toujours dans la solitude. »
Ces lettres de Bernis et de du Verney, qui n'ont rien de
bien intéressant par le sujet, et qui ont été imprimées
en 1790 avec les notes les plus ridicules et les plus imperti-
nentes qu'on puisse imaginer, sont curieuses quand on les lit,
comme je le fais, au point de vue de la biographie et de la
12 CAUSERIES Dl' LUNDI.
connaissance des deux caractères. En nirmo Icmps qu'on y
sent chez du Verney la grandeur d'àme accoinpa^^née de bonté
et même de bonhomie , le caractère modéré , noble , humain
et assez élevé de Bernis s'y dessine naturellement; son esprit
y laisse échapper des nuances et des aperçus qui ont de la
finesse. Ainsi , parlant d'un de leurs amis communs qui, dans
une circonstance critique, avait écrit à du Verney une lettre
toute revêtue d'un semblant de i»hilosopliie , et de natures à
faire illusion, il dira: « Cet esprit philosophique, qui est
répandu sur la surface du monde , fait qu'on ne peut plus dis-
tinguer, au premier abord , les fous des sages, ni les honnêtes
gens des coquins. Tout le monde paraît riche parce que tout le
inonde a de l'argent ou de la fausse monnaie; mais peu do
jours suffisent pour démêler l'un et l'autre. » Cette fine
remarque de Bernis sur le vernis d'esprit philosophique qui
était alors partout, s'appliquerait aujourd'hui à bien d'autres
vernis également répandus, vernis de talent, vernis d'es|)rit,
vernis de jugement. Tous les matins, en lisant son journal,
chacun prend son vernis ; le journaliste lui-même a pris le sien
de la veille; la teinture de l'un s'applique à l'autre; tout le
monde se répète à douze heures de dislance. Où Cit l'esprit
vrai, le jugement original et neuf? et qu il faut de temps et
d'occasions pour en faire l'épreuve et pour le distinguer!
Peu de jours n'y suffisent pas, comme Bernis alors pouvait le
croire.
Bernis ne sera jamais un grand ministre dirigeant. Aurait-il
pu l'être? Je l'ignore. Le sort ne lui a pas laissé le temps de
réparer ses fautes ni de corriger ses hasardeuses entreprises;
mais Bernis sera un excellent ambassadeur : il a l'insinuation,
la conciliation , la politesse; il représente avec goût et magni-
ficence ; il sera le modèle d'un ambassadeur de France à Rome
pendant plus de vingt ans. Or, c'est à Venise qu'il fait son
appientis.sage, au moins pour les dehors, car les aflaires y sont
à peu près nulles: «Comme cette ambassade , remarqne-t-il,
est plus de parade que de nécessité, on a cru quehpiefoib que
tout le monde y était propre, et que le premier venu y serait
assez bon : en quoi on s'est grandement lr()m|)é. » VA il définit
k merveille les qualités essentielles pour faire respecter dans
un poste de ce genre le représentant du roi. Laissons le par-
ler lui-même, nous ne saurions dire aussi bien que lui :
L ABBK DE BERNIS. 43
'< Quand on a fies aff:nrf'S ;\ traiter dans les Cours étrangères, c'est
la niiiiiière dont on les conduit, ces affaires, (|ui fixe l'attention et qui
décide de l'est ime qu'on a pour vous; mais, lorsi|u'on n'a rien à démê-
ler avec une Cour, on est alors jugé d'après le persoimei; ainsi, l'on a
besoin d'une grande attention pour éviter la censure d'une infmité
d'observateurs curieux et pénélrants, qui cherchent à démêler votre
caractère et vos principes, sans que vous puissiez jamais déloiirner leur
atleiilion. Si le roi veut faire respecter sa couionne et sa nation à
Venise, il faut qu'il y envoie toujours un homme de bon sens, ce qui
suffit, mais un homme d'une âme élevée et de mœurs décentes; car on
n'impose à. une nation très-libertine, on peut même dire débauchée,
que par des mœui's opposées. »
De telles paroles sont à noter dans la bouche de Bernis.
Les a-t-il justifiées de tout point? Du moins on ne saurait
mieux marquer à quel piix était, selon lui, la considération;
et, quoi qu'aient pu dire des chroniques secrètes, il sut dès
ce temps-là l'obtenir.
Cependant les deux aimées et demie que Bernis eut à passer
à Venise lui parurent extrêmement longues. Il sentait bien
que ses amis de Veriailles ne l'y laisseraient pas éternelle-
ment; il avait l'espérance vague, mais certaine, d'un futur
retour : « Ma plus grande peine n'est donc que d'aspirer à èire
utile, d'en ouvrir modestement les voies, et d'être toujours
renvoyé à l'inaction et à l'inutilité : voilà pour le moral. » Au
piiysique, sa santé s'altérait faute d'exercice; son embonpoint
augmentait, la goutte se portait aux genoux. Et puis l'ambition
lui est venue : du moment qu'il n'est plus un simple particu-
lier, jouissant à son gré des douceurs et des agréments de la
société , il n'y a plus qu'à être un homme public occupé et
utile; il résume en termes parfaits cette alternative : « Être
libre et maître de son loisir, ou remplir son temps par des
travaux dont l'État puisse recueillir les fruits, voilà les deux
positions qu'un honnête honmie doit désirer; le milieu de cela
ressemble à l'anéantissement. » De Versailles, certains minis-
tres, qui craignaient son retour, lui tendaient des |)iéges;
on employait toutes sortes de manèges dont le détail nous
échappe , pour l'immobiliser là-bas dans ses lagunes : « Je
vois clairement, disail-il , que, par ces artifices, on trouvera
le secret de me faire rester les bras croisés dans mon cid-de-
sac. » Du Verney le coiiS(,'illait et le calmait dans ces accès
d'impatience, qui sont toujours tempérés de philosophie chez
viir. 2
H CAUSEUIF.S DU LUNDI.
Bornis, et qui no vont jamais jusqu'à l'irrilation : « Tout ici-
bas dépend des circonstances, lui écrivait du Verney, et ces
circonstances ont des révolutions si fréquentes, que ce que
l'on peut faire de plus sai^e est de se préparer à les saisir au
moment qu'elles tournent à notre point. 11 est presque tou-
jours dangereux de vouloir les forcer; on n'y gai^ne que des
tourments qui s'accroissent à mesure que nos espérances sem-
blent s'éloigner, et c'est ainsi que l'on passe sa vie, sans y
trouver un moment de satisfaction. Agissons donc toujours,
mais ne forçons rien.... »
L'argent tourmentait beaucoup Bernis; il n'avait rien que
ses appointements. La première année, il dépensa vingt-trois
mille francs au delà; c'était sans cesse des princes ou prin-
cesses d'Allemagne, des personnages de marque qui passaient à
Venise en visitant l'Italie, et qu'il fallait traiter. En novembre
1754, le duc de Penthièvre descendit chez l'ambassadeur avec
sa suite et y logea treize jours : « .le me suis très-bien tiré de
cet embarras, disait galamment Bernis: après beaucoup de
dépenses faites avec profusion, mais sans désordre, il me reste
l'amitié d'un prince honnête homme, et la satisfaction d'avoir
contenté tous les ordres et tous les étages de sa maison. » Du
Verney se charge de suivre en Cour les intérêts de Bernis; la
seule chose urgente, ce sont les secours pécuniaires. Si une
bonne abbaye venait à vaquer, ce serait un grand point do
l'obtenir. Quant à des places politiques meilleures, il est con-
venu entre les deux amis que le miinix est de ne rien presser;
le mot d'ordre est celui-ci : « A l'égard des places, il faut sa\''oir
lever le siège quand elles se défendiMit trop longtemps. » Ber-
nis a là-dessus une tacti(iue constante, une voie douce et par
insinuation : « Ne pas prendre les places d'assaut et ne point
refuser celles qui veulent se rendre d'elles-mêmes. » Enfin, le
terme de l'apprentissage arrive, et Bernis, rappelé à Paris, se
met en route à la fin d'avril IToo.
Duclos, l'ami et le confident de Bernis, nous a très-bien
rendu l'emploi de sa vie durant ces années qui vont être si
occupées. Ce fut le moment où l'alliance se noua étroitement
entre la France et l'Autriche, et où se conçut et se discuta
secrètement le Traité de Versailles. Bernis, sans être encore
ministre, en fut l'agent principal, le plénipotentiaire confiden-
tiel; il en débattit et en régla les articles avec l'ambassadeur
l'abbe de bebnis. -15
de l'Empire, M. de Staremberg, On a fait l'honneur à Beriiis
de lui attribuer la pensée première de ce Traité, qui boule-
versait la politique de Richelieu et changeait le système des
alliances continentales de l'Europe. On a fait plus : on est allé
jusqu'à dire qu'en prenant ainsi le parti de l'Autriche contre
la Prusse, c'était le poëte, le rimeur en lui qui se vengeait.
Frédéric, à la fm d'une Épître au comte Gotter, où il déciit
les détails infinis du travail et de l'industrie humaine, avait dit :
Je n'ai pas tout dépeint, la matière est immense,
Et je laisse à lieinis sa stérile abondance.
On a supposé que Bernis connaissait cette Épître, et que
c'avait été le motif qui lui avait fait conseiller à Versailles
d'abandonner le roi de Prusse et de s'allier avec l'Impératrice.
Turgot, dans des vers satiriques anonymes qui coururent tout
Paris, et qui étalaient au vif les désastres flétrissants dont la
guerre de Sept Ans affligeait .la France, s'écriait :
Bernis, est-ce assez de victimes?
Et les mépris d'un roi pour vos petites rimes
Vous semblent-ifs assez vengés;'
Mais, dans cette explication qui s'est tant de fois répétée de-
puis, rien n'est exact; le grave Turgot a imaginé une cause
gratuite, et, si de petits motifs en effet contribuèrent à pro-
duire ces grandes calamités, Bernis du moins n'a point à rou-
gir, pour sa part, d'en avoir introduit un aussi mesquin et
aussi misérable que celui dont on l'accuse. Bernis n'avait au-
cune rancune de ce genre contre le grand Frédéric, et son
cœur d'honnête homme était plus haut placé. Algarotti, qui
l'avait connu ambassadeur à Venise, écrivait au roi de Prusse
(11 janvier 1754) : « Je vois assez souvent M. l'ambassadeur
de France, qui est bien fait pour représenter la plus aimable
nation du monde. Il se flatte. Sire, que la route où il est entré
pourra le mener encore faire sa Cour à Votre Majesté. 11 a
bien des titres pour vous admirer. Sire, comme ministre,
comme un des Quarante , comme homme d'esprit. Je le verrais
encore plus souvent s'il n'avait pas un si bon cuisinier... »
Bernis, lorsque M"'^ de Pompadour s'ouvrit à lui pour la pre-
mière fois de cette pensée d'alliance nouvelle si contraire à la
politique établie, commença par des objections. Duclos, du
16 CAUSEUIES DU LUNDI.
c'ùlé deBernis, ledit expressémenl. Frédéric, adversaire équi-
table, le coiilinne dan» son llisloire; il ne reproche à Beinis
que de s'être prêté à des vues dont il sentait jusqu'à un cer-
tain point l'imprudence, et qu'il s'eiïorça ensuite, mais eu
vain , de modérer :
" Tant qu'il s'a^ii^sait d'établir sa fortune, écrit l'iiistorien-roi, toutes
les voies lui lurent éj5'ales pour y parvenir; mais, aussitôt qu'il se vit
établi, il sons,'ea à se niaintenii' dans ses emplois en se conduisant par
des principes moins variables et plus eonlormes aux intérêts perma-
nents de l'État Ses vues se loninérenl toutes du côlé de la paix, pour
teiminer, d'une part, une ^in(!rrii dont il m: prévoyait que des désavan-
tages, et d'uiu; auti'e, poui' tinr sa nation d'une alliance contraire et
forcéi! dont la France poitait le l'ai'deau, et dont la maison d'Aulrielie
devait seule retirer tout le ri'uil et tout l'avantage. Il s'adressa à l'An-
gleterre par des voies sourdes et secrètes; il y entama une négociation
pour la paix; mais, la marquise de l'ompadour étant d'un sentiment
contraire, il se vit aussitôt arrêté dans ses mesures. Ses nciions biipru-
denies relevèrent, /ses vues sages le perdirent; il fut disgracié pour
avoir parlé de paix... »
Et sur l'heure même de la disgrâce de Bernis, Frédéric
parle de lui à MilorJ Maréchal dans le même sens : « On a
trop exagéré le mérite de Bernis lorsqu'il était en faveur; on
le blâme trop à présent. Il ne méritait ni l'un ni l'autre. »
Ce point important de l'histoire du xvni« siècle ne sera
complètement démontré et éclairci que lorsqu'un historien
consciencieux aura été mis à même de travailler sur les pa-
piers d'État, et qu'il les aura extraits dans toute leur suite :
mais le sens général de la conclusion se peut prévoir et pré-
juger à l'avance. Quant à la physionomie même de Bernis et
à son mouvement d'esjjrit dans ce torrent, nous pouvons en
avoir quelque idée par les lettres et billets qu'il continue d'a-
dresser à du Verney. Pendant cette année si occupée, durant
laquelle il met la main aux grandes affaires et qui précède
son entrée au minisicre (1756-1757), il n'est plus cet homme
maladif et languissant de Venise qui a la goutte au genou, et
dont la vie se traîne de fluxion en fluxion : il veille, il se pro-
digue dans le monde, il passe une partie des nuits à jouer,
faisant semblant de s'y plaire, pour mieux cacher son autre
jeu; car il n'est pas ministre encore; la négociation secrète
qu'il mène se conduit en dehors du Cabinet, et ceux qui
sont en place le surveillent : au milieu de tous ces soins, il ne
LABBEDEBERNIS. 17
s'est jamais mieux porté. Cette nature, qui semblait surtout
épicurienne et paresseuse, a comme trouvé son élément :
« Nous sommes dans la crise de la grande décision , écrit-il à
du Verney, le 13 octobre 1756; ma santé est bonne, malgré le
travail qui augmente et va augmenter de jour en jour. » Sa
seule plainte, c'est de n'avoir pas tout à faire, c'est de n'avoir
pas sur lui tout le fardeau : « Les derniers ordres sont arrivés
(Fontainebleau, 5 novembre 1756) : je travaille actuellement
au plus grand ouvrage qui ait jamais été fait. On ne veut ]>as
sentir que tout dépend de l'exécution , et qu'il est insoutenable
d'être chargé du plan sans avoir le droit de veiller à l'exécu-
tion et de la conduire. » Ce sera là sa plainte continuelle pen-
dant sa faveur, et son excuse après la chute ; car, même quand
il fut entré au ministère, il se trouva constamment contrarié
par ceux ou, pour mieux dire, par celle qui ne voulait de lui
que comme instrument : « On m'a fait danser sur un grand
théâtre avec des fers aux pieds et aux mains. Je m'estime fort
heureux de m'en être tiré en sauvant ma réputation. » Il ne
la sauva point aussi intacte qu'il s'en flattait.
Bernis, entré au Conseil à titre de ministre d'État en janvier
1757, nommé secrétaire d'État aux Affaires étrangères en juin
de la même année, promu à la dignité de cardinal en octobre
1758, fut subitement remplacé par Choiseul en novembre,
puis presque aussitôt envoyé en exil à son abbaye de Saint-
Médard décroissons. La première commotion passée, il se dit
avec ce bon sens et cette réflexion sans amertume dont il était
pourvu et qui formait la base de son caractère : « Je n'ai plus
de fortune à faire : je n'ai qu'à remplir honnêtement la car-
rière de mon état, et à m'acquérir la considération qui doit
accompagner une grande dignité : pour cela la retraite est
merveilleuse. »
C'est sous cette dernière forme, non plus politique, non
plus tout à fait mondaine, non pas absolument ecclésiastique,
mais agréablement diversifiée et mélangée, c'est dans cette
retraite suivie et couronnée bientôt d'une grande ambassade,
qu'il nous sera possible de l'étudier désormais en sa qualité
de cardinal, et que nous aimerons à reconnaître de plus en
plus en lui le personnage considérable, d'un esprit doux,
d'une culture rare et d'un art social infini.
2.
Lundi -4 a\nl 1833.
DE L'ETAT DE LA FRANCE
sous LOUIS XV.
(1757-1758.)
Je demande ici à faire un court chapitre épisodique, à re-
mettre à la prochaine fois ce que je devais dire aiijourd'luii de
Bernis comme cardinal et ambassadeur à Rome , et à profiter
d'un document imprévu dont je dois la communication à la
bienveillance de M. le duc Pasquier, ancien chancelier de
France. Ce document, qui parait j)rovenir originairement du
cardinal Loménie de Brienne , consiste en un Recueil manu-
scrit des Lettres particulières de Bernis écrites par lui durant
son ministère à M. de Choiseul , alors ambassadeur à Vienne,
et qui devait être son successeur aux Affaires étrangères :
quelques autres lettres de Bernis à la marquise de Pompadour
et au roi , écrites sur la fin de son ministère et dans les pre-
miers moments de sa disgrâce, expliquent les causes de sa
retraite et de sa chute plus exactement qu'on ne les savait.
Le tout permet de prononcer avec exactitude sur son degré
d'insuffisance à la tète des affaires , et sur les motifs d'excuse
qui sont à sa décharge. Au reste, dans ce que nous aurons à
dire cette fois , nous prendrons Bernis bien moins comme mi-
nistre que comme témoin et rapporteur de la situation déplo-
rable qu'il a contribué à créer, et à laquelle il assiste sans
avoir force ni crédit pour y porter remède. Le spectacle, que
nous ne laisserons qu'entrevoir d'après lui sans l'étaler tout
entier, est affligeant ; mais il renferme quelques leçons sévères
DE L ETAT D !■ LA FRANCE SOUS LOUIS XV. 19
que l'histoire a déjà tiréos; il fait pénétrer dans les causes
profondes de ruine de l'ancienne monarchie; il fait sentira
quel point les plus nobles nations, et la nôtre en particulier,
dépendent, dans l'esprit qui les anime et jusque dans leur
ressort intérieur, des gouvernements qui les régissent et des
hommes qui sont à leur tète.
La disposition de l'opinion publique en France, au commen-
cement de cette guerre de Sept Ans si légèrement entreprise ,
n'était pas ce qu'elle devint un an après : la nouvelle alliance
avec l'Autriche , conçue au mépris des anciennes maximes ,
occupait tous les esprits et Haltait vivement les espérances.
L'impératrice Marie-Thérèse, dans sa lutte passionnée et cou-
rageuse contre les agrandissements de la Prusse, avait mis à
gagner la France une coquetterie particulière ; elle n'avait pas
dédaigné de se faire une amie de M'"^ de Pompadour, et le
parti fut pris à Versailles d'être pour l'Autriche, absolument
comme on se déclare pour ses amis envers et contre tous dans
une querelle de société et de coterie. Bernis, revenu de Venise
et qui était dans la main de M™' de Pompadour, fut chargé de
rédiger l'œuvre et de concerter le traité d'alliance : malgré
ses premières objections d'homme sensé , il ne résista pas
longtemps au mouvement général qui entraînait tout le monde
autour de lui ; il fut ébloui et crut contribuer à la plus grande
opération politique qu'on eût tentée depuis Richelieu. Tout
d'abord sembla réussir à souhait, et la nouvelle alliance si
préconisée en Cour fut très-bien prise encore par le public
jusqu'à ce qu'arrivassent les nouvelles des premiers désastres.
On avait commencé par des succès ; la prise de Mahon , la
victoire d'Hastenbeck , les premiers avantages du duc de Riche-
lieu dans le Hanovre semblaient promettre un gain de cause
facile à la nouveauté de la combinaison diplomatique. Bernis,
ministre des Affaires étrangères depuis juin '17b7, conserva
toutes ses espérances jusqu'au moment où le duc de Richelieu
conclut avec le duc de Cumberland la convention de Kloster-
Zeven (8 septembre 1737) , qui laissait subsister l'armée enne-
mie et qui ne devait pas être ralitiée. C'est ici que la Corres-
pondance de Bernis avec M. de Choiseul (alors le comte de
Stainville) nous livre la suite régulière de ses pensées et de
ses inquiétudes : « M. de Richelieu, mon cher comte, lui
écrit-il (20 septembre 1757) , a un peu brusqué l'affaire de
20 CAUSERIES DU LUNDI.
la Convention. Jamais acte n'a été ni moins rélléchi , ni con-
tracté avec moins de formes. M. le duc de Meckicmbourg et
les Suédois n'en seront pas fort aises, et je crains bien qu'il
n'en arrive des inconvénients qui balanceront les avantages.
Il est cerlain que cet événement est glorieux en apparence,
et qu'il donne à M. de Richelieu la facilité de se porter en
avant; mais gare les suites ! » A partir de ce moment les chances
de la guerre tournent et deviennent défavorables. Deux lettres
de Bernis, écrites sur la nouvelle de la défaite de Rosbach , ne
sont pas de celles que nous extrairons ; ce n'est pas la défaite,
ce sont certains détails de la défaite qui sont à ensevelir. Croi-
rait-on qu'en apprenant ce malheur, on n'ait pensé à Versailles
qu'à ce pauvre général qui s'était laissé battre : « On n'a vu à
la Cour dans la bataille perdue que M. de Soubise, et point
l'État. Kotre amie (1) lui a donné les plus fortes preuves d'ami-
tié, et le roi aussi, » Ce qui passe la condoléance , c'est qu'on
ne songe qu'à lui procurer une revanche, et Bernis lui-même,
puisqu'il le faut, s'y prêtera : « Le roi aime M. de Soubise,
écrira-t-il le printemps prochain à du Verney ; il voudrait le
mettre à portée d'avoir sa revanche du 5 novembre [journée
de Rosbacli); voilà la vérité. Il faut ne pas contrarier son
maître, et le servir dans son goût, surtout lorsque les cir-
constances rendent tout autre parti impossible ou dangereux. »
On a quehiue peine à se faire au style de Bernis dans cette
Correspondance toute politique; plus tard, en écrivant de
Rome , il aura bien des familiarités encore; mais la politesse
du langage sera continuelle chez lui , et la décence de la pour-
pre romaine s'étendra graduellement sur les sujets qu'il aura
à traiter. Ici , dans ses conlidences politiques de chaque jour,
il s'abandonne, il parle non-seulement sa langue, mais celle
qui se parle autour de lui, et, au milieu de ces révélations
trop vraies et dont les tristes parties appelleraient le burin
d'un Tacite, il a de ces mots qui trahissent le jargon des
boudoirs de Bellevue ou de Babiole (2) , écanUlei\ trigauder,
brûler la chandelle par les deux bouts, etc. On publie en
ce moment le Recueil des dépêches et des lettres d'État du
(i) Noire auùe, c'ost Mme de Pompadour qui est toujours dcsi^née
ain^i.
'2) Bibiole, petite maison au-dessous de Bellevue, et où s'étaient
tenues les premières conférences pour le Traité de Versailles.
DE l'État de la frange sous louis xv. 21
cardinal de Richelieu. 0 contraste! Pour le ton , même dans
les endroits de mauvais goût , elles sont de l'époque de Cor-
neille.
Ce que parai! bien réellement Bernis d'un bout à l'autre dans
ces lettres à Choiseul, c'est un honnête homme qui est au-
dessous de la situation , qui est l'auteur désigné et responsable
d'une alliance devenue funeste, qui se sent engagé, et qui n'a
pas le pouvoir de tenir ni de réparer : « On ne meurt pas de
douleur, écrit-il à Choiseul (13 décembre 1757), puisque je
ne suis pas mort depuis le 8 septembre {époque de la Con-
vention étourdie de Ktnsfer-Zeven). Les fautes, depuis cette
époque , ont été entassées de façon qu'on ne pourrait guère les
expliquer qu'en supposant de mauvaises inlenlions. .l'ai parlé
avec la plus grande force à Dieu et àsess«t/(/s. J'excite un peu
d'élévation dans le pouls , et puis la léthargie recommence ; on
ouvre de grands yeux tristes, et tout est dit. » Il trouve donc qu'il
n'y a ni roi, ni généraux, ni ministres; et cette expression
lui paraît si bonne et si juste qu'il consent qu'on le comprenne
lui-même dans la catégorie de ceux qui n'existent pas : « Il me
semble être le ministre des Affaires étrangères des Limbes.
Voyez, mon cher comte, si vous pouvez plus que moi exciter
le principe de vie qui s'éteint chez nous : pour moi , j'ai rué
tous mes grands coups , et je vais prendre le parti d'être en
apoplexie comme les autres sur le sentiment , sans cesser de
faire mon devoir en bon citoyen et en honnête homme. » 11 n'y
a en France, à celte date, de direction ni dans les armées ni
dans le Cabinet. Les affaires de la guerre se trouvent encore,
par les subalternes, sous l'influence des Ormes, c'est-à-dire
du comte d'Argenson qui est en exil à sa terre des Ormes et
qui a quitté le ministère depuis les premiers mois de 1757.
L'insubordination et l'indiscipline sont partout; personne n'est
craint ni obéi ; la rivalité et la désunion du duc de Richelieu
et du prince de Soubise ont amené les désastres de la fin de la
campagne ; on demande au maréchal de Belle-Isle et à du
Verney pour la campagne prochaine des mémoires et des plans
qui ne seront pas suivis. Au milieu de ces revers, qui affec-
tent si profondément l'honneur militaire et l'avenir de la mo-
narchie, l'apathie de Louis XV est complète : « H n'y a pas
d'exemple qu'on joue si gros jeu avec la même indifférence
qu'on jouerait une partie de quadrille. » Le seul honneur de
32 CAUSERIES DU LUNDI.
Bcrnis chargé de la partit' |ioliti([ue , mais luUurellcmcnt exclu
des questions militaires, et qui n'a qu'un peu plus de faveur
que les autres sans avoir plus d'autorité et d'influence aux
heures décisives, est de comprendre le mal et d'en souffrir :
« Sensible et , si j'ose le dire , sensé comme je suis , je meurs
sur la roue , et mon martyre est inutile à l'État..» Il demande
un gouvernement à tout prix , du nerf, de la suite, de la pré-
voyance : « Dieu veuille nous envoyer tine volonté quelconque,
ou quelqu'un qui en ait pour nous ! Je serai son valet de cham-
bre, si l'on veut, et de bien bon cœur. »
Bernis n'avait rien qui imposât au roi ni à M""' de Pompa-
dour : celle-ci l'avait vu exactement dans la pauvreté; elle l'en
avait tiré ; elle le goûtait pour la douceur de son commerce et
l'agrément de sa société , mais elle le considérait en tout temps
comme sa créature ; le ministre était toujours pour elle ce petit
abbé riant et fleuri qui venait à son lever le dimanche , et à
qui elle tapait familièrement sur la joue en lui disant : « Bon-
jour, l'abbé ! » On raconte qu'un jour, dans les altercations de
la fin, elle lui reprocha aigrement de l'avoir tiré de la pous-
sière, et qu'il répondit avec dignité en faisant allusion à sa
naissance : « Madame, on ne tire jamais un comte de Lyon de
la poussière. » Quoi qu'il en soit, Bernis n'avait aucun ascen-
dant ni sur le roi ni sur M""' de Pompadour. Ce fut M. de Choi-
seul qui , sans être peut-être au-dessus de lui par la naissance,
mais en y joignant de tout temps les façons et l'état d'un grand
seigneur, sut gagner cette intluence nécessaire, et la justifia
en définitive par sa capacité.
Pendant toute la dernière année de son ministère, Bernis ne
fait en quchpie sorte qu'invoquer et appeler à son secours M. de
Choiseul. Il semble de bonne heure se l'être choisi et promis
pour successeur, dès qu'il aura pourvu aux difficultés les plus
pressantes. Son plan, après les victoires remportées par le roi de
Prusse à Hosbach et à Lissa , c'est de faire la paix. Mais quelle
paix? demandera-t-on. Quoi! France et Autriche, traiter le
lendemain et sous le coup d'une double défaite! Il y a là un
sentiment de dignité avant tout et de haute convenance na-
tionale, d'honneur de couronne, comme on disait alors, lequel
sentiment est au cœur de Marie-Thérèse et que Bernis n'a pas:
il raisonne dans toutes ses lettres à peu près comme M™* do
Maintenon dans celles qu'elle écrivait à la princesse des Ursins,
DE l'État de la france sous louis xv. ?3
et où le mot de paix revient à chaque page. Il s'en explique
nettement dans une lettre à Choiseul du 6 janvier 1758, et lui
découvre sa pensée avant même de s'en être ouvert au roi :
« Mon avis serait, dit-il, de faire la paix et de commencer par une
trêve sur terre et sur mer. Quand je saurai ce que le roi pense de cette
idée, que je n'ai p.is trouvée dans ma façon de penser, mais que le bon
sens, la raison et la nécessité me présentent, je vous la délaillërai. En
attendant, lâchez de faire sentir ;\ M. de Kaunilz deux choses égale-
ment vraies •• c'est que le roi n'abandonnera januiis l'impératrice, mais
qu'il ne faut pas que le roi se perde avec elle. Nos fautes respectives ont
fait d'im grand projet qiii, les premiers jours de septembre, était infail-
lible, un casse-cou et une ruine assurée. C'ist un beau rêve qu'il serait
dangereux de continuer, mais qu'il seia peut-être possihle de reprendre
Un jour avec de meilleurs acteurs et des plans militaires mieux com-
binés... Plus j'ai été chargé bmnédiatement de celle grande alliance,
plus on doit m'en croii'e quand je conseille la paix. »
Ce qui manque évidemment à Bernis dans toute cette car-
rière purement politique, c'est le caractère et la trempe d'un
homme d'État supérieur; n'en ayant ni le fond ni l'apparence,
il ne sut point conquérir sur ses alentours cet ascendant qui
ne s'accorde jamais à ceux à qui on peut le refuser. Appréciant
d'ailleurs en homme de sens toutes les difficultés et les causes
de ruine, il ne voit d'autre remède que de renoncer prompte-
ment à ce qui a été entrepris si à la légère. Choiseul pourtant
résiste au conseil; il croit y voir honte et danger; il fait des
objections et amène Bernis à s'expliquer sur cette paix qui
est de nature à rompre l'alliance. Bernis alors indique son plan
qui, du reste, ne fut jamais qu'à l'élat débauche : il ne s'agit
pas, selon lui, de traiter séparément avec le roi de Prusse;
mais « la meilleure façon de mettre ce roi à la raison , c'est de
faiie la paix avec l'Angleterre; et c'est à quoi, dit-il, je songe
nuit et jour (25 janvier 1758). » Celte idée d'une paix parti-
culière avec les Anglais , pour laquelle il avait commencé ,
dit-il , de jeter quelques petits fondements , devint à peu près
impossible depuis la Convention signée à Londres le 11 avril
entre le roi d'Angleterre et celui de Prusse , et la Cour de
Versailles d'ailleurs n'y entra jamais.
Le point précis que Bernis avait cru pouvoir saisir pour
rentrer dans la voie des négociations pacifiques, avant de plus
grands revers qu'il prévoyait, était donc vers janvier et fé-
24 CAUSERIES DU LUNDI.
vrier 1758; il avait cru trouver je ne sais quoi instant unique
« que la sagesse lui montrait du bout du doigt, » et qui l'ut
manqué. 11 commençait cette année 1738 avec les plus noires
prévisions, trop tôt justifiées : « Nous allons jouer le plus gros
jeu du monde. Dos 70 millions que nous venons d'avoir, il y
a plus de 20 millions qui sont déjà dépensés. La Marine en a
coulé 60 cette année sans payer un sou des dettes anciennes,
ni la plus grande partie du courant. Où trouverons-nous de
nouvelles ressources pécuniaires? Nous allons soudoyer dix
mille Suédois et plus de dix mille Saxons; quelle dépense
ajoutée à une dépense déjà énorme! Si nous avions des Col-
bert, des Desmarets, ou des fous ingénieux comme Law, nous
pourrions trouver bien des expédients. Le public n'a point de
confiance, tout est tourné en fronde et en plaintes...» Un
Colbert à l'intérieur, un Louvois à la guerre, ou du moins
rame d'un Louis XIV sur le trône! c'est là sans doute ce qui
manque. Bernis a le mérite de sentir un peu tard tous ces
néants et ces vides profonds; mais, en les déplorant, il n'a
rien à mettre pour les remplir; il n'est pas de ceux à qui on
reconnaît le droit de dire : Cest moi! La nature ne l'a point
marqué au front du sceau du commandement et de l'autorité.
Il s'apitoie continuellement et s'abandonne.
Dans cette suite de confidences lamentables, un trait de ces
lettres me fait sourire; j'y vois comme le cachet et la couleur
de l'époque, et aussi un reste de cette frivolité qui , chez
Bernis, continuait encore de s'attacher même à l'homme public.
En février 17.')8, au milieu des plus graves circonstances, il
s'était chargé d'une commission élégante auprès de M. de
Choiseul : « N'oubliez pas, je vous prie, ma commission pour
un grand habit de fournie fond bleu brodé en soie blanche sur
une étoffe de [)riniemps. » Léger accident! M. de Choiseul se
trompe ; le grand habit arrive avec les dépêches fin de mars :
« Il est fond blanc et les fleurs bleues ; on me le demandait
fond bleu avec les fleurs blanches , maison l'aimera atitant tel
(pi'il est. » Et plus loin : « On a trouvé le grand hahif. foit
joli. » L'abbé-ministre n'était pas entièrement brouillé , on
l'entrevoit, avec les chiffonneiies galantes.
La situjilion cependant, du côté de la France, empirait de
jour en jour. Dans cette absence d'ordre et de direction supé-
rieure , le duc de Richelieu avait voulu revenir à Paris comme
DE L ETAT DE LA FRANCE SOUS LOUIS XV. 25
s'il n'y avait eu rien à faire en Hanovre (janvier 1758); tous
les généraux demandaient à revenir de même : « Ce sont les
Petites-lMaisons ouvertes. » Le comte de Clermont , prince du
sang, envoyé pour commander en chef, fil faute sur faute; il
commença par une retraite précipitée, d'une longueur exa-
gérée , et semblable à une déroute. Il semblait que ce descen-
dant du grand Condé n'eût rien eu de plus pressé que de mettre
la panique à l'ordre du jour. Bernis trouve ici quoique accent
généreux : « Pour moi , j'aurais mieux aimé détruire notre
armée par un combat que par une retraite. Je crois même sur
cela que mon calcul aurait été à l'avantage de la conservation
des hommes... J'ai pensé en mourir de honte et de douleur. »
Et à un autre endroit il ajoute : « J'ai fait la lettre que le roi a
écrite au comte de Clermont pour l'empêcher de quitter le
Rhin où, chose incroyable! il ne se trouvait pas en sûreté
(avril 1758 ). Cette lettre est ferme et décidée. Mais il ne s'agit
pas d'être fort un moment, il faut l'être de suite et dans tous
les points. Comment faire pour y parvenir? Ma seule espé-
rance , qui n'est qu'un sentiment de femme ou d'enfant, c'est
que, puisque je ne suis pas mort de notre honte, il est possible
que je sois réservé pour la réparer. Je voudrais que cela fût ,
.et mourir subitement après. » Tenons-lui compte de ces paroles
où il n'a que le tort de parler un peu trop souvent de mourir,
et voilons tout à côté l'exposé hideux et trop circonstancié qu'il
trace de l'abaissement général d'alors, abaissement oui avait
envahi même les camps , ce dernier refuge de l'honneur. 11
n'est pas possible , même après un siècle, de lire une certaine
lettre de Bernis à Choiseul du 31 mars sans rougeur. Jamais
la décadence de la monarchie de Louis XV n'a été démasquée
plus à nu : on sent, au caractère du mal, qu'on est très-
proche de la dissolution des choses. Quelques traits pourtant,
dans ce décourageant tableau , sont à excepter : les soldats
exténués de fatigue ont gardé leur bonne volonté et valent
mieux que ceux qui les commandent. Et puis Bernis conclut
par quelques mots, où du moins il rend justice au génie, si
plein de ressort, de la race française : « 11 faudrait changer
nos mœurs, s'écrie-t-il, et cet ouvrage qui demande des
siècles dans vn autre pays, serait fait en un an dans celui-
ci, s'il II avait des faiseurs. » Cette remarque est profondé-
ment vraie, en l'appliquant je ne dis pas aux mœurs, mais
vm. 3
26 CAUSEniES DU LUNDI.
aux sentiments et à l'esprit de notre nation , qu'on a vue plus
d'une fois se retourner tout diui coup et en un instant sous
une main puissante.
C'est ici que l'insuffisance de Bernis et en même temps son
honnêteté se manifestent : il commence à être malade morale-
ment et physiquement. Ses nerfs s'affectent ; en butte à l'at-
taque universelle de l'opinion qui , à cette heure , est toute
déclarée en faveur du roi de Prusse, sans moyens directs de
remédier aux maux et aux désastres de chaque jour, obligé de
pourvoir aux subsides des alliés, sensible à l'idée de manquer
à ses engagements si l'argent lui fait défaut (et l'argent très-
souvent est en relard) , il pousse des cris de détresse et n'hésite
pas à entrer en désaccord avec M'"^ de Pompadour. Elle peut
tout se permettre avec lui ; il lui doit tout , il ne se brouillera
jamais avec el'e; mais il ne lui dissimule plus ce qu'il croit
l'entière vérité sur la situation , et elle ne lui en sait aucun
gré. Les finances, nominalement dirigées par M. de Boullongne,
sont épuisées; toutes les ressources dépendent du financier
Montmarlel, frère de du Verney ; c'est lui qui fournit les
fonds , et le contrôleur général n'est en quelque sorte que son
commis: « îNIontmartel est malade depuis un mois (7 avril
4758) ; Boullongne ne fait que l'étal de dépense et de recette.
Monlmartel craint de risquer sa fortune; sa femme l'obsède
et le noircit, et moi je suis obligé d'aller lui remettre la tète
et de perdre vingt-quatre heures par semaine pour l'amadouer
{quel style, trop d'accord avec la situation!) et lui deman-
der, comme pour l'amour de Dieu , l'argent du roi. Il faut jouer
le même rôle vis-à-vis do son ftère, sans quoi tout est perdu ;
on veut s'en aller et mettre tout en confusion. Le roi sait cela ;
j'ai usé toute ma rhétorique. On ne veut point s'inquiéter ni
du présent ni de l'avenir; il faut que je meure chaque jour de
l'indiUérence des autres. Je passe des nuits aflreuses et des
jours tristes. » El quinze jours après : « Nous sommes dépen-
dants de Montmarlel , au point qu'il nous forcera toujours la
main. J'ai satisfait sa vanité, je le cultive, je l'encourage, et
je mène à cet égard une vie qui ne peut être justifiée que par
le service du roi et le bien de l'alliance. Malgré cela, je n'ai
jamais pu être assuré de mes subsides. » On est sur le point
de faire banqueroute, en ce mois d'avril, pour 12 millions de
lettres de change de la Marine « qui ont pensé être protestées. »
DE l'État de la france sous louis xv. 27
Ici Bernis va se montrer de nouveau sujet à quelque illusion.
Pénétré de l'idée qu'il faut une unité de direction , un premier
mobile, un premier ministre de fait, au titre près, il s'abuse
jusqu'à croire un moment que ce pourra être lui , et que M"i'' de
Pompadour n'a rien de mieux à désirer, sinon que ce soit un
ami à elle qui gouverne. Il présente au Conseil un j\Iémoire
en ce sens , pour prouver la nécessité d'une seule et principale
direction. Rendons-lui toutefois la justice qu'il ne paraît pas
s'être arrêté longtemps sur cette idée qu'il serait lui-même
premier ministre. Il incline à proposer le maréchal de Belle-
Isle, qui exercerait réellement l'autorité : « Il a de la confiance
en moi ; je pourrais lui être utile et le conseiller sur bien des
choses; je connais ses défauts, mais il a des qualités et un
acquis qui fait beaucoup. Un dictateur est nécessaire quand la
république est en danger.» Et plus loin, tournant toujours
dans le même cercle, il redit la même chose, un peu moins à
la romaine : « Il faudrait un débrouilleur général. Je me suis
proposé moi-même avec courage jusqu'à la paix, mais la pro-
position n'a pas pris; on veut être comme on est. Dieu seul
peut y mettre ordre. »
A Paris, l'exaspération du public était arrivée à son comble
dans cet été de 17S8, et ce déchaînement dura jusqu'à ce que
quelques succès de M. de Broglie, l'année suivante, vinssent
rompre l'uniformité des revers : « On me menace par des lettres
anonymes, écrivait Bernis, d'être bientôt déchiré par le peuple,
et, quoique je ne craigne guère de pareilles menaces, il est
certain que les malheurs prochains qu'on peut prévoir pour-
raient aisément les réaliser. Notre amie court pour le moins
autant de risques. J'ai vu tout cela, mon cher comte, dès
le mois de novembre. » Il eût suffi d'une seconde défaite de
M. de Soubise pour faire lapider à Paris M""*^ de Pompadour.
En ce moment, Bernis en était venu lui-même à un état
tout à fait maladif, à une exaltation nerveuse réelle, infini-
ment honorable dans son principe, mais qui devait le rendre
médiocrement propre au rôle qu'au fond il n'ambitionne même
plus : « Ne parlez plus de moi pour la première influence ,
écrit-il d'un ton sincère à Choiseul; vous me faites tort ; j'ai
l'air de vous pousser et de n'être qu'un ambitieux , lorsque je
ne suis que citoyen et homme de bon sens. » Dès août 1758,
il s'ouvre nettement à Choiseul pour lui offrir sa succession :
28 CAUSEUIKS DU LUiNDI.
« Rélléchissez mùroniiMit sur une idoe (luo jni (]e|niis long-
temps : je crois que vous seriez phis propre que moi aux Af-
faires étrangères en les considéranl sous le point de vue de
l'alliance. Vous auriez plus de moyens que moi pour faire
frapper de c;rands coups par noire amie. D'un autre côté, unis
comme nous sommes , nous deviendrions les plus forts, et mon
chapeau rouge [il allait l'avoir deux mois après), séparé
du département, ne ferait peur à personne. Faites-y vos ré-
flexions pour le bien de la chose et pour vous. » Cette ouver-
ture n'était pas un leurre, et Bernis pensait ce qu'il disait.
Son illusion était de croire qu'après avoir été ministre influent
et en première ligne, il pourrait se replier à volonté, s'associer
un collègue et non un rival , se fondre intimement avec lui ,
et, sous cette forme agréable qu'il définit lui-même familière-
ment de deux tètes dans îih bonnet, faire le bien de l'État,
sans plus porter seul tout l'odieux et en décomposant le far-
deau : « Je vous parle comme je pense , écrivait-il à Choiseul ;
répondez-moi de même et franchement. Vous avez du nerf,
et vous en doni\erez plus que moi , parce que vous ne ferez
peur qu'au bout d'un certain temps; car vous méritez bien
d'en faire autant qu'un autre; mais du moins vous n'en ferez
pas à vos amis , et je pense que notre union à tous trois
n'en sera ({ue plus forte , plus douce et plus solide. » J'ai dit
deux tètes dans un bonnet , on voit que c'est trois qu'il faut
dire.
Choiseul est fait duc (août -1758) ; Bernis va être cardinal :
c'est à ce moment que Taccord ministériel médité par ce der-
nier, et sur lequel il compte, doit se sceller et s'accomplir.
I.a pensée de Bernis incline toujours vers la paix; le retour
de (Choiseul en France et son entrée au Cabinet doivent être
marqués ou pour conclure cette paix, si on en trouve le
moyen, ou pour soutenir plus énergiquement la guerre, si
cette seule voie est ouverte. Choiseul, qui est militaire, aura
droit d'avoir un avis sur les opérations de campagne : « Vous
avez du courage, lui écrit Bernis en le proclamant le meilleur
de ses amis et le serviteur qui peut être le plus utile au roi
(2(i août) , et les événements ne vous font pas tant d'impression
qu'à moi. Votre sort est assuré; qu'avez-vous à craindre que
le malheur de l'État, et à désirer que sa conservation et celle
de vos amis? Les affaires de Rome seront encore très-bien
DE 1,'ÉïAr DE LA FUANCE SOUS LOUIS XV. 29
entre vos mains. Nous agirons dans le plus grand concert et,
Dieu merci, sans jalousie de métier; nous assurerons le sort
de notre ainie. Son bonheur et sa sûreté dépendent de l'état
des affaires; je ne vous en dirai pas davantage. » Il revient en
plus d'un endroit sur les dangers auxquels peut donner lieu
l'irritation populaire : « Le salut de l'Èlat demande que vous
soyez ici pour gouverner notre amie, pour la sauver de la
rage de Paris, pour rétablir nos affaires sur un ton et un pied
que je n'ai pu réussir à faire établir par les ombrages que d'un
côté ma franchise, et la malice de l'autre, ont trouvé le moyen
d'élever. » (IG septembre.)
Il est un point sur lequel Bernis ne s'exagère pas l'utilité
dont il peut être, c'est dans les querelles alors si envenimées
entre le Clergé et le Parlement. Il a la confiance de cette der-
nière compagnie, et son système est d'empêcher le choc des
deux corps. Ici il a moins à agir en ministre; les qualités du
négociateur sont plutôt de mise j il y a lieu à la persuasion et
à un maniement insensible des personnes et des esprits. Il y
parvint heureusement en plus d'ime occasion, et il continua
de rendre des services de ce genre jusque dans les derniers
jours et comme à l'extrémité de son ministère.
Mais ce n'était pas tout de convier Choiseul et de le con-
vaincre qu'il devait être ministre; il fallait persuader M'"= de
Pompadour et le roi. La proposition no leur en fut pas d'abord
très-agréable. Bernis avait dressé un Mémoire pour le roi tout
en faveur de Choiseul, et que M"*^ de Pompadour devait re-
mettre. Celle-ci y répugnait et résistait à lidée d'un change-
ment. On n'aurait pas la clef de celte révolution ministérielle
et le secret qui, dès le principe, est dans l'état moral de Ber-
nis, si on ne lisait les lettres véritablement désespérées qu'il
adressait coup sur coup à M™" de Pompadour pour qu'on lui
donnât le successeur et le collaborateur désiré : en voici quel-
ques passages :
« Je vous avcriis, Madame, et je vous prie d'avertir le roi que je ne
puis plus lui répondre de mon travail. J'ai la tête perpétuellement
ébranlée ou obscureic II y a un an que je souffre le martyre. Si le roi
veut me conserver, il faut qu'il me ^oul;lge.
« Je n'ai point fait le Mémoire que vous m'aviez demandé sur M. de
Stainville [t'est le Dlémohe au roi qu'il fil li- ois semaines api es, et qu'il
appelle son Testmiteni); je ne veux pas proposer une chose qui ne
3.
30 CAUSER [KS DU LUNDI.
VOUS plaît pas. Je vous délie cppeiidanl Oe l'aire occuper ma place, dans
les circonstances où nous somrms, par un autre que par lui. Il est le
seul instruit de la totalité du système, el il a la conliance de la Cour de
Vienne. Cette Cour-lù et celle de Rome sont les seules aujourd'hui où
nous ayons des alTaires épineuses. Ainsi supposez (pie je sois mort, el
il ne s'en faut guère, je vous défie de me trouver un autre successeur
que M. de Stainville tant que la paix ne sera pas faite. Voilà mon sen-
limenl : si ce n'est pas celui du loi, il faut clu'rclier promptemenl un
autre sujet avec qui je puisse me concerter. Si je [uiis respirer quelque
temps, ma santé se rétablira, mais elle est affreuse aujoui'd'luii. J'ai
passé la nuit à me. trouver mal. Je ne dors ])lus. J'ai l'esprit trop juste,
Madame, et j'ai l'âme trop sensible pour résister à l'idée de notre situa-
lion présente et à venir. Il est vrai que l'état de mes nerfs ajoute beau-
coup à ma sensibilité naturelle. En un mot, je ne réponds plus de mon
travail si le roi n'a la bonté de me promettre de me soulager promple-
ment. Je ne veux pas attendre à l'extrémité pour avertir de l'état
où je suis. »
Ce n'est plus un ministre ni un homme d'État, c'est un ma-
lade qui écrit et qui nous énumère les symptômes dont il est
atteint : coliques d'estomac qui durent dix heures, étoiirdisse-
nients fréquents et qui augmentent, insomnies opiniâtres:
« Mon visage est (pielquefois comme celui d'un lépreux, parce
que la bile arrêtée s'est portée à la peau. » Son cri perpétuel
est qu il n'en peut plus, et que son moral nième est ébranlé :
« Je vous en avertis, ma tète est malade (septembre HSS) :
avec du repos et l'espérance de ne me pas déshonorer, je me
rétablirai; sans cela, je tomberai dans un état oi'i il ne me
sera plus possible do faire aucun travail... Mais qu'on me
sauve du déshonneur si on veut conserver ma tête et ma vie ! »
Une idée politique se mêlait aux inquiétudes et aux an-
goisses croissantes de Bernis : M. de Choiseul n'était point
engagé aussi directement que lui dans la politique de l'alliance,
et, à son entrée, on était libre de rompre ou de modifier ce
qui avait été réglé par d'autres. « 11 n'y a qu'un ministre nou-
veau qui puisse prendre de nouveaux engagements. — Le duc
de Choiseul est le seul qui puisse soutenir le système du roi ou
le dénouer. » Telle est l'idée juste de Bernis; mais, en tant
qu'il se l'appliquait per.sonnelloment et qu'il la retournait
contre lui-nièmo, celte idée lui devenait un remords poignant
el insupportable, et c'est ce qui explique ce mot de déshon-
neur qui revient si souvent sous sa plume : « Souvenez-vous,
écrit-il à M"'^ de Pompadour (dans la soirée du 26 septembre),
DE l'État de la frange sous louis xv. 31
qu'il est impossible que ce soit moi qui sois chargé de rompre
les traités que j'ai faits. Ainsi préparez-vous d'avance à clioisir
quelqu'un qui puisse dissoudre des engagements que nous ne
pouvons plus remplir. Je l'aiderai de tous mes moyens, et
j'aurai la tète plus libre dès que je cesserai de manquer à ma
parole. Ce sont ces manquements qui me déchirent l'àme. On
ne peut avoir de l'hoimeur et jouer le rôle que je joue tous
les mardis vis-à-vis les ministres étrangers. L'affaire du Dane-
mark est affreuse. Je voudrais bien savoir si jamais ministre
des Affaires étrangères s'est trouvé dans la situation où je me
trouve. »
Ce n'est pas nous qui ferons un reproche à Bernis d'une si
honorable susceptibilité : mais il est évident que son moral
était plus affecté qu'il ne convient à un homme chargé de con-
duire de grandes affaires, et que la responsabilité ministé-
rielle était désormais trop forte pour lui. Il fit son Mémoire au
roi; il y développa assez énergiquement ses motifs et y pro-
duisit un exposé sans fard de la situation. Avec cela, il conti-
nua d'y mêler sa chimère, laquelle consistait à rester dans le
Conseil après avoir résigné son portefeuille à M. de Choiseul,
à chercher à compléter le nouveau ministre et à se laisser
compléter par lui : « 11 peut se concerter avec moi ; j'ai des
choses qu'il n'a pas, il en a qui me manquent : tout cela en-
semble ne peut produire qu'un bon effet. » Louis XV mécon-
tent ne répondit pas sur cet article : il consentit à la démission
de Bernis en faveur de M. de Choiseul par une lettre datée do
Versailles (9 octobre 1758), qui commence ainsi : « Je suis
fâché, monsieur l'abbé-comte, que les affaires dont je vous
charge affectent votre santé au point de ne pouvoir plus sou-
tenir le poids du travail... » Il y marquait nettement son sys-
tème personnel en ces mots : « Je consens à regret.que vous
remettiez les Affaires étrangères entre les mains du duc de
Choiseul, que je pense être le seul en ce moment qui y soit
propre, ne voulant absolument pas changer le système que
f ai ^idopté , ni même qu'on ni en parle. »
Choiseul n'avait plus (ju'à" arriver de Vienne. Cependant le
roi et M"'" de Pompadour restaient mécontents de Bernis; il
recevait précisément dans le moment même le chapeau de car-
dinal; il avait été comblé de faveurs et de grâces depuis deux
ans; nommé successivement abbé de Saint-Médard , abbé de
32 CAUSKUIES nu LUNDI.
Trois-Fonfaiiu'S (I) , coiiunandour du Sairit-Kspril, ou jjouvait
s'étonner qu'il se lassât de servir justeuuMU à l'heure où il lui
était diflicile do rien obtenir de plus pour sa fortune. Les malins
I)roi)OS circulaient dans les salons de Paris et de Versailles; on
lui prétait des paroles qu'il désavouait : on lui faisait dire
« qu'il se retirait parce qu'il voulait la paix, et parce que
M"" de Pompadour ne la voulait pas. » On se répétait à l'o-
reille « que le roi lui savait mauvais gré d'avoir quitté les
Affaires étrangères. « Dans ces dernières semaines, Bernis était
à chaque minute sur l'apoloi^ie ; la position , en se prolongeant,
devenait insoutenable. L'arrivée de M. de Choiseul, à la fin
du mois de novembre, ne fit que la compliquer: car, quelque
loyaux et sincères que fussent le successeur et le devancier, il
était impossible que les bons amis de Cour ne fissent i)as tout
pour les brouiller et les mettre aux prises. L'illusion et, si je
puis dire, la bonhomie de Bernis en cette circonstance, et
connaissant le terrain de la Cour comme il le faisait, fut de ne
pas s'être rendu compte à l'avance de ces incompatibilités tout
à fait inévitables, et qui ressortaient de la nature des choses :
il avait conçu et combiné une révolution de ministère comme
on concerterait à huis-clos un arrangement de la vie privée.
Louis XV coupa court à la difficulté par un ordre que Bernis
reçut le 13 décembre et qui l'exilait dans son abbaye près de
Soissons : une lettre de lui au roi écrite au reçu de l'ordre, et
une autre lettre écrite dans la soirée de la môme journée à
M""" de Pomi)adour, n'expriment que des sentiments de sou-
mission parfaite et de reconnaissance infinie pour le passé sans
un seul mouvement de plainte.
Quatre jours après, le 17 décembre 1758, de son château
de "Vic-sur-Aisne, près de Soissons, où il devait passer le temjjs
de son exil, il écrivait à M. de Choiseul f)Our lui témoigner
qu'il ne lui imputait point sa disgrâce et pour régler leurs re-
lations futures :
" Mme j(. Pompadour, monsieur le due, a dû vous dire la façon dont
j'ai pciis6 sur votre compte au premier moment de ma dis^iâee.
(1) S.iint-Médard, d'après les propres chiffres de Bernis. rapportait
30,000 livres de renies nel; Trois-Fontaines lui rapportait 50,000 li\res
net. Il élailde i)lus prieur de LaCliarilé-sur-Loire, ce qui valait 10. 000
livres. En tout c'était donc près de 100,000 livres de rentes dont il jouis-
sait en bénOlices. Il a\ail réparé te temps perdu.
DE l'État de la frange sous louis xv. 33
J'aurais voulu, pour é\i!cr les jugements téméraire-, que les cireoii-
slaiices qui Tout prérédée eussent pu raiiiioncer au pul)lic; au reste,
nous nous sommes donné réciproquement les plus gi-andes marques
de confiance et d'amiiié ; nous ne saurions donc nous soupi,'onncr l'un
l'autre sans une très-grande témérité. Je no juge pas comme le peuple,
et je n'ai jamais soupçoimé mes amis. Il faut que, puisqu'ils n'ont pu
empêclier ma disgrâce, il ne leur ait pas été permis de s'y opposer.
Les instances que j'ai laites pour vous remettre ma place m'ont perdu;
j'ai prouvé par là, d'une manière bien fimeste pour moi, la confiance
que j'avais en vous. Je vous remercie des nouvelles marques d'amitié
et d'intérêt que vous voulez bien me donner... »
Dans les lettres suivantes adressées à Choiseul , Bernis le
remercie de certaines formes qu'il a apportées en annonçant
sa disgrâce à la Cour de Rome; il lui parle ensuite de quelques
affaires particulières qu'il a à cœur, et pour lesquelles M. de
Choiseul se montre empressé à l'obliger. En homme humain
et excellent, il s'inquiète avant tout de la position qu'on fera
à ses secrétaires et à ceux qui l'ont servi. On aime en tout ceci
à retrouver de part et d'autre les procédés et le ton des hon-
nêtes gens.
L'ensemble de cette Correspondance, dont je n'ai pu offrir
qu'urie idée rapide, ne grandit point certainement Bernis; elle
donne et fixe sa mesure comme principal ministre, et répond
à ime question que je m'étais adressée précédemment à son
sujet: il n'avait pas la trempe de l'homme d'État, et, après
l'entrain des premiers succès, son organisation, mise à une
trop forte épreuve, a manifestement fléchi. Réservons-le donc
pour ce second rôle mieux abrité et plus pacifique où, borné à
l'exécution diplomatique et à la représentation, il retrouvera
l'emploi et tout le développement de ses qualités heureuses et
de sa courtoisie utile. Quant à l'état de la France en ces fu-
nestes années et en ces pires instants de Louis XV, les lettres
de Bernis sont une révélation bien triste, et il est honorable
pour lui d'avoir du moins ressenti et exprimé tout le premier
cette profonde tristesse qu'elles sont faites pour communiquer
encore aujourd'hui. Et en inême temps on sort de cette lec-
ture plus disposé à rendre justice à M. de Choiseul qui, d'une
situation si compromise et si perdue en réalité, sut tirer des
résultats assez spécieux, assez brillants, pour jeter un voile
sur la décadence et pour relever la nation à ses propres yeux,
en attendant qu'elle se régénérât décidément à travers les
34 CAUSERIES DU LUNDI.
orages et qu'elle entrât, désormais vaillante et rajeunie (mais
toujours selon l'esprit des chefs qui la guident) , dans l'ordre
de ses destinées nouvelles.
Cette parenthèse historique fermée, je reprendrai la pro-
chaine fois Bernis, là où je l'avais laissé à la fin de mon pré-
cédent article.
Lundi 11 avril 1833.
LE CARDINAL DE BERNIS.
( FIN. )
Je reviens au cardinal de Bernis que je n'avais pas songé
d'abord à prendre si politiquement, ni d'une manière si grave;
je reviens au caractère générai qui m'avait d'abord attiré vers
sa personne et dont je ne me laisserai plus détourner même
par les grandes affaires et les controverses très-vives où son.
nom se trouve mêlé. Ce qui me paraît surtout à remarquer en
lui comme en plusieurs personnages du haut Clergé français
au xviii* siècle, c'est ce mélange de monde, de philosophie,
de grâce, qui peu à peu sut s'allier avec bon sens et bon goût
à la considération et à l'estime; ces prélats de qualité, enga-
gés un peu légèrement dans leur état, en prennent cependant
l'esprit avec l'âge; ils deviennent, à un moment, des hommes
d'Église dans la meilleure acception du mot, sans cesser pour
cela d'être des hommes du monde et des gens aimables; puis,
quand viendra la persécution, quand sonnera l'heure de
répreuve et du danger, ils trouveront en eux du courage et
de la constance; ils auront l'honneur de leur état; vrais gen-
tilshommes de lÉglise, ils en voudront partager les disgrâces
et les infortunes comme ils en avaient recueilli par avance les
bénéfices et possédé les privilèges. Ce fut, à quelques excep-
tions près, le rôle du haut Clergé français dans la Révolution.
Ceux de ces prélats qui survécurent et qu'on vit reparaître
après le Concordat, tels que les Boisgelin , les Bausset et autres,
nous offrent une physionomie particulière, à la fois respectable
et souriante; ils brillent par une littérature polie, pure, et
d'une élégance tempérée d'onction : mais Bernis est en quelque
36 CAUSERIES DU LUNDI.
sorte leur chef et leur doyen à tous. Il mourut à Rome, dé-
pouillé, et dans le plus fort de; la Révolution ; il eût été digne
d'en traverser jusqu'au bout toutes les épreuves. Il élait, s'il
est permis de traduire ainsi les cœurs, de ceux qui, en ces
heures mémorables où il fallut faire acte de sacrifice, retrou-
vèrent la foi catholique par l'honneur même, et qui , se rele-
vant des fragilités de leur passé, redevinrent véritablement
chrétiens à force d'être honnêtes gens.
En décembre 1758 , Remis, qui ne faisait que de tomber du
ministère, était donc dans l'exil à Vic-sur-Aisne, près de Sois-
sons, et les premiers temps, malgré sa philosophie et sa dou-
ceur d'âme, durent lui être assez pénibles. Il avait auprès de
lui sa famille, mais il n'osait encore se permettre les amis,
ni demander pour eux les autorisations nécessaires. M. de
Choiseul épiait (et sincèrement, on peut le croire,) les occa-
sions de l'obliger en Cour et de le servir : il eut de bonne
heure l'idée de lui faire avoir la résidence de Rome; mais il
fallait préparer les voies: « De mon côté, lui écrivait Remis
(14 mai 4759), je ne songe qu'à m'attacher à mon état et à
mettre dans les partis que je prendrai à cet égard le temps,
les réflexions et la droiture qui conviennent à mes principes
et à mon caractère... Je serai toujours prêt à servir le roi
quand vous croirez que je puis lui être utile. Il est dans mon
cœur de le faire, mais ma situation ne me permet pas de le
demander. Quand je dis servir le roi , je n'entends pas, comme
vous pensez bien , une charge à la Cour, car sur cet article je
n'ai pas plus de projet que d'espérance. » Il dut prendre la
prêtrise vers l'année 1760; il avait quarante-cinq ans. Sa ma-
ladie de nerfs durait toujours et lui faisait désirer un change-
ment de climat. L'idée d'aller à Rome en qualité de ministre
du roi lui souriait beaucoup; il désirait n'y aller qu'étant déjà
prêtre et de plus évoque. 11 fut question pour lui, dès 1760,
d'un évéché, soit celui de Lisieux, soit celui de Condom; ce
dernier lui convenait mieux comme situé dans sa contrée na-
tale. Une diniculté était le serment qu'il aurait eu à prêter
comme évoque entre les mains du roi : Louis XV, qui, d'ail-
leurs, n'avait ni aigreur ni animosilé contre Ri>rnis, eût éprouvé
de l'embarras et de l'ennui à le revoir sitôt. Cinq longues
années se passèrent de la sorte, fort adoucies sans doute par
les visites d'amis, par des voyages et des séjours que bientôt
LE CARDINAL DE BERNIS. 37
Bernis put faire dans le ÏMitli chez les personnes de sa famille
mais entin cinq années d'exil et d'éloignement obligé du
monde. Ce ne fut qu'en janvier 'I76i que la disgrâce cessa
qu'un rayon de faveur reparut, et Bernis écrivait à Voltaire :
« (Au Plessis, près Senlis, le 16 janvier.) Le roi m'a donné pour mes
étrennes, mon clier confrère, le premier de tous les hiens, la liberté,
et la permission de lui l'aire ma eour, qui est le plus jjréeieux et le plus
cher de tous pour un Fi'aii^'ais eomlilé des bienfaits de son maître. J'ai
élé reyu h Versailles avec toute sorte de bonté. Le publie à Paris a.
nianiué de la joie; les faiseurs d'Iioroseopes ont fait à ce sujet cent
almauaclis plus exlravatianls les uns que les autres; pour moi, qui ai
appris dejjuis longtemps à suppoi'ler la disgiâee et la foi tune, je me
SUIS dérobé aux compliuienls viais et faux, et j'ai rega;j;né mou liabi-
talion d'hiver, d'où j'irai de temps en temps rendre mes devoir» à Ver-
sailles, et voir mes amis à Paris. Les plus anciens à la Cour m'ont servi
avec amitié; de sorte que mon cœur est fort à son aise, et que je n'ai
januiis pu espéi'er une position plus agréable, plus libre et plus ho-
norable. ■'
Les horoscopes et les almanachs étaient trop pressés ; la
fortune est souvent plus lente à se décider dans ses retours
qu'elle no l'a été dans ses premières faveurs. Nommé arche-
vêque d'Âlby cette même année (mai 1764), Bernis eut à
s'occuper de son diocèse plus longtemps qu'il ne l'avait cru;
il le fit avec convenance, même avec zèle, car il était bon et
avait cette humanité qui , au besoin , fait quelque temps office
et fonction de la charité. Pourtant l'étincelle sacrée ne l'ani-
mait pas : l'ennui était fréquent; il avait de longues heures de
dégoût. C'était trop d'avoir à pratiquer une seconde fois, pen-
dant tant d'années, ce mot de sa jeunesse: f attendrai! Il
avait beau dire : « J'aime toujours les Lettres : elles m'ont fait
plus de bien que je ne leur ai fait dhonneur, » les Lettres
toutes seules ne lui suffisaient pas. Il était temps que les
affaires et le monde revinssent occuper cette vive et brillante
intelligence. Le pape Clément XIII mourut, et Bernis reçut de
M.-de Choiseul, le 21 février 1769, dans la soirée, l'ordre de
partir sans retard pour le Conclave. Rome désormais allait
devenir son séjour et comme sa patrie; car, aussitôt le Con-
clave terminé, il y fut nommé ambassadeur, et sa grande car-
rière recommence.
Pendant ses années d'e.\il et de résidence dans son diocèse,
et même dans les premiers temps de son séjour à Rome, on a
vin. 4
38 CAUSERIES DU LUNDI.
une CorroPpondance de lui avec Voltaire, qui a été publiée
pour la première lois, en 1799, par M. de Bourgoing, el qui
est d'une très-agréable lecture. Bernis n'y pâlit point du tout
en présence de son correspondant redoutable. Pour bien juger
du ton de cette Correspondance, il ne faut pas oublier la po-
sition respective des deux personnages. Voltaire avait connu
Bernis poète et galant; il l'avait beaucoup vu en société et
sous sa première forme dissipée et légère. Bernis avait de plus
l'honneur d'être son confrère à l'Académie française, où,
chose singulière ! de vingt ans plus jeune et avec un bagage
si mince, il l'avait pourtant précédé. Il y avait donc lieu entre
eux à une familiarité de bon goût et dont la limite était assez
indécise. Voltaire, quand il vit Bernis devenu cardinal, arche-
vêque, et engagé dans les hautes dignités de l'Église, était
disposé à toutes les coquetteries et à toutes les louanges à son
égard, à condition d'y mêler plus d'une malice et, si on le
laissait faire, plus d'une impertinence religieuse. Bernis, sans
être pédant et ridicule, ne pouvait paraître s'apercevoir de
toutes les irrévérences de son confrère et encore moins s'en
choquer: il lui suffisait de les détourner indirectement d'un
mot, et quelquefois, s'il allait trop loin, de le rappeler à la
convenance en déguisant le conseil en éloge. C'est à quoi il ne
manque pas; Bernis a le mérite de rester lui-même dans cette
Correspondance; il sait entendre la raillerie, et il sait aussi
l'arrêter discrètement au moment où elle passerait le jeu. Pour
bien juger de l'esprit de ces lettres, il ne faut point les prendi'o
par telle ou telle phrase détachée, mais il convient de les lire
dans leur ensemble.
La première lettre qu'on ait de Voltaire à Bernis est du
temps même du ministère de ce dernier. Voltaire le compli-
mente au moment où il apprend qu'il va être promu au car-
dinalat : « Je dois prendre plus de part qu'un autre à celte
nouvelle agréable, puisque vous avez daigné honorer mon mé-
tier avant d'être de celui du cardinal de Richelieu. » Il pousse
la flatterie en ce moment jusqu'à lui dire: « Je ne sais pas si
je nie trompe, mais je suis convaincu qu'àja longue voire mi-
nistère sera heureux et grand; car vous avez deux choses qui*
avaient auparavant passé de mode, génie et constance. » La
Correspondance ensuite ne reprend que trois ans après, pen-
dant la disgrâce do Bernis (octobre 1761) : « Monseigneur, béni
LE CARDINAL DE BERNI s. 39
soit Dieu de ce qu'il vous fait aimer toujours les Lettres ! Avec
ce goùt-là, un estomac qui digère, deux cent mille livres de
rente, et un chapeau rouge, on est au-dessus de tous les
souverains... » Bernis répond, de Saint-Marcel en Vivarais oiî
il est en ce moment, et il remet tout d'abord le spirituel cor-
respondant au ton et au point qu'il désire :
« Jg ne suis point ingrat, mon cher confrère : j'ai toujours senti et
avoué que les Lettres m'avaient été plus utiles que les tiasards les plus
heureux de la vie. Dans nia plus grande jeunesse elles m'ont ouvert une
porte agréable dans le monde; elles m'ont consolé delà longue dis-
grâce du cardinal de Fleuri et de l'inflexible dureté de l'éxêque de
Mircpoix. Quand les circonstances m'ont poussé comme malgré moi sur
le grand théâtre, les Lettres ont fait dire à tout le monde .- « Au moins
celui-là saii lire et écrire. « Je les ai quittées pour les affaires, sans leâ
avoir oubliées, et je les lelrouve avec plaisir. Vous me souhaitez des
indigestions; cela n'est guère possible aujourd'hui ; il y a douze ans que
je suis fort sobre; mais j'ai une humeur goultcuse dans le corps, qui
ji'est pas encore bien fixée aux extrémités, et qui pourrait biin m'obli-
ger d'aller considter l'oracle de Genève (le docteur Tromhin). Dans
celte consultation , il entrerait autant de désir de vous revoir que d'eu-
vie de guérir.»
Et qu'on me permette à ce propos une remarque sur le
régime et la diète de Bernis : ce régime n'était pas ce qu'on
pourrait croire lorsqu'on a entendu parler du faste de sa table,
et qu'on voit l'embonpoint de son visage dans ses portraits.
Le cuisinier de Bernis était déjà célèbre du temps de son am-
bassade de Venise, et on a vu qu'Algarotti le redoutait pour
les tentations de gourmandise qu'il lui devait et auxquelles il
ne savait pas résister. Le cuisinier de l'ambassadeur de Rome
ne sera pas moins en réputation, et Bernis dut un jour en
écrire à M. de Choiseul pour répondre à de sots bruits qu'oa
faisait courir sur le luxe de sa table : « Un bon ou mauvais
cuisinier fait qu'on parle beaucoup de la dépense d'un mi-
nistre ou qu'on n'en dit mot; mais il n'en coûte pas moins
d'être bien ou mal servi , quoique le résultat en soit fort diffé-
rent. » Or, il est constant que Bernis, au milieu de cette table
somptueuse qu'il offrait aux autres, ne vivait lui-même que
frugalement et d'une diète toute végétale : « J'ai été dîner
avec Angelica Kaufmann (le peintre célèbre) chez notre am-
bassadeur, écrit M™" Lebrun dans ses Mémoires : il nous a
placées toutes deux à table à côté de lui ; il avait invité plu-
iO
CAUSEUIES DU LU.N'Or.
sieurs étrangtM's et une iKulio du corps diplomatique, en sorto
que nous étions une ireutaino à cette table dont le cardiniil a
fait les honneurs parfaitement , tout en ne mangeant lui-même
que deux petits plats de légumes. » Cela était vrai de Bernis
en 1790, et c'étaitdéjà chez lui une ancienne habitude en 1761 .
Bernis ne rabat pas moins de ce que dit Voltaire sur l'article
des deux cent mille livres de rente. Il n'en a pas alors tout à
fait cent mille, et ce ne sera que quand il aura payé ses dettes;
mais il se trouve encore et avec raison bien honnêtement par-
tagé. C'est beaucoup, dit-il, pour un cadet de Gascogne, si
c'est peu pour un cardinal : « Les premiers diacres de l'Église
romaine n'en avaient pas tant, et je ne suis pas fâché d'être
le plus pauvre des cardinaux français, parce que personne
n'ignore qu'il n'a tenu qu'à moi d'être le plus riche. Je suis
content, mon cher confrère, parce que j'ai beaucoup réfléchi
et comparé, et que lorsqu'à la première dignité de son état
on joint le nécessaire, une santé passable, et une âme douce et
courageuse, on n'a plus que des grâces à rendre à la Provi-
dence. » Que Bernis eût réellement cette tranquillité et ce
contentement dont il parle, et que ce soit chez lui l'état fon-
damental en ces années d'inaction et d'exil, je n'oserais en
répondre : il suffit qu'il y tende, qu'il y revienne le plus pos-
sible [tar la réflexion, et que son humeur ne juie pas avec
son désir.
Voltaire envoie à Bernis quelques-uns de ses écrits avant la
publication; il le consulte sur ses tragédies, sur celle de Cas-
so7iflre, autrement dite Ohjmpie; il lui demande ses avis, que
Bernis lui donne fort en détail avec conscience et sincérité.
Cassandre avait été faite en six jours, et Voltaire s'en van-
tait, l'appelant l'OEuvre des six jours. Bernis lui conseille
d'en mettre six autres encore à soigner le style de sa pièce et
à la perfectionner. Il expose ses raisons en judicieux critique
et en bon académicien. Ces consullations innocentes sont en-
tremêlées de plaisanteries plus ou moins vives sur toutes sortes
do sujets. Quand Voltaire y fait intervenir de la politique,
Bernis l'élude assez agréablement. Le nom de Richelieu re-
vient quelquefois sous la plume de Voltaire comme une flat-
terie indirecte: « Ah ! que de gens font et jugent, et que peu
font bien et jugent bien ! Le cardinal de Richelieu n'avait point
do goût; mais, mon Dieu! étail-il un aussi grand hommo
LE CAUDIxNAL DE BERiMS. 41
quoii le dit? J'ai peut-être dans le fond de mon cœur l'inso-
lence de...; mais je n'ose pas... » Bernis ne répond jamais
sur ces insinuations et fait la sourde oreille à ces louanges
outrées, et en effet insolentes, du malin. Quand il est touché
pourtant d'une manière plus juste, il répond et le fait à ravir.
Voltaire, le voyant toujours dans cette inaction de la vie pri-
vée, et lui-même s'excusant de ne trouver rien de mieux pour
tromperies années que de faire des tragédies, lui disait : « Mais
qu'a-t-on de mieux à faire "? Ne faut-il pas jouer avec la vie
jusqu'au dernier moment? N'est-ce pas un enfant qu'il faut
bercer jusqu'à ce qu'il s'endorme? Vous êtes encore dans la
fleur de votre âge : que ferez-vous de votre génie, de vos con-
naissances acquises, de tous vos talents? Cela m'embarrasse.
Quand vous aurez bâti à Vie, vous trouverez que Vie laisse
dans l'âme un grand vide qu'il faut remplir par quelque chose
de mieux. Vous possédez le feu sacré, mais avec quels aro-
mates le nourrirez-vous? Je vous avoue que je suis infiniment
curieux de savoir ce que devient une âme comme la vôtre. »
Bernis répond avec une pensée et, pour ainsi dire, avec une
voix d'une douceur enchanteresse :
» Vous êtes en peine de mon âme, dans le vide de l'oisiveté à laquelle
je suis coiidaiDné ù l'avenir. Avouez que vous me croyez ambitieux,
comme tous mes pareils. Si vous me connaissiez davantage, vous
sauriez que je suis ari'ivé en place philosoplie, que j'en suis sorti plus
philosophe encore , et que ti'ois ans de retraite ont affermi cette façon
de penser au point de la rendre inél)ranlable. Je sais m'occupcr; mais
je suis assez sage pour ne pas faire part au public de mes occupations;
je n'avais besoin pour être heureux que de celte liberté dont parle
Virgile: Qu ce sera imnen respexii ineriem. Je la possède en partie;
avec le temps je la posséderai tout enlièie. Une main invisible m'a
conduit des montagues du Vivarais au faîle des honneurs; laissons-la
faire, elle saui-a me conduire à im état honorable et tranquille; et puis,
pour mes meinis plaisirs, je dois, selon l'ordre de la natuie, être
l'électeur de trois ou ([uatre papes, et revoir souvent celte partie du
monde qui a été le berceau de tous les arts. N'en voilà-t-il pas assez
pour bercer ce( enfant que vous appelez la vie ? ■>
La singulière douceur de celte philosophie tout horatienne
demande grâce, un moment, pour la légèreté qui s'y mêle en-
core, et qui continuera de s'y mêler longteinps. Notons-y seu-
lement au passage celte main invisible qui n'est pas dans
Horace et à laquelle Bernis se confie, et sachons que, lorsque
viendront les heures d'adversité sérieuse et de ruine, le car-
i.
12 CAUSERIES DU LUNDI.
diiuil-arohcvcquc, de ce séjour à Romo où il apprend les dé-
pouillements successifs et rigoureux dont il est menacé ainsi
que tout le Clergé de France, écrira à M. de Montmorin :
(' Vous avez pu remarquer, Monsieur, que, dans cent occa-
sions, il n'y a jamais eu d'évècpie ministre du roi à Rome plus
modéré que moi , plus ami de la paix, ni })lus conciliant; mais,
si on me pousse à bout par des sommations injustes et peu
délicates, je me souviendrai que, dans un âge avancé, on ne
doit s'^occuper qu'à i-endre au Juge suprême un compte
satisfaisant de l accomplissement de ses devoirs. » Ces der-
nières paroles de Bernis doivent toujours nous être présentes
comme un sommet dans le lointain, lorsque nous nous aban-
donnons avec lui aux distractions et aux grâces humaines du
voyage.
Dans l'action, il pourra avoir ses vanités, ses éblouisse-
menfs d'amour-propre , son désir de paraître avoir fait quel-
quefois plus qu'il n'a fait en réalité : au repos et dan^ la ré-
flexion, en présence de lui-même, il est modeste. Voltaire, en
cela moins humain qu'il ne convient, se met à rire par mo-
ments de voir le roi de Prusse, son ancien ingrat, sur les dents,
et la lutte acharnée des chasseurs et du sanglier : « Riez et
profitez de la folie et de l'imbécillité des hommes. Voilà, je
crois, l'Europe en guerre pour dix ou douze ans. C'est vous,
par parenthèse, qui avez attaché le grelot. Vous me fîtes alors
un plaisir infini... « Bernis n'est point fier du tout de ce rôle
que Voltaire lui attribue : « Nous parlerons quelque jour du
grelot que vous dites que j'ai attaché... J'ai connu un archi-
tecte à qui on a dit : Vous ferez le plan de celte maison ; mais
bien entendu que, l'ouvrage commencé, les piquenrs ni les
maçons, ni les manœuvres, ne seront point sous votre direc-
tion, et s'écarteront de votre plan autant qu'il leur conviendra
de le faire. Le pauvre architecte jeta là son plan et s'en alla
planter ses choux. » Il ne regrette point le ministère aux con-
ditions où il l'a laissé, et il résume lui-même sa situation
politique par un de ces mots décisifs qui sont à la fois un ju-
gement très-vrai, et un aveu honorable pour celui qui les pro-
nonce : « .le sens avec vous combien il est heureux pour moi
de n'être plus en place; je n'ai pas la capacité nécessaire pour
tout rétablir, et je serais trop sensible aux malheurs de mon
pays. » Et il essaye de se consoler de son mieux , de se recom-
LE CARDINAL DE BliU M s. 43
poser, dans cotte oisiveté, quoi qu'il en dise, un peu languis-
sante, un idéal de vie philosophique et suffisamment heureuse:
« La lecture, des réflexions sur le passé et sur l'avenir, un
oubli volontaire du présent, des promenades, un peu de con-
versation, une vie frugale: voilà' tout ce qui entre dans le
plan de ma vie; vos lettres en feront l'agrément. » Ce dernier
point n'est pas de pure politesse : on ne peut mieux sentir que
Bernis tout l'esprit et la supériorité de Voltaire là où il fait
bien : « Écrivez-moi de temps en temps; une lettre de vous
embellit toute la journée, et je connais le prix d'un jour. »
La manière dont Voltaire reçoit ses critiques littéraires et en
tient compte enlève son api)laudissement : « Vous avez tous
les caractères d'un homme supérieur : vous faites bien , vous
faites vite, et vous êtes docile. »
Bernis n'a pas, en littérature, le goût si timide et si amolli
qu'on le croirait d'après ses vers. Consulté par Voltaire sur la
tragédie du Triumvirat , il lui fait une botme réponse fondé©
sur des raisons historiques, et qui n'est point du tout fade.
Un jour Voltaire lui envoie le Jules César de Shakspeare et
VHéradius de Calderon, à titre de farces ou de folies, pour
le divertir et le mettre en belle humeur; et Bernis répond par
une lettre pleine de grâce et de sens : « Notre secrétaire [celui
de l'Académie) m'a envoyé [' Héraclius de Calderon, mon
cher confrère, et je viens de lire le Jides César de Shaks-
peare : ces deux pièces m'ont fait grand plaisir comme servant
à f histoire de f esprit humain et du goût particulier des
nations. 11 faut pourtant convenir que ces tragédies, tout
extravagantes ou grossières qu'elles sont, n'ennuient point,
et je vous dirai , à ma honte, que ces vieilles rapsodies, où il
y a de temps en temps des traits de génie et des sentiments
fort naturels, me sont moins odieuses que les froides élégies
de nos tragiques médiocres. » Ce n'était point tout à fait
dans cette intention que Voltaire les lui avait envoyées, et la
vraie leçon littéraire sérieuse vient ici de celui qu'on aurait
pu croire le moins sérieux.
Je m'attache aux côtés honorables de cette Correspondance,
aux endroits qui montrent dans Bernis un homme qui a de la
tenue sans pédantisme , une sagesse liante et qui ne se laisse
pas entamer. Je lis dans les Tables de l'Édition de Voltaire
dressées par Miger pour l'estimable Beuchot : « Bernis propose
44 CAUSERIKS DU LUNDI.
à yoUalre de traduire en rers les Psaumes de Durid. » Fi
donc! Bcrnis avait trop de tact pour jamais l'aire à Voltaire une
proposition de ce genre. Mais Voltaire est tenté, à tout moment,
d'envoyer à Bernis autre chose encore que des tragédies; il
veut lui envoyer ses Contes, ses légèretés, Ce qui ploit aux
d'-inies : « ^Mais je n'ose, » ajoute.-t-il en se retenant à peine.
A (pioi Bornis répond toujours, surtout depuis qu'il est arche-
vêque : « Si vous m'envoyez des vers , faites en sorte que je
juiisse m'en vanter; je ne suis ni pédant, ni hypocrite; mais
sûrement vous seriez bien fâché que je ne fusse pas ce que
je dois être et paraître. » Et un autre jour il lui avait dit:
« Envoyez-moi \os Contes honnêlcs ; et, comme il est très-
raisonnable que je vous prêche un peu , je vous prie de quitter
quelquefois la lyre et le luth pour toucher la harpe. C'est un
genre sublime, où je suis sûr que vous serez plus élevé et
plus touchant qu'aucuu de vos anciens. » Ce mot de harpe ^
légèrement amené, est tout ce que Bernis se permettait de
mettre en avant : mais il y a loin , on le voit , de ce vœu déli-
cat à proposer à Voltaire une traduction des Psaumes.
11 y a un bel endroit, et du côté de Bernis, dans cette Cor-
respondance. Voltaire, un jour, a un peu trop ricané : il a
écrit au cardinal-archevêque une lettre gaie et même bouffonne
pour ses étrennes (22 décembre 1766) ; en lui envoyant à lire
sa tragédie des Scij!/ies , il ajoutait : « Pour moi, chétif, je
fais la guerre jusqu'au dernier moment : Jansénistes, Moli-
nistes, Fréron, Pompiguan, à droite, à gauche, et des Pré-
dicants, et J.-J. Bousseau. Je reçois cent estocades, j'en rends
deux cents, et je ris... Tout est égal au bout de la journée, et
tout est encore plus égal au bout de toutes les journées. »
Bernis lui répond, et cette réponse, bien comprise, est d'un
bout à l'autre une noble et sage leçon. Il lui fait d'abord quel-
ques critiques sur sa tragédie des Scytiies. Ce sont moins des
remarques , dit-il, que des doutes : « J'aime votre gloire, c'est
ce qui me rend peut-être trop difficile. » Puis il félicite Vol-
taire de ce talent que Dieu lui a donné , de corriger les ridi-
cules de son siècle, et de les corriger en riant, et en faisant
rire ceux qui ont conservé le goût de ta bonne compagnie.
Les écrivains se moquent quelquefois de cette bonne compa-
gnie avant d'y être admis, mais il est bien rare qu'ils en sai-
sissent le ton; or, ce ton n'est autre chose que l'art de ne
LE CARDINAL DE BEUNIS. 45
blesser aucune bienséance. » Il indique alors quelques ridi-
cules du jour qui sont un sujet tout fait pour la moquerie :
« Il est plaisant, dit-il , que l'orgueil s'élève à mesure que le
siècle baisse : aujourd'hui presque tous les écrivains veulent
èlre léi^islateuis, fondateurs d'empires, et tous les gentils-
hommes veulent descendre des souverains. » Il finit surtout
par un conseil que Voltaire a trop peu suivi , et qui, au lieu
de cette ricanerie universelle à laquelle il s'abandonnait, aurait
dû être le but idéal suprême du grand écrivain en ces années
de sa vieillesse :
« Hiez de toul cela vt faitRs-nous rire, lui dit Bcrnis en lui dévelop-
pant son plan; inais il est difjue du plus beau (jt'uie de la France de
terminer sa carrière littéraire par un ouvraqe qni fasse aimer la vertu,
l'ordre., la subordiiiatinn, sans laquelle toute société est en trouble,
Uasseuiblez ces traits de vertu, d'humanité, d'amour du bien général,
('pars dans vos ouvrages, et composez-en un tout qui fasse aimer votre
âme autant qu'on admire votre esprit. Voilà mes vœux de cette année ;
ils ne sont pus au-dessus de vos forces, et vous trouverez dans voire
cœur, dans votre génie, dans votre mémoire si bien ornée , tout ce qui
peut rendre cet ouvrage un clief-d'œuvre. Ce n'est pas une pédanterie
que je vous demande, ni une capucinade, c'est l'ouvrage d'une àuie
lionnête et d'un esprit juste. »
Il me semble qu'on saisit nettement dans ce passage l'esprit
et le sens de la Correspondance de Bernis avec Voltaire, et
que ce vœu principal rachète les concessions un peu risquées
que le gracieux prélat a paru faire en d'autres endroits aux
agaceries de son interlocuteur. Pour moi , c'est ainsi que j'aime
à lire les écrits des hommes célèbres et à en tirer ce qu'il y a
de meilleur, de plus élevé : il me semble que c'est de la sorte
qu'on est le plus vrai , même au point de vue de l'histoire.
En expliquant pourquoi il regrette moins le séjour de Paris
dans les années de son exil , Bernis revient plus d'une fois sur
cette idée, que la politique y est devenue un sujet habituel de
conversation : s les hommes et les femmes n'ont aujourd'hui
dans la tête que de gouverner l'État. C'est une dissertation
continuelle et ennuyeuse : rien n'est plus plat qu'une poli-
tique superficielle, r^ Il redira cette même pensée avec une
grâce et une vigueur nouvelles, et en résumant sous foruie
piquante les diverses variations de modes et d'engouements
auxquelles il avait assisté dès sa jeunesse : « A l'égard de
Paris (juillet 1762), je ne désire d'y habiter que lorsque la
46 CAUSERIES DU LUNDI.
conversation y sera nipillcuro, moins passionnée, moins politi-
que. Vous avez vu de notre lem|>s cpie toutes les femmes avaient
leur bel-esprit, ensuite leur géomètre, puis leur abbé Noilet ;
aujourd"luii on prétend qu'elles ont toutes leur //o?«»îef/'£^o^,
leur politique, leur agriculteur, leur duc de Sully. Vous
sentez combien tout cela est ennuyeux et inutile : ainsi, j'at-
tends sans impatience que la bonne compagnie reprenne ses
anciens droits; car je me trouverais fort déplacé au milieu de
tous ces petits Machiavels modernes. » Bernis ne revint plus
jamais vivre à Paris depuis ces années. Qu'aurait-il dit aux
approches de 89? Qu'aurait-il dit depuis? Mais il a le mérite
d'avoir senti et signalé, l'un des premiers, ce qui devait cor-
rompre le goût léger, vif et spirituel , et la gaieté originale de
notre nation.
On voit déjà assez ce qu'il faut penser de Bernis pour l'es-
prit et pour le jugement. Aussi suis-je surpris de voir avec
quel sans-façon et quel ton de supériorité des écrivains qui
sont plus ou moins historiens ont parlé de lui quand ils l'ont
rencontré sur leur chemin à titre de témoin et de confident
diplomatique dans les grandes affaires de Rome. J'ai lu avec
soin les principaux ouvrages où il est question de lui comme
cardinal membre du Conclave de 1769, et depuis comme am-
bassadeur à Rome pendant plus de vingt ans; ces ouvrages,
qui contiennent des fragments ou même des séries de lettres
et de dépèches de Bernis durant cette dernière moitié de sa
vie, sont : V/Jisloire de la Chute des Jésuites, par notre
regrettable confrère le comte Alexis de Saint -Priest; Clé-
ment Air et tes Jésuiles , par M. Crétineau-Joly ; VJJisloire
du Pontificat de Clément XIV, par le Père Tlieiner ; X His-
toire des Pontifes Clément XIV et Pie /'/, par M. Artaud.
Ces divers ouvrages, que je suis bien loin de mettre tous sur
la même ligne, et dont le dernier, par exemple , est digne d'une
très- médiocre estime, ont cela de commun qu'ils s'appuient
à chaque instant sur des pièces émanées de Bernis, et que
leur texte en mainte page en est presque tout formé. Le Père
Theiner, dans son Histoire du Pontificat de Clément XIF,
est l'écrivain qui, ayant eu sous les yeux la plus grande partie
des dépèches de Bernis, probablement d'après les minutes
mêmes recueillies après sa mort et déposées au Vatican, et
qui, en ayant fait un usage et un extrait continuel, nous pcr-
LE CARDINAL DE BERMS. 47
met d'en porter aujourd'hui le jugement le plus motivé et le
plus complet. Je me bornerai à dire mon impression générale
sur la ligne de conduite de Bernis à Rome pendant les pre-
mières années, et dans cette fameuse négociation de la sup-
pression des Jésuites , à laquelle il prit beaucoup de part.
Bérnis arrivé à Rome en mars 1769, et entré au Conclave
qui était ouvert depuis un mois, n'y eut point d'abord l'in-
fluence capitale qu'on suppose , et dont on l'a plus d'une fois
félicité. Il eut son apprentissage à faire; il eut ses préventions
à dissiper. Lui qui devait si bien s'acclimater à Rome, en
épouser les habitudes, en ressentir et en rehausser encore la
noble hospitalité, il fut sévère d'abord jusqu'à l'injustice pour
ses collègues les princes de l'Église , et pour le peuple romain
en général. Ses lettres au marquis d'Aubeterre , ambassadeur
de France avant lui , lettres qu'on a en partie publiées et qui
donnent le bulletin et la chronique du Conclave , montrent un
revers de tapisserie qui, en toute matière et particulièrement
en matière sacrée, ne saurait se divulguer sans exciter quel-
que surprise et sans avoir des inconvénients. Il faut que le
lecteur soit bien judicieux pour redresser ce que de tels ren-
seignements impriment dans l'esprit d'excessif et de dispro-
portionné à l'effet que le narrateur même voulait produire. On
assiste à mille suppositions indiscrètes et téméraires , à un flux
et reflux de conjectures qui le plus souvent ne tiendront pas.
Bernis, ayant compris dans les derniers jours du Conclave que
le cardinal Ganganelli avait l'appui des cardinaux espagnols,
se rallia à lui et contribua dans le dernier moment à lui pro-
curer l'unanimité. IMais on ne saurait dire aucunement, comme
on l'a souvent répété par courtoisie, et comme il le laissait
croire assez volontiers, (]u'il ait fait cette élection. « Ce fut lui
qui fit le pape Clément XIV, et qui forma son Conseil , » a dit
Voltaire. Rien de moins exact qu'une semblable assertion.
Il connaissait à peine ce pape; il se méfiait même de lui dans
les premiers temps; il lui supposait des engagements formels
et mystérieux contractés avec l'Espagne sur la fin du Conclave,
au sujet de l'abolition des Jésuites. Ce n'est que depuis, et
après connaissance plus ample, qu'il a reconnu qu'il s'était
mépris sur ce point , et qu'il est revenu à de plus justes senti-
ments sur l'homme et sur le pontife. Pour citer des dates posi-
tives, Bernis, dans une lettre à Choiseul du 23 août 4769,
48 cAUSEniES nu lundi.
exprimait encore toiile sa méfiance en des termes qu'on n'a
pas à craindre de reproduire, parce qu'ils vont donner à la
reclificalion tout son piix : « 11 est certain que la Cour de
Madrid , disait-il , fait beaucoup de cajoleries au pajie , et que
Sa Sainteté les lui rend. Quoique je ne me fie nullement à ce
moine, ot que, s'il vous en souvient, je ne m'y sois jamais fié,
je sais positivement qu'il n'aime pas les Jésuites, qu'il croit
leur destruction nécessaire, qu'il y travaille tout seul. Il se
délie do ses ministres et de tout le sacré Collège... » Ce n'est
que le 20 décembre 1769 que Bernis, éclairé et fixé désormais,
écrivait avec plus de véritable justesse : « .l'ai trouvé le pape
de bonne humour lundi dernier; sa gaieté dépend de sa santé
et des personnes avec lesquelles il s'est entretenu. Sa Sainteté
est assez maîtresse de ses paroles , mais nullement de son
visage. Plus on la voit, plus on lui reconnaît un fonds de jus-
tice , de bon cœur, d'humanité et d'envie de plaire, qui la
rendent respectable et aimable. Je suis persuadé qu'après
l'affaire des Jésuites tout le monde en sera content. Elle pro-
cédera lentement, mais elle ne variera pas. » Ce jugement sur
Ganganelli est celui dont Bernis ne se départira plus.
Quant au rôle que lui-même eut à remplir dans cette
affaire de la suppression des Jésuites, qui dura quaire ans
avant de se consommer, il est parfaitement exposé dans l'ou-
vrage de Theiner, que je ne veux d'ailleurs toucher que par
ce point-là. Bernis personnellement n'avait rien d'hostile à la
fameuse Société. Quand elle fut supprimée en Fratice , il écri-
vait à Vollaire ; « Je ne crois pas que la destruction des Jésuites
soit utile à la France; il me semble qu'on aurait pu les bien
gouverner sans les détruire. » .Mais , une fois l'atTaire entamée,
il estime qu'il est politique et presque nécessaire d'achever.
Quant aux moyens, il les désire et il les conseille lents, mo-
dérés , aussi humains et aussi conciliants qu'il est possible
dans un acte de cette vigueur. Aussi , quand il voit le pape
retarder et opposer sans cesse des délais aux instances des
puissances et à celles de l'Itspagne en particulier, Bernis, qui
trouve quelquefois ces délais excessifs, lait comprendre pour-
tant à son Gouvernement qu'ils sont naturels et, jusqu'à un
certain point, nécessaires. Un jour, dans les débuis de la né-'
gociation, l'Kspagne, et par suite la France, avaient voulu
prescrire par manière d'ulthnatam un délai de deux mois :
LE CARDINAL DE BKRNIS. 49
« Je VOUS avoue , écrit Bernis à M. de Choiseul (23 août, I7G9),
que, si j'avais été élu pape, j'aurais détruit les Jésuites, mais
j'y aurais employé deux ans. » Ganganelli en mit quatre :
c'était la même métliode , poussée seulement un peu plus loin.
Bernis , à part de rares instants où il eut à prendre l'initiative,
dut se borner à assister l'Espagne, qui exigeait impérieusement
du pape la sup|iression de cette Société; mais, en assistant
l'ambassadeur d'Espagne, il s'efforça souvent de modérer
l'âprpté de sommation de cette ('our et d'écarter toute voie
d'intimidation sur le pontife, au risque de se compromettre
lui-même et de paraîlre tiède à ses alliés. En agissant ainsi ,
il était tout à fait dans l'esprit de ses instructions et dans la
pente de son caractère personnel. Entre le pape et l'ambassa-
deur d'Espagne, il avait fini par êlre l'interméiJiaire ordinaire
et le conciliateur agréable à tous deux : a Je suis le calmant
(le l'un et de Vautre. » Le résumé de la conduite de Bernis
en celte grande et longue affaire est dans cette parole. Il fut
médiateur le plus qu'il put dans la question la plus irritante.
Il y gagna l'estime et l'affection reconnaissnute de Clément XIV,
qui le traita avec autant de confiance qu'il était dans sa nature
d'en accorder, et avec une distinction qui ressemblait à une
amitié particulière. Un jour le pape lui fit cadeau de toutes
sortes de titres et de pièces originales concernant l'église
d'Alby, en y joignant un bref où il le comblait de marques
d'honneur et de témoignages de tendresse. Peu avant de mou-
rir, il le nomma évèque d'Albano , le traitant ainsi tout à fait
en Romain et comme un cardinal de la maison. Aussi, à la
mort du pontife, comme les passions irritées cherchaient à se
venger sur ses restes, et que le catafalque placé dans l'église
de Saint-Pierre, pendant la neuvaine des obsèques, n'était
point en sûreté, Bernis, fidèle à l'amitié et au respect envers
l'illustre mort, entretint à ses propres frais une garde qui ,
jour et nuit, veilla autour de ce catafalque pour en préserver
les inscriptions et empêcher tout scandale.
Bernis qui , plein d'autorité, cette fois , et d'influence au sein
du Conclave, contribua pour sa bonne part à ménager l'élec-
tion du nouveau pape Pie VI (février 1775), obtint également
son amitié et avec un degré de plus de confiance. Cependant
il continuait de représenter la P'rance à Borne avec grandeur,
avec grâce et magnificence. Tous les voyageurs qui ont eu à
viii. 5
BO CAUSERIES DU LUNDI.
parler do lui ne font qu'un écho. M'"" de Gcnlis qui visita
Rome en ces années, el ([ui accompagnait M"»- la duchesse de
Chartres , s'étend beaucoup sur la réception que fit l'ambas-
sadeur de Franco à celle princesse : a Le cardinal do Bernis,
auquel j'avais annoncé l'arrivée de U"'^ la duchesse de Chartres,
envoya au-devant d'elle jusqu'à Terni son neveu, le chevalier
de Bernis, avec deux voitures, dont l'une magnifique pour la
conduire à Borne, et l'autre chargée d'un excellent dîner... Le
cardinal nous reçut avec une grâce dont rien ne peut donner
l'idée. 11 avait alors soixante-six ans (// n'était pas si vieux
à cette date) , une très-bonne santé, et un visage d'une grande
fraîcheur; il y avait en lui un mélange de bonhomie et de
finesse, de noblesse et de sim[)licité, qui le rendait l'homme
le plus aimable que j'aie jamais connu. Je n'ai point vu de
magnificence surpasser la sienne... » Et après maint détail où
elle se complaît, et qui prouvent à quel [)oint l'hôte splendide
savait mêler à ses pompes el à ses largesses romaines celte
qualité française, la précision, M"" de Goniis ajoute: « Le
cardinal de Bernis donna à M""= la duchesse de Chartres de
magnifiques conversations , c'est-à-dire des assemblées de
deux ou trois mille personnes. On l'appelait le Roi de Rome ,
et il l'était, en effet, par sa magnificence et la considération
dont il jouissait. »
Le cardinal de Bernis parlait de lui-même avec moins d'em-
phase ; et quand il voulait excuser celte grandeur de repré-
sentation : «.le tiens, disait-il l'auberge de France dans un
carrefour de l'Europe. » — 11 avait son palais du Corso, pour
y tenir sa cour, et sa maison d'Albano pour la villégiature.
L'appareil ne lui était qu'extérieur : « 11 a , disait le président
Dupaly, l'accueil le plus facile, le commerce le plus uni. » Le
caractère de sa polilesse était d'être aisée et nuancée, de même
que son esprit, vers la fin , semblait plutôt doux et reposé que
brillant (1).
La conduite de Bernis dans quelques affaires délicates telles
(I) Un l(5moij;n;i(,'e qu'il fuul joindre ;i ceux du président Dupaly, de
M'"c de Genlis et de tous les voyayeurs, au sujol de l'état que tenait à
Rome le cardinal de Bernis, c'est le passage des ietli es écrites cleSnisse,
d'Iialie, etc., en 1776, 1777 et 4778, et adress(5es à M»e phelipon par
Roland, le futur ministre Girondin; il esf sous le charme comme tous
les autres, et même il les surpasse encore par son expression presque
LE CAUDINAL DE BEUMS. 51
que le procès du cardinal de Rohan où il fallut se prononcer
entre sa pro[tre Cour et celle de Rome , quelques négociations
de confiance et de famille dont il fut chargé, telles qu'une ten-
tative de rapprochement entre le roi d'Espagne Charles 111 et
son fils Ferdinand , roi des Deux-Sicilcs, et le voyage qu'il fut
autorisé de faire à Naples dans celte vue, ne purent qu'ac-
croître son autorité paisible et l'idée qu'on s'était formée de sa
enthousiaste; il vient de parler des tables et des bonnes maisons de
Rome, il ajoute :
« Mais il n'y a guère que la table du Ministre de France qui donne
l'idëedes possibles. L'homme revêtu dececaractèie en soutient la dignité
de la manière la plus éclatante. Le représentant d'une nation dès long-
temps illustre parmi les nations, le ministie du fils aîné de la reli'^ion,
du roi très-chiétien, a toujours tenu un rang distingué et prépondérant
dans Rome.
« Celui d'aujourd'hui, prince de l'Église, prince romain, cardinal
enfin, soutient ses dignités avec splendeur. Grand par lui-même, il est
en outre magnifique dans ses représentations; tout ce qui concourt à
leur éclat est double chez lui de la plus grande magnificence de tout
autre; tenant laljle ouverte, donnant ù tout le monde, ne recevant de
personne, et toujours au-dessus de toute comparaison dans les fêtes,
dans les cérémonies, dans les illuminations publiques.
« Les Romains, vraiment giaudiosi, ne voient point sans admiration
leur faste éclipsé. Tant d'équipages, de livrées, une table somptueuse;
le concours des grands, les hommages du peuple ; une politique qui a
mis plus d'une fois la leur en défaut; une politesse aisée qui toujours
est à tout et s'étend à tout le monde, donnent au cardinal de Bernis un
crédit, un ascendant, que ses grands talents soutietment d'une manière
imposante. Tout ce qui est dû à la nation française et ;\ son roi rejaillit
sur sa personne par l'art avec lequel il le leur fait rendre. Sa Sainteté
même, ses ministres, et par conséquent toute la gent subalterne,
croient devoir à la France ce que son ministre demande; et à son
ministre, ce que la France a droit de demander.
« D'après cela, tout Français qui peut se réclamer de Son Éminence,
dans quelque circonstance que ce soit, h son nom seul est respecté. La
Garde s'ouvre dans les cérémonies; le Bcirigel ( lieutenant de police ),
ses olficiers, les sbires s'arrêtent à son nom et lâchent plutôt prise que
d'aller se compromettre sous sa juridiction. »
J'ai voulu citer ce passage entier, le témoignage ayant tout son prix
de la part de l'homme le moins aristocratique du monde, et qui sera,
un jour, l'austère Roland. A un autre endroit il parle encore des Con-
versations ou assemblées du cardinal en homme ébloui. — La liaison
établie, l'habitude de société que le cardinal eut jusqu'à la fin avec la
princesse de Santa-Croce, et dont qudiues voyageurs ont fait la re-
marque, n'avait rien qui choquât dans les mœurs romaines.
î»i CAUSEIUES DU LU.NDI.
Sii.^esse (I). Los évonemeiils de la Révolution vinrent mettre à
r(''prouvc sa fermeté : il vit celte opulence presque royale dont
il jouissait depuis plus de vingt ans et dont il usait avec une
libéralité vraiment aui^uste , lui échapper tout à coup, et la
misère, à soixante-seize ans, lui apparaître; il fut le même :
« A soixante-seize ans révolus, disait-il, on ne doit pas craindre
la mi?ère, mais bien de ne pas remplir exactement ses devoirs. »
J'ai déjà cité quelques-unes de ses nobles paroles. 11 comprit
la question posée par la Constituante dans toute son étendue,
et, devançant dès novembre 1790 l'heure du Concordat, il
disait : « Si l'on aimait le bien, la paix et l'ordre ; si l'on était
de bonne foi; si l'on était attaché à la religion qui seule est
l'appui de toute autorité et de toute forme de gouvernement,
jamais pape n'a été plus porté à la conciliation que celui-ci...
Mais, si l'on veut tout détruire et faire une religion nouvelle,
on y rencontrera des difficultés plus grandes qu'on ne croit.
On n'arrache pas facilement, des cœurs et des esprits d'un
grand royaume , les racines profondes de la religion. » C'est
sur ces dernières paroles qu'on aime à rester avec Bernis. Tout
le cercle de sa vie est accompli , et il a montré en Unissant que
ses qualités aimables, prudentes et fines, jointes à la délica-
tesse du cœur, pouvaient devenir des vertus.
Le 5 janvier '1791, mis en demeure de prêter le serment
exigé par la nouvelle Constitution, il l'envoya en y joignant
une clause interprétative et restrictive. Averti que l'Assem-
blée nationale avait décidé qu'il fallait un serment pur et
sim[)le , et prévenu qu'il s'exposait à être rappelé s'il persistait
dans sa restriction, il répondait le 22 février : « La conscience
et l'honneur n'ont pu me permettre de signer sans moilifica-
tion un serment qui oblige de défendre la nouvelle Constitution
dont la destruction de l'ancienne discipline de l'Église fait une
partie essentielle. » Le rappel fut prononcé.
(1) J'ui sous les yeux uno Notice manuscrite très-I)ien faite qui rap-
pelle les principaux services politiques du cardinal de Bernis en ces
années du pontificat de I'i(^ VI ; ci tie Notice a été rédijJtée en isOG |)ar
M. Gnéi-ard, altaelié aux All'ainis élranjjôfcs, et p:ip ordre des ciiels de
ce (léparlenKMit .- elle (ilait destinéi^ à servir d'éiénient et de matière à
l'Epine acail(';mi(|ue de Bernis que devait prononcer alors le comte
Fran(;ois de NenlVIiàleaii. Cet Élo;^e, retardé et ajourné je ne sais pour-
qnoi, n'a été fait qne louLdcmps apiès par M. de Teletz, qui a eu la
même Notice à sa disposition.
LE CARDINAL DE BER NI s. 53
Ainsi se clôt sa longue pt honorable rarricrc di|)k)nia(iiiiie.
Il mourut à Home en novembre 1794, dans sa quatre-vingliome
année. 11 subsistait , depuis la suppression de ses traitements
en France, d'une pension que lui faisait la Cour d'Espagne.
Heureux pourtant et favorisé jusqu'à la fin, puisqu'il lui fut
donné, par ses derniers sacrifices, de pouvoir racheter et
expier en quelque sorte les mollesses de ses débuts , de con-
fesser une religion de pauvreté par un coin d'adversité salu-
taire , et de prouver qu'il y avait en lui , sous ces formes tour
à tour aimables et dignes, un fonds sincère de générosité hu-
maine et chrétienne 1
&.
Lundi 18 avril 1853.
MALHERBE ET SON ÉCOLE.
MÉMOIRE SUU I.A VIE DE MALHERBE ET SUR SES OEUVRES,
Par M. de Gournay, de l'Académie de Caen.
(1852).
La Normandie est une province qui , de tout temps et dès
qu'elle s'est senti un passé, s'est volontiers occupée de ses
antiquités et de ses grands hommes : elle n'a cessé de vivre
d'une sorte de vie qui lui est propre et qui ne la rend que
plus française. Célèbre par les poètes qu'elle a produits et au
moyen âge et à la naissance de notre littérature classique
(sans parler des plus récents), elle les honore, et, ce qui est
la meilleure manière de les honorer, elle les étudie. Le Hecueil
des Mémoires de l'Académie de Caen en particulier est rempli
de recherches sur nos vieux jioëtes dont un si grand nombre
sont Normands. Aujourd'hui M. de Gournay a voulu résumer
et recueillir ce qu'on sait de positif sur Malherbe, et graver de
nouveau les traits de cette sèche, altière et maîtresse figure.
J'en prendrai occasion à mon tour de redire quelque chose et
sur Malherbe lui-même (1) et sur ses disciples Racan et May-
nard, dont les beaux vers lui reviennent à bon droit, car ils
ne se seraient pas faits sans lui. Il y eut là, tout au sortir
de l'enseignement de Malherbe, dans notre poésie française
lyrique, une veine trop peu abondante, trop tôt distraite et
(1) On peut voir ce que j'en ai dit déjà dans le Tableau de la Poésie
fiavrnise au xvie siècle (édit. de 1843), et aussi dans l'article liertaut
( même volume, pa^'e 306); j'y discute un point essentiel qui avait été
contesté.
MALlIliUBK Eï SON ÉCOLE. 55
interrompue, mais très-pure, très-française, neuve , élevée et
douce : il en est resté quatre ou cinq odes au plus, mais dignes
d'Horace qu'on y retrouve imité sans servilité et avec génie,
et bien faites surtout pour enchanter et inspirer, comme cela
a dû être, la jeunesse de La Fontaine. Combien il y a peu,
dans notre ancienne poésie lyrique, de ces pièces de vers
qu'on puisse relire ainsi à chaque printemps!
Les nombreuses anecdotes que chacun sait par cœur sur
Jlalherbe, et dont plus d'une fait sourire, ne doivent point dé-
tourner un moment la critique du trait original et significatif
qui est à respecter en lui : il eut le caractère et l'autorité, ce
qui fait le chef de secte et le chef d'école. Né à Caen en 1353
d'un père magistrat, d'une famille plus noble que riche, l'aîné
de neuf' enfants, ayant fait d'ailleurs des études assez variées
et de gentilhomme sous la conduite d'un précepteur, tantôt à
Caen, tantôt à Paris, et pendant deux ans aux universités d'Al-
lemagne, il quitta tout à fait la maison paternelle à vingt et un
ans pour s'attacher au service du duc d'.Angoulème, fds naturel
de Henri H, et grand-prieur de France. Il fut auprès de lui, en
qualité de premier secrétaire, à Aix où ce prince faisait fonc-
tion de gouverneur. 11 s'y donnait un peu glorieusement pour
fils d'un conseiller au Parlement de Normandie, tandis que
son père n'était que conseiller au présidial : « petit mensonge
d'amour-propre, nous dit M. de Gournay, par lequel il élevait
son père d'un échelon dans la magistrature. « Malherbe reste
là dix ans en Provence, et Aix peut se dire sa seconde patrie.
Sous le haut patronage du prince, il y voyait l'élite de la so-
ciété; il s'y maria à vingt-six ans à une femme de trois ou
quatre ans plus âgée que lui , veuve déjà pour la seconde fois,
et appartenant à une famille parlementaire des plus considé-
rées dans le pays. D'Aix il accompagna quelque temps son
prince à Marseille, puis revint avec lui à Aix. 11 goûtait la con-
versalit n et l'esprit de la Provence. Ces propos de haute sa-
veur lui revenaient fort; on trouverait même trace de lui et
de ses gaietés dans les poêles provençaux de cette date. Quand
il eut perdu son protecteur en 4 586, il habita tantôt la Nor-
mandie, tantôt la Provence, et l'on sait peu de chose de lui
durant ces années de troubles civils. Il tira sans doute l'épée
quand il le fallut; il vivait de la vie de société et de voisinage;
il s'occupait de ses atl'aiies et de sa famille, il essayait péni-
56 CAUSER lies DU LUNDI.
blemonl d'éUihlir sa maison : ayant perdu un lils aine en bas
âge et une fille déjà grandissante, il élevait un dernier fiis
auquel il devait encore survivre. Il a dressé pour ce fils une
Instruction publiée depuis peu (1), et qui n'est pas, comme
on pourrait croire, une instruction morale, mais un état de
biens, une pièce de précaution et de défense en cas de procès
de famille : l'esprit normand, par un coin, s'y retrouve. Ce
qu'on peut dire au point de vue du talent, c'est que tous ces
retards, ces contrariétés qui barrèrent si longuement sa car-
rière, furent utiles à Malherbe: elle-; l'empêchèrent de se
classer décidément comme poète avant l'heure voulue, et de
débuter trop en public dans un temps où il aurait encore porté
des restes de couleur de l'école poétique finissante. 11 eut tout
le loisir de prendre son pli et de marquer dans sa manière en
quoi il se séi>arait de ses prédécesseurs. Son genre d'esprit et
de génie avait besoin d'ailleurs d'un régime fixe, régulier;
l'ordre public rétabli par Henri IV devait naturellement ap-
puyer et précéder cet ordre tout nouveau à établir également
dans les Lettres et dans les rimes.
La première ode de Malherbe qui le mit en vue fut celle
qu'il présenta, étant à Aix en 1600, à Marie de Médicis , la
jeune reine qui venait prendre possession du trône :
Peuples, qu'on mette sur la tête
Tout ce que la terre a de Heurs...
André Chénier, commentateur excellent, a remarqué les beau-
tés rares, et à cette date toutes neuves, de cette ode qui au-
jourd'hui frappe bien plutôt le lecteur par ses côtés exagérés
et faux. En même temps, André Cliénier touche à un défaut
trop réel chez Malherbe, la stérililé d'invention et d'idées:
« Au lieu, dit-il, de cet insupportable amas de fastidieuse ga-
lanterie dont il assassine cette pauvre reine, un poète fécond
et véritablement lyrique, en parlant à une princesse du nom
de Médicis, n'aurait pas oublié de s'étendre sur les louanges
de cette famille illustre qui a ressuscité les Lettres et les arts
(i) Instruction de t\ de Malherbe à son fils, publiée pour la première
fois en entier d'après le rnatiuscril de la bihliollièquc d'Aix , par M. de
Chenncvières (18-46). — M. Roux-Alphérari avait le premier, il y a
quelque trente ans, rctrouvi? ei'lte pièce et en avait déjà tiré parti dans
ses Recherches biographiques sur Malherbe.
MALHEUBE ET SON ÉCOLE. 57
en llalie, et de là en Europe. Comme elle venait régner en
France, il en aurait tiré un augure favorable pour les arts et
la littérature de ce pays. Il eût fait un tableau court, pathé-
tique et ciiaud de la barbarie où nous étions jusqu'au rèi^ne
de François P"". Ce plan lui eût fourni un poëme grand, noble,
varié, plein d'âme et d'intérêt, et plus flatteur pour une jeune
princesse, surtout s'il eût su lui parler de sa beauté moins
longuement et d'une manière plus simple, plus vraie, plus
naïve qu'il ne l'a fait. Je demande si cela ne vaudrait pas
mieux pour la gloire du poëte et pour le plaisir du lecteur. Il
eût peut-être appris à traiter l'ode de cette manière, s'il eût
raieux lu , étudié, compris la langue et le ton de Pindare qu'il
méprisait beaucoup au lieu de chercher à le connaître un peu. »
Cette remar([ue essentielle d'André Chénier, en nous éclairant
sur le côté faible de Malherbe, a l'avantage de faire apprécier
Pindare par son côté supérieur et le plus inventif. Ces déve-
loppements, en effet, qui aujourd'hui et de si loin nous sem-
blent des hors-d'œuvre et des digressions dans les odes do
Pindare, étaient précisément ce qui, à l'origine, et dans le
temps où les souvenirs étaient vivants, formait l'à-propos le
plus heureux de ses sujets et qui en devenait renrichissement
le plus fertile: c'était le contraire du lieu commun vague, de
ce qui domine trop fréquemment dans noire ode classique.
Depuis cette ode de bienvenue à la reine Marie de Médicis,
cinq années s'écoulèrent encore avant que Malherbe fût appelé
à la Cour, où ses comjiatriotes Du Perron et des Yveteaux
avaient parlé de lui et l'avaient recommandé au roi. Mais, à
partir de septembre 1605, il y fut introduit et aussitôt en
pied; à peu près inconnu de la veille, il y prend sa place dès
le premier jour, et son astre règne. Il avait pour lors cinquante
ans. Sa vie, depuis cette heure, est en pleine lumière; ses
singularités, ses moindres mots ont été recueillis. Tranchant,
exclusif, grondeur, bourru même, avare ou du moins positif,
cynique parfois, n'oublions jamais le bon sens qui se mêle à
ses saillies et qu'il observe toujours jusque dans ses accès
d'enthousiasme et d'orgueil. Sa verve même, quand elle lui
vient, se combine avec une certaine habitude raisonnable qui
est le propre de la race française en poésie, et qu'il a contri-
bué à fortifier. Jusque dans les familiarités et les inélégances
de sa conversation , il avait cela du poëlc que, s'il parlait peu,
58 CAUSE Kl ES nu LUNDI.
0 il ne disait mot qui ne porlàf. » Dans ses œuvres rares, dif-
ficiles, toujours remaniées, qu'il prise haut, mais qu'il n'es-
tima jamais a?sez terminées pour en publier lui-même le
Recueil, il semble avoir cherché surtout à donner des exem-
ples d'une nouvelle et meilleure manière de faire; on dirait
qu'il n'a voulu que changer le procédé et remonter l'instru-
ment plutôt que d'en user largement lui-même. Ne lui deman-
dons que quelques strophes. Les quatre stances où il a para-
phrasé une partie du Psaume cxlv sont parfaites :
N'espérons plus, mon Ame, aux promesses du monde;
Sa lumière est un verre, et sa faveur une onde
yiie toujours queliiue vent empêche de calmer.
Quittons ces vanités, lassons-nous de les suivre.-
C'est Dieu qui nous fait vivre.
C'est Dieu qu'il faut aimer!...
Quelques strophes de ce ton suffisent pour réparer une langue
et pour monter une lyre. Celles-ci sont des derniers temps de
sa vie; car sa vieillesse est allée jusqu'au terme en s'alfer-
missant et se perfectionnant. Son ode à Louis XIII parlant
pour la Rochelle (1627) , qu'il a faite à soixante-douze ans, est
la plus complète de toutes, la plus hardie de composition, de
style, d'images, et vers la fin la plus virilement touchante :
Je suis vaincu du temps, je cède à ses oulrages;
Blon esprit seulement, exempt de sa rigueui',
A de quoi témoigner en ses derniers ouvrages
Sa première vigueur.
Les puissantes faveurs dont Parnasse m'honore
Non loin de mon berceau commencèrent leur cours;
Je les possédais jeune, et les possède encore
A la fin de mes jours...
Le ton de Corneille est déjà trouvé. Ne prenons Malherbe
que là où il est bon, là où il est excellent. Retranchons le
reste; nous-mêmes soyons-lui Malherbe. Cette belle ode finale
à Louis XIII commence en ces mots : Donc nn nouveau
labeur à tes armes s'apprête!... Malherbe a de ces brus-
queries majestueuses; il débute bien; il entonne son chant
avec vigueur et avec essor eii l'accompagnant d'un geste haut
et souverain. Cela se retrouve chez lui dans les petites pièces
comme dans les grandes; ainsi , dans ce sonnet au cardinal de
MALHERBE ET SON ECOLE. 59
Richelieu : A ce coup, nos frayeurs n'auront plus de rai-
son... Le sonnet, la chanson même chez Malherbe ont de la
tournure et de la fierté : cela dure peu, la voix chez lui se
casse vile, mais le ton est donné. 11 porte le mouvement lyrique
jusque dans les moindres choses. On aurait lu, aujourd'hui,
dans une demi-heure tout ce qui est à retenir de ^lalherbe :
on commencerait par ses fameuses stances à Du Perrier,
stances qui elles-mêmes sont de moitié trop longues : il aurait
fallu un second Malherbe pour les abréger. On mettrait au
premier rang quelques morceaux que le poète n'a point ache-
vés, tels que le fragment aux Mânes de Damon où se trouve
cette belle stance sur l'Orne et ses campagnes, le seul endroit
où il ait exprimé avec vérité et largeur le sentiment de la
nature champêtre. On a de Malherbe quelques belles strophes
d'attente qui étaient toutes taillées pour des odes qui ne sont
point venues; ce sont des ébauches fières, un peu roides, des
jets de marbre coupés court, mais qui sentent un mâle ciseau.
En tout, ]\lalherbe, même dans sa maigreur et son peu d'é-
toffe, est toujours digne et a des moments d'une élégance
parfaite et ravissante. C'est un gentilhomme lyrique qui s'en-
tend admirablement à draper son court manteau , et qui laisse
voir jusque dans sa pauvreté bien de la distinction et de la
noblesse naturelle.
On a dit de nos jours avec un grain de malice et un coin de
vérité: « La poésie française, au temps de Henri IV, était
comme une demoiselle de trente ans qui avait déjà manqué
deux ou trois mariages, lorsque, pour ne pas rester fille, elle
se décida à faire un mariage de raison avec M. de Malherbe,
lequel avait la cinquantaine. » Mais ce ne fut pas seulement
un mariage de raison que la poésie française contracta alors
avec Malherbe, ce fut un mariage d'honneur. Elle trouvait un
honnête homme et sensé, et qui, s'il ne lui donna pas tous
les agréments, la mil désormais hors d'état de déchoir et
l'ennoblit.
Nous ne connaissons Malherbe que déjà gris et ridé, dans
sa verte vieillesse. A en juger par ce qu'on a de lui, on croi-
rait qu'il a eu de la jeunesse à peine; il en a eu pourtant, et
il l'a sentie. N'esl-ce pas lui qui a fait ces vers délicieux qui
expriment comme dans un regret rapide et sobre les premières
grâces de la vie :
GO CArSF.RtES DIT LUNDI.
Tout le plaisir (ips jours est en leurs matinées;
La nuil est déjà proclie à (jui pusse midi.
11 y a quelquefois chez .Malherbe une grâce fine et rare qui ,
au milieu de celte luiuteur et de celte roideur lyrique, a lout
son prix.
Deux contemporains, deux di^cip!es de Malherbe, Balzac et
Godeau, ont tiès-bien marqué un des points principaux de
son innovation et de sa réforme. Rendant hommage aux poêles
français du xvi* siècle, à ceux que Malherbe avait eu le tort
de trop dépriser, et leur faisant jusqu'à un certain point répa-
ration, Godeau, dans le Discours qui servait de préface à la
première Édition de Malherbe, ajoutait pourtant : « La passion
qu'ils avairnt pour les anciens était cause qu'ils pillaient leurs
jiensées plutôt qu'ils ne les choisissaient. » Et il fait sentir que
la méthode habile et combinée, celte méthode d'abeille par
laquelle Horace imitait les Grecs, a succédé en Fiance, grâce
à Malherbe, à l'imilalion confuse, à rimportation trop directe
et trop entière des originaux grecs eux-mêmes. Balzac, dans
son xxxi" Entrelien, ne nous le dit pas moins nettement;
après avoir parlé de cette première forme indigeste et avide
qu'avait prise chez nous l'imitation des anciens: « Les imita-
tions de Malherbe, remarque-t-il , sont bien moins violentes,
sont bien plus fines et plus adroites. Il ne gâte point les inven-
tions d'autrui en se les appropriant. Au contraire, ce qui n'é-
tait que bon au lieu de son origine, il sait le rendre meilleur
par le transport qu'il en fait. 11 va presque toujours au delà
de son exemple, et, dans une langue inférieure à la latine,
son français égale ou surpasse le latin. » Il en cite quelques
exemples qui, s'ils ne prouvent point la supériorité de Mal-
herbe sur les Latins, montrent du moins une émulation savante
et assez brillante. Cette observation de Balzac et de Godeau
se peut résumer ainsi : Ronsard et son école ne savaient pas
l'art d'imiter; dans leur ardeur et leur inexpérience première,
ils transportaient tout de Fantiquilé, l'arbre et les racines :
Alalherbe le premier sut et enseigna l'art de grejjer les beau-
tés poéti(|ues.
Ses disciples en profilèrent, et Racan le premier. C'était un
heureux et facile génie que Racan, peut-être mieux doué, à
quelques égards, que Malherbe, et en poésie comme en dis-
traction un vrai précurseur de La Fontaine. Mais sans Mal-
MALHERBE ET SON KGOLE. 61
herbe, sans sa juste e( ferme direction, on peut croire qne
l?acan n'eût point été ce qu'on l'a vn, et lui-même, s'adres-
sant à son maître, a dit : « Je sais bien que votre jugement
est si généralement approuvé, que c'est renoncer au sens com-
mun que d'avoir des opinions contraires aux vôtres. » Né en
loSg au château de la Roche-Racan en Touraine, aux con-
fins du Maine et de l'Anjou, Racan , de trente-quatre ans plus
jeune que son maître, connut Malherbe étant page de la
chambre de Henri IV. II s'attacha à lui, prit ses conseils, ne
réussit jamais à le satisfaire enlièrement, car il avait bien des
ignorances involontaires et des nonchalances, mais il réussit
une ou deux fois par ses accès de talent à lui donner, honneur
insigne ! un peu de jalousie. On parle toujours des Bergeries
de Racan. Ce n'est point là cejiendant qu'il faut l'aller cher-
cher. Ses Bergeries, publiées pour la première foison '1625,
ne sont qu'une espèce de comédie pastorale en cinq actes,
assez mal cousus ensemble, où les jiersonnages ne parlent
qu'un langage de convention, qui n'est ni celui de la Cour ni
celui du village, mais dont le mélange dut plaire, en effet, aux
ruelles de ce temps-là, où régnaient les bergers de YAstrée.
Quelques vers heureux et d'un caractère vraiment rural et
villageois, qui y sont clair-semés (1), ne sauraient en racheter
(1) Voici qiiolques-unsde ces vers:
Les iroupeaiiK que la faim a cliassés des bocages
A pas lents et ciaintifs entrent dans les gagnages...
«Une muselle se fuit enlendre :
Je passai tout le fiont par-dessus un buisson
Du côté d'où venait cet agréable son.
Il s'agit d'un berger riche qui est un bon parti pour une bergère :
Sa maison se tait voir par-dessus le village.
h'Alter ttb iindeciino... de Virgile est assez naïvement imité en ces vers:
Je n'avais pas douze ans, quand la première (lamine
Des beaux, yeux d'Alcidor s'alluma daiis mon âme ;
Il me passait d'un au , et de ses petits bras
Cueillait déjà des fruits dans les brandies d'eu bas.
Mais tout cela n'est pas suivi, n'est pas fondu; un vers gale l'autre; le
vrai se noie aussilôt dans le taux. Il nous aurait fallu un Cowper pour
fixer dans noire poésie toule celte partie réelle et jolie, vraiment ru-
rale. M. Brizeux, de nos jours, y a tâché .- mais il tâche trop. Sa poésie
VIII. 6
62 CAUSEniES DU LUNDI.
les continuelles fadeurs. Prenons Raoan dans les ouvrages de
moiiidie haleine, là où il csl supérieur, là où, lui qui no
savait pas le latin, il s'est montré tout à coup un émulo
d'Horace et en partie héritier de sa lyre, comme a dit La
Fontaine. Ses stances sur la Retraite sont les plus célèbres;
il les adresse à un ami qui est engagé comme lui dans le
monde et qu'il convie ainsi cpie lui-même à s'en retirer :
Tircis, il faut penser ;i faire la retraite :
La course de nos joiii's est plus qu'à demi faite;
L'âge iriscusiblemeut nous conduit à laïuorl;
Nous avons assez vu, sur la mer de et; monde,
Errer au gré des Ilots noire nul' vajjalionde :
Il est temps de jouir des délices du port.
Et bienlôl, après quelques mois sur la fragilité de la fortune,
sur la vanité des poursuites de l'ambition, il passe à la des-
cription des délices des champs; et de cette peinture tant de
fois célébrée, il tire une inspiration naturelle, large eldnrablo.
Sa pièce n'est, si l'on veut, qu'une paraphrase de l'épode
d'Horace : Beatus ille qui proctil negotiis... Racan, qui ne
lisait pas Horace dans l'original, avait sous les yeux une tra-
duction en prose que lui en avait donnée son parent le cheva-
lier de Bueil. Il y a pourtant entre la pièce d'Horace et celle
de Racan des différences de ton et de sentiment qui laissent à
cette dernière son caractère tout à fait particulier et son
charme propre. Horace est ici imité comme lui-même avait
inn'té les Grecs, c'est-à-dire en n'y prenant pas tout et en y
mettant du sien.
La pièce d'Horace si souvent citée n'a pas le sens tout à fait
sim[)le qu'on lui prête d'ordinaire lorsqu'on y fait vaguement
allusion, (^ette pièce, dont le cadre preiuier et le î^o^// pa-
raissent empruntes d'un ïambe d'Archiloque, est une satire;
cet éloge des champs tourne à l'ironie. Ce n'est point le poète
qui est censé parler dans ces vœux et dans ces jouissances
anticipées de bonheur champêtre : c'est un usurier, Alfius,
est toulc cailloulouse. Il y a clie/. lui uih' lri's-t;rande prélenlion à la
siuiplicité. Sa poésie pastorale me paraît surloul uiaïujuer de naïv( té
IVauclie, et de cet amour des champs qu'avait Uacau. On croit sentir
qu'il n'aime le rourlil et le mouloir qu'eu vers. Il a la colère contre la
ville plutôt qu'il n'en a l'oubli et l'amour des clianips. Le Cow^ier, jus-
qu'ici, nous a manqué.
MALIIERCE ET SON ECOLE. 63
qui, tout d'un coup épris, pour une raison qu'on ne dit pus,
d'un merveilleux amour des champs, veut quitier les affaires
et la Bourse de Rome pour aller cultiver la terre de ses mains
et pratiquer la douceur des géorgiques : mais cette belle dis-
position ne tient pas; le naturel l'emporte, et tous ces fonds
qu'Alfius a retirés le 15 du mois, il cherche à les replacer dès
le 4" du mois suivant. Telle est la pensée d'Horace, pensée
de moraliste bien plus encore que d'amateur des champs. Le
piquant, c'est qu'il ne démasque son intention que dans les
derniers vers de la pièce : rien jusque-là n'avertit que ces
peintures vives et riantes ne soient qu'un transport de l'ima-
gination et un caprice de l'esprit chez celui qui s'y livre. Les
meilleurs critiques ont repoussé l'idée que, même en étant
averti , on put y saisir de l'ironie jusqu'au dernier instant où
seulement elle éclate. Il est des lecteurs simples et à l'âme
droite qui, touchés à première vue de ces paysages et de ces
tableaux innocents et les ayant pris au sérieux, ont regretté
que l'impression en fut ainsi détruite vers la fin et comme
tournée en raillerie : ils voudraient retrancher les quatre der-
niers vers. Le docte et ingénieux Orelli combat cette critique :
« Supprimez cette fin, dit-il, nous n'aurons plus qu'une am-
plification de rhétorique en l'honneur de la vie champêtre,
célébrée sans motif et sans but, une description plus digne
réellement de Tanière et de Gessner que d'Horace. » C'est
pourtant ce que Racan a fait et ce qu'eût fait aussi Fénelon;
il a supprimé toute ironie, et comme, en le faisant, il était
dans sa nature, il a retrouvé par ce côté non pas la supério-
rité, mais une originalité en face d'Horace.
Et, en effet, ce qui règne et ce qu'on respire en ces belles
et harmonieuses stances de Racan , déroulées avec tant d'am-
pleur et de mollesse d'abandon dans un style un peu vieilli ,
qui n'en ressemble que davantage aux grands bois paternels
et aux hautes futaies voisines du manoir, c'est la paix des
champs, c'est l'étendue et le silence. J'en comparerai l'effet à
celui que produisent certaines élégies rurales de Tibulle plus
encore qu'à celui de l'ode d'Horace. On y reconnaît un amour
reposé des champs, non pas tant pour le plaisir de les chanter
que pour la douceur et l'habitude d'y vivre. Horace, même
quand il célèbre la campagne, est plus brillant, plus travaillé;
il y porte cette curiosité heureuse, cette ciselure de diction qui
64 CAUSERIES DU LUNDI.
ne l'abandonne jamais dans ses odes et qui rappelle l'art; sou
expression est vive et concise, son image serrée et polie jusqu'à
l'éclat : elle luit comme un marbre de Paros, comme un purtiquo
d'Albano au soleil. Ne cherchons rien de pareil chez l{acan;
avec lui nous sommes en Gaule, en Touraine, tout près du
Maine, en bon et doux pays, mais où tout ne brille pas, où
chaque colline n'a pas son maibre élincelant ni son bois sacré.
Ne cherchons que le senlimenl sincère dans sa plénitude, le
calme, la tranquillité stable d'une vie heureuse, l'idéal d'une
médiocrité domestique frugale et abondante : or, tout cela s'y
e.xhale, et on en reçoit l'impression en le lisant. Son gentil-
homme de campagne, il ne va pas le demander aux anciens;
il l'a sous les yeux, et il le décrit d'après nature :
11 l.ihoure le cluimp que lahourait son pure :
Il ne s'inl'orme point de ce f|iron délibère ■
Dans ces firaves Conseils d'affaires accablés;
Il voit sans intérêt la mer grosse d'orages,
El n'observe des vents les sinistres présages
Que pour le soin qu'il a du salut de ses blés.
Roi de ses passions, il a ce qu'il désire :
Son fertile domaine est son petit empire.
Sa cabane est son Louvi'e et son Fonlaincbleau;
Ses champs et ses jardins sont autant de provinces;
Et, sans porter envie; à la pompe des princes,
Se contente chez lui de les voir en tableau.
Il voit de toutes parts combler d'heur sa famille,
La javelle à plein poing tomber sous la faucille.
Le vendangeur ployer sous le faix des paniers;
Et semble qu'à l'envi les fertiles montagnes.
Les humides vallons et les grasses campagnes
S'efforcent à remplir sa cave et ses greniers.
Il suit aucune fois un cerf par les foulées,
Dans CCS vieilles forêts du peuple reculées....
Laissons le chasseur disparaître dans la profondeur de ces
grandes allées sombres, qui nous sont traduites par cette har-
monie même. La pièce de Racan est toute de ce ton. S'il dit
les choses avec moins de particularité qu'Horace, il ne les
lend pas a\ec moins de naturel; car, en admellant que (les
derniers vers exceptés) il n'y ait point d'ironie proprement
dite dans le courant de l'ode d'Horace , on ne peut s'empêcher
de reuuu-(iuer qu'xVItius, co soudain amateur des champs, so
MALUKRIJE ET SON ÉCOLE. 65
complaît fort, au milieu do son vœu iViigal, à nommer les
huîtres et les poissons du lac Lucrin, auxquels il déckire re-
noncer ; il y parle en détail des mets rares, des gelinottes , fai-
sans ou autres oiseaux recherchés, auxquels il se promet
désormais de préférer la mauve et l'olive. Ces ressouvenirs de
la vie gastronomique, qiii sont bien à leur place dans la
bouche du citadin fraîchement converti et bicnlôt relaps,
feraient tache dans un tableau simplement puisé au cœur de
la vie rustique. Ce n'est donc pas tout à fait un désa\anlage
pour Racan de s'en être tenu dans sa peinture à des images
plus générales et plus larges : il y a gagné de produire une inspi-
ration plus uniment champêtre, et sa pièce, moins curieuse
pittoresquement que celle d'Horace , a bien plus de naïveté.
A côté et à la suite des stances de Racan, il faut relire les
derniers vers de la fabh; de La Fontaine , le Songe d'un Ha-
bitant du Mogol , sur l'amour de la retraite : c'en est comme
la continuation dans la même nuance , dans le même langage.
J'indiquerai également , comme sorties du même courant et de
la même source, comme inspirées par un semblable et pur
amour de la campagne , les belles et douces stances de La-
martine dans ses secondes Méditations poétiques : O vallons
paternels! doux champs! humble chaumière!... M. de
Lamartine voudra bien me pardonner de l'oser louer en le
rapprochant de La Fontaine. Mais le bon Racan, avant eux,
avait retrouvé le premier quelques sons de cette flûte pasto-
rale de l'âge d'or.
Racan , tout ignorant qu'il était , a encore imité Horace avec
bonheur dans son ode au comte de Bussy : Bussij , notre prin-
temps s'en va presque expiré... Son cousin également lui
aura traduit ce jour- là le Quid bellicusus Cantaber. Les
amateurs remarqueront dans le rhythme qu'il y emploie une
heiu'euse coupe de vers et un entrelacement de rimes plein de
nonchalance. H a de même imité Virgile, à un endroit, dans
des stances de Consolation à M. de Bellegarde sur la mort
de M. de Termes , son frère. On sait les beaux vers de Virgile
(Églogue v) sur la mort de Daphnis : « Daphnis, est il dit,
tout éblouissant de lumière, admire le seuil inaccoutumé de
l'Olympe, et voit sous ses pieds les nuées et les étoiles. » Celte
consolation est celle qu'on aime toujours à donner aux vivants
en deuil lors de la séparation et du départ d'une âme élevée et
6.
66 CAUSERIES DU LUNDI.
céleste. Or, Racan applique ainsi cette imago à M. de Termes,
mort dans les couibals :
Il voit Cl! que l'Olympe .-i de plus merveilleux;
Il y voit à ses pieds ees llanU)e;uix oigiici lieux
Qui touriieulà leur yié la Fortune et sa roue;
Et voit connue fourmis marcher nos léf^ions
Dans ce petit amas de poussière et de boue.
Dont noire vanité l'ait tant de régions.
Pour un homme qui ne savait pas le latin et qui n'avait jamais
pu, dit-on, apprendre à réciter par cœur môme son Confi-
teor, on conviendra que c'est assez bien imiter et surpasser
son poète. On raconte que Malherbe conçut un peu de jalousie
de Racan pour cette belle slance; et Boileau disait que, pour
avoir fait les trois derniers vers, il donnerait les trois meilleurs
des siens : ce que Daunou , qui n'entend bien que la prose ,
ne comprend pas. Ces trois vers sont admirables en elTel, pour
représenter le bonheur d'un héros chrétien désabusé, dans le
ciel. Racan était doué d'une naïveté charmante et d'une éléva-
tion naturelle: mais distrait, paresseux, modeste à l'excès,
privé trop tôt des conseils de Malherbe et abandonné à son
instinct, il vécut au hasard , s'oublia volontiers aux champs,
et n'eut que des accidents de génie dont j'ai noté les meilleurs.
Il mourut en février 'IGTO, à l'âge de quatre-vingt-un ans, en
plein siècle de Louis XIV. 11 s'était amusé à traduire en vers
les Psaumes pour occuper la seconde moitié de sa vie. Des
tribulations de famille , des procès que , dit-on , il ne fuyait pas
toujours , des infirmités achevèrent de lui remplir ces longues
années du déclin.
Un autre élève de Malherbe, et le seul après Racan qui
mérite un souvenir, parce qu'il est le seul qui ait laissé en
jioésie et dans le guùt du maître quelque chose de durable,
c'est Maynard. Né en 1582 dans le Midi , Toulouse, Aurillac
et Saint-Ceré se disputent, dit- on, l'honneur de sa nais-
sance (l). Il mériterait une étude à part , et je ne puis ici que
lui accorder un rapide souvenir. Jeune, il avait été attaché
MALHERBE ET SON ÉCOLE. 67
comme secrétaire à la reine Marguerite , la première femme de
Henri IV, lorsqu'elle vint dans les derniers temps habiter à
Paris. Il devint ensuite président au présidial d'Auriilac en
Auvergne et y végéta presque toute sa vie. Il mourut en 1646
à soixante-quatre ans, sans avoir pu jamais forcer la fortune.
Il avait joui d'une certaine vogue et d'une première faveur
sous Henri IV; il ne la put jamais retrouver sous Richelieu.
De bonne heure , i! se sent rejeté dans sa province et en dan-
ger de se rouiller. Bel-esprit né pour l'Académie, et l'un des
premiers sur la liste lors de la fondation , il ne put guère jouir
des avantages que procurait cette naissante et déjà illustre
Compagnie. Chapelain, sans le vouloir, lui perçait le cœur
lorsqu'il lui écrivait dans le premier âge d'or de l'institution
(août 1034) : « Quand il n'y aurait autre avantage qu'une fois
la semaine on se voie avec ses amis en un réduit plein dlion-
neur^ je ne croirais pas que ce fût une chose de petite conso-
lation et d'utilité médiocre. M. deRacan est en celle ville, qui
n'en manque point et confesse avec sa bonté ordinaire que les
conférences qui s'y font ne lui sont pas inutiles, quelque excel-
lent homme qu'il soit (1). » Oh! combien ces conférences, ces
belles conversations qu'on y tenait, combien les entretiens
exquis du Marais ou de la place Royale faisaient défaut à May-
nard absent! Il le déplore sans cesse. Son peu de bien le rete-
nait au logis et lui interdisait les fréquents voyages. Après la
mort d'un de ses fils , il trouva pourtant le moyen d'aller à
Rome pour se distraire et se consoler, de s'y attacher à M. de
Noailles l'ambassadeur, et d'y rester environ deux ans; mais
il fallut revenir et reprendre la vie de province avec les ennuis
du métier. On a le Recueil des Lettres de Maynard qui nous
racontent en style fleuri ses occupations, ses tracas, ses in-
quiétudes. Il passe ses instants de loisir à polir durant des
années des épigrammes de toutes sortes qu'il emprunte à Mar-
tial, à Catulle ou à de moins dignes, à correspondre avec les
Académiciens en renom, avec son voisin Balzac, u l'incompa-
rable ermite de la Charente, » avec les illustres de Paris,
[\) La liaraiigue de remerciement que Racan adressa à l'Académie
française pour sa réccplioii est du 9 juillet 1635; si la date qui résulte
des Lettres manuscrites de Cliapelaiu est exacte, il s'ensuit qu'il taisait
partie de la Couipai^nie et qu'il assislail aux séances dès l'année précé-
deule.
68 cACSEnius uu lundi.
Chapelain, Gomberville et autres : il leur jtrodigue les louanges
pour qu'ils les lui rendent; il cherche à se rattacher à ceux
qui vivent, et à ce qu'on dise de lui le moins possible /ew
Maynard. C'est là son souci continuel. Tout au contraire de
Racan , il se tourmente et se consume autant que l'antre se
distrayait aisément et s'oubliait : « Je suis venu trop tôt ou
trop tard au monde , s'écrinit-il ; tout autre siècle que celui-ci
eût rougi de me laisser vieillir dans le village. » Sa plus grande
crainte est de passer pour Gascon et pour avoir des gasco-
nisnies dans son langage; il est le premier à demander grâce
et à s'excuser de ses rudesses; mais, si on le prend au mot et
qu'on paraisse lui en trouver en effet , il prétend aussitôt qu'il
n'en a pas , et il met au défi toute l'Académie pour la politesse
de la diction et l'exactitude. On voit que Maynard prêterait un
peu au ridicule et qu'il offrirait au besoin un type de l'écrivain
atteint du mal de province et qui a la peur d'être devenu sur-
anné avant l'âge. Eh bien ! ce même Maynard , de peu d'in-
vention d'ordinaire, et qui se borne de préférence à mettre en
œuvre les pensées d'autrui , a fait une ou deux pièces fort
belles. Son ode intitulée la Belle Vieille est célèbre ; elle
s'adresse à une de ces beautés comme nous en avons connu ,
qui délient les années et dont les retours do saison ont des
triomphes comme les printemps :
Ce n'est pus d'aujourd'hui que je suis la conquête:
Huit lustres ont suivi le jour que lu me pris,
Et j'ai fidèlement aimé ta belle lêle
Sous des cheveux châtains et sous des cheveux gris.
L'âme pleine d'amour et de mélancolie,
Et couché sur des Heurs et sous des orangers,
J'ai montré ma blessure aux deux mers d'Italie,
El fait dire ton nom aux échos étrangers.
Mais ce ne sont là que deux strophes; le reste de la pièce ne
se soutient pas à cette hauteur. La pièce vraiment belle do
Maynard, celle qui mérite de conserver son nom, est une
autre ode de lui : Alcippe, reviens dans nus bois... Le thème
y est à peu près le même que celui de Racan ; il s'agit d'ar-
racher à la Cour un ami que la fortune y abandonne et qui
s'acharne à une ingrate poursuite. Maynard , en soudant celle
fois dans son propre cœur, a su y trouver des accents de
vrai poète et d'une élévation inaccoutumée :
MALHERBE ET SON ÉCOLE. 69
La Cour mépiise Ion encens :
Ton rival monte, el tu descends,
Et dans le cabinet le favori te joue.
Que t'a servi de flécliir les genoux
Devant un Dieu fragile et lait d'un peu de lioue,
Qui souffre cl qui vieillit, pour mourir comme nous?
Romps tes fers, bien qu'ils soient dorés;
Fuis les injustes adoiés;
Et descends dans toi-même à l'exemple du sage.
Tu vois de près ta dernière saison ;
Tout le monde connaît ton nom et ton visage,
Et tu n'es pas connu de ta propre raison.
Ne forme que de saints désirs,
Et te sépare des plaisirs
Dont la molle douceur le fait aimer la vie.
Il faut qui! 1er le séjour des mortels;
Il f;iul quitler Pliilis, Amarante et Sylvie,
A qui ta folle amour élève des autels...
Il continue ainsi rénumération de tout ce qu'il faut quitter;
on reconnaît le linqnenda tellua d'Horace. Toute l'ode de May-
nard se continue et se soutient dans cet ordre d'idées : c'est
le lieu commun éternel sur le néant de toute chose, sur la
nécessité de mourir, quoi qu'on fasse. Mais le lieu commun
est grandement traité ; il y est même rehaussé vers la fin; et,
allant au delà d'Horace , Mayiuird , pour détacher son ami des
ambitions périssables, montre que ce ne sont pas seulement
les hommes, ni les cités , ni les empires qui doivent finir; ce
ne sont là que de petits débris : ce ciel physique lui-même, co
théâtre de tant de splendeurs, dit-il, finira, et il aura son
jour de ruine :
Le grand astre qui l'embellit
Fera sa tombe de son lit.
L'air ne formera plus ni grêles, ni tonnerres;
Et l'univers, qui, dans son large tour.
Voit courir tant de mers et fleurir tant de terres.
Sans savoir où tomber, tombera quelque jour.
Pour ce beau trait suprême , Maynard s'est souvenu d'un
Chœur de Sénèque dans la tragédie A' Hercule sur le viont
OEta (acte Hl). Il a couronné toutes les images d'Horace par
la plus vaste image funèbre, et c'est ainsi encore que, dans
cet art des iiuilations combinées et fondues au sein d'une
70 CAUSERIES DU LUNDI.
inspiration vive, il s'est montré un digne élève de IMallierbe.
On trouverait difficilement la trace directe cUi maître dans
ses autres disciples; ils sont élégants, mais faibles, et, à la
seconde génération , les plus purs comme Segrais dérivent vers
le bel-esprit. Il y eut interruption dès lors dans la descendance
lyrique de Malherbe. On aura plus tard d'éclatants retours,
et plus d'un jet moderne surpassera en puissance et en largeur
la source première : on ne retrouvera plus cette veine char-
mante et trop peu suivie , qui n'a d'anciim qu'une plus douce
couleur, cette veine non plus italienne , ni grecque , ni espa-
gnole, mais purement française de ton et de goût jusque dans
ses réminiscences d'Horace.
On représente le plus souvent Malherbe dans sa chambre ,
entouré de ses disciples , trônant au milieu d'eux et leur disant
toutes sortes de mots plus ou moins mémorables. Il y aurait
quelque chose de mieux : quand on réimprime ses Œuvres
on devrait y ajouter les stances de Racan sur la Retraite,
son ode à Bussij, sa Consolation sur la mort de M. de
Termes , et aussi l'ode de Maynard à Jlcippe , quatre pièces
de plus en tout, et l'on aurait droit de dire : Voilà ce que
j\lalherbe a fait ou fait faire, voilà l'œuvre de Malherbe au
complet dans sa première sève et sa floraison.
Lundi 23 avril 1853.
GUI PATIN.
« C'était le médecin le plus gaillard de son temps, » a dit
Ménage. — « Il élait satirique depuis la tète jusqu'aux pieds,
a dit un autre conlempoiain; son chapeau, son collet, son
manteau, son pourpoint, ses chausses, ses bottines, tout
cela faisait nargue à la mode, et le procès à la vanité. Il avait
dans le visage l'air de Cicéron, et dans l'esprit le caractère
de Rabelais. » Du Rabelais , à la bonne heure ! quant au Ci-
céron, j"ai quelque peine à en retrouver trace même dans son
air; laissons ces fausses ressemblances, et demandons plutôt
à Gui Patin de se peindre à nous lui-même. Il l'a fait sans y
viser, dans des Lettres pleines de naturel, de crudité, de pas»
sion, de grossièreté quelquefois, de bon sens bien souvent,
d'humeur et de sel de toute sorte. On a en tout, dans les an-
ciennes éditions, sept volumes de ses Lettres, publiées en
trois recueils consécutifs. Elles ont été dernièrement réimpri-
mées en trois volumes, avec portrait, fac-similé, etc. [\).
Comme les anciennes éditions fourmillent de fautes, la plus
récente se trouve encore être la plus commode pour la netteté
({) Letire» dp. Gui Paiin, précédées d'une Notice Iiiograpliique,
par le docteur Réveillé-Parise [3 vol. Jn-S", 1846). Le journal VUlus-
tralion du 1i novembre 1816 a fait de celle édition une critique
sévère et qui est encore Ir-op indul^^iTile. J'ai un peu connu M. Béveillé-
Parise; on disait que c'élait un lioainie d'cspiit; c'est une manière
abiéizée de se dispenser de rien diie de plus de quelqu'un. Quant à
ses notes sur Gui Palin, il y parle plus volontiers de la Révolution
française et de la décadence sociale que de Gui Patin môme et du
xviie siècle. J'ai quelquefois pensé que si Jl/. Pnidlioinme (le Pnidliommc
d'iîenri Moniiier) avait été docteur en médecine, il aurait fait de pa-
reilles notes.
72 CAUSERIES Di; LUNDI.
et l'expcntion typognphiqiio. .Te reviendrai, en finissant, sur la
manière dont je eonçois une édition de Gui Patin; conmien-
çons d'abord par nous l'oinier de lui une idée bien précise.
Né le 31 août 1601, au village de Uoudan (ou Hodenc), à
trois lieues de Beauvais, d'une honnête famille bourgeoise
qui comptait parmi ses membres des marchands drapiers,
des notaires, des avocats et même des conseillers au prési-
dial (I), Gui Patin garda toute sa vie la marque du franc
Picard et de l'homme de race probe. Son jière, qui était ca-
pable de mieux, doué, à ce qu'il paraît, d'une certaine élo-
quence, et qui parlait d'or, nous dit son fils, s'était enterré
dans la campagne à faire les affaires du seigneur du lieu
et de la noblesse. Il voulut que son fils en sortît : « 11 me fai-
sait lire, encore tout petit, les Vies de Plutarque tout haut et
m'a|)prenait à bien prononcer. » Ce père , qui avait été reçu
avocat lui-même, voulait faire de Gui Patin un avocat. Il le
mit au collège à Beauvais, puis l'amena à Paris au collège
de Boncourt, où le jeune homme fit sa philosophie. Vers ce
temps, le seigneur elles nobles du pays, pour récompenser
les services de Patin le père d'une manière qui ne leur coûtât
rien, lui voulurent donner un bénéfice pour son fils; mais le
jeune homme refusa tout plat ^ déclarant qu'il ne, serait ja-
mais prêtre. On ne saurait, en effet, avoir moins de vocation
ecclésiastique que ce libre parleur. Brouillé avec sa mère pour
ce refus plus qu'avec son père , qui sentait du moins le prix
fie sa franchise, il eut quelques années |)énibles durant les-
quelles il se tourna vers la médecine et s'y appli(|ua de grand
cœur. Tout en l'étudiant, le peu de secours qu'il recevait de
sa famille l'obligea d'être quelque temps correcteur dans une
imprimerie (2). Enfin il lriom[)ha des difficultés, fut reçu
(I) On lit dans les Mémoires historiques et «-inV/KCS-de Mézeray, i\
l'article Avocul : « Jean Patin, axocal du roi au iirésidial de Beauvais,
pensa être a^sonlmé par la iioptilace lij;iieuse. Il ne laissa qu'une lille.
Franrois Palin son Irère liit iièi'c de l'illustre médecin Gui Patin. »
(-2 Celle ciiconslunce de la jeunesse de (lui l'alin, dont son dernier
bioiiiaplie paraîl vouloir doutée, je ne sais pouiquoi, est attestée non-
seulement par Bayle, mais par des conleuiporains plus directs. Un des
pamphlets (jue s'attira Gui Palin dans sa (|uerell(! avec Renaudol, en
16.'t4i, est censé écrit, ou du moins porté à la connaissance du public par
Hachurai, compagnon imprimeur, lequel lrait(! Gui Palin en ancien
camarade et lui rappelle le jour oi'i il fid reçu compa^Mion.
GUI PATIX. 73
docteur de la Faculté de Paris eu l'an 1021, et se maria cinq
ans après à une femme qui avait, après la mort de père et
mère, de solides espérances, vingt mille écus de succession :
ces détails ne sont pas indifférents pour l'étude du très-positif
Gui Patin. Une fois produit, il travailla vigoureusement à se
faire sa place, à concilier l'étude du cabinet avec la pratique:
il était littérateur à la façon du xvi'' siècle, parlant latin au-
tant et plus volontiers que français; c'est pour le latin qu'il
garde ses élégances; quand décrit dans sa langue maternelle,
son style bigarré exprime à merveille le mélange de goût qui
régnait dans les professions savantes durant la première moi-
tié du xvii* siècle. Gui Patin relève ce mélange un peu épais
par une saveur qui lui est propre.
Ses premières lettres en français s'adressent à des confrères
de province avec qui il correspond. Il écrit à M. Belin, méde-
cin de Troyes; c'est une curiosité d'amateur qui lui dicte sa
première lettre [20 avril 1630) : il s'est mis depuis quelques
années à rechercher les antiquités de la Faculté de Paris, à
faire collection de toutes les thèses qu'on y a soutenues ; il en
a déjà ramassé plus de cinq cents, mais ce sont surtout celles
des vingt dernières années qu'il possède, à partir de 1609 :
quant à celles qui remontent plus haut, elles sont plus rares,
et il s'adresse à M. Belin, son ancien, pour l'aider à combler
cette lacune. M. Belin suivait son cours d'études à Paris en
■1593 et 1594, années de la Ligue finissante : c'est de cette
époque notamment que Patin n'a aucune thèse : « Je vous les
demande, écrit-il, à tel prix qu'il vous plaira, et m'otîre do
vous en faire satisfaction à votre plaisir, soit en argent, soit
en livres, ou en toute autre chose qu'il vous semblera bon de
choisir. Si vous me daignez faire cette faveur, vous aiderez
beaucoup à contenter la curiosité de l'esprit d'un jeune méde-
cin de Paris, qui, en récompense, vous servira en toute occa-
sion... » Dans une autre lettre, ayant appris de M. Belin que
celui-ci a entre les mains quelques unes de ces thèses si dé-
sirées, il lui offre de mettre en dépôt vingt pistoles contre ledit
paquet, si on le lui confie ; il s'engage à perdre son dépôt s'il
n'a rendu les pièces empruntées au temps préfix. Le procédé
est honnête et cru. En retour il promet toutes sortes de bons
offices : « .l'ai en cette ville deux choses desquelles je me puis
vanter, de bons livres et de bons amis, qui sont à votre ser-
VHI. 7
71 CAUSERIES DU LUNDI.
vice. » Gui Patin collectionnait des thèses, son fils Charles
sera un grand colleclionneur de médailles; c'est là une pas-
sion do famille. Tous ceux qui en sont atteints reconnaîtront
en lui les vrais signes : une lacune fait son malheur. Rien ne
l'ennuie de ce qui est dans le sens de son désir. Pour mieux
satisfaire son correspondant, M. Belin se met en quête auprès
des vieux docteurs, mais Patin l'a déjà devancé : « M.Faideau
(un de ces vieux docteurs) est mort il y a trois ans, mais je
n'ai que faire de ses registres : j'ai une copie des noms et sur-
noms de tous les licenciés et docceurs, selon qu'ils ont passé
par ordre en notre école depuis plus de trois cents ans, avec
tout ce qui s'est passé de mémorable dans notre Faculté. Je
connais tes vieux et les jeunes, et sais beaucoup de choses
de la plupart des défunts. En cas de nécessité j'en ferais bien
une petite histoire. Je ne suis qu'en peine de retrouver de leurs
vieilles thèses pour en achever un beau nombre, et puis j'avi-
serai après à ce que j'en dois faire, selon le dessein que j'en
ai eu par ci-devant. » Voilà un français bien peu élégant,
même à sa date. Gui Patin s'y dessine déjà à nous par quel-
ques-uns de ses traits. 11 n'a que vingt-neuf ans; sa curiosité
n'est pas encore beaucoup sortie du cercle des écoles, mais
il en sait toutes les anecdotes, il en pourrait écrire la chro-
nique, une petite histoire, non pas académique, non pas so-
lennelle, mais recueillie oralement. Tel il sera toute sa vie:
à l'affût des nouvelles, des particularités et personnalités, et
y appliquant sa nature d'esprit; railleur, franc-parleur, franc-
jugeur ; avide des on dit qui courent, les redisant non sans
les colorer de son humeur et sans les redoubler de son accent;
un anecdotier, comme La Fontaine était un fublier. Voltaire,
le prenant sur l'ensemble de ses lettres, l'a jugé sévèrement
et sans véritable justice : « 11 sert à faire voir, dit-il, combien
les auteurs contemporains, qui écrivent précipitamment les
nouvelles du jour, sont des guides infidèles pour l'histoire.
Ces nouvelles se trouvent souvent fausses ou défigurées par la
malignité; d'ailleurs cette multitude de petits faits n'est guère
précieuse qu'aux petits esprits.» Petits esprits, je n'aime
pas qu'on dise cela des autres , surtout quand ces autres com-
posent toute une classe et un groupe naturel : c'est une ma-
nière trop abrégée et trop commode d'indiquer qu'on est soi-
même d'un groupe différent. En avançant dans la lecture de
GUI PATIN. 75
Gui Patin , nous verrons qu'il n'avait point sans doute l'esprit
philosophique et méthodique dans le sens général du mot; il
n'est point à cet égard de la famille de Descartes , il est de
ces esprits à bâtons rompus, si je puis dire, et qui ne vont
pas jusqu'au bout d'une conséquence; mais il a tout ce que le
bon sens à première vue saisit et appréhende, et il le rend,
avec des jets de verve , avec des éclats de causticité qui sont
amusants. Il a su faire de toutes ses notions, de ses préjugés,
de ses hardiesses, de ses dictons, de ses contons, de ses in-
conséquences, un amas très-vif et très-remuant. Il est lui-
même un original achevé, non pas un témoin d'histoire,
mais une médaille de mœurs. Bayle, qui parle de lui en cent
endroits, a dit dans une lettre à un ami, et corrigeant à l'a-
vance le jugement de Voltaire : « J'ai pris assez de plaisir,
moi qui aime ces sortes de personnalités, et qui travaille ex
professa à ces recherches, à parcourir les Lettres de Gui
Patin qui nous sont venues de Genève, m C'est que Bayle était
avant tout de cette famille des curieux. Gui Patin en était si
naturellement que, dans ce qu'il lit et recommande aux autres,
il s'inquiète moins de savoir si c'est bon que de savoir si c'est
curieux. Quand son ami, le docteur Riolan, publie ses Œuvres
in-folio (1649), il est heureux d'en dresser lui-même la table
en quelques soirées : « Et comme tout l'ouvrage est parsemé
de quantité de choses fort curieuses, j'ai fait en sorte que la
table en retînt quelque chose. « Cette table des matières à com-
poser a été un de ses plaisirs (1). Il devrait bien se trouver
un autre Gui Patin qui en fasse une pour ses Lettres, qui en
ont tant besoin.
Comme médecin , Gui Patin est un des éclairés de son temps,
mais il n'est pas en avant ni au delà. Il ne croit plus aux qua-
lités occultes, il n'ira pas jusqu'à admettre la circulation du
sang : « Je ne crois point de qualités occultes en médecine,
écrit-il à M. Belin, et pense que vous n'y en croyez guère plus
que moi, quoi qu'en aient dit Fernel et d'autres de qui toutes les
paroles ne sont point mot d'Évangile. Je les puis détruire par
plus de cinquante passages d'Hippocrate et de Galien à point
(1) Ceux qui sont curieux comme lui peuvent chercher cet Xndex am-
plisstmns et absolutisshints qui se trouve joiut au volume de Riolan,
intitulé Opéra anaiomica (1650), conleivdnl VAnlhropographia et d'au-
tres opuscules.
76 CAlSlilUKS DU LUNDI.
nomme, cl par l'expérionce même... >> L'expérience ici ne
vient pourtant qu'après les textes d'Hippocrate et deGalien.
II l'ait (et assez sincèrement, on le doit admettre,) la part de
la religion, et celle de la science. En fait de médecine, il se
flatte de ne croire que ce qu'il voit. II a des idées qui sem-
blent justes sur la nature et l'usage des remèdes. Pour appré-
cier certaines réformes admises et préconisées par Gui Patin, il
convient de se reporter à l'état des choses et au mode de traite-
ment usité à son époque. La guerre n'était pas seulement alors
entre les médecins et les chirurgiens, elle était aussi entre les
médecins et les apotliicaires. Molière, dans ses plaisanteries,
n'exagérait pas tant qu'on le croirait, quand il a mis si sou-
vent en scène ces derniers. La matière médicale était devenue
un cloaque d'abus, et il fallait purger cette ofOcine d'Augias.
Une masse de remèdes pour le moins inutiles, dangereux
souvent, d'une superstition traditionnelle, et Irès-coùteux,
venaient tout d'abord masquer la maladie au début, et en
bien des cas l'accroître. Quand on se sentait malade, on s'a-
dressait d'abord à l'apothicaire, qui prodiguait ses composi-
tions; le médecin n'était appelé qu'ensuite : il trouvait le
malade déjà en voie de traitement moyennant juleps, pou-
dres, opiats, tablettes cordiales, etc. Quelques médecins de
la Faculté de Paris eurent l'idée de rompre cette routine et
d'affranchir le malade de ces habitudes ruineuses. Le Médecin
charitable de Guyberl, publié en français, et qui se compo-
sait d'une suite de petits traités simples et d'indications à
l'usage de tous, commença de porter la lumière dans le laby-
rinthe et l'économie dans le laboratoire. Gui Patin contribua
)Kjur sa part à ce Manuel par un petit traité hygiénique : De
la Conservatio7i de la Santé par un bon régime (16.32).
« Pour bien faire la médecine, i)ensait-il , il ne faut guère de
remèdes, et encore moins de compositions, la quantité des-
quelles est inutile et plus propre à entretenir la forfanterie des
Arabes, au prolit des apothicaires, qu'à soulager des malades...
Je rends la pharmacie le plus populaire qu'il m'est possible... »
11 cite les noms de plusieurs de ses confrères comme ayant intro-
duit dans les familles de Paris « une médecine facile et familière,
qui lésa délivrées de la tyrannie de ces cuisiniers arabesques. »
Alais il portait dans cette réforme sa })assion même, et autant
de désir peut-être de nu ire aux apothicaires que d'aider à ses ma-
(iUl PATJN. 77
lades. Sa pralique, dailleiiis, avait aussi ses excès : « Le grand
abus (le la médecine, disait-il, vient de la pluralité des remèdes
inutiles, et de ce que la saignée a été négligée. » Cette saignée,
Gui l'atiu en usait et en abusait, si ce qu'on raconte est vrai.
Il nous dit lui-même qu'il saigna treize fois en quinze jours un
jeune gentilhomme de sept ans atteint de pleurésie. 11 le sauva.
Ses ennemis parlent de la femme d'un libraire, qui, pour
une petite fièvre de rhume, fut saignée quinze fois en douze
jours, et mourut d'un purgatif en sus qu'on lui administra.
Les ennemis de Gui Patin l'appelaient le médecin des trois S,
parce qu'indépendamment de la Saigiiée, son grand et prin-
cipal moyen, il avait coutume d'ordonner le Son et le Séné;
ajoutez-y le Sirop de roses pâles : ce qui fait quatre S. Tout
cela nous importe peu aujourd'hui; le seul point qui nous
touche historiquement, c'est celte demi-réforme tentée par
les meilleures tètes de la Faculté d'alors, dont était Gui Patin,
contre la tradition et la routine des remèdes mystérieux, mer-
veilleux, ivratUmneb; elle répondait assez bien aux autres
demi-réformes analogues qu'avaient proposées, vers le com-
mencement du siècle , Charron dans la morale et l'éducation ,
Gassendi dans la philosophie, et que proposait Port-Koyal
dans l'éducation aussi et dans l'art de penser. On tenta et on
opéra alors une simplification analogue dans la médecine; on
poursuivit la scolastique dans la pharmacopée et la matière
médicale. Les médecins, par exemple, commencèrent à écrire
certaines de leurs ordonnances en français. Mais, en même
temps. Gui Patin n'était pas d'avis qu'on traduisît Hippocrate :
« Si j'avais du crédit, je l'empêcherais. » Il craignait que cela
ne fournît texte et matière à faire babiller les charlatans et
les singes du métier. Il s'arrêtait à mi-chemin ; je ne dis pas
qu'il eût tort. Ces demi-conquêtes du bon sens, qui aujour-
d'hui et de loin paraissent peu de chose, ont beaucoup coûté
à obtenir. Ceux qui les ont soutenues à leur moment, et qui
ont dû prendre sur eux-mêmes pour cela, ont eu sans cesse
à combattre au dehors : il n'est pas étonnant que tant de co-
lères et de passions se soient dépensées dans la lutte.
Gui Patin est l'homme de ces colères; il a des verves et des
rages de parole tout à fait rabelaisiennes, mais sans rire; il
mord à belles dents et emporte la pièce. Après les moines,
après les jésuites, il ne déleste rien tant que les apothicaires;
7.
78 CAUSERIES DU LUNDI.
c'est une guerre à mort, une guerre civile et plus que civile,
qui est comique. Il met son point d'honneur et celui de la
Faculté à les rabaisser, à les anéantir. Une paix plàlrée et
fourrée avec eux ne lui suffit pas; il a des plans de campagne
médités à l'avance, des projets d'Annibal : « M. Spon, mon
bon ami, vous dira le dessein que j'ai contre les apothicaires,
écrira-t-il en ^647 à l'un de ses confrères de Lyon, mais il
me faut du temps et du loisir dont j'ai fort peu de reste. » En
attendant il est cité par eux en justice pour les railleries so-
lennelles qu'il se permet dans ses thèses; l'alïaire va en Par-
lement : il répond et se défend lui-même durant une heure
entière devant six mille personnes qu'il fait rire de sa verve et
de ses lazzis. Gui Patin, dans ces sortes de séances, est un
auxiliaire imprévu de Molière. Mais ce n'est pas ainsi qu'il
l'entend; car, s'il se moque des uns, il croit fort et ferme aux
autres, et ce qu'il en dit, c'est par amour cl gloire de son état.
On avait alors, et lui plus que tout autre, de ces préven-
tions et de ces animosités do profession et de métier; on était
de sa robe, l'un du Parlement, l'autre de la Sorbonne, un
autre de la Faculté de médecine ; on y mettait toutes ses pas-
sions, toute son âme; c'était trop. Pourtant, cela faisait des
honnêtes gens, même dans l'antagonisme où ils étaient les
uns avec les autres, et les maintenait tels plus aisément peut-
être qu'en plaine comme depuis et en rase campagne. Aujour-
d'hui que toutes les classes sont mêlées et confondues, que
tous les angles sont polis et usés, le bon goût, le simple usage
empêche qu'on ne ressente ou qu'on ne témoigne les colères
ou les préjugés de son état : en a-t-on autant qu'autrefois toutes
les convictions et les vertus?
Gui Patin se croyait sorti du wi*-' siècle, et il ne l'était qu'à
demi. Un jour, éciivant à ce médecin de Troyes, son ancien,
M. Belin, avec qui il était dans les meilleurs termes, il lui
a parlé contre les qualités occultes admises par Fernel. Ce
propos a paru assez léger à M. Belin, qui a pour Fernel un
culte bien légitime, et à qui l'on a appris les qualités occultes
dans sa jeunesse; mécontent, il renvoie au jeune homme ce
mot du xvi« siècle : Ne sus Minervam. Cette aménité du
temps de Scaliger, venant dans une correspondance tout ami-
cale, étonne un peu Gui l'atin , qui osi relativement plus poli ;
il proleste n'avoir point voulu offenser M. Belin, et encore
GUI PATIN. 79
moins déprécier Fernel , auquel il décerne le premier rang
entre les modernes, mais qui pourtant était homme et a pu
faillir; il ajoute: «Je vous tiens pour Minerve et au delà;
mais j'ai de quoi monirer [absque jactantià dixei'im) que
je ne suis point du tout dépourvu de ses faveurs, après l'huile
que j'y ai usée, et une bonne partie de ma santé que j'y ai
prodiguée. Je vous tiendrai néanmoins toujours pour mon
maître, et réputerai à grande faveur d'apprendre de vous,
pourvu que ce soit sans ces mots odieux : Sus Minervam, qui
sont tout à fait indignes, à mon jugement, d'être proférés
entre deux amis de l'un à l'autre. » Ce qui est à noter, c'est
(pie lui qui parle de la sorte, il sera prodigne de pareils mots
insultants et grossiers, non pas avec ses amis, il est vrai , mais
avec les adversaires qu'il rencontre en mainte occasion. Il
leur jette à la face, dès le premier abord, toutes les épi-
thètes injurieuses de Plante, sans parler de ces autres in-
jures plus raffinées qui n'ont pu être inventées que depuis le
xvi'' siècle et après la découverte de l'Amérique. Parmi ses
adversaires les plus maltraités, il en est un surtout avec qui
il a engagé un duel à mort très-singulier et très-remarquable
dans ses circonstances. C'est un épisode de la vie de Gui Patin
qui mériterait un éclaircissement dans une bonne édition de
ses Lettres; j'en donnerai ici un aperçu.
Théophraste Henaudot est le fondateur de la Gazette en
France; or la Gazette, fondée en '1631 sous le patronage du
cardinal de Richelieu, est le premier journal proprement dit,
journal politique, officiel , tel seulement qu'il en pouvait exister
alors, la première ébauche de tous les journaux nés depuis, et
du Moniteur en particulier. Ce Renaudot, qui avait titres et
qualités : « Docteur en la Faculté de médecine de Montpellier,
Médecin du roi, Commissaire général des pauvres. Maître et;
Intendant général des Bureaux d'adresse de France, » était un
homme à idées modernes comme plus tard l'a été Charles
Perrault. .4près quelques années de pratique en province, à
Loudun (1), il conçut de bonne heure le projet d'établir à
Paris un centre d'information et de publicité. Montaigne, en
(I) 1 L'origine et les mœurs de ce réformateur sont à observer : il est
né à Loudun où, selon les jugements des Cornniissaires, les Démons ont
établi leur séjour; a témoigné avoir une partie de leurs secrets et de
leurs ruses. » C'est ce que disait l'avocat de la Faculté de médecine de
80 CAl'SEUIES DU Lli.NDI.
ses Essais, au eliapilrc XXXIV qui a pour (ilrc : D'an Dr/aut
de nos polices, avait dit :
'< Feu mon père, liomme, pour n'être aidé que de l'expérience et du
naturel, d'un jugement liien net, m'a dit ;iuljefois (jii'il avait désiré
mi'Itre en tiain qu'il y eut es villes cei taiii lieu désitiiié auquel ceux ([ui
auraient t'esoin de quelque eliose se pussent rendre cl faire enregistrer
leur uirairo à un oflicier établi pour cet ell'et : couune « Je clierclie à
vendre des perles; Je eherehe des perles à vendre; Tel veut eonqiaguie
I)Our aller à l'aris; lui s'enquiert d'un serviteur de telle qualité; Tel
d'un inaitre; Tid deinande un ouvrier; (Jui ceci, qui cela, cliaenn selon
son l)es()in. » Et semlîle ((ue ce moyeu de nous enti''avertirappporterait
non léijère eommodilé au commerce public; car à tout coup il y a des
conditions qui s'entre-clieiciient , et, pour ne s'entr'enlendre, laissent
les hommes en extrême nécessité. »
Renaiidot, qui savait son IMonlaigne et qui s'en autorise,
résolut d'établir ce centre commun d'annonces, d'adresses et
de renseignements; il eut l'idée de plus, soit par un senti-
ment d'humanité, soit pour mieux achalander son entreprise,
de donner des consultations gratuites, et de se faire le Com-
missaire officieux, mais qualifié et breveté, des pauvres et des
malades, de ceux qui ne voulaient pas entrer dans les hôpi-
taux, et qui désiraient être traités à domicile : il se chargeait
de leur procurer gratis médecins et médicaments. Il joignait
à tout cela le prêt sur gages, c'esL-à-dire un commencement
de Mont-de-piété. Qu'on ajoute à ces nombreuses inventions
et innovations sa Gazelle, seul organe de publicité d'alors,
placée sous la protection et comme dans la main du chef de
l'État, c'est plus qu'il ne faut pour prouver que Renaudot
n'était i)a3 un esprit à mépriser. IMais il était médecin de la
Faculté de Montpellier et non de celle de Paris, et il voulait
l)ratiquer à Paris sans l'autorisation de la Faculté, de ['École,
comme il affectait de dire un peu dédaigneusement. De là des
colères, des injures sans nom, et des procès dont il ne put
sortir qu'à ses dépens.
On était en tout sous le régime du privilège. A la fin du
XVII*' siècle et dans le xviii", la Comédie française s'opposait
tant qu'elle pouvait aux Ihéàties de la Foire, et leur fermait
de temp^ en temps la bouche, de peur de concurrence. L'Aca-
Paris dans une plaidoirie contre Renaudot. Cette allusion à la ville do
Loudun revient sans cesse à son sujet : yebulvheUdomadariiisde patiia
Diai'olonnii.
(iUI lATIN. 81
demie royale de musique s'opposait aux Italiens et aux théâtres
chantants, ou du moins avait sur eux la haute main. Quand,
vers le milieu du xviii'^ siècle, Marmontel ou Le Brun ( le poëte) ,
ou tout autre jeune littérateur pauvre, voulait créer quelque
petite feuille de littérature et de critique, il ne le pouvait
qu'en contrebande, faute d'avoir de quoi payer 300 francs au
Journal des Savants; c'était un tribut qui était dû à ce père
et seigneur suzerain des journaux littéraires. On ne saurait
donc s'étonner de la susceptibilité de la Faculté de Paris et de
sa protestation en forme contre la prétention de Renaudot ,
d'exercer et de diriger tout un système de médecine gratuite à
Paris. La querelle éclata vers l'année 1641 .
Il y eut un Factum publié par Renaudot, auquel il fut ré-
pondu par un autre Factum sous le titre : La Défense de la
Faculté de Médecine de Paris contre son Calomniateur^
dédiée à l'Éminentissime Cardinal de Richelieu et signée des
Doyen et docteurs régents. Gui Patin était au fond de cette
Défense, et tenait la plume si l'on en croit Renaudot. Cela est
assez vraisemblable, à en juger par la vivacité furibonde qu'il
montre à ce sujet dans ses lettres : « Si ce Gazetier (c'est ainsi
qu'il l'appelle toujours) n'était soutenu de l'Éminence en tant
que nehulo hebdomadarius (ces moV^ de polisson ^ ûe fripon
à la semaine, reviennent sans cesse sous la plume de Gui
Palin, il est vrai que c'est en latin qu'il les dit), nous lui ferions
un procès criminel , au bout duquel il y aurait un tombereau,
un bourreau, et tout au moins une amende honorable : mais
il faut obéir au temps. « On peut juger par celte modération
contrainte de ce que sera la violence dès qu'elle pourra écla-
ter. Richelieu fit venir le doyen de la Faculté, qui était alors
Du Val , et Renaudot : « Son Éminence, dit celui-ci, fit l'hon-
neur au doyen et à moi de nous dire qu'Elle désirait notre
accommodement, qui n'est pas purement et simplement pro-
téger ceux de l'École de Paris en l'action intentée contre ma
charité envers les pauvres malades ; ce qu'on ne doit aussi
jamais attendre d'une si grande piété qu'est la sienne. Et
n'était que je ne veux pas engager, comme ils font trop légè-
rement, les oracles de sa bouche sacrée, je pourrais ici lap-
porter le blâme qu'Elle donna à leur procédé. » Malgré celte
défense du cardinal, quelques écrits coururent en 1641, et
j'en ai trois ou quatre sous les yeux.
82 CAUSERIES DU LUNDI.
Dans les raisons allégiiéos par la Faculté, par ceux qui
écrivent en son nom , et par Gui Patin en particulier, contre
Renaudot , et pour preuve de son incapacité et de son indi-
gnité à pratiquer la médecine, ce qui tient la première place,
c'est le trafic et négociation qu'il fait « à vendre des Ga-
zettes, à enregistrer des valets, des terres, des maisons, des
gardes de malades, à exercer une friperie, prêter argent sur
gages, et autres choses indignes de la dignité et de l'emploi
d'un médecin. Il fallait à Thèbes , dit son accusateur, s'abste-
nir dix ans entiers de trafiquer à celui qui voulait entrer en
quelque magistrature. » Les enfants de Renaudot, qui furent
depuis des hommes de mérite et des médecins, s'étant pré-
sentés au baccalauréat devant la Faculté de Paris, il leur fallut
déclarer par acte de notaire et par serment qu'ils renon-
çaient au trafic de leur père. Renaudot, revenant sur celte
condition imposée à ses fils et expliquant comment on pouvait
tenir le Bureau d'adresses et d'annonces sans se charger pour
cela des détails confiés à des commis, reconnaît qu'en effet
ses fils ont déclaré devant la Faculté « qu'ils ne se mêlaient
point et ne s'étaient jamais mêlés des négociations dudit Bu-
reau. » Mais ce n'est pas, ajoute-t-il, que ces négociations ne
soient honnêtes et licites , c'est qu'elles sont remises aux mains
de subalternes. Toutefois, voyant qu'on prétendait abuser
contre lui de la déclaration de ses fils, il dut se pourvoir contre
et demander qu'elle fût rapportée.
Le procès assoupi en 1(341 se réveilla en 1643. Il fut pré-
cédé d'une plainte particulière de Renaudot contre Gui Patin,
lequel l'avait traité dans quelque préface latine avec sa boime
grâce ordinaire (we6w/o, blatero ^ toujours \q fripon et le
polisson). Gui Patin plaida sa propre cause aux Requêtes de
rilôtel (14 août 1642) , en présence, dit-il, de quatre mille
personnes : « Je n'avais rien écrit de mon plaidoyer et parlai
sur-le-champ par cœur près de sept quarts d'heure : j'avais
depuis commencé à le réduire par écrit, mais tant d'autres
empêchements me sont intervenus que j'ai été obligé de l'aban-
donner. Je n'en ai que trois pages d'écrites , et il y en aura
plus de quinze. » Dans ce plaidoyer qui était plus comique que
sérieux, plus macaronique que français, et « qui appartenait
mieux à un Hôtel de Bourgogne qu'à un barreau, » Gui Patin,
tout en réitérant ses sarcasmes et ses moqueries , en tournant
GUI PATIN. 83
et retournant son adversaire, et en faisant rire la galerie,
déclara pourtant , à ce qu'assure Renaudot , qu'il avait entendu
parler d'un autre que de lui (1). Mais, quand le roi fut mort
et qu'on fut sous la bonne régente, la Faculté jugea que le
moment était venu d'avoir raison du Gazetier que Richelieu
n'était plus là pour protéger. Renaudot, qui ne s'oubliait pas,
adressa une liequéte à la Reine en faveur des pauvres ma-
lodes de ce royaume, dans laquelle il renouvelait son projet
d'un grand hôtel central à établir pour les consultations cha-
ritables et gratuites. Gui Patin fit ou inspira un pamphlet pour
critiquer et mettre en pièces cette Requête; et Renaudot de
nouveau riposta, en attendant que l'affaire fût jugée devant
le Parlement.
Il y a dans toute cette querelle , et dans le fatras d'écritures
qu'elle produisit, des choses fort curieuses et pour l'histoire
de la médecine et pour l'histoire des journaux en France. On
y voit que Renaudot , depuis l'année 1 634 ou 1 633 , tenait tous
les mardis de chaque semaine une séance de consultations
gratuites dans sa maison : il y assemblait, à cet effet, plu-
sieurs médecins, la plupart étrangers comme lui et de la Fa-
culté de Montpellier. Cependant la Faculté de Paris ne voulut
pas être en reste , et , dans une affiche portant décision du
27 mars 1639, mais qui ne fut placardée que bien des mois
après , on lut : « Les doyen et docteurs de la Faculté de méde-
cine font savoir à tous malades et affligés , de quelque maladie
que ce soit, qu'ils se pourront trouver à leur Collège, rue de
la Rùcherie , tous les samedis de chaque semaine , pour être
visités charitablement par les médecins députés à ce faire ,
lesquels se trouveront audit Collège ; et ce depuis les dix heures
du matin jusques à midi , pour leur donner avis et conseil sur
leurs maladies et ordonner remèdes convenables pour leur
soulagement. » — Une autre annonce plus complète de bien-
faisance commençant par ces mois : Jésus Maria ^ fut pro-
(1) En sortant de l'audionce, Gui Patin aborda son adversaire en
disant :« Monsieur Renaudot, vous pouvez vous consoler, car vous
avez gagné en perdant. » — « Comment donc ? » demanda Renaudot.
— «C'est, lui répliqua le railleur sans miséricorde, que vous étiez
camus en entrant ici, et que vous en sortez avec un pied de nez.»
Renaudot, en effet, soit de naissance, suit par accident, avait le nez
très-court. Ce nez écourlé joue un grand rôle dans les injures et pam-
phlets orduriers contre le pauvre homme.
84 CAUSERIES nu LUNDI.
niulguée et lue dans les prunes le jour de Pâques 1641, en des
termes tout conformes à la dévotion chrétienne. Il y était dit
que cette espèce de consultation et de clinique gratuite devait
se tenir tous les samedis à l'issue de la messe qui se célébrait
chaque semaine en la chapelle de la Faculté , et après laquelle
on réciterait désormais les Litanies de la Vierge et l'on in-
voquerait particulièrement les saints et saintes qui de leur
vivant, par profession ou par charité , avaient exercé et pra-
tiqué la médecine. On devait cette fois non-seulement doimer
des avis, mais fournir des médicaments et remèdes gratis,
selon les petits moyens de la Faculté. Renaudot prétendait
que c'était là une imitation et une émulation de l'École de
Paris qui s'était piquée «l'honneur sur son exemple et qui pro-
fitait de son idée charitable. Il remarquait malignement que
les quatre docteurs, spécialement préposés pour ce service
gratuit du samedi , recevaient chacun trente sous des deniers
de la Faculté. La Faculté , au contraire , protestait contre toute
idée d'imitation et soutenait que , dans cet essai de bonne
œuvre publique, elle n'avait eu à s'inspirer que d'elle-même
et de son amour du bien. Toutes ces discussions , où le mot
de charité revenait sans cesse, ne se passaient point sans grand
renfort d'invectives .des deux parts et d'injures infamantes.
L'insulte de Gazeiier était la plus fréquente que les défen-
seurs de la Faculté adressassent à Renaudot : et ici Gui Patin,
emporté par sa passion , était des plus inconséquents. Lui qui ,
dans sa malice curieuse et son amour des nouvelles, était
homme à inventer les Gazettes et chroniques, si un autre ne
les eût inventées, il en faisait j)resque à Renaudot un crime
d'État. « .le vous confesse, disait-on au nom de la Faculté,
que vos Gazettes vous font reconnaître pour un (iazetier,
c'est-à-dire un écrivain de narrations autant fausses que vraies.
Il vous eût été plus honorable de prendre la qualité û'histo-
riocjraphe, puisque Lucien veut et démontre qu'il appartient
plutôt aux médecins à décrire les histoires qu'à d'autres. »
Mais Renaudot n'était pas facile à émouvoir sur ce point; il
croyait à l'utilité de ses diverses innovations et de ses établis-
sements , à celle de sa Gazette entre autres, et il s'en faisait
gloire : a Mon introduction des Gazettes en France, écrivait-il
en 1641, contre lesquelles l'ignorance et l'orgueil, vos qualités
inséparables, vous font user de plus (i(> mépris, est une des
GUI PATIX. 85
inventions de laquelle j'aurais plus de sujet de me glorifier si
j'étais capable de quelque vanité... ; et ma modestie est désor-
mais plus empêchée à récuser l'applaudissement presque uni-
versel de ceux qui s'étonnent que mon style ait pu suffire à
tant écrire à tout le monde déjà par l'espace de dix ans, le
plus souvent du soir au matin, et des matières si différentes
et si épineuses comme est Tliistoire de ce qui se passe au
même temps que je l'écris , que je n'ai été autrefois en peine
de me défendre du blâme auquel toutes les nouveautés sont
sujettes. » Ce premier en date de nos journalistes a la phrase
un peu longue; pardonnons à l'enfance de l'art. En 1644,
quand la réaction contre Richelieu se prononce, on veut faire
un crime à Renaudot d'avoir enregistré tous les actes de ce
grand ministre, et ceux mêmes qui pouvaient être personnelle-
ment désagréables à la reine; on lui reproche notamment cer-
tain article du 4 juin '1633, qui lui avait été envoyé le matin
même de la publication par le cardinal de la part du roi. A
foutes ces accusations Renaudot n'a qu'une réponse : c'est
qu'en ce qui s'est passé depuis plus de dix ans dans les affaires
d'État , sa plume n'a été que la grejfière. Il a obéi parce
que fout le monde obéissait , et que c'était son devoir plus
spécialement encore qu'à tout autre. Il nous apprend qu'il avait
pour collaborateur le roi lui-même : « Chacun sait que le roi
défunt ne lisait pas seulement mes Gazettes^ et n'y souffrait
pas le moindre défaut, mais qu'il m'envoyait presque ordi-
nairement des Mémoires pour y employer. « Quand le roi
était éloigné de Paris, il envoyait des courriers d'un bout du
royaume à l'autre, à lui Renaudot, pour lui faire savoir ce
qu'il devait insérer; et plus d'une fois, lorsque le courrier de
Paris qui était porteur de la Gazette éprouvait quelque retard,
il arriva que le roi témoigna son impatience. Voilà les réponses
de Renaudot à ses calomniateurs auprès de la reine-mère. 11
en résulte qu'à toutes les inventions et fondations de Richelieu,
faites en vue de centraliser la puissance, il faut ajouter cette
naissante invention de la Gazette , le premier et le seul organe
alors d'une publicité régulière. L'idée d'un Moniteur remonte
à Richelieu, et Renaudot en comprenait la portée. En combi-
nant celte idée avec tous les autres moyens d'information
centrale et de publicité dont a hérité toute la presse , il de-
meure pour tous un ancêtre commun.
VIII. 8
86 CAUSERIES DU LUNDI.
Jfaintcnant on trouverait bien des grossièretés ou des in-
conséquences dans ces Faciunis contradictoires; je laisse les
grossièretés, et ne touche qu'aux inconséquences. Renaudot,
pour se défendre contre les médecins de la Faculté, s'allie à
leurs grands ennemis les apothicaires; il fait de justes réserves
en faveur de la chimie, que les médecins du bord de Gui Patin
dédaignaient trop; il relève dans le Codex medicamentarius
quelques bévues qui prêtaient à rire aux moindres apprentis
en pharmacie. Mais, d'autre part, il veut ([ue l'on continue
de faire des ordonnances en latin , à grand appareil , ce qui
est peu raisonnable et peu d'accord avec son idée de vulgari-
sation des choses utiles. D'un autre côté , les médecins qui
sont entrés dans la voie de Guybert, dans la voie du INlédecin
charitable et populaire (et Gui Patin semble quelquefois de
ceux-là) , continuent de parler comme les membres d'une cor-
poration d'initiés. Ils commencent leur Défense par ces mots
sacramentels : « Aristote nous apprend... » Us reprochent à
Renaudot d'avoir voulu faire d'une salle de fripiers et usuriers
(allusion à son Mont-de-piélé) , d'une boutique de journal,
« une synagogue de médecins , » et concluent que chacun des
médecins de Paris a le droit de prendre la verge à la main
pour chasser ces profanateurs.
On était sous la Régence ; Richelieu n'était plus là pour pro-
téger le pauvre Renaudot, et le Parlement avait peu de goût
pour les créatures du défunt cardinal. Renaudot perdit son
procès. Gui Patin en triomphe, et avec une sorte de joie
cruelle; ses lettres de 1644 sont toutes pleines de ses bulletins
de victoire :
« Je vous dirai, écrit-il à Spon (8 mars), qu'enfin le Gazetier, après
avoir été condamné au Cliàlclet, l'a été aussi ;\ la Cour, mais fort solen-
iiiillement, par un arrêt d'audience publique prononcé par M. le Pre-
mier Président (ler mars). Cinq avocats y ont élé ouïs, savoir celui du
Gazetier, celui de ses enlanls, celui qui a plaidé pour les médecins de
Montpellier, qui étaient ici ses adliérenls, celui qui plaidait pour notre
FacuUé, et celui qui est intervenu en notre cause de la pari du Recteur
de l'Université. Notre doyen a aussi liaran!,'ué en latin, en présence
du plus beau monde de Paris. Enfin RI. l'avocat ^'énéral Talon donna
ses conclusions par un plaidoyer de trois quarts d'heure, plein d'élo-
quence, de beaux passages bien triés et de bonnes raisons, et conclut
que le Gazelier ni ses adhérents n'avaient nul droit de faire la médecine
ili Paris, de quelque Université qu'ils fussent docteurs, s'ils n'étaient
approuvés de noire Faculté, ou des médecins du roi ou de quelque
GUI PATIN. 87
prince du sang, servant acluellement. Puis après il demanda juslice à
la Cour pour les usures du Gazelier el pour tant d'aulres niéliers dont
il se mêle, qui sont défendus. La Cour, suivant ses conclusions, con-
lirma la sentence du Châtelet, ordonna que le Gazetier cesserait toutes
ses conférences et consultations cliaritaljles, tous ses piêls sui' gages
et vilains négoces, et vicine sa chimie, de peur, ce dit M. Talon, que
cet homme, qui a tant d'envie d'en avoir par droit et sans droit, n'ait
enfin envie d'y faire la fausse monnaie [i], »
On voit à quel point le Parlement et les gens du roi entraient
avant et prenaient parti dans ces guerres des Corps contre les
libres survenants.
L'impitoyable Faculté poussa la rigueur au sein du triomphe,
et voyant son ennemi à bas , jusqu'à ne point pardonner à ses
deux fils et à leur refuser le bonnet, « après lequel ils atten-
dent depuis quatre ans , dit Gui Patin , et attendront encore. »
Et, débordant sur ce sujet, cet homme d'école s'écrie dans un
dernier accès de fierté et de superbe plus doctorale que phi-
losophique :
« Tous les hommes particuliers meurent, mais les Compagnies ne
meurent point. Le plus puissant homme qui ail élé depuis cent ans en
Europe sans avoir la tête couronnée, a élé le cardinal de Richelieu : il
a l'ait trembler toute la terre; il a fait peur à Rome, il a rudement
traité et secoué le roi d'Espagne, et néanmoins il n'a pu faire recevoir
dans notre Compagnie les deux fils du Gazetier qui étaient licenciés et
qui ne seront de lonj^lemps docteurs. »
J'ai à peine, dans tout ce qui précède, donné idée de Gui
Patin , qui n'est nullement un homme tout d'une pièce ni
un esprit d'une seule venue. On a pu seulement comprendre
que, tout en étant instruit et d'un sens commun vigoureux, il
n'était pas un homme éclairé à proprement parler. Son hu-
meur, ses rancunes, ses préventions , ses préjugés de corps,
de classe , de pays et de quartier viennent à tout moment in-
terrompre ses parties saines et bigarrer, en quelque sorte,
ses fortes et brusques qualités. Mais, tout en paraissant un
grand original, il n'est pas seul de son espèce; il n'est qu'un
exemple plus saillant et plus en relief d'une inconséquence
bourgeoise et de classe moyenne , qui est curieuse à étudier
en lui. Je n'ai fait qu'entamer ce que j'ai là-dessus à dire.
(1)"Dans VExirait des negistres de la Cour de Parlement [iUi] où
est relaté le plaidoyer de M. Talon, on ne trouve point cette phrase,
que M. Talou ne laissa peut-être échapper qu'en conversation.
Lundi 2 mai 1853.
GUI PATIN.
(fin).
La brandie é()islolairo do la littérature française commence
à proprement parler au xvn'^ siècle. Auparavant les gens de
lettres et les ^doctes, à part de rares exceptions (dont celle
d'Etienne Pasquier est la plus notable), s'écrivaient en latin.
Une grande et belle littérature latine épistolaire régnait de-
puis la Renaissance; pour la fixer au Nord et de ce côté des
Alpes entre deux noms illustres, on peut dire qu'elle s'étend
d'Érasme à Casaubon. La littérature française ne se dégage
com[)létemeiit dans le genre épistolaire qu'à dater de Malherbe
et do Balzac. Malherbe n'avait donné que quelques échantil-
lons de lettres pour les grandes occasions, ne s'astreignant
point à soigner son style dans l'ordinaire de la vie : Balzac
s'y appliqua et en fit proprement son domaine; il fut toute sa
vie le grand éphtolkr de France. Tout sujet de lettres lui
était bon comme matière à esprit et presque à éloquence :
« un bouquet, une paire de gants, une aiïaire d'un écu; prier
le maire d'une ville de faire raccommoder un mauvais chemin,
recommander un procès à un président, » tout cela, sous sa
plume, devenait un texte à belles pensées et à beau langage,
et ne lui fournissait pas moins de quoi plaire « que toute la
gloire et toute la grandeur des Romains. » La plupart des
lettres des littérateurs et beaux esprits du temps de Balzac
sont taillées sur son patron: ainsi celles de Maynard, de
M. de Plassac, du chevalier de Méré; nuiis plus on se rap-
])roche de la Cour et do Voilure, plus le badinage et une cer-
taine familiarité recherchée s"v mêlent et tendent à corriger
(iUI l'Ai IN. 89
la solennité du premier maître. Gui Patin a pourtant raison
de dire que, bien qu'on joigne souvent, pour les comparer,
Voiture à Balzac, il ne doute point que ce dernier « ne le
doive emporter de beaucoup, tant pour son érudition uni-
verselle que pour \?l force de son élocution. »
Gui Patin ne ressemble, est-il besoin de le remarquer? ni à
l'un ni à l'autre : ses Lettres sont purement naturelles et nous
rendent le jet de sa conversation même. Elles sont à la gau-
loise, sans cérémonie aucune, à des amis avec qui il pense
tout haut et à qui il raconte ses affaires, celles de la Faculté,
les nouvelles de la ville, les curiosités du monde savant, les
livres qui s'impriment, les meurtres et assassinats qui se
commettent, les exécutions , les faits de tout genre tels qu'ils
le frappent et qu'ils lui arrivent : « Vous voyez que je n'y
mets aucun soin de style et d'ornement, dit-il, et que je n'y
emploie ni Phœbus ni Balzac. » Le premier mot qui lui vient,
français ou latin, est celui qu'il écrit; c'est souvent un gros
mot, et quelquefois un bon mot; mais cela vibre toujours et
a de l'accent. On lit, en télé du Recueil des plus belles Lettres
françaises par Richelet, un jugement fort exact et fort net sur
Gui Patin et sur sa personne; ses Lettres y sont louées pour
leurs bonnes parties, pour leur liberté et leur enjouement,
pour les bons contes et les faits curieux qu'elles renferment :
« Ces choses, dit-on, doivent obliger à n'en point regarder de
si près le langage : car il n'est pas toujours selon Vaugelas ni
Patru. » Ainsi, du temps de la jeunesse de Gui Patin, il y
avait une séparation bien marquée dans le genre épistolaire :
d'un côté, l'art, et rien que l'art et la rhétorique, comme cliez
Balzac et ceux de celte école; de l'autre côlé, le naturel , et
rien que le naturel , avec tous ses hasards et ses crudités
comme chez Gui Patin. La réunion d'un certain art et du na-
turel au sein de l'imagination la plus vive n'aura lieu que chez
M'"^ de Sévigné; et cet art encore plus insensible et qui n'est
plus que du goût, joint au naturel le plus parfait et le plus
continu, ne se rencontrera qu'une fois dans tout son complet,
chez Voltaire,
Revenons en arrière avec Gui Patin, et voyons-le sans
exagération et sans forcer les traits : il les a déjà bien assez
saillants par eux-mêmes. Littérairement, il relève, dans ses
admirations et dans ses lectures, des hommes du xvi*' siècle,
90 CAUSERIES DU LUNDI.
des Scaliger et de ceux qui ont succédé. M. de Saumaise, par
exemple, est pour lui le type du grand homme littéraire con-
temporain, le demeurant des savants de la grande bande;
il l'appelle habilu'^llornent « ce grand héros des Belles-Lettres. »
11 se lient au courant de tous ses pas et démarches; il regrette
de le voir se détourner de ses travaux herculéens pour ré-
pondre aux critiques du jour : « Si ce grand héros de la répu-
blique des Lettres allait son grand chemin, dit-il, sans se
détourner pour ces petits docteurs ; s'il faisait comme la lune,
qui ne s'arrête point pour les petits chiens qui l'aboient,
nous pourrions jouir de ses plus grands travaux, qui nous
feraient plus de bien que toutes ces menues controverses;
sans faire tant de petits livrets, il nous obligerait fort de nous
donner son grand Pline. » L'Histoire naturelle de Pline est un
des livres qu'affectionne le plus Gui Patin ; « c'est une grande
mer dans laquelle il fait bon pêcher. » 11 aime avant tout
ces livres étoffés, fussent-ils de compilation et d'érudition
mêlée beaucoup plus que d'invention et de méthode : « L'His-
toire de Pline est un des plus beaux livres du monde : c'est
pourquoi il a été nommé la Bibliothèque des pauvres. Si
l'on y met Aristote avec lui , c'est une bibliothèque presque
complète. Si l'on y ajoute Plutarque et Sénèque, toute la fa-
mille des bons livres y sera, père et mère, aîné et cadet. »
Un jour, en 4 648, il a une velléité de voyage, quoique en
général il goûte peu les voyages et les estime « une agitation
de corps et d'esprit en pure perte. » Mais, dans cet itinéraire
dont il trace du moins le plan, son grand but, après avoir
embrassé ses bons amis de Lyon, les Spon , les Falconnet, ce
serait d'aller à Bàle voir « le tombeau du grand Érasme. »
Puis, après une pointe en Allemagne, pour y visiter son col-
lègue Hofmann « qu'il serait ravi de voir et d'embrasser avec
sa vieille Pénélope, » il se mettrait sur le Rhin et reviendrait
par la Hollande : « Je chercherais à Rotterdam le lieu de la
naissance de l'incompaiable Érasme, et à Leyden je visiterais
avec un dévotieux respect le tombeau du très-grand .Joseph
Scaliger. » Ce sont là les saints pour lesquels Gui Patin a un
vrai culte. Il sait et célèbre les anniversaires de leur mort. 11
date sa vie par rapport à eux : il avait sept ans quand Scaliger
est mort en 1G09, à Leyde, tel jour de janvier, la veille d'une
éclipse : « Ce démon d'hommc-là savait tout, et plût à Dieu
GUI l'A TIN. 91
que je susse ce qu'il avait oifblié! » I! s'estimerait heureux et
riche de ses restes. « Scaliger a été, par ses bonnes parties,
un des plus grands hommes qui aient vécu depuis les Apô-
tres. » Et le médecin Fernel , ce moderne héi-itier de Galien ,
Gui Patin a , pour l'honorer, des paroles sans mesure ; il disait
un jour à une personne de cette famille, « qu'il tiendrait à
plus grande gloire d'être descendu de Fernel que d'être roi
d'Ecosse ou parent de l'empereur de Constantinople. » Gui
Patin a ainsi l'expression pittoresque, inattendue, la compa-
raison voijante; il y a un peu de carnaval jusque dans sou
sérieux. Une fois il regrette de n'avoir pas fait tout exprès le
pèlerinage du Perche pour y connaître la fille de Fernel, qui
y était morte il y avait peu d'années; il aurait voulu se donner
l'honneur de la voir et de lui baiser les mains : « On nous fait
baiser bien des reliques qui ne valent pas celle-là. » Telle est
la religion littéraire dans laquelle Gui Patin a été nourri et
dans laquelle il persévère jusqu'à la fin, entouré d'amis qui
la partagent i)lus ou moins, des Gassendi, des Gabriel Naudé
et autres de cette race , de ce qu'il appelle les restes du siècle
d'or. Ne lui parlez pas trop de Descartes, de ces génies qui
viennent faire table rase et renouveler les méthodes du monde.
L'abbé-médecin Bourdelot, revenu de Suède et qui est dans
le train moderne, essaye de lui donner quelque idée de la
philosophie nouvelle; Gui Patin résiste et nous dit en se rail-
lant de Bourdelot : « Il est tout atrabilaire de corps et d'esprit,
sec et fondu, qui dit que tout le monde est ignorant, qu'il
n'y a jamais eu au monde de philosophe pareil à M. Descartes ;
que notre médecine commune ne vaut rien ; qu'il faut des re-
mèdes nouveaux et des règles nouvelles; que tous les méde-
cins d'aujourd'hui ne sont que des pédants avec leur grec et
leur latin... » Bourdelot, on l'entrevoit, a pu lui dire quel-
tiues bonnes vérités, mais un peu trop neuves, et qui lui ont
paru des scandales.
« Il y a bien des Tourangeaux qui n'ont l'esprit qu'à fleur
de tête, » a dit un jour Gui Patin dans une de ses gaietés de
style : il n'a pas assez compris qu'il suffisait d'un Tourangeau
comme Descartes pour ruiner son observation de fond en
comble. — En vieillissant, il s'enfonce dans ses idées sans les
modifier. Spon l'a questionné au sujet des vaisseaux lympha-
tiques dont on s'occupait alors (1606) : « Pour leurs vaisseaux
92 CAtSElUES 1)U LU.NUI.
lymplialiques, répond-il, je n'eii.dis mot : je n'y connais rien
et ne m'en soucie point; ad majora et admeliora propeio;
tous ces messieur&-là sont trop curieux de telles nouveautés.
Il vaudrait mieux qu'ils étudiassent la science des anciens
dans llippocrate, Galion et Fernol... » Toujours l'érudition et
l'autorité plutôt que l'expérience (I). .loignez à ces entête-
ments, et pour les raclieler en partie , bien du bon sens de dé-
tail et des observations pratiques. Mais nous tenons l'homme
dans sa génération directe, et nous nous heurtons à ses limites.
Une remarque qui est à faire, c'est que tout en s'opinià-
Irant ainsi à ses admiialions du wi'' siècle jusqu'à faire tort à
ses contemporains et jusqu'à résister à leur mérite, Gui Patin
n'était pas de pied en cap un savant de cette vieille trempe :
il n'était qu'un homme très-instruit. Les savants de Hollande,
ces savants en us qu'il exalte tant, ne le reconnaissaient pas du
tout comme un des leurs, y'tr probus, sed minime doctus, di-
sait de lui Heinsius après l'avoir vu et entretenu. Cela étonne
d'abord, cela est injuste, mais cela se conçoit. Et, par exemple,
lui qui savait si bien le latin et qui avait une des plus belles
bibliothèques de particulier, il avait peu étudié le grec, et des
oracles qu'il citait sans cesse, il y avait une bonne moitié
qu'il ne prenait pas directement à leur source : « J'ai grand
regret, écrivait-il à Spon , de n'avoir exactement appris la
langue grecque tandis que j'ét;iis jeune et que j'en avais le
loisir; cela me donnerait grande intelligence des textes d'Hip-
pocrate et de Galien, lesquels seuls j'aimerais mieux entendre
que savoir toute la chimie des Allemands, ou bien la théo-
logie sophistique des Jésuites... »
(I) Sur ces résistances de Gui Palin auv découvertes analotniques,
pliysiolojziqiips et lliérapeuliqups de son temps, el en jjéiiéral sur ses
parlic's scicnliliqiies, on peut voir les articles de M. Plourens dans le
Journal des ,S«i n»/.s ( noveinbie et décembre isi7); — et aussi on se
rappelle involontairemenl cet incomparable (liscour.s, dans le malade
hnag'nioiie, lors(iue M. Dial'oirus dit en parlant de son fils . « Mais sur
toute cbose, ce qui me plaît en lui, el en quoi il suit mon exemple,
c'est qu'il s'atlaclie aveuglément aux opinions de nos anciens, et que
.jamais il n'a voulu compi'cndre ni écouler les raisons et les expé-
riences des prétendues découvertes de notre siècle touclianl la circu-
lation du san^, et autres opinions de même farine.» Les créations
comi(|ues de Molièi'e sont immorlelles en ce qu'elles ont pied à tout
moment dans la réalité.
GUI PATIX. 93
Pour bien juger Gui Patin, il le faut voir eu son cadre, en
sa maison, dans son étude ou cabinet, et, par exemple, le
jour enfin où, ayant été nommé doyen de la Faculté (hon-
neur pour lequel il avait déjà été porté plus d'une fois, mais
sans que le sort amenât son nom ), il traite ses collègues dans
un festin de bienvenue (!'='■ décembre 1630) :
>! Trente-six de mes collègues firent grande chère : je ne vis ,j;unais
tant rire et tant boire pour des gens séiieux, et même de nos anciens.
C'était du meilleur vin vieux de Bourgogne que j'avais destiné pour ce
festin. Je les traitai dans ma clianiljre , où par-dessus la tapisserie se
voyaient curieusement les tableaux d'Érasme, des deux Scaliger père
et fils, deCasaubon, Muret, Monlai^'ne, Charron, Grolius, Heitisius,
Saumaise, Fernel, feu M. de Tliou {l'miii de Cinq-Mars ei ledëcapiié),
et notre bon ami M. Naudé... Il y avait encore trois iuitres portraits
d'excellents hommes, de feu M. de Sales, évèipiede Genève, M. l'é-
vêque de Belley mon bon ami, Justus Lipsius; et enlin de François
Rabelais, duquel autrefois on m'a voulu donner vingt pistolcs. Que
diles-vous de cet assemblage?. . . »
L'assemblage, en effet, est curieux, et, pour que saint Fran-
(;ois de Sales put se trouver si près de Rabelais, il a fallu que
le bon Camus, évêque de Belley, fût entre deux. Ces années de
son décanat furent le moment le plus glorieux de la vie de Gui
Patin. C'est alors qu'il quitta sa maison rue des Lavandières-
Sainte-Opportune pour en aclieter une autre plus convenable
et plus spacieuse place du Chevalier-du-Guet. Les dix mille
volumes dont se composait sa bibliothèque purent y être bien
rangés « en belle place et en bel air. » Il a décrit sa nouvelle
étude avec orgueil et avec amour :
" Je vous puis assurer qu'elle est belle, écrit-il à Falconnet. J'^ii tait
mettre sur le manteau de la cheminée un beau tableau d'un Crucifix
qu'un peintre que j'avais fait tailler ( de la pierre) me donna l'an 1627.
Aux deux côtés du bon Dieu , nous y sommes tous deux en portrait, le
maître et la maiivcs&e (c'est-à-dire lui et sa femme). Au-dessous du
Crucifix sont les deux portraits de feu mon père et de feu ma mère.
Aux deux coins sont les deux portraits d'Érasme et de Joseph Scaliger.
Vous savez bien le mérite de ces deux hommes divins. Si vous douiez
du premier, vous n'avez (lu'à lire ses Adages, ses Paraphrases sur le
Nouveau Testament et ses Épîlres. J'ai aussi une passion' particulière
pour Scaliger, des œuvres duquel j'aime et chéris les Épîlres et les
Poèmes particulièrement; j'honore aussi extrêmement ses autres œu-
vres, mais;e ne les entends point.. . »
Ici se décèle plus naïvement qu'on n'aurait pu l'attendre la
94 CAUSERIES DU LUNDI.
part de superstition et de croyance sur parole qui se mêlait à
ces cultes et à ces admirations ultra-classiques de Gui Patin.
Il continue :
« Outre les ornements qui sont il ma cheminée, il y a an milieu de
ma bibliotlièiiue inie ;.'rande poutre qui passe par le milieu de la lar-
geur, de bout en bout, sur laquelle il y a douze tableaux d'hommes
illustres d'un eôlé.et autant de l'autre, y ayant assez de lumière par
les croisées opposées; si bien ([ue je suis, Dieu merci, eu belle et bonne
compagnie avec belle clarté. »
On sent dans tout cela l'honnête homme, non pas celui
d'aujourd'hui (car c'est un mot dont on abuse bien), mais
celui d'autrefois, plein de solidité, dans son cadre domestique
tout uni, avec ses traits marqués, un peu heurtés, sa physio-
nomie grave et heureuse, et d'une naturelle franchise.
Et un mot d'abord sur ce Crucifix qui domine tout. On ne
connaît jamais bien l'homme qu'on étudie, tant qu'on ne
s'est pas demandé quelle est sa religion et qu'on ne s'est pas
fait la réponse. Cette réponse n'est pas toujours facile, et,
même lorsqu'on croit savoir à quoi s'en tenir, il n'est pas bon
toujours de trahir de tristes et arides vérités. Pour Gui Patin,
on peut parler tout haut et faire comme lui-même. Il est in-
conséquent peut-être, mais il n'est pas irréligieux. Je me suis
appliqué à recueillir sur ce point et à rapprocher bien des
passages de ses Lettres. Il y a des moments où, quand il
cause en tête à tête avec ses amis Gassendi et Gabriel Naudé,
il a l'air d'aller bien avant et de toucher de bien près, comme
il dit, au sanctuaire. Qu'on se rassure : s'il est homme à faire
trembler les vitres, il ne les casse jamais. Il a sur les cérémo-
nies , et même sur des points de dogme , des poussées de
Jiardiesse qui semblent ne plus vouloir s'arrêter; mais cela
ne se tient pas. Il est loin de tout système. Il ne croit guère
aux indulgences, il croit aux prières : « Los prières des gens
de bien servent merveilleusement. » Quand il est près d'être
continué dans sa charge de doyen (novembre 1G3I ), sentant
le poids et les devoirs qu'elle lui impose , il écrit à un ami :
« Je me recommande à vos grâces et à vos bonnes prières. »
Il a sur la mort en toute rencontre des réflexions philoso-
phiques dont il relève la banalité par un sentiment vif et un
certain mordant d'expression : « M. le comte de R. est mort
comme il a vécu. // est sorti de ce monde sans avoir jamais
GUI PATIN. 95
voulu savoir ce qu'il y élail venu Jaire. Il a vécu en pour-
ceau et est mort de même. Mon Dieu! que le vice rend les
hommes malheureux!... Dieu ne manque jamais de punir ces
brutaux épicuriens, et l'on ne saurait manquer d'attendre de
lui telle justice. » En apprenant la mort du débauché Des
Barreaux, il note avec blâme « qu'il a bien infecté des pauvres
jeunes gens de son libertinage; que sa conversation était bien
dangereuse et fort pestilente au public. » Et puis la malice se
retrouve tout à côté du sérieux, en ce qu'il remarque que
Des Barreaux, qui n'avait qu'un grain de libertinage avant
d'aller en Italie, était achevé au retour. Quoi qu'il en soit,
c'en est assez pour montrer que , dans le cabinet de Gui Patin,
le grand Crucifix pouvait, en toute sincérité, occuper la pre-
mière place, et que le bon Dieu, comme on disait et comme
il disait en langage de famille, continuait de régner en effet
sur cet assemblage un peu disparate de personnages si divers
et sur la conscience du maître lui-même.
Il faut dire la même chose du roi. En politique. Gui Patin a
plus que des échappées : il semble dans un état d'opposition
et de Fronde continuelle, il blâme tout; cela commence sous
Richelieu et ne cesse pas un instant sous Mazarin. Il veut le
maître , le roi , "mais point de ses serviteurs ni de ses minis-
tres. C'est un pur libéral de l'école du xvi« siècle : il a hor-
reur de 93, je veux dire de 1 593, de la Ligue et des Ligueurs ;
il en a connu de vieux dans sa jeunesse et les estime mé-
chants : mais les Frondeurs, c'est tout autre chose à ses yeux ;
ils ont toute sa tendresse; il ne les voit que par leur beau
côté : « Il y a ici des honnêtes gens qu'on appelle des Fron-
deurs, qui sont conduits par M. de Beaufort, le Coadjuteur,
M""* de Chevreuse et autres. » La première Fronde ne l'a at-
teint qu'à peine et nullement averti. Il n'en veut qu'un
peu plus au Mazarin pour sa belle maison des champs à Cor-
meilles près Argenteuil, qui a été pillée; il y a perdu d'un
coup de filet deux mille écus, et il compte bien que tôt
ou tard le ministre impopulaire payera pour ce méfait dont il
a été cause et pour tant d'autres. Il reste donc royaliste et
anti-Mazarin. Si, sur ces entrefaites, son ami l'incomparable
M. de Saumaise écrit « en faveur du roi d'Angleterre contre
les Anglais qui lui ont coupé la tête, » Gui Patin en parle
comme ferait un pur et un fidèle : « Pour les Anglais, si vous
90 OAtJSERIF.S Dtl LUNDI.
en exceptez un petit nombre d'honnêtes gens, je leur souhaite
autant de mal qu'ils en ont fait à leur roi. » Si son autre ami ,
et bi(>n [iliis intime, Gabriel Naudé, écrit en faveur de Mazarin
son volume dit le Mascurat , il prend sur lui de ne point
blùmei' le livre, mais il fait aussitôt ses réserves en ajoutant :
« C'est un p:irli duquel je ne puis être ni ne serai jamais. »
La première Fronde, même après qu'elle est terminée et
manquée, a tout son assentiment et son éloge : « Ceux qui dé-
crient le parti de Paris en parlent avec passion et ignorance :
c'est un mystère que peu de monde comprend. Le Parlement
a fait de son mieux... » La seconde Fronde le trouve encore
tout favorable et crédule à ce qu'il- désire. 11 est très-lié avec
M. de Blancmesnil, l'un des principaux du Parlement, un des
deux prisonniers pour la liberté desquels se firent les pre-
mières barricades d'août 1048. Le président de Blancmesnil a
coutume de dire à ses amis que Gui Patin n'est pas seule-
ment son médecin guérisseur, mais aussi son philosophe et
son docteur. 11 aime à vivre en garçon en sa maison de Blanc-
mesnil à trois lieues de Paris : « Quand il a besoin de mon
conseil, nous dit Gui Patin, il m'envoie un coureur gris qui
nie porte là en cinq quarts d'heure, et, après y avoir bien
soupe et bien causé fort avant dans la nuit, "nous deux seuls
(car il n'a ni femme ni enfants ni n'en veut avoir, ni valets
même), je dors le reste de la nuit pour en partir le lendemain
de grand matin. C'est un des plus honnêtes hommes du monde,
et un des plus sages pour son âge, n'ayant pas encore atteint
l'âge de trente-deux ans... Nous en disons de bonnes nous
deux, quand nous sommes enfermés... »
Aux approches de la seconde Fronde, Gui Patin paraît
croire à la convocation des États généraux. 11 a l'air de compter
beaucoup sur « le bon duc Gaston ; » il reste et restera attaché
à Retz qu'il appelle un honnête homme. Parlant du Premier
Président MoIé qui appuie la Cour, il dira sa brigue et sa
cabale. Il n'hésite pas à déclarer et à maintenir jusqu'au
bout le parti des Frondeurs celui des plus honnêtes gens qui
soient aujourd'hui, « et, pour le certain, reliquix aurei se-
culi. .le prie Dieu qu'il donne de la force et de la constance à
ce parti, qui est le vrai ennemi de la tyrannie. » Lu même
temps, le jour de la majorité du roi et de la cérémonie qui en
est célébrée, il suspend son opposition et ses présages; il fait
r. ri PATIN. 97
comme nous avons vu faire à d'autres royalistes de l'opposi-
tion en d'autres temps les jours de sacre ou de la Saint-Louis,
il fait relâche à ses satires; il crie de tout son cœur : Fwe le
roi!
La Fronde finie et épuisée, et quand lui-même à bout de
colère a fait comme tout le peuple de Paris et a crié : La paix !
Gui Patin garde sa haine entière contre le Mazarin. Il ne parle
jamais de cet habile ministre sans une litanie d'injures; il
n'entend rien à son génie de négociations, ni à ses talents de
cabinet; il lui refuse même d'être un fin politique : Mazarin
pour lui n'est qu'un coupeur de bourses, ni plus ni moins.
Quant à Richelieu, c'était autre chose : « Il ressemblait à
Tibère; c'était un atrabilaire qui voulait régner, un Jupiter
massacreur. » C'est la seule différence qu'il établisse entre
eux. Mazarin ne versait point de sang; il en a peu répandu,
c'est qu'il aimait mieux sucer en détail celui de tous. La poli-
tique de Gui Patin n'est pas plus longue que cela : c'est celle
de la Fronde honnête, parlementaire, et surtout bourgeoise,
qui n'a jamais regardé dans sa propre coulisse et qui a borné
à sa rue son horizon.
Il détestait d'instinct les grands, la noblesse, les princes
du sang même : il les raille, il les. méprise, il les appelle
anthropophages ; il a, en s'exprimant, de ces hyperlwles à
la Juvénal et à la d'Aubigné, et qui font rire. Quand je parle
de Juvénal, c'est toujours d'un Juvénal en belle humeur et
qui a lu son Rabelais. Il a contre la Cour et tout ce qu'elle
renferme une horreur de classe et de race ; il distingue peu
entre prince et prince, entre le grand Condé ou le duc de
Beaufort, sinon qu'il a peut-être un faible pour ce dernier. Du
reste, le meilleur, suivant lui, n'en vaut rien; il ne voudrait
pas être à leur service. Sont-ils malades, ils peuvent guérir
ou ne pas guérir : « au moins le pain est-il encore plus néces-
saire » qu'eux tous. Mais ces grands débordements s'arrêtent
tout d'un coup et tombent au seul nom du roi : Bayle a déjà
remarqué que, sur cet article, le respect de Gui Patin ne se
dément jamais. Si le jeune roi est malade, il faut voir comme
Gui Patin s'intéresse aux moindres circonstances de sa santé :
il aime le roi de toute la haine qu'il porte au Mazarin et à ses
entours, et de quelque chose de plus encore, d'un vieux sen-
timent français héréditaire. Dans la campagne de 1658, le
TlII. 9
98 CAUSERIES DU LUNDI.
jeune roi tombe dangereusement malade à Calais; il guérit,
mais pour avoir pris du vin émétique, dit-on. Ici toutes les
passions de Gui Patin sont en jeu. Non, ce n'est point Témé-
tique, dont il n'a pris que très-peu, qui a décidé la guérison,
dit-il : « Ce qui a sauvé le roi, c'a été son innocence, son âge
fort et robuste, neuf bonnes saignées, et les prières des gens
de bien comme nous, et surtout des courtisans et officiers qui
eussent été fort affligés de sa mort, particulièrement le car-
dinal Mazarin. » La phrase de Gui Patin, commencée avec
sérieux, tourne vers la fin en raillerie; mais ces prières des
gens de bien sont sérieuses, et lui-même il a fait la sienne.
Cet ami des Frondeurs est royaliste par le côté du bon Louis IX,
du bon Louis XII et de Henri IV. Cinquante ans plus tôt, il
aurait fourni avec Gilot, Rapin et Passerat sa part de bons
mots et de sel patriotique à la Satyre Ménippée.
Il ne prétendait point d'ailleurs, en son temps, agir sur les
destinées de l'État ni sur l'opinion du public, hors du cercle
de ses devoirs et de sa profession. Dans sa maison, place du
Chevalier-du-Guet, il avait pour voisin M. Miron, président
aux Enquêtes, et M. Charpentier, conseiller. Ce M. Miron était
de la famille de celui dont Montesquieu a dit magnifiquement :
« 11 semble que l'âme de Miron, prévôt des marchands, fût
celle de tout le peuple. » Gui Patin aimait à aller passer avec
ses deux voisins les après-soupers : « On nous appelle les trois
docteurs du quartier, dit-il. Notre conversation est toujours
gaie. Si nous parlons de la religion ou de VÉtat, ce rCest
qu'historiquement ^ sans songer à réformation ou à sédi-
tion. Nous nous disons les uns aux autres les choses à peu
près comme elles sont. Notre principal entretien regarde les
Lettres, ce qui s'y passe de nouveau, de considérable et d'utile.
L'esprit ainsi délassé, je retourne à ma maison, où, après
quelque entretien avec mes livres, ou quelque consultation
passée, je vais chercher le sommeil... » La juste mesure des
opinions et de la Charte de Gui Paliil est toute dans ces pa-
roles : Ni réformation ni sédition, mais autant de franc-parler
que possible ! Ce beau temps, selon lui , où l'on pouvait pen-
ser à cœur joie et dire loufhaut ce qu'on avait sur le cœur,
était avant que Berthe filât : « Depuis qu'elle a filé, le monde
s'est bien corrompu. >>
Je l'ai montré, dans la première partie de sa vie, guerroyant
GUI PATIN. 99
et processif : il s'apaisa pourtant un peu en vieillissant. Indé-
pendamment des deux procès qu'il plaida lui-même contre les
apothicaires et contre Renaudot, et qu'il gagna, il en eut un
troisième au sujet de l'antimoine, qu'il perdit (novembre
4653) ; cela le refroidit un peu. A partir de ce jour, il déclara
qu'il aimait mieux le repos, l'étude, ou visiter ses malades,
que d'aller en justice. Il offrit même la paix et l'accommode-
ment à certains de ses adversaires. Toutefois ses animosités
contre l'antimoine et ceux qu'il appelait les chimistes ou les
charlatans persistèrent, et il ne contint jamais la liberté de
ses propos : il en faisait une affaire d'honneur et de vertu.
« La chimie , dit-il , est la fausse monnaie de notre métier. »
II poursuit donc les faux monnayeurs; il veut décharlataniser
la médecine. Il croit qu'il y a un parti des honnêtes gens dont
il est, et de l'autre il place ses adversaires, Guenaut en tête,
les chimistes et empiriques, médecins de Cour et « enjôleurs
de belles dames, » avides de lucre à tout prix. 11 prétend leur
opposer « la résistance forte et généreuse des gens de bien , »
absolument comme Pascal opposait les principes d'un christia-
nisme sévère à la morale relâchée des casuistes et directeurs
complaisants. Gui Patin se flattait de remplir un rôle analogue
en médecine.
De telles gens sont parfois des trouble-fèles ; il en faut
pourtant/ de cette trempe et de ce ton pour faire contre-poids
aux mous, aux doucereux, aux âmes moutonnières ^ comme
il les appelle, à tous ceux qui suivent la vogue et le succès,
aux honnêtes gens prudents qui se ménagent, qui prennent
leurs précautions de toutes parts, qui passent leur vie à côté
du mal en se gardant bien de le voir et d'y croire , pour ne
pas avoir à le dénoncer. Gui Patin, s'il en eut l'excès , eut du
moins en lui de cette vertu. Il était ennemi sincère de la
fourberie.
Ce serait à un historien de la Médecine de rechercher ce
qu'il put faire de mémorable en son décanat ('1630-1652). Lui
que dans sa jeunesse nous avons vu si curieux des vieilles
thèses et antiquités de la Faculté, il eut soin d'en augmenter
le trésor lorsqu'il y présida; il mit de l'ordre dans les Ar-
chives. Le second en date des plus anciens Registres concer-
nant l'histoire de la Faculté a été recouvré sous son gouver-
nement, et, dans une note de sa main qu'on lit en tête, il le
iOO CAUSERIES nu LUNDI.
constate avec satisfaction (I). Vers le temps des Licences, la
coutume était de taire des jetons pour les donner aux doc-
teurs qui y assistaient d'office; on y mettait d'un côté les
armes du doyen , et de l'autre celles de la Faculté. Gui Patin
aurait pu, comme un autre, y mettre les armes de sa famille,
car elle en avait, et il ne perd pas cette occasion de nous les
décrire; mais il a mieux aimé y mettre son portrait. Par
malheur, le graveur le manque, et la ressemblance ne le sa-
tisfait point. .le ne sais s'il reste encore de ces médailles un
peu ambitieuses à l'efligie de Gui Patin. Les vrais jetons do
lui ([ui courent encore, ce sont ses bons mots.
Peu après avoir fait son temps de doyen, Gui Patin succéda
au Collège de France à son ami et maître Riolan, qui se démit
en sa faveur (octobre '16o4). Sa chaire avait pour objet la
botanique, la pharmaceutique et l'anatomie. Dans un tel
champ il retrouvait tout naturellement devant lui les adver-
saires qu'il aimait à draper. Il professait en un latin facile,
élégant. Un contemporain nous l'a représenté sans charge et
tout à son avantage : « 11 avait la taille belle, l'air hardi, le
visage plein, l'œil vif, le nez aquilin, et les cheveux courts
et frisés. 11 eût été plus propre au barreau qu'à la médecine,
car il était naturellement éloquent. » Il avait quelquefois jus-
qu'à cent vingt auditeurs à ses leçons. Il avait refusé des pro-
positions qui lui avaient été faites pour aller en Suède du
temps de la reine Christine; il en refusa également qui lui
furent faites depuis pour aller professer à Bologne et à Venise.
Il n'aimait rien tant que la France , Paris, son chez-soi , les
thèses de la Faculté aux grands jours, et le Collège de Cam-
brai, où il réussissait si bien. Rentrant de là dans son cabinet :
« Je me tiens plus heureux céans, disait-il, avec mes livres
(avec mes maîtres muets ^ dit-il encore ailleurs) et un peu
de loisir, que n'est le Mazarin avec tous ses écus et ses in-
quiétudes. » Il ne demandait que la continuation de la santé
et de ces intervalles de loisir « pour étudier, ou pour méditer
la patience de Dieu sur les péchés des hommes, et considérer
le tric-trac du monde. » Il se persuadait que, de son temps,
le monde était plus fou qu'il ne l'avait jamais été. Il s'en indi-
[\) Voirpasje "259 ûeVUisloire de l'Inslrnciioi publi(iue , pur ft>. Vallel
de Viriviilu ( 18.")2).
GUI PATl.N. 101
giiait el s'en amusait. 11 y avait, malgré ses indignations, des
jours où, comme il le dit en son langage plein des anciens,
« il était heureux de tout côté » {ab omni parle beatus).
II eut, dans les quatorze dernières années de sa vie, une
relation illustre et qui est faite pour honorer encore aujour-
d'hui son nom. Le Premier Président de Lamoignon, qu'il
connaissait d'auparavant, le prit en amitié particulière dès
I608 et le voulut voir souvent; il l'aurait voulu même tous les
jours. Ce grand magistrat n'avait guère alors plus de quarante
ans; il avait l'ànie libérale et généreuse, et portée vers toutes
les nobles idées de son siècle , en même te^ips qu'il tenait de
la force du précédent. « 11 y a du plaisir avec lui, disait Gui
Patin, parce qu'il est le plus savant de longue robe qui soit
en France. — 11 sait les poètes grecs par cœur, Plutarque,
Cicéron et Tacite, qui ne sont pas des mauvais originaux. Il
sait aussi par cœur la Pathologie de notre Fernel, qu'il a
autrefois lue par mon conseil. » Envahi par les devoirs de sa
charge, M. de Lamoignon regrettait de ne pouvoir vaquer
comme il aurait voulu à ses livres et à ses chères études, et
il aimait du moins à en causer à souper avec Gui Patin. 11
l'envoyait chercher souvent; il lui fit part tout d'abord de son
dessein d'établir dans sa maison une petite Académie qui
s'assemblerait au moins une fois par semaine. Celte Académie
de belle lUlérature se fonda en etfet; on s'y rendait tous les
lundis. Pellisson, le Père Rapin et un petit nombre de savants
gens du monde en étaient. Gui Patin et son cher fils Carolus,
l'amateur d'histoire et de médailles, y tenaient leur bonne
place. Cette amitié si particulière du Président de Lamoignon
pour Gui Palin prouve une chose : c'est que ce dernier, malgré
ses sorties et ses saillies parfois excessives, était en effet
« agréable et charmant en conversation, » qu'il avait le bon
sens dans le sel, et était de ceux qu'un esprit solide pouvait
agréer dans l'habitude. Je dis cela parce que de loin, en
pressant trop les traits et en voulant offrir nos personnages en
raccourci, nous sommes tentés d'en faire encore moins des
portraits que des caricatures. Évitons ce travers et ne présen-
tons jamais comme burlesque un homme d'esprit original que
goûta si constamment M. de Lamoignon.
C'est au même IM. de Lamoignon que, bien des années au-
[laravant, en mai 1615, Gui Patin, se trouvant à Bàville, dit ce
9.
102 CAi'SEnins du lundi.
mot singulier et si souvent cité, que « s'il eût été dans le Sénat
lorsqu'on tua Jules César, il lui aurait donnné le vingt-qua-
trième coup de poignard. » M. de Lamoignon, fort jeune alors,
était tellement du parti de Pompée , qu'il témoigna de la joie
à Gui Patin de l'en voir également. Ce sont là des propos de
vacances qu'il convient d'entendre comme ils ont été dits.
Celte forme d'expression hyperbolique, je l'ai remarqué déjà,
est celle qu'atfectionne Gui Palin; quand il avait ainsi lancé
sa pensée dans une parole à outrance, bien imprévue, pitto-
resque ou même triviale, il était content : il avait l'iiyperbole
gaie et amusantej»
Sur ce chapitre de Jules César, Gui Patin, après la Fronde,
bien que si peu guéri, eût sans doute pensé différemment:
« On a imprimé en Hollande, écrivait-il en '1659, un livret
intitulé: Traité politique^ etc., que tuer un tyran n'est
pas un meurtre; on dit qu'il est traduit de l'anglais; mais le
livre a premièrement été fait en français par un gentilhomme
de Nevers, nommé M. de Marigny, qui est un bel-esprit. Cette
doctrine est bien dangereuse, et il serait plus à propos de
n'en rien écrire. Je n'aime point qu'on fasse tant de livres De
Fenenis par la même raison. J'ai toujours en vue le bien pu-
blic; je n'aime point ceux qui y contreviennent. » Voilà le
correctif du mot tant cité, et adressé treize ans auparavant à
M. de Lamoignon.
La sensibilité de Gui Patin a été contestée : il en avait pour-
tant comme en ont ces natures fortes et ces vies sobres : il ne
s'agit que de toucher en elles les vraies cordes. On a pu citer
de singuliers passages de Gui Patin , et très-grossiers, sur la
maladie ou la mort de son beau-père ou de sa belle-mère; il
a l'air d'être plus pressé d'en hériter que de les pleurer, et il
ne s'en cache pas. Ce n'est point sur ces endroits qu'il faut le
|)rendre, mais sur ses amitiés de choix; elles sont vives chez
lui et sincères. Avec Spon, avec Falconnet et ses amis de
Lyon, avec Gabriel Naudé son ami de jeunesse, il est plein
de chaleur, de cordialité, d'un souvenir inaltérable et fidèle.
Il a vu Spon en 1642, et, des années après, il pourrait, s'il
était peintre, tracer son portrait tel qu'il était alors : « Je pense
si souvent à vous que je vous vois à toute heure. » Dans les
interruptions de la Fronde, il attend les lettres de Spon aussi
impatiemment que les créanciers du roi d'Espagne attendent
GUI PATIN. 103
les galions. Le 12 septembre 1664, pensant à un autre ami
bien cher, il lui écrit : « 11 y a aujourd'hui vingt-deux ans
qu'Armand, cardinal de Richelieu, ministre enragé, fit couper
la tête dans votre ville à mon bon et cher ami ^I. de Thou :
Heu dolor l scribere plura vêtant lacrymx... » Gui Patin
pleure eu effet. quelquefois; il pleure quand les parties sé-
rieuses de son esprit ou de son âme sont remuées. Un jour,
en décembre 1652, il est appelé auprès de M. l'avocat général
Talon , qu'il trouve en hydropisie et très-malade :
" Ayant renontui son mauvais état, je vous avoue que les larmes m'en
sont venues aux yeux, ce que je ne pus si bien cacher qu'il ne le
reconnût lui-même et ne m'en fît compliment. Néanmoins je vous
dirai que mes larmes n'ont pas été à cause de lui tout seul, quelque
homme de mérite qu'il soit , mais pour le malheur commun de tout le
monde qui perd beaucoup à sa mort. M. Talon est un lort homme de
bien, de grand jugement, et d'un esprit fort péiiéliant, le plus beau
sens commun qui ail jamais été dans le Palais, qui a le mieux pris une
cause, et qui y a le plus heureusement rencontré, aux conclusions qu'il
y a données. »
Je n'examine pas si Gui Patin n'avait pas pour M. Talon
quelque reconnaissance particulière à cause des conclusions
prises dans son ancien procès : mais que j'aime cet éloge :
« Le plus beau sens commun qui ait jamais été dans le Pa-
lais! » et que c'est bien la marque d'un vigoureux et bon
esprit de se sentir ému à en pleurer par la considération d'une
perte de cette nature !
Un autre jour. Gui Patin pleure encore. Il a marié un de
ses enfants; avec les nouveaux époux et avec sa femme, il
fait ce qu'il appelle une débauche, c'est-à-dire une grande
infraction à ses habitudes; il s'est laissé entraîner à Saint-
Denis où la foire se tenait alors. Il visite l'abbaye, le trésor
« où il y a bien du galimatias et de la badinerie, » dit-il;
puis les tombeaux des rois « où je ne pus m'empêcher de
pleurer voyant tant de monuments de la vanité de la vie
humaine; quelques larmes m'échappèrent aussi au monument
du grand et bon roi François /f , qui a fondé notre Collège
des professeurs du roi. Il faut que je vous avoue ma faiblesse :
je le baisai même, et son beau-père Louis XII, qui a été le
Père du peuple, et le meilleur roi que nous ayons jamais eu
en France. » Heureux siècle, et encore voisin des croyances,
10i CMSEUIKS DU Lt'NUI.
011 cuux qui étaient réputés les grands railleurs avaienfde
ces naïvetés touchantes et de ces sensibilités tout antiques et
toutes patriotiques !
Dans cette visite à Saint-Denis, Gui Patin, en même temps
qu'il laisse voir des restes de simplicité, maintient à ses
propres yeux sa supériorité d'homme et de mari, en souriant
do sa femme qui écoute et croit tout ce qu'on lui raconte de
particularités et de bagatelles sur les derniers princes ense-
velis. Il ne prend pas même la peine de la détromper. En
général, Gui Patin est à l'égard des femmes dans les prin-
cipes du bonhomme Chrysalde chez Molière : il les exclut de
la science et des hauts entreliens. 11 les juge évidemment
inférieures et ne croit pas qu'on doive entrer en commerce
avec elles sur les grands et sérieux articles. 11 est fier de son
sexe et le fait sonner bien haut : « J'ai souvent loué Dieu, dit-il,
de ne m'avoir fait ni femme,, ni prêtre, ni Turc, ni Juif. » En
présence de l'iiôtel Rambouillet et de ce nouvel empire, il
reste de l'avis de Scaliger qui raillait le cardinal Du Perron
de ce que, pour paraître savant, il entretenait les dames du
tlux et reflux de la mer, de l'Être métaphysique et autres
points de philosophie. Il assemble d'ordinaire dans un com-
mun dédain les courtisans et les femmes. Une de ses plus
jolies histoires du temps de la Fronde est celle de M. de Beau-
fort, pour qui les Parisiens, et particulièrement toutes les
femmes, avaient une dévotion singulière : il nous le montre,
un jour qu'il jouait à la paume dans un tripot du Marais,
visité comme en procession par plus de deux mille femmes
tant de la Halle que d'ailleurs. Il conte cela sans ironie, et
comme une conséquence toute simple de la faiblesse et de
l'exaltation féminine. La reine Christine, dans ses doctes
bizarreries et ses inconstances, trouve elle-même difficile-
ment grâce à ses yeux. C'est un trait de plus dans le portrait
de Gui Patin que ce dédain pour les personnes du sexe au
moment où elles s'établissaient plus généralement dans la
société, et où elles allaient y introduire ce qui surtout lui
manquait, à lui et aux autres savants cantonnés dans les corps,
je veux dire la politesse.
Une grande douleur des dernières années de Gui Patin, ce
fut l'aventure fâcheuse et l'exil de son second fils Charles, de
celui (juil aimait le plus tendrement , et (pii dut s'expatrier
r. m PAi'ix. 105
eu 1668 sous le coup d'une accusation vague et grave. Il fut
soupçonné d'avoir introduit en France des libelles contraires
au roi ou aux personnes royales. Sa curiosité d'amateur lui
nuisit. Il trouva d'ailleurs hors de France mainte compensa-
tion pour sa fortune : son père seulement n'en trouva point
à son absence. Gui Patin mourut le 30 août 1672, à soixante
et onze ans. Ses dernières lettres, à mesure qu'on avance
dans le règne de Louis XIV, montrent à quel point il retarde
en quelque sorte et ne peut se faire au siècle nouveau. En
1664, au moment où la jeune et brillante littérature va pren-
dre son essor et où l'époque se dessine déjà, s'appuyant sur
quelques cas isolés de désordre et de brigandage, il s'écrie :
« Nous sommes arrivés à la lie de tous les siècles! » Gui
Patin est de ceux qui, en vieillissant, ne se renouvellent en
rien , et qui prennent chaque jour leur pli plus creux et plus
profond. En littérature française, jeune il avait causé avec
M. de Malherbe, et il le citait quelquefois; mais il en avait
gardé mémoire bien moins pour ses odes ou sa réforme de
la langue que pour ses gaillardises. Il appréciait Balzac et
estimait la grande édition posthume qu'on préparait de ses
Œuvres (1665) capable de faire honneur à la France et à
notre langue. Il parle en un endroit de « M. Corneille, illustre
faiseur de comédies. » Il goûte M. Arnauld, et en général tous
les écrivains de Port-Royal, non par communion de senti-
ments ou de doctrine, mais par une sorte de complicité d'es-
prit et de sympathie morale. Surtout il prise singulièrement
Pascal, l'auteur alors anonyme des dix-huit petites Lettres, et
il dit sans hésiter : « L'auteur de ces Lettres est un admirable
écrivain. » Vers la fin, il nomme une fois Molière. Mais il est
évident, à qui le lit jusqu'au bout, que ses prédilections et
ses souvenirs le reportent plus naturellement à l'âge des Gro-
tius et des Saumaise; et dans la dernière lettre imprimée
qu'on a de lui (janvier 1672), on lit : « Je viens d'apprendre
du jeune Vanderlinden que M. Gronovius est mort à Leyden.
Il restait presque tout seul du nombre des savants de Hol-
lande. Il n'est plus dans ce pays-là de gens faits comme Joseph
Scaliger, Baiidius, Heinsius ^ Salmasius et Grolius. Je
viens aussi d'apprendre par des lettres de Bruxelles que
M. Plempius, célèbre professeur en médecine, est mort...
Adieu la bonne doctrine en ce pays-là! Descartes et les chi-
<06 CAUSERIES DU LUNDI.
mistes ignorants tâchent do tout gâter, tant en philosophie
qu'en bonne médecine. » Ce sont là les dernières paroles d'un
homme qui s'en va, dont la vue se trouble, et pour qui le
livre de l'avenir est déjà clos et scellé. Qu'il suffise à l'hon-
neur de Gui Patin d'avoir attaché son nom comme signe et
comme étiquette caractéristique à une longue époque inter-
médiaire. Il nous la rend dans ses Lettres avec un peu de ca-
hotement, mais sans ennui, et il en est un dernier produit
dos plus vivants.
J'avais dit en commençant que j'indiquerais de quelle ma-
nière je conçois une édition de ses Lettres : il est bien tard
pour que je m'étende là-dessus. Les originaux existent tant à
Paris à la Bibliothèque impériale qu'à la Bibliothèque de la
ville à Lyon. Le premier soin à prendre serait de bien colla-
tionner les textes. Dans le premier Recueil des Lettres choi-
sies, publié en 1683, et augmenté dans les éditions suivantes,
on a extrait, on a retranché beaucoup; on a légèrement re-
touché et rajeuni le style. Dans les Lettres à Spon, publiées
plus tard , on retrouve quelques-unes des mêmes lettres
plus au complet, plus longues, et en général beaucoup plus
farcies de latin. Il conviendrait peut-être, en reproduisant
fidèlement le texte, de ne pas tout donner, de ménager (en
avertissant) quelques suppressions çà et là, de ne pas laisser
tout à fait l'agrément périr sous trop de longueurs. Il y aurait
surtout à bien éclaircir le texte au moyen de notes claires,
simples, précises; il faudrait que, d'un coup d'oeil jeté au bas
de la page, le lecteur fût brièvement informé de ce que c'est
que tous ces auteurs et ces ouvrages oubliés que cite con-
tinuellement Gui Patin, et que, sans être médecin, on pût
comprendre dans tous les cas s'il s'agit du Plrée ou d'un nom
d'homme. Quelques notes plus nourries, à la fin des volumes,
contiendraient les anecdotes ou les épisodes qui demande-
raient plus de développement. Nous savons qu'un littérateur
de nos amis, et bien connu du public, a, depuis longtemps,
préparé cet intéressant travail. Quand l'Édition présente, qui
est en voie de s'écouler, aura fait son temps-, il serait bon de
penser à celle qui devra être définitive. Un corps bien rédigé
des Lettres de Gui Patin n'offrirait pas seulement un tableau
de l'histoire de la médecine durant cinquante ans : on y ver-
rait un coin très-étendu des mœurs et de la littérature avant
GUI PATIN. i07
Louis XIV. A mesure qu'on s'éloigne, le moment arrive où,
par suite de l'encombrement historique croissant, la postérité
est heureuse de rencontrer de ces représentants abrégés qui
lui donnent jour sur toute une époque et qui lui font miroir
pour tout ce qui a disparu.
Lundi 9 mai 1833.
SULLY.
SES ECONOMIES ROYALES OU MEMOIRES.
La renommée de Sully a eu en France des destinées suc-
cessives et bien diverses. Au moment où ce grand ministre et
serviteur de Henri IV fut forcé de se retirer des alfaires après
la mort de son maître, il était généralement haï ou du moins
très-peu populaire. Ses solides qualités armées de sévérilé et de
rudesse l'avaient rendu odieux aux grands, et le peuple même
ou la bourgeoisie n'appréciait pas en lui un défenseur des inté-
rêts publics. Les Mémoires de L'Estoile, ce bourgeois de Paris
et cet écho des autres bourgeois ses compères, nous informent
des vers satiriques, pasquinades ou caricatures qui se fai-
saient contre Sully dans les dernières années de sa puissance.
Sa fortune croissante, l'appareil dentelle s'environnait, sou-
levaient l'envie, et l'humeur du personnage ne la désarmait
pas. L'iîsloile, dans un sentiment de malignité bien naturel,
se plaît à relever et à dénombrer les titres et qualités de Sully
à la date de juillet 1 609, c'est-à-dire au faîte de sa grandeur :
par un autre sentiment non moins naturel à l'homme, Sully
se plaisait aussi à les étaler :
« Maximilicii de IJiMIiuiic, clievalier, duc de Sully, pair de France,
prince souverain de Hcnrichcmont ri de Hoisbclle, inaïquis de liosny,
comte de Dourdan, sire d'Orval , Moulrond el Sainl-Amand ; haroii
d'Épineuil, Ilruiùr(S,Le{;iiàtelet, Vilk'l)on, I.a Chapelle, Novion, Bai|f;y
et liontin; conscilkT du roi eu tous ses conseils; capilaine lieutenant,
de diuv cents liommes d'armes d'ordonnances du roi sous le titre de
SILLY. )109
la reine; grand maître el capilaine général de l'arlillerio: grand vojer
de France; surintendant des finances, forlincations et bâtiments du
roi ; gouverneur el lieutenant général pour Sa Majesté en Poitou , Clià-
telleraudois el Loudunois ; gouverneur de Mantes et Jargeau, et capitaine
du eliàteau de la Bastille à Paris.
" Voilà, ajoute L'Esloile dans un langage plein de satiété et de pléo-
nasme, et qui semble regorger de son objet, voilà les augustes et ma-
gnifiques titres de grandeur du grand duc de notre siècle. Pour mon
regard, j'honorerai toujours la grandeur en lui et en autrui, mais
je ferai plus de cas d'un grain de bonté que d'un monde entier de
grandeur. »
Et au nioment de la chule ou de la retraite contrainte, il
dit encore : « La disgrâce de cet homme était plainte de peu
de personnes à cause dé sa gloire (de son orgueil). » Chose
singulière , l'iiomme le plus éloigné à tous égards de L'Estoile,
le cardinal de lîichelieu , en ses Mémoires, parlant de Sully
et de sa chute qui fut toute personnelle, dit à peu près la
même chose : « On a vu peu de grands hommes déchoir du
haut degré de la fortune sans tirer après eux beaucoup de
gens; mais, la chute de ce colosse n'ayant été suivie d'aucune
autre, je ne puis que je ne remarque la différence qu'il y a
entre ceux qui possèdent les cœurs des hommes par un pro-
cédé obligeant el leur mérite, et ceux qui les contraignent par
leur autorité. » J'aime à croire que si Richelieu avait pour-
suivi ses Mémoiresjusqu'à l'année de la mort de Sully, laquelle
ne précéda que de peu la sienne, il aurait trouvé d'autres pa-
roles pour rendre justice à un si méritant prédécesseur, et que
la pensée morale et humaine exprimée par lui, et qui re-
double de valeur sous sa plume , n'aurait pas étouffé les autres
considérations d'équitable et haute louange que le nom de
Sully rappelle.
Quoi qu'il en soit, Sully, en se retirant, était peu populaire,
et on ne voit pas que son souvenir le soit redevenu dans les
années qui suivirent, ni durant tout le wii"^ siècle. Tallemant
des Réaux, cet autre bourgeois de Paris, s'amuse à recueillir,
cinquante ans après L'Estoile, toutes sortes d'historiettes sati-
riques et dénigrantes sur l'illustre ministre de Henri IV. Le
bon Hardouin de Péréfixe, qui écrit l'Histoire de Henri-le-
Grand pour l'instruction de Louis XIV, n'accorde à Sully
qu'une place médiocre dans son ouvrage, et, préoccupé encore
de l'idée d'impopularité qui s'attachait au nom de Rosny, ii
viii. ^0
UO CAUSERIES DU LUNDI.
s'applique à justifier Henri de la faveur qu'il lui avait accordée,
et à montrer qu'elle n'était pas ce que supposait l'envie.
Mézeray, très-bon historien pour ces derniers siècles , portait
de Sully le jugement juste et vrai qu'il faut qu'on en porte
encore, mais sans embellissement et sans enthousiasme :
« Outre qu'il était infatigable, ménager et homme d'ordre,
dit-il,- il avait la négative fort rude, et était impénétrable aux
prières et aux importunités, et attirait à toutes mains de l'ar-
gent dans les coffres du roi. » Tant que Louis XIV régna, il
fut assez peu question des grandeurs et des gloires des règnes
précédents. C'est au xyih" siècle qu'il faut venir pour trouver
le Sully populaire, celui non pas de. la tradition, mais de la
création et de la légende philosophique. Voltaire, le premier,
était en train d'y aider par la Henriade, lorsqu'ayant eu à
se plaindre du descendant de Sully, il elfaça dans son poëme
le nom de l'ancêtre et y substitua celui de Du Plessis-lMornay.
Pourtant la popularité de Henri IV prenait dans les imagina-
tions et s'étendait de jour en jour, comme eh représailles de
la gloire de Louis XIV, et il lui fallait un second, un conseiller,
un Odèle : ce ne pouvait être que Sully; La Rochefoucauld a
dit : « Nos actions sont comme les bouts-rimes , que chacun
fait rapporter à ce qui lui plaît. » Ce ne sont pas seulement
les actions de chaijuojour et les démarches des personnes de
la société que chacun interprète à son gré ; ce sont les actions
du passé et les noms qui les représentent. Ces grands noms
que vont répétant les échos futurs, une fois livrés au tour-
billon des âges, ne sont bientôt phis, si l'on n'y prend garde
et si l'histoire authentique ne s'y oppose pas, que des espèces
de bouts-rimés que chacun tire à soi, remplit à son gré, et
sous lesquels on met un sens, des idées, des intentions que le
plus souvent le personnage n'a jamais eus. Ainsi en advint-ii
pour Sully : on avait fait de Colbcrl le représentant d'un sys-
tème, on fit de Sully le représentant du système contraire. Au
lieu de voir en lui ce qu'il était avant tout, un caractère et
une capacité rare, diverse et complexe, formée avec travail et
appliquée au fur et à mesure aux diverses circonstances et
difficultés de son temps, on lui prêta une doctrine générale,
philosophique, d'après le Télémaquc ou d'après les Kcono-
iTiistes. Les Mémoires de Sully existaient, d'un volume consi-
dérable , mais d'une lecture lente et pénible : l'abbé de
SULLY. m
L'Écluse, en 1745, se chargea de les alléger, de les rendre
faciles et agréables; il en dénatura la forme, le langage, et
parfois le fond; il donna à son auteur un certain air plus dé-
gagé, et qui fait contre-sens. L'Académie française, habile à
profiter des vogues nouvelles et à les favoriser, mit au con-
cours VÉloge de Sully pour lequel Thomas fut couronné
(1763) : ce discours de Thomas, « plein de vérités utiles et
hardies, » comme on les aimait alors, eut un grand succès.
Sully y était loué, même do ce qu'il n'avait pas fait, et, par
exemple, de s'être dépouillé de ses charges avec un entier
désintéressement, d'avoir refusé, lors de sa retraite, le prix
de sa démission de gouverneur de la Bastille et de surinten-
dant des finances : « 11 semblait, dit Thomas, que ce fût le prix
dont on voulait payer sa retraite. 11 eût été honteux à Sully
de l'accepter, aussi le refusa-t-il. » Sur quoi un écrivain de
notre temps, bien fait pour juger de Sully avec toute sorte de
compétence, M. Daru a dit : « Je ne sais si cette manière de
présenter les faits est prescrite par les convenances d'un Éloge
académique, mais il n'en est pas moins certain que Sully
chercha à tirer de ses charges le plus d'argent qu'il put ; ce
sont ses expressions. » Et j'ajouterai : C'étaient les mœurs du
temps, desquelles le personnage et le caractère de Sully ne
- sauraient se séparer. Je laisse donc tous ces usages et ces
abus qu'on a faits du nom de Sully au xviii^ siècle, tous ces
Sully accommodés à la Turgot, à laNecker, à la Bernardin de
Saint-Pierre, pour revenir à l'homme tel qu'il se montre à
nous dans l'histoire et dans ses Mémoires. Je ne saurais cer-
tainement prétendre embrasser l'homme d'État ni l'adminis-
trateur des finances dans ce qu'il a de positif et de spécial;
ce sera assez si je parviens à saisir et à faire ressortir la
forme générale de l'esprit et du mérite de Sully d'après l'en-
semble des faits. 11 n'y a pour cela qu'à le bien écouter, lui
et ses secrétaires.
Une tentation dont on a d'abord à se garder quand on se
débarrasse ainsi du Sully de convention pour vouloir retrou-
ver le réel , c'est d'aller à l'extrémité contraire, c'est de lui
chercher un défaut précisément à la place de la qualité dont
on l'avait loué, c'est de diminuer sa grandeur, parce qu'elle
n'est piis tout à fait celle qu'on avait, dans les derniers temps,
préconisée. Henri IV et Sully ne sont pas ce que les avait
112 CAUSElilES DU LUNDI.
faits, après deux siècles, une tradition complaisante et légè-
rement mensongère : donc ils sont Topposé et le contre-pied
de cette tradition. Évitons cette autre forme de Terreur et de
l'esprit de système qui se déguise sous la prétention à la
finesse. Parmi les remarques un peu longuement déduites,
mais justes, au nombre de treize, qui précèdent les Mémoires
de Sully, et dans lesquelles il est donné quelques conseils aux
historiens futurs, il est une prescription qui est particulière-
ment vraie, et qu'il convient de nous appliquer à nous tous en-
l'étudiant, à savoir : « Que les historiens ne témoignent point
de vouloir faire des recherches trop exactes des défauts et des
erreurs d'autrui, tellement secrets et cachés qu'ils ne sont
connus d'aucune personne qui en ait reçu dommage ou offense,
et desquels nulles voix publiques ne se sont jamais plaintes,
ni que l'on ait su que les peu[)ies en générai ni en particulier
en aient non plus reçu dommage visible et notoire. » Celte
remarque est fondamentale pour qui aborde l'histoire et les
grandes figures qui y sont en scène. Quand Tallemant des
Réaux, par exemple, s'appuyant du manuscrit d'un ancien
secrétaire du Du Plessis-Mornay, c'est-à-dire d'un témoignage
ennemi, s'amuse à nous conter que tous les soirs à l'Arsenal,
jusqu'à la mort de Henri IV, Sully, déjà arrivé à la cinquan-
taine, continuait d'aimer si fort la danse « qu'il dansait tout
seul avec je ne sais quel bonnet extravagant en tête, qu'il avait
d'ordinaire quand il était dans son cabinet, » une telle anec-
dote , qui n'a aucun rapport prochain ni éloigné avec les
actes publics de Sully et qui ne saurait être contrôlée, est
indigne d'être recueillie par un historien et n'est propre (lut-
elle exacte à quelque degré) qu'à déjouer et à dérouter le
jugement général, bien loin d'y rien apporter de nouveau.
Encore une fois, Sully, comme s'il avait prévu à l'avance ces
dénigrements de détail et ces dégradations de l'histoire, a dit
ou fait dire par la plume de ses secrétaires : « Que si quelques
grands rois, capitaines, magistrats ou chefs d'armées, de ré-
publiques et de peuples, qui ont acquis une générale répu-
tation d'avoir été excellents es faits d'armes, de justice et de
police, ont eu quelques vices et passions particulières setre/es
et cachées, (pii 11 aient point porté de préjudice au public,
et dont la [)nblicalion ne peut apporter aucun avantage, » il
est bienséant à un historien de les taire, et de ne point passer
SULLV. 113
SOUS silence « les vertus, belles œuvres et actions manifestes »
pour s'en aller scruter et découvrir « les défauts et manque-
ments secrets. » Le vrai caractère de Sully se déclare déjà
mieux dans cette attention publique et constante à la gra-
vité que dans quelque infraction particulière , s'il y est
tombé.
Mais avant d'user des Mémoires de Sully, il importe de
bien établir ce qu'ils sont et de se rendre un compte exact de
cette composition d'une forme assez étrange. Les préambules
avec Sully sont de quelque longueur, et on ne les abrège pas
comme on le voudrait. Sully, retiré des affaires dans la force
de l'âge, vécut encore trente ans dans ses châteaux, occupé à
se nourrir de ses souvenirs et à en rassembler les pièces, les
témoignages authentiques et mémorables. Mais, au lieu de se
mettre à l'ouvrage comme un simple historien, comme Riche-
lieu dès ce temps-là ne dédaignait pas de le faire, en em-
ployant des secrétaires sans doute pour les parties matérielles,
mais en les subordonnant et les laissant à l'état d'auxiliaires
obscurs, il se fit assister et servir par eux dans cet office de
narrateur avec cérémonie et en toute solennité. Il avait de
tout temps écrit ou fait rédiger les journaux et mémoires des
actions principales et des événements importants de sa vie; il
chargea en définitive quatre secrétaires d'en faire un extrait
considérable et un recueil à l'usage du public : « Monseigneur,
est-il dit dans la Dédicace, Votre Grandeur ayant commandé à
nous quatre, que vous connaissez assez, de revoir et consi-
dérer bien exactement certains Mémoires que deux de vos
anciens serviteurs et moi avons autrefois ramassés et depuis
fort amplifiés, etc., etc., de toutes lesquelles choses nous nous
sommes acquittés le mieux qu'il nous a été possible, etc. »
Les phrases de ces secrétaires sont difficiles à citer, tant elles
sont longues, chargées de parenthèses et d'incidences : les
phrases d'Homère ou celles d'Hérodote ne sont pas plus dif-
ficiles à ponctuer que les leurs. Sully, dans son château, se
fait donc raconter et ramentevoir par ses quatre secrétaires
les choses qu'il sait mieux qu'eux et qu'il leur a racontées ou
laissé lire; fidèle, même dans la familiarité, à son goût de
hauteur et d'appareil, il se fait renvoyer ses souvenirs sous
forme cérémonieuse, obséquieuse, et pour ainsi dire à quatre
encensoirs ; il assiste sous le dais et prèle l'oreille avec com-
10.
414 CAUSEUIES DU LUNDI.
plaisance à ses propres échos. Le lecteur est là derrière, qui
écoute comme il peut. On peut regretter en ce style incom-
mode, dans lequel on s'adresse continuellement à lui à la
seconde personne, de ne pas trouver ragrémenl ni la rapidité
des Mémoires ordinaires, et de n'y reconnaître qu'à peine le
trait d'expression et la marque originale du narrateur ou de
l'inspirateur morne : mais n'est-ce pas aussi un premier carac-
tère d'originalité, et plus significatif que tous les autres, qu'une
telle forme ainsi adoptée et imposée durant une narration si
longue ; et n'y voit-on pas déjà le ton et l'étiquette rigoureuse
qui régnait dans ce château de Sully quand on s'adressait au
maître? 11 met son amour-propre à laisser paraître en nombre
autour (le lui ses secrétaires comme d'autres le mettraient à
les dissimuler et à les effacer. Richelieu, plumo en main, est
un historien, un écrivain , et y vise : Sully tient avant tout à
ce que Ton ne cesse de voir son grand état de maison, même
dans l'office et les charges de l'histoire. Il y fait son entrée et
sa marche avec cortège, dans une ovation continue.
Ces JMémoires en grande partie terminés et en vue du pu-
blic, Sully songea à les faire imprimer, et, pour plus de
sûreté, il voulut que ce fût sous ses yeux, dans une de ses
maisons seigneuriales. Les deux premiers volumes de cette
éd'dion pi^biceps in-folio furent donc imprimés en 1638 dans
le château même de Sully, par les soins, dit-on, d'un impri-
meur d'Angers qu'on avait mandé à cet effet. On se passa
d'approbation et de privilège; Sully faisait acte de souverai-
neté. Le titre des Mémoires était singulièrement emphatique ,
allégorique et symbolique ; le voici en son entier :
« Mémoires des sages et royales Économies d'Etat, domesliques, po-
liliqucs cl mllilaircs de Henri le Graïui, l'exemplaire des rois, lepi'incc
des vertus, des armes et des lois, et le père en effet de ses peuples
Iranyois;
« Et des Servitudes utiles, obéissances convenables et adminisiraliona
loyales de Maximilian de lîôlliuue, l'un des plus eoiilidenls familiers cl
uliies soldats et serviteurs du grand Mars des François;
« Dédiés à la France, à tous les bons soldais et lous peuples françois. »
Je ne parle pas de la vignette peinte en vert, de la branche
d'amarante, symbole de la vertu qui ne se ilétrit jamais, des
trois V, qui sont le chiffre de la maison de Sully. L'ouvrage
était censé se wenûcG à Jmstelredam (Amsterdam), à l'en-
s U L L V . i 1 5
se'igne des trois f^ertus couronnées cVamaranthe ( Foi,
Espérance, Charité), chez deux imprimeurs désignés sous
des noms grecs tels qu'aurait pu les forger Du Bnrtas ; voici
ces noms bizaires : Jleithinosfjraphe de Cléarétlmélée , et
Graphexechon de Pistariste ; comme qui dirait : Écrivain-
véridique de la ville de Gloire-et-Fertu-Soin, et Secrétaire-
émérite de la ville de Haute-Probité. Ces deux imprimeurs ;
dans un Avertissement , s'adressaient aux Lecteurs vertueux
et judicieux. Le pédantisme déjà suranné de ces recherches
et de ces gentillesses d'impression fait bien pendant à ce
qu'on raconte du costume de Sully lorsqu'il reparut un jour,
avec ses liabits à la vieille mode, en pleine Cour de Louis XIIL
Cela dit, allons au fond, et de cet amas de narrations trop
souvent déduites en style de greffier ou de notaire , tirons ce
qu'il y a de solide et d'excellent. — Sully, qui , dans toute la
première partie de sa carrière, s'appelle Ilosny, né en 1559
au château de ce nom, était le second de quatre fils, mais de
fait il fut considéré comme l'aîné par son père, qui de bonne
heure plaça sur lui l'espoir de relever sa maison. Le père du
jeune Rosny l'appela un jour qu'il avait onze ans clans la
chambre de la haute tour, et là, en présence du seul La Duran-
dière, son précepteur, il lui dit : « IMaximilian, puisque la
coutume ne me permet pas de vous faire le principal héritier
de mes biens, je veux en récompense essayer de vous enrichir
de vertus, et par le moyen d'icelles, comme l'on m'a prédit,
j'espère que vous serez un jour quelque chose. Préparez-vous
donc à supporter avqp courage toutes les traverses et diffi-
cultés que vous rencontrerez dans le monde, et, en les sur-
montanl généreusement, acquérez-vous l'estime des gens d'hon-
neur et particulièrement celle du maître à qui je veux vous
donner, au service duquel je vous commande de vivre et
mourir. » Ce maître était le prince, bientôt roi de Navarre, le
futur Henri IV, dont le mariage était alors décidé avec Margue-
rite, sœur de Henri HL Le père de Sully était de la religion
réformée : homme de sens et de prudence, il prévit que « si
ces noces se faisaient à Paris, les livrées en seraient bien ver-
meilles. » Rosny, conduit à Vendôme par son père et présenté
par lui à Henri, devant la reine Jeanne d'Albret sa mère , lui
débita très-bien sa petite harangue avec des protestations de
lui être à jamais très-fidèle et très-obéissant serviteur : « Ce
116 CAUSERIES DU LUNDI.
que vous lui jurâtes en si beaux lermes, lui riip[)cllent ses
secrétaires, avec tant de grâce et d'assurance, et un ton de
voix si agréable (ju'il conçut dès lors de bonnes espérances de
vous; et vous ayant relevé, car vous étiez à genoux, il vous
embrassa deux fois et vous dit qu'il admirait votre gentillesse,
vu votre âge qui n'était que d'onze années, et que vous lui
aviez présenté voire service avec une si grande facilité et étiez
de si bonne race qu'il ne doutait point qu'un jour vous n'en
lissiez paraître les effets en vrai gentilhomme. » Et ici, comme
nous sommes au xvi' siècle, il est nécessaire de remarquer
qu'un des précepteurs de Sully, nommé La Brosse, qui se
mêlait de tirer des horoscopes et de prédire des nativités,
voyant que son élève, de six ans plus jeune que Henri de
Navarre, était né, comme ce prince, le 12 ou 13 décembre,
jour de Sainte-Luce, l'avait plus d'une fois assuré, avec de
grands serments, que le prince, après maint labeur, serait un
jour roi de France, et que lui Rosny serait des plus avant
dans sa faveur et des mieux participants de sa prospérité. Cet
horoscope eut une grande influence sur l'esprit de Sully. 11 y
revient en mainte occasion ; aux heures de mauvaise humeur
et de dépit, et dans toute circonstance critique, il s'en autorise
pour persévérer auprès du roi de Navarre et pour s'encou-
rager dans la cause qu'il a embrassée. Dans les conversations
qu'il a avec Henri, il cite également son prophète et son au-
teur : « Sire, dit-il au roi de Navarre à INIeudon, au moment
où l'on apprend que Henri III vient d'être assassiné à Saint-
Cloud, j'espère que Votre Majesté sera un jour paisible et bien
heureuse, mais ce ne sera pas sans beaucoup travailler et sans
courir de grands hasards. J'ai eu un diable de précepteur le-
quel, comme je le vous ai déjà conté autrefois, m'a dit que cela
était infaillible : il faut aller voir ce qui en est. » Sully n'est
donc pas un philosophe; bien qu'il paraisse, en maints cas,
beaucoup plus politique que religieux, il est superstitieux
comme on Tétait volontiers en son temps. Il croit aux horos-
copes, aux malélices, aux signes vus dans l'air la veille d'une
grande bataille. Les caractères forts ne sont pas des esprits
forts pour cela.
Lors du massacre de la Saint-Barthéleniy, le jeune Rosny se
trouvait à Paris en plein danger. Il avait dessein d'aller faire
sa cour au roi de Navarre ce jour-là , et il s'était couché la
SULLV. M 7
veille de bonne heure. Il fut réveillé sur les trois heures du
matin par les cris du pieuple et par le tocsin : son gouverneur,
le sieur de Saint-Julien, et son valet de chambre , qui s'étaient
aussi réveillés au bruit , étant sortis du logis pour apprendre
ce que c'était, n'y rentrèrent point, et il n'a jamais su depuis
ce qu'ils étaient devenus. L'hôte chez lequel il était logé et qui
était huguenot, voulait, pour sauver sa vie, aller à la messe
et y emmener le jeune Rosny. Celui-ci refusa ; mais , se revê-
tant de sa robe d'écolier et prenant un livre d'heures sous le
bras , il se rendit à travers les périls au Collège de Bourgogne
dont le principal le recueillit et le tint trois jours caché. Son
père lui écrivit alors qu'il eût à obéir en tout à son maître le
roi de Navarre, et à conformer sa conduite à la sienne , à aller
à la messe, s'il le fallait , à son exemple , et à courir enfin toutes
ses fortunes jusqu'à la mort. Ce que fit soigneusement Rosny :
dans les diverses alternatives et boutades de Cour qui suivirent
cette sanglante catastrophe, lorsque Henri était traité avec
plus d'égards et que ses domestiques avaient liberté de le
venir servir, Rosny ne manquait pas à son devoir ; lorsque le
prince était retenu en prison et séparé de ses serviteurs, le
jeune homme se tenait à l'écart et dans l'attente : « Mais, en
quelque condition que vous fussiez , lui disent ses secrétaires,
vous preniez toujours le temps de continuer vos études , sur-
tout de l'histoire (de laquelle vous faisiez déjà des exirails
tant pour ' ' mœurs que les choses naturelles ) , et des mathé-
matiques, lesquelles occupations faisaient paraître votre incli-
nation à la vertu. » La première partie de la carrière de Rosny
se passera à n'être en apparence qu'un homme de guerre et
un soldat; mais ce fonds d'études, cet amour d'une instruc-
tion solide et sérieuse, vertueuse en un mot, il le gardera et
le cultivera en toutes les circonstances , dans les intervalles de
loisir et jusqu'au milieu des camps.
Le chapitre YP des Mémoires a cela de remarquable qu'il est
copié sur un ancien recueil écrit tout entier, disent les secré-
taires, de la main de Sully et qui doit être de sa composition
même. Ici le style s'abrège, s'affermit, et ce chapitre peut
donner une juste idée de la manière du maître s'il avait pris
plus souvent la plume. C'est un lableau raccourci des remords
et angoisses de Charles IX après la Saint-Barthélémy, de la
résistance que rencontrent les ordres sanguinaires du roi chez
118 CAUSEUIES DU LUNDI.
quelques gouverneurs généreux de places et de provinces , et
tlu ressort (]uo reprend le parti après 1» premier ellVoi , au lieu
d'être écrasé et atterré comme on l'avait cru. On sent, au ton
ferme qui règne dans ce tableau, un homme qui peut-être n'est
pas très-attaché à sa secte en tant que religion, mais qui est
très-attaché à sa cause , qui en ressent les parties morales , et
qui, ainsi ancré par des raisons de justice et d'honneur, n'en
démordra plus. La mort de Charles IX, assiégé de terreurs
lorsqu'il se voit tout baigné de son sang dans son lit, et qu'il
se rappelle celui des innocents qu'il a fait répandre, est peinte
en quelques mots énergiques. Le retour du roi de Pologne
Henri III et son arrivée en France, le démenti donné du pre-
mier coup aux espérances qu'on avait de lui , ne sont pas
moins bien notés : ce dernier des Valois arrive avec le dessein,
(jui lui a été suggéré par de sages princes et conseillers qu'il a
vus au passage (en Autriche, à Venise et en Savoie) , d'oc-
troyer la paix à tous ses sujets et de rétablir l'ordre et la con-
corde avec traitement égal pour tous; mais, à peine arrivé,
il fait défaut, se laisse retourner par la reine sa mère, s'engage
dans je ne sais quelle petite guerre et quel petit siège qu'il est
obligé de lever avec mille sortes de reproches et d'injures que
lui lancent du haut des murailles les femmes et les enfants :
« Ce honteux décampement, dit Sully, l'aversion que le roi
témoigna dès lors de toutes choses généreuses et de lîi vraie
gloire, qui ne s'acquiert que par les armes , et une inclination
et disposition portée toute au repos , aux délices et plaisirs, le
tirent tomber en mépris qui engendra la haine , et la haine l'au-
dace d'entreprendre contre lui, de laquelle procéda sa perdition
avec infamie. » Toutes les fois qu'il a à i)arler de Henri III, il
le dessinera ainsi en quelques traits où le signe d'ciféminalion
et d'infamie reparaîtra toujours. Quelques années après, ayant
eu à traiter avec lui de la part du roi de Navarre, et lui ayant
été présenté par jNI. de Villeroy à Saint-Maur ('1586) : « Nous
vous avons ouï dire , écrivent ses secrétaires , que vous le trou-
vâtes dans son cabinet , l'épée au côté, une cape sur les épaules,
son petit toquet en tête et un panier pendu en écharpe au cou,
comme ces vendeurs de fromages, dans lequel il y avait deux
ou trois petits chiens pas plus gros que le poing. » llosny,
jeune, mâle et fier, présenté par le prudent et fin M. de Ville-
roy à Henri III ainsi accoutré et travesti , n'est-ce pas tout un
SULLY. 119
tableau à la fois de genre et d'histoire? Je ne sais pourquoi
l'on a dit que ces Mémoires de Sully en eux-mêmes « n'avaient
aucune valeur littéraire; » il ne s'agit, pour en saisir les par-
ties vives et qui peignent, que d'en écarter un peu l'attirail,
le manteau des scribes et leurs génuflexions.
Cependant le roi de Navarre se sauve des gardes et espions
qui l'observent , et se dérobe à Senlis pendant une partie de
chasse ('11376) : Rosny l'accompagne dans sa fuite, et bientôt
se met à apprendre sous lui la guerre. 11 commence à servir,
comme le plus simple soldat, parmi l'infanterie, ce qui n'était
pas ordinaire alors aux gentilshommes : à ceux qui l'en vou-
laient divertir, il répondait qu'il avait à cœur d'apprendre le
métier des armes dès ses premiers commencements. Quatre
ans après, à Nérac, pendant que la Cour huguenote est là
comme dans son petit Paris et dans son lieu de délices, la
guerre continuant aux alentours , Rosny qui veut s'y mêler, et
qui voit que le roi de Navarre a défendu de sortir de la ville
à cheval, se remettra à ce premier métier de fantassin et ira,
parmi les vignes et les haies , faire le coup d'arquebuse avec
les plus simples soliiats. C'est donc un valeureux soldat que
Rosny, et Henri en mainte occasion est obligé de le faire rap-
peler quand il s'aventure, de lui commander de se retirer, et
il le tance au retour de la bonne sorte : « Monsieur de Béthune,
disait un jour Henri dans une escarmouche, allez à votre cou-
sin , le baron de Rosny ; il est étourdi coinme un hanneton ;
retirez-le de là et les autres aussi. » Ces mots de gronderie
mihtaire si flatteurs à qui les reçoit sont perpétuels de la part
de Henri IV au sujet de Rosny. Celui-ci , après être resté quel-
que temps dans la simple infanterie, passe dans la compagnie
colonelle de M. de Lavardin et y sert en qualité d'enseigne;
mais bientôt il cède cette enseigne à un de ses cousins, et,
ayant fait des épargnes de son revenu durant deux ou trois ans
(car il est bon ménager de bonne heure), s'étant retranché
durant ce temps à vivre de ses soldes, de ses profils et butins
faits à la guerre, il s'arrange si bien qu'il peut figurer désor-
mais comme gentilhomme , ayant ses gens et son équipage à
lui , à la suite du roi de Navarre. Il n'avait alors que dix-sept
ou dix-huit ans. On n'oublie pas de nous informer que, tout
en se livrant à l'exercice de son métier, il continuait ses études,
c'est-à-dire à faire des lectures, levées de plans, cartes du
420 cAUSEniES du lundi.
pays, etc. Dans ces premières guerres toules d'escarmouches
et de coups de main , on voit le roi do Navarre guerroyant
sans grandes vues encore, jouant à chaque instant le tout
pour le tout devant la moindre bicoque de Poitou ou de Gas-
cogne; ce ne fut guère qu'à dater de la bataille de Coulras
(1587) qu'il étendit ses visées et ses plans, et déploya des
desseins de capitaine. Les Mémoires de Sully nous le montrent
au naturel dans cette première suite d'aventures, de rencontres
et de petits sièges. De très-bonne heure, Henri s'aperçoit du
parti qu'il peut tirer de Sully pour les sièges, pour l'industrie
des mines, pétards, pour le logement et service des pièces
d'artillerie (quand il en a). Dès que Hosny est dans le quartier
qui lui est assigné, il s'y fortifie, fait pratiquer des terrasse-
ments et retranchements, mettant lui-même la main à la
pioche, et ap[)liquaut avec art toutes sortes de ressources et
d'inventions, sans compter sa valeur ardente et impétueuse
les jours de combat. Ce qu'il fera en '|.')89, dans un des quar-
tiers de Tours qui lui est confié, pour le mçttre en défense,
il le fit plus ou moins de tout temps. En une nuit , il y ordonna
un tel travail qu'il le rendit imprenable aux troupes de la
Ligue; et Henri HI , qui alors était uni avec le parti de Na-
varre , l'étant venu visiter le matin , en fut émerveillé et lui
dit : « Hé quoi ,- monsieur de Rosny ! travaillez-vous toujours
ainsi ? C'est pour n'être jamais surpris. »
En résumé, dès sa première jeunesse, Rosny nous est pré-
senté comme bon ménager, ayant toujours de l'argent de reste,
et, en cas de besoin, portant de l'or en poche, même dans
les batailles, quand les autres n'y songent pas; sachant s'ar-
ranger en campagne, s'ingénier dans les sièges pour attaquer
et faire brèche , adroit et actif à pourvoir à la défense d(i ses
quartiers; un militaire en un mot, non-seulement très-brave,
mais distingué , instruit et précautionné, avec des talents par-
ticuliers d'artilleur et, si je puis dire, des instincts d'arme
savante.
Henri comprit aussi , presque dès les premiers temps, l'usage
qu'il pouvait tirer de lui comme négociateur. Rosny fut tou-
jours d'humeur assez difficile et assez ombrageuse ; mais sa
prudence précoce eut pourtant de la jeunesse; il eut ses heures
de bonne grâce, ses conversations avec les dames, son art de
les cniietetiir et de les faire parler. Dans les trêves de ces
SULLY. /[^\
guerres fatigantes, à Pau , à Auch , à Nérac, il avait appris le
métier de courtisan avec application , absolument comme on
apprend un autre métier : en 1576, à Pau, on le voit étudier
son premier ballet dont Madame Catherine , sœur du roi de
Navarre, prend elle-même la peine de lui enseigner les pas :
« Et de fait vous le dansâtes huit jours après devant le roi, »
disent ses authentiques secrétaires. A Auch, en 1578, pen-
dant le séjour qu'y font la reine-mère, la reine de Navarre et
Henri, on voit Hosny qui , « n'oyantplus parler d'armes, mais
seulement de dames et d'amour, devient tout à fait courtisan
et fait l'amoureux comme les autres , » chacun ne s'amusant
alors à autre chose qu'à rire, danser et courir la bague. L'an-
née suivante , à Nérac, il continue dans le même train : « La
Cour y fut un temi)S fort douce et plaisante; car on n'y parlait
que d'amour et des plaisirs et passe-temps qui en dépendent,
auxquels vous participiez autant que vous pouviez , ayant une
maîtresse comme les autres. » Une maîtresse avouée, c'est-à-
dire une dame de ses pensées.
11 y a des moments, dès les premières années, où il est en
altercation assez vive avec Henri, et où la colère du prince qui
est prompte rencontre l'humeur de Rosny qui n'est pas endu-
rante. Rosny s'attache dans un temps et pendant une trêve à
Monsieur, duc d'Alençon ou d'Anjou, et l'accompagne en
Flandre où lui-même il retrouve des alliances, des branches
parentes de la famille de Béthune restées catholiques : il sem-
ble alors que si ce prince, duc d'Alençon, avait valu un peu
mieux , il aurait pu s'affectionner Rosny et le débaucher peut-
être du roi de Navarre. Mais ce dernier le rappelle par lettres ;
il lui remet en mémoire les vrais principes d'un homme de
cœur ; il lui dit en le revoyant et en l'embrassant : « Mon ami ,
souvenez-vous de la principale partie d'un grand courage et
d'un homme de bien, c'est de se rendre inviolable en sa foi
et en sa parole, et que je ne manquerai jamais à la mienne. »
Et il l'engage à aller à la Cour de France pour y observer pru-
demment toutes choses et y découvrir le dessein des adver-
saires, sous air de se rallier à eux et de s'en rapprocher; car
Rosny a des frères ou des neveux qui sont alors des plus avant
dans la faveur de Henri lU. Rosny remplit les ordres et les
vues de son maître. Cependant ce négociateur de vingt-trois
ans, dans cette atmosphère d'oisiveté à laquelle il n'était pas
Mil. 11
422 CAUSERIES DU LUNDI.
accoutumé, ?e laisse prendre et amorcer à l'amour. Il devient
épris de la fille du président de Sainl-.Mesmin, qui était une
personne à la mode en ce temps-là, et, ce semble, un peu
coquette. Il songe à l'épouser ; mais il s'arrête à temps. Il a
entendu parler d'une autre personne plus convenable tant pour
sa beauté modeste que pour sa verlu et haute extraction ; c'est
Anne de Courtenay, fille de M. de Bontin : c'est cette dernière
que la raison désigne à Rosny, et, môme en telle matière qui
a pour fin le mariage, il se rappelle cette maxime : « que celui
qui veut acquérir de la gloire et de l'honneur, doit lAcher à
dominer ses plaisirs et ne souffrir jamais qu'ils le dominent. »
Un jour, il se trouve dans une situation très-critique : voyageant
dans le pays et passant à Nogent-sur-Seine , il rencontre les
deux jeunes filles rivales, ses deux maîtresses, comme on
disait honnêtement alors, logées dans la même hôtellerie que
lui : à laquelle ira-t-il la première? Une jeune sœur de M"" do
Saint-IMesmin accourt à sa rencontre et vient le tenter : « Com-
ment! monsieur, lui dit l'espiègle enfant, l'on nous a dit qu'il
y a plus de demi-heure que vous êtes arrivé en ce logis, et
vous n'êtes point encore venu voir ma sœur! Vraiment elle
parlera bien à vous, car on lui a dit que vous aviez une autre
maîtresse. » Il allait céder et se rendre lorsqu'un ami, repré-
sentant le conseil de la raison , lui dit à l'oreille : « Monsieur,
tournez votre cœur à droite , car là vous trouverez des biens,
une extraction royale et bien autant de beauté lorsqu'elle sera
en âge de perfection. » Rosny se déclara donc pour la plus
douce , la plus modeste et la plus vertueuse , et qui se trouvait
être la plus riche aussi. Il l'épousa cette année même 1583 :
« L'amour et gentillesse de laquelle vous retint toute l'an-
née 1584 en votre nouveau ménage, où vous commençâtes à
témoigner, comme vous aviez déjà bien fait auparavant en
toute votre vie , en la conduite de votre maison , une économie,
un ordre et un ménage merveilleux, prenant la peine de voir
et savoir tout ce qui concernait la recelte et dépense de votre
bien, écrivant .tout par le menu , sans vous en remettre ni fier
à vos gens , chacun s'étonnant comment sans bienfaits de votre
maître, ni sans vous endetter, vous pouviez avoir tant de
gentilshommes à votre suite, et si honnêtes gens qu'étaient
les sieurs de' Choisy, IMorelly, Boisbrueil, Mallosnay, Tilly,
Lafond et Maignan , et faire une si honorable dépense. » Et
SULLY. 123
les fidèles secrétaires entrent dans quelques détails du com-
merce et de l'industrie auxquels se livrait leur maître, et ils
ne nous laissent pas ignorer le secret de son aisance à cette
date : il faisait chercher des chevaux , de beaux courtauds en
quantité aux pays environnants et dans le nord , jusqu'en
Allemagne, et, les achetant à bon marché, il les revendait
bien cher en Gascogne.
Sully eut , dans sa vie, deux femmes ; on a mal parlé de la
seconde; mais cette première est toute pure, gentille d'esprit,
et telle qu'on peut se la figurer à souhait auprès de ce mari
sérieux et sévère. Quand on ouvre, au Cabinet des Estampes,
le cahier où sont les portraits de Sully et de sa femme, on y
voit le Sully tel qu'il nous a été transmis par la gravure et
qu'il est fixé dans la mémoire, c'est-à-dire vieux, le front haut
et chauve , la figure sillonnée et rude , l'air fâché , avec barbe
longue et moustache grise , le tout encadré dans cette fraise
bien roide que nous savons, et son écharpe sur l'armure. Puis,
à côté , on voit ressortir avec plus de fraicheur cette figure
douce, jolie, mignonne, enfantine, un peu nicette et naïve de
M"'' de Bontin. li eut la douleur de la perdre en 1589, après cinq
ans de mariage. Pendant une peste ou maladie contagieuse qui
avait régné dans le pays de Rosny en 1586, il était venu la
visiter, la tranquilliser; il l'avait trouvée enfuie du château,
réfugiée dans celui d'une tante, avec trois ou quatre de ses
gens; et là, s'étant enfermé avec elle, et n'ayant lui-même
pour tout monde avec lui qu'un de ses gentilshommes, un
secrétaire, un page et un valet de chambre, il demeura tout un
mois en compagnie de sa douce moitié , sans être visité de
créature vivante, tant chacun fuyait la maison comme pesti-
férée : « Et néanmoins , écrivent les secrétaires , à ce que nous
vous avons souvent ouï dire depuis , vous n'avez jamais fait une
vie si douce ni moins ennuyeuse que cette solitude , où vous
passiez le temps à tracer des plans des maisons et cartes du
pays; à faire des extraits de livres; à labourer, planter et
greffer en un jardin qu'il y avait léans; à faire la pipée dans le
parc, à tirer de l'arquebuse à quantité d'oiseaux, lièvres et
lapins qu'il y avait en icelui ; à cueillir vos salades, les herbes
de vos potages , et des champignons , columelles et diablettes
que vous accommodiez vous-même, mettant d'ordinaire la
main à la cuisine, faute de cuisiniers ; à jouer aux cartes, aux
124 CAUSERIES UU LUNDI.
dames, aux échecs et aux quilles .. » Et n'allons pas oublier le
dernier trait que notre fausse délicatesse supprimerait et qui
sont son vieux temps : « à caresser madame votre femme, qui
était très-belle et avait un des plus gentils esprits qu'il était
possible de voir. »
En cette saison gracieuse, reposée et unique peut-être dans
sa vie, Rosny, âgé de près de vingt-sept ans , dans sa maturité
première et, si l'on ose dire , dans sa fleur d'austérité, n'avait
pas encore cette mine rébarbative qu'il eut depuis , etque nous
lui verrons prendre successivement à travers les fatigues, les
périls, les contentions et les applications de toutes sortes, où
sa capacité opiniâtre, son ambition légitime et jalouse, son
amour du bien public et de l'honneur de son maître l'enga-
gèrent de plus en plus.
Lundi 16 mai 18û3.
SULLY.
SES ECONOMIES ROYALES OU M ÉMOI RE S.
(suite.)
Les Mémoires d'un homme d'État ou de tout autre homme,
rédigés par lui-même ou par des personnes à sa dévotion, ne
sauraient être acceptés sans contrôle. Il est bien certain qu'on
n'écrit pas des Mémoires pour s'humilier ni pour se donner
tort; même lorsqu'on a l'air de vouloir confesser ses défauts,
on a soin de les montrer par le beau côté. Lorsqu'on parle
d'événements considérables où l'on a eu part, on est tenté
d'exagérer cette part et de diminuer celle des autres. L'histo-
rien, lorsqu'il a pour guide dans la suite du récit un homme
d'État qui est très-intéressé dans les principales actions et qui
les raconte, doit donc, à chaque pas, s'éclairer, s'il se peut,
de témoignages différents et contradictoires. Le moraliste,
sans négliger l'occasion du contrôle lorsqu'elle se présente,
peut plus aisément s'en tenir aux discours mêmes du person-
nage si ces discours sont de grande étendue et très-abon-
danls : car il a moins à s'inquiéter du détail et de l'expnsé
des faits que de celui qui parle , et il est impossible qu'en
parlant si longuement de soi ou de ce qui est autour de sui,
on ne se découvre. Les aveux percent, les qualités vraies se
déclarent, les prétentions se trahissent. On peut de la sorte
atteindre avec certitude les principales formes d'un esprit ou
d'un caractère, ce qui doit suffire; à moins d'information
11.
-126 CAUSEniRSDU LUNDI.
toute particulière et imprévue, le reste est raffinement de
curiosité et témérité.
La fortune de Kosny fut lente et laborieuse comme celle de
son maître : ses grands lalents et son esprit qui s'annonçaient
de bonne heure se com[)liquaient de certaines obscurités, de
certaines humeurs et bizarreries auxquelles on aurait pu se
méprendre, .leune, il était- déjà propre et entendu à bien des
emplois : le coup-d'œildc Henri sut démêler en lui ces capacités
diverses qlii étaient comme enveloppées, et son art de roi fut
de les em[)loyer à propos alternativement et successivement,
tenant de longue main l'utile serviteur en réserve pour les
destinations futures. L'idée que Rosny donnait de lui à quel-
ques-uns de ceux qui l'approchaient est à noter. Un jour, dans
un temps (1585) où Henri HI et sa Cour n'avaient pas rompu
avec les protestants , M. de Joyeuse, allant combattre M. d'El-
beuf en Normandie, emmena Rosny au passage. Mais, pen-
dant l'expédition , survint une dépèche de la Cour, par la-
quelle Joyeuse apprenait que le vent avait tourné et que
Henri III refaisait la guerre au roi de Navarre et'à ceux do
son bord : s'adressant à Rosny qui était présent quand le
paquet arriva, il lui dit en riant qu'il espérait bien que cela
ne changerait rien à son projet, et qu'il ne serait pas assez fou
pour s'embarquer avec le roi de Navarre et perdre de gaieté
de cœur sa belle terre de Rosny. Sur quoi Rosny piqué ré-
pliqua que tout ce procédé conduisait à la grandeur du roi
de Navarre bien plus qu'à sa ruine, et il en revint, selon son
usage, à rappeler ce que son diable de précepteur La Brosse
lui avait prédit; puis il sortit brusquement, quittant sans
autre façon la compagnie et le parti devenu contraire , pour se
mettre en devoir de rejoindre le sien. « Voilà un maître fol,
dit Joyeuse, et qui n'a peur de rien; mais il pourrait bien
s'abuser avec son sorcier de maître. » Un gentilhomme pré-
sent, qui connaissait Hosny, répondit : « Monsieur, ce gentil-
homme est brave et a un merveilleux esprit; croyez que là
où il sera, il vaudra toujours un homme. »
Un autre jour, quatre ans après (1589), Rosny, qui venait
de ménager et de préparer la réconciliation de Henri III et du
roi de Navarre, était salué, en revenant près de ce dernier à
Chàtelleraut, par les acclamations de tous, et un gentilhomme
plus enthousiaste (pie les autres s'écriait : « Voyez-vous, mon
SULLY. 127
frère, mon ami, cet liomme-là? PardicMi ! nous l'adorerons tous,
et lui seul rétablira la France; il y a plus de six ans que je l'ai
dit, et Villandry avait mènif^ opinion que moi. » Ce sont là
des mots qui ne s'inventent pas, et qui deviennent des pro-
nostics après que l'histoire les a conlirmés.
Rosny, des plus vaillants soldats et des mieux payant do
sa personne, était employé par Henri, même en guerre, aux
emplois qui demandaient autre chose encore que du courage.
A la bataille de Contras, qui ouvre la grande carrière de
Henri IV (1587), Rosny, avec trois autres officiers, fut chargé
de l'artillerie (deux canons et une coulevrinc), dont le jeu fit
merveille et décida du gain de la bataille (1). Henri, qui, à
cette journée de Contras, venait de prendre rang de capitaine,
montra au lendemain qu'il avait encore à faire pour devenir
le politique qu'on l'a vu depuis. Cette armée victorieuse, à la
suite d'une action si décisive, se démembra aussitôt par la
rivalité des chefs, des princes du sang d'abord, du prince de
Condé, du comte de Soissons, et lui-même, Henri de Navaire,
aida à cette désunion des parties en s'en allant en Béarn pré-
senter de sa main à la comtesse deGuiche, qu'il aimait alors,
les enseignes, cornettes, et autres dépouilles des ennemis,
dont il avait fait un galant trophée : c'est ainsi « qu'au bout
de huit jours tous les fruits espérés d'une si grande et signalée
victoire s'en allèrent en vent et en fumée, et, au lieu de con-
quérir, l'on vit toutes choses dépérir. »
Après la journée des barricades, la fuite de Henri III de
Paris et sa retraite en Touraine, Rosny est employé, je l'ai
dit, à une négociation pour rapprocher les deux rois : il y
réussit; mais une maladie qui le retient quelques jours lui ôte
l'honneur public de cette œuvre, déjà achevée ou du moins
très-avancée. Il en gronde, et ne sait pas bon gré à ceux qui
mettent la dernière main à la même affaire, à Du Plessis-
Mornay, qui le supplante ici au dernier moment. C'est un ca-
ractère de Rosny de n'être pas un camarade facile ni indul-
(\j Pour les détails exacts sur l'artillerie de Henri IV, cl sur la part
(|u'y cul Sully, ainsi qu'aux mines, sièges et alhuiues de villes, dès les
premiers temps ou depuis qu'il eut la direelion en chef, je ne puis
mieux faire que d'indiquer les Eludes sur l'Artillerie du prince Louis-
Napoléon aujourd'hui empereur, lome I (IS-iG), pages 246, 265, 288,
291, et lome II ( 1851) , pages 2U1, 289, 296, 300.
128 CAUSEUIES DU LUNDI.
gent : il aime son mailre , mais il aime peu ceux qui le servent
en concurrence avec lui. Il ne dira pas de bien soit des pro-
Icslanls zélés, plus attachés que lui à la cause des Églises et
à Tespril religionnairo, soil des catholiques devenus royalistes
à leur corps défendant, soit du tiers parti et de ces hommes
politiques qui nagent tanl qu'ils peuretit, dit-il, entre deux
eaux, Villoroy, .leannin. Il n'admet guère qu'une manière
d'aimer et de servir l'État et son maître, qui est la sienne.
Toute autre lui paraît suspecte, ou du moins il voudrait nous
la rendre telle. Très-jalousé lui-même, il donne l'exemple
en jalousant les autres. Il porte quelque avarice jusque dans
l'affection et la faveur dont il est l'objet, et n'aime à la par-
tager avec personne.
A la guerre, plus habile et plus prudent que bien d'autres,
il ne se montre pas au-dessus des mœurs de son temps. Le
butin alors et le pillage étaient chose avouée et honorée comme
légitime, même sur des compatriotes. A la prise de Cahors,
qui fut tant disputée (1580), et qui ne dura pas moins de trois
jours et trois nuits à mener à fin après qu'on eut pénétré dans
la ville, le pillage fut en raison de la peine; on ne s'y épargna
pas : « Et en votre particulier, disent les secrétaires de Rosny,
vous gagnâtes par le plus grand bonheur du monde une petite
boîte de fer que nous croyons que vous avez encore , que vous
baillâtes lors à l'un de nous quatre à porter, et l'ayant ou-
verte, trouvâtes quatre mille écus en or dedans. » A une pre-
mière tentative de Henri IV sur Paris (1589), Rosny donne,
avec MM. d'Aumont et de Châtillon, du côté du faubourg
Saint-Germain, « où, ayant enclos entre deux troupes, dans
une rue près la foire de Saint-Germain, plusieurs Parisiens,
il en fut tué quatre cents en un monceau en moins de deux
cents pas d'espace. Vous nous dîtes lors (écrivent les honnêtes
secrétaires, dont quelqu'un sans doute lui servait d'écuyer et
était près de lui en ce moment) : « Je suis las de frapper et ne
« saurais plus tuer des gens qui ne se défendent point. » Lors
l'on conmiença à piller; vous et huit ou dix dos vôtres ne fîtes
qu'entrer et sortir dans six ou sept maisons où chacun gagna
quelque chose, et y eûtes par hasard quelque deux ou trois
mille écus qui vous furent baillés pour votre part. » — De même
au sac de Louviers (15'JIJ, où toute la ville fut pillée, des
gens du pays qui étaient parmi les vainqueurs, et qui savaient
SULLY. 129
tous les êtres de l'endroit, indiquaient les magasins de toiles
et de cuirs qui faisaient le fort du butin : Rosny en eut quel-
que mille écus pour sa part. Cette morale en temps de guerre,
même chez des voisins et des compatriotes, ne faisait pas
un pli.
Honneur à Henri IV ! en lui apparaît et brille le cœur noble
et clément, élevé au-dessus des cruautés ou des grossièretés
de son siècle. Dès qu'il le peut, il civilise la guerre, il l'huma-
nise. Après la prise de Saint-Maixent, qui a capitulé (1586),
ayant envoyé à l'avance ses maréchaux de logis, il entre
dans la ville, lui, toute sa Cour et les gens de guerre, « tout
ainsi que si elle n'eût point été conquise par les armes, toutes
les boutiques y étant trouvées ouvertes, et tous les hommes,
femmes et enfants épandus aux portes et jtar les rues, criant :
Vive le roi ! et enseignant leurs logis à ceux qu'ils savaient
être leurs hôtes. » De même à Fontenay en Poitou : après une
bonne défense, la ville se rend et capitule sans vouloir rien
mettre par écrit, sans demander d'otages, maison se fiant
entièrement en la foi et en la parole de Henri qu'ils savent
bien être inviolable : « De quoi ce brave courage se trouva
tellement touché, qu'il accorda tant aux gens de guerre qu'aux
habitants quasi tout ce qu'ils voulurent demander, et le leur
fit observer loyaument, traitant ceux de la ville tout ainsi que
si elle n'eût point été prise par siège. » Le soin que mettent
les secrétaires de Sully à enregistrer ces actes de clémence
et ce nouveau droit de la guerre, prouve à quel point il était
nouveau en effet , et combien il tranchait sur les mœurs et les
habitudes du temps. Sully, qui admire cette magnanimité,
n'en avait rien pour son compte.
Ce n'est pas à dire qu'au siège de Paris (1o90) Henri IV,
prenant pitié de ceux mêmes qu'il pressait et qu'il affamait,
ait favorisé, comme on l'a raconté, l'entrée des vivres dans
cette capitale, qui était déjà la sienne. Non : Henri IV n'alla
point jusque-là; voulant se rendre maître de Paris et couper
court le plus tôt possible à la guerre civile , il eût été peu rai-
sonnable pour lui d'en agir de la sorte. Ce furent ses capitaines
et ses officiers qui, peu exacts et peu fidèles, non point par
humanité, mais par avarice ou légèreté, permirent surplus
d'un point l'entrée des vivres « pour en retirer des écharpes,
plumes, étoffes, bas de soie, gants, ceintures, chapeaux de
130 CAISEBIES DU LUNDI.
castor et autres telles galantiscs, » Voilà lo vrai. S'cnsuit-il
que la tradition et la légende aient tout à fait tort? Je ne le
dirai pas. Cette quantité d'actes de clémence et de générosité
que Henri IV prodiguait envers les vaincus se résumèrent bien-
tôt après dans l'iniaginatien populaire sous la forme de cette
anecdote touchante et un peu fabuleuse. C'est assez que
Henri IV ait mérité qu'on l'inventât après coup à sa louange.
L'anecdote de l'entrée des vivres dans Paris n'est qu'une hy-
perbole (|ui suppose un grand fonds de vérité.
Rosny fut au combat d'Arqués et à la bataille d'Ivry. Ce qui
lui arriva à cette dernière journée (14 mars 1590) est mémo-
rable. Dans la nuit du 12 au 13 , Rosny, qui était en garnison
dans Pacy-sur-Eure, vit ou crut voir au milieu d'un orage
« de grands signes au ciel de deux armées fort bien distin-
guées, elles hommes et les chevaux aussi se battant furieu-
sement, » presque de même qu'il devait le voir ensuite lo
lendemain. Le 13 au soir il reçut une lettre du roi tout allègre
et engageante, et qui le pressait de venir, en ces termes :
" Mon ami , je ne pensai jamais mieux voir donner une balaille (iiic
ee jourd'liiii. Mais tout s'est passé en légères escarmouclies et à essayer
de loger cliacun à son avantage. Je m'assure que vous eussiez eu l'egret
toute voire vie de ne v.ous y être pas trouvé. Partant, je vous avertis
que ce sera pour demain ; car nous sommes si près les uns des autres
que nous ne nous en saurions dédire. Je vous conjure donc de venir et
d'amener tout ce que vcus pourrez , surtout votre compagnie et les deux
compagnies d'arqueljusiers à clicval de Badet et Jammes, que je vous
ai laissées; car je les connais et m'en veux servir. Adieu, mon ami. »
Au reçu do cette lettre, Rosny fit sonner le boute-selle,
monta à cheval avec son monde, et arriva tout juste une
heure et demie avant la bataille. Henri, dès qu'il l'aperçut,
lui ordonna de mettre ses arquebusiers à pied afin qu'ils ser-
vissent d'éclaireurs et d'enfants perdus; il lo plaça lui avec
sa compagnie de gens d'armes à son aile droite, et, l'emme-
nant un moment sur la ligne : « Venez avec moi, dit-il, car
je vous veux montrer toute la disposition des deux armées,
afin de vous instruire à votre métier, » Rosny, mémo à la
guerre, n'est qu'un élève de Henri IV,
Dans l'action et dans le choc des cavaleries, Rosny fut
presque d'abord renversé avec son cheval, tous deux blessés;
à une seconde charge et monté sur un autre cheval, il eut ce
SULLY. 131
cheval tué et fut blessé de nouveau. Dans cet état, le mollet
emporté d'un coup de lance, blessé d'un coup de pistolet à la
hanche, et d'un coup d'épée à la tête et à la main, il ne laissa
pas de se relever après quelque étourdissemont ; mais il se
trouva seul sur le champ de bataille, n'ayant près de lui au-
cun des siens, ne sachant où aller ni que faire. Un cavalier
ennemi accourut l'épée au poing pour le tuer (ce qui était
facile, blessé comme il était et sans casque) ; mais il trouva
moyen de se ranger contre un poirier dont les branches étaient
si basses et si étendues que le cavalier ne put que tournoyer
à l'entour sans l'atteindre. Un homme du parti royaliste passa
alors menant en main un cheval , un petit courtaud qu'il avait
pris ; Rosny offrit à cet homme cinquante écus qu'il avait dans
sa pochette : « car vous aviez cette coutume de porter toujours
de l'or sur vous lorsque vous alliez aux combats. » Monté sur
ce courtaud et en assez méchant équipage, Rosny chercha
alors à s'orienter à travers la plaine, lorsqu'il vit venir à lui
un groupe d'ennemis au nombre de sept, dont l'un portait la
cornette blanche et générale de M. de Mayenne. Rosny, en-
tendant leur Qui vive? croyait bien que c'était le moment de
se rendre, lorsqu'au contraire, apprenant son nom et le re-
connaissant, l'un d'eux lui dit : « Nous vous connaissons bien
tous ; nous voulez-vous faire courtoisie et nous sauver la vie"? »
— « Comment! répliqua Rosny, vous parlez comme des gens
qui ont perdu la bataille. » — « Est-ce tout ce que vous en
savez? répondirent-ils. Oui, nous l'avons perdue, et si sommes
trois qui ne nous saurions retirer, car nos chevaux sont comme
morts. »
Voilà donc Rosny vainqueur à Timproviste, et même faisant
des prisonniers. Trois pourtant des sept cavaliers, les mieux
montés, lui dirent adieu et, donnant de l'éperon, lui échap-
pèrent; les quatre autres le suivirent, non sans lui avoir mis
en main la cornette blanche semée des croix noires de Lor-
raine, l'étendard principal de l'armée ennemie; il n'était pas
de force à la tenir longtemps, et il fut bientôt obligé de la con-
fier à un page du roi qu'il rencontra. Il a fort à faire dans son
retour pour défendre sa capture et pour ramener trois sur
quatre des prisonniers : le comte de Thorigny lui en a de-
mandé un qui est son parent , et que Rosny lui cède par cour-
toisie. M. d'Andelot veut s'emparer de force de la cornette
<32 CAUSEniES DU LUNDI.
blanche qu'il voit aux mains du page, et qui est une dépouille
d'iionneur et de profit tout ensemble. Cet aclun-nement que
met d'Andelot, à plusieurs reprises, à voler à Rosny son bulin
et ses prisonniers pour en tirer rançon et gloire, est un trait
de mœurs. Rosny enfm fait si bien qu'il arrive au château
d'Anet, s'y maintient avec cornette et prisonniers, et y passe
la nuit après y avoir reçu les premiers soins pour ses bles-
sures. Le compliment du maréchal de Biron qui le visite en
passant est un autre trait qui montre bien les restes de che-
valerie et de féodalité à la Froissart dans celte bataille déjà
moderne; voyant les prisonniers dans la chambre du blessé,
et l'étendard conquis près de son clievet : « Adieu, monsieur
mon compagnon, lui dit le maréchal; vous ne devez point
plaindre vos plaies ni votre sang répandu , puisque vous rem-
portez une des plus signalées marques d'honneur que saurait
désirer un cavalier le jour d'une bataille, et que vous avez h'i
des prisonniers qui vous fourniront de quoi payer vos chevaux
tués, faire panser vos blessures, et boire du bon vin pour
faire de nouveau sang. »
Nous ne sommes pas au bout. Deux jours après, et s'étant
fait transporter par eau à Pacy, le blessé victorieux veut re-
tourner à son château de Rosny où est le roi. Ce retour se fait
en triomphe et avec une pompe singulière. Au moment où il
débouche du côté de Beuron , le cortège est rencontré par la
chasse du roi qui est éparse dans la plaine; on nous a décrit
l'ordre et la marche du convoi et de l'ovation. Les secrétaires
ont l'air d'en rejeter le trop de solennel sur la vanité de l'é-
cuyer de Rosny appelé Maignan : il est permis de croire qu'il
en revient quelque chose au maître.
Premièrement donc, marchaient deux grands chevaux me-
nés en main par deux palefreniers; puis deux pages montés
sur deux autres grands chevaux , l'un desquels était le clie-
val même de bataille, le grand coursier gris qu'avait monté
Rosny, et qui avait été blessé dans la première charge : il
avait été retrouvé heureusement, et il décorait la pompe, tout
fier de ses nobles blessures. Le page qui le montait avait re-
vêtu la cuirasse de son maître et portait la cornette blanche
de l'ennemi; l'autre page portait les brassards et le casque
tout fracassé de Rosny au bout d'un bris de lance; car,
effondré de coups comme il était, il eût été impossible de le
SULLY, 133
mettre en léle. Après eux venait le sieur de Maignan, éciiyer
(et ordonnateur de la pompe), ayant la tète bandée et un bras
en écharpe à cause de deux plaies. Il était suivi du valet de
chambre monté sur une haquenée anglaise , lequel portait sur
lui la casaque de son maître, casaque de velours orangé à
clinquant d'argent, et, en la main droite, des tronçons d'é-
pées, de pistolets et armes diverses, et des lambeaux de pa-
naches, de son maître également, le tout lié en faisceau et
formant trophée :
« Après cela, disent les sefrélaires s'adressanl à Rosny, vous veniez
dans voire brancard ( brancard fait à la hâle de branches d'arbres, sur-
monlé de cercles de tonneaux), couvert d'un linceul seulement; mais
par-dessus, pour parade des plus magniPKiues, vos gens avaient l'ail
étendre les quatre casaques de vos prisonniers, qui étaient de velours
ras noir, toutes parsemées de croix de Lorraine sans nombre en bro-
derie d'argent; sur le liaut d'icelles les quatre cas(jues de vos prison-
niers avec leurs grands panaches blancs et noirs, tout brisés et dépe-
naillés de coups; et contre les côtés des cercles étaient pendus leurs
épées et pistolets, aucuns brisés et fracassés ■• après lequel brancard
marchaient vos trois prisonniers, montés sur des bidets, dont l'im , à
savoir le sieur d'Aufreville, était fori blessé, lesquels discouraient entre
eux de leurs fortunes. . . »
Après les prisonniers venaient le surplus des domestiques,
l)uis la compagnie des gens d'armes et les deux compagnies
d arquebusiers, ou du moins ce qui en restait, non sans plus
d'un brancard encore pour les blessés, et sans bien des tètes
bandées ou des bras en écharpe : toute une ambulance victo-
rieuse.
C'est ce cortège tout chevaleresque et seigneurial que
Henri IV, qui chassait par la plaine autour de Rosny, rencontra
à l'entrée du bourg; il y applaudit, il en sourit un peu; il eut
pour son brave serviteur, en l'embrassant, de boimes et vives
paroles, et de généreuses promesses qu'il sut tenir avec le
temps : « Je n'aurai jamais bonne fortune ni augmentation de
grandeur que vous n'y participiez. »
Rosny, qui aimait le comptant, demandait quelques jours
après le gouvernement de la ville de IMantes, que Henri lui
refusait, de peur d'offenser les catholiques. Irrité du refus, il
avait de grosses paroles avec le roi, « jusqu'à lui reprocher
la longueur de ses services, tant de dépenses faites, de plaies
reçues, et de sang épandu. » Ici nous avons encore un autre
viii. 12
134 CAUSERIES nu LUNDI.
Irait du caractère de Rosny : il est fidèle, il est dévoué, mais
il n'est pas désintéressé, et ne se pique pas d'une certaine
délicatesse. Le butin et l'honneur, le traitement et l'honneur
lui semblent trop une seule et môme chose; l'un est à ses yeux
la mesure exacte de l'autre. Peu après ce refus de Mantes, il
demandera le gouvernement de la place de Gisors qu'il a con-
tribué à recouvrer. Ainsi fera-t-il en toute rencontre , et pour
toute place ou château qu'il aide à reprendre. Il prétend que
ce gouvernement de Gisors lui appartient, et, le roi le lui
refusant, toujours par les mêmes raisons de ne porter om-
brage aux seigneurs catholiques, Rosny s'irritera encore,
criera au passe-droit, et fera au roi les mômes reproches
qu'au lendemain d'Ivry :
« A tous lesquels reproches, il ( le roi ) ne a'ous ré(iondit jamais autre
chose sinon : « Je vois bien que vous êtes en colère à cette lieure; nous
« en parlerons une autre fois; >> cl s'en alla d'un aulrc côlé; puis, vous
voyant avoir lait de même, il dit ;\ ceux qui le suivaient : « Il le faut
«laisser dire, car il est d'humeur prompte et soudaine, et a môme
" quelque espèce de raison; néanmoins, il ne fera jamais rien de m6-
<i chant ni de honteux, car il est homme de bien et aime l'iionneur. »
Voilà la mesure des bouderies de Sully, et le mol de Henri
sur son compte demeure le vrai.
Rosny est difficile, exigeant, bizarre et pointilleux; refusé,
il gronde, il se formalise et s'en va. Une bonne parole, une
gaieté du roi le rappelle et le remet en belle humeur. En toute
occasion, Henri lui demande de la patience, du temps, d'aller
doucement, peu à peu et pied à pied : « Vous pouvez vous as-
surer que , si je puis un jour être roi et maître absolu , je ferai
du bien et de l'hoimeur à ceux qui, comme vous, m'auront
bien et utilement servi. Partant , prenez patience aussi bien
que moi, et continuez à bien faire. » Celte gronde et colossale
fortune de Sully, ai-je dit, est lente à se construire et à s'é-
lever : au moment où Henri IV entre dans Paris et pendant
les années qui suivent, il n'est que simple conseiller d'État.
Il faut une adresse et des précautions infinies pour le faire
entrer au Conseil des finances (ISOG) et pour l'y installer en
pied : il n'y devient maître qu'un an ou deux après. Il est fait
grand-nuiître do l'artillerie en février -1601 ; il ne devient duc
de Sully qu'en mars 1606, quatre ans avant la mort do son
maître.
SULLV. 135
Toutes les gronderies de Sully avec le roi ne sont pas de
cette crudité et dans son intérêt propre : il en est d'adroites
et de flatteuses jusque dans leur rudesse; il en est de tou-
chantes par le sentiment qui les inspire. Quand il voit Henri IV,
à la veille de régner, s'exposer encore comme le plus hardi
soldat, il est le premier à lui dire : « Hé quoi! n'avez-vous
pas acquis assez de gloire et d'honneur en tant de combats et
batailles, sans vouloir toujours faire ainsi le cheval-léger'? »
A l'affaire d'Aumale (1392) oii Henri s'expose si imprudem-
ment, Rosny est dépêché par les plus fidèles serviteurs du roi
pour lui faire remontrance sur le terrain même et le prier de
ne point se hasarder ainsi sans besoin :
« Sire, CBS messieurs qui vous aiment plus que leurs vies, m'ont prié
de vous dire qu'ils ont appris des meilleurs capitaines, et de vous plus
souvent que de nul autre, qu'il n'y a point d'entreprise plus impru-
dente et moins utile à un homme de guerre que d'attaquer, étant faible,
à la tête d'une armée. « A quoi il vous répondit .- « Voilà un discours de
gens qui ont peur; je ne l'eusse pas atteridu de vous autres. » — « Il est
vrai. Sire, lui reparlîtes-vous, mais seulement pour votre personne
qui nous est si chère ; (jue s'il vous plaît vous retirer avec le gros qui a
passé le vallon, et nous commander d'aller, pour votre service ou votre
contentement, mourir dans celle, forèi de piques, \oui reconnaîtrez
que nous n'avons point de peur pour nos vies, mais seulement [lour
la vôtre. » Ce propos, comme il vous l'a confessé depuis , lui attendrit
le cœur. . . »
Il y a dans ces Mémoires de Sully, et si l'on en écarte les
cérémonies et les lenteurs, des scènes racontées d'une ma-
nière charmante et même naïve. Au siège de Laon , on voit
Henri, qui passait les jours et les nuits à visiter les batteries
et les tranchées, faire un soir la partie d'aller le lendemain à
Saint-Lambert, dans la forêt, vers une métairie de son do-
maine, « où, étant jeune, il était allé souvent manger des
fruits, du fromage et de la crème, se délectant grandement
de revoir ces lieux-là où il avait été en son bas-âge. » Après
le dîner qu'il y fait, il se jette sur son lit, ayant cela encore
du soldat capitaine qu'il sommeillait et s'éveillait à volonté.
Les serviteurs qui l'ont accompagné, dont est Rosny, le quit-
tent et vont se promener huit ou dix ensemble « vers le plus
couvert et le plus frais du bois, car c'était le temps des plus
âpres chaleurs de la fin de juin ou commencement de juillet. »
Mais ils n'ont pas plutôt fait quelques centaines de pas qu'ils
136 CAUSERIES DU LL.NDl.
découvreul à Iravers les branchages un grand mouvement de
l'armée ennemie, qui s'avance derrière ce rideau pour une
surprise. Revenant alors en toute hâte, Rosny et ses compa-
gnons trouvent le roi réveillé, a se promenant dans un jardin
et venant de hocher un prunier de damas blanc, qui portait
les plus belles et meilleures prunes (à ce que vous me dîtes
me contant tout ceci, écrit le fidèle secrétaire,) que vous
ayez jamais mangées; auquel, en l'abordant, vous criâtes:
« Pardieu , sire , nous venons de voir passer des gens qui sem-
blent avoir dessein de vous préparer une collation de bien
autres prunes que celles-ci , et un peu plus dures à digérer,
si vous ne montez promptement à cheval pour aller donner
ordre à votre armée... » — Toute cette scène, le cri soudain
de Henri IV, « Des chevaux! des chevaux l » les ordres
qu'il envoie à l'instant, l'alerte donnée aux plus prochains
quartiers, et sa présence d'esprit, son coup-d'œil qu'il avait
toujours le plus ferme et le plus judicieux , une fois en selle et
l'épée au poing, sont rendus d'une manière vive et des plus
françaises. On entrevoit ce que pouvait être le récit de Sully
revenant dans sa vieillesse sur ces heures glorieuses. En défi-
nitive , et à les voir d'aussi près que possible, le serviteur et
le roi ne semblent pas tellement différents de ceux de la tra-
dition; ils sont moins purs-, ils sont plus rudes et plus mar-
qués, mais au fond ils sont les mêmes.
Henri IV aimait à consulter Rosny dans les circonstances
décisives, et il le faisait d'ordinaire en secret pour ne pas
donner trop d'ombrage et de jalousie aux témoins. Il le con-
sulte notamment sur la grande affaire de sa conversion ( février
1593). Un soir, fort tard, dans un de ses campements de la
Beauce ou de l'Orléanais, il l'envoya chercher par un secrétaire;
Rosny trouva le roi déjà au lit; on lui apporta un carreau sur
lequel il se mit à genoux contre le lit du roi et près de son
oreille. Bon nombre do ces conversations secrètes de Rosny,
en ces années, se passèrent dans cette poslure de respectueuse
confidence. Henri IV lui ayant exposé la question complète telle
qu'elle s'agitait alors au sujet de sa religion, et lui ayant re-
commandé d'y bien réfiéchir, lui dit qu'il le renverrait quérir
dans trois ou quatre jours; car c'était la coutume de Rosny,
lorsqu'il était consulté par le roi , de demander du temps pour
y penser ; il rélléchissait durant plusieurs nuits aux choses
SULLY. 137
sans fermer la paupière, et mettait en ordre avec méthode
tout ce qui lui venait dans l'esprit, afin de le déduire ensuite
de point en point. Les contemporains ont remarqué qu'il par-
lait bien. 11 apportait ainsi des avis amples et copieux, et où
il y avait beaucoup à profiter. C'est ce qu'il fit dans le cas pré-
sent : sa réponse à Henri IV est très-belle politiquement. Rap-
pelé trois jours après, le soir, il expose au roi que, deiuiis
que les choses de la Ligue et de la rébellion tirent à leur fin ,
ce ne sont q'u'entremetleurs et négociateurs de toutes sortes;
il y en a , pour l'heure, plus de cent qui se font de fêle. On
périt à force de sauveurs, à force de pacificateurs et de réla-
blisseurs d'Élat, la plupart à trois ou quatre visages. 11 les
compare spirituellement à cette fourmilière de procureurs au
Palais, qui nourrissent les procès et qui en vivent. Ce que le
roi a de mieux à faire, c'est de ne pas leur donner lieu de
s'unir et de s'entendre pour traiter avec lui; c'est de les lasser
et d'avoir bon marché de chacun en détail , en les laissant se
diviser et achever de se morceler de plus en plus : « Tant
qu'enfin étant tous mal contents les uns des autres, et déses-
pérés de leurs impertinents desseins, il faudra que tout ce
qu'il y a de Français parmi eux se vienne jeter entre vos bras
par pièces et lopins , comme vous devez désirer, ne recon-
naissant que votre seule royauté, ne cherchant protection,
appui ni support qu'en elle, ni n'espérant d'obtenir bienfaits,
dignités, charges, offices ni bénéfices que de votre seule grâce
et libéralité. » Quant au conseil direct de se convertir à la
religion catholique, Rosny, tout en l'indiquant assez, s'excuse
de ne point le donner en propres termes, n'ayant point qua-
lité de théologien; mais il marque assez sensiblement qu'il
souhaite que le roi y entre, autant que la conscience le lui
permettra.
Rosny, en parlant ainsi, ne faisait-il que donner à Henri IV
le conseil que celui-ci désirait tout bas et qu'il eût pris sans
doute de lui-même? Je le croirais volontiers : il n'en reste pas
moins vrai que Rosny devançait et acceptait le parti le plus
juste, le seul possible et le seul suivant l'intérêt de l'État. 11
nous a laissé son Credo religieux et son symbole, tout chré-
tien, sans rien d'exclusif. Il était, au fond, plus mal avec la
plupart de ses principaux coreligionnaires qu'avec le cardinal
Du Perron, de même qu'il était moins bien avec ses collègues,
12.
138 TAUSEIIIES DU LU.MH.
les Villcroy et les Jeannin, qu'avec les Guise, une fois que les
Guise se furent réconciliés et convertis à la royauté.
Ileiu'i IV destinait de longue main Rosny pour ses finances.
La concussion alors, la vénalité régnait partout; il fallait la ré-
primer et la détruire. Durant le blocus de Paris, c'était une chose
presque réglée que des bateaux chargés de vivres remontaient la
Seine par la connivence des gouverneurs des places riveraines
(Manies, Meulan,) que Henri IV avait recouvrées. Rosny, un
jour, fut averti par un de ses gentilshommes qu'a'u retour un
petit bateau venant de Paris ap|)ortait le prix convenu aux sus-
dits gouverneurs, parmi lesquels était le frère môme de Rosny,
gouverneur de Mantes. Rosny s'arrangea si bien qu'il saisit co
précieux bateau qui ne devait pas renfermer moins de cin-
quante mille écus. Le compte entier ne s'y trouvant point (et
encore ce qui paraissait n'était qu'en lettres de change), et
Sully s'en plaignant au gentilhomme porteur et qui était le
père de celui même qui avait donné l'avis, tout d'un coup,
comme il se promenait dans la chambre avec ce gentilhomme,
il arriva que les poches de celui-ci crevèrent et qu'il en sortit
une traînée d'écus au soleil : « Nous ne nous amuserons point,
disent les secrétaires, à réciter les colères de M. votre frère
et de M. de Bellengreville (autre gouverneur), ni les risées
du roi lorsque tout cela -fut su. » Pour couronner le récit do
cette petite affaire, il faut savoir que cet argent de contre-
bande, ainsi intercepté par Rosny, ne fit pas retour au roi et
fut pour lui de bonne prise. Ces risées mêmes du roi nous
montrent d'ailleurs que la moralité des agents publics était
alors chose bien neuve, et que le contraire égayait et ne scan-
dalisait pas. Rosny fut l'homme qui, le premier, mit ordre à
ces licences et qui établit l'exactitude et la probité dans le
service du roi. « Je vous tiens pour loyal et laborieux, » lui
disait Henri. Esprit actif, entreprenant, intelligent et coura-
geux, il justifia toute la confiance de son maître. Au siège de
La Fère (IBOG), Rosny eut à remplir l'office d'intendant géné-
ral de l'armée, puis à régler les comptes avec les fournisseurs
qui avaient intéressé dans leur marché plusieiu'S ministres et
membres du Conseil. Il commençait son rôle d'administrateur
intègre, impitoyable. Il était temps. Henri IV lui écrivait
d'Amiens, le 15 avril 1596 :
« Je vous veux bien dire l'étal oi^ijc me trouve réduit, qui est tel que
SULLY. 139
j(i suis fort proche des ennemis, el n'ai quasi pas un cheval sur leqiR'i
je puisse coniballre, ni un luunais complet que je puisse endosser;
mes cliemises sont toutes déchirées, mes pourpoints troués au coude;
rna marmite est souvent renversée, et depuis deux jours je dîne el
soupe chez les uns et les autres, mes pourvoyeurs disant n'avoir plus
moyen de rien fournir pour ma tahle, d'autant qu'il y a plus de si\
mois (ju'ils n'ont reçu d'argent. Partant, jugez si je mérite d'être ainsi
traité, et si je dois plus lomjtemps souffrir que les financiers et tréso-
riers me fassent mourir de faiui , et qu'eux tiennent des tables friandes
et bien servies. . . "
Rosiiy introduit, après bien des retards, dans le Conseil
des finances, y trouva une conjuration et complicité tacite
des autres membres qui tendaient à le déjouer et à le faire
tomber en foute : « Or sus, mon ami, lui avait dit le roi au
moment de l'y installer, c'est à ce coup que je me suis résolu
de me servir de votre personne aux plus importants Conseils
de mes affaires, et surtout en celui de mes finances. Ne me
promettez-vous pas d'être bon ménager, et que vous et moi
couperons bras et jambes à madame Grivelée , comme vous
m'avez dit tant de fois que cela se pouvait faire? » Madame
Grivelée, c'est-à-dire la rapine, avait, comme la chicane,
bien des tours et des retours. Rosny ne tua pas le monstre,
mais il lui rogna les ongles et le mata. Les gens de finances
qui redoutaient en lui un collègue vigilant et qui pressentaient
un maître, l'attaquèrent d'abord et essayèrent de le miner
comme un homme qui, n'étant pas du métier, n'avait que des
vues brusques et des saillies impétueuses, peu sujettes à dis-
cussion; ce n'était qu'un soldat, disait-on, « qui ne s'était
jamais mêlé que de porter une arquebuse et d'endosser un
harnais. » 11 fallait réduire ces contradicteurs au silence, à
"l'impuissance, et, pour cela, convaincre le roi, qui était tenté
par moments de croire une moitié au moins de ce qu'on lui
disait de toutes parts. Rosny, par manière d'épreuve, lui de-
manda de faire une tournée en province avec autorité de des-
titution et de remplacement sur les gens de finance. Il fallut
de la ruse, même au roi, pour ménager cette expérience à
son serviteur. Il y eut six commissaires ainsi envoyés par les
provinces; Rosny, pour sa part, eut quatre généralités à vi-
siter. Durant son voyage, les membres du Conseil des finances
lui détachèrent de Paris mille croc-en-jambes et mille obsta-
cles : il ne se rebuta de rien , prit à partie les officiers qu'il
140 cAUSEniEs no lundi.
inspectait, de gré ou de force se fit représenter les comptes
de l'année courante et des trois précédentes, examina de près
toutes les prétendues dettes et les arrérages, les titres et obli-
gations de tous genres, tondit à son tour sur le vif au profit
du roi, et fil tant qu'il rassembla bien cinq cent mille écus :
« De toutes lesquelles sommes ainsi par vous recouvertes vous fîlcs
dresser quatre petits horclei-euux pour vos quatre î-'éuéralilés, où étaient
spécifiées par recettes et natures de deuieis toutes les sonmies par vous
voilurées, et iceux sii^nés par les liuit receveur-s généraux des deux
années dernières comme leur ayant été mis es mains par les receveurs
particuliers; lesquels Ijordereaux vous portâtes toujours sur vous, et
vous vinrent bien à propos. .. Vous aviez un équipaiie de soixante et
dix charrettes chargées, pouree que vous aviez été contraint de prendre
quantité de monnaie; à la suite desquelles étaient les huit receveurs
f-'éiiéraux, accompagnés d'un prévôt et de trente archers pour l'es-
corte. »
C'est à la tète de ce convoi financier d'un nouveau genre
que Rosny fit son entrée à Rouen où le roi était alors. Voilà
un triomphe qui a son originalité et qui fait le pendant de
l'ovation d'Ivry. Financier ou chevalier, l'un et l'autre appa-
reil peignent assez l'homme.
Lundi -23 mai 1853.
SULLY.
SES ECONOMIES ROYALES OU MEMOIRES.
(FIN.)
Si, à la bataille d'Ivry, d'Andelot avait essayé de ravir à
Rosny l'éteadard conquis et l'un de ses prisonniers, on peut
croire qu'à son entrée à Rouen, les membres du Conseil des
finances qui le voyaient de mauvais œil ne furent pas moins
jaloux de lui enlever quelque chose de son convoi d'argent.
Et d'abord ils lui en contestèrent l'honneur : ils avaient fait
courir le bruit qu'il n'avait ramassé toute cette somme qu'à
force d'exactions et en traînant après lui les receveurs et offi-
ciers de finances comme prisonniers : il ne les amenait au
contraire que comme témoins et auxiliaires et pour l'ornement .
Henri IV, ayant à l'instant donné ordre à Rosny de faire mettre
à part une certaine somme pour payer la montre (ou solde) aux
compagnies suisses, Sancy, collègue de Rosny aux finances
et son ancien, essaya de faire acte d'autorité, et, le matin de
la revue des Suisses, il lui envoya demander cet argent par un
billet qui sentait le supérieur. Rosny refusa net, et, Henri IV
s'informant si son ordre avait été exécuté et si les Suisses
allaient être payés, Sancy tout en colère répondit : « Non, je
n'y vais pas. Sire; car il ne plaît pas à votre Monsieur de
Rosny qui fait l'empereur dans son logis, et dit qu'il ne con-
naît personne...; étant là assis sur ses caques d'argent comme
un singe sur son bloc ; et ne sais si vous y aurez plus de crédit
que les autres. » Cependant l'envoi était déjà fait, et l'argent
442 CAUSERIES DU LUNDI.
porté au quartier des Suisses; Rosny l'avait fait de lui-même
après avoir bien marqué que ce n'était point en vertu de l'es-
pèce d'ordre que lui avait envoyé Sancy.
Quelque temps après, un de ses autres collègues des finan-
ces, le contrôleur général M. d'Incarville, essaye de faire dis-
paraître quatre-vingt-dix mille écus sur les cinq cent mille;
il ne sait i)as que Rosny, depuis un mois, sans en avoir l'air,
a pris note de son côté de toutes les dépenses. D'Incarville dit
au roi que le fonds s'épuise : Rosny rassure le roi et dit qu'il
y en a encore , et, après contestation-, quand on en vient aux
preuves, il faut bien finalement que les quatre-vingt-dix mille
écus qui n'ont pas été dépensés se retrouvent. Toutes ces
épreuves et contre- épreuves affermissent l'opinion du roi sur
Rosny, et décident de son établissement qui croît à vue d'oeil
et s'étend de jour en jour.
•Amiens a été surpris par les Espagnols (1o97) ; il faut un
siège en règle et de grands efforts pour les en chasser. Rosny
s'ingénie pour trouver des ressources d'argent. En matière de
finances, de même que plus lard en artillerie et dans l'art des
sièges, ne demandez: pas à Rosny des inventions qui changent
la science et la fassent avancer : il n'a pas de ces grandes vues
générales, et souvent simples dans leur principe; mais des
inventions et des industries do détail , il en est plein ; il a
toutes sortes d'ex[)édients pour tirer parti des circonstances
et pour rétablir les choses sur le meilleur pied et le plus so-
lide. A l'effet de subvenir aux dépenses extraordinaires de la
guerre, on a créé des offices triennaux qui se vendent : Rosny,
pour en tirer au profit du roi le plus d'argent comptant pos-
sible, s'astreint jusqu'à faire lui-même l'office de greffier du
Conseil, et de trésorier, comme on disait, da parties casuell es
(c'est-à-dire des droits perçus pour le roi), vendant lui-même
les offices, donnant do sa main à l'acheteur un billet adressé
au trésorier, afin que celui-ci reçoive l'argent et délivre la
quittance, « tellement que nul du Conseil n'y puisse gratifier son
parent ni son ami. » Rosny se mettait ainsi do sa personne
comme en travers des pots-de-vin. Un certain jour, à propos
d'un nommé Robin qui venait acheter les offices de la géné-
ralité de Tours et de celle d'Orléans, et ipii offrait un présent
pour les avoir à plus bas i)rix, Rosny, qui le renvoie avec
honte, a une discussion ensuite avec le chancelier de Cliiverny
SULLY. 143
et avec d'autres du Conseil qui favorisent le susdit traitant.
Robin, en eiïet, en quittant Rosny, est allé trouver M""^ de
Sourdis qui gouverne le chancelier, et qui est parente d'une
autre dame qui elle-même gouverne un autre membre du
Conseil, et il leur a fait agréer le présent. Le conflit engagé,
Rosny écrit tout grossièrement ces choses au roi en nommant
les masques et sans taire même le nom des dames. Il montre
la lettre à l'un des intéressés avant qu'elle parte. Ceux-ci
rendent les armes. Avec un tel homme il n'y a pas moyen
de s'entendre ; il faut céder et marcher droit dans la stricte
intégrité.
L'armée s'en trouve bien, et, si le gentilhomme a paru s'a-
baisser un moment à des soins peu digues, il se relève aux
yeux de tous par l'emploi et le résultat. Grâce à cet ordre
inusité, les vivres abondent dans le camp d'Amiens, les muni-
tions ne manquent jamais; Rosny y a fait organiser un hôpital
pour les malades et les blessés, et l'on y est si bien que les
gens de qualité eux-mêmes s'y font traiter plutôt que de venir
à Paris. Tous les mois Rosny fait sa visite à l'armée à la tête
de son convoi : il fait voiturer avec lui cent cinquante mille
écus pour la montre ou solde; cette vue réjouit les cœurs,
« tous les capitaines et soldats criant tout haut qu'il paraissait
bien maintenant que le roi avait mis en ses finances un gentil-
homme d'illustre maison, qui était bon Français, bon soldat
et en avait toujours fait le métier, puisqu'il servait si bien le
roi et la France... »
Le roi et la France! ces deux mots sont redevenus syno-
nymes dans la langue de Sully; le mot de patrie revient chez
lui dans son vrai sens. Au moyen âge, ce mot de patrie existait
peu : on suivait le seigneur féodal ; on se battait pour ou contre
ceux qui étaient déjà ou qui devaient être des compatriotes. Le
chevaleresque historien Froissart ne sait pas ce que c'est que
d'être un Français. La grande lignée de nos rois, les Louis IX,
les Charles V, les Louis XII et môme les François 1", en ras-
semblant sous leur main la France et en augmentant le fond
de la nation, contribuaient cependant, de siècle en siècle,
à jeter les fondements de l'idée de patrie. Cette idée avait
déjà pris dans le personnage héroïque de Jeanne d'Arc une
popularité ineffaçable. La défection à main armée du conné-
table de Bourbon parut presque à tous odieuse. Wais combien
i44 cAusi:niES du lundi.
d'éclipsés encore! Celle noble idée s'était île nouveau altérée
et pervertie au temps de la Ligue. Les catholiques violents
alliés de l'Espagne, les protestants fanatiques heureux de l'a-
baissement du trône, la méconnaissaient également. Kosny
se charge de la rappeler en plus d'une circonstance à ses core-
ligionnaires turbulents, aux Bouillon, aux La Trimouille. Écri-
vant à ce dernier, l'exhortant à ne pas chercher à susciter de-
rechef un État dans l'État et une Ligue sous forme nouvelle,
il disait (1597) : « Recevez, je vous prie, de bonne part les
conseils que je vous donne, puisque j'en suis par vous requis
et par une bonne conscience , loyale à sa pairie.
Il confondait alors tous les intérêts de la patrie dans l'au-
torité pure et simple, dans le droit divin et humain de Henri IV,
et il ne paraît jamais s'être beaucoup soucié des tempéraments
ou restrictions qu'y pouvaient apporter les Corps, Parlements,
Assemblées de Notables. Il était en cela du même système mo-
narchique que son maître, qui n'a jamais demandé de conseil
à ces Corps que pour l'apparence, et qui s'est fâché sérieuse-
ment en quelques cas, lorsque les Compagnies se furent éman-
cipées à donner avis sans en être requises.
Rosny n'a pas été le seul ministre utile de Henri IV, mais il
a été le principal, et, à quelques égards, le second sous son
maître, par la quantité de grands emplois qu'il a remplis et
qu'il a menés de front. C'est, avant tout, le bon ménager et
l'économe du roi; c'est Ihomme le plus diligent et industrieux
à lui rassembler des deniers sans surcharger le peuple, à les
faire entrer dans le coffre royal, et à les empêcher ensuite
d'en sortir autrement qu'à bon escient : « Il ne faut pas faire
apporter ici lesdils deniers, lui écrivait Henri IV du camp
d'Amiens, qu'il ne soit temps de les employer; car il y a tant
d'affamés ici comme ailleurs, que s'ils savaient que notre
bourse fût pleine, ils ne cesseraient de m'imporluner pour y
mettre les doigts, et me serait difficile de m'en défendre. Il
faut assembler par delà nos deniers, les mettre et garder de-
dans nos coffres, en faire la meilleure provision que nous
pourrons et la tenir secrète... » Mais Henri IV sent qu'il peut
encore employer Rosny à d'autres fins qu'à celle de financier
et d'économe royal, quoique ce soit là son office principal et
le plus essentiel s'il fallait choisir. A ce même siège d'Amiens,
un jour que Rosny y est allé, le grand maître do l'artillerie
SLLI.Y. 445
alors, M. de Saint-Luc, l'invite à dîner et le mène voir ensuite
les tranchées et batteries d'artillerie : « De quoi le roi averti
lui en sut mauvais gré et s'en courrouça fort contre vous,
écrivent les secrétaires, disant qu'il vous défendait absolu-
ment de faire le métier de la guerre ni d'aller en lieu péril-
leux tant que ce siège durerait. » Henri IV' même paraît
craindre qu'il n'y ait dans l'armée plus d'un jaloux et d'un mal-
intentionné, qui ne serait pas lâché d'exposer Rosny à quel-
que péril, sauf à s'y hasarder soi-même. Cette sollicitude de
Henri IV pour la conservation de Rosny paraîtra encore,
après que celui-ci sera devenu grand-maître de farlilierie. Il
faillit Fètre dès ce siège d'Amiens; M. de Saint-I.uc y fut lue.
Henri IV, qui savait que « le jugement, l'invonlion , l'ordre
et le ménage » étaient des conditions essentielles à un grand-
maître, songea à Rosny, et le lui dit, en paraissant regretter
que, destiné dans un temps très-prochain à la direction ab-
solue de ses finances, il ne put cunmler les deux charges,
dont chacune méritait bien un homme tout entier. Rosny, qui
sent sa puissance et sa capacité de travail, et de qui l'ambi-
tion n'est jamais pressée de dire : C'est trop! répondait aux
raisons d'incompatibilité que soulevait le roi : « S'il m'était
permis et bienséant de répliquer, je dirais que tant s'en faut
que ces deux charges soient incompatibles, que, selon mon
avis, elles devraient être toujours ensenible, et que jamais
l'artillerie ne sera mise en son lustre et n'en tirerez l'uldité
qu'elle doit produire, qu'elle ne soit exercée par un super-
intendant des finances, qui entende le métier de l'un et de
l'autre et ne manque i)as de courage. » Cette charge de grand-
maître ne lui fut pas donnée encore pour le moment, et il
commença par se livrer tout entier aux finances.
Le propre de la nature de Sully est que la louange Taiguil-
lonne et l'encourage à mieux faire plutôt que de l'enorgueillir
et de le rendre nonchalant : plus la charge s'accroît avec la
confiance du maître, plus il redouble de zèle et de vigilance.
Porté à la tèle des finances dans le temps même où la paix de
Vervins (1398) permettait de réduire les dépenses extraordi-
naires et d'établir un oidre régulier, il s'appliqua à dresser
de nouveau un état gènéial sur des bases plus sûres qu'il ne
l'avait pu faire jusque-là , et en ne se fiant celte fois qu'à lui-
même. On ne s'attend pas a ce que j'entre dans l'examen du
YllI. -13
i46 caiisi:hi!;s ni! lundi.
biidj;;et de Rosny. Je ne remarquerai que deux ou trois points;
de sa réforme. Enire le roi et le peu[)le, pour cerlaine luiture
d'impôts, il y avait alors les fermiers gériéraux, et ceux-ci, à
qui étaient faites les adjudications générales dans le Conseil
du roi ou devant les trésoriers de France, sous-loiiai.nt à des
sous-fermiers desquels ils tiraient presque deux fois autant
qu'ils avaient payé eux-mêmes. Rosny ferma la main aux fer-
miers généraux, fit défense aux sous-fermiers de ne leur plus
rien payer, leur ordonna de rapporter leurs sous-baux, et de
verser diiectement au trésor les sommes qui faisaient aupara-
vant un grand tour et qui allaient diminuant en chemin. Ces
procédés expéditifs contre les financiers et traitants, intermé-
diaires entre le roi et le peuple, n'étaient pas neufs, et ils
furent souvent renouvelés depuis : Sully les a[>pliqua en toute
ligueur avec art et avec suite, et y tint la main tout le temps
qu'il fut maître. Chose non moins capitale : il y avait alors
des aliénations considérables de portions et comme do pro-
vinces d'impôts. Dans les moments de presse et de nécessité,
quand l'Etat devait une grosse somme, soit à la reine d'An-
glelerre, soit au comte Palatin, ou à d'autres princes étran-
gers ou français, on aliénait une portion d'impôts, et on la
leur livrait pour payement : « Tirez-en ce que vous pouriez. »
Ces créanciers, ainsi pourvus d'une valeur incommode et d'un
rapport peu précis, l'affermaient à quelque homme de finance
qui leur en rendait le moins et en tirait pour son compte le
plus possible. Rosny désintéressa les titulaires en leur payant
franchement ce qu'ils réclamaient comme dû, et eut soin (pie
toutes ces provinces démembrées des finances fissent retour à
l'épnrgne, au trésor royal. 11 mit un terme à cette espèce de
féoda'ité et à celte usur[)alion consentie dans les revenus du roi.
Par un examen exact et une application opiniâtre qu'on
n'aurait jamais attendue d'un homme d'épée, il se rendit
compte de toutes les branches les plus minces et les plus éloi-
gnées de recettes et de dépenses; il allait rechercher chaque
nature de denier dans ses sources et origines, et, le suivant
dans son cours, no le perdait point de vue jusqu'à sa desti-
nation et son emploi. Dans cette poursuite minutieuse et
rigide il suppléait, à force de travail, de sagacité et d'adresse,
à ce que les méthodes de comptabilité avaient alors de com-
pliqué et d'incomplet.
SULLY. 147
L'économie et le menacée financier de Sully étaient favo-
rables sans doute au peuple, à l'agriculture; mais il faut bien
voir en quel sens et ne pas s'exagérer ses intentions. Sully,
certes, veut conserver au roi l'amour et l'affection de ses
peuples, et, pour cela, éviter de les surcharger d'impôts; il
veut pourtant, et sur toute chose, augmenter les revenus du
roi et avoir de l'or dans l'épargne. Un de ses grands moyens
est d'être impitoyable pour les gros financiers, receveurs et
trésoriers, u qui sont les plus grands destructeurs des revenus
du royaume. » Il est hostile à tous officiers de plume et d'écri-
toire; il veut qu'on leur fasse rendre gorge, et même qu'on
les punisse par corps, sans acception ni faveur. Rosny a en
haine ce qu'on appelait les parvenus. 11 est pour la vieille
noblesse mUitaire, royale et rurale; il pense que la vraie et
ancienne noblesse n'a été acquise que par les armes ^ et que
le titre de gentilhomme ne convient qu'à cella-là. Il voudrait
bannir entièrement par des lois et règlements somptuaires le
luxe, « la superiluité, et toutes sortes d'excès en habits,
pierreries, festins, bâtiments, dorures, carrosses, chevaux,
trains, équipages, etc. » Il a horreur des mésalliances, et il
appelle de ce nom les mariages des enfants de la noblesse
d'épée « aux fils et filles de ces gens de robe longue, financiers
et secrétaires, desquels les pères ne faisaient que de soriir de
la chicane, de la marchandise, du change, de l'ouvroir et de
la boutique. « Il voit dans ces alliances mêlées l'abâtardisse-
ment de la vraie noblesse, sous la seule forme où il la con-
çoit. Il ne dislingue point dans les gens de robe telle ou telle
classe. Il n'a que des railleries pour Tordre des avocats, les
jours même où cet ordre obéit, par esprit de corps, à une
susceptibilité des plus honorables. L'économie politique de
Sully ressemble à bien des égards à celle de Caton l'Ancien.
Il a, un jour, avec Henri IV une conversation très-curieuse
sur la culture des mûriers et les manufactures de soie, que
Henri IV veut introduire en France : ces menus plaisirs du roi
paraissent peu solides à Sully. Il croit qu'il ne faut forcer ni
les climats, ni la nature des choses. Les principaux produits
de la France consistent, dit-il, en grains, légumes, vins, pas-
tels, huiles, cidres, sels, lins, chanvres, laines, toiles, draps,
moutons, pourceaux et mulets : la vraie source des richesses
pour la France, la matière naturelle du travail est là, il faut s'y
148 C A USE m ES DU LLMtl.
tonir. Il voit dans ootto nouvolle infliislrie d(>?soie?, « plutôt
méditative, oisive et sédiMitaire, >; une cause d'afiaiblissement,
même au moral ; il craint que cet emploi d'im nouveau 2;enre
ne désaccoutume la population de la vie laborieuse et pénible
qui est propre à former de bons soldats. Il en revient toujours
à ses projets de loissomptnaires pour arrêter le luxe et forcer
la bouri^eoisie, les gens de justice, police, finance, d'écritoire
(c'est tout dire) , « qui sont ceux qui se jettent aujourd'hui le
plus sur le luxe, » à rétrograder jusqu'aux mœurs de louis XII
ou de Charles VIII et de Louis X[. Sully, par les mêmes prin-
cipes, n'est point pour les colonies; il n'augure rien de bon
de celle du Canada dont il est question alors. A un cerlain
moment, il a une idée politique assez grande et qui est à lui ,
d'attaquer l'Espagne par le cœur et les entrailles, c'est-à-dire
par les Indes, qui sont, sa force; mais en même temps il n'est
pas d'avis que la France profile de la dépouille en colonisant;
il estime ces sortes d'entreprises lointaines disproportionnées
au naturel des Français, o qui ne portent ordinairement leur
vigueur, leur esprit et leur courage qu'à la conservation de
ce qui les touche de prés. » Sully est donc le contraire d'un
novateur. Il n'est entreprenant que dans le solide et do pied
ferme. Il aime que les États s'établissent par prudence, par
ordre, par or. On l'a opposé à Colbert; il est surtout l'op-
posé de Law, et fermé à toutes les idées modernes de crédit.
A une demande que lui fait un jour le duc de Florence, et i]ui
semblait toute simple aux Gondi et à d'autres gens do"qualité
mêlés dans les affaires, il répond : « .A ce que je vois, M. le
duc de Florence me prend pour un banquier ou un merca-
dant ; or, veux-je bien qu'il sache qu'il n'y en eut jamais en
ma race, et partant que je n'en ferai rien. » Sully régit la
fortune de l'État connue on ferait une grande fortune territo-
riale, en supposant toujours le cas de guerre possible, en s'a-
guerrissaiit pendant la |)aix et en ayant des fonds en réserve
pour l'accident. Il n'a rien d'ailleurs du soldat laboureur qui
met lui-même la main à la charrue; mais il est bien pour
nous le représentant de la haute noblesse miliiaire et rurale,
je l'ai dit, ménageant cl adnunislrant admirablement ses
terres, bâtissant et fortifiant ses châteaux, les embellissant, se
promenant sur des terrasses ou dans de longues allées de
grands arbres le long d'un canal, les jours où il ne se promène
SULLV. U9
pas de préférenco dans les grandes halles pleines de canons
qui élaieiit entre l'Arsenal et la Bastille; et le soir, même
quand il est aux champs et dans la tranquillité, aimant à ren-
trer dans un château tlanqué de six tourelles, comme l'était
la Bastille encore, ou comme l'était son château de Villebon ,
et à dormir derrière les fossés et les ponts-levis. Tel est le
vrai Sully dans son véritable esprit et dans son attitude.
Même, après tout ce que j'ai extrait déjà, j'avance peu avec
lui, et je ne puis espérer de l'embrasser tout entier dans son
importance. La fortune de Sullv a mis vingt-cinq ans à croître.
Cette fortune ressemble à ces grands arbres (ju'il a plantés,
appelés des Rosntj, et qui ont été des siècles à prendre leurs
dimensions et leur beauté majestueuse.
Rosny désirait la paix de Vervins; dès qu'il la croit pos-
sible, il la conseille à son maître : les ministres des finances
aiment en général la paix. Rosny pourtant n'est pas de ceux
qui la souhaitent en toute circonstance, et, quand il vit
l'année suivante le duc de Savoie venir en France (1599) et
essayer de tromper la générosité de Henri IV, il est le premier
à conseiller au roi de reconduire ce duc astucieux avec une
escorte de quinze mille hommes et de vingt canons jusqu'à la
frontière, sauf à s'en servir aussitôt après. Chez Hosny, le
soldat, le gentilhomme et bon Français, l'homme des camps
vient doubler et rehausser l'économe intègre et habile, il y a
du Louvois en lui, ce qui n'était pas dans Colbert.
Il venait d'être nommé grand-maître de l'aitillerie. La ma-
nière dont il eut cette place, qui devint entre ses mains un
office de la Couronne, continue de le caractériser. Henri IV,
au siège d'Amiens, avait songé à la lui donner à la mort de
Saint-Luc; mais, ne voulant pas trop faire à la fois, et vaincu
par les sollicitations de la belle Gabrielle , il avait accordé la
place au père de celle-ci, AL d'Estrées, homme parfaitement
incapable. Voyant cependant une guerre [irochaine très-pro-
bable avec le duc de Savoie, Henri IV revient à Rosny, lui
confie son embarras, lui explique qu'il ne peut ôter cette
charge à M. d'Estrées, au grand-père de ses enfants, sans lui
faire affront, et propose l'expédient de retirer la charge de
lieutenant général de l'artillerie au vieil officier qui en est
chargé, de rehausser cette lieutenance générale de i)lusieurs
prérogatives singulières : « Étant rendue ainsi honorable, ma
13.
loO CAUSEHIES DU LUNDI.
résolution, lui dit Henri IV. serait de la bailler à un certain
homme que je connais et vous aussi , qui a le courage bon,
l'esprit vif, est actif, diligent, a toujours afTectionné celte
fonction et témoigné en plusieurs occasions qu'il n'en est pas
ignorant... Or, devinez maintenant qui est cet homme-là, et
m'aidez à le persuader, car il est fort de vos amis. » Rosny
s'obstine à ne pas comprendre et à dire qu'il ne connaît per-
sonne de tel. Le roi sourit, et, lui mettant la main sur la main,
lui dit : K Cet homme-là se nomme le marquis de Rosny; le
connaissez-vous bien? w Rosny résiste à tant de bonne grâce;
ayant aspiré autrefois à la charge principale, il ne veut point
présentement d'un diminutif; il se prétend surchargé d'af-
faires et insuffisant. Henri IV, à ce mot, l'arrête et lui dit une
vérité : « Ce n'est pas là où il vous tient , car je sais que vous
ne manquez pas de bonne opinion de vous-même, pour aspirer
encore plus haut. Mais, puisque vous avez si peu d'égard à
mon contentement et que vous préférez vos fantaisies à mes
prières, je ne vous en parlerai plus, vous laisserai vivre à
votre mode, comme je ferai aussi moi à la mienne. » Pour-
tant, comme il a besoin de Rosny, il fait si bien que M. d'Es-
trées accepte un dédommagement d'argent, se démet de sa
charge, et Rosny devient grand-maître, ainsi qu'il l'avait
désiré.
11 est entré dans la charge en homme âpre et entier, et qui
ne veut rien céder : il s'y comporte en galant liomme, en sujet
dévoué et fidè'e. Au siège de Charbonnières, à celui de Mont-
meillan, il fait miracles et merveilles. Pour ces sièges « en-
trei)ris, comme on disait, à la racine di'S Alpes, » il fait trans-
porter, au temps voulu, pièces et nuinilions; il éti.die et saisit
le côté faible des places, le point unique où le canon y peut
mordre; il pronostique le jour et l'heure de la prise; il ne
s'en fie qu'à ses yeux et se risque de sa personne , seul, dans
des reconnaissances jusqu'au pied des bastions ennemis; sur
quoi il mérite que Henri IV lui écrive, à la fin de ce siège de
Montmeillan :
« Mon ami, autant que je loue votre zèle à mon serviec, autant je
b'à'iie \()lii; iiiconsiriéialion à vous jelcr aux pé. ils sans besoin. (lela
srrail siippoiialile à un jeune lionniu; (lui n'iJiirail janiiiis rendu preuve
deson courage, et qui désirerait eominencer sa foiluiie; mais, la vôtre
étant déjà si avancée que vous possédez les deu\ plus impoitanles et
SULLY. loi
utiles charges du royaume, vos netions passées vous ayant acquis en-
vers moi toute confiance de valeur, et ayant plusieurs braves lioninies
dans l'armée où vous commandez maintenant, vous leur deviez com-
mettre ces choses remplies de tant de d.mgers: partant, avisez à vous
mieux ménagera l'avenir; car, si vous m'êtes utile en la charge de l'ar-
tillerie, j'ai encore plus besoin de vous en celle des finances. Que si par
vanité vous vous les rendiez incompatibles, vous me donneriez sujet de
ne vous laisser que la dernière. Adieu, mon ami que j'aime bien ; con-
tinuez à me bien servir, mais non pas à faire le fol et le simple soldat. »
Chez Rosny, la bonne qualité et le service sont toujours à
côlé du défaut et de l>xigence.
C'est au retour de cette expédition de Savoie que la fortune
de Rosny prend toute son assiette et son développement. C'est
aussi le moment où Henri IV, en ayant fini de ses guerres,
s'adonne en bon père de famille, en grand et habile monarque,
au raffermissement et à la prospérité de l'État dans tous les
ordres. Il se marie : sa fiancée, Marie de Médicis, était déjà
en route pendant qu'on achevait de mettre le duc de Savoie à
la raiîson. Rosny se liàte d'arriver à Paris pour la recevoir
« avec beau biuit d'artillerie. » Le lendemain de l'entrée, le
roi, la reine et tonte la Cour viennent diner à fArsenac
comme on disait, « oîi vous leur fîtes très-bonne chère, et
surtout aux filles italiennes de la reine, lesquelles s'en allèrent
si gaillardes que le roi connut bien que vous leur aviez fait
quelque malice. » Cette malice de Rosny, tout heureux ce
jour-là de voir son maître marié et pouvant désormais espérer
des héritiers légitimes, c'avait été de fainî verser aux filles de
la leine du vin blanc en guise d'eau, ce qui les avait grisées.
Rosny, en plus d'une action et en plus d'une conversation,
laissait voir ainsi le trait d'esprit gaulois, et, quand il se déri-
dait, il avait de la vieille plaisanterie de nos pères.
On a devant soi neuf belles et pleines années ( ItOMOlO) :
la vie de Uosny devient l'histoire de Henri IV, ou du moins
une très-grande partie de cette histoire. Il devient difilcile de
l'en séparer par une biographie distincte et réduite à de justes
mesures. Ses secrétaires n'y ont pas réussi. En continuant les
Mémoires et en y revenant à diverses reprises, selon qu'ils se
remplacent les uns les autres et qu'ils se succèdent, ils sont
les premiers à reconnaître qu'ils ont excédé le dessein pri-
mitif et qu'ils se sont laissés a'.ler à des digressions, à des pro-
lixités involontaires. Il semble aussi que, pour cette partie
152 i:.\usi;uiKS un lundi.
capitale de sa carrière, les confidences directes de Sidly leur
manquent souvent, qu'elles deviennent moins fréquentes,
moins explicites. Sur ces grands et derniers secrets d'État,
Sully laisse beaucoup à deviner, même à ses secrétaires,
qui s'en tirent comme ils peuvent avec les papiers liouvés
dans ses armoires. Dans cette masse indigeste et presque
insupportable d'ensemble, il y a toujours des détails fort
beaux, des chapitres du premier ordre pour rintérêt et la
réalité historique. Ceux qui ne reculent pas devant des lec-
tures sérieuses les y trouveront. Rosny, désormais , remplit
concurrenmient quatre charges, celles de surintendant des
finances, de grand-maître de l'artillerie, de grand voyer de
France et de surintendant des fortifications et bâtiments, sans
compter une autre charge, la plus épineuse peut-être de toutes,
« celle de l'entremise des intrigues et brouilleries domestiques
et de Cour. » Henri IV consulte Rosny sur toutes choses , et,
sans suivre toujours son avis, lient à l'écouter. Le principal
défaut de Henri IV est d'être trop accessible aux importunités,
de ne pas savoir résister aux obsessions, « d'être tendre aux
contentions cfesprif » ; Rosny y était aguerri et cuiiassé au
contraire; il réparait de reste le défaut de Henri IV, et celui-ci
venait éprouver son jugement et l'aiguiser aux contradictions
mêmes de Rosny et à sa solidité résistante. Ces conversations
du roi et de son tfiiuistre dans la grande allée (\u jardin de
l'Arsenal, à l'extréuiilé de laquelle était l'espèce de balcon
d'où l'on voyait tout Paris, ou dans les grandes halles du côté
de la Rasiille, entre dos rangées de cent canons, durant des
heures enliores d'horloge, sont reproduites d'une manière
substantielle. Certains projets, tels que celui d'une confédé-
ration entre les Tiltats chrétiens et d'une sorte de grande répu-
blique euro])éenne, semblent avoir pris dans le souvenir de
Sully et sous la plume de ses secrétaires, pendant les années
de retraite et d'exil, plus de consistance et d'enchaînement
.qu'ils n'en duient jamais avoir dans ces libres conversations
du monarque; l'on ne saurait y voir de la part de Henri IV
que des saillies et des souhaits tels qu'un roi de grand esprit
en jette en causant. Rosny fut deux fois choisi par son maître
pour aller en Angleterre, la première fois, sans mission offi-
cielle, pour s'enlenfiro confidemment avec la reine Klisabeth,
et la seconde fois comme ambassadeur extraordinaire, pour
s l! L L V . 153
traiter avec son successeur le roi Jacques. A l'occasion de ce
second voyage, le roi songea à le créer duc et pair; mais
Hosny refusa alors cet honneur, « comme n'ayant pas assez
de biens pour soutenir une si haute dignité en sa maison. »
Il voiilait, en tout, l'efTet en même temps que l'apparence. Au
commencement de iôdG, rassuré sur ce chapitre des biens, il
fut fait et reçu duc de Sully, et c'est sous ce nom que la pos-
térité s'est accoutumée à le regarder. Peu api es, le roi lui
témoignait qu'il lui destinait Tépée de connétable s'il voulait
abjurer et se convertir. Ici, seulement, Sully s'arrêta par pro-
bité et dit : Cest assez! Les hommes sont ainsi faits, a
remarqué justement M. Daru, que, tout comblé qu'était Sully,
il faut lui savoir gré encore de cet unique refus. Tous ces
honneurs cependant, toutes ces dignités accumulées, qui
remplissaient son orgueil, ne lui firent rien relâcher de sa vie
laborieuse et appliquée. Il était de ces esprits et de ces corps
infatigables qui ne prennent de repos qu'en se chargeant de
travail :
Cui labor inyrniinat vires, dat cura quietem ,
a-t-on dit de lui. Un jour (1607), Henri IV, étant venu lui
parler à l'Arsenal de quelque projet nouveau et s'étant vu
désapprouver, sortit en grondant: « Voilà un homme que je
ne saurais plus souffrir, dit-il tout haut; il ne fait jamaisque
me contredire et trouver mauvais tout ce que je veux; mais,
par Dieu ! je m'en ferai croire et ne le verrai de quinze jours.»
Le lendemain matin , dès sept heures, il était de nouveau en
visite à l'Arsenal et entrait sans se faire annoncer. Il frappe à
la porte du cabinet de Sully : a C'est le roi! » Il entre avec
cinq ou six de ses familiers et trouve Sully au travail devant
une masse de mémoires et de lettres qu'il était en train
d'écrire : « Et depuis quand ètes-vous là? » dit le roi. —
« Dès les trois heures du matin, » répondit le ministre. —
« Eh bien, Roquelaure, dit Henri IV en se retournant vers son
plus facétieux courtisan, pour combien voudriez-vous faire
celte vie-là? » — « Par Dieu ! Sire, répliqiia celui-ci, je ne
la voudrais faire pour tous vos trésors. «
Henri IV disait, et avec raison, à Sully : « Dès l'heure que
vous ne me contredirez plus aux choses que je sais bien qui
loi CAUSKUIKS DU LUNDI.
ne sont pas selon votre humeur, je croirai que vous ne m'ai-
merez plus. »
II a jugé son ministre dans la dernière année (1609) sans
complaisance, sans faveur, et d'une voix qui est déjà celle de
la j)0stérité. Celait un jour, après dîner, que, pensant en
quelque sorte tout haut devant ses familiers, il en vint à le
comparer avec Siilery et Villeroy, ses autres ministres, deux
collègues que Sully souffrait difficilement, et avec qui il eût
supporté impatiemment le parallèle; pourtant Henri IV, qui
trouvait à chacun d'eux ses mérites et son utilité propre,
disait particulièrement de Sully :
" De l'iiii aucuns se plaiiinfiiit, et quelquefois moi-même, qu'il est
d'iiumeur rufle, impatiente et conlredisMnle, l'accusent d'avoir l'esprit
eutieprenant, qui présume tout de ses opinions et de ses actions, et
méprise celles d'autiui ; qui veut élever sa fottuue et avoir des biens et
des honneurs. Or, condiieu que j'y reconnaisse une partie de ses dé-
fauts, et que je sois contraint de lui tenir quelquefois la main liaule
quand je suis en m.iuvaise liinneur, qu'il me fâche ou tiu'il s'échappe
en ses fantaisies, néanmoins je ne laisse pas de l'aiuiei', d'en endurci',
de l'estimer et de ni'eu i)ieu et utilement servir, pourceque d'ailleurs je
reconnais que vérilahlemenl il aime ma personne, qu'il a intérêt que je
\i\v., et désiie avec passion la gloire, l'honneur et la jjrandeur de moi
et de mon royauuK!; aussi qu'il n'a rien de malin dans le cœur, a l'es-
piit foi't industrieux et fertile en expédients, est yiand ménager de mon
bien; homme fort laborieux et diligent, qui essuyé de ne rien ignorer
et de se rendre capable de toutes sortes d'affaii'es, de paix et de guerre;
qui l'oit et parle nv.ve; bien, d'un siijle qui me plaît, poiircc qu'il sent
son soldat et son homme d'Etat : bref, il faut <pi!\je vous confesse que,
nonobstant toutes ses bizarreries et prompliludes, je ne trouve per-
sonne qui me console si puissammeal que lui eu tous mes chagrins,
ennuis et fâcheries. »
La suite du discours de Henri IV concernant Sillery et Vil-
leroy est belle et montre bien la supériorité politique de celui
qui parle, qui contrôle l'un i)ar l'autre, et qui met chacun à
son juste emploi ; mais c'est assez de nous tenir à Sully.
Henri IV assassiné, Sully fut comme frappé du coup : sa
conduite à la nouvelle de l'assassinat, son dessein d'aller au
Louvre, puis sa crainte qui lui fait rebrousser chemin et son
retour dans ses quartiers (se contentant d'envoyer sa femme
à la découverte), nous le montrent peu propre à ces situa-
tions extraordinaires où l'on n'a plus de maître, et où il faut
prendre en soi seul le conseil, l'initiative en même temps que
siii.LV. iaS
rexéculion. N'oublions piis qu'il y a\ail Irenlo ans que Sully
était sur la scène , et vingt ans qu'il figurait dans les liants
emplois : il n'est pas donné aux hommes de se renouveler à
volonlé et de s'éterniser. « Le temps des rois est passé, et
celui des grands et princes est revenu, » c'était le cri universel
dans les cabales du Louvre : Sully ne pouvait en être, et il
n'était pas en mesure d'en triompher. Lui qui croyait aux
pronostics, il dut se rappeler un horoscope qui avait été tiré
à la naissance de Louis XIU devant Henri IV, et qui portait :
« Désolations menacent vos anciennes assistances ; vos ména-
gements seront déménagés. » Le pronostic se réalisait, et
toute l'œuvre de Henri IV s'écroulait ou du moins allait rester
près de quinze ans interrompue et pendante. L'Homme qui
devait renouer la chaîne et relever l'entreprise monarchique
à sa manière, Richelieu connut Sully à cette époque d'irréso-
lution et de désarroi, et il l'a jugé avec dureté. Il lui reproche
de manquer de vue, de conseil, et, dans de telles circon-
stances, de n'avoir songé qu'à sa situation privée, à ses
charges et aux dédommagements qu'il pouvait exiger en se
retirant : « Il est vrai, dit Richelieu, qu'on n'avait autre inten-
tion que de lui faire un pont d'or, que les grandes âmes sou-
vent méprisent, lorsqu'on leur retraite i/s peuvent eux-
mêmes s'en faire un de gloire. »
Richelieu eut aussi, mais par nécessité seulement, ses
heures et ses années de souplesse où, bon gré malgré, la
gloire fut subordonnée à d'autres soins : quand il fut au com-
plet et qu'il put donner toute sa mesure, reconnaissons qu'il
eut autrement de généreux orgueil et de grandeur d'âme. Il a
de l'élévation, ce que Sully n'a pas. Il n'est pas homme à re-
tenir et à accumuler, à la manière d'un trésorier et d'un bon
économe, les gouvernements et les charges, il aime mieux les
distribuer aux autres. Il y a du roi autant que du ministre en
lui. Il a des combinaisons politiques, vastes et non chimé-
riques, auxquelles son cœur ne fait pas défaut et dont aucune
considération personnelle et privée ne le détourne. Henri IV
mort, Sully manque de chef; personnage considérable, homme
d'État puissant, mais, somme toute, secondaire, il s'est plu
lui-même à reconnaître que, dans tout ce qu'il a exécuté et
imaginé do bien, il y avait du fait de Henri IV autant et plus
que du sien propre; cet aveu l'honore, mais il a du vrai. Il
A'àè CArsKBiKS nr i. i.ndi.
n'était qu'un second cl un aiiniirable serviteur sous un i^rand
roi. Kn ce sons, Sully nesl pas du même ordre que Hichelieu.
lietiré dans ses terres et châteaux, il ne mourut que le
21 décembre IBil , à l'âge de quatre-vingt-deux ans, et vit
toute la grandeur et toute la restauration monarchique accom-
plie par le glorieux ministre de Louis XIII. Il paraît avoir été
surtout sensible au passé, à ce qui s'élait perdu, selon lui,
d'irréparable. Comme tous les hommes qui ont manié les
grandes affaires et pris part à une belle et mémorable époque,
il la proclamait incomparable; il était indigné quand il voyait
des écrivains inexacts, légers, mercenaires, parler inconsidé-
rément (la ces choses et de ces hommes au gré des intér(Ms
divers et nouveaux. C'est cette indignation généreuse qui
donna naissance à ses INIémoires, et qui lui inspira la pensée
de les faire entreprendre sous ses yeux pour rectifier tant de
fausses et mensongères notions qu'on était en train d'accré-
diter. lAii-mème il a dû céder quelquefois à lui sentiment bien
naturel de vieillard et do loyal serviteur voué au deuil, sinon
en exagérant le passé, du moins en prêtant à certaines idées
qui lui revenaient plus de corps qu'elles n'en avaient eu réelle-
ment. « La république euiopéenne de Henri IV est certaine-
ment née au château de Sully, a dit judicieusement M. Bazin ;
au Louvre, à l'Arsenal, on avait bien autre chose à faire qu'à
bâtir des utopies. » Un moraliste a fait également cette remar-
que : « Quand ces grands esprits deviennent vacants, les
toiles* d'araignées s'y mettent. » Sully, cet esprit solide et
positif, mais entier, n'étant plus contredit par personne, a
donc sur certains points payé tribut à la chimère en vieillis-
sant. Les saillies de son maître sont à la longue devenues chez
lui des systèmes. Pourtant, nul ouvrage, i)lus que celui cjui
porte son nom, n'aide à connaître Henri IV dans la vérité
héroïque ou naturelle, et dans l'intime familiarité : et à lui-
même Sully, au milieu de tout ce ([u'il y a de tro|), on n'a
qu'à tailler dans cette masse un peu informe pour lui élever
une statue.
Lundi 80 in;ii 1«.")3.
MEZERAY.
Il y a quelques années que, passant à Dijon , je fis visite ;'i
l'un de ces hommes savants et modestes comme la province
en renfermait beaucoup autrefois et comme il y en a quelques-
uns encore : cet homme de mérite qui s'était de tout temps
occupé d'histoire, et qui avait publié lui-même des Annales
estimées (1), avait les in-folios de Mézeray ouverts sur sa
table, et, me voyant y jeter les yeux, il me dit : « En pro-
vince nous avons encore le temps de lire. Eh bien ! j'ai beau-
coup examiné et comparé , et je puis vous assurer qu'à partir
d'une certaine date de notre histoire (car je ne parle pas des
premiers siècles et des premières races), Mézeray est encore
(1) Je veux parler de M. Frantiii , auteur des Annales du Moijen-Age
el d'une édilioii (i^c& Pensées de P.ifcal , la meilleure iiu'ori eùl l'aile
avant Ifi restilulion du lexle. Celte édition vient d'être réinipi iinée, en
tenant compte des textes originaux 1853). — M. Franlin, dans une
lettre qu'il m'a f.iil l'Iionneur de in'adresser depuis le piésenl article,
réitère avec précision son jugement sur Mézeray dans les tei'iiies sui-
vants : « Il est vrai que, parmi tant de léputalions à peu prés éteintes
qu'on a relevées de nos jours, je me suis étonné que l'on n'eut point
encore pensé au vieux Mézeiay. En réimprimant sa grande Histoire, il
faudiail la faire précéder de l'Avanl-Clov'ts, commenter les premiers
siècles (car les matériaux ri 'en étaient point connus du temps de Mé-
zeray); mais de saint Louis à Louis XIII, je ne crois pas qu'aucun de
nos historiens égale Mézeiay pour l'exactitude, le profond jugement,
et la vivacité de la narration. C'est une œuvre nécessaire et qui ferait
la réputation d'un littérateur, puisqu'aujouid'liui nous en sommes ré-
duits à faire notre inventaire, dernière œuvre des siècles littéraires."
viii. 4 4
IriS CAIT-KIU i:S 1)1 I. l!\nf.
notre meilleur liistoricn. » Ce jugement m'était resté dans la
pensée, lorsque peu après je lencoiUrai une réimpression
(l'une partie de l'ilisloire de France do Mézeray, le Règne de
Henri III ^ que venait de publier en province M. le pasteur
Sciiiion Combet (I), en y joignant une Notice sur Mézeray qui
confirmait de tout point les idées du premier juge. Cette coïn-
cidence m'a frappé, et je me suis dit que pour que deux esprits
sérieux, appliqués, travaillant en conscience et loin du bruit,
l'un à Dijon et dans un ordre d'idées et de considérations ca-
tholiques, l'autre à Alais dans la communion protestante, que
pour que ces deux esprits, ayant fait chacun de Mézeray une
étude spéciale, se fussent ainsi rencontrés dans une opinion
commune, il fallait que l'historien, à bien des égards, le mé-
ritât. Je n'ai pas la i)rétention ici d'ajouter à leurs raisons, ni
même d'adhérer à une préférence si déclarée : pour en avoir
le droit, il faudrait avoir fait les mêmes comparaisons et avoir
exploré lonlement les mêmes chemins. Je suis de ceux aux-
quels il suflit de ne point faire de faux pas en courant. Je
n'aborderai guère Mézeray que par les cùLés qui sont sensibles
à tous dès qu'on le considère. Dans les jugements assez sévères
et dédaigneux que nos historiens du xi\^ siècle ont aimé à
porter de leurs devanciers, IMézeray a toujours obtenu une
exception ; son talent, sa franchise, une certaine naïveté véri-
dique l'ont [)réservé. On n'a peut-être pas assez rendu justice
à son bon sens, à ses vues, à ses recherches; sa vieille cou-
leur du moins a parlé de loin et a souri ; il a été respecté de
ceux qui savent peindre, de M. Augustin Thierry comme de
M. de Chateaubriand. Yoyons-le donc un peu chez lui, avec
ses qualités propres et dans son courant de récit; prenons-le
à sa vraie date comme un contemporain de Corneille, et
comme étant avec Rotrou l'un des derniers Gaulois.
Né en 1610 au village et à la ferme d'IIouay près d'.Ar-
gentan en basse Normandie, il se nommait lùides de son nom,
et appartenait à une famille et à une race originale. Fils d'un
chirurgien, il avait pour frère aîné Jean Eudes qui fut de
l'Oratoire et en sortit pour fonder la congrégation des Eudistes,
homme d'une piété vive et zélée, qui excellait à enfoncer l'ai-
(1) Alais, 18.4i-t8'(6, S vol. iil-So.
MKZr. IIAV. 151>
guillon de l'amour divin, même au cœur des tièdes. 11 était,
nous dit Huet qui l'avilit beaucoup connu, et qui même s'était
senti dévotement enllannné par lui pendant une semaine
sainte, il était d'un naliu'cl hardi et ardent ; nulle considé-
ration ne Tarrèlait lorsqu'il s'agissait des intérêts de Dieu et
de la charité. Il était capable de saintes imprudences. Mézeray
était le second de trois fds; son plus jeune frère, appelé
d'Houay, de la ferme de ce nom, devint habile chirurgien et
accoucheur à Argentan ; il y fut nommé échevin et y soutint
en celte qualité la prérogative municipale. On raconte que
M. de Grancey, gouverneur d'Argentan, voulant faire démolir
une vieille tour on beffroi qui renfermait l'horloge de la ville,
l'échevin d'IIouay résista au nom des bourgeois; et, comme le
gouverneur, étonné du feu qu'il y mettait, lui demandait :
Qui ètes-votis? il répondit : « Nous sommes trois frères, ado-
rateurs de la vérité et de la justice : le premier la prêche, le
second l'écrit, et moi je la soutiendrai jusqu'au dernier
soupir. »
Le nom de Mézeray était celui d'un canton, d'un réage ,
selon l'expression du pays, où la famille Eudes possédait quel-
que pièce de terre (1). Le jeune Mézeray fit de brillantes
études à l'université de Caen, et de là il vint à Paris où, sous
les auspices de son compatriote Des Yveteaux , il comptait dé-
buter dans la poésie. 11 avait une grande facilité à rimer; mais
Des Yveteaux lui parla là-dessus comme aurait pu faire Mal-
herbe, et, démêlant mieux son génie, lui conseilla de s'appli-
quer de préférence à la politique et à l'histoire. En attendant,
il lui fit obtenir une place de commissaire des guerres, disent
les uns, ou d'officier pointeur dans l'armée des Flandres,
disent les autres. Quoi qu'il en soit, Mézeray servit pendant
deux ou trois campagnes, et, lorsqu'il quitta brusquement sa
place, il y avait gagné du moins d'avoir vu la guerre d'assez
près pour en savoir la langue et en comprendre les opérations :
cela lui servit plus tard comme historien. 11 revint à Paris,
résolu d'y embrasser la profession toute libre d'auteur et de
bel-esprit. On dit qu'il s'exerça dès lors dans la satire et dans
(I) On lit dans un cliapiire de Hii^t (Origines de Caen), où il donne
l'élyniolo^ie dt'S noms de plusieurs lieux de Normandie tirés du latin :
« Mazttre, Maceries. — iHezeruij, .Uaceriaiuni , lieu Ijàti à pieri'e sèche. «
160 CAISKRIES DU LUNDI.
le pamphlet, et qu'il en retira assez de profit pour pouvoir s'ap-
pliquer ensuite à de plus sérieux ouvrages S'enfermant au col-
lège de Sainte-Barbe vers l'Age de vingt-sept à vingt-huit ans,
il se mit à lire les anciens historiens et à méditer de composer
une Histoire de France dans un goût tout nouveau. Il conti-
nuait d'y joindre quel(]ue besogne de commande pour sub-
sister. L'excès do travail le fil tomber dangereusement malade.
Le cardinal de Richelieu , « appliqué à découvrir, nous dit
d'Olivet , tout ce qu'il y avait de mérites cachés dans les ga-
letas de Paris, » apprit en même temps le nom, les projets,
la maladie du jeune historien , et sur-le-champ lui envoya
cinq cents écus d'or (d'autres disent deux cents) dans une
bourse ornée de ses armes (1640).
On a voulu voir dans cette libéralité du puissant ministre
envers le futur historien une bonne grâce intéressée, une sorte
de carte de visite par laquelle il lui recommandait son nom
auprès de la postérité et de l'avenir. Si cela éiait, une telle
avance serait trop honorable à la cause des Lettres pour devoir
être reprochée à l'Iiomme d État qui en sentirait si bien la
grandeur et la portée durable. ^lézeray, d'humeur causiicpie
et franche, plaisanta plus dune fois, dit-on, de ce bienfait, et
il semblait dire qu'en retour, s'il avait eu à écrire sur le car-
dinal , il aurait dû lui payer tribut en retranchant quelque
chose de la vérité. Laissons ces railleries et voyons l'acte en
lui-même : il est noble et délicat, il est bien d'une époque où
de grandes choses se firent et où l'on sentait le prix de les
bien représenter. Mézeray, avant d'en plaisanter entre amis
comme il faisait plus tard, commença par en être reconnais-
sant. Encouragé par ce regard et par ce suffrage, il se remit
activement à l'œuvre, et le tome 1"'' de son Histoire de France,
avec tout l'ensemble d'images et de portraits qui la recom-
mandent, put paraître en 1(54.'}, l'année même de la victoire
de Rocroy et dans les premiers mois de la Régence.
L'ouvrage, qui portait gravé au frontispice le portrait
équestre de l^ouis Xlll avec une inscription des plus magni-
fiques en l'honneur de ce roi, était dédié à la reine régente.
Primitivement el dans la pensée de l'auleur, il avait dû l'être
au cardinal de Riclielieu. Ln parcourant les papiers du fonds
Mézeray à la Bibliothèque impériale, j'ai rencontré (1) cette
(«) Manusrritsi de Mézerav, Mélanges, tome wm.
MÉZERAY. 161
première Dédicace non employée et mise au rebut, et j'en
donnerai quelque cliose ici, parce que c'est justice et que
l'inspiration de cette grande œuvre historique, qui ne parut
que sous la Régence, doit se rapporter à l'âge et au règne
précédent. Mézeray disait donc à Hiclielieu dans cette Dédicace
toute légitime et qui n'a point été publiée :
« Monseigneur,
" Etant si iieureux qiio ûo vivre sons l'empire du plus grand des mis
et sous radmiiiislriiliou de Voire Éniiuence, j'ai pensé que c'était lUic
Jouable téuiérilé de tenlei- (jue!i4Ue cliose de grand el d'entreprendre
un ouvrage digne de la gloire que vous avez acquise à la France. Eu ce
temps, 3Ionseigneur, qu'elle est comblée de lani de merveilles, de
prospfriiés et de victoires, c'est iiu trop bel avantage d'être FruDçais
pour n'avoir pas du cœur et de l'ambition. Aussi , pour in'eflbrcer de
l'aire savoir à la postérité que j'ai vécu sous uu règne si glorieux, j'ai
bien osé composer l'Histoire de France, et retracer les illustres actions
de plus de soixante souverains qui ont tenu le sceplie d'une si tloris-
sante monarcliie. Les voici, Monseigneur, i-eprésentés el par la |ilunie
et par le burin , qui paraissent avec les plus beaux orneuients de leur
granileur royale; et, tout cbargésqii'ils sont de palmes el de couronnes,
je prends la bardiesse de les oflVir à l'auguste majesté de leur succes-
seur. Celte oOVaiHle n'est pas commune; aussi, pour lu dédier d'une
façon extraordinaire, j'ai lait une inscription à l'antique... »
Et après s'être étendu sur les louanges de Louis XIII, il
ajoutait :
" Certes, Monseigneur, toute sa vie n'est qu'une suite conlinuelie de
miracles. Mais doit-on s'en étonner, pui^qu'il est assez visible qu'il
n'agit que par vos conseils, et que vos conseils peuvent tout ? Vous
l'assistez en toutes ses entreprises, vous lesoulagiz en tousses travaux.
En quelque endroit qu'il porte ses armes, il trouve à son ariixée toutes
choses prêtes à le couronner de gloire, et vous faites beaucoup plus
pour lui que jamais le bonbeur ne fit pour César, puisqu'il a vaincu
souvent avant même que d'avoir vu. . . "
Résumant dans un tableau qui n'est pas trop emphatique
cette politique armée qtii se montre partout à la fois en divers
pays, qui soutient des luttes et des alliances sans nombre, et
où la supériorité de la pensée se fait toujours sentir dans
l\xécution :
« J'en prendrais à témoin, s'écri;iit-il, et la Rocbelle et Nancy..., si
Perpignan n'en était un témoignage plus nouveau et pour le moins
aussi glorieux. L'Espagne, se voyant sur le point d'être mortellement
U.
162 cAr.sEiuiiS DU li.ndi.
blessée par un si î^'niml coup d'Etal, fondait l'espoir de son salut sur
voire maladie; mais son ùtleule élail bien vaine. Vous ne coinhallez
pas avec le bras, vous cotnliatlez avec rcnlendement; et, loiit débile
que vous étiez, vous avez lullé contre ce Gérjon à (rois têles, et l'avez
leirassé. Les siècles passés doiiiu"'ient le nom de Sage au l'oi Cbarles
cinquième pour ce qu'il combattait beuieuscnient If s Anglais dans son
cabinet : de quel titre ttotic devons nous vous liouorer, vous qui avez
si généreusement vaincu l'Espagnol dans voire liC »
La fin de la Dédicace est employée à montrer la France
aussi florissante par les arts de la paix que s'il n'y avait point
de iiuerre, les bâtiments et les Louvres qui s'élèvent, l'ému-
lation dans les Lettres , et l'Académie française qui en est l'in-
terprète, prenant note de tant de beaux titres pour les trans-
mettre aux siècles à venir :
« El je m'eslimerais heureux si je pouvais joindre mes travaux à tant
de beaux ouvrages qu'elle prépare pour votre gloire, et vous témoigner
pai- quelque elTort comme Je suis, de Votre Éniinence, le très-buinble,
très-obéissant et très-fidèle serviteur. Du Mézerav. •>
On remarquera, en passant, cette sign:!ture Du Mézeraij ;
l'autour signait ainsi en effet sa giande Histoire. Le Mczeray
était le nom qu'il avait adopté dans sa forme première. A force
de le répéter, l'aiticle s'est comme usé et est tombé en
chemin. On a dit et lui-même a fini par signer iMézerafj
tout court.
En citant cette Dédicace et en faisant la part de l'éloge
obligé, j'insiste pourtant sur un point essentiel. IMézeray est
d'humeur libre et non servile, d'humeur même républicaine,
à prendre le mot dans l'antique acception de nos pères; il n'a
qu'à se laisser aller pour être causlique et satirique. Sous la
Fronde, il fera beaucoup de pamphlets, ou du moins il y trem-
pera. Il en avait fait, dit-on , dès le temps même de Richelieu
et contre ce ministre. Tout cela est vrai; mais, si Mézeray
n'avait été que ce satirique et ce cynique que nous montrent
certains biographes , il est douteux qu'il eût entrepris une
œuvre aussi pénible et d'aussi longue haleine que sa grande
Histoire : pour que cette noble ambition le saisît, il fallait que
sa jeunesse s'ins[)irâl des grandes choses auxquelles elle as-
sistait, qu'il se sentit fier, comme il le dit, d'être d'une na-
tion si généreusement conduite, si hautement relevée et ho-
norée aux yeux de l'Europe par l'habileté vaillante de ses
chefs. Veut-on trouver dans son Histoire le contre-coup même
de la Dédicace et de l'éloge adressé à Richelieu au sujet de la
prise de Perpignan: qu'on ouvre le règne de Charles VllI;
iMézeray y montre ce roi assez souvent victorieux , mais peu
politique, restituant à la maison d'Autriche une partie de
l'Artois et la Franche-Comté :
« Ce ne fut pas, remar(|ue-t-il, sans un grand étonnemeut des s;iges
politiques que le roi rtslilua ces deux comtés : mais ce lut avec mur-
mure et indignation de la France, et à la risée de toute l'Europe, qu'il
rendit encore celle (la comté) de Roussillon au roi d'Aragon. La mo-
narchie fran(;aise serait venue au point souliuilahle de sa grandeur, si
elle avait pour bornes les Alpes, les Pyrénées et le Rhin. Cette pièce de
terre semble être ainsi taillée poui' être le siège du plus lieureux et du
plus solide empire du monde, si la prudence l'avait pu éiendre jus-
qu'aux limites que la nature lui a posées. Louis XI avait donné un
grand avancement à ce dessein, et, s'il se fût trouvé de suile deux ou
trois princes tels que lui {j'entends en conduite pour les afl'aires de
dehors, non pas certes potu' l'administration du peuple), ilsrauiaieiit
heureust-mcnt a(lir\é. Mais Charles son (ils, tout au contraiie, bon à
ses sujets, non pas à son État (si rarement te rencontre un piince doux
et politique tout à la fois! ), écarta bien inconsidérément les pièces de
cet assemblage. »
De telles idées nationales et élevées sont perpétuelles chez
Mézeray. Ce n'est pas en des temps de Fronde qu'il eût appris
à les cimcevoir, et c'est pour avoir, en ses jeunes années, en
sa saison de verve et d'entreprise, vu réunies entre les mains
de Richelieu les pièces merveilleuses de cet assemb/age ,
c'est pour lui avoir vu reconquérir ce Roussillon aliéné de-
puis un siècle et demi, et lui avoir vu refaire en tous sens
une France, qu'il a su mêler lui-même à son Histoire cet
es[)rit français étendu , cette intelligence d'ensemble qui y
subsiste à travers les remarques plus ou moins libres et les
réflexions conformes à notre vieux génie populaire. Avoir vu
un grand homme régnant ou administrant, rien n'est tel poi,r
l'historien que ce genre de démonstration vivante, même
lorsque ensuite on passerait aux idées d'inJépendance et de
liberté.
Il faut avoir sous les yeux la première édition de V Histoire
de France de Mézeray pour s'en expliqiicr le succès. Le
premier tome parut donc en 1613, le second en 16i6, le
troisième en 1651. L'auteur se forme sensiblement à mesure
164 CAUSKHI i:s DU Ll'M)l.
qu'il les écrit : la Cm du (omo premier, à partir de Pliiiippe le
Bel et surloutcie Charles V et Charles Vî, devient fort ndurrie
et fort pleine; le second volume, qui commence à Charles VII
et qui finit avec Charles IX, est constamment soutenu; le
troisième, qui comprend le seul règne de Henri III et celui de
Henri IV^jusqu'à la paix de Vervins, est excellent. Lorsque
Mézeray eut terminé son Histoire, il était alors véritablement
en état de Fentreprendre, et il reporta les forces de sa matu-
rité dans deux autres ouvrages, son Abrégé chronologique
(1667) et son traité de l'Origine des Français ou Histoire de
France avant Clovis (1682). Son premier ouvrage reste pour-
tant le plus original dans son incomplet même. Il semble
d'abord que la principale chose y soit les portraits des rois et
reines, et que le texte n'y vienne que pour accompagner ces
illustres images, cette suite de tailles-douces, ligures et mé-
dailles, recueillies et pavées par un amateur généreux, Remy
Capitain. Ctiaque portrait y est orné de quatrains ou é[)i-
grammes en vers de la façon de Jean Baudoin, de l'Académie
française, ami de Mézeray. Le texte de celui-ci s'avance mo-
destement d'abord, à la faveur et sous le couvert de tous ces
embellissements.
Après le portrait équestre de Louis XIII paraît la gravure
d'Anne d'Autriche en pied sur son trône avec ses deux enfants.
Dans la Dédicace à elle adressée, où il est fait allusion à la
victoire de Hocroy, Mézeray dit galamment : « Ces belles mains
qui ont pris le gouvernail de l'État en ont charmé les tem-
pêtes. >•> Dans la préface, après avoir payé un ample tribut à
ses auxiliaires par le burin et à ses collaborateurs, il en vient
à i)arler de sa composition même : « Quand j'ai entrepris ce
long et pénible ouvrage, ma |)remière intention n'était pas de
le faire si ample ni de si grande étendue qu'il est; je ne le
voulais composer (pie des pièces et des appartements les jilus
nécessaires; mais il s'est trouvé qu'en travaillant j'ai insensi-
blement changé de dessein... Tant de rois et de grands sei-
gneurs n'ont pas pu s'accommoder en un si étroit logement,
et je n'ai point vu do raison pourquoi je dusse omettre une
guerre ou une affaire plutôt qu'une autre. » 11 n'a point cm
devoir distribuer son ouvrage par sections ni par chapitres ; il
s'est contenté de le divLser par règnes : « J'ai cru que toutes
ces découpures gâtaient l'étoffe, et que les pauses, au lieu
MÉZERAV l6o
d'accourcir ie chemin , le faisaient trouver plus long. » On a
vu ici une légère critique applicable à l'un des prédécesseurs
de Mézeray, Scipion Du Ploix , qui affectait force divisions
dans l'histoire. Mézeray juslifie les harangues qu'il a mises
quelquefois dans la bouche des princes et seigneurs; il y a
cherché un ornement et rehaussement à l'histoire « dont le
stylo est de soi simple et naïf, » et aussi un rafraîchissement
pour le lecteur « fatigué de suivre toujours une armée par des
pays ruinés et déserts. » Si les héros d'ailleurs n'ont pas tenu
exactement les iliscours que l'historien leur prête, ils ont dû
les penser; et ces considérations en général sont si néces-
saires que 1 historien, s'il ne les mettait dans leur bouche,
serait obligé de les faire lui-même pour son compte. Ce qu'il
dit là n'est vrai qu'en avançant; car il est certaines de ces ha-
rangues, comme celle qu'il prête à Charles Martel au moment
de livrer bataille aux Sarrasins, qui sont plus académiques que
véritablement histoiiques, même à ie prendie dans le sens de
la définition précédente. Mézeray est modeste sur les erreurs;
il reconnaît qu'il a dû en commettre beaucoup : « Et vraiment
il n'est pas au pouvoir d'un homme mortel de faire une course
de douze siècles sans broncher. » De son style il déclare qu'il
ne dira rien; mais on voit qu'il y tient et qu'à ce début il l'a
soigné : « C'est à vous, dit-il aux lecteurs désintéressés, à pro-
noncer s\j'ai écrit d'une belle manière, si j'ai découvert
quelques lumières qui n'eussent pas encore été démontrées;
là où j'ai touché au but, et là où je m'en suis éloigné. » Il
nous rappelle ce que nous ne devons jamais oublier quand
nous nous reportons à la première époque où parurent ces
ouvrages une fois en vogue, et dès longtemps vieillis: c'est
que, si la matière était déjà vieille alors et semblait telle, la
forme qu'il lui donnait à son heure la rendait toute nouvelle.
Avant JMézeray on n'avait pas encore écrit l'histoire dans cette
forme claire, parlante et agréable. Il l'offrit accommodée au
goût et, pour ainsi dire, aux yeux du monde de son temps.
A ce sujet, il parle de ses devanciers, et, sans les trop écraser,
il les relègue assez légèrement dans le [«assé; il s'empresse
l)0urtant de proclamer que, quoi qu'on puisse tenter de nou-
veau et quel que soit le non)br(ï et l'émulation des historiens
présents et futurs, il y a fort à faire pour atteindre la gran-
deur et l'immensité d'un tel sujet :
166 CAUSIiKlliS DIj LL.Nil.
Il Mais qu'il en naisse fous les ans de nouveaux , dit-il; ils ne nieltiont
jamais ce sn.jel en sa p(M't'eclion. Ils pouiroiil bien nKiiilcr (|nrli|ue
louange pailiculière, ilspourroul bien se surpasser l'un l'aulre, aplanir
le cliemin peu à peu , y appioiler de plus en plus de nouvelles clailés ;
mais cerles il y aura loujours dans leurs ouvrages beaucoup plus à dé-
sirer qu'à admirer, plus de choses obscures que d'éclaircies, el moins
de vérités que de conjectures. ISe vous en élonnez pas, lecteur* notre
histoire n'est pas reiilrepiised'un lionimo seul, ni d'un lioninie privé;
la monarchie Iranyaise est une pièce df: trop grande élendueel de trop
longue durée, lille a eu tant de princes, lant de grands seigiu'urs el
tant de démêlés, soil avei; les autres nations de la terre, soit avec ses
propres sujets, à raison d'un nombre iiilini de petites seigneuries qui
l'ont divisée cinq ceids ans diuaiif. (pi'il est impossible à un esprit seul
de les pouvoir toutes débrouiller. Kl puis l'obscurité es! si grande dans
la première et seconde race de nos rois, qu'on peut dire que ces temps-
là sont comme les pays voisins du pôle, où il n'est jamais jour que par
un petit crépuscule. »
N'accusons donc point IMézeray de ces lacunes, et sachons-
lui gré plutôt de les avoir si bien signalées et définies : il a
fallu deux siècles de défrichement et de critique, des travaux
sans nombre et en France et dans d'autres pays, des systèmes
contradictoires qui se sont usés en se comballant et qui ont
fécondé le champ commun par leurs débris; il a fallu enfin ce
qu'invoquait Mézeray, l'appui des Gouvernements dans les
recherches, dans le libre accès aux sources et à toutes les
chartes et archives, pour que les faits généraux qui se rap-
portent à celte première et à cette seconde race fussent éclair-
cis, pour que la société féodale fût bien connue, et que l'his-
toire du Tiers-État pût naître. Mézeray a eu le mérite du
moins d'embrasser le programme dans son ensemble, et d'ou-
vrir hardiment la route, sentant bien à quelle distance était
le terme dans l'avenir.
C'est Mézeray qui, dans son Abrégé chronologique, à la
suite de l'article de Hugues Capet, a dit que « le royaume de
France a été tenu, plus de trois cenis ans durant, selon les lois
des fiefs, se gouvernant comme un grand fief j)lu(ôt que
comme une monarchie. » — « Tout ce qu'on a rabâché depuis
sur les temps féodaux n'est que le commentaire de cet aperçu
de génie, » a dit M. de Chateaubriand, qui a prononcé sur
Mézeray quchpios paroles décisives.
Le premier volume de son Histoire n'est jjour nous que cu-
rieux et mérite assez peu q'i'on s'y arrête. Cette Histoire com-
MKZKRAY. i(,7
nieiiçanl, selon l'usnge, i)ar Pharamond, on a eu la décence
de laisser en blanc le portrait, de ce roi problématique. Mézeray
sait assez au fond à quoi s'en tenir; il sait très-bien que l'exis-
tence de Pharamond est contestée; il le dira très-i)et(ement
dans son Abrégé chronologique. S'il le compte pour le pre-
mier des rois de France, c'est surtout pour obéir à la tradi-
tion et pour suivre l'ordre qui a été gardé jusque-là par les
historiens. La première race est pour Mézeray. comme une
lande aride à traverser; il est à tout moment en disette et le
fait sentir : « La fin de cette première race étant si tmste et
si déserte comme elle est, dit-il , par la nonchalance des
historiens qui l'ont possible [peut-être] fait à dessein pour
éteindre la honteuse mémoire de nos princes fainéants, vous
ne devez pas m'accuser de stérilité, etc. » Il trace des cadres
plutôt qu'il ne les remplit. Au commencement de la seconde
race, il lui siMiible, dit-il, passer d'une nuit obscure à un trop
grand jour ; il en est trop ébloui jiour en jouir; il sent en
Tnême temps que son sujet s'agrandit, et qu'il lui faut sortir
avec les descendants de Charles Jlartel des limites de la
France. Le sentiment national qui anime Mézeiay s'exprime
naïvement au début du règne de Cliarlemagne : « Que j'ai
maintenant de plaisir, s'écrie-t il, d'être né Français, lorsque
je vois notre monarchie s'élever à une gloire où jamais aucun
État chrétien n'a-su monter! » C'est le même sentiment qui,
au début du règne misérable et anti-patriotique de Charles VI,
lui fera dire: « Comme j'étais près d'entrer dans ce long et
pénible règne , deux choses ont pensé m'en détourner : l'hor-
reur que j'ai de repasser sur tant de massacres , de ruines et
de désolations, et la peine incroyable qu'il y a à démêler tant
d'affaires si embrouillées, etc. » Ces parties ingéniées et natu-
relles plaisent chez Mézeray, en atlendiuit qu'on en vienne
avec lui aux parties étudiées et fortes.
Pour toute l'époque du moyen-âge et des premiers règnes
capétiens, il manque à Mézeray une connaissance approfondie
de nos anciens historiens latins et de ce monde ouvert par les
Du Chesne et les Du Cange. Il se vantait nn jour en |)résence
même de Du Cange de ne lire aucun de nos histoiiens latins.
En parlant ainsi, il exagérait un peu, et on trouverait dans la
masse des notes historiques qu'il a laissées plus d'érudition
qu'il n'en avoue. Cependant le mérite sérieux de son histoire
468 CAUSERIES DU LUNDI.
ne commenceien effet à se faire sentir qu'à dater du moment
où il s'appuie sur dos clironiqueurs ou historiens de langue
nationale : jusque-là il ne faut lui demander ([ue des aperçus
et des pages heureuses.
Une de ces pages est celle (ju'il a consacrée à Blanche,
femme de Louis VllI et mère de saint Louis. La touche un peu
rude et parfois cornélienne de Mézeray s'est adoucie pour
peindre celte princesse d'une intlucnce à la fois si chaste et si
pénétrante. Blanche la prudente, la sage, la raisonnable, la
politique et la sainte, n'a jamais mieux été comprise et pré-
sentée que dans ce portrait de Mézeray. M. Scipion Combet
l'a cité comme un chef- d'œuvre , et je ne puis que faire de
même. .Aussitôt le mariage célébré en Normandie entre
Blanche et le fds de Philippe- Auguste, Louis emmène sa
chère moitié à Paris :
Les deux époux (Maifiil ;ï )iiii près pareils en àuc, de treize ;\ qua-
torze ans, tous lieux d'un esprit cnelin à la piété, éloigné du vice,
pur, ouvert et sans liel , et vu tout tellement setnliiabies l'un à l'autre,
que de ce parfait rapport et de cette uuiluelle eorrespondaru'c naipiit
entre eux deux un amour saint , (pii fut désormais l'ànie de l'un et de
l'autre. Il ne me souviinl point d'avoir vu ni dans l'Iiistoire, ni dans
la Fable même, de couple plus étroitement uni (jue celui-là. Ils étaient
toujours de compajinie, et, (|uel(|ues affaires qui pussent sui'venir, ne
s'entrequiltaient point de vue. Dans le voyage qu'il lit contre les Albi-
geois, elle l'accompagna jusqu'en Languedoc, et faisait porter sa lente
pour camper avec lui . lanl elle avait peur de s'en éloigner d'autant de
chemin qu'il y avait à la procbaine ville, el (pie cependant quelque
autre ne s'emparâl de son esprit , qu'elle voulait posséder et gouverner
toute seule : ce qu'elle taisait encore par zèle contre les hérétiques.. . »
Le reste, du portrait se soutient, et l'auteur achève dV
expliquer f influence à la fois vertueuse et politique de Blan-
che, son ascendant dès qu'elle fut entrée dans le Conseil de
France. Cette page de Mézeray est de celles qui rappellent
le mieux la touche d'Amyot , treize ans avant les Provin-
ciales.
Avec Philippe le Bel, avec Philippe de Valois et ses succes-
seurs commence l'intérètvérilable de l'Histoire de Mézeray. In-
dépendamment de la narration ([ui devient pleine, variée et
nourrie, et qui est d'un mouvement facile et continu, Mézeray
est un grand peintre de portraits dans les résumés qu'il
donne à la lin de chaipie règne cl où il retrace en abrégé le
MÉZERAV. 109
caractère, les mérites ou les défauts du roi dont on a lu l'his-
toire. Du sentiment non-seulement équitable, mais humain et,
autant qu'il se peut, loyal et (iiièle, domine dans ces jugements
et en tempère la rii^ueur; s'il y a quelque circonstance atté-
nuante ou touchante pour les monarques même les plus dé-
sastreux et les plus funestes, Mézeray ne l'omet pas. C'est
ainsi qu'il fera même pour Chai les IX ; c'est ainsi qu'il insiste
sur les débuts de Charles VI , surnommé d'abord par ses
^eu\)\es le Blett-auné : il Jamais couronnement ne |)lut tant
aux peuples que celui-là, et jamais règne suivant ne fut plus
malheureux. »
— « Il vécut cinquante-quatre ans (t en régna quarante-deux, dit
Mézeray en léjuniaiil cette époque lainentalile avec laquelle se termine
son premier volume. Je me trompe pourtant d'aiipeler cela un rèi^ne,
ce fut une aniircliie continuelle : d'autant qu'il vint à la couronne à
treize an.<; il fut sous des régents plusieurs années, et i)uis, étant
venu en âi.'e, tomba sous la captivité de ses favoris, et à vingl-six
ans en cette longue maladie qui niit presque celte monarcliie au toin-
l)eau... Si bien que toute sa vie n'a été qu'une folie ou de cerveau ou
de jeunesse, et, ni sain ni nuikule, il n'a jani.us eu une once de bon
conseil et de forte résolution, mais a toujours été liors de lui-même,
ayant été en tout temps possédé par ceux qui l'obsédaient, et ferme
seulement en un point, qui était de se changer à l'appétit de tou.s ceux
qui se saisissaient de lui. Aussi faible d'esprit qu'il était robuste de
corps, sa force étant telle que d'un coup de massue il abaltait le cbeval
et le cavalier, et rompait la jjIus forte lance sur son genou... Du resie,
il n'avait point de vices d'bomme privé, mais élait r<nie et sans mcsiue
en toutes choses. ..»
.le ne fais que toucher les principaux traits, j'en supprime
d'énergiques et de familiers, mais qui font bien en leur lieu.
On aura remaïque que Mézeray affeclioniie ce mot de vaste
dans le sens de l'étymologie, qui est celui d'un défaut. Sa dic-
tion, à bien des égards, est ainsi toute voisine de ses origines
et sent encore, pour ainsi dire, l'arbre d'où elle a été cueillie :
« Le roi s'étant heureusement développé des mains des Polo-
nais et de toutes les difficultés du chemin, » dira-t-il de
Henri III revenant de Pologne en France (1). Il aime à entie-
jnèler son langage de proverbes et de locutions populaires ,
(1) Celle acception du mot développer est encore mieux définie dans
la phrase suivante, iiui se rappoite à Marguerite, sunu' de Franç^ois \" -.
« Les nouveaux Évantjélisles l'avaient autrefois pensé embrouiller dans
VIII. 15
I\l{) I. A USER If: s ntl LtTNDI.
iLissent-clles un pou basses. De ce mémo roi llcnii III, ren-
trant en France et débutant par une faiblesse et un eperfuiie:
« N'oilà la première faute (lue fit le roi , c/iopanf, comme dit
le proverbe , « l'enfrée de la porte. » Il a habiluelleinent de
ces mots, ç/rabuges, empêtrer dans des (ilets, etc., qu'on
voudrait effacer; il fait, en tout, passer le naturel avant la
noblesse. Sa prose a d'ailleurs de ces négligences pleines de
grâce et de franchise comme on les aime dans les vers de
Régnier ou de Hotrou. Il a de belles paroles qui lui échappent
sans qu'il y songe. Parlant de je ne sais (juelles superstitions
publiques et à grand fracas, venuesd'Ilalie ou d'Avignon, il dira
tout courant : « Ces spectacles inconnus aux âmes fran-
çaises... » Parlant des amours de la dame de Sauve, un des
premiers aides de-camp du brillant escadron de Catherine de
Médicis, il la montrera « n'employant pas moins ses attraits
pour les intentions de la reine que pour sa propre satisfac-
tion ; se jouant de tous ses mourants avec un empire si
absolu qu'elle n'en perdait pas un, quoiciu'elle en acquit tou-
jours de nouveaux. » 11 aura, en se perfectiormant , de ces
ra[)idités de récit qui sont même d'un grand écrivain; pariant,
dans V Abrégé chrunologique , des premiers succès de Con-
radin en Toscane : « Ces beaux commencements, dit-il, tra-
hirent le jeune Conradin et le flattèrent pour le mener à ta
mort. » Il ne faut point faire, toutefois, connue Perrault, et
aller jusqu'à comparer Mézeray à Thucydide; les discours
qu'il place dans la bouche de certains de ses peisonnages
ont de la pensée sans doute, mais on a très bien remarqué
que Mézeray écrit d'abondance et n'a point de phrase,
c'est-à-dire de forme à lui ; il suffit que sa diction soit natu-
relle, sincère, expressive, sa narration pleine et bien démêlée.
11 sait y faire entrer les circonstances qui parlent et qui ani-
ment un récit : « Q'iand il allait par les champs, dit-il de
Louis XII, les bonnes gens accouraient de plusieurs journées
pour le voir, lui joncliant les chemins de fleurs et de feuil-
lages, et, comme si c'eût été un Dieu visible, essayaient de
faire toucher leurs mouchoirs à sa monture pour les garder
comme de précieuses reliques. )>
leurs erreur?, : mais ce puissant ;,'éiiiu, ayant rodiiinu la vérité, s'en
était lieureuseinent développe. »
MKZERAV. 171
J'essaye, en ramassant tous ces exemples, de donner l'idée
et le sentiment du genre de mérite et de charme que je trouve
au style ou plutôt à la langue et à la touche éparse cle Mézeray ,
il me reste à insister sur ses parties sérieuses d'historien , et
aussi à traiter des originalités ou bizarreries de l'homme.
Lundi 6 juin 18.ï3.
MEZERAY.
(VIN.)
Le xvi« siècle était pourMézeray ce que le xvm« n été pour
nous : il en sortait, il en était nourri, il en savait les traditions,
le langage; il en avait ouï raconter les derniers grands évé-
nements à des vieillards; les souvenirs et l'esprit lui en ve-
naient de tous les côlés; nul n'était plus propre que lui à en
retracer une histoire entière, et c'est ce qu'il a fait pendant
l'étendue d'un in-folio et demi. A partir du xv*' siècle et du
règne de Charles VU, Mézeray ne considère plus le champ de
son Histoire que comuie un pays poui)lé, « tout entrecou[)é,
dil-il, de canaux, de retranchements et de places fortes, où
une armée, quelque puissante qu'elle soit, ne peut faire ses
logements que pied à pied , et n'y avance pas plus durant toute
une campagne qu'elle ferait ailleurs en une journée. » Cela est
surtout vrai pour lui à partir du xvi'' siècle, et, dans ce siècle,
à dater du règne de François II. C'est alors que commença
d'éclater cette furieuse et vaste épidémie de guerres civiles et
religieuses, qui ne cessa de sévir j'isqu'au règne de Henri IV.
Mézeray l'embrasse dans son ensemble; il la décrit au naturel
dans tout son cours, et, quand on l'a parcourue avec lui d'un
bouta l'autre, on peut dire véritablement qu'on a vécu avec
ces hommes du xvi* siècle, qu'on les a vus au juste point, ni
trop loin ni trop près, (ju'on les a entendus parler, qu'on a eu
la saveur de leurs propos, qu'on a conçu la suite des événe-
ments dans leur exacte proportion, avec mille particularités
MÉZEHAV. 173
de mœurs qui les animent et qui en sortent d'elles-mêmes. Ce
pesant Cliapelain, qui avait du jugement dans les matières de
prose, a dit de Mézeray en notant quelques-uns de ses défauts:
« C'est néanmoins le meilleur de nos compilateurs français. »
L'éloge est juste , si Ton entend le mot de compilateur sans
aucune idée défavorable et en se contentant de le prendre par
opposition aux écrivains de Mémoires et de première main.
Mézeray est certes à l'avance le plus naïf et le plus original
des Anquetil ; il est un digne vulgarisateur en français de l'his-
torien de Thou, « de ce Jacques-Auguste, dit-il quelque part,
que les bons Français ne doivent jamais nommer sans préface
d'honneur. »
Mézeray, qui ne songe pas au drame, nous fait cependant con-
naître d'abord ses personnages princi[ aux ; il les montre surtout
en action , sans les trop détacher des sentiments et des intérêts
plus généraux dont ils sont les chefs et les représentants, mais
en laissant néanmoins à chacun sa physionomie propre. Le
vieux connétable de Montmorency, les Guise, l'amiral de
Coligny, le chancelier de L'Hôpital, se dessinent chez lui par
leur conduite et leur procédé encore plus que par les juge-
ments qu'il leur applique. Catherine de Médicis y est peinte
dans sa dissimulation et ses entrecroisements d'artifices où
souvent elle se prend elle-même, ambitieuse du souverain
pouvoir sans en avoir la force ni le génie, et tâchant d'y
atteindre par ruse; usant à cet efîet, comme nous dirions au-
jourd'hui, d'un système continuel de bascvle, « réveilhmt et
élevant tantôt cette faction , et tantôt endormant ou rabaissant
celle-là; s'unissant quelquefois avec la plus faible par pru-
dence, de peur que la plus forte ne l'accable, quelquefois avec
la plus forte par nécessité, et parfois se tenant neutre quand
elle se sent assez puissante pour leur commander à toutes deux,
mais n'ayant jamais intention de les éteindre tout à fait. »
Loin de paraître toujours tiop catholique, il y a des instants
où elle a l'air de pencher à la religion réformée et de vouloir
trop accorder à ce paiti, et cela avec plus de sincérité peut-
être qu'il ne lui appartient. La Catherine de Médicis, telle
qu'elle se présente et se développe chez Mézt'ray en toute vé-
rité, est fyiie pour tenter un moderne : comme il n'y a guère
de nouveau que ce qui a vieilli, et qu'on ne découvre bien
souvent que ce qui a été su et oublié, le jour où un historien
15.
^'/i CAUSEHIES nu lA.NDI.
moderne reprendra la Catherine deMédicis de Mézeray en lui
imprimant (pielques- uns de ces traits un peu forcés qu'on
aime aujourd'hui, il y aura un i^rand cri d'étonnement et
d'admiration, et les critiques du moment auront à enregistrer
une découverte de plus.
Les Protestants se sont loués en général de la modéralion
de Mézeray à leur égard : il ne faut pas croire pourtant qu'il
les épouse et qu'il |)allie leurs excès. Mézeray, par l'esprit qui
circule dans son Histoire, me représente assez bien un libéral
de l'école de 89, qui aurait à raconter la Révolution française
et qui tâcherait d'en extraire ce qu'il y a eu de louable, de mo-
déré, de juste, en s'affligeant d'autant plus des horreurs et des
représailles qui ont eu lieu dans les deux sens. Au commence-
ment du règne de Charles IX (1560), lors de la tenue des Étais
àPontoise, puis à Saint-Germain, Mézeray fait un tableau
des plus animés et des mieux définis de l'air de la Cour à ce
moment et des di.-positions diverses qui pyrlageaicnt les esprits
par tout le royaume :
«Or, commo l'exemple du prince transforme loule la Cour, et que
le rcsie de l'Elat se règle sur elh?, I.i Reine mère penchant du colé des
HuguemiU pour réeonipcnse de la laveur qu'elle avait reyue de l'Ami-
ral, le Calvinisme élail la nliuion à la mode, el il semblait que celN;
de l'Église romaine lui une vieille rohe qui ne fût plus en nsaj^e que
pour les bonnes gens. Tous les entreliens ordinaires des compagnies
élaienl des discours sur les sarremenls, sur la Grâce el sur les céiémo-
nies, les dames même el les artis .ns ayant les Épiins de saint Paul à la
bouclie, el avec cela des inveclives conire le pape et leSaiid-Sié^e. Il y
avait dans le royaume, sans compter les lihrrlins el ics alliées qui n'é-
taieul pas en pelit nombre , trois sortes d'esprits, . . »
Et il considère ces trois sortes d'esprits, les uns acharnés à
la destruction de la religion romaine, les autres à sa défense,
et « quelques-uns, tenant le milieu, qui n'eussent pus voulu la
détruire, mais seulement y réformei- certains abus, c A la ma-
nière complaisante dont il développe l'opinion de ces derniers,
il est assez sensible qu'il en serait volontiers lui-même. Méze-
ray, en favorisant celte demi-réforme, ne croit pas innover;
en religion comme en politique, il paraît cioire qu'il suffit de
revenir à une époque anlérieure où régnait une sorte de Con-
stitution religieuse, monarchique et sulfi.-anunont populaire;
on l'eût embarrassé sans doute en le pressant de détinir celte
MÉZERAY. 1Î5
période idéale de notre histoire où. les abus avaient cessé
moyennant la Pragmatique et la tenue réîrulière des États-
généraux. Le règne du bon Louis Xll, qu'il nous a exposé
avec tant de charme, ne remplit lui-même que bien imparfai-
tement ces conditions. Quoi qu'il en soit, en toute occasion,
et lorsqu'il rencontre des opinions de cette nature chez quel-
ques-uns des personnages de l'histoire, Mézeray les touche
évidemment avec plaisir et les fait valoir d'un mot. Au mo-
ment où la guerre civile s'organise et où les Huguenots deve-
nus puissants , enhardis par la première faveur de Catherine
de Médicis et par les Édits de L'Hôpital , agitent un grand des-
sein de confédération par toute la France, Mézeray énumère
les diverses opinions produites dans leurs conseils, dont quel-
ques-unes n'allaient à rien moins qu'à transférer la couronne
de la tète du roi sur celle du prince de Condé, et à remettre le
royaume en plusieurs souverainetés particulières comme du
temps de Hugues Capet; puis il ajoute, en doutant que l'ami-
ral de Coligtiyy ait jamais pu consentir : « Pour l'Amiral et le
prince de Porlian (Antoine de Crouy) , comme c'étaient deux
âmes libres et qui se piquaient du bien public, ils témoignaient
avoir envie de rétablir l'ancienne liberté française, en faisant
en sorte que celte monarchie fût gouvernée par le conseil de
plusieurs des plus prudents personnages, et que l'autorité du
monarque fût restreinte à certains termes, etc. » Quinze ans
plustai'd (1576), exposant encore les demandes diverses des
Huguenots et de plusieurs catholiques confédérés, il se com-
plaira à développer celles du vicomte de Ventadour, « tout "à
fait généreuses, dit-il, et qui n'avaient pour but que le bien
public dont tous les autres ne parlaient point. 11 voulait que
pour assurer une bonne paix, stable et de longue durée, on
allât jusqu'aux racines qui reproduisaient sans cesse les dis-
cordes et les troubles; que, pour cet effet, on accordât un
Concile national, etc.; qu'on assemblât les Etats-généraux de
deux en deux ans, etc. « Dans toutes ces parties de son His-
toire, l'opinion et les préférences personnelles de Mézeray
percent assez : pourtant il ny met pas de système; il s'accom-
modera fort bien que, sous Henri IV, on arrive au bien public
sans toutes ces machines qui sont à double fin en temps de
passion, et qui ne sont pai faites que dans l'esprit des ver-
tueux. Ce qu'il faut dire à l'honneur de sa véracité comme
176 CAUSERIES DU LUNDI.
historien, o'ostque ce fonds d'opinion et d'humeur, encore phis
que de principes, ne le mène point à altérer les faits ni à favo-
riser quelques-uns de ses personna2;es au détriment des autres.
Son Coligny ne nous en paraît pas moins ambitieux pour être
une àme libre. C'est l'ambition qui le jette d'abord du côté
des Réformés; mais bientôt son esprit se prend tout de bon à
leurs opinions, et il s'y glisse du fanatisme de doctrine ou de
parti : « 11 était arrivé la même chose à l'Amiral, dit agréa-
blement Mézeray, qu'il arrive à un jeune homme qui vient à
se piquer tout de bon d'une maîtresse qu'il n'aurait entrepris
d'aimer que par feinte et pour donner de la jalousie à une
autre : il s'était si fort embéguiné de cette nouvelle religion
que rien n'était plus capable de l'en désabuser. » C'est en vertu
de ce coin de fanatisme qu'on voit Coligny prendre intérêt à
Poltrot qui doit assassiner le duc de Guise, lui donner cent
écus pour avoir un bon cheval , et le recommander à son frère
Dandelot peu avant le coup. Pensez-en ce que vous voudrez;
Mézeray vous en laisse pleine liberté. C'est ainsi encore que
le plus ou moins de goût que l'historien peut avoir pour les
Édits du chancelier de L'Hôpital ne l'empêchent pas de nous
rendre fidèlement l'élat des espi its à cette époque ci ilique où le
parti des Protestants faillit prendre le dessus dans le royaume.
On voit très-naïvement chez Mézeray comment la population
parisienne et des environs demeure, malgré tout, aussi hostile
à ceux de la religion réfurméeque la Cour, à ce quart d'heure,
paraît leur être favorable. Vers ce temps du Colloque de Poissy,
quand le cardinal-légat envoyé de Rome n'est reçu qu'avec
des risées et des railleries, et se voit exposé en Cour aux in-
sultes des pages et laquais, à celle heure où le cardinal de
Lorraine lui-même ne serait pas lâché qu'on fît un pas et une
pause à mi-chemin du côté de la Communion d'Augsbourg,
le fond de la population résiste et se porterait à des voies de
fait contre les ministres protestants, si on ne les pro'égeait.
Pour les sauver des attaques et de la fureur du peuple catho-
lique, il est besoin de les laice escorter et conduire de Saint-
Germain à Poissy par des archers de la garde du roi. Le mo-
ment où les âmes des deux côtés s'exaspèrent et où la guerre,
à la voix des prédicants, se démoralise, est énergiquement, et
je dirai, vertueusement rendu par Mézeray (lotiS) : il nous
iail assister à cette suite de représailles et d'horreurs où, à part
MKZi-r. AV. 177
un bien petit nombre d'exceptions, les caractères les plus forts
se souillent et se dégradent.
Mézeray, nous racontant la Saint-Barthélémy et le contre-
coup de celte nuit sanglante dans les provinces, me fait l'effet
d'un historien qui raconterait les massacres de Septembre
après en avoir recueilli toutes les circonstances dans les au-
teurs originaux et de la bouche de quelques témoins survi-
vants : un historien qui déroulerait aujourd'hui, comme il le
fait, la longue traînée de forfaits qui s'alluma à ce signal dans
les provinces, la bande de massacreurs en bonnets rouges à
Bordeaux, les massacres des prisons à Rouen en dépit du gou-
verneur, *( si bien qu'il y fut assommé, tué ou étranglé six ou
sept cents personnes qu^ils appelaient par rôle les tins après
les autres, » les scènes de Lyon qui surpassèrent tout le reste
en horreur, arquebusades, noyades dans le Rhône, le tout par
le commandement de Pierre d'Auxerre, homme perdu de dé-
bauche, arrivé tout exprès de Paris, le Collot-d'Herbois de ce
temps là; — un historien qui écrirait, de nos jours, ces mêmes
pages de Mézeray, paraîtrait avoir voulu faire des allusions
aux personnages et aux événements de la Révolution française :
et c'est en cela que le récit de Mézeray me paraît préférable à
tous autres et d'un intérêt inap[)réciable, en ce que l'historien,
encore à portée de ces temps, a résumé dans son propre cou-
rant tous les narrateurs originaux du xvi" siècle , et qu'en
nous rendant naïvement les faits et les impressions qu'ils
excitent, il nous en fait sentir l'expérience toute vive, sans
soupçon de complication ni de mélange.
Le troisième tome de Mézeray, contenant le règne de Henri III
et les premières années de celui de Henri IV, parut en 1651,
c'est-à-dire entre deux Frondes : jamais pour ces sortes d'ou-
vrages on n'avait joui de plus de liberté. Lorsque Mézeray dé-
crivait la première journée des Barricades qui avait mis
Henri III hors de sa capitale (12 mai 1588), ce n'était pas
sans en avoir vu faire lui-môme sous ses yeux et sans avoir
rappris, ainsi que ses contemporains, la puissance et la tac-
tique de ces grands soulèvements popidaires. Là encore Mé-
zeray est plein d'instruction et donne bien à réfléchir à qui le
lit. A la veille de cette journée des Barricades et de l'arrivée
du duc de Guise à Paris, il n'aurait fallu que bien peu de
chose, il nous le fait sentir, pour donner aux événements un
1/8 tAUSlillIi:» DU LU.NUI.
tout autre cours. Un courrier expédié au duc qui était alors à
Soissons, courrier dont les dépèciu's avaient pour objet de
l'apaiser et de le retenir, ne put partir faute de vingt cinq
écus, et le duc passa le Rubioon : « Telle est, dil Mézeray, la
condition des plus grandes affaires, que, lorsqu'elles sont à un
certain point où elles ne peuvent pas subsister longtemps, il
ne faut que le moindre incident pour les faire tomber d'un
côté ou d'autre; et, si la fortune permettait qu'il fût évité, les
choses pourraient se mieux tourner et prendre toute une autre
pente. » Au moment où dans Paris la sédition se chauffe, il
devient très-sensible, d'après le récit de Mézeray, que de tout
temps les choses en pareil cas se sont passées à peu près de
même. Si un historien de nos jours, me racontant ces scènes
du xvi" siècle, me le dit, je ne le crois qu'avec une certaine
méfiance; mais la date de Mézeray le laisse à cent lieues de
nos réminiscences et de nos allusions; et c'est pour cela qu'il
y a une partie de l'histoire qu'il faut continuer de lire dans
les originaux ou chez les rédacteurs et compilateurs naïfs qui
en tiennent lieu. Dès l'arrivée du duc de Guise à Paris, la
physionomie de la capitale a changé : « Tout Paris était plein
de gens nouveaux et de visages qui semblaient ne respirer
que la proie et la vengeance ; il se tenait jour et nuit des
conférences au Louvre et chez les partisans du duc; on n'en-
tendait plus autre chose dans la ville et à la Cour que des
bruits confus de diverses résolutions qui se prenaient, et peut-
être qu'à l'heure il ne s'en était encore pris aucune. » Henri 111,
qui n'était pas toujours cruel, résista, dès le commencement
de l'émeute, aux conseils de plusieurs capitaines (et notam-
ment de Grillon) qui voulaient en avoir raison et qu'on la ré-
primât avec vigueur : « Le roi, dit Mézeray, n'avait envie que
de se saisir des principaux de la Ligue et voulait, par un pro-
cédé sans violence, désabuser le peuple des bruits qu'on avait
semés... Il était d'ailleurs persuadé de cette opinion que la
moindre goutte de sang qui se répandrait serait capable d'ir-
riter la populace et de mettre le feu dans cette grande ville. >;
Henri 111 empêche donc qu'on ne réprime vigoureusement
l'émeute dès le principe : il avait expressément défendu à ses
capitaines d'enfoncer les bourgeois, « et il avait tant de peur
que riuipaliencc des soldats et le désir de butiner ne leur
fissent oublier ses ordres qu'il leur envo\ait de ses officiers de
mi;/. îcr.A V. I7y
moment en moment pour les réitérer. Ainsi liant les mains
aux gens de guerre, il refroidissait leur ardeur et confirmait
l'audace des Parisiens qui, voyant qu'on les redoutait, se mi-
rent à tendre les cliaînes, à dépaver les rues pour porter les
grès aux fenêtres, à dresser des barricades de carrefour en
carrefour. » Cette attention plus que débonnaire de Henri III
le conduit, quelques heures après, à s'enfuir. Tous ces récits
de Mézeray ne donnent aucune leçon, car il n'y a pas de leçon
en pareille matière , mais ils font réfléchir les studieux et
ceux qui, dans les jours de stabilité et de silence, aux heures
d'intervalle d'une société apaisée, se prennent à méditer sur
l'éternelle ressemblance de ces éternelles vicissitudes.
^iiézeray, qui aime le vrai avant tout, ne sacrifie point au
dramatitpie. On sait la célèbre réponse du Premier Président
Achille de Harla\' au duc de Guise, qui lui vient demander son
concours dès le soir même du triomphe des Barricades : « C'est
grand'pitié quand le valet chasse le maître, etc. » Faisant quel-
que mention de celte réponse , IMézeray ajoute : « Toutefois
ceux-là sont plus croyables qui racontent que ce sage magistrat,
usant d'un procédé plus convenable à un temps si dangereux ,
écouta iiatiemment ses excuses et les offres qu'il lui fit pour le
maintiende la justice, le remercia de la bonne intention qu'il lui
témoignait de ne s'éloigner jamais du service du roi, et l'ex-
horta de la confirmer par de bons effets, afin de rejeter tout io
blâme de cette journée sur le fient de ses ennemis. » Mézeray
l)arait donc croire que la réponse tant citée du Premier Prési-
dent a été une invention royaliste du lendemain et f.iite après
le triomphe. C'est ainsi qu'après l'assassinat de Blois, Mézeray
paraît douter que Henri III, du moment que Guise est par
terre , « soit sorti de son cabinet l'épée à la main comme vic-
torieux, qu'il lui ait mis le pied sur le front; que, revenant
par deux ou trois fois et faisant lever la couverture pour voir
s'il ne respirait point encore, il ait demandé aux uns et aux
autres s'il était mort. Ce sont, à mon avis, dit-il , des circon-
stances que la Ligue inventa pour rendre cette action plus
horrible. Et ces paroles qu'on lui fit dire après l'avoir un peu
contemplé: Mon Dieu ^ qu'il est grand! il parait encore
plus grand mort que vif, ont, à ce que je crois, été controu-
vécs longtemps après, lorsqu'on vit les suites de cette mort
plus tragiques que le roi ne les avait prévues. » En tous c(S
IHO CAIJSKRIES DU LUNDI.
passages, Mézeray montre qu'il sait préférer le vrai tout simple
et tout naturel à ce que i'im;iginiiiion est tentée d'accepter
pour agrandir les faits.
Une des choses qui me plaisent le plus dans Mézeray, à côté
de l'ai^encement plein et facile de la narration, c'est le talent
naturel et presque insensible avec lequel sont traités les carac-
tères; on les voit se développer successivement et sans parti
pris selon les circonstances, avec tous leurs ilux et retlux de
passions; Mézeray ne les fait jamais poser, il les laisse marcher
et on les suit avec lui. 11 en est qui sont peints, en passant,
d'un seul trait qu'on remarquerait dans Tacite et qui échappe
ici tout simplement. Par exemple, il dira en un endroit, d'un
des serviteurs inhdèles du roi Antoine de Navarre : « François
d'Escars, homme qui se vendait à tout te monde pou?' de
l'argent, hormis à son maître... »
•l'avais noté bien d'autres remarques à faire sur les divers
caractères et mérites de cette Histoire, mais il faut se borner
et laisser quelque chose à ceux qui prendront le même che-
min. Mézeray, qui venait de i)ublier ce travail considérable,
et de qui la réputation était fuite, passe pour avoir été un
Frondeur des plus actifs. On lui a généralement attribué la
série de pamphlets publiés sous le nom du sieur de Sandri-
covrt (1652). Le récent éditeur de la Bibliographie des
Mazarinades , M. Moreau, discute cette oi)inion; il la com-
bat, ou du moins il l'infirme, et penche à croire que, dans
tous les cas, JMézeray n'est pas le seul ni même le principal
auteur de ces panqjhlets. S'il les avait réellement faits comme
on l'a admis pendant longtemps, sa réputation n'aurait certes
pas à y gagner, et il y a lieu de craindre que la Fronde en le
dissipant, en le livrant sans réserve à ses instincts d'opposi-
tion et de satire, ne lui ait fait perdre l'habitude plus grave et
plus contenue qui sied à l'historien.
.le ne me permettrai qu'une seule considération et conjec-
ture sur ce qu'a dû être le rôle et l'état d'esprit d'un Mézeray
sous la Fronde. Qu'on se figure bien ce que pouvait être l'or-
dre et l'habitude d'idées d'un homme qui venait de publier
l'année d'auparavant son in-folio historique sur le xvi*' biécle,
et des nombreux lecteurs parisiens qui l'avaient goûté. Nous
nous imaginons toujours voloiuiers nos ancêtres comme en
étant à l'enfance des doctrines et dans l'inexpérience des choses
MEZEnAY. 1^1
que nous avons vues ; mais ils en avaient vu eux-mêmes et en
avaionl présentes beaucoup d'autres que nous avons oubliées.
Ainsi, dans l'un des premiers pamphlets attribués à IMézeray (1),
je vois l'auteur parler de la P'rancc et des Français, et « de la
longue durée de plus de treize siècles, et de l'expérience qui
devrait être acquise par tant de guenes civiles et étrangères,
et des périls de totale ruine si souvent encourus par le chan-
gement des races royales, » tout comme nous ferions aujour-
d'hui. Mézeray, ou l'auteur du pamphlet, qui était du moins
de ses amis, y dit des Français : « lis emportent comme un
torrent tout ce qu'ils attaquent, le garde après qui voudra ! ils
livrent des batailles et emportent de glorieuses victoires,
quelque autre en ramasse les fruits... Oh ! les avisés poli-
tiques!... » Ma seule conclusion , c'est qu'il y avait en ce
temps-là pour cette classe moyenne d'esprits, engagés dans la
Fronde et manquant leur but , un désappoinleuient et une
condoléance presque égale à ce qu'on peut voir aujourd'hui
chez les plus étonnés de nos politiques déçus. En ce temps-là
aussi on se croyait arrivé au comble de l'expérience humaine
et de l'histoire (il en est ainsi de chaque génération), et, si le
monde tournait autrement qu'on n'avait compté, on s'écriait :
« Kh ! quoi? tout cela ne sert donc à rien ! »
Mézeray était de l'Académie française dès 16 58 : il y avait
succédé à Voiture, bel et galant esprit de Cour, du genre le
plus opposé au sien. 11 y fut nommé Secrétaire perpétuel après
la mort de Conrart (1675), et en cette qualité il travailla à pré-
parer le canevas du premier Dictionnaire. IMézeray, par sa
brusquerie, contrastait également avec Conrart, ce devancier
si px)li et si prudent. Il était avec Patru des acaclémiciens in-
dépendants qui se sentaient d'avoir passé par la Fronde.
Comme Patru, comme Maucroix et quelques camarades do
cette date qui sont en dehors de l'Académie, Mézeray ne :;e
transforuK^ l)oint: il continue d'appartenir à cette génération
libre et familière d'avant Louis XIV. Il est de ceux qui se
disent mon cher, qui se liitoieiil volontiers , qui ne prennent
pas la perruque, et qui même, jusqu'à la fin, iront sans ver-
gogne au cabaret. Nous reviendrons sur ce dernier point qui
lui est propre. A l'Académie, Mézeray se remarque de loin
(1) Lp Pol'iitqnc I.ulin. portent des Onloinuiiices , clc., I(;.")i2.
VIII. 1G
182 CAUSERIES DU LUNDI.
en qiielquos occasions. Le jour Je la visilc que lit la reine
Christine à l'illustre Compagnie (11 mars 1658), c'est Mézoray
qui, faisant roCficc de secrétaire, lut, à l'article Jeu du Dic-
tionnaire, cette locution proverbiale qui fit rire, dit-on, la
princesse : « Jeux de prince, qui ne plaisent qu'à ceux qui
les font. » Si le mot n'y avait été déjà, il était capable de l'y
avoir mis. U aimait à mêler sa causticité à ses définitions.
Pour éclaircir le mot Comptable dans le Dictionnaire et en
haine de la finance qui était sa bête noire, il avait mis :
« Tout comptable est pendable. » On demanda la suppres-
sion de cet étrange axiome plus digne d'une Chambre royale
de justice que de l'Académie. IMézeray résista pendant toute
une séance, et, forcé d'acquiescer enfin à la condamnation, il
écrivit en marge : « Rayé quoique véritable. » Ces traits sin-
guliers en représentent beaucoup d'autres qui ne nous sont
point parvenus. On sait encore qu'il se piquait de mettre une
boule noire à chaque élection nouvelle ; quel que fût le can-
didat, il volait contre invariablement : « C'était, disait-il, pour
prouver à la postérité par cette marque qu'il y avait liberté à
l'Académie dans les élections. » Ennemi de tout ce qui était
étiquette et cérémonie, il se motpiait, ainsi que Patru, de voir
la Compagnie y mettre tant d'importance et se rattacher à
tout propos par des compliments et des députations aux évé-
nements de la Cour; tous deux, dans leur sans-façon, ils
avaient donné à l'Académie les épithètes de délibérante, de
députante et remerciante.
Tout Frondeur qu'il avait été, Mézoray perdit à la mort de
Mazarin. Il avait demandé à ce ministre de quoi subvenir aux
frais de réimpression de son Histoire ou de l'Abrégé qu'il en
voulait faire; Mazarin le lui avait promis, et de plus l'avait
fait porter sur l'état de la maison du roi pour une pension de
douze cents livres. On le voit, après la mort du ministre,
adressant requête au roi pour obtenir le rétablissement de
cette faveur qui lui avait été retranchée, et demandant de
plus le fonds promis pour la réimpression (1). Une pièce
(I) On peut lire celte RcquOtc ;iu tome xxvi, fol. 280, des Manuscrits
de Mézeray (Uibliotlièque impériale). Kije n'a d'autre intérêt que de
bien fixer l'état de Mézeray sous Maz.irin : il n'avait pas alors celte
pension de '«000 livres qu'il cul et qu'il perdit plus tard, et que, par
MÉZERAV. 183
sans date, mais qui doit, être de cette époque environ, nous
montre IMézeray en voie de fonder le premier Journal litlé-
raire et scientifique qui eût paru en France. La pièce est
rédig;ée sous forme de Privilège. Elle est nécessairement anté-
rieure à la fondation du Journal des Savants (IfGo), et elle
doit se rapi orter aux premiers temps de l'influence de Col-
bert (IG63). Je la donne ici en entier à cause de la généralité
du projet et du plan qui fait honneur à Mézeray, bien qu'il fut
sans doute trop paresseux à la fois et trop cassant pour l'exé-
cuter et le mener à bonner fin (1) :
« Louis, etc.'
« Le sieur de Mézeraj', notre historiographe, nous a très-humhlemcnt
représenté que l'une des principales fonctions de l'Histoire à laquelle
il travaille depuis vingt-cinq ans, c'est de marquer les nouvelles dé-
couvertes el lumières qui se trouvent dans les sciences et dans les arts,
dont la connaissance n'est pas moins utile aux hommes que celle des
actions de guerre et de politique, mais que celte partie ne se pouvait
pas insérer dans le gros de son ouvrage sans faire une confusion en-
nuyeuse et un mélange embarrassé et désagréable, et qu'ainsi sa prin-
cipale intention étant, comme elle a toujours été, de servir et profder
au public et lui fournir un enUetien aussi fi uctueux et aussi honnête
que divertissant et agréable, il aurait pensé de recueillir ces choses à
part et d'en donner une relation toutes les semaines, sous le litre de
J. L. Gl. (Journal liitéraire général), ce qu'il ne saurait faire s'il n'a
sur ce nos lellres qui lui en permettent l'impression.
«A ces causes, considérant que les sciences et les arts n'illustrent
pas moins un grand État que font les armes, et que la nation fran-
çaise excelle autant en esprit comme en courage et en valeur; d'ail-
leurs désirant favoriser le suppliant et lui donner le moyen de soutenir
les grandes dépenses qu'il est obligé de faii-e incessamment dans l'exé-
cution d'un si louable dessein, tant pour payement de plusieurs per-
sonnes qu'il est obligé d'y employer que pour l'entretien des corres-
une confusion intéressée, dans le but de la rendre plus inviolable, il
aimait à faire remontei- jusqu'au temps de Mazarin.
(1) Ce curieux projet de Privilège se trouve également aux Manuscrits
de la Bibliothèque impériale dans les papiers de Mézeray, au milieu du
volume intitulé Dictionnaire historique, géographique, étymologique,
par ticulierewent pour l'Histoire de France et pour la J.angur française;
c'est le même ouvrage (pie Canuisat a publié sous le tilre de Mémoires
historiques et critiques , etc., par Mézeray. Camusat, qui s'élail occupé
de l'Histoire des journaux, n'a pas eu sous les yeux le manuscrit ori-
ginal, sans quoi il n'eût pas omis cette pièce. J'en dois l'indication à
l'obligeance de M. Claude, de la Bibliolbè(pie.
<8i CAUSIillIKs DU Ll NDI.
pondanccà avec toutes les personnes de savoir cl de mérile en divei's et
lointains pays; nous lui avons permis de recueillir et amasser de toules
paris et endroits qu'il advisera bon êlre les nouvelles lumières, con-
naissances et inveiilions i|ui paraîtront dans la pli}sii|ue, les mallic-
malicpips, l'aslronomie, la mcileciiie, anatomicct cliiruri,'ie, pharmacie
cl clilmicî; dans la peinture, l'arcliileclun;, la navigation, l'agriculture,
la texture, la teinture, la fabrique de toules choses nécessaires à la vie
cl à l'usage des liommcs, et généralement dans toutes les sciences cl
dans tous les arts, tant libéraux que mécaniciues; comme aussi de re-
cherehei-, indiquer cl donner toutes les nouvelles pièces, moiiumenls,
litres , actes, sceaux, médailles qu'il pourra découvrir servant à l'illus-
Iralion de l'iiisloire, à ravanccmenl des sciences el à la coimaissance
lie la véiilé; toutes lesquelles choses, sous le lili'c susdil, nous lui per-
mcltons d'imprimer, faire imprimer, vendre cl débiter soit loules les
semaines, soil de quinze en quinzejoui's, soit tous les mois ou lous les
ans, et de ce qui aura été imprimé par parcelles d'en faire des re-
cueils, si lion lui semble, el les donner au public; comme aussi lui
permettons de recueillir de la même sorte les litres de lous les li\re3
et écrits qui s'imprimeront dans toutes les parties de l'Europe, sans
que, néanmoins, il ait la liberté de faire aucun jugerneni ni réflexion
sur ce qui sera de la morale, ile la religion ou de la iiolilii|ne, et qui
concernera en quelque sorte que ce puisse êlre les inlérèls de notre
Etal ou des autres princes chrétiens. Défendons à lous autres , etc. •>
Ce fut lo Jui/rnnl des Siv'anfs, imaginé par M. de Sallo,
et bientôt dirigé [)ar l'abbé Gallois, qui se chargea de rem-
plir imparfaitement une partie du programme de Mézeray,
(lu'il faut peut-être appeler aussi bien le programme de
Colbert.
Sous un régime qui redevenait absolu, IMézeray, du carac-
tère dont il était, eut bientôt maille à parlir avec les puis-
sances. Son Abrégé chronologique parut en trois volumes
(1667); il s'était fait aider, pour la partie ecclésiastique, du
docteur Launoy, espiit criti(pje, et qui avait un coin d'origi-
nalité en comiiuin avec lui. Sur le chapitre des finances, il
s'était laissé aller à son antipathie naturelle et avait trop
oublié qu'il n'éciivait plus eu temps de Fronde. On raconte
(pie l'aimable (ils de (".olberl, M. de Seignelai, pour lors âgé
(le sei/.e ans, et qui étudiait en philosophie au Collège do
Clerinont, ayant lu le livre, en parla à son père, et lui parut
singulièrement instniil, d'aiirès celte lecture, de l'origine des
impôts et revenus du roi, de la taille, gabelle, paillette, etc.,
cl même de leurs abus et inconvénients, que Mézeray était
plus porté à exagérer qu'à diminuer. Colbert, après avoir pris
MlizERAV. 485
connaissance par lui-mùme de l'ouvrage, envoya son premier
commis Perrault à Mézeray pour lui remontrer son ini[)ru-
dence et lui faire sentir qu'il pouvait être atteint dans sa pen-
sion d'historiographe. On a publié les lettres de Mézeray à
Colbert au sujet de cette atfaire (I); elles sont lamentables,
et ne doivent point être jugées au point de vue de ce temps-ci.
Mézeray, ne l'oublions pas, était un républicain d'avant
Louis XIV et non d'après Louis XVI, un républicain rovaliste
d'un getu-e approchant celui de Gui Patin. Son républicanisme,
s'il faut se servir de ce nom, ne l'empêchait pas d'honorer le
roi et de priser fort ses bienfaits. Son indépendance, d'ail-
leurs, luttait en lui avec une très-réelle avarice, comme nous
l'avons vu de nos jours dans l'exemple de l'historien libéral
Lemontey. Après la visite de Perrault, il écrit donc à Colbert,
et le supplie résolument, sans marchander sur l'expression
(janvier 1669) :
« Monseigneur,
« Oserai -je vous réilôrer par celte seconde lettre les mêmes prières
que j'ai déjà pris la liardiesse de vous faire par ma première, dont voici
les mêmes termes:' Ce que m'a dit M. Perrault de votre part a été un
terrible coup de foudre, qui m'a rendu tout à fait imnioliile et qui
ma ôté tout sentiment, hormis celui d'une extrême douleur de vous
avoir déplu. Ma seule espérance est, Monseigneur, que. Dieu vous
ayant rendu votre santé, vous ne me délendrez pas aujourd'iuii de
prendre part ;\ la réjouissance publique, et que, pendant cette satis-
faction universelle des gens de bien, vous ne voudrez pas que je sois
le seul qui demeure dans une tristesse mortelle. . . »
Bref, Mézeray voulait garder sa pension. Il proposa donc de
faire une seconde édition de son Jbrégé , où il passerait l'é-
ponge sur fous les endroits qui seraient jugés dignes de cen-
sure. Mais il avait promis plus qu'il n'était capable de tenir :
il ne fit qu'adoucir et affaiblir ces passages, et il subit pour sa
peine une diminution de pension , qui le porta à écrire d'au-
tres lettres suppliantes. Ce sont des faiblesses qui sont faciles
à comprendre, et qu'il n'est pas juste de trop étaler.
C'est peut-être le jour où il souffrait d'avoir adressé ces
lettres un peu trop (er7-e à terre au Contrôleur général, qu'il
H) On les trouve au tome n des Voyages aux Environs de Paris, par
Delort, page 214.
16,
186 CAUSEIIIES DU LUNDI.
écrivit, pour so revanchcr, ces mots latins et courageux à
huis clos en tète de son exemplaire de X Histoire tiniverselle
de d'Aubigné: « Duo tantiim hœc opto, unum ut moriens
populum Francorum, etc. » Ces deux souhaits de Mézeray
étaient de voir, avant de mourir, la liberté du peuple français,
et que chacun fût dorénavant rétribué selon ses services. Ce
que les Saint-Simoniens de mon temps traduisaient dans leur
sens : « A chacun selon sa capacité, et à chaque capacité selon
ses œuvres, » tirant de la sorte à eux Mézeray.
Mézeray ne se laissait trop tirer par personne. Il devint de
l)his en plus original et bizarre en vieillissant. Il se donna le
plaisir de tous ses défauts; c'est une des formes du découra-
gement. Son biographe La Roque a fait un recueil de ses sin-
gularités. Il se mettait si mal qu'on l'aurait pris parfois pour
un vagabond et presque pour un galérien, à ce point qu'un
jour il fut arrêté par des archers sur sa mine. 11 s'était accou-
tumé, môme en été, à fermer ses volets en plein midi et à
travailler à la chandelle : il reconduisait, lumière en main,
les visiteurs jusqu'au grand jour. Il s'était pris d'amitié dans
les dernières années pour un cabaretier de La Chapelle Saint-
Denis nommé Le Faucheur ; il l'appelait son compère, et fit de
lui en mourant son héritier. Il aimait à le visiter, goûtait fort
sa compagnie, et vantait à chacun son genre d'es[)rit naïf et
son gros sel qui l'amusait extrêmement. 11 est trop souvent de
ces côtés bizarres et secrets dans le tempérament d'un chacun,
de ces recoins de passion ou de vice qui se démasquent et so
creusent en vieillissant : avec les années les goùls cachés se
découvrent. Il en est, comme Des Vveteaux, qui font leur idéal
déjouer la bergerie en cheveux gris sous un éternel bocage;
tel met jusqu'à la fin son cadre de boidieur dans un cabinet
bleu et dans un boudoir; tel veut un Louvre, tel veut un bouge.
Mézeray avait glissé du côté du cabaret et de la tonnelle. Quand
il avait la goutte, ce qui lui arrivait quelquefois, il disait , en
jouant sur le mot, qu'elle lui venait « de la fillette et de la
feuillette.» Il était riche d'ailleurs et serré; il entassait les
sacs d'écus derrière ses livres, avait maison rue Montorgueil
et une campagne avec vigne à Chaillot, Il est dommage que sa
dernière manière de vivre soit allée si fort jusqu'à la manie :
car on conroit un philosophe, un sage un p(>u marqué d'hu-
meur, ayant écrit ces libres Histoires et se taisant désormais,
MÉZEUAY. <87
renonçant au bruit, à la gloire , pour la plus grande indépen-
dance, et se cachant pour bien finir. Il n'est pas mal, après un
temps de vogue et de renom, de s'écouler dans la foule, d'être
de ceux qui aiment à vivre et à mourir aussi près de terre
que possible.
Par malheur, Mézeray, dans ce genre de vie, pas plus que
dans son style, ne sut éviter le bas ; il était devenu un ana-
chronisme sous le règne de Louis XIV. Ses propos libres en
toutes choses, et même en matière de religion, n'avaient rien
pourtant qui sentît à l'avance le xviii'^ siècle : c'est toujours en
arrière et à l'esprit des âges gaulois qu'il faut se reporter pour
le bien juger. Ce frère du Père Eudes, qui n'avait jamais eu
qu'une irrévérence de tempérament en quelque sorte et une
impiété sans venin, se repentit avant de mourir, 11 avait sou-
vent répondu à son saint frère qui essayait de lui faire peur
sur ses propos d'incrédulité, que cela ne l'effrayait guère, et
qu'ils iraient tous deux en paradis, « l'un portant l'autre. »
Dans sa dernière maladie, Mézeray, qui n'obéissait en rien
au respect humain ni à l'esprit de système, fil amende hono-
rable devant témoins sur les points capitaux de la croyance :
« Oubliez, dit-il, ce que j'ai pu autrefois vous dire de contraire,
et souvenez-vous que Mézeray mourant est plus croyable que
n'était Mézeray en vie. » 11 mourut le 10 juillet 1683, laissant
un testament qu'on a publié et qui prête aux commentaires.
C'est trop nous arrêter à des faiblesses et à des travers :
Mézeray s'est mieux peint, par le meilleur côté de lui-même,
dans ses Histoires. On l'y reconnaît génie droit et sensé, né-
gligé et libre , irrégulier, inconséquent peut-être, véridique
avant tout. Duclos, qui plus lard tint de lui en quelque chose
pour le mordant, n'eut jamais cette ampleur de veine et cette
largeur de récit. L'Histoire de France de Mézeray (je parle
toujours de la grande Histoire et non de l'Abrégé), depuis le
règne de François H notannnent jusqu'à la paix de Vervins
(1559-1598), est une lecture des plus fertiles et des plus nour-
rissantes pour l'esprit; on y apprend chemin faisant mille
choses de l'ancienne France, de l'ancien monde, que les meil-
leures histoires modernes ne sauraient suppléer. On y apprend
cette vieille France racontée dans son propre langage, avec
ses propres images, ses plaisanteries de circonstance ou ses
énergies naïves, et toutes ses couleurs familières , et non tra-
488 CAUSERIES DU LUNDF.
duito dans un stylo modernisé. L'Histoire du Père Daniel, (jui
parut cinquante ans après, est bien autrement approfondie et
savante ; celle de Mézeray, pour les derniers rèi^nes , mérite
de rester comme une représentation et une reproduction na-
turelle de la France et de la langue du xvi'- siècle, avant que
le régime de Louis XIV et les règles de l'Académie y aient mis
lin el que tout ait passé sous le niveau.
l.iiiidi Ij juin If 53.
LE PRINCE DE LlGiNE.
Il y a quelques années, une Revue {la Revue nouvelle, 1846)
a publié d'abondants et curieux extraits ûg Mémoires inédits
du prince de Ligne, que des journaux ont reproduits depuis
et ont mis en circulation. M'"'' de Staël en 1809, et du vivant
du prince, a donné un choix de ses Lettres et de ses Pensées.
On a plus d'une fois puisé dans la collection de ses Œuvres
en trente-deux volumes, assez bizarrement intitulée Mé-
langes militaires, littéraires, sentiment air es (1795-1809),
pour en faire des extraits soit en deux, soit en cinq volumes,
sous le titre A'OEuvres choisies ou de Mémoires et Mélanges.
Quand on a parcouru l'un on l'autre de ces recueils abrégés,
on a dans l'esprit un prince de Ligne très-vif et très-ressem-
blant. Plus on le laisse parler lui-même, mieux il se dessine;
il semble d'ailleurs que, sur son compte, toutes les formes de
l'éloge brillant soient épuisées. Quand les Mémoires paraî-
tront un jour au complet, tout sera dit, ou plutôt tout recom-
mencera; car on aura alors le portrait en pied et dans toute sa
fraîcheur. Le temps ne peut qu'ajouter au prix de certains dé-
tails qui tiennent aux mœurs d'une société évanouie : « .Je
n'écrirais pas tout cela si l'on devait me lire à présent, dit le
prince de Ligne à la fin d'un de ses récits; mais, cent ans
après, ces petites choses, qui ont l'air d'être des riens, font
plaisir. J'en juge par celui que me font les Souvenirs de
JM'"'= de t^.aylus, les Mémoires de la mère du Hégent, ceux de
Saint-Simon [on ne les connaissait alors que par frag-
ments), et cinquante auteurs d'anecdotes de la Cour de France
190 . CAUSERIES DU LUNDI.
de ce temps-là. » Sans prétendre devancer cette idée finale
qu'il laissera après qu'on aura publié ses Mémoires au com-
plet, je voudrais ici parler un peu du prince de Ligne comme
de quelqu'un qui a beaucoup écrit, et, sans le traiter précisé-
ment comme un auteur, m'appuyer de ce qu'il a fait imprimer
pour donner quelques remarques et sur l'homme et sur le
temps.
Né en Belgique, le f2 mai 173.^, de rillustre famille qu'on
sait, il n'aime pas à dire au juste son âge; il dit que son
extrait baptistaire a été perdu. Il aurait voulu être, et il a été,
en effet, l'homme qui n'a jamais eu que vinijt ans. Il nous
a égayés sur le compte de ses divers [irécepleurs plus ou moins
incapables ou vicieux. Il a parlé singulièrement de son père :
« Mon père ne m'aimait pas, je ne sais pourquoi; car nous ne
nous connaissions point. Ce n'était pas alois la niode d'èlro
bon père ni bon mari. Ma mère avait grand'peur de lui. Elle
accoucha de moi en grand vertugadin... » Au temps de ce
père altier et sévère, l'habitude était de se faire craindre; et,
si les mœurs avaient de la roideur antique, en revanche, du
temps que le prince écrivait ces lignes légères, cette mode
avait bien changé; les mœurs s'étaient détendues tout d'un
coup, et du respect on avait subitement passé à l'impertinence.
On plaisantait de tout, et l'on voudrait que l'aimable prince
eût l'air lui-même de moins badiner sur ces sentiments de
famille et de nature qu'il était fait pour ressentir. 11 citait
gaiement la correspondance (ju'il avait eue avec son [)ère, le
jour (ju'il fut nommé colonel du régiment de son nom et du-
quel son père était le colonel propriétaire :
« Moiisei;^neur,
u J'ai riionneur d'informer Votre Allesse (]ue je viens d'être iiomnié
colonel de sou régiiiieiil. Je suis avec un prol'oiid respect, etc. ..
La réponse ne se fit pas attendre, dit le comte Ouvaroff
(auteur d'une spirituelle Notice sur le prince de Ligne); elle
était conçue en ces termes :
« Monsieur,
« Après Je niallieur de vous avoir pour fils, rien ne pouvait m'êlrc
plus sensible nue le niallieur de vous avoir pour colonel. Uecevez, etc.»
LE PRINCE DE LIGNE. 491
Ce moqueur, qui nous fait ainsi les honneurs de son père,
a dit d'ailleurs, en rendant plus de justice à ses hautes qua-
lités : (( Il avait une grande élévation, et était aussi fier eu
dedans qu'en dehors. » La dernière fois qu'il le vit, après
quelques détails d'affaires dont son père, déjà malade, le
chargea, en ajoutant : a Au reste, cela vous regarde plus que
moi, puisque...; » ce puisque , confesse-t-il , qui exprimait la
certitude d'une fin prochaine, le fit fondre en larmes. Le
prince de Ligne eut un fils qu'il aima tendrement, dont il fut
le camarade et l'ami, qu'il conduisit au feu dès qu'il en eut
l'occasion, et dont la mort, dans la première guerre de la
Révolution, brisa son cœur (I). Il avait plus de sentiments na-
turels qu'il n'aime à en accuser. Si donc, dans la rigidité
féodale et seigneuriale de la génération précédente, il y avait
encore un excès de mœurs antiques, on voit, dans la seule
façon dont le prince de Ligne en parle, qu'il y a chez lui de
l'excès opposé , une légèreté de bel air et une affectation de
laisser-aller qui suppose quelque manière et du genre.
C'est là le défaut de ses premières années; c'est le premier
pli qu'il a cru devoir se donner pour plaire. Jeune, il a pour-
tant une autre religion encore que celle de plaire, et qui le
domine avant fout, celle de la gloire et de l'honneur militaire.
Dès l'âge de quinze ans, il écrit un petit Discours sur la Pro-
fession des Armes :
« Que peut-on à quinze ans? dit-il en se relisant quel(iurs années
après. Je voulais échauffer l'imaginalion de mes parents cl, de mes
rnaîlrcs; je voulais qu'ils me làehassenl au service : je m'y regardais
déjà un peu, puisque de vieux dragons du brave réjiiment de mon oncle
me portaient sur leurs bras et qu'ils me racontaient Clauscn, Delliii^eu
et Bonef. A sept ou huit ans, j'avais déjà entendu une bataille, j'avais
été dans une ville assiégée (Bruxelles), et de ma fenêtre j'avais vu trois
sièges. Un peu plus âgé, j'étais entouré de militaires, n'ancicns officiers
retirés de plusieurs services dans des terres voisines de celles de mon
père entretenaient ma passion. Turenne, disais-je, doiniait à dix ans
sur l'affût d'un canon. Annibal, à neuf ans, avait juré aux Romains
(I) Voici une letlre de ce fils du prince à son père, dans la guerre
des Turcs, après la prise deSabacz ( avril 1788), où il venait d'êlrc nommé
lieutenant-colonel et de recevoir l'ordre de Marie-Thérèse; elle con-
traste par le ton avec la correspondance du père et de l'aïeul :
« Nous avons Sabacz. J'ai la croix. Vous sentez bien , papa, que j'ai
pensé à vous , en montant le premier à l'assaut. »
492 CAUSERIES nu lundi.
une haine ôlcrnelle. Jo la jurai dans mon cœur aux Français, que l'on
me faisait rct-'ardcr coninic nos ennemis nticessaires : j'en suis l)ien
revenu; el même alors, tant mon ^oùt pour la guerre était violent, je
nietais arraiiL'é avec mi capitaine (français; de Uoyal-Vaisseaiix , de
garnison à deux lieues de là. Si la fiueire s'élalt déclai'ée, je me sauvais
if^noié du monde entier, excepté de lui; j(! m'engaiieais dans sa com-
pagnie, et ne voulais devoir ma fortune qu'à des actions de valeur. Je
me répétais sans cesse .- Rose el Fabai ont ainsi commencé (i). »
Ce goût du jeune prince de Ligne pour les armes est quelque
chose de plus que l'instinct brillant de la valeur : il a beau-
coup écrit sur la guerre; il a beaucoup étudié el médité sur
toutes les parties de ce sujet; il a analysé les actions et les
mérites des grands capitaines des guerres précédentes et des
généraux de son temps. Je ne sais ce qu'en pensent les gens
du métier : on dit que le duc de Wellington estimait les ou-
vrages militaires du prince de Ligne. Indépendamment des
connaissances spéciales et des améliorations ])ositives qu'il
proposait à sa date, j'y vois ce qui fait l'âme de ce noble mé-
tier de soldat, l'alliance de l'abnégation et d'une émulation
glorieuse : « on y rend des services, dit-il; l'on y endure des
peines; l'on y reçoit des éloges. » 11 a des apostrophes aux
Commençants , qui respirent le feu sacré :
« Fussiez-vous du sang des héro?, fusslezvons du sang des Dieux
s'il y en avait; si la gloire ne vous délire pas continuellement, ne vous
rangez pas sous ses étendards. Ne dites point que vous avez du goût
pour notre élal : embrassez-en un autre, si cette expression froide
vous suflil. l»renez-y garde, vous faites votre service sans reproclu!
peut-être; vous savez même quehiuc chose des principes .- vous êtes
des artisans; vous irez à un certain point, mais vous n'êtes (loint des
artistes. Aimez ce métier au-dessus des autres à la passion; oui, pas-
sion est le mot. Si vous ne rêvez pas militaire, si vous ne dévorez pas
les livres et les plans delà guerre, si vous ne baisez pas les pas des
vieux soldats, si vous ne pleurez pas au récit de leurs combats, si vous
n'êtes pas mort presque du désir d'en voir, et de honte de n'en avoir
pas vu (pioique ce ne soit pas de votre faute, quittez vile un habit que
vous déshonorez. Si l'exercice même d'un seul bataillon ne vous trans-
porte pas, si \ous ne sentez pas la volonté devons trouver parlout,
si vous y êtes disirait, si vous ne trend)Iez p:is que la pluie n'empêciie
votre régiment de manœuvrer, donmv.-y voire place à un jeune
homme tel que je le veux : c'est celui qui sera fou de l'art des Maurice,
et qui sera persuadé qu'il faut faire trois fois plus que son devoir pour
le faire passahlemcnl. Malheur aux gens tièdes! »
(I) C'est un vers de Vollaire dans /"/•:»/■(()(/ ;i)0(/(3i/f,;u'!e iv, scène ."A
LE PRINCE DE LIGNE. 193
Et on même lenips qu'il donne ces conseils électri({acs aux
commençants, le prince de Ligne ne parle pas d'un ton moins
généreux et moins récliaulTant à ceux qui n'ont pas fait tout
leur chemin l'ayant mérité, aux mécontents qui se plaignent
du service et qu'un froissement va peut-être y faire renoncer.
C'est le revers de la médaille, mais à ce revers même il
montre encore l'honneur :
« Un passe-droit, une injustice, ou trop peu de justice ou de gràee,
vous donne quelquefois des res^rcts d'avoir sacrifié vos jours à la pairie.-
ah: ne vous les reprochez pas. La considération de l'armée venge et
console de la sotte distrijjution des faveurs. Voyez l'air cai'essant et
respectueux à la fois de ceux (jiie vous avez menés à la victoire. Kap-
pelez-vous ce que vous leur avez entendu dire de vous dans leurs
trilles ou au bivouac après la bataille. Quel est l'état, maljzié ses in-
convéuients et les caprices de la fortune, où l'on est plus respecté;'
un vieux sous-lieutenant l'esl plus qu'un ministre. Son peloton tremble
quand il paraît; personne ne se range pour un grand seigneur, et le
soldat qui rencontre un officier dans la rue s'ariêle et fait front. Ne
quittez jamais le plus beau des métiers... 11 se présente souvent des
occasions où la Cour se rappelle d'avoir oublié, négligé ou mal jugé le
mérite, et où un bon Itras, dirigé par une bonne tète, est recherché
pour rendre encore service à son maître. »
On a vu dans Vauvenargues un militaire distingué et philo-
sophe , sentant la gloire des armes et forcé à regret d'y re-
noncer. Le prince de Ligne a dit de lui : « Vauvenargues est
trop triste pour un homme de guerre; il voyait trop noir. » Il
V supposait de la prétention de la part de Vauvenargues, mais
ce n'était que de la mélancolie sur un fond sérieux et de la
mauvaise santé. Lui, il porte à la guerre un dégagé qui
rehausse la valeur et lui donne une sorte de bon goût. On a
son Journal de la Guerre de Sept ans, dont il fit toutes les
campagnes au service de l'Autriche , journal « qui est écrit
plus à cheval qu'autrement. » Dans cette guerre, il fut suc-
cessivement capitaine, lieutenant-colonel, puis colonel dans
le régiment wallon qui portait son nom et qui appartenait à
son père. Le 17 mai 1757, il vit pour la première fois les
postes avancés; il entendit siffler les premières balles : « J'étais
heureux comme un roi. » Son impatience s'accommode assez
peu en tout temps de la lenteur méthodique du maréchal
Daun ; on cbante , après chaque succès , des Te Deum qui
font perdre le temps. Même après les avantages, on laisse
VIII. 17
194 <: ATI SERIES DU LUNDI.
souvonl rciiiicnii s(! rolircr en bon ordre : « Il aurait été diffi-
cile de reiilanior, dit-il dnno de ces premières marches prus-
siennes dont il est témoin ; à la vérité nous n étions pas en-
tamants. » A une première affaire où il s'agit d'occuper une
crête de hauteur, il y arrive avec son monde en même temps
que l'ennemi : « Nous eûmes un moment de flux et de redux
comme au parterre de l'Opéra. » Cette image lui vient tout
nalurellement comme à une fètc. Il fait ses premiers prison-
niers; c'étaient quinze ou seize hommes et un capitaine qui,
se trouvant coupés, se rendirent : « Et je les fis passer der-
rière les rangs avec im plaisir qui tenait de l'enfance. » L'af-
faire faite, il a perdu plus de la moitié de son bataillon, et ces
débris victorieux continuent de rester encore exposés au canon
fort mal à propos : « Il n'était venu en lèle à personne de nous
mettre à l'abri; cependant tout était fini, et notre artillerie
répondait fort mal à celle des Prussiens. Mais on n'aime pas
à donner un avis là-dessus. » Voulant faire entendre qu'on
aime mieux rester exposé à un péril, même inutile. — Je ne
cite ces passages que pour donner idée du ton du prince de
Ligne parlant de ces choses de guerre avec rapidité et avec
goût.
Si l'on allait plus au fond, même sans prétendre au tech-
nique, on trouverait les caractères des divers généraux vive-
ment dessinés d'après leurs actions mêmes : le maréchal
Daun, prudent, circonspect, méthodique, à qui il arrive un
jour de galoper pour la première et la dernière fois de sa vie,
et qui , après la victoire de llochkirch , se met à écrire à
Marie-Thérèse pour sa fête de sainte Thérèse la relation do
la victoire, au lieu de donner les derniers ordres pour la pour-
suivre ; il s'appuie sur une pierre pour écrire : « Cette pierre-
là fut notre pierre d'achoppement, » dit le prince de Ligne qui
aimait les jeux de mots, surtout si dans ces gaietés sur le mot
il y avait de l'imagination. Il fallait, selon lui, achever la ba-
taille au lieu de l'écrire. Lacy et Loudon sont bien plutôt les
généraux de son goût et de son admiration : il est glorieux et
fier de se dire de loin leur élève (I). Quant au grand Frédéric,
(I) Le prince de Li^'nc écrivait, ;ui mois d'octobre 1789, au maréchal
deLacy.aprf'Â la prise deBcly;rade, en lui i),irlant du niaréclial Loudon :
« Le maréclial a grondé tout le monde, excepté mol; il a éU; aussi vif,
aussi rapide que dans son meilleur temps. Il est au feu comme Volrc
LE PRINCE DE LIGNE. i 95
le prince de Ligne nous fait bien sentir aussi l'esprit de sa tac-
tique durant cette guerre pénible où il lui suffit le plus souvent
de n'être point écrasé, « ni vainqueur, ni vaincu, et content
même de cet état d'indécision. » A propos de je ne sais quelle
position avantageuse aux Prussiens : « Le roi l'occupa par-
faitement bien, dit le prince de Ligne; il jouit de son plaisir
ordinaire , qui était de nous tenir en suspens. »
A la fin de la campagne de 1759, le prince de Ligne est
choisi pour aller porter au roi de France à Versailles la nou-
velle de l'atTaire de Maxen ; il a raconté sa première appari-
tion dans cette Athènes dont il était déjà, et il l'a fait avec
piquant et un peu de cliquetis. Son beau moment parisien, sa
belle heure française n'était pas encore venue.
La paix faite et après quelques années, il y reparut souvent,
il y vécut et fut quelque teuqjs avant d'y élre apprécié comme
il devait. M'"« du Deffand , juge des plus sévères, mais aussi
des plus clairvoyants, parle de lui comme venant de faire sa
connaissance, dans l'été de 1767; il avait alors trente-deux
ans : « Le prince de Ligne, dit-elle dans une lettre à Horace
Walpole (3 août), n'est point le beau-lils de la princesêe do
Ligne du Luxembourg, c'est son cousin; il est de ma con-
naissance, je le vois quelquefois; il est doux, poli, bon en-
fant, un peu fou; il voudrait, je crois, ressembler au che-
valier de Bouliers, mais il n'a pas, à beaucoup près, autant
d'esprit; il est son Gilles. » Ce qui me frappe, c'est que
Grimm , vers cette date, dit à peu près la même chose; par-
lant de la lettre adressée par le prince à Jean-.Iacques Rous-
seau en 1770, lettre dans laquelle il lui offrait un asile contre
la persécution et une retraite à Belœil, comme ^L de Girardin
la lui fit accepter plus tard à Ermenonville, Grimm ajoute :
.( Cette lettre n'a pas eu de succès à Paris, paice qu'on n'y a
pas trouvé assez de naturel, et que la prétention à l'esprit est
■ une maladie dont on ne relève pas en ce pays. » Il y a sur ceci
Excellence, c'est tout dire. Vous avez tous les deux le même ôc'air dans
l'espril , mais il n'a pas votre sang-froid imperturbable; vous ne faites
et ne dites jamais i-ien ([ui ne soil parfait, jamais rien que vous puis-
siez vous reprociier .- aussi n'y a-t-il jamais eu de mérite supérieur au
vôtre, ni d'admiration qui égale la mienne pour mou clier maître. »
— (Voir aussi ce qu'il dit de caraclérisliquc sur Lacy et sur Loudon, au
tome XXI , page 127, de ses OEuvres. )
190 CAUSEUIES DU LUNDI.
deux points à remarquer : d'abord, c'est que les personnes,
déjà en crédit et en possession, qni vous voient à vos débuts,
ont i^eine à vous admettre : elles vous comparent à d'autres
qui tiennent déjà un rang; les places sont prises dans leur
esprit, les hauteurs sont occupées. Il faut, pour s'en emparer,
déloger quelques-uns de ses devanciers, ce qui ne se fait pas
en un jour ni sans quelque cITort. Puis il est à croire qu'à ses
débuts, le prince de Ligne forçait en elfet sa manière. Saint-
Lambert avait dit de Bouflors naissant : « C'est Voisenon le
Grand. » Le prince de Ligne visait à être Bouliers le Grand.
C'était une prétention. Il a écrit quelque part : « J'aime mieux
une chanson d'Anacréon que l Iliade, et le chevalier de Bou-
liers que le Dictminaire encyclopédique. » J'ai noté (car
j'aime jusque dans les gens aimables à saisir les côtés élevés
ou sérieux) ce culte de religion militaire, qui transportait tout
enfant le prince pour la gloire des Eugène et des Maurice de
Saxe. Il ne lui a peut-être manqué, pour marquer hautement
sa place de ce côté, qu'im commandement en chef donné à
temps; car, sans parler do l'intrépidité sur le champ de ba-
taille, il avait le coup-d'œil. Mais, à côté de cet idéal noble et
forlitiant, il en avait un autre d'un tout autre genre et qui
tenait d'une imagination un peu atteinte et gâtée en naissant
de l'air du siècle : « Qui est-ce qui sait, dit-il , que Bussy se
battait à la tèt3 de la cavalerie légère de France à la bataille
des Dunes? mais on se ressouvient de Y Histoire amoureuse
des Gaules et de la chanson des Âlleluia. Quand un homme
se peint dans ses ouvrages, surtout du côté de la volupté, il
intéresse toujours, surtout les jeunes gens; on voudrait avoir
vécu avec ces aimables débauchés d'Anet et du Temple, et
ces messieurs à Roissy. » Cela nous ramène aux petits soupers
avec les mauvais sujets, avec les Du Barry et autres, et à une
certaine alfectation première de rouerie et de débauche à la
mode, dont le prince de Ligne eut peut-être insensiblement à
se corriger. H s en cori'igea connue de vouloir jiaraître avoir
trop d'esprit : il en avait bien assez sans y songer. « Même
dans les écarts, il y a des gens à qui tout va, parce qu'ils ont
de la grâce et du tact. » H fut de bonne heure de ces gens-là.
Jusqu'à la fin il aura le désir de plaire; « il n'y a que les
bourrus qui ne l'aient pas; » mais son grand i)réceple, en
pareille matière, sera surtout de n'imiter personne: «La
LEPRINCEDELIGNE. 197
méthode se verrait, tout serait gàlé. Le plus grand art pour
plaire est de n'en pas avoir. » Toi il dut être, sinon dans le
premier, du moins dès le second moment.
Celui que M'"'' du Delï'and et Grimm faisaient d'abord quel-
que difficulté d'admetlre comme de la pure race des esprits
français, l'était si naturellement devenu, qu'écrivant en '1807
de Tœplilz à son compatriote le prince d'Arenberg, l'ancien
ami de Mirabeau , et lui parlant de M. de Talleyrand, qui ve-
nait d'arriver : « Jugez, disait-il, de son plaisir d'être reçu par
moi, car il n'y a plus de Français au monde que lui , et vous
et moi , qui ne le sommes pas. » Et il disait vrai en parlant
ainsi.
Il s'était essayé sous Louis XV, et il réussit complètement
sous Louis XVI, dans cette Cour jeune et folâtre, au milieu de
ses véritables contemporains. Il a peint en quelques pages
légères et d'une touche inimitable ces promenades, ces caval-
cades matinales et familières, où la reine Marie-Antoinelle
ravissait et eftleurait les cœurs , et ne cessait de mériter les
respects : il nous a rendu cette reine aimable et calomniée sous
ses vraies couleurs, comme il fera également de tous les
illustres souverains qu'il a connus, de l'impératrice Catherine,
de Frédéric le Grand , de .loseph II , de Gustave III. Sur tous
ces personnages histoiiques, le prince de Ligne est le témoin
le plus juste et le plus rapide, le peintre le plus animé, le plus
aisé et le plus au naturel. Ses jugements sont d'un grand prix ,
et le bon sens qui est au fond de son amabilité s'y décèle.
Dans les entretiens qu'il eut avec Frédéric au camp de
Neustadt (1770), la conversation étant venue à tomber sur la
religion, le roi se mit à en parler librement et peu décemment,
comme il faisait avec les La Mettrie et les d'Argens : « .le trou-
vai , dit le prince de Ligne , qu'il mettait un peu trop de prix
à sa damnation et s'en vantait trop... C'était de mauvais goût
au moins de se montrer ainsi... Je ne répondis plus toutes les
fois qu'il en parla. » Avec Voltaire , autre souverain, chez qui
il va faire un séjour à Ferney, et dont il nous rend la conver-
sation, les gestes , les incongruités même dans tout leur dés-
habillé et leur pétulance, il a plus d'un propos sérieux : « Il
aimait alors, dit-il de Voltaire, la Constitution anglaise. Je me
souviens que je lui dis : Monsieur de Voltaire, ajoutez-y
comme son soutien l'Océan , sans lequel elle ne durerait pas
47,
i98 CAUSERIES nu LUNDI.
un an. » L'homme qui semblait des deux le plus léger ne se
trouvait pas être ici le moins sage.
Ce côté sérieux et sensé, qu'il n'eut jamais l'occasion de
développer avec suite dans les aiïaires, tourna avec les années
chez le prince de Ligne au profit de l'homme aimable : même
en ne restant que cela avant toute chose , il y a un progrès
qui est à faire pour continuer d'en mériter la réputation. Il
faut nourrir cette amabilité, en avançant, de toutes sortes
d'idées justes et solides sans en avoir l'air : riiomme aimable
de soixante ans, même pour paraître n'en avoir jamais que
vingt, ne doit pas être aimable comme on l'est à vingt, où l'on
paye de mine et de jolies manières en bien des cas; il faut,
tout en conservant le désir de plaire, qu'il y joigne bien des
qualités qu'il n'avait pas à cet âge; il faut qu'en senlant tou-
jours de concert avec la jeunesse, il ait l'expérience de plus,
et qu'elle accompagne sans se marquer. Au reste, le |)rince de
Ligne, qui s'y connaît mieux que personne, va nous déve-
lopper tout ce qui convient à son idée , et nous raconter ces
divers degrés et, pour ainsi dire, ces saisons successives de
l'homme aimable :
Il Je connais des jieiis, dit-il, qui n'ont d'esprit que ce qu'il leur faut
pour être des sots. Écoulez-los, ils parlent bien; lisez-les, ils écrivent
à merveille : du moins cela se dit comme cela. Tout le monde a de
l'esprit à présent, mais, s'il n'y en a pas beaucoup dans les idées, méfiez-
vous des phrases. S'il n'y a pas du trait, du neuf, du piipianl, de l'o-
riginalité, ces geiis d'esprit sont des sols à mon avis Ceux (|ui ont ce
trait, ce neuf, ce pi(|uant, peuvent encore ne i)as être parfailenient
aimables; mais, si l'on unit à cela de l'iniai^ination, de jolis détails,
peut-être même des disparates heureux, des cliosis imprévues qui
partent comme un écbiir, de la finesse, de l'élégance, de la justesse,
un joli genre d'instruction, de la l'aison qui ne soit pas fatigante, ja-
mais rien de vulgaire, un mainUen simple ou distingué, un choix
heureux d'expressions, de la gaieté, de l'à-propos, de la grâce, de la
négligence, une manière à soi eu écrivant ou en parlant, dites alors
qu'on a réellement, décidément de l'esprit, et que l'on est aimable. »
Mais voici le second degré et la seconde saison qui fait la
maturité durable, et sans quoi l'homme aimable, même défini
de la façon qu'on vient de voir, court riscpie de mourir en
nous ou de se figer avec la jeunesse :
"Si, ajouté encore à cela, on a des connaissances agréables delà
littérature el de la langue de plusieurs pays, si l'on a de la philoso-
LE PRINCE DE LIGNE. 199
phie, si l'on a beaucoup vu, bien comparé, parfaitement jugé, eu des
aventures, joué un rôle dans le monde; si l'on a aimé, ou si on l'a été;
on est encore plus aimable. »
Vous vous croyez au dernier degré ; mais le prince de Ligne
qui ne se contente pas à peu de frais, et qui porte dans cette
grâce et dans cette félicité sociale quelque chose de ce feu ,
de cette poésie vivifiante que nous lui avons vu mettre dans
les entreprises de guerre, dira en complétant son modèle et
en nous laissant par là même son portrait :
« Si, ajoulé encore à cela, on inspire l'envie de se revoir, si l'on y
fait trouver un charme continuel, si l'on a une grande occupation des
autres, un grand détachement de soi-même, une envie de plaire, d'o-
bliger, de prendre part aux succès d'autrui, de faire valoir tout le
monde; si l'on sait écouler; si l'on a de la sensibilité, de l'élévation ,
de la bonne foi, de la siîreté, et un cœur excellent; oh! alors on porte
le bonheur dans la société où l'on vit, et l'on est sûr d'un succès
général. »
Vous remarquerez que, pour l'achever et la couronner, il a
cru essentiel de mêler à son idée de l'homme aimable un sen-
timent d'humanité, d'affection, et presque de détachement
sincère au milieu du succès : c'est qu'il sait bien que l'écueil
de ce qu'on appe'le ordinairement l'amabilité dans le monde
et de l'usage exclusif de l'esprit, c'est la séchere.sne el la per-
sonnalité. Il faut donc dans la qualité même le remède , le
contraire da défaut, pour qu'il y ait tout le charme et que ce
charme dure.
Parmi les ouvrages décousus échappés au prince de Ligne
dans la première moitié de sa vie, et qui le peignent le mieux
à celte date, je distingue ce qu'il a écrit sur les jardins à l'oc-
casion de ceux de Belœil. Coup-dCœil sur Belœil , avait-il
intitulé son Essai (1781 ) par un de ces jeux de mots et de ces
sortes de calembours qui sont un de ses petits travers. C'était
le temps où l'abbé Delille publiait son poëme des Jardins, et
disait de ce beau lieu de Belœd près d'Ath en Belgique, qui
était la propriété et en partie la création du prince de Ligne :
Belœil , tout à la fois magnifuiue et champêtre. . .
On était alors en France dans une veine de création et de
renouvellement pour les jardins : le genre anglais s'y introdui-
200 CAUSEIUES nu LUNDI.
sait et y rompait l'iiarmonic de Le Nôlre. C'était à qui s'étu-
dierait à diversifier la nature et à en profiler pour l'embellir.
M. de Girardin créait Ermenonville, M. de Laborde Méréville;
M. Boulin avait Tivoli, et iAl. Walelet Moulin-.loli. Belœil était,
et, j'aime à le croire, est encore un assemblage et un com-
posé charmant de jardins anglais et français, quelque chose
de naturel et de régulier, d'élégant et de majestueux. Tout ce
qui, à Belœil, élait grand, régulier, dans le genre de Le Nôtre,
venait du père du prince : lui, il s'occupa d'y jeter le varié
et l'imprévu ; il ne lui manqua que plus de temps pour achever
son œuvre, son poëme. Il n'est pas exclusif; il serait bien
fâché de bannir la ligne droite; il ne veut pas substituer la
monotonie anglaise àja monotonie française, ce qui de son
temps arrivait déjà; mais, en jardins comme en amour, il est
d'avis qu'il ne faut pas tout montrer d'abord, sans quoi, le
premier moment passé, Ion bâille et l'on s'ennuie. 11 traite
des bâtiments dans leurs rapports avec la campagne : autre
doit être une résidence et un palais^ autre un chàleau, autre
une maison de plaisance^ une maison de campagne, une
maison de chasse, une maison des champs, une maison des
vicjnes, etc.; mais, quels que soient les bâtiments, « j'exclus,
dit-il, tous ceux qui ont nue façade bourgeoise, sans mouve-
ment dans le toit ou la bâtisse, sans milieu , sans saillant sur
les ailes, ou en plâtre avec un air vulgaire; et je recommande
encore le beau ou le simple, le magnifique ou le joli, et tou-
jours le propre, le piquant et le distingué. »
Pourquoi dit-on jardins anglais plutôt que jardins chinois,
l)lutôt que jardins naturels? Selon lui, Horace nous a tracé un
jardin anglais : son Qua pinus ingens... est la meilleure des-
cription, la plus douce, la plus riante : « Ce petit ruisseau qui
travaille à s'échapper a fait, dit le prince, mon bonheur à
exécuter encore plus qu'à le lire. » En lisant tout ce cpi'il a
écrit sur les jardins et celte suite de boutades décousues avec
un peu d'indulgence, on en est payé par de charmants passages,
par de jolies peintures de sites et comme par des gouaches et
des aquarelles légères très-vivement enlevées. Bien qu'il
s'élève queUpiefois contre la templomanie, il y mêle encore
un peu trop d'autels , de statues et d'allégories selon le goût
du temps ; mais il y a, dans les jolis dessins où il se joue, des
plans et des devis tout naturels et pour toutes les fortunes :
LE PRINCE DE LIGNE. 20l
« Je ne voudrais point, dil-il, faire venir l'omljre et l'eau dans mon
jardin, que j'alwndonnerais pour les clierelier ailleurs. Si vous n'êtes
pasriclie, vous aurez tout ce qu'il vous faut, avec une maison à un
étage, simple, propre, un toit eaclié, un enduit de couleiu', quelques
bas-reliefs en plâtre, ou un encadrement rusticiue, un ruisseau large
et rapide, s'éciiappanl d'un vrai rocher, un pont tremblant comme
celui d'Aline, quelciues bancs, penl-être une table de pierre; une ca-
liaue de ber^'er, salon ambulant, monté sur quatre roues; quelques
pins, fiers sans orgueil , queUiues peupliers d'ilalie, élevés, sans faste,
lestes et obligeants; un saule pleureur, un arbre de Judée, un acacia,
un platane, trois plates-bandes de fleurs jetées au hasard, des mar-
guerites sur une partie de votre pelouse, un pclit champ de coquclicols
el de bluels, . . >^
Je supprime ici le chapitre des allégories, inscriptions, liié-
roglyphes, dont il ne veut pas qu'on abuse, mais que toutefois
il accorde, tribut payé au goût du temps :
« Avec tout cela, dit-il, et un haha {\) environnant rt ignoré, qui
fait jouir des coteaux, des plaines, des bois, des prairies, des villages
eldes vieux chàleaux des environs, je surpasserais et Kent et Le Nôtre,
et, avec vingt mille francs pour tout l'ouviage el deux cenis francs
d'entretien, je détournerais de dix lieues tous les voyageurs. »
C'est ainsi qu'il construit son Tibur selon le rêve d'une mé-
diocrité dorée ; mais, si vous êtes riche, il travaille sur d'au-
tres frais; il vous proposera les colonnes, les maibres, les
galeries avec dôme de cuivre doré ou terrasses en plomb, tout
un ordre de fabriques à la romaine : « Et je veux que tout
cela soit éloigné i'un de l'autre dans un grand espace, et joue
avec l'eau, le gazon et les plus beaux chênes. »
Je ne veux par ces citations que rendre le sentiment qui
circule dans tout ce qu'a écrit le prince de Ligne sur les jar-
dins. Le prince a le style le plus contraire à celui de certaines
personnes de notre connaissance; il a le style gai et qui laisse
passer des rayons. Jl apporte , dans sa composition des jar-
dins, un grand souvenir de la société ot un goût de l'y réunir
et de la retrouver. Il est de l'avis de La Fontaine : Les jar-
dins parlent peu. Il aime la nature, mais rarement toute
seule. Il preni] la campagne au retour des camps, dans l'in-
tervalle de deux campagnes, comme il dirait lui-même en
(I) Ualia, simple fossé de clôture, sans uuu' ni haie.
202 CAUSEKIES DU LUNDI.
plaisantant : « Vous que la Cour et l'armée dispensent pour
quelque temps de vos soins, amusez-vous dans vos jardins ;
puis élevez vos-àmos dans vos forêts. » Il est resté tellement
sociable, même dans ses heures de solitude et de retraite,
qu'il ne serait pas fâché que de son habitation champêtre on
découvrît une grande capitale : « Voilà, dirais-je assis au pied
d'un vieux chêne, le rassemblement des ridicules et des
vices... » Et il entre dans rénuméralion, il pousse jusqu'au
bout le développement de ce joli motif qui parodie le sage de
Lucrèce jouissant en paix du spectacle de l'orage. A défaut
des visites qu'il n'a pas l'air de craindre, il veut du moins
que tout soit peuplé autour de lui : « Que sur la rive de mes
fontaines tout retentisse des cris d'une augmentation considé-
rable d'animaux. Que toutes les pièces d'eau soient troublées
par les sauts de plusieurs milliers de carpes. Que les canards
fassent partout des nids. Que l'on rencontre jusqu'à des oies.
Que les pigeons chassés de tous les côtés viennent se réfugier
sur les toits. Il me semble que c'est augmenter la richesse de
la nature que d'augmenter le nombre de ses enfants. Beaucoup
de paons surtout, quoique je déteste les orgueilleux. Que
tout soit bien habité. Que l'on rencontre beaucoup de gens,
n'imi orte de quelle espèce ils soient. » Enfin toutes sortes de
gens, même des bêtes , pourvu que ce ne soient pas des sots.
C'est bien là l'esprit de société tel qu'il se mêlait, au
xviii" siècle, au goût des jardins. On a fait un pas depuis dans
le culte de la nature; je ne dis pas qu'on aime beaucoup plus
à être seul qu'autrefois , mais on a moins peur de l'être, et on
trouverait moins d'amateurs des jardins qui diraient avec le
prince de Ligne : « J'ai toujours tant aimé la société quel-
conque, que je me suis défait, il y a quelque temps, presque
pour rien, d'un Salvator Rasa , parce qu'il n'a que des dé-
serts, et que les déserts ont l'air de l'anéantissement. Un
tableau sans figures ressemble à la fin du monde. »
Pourtant le prince de Ligne, dans les dernières années de
sa vie passées à son Refuge sur le Léopoldberg près de
Vienne , paraîtra en être venu à admirer plus véritablement
la nature pour elle-même. Il a laissé là-dessus quelques pages
qui sentent une âme enfin initiée, et qui montrent (pi'il avait
été récompensé de ses soins champêtres assidu.s. L'habitude
de ce genre de beautés renouvelait ses jouissances au lieu do
LE PRINCE DE LIGNE. 203
les diminuer, ce qui esl le grand signe en toutes choses qu'on
aime : « Je n\^aperçois tous les jours de plus en plus, disait-il,
qu'on ne se lasse i)as du beau spectacle de la nature. » Pour
conclure avec lui sur les jardins, sa morale pratique en ce
genre est qu'il faut « en chercher et n'en pas faire, » recon-
naître et trouver les points do vue existants, les mouvements
de terrain naturels, se contenter de les dégager, et non vou-
loir les créer à toute force ni les construire.
Combien de fois ces jours derniers , en lisant cette suite de
pensées et d'excursions du prince de Ligne sur les jardins, en
comparant l'édition de '1781 avec colle de 1795 des OEuvres
complètes, et y voyant des différences sans nombre et sans
motif explicable, j'ai souhaité que, pour ce travail comme
pour le reste de ces Œuvres, un homme d'attention et de goût
(non pas un éditeur empressé et indifférent) pût faire un
choix diligent et curieux qui ferait valoir tant d'heureux pas-
sages! Il y a surtout dans la première édition, dans celle de
1781 , quantité d'aperçus pleins d'invention et de fraîcheur.
Il y en a un sur le choix des semences aux environs des parcs;
le prince suppose toujours qu'ils ne sont point enclos de mu-
railles et que la vue s'étend à l'entour par des éclaircies bien
ménagées : il soigne alors les nuances diverses des sem.ences
dans les plaines, et veut assortir « le petit vert du lin, le mêlé,
le tacheté du sarrasin, le petit jaune du blé, le gros vert de
l'orge, et bien d'autres espèces que , dit-il, il ne connaît pas
encore, » toutes ensemble faisant le fond du tableau et qui
deviennent le plaisir des yeux. Tout cela est dit d'un rien ,
avec une légèreté négligente et piquante, mêlée d'un certain
aveu d'inexpérience, et comme par un Hamilton qui en serait
venu à aimer sincèrement les champs.
Dans l'histoire du pittoresque en notre littérature, les
esquisses et paysages du prince de Ligne à propos de Belœil
peuvent servir assez bien de date et de point de mesure. On
avait Jean-.Iacques Rousseau qui avait découvert et révélé la
solitude, les douceurs ou les sublimités qu'elle enferme; on
allait avoir Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand décou-
vrant et décrivant à leur tour la forêt vierge, les sauvages et
splendidcs beautés dun autre monde ; on allait avoir Oberman
s'ab:"mant dans la contemplation solitaire et dans l'expression
intime des aspects reculés ou désolés ; mais les amateurs
204 CAUSERIES DU LUNDI.
restés gons du monde , les gens de goût, et d'un noble goût,
touchés en etlet de la nature, et ne la voulant point cepc^ndant
séparer jamais de la société, disaient entre autres choses avec
le prince de Ligne, et ne pouvaient en cela mieux dire que
lui :
« J'aime dans les bois les quinconces et les percés, de belles routes
mieux tenues que celles des jardins, de belles palissades, des allées de
bêlres surloul. Elles ont l'air de coloiuies de marbre quand elles res-
sorleut sur un taillis bien baut et bien vert. J'aime l'air jardin aux
forêts, et l'air forêt aux jardins; et c'est comme cela que je compte
toujours travailler. »
Ces aperçus et bien d'autres du prince, qui sont juste de la
date du poème des Jardins de Delille, me paraissent aujour-
d'hui représenter, mieux que ne le feraient quelques vers du
charmant abbé, l'esprit de transition véritable qui, profitant
des idées et des inspirations des grands écrivains pittoresques
novateurs, les voulait concilier avec les traditions de notre
goût et avec les inclinations de notre nature. Je parle du
prince de Ligne comme étant tout à fait un Français quand il
écrivait sur Belœil, et il l'était pour ne plus cesser de l'être.
Lundi -20 juin 1853.
LE PRINCE DE LIGNE.
« Point de demi-aimables ni de demi-savanls : on peut tirer
plutôt parti de ceux qui ne le sont point du (ont; du naturel,
et surtout du naturel 1 « C'était une des maximes du prince de
Liirue. Ce naturel, il l'avait de son vivant dans sa personne :
aujourd'hui il ne semble, pas toujours l'avoir dans son style
qui n'est que de la conversation écrite, ni dans ses lettres même
ou dans les mots qu'on cite de lui, dans ce qui ne vit plus.
Le cachet du temps et du monde où il avait vécu s'y marque
par un coin; et quoiqu'il ait dit : « Ayons dans tout ce que
nous faisons ce qu'on appelle en peinture une manière large, »
il se ressentait de Trianou. Il faut citer quelques-uns de ces
mots de lui, et un peu au hasard, pour qu'il y en ait de toutes
les sortes. Prié un jour par un de ses amis de Paris ou de
Versailles d'être son témoin dans une affaire d'honneur, et,
de plus, de lui prêter pour le combat sa terre de Belœil à la
frontière de France, il s'empressa d'y consentir, et il écrivit à
son intendant : « Faites qu'il y ait à déjeuner pour quatre, et
à diner pour trois. » De tels billets s'adressent moins à l'in-
tendant qu'à la galerie.
Au duc Albert de Saxe-Teschen , qui venait de perdre la
bataille de Jemmapes et d'être gravement malade, et qui lui
demandait, en le revoyant à Vienne, comment il le trouvait :
« Ma foi , Monseigneur, répondit le prince de Ligne, je vous
trouve passablement défait. »
\III. 18
206 oAUSEniKS DU i.tixni.
Il disait encore très-joliment du prince royal de Prusse qui
s'était trouvé indisposé et pris d'un étourdissement à une-
séance de l'Académie des sciences à Pétersbourg : « Le prince,
au milieu de l'Académie, s'est trouvé sans connaissance. »
Tout ceci est du meilleur : mais après une visite qu'il avait
faite au cardinal de Luynes, archevêque de Sens, an sujet
d'un procès, il outre-passait le mot, il le clierchait et le tirait
de bien loin quand il répondait à M. de Maurepas, qui lui de-
mandait comment il avait trouvé le cardinal : « Je l'ai trouvé
hors de son diocèse, » voulant dire hors de sens.
Ainsi le prince de Ligne, vif, brillant* étincelant de trails,
rencontrait le mieux, mais ne s'y tenait pas; il avait plus
d'imagination que de mesure et de goût. Cet homme de haute
taille, d'une belle et noble physionomie, à l'air martial et
intelligent, portait boucles d'oreilles. Cela dit, prenons-le par
ses bons côtés, par ses saillies qui souvent vont fort loin dans
le vrai et dans le sérieux, prenons-le dans sa parfaite con-
naissance de la vie, du monde et des hommes.
Un des épisodes qui se rattachent le plus à son nom et dont
ses lettres ont consacré le souvenir, c'est le voyage qu'il fit,
en 1787, jusqu'en Crimée, avec l'impératrice Catherine, son
ministre Potemkin et tout le corps diplomatique, dont était
M. de Ségur, représentant de la France. Le roi de Pologne
Poniatowski apparut un moment à une des stations de ce
voyage. L'empereur d'Allemagne, Joseph II, fut de la partie
dans toute la dernière moitié. Le prince de Ligne a écrit neuf
lettres à la marquise de Coigny; c'est un bulletin de féerie et
d'enchantement, à l'usage de ce monde de Paris et de Ver-
sailles, que l'Assemblée des notables travaillait déjà: « La
flotte de Cléopûtre est partie de Kiovie dès qu'une canonnade
générale nous a appris la débâcle du Boryslhène. Si on nous
avait demandé quand on nous a vus monter sur nos grands
ou petits vaisseaux, au nombre de quatre-vingts voiles, avec
trois mille hommes d'équipage : Que diable allaienl-iis faire
dans ces galères? nous aurions pu répondre : Nous amuser;
et Voguent les galères!... » Nous amuser, et autre chose
encore, entamer une guerre. Kn arrivant, en effet, à l'embou-
chure du Dnieper, la flottille de l'impératrice trouve la ville
d'Orzakow, cpii appartenait encore à la Turquie, et découvre
une dizaine de vaisseaux turcs qui viennent se placer en travers
LE PRINCE DE LIGNE. 207
du fleuve. Cela impatiente Catherine; elle prend une carte pour
se rendre compte du pays, et donne en souriant une chique-
naude sur le papier : présage d'une guerre. Il faut voir chez
le prince de Ligne avec quelle légèreté cette affaire fut entre-
prise. Il s'agissait d'y entraîner l'empereur Joseph II, qui
n'était pas prêt. Le prince de Ligne y contribua; il confesse
tout ce manège, non pas dans ses lettres à la marquise de
Coigny, écrites sur le moment et faites pour être vues, mais
dans une relation écrite plus tard après l'événement, et qui
peut se lire dans le XXIV* tome de ses OEuvres. Chose sin-
gulière! Catherine, qui se croyait prête elle-même, ne l'était
pas; elle avait envie et elle hésitait : « Regardant le portrait
de Pierre V qu'elle a toujours dans sa poche quand elle est
en voyage, elle me dit plusieurs fois d'un air qui dictait
ma réponse : Que dirait-il? que ferait-il., s'il était ici? On
se doute aisément de tout ce que mon désir de faire plaisir et
de faire la guerre m'inspira dans l'instant. » Ici le prince de
Ligne fait son meâ culpâ sincère; il contribua sans le savoir,
dit-il, au mal qui se fit. Chaque fois que Catherine lui mon-
trait ce portrait de Pierre 1" sur sa tabatière et répétait son
Que dirait-il? que ferait-il? il faisait la réponse désirée.
C'est la seule fois où on le surprend à dire un mot léger sur
l'impératrice Catherine et sur l'inconvénient des femmes sur
le trône : « On leur prodigue des hommages, elles n'en font
pas la distinction et les acceptent comme souveraines. —
Ainsi la galanterie de Ségur, la piquante indifférence de Fitz-
Herbert (l'ambassadeur d'Angleterre), qui n'en rendait sa
petite louange que bien plus fine, ayant l'air de ne la laisser
échapper qu'à regret; la flatterie des uns, la courtisanerie
des autres enivraient cette princesse. » Il nous a tracé à ravir
quelques-unes de ces scènes d'enivrement, surtout au moment
de l'arrivée en Crimée. La mise en scène était de l'habile
prince Potemkin, mais les feuilletons sont du prince de Ligne;
j'y renvoie les curieux. Pourtant, quand la guerre éclate,
■ quand la Turquie (elle le pouvait alors) se pique la première,
et lorsqu'on apprend que l'ambassadeur russe a été mis aux
Sept-Tours, Catherine, rentrée dans sa capitale, reçoit ces
événements d'un air moins joyeux qu'elle ne les avait provo-
qués : elle redevient ce qu'elle était en réalité, une souveraine
pour l'histoire bien plus que pour le roman, et ne songe plus
208 CAUSEniES DU LUNDI.
qu'à se procuror le moins dinicilenient quelques résullals pos-
sibles el solides. On était allé fort loin et fort vite dans les pro-
jets anticipés de partage entre souverains, et, du milieu de ces
enclianlenients de Crimée, on en était déjà à se demander :
« Que diable .faire de Constantinople? » On se contente
pour cette fois d'assiéger Oczakow.
Le prince de Ligne, durant ce voyage du Dnieper et de la
Crimée, n'avait été que le plus aimable des couitisans et des
clievaliers de roman. Un jour que la galère impériale passait
tout près du rocher où la Iradilion place le sacrifice d'iphigé-
nie et comme on discutait ce point de mythologie historique,
Catherine, se promenant sur le pont avec majesté, grâce et
lenteur, étendit" la main et dit : « Je vous donne, prince de
Ligne, le territoire contesté. » On ajoute que le prince, se
voyant assez près de terre, se jeta à l'eau comme il était, en
uniforme, et alla prendre à l'instant possession du rocher, y
gravant d'un côté, du côté apparent, le nom divin de Cathe-
rine, et de l'autre côté (assure-t-il), le nom tout humain de la
dame de ses pensées, de la dame d'alors, car il en changeait
souvent. Il aimait ces espiègleries.
Mais à la fin de cette année 1787, le prince de Ligne rede-
vient tant qu'il peut un personnage d'histoire; il a désiré la
guerre, et il s'y met au premier rang. Comme il ne croit pas
que son souverain, l'empereur Joseph, soit en mesure de la
commencer assez vile, il demande à être provisoirement au
service de la Russie : « Après avoir fait quekpies sottises dans
ma vie, dit-il à ce propos, j'ai fini |)ar faire une bêtise. » Le
voilà donc sans rôle défini, en qualité de militaire à moitié
diplomate, et d'officier général à demi conseiller et très-peu
écouté, côte à côte avec le prince Potemkin , qui le caresse
et le joue : «Je suis confiant, moi, je crois toujours qu'on
m'aime. » On assiège Oczakow; Potemkin n'est rien moins
que militaire, et il veut le paraître. Le prince de Ligne, par
délicatesse, s'abstient de rien écrire en Cour contre lui, et il
se dévore à voir des intrigues, des rivalités mesquines au lieu
de combats: « Que de folies, de bizarreries, d'enfances, de
choses anti-militaires se passèrent dans l'espace de quatre ou
cinq mois que je restai devant cette bicoque ! J'ai lâché de les
oublier, mais je souiïrais comme un musicien (piand il entend
des instruments (pii ne sont pas d'accord. » Il passe do là à
LE l'UlNCE DE LIGiNK. 209
l'arméo de Moldavie, auprès du maréchal Romanzow, celui-là
militaire, mais encore plus astucieux que Potemkiii, et qui ne
l'écoute pas davantage. Tout en s'ennuyant de ne rien faire, le
prince de Ligne a son quartier à Yassi; il y voit les boyards
et les femmes des boyards, les belles Moldaves, les indolentes
Plianarioles, les Grecques à demi asiatiques qu'il décrit avec
leur grâce, leur nonchaloir et leurs danses : « On se fait des
mines, on se sépare presque, on se retient, on s'approche, je
ne sais comment; on se regarde, on s'entend, on se devine,
on a l'air de s'aimer... Celte danse-là me paraît fort raison-
nable. » On y voit les jolies femmes de Yassi recevant le ton
de Constantinople et préoccupées de l'idéal de beauté turque,
qui consiste à être grasse et à avoir du ventre. Une mère de-
mande pardon que sa fdle n'en ait pas encore : « Mais cela
viendra bientôt, me dit-elle, car à présent c'est une honte,
elle est droile et mince comme un jonc. « Les aperçus politi-
ques se mêlent à ces jolies peintures. La littérature même du
prince y trouve son compte; lorsqu'il lira plus tard le Cours
de La Harpe et qu'il y fera des annotations, souvent très-fines
et très-justes, il reprendra le célèbre professeur sur le chapitre
des Grecs: « Si vous aviez vu, monsieur de La Harpe, et étu-
dié les Grecs d'aujourd'hui comme moi, qui ai eu des affaires
de politique à traiter avec eux, vous sauriez qu'ils ressemblent
aux anciens. Mais \e^ circonstances les empêchent de paraître
comme eux; en attendant examinez l'esprit, la beauté de leurs
yeux, la vivacité ou la noblesse même de leur langue grecque
vulgaire. » Il dira encore, en faisant la critique de notre ma-
nière de traduire les anciens et des jugements qu'on en a
portés à l'aveugle : « C'est à la source qu'il faut aller. Je sais
bien que la distance des temps peut l'avoir corrompue; mais
j"ai montré des traductions à des Grecs du faubourg de Péra ,
de l'Archipel, et à des femmes jolies et instruites des boyards
à Yassi, sachant bien le français, pariant le grec vulgaire en
conversation, mais entendant le littéraire de père en fils: ils
m'ont tous assuré que c'était tout autre chose, et qu'il était
plaisant de voir en France des querelles sur les anciens, qui,
su/tout en poésie, n'y sont pas entendus. » Cet aperçu (à moi
presque aussi ignorant, il est vrai , cpie le prince) me paraît, à
cette date, la justesse même.
Cependant Joseph II, de son côté, a entamé sa guerre contre
18.
210 CAUSERIES DU LUNDI.
les Turcs, et moins heureusement qu'il n'avait compté; le
prince de Ligne n'a plus de raison pour ne pas être dans les
rangs autrichiens. Il sert sous son ancien général Loudon au
siège de Belgrade (septembre-octobre 1789) ; il l'y aide eflica-
cernent par une suite d'atla(|ucs bien ménagées, et vers la fin
par une batterie imaginée à la pointe d'une île, et qui fait mer-
veille. Après Lacy, plus complet et qui unissait l'éclair et le
sang-froid, il n'estimait rien tant que Loudon, grand homme
de guerre dès qu'on était dans l'action : « J'étais tout en feu
moi-même par cet être qui tient plus du dieu à la guerre que de
l'homme. » Après la prise de Belgrade, le prince de Ligne, qui
s'était vu quelque temps dans une demi-disgrâce, est nommé
commandeur de l'ordre militaire de Marie-Thérèse. Sa santé
altérée par les fièvres a besoin de bien des mois pour se re-
mettre. La révolution des Pays-Bas est commencée; celle de
France s'allume. Le prince de Ligne est au moment des grandes
choses ; il a cinquante-cinq ans, et sa constitution robuste, remise
des suites de Belgrade, peut encore fournir à bien des fatigues.
Il aspire à un commandement en chef; il va peut-être enfin
donner toute sa mesure, car ce n'est qu'à la guerre qu'il a
rêvé un grand rôle : ailleurs il n'a voulu être que témoin et
confident. Mais l'empereur Joseph meurt (20 février l" 90) ,
son adoré Joseph II, comme il l'app-lle, et avec lui la fortune
du prince de Ligne s'arrête; sa carrière se brise ou du moins
se ferme. 0 douleur ! il a beau nourrir de nobles désirs et des
ambitions généreuses, il ne sera plus que le vétéran des élé-
gances, le dernier des chevaliers d'autrefois (I).
Nous qui cherchons partout matière à l'histoire des mœurs
et à la distinction des caractères, notons bien le point de sépa-
ration que, mieux que personne, il nous aide à observer et à
définir. Dans ses lettres écrites à M. de Ségur, et datées d'Oc-
:i^akow, de ce triste siège où, malgré les lenteurs et les intri-
gues, il y avait eu pourtant quelques brillantes canonnades et
des combats, le prince de Ligne parlait du prince de Nassau,
ce brillant paladin, sorte de chevalier errant par tous les pays,
(1) Il a écrit à Cullierine, sur la mort de Josepli 11 , une lettre qiij a
mériié de dcvonir hislO!i(iue. Voir i>i>!,'e o05 de Vllislohe de Joseph II
(20 édition, 1833), par M. Camille Pagaiiel. Celle l'eeoiiiinaiidable Uis-
toire est toute remplie du prince de Ligne et des lémoiguages non-
seulement de son agrément , mais de son niérile.
LE PRINCE DE LIGNE. 211
tour à tour et à volonté colonel d'infanterie, de cavalerie, ou
vice-amiral. Il parlait également d'un volontaire français, d'un
autre jo/i phénomène chevaleresque, le comte Roger de Da-
mas, de qui il disait : « François 1", le grand Condé et le ma-
réchal de Saxe auraient voulu avoir un fds comme lui. Il est
étourdi comme un hanneton au milieu des canonnades les
plus vives et les plus fréquentes, bruyant, chanteur impi-
toyable, me glapissant les plus beaux airs d'opéra , fertile en
citations les plus folles au milieu des coups de fusil, et jugeant
néanmoins de tout à merveille. La guerre ne l'enivre pas, mais
il jj est ardent (Pune jolie ardeur, comme on l'est à la fin
d'un souper. » Voilà le dernier bouquet, si je puis dire, de
l'ancienne chevalerie française, de ces aimables et preux
courtisans, civilisés et raffinés, dont les épées étaient valeu-
reuses et brillantes, mais avaient des fourreaux de soie. Le
prince de Ligne était de cette race; au moment de la prise do
Belgrade, il écrivait à M. de Ségur, combinant avec art toutes
ses sensations : « Je voyais avec un grand plaisir militaire et
une grande peine philosophique s'élever dans l'air douze mille
bombes que j'ai fait lancer sur ces pauvres infidèles... » Et
après l'entrée dans la place : « On sentait à la fois le mort ,
le brûlé et l'essence de rose; car il est extraordinaire d'unir à
ce point les goûts voluptueux à la barbarie. » H se plaît lui-
même à se jouer à ces antithèses. Or, une nouvelle ère allait
commencer, tout imposante et toute sévère : dans la grande
convulsion démocratique où la terre de France enfanta des
armées, après les premiers temps d'aguerrissement et d'ap-
prentissage, on eut des héros, des chevaliers aussi; mais
ceux-là, les Lannes, les Murât, les Ney étaient des Achille et
des Roland primitifs qui n'entendaient rien à ces grâces polies
et à ces raffinements des vieux règnes. M. de Narbonne seul,
comme pour en honorer le souvenir, en offrait un dernier
échantillon dans l'état-major de l'Empereur; le reste était
comme sorti de terre, gardant de son origine jusque sous l'or
et la pourpre, ayant du lion dans le courage, génération toute
faite pour la lutte des géants.
Le prince de Ligne qui, malgré ses alliances d'esprit avec
le wiii*^ siècle , n'hésita pas un instant dans son antipathie
contre la Révolution , fut des premiers à bien juger du grand
mouvement nouveau, de sa portée et de ses conséquences
212 CAUSERIES nu LU NDT,
dans l'avenir. Ce ne sont pas des prédictions , comme à un
do JMaislrc, que j'irai lui demander, mais des saillies et des
\ues pleines de pers[>icacité et de justesse. Une lettre pitiiianle
adressée à son ancien ami Ségur qui avait donné ([uelque ad-
hésion aux premiers actes de la Révolution, nous montre le
prince de Lii:;ne à la date d'octobre 1790, dans le premier in-
stant de son irritation et de sa colère :
« La Grèce avait des sages, dit-il, mais ils n'étaient que sept; vous
en avez douze cents à dix-huit fiancs par jour,... sans mission que
d'eux-mêmes,... sans connaissance des pays étrangers, sans plan gé-
néral,... sans l'Océan qui peut, dans un pays dont il faille lour>
protéger les faiseurs de phrases et de lois. . . Messieurs les beaux-esprits,
d'ailleurs très-estimables, ont bien peu de talent pour former leurs
semblables. Une nation si jeune, si vive, si exaltée, (pii dans ce mo-
ment fait une litière d'épines au-dessus des roses qu'elle veut étoulFer,
tiendra-l-elle des engagements de wnH^gre.' Je suppose un cas liorrihle.
imprévoyable, el possible pourtant à des tiijrex-sjnges , comme vous
a appelés M. de Voltaire; on peut culbuter un roi, mais jamais le
trône... Êles-vous faits pour être des hommes, mes enfants, les plus
jolis enfants du monde;'... Je sais que votre nation peut s'aguerrir et
qu'elle est capable des plus grandes choses par la su[)érioiilé de la-
lents en tout genre: mais on ne sera pas assez maladroit, j'espère,
pour vous laisser faire. »
On voit le ton ; il y a du vrai et du faux; mais la situation
est vivement sentie, vivement caractérisée. Le prince de Ligne
y mêle de ses jeux: « J'aime encore mieux les hari/s que les
tonneaux, » allusion aux Du Barry ot à Mirabeau-tonneau.
Le prince a une manière gaie et \)arïo']s polissonucmte (c'est
un de ses mots) de dire même des choses sérieuses. Il e:i{horte
Ségur à émigrer, ce que celui-ci eut le bon-esprit de ne pas
faire. Il le lui dit d'ailleurs en de nobles termes : « Donnez la
main à Louis XVI pour remonter sur son trône, au lieu de
l'aider à en descendre. Soyez tous plus royalistes que lui. »
Le prince de Ligne en parlait à son aise, lui dont la [lalrie
était en queli[ue sorte ac/ libitum , et qui se détinissait Fran-
çais en Autriche, Autrichien en France, l'un ou l'autre en
Russie.
Il ne tarde pas cependant à être plus circonspect, moins
pressé en pronostics: les Puissances coalisées n'ont pas fait ce
qu'il souhaitait; elles ont laissé à la France le temps de s'a-
{^uerrir. 11 aurait voulu qu'on commençât par tonner et
I-E PRINCE DE LIGNE. 213
cioiiner : on a manqué ce premier coup. Les émigrés, selon
lui, ont emporté l'honneur (dans le sens royaliste); les l'e-
belles n'ont ij,nrdé de leur nation que l'intelligence et le cou-
rage : il oublie que ces rebelles^ qui sont à peu prés tout le
monde, ont, de plus, gardé intact le sentiment de patrie. Il
est Forcé de reconnaître que le talent bientôt a remplacé la
guillotine : a D'Athènes la France a été à Sparte , en jjassant
par le pays des Huns. » Dans un Mémoire sur la nouvelle
armée française, il lui rend une justice incomplète encore, du
moins un commencement de justice. Quiinl à la républiijue, il
ne lui pardonne pas plus (|ue le premier jour. Selon lui, et
contrairement à Montesquieu, c'est la terreur seule qui fait
la république : « Dieu veuille ([u'elle ail de la vertu pendant
six mois, elle sera détruite. »
Il estime de bonne heure que le résultat le plus net de la
Révolution de France et de ce qui s'y est passé en 93, sera de
fortifier partout le principe monarchique ; ce régime de 93 aura
fait l'efTet de l'Ilote ivre et aura dégoûté de l'imitalion: « On
verra plutôt, dit-il, des républiques devenir des royaumes que
des royaumes devenir républiques. On pleurera le meilleur
des hommes dans Louis XVI, la plus belle et la plus parfaite
des reines, des milliers de victimes, on servira Dieu mieux
qu'auparavant, et on respectera plus son souverain. » Ceci
devient sérieux et de ton et de fond : « Il est bien difficile de
n'être pas sérieux au fond, disait le prince en une de ses
Pensées, si ce fond n'est pas, comme chez quelques gens, à
la superficie. »
Jl était royaliste, non par préjugé, mais par rétlexion et par
principes. Il était d'avis que, dans tous les grands moments de
1 histoire qui se prolongent et qui se fixent, « tout tient à un
seul homme, » ou à un très-petit nombre; les règnes, même
les plus durs, lui semblaient offrir plus de chances aux talents
et aux grands hommes que Tanarchie : « Les Scipions, dit-il,
étaient de grands aristccrates; Périclès était- une espèce de
roi. Horace et Virgile auraient eu peu de succès pendant les
guerres civiles. Si Montaigne et le bon La Fontaine avaient
vécu de notre temps, l'un avec ses vérités, l'autre avec ses
naïvetés et ses distractions , ils auraient été pendus les pre-
miers. » En tout ceci le prince de Ligne fait comme chacun
en pareil cas : il lire volontiers toute l'histoire de son côté.
214 CAUSERIES DU LUNDI.
Il y a une lettre du prince à un émigré des plus distingués,
M. de Meillian, ancien administrateur, homme de lettres et
homme d'esprit. 11 y discute des changements que la Révo-
lution devra apporter dans les mœurs puhliques et dans le
goût : « Après tout ce qui est arrivé depuis quelque temps,
toutes les idées doivent décidément se renouveler. » Et d'abord
il croit que l'universalité de la langue française en souffrira;
que Paris ne sera plus comme auparavant la capitale intellec-
tuelle et littéraire reconnue de l'Europe, les autres nations
voulant- se venger d'avoir si longtemps obéi à l'esprit venu de
Paris. Il fait une remarque fine sur les émigrés et sur l'esprit
d'aristocratie qui trouve son compte à la démocratie même.
Bien des gens se sont flattés d'être des gentilshommes en émi-
grant : « et il n'y en a aucun, si petit qu'il soit, qui ne se
croie égal à un Montmorency, puisqu'il sert l'autel et le trône. »
Le résultat de l'émigration aura donc été de vulgariser la no-
blesse. Ne séparant point l'idée de goût d'avec celle des so-
ciétés charmantes où il a vécu, il conclut en disant : « On peut
remettre le trône en France, mais le goût jamais. La vue des
crimes a ôté celte fraîcheur, cette grâce, cette urbanité dos
mœurs de la nation la plus aimable. La farouche république a
mis à la place l'esprit de discussion et la fausse éloquence.
Ce sera la France antiquaire au lieu de la France litté-
raire. » Ne prenez tout cela que comme la conversation vive
et nourrie d'un homme qu'on trouve au lit le matin et qui
pense tout haut, et vous en emportciez de tous côtés des traits,
des aiguillons qui vous feront aussi penser, pester, dire oui et
non à la fois ; et c'est ce qu'il a voulu. — Et même lorsqu'on
approuve, c'est comme dans la conversation encore : il faut
suppléer, à tout moment, à ce qui manque.
Parlant de ce même M. de Meilhan, qui avait eu l'idée d'é-
crire l'Histoire de l'impératrice Catherine, le prince de Ligne
disait en l'y encourageant : « Il faut être homme de bonne
compagnie pour "écrire l'histoire. »
Cependant de grandes choses se faisaient à la guerre, et le
prince de Ligne n'en était pas. Cette inaction à laquelle sa
Cour le condamnait lui fut cruelle : « Apparemment, disait-il,
que je suis mort avec .loseph II, ressuscité un moment pour
mourir avec le maréchal Loudon, et être malade avec le ma-
réchal Lacy. » 11 y eut des moments où il aurait voulu être
LE PRINCE DE LIGNE. S*! 5
désigné pour commander en chef en Italie, et pour se mesurer
avec le vainqueur de Rivoli ou de Mareiigo. Une telle ambition
est honorable : il y avait plusieurs manières possibles d'être
vaincu par Bonapaite, et on en imagine qui pouvaient encore
être dignes d'envie. Le prince de Ligne déroba sa douleur de
guerrier sous le sourire de l'homme du monde et sous l'in-
diflérence du philosophe. Pourtant la blessure lui en de-
meura.
Il passait les années insensibles du déclin dans sa retraite
devienne, dans sa petite maison du rempart ou dans son
lieJiKje au Léopoldberg. 11 lisait, il écrivait chaque matin à
tout hasard; il faisait imprimer ses Œuvres trop mêlées et
trop noyées , toutes criblées des fautes de l'imprimeur, sans
parler des siennes. Découragé sur la gloire, goûté de tous, il
charmait la société autour de lui, et (rompait de son mieux
le temps. Quand le Cours de Littérature de La Harpe ou la
Correspondance du même avec le grand-duc de Russie , ou
encore quand les iVe'moire.s de Bezen val paraissaient, le prince
de Ligne les lisait plume en main et les accompagnait page
par page de remarques curieuses, dont les éditeurs soigneux
de ces divers ouvrages devraient dorénavant profiter. Sur
Raynal, son ton et sa pesanteur; sur Beaumarchais, ses mys-
tihcations et ses charlatanismes; sur Duclos , Saint-Lambert,
Crébillon fils et cent autres, il a des traits qui sont d'original
et comme d'un homme qui a diné avec eux. De M"^* Geoffrin,
il disait en approuvant le portrait qu'en a tracé La Harpe :
« Le portrait de Mme Geoffrin est de la plus grande vérité; il devait y
ajouter le plus grand talent pour les définitions. Avant delà connaître
(si cite u'avail pas passé parvienne), je ne l'aurais jamais vue à Paris.
Je la croijais un bureau d'esprit , ei c'en était un plutôt de raison. Les
gens d'esprit qui allaient chez elle n'eu faisaient plus et devenaient
presque de bonnes gens. Il y avait entre elle et Mme du DefTand une
espèce de rivalité. Mais, au lieu du gros bon sens de la première,
l'autre avait une conversation pleine de traits, et avait l'épigramme et
le couplet à la main. — Le genre de M^^ Geoffrin était , par exemple ,
une espèce de police pour le goût, comme la maréchale de Luxembourg
pour le ton et l'usage du monde. '>
On sent tout le prix de telles remarques fines de la part
d'un homme qui a si bien vu, et- qui n'a d'autre prétention
que de se souvenir avec justesse.
216 CAUSRRIF.S DU HINDI.
Il est un sujet auquel il revient souvent, soit à propos de
Bezenval, soit à propos de La Harpe, toutes les fois qu'il en
trouve l'occasion, c'est la reine Marie-Antoinette ; et cliaque
fois, inspiré par son cœur, par une imagination fidèle et
émue, il nous la montre sons un vrai jour, avec ses ingénuités,
ses étourderies innocentes, et dans tout l'éclat de sa ligure,
« sur laquelle on voyait se développer, en rougissant, ses jolis
regrets, ses excuses, et souvent ses bienfaits. » C'est on y
songeant le moins qu'il nous la peint le mieux, et qu'il nous
fait voir d'un même trait sa bonté et sa grâce : « Elle s'oc-
cupait si peu de sa toilette, dit-il en un endroit, qu'elle se
laissa, pendant plusieurs années , coilï'er on ne peut pas plus
mal par un nommé Larceneur qui l'était venu chercher à
Vienne, pour ne pas lui faire de la peine. 11 est vrai qu'en
sortant de ses mains, elle mettait les siennes dans ses cheveux
pour s'arranger à l'air de son visage. » Après l'avoir vengée
sur les points essentiels, il finit, dans un sentiment chevale-
resque et qui rappelle celui de Burke, par mettre sa royale
mémoire sous la protection des jeunes militaires français qui
ue l'ont point connue et qui, venus depuis, n'ont pas été des
ingrats : « Au moins, écrivait le prince de Ligne vers la date
d'Austerlitz et d'Iéna, que ceux qui s'acquièrent tant de
gloire sous les drapeaux de leur Empereur, plaignent cette
malheureuse princesse qu'ils auraient bien servie... » Ce sont
là des alliances d'idées et de sentiments qui honorent. En y
faisant a[)pel , le prince de Ligne a touciié juste, et il ne s'y
est point trompé : la France nouvelle a vengé Mario-Anloinetle
de l'ancienne.
La vieillesse arrivait pourtant; le prince de Ligne orna la
sienne, jusqu'à la fin, d'agrément et d'élégance. Ceux qui le
veulent connaître dans les dernières années, peuvent lire ce
qu'en ont dit le comlo Ouvarofi" dans ses Esquisses (1848),
et le comte de La Garde au tome I"" de ses Souvenirs du
Congrès de Vienne (1843). Un jour, le prince de Ligne s'aper-
çut que deux belles .luives, chez qui il allait souvent, demeu-
raient bien haut; il leur écrivit un [letit billet le plus dégagé
possible , [lar le(|uel il prenait congé d'elles à l'avenir, leur
disant : « Adieu ! vous êtes décidément les dernières que j'aie
adorées au troisième. » Mais cette apparence légère ne faisait
que renlVrmer pUis trislement en soi les regrets et les souvenirs:
LE PRINCE DE LIGNE. 217
« Les souvenirs ! s'écriait-il dans les moments de solitude, on les ap-
pelle doux et tendres, et, de telle façon qu'ils soient, je les déclare durs
et amers... L'ima^^e de,* plaisii'S innocents de l'enfance retrace un ternps
qui nous rappioclie de celui où nous n'existerons plus. Guerre, amour,
succès d'autrefois, lieux où nous les avons eus, vous empoisonnez
notre présent! Quelle différence', dit-on; comme le temps s'est passé!
J'étnis victorieux, aimé et jeune! On se trouve si loin, si loin de ces
beaux monicnls qui ont passé si vite, et qu'une chanson qu'on a en-
tendue alois, un arbre au pied (luqu(!l on a été assis, rappellent en
faisant fondre en \dvmeil J'étais là, dit-on, le soir de cette fameuse
bataille. Ici on me seira la uiain. De là. je partis pour un quartier
d'hiver charmant. J'avais bonne idi'e des hommes. Les femmes, la
Cour, la ville, les rjetis d'affaires ne m'avaient pas trompé. Mes soldats
(société d'honnêtes gens plus purs et plus délicats que les gens du
monde) m'adoraient. Mes paysans me bénissaient. Mes arbres crois-
saient; ce que j'aimais était encore au monde, ou existait pour moi.
O mémoire; mémoire: elle revenait quelquefois au duc de Marlborough
tombé en enfance et jouant avec ses pages; et un jour qu'un de ses
portraits, devant lequel il passa, la lui rendit, il arrosa de pleurs ses
mains qu'il porta sur son visage. »
Page éloquente ! accents échappés du cœur! voix de la na-
ture ! pourquoi l'aimable prince ne se les accorde-t-il que si
rarement?
Lorsque s'ouvrit le Congrès de Vienne en 18! 4, le prince de
Ligne se trouva par position et tout naturellement comme le
grand maître des cérémonies de cette réunion brillante. La
jeunesse des diplomates aimait à se grouper autour de lui, à
l'écouter, à le prendre pour introducteur et pour guide, à faire
écho à ses saillies qu'on se redisait : « Le Congrès ne marche
pas, il danse... Le tissu de la politique est tout brodé de fêtes.»
^On le consultait sur la broderie. M. de La Garde nous l'a
peint durant cette dernière année avec un sonliment d'entière
admiration. Mais, au milieu des couleurs brillantes dont il
l'entoure, on saisit quelques ombres. Le prince de Ligne souf-
frait par moments de n'être pris que comme une curiosité, une
simple utilité mondaine dans cette réunion de rois et de minis-
tres qui allait trancher les destinées du monde. Il avait com-
mencé trop tôt de paraître un monument. Ce qu'il considérait
comme manqué dans sa carrière de soldat lui revenait à cer-
tains moments avec amertume. Un jour qu'il était allé à
Schœnbriinn où él il le jeune roi de Rome, l'enfant, à qui le
vieux maréchal (car le piince de Ligne avait ce titre) agréait
VIII. 19
248 CAUSERIES DU LUNDI.
beaucoup, se mita jouer aux soldats devant lui ; le maréchal
se prcla au jeu et commanda la manœuvre. En la voyant
faire à cet enfant, il devait se rappeler (lu'il y avait plus de
vini^t ans qu'il ne l'avait commandée au sérieux et devant
l'ennemi.
Un jour qu'il avait reçu un de ces affronts comme la vieil-
lesse la plus aimable n'en saurait éviter lorsqu'elle s'obsline à
vouloir être toujours jeune, il lui échappa, à lui si bienveillant,
quelques paroles contre la jeunesse : « iMon temps est passé;
mon monde est mort... Mais enfin quel est donc aujourd'hui le
mérite de la jeunesse pour que le monde lui prodigue ainsi
toutes ses faveurs? » Ce mérite, c'était simplement d'avoir le
sourire et d'être jeune à son tour. Le prince de Ligne, malgré
sa douceur de mœurs habituelle, ne pouvait s'empêcher d'avoir
quelque accès de misanthropie; il en voulait aux engouements
et à toutes ces contrefaçons de talent ou d'esprit qui usurpent
la réputation des originaux et des véritables : « Il se fait, disait-
il, dans la société un brigandage de succès, qui dégoûte d'en
avoir. » Mais il était plus dans sa nuance de philosophie et
dans les tons qui nous plaisent, lorsqu'il écrivait colle pensée
qui résume sa dernière vue du bonheur :
<< Le soir est la vieillesse du jour, l'hiver la vieillesse de l'année,
l'iiisensibililé la vieillesse du cu'iir, la raison la vieillesse de l'esprit,
la maladie celle du corps, et l'àgc enfin la vieillesse de la vie. Chaque
instant apporte avec lui l'idée du déci-oisseitient. Tout est niobililé,
mais hieu plus lon^denips en mal qu'en bien. On n'est pas si gai à
quinze ans ipi'à dix, h trente qu'à vin^'t; ainsi du reste jusqu'à la mort.
Que de blessures, d'accidents, de chutes, de chat,'rins, de dérangements
d'estomac, n'a-l-on pas déjà éprouvés à trente ans! On en soirlIVe tout
le reste de sa vie. Les emplois, les rubans, la gloire même font ils au-
tant de plaisir que la premièi'e poupée, le premier habit de maleloti'
L'entant mange quatre lois par jour, le héros souvent ne soujie point.
Heureux celui qui, par le prix qu'il met et le goût qu'il prend aux plus
petites choses, i)rolong(; son enfance! Les jours les plus heureux sont
ceux qui ont une grande viaiinée et une petite soirée. »
C'est presque comme le vers de Malherbe :
Tout le plaisir des jours est en leurs matinées.
Le prince de Ligne mourut à Vienne, le 13 décembre 181 i,
dans sa (piatro-vingtièmo année, pendant la tenue même du
LEPRINCEDELIGNE. 2-19
Congrès, à qui il procura entre deux bals le spectacle de ma-
gnifiques funérailles. Un écrivain protestant s'est montré sévère
jusqu'à l'injustice pour cette fin du prince de Ligne. Celui-ci,
au milieu de ses fragilités et de ses maximes d'Hamilton ou
d'Aristippe, n'était rien moins qu'un incrédule et qu'un impie.
« Tout cela est très-joli, disait-il des incrédulités fanfaronnes,
quand on n'entend pas la cloche des agonisants. » Personne
n'a mieux parlé que lui du principe de l'irréligion chez Vol-
taire, « de ce désir d'être neiif^ piquant et cité, de rire et de
faire rire, d'être ce qu'on appelait alors un écrivain hardi, »
toutes choses qui, selon lui, avaient plus animé Voltaire qu'au-
cune conviction positive. C'est le prince de Ligne qui a écrit
cette belle pensée :
« L'incrédulité est .si bien un air que , si on en avait de bonne foi , je
ne sais pas pourquoi on ne se tuerait pas à la première douleur du
corps ou de l'espril. On ne sait pas assez ce que serait la vie humaine
avec une irréligion positive .- les alliées vivent à l'ombre de la religion.
Dans tout ce qui précède, je n'ai point voulu faire une bio-
graphie ni même un portrait du prince de Ligne, mais seule-
ment présenter de lui et, pour ainsi dire, sauver de l'ancien
naufrage de ses Œuvres quelques beaux ou jolis endroits, et le
rappeler à l'attention comme un des plus sensés parmi les ar-
bitres des élégances, un des plus réellement aimables entre
les heureux de la terre (1).
(1) Il existe une bonne biographie du prince de Ligne, une Notice
sur lui par M. de ReifTenberg (Nouveaux Mémoires de l'Acach'm'ie des
Sciences et Belles-Lettres de Bruxelles, tome XIX, 1845). L'auteur a
ingénieusement construit cette Notice avec les paroles mêmes, autant
que possible, avec les expressions et les mots du piince : dans ce tra-
vail M. de ReifFenberg, à qui l'on a pu reprocher quelquefois des légè-
retés et des rapidités couime érudit, s'est montré de la plus agréable
et de la plus française littérature.
Lundi 27 juin «853.
HISTOIRE LTTTÉUAIRK
DE LA FRANCE^
Ouvrage commencé par' les Bénédictins et contimié
par des membres de Vinstitut.
(Tome XXII, 1853.)
Ce volume \x\-!i° de près de mille pages, publié sous la
direction de M. Victor Le Clerc , et rédigé par des membres
de l'Académie des Inscriptions, MM. Félix Lajard, Paulin
Paris, Emile Littré, M. Le Clerc lui-même et feu M. Fauriel,
renferme des articles de ces divers auteurs sur des éciivains
français du xiu® siècle. La ])oésie y tient une grande place :
les restes de poésie latine , les chants d'Eglise ou d'école n'y
sont pas oubliés; les longs récits épiques en français, dits
Chansons de geste, y sont analysés avec ampleur et avec une
connaissance comparée de toutes les divisions et de toutes les
branches. Un chapitre particulier y traite du Roman de Re-
nart, une des plus curieuses et des plus spirituelles produc-
tions du génie satiricjue du moyen-âge. J'essayerai tout à
l'heure d'en faire apprécier l'esprit; mais auparavant je de-
mande à dire quekiues mots sur l'économie de ce monument
de labeur et d'érudition , sur cette Histoire littéraire qui,
a[)rès vingt-deux volumes, n'a pu encore arriver au terme du
xiii« siècle.
HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRAISCE. 221
Le tome l*""" de cet ouvrage parut en 1733, il y a cent vingt
ans. Il fut entrepris par des Religieux Bénédictins de la Con-
grégation de Saint-Maur, ainsi que le titre le porte, mais plus
véritablement par un seul Bénédictin, dont l'humilité se dé-
robait sous le nom commun de l'Ordre, par Dom Rivet. Cet
homme, aussi respectable par sa piété que par sa docte ardeur,
était né en 1683, en Poitou , d'une famille fidèle aux vieilles
mœurs. Il n'avait pourtant point dirigé ses premières vues du
côté de la vie des cloîtres; mais, un jour qu'il était à la chasse
avec quelques jeunes gens de son âge, son cheval le renversa
et l'entraîna quelque temps , le pied engagé dans l'étrier. En
ce danger il s'adressa à Dieu, et, s'étant relevé sain et sauf,
il sentit le désir de se donner tout entier à celui à qui il devait
le salut. Sa mère veuve s'opposait à son dessein; il combattit
contre sa tendresse durant deux années, et put enfin prendre
l'habit religieux à Marjnoutiers, à l'âge de vingt et un ans; il
fit profession l'année suivante. Successivement placé à l'ab-
baye de Saint-Florent de Saumur, au monastère de Saint-
Cyprien de Poitiers, et à Paris aux Blancs-Manteaux, il mé-
ditait des projets d'histoire littéraire ecclésiastique; ses
supérieurs, reconnaissant sa vocation, l'appliquaient à des
recherches de ce genre, et ce ne fut qu'après s'être vu délivré
de ces premiers engagements qu'il conçut de lui-même le
projet de se consacrer à l'Histoire littéraire générale de la
France.
Pour exécuter son dessein, il avait besoin des secours d'une
grande bibliothèque ; il désira naturellement être placé à Saint-
Germain-des-Prés, capitale de l'Ordre, au centre de toutes
les ressources et des trésors manuscrits. Par malheur, Dom
Rivet avait pris parti dans les querelles ecclésiastiques du
temps, comme un jeune religieux ardent, généreux, qui
penche du côté des idées qu'il croit les plus chrétiennes et
qu'il voit persécutées. H publiait en ^122 lo Nécrologe de
l'Abbaye de Porl-Rotjal-des-Champs, avec les éloges et épi-
taphes des fondateurs, bienfaiteurs et amis de ce monastère
détruit. Il s'était prononcé contre la bulle Unigrnitiis. Il se vit
donc repoussé dans sa demande d'admission à Saint-Germain-
des-Prés, et il se retira dans l'abbaye de Saint-Vincent du Mans,
où il vécut vingt-six années; il y mourut le 7 février 1749.
C'était l'heure où commençait à paraître V Encyclopédie., où
19.
222 CAUSERIES DU LUNDI.
la congrégalion des philosophes allait régner sans partage, et
où le monde était jeté bien loin des études silencieuses. Durant
les années de sa retraite au Mans, le docte religieux avait
successivement publié les huit premiers volumes de son liis-
foire littéraire de la France (1 733-1 748) : le 9% qui était
de lui encore, ne parut qu'après sa mort, en 1730. Les trois
volumes suivants, jusqu'au 12" inclusivement (1763), furent
princi[)alement l'œuvre de deux autres Bénédictins, Dom Clé-
mencet et Dom Clément. Mais l'ouvrage, arrivé à ce tome 12"
et au xii<' siècle, et n'étant plus soutenu par la pensée active
du fondateur, était resté interrompu durant près de cinquante
ans, lorsque l'Institut le reprit sous l'Empire. Le Gouverne-
ment avait désiré la continuation de cet utile travail. Un Bé-
nédictin survivant, Dom Brial , devenu membre de l'Institut,
fut le lien entre les nouveaux et les anciens rédacteurs : non
pas que Dom Brial eût participé à la rédaction des derniers
volumes de V Histoire littérnire ^ qui remontaient déjà à une
date si éloignée, mais il avait été employé à d'autres publica-
tions historiques des Bénédictins, et il avait hérité des tradi-
tions et de la méthode. On vit donc, à côté et à la suite de
Dom Brial, ces dignes académiciens des Inscriptions et Belles-
Lettres , Pastoret , Ginguené, Daunou , plus tard Fauriel et
quelques autres, ceux d'aujourd'hui, M. Victor Le Clerc en
tète, tous plus ou moins mondains, plus ou moins voltairiens
(qui ne l'est ou ne l'a été un peu?), très-laïques, et pourtant
restés à demi Bénédictins par l'étude, poursuivre scrupuleu-
sement le plan de Dom Rivet leur devancier, l'accepter dans
toute son étendue et le remplir avec exactitude. Ils ont donné,
dans l'espace de près de quarante ans (1814-1853), dix vo-
lumes, depuis le 13* jusqu'au 22"' inclusivement. Cependant
le seul Dom Rivet, en vingt ans, avait prodiut neuf tomes,
moins gros et moins considérables il est vrai. Qu'on me per-
mette encore un retour d'un moment sur ce premier fondateur
et sur sa noble pensée.
Dom Rivet n'était pas, on peut le conjeclurer d'avance, un
esprit de ceux qu'on appelle pliilosophi(iues; il n'était même
pas de ceux qu'on peut appeler éclairés dans le sens le plus
chrétien du mot : il avait ses préventions, son coin de secte.
Un des auteurs qui l'ont loué lui en a fait un mérite : « Il était
extrêmement attaché aux Convulsions ^ » aux miracles qui se
HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE. 223
faisaient ou qu'on faisait sur le tombeau du diacre Paris. Il
lui est même arrivé d'intervenir et d'écrire sur ce sujet mal-
heureux. Mais, du milieu des bornes que certaines doctrines
imposaient à sa vue, et du fond de sa solitude, cet homme de
labeur et de vérité fut saisi d'une noble ardeur, du désir de
faire quelque chose a pour l'utilité de l'Église cl de l'État, » et
d'unir le devoir d'un chrétien et celui d'un bon citoyen : « Nous
nous proposons, disait-il, de ménager aux Français l'agrément
d'avoir un Recueil complet des écrivains qu'eux et les Gaulois
leurs prédécesseurs, avec qui ils n'ont fait dans la suite qu'un
même peuple, ont donnés à la république des Lettres. Tous
ceux de la nation dont on a connaissance et qui ont laissé
quelque monument de littérature, y trouveront place, tant
ceux dont les écrits sont perdus, que ceux dont les ouvrages
nous restent , en quelque langue et sur quelque sujet qu'ils
aient écrit. » En un mot, pour la gloire de notre nation, re-
cueillir en un corps d'histoire tout ce qui concerne la littéra-
ture française, c'est ce que personne n'avait encore exécuté
et ce qu'entreprit le courageux solitaire. Dès les premiers vo-
lumes, il prêta aux critiques et aux objections; l'abbé Prévost,
qui avait été Bénédictin et qui faisait alors un journal , parla
de l'ouvrage et substitua un autre plan à celui qu'on avait
adopté : il aurait voulu un choix dans les auteurs et dans les
matières; qu'on mît à l'écart les écrivains ecclésiastiques, les
controversistes ; qu'on ne dît pas tout sur chacun. 11 voulait
surtout une histoire critique^ c'est-à-dire où il y eût des juge-
ments, et il citait pour modèles les Histoires ecclésiastiques de
M. Ellies du Pin, lequel avait fait des compilations honorables
et commodes, mais où il y avait du léger et de l'inexact plus
qu'il ne semblait. Ce M. du Pin, cousin de Racine, trouvait
le moyen d'être le matin un savant homme, et l'après-dînée
un abbé fort coquet; il faisait sa partie de cartes avec les
dames, et ce n'était déjà plus un docteur de la vieille roche.
Enfin l'abbé Prévost (c'est tout simple) proposait un plan
agréable, expéditif et un peu mondain, et il n'entrait pas
dans celui de Dom Rivet, dont l'originalité était dans le com-
plet même : « Ce sont, disait encore Uom Rivet insistant sur
ce plan qu'il voulait fertiliser à force de patience et animer
d'une certaine vie suffisante aux esprits solides, ce sont les
monuments connus de la littérature gauloise et française.
224 CAUSEIUES UV LUNDI.
recherchés avec soin , réunis avec métliodc, ranimés dans leur
ordre naturel, éclaircis avec une juste étendue, accompai^nés
des Maisons convenables, dont nous formons l'Histoire litté-
raire de la France. On y aura un tableau vivant et animé, non
des faits d'une nation policée, puissante, belliqueuse, qui se
borne à former des politiques, des héros, des conquérants,
mais des actions d'un peuple savant, qui tendent à former des
sages, des doctes, de bons citoyens, de fidèles sujets. »
11 n'y avait qu'un point sur lequel Dora Hivel se faisait illu-
sion : le tableau qu'il avait conçu, et qui a été en bonne partie
exécuté, qui forme toute une suite si bien établie, existe, mais
il ne vit pas. Cette fois encore l'auteur n'avait fait qu'entre-
prendre et organiser un plus vaste Nécrologe.
Pour se mettre tout entier à une telle œuvre en dérobant
son nom, en ne citant que ceux des personnes à qui l'on a
obligation de quelque secours et communication bienveillante;
pour se résoudre à aborder sur son cliemin tous les auteurs
quelconques qui ont écrit, les ennuyeux, les épineux, les
scolastiques, les sages, les menteurs, les frivoles, et ceux qui
édifient et ceux qui scandalisent; pour s'engager à rendre de
tous un compte honnête , scrupuleux et impartial , en vue de
l'exactitude et même de la charité, il fallait avoir un zèle et
une candeur primitive qui n'est pas étrangère à l'àme des
vrais et purs studieux, mais que la religion ici consacrait et
arrosait pour ainsi dire d'une douceur et, je ne crois pas pro-
faner ce mot, d'une bénédiction secrète. Dom Rivet employait
à un travail, qui eût semblé ingrat et aride à d'autres que lui,
de longues heures, régulièrement commencées, interrompues
et terminées par la prière. Nos savants d'aujourd'hui, ceux
que j'a[)pelle nos demi - Bénédictins , dans leur application
aisée, au sein de leurs cabinets chauffés et commodes, sont
loin de nous représenter ces existences austères. Un simple
mot d'un biographe de Dom Rivet nous ouvre un jour au pas-
sage sur cette vie mortifiée, dont la flamme intérieure nous
est inconnue. Dom Rivet avait soixante-cinq ans, et, d'une
santé naturellement délicate, il s'était usé dans ces occupa-
tions assidues de la bibliothèque et de la cellule, qui ne l'eni-
pèchaient pas de vaquer encore à bien d'autres soins et à la
])ratique des bonnes œuvres ; car « nous ne sommes point dif-
férents (\c<' autres hommes, disait-il, et nous avons nos occu-
HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE. 225
palioiis, comme eux les leurs. » 11 sentit donc, sans être
très-avancé en âge, les iremières atteintes du mal qui devait
l'emporter : « Un .irros rhume dont il fut attaqué vers la fin de
l'année 1748, nous dit son biographe, le força de prendre une
chambre à feu : c'est le seul adoucissement qu'il se per-
mit. » Ainsi, jusque-là, il avait vécu, travaillé, étudié, comme
le moins délicat de nous ne consentirait pas à vivre, même
un seul hiver. — Sachons-le bien, quand l'encre venait à
geler dans une de ces froides bibliothèques de Bénédictins, le
savant Religieux était obligé , pour s'en servir, de l'aller faire
dégeler un moment au fe'i de l'infirmerie ou de la cuisine.
Un des heureux du siècle et le plus actif des voluptueux.
Voltaire, n'appréciait pas ces mérites lorsque, parlant de la
publication commençante de Dom Rivet, il écrivait à Cide-
ville (6 mai 1733) : « La fureur d'imprimer est une maladie
épidémique qui ne diminue point. Les infatigables et pesants
Bénédictins vont donner, en dix volumes in-Jolio que je ne
lirai point, {'Histoire littéraire de la France. J'aime mieux
trente vers de vous (trente vers de Cideville ! ) que tout ce
que ces laborieux compilateurs ont jamais écrit. — Vous voyez
souvent un homme qui me trompera bien s'il devient jamais
compilateur; il a deux talents qui s'opposent à celte lourde et
accablante profession : de l'imagination et de la paresse. » Et
il continue de badiner sur l'ami très-médiocre et assez peu
digne (un certain abbé de Linant), à qui il décerne ce der-
nier éloge. Voltaire revient plus d'une fois sur cette antipa-
thie qu'il témoigne pour l'œuvre monumentale du patriotique
Bénédictin. Peu s'en faut, dans sa légèreté et son inattention ,
qu'il n'y voie un présage de la décadence du goût, et il se fait
un plaisir de mêler et brouiller tout cela avec les mauvais
vers de ce libertin d'abbé Pellegrin : « Voilà une Pélopée de
l'abbé Pellegrin qui réussit , écrivait-il à son ami Forment
(20 juillet); d tempora ! ô mores! et cependant les Bénédic-
tins impriment toujours de gros in-folio avec les preuves.
Nous sommes inondés de mauvais vers et de gros livres inu-
tiles. Mon cher Formont, croyez-moi , j'aime mieux deux ou
trois conversations avec vous que la bibliothèque de Sainte-
Geneviève. »
Qu'aurait dit Voltaire, s'il avait vu les plus circonspects, il
est vrai , mais non les moins malins de ses disciples , comme
226 CAUSERIES DU LUNDI.
Daunou, désignes pour contirmcr l'œuvre du premier Béné-
dictin, s'allachant tout entiers à le faire di.iinement sans en
altérer l'intention, et y mettant leur honneur?
Un inconvénient, en effet, d'une Histoire littéraire ainsi
composée, c'est que le caractère personnel des rédacteurs,
leur talent doit s'effacer pour ne laisser paraître et se déve-
lopper que leur savoir, leurs recherches et les résultats qui en
ressortent : tout ce qui serait une vue un peu vive, une idée
neuve un peu accusée, tout ce qui aurait un cachet individuel
trop marqué semblerait jurer avec la circonspection et la mé-
thode de l'ensemble. Aussi, est-il bon qu'il n'y ait qu'une
seule Histoire littéraire de celte sorte et de ce ton , vaste
répertoire de faits, d'analyses et de documents authentiques.
A mesure qu'on avancera dans le monde moderne, il de-
viendra pourtant de plus en plus difficile aux rédacteurs qui
seront en exercice alors de se contenir à l'expo&é des faits, à
l'analyse des ouvrages, sans y mêler quelque chose des idées
et des impressions qui sortent presque inévitablement : mais
jusqu'à présent l'esprit essentiel et primitif de l'œuvre, con-
venablement entendu et dans une juste extension, a été fidèle-
ment observé.
Ce 22" volume offre, je l'ai dit, un article sur le Roman de
Renart ; il est de feu M. Fauriel et peut nous aider à appré-
cier une des productions les plus populaires et les plus célè-
bres de notre moyen-âge : c'est donc du Roman de Renart
que je voudrais donner ici quelque idée , en supposant que je
m'adresse à des lecteurs pressés , qui n'ont pas lu le texte et
qui n'auront pas le loisir de le lire de longtemps. Au premier
abord , le Roman de Renart ne semble guère autre chose
qu'une fable de La Fontaine en plusieurs volumes; mais il y
a plus et mieux, il y a pis. On a , dans ce recueil de fables et
de récits dont le Renard est le héros, un assemblage de bien
des types et des personnages qui ont couru depuis sous d'au-
tres noms. Nous connaissons Figaro, Gil lilas. Tartufe,
Panurge ; nous connaissons l'esprit qui circule dans la Farce
de Patelin et dans les débauches de Villon. Faut-il à côté do
ces noms littéraires en prononcer un tout moderne et qui
n'est qu'ignoble, celui de Robert .]/«crt/re? Nous connaissons
tout cela; eh bien, le Roman de Renart dans ses parties
diverses nous rend tour à tour ces divers types ; aux bons
HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE. 227
endroits, il a des touches très-fines, gracieuses et légères; aux
mauvais endroits, il en a de gi'ossières ou même d'immondes.
En se prolongeant, l'allégorie est trop systématique et trop
appuyée. Mais partout c'est la gausserie de la nature humaine,
la fable de ce bas monde, l'esprit de renardie opposé à celui
de chevalerie et le plus souvent parvenant à eu triompher ;
en un mot, c'est la parodie de la nature humaine prise dans
tous ses vices.
Lorsque Goethe s'est amusé à versifier à la moderne le
roman allemand de Renart , il n'a fait à bien des égards que
varier une des formes de son Méphistophélès.
Le moyen-âge avait de la rudesse , de l'héroïsme et de la
grandeur : cette grandeur et cette force héroïque se marquent
en quelques endroits des Chansons dites de (jeste. Le poème
de Roland à Roncevaux est un de ceux qui rendent le plus
directement l'écho du monde chevaleresque dans notre litté-
rature et notre poésie : les récits en prose de Villehardouin
en donnent une haute idée également. Le moyen-àge en
France eut ses tableaux gracieux, d'une tendresse un peu en-
fantine , comme dans le roman à! Aucassin et Nicolette : en
prose et dans un ordre plus sérieux, les récits du sire de Join-
ville éveillent le même sentiment de fraîcheur et d'enfance.
L'esprit gaulois de nos pères prévalut pourtant et l'emporta
de bonne heure sur la pureté et sur la force. Les fabliaux les
plus moqueurs tloi issaient déjà du temps de saint Louis : celte
veine est encore la plus sûre et la moins interrompue, quand
on veut remonter à l'esprit français des vieux âges. Aujour-
d'hui , nous pouvons retrouver ce même esprit en plein , et
comme à sa source, dans un large réservoir où toutes les
inventions satiriques sont rassemblées; c'est ce qu'on nomme
le Roman de Renart.
On a beaucoup discuté pour en retrouver les origines et les
premières rédactions en diverses langues : l'Allemagne du
nord et la Flandre semblent avoir des droits; la France du
nord pourrait aussi soutenir des prétentions. Assez peu im-
portent aux simples lecteurs ces questions ardues et inso-
lubles, qui servent surtout à faire briller l'érudition des doctes.
Le critique allemand Jacob Grimm a fait à ce sujet un livre de
recherches et de discussion très-admiré et réputé classique
dans son genre. Ce qui est certain, c'est que la vieille langue
228 CAIÎSKUIES DU LUNDI.
fiiinçaise du nord, elle aussi , possède , dès le xii"^ et le xiu*
siècle, toutes sortes de récils en vers, dont le Renard est le
sujet et le liéros. Le xiii*' siècle, en France, fut « un grand
siècle littéraire, » dit un de nos auteurs, que je crois être
M. Le Clerc (Avertissement du 22"= volume). Fauriel, plus cir-
conspect, dit également : « Il y eut, à ce qu'il paraît, entre
le milieu du xii" siècle et les commencements du xiii^, un
grand mouvement dans la littérature française. » Ce fut le
beau moment des trouvères. Le sujet du Renard , de ses tours
et de ses aventures, était un des thèmes que ceux des trou-
vères qui ne se piquaient jias d'èlre héroïques adoptaient et
remaniaient le |)lus volontiers. C'est l'ensemble de ces récits,
appelés branches, qu'iui érudit estimable, M. Méon , a fait
imprimer pour la première fois en 1826 ; il les a donnés pèle-
mèie, sans beaucoup de soin , dans une reproduction de texte
souvent Faulive, pourtant suffisante. On y a ajouté depuis (1).
Tels qu'ils sont, ces récits en vers du Renart , ouvrage de
divers auteurs, la plupart anonymes, plaisent, amusent, rebu-
tent et dégoûtent quelquefois, mais instruisent toujours sur
les mœurs et les opinions de nos pères.
Comme singularité, sachons d'abord que Renarf est un nom
propre, comme qui dirait Tartufe ou Patelin, ou Villon. Le
nom commun de l'espèce renard était alors Gorpil [Fulpes);
mais, un poè'ie ayant primitivement baptisé le Gorpil de ce
sobriquet de Renart , la chose réussit et courut si bien que le
sobriquet devint le nom générique et fit oublier l'apindlalion
preniière : c'est comme si Tartufe, à force de succès, s'était
substitué dans l'usage au mot /ii/pocrite , qui serait dès lors
tombé en désuétude; c'est comme si, dans La Fontaine,
Raminayrobis ou Grippeminaud avait remplacé et fait ou-
blier le nom du chat, et Bertrand le nom du singe. Il fallait
donc que le succès de ce premier Renart., qui mit le nom si
en honneur, eût été J)ien grand.
Commençons par un de ces récits quelconques où Renart
figure, et prenons-en un où il y ait de l'agrément, et pas
trop d'allégorie ou de satire. Ce qui fait la grâce et la naïveté
(0 M. Chal).iille a publié, en 1835, lui voIumc! siipplônonlaire coii-
tenaiil (|ii(l(|iins hranciics iiouvcllos, cl siirloul iicancoup di; variantes
et des con'('('lioiis utile* qui se raiiprnlenl aij Icxlc publii; par M. Mi'on.
IHSTOIRR I.ITÏKRAIRE DE LA FRANCE. 229
en ces sortes de fables , c'est quand , tout en représentant
quelque vice humain, les animaux restent un peu eux-mêmes,
c'est quand il y a, de la part du poêle, des instants de confu-
sion et d'oubli, et que d'heureux détails, d'une vraisemblance
naturelle, viennent oter à l'ensemble ce qu'une allégorie trop
conslanle y introduirait de minutieux et de tendu.
Ainsi donc, supposons Reuart déjà connu par ses méfaits :
il est en guerre habituelle avec son compère Yscngrin, le
Loup ; sous prétexte d'alliance et de cousinage, il lui joue nulle
tours odieux, dans lesquels Ysengrin succombe presque tou-
jours. Ysengrin ou le Loup, c'est la brutalité, la force violente,
la gloutonnerie stupide , opposées à tout ce qu'il y a de faux ,
de fin et de perfide dans Renart. Ulysse et le Cyclope peuvent
donner idée de l'antagonisme; mais Ulysse, même dans ses
fourberies, est un héros, et le Renard ne l'est jamais. Renart
est accusé devant le roi des animaux. Noble le Lion, d'avoir
fait tort à Ysengrin et notamment de lui avoir séduit sa femme,
dame Hersent la Louve. L'iiiver est passé; on est au temps
où l'aubépine fleurit et où s'épanouit la rose, vers l'époque de
l'Ascension. Sire Noble, le Lion, convoque tous les animaux
en son palais pour juger du cas et pour prononcer sur la plainte
qu'a portée par-devant lui Ysengrin; c'est une Cour plénière.
Tous les animaux s'empressent de s'y rendre; aucun n'oserait
être en retard , aucun , excepté l'accusé Dom Renart qui se
tient enfermé dans sa tanière ou forteresse de Malpertuis ,
attendant que l'orage soit passé.
Le Lion empereur, entendant le Loup faire éclat de la
séduction de sa femme, lui parle en homme de sens : « Ysen-
grin, lui dit-il, laissez tœiiber cela. Vous ne pouvez rien y
gagner, à rappeler votre honte. Les rois et les comtes sont
gens de loisir et de plaisir; dans les grandes Cours l'accident
arrive, c'est l'habitude aujourd'hui :
Jamais de si petit dommage
Ne vis-je faire si jirand' rage;
Telle est cette œuvre à Jjoii escient
Que d'en trop parler ne vaut rien. »
Là-dessus chaque animal, chaque haut baron donne son avis ,
et chacun selon son humeur et son caractère. Brun, l'Ours ,
ne se montre pas content de la manière un peu légère dont le
viir. 20
230 CAl'SRRIF.S DIT LUNDI.
Lion a parlé. Le Lion est roi et suzerain; il doit mettre la
paix entre ses barons; il doit rendre jugement, et on en pas-
sera par là. Si Renart a tort, il payera; s'il faut l'aller cher-
cher à Malportuis, l'Ours s'offre à y aller lui-mÙDM'. — Bruycnif ,
le Taureau , prend alors la parole : Brun voulait le jugement ;
lui, Taureau, n'en veut pas. Il s'emporte contre Renart, il le
menace, et, en brise-raison qu'il est, il se vante (s'il était
dans le cas du Loup) qu'il saurait bien saisir de force son
ennemi dans son château de Malpertuis. J'omets les injures.
— Ici le Blaireau, sire Grinbert, cousin germain de Renart
et son défenseur déguisé , prend la parole et sème la zizanie
parmi les opinants. On ne sait trop d'abord où il en veut venir;
il rappelle certains orateurs cauteleux dont nous tairons les
noms; il a l'art d'irriter les opinions qu'il effleure. Il finit par
trouver que ce serait plutôt à la dame Hersent à se plaindre
de ce que le Loup son mari lui fait aujourd'hui un tel procès,
une telle avanie , où tant de bétes sont à regarder. Certes, ce
n'est pas là le fait d'un bon mari, et il n'y a pas assez de lar-
dons pour elle si jamais elle lui pardonne. — Il a réussi dans
son moyen oratoire : la dame Hersent, ainsi provoquée, rougit
et saisit la parole en sou[)irant. Certes, elle aimerait mieux la
paix qu'un tel éclat ; elle se déclare innocente; elle est prêle à
en passer par l'épreuve ou de l'eau froide ou du fer chaud;
elle jure par tous les saints, par le Dieu tout-puissant , que
Renart lui fut toujours étranger. Elle atteste la foi qu'elle doit
à Pinçait le Louveteau, son fils. Elle rappelle, en chaste
épouse, le premier jour de ses noces : « A Ham (et ceci
indique bien la France du nord pour lieu de la scène), le pre-
mier jour d'avril, au temps de Pâques, il y eut dix ans
qu'Vsengrin me prit. » Les noces furent belles et plénières ;
toutes les bêtes y vinrent, et remplissaient tellement les fossés
et les louvières qu'à peine eût-on pu trouver place « où une
oie pût couver. » (La comparaison est naturelle et empruntée
du genre loup.) C'est là qu'elle devint loyale é|)Ouse; ne la
tenez pas pour menteuse ni pour bête folle. Que la sainte
Vierge Marie lui soit témoin ! elle n'a jamais plus fait ni fait
pis qu'une nonne ne peut faire. Elle dit tout cela avec feu ,
avec pathétique, et de manière à persuader les bonnes âmes.
Fromont, l'Ane, en est à l'instant ému, attendri, rc^joui ; il
ressent un vrai bonheur de croire qu'Ysengrin n'a pas été
HISTOIRE LITTÉBAinE DE LA FUANCE. 234
trompé : « Ah! s'écrie-t-il en s'adressant dans son transport à
dame Hersent, gentille baronnesse, plut à Dieu qu'aussi loyale
fût mon ànesse,
El Cliien et Loup et .lulres bêles,
El toutes l'emmes comni' vous êles! »
Et il fait le serment (et puisse-t-il aussi sûrement trouver un
chardon tendre en la pâture ! ) qu'elle n'a jamais failli ni eu un
coup-d'œil pour Renart.
Grâce à cette diversion et au parti qu'en lire Grinbcrt le
Blaireau, les affaires de Renart se raccommodent devant l'as-
semblée, si bien que le Connil, le timide Lapin, ose se mettre
en avant , parler à son tour en sa faveur et se porter pour sa
caution avec l'Ane.
Tout se passait donc au mieux pour Renart : le roi penchait
à la paix, et Ysengrin, tout dolent, ne sachant plus comment
s'en tirer avec sa colère, restait assis à terre entre deux bancs,
sa queue entre les jambes, lorsqu'un coup de théâtre vient
tout changer. On voit s'avancer processionnellement Chanle-
clair (le Coq) et Pinle (la Poule j , elle cin(|uième, accompa-
gnée de Noire, Blanche et Roussette, conduisant une charrette
enclose d'un rideau , et dedans gisait une poule morte dans
une espèce de bière : c'était des œuvres de Renart.
Ici scène dramatique qui rappelle plus au sérieux le mo-
ment où l'Intimé, dans les Plaideurs ûa Racine, produit la
famille du chien Citron :
Venez, famille désolée.
Venez, pauvres enfants qu'on veut rendre orplielins!...
Mais, chez le vieux trouvère, dame Pinle ne plaisante pas;
elle s'avance la première et donne le ton à toutes les autres
de sa suite, qui s'écrient avec elle tout d'une haleine :
" Pour Dieu! font-elles (je traduis et je transcris presque litlérale-
menl), gentilles bêtes, el Chiens et Loups, qui êtes ici assemblés, venez
en aide à celte malheureuse; je hais l'heure où je vis le jour. Que la
mort me prenne el me délivre, puisque Renart ne me laisse vivre ! J'eus
cin(i frères du côté de mon père; tous les mangea Renaît le larron .- ce
fut grand' perte et giand' douleur. Du côté de ma mèie j'eus quaire
sœurs, tant poules vierges que jeunes dames ; elles étaient de bien belles
glaines(i). Gomberl de Fresne les menait paître, qui les pressait à
(\) Glaine, gallina, geline; le mol est resté en picard.
-32 CAUSERIES DU LUNDI.
l'cnvi (lu pondre, llélas! ce fut pour leur malheur qu'il les enj,'raissa ,
puisque Bciiait ne lui eu laissa de toutes les quaire qu'une seule :
toulcs passèrent par son gosier. Kt vous qui ici taisez dans celle bière,
ma douce sœur, mon amie chère, comme vous étiez tendre et «rasse!
Que fera désoi'uiais voti'e sceur maliieuieuse, qui vous re;j;ardc avec
grande douieui'? Renart, le feu d'Enfer te hrùh;: tant de fois tu nous
as foulées et chassées et harcelées, et as déchiré nos rohcs, et nous as
rabattues jusqu'aux barrièi'es. Et hier matin devant ma porte me jetas-
tu ma s(eur morte, puis t'enfuis à Iravers un vallon. Gombert n'avait
pas de chcvaf rapide, et il ne put l'atteindre à pied. Je suis venue de
toi me plaindie; mais je ne Irouve qui me fasse droit; car tu ne crains
ni menace de personne, ni colère, ni paroles. »
— « La malhcmeuse Pinle, en parlant ainsi, tomba pâmée sur le
carreau, cl toutes les aulres de même à la fois. Pour secourir les quatre
dames, se levèrent aussilot et Chiens et Loups, et aulres bètes, et ils
leur jetèrent de l'eau au visage. »
M. Fauriel , en citant tout ce passage , a dit : « Ce qui me
frappe le plus clans ce discours, ce n'est pas d'èfre pathétique
et naturel , c'est d'être, et d'être éminemment ce que nous ne
saurions mieux exprimer que par l'épilhète d'homériqite. »
L'expression est si juste que, dans ce qui suit, on est forcé
encore de se ressouvenir de Virgile et surtout d'Homère, et
des noirs sourcils du roi des Dieux, dont un mouvement fait
trembler tout l'Olympe. Qu'on juge si le hasard seul a pu pro-
duire une parodie si fine, qu'elle ressemble à l'art même.
Chanleclair (le Coq), en effet, s'avance à son tour; il s'age-
nouille et mouille de larmes les pieds du roi Lion : « Et quand
le roi vit Chanteclair, pitié lui prit du bachelier. Il a pousse
un soupir des plus profonds; pour tout l'or du monde, il n'eût
pu s'en retenir. Ue mécontenlement il dresse la tête; il n'y
eût bête si hardie. Ours ni Sanglier qui ne tremblât à ce
soupir et à ce mugissement de leur roi ; et Couard, le Lièvre,
en prit une telle [)cur, qu'il en eut deux jours la fièvre... » Et
encore : « Do mécontentement, il (le roi) redresse sa queue et
s'en fiappe d'une telle colère, qu'en résonne toute la maison.»
Ouant à ce qui est de la fièvre que le Lièvre a prise, il est à
leinaripier qu'il ne s'en guérira qu'après avoir dormi sur le
tombeau de la pauvre Poule qu'où enterre solennellement par
ordre du loi, et qui , martyre du fait de Renart , devient un
objet de vénération.
Du moment que le bruil se répand (pfelle est bienheureuse
et martyre, le Loup, tout bête qu'il est, mais bien conseillé par
IIISTOIUK LITTÉli.MRE DE LA FRANCE. 233
Rooniiix ( lo gros Chien), fait sciubliint d'avoir mal à l'oreille
et veut dormir aussi sur le tombeau, après quoi il se dit guéri :
le tout pour empirer le cas de Uenart, dont les victimes sont
des saintes. Mais la guérison du Loup obtient peu de créance,
et Rooniax a beau témoigner, le miracle cette fois passe pour
faux. Je n'ai fait dans tout ce récit c|ue suivre fidèlement mon
auteur, et j'ai ôté plutôt au piquant, que je n'y ai ajouté.
On ne fait jusqu'ici qu'entrevoir les rapports d'esprit et de
talent qu'il peut y avoir entre notre grand fabuliste La Fon-
taine et ces ancêtres homériques qu'il n'a point connus. La
Fable, conçue d'une manière épique, existait bien avant lui
dans notre littérature; elle s'est brisée en chemin et ne lui est
revenue que comme du temps d'Ésope, toute coupée et mor-
celée. Il en a fait ces admirables petits drames, qui vont parfois
jusqu'à la grandeur : mais son talent et son génie , c'a été sur-
tout de s'y être mis lui-même, de n'y avoir vu qu'un cadre à
parler de l'amitié, de la campagne, de la solitude, du som-
meil, de tous ces charmes tju'il sentait si bien : Ammits, heu-
reux ainanls ^ voulez-vous iwyacjer?...
Nos fabulistes épiques du moyen-âge, dont quelques-uns
sans doute allaient en récitant, comme les Rhapsodes, par les
villages et les bourgs , n'ont jamais de ces mouvements tou-
chants ou élevés; mais ils entendent la Fable en elle-même et
la développent souvent avec une grâce, une invention et une
fertilité de détail, avec un riant d'expression qui serait encore
aujourd'hui d'un vif agrément s'ils ne tombaient pas tout
aussitôt dans la prolixité. En ce sens seulement, et pour le
détail heureux, ils n'ont pas à craindre la comparaison avec
La Fontaine. 11 me reste à le prouver, et à ne pas dissimuler
non plus le côté grave, audacieux, profondément agressif, qui
se décèle dans quelques parties du Roman de Renart ^ dans
les parties les plus allégoriques et les moins aimables.
■20.
Lundi 4 juillet 4853.
DE LA DERNIERE SEANCE
L'ACADEMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES,
DISCOURS DE M. MIGNET.
Je comptais aujourd'hui parler encore du Roman de
Renart et de ces malices du moyen-âge; mon second article
est terminé, maison me permettra de l'ajourner à huitaine
pour m'occuper d'un petit événement littéraire et philoso-
phique qui est d'hier, et dans lequel il s'est déployé du talent,
de l'habileté, de la candeur, et même un peu de ruse.
Le samedi 25 juin, l'Académie des Sciences morales et poli-
tiques a tenu sa séance annuelle; M. Damiron y présidait ;
Ri. Mignel y a prononcé l'Éloge de .louffroy, mort il y a plus
de dix ans , mais qui est encore assez présent par sa physio-
nomie et par ses écrits au souvenir de ses amis et contempo-
rains pour qu'on ait pu songer naturellement à le célébrer. Il
n'y avait donc rien en apparence ([ue de très-simple : une des
Sections les plus graves de l'Institut allait rendre un hom-
mage un peu tardif, mais bien mérité , à l'un de ses mem-
bres, à un philosophe mort en 1842. On allait être entretenu
des idées et des doctrines du défunt, des qualités du per-
DISCOURS DE M. MIGNET. 235
sonnage en lui-même ; on était loin des passions et des allu-
sions du jour.
Vous vous trompez : il y a dans presque toutes les choses
de ce monde le spectacle qu'on affiche et le derrière du rideau.
Il y a le prétexte et le vrai motif. Jouffroy, sur lequel il a été
dit, dans cette séance, beaucoup de vérités intéressantes, bien
qu'incomplètes, n'était que le prétexte. Oui, mort il y a dix
ans, il aurait pu attendre quelques années encore à être célé-
bré par M. Mignet, si l'on n'avait vu cette fois en lui une oc-
casion naturelle de faire allusion aux choses présentes, et, jus-
qu'à un certain point, de leur faire guerre et injure.
Et afin que ce que je dirai ici sur des hommes dont je suis
un peu le collègue, comme membre de l'Académie française et
de l'Institut, ne puisse étonner personne, je définirai ma situa-
tion en deux mots : Je suis critique, et, en avançant dans la
vie, j'ai le malheur de sentir que je m'attache de plus en plus
au vrai en lui-même et que je n'entre plus dans le jeu. Quand
le jeu est innocent pourtant, je m'y prête encore; quand il s'y
glisse des sentiments compliqués et équivoques , je ne fais pas
comme Alceste , mais, en prenant la plume , je tâche de rendre
compte hautement de ce qui est, de manière que même les
mécontents ne puissent me contredire.
L'Institut est un corps de l'État : les pensées, les opinions
de chacun de ses membres sont diverses et libres ; mais chaque
Président, chaque Secrétaire perpétuel, portant la paiole dans
les séances publiques au nom de la Compagnie qu'il représente,
ne parle plus en son nom propre, et, s'il lui arrive de froisser
à dessein les opinions et les vues paisibles de beaucoup de
ses collègues, il est dans le cas d'être redressé par l'un
d'eux.
M. Darniron, Président actuel de l'Académie des Sciences
morales et politiques, n'est pas de ceux qui blessent : il a
commencé, en quelques paroles très-émues, par préconiser le
Discours éloquent qu'on allait entendre, et que, disait-il, il
ne voulait point retarder ; il a annoncé M. Mignet avec un peu
trop d'appareil peut-être; car enfin il était assis à côté de lui,
et, l'instant d'après, cet éloge qu'il venait de donner est re-
monté jusqu'à lui-même et lui a été rendu avec usure. Ce sont
là des procédés d'Académie (dans le vieux sens) et des émo-
tions de famille ; il faudrait être un trouble-fête pour trouver à
236 cAUSKtirEs du i-um)i.
y redire. iMais alors, si vous êtes si cliarnuints les uns pour les
autres , laissez donc vos pointes d'épée que vous cachez sous
des roses.
M. Dainirou a encore parle des prix que l'Académie pro-
posait et de ceux qu'elle distribuait cette année même; il n'a
point paru, à la façon dont il s'ex[irimait, qu'il y eût ralentis-
sement dans ces travaux honorables et utiles, ni qu'on fût me-
nacé de cette disette prochaine d'études qu'a présagée aussitôt
son successeur.
C'est par là que M. Mignet a commencé. Il y a, selon lui,
deux espèces d'époques, celles où la philosophie est en hon-
neur et où l'on pense, celles où la philosophie est découragée
et où l'on ne pense pas : a Là où il n'y a pas de philosophie,
a-t-il dit en homme qui sait les lois et presque les dogmes de
l'histoire, il n'y a pas de civilisai ion ; là ou il n'y a plus de
philosophie , la civilisation dépérit et l'humanité s'affaisse. Il
ne faut pas même supposer que le mouvement de la science
puisse de beaucoup survivre à l'ardeur de la pensée. La pensée
est la sève qui vivifie le grand arbre de l'esprit humain... »
On voit le développement. Or, nous sommes menacés de ne
plus pensiT ; nous touchons à l'un de ces moments «où l'hu-
manité énervée n'aspire qu"à se reposer et à jouir, où la
science, passant siu'toutdes théories aux applications, s'expose
à perdre sa force inventive en laissant éteindre le souffle spi-
rituel qui la lui avait donnée. » Mais quand tout l'univers se
matérialiserait, quand partout la philosophie et la liberté se-
raient en disgrâce, il est cependant un lieu qui devrait rester
inaccessible à de semblables lassitudes, et où il faudrait con-
server le feu sacré: « Ce lieu est l'enceinte de l'Institut, qui
est conmie le sanctuaire de l'esprit humain. » Ht presque
comme exemple aussitôt, comme preuve de cette force invio-
lable de la pensée, M. INlignel évoque et introduit le souvenir
de Joutlioy qui se trouve ainsi singulièrement agrandi et pré-
senté comme un des oracles modernes, comme un puissant
démonstrateur des vérités invisibles et comme le théoricien
religieux de l'ordre universel.
Tout cela était dit par M. IMignetavec nombre, avec aisance,
avec complaisance,. en marquant chaque mot, en balançant
chaque membre de phrase, et de manière à séduire un audi-
toire élégant, où le plus grand nombre (sans lui faire injure)
UISCOUUS DE M. MKi.MiT. 237
ne savait pas très-bien la diiïérence qu'il y a entre la méta-
phijsique et la psychohxjie.
On a applaudi, et l'orateur, ainsi que les chefs de file qui
étaient à sa gauche, ont obtenu l'effet voulu. Voltaire, en son
temps, s'est moqué de ces philosophes optimistes
Q'ii Cl iaienl : Tout eut bien', d'une voix lamentable ;
mais que faut-il penser de ces philosophes modernes ou de
ces esprits académiques qui, lorsqu'ils ont dit du temps pré-
sent et du régime où l'on vit : Tout est mal ! ont l'air satis-
fail et presque rayonnant si, pour avoir dit cela, on les a ap-
plaudis? On est induit à penser que ce sont des citoyens
de satisfaction facile, et des philosophes qu'excile encore
mieux le succès d'un moment que la recherche et le tourment
de la vérité.
Et puis, si l'on va au fond, qu'est-ce que cette pensée et
cette philosophie, avec laquelle M. Mignet se plait à confondre
l'honneur des sociétés et la civilisation tout entière? Ici, ne
jouons pas sur les mots : au wn" siècle, on appelait philoso-
phie la physique et l'astronomie tout autant que les spécula-
tions sur les idées ou sur l'àme. Que si l'on prend philosophie
dans le sens purement moderne, comme l'a entendu, par
exemple, l'école de M. Cousin, c'est-à-dire une école qui dans
ses analyses intellectuelles est restée complètement étrangère
à la connaissance soit des mathématiques, soit de la physio-
logie, de ces sciences qu'y joignit toujours Descartes, on a
affaire à quelque chose de beaucoup moins considérable. Vous
parlez toujours de pensée; mais quelle pensée? Est-ce la pen-
sée appliquée aux sciences, à l'histoire, aux langues, à l'érudi-
tion?— Non, medirez-vous : je parle de la pensée appliquée aux
grands problèmes de la destinée, aux facultés de notre nature,
je parle de la pensée appliquée à elle-même. — Ici, je vous
arrête encore, et je ne puis admettre que ce genre d'applica-
tion et d'étude ait jamais été la mesure de la force morale des
sociétés ni de la vigueur de la civilisation : car cette philoso-
phie-là touche de bien près à la sophistique. Bossuet, dans le
Discours sur r Histoire u/iirerselle, après avoir énuméré les
principales écoles philosophiques de la Grèce, celles de Platon,
d'.Aristote, de Zenon, d'Épicure, ajoute, en passant brusque-
238 CAUSERIES DU LUNDI.
ment aux Romains : « Les Romains avaient dans le même
temps une autre espèce de philosophie, qui ne consislait point
en disi)iites ni en discours, mais dans la frugalité, dans la
pauvreté, dans les travaux de la vie rustique et dans ceux de
la guerre , où ils faisaient leur gloire de celle de leur patrie et
du nom romain ; ce qui les rendit enfin maîtres de l'Italie et
de Carthage. »
Je suis bien loin d'en faire un reproche aux jeunes gens
de 1813, à ceux qui entrèrent alors à l'École normale, que
M. Mignet a appelée un vrai séminaire laïque; toutefois il est
évident que, s'ils avaient été par tempérament un peu moins
Grecs et plus Romains, s'ils s'étaient moins préoccupés du
problème de la destinée humaine et un peu plus du salut im-
médiat de la patrie, au lieu d'entrer en ce séminaire qui les
exemptait de porter les armes, ils auraient volé à la frontière
et eussent fait la campagne de 1814. Mais l'esprit des généra-
tions se renouvelait alors, et un grand soufile recommençait
dans un autre sens. Les exploits qu'on rêvait furent tout d'un
coup d'un autre ordre. Il y eut là aussi des conquêtes réelles,
il y en eut d'illusoires. Un petit groupe d'esprits distingués,
après s'être exercé fortement sous M. Royer-Collard, suivit
M. Cousin pour général en chef dans cette suite d'expéditions
et d'aventures très-pacifiques , où il eut parfois des airs du
grand Condé.
Jouffroy (car, avec tout mon désir de le laisser en dehors
de cette critique, je ne puis tout à fait l'omettre), Jouffroy
n'avait rien du comédien et était sérieux ; il a fini par mourir
de ce qui a fait vivre les autres. Jeune, c'était un mélancolique
sincère et un amant passionné de l'idéal. Il a raconté, dans des
pages publiées après sa mort, et qui n'ont été que légèrement
affaiblies par l'éditeur, la crise morale qu'il subit à l'âge de
vingt ans, le moment plein d'effroi où lui, élevé dans ses mon-
tagnes et dans la foi des patriarches, il s'aperçut tout d'un
coup qu'il ne croyait plus :
« Je n'ouMierai jamais, ('crivait-il, la soirée, de décembre on le voile
()ui me dérobait à moi mC'ine ma propre incréiiulilé l'ut décliiré. J'en-
tends encore mes pas dans celte chambre élioite cl nue, où, lonfilenips
a[)rès l'heure du sornuieit, j'avais coutinnede mu promener; je vois
encore cotte lune à demi voilée par les nuages, qui en éclairait par
intervalles les froids carreaux. Les heures de la nuit s'écoulaient et je
DISCOXTRS DE M. MIGNET. 239
ne m'en apercevais pas; je suivais avec anxiété ma pensée, qui de
couche en couche descendait vers le fond de ma conscience, et, dissi-
pant l'une aprùs l'autre toutes les ilUisions qui m'en avalent jusque-là
dérohé la vue, m'en rendait de moment en moment les détours plus
\isiliics.
« En vain je m'attachais à ces croyances dernières comme un nau-
fragé aux déhris de son navire; en vain, épouvanté du vide inconnu
dans lequel j'allais flotter, je me rejetais pour la dernière fois avec elles
vers mon enfance, ma famille, mon pays, tout ce qui m'était cher et
sacré : l'inflexible courant de ma pensée était plus fort; parents, fa-
mille, souvenirs, croyances, il m'ohiigeait à tout laisser; l'examen se
poursuivait plus oiistiné et plus sévère à niesui'e qu'il approchait du
terme, et il ne s'arrêta que quand il l'eut atteint. Je sus alors qu'au
fond de moi-même il n'y avait plus rien qui fût debout.
« Ce moment fut affreux, el quand, vers le matin, je me jetai épuisé
sur mon lit, il me sembla sentir ma première vie, si riante et si pleine,
s'éteindr'e, el derrière moi s'en ouvrir une autre sombre et dépeuplée,
où désormais j'allais vivre seul, seul avec ma fatale pensée qui venait
de m'y exiler et que j'étais tenté de maudire... »
Si M. Mignet, qui a décrit en termes heureux le talent de
l'homme, avait voulu traiter du ])hilosophe un peu à fond et
sans précautions fausses, il aurait insisté sur ces pages dont
l'accent pénètre et doit trouver grâce auprès de tous. Il y a
du Pascal dans cette douleur du jeune incrédule. Mais Jouf-
froy, le vrai Jouffroy et non celui de l'Académie, ne s'en tint
pas là : rompant avec son passé et avec ses croyances, il ré-
solut de se reconstituer à son usage une méthode et une
science qui pussent lui rendre avec certitude les résultats
essentiels qu'il avait dus à la foi chrétienne et qu'il avait per-
dus. Tout l'effort de ses actives années porta sur ce poini , et
il crut un moment, dans son orgueil de jeunesse, y avoir
réussi. Il y eut une époque où, se croyant sûr de lui et de sa
science nouvelle, il ne craignit pas à son tour de porter l'at-
taque dans les croyances d'autrui et de les battre en brèche,
afin d'y substituer ce qu'il estimait plus raisonnable et mieux
démontré. On ne sait pas bien l'histoire de notre école éclec-
tique moderne. Quand il y a eu un éclat intérieur, un déchi-
rement, les survivants l'arrangent et le dissimulent dans l'in-
térêt de la cause. Ces hommes que de loin on se figure si unis
ne l'étaient pas autant qu'on le pense. M. Royer-CoUard, par-
lant à moi-même, me fit un jour l'honneur de s'expliquer au
sujet de Jouffroy : son jugement était des plus sévères, il était.
240 CAUSERIES nu LUNOI.
nièiiie ii)jiislo; je me permis do lo lui roprôscnler. Mais c'est
qu'autrefois, dans une leçon à Ff^cole normale, vers le temps
où M. Royer-C.ollard cessa de présider lo Conseil de l'Instruc-
tion iiubliiiue, .louffioy avait attaqué lo Christianisme et com-
promis par là même l'enseignement. M. Royer-Collard ne le
lui pardonna jamais; plus de vingt ans après, il montrait
JoulFroy recevant sa réprimande, « assis là, à cette place'que
vous vDyez, » et il rappelait les larmes qu'il lui avait fait
verser. De loin tout cela s'efface , quand il y a un chef d'é-
cole, actif, entreprenant, et qui, amoureux du gouverne-
ment des esprits , a forcé jusqu'à la fin M. Royei'-Collard à
passer pour son maître, et tous les autres pour ses lieute-
nants (<).
Joufîroy n'avait rien de cotte activité extérieure, et toute la
sienne se portait sur le fond môme dos questions morales et
purement philosophiques qui faisaient son charme et son tour-
ment. Dans sa période d'orgueil et d'audace, il écrivit un
article fameux: Comment les Dogmes finissent. Ce morceau,
écrit en 1823, fut publié dans /e Globe en 1825. C'était une
description largo, transparente et très-significative, des di-
vers degrés de décroissement dans la foi par oîi passent les
(i) Un jour, dans une discussion à l'Acailémieoù il élait question de
saint Augustin, M. Cousin, (iiii n'était pas du même avis ([ue M. Roycr-
Collard, l'appulait son maître; (^clui-ci l'inleirompil sévèrement sur ce
mot, en lui disant: « I^Ioiisieur, il y a loiii-'lemps que je ]'ai été! » —
Un jour que M. Cousin allait à l'École normale jnésider une conlérence,
voulant exprimei' le S-'oùl fiu'il a pour celte loimatioii et celle manipu-
lalio'i des esprits, il disait de ce Ion lé-;èi enicnl exagéré où le vrai et le
comique se confondent : « Je suis un pédagogue, j'aime la pédagogie;
j'ai fait quelques ouvrages, mais ce (jne j'ai peut-être fait de mieux,
c'est encore JouflVoy, qui est presque un homme. » Ces paroles sont de
toute exaelituile. —Quant à M. Damiron, il n'a cessé de le traiter
comme un pur disciple. Des premiers écrils qui ont fondé la répulalioii
de M. Damiron, M. Cousin disait à qui voulait l'enlendre ; « Damiion,
— clarté liiiéraire, obscurité philosophupie. » Depuis, après Aiugt
années d'enseignement, et quand l'aideur de tant de Mémoires étudiés
et fins a\ail pris rang de maître (s'il devait jamais le prendre), M. Cou-
sin lui disait devant témoins, du ton d'un chef satisfait : « Damiron,
tu fais des progrès. » — Ce n'est certes pas ainsi qu'on est philosophe
dans le gofil de Montaigne, de La Rochefoucauld ou de Saiuf-EM-e-
mond; mais ces allures servent heaucoup ijuand on prétend faire une
éiole de philosopkie et cpi'on en met l'enseigne .- dès qu'on veut acca-
parer les hommes, un peu de charlatanisme ne nuit pas.
DISCOURS DE M. MIGiNET. 2il
antiques religions avant de finir, et il indiquait en même temps
sa manière de concevoir les croyances recommençantes. Cet
article était une sorte de déclaration mortuaire, superbement
jetée au Catholicisme, et une préface désormais inséparable de
toute croyance ou tentative de religion nouvelle. En ces années
182i-1827, Jouffroy eut une ardeur de polémique qui, plus
tard, s'apaisa fort et s'évanouit.
]\Iais comment, dans son Discours, M. Mignet n'a-t-il jias
même mentionné ce 7norceau capital : Comment les Dogmes
finissent, qui donne la clef de M. Jouffroy et sans lequel on ne
peut saisir son caractère distinclif entre les hommes de la
même école? Pouiquoi M. Mignet n'en a point parlé, ne le
comprenez-vous pas? Il s'agissait de faire ap|)!audir par un
auditoire de salons un Discours dont les allusions allaient
adroitement flatter et caresser les passions de cet auditoire.
Or, si les salons qu'avait en vue M. Mignet sont en partie re-
devenus libéraux et amateurs déclarés de la pensée, ils n'en
sont pas encore venus à être philosophes au point de repous-
ser le Christianisme et de le combattre. Il a donc fallu que
M. le Secrétaire perpétuel, pour rendre son sujet tout à fait
agréable et pour l'accommoder au goût particulier du public
dont il recherchait la faveur, dissimulât le côté essentiel qui
y aurait jeté une ombre.
M. Mignet, comme auteur de Notices et d'Éloges, a à se
garder de cette faculté d'omettre ce qui le gêne dans les sujets
qu'il traite. Ces' ainsi que, parlant de Cabanis il va quelques
années, il lui a presque supprimé son matérialisme; aujour-
d'hui il a supprimé chez Jouffroy sa guerre au Catholicisme.
En louant Jouffrov et en le faisant souvent par des traits
d'une juste ressemblance, M. Mignet a trop pensé à célébrer
la génération dont il était lui-même. Je souris de voir comme,
en avançant dans la vie, on ne sait pas se garder de ce pen-
chant au retour, et comme on étale ingénument devant les
générations nouvelles le contentement d'avoir été d'une géné-
ration meilleure. C'était déjà le faible du vieux Nestor, et, si
nous n'y prenons garde, c'est le nôtre. Parlant des premières
années de la Restauration, de cette époque où lui-même il
avait un peu moins de vingt-cinq ans, M. Mignet s'écrie, en
ne nous montrant que le beau côté et en revoyant tout à Ira-
vers un iM'isme :
VIII. 21
242 CAUSERIES DU LUNDI.
« Un esprit nouveau s'éleva de toutes paris. La plus vaste communi-
cation enlte les peuples amena le plus merveilleux rapprochement
enire les idées. Le contact des nations fui suivi du contact des siècles.
Les systèmes furent confrontés comme les temps. Il s'établit un im-
mense éclectisun^ La reclierche du vrai dans toutes les théories, le goût
du beau sous toutes les formes, la jouissance du droit con(|uis par la
raison publirpae et consacré par la loi commune, l'application rapide
de toutes les découvertes utiles et l'échange des productions mullipliées
de l'uni ver.s, devinrent en philosophie, eu lilléralure, en politique, en
industrie, le travail , l'andjiHon, le partage de Vheureuse génération à
laquelle opparienaii M Juvffioy. »
Mais tout cela, d'abord, ne vint pas à la fois ni tout d'un
coup; ceux qui vivaient alors et qui parlent si bien aujour-
d'iiui étaient les premiers à se plaindre des années mauvaises,
des mauvais jours, comme on les appelait, du pouvoir op-
presseur, et ne se cachaient pas de l'espoir qu'ils avaient d'en
être délivrés. Ce n'est que par un étrange oubli et par une
illusion d'optique qu'on nous offre aujourd'hui ces tableaux
tout lumineux et sans ombres. Et, en effet, sans chercher si
loin, pourquoi ne pas marquer aussi quelque chose de nos
fautes? car on en faisait; on avait ses imprudences, ses pas-
sions, ses ignorances. On travaillait de toute sa force à dé-
truire ce qu'on célèbre et qu'on a l'air de regretter aujour-
d'hui. Par exemple, on créait exprès un journal pour mettre
le siège devant la dynastie et pour la faire tomber. Vous,
monsieur Mignet, vous aviez votre romantisme à vous, sous
forme austère; vous faisiez une Histoire de la Révolution ^
dogmatique, syslémalique, étroite, où vous, le meilleur et le
plus bienveillant des hommes, vous offriez d'effrayants ou
d'imposants simulacres de Danton , de Saint-Just ou de Sieyès.
Quelques-uns de vos lecteiirs vous prenaient au pied de la
lettre dans vos explications fatalistes; ils disaient : Quel ré-
volutionnaire terrible! et ne savaient pas que vous, le jus-
tificateur sentencieux du fait, vous seriez un jour un partisan
si zélé et si tendre de ce que vous appelez le droit. Ce n'était
là chez vous qu'une forme littéraire sans doute, qu'une pre-
mière roideur de talent. Conclusion : Ne nous célébrons pas
sans mélange dans le passé, ne nous complimentons et ne
nous adonisons pas si constamment en arrière en nous re-
voyant dans notre heureuse génération et dans notre jeu-
nesse.
DISCOURS DE M. MIGNET. 243
Cette génération, d'ailleurs, que vous louez tant, n'est-elle
pas responsable très-directement de ce dont vous vous plai-
gnez aujourd'hui? ("ar enfin elle est arrivée au pouvoir et
au gouvernement des affaires à partir de 1830; et dès lors
(je puis en parler devant M. Mignet, qui est resté, de tout
temps, homme de lettres, et qui a fait une honorable excep-
tion) elle s'est empressée d'abandonner les lettres mêmes,
la philosophie, \a pensée, pour occuper les premiers postes de
l'État, que tous n'étaient pas également aptes à remplir. Cette
génération, en un mot, à peine montée, a tiré l'échelle des
idées après elle. Aussi la jeunesse qui est survenue depuis,
et qui, chaque année, se versait des écoles dans la société,
n'a plus trouvé, à son entrée, de groupes bienveillants, ni
des initiateurs et des guides, et elle s'est dispersée au hasard,
se portant vers des doctrines souvent vagues ou fatales, vers
des talents corrupteurs ou hasardeux.
M. Mignet commet de légères inexactitudes ou des fautes
de nuances dans les couleurs qu'il emploie. Je suis de ceux
qui assistaient à ces petits Cours intimes, à ces leçons que
Jouffroy faisait à quinze ou vingt auditeurs dans sa petite
chambre de la rue du Four-Saint-Honoré, et qui nous ont
laissé une impression si vive. M. Mignet remarque un peu
trop fortement qu'on était vingt, et non vingt et un, afin de
ne point passer le nombre voulu, et pour éviter qu'un Cours
de philosophie fût assimilé à un complot contre le Gouverne-
ment. Ce sont là de ces traits un peu trop appuyés, qui font
rire aux dépens des Gouvernements les gens mêmes qui sont
le plus en peine quand les Gouvernements viennent à leur
manquer. Le vrai, c'est qu'on avait à éviter sans doute une
réunion trop apparente; mais aussi celle des deux petites
chambres de Jouffroy où se faisait son Cours parti''ulier était
déjà bien remplie quand on était quinze ou seize. 11 n'est pas
exact non plus de dire que, vers la fin de ces leçons à huis
clos, quand le professeur, qui était lent à s'animer, venait à
déployer toute son étendue d'inspiration et toute sa veine,
« il courût des frissons, comme il en descendait autrefois de
la tribune politique dans la vaste assemblée où s'entretenait
l'intelligence et où battait Ir cœur du pays. » Cette comparai-
son, qui vise à l'applaudissement, est très-fausse, et l'im-
pression que laissaient les leçons de M. Jouffroy à ceux qui y
244 CAUSEUIK6 DU LUNDI.
assistaient était plutôt collo d'un Cénacle un pou myslérioux,
d'où l'on sortait avec recueillement et en sili'nce.
L'idée de tribune et celle de M. Jouffroy s'accordent peu
ensemble. La chaire même devant un vaste auditoire lui fut
médiocrement favorable; il avait l'étendue dans les idées et
dans les horizons, mais il n'avait pas toujours l'haleine; il
n'avait pas non plus l'abondance et la fertilité qui font oublier
le chemin. 11 était remarquablement lucide, mais cette luci-
dité et ce grand jour qu'il aimait ne faisaient souvent vers la
fin qu'éclairer les cadres spacieux qu'il ne remplissait pas.
Homme de cœur et d'une gi,'ande bonté morale, il était su-
périeur lorsque, triomphant de ses airs d'aristocratie intellec-
tuelle et de ses assertions absolues auxquelles il s'abandonnait
quelquefois, il retrouvait l'onction. Il y a un Discours pro-
noncé par lui à une distribution des prix du collège Charle-
magne, en août 1840, qui est singulièrement touchant et qui
nous montre le Jouffroy des dernières années, déjà languissant,
abattu et à demi brisé, mais dans toute sa beauté sympa-
thique et indulgente. Ce n'était plus le jeune enthousiaste de
l'École normale, rompant douloureusement avec le Dieu de
ses pères et se mettant en marche vers la découverte d'un
dogme nouveau; ce n'était plus le superbe initiateur des pre-
miers temps du Globe, altier et plein d'ambitieuses promes-
ses, et qui croyait tenir la nouvelle vérité : c'est l'homme qui a
coniuj le néant des espérances, qui a reçu la leçon des choses
et les injures de la vie. Sa morale n'est que celle de Socrate,
et, je dirai, celle du Catéchisme. L'humilité lui est venue.
ÎM. Miguel a touché d'une manière juste le passage de Jouf-
froy dans la politique. 11 aurait pu marquer avec plus d'éner-
gie le malheur qu'il y eut pour lui à y entrer, les versatilités
un peu promptes qu'on lui reprocha, les influences qu'il ne
savait pas écarter; car cet homme qui, au premier abord,
avait l'intelligence si haute et la parole si absolue, avait le
caractère faible, ou du moins il l'iMit tel dans les dernières
années. Il y aurait eu, si l'on avait voulu être entièrement
vrai , à tirer de la une leçon toute naturelle sur les es[)rils
non aguenis et non Iremiîés qui entrent dans la politi(pie et
qui n'en recueillent que l'amertume. M. Joufi'roy fut un -re-
marquable exemple et presque une victime des misères par-
lementaires. .Mais comment oser diie cela?
UI SCO uns DE M. MIGNEï. 2i5
Quelque vocation qu'eût M. Jouffroy pour les études i)liilo-
sophiques et pour l'observation intérieure, j'ai toujours cru
qu'après son premier feu jeté, il eût été bon pour lui de se
détourner de cette contemplation absolue et un peu stérile où
il s'est consumé, et d'appliquer son beau talent à des matières
qui l'eussent nourri et renouvelé. 11 avait une langue pure,
facile et pleine, une perception vive et péiiétranle de la na-
ture, un tour d'imagination assez romanesque, et un senti-
ment exquis de critique littéraire : il aurait pu se porter sur
plus d'un sujet qui eût du corps, s'y reposer du moins et s'y
refaire dans les intervalles de ses soliloques psychologiques
trop prolongés. Au lieu décela, il s'est usé à vouloir créer
méthodiquement une science conjecturale, et je crois sentir
chez lui, à travers la limpidité de l'expression, de la fatigue
et comme de l'élévation dans le vide('l).
Il s'était fort séparé de M. Cousin depuis quelques années;
il avait la prétention d'avoir organisé avec exactitude la partie
(1) Une science conjecturale, ou du moins contestable dans son prin-
cipe. — Quelques jours après cette parole écrite, et comme pour la ré-
futer, M. Ri.iux, dans le Monileur ûvi 17 juillet 1853, s'est allaché à
montrer M. Jouffroy organisateur d'une science psychologique réelle.
Il est Ijien juste iissiirémi^nt que M. Riaux , professeur de pliilosophie,
parleà l'appui du genre d'étude qu'il professe. Il relève parlieulièi'ement
et proclauie comuie un faitacquis la démarcalidu absolue, radicale, cpie
M. Jouffroy tendait à établir entre la physiologie el la psychulogie.
Or, voici sur ce point ce qui nie seinl)le : Supposez un liomme assis au
bord d'une rivière ou au bassin d'une sounte, qui s'appliquerait à con-
sidérer avant lout la réflexion des objets dans l'eau , à en saisir tous les
reflets, les nuances, à en déterminer les rapports, les plans, les per-
spectives et les profondeurs apparentes; que penserie/.-vous de cet
homme s'il posait comme premier principe que les rt-flels qu'il observe
n'ont rien de; commnu avec les olijets du rivage, avec l'étal des bords
ou du fond, que son étude ne se rattache en rien à cette partie de la
pliysique qu'on appelle l'optique, el qu'il n'a lien de mieux à faire que
de s'en passer? Vous diriez que ce contemplateur est peut-être un pein-
tre, un paysagiste, à qui il suûlt, comme au Canaletto, d'obseiver, pour
les reproduire, les couleurs el les transparences, mais que, celles, ce
n'est pas un vrai savant. Le psychologisie en question peut se faire,
selon moi, l'application de l'image : si ingénienx qu'il soit comme
observateur, il n'a qu'une science de rellds el de miroitements, eli
avec cela, il n'est pas peiidre. — ( Voir La Fontaine, et comment pour
l'étude de l'homme, pour la connaissance de l'espril, il était loin de
s'interdire l'observation des animaux el les comparaisons tirées de
l'Histoire naturelle. Fable première du livre X. )
21.
246 CAUSERIES DU LUNDI.
centrale de la science que, selon lui, M. Cousin n'avait que
traversée et bientôt quittée pour se livrer à des excursions
historiques en tous sens. Je crois qu'en cela M. Jouffroy s'exa-
gérait un peu son rôle; il avait certes son originalité, mais
c'était surtout par le talent. En somme, MM. Cousin, Jouffroy
et Damiron sont bien de la même philosophie : seulement
chacun y a porté son humeur et son tempérament, M. Cousin
ses airs de génie et sa haute verve , M. Jouffroy sa lucidité et
sa mélancolie, M. Damiron sa prud'homie et sa frugalité. —
M. Cousin, qui excelle à réparer sa ligne quand elle est rom-,
pue, voyant Jouffroy mort, a repris solennellement possession
de son disciple sur sa tombe.
Il n'entrait pas dans le cadre et dans les convenances de
M. Mignet de dire toutes ces choses, et peut-être même ne
les a-t-il jamais sues qu'à peu près : car, homme de mérite et
d'un talent supérieur, il a la faculté, ce me semble, de ne
voir qu'imparfaitement tout ce qui ne se passe pas en plein
sous son regard ; ce qui aide fort à la sérénité. .Je ne serais
même pas étonné que, tout lié qu'il était avec Jouffroy, il
ne fût jamais allé entendre une seule de ses leçons. M. Mignet
a l'esprit naturellement peu porté à la métaphysique ; il la
jugeait viande creuse dans sa jeunesse, et aujourd'hui il l'ac-
cepte volontiers toute faite de la main de ses amis, ba vraie su-
périorité est dans la manière dont il entend et dont il traite
l'histoire, non pas celle de ce temps-ci et qui se passe sous
nos yeux (elle est trop mobile et trop variable à chaque in-
stant), mais l'histoire morte et telle qu'elle se refait après
coup. Ici, maître de son terrain, manœuvrant de pied ferme,
prenant son temps et ses mesures, il étudie les faits, il Jes
ordonne et les combine, il les appuie et les enchaîne dans des
compositions savantes qui ont de l'intérêt, du jugement, de la
force et des parties d'éclat. Ce qui y manque peut-cire en éveil
et en sagacité ne sérail bien sensible que si Ton voyait cette
même méthode appliquée à une histoire toute moderne. C'est
alors qu'on apercevrait, j'imagine, combien les mailles du fdet,
toutes bien faites qu'elles sont, se trouvent trop larges et lais-
sent souvent passer le poisson.
Comme interprète de l'.Académic des Sciences morales et
politiques, et comme auteur de Notices cl d'I^loges, M. Mignet
a également une manière à lui , large, brillante, majestueuse,
DISCOURS HE M. MIGNET. 247
un peu carrée, éminemment faite pour la façade et le fron-
tispice. Il l'a notablement ornée et même assouplie, cette
manière, dans les derniers de ses Discours. Il garde pourtant
une certaine monotonie d'ensemble, et l'on croit reconnaître
dans la forme de ses phrases, comme dans celle de ses pen-
sées , un certain moule favori dont il ne se prive pas aisément.
Son élégance, à force d'être grave, a quelquefois ses pesan-
teurs: il n'a jamais rien eu à faire avec les grâces négligées.
Dans le dernier Discours sur Jouffroy, il me semble avoir
sacrifié plus que d'ordinaire à la mise en scène; il y a mêlé
un but étranger au sujet même qu'il étudiait; il a voilé en un
sens et drapé son personnage; il a pris parti, plus finement
qu'il ne convient, pour la malice et la rancune des grands
sophistes et des grands rhéteurs dont l'histoire sera un jour
l'un des curieux chapitres de notre temps, intolérants et ligués
comme les Encyclopédistes, jaloux de dominer partout où ils
sont, et qui , depuis que l'intluence décidément leur échappe,
s'agitent en tous sens pour .prouver que le monde ne peut
qu'aller de mal en pis. La rhétorique est proprement justi-
ciable de la critique littéraire, et M. Mignet en a mêlé un peu
trop à son dernier Discours, sans compter que son apprêt était
à double fin. Il a eu du Fléchier à l'usage de la Fronde.
Lundi H juillet 1853.
LE ROMAN DE RENAKT.
Histoire littéraire de la France, t. XXII.
( FIN. )
Chez La Fontaine la fable du Renard et du Corbeau est
aussi courte que possible et réduite à sa plus simple expres-
sion. Il semble que le grand fabuliste ne l'ail voulu traiter que
pour l'arquit de sa conscience et pour en tirer vite la moralité.
Le même apologue, chez le vieux trouvère inconnu, est au
contraire traité avec complaisance et forme toute une petite
scène complète, toute une branche.
Le lieu d'abord est décrit : entre doux monts, en une plaine,
Henarlqui, en marchant, a une rivière à sa dioite, aperçoit
un très-beau lieu dans la prairie, de l'autre côté de l'eau ; il y
voit un hêtre dont l'.nspect lui fait envie ; il traverse l'eau et
se dirige vers l'arbre, tourne autour en dansant, puis s'étend
sur l'herbe fraîche. Il est hébergé à bon hôtel , et il n'en vou-
drait pas changer s'il avait à manger seulement. Dom Tiècelin,
le Corbeau, qui avait jeûné longtemps, s'était lassé de ce même
séjour; la faim l'avait chassé du bois; il était allé vers un
plessis ou enclos tout proche de là , pour livrer assaut et cher-
cher aventure.
Tiècelin y aperçoit un millier de fromages qu'on avait fait
assole il 1er ; la vieille qui devait les garder était rentrée au
logis. Tiècelin saisit l'occasion et en prend un pour se restau-
rer; la vieille sort et lui jette des pierres. Le Corbeau la raille
LE ROMAN DE Rt.NAUT. 249
et emporte le fromage, faisant à la vieille ce que tout à l'heure
Renart lui fera à lui-même.
11 vient se percher sur le hêtre au pied duquel est Renart:
l'un dessus, l'autre dessous, ils y sont tous deux, avec cette
ilifférence que l'un mange et l'autre bâille. Le fromage, qui
nous est décrit « tendre, jaunet , et de bonne saveur, » est sous
la patte du Corbeau ; il y donne de grands coups de bec, mais
pas si adroitement qu'il n'en laisse tomber plus d'une miette
devant Renart qui l'a vu. Renart reconnut bien la bête à cette
maladresse : il en secoue deux fois la tète, se lève pour mieux
voir, et avise là-haut Tiècelin qui était son compère d'ancienne
date, tenant le bon fromage entre ses pieds : « Par les saints
de Dieu, que vois-je là? s'écrie-t-il; hé ! Dieu vous saxive, sire
compère ! qu'il ait l'âme de votre bon père Dom Rohart qui
sut si bien chanter. IMainte fois je l'ai entendu vanter pour
n'avoir son pareil en France. Vous-même en votre enfance
vous vous y appliquiez beaucoup : vous saviez faire votre par-
tie. Chantez-moi une rotiuenge. » C'est une espèce de chanson
ou de ronde qui se chantait d'ordinaire avec accompagnement
de vielle.
Tout ce début de Renart parlant au Corbeau est celui de
Patelin s'adressant au marchand dont il veut emporter le drap,
et à qui il se met également à parler de feu son père. Tièce-
lin , le Corbeau , goùle la flatterie ; il ouvre la bouche et jette
un cri; mais, comme il ne tient pas le fromage dans le bec,
il ne le laisse pas tomber du premier coup; la fable serait trop
tôt finie. Renart l'entend et lui dit : « C'est bien ! vous chantez
mieux que vous ne faisiez ; et, si vous vouliez, vous iriez en-
core un degré plus haut. » Et Tiècelin , à qui est venu l'amour-
propre de. chanteur, commence à crier de plus belle. Renart
le pousse de plus en plus, car il s'agit de l'enivrer tout à fait :
« Dieu! dit Renart, comme maintenant est claire et comme
est pure votre voix! Si voua pouviez vous abstenir de noix,
vous chanteriez le mieux du monde. Chantez donc encore une
fois. » Tiècelin, qui veut .avoir le prix du chant, s'y met tout
entier; il s'écrie à haute haleine, mais il ne sut si bien faire ,^
quelque peine qu'il se donnât, que son pied droit ne s'en
desserrai et que le fromage ne tombât à terre , tout juste de-
vant les pieds de Renart. — Vous croyez la fable finie; pas le
moins du monde. Nos vieux trouvères ne sont pas pressés :
250 CAUSERIES DU LUNDI.
ils chantent et récitent cela dans les fermes, ou les jours de
foire, devant tout un monde rustique dont c'est la vie et qui
est flatté de retrouver dans des rimes grossières, mais par-
fois vives et piquantes , les scènes et accideiils de chaque jour.
Le trouvère, dans le cas présent, a du poè'te en lui, il a du
talent et sait peindre. Le fromage vient de tomber devant celui
qui le convoite, mais qui va rester immobile : « Le friand lascif
frémit et brûle, et frissonne tout entier de convoitise (ces deux
vers dans le texte sont pleins d'expression) ; mais il n'en
touche une seule miette, car encore, s'il peut en venir à
bout, voudrait-il bien tenir Tiècelin. » Tout son art alors est
d'attirer le Corbeau lui-même et de lui persuader de des-
cendre. Il fait le blessé el le boiteux; ce fromage qui vient de
tomber l'incommode, assure-t-il, par son odeur. Le fromage
n'est pas bon pour les plaies ; la médecine le lui défend : « Ha !
Tiècelin , descendez donc , et de ce mal me délivrez ; certes ,
je ne vous en prierais pas si je pouvais vous en dispenser; mais
avant-hier je me suis cassé la jambe dans un piège par més-
aventure, et je ne puis bouger d'où je suis. »
On voit tout le jeu et le développement de cette petite action.
Tiècelin se hasarde enfin à descendre, non sans crainte; il
fait un pas en avant et deux en arrière. Renart pourtant joue
si bien l'estropié que Tiècelin s'est enhardi ; il est déjà à sa
portée, mais ici Renart est trop pressé : il s'élance et manque
le Corbeau, qui en est quitte pour quatre plumes de l'aile
droite et de la queue. La moralité est donc double, et Renart,
tout en ayant le fromage pour se consoler, n'a que la moindre
moitié de ce qu'il désire.
Un des plus jolis épisodes de l'ancien Renart est l'aventure
du maître fourbe avec Chanleclair, le Coq ; les avantages y
sont également balancés, et Renart à la fin y trouve sa leçon.
Cet apologue heureusement développé offre la peinture et la
poésie de la basse-cour au naturel , et nous montre dans un
cadre bien rempli le genre de talent des prédécesseurs de La
Fontaine. On est dans une ferme proche d'un bois : il y a
abondance de coqs et de poules, de canes et de malarls (1 ),
de jars et d'oies. Le dedans de la ferme est garni à l'avenant
de chair salée, de jambons et de quartiers de lard. Le tout
(1) Malart, le mâle de la cane, comme ;ai-s est le mâle de l'oie.
LE ROMAN DE RENART. 254
appartient à un riche -vilain Costant Desnoes qui se méfie de
Renart : dans son clos ou plessis , il a de bonnes cerises , des
pommes et autres fruits à foison; ce plessis (1) est très-bien
fermé tout autour de pieux de chêne aigus et gros, et il est
bordé d'aubépines; pour plus de sûreté les poules sont de-
dans. Renart vient rôder à l'entour tout doucement, le col
baissé ; mais la force des pieux et des épines l'arrête. 11 s'agit
d'entrer dans la place de côté, sans faire trop de violence et
sans épouvanter l'ennemi. 11 avise un pieu brisé qui donne
ouverture par le haut; il s'y glisse et se laisse tomber tout
d'une masse; puis il se cache à plat ventre sous un chou.
Mais les poules l'ont entendu et se hâtent de faire retraite.
Sire Chanteclair, le Coq, n'est pas avec elles : il est allé dans
un sentier près du bois se blottir entre deux pieux dans la
poussière. Il les voit fuir; il s'avance fièrement à leur ren-
contre, la plume au pied, le col redressé; il les interroge d'un
ton de maître. Pinte que nous retrouvons ici, Pinte qui en sait
plus que les autres, qui est volontiers l'orateur de la bande et
la sultane favorite, qui enfin a l'honneur de jucher à droite
du Coq, Pinte lui explique ce qu'elles ont vu, une bête sauvage
qui s'est glissée dans le pourpris. — « Et conmient l'avez-
vous vue ?» — « Comment? je vis remuer la haie et la feuille
du chou trembler. » — « Tais-toi , sotte , reprend le Coq ;
Renart n'a pas les os si durs qu'il ose se mucher ici; notre
palis n'est pas si vieux qu'il l'ait pu déjà mettre en pièces. Ce
n'est qu'une plaisanterie. » — Et il retourne à son sillon de
poussière, moins rassuré pourtant qu'il ne le veut paraître;
il regarde souvent de côté et d'autre; un œil ouvert et l'autre
clos, un pied replié et l'autre droit, il s'appuie à un mur, et,
comme celui qui est fatigué de chanter et de veiller, il se met
à sommeiller peu à peu.
Tout sommeillant, il a un songe. Le songe est un lieu com-
mun et une machine en usage dans les romans de chevalerie :
ici la parodie en est heureuse et très-spirituelle. Le Coq rêve
donc qu'il voit je ne sais quelle chose qui est dans le courtil
et qui lui vient dessus pour le revêtir : ce je ne sais quoi a
une peau rousse, blanche sous le ventre ; le bord est en os, le
(1) On appelait proprement pieiit^, un lieu planté, entouré de haies
pliées, entrelacées.
252 CAUSERIES nu lundi.
col est étroit, et force lui est, après y être entré, de s'en re-
vêtir au rebours, c'est-à-dire de telle sorte que sa tête aille à
l'autre exlrémilé de l'habit et que sa queue reste dans le col-
let. Il s'éveille effrayé et court jusqu'à ses poules; il s'adresse
à Pinte, en qui il a le plus de confiance, et lui raconte son
rêve. Celle-ci le lui explique, non sans avoir pris sa revanche
avec ironie, et essaye de lui démontrer que ce je ne sais quoi
d'où sou cauchemar lui est venu n'est autre que Renart, caché
là sous ce buisson.
Chanteclair. que la leçon a piqué, est incurable; l'orgueil
et la forfanterie le poussent; il traite Pinte encore une fois de
folle, et retourne se nieltre en sa poudrière au soleil. Renart
fait le mort et se tient coi; Chanteclair s'endort; Renart s'ap-
proche pour le happer, mais le manque. Chanteclair, qui le
reconnaît enfin, saule sur un fumier, et ici la scène du Cor-
beau recommence : il s'agit pour Renart de décider Chante-
clair à ne pas fuir, et, qui plus est, à fermer les yeux, afin de
se laisser prendre : « Ne fuis pas et n'aie crainte; je ne suis
jamais plus content que quand tu te portes bien, car lu es
mon cousin-germain , » lui dit Renart. Et à ce premier mot
Chanteclair, un peu rassuré, se met à chanter de joie. Renart,
insistant sur le cousinage : « Souviens-toi de Chanteclin, lui
dit-il, le bon père qui t'engendra :
Jamais Coq si bien ne chanta;
Tullu voix (uil et si clair Ion
Que d'une lieue reutcndait-on.
Et clianluit fort à lon^'ue lialuine
Les deux yeux clos et la voix saine ;
D'une ;:raiid' lieue on l'entendait
Quand il chantait et refrainail. "
Ce que Renart veut obtenir cette fois, c'est que le Coq ferme
les deux yeux en chantant; c'est, selon lui, la seule boime
méthode. Il n'est adresse ni rhétorique d'Ulysse qu'il n'em-
ploie pour l'y décider. Chanteclair ne demande pas mieux,
mais il prie Renart de s'éloigner au moins un peu, et, à cette
condition, il lui jure qu'il n'y aura voisin aux environs qui
n'entende son fausset. Renart sourit de la condition et lui dit,
en touchant toujours la corde filiales : « Chante, cousin; je
saurai bien si Chanteclin mon oncle te fut de quelque chose. »
Chanteclair chaule: mais il chanlo comme il riormait d'abord,
LE ROMAN DE RENART. 253
un œil clos et l'autre ouvert, et il regarde souvent de côté :
« Ce n'est pas cela, dit Renart, Clianteclin chantait autrement,
tout crtin trait, les" yeux fermés, tant qu'on lentendait par
delà les plessis. » A ce coup Chanteclair n'y tient pas; il
commence sa mélodie en fermant les yeux de toutes ses forces,
et Renart, s'éiançant par-dessus un chou rouge, le prend au
cou et l'emporte.
La fable n'est pas finie; n'oublions pas qu'avec les trouvères
nous sommes dans le récit épique : il ne s'agit pas de faire
une fable courte, qu'on lit dans un livre, mais de réciter une
action qui se développe, qui tient un auditoire en suspens et
qui fait la joie du vilain. La poule Pinte voit le coup qu'elle
avait, hélas ! prévu, et donne l'alarme. La femme gardienne du
ménil, comme c'était le soir, vient appeler ses poules et s'a-
perçoit du malheur; maître Costant arrive à son tour : on
court sus de tous côtés à Renarl ; on le poursuit de menaces
et de huées. Ici le Coq a un trait de génie : tout gêné qu'il est
et à demi croqué par celui qui le tient à la gorge, il lui dit :
« Eh quoi! sire Renart, n'entendez-vons pas les infamies dont
vous chargent ces vilains qui vous huent si fort? Costant vous
suit plus que le pas. Lancez-lui donc un de vos bons mots, et,
quand il criera : Renart remporte , dites-lui en vous retour-
nant : Oui , et malçjré rous ! » 11 n'est si sage qui n'ait son
moment de folie, qui ne foloie [joloier, quel joli motl); Re-
nart y fut pris celte fois; l'idée lui parut heureuse, et, au pre-
mier cri que lança Costant, il lâcha ce mot d'ironie : « Oui,
malgré vous! » Mais pour cela il lui fallut ouvrir la bouche;
le Coq, qui n'attendait que l'instant, en profita, battit des ailes
et s'envola sur un pommier, d'où à son tour il fil en souriant
la leçon au cousin Renart. Il y a ici une contre-partie et comme
une revanche de la scène du Renard et du Corbeau.
Les modernes ont eu souvent sur ce canevas ou sur un cane-
vas analogue des fables agréables et bien tournées : ainsi Flo-
rian dans sa fable l'Écureuil, le Chien et le Renard; ainsi
Le Railly surtout dans VÈcureuil et le Renard. Ce dernier
fabuliste semblerait s'être souvenu, en vérité, de l'ancien apo-
logue, et en avoir tiré quelques-uns de ses traits. Mais la dif-
férence qu'il y a entre ces modernes, ceux mêmes qui sont
plus exclusivement et plus uniquement fabulistes que La Fon-
taine, et les anciens trouvères, c'est que ceux-ci ^e complaisent
VIII. 22
254 CAUSERIES DU LUNDI.
beaucoup plus aux ilétails domestiques el l'amiliers, à tout ce
qui est du monde et des mœurs des animaux , et qu'ils ne
craignent ui de déroger, ni d'ennuyer en y insistant. Il est
* sensible qu'ils s'adressent à des imaginations un peu neuves
et comme d'enfants, et qu'ils en tiennent eux-mêmes.
Je pourrais multiplier les exemples, mais il ne faut point
abuser. Maintenant j'ai à marquer qu'à côté de ces parties du
Roiiian de Renart toutes vives, naturelles et gracieuses, il en
est d'un tout autre caractère. Dans les tours que fait Renart il
on (ist d'odieux , il en est d'infâmes, et qui sont de la profana-
tion la plus effrontée. Rois, pontifes, sacrements, la croisade,
la confession, les funérailles, tout n'est que jeu pour cet hypo-
crite et ce pervers. Comme le sujet resta longtemps en circula-
tion, il est évident que les esprits satiriques du temps y virent
un cadre commode au dénigrement, et qu'ils y embarquèrent
petit à petit toutes soi tes d'audaces. Sous le titre de Renart le
Nov^l (le Nouveau Renard), un poêle des dernières années
du xiii'' siècle, Jacquemard Gieslée, de Lille en Flandre, a
fait in ouvrage de morale et d'allégorie dans lequel il a réuni
toutes ces inventions de la fm, qui s'écartent de ce qu'il y avait
d'abord de vif et d'enjoué dans les simples branches en apo-
loguts. Qui dit allégorie , en elfet , dit corruption et déca-
denciî de l'apologue et de l'épopée. Dans cette nouvelle et
dernière forme, Renaît est pris pour synonyme de mal, de vice
et de péché dans le sens le plus absolu du mot; c'est Satan en
personne usurpant le règne de la terre. Le sujet est la révolte
de Rtnart contre Noble, le roi des animaux, honnête homme
qui a des faiblesses et qui a le tort de pactiser en fin de compte
avec Henart. A un certain moment de la guerre, Renart, déses-
pérai t de tenir dans sa foiteresse de Malpertuis, construit un
grand vaisseau allégorique, une arche de malice, destinée à
embarquer tout son monde. Ce vaisseau, dont cluKiue partie
et chaque agrès est un vice et une méchante pensée, est dé-
crit d'une façon ingénieuse et pédantesque (pii rentre déjà tout
à faii dans le genre faux du xiv'= siècle , et (pii signale une
véritable décadence de goût en même temps ([u'un raffinement
très-habile dans les idées. Un autre vaisseau , le vaisseau du
bien , construit par le roi Noble, et offrant le symbole do toutes
les vertus et qualités, tient la mer et lutte contre celui de
Renart ; mais le traître regagne toujours ses avantages par la
LE ROMAN DE RENART. 25o
ruse; il amène le roi à une fausse paix et signale par là son
triomplie : le roi consent, pour s'en relourner chez lui, à mon-
ter sur le navire de Renart, et il s'y trouve mieux que dans le
sien propre. Dès lors tout est dit; Renart, sous un titre ou sous
un autre, règne et gouverne, et il n'est personne qui ne recon-
naisse sa puissance. Les Ordres religieux du temps, les Jaco-
bins et les Franciscains, viennent à l'envi lui demander d'être
des leurs et de se mettre à leur tète. Il se contente de donner
à chacun des Ordres un de ses fils pour gardien. L'Ordre des
Templiers et celui des Hospitaliers lui adressent la même
demande ; chacun des deux réclame et tire à soi Renart qui ,
cette fois, se décide et obtient du pape la permission d'appar-
tenir aux deux ensemble. Son vêlement sera mi-parti, à
droite d'Hospitalier, et de Templier à gauche; à gauche il aura
la barbe longue, il sera rasé à droite, et il les gouvernera les
uns et les aulres. Je cours sur ces audaces finales qu'on en-
trevoit assez , et que déplore le poète tout en les racontant et
les dénonçant comme le signe d'une société perdue et d'un
siècle désespéré.
Certes elle était malade, en effet, et en danger de se dis-
soudre, cette société finissante du moyen-âge, qui engendrait
ce dernier Roman de Renart comme peinture et expression
d'elle-même : pourtant elle avait des ressources encore, de la
force héroïque et des exemples à opposer tout à côté à cette
corruption des subtils et des lâches. H n'est pas bon , même
quand on étudie le passé, de rester sur ces impressions décou-
rageantes, et je veux indiquer l'antidote après le poison , un
poëaie d'honneur et de courage en face de ce tableau d'hypo-
crisie consommée et de rouerie impudente. Qu'on ouvre le
chant ou récit du Combat des Trente (l), ce fragment épique
qui retarde en quelque sorte au milieu du xiv'^ siècle, et qui
raconte dans la forme des Chansons de geste un dernier grand
duel chevaleresque, le combat de trente .Anglais et de trente
Bretons (1350). C'est l'épisode éfiique le mieux détaché peut-
être qui se puisse présenter. Les beautés toutes rudes y sont
concentrées et fortes. Quand tout changeait autour d'elle et
que la littérature à la mode se surchargeait de vaines re-
(1) Le Co'.uhai de trente Urelons cnitie O-eii/c .l)ify/oi.ç, publié par
M. Crapelel, 183o.
256 CAUSE lUES UU LUNDI.
cherches (l'école, l'Arnioriquc un peu arriérée et cantonnée
restait Odelo à la vieille forme poélique comme aux vieilles
mœurs ; elle restait surtout fidèle à ce courage qui est toujours
prêt en France à renaître et à sortir quelque part de terre,
(juand les grands raisonneurs disent qu'il a disparu.
Ici le trouvère est sérieux et grave; il est sincèrement reli-
gieux; il s'adresse au début à tous les gens de bien et d'hon-
neur, non aux traîtres ni aux jaloux ; il veut raconter comment
un jour trente Anglais et trente Bretons se combattirent, celte
noble bataille (jui a nom des Trente. Il commence et il finira
par prier le Dieu qui mourut en croix d'avoir pitié des âmes
de tous ceux qui combattirent ce jour-là, et qui sont morts la
plupart au moment où iui, trouvère, il raconte : tous tant
(ju'ils sont, soit Bretons, soit Anglais, il ne les sépare point
dans sa prière.
Dagorce, le chef anglais, est mort; Bombourg lui a succédé;
mais il n'observe pas la même trêve qui consistait, dans ces
guerres de nobles, à épargner le menu peu[)le et ceux qui tra-
vaillent le blé. Le bon chevalier Beaumanoir va vers lui, et
lui dit dans un sentiment tout humain qui est rare au moyen-
âge, qui manque chez Froissart , historien de Cour, et qu'on
est heureux de retrouver ici :
Clievaliers d'Atiylelcrrc, vous faites tirancl péclié
De Iravaitler les iiauvres, ceux qui sùmenl le Ijlé...
Si lahourours n'étaient, je vous dis ma pensée.
Les nobles conviendrait ti'availier en l'airée (ai^o; champs),
Au lléau , à la houe , et soullVir pauvreté ;
Et ce serait grand' peine quand n'est accoutumé.
En les citant, j'altère le moins possible ces espèces d'alexan-
drins qui sont à l'état brut. Dans cette forme épique du Com-
bat des Trente, le poète procède ainsi par couplets de longueur
inégale, où tous les vers sont sur une seule rime, ou du moins
sur une seule assonance. Cette monotonie, à la longue, pro-
duit son eifet et fait vibrer la fibre. C'est une forme mnémo-
nique et qui , à force de retomber sur le môme ton , inculque
le fait ou le trait dans la mémoire.
Bombouig répond fièrement à l'ouverture de Beaumanoii';
il ne veut entendre à aucun adoucissement : Montfort sera duc
de la noble duché, Edouard d'Angleterre sera roi de France.
Beaumanoir s'incline et répond humbleniont ;
LE ROMAN DE KEN A HT. 257
Songez un autre songe, celui-ci est mal songé.
Ceux qui le plus en disent, à la fin leur méprend.
Dans tout ce début très-simple, il y a un certain art du
trouvère. Il met la bravade du côté des Anglais , de ceux qui
auront le dessous. Cependant Beaumanoir propose à Bombourg
de s'ajourner pour combattre à jour fixe, et là, au nombre de
soixante, ou quatre-vingts, ou cent, de vider la querelle, de
trancher entre les deux prétendants la question du droit. Bom-
bourg consent à la proposition de Beaumanoir; il est convenu
"qu'on sera trente de cliaque côté, et que l'on combattra proche
de Ploërmel.
Beaumanoir revient au château de Josselin , proclame l'en-
treprise et se met à choisir entre ses barons. Tous ceux qu'il
choisit, soit chevaliers, soit écuyers, sont désignés nommé-
ment, sans qu'un seul soit oublié; chacun obtient son épithète
d'honneur. — Bombourg, de son côté , fait de même; il com-
plète son nombre de vingt Anglais par six bons Allemands et
quatre Brabançons. Ses hommes obtiennent aussi desépithètes
honorables; quelques-uns pourtant y sont présentés comme
tenant du rusé et du renard.
Le jour venu où l'on doit se rendre sur le pré, Beaumanoir
exhorte ses compagnons; il leur fait dire une messe; chacun a
reçu l'absolution et prend son sacrement au nom du roi Jésus.
Son discours est d'un héros pieux. Bombourg, de son côté,
assemble aussi les siens; mais il leur déclare qu'il a fait lire
ses livres de prophétie, et que Merlin (l'enchanteur) leur a
promis la victoire, il y a là un reste de païen ou un commen-
cement d'hérétique qui jette sur lui de la défaveur et qui
montre que sa cause n'est pas pure.
Bombourg, avec ses trente compagnons, est venu le premier
sur le pré : il s'écrie à haute voix :« Beaumanoir, où es-tu? »
Il semble déjà l'accuser d'avoir faussé sa parole et de se tenir
pour défait. Mais à peine a-t-il laissé échapper ce mot que
Beaumar)oir a paru.
Ici Bombourg, qui est brave, a comme un pressentiment
soudain de sa destinée. Lui , qui vient de s'avancer avec une
sorte de jactance, il hésite et recule; il demande à Beauma-
noir de remettre la partie , d'en faire savoir la nouvelle à
leurs rois, au gentil Edouard d'Angleterre et au roi de Saint-
22.
258 cAUSEniKS Di; lundi.
Denis. — Boaiimanoir répond qu'il va en conférer avec les
siens.
Il revient donc vers son monde, et leur annonce que Bom-
bourg voudrait changer le jour et qu'on s'en retournât sans
frapper de grands coups; il leur en demaude leur avis. L'un
d'eux, Charuel, change de couleur à cette idée , et déclare
honni celui qui ne maintiendra pas la cause du bon duc légi-
time (Charles de Blois), et qui s'en ira sans donner de coups
d'épée. — « Cette chose m'agrée, dit Beaumanoir ; allons à la
bataille, ainsi qu'elle est jurée. »
Il revient à Bombourg, qui lui représente encore que c'est
folie à lui d'exposer ainsi à la mort la fleur de la duché;
car, une fois morts, on ne trouvera jamais à les remplacer. —
«Gardez-vous de croire, répond Beaumanoir, que j'aie amené
ici toute la chevalerie de Bretagne, car ni Laval , ni Roche-
fort, ni Rohan et bien d'autres n'y sont; mais il est bien
vrai que j'ai avec moi une part de cette chevalerie et la fleur
des écuyers... » Bombourg re[)rend la bravade et l'invective.
Le combat est engagé.
Au premier choc, les Bretons ont le dessous ; trois ou quatre
d'entre eux sont quasi morts et faits prisonniers. Tristan, qui
se sent grièvement blessé, s'écrie : « Beaumanoir, où es-tu? »
A un certain moment et après ce premier assaut, tous, d'un
commun accord, s'entendent pour aller chercher à boire, car
chacun a dans sa bouteille du bon vin d'Anjou, et ils revien-
nent au combat sans retard.
La bataille est rude dans la prairie : les Bretons ont cinq
des leurs hors de combat; ils ne sont plus que vingt-cinq,
lorsqu'un écuyer, GeolTroy de La Roche, demande à être fait
chevalier de la main de Beaumanoir , au milieu de l'action.
Image touchante, qui signilie qu'un guerrier manquant, un
autre à l'instant se lève. Beaumanoir lui donne la chevalerie
au nom de'la sainte Vierge, lui rappelle son aïeul qui s'est
illustré à Conslantinople, et jure que les Anglais le payeront
avant l'heure de Compiles. Bombourg l'entend, et lui crie avec
ironie : « Rends-toi vite, Beaumanoir; je ne te tuerai pas,
mais je ferai de loi un présent à mon amie, car je lui ai pro-
mis que , sans mentir , aujo'ird'hui je te mettrai dans sa
chambre jolie. » Là-dessus c'est à qui vengera Beaumanoir de
l'insulte : Bombourg tombe frappé à mort.
LE ROMAN DE RENART. 259
Cependant la bataille n'est pas gagnée ; elle dure acharnée
et pesante. Les Allemands et les Anglais se mettent en masse
et se serrent comme s'ils étaient liés; il n'y a pas moyen de
les entamer. Les coups que les combattants s'entre-donnent
vont retentissant à un quart de lieue à l'entour; la chaleur est
grande; chacun est trempé; la sueur et le sang pleuvent
comme rosée :
De sueur el de sang la terre rosoya.
Ce jour-là qui était le bon samedi avant le dimanche où
l'Église chante Ltetare Jérusalem, Beaumanoir avait jeûné;
et à ce milieu du combat, blessé , il eut soif et demanda à
boire. Messire Geoffroi de Boves, l'un de ses compagnons, lui
répondit :
hais Ion snng, Beaumaiwh-, lu soif le passera.
Ce jour aurons honneur; chacun y gat;nera
Vaillante renommée
Et Beaumanoir, que celte parole enflamme, se remet si vi-
vement à l'action que , de colère et de douleur, la soif lui
passa.
Expression d'un héroïsme sublime et naturel ! Qu'on ne
nous parle plus des Homances du Cid pour en faire honte à
nos vieu.\ trouvères : ici , il y a des accents tout pareils , que
le vieux chantre patriotique a pris sur le vif et tirés de ces
rudes courages.
Ce que le trouvère n'a pas cherché , mais ce qui ne laisse
pas de frapper encore et d'émouvoir, le combat continuant,
c'est le contraste du Hou riant et frais et de la mêlée si lourde
et si sanglante : « Dedans un tués-beau pré , sur une douce
pente, à mi-voie de Josselin et du château de Ploërmel , au
chêne que l'on appelle de la mi-voie , le long d'une genestaie
qui était verte et belle... » 11 y a là un sentiment conmie in-
volontaire de nature, un souvenir circonstancié de la terre de
la patrie, qui ajoute à l'effet simple et grandiose. — Si le poëte
y a pensé , ce n'est pas pour y voir un contraste , mais plutôt
pour y noter un accord entre cette belle nature chérie et ce
beau fait d'armes glorieux : son patriotisme marie tout cela.
C'est assez pour montrer que le Roman de Renart n'est
pas l'unique et dernier mot de ce moyen-âge finissant, que, si
260 CAUSERIES DU LUNDI.
la Renardie règne ici, la Chevalerie dure, se maintienl et re-
commence ailleurs, et que la race des Beaumanoir, des dii
Guesclin, des Bavard, n'est jamais éteinte.
L'envie m'a pris de chercher dans l'antiquité, parmi les duels
mémorables, lequel se pouvait comparer par quelque trait au
Combat des Trente. 11 en est un dont parle Hérodote. Sparte
et Argos étaient en guerre : il s'agissait d'un lieu important
appelé Thyrée, que réclamaient les deux peuples. Il fut con-
venu que trois cents hommes seulement de part et d'autre en
viendraient aux mains, et que le territoire contesté appartien-
drait aux vainqueurs. Les deux armées ne devaient point as-
sister au combat, afin de n'être point tentées de venir au
secours du plus faible. On combattit donc, trois cents contre
trois cents, c'est-à-dire à extinction. Tous les Lacédémoniens
étaient morts ou mortellement blessés; deux Argiens seuls
restaient debout, et, dans leur empressement, ils coururent
à Argos annoncer leur victoire. Pourtant un des blessés mou-
rants parmi les Lacédémoniens, le nommé Othryades, se sou-
levant sur le champ de bataille ensanglanté et se voyant seul,
eut assez de force et de souftle encore pour dépouiller un
vaincu, pour dresser un trophée, chose sacrée et qu'avaient
oubliée les autres , et sur le bouclier il écrivit de son sang :
« La victoire est aux Lacédémoniens. » Puis il expira. Quand
les Argiens revinrent, ils trouvèrent le trophée debout, l'in-
scription encore fumante, et Othryades qui rendait l'âme à
côté; mais la victoire était acquise et consacrée : la religion
défendait de renverser un trophée. Les poètes ont fait à ce su-
jet des pièces de vers en divers sens, et l'on a de Simonide
cette épitaphe triomphante des Spartiates :
" Nous les trois cents, (|ui avons, ô Sp:irle notre mère, coniliatlu
pour Tliyrée eontre un pareil noinlire (l'Ai'sietis, — sans loiinier la
tèle, — là où nous avions mai'nué le pierl , là niêrne nous avons laissé
la vie. Mais ec trophée tout eoiiverl du san^; généreux il'Otln-yafles pro-
clariiH : « Thyrée, û Jiipiler, est, aux Lac.édéinoniens. » Que si quelinriiii
des Argiens a oclia|)pé à son destin, e'esl, qu'il tenait du fuyard Adrastc.
3Iais poui' Sparte, ce n'est pas de nioin'ir, c'est de fuir qui est propre-
ment la mort. ->
C'est ainsi (ju'à distance; les àgos héroïques se rencontrent,
ei que les poésies, si inégales et si diflérentes qu'elles soient,
se répondent par certains accents et par le cœur. Le vieux
LE RO.MA.N DE UEXAUT. 261
trouvère, dans sa simple rudesse, a peut-être même mieux
réussi que Simonide, et le sang d'Othryades parle moins haut
chez l'un, que chez l'autre le sang de Beaumanoir.
Quant à l'idée que j'ai eue dans ce petit chapitre de vieille
littérature, elle pourrait se résumer en ces mots : le Roman
de Renart et son correctif.
Lundi 1S jiiilh^l l.s:i:i.
RŒDERER.
Ses premières années. — Sa jeunesse; pi'M'iorle d'entlinusiiisme. —
Nol3le anibitinn; sa vocation financièi'e. — Conseiller au Par-
lement (le Metz. — Député aux Élals-(îénéraux. — Ses travaux
à la Cniislituante. — Explication avec Hlira!)eau. — Il est nommé
proeureur-générai syndic. — Moment de rex()érience; épreuve
de la démocratie. — Tableau énergique. — Sa conduite au
10 Août el après.— Caché pendant la Teneur.
Le comte Rœdercr, dont le nom auprès dos générations
nouvelles ne réveillait guère que l'idée^ d'un personnage politi-
que mêlé aux grands événements de la Révolution et du Con-
sulat, s'est révélé tout d'un coup comme un écrivain très-lit-
téraire par son Mémoire sirr la Société polie et sur l'Hôtel
Rambouillet, im[Mimé en '1835. Ce Mémoire, qui n'a pas été
mis en vente, mais qui a été donné et distribué en toute bonne
grâce, est devenu comme le signal de ce mouvement de re-
tour au wii'' siècle (pii n'a fait que s'accroître et se développer
depuis. AujoiH'd'hui le (ils du comteRœderer apenséque le plus
digne hommage à rendre à la mémoire de son père était de re-
cueillir ses OEuvres, en les présenlani sous la mémo forme d'une
demi-publicité qui leur laissât un caractère d'amitié et de fa-
mille. Ces OEuvres ne comprendront pas moins de sept ou huit
volumes. Le premier, qui est achevé d'imprimer (1), contient
les Comédies historiques, déjà connues, et quelques pièces
qui ne le sont pas, dos Comédies normandes et de campagne
qui montrent une finesse d'observation jointe à une veine de
(I; Typographie de Fiiiniii Didot, 18,"i3.
ROEDEREK. ^G.'J
giiielé franche. Le volume suivant contiendra les Mémoires
historiques sur Louis XII, François P', et le Mémoire sur la
Société polie qui, dans la pensée de l'auteur, n'en était que
la continuation et le couronnement. Viendront ensuite les Œu-
vres politiques proi)rement dites, notamment la Chronique
des Cinquante Jours , qui est devenue comme une partie in-
tégrante de l'Histoire de la Révolution. L'économie politique
ensuite aura sa place; mais ce qui donnera à cette Collection
un prix tout particulier, ce seront les Mémoires du comte Rœ-
derer, composés tant des Notices mêmes rédigées par l'auteur
en vue de sa famille, que d'un choix entre les notes et lettres
nombreuses qu'il a laissées à son fils. Il m'a été permis, grâce
à l'obligeante confiance de M. le baron Rœderer, d'en prendre
à l'avance une idée , et de pouvoir ainsi dessiner avec quel-
ques traits nouveaux une figure historique dont le rang est
marqué dans la littérature sérieuse et dans la politique hono-
rable.
Rœderer, que nous avons vu mourir le 17 décembre 1835,
plein de vigueur encore à l'âge de quatre-vingt-deux ans, était
né à Metz, le 15 février 1754, d'un père avocat , nous dit-il,
« distingué au barreau comme profond jurisconsulte, dans la
magistrature comme ennerni du pouvoir arbitraire, et dans la
société comme homme aimable. » Sa famille paternelle était
originaire de Strasbourg, et lui-même, jeune, il épousa une
demoiselle Guaita de Francfort, (^est, on le voit, un Français
qui n'est pas tout à fait du centre ni de l'ile de France , mais
qui se sent des frontières et qui a ses origines et ses alliances
du côté des Villes libres. Il fit ses études avec distinction à
Metz, et alla faire son droit à Strasbourg. On a les extraits et
cahiers de ses lectures en ces années; car il eut de bonne
heure l'habitude de lire et de penser plume en main. Il lisait
tous les ouvrages de philosophie, de politique, de législation,
de morale et d'histoire les plus autorisés de son temps, Locke,
Adam Smith, Bonnet, Montesquieu et les Économistes. Tout
annonçait en lui un élève vigoureux de son siècle, et qui se
portait sur tous les points avec ardeur et indépendance. Il eut
sa période d'enthousiasme. On a de lui un petit écrit fait à
dix-sept ans sur les l'erreries de Saint-Quirin, dont il fut
plus tard l'un des actionnaires principaux, et dont il célèbre
en slyle animé , un peu romantique, l'industrie créatrice et le
26i CAUSEniF.S DU LUNDI.
site au fond des vallées des Vosges. Destiné par son père à être
avocat, il résislail et se sentait contre celte profession si hono-
rée nno aversion profonde. On avait beau lui faire lireLoisel,
Mézeray à l'article Avocat de son Dictionnaire historique, il
répugnait à ces travaux sur des objets de contestation la plu-
part si ingrats ou si minces. La ville de Metz , en se réunis-
sant à la France sous Henri II, avait réservé ses privilèges;
le droit, en ce pays des Trois Évèchés, se compliquait de mille
questions particulières ; il y avait des exceptions à l'infini, dont
la connaissance faisait le principal mérite d'un avocat :
« Voyez, s'écriait le jeune homme aml)i lieux d'une plus noble gloire,
voyez ce qui reste de ces fameux MM. Vaiiiiier, lUilland, elc. Les
nomme-t-on encore? Voyez ce M. Gabriel, qui se consume aujour-
d'hui à enfanter son Commentaire sur les Treize Coutumes du P(Vis
Messin. Q{\e. le Chancelier, d'un trait de plume, rende aujourd'bui ,
suivant le vœu des gens sensés, ces Treiz(^ Coutumes uniformes, à ()uoi
serviront demain ces fruits d'une vieillesse aj^llée, pénible, plus qu'elle
n'est heureuse? Où sera le monument de l'existence de cet homme si
célèbre pour douze de ses confrôi'cs:' Aura-t-il été, ce monument,
même dans le cœur de ceux à qui il a sauvé la fortune? Non; l'homme,
sans cesse agile par de nouveaux besoins, de nouvelles crises, oubliant
celles qui l'ont autrefois le plus mis à la gêne, oublie avec elles les re-
mèdes et le médecin. »
r.e jeune Rœderer, à cet âge où le jeune homme embrasse
d'un coup-d'œil tout l'avenir, voulait donc un champ plus
vaste à son activité et à ses aptitudes; il voulait une réputa-
tion étendue, sinon la gloire. Ce piétinage difficile, fatigant ,
par des cheminr, obscurs et épineux , ne lui allait pas, et
surtout une chose l'en eût dégoûté : l'habitude était alors de
toucher les honoraires de la main à la main , un écu de trois
livres pour une consultation. Sa fierté soutirait de ce mode de
payement; il en rougissait presque en en parlant longtemps
après.
Durant ces premières luttes avec son j)ère sur la profession
d'avocat qu'il n'embrassa jamais que i)rovisoirement , il a dé-
crit l'intérieur de son âme et de ses pensées , et a tracé comme
sa biographie morale dans des lettiesà un beau-frère M. i\Iéna.
Dès sa sortie du collège, Rœderer eut un caractère marqué;
il se forma , d'a[)rès l'ensemble de ses lectures et de ses ré-
flexions, une idée (sans doute trop embellie) de la vie sociale
et des moyens de la réaliser; il commii viir», dans son pre-
ROEDERER. 265
niier contact avec les gens réputés niûrs et sensés, que cette
manière de voir était peu agréée ; il se contint et resta enthou-
siaste au dedans. Pourtant, comme il avait au fond l'esprit
pratique, il ne fut pas sans reconnaître que ces soins d'intérêt,
de fortune et d'avancement, qui étaient tout aux yeux de la
plupart, avaient aussi quelque fondement, et qu'il ne s'agis-
sait que de les mettre à leur place, de les réduire à leur va-
leur. 11 eut là un moment de pureté encore, d'enthousiasme,
mais aussi d'effort sur lui-même, qui lui laissa un vif et parfait
souvenir :
« Je restai donc enlliousiaste, dit-il. Au milieu de ce qu'on regardait
comme mon délire, je devins dequelf4ue intérêt pour des gens aimant
le bien; j'en fus aimé el estimé. Alors se tnarqua l'époque, toujours
mémoral)le pour moi, d'un moment de bonheur que je regretterai
toute ma vie .- j'étais ivre de l'amour du bien, l'image de la vertu s'é-
tait comme réalisée en moi; '}e voyais d'un autre côlé que la considé-
ration dont j'ose dire que je jouissais, était, au moins eu partie, le
fruit de mon travail sur moi-même. . . {!). »
J'insiste sur ces jours intérieurs qu'il nous ouvre , parce que
l'histoire secrète de Rœderer fut celle alors de beaucoup d'au-
tres, parce qu'il ne fut pas le seul à avoir ce qu'on peut appe-
ler sa période de Rousseau , et pour qu'on voie aussi à quel
degré primitif de chaleur mûrirent tant de qualités solides et
fortes que plus tard on apprécia en lui. C'est alors, dans ce
second moment d'un enthousiasme plus tranquille, qu'il se re-
met à embrasser de ses regards l'ensemble de la société et qu'il
se fortifie dans ses premières vues :
« Je vis que ce qu'on y appelait utile u'clail autre chose qu'une in-
fluence élroite et précaire sur quehiues objets la plupart minutieux,
influence qui lirait son principe du sein des abus mêmes; je répugnai
dans cette pensée à des engagemenls irrévocables dans de pareilles
voies. Être utile aux hommes dans ce qui leur est le plus utile, voilà
la loi que j'écoulai .- une seule idée d'un philosophe, l'expression heu-
reuse d'un sentiment avantageux a peiil-être plus fait pour l'avance-
ment de la raison et du bonheur des hommes que les travaux réunis
décent mille citoyens obscurs qui se sont vainement agiles. »
Telle était la religion du siècle, les jours où le siècle était sé-
rieux ; telle fut celle du jeune Rœderer à l'âge de dix-huit ans,
(1) Notice du baron Rœderer sur sa famille et en particulier sur son
père durant ces années de jeunesse, antérieures à la vie politique (< 849).
Mil. 23
2C() CAIISIUVIES DU LUNDI.
Heureusement pour lui, ces senliinenls se rencontrèrent
juste avec l'heure mémorable où la vieille société, minée d'abus
et incapable de se réparer elle-même, allait demander des re-
mèdes absolus et une simplilical.ion dans toutes les branches;
l'occasion était prochaine où il pourrait les appliquer. Mais
lorsque ces sentiments qui, à des degrés diiïérents, sont plus
ou moins ceux de toute jeunesse , continuent de s'exalter à des
époques où il suffirait d'améliorer et de vivre sans avoir à ré-
générer, il importe qu'on les contienne et qu'on les détourne
sans y trop abonder et sans y donner jour en tous sens : autre-
ment la vie sociale ne serait qu'une révolution continuelle, et
chaque génération , en y entrant, ferait explosion à son tour.
11 n'y aurait plus de régime proprement dit.
Le premier effet de cette ambition, bientôt si légitimée,
élait qu'il ne pouvait se déterminer à suivre simplement l'ho-
norable profession de son père et à se ranger à son côté dans
la même voie. Il a confessé ce sentiment avec une vive éner-
gie ; c'est au moment où , ses études de droit terminées , et se
sentant homme déjà, il rentre dans sa famille et s'y retrouve
traité un peu en enfant :
«Sans existence propre, dit-il, je vis que, quelle que fût la ten-
dresse de mon père pour moi,, je ne, paraîtrais jamais, ou du moins de
loriijlcnips, dans les sociétés qui pouvaient un peu fixer mou ambition,
que sous l'ombre de ce même père qui m'y présentait. Je vis celte om-
bre s'étendre au loin autour de moi et marquer partout mon nc'ant...{[)»
Ici un découragement moral s'empara de lui et le fit peu à
peu déchoir de cette hauteur vertueuse où il n'est pas donné
à la jeunesse stoïque de se maintenir : a II n'y a qu'un prin-
cipe de vices pour un honune bien né et à qui la raison a parlé,
disait-il à ceux de sa famille avec qui il s'épanchait, c'est
l'ennui, le dégoût des circonstances auxquelles il est soumis,
c'est le néant du cœur; au nom de Dieu, ne me laissez pas
plus longtemps exposé à cet état. >■> 11 obéit pourtant à son père
(1) C'est la même idée qu'a rendue admirablement Virgile au livre
second des Géorgiques , vers 55, quand il peint lus rejetons de l'arbre
qui restent stériles tant qu'ils sont trop près, étouffés et comme
brûlés sous l'ombre maternelle :
Nunc alla; frondes et rami matris opacaiit,
Crescenli(|ue adinuiut fœtus uruntque bïrcntem.
ROKDERER. 267
et devint avocat, mais en se réservant de sortir du barreau dès
qu'il le pourrait. II y parvint neuf ans après (1780), et acheta
une charge de conseiller au Parlement de Metz. Dans cette po-
sition nouvelle, distingué aussitôt par la Compagnie, il fut
chargé de la plupart des rapports dans les procès criminels, de
la rédaction des Remontrances qui revenaient alors assez fré-
quemment, et fut presque toujours choisi pour commissaire
dans lesaftaires publiques. Il rendit de notables services à la
cité, et s'attira le respect même de son père qui, par un tou-
chant retour, honoiait en lui le fds qui s'était si généreuse-
ment émancipé. Malgré ses succès dans cette magistrature,
elle n'était encore pour lîœderer qu'un premier pas, et son
ambition (l'ancien régime subsistant) eût été de devenir maî-
tre des requêtes, puis intendant de province : car c'était du
rang des intendants que sortait et s'élevait le plus souvent le
Contrôleur général. Ses études approfondies en économie poli-
tique et en finances lui montraient de ce côté un noble but
qu'il se sentait capable d'atteindre. Au milieu de ses aptitudes
si nombreuses et si variées, la capacité financière, en effet,
demeura encore la vocation la plus manifeste de Rœderer,
celle dont il a donné le [)lus de preuves et d'applications du-
rables soit à l'Assemblée constituante, soit au Conseil d'État,
comme aussi plus tard dans le royaume 'de JNaples et dans le
Grand-Duché de Bcrg.
Lorsque la Révolution de 89 éclata , Rœderer avait trente-
cinq ans; sa vie antérieure était déjà pleine de services, et
surtout d'études et de travaux en tout genre. H nous repré-
sente bien à sa date, et dans sa province, ce que pouvait être
un homme éclairé de celte génération qui portait en elle l'idée
et les principes d'un ordre nouveau. 11 prenait part à tous les
sujets sérieux, traités ou pro|'Osés par l'Académie de Metz,
dont il était un des membres dirigeants; il pensait à concou-
rir pour V Éloge de Louis Ail , proposé par l'Académie fran-
çaise , et se prenait dès lors pour ce roi, père du peuple, de
cette prédilection presque paradoxale qui, dans ses heures de
loisir, dominera désormais tous ses points de vue sur l'histoire
et la société française des derniers siècles. Dans ses voyages à
Paris, il était consulté par M. do Malesherbes sur l'état des
Juifs; par le maréchal de Beauvau, ami de M. Necker, sur les
questions relatives à la convocation des États-généraux. En
268 CAUSEUIES DU LUNDI.
novembre -1788, sous le titre : De la Députation aux États-
généraux, il publiait une brochure où il exposait ses prin-
cipes, et où l'on trouve le type de toutes les opinions qu'il allait
professer à l'Assemblée :
« Je m'étais fuil , tlisail-il après des années en se jui^eanl lui-même,
une tliéorie de l'Étal social liien ordonné, d'après les écrits philoso-
phiques les plus accrédités alors, et d'après mes propres réllexions.
Mon esprit s'était fixé sur des principes absolus; et, quand je lus dans
l'Assemblée nationale, j'en poursuivis toutes les conséquences, j'en
voulus toutes les applications, avec toute la rigidité d'une logique opi-
niâtre, qui est, je crois, une des qualités de mon esprit, et peut-être
avec la roideurqui est dans mon caractère. . . «
L'année précédente (1787), il avait publié un écrit d'un in-
térêt plus local, ce semble, mais d'une importance toute fran-
çaise , concernant le lieculement des barrières. Metz et la
province des Trois-Évèchés , de même que l'Alsace et la Lor-
raine, malgré leur réunion politique au royaume, étaient res-
tés assimilés à l'étranger en ce qui était du commerce; de
telle sorte que leurs communications, libres du côté de l'Alle-
magne, étaient aussi entravées que celles des Allemands mê-
mes du côté de la France. Rœderer , par cet écrit et par les dé-
marches dont il l'appuyait, était désigné comme le futur libé-
rateur du commerce'de ces trois provinces. Quarante-huit ans
après, c'était le même homme qui \>uh\'vd\l son Mémoire sur
la Société polie ; ce qui faisait dire à M. de Talleyrand , par-
lant au fds de l'auteur : « Il y a une chose remarquable dans
la vie de votre père, et qui n'est peut-être arrivée à personne
avant lui , c'est qu'à cinquante ans de dislance il a publié deux
ouvrages, dont le premier a fondé sa réputation , et dont le se-
cond vient de la couronner. )>
En même temps et aux approches de 89, Rœderer avait
l'habitude et le besoin d'écrire sous forme plus courante et
plus brève sur toutes les questions du jour , sur les événements
ou conflits qui occupaient à Metz l'attention publique : en un
mot, comme Franklin, il était par nature et par gonl journa-
lisle ; il le sera pendant une grande partie de sa vie, et conci-
liera, tant qu'il y aura moyen, ce genre de publication avec
les hauts emplois et les dignités même de l'État. Ces petits
écrits de l'année 89 étaient lus à Metz avec avidité ; le Parle-
ment ne le trouvait pas bon, et, dans un entrelien (juc Hdjdcrer
ROEDERER. . 269
nous a conservé (car il notait aussi par écrit les conversations
intéressantes auxquelles il avait part), le Premier Président
se plaignait à lui, en disant : « Monsieur, tout le monde, dans
la Compagnie, rend justice à votre intégrité, à votre droi-
ture; on rend aussi justice à vos talents: vous en avez de
grands; mais il ne faut pas en rendre l'usage désagréable à
tout le monde; il ne faut pas croire que vous seul ayez tout
l'esprit du monde... Depuis quelque temps vous vous êtes
rendu le dispensateur du blâme et de l'estime publique. »
Tel était déjà l'homme en Rœderer quand il fut envoyé par
Metz aux États-généraux , non pas dès les premiers jours ,
mais à une réélection qui eut lieu en octobre 1789. Il n'as-
sista pas aux premiers actes mémorables ni à la séance du
Jeu-de-Paume, où David d'ailleurs a bien fait de le placer :
on sait d'avance en quel sens il aurait marché, et, dès sou en-
trée, il prit rang dans l'Assemblée à côté des plus actifs et
des plus utiles, et comme le premier lieutenant de Sieyès.
Raconter en détail les travaux de Rœderer à la Constituante,
ce serait en grande partie repasser toute l'histoire de cette
Assemblée même. Ses principes étaient absolus, il nous l'a
dit; ses conséquences furent logiques et rigoureuses. Pourtant
aucune mauvaise passion ne s'y mêla, et s'il fut de ceux,
comme il en convint ensuite, qui contribuèrent à trop éner-
ver et à trop désarmer le pouvoir, il n'eut jamais l'intention
de désorganiser l'onire et la société. Il resta pur de toute
pensée el de toute ambition factieuse.
Pour bien juger des hommes de ce temps, pour faire équi-
lablement la part de l'éloge ou du blâme , pour ne pas appeler
sage tel acte ou telle résistance isolée qui, en son lieu, n'était
qu'imprudence et folie, il importe (et Rœderer l'a dit dans une
très-belle page, mais trop longue pour être rapportée) de se
bien rendre compte du courant général , immense, qui entraî-
nait alors la nation. La méprise de l'Assemblée constituante fut
de suivre et de favoriser de toutes ses forces ce courant, comme
s'il n'y avait rien eu à craindre au lendemain, comme si l'on
n'avait eu qu'à appliquer en temps paisible les conséquences
rigoureuses de la raison politique, et de ne pas voir le flot de
la démocratie qui montait, qui s'élevait de toutes parts, et qui
allait l'emporter elle-même avec sa Constitution et ses lois:
tellement que pour que la partie salutaire et juste de ces lois
23.
270 CAUSERIES DU LUNDI.
pût s'appliqiior en réalité et être sentie de tons, il fallut qu'au-
paravant on repassât par l'autorité d'un seul, c'est-à-dire par
ce que la Constituante avait le plus méconnu. Les meilleurs
actes civils, administratifs, de la Constituante n'eurent leur
pleine vigueur et leur précision d'action que lorsqu'ils eurent
été repris par le Conseil d'Étal du Consulat.
Il a été donné à Rœderer de faire \e«, deux parts et de met-
tre égal(;ment la main au nivellement hardi et à la correction,
à la réparation organisatrice. Ainsi, dans son audace première
il voulait d'abord en tout et partout le triomphe du principe
électif; il voulait l'élection des juges, celle des dépositaires du
Trésor et du corps même des finances : ces dépositaires du
Trésor eussent été nommés par rassemblée et responsables
devant elle. Il voulait que l'armée fût assermentée à la nation,
toutes conditions reconnues depuis incompatibles avec la Con-
stitution monarchique. Dans la dernière partie de sa carrière,
l'Assemblée constituante essaya de revenii', par le moyen de la
révision, sur ce qu'avaient eu de trop absolu ses premiers dé-
crets ; Hœderer résista :
« Je soutins, dil-il , que pour que la (lon^^tilution répondît au litre
qu'on Jui avait donné de Constiliition repi(>.seiilaiive, ci, \->ouv mw. ce
titre ne tfil pas une imposliii'e, il fallait ipio les fonctions adniinlstra-
lives dans les dé()artcments, les disiriols, les municipalités, fussent
déclarées constilulionnelleinent, c'est-à-dire irrévocablement électives.
— Je me détrompai en 1793 de mon opinion , par l'expérience que j'ac-
quis comme prncin'eur-général syndic du Département de Paris. Dans
mes ra[)poi'ls avec la Commune de Paris, je reconnus que c'était un
énorme contre-sens de faire conférer par le peuple aux administrateurs
rinvestitnrede fonctions instiluées poui- l'exécution désordres du (iou-
vernein''nt, comme si on avait voulu que les ordres venant du centre
aux extrémités lieurlassent pour l'exéculiori contre les op|iosilions
naturelles aux extrémités contre le centre. »
Mais là où il no se trompa point, ce fut dans les questions
de finances qui se rapportaient aux contributions publiques.
Nommé de ce comité avec le duc de La Rochefoucauld, Dupont
de Nemours, Adrien Duport, Talleyrand, Defermon, il se dis-
tingua entre Ions par ses connaissances positives, l'étendue de
ses vues, la fertilité ingénieuse de ses moyens et procédés. Il
s'agissait de reniplacer une quantité de droits di\ers, abusifs,
souvent arbitraires et d'une comptabilité compliquée, et d'éta-
blir un système général de contributions, de manière à en
ROEDEREn. 271
distribuer le poids le moins inéga.Ienient possible. Rœderer fut
le rédacteur de plusieurs lois , de celle du timbie , de celle
des patentes; il fut le principal auteur de la contribution fon-
cière et de sa combinaison avec la mobilière. Rapporteur or-
dinaire du comité, ce fut lui qu'on chargea de soutenir la dis-
cussion et de répondre à tout devant l'Assemblée. Il le fit
avec un talent que les hommes spéciaux sont seuls autorisés à
bien louer, et avec un plaisir évident qui est déjà un signe
d'heureuse application et de succès aux yeux de tous.
Sur CCS questions, ainsi que sur beaucoup d'autres, Rœderer,
qui aimait la discussion, n'admettait pas le travestissement
de son opinion; et l'on va voir avec quelle vigueur et même
quelle roideur il releva Mirabeau, un jour qu'il croyait avoir
à se plaindre de lui. Je cite ces lettres, parce qu'on y voit se
dessiner un trait de son caractère, et en môme temps l'estime
qu'il inspirait ;
« L'on vient de m'apprendre, écrivait Rœderer à Mirabeau, que M, de
Mirabeau avait dit ce iTiatin h l'Assemblée au sujet des folies de M. d'Es-
préiiiénil, qu'elles avaient décoiit^er/ le secret de ceux qui ue veulent
point d'assignats.
« Je ne veux pas d'as^ignats pour plus de 200 millions; et M. de Mira-
beau sait très-bien, du moins je m'en llalie, que le secret de mon opi-
nion n'est pas dans des vues mallionnêlesou eonli'airesà la Révolution.
Ce n'est pas non plus dans de pareilles vues qu'il faut ehercher les mo-
tifs de ro[iinion de M. l'abbé Sieyès, de M. de La Rocbefoucauld et de
j)lusicurs autres.
'< L'amitié, au défaut de la justice, aurait dû retenir M. de Mira-
beau lorsqu'il s'est senti entraîné à employer un moyen que [lous avons
souvent blâmé d'un commun accord, d'un moyen dont M. de Mirabeau
lui-même a manqué d'êlre la victime, celui d'attirer les orages sur la tête
des personnes qui ont une opinion particulière. L'amitié aurait dû lui
faire sentir que sa phrase était à la fois une dénonciation et une calom-
nie pour M. Sieyès et pour moi, qui, ecclésiastique et magistral, pou-
vons être aisément soupçonnés, et même accusés sans soupyons, de
vouioii' faire revivre l'ancien régime.
« Ma liaison avec M. de Mirabeau ne peut (lu'accréditer l'idée qu'il a
surpris mon secrei;'ie tiens cette liaison pour rompue, afin qu'elle ne
m'expose pas au même danger pour la suite. »
Mirabeau s'empressa de lui donner toute satisfaction par
une lettre écrite de l'Assemblée :
« Je vous réponds, mon clier Rœderer, par écrit afin que vous puis-
siez montrer ma réponse. Je n'étais point à l'Assemblée lorsque d'Es-
272 CAISEIUES DU LUNDI.
préménil a l'ait ses lul)ics : jo suis arrivi; quand on en était aux cou-
teaux. J'ai lini l'insLirrcction par une malice qui n'a fait que faire rire.
J'ai dit , non p.is la plu'ase (jue l'un vous a répétée, mais une dont je ne
me rappelle pus les mots exaels, et qui peut aisément être travestie
ainsi, mais seulemenl pour les !a;ens de mauvaise foi qui ne voudraient
pas se rappeler que j'ai dit en toutes lellres hier que rien n'était si sim-
file que (l'avoir deux opinions dans une si (/ronde (jueslion d'économie
nolHi(]ue, et qui, par consé(iuent, voudraient douter, etc. »
.ï'abrége rexplication un peu confuse, et qui nous intéresse
peu. Mirabeau continue :
« Je ne sais pas trop ce que j'éci'is dans ce tumulte, mon cher Rœde-
rer; mais ce que je sais, c'est qu'il suHit(|ue l'aljbé Sieyèset vous soyez
d'un avis pour que je sois sûr, même sans examen, que l'on peut lion-
nêlement el raisotiiialdemciil avoireet avis. L'ahhéSieyès est un homme
de génie que je révère et que j'aime tendrement. Je ne puis pas vous
parler de VOUS; mais j'espère qu'il est assez connu combien je \ous
estime et vous aime, et combien je m'en honoie. (Croyez, mon cher
Rœderer, que sous lous les rapports, dans l'Assemblée nationale, mon
amitié sera plus sévère en voire faveur que la vôtre ne l'exigerait de
moi. El si vous trouvez cette explication aussi loyale et aussi sensible
que je désire qu'elle le soit en elfet, dites-moi bien vite que vous ne
pensez plus à la fin de votre leltie échappée à un juste moment
d'humeur-, et que vous serez plus lidèle à mon assi^ination ordinaire
demain qu'à nos assignats. Je vous prie de communiquer ma lettre à
notre cher maître (S(e^è«J, si vous lui avez montré la V("ilre. Vale et
vie ama.
« Mirabeau l'uiné. »
Dans la discussion au sujet du marc d'argent qu'on imposait
pour condition aux éligibles, cl que Rœderer eût trouvé plus
juste d'im|)oser aux électeurs, M. de Talleyrand lui écrivait :
« Vos réflexions. Monsieur, sont excellentes; elles appartien-
nent à \n\ tiommc qui inédite avec l'esprit le plus et le mieux
philuso/jlii(/ije. »
Après l'Assemblée constituante, Rœderer nommé par le
collège électoral de la Seine procureur-général syndic de ce
Département se trouva, comme administrateur, à même de
sentir la faiblesse de l'instrument que l'autorité avait en main
contre l'anarchie ou plutôt contre la démocratie organisée.
Son désabusemenl commença. Comme procureur-général syn-
dic, il était le représentant, l'homme d'action du Département,
lequel avait autorité sur le maire et sur la Municipalité de
Paris : dans le cas de résistance de celte Municipalité, l'admi-
ItOEDEUEK. 273
nistration du Département était en droit de requérir, pour la
réduire, toutes les aulres forces de ce Département, c'est-à-
dire, en ce qui était de la Seine, toutes les forces de Saint-
Denis, Sceaux, Bourg-la-Heine et de la banlieue. Une telle au-
torité était donc illusoire , aussi illusoire que celle du maire et
de la Municipalité elle-même en face de la Conununede Paris.
C'était une i;radation de faiblesses échelonnées, en quelque
sorte, jusqu'à ce qu'on atteignît au niveau populaire et à la
couche démocratique, où était alors la seule organisation
réelle et la seule force. Hœderer, dans les premiers mois de
son administration, s'ap[)liqua d'abord, comme eût pu le faire
en temps régulier un bon préfet de la Seine, à établir et à
mettre en pratique le nouveau système de contiibulions qu'il
.avait si activement travaillé à introduire. Mais faire marcher
l'administration et l'ordre public, faire fonctionner la machine
au lieu de l'entraver et de la désorganiser, c'était déjà se
rendre suspect aux yeux des démagogues (1). Les insurrections
vinrent bientôt l'occuper d'une manière passive et pénible, et
qui pesa longtemps sur sa destinée. Je ne reviendrai pas sur
ces tristes époques: il faudrait être un Tacite pour parler avec
intérêt et puissance de ces horribles temps, et tant de gens
qui ne sont pas des Tacite s'en sont constitués les historiens.
Rœderer, dans sa Chronique des Cinquante Jours, a fait ce
qu'il y a de mieux à défaut du burin vengeur : il a raconté le
vrai, jour par jour, par ordre chronologit[ue , « sans art, sans
arrangement, sans ambition d'effet oratoire, logique, drama-
tique , romantique. » En écrivant cela, il prévoyait déjà ce
que de faux esprits et de prestigieux talents devaient en
faire,
(1) J'ai lu un Discours de lui prononcée la Société des Amis de la
ConsliUition ( les Jacobins ), dans la séance du dimanche 22 avril {792.
Il se voit obligé de se jusUlier de son absence, qu'il explique par ses tra-
vaux et par son assiduité au Déparlcment. Il est même obligé de se jus-
tilier d'avoir dîné chez M. de Jaucourt, un des membres du coté droit
de l'Assemblée léiiislalive; car on l'avait dénonci^ pour ce dîner. Il a à
se défendre contre d'autres dénonciations encore. Tout ce discours est
pénible à lire; les di.scours de ces temps insensés sont des cauchemars
dans les temps paisibles. Le magistral qui fut dans la nécessité d'en
prononcer journellement de tels dans le cours de ses fonctions dut s'en
souvenir ensuite pour éviter le retour des conjonctures oîi celte conti-
nuelle subversion était la loi.
274 CAUSERIES DU LUNDI.
Pour tout lecteur impartial , il est aujourd'hui évident que
Rœderer, au 20 Juin et au 10 Août, se conduisit en magistrat
probe, exact, peu royaliste sans doute d'affection, mais hon-
nête, strict et consciencieux ; que, dénué de pouvoir et chargé
de responsabilité, il usa des faibles moyens légaux qu'il avait
entre ses mains , et que, les trouvant souverainement ineffi-
caces, il prit le seul parti qui pouvait éviter dans cette der-
nière journée un malheur immédiat: il conduisit, en les assis-
tant et les protégeant de sa personne, le roi et sa famille,
du château déjà onvalii , au sein de l'Assemblée désormais
responsable.
Accusé à l'instant même par les violents de la Commune ,
comme plus tard par ceux du parti opposé, il dut se livrer à
une apologie qui a perdu de son intérêt avec les passions qui
l'avaient rendue nécessaire. Caché après le 10 Aoiit jusqu'à ce
qu'on eût levé le scellé mis sur ses papiers, il resta quelque
temps en prudence et ne se montra point. Cependant son be-
soin d'écrire et d'occuper son activité le porta presque aussitôt
à rendre compte dans le Journal de Paris des séances de la
Convention commençante. On lui fournissait des notes, et le
compte rendu qu'il faisait et qu'il signait était mêlé de ses
propres réllexions. Par la manière dont il présente le procès
du roi et les diverses opinions qui s'y produisent, il laisse
percer, avec toutes les discrétions et les gènes que la liberté
républicaine comportait alors, que son opinion n'est pas pour
la rigueur. (Voir notamment le Journal de Paris du 14 no-
vembre 1792.) — Tout au contraire, à mesure que le procès
marche, il appuie et favorise les propositions qui ouvraient la
voie à une solution d'humanité {Journal de Paris du 6 jan-
vier 1793). — 11 soulève et indique les objections contre les votes
irréguliers qui condamnent (12 janvier). C'est tout ce que la
presse pouvait se permettre en un tel moment.
Dans les mois qui précédèrent la chute des Girondins ,
Rœderer avait reparu, et il faisait à FAthénée un Cours dans
lequel il réfutait les écrivains qui attaquaient la propriété; il
s'appliquait à en démontrer le fondement d'après des notions
positives et prises de moins haut qu'on ne l'a fait depuis. Mais
toutes ces réfutations, empruntées à l'ordre économique ou à
l'ordre providentiel, sont également vaines (piand la société
n'a pas la force en main pour appuyer les raisons. La chute
ROEDKREn. 2/0
des Girondins, parmi lesquels il avait pour amis particuliers
Ducos et Vergniaiix, l'avertit qu'il n'y avait plus de sûreté
pour lui (I). Dès le 28 mai 1793, jour où l'insurrectinn contre
eux commençait à gronder, il renonça à toute participation au
Journal de Paris , c'était assez marquer sa ligne; et, après
leur mort, il s'ensevelit dans une retraite profonde. Caché au
Pecq sous Saint-Germain, il s'occupait d'y traduire Hobbes.
En tète de cette traduction, restée manuscrite, il disait
(janvier 1794) :
« J'entrepreiuls la traduction de ce li\re (De Cive) sans savoir si j'au-
rai le temps ou le courage ou la volonlé de le Unir. Voici mes motifs .-
i" l'occupation de traduire convient mieux (jue toute autre à ma situa-
■ lion. Elle appli(iue assez pour distraire; elle ii'exij:e pas assez d'appli-
cation pour être impossible à un homme dont le malheur n'a pas
afifaibli la raison. 2" Depuis longtemps je désirais m'exei'cerà la langue
latine que j'ai mal apprise dans ma jeunesse : ce que je comprends de
Tacite, de Tile-Live, de Sallusle, d'Horace et de Virgile m'a donné une
grande curiosité pour le reste. 3° Hobbes m'a paru avoir un mérite
éminent comme écrivain politique, etc. »
Ici, dans la retraite et sous la [pression de l'expérience, il
se fit dans la manière de voir de Rœderer une modification
analogue à celle que Sieyès subissait dans le même temps.
Jamais il n'abjura le fonds d'idées de 1789 ni la conquête de
certains résultats civils, politiques, auxquels sa raison ne pou-
vait renoncer; il continua d'être le citoyen résolu d'une société
(1) J'ai peine à m'expliqucr comment Etienne Dumont de Genève, en
ses Souvenirs, parlant de Rœderer qu'il l'cncontrait dans le groupe des
Girondins, a pu dire de lui : «Rœderer, homme d'esprit, mnis fort
ignorant, avait un fonds de légèreté dans le caractère qui lui donnait
un rôle subalterne, quoique par sa capacité il l'emportât sur presque
tous.» Quand on a eu sous les yeux les extraits en masse des lectures de
Rœderer dès sa première jeunesse, et quand on a vu l'ensemble de ses
travaux sous la ConslitLiante, on ne saurait admettre que cette igno-
rance dont parle Dumont, et dont les plus instruits eux-mêmes ne
sont pas exempts sur les points étrangers à leurs études, ait porté le
moins du monde sur la science politique et économique qui était l'es-
sentiel ici. La légèreté du caractère demanderait aussi des explications.
Le fait est que, dans le groupe des Girondins, Rœderer, qui ne faisait
point partie de la Convention et qui était jusqu'à un certain point un
des naufragés du 10 Août, ne visait pas à un premier rôle, et qu'il ne
pouvait que causer, écrire et, tout au plus, conseiller. ( Voir sa vraie
opinion sur les Girondins dans le Journal de Paris des 12, 13 et ii
septembre 1795, lorsqu'il eut sa polémique avec Louvct.)
27t) CAUSERIES DU LUNDI.
sans privilèges : mais il devint plus méfiant dans sa poursuite
(lu mieux ; sa logique inflexible apprit à connaître les obstacles,
les limites; il ne lit plus absiraclion de la nature et des pas-
sions des hommes dans cet art social qui s'applique avant tout
aux hommes mêmes, qui opère sur eux et par eux. C'est à
cette lecture de Hobbes qu'il emprunta la conclusion et peut-
cire l'inspiration d'une admirable page sur la démocratie dont
j'ai parlé précédemment sans la citer, mais dont je veux ici
extraire la partie la plus saillante. Uœderer veut démontrer
f|ne, dès 1792, ranlorilé n'était nulle part ailleurs que dans le
peuple ; qu'à force de se mettre en garde contre le pouvoir ar-
bitraire , de le battre en brèche, de le mater et de le mutiler,
l'Assemblée constituante obéissant à l'esprit du temps avait
laissé grandir autour d'elle et en dehors une puissance formi-
dable d'une tout autre nature, non moins arbitraire et mille
fois plus tyrannique. Écoutons-le, écoutons Thomme qui a vu
de plus près Louis XVI au dernier moment critique de la
royauté et dans toute sa faiblesse :
« On a appiilé aiiarfliie, dit-il, la situation de la France en 1792;
c'était tout autre chose. L'aiiarcliie est l'absence du tzouvernement et la
volonté de cliacun sulistitiiée à la volonté générale : eiH792, Il y avait une
volonlé générale;, unaiiiint!; il y avait une organisation terrible pour
la lormcr, la confiitner, la iiiaiiilest( r, la faire exécuter; en un mol, il
existait une dénioci'atie, ou, si l'on veut, une ochlocratie (1) redouta-
ble, résidant en vingt-six mille clubs correspondant ensemble et sou-
tenus par un million de gardes nationales. Il y avait des écrivains et
des orateurs pour toutes b s opinions , pour toutes les passions démo-
(^-aliques; les écrits, les harangues s'envoyaient du midi au nord et du
nord au midi. Au centre, c'est-à-dire dans l'Assemblée nationale, les
clubs et les assemblées seclionnaires de Paris avaient leurs orateui-s; la
tribune nationale servait de tocsin général du parti. C'était là, assuré-
ment, une machine montée pour la résistance et pour l'attaque. Les
historiens de la Révolution , s'il en est qui méritent ce nom , ont attri-
bué tous les mouvements de la Révolution aux impulsions de la tri-
bune nationale; c'est une étrange bévue. Les orateurs de la tribune na-
tionale, quelque empoi'tés, quelque violents (|u'ils fussent, n'étaient pas
les orateurs de la multitude; encore une fois, chaque assemblée popu-
laire avait les siens, et un qui excellait par-dessus tous les autres. Il
s'élait élevé en France une mullitudi; d'honnues d'une éloquence
forte et bai bare , tels que notre Fabuliste nous représente le l'aijsan
du Danube, qui avaient bien mieux découvert que les orateurs des
Assemblées nationales les voies de la persuasion et de l'entraîne-
(1) Ochlocratie, gouvernement de la nuillitude.
noEDEniiit. 2'/7
ment, qui entraient bien plus avant dans les pensées, dans les passions,
dans les préjugés, dans les inlérêts imaginaires ou réels des dernières
classes du peuple, qui sont les plus nombreuses. Ils monlraienl aux
prolétaires la France comme une proie qui leur élait assurée s'ils vou-
laient la saisir. Ils promellaienl l'égalité absolue, l'égalité do fait, les
magistratures, les pouvoirs. El dans quelles circonstances repais-
saienl-ils ainsi l'imagination du pauvre? C'était dans un temps où
les subsistances se dérobaient au Ijosoin , qui ne pouvait les paver que
par du papier avili. La détresse générale aidait puissamment ;\ échauf-
fer la multitude contre l'autorité, contre la ricliesse, contre la pro-
priété. Les orateurs n'avaient qu'à s'adresser à la faim pour avoir la
crî(rtî(U' : ils étaient sûrs de la réponse. C'était aussi au moment que
l'ennemi envahissait le territoire et menaçait d'apportei' en France la
vengeance implacable et l'extermination des hommes qui avaient pris
les armes en 1789. Que dirai-je enlin ? on vil alors se réaliser, se renou-
veler ce qu'on avait vu dans la Hévolution de tC'(8 en Angleterre. Le
putiliciste Hobbcs, qui dél'eiulait dans son ouvrage De Cive le système
monarchique contre les partisans de la démocratie, disait à ceux qui
olijectaienl la possibilité de voir le régime monarcliique placer surje
trône un Caligula, un Néron .- « In democratia toi possunt esse Nerones
quot sunt oratores qui populo ndulantiir. Shnul plnres sunl in demo-
cratia, et quotidie novi suboriiintur. (Dans la démocratie il peut y
avoir autant de Nérons (|u'il y a d'orateurs qui flallent le populaire ; il
y en a plusieurs à la fois, et tous lus jours il en sort de nouveaux de
dessous terre. ) »
Et Rœderer insistait sur la force de cette expression subo-
riuntnr, viennent de dessous les autres et de plus bas (1).
Puis récapitulant tous les pouvoirs affaiblis qui se flattaient
alors de gouverner, et la Cour qui espérait toujours re<^agner
par ruse et par achat des consciences ce qu'elle avait perdu, et
les orateurs de l'Assemblée qui se croyaient forts de ce qu'ils
avaient conquis en applaudissements , et la Municipalité de
Paris, le maire en tète, qui se croyait maître de la Commune,
et les chefs même les plus populaires, Pétion, Marat, dont les
noms retentissaient dans toutes les bouches :
« Pélion , Marat même, concluait-il , étaient gouvernés par la multi-
tude. Marat n'était qu'un de ses organes. La démocratie élait la puis-
Ci) J'ai cherché le passage cité dans Hobbes; j'en ai trouvé quelque
chose dans le De Cive, section liuperimn , chap. x, § 7 : mais la phrase
n'y est pas au complet, telle qu'il la donne ; la dernière partie de la cita-
tion , précisément cellu sui' laciuelle insiste Rœderer, n'y est pas. Il est
à croii'e qu'il aura lapproché deux passages distincts. Je laisse à d'au-
Ires le soin de résoudre celte petite difficullé que j'indique par esprit
de scrupule.
Tin. 24
278 CAUSERIES DU LUNDI.
sance dominante. C'était elle, et non un vil déclanmleur qui tonnait,
qui foudroyait.— La di'mncralie! la démocratie! voilà l'infernale puis-
sance de celle é|)oqnc. Un Marat de plus cm de moins ( et le fait l'a bien
prouvé) ne changtailiiuu à celle.redoutalile puissance. »
C'est ainsi qu'il jugeait, pour l'avoir vue à l'œuvre , la dé-
mocratie en elle-même , organisée par en bas, aux vingt-six
mille clubs, aux vingt millions de tètes.
Cette page de Rœderer est Irès-bolle. Elle est d'un senti-
ment, d'un accent énergique et plein d'élévation. En général,
il ne condense pas et ne grave pas de la sorte sa pensée : mais
cette fois la vivacité de l'impression, l'effroi des souvenirs, et
aussi cette forte idée de Hobbes, lue et méditée auparavant
dans la retraite, et se résumant en un style concis, ont servi
à l'inspirer.
Nous le verrons sortir de sa retraite tout à fait mûri, dévoué
à la restauration de l'esprit public et de l'ordre social, sans
abjuration de rien d'essentiel. Il suivra encore une fois Sieyès
dans ses évolutions principales, mais il le suivra de son propre
mouvement, par ses raisons propres et sans servilité. Quand
l'heure sera venue, il contribuera avec lui , et à côté de lui,
à détrôner ce pouvoir directorial usé, qui était bien véritable-
ment Tanarchie, rien que l'anarchie; et il pourra, après le 18
Brumaire, dire avec orgueil ce mot qui résume les deux grands
moments de sa vie historique : « J'ai passé au[)rès de Louis XVI
la dernière nuit de son règne , j'ai passé auprès de Bonaparte
la première nuit du sien. »
Luiuli 2:> juillt'l 1833.
RŒDERER.
(SlITE. )
Comparaison avec Sieyès. — Lendemain du 9 Thermidor. — Pé-
riode de l'an III. — Les articles du Journal de Prirh.— Miie (jg
Staël. — Le général Bonaparte. — Veille du 18 Urumaire. —
Notes et témoignages sur le premier Consul.
.T'ai parlé plusieurs fois de Sieyès à propos de Rœderer : it
importe de bien établir leurs rapports et de reconnaître aussi
leurs différences. Sieyès a le pénie; il est le premier qui, sous
forme idéale et un peu absolue, ait eu nettement la conception
et l'invention de l'ordre noiiveau qui devait remplacer l'an-
cien ; il est le premier qui l'ait proclamé, à l'heure décisive,
dans des écrits précis et lumineux. Puis, plus tard , au milieu
de tous ses mécomptes et de ses découragements moroses,
il eut encore le sentiment net des situations diverses et des
principaux moments de la Révolution : il comprit les temps
où il fallait attendre et se taire (1794), ceux où il n'était pos-
sible que de marchander et de biaiser (1795), ceux enfin où il
était bon de reparaître et où le nœud ne devait être résolu-
ment tranché que par l'épée (1799). Rœderer, qui sent volon-
tiers de la même manière que Sieyès dans les moments décisifs,
n'a pas comme lui l'invention ni la puissance de formule , il
n'a que beaucoup d'esprit, de sens, une pensée énergique et
diverse; mais il y joint une plume facile, ingénieuse, et ne
perd jamais de vue la pratique; c'est un Sieyès en monnaie et
on circulation, comniunicatif, qui a, chaque jour au réveil,
280 CAUSEUIES DU LUNDI.
une idée, une observation neuve sur n'importe quel sujet,
politique, moral, litléraire, grammatical , et qui, à l'instant
môme, a autant besoin de dire co qu'il pense que Sioyès avait
toujours envie de le laire. Pour le bien connaître enfin , Rœ-
derer, à la fois pratique et un peu paradoxal, ayant son grain
d'humeur, mais obéissant à son mouvement d'idées, fut i)en-
dant des années un précepteur actif du public, et, dans celte
voie ouverte par la Constituante, admettant tous les correctifs
de l'expérience , prompt à les indiquer, il ne craignit pas, en
se multipliant de la sorte, de perdre quelquefois en autorité
personnelle, pourvu qu'il fût utile à la raison de tous : il ne
cessa d'écrire, de conseiller, de dire son avisa chaque nou-
velle phase de la Révolution et pendant chaque intervalle, et
toujours avec un grand tact des événements et des situations.
Jai sous les yeux une Correspondance entre Sieyès et lui (1),
et qui les peint assez bien l'un et l'autre. Vers février 1790,
Sieyès, qui pensait à reprendre avec un de ses amis, Duhamel,
le Journal de l'Instruction sociale conçu deux années aupa-
ravant en tiers avec Coiidorcet, avait demandé à Rœderer sa
collaboration pour l'économie politique, et celui-ci avait pro-
mis. Mais à peine avait-il quitté Sieyès, qu'il lui vint im scru-
pule. Ginguené, quelques jours auparavant, lui avait proposé
de faire des articles d'économie politique également, pour son
recueil périodique de la Décade qui commençait à [larailre,
et il avait accepté : « Cette acceptation, s'empresse-t-il d'écrire
à Sieyès, n'est-elle pas incompatible avec celle que je vous ai
donnée? Assurément je vous liens de plus près qu'à personne
par l'amitié et, malgré vous, par le respect; mais, s'il y a in-
compatibilité, les premiers engagements sont les plus forts, à
moins que Ginguené ne me chasse. » Et pour tout concilier il
propose une fusion : « Ne pourrions-nous pas travailler à la
Décade?... Ne peut-on pas y engrener Duhamel aussi?...
Ginguené me parait une si bonne et si honnête personne, que
je ne verrais aucun motif d'éloignement pour ma proposition.
Je ne connais [)as les autres collaborateurs, mais que vous
importe? ils répondent de leurs articles, vous des vôtres. Ils
tirent de l'honneur de votre association; leur infériorité ne
(I) J'en dois Ja comnuiiiiralion à M. Forloul, ministre de l'Instiue-
lioii publique, dépositiiire des papiers de Siryùs, de qui il a prùimrû
l'histoire.
ROEDEREU. 281
diminue point votre autorité personnelle. Voyez, pesez...» Ce
n'était pas consulter assez riuimeur particulière de Sieyès que
de croire qu'il s'associerait si aisément avec des collabora-
teurs de rencontre et non de son choix ; Sieyès ne se mêle
pas volontiers aux autres. La proposition n'eut pas de suite.
En reparaissant vers le même temps dans le Journal de
Paris (janvier 4795), Rœderer eut à parler plus d'une fois
de Sieyès ; il le fit avec de constants hommages pour ses ta-
lents et sa profondeur de vues, mais avec une assez grande
liberté de plume. On les supposait encore plus unis qu'ils ne
l'étaient. Rœderer, dans son journal, plaisantait de cette fac-
tion nouvelle à laquelle, disait-il, on cherchait un nom et qui
se composait de deux hommes « qui ne voient personne, qui
ne se voient pas, et sont connus pour être d'un caractère
très difficile à vivre. » 11 proposait de l'appeler la faction des
insociables , et pour son compte il ajoutait gaiement : « Ils ne
connaissent encore que la moitié de mes projets : ils me croient
membre d'une faction , tandis que je prétends en faire une à
moi tout seul. » (Il mars.)
Une fois, Sieyès fut blessé d'un article de Rœderer (article
du '\i août 179t)). Celait dans la discussion du projet de
Constitution de l'an m. Rœderer analysant l'opinion de Sieyès,
et pour mieux faire valoir quelques-unes des vues do l'auteur,
avait parlé d'une manière un peu dégagée de son humeur, de
ses préventions; en un mot, il avait fait assez lestement les
honneurs de sa personne. Sieyès s'en plaignit dans une lettre
amicale et pleine de mesure. Rœderer lui confessa sincèrement
sa tactique de journaliste :
« J'ai voulu , lui disait-il , donner plus de poids à mon suffrage en raoo-
Iranl qu'il n'élait pas l'eflet de la séduclion ni d'une aveugle préven-
tion; j'ai dit sans ménagement ce que je pensais des formes et des
accessoires de votre ouvrage pour en sauvei- le fond ; j'ai fait bon mar-
ché el de voire talent littéraire et de votre humeur, pour concilier
quelque Ineiiveillance à \ olre talent politique. D'ailleurs renchérir sur
les critiques littéraires, c'était me donner le droit de les traiter de futi-
les et de les ériiousser ; et accorder quelqne chose aux censures person-
nelles, c'était désintéresser autant qu'il était possible l'envie et la mal-
veillance. Enfin, quand ce serait un peu à vos dépens que j'aurais
voulu laiie réussir votre enlaut, eu bon père vous devriez m'en savoir
gré et reconnaître à ma conduite le zèle de l'amitié. »
L'explication de Rœderer se terminait amicalement par
24.
282 CAUSERIES DU LUNDI.
qiielqiios détails domesliqnos ot de famille. Il était alors à Pu-
tcaiix près de Neiiiily, et obligé de perdre une partie do son
temps sur les grands chemins :
« Malgré ma servitude privée, disait-il en finissant, jo souhaite, mon
cher ami, que vous soyez bientôt aussi libre que moi; que vous puis-
siez aussi regarder la Seine couler comme je le fais et vais le l'aire plus
que jamais fie mes fenêtres ; crUiii que nous puissions {.Tommcler en-
semble sur toute l'espèce humaine qui heureusement n'est pas toute
la nature, et réaliser une bonne fois h nous deux la ^raïuh! faction des
inwciablex dont la France a été tant toui'menlée depuis deux ans. Je
vous embrasse tendrement. »
Dans cette correspondance et dans ces relations de Sieyès
et de Hoederer, remarquons, à l'honneur de tous deux, que, si
Rœderer n'a rien d'un adepte, Sieyès n'a rien d'un oracle.
L'un est indépendant jusqu'à la libre critique exercée plume
en main; l'autre ne se montre susceptible qu'autant qu'on
doit l'être quand un ami nous a jugé devant tous en des
termes qui laissent à désirer. — Nous devons les retrouver
l'un et l'autre en concert parfait au '18 Brumaire.
Mais auparavant il y avait une longue période et plus d'une
journée encore à traverser. Rœderer était à peine sorti de sa
retraite après la Terreur, qu'avant même de reparaître dans
le Journal de Paris, il aidait activement de sa plume au ré-
veil de l'esprit public et à la défaite du Jacobinisme encore
menaçant. Tallion lisait à la tribune de la Convention , le
28 août 1794, un écrii contre la Terreur : cet écrit ou discours,
auquel le célèbre thermidorien n'avait fait qu'adapter un petit
préambule, et qui fut très-rcmarqué, était de Rœderer. Celui-
ci , dès ce moment, travailla secrètement avec Tallien , et lui
prêta sa rédaction, ses idées. Merlin de Thionville publia en
ce même temps un Portrait de Robespierre; c'était Rœderer
qui l'avait tracé. On pourrait citer d'autres écrits de cette
date, où il combattait également sous le masque. H ne reparut
en son nom qu'au commencement de 1790 dans le Journal de
Paris. La suite des aiticles intitulés Esprit public^ et que le
journal publia à dater du 16 février, est de lui. A ces moments
de réveil, l'opinion n'avait rien de vague, d'incertain; n'y
avait pas de place pour l'iiidifférence; tous les courants étaient
rapides et dessinés. Rœderer, presque chaque jour, en offrit
le tableau. Il a spirituellement remarqué que l'opinion dans
RCffiDERER. 283
ses diverses branches pouvait alors être cotée avec précision
comme les valeurs qui se cotent à la Bourse. Il s'appliqua à en
donner des bulletins suivis et utiles.
Son premier article contient une anecdote, ou, si l'on veut,
un apologue piquant. On causait hier, dit-il , chez un libraire
au Palais-Égalité; on parlait sans ménagement de Barrère et
des Jacobins; on était unanime, lorsque entre un homme assez
mal vêtu , la figure hâve, les cheveux à la jacobine. A l'instant
un des interlocuteurs change de ton; il essaye de se rétracter,
ou du moins d'atténuer ce qu'il vient de dire :
«On le regarde, on se regarde, on ne sait d'où vient un cliansemcnt
si subit. Cependant la conversation continue, et l'iiomme auxcheveu.v
noirs prend avec chaleur la cause de la Iil)erlé contre celui qui paraît
hésiter à la détendre .- celui-ci s'étonne, se rassure et se met à rire en
disant : « Ma foi, je croyais que ce citoyen était un Jacobin, et je n'étais
pas à mon aise !. . » Cela prouve que, sans la sécuriié, il n'y a point de
liberté. Il ne suffll pas d'avoir ouvert les prisons à un grand nombre
de patriotes, il faut m:i\i\\e\VA\\\ âéWwcv ceux qui sont prisonniers en
eux-mêmes sous les verrous de la peur. »
C'est à ce genre de délivrance morale que les écrits de Rœ-
derer contribuèrent beaucoup. En même temps qu'il enhar-
dissait les uns, il modérait les autres; il signalait, il applau-
dissait, non sans l'avertir, et aurait bien voulu discipliner
cette jeunesse miiscarline, redevenue sitôt frivole, qui faisait
la battue aux Jacobins, et qu'il appelle « la troupe légère de
l'opinion |uiblique. » Un article très-piquant sur les travers et
les ridicules des jeunes incrnyables{\\ juillet 1795), est peut-
être, ou mérite certainement d'être de lui.
Tous les matins, je l'ai dit, il a une idée, une remarque, et
il aime à la faire sortir. Il en est d'importantes et qui touchent
au principe des choses. On était à l'œuvre pour établir une
nouvelle Constitution , un nouveau Gouvernement. Rœderer
n'eut pas seulement à donner son avis dans le Journal de
Paris et dans un petit écrit de cette date intitulé Du Gouver-
ne ment , il fut appelé sur sa réputation de Constituant devant
la Commission des Onze et fut entendu. Ses observations sont
toutes dans le sens de la pratique et de l'expérience. Faites un
Gouvernement, disait-il, faites-le /lomoç/ène autant qu'il est
possible : « sans V homogénéité ^ j'ose prédire qu'on sera forcé
de recourir plus tôt qu'on ne pense à Vunité physique.» {Jour-
284 CAUSERIES DU LUNDI.
nal de Paris, 16 août 1793.) — Dès qu'il a vu la Conven-
tion sortie victorieuse des insurrections jacobines de Prai-
rial, il réclame d'elle enfin « un Gouvernement énergique,
républicain sans po/Jw/ac//ë, un Gouvernement qui ramène
tous les royalistes de bonne foi, ceux qui ne veulent que la
sûreté des personnes et des propriétés. » (26 mai 1795). —
Mettant à profit ce qu'il a vu en 1792 , et écrivant, comme il
le dit, non d'imagination, mais de mémoire, il rappelle les
principes auxquels on ne revenait qu'avec lenteur, car les
Révolutions aussi ont vite leur routine; il montre le nouveau
Pouvoir exécutif tel qu'on l'a conçu avec méfiance, incomplet,
démembré , mutilé : « Il était très-bon sans doute d'ôter les
forces à un mauvais Gouvernement, disait-il, mais il est
absurde de n'en |)as donner à celui qu'on travaille à rendre
bon. — Le Directoire exécutif, tel que le projet l'annonce,
est un berceau , qu'on nous passe ce mot, un nid de factions
ennemies; et sa destinée serait de ressembler bientôt à tous
les Conseils de Gouvernement que nous avons vus en France
depuis trois ans, où Roland et Pache, Robespierre et Billaud
se sont tour à tour arraché la puissance... » Je n'entre pas
dans le détail des voies et moyens, des remèdes plus ou moins
efficaces qu'il proposait; je ne fais qu'indiquer la ligne géné-
rale de Rœderer en ces années. Dans un écrit : Des Fugitijs
français et des Émigrés (août 1795), il distinguait entre ceux
qui étaient sortis de France quand tout était calme encore ou
du moins régulier, et qui en étaient sortis pour combattre, et
ceux qui s'étaient seulement échappés par nécessité, pour se
dérober à la captivité ou à la mort. Il établissait qu'il était
juste, utile, i)ressant, même [)Our les finances, de rendre à
ces derniers la liberté de rentrer en France et dans leurs
biens, réservant pour les autres toutes les sévérités de la loi
et les rigueurs non pas tant de la confiscation que de la con-
quête. Son but, par cette quantité d'idées et de vues qu'il es-
sayait chaque jour, son vœu du moins bien évident était de
clore la Révolution le plus tôt possible, d'arriver à un Gouver-
nement régulier, à l'ordre ; mais les houmies mantiuaient en-
core aux choses , et il est souvent iiJligé aux sociétés en dé-
tresse de les désirer longtemps.
Au milieu de ces idées et de ces conseils politiques, Rœderer
ne cessait de varier les applications de sa plume et de parler
KOEUEREU. 285
à son public sur mille siije'ts littéraires qui se présentaient. Il
a recueilli plus tard en trois volumes plusieurs de ses aVticles
du Journal de Paris; mais il en est de cette date plus an-
cienne et qui mériteraient également cet honneur. J'en trouve
sur Chamfort, Duclos, Chabanon, qui sont agréables et justes.
Le o juin 1796, par exemple, Rœderer écrivait, sous forme
de Lettre à une dame, une réponse à une question qu'on lui
avait adressée : De quelques llcres bons à emporter à la
campagne. — Il faisait plus, il prenait les initiales d'une
femme de ses amis, en imprimant un opuscule: Conseils
d'une Mère à ses Filles (1796); il s'autorisait du déguisement
et tenait assez bien la gageure dans ses préceptes maternels
d'une raison modeste et solide. Il ne s'est rien glissé du Direc-
toire dans ce petit écrit. Le futur historien de la société polie
se laissait deviner au milieu de tant d'autres préoccupations
sérieuses (I).
Rœderer, en ces années, n'appartient à aucune assemblée
politique; il fut élu de l'Institut dès la formation (juin 4 796).
D'ailleurs, simple particulier, ayant une presse, une imprime-
rie à lui , il en usait largement. Le Journal de Paris dont il
était propriétaire, ne suffisant pointa son aciivité d'esprit , il
entreprit en août 1796 la rédaction d'un Recueil périodique
qui paraissait tous les dix jours, sous le titre de Journal
d'Économie publique, de Morale et de Politique. Il put s'y
développer avec plus d'étendue, et y offrir une place à ses
amis, à l'abbé ^lorellet qu'il voulait bien appeler son maître
et qui lui répondait : Discipule suprà magistruni ; surtout
au jeune Adrien de Lezay qu'on a vu périr préfet de Strasbourg
en 1814, et qui s'exerçait alors avec vivacité et talent sur
toutes les questions à l'ordre du jour. Les écrits de Benjamin
({) Ce petit licr'il ( Conseils cV une Mère...) est-il de Rœderer seul;' Est-il
en partie de JJnie Rousseau, celte femme de ses amies avec laquelle il
se brouilla pour l'avoir publié.' iS'y eiit-il pas un peu d'indiserélion à
lui, dans tous les cas, à avoir imprimé l'opuscule sous celte l'orine, qui
indiquait dans l'édileur un collaborateur, et qui lâcha le mari? Ce sont
là des (lueslions sur lesquelles nous avons vu d'ancimis ainis de
Mme Rousseau très- vils, mais qui nous sont aujouni'hui parl'.iileiTient
indifférenles. Le seul indice (iii'il soil naturel de liier de cette petite su-
perciierie ou espièglerie l)ibliographique , c'est que de tout temps
Rœderer se soucia des femmes, de leur éducation ol de leur rôle dans
la sociélé polie.
286 CAUSEUIES DU LUNDI.
Constant, de M. et de M™" Necker, de M'"» de Staël , revien-
nent fréquemment dans les analyses de Rœdercr. C'était le
moment où M'"^ de Staël publiait son livre De l' Influence des
Passions sur le Bonheur. Elle était alors on Suisse, en grand
désir de pouvoir revenir à Paris; elle souhaitait qu'on y par-
lât d'elle et de son livre avec éloge et surtout avec bienveil-
lance , de manière à lui rouvrir les voies du retour. M. De
Vaisne et Rœderer lui avaient annoncé par lettres qu'ils
avaient quelques objections sur sa manière d'écrire. Elle ré-
pondait en se louant un peu , mais en se justifiant assez bien :
« Vous, mon cher Rœderer, et ^I. De Vaisne, vous êtes donc
d'avis que je ne sais pas écrire. De ces deux lettres, les seules
que j'aie reçues dans ce sens, je ne réponds qu'à la vôtre :
car, si vous persistez , je vous croirai. Qu'entend-on par style?
N'est-ce pas le coloris et le mouvement des idées ? Où trou-
vez-vous que je manque ou d'éloquence, ou de sensibilité, ou
d'imagination? Il est bien ridicule de vous dire que je ne le
crois pas. » Et elle se justifie aussi sur les obscurités qu'on lui
a reprochées; puis elle revient au point essentiel et qui la
pique : « Mais je crois que l'ouvrage ne manque pas de style ,
c'est-à-dire de vie et de couleur, et qu'il y a, dans ce fi'on
peut remarquer, autant d'expressions que d'idées... E vé-
rité, ajoute-t-elle, comme pour s'excuser de sa louange, je me
crois sûre que l'auteur et moi nous sommes deux; femme
jeune et sensible, ce n'est pas encore dans l'amour-propre
qu'on vit. Le temps ne viendra que trop tôt où mon livre sera
le premier événement de ma vie. » Elle désire un compte-
rendu sérieux dans le Journal d'Économie publique, mais
pour le Journal de Paris elle désire plus et demande tout
naïvement à être louée; elle en a besoin pour ce qui est de
sa situation en France : « Dans le Journal de Paris il m'im-
porterait extrêmement qu'on saisît cette occasion pour dire
une sorte de bien de moi. Dans le journal rouge (I) faites une
analyse si vous m'en trouvez digne; mais, s'il se peut, le
lendemain du jour où vous recevrez cettre lettre, louez-moi
tout bonnement dans le .lournal qui a une véritable dictature
SUF l'opinion [lublique (2); louez le livre de manière à empê-
(1) Sans donle appcli- ainsi à cause de sa couverture ; c'est le Journal
d'Economie publique.
(2) Le Journal de Paris.
ROEDEUER. 287
cher de persécuter l'auteur. Voyez avec quel abandon je crois
à votre amitié... » Le jour même où elle écrivait cette lettre
(22 novembre 1796), Rœieror allait au-devant de son désir et
donnait dans le Journal de Paris une analyse bienveillante
qui se terminait en ces mots : « Le talent d'écrire brille de
toutes parts dans cet ouvrage; mais partout aussi on y ren-
contre de l'incorrection. La composition et la première édition
d'un tel ouvrage ne pouvaient être mieux faites qu'en Suisse :
c'est à Paris que les amis du goût et de la philosophie solli-
citent l'auteur de faire la seconde. » Elle était touchée et lui
répondait : « Croyez que je vous aime de reconnaissance , de
haute opinion et d'attrait. »
Celte relation de Hœderer et^de M™^ de Staël fut donc assez
vive, de la part du moins de celte dernière; mais elle s'inter-
rompit bientôt et ne tint pas. Rœderer écrivait trop souvent et
avec trop de liberté pour ne pas rencontrer sans cesse sous sa
plume M""" de Staël, et surtout sa famille, ses amis; elle était
plus difficile et plus exigeante pour eux que pour elle-même.
Avant que le 18 Brumaire fût venu mettre entre eux une dissi-
dence politique essentielle, le refroidissement s'était déjà pro-
noncé. M™'' de Staël que quelque trait de plume avait blessée,
s'en plaignait à lui en fc:nme, avec bonne grâce, et lui disait
un de ces mots qui n'accusent d'ailleurs autre chose en Rœ-
derer que l'indépendance d'un esprit critique et judicieux :
« Je ne suis pas le premier des êtres qui vous ont aimé qui se
soient plaints de l'impossibililé de fixer dans votre cœur un
jugement durable. » C'est qu'en effet ce qui mérite le nom de
jugement durable ne se fixe point dans le cœur, mais dans
l'esprit, et encore, pour peu qu'on cherche le vrai, la balance
y recommence toujours.
Rœderer n'avait pas été favorable au système qui amena le
'13 Vendémiaire, c'est-à-dire au dessein qu'avait la Convention
de se proroger par les deux tiers de ses membres dans les
nouveaux Conseils. Il en résulta pour lui, une polémique très-
vive avec les journalistes membres ou partisans déclarés de la
Convention, tels que Poultier, Louvet et Marie-Joseph Ché-
nier. La Satire de celui-ci contre Rœderer est connue; la ré-
ponse de Rœderer Test moins. Il l'adresse, sous forme de
lettre, à son jeune ami Adrien de Lezay que Chénier avait
mêlé d'un bout à l'autre dans la même Satire. Ce n'est pas à
2SS CAl'SEniES DU LUNDI.
nous fie réchauffer aujourd'hui ces personnalités éteintes.
Seulement que ceux qui lisent encore la Satire de Marie-
Joseph Chénier dans les Œîuvres du poëte, avant de s'en au-
toriser et de la citer contre Rœderer, sachent bien que cehii-ci
y a répondu sans colère et avec supériorité (Journal d'Éco-
nomie publique , t. II, p. 175) ; il examine les droits de Ché-
nier à Texorcice de la censure, ce que pourrait ètie la satire
en des temps de calamité générale, et ce qui fait qu'à de pa-
reilles époques l'arme de l'épigramme et du ridicule est fort
émoussée : il n'y parle pas le moins du monde en auteur
irrité, mais en homme public qui, sans se défendre l'amertume,
s'attache à dire avant tout des choses graves et justes.
Tout en voulant fermement les conséquences civiles de la
Révolution et sans pencher le moins du monde au royalisme,
Rœderer n'était donc point partisan du mouvement conven-
tionnel prolongé; et toutes les fois que ce parti redevint me-
naçant et offensif, même dans le Directoire et sous forme gou-
vernementale, il ne le trouva point dans les rangs de ses amis,
Rœderer essayait de se tracer une marche raisonnable, pré-
maturée, entre le système conventionnel et celui de l'émigra-
tion , entre la Terreur révolutionnaire et la Contre-Révolution,
« faisant, disait-il, la guerre à l'un et à l'autre, et s'atlirant
des ennemis des deux côtés. » Au 18 Fructidor, il se trouva
compris sur la liste des écrivains ou journalistes à déporter.
M. de Talleyrand le fit rayer. C'est à ce sujet que le ministre
de la police dit au Directoire : « Citoyens Directeurs, vous
m'avez dérangé ma liste. Je n'ai pi un mon compte. J'avais
cinquante-quatre hommes, je n'en ai plus que cinquante-trois.
Complétez-les-moi. « Et l'on substitua le nom du Genevois
Perlet à celui de Rœderer.
Rœderer avait besoin d'une occasion éclatante qui lui per-
mît de dessiner sa ligne et de mettre en lumière, autrement
encore que par des écrits, ses vrais sentiments. Il avait alors
des ennemis en grand nombre. Un publiciste grave qui a
presque acquis dans ces derniers temps la valeur d'un histo-
rien, j\Iall('t du Pan , tout en reconnaissant l'esprit et la capa-
cité de Rœderer (1) , a parlé très au hasard de son caractère
(1) Au loinc IV, pages ."î^O cl 300 du Mercure briiniiiiique. — L'impor-
tance du rùledatis les ('■v^ncmenls de Bi'uinairf csl h'n'U apprijciée. Tout
RœOERER. 289
et de ses intenlions. Il suppose que son républicanisme prend
à volonté toutes les formes : « Il a serpenté avec succès, dit-il,
au travers des orages et des partis, se réservant toujours des
expédients, quel que fût l'événement. » Rien ne paraît moins
juste que cette assertion quand on a suivi , comme je viens de
le faire, la ligne de Rœderer jour par jour d'après ses écrits.
Les hommes qui sont si soigneux à se réserver pour les cir-
constances n'impriment pas tous les matins leurs pensées, ne
prodiguent pas à ce point leurs conseils et les contradictions
motivées qu'ils croient utiles. J'ajouterai qu'ils ne s'amusent
pas à traiter tant de sujets littéraires purement agréables et
désintéressés, et à les traiter avec feu , avec nouveauté, au
risque de déplaire à plusieurs. Les formes de Rœderer, sa
personne, au premier aspect, n'étaient pourtant pas propres à
corriger ces préventions ou ces inimitiés si faciles à naître et à
s'entretenir en temps de révolution. Pour qui ne l'approchait
pas et n'était pas à même d'apprécier son activilé originale et
sa gaieté naturelle, il semblait que son enveloppe un peu âpre,
son profil accentué, sa figure maigre, anguleuse, d'une coupe
tranchante, exprimassent d'autres passions que celles qui ani-
maient son esprit fertile et son cœur honnèle. Napoléon, bon
juge et peu prodigue d'éloges, l'a mieux défini quand il a dit
dans le récit du 18 Brumaire et en parlant des jours qui
avaient précédé : « Il (le général Bonaparte) n'admettait dans
sa maison que les savants, les généraux de sa suite, et quel-
ques amis : Regnaull de Saint-Jean-d'Angély, qu'il avait em-
ployé en Italie en 1797, et que depuis il avait placé à Malte;
Volney, auteur d'un très-bon T'oyage en ÈgijiAe; Rœderer,
dont il estimait les nobles sentiments et la probité... »
C'est dans le mois de ventôse an vi (vers mars 1798), deux
mois avant le dépait pour l'Kgypte, que Rœderer vit pour la
première fois le général Bonaparte, auquel il devra bientôt
d'acquérir tout son relief et toute sa valeur : « J'ai dîné avec
lui, dit-il, chez Talleyrand-Périgord. Talleyrand, après dîner,
me nomma à lui. Le général me dit : « Je suis charmé de faire
votre connaissance; j'ai pris la plus grande idée de votre ta-
lent en lisant un article que vous avez fait contre moi \\ y a
le portrait, d'ailleurs, est à lire; c'est un portrait en noir, mais bien
accusé.
VIII. 2"j
290 CAUSERIES DU LUNDI.
deux ans. » — « Contre vous, Général? je ne ms rappelle
pas... » — « Si fait, c'est au sujet dos contributions levées
en pays ennemi. Vous aviez grande raison en principe, mais
vous étiez en erreur de fait; car je faisais ce que vous deman-
diezquejo fisse.» — L'article auquel Bonaparte faisait allusion,
et qui était dans le Journal de Paris du 25 juillet 1796, avait
pour but de signaler le grand changement survenu dans les
rapports du Gouvernement et des généraux. Depuis les victoires
de Bonaparte en Italie, il était évident, en effet, que les gé-
néraux et leurs troupes, au lieu de dépendre du Gouvernement
central qui les soldait, devenaient au contraire, par les con-
tributions levées en pays conquis , les trésoriers de la nation
et les percepteurs à main armée du Gouvernement. Le sens de
l'article était donc : Prenez garde aux généraux qui mainte-
nant alimentent le Trésor public ; et vous, qui êtes le Gouver-
nement, avisez à régulariser et à faire arriver à vous la nou-
velle source de richesses qui est entre leurs mains.
Dans cette première conversation qu'eut Rœderer avec le
général Bonaparte , on causa beaucoup des signes et de leur
influence sur les idées ; c'était un sujet qui était cher à l'Insti-
tut de ce temps-là, qu'on venait de mettre au concours et sur
lequel les disciples de Condillac ne tarissaient pas. Bonaparte,
avec ce sens direct qu'il portait à tout, dit qu'il ne croyait pas
que nous dussions une seule idée aux signes, que nous avions
celles que notre organisation nous procurait et pas une de
plus : « Si on ne peut avoir d'idées que par les signes, de-
mandait-il, comment a-t-on eu l'idée des signes? » Rœderer,
qui , sans être proprement un idéologue , était très au fait et
assez imbu des doctrines philosophiques courantes, rappela
alors au général plusieurs points , d'ailleurs incontestables :
que les signes des idées abstraites et des modes mixtes sont
nécessaires pour les arrêter, pour les enregistrer dans notre
tête et pour nous donner les moyens de les comparer, etc., etc.
Le général en convint, mais il avait dit sur le fond de la
question la chose essentielle.
Pendant ces années 1798-1799, où se fit l'expédition d'E-
gypte, Rœderer, comme s'il eût compris qu'il n'y avait qu'à
attendre , s'occupa moins de discussions politiques ; il écrivit
de préférence sur la littérature; il s'attacha à réfuter l'ouvrage
de Rivarol contrôla hilo.sophie moderne; car, en fait de doc-
HOEUEBEU. 291
trines philosophiques et autres, la pensée de Rœderer était de
rectifier le xviii« siècle sans l'abjurer. Cependant, la nomina-
tion de Sieyès au Directoire (mars 1799) lui avait rendu des
espérances, et il lui sembla qu'il y avait désormais recours
contre l'anarchie.
Peu après son retour d'Egypte, Bonaparte fit inviter Rœde-
rer, par Regnault de Saint-Jean-d'Angéfy, à le venir voir rue
Chantereine. C'était en ces semaines où tous les grands per-
sonnages du Gouvernement, de l'armée, de l'Institut, affluaient
chez le général et lui déféraient en quelque sorte le pouvoir :
« Je joignis, dit Rœderer, l'expression de mes vœux au vœu
général. Quand Bonaparte me demanda si je ne voyais pas de
grandes difficiillés à ce que la chose se fit, je répondis : « Ce
que je crois difficile, même impossible, c'est qu'elle ne se fasse
pas; car elle est aux trois quarts faite. »
Les moyens de Texécution importaient beaucoup. Rœderer
mérita d'être complélement du secret et de devenir l'agent le
plus actif peut-être de ce qu'il se plaisait à appeler une géné-
reuse et patriotique conspiration. Dans les quinze jours qui
précédèrent le 18 Brumaire , il voyait le général tous les soirs
et avait avec lui un entretien particulier :
« Bonaparte ne voulait rien faire sans Sieyès ; Sieyès ne pouvait pro-
voquer Bonaparte. Talieyrand et moi fîinies les deux intermédiaires
qui négocièrent entre Sieyès et Bonapaile. Tous les yeux étaient ou-
verts sur l'un et sur l'autre. Nous nous étious interdit toute entrevue
particulière et tout entretien secret. Talieyrand était l'intermédiaire
qui concertait les démarches à faire et la conduite à tenir. Je fus chargé
de négocier les conditions politiques d'un arrangement .- je transmet-
tais de l'un à l'autre leurs vues respectives sur la Constitution qui se-
rait étatilie, el sur la position que chacun y prendrait. En d'autres
mots, la tactique de l'opération était l'oljet de Talieyrand, le résultat
était le mien. Talieyrand me mena deux fois le soir au Luxembourg,
où Sieyès logeait comme Directeur. 11 rue laissait dans sa voiture et
entrait chez Sieyès. Quand il s'était assuré que Sieyès n'avait ou n'at-
tendait chez lui personne d'éiranger {cai-, pour ne pas donner d'om-
brage à ses quatre collègues logés comme lui dans le petit hôtel du
Luxi mbourg, il ne fermait jamais sa porte) , ou m'a\ertissail dans la
voilure où j'étais resté, et la conlérence avait lieu entre Sieyès, Taliey-
rand el moi. Dans les derniers jours, j'allais ouvertement chez Sieyès, et
mêmej'y dînai. »
, Dans les premiei s jours de Brumaire et pendant qu'on discu-
tait avec détail la révolution qui devait s'opérer le 19, Bona-
292 CAUbKlUKS DU LUNDI.
parte lui disait : « 11 n'y a pas un homme plus pusillanime
que moi quand je fais un plan militaire; je me grossis tous les
dangers et tous les maux [iossil)les dans les circonstances; je
suis dans une agiiation tout à fait pénible. Cela ne m'empèclie
pas de paraître fort serein devant les personnes qui m'en-
tourent. Je suis comme une fille qui accouche. Et quand ma
résolution est prise , tout est oublié , liors ce qui peut la faire
réussir. » Les paroles de Bonaparte, prises ainsi sur le vif, se
rencontrent à tout instant dans les notes et papiers de Rœde-
rer, et leur donnent un incomparable intérêt.
La plume de Rœderer fut des plus employées dans les actes
officiels de cette journée du 18 et des jours sui\ants. 11 avait
été convenu qu'aussitôt la translation à Saint-Cloud décrétée
par le Conseil des Anciens, et après que Bonaparte aurait prêté
serment, il serait placardé, dans la matinée du 18, une
Adresse aux Parisiens. La rédaction première de celte Adresse
était de Rœderer; elle avait été corrigée par Bourrienne sous
la dictée de Bonaparte. Elle fut composée typographiquement
par le fils même de Rœderer, lequel, malgré sa jeunesse, était
du secret, et que Regnault de Saint-Jean-d'Angély plaça, six
jours avant le 18 Brumaire, dans une imprimerie dont le chef
était à sa dévotion. Le jeune homme composa l'Adresse dans
une pièce à part, où on l'avait mis comme pour s'exeicer. —
La démission de Barras qu'on lit signer à ce dernier le matin
du 18, et dont les ternies habilement calculés rendirent avec
lui la négociation plus facile, était également de la rédaction
de Rœderer, qui la concerta avec M. de Talleyrand. Bref, les
services rendus furent tels qu'à la seconde ou troisième séance
que tinrent les Consuls provisoires au Luxembourg , Bonaparte
lit appeler, par une lettre du secrétaire des Consuls, Talley-
rand, Volney et Rœderer : « M. de Talleyrand et moi, dit ce
dernier, nous fûmes fort étonnés de nous y rencontrer avec
M. de Volney, que nous ne savions pas avoir participé en rien
aux opérations du 18 Brumaire. Sans doute il avait coopéré
par de bons conseils, car il n'avait dans Paris aucune influence,
et par sou caractère il était habituellement peu disposé aux
négociations. » Les négociations de Volney avaient dû porter
plus parliculièremcMit auprès de» mendjies des Conseils, dtices
républicains d'Aulouil qui furent briimairiens un jour et qui
devinrent vite mécontents, tels (jue Cabanis et autres. Quoi
HOEDERER. 293
qu'il en soit, le premier Consul crut devoir adresser à tous
trois, et sur un ton plus solennel qu'il ne lui était habituel
jusque-là , des remerciments collectifs au nom de la patrie ,
pour le zèle qu'ils avaient mis à faire réussir la révolution
nouvelle. Mais , quelques jours après, ayant appris par M. de
Talleyrand que le premier Consul lui destinait un présent de
yrand prix, une boîte émaillée représentant la Fédération de
Milan , et enrichie de diamants et pierreries, Hœ'Jerer s'em-
pressa d'écrire à Regnault de Saint-Jean-d'Angély une lettre
des plus honorables :
« Mon cher ami , cette idée de présent me tracasse; je ne suis pas
assez sûr que vous en ayez détourné le projet; m;iis, si vous ne l'avez
pas fait, je compte assez sur votre amitié pour espérer que vous le
ferez le plus tôt possihie, et je vous eti prie. Si Bonaparte, comme je
vous le disais liier, m'avait donné un beau livre de tix francs, par
exemple les Campagnes de Bonaparte en Italie, avec ces mots de sa
main .- Doinié par Bonaparte à Rœderer, en lémoiqnage d'estime ou
d'auàiiÉ, il m'aurait fait im plaisir très-sensible.— Mais d'où peut pro-
venir celte idéi! de présent, et de présent précieux? Je n'ai rien fait
pour Bonaparte. —J'ai uniquement voulu qu'il fît pour nous, je dis
pour nous tous Français et palriotes. C'est à nous à lui faire des pré-
sents, et ma feuille de chêne est toute prêle. . . Il ne m'a vu que conspi-
rateur, pourquoi veut-il me traiter en courtisan :>.. . '>
Ce sont là des scrupules de délicatesse assez rares pour de-
voir être notés, et qui marquent l'ordre de sentiments vérita-
blement patriotiques qui entraient (au moins de la part de
quelques-uns) dans l'acte du 18 Brumaire. Pendant les jours
suivants, Rœderer continua d'être un intermédiaire entre Bo-
naparte et Sieyès , un interprète habile et entendu de ce fa-
meux plan de Constitution que ce dernier avait en portefeuille,
et qui ne put être appliqué qu'avec des modifications qui le
transformèrent profondément. 11 portait les paroles d'un pa-
villon du Luxembourg à l'autre. Sieyès ne fut pas long du
reste à comprendre que son rôle était accompli, que le chef
d'Etat idéal qu'il avait cherché à faire asseoir théoriquement
au haut de sa pyramide était trouvé, debout, vivant, en action,
in\esti de puissance et de gloire , et que le moment pour lui
était venu d'abdiquer. Quand il s'agit de nommer des Consuls
délinitifs et qu'on eut arrêté le premier choix de Cambacérès,
Jiœderer, (pii pouvait avoir des espérances pour la troisième
294 CAUSEUIES DU LUNDI.
place, dut les pprdre lorsqu'un jour Bonaparte, en le voyant
entrer, lui dit comme pour répondre à sa pensée : « Citoyen
Rœderer, vous avez des ennemis. » — « Je les ai bien mérités,
répondil-il , et je m'en félicite. » El il fut, l'instant d'après,
le plus vif à recommander à la désignation du premier Consul
le nom considéré de Lebrun (1).
En même temps qu'il s'occupait de ces soins de Gouverne-
ment et de Constitution, il ne cessait, dans son Journal de
Paris, de soigner l'opinion du dehors, de l'éclairer et de la
diriger en faveur du nouveau régime; de calmer les craintes,
d'encourager les espérances, de fomenter les bons désirs:
« Tous les matins l'abolition d'une mauvaise loi ! disait-il
(iC brumaire) , voilà ce que nous devons aux Consuls de la
républiciue et aux Commissions législatives qui répondent à
leurs vues. » — « Il n'y a ni ne peut y avoir de réaction à la
suite du 19 Brumaire, disail-il le 29. Les hommes qui l'ont
fait , n'ayant emprunté ni les bras ni le crédit d'aucune fac-
tion, n'ont de récompense à donner ni de prix à payer à au-
cune. » Distinguant entre le sentiment national qui était
d'instinct, et ['opinion publique plus raisonnée et plus éclai-
rée, il aurait voulu élever l'un jusqu'à l'autre, organiser
(1) Voici l'extrait pur et simple, et comme la iDinute de la eonvensa-
lioii qui eut lieu à ce sujet ( 9 décembre 1799) :
— Bonaparte: « Je ne sais qui faire Consul avec Cambacérès. Con-
naissez-\ eus Lebrun et Cretel > » — Moi : u Ti-ès-tiieii. Lebrun esl un
bdinme du premier niéiite, Crelel est un bomiiie de troisième liKiie. »
(Suit un long iiilerrogaloire très-précis sur Lebrun; ce qu'il élall,
quelles places il a occupées avant la Uévolulion ; quel rôle depuis; ce
qu'il a l'ail comiiie liomme de lettres; sa réputation. El quand tout
semble dit : ) — Bonaparte : « Envoyez-moi ses OEuvres, je veux voir
son style » — Woi : «Quoi? ses discours à l'Assemblée constiluante,
dans les Assemblées législatives? » — Bonaparte : « Non, ses OEuvres
littéiaires. » — il/oi : «< Et que vei'rez-vous li"i de décisil pour une place
d(! Consul? » ( Les OEuvres litléraires de Lebiun ne consistaient qu'en
des Iraductions d'IIonière et du Tasse. ) — Bonaparte -. « Je verrai ses
Épîtres dédicaloires. >> — lUoi, en riant : « Pour le coup, voilù luie cu-
riosité à laquelle je ne m'attendais pas. J'ai souvent comparé vos ques-
tions sur les bommes et sur les cboses ii l'étude d'une poignée de sable
que vous passez grain à grain à la loupe. Les Épîtres dédicaloires de
Lebrun sont le dernier grain de sable du tas.» — Bonaparte, en riant .-
■< Il esl deux beures; je devrais être au Consulat. Venez dîner avec
moi. » —
ROEDERER. 295
celle-ci pour que le bon sens redescendît ensuite de là comme
d'une sorte de fontaine publique dans tous les rangs et les
étages de la société. Il avait peut-être, sur ce point de méca-
nique sociale, des idées un peu subtiles et compliquées; mais
en fait, dans ces jours décisifs, il se montra à l'œuvre un
grand praticien de l'opinion et un tacticien consommé.
Il y eut là un moment à jamais mémorable , et que nui
mieux que lui ne peut nous aider à ressaisir et à admirer.
Rœderer accepta et servit loyalement l'Empire; il en reçut des
honneurs et des dignilés ; il eut, en ISIo, ce sentiment vrai
qui le rattacha, par intérêt national comme par devoir et re-
connaissance, à l'Empereur reparu; mais son moment préféré
et liurs de comparaison fut toujours l'heure du Consulat. Il y
jouit pendant deux ans et huit mois de la faveur du chef de
l'État, de sa conversation habituelle et presque familière : il
en a subi le charme et l'a consacré dans des notes d'autant
plus sincères qu'elles sont plus rapides et plus inachevées. Le
Sénat conservateur, qui recrutait ses premiers membres par
l'élection, l'avait désigné; c'était une marqjje d'estime. Bona-
parte le détourne d'accepter et lui montre le Conseil d'État :
— Bouapnrie : « Eti bien , citoyen Rœderer, qu'est-ce qu'on dit ? » —
Moi : '< On espère, ou désire. » — « Avez-vous fait vos listes pour les
nouvelles nominations? » — « Je n'ai point de places à donner. « —
'< Mais il en faut laii e. » — « Je ne connais personne. » — « Et vous ,
qu'est-ce que vous voulez être ?» — (Je ne réponds rien. ) — « 11 ne faut
pas penser aux Conservati'urs : c'est un tomlieau. Cela est bon pour des
hommes qui ont fini li'ur cairière, ou qui veulent faire des livres.
Laplace sera Irès-hien là, il pourra travailler. Bcrlhollet y sera très-
bien aussi; le général Halry... Rousseau des Anciens. Mais vous, vous
avez des talents, de l'activité... le Conseil d'Élat vous convient mieux;
ses fonctions sont importantes. Vous entendez les atîaires publiques;
vous parlez bien; vous êtes capable de faire face au Tribunal.» —
« Général, je ferai ce que je pourrai pour le succès de la chose. »
( Extrait d'une conversation de décembre 1799. )
Conseiller d'État et président de la Section de l'intérieur
depuis le 25 décembre 1799 jusqu'au 14 septembre 4802,
ayant pris la plus grande part aux lois et aux projets admi-
nistratifs qui s'y discutaient chaque jour, chargé en outre de
missions et de directions importantes dans cet intervalle, il
apprécia surtout le caractère et le génie civil du premier Con-
sul, et il a e.xprimé à cet égard son sentiment dans des note>
296 CAtStRlE.s lit LU.NDI. *
éparses et vives , qui fonl le pendant et le contraste le plus
parfait à la page que j'ai précédemment citée de lui sur la Dé-
iViOcratie. De même que, dans ce passage qu'on n'a pas oublié,
il a énergiquement rendu cette puissance d'oiganisalion fatale
qui semblait faite pour engendrer les tyrannies multiples,
pour perpétuer l'hydre aux mille tèles et éterniser le chaos,
de même ici il rend avec une précision inaccoutumée un idéal
d'ordre, d'unité, de lumière, dont il avait sous les yeux l'exem-
plaire vivant; en un mot, c'est le tableau de 1802, le contraire
de 1792; c'est le monde jeune, renaissant merveilleusement
après la ruine :
« Une commission est tonnée, dit-il, pour la composition d'un Code
criminel, une autre pour un Code de commeice.
« Le Code civil, présenlé par les citoyens Bii^ol de Préameneu, Male-
ville, Troiicli t et Porlalis, est adressé au tribunal de cassation et aux
tribunaux d'appel ; (ouïes leurs observations sont conférées à la Section
de législation, rapportées, disculées en présence des commissaires
redacleurs.
«C'est là que le nremier Consul a montré cette puissance d'alten-
tiou et celle sagacilé d'analyse qu'il peiil porler vingt heini-s de suite
sur une mêmeatraire, si sa complicalion l'exige, ou sur divers objets,
sans en mêler aucun, sans (jue le souvenir de la discussion (jui vient
de fmir, la préoccupation de celle qui va suivre le distraient le moins
du monde de la chose à la(|ucllc il esl actuellement occupé.
«C'est dans celle discussion du Code civil que Bonaparte, élonné
de la force, de la logique et de raclivité de pensée, de la profonde
sciemte de Troncliel,,iuiiscoiisulle octogénaire, l'étomie bien plus lui-
même par la sagacité de son analyse, par le sentiment de justice qiù lui
fait cliercber la règle applicable à clwupie cas parlieiilier; par ce res-
pect pour l'utilité publiipie et poiu- la morale ipii le lait iioursnivre
loiiles les conséquences d'un principe de législation; par celte sagesse
d'esprit f|ui, après l'examen des clioses, lui laisse encore le besoin de
connaître l'opinion des hommes de quelque autorité, les exemples de
quelque poids, la législation actuelle sur le point en question, la légis-
lation anciciuie, celle du Code prussien, celle des Romains; les molifs
et les ell'ets de loulcs. C'est dans celle discussion que le Conseil d'État
se sentit partagé eiiti'e le respect dû à ce savani oclogénaire, à ce sage
espiiten qui ne s'est alTaiblie ancntu; faculté cl d'mi ue s'est échappée
aucune portion de savoir, et l'admiration due à ce jeune législateur
qui, nialgié sa jeunesse, ad'ronle les points les plus ardus de la légis-
lalion.
« Assidu à toutes les séanci's;
" Les tenant cinq à six heures de suite;
' l'arlanl avani et après des objets ijui les ont remplies :
KOEUEKER. Hdl
« Toujours revenant à deux questions ; Cela est-il juste? Cela est-il
mile?
« Examinant clia(|ue question en elle-même sous ces deux rapports,
après l'avoir divisée jiar la plus exacte analyse et la plus déliée:
" Inter'rot;eanl ensuite les grandis autorités, les temps, l'expérience;
se faisant rendre comple de la jurisprudence ancienne, des lois de
Louis XIV, du grand Frédéric. . . »
C(3 ne sont pas proprement des pages suivies que j'extrais,
mais de simples notes qiie je rejoins et que j'assemble; il suf-
fit, toutefois, de les rapprocher, tant elles concordent, pour
voir se dessiner cette beauté consulaire dans toute sa vigueur
et sa simplicité :
« Le premier Consul n'a eu besoin que de ministres qui l'entendis-
sent, jamais de ministres qui le suppléassent. >' —
« Il n'est pas un liomme de quelque méiite qui ne préférât, près de
Bonaparte, l'emploi qui occupe sous ses jeux à la grandeur qui en éloi-
gne, et qui, pour prix d'un long et pénible travail , ne se sentît mieux ré-
compensé par un travail nouveau que par le plus lionoi'able loisir. >. —
(Janvier 1S0I.) « Il n'y a point de héros pour son valet de cliandjre,
dit le pi'overbe; je le crois, parce qui' les grands cœurs ne sont pas tou-
jours de grands esprits. Mais le proveibe aurait tort pour Botiaparle.
Plus on l'approche et plus on le respecle. Ou le troine loujoius plus
grand que soi quand il parle, quand il pense, quand il agit.
« Une preuve de son ascendant, c'est la réserve et même le respect
que lui témoignent, dans toutes leurs relations, les hommes qui ont
vécu avec lui dans la plus élioile familiarité, ses compagnons d'armes,
ses premiers lieutenants .- et ce respect n'a rien de conlraiiit, il est na-
turel. S'il parle, on l'écoute, parce qu'il parle en lio'mme instruit , en
homme suiiérieur. S'il se lait, ou respeele son silenre même. Nul
n'oseia interrompre son silence avec indiscrétion, non que l'on craignn
un moment de mauvaise bumeiu', mais unii|U(!menl parce qu'on sent
qu'il existe, pom^ ainsi dire, entre lui et soi, une grande pensée qui
l'occupe et le défend d'une approche familière. » —
« Un de mes amis me demandait ce soir (6 janvier 180"2) comment je
ne craignais pas de louer publiquement le premier Consul et de dépri-
mer si hautement ses ennemis.
" Je lépondis par les mots suivants que je me suis souvent dits à
moi-même : < Je le loue publiquement de ce qu'il a l'ait de bien, d'abord
« afin qu'on l'aime et qu'on le connaisse; ensuite pour qu'il sache quels
« sont les motifs de l'attachement qu'on a pour bii ; en troisième lieu
« pour- avoir le droit de lui parler franchement et avec fermelé dans
« son Conseil ou en particulier. » —
i< Il arriva sous son Gousernement une chose assez exti'aonlinaire
eiilre les hommes qui travaillaient avec lui : la médiocrité se sentit du
t.ilcnt , le talent se crut tombé dans la médiocrité; tant il éclairait
298 CAUSERIES DU LUNDI.
l'une, tant il étonnait l'autre. Des hommes .jusque-là jugés incapables
se rendaient utiles; des hommes jusque-là disllnfiiiés se trouvaient tout
à coup confondus ; des hommes reliantes conune les ressources de l'État
se trouvaient inutiles; et toutes les âmes ambitieuses de gloire furent
forcées de se contenter d'mi reflet de sa gloire. » —
'< Jamais le Conseil ne s'est séparé sans être plus instruit sinon de ce
qu'il a enseigné, au moins de ce qu'il a forcé d'approfondir.
« Jamais les memtjres du Sétiat , du Corps législatif, du Tribunal, ne
vinrent le visiter sans remporter le prix de cet hommage en instruc-
tions uliles.
" Ils ont trouvé dans ces visites, au lieu de la morgue si ordinaire à
la puissance, cette curiosité que donnent l'amour du bien public et le
rcspectpourropinionnationale.il a non-seulement ouvert l'accès à
toutes les réflexions qu'on a voulu lui préseider, mais les a souvent
provoquées. Il a discuté les opinions opposées à la sienne, discuté la
sienne propre, et ces conversations ont été de véritat)les Conseils d'Élat.
— Il ne peut avoir devant lui des hommes publics sans être homme
d'État, et tout devient pour lui Conseil d'État. » —
" Ce qui caractérise l'esprit de Bonaparte, c'est la force et la constance
de son attention. Il peut passer dix-lniit heures de suile au travail, à
un même travail, à des travaux divers. Je n'ai jamais vu son esprit
las, Je n'ai jamais vu son esprit sans ressort, même dans la fatigue du
corps, même dans l'exercice le plus violent , même dans la colère. Je ne
l'ai jamais vu distrait d'une aCfaire par une autre, sortant de celle
qu'il discute pour songer à celle qu'il vient de discuter ou à laquelle il
va travailler. Les nouvelles heureuses ou malheureuses de l'Egypte ne
sont jamais venues le distraiie du Code civil, ni le Code civil des com-
binaisons qn'exiseail le saint de l'Ég.vpte. Jamais honnne ne fut plus
entiei- à ce qu'il faisait, et ne distribua mieux son temps entre les cho-
ses qu'il avait à faire; jamais^ esprit plus inflexible à refuser l'occupa-
tion , la pensée qui ne venait ni au jour ni à l'heure , ni plus ardent à
la chercher, plus agile à la poursuivre, plus habile à la flxer, quand le
moment de s'en occuper est venu. « —
Le Style de Rœderer a emprunté ici de sa simplicité ner-
veuse au sujet môme qu'il avait sou- les yeux et qui présidait
à sa pensée; il s'est rellété en lui comme un rayon du modèle.
11 faudrait veir,*en bien d'autres détails, comme il était réelle-
ment épris et enthousiaste de la,gloire, de la vertu du premier
Consul à cette époque, comme il luttait de toutes ses foi ces et
avec passion contre l'influence de Fouclié en laquelle il dénon-
çait un danger, et, qui pis est, une souillure pour la réputa-
tion immaculée du jeune chef d'empire. Encore une fois, si je
trouvais ces témoignages de Rœderer dans des pages imprimées
ou faites pour l'être , je me les expliquerais, mais j'y attache-
rais moins de valeur : ici c'est l'émotion prise à sa source et sans
BOEDERER. 299
mélange. S'il est beau par-dessus tout au héros militaire et
civil d'inspirer de tels sentiments d'admiration à ceux qui l'ap-
prochent , il n'est pas moins honorable à l'homme politique
déjà éprouvé par les révolutions d'avoir gardé son esprit assez
ferme et assez intègre pour être capable de les ressentir.
Lundi 1er août 1853.
RŒDERER.
(FIN).
Benjnmiii Coiislanl el l'opposition du Tiilinnat. — Impression sur
Je premier Consul.— Rœderer Directeur de l'inslruetion publi-
que ; — rUnnié des lycées et des lliéàtie.s. — 11 est Tionmié séna-
teur. — Veille de l'Empire. — Nnpoléon défini p.ir lui-même.
— Ses paioles sur la puerre; — sur le don du enmmaiidetnent ;
— sur le travail; — sur la rè^le dis vitiL'I-qu.iIre heures dans
la tragédie.— Uœderer dans lu reiraite sous la Restauration.—
Ses écrits sur Louis XII et François 1er. _ L'iiôtel Rambouillet
et Rl»'e de Mainlenon, etc., etc.
On nio (lit que Benjamin Constant parlait mal de Rœderer;
je le crois bien : ils s'étaient connus, ils s'étaient rencontrés et
même rendu de bons offices; Benjamin se vantait d'avoir une
fuis rapproché Rœderer de Sieyès qui le boudait; Rœderer
avait eu souvent à écrire sur les brochures de Benjamin
Coiisianl : tout cela était bien; mais un jour, dans une cir-
constance capitale, Hœderer l'avait déjoué et blessé. Le jour
même de la. formation du Conseil d'État, on avait dressé un
projet de règlement pour les rapports à établir entre le Con-
seil, le Corps législatif et le Tribimat. Ce premier projet de
loi porté an Tribunal y excita de l'opposition. lUrderer pré-
voyant ou peut-être prévenu de la veille que Benjamin Conslant
devait parler contre, écrivit le malin dans le Journal de Pa-
ris, Mj nivôse an viii (3 janvier 1800), les lignes suivantes,
qu'il signa :
« Sait-on bierrce que c'est que le Tribunal.^
« Est il Mai que ce soit VOppo^iiinn orçinuisCe? Est-il vrai qu'un tri-
bun soit condanMié à s'opposer toujours, sans raison el sans ujesuie, au
Gouvei ncment; à attaquer tout ce qu'il fait et tout ce qu'il propose; à
déclamer contre lui quand iJ approuve le plus sa conduite? etc., etc..
ROEDEHER. 301
« Si c'était là le métier d'un liihiin , ce serait le plus vil el le plus
oïlifiux des métiers.
« Pour moi , j'en ai pi'is une auli'o idéo.-
» Je regiirde leTribunut comme une assemblée d'hommes d'Élatchar-
gés de contrôler, reviser, épurer, perfectionner l'ouvrage du Conseil
d'Étiit, et de concourir avec lui au bonheur public.
« Un vrai conseiller d'Etat est un tribun placé près de l'autorité su-
prême. Le vrai tribun est un conseiller d'État placé au milieu du peu-
ple. Les devoirs sont les mêmes pour tous deux. »
Benjamin Constant , sous le coup de cette note , commen-
çant son discours quelques heures après, était obligé de dire
pour exorde : « Il eût été à désirer que le premier projet de
loi soumis à la discussion du Tribunal eût pu être par lui
adopté; la malveillance n'aurait pas le prétexte de dire que
cette enceinte est un foyer d'opposition... » J'ai eu sous les
yeux des lettres qui prouvent à quel point Benjamin Constant
et son monde, au moment où ils ouvraient les hostilités, furent
sensibles eux-mêmes à de si promptes représailles. Rœrlerer,
en agissant ainsi , obéissait à son zèle pour l'établissement
consulaire, et le journaliste en lui venait en aide au conseil-
ler d'Etat. Il connaissait de plus le caractère et la manière de
sentir du premier Consul , que des attaques et des chicanes de
ce genre allaient à l'instant porter au delà du premier but. A
un an de là , à la ÎMalmaison, en janvier 1801 , le premier
Consul disait aux sénateurs Laplace el Monge, et à Rœderer,
au sujet môme des injures qu'on s'était permises au Tribunat
contre le Conseil d'État pour la loi sur les tribunaux spéciaux :
«Je suis soldat, enfant de la Révolution, sorti du sein du
peuple : je ne souffrirai pas qu'on m'insulte comme un roi. »
Il disait clans un autre moment : « Il'faut que le peuple fran-
çais me souffre avec mes défauts, s'il trouve en moi quelques
avantages : mon défaut est de ne pouvoir supporter les injures. »
Vers le même temps à Paris, toujours au sujet de la même
affaire, comme Rœderer lui disait : « Les Parlements autre-
fois parlaient toujours aux rois dans leurs Remontrances des
conseils perfides qui trompaient Leur Majesté , mais leurs
séances n'étaient pas publiques. » — « Et d'ailleurs, reprenait
vivement le premier Consul, ces choses-là les ont renversés;
et moi j'ose dire que je suis du nombre de ceux qui fondent
les États, et non de ceux qui les laissent périr. » Il ajouta peu
après : « Quand on attaque les conseils, c'est pour renverser
vni. * 26
302 CAUSER FF.S D tl LUNDI.
celui qui los écoute : quand onveut abattre un arbre , on le
(léchavsse. »
Rœderer savait ces choses; il ne les appréciait pas seule-
rri' nt dans leur effet sur le caractère du premier Consul, il les
jugeait en tenant compte du caractère général des Français.
Dans un article de ce temps, il a très-bien discuté cette ques-
tion : Sien France r Opposition peut être injurieuse et vé-
hémente comme en Angleterre (l). Établissant la différence
de mœurs et de sensations des deux peuples, il montre l'in-
égalité d'inconvénients dans les mêmes injures dites à des
hommes publics d'un côté ou de l'autre du détroit :
CI En Angleterre, on pèse l'injure; en France, il faut la sentir... En
Angleterre, l'injure intéresse quelquefois en faveur de celui qui la re-
çoit; en France, elle avilit toujours celui qui la souffre... En Angle-
terre, les invectives n'ont point renversé le trône; en France, elles ont
renversé une royauté de quatorze siècles. Pourquoi ? C'est, comme nous
avons dit, parce qu'en France l'injure avilit celui qui la souffre, et
excite aux injures ceux qui l'écoulenl; au lieu qu'en Angleterre, l'in-
jure parlementaire n'excite pas les injures du peuple... »
11 écrivait cela en '1802 ; il s'en souviendra plus tard, trente-
trois ans après, en adressant ses fameuses Observations, ju-
gées intempestives, aux Constitutionnels , sous le roi Louis-
Philippe. 11 connaissait mieux que beaucoup de ceux qui le
raillèrent alors les mœurs de la France , et comment le feu
chez nous prend aux poudres plus vite que chez nos voisins.
Toutefois, comme je ne suis ici que rapporteur et que je me
borne à relever les principales opinions du personnage que
j'étudie , je ferai remarquer que Rœderer n'était pas sans quel-
que inconséquence. En môme temps qu'il se montrait si om-
brageux sur la liberté de la tribune, il paraît avoir été beau-
coup plus coulant sur la liberté des journaux et sur celle même
des théâtres. Dans son admiration pour Louis XII , il s'est plu
à développer ce point de vue d'une entière liberté accordée à
la scène. Après 1 800 , engagé déjà dans les hautes fonctions de
l'État, il se prêtait plus fréquemment qu'il n'était naturel à la
polémique asec Geoffroy, avec M™" de Genlis, avec Legouvé
et d'autres encore. 11 n'eût pas mieux demandé que de conti-
nuer de l'aire, comme un simple particulier, le Cours d'Éco-
(i) Mémoires d'Économie publique, de Morale et de Politique,tome IF,
page 140 (1800.
R(«DERER. 303
nomie politique qu'il avait repris à l'Athénée (1800-1801). Di-
recteur de l'instruction publique, il ne trouvait pas mauvais
qu'un de ses discours pour une distribution de prix fût criti-
qué par un professeur de rhétorique de l'établissement où il
l'avait prononcé. 11 ne faut pas demander à Rœderer une sépa-
ration très-exacte et très-absolue entre ses diverses faciilléset
ses divers rôles. Il y a en lui l'homme de gouvernement, il
y a l'homme de publicité ; les habitudes de celui-ci reviennent
fréquemment à travers l'autre (1).
Un jour, le 12 mars 1802, le premier Consul dit à Rœderer
qui entrait dans son cabinet avant la séance du Conseil d'État :
« Eh bien, citoyen Uœderer, nous vous avons donné le dé-
partement de l'esprit. » C'était la Direction de l'esprit public,
comprenant alors, par un bizarre assemblage, et l'instruction
publique et les théâtres; les écoles primaires, centrales, les
lycées, prylanées, en y joignant la Comédie-Française et
l'Opéra. Hœderer ne cessait point pour cela d'être conseiller
d'État et président de section; mais celte Direction nouvelle,
en le mettant aux prises avec des difficultés et des amours-
propres de tout genre, hâta le moment où il y eut arrêt dans
sa faveur.
On aurait peine à se figurer le désordre et la confusion où
était l'enseignement de la jeunesse en 1800 : toutes les mé-
thodes faciles, toutes les fantaisies philosophiques et philan-
thropiques s'étaient donné carrière sous le Directoire; il s'a-
gissait de remettre la règle et un peu de sévérité dans cette
licence et cette bigarrure. Il existait déjà un premier plan, une
ébauche d'instruction publique par Fourcroy. Avant d'en ve-
nir au système qui prévalut et qui présida à la réorganisation
de l'Université sous Fontanes , on avait à passer par des épreu-
ves successives : le système de Rœderer fut un de ces essais
intermédiaires. Ce Directeur imprévu de l'enseignement, qui
s'était formé lui-même, qui n'avait point hérité des anciennes
traditions classiques, et qui n'était pas non plus du groupe po-
lytechnicien proprement dit, mais homme d'esprit, rempli
(1) Ce caractère et ce cachet de journaliste en Rœderer déplairont à
Napoléon devenu empereur, comme on peut le voir dans les Mémohes
récemment publiés du roi Joseph, tome II, p. 266, 311 et 3-48 — « 11 parle
au nom du Sénat comme il ferai! dans un article de journal; il me met
à côté de Machiavel, etc., etc. » [ Lettre de Napoléon au roi Joseph, du
3 juin 1806).
304 CACSERIliS DU LUNDI.
d'observations et d'idées fines, un peu particulières , se mit
aussitôt en devoir de les appliquer :
" J'avais depuis lotigtomps remarqué, dit-il, les caractères qui flistin-
^uent l'esprit des géomètres el des physiciens, de celui des hommes
appliqués aux atfaires, et de celui des personnes vouées aux arts d'inia-
î:ituition:daiis les premiers (je ne parle (luc iiénétalcnient), exactitude
et sécheresse; dans les seconds, souplesse allant quelfjuefois jusqu'à la
suhlilité, finesse allant (juciquefois jusqu'à l'artifice; danslestroisiènoes,
élégance, verve, exaltation portée jusqu'à un certain dérètjlement. . .
« Ce que je projetais d'après ces observa' ions, ajoule-l-il, était .- )" de
faire marcher de front, dès les plus basses classes des coiiéj;es, les trois
genres de connaissances, liltéraires, physiques el mathématiques, mo-
rales et politiques, en mesurant à l'inlelllgence des enfants dans cha-
que classe lis notions de chaque science; 2" de faire enseigner dans
chaque classe, même les plus basses, les trois sciences par trois profes-
seurs dilTércnts, dont chacun serait spécialement consacre à l'une des
trois. . . »
Le but était de faire cesser le divorce entre les diverses fa-
cultés de l'esprit, de les rétablir dans leur alliance et leur
équilibre, et d'arriver à une moiienne habituelle plulôt que de
favoriser telle ou telle vocation dominante. Mais, comme il ne
fallait point non plus surchari^er l'esprit des enfants, il en ré-
sultait qu'en enseignant trois ordres de sciences à la fois, il y
avait à réduire la dose de chacune, à ne la donner pour ainsi
dire que par couches très-minces. Je n'insiste pas sur ce sys-
tème qui n'a point été mis à l'épreuve et qui, dès lors, ne
peut être qu'imparfaitement jugé. Les objections se voient
d'elles-mêmes. Ce que le système offre, à première vue, de
trop mince et de trop étendu en surface , aurait pu se corriger
dans la pratique. Sachons que Rœderer élait aidé dans l'ap-
plication par Delambre et par Cuvier. Pourtant, Laplace,
Biot, alors jeune, plein de zèle et de vivacité pour les sciences
(comme il l'est encore aujourd'hui), no ragréaieut pas; les
hommes du coin de Fonlanes, et dont le cœur élait pour les
granils écrivains du xvii*' siècle , ne le i)Ousaient agréer non
plus. Inilépendamment de ces difficultés du fond et de la mé-
thode, il y avait aussi celles du personnel. A qui et dans quel
esprit confier les fonctions de l'enseignement? A cette date, si
voisine de la confusion , les hommes n'étaient i)as encore assez
triés el démêlés, assezremischacundansleur vrai jour. Une fois,
llœderer proposait au choix du premier Consul , sur une liste
nOEUEKEU. 303
d'inspecteurs des études, le chevalier de Bouliers; le premier
Consul l'arrêta à ce nom et lui dit : « Comment voulez-vous
donner pour inspecteur aux lycées l'auteur de poésies si libres
et si connues? Les élèves, en entendant son nom, demande-
ront : Esl-ce le chevalier de Bouliers qui a fait, etc.? » et il
indiquait la pièce plus que légère.
Auprès du ministre Chaptal, Rœderer n'éprouvait pas le
môme genre d'objections. Le théâtre occupait beaucoup Chap-
tal; il avait de ce côté ses préférences, ses faiblesses décla-
rées. De là des luttes étranges et souvent plaisantes. Par suite
de cette confusion d'attributions qui faisait de lui à la fois une
manière de grand-maîlie de l'instruction publique et de di-
recteur des Menus, Rœderer, en revenant d'inspecter le pry-
tanée de Saint-Cyr, se rendait à Versailles pour y juger des
débuts de Mi'f Duchesnois dans le rôle de Phèdre; car c'est
du passage de Rœderer à l'administration des théâtres que
datent l'entrée de iMUe Georges et de iM"» Duchesnois à la (Co-
médie-Française, et l'admission de M^e Bigottini à l'Opéra. 11
fallut même, pour cette dernière, vaincre une sorte d'opposi-
tion des artistes de la danse , qui s'entendaient pour lui refuser
toute espèce de talent. Le Directeur de l'instruction publique
eut à prononcer en dernier ressort sur le mérite d'un pas.
Dans le principe, Rœderer avait compté travailler directe-
ment avec le Consul , s'inspirer de son esprit, et justifier devant
lui de ses idées. Chaptal, au contraire, mécontent d'un dé-
membrement si considérable de son ministère, avait lout fait
pour réduire cette direction à n'être qu'une simple division,
dont le chef ne serait en rapport immédiat qu'avec lui. Il avait
à peu près réussi dans sa prétention. Rœderer pourt.int ré-
sislait, et ne consentait pas à cette diminution qui le classait
d'un cran trop bas. C'était le moment où Bona|)arte, nommé
Consul à vie ( août \ 802), instituant la Légioii-d'Honneur, créant
les séiiatoreries, faisait subir à la première Constiiution consu-
laire une modification essentielle qui l'inclinait dans le sens
monarchique. Dès ce moment, à bien juger de la portée des
acles, l'Empire était fait, il l'était en principe; ce qui vint
après ne devait plus être qu'une consécration , une consé-
quence. Rœderer fut. il le confesse, un peu lent à s'en aper-
cevoir. Il en était encore à un certain projet de listes natio-
nales de notabilités, projet conçu et adopté dans' le premier
26.
306 CAUSERIES DU LUNDI.
ordre consulaire et provenant de Sieyès : comme Rœderer avait
été le rédacteur de ce projet de loi, il continuait de le croire
existant, non incompatible avec les changements survenus, et
il en écrivit en ce sens au premier Consul, qui crut sentir à
l'instant qu'il n'était plus compris. A la prochaine séance du
Conseil privé, au lieu de lui dire selon son usage : Citoyen
Rœderer , écrivez , le premier Consul s'adressa à Regnault de
Saint-Jean-d'Angély, et lui dit : Écrivez. Regnault, à partir
de ce jour, devint la plume et l'orateur du Conseil d'État sous
la fin du Consulat et durant l'Empire. Comme secrétaire con-
fidentiel et rédacteur de la pensée gouvernante, Rœderer avait
fait son temps.
Mais, en perdant la faveur proprement dite , il garda et
continua de mériter l'estime et jusqu'à un certain point la
confiance du chef de l'État. Quelques jours après avoir été
retiré de la Direction de l'instruction publique et mis au Sénat
(septembre 1802), le premier Consul lui dit chez M""= Bona-
parte : « Eh bien, citoyen Rœderer, nous vous avons placé
entre les Pères conscrits. » — ( Oui, général, répliqua-t-il,
vous m'avez envoyé ad paires. » A cette parole un peu épi-
grammalique, Bonaparte répondit gravement : « Le Sénat
vCabsorbe plus ; » ce qui revenait à lui dire : Vous n'êtes point
condamné à une sorte d'inaction. Et, en effet, d'après les
modifications apportées à la première Constitution, les séna-
teurs étaient aptes à remplir de hautes missions actives, et
Rœderer bientôt s'en ressentit.
Investi de la sénatorcrie de Caen dont le siège était à Alen-
çon, Rœderer s'y livra à l'étude du pays, et il fit un beau
travail, un Rapport sur l'état économique , moral et politique
de ces provinces qui confinaient au foyer de la guerre civile et
qui elles-mêmes en avaient été atteintes. En 1804, à la veille
de l'Empire, causant avec lui aux Tuileries, pensant tout haut,
exprimant son impatience des injustices de l'opinion parisienne
à ce moment, son ennui des résistances qy'il éprouvait dans
ses vues de la part même de quelques-uns de ses proches , le
premier Consul disait ces paroles qui renferment une trop haute
et trop soudaine définition personnelle pour ne pas être re-
cueillies : « Au reste, moi je n'ai point d'ambition... (Et se re-
prenant :) ou, si j'en ai , elle m'est si naturelle, elle m'est tel-
lement innée, elle est si bien attachée à mon existence, qu'elle
RœOEREK. 307
est comme le sang qui coule dans mes veines , comme l'air que
je respire. Elle ne me fait point aller plus vite ni autrement
que les mobiles naturels qui sont en moi... Je n'ai jamais eu à
combattre ni pour elle ni contre elle; elle n'est jamais plus
pressée que moi; elle ne va qu'avec les circonstances et l'en-
semble de mes idées. » — « Elle ne va qu'avec votre prudence , »
répondait Rœderer en s'inclinant. (7 mars 4 804.)
L'esprit parisien s'était emparé alors de la conspiration Mo-
reau et Picliegru pour forger mille inventions et mille médi-
sances. A ce sujet, le premier Consul, dans cette conversation
du 7 mars, disait encore : « Je crois bien que, si le ministre de
l'intérieur était meilleur, que, si vous l'étiez, l'esprit public
serait meilleur. Mais vous n'avez pas voulu l'être. J'avais chargé
Talleyrand de vous le dire ; vous n'avez pas voulu. » — « Ci-
toyen premier Consul, repartit Rœderer (à qui Talleyrand
dans le temps n'avait dit que peu de chose) , vous m'avez très-
bien jugé en ne me nommant pas. Je suis un homme de parti ;
je suis un soldat du parti philosophique. Il faut me laisser à
mon poste. »
C'est, en effet , le moment pour nous de bien fixer le carac-
tère littéraire et philosophique de Rœderer. Il est et il restera
un homme du xyiii*' siècle. Il y eut, en 1802, non-seulement
une grande métamorphose dans le pouvoir , il y eut une grande
et vive réaction dans les idées. Il accepte et servira l'une ,
mais non point l'autre. Il maintient le Catéchisme universel
de Saint-Lambert, quand le Génie du Christianisme a éclaté.
Chateaubriand lui paraît «un esprit romanesque etau rebours. »
Il approuve civilement le Concordat, mais il reste étranger à
l'ordre d'idées et d'inspiration de Portails. Il s'attache tant
qu'il peut , dans ses conversations avec le Consul , à combattre
l'idée qu'il lui voit du pouvoir de l'imagination sur les Fran-
çais ; cette idée du pouvoir de l'imagination , puisée dans les
camps et justifiée par les prodiges militaires, lui paraît dan-
gereuse à transporter dans le civil et menant à l'extraordinaire
plus qu'à l'utile. Mais lui-même il ne se rend pas assez compte
db certaines choses lumineuses, éclatantes, de représentation
ou de fantaisie, qui sont néces^aire3 chez nous. 11 met de côté
celte faculté d'admiration qui veut être satisfaite et tenue en
haleine, même dans le régime ordinaire de la vie. Le monu-
mental le touche peu ; la célébration des fêtes religieuses et
308 CAUSERIES I)U LUNDI.
autres, les solennités en tout genre, lui paraissent volontiers
une supertluité. Quand il dirigeait les théâtres, si on l'eût laissé
faire, il aurait laissé tomber l'Opéra. En un mot, il est pour
une raison trop continue, trop suivie; il n'admet pas ces coups
d'archet en toute chose qu'il faut de temps en temps en France.
Plus tard, dans ses loisirs, lui aussi il reviendra passionné-
ment et avec une prédilection marquée à une sorte de culte,
au culte littéraire duxvii" siècle; mais, même dans ce mouve-
mentqui luiestcommunavecd'autres, notez les différences. Dès
1800 et vers les premières années de cette Renaissance, quel-
ques hommes de talent et de goût revinrent également au
grand règne, mais par un sentiment prompt et vif d'admira-
tion pour les chefs-d'œuvre, par l'adoption reconnue salutaire
des doctrines, par l'attrait du beau langage et de l'éloquence ;
les Fonlanes , les Joubert, les Rausset obéirent à cet esprit et
s'en firent les organes. Quand Rœderer reviendra sous la Res-
tauration à la belle littérature et à la société de Louis XIV, ce
sera par un long détour et par un revers imprévu, en vertu
d'une vue ingénieuse, fine, et moyennant tout un enchaîne-
ment d'idées; il y reviendra à la manière de Fonlenelle , non
de Fontanes.
Ronaparte, de|>uis qu'il était Empereur, ne voyait guère
Rœdercr sans lui demander : « Comment va la métaphysique?»
Il y avait dans cette question , d'ailleurs bienveillante , tout un
jugement.
Les principaux emplois de Rœderer sous l'Empire furent au-
près du roi Joseph , qu'il avait beaucoup connu dans le Conseil
d'État, alors qu'ils en faisaient tous deux partie, et qui lui
portait une véritable amitié. Lorsque .Joseph fut roi de Naples,
Rœderer, député avec deux autres sénateurs pour le compli-
menter, lui resta et fut retenu par lui pour son ministre des
finances. Il y administra depuis la fin de LSOG jusqu'en juillet
■1808 11 avait préparé dans ce pays Futile réforme financière
(|iii fut de|)uis reprise et exécutée sous le roi Murât par le
comte de Mosbourg (1). Lorsque Jose[)h passa de Naplessur le
(I) Lrs Mév'Oires du roi Jostipti (1853) l'ont nicnlion fréquenim«'nt de
Rd'itctor. Na|ioléoii s'y montre assez sévère pour lui, fijiis sévère qu'il
ni' l'élait (Ml réalité. Le correctif et le conipléinoiit néct-ssaire fie ces
Mémoires de Josepli seraient dans les Conversations inédites de Napo-
léon avec Kiederer sur Joseph lui-niènie, Conversations que j'ai eues
sous les yeux.
RŒDERKK. 309
trône d'Espagne, ce fut Rœderer qui fut chargé deux fois et
dans des circonstances diversement délicates (avril 1809 et
juillet ISIS) d'aller lui transnieltre les intentions de l'Empe-
reur, de les lui interpréter et de les lui faire agréer. Ces mis-
sions sont d'une nature trop pai ticulière pour être exposées
soit en entier, soit incomplélement. Je me borne, pour ces
années, à noter quelques paroles tirées çà et là des conversa-
tions de l'Empereur, et par lesquelles celle grande nature
continue de se définir elle-même avec l'accent qui lui est pro-
pre. C'est l'honneur de Rœderer de nous initier ainsi à cette
intime connaissance. Amené à parler de la guerre, « de cet art
immense qui comprend tous les autres, » des qualités nom-
breuses qu'elle requiert, qui sont tout autres que le courage
personnel, et qu'on ne se donne pas à volonté :
« Mililaire, je le suis, moi , s'écriait Napoléon , parce que c'est le don
particulier quej'ai reçu en naissant; c'est mon existence, c'est mon ha-
bitude. Partout où j'ai été, j'ai commandé. J'ai commandé à vingt-
trois ans le siège de Toulon; j'ai commandé à Paris en Vendémiaire;
j'ai enlevé les soldats en llalie dès que je m'y suis piésenté .- j'étais né
pour cela, . .
« ... Moi , je sais toujours ma position. J'ai toujours présents mes
états de situation. Je n'ai pas de mémoire pour r etenii- un vers alexan-
drin , mais je n'oublie pas une syllahe de mes états de situation. Je sais
toujours la position de mes troupes. J'aime la tragédie (I), mais toutes
les tragédies du monde seraient là d'un côté, et des états de situalion de
l'autre, je ne regarderais pas une tragédie, et je ne laisserais pas une
ligne de nres états de situalion sans l'avoir lue avec atlention. Ce soir'
je vais les trouver dans ma cliamlire; je ne me coucherai pas sans les
avoir lus. (// élail en ce inomtnl près de mhiuH.)
« C'est peut-être un mal que je commande en personne; mais c'est
mon essence, mon privilège...
'< . . . J'ai plus d'espril ... Et que me fait votre esprit ! c'est l'esprit de
la chose qu'il me faut. Il n'y a point de bêle qui ne soit propre à rien,
il n'y a point d'espril qui soit propre à tout. »
" Les amours des rois ne sOnt pas des tendresses de nourrices. Ils
doivi nt se faire craindre et respecter. L'amour des peuples n'est que de
l'estime. »
"J'aime le pouvoir, moi ; mais c'est en artisie que je l'aime... Je
l'aime comme un musicien aime son violon. Je l'aime pour en tirer des
sons, des accords, de l'harmonie. . . »
(I) On devine assez, sans que j'avertisse, que tout ce rpie Napoléon
dit ici de lui, il est amené à le dire par oppo.-ition au roi Joseph, aux
goûts littéraires de ce dernier, à ses illusions d(; souverain nouveau, et
aux qualités militaires et de commandant en chef qu'il n'avait pas.
310 CAUSERIES DU LUNDI.
« Le militaire est une franc-maçonnerie : il y a entre eux tous une
cerlaine intelligence qui fait (juMls se reconnaissent partout sans se mé-
prendre, qu'ils se recherclient et s'entendent; et moi je suis le grand-
maître (le leuis loges...
« Il n'est rien à la guerre que je ne puisse faire par moi-même. S'il
n'y a pei-sonne pour raJT'c de la poudre à canon, je sais la fabriquer ;
des affûts, je sais les construire; s'il faut fondre des canons, jn les ferai
fondre; les détails de la manœuvre, s'il faut les enseigner, je les ensei-
gnerai. En administration, c'est moi seul qui ai arrangé les finances,
vous le savez... Il y a des principes, des i-ègles qu'il faut savoir...
« Moi , je travaille toujom's, je médite beaucoup. Si je parais toujours
prêta répondre à tout, à taire face à tout , c'est qu'avant de rien entre-
prendre, j'ai longtemps médité, j'ai prévu ce qui pouvait an iver. Ce
n'est pas un Génie (pii me révèle font à coup en secret ce que j'ai à dire
ou à faire dans une circonstance inattendue pour les autres, c'est ma
l'éflexion , c'est la méditation. Je travaille toujours, en dînant, au
théàtic; la nuit , je me réveille pour travailler. La nuit dernière, je me
suis levé à deux lieures, je me suis mis dans tua cliaise longue, devant
mon feu, pour examiner les éîafs de situation que m'avait remis, liier
soir, le ministre de la guerre. J'y ai relevé vingt failles dont j'ai
envoyé ce matin les notes au ministre, qui, maintenant , est occupé
avec ses bureaux à les rectilier. »
Ces paroles , môme décousues , et que j'extrais de conver-
sations très-suivies, suffisent à donner la force du jet, à faire
sentir la note et l'accent. Et comme il était question un peu
de tout avec Napoléon , et que sa pensée se portait en mille
sens, je trouve encore, dans une de ces conversations, du 6
jnars 1809, ce brusque jugement sur les unités et la règle des
vingt-quatre heures, à propos de la tragédie semi-romantique
de fVahteni qu'avait publiée Benjamin Constant. Les clas-
siques peuvent enregistrer cet imposant témoignage déplus à
rap[)ui de leur système:
<■ Benjamin Constant a fait une tragédie et une poétique, disait Napo-
léon. Ces gens-là veulent écrire et n'ont pas fait les premières éludes
de littérature. Qii'il lise les Poétiques, celle d'.Arislofe. Ce n'est pas
arl)ilrairement (jue la Iragédie borne l'action à vingl-(iualre bi'ures :
c'est qu'elle prend les passions ;\ leur maximum , à leur plus haut degré
d'intensité, à ce point on il ne leur est possible ni de souffrir de distrac-
tion ni de supporter une longue durée. Il veut qu'on mange dans l'ac-
tion; il s'agit bien de pareilles choses! quand l'action counnence, les
acteurs sont en émoi: au troisième acte, ils sont en sueur, tout en nage
au dernier. >•
Rœderer, lorsqu'il fit plus tard ses Comédies bisloriipics sur
ROEDERER. 311
la Ligue et autres sujets, d'après le président Hénault et avant
IM. Vitet, n'était point de l'école impériale en cela.
Créé comte de l'Empire en février 1809, il fut chargé en
octobre 1810 de l'administration du grand-duché de Berg, avec
rang de ministre. A la fin de 1 81 3, envoyé à Strasbourg comme
commissaire impérial, il y resta pendant tout le blocus. A la
chute de l'Empire il devint étranger à toutes fonctions publi-
ques. Au retour de l'île d'Elbe , dans les Cent-Jours , nommé
commissaire dans neuf départements du Midi, il a laissé un
témoignage de son zèle et de son activité d'efforts dans une
pièce confidentielle qui a été publiée (1). C'est une lettre de
conseils adressée à M. Frochot, alors préfet à Marseille, et
qui se disait peu apte aux fonctions extraordinaires que récla-
maient les circonstances, .l'ai entendu juger diversement cette
pièce: je suis de ceux qui, ayant peu d'avis sur le fond de
ces choses et croyant qu'il y a plus souvent nécessité d'y re-
courir que de les dire , voient pourtant circuler dans la fm de
la lettre une verve et presque une gaieté de Beaumarchais.
Après la seconde rentrée des Bourbons, Rœderer cessa de faire
partie de la Chambre des Pairs et fut même éliminé de l'In-
stitut. Ce demi-ostracisme l'affligea peu. C'est alors que, re-
tiré absolument des affaires, au seuil d'une robuste vieillesse,
vivant de préférence en sa charmante habitation du Bois-
Roussel (dans l'Orne), au milieu des libertés champêtres ou
des joies de la famille , il se livra à ses goûts d'étude et de
société combinés , et à la composition d'ouvrages moitié litté-
raires, moitié historiques, où il se développa avec une origi-
nalité entière.
Cette vie qu'on menait au Bois-Roussel a été décrite assez
vivement et avec assez de relief par un témoin ou du moins
par le fils d'un voisin de terre (2) ; ces sortes de descriptions
d'intérieur sont trop délicates puur pouvoir être reprises à dis-
tance par ceux qui n'en ont pas vu de leurs yeux quelque
chose. Je me bornerai donc à renvoyer à ce qu'on en a dit, et
je définirai de mon mieux la suite d'idées que M. Rœderer a
portées dans ses derniers écrits, ce qui en fait l'intérêt et le
(1) Revue rétrospective H»U}, t. \,\).i6{.
(2) Revue de Paris (wn), t. 111, p. 30, article de M. Edouard Ber-
gounioux.
312 CAUSERIES DU LUNDI.
lien. Dès sa jeuiiesso et du temps qu'il était à Metz, il s'était
déjà occupé de Louis XII; il y revient en vieillissant, et il
fait de lui son héros de prédilection et son roi. En étudiant
l'histoire de France, il a cru découvrir, dit-il, qu'à la fin du
xv^ siècle et au commencement du xvi^, ce qu'on appelle la
Révolution française élait consommé, que la liberté re[)Osait
sur une Constitution libre, et que c'était Louis XII, le Père du
peuple , qui avait accompli tout cela. La bonhomie et la bonté
ne sont guère refusées à Louis XII ; Rœderer s'attache à reven-
diquer de plus pour ce prince l'habileté. Ces guerres d'Italie
considérées généralement comme des fautes, il les excuse et
les justifie en les montrant dans la pensée du prince comme
un moyen de politique utile et nationale ; il lui fallait obtenir
du pape Alexandre VI de rompre son mariage avec Jeanne de
France pour épouser ensuite Anne de Bretagne, et pour réu-
nir ce duché au royaume. Je n'ai pas à développer tous les
mérites et les perfections que Rœderer reconnaît en Louis XII;
il en fait je ne sais quel type accompli. 11 semble , en vérité,
que du moment que Bonaparte, premier Consul, ne s'était
point tenu dans sa forme première et avait brisé le cadre où
il s'était plu d'abord à l'enfermer, Rœderer s'était, de regret,
rejeté en arrière, et qu'il avait cherché loin des régions histo-
riques brillantes, loin de la sphère de l'admiration et de la
gloire, et, comme il dit, « dans l'obscure profondeur d'un
Gouvernement utile, » un héros d'un nouveau genre, pour se
consoler et se dédommager de celui qu'il n'avait pu fixer.
Il y a plus : les femmes jouèrent toujours un grand rôle dans
la pensée do Rœderer; il les aimait, entre autres choses, pour
leur esprit, pour leur conversation, pour le charme qu'elles
mettaient dans la société, et pour la part de culture qu'elles
apportèrent dans la formation de la langue. H voyait dans
l'amour qu'on avait pour elles une des passions dominantes ,
une des vertus sociales du Français. Or, il crut remarquer que
l'épouse chérie de Louis XII, Anne de Bretagne, avait fondé
une école de politesse et de perfection pour le sexe : « C'était,
avait dit Brantôme, la plus digne et honorable reine qui eût
été depuis la reine Blanche, mère du roi saint Louis... Sa Cour
était une fort belle école pour les dames, car elle les faisait
bien nourrir et sagement, et toutes à son modèle se fiiisaient
et se façonnaient très-saees et vertueuses. » Prenant acte de
ROEDEREP.. ■ 313
ces paroles de Brantôme et leur donnant un sens rigoureux,
Rœderer avait tâché tl'en tirer toute une série de conséquences.
Comme François l*-'' avait, à bien des égards, bouleversé l'état
de choses établi politiquement par Louis XII, il croyait de
même que les femmes aimées par François I*^"" n'avaient pas
moins dérangé l'honorable état de sociéié établi par Anne de
Bretagne. A partir de cette époque, il voyait comme une
double lutte se poursuivre entre deux sortes de sociétés
rivales et incompatibles, entre la société ingénieuse et décente
dont Anne de Bretagne avait donné l'idée, et la société licen-
cieuse dont les maîtresses de roi, les duchesse d'Etampes,
les Diane de Poitiers, favorisaient le triomphe. Ces deux so-
ciétés, selon lui, n'avaient cessé de coexister durant tout le
xvi" siècle : c'était une émulation de mérite et de vertu de la
part des nobles héritières, trop éclipsées, d'Anne de Bretagne,
c'était une émulation et une enchère de galanterie de la part
des folles élèves de l'école de François l". Or, pour M. Rœ-
derer, l'hôtel de Rambouillet, ce salon accompli, fondé vers
le commencement du xvii" siècle, n'était que la reprise tar-
dive des traditions d'Anne de Bretagne, la revanche du mé-
rite , de la vertu et de la politesse sur la licence à laquelle
tous les rois depuis François l*^"", et Henri IV lui-même, avaient
payé tribut.
Arrivé à cette date de l'hôtel de Rambouillet, et tenant dé-
sormais en main un iil ininterrompu, Rœderer insistait, divi-
sait et subdivisait à plaisir. Il marquait les temps divers, les
diverses nuances de transition, d'accroissement ou de déclin
qu'il croyait discerner. Les premières années de la jeunesse de
Louis XIV lui causaient un peu de chagrin : on revenait à la
méthode de François l^"', aux maîtresses brillantes. Rœderer,
sans s'inquiéter s'il ne mécontenterait pas les classiques, s'en
prenait un peu aux quatre grands poètes, Molière, La Fontaine,
Racine et Boileau lui-même, tous plus ou moins complices de
ces louanges pour un victorieux et un amoureux. Pourtant
l'âge venait ; Louis XIV se tempérait à son tour, et une femme
sortie du plus pur milieu de la société de M™*" de Rambouillet
et qui en était moralement l'héritière, une femme accomplie
par le ton , la raison ornée, la Justesse du langage et le senti-
ment des convenances, .M'"*^ de Maintenon, s'y prenait si bien
qu'elle faisait asseoir sur le trône, dans un demi-jour mo-
viu. 27
314 ' CAUSERIES nu LUNDI.
deste, tous les genres frosi)rit et de mérite qui composent la
perfection de la société française dans son meilleur temps. Le
triomphe de M'"'= de Maintenon était celui de la société polie
elle-même. Anne de Bretagne avait trouvé son pendant à l'au-
tre extrémité de la chaîne, après deux siècles.
Ces idées de M. Rœderer, qui perçaient déjà dans quelques-
uns de ses ouvrages sur Louis XII et François I^"", publiés en
4 825 et 18.30, n'acquirent tout leur développement et leur
piquante évidence que par l'impression de son Mémoire sur
la Société polie , en 183.T. Le livre, non mis en vente, circula
de main en main; on en discuta, on disputa même. L'auteur
avait traité trop légèrement, sans assez d'égards, quelques
opinions contraires à la sienne, qu'il avait rencontrées sur son
chemin : à propos des Précieuses, il se fit des affaires presque
aussi vives qu'au i 0 Août ou qu'aux approches de Vendémiaire.
Je dirai pourtant à l'un de cnux qui ont répondu en dernier
lieu à M. Rœderer (1): Faut-il donc porter dans la discussion
littéraire cette àcreté qui en dénature l'esprit, et qui semblait
autrefois réservée pour les disputes de grammaire ou pour les
controverses théologiques? Sans doute, l'oijinion si ingénieu-
sement tissue et si subtilement déduite de Rœderer est contes-
table ; qui le nie? et lui-même, au fond, qu'a-t-il voulu? Il n'a
prétendu, j'imagine, dans ce jeu suivi et patient de sa vieillesse,
que fournir matière à conversation, à contradiction, à quelques-
uns de ces dissentiments agréables et vifs qui remplissent et
animent les soirées d'automne à la campagne. Pour moi, ce
qui me frappe et me touche le plus dans ce paradoxe d'érudi-
tion française, c'est de voir l'homme qui se trouvait assister
avec récharpe tricolore à la chute de l'ancienne monarchie,
celui qui, le 19 Brumaire, suivait comme un volontaire des
plus ardents le général Bonaparte à Saint-Cloud , se faire en
vieillissant, par choix et par courtoisie, le chevalier d'hon-
neur de M"" de Maintenon , et n'avoir de cesse qu'il ne l'ait
reconduite, déjà plus qu'à demi vengée, entre les mains d'un
Noailles.
Il y a d'ailleurs, indépendamment de toute conjecture, une
(1) M. Génin, dans la Vie de Molière qu'il a mise en tête de son
Lexique comparé de la Langue de Molière et des Ecrivains du XVII»
siècle, page lxxiv.
RCœpERER. 315
idée vraie et neuve dans son livre, c'est de ressaisir à distance
l'histoire de la conversation, d'en noter l'empire en France,
de reconnaître et de suivre à côté de la littérature régulière
cette collaboration insensible des femmes, à laquelle on avait
trop peu songé jusque-là. Depuis que M. Rœderer a donné
son Mémoire , combien d'écrivains n'ont-ils pas recommencé
l'histoire de l'hôtel de Rambouillet ou de quelques-unes des
héroïnes qui y figurent ! L'ont-ils surpassé en exactitude ou
en talent? c'est en partie ce qu'il a voulu. — Dans tous les
cas, il a gagné un point : il n'est plus permis, après l'avoir lu,
de parler de l'hôtel Rambouillet du ton de dédain qu'on y met-
tait auparavant.
La politique se mêla encore à ses derniers jours : il avait
écrit un petit livre : i Esprit de la Révolution de 1789 ; il en
communiqua le manuscrit au duc d'Orléans (depuis roi) en
1829, et il le publia en 1831. Ou y trouve des observations
très-vraies et très-bien vues sur le caractère particulier de la
Révolution en France, sur la part qu'y eut, plus que l'intérêt
même, un amour-propre légitime, et sur ce que cette Révo-
lution est restée chère aux Français , moins encore comme
utile que comme honorable. Dans notre pays d'égalité, et sous
cette forme démocratique qui séduit la jeunesse, il s'agitmoins
encore, selon Rœderer, de telles ou telles garanties positives
que de chances d'élévation libre et de distinctions accessibles
à tous. Ce que rêve et ce qu'ambitionne au fond chaque jeu-
nesse, ce n'est pas un niveau commun qui fasse limite, « c'est
une carrière ouverte à l'émulation de tous les talents pour
atteindre à toutes les supériorités. » V émulation de supcrio-
rifé inspirée par l'égalité de droits , c'est ainsi qu'il définit
l'espiit de la France.
Mais l'écrit de la vieillesse de Rœderer qui fit le plus de
bruit, ce fut son Jdresse d'un Constitutionnel aux Consti-
tutionnels (février 1 835). Redevenu membre de la Chambre des
Pairs après 1830, témoin des agitations parlementaires et de
la formation des majorités compactes ou systématiques, il crut
y voir un danger; il se hâta de le dire. Il combattit la fameuse
doctrine : Le roi règne et ne gouverne pas. Il montra que,
dans un Gouvernement naissant et dans un ordre à peine
établi , le roi ne pouvait , sans inconvénient et sans danger,
être ce soliveau que les Français n'aimept jamais sentir dans
316 CAUSERIES OU LUNDI.
leur chef. 11 évoqua ses souvenirs de 1800 el du Consulat. On
le traita très-mal des deux côtés. L'Opposition prétendait voir
dans la brochure un ballon d'essai, et dans l'auteur anonyme
un organe du-ect de ia pensée royale (1). Rœderer signa la
seconde édition de son Adresse et revendiqua l'honneur de
son opinion. Quand on relit aujourd'hui ce petit écrit, on y
trouve des idées justes, des vérités et des prévisions en partie
justifiées. Le seul tort de celte brochure fut dans l'irritation
qu'elle causa. Pourquoi imprimer brusquement ces choses?
Mais Rœderer était pressé, il allait mourir.
Il expira sans maladie et par accident, dans la nuit du 17
au 18 décembre 1835, à l'âge de près de quatre-vingt-deux
ans. 11 avait gardé jusqu'au dernier instant quelque chose de
robuste.
On ne saurait se dissimuler qu'il a une façon de penser
particulière, une tournure métaphysique portée dans les
choses, un goût de paradoxe ingénieux : c'a été la foi'me de
son esprit. Littérairement il aime à soutenir thèse; il tient de
La Motte, de Fontenelle, je l'ai dit; avec bien moins de fini
dans l'expression, il a plus d'activité qu'eux, i)lus d'abondance
et de vigueur. Cette activité, longlemps dispersée sur toutes
sortes de sujets dont aucun ne lui paraissait ingrat, s'est re-
trouvée la môme à la fin sur d'autres sujets purement agréables
et parfaitement désintéressés. 11 a gagné à vieillir. Le fond de
ses goûts s'est déclaré avec honneur. Lhisloire politique le
nommera; mais ce qui est mieux encore, sans être précisé-
ment un écrivain et en ne paraissant qu'un amateur, il a mar-
qué par ses idées et ses vues sa place dans l'histoire de la lit-
térature et de la société françaises (2) .
(1) D.ms les journaux du temps, ou peut lire l'arliele du Journal des
Débats du 22 février 4835. Dans le National, cuire auli'es arlieles. Car-
re! lit eelui du 2 inars183.ï, article tnépri.sant , injuste eoiïinie tout ce
qui est di- parti. Le 20 décembre de la même année, deux jour» après la
niorl de R<e(l(uvr, Carrel écrivil sur lui quekiues mois encore en même
lenips (pie sur M. Laine. Ces (lueli pies mois, loiil péti-is d'à merlume, sont
mêlés (ririexa<'lilude. Par exemple, il l'ait de Kiederer un fntciidurieti,
lundis que, au eonlraire, il s'en lallut de |)eu alors, eomine on l'a vu,
que son nom ne lui inscrit pai'ini ceux des frncddoiisés.
(2) Voir à la lin de ce volume ['Appmulice où je cite une curieuse
scène inédite de lUederei'.
Lundi 8 août 1853.
GABRIELLE D'ESTRÉES.
Portraits des Personnages français les plus illustres
du A"r/<^ siècle ;
Recueil publié avec Notices,
PAR M. NIEL.
M. Niel, bibliothécaire au ministère de l'Intérieur et ama-
teur éclairé des aits et de l'histoire, publie depuis 1848 une
suite de Portraits ou Crayons des personnages célèbres du
xvi<^ siècle, rois, reines, maîtresses de roi.'-, le tout formant
déjà plus d'un volume in-folio. M. Mel s'e si attaché dans sa
Collection à ne reproduire ciue ce qu'il y a de plus authen-
tique et de tout à fait original , et il s'en est tenu à une seule
espècp d'images, à celles qui sont dessinées aux crayons de
diverses couleurs par les artistes du xvi« s iècle : « On dési-
gnait alors par le mm de crayons, dit-il, cerlains portraits
sur papier exécutés à la sanguine, à la j.ierre noire et au
ciayon blanc; teintés et touchés de manière- à produire l'effet
de la peinture elle-même. » Ces dessins fidèlement reproduits,
et où la teinte rouge domine, sont dus [iriinilivement la plu-
part à des artistes inconnus, mais qui semblent être de la pure
lignée française. On dirait d'humbles compngnons et suivants
de nos chroniqueurs, et qui ne songent en leurs traits rapides
qu'à saisir les physionomies leilesqu'ils les voient, a\ecvérilé
et candeur; la seule ressemblance les occupe; les imitation?
27.
318 CAUSERIES DU LUNDI.
étrangères no les atteignent pas. Au reste, M. Niel n"a pas
voulu traiter encore les questions délicates d'art et d'école que
cet ordre de dessins soulève ; il n'a fait que les indiquer dans
son Avant-propos, réservant ce sujet pour une époque plus
avancée de sa publication, lorsque les pièces seront rassem-
blée^ en grand nombre et qu'il en ressortira plus de lumière.
En attendant, ce sont des faits et des témoins qui prennent
leur rang, des personnages qui passent sous nos jeux et s'ani-
ment. François 1'^'' ouvre la marche avec ses épouses obscures,
et avec l'une au moins de ses maîtresses brillantes, la com-
tesse de Châteaubriant.' Henri II succède, donnant la main à
Catherine de Médicis et à Diane de Poitiers. 'On y voit Marie
Stuart, jeune, avant son veuvage et après. En général, les
hommes gagnent à coite reproduction par le trait , tandis
qu'avec les femmes il faut quelque effort d'imagination pour
y ressaisir leur délicatesse et leur ileur de beauté. Charles IX,
âgé de douze ans, et ensuite de dix-huit à vingt, \ est vivant
et pris sur nature. Henri IV nous y est rendu plus jeune et
plus frais qu'on n'est accoutumé de le voir : c'est un Henri de
Kavarre tout nouveau et avant la barbe grise. Sa première
femme, Marguerite de France, y est pourtraite à sa belle
heure; mais elle est tellement masquée par sa toilette et en-
goncée dans sa fraise, qu'on a besoinde savoir tout son charme
pour être sûr que cette figure pouparde n'en manquait pas.
Gabrielle d'Eslrées qui est à côté, toute roide et comme em-
prisonnée dans sa liche toilette, a besoin aussi de quelque
explication et de réflexion pour |)araître-ce qu'elle fut : les
témoignages de la Notice viennent en aide au portrait. M. Niel
accompagne, en effet, les Portraits de ses personnages de
Notices faites avec érudition et curiosité; et, puisque j'ai
nommé Gabrielle d'Estrées, on me permettra de détacher
celle gracieuse figure, et, à mon tour, d'en reprendre à la
plume le de-sin , en profitant de tout ce que M. Niel a fait
pour l'éclairer historiquement.
Parmi les noms amoureux et chéris, Gabrielle d'Estrées est
devenue un des plus populaires; elle l'était peu en son temps,
et, bien qu'elle fût aussi aimée, aussi bien vue en Cour qu'une
femme dans sa po.-ition pouvait l'être, elle n'avait pas égale-
ment la voix de la bourgeoisie de Paris et du peuple. Il lui est
arrivé après plus d'un siècle comme à Sully; quelque chose
GABRIEI.LE D'eSTRÉES. 319
de la popularité de Henri IV a rejailli sur elle, et l'on s'est
mis à la célébrer dans une légende quelque peu romanesque
et complaisante, mais qui n'est trompeuse qu'à demi.
On ne sait pas bien la date de sa naissance, ni par consé-
quent l'âge qu'elle avait lorsqu'elle mourut si subitement à la
lieur encore de la jeunesse et dans tout l'éclat de sa beauté.
M. Niel la suppose née vers 1571 ou 1572, ce qui lui donne-
rait vingt-huit ans à l'époque de sa mort. Elle était fille d'une
mère peu estimable et sortait d'une race galante de laquelle
on n'a pas trop dit. Nous sommes ici dans l'école la plus op-
posée à celle d'Anne de Bretagne et de M™*^ de Maintenon , si
l'on se souvient de la classification de Rœderer. Madame Ga-
brielle était la cinquième de six filles qui firent toutes parler
d'elles. Elle avait pour frère le marquis de Cœuvres, depuis
maréchal d'Estrées, esprit des plus fins, des plus déliés, et des
plus habilement intrigants à la Cour, et qui fit souche de guer-
riers et de négociateurs illustres. Elle avait pour sœur une
abbesse de IMaubuisson dont les déportements ont été célèbres.
Gabrielle était entre les deux; elle paraît n'avoir pas eu tout
l'esprit de son frère, et elle n'eut pas non plus (tant s'en faut)
le dérèglement de cette sœur. Le sang de sa mère en elle se
tempérait de sentiments plus doux et plus tendres qui lui
composaient une sorte d'honneur. 11 ne faut pas trop chercher
à approfondir ses premières années ni tout ce qui précède sa
relation avec Henri IV (1). Ce prince la connut en Picardie
vers 1591, dans ces années où il guerroyait aux environs do
Rouen et de Paris. Il s'était fait à Mantes comme une petite
capitale, et de là il s'échappait quelquefois vers M"<-" d'Estrées
pour se distraire, ou bien il décidait son père à l'amener à
Mantes. La foule pourtant les y gênait. Bellegarde qui le pre-
mier avait fait faire au roi la connaissance de Gabrielle ne fut
pas long à s'en repentir. Ces rivalités et ces jalousies de ser-
viteur à maître ont été assez bien rendues dans l'Histoire des
amours de Henri IV, composée par une personne du temps ,
(1) Ce qu'il y a de plus compromettant se trouve clans le^ Nouveaux
Mémoires de B.issompierre, publiés en 1802, piiges I7.'> et suivantes. Ces
Nouveaux mémoires sont moins à mépriser que ne le disent MM. Peti-
lot, Micbaud et Poiijoulat, qui n'ont pas jugé à propos de les com-
prendre dans leurs Colleclions des Mémoires relatifs à l'histoire de
France.
3i0 CALSEUIES UU IAIM)1.
M""' de Guise, depuis princesse de Conti, qui a trouvé par
avance dans ce petit écrit quelques-unes des touches que
M"^ de La Fayette mettra plus lard à raconter les amours de
Madame.
La passion de Henri IV pour Gabrielle passa par différentes
phases, et, au début, elle semble n'avoir rien eu que d'assez
vulgaire. Pour émanciper la fille de iM. d'Estrées, le roi jugea
qu'il n'y avait rien de mieux à faire que de la marier à un
gentilhomme de Picardie, M. de Liancourt. On assure qu'il
avait promis de la venir délivrer avant la lin de la journée des
noces, et il ne vint pas. Les poètes du temps ont fait sur ce
mariage forcé des vers imprimés sous Henri IV, et qui ne sont
pas plus indélicats que ceux qu'on adressait cinquante ans
auparavant à Diane de Poitiers, ou que ceux qu'on adressera
un siècle et demi après à M'"*' de Pompadour. Ces poêles, en
essayant de traduire les sentiments de Gnbrielle, ne craignent
pas d'employer les mots de chasteté et i\e j)Kdeur, qui, dans
leur langage, ne tirent pas à conséquence. Le mariage, du
reste, eut peu de suite, et le roi , dès qu'il le put, se hàla de
le faire régulièrement casser. 11 reconnut et légitima les trois
enfants qu'il eut successivement de M""^ de Liancourt : la race
des Vendôme en sortit, race vaillante et dissolue, et qui revint
par trop décotes à la fois aux exemples originels, aux débor-
dements comme aux prouesses.
Tant que Henri IV avait élé hors de Paris, faisant la guerre
pour recon(|uérir son royaume, ses amours avec Gabrielle
n'avaient pas été affaire d'Èlat : c'était tout si les fidèles ser-
viteurs et com|)agiions du roi pouvaient se plaindre qu'il pro-
longeât trop volontiers les exiiédilions et sièges aux environs
des lieux où étail sa maîtresse. Mais lorsque Henri eut fait
son entrée à Paris et fut devenu le roi de tous, les détails de
sa conduite prirent plus d'importance, et M"'* de Liancourt
occupa les Parisiens. L'Estoile, cpii est l'écho des propos de la
bourgeoisie et des honnêtes gens de la robe, remarque que, le
mardi \^ septembre io9i, le roi vint se promener ù la dérobée
à Paris et s'en retourna le lendemain seul, a\ec M""* de Lian-
court dans son coche, à Saint-Germain-en-Laye. A l'entrée
solennelle qui se fit le 15 septembre aux flambeaux , il était
huit heures du soir (juand le roi à cheval passa sur le pont
Notre-Dame , accompagné d'im gros de cavalerie et entouré
t. ABU I ELLE D KSTllÉKS. 321
d'une magnifique noblesse : « Lui avec un visa:.'e fort riant, et
content de voir tout ce peuple crier si allégr.mient Five le
roi! avait pre.-qne toujours son chapeau au poing, principa-
lement pour saluer les dames et damoiselles (jui étaient aux
fenêtres... M""' de Liancourt marchait un peu devant lui , dans
une litière magnifique toute découverte, chaigée de tant do
perles et de pierreries si reluisantes qu'elles offusquaient la
lueur des flambeaux; et avait une robe de s.itin noir, toute
houppée de blanc. » Ainsi, dès cette entrée de Henri IV,
aux premiers jours de sa capitale reconquise, Gabrielle était
presque sur le pied de reine et en affectait déjà, ou du moins
s'en laissait donner l'altitude.
Pour que cette position de Gabrielle pût se maintenir ainsi
pendant plus de quatre ans sans déchoir et en gagnant même
chaque jour, il fallait qu'il y eût véritablement un interrègne
conjugal. La reine Marguerite, première femme de Henri, ne
l'était plus, en effet, que de nom ; reléguée en Auvergne dans
sa résidence d Usson , il semblait qu'il ne s'agissait que de
régler avec elle les formes de son consentement pour délier à
l'amiable une union qui avait été si mal assortie et si peu
observée des deux parts. Henri IV était donc ouvertement
veuf pendant ces années; il n'y manquait que la déclaration
authentique qui, depuis sa conversion, ne pouvait se faiie bien
attendre. Il n'y avait point de reine. C'est à cette condition
seulement que le rang de Gabrielle à la Cour avait une excuse
spécieuse, une couleur. Elle tenait un intervalle, car bien p ^u
pouvaient admettre qu'elle aspirât à occuper la place mèn.e.
Cependant son crédit gagnait toujours; le roi s'altachail à
elle par l'habitude et avec les années ; à chaque nouvel enfant
qu'elle lui donnait, elle faisait un pas. Elle quitta ce nom de
Liancourt, et devint maïquise de Monceaux vers mars IbO'i,
[)uis duchesse de Beaufort en juillet 'lo96. O'i ra[)pelait ma-
(kniie la marqtcise tout court, puis }nada:ne la duchesse
tout court également. C'étaient des degrés [lar lesquels elle
s'acheminait à devenir plus encore.
Le premier président Groulard du Parlement de Norman-
die , dans ses curieux Mémoires, nous a montré à quel point
elle était véritablement trailée par Henri IV en princesse, et
|)résentée dès 1596 aux plus graves magislrals comme une
personne à qui l'on devait hommage: «Le jeudi 10 octobre
322 CAUSERIES DU LUNDI.
1596 , M""^ la marquise de Monceaux arriva à Rouen , logea à
Saint-Ouen en la chambre dessus celle du roi. — Le ven-
dredi 11 , je la fus saluer, et le dimanche encore après, en
ayant eu commandement du roi par les sieurs de Sainte-
Marie du Mont et de FeuqueroUes. » Henri IV venait tenir à
Rouen l'Assemblée des Notables. Il y fit cette harangue célè-
bre si adroite, si brusque, si militaire, et qui réussit tant
auprès de ceux qui l'entendirent, sans avoir d'ailleurs d'autre
effet : «Je ne vous ai point appelés comme faisaient mes pré-
décesseurs, pour vous faire approuver mes volontés : je vous
ai fait assembler pour recevoir vos conseils, pour les croire,
pour les suivre ; bref, pour me mettre en tutelle entre vos
mains : envie qui ne prend guère aux rois, aux barbes grises
et aux victorieux. Mais la violente amour que j'apporte à mes
sujets, etc. » Il fit cette harangue à Saint-Ouen dans la salle
de sa maison , et voulut avoir l'avis de madame la mar-
quise, qui, pour l'entendre, se tint cachée derrière une ta-
pisserie : « Le roi, dit L'Estoile, lui en demanda donc ce qui
lui en semblait ; auquel elle fit réponse que jamais elle n'avait
ouï mieux dire : seulement s'élait-elle étonnée de ce qu'il
avait parlé de se mettre en tutelle : « Ventre-saint-gris, lui
répondit le roi, il est vrai; mais je l'entends avec mon épée
au côté. »
Ce fut en ce séjour à Rouen , dans le monastère de Saint-
Ouen, que la marquise accoucha d'une fille dont le baptême
se célébra avec toutes les cérémonies ([ui s'observent au bap-
tême des Enlanls de France.
Deux ans après (juillet 1598), le président Groulard, mandé
par lo roi, le vint trouver à Saint-Germain , puis à Paris et à
Monceaux, qui était la résidence favorite de Gabi'ielle. Le
roi , après le souper, « me fit faire, nous dit le magistral, deux
tours de la longue allée, tenant d'une main madame la du-
chesse, et j'étais de l'autre. » 11 entretint dans la soirée le
président de la résolution formelle où il était de faire pronon-
cer sa séparation d'avec sa femme la reine Marguerite, et de
contracter un autre mariage incontinent après.
Si le président Groulard nous monlre Gabriolle traitée et
présentée à l'avance presipie en reine par lo roi dans ses
voyages et ses résidences, L'Lsloile nous la fait voir considé-
rée sous un tout autre aspect par le peuple et les habitants de
GABRIELLE d'eSTRÉES. 323
Paris. Los premières années qui suivirent l'entrée de Henri IV
dans sa capitale ne furent pas aussi sereines qu'on se le figure.
Après les premiers instants de joie et les cris de délivrance ,
les craintes reprirent vite le dessus. La guerre civile s'étei-
gnant, la lutte avec 1 Espagne continuait de s'acharner au
cœur du royaume , dans les provinces même voisines de Pa-
ris. Dès la fin de la première année (1594) , la tentative d'as-
sassinat de Châtel prouvait aux bons citoyens que le fanatisme
veillait toujours. Des saisons funestes, des pluies calamiteu-
ses, des maladies et des contagions se joignirent pour accumu-
ler les tristes présages , pour inquiéter et noircir les imagina-
tions. En contraste avec ces misères présentes, on mettait
involontairement les ballets de Cour, les mascarades et col-
lations où les femmes chargées de pierreries faisaient assaut
de luxe, et oîi Gabrielle donnait le ton : « Le samedi 12 no-
vembre (1594) , écrivait L'Estoile, on me fit voir un mou-
choir qu'un brodeur de Paris venait d'achever pour M"'*" de
Liancourt, laquelle le devait porter le lendemain à un ballet,
et en avait arrêté de prix avec lui à dix-neuf cents écus,
qu'elle lui devait payer comptant. »
Les aperçus que donne L'Kstoile sur les parures et toilettes
de Gabrielle ne sont point exagérés. On a publié, il y a quel-
ques années (I), une notice historique sur V inventaire des
biens meubles de Gabrielle d'Estrées, inventaire dont le ma-
nuscrit est conservé aux Archives impériales : rien n'égale la
richesse , la somptuosité et les recherches d'art et de magni-
ficence dont s'environnait Gabrielle tant dans son ameuble-
ment que sur sa personne. Quand elle était en habit de cheval,
elle aimait la couleur verte : « Le vendredi 17 mars (1595), dit
L'Estoile , il fit un grand tonnerre à Paris avec éclairs et tem-
pête, pendant laquelle le roi était à la campagne, qui chas-
sait autour de Paris avec sa Gabrielle , nouvellement marquise
de Monceaux, côte à côte du roi qui lui tenait la main. Elle était
à cheval , montée en homme, tout habillée de vert, et rentra
à Paris avec lui en cet équipage. » Or, dans l'inventaire de la
garde-robe de Gabrielle, on lit la description de cet élégant
habit de cheval , qui donne idée de ce que pouvait être celui
(1) Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, aiin(';e 1841, article de M. de
Fréville.
;i2t TArsKiiiKS nr undi.
iloiit L'iîsloilo ;i élé l'nippé ; « Un Ciipot et une di'Vtinlicio iimir
porter à cheval , de satin couleur de zizolin , en broderie d'ar-
gent avec du passemen?, d'argent mis en bâtons rompus;
dessus des passe poils de satin vert. Le capot doublé de salin
vert gauffré , el dessus le rebras des boutonnières en broderie
d'argent. Et ladite devantière doublée de taff(Has couleur de
zizolin , avec le chapeau de taffetas aussi couleur de zizolin ,
garni d'argent, prisé deux cents écus. «
Au baptême du fils du connétable, où le roi était parrain
(5 mars 1597), la marquise assistait , magnifiquement parée
et tout habillée de vert également ; mais le roi s'amusa à con-
trôler sa coiffure, lui disant qu'elle n'avait pas assez de bril-
lants dans les cheveux : « elle n'en avait que douze, el on di-
sait qu'il lui en fallait quinze. »
Le genre de beauté de Gabrielle une fois attesté par l'im-
pression générale, on peut s'en rendre compte d'après ses por-
traits et le conclure encore plus que l'y voir à travers la roi-
deur qui n'est que dans l'image, el sous la [larure qui de loin
la surcharge un peu. Elle était blanche et blonde; elle avait
les cheveux blonds et d'or fin, relevés en masse ou mi-crèpés
par les bords, le front beau, Ventrœil (comme on disait
alors) large el noble, le nez dioit et régulier, la bouche pe-
tite, souriante el poiirprine , la physionomie engageante et
tendre, un charme répandu sur les contours. Ses yeux étaient
de couleur bleue et d'un mouvement prompt , doux et clairs.
Elle était complètement femme dans ses goûts, dans ses am-
bi lions, dans ses défauts mêmes;
D'un esprit gentil et gracieux, elle avait surtout un naturel
parfait, rien de savant ; le seul livre qu'on ait trouvé dans sa
bibliothèque était son livre d'Heures (1).
Sans s'occuper précisément de politique , elle avait du sens,
et, lorsque son cœur l'avertissait, elle entendait certaines cho-
se.^ avec promptitude. Un jour (mars iri97), le roi, a|)rès
dîner, était allé chez sa sœur ÎMadanie Catherine, qui était
malade. Madame était restée protestante; on se mit pour la
(f) On a peu (le lettres d'elle; j'en lis dcjx qui sont imprimées tant
bien que ni.il d ins les Voyages niix Einirotis de Paris, par Deidit
( tome 11 . p. /(6 el 260); ellfs son! adressées à la duchesse de Ncvers et
assez iiisi^jnifianlcs.
GABRIELLE d'eSTUÉES. 325
distrnire à jouer du luth et à chanter un Psaume, selon la
mode des Calvinistes. Le roi , sans y songer, commençait à
faire sa partie dans le concert et à psalmodier avec les autres;
mais Gabrielle, qui était près de lui et qui songeait à ce que
pouvait devenir une telle imprudence déligurée par la mali-
gnité, lui mit aussitôt la main sur la bouche en le suppliant
de ne plus chanter; ce qu'elle obtint.
Malgré tout , malgré le soin qu'elle mettait à se concilier le
peuple de Paris, elle avait peine à réussir; et lorsqu'on apprit
subitement, au milieu des fêtes de la mi-carème (12 mars 1597),
qu'Amiens venait dèlre surpris par les Espagnols, l'indigna-
tion fut grande dans la ville. Henri IV, se retournant vers la
marquise qui pleurait, lui dit : « Ma maîtresse, il faut quitter
nos armes el monter à cheval pour faire une autre guerre. »
Et il partit pour réparer cet échec à force de diligence et de
courage. Il est à remarquer que Gabriolle quitta Paris une
heure avant lui en litière, ne s'y sentant pas assurée du mo-
ment que le roi était dehors. On lui en voulait d'avoir distrait
le roi de ses affaires et de l'avoir endormi dans les plaisirs. I!
y avait contre elle à Paris , après cette prise d'Amiens , quel-
que chose de ce qu'il y aura contre M""^ de Pompadour après
Rosbach.
Sully a beaucoup parlé de Gabrielle dans ses Mémoires, et
les pages en ont été fort commentées. Je ne trouve pas qu'on
ait rendu assez de justice à ce témoignage parfaitement désin-
téressé de Sully. On lui a reproché d'avoir été assez rude et
sévère pour elle, lorsqu'il lui avait eu , à l'origine, des obli-
gations pour sa fortune. Mais, en admettant ces obligations,
il serait singulier qu'un homme de bon sens et de ferme juge-
ment, comme Sully, fût tenu d'affaiblir son opinion d'histo-
rien sur une femme , parce qu'elle lui auiait rendu quelques
bons offices dans un intérêt tout personnel. Mettons notre
pensée au point de vue du 6dèle serviteur de Henri IV, sans
rien y ajouter ni.retrancher. Tant qu'il ne fut question pour
le roi que d'avoir près de lui une amie, « une personne confi-
dente pour lui pouvoir communiquer ses secrets et ses ennuis,
et recevoir d'elle une familière et douce consolation, » il n'eut
aucune objection à faire. Un jour qu'il servait de guide et de
conducteur à Gabrielle dans un voyage où elle allait retrouver
le roi, il manqua d'arriver à la dame un grave accident de
VIII. 28
326 CAUSEBIES DU I.UiNDl.
voilure dans le chemin. Sully, qui la croyait déjà morte, était,
il le confesse, dans un grand embarras par rapport au roi.
Pourtant il s'en consolait tout bas et prenait assez crûment son
parti à la manière des vieux Gaulois, en se disant ou à pou
près, comme dans le fabliau (je rends le sens, sinon les pa-
roles) : « Après tout, ce n'est qu'une femme perdue, et il s'en
retrouvera assez. » Je ne donne pas cette manière de sentir
pour très-délicate ni pour chevaleresque, mais elle est de
Sully.
A Rennes (1598), quand le roi, qui songeait sérieusement à
épouser Giibrielle, et qui, depuis quelque temps, voulait s'en
ouvrir à Sully sans l'oser, s'arma à la fm de courage et, em-
menant son serviteur dans un jardin, le retint à causer durant
près de trois heures d'horloge, on assiste à une conversation
à la fois politique et des plus plaisantes. Henri commence en
marquant son intention : « Allons nous promener, nous deux
seuls, lui dit-il en lui prenant la main et passant familière-
ment , selon sa coutume , ses doigts entre les siens ; j'ai à vous
entretenir longuement de choses dont j'ai été quatre fois tout
près de vous parler ; mais toujours me sont survenues, en ces
occasions, diverses fantaisies en l'esprit qui m'en ont empê-
ché. A présent je m'y suis résolu. » Il n'arrive pourtant au
sujet même qu'après une demi-heure au moins, durant la-
quelle il parle.encore d'autres affaires : après quoi venant au
point indiqué , y venant par de nouveaux circuits, énumérant
ses fatigues et les peines qu'il s'est données pour parvenir au
trône et pour rétablir l'Étal, il montre que tout cela n'est rien
encore et n'aboutira à rien de solide et de durable , s'il ne se
procure des héritiers. Mais, cette nécessité des héritiers ad-
mise et le divorce avec la reine Marguerite étant au.-si chose
convenue et déjà ménagée en secret auprès du pape, quelle
femme prendre et de qui faire choix? Ici Henri IV plaisante
selon son usage, et mêle à sa consultation de roi ses saillies.de
Béarnais.
Pour lui , le plus grand des malheurs de la vie serait « d'a-
voir une femme laide, mauvaise et despite. Que si l'on obte-
nait des femmes par souhait, afin de ne me repentir point
d'un si hasardeux marché, ajoutc-t-il, j'en aurais une, laquelle
aurait, entre autres bonnes parties, sept conditions princi-
pales, à savoir : beauté en la personne, pudicité en la vie,
GABRIELLE d'eSTRÉES. 327
complaisance en l'humeur, habileté en esprit, fécondité en
génération , éminence en extraction, et grands Étals en pos-
session. Mais je crois, mon ami, que cette femme est morte,
voire peut-être n'est pas encore née ni prête à naître; et par-
tant, voyons un peu ensemble quelles filles ou femmes dont
nous avons ouï parler seraient à désirer pour moi , soit de-
hors , soit dedans le royaume. »
Cela posé, il énumère et parcourt la liste de toutes les per-
sonnes royales et d'extraction souveraine qui sont à marier;
il épuise , comme on dirait , VAlmanach de Gotha de son
temps, distribuant à droite et à gauche des lardons et voyant
à toutes des impossibilités. Au dedans du royaume, il cherche
encore parmi les princesses; il nomme sa nièce de Guise, sa
cousine de Rohan , la fille de sa cousine de Conti ; à toutes il
trouve des inconvénients encore, et conclut à la normande en
disant : «Mais quand elles m'agréeraient toutes, qui est-ce
qui m'assurera que j'y rencontrerai conjointement les trois
principales conditions que j'y désire, et sans lesquelles je ne
voudrais point de femme : à savoir qu'elles me feront des fils,
qu'elles seront d'humeur douce et complaisante, et d'esprit
habile pour me soulager aux affaires sédentaires et pour bien
régir mon État et mes enfants, s'il venait faute de moi avant
qu'ils eussent âge?... »
Sully n'est pas dupe de cette espèce de consultation de Pa-
nurge, et il le fait sentir au roi : « Mais quoi? Sire, lui répond-
il , que vous plaît-il d'entendre par tant d'affirmatives et de
négatives , desquelles je ne saurais conclure autre chose, sinon
que vous désirez bien être marié, mais que vous ne trouvez point
de femmes en terre qui vous soient propres? tellement qu'à ce
compte il faudrait implorer l'aide du Ciel afin qu'il fît rajeunir la
reine d'Angleterre, et ressusciter Marguerite de Flandre, ma-
demoiselle de Bourgogne , Jeanne-la-Folle, Anne de Bretagne
et Marie Stuart, toutes riches héritières, afin de vous en mettre
au choix. » Et se faisant gausseur à son tour, il propose pour
dernier moyen de faire publier par tout le royaume « (jue tous
les pères, mères ou tuteurs qui auraient de belles filles de
haute taille, de dix-sept à vingt-cinq ans, eussent à les amè-
nera Paris, afin que sur icelles le roi élût pour femme celle qui
plus lui agréerait. » Et il poursuit en détail ce conseil gaillard
avec toutes sorles d'enjolivements. Bref, le roi insistant ton-
328 CAUSEIUES DU LUNDI.
jours sur ces trois conditions dont il veut être sûr à l'avance,
que la femme en question soit belle, qu'elle soit d'humeur dotice
cXcomplaisante, et qu'elle lui fasse des fils, Sully, de son côté,
tenant bon et se retranchant à diie qu'il n'en connaît pas avec
certitude de telles, et qu'il faudrait en avoir fait l'essai au
préalable pour savoir ces choses , Henri finit par livrer son
mot, le mot du cœur : Et que direz-vous si je vous en nomme
une? » Sully fait l'étonné et n'a garde de deviner; il n'a pas
assez d'esprit pour cela, assure-l-il. — « 0 la fine bêle que vous
êtes! dit le roi. Mais je vois bien où vous en voulez venir en
faisant ainsi le niais et l'ignorant, c'est en intention de me la
faire nommer, et je le ferai. » Et il nomme sa maîtresse Ga-
brielle comme réunissant évidemment les tiois conditions :
« Non que pour cela, ajoute-t-il un peu honteusement et eu
faisant retraite à demi , non que je veuille dire que j'aie pensé
à l'épouser, mais seulement pour savoir ce que vous en di-
riez , si, faute d'autre , cela nie venait quelque jour en fantai-
sie. » On voit quelle vive et vraie conversation il s'est tenu
entre le roi et Sully dans ce jardin à Rennes ; il n'y a man-
qué pour faire une excellente scène de comédie historique
que d'avoir été racontée par les secrétaires un peu plus légè-
rement.
A quelque temps de là, à l'occasion du baptême de l'un des
filsdeGabriellequ'on veut faire traiter en tout comme un Enfant
de Franco, Sully qui s'y op[)Ose à l'article du payement, et qui
dit tout haut : « // n'y a point d'Enfant de France ! » s'at-
tire une querelle très-vive avec la mère. On a toute cette scène
également racontée avec détail, la réconciliation que Henri IV
veut ménager entre son ministre et sa maîtresse, et qui ne fait
(pi'amener de la part de celle-ci une explosion plus violente
d'injures et de lamenlations. Tuut le discours qui, en cette
occasion, est mis dans la bouche de Gabrielle a l'air d'èiro
extrêmement naturel , s'il n'est pas très-relevé. Ces scènes, au
reste, avec elle étaient rares; elh- élail de ces femmes qui
reposent et délassent ceux qui les aiment, bien loin d'engen-
drer les querelles.
Un historien du temps a très-bien rendu ce caractère conci-
liant, adroit et facile, qui était une des puissances de Gabrielle,
et c'est im correctif nécessaire à l'impression que laisserait,
«ans cela, le récit un peu aigre de Sully :
GABRIELLE d'ESTRÉES. 329
« Le plaisir, dit l'historien Maltliieu en parlant de cet amour de
Henri IV, n'élait pas le principal objet de ses atrections, il en lirait du
service au démêlement de plusieiirs brouilleries dont la Cour n'est que
trop féconde. Il lui fiait (ù Gabrielle) les avis et rapports qu'on lui fai-
sait de ses serviteurs, et, lui décnuvranl les bleasurcs de son esprit,
elle en apaisait incontinent la douleur, ne cessait que la cause n'en
fût ôtée, l'oifense adoucie et l'oITensé content ; en sorte que la Cour con-
fessait que celle gi'ande faveur dangereuse à un sexe impérieux sou-
tenait chacun et n'opprimait personne; et plusieurs s'éjouissaient delà
grandeur de sa fortune. »
Les choses en étaient là. Le roi, qui venait d'être assez gra-
vement malade à Monceaux, avait reçu d'elle des preuves d'af-
feclion entière. Au commencement de 1599 Gabrielle était,
selon toute apparence , sur le point de devenir reine; elle était
enceinte de nouveau. Depuis qu'elle voyait croître ses espé-
rances, elle se rendait de plus en plus courtoise et officieuse
à tous, « tellement que ceux qui ne la voulaient pas aimer ne
la pouvaient haïr. » C'est une merveille , confesse le satirique
d'Aubigné lui-même, comment cette femme, «de laquelle
lextrème beauté ne sentait rien de lascif, » a pu vivre plutôt
en reine qu'en maîtresse tant d'années et avec si peu d'enne-
mis. Ce fut l'art et le charme de Gabrielle d'avoir su mettre
dans cette existence plus qu'équivoque et si affichée une sorte
de dignité et quelque air de décence. Pourtant elle avait des
ennemis (1), des rivales; on parlait déjà de la jeune princesse
de Florence, Marie de Médicis, pour la faire arriver au trône
de France. Un jour, en voyant des portraits de princesses à
marier, elle disait à d'Aubigné en la lui désignant : « Celle-
(I) J'ai sous les yeux un pamphlet de quatre pat,'es en vers, intitulé
Dialogue, composé le lendemain de la mort de Gabrielle, et qui exprime
d'atroces sentiments de haine. On y fait parler l'Ombre de Gabrielle
venue de l'Enfer tout expi es, dit-on , pour confesser ses crimes :
De mes parents l'amour voluptueuse.
Et de mes sœurs l'ardeur incestueuse,
Rendent assez mon ligna!,'e connu :
De l'exécraMe et malheureux Atréc
Est emprunté notre surnom d'Estrée,
Nom d'adultère et d'inceste venu, etc., etc.
Indépendamment de la désapprobation tacite des Sully, des de Thou,
de ces royaiislci lionnètes gens, elle avait donc contre elle des animo-
silés cachées et ardentes.
28.
330 CAUSERIES DU LUNDI.
ci me fait peur. » Et puis, tout n'était pas aussi gagné dans
le cœur du roi qu'il le semblait. Ce roi, en effet, malgré son
coin connu de fragilité, avait toujours en définitive, quand
il l'avait fallu , sacrifié les plaisirs aux affaires , et il y avait
en lui un ressort d'honneur qui pouvait, au dernier moment,
triompher de son amour. C'est sans doute ce que voulait dire
Sully lorsque, quittant Paris pour passer à Rosny la semaine
sainte de 1599, il disait à sa femme que la corde était bien
tendue, et. que le jeu serait beau si elle rœ rompait., mais
que le succès, selon lui , ne serait pas tel que se l'imaginaient
certaines personnes. 11 faut avoir l'esprit singulièrement fait
pour voir dans cette parole de prudente et prévoyante obser-
vation de Sully l'indice qu'il pourrait bien avoir trempé dans
rem|)oisonnement supposé de Gabrielle, et il y aurait lieu,
vraiment, de répéter ici avec Dreux du Radier: « C'est un
soupçon punissable. »
On sait le reste. .Gabrielle se sépara du roi , qui était à Fon-
tainebleau , pour venir elle-même faire ses dévotions de la
semaine sainte à Paris. Elle y descendit dans la maison du
financier italien Zamet, près de la Bastille. Le jeudi saint,
après le dîner, elle alla entendre les Ténèbres en musique au
petit Saint-Antoine. Elle s'y trouva mal vers la fin de l'office,
revint chez Zamet; son mal augmentant, elle voulut sur
l'heure quitter cette maison et être conduite au logis de sa
tante, INI""' de Sourdis, près du Louvre. Elle était en proie soit
à des convulsions, soit a des attaques d'apoplexie qui la défi-
gurèrent en quelques heures. On annonçait sa mort même
avant qu'elle eût cessé de vivre. Elle exj)ira dans la nuit du
vendredi au samedi 9 ou 10 avril 1599. Le soupçon d'empoi-
sonnement courut, et Gabrielle elle-même, dans ses étreintes
de souffrance, en eut la pensée. Ce fut exactement comme
pour Madame, duchesse d'Orléans. Après elle on n'en donna,
mais aussi on n'en chercha aucune preuve. Il est impossible
aujourd'hui de prononcer là-dessus avec certitude, même
avec vraisemblance.
Henri IV fut désolé et paraissait devoir rester inconsolable.
Il accourait de Fontainebleau à toute bride pour voir la ma-
lade, lorsque la nouvelle de la mort, qu'il apprit en chemin
à Villejuif , le fit retourner à Fontainebleau. Il s'habilla de
noir, et la Cour prit le deuil à son exemple. Il ne garda dans
GABRIELLE d'eSTRÉES. 331
les premiers jours auprès de lui que ceux des courtisans qui
avaient le plus connu Gabric'llp, et avec qui il pouvait s'en
entretenir. Quelques-uns toutefois se hasardèrent à lui faire
entendre qu'au fond de cette perte il y avait une énorme dif-
ficulté politique de moins; lui-même il sentait qu'il échappait
à une faute. Sully survenant lui cita les Psaumes et lui parla
du doigt de Dieu /dont la sagesse convertit souvent notre mal
en bien ; il parlait en cela comme sentaient tous les bons
Français , que la mort de cette pauvre femme tirait d'une in-
quiétude grave. Au compliment de condoléance que lui adres-
sait sa sœur Madame Catherine, Henri IV répondait le 1 5 avril :
« La racine de mon amour est morte, elle ne rejettera 2)lus;
mais celle de mon amitié sera toujours verte pour vous, ma chère
sœur. » Par malheur, ce ne fut pas tout à fait la vertu ici qui
triompha de la passion. Peu de semaines après, Henri Iv^ était
repris d'un autre amour pour Henriette d'Entragues, et avant
la fin de l'année il lui avait fait une promesse de mariage
('l^'' octobre 1599). Les pcëtes , qui célébraient à l'envi le
tombeau de Gabrielle et le deuil du royal survivant, n'avaient
pas encore achevé de rimer leurs stances et complaintes, qu'il
était ou semblait consolé.
Les diamants, pierreries et joyaux de Gabrielle, retenus par
Henri IV qui désintéressa les héritiers, et devenus joyaux de
la Couronne, furent donnés en présent, l'année suivanie , à
la jeune reine ÎMarie de Médicis.
Les lettres qu'on a de Henri IV à Gabrielle ont l'air authen-
tique : ce ne sont que des billets, mais qui ont leur grâce. En
voici quelques traits :
« Celte lettre est courte, afin que vous vous rendormiez après l'avoir
lue. »
« Passer le mois d'avril absent de sa maîtresse, c'est ne vivre pas. »
« Je vous écris, mes clières amours, des pieds de voire peinture (de
votre porlraii), que j'adore seulement pour ce qu'elle est faite pour vous,
noTi qu'elle vous ressemble. J'en puis êli-e juge eompélent, vous ayant
peinte en toute pei'fection dans mon âme, — dans mon àme, dans mon
cœur, dans mes yeux. »
« Mes chères amours, il faut dire vrai , nous nous aimons bien : cer-
tes, pour femme, il n'en est point de pareille à vous ; pour homme, nul
ne m'égale à savoir bien aimer. . . »
Il est dommage qu'on puisse écrire de ces charmantes cho-
ses à plus d'une personne en si peu de temps : car les lettres
332 CAUSERIES UU LUNDI.
à la marquise do Vorneuil siiivirenl do près celles que j'indi-
que, et leur rosseuibleut.
Henri IV^ envoie une l'ois des vers àGabrielle; ce sont, les
stances célèbres : Charmante Gabriel le... Un littérateur
belge (1) a retrouvé dans un recueil manuscrit ancien le re-
frain : Cruelle départie... Henii IV ou ses poêles n'auront
donc fait qu'emprunter à une chanson en vogue ce refrain
qu'affectionnait peut-être Gabrielle , et ils l'auront adapté à
des cou[)lets nouveaux. Hélas ! combien de fois la même chan-
son d'amour pourrait ainsi servir! on n'y changerait que les
noms.
(I) M. Willenis. Voir le ii" 0, tonic XL, i\ci Bullciins de l'Académie
royale de Bruxelles.
Mardi 16 aoùl 1853.
NOUVEAUX VOYAGES
EN ZIG-ZAG,
PAR TOPFFER.
1853.
C'est l'heure des vacances, c'est le moment de faire son
tour de Suisse, sa visite aux Alpes; pour ceux qui sont libres
comme pour ceux qui sont retenus, il n'est pas de moyen plus
agréable ou d'éclairer sa route si l'on part, ou de se iigurer
le voyage si l'on reste, que de prendre les livres de Topffer.
Cet écrivain si regrettable, erdevé en 1846 à l'âge de quarante-
sept ans, au moment où la renommée venait le couronner et
où une sympathie universelle le récompensait de son long
effort, avait laissé d'autres récits d'excursions encore que
ceux (pie M. Dubochet a |)ubliés magnifiquement en 1844.
Ce sont ces nouveaux Voyages qu'on publie aujourd'hui (1), et
pour lesquels les mêmes artistes ou d'autres également dis-
tingués ont prèle le concours de leur crayon ou de leur burin.
Le présent volume, digne du précédent, contient trois excur-
sions pédestres, l'une ancienne, de 1833, à la Grande-Char-
treuse, l'autre à Gênes et à la Corniche; mais surtout on y voit
la dernière grande excursion que Topffer a conduite au cœur
de la Suisse, la plus importante, celle du moins où, comme en
prévision de sa fin prochaine, il a rassemblé le plus de souve-
(I) Librairie de Victor Lccou.
334 CAUSEIUES DU LUNDI.
nirs, de résultats d'observation ou d'expérience, son Voyage
de ^842 autour du Mont-Blanc et au Grimsel. Maintenant
qu'on a sous les yeux l'ensemble des vues, des écrits et des
croquis deTopffcr, c'est le cas de bien expliquer la nature de
son talent comme peintre des Alpes, et de bien fixer le genre
de son invention, le caractère à la fois naïf et réfléchi de son
originalité. Je tâcherai de le faire ici, non pas en zig-zag ,
mais avec suite et méthode, de manière à montrer à tons en
quoi consistent l'innovation et l'espèce de découvei'te réelle
du charmant artiste genevois.
Topffer était né peintre, paysagiste, et son père l'était; mais,
forcé par les circonstances, et surtout par le mauvais état de sa
vue, de se détourner de l'expression directe que réclamait son
talent et où le conviait l'exemple paternel, il n'y revint que
moyennant détour, à travers la littérature et plume en main :
cette plume lui servit à deux fins, à écrire des pages vives et
à tracer, dans les intervalles, des dessins pleins d'expression
et de physionomie.
Le paysage, considéré comme genre à part et comme objet
distinct de l'art, n'est pas chose très-ancienne. M. de Humboldt,
dans un des volumes du Cosmos, a traité du sentiment de la
nature physique et du genre descriptif, en les suivant aux di-
verses époques et dans les différentes races ; il a aussi traité de
la peinture du paysage dans ses rapports avec l'étude de la
nature. 11 établit que, dans l'antiquité classique proprement
dite, c< les dispositions d'esprit paiticuliéres aux Grecs et aux
Romains ne permettaient pas que la peinture de paysage fût
pour l'art un objet distinct, non plus que la poésie descrip-
tive : toutes deux ne furent traitées que comme des acces-
soires. » Le sentiment du charme particulier qui s'attache à
la reproduction des scènes de la nature par le pinceau est une
jouissance toute moderne. A la renaissance de la peinture au
XV* siècle, les paysages, comme fond, étaient traités avec
beaucoup de soin dans quelques tableaux histori(]ues; mais ils
ne devinrent des sujets mêmes de tableaux qu'au xv!!" siècle :
ce fut la conquête des Lorrain, des Poussin, des Iluysdaal,
des Karl Du Jardin et do ces admirables Flamands que Topffer
saluait les premiers paysagistes du monde. Ils découvrirent
ce que les Anciens n'avaient, qu'à peine soupçonné par le pin-
ceau ; ils réalisèrent aux veux ce charme que les grands poètes,
TOPFFER. 335
Homère, Théocrite ou Virgile, avaient su mettre aux choses
sim.ples. Topffer est un disciple des Flamands. Et ne venez
pas lui dire que ces merveilleux peintres des choses naturelles
ne font que copier minutieusement la nature. Pour Topffer,
il y a une vie cachée dans tout paysage, un sens, quelque
chose qui parle à l'homme; c'est ce sentiment qu'il s'agit
d'extraire, de faire saillir, de rendre par une expression
naïve et fidèle qui n'est pas une pure copie. Le paysage , selon
Topffer, n'est pas une traduction, mais un poème. Un paysa-
giste est « non pas un copiste, mais un interprète; non pas un
habile diseur qui décrit de point en point et qui raconte tout
au long, mais un véritable poé'/e qui sent, qui concentre, qui
résume et qui chante. » Et ce n'est qu'ainsi qu'on s'explique
aussitôt et pleinement, dit-il, pourquoi « l'on voit si souvent
le paysagiste, qui est donc au fond un chercheur de choses à
exprimer bien plus qu'il n'est un chercheur de choses à
copier^ dépasser tantôt une roche magnifique, tantôt un ma-
je^tueux bouquet de chênes sains, touffus, splendides, pour
aller se planter devant un bout de sentier que bordent quel-
ques arbustes étriqués; devant une trace d'ornières qui vont
se perdre dans les fanges d'un marécage ; devant une flaque
d'eau noire où s'inclinent les gaulis d'un saule tronqué, percé,
vermoulu... C'est que ces vermoulures, ces fanges, ces ro-
seaux, ce sentier, qui, envisagés comme objets à regarder,
sont ou laids ou dépourvus de beauté, envisagés au contraire
comme signes de pensées, comme emblème des choses de la
nature ou de l'homme, comme expression d'un sens plus
étendu et plus élevé qu'eux-mêmes, ont réellement ou peuvent
avoir en elfet tout l'avantage sur des chênes qui ne seraient
que beaux, que touffus, que splendides. » Et revenant aux
peintres flamands, il s'attache à montrer que leur faire n'est
pas, comme on l'a dit, toute réalité, mais bien plutôt tout ex-
pression; que ce faire est « plus lin, plus accentué, plus figuré,
plus poétique qu'aucun autre, et si éloigné d'être servilement
imitatif de la nature, que c'est par lui au contraire que nous
apprenons à voir, à sentir, à goûter dans une nature, d'ailleurs
souventingrate.ee même charme que respirent lesÉgloguesde
Théocrite et de Virgile. » Il en donne cJiemin faisant un exem-
ple. Au moment où ces réflexions lui viennent (car c'est en
voyage qu'elles lui viennent, sur la route de Viége dans le
336 . r.AUSKRIES nu LUNDI.
Valais, alors qu'il se dirige vers la vallée de Zermall), il ren-
contre une bergère :
"... Plus loin (.•'(•si iino bcry;èi'c (|iii tricote en suivant sa vache le
lonj-' (les loutres d'Iierbe dont la roule est bordée. Le soleil frappe sur
son visajie basané, el ses cils fauves oirdjragenl un regard à la fois sau-
vage el timide. Polter, oîi êles-vous? car c'est ici ce que vous aimez;
et , en etlet, dans une i)arcille figure ainsi peignée, ainsi accoutrée,
ainsi indolente et occupée, pauvre el insouciante, respii-e dans tout son
charme la poésie des champs. Mais cette poésie, il faut un niaîlçe pour
l'extraire de \h, belle, vivante el M'aie tout à la fois; sans cpioi vous
aurez ou bien une Estelle à liserés, qui ne rappelle que romances et
fadeurs, ou bien une vilaine tréatinii, qui ne remue que d'ignobles
souvenirs. »
Au wn*^ siècle donc, il y eut la grande et originale école
de paysagistes qui rendirent tour à tour la beauté italienne
dans ses splendeurs et son éléganle majesté, el la nature rus-
tique du Nord dans ses tranquilles verdures, ses rangées d'ar-
bres le long d'un canal, ses chaumines à l'entrée d'un bois,
en un mot dans la variété de ses grâces paisibles, agrestes et
louchantes. Mais en Suisse, il y avait des paysages et point de
peintres. Il fallut attendre jusqu'au siècle suivant, et ce fut
un littérateur, Jean-,Iacqiies Rousseau, qui donna le signal.
Topffer a très-bien marqué que le paysage de la Suisse ou des
Alpes se divise naturellemenl en trois zones distinctes, et dont
la conquête ne pouvait se faire en un jour. Il y a la zone la
plus basse, très-variée pourtant, très-accidentée; elle com-
prend les jardins du bas, les collines, les abords cultivés des
gorges el le tapis des premières pentes; elle finit où finissent
les noyers. C'est le paysage savoyard ou celiu du canton de
Vaud , celui que Jean-.Iacques parcourait en piéton dans sa
jeunesse el qu'il a rendu avec tant de fraîcheur. Une seule
fois, lui ou du moins son Saint-Preux, il s'est aventuré dans
la zone supérieure, dans les montagnes du Valais; on peut
voir dans la première partie de /a Nouvelle Héloïse la XXllI''
leîlreà.lulie : « Tantôt d'immenses rochers pendaient en ruines
au-dessus de ma tète; tanlôt de liantes el bruyantes cascades
m'inondaient de leur épais brouillard ; tanlôl un torrent éiernel
ouvrait à mes côtés un abîme, etc. » Cette peinture est bien,
mais elle n'est qu'une première vue un peu générale, un peu
confuse , et sans particularité bien distincte. .Tean-Jacques no
TOPFKER. 337
connaît bien sa Suisse qu'à mi-côte, par ses lacs, ses maison-
nettes riantes et ses vergers; avec lui on en revient toujours
aux Charmctles. Il n'a jamais dépeint avec détail ni pénétré,
même ce qu'on appelle la seconde région ou région moyenne.
Cette seconde région, qui est propre à la Suisse, est plus
sobre, plus austère, plus difficile; elle est souvent dénudée ;
la végétation variée de la région inférieure y expire, mais les
sapins, les mélèzes, à son milieu, envahissent les pentes,
revêtent les ravins, bordent les torrents; la chaumière n'y est
plus riante et richement assise comme dans le bas, elle y est
conquise sur la sécheresse des terrains et la roideur des pentes :
ce n'est plus le charme agreste , c'est le règne sauvage qui a
sa beauté. Cette seconde région qui , ai-je dit , est la moyenne,
mène à l'autre, à la supérieure et sublime qui est la région
des pics, des glaciers, des resplendissants déserts, et où la
rigueur du climat « ne laisse vivre que des rhododendrons,
quelques plantes fortes, des gazons robustes, » au bord et
dans les interstices des neiges éternelles.
Ces hautes régions furent en quelque sorte la découverte et
'la conquête de l'illustre physicien Saussure. Passionné de
bonne heure pour les montagnes, vers lesquelles l'attirait un
attrait puissant, il commença en 1760 ses courses vers les
glaciers de Chamouni, alors peu fréquentés, et depuis, chaque
année, il renouvela ses voyages des Alpes, jusqu'à ce qu'en
août 1787, il parvint à s'élever à la cime du Mont-Blanc qui
avait été pour la première fois gravie par deux habitants de
Chamouni l'année précédente. Dans les descriptions et comptes
rendus tout scientifiques qu'il a donnés de ses voyages, Saus-
sure a été peintre par endroits : en présence du spectacle
extraordinaire et inouï qu'il avait sous les yeux, « il tâche
d'atteindre à la grandeur par la simplicité, au calme et à la
majesté par le déroulement harmonieux et paisible de sa pé-
riode sans pompe descriptive et sans ornement d'apparat. »
Ainsi Saussure découvrait r.^//je et en annonçait sobrement
la poésie, vers le même temps où Bernardin de Saint-Pierre
versait les trésors tout nouveaux de la nature tropicale et des
mornes de l'Ile de France, et un peu avant que Chateaubriand
eût trouvé la savane américaine.
Mais XAlpe a été rude à conquérir tout entière ; les monta-
gnes ne se laissent pas brusquer en un jour; les René et les
VIII. 29
338 CAUSERIES nu LUNDI.
('.liilde-llcirold les traversent, les déprécient ou les admirent,
et croient les connaître : elles ne se livrent qu'à ceux qui sont
forts, patients et humbles tout ensemble. 11 faut ici du pâtre
jusque dans le peintre. Il a fallu monter lentement, pied à
pied, s'y reprendre à bien des fois avant de ravir les richesses
dans leurs replis (1).
Quant à la peinture proprement dite et par le pinceau, ce
ne fut que sur la fin du xviii" siècle que De La Rive et , après
lui, Topffer le père, commencèrent à rendre le paysage suisse,
savoyard, de la zone inférieure dans sa grâce et sa poésie
familière; « les masures de Savoie avec leur toiture délabrée
et leur portail caduc; les places de village où jouent les ca-
nards autour des flaques; les fontaines de hameau où une
(ille hàlée mène les vaches boire ; les bouts de pré où paît
solitaire, sous la garde d'un enfant en guenilles, un taureau
redoutable; » puis les marchés, les foires, les hôtelleries; les
attelages poudreux avec le chien noir qui court devant; les
rencontres de curés, de noces, de marchands forains; les ma-
nants de l'endroit avinés et rieurs, « amusants de rusticité. »
Les choses en étaient là lorsque Topffer commença ses voyages*
pédestres en 1823. Vers le même temps, un peintre de Neu-
chàtel, Meuron, osait, le premier, tenter de rendre sur la
toile « la saisissante âpreté d'une sommité alpine, au moment
où, baignée de rosée et se dégageant à peine des crues fraî-
cheurs de la nuit, elle reçoit les premiers rayons de l'aurore. »
Mais les Calame, les Diday et aulres qui marchent sur leurs
traces n'étaient point encore venus. Les classiques d'alors
s'attachaient à prouver, par toutes sortes de raisons techni-
ques et de considérations d'atelier, que ces régions supérieures
des Alpes étaient essentiellement impropres à être reproduiles
sur la toile et à devenir matière de tableaux. Impossible,
c'était le mot consacré.
Ici va se bien comprendre l'originalité de Topffer et son
coin de découverte pittoresque. Il se met à voyager à pied
avec ses élèves comme sous-maître d'abord dans un pension-
nat, en attendant qu'il ait sa maison à lui et sa joyeuse bande.
(1) Byron au reste, dims son séjour on Suisse (1816), a senti ciprali-
qiié les Alpes l)iin autrement que Ciialeaubiiand qui tie les avait vues
d'ahoni (|u'eii passant (18o:i), et qui semble les avoir traitées, el le
Monl-IJIaiie lui -même, du haut de sa {grandeur.
TOPFFER. 339
Il a quelque apprentissage à faire, il le fait vite, et saisit dès
les premiers jours la poésie de ce genre de voyages, poésie
de fatigue, de courage, de curiosité et d'allégresse. 11 aspire
presque aussitôt à la communiquer et à la bien traduire, en
la racontant gaiement à l'usage d'abord de ses seuls jeunes
compagnons, et en croquant pour eux et pour lui, d'une plume
rapide, les principaux accidents de la marche, la physiono-
mie des lieux et des gens. Cependant, peu à peu, il s'enhar-
dira; et lui qui, au fond de son cœur, peut se dire : Je suis
peintre aussi! ne pouvant l'être par les couleurs, il ouvrira
la voie aux autres, il indiquera les chemins; il dira, comme
un guide, les sentiers escarpés qui mènent au point de vue
réputé désespéré et inaccessible; il esquissera ce que d'antres
peindront, et, à chaque pas de plus que fera la peinture sin-
cère à la conquête de ces rudes Alpes, il applaudira ;ui Iriomphe.
Ses courts et brusques dessins, ses récits, sont une suite de
jolis tableaux flamands, relevés tout aussitôt d'une saveur
alpestre, de quelque chose de fruste (pour em[)loyer un de
ses mots favoris) et d'un caractère sauvage : en même temps,
il n'oublie jamais le côté humain, familier, vivant, qui doit
animer le paysage, et qui lui ôte tout air de descriptif. Là
même où il s'élève jusqu'à cette troisième et haute région où
tout semble écraser l'homme et où la vie sous toutes ses
formes se retire, Topffer trouve encore un sens correspondant
au cœur en ces effrayantes sublimités. Après avoir décrit en
une page d'une large et précise magnificence la physionomie
générale du Cervin, par opposition à l'effet de Cliamouni , il
en vient à s'interroger sur les sources de son émotion :
«D'où vient donc, se demande-l-il en présence de celte effroyable
pyramide du Cervin, d'où vient l'inlérêl, le chartne puissant avec
lequel ceci se contemple.' Ce n'est là pourtant ni le pittoresque, ni la
demeui'e possible de l'homme, ni même une merveille de gi|j;antesque
pour l'œil qui a vu les astres ou pour l'esprit qui conçoit l'univers. La
nouveauté, sans doute, pour des citadins surtout; l'aspect si rapproché
de la mort, de la solitude, de l'éternel silence; notre existence si fiêle,
si passagère, mais vivante et douée de pensée, de volonté et d'atl'ec-
tion, mise en quelque sorte en contact avec la brute existence et la
muette grandeur de ces êtres sans vie, \ oilà, ce semble, les vagues pensers
qui attachent et qui secouent l'âme à la vue de celte scène et d'autres
pareilles. Plus bas, en effet, la reproduction, le changement, le renou-
vellement nous entourent; le sol aclit et fécond se recouvre éternelle-
340 CAUSERIES DU LUNDI.
nient de parure ou de fruits, et Dieu semble approcher de nous sa main
pour que nous y puisions le vivre de l'été et les provisions de l'hiver;
mais ici où cette main semble s'être retirée, c'est au plus profond du
cceur que l'on ressent de neuves impressions d'abandon cl de lerrcur,
que l'on entrevoit comme ;\ nu l'incomp.irable l'aiblcsse de l'homme,
sa prochaine et éternelle destruction si , pour un instant seulement , la
divine bonté cessait de l'entourer de soins tendres et de secoui's inlinis.
i'oésie sourde, mais puissante, et qui, par cela même qu'elle diri;:e la
pensée vers les grands mystères de la création, captive l'âme et l'élève.
Aussi, tandis que l'habituel spectacle des bienl'ails de la Divinité tend
à nous distraire d'elle, le spectacle passager des stérilités immenses,
des mornes déserts, des l'égions sans vie, sans secours , sans bienfaits,
nous ramène ;\ elle par un vif sentiment de gratitude, en telle sorte que
plus d'un homme qui oubliait Dieu dans la plaine s'est ressouvenu de
lui aux montagnes. »*
Topffer se rappelle en ces moments et rassemble dans son
impression grandiose le sentiment de Tanliqne Sinaï , les res-
souvenirs des Prophètes, tout ce qu'il y a de plus présent et
de plus parlant à l'homme dans la tradition; et c'est aiqsi
qu'il anime encore ces apparitions gigantesques de l'éblouis-
sante et froide nature, tandis que ceux qui, comme Sénan-
cour, autre grand paysagiste aussi , n'y voient que le couron-
nement et le témoignage subsistant des forces aveugles, n'en
retirent jusque dans leur admiration rien que de morne, de
consternant et de désolé.
Le charme des voyages de Topffer, c'est qu'il ne reste ja-
mais longtemps sur ces hauteurs, et l'on jouit avec lui de tous
les accidents du chemin. Un des endroits de son récit qui m'a
laissé le plus frais souvenir, c'est son excursion aux INIayens,
près de Sion. Les Mcq/ens, on appelle ainsi sur la montagne
les lieux oià vont dès le mois de 77ini les nobles Valaisans, les
patriciens du pays, aujourd'hui dépossédés de leur inducncc.
Ces dignes gens ont là-haut des solituies et de doucescabancs,
ce (pi'on appelle le Miujen de la famille; ils se hâtent d'y
monter dès qu'avril a fondu les neiges, et ils ne redescendent
plus à Sion qu'à l'approche de l'hiver. Topffer nous montre,
chez ces familles lidèles au culte du pas^é, la vie paisible,
régulière, patriarcale, l'oubli du siècle cpii serait amer à trop
regarder, et qui n'émanci[)e les uns qu'en froissant les au-
tres. « Les Mayens sont à notre avis, dit-il , un Elysée dont
la douceur enchante, plutôt (pi'une merveille à visiter; » et
c'est i)Our cela qu'il donne envie d'y monter et d'y vivre au
TOPFFER. 341
moins une saison. Los hôtes qu'il y visite, en échange de ses
croquis, lui font voir les leurs : « Ce sont, remarque-t-il , des
aquarelles faites d'après les sites uniformément aimables de
ce paisible séjour. Le vert y domine, cru, brillant, étalé, mais
les fraîcheurs de l'endroit s'y reconnaissent aussi, et aussi
ces menus détails, ces neures finesses qui échappent souvent
au rapide regard de l'artiste exercé, pour se laisser retracer
par l'amateur inhabile, réduit qu'il en esta se faire scrupu-
leux par gaucherie et copiste par inexpérience. »
Personne ne fait mieux comprendre que Topffer comment,
sans avoir rien des procédés convenus et artificiels, on par-
vient à épeler, à bégayer, puis à parler, chacun selon sa me-
sure et avec son accent, la langue du pittoresque. Il faut s'y
mettre avant tout, et, pour peu qu'on ait de sentiment naturel
en face des objets, le suivre, y obéir, travailler à y donner
jour. A force de croquis manques, on arrivera à en produire
un passable, puis un parlant, et, à la On, Von se sera fait
sa petite manière à soi de ne s'y prendre pas trop tnal,
et cela en ne poursuivant que la nature et sans imiter per-
sonne. Il a, à ce sujet, de ravissantes pages sur ce thème :
Qu'est-ce que croquer? par opposition a dessiner. 11 en a
d'autres comparables à celles-là sur cet autre motif : Qu'est-ce
que flâner? qui est, selon lui, tout l'opposé de ne rien faire.
Pour le style de même. La langue de Topffer est à lui , et
il le sait II n'y a pas visé d'abord, et elle lui est venue comme
cela. La Suisse, dans ses creux de vallées et ses plis de ter-
rain, a gardé trace et souche de bien des langues. Il y a là
des dialectes d'emprunt et des patois indigènes. Le français,
qui est très-indigène en quelques parties, est resté âpre et n'a
jamais eu sa greffe définitive. Genève pourtant y a donné son
poli et son pli. Mais traversée en bien des sens et formée
d'une population mi-partie française, italienne et germanique,
Genève aurait fort à faire pour garder une langue pure.
Topffer n'a jamais cherché qu'à l'avoir naturelle : « Je ne
suis qu'un Scythe, s'écrie-t-il comme Anacharsis, et l'harmo-
nie des vers d'Homère me ravit et m'enchante ! Je ne suis
moi, qu'un Genevois, et l'harmonie, la noblesse, la propriété
ornée, la riche simplicité des grands maîtres de la langue,
pour autant que je sais l'apprécier, me transporte de respect,
d'admiration et de plaisir. De bonne heure j'ai voulu écrire,
29.
342 CAUSERIES DU LUNDI.
et j'ai écrit; mais sans me faire illusion sur ma médiocrité
et mon impuissance, uniquement pour ce charme de compo-
ser, d'exprimer, de chercher aux sentiments, aux pensers,
aux rêves de choses ou de personnes, xine façoji de les dire
à mon gré, de leur trouver une ligure selon mon cœur. »
Tout en admirant nos grands écrivains, il ne les imite donc
pas le moins du monde ; placé hors du cercle régulier et,
pour ainsi dire, national, de leur influence, il ne trouve pas
qu'il y ait révolte à ne pas les suivre, même dans les formes
générales qu'ils ont établies et qui font loi en France; il n'est
pas né leur sujet. Il écrit d'emblée à sa guise, comme il
croque le paysage. Sans y mettre tant d'artificiel il procède
comme Courier, ou plutôt c'est un Montaigne né près du Lé-
man, et qui cherche à racheter sa rudesse et certains sons
rauques par du mordant et du vif. Aussi, à défaut du coulant
d'un Voltaire, de l'harmonie d'un Bernardin ou d'un Fénelon,
et s'il n'a presque jamais ce qui chante, il a ce qui accentue
et ce qui saisit. Toute sa théorie du style est agréablement
exposée et mise en action dans la rencontre qu'il fait du bon-
homme Tobie Morel à la descente du grand Saint-Bernard.
Tobie IMorel , tout en frappant de son bâton et de ses souliers
ferrés les dalles de la chaussée, rencontre Topffer et sa troupe
d'écoliers, et en homme communicatif, au premier mot
échangé, il se met à raconter son histoire; il le fait en des
termes pleins de force et de naïveté; d'où Topffer en revient
à son axiome favori : Tovs les paysans 07it du style. Mal-
herbe avait dit : « .l'apprends tout mon français à la place
Maubcit. » Lui, Topffei-, il veut qu'à deux siècles de distance
celte parole bien comprise signifie : « Je rajjprends et je re-
trempe mon français chez les gens simples, restés fidèles aux
vieilles mœurs, comme il en est encore dans la Stn'sse ro-
mande, en Valais, en Savoie, en dessus de Homont, à Liddes,
à Saint-Branchier, au bourg Saint-Pierre. C'est là qu'en ac-
costant, dit-il , le paysan qui descend la chaussée, ou en s'as-
seyantle soir au foyer des chaumières, on a le charme encore
d'entendre le français de souche, le français vieilli , mais ner-
veux, souple, libre et parlé avec une antique et franche net-
teté par des hommes aussi simples de mœurs que sains de
cœur et sensés d'esprit;... — en telle sorte que la parole n'est
plus guère que du sens, mais franc, natif, et comme transpa-
TOPFFER. 343
rent d'ingénuité. » A d'autres endroits de ses écrits, et tout
en reconnaissant avec vérité les défauts habituels au caractère
du paysan, il est revenu encore sur la pari de solide bon
sens qu'il trouve en plus grande mesure chez eux que dans
les autres classes : « Ceci se marque bien dans leur langage,
ajoute-t-il, qui est clair, discret, et d'une conslante propriété.
Aussi trouvé-je toujours du plaisir à' m'entretenir avec eux des
choses qui sont à leur portée. »
De cette observation attentive du langage campagnard et
paysanesque ^ combinée avec beaucoup de lecture, de littéra-
ture tant ancienne que moderne, tant française quegrecque('l),
est résulté chez Topffer ce style composite et individuel f|ue
nous goûtons sans nous en dissimuler les impeifeclions et les
aspérités, mais qui plaît par cela même qu'il est naturel en
lui et plein de saveur. C'est ainsi qu'on écrit dans les littéra-
tures qui n'ont point de capitale, de quartier général clas-
sique ni d'Académie; c'est ainsi qu'un Allemand, qu'un Amé-
ricain ou même un Anglais use à son gré de sa langue. En
France, au contraire, où il y a une Académie française et où
surtout la nation est de sa nature assez académique, où le
Suard, au moment où on le croit fini, recommence; où il n'est
pas d'homme comme il faut, dans son cercle, qui ne parle
aussitôt de goût; où il n'est pas de grisette qui, rendant son
volume de roman au cabinet de lecture, ne dise pour [)remier
mot : C'est bien écrit, on doit trouver qu'un tel style est
une très-grande nouveauté, et le succès qu'il a obtenu un
événement : il a fallu bien des circonstances pour y préparer.
Nous supplions seulement qu'on ne l'imite pas, et qu'on n'aille
pas faire un genre littéraire, une école, de ce qui, chez le
libre amateur genevois, a été précisément l'absence d'école
et une inspiration forte et combinée.
(I) Ce n'est pas sans dessein que j'indique la littérature grecque, car
Topller élail lieUéniste; il a même donné une édition des Harangues de
Démosthène, et il se souvient évidemment du grec dans celte [dii'ase
de ses Voyages en Zig-zng , par exemple : « C'est 1;\ mieux qu'ailleurs
(dans une excursion en commun du maîlre avec sesélèvos) qu'il dépend
de lui, s'il veut bien profiter amicalement des événements, des impres-
sions, des spectacles et des vicissitudes, de fonder de saines notions
dans les espi'ils, de fortifier dans les cœurs les sentiments aimables et
bons, tout comme d'y combattre, d'y ruiner à l'improviste, et sitr le
rasoir de l'occasion , tel penchant disgracieux ou mauvais. »
344 CAUSERIES DU LUNDI.
Topffer, qui so sépare de nous gens du centre, qui est en
indépendance et en réaclion contre la litlérature française de
la capitale, et qui la juge, nous semble parfois bien sévère et
même injuste. Ce n'est i)as le moment de discuter quelques-
uns des noms qu'il met en cause : il api)récie les talents célè-
bres et en vogue , moins encore en oux-mèmes, ce semble, que
d'après leurs discijiles et leurs iniluences; il a de ces condam-
nations décisives, anticijiées, qu'entre contemporains et artis-
tes qui courent plus ou moins la même carrière, il faut laisser
au temps seul le soin de tirer entièrement. S'il vivait, il n'au-
rait sans doute qu'à se relire, nous n'aurions pas même à le
lui faire comprendre. Et n'est-ce pas lui qui a dit quelque
part : « Les auteurs vivants jugent mal les auteurs vivants? »
Les sentiments élevés, ceux que naturellement la pensée
de sa mort réveille, nous reviennent à son sujet. Il a raconté
dans le présent volume sa visite en deux asiles consacrés
par la religion, à la Grande-Ciuirtreuse en 1833, à l'hospice du
Saint-Bernard en 18 52 11 nous semble qu'il manque quehpie
chose à sa visite de la Grande-Chartreuse; il est novice en-
core, son monastère est troj) effacé; il nous peint la haute
vallée plutôt que le but même; il n'a pas l'hymne du char-
treux, l'allégresse du cloître, le rayon de Le Sueur et de saint
Bruno. La sympathie, sans lui faire défaut, y est mêlée de
quelques tons qui crient. Mais à l'hospice du Saint-Bernard,
c'est différent : riios[)italilé cordiale l'a gagné, et aussi l'as-
pect de l'humble foule agenouillée le jour de la fête du cou-
vent l'a pris au cœur. Le i)eintre en lui et le chrétien se sont
rencontrés : «Oh! le pittoresque spectacle, s'écrie-t-il à la
vue de l'évêque de Sion officiant en personne et de sept cents
fidèles environ accourus d'Aoste, du Valais, de Fribourg,
priant debout, agenouillés, ou assis par rangées sur les degrés
et relluant jusque dans l'étage siq)érieur! Des vieillards, des
petits garçons, des jeunes filles, des mères et leurs nourris-
sons; toutes les poses de la dévotion naïve, du recueillement
craintif, de l'humilité respectueuse; toutes les attitudes de la
fatigue qui s'endort, de l'attention qui se lasse, et aussi de
cette oisiveté de l'àme pour laquelle le culte catholique ne se
montre jamais sévère, à la condition que les doigts roulent les
grains d'un chapelet et que la langue murmure des prières. )^
Et ne croyez pas que ce dernier mot soit une épigramme; car
TOPFFER. 345
tout aussitôt, dans une page très-belle et pleine d'onction, tout
en réservant son principe de foi , il va rendre hommage à ce
trait d'ingénue et d'absolue soumission qui est obtenue plus
facilement par la religion catholique et qui procède du dogme
établi de l'autorité même; il y reconnaît un vrai signe de
l'esprit religieux sincère : a Et en effet, dit-il, être chrétien,
être vrai disciple de Jésus- Christ, c'est bien moins, à l'en
croire lui-même, admettre ou ne pas admettre telle doctrine
théologique, entendre dans tel ou tel sens un dogme ou un
passage, que ce n'est assujettir son âme tout entière, ignorante
ou docte, intelligente ou simple, à la parole d'en haut, pas
toujours comprise, mais toujours révérée. » Sous cette impres-
sion d'une douce piété communicative, il appellera donc plus
d'une fois les dignes religieux du grand Saint-Bernard ses
frères, ses coreligionnaires très-certainement, en dépit de qui-
conque pourrait y trouver à redire. Tout humble qui prie lui
paraît son coreligionnaire plus sûrement que tout raisonneur
et tout petit docteur qui discute. 11 a beau être de Genève, il
se retrouve encore du diocèse et de la paroisse de saint Fran-
çois de Sales par un côté. Près de mourir, Topffer reviendra
sur cette idée d'assujettissement, d'acquiescement intime et
volonlaire qui était le trait essentiel de sa foi : « Qui dispute,
doute; qui acquiesce, croit... Je crois et je me confie, deux
choses qui peuvent être des sentiments vagues, sans cesser
d'être des sentiments foits et indestructibles. »
Dès le temps où il visitait la Grande-Chartreuse, Topffer,
voyant ce renoncement absolu qui imprime le respect et une
sorte de terreur, s'était posé dans toute sa précision le pro-
blème qui est fait pour troubler une âme [iréoccupée des des-
tinées futures : le chartreux, le trappiste, en effet, le disciple
de saint Bruno ou de Rancé vit cliaque jour en vue de sa
tombe, tandis que d'autres, la plupart, ne vivent jamais qu'en
vue de la vie et comme s'ils ne devaient jamais mourir :
« Destinée étrange que celle de l'homme! se demandait le
voyaiiour jeune encore et plein de jours: la vie lui est donnée,
et il est un insensé s'il s'y attache, puisqu'elle va lui être re-
tirée : la mort lui est imposée irrévocablement, et il est un
insensé encore s'il y sacrifie la vie, puisqu'elle est un bien-
fait de Dieu'.... Que faire donc? et conmient concilier celte
contradiction fatale, comment caresser tout ensemble et la vie
346 CAUSERIES DU LUNDI.
et la mort? Hélas ! c'est là l'équilibre où il n'est donné <à au-
cun homme d'atteindre! » Et dans le doute, entre les deux,
« entre ceux-là qui disposent toutes choses comme s'ils de-
vaient toujours rester dans ce monde, et ceux qui, comme
les chartreux, dis|)0sent toutes choses comme s'ils l'avaient
déjà quitté, » c'est encore la folie du chartreux qui lui paraît
la moindre. Douze ans après, au lit de mort lui-même, et
durant sa dernière maladie, Topffer revenait sur cette médi-
tation, sur cette énigme de la destinée, dont il avait désormais
une pleine conscience, et il la dénouait, selon sa mesure, en
homme de famille, en époux et en père, pieux, résigné et
saignant : « Renoncer au monde, si l'on prend le précepte à
la lettre, disait-il, c'est fausser sa destinée en dépravant sa
nature. Renoncer au monde, si l'on prend le précepte dans
son esprit, c'est faire en toutes choses une part à la vie et une
part à la mort, et cela jusqu'au dernier soupir. » — Dans la
première partie de son explication, Topffer n'a pas assez senti,
je le crains, tout le mystère de la vie cachée, de la vie des
antiques Ermites et des Pères du désert; mais il est impos-
sible de mieux faire la part de l'homme de la société et du
père de famille mourant.
.le n'ai pas craint de laisser arriver ces pensées graves et
funèbres jusque dans la lecture de ces derniers Voyages si
remplis de soleil, de joie, d'accidents de toute sorte, si animés
d'une sociabilité charmante, et tout parsemés de figures ou
de perspectives. Après s'en être pénétré et en s'engageant sur
les pas de l'excellent initiateur dans ces expéditions de fatigue
et de plaisir, plus d'un visiteur des hautes cimes, au tournant
d'un roc, au reflet d'un glacier, à l'humble vue d'une clôture,
se surprendra à dire comme pour un compagnon absent et
pour un ami qui nous a devancés : « Topffer, où êtes-vous? »
Lundi 22 août 1853.
GIBBON.
Gibbon est à certains égards un écrivain français, et il a de
droit sa place marquée en notre xviii'^ siècle. Dans le séjour
qu'il fit à Lausanne, jeune, de seize à vingt et un ans, il s ap-
prit tout à fait à penser en français, à ce point que les lettres
en anglais qu'il écrivait pendant ce temps sont de quelqu'un
qui ne sait plus bien sa langue. Plus tard, retourné en Angle-
terre, le premier Essai qu'il publia {Essai sur l'Étude de la
Littérature ^ 1761 ) est écrit en français. Poussé par sa voca-
tion d'historien et cherchant encore son sujet, il entreprend
avec son ami Deyverdun une Histoire générale de la Répu-
blique des Suisses (ce même thème héroïque que Jean de
Millier traitera bientôt), et Gibbon a\ait déjà composé l'intro-
duction en français : il fallut que l'illustre historien David Hume
le rappelât à l'idiome national , en lui disant comme Horace
aux Romains qui écrivaient leurs livres en grec : « Pour-
quoi portez-vous le bois à la foret? » Dans les dernières an-
nées de sa vie enfin, étant revenu habiter à Lausanne, sa con-
versation habituelle était en français, et il craint que les derniers
volumes de son Histoire de la Décadence et de la Chute de
l'Empire romain, composés durant cette époque, ne s'en
ressentent : « La constante habitude, dit-il, de parler une lan-
gue et d'écrire dans une autre peut bien avoir infusé quelque
mélange de gallicismes dans mon style. » Si ce sont là pour
lui des inconvénients et peut-être des torts aux yeux des purs
Bretons, que ce soit au moins à nos yeux une raison de nous
occuper de lui et de lui rendre une justice plus particulière,
comme à un auteur éminent qui a été en partie des nôtres.
.Us CArSKRIES DU LUNDI.
On a , quand on parle de Gibbon, même en France, «ne
prévention défavorable à vaincre; c'est que lui-même a parlé
du Chrislianijime dans les 15" et 16* cha[)itres de son premier
volume avec une all'eclalion d'impartialité et de froideur qui
ressemble à une hostilité secrète, et qu'à ne voir les choses
que du simple point do vue historique, il a manqué d'un cer-
tain sens délicat, tant à l'égard du fond do l'idée chrétienne
que par rapport aux convenances qu'il avait à observer envers
ses propres contemporains. Jugeant trop des autres d'après
lui, et aussi d'après le milieu parisien de son temps, Gibbon
crut le monde arrivé à un état complet d'indifférence et de
scepticisme. Quand il vit le scandale que ses deu.x chapitres
avaient causé, surtout en Angleterre, chez les pieux, les
timides, les prudents (comme il voulait les appeler), il en eut
quelque regret, et il convient que, si c'avait été à recom-
mencer, il y aurait pris garde davantage; car Gibbon, s'il
n'est point du tout un homme religieux , est encore moins un
sectateur et un fauteur d'incrédulité. Il se borna dans sa
Défense à ce qui était strictement nécessaire, et il évita ce qui
eût pu enllammer. Témoin , dans les dernières années de sa
vie, de la Révolution française, il se plaisait à adhérer en tout
à la profession de foi de Burko : a J"admire son éloquence,
disait-il, j'approuve sa politique, j'adore sa chevalerie, et j'en
suis presque à excuser son respect pour les établissements
religieux. » Et il ajoutait qu'il avait quelquefois pensé à écrire
un dialogue des morts, dans lequel Lucien, Erasme et Voltaire
se seraient fait leur confession , seraient convenus entre eux
du danger qu'il y a à ébranler les vieilles croyances établies
et à les railler en présence d'une aveugle multitude. Tous ces
retours de Gibbon sont sans doute exclusivement dans un
intérêt politique et social, et ses paroles trouvent encore
moyen de s'y imprégner d'un secret mépris pour ce qu'il ne
sent pas. Ne lui demandez pas plus de chaleur ni de sympa-
thi(; pour cet ordre de sentiments ou de vérités; il a du lettré
chinois dans sa manière d'apprécier les religions.
Jl ne porte guère plus de chaleur en apparence dans la con-
sidération des mouvements politiques des peuples et dans la
concept ion de l'histoire. Pourtant ici son amour de l'antiquité
et son culte classique le sauvent des injustices. Il est épris de
la noble gloire et des luttes généreuses d'un Cicéron ; il se.
GIBBON. 349
nourrit sans cesse de l'esprit et des ouvrages de « ce grand
auteur, » qu'il appelle « toute une bibliotbèque de raison et
d'éloquence. » Bien qu'essentiellement impropre à Jiborder la
tribune, Gibbon a assisté comme membre du Parlement aux
discussions de son pays; les huit sessions qu'il y passa lui
furent, dit-il, « une école de prudence civile, la première et la
plus essentielle qualité d'un historien. » Il y a un moment où,
dans les dangers de la guerre de Sept Ans, il est redevenu
Anglais à la voix de Pitt; il s'est fait capitaine de milice et a
paru animé d'un éclair d'enthousiasme patriotique. Habituel-
lement, et quand il a la plume en main, il est vrai de dire que
ce genre d'émotion et d'inspiration lui est étranger. Ses idées
favorites de gouvernement concordent avec celles d'Horace
Walpole; il a placé volontiers, comme ce dernier, son âge d'or
historique dans cette merveilleuse période et cette ère élij-
séenne du siècle des Antonins, « dans kKiuelle le monde vit
cinq bons monarques se succéder sans interruption (I). »
D'Auguste à Trajan , Gibbon a trouvé la forme d'empire à
laquelle sa raison et ses instincts d'esprit le rattachent le plus
naturellement. Dans son premier écrit [V Essai siu^ V Élude
de la Littérature), el quinze ans avant de publier sa grande
composition histoiique, il décelait déjà sa préférence pour ce
grand tout continu et pacifique de l'Empire romain ; il le place
presque au niveau de ce que l'Europe est devenue depuis; il
fait remarquer de plus, à l'avantage de cet ancien état du
inonde, que des pays, aujourd'hui barbares, étaient éclairés
alors et jouissaient des bienfaits de la civilisation : « Du temps
des Pline, des Plolémée et desGalien, dit-il, l'Europe, à pré-
sent le siège des sciences, l'était également; mais la Grèce,
l'Asie, la Syrie, l'Egypte, l'Afrique, pays féconds en miracles,
étaient remplis d'yeux dignes de les voir. Tout ce vaste corps
était uni par la paix, par les lois et par la langue. L'Africain
et le Breton , l'Espagnol et l'Arabe se rencontraient dans la
capitale, et s'instruisaient tour à tour. Trente des premiers de
Rome, souvent éclairés eux-mêmes, toujours accompagnés de
ceux qui l'étaient, partaient tous les ans de la capitale pour
gouverner les provinces, et, pour peu qu'ils eussent de curio-
sité, l'autorité aplanissait les routes de la science. »
(1) Voir la lettre d'Horace Wulpole à Gibbon , du U février 1776.
VIII. . 30
380 CAUSERIES DU LUNDI.
Sans aller peut-être aussi loin (|ue Montesquieu , qui voyait
en Trajan « le prince le plus accompli dont l'histoire ait jamais
parlé; avec toutes les vertus, n'étant extrême sur aucune;
enfin l'homme le plus propre à honorer la nature humaine et
représenter la divine; » sans se prononcer si magnifiquement
peut-être , et en faisant ses réserves d'homme pacifique au
sujet des guerres et des ambitions conquérantes de Trajan ,
Gibbon plaçait volontiers à cette époque le comble idéal de la
grandeur d'un empire et de la félicité du genre humain. A
partir de cet âge, couronné par les règnes d'Antonin et de
Marc-Aurèle, la décadence commence, et Gibbon va en retra-
cer l'histoire avec exactitude, avec regret, en s'attachant à
tout ce qui la retarde , en répugnant à tout ce qui l'accélère ;
une belle histoire où le génie de l'ordre, de la méthode, de la
bonne administration, domine ; une narration revêtue de toutes
les qualités fermes, continues et solides, qui la font ressem-
bler, jusque dans ses dégradations successives et inévitables
à travers les temps barbares, à une large chaussée romaine.
Ainsi Gibbon, qui avait assisté de sa personne à l'époque
des Chatham, était par goût et par tempérament, comme par
étude, pour l'époque des Trajan. Plus on l'étudié dans sa vie
et dans sa nature particulière, et mieux on se rend compte de
cette préférence. D'une bonne et ancienne famille originaire
du comté de Kent, ayant un grand-père et un père tories, il
naquit à Putney dans le Surrey, le 27 avril 1737. 11 a tout
d'abord un retour de plaisir sur la bonté de la nature qui,
ayant pu au^si bien le faire naître esclave, sauvage ou paysan,
a placé son berceau dans un pays libre et civilisé, à une éjjoque
de science et de philosophie, au sein d'une famille d'un rang
honorable et convenablement partagée des dons de la fortune.
Ce sentiment modéré de contentement animera toute la vie de
Gibbon, et, même dans ses courtes passions, le tiendra à égale
distance des ravissements et des désespoirs. 11 était l'aîné de
cinq frères qui moururent en bas âge, et d'une sœur qui vécut
un peu plus, et qu'il connut assez pour la regretter. Il était
lui-même d'une complexion délicate qui fit longtemps craindre
l)our ses jours; il fut soigné, moins par sa mère un peu indif-
férente, ce semble, que par une tante maternelle pleine d'af-
fection et de mérite. Il puisa auprès d'elle « ce précoce et
irrésistible amour de la lecture, qu'il n'échangerait pas, diUl,
GIBBON. 334
pour les trésors de l'Inde. » A l'âge de sept ans, on le mit aux
mains d'un précepteur, d'un digne vicaire de campagne, John
Kirkby, sur lequel il a laissé des paroles touchantes. A neuf
ans, on l'envoya à l'école de Kingston, mais sans grand profit,
à cause des interruptions commandées par la faiblesse de sa
santé. Après dix-huit mois, la mort de sa mère le fit rappeler;
il ne profita guère davantage à l'école de Westminster, d'où il
faisait de fréquentes absences pour les bains de Bath et la
maison de santé. Il lisait durant ce temps un peu au hasard
tous les livres qui lui tombaient sous la main, et où se pre-
nait sa curiosité déjà excitée ; elle l'était de préférence tou-
jours dans le sens des connaissances historiques, et un instinct
de critique aussi le dirigeait plutôt vers les sources. Aux ap-
proches de sa seizième année, la nature fit un effort en sa
faveur et déploya ses forces secrètes ; ses crises nerveuses dis-
parurent, et il acquit une santé suffisante, de laquelle il n'abusa
jamais.
Son père se décida à le placer à Oxford et le fit inscrire en
qualité d'étudiant ordinaire au collège de la Madeleine. En
jetant un regard en arrière et en embrassant toute cette pé-
riode de ses premières années, Gibbon tient à indiquer qu'il
n'y laisse rien de regrettable ni à plus forte raison d'enchan-
teur; que cet âge d'or du matin de la vie, qu'on vante toujours,
n'a pas existé pour lui, et qu'// n'a jamais connu le bonheur
d'enfance. J'ai déjà remarqué cela pour Volney : ceux à qui
a manqué cette sollicitude d'une mère, ce premier duvet et
cette fleur d'une affection tendre, ce charme confus et pé-
nétrant des impressions naissantes, sont plus aisément que
d'autres dénués du sentiment de la religion.
Gibbon a laissé de l'éducation qu'on recevait ou plutôt qu'on
ne recevait pas à Oxford de son temps une description qui,
dans la froideur de son ironie, est la plus sanglante satire.
Oxford, comme toutes les institutions riches, sans contrôle, et
livrées à elles-mêmes, était tombé peu à peu dans mille abus
qu'on assure avoir été en partie corrigés ou diminués depuis.
Gibbon déclare qu'il ne reconnaît avoir aucune obligation à
l'université d'Oxford , et il en parle en effet comme le fils le
moins reconnaissant. L'assujettissement des études s'y rédui-
sant presque à rien, il y continuait dans l'intervalle le cours de
ses lectures toutes personnelles ; il s'essaya dès lors sur un sujet
352 CAUSERIES DU LUNDI.
singulier et qui était prématuré non-seulement pour lui, mais
pour tous les hommes de son temps, sur le siècle de Sésos-
tris; il cherchait à y concilier, au moyen de suppositions
d'ailleurs assez ingénieuses, les divers systèmes de chrono-
logie. Avant d'avoir terminé son ouvrage, il était en état d'en
juger les imperfections et les vides : « La découverte de ma
propre faiblesse, dil-il, fut mon premier symptôme de goût. »
Mais le grand fait, l'accident mémorable du séjour de Gibbon
à Oxford est sa conversion passagère à la religion catholique.
Dès son enfance, il avait aimé la discussion sur les matières
religieuses; il avait du goût pour le raisonnement et la dialec-
tique : il lut des livres de théologie et de controverse, i\lidd-
leton, Bossuet surtout, qu'il proclame le grand maître en ce
genre de combats. VExposilion de la Doctrine catholique
par l'évoque de Meaux entama sa conversion, et Y Histoire des
Fariations l'acheva : « C'était tomber, dit-il, sous les coups
d'un noble adversaire. » Cette conversion solitaire et toute
par les livres caractérise bien Gibboji. A peine il la sentit
consommée en lui , qu'il résolut de la déclarer et d'en faire
profession : « La jeunesse, dit-il, est sincère et impétueuse, et
un éclair passager d'enthousiasme m'avait élevé au-dessus de
toutes les considérations humaines. »
On peut juger du scandale : un élève d'Oxford se convertir
au papisme ! Le père de Gibbon prit un prompt parti, il réso-
lut de dépayser son fils, et l'envoya pour quelques années
sur le continent, à Lausanne, dans la maison d'un honnête
ministre du pays, le pasteur Pavilliard. Ce fut là que Gibbon,
bien moins par aucune suggestion étrangère que par de nou-
velles lectures, de nouveaux raisonnements et des arguments
qu'il composa tout exprès à son usage, en vint au bout di; dix-
sei)t mois à rejeter sa nouvelle croyance et à rentrer dans sa
communion première. Ainsi, converti d'abord à la communion
romaine à Oxford en juin 1733 à l'âge de seize ans et deux
mois, il se rétractait à Lausanne en décembre 4754 à l'âge de
dix-sept ans et huit mois. C'était exactement, à quelques an-
nées près, ce qu'avait fait Baylc dans sa jeunesse. Chez Gibbon
tout s'était passé dans la tète et dans le champ-clos de la dia-
lectique ; un raisonnement lui avait apporté son nouveau sym-
bole, et un autre raisonnement le renqiorta. Il pouvait se dire,
|)0Mr sa |)ropre satisfaction, (pi'il ne (k'vait l'un et l'autre
GIBBON. 333
changement qu'à sa lecture ou à sa méditation solitaire. Plus
tard, quand il se llaltait d'être tout à fait impartial et indilTé-
rent sur les croyances, il est permis de supposer que, même
sans se l'avouer, il nourrissait contre la pensée religieuse une
secrète et froide rancune comme envers un adversaire qui
vous a un jour atteint au défaut de la cuirasse et qui vous a
blessé.
M. Pavilliard a parlé de son étonnement lorsqu'au premier
abord , dans les discussions qu'il engageait avec son jeune
hôte, il voyait devant lui « ce petit personnage tout mince,
avec une grosse fêle, disputant et poussant avec la plus grande
habileté les meilleurs arguments dont on se soit jamais servi
en faveur du papisme. » Avec les années, Gibbon devint gro-
tesquement gras et replet; mais la charpente osseuse chez lui
était des plus minces et des plus frêles. Tout le monde connaît
sa silhouette, son profil découpé qui est en tète àesMéinoires,
et où il est représenté triturant sa prise de tabac, ce corps
volumineux et rond porté sur deux jambes fluettes, ce petit
visage comme perdu entre un front haut et un menton à double
étage, ce petit nez presque effacé par la proéminence des
joues. Il faut ajouter avec Suard qu'il prononçait avec affecta-
tion, et d'un ton de fausset, la langue française, laquelle il
parlait d'ailleurs avec une rare correction et comme un livre.
Dès sa jeunesse, il était donc singulier d'aspect et de tournure,
et il le savait un peu. Racontant son passage à Turin et sa
présentation à celte Cour à l'âge de vingt-sept ans, se plaignant
du peu de sociabilité des dames piémontaises, il disait : « Les
femmes de meilleure société que j'aie rencontiées sont encore
les filles du roi. J'ai jasé environ un quart d'heure avec elles;
j'ai parlé de Lausanne et suis devenu si familier et si à mon
aise que j'ai tiré ma tabatière, ai tapé dessus, ai prisé deux
fois (crime inouï jusque-là dans la salle de réception!), puis
j'ai poursuivi mon discours dans mon attitude habituelle, le
corps penché en avant et le doigt indicateur en l'air. » Voilà
l'homme, et même le jeune homme qui fut successivement
amoureux de W'-'Curchod (la future M"'" Necker ) et capitaine
de grenadiers (1).
(I) Je crains toujours dans ces Portraits de pous.ser à la caricature,
ce qui pour quelques-uns des personnages serait facile, mais ce qui es!
plein d'inconvénients et ce qui dérange pour Je lecteur la vraie propor-
30.
354 CAUSERIES DU LUNDI.
J'insisterai peu sur ce premier et cet unique amour deGibbon,
passion qui n'était que naturelle en son moment et qui de loin
peut sembler un ridicule. Il vit, durant son séjour à Lausanne,
M"*^ Curchod, fille d'un pasteur des enviions, belle, savante
et vertueuse : il l'aima très-sincèrement, fit agréer sa recherche
et ses vœux, et ne désespéra point d'obtenir le consentement
de son père. Mais, retourné en Angleterre, il trouva un ob-
stacle absolu dans la volonté paternelle, et, après une lutte
pénible, il se résigna à son destin : « il soupira comme amant,
et obéit comme fds (1). « Même lorsqu'il est le plus amoureux,
lion des choses. Garât, qui n'avait pas celte crainte ni celte précaiilion,
et dont la ptuiiie se permettait déjà I)ieri des fantaisies à la mode de
notre temps, a fait, au tome II de ses Mémoires sur M. Suard, ce por-
trait en charge, qui est d'ailleurs amusant .-
« L'auteur de la grande et supeibe Histoire de l'Empire romain avait
à peine quatre pieds sept à luiit pouces; le Iroric immense de son corps
à ^l'os ventre de Silène était posé sur cette espèce de jand)es grêles
qu'on appelle pûtes; ses pieds assez en dedans pour que la pointe du
droit pût embarrasser souvent la pointe du ■,'auclie, étaient assez longs
et assez larges pour servir de socle à une statue de cinq pieds six
pouces. Au milieu de son visage, pas plus gros que le poing, la racine
de son nez s'enfonçait dans le crâne plus profondément que celle du
nez d'un Kalmouck, et ses yeux très-vils, mais très-petits, se perdaient
dans les mêmes piofondeurs. Sa voix, qui n'avait que des accents aigus,
ne pouvait avoir d'autre moyen d'arriver au cu'ur que de percer les
oreilles. Si Jean-.lacques avait rencontré Gibbon dans le pays de Vaud,
il est à croire qu'il en eût fait un pendant de son portrait si piipianl
du Juge-Mage. M. Suard, qui aimait si peu et à voir et à faire sur-
tout des caricatures, peignait souvent M. Gibbon, et toujoui's comme
Hlme Brown. » Mme Brown est l'auteur de la découpure qui se voit en
lêle des Mémoires. Pourtant , dans la lettre adressée à M. Guizot et qui
se lit en lêle de l'Histoire traduite, M. Suard a le bon goùl de ne pas
forcer les trails et de rester dans la mesure.
(1) (;ib!)on se dégagea envers M'ie Curchod bien plus lard qu'on ne
pourrait le"sui)poser, et cinq ans sculeuieut après avoir quitté la Suisse.
On n'a pas assez remarqué que c'est de Gibbon qu'il s'agit dans une
lettre d(! Jean-Jacques Rousseau à Moultou, datée de Métiers et du
k juin 1763 : « Vous me doiniez pour M'ic Curchod, écrit Jean-Jacques,
une commission dont je m'acquitterai mal, précisément ;\ cause de
mon estime pour elle. Le refroidissement (h; M. Gibbon nu; fait mal
penser d(! lui-, j'ai revu son ï\\yv.[\'Ei;si\i sur l'Élude de la Liiiérature),
il y coin'l après l'esprit; il s'y guindé. M. (;il)bon n'est point mou
homme : je ne puis croire qu'il soit celui de M"<-' Curchod. Qui ne sent
pas son prix n'est pas digne d'elle; mais qui l'a pu sentir el s'en détache
est un homme à mépriser... » — Gibbon a l'honnêteté de renvoyer à
I
GIBBON. 385
Gibbon garde la marque de sa na'ure essentiellement modérée ;
il s'accommode de son malheur sans trop d'orage : an fond,
il est doux et tranquille, même aux heures de passion. Les let-
tres d'amour et de douleur qu'il écrivait à celle dont il avait
espéré la main, se terminaient pre:ique invariablement par ces
mots : « fai l'honneur (Vêtre, mademoiselle ^ avec les sen-
timents qui /ont le désespoir de ma vie, votre Irès-huinble
et très-obéissant serviteur. » Plus tard , se ressouvenant de
cet amour malheureux, loin de retrouver aucun mouvement
de trouble ou de regret, il ressent plutôt de la fierté ( mêlée de
quelque surprise) d'avoir été capable une fois d'un si pur et
si exfflté sentiment.
Mais pendant ce séjour de près de cinq ans à Lausanne, il
contracta des habitudes intellectuelles qui furent décisives
pour sa carrière littéraire et qu'il ne perdra plus. Au nombre
des résultats bons ou fâcheux qu'il constate, il compte celui-ci,
d'avoir cessé d'être un An:2;lais, c'est-à-dire un insulaire mar-
qué au coin de sa nation et jeté dans un moule indélébile :
(ette forme en lui s'effaça alors et ne reprit jamais qu'impar-
faitement depuis. Et, par exemple, en voyant Voltaire jouer
(!o sa personne la tragédie à Lausanne où il était en ces années,
et tout en convenant que sa déclamation était plus emphatique
que naturelle. Gibbon sentit se foi tifier son goût pour le théâtre
français : « et ce goût, confesse-t-il, a peut-être affaibli mon
idolâtrie pour le génie gigantesque de Shakspeare , laquelle
nous est inculquée dès l'enfance comme le premier devoir d'un
Anglais. » Sur d'autres points, les avantages que Gibbon retira
de son exil sont moins contestables. 11 alla dans le monde ,
s'accoutuma à la société des femmes et se débarrassa de sa
gaucherie primitive. Il étendit son coup d'oeil et le cercle de
son horizon. Il refit lui-même son éducation avec liberté et
méthode. Il se rompit à écrire correctement tant en français
qu'en latin, et, en acquérant une égale facilité à s'exprimer en
diverses langues, il perdit moins une originalité d'expression
celle lettre on les noms étaient restés masqués par des initiales; il
indique que c'est à lui qu'elle s'applique, et il ajoute : «Comme
auteur, je n'appellerai pas du jugement, ou du goût, ou du capr'ice de
Jean-Jacques ; mais cet homme extraordinaire, que j'admire et que je
plains , aurait pu nietlre moins de précipitation à condamner le carac-
tère moral et la conduite d'un étranger. »
356 CAUSEHIES DU LUNDI.
pour laquelle il semblait peu fait, qu'il n'acquit l'élégance, la
lumière et la clarté qui deviendront ses mérites habituels. H
se pénétra du génie de CicéiT)n et de celui de Xénophon. Il se
remit à lire tous les classiques latins méthodiquement et en
les divisant par genres. 11 s'arrêtait aux difficultés de détail
qui se présentaient, soit philologiques, soit historiques, cher-
chait à les résoudre, et il entra dès lors en correspondance
avec [)lusieurs savants, Crévier à Paris, Breitinger à Zurich ,
Gesner à Gœttingue ; il leur proposait sîs doutes ou ses idées,
et il eut le plaisir de voir plus d'une de ses conjectures ac-
cueillie. Nous le savons déjà aimant la discussion et raison-
neur; ajoutons qu'il n'était point chicaneur, et qu'à toute
raison qui lui semblait bonne il se rendait. Lorsqu'il quitta
Lausanne, le \ 1 avril 1758, pour retourner en Angleterre après
une absence de près de cinq ans et en ayant vingt et un, il
était un jeune homme des plus distingués, et il n'a/ait plus
qu'à persévérer dans sa voie.
De retour dans son pays natal auprès de son père qui s'était
remarié , il continue le plus qu'il peut cette vie d'étude et
d'exercice quotidien et modéré. 11 garde, au milieu des dissi-
pations de Londres, ses habitudes préservatrices de Lausanne.
11 trouve assez peu de facilité d'abord pour (entrer dans la so-
ciété anglaise, moins ouverte et moins prévenante que celle de
Suisse ou que celle de France. Gibbon eut besoin de sa répu-
tation d'auteur pour se faire dans son pays toute sa place; il
était peu préparé à être homme du monde, par son enfance
maladive, son éducation étrangère et son caraclère réservé.
D'ailleurs aucun Anglais n'était moins dis[K)sé que lui, même
dafts la solitude (le sa jeunesse, à l'ennui, au vague du cœur
et au spleen. Durant les s;\isons qu'il passait ii Burilon, rési-
dence de campagne de son père , il déroliait le plus d'heures
qu'il pouvait aux devoirs de la société et aux obligations du
voisinage : « Je ne touchais ja:nais un fusil, je montais rare-
ment à cheval ; et mes promenades philosophiques aboutis-
saient bientôt à un banc à Combie, ('iMe m'arrêtais longtemps
dans la tranquille ocîupation de lire ou de méditer. » Le sen-
timent de la nature champêtre n'est pas étranger <\ Gibbon ; il
y a dans ses Mémoires deux ou trois endroits (]ui prêtent à la
rêverie : le passage que je viens de citer, par exemple, toute
celte page ipii nous rend un joli tableau de la vie anglaise.
GIBBON. 357
posée, réglée, sludieuse. Un autre endroit est celui ([u'il u eu
le bon goût de citer d'après sou premier précepteur, John
Kirlvby, et où nous voyons ce digne et indigent vicaire de vil-
lage se promenant au bord de la mer, « tantôt regardant l'éten-
due des flots, tantôt admirant la variété de belles coquilles
éparses sur le rivage, et en ramassant toujours quelques-unes
des plus rares pour en amuser au retour ses pauvres petits
enfants. » Un des morceaux enlin dont on se souvient, et
qu'on a souvent cité, est celui où Gibbon, venant de terminer
à Lausanne dans son jardin les dernières lignes de sa grande
Histoire, pose la plume, fait quekpies tours dans son berceau
d'acacias, se prend à regarder le ciel, la lune alors resplendis-
sante, le beau lac où elle se réfléchit, et à dire un adieu mé-
lancolique à l'ouvrage qui lui a été, durant tant d'années, un
si bon et si agréable compagnon. Mais, dans tous ces passages,
c'est encore le studieux chez Gibbon qui goûte la nature, et,
soit qu'il parle en son nom, soit qu'il se souvienne de son
digne [irécepteur, c'est toujours entre une lecture et une autre,
et ayant, pour ainsi dire, le livre enlr'ouvert sur sa table, qu'il
aime à donner accès à la distraction champêtre , à s'accorder
les perspectives naturelles, et à en savourer le sentiment tout
à fait sobre, sincère pourtant chez lui et très-doux.
Durant ce séjour à Biiriton, il prend possession de la biblio-
thèque de son père, qui était d'abord bien in('galement com-
posée; il rpccroît, il l'enrichit avec soin , et en forme par de-
grés une collection à la fois considérable et choisie, « base et
fondement de ses futurs ouvrages, et qui deviendra désormais
la plus sûre jouissance de sa vie, soit dans sa patrie, soit à
l'étranger. » Il faut voir avec quel plaisir, qui a fait époque
pour lui, il a échangé à la première occasion son billet de ban-
que de vingt livres contre un exemplaire de la colleclinn des
Mémoires de notre Académie des Inscriptions. Cette Académie
des Inscriptions et Belles-lettres est propreme it la patrie intel-
lectuelle de Gibbon ; il y habite en idée, il en étudie les tra-
vaux originaux ou solides rendus avec justesse et parfois avec
agrément; il en apprécie les découvertes, « et surtout ce qui
ne cède qu'à peine aux découvertes, dit-il en véritable Altique,
une ignorance modexie et savante. » En fait de livres. Gibbon
est de l'avis de Pline l'Ancien , à savoir, qu'il n'en est aucun
de si mauvais qui ne puisse être bon par cpielque endroit. Vers
358 CAUSERIES DU LUNDI.
ce temps, comme s'il sentait qu'il doit commencer à se récon-
cilier avec l'idiome natid et à se diriger vers le but où l'ap-
pelle son secret talent, il se remet à lire les auteurs anglais,
et surtout les plus récents, ceux qui, ayant éci'it depuis la Hé-
volulion de 1688, unissent à la pureté du langage un esprit de
raison et d'indépendance, Swift, Addison; puis, lorsqu'il en
vient aux historiens, il est beau d'entendre avec quelle révé-
rence il parle de Roberison et de Hume auxquels on l'adjoindra
un jour : « La parfaite composition, le nerveux langage, les
habiles périodes du docteur Robertson m'ennamniaient jus-
qu'à me donner l'ambitieuse espérance que je pourrais un jour
marcher sur ses traces : la tranquille philosophie, les inimi-
tables beautés négligées de son ami et rival, me forçaient sou-
vent de fermer le volume avec une sensation mêlée de plaisir
exquis et de désespoir. » Celte parole est bien celle d'un
homme de goût qui apprécie Xénophon. On a si souvent dans
ces dernières années déclaré David Hume vaincu et surpassé,
que je me plais à rappeler un témoignage si vif et si délicate-
I ment rendu. Ly malheur des historiens modernes, et auquel
' échappaient les anciens, c'est que, de nouveaux documents
survenant sans cesse, le mérite de la forme et de l'art n'est
plus compté comnie il devrait l'être, et que les derniers venus,
souvent sans être meilleurs, mais en paraissant mieux armés
de toutes pièces, étouffent et écrasent leurs devanciers.
Le petit écrit que Gibbon publia en français était composé
dès 1'7o9, quand il n'avait que vingt-deux ans. Il le fit impri-
mer deux ans après (1761 ) , en le dédiant respectueusement
à son père et en le plaçant sous les auspices d'un estimable
écrivain, fils de réfugié, Maty, qui y mit une lettre d'intro-
duction. Cet Essai sur l'Étude de la Littérature par Gibbon
n'a aujourd'hui d'intérêt pour nous que comme témoignage
de ses réllexions précoces et de ses inclinations premières. La
lecture en est assez difficile et parfois obscure; la liaison des
idées échappe souvent par trop de concision et par le rlésir
qu'a eu le jeune auteur d'y faire entrer, d'y condenser la plu-
part de ses notes. Le français est de quehju'un qui a beaucoup
lu Montesquieu et qui l'imite; c'est du français correct, mais
artificiel. Le but princijial du jeune auteur est de venger la
littérature classique et l'érudition, de la légèreté avec la-
quelle d'Alembert les avait traitées. Gibbon se pique de prou-
GIBBON. 359
ver que. l'érudition bien comprise n'est pas une simple affaire
de mémoire, et que toutes les facultés de l'esprit n'ont qu'à
gagner à l'étude de l'ancienne littérature. Il montre très-bien
qu'on lit peut-être encore les anciens, mais qu'on ne les étu-
clie plus; il le regrette. Il fait voir que la connaissance véri-
table de l'antiquité est le résultat d'un ensemble très-varié,
très-détaillé, sans lequel on ne fait qu'entrevoir les beautés
des grands classiques : « La connaissance de l'antiquité, voilà
notre vrai commentaire; mais ce qui est plus nécessaire en-
core, c'est un certaip esprit qui en est le résultat; esprit qui
non-seulement nous fait connaître les choses, mais qui nous
familiarise avec elles et nous donne à leur égard les yeux des
anciens. » 11 cite des exemples tirés de la fameuse querelle
des anciens et des modernes, et qui prouvent à quel point,
faute de cette connaissance générale et antérieure, des gens
d'esprit comme Perrault ont décidé en aveugles de ce qu'ils
n'entendaient pas. — Il y a, chemin faisant, des vues neuves
et qui sentent l'historien. Selon Gibbon, les Géorgiques ûe
Virgile ont eu un grand à-propos sous Auguste, un but poli-
tique et patriotique mêlé à leur charme ; il s'agissait d'appri-
voiser aux travaux de la paix et d'attaclier à la culture des
champs des soldats vétérans devenus possesseurs de terres, et
qui , avec leurs habitudes de licence, avaient quelque peine à
s'y enchaîner : « Qu'y avait-il de plus assorti à la douce poli-
tique d'Auguste, que d'employer les chants harmonieux de
son ami {son ami est une expression un peu jeune et un_geu
tendre) pour les réconcilier à leur nouvel état.' Aussi lui con-
seilla-t-il de composer cet ouvrage :
« Da facilem cursum, alque audacibus annue cœplis. .. »
L'idée, on le voit, est ingénieuse, et, même sans être autre
chose qu'une conjecture, elle mérite qu'on lui sourie. Ainsi
considéré, Virgile, dans ses Géologiques, n'est plus seule-
ment un poëte, il s'élève à la fonction d'un civilisateur et re-
monte au rôle primitif d'un Orphée, adoucissant de féroces
courages. — Touchant, en passant, les travaux de Pouilly et
de Beaufort qui, bien avant Niebuhr, avaient mis en question
les premiers siècles de Rome , Gibbon s'applique à trouver
une réponse, une explication plausible qui lève les objections
et maintienne la vérité traditionnelle : « J'ai défendu avec
360 CAUSEniKs nu uundî,
plaisir, dil-ii, une liistoirc iililo et intéressante. » Celui qui
exposera le déclin et la clnite de l'Empire romain se retrouve
ici, comme par instinct, défendant et maintenant les origines
et les débuts de la fondation romaine. — En ce qui est de
l'usage que les poêles ont droit de faire des grands person-
nages historiques (car Gibbon, dans cet Essai, touche à
tout), il sait très-bien poser les limites du respect dû à la
vérité et des libertés permises au génie : selon lui, « les carac-
tères des grands hommes doivent être sacrés; mais les poètes
peuvent écrire leur histoire moins comme elle a été que
comme elle eût dû être. » Dans les considérations qui sont de
plus en plus positives en avançant, et où il a déjà pied sur
son terrain, il a de bonnes vues, des exemples neufs. Le
pressentiment de sa vocation se décèle lorsqu'il dit en parlant
d'Auguste et regrettant que la variété de ses sujets l'empêche
de l'étudier à fond : « Que ne me permet-elle (cette variété)
de faire connaître ce Gouvernement raffiné, ces chaînes qu'on
portait sans les sentir, ce Prince confondu parmi les citoyens,
ce Sénat respecté par son maître ! » Ailleurs il parle « de la
tranquille administration des lois, de ces arrêts salutaires
qui, sortis du cabinet d'un seul ou du conseil d'un petit
nombre, vont répandre la félicité chez un peuple entier. »
L'historien de l'époque impériale en lui s'essaye évidemment
et est près de naître.
Ce qui perce surtout dans cet Essai, et ce qui sera l'esprit
même de la méthode de Gibbon , c'est de ne jamais sacrifier
un ordre de faits à un autre, de ne pas accorder plus d'auto-
rité qu'il ne faut à un accident saillant, de se tenir également
éloigné de la compilation qui coud des textes à la suite, et du
système absolu qui y tranche à son gré. — L'esprit de cri-
tique compare sans cesse le poids des vraisemblances oppo-
sées et en tiie une combinaison qui lui est propre. — Ce n'est
qu'en rassemblant qu'on peut juger. — De ce que deux choses
existent ensemble et paraissent intimement liées, il ne s'en-
suit pas que l'une doive son origine à l'autre — Telles sont
quelques-unes des maximes de Gibbon, l'^n un mot, on trouve
partout dans cet Essai l'avant-goùt de cet esprit de critique
qui sera tout l'opposé de la méthode roide et tranchante d'un
Mably.
T.a publication de VEssai, qui réussit en France plus qu'en
GIBBON. 361
Angleterre, fut suivie pour Gibbon d'un singulier épisode. En
se faisaiil imprimer il avait surtout cédé au désir de son père;
comme il y avait alors quelques ouvertures pour la paix et
qu'il eût désiré entrer dans la diplomatie, il s'était laissé per-
suader que cette preuve publique de son talent aiderait les
démarches de ses amis. Mais la guerre continuant et le senti-
ment patriotique exalté par Pitt prévalant en Angleterre, une
milice nationale se forma pour parer au cas d'une invasion.
Les gentilshommes de campagne se firent inscrire en foule;
Gibbon et son père furent des plus zélés dans leur comté, et
ils donnèrent leur nom sans trop savoir à quoi ils s'enga-
geaient. Mais cette milice fut chose sérieuse, suivie, et eut
presque les conséquences d'un enrôlement volontaire. Ce ba-
taillon du sud du Hampshire formait un petit corps indépen-
dant de quatre cent soixante-seize hommes, tant soldats
qu'ofticiers, commandé par un lieutenant-colonel et par un
major, le père de Gibbon. Gibbon lui-même, qui avait qualité
de premier capitaine, fut d'abord à la tète de sa propre com-
pagnie et ensuite de celle des grenadiers; puis, dans l'ab-
sence des deux officiers supérieurs, il se trouva de fait chargé
par son père de donner des ordres et d'exercer le bataillon.
Ce petit corps ne resta point confiné dans son comté, il eut
pendant deux ans et demi des campements très-différents, au
camp de Winchester, aux côtes de Douvres , aux plaines de
Salisbury. On manœuvrait soir et matin; on avait l'émula-
tion d'égaler les troupes régulières, et dans les revues géné-
rales on ne les déparait pas. Un an encore d'exercice, et on les
valait. En disant cela , un éclair d'enthousiasme a passé au
fiont de Gibbon. Ce n'est pas sans une secrète satisfaction
qu'il rappelle ces années de service actif. 11 n'est pas fâché
quand cela cesse, il est content que cela ait été. L'obligation
principale qu'il eut à la milice fut de se mêler aux hommes,
de les mieux connaître en général et ses compatriotes en par-
ticulier; ce fut de redevenir un Anglais (ce qu'il n'était plus),
et d'y apprendre ce que c'est qu'un soldat. Lui qui devait
écrire l'histoire du peuple le plus guerrier, il sut par la pra-
tique les détails du métier : il fut digne de parler ensuite de
la Légion. « Le caj ilaine des grenadiers du llan pshire, dit-il
en prévoyant le sourire du lecteur, n'a pas été tout à fait inu-
tile à l'historien de l'Empire romain. »
VIII. 31
362 CAUSERIES DU LUNDI.
L'homme de lettres en lui ne se laisse jamais oublier. On
a les Extraits rahorinés de ses lectures durant ses loisirs
de camp; bon nombre de ces Extraits sont en français. Il lit
tout Homère et se rend bien maître du grec pour la première
fois. Il poursuit toujours un sujet d'histoire, se méfiant encore
de ses forces et sentant toute la dignité du genre : « Le rôle
d'un historien est beau, mais celui d'un chroniqueur ou d'un
couseur de gazettes est assez méprisable. » La Croisade de
Richard Cœur-de-Lion l'attire un moment; mais, à la réflexion,
ces siècles barbares , ces mobiles auxquels il est si étranger
ne sauraient le fixer, et il lui semble qu'il serait plutôt du
parti de Saladin. V Histoire de la Liberté des Suisses, l'His-
toire de la République de Florence sous les Médicis, le
tentent tour à tour, et il se lance même quelque peu dans la
première. Il s'est peint, au reste, au vrai et sans flatterie dans
son Journal, à cet âge de vingt-cinq ans (mai 1762) : honnête
de caractère, vertueux même, incapable d'une action basse,
et formé peut-être pour les généreuses; mais fier, roide, ayant
à faire pour être agréable en société; trav'aillant sur lui-même
avec constance. D'esprit proprement dit, d'esprit avec trait et
jet [icit], il n'en a aucun. Une imagination plus forte qu'ai-
mable ; une mémoire vaste et qui relient tout. L'étendue et la
pénétration sont les qualités éminentes de son intelligence ;
mais il manque de vivacité, et il n'a pas encore acquis en re-
vanche l'exactitude à laquelle il vise. C'est bien le même
homme qui, se jugeant plus lard à l'âge de cinquante-quatre
ans, presque au terme de sa carrière, disait de lui encore :
« Le sol primitif a été considérablement amélioré par la cul-
ture; mais on peut se demander si quelques fleurs d'illusion,
quelques agréables erreurs n'ont pas été déracinées avec ces
mauvaises herbes qu'on nomme préjugés. » Culture, suite,
ordre, méthode, une belle intelligence, froide, fine, toujours
exercée et aiguisée, des affections modérées, constantes, d'ail-
leurs l'étincelle sacrée absente, jamais le coup de tonnerre :
c'est sous ces traits que Gibbon s'offre à nous en fout temps
et dès sa jeunesse.
Dans tout ce que j'ai dit, je n'ai fait qu'extraire et resserrer
ses Mémoires : j'ai seulement tâché d'en présenter une
épreuve un peu plus fraîche et plus marquée, à l'usage du
moment.
Lundi 29 août 4853.
GIBBON.
(FIN.)
Aussitôt qu'il fut délivré de la milice , Gibbon obtint de son
père de voyager pendant quelques années; il vit Paris une
première fois (janvier 4763) , revit la Suisse et Lausanne, et
consacra une année entière à visiter l'ilalie. L'approche et la
vue de Rome lui causèrent un battement de cœur et un en-
thousiasme qu'il a soin de noter comme peu ordinaire en lui.
Après une nuit sans sommeil , il courut d'abord au Forum , et
il employa plusieurs mois à se familiariser avec ces lieux célè-
bres : « Ce fut à Rome, le 15 octobre 1764, dit-il, comme
j'étais assis à rêver au milieu des ruines du Capitole, pendant
que les moines déchaussés étaient à chanter vêpres dans le
temple de Jupiter^ que tout d'un coup l'idée d'écrire la Déca-
dence et la Chute de la Ville éternelle se présenta pour la pre-
mière fois à mon esprit. » INlais son plan se bornait d'abord
au déclin de la ville même plutôt qu'à celui de l'Empire , et ce
ne furent que ses méditations et ses lectures ultérieures qui
élargirent son cadre et qui lui donnèrent tout son sujet.
On le voit, si une idée auguste et grandiose préside à l'inspi-
ration de Gibbon , l'intention épigrammatique est à côté : il
conçoit l'ancien ordre romain, il le révère, il l'admire; mais
cet ordre non moins merveilleux qui lui a succédé avec les
.siècles , ce pouvoir spirituel ininterrompu des vieillards et des
pontifes, cette politique qui sut être tour à tour intrépide,
impérieuse et superbe f et le plus souvent prudente, il ne lui
364 CAUSEtllKS DU LUNDI.
rendra pas justice, il n'y entrera pas : et de temps en temps,
dans la continuité de sa grave Histoire, on croira enlcnclre
revenir comme par contraste ce ciiant de vêpres du premier
jour, cette impression dénigrante qu'il ramènera à la sour-
dine.
Sur l'ensemble de celte Histoire , je ne saurais mieux faire
que de me couvrir de l'autorité d'un homme qui l'a étudiée à
fond, qui l'a revue dans la traduction française et l'a annotée,
qui a, enfin, toutes les conditions requises pour être un bon
juge. M. Guizot raconte qu'il a ]>assé par trois sentiments suc-
cessifs au sujet de l'ouvrage de Gibbon. Après une première
lecture rapide , qui ne lui avait laissé sentir que l'intérêt d'une
narration toujours animée malgré son étendue, toujours claire
et limpide malgré la variété des objets et, pour ainsi dire, la
quantité des aftluents , JM. Guizot , en étant venu à un examen
plus particulier sur quelques points, avoue qu'il eut des mé-
comptes; il y rencontra quelques erreurs soit dans les cita-
tions , soit dans les faits, mais surtout, par places , des veines
et des teintes générales de partialité qui l'amenèrent prescpic
à une conclusion toute rigoureuse. Pourtant, à une troisième
lecture complète et suivie, l'impression première, corrigée
sans doute par la seconde , mais non détruite, surnagea et se
maintint; cl, sauf les restrictions et les réserves subsistantes,
M. Guizot déclare en être demeuré à apprécier, dans ce vaste
et habile ouvrage, « l'immensilé des recherches, la variété
des connaissances , l'étendue des lumières , et surtout cette
justesse vraiment philosophique d'un esprit qui juge le passé
comme il jugerait le présent, » et qui, à travers la forme ex-
traordinaire et imprévue des mœurs, des coutumes et des
événements , a l'art de retrouver dans tous les temps les
mêmes hommes.
Le premier volume in-4'' de l'Histoire de Gibbon parut en
1776; l'auteur était membre du Parlement de[niis un an. Ce
premier volume fut suivi de cinq autres dont deux parurent en
'1781 , et les trois derniers en 1788. L'ouvrage se soutint jus-
qu'à la fin dans l'estime et dans la faveur du public; mais le
premier volume eut un succès de vogue et de mode. La pre-
nuère édilion fulépuiséw en peu de jours; une seconde et une
troisième suffirent à peine aux demandes, et il s'en fit deux
contrefaçons à D.iblin. Le livre était sur toutes les tables et
GIBBON. 365
presque sur toutes les toilettes. Ce qui est mieux , les voix les
plus considérables s'unissaient pour décerner à Gibbon le
titre d'historien classique. On a les lettres que Hume déjà
mourant, que Robertson , Ferguson , Horace Walpole, lui
écrivirent à ce sujet : l'approbation chez tous est la même
pour l'ensemble de l'œuvre et pour le talent d'exécution; Ho-
race Walpole surpasse tous les autres par la vivacité de sa
sympathie et de sa louange. En France, Giibon eût bien
désiré pour traducteur M. Suard, qui était en possession déjà
d'interpréter Robertson, mais il n'eut d'abord que Leclerc
de Septchênes. On a su, depuis, que cette traduction à la-
quelle Septchènes mit son nom était en partie de Louis XVI.
Dans ce premier volume, l'historien exposait et dévelop-
pait avec le plus grand détail l'état et la constitution de l'Em-
pire sous les Antonins; il remontait dans ses explications jus-
qu'à la politique d'Auguste ; il caractérisait en traits généraux
les règnes et l'esprit des cinq empereurs à qui le genre hu-
main dut le dernier beau siècle, le plus beau et le plus heu-
reux peut-être de tous ceux qu'a enregistrés l'histoire; et, à
partir de Commode , il entrait dans la narration continue. Ce
seul premier volume renfermait bien des matières diverses :
des considérations remarquables par l'ordre et l'étendue , des
récits rapides; les cruautés et les atroces bizarrerie3 des Com-
mode, des Caracalla, des Élagabale, les trop inutiles vertus
des Pertinax, des Alexandre Sévère, des Probus; le premier
grand eflbrt des Barbares contre l'Empire , et une digression
sur leurs mœurs ; l'habile et courageuse défense de Dioclétien,
sa politique nouvelle qui, toujours veillant aux frontières, se
déshabitue de Rome, et qui, présageant l'acte solennel de
Constantin, tend à transporter ailleurs le siège de l'Empire ;
enfin les deux cliapities concernant l'établissement du Chris-
tianisme et sa condition durant ces premiers siècles. 11 y avait
là une extrême variété de sujets que l'auteur avait rassemblés
dans une contexture habile, et rendus dans un style soigné,
étudié , et dont l'élégance allait parfois jusqu'à la parure. Dans
les volumes suivants, l'historien s'est un peu détendu et de plus
en plus développé : il ne s'est refusé aucune des branches
d'événements et de faits qui se rencontraient sur son chemin
dans son champ immense. Sa grande ligne est tant qu'il peut
romaine, puis byzantine ; mais il y a un moment où, à force
31.
366 CAUSEniES DU LUNDI.
do la prolonger, il la perd : qu'on veuille songer que cotte
Histoire qui se rattache à Auguste et ([ui commonce à Trajan ,
ne se termine qu'au xiv" siècle, à la parodie tribunitienne et à
la réminiscence classique de Rienzi. Cependant Gibbon traite
successivement et avec détail des Goths, des Lombards, des
Francs, des Turcs, des Bulgares, des Croates, des Hongrois,
des Normands et de vingt autres peuples encore. C'est l'his-
toire la plus compréhensive qui se puisse voir; le fleuve, à
mesure qu'il diminue et va se perdre dans les sables , reçoit
quelque nouveau torrent désastreux qui achève de détruire sa
rive, mais qui aussi le continue quelque temps et l'alimente.
Le paisible et calme historien note, accepte et mesure tout
cola. Sur ces parties accessoires il sera nécessairement sur-
passé un jour par ceux qui étudieront ces peuples dévastateurs
en eux-mêmes , et remonteront plus haut vers leurs racines et
leurs sources asiatiques : là où il reste original, c'est dans
l'exposé des derniers grands règnes romains ou byzantins,
quand il parle de Dioclétien , de Constantin , de Tliéodose, de
ces âmes héroïques et venues trop tard comme Majorien;
c'est quand il parle de Justinien et de Bélisaire. Considérée
par cet aspect, son Histoire ressemble à une belle et longue
retraite devant des nuées d'ennemis : il n'a pas l'impéluosité
ni le feu, mais il a la tactique et l'ordre; il campe, s'arrête
et se déploie partout où il peut.
Je me borne à rendre l'impression que me fait cette lecture
continue, et à en tirer la forme de talent et d'esprit de l'auteur.
.Te dirai donc aussi qu'en maint cas Gibbon ne produit point
la parfaite lumière : il s'arrête en deçà du commet où peut-être
elle brille. H excelle à analyser et à déduire les parties compli-
quées de son sujet, mais il ne les rassemble jamais sous un
point de vue soudain et sous une expression de génie. C'est
plus intelligent qu'élevé. Fidèle à son humeur, même dans les
procédés de son esprit , il égalise trop toutes choses. Ferai-je
une plaisanterie que lui-même m'indique? la goutte, quand il
l'a , ne le prend jamais par accès et le traite à peu près comme
elle faisait Fontenelle , elle suit une marche lente et régulière;
son Histoire, de môme, marche uniformément d'un pas égal ,
sans accès et sans violence. S'il se fait quelque part une grande
révolution dans l'âme humaine, il ne la sentira pas, il ne la
signalera pas en allumant un fanal du haut de sa tour ou en
GIBBON. 367
sonnant un coup de la cloche d'argent. C'est là le grief histo-
riqiie qu'on doit avoir contre lui dans son explication du Chris-
tianisme. Il n'a pas compris qu'il y eut en ce moment une vue
morale, une vertu toute nouvelle qui naissait. Cet esclavage
régulier, accoutumé, indolent, qui était la loi du vieux monde
et que Gibbon pallie tant qu'il peut, parut tout d'un coup hor-
rible à quelques-uns, et ils inoculèrent peu à peu cette hor-
reur à presque tous. La tolérance qu'avaient aisément les An-
ciens pour les diverses opinions et croyances religieuses ,
tolérance que Gibbon s'attache si fort à démontrer, était plus
que compensée par le mépris si habituel qu'on avait alors pour
la vie des hommes. 11 entre quelque chose d'incomplet , même
dans les idées justes que Gibbon énonce à ce sujet.
En un mot, s'il nous a très-bien démontré et expliqué le
genre de tolérance d'un Cicéron , d'un Trajan , d'un Pline ,
cette disposition humaine sans doute, née toutefois ou accom-
pagnée d'une indifférence profonde et d'un secret mépris pour
les objets d'un culte qui, chez les Anciens, était une affaire
de coutume et de forme extérieure, non d'opinion ni de
croyance , il n'a pas également compris le sentiment nouveau
qui combattait et affrontait cette tolérance, et qui devait, vers
la fin, la lasser. Le Christianisme, en effet (c'est là son inno-
vation morale) , a inculqué aux hommes un sentiment plus vif
et plus absolu de la vérité. C'est une religion qui s'empare de
touH'être. Il faut prendre davantage sur soi pour être tolérant,
et on l'est alors en vertu d'un tout autre principe que les An-
ciens : on l'est en vertu de la charité. Pourquoi Gibbon , qui
a rendu justice à l'âme des Anciens, ne l'a-t-il pas également
rendue à l'âme des Chrétiens? Pourquoi , tout occupé de dé-
fendre et de justifier l'ancienne police administrative des em-
pereurs et le procédé du magistrat romain, a-t-il méconnu
l'introduction dans le monde et la création dans les cœurs d'un
héroïsme nouveau?
Averti par l'effet des 15e et ICe chapitres , il s'est, au reste,
très-modéré et contenu dans la suite de son Histoire. Robert-
son , qui l'attendait avec quelque crainte au règne de Julien ,
le félicite d'avoir si bien touché et caractérisé , dans ce fameux
exemple , ce mélange bizarre de fanatisme païen et de fatuité
philosophique associés aux qualités d'un héros et d'un esprit
supérieur. Dans les portraits des chrétiens, même des plus
368 CAUSERIES DU LUNDI.
grands durant ces âges, Gibbon se contente de n'être jamais
bien net; il ne les présente point par leurs grands côtés, et ,
comme l'a remar(]ué un savant ecclésiastique de nos jours 'i),
« son ouvrage fourmille de portraits équivoques. » Gibbon
s'est appesanti avec une complaisance assurément malicieuse
sur les misères et les subtilités théologiques, sur l'infinie divi-
sion des sectes qui partagèrent les esprits dans le Bas Empire,
mais ce n'est pas à la façon de Voltaire qu'il s'y prend. Vol-
taire a le rire sarcastique et l'éclat du ricanement; Gibbon a
le rire com[)osé et silencieux, il le glisse au bas d'une note
(voir celle, entre autres, qui termine ce qu'il dit.de saint
Augustin). — Comme Bayle , il se délecte (mais toujours en
note) à la citation de quelques passages d'une obscénité éru-
dite et froide, et il les commente avec une élégance recher-
chée (voir ce qu'il dit sur Théodora).
Ironie, causticité rentrée, pénétration compréhensive , ex-
plication déliée et naturelle de beaucoup do faits qu'il réduit
à paraître simples, d'extraordinaires qu'ils avaient semblé, ce
sont ses qualités, dont quelques-unes touchent à des défauts. Il
invoque plus d'une fois Montesquieu ; il dit qu'à une certaine
époque de sa vie il relisait les Provinciales tous les ans : mais
il n'a pas le javelot comme Montesquieu et comme i'ascal ; il
ne donne jamais à l'esprit de son lecteur une impulsion inat-
tendue qui le réveille , qui le transporte et l'incite à la décou-
verte. Il est dans son fauteuil quand il écrit, et il vous y laisse
en le lisant : ou , s'il se lève , ce n'est que pour faire deux ou
trois tours de chambre, pendant lesquels il arrange sa phrase
et concerte son expression.
Mirabeau n'était point ainsi : on le sait très-bien , et je ne
le remarquerais pas s'il ne lui était arrivé un jour, impatienté
de cette froideur, de lancer contre Gibbon et son Histoire une
tirade véhémente. Ce n'est point à la tribune, mais dans une
lettre, qu'il eut cet éclat. Mirabeau était à I.ondrcs en -1785;
il dînait chez le marquis de Lansdowne avec plusieurs x\nglais
de distinction , et, par un singulier qui|)roquo, il crut y voir
et y entendre Gibbon en personne, lequel en ce moment habi-
(I) M. r;i.tili('! (;iii-islo[(ltc, curé du ilincrse de Lyon, jinliMir d'une
IHUoire (le In Papaniô pendnnl le \\\^ Siècle, de laquelle 1>L de Saey
niidail eomple ces jours derniers dans le Journal des Débats (2ri août
iHXi), a fait sur Gibbon une consciencieuse Elude dont je profite.
GIBBON. ,^69
tait la Suisse. Peu importo qui il prit pour lui ; peu importe
même de savoir si tout ceci n'est pas une légère invention de
sa part. Ce qui est positif, c'est sa lettre qu'on a, et qui est
adressée à Samuel Romilly. Mirabeau s'emporte contre la per-
sonne qu'il suppose être Gibbon et contre les discours qu'il dit
avoir entendus de sa bouche. Il était près, assure-t-il, de lui
répondre ; il s'est ressouvenu aussitôt de son Histoire , de cette
Histoire élégante et froide, où il est tracé « un tableau si
odieusement faux de la félicité du monde, » à cette écrasante
époque de l'établissement romain : « Je n'ai jamais pu lire son
livre, ajoute-t-il , sans m'étonner qu'il fût écrit en anglais; à
chaque instant j'étais tenté de m'adresser à M. Gibbon et de
lui dire : « Vous, un Anglais! Non, vous ne l'êtes point! Cette
admiration pour un empire de plus de deux cents millions
d'hommes, où il n'y a pas un seul homme qui ait le droit de
se dire libre ; cette philosophie efféminée qui donne plus d'é-
loges au luxe et aux plaisirs qu'aux vertus ; ce style toujours
élégant et jamais énergique , annoncent tout au plus l'esclave
d'un Électeur de Hanovre. » Ce jour-là Mirabeau avait évidem-
ment besoin de faire l'orateur et de se donner un adversaire
qu'il i)ùt invectiver ; il se figura Gibbon en face de lui et lança
son apostrophe. Dans tous les cas, il a passé le but, ii a été
déclamateur ; et , en faisant montre de ees défauts à son tour,
il nous a seulement prouvé combien la famille d'esprits à la-
quelle il appartient est en tout l'opposé de celle de Gibbon.
Ce ne serait pas être juste, avant de quitter l'Histoire de ce
dernier, que de n'y pas signaler encore quelques endroits tout
littéraires et d'une heureuse richesse, où l'auteur est bien
dans l'application de sa nature et dans l'emploi de son talent :
par exemple, un passage soigné sur les écoles de philosophie
grecque au moment où l'Édit de Justinien les supprime; et,
tout à la fin de l'ouvrage, les considérations sur la Renais-
sance en Italie, sur l'arrivée des lettrés de Constantinople,
sur les regrets de Pétrarque en recevant un Homère qu'il ne
sait pas lire dans l'original, et sur le bonheur de Buccace,
plus docte en ceci et plus favorisé. Ce sont de beaux chapi-
tres, traités avec une sorte de prédilection , et qui , jusqu'au
terme , témoignent bien de la fertilité. Loin de brusquer <^ fin ,
Gibbon se plaît à la prolongi^r; il achève cette longue carrière
presque comme une promenade, et, au moment de poser la
370 CAUSEUIES DU LUNDI,
plume, il s'arrête à considérer les derniers alentours do son
sujet; il s'y repose. — 11 n'a rien du cri haletant de iMontes-
quieu abordant le rivage ; il n'en avait pas eu non plus les
clans, les découvertes d'idées en tous sens et le génie.
Gibbon, à son retour d'Italie en octobre 'I7G5, avait repassé
par Paris : il y avait trouvé M"" Necker récemment mariée et
qui l'avait bien accueilli; mais ce fut en 1777, après la publi-
cation de son premier volume, qu'il fit chez nous son séjour
le plus prolongé et le plus agréable : il ne tint qu'à lui d'y
être à la mode, comme David Hume quelque temps auparavant
l'avait été. M. Necker était ministre ; la maison de M""* Necker
fut pour Gibbon comme la sienne propre. Cette ancienne amie
lui avait tout pardonné, et Gibbon , qui ne se trouvait pas tant
de torts, jouissait de cette intimité sociale avec une gratitude
jiaisible, sans remords et sans étonnement. Il fit durant les
six mois qu'il resta à Paris une conquête plus difficile que
ne l'était celle de M""" Necker : il acquit la bienveillance do
M""" Du Deffand , si susceptible en fait d'ennui , et qui trouva
sa conversation « charmante et facile. » C'est là le résumé de
l'impression de M'"" Du Deffand , car il y avait des jours où
cette impression variait du plus au moins. Voici un petit bul-
letin suivi qui donne la mesure et le degré de l'amabilité de
Gibbon pendant ce séjour à Paris; je le tire des Lettres de
Al-" Du Defl'and à Horace Walpole :
« (18 in;ii 1777). Je suis fort eoutenle de M. Gibbon ; depuis luiit jours
qu'il est arrivé, je l'ai vu presque tous les jours .- il a la conversation
facile, parle très-bien français; j'espÈre qu'il nie sera de grande
l'essourcc. »
« (27 mai). Je ne vous ai point répondu sur M. Gibbon, j'ai tort; je
lui crois beaucoup d'esprit; sa conversation est facile et forte de
choses ; il me plaît beaucoup, d'autant plus ([u'il ne m'embarrasse pas. «
« (s juin). Je m'accommode de plus eu plus de M. Gibbon; c'est véri-
lablement un liomme d'esprit; tous les tous lui sont faciles ; il est aussi
Frauyais ici que 3IM. de Clioiseul, de lîiiauvau, etc. Je me Halte (|u'il
qu'il est content de moi; nous soupons presque tous les jours en-
semble. »
A ce moment, il y a un léger mouvement de baisse, une
légère impression d'ennui qui de la lecture du livre a [)resque
passé sur l'auteur :
>< (10 aoùti. Je vous dis à rorcillu que je ne suis point conleule de
GIBBON. 371
l'otivragc (le M. Gibbon, il est déclamatoire, oratoire; c'est le ton de
nos beaux-esprits ; il n'y a que des ornements, de la parure, du clin-
quant, et point de fond; je n'en suis qu'à la moitié du premier volume
( de la traduction ), qui est le tiers de l'in-quarto, à la mort de Pertinax.
Je (piitte cette lecture sans peine, et il me faut un petit effort pour la
reprendre. Je trouve l'auteur assez aimable, mais il a, si je ne me
trompe, une grande ambition de célébrité; il brigue à force ouverte la
faveur de tous nos beaux-esprits, et il me paraît qu'il se trompe sou-
vent aux jugements qu'il en porte. Dans la conversation il veut briller
et prendre le ton qu'il croit le nôtre, et il y réussit assez bien. Il est
doux et poli, et je le crois bonhomme. Je serais fort aise d'avoir plu-
sieurs connaissances comme lui ; car, à tout prendre, il est supérieur à
presque tous les gens avec qui je vis. «
Gibbon , même quand il baisse , se maintient encore dans
l'esprit de M'"" Du Deffand ; c'est bon signe, car elle est sévère.
Elle ne varie pas sur certains points en ce qui le concerne :
« (21 septembre). M. Gibbon a ici le plus grand succès, on se l'ar-
rache; il se conduit fort bien, et sans avoir, je crois, autant d'esprit
que feu M. Hume, il ne tombe pas dans les mêmes ridicules, »
r'nfm, on a la conclusion très-exacte, très-judicieuse, et le
dernier mot dans le passage suivant écrit par M'"^ Du Deffand
au moment où il a pris congé d'elle ;
« (26 octobre) . . . Pour le Gibbon , c'est un homme très-raisonnable,
qui a beaucoup de conversation, infiniment de savoir, vous y ajou-
teriez peut-être, infiniment d'esprit, et peut-être auriez-vous raison;
je ne suis pas décidée sur cet article .- il fait trop de cas de nos agré-
ments, il a trop de désir de les acquérir; j'ai toujours eu sur le bout de
la langue de lui dire : IVe vous tourmentez pas, vous méritez l'honneur
d'être Français. En mon particulier, j'ai eu toutes sortes de sujets
d'être contente de lui, et il est très-vrai que son départ me fâche
beaucoup. »
Voilà un succès, et qui nous représente en abrégé celui de
Gibbon à Paris. — A la Chambre des Communes dont il était
membre. Gibbon n'en eut point de si flatteur. Il n'aborda
jamais la tribune. 11 était entré au Parlement dans des vues
très-positives et qu'il ne farde pas : « Vous n'avez pas oublié,
écrivait-il quelques années après à un ami de Suisse, que je
suis entré au Parlement sans patriotisme., sans ambition,
et que toutes mes vues se bornaient à la place commode et
honnête d'un Lord of tracle (membre du Conseil supérieur
de commerce). » Au pis. et n'eùt-il rien obtenu , la Chambre
372 CAUSERIES DU LUNDI.
lui semblait du moins tin agréable café, un club instructif,
une école utile pour un historien. On élait en plein dans la
grande et orageuse discussion sur l'Amérique ; Gibbon appuya
de ses votes , et une fois de sa plume, la politique du Gouver-
nement. !1 était du bataillon fidèle et muet de lord Norlli. On
trouve dans la Vie de Fox une anecdote assez piquante et des
vers satiriques sur la versatilité de Gibbon , sur sa chute et .sa
décadence parlementaires. Un homme qui s'exprime comme
il vient de le faire n'est point versatile; il est né ministériel,
et, s'il se trouve un moment jeté dans l'opposition, ce n'est
qu'à son corps défendant. Cette place de Lord du Conseil de
commerce à laquelle Gibbon aspirait, il l'obtint et la conserva
trois ans (< 779-1 782) avec un traitement annuel de sept cent
cinquante livres sterling ; mais le Conseil de commerce ayant
été supprin^é, Gibbon , qui se trouvait gêné dans ses revenus,
songea à sortir de la vie publique pour laquelle il était si peu
fait, à recouvrer son indépendance, et à se retirer en Suisse
pour y achever son Histoire. Il écrit à son vieil ami Dey Ver-
dun , à Lausanne, pour le consulter, pour le tàter à ce sujet,
et pour voir si , en qualité de vieux garçons, ils ne pourraient
pas compléter leurs existences dépareillées en les mariant
ensemble.
Deyverdim prend feu et lui répond (10 juin 1783) par
l'aperçu d'une vie heureuse faite pour tenter; il connaît bien
son ami, il veut l'arracher à une condition politique qui n'est
pas faite pour lui, et où sa nature véritable a dû néce-sairement
soufl'rir : « Rappelez-vous, mon cher ami, lui dit-il, que je
vis avec peine votre entrée dans le Parlement, et je crois
n'avoir été que trop bon prophète : je suis sur que cette car-
rière vous a fait éprouver plus de privations que de jouis-
sances, beaucoup plus de peines que de plaisirs, .l'ai cru tou-
jours, depuis que je vous ai connu, que vous étiez destiné à
vivre heureux par les plaisirs du cabinet et de la société;
que toute autre marche était un écart de la route du boidieur,
et que ce n'étaient que les qualités réunies (Vhomme de lettres
et iV homme aimable de société, qui pouvaient vous procurer
gloire, honneur, plaisirs, et une suite continuelle de jouis-
sances. » Puis il lui montre en perspective une maison char-
mante à la porte de Lausanne et donnant sur la descente
d'Ouchy, onze pièces tant grandes que petites tournées au
GIBBON. 373
levant et au midi, une terrasse, une treille, le fameux ber-
ceau ou l'allée couverte d'acacias , tous les accidents d'un
terrain agréablement diversifié à l'œil , les richesses d'un jar-
din anglais et d'un verger, surtout la vue du lac et des monts
de Savoie en face. Gibbon est séduit; il a fort à faire à Lon-
dres pour rompre ses engagements, pour se délier avec ses
amis, avec l'un surtout qui lui est bien cher, lord Sheffield.
Il triomphe pourtant, arrive à Lausanne, et, après quelques
premiers petits mécomptes inévitables, il se trouve bientôt en
possession de lui-même, de tout son temps, de l'étude, de
l'amitié, et du paradis terrestre.
C'est là qu'il écrit les derniers volumes de son Histoire, et
qu'il se réjouit d'être sorti de ces luttes publiques où il n'était
qu'un spectateur souvent fatigué, un acteur sans éclat et sans
vertu. Il a de charmantes lettres en ce sens, adressées à son
ami lord Sheftield, encore engagé dans la mêlée, et le plus
souvent pour le railler agréablement, pour le plaindre d'être
toujours dans ce Pandxmonium de la Chambre des Com-
munes. Il y a de ces lettres qui, par leur début, pourraient
être de celles d'Atticusv si on les avait) àCicéron; par exemple :
« Lausanne, 14 novembre 1783.
« Mardi dernier, 11 novembre, après avoir bien pesté et vous être
tourmenté toute la matinée autour de quelque affaire de votre fertile
invention, vous êtes allé à la Cliambre des Communes et vous avez
passé l'après-niidi , le soir et pcul-êlre la nuit , sans dormir ni manger,
sulToqiié à huis-clos par la respiration échauffée de six cents politiques
qu'enflammaient l'esprit de pai ti et la passion, et assommé par la
répétition des lourds non-sens qui, dans cette illustre assemhlée,
i'euip(>rtenl si fort en proportion sur la raison cl l'éloquence. — Le
même jour, après une matinée studieuse, un dîner d'amis et une gaie
réunion des deux sexes, je me suis retiré pour me reposer à onze
heures, satisfait du jour écoulé, cl assui'é que le suivant m'apportera le
l'clour du même repos et des mêmes jouissances raisonnables. Qui de
nous deux a fait le meilleur marche'?... »
Au reste, chacun des deux suivait sa voie, et Gibbon n'était
pas intolérant en fait de manières d'être heureux ; il savait que
chaque nature a la sienne. Lord Sheffiild, livré par goût à la
vie active et publique, était à quelques égards plus difficile à
contenter que lui ; il avait besoin des ressources d'un monde
dont Gibbon se passait très-bien '. « Vous êtes toujours, lui
\III. 3^
374 CAUSEKIES nu LUNDI.
('crivait ce dcM-nier, à la recherche du savoir, et vous n'êtes
coulent de votre nioiido qu'autant que vous en pouvez tirer
information ou aniusenient peu commun. Pour mon compte,
c'est des livres que j'aime à tirer mes connaissances, et je ne
demande à la société que des égards polis et des manières
faciles (1). » Il se plaît d'ailleurs à montrer à son ami que ce
coin de la Suisse n'est pas si déshérité de belle société et de
conversation qu'on le croirait de loin : « Il y a peu de semaine^,
écrivait Gibbon (22 octobre 1784), que j'étais à me promener
sur notre terrasse avec M. Tissot, le célèbre médecin ; M. Mer-
cier, l'auteur du Tableau de Paris; l'abbé Raynal ; M., M""^ et
M"*^ Necker; l'abbé de Bourbon, fils naturel de Louis XV; le
prince héréditaire de Brunswick, le prince Henri de Prusse,
et une douzaine de comtes, barons et personnages de marque,
parmi lesquels un fils naturel de l'impératrice de Russie. —
Êtes-vous satisfait de la liste? » Quant à la ville même, après
l'avoir vue en toutes saisons, aux heures de coquetterie et
de glorieux printemps comme aux heures d'isolement et de
retraite d'hiver. Gibbon déclare que son goût pour elle n'a
point faibli , et il le dit en des termes agréables, comme tous
ceux dont sa Correspondance est semée : « De ma situation
ici, je n'ai pas grand'chose de nouveau à dire, excepté une
très-rassurante et singulière vérité, c'est que ma passion pour
ma femme ou maîtresse, Fannij Lausanne, n'est point attiédie
par la satiété et par une possession de deux ans. Je l'ai vue
dans toutes les saisons et dans toutes les humeurs , et, quoi-
qu'elle ne soit point sans défauts, ils sont jilus que balancés
par ses bonnes qualités. Son visage n'est pas beau, mais sa
personne avec tout ce qui l'entoure est d'une grâce et d'une
beauté admirables. » Et il continue de suivre, do caresser un
peu trop sa métaphore. Malgré ce léger apprêt, toute celte
Correspondance ne laisse pas d'être d'un doux et assez vif
agrément. Il s'y glisse même de la gaieté.
(I) II écrivait cela à lord Slielfield dans un temps où ce dernier avait
manqué sa réélection (H mai i784j ; Gilibon cssajail, sans Irop l'espérer,
de le tirer il lui , et il lui disait ce mot qui était le fond de son cœur :
« Si cet échec pouvait vous appi'eiulre i\ rompre une lionne lois avec
Rois et ministres, et patriotes et partis, et Parlements, toutes sortes de
gens pour lesquels vous êtes de beaucoup trop hormêtc, c'est pour le
coup (jue je m'écrierais avec T. .. do respectable mémoire.- « bravo,
mon cher! vous avez sagné A perdre. »
GIBBON. 375
Faut-il croire que, durant ces années, Gibbon ne se con-
tentait pas d'être amoureux de Fannij Lausanne, et qu'il ait
songé encore à adresser ses hommages à quelque objet plus
réel? M™* de Genlis (une assez méchante langue, il est vrai)
nous le dit ; elle raconte que Gibbon épris de M""^ de Crousaz,
depuis M"'* de Montolieu (l'auteur des romans), et s'étant un
jour oublié jusqu'à tomber à ses pieds , fut assez mal reçu dans
sa déclaration ; mais on avait beau lui dire de se relever, il
demeurait à genoux. — « Mais relevez-vous donc, Monsieur! »
— « Madame, je ne puis ! » — Gibbon était devenu si gros et
si pesant qu'il n'y eut d'autre moyen pour M""* de Crousaz
que de sonner un domestique et de lui dire : « Relevez
monsieur. «
S'il n'était pas fait pour ces grandes passions, Gibbon
l'était essentiellement pour le commerce de l'amitié, et il en
éprouvait tous les sentiments. Au retour d'un voyage qu'il fit
en Angleterre dans l'année 1788, pour la publication de ses
derniers volumes, il retrouva son ami Deyverdun malade,
sujet à des attaques d'apoplexie qui bientôt l'enlevèrent, et il
fut longtemps à se réconcilier avec l'habitation charmante,
veuve désormais de son ami. Chaque place, cliaque allée,
chaque banc lui rappelaient les douces iieures passées dans
l'entretien de celui qui n'était plus : « Depuis que j'ai perdu
ce pauvre Deyverdun, s'écriait.-il , je suis seul, et, même
dans le paradis, la solitude est pénible à une âme faite pour
la société. » Veis ce temps , il songea assez sérieusement ou
au mariage, ou du moins à adopter quelqu'une de ses jeunes
parentes , une jeune Charlotte Porten (sa cousine germaine,
je crois) : « Combien je m'estimerais heureux, écrivait-il à la
mère de cette jeune personne, si j'avais une fdle de son âge
et de son caractère, qui serait avant peu de temps en étal do
gouverner ma maison , et d'être ma compagne et ma consola-
tion au déclin de ma vie 1 » 11 reconnaissait trop tard cette
vérité, « qu'à mesure que nous descendons la vallée de la vie,
nos infirmités demandent quelques-uns des soins et la société
intérieure d'une femme. » Mais M""" Necker, à qui il ne crai-
gnait pas de s'ouvrir de ses tristesses, et en laquelle, vers la
fin, il retrouvait une dernière amie comme elle avait été la pre-
mière, lui disait : « Gardez-vous, Monsieur, de former un de
ces hens tardifs : le mariage qui rend heureux dans l'âge mùr.
376 CAUSERIES DU LUNDI.
c'est coliii qui fui oonlracté clans la jeunesse. Alors seulement
la réunion est parfaite, les goûts se communiquent, les senti-
ments se répondent, les idées deviennent communes, les
facultés intellectuelles se modèlent mutuellement; toute la
vie est double, et toute la vie est une prolongation de la
jeimesse. «
A défaut de ce bonheur impossible , M'"' Necker essayait
quelquefois d(! lui indiquer d'autres sources de consolation et
le souverain remède contre l'isolement du cœur; elle lui avait
fait promettre de lire Fouvryge de son mari sur \[7nporta7ice
des Opinions religieuses , et elle avait , à l'occasion , sur ce
sujet do Christianisme et de monde invisible, des paroles amies
et délicates, que Gibbon du moins ne repoussait pas.
La Révolution française , dont les premiers événements je-
tèrent tant d'émigrés français au bord du lac de Genève, fut
la grande préoccupation des dernières années de Gibbon. Lui
qui s'était étonné de si peu de choses dans l'histoire, il s'é-
tonna de celle-ci. Il en jugea sans illusion dès le premier jour,
et il n'avait pas à revenir de bien loin pour cela : il était con-
servateur par essence, et n'avait jamais eu de goût pour les
tribuns ni pour les novateurs (1). La Révolution produisit
pourtant sur lui cet effet assez singulier et, quand on y réflé-
chit, assez naturel , de lui rendre ou plutôt de lui donner un
peu de ce patriotisme dont il avait eu jusque-là si peu. En
voyant les excès qui déshonoraient une cause qui aurait pu
être si belle, en considérant le champ illimité d'anarchie et
d'aventures dans lequel on se lançait à l'aveugle , il en revint à
aimer cette Constitution anglaise pour laquelle il s'était tou-
jours senti assez tiède; il redevint fier de ce qu'il appelait le
bon sens de sa nation et de ce qu'elle avait conscience des
bienfaits dont elle jouissait : « Les Français, écrivait-il à lord
Shefficld (1790), répandent tant de mensonges sur les senti-
ments de la nation anglaise, que je souhaiterais que les hom-
mes les plus considérables de tout parti et de toute classe se
réunissent dans (juelque acte public pour déclarer qu'ils sont
eux-mêmes satisfaits de notre Constitution actuelle et résolus
(1) S<,' soiivtjii.iiil ;ï ce propos do son iill.iqiio liistoriqiu' au Christiii-
iiisuio, il clis.iil poiii- la jnsliricr (^1 l'cxplnpicr : •< La pciiiiilivo É^îlise
f|iioj'ai liailôi' avco (iuol(|iic liljcrlé était ellc-niôme en son temps une
innovation, et j'étais attaché au vieil établissement païen. »
GIBBON. 377
à la maintenir. Une telle déclaration aurait un merveilleux
effet en Europe, et, si j'en étais jugé digne , je serais fier pour
mon compte de la souscrire. J'ai grande envie de vous envoyer
quelque projet de rédaction , tel que tout Iiomme pensant
puisse l'adopter. » Il revient plus d'une fois sur cette idée avec
ferveur. Il est curieux de voir Gibbon devenu chaleureux
comme un Burke, et levant la main pour l'Arche de la Consti-
tution comme un Fox et comme un Macaulay (1).
Cet homme qui, dans sa modération et son égalité habi-
tuelle, était loin d'être insensible, mourut en partie victime
de son zèle pour l'amitié. 11 apprit, au printemps de 1793 ,
que la femme de son ami lord Sheffield venait de mourir; il
n'hésita pas à voler vers lui , à se mettre en roule pour l'An-
gleterre par l'Allemagne, et à faire ce voyage depuis quelque
temps différé, que les circonstances présentes et la guerre en-
gagée rendaient alors plus difficile. Ses infirmités s'en aug-
mentèrent, et, après quelques mois de séjour dans son pays
natal , il y mourut le 16 janvier 1794, à l'âge de près de cin-
quante-sept ans. Son ami lord Sheffield lui a élevé le monu-
ment le plus digne et le plus durable en publiant ses Mémoires
et ses Lettres; on y devine que la conversation de Gibbon
était , en effet , supérieure en intérêt et en charme à ses écrits,
et qu'en lui le lettré profond et accompli ne se séparait pas de
l'homme de société le plus aizréable. Quelques lettres même,
les dernières, ont des accents d'émotion qu'on n'attendrait
pas ; celle qu'il écrit à lord Sheffield à la première nouvelle de
son malheur, et au moment de partir pour le rejoindre, est
belle et touchante; on dirait presque qu'un éclair de religion y
a passé. Une autre lettre écrite quelques jouis après , et dans
un sentiment croissant d'anxiété pour cette famille désolée, se
termine en ces mots : « Adieu. S'il y a des gardiens invisibles,
puissent-ils veiller sur vous et sur les vôtres! adieu. » Le ca-
ractère social et même moral de l'homme gagne donc à être
(1) On peut lire les considérations qui terminent la première partie
puliliée de la lielle Histoire cV Angleterre de M. Maeautay ; elles sont
tout à fait d'accord avec le sentiment qui animait (jililion dans ses let-
tres datées du 1.") décemljre 17)>9, du 18 mai 17!)1, du 30 mai et du
^er août 4792, du -23 lévrier et du 4 avril 1793, el dans presque toutes
celles qu'il écrivit en ces années .- des circonstances analogues ramè-
nent les mêmes sentiments.
32.
378 CAUSERIES DU LUNDI.
VU dans cet ensemble de relations, et se présente sous un jour
nouveau. C'est le témoignage qu'ont rendu les contemporains
les plus délicats et les plus respectables dans le temps de la
publication. Ceux encore aujourd'hui qui auront vécu par la
lecture dans celte intimité tempérée et ornée, n'y eussent-ils
passé comme moi qu'une quinzaine, comprendront que Gib-
bon, sans être de l'ordre des génies , sans être même de ceux
qui avec du talent troublent ou passionnent les hommes, ait
eu ses fidèles et ses pèlerins affectueux. Byron écrivait d'Ouchy
près de Lausanne au libraire Murray, le 27 juin 1816 : « Jai
été retenu ici par le gros temps, comme je m'en reveiuiis à
Diodati (près Genève) d'un voyage en bateau autour du lac, et
je joins à cette lettre , pour vous, une petite branche de Vaca-
cia de Gibbon, et quelques feuilles de rose cueillies dans son
jardin que je viens de voir, ainsi ([u'une partie de la maison.
Vous trouverez dans sa Vie une mention honorable de cet aca-
cia, sous lequel il se promena la nuit même où il termina
son Histoire. Le jardin et le pavillon d'été où il composait sont
négligés, et le dernier entièrement dégradé ; mais on le mon-
tre encore ainsi que son cabinet, et les gens respectent sa
mémoire. »
Lundi 5 serilembi'e 18o3.
HISTOIRE DE LA MAISON ROYALE
DE
SAINT-CYR,
Par m. THÉOPHILE LAY ALLÉE.
Je viens de faire une lecture agréable, douce, unie, tou-
chante par moments, qui repose et même qui élevé, une lec-
ture que tout le monde voudra faire comme moi. Il s'agit
encore de M'"^ de I\Jaintenon, mais de M"'" de Maintenon prise
cette fois par son côté le plus positif et qui prête le moins aux
discussions, considérée dans son œuvre et sa fondation de
Saint-Cyr. M. le duc de Noailles avait déjà, il y a quelques
années (1843), donné siu- ce sujet un intéressant opuscule par
lequel il préludait à son Histoire de M'"<= de Maintenon : mais
aujourdhui M. Théophile Lavallée publie de la maison de
Saint-Cyr une Histoire complète et suivie, et qui peut se dire
définitive.
M. Lavallée s'était fait très-honorablement connaître jus-
qu'ici par divers ouvrages consciencieux et utiles, exécutés
avec beaucoup de précision et de fermeté. Son Histoire des
Français depuis le temps des Gaulois jusqu'en 1830, arri-
vée à la neuvième édition, présente en quatre volumes l'abrégé
le plus succinct et le plus substantiel de nos annales; l'esprit
exact de l'auteur a su réduire tous les faits dans ce court es-
pace sans rien laisser échapper d'important ni de saillant, et,
380 CAUSEIllKS DU LUNDI.
mérilc rare! l'ouvrage garde de l'intérêt au milieu de cette
condensation continue et se fait lire. Attaché comme profes-
seur à l'Ecole militaire de Saint-Cyr, M. Lavallée a été natu-
rellement amené à rechercher les origines et les fortunes
diverses de cette maison ; il a trouvé à Versailles, soit dans la
bibliothèque du séminaire, soit aux Archives de la préfec-
ture, un grand nombre de recueils et de pièces originales qui
permettent d'établir le récit le plus détaillé avec certitude. En
abordant ce sujet délicat, il y a porté de sa rigueur d'histo-
rien, et, en retour, ce sujet lui a rendu de sa douceur et de
son élégance. Il en est résulté un beau livre, accompagné de
tout ce qui peut le faire valoir, plan, vues, gravures, et sur-
tout formé et nourri à chaque page de cette excellente langue
du xvii^ siècle, que M'"*' de Maintenon avait amenée à sa per-
fection et que parlaient les premières élèves de Saint-Cyr.
Il est arrivé à M. Lavallée, en étudiant iM""' de Maintenon,
ce qui arrivera à tous les bons esprits encore prévenus (et
j'en rencontre quelquefois de tels) qui approcheront de cette
personne distinguée et qui prendront le soin de la connaître
dans l'habitude de la vie : je ne dirai pas qu'il s'est converti
à elle, ce serait mal rendre l'impression simplement équitable
que reçoit un esprit droit; mais il a fait justice de cette foule
d'im[)utations fantastiques et odieusement vagues qui ont été
longtemps en circulation sur le prétendu rôle historique de
cette femme célèbre. Il l'a vue telle qu'elle était, tout occu-
pée du salut du roi, de sa réforme, de son amusement décent,
de l'intérieur de la famille royale, du soulagement des peu-
ples, et faisant tout cela, il est vrai, avec plus de rectitude
que d'effusion, avec i)liis de justesse que de grandeur; enfin,
il a résumé son jugement sur elle en des termes précis, au
moment de l'accompagner dans son œuvre de tendresse et do
prédilection :
«M""" clo Maintenon, dil-il , n'a donc pas en sur Louis XIV l'in-
nuf^rici! malfaisante que ses ennemis lui ont altril)uéc ; elte n'eut pas de
tJi-andes vues, elle ne lui inspira pas de grandes etioses: elte borna trop
sa pensée et sa mission au salut de l'iiomnie et aux affaires de religion;
l'on peut même dire qu'eu hcauiMUip de cireouslanees elt(^ rapetissa le
j^rand rui: mais elle ne lui donna i|ue ries fouseils satutaiies, désinté-
ressés, utili's à l'Etat et au snutagenu'ut du prujih;, et eu délinitivc elte
a l'ail à ta Franec un l>ien réel en rélormaul la vie d'un liomuie dont
les passions avaient été divinisées, en arrachant à une vieillesse licen-
HISTOIRE DE SAINT-CYR. 3Si
cieuse un monarque qui , selon Leibniz, « faisait seul le rleslin de son
siôcle; » enfin en le rendant capable de soutenir, « avec un visage tou-
jours égal et véritablement chrétien, » les désastres de la tin de son
règne. »
Puis, au seuil de Saint-Cyr, M. Lavallée a eu soin de placer
aussi un portrait de l'illustre fondatrice, où revit cette grâce
si réelle, si sobre, si indéfinissable, et qui, sujette à dispa-
raître de loin, ne doit jamais s'oublier quand par moments la
figure nous paraît un peu sèche; il l'emprunte aux Dames de
Saint-Cyr dont la plume, par sa vivacité et ses couleurs, est
digne cette fois d'une Caylus ou d'une Sévigué : « Elle avait
(vers rage de cinquante ans), disent ces Dames, le son de
voix le plus agréable, uu ton affectueux, un front ouvert et
riant, le geste naturel de la plus belle main , des yeux de feu,
les mouvements d'une taille libre si afiectueuse et si régulière
qu'elle effaçait les plus belles de la Cour... Le premier coup-
d'œil était imposant et comme voilé de sévérité : le sourire et
la voix ouvraient le nuage... »
Saint-Cyr, dans son idée complète, ne fut i)as seulement
un pensionnat, puis un couvent de filles nobles, une boniie
œuvre en même temps qu'un délassement de M"" de Mainte-
non : ce fut quelque chose de plus hautement conçu, une fon-
dation digne en tout de Louis XIV et de son siècle. M. Laval-
lée établit très-bien , dès les premières pages , le caractère
historique et politique de Saint-Cyr, et son lien avec les
gran.'les choses du dehors. Sous Louis XIV, et surtout pen-
dant la seconde moitié de son règne, la France, même en
temps de paix, fut obligée de garder son attitude militaire im-
posante, une puissante armée de 150,000 hommes sous les
armes. Louvois introduisait dans ce grand corps l'organisa-
tion moderne; mais la base essentiellement moderne, la con-
tribution égale et régulière de tous au service militaire, man-
quait. La noblesse, qui était et restait l'âme de la guerre, se
voyait pour la première fois assujettie à des règlements stricts
et à des obligations continues qui choquaient son esprit et qui
aggravaient ses charges. La royauté contractait donc envers
elle de nouveaux devoirs. Louis XIV le reconnut et eut à
cœur de s'en acquitter : 1" en fondant l'hôtel des Invalides,
dont une partie fut réservée pour des officiers vieux ou bles-
sés; 2" par la formation des compagnies de Cadets qu'on
382 CAUSEUIES DU LUNDI.
exerçait dans les places frontières, et où l'on élevait 4,000
fils do gentilshommes; 3" enfin, dès que M""' de Maintenon
lui en eut suggéré l'idée, par la fondation de la maison royale
de Saint-Cyr, destinée à l'éducation de 230 demoiselles nobles
et pauvres. L'établissement de l'École militaire vers le milieu
du siècle suivant, et dont le principal honneur revient à Paris-
Duverney, fut le complément nécessaire de ces fondations mo-
narchiques , et remplaça ce que les compagnies de Cadets
avaient d'insuffisant. Toute cette branche de l'éducalion mili-
taire sera prochainement traitée par M. Lavallée dans un se-
cond ouvrage intitulé V Histoire militaire de Saint-Cyr ; \\
n'était pas inutile de montrer dès l'abord le rapport et le lien.
Saint-Cyr, dans la première pensée de M""^ de Maintenon,
ne s'élevait pas si haut. IM"'^ de Maintenon était sincèrement
religieuse ; à peine tirée de l'indigence par les bienfaits du roi,
elle se dit qu'elle devait en répandre quelque chose sur d'au-
tres qui étaient pauvres comme elle l'avait été. Cette idée de
secourir les demoiselles pauvres pour les préserver des dan-
gers où elle-même avait passé, fut chez elle très-ancienne,
très-naturelle; elle l'envisageait comme une dette et comme
une rançon devant Dieu de sa grande fortune. Elle eut d'a-
bord des jeunes filles dont elle payait la pension à Montmo-
rency, puis à Rueil, où elle doima plus de développement à sa
bonne pensée. Elle avait toujours eu un grand goût pour éle-
ver les enfants, pour les enseigner, les reprendre, les morigé-
ner : c'était un de ses talents particuliers et prononcés : « J'ai
grande impatience, écrivait-elle à M""= de Brinon, la première
directrice de ces écolières, de voir mes petites fdles et de me
trouver dans leur étable... J'en reviens toujours plus affolée.»
De Rueil, l'institution fut transférée à Noisy, où elle continua
de Cloître : .M"'" de IMaintcnoii y consacrait tous les moments
qu'elle pouvait déiuber à la Cour. Elle commençait à s'ap-
plaudir de son succès : « Jugez de mon plaisir, écrivait-elle à
son frère, quand je reviens le long de l'avenue suivie de cent
vingt-quatre demoiselles qui y sont présentement. »
M'"' de Maintenon était faite pour ce gouvernement inté-
rieur et domestique; elle en avait l'art et le don, elle en goû-
tait tout le plaisir. Ce n'est pas une raison pour y moins ap-
précier son mérite. De ce qu'elle y cherchait le repos dans
l'action , les délices dans la familiarité et dans l'autorité
IIISTOIRR DE SAINT-CYR. 383
même, de ce que cet amour-propre, dont on ne se sépare
jamais, y trouvait son compte, il ne faut pas l'en moins admi-
rer. Un ancien poëte, Simonide d'Amorgos, dans une Satire
contre les femmes, les a comparées, quand elles sont mau-
vaises, pour leurs défauts dominants , chacune à une espèce
d'animaux (ces Anciens étaient peu galants) : mais, quand il
en vient à la femme sage, utile, frugale, industrieuse, dili-
gente et féconde, il ne trouve à la comparer qu'avec l'abeille.
M"' de Maintenon , au sein de ces établissements dont elle
était l'âme et la mère , et dont elle ordonnait en tous sens la
ruche, peut se comparer à cette abeille infatigable. Telle elle
avait été, toule sa vie, dans les maisons où elle avait vécu sur
le pied d'amitié, y mettant l'ordre, la propreté, la décence,
répandant l'esprit de travail autour d'elle, et en même temps
faisant honneur tout aussitôt à l'esprit de politesse et de so-
ciété. Que sera-ce donc quand elle sera chez elle, dans sa fon-
dation propre, dans sa ruche de prédilection, avec toute sa
joie et son orgueil de reine abeille et de mère , ayant une fois
réussi à produire le parfait idéal qui était en elle?
Cet idéal était patriotique et chrétien tout ensemble : un
jour, dans un entretien dont les termes ont été recueillis par
ses pieuses élèves, et après leur avoir parlé de tout ce qu'il y
avait eu de peu médité et de non prévu dans sa grande for-
tune à la Cour, elle a dit avec un élan et un feu qu'on n'atten-
drait jias de sa part, mais qu'elle avait dès qu'elle en venait au
sujet chéri :
« Il en est de cela comme de Saint-Cyr, qui est devenu insensible-
ment ce que vous le voyez aujourd'hui. Je vous l'ai souvent dit, je
n'aime point les nouveaux établissenienls; il vaudrait mieux soutenir
les anciens. Cependant , sans presfjuc y penser, il se trouve que j'en ai
lait un nouveau. Tout le monde croit (jue, la tôle sur mon chevet, j'ai
fait ce beau plan; cela n'est point. Dieu aconduit Saint-Cyr par degi'és.
Si j'avais fait un plan, j'aurais envisagé toutes les peines de l'exécution,
toutes les difficultés, tous les détails; j'en aurais été effrayée; j'aurais
dit : Cela est fort au-dessus de moi. Et le courage m'aurait manqué.
Beaucoup de compassion pour la noblesse indigente , parce que j'avais
été orpheline et pauvre inoi-mêiiie, un peu de connaissance de son état,
me nt imaginer de l'assister pendant ma vie. 3Iais, en projetant de faire
tout le bien possible, je ne projetai point de le faire encore après ma
mort. Ce ne l'ut qu'une seconde idée qui naquit du succès de la pre-
mière. Puisse cet éiablisseuienl durer autant que la France, et la
France autant que le monde! Rien ne m'est plus cher que mes enfants
384 CAUSEIUES DU LUNOr.
■(le Saint-Cyi' .- j'tîn ;ùin« toiil jMSfiu'à leur poussière. Je nrofl'rc avec tous
mcstifiia pour les servir; cl je n'aurai nulle peiue à être leur servante ,
pourvu que mes soins leur a[)preunenl à s'en passeï'. Voilà où je tends,
voilà ma passion, voilà nioncuiur. ><
Ce fut l'année même de son mariage avec le roi ('I68i), et
comme par une reconnaissance intérieure envers le Ciel ,
qu'elle s'appliqua à perfectionner l'essai de Noisy et à lui
donner cette première forme déjà toute royale qu'il prit dès
sa translation à Saint-Cyr. Elle représenta au roi, après une
visite qu'il avait faite à Noisy et dont il avait été fort content,
que « la plupart des familles nobles de son royaume étaient
réduites à un pitoyable état par les dépenses que leurs chefs
avaient été obligés de faire à son service; que leurs enfants
avaient besoin d'être soutenus pour ne pas tomber tout à fait
dans l'abaissement; que ce serait une œuvre digne de sa piété
et de sa grandeur, de faire un établissement solide qui fût
l'asile des pauvres demoiselles de son royaume , et où elles
fussent élevées dans la piété et dans tous les devoirs de leur
condition. » Le Père de La Cliaise apiiuyait le projet; Louvois
se récriait sur la dépense. Louis XIV lui-même semblait hési-
ter : « Jamais reine de P^rance, disait-il, n'a rien fait de sem-
blable. » C'est par là en effet, et seulement par là, que M""* de
Maintenon prétendait manifester sa prochaine, sa secrète et
eflicace royauté.
L'idée de la fondation de Saint-Cyi' fut décidée, et le roi en
parla au Conseil le 15 août 1G84; deux années se passèrent,
durant lesquelles on bâtit la maison, on régla les dolitlions (ît
les revenus et on prépara les Constitutions. Les lettres patentes
furent délivrées en juin -1686, et la Communauté fut transfé-
rée de Noisy dans le nouveau domicile , du '2G juillet au
l''"" août. Pendant les six années qui suivirent, on resta dans
les essais et les tâtonnements; ils fuient dis plus biillants et
même des plus glorieux, et jamais Saint-Cyr ne lit plus de
bruit que dans ce temps où il n'était pas encore assis sur ses
entiers et ses plus sûrs fondements. M""-' de Maintenon avait
rêvé une maison qui ne ressemblât à nulle autre, où l'on fût
régulier sans y être tenu par des vœux absolus, où l'on n'eût
lien des petitesses et des ndiiuties des couvents, où l'on en
gardât pourtant la pureté et l'ignorance du mal, en partici-
pant d'ailleurs avec prudence, et sous la réserve chrétienne, à
IIISTOIRR DE SAINT-CYR. 385
toute la fleur de la politesse et du monde. Louis XIV, qui
voyait les choses avec un sens pratique et dans l'intérêt de
l'État, approuvait que la maison de Saint-Cyr n'eût rien d'un
monastère, et il l'eût voulu conserver ainsi. Mais il y avait
dans la première recherche de M'"*^ de Maintenon et dans ce
mélange de solidité, de raison et d'agrément, une mesure im-
possible à observer; il aurait fallu que toutes les maîtresses
et les élèves eussent autant de sagesse et de force qu'elle-
même. Élever les demoiselles « chrétiennement, raisonnable-
ment et noblement, » était le but, mais il y avait à craindre que
ce noblement ne menât au mépris de l'humilité, que ce raison-
nablement ne menât au besoin de raisonner. C'est dans ces an-
nées d'essai, de premier essor et d'apprentissage de Saint-Cyr,
que M"'' de Maintenon demanda à Itacine de lui composer des
comédies sacrées, et qu'eurent lieu les représentations d'^i'-
ther. Si Esther, avec ses conséquences mondaines et l'élite
des profanes qu'elle introduisait , fut une distraction, peut-
être une imprudence et une faute du premier Saint-Cyr, on
sent bien que ce n'est pas nous qui en ferons un reproche,
et personne au monde n'aura le courage de le blâmer. Esther
est restée, aux yeux de tous, la couronne de la maison. Les
détails de la composition de cette adorable pièce et des re-
présentations qu'on en fit sont trop connus pour y revenir :
ils forment un des plus gracieux épisodes, et le plus virginal
assurément, de notre littérature dramatique. Pourtant M""'" de
La Fayette, en personne sensée, et un peu jalouse peut-être
de M'"<^ de IMaintenon, y voyait quelque prétexte à dire :
« Mme Je Maintenon , qui est fondatrice de Saint-Cyr, toujours occu-
pée du dessein d'amuser le roi, y fait souvent faire ciuelque ciiose de
nouveau à toutes tes petites filles qu'on élève dans cette maison, dont
on peut (lire (pie c'est un étalilissement digne de la grandeur du roi et
de l'esprit de celle qui l'a inventé el qui le conduit ; mais quelquefois
les choses les mieux instituées dégénèrent considérablement; et cet
endroit qui , 'maintenant que nous sommes dévots, est le séjour de la
vertu et de la piété, pourra quelque jour, sans percer dans un profond
avenir, être clui de la débauche el de l'impiété. Car de songer ([ue
trois cents jeunes filles qui y deaieurent] jusqu'à vingt ans, et qui out
àltnr porte une Cour remplie de gens éveillés, surtout quand l'autorité
du roi n'y sera plus mêlée; de croire, dis-je, que déjeunes filles el de
jeunes liummes soient si prèi les uns des autres sans sauter les mu-
railles, cela n'est presque pas raisonnable. »
viiî. ,3.3
386 CAUSERIES DU LUNDI.
Il était donc essentiel , après le succès A'Esther et l'éveil
donné à la Cour, de faire un pas en arrière et de rentrer dans
l'esprit de la fondation en le fortifiant par des règlements plus
sévères. Le danger, en efl'et, dans ce voisinage de Versailles,
était grand ; il importait que la prédiction de M"* de La Fayette
ne put jamais se vérifier, et que les demoiselles de Sainl-Cyr
ne ressemblassent dans aucun temps à celles de M. Alexandre
Dumas. La morale que M™« de Maintenon lira des représenta-
tions ù'Esther et de l'invasion des profanes fut dorénavant
de dire et de redire sans cesse à ses Dames : « Cachez vos
filles et ne les montrez pas. »
Du passage de Racine et de celui de Fénelon à Saint-Cyr, il
résulta (toujours au point de vue de la fondation et du but)
plusieurs inconvénients au milieu des grâces. Fénelon y dé-
veloppa le goût de la dévotion fine, subtile, à l'usage des
âmes d'élite; Racine, sans le vouloir, y fit naître le goût des
lectures , de la poésie et de ces choses dont le parfum est si
doux, mais dont le fruit n'est pas toujours salutaire. M'"" de
Maintenon , toute gagnée qu'elle était par eux , reconnaissait
avec son bon sens qu'il fallait y remédier et ne pas laisser
abonder dans cette veine de jeunes et tendres esprits dont quel-
ques-uns avaient commencé à s'éprendre. Il y avait parmi ces
premières élèves et maîtresses de Saint-Cyr une M"'^ de La
Maisonfort, femme distinguée, esprit curieux, amoureux des
recherches , et qui était faite pour un tout autre cadre que
celui qu'elle s'était choisi ; elle ne pouvait se résoudre à renon-
cer à la tendresse de son cœur, à la délicatesse de son esprit
cl de son goût. M""' de INlaintenon lui en faisait la guerre dans
des lettres très-belles et qui ne la convainquaient pas : « Com-
ment surmonterez-vous, lui écrivait-elle, les croix que Dieu
vous enverra dans le cours de votre vie , si un accent normand
ou picard vous arrête, ou si vous vous dégoûtez d'un homme,
parce qu'il n'est pas aussi sublime que Racine? Il vous aurait
édifiée, le pauvre homme, si vous aviez vu son humilité dans
sa maladie, et son repentir sur cette recherche de l'esprit. 11 ne
demanda point dans ce temps-là un directeur à la mode : il
ne vit qu'un bon prêtre de sa paroisse. » Cet exemple de Racine
mourant n'opérait pas. M"'" de La Maisonfort était de ces per-
sonnes rares comme on en connaît quelques-unes en tout temps,
qui se portent d'abord au sommet de toutes les curiosités de
HISTOIRE DE SAINT-CVR. 387
leur époque, juges suprêmes et raffinés des ouvrages de l'es-
prit, oracles et prosélytes des opinions en vogue : elle eût fait
agréablement du jansénisme avec Racine ou avec M. de Tr'é-
ville, comme elle distillait du quiétisme avec Fénelon, comme
au xviii" siècle elle se fût éprise de David Hume avec la com-
tesse de Bouflers , comme au xix" elle eût brillé dans un salon
doctrinaire, eût discuté sur la psychologie ou l'esthétique , et
peut-être eût poussé jusqu'aux Pères de l'Église, non sans
effleurer le socialisme en passant. M""*" de La Maisonfort, malgré
le goût que M'"« de Maintenon avait pour elle, dut être retran-
chée de l'Institut de Saint-Cyr.
Un autre esprit, bien meilleur et plus sûr. M"" de Glapion
étaifelle-même légèrement atteinte ; « Je me suis bien aperçue,
lui écrivait M'"" de Maintenon, du dégoût que vous avez pour
vos confesseurs : vous les trouvez grossiers; vous voudriez
plus de brillant et plus de délicatesse; vous voudriez aller au
Ciel par un chemin semé de fleurs. » M™<^de Glapion trouvait lo
Catéchisme un peu terre à terre, un peu court sur de certains
points ; il lui semblait ridicule « que le maître fît des demandes
dignes d'un écolier, et que l'écolier fît des réponses d'un maî-
tre. » Elle aurait voulu que la question fût faite par l'enfant ,
et que, d'après la réponse qu'on lui aurait faite, il raisoimàtet
qu'il avançât ainsi de curiosité en curiosité. M™" de Glapion
aurait désiré, on le voit, introduire un peu de la méthode de
Descartes dans le Catéchisme. M""" de Maintenon ne discutait
pas, mais lui opposait l'usage, l'expérience, l'impossibilité de
ne pas bégayer en de telles matières : « Toutes ces idées, lui
disait-elle, sont des restes de vanité : vous ne voudriez point
de choses communes à tout le monde; votre esprit est élevé,
vous voudriez des choses qui le fussent autant que lui : inutile
désir! la plus savante théologie ne peut vous parler de la Tri-
nité autrement que votre Catéchisme. Votre répugnance à
enseigner à des enfants d'une manière bizarre des vérités com-
munes , ou d'une manière basse des vérités sublimes, est
encore matière de sacrifice. Employez votre esprit non à mul-
tiplier vos dégoûts, mais à les vaincre, mais à les cacher en
attendant qu'ils soient vaincus, mais à vous faire aimer les
plaisirs de votre état. » M'"" de Glapion y parvint. Elle fut la
consolation de M""" de Maintenon et sa plus sûre héritière ; elle
et M"" du Peyrou maintinrent l'esprit d'exactitude et de régu-
388 CAUSKIIIES DU LUNDI.
l.irilé en même temps que la |wlitessc et les nobles manières
de la fondatrice, jusque bien après sa mort. En définitive, les
personnes de cette génération , qui avaient goûté Fénelon ,
Racine, et qui s'en ressouvenaient tout en s'en étant guéries,
réalisèrent seides la perfection de l'éducation , de la grâce et
de la langue de Saint-Cyr : après elles, on garda encore les
vertus essentielles et les règles, mais le charme s'-était envolé,
et peut-être aussi la vie.
Pendant ces années de labeur et d'essai. M'"" de Mâintenon
ne cessait de visiter, d'animer et de corriger Saint-Cyr : elle
y venait de deux jours l'un au moins ; elle y passait des jour-
nées entières dès qu'elle le pouvait. Elle se mêlait aux classes,
aux exercices, aux moindres services de la maison, n'en esti-
mant aucun au-dessous d'elle : « Je l'ai vue souvent, dit une
de ces modestes historiennes citées par M. Lavallée, arriver
avant six heures du matin, afin d'être au lever des demoiselles,
et suivre ensuite toute leur journée en qualité de première
maîtresse, pour pouvoir mieux juger do ce qu'il y avait à faire
et à établir. Elle aidait à peigner et à habiller les petites,
passait deux ou trois mois de suite à une classe, y faisait ob-
server l'ordre de la journée, leur parlait en général et en par-
ticulier, reprenait l'une, encourageait l'autre, donnait à d'autres
les moyens de se corriger. Ell<> avait beaucoup de grâce à par-
ler comme à tout ce qu'elle faisait : ses discours étaient vifs,
simples, naturels, intelligents, insinuants, persuasifs, io ne
finirais pas si je voulais raconter tout le bien qu'elle fit aux classes
dans ces temps heureux. » — Ces temps heureux, cet âge d'or,
ce sont comme toujours les débuts, les commencements, l'é-
poque où tout n'est pas rédigé encore , et où une certaine liberté
d'inexpérience se mêle à la fraîcheur première des vertus.
Pourtant, sous la direction du sage évêque de Chartres,
Desmarets, M'"" de Maintenon dut songer à chercher dans sa
fondation moins de singularité qu'elle n'en avait conçu d'abord ;
il fut décidé que les Dames institutiices, tout en restant fidèles
à la spécialité de leur but, seraient des religieuses légulières
et feraient des vœux solennels. Avertie par les premiers relâ-
chiMnenls et par les fantaisies légères qu'elle avait vues poindre,
elle s'occupa à faire à ses fdles un rempart de leurs Constitu-
tions et de leur règle; elle comprit, comme toutes les grandes
fondatrices , qu'on n'arrive à tirer de la nature humaine un
HISTOIRE DE SAINT-CYn. 389
parti singulier etextraordinaire sur un pointqu'en la supprimant
ou la resserrant par tous les autres côtés. Cette réforme défi-
nitive, cette transformation de Saint-Cyr d'une maison séculière
en un monastère régulier, s'accomplit de 1692 à ^1694. Le ca-
ractère grave de M"^" çj^ Maintenon se trouve empreint à
chaque ligne dans le petit livre adressé aux Dames et intitulé ;
r Esprit de r Institut des Filles de Saint-Louis. La première
recommandation qui leur est faite en des termes aussi absolus
qu'on peut imaginer, est que rien ne soit jamais changé ni
modifié dans leur règle sous quelque prétexte que ce soit :
solidité, stabilité, immobilité, c'est le vœu et l'ordre de M™« de
Maintenon, et l'Institut y est resté fidèle jusqu'au dernier jour.
L'Institut n'est point fondé pour la prière, mais pour l'action,
pour Véducation des demoiselles; c'est là l'austérité véri-
table, c'est là, en quelque sorte, la prière perpétuelle qu'il
suffit d'alimenter par d'autres prières rapides et courtes, et
répétées souvent du fond du cœur. « Un mélange de prières
et d'actions , » tel est l'esprit de l'Institut. M'"" de Maintenon
cherche à prémunir ses filles contre les périls qu'elles ont déjà
rencontrés : « N'ayez ni fantaisie ni curiosité pour chercher
des lectures extraordinaires et des ragoûts d'oraison. » —
« !1 y a une grande différence entre connaître Dieu par la
science, par la pointe de resprit, par la subtilité de la raison,
par la multiplicité des lectures, ou le connaître par les simples
instructions du Christianisme. » Dans le blanc des lignes, il
me semble lire en caractères plus distincts : « Surtout pas
trop de Racine, et plus jamais de Fénelonl »
Une haute idée , c'est que les Dames de Saint-Louis étant
destinées à élever des demoiselles qui deviendront mères de
famille et auront part à la bonne éducation des enfants, elles
ont entre leurs mains une portion de l'avenir de la religion et
de la France : « Il y a donc dans l'œuvre de Saint-Louis, si elle
est bien faite et avec l'esprit d'une vraie foi et d'un véritable
anicur de Dieu, de quoi renouveler dans tout le royaume
la perfection du Christianisme. y>
La fondatrice leur rappelle expressément (pi'étant à la porte
de Versailles comme elles sont , il n'y a pas de milieu pour elles
à être un établissement très- régulier ou très-scandaleux : « Ren-
dez vos parloirs inaccessibles à toutes visites superflues... Ne
craignez point d'être un peu sauvages, mais ne soyez pas
33.
390 CAUSERIES DU LUNDI.
fières. » Elle leur conseille une luimilité plus absolue qu'elle
ne l'obtiendra : « Rejetez le nom de Dames, prenez [)Iaisir à
vous appeler les Filles de Saint-Louis. » Elle insiste particu-
lièrement sur cette vertu d'humilité qui sera toujours le côté
faible de l'Institut : « Vous ne vous conserverez que par l'hu-
mililé ; il faut expier tout ce qu'il y a eu de grandeur humaine
dans votre fondation. » Quoi qu'il en soit des légères imper-
fections dont l'Institut ne sut point se garantir, il persista jus-
qu'à la fin dans les lignes essentielles, et on reconnaîtra que
c'était quelque chose de respectable en Fauteur de Saint-Cyr
que de bâtir avec constance sur ces fondements, en vue du
xviir siècle déjà pressé de naître , et dans un temps où Bayle
écrivait de Rotterdam à propos de je ne sais quel livre : « On
fait, tant dans ce livre que dans plusieurs autres qui nous
viennent de France, une étrange peinture des femmes de Paris.
Elles sont devenues , dit-on , grandes buveuses d'eau-de-vie et
grandes preneuses de tabac, sans compter les autres excès
dont on les accuse, comme tyrannie sur leurs maris, orgueil,
coquetterie, médisance, impudicité, etc. Vous ne voyez point
en France de livres où l'on traite si mal nos femmes du Sep-
tentrion. » (Lettre du 21 octobre -1696.)
Et ce n'était pas seulement Bayle qui écrivait ces choses ,
c'était M'"» de Maintenon qui le disait aussi et qui reconnaissait
cela pour vrai dans les conseils qu'elle donnait à une demoi-
selle sortie de Saint-Cyr : « Ne soyez jamais sans corps {.sans
corset, c'est-à-dire en déshabillé), et fuyez tous les autres
excès qui sont à présent ordinaires, même aux filles, comme
le trop manger, le tabac, les liqueurs chaudes, le trop do
vin, etc. ; nous avons assez de vrais besoins sans en imaginer
encore de nouveaux si inutiles et si dangereux. »
En présence de co monde qu'elle connaissait si bien, ne
croyez pas que M"'* de .Maintenon voulût former des plantes
trop tendres, des femmes frêles, ingénument ignorantes et
d'une morale de novices; elle avait plus que personne un
sentiment profond de la réalité. Elle voulait que les Dames
parlassent hardiment à leurs élèves de l'état de mariage, et
leur montrassent le monde et ses conditions diverses telles
qu'elles sont : « La plupart des religieuses , disait-elle, n'osent
pas prononcer le nom de mariage; saint Paul n'avait pas cette
fausse délicatesse, car il en parie tres-ouvertement. » Et elle
HISTOIRE DE SAINT-CYR. 391
était la première à en parler comme d'un état honnête, néces-
saire, hasardeux : « Quand vos demoiselles auront passé par
le mariage, elles verront qu'il n'y a pas de quoi rire. Il faut
les accoutumer à en parler sérieusement, chrétiennement et
même tristement , car c'est l'état où l'on éprouve le plus de
tribulations , même dans les meilleurs , et leur apprendre que
plus des trois quarts sont malheureux. » Et quant au célibat
auquel trop de jeunes fdles, en sortant, pouvaient être con-
damnées faute de dot et de fortune (car « ce qui me manque
surtout, disait-elle agréablement, ce sont des gendres»),
elle y voyait également un état triste. En général, on n'a ja-
mais eu moins d'illusions que M""^ de Maintenon. Parlant des
hommes, elle les jugeait rudes et durs, « peu tendres dans
leur amilié sitôt que la passion ne les mène plus. » En ce qui
est des femmes, elle n'avait aussi sur elles que des idées très-
arrétées et médiocrement flatteuses : « Les femmes , disait-elle,
ne savent jamais qu'à demi , et le peu qu'elles savent les rend
communément fières, dédaigneuses, causeuses, et dégoûtées
des choses solides. » L'éducation de Saint-Cyr, après la réforme,
et dans le plein et véritable esprit de M""^ de Maintenon s'il avait
été constamment suivi , n'eut donc point péché par trop de
timidité, de faiblesse et de grâce tendre; l'austérité seule-
ment en était voilée.
Cette réforme une fois opérée à Saint-Cyr, et l'impression
triste qu'en reçurent d'abord celles même qui s'y soumirent
étant à peu près effacée, tout fut dans l'ordre, et la joie eut
[)lace comme auparavant au milieu de la vie uniforme et occu-
pée. iM""" de Maintenon avait, je l'ai dit, le don d'éducation,
et elle n'y voulait point de tristesse : il n'y en a jamais dans ce
qui se fait pleinement, avec abondance de cœur et dans la
voie droite. A un moment ou à un autre, la joie qui n'est que
l'épanouissement de l'âme reparaît, et elle ne cesse point de
courir à travers les actions. M™' de Maintenon comptait beau-
coup sur les récréations pour former agréablement les élèves,
pour les avertir de leurs défauts et gagner leur confiance sans
paraître la rechercher. Dans le bien qu'elle avait fait à Saint-
Cyr, elle comptait pour beaucoup les soins qu'elle avait pris
delà récréation : « C'est là, disait-elle, ce qui met l'union dans
une maison et en ôte les partialités; c'est là ce qui lie les maî-
tresses avec leurs élèves; c'est là qu'une supérieure se fait
392 CAUSEUIES DU LUNDI.
goûter et épanouit le cœur do ses filles ea leur donnant quel-
ques plaisirs; c'est là qu'on dit des choses édifiantes sans en-
nuyer, parce qu'on les mêle avec de la gaieté ; c'est là quen
raillant on jette de bonnes maximes. » Elle demande partout
aux Dames qu'elle a formées le talent de la récréation autant
que celui de la classe : « Rendez vos récréations gaies et libres;
on y viendra. «
Louis XIV, à Saint-Cyr, apparaît plein de charme , de no-
blesse toujours, et parfois d'une certaine bonhomie qu'il n'eut
que là. Dans les grands moments, il intervient comme roi :
quand on juge à propos de réformer les Constitutions, il les
relit et les approuve de sa main ; lorsqu'il faut éloigner les
Dames récalcitrantes, telle que M'"^de La Maisonfort et quel-
ques autres, et employer à cet effet des lettres de cachet, il sait
que le cœur des Dames est affligé de cet exil de leurs sœurs,
et, après avoir écrit du camp de Compiègne pour motiver sa
rigueur, il vient lui-même avec cortège dans la salle de la
Communauté tenir en quelque sorte un lit de justice tout à la fois
royal et paternel. Pendant la paix , au retour des chasses , il
vient souvent trouver M""^ de Maintenon en ce lieu de retraite,
mais toujours après s'être donné le temps de mettre, par res-
pect pour les Dames , un habit décent. Pendant les guerres,
il sait qu'il a à Saint-Cyr dans ces jeunes âmes , filles de Saint-
Louis et de la race des preux, « des âmes guerrières, bonnes
religieuses et bonnes Françaises. » 11 se recommande à leurs
prières, les jours de défaite comme les jours de victoire; il
sait que leur deuil est le sien , et que sa gloire est leur joie.
Tout ce côté nouveau et particulier de Louis XIV est très-
délicatement et généreusement touché par M. Lavallée , et, à
certains |)assages, on est surpris de se trouver tout attendri
comme le grand roi le fut lui-mênic.
Louis XIV et M""" de JMaintenon croyaient à l'efficacité des
prières, surtout à Saint-Cyr : « Faites- vous des saintes, répé-
tait sans cesse la fondatrice à ses filles durant les guerres cala-
miteuses, faites-vous des saintes pour nous obtenir la paix. »
Lt vers la fin , quand un rayon de victoire fut revenu, mêlant
quelque enjouement dans le sérieux de son espérance : « Il
serait bien honteux à notre supérieure, écrivait-elle , de ne
pas faire lever le siège de Landrecies à force de prières : c'est
aux grandes âmes à faire les grandes choses. »
HISTOIRE DE SAIiNT-CVIt. 393
Dans les deriiicres années de Louis XIV, M'"" de Mainleiion
n'était heureuse que quand elle venait à Saint-Cyr « pour se ca-
cher et pour se consoler. » Elle le redit sous toutes les formes et
sur tous lestons : « Mon grand consolateur, c'est SaintCyr! —
Vive Saint-Cyr! malgré ses défauts, on y est mieux qu'en aucun
lieu du monde. » Elle avait goûté de tout; elle était rassasiée
de tout. Comblée en apparence, et malgré son éclat, elle était
de ces natures délicates qui sont restées plus sensibles aux
secrètes injures du monde qu'à ses grossières offrandes. Entou-
rée à Versailles d'hommes qui ne l'aimaient pas ou de femmes
qu'elleméprisait, lisant dans leurcœur à travers leurs hommages
intéressés et leurs bassesses, excédée de fatigue et de con-
trainte auprès du roi et de la famille royale qui usaient et
abusaient d'elle, elle arrivait à Saint-Cyr pour s'y détendre,
pour s'y plaindre , pour y laisser tomber le masque qu'elle
portait sans cesse. Elle y était respectée, chérie, écoutée;
absente, ses lettres lues à la récréation faisaient l'orgueil de
celle qui les avait reçues et la joie de toutes; présente , on se
concertait pour éveiller ses souvenirs , pour la lamener sur ses
débuts et sur les incidents singuliers de sa fortune, pour la
faire parler d'elle-même, ce sujet qui nous est toujours si
reposant et si doux. « Nous aimons à parler de nous-même ,
a-t-elle remarqué, dussions-nous parler contre. » Et elle ne par-
lait pas contre. S'il est pénible, comme elle l'a dit , de durer
trop longtemps , de vivre dans le monde avec des gens de qui
l'on n'est pas connu, qui n'ont point été de la vie qu'on a
menée autrefois, qui sont en un mot d'un autre siècle, il est
très-agréable dans la retraite, et sur le banc d'un jardin, de
se retrouver devant des âmes toutes neuves et toutes fraîches,
qui sont dociles à se laisser former et avides de tout ce que
vous leur dites. N'analysons pas trop les divers sentiments de
M'""^ de Mainlenon à Saint-Cyr : il suffit que l'effet sur tout ce
qui l'entourait ait été fructueux et bon. Sa langue même si
pure se répandait sur ces jeunes personnes qui l'écoutaient,
et sa grâce inimitable se renouvelait avec naturel dans leur
bouche. Plusieurs des Dames de Saint-Cyr étant mortes en ces
années, il est dit de l'une d'elles (M""^^ d'Assy) dans les Mé-
itioires de Sainf-Cyr^ en des termes légers et charmants :
" C'éluit iMi fsprildoux et bien fait, un bon naturel qui n'avait que
(lu bonncà iiicluialious; l'innoconce et la candeur étaient peintes sur
394 CAUSERIES DU LUNDI.
son visage, qui, jointes à su l)c;iiili'" luiturclle, la rendaient tout aima-
ble. Pcnrtaut son agonie, elle devint beaucoup plus belle qn'elle n'avait
été dans le temps de sa meilleure sant(5; mais c'était ime beauté toute
cclef.te qui inspirait de la dévotion, cl nous larejJïardàmes mourir avec
ravissement...»
La langue de Saint-Cyr forme une nuance à part dans celle
du siècle de Louis XIV ; M""' de CayUis en est la fleur mon-
daine; on sent quEsther y a passé, et Fénelon également.
C'est de la diction de Racine en prose, du IMassillon plus court
et plus sobre, toute une école pure, nette, parfaite, dont était
le duc du Maine; une jolie source, plus vive du côté des
femmes , bien que peu fertile. A l'origine, cela promettait plus,
et il y a telle de ces Dames (IVl""* de Champigny) à qui M"^ de
Maintenon pouvait écrire : a Je n'ai jamais rien vu de si bon,
de si aimable, de si net, de si bien arrangé, de si éloquent,
de si régulier, en un mot de si merveilleux, que votre lettre. . . »
A la mort de Louis XIV, et dans le brusque contraste avec
des temps si nouveaux , Saint-Cyr passa presque en un instant
à l'état d'antiquité et de relique royale. Après M""' de Mainte-
non , de dignes héritières y maintinrent encore longtemps la
culture de l'esprit et la politesse : mais les Dames de Saint-
Louis furent surtout fidèles à l'intention de leur fondatrice en
ce qu'elles ne firent jamais parler d'elles. Respectées de tous,
peu aimées de Louis XV qui les trouvait ( cela est assez natu-
rel) trop hautes et trop dignes, et de qui on a recueilli une
parole défavorable qui n'est peut-être pas juste, elles dispa-
raissent dans la continuité de leurs devoirs et dans l'uniformité
'de leur vie. Une lettre d'Horace Walpole qui les visite en anti-
quaire , une autre lettre du chevalier de Bouliers qui est citée
par M. de Noailles , sont les seuls témoignages un peu saillants
qu'on ait sur elles [)endanl de longues années. Quand la Révo-
lution diî 89 éclata, réloiuiemenl dansée vallon si voisin de Ver-
sailles fut graufl, plus grand que partout ailleurs : « Saint-Cyr,
a dit très-bien M. Lavallée, s'était si complètement immobilisé
dans le passé, qu'on y tombait brus(piement de M"" de Main-
tenon à Mirabeau. » Depuis ce jour-là, depuis l'abolition des
titres de noblesse, il semblait qu'il n'y eût plus d'incertitude
que sur le jour précis où l'bislitut devait péril'. Ces Dames
pourtant firent une longue et [ilacide résistance qui les main-
tint dans leur maison jusqu'en 4793 : elles accomplirent et vé-
HISTOIRE DE SAINT-CYR. 395
rifièrenl à la lettre la parole de M'"'= de Mainlenon : « Votre
maison ne peut manquer tant qu'il y aura un roi en France; »
et elles n'achevèrent, en eflet, de périr que le lendemain du
jour où il n'y eut plus de roi.
Cependant ( admirez le jeu et l'enchaînement des destinées ! ),
parmi les demoiselles qui y étaient élevées à cette date se trou-
vait Marie-Anne de Buonaparte, née à Ajaccio le 3 janvier -17^7
et qui était entrée à Saint-Cyr en juin '1784. Son frère, Napo-
léon de Buonaparte, officier d'artillerie, voyant qu'après le
10 août les décrets de l'Assemblée législative semblaient an-
noncer ou plutôt conlirmer la ruine de cette maison, se rendit
à Saint-Cyr dans la matinée du l'^'' septembre 1792 , et fit tant
par ses démarches actives auprès du maire de la commune,
puis auprès des administrateurs de Versailles, qu'il obtint le
jour même d'emmener sa sœur, dont il était comme le père
et le tuteur, afin de la reconduire en Corse dans sa famille. —
11 ne devait plus revenir à Saint-Cyr, converti par lui en Pry-
tanée français , que le 28 juin 1805, déjà Empereur et maître
de la France, regardant d'égal à égal Louis XIV.
En 1793, Saint-Cyr dévasté perdit un moment son nom, et
la commune ruinée s'appela f'al-Libre. — En 1794, pendant
qu'on travaillait dans l'église pour en faire un hôpital, la
tombe de M'"<= de Mainlenon ayant été découverte dans le
chœur, fut brisée, son cercueil violé , ses restes profanés : elle
fut, ce jour-là, traitée en reine.
Toutes ces vicissitudes animent la fin de l'Histoire de M. La-
vallée. Cette Histoire rappelle assez bien la manière dans
laquelle le cardinal de Bausset a écrit la Vie de Fénelon : c'est
un courant de narration égal et pur. J'y pourrais au plus
signaler deux ou trois endroits où il y a tache et où l'ac-
cent , selon moi , détonne un peu ; une seconde édition les fera
aisément disparaître. M'"-^ de Mainlenon est sortie tout à fait
à son honneur de celte étude précise et nouvelle; on peut
même dire que sa cause est désormais gagnée : elle nous ap-
paraît en définitive comme une de ces personnes lares et heu-
reuses , qui sont arrivées, dans un sens, à la perfection de leur
nature, et qui ont réussi un jour à la produire, à la modeler
dans une œuvre vivante qui a eu ?on cours , et à laquelle est
resté attaché leur noiii^
Lundi 12 septembre 1853.
JOTNVILLE.
Pourquoi ne pas remonter un peu dans le passé, surtout
quand des noms connus et engageants nous y appellent"? Rien
ji'est agréable et piquant comme im guide familier dans des
époques lointaines. On y appiend d'une manière facile mille
choses nouvelles; les réflexions naissent à chaque pas d'elles-
mêmes par une comparaison presque involontaire. Joinville
nous rend cet office dans le siècle de saint Louis. Si je parle
quelque jour de Villehardouin qui l'a précédé, il sera sensible,
en passant de l'un à l'autre, que Joinville n'a pas la gravité
simple ni le ton uni de ce premier en date de nos historiens :
mais il a plus de bonhomie jointe à un sens subtil; il a de la
gentillesse, do la grâce enfantine si l'on peut dire, une ima-
gination tendre et riante. Né vers 1224, .loinville ne mourut
que vers 4 317, à l'âge de quatre-vingt-quatorze ans environ,
et il écrivit ou plutôt il dicla ses Mémoires dans son extrême
vieillesse, à cet âge où les impressions, quand elles ne de-
viennent pas décidément chagrines et moroses , font volon-
tiers un retour aimable en arrière et se teignent encore une
fois des couleurs de l'enfance. Grâce à lui, on peut suivre le
roi saint Louis dans son intérieur, dans ses habitudes de con-
versation et de [iropus, aussi bien que dans ses exploits et
dans ses guerres. Si la figure de ce saint roi est devenue aussi
reconnaissable et presque aussi populaire que celle de Henri IV,
c'est à Joinville qu'on le doit. Tout son livre se rap|>orte à
celui dont il est librement le biographe. Il y a de l'Amyot
dans Joinville, sinon du l'Iut irque.
JOINVILLE. 397
Ses Mémoires ont été longtemps traités comme ceux de
Siiily, c'est-à-dire qu'on les a rajeunis de style et gâtés. La
premièie publication qui s'en fit au xvi' siècle (1547) est
toute fautive et falsifiée. L'éditeur, Antoine-Pierre de Rieux ,
au lieu de suivre son manuscrit et de le reproduire, se vante
dans sa Dédicace à François P'' de l'avoir remanié et corrigé.
Trouvant cette Histoire assez mal ordonnée, dit-il, et mise en
langage assez rude, il s'est appliqué à la polir et à la dresser
en meilleur ordre qu'elle n'était auparavant. Un de ses amis,
dans une Préface ou Avis au lecteur, le loue emphatiquement
de ce travail d'ordonnance et de prétendue élégance, et es-
time qu'il n'a pas moins de mérite que le premier composi-
teur, par la raison a que ce n'est moindre louange de bien
polir un diamant ou autre pierre fine , que de la trouver toute
brute. » Montaigne n'a donc point connu le vrai Joinville ,
duquel autrement il eût sans doute parlé davantage. Au xvu*
siècle, Claude iMénard crut avoir trouvé un bon manuscrit et
s'appliqua à le publier plus fidèlement (1617) : ce n'était
pourtant qu'un texte encore inexact et fort rajeuni, ou plutôt
privé en partie de sa jeunesse. C'est sur ce texte de Ménard
que, faute de retrouver les manuscrits originaux. Du Gange a
travaillé, et qu'il a donné son édition (1668), accompagnée
de toutes les dissertations savantes. Le vrai Joinville s'y mon-
trait certainement déjà et s'y dessinait dans sa physionomie
principale, mais il y était encore déguisé en bien des traits.
Fénelon ne lut Joinville qu'un peu moins imparfaitement que
ne l'avait fait Montaigne. On ne |)arvint à recouvrer des ma-
nuscrits qu'au xviu'' siècle : le meilleur et le plus ancien passe
pour avoir été apporté à Paris par le maréchal de Saxe , qui
l'enleva à Bruxelles comme un des trophées de la campagne
de 1746. Trois savants s'y mirent successivement, et, deux
étant morts à l'œuvre, le troisième, Capperonnier, acheva de
publier un vrai et pur Joinville (4761). C'est ce texte qu'on
retrouve dans le ^O" volume du Recueil des Historiens de
France, publié par MiL Daunou et Naudet en 1840. Mais
l'esprit de routine est si difficile à vaincre, que Petitot , dans
sa Collection , d'ailleurs estimable , des Mémoires relatifs à
l'Histoire de France, entreprise vers 1819, n'osa se décider à
mettre le bon texte de Joinville, qui était en lumière depuis
4761. 11 craignait de multiplier les difficultés pour les lec-
viii. "14
398 CAUSERIES DU LUNDI.
leurs peu familiers avec notre vieille langue : « Il nous a paru,
disail-il, que nous avions assez fait pour les amateurs enthou-
siastes du vieux langage en leur donnant le texte pur des
Mémoires de Villehardouin. » Comme si, en pareille matière,
il s'agissait d'enthousiasme et non d'exactitude, et comme
si, parce qu'on a été exact une fois, on était dispensé de l'être
une seconde. MM. Michaud et Poujoulat, dans la nouvelle
Collection, qu'ils ont donnée depuis, des Mémoires relatifs à
notre Histoire, n'ont pas commis cette faute : ils ont imprimé
le meilleur texte et le plus ancien, en y joignant une traduc-
tion au bas des pagei Aimable sénéchal de Champagne, que
de peines et d'efforts il a fallu , que d'académiciens des In-
scriptions faisant la chaîne et mis les uns au bout des autres,
pour arriver à sauver do toute corruption et de toute injure,
et pour nous rendre au naturel et dans sa simplicité, ce que
vous dictiez si gaiement en cheveux blancs dans le joli lan-
gage ou ramage de votre jeunesse , et en vous promenant
d'un pied encore ferme dans la grande salle du chAteau de
Joinville !
Cette Histoire de saint Louis est composée de deux parties.
La première raconte les propos familiers et retrace les habi-
tudes domestiques du bon roi , « comment il se gouverna tout
son temps selon Dieu et selon l'Église , et au profit de son
royaume. » La seconde partie nous le montre dans son expé-
dition « et ses grandes chevaleries, » et nous fait principale-
ment assister à la croisade, où .loinville l'accompagna durant
six ans.
Dans le désordre apparent de sa narration, Joinville com-
mence par un trait principal et caractéristique : c'est qu'en
plusieurs occasions signalées, saint Louis mit son corps et sa
personne en péril de mort pour épargner dommage à son
peuple. Il en cile quatre exemples dont lui-même il fut té-
moin, mais la plus notable cii'conslance est celle-ci. On reve-
nait en France de cette croisade malheureuse ; on s'était em-
barqué à Acre, on était en vue de l'île de Chypre ^''''^ mai
1254), et plus près qu'on ne pensait. Un brouillard dérobait
la côte voisine ; le vaisseau de saint Louis, en s'approchant le
soir à force de rames , heurta contre un banc et reçut un si
grand choc , que chacun criait : Hélas ! On jeta la sonde ; on
sentit la terre, on se crut perdu; le roi , pieds nus, en simple
JOINVILLE. 399
cotte et tout échevelé, était déjà sur le pont, les bras en croix
devant un crucifix, comme celui qui croyait bien périr. La
nef résista. Au matin , on fit descendre à l'eau quatre plon-
geurs, qui rapportèrent chacun séparément ce qu'ils avaient
vu : la nef, au frotter du sablon, avait bien perdu quatre toises
de sa quille. Alors le roi appela les maîtres nautoniers de-
vant les autres passagers principaux , dont était Joinville, et
leur demanda leur avis sur le coup que le bâtiment avait
reçu. Ils furent unanimes à dire que toutes les planches de la
nef étaient ébranlées , et que, lorsqu'elle viendrait à être en
haute mer, il était à craindre qu'elle ne pût supporter le choc
(les vagues. Se tournant vers son chambellan , vers le conné-
table de France et autres seigneurs présents, le roi leur de-
manda ce qui leur en semblait, et chacun opinait pour faire
selon le conseil des gens du métier et pour quitter le bord.
Alors le roi dit aux nautoniers : « Je vous demande sur votre
loyauté, supposé que la nef fût à vous et qu'elle fût chargée
de vos marchandises, si vous en descendriez? » Et ils répon-
dirent tous ensemble que non ; car ils aimeraient mieux mettre
leurs corps à l'aventure que d'acheter une nef 4,000 livres et
plus. — « Et pourquoi, reprit le roi , me conseillez-vous donc
que je descende? » — « Parce que , firent-ils , ce n'est pas jeu
égal : car or ni argent ne peut équivaloir à votre personne, à
celle de votre femme et de vos enfants qui sont à bord. » Alors
le roi se tournant vers les principaux passagers, dit : « Sei-
gneurs, j'ai ouï votre avis et celui de mes gens. Or mainte-
nant je vous dirai le mien qui est tel , que si je descends du
vaisseau, il y a ici telles personnes au nombre de cinq cents
et plus (1) , qui n'y voudront non plus rester et qui demeure-
ront en l'île de Chypre par peur du péril ; car il n'y a homvie
qui autojtit n'aime sa vie comme je fais la mienne; et ils
courront risque de ne jamais rentrer en leur pays. C'est pour-
quoi j'aime mieux mettre ma personne et ma femme et mes
enfants en la main de Dieu, que de faire tel dommage à tant
de monde qu'il y a ici. » Saint Louis acheva donc le reste de
la navigation, qui fut de plus de deux mois encore, sur celle
grande nef si endommagée, se risquant humblement et sans
effort pour le salut des siens.
(I) A un autre cndioil Joinville dit imit cents.
400 CAUSERIES DU LUNDI.
Le grand cœur de saint Louis, son humanité toute chré-
tienne et toute fraternelle, se montre ainsi tout d'abord dans
le récit de Joinville d'une manière bien touchante. On y voit
confirmé le bel éloge que Voltaire a fait du saint roi quand il
a dit : « Prudent et ferme dans le conseil , intrépide dans les
combats sans être em[)orté, compatissant comme s it n'avait
jamais été que malheureux. » A considérer cette réponse ma-
gnanime et si simple qu'on vient de lire, la pensée se reporte
à d'autres monarques de renom, et l'on se demande ce qu'en
pareille circonstance ils auraient répondu , ce qu'ils auraient
fait à leur tour. Louis XiV, on peut le croire, ayant pris avis
des mariniers et les ayant entendus, aurait adopté la conclu-
sion ; il aurait changé de bord. Pour Henri IV, je crois que
sinon par charité et humanité chrétienne, du moins par no-
blesse de cœur et point d'honneur de soldat, par bonne grâce
de Béarnais, il aurait fait comme saint Louis. Ceux qui aiment
à retourner en idée les caractères par tous les aspects, peuvent
s'exercer et faire leur rêverie là-dessus.
Comme tous les jolis récits et les anecdotes de Joinville,
qui remplissent la première moitié de son Histoire, ne se rap-
portent qu'à un temps postérieur à la croisade et aux années
qui suivirent le retour, je remettrai d'en parler jusque là , et
je le prendrai au moment où lui-même commença de connaître
saint Louis, et de s'attacher à ce prince, c'est-à-dire au début
de la croisade.
Saint Louis, né le 25 avril 1214 ou 1215, roi eu 1226 à
l'âge de douze ans sous la tutelle de sa sage et prudente mère,
arrivé à sa majorité vers 1236, avait grandement commencé
à ordonner son royaume d'après de bonnes lois, à y réprimer
les entreprises des seigneurs, à y faire prévaloir la justice, la
piété, à se faire respecter de ses voisins pour son amour de la
paix et sa lidélité à ses engagements, lorsque, ayant été pris
d'une grande maladie (décembre 1244), et étant tombé dans
lin tel état qu'on le crut mort, et qu'une dame qui le gardait
voulait déjà lui tirer le drap sur le visage, il conçut au fond
de son âme la pensée de se croiser ; au premier moment où il
se sentit mieux et où il recouvra l'usage de ses sens, il appela
à son lit l'évèque de Paris, Guillaume d'Auvergne, et lui dit
de lui mett^re sur l'épaule la croix du voyage d'outrc-mer, ce
qui signifiait l'engagement. L'évèque résistait; la reine, mère
JOINVILLE. 401
du roi, et la reine sa femme, se joignirent à lui pour conjurer
à genoux le malade de n'en rien faire; mais saint Louis tint
bon dans son désir et dans son vœu. a Lorsque la reine sa
mère, dit Joinville, apprit que la parole lui était revenue, elle
en fit si grande joie, qu'elle ne pouvait faire [)lus. Et quand
elle sut qu'il s'était croisé, ainsi que lui-même le contait, elle
mena aussi grand deuil que si elle l'eût vu mort. » Le propre
du récit de Joinville est d'être ainsi parfaitement naturel et de
ne rien celer des sentiments vrais. Celte mortelle douleur de
la pieuse et vertueuse Blanche en apprenant le vœu chrétien
de son fils eût pu être dissimulée par un auteur plus soigneux
des convenances extérieures, par un écrivain de la classe de
ceux qui font les éloges ou les oraisons funèbres; mais Join-
ville, comme Homère et comme les narrateurs primitifs, dit
tout, et il ne songe à rien de ce qui est pose et altitude con-
venue. Toutes les fois que ses héros et chevaliers auront peur
ou qu'ils verseront des larmes, il le dira.
Plus de trois ans se passèrent avant l'exécution du vœu ,
pendant lesquels saint Louis fit ses préparatifs et pourvut à
l'ordre du royaume durant son absence. Il fit faire des en-
quêtes exactes par toutes les provinces, pour que, si quel-
qu'un avait à réclamer contre quelque injustice ou exaction
commise en son nom, elle fût réparée. C'était l'usage avant de
partir pour la terre sainte que d'opérer ces sortes de restitu-
tions et de purger sa conscience. Joinville, de son côté, ne fit
pas autrement. Il était bien plus jeune que saint Louis, de dix
ans environ, et dans tout ce voyage il fut traité par lui comme
un jeune homme bien né et d'espérance, aux mœurs duquel le
saint roi s'intéressait. Joinville n'était point d'abord attaché di-
rectement à saint Louis, mais bien au roi de Navarre et comte
de Champagne Thibault. L'office de sénéchal ou de grand
maître de la Jiiaison des comtes de Champagne était hérédi-
taire dans sa famille, et il en fut pourvu à la mort de son père.
Dès qu'on sut que le roi de France avait pris la croix, ce fut
à qui parmi les princes ses fières et parmi les seigneurs la
prendrait à Tenvi et à son exemple. A Pâques de l'année 1 2iS,
Joinville, âgé d'environ vingt-quatre ans, mande à son château
ses vassaux et ses hommes. La veille de leur arrivée, il lui
était né un fils de sa première femme. Toute utje moitié de la
semaine se passa eu fêtes et en danses, et, le vendredi venu,
34.
402 CAUSERIES DU LUNDI.
il leur dit : « Seigneurs, je m'en vais outre-mer, et je ne sais
si je reviendrai. Or, avisez : si je vous ai fait tort en quelque
chose, je vous le réparerai de point en point. » Joinviile prati-
quait ici dans ses terres ce que saint Louis faisait également
par tous les bailliages de son royaume. Pour laisser la délibé-
ration plus libre, il se lève et sort du conseil, et il en passe
sans débiit par tout ce qui est décidé.
Pour suflire à tout il met ses terres en gage ; il a avec lui
neuf chevaliers et sept cents soldats. Le roi mande ses barons
à Paris, et leur fait faire serment qu'ils porteront foi et loyauté
à ses enfants si aucune chose fâcheuse lui advient dans le
voyage : «Il me le demanda, dit .loinville; mais je ne voulus
point faire de serment , car je n'étais pas son homme. »
L'amitié si tendre qui bientôt attachera Joinviile à saint Louis
laissera toujours subsister cependant ce coin d'indépendance
féodale et personnelle.
Revenu de Paris dans son pays de Champagne , Joinviile
s'entend avec im de ses cousins, chef de compagnie également,
pour fréter une grande nef à Marseille, et prépare tout pour
le départ. Au moment de quitter le château de Joinviile, il
envoie quérir l'abbé de Cheminon qui passait pour le plus
prud'homme de l'Ordre de Cîteaux ( Nous verrons bientôt
le sens complet qu'il attribue à ce mot prucniomme). .Cet
abbé de Cheminon lui donne l'écharpe et le bourdon, et le
voilà parti en pèlerin, pieds nus et en chemise, faisant visite
à tous les saints lieux d'alentour, sans plus devoir rentrer à
son château jusqu'à ce qu'il revienne de Palestine; et en pas-
sant d'un de ces lieux des environs à l'autre, « pendant que
j'alhds, dit-il, à Blécourt et à Saint-Urbain, je ne voulus jamais
retourner mes yeux vers Joinviile, pour que le cœur ne m'at-
tendrît pas trop, du beau château que je laissais et de mes
deux enfants. >■>
Ce sont là de ces mots qui touchent toujours, parce qu'ils
tiennent à la fibre humaine; et plus l'expression du sentiment
est simple , plus on aime à la noter chez l'historien comme
chez le poète. « Circé, est-il dit d'Ulysse dans Homère, retient
ce héros malheureux et gémissant , et sans cesse par de douces
et trompeuses paroles elle le flatte, pour lui faire oublier
Itliiupie : mars Ulysse, dont l'unique désir est au moins de
voir la fumée s'élever de sa terre natale , voudrait mourir. »
JOINVILLE. 403
— Citant ce passage de Joinville, qui m'a rappelé celui d'Ho-
mère, Chateaubriand, au début de son Itinéraire, de Paris à
Jérusalem^ où il a la prétention d'aller en pèleiin aussi et
presque comme le dernier des croisés, tandis qu'il n'y va que
comme le premier des touristes, a dit : « En quittant de nou-
veau ma patrie, le 13 juillet 1806, je ne craignis point de
tourner la tête, comme le sénéchal de Champagne : presque
étranger dans mon pays, je n'abandonnais après moi ni châ-
teau , ni chaumière. » Ici , l'illustre auteur avec son raisonne-
ment me touche moins qu'il ne voudrait : il est bien vrai que,
de posséder ou château ou simple maison et chaumière , cela
dispose au départ à pleurer : mais, même en ne possédant
rien sur la terre natale , il est des lieux dont la vue touche et
pénètre au moment où l'on s'en sépare et dans le regard d'adieu.
Que si l'on n'est pas du tout attendri, le mieux est de passer
outre sans nous en dire les raisons et sans prétendre qu'on le
remarque (1).
On est parti : on s'embarque sur le Rhône, on arrive à
Marseille; on monte sur la grande nef. Joinville nous raconte
ses impressions successives et ses éiaerveillements qui com-
mencent dès le port, et qui nous instruisent d'ailleurs des dé-
tails de la navigation à ces époques : « Au mois d'août, dit-il,
nous entrâmes en nos nefs à la Roche de Marseille, et le jour
que nous y entrâmes, on fit ouvrir la porte de la nef et l'on
mit dedans tous nos chevaux que nous devions mener outre-
Ci) Dans le premier clianl de Childe-Harold, Byron ou le héros-poële
en qui il se personiiilie a trouvé moyen de quitter sa terre natale d'une
manière poétique et tout à lui. C'est l)ien l'opposé de Joinville. Si une
larme est près de lui venir, l'orgueil à l'instant la lui sèche. Il renchérit
sur Chateaubriand. U a la passion du départ, l'allégresse ironique de
l'adieu, un cri de joie sauvage en divori^ant d'avec la patrie. II se vante
de n'y rien regrelter. Mais tout aussitôt, dans la personne de son page
et de son serviteur, il a su ramener, par contraste avec son insensibi-
lité, les sentiments naturels et nous faire voir qu'il n'est pourtant pas
tout à fait étranger au.v larmes, il nous montre l'entant et l'homme
pleurant comme de simples mortels, l'un sonpère et sa mère, l'antre sa
femme et ses enfants. lin un mot, il a eu tout le rallinement et tout
l'art d'un grand poëte blasé : il s'est donné, le plaisir d'avoir deux Join-
ville à ses côtés, tout en faisant le Chateaubriand à son aise ei avec un
surcroît de verve et d'ivresse. Ulysse, Joinville, Childe-Harold, ce sont
trois époques du nioiidu, trois âges du cœur humain à travers les
siècles.
404 CAUSERIES DU LUNDI.
mer : et puis referma-t-on la porte, et on la boucha bien ainsi
qu'on fait d'un tonneau, parce que quand la nef est en mer,
toute la porte est sous l'eau. Quand les chevaux furent dedans,
notre maître pilote cria à ses nautoniers qui étaient au bec
de la nef et leur dit : « Toutesl-il prêt? Allons! Viennent avant
« les clercs et les prêtres! » Dès qu'ils furent venus, il leur
cria ; « Chantez de par Dieu ! » Et ils chantèrent tout d'une
voix : « f'e7il Creator Spiritus ! » Et il cria à ses nautoniers ;
« Faites voile de par Dieu ! » et ainsi firent. Et en bref temps
le vent donna dans la voile tt nous ôta la vue de la terre, si
bien que nous ne vîmes plus que le ciel et l'eau; et chaque
jour nous éloignait le vent des pays où nous étions nés. El ces
choses vous monlrai-je parce que celui-là est bien fol et hardi
qui s'ose mettre en tel péril , avec le bien d'autrui sur la con-
science ou en péché mortel ; car l'on s'endort le soir là où on
ne sait si on ne se trouvera pas au fond de la mer. »
On fait route non sans accidents merveilleux; car, un soir,
le vaisseau se trouve en vue d'une terre ou d'une île qui était,
ce semble, aux Sarrasins, et, après avoir marché ou cru
marcher toute la nuit, le lendemain on reconnaît qu'on n'a
fait aucun chemin , et qu'on est encore en vue de la même
terre; cela se renouvelle par deux ou trois fois : on s'estime
fort en danger d'être aperçu et pris. Mais un prud'homme de
prêtre, qui était à bord , dit ({u'il n'a jamais vu de maux ni
de menaces d'accidents fâcheux en sa paroisse résister à trois
processions faites i)ar trois sameiiis de suite. On était juste-
ment un samedi, L'é(juipage lit la première procession autour
des deux mâts de la nef. .loinville, (jui, pour lors, était as-
sez gravement malade, s'y fit porter et soutenir par les bras.
Depuis ce moment, le navire vogue et perd de vue la fatale
montagne; on arrive sans encombre en Chypre, où était le
rendez-vous.
M. Villemain a très-bien défini celte imagination de .loin-
ville crédule, ignorante et fertile : « Tout est nouveau, tout
est extraordinaire pour lui, dit-il; le Caire, c'est Babylone ;
le Nil, c'est un fleuve qui prend sa source dans le Par.idis.
Il a (le ces notions particulières sur beaucoup de choses;
mais , (piant aux faits véritables , on ne saurait trouver plus
naïf témoin. On dirait que les o()jcts sont nés dans le
monde le jour oii il les a rtis... » J'ai déjà remar(]ué ail-
JOINVILLE. 405
leurs (1) qu'à l'autre extrémité de la chaîne historique on a
tout le contraire de cette impression, quand on lit nos graves
professeurs d'histoire d'aujourd'hui , nos auteurs de considé-
rations politiques d'après Montesquieu , mais plus tristes que
lui , tous ceux qui cherchent et prétendent donner la raison de
tous les faits, l'explication profonde de tout ce qui se passe,
qui n'admettent sur cette scène mobile ni l'imprévu , ni le jeu
des petites causes souvent aussi efficaces que les grandes;
esprits de mérite, mais ternes et laborieux, ployant sous le
faix de la maturité autant que Joinviile errait et voltigeait par
trop de candeur et d'enfance. Les écrivains issus de ces écoles
ou de ces races compliquées et sombres, peuvent s'essayer
dès l'âge de vingt ans, ils n'ont pas d'âge ni d'heure; on ne
dira jamais d'eux , de leur pensée ni de leur style : « Le souffle
matinal y a passé. »
On est en Chypre. Joinviile, en y débarquant, trouve encore
à s'émerveiller quand il voit les grandes provisions, tant de
vins que d'orge et de froment que le roi y a amassées ; il a des
images pittoresques pour nous les faire voir en passant. D'ail-
leurs il a été moins prudent pour sa part : à peine arrivé, son
compte fait et sa nef payée , il se trouve déjà à court d'argent,
i Quelques-uns de ses chevaliers menaçaient de l'abandonner
s'il ne se pourvoyait de deniers. Le roi en fut informé, l'en-
voya quérir, le retint et lui donna de son argent propre; c'est
ainsi que Joinviile entra plus directement et d'une manière
plus étroite au service de saint Louis; et c'est à la familiarité
qui s'ensuivit que nous devons de si bien connaître le bon roi.
On a remarqué que dans cette sorte de faveur et d'amitié de
roi à sujet, qui rappelle celle de Henri IV et de Sully, c'est
plutôt Joinviile qui joue le rôle de Henri IV, c'est-à-dire qui a
la repartie piquante et vive, et que c'est plutôt saint Louis qui
fait le Sully, c'est-à-dire le sage et le mentor. Mais ces compa-
raisons ne sont qu'à la surface : Henri IV, sous ses airs de
légèreté et de gaieté, était plus avisé et plus politique encore
que Sully, et tous deux l'étaient bien plus que le pieux Énée
et le fidèle Achate du xin' siècle.
Après divers retards, saint Louis et son armée quittèrent
(I) Voir, au iomel^^ àcs Causeries rf» Li(«di, l'article sur M. Guizot,
du i février 1850.
406 CAUSERIES DU LUNDI.
Chypre et firent voile de la pointe de Limesson (le samedi
22 mai 12i9 ) : « qui fut très-belle chose à voir, car il semblait
que toute la mer, tant que l'on pouvait voir à l'oeil, fût cou-
verte de toiles des voiles des vaisseaux qui furent comptés au
nombre de dix-huit cents tant grands que petits. » Mais le
lendemain un grand vent en dispersa une bonne partie : le
reste cingla vers l'Egypte. Le roi commande de débarquer à
Damiette. Cette scène d'arrivée et de débarquement en vue de
l'ennemi est vive chez Joinville, et pleine de couleur : « Le
jeudi après Pentecôte arriva le roi devant Damiette, et trou-
vâmes là toute l'armée du Soudan sur la rive de la mer, de
très-belles gens à regarder; car le Soudan porte les armes
d'or, sur lesquelles le soleil frappait, qui faisait les armes
resplendir. Le bruit qu'ils menaient de leurs timbales et de
leurs cors sarrasinois était épouvantable à écouler. » Voyant
cela, le roi mande ses barons et conseillers; on délibère, et le
roi, contre l'avis d'un grand nombre, se décide pour fixer le
débarquement au vendredi devant la Trinité. Est-il besoin
de faire remarquer comme ces races ferventes comptaient tous
les jours de l'année par rapport à Dieu , à ses fêtes et à ses
saints? Chaque point du temps répondait à une scène connue
prise dans l'Évangile , à une figure secourable , penchée du
Ciel.
. On a la proclamation ou l'ordre du jour de saint Louis à ses
barons avant de débarquer. Qui ne se rappelle en ce moment
cette autre entreprise conduite par un jeune général partout
victorieux , cette flotte française , si française toujours , mais
si différente dans l'inspiration et le but, portant avec elle la
science, l'Institut d'Egypte, les instructions d'un Volney , la
tête méditative de Monge, le génie de Bonaparte? Ce Jour-là,
avant le débarquement sur la plage d'Alexandrie , l'ordre du
jour disait :
« Solilals. .. vous portez à l'Angleterre le coup le plus sensil)le, en
altendaiit que vous lui donniez le coup de niorl... Vous réussirez dans
toutes vos eiilrepriscs. . . Les destins vous sont favoraliles. . . Dans quel-
ques jours les Mameloucks qui ont outra^'é lu France n'existeront plus. . .
Les peuples au milieu desquels vous allez vivre tiennent pour premier
article de foi qu'i/ n'y a pas d'autre dieu que Dieu, et que Malioutet est
son prophète! Ne les contredisez pas.. . Les 16;,'ioni romaines ainiaicnl
toutes les religions. . . Le pillasse déshonore les armées cl ne prolile qu'à
JOINVILLE. 407
un petil nombre. . . La ville qui est devant vous et où vous serez demain
a été liàtie par Alexandre ! »
Cinq siècles et demi auparavant , le discours ou l'ordre du
jour de saint Louis, cité par le scrupuleux Tillemont (1) , était
en ces termes :
« Mes fidèles amis, nous serons insurmontables si nous demeurons
unis dans la charité. Ce n'est pas sans une permission de Dieu que
nous sommes arrivés ici si promptement. Ce n'est pas moi qui suis roi
de France ni qui suis la sainte Église; je ne suis qu'un seul homme dont
la vie passera comme celle d'un autre homme quand il plaira à Dieu.
Toute aventure nous est sûre .- si nous sommes vaincus, nous monte-
rons au Ciel en qualité de martyrs; si nous vainquons au contraire, on
publiera la gloire du Seigneur; et celle de toute la France, ou plutôt de
toute la Chrétienté, en sera plus grande. Dieu qui prévoit tout ne m'a
pas suscité en vain ; il faut qu'il ait quelque grand dessein. Combattons
pour Jésus-Christ, et il triomphera en nous .- et ce sera à son nom et
non à nous qu'il en donnera la gloire , l'honneur et la bénédiction. »
L'im se souvenait de David, comme l'autre se souvient de
César et d'Alexandre. Sachons comprendre en lui-même cha-
que héroïsme, et ne rendons pas moins d'hommage à celui de
l'ordre invisible.
Et puis, quelles que soient, dans les deux cas, les inéga-
lités de ressources, de talent, de prévision et de calcul, ce
qui me frappe , c'est combien , malgré ces différences positives
tout à l'avantage de l'entreprise moderne, la part de la fortune
reste grande et souveraine, et combien , après avoir un peu
plus ou un peu moins cédé au génie humain, elle ne recule
que pour reprendre le dessus à quelque distance dans le ré-
sultat, et pour se ménager en quelque sorte la revanche de
plus loin.
Lorsqu'on en vint à débarquer, il fallait des bateaux plus
légers, ce qu'ils appelaient des galées ou galères. Joinville
en demanda une à Jean de Beaumont , chambellan du roi , qui
avait ordre de la donner, mais qui la refusa. Il s'arrangea
alors comme il put, et fit si bien qu'il devança la chaloupe où
était le roi lui-même. C'était à qui prendrait terre au plus vite.
Mais celui qui y aborda le plus noblement fut le comte de
(!) Voir au tome 111, page 239, de la Vie de saint Louis, par Tille-
mont, publiée seul *ment de nos jours par M. de Gaulle pour la Société
de l'Histoire de France (1847 -1851 ).
408 CAUSERIES DU LU.NDI.
Jafîa : « Car sa galère, dit Joinville, arriva toute peinte en
dedans et en dehors aux écussons de ses armes, lesquelles
sont d'or à une croix de gueules pâtée. Il avait bien trois cents
rameurs en sa galère, et à l'endroit de chaque rameur il y
avait un écu de ses armes , et à chaque écu un pennoncel
(petite bannière) de ses armes brodé en or. Pendant qu'il
venait , il semblait que la galère volât sous les bras des ra-
meurs qui l'enlevaient à force d'avirons; et il semblait que la
foudre tombal des cieux au bruit que menaient les bannières
aussi bien que les timbales, tambours et cors sarrasinois qui
éiaienl dedans. » Quand la galère fut lancée dans le sable
aussi avant que possible, le comte et ses chevaliers sautèrent
lestement dehors, tout armés et prêts à combattre, et ils vin-
rent prendre rang sur le rivage à côté de ceux qui y étaient
déjà.
On avait conseillé au roi de rester en sa nef jusqu'à ce qu'il
eût vu l'effet de cette première opération; mais il n'y voulut
point entendre : il se mit dans une barque avec le légat, qui
portail devant lui une croix loule découverte, et devant eux
marchait une autre barque où lloltait la bannière de saint Denis
appelée l'orillamme. Et dès qu'on lui dit que l'enseigne de
saint Denis avait touché le rivage, il ne se put retenir, et sans
plus attendre, sans souci du légal qui était avec lui, « il saillit
en la mer tout armé, l'écu au col , le glaive au poing, et fut
des premiers à terre. »
11 ne se peut de mouvement plus prompt et mieux rendu.
Des deux endroits où Joinville en parle, je choisis le plus vif.
Froissart, l'historien littéraire de la chevalerie, s'an)usera un
jour à décrire ce choc des combats , ce luxe des couleurs, cet
éclal éblouissant des casques et des hauberts au front des ba-
tailles : chez Joinville, ce n'est pas encore un jeu ni un art,
ce n'est que l'éclair naturel et rapide du souvenir, le rellet
retrouvé de cette heure d'allégresse et de soleil où Ton était
jeune, brillatit et victorieux.
Lundi 19 septembre 1853.
JOINVILLE.
Je n'ai pas à suivre l'histoire de cette croisade de saint
Louis, mais à y noter seulement quelques faits qui caracté-
risent le saint roi , son naïf historien et le siècle. Saint Louis,
à peine à terre, voulait courir sus à un gros de Sarrasins qu'il
voyait devant lui ; ses chevaliers et prud'hommes eurent à
l'en empêcher. Les Sarrasins, dont le sultan était malade
d'une maladie mortelle , ne recevant aucun ordre précis, s'ef-
frayèrent, et, après quelques escarmouches de peu d'impor-
tance, ils abandonnèrent brusquement aux Français la cité de
Damiette. Le seul malheur en ce premier moment fut qu'en
quittant la place ils mirent le feu au bazar où étaient toutes
les marchandises et ce qui se vend au poids : « Aussi ad-
vint-il de cette chose, dit Joinville, comme si quelqu'un de-
main mettait le feu, Dieu nous en garde! au Petit-Pont de
Paris. »
On est frappé, dans le récit que donne Joinville, et en y joi-
gnant les témoignages des autres contemporains, de l'absence
totale de plan et de tactique des deux côtés, soit dans l'at-
taque, soit (ians la défensive Si Damiette avait tenu bon, on
se demande ce que serait devenue tout d'abord celte multitude
d'assaillants, guerriers ou pèlerins, débarqués avec femmes et
enfants, et campant sur le rivage. Damiette s'étant rendue,
saint Louis résolut d'y passer l'été (1249) pour attendre que
le Nil fût diminué. Ce retard fut fatal, en ce que l'indiscipline,
qui était inhérente à ces armées du moyen âge, se mit de plus
vni. 35
no CAUSERIES DU LUNDI.
en plus dans ki sionne, cl i\no co temps (rinaction favorisa lo
désordre et les débauches, que le saint roi n'était pas maître de
réprimer. « Les barons, qui auraient dû garder du leur pour
le bien employer en temps et lieu , se prirent à donner les
grands mangers et les outraç/etises viandes; » sans comp-
ter le reste. L'ori^ie commençait à une portée de petite pierre
autour du pavillon royal. Cette armée de croisés avait trouvé
Capoue dès le premier jour. Ici .loinville a des instincts d'his-
torien : il sent qu'on, ne peut rien comprendre à une expédi-
tion en Egypte si l'on n'a une idée du Nil , et il nous en fait au
début une description qui est célèbre à la fois par quelques
traits tldèles et par un mélange d'ignorance et de crédulité :
« Il nous convient premièrement parler du fleuve qui vient
d'Egypte et de Paradis terrestre... » C'est ainsi que plus tard
il parlera des Bédouins , et cette fois en des termes plus
exacts; et aussi des Mameloucks, qui jouaient déjà un grand
rôle à cette époque. Ces trois éléments, comme nous dirions,
le Nil, les Bédouins, les Mameloucks, sont essentiels à con-
naître pour se bien rendre compte de la constitution du pays,
du désert et de la façon de le traverser, d'y guerroyer, enfin
de la politique et des révolutions de palais. Mais tout cela se
rencontre chez Joinville sans ordre ni méthode; son récit
marche comme cette guerre elle-même. On se décide, dès que
la saison le permet , à se porter sur Babylone, c'est-à-dire le
Caire. On a à traverser un bras du Nil ou canal , et ce n'est
point sans grand effort qu'on y parvient : car les Sarrasins
lancent le feu grégeois, et les tours en bois que construisent
les croisés pour soutenir les travailleurs sont en danger d'être
incendiées. .loinville avec d'autres est en sentinelle dans une
de ces tours. Un soir, les Sarrasins lui lancent à plusieurs re-
prises le feu grégeois, qui avait quelque chose de magique et
de diabolique à ses yeux comme aux yeux de tous ceux de
l'Occident : « Toutes les fois que notre saint roi entendait
qu'ils nous jetaient le feu grégeois, il se dressait en son lit et
tendait les mains vers Notre-Seigneur, et disait en pleurant:
« Beau sire Dieu , garde-moi mes gens! « et je crois vraiment
que ses prières nous firent bien piofit au besoin. » C'était aussi
la manière dont .loinville et ses amis recevaient ces fusées
effrayantes. Un des leurs, Gautier de Cureil , leur en avait
donné lo conseil : dès que les Sarrasins lançaient leur coup,
JOINVILLE. 411
eux ils se jetaient tous à genoux dans leur tour; là, appuyés
sur leurs coudes, ils attendaient en prière l'effet de la redou-
table bordée, et ne se relevaient que dans les intervalles.
Les combats qui amenèrent l'affaiblissement de l'armée et,
par suite, la prise et la captivité de saint Louis, furent ceux du
mardi-gras (8 février 1250), du mercredi des Gendres et du
vendredi suivant. La première journée fut une victoire, mais
triste et chèrement achetée. Le canal qui avait quelque temps
arrêté l'armée ayant été traversé à gué, le comte d'Artois,
frère du roi , plein de vaillance, se porta en avant , renver-
sant tout ce qu'il rencontrait; et , entraînant avec lui par ému-
lation l'élite des chevaliers du Temple et nombre de braves
seigneurs, il se lança jusque dans la ville de la Massoure où
la résistance l'attendait et où il trouva la mort. .loinville blessé
et démonté se défendait comme il pouvait dans un coin de la
plaine , et se souvenant en cette détresse de monseigneur
saint Jacques : « Beau sire saint Jacques que j'ai tant requis,
s'écriait-il , aidez-moi et me secourez en ce besoin! » C'est le
moment où il voit venir le roi, qu'on est allé avertir trop tard
du danger de son frère. Cette arrivée du roi est peinte par Join-
ville avec une vivacité brillante où l'affection et l'admiration
se confondent: «Là où j'étais à pied avec mes chevaliers,
ainsi blessé comme je l'ai dit devant, vint le roi avec toute sa
bataille (avec sa troupe) à grand' fan lare et à grand bruit de
trompes et timbales, et il s'arrêta sur un chemin élevé : plus
jamais si bel homme armé ue vis, car il paraissait au-dessus
de tous ses gens, des épaules jusqu'à la tête, un heaume doré
en son chef, une épée d'Allemagne en sa main... »
Peintres de batailles, que vous en semble? dans le fond , la
Massoure où se sont perdus et enfoncés à bride abattue ces
brillants aventureux de l'avant-garde ; des groupes partout
épars dans la plaine, la mêlée engagée sur plus d'un point;
d'un côté cette masure et muraille où s'appuient Joinville et
ses amis harcelés d'un essaim de Turcs ; dans le fond opposé,
le canal ou lleuve dans le(|uel Sarrasins et chrétiens et leurs
chevaux sont précipités pêle-mêle, noyés ou à la nage; et au
premier plan saint Louis, apparaissant sur un tertre élevé,
dans ce glorieux appareil de combat.
Joinville, sans y viser, a fait ainsi plusieurs portraits do
saint Louis : c'est ici le portrait de guerre dans toute sa bonne
i12 CAUSERIES DU LUNDI.
grâce et son éclat éblouissant. Le portrait de paix et de justice
est connu; c'est celui du chêne de Vincennes et du jardin de
Paris; je le citerai tout à l'heure en son lieu. « Saint Louis,
dit Tillemont, était blond et avait le visage beau comme ceux
de la maison de H;iitiaiit , dont il était sorti par sa grand'mère
Isabelle, mère de Louis VIII. » Pour achever de comprendre
ce genre de beauté noble et attrayante, d'une douce lierlé,
cette trempe royale et chrétienne tout ensemble, je crois
qu'on peut y introduire quelque chose de l'idée d'un saint
François de Sales avec moins de riant , avec plus de gravité
de ton et de relief chevaleresque, avec le casque d'or et le
glaive nu aux jours de bataille : mais c'était également une
de ces natures en qui le feu intérieur reluit et qui se con-
sument d'elles-mêmes de bonne heure par trop de zèle et de
charité. Saint Louis, prés de partir pour la dernière croisade
où il mourut , était déjà d'une grande faiblesse et d'une
extrême débilité de sa personne, et comme épuisé de vieillesse,
quoiqu'il n'eût guère que cinquante-cinq ans.
La journée de la Massoure fut une rude journée et, comme
on disait, un très-beau fait d'armes. On ne s'y battait point à
distance, avec l'arc ni avec l'arbalète, mais on se frappait bel
et bien de masses et d'épées, et corps à corps. A un moment ,
le roi eut affaire à six Turcs qui lui tenaient déjà son cheval
par la bride et qui l'emmenaient: et il s'en délivra tout seul
par les grands coups qu'il leur donna de son épée. Il ne se dé-
livra pas lui seulement, il sauva ce jour-là son armée à force
de courage. On peut dire de cette bataille de saint Louis à la
Massoure, et des prodiges de valeur qu'y fit le noble croisé,
que ce fut le suprême épanouissement en sa personne et
comme le bouquet de la chevalerie sainte, de la chevalerie
tout en vue de la Croix. A partir de là, il y eut d'aussi beaux
faits d'armes, mais en vue de l'honneur et du los, en vue de
la gloire humaine, et non plus dans la seule idée de Dieu.
Celte chevalerie chrétienne , inaugurée dès Charlemagne ,
triomphant avec Godefroy de Bouillon , a ici sa dernière cou-
ronne dans .saint Louis.
Et notez que, tout à côté de saint Louis et ce jour-là même,
l'autre chevalerie, chrétienne encore, mais déjà mondaine et
profane, existe, et ({u'elle a son expression jusque dans Join-
ville, dans le fidèle ami du roi. Car, tandis qu'il est là, tout
JOINVILLE. 413
blessé, à défendre vaillamment le petit pont qu'on reconnaît
encore aujourd'hui sur les lieux et qu'il a rendu célèbre, tan-
dis qu'entre son cousin le comte de Soissons à main droite
et monseigneur Pierre de Nouille à gauche, il couvre de son
mieux la position menacée du roi , Joinville nous raconte com-
ment ils ont fort à faire pour résister à ces vilains Turcs et à
d'autres gens du pays (des paysans) qui les viennent assaillir
de feu grégeois et de coups de [lierres : et quand il y avait
une trop grande presse de ces vilains Sarrasins à pied , le
comte de Soissons et lui (qui n'était blessé, dit-il , qu'en cinq
endroits et son cheval en quinze) piquaient des deux et les
chargeaient d'importance : « Le bon comte de Soissons, en ce
point-là où nous étions, se moquait à moi et me disait : « Sé-
« néchal, laissons huer cette canaille; car, par la coiffe-Dieu
« (c'était ainsi qu'il jurait), encore en larlerons-nous de cette
« journée en chambres des dames. »
Voilà bien un propos noble et militaire. Mais la seconde
chevalerie est déjà née , la chevalerie mondaine , courtoise et
galante, laquelle n'était pas incompatible sans doute avec la
première, avec la chevalerie dévote et sainte, et y avait tou-
jours été mêlée, mais qui s'en dégagera désormais de plus en
plus. Dans Froissart, si nous y venons, nous ne trouverons
plus que la seconde, dévote à peine.
Tous les chevaliers, même à la croisade, n'étaient pas des
braves. A ce petit pont que.loinville défendait si bien, il en vit
passer, et bien des gens de grand air, qui s'enfuyaient effrayé-
ment , « lesquels je nommerais bien, dit-il; mais je m'en
tairai, car ils sont morts. »
Le soir du combat, au soleil couchant, saint Louis est resté
maitre du champ de bataille. Ses officiers principaux l'en-
tourent, et Joinville ne le quille pas qu'il ne l'ait reconduit
jusqu'à sa tente: « Pendant le chemin, je lui fis ôter son
casque et lui donnai mon chapel de fer pour qu'il pût avoir le
frais au visage. « C'est alors qu'aux nouvelles qu'on lui de-
mandait de son frère le comte d'Artois, le roi dit qu'il en sa-
vait et qu'il était bien certain que son frère était en Paradis.
Et aux félicitations qu'on essaye d'y mêler sur le succès de la
journée, le roi répondit « que Dieu en fût adoré de tout ce qu'il
lui donnait. Et lors lui tombaient les larmes des yeux, très-
grosses. »
35.
414 CAUSERIES DU LUNDI.
A partir de ce jour-là, les malheurs et les disgrâces ne font
plus que se suivre et s'accumuler. Les Sarrasins pressent l'ar-
mée de toutes parts et la fatiguent dans des combats réitérés.
La famine, la contagion s'en mêlent; on n'a plus à enregistrer
que des maladies et des morts. Joinville perd la plupart de ses
chevaliers; il voit mourir le bon prêtre qui lui sert d'aumô-
nier. Un jour, malade et affaibli lui-même par la fièvre, il le
voit, pendant qu'il disait la messe devant lui, chancelant et
prêt à défaillir au moment de la consécration : « Quand je vis
qu'il voulait choir, moi qui avais vêtu ma cotte, je sautai de
mon lit nus pieds comme j'étais, et le soutins dans mes bras,
et lui dis qu'il fît tout à son aise et tout bellement son sacre-
ment, que je ne le lairrais tant qu'il L'aurait fait. — Il revint
à soi et fit son sacrement, et acheva de chanter sa messe
d'un bout à l'autre ; et oncques depuis ne chanta. » Quelle
plus douce et plus angélique manière d'exprimer une sainte
mort ! ,
Joinville a des traits assez énergiques pour exprimer la ma-
ladie du camp, qui se produit surtout pendant le Carême et
par suite de la mauvaise nourriture de l'armée, réduite, pour
faire maigre, à vivre de poissons malsains. Le scorbut se dé-
clare : « Et il venait tant de chair morte aux gencives à nos
gens, qu'il convenait que les barbiers l'enlevassent pour leur
permettre de mâcher et d'avaler. C'était grand'pitié d'ouïr
crier dans l'armée les gens à qui l'on coupait ces chairs; car
ils criaient tout ainsi que femmes qui sont en travail d'en-
fant. » Cette armée de rudes croisés, qui ressemblent en leurs
douleurs à une troupe de femmes en travail qui crient, c'est
un trait énergique à joindre au tableau des pestes et épidémies
célèbres.
Les Sarrasins sont là qui pressent. Le roi , au milieu de tous
ses soldats malades et de peu de défense, très-malade lui-
même et en danger, décide qu'on fera retraite vers Damiette.
H pourrait se mieux garantir s'il voulait monter sur les ga-
lères, mais il dit « que, s'il plaisait à Dieu , il ne laisserait pas
son peuple. » Il s'était mis à l'arrière-garde , et cheminait
monté sur un petit cheval couvert d'une housse de soie,
n'ayant avec lui que mcssire Geoffroy de Sergines, qui , seul,
lui demeurait de tous ses chevaliers. Cette triste retraite dure
jusqu'à un petit village situé à trois ou quatre lieues de la
JOINVILLE. 415
Massoure, et où il fut pris; mais avant que les ennemis le
pussent avoir, « le roi (depuis) me conta , dit Joinville, que
monseigneur Geoffroy de Sergines le défendait des Sarrasins
tout ainsi que le bon serviteur défend des mouches le
hanaj) (la coupe) de son seigneur : car, toutes les fois que
les Sarrasins ra{)prochaient , monseigneur Geoffroy prenait
son épée qu'il avait placée à l'arçon de sa selle, et leur courait
sus et les chassait de dessus le roi. » Image exacte, presque
gaie encore et riante, qui nous atteste le calme et la sérénité
d'âme de saint Louis racontant de telles détresses!
Joinville, de son côté, a ses aventures et sa manière d'être
pris. Il était de ceux qui s'étaient mis en route par eau vers
Damiette. Un vent contraire les obligea de s'arrêter ou même
de rebrousser chemin , et de chercher abri dans une anse. En
reprenant le cours du fleuve,' ils donnèrent à un endroit dans
les galères du sultan , qui leur lancèrent , à eux et aux autres
chevaliers qui étaient sur la rive, si grande quantité de feu
grégeois, « qu'il semblait que les étoiles tombassent du ciel. »
Toujours l'image vive et vraie ! Bientôt le danger devient inévi-
table : on n'a qu'à choisir entre l'alternative d'être pris sur
l'eau en se rendant âîix galères du sultan , ou d'être massacré
par les Sarrasins en débarquant à terre. Joinville préfère le
premier parti. Il est vrai qu'un de ses domestiques, natif de
Dourlans, lui propose hardiment le second : « Je suis d'avis,
disait ce brave homme, que nous nous laissions tous tuer, et
ainsi nous nous en irons tous ensemble en Paradis. » — « Mais
nous ne le crûmes pas^ » dit ingénument Joinville. — Un bon
Sarrasin, qui sans doute était quelque renégat, vint à lui au
moment le plus périlleux et lui offrit de le sauver en le faisant
passer pour un cousin du roi , afin qu'on le mît à part en vue
d'une rançon. Joinville se prête au léger mensonge. Transporté
à terre dans un grand état de faiblesse, et ayant senti plus
d'une fois le couteau sur la gorge, il est amené, toujours par
le secours du bon Sarrasin , jusqu'au château où se trouvent
les personnes de distinction de l'armée ennemie : « Quand je
vins parmi eux, ils m'ôtèrent mon haubert, et, pour la pitié
qu'ils eurent de moi , ils me jetèrent sur le corps une mienne
couverture d'écarlate fourrée de menu vair que madame ma
mère m'avait donnée ; un autre m'apporta une ceinture
blanche, et je me ceignis sur ma couverture, à laquelle
4<6 CAUSERIES DU LUNDI.
j'avais fait un trou pour la revêtir; et un autre m'apporta un
chaperon que je mis en ma tète. Et lors, pour la peur que
j'avais, je commençai à trembler bien fort, et pour la maladie
aussi. Et lors je demandai à boire... » — Notons la naïveté et
la sincérité parfaite. Joinville tremble, et il peut choisir, pour
expliquer son tremblement, de la peur ou de la fièvre; il peut
dire comme Bailly : « .le tremble, mais c'est de froid. » Mot
sublime! — Mais lui , il n'est pas sublime, et il ne songe pas
non plus à le paraître; il a peur, et il le dit. Nous avons pu
admirer l'héroïsme plein à la fois d'éclat et de douceur de
saint Louis; nous aimons aussi, sinon tout à fait l'héroïsme,
du moins le courage plein de naturel et de bonhomie de l'ai-
mable Joinville. Nous avons affaire en sa personne à un
homme qui parle sincèrement de lui-même, et c'est pour cela
que nous l'écoutons si à plaisir et que nous l'aimons. L'entière
bonne foi qu'il montre en tout ce qui le concerne, nous garantit
sa véracité sur tout le reste. On a dit :
Tout sent l'humeur t'asconiie en un auteur ijascon :
Joinville est Champenois, et sa naïveté champenoise se sent
agréablement dans tout son récit.
Le voilà pris et conduit devant l'amiral des galères. Inter-
rogé par lui, il n'a rien de plus pressé que de dire la vérité ;
il n'est pas cousin du roi, mais il tient à l'empereur d'Alle-
magne Frédéric, dont sa mère est la cousine germaine. L'ami-
ral lui répond qu'il ne l'en aime que mieux; il le fait manger
avec lui, et Joinville, dans son émoi, oublie que c'est un ven-
dredi. Un bourgeois do Paris, là présent, le lui rappelle; ce
qui lui fait jeter de côté son assiette à l'instant. Joinville ,
même dans sa maladie, jeûnait tous les vendredis de Carême
au pain et à l'eau. H est bientôt amené par l'amiral, qui le
fait chevaucher à côté de lui, jusqu'au lieu où étaient saint
Louis et les autres prisonniers; c'était un grand pavillon où
les barons étaient et plus de dix mille personnes avec eux :
« Quand j'entrai dedans, nous dit-il, les barons firent tous si
grande joie, (pi'on ne pouvait rien entendre ; et ils en louaient
Notre Seigneur, disant qu'ils croyaient m'avoir [lerdu. » — On
trouvera peut-être que c'est là une joie bien prompte et bien
vive après les pleurs et au milieu encore des plus grandes an-
JOIN VILLE. 417
goisses. C'est ainsi que sont les hommes quand ils sont tout à
fait naturels, s'abandonnant à leurs mouvements avec une
mobilité qui s'accorde bien, du reste, avec cette foi absolue
en Dieu et avec cette idée qu'on est entre les mains de celui
qui peut toute chose de nous à chaque instant du jour. Les
hommes trop rafilnés ou soi-disant philosophes n'ont plus de
ces joies ni de ces doideurs; mais replongez-les dans les
épreuves naturelles, ils les retrouveront.
Les grands dangers ne sont pas finis : une révolution de
palais éclate chez les Sarrasins ; les Mameloucks tuent le nou-
veau Soudan qui avait surcédé à son père. Le sort des, prison-
niers chrétiens est en question plus que jamais. Entassés sur
des galères, Joinville et ses compagnons sont un jour menacés
par une trentaine de furieux qui entrent l'épée nue ou la hache
à la main. Déjà chacun ne songe plus qu'à bien mourir: « Il
y avait tout plein de gens qui se confessaient à un Frère de la
Trinité n là présent. Joinville avoue que, pour lui, en un tel
moment, il aurait cherché en vain de quoi se confesser, il ne
se souvenait d'aucun péché; il se contente de faire le signe
de la croix et s'agenouille devant un des Sarrasins qui tient
une hache, en disant : « Ainsi mourut sainte Agnès. » Cepen-
dant un chevalier, son voisin, qui se souvient mieux de ses
péchés, se met, faute de prêtre, à se confesser à lui Joinville,
et celui-ci, après l'avoir entendu, prononce la formule : « Je
vous absous de tel pouvoir comme Dieu m'a donné. » — « Mais
quand je me levai de là, ajoute-l-il avec innocence, il ne me
souvint plus jamais de chose qu'il m'eût dite ni racontée. »
J'omets quantité d'anecdotes caractéristiques de cette croi-
sade et qui sont devenues célèbres depuis Joinville. L'accom-
modement se fait après bien des incertitudes et des péripéties;
saint Louis conclut avec les Sarrasins au sujet de sa rançon et
de celle des nombreux chrétiens captifs. Pour se mieux assu-
rer de l'exécution du traité et aussi pour rendre courage aux
chrétiens de Syrie, le roi s'en va à la ville d'Acre. Pendant la
traversée, Joinville l'accompagne, et il ne quittera plus le saint
roi durant les quatre années qu'ils doivent passer encore en
Orient. Une belle scène, et qui est capitale, est celle de la dé-
libération pour savoir si l'on reviendra incontinent en France.
On y voit combien Joinville, sur l'article de la charité, sentait
à l'unisson de saint Louis; il croyait que nul chevalier, ni
418 CAUSERIES DU LUNDI.
pauvre ni riche, ne pouvait honorablement revenir d'outre-
mer, s'il laissait entre les mains des Sarrasins le menu peuple
de Notre Seigneur. Saint Louis assemble son conseil un di-
manche (19 juin 1250) : ce conseil se compose de ses frères, du
comte de Flandre et autres seigneurs et barons; il leur expose
que sa mère le rappelle en France, où les affaires du royaume
le réclament; que, d'un autre côté, les chrétiens d'Orient
ont encore besoin de lui, et que, s'il part, tous ceux qui sont
à Acre voudront partir également ; et, les priant d'y réfléchir,
il les remet à huitaine pour entendre leur avis. Le dimanche
suivant (26 juin), tous, ou presque tous, sont d'avis qu'il n'y
a pas à hésiter, et que le roi ne peut demeurer plus longtemps
sans manquer à son honneur et à celui de son royaume. Le
comte de Jaffa seul laisse entrevoir un avis différent ; mais il y
est trop intéressé, et lui-même en convient, à cause des terres
et châteaux qu'il possède en Syrie. Quand on en vient à Join-
ville, qui est le quatorzième en ordre, le légat, qui était comme
chargé par le roi de faire le tour d'opinions, l'interroge, et
.Toinville se prononce, mais avec un surcroît d'énergie, pour
l'avis du comte de Jaffa, disant hardiment « que le roi n'a en-
core rien mis de ses deniers dans rentre[)rise, qu'il n'a dépensé
que les deniers des clercs, et que, s'il demeure ici, il pourra
poursuivre la délivrance des pauvres prisonniers qui ont été
pris au service de Dieu et au sien, lesquels n'en sortiront jamais
si le roi s'en va. » Le légat se fâche contre Joinville, qui tient
ferme et appuie ses raisons. Les autres, qui n'avaient pas eu
le courage de donner cet avis, n'osèrent toutefois le contre-
dire : « 11 n'y avait là personne qui n'eût de ses proches amis
en prison; par quoi nul ne me reprit, dit Joinville, mais se
prirent tous à pleurer. » Il se livrait donc en leur cœur une
sorte do lutte entre le violent désir qu'ils avaient de rentrer
en France, et le sentiment de compassion et de justice qui leur
disait qu'il n'était pas bien d'abandonner des frères et des
compagnons malheureux. Toutefois, le désir du retour l'em-
portait , et l'un des plus braves chevaliers présents ne put
s'empêcher de tancer injurieusement son neveu qui s'était
rangé à l'avis de Joinville. Le roi coupa court au débat et leva
la séartce sans se prononcer.
Joinville n'était pas sans quelque inquiétude de lui avoir
déplu. Les autres chevaliers cependant se mirent à le railler
JOINVILLE. 419
età le narguer à la française : « Bien fol est le roi, lui disait-on,
s'il ne vous croit contre tout le Conseil du royaume de France.»
Au diner qui suivit, le roi ne lui adressa point la parole comme
il faisait d'ordinaire. Pendant que le roi disait ses Grâces,
Joinville, tout pensif, s'en alla doue à une fenêtre grillée qui
était dans un enfoncement vers le chevet du lit du roi, et là,
passant ses bras à travers les barreaux de la fenêtre, il pen-
sait mélancoliquement à ce qu'il ferait s'il lui fallait demeurer
en Syrie sans son maître et seigneur; car il se croyait en con-
science obligé d'y rester jusqu'au rachat de ses amis et de
tout son monde. Mais laissons-le achever lui-même ce récit
familier et charmant :
« En ce point que j'étais là, le roi se vint appuyer à mes épaules et
me tint ses deux mains sur la tête; el je pensais que c'était niuiiseigiieur
Philippe de Nemours, lequel m'avait fait trop d'ennui tout ce jour-là
pour le conseil que j'avais donné, et je dis ainsi : « Laissez-uioi en
« paix, monseigneur Philippe. » Mais, comme je tournais la lète, voilà
que par aventure la main du roi me tomba sur le visage, et je connus
que c'était lui à une émeraude qu'il avait en son doigt; et il me dit :
« Tenez-vous tout coi , car je vous veux demandei- corumenl vous fûtes
«si hardi, vous qui êtes un jeune homme, pour m'oser conseiller ma
11 demeurée, à t'eucontre de tous les grands hommes et les sages de
« France, qui me conseillaient mon départ. . . »
Le reste de la scène et la réponse se prévoient aisément :
Joinville seul avait deviné le cœur chrétien du saint roi.
Apiés que saint Louis pourtant a lempli , et surabondam-
ment, ce semble, tous les devoirs qui sont les conséquences
de son premier malheur, il revient eir France (juillet 1254) ,
et Joinville trouve alors qu'il est temps. On débarque à llyères,
et chacun s'en va revoir son châtel et sa famille qui sont bien
en souffrance depuis six longues années. Pendant les seize ans
qui suivent ('1234-1 270) , Joinville revoyait souvent saint Louis
qui lui faisait toujours fête et joyeux accueil , el c'est à ces
heures de familiarité et de libre entretien que se rapportent
la plupart des anecdotes qui composent la première partie de
ses Mémoires, et qui se pourraient véritablement intituler :
V Esprit de saint Louis.
Nous savons d'enfance presque toutes ces histoires ; ce sont
les gaietés du saint et ses propos de table. Le caractère pieux
et le tour moralisant du saint roi s'y marquent à chaque ligne.
420 CAUSERIES DU LUNDI.
Il lient à former Joinville , à le fortifier dans la foi en même
temps qu'à lui donner tous les bons conseils de civilité, de
régime et de mœurs, qui p )uvaicnt convenir à un jeune
homme comme il faut d'alors. 11 l'entreprend volontiers après
dîner sur la morale ou sur le symbole ; il s'amuse parfois à
le mettre aux prises avec Robert Sorbon et autres gens de
science; puis il intervient à 1» conclusion comme arbitre, et
le catéchise avec agrément. Il y a de ces entretiens dont la
forme et le sujet font sourire, comme le jour où saint Louis
demande à Joinville « lequel il aimerait mieux d'être lépreux
ou d'avoir fait un péché mortel ; » et .loinville, qui est naturel
avant tout, répond à l'instant qu'il aimerait mieux en avoir
fait trente; d'où suit une douce réprimande de saint Louis,
mais en tête-à-tète pour plus de délicatesse et quand ils sont
seuls. 11 y a des parties plus graves et qui font penser : par
exemple, l'histoire de l'évêque Guillaume de Paris, interrogé
par ce maiire en théologie qui a des doutes sur le sacrement
de l'autel et qui en pleure de douleur, et la réponse du prélat
pour le consoler, son apologue des deux châteaux , l'un à la
frontière et toujours menacé qui a le mérite de résister, et
l'autre , qui est le château de Montlhéry paisible et en sûreté ,
mais sans gloire, au centre du royaume, la comparaison de
ces deux châteaux avec les cœurs tentés ou tranquilles; tout
cela est S[)irituel , élevé et de tous les temps. Saint Louis ai-
mait évidemment celte forme d'apologue et de parabole. II
aime à interroger, et, par ses questions bien menées et par
les réponses qu'elles provoquent, il a un certain art d'induire
son interlocuteur à conclure de lui-même. C'est un peu (toute
proportion gardée) la méthode de Socrate chez Xénophon, en
tenant compte de toutes les dilférences.
Le mot de prud'homme était cher à saint Louis : « Prud'-
homme, disait-il, est si grande chose et si bonne chose, que
rien qu'à le prononcer emplit-il la bouche. » Il y faisait entrer,
dans l'acception qu'il y donnait, la bravoure et la sagesse,
toutes les qualités du chrétien et de l'honnête homme; il le
mettait même en opposition avec l'idée d'une dévotion étroite.
C'était l'exemplaire idéal qu'il chérissait. Prucilionvme était
alors pour .loinville et pour saint Louis ce qu'étaient le beau
et le bon des Grecs, ce que sera le mot honnête Jiomme au
xvii'^ siècle, un mot large et llottant qui revient sans cesse et
JOINVILLE. 424
dans lequel on faisait entrer les plus beaux sens. Les Mémoires
de Joinville, dans la partie anecdotique, ne sont à bien des
égards qu'un manuel et un code de prud'homie d'après le
saint roi.
Le portrait que Joinville a tracé de saint Louis, monarque
justicier et paternel, restera à jamais celui sous lequel la pos-
térité se plaira à le révérer. 11 est impossible de parler de
Joinville sans citer ( fût-ce pour la centième fois) cette page
qui est sa plus douce gloire :
« Mainte fois advint qu'en été il (le roi) allait s'asseoir au bois de
Vincennes après sa messe , et s'accolait à un chêne et nous faisait seoir
autour de lui. Et tous ceux qui avaient à laire venaient lui parler, sans
embarras d'huissier ni d'autres gens. Et lors il leur demandait de sa
bouche : « Y a-t-il quelqu'un qui ait partie ( qui ait procès ) ? » Et ceux-
là se levaient qui avaient partie, et lors il disait .- « Taisez-vous tous , et
Cl on vous délivrera l'un après l'autre. » Et lors il appelait moiiseigneur
Pierre de Fontaines et monseigneur Geoffroy de Villetle, et disait à l'un
d'eux :« Délivrez-moi cette partie ( expédiez-moi cette cause).» Et
quand il voyait quelque chose à amender dans le discours de ceux qui
parlaient pour autrui , il le corrigeait lui-même de sa bouche. Je le vis
aucunes fois en été que, pour rendre justice à ses gens, il venait au jar-
din de Paris , vêtu d'une colle ( d'une robe ) de camelot , d'un surtout de
lirelaine sans manches, avec un manteau de cenda! noir autour du cou,
tiès-biei\ peigné et sans coiffe, et un chapel de plume de paon blanc
sur sa tête; el il faisait étendre des tapis pour nous asseoir autour de
lui. Et tout le monde qui avait à faire à lui, se tenait à l'entour debout,
et lors il les faisait juger el renvoyer chacun en la manière que je vous
ai dit auparavant du bois de Vincennes. »
On le voit, Joinville est peintre; au milieu de toutes ses
inexpériences premières, il a un sentiment vif qui le sert sou-
vent avec bonheur, et il montre, comme écrivain, de ravis-
sants commencements de talent. Il a l'image parfaitement
nette et qui joue à l'œil, la comparaison à la fois naturelle et
poétique. On en a pu remarquer bon nombre dans les cita-
tions, chemin faisant. Au xiii'' siècle on était, ce me semble,
sur la voie des vraies images, comme les Anciens; mais depuis
la sociélé s'alambiqua ; on s'enferma dans les salons, et il
fallut fout un effort à quelques peintres du xviii" siècle pour re-
venir à l'image naturelle, en sortant de l'abstrait et du factice:
aussi sent-on chez eux comme l'effurt d'une conquête.
Vers la fin de son livre, on dirait que Joinville, en le dic-
viFi. 36
i%i CAUSERIES DU LUNDI.
tant, s'accoutume peu à jx'u ù être auteur; parlant de saint
Louis et des maisons religieuses de tout genre, des inonasti-res
de tout ordre qu'il fonda, il dit : « Et ainsi que l'écrivain qui
a fait son livre l'enlumine d'or et d'azur, enlumina ledit roi
son royaume de belles abbayes qu'il y fit. «Voilà une compa-
raison littéraire proprement dite; et elle est encore vive et
riante.
Il y avait plus de quinze ans que saint Louis était rentré
dans son royaume, qu'il en réparait les plaies, qu'il y aifer-
missait chaque jour un ordre de justice et y pourvoyait au
bonheur de ses sujets, quand malade et affaibli avant l'âge,
au point de ne pouvoir supporter ni le cheval ni à peine la
voiture, il se sentit ressaisi d'une extrême ardeur d'aller en-
core combattre ou plutôt mourir sous la Croix (1270). Cet
invincible et maladif désir d'une croisade dernière le prit
comme prend à d'autres, après une longue absence, le désir de
s'en revenir mourir dans la patrie. Il manda à Paris ses barons.
Joinville y vint sans savoir d'abord pourquoi il était appelé,
et à ce propos il eut un songe qu'il nous raconte et que sou
chapelain lui expliqua. L'explication du songe était que le roi
devait se croiser le lendemain, mais que la croisade serait de
peu d'effet et f/« petit exploit. .loinville puisa cette fois dans
son bon sens encore plus que dans aucune interprétation su-
perstitieuse la force de résister à son saint maître : il lui
opposa, pour ne pas le suivre, les plus légitimes raisons, les
raisons tirées de l'intérêt de ses vassaux et de son peuple, les
seules qui, auprès do saint Louis, pussent faire balance à
l'intérêt de la foi. Car, de même que saint Louis, malgré sa
piélé, résiste (pielquefois à l'Église quand il s'y croit fondé en
justice et sur le bien de ses sujets, de même Joinville, malgré
son dévouement à son maître, lui résiste quand Use croit dans
le justcî et dans le vrai. C'est un dernier trait qui achève de
peindre cette franche et droite nature.— Joinville survécut à
saint Louis de quarante-sept ans environ; il persista jusqu'à
la fin à croire que ceux qui avaient conseillé au roi ce dernier
dé|>art avaient fait péché mortel.
Les compatriotes du sire de Joinville, justement fiers de sa
renommée de plus en plus pure et de mieux en mieux dessinée
après des siècles, viennent de lui vouer un hommage public,
JOINVILLE. 423
et de décider qu'il lui sera élevé une statue (1). Ne le quittons
point aujourd'hui nous-niême sans saluer en lui cet ensemble
de qualités jeunes, aimables, ingénues et fidèles, qui ne se
retrouveront plus depuis au même degré. Il est le représen-
tant le plus agréable, le plus familier et le plus expressif de
cet âge que nous aimons à nous représenter de loin comme
l'âge d'or du bon vieux temps. Si ce beau règne exista quel-
que part dans le passé, ce fut certes sous saint Louis, durant
ces quinze années de paix, à l'ombre du chêne de Vincennes,
et c'est par la plume de Joinville qi»iil nous a légué sa plus
attrayante image. On croyait alors à son roi, on croyait sur-
tout à son Dieu ; on y croyait non pas en général et de cette
manière toujours un peu vague et abstraite, dans ce lointain
où la science moderne, si on n'y prend garde, le fait de plus
en plus reculer, mais dans une pratique continuelle et comme
si Dieu était présent même physiquement dans les moindres
occurrences de la vie. Le monde alors était semé à chaque pas
d'obscurités et d'embûches, l'inconnu était partout : [)artout
aussi était le protecteur invisible et le soutien; à chaque
souffle qui frémissait, on croyait le sentir comme derrière le ri-
deau. Le ciel au-dessus était ouvert, peuplé en chaque point de
figures vivantes, de patrons attentifs et manifestes, d'une invo-
cation directe, et faciles à intéresser; le plus intrépide guerrier
marchait dans ce mélange habituel de crainte et de confiance
comme un tout petit enfant. A cette vue, les esprits les plus
émancipés d'aujourd'hui ne sauraient s'empêcher de dire en
tempérant leur sourire par le respect : Sancla simpliclfas!
Le bon sens, certes, no manquait pas, et il avait ses retours,
ses contradictions piquantes au milieu de ce réseau de croyan-
ces et, pour tout dire, de crédulités. L'esprit naturel avait ses
saillies, ses échappées d'enjouement, ses subtilités et ses har-
diesses toujours renaissantes : mais tout cela ne jouait encore
que dans le cercle tracé, et venait s'arrêter à temps devant
tout objet vénéré et redoutable. Le mot de /;/'i«rAo»»e compre-
nait toutes les vertus, la sagesse, la prudence et le courage,
*(1) Le Conseil général de la Ilaute-Marne, dans sa séance du 23 août
dernier (1853), a décidé qu'une statue serait érigée par sousciiplion à
la mémoire du sire de Joinville, sur la principale place de la\ille de
ce nom.
424 CAUSERIES DU LU^DI.
l'habileté au sein de la foi, riionnèleté civile et le comme il
faut, tel que l'entendait cette race des vieux chrétiens, dont
.loinville est pour nous le rejeton le plus fleuri; et l'on défi-
nirait bien cet ami de saint Louis, qui resta un vieillard si
jeune de cœur et si frais de souvenirs, en disant qu'il fut le
plus gracieux et le plus souriant des prud'hommes d'alors.
APPENDICE
AUX ARTICLES SUR ROEDERER,
( Voir pas,'e 316 )
Hœderer s'est beaucoup essayé dans le genre des scènes
historiques; il a tâché d'en reproduire du xvi« siècle et du
temps de la Ligue; il a voulu, à l'exemple du président Hé-
nault (lequel lui-mèiDe se ressouvenait de Shakspeare), repré-
senter et nous rendre l'histoire en action , nous montrer les
personnages avec leurs mœurs, leur ton de tous les jours et
dans la familiarité. Mais ces essais, à moins du génie d'un
Shakspeare qui devine et qui crée, sont nécessairement faibles,
traînants et infidèles à distance; tout l'esprit, d'ailleurs, qu'on
y peut mettre et tous les procédés d'étude ne réussissent jamais
à y donner le cachet authentique. Rœderer, poussé par son
goût pour la vérité nue et la réalité, a mieux fait pourtant : il
a copié aussi des scènes qu'il avait sous les yeux, de vraies
conversations de son temps, toutes naturelles, toutes vives.
Et quelle scène historique, refaite après coup, vaudrait le récit
suivant ([ue nous donnons dans toute sa simplicité et dans son
premier jet sincère? C'est un petit épisode qui a un caractère
parfait d'originalité, et qui montre, comme si l'on y était ^
le genre d'esprit et de vie d'un héros. Ce héros est le général
Lasalle, un des Achille et des Roland de l'Empire, de la pre-
mière qualité des braves, un des prochains maréchaux s'il
avait vécu, et avec cela aimable, spirituel, étourdi, généreux,
tel enfin qu'il va se peindre à nous. Seulement qu'en lisant
ces pages, en entendant ces paroles qui brusquent parfois le
papier, on n'oublie pas d'y mettre l'animation de la gloire, le
36.
426 APPENDICE.
sourire brillant do l'esprit et la grâce irrésistible do la jeu-
nesse,
M. Rœderer, envoyé en Espagne en mission confidentielle
par l'Empereur auprès de son frère le roi Joseph, écrit le
Journal de son voyage. On y lit entre autres parlicularilés
inléressantes :
« De VaUadolid, le 2 mai 1809.
« Je vous envoie, ma chère amie, écrit-il à sa femme, un dîner mili-
taire avec le général Lasallc. Son ton et son langage m'ont paru très-
piquants. Peut-être l'ai-je mal rendu, et alors mon récit serait assez
plat ; peut-être aussi faut-il, pour y trouver quelque sel, avoir devant
les yeux le persoimage lui-même, avec ses grandes culolles à la ma-
ineluck et la pipe à ses moustaches.
•< An reste, j'ai dicté cela par désœuvrement. Que faire quand on
voyage à petites journées;'...
« Je remets ceci à un officier de corsaire qui le mettra à la poste à
Bordeaux. Cela ne mérite pas le port. »
DINER CHEZ LE GÉNÉRAL THIEBALLT AVEC LE GENEllAL
LASALLE.
Burgos, 29 avril 1809.
Hier j'ai dîné ou soupe (il était sept heures du soir) chez le général
Thiébault avec le général Lasalle arrivant de Madrid, et se rendant en
toute diligenc! au corjis d'armée; commandé par le mai'échal Masséna
en Allemagne, l'Empei'eur lui ayant donné le commandcîminl d'une
division de huit ryginients de cavalerie légère et de huil pièces de
canon.
Le général Lasalle étant célèbre par sa bravoure, par son dévouement
à l'Empereur, par ses services depuis quinze ans (.il n'en a que 33), et
récemment encore ayant puissanuiient contribué, par son couraw et
l'habileté de ses maniruvrcs, au gain de la bataille de Médelin, étant
icmarquable par son Ion militaire, par sa gaieté éminenuuent fran-
çaise qui ne se dément jamais au fort même des combats, enlin étant
Messin, mon compatriote, d'une famille que j'ai beaucoup conmie, (ils
d'une mère que j'ai un peu aimée, cousin d'un de mes confrères au
Parlement de Metz, j'ai |)ris un extrême [)laisirà le voir, à l'écouler, et
je veux prolonger ce |)laisir en écri\ant ici, aussi exaclenienl qu'il me
era possible, toute la conversation qui a eu lieu entre lui et moi, et a
été commune, pendant tout le dîner, à toutes les personnes qui s'y
Irouvaient réunies.
Le général était à un balcon seul, lorsque je fuis eniré chez le gêné-
APPENDICE. 427
rai Thiébault. Il rogardait travailler au tombeau cUi Cid, dont le géné-
ral Tliiébault a fuit recueillir les fragments dans une église brûlée, et
qu'il fait remonter dans une petite promenade qu'il a plantée sur le
bord de l'Arlançon, au milieu de la ville, au-dessous de la terrasse qui
a servi jusqu'à présent de promenade.
Je vais au général Lasalle, et voici notre conversation :
MOI. — Général, j'ai l'iionneurde vous saluer.
LASALLE. — Monsieur, vous allez à Madrid?
MOI.— Oui, général.
LASALLE. — J'ai laissé, il y a trois jours, le roi très-bien portant.
MOI. — 'Vous n'avez pas fait de mauvaise rencontre en route?
LASALLE. — Point du tout; il n'y a rien à craindre. Seulement, quand
vous avez passé Valladolid, il faudra laisser la route de Ségovie de
côlé et prendre l'autre. Il n'y a pas le moindre danger.
MOI.— Ce que vous diles h'i est très-rassurant. Mais on m'a parlé
tout autrement hier et ce malin, et surtout on m'a recommandé de ne
pas m'en rapporter au général Lasalle, qui n'a peur de rien et qui fait
peur à toute l'Espagne. Comme ma réputation de bravoure n'est pas
aussi bien établie que la sienne, je compte demander une escorte.
LASALLE.— Quand j'ai passé à , le commandant est venu à ma
voilure et m'a dit : « Général, je ne vous laisserai point partir sans une
escorte de vingl-cinq hommes. Il y a des brigands... >> Je lui ai répondu
que je n'en voulais point. H a insisté. Je lui ai dit : « Savez-vous à qui
vous parlez? — Je parle à un officier français.— Vous parlez au général
Lasalle. Combien sont ces brigands? — Environ trois cents. — Com-
bien avez-vous d'hommes:' — Cinquante. — Quoil vous avez cinquante
hommes et vous laissez la route sans sûreté! Cela est lâche. Je rendrai
compte de votre conduite. Je ne veu\ point de votre escorte. « — J'ai
passé, n'ai rien vu, et me voilà.
MOI. — Général, il faut vous garder pour la campagne qui commence
en Allemagne.
LASALLE. — Je suis en retai'd de six semaines, je serai grondé. Les
premiers coups de fusil seront tii'és quand j'arriverai. L'Empereur
vient de me donner une superbe division : huit régiments de troupes
légères, huit pièces de canon. C'est plus qu'il ne m'en faut. Je serai au
désespoir si l'on commence sans moi.
MOL — Vous passez par Paris"?
LASALLE. — Oui, c'cst le pIus court. J'arriverai à cinq heures du ma-
tin, je me commanderai une paire de bottes, je ferai un enfant à ma
femme, et je partirai.
M. Lagarde s'approche, ensuite le général Thiébault, qui était dan.^'
une autre pièce.
LE GÉNÉRAL iuiébai'lt. — Tu n'emmèiics donc pas ta femme avec
toi celle fois-ci?
LASALLE. — Pourquoi pas, si elle le veut? Mais elle est toute cliangée,
ma femme !
LE GÉNÉRAL TuiÉBAULT. — Elle était en Espagne à la bataille de Rio-
Seco (je crois, à vérifier).
428 APPENDICE.
I.ASALLE.— Jusque-là elle avait été assez raisonnable. Cejour-là, je ne la
reconnaissais pas; elle a eu peur, quoiqu'il n'y ait guèreeu que deux ou
trois cents hommes de tués. Les boulets veuaii'nt autour d'elle et de sa
petite fille. Elle fut saisie d'une terreur sin^nilière. Je lui envoyai dire
d'aller un peu plus loin : elle se retira dans un endroit où l'on portail
les blessés. Il se trouve là un oflicier blessé dans un certain endroit. Ma
femme avait dans sa voiture un instrument {Il figura par le geste une
seringue); on l'arrangea, et elle lit donner par sa femme de chambre
un secours important à ce pauvre homme... Elle, elle lil là la dame de
charité tout à fai' ; elle est actuellement poltronne.
LE GÉNÉRAL THiÉBAUi.T. — Comment la laissais-tu aller comme ça au
plus épais? Tu devais avoir peur pour elle.
LASALi.E. — Ma foi, non ; je n'y pensais pas, puisque je n'avais pas
peur pour moi.
MOI. — Général, c'est pour arriver sain et sauf aux grandes aventures
qu'il faut vous préserver des brigands.
LE GÉNÉRAL TBiÈBAULT. — Je te doimerai sûrement une escorte pour
sortir d'ici, jusqu'à quatre lieues. Plus loin, tu peux l'en passer.
MOI. — Il faut ménager sa vie quand elle peut être ulile.
LASALLE. — Moi, j'ai assi'Z vécu à présen". Pourquoi veul-on vivre.'
Pour se faire honneur, pour faire son chemin, sa fortune; eh bien!
j'ai trente-trois ans, je suis général de division. (En s'approchant de
nioi, à voix basse et d'un ton sétieux.) Savez-vous que l'Empereur m'a
donné l'aimée passée cinquante mille livres de rentes? c'est immense!
MOI. — L'Empereur n'en restera pas là, et votre carrière n'est pas
finie. Mais, pour jouir de tout cela, il faut évilcir les dangers imililes, et
les dangers sans gloire; car, après tout, pourquoi veut- on se faire hon-
neur, faire son chemin, sa fortune? C'est pour en jouir, sans négliger
cependant les occasions d'accroître ces avantages autant qu'il est pos-
sible.
LASALLE. — Non ! Poiot du tout ! On jouit en acquérant tout cela ; on
jouit en faisant la guerre. C'est déjà un plaisir assez grand (jue celui de
faire la guerre; on est dans le bruit, dans la fumée, dans le mouve-
ment; et puis, quand on s'est fait un nom, eh bien! on a joui du plaisir
de se le faire; quand on a l'ail sa fortune, on est sur que sa femme, que
ses enfants ne manqueront de rien ; tout cela, c'est assez. Moi, je puis
mourir demain. —
Un aide-de-camp vient dire au général qu'on le demande. Il sort. Je
passe avec le général Thiébault dans son cabinet. Lasalle rentre et
reprend la conversation avec M. Lagarde.
M. Lagarde m'a rapporté que le général lui avail dit qu'on traitait
les Espagnols avec un peu de mollesse; «lu'il fallait les réduire par la
teireur; que dans loule partie conquise où il y avait un Français de
tué, il fallait pendre un Espagnol; que partout où il y avait une insur-
redion, il fallait en pcnilic soixante.
Nous rentrons, h; général Thiébault et moi; la conversation continua
quelques moments sur le même texte et sur le même ton.
LE GÉNÉRAL THIÉBAULT en riani, à moi. — Il en dit plus qu'il n'en
APPENDICE. .i29
fait .-n'est le incilleiir homme du monde. {Le qënh-al Lnsalle parle à
quelqu'un qui entre, et le général Thiébault coniinue.) C'est le premier
officiel' de troupes léj^ères de l'Europe; Nansouly, premier officier de
{grosse cavalerie. Il a tout le brillant du maniuis di; Contlans et a fait
bien d'a.ilres preuves. Toujours j^ai comme vous le vojez, et allant,
comme cela au feu. {^'adressant an général Lasalle.) Mon ami, où
sont tes aides- de-camp? Je les ferai chercher. Nous les attendons pour
dîner.
i.ASAM.E. — Il faut dîner sans eux.
LE GÉNÉRAL THIÉBAULT. — Il faut bien qu'ils dînent.
LASALLE. — Ils n'out pas faim,
LE GÉNÉRAL THlÉBAl'LT. — OÙ SOnt-ilS lOgéS?
LASALLE. — Ils ne sont pas logés.
LE GÉNÉRAL TuiÉBAULT. — Mais tu veux partir uprès dîner:
LASALLE. — C'est pour cela qu'il ne faut pas les attendre. Ils dîneront
ailleurs.
LK GÉNÉRAL THIEBAULT. — Je ns ferai pas servir qu'ils ne soient
venus.
LASALLE. — Et moi je vais dire qu'on serve. ( 7/ sort.) —
On voit venir les aides-dc-camp sur le pont.
Pendant la conversation est survenu le commissaire ordonnateur
Buot, un colonel beau-frère du général Lasalle. On s'est mis à table.
Le général Lasalle à gauche du général Thiébault, moi à droite. A
côté du général Lasalle , en retour, M. Lagarde; plus loin , M. du Coët-
losquet, aidc-de-camp du général Lasalle. Vis-à-vis, un officier. Plus
loin, le beau-frère du général Lasalle. A ma droite, M. Buot; plus loin,
en retour, le secrétaire et l'aide-de-camp du général Tliiébault. En face
de moi, le deuxième aide-de-camp du général Lasalle, et, au milieu,
M. de Vidal, adjudant.
SOUPER.
LE GÉNÉRAL TiiiÉBAfLT. — Ma foi, Mcssleurs, vous ferez mauvaise
chère. Cette réunion de troupes qui n'ont pas été annoncées a mis la
disette à Burgos. Dans cette matinée et dans les trois jours précédents,
il est arrivé 17,000 hommes à Burgos, venant de Saragosse. Ce malin,
il a fallu attendre deux heures du pain pour faire déjeuner le pauvre
Lasalle.
LASALLE. — Je n'étais pas pressé : j'avais déjeuné avant de me cou-
cher.
LE GÉNÉRAL THIÉBAULT. — Il cst arrivé ici h quatre heures du matin;
je venais de me coucher. Je le vois devant mon lit : « Mon ami, donne-
moi à souper et un lit. » Le cuisinier lui a doimé à souper.
LASALLE. — Je ne sais pas pourquoi les gazelles fran(,';iises, contre
leur ordinaire, ont diminué nos avantages à la bataille de Médelin. Elles
ont dit que nous avons tué six mille hommes .- nous en avons bien tué
quatorze mille.
430 APPENDICE.
MOI. — C'est ce que m'ont dit à Bayonne des officiers revenant d'Es-
pagne.
M. LAGARDE. — Le liullL'tiii dii iiiajor-u'énéral niaréciial Jourdan en
annonyail douze mille.
LASALLE. — Nous Cil avons tué quatorze mille. Nous avions espéré de
voir le roi à l'armée de l'Andalousie; cela aurait produit un bon ellet.
Le roi se plaît à Madrid... il chasse biaucoup... S. M. n'élailpasde bonne
humeur quand je suis paiti de Madrid... Je lui ai apporté les drajieaux
que nous avons pris aux Espagnols : supeibes drapeaux, ma loi! Ils
étaient couverts de belles figures peintes, biodées. Il y en a un sur le-
quel on voyait un aigle terrassé et iléchiré je ne sais par quulte bête,
une figure de lion, peul-être de léopard... ou de mérinos... ( Touc le
monde rit.) A pro[)OS de mérinos, j'en ai sauvé pour ma pari plus de
cinq cent mille... Oh! nous avons fait ta guerre en Andalousie avec une
sagesse et une douceur édifiantes ! —
La conversation retoinba sui' les ti-oupes levenant de Saragosse sous
les ordres du maréchal Mortier. J'ai cessé un moment d'être à la con-
versation générale, parce que M- Buot, mon voisin, m'a parlé du siège
de cette ville à moi particulièrement. J'ai cependant entendu dire, je
lie sais plus par (jui, que l'on se plaignait dans l'Aragon que les' minis-
tres de Madrid n'y donnaient aucun signe d'existence, et qu'on n'y re-
cevait aucun ordre du roi.
J'ai i-etenu, de ce que m'a dit M. Buot, qu'il avait péri quarante mille
hommes dans Saragosse pendant le siège;
Qu'il avait été consommé par l'armée ]'raii(;aise devant Saragosse en-
viron deux cisnt mille méiinos, dont les peaux et les toisons, jetées par
les soldats, n'avaient été ramassées que par les vivandières.
Lorsque les Français avaient fuit sauter, par te ftioyen de la poudre,
quelques édifices publics ou une maison parliculière, les Espagnols,
retranchés dans la maison \oisine, ti'availlaient aussitôt à percer les
murailles pour tirer des coups de fusil aux Français. Pendant que les
Espagnols perçaient le mur d'un côté, les Françai.s le perçaient de l'au-
ti'e pour lirei' sur les Espagnols. C'était de part et d'auti'e ;\ qui aurait
le plus tôt fait son trou pour tirer le premier sur l'ennemi.
Quand les Espagnols étaient forcés dans une maison, ils se reliraient
dans la suivante par les ouvertures percées à tous les étages; ils mu-
raient ensuite les ouvertures. Il s'est trouvé que des Français étaient
maîtres du premier étage, tandis que le second et le rez-de chaussée
étaient occupés par tes Espagnols, que l'on se fusillait par les plancliers
du haut en l)as et du bas en haut.
Il a péri vingi-neuf olliciers du génie fiançais dans le siège de Sara-
gosse et trois ofliciers d'artillerie.
Lorsque Saragosse s'est rendui', il y avait sur la place et dans les rues
div mille morts ou mourants. Tout ce (|ui respirai! encore était exténué
par la faim et par une sorte de maladie contagieuse qui en a l'ait périr
un grand nombre encore longtemps après la reddition et l'assainisse-
ment de la ville.
Ce n'est point l'alalox qui menait les alluires et les esprits à Sai'a-
APPENDICE. iZ\
gosse ; Palafox est un jeune homme de vingt-huit ans , fort beau , sans
expérience. C'était un chanoine et un autre ecclésiasticiue qui avait été
précepteur de Palafox, qui gouvernaient la canaille et la convoquaient
au son de la cloche en assemblée générale; à la fin du siège , la cloche
avait beau sonner, il ne venait plus personne (4).
i.E GÉNÉRAL thiébaui.t. — Mou aiiii, lu ue partiras pas ce soir.
i.ASAi.LE. — Mon ami, je partirai ce soir. Je suis en retard depuis siv
semaines.
l'aide-de-camp du coktlosquet. — Mon général, nous ne gagne-
rons rien ;\ partir ce soir.
LASAixE. Nous serons en roule ; c'est quelque cliose d'être comme ça.
( // faU un mouvement de la main qui figure la position et le mouvement
d'un homme à cheval qui galope.)
LE GÉNÉRAL THiÉBAOLT. — Ne uous parie pas de ce plaisir-là, à nous
qui sommes condamnés à rester ici. Mais il te faut une escorte seule-
ment pour quatre lieues. Il y a par ici quelques coquins. Je te comman-
derai quatre dragons.
LASALLE. — Je ne veux pas; ce serait un trop mauvais tour ; cela ra-
lentirait ma marche ; ils voudraient tous ensuite m'en donner le reste
de la roifte, je resterais en chemin.
LE GÉNÉRAL TniÉBAtiLT. — Je veux quc tu aics quatre dragons. Ils
sont bien montés et le suivront aisément.
LASALLE. — Je n'en veux point.
LE GÉNÉRAL THiÉBAt'LT. — Ils Se trouvorout sur la route quand tu
partiras.
LASALLE. — Je les chargerai. ( On rit.)
MOI. — Mon fils (-2) est dans l'idée que les escortes augmentent les
dangers, parce qu'elles ralentissent la marche et qu'elles l'annoncent,
et il va toujours sans escorte.
LASALLE. — Oh ! les officiers du roi courent moins de dangers que les
officiers français! les Espagnols ont plus de ménagements pour eux.
Si l'on veut de la sûreté, il ne faut point faire de grâce quand on tue
les Français; on y va trop doucement. Les Espagnols ne sont pas
comme les Allemands.
(1) Les discours qui se tenaient dans ces assemblées seraient curieux à
conn.iitre; on pourrait y voir avec certitude , non pas précisément les inr
tentions des chefs, mais les motifs du peuple et des trente mille soldats qui
étaient renfermés dans cette ville. Se défendaient-ils dans l'espérance d'être
secourus ; et comment entretenait-on cette espérance ? On assure que tous
les jours les meneurs annonçaient une armée conduite par Palafox l'aîné,
qui commandait à Valence.
Se défendaient-ils par fanatisme pour la maison de Bourbon ? Par fana-
tisme religieux? Par orgueil national et par irritation? Se battaient-ils,
en un mot , parce qu'ils préféraient la mort à la soumission ?
(Note de Rœderer.)
(2) Le colonel Rœderer, aide-de-camp du roi Joseph, et que le roi avait
envoyé au-devant de M. Rœderer.
432 APPENDICE.
i.E GÉNÉRAL THiKBAUi.T. — Tu VUS Ics voii', CCS bons Allmiaiids.
TROIS or QUATRE VOIX ENSEMBLE. — Lcs boniies gens, les hraves t-'C'is
que ees Allemantls!
M. DU coETLOSQUET. — Avec tout Cela nous pleurerons l'Espagne.
LASALLE. — Oui, diins six mois d'ici , quand nous y reviendrons.
LE GÉNÉRAL THiÈBAULT. —Te souvicus-lu de la boune vie que nous
avons menée à Salamanque ?
LASALLE. — Pardieu, oui! c'élail à nolie premier voyage.
LE GÉNÉRAL THiÉBAULT, « mê'i. — Il avait là uuc belle à qui il donnait
des sérénades en plein jour !
LASALLE. — Oui , pour plus de discrétion. ( A moi.) C'était une femme
cbez qui était logé le général Victor. Il l'ut tout étonné de me voir arri-
ver avec de la musique sous ses fenêtres. Je lui dis : •< (jénéral, ce n'est
pas pour vous, c'est pour Madame; » Elle me disait .- « Mais, Monsieur,
il fait jour: — Madame, raison de plus. »
LE GÉNÉRAL TuiÈBAULT, o mot. — Ils avaient formé une société qui
6'-d\)pe\dil des altérés. Il élaîT défendu de n'avoir pas soif sous une peine
convenue. Lasalle avait passé une nuit de train avec un de ses officiers,
et ils revenaient ensemble le matin pour se couclier. Tout à coup il
prend un air grave et regarde son camarade; il lui dit; « Mdlisirur,
vous venez de passer une nuit dans la débauche; cela estaffi-euxi Ren-
dez-vous en prison pour trois Jours. » Et l'autre y alla.
LASALLE. — Nous avoos soupé bicr à Torquemada (I ). Ils voulaient se
souvenir que je les avais brûlés il y a six mois ; ils se rassemblaient au-
tour de la maison et se regardaient qu.md je suis parti.
l'aioe-de-cami' du COETLOSQUET. — Mais aussi, général, comme vous
avez été ret;u à la poste:
LASALLE. —Oui; ils ne savaient (luelle fête me faire. C'est que j'ai fait
donner six mille francs au maître de poste pour rétablir sa poste quand
Torquemada eut élé brûlée.
l'aioe-de-camp. — Il faut (jne nous n'ayons l'ail qu'une bonne action
dans toute notre vie, et nous n'avons pu échapper aux ennuis de la
reconnaissance !
LASALLE. — Quand ma voiture s'est arrêtée, la femme s'y est présen-
tée; elle m'a dit: « Esi-il vrai que le général Lusalle a élé lue? >> Je
lui ai répondu : » Oui , il esi mort. » Le moment d'après, son mari est
venu, m'a regardé de tous les côtés, et m'a reconnu. C'est alors que la
reconnaissance a commencé et qu'il a fallu céder; on a élé cbei-cber
toute la viande, les poulets et les œufs de Torquemada, et il n'y en avait
guère. —
On s'est levé de table. Le général Lasalle a donné ses ordres pour son
départ, a pris du café et du rbum, a allumé sa pipe dans un coin, et
est reveim à la cheminée, où nous étions en cercle, debout.
LASALLE, <( Diioi. — Vou» 110 me chargez de rien pour Madame .■•
BUOT. —Si vous voulez, général, l'embrasser pour moi...
(4) Ville brûlée par ordre du général Lasalle il y avait sis mois, après
quelque aile de traliisoii.
APPENDICE. 433
LASAi.LE. — J'ai déjà celte commission pour plus de vingl personnes.
Le maréchal Victor me l'a donnée, Tliiébault aussi... Je ferai fuce à
tout, Messieurs, vous pouvez y compter. L'Empereur a donné une divi-
sion au général Macdonald. Je suis bien aise que l'Empereur lui ait fait
Kfàce ; c'est un brave liomme, sachant bien son métier, un peu froid ,
t'onime le général Victor.
MOI. — Le général Reynier est aussi comme cela.
LASAi.r.B. — Oui, homme de mérite. Ces hommes-là ne donnent point
de mouvement au soldat; il faut sous eux des officiers qui aient de l'ar-
deur et du feu. Macdonnld a un défaut, c'est un peu d'orgueil; mais
c'est un brave homme qui a du talent.
BfOT.— L'Empereur ne laissera pas traîner l'atTaire de l'Autriche. Il
vu'Se frapper 1;\ de grands coups. Quel homme!
LASALi.E. — Là où l'Empereur a été le plus grand, c'est à la guerre
d'Italie. Là il était un héros r à présent c'est un empereur. En Italie,
il n'avait que peu d'hommes presque sans armes, sans pain, sans sou-
liers, sans argent, sans administration; point de secours de personne ;
l'anarchie dans le Gouvernement; une petite mine; une réputation de
mathématicien et de rêveur ; point encore d'actions pour lui ; pas un
ami ; regardé comme un ours, parce qu'il était toujours seul à penser.
11 fallait tout créer, il a tout créé. Voilà où il est le plus admirable. De-
puis qu'il est empereur, il dispose de tant de forces que ce n'est plus
la même difficulté.
LK GÉNÉRAL THiÉBACLT. — Oui ; uiais il fait de si grandes choses de
son pouvoir, il en tire un parti si supérieur à ce qu'en ferait un autre ,
que c'est comme s'il créait encore.
LASALLE. — Les Commencements sont toujours le plus difficile. Le
zénéral Kellermann m'a donné une preuve de bonté à laquelle je suis
très-sensible. Lorsque je suis arrivé à Valladolid, une personne est
venue m'inviter à m'élablir dans sa maison ; il avait donné ordre qu'on
m'y donnât à dîner, à souper, et, de plus, cette personne était chargée
(le m'offrir de l'argent. M'offrir de l'argent: le général Kellermann!
Peut-on une attention plus obligeante de la part du général Keller-
mann ? Lui, la fourmi même, il ne pouvait me donner une marque de sa
bonté pour moi qui fût plus signalée!... Le maréchal m'a donné les pre-
mières connaissances de mon métier, à moi. J'ai commencé par être
son aide-de-camp ; c'est à lui que je dois ce que je suis, et mon écono-
mie. ( Tout le monde rit. ) Oui , mon économie. Il ne fallait pas manger
plus d'une côtelette à déjeuner; il m'aurait donné des coups de bâton...
Le bon maréchal ! il s'était mis en tête de faire de moi un homme de
plume. Il m'a fait une fois écrire soixante lettres en une matinée. Je
n'aurais pas réussi dans cette carrière. —
Le général donne des ordres pour son départ; je me retire.
I IN l> C K K C I i l) E K OE U r K E K .
Ainsi partait à toute; bride le jeune général, pour arriver à
temps au terme glorieux de sa destinée, pour s'illustrer à
vni. • 37
IJl APPENDICK.
lissling, et, plein d'un pressentiment de mort, pour tomber
frappé d'une balle au front le soir de Wagram , au sein du
triomphe.
De toutes les scènes historiques qui se font simples el
familières avec art, et qu'ont tant recherchées les vrais ro-
mantiques de notre âge, il n'en est certes point qui équivaille a
celle-ci, prise sur le fait comme elle est et saisie au vol. ni qui
rende mieux témoignage de la phjsionomie militaire de l'épo-
que et des hommes : c'est là du naïf et du piquant en nature.
(Voir sur le général Lasalle le tome ii de la Biographie dr
la Moselle, par Bégin, 1830.)
FIN uu TOMi' iirrriEMi-:
TABLE DES MATIEKES.
l.ABBÊ DR BeRMS .'. \
De l'État de la l'runce smis Louis AT 18
Le cardinai, de Bernis 3.'i
Malherbe cl son Ecole .">.i
Cl m Patin. ]
' Il ss
/l 1(18
Slli.y , se» Economies royales ou Mémoires. , Il I2r>
f III Ul
>IÉÏERAT \
Le prince itE Ligne.
: 157
i\l \r2
I 180
11 :20^
Histoire littéraire de la France, publiée par l'Institut '-î^O
Discours de 31. Mignet. à l'Académie des Sciences morales et
politiques -2 M
Le RojiAN DE Renart . iHx
,1 ^62
ROEDERER H JT9
( III ;ioo
Garrielle d'Estrées il"
y'nuveaux Voyages en Zig-zag de Topffer SJi
(l w?
GiBBO» ..
(Il J6J
Histoire de la Maison royale de Saint-Cyr, par M. Th. Lavnllée. . :)79
(1 390
■•"""^"••-^ (Il ioy
Appendice aux articles sur Rœderer, Conversation avec le géné-
ral Lasalle i'-23
FIN DE I. A TABI. R
i
-^'
c^
\ f
PQ Sainte-Beuve, Charles Augustin ^à
2391 Causeries du liindi ^^^
G2 l ■
1850
t. 8
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
"^
m
■^àtCTft^f^
tÊÊm