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Full text of "Causeries du lundi"

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CAUSEKIES 

DU  LUNDI 


PARIS 


iMPRiMERir.  itE  j.  ci.ayh:  I- r  (>. 

Riji"   <.\  I  N  r-RF.N*i|  r ,  7. 


Vimi. 


CAUSERIES 


DU    LUNDI 


C.-A.    SAI^TE-liElYE 


n  E    I.  A  r  A  n  K  M  I  E    r  n  v  n  r.  a  i  s  p.. 


TOME    HlITIEMi: 


PARIS 
GARNIER  FRÈRES,    LIBRAIRES 

PALAIS-RnVAL,  215,  — HUE  DES  SAINTS-PÈRES,   6 


M    DCCC    LIV 


CAUSERIES  DU  LUNDI. 


Lundi  28  mars  1853. 


L'ABBE  DE  BERNIS. 


Au  dernier  siècle,  quand  de  jeunes  Français  allaient  à  Rome 
où  le  cardinal  de  Bernis  résida  comme  ambassadeur  de  France 
à  dater  de  1769,  et  où  il  ne  mourut  qu'en  1794,  un  de  leurs 
premiers  désirs,  c'était  de  lui  être  présentés,  et  une  des  pre- 
mières choses  qu'ils  trouvaient  d'ordinaire  à  lui  dire,  c'était 
de  le  remercier  du  plaisir  que  leur  avaient  fait  ses  jolis  vers; 
ils  s'étonnaient  ensuite  que  le  prélat  ne  répondît  point  à  ce 
compliment  comme  ils  auraient  voulu,  et  qu'il  gardât  toute 
son  amabilité  et  toute  sa  grâce  pour  d'autres  sujets  de  conver- 
sation. Nous  n'imiterons  pas  ces  jeunes  Français  de  1780,  et 
nous  nous  garderons  de  la  confusion  où  ils  tombaient.  Il  y  a  des 
temps  très-distincts  à  observer  quand  on  parle  de  Bernis  :  il 
ne  fut  cardinal  qu'à  l'âge  de  quarante-lrois  ans,  et  il  ne  s'en- 
gagea réellement  dans  les  Ordres  qu'à  l'âge  de  quarante.  Jus- 
que-là il  était  abbé  comme  on  l'était  volontiers  alors,  ayant  le 
titre  et  quelques  bénéfices;  mais  il  n'était  point  lié  à  son  état, 
il  n'était  prêtre  à  aucun  degré;  et  en  1755,  à  l'âge  de  quarante 
ans,  on  le  voit  hésiter  beaucoup  avant  de  franchir  ce  pas  dont 
il  sent  le  péril,  et  d'où  sa  délicatesse  d'honnête  homme  l'avait 
tenu  éloigné  jusque-là:  «  Je  me  suis  lié  à  mon  état,  écrit-il  à 
Paris  du  Verney  (le  19  avril  1755),  et  j'ai  mis  moi-même 
dans  cette  démarche  tant  de  réflexions  que  j'espère  ne  m'en 

VIII.  1 


2  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

repentir  jamais  (1).  »  Quant  aux  petits  vers  galants,  ils  sont 
de  sa  ])reuiière  jeunesse;  il  cessa  d'en  faire  à  l'âge  de  trente- 
cinq  ans  :  «  J'ai  abandonné  totalement  la  poésie  depuis  onze 
ans,  écrit-il  à  Voltaire  en  décembre  1761  ;  je  savais  que  mon 
petit  talent  me  nuisait  dans  mon  élat  et  à  la  Cour;  je  cessai  de 
l'exercer  sans  peine,  parce  que  je  n'en  faisais  pas  un  certain 
cas,  et  que  je  n'ai  jamais  aimé  ce  qui  était  médiocre;  je  ne 
fais  donc  plus  de  vers  et  je  n'en  lis  guère,  à  moins  que,  comme 
les  vôtres,  ils  ne  soient  pleins  d'âme,  de  force  et  d'harmonie; 
j'aime  l'histoire...  »  Il  y  a  donc,  avant  tout,  quand  on  parle 
de  Bernis,  à  bien  marquer  les  époques,  si  Ton  veut  être  juste 
envers  un  des  esprits  les  plus  gracieux  et  les  plus  polis  du 
dernier  siècle,  envers  un  homme  d'une  capacité  réelle,  plus 
étendue  qu'on  ne  pense,  et  qui  sutcoriiger  ses  faiblesses 
littéraires  ou  ses  complaisances  politiques  par  une  maturité 
décente  et  utile,  et  par  une  fin  honorable.  Des  documents  ré- 
cents, sortis  des  Archives  du  Vatican,  viennent  de  jeter  du 
jour  sur  la  seconde  moitié  de  sa  carrière,  lorsqu'il  était  ambas- 
sadeur de  France  à  Rome.  J'y  viendrai  bientôt,  mais  aujour- 
d'hui je  ne  veux  avoir  affaire  qu'au  premier  et  plus  léger  abbé 
de  Bernis  :  on  verra  l'homme  sérieux  en  lui  se  dégager  insen- 
siblement. 

11  était  né  à  Saint-Marcel-d'Ardèche  en  Vivarais,  le  22  mai 
4715,  d'une  race  ancienne  et  de  la  meilleure  qualité.  A  titre 
de  cadet ,  on  le  destina  à  l'Église.  11  vint  faire  ses  premières 
études  au  collège  des  Jésuites  (Louis-le-Grand)  à  Paris;  il  fit 
sa  philosophie  et  sa  théologie  au  séminaire  de  Saint-Sulpice 
et  en  Sorbonne.  On  le  voit  successivement  chanoine  et  comte 
de  Brioudc,  chanoine  et  comte  de  Lyon ,  c'est-à-dire  membre 
de  chapitres  pour  lesquels  il  fallait  faire  preuve  de  très- 
ancienne  noblesse  :  tout  cela  n'était  pour  lui  qu'honorifique. 
En  attendant  les  bénéfices  qui  ne  venaient  pas  et  dont  il  n'a- 
vait qu'un  tout  petit,  dit-on,  à  Boulogne-sur-Mer  (2),  l'abbé- 

(4)  Cela  veutdire  en  termes  erclésiasliques  que  Bernis  prit  le  premier 
des  Oriires  ni:ijeurs  en  avril  1755;  il  en  étail  encore  à  ce  sinii)le  cleyré 
de  sous-diacre,  lorsqu'il  fut  promu  au  cardin;il;it  en  octobre  4758. 
Ces  dates  sont  à  considérer  dans  l'apipréciatiQu  morale  de  Bernis. 

(2)  Proliablement  il  le  devait  à  l'évèque  de  Boulogne,  M.  Henriot, 
parent  de  l'abbé  de  Voisenon. 


LABBEDEBERNIS.  3 

comte  de  Bernis  se  lança  clans  le  monde  pour  lequel  il  était  fait, 
et  dans  le  plus  grand  monde;  mais  il  y  était  pauvre  comme  le 
dernier  des  nouveau-venus.  Diderot  a  parlé  quelque  part  des 
dîners  qu'il  fit  plus  d'une  fois  avec  lui,  à  six  sous  par  tète  (I). 
Pendant  des  années,  Bernis  supporta  avec  insouciance  et 
gaieté  cette  condition  de  gène,  ce  contraste  entre  ses  goûts  et  sa 
situation,  entre  tout  ce  qu'il  voyait  et  ce  qu'il  n'avait  pas  :  il 
avait  «  l'âme  courageuse  et  douce.  »  Et  puis,  cette  prompte  et 
facile  consolatrice,  la  jeunesse  lui  tenait  lieu  de  tout;  nul 
n'était  fait  pour  en  jouir  mieux  que  lui;  tous  les  contempo- 
rains nous  ont  parlé  des  avantages  de  sa  personne  et  des  agré- 
ments de  sa  figure  :  «  Je  me  souviens  toujours  de  vos  grâces, 
de  votre  belle  physionomie ^  de  votre  esprit,  »  lui  écrivait 
Voltaire  après  des  années.  Duclos,  son  ami,  l'un  de  ceux  qui 
ont  le  mieux  parlé  de  lui ,  et  dont  la  brusquerie  habituelle  s'est 
adoucie  pour  le  peindre,  a  dit  :  «  De  la  naissance,  une  figure 
aimable,  une  phi/sionoinie  de  candeur,  beaucoup  d'es|jrit, 
d'agrément,  un  jugement  sain  et  un  caractère  sur,  le  firent 
recliercher  par  toutes  les  sociétés;  il  y  vivait  agréablement.  » 
Marmonlel  enfin,  moins  agréable  cette  fois  que  Duclos,  et  avec 
moins  de  nuances,  nous  dit  :  «  L'abbé  de  Bernis,  échappé  du 
séminaire  de  Saint-Sulpice',  où  il  avait  mal  réussi,  était  un 
poète  galant,  bien  joufilu,  bien  frais,  bien  poupin,  et  qui, 
avec  le  Gentil-Bernard,  amusait  de  ses  jolis  vers  les  joyeux  sou- 
pers de  Paris.  »  Cette  figure  ronde  et  pleine,  cette  belle  mine 
rebondie  et  à  triple  menton,  qui  frappe  dans  les  portraits  de 
Bernis  vieilli,  il  la  prit  d'assez  bonne  heure  :  mais  d'abord  il 
s'y  mêlait  quelque  chose  d'enfantin  et  de  délicat  ;  et  toujours, 
jusqu'à  la  fin ,  le  profil  gardera  de  la  distinction  et  de  l'élé- 
gance :  le  front  et  l'œil  sont  très-beaux. 

Il  avait  à  peine  où  se  loger  :  il  commença  par  faire  des 
vers  à  ses  Dieux  Pénates  (1736),  comme  Gresset  en  avait 
fait  sur  sa  Chartreuse.  Ces  vers  de  Bernis,  faits  à  vingt  et 
un  ans,  ont  tous  les  défauts  de  Gresset;  ils  ont  aussi  de  sa 

(1)  «  Dans  sa  jeunesse  l'abbé  de  Bernis  avait  langui  dans  la  misère, 
ne  vivant  que  du  produit  du  travail  qu'il  faisait  pour  un  libraire  dont 
la  femme  lui  était  clière,  et  recevant  quelquefois  de  ses  amis  ou  de  ses 
amii'S  de  quoi  payer  son  fiacre.  »  (Tiré  d'une  Notice  manuscrite  qui  est 
eu  tête  du  Recueil  des  Leiires  de  Bernis  à  Clioiseul,  dont  il  sera  parlé 
ci-après.  ) 


4  CAUSICniES    DU    LUNUI. 

facilité  et  de  son  coulant.  On  y  voit  déjà  tous  ces  Amours  et 
ces  Zéphyrs  (\\\\  seront  iiartoul  chez  Bernis,  et  (jui  ont  fait  dire 
à  d'Alemborl  cjue,  «  si  on  leur  coupait  les  ailes,  on  lui  cou- 
perait les  vivres.  » 

Mais  qu'une  ?age>se  .stérile 
»  ^'ocl■llpc  jamais  mes  loisirs; 

Que  toujours  ma  muse  fertile 
linile,  cil  variant  son  si  vie. 
Le  vol  iiicoiistaiit  des  Zéphyrs. 

En  ce  qui  est  de  l'harmonie,  je  ferai  remarquer  ce  que 
d'autres  ont  déjà  remarqué  avant  moi  :  il  y  a  de  temps  en 
temps  chez  Bernis,  et  par  exemple  dès  la  fin  de  celte  pre- 
mière pièce,  ou  encore  dans  celle  du  5c»//'  ou  dans  celle  de  la 
jSuit,  quatre  ou  cinq  vers  de  suite  qui ,  à  l'oreille,  donnent 
déjà  le  sentiment  de  la  stance  de  Lamartine  : 

L'ombre  descend,  le  jour  s'efface; 
Le  char  du  soleil,  qui  s'enfuit, 
Se  joue  en  vain  sur  la  surface 
De  l'onde  qui  le  reproduit. 

Ce  que  je  veux  dire,  c'est  que  Bernis,  en  ses  moments  les 
meilleurs,  a  une  certaine  langueur  harmonieuse  qui  a  un  faux 
air  du  premier  Lamartine  en  ses  plus  faibles  moments.  Mais 
la  note  tendre  se  perd  vite  et  se  noie  dans  un  gazouillement 
brillante  et  insipide.  A  peine  trouve-t-on  quelques  vers  de  lui 
à  citer  dans  cette  abondante  et  monotone  superfluité  ;  si  Ber- 
nis a  un  tour  de  rêverie  et  de  mollesse,  il  manque  tout  à 
fait  d'idées  et  d'invention.  Dans  quelques  Épîtres,  il  y  a  d'as- 
sez jolis  passages,  et  qui  le  peignent,  sur  l'ambition  ,  sur  la 
paresse  : 

Qui  sait,  au  printemps  de  son  âge, 

SoulTi'ir  les  maux  avec  courage 

A  bien  des  droits  sur  les  plaisirs. . . 


Pourquoi  chercher  si  loin  la  gloire.' 
Le  plaisir  est  si  près  de  nous!... 


C'est  toujours  et  partout  le  même  refrain.  Dans  cette  Épître 
sur  la  Paresse ,  la  seule  que  La  Harpe  ait  distinguée ,  on  voit 
Bernis  au  naturel ,  assez  gracieux  ,  mais  sans  force,  sans  élé- 
vation de  but  et  sans  idéal.  Ce  n'est  qu'un  élève  de  Chaulieu, 
et  qui  redit  avec  douceur  à  vingt  ans  ce  que  l'autre  trouvait 


L  A  li  B  E    D  E    B  E  K  M  s  .  n 

avec  feu  à  quatre-vingts.  Habituellement,  c'est  plutôt  encore 
un  disciple  de  Nivernais;  comme  lui,  il  n'aspire  qu'à  des  suc- 
cès rapides  et  fugitifs,  à  des  faveurs  de  société.  Le  duc  de 
Nivernais  est  pour  lui  d'abord  ce  que  Virgile  était  pour  Stace, 
pour  Silius  Italicus;  il  est  fier  de  le  suivre  et  seulement  de 
loin.  Les  myrtes  de  Nivernais  sont  les  lauriers  de  Bernis.  C'est 
assez,  dit-il  quelque  part,  si  je  vois  tes  myrtes  refleurir 
encore , 

Et  si  ma  musc,  puorgueillie 
De  niaiclier  de  loin  sur  tes  pas, 
Unit  l'estime  de  Délie 
Aux  suffrages  de  Maurepas. 

Je  ne  sais  quelle  est  cette  Délie  (1) ,  mais  Maurepas  était  un 
bien  mince  oracle  pour  y  borner  sincèrement  ses  vœux,  et 
Bernis  ne  disait  point  cela  par  politesse,  il  le  pensait  comme 
il  le  disait.  Marquer  ainsi  son  but  tout  d'abord  ,  et  ne  point  le 
placer  plus  haut,  c'est  donner  sa  mesure  comme  poète.  A  tout 
jeune  honmie  qui  entre  dans  la  carrière,  il  y  a  une  première 
chose  à  demander  :  «  Quels  sont  tes  Dieux?  » 

Dans  sa  pièce  de  début ,  J  mes  Pénales,  Bernis  avait  parlé 
assez  sévèrement  de  Voltaire,  et  l'avait  apostrophé  comme  si 
ce  brillant  esprit  avait  été  dès  lors  en  décadence  :  il  revint 
très-vite  sur  ce  jugement  de  jeunesse;  ils  se  lièrent,  et  Vol- 
taire, tout  en  l'applaudissant  et  le  caressant  beaucoup,  lui 
donna  un  de  ces  sobriquets  qu'il  excellait  à  trouver,  et  qui 
renferment  tout  un  jugement.  Bernis  avait  fait  une  suite  de 
vers  descriptifs,  les  Quatre  Parties  du  Jour,  et  une  autre 
suite  (je  n'ose  dire  poëme),  les  Quatre  Saisons.  Ces  vers 
obtenaient  en  société  un  très-grand  succès,  qui,  plus  tard, 
devait  s'évanouir  tout  à  fait  à  l'impression.  Bernis  y  avait  mis, 
plus  encore  que  d'habitude,  une  profusion  de  fleurs,  de  bou- 
quets, de  guirlandes;  et  là-dessus  Voltaire  l'appelait,  en 
s'adressant  à  lui-même,  la  belle  Babel,  ou,  en  parlant  à 
d'autres,  la  grosse  Babet  :  c'était  alors  une  bouquetière  en 
vogue,  une  marchande  de  quatre  saisons. 

(I)  J'ai  dit  là  une  grande  lé:^èrelé;,j'ai  reconnu  depuis,  en  ouvrani  les 
OEuvres  de  Nivernais,  que  Déiie  n'est  autre  que  la  duchesse  de  M  vei- 
nais elle-même,  célébrée  par  son  mari  sous  ce  nom  élégiuque;  elle  était 
née  de  Pontcliartruiii  et  sœur  du  comte  de  Maurepas. 

1. 


0  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

Ne  soyons  pas  injuste  ni  trop  rigoureux  pour  Bernis  ;  il  s'est 
jugé  lui-même  en  homme  de  goût,  en  homme  de  sens,  et 
comme  s'il  n'avait  rien  eu  du  poète.  Ce  Voltaire,  qui  lui  a 
donné  ce  joli  et  malin  sobriquet,  est  le  premier,  des  années 
a|)rès,  à  le  caresser  sur  ses  vers ,  à  lui  en  reparler,  à  faire  le 
rôle  de  tentateur.  Bernis,  en  1763,  après  son  ministère,  est 
dans  l'exil  et  la  disgrâce;  quelque  ennemi,  pour  lui  faire  pièce, 
ou  simplement  quelque  libraire  avide,  fait  imprimer  ses 
Quatre  Saisons,  avec  ce  titre  :  Par  M.  le  C.  de  B.  :  «  Je  no 
sais  de  qui  sont  ces  Quatre  Saisons,  lui  écrit  Voltaire,  qui 
aime  à  broder  sur  ce  thème  à  tout  propos;  le  titre  porte  par 
M,  le  C.  de  B.  C'est  apparemment  INl.  le  cardinal  de  Bembo. 
On  dit  que  ce  cardinal  était  l'homme  du  monde  le  plus 
aimable,  qu'il  aima  la  littérature  toute  sa  vie,  qu'elle  aug- 
menta ses  plaisirs  ainsi  que  sa  considération  ,  et  qu'elle  adou- 
cit ses  chagrins,  s'il  en  eut...  »  Puis,  d'autres  fois,  il  revient 
sur  les  souvenirs  de  Babet  «  qui  remplissait  son  beau  panier 
de  cette  profusion  de  (leurs;  »  il  joue,*il  badine,  il  retourne 
la  critique  en  éloge.  Bernis  est  sensible  à  l'intention;  mais  il 
ne  s'y  laisse  point  prendre  : 

«  A  l'égard  des  Saisons  de  Babel,  vépond-il,  on  m'a  dit  qu'on  les  a 
furieusement  estropiées;  car  je  ne  les  ai  pas  vues  depuis  près  de  vln^t 
ans.  A  ma  mort,  quelque  àiiic  cliarilaljle  purifiera  ces  amusements  de 
ma  jeimesse,  qu'on  a  cruellement  maltraités  et  confondus  avec  toutes 
sorles  de  platitudes.  Pour  moi,  je  ris  de  la  peine  qu'on  s'est  donnée 
inutilement  de  me  faire  des  niches.  On  a  cru  me  perdre  en  prouvant 
que  j'avais  fait  des  vers  juscpi'à  Irenle-deux  ans  {ailleurs  il  semble 
dire  trente-cinq)  -.  on  ne  m'a  l'ail  qu'lionneur,  et  je  voudrais  de  tout 
mon  cœur  eu  avoir  encore  le  talent  comme  j'en  ai  conservé  le  goùl; 
mais  je  suis  plus  heureux  de  lire  les  vôtres  que  je  ne  l'ai  été  d'en  faire. 
Si  vous  voulez  que  je  vous  dise  mon  secret  tout  entier,  j'y  ai  renoncé 
quand  j'ai  connu  que  je  ne  pouvais  être  supérieur  dans  un  t;enre  qui 
exclut  lu  médiocrité.  » 

Il  y  aurait  mauvaise  grâce,  après  un  tel  jugement ,  si  plein 
de  sens  et  de  candeur,  à  se  donner  le  plaisir  facile  de  radier 
Bernis  sur  ses  vers. 

Dès  ce  temps-là,. et  à  travers  les  compliments,  toules  les 
critiques  lui  furent  faites  :  «  On  me  demande,  dit-il  dans  un 
petit  écrit  en  prose  de  1741  ,  comment  il  est  possible  qu'un 
homme  fait  pour  vivre  dans  le  grand  monde  puisse  s'amuser  à 
écrire,  à  devenir  auteur  enfin.  »  Et  à  ces  critiques  grands  sei- 


LAI5BE    DIî    BEUNIS.  7 

gneiirs  et  de  qualité,  il  répondait  «  que,  s'il  n'est  pas  honteux 
de  savoir  penser,  il  ne  l'est  pas  non  plus  de  savoir  écrire,  et 
qu'en  un  mot  ce  sont  moins  les  ouvrages  qui  déshonorent, 
que  la  triste  habitude  d'en  faire  de  mauvais...  »  En  ce  qui  était 
des  vers  en  particulier,  comme  on  venait  de  représenter  pour 
la  première  fois  la  Métromanie  (1738),  Bernis  donnait  cours 
à  ses  réflexions  :  «  Il  est  difficile  d'être  jeune  et  de  vivre  à 
Paris  sans  avoir  envie  de  faire  des  vers.  »  Et  de  ce  qu'on  en 
fait  avec  plus  ou  moins  de  talent,  il  ne  s'ensuit  pas  que  ce 
talent  entraîne  avec  lui  toutes  les  extravagances  qui  rendent 
certains  versificateurs  si  ridicules  :  «  Heureux,  s'écriait-il  avec 
sentiment  et  justesse,  heureux  ceux  qui  reçurent  un  talent  qui 
les  suit  partout,  qui,  dans  la  solitude  et  le  silence,  fait  repa- 
raître à  leurs  yeux  tout  ce  que  l'absence  leur  avait  fait  perdre  ; 
qui  prête  un  corps  et  des  couleurs  à  tout  ce  qui  respire;  qui 
donne  au  monde  des  habitants  que  le  vulgaire  ignore!  » 

Ce  goût  littéraire  prononcé,  qui  était  comme  une  affiche  de 
vie  insouciante  et  mondaine,  nuisait  beaucoup  à  Bernis  pour 
sa  carrière.  Le  cardinal  de  Fieury,  ami  de  sa  famille,  le  fit 
venir ,  et  lui  déclara  que ,  s'il  contir\ijait  de  la  sorte ,  il  n'avait 
rien  à  attendre  tant  que  lui,  cardinal  de  Fieury,  vivrait.  Sur 
quoi  Bernis  fit  son  humble  révérence  ,  et  dit  ce  mot  si  connu  : 
«  Monseigneur^  f  attendrai.  »  En  le  citant,  on  a  quelquefois 
supposé  que  c'est  à  Boyer,  ancien  évèque  de  iNlirepoix,  et  qui 
tenait  la  feuille  des  bénéfices,  que  Bernis  l'avait  plus  tard 
adressé  ;  c'est  une  erreur ,  et  qui  ôte  au  mot  de  son  piquant  et 
de  sa  vengeance.  Il  n'a  tout  son  prix  qu'adressé  par  un  très- 
jeune  homme  à  un  premier  ministre  très-vieux,  et  qui  l'ou- 
bliait un  peu  trop  en  ce  moment. 

Bernis,  homme  de  société,  de  conversation  aimable,  d'un 
commerce  brillant  et  sûr ,  et  qui  semblait  borner  là  son  ambi- 
tion, connaissait  déjà  M""'  de  Pompadour;  il  était  dans  sa 
faveur  ainsi  que  dans  celle  du  roi ,  et  il  n'avait  pu  rien  obtenir 
encore  pour  sa  fortune.  Ce  fut  l'Académie  française  qui  la  com- 
mença. Il  y  fut  nommé  dès  la  fin  de  l'année  iTii,  c'est-à-dire 
à  l'âge  de  vingt-neuf  ans.  Il  y  succédait  à  l'abbé  Gédoyn,  et 
y  fut  reçu  le  même  jour  que  l'abbé  Girard,  le  grammairien. 
Dans  son  Discours  de  remercîment ,  il  rappela  avec  modestie 
sa  jeunesse  qui ,  «  loin  de  lui  nuire,  avait  parlé  en  sa  faveur.» 
Il  dit  quelques  mots  sur  l'ulililé  des  relations  entre  les  gens 


8  CAUSEUIKS    DU    Llli>DI. 

du  monde  et  les  j,'cns  de  LeKrcs,  sur  les  avantages  qu'en  avait 
recueillis  la  langue  dès  le  temps  des  La  Rochefoucauld,  des 
Saint-Évremond,  des  Bussy;  lui,  c'était  bien  sur  h^  pied  do 
leur  successeur,  d'homme  de  qualilé  aimant  et  cultivant  les 
Lettres,  qu'il  entrait  dans  la  Compagnie.  Crébillon,  le  tragi- 
que, qui  le  reçut,  ne  trouva  à  lui  donner  que  ce  vague  éloge  : 
«  Votre  génie  a  paru  jus:qu'ici  tourner  du  côté  de  la  poésie.» 
Dans  les  années  qui  suivirent  sa  réception  ,  Bernis  figure  plus 
d'une  fois  à  la  tète  de  la  Compagnie,  dans  les  occasions  solen- 
nelles où  il  fallait  représenter  à  Versailles.  L'Académie  le  choi- 
sissait comme  un  sujet  et  un  visage  agréable  au  roi. 

Ses  amis  disent  qu'à  celle  époque  il  n'aspirait  qu'à  réunir, 
moyennant  quelques  pclils  bénéfices  particuliers  ,  une  fortune 
de  six  mille  livres  de  rente  :  cela  l'eût  rendu  à  jamais  heureux, 
ûlais  Boyer,  chargé  de  la  feuille  des  bénéfices,  résistait  aux 
instances  des  protecteurs,  même  les  plus  puissants,  de  Ber- 
nis :  il  mettait  une  condition  (qui  d'ailleurs  nous  semble 
aujourd'hui  assez  raisonnable)  aux  gi  àces  ecclésiastiques  qu'on 
sollicitait  pour  lui  ;  il  exigeait  que  Bernis  s'engageât  sérieuse- 
ment à  son  état,  qu'il  cessât  d'être  abbé  seulement  de  nom  , 
et  qu'il  devînt  un  prêtre.  Bernis,  par  conscience  même  et  par 
sentiment  de  son  peu  de  force,  reculait  et  retardait  :  ses  mœurs 
étaient  celles  de  son  âge  et  de  son  temps;  son  cœur  et  son 
esprit  n'avaient  rien  d'irréligieux  :  la  perspective  d'un  évêché 
qu'on  lui  laissait  entrevoir  moyennant  des  sacrifices  exté- 
rieurs, était  plus  faite  pour  l'effrayer  que  pour  le  tenter  : 

Non,  tu  connais  trop  ma  droiture  .- 
Coupalilu  par  IVagililé, 
Mais  eniicnii  de  l'iiii|K)sliirc, 
Je  ne  joins  pas  l'impiùlé 
Aux  faiblesses  de  la  nature. 

C'est  ce  qu'il  disait  à  son  ami  le  duc  de  Nivernais  dans  une 
Épître«î<r  l'Ambition.  11  y  a  plus;  Bernis,  avant  cette  époque, 
et  dès  1737,  avait  entrepris,  par  les  conseils  du  cardinal  de 
Polignac ,  avec  qui  il  avait  plus  d'un  rapport  de  nature,  de 
fragdilé  et  de  génie,  un  poëme  sérieux  qu'il  a  dej)uis  mené  à 
fin ,  et  cpii  a  été  somptueusement  impiimé  après  sa  mort 
(Parme ,  179ij),  la  Ite/igion  vengée.  11  y  a  dans  ce  poème ,  qui 
n'en  est  pas  un  véritablement ,  et  qui  est  destitué  d'invention 


LABBE    DE    BEUNIS.  iJ 

coiTime  tous  les  ouvrages  de  Bernis,  de  très-bons  vers  philo- 
èopliiques,  un  exposé  clair,  une  réfutation  judicieuse  et  assez 
vigouieuse  des  systèmes  de  Lucrèce  ,  de  Pyrrhon  ,  de  Spinosa. 
J'en  ai,  de  tout  temps,  retenu  ces  vers  qui  ne  sont  pas  les 
seuls  qu'un  pourrait  citer  : 

Dieu,  père  universel,  veille  sur  chaque  espèce; 
11  soumet  l'uiiivcrs  aux  lois  de  sa  sagesse; 
De  riioinme  elle  s'étend  jusqu'au  vil  moucheron: 
Il  fallait  tout  un  Dieu  pour  créer  un  ciron  : 

Malgré  ces  essais  de  retour  sincère  et  cette  profession  de  prin- 
cipes, Bernis  avait  l'honnêteté  de  ne  s'en  point  prévaloir,  et 
de  confesser  son  faible,  même  à  Boyer  ;  sa  fortune  n'avançait 
pas.  C'est  alors  que  Louis  XV,  de  guerre  lasse,  lui  fit  une 
pension  de  quinze  cents  livres  sur  sa  cassette,  et  lui  accorda 
un  logement  dans  les  combles  des  Tuileries;  Bernis  avait  été 
logé  jusque-là  chez  le  baron  de  Montmorency,  un  de  ses 
parents.  Un  jour  que  Bernis  sortait  de  chez  M'"'=  de  Pompadour, 
emportant  sous  son  bras  une  toile  do  perse  qu'elle  lui  avait 
donnée  pour  meubler  son  nouvel  appartement,  le  roi  le  ren- 
contra dans  l'escalier,  et  voulut  absolument  savoir  ce  qu'il 
portait;  il  fallut  le  montrer  et  expliquer  le  pourquoi  :  «  Eh 
bien,  dit  Louis  XV  en  lui  mettant  dans  la  main  im  rouleau 
de  louis,  elle  vous  a  donné  la  tapisserie,  voilà  pour  les 
clous.  » 

Pourtant  l'impatience  vint  à  Bernis,  et,  suivant  la  spiri- 
tuelle remarque  de  Duclos,  voyant  qu'il  avait  tant  de  peine  à 
faire  une  petite  fortune,  il  résolutd'en  tenter  une  grande  :  cela 
lui  fut  plus  facile.  Il  débuta  par  l'ambassade  de  Venise, 
en  1752.  On  a  écrit  et  imprimé  bien  des  choses  plus  ou  moins 
romanesques,  où  l'on  a  mêlé  le  nom  de  Bernis  à  la  date  de 
cette  ambassade  :  nous  nous  en  tiendrons  à  ce  qui  est  à 
l'usage  des  honnêtes  gens.  On  a  sa  Correspondance  avec  Paris 
du  Verney  pendant  ces  années;  elle  est  tout  à  son  honneur, 
et  commence  à  nous  le  faire  connaître  par  son  côté  politique 
et  sérieux.  Paris  du  Verney,  homme  supérieur ,  dune  capa- 
cité administrative  de  premier  ordre,  et  d'un  talent  singulier 
pour  les  choses  de  guerre,  était  déjà  à  demi  dans  la  retraite; 
il  s'occupait  presque  exclusivement  de  réaliser  sa  dernière 
pensée  patriotique ,  l'établissement  de  l'École  militaire.  On  sait 


<0  CAUSERIES    nu    LUNDI. 

qu'il  fut  un  des  grands  protecteurs  de  Beaumarchais  à  ses 
débuts  :  ici  on  le  voit  tendrement  lié  avec  Bernis,  en  qui  il  a 
reconnu  talent  et  avenir.  Celui-ci  entre  avec  lui  dans  tous  les 
détails  de  sa  vie  d'ambassade  :  «.Ma  maison  est  décente,  bien 
meublée;  on  n'y  voit  rien  qui  sente  le  cadet  de  Gascogne.  .le 
tâche  ,  en  même  temps,  qu'elle  soit  rangée.  »  Comme  tous  les 
absents  de  Paris  ,  il  eu  ressent  aussitôt  le  vide,  se  plaint  de 
sa  vie  langiiissante ,  et  regrette  la  société  :  «  Au  reste,  si  l'on 
est  heureux  quand  on  n'a  rien  à  faire,  quand  on  vit  avec  des 
gens  à  qui  on  n'a  rieu  à  dire ,  je  le  suis.  11  ne  manque  rien  à 
mon  repos,  j'oserai  dire  à  ma  considération  ;  mais  il  faudrait 
un  peu  plus  de  pâture  à  mon  esprit.  »  Bernis  regrette  surtout 
les  samedis,  c'était  le  jour  de  la  semaine  qu'il  passait  avec 
Paris  du  Verney  :  «  Si  mes  samedis  m'avaient  été  conservés, 
je  n'aurais  qu'à  m'applaudir  d'avoir  pris  un  parti  qui  devi/^n- 
dra  tous  les  jours  plus  avantageux  pour  moi,  mais  qui  ne  sera 
jamais  bon  à  rien  pour  le  roi,  tant  que  je  resterai  où  il  n'y  a 
rien  du  tout  à  faire.  »  Cette  inaction,  qui  se  fait  sentir  à  lui 
dès  les  premiers  jours,  va  lui  devenir  de  plus  en  plus  pesante, 
et  c'est  ainsi  que  l'ennui  finira  peu  à  peu  par  lui  inoculer 
l'ambition.  En  attendant,  il  cause  avec  son  ami ,  il  lui  parle 
de  ce  qui  l'intéresse  le  plus,  de  sa  chère  fondation,  de  cette 
École  militaire,  pour  laquelle  du  Verney  rencontrait  à  l'origine 
tant  d'obstacles.  Le  digne  fondateur  a  sur  ce  sujet  de  belles  et 
nobles  paroles  qui  décèlent,  sous  cette  monarchie  de  Louis  XV, 
un  cœur  de  citoyen;  j'en  veux  citer  quekpies-unes,  ne  fût-ce 
que  pour  moraliser  ce  sujet  de  Bernis,  dont  les  débuts  sont  un 
peu  amollissants  : 

<c  Cequn  vous  nie  dites,  Monsieur,  écrit  du  Verney  à  Bernis,  de  l'opi- 
nion de  rélranger  sur  cet  él.il)lissenienl  n'est  guère  propre  à  modérer 
mon  impatience;  j'en  ai  toujours  lieaucoup  dans  les  (;lioses  qui  con- 
trihueiU  à  la  gloire  de  notre  maître  et  au  bien  de  la  nation...  Les  ob- 
jections ne  m'ont  jamais  rebuté.  Il  est  ordinaire  t)ue  les  grandes  entre- 
prises soient  traversées.  L'expérience  m'apprend  aussi  que  le  niérile 
des  grandes  choses  n'est  jamais  mieux  connu  (juc  de  ceux  <jui  ne  les 
ont  pas  vues  naître.  Nous  louons,  nous  admirons  aujourd'hui  ce  (jui  a 
été  lililmé  autrefois.  Sous  M.  de  Louvois,  les  amis  de  M.  Colhert  disaient 
que  l'Hôtel  royal  des  Invalides  n'était  qu'un  hôpital  humiliant  pour  le 
militaire;  el  aujourd'hui  des  lieutenants-colonels  ne  l'ougissent  pas  de 
s'y  retirer.  Sous  Muie  de  Maiiilenon  ,  on  prétendait  que  les  preuves  de 
pauvreté  qu'il  fallait  faire  pour  entrer  à  Saiut-Cyr  en  écarteraient  la 
noblesse;  et  aujourd'hui  la  noblesse  aisée  n'a  pas  honte  de  se  dire 


LABBE    DE    BERNIS.  I\\ 

pauvre  pour  y  faire  admettre  ses  filles,  qui,  sous  cet  habit  de  laine 
brune  qui  révoltait  si  fort  aulrefois,  prennent  plus  de  vanité  et  d'or- 
gueil qu'il  n'eu  faudrait.  Le  lemps  dépouille  les  objets  des  passions 
dont  on  les  olTusque;  et,  quand  ils  sont  bons  eu  soi,  on  parvient  à  n'y 
plus  voir  que  le  bon.  » 

Bernis  est  digne  de  cet  entretien  généreux,  auquel  l'amitié 
le  convie  ;  il  encourage  son  ami ,  il  le  réconforte  avec  une 
chaleur  affectueuse  :  «  Je  voudrais  pouvoir  rassembler  tous  les 
bons  cœurs  pour  vous  les  donner.  »  11  voudrait  être  à  même 
de  le  défendre  contre  les  injustices  et  les  dégoûts  qui  le 
viennent  abreuver  :  «  Plût  à  Dieu  que  je  fusse  à  porlée  de 
rendre  témoignage  à  la  vérité!  avec  quel  plaisir  je  rendrais 
compte  de  la  douleur  de  l'ami  et  du  citoyen  dont  j'ai  été  le 
témoin  et  le  dépositaire!  »  Ici  même  il  s'élève  à  des  idées  qui 
ne  lui  sont  nullement  étrangères,  mais  qu'on  n'est  point 
accoutumé  d'associer  à  son  nom  ;  il  a  des  accents  qui  partent 
de  l'âme  : 

«  Si  les  bommes  n'étaient  pas  ingrats,  dit-il,  je  leur  passerais  la 
folie,  rinconsé(|ueni'e,  l'humeur  et  toutes  les  autres  imperteetions  qui 
dégradent  un  peu  l'humanité;  mais  il  est  dur  de  nepasiecueillii'  le  fruit 
de  ses  bienfaits.  C'est  le  laljourcur  qui  jette  son  blé  dans  des  cailloux  •• 
malgré  cela,  les  âmes  supérieures  songent  h  faire  le  bonlieur  des 
hommes  sans  en  attendre  d'autre  récompense  que  celle  d'être  contentes 
d'elles-mêmes.  » 

Et  encore  : 

«Si  vous  n'étiez  que  raisonnable,  vous  ne  seriez  pas  un  si  grand 
citoyen  :  il  faut  que  le  zèle  fasse  affronter  les  obstacles  que  la  raison 
conseillerait  d'éviter.  Pour  moi,  je  crois  que  ce  qui  perd  les  États, 
c'est  cette  prétendue  sagesse  qu'on  attribue  à  tous  ceux  qui  n'osent  pas 
courir  les  risques  qu'il  y  a  toujours  à  vouloir  procurer  le  plus  grand 
bien  possible.  On  veut  trop  faire  fortune  aujourd'hui,  et  on  craint  trop 
de  la  peidre  quand  on  l'a  faite  :  c'est  le  mal  général  qui  afflige  aujour- 
d'hui l'Europe;  car,  Dieu  merci,  on  a  beau  dire,  nous  ne  sommes  pas 
les  seuls  qui  méritions  des  reproclies.  Malgré  moi,  vous  voyez,  Monsieur, 
que  la  morale  me  gagne  :  c'est  la  maladie  des  gens  qui  sont  presque 
toujours  dans  la  solitude.  » 

Ces  lettres  de  Bernis  et  de  du  Verney,  qui  n'ont  rien  de 
bien  intéressant  par  le  sujet,  et  qui  ont  été  imprimées 
en  1790  avec  les  notes  les  plus  ridicules  et  les  plus  imperti- 
nentes qu'on  puisse  imaginer,  sont  curieuses  quand  on  les  lit, 
comme  je  le  fais,  au  point  de  vue  de  la  biographie  et  de  la 


12  CAUSERIES    Dl'    LUNDI. 

connaissance  des  deux  caractères.  En  nirmo  Icmps  qu'on  y 
sent  chez  du  Verney  la  grandeur  d'àme  accoinpa^^née  de  bonté 
et  même  de  bonhomie  ,  le  caractère  modéré  ,  noble  ,  humain 
et  assez  élevé  de  Bernis  s'y  dessine  naturellement;  son  esprit 
y  laisse  échapper  des  nuances  et  des  aperçus  qui  ont  de  la 
finesse.  Ainsi ,  parlant  d'un  de  leurs  amis  communs  qui,  dans 
une  circonstance  critique,  avait  écrit  à  du  Verney  une  lettre 
toute  revêtue  d'un  semblant  de  i»hilosopliie ,  et  de  natures  à 
faire  illusion,  il  dira:  «  Cet  esprit  philosophique,  qui  est 
répandu  sur  la  surface  du  monde  ,  fait  qu'on  ne  peut  plus  dis- 
tinguer, au  premier  abord  ,  les  fous  des  sages,  ni  les  honnêtes 
gens  des  coquins.  Tout  le  monde  paraît  riche  parce  que  tout  le 
inonde  a  de  l'argent  ou  de  la  fausse  monnaie;  mais  peu  do 
jours  suffisent  pour  démêler  l'un  et  l'autre.  »  Cette  fine 
remarque  de  Bernis  sur  le  vernis  d'esprit  philosophique  qui 
était  alors  partout,  s'appliquerait  aujourd'hui  à  bien  d'autres 
vernis  également  répandus,  vernis  de  talent,  vernis  d'es|)rit, 
vernis  de  jugement.  Tous  les  matins,  en  lisant  son  journal, 
chacun  prend  son  vernis  ;  le  journaliste  lui-même  a  pris  le  sien 
de  la  veille;  la  teinture  de  l'un  s'applique  à  l'autre;  tout  le 
monde  se  répète  à  douze  heures  de  dislance.  Où  Cit  l'esprit 
vrai,  le  jugement  original  et  neuf?  et  qu  il  faut  de  temps  et 
d'occasions  pour  en  faire  l'épreuve  et  pour  le  distinguer! 
Peu  de  jours  n'y  suffisent  pas,  comme  Bernis  alors  pouvait  le 
croire. 

Bernis  ne  sera  jamais  un  grand  ministre  dirigeant.  Aurait-il 
pu  l'être?  Je  l'ignore.  Le  sort  ne  lui  a  pas  laissé  le  temps  de 
réparer  ses  fautes  ni  de  corriger  ses  hasardeuses  entreprises; 
mais  Bernis  sera  un  excellent  ambassadeur  :  il  a  l'insinuation, 
la  conciliation  ,  la  politesse;  il  représente  avec  goût  et  magni- 
ficence ;  il  sera  le  modèle  d'un  ambassadeur  de  France  à  Rome 
pendant  plus  de  vingt  ans.  Or,  c'est  à  Venise  qu'il  fait  son 
appientis.sage,  au  moins  pour  les  dehors,  car  les  aflaires  y  sont 
à  peu  près  nulles:  «Comme  cette  ambassade ,  remarqne-t-il, 
est  plus  de  parade  que  de  nécessité,  on  a  cru  quehpiefoib  que 
tout  le  monde  y  était  propre,  et  que  le  premier  venu  y  serait 
assez  bon  :  en  quoi  on  s'est  grandement  lr()m|)é.  »  VA  il  définit 
k  merveille  les  qualités  essentielles  pour  faire  respecter  dans 
un  poste  de  ce  genre  le  représentant  du  roi.  Laissons  le  par- 
ler lui-même,  nous  ne  saurions  dire  aussi  bien  que  lui  : 


L  ABBK    DE    BERNIS.  43 

'<  Quand  on  a  fies  aff:nrf'S  ;\  traiter  dans  les  Cours  étrangères,  c'est 
la  niiiiiière  dont  on  les  conduit,  ces  affaires,  (|ui  fixe  l'attention  et  qui 
décide  de  l'est ime  qu'on  a  pour  vous;  mais,  lorsi|u'on  n'a  rien  à  démê- 
ler avec  une  Cour,  on  est  alors  jugé  d'après  le  persoimei;  ainsi,  l'on  a 
besoin  d'une  grande  attention  pour  éviter  la  censure  d'une  infmité 
d'observateurs  curieux  et  pénélrants,  qui  cherchent  à  démêler  votre 
caractère  et  vos  principes,  sans  que  vous  puissiez  jamais  déloiirner  leur 
atleiilion.  Si  le  roi  veut  faire  respecter  sa  couionne  et  sa  nation  à 
Venise,  il  faut  qu'il  y  envoie  toujours  un  homme  de  bon  sens,  ce  qui 
suffit,  mais  un  homme  d'une  âme  élevée  et  de  mœurs  décentes;  car  on 
n'impose  à.  une  nation  très-libertine,  on  peut  même  dire  débauchée, 
que  par  des  mœui's  opposées.  » 

De  telles  paroles  sont  à  noter  dans  la  bouche  de  Bernis. 
Les  a-t-il  justifiées  de  tout  point?  Du  moins  on  ne  saurait 
mieux  marquer  à  quel  piix  était,  selon  lui,  la  considération; 
et,  quoi  qu'aient  pu  dire  des  chroniques  secrètes,  il  sut  dès 
ce  temps-là  l'obtenir. 

Cependant  les  deux  aimées  et  demie  que  Bernis  eut  à  passer 
à  Venise  lui  parurent  extrêmement  longues.  Il  sentait  bien 
que  ses  amis  de  Veriailles  ne  l'y  laisseraient  pas  éternelle- 
ment; il  avait  l'espérance  vague,  mais  certaine,  d'un  futur 
retour  :  «  Ma  plus  grande  peine  n'est  donc  que  d'aspirer  à  èire 
utile,  d'en  ouvrir  modestement  les  voies,  et  d'être  toujours 
renvoyé  à  l'inaction  et  à  l'inutilité  :  voilà  pour  le  moral.  »  Au 
piiysique,  sa  santé  s'altérait  faute  d'exercice;  son  embonpoint 
augmentait,  la  goutte  se  portait  aux  genoux.  Et  puis  l'ambition 
lui  est  venue  :  du  moment  qu'il  n'est  plus  un  simple  particu- 
lier, jouissant  à  son  gré  des  douceurs  et  des  agréments  de  la 
société ,  il  n'y  a  plus  qu'à  être  un  homme  public  occupé  et 
utile;  il  résume  en  termes  parfaits  cette  alternative  :  «  Être 
libre  et  maître  de  son  loisir,  ou  remplir  son  temps  par  des 
travaux  dont  l'État  puisse  recueillir  les  fruits,  voilà  les  deux 
positions  qu'un  honnête  honmie  doit  désirer;  le  milieu  de  cela 
ressemble  à  l'anéantissement.  »  De  Versailles,  certains  minis- 
tres, qui  craignaient  son  retour,  lui  tendaient  des  |)iéges; 
on  employait  toutes  sortes  de  manèges  dont  le  détail  nous 
échappe  ,  pour  l'immobiliser  là-bas  dans  ses  lagunes  :  «  Je 
vois  clairement,  disail-il ,  que,  par  ces  artifices,  on  trouvera 
le  secret  de  me  faire  rester  les  bras  croisés  dans  mon  cid-de- 
sac.  »  Du  Verney  le  coiiS(,'illait  et  le  calmait  dans  ces  accès 
d'impatience,  qui  sont  toujours  tempérés  de  philosophie  chez 
viir.  2 


H  CAUSEUIF.S    DU    LUNDI. 

Bornis,  et  qui  no  vont  jamais  jusqu'à  l'irrilation  :  «  Tout  ici- 
bas  dépend  des  circonstances,  lui  écrivait  du  Verney,  et  ces 
circonstances  ont  des  révolutions  si  fréquentes,  que  ce  que 
l'on  peut  faire  de  plus  sai^e  est  de  se  préparer  à  les  saisir  au 
moment  qu'elles  tournent  à  notre  point.  11  est  presque  tou- 
jours dangereux  de  vouloir  les  forcer;  on  n'y  gai^ne  que  des 
tourments  qui  s'accroissent  à  mesure  que  nos  espérances  sem- 
blent s'éloigner,  et  c'est  ainsi  que  l'on  passe  sa  vie,  sans  y 
trouver  un  moment  de  satisfaction.  Agissons  donc  toujours, 
mais  ne  forçons  rien....  » 

L'argent  tourmentait  beaucoup  Bernis;  il  n'avait  rien  que 
ses  appointements.  La  première  année,  il  dépensa  vingt-trois 
mille  francs  au  delà;  c'était  sans  cesse  des  princes  ou  prin- 
cesses d'Allemagne,  des  personnages  de  marque  qui  passaient  à 
Venise  en  visitant  l'Italie,  et  qu'il  fallait  traiter.  En  novembre 
1754,  le  duc  de  Penthièvre  descendit  chez  l'ambassadeur  avec 
sa  suite  et  y  logea  treize  jours  :  «  .le  me  suis  très-bien  tiré  de 
cet  embarras,  disait  galamment  Bernis:  après  beaucoup  de 
dépenses  faites  avec  profusion,  mais  sans  désordre,  il  me  reste 
l'amitié  d'un  prince  honnête  homme,  et  la  satisfaction  d'avoir 
contenté  tous  les  ordres  et  tous  les  étages  de  sa  maison.  »  Du 
Verney  se  charge  de  suivre  en  Cour  les  intérêts  de  Bernis;  la 
seule  chose  urgente,  ce  sont  les  secours  pécuniaires.  Si  une 
bonne  abbaye  venait  à  vaquer,  ce  serait  un  grand  point  do 
l'obtenir.  Quant  à  des  places  politiques  meilleures,  il  est  con- 
venu entre  les  deux  amis  que  le  miinix  est  de  ne  rien  presser; 
le  mot  d'ordre  est  celui-ci  :  «  A  l'égard  des  places,  il  faut  sa\''oir 
lever  le  siège  quand  elles  se  défendiMit  trop  longtemps.  »  Ber- 
nis a  là-dessus  une  tacti(iue  constante,  une  voie  douce  et  par 
insinuation  :  «  Ne  pas  prendre  les  places  d'assaut  et  ne  point 
refuser  celles  qui  veulent  se  rendre  d'elles-mêmes.  »  Enfin,  le 
terme  de  l'apprentissage  arrive,  et  Bernis,  rappelé  à  Paris,  se 
met  en  route  à  la  fin  d'avril  IToo. 

Duclos,  l'ami  et  le  confident  de  Bernis,  nous  a  très-bien 
rendu  l'emploi  de  sa  vie  durant  ces  années  qui  vont  être  si 
occupées.  Ce  fut  le  moment  où  l'alliance  se  noua  étroitement 
entre  la  France  et  l'Autriche,  et  où  se  conçut  et  se  discuta 
secrètement  le  Traité  de  Versailles.  Bernis,  sans  être  encore 
ministre,  en  fut  l'agent  principal,  le  plénipotentiaire  confiden- 
tiel; il  en  débattit  et  en  régla  les  articles  avec  l'ambassadeur 


l'abbe    de  bebnis.  -15 

de  l'Empire,  M.  de  Staremberg,  On  a  fait  l'honneur  à  Beriiis 
de  lui  attribuer  la  pensée  première  de  ce  Traité,  qui  boule- 
versait la  politique  de  Richelieu  et  changeait  le  système  des 
alliances  continentales  de  l'Europe.  On  a  fait  plus  :  on  est  allé 
jusqu'à  dire  qu'en  prenant  ainsi  le  parti  de  l'Autriche  contre 
la  Prusse,  c'était  le  poëte,  le  rimeur  en  lui  qui  se  vengeait. 
Frédéric,  à  la  fm  d'une  Épître  au  comte  Gotter,  où  il  déciit 
les  détails  infinis  du  travail  et  de  l'industrie  humaine,  avait  dit  : 

Je  n'ai  pas  tout  dépeint,  la  matière  est  immense, 
Et  je  laisse  à  lieinis  sa  stérile  abondance. 

On  a  supposé  que  Bernis  connaissait  cette  Épître,  et  que 
c'avait  été  le  motif  qui  lui  avait  fait  conseiller  à  Versailles 
d'abandonner  le  roi  de  Prusse  et  de  s'allier  avec  l'Impératrice. 
Turgot,  dans  des  vers  satiriques  anonymes  qui  coururent  tout 
Paris,  et  qui  étalaient  au  vif  les  désastres  flétrissants  dont  la 
guerre  de  Sept  Ans  affligeait  .la  France,  s'écriait  : 

Bernis,  est-ce  assez  de  victimes? 
Et  les  mépris  d'un  roi  pour  vos  petites  rimes 
Vous  semblent-ifs  assez  vengés;' 

Mais,  dans  cette  explication  qui  s'est  tant  de  fois  répétée  de- 
puis, rien  n'est  exact;  le  grave  Turgot  a  imaginé  une  cause 
gratuite,  et,  si  de  petits  motifs  en  effet  contribuèrent  à  pro- 
duire ces  grandes  calamités,  Bernis  du  moins  n'a  point  à  rou- 
gir, pour  sa  part,  d'en  avoir  introduit  un  aussi  mesquin  et 
aussi  misérable  que  celui  dont  on  l'accuse.  Bernis  n'avait  au- 
cune rancune  de  ce  genre  contre  le  grand  Frédéric,  et  son 
cœur  d'honnête  homme  était  plus  haut  placé.  Algarotti,  qui 
l'avait  connu  ambassadeur  à  Venise,  écrivait  au  roi  de  Prusse 
(11  janvier  1754)  :  «  Je  vois  assez  souvent  M.  l'ambassadeur 
de  France,  qui  est  bien  fait  pour  représenter  la  plus  aimable 
nation  du  monde.  Il  se  flatte.  Sire,  que  la  route  où  il  est  entré 
pourra  le  mener  encore  faire  sa  Cour  à  Votre  Majesté.  11  a 
bien  des  titres  pour  vous  admirer.  Sire,  comme  ministre, 
comme  un  des  Quarante ,  comme  homme  d'esprit.  Je  le  verrais 
encore  plus  souvent  s'il  n'avait  pas  un  si  bon  cuisinier...  » 
Bernis,  lorsque  M"'^  de  Pompadour  s'ouvrit  à  lui  pour  la  pre- 
mière fois  de  cette  pensée  d'alliance  nouvelle  si  contraire  à  la 
politique  établie,  commença  par  des  objections.  Duclos,  du 


16  CAUSEUIES    DU    LUNDI. 

c'ùlé  deBernis,  ledit  expressémenl.  Frédéric,  adversaire  équi- 
table, le  coiilinne  dan»  son  llisloire;  il  ne  reproche  à  Beinis 
que  de  s'être  prêté  à  des  vues  dont  il  sentait  jusqu'à  un  cer- 
tain point  l'imprudence,  et  qu'il  s'eiïorça  ensuite,  mais  eu 
vain  ,  de  modérer  : 

"  Tant  qu'il  s'a^ii^sait  d'établir  sa  fortune,  écrit  l'iiistorien-roi,  toutes 
les  voies  lui  lurent  éj5'ales  pour  y  parvenir;  mais,  aussitôt  qu'il  se  vit 
établi,  il  sons,'ea  à  se  niaintenii'  dans  ses  emplois  en  se  conduisant  par 
des  principes  moins  variables  et  plus  eonlormes  aux  intérêts  perma- 
nents de  l'État  Ses  vues  se  loninérenl  toutes  du  côlé  de  la  paix,  pour 
teiminer,  d'une  part,  une  ^in(!rrii  dont  il  m:  prévoyait  que  des  désavan- 
tages, et  d'uiu;  auti'e,  poui'  tinr  sa  nation  d'une  alliance  contraire  et 
forcéi!  dont  la  France  poitait  le  l'ai'deau,  et  dont  la  maison  d'Aulrielie 
devait  seule  retirer  tout  le  ri'uil  et  tout  l'avantage.  Il  s'adressa  à  l'An- 
gleterre par  des  voies  sourdes  et  secrètes;  il  y  entama  une  négociation 
pour  la  paix;  mais,  la  marquise  de  l'ompadour  étant  d'un  sentiment 
contraire,  il  se  vit  aussitôt  arrêté  dans  ses  mesures.  Ses  nciions  biipru- 
denies  relevèrent,  /ses  vues  sages  le  perdirent;  il  fut  disgracié  pour 
avoir  parlé  de  paix...  » 

Et  sur  l'heure  même  de  la  disgrâce  de  Bernis,  Frédéric 
parle  de  lui  à  MilorJ  Maréchal  dans  le  même  sens  :  «  On  a 
trop  exagéré  le  mérite  de  Bernis  lorsqu'il  était  en  faveur;  on 
le  blâme  trop  à  présent.  Il  ne  méritait  ni  l'un  ni  l'autre.  » 

Ce  point  important  de  l'histoire  du  xvni«  siècle  ne  sera 
complètement  démontré  et  éclairci  que  lorsqu'un  historien 
consciencieux  aura  été  mis  à  même  de  travailler  sur  les  pa- 
piers d'État,  et  qu'il  les  aura  extraits  dans  toute  leur  suite  : 
mais  le  sens  général  de  la  conclusion  se  peut  prévoir  et  pré- 
juger à  l'avance.  Quant  à  la  physionomie  même  de  Bernis  et 
à  son  mouvement  d'esjjrit  dans  ce  torrent,  nous  pouvons  en 
avoir  quelque  idée  par  les  lettres  et  billets  qu'il  continue  d'a- 
dresser à  du  Verney.  Pendant  cette  année  si  occupée,  durant 
laquelle  il  met  la  main  aux  grandes  affaires  et  qui  précède 
son  entrée  au  minisicre  (1756-1757),  il  n'est  plus  cet  homme 
maladif  et  languissant  de  Venise  qui  a  la  goutte  au  genou,  et 
dont  la  vie  se  traîne  de  fluxion  en  fluxion  :  il  veille,  il  se  pro- 
digue dans  le  monde,  il  passe  une  partie  des  nuits  à  jouer, 
faisant  semblant  de  s'y  plaire,  pour  mieux  cacher  son  autre 
jeu;  car  il  n'est  pas  ministre  encore;  la  négociation  secrète 
qu'il  mène  se  conduit  en  dehors  du  Cabinet,  et  ceux  qui 
sont  en  place  le  surveillent  :  au  milieu  de  tous  ces  soins,  il  ne 


LABBEDEBERNIS.  17 

s'est  jamais  mieux  porté.  Cette  nature,  qui  semblait  surtout 
épicurienne  et  paresseuse,  a  comme  trouvé  son  élément  : 
«  Nous  sommes  dans  la  crise  de  la  grande  décision ,  écrit-il  à 
du  Verney,  le  13  octobre  1756;  ma  santé  est  bonne,  malgré  le 
travail  qui  augmente  et  va  augmenter  de  jour  en  jour.  »  Sa 
seule  plainte,  c'est  de  n'avoir  pas  tout  à  faire,  c'est  de  n'avoir 
pas  sur  lui  tout  le  fardeau  :  «  Les  derniers  ordres  sont  arrivés 
(Fontainebleau,  5  novembre  1756)  :  je  travaille  actuellement 
au  plus  grand  ouvrage  qui  ait  jamais  été  fait.  On  ne  veut  ]>as 
sentir  que  tout  dépend  de  l'exécution  ,  et  qu'il  est  insoutenable 
d'être  chargé  du  plan  sans  avoir  le  droit  de  veiller  à  l'exécu- 
tion et  de  la  conduire.  »  Ce  sera  là  sa  plainte  continuelle  pen- 
dant sa  faveur,  et  son  excuse  après  la  chute  ;  car,  même  quand 
il  fut  entré  au  ministère,  il  se  trouva  constamment  contrarié 
par  ceux  ou,  pour  mieux  dire,  par  celle  qui  ne  voulait  de  lui 
que  comme  instrument  :  «  On  m'a  fait  danser  sur  un  grand 
théâtre  avec  des  fers  aux  pieds  et  aux  mains.  Je  m'estime  fort 
heureux  de  m'en  être  tiré  en  sauvant  ma  réputation.  »  Il  ne 
la  sauva  point  aussi  intacte  qu'il  s'en  flattait. 
Bernis,  entré  au  Conseil  à  titre  de  ministre  d'État  en  janvier 

1757,  nommé  secrétaire  d'État  aux  Affaires  étrangères  en  juin 
de  la  même  année,  promu  à  la  dignité  de  cardinal  en  octobre 

1758,  fut  subitement  remplacé  par  Choiseul  en  novembre, 
puis  presque  aussitôt  envoyé  en  exil  à  son  abbaye  de  Saint- 
Médard  décroissons.  La  première  commotion  passée,  il  se  dit 
avec  ce  bon  sens  et  cette  réflexion  sans  amertume  dont  il  était 
pourvu  et  qui  formait  la  base  de  son  caractère  :  «  Je  n'ai  plus 
de  fortune  à  faire  :  je  n'ai  qu'à  remplir  honnêtement  la  car- 
rière de  mon  état,  et  à  m'acquérir  la  considération  qui  doit 
accompagner  une  grande  dignité  :  pour  cela  la  retraite  est 
merveilleuse.  » 

C'est  sous  cette  dernière  forme,  non  plus  politique,  non 
plus  tout  à  fait  mondaine,  non  pas  absolument  ecclésiastique, 
mais  agréablement  diversifiée  et  mélangée,  c'est  dans  cette 
retraite  suivie  et  couronnée  bientôt  d'une  grande  ambassade, 
qu'il  nous  sera  possible  de  l'étudier  désormais  en  sa  qualité 
de  cardinal,  et  que  nous  aimerons  à  reconnaître  de  plus  en 
plus  en  lui  le  personnage  considérable,  d'un  esprit  doux, 
d'une  culture  rare  et  d'un  art  social  infini. 


2. 


Lundi  -4  a\nl  1833. 


DE  L'ETAT  DE  LA  FRANCE 

sous  LOUIS  XV. 


(1757-1758.) 


Je  demande  ici  à  faire  un  court  chapitre  épisodique,  à  re- 
mettre à  la  prochaine  fois  ce  que  je  devais  dire  aiijourd'luii  de 
Bernis  comme  cardinal  et  ambassadeur  à  Rome  ,  et  à  profiter 
d'un  document  imprévu  dont  je  dois  la  communication  à  la 
bienveillance  de  M.  le  duc  Pasquier,  ancien  chancelier  de 
France.  Ce  document,  qui  parait  j)rovenir  originairement  du 
cardinal  Loménie  de  Brienne  ,  consiste  en  un  Recueil  manu- 
scrit des  Lettres  particulières  de  Bernis  écrites  par  lui  durant 
son  ministère  à  M.  de  Choiseul ,  alors  ambassadeur  à  Vienne, 
et  qui  devait  être  son  successeur  aux  Affaires  étrangères  : 
quelques  autres  lettres  de  Bernis  à  la  marquise  de  Pompadour 
et  au  roi ,  écrites  sur  la  fin  de  son  ministère  et  dans  les  pre- 
miers moments  de  sa  disgrâce,  expliquent  les  causes  de  sa 
retraite  et  de  sa  chute  plus  exactement  qu'on  ne  les  savait. 
Le  tout  permet  de  prononcer  avec  exactitude  sur  son  degré 
d'insuffisance  à  la  tète  des  affaires  ,  et  sur  les  motifs  d'excuse 
qui  sont  à  sa  décharge.  Au  reste,  dans  ce  que  nous  aurons  à 
dire  cette  fois  ,  nous  prendrons  Bernis  bien  moins  comme  mi- 
nistre que  comme  témoin  et  rapporteur  de  la  situation  déplo- 
rable qu'il  a  contribué  à  créer,  et  à  laquelle  il  assiste  sans 
avoir  force  ni  crédit  pour  y  porter  remède.  Le  spectacle,  que 
nous  ne  laisserons  qu'entrevoir  d'après  lui  sans  l'étaler  tout 
entier,  est  affligeant  ;  mais  il  renferme  quelques  leçons  sévères 


DE  L  ETAT  D  !■  LA  FRANCE  SOUS  LOUIS  XV.     19 

que  l'histoire  a  déjà  tiréos;  il  fait  pénétrer  dans  les  causes 
profondes  de  ruine  de  l'ancienne  monarchie;  il  fait  sentira 
quel  point  les  plus  nobles  nations,  et  la  nôtre  en  particulier, 
dépendent,  dans  l'esprit  qui  les  anime  et  jusque  dans  leur 
ressort  intérieur,  des  gouvernements  qui  les  régissent  et  des 
hommes  qui  sont  à  leur  tète. 

La  disposition  de  l'opinion  publique  en  France,  au  commen- 
cement de  cette  guerre  de  Sept  Ans  si  légèrement  entreprise  , 
n'était  pas  ce  qu'elle  devint  un  an  après  :  la  nouvelle  alliance 
avec  l'Autriche ,  conçue  au  mépris  des  anciennes  maximes , 
occupait  tous  les  esprits  et  Haltait  vivement  les  espérances. 
L'impératrice  Marie-Thérèse,  dans  sa  lutte  passionnée  et  cou- 
rageuse contre  les  agrandissements  de  la  Prusse,  avait  mis  à 
gagner  la  France  une  coquetterie  particulière  ;  elle  n'avait  pas 
dédaigné  de  se  faire  une  amie  de  M'"^  de  Pompadour,  et  le 
parti  fut  pris  à  Versailles  d'être  pour  l'Autriche,  absolument 
comme  on  se  déclare  pour  ses  amis  envers  et  contre  tous  dans 
une  querelle  de  société  et  de  coterie.  Bernis,  revenu  de  Venise 
et  qui  était  dans  la  main  de  M™'  de  Pompadour,  fut  chargé  de 
rédiger  l'œuvre  et  de  concerter  le  traité  d'alliance  :  malgré 
ses  premières  objections  d'homme  sensé ,  il  ne  résista  pas 
longtemps  au  mouvement  général  qui  entraînait  tout  le  monde 
autour  de  lui  ;  il  fut  ébloui  et  crut  contribuer  à  la  plus  grande 
opération  politique  qu'on  eût  tentée  depuis  Richelieu.  Tout 
d'abord  sembla  réussir  à  souhait,  et  la  nouvelle  alliance  si 
préconisée  en  Cour  fut  très-bien  prise  encore  par  le  public 
jusqu'à  ce  qu'arrivassent  les  nouvelles  des  premiers  désastres. 
On  avait  commencé  par  des  succès  ;  la  prise  de  Mahon ,  la 
victoire  d'Hastenbeck ,  les  premiers  avantages  du  duc  de  Riche- 
lieu dans  le  Hanovre  semblaient  promettre  un  gain  de  cause 
facile  à  la  nouveauté  de  la  combinaison  diplomatique.  Bernis, 
ministre  des  Affaires  étrangères  depuis  juin  '17b7,  conserva 
toutes  ses  espérances  jusqu'au  moment  où  le  duc  de  Richelieu 
conclut  avec  le  duc  de  Cumberland  la  convention  de  Kloster- 
Zeven  (8  septembre  1737) ,  qui  laissait  subsister  l'armée  enne- 
mie et  qui  ne  devait  pas  être  ralitiée.  C'est  ici  que  la  Corres- 
pondance de  Bernis  avec  M.  de  Choiseul  (alors  le  comte  de 
Stainville)  nous  livre  la  suite  régulière  de  ses  pensées  et  de 
ses  inquiétudes  :  «  M.  de  Richelieu,  mon  cher  comte,  lui 
écrit-il  (20  septembre  1757) ,  a  un  peu  brusqué  l'affaire  de 


20  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

la  Convention.  Jamais  acte  n'a  été  ni  moins  rélléchi ,  ni  con- 
tracté avec  moins  de  formes.  M.  le  duc  de  Meckicmbourg  et 
les  Suédois  n'en  seront  pas  fort  aises,  et  je  crains  bien  qu'il 
n'en  arrive  des  inconvénients  qui  balanceront  les  avantages. 
Il  est  cerlain  que  cet  événement  est  glorieux  en  apparence, 
et  qu'il  donne  à  M.  de  Richelieu  la  facilité  de  se  porter  en 
avant;  mais  gare  les  suites  !  »  A  partir  de  ce  moment  les  chances 
de  la  guerre  tournent  et  deviennent  défavorables.  Deux  lettres 
de  Bernis,  écrites  sur  la  nouvelle  de  la  défaite  de  Rosbach  ,  ne 
sont  pas  de  celles  que  nous  extrairons  ;  ce  n'est  pas  la  défaite, 
ce  sont  certains  détails  de  la  défaite  qui  sont  à  ensevelir.  Croi- 
rait-on qu'en  apprenant  ce  malheur,  on  n'ait  pensé  à  Versailles 
qu'à  ce  pauvre  général  qui  s'était  laissé  battre  :  «  On  n'a  vu  à 
la  Cour  dans  la  bataille  perdue  que  M.  de  Soubise,  et  point 
l'État.  Kotre  amie  (1)  lui  a  donné  les  plus  fortes  preuves  d'ami- 
tié, et  le  roi  aussi,  »  Ce  qui  passe  la  condoléance  ,  c'est  qu'on 
ne  songe  qu'à  lui  procurer  une  revanche,  et  Bernis  lui-même, 
puisqu'il  le  faut,  s'y  prêtera  :  «  Le  roi  aime  M.  de  Soubise, 
écrira-t-il  le  printemps  prochain  à  du  Verney  ;  il  voudrait  le 
mettre  à  portée  d'avoir  sa  revanche  du  5  novembre  [journée 
de  Rosbacli);  voilà  la  vérité.  Il  faut  ne  pas  contrarier  son 
maître,  et  le  servir  dans  son  goût,  surtout  lorsque  les  cir- 
constances rendent  tout  autre  parti  impossible  ou  dangereux.  » 
On  a  quehiue  peine  à  se  faire  au  style  de  Bernis  dans  cette 
Correspondance  toute  politique;  plus  tard,  en  écrivant  de 
Rome  ,  il  aura  bien  des  familiarités  encore;  mais  la  politesse 
du  langage  sera  continuelle  chez  lui ,  et  la  décence  de  la  pour- 
pre romaine  s'étendra  graduellement  sur  les  sujets  qu'il  aura 
à  traiter.  Ici ,  dans  ses  conlidences  politiques  de  chaque  jour, 
il  s'abandonne,  il  parle  non-seulement  sa  langue,  mais  celle 
qui  se  parle  autour  de  lui,  et,  au  milieu  de  ces  révélations 
trop  vraies  et  dont  les  tristes  parties  appelleraient  le  burin 
d'un  Tacite,  il  a  de  ces  mots  qui  trahissent  le  jargon  des 
boudoirs  de  Bellevue  ou  de  Babiole  (2) ,  écanUlei\  trigauder, 
brûler  la  chandelle  par  les  deux  bouts,  etc.  On  publie  en 
ce  moment  le  Recueil  des  dépêches  et  des  lettres  d'État  du 

(i)  Noire  auùe,  c'ost  Mme  de  Pompadour  qui  est  toujours  dcsi^née 
ain^i. 

'2)  Bibiole,  petite  maison  au-dessous  de  Bellevue,  et  où  s'étaient 
tenues  les  premières  conférences  pour  le  Traité  de  Versailles. 


DE  l'État  de  la  frange  sous  louis  xv.       21 

cardinal  de  Richelieu.  0  contraste!  Pour  le  ton  ,  même  dans 
les  endroits  de  mauvais  goût ,  elles  sont  de  l'époque  de  Cor- 
neille. 

Ce  que  parai!  bien  réellement  Bernis  d'un  bout  à  l'autre  dans 
ces  lettres  à  Choiseul,  c'est  un  honnête  homme  qui  est  au- 
dessous  de  la  situation ,  qui  est  l'auteur  désigné  et  responsable 
d'une  alliance  devenue  funeste,  qui  se  sent  engagé,  et  qui  n'a 
pas  le  pouvoir  de  tenir  ni  de  réparer  :  «  On  ne  meurt  pas  de 
douleur,  écrit-il  à  Choiseul  (13  décembre  1757),  puisque  je 
ne  suis  pas  mort  depuis  le  8  septembre  {époque  de  la  Con- 
vention étourdie  de  Ktnsfer-Zeven).  Les  fautes,  depuis  cette 
époque ,  ont  été  entassées  de  façon  qu'on  ne  pourrait  guère  les 
expliquer  qu'en  supposant  de  mauvaises  inlenlions.  .l'ai  parlé 
avec  la  plus  grande  force  à  Dieu  et  àsess«t/(/s.  J'excite  un  peu 
d'élévation  dans  le  pouls  ,  et  puis  la  léthargie  recommence  ;  on 
ouvre  de  grands  yeux  tristes,  et  tout  est  dit.  »  Il  trouve  donc  qu'il 
n'y  a  ni  roi,  ni  généraux,  ni  ministres;  et  cette  expression 
lui  paraît  si  bonne  et  si  juste  qu'il  consent  qu'on  le  comprenne 
lui-même  dans  la  catégorie  de  ceux  qui  n'existent  pas  :  «  Il  me 
semble  être  le  ministre  des  Affaires  étrangères  des  Limbes. 
Voyez,  mon  cher  comte,  si  vous  pouvez  plus  que  moi  exciter 
le  principe  de  vie  qui  s'éteint  chez  nous  :  pour  moi  ,  j'ai  rué 
tous  mes  grands  coups ,  et  je  vais  prendre  le  parti  d'être  en 
apoplexie  comme  les  autres  sur  le  sentiment ,  sans  cesser  de 
faire  mon  devoir  en  bon  citoyen  et  en  honnête  homme.  »  11  n'y 
a  en  France,  à  celte  date,  de  direction  ni  dans  les  armées  ni 
dans  le  Cabinet.  Les  affaires  de  la  guerre  se  trouvent  encore, 
par  les  subalternes,  sous  l'influence  des  Ormes,  c'est-à-dire 
du  comte  d'Argenson  qui  est  en  exil  à  sa  terre  des  Ormes  et 
qui  a  quitté  le  ministère  depuis  les  premiers  mois  de  1757. 
L'insubordination  et  l'indiscipline  sont  partout;  personne  n'est 
craint  ni  obéi  ;  la  rivalité  et  la  désunion  du  duc  de  Richelieu 
et  du  prince  de  Soubise  ont  amené  les  désastres  de  la  fin  de  la 
campagne  ;  on  demande  au  maréchal  de  Belle-Isle  et  à  du 
Verney  pour  la  campagne  prochaine  des  mémoires  et  des  plans 
qui  ne  seront  pas  suivis.  Au  milieu  de  ces  revers,  qui  affec- 
tent si  profondément  l'honneur  militaire  et  l'avenir  de  la  mo- 
narchie, l'apathie  de  Louis  XV  est  complète  :  «  H  n'y  a  pas 
d'exemple  qu'on  joue  si  gros  jeu  avec  la  même  indifférence 
qu'on  jouerait  une  partie  de  quadrille.  »  Le  seul  honneur  de 


32  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

Bcrnis  chargé  de  la  partit'  |ioliti([ue  ,  mais  luUurellcmcnt  exclu 
des  questions  militaires,  et  qui  n'a  qu'un  peu  plus  de  faveur 
que  les  autres  sans  avoir  plus  d'autorité  et  d'influence  aux 
heures  décisives,  est  de  comprendre  le  mal  et  d'en  souffrir  : 
«  Sensible  et ,  si  j'ose  le  dire  ,  sensé  comme  je  suis ,  je  meurs 
sur  la  roue ,  et  mon  martyre  est  inutile  à  l'État..»  Il  demande 
un  gouvernement  à  tout  prix  ,  du  nerf,  de  la  suite,  de  la  pré- 
voyance :  «  Dieu  veuille  nous  envoyer  tine  volonté  quelconque, 
ou  quelqu'un  qui  en  ait  pour  nous  !  Je  serai  son  valet  de  cham- 
bre, si  l'on  veut,  et  de  bien  bon  cœur.  » 

Bernis  n'avait  rien  qui  imposât  au  roi  ni  à  M""'  de  Pompa- 
dour  :  celle-ci  l'avait  vu  exactement  dans  la  pauvreté;  elle  l'en 
avait  tiré  ;  elle  le  goûtait  pour  la  douceur  de  son  commerce  et 
l'agrément  de  sa  société ,  mais  elle  le  considérait  en  tout  temps 
comme  sa  créature  ;  le  ministre  était  toujours  pour  elle  ce  petit 
abbé  riant  et  fleuri  qui  venait  à  son  lever  le  dimanche ,  et  à 
qui  elle  tapait  familièrement  sur  la  joue  en  lui  disant  :  «  Bon- 
jour, l'abbé  !  »  On  raconte  qu'un  jour,  dans  les  altercations  de 
la  fin,  elle  lui  reprocha  aigrement  de  l'avoir  tiré  de  la  pous- 
sière, et  qu'il  répondit  avec  dignité  en  faisant  allusion  à  sa 
naissance  :  «  Madame,  on  ne  tire  jamais  un  comte  de  Lyon  de 
la  poussière.  »  Quoi  qu'il  en  soit,  Bernis  n'avait  aucun  ascen- 
dant ni  sur  le  roi  ni  sur  M""'  de  Pompadour.  Ce  fut  M.  de  Choi- 
seul  qui ,  sans  être  peut-être  au-dessus  de  lui  par  la  naissance, 
mais  en  y  joignant  de  tout  temps  les  façons  et  l'état  d'un  grand 
seigneur,  sut  gagner  cette  intluence  nécessaire,  et  la  justifia 
en  définitive  par  sa  capacité. 

Pendant  toute  la  dernière  année  de  son  ministère,  Bernis  ne 
fait  en  quchpie  sorte  qu'invoquer  et  appeler  à  son  secours  M.  de 
Choiseul.  Il  semble  de  bonne  heure  se  l'être  choisi  et  promis 
pour  successeur,  dès  qu'il  aura  pourvu  aux  difficultés  les  plus 
pressantes.  Son  plan,  après  les  victoires  remportées  par  le  roi  de 
Prusse  à  Hosbach  et  à  Lissa ,  c'est  de  faire  la  paix.  Mais  quelle 
paix?  demandera-t-on.  Quoi!  France  et  Autriche,  traiter  le 
lendemain  et  sous  le  coup  d'une  double  défaite!  Il  y  a  là  un 
sentiment  de  dignité  avant  tout  et  de  haute  convenance  na- 
tionale, d'honneur  de  couronne,  comme  on  disait  alors,  lequel 
sentiment  est  au  cœur  de  Marie-Thérèse  et  que  Bernis  n'a  pas: 
il  raisonne  dans  toutes  ses  lettres  à  peu  près  comme  M™*  do 
Maintenon  dans  celles  qu'elle  écrivait  à  la  princesse  des  Ursins, 


DE  l'État  de  la  france  sous  louis  xv.       ?3 

et  où  le  mot  de  paix  revient  à  chaque  page.  Il  s'en  explique 
nettement  dans  une  lettre  à  Choiseul  du  6  janvier  1758,  et  lui 
découvre  sa  pensée  avant  même  de  s'en  être  ouvert  au  roi  : 

«  Mon  avis  serait,  dit-il,  de  faire  la  paix  et  de  commencer  par  une 
trêve  sur  terre  et  sur  mer.  Quand  je  saurai  ce  que  le  roi  pense  de  cette 
idée,  que  je  n'ai  p.is  trouvée  dans  ma  façon  de  penser,  mais  que  le  bon 
sens,  la  raison  et  la  nécessité  me  présentent,  je  vous  la  délaillërai.  En 
attendant,  lâchez  de  faire  sentir  ;\  M.  de  Kaunilz  deux  choses  égale- 
ment vraies  ••  c'est  que  le  roi  n'abandonnera  januiis  l'impératrice,  mais 
qu'il  ne  faut  pas  que  le  roi  se  perde  avec  elle.  Nos  fautes  respectives  ont 
fait  d'im  grand  projet  qiii,  les  premiers  jours  de  septembre,  était  infail- 
lible, un  casse-cou  et  une  ruine  assurée.  C'ist  un  beau  rêve  qu'il  serait 
dangereux  de  continuer,  mais  qu'il  seia  peut-être  possihle  de  reprendre 
Un  jour  avec  de  meilleurs  acteurs  et  des  plans  militaires  mieux  com- 
binés... Plus  j'ai  été  chargé  bmnédiatement  de  celle  grande  alliance, 
plus  on  doit  m'en  croii'e  quand  je  conseille  la  paix.  » 

Ce  qui  manque  évidemment  à  Bernis  dans  toute  cette  car- 
rière purement  politique,  c'est  le  caractère  et  la  trempe  d'un 
homme  d'État  supérieur;  n'en  ayant  ni  le  fond  ni  l'apparence, 
il  ne  sut  point  conquérir  sur  ses  alentours  cet  ascendant  qui 
ne  s'accorde  jamais  à  ceux  à  qui  on  peut  le  refuser.  Appréciant 
d'ailleurs  en  homme  de  sens  toutes  les  difficultés  et  les  causes 
de  ruine,  il  ne  voit  d'autre  remède  que  de  renoncer  prompte- 
ment  à  ce  qui  a  été  entrepris  si  à  la  légère.  Choiseul  pourtant 
résiste  au  conseil;  il  croit  y  voir  honte  et  danger;  il  fait  des 
objections  et  amène  Bernis  à  s'expliquer  sur  cette  paix  qui 
est  de  nature  à  rompre  l'alliance.  Bernis  alors  indique  son  plan 
qui,  du  reste,  ne  fut  jamais  qu'à  l'élat  débauche  :  il  ne  s'agit 
pas,  selon  lui,  de  traiter  séparément  avec  le  roi  de  Prusse; 
mais  «  la  meilleure  façon  de  mettre  ce  roi  à  la  raison  ,  c'est  de 
faiie  la  paix  avec  l'Angleterre;  et  c'est  à  quoi,  dit-il,  je  songe 
nuit  et  jour  (25  janvier  1758).  »  Celte  idée  d'une  paix  parti- 
culière avec  les  Anglais ,  pour  laquelle  il  avait  commencé , 
dit-il ,  de  jeter  quelques  petits  fondements  ,  devint  à  peu  près 
impossible  depuis  la  Convention  signée  à  Londres  le  11  avril 
entre  le  roi  d'Angleterre  et  celui  de  Prusse ,  et  la  Cour  de 
Versailles  d'ailleurs  n'y  entra  jamais. 

Le  point  précis  que  Bernis  avait  cru  pouvoir  saisir  pour 
rentrer  dans  la  voie  des  négociations  pacifiques,  avant  de  plus 
grands  revers  qu'il  prévoyait,  était  donc  vers  janvier  et  fé- 


24  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

vrier  1758;  il  avait  cru  trouver  je  ne  sais  quoi  instant  unique 
«  que  la  sagesse  lui  montrait  du  bout  du  doigt,  »  et  qui  l'ut 
manqué.  11  commençait  cette  année  1738  avec  les  plus  noires 
prévisions,  trop  tôt  justifiées  :  «  Nous  allons  jouer  le  plus  gros 
jeu  du  monde.  Dos  70  millions  que  nous  venons  d'avoir,  il  y 
a  plus  de  20  millions  qui  sont  déjà  dépensés.  La  Marine  en  a 
coulé  60  cette  année  sans  payer  un  sou  des  dettes  anciennes, 
ni  la  plus  grande  partie  du  courant.  Où  trouverons-nous  de 
nouvelles  ressources  pécuniaires?  Nous  allons  soudoyer  dix 
mille  Suédois  et  plus  de  dix  mille  Saxons;  quelle  dépense 
ajoutée  à  une  dépense  déjà  énorme!  Si  nous  avions  des  Col- 
bert,  des  Desmarets,  ou  des  fous  ingénieux  comme  Law,  nous 
pourrions  trouver  bien  des  expédients.  Le  public  n'a  point  de 
confiance,  tout  est  tourné  en  fronde  et  en  plaintes...»  Un 
Colbert  à  l'intérieur,  un  Louvois  à  la  guerre,  ou  du  moins 
rame  d'un  Louis  XIV  sur  le  trône!  c'est  là  sans  doute  ce  qui 
manque.  Bernis  a  le  mérite  de  sentir  un  peu  tard  tous  ces 
néants  et  ces  vides  profonds;  mais,  en  les  déplorant,  il  n'a 
rien  à  mettre  pour  les  remplir;  il  n'est  pas  de  ceux  à  qui  on 
reconnaît  le  droit  de  dire  :  Cest  moi!  La  nature  ne  l'a  point 
marqué  au  front  du  sceau  du  commandement  et  de  l'autorité. 
Il  s'apitoie  continuellement  et  s'abandonne. 

Dans  cette  suite  de  confidences  lamentables,  un  trait  de  ces 
lettres  me  fait  sourire;  j'y  vois  comme  le  cachet  et  la  couleur 
de  l'époque,  et  aussi  un  reste  de  cette  frivolité  qui ,  chez 
Bernis,  continuait  encore  de  s'attacher  même  à  l'homme  public. 
En  février  17.')8,  au  milieu  des  plus  graves  circonstances,  il 
s'était  chargé  d'une  commission  élégante  auprès  de  M.  de 
Choiseul  :  «  N'oubliez  pas,  je  vous  prie,  ma  commission  pour 
un  grand  habit  de  fournie  fond  bleu  brodé  en  soie  blanche  sur 
une  étoffe  de  [)riniemps.  »  Léger  accident!  M.  de  Choiseul  se 
trompe  ;  le  grand  habit  arrive  avec  les  dépêches  fin  de  mars  : 
«  Il  est  fond  blanc  et  les  fleurs  bleues  ;  on  me  le  demandait 
fond  bleu  avec  les  fleurs  blanches  ,  maison  l'aimera  atitant  tel 
(pi'il  est.  »  Et  plus  loin  :  «  On  a  trouvé  le  grand  hahif.  foit 
joli.  »  L'abbé-ministre  n'était  pas  entièrement  brouillé  ,  on 
l'entrevoit,  avec  les  chiffonneiies  galantes. 

La  situjilion  cependant,  du  côté  de  la  France,  empirait  de 
jour  en  jour.  Dans  cette  absence  d'ordre  et  de  direction  supé- 
rieure ,  le  duc  de  Richelieu  avait  voulu  revenir  à  Paris  comme 


DE   L  ETAT   DE   LA   FRANCE   SOUS   LOUIS   XV.  25 

s'il  n'y  avait  eu  rien  à  faire  en  Hanovre  (janvier  1758);  tous 
les  généraux  demandaient  à  revenir  de  même  :  «  Ce  sont  les 
Petites-lMaisons  ouvertes.  »  Le  comte  de  Clermont ,  prince  du 
sang,  envoyé  pour  commander  en  chef,  fil  faute  sur  faute;  il 
commença  par  une  retraite  précipitée,  d'une  longueur  exa- 
gérée ,  et  semblable  à  une  déroute.  Il  semblait  que  ce  descen- 
dant du  grand  Condé  n'eût  rien  eu  de  plus  pressé  que  de  mettre 
la  panique  à  l'ordre  du  jour.  Bernis  trouve  ici  quoique  accent 
généreux  :  «  Pour  moi ,  j'aurais  mieux  aimé  détruire  notre 
armée  par  un  combat  que  par  une  retraite.  Je  crois  même  sur 
cela  que  mon  calcul  aurait  été  à  l'avantage  de  la  conservation 
des  hommes...  J'ai  pensé  en  mourir  de  honte  et  de  douleur.  » 
Et  à  un  autre  endroit  il  ajoute  :  «  J'ai  fait  la  lettre  que  le  roi  a 
écrite  au  comte  de  Clermont  pour  l'empêcher  de  quitter  le 
Rhin  où,  chose  incroyable!  il  ne  se  trouvait  pas  en  sûreté 
(avril  1758  ).  Cette  lettre  est  ferme  et  décidée.  Mais  il  ne  s'agit 
pas  d'être  fort  un  moment,  il  faut  l'être  de  suite  et  dans  tous 
les  points.  Comment  faire  pour  y  parvenir?  Ma  seule  espé- 
rance ,  qui  n'est  qu'un  sentiment  de  femme  ou  d'enfant,  c'est 
que,  puisque  je  ne  suis  pas  mort  de  notre  honte,  il  est  possible 
que  je  sois  réservé  pour  la  réparer.  Je  voudrais  que  cela  fût , 
.et  mourir  subitement  après.  »  Tenons-lui  compte  de  ces  paroles 
où  il  n'a  que  le  tort  de  parler  un  peu  trop  souvent  de  mourir, 
et  voilons  tout  à  côté  l'exposé  hideux  et  trop  circonstancié  qu'il 
trace  de  l'abaissement  général  d'alors,  abaissement  oui  avait 
envahi  même  les  camps ,  ce  dernier  refuge  de  l'honneur.  11 
n'est  pas  possible  ,  même  après  un  siècle,  de  lire  une  certaine 
lettre  de  Bernis  à  Choiseul  du  31  mars  sans  rougeur.  Jamais 
la  décadence  de  la  monarchie  de  Louis  XV  n'a  été  démasquée 
plus  à  nu  :  on  sent,  au  caractère  du  mal,  qu'on  est  très- 
proche  de  la  dissolution  des  choses.  Quelques  traits  pourtant, 
dans  ce  décourageant  tableau ,  sont  à  excepter  :  les  soldats 
exténués  de  fatigue  ont  gardé  leur  bonne  volonté  et  valent 
mieux  que  ceux  qui  les  commandent.  Et  puis  Bernis  conclut 
par  quelques  mots,  où  du  moins  il  rend  justice  au  génie,  si 
plein  de  ressort,  de  la  race  française  :  «  11  faudrait  changer 
nos  mœurs,  s'écrie-t-il,  et  cet  ouvrage  qui  demande  des 
siècles  dans  vn  autre  pays,  serait  fait  en  un  an  dans  celui- 
ci,  s'il  II  avait  des  faiseurs.  »  Cette  remarque  est  profondé- 
ment vraie,  en  l'appliquant  je  ne  dis  pas  aux  mœurs,  mais 
vm.  3 


26  CAUSEniES    DU    LUNDI. 

aux  sentiments  et  à  l'esprit  de  notre  nation  ,  qu'on  a  vue  plus 
d'une  fois  se  retourner  tout  diui  coup  et  en  un  instant  sous 
une  main  puissante. 

C'est  ici  que  l'insuffisance  de  Bernis  et  en  même  temps  son 
honnêteté  se  manifestent  :  il  commence  à  être  malade  morale- 
ment et  physiquement.  Ses  nerfs  s'affectent  ;  en  butte  à  l'at- 
taque universelle  de  l'opinion  qui ,  à  cette  heure ,  est  toute 
déclarée  en  faveur  du  roi  de  Prusse,  sans  moyens  directs  de 
remédier  aux  maux  et  aux  désastres  de  chaque  jour,  obligé  de 
pourvoir  aux  subsides  des  alliés,  sensible  à  l'idée  de  manquer 
à  ses  engagements  si  l'argent  lui  fait  défaut  (et  l'argent  très- 
souvent  est  en  relard) ,  il  pousse  des  cris  de  détresse  et  n'hésite 
pas  à  entrer  en  désaccord  avec  M'"^  de  Pompadour.  Elle  peut 
tout  se  permettre  avec  lui  ;  il  lui  doit  tout ,  il  ne  se  brouillera 
jamais  avec  el'e;  mais  il  ne  lui  dissimule  plus  ce  qu'il  croit 
l'entière  vérité  sur  la  situation ,  et  elle  ne  lui  en  sait  aucun 
gré.  Les  finances,  nominalement  dirigées  par  M.  de  Boullongne, 
sont  épuisées;  toutes  les  ressources  dépendent  du  financier 
Montmarlel,  frère  de  du  Verney  ;  c'est  lui  qui  fournit  les 
fonds  ,  et  le  contrôleur  général  n'est  en  quelque  sorte  que  son 
commis:  «  îNIontmartel  est  malade  depuis  un  mois  (7  avril 
4758)  ;  Boullongne  ne  fait  que  l'étal  de  dépense  et  de  recette. 
Monlmartel  craint  de  risquer  sa  fortune;  sa  femme  l'obsède 
et  le  noircit,  et  moi  je  suis  obligé  d'aller  lui  remettre  la  tète 
et  de  perdre  vingt-quatre  heures  par  semaine  pour  l'amadouer 
{quel  style,  trop  d'accord  avec  la  situation!)  et  lui  deman- 
der, comme  pour  l'amour  de  Dieu  ,  l'argent  du  roi.  Il  faut  jouer 
le  même  rôle  vis-à-vis  do  son  ftère,  sans  quoi  tout  est  perdu  ; 
on  veut  s'en  aller  et  mettre  tout  en  confusion.  Le  roi  sait  cela  ; 
j'ai  usé  toute  ma  rhétorique.  On  ne  veut  point  s'inquiéter  ni 
du  présent  ni  de  l'avenir;  il  faut  que  je  meure  chaque  jour  de 
l'indiUérence  des  autres.  Je  passe  des  nuits  aflreuses  et  des 
jours  tristes.  »  El  quinze  jours  après  :  «  Nous  sommes  dépen- 
dants de  Montmarlel  ,  au  point  qu'il  nous  forcera  toujours  la 
main.  J'ai  satisfait  sa  vanité,  je  le  cultive,  je  l'encourage,  et 
je  mène  à  cet  égard  une  vie  qui  ne  peut  être  justifiée  que  par 
le  service  du  roi  et  le  bien  de  l'alliance.  Malgré  cela,  je  n'ai 
jamais  pu  être  assuré  de  mes  subsides.  »  On  est  sur  le  point 
de  faire  banqueroute,  en  ce  mois  d'avril,  pour  12  millions  de 
lettres  de  change  de  la  Marine  «  qui  ont  pensé  être  protestées.  » 


DE  l'État  de  la  france  sous  louis  xv.        27 

Ici  Bernis  va  se  montrer  de  nouveau  sujet  à  quelque  illusion. 
Pénétré  de  l'idée  qu'il  faut  une  unité  de  direction  ,  un  premier 
mobile,  un  premier  ministre  de  fait,  au  titre  près,  il  s'abuse 
jusqu'à  croire  un  moment  que  ce  pourra  être  lui ,  et  que  M"i''  de 
Pompadour  n'a  rien  de  mieux  à  désirer,  sinon  que  ce  soit  un 
ami  à  elle  qui  gouverne.  Il  présente  au  Conseil  un  j\Iémoire 
en  ce  sens ,  pour  prouver  la  nécessité  d'une  seule  et  principale 
direction.  Rendons-lui  toutefois  la  justice  qu'il  ne  paraît  pas 
s'être  arrêté  longtemps  sur  cette  idée  qu'il  serait  lui-même 
premier  ministre.  Il  incline  à  proposer  le  maréchal  de  Belle- 
Isle,  qui  exercerait  réellement  l'autorité  :  «  Il  a  de  la  confiance 
en  moi  ;  je  pourrais  lui  être  utile  et  le  conseiller  sur  bien  des 
choses;  je  connais  ses  défauts,  mais  il  a  des  qualités  et  un 
acquis  qui  fait  beaucoup.  Un  dictateur  est  nécessaire  quand  la 
république  est  en  danger.»  Et  plus  loin,  tournant  toujours 
dans  le  même  cercle,  il  redit  la  même  chose,  un  peu  moins  à 
la  romaine  :  «  Il  faudrait  un  débrouilleur  général.  Je  me  suis 
proposé  moi-même  avec  courage  jusqu'à  la  paix,  mais  la  pro- 
position n'a  pas  pris;  on  veut  être  comme  on  est.  Dieu  seul 
peut  y  mettre  ordre.  » 

A  Paris,  l'exaspération  du  public  était  arrivée  à  son  comble 
dans  cet  été  de  17S8,  et  ce  déchaînement  dura  jusqu'à  ce  que 
quelques  succès  de  M.  de  Broglie,  l'année  suivante,  vinssent 
rompre  l'uniformité  des  revers  :  «  On  me  menace  par  des  lettres 
anonymes,  écrivait  Bernis,  d'être  bientôt  déchiré  par  le  peuple, 
et,  quoique  je  ne  craigne  guère  de  pareilles  menaces,  il  est 
certain  que  les  malheurs  prochains  qu'on  peut  prévoir  pour- 
raient aisément  les  réaliser.  Notre  amie  court  pour  le  moins 
autant  de  risques.  J'ai  vu  tout  cela,  mon  cher  comte,  dès 
le  mois  de  novembre.  »  Il  eût  suffi  d'une  seconde  défaite  de 
M.  de  Soubise  pour  faire  lapider  à  Paris  M""*^  de  Pompadour. 

En  ce  moment,  Bernis  en  était  venu  lui-même  à  un  état 
tout  à  fait  maladif,  à  une  exaltation  nerveuse  réelle,  infini- 
ment honorable  dans  son  principe,  mais  qui  devait  le  rendre 
médiocrement  propre  au  rôle  qu'au  fond  il  n'ambitionne  même 
plus  :  «  Ne  parlez  plus  de  moi  pour  la  première  influence , 
écrit-il  d'un  ton  sincère  à  Choiseul;  vous  me  faites  tort  ;  j'ai 
l'air  de  vous  pousser  et  de  n'être  qu'un  ambitieux  ,  lorsque  je 
ne  suis  que  citoyen  et  homme  de  bon  sens.  »  Dès  août  1758, 
il  s'ouvre  nettement  à  Choiseul  pour  lui  offrir  sa  succession  : 


28  CAUSEUIKS    DU    LUiNDI. 

«  Rélléchissez  mùroniiMit  sur  une  idoe  (luo  jni  (]e|niis  long- 
temps :  je  crois  que  vous  seriez  phis  propre  que  moi  aux  Af- 
faires étrangères  en  les  considéranl  sous  le  point  de  vue  de 
l'alliance.  Vous  auriez  plus  de  moyens  que  moi  pour  faire 
frapper  de  c;rands  coups  par  noire  amie.  D'un  autre  côté,  unis 
comme  nous  sommes ,  nous  deviendrions  les  plus  forts,  et  mon 
chapeau  rouge  [il  allait  l'avoir  deux  mois  après),  séparé 
du  département,  ne  ferait  peur  à  personne.  Faites-y  vos  ré- 
flexions pour  le  bien  de  la  chose  et  pour  vous.  »  Cette  ouver- 
ture n'était  pas  un  leurre,  et  Bernis  pensait  ce  qu'il  disait. 
Son  illusion  était  de  croire  qu'après  avoir  été  ministre  influent 
et  en  première  ligne,  il  pourrait  se  replier  à  volonté,  s'associer 
un  collègue  et  non  un  rival ,  se  fondre  intimement  avec  lui , 
et,  sous  cette  forme  agréable  qu'il  définit  lui-même  familière- 
ment de  deux  tètes  dans  îih  bonnet,  faire  le  bien  de  l'État, 
sans  plus  porter  seul  tout  l'odieux  et  en  décomposant  le  far- 
deau :  «  Je  vous  parle  comme  je  pense  ,  écrivait-il  à  Choiseul  ; 
répondez-moi  de  même  et  franchement.  Vous  avez  du  nerf, 
et  vous  en  doni\erez  plus  que  moi ,  parce  que  vous  ne  ferez 
peur  qu'au  bout  d'un  certain  temps;  car  vous  méritez  bien 
d'en  faire  autant  qu'un  autre;  mais  du  moins  vous  n'en  ferez 
pas  à  vos  amis ,  et  je  pense  que  notre  union  à  tous  trois 
n'en  sera  ({ue  plus  forte ,  plus  douce  et  plus  solide.  »  J'ai  dit 
deux  tètes  dans  un  bonnet ,  on  voit  que  c'est  trois  qu'il  faut 
dire. 

Choiseul  est  fait  duc  (août  -1758)  ;  Bernis  va  être  cardinal  : 
c'est  à  ce  moment  que  Taccord  ministériel  médité  par  ce  der- 
nier, et  sur  lequel  il  compte,  doit  se  sceller  et  s'accomplir. 
I.a  pensée  de  Bernis  incline  toujours  vers  la  paix;  le  retour 
de  (Choiseul  en  France  et  son  entrée  au  Cabinet  doivent  être 
marqués  ou  pour  conclure  cette  paix,  si  on  en  trouve  le 
moyen,  ou  pour  soutenir  plus  énergiquement  la  guerre,  si 
cette  seule  voie  est  ouverte.  Choiseul,  qui  est  militaire,  aura 
droit  d'avoir  un  avis  sur  les  opérations  de  campagne  :  «  Vous 
avez  du  courage,  lui  écrit  Bernis  en  le  proclamant  le  meilleur 
de  ses  amis  et  le  serviteur  qui  peut  être  le  plus  utile  au  roi 
(2(i  août) ,  et  les  événements  ne  vous  font  pas  tant  d'impression 
qu'à  moi.  Votre  sort  est  assuré;  qu'avez-vous  à  craindre  que 
le  malheur  de  l'État,  et  à  désirer  que  sa  conservation  et  celle 
de  vos  amis?  Les  affaires  de  Rome  seront  encore  très-bien 


DE   1,'ÉïAr    DE   LA    FUANCE   SOUS   LOUIS   XV.  29 

entre  vos  mains.  Nous  agirons  dans  le  plus  grand  concert  et, 
Dieu  merci,  sans  jalousie  de  métier;  nous  assurerons  le  sort 
de  notre  ainie.  Son  bonheur  et  sa  sûreté  dépendent  de  l'état 
des  affaires;  je  ne  vous  en  dirai  pas  davantage.  »  Il  revient  en 
plus  d'un  endroit  sur  les  dangers  auxquels  peut  donner  lieu 
l'irritation  populaire  :  «  Le  salut  de  l'Èlat  demande  que  vous 
soyez  ici  pour  gouverner  notre  amie,  pour  la  sauver  de  la 
rage  de  Paris,  pour  rétablir  nos  affaires  sur  un  ton  et  un  pied 
que  je  n'ai  pu  réussir  à  faire  établir  par  les  ombrages  que  d'un 
côté  ma  franchise,  et  la  malice  de  l'autre,  ont  trouvé  le  moyen 
d'élever.  »  (IG  septembre.) 

Il  est  un  point  sur  lequel  Bernis  ne  s'exagère  pas  l'utilité 
dont  il  peut  être,  c'est  dans  les  querelles  alors  si  envenimées 
entre  le  Clergé  et  le  Parlement.  Il  a  la  confiance  de  cette  der- 
nière compagnie,  et  son  système  est  d'empêcher  le  choc  des 
deux  corps.  Ici  il  a  moins  à  agir  en  ministre;  les  qualités  du 
négociateur  sont  plutôt  de  mise  j  il  y  a  lieu  à  la  persuasion  et 
à  un  maniement  insensible  des  personnes  et  des  esprits.  Il  y 
parvint  heureusement  en  plus  d'ime  occasion,  et  il  continua 
de  rendre  des  services  de  ce  genre  jusque  dans  les  derniers 
jours  et  comme  à  l'extrémité  de  son  ministère. 

Mais  ce  n'était  pas  tout  de  convier  Choiseul  et  de  le  con- 
vaincre qu'il  devait  être  ministre;  il  fallait  persuader  M'"=  de 
Pompadour  et  le  roi.  La  proposition  no  leur  en  fut  pas  d'abord 
très-agréable.  Bernis  avait  dressé  un  Mémoire  pour  le  roi  tout 
en  faveur  de  Choiseul,  et  que  M"*^  de  Pompadour  devait  re- 
mettre. Celle-ci  y  répugnait  et  résistait  à  lidée  d'un  change- 
ment. On  n'aurait  pas  la  clef  de  celte  révolution  ministérielle 
et  le  secret  qui,  dès  le  principe,  est  dans  l'état  moral  de  Ber- 
nis, si  on  ne  lisait  les  lettres  véritablement  désespérées  qu'il 
adressait  coup  sur  coup  à  M™"  de  Pompadour  pour  qu'on  lui 
donnât  le  successeur  et  le  collaborateur  désiré  :  en  voici  quel- 
ques passages  : 

«  Je  vous  avcriis,  Madame,  et  je  vous  prie  d'avertir  le  roi  que  je  ne 
puis  plus  lui  répondre  de  mon  travail.  J'ai  la  tête  perpétuellement 
ébranlée  ou  obscureic  II  y  a  un  an  que  je  souffre  le  martyre.  Si  le  roi 
veut  me  conserver,  il  faut  qu'il  me  ^oul;lge. 

«  Je  n'ai  point  fait  le  Mémoire  que  vous  m'aviez  demandé  sur  M.  de 
Stainville  [t'est  le  Dlémohe  au  roi  qu'il  fil  li- ois  semaines  api  es,  et  qu'il 
appelle  son  Testmiteni);  je  ne  veux  pas  proposer  une  chose  qui  ne 

3. 


30  CAUSER  [KS    DU    LUNDI. 

VOUS  plaît  pas.  Je  vous  délie  cppeiidanl  Oe  l'aire  occuper  ma  place,  dans 
les  circonstances  où  nous  somrms,  par  un  autre  que  par  lui.  Il  est  le 
seul  instruit  de  la  totalité  du  système,  el  il  a  la  conliance  de  la  Cour  de 
Vienne.  Cette  Cour-lù  et  celle  de  Rome  sont  les  seules  aujourd'hui  où 
nous  ayons  des  alTaires  épineuses.  Ainsi  supposez  (pie  je  sois  mort,  el 
il  ne  s'en  faut  guère,  je  vous  défie  de  me  trouver  un  autre  successeur 
que  M.  de  Stainville  tant  que  la  paix  ne  sera  pas  faite.  Voilà  mon  sen- 
limenl  :  si  ce  n'est  pas  celui  du  loi,  il  faut  clu'rclier  promptemenl  un 
autre  sujet  avec  qui  je  puisse  me  concerter.  Si  je  [uiis  respirer  quelque 
temps,  ma  santé  se  rétablira,  mais  elle  est  affreuse  aujoui'd'luii.  J'ai 
passé  la  nuit  à  me.  trouver  mal.  Je  ne  dors  ])lus.  J'ai  l'esprit  trop  juste, 
Madame,  et  j'ai  l'âme  trop  sensible  pour  résister  à  l'idée  de  notre  situa- 
lion  présente  et  à  venir.  Il  est  vrai  que  l'état  de  mes  nerfs  ajoute  beau- 
coup à  ma  sensibilité  naturelle.  En  un  mot,  je  ne  réponds  plus  de  mon 
travail  si  le  roi  n'a  la  bonté  de  me  promettre  de  me  soulager  promple- 
ment.  Je  ne  veux  pas  attendre  à  l'extrémité  pour  avertir  de  l'état 
où  je  suis.  » 

Ce  n'est  plus  un  ministre  ni  un  homme  d'État,  c'est  un  ma- 
lade qui  écrit  et  qui  nous  énumère  les  symptômes  dont  il  est 
atteint  :  coliques  d'estomac  qui  durent  dix  heures,  étoiirdisse- 
nients  fréquents  et  qui  augmentent,  insomnies  opiniâtres: 
«  Mon  visage  est  (pielquefois  comme  celui  d'un  lépreux,  parce 
que  la  bile  arrêtée  s'est  portée  à  la  peau.  »  Son  cri  perpétuel 
est  qu  il  n'en  peut  plus,  et  que  son  moral  nième  est  ébranlé  : 
«  Je  vous  en  avertis,  ma  tète  est  malade  (septembre  HSS)  : 
avec  du  repos  et  l'espérance  de  ne  me  pas  déshonorer,  je  me 
rétablirai;  sans  cela,  je  tomberai  dans  un  état  oi'i  il  ne  me 
sera  plus  possible  do  faire  aucun  travail...  Mais  qu'on  me 
sauve  du  déshonneur  si  on  veut  conserver  ma  tête  et  ma  vie  !  » 

Une  idée  politique  se  mêlait  aux  inquiétudes  et  aux  an- 
goisses croissantes  de  Bernis  :  M.  de  Choiseul  n'était  point 
engagé  aussi  directement  que  lui  dans  la  politique  de  l'alliance, 
et,  à  son  entrée,  on  était  libre  de  rompre  ou  de  modifier  ce 
qui  avait  été  réglé  par  d'autres.  «  11  n'y  a  qu'un  ministre  nou- 
veau qui  puisse  prendre  de  nouveaux  engagements.  —  Le  duc 
de  Choiseul  est  le  seul  qui  puisse  soutenir  le  système  du  roi  ou 
le  dénouer.  »  Telle  est  l'idée  juste  de  Bernis;  mais,  en  tant 
qu'il  se  l'appliquait  per.sonnelloment  et  qu'il  la  retournait 
contre  lui-nièmo,  celte  idée  lui  devenait  un  remords  poignant 
el  insupportable,  et  c'est  ce  qui  explique  ce  mot  de  déshon- 
neur qui  revient  si  souvent  sous  sa  plume  :  «  Souvenez-vous, 
écrit-il  à  M"'^  de  Pompadour  (dans  la  soirée  du  26  septembre), 


DE  l'État  de  la  frange  sous  louis  xv.       31 

qu'il  est  impossible  que  ce  soit  moi  qui  sois  chargé  de  rompre 
les  traités  que  j'ai  faits.  Ainsi  préparez-vous  d'avance  à  clioisir 
quelqu'un  qui  puisse  dissoudre  des  engagements  que  nous  ne 
pouvons  plus  remplir.  Je  l'aiderai  de  tous  mes  moyens,  et 
j'aurai  la  tète  plus  libre  dès  que  je  cesserai  de  manquer  à  ma 
parole.  Ce  sont  ces  manquements  qui  me  déchirent  l'àme.  On 
ne  peut  avoir  de  l'hoimeur  et  jouer  le  rôle  que  je  joue  tous 
les  mardis  vis-à-vis  les  ministres  étrangers.  L'affaire  du  Dane- 
mark est  affreuse.  Je  voudrais  bien  savoir  si  jamais  ministre 
des  Affaires  étrangères  s'est  trouvé  dans  la  situation  où  je  me 
trouve.  » 

Ce  n'est  pas  nous  qui  ferons  un  reproche  à  Bernis  d'une  si 
honorable  susceptibilité  :  mais  il  est  évident  que  son  moral 
était  plus  affecté  qu'il  ne  convient  à  un  homme  chargé  de  con- 
duire de  grandes  affaires,  et  que  la  responsabilité  ministé- 
rielle était  désormais  trop  forte  pour  lui.  Il  fit  son  Mémoire  au 
roi;  il  y  développa  assez  énergiquement  ses  motifs  et  y  pro- 
duisit un  exposé  sans  fard  de  la  situation.  Avec  cela,  il  conti- 
nua d'y  mêler  sa  chimère,  laquelle  consistait  à  rester  dans  le 
Conseil  après  avoir  résigné  son  portefeuille  à  M.  de  Choiseul, 
à  chercher  à  compléter  le  nouveau  ministre  et  à  se  laisser 
compléter  par  lui  :  «  11  peut  se  concerter  avec  moi  ;  j'ai  des 
choses  qu'il  n'a  pas,  il  en  a  qui  me  manquent  :  tout  cela  en- 
semble ne  peut  produire  qu'un  bon  effet.  »  Louis  XV  mécon- 
tent ne  répondit  pas  sur  cet  article  :  il  consentit  à  la  démission 
de  Bernis  en  faveur  de  M.  de  Choiseul  par  une  lettre  datée  do 
Versailles  (9  octobre  1758),  qui  commence  ainsi  :  «  Je  suis 
fâché,  monsieur  l'abbé-comte,  que  les  affaires  dont  je  vous 
charge  affectent  votre  santé  au  point  de  ne  pouvoir  plus  sou- 
tenir le  poids  du  travail...  »  Il  y  marquait  nettement  son  sys- 
tème personnel  en  ces  mots  :  «  Je  consens  à  regret.que  vous 
remettiez  les  Affaires  étrangères  entre  les  mains  du  duc  de 
Choiseul,  que  je  pense  être  le  seul  en  ce  moment  qui  y  soit 
propre,  ne  voulant  absolument  pas  changer  le  système  que 
f  ai ^idopté ,  ni  même  qu'on  ni  en  parle.  » 

Choiseul  n'avait  plus  (ju'à"  arriver  de  Vienne.  Cependant  le 
roi  et  M"'"  de  Pompadour  restaient  mécontents  de  Bernis;  il 
recevait  précisément  dans  le  moment  même  le  chapeau  de  car- 
dinal; il  avait  été  comblé  de  faveurs  et  de  grâces  depuis  deux 
ans;  nommé  successivement  abbé  de  Saint-Médard ,  abbé  de 


32  CAUSKUIES    nu    LUNDI. 

Trois-Fonfaiiu'S  (I)  ,  coiiunandour  du  Sairit-Kspril,  ou  jjouvait 
s'étonner  qu'il  se  lassât  de  servir  justeuuMU  à  l'heure  où  il  lui 
était  diflicile  do  rien  obtenir  de  plus  pour  sa  fortune.  Les  malins 
I)roi)OS  circulaient  dans  les  salons  de  Paris  et  de  Versailles;  on 
lui  prétait  des  paroles  qu'il  désavouait  :  on  lui  faisait  dire 
«  qu'il  se  retirait  parce  qu'il  voulait  la  paix,  et  parce  que 
M""  de  Pompadour  ne  la  voulait  pas.  »  On  se  répétait  à  l'o- 
reille «  que  le  roi  lui  savait  mauvais  gré  d'avoir  quitté  les 
Affaires  étrangères.  «  Dans  ces  dernières  semaines,  Bernis  était 
à  chaque  minute  sur  l'apoloi^ie  ;  la  position ,  en  se  prolongeant, 
devenait  insoutenable.  L'arrivée  de  M.  de  Choiseul,  à  la  fin 
du  mois  de  novembre,  ne  fit  que  la  compliquer:  car,  quelque 
loyaux  et  sincères  que  fussent  le  successeur  et  le  devancier,  il 
était  impossible  que  les  bons  amis  de  Cour  ne  fissent  i)as  tout 
pour  les  brouiller  et  les  mettre  aux  prises.  L'illusion  et,  si  je 
puis  dire,  la  bonhomie  de  Bernis  en  cette  circonstance,  et 
connaissant  le  terrain  de  la  Cour  comme  il  le  faisait,  fut  de  ne 
pas  s'être  rendu  compte  à  l'avance  de  ces  incompatibilités  tout 
à  fait  inévitables,  et  qui  ressortaient  de  la  nature  des  choses  : 
il  avait  conçu  et  combiné  une  révolution  de  ministère  comme 
on  concerterait  à  huis-clos  un  arrangement  de  la  vie  privée. 
Louis  XV  coupa  court  à  la  difficulté  par  un  ordre  que  Bernis 
reçut  le  13  décembre  et  qui  l'exilait  dans  son  abbaye  près  de 
Soissons  :  une  lettre  de  lui  au  roi  écrite  au  reçu  de  l'ordre,  et 
une  autre  lettre  écrite  dans  la  soirée  de  la  môme  journée  à 
M"""  de  Pomi)adour,  n'expriment  que  des  sentiments  de  sou- 
mission parfaite  et  de  reconnaissance  infinie  pour  le  passé  sans 
un  seul  mouvement  de  plainte. 

Quatre  jours  après,  le  17  décembre  1758,  de  son  château 
de  "Vic-sur-Aisne,  près  de  Soissons,  où  il  devait  passer  le  temjjs 
de  son  exil,  il  écrivait  à  M.  de  Choiseul  f)Our  lui  témoigner 
qu'il  ne  lui  imputait  point  sa  disgrâce  et  pour  régler  leurs  re- 
lations futures  : 

"  Mme  j(.  Pompadour,  monsieur  le  due,  a  dû  vous  dire  la  façon  dont 
j'ai  pciis6  sur    votre  compte  au  premier  moment  de  ma  dis^iâee. 

(1)  S.iint-Médard,  d'après  les  propres  chiffres  de  Bernis.  rapportait 
30,000  livres  de  renies  nel;  Trois-Fontaines  lui  rapportait  50,000  li\res 
net.  Il  élailde  i)lus  prieur  de  LaCliarilé-sur-Loire,  ce  qui  valait  10. 000 
livres.  En  tout  c'était  donc  près  de  100,000  livres  de  rentes  dont  il  jouis- 
sait en  bénOlices.  Il  a\ail  réparé  te  temps  perdu. 


DE  l'État  de  la  frange  sous  louis  xv.       33 

J'aurais  voulu,  pour  é\i!cr  les  jugements  téméraire-,  que  les  cireoii- 
slaiices  qui  Tout  prérédée  eussent  pu  raiiiioncer  au  pul)lic;  au  reste, 
nous  nous  sommes  donné  réciproquement  les  plus  gi-andes  marques 
de  confiance  et  d'amiiié  ;  nous  ne  saurions  donc  nous  soupi,'onncr  l'un 
l'autre  sans  une  très-grande  témérité.  Je  no  juge  pas  comme  le  peuple, 
et  je  n'ai  jamais  soupçoimé  mes  amis.  Il  faut  que,  puisqu'ils  n'ont  pu 
empêclier  ma  disgrâce,  il  ne  leur  ait  pas  été  permis  de  s'y  opposer. 
Les  instances  que  j'ai  laites  pour  vous  remettre  ma  place  m'ont  perdu; 
j'ai  prouvé  par  là,  d'une  manière  bien  fimeste  pour  moi,  la  confiance 
que  j'avais  en  vous.  Je  vous  remercie  des  nouvelles  marques  d'amitié 
et  d'intérêt  que  vous  voulez  bien  me  donner...  » 

Dans  les  lettres  suivantes  adressées  à  Choiseul ,  Bernis  le 
remercie  de  certaines  formes  qu'il  a  apportées  en  annonçant 
sa  disgrâce  à  la  Cour  de  Rome;  il  lui  parle  ensuite  de  quelques 
affaires  particulières  qu'il  a  à  cœur,  et  pour  lesquelles  M.  de 
Choiseul  se  montre  empressé  à  l'obliger.  En  homme  humain 
et  excellent,  il  s'inquiète  avant  tout  de  la  position  qu'on  fera 
à  ses  secrétaires  et  à  ceux  qui  l'ont  servi.  On  aime  en  tout  ceci 
à  retrouver  de  part  et  d'autre  les  procédés  et  le  ton  des  hon- 
nêtes gens. 

L'ensemble  de  cette  Correspondance,  dont  je  n'ai  pu  offrir 
qu'urie  idée  rapide,  ne  grandit  point  certainement  Bernis;  elle 
donne  et  fixe  sa  mesure  comme  principal  ministre,  et  répond 
à  ime  question  que  je  m'étais  adressée  précédemment  à  son 
sujet:  il  n'avait  pas  la  trempe  de  l'homme  d'État,  et,  après 
l'entrain  des  premiers  succès,  son  organisation,  mise  à  une 
trop  forte  épreuve,  a  manifestement  fléchi.  Réservons-le  donc 
pour  ce  second  rôle  mieux  abrité  et  plus  pacifique  où,  borné  à 
l'exécution  diplomatique  et  à  la  représentation,  il  retrouvera 
l'emploi  et  tout  le  développement  de  ses  qualités  heureuses  et 
de  sa  courtoisie  utile.  Quant  à  l'état  de  la  France  en  ces  fu- 
nestes années  et  en  ces  pires  instants  de  Louis  XV,  les  lettres 
de  Bernis  sont  une  révélation  bien  triste,  et  il  est  honorable 
pour  lui  d'avoir  du  moins  ressenti  et  exprimé  tout  le  premier 
cette  profonde  tristesse  qu'elles  sont  faites  pour  communiquer 
encore  aujourd'hui.  Et  en  inême  temps  on  sort  de  cette  lec- 
ture plus  disposé  à  rendre  justice  à  M.  de  Choiseul  qui,  d'une 
situation  si  compromise  et  si  perdue  en  réalité,  sut  tirer  des 
résultats  assez  spécieux,  assez  brillants,  pour  jeter  un  voile 
sur  la  décadence  et  pour  relever  la  nation  à  ses  propres  yeux, 
en  attendant  qu'elle  se  régénérât  décidément  à  travers  les 


34  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

orages  et  qu'elle  entrât,  désormais  vaillante  et  rajeunie  (mais 
toujours  selon  l'esprit  des  chefs  qui  la  guident) ,  dans  l'ordre 
de  ses  destinées  nouvelles. 

Cette  parenthèse  historique  fermée,  je  reprendrai  la  pro- 
chaine fois  Bernis,  là  où  je  l'avais  laissé  à  la  fin  de  mon  pré- 
cédent article. 


Lundi  11  avril  1833. 


LE  CARDINAL  DE  BERNIS. 


(  FIN.  ) 


Je  reviens  au  cardinal  de  Bernis  que  je  n'avais  pas  songé 
d'abord  à  prendre  si  politiquement,  ni  d'une  manière  si  grave; 
je  reviens  au  caractère  générai  qui  m'avait  d'abord  attiré  vers 
sa  personne  et  dont  je  ne  me  laisserai  plus  détourner  même 
par  les  grandes  affaires  et  les  controverses  très-vives  où  son. 
nom  se  trouve  mêlé.  Ce  qui  me  paraît  surtout  à  remarquer  en 
lui  comme  en  plusieurs  personnages  du  haut  Clergé  français 
au  xviii*  siècle,  c'est  ce  mélange  de  monde,  de  philosophie, 
de  grâce,  qui  peu  à  peu  sut  s'allier  avec  bon  sens  et  bon  goût 
à  la  considération  et  à  l'estime;  ces  prélats  de  qualité,  enga- 
gés un  peu  légèrement  dans  leur  état,  en  prennent  cependant 
l'esprit  avec  l'âge;  ils  deviennent,  à  un  moment,  des  hommes 
d'Église  dans  la  meilleure  acception  du  mot,  sans  cesser  pour 
cela  d'être  des  hommes  du  monde  et  des  gens  aimables;  puis, 
quand  viendra  la  persécution,  quand  sonnera  l'heure  de 
répreuve  et  du  danger,  ils  trouveront  en  eux  du  courage  et 
de  la  constance;  ils  auront  l'honneur  de  leur  état;  vrais  gen- 
tilshommes de  lÉglise,  ils  en  voudront  partager  les  disgrâces 
et  les  infortunes  comme  ils  en  avaient  recueilli  par  avance  les 
bénéfices  et  possédé  les  privilèges.  Ce  fut,  à  quelques  excep- 
tions près,  le  rôle  du  haut  Clergé  français  dans  la  Révolution. 
Ceux  de  ces  prélats  qui  survécurent  et  qu'on  vit  reparaître 
après  le  Concordat,  tels  que  les  Boisgelin ,  les  Bausset  et  autres, 
nous  offrent  une  physionomie  particulière,  à  la  fois  respectable 
et  souriante;  ils  brillent  par  une  littérature  polie,  pure,  et 
d'une  élégance  tempérée  d'onction  :  mais  Bernis  est  en  quelque 


36  CAUSERIES    DU     LUNDI. 

sorte  leur  chef  et  leur  doyen  à  tous.  Il  mourut  à  Rome,  dé- 
pouillé, et  dans  le  plus  fort  de;  la  Révolution  ;  il  eût  été  digne 
d'en  traverser  jusqu'au  bout  toutes  les  épreuves.  Il  élait,  s'il 
est  permis  de  traduire  ainsi  les  cœurs,  de  ceux  qui,  en  ces 
heures  mémorables  où  il  fallut  faire  acte  de  sacrifice,  retrou- 
vèrent la  foi  catholique  par  l'honneur  même,  et  qui ,  se  rele- 
vant des  fragilités  de  leur  passé,  redevinrent  véritablement 
chrétiens  à  force  d'être  honnêtes  gens. 

En  décembre  1758  ,  Remis,  qui  ne  faisait  que  de  tomber  du 
ministère,  était  donc  dans  l'exil  à  Vic-sur-Aisne,  près  de  Sois- 
sons,  et  les  premiers  temps,  malgré  sa  philosophie  et  sa  dou- 
ceur d'âme,  durent  lui  être  assez  pénibles.  Il  avait  auprès  de 
lui  sa  famille,  mais  il  n'osait  encore  se  permettre  les  amis, 
ni  demander  pour  eux  les  autorisations  nécessaires.  M.  de 
Choiseul  épiait  (et  sincèrement,  on  peut  le  croire,)  les  occa- 
sions de  l'obliger  en  Cour  et  de  le  servir  :  il  eut  de  bonne 
heure  l'idée  de  lui  faire  avoir  la  résidence  de  Rome;  mais  il 
fallait  préparer  les  voies:  «  De  mon  côté,  lui  écrivait  Remis 
(14  mai  4759),  je  ne  songe  qu'à  m'attacher  à  mon  état  et  à 
mettre  dans  les  partis  que  je  prendrai  à  cet  égard  le  temps, 
les  réflexions  et  la  droiture  qui  conviennent  à  mes  principes 
et  à  mon  caractère...  Je  serai  toujours  prêt  à  servir  le  roi 
quand  vous  croirez  que  je  puis  lui  être  utile.  Il  est  dans  mon 
cœur  de  le  faire,  mais  ma  situation  ne  me  permet  pas  de  le 
demander.  Quand  je  dis  servir  le  roi ,  je  n'entends  pas,  comme 
vous  pensez  bien ,  une  charge  à  la  Cour,  car  sur  cet  article  je 
n'ai  pas  plus  de  projet  que  d'espérance.  »  Il  dut  prendre  la 
prêtrise  vers  l'année  1760;  il  avait  quarante-cinq  ans.  Sa  ma- 
ladie de  nerfs  durait  toujours  et  lui  faisait  désirer  un  change- 
ment de  climat.  L'idée  d'aller  à  Rome  en  qualité  de  ministre 
du  roi  lui  souriait  beaucoup;  il  désirait  n'y  aller  qu'étant  déjà 
prêtre  et  de  plus  évoque.  11  fut  question  pour  lui,  dès  1760, 
d'un  évéché,  soit  celui  de  Lisieux,  soit  celui  de  Condom;  ce 
dernier  lui  convenait  mieux  comme  situé  dans  sa  contrée  na- 
tale. Une  diniculté  était  le  serment  qu'il  aurait  eu  à  prêter 
comme  évoque  entre  les  mains  du  roi  :  Louis  XV,  qui,  d'ail- 
leurs, n'avait  ni  aigreur  ni  animosilé  contre  Ri>rnis,  eût  éprouvé 
de  l'embarras  et  de  l'ennui  à  le  revoir  sitôt.  Cinq  longues 
années  se  passèrent  de  la  sorte,  fort  adoucies  sans  doute  par 
les  visites  d'amis,  par  des  voyages  et  des  séjours  que  bientôt 


LE    CARDINAL    DE    BERNIS.  37 

Bernis  put  faire  dans  le  ÏMitli  chez  les  personnes  de  sa  famille 
mais   entin   cinq  années  d'exil  et  d'éloignement   obligé  du 
monde.  Ce  ne  fut  qu'en  janvier  'I76i  que  la  disgrâce  cessa 
qu'un  rayon  de  faveur  reparut,  et  Bernis  écrivait  à  Voltaire  : 

«  (Au  Plessis,  près  Senlis,  le  16  janvier.)  Le  roi  m'a  donné  pour  mes 
étrennes,  mon  clier  confrère,  le  premier  de  tous  les  hiens,  la  liberté, 
et  la  permission  de  lui  l'aire  ma  eour,  qui  est  le  plus  jjréeieux  et  le  plus 
cher  de  tous  pour  un  Fi'aii^'ais  eomlilé  des  bienfaits  de  son  maître.  J'ai 
élé  reyu  h  Versailles  avec  toute  sorte  de  bonté.  Le  publie  à  Paris  a. 
nianiué  de  la  joie;  les  faiseurs  d'Iioroseopes  ont  fait  à  ce  sujet  cent 
almauaclis  plus  exlravatianls  les  uns  que  les  autres;  pour  moi,  qui  ai 
appris  dejjuis  longtemps  à  suppoi'ler  la  disgiâee  et  la  foi  tune,  je  me 
SUIS  dérobé  aux  compliuienls  viais  et  faux,  et  j'ai  rega;j;né  mou  liabi- 
talion  d'hiver,  d'où  j'irai  de  temps  en  temps  rendre  mes  devoir»  à  Ver- 
sailles, et  voir  mes  amis  à  Paris.  Les  plus  anciens  à  la  Cour  m'ont  servi 
avec  amitié;  de  sorte  que  mon  cœur  est  fort  à  son  aise,  et  que  je  n'ai 
januiis  pu  espéi'er  une  position  plus  agréable,  plus  libre  et  plus  ho- 
norable. ■' 

Les  horoscopes  et  les  almanachs  étaient  trop  pressés  ;  la 
fortune  est  souvent  plus  lente  à  se  décider  dans  ses  retours 
qu'elle  no  l'a  été  dans  ses  premières  faveurs.  Nommé  arche- 
vêque d'Âlby  cette  même  année  (mai  1764),  Bernis  eut  à 
s'occuper  de  son  diocèse  plus  longtemps  qu'il  ne  l'avait  cru; 
il  le  fit  avec  convenance,  même  avec  zèle,  car  il  était  bon  et 
avait  cette  humanité  qui ,  au  besoin  ,  fait  quelque  temps  office 
et  fonction  de  la  charité.  Pourtant  l'étincelle  sacrée  ne  l'ani- 
mait pas  :  l'ennui  était  fréquent;  il  avait  de  longues  heures  de 
dégoût.  C'était  trop  d'avoir  à  pratiquer  une  seconde  fois,  pen- 
dant tant  d'années,  ce  mot  de  sa  jeunesse:  f attendrai!  Il 
avait  beau  dire  :  «  J'aime  toujours  les  Lettres  :  elles  m'ont  fait 
plus  de  bien  que  je  ne  leur  ai  fait  dhonneur,  »  les  Lettres 
toutes  seules  ne  lui  suffisaient  pas.  Il  était  temps  que  les 
affaires  et  le  monde  revinssent  occuper  cette  vive  et  brillante 
intelligence.  Le  pape  Clément  XIII  mourut,  et  Bernis  reçut  de 
M.-de  Choiseul,  le  21  février  1769,  dans  la  soirée,  l'ordre  de 
partir  sans  retard  pour  le  Conclave.  Rome  désormais  allait 
devenir  son  séjour  et  comme  sa  patrie;  car,  aussitôt  le  Con- 
clave terminé,  il  y  fut  nommé  ambassadeur,  et  sa  grande  car- 
rière recommence. 

Pendant  ses  années  d'e.\il  et  de  résidence  dans  son  diocèse, 
et  même  dans  les  premiers  temps  de  son  séjour  à  Rome,  on  a 
vin.  4 


38  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

une  CorroPpondance  de  lui  avec  Voltaire,  qui  a  été  publiée 
pour  la  première  lois,  en  1799,  par  M.  de  Bourgoing,  el  qui 
est  d'une  très-agréable  lecture.  Bernis  n'y  pâlit  point  du  tout 
en  présence  de  son  correspondant  redoutable.  Pour  bien  juger 
du  ton  de  cette  Correspondance,  il  ne  faut  pas  oublier  la  po- 
sition respective  des  deux  personnages.  Voltaire  avait  connu 
Bernis  poète  et  galant;  il  l'avait  beaucoup  vu  en  société  et 
sous  sa  première  forme  dissipée  et  légère.  Bernis  avait  de  plus 
l'honneur  d'être  son  confrère  à  l'Académie  française,  où, 
chose  singulière  !  de  vingt  ans  plus  jeune  et  avec  un  bagage 
si  mince,  il  l'avait  pourtant  précédé.  Il  y  avait  donc  lieu  entre 
eux  à  une  familiarité  de  bon  goût  et  dont  la  limite  était  assez 
indécise.  Voltaire,  quand  il  vit  Bernis  devenu  cardinal,  arche- 
vêque, et  engagé  dans  les  hautes  dignités  de  l'Église,  était 
disposé  à  toutes  les  coquetteries  et  à  toutes  les  louanges  à  son 
égard,  à  condition  d'y  mêler  plus  d'une  malice  et,  si  on  le 
laissait  faire,  plus  d'une  impertinence  religieuse.  Bernis,  sans 
être  pédant  et  ridicule,  ne  pouvait  paraître  s'apercevoir  de 
toutes  les  irrévérences  de  son  confrère  et  encore  moins  s'en 
choquer:  il  lui  suffisait  de  les  détourner  indirectement  d'un 
mot,  et  quelquefois,  s'il  allait  trop  loin,  de  le  rappeler  à  la 
convenance  en  déguisant  le  conseil  en  éloge.  C'est  à  quoi  il  ne 
manque  pas;  Bernis  a  le  mérite  de  rester  lui-même  dans  cette 
Correspondance;  il  sait  entendre  la  raillerie,  et  il  sait  aussi 
l'arrêter  discrètement  au  moment  où  elle  passerait  le  jeu.  Pour 
bien  juger  de  l'esprit  de  ces  lettres,  il  ne  faut  point  les  prendi'o 
par  telle  ou  telle  phrase  détachée,  mais  il  convient  de  les  lire 
dans  leur  ensemble. 

La  première  lettre  qu'on  ait  de  Voltaire  à  Bernis  est  du 
temps  même  du  ministère  de  ce  dernier.  Voltaire  le  compli- 
mente au  moment  où  il  apprend  qu'il  va  être  promu  au  car- 
dinalat :  «  Je  dois  prendre  plus  de  part  qu'un  autre  à  celte 
nouvelle  agréable,  puisque  vous  avez  daigné  honorer  mon  mé- 
tier avant  d'être  de  celui  du  cardinal  de  Richelieu.  »  Il  pousse 
la  flatterie  en  ce  moment  jusqu'à  lui  dire:  «  Je  ne  sais  pas  si 
je  nie  trompe,  mais  je  suis  convaincu  qu'àja  longue  voire  mi- 
nistère sera  heureux  et  grand;  car  vous  avez  deux  choses  qui* 
avaient  auparavant  passé  de  mode,  génie  et  constance.  »  La 
Correspondance  ensuite  ne  reprend  que  trois  ans  après,  pen- 
dant la  disgrâce  do  Bernis  (octobre  1761)  :  «  Monseigneur,  béni 


LE    CARDINAL    DE    BERNI s.  39 

soit  Dieu  de  ce  qu'il  vous  fait  aimer  toujours  les  Lettres  !  Avec 
ce  goùt-là,  un  estomac  qui  digère,  deux  cent  mille  livres  de 
rente,  et  un  chapeau  rouge,  on  est  au-dessus  de  tous  les 
souverains...  »  Bernis  répond,  de  Saint-Marcel  en  Vivarais  oiî 
il  est  en  ce  moment,  et  il  remet  tout  d'abord  le  spirituel  cor- 
respondant au  ton  et  au  point  qu'il  désire  : 

«  Jg  ne  suis  point  ingrat,  mon  cher  confrère  :  j'ai  toujours  senti  et 
avoué  que  les  Lettres  m'avaient  été  plus  utiles  que  les  tiasards  les  plus 
heureux  de  la  vie.  Dans  nia  plus  grande  jeunesse  elles  m'ont  ouvert  une 
porte  agréable  dans  le  monde;  elles  m'ont  consolé  delà  longue  dis- 
grâce du  cardinal  de  Fleuri  et  de  l'inflexible  dureté  de  l'éxêque  de 
Mircpoix.  Quand  les  circonstances  m'ont  poussé  comme  malgré  moi  sur 
le  grand  théâtre,  les  Lettres  ont  fait  dire  à  tout  le  monde  .-  «  Au  moins 
celui-là  saii  lire  et  écrire.  «  Je  les  ai  quittées  pour  les  affaires,  sans  leâ 
avoir  oubliées,  et  je  les  lelrouve  avec  plaisir.  Vous  me  souhaitez  des 
indigestions;  cela  n'est  guère  possible  aujourd'hui  ;  il  y  a  douze  ans  que 
je  suis  fort  sobre;  mais  j'ai  une  humeur  goultcuse  dans  le  corps,  qui 
ji'est  pas  encore  bien  fixée  aux  extrémités,  et  qui  pourrait  biin  m'obli- 
ger  d'aller  considter  l'oracle  de  Genève  (le  docteur  Tromhin).  Dans 
celte  consultation ,  il  entrerait  autant  de  désir  de  vous  revoir  que  d'eu- 
vie  de  guérir.» 

Et  qu'on  me  permette  à  ce  propos  une  remarque  sur  le 
régime  et  la  diète  de  Bernis  :  ce  régime  n'était  pas  ce  qu'on 
pourrait  croire  lorsqu'on  a  entendu  parler  du  faste  de  sa  table, 
et  qu'on  voit  l'embonpoint  de  son  visage  dans  ses  portraits. 
Le  cuisinier  de  Bernis  était  déjà  célèbre  du  temps  de  son  am- 
bassade de  Venise,  et  on  a  vu  qu'Algarotti  le  redoutait  pour 
les  tentations  de  gourmandise  qu'il  lui  devait  et  auxquelles  il 
ne  savait  pas  résister.  Le  cuisinier  de  l'ambassadeur  de  Rome 
ne  sera  pas  moins  en  réputation,  et  Bernis  dut  un  jour  en 
écrire  à  M.  de  Choiseul  pour  répondre  à  de  sots  bruits  qu'oa 
faisait  courir  sur  le  luxe  de  sa  table  :  «  Un  bon  ou  mauvais 
cuisinier  fait  qu'on  parle  beaucoup  de  la  dépense  d'un  mi- 
nistre ou  qu'on  n'en  dit  mot;  mais  il  n'en  coûte  pas  moins 
d'être  bien  ou  mal  servi ,  quoique  le  résultat  en  soit  fort  diffé- 
rent. »  Or,  il  est  constant  que  Bernis,  au  milieu  de  cette  table 
somptueuse  qu'il  offrait  aux  autres,  ne  vivait  lui-même  que 
frugalement  et  d'une  diète  toute  végétale  :  «  J'ai  été  dîner 
avec  Angelica  Kaufmann  (le  peintre  célèbre)  chez  notre  am- 
bassadeur, écrit  M™"  Lebrun  dans  ses  Mémoires  :  il  nous  a 
placées  toutes  deux  à  table  à  côté  de  lui  ;  il  avait  invité  plu- 


iO 


CAUSEUIES    DU    LU.N'Or. 


sieurs  étrangtM's  et  une  iKulio  du  corps  diplomatique,  en  sorto 
que  nous  étions  une  ireutaino  à  cette  table  dont  le  cardiniil  a 
fait  les  honneurs  parfaitement ,  tout  en  ne  mangeant  lui-même 
que  deux  petits  plats  de  légumes.  »  Cela  était  vrai  de  Bernis 
en  1790,  et  c'étaitdéjà  chez  lui  une  ancienne  habitude  en  1761 . 
Bernis  ne  rabat  pas  moins  de  ce  que  dit  Voltaire  sur  l'article 
des  deux  cent  mille  livres  de  rente.  Il  n'en  a  pas  alors  tout  à 
fait  cent  mille,  et  ce  ne  sera  que  quand  il  aura  payé  ses  dettes; 
mais  il  se  trouve  encore  et  avec  raison  bien  honnêtement  par- 
tagé. C'est  beaucoup,  dit-il,  pour  un  cadet  de  Gascogne,  si 
c'est  peu  pour  un  cardinal  :  «  Les  premiers  diacres  de  l'Église 
romaine  n'en  avaient  pas  tant,  et  je  ne  suis  pas  fâché  d'être 
le  plus  pauvre  des  cardinaux  français,  parce  que  personne 
n'ignore  qu'il  n'a  tenu  qu'à  moi  d'être  le  plus  riche.  Je  suis 
content,  mon  cher  confrère,  parce  que  j'ai  beaucoup  réfléchi 
et  comparé,  et  que  lorsqu'à  la  première  dignité  de  son  état 
on  joint  le  nécessaire,  une  santé  passable,  et  une  âme  douce  et 
courageuse,  on  n'a  plus  que  des  grâces  à  rendre  à  la  Provi- 
dence. »  Que  Bernis  eût  réellement  cette  tranquillité  et  ce 
contentement  dont  il  parle,  et  que  ce  soit  chez  lui  l'état  fon- 
damental en  ces  années  d'inaction  et  d'exil,  je  n'oserais  en 
répondre  :  il  suffit  qu'il  y  tende,  qu'il  y  revienne  le  plus  pos- 
sible [tar  la  réflexion,  et  que  son  humeur  ne  juie  pas  avec 
son  désir. 

Voltaire  envoie  à  Bernis  quelques-uns  de  ses  écrits  avant  la 
publication;  il  le  consulte  sur  ses  tragédies,  sur  celle  de  Cas- 
so7iflre,  autrement  dite  Ohjmpie;  il  lui  demande  ses  avis,  que 
Bernis  lui  donne  fort  en  détail  avec  conscience  et  sincérité. 
Cassandre  avait  été  faite  en  six  jours,  et  Voltaire  s'en  van- 
tait, l'appelant  l'OEuvre  des  six  jours.  Bernis  lui  conseille 
d'en  mettre  six  autres  encore  à  soigner  le  style  de  sa  pièce  et 
à  la  perfectionner.  Il  expose  ses  raisons  en  judicieux  critique 
et  en  bon  académicien.  Ces  consullations  innocentes  sont  en- 
tremêlées de  plaisanteries  plus  ou  moins  vives  sur  toutes  sortes 
do  sujets.  Quand  Voltaire  y  fait  intervenir  de  la  politique, 
Bernis  l'élude  assez  agréablement.  Le  nom  de  Richelieu  re- 
vient quelquefois  sous  la  plume  de  Voltaire  comme  une  flat- 
terie indirecte:  «  Ah  !  que  de  gens  font  et  jugent,  et  que  peu 
font  bien  et  jugent  bien  !  Le  cardinal  de  Richelieu  n'avait  point 
do  goût;  mais,  mon  Dieu!  étail-il  un  aussi   grand  hommo 


LE    CAUDIxNAL    DE    BERiMS.  41 

quoii  le  dit?  J'ai  peut-être  dans  le  fond  de  mon  cœur  l'inso- 
lence de...;  mais  je  n'ose  pas...  »  Bernis  ne  répond  jamais 
sur  ces  insinuations  et  fait  la  sourde  oreille  à  ces  louanges 
outrées,  et  en  effet  insolentes,  du  malin.  Quand  il  est  touché 
pourtant  d'une  manière  plus  juste,  il  répond  et  le  fait  à  ravir. 
Voltaire,  le  voyant  toujours  dans  cette  inaction  de  la  vie  pri- 
vée, et  lui-même  s'excusant  de  ne  trouver  rien  de  mieux  pour 
tromperies  années  que  de  faire  des  tragédies,  lui  disait  :  «  Mais 
qu'a-t-on  de  mieux  à  faire  "?  Ne  faut-il  pas  jouer  avec  la  vie 
jusqu'au  dernier  moment?  N'est-ce  pas  un  enfant  qu'il  faut 
bercer  jusqu'à  ce  qu'il  s'endorme?  Vous  êtes  encore  dans  la 
fleur  de  votre  âge  :  que  ferez-vous  de  votre  génie,  de  vos  con- 
naissances acquises,  de  tous  vos  talents?  Cela  m'embarrasse. 
Quand  vous  aurez  bâti  à  Vie,  vous  trouverez  que  Vie  laisse 
dans  l'âme  un  grand  vide  qu'il  faut  remplir  par  quelque  chose 
de  mieux.  Vous  possédez  le  feu  sacré,  mais  avec  quels  aro- 
mates le  nourrirez-vous?  Je  vous  avoue  que  je  suis  infiniment 
curieux  de  savoir  ce  que  devient  une  âme  comme  la  vôtre.  » 
Bernis  répond  avec  une  pensée  et,  pour  ainsi  dire,  avec  une 
voix  d'une  douceur  enchanteresse  : 

»  Vous  êtes  en  peine  de  mon  âme,  dans  le  vide  de  l'oisiveté  à  laquelle 
je  suis  coiidaiDné  ù  l'avenir.  Avouez  que  vous  me  croyez  ambitieux, 
comme  tous  mes  pareils.  Si  vous  me  connaissiez  davantage,  vous 
sauriez  que  je  suis  ari'ivé  en  place  philosoplie,  que  j'en  suis  sorti  plus 
philosophe  encore  ,  et  que  ti'ois  ans  de  retraite  ont  affermi  cette  façon 
de  penser  au  point  de  la  rendre  inél)ranlable.  Je  sais  m'occupcr;  mais 
je  suis  assez  sage  pour  ne  pas  faire  part  au  public  de  mes  occupations; 
je  n'avais  besoin  pour  être  heureux  que  de  celte  liberté  dont  parle 
Virgile:  Qu  ce  sera  imnen  respexii  ineriem.  Je  la  possède  en  partie; 
avec  le  temps  je  la  posséderai  tout  enlièie.  Une  main  invisible  m'a 
conduit  des  montagues  du  Vivarais  au  faîle  des  honneurs;  laissons-la 
faire,  elle  saui-a  me  conduire  à  im  état  honorable  et  tranquille;  et  puis, 
pour  mes  meinis  plaisirs,  je  dois,  selon  l'ordre  de  la  natuie,  être 
l'électeur  de  trois  ou  ([uatre  papes,  et  revoir  souvent  celte  partie  du 
monde  qui  a  été  le  berceau  de  tous  les  arts.  N'en  voilà-t-il  pas  assez 
pour  bercer  ce(  enfant  que  vous  appelez  la  vie  ?  ■> 

La  singulière  douceur  de  celte  philosophie  tout  horatienne 
demande  grâce,  un  moment,  pour  la  légèreté  qui  s'y  mêle  en- 
core, et  qui  continuera  de  s'y  mêler  longteinps.  Notons-y  seu- 
lement au  passage  celte  main  invisible  qui  n'est  pas  dans 
Horace  et  à  laquelle  Bernis  se  confie,  et  sachons  que,  lorsque 
viendront  les  heures  d'adversité  sérieuse  et  de  ruine,  le  car- 

i. 


12  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

diiuil-arohcvcquc,  de  ce  séjour  à  Romo  où  il  apprend  les  dé- 
pouillements successifs  et  rigoureux  dont  il  est  menacé  ainsi 
que  tout  le  Clergé  de  France,  écrira  à  M.  de  Montmorin  : 
('  Vous  avez  pu  remarquer,  Monsieur,  que,  dans  cent  occa- 
sions, il  n'y  a  jamais  eu  d'évècpie  ministre  du  roi  à  Rome  plus 
modéré  que  moi ,  plus  ami  de  la  paix,  ni  })lus  conciliant;  mais, 
si  on  me  pousse  à  bout  par  des  sommations  injustes  et  peu 
délicates,  je  me  souviendrai  que,  dans  un  âge  avancé,  on  ne 
doit  s'^occuper  qu'à  i-endre  au  Juge  suprême  un  compte 
satisfaisant  de  l  accomplissement  de  ses  devoirs.  »  Ces  der- 
nières paroles  de  Bernis  doivent  toujours  nous  être  présentes 
comme  un  sommet  dans  le  lointain,  lorsque  nous  nous  aban- 
donnons avec  lui  aux  distractions  et  aux  grâces  humaines  du 
voyage. 

Dans  l'action,  il  pourra  avoir  ses  vanités,  ses  éblouisse- 
menfs  d'amour-propre ,  son  désir  de  paraître  avoir  fait  quel- 
quefois plus  qu'il  n'a  fait  en  réalité  :  au  repos  et  dan^  la  ré- 
flexion, en  présence  de  lui-même,  il  est  modeste.  Voltaire,  en 
cela  moins  humain  qu'il  ne  convient,  se  met  à  rire  par  mo- 
ments de  voir  le  roi  de  Prusse,  son  ancien  ingrat,  sur  les  dents, 
et  la  lutte  acharnée  des  chasseurs  et  du  sanglier  :  «  Riez  et 
profitez  de  la  folie  et  de  l'imbécillité  des  hommes.  Voilà,  je 
crois,  l'Europe  en  guerre  pour  dix  ou  douze  ans.  C'est  vous, 
par  parenthèse,  qui  avez  attaché  le  grelot.  Vous  me  fîtes  alors 
un  plaisir  infini...  «  Bernis  n'est  point  fier  du  tout  de  ce  rôle 
que  Voltaire  lui  attribue  :  «  Nous  parlerons  quelque  jour  du 
grelot  que  vous  dites  que  j'ai  attaché...  J'ai  connu  un  archi- 
tecte à  qui  on  a  dit  :  Vous  ferez  le  plan  de  celte  maison  ;  mais 
bien  entendu  que,  l'ouvrage  commencé,  les  piquenrs  ni  les 
maçons,  ni  les  manœuvres,  ne  seront  point  sous  votre  direc- 
tion, et  s'écarteront  de  votre  plan  autant  qu'il  leur  conviendra 
de  le  faire.  Le  pauvre  architecte  jeta  là  son  plan  et  s'en  alla 
planter  ses  choux.  »  Il  ne  regrette  point  le  ministère  aux  con- 
ditions où  il  l'a  laissé,  et  il  résume  lui-même  sa  situation 
politique  par  un  de  ces  mots  décisifs  qui  sont  à  la  fois  un  ju- 
gement très-vrai,  et  un  aveu  honorable  pour  celui  qui  les  pro- 
nonce :  «  .le  sens  avec  vous  combien  il  est  heureux  pour  moi 
de  n'être  plus  en  place;  je  n'ai  pas  la  capacité  nécessaire  pour 
tout  rétablir,  et  je  serais  trop  sensible  aux  malheurs  de  mon 
pays.  »  Et  il  essaye  de  se  consoler  de  son  mieux ,  de  se  recom- 


LE    CARDINAL    DE    BliU  M  s.  43 

poser,  dans  cotte  oisiveté,  quoi  qu'il  en  dise,  un  peu  languis- 
sante, un  idéal  de  vie  philosophique  et  suffisamment  heureuse: 
«  La  lecture,  des  réflexions  sur  le  passé  et  sur  l'avenir,  un 
oubli  volontaire  du  présent,  des  promenades,  un  peu  de  con- 
versation, une  vie  frugale:  voilà'  tout  ce  qui  entre  dans  le 
plan  de  ma  vie;  vos  lettres  en  feront  l'agrément.  »  Ce  dernier 
point  n'est  pas  de  pure  politesse  :  on  ne  peut  mieux  sentir  que 
Bernis  tout  l'esprit  et  la  supériorité  de  Voltaire  là  où  il  fait 
bien  :  «  Écrivez-moi  de  temps  en  temps;  une  lettre  de  vous 
embellit  toute  la  journée,  et  je  connais  le  prix  d'un  jour.  » 
La  manière  dont  Voltaire  reçoit  ses  critiques  littéraires  et  en 
tient  compte  enlève  son  api)laudissement  :  «  Vous  avez  tous 
les  caractères  d'un  homme  supérieur  :  vous  faites  bien ,  vous 
faites  vite,  et  vous  êtes  docile.  » 

Bernis  n'a  pas,  en  littérature,  le  goût  si  timide  et  si  amolli 
qu'on  le  croirait  d'après  ses  vers.  Consulté  par  Voltaire  sur  la 
tragédie  du  Triumvirat ,  il  lui  fait  une  botme  réponse  fondé© 
sur  des  raisons  historiques,  et  qui  n'est  point  du  tout  fade. 
Un  jour  Voltaire  lui  envoie  le  Jules  César  de  Shakspeare  et 
VHéradius  de  Calderon,  à  titre  de  farces  ou  de  folies,  pour 
le  divertir  et  le  mettre  en  belle  humeur;  et  Bernis  répond  par 
une  lettre  pleine  de  grâce  et  de  sens  :  «  Notre  secrétaire  [celui 
de  l'Académie)  m'a  envoyé  [' Héraclius  de  Calderon,  mon 
cher  confrère,  et  je  viens  de  lire  le  Jides  César  de  Shaks- 
peare :  ces  deux  pièces  m'ont  fait  grand  plaisir  comme  servant 
à  f histoire  de  f esprit  humain  et  du  goût  particulier  des 
nations.  11  faut  pourtant  convenir  que  ces  tragédies,  tout 
extravagantes  ou  grossières  qu'elles  sont,  n'ennuient  point, 
et  je  vous  dirai ,  à  ma  honte,  que  ces  vieilles  rapsodies,  où  il 
y  a  de  temps  en  temps  des  traits  de  génie  et  des  sentiments 
fort  naturels,  me  sont  moins  odieuses  que  les  froides  élégies 
de  nos  tragiques  médiocres.  »  Ce  n'était  point  tout  à  fait 
dans  cette  intention  que  Voltaire  les  lui  avait  envoyées,  et  la 
vraie  leçon  littéraire  sérieuse  vient  ici  de  celui  qu'on  aurait 
pu  croire  le  moins  sérieux. 

Je  m'attache  aux  côtés  honorables  de  cette  Correspondance, 
aux  endroits  qui  montrent  dans  Bernis  un  homme  qui  a  de  la 
tenue  sans  pédantisme ,  une  sagesse  liante  et  qui  ne  se  laisse 
pas  entamer.  Je  lis  dans  les  Tables  de  l'Édition  de  Voltaire 
dressées  par  Miger  pour  l'estimable  Beuchot  :  «  Bernis  propose 


44  CAUSERIKS    DU    LUNDI. 

à  yoUalre  de  traduire  en  rers  les  Psaumes  de  Durid.  »  Fi 
donc!  Bcrnis  avait  trop  de  tact  pour  jamais  l'aire  à  Voltaire  une 
proposition  de  ce  genre.  Mais  Voltaire  est  tenté,  à  tout  moment, 
d'envoyer  à  Bernis  autre  chose  encore  que  des  tragédies;  il 
veut  lui  envoyer  ses  Contes,  ses  légèretés,  Ce  qui  ploit  aux 
d'-inies  :  «  ^Mais  je  n'ose,  »  ajoute.-t-il  en  se  retenant  à  peine. 
A  (pioi  Bornis  répond  toujours,  surtout  depuis  qu'il  est  arche- 
vêque :  «  Si  vous  m'envoyez  des  vers ,  faites  en  sorte  que  je 
juiisse  m'en  vanter;  je  ne  suis  ni  pédant,  ni  hypocrite;  mais 
sûrement  vous  seriez  bien  fâché  que  je  ne  fusse  pas  ce  que 
je  dois  être  et  paraître.  »  Et  un  autre  jour  il  lui  avait  dit: 
«  Envoyez-moi  \os  Contes  honnêlcs ;  et,  comme  il  est  très- 
raisonnable  que  je  vous  prêche  un  peu  ,  je  vous  prie  de  quitter 
quelquefois  la  lyre  et  le  luth  pour  toucher  la  harpe.  C'est  un 
genre  sublime,  où  je  suis  sûr  que  vous  serez  plus  élevé  et 
plus  touchant  qu'aucuu  de  vos  anciens.  »  Ce  mot  de  harpe  ^ 
légèrement  amené,  est  tout  ce  que  Bernis  se  permettait  de 
mettre  en  avant  :  mais  il  y  a  loin  ,  on  le  voit ,  de  ce  vœu  déli- 
cat à  proposer  à  Voltaire  une  traduction  des  Psaumes. 

11  y  a  un  bel  endroit,  et  du  côté  de  Bernis,  dans  cette  Cor- 
respondance. Voltaire,  un  jour,  a  un  peu  trop  ricané  :  il  a 
écrit  au  cardinal-archevêque  une  lettre  gaie  et  même  bouffonne 
pour  ses  étrennes  (22  décembre  1766)  ;  en  lui  envoyant  à  lire 
sa  tragédie  des  Scij!/ies ,  il  ajoutait  :  «  Pour  moi,  chétif,  je 
fais  la  guerre  jusqu'au  dernier  moment  :  Jansénistes,  Moli- 
nistes,  Fréron,  Pompiguan,  à  droite,  à  gauche,  et  des  Pré- 
dicants,  et  J.-J.  Bousseau.  Je  reçois  cent  estocades,  j'en  rends 
deux  cents,  et  je  ris...  Tout  est  égal  au  bout  de  la  journée,  et 
tout  est  encore  plus  égal  au  bout  de  toutes  les  journées.  » 
Bernis  lui  répond,  et  cette  réponse,  bien  comprise,  est  d'un 
bout  à  l'autre  une  noble  et  sage  leçon.  Il  lui  fait  d'abord  quel- 
ques critiques  sur  sa  tragédie  des  Scytiies.  Ce  sont  moins  des 
remarques ,  dit-il,  que  des  doutes  :  «  J'aime  votre  gloire,  c'est 
ce  qui  me  rend  peut-être  trop  difficile.  »  Puis  il  félicite  Vol- 
taire de  ce  talent  que  Dieu  lui  a  donné ,  de  corriger  les  ridi- 
cules de  son  siècle,  et  de  les  corriger  en  riant,  et  en  faisant 
rire  ceux  qui  ont  conservé  le  goût  de  ta  bonne  compagnie. 
Les  écrivains  se  moquent  quelquefois  de  cette  bonne  compa- 
gnie avant  d'y  être  admis,  mais  il  est  bien  rare  qu'ils  en  sai- 
sissent le  ton;  or,  ce  ton  n'est  autre  chose  que  l'art  de  ne 


LE    CARDINAL    DE    BEUNIS.  45 

blesser  aucune  bienséance.  »  Il  indique  alors  quelques  ridi- 
cules du  jour  qui  sont  un  sujet  tout  fait  pour  la  moquerie  : 
«  Il  est  plaisant,  dit-il ,  que  l'orgueil  s'élève  à  mesure  que  le 
siècle  baisse  :  aujourd'hui  presque  tous  les  écrivains  veulent 
èlre  léi^islateuis,  fondateurs  d'empires,  et  tous  les  gentils- 
hommes veulent  descendre  des  souverains.  »  Il  finit  surtout 
par  un  conseil  que  Voltaire  a  trop  peu  suivi ,  et  qui,  au  lieu 
de  cette  ricanerie  universelle  à  laquelle  il  s'abandonnait,  aurait 
dû  être  le  but  idéal  suprême  du  grand  écrivain  en  ces  années 
de  sa  vieillesse  : 

«  Hiez  de  toul  cela  vt  faitRs-nous  rire,  lui  dit  Bcrnis  en  lui  dévelop- 
pant son  plan;  inais  il  est  difjue  du  plus  beau  (jt'uie  de  la  France  de 
terminer  sa  carrière  littéraire  par  un  ouvraqe  qni  fasse  aimer  la  vertu, 
l'ordre.,  la  subordiiiatinn,  sans  laquelle  toute  société  est  en  trouble, 
Uasseuiblez  ces  traits  de  vertu,  d'humanité,  d'amour  du  bien  général, 
('pars  dans  vos  ouvrages,  et  composez-en  un  tout  qui  fasse  aimer  votre 
âme  autant  qu'on  admire  votre  esprit.  Voilà  mes  vœux  de  cette  année  ; 
ils  ne  sont  pus  au-dessus  de  vos  forces,  et  vous  trouverez  dans  voire 
cœur,  dans  votre  génie,  dans  votre  mémoire  si  bien  ornée  ,  tout  ce  qui 
peut  rendre  cet  ouvrage  un  clief-d'œuvre.  Ce  n'est  pas  une  pédanterie 
que  je  vous  demande,  ni  une  capucinade,  c'est  l'ouvrage  d'une  àuie 
lionnête  et  d'un  esprit  juste.  » 

Il  me  semble  qu'on  saisit  nettement  dans  ce  passage  l'esprit 
et  le  sens  de  la  Correspondance  de  Bernis  avec  Voltaire,  et 
que  ce  vœu  principal  rachète  les  concessions  un  peu  risquées 
que  le  gracieux  prélat  a  paru  faire  en  d'autres  endroits  aux 
agaceries  de  son  interlocuteur.  Pour  moi ,  c'est  ainsi  que  j'aime 
à  lire  les  écrits  des  hommes  célèbres  et  à  en  tirer  ce  qu'il  y  a 
de  meilleur,  de  plus  élevé  :  il  me  semble  que  c'est  de  la  sorte 
qu'on  est  le  plus  vrai ,  même  au  point  de  vue  de  l'histoire. 

En  expliquant  pourquoi  il  regrette  moins  le  séjour  de  Paris 
dans  les  années  de  son  exil ,  Bernis  revient  plus  d'une  fois  sur 
cette  idée,  que  la  politique  y  est  devenue  un  sujet  habituel  de 
conversation  :  s  les  hommes  et  les  femmes  n'ont  aujourd'hui 
dans  la  tête  que  de  gouverner  l'État.  C'est  une  dissertation 
continuelle  et  ennuyeuse  :  rien  n'est  plus  plat  qu'une  poli- 
tique superficielle,  r^  Il  redira  cette  même  pensée  avec  une 
grâce  et  une  vigueur  nouvelles,  et  en  résumant  sous  foruie 
piquante  les  diverses  variations  de  modes  et  d'engouements 
auxquelles  il  avait  assisté  dès  sa  jeunesse  :  «  A  l'égard  de 
Paris  (juillet  1762),  je  ne  désire  d'y  habiter  que  lorsque  la 


46  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

conversation  y  sera  nipillcuro,  moins  passionnée,  moins  politi- 
que. Vous  avez  vu  de  notre  lem|>s  cpie  toutes  les  femmes  avaient 
leur  bel-esprit,  ensuite  leur  géomètre,  puis  leur  abbé  Noilet ; 
aujourd"luii  on  prétend  qu'elles  ont  toutes  leur //o?«»îef/'£^o^, 
leur  politique,  leur  agriculteur,  leur  duc  de  Sully.  Vous 
sentez  combien  tout  cela  est  ennuyeux  et  inutile  :  ainsi,  j'at- 
tends sans  impatience  que  la  bonne  compagnie  reprenne  ses 
anciens  droits;  car  je  me  trouverais  fort  déplacé  au  milieu  de 
tous  ces  petits  Machiavels  modernes.  »  Bernis  ne  revint  plus 
jamais  vivre  à  Paris  depuis  ces  années.  Qu'aurait-il  dit  aux 
approches  de  89?  Qu'aurait-il  dit  depuis?  Mais  il  a  le  mérite 
d'avoir  senti  et  signalé,  l'un  des  premiers,  ce  qui  devait  cor- 
rompre le  goût  léger,  vif  et  spirituel ,  et  la  gaieté  originale  de 
notre  nation. 

On  voit  déjà  assez  ce  qu'il  faut  penser  de  Bernis  pour  l'es- 
prit et  pour  le  jugement.  Aussi  suis-je  surpris  de  voir  avec 
quel  sans-façon  et  quel  ton  de  supériorité  des  écrivains  qui 
sont  plus  ou  moins  historiens  ont  parlé  de  lui  quand  ils  l'ont 
rencontré  sur  leur  chemin  à  titre  de  témoin  et  de  confident 
diplomatique  dans  les  grandes  affaires  de  Rome.  J'ai  lu  avec 
soin  les  principaux  ouvrages  où  il  est  question  de  lui  comme 
cardinal  membre  du  Conclave  de  1769,  et  depuis  comme  am- 
bassadeur à  Rome  pendant  plus  de  vingt  ans;  ces  ouvrages, 
qui  contiennent  des  fragments  ou  même  des  séries  de  lettres 
et  de  dépèches  de  Bernis  durant  cette  dernière  moitié  de  sa 
vie,  sont  :  V/Jisloire  de  la  Chute  des  Jésuites,  par  notre 
regrettable  confrère  le  comte  Alexis  de  Saint -Priest;  Clé- 
ment Air  et  tes  Jésuiles ,  par  M.  Crétineau-Joly  ;  VJJisloire 
du  Pontificat  de  Clément  XIV,  par  le  Père  Tlieiner  ;  X His- 
toire des  Pontifes  Clément  XIV  et  Pie  /'/,  par  M.  Artaud. 
Ces  divers  ouvrages,  que  je  suis  bien  loin  de  mettre  tous  sur 
la  même  ligne,  et  dont  le  dernier,  par  exemple ,  est  digne  d'une 
très- médiocre  estime,  ont  cela  de  commun  qu'ils  s'appuient 
à  chaque  instant  sur  des  pièces  émanées  de  Bernis,  et  que 
leur  texte  en  mainte  page  en  est  presque  tout  formé.  Le  Père 
Theiner,  dans  son  Histoire  du  Pontificat  de  Clément  XIF, 
est  l'écrivain  qui,  ayant  eu  sous  les  yeux  la  plus  grande  partie 
des  dépèches  de  Bernis,  probablement  d'après  les  minutes 
mêmes  recueillies  après  sa  mort  et  déposées  au  Vatican,  et 
qui,  en  ayant  fait  un  usage  et  un  extrait  continuel,  nous  pcr- 


LE    CARDINAL    DE    BERMS.  47 

met  d'en  porter  aujourd'hui  le  jugement  le  plus  motivé  et  le 
plus  complet.  Je  me  bornerai  à  dire  mon  impression  générale 
sur  la  ligne  de  conduite  de  Bernis  à  Rome  pendant  les  pre- 
mières années,  et  dans  cette  fameuse  négociation  de  la  sup- 
pression des  Jésuites ,  à  laquelle  il  prit  beaucoup  de  part. 

Bérnis  arrivé  à  Rome  en  mars  1769,  et  entré  au  Conclave 
qui  était  ouvert  depuis  un  mois,  n'y  eut  point  d'abord  l'in- 
fluence capitale  qu'on  suppose ,  et  dont  on  l'a  plus  d'une  fois 
félicité.  Il  eut  son  apprentissage  à  faire;  il  eut  ses  préventions 
à  dissiper.  Lui  qui  devait  si  bien  s'acclimater  à  Rome,  en 
épouser  les  habitudes,  en  ressentir  et  en  rehausser  encore  la 
noble  hospitalité,  il  fut  sévère  d'abord  jusqu'à  l'injustice  pour 
ses  collègues  les  princes  de  l'Église  ,  et  pour  le  peuple  romain 
en  général.  Ses  lettres  au  marquis  d'Aubeterre ,  ambassadeur 
de  France  avant  lui ,  lettres  qu'on  a  en  partie  publiées  et  qui 
donnent  le  bulletin  et  la  chronique  du  Conclave  ,  montrent  un 
revers  de  tapisserie  qui,  en  toute  matière  et  particulièrement 
en  matière  sacrée,  ne  saurait  se  divulguer  sans  exciter  quel- 
que surprise  et  sans  avoir  des  inconvénients.  Il  faut  que  le 
lecteur  soit  bien  judicieux  pour  redresser  ce  que  de  tels  ren- 
seignements impriment  dans  l'esprit  d'excessif  et  de  dispro- 
portionné à  l'effet  que  le  narrateur  même  voulait  produire.  On 
assiste  à  mille  suppositions  indiscrètes  et  téméraires  ,  à  un  flux 
et  reflux  de  conjectures  qui  le  plus  souvent  ne  tiendront  pas. 
Bernis,  ayant  compris  dans  les  derniers  jours  du  Conclave  que 
le  cardinal  Ganganelli  avait  l'appui  des  cardinaux  espagnols, 
se  rallia  à  lui  et  contribua  dans  le  dernier  moment  à  lui  pro- 
curer l'unanimité.  IMais  on  ne  saurait  dire  aucunement,  comme 
on  l'a  souvent  répété  par  courtoisie,  et  comme  il  le  laissait 
croire  assez  volontiers,  (]u'il  ait  fait  cette  élection.  «  Ce  fut  lui 
qui  fit  le  pape  Clément  XIV,  et  qui  forma  son  Conseil ,  »  a  dit 
Voltaire.  Rien  de  moins  exact  qu'une  semblable  assertion. 

Il  connaissait  à  peine  ce  pape;  il  se  méfiait  même  de  lui  dans 
les  premiers  temps;  il  lui  supposait  des  engagements  formels 
et  mystérieux  contractés  avec  l'Espagne  sur  la  fin  du  Conclave, 
au  sujet  de  l'abolition  des  Jésuites.  Ce  n'est  que  depuis,  et 
après  connaissance  plus  ample,  qu'il  a  reconnu  qu'il  s'était 
mépris  sur  ce  point ,  et  qu'il  est  revenu  à  de  plus  justes  senti- 
ments sur  l'homme  et  sur  le  pontife.  Pour  citer  des  dates  posi- 
tives, Bernis,  dans  une  lettre  à  Choiseul  du  23  août  4769, 


48  cAUSEniES  nu  lundi. 

exprimait  encore  toiile  sa  méfiance  en  des  termes  qu'on  n'a 
pas  à  craindre  de  reproduire,  parce  qu'ils  vont  donner  à  la 
reclificalion  tout  son  piix  :  «  11  est  certain  que  la  Cour  de 
Madrid  ,  disait-il ,  fait  beaucoup  de  cajoleries  au  pajie ,  et  que 
Sa  Sainteté  les  lui  rend.  Quoique  je  ne  me  fie  nullement  à  ce 
moine,  ot  que,  s'il  vous  en  souvient,  je  ne  m'y  sois  jamais  fié, 
je  sais  positivement  qu'il  n'aime  pas  les  Jésuites,  qu'il  croit 
leur  destruction  nécessaire,  qu'il  y  travaille  tout  seul.  Il  se 
délie  do  ses  ministres  et  de  tout  le  sacré  Collège...  »  Ce  n'est 
que  le  20  décembre  1769  que  Bernis,  éclairé  et  fixé  désormais, 
écrivait  avec  plus  de  véritable  justesse  :  «  .l'ai  trouvé  le  pape 
de  bonne  humour  lundi  dernier;  sa  gaieté  dépend  de  sa  santé 
et  des  personnes  avec  lesquelles  il  s'est  entretenu.  Sa  Sainteté 
est  assez  maîtresse  de  ses  paroles ,  mais  nullement  de  son 
visage.  Plus  on  la  voit,  plus  on  lui  reconnaît  un  fonds  de  jus- 
tice ,  de  bon  cœur,  d'humanité  et  d'envie  de  plaire,  qui  la 
rendent  respectable  et  aimable.  Je  suis  persuadé  qu'après 
l'affaire  des  Jésuites  tout  le  monde  en  sera  content.  Elle  pro- 
cédera lentement,  mais  elle  ne  variera  pas.  »  Ce  jugement  sur 
Ganganelli  est  celui  dont  Bernis  ne  se  départira  plus. 

Quant  au  rôle  que  lui-même  eut  à  remplir  dans  cette 
affaire  de  la  suppression  des  Jésuites,  qui  dura  quaire  ans 
avant  de  se  consommer,  il  est  parfaitement  exposé  dans  l'ou- 
vrage de  Theiner,  que  je  ne  veux  d'ailleurs  toucher  que  par 
ce  point-là.  Bernis  personnellement  n'avait  rien  d'hostile  à  la 
fameuse  Société.  Quand  elle  fut  supprimée  en  Fratice  ,  il  écri- 
vait à  Vollaire  ;  «  Je  ne  crois  pas  que  la  destruction  des  Jésuites 
soit  utile  à  la  France;  il  me  semble  qu'on  aurait  pu  les  bien 
gouverner  sans  les  détruire.  »  .Mais ,  une  fois  l'atTaire  entamée, 
il  estime  qu'il  est  politique  et  presque  nécessaire  d'achever. 
Quant  aux  moyens,  il  les  désire  et  il  les  conseille  lents,  mo- 
dérés ,  aussi  humains  et  aussi  conciliants  qu'il  est  possible 
dans  un  acte  de  cette  vigueur.  Aussi ,  quand  il  voit  le  pape 
retarder  et  opposer  sans  cesse  des  délais  aux  instances  des 
puissances  et  à  celles  de  l'Itspagne  en  particulier,  Bernis,  qui 
trouve  quelquefois  ces  délais  excessifs,  lait  comprendre  pour- 
tant à  son  Gouvernement  qu'ils  sont  naturels  et,  jusqu'à  un 
certain  point,  nécessaires.  Un  jour,  dans  les  débuis  de  la  né-' 
gociation,  l'Kspagne,  et  par  suite  la  France,  avaient  voulu 
prescrire  par  manière  d'ulthnatam  un  délai  de  deux  mois  : 


LE    CARDINAL    DE    BKRNIS.  49 

«  Je  VOUS  avoue  ,  écrit  Bernis  à  M.  de  Choiseul  (23  août,  I7G9), 
que,  si  j'avais  été  élu  pape,  j'aurais  détruit  les  Jésuites,  mais 
j'y  aurais  employé  deux  ans.  »  Ganganelli  en  mit  quatre  : 
c'était  la  même  métliode  ,  poussée  seulement  un  peu  plus  loin. 
Bernis  ,  à  part  de  rares  instants  où  il  eut  à  prendre  l'initiative, 
dut  se  borner  à  assister  l'Espagne,  qui  exigeait  impérieusement 
du  pape  la  sup|iression  de  cette  Société;  mais,  en  assistant 
l'ambassadeur  d'Espagne,  il  s'efforça  souvent  de  modérer 
l'âprpté  de  sommation  de  cette  ('our  et  d'écarter  toute  voie 
d'intimidation  sur  le  pontife,  au  risque  de  se  compromettre 
lui-même  et  de  paraîlre  tiède  à  ses  alliés.  En  agissant  ainsi , 
il  était  tout  à  fait  dans  l'esprit  de  ses  instructions  et  dans  la 
pente  de  son  caractère  personnel.  Entre  le  pape  et  l'ambassa- 
deur d'Espagne,  il  avait  fini  par  êlre  l'interméiJiaire  ordinaire 
et  le  conciliateur  agréable  à  tous  deux  :  a  Je  suis  le  calmant 
(le  l'un  et  de  Vautre.  »  Le  résumé  de  la  conduite  de  Bernis 
en  celte  grande  et  longue  affaire  est  dans  cette  parole.  Il  fut 
médiateur  le  plus  qu'il  put  dans  la  question  la  plus  irritante. 
Il  y  gagna  l'estime  et  l'affection  reconnaissnute  de  Clément  XIV, 
qui  le  traita  avec  autant  de  confiance  qu'il  était  dans  sa  nature 
d'en  accorder,  et  avec  une  distinction  qui  ressemblait  à  une 
amitié  particulière.  Un  jour  le  pape  lui  fit  cadeau  de  toutes 
sortes  de  titres  et  de  pièces  originales  concernant  l'église 
d'Alby,  en  y  joignant  un  bref  où  il  le  comblait  de  marques 
d'honneur  et  de  témoignages  de  tendresse.  Peu  avant  de  mou- 
rir, il  le  nomma  évèque  d'Albano  ,  le  traitant  ainsi  tout  à  fait 
en  Romain  et  comme  un  cardinal  de  la  maison.  Aussi,  à  la 
mort  du  pontife,  comme  les  passions  irritées  cherchaient  à  se 
venger  sur  ses  restes,  et  que  le  catafalque  placé  dans  l'église 
de  Saint-Pierre,  pendant  la  neuvaine  des  obsèques,  n'était 
point  en  sûreté,  Bernis,  fidèle  à  l'amitié  et  au  respect  envers 
l'illustre  mort,  entretint  à  ses  propres  frais  une  garde  qui , 
jour  et  nuit,  veilla  autour  de  ce  catafalque  pour  en  préserver 
les  inscriptions  et  empêcher  tout  scandale. 

Bernis  qui ,  plein  d'autorité,  cette  fois  ,  et  d'influence  au  sein 
du  Conclave,  contribua  pour  sa  bonne  part  à  ménager  l'élec- 
tion du  nouveau  pape  Pie  VI  (février  1775),  obtint  également 
son  amitié  et  avec  un  degré  de  plus  de  confiance.  Cependant 
il  continuait  de  représenter  la  P'rance  à  Borne  avec  grandeur, 
avec  grâce  et  magnificence.  Tous  les  voyageurs  qui  ont  eu  à 
viii.  5 


BO  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

parler  do  lui  ne  font  qu'un  écho.  M'""  de  Gcnlis  qui  visita 
Rome  en  ces  années,  el  ([ui  accompagnait  M"»-  la  duchesse  de 
Chartres  ,  s'étend  beaucoup  sur  la  réception  que  fit  l'ambas- 
sadeur de  Franco  à  celle  princesse  :  a  Le  cardinal  do  Bernis, 
auquel  j'avais  annoncé  l'arrivée  de  U"'^  la  duchesse  de  Chartres, 
envoya  au-devant  d'elle  jusqu'à  Terni  son  neveu,  le  chevalier 
de  Bernis,  avec  deux  voitures,  dont  l'une  magnifique  pour  la 
conduire  à  Borne,  et  l'autre  chargée  d'un  excellent  dîner...  Le 
cardinal  nous  reçut  avec  une  grâce  dont  rien  ne  peut  donner 
l'idée.  11  avait  alors  soixante-six  ans  (//  n'était  pas  si  vieux 
à  cette  date) ,  une  très-bonne  santé,  et  un  visage  d'une  grande 
fraîcheur;  il  y  avait  en  lui  un  mélange  de  bonhomie  et  de 
finesse,  de  noblesse  et  de  sim[)licité,  qui  le  rendait  l'homme 
le  plus  aimable  que  j'aie  jamais  connu.  Je  n'ai  point  vu  de 
magnificence  surpasser  la  sienne...  »  Et  après  maint  détail  où 
elle  se  complaît,  et  qui  prouvent  à  quel  [)oint  l'hôte  splendide 
savait  mêler  à  ses  pompes  el  à  ses  largesses  romaines  celte 
qualité  française,  la  précision,  M""  de  Goniis  ajoute:  «  Le 
cardinal  de  Bernis  donna  à  M""=  la  duchesse  de  Chartres  de 
magnifiques  conversations ,  c'est-à-dire  des  assemblées  de 
deux  ou  trois  mille  personnes.  On  l'appelait  le  Roi  de  Rome , 
et  il  l'était,  en  effet,  par  sa  magnificence  et  la  considération 
dont  il  jouissait.  » 

Le  cardinal  de  Bernis  parlait  de  lui-même  avec  moins  d'em- 
phase ;  et  quand  il  voulait  excuser  celte  grandeur  de  repré- 
sentation :  «.le  tiens,  disait-il  l'auberge  de  France  dans  un 
carrefour  de  l'Europe.  »  —  11  avait  son  palais  du  Corso,  pour 
y  tenir  sa  cour,  et  sa  maison  d'Albano  pour  la  villégiature. 
L'appareil  ne  lui  était  qu'extérieur  :  «  11  a ,  disait  le  président 
Dupaly,  l'accueil  le  plus  facile,  le  commerce  le  plus  uni.  »  Le 
caractère  de  sa  polilesse  était  d'être  aisée  et  nuancée,  de  même 
que  son  esprit,  vers  la  fin  ,  semblait  plutôt  doux  et  reposé  que 
brillant  (1). 

La  conduite  de  Bernis  dans  quelques  affaires  délicates  telles 

(I)  Un  l(5moij;n;i(,'e  qu'il  fuul  joindre  ;i  ceux  du  président  Dupaly,  de 
M'"c  de  Genlis  et  de  tous  les  voyayeurs,  au  sujol  de  l'état  que  tenait  à 
Rome  le  cardinal  de  Bernis,  c'est  le  passage  des  ietli  es  écrites  cleSnisse, 
d'Iialie,  etc.,  en  1776,  1777  et  4778,  et  adress(5es  à  M»e  phelipon  par 
Roland,  le  futur  ministre  Girondin;  il  esf  sous  le  charme  comme  tous 
les  autres,  et  même  il  les  surpasse  encore  par  son  expression  presque 


LE     CAUDINAL    DE    BEUMS.  51 

que  le  procès  du  cardinal  de  Rohan  où  il  fallut  se  prononcer 
entre  sa  pro[tre  Cour  et  celle  de  Rome  ,  quelques  négociations 
de  confiance  et  de  famille  dont  il  fut  chargé,  telles  qu'une  ten- 
tative de  rapprochement  entre  le  roi  d'Espagne  Charles  111  et 
son  fils  Ferdinand  ,  roi  des  Deux-Sicilcs,  et  le  voyage  qu'il  fut 
autorisé  de  faire  à  Naples  dans  celte  vue,  ne  purent  qu'ac- 
croître son  autorité  paisible  et  l'idée  qu'on  s'était  formée  de  sa 


enthousiaste;  il  vient  de  parler  des  tables  et  des  bonnes  maisons  de 
Rome,  il  ajoute  : 

«  Mais  il  n'y  a  guère  que  la  table  du  Ministre  de  France  qui  donne 
l'idëedes  possibles.  L'homme  revêtu  dececaractèie  en  soutient  la  dignité 
de  la  manière  la  plus  éclatante.  Le  représentant  d'une  nation  dès  long- 
temps illustre  parmi  les  nations,  le  ministie  du  fils  aîné  de  la  reli'^ion, 
du  roi  très-chiétien,  a  toujours  tenu  un  rang  distingué  et  prépondérant 
dans  Rome. 

«  Celui  d'aujourd'hui,  prince  de  l'Église,  prince  romain,  cardinal 
enfin,  soutient  ses  dignités  avec  splendeur.  Grand  par  lui-même,  il  est 
en  outre  magnifique  dans  ses  représentations;  tout  ce  qui  concourt  à 
leur  éclat  est  double  chez  lui  de  la  plus  grande  magnificence  de  tout 
autre;  tenant  laljle  ouverte,  donnant  ù  tout  le  monde,  ne  recevant  de 
personne,  et  toujours  au-dessus  de  toute  comparaison  dans  les  fêtes, 
dans  les  cérémonies,  dans  les  illuminations  publiques. 

«  Les  Romains,  vraiment  giaudiosi,  ne  voient  point  sans  admiration 
leur  faste  éclipsé.  Tant  d'équipages,  de  livrées,  une  table  somptueuse; 
le  concours  des  grands,  les  hommages  du  peuple  ;  une  politique  qui  a 
mis  plus  d'une  fois  la  leur  en  défaut;  une  politesse  aisée  qui  toujours 
est  à  tout  et  s'étend  à  tout  le  monde,  donnent  au  cardinal  de  Bernis  un 
crédit,  un  ascendant,  que  ses  grands  talents  soutietment  d'une  manière 
imposante.  Tout  ce  qui  est  dû  à  la  nation  française  et  ;\  son  roi  rejaillit 
sur  sa  personne  par  l'art  avec  lequel  il  le  leur  fait  rendre.  Sa  Sainteté 
même,  ses  ministres,  et  par  conséquent  toute  la  gent  subalterne, 
croient  devoir  à  la  France  ce  que  son  ministre  demande;  et  à  son 
ministre,  ce  que  la  France  a  droit  de  demander. 

«  D'après  cela,  tout  Français  qui  peut  se  réclamer  de  Son  Éminence, 
dans  quelque  circonstance  que  ce  soit,  h  son  nom  seul  est  respecté.  La 
Garde  s'ouvre  dans  les  cérémonies;  le  Bcirigel  (  lieutenant  de  police  ), 
ses  olficiers,  les  sbires  s'arrêtent  à  son  nom  et  lâchent  plutôt  prise  que 
d'aller  se  compromettre  sous  sa  juridiction.  » 

J'ai  voulu  citer  ce  passage  entier,  le  témoignage  ayant  tout  son  prix 
de  la  part  de  l'homme  le  moins  aristocratique  du  monde,  et  qui  sera, 
un  jour,  l'austère  Roland.  A  un  autre  endroit  il  parle  encore  des  Con- 
versations ou  assemblées  du  cardinal  en  homme  ébloui.  —  La  liaison 
établie,  l'habitude  de  société  que  le  cardinal  eut  jusqu'à  la  fin  avec  la 
princesse  de  Santa-Croce,  et  dont  qudiues  voyageurs  ont  fait  la  re- 
marque, n'avait  rien  qui  choquât  dans  les  mœurs  romaines. 


î»i  CAUSEIUES    DU    LU.NDI. 

Sii.^esse  (I).  Los  évonemeiils  de  la  Révolution  vinrent  mettre  à 
r(''prouvc  sa  fermeté  :  il  vit  celte  opulence  presque  royale  dont 
il  jouissait  depuis  plus  de  vingt  ans  et  dont  il  usait  avec  une 
libéralité  vraiment  aui^uste ,  lui  échapper  tout  à  coup,  et  la 
misère,  à  soixante-seize  ans,  lui  apparaître;  il  fut  le  même  : 
«  A  soixante-seize  ans  révolus,  disait-il,  on  ne  doit  pas  craindre 
la  mi?ère,  mais  bien  de  ne  pas  remplir  exactement  ses  devoirs.  » 
J'ai  déjà  cité  quelques-unes  de  ses  nobles  paroles.  11  comprit 
la  question  posée  par  la  Constituante  dans  toute  son  étendue, 
et,  devançant  dès  novembre  1790  l'heure  du  Concordat,  il 
disait  :  «  Si  l'on  aimait  le  bien,  la  paix  et  l'ordre  ;  si  l'on  était 
de  bonne  foi;  si  l'on  était  attaché  à  la  religion  qui  seule  est 
l'appui  de  toute  autorité  et  de  toute  forme  de  gouvernement, 
jamais  pape  n'a  été  plus  porté  à  la  conciliation  que  celui-ci... 
Mais,  si  l'on  veut  tout  détruire  et  faire  une  religion  nouvelle, 
on  y  rencontrera  des  difficultés  plus  grandes  qu'on  ne  croit. 
On  n'arrache  pas  facilement,  des  cœurs  et  des  esprits  d'un 
grand  royaume ,  les  racines  profondes  de  la  religion.  »  C'est 
sur  ces  dernières  paroles  qu'on  aime  à  rester  avec  Bernis.  Tout 
le  cercle  de  sa  vie  est  accompli ,  et  il  a  montré  en  Unissant  que 
ses  qualités  aimables,  prudentes  et  fines,  jointes  à  la  délica- 
tesse du  cœur,  pouvaient  devenir  des  vertus. 

Le  5  janvier  '1791,  mis  en  demeure  de  prêter  le  serment 
exigé  par  la  nouvelle  Constitution,  il  l'envoya  en  y  joignant 
une  clause  interprétative  et  restrictive.  Averti  que  l'Assem- 
blée nationale  avait  décidé  qu'il  fallait  un  serment  pur  et 
sim[)le  ,  et  prévenu  qu'il  s'exposait  à  être  rappelé  s'il  persistait 
dans  sa  restriction,  il  répondait  le  22  février  :  «  La  conscience 
et  l'honneur  n'ont  pu  me  permettre  de  signer  sans  moilifica- 
tion  un  serment  qui  oblige  de  défendre  la  nouvelle  Constitution 
dont  la  destruction  de  l'ancienne  discipline  de  l'Église  fait  une 
partie  essentielle.  »  Le  rappel  fut  prononcé. 

(1)  J'ui  sous  les  yeux  uno  Notice  manuscrite  très-I)ien  faite  qui  rap- 
pelle les  principaux  services  politiques  du  cardinal  de  Bernis  en  ces 
années  du  pontificat  de  I'i(^  VI  ;  ci  tie  Notice  a  été  rédijJtée  en  isOG  |)ar 
M.  Gnéi-ard,  altaelié  aux  All'ainis  élranjjôfcs,  et  p:ip  ordre  des  ciiels  de 
ce  (léparlenKMit  .-  elle  (ilait  destinéi^  à  servir  d'éiénient  et  de  matière  à 
l'Epine  acail(';mi(|ue  de  Bernis  que  devait  prononcer  alors  le  comte 
Fran(;ois  de  NenlVIiàleaii.  Cet  Élo;^e,  retardé  et  ajourné  je  ne  sais  pour- 
qnoi,  n'a  été  fait  qne  louLdcmps  apiès  par  M.  de  Teletz,  qui  a  eu  la 
même  Notice  à  sa  disposition. 


LE    CARDINAL    DE    BER  NI  s.  53 

Ainsi  se  clôt  sa  longue  pt  honorable  rarricrc  di|)k)nia(iiiiie. 
Il  mourut  à  Home  en  novembre  1794,  dans  sa  quatre-vingliome 
année.  11  subsistait ,  depuis  la  suppression  de  ses  traitements 
en  France,  d'une  pension  que  lui  faisait  la  Cour  d'Espagne. 
Heureux  pourtant  et  favorisé  jusqu'à  la  fin,  puisqu'il  lui  fut 
donné,  par  ses  derniers  sacrifices,  de  pouvoir  racheter  et 
expier  en  quelque  sorte  les  mollesses  de  ses  débuts  ,  de  con- 
fesser une  religion  de  pauvreté  par  un  coin  d'adversité  salu- 
taire ,  et  de  prouver  qu'il  y  avait  en  lui ,  sous  ces  formes  tour 
à  tour  aimables  et  dignes,  un  fonds  sincère  de  générosité  hu- 
maine et  chrétienne  1 


&. 


Lundi  18  avril  1853. 

MALHERBE  ET  SON  ÉCOLE. 

MÉMOIRE    SUU    I.A    VIE    DE    MALHERBE     ET    SUR    SES    OEUVRES, 
Par  M.  de  Gournay,  de  l'Académie  de  Caen. 

(1852). 


La  Normandie  est  une  province  qui ,  de  tout  temps  et  dès 
qu'elle  s'est  senti  un  passé,  s'est  volontiers  occupée  de  ses 
antiquités  et  de  ses  grands  hommes  :  elle  n'a  cessé  de  vivre 
d'une  sorte  de  vie  qui  lui  est  propre  et  qui  ne  la  rend  que 
plus  française.  Célèbre  par  les  poètes  qu'elle  a  produits  et  au 
moyen  âge  et  à  la  naissance  de  notre  littérature  classique 
(sans  parler  des  plus  récents),  elle  les  honore,  et,  ce  qui  est 
la  meilleure  manière  de  les  honorer,  elle  les  étudie.  Le  Hecueil 
des  Mémoires  de  l'Académie  de  Caen  en  particulier  est  rempli 
de  recherches  sur  nos  vieux  jioëtes  dont  un  si  grand  nombre 
sont  Normands.  Aujourd'hui  M.  de  Gournay  a  voulu  résumer 
et  recueillir  ce  qu'on  sait  de  positif  sur  Malherbe,  et  graver  de 
nouveau  les  traits  de  cette  sèche,  altière  et  maîtresse  figure. 
J'en  prendrai  occasion  à  mon  tour  de  redire  quelque  chose  et 
sur  Malherbe  lui-même  (1)  et  sur  ses  disciples  Racan  et  May- 
nard,  dont  les  beaux  vers  lui  reviennent  à  bon  droit,  car  ils 
ne  se  seraient  pas  faits  sans  lui.  Il  y  eut  là,  tout  au  sortir 
de  l'enseignement  de  Malherbe,  dans  notre  poésie  française 
lyrique,  une  veine  trop  peu  abondante,  trop  tôt  distraite  et 

(1)  On  peut  voir  ce  que  j'en  ai  dit  déjà  dans  le  Tableau  de  la  Poésie 
fiavrnise  au  xvie  siècle  (édit.  de  1843),  et  aussi  dans  l'article  liertaut 
(  même  volume,  pa^'e  306);  j'y  discute  un  point  essentiel  qui  avait  été 
contesté. 


MALlIliUBK    Eï    SON    ÉCOLE.  55 

interrompue,  mais  très-pure,  très-française,  neuve ,  élevée  et 
douce  :  il  en  est  resté  quatre  ou  cinq  odes  au  plus,  mais  dignes 
d'Horace  qu'on  y  retrouve  imité  sans  servilité  et  avec  génie, 
et  bien  faites  surtout  pour  enchanter  et  inspirer,  comme  cela 
a  dû  être,  la  jeunesse  de  La  Fontaine.  Combien  il  y  a  peu, 
dans  notre  ancienne  poésie  lyrique,  de  ces  pièces  de  vers 
qu'on  puisse  relire  ainsi  à  chaque  printemps! 

Les  nombreuses  anecdotes  que  chacun  sait  par  cœur  sur 
Jlalherbe,  et  dont  plus  d'une  fait  sourire,  ne  doivent  point  dé- 
tourner un  moment  la  critique  du  trait  original  et  significatif 
qui  est  à  respecter  en  lui  :  il  eut  le  caractère  et  l'autorité,  ce 
qui  fait  le  chef  de  secte  et  le  chef  d'école.  Né  à  Caen  en  1353 
d'un  père  magistrat,  d'une  famille  plus  noble  que  riche,  l'aîné 
de  neuf' enfants,  ayant  fait  d'ailleurs  des  études  assez  variées 
et  de  gentilhomme  sous  la  conduite  d'un  précepteur,  tantôt  à 
Caen,  tantôt  à  Paris,  et  pendant  deux  ans  aux  universités  d'Al- 
lemagne, il  quitta  tout  à  fait  la  maison  paternelle  à  vingt  et  un 
ans  pour  s'attacher  au  service  du  duc  d'.Angoulème,  fds  naturel 
de  Henri  H,  et  grand-prieur  de  France.  Il  fut  auprès  de  lui,  en 
qualité  de  premier  secrétaire,  à  Aix  où  ce  prince  faisait  fonc- 
tion de  gouverneur.  11  s'y  donnait  un  peu  glorieusement  pour 
fils  d'un  conseiller  au  Parlement  de  Normandie,  tandis  que 
son  père  n'était  que  conseiller  au  présidial  :  «  petit  mensonge 
d'amour-propre,  nous  dit  M.  de  Gournay,  par  lequel  il  élevait 
son  père  d'un  échelon  dans  la  magistrature.  «  Malherbe  reste 
là  dix  ans  en  Provence,  et  Aix  peut  se  dire  sa  seconde  patrie. 
Sous  le  haut  patronage  du  prince,  il  y  voyait  l'élite  de  la  so- 
ciété; il  s'y  maria  à  vingt-six  ans  à  une  femme  de  trois  ou 
quatre  ans  plus  âgée  que  lui ,  veuve  déjà  pour  la  seconde  fois, 
et  appartenant  à  une  famille  parlementaire  des  plus  considé- 
rées dans  le  pays.  D'Aix  il  accompagna  quelque  temps  son 
prince  à  Marseille,  puis  revint  avec  lui  à  Aix.  11  goûtait  la  con- 
versalit  n  et  l'esprit  de  la  Provence.  Ces  propos  de  haute  sa- 
veur lui  revenaient  fort;  on  trouverait  même  trace  de  lui  et 
de  ses  gaietés  dans  les  poêles  provençaux  de  cette  date.  Quand 
il  eut  perdu  son  protecteur  en  4  586,  il  habita  tantôt  la  Nor- 
mandie, tantôt  la  Provence,  et  l'on  sait  peu  de  chose  de  lui 
durant  ces  années  de  troubles  civils.  Il  tira  sans  doute  l'épée 
quand  il  le  fallut;  il  vivait  de  la  vie  de  société  et  de  voisinage; 
il  s'occupait  de  ses  atl'aiies  et  de  sa  famille,  il  essayait  péni- 


56  CAUSER  lies    DU    LUNDI. 

blemonl  d'éUihlir  sa  maison  :  ayant  perdu  un  lils  aine  en  bas 
âge  et  une  fille  déjà  grandissante,  il  élevait  un  dernier  fiis 
auquel  il  devait  encore  survivre.  Il  a  dressé  pour  ce  fils  une 
Instruction  publiée  depuis  peu  (1),  et  qui  n'est  pas,  comme 
on  pourrait  croire,  une  instruction  morale,  mais  un  état  de 
biens,  une  pièce  de  précaution  et  de  défense  en  cas  de  procès 
de  famille  :  l'esprit  normand,  par  un  coin,  s'y  retrouve.  Ce 
qu'on  peut  dire  au  point  de  vue  du  talent,  c'est  que  tous  ces 
retards,  ces  contrariétés  qui  barrèrent  si  longuement  sa  car- 
rière, furent  utiles  à  Malherbe:  elle-;  l'empêchèrent  de  se 
classer  décidément  comme  poète  avant  l'heure  voulue,  et  de 
débuter  trop  en  public  dans  un  temps  où  il  aurait  encore  porté 
des  restes  de  couleur  de  l'école  poétique  finissante.  11  eut  tout 
le  loisir  de  prendre  son  pli  et  de  marquer  dans  sa  manière  en 
quoi  il  se  séi>arait  de  ses  prédécesseurs.  Son  genre  d'esprit  et 
de  génie  avait  besoin  d'ailleurs  d'un  régime  fixe,  régulier; 
l'ordre  public  rétabli  par  Henri  IV  devait  naturellement  ap- 
puyer et  précéder  cet  ordre  tout  nouveau  à  établir  également 
dans  les  Lettres  et  dans  les  rimes. 

La  première  ode  de  Malherbe  qui  le  mit  en  vue  fut  celle 
qu'il  présenta,  étant  à  Aix  en  1600,  à  Marie  de  Médicis ,  la 
jeune  reine  qui  venait  prendre  possession  du  trône  : 

Peuples,  qu'on  mette  sur  la  tête 
Tout  ce  que  la  terre  a  de  Heurs... 

André  Chénier,  commentateur  excellent,  a  remarqué  les  beau- 
tés rares,  et  à  cette  date  toutes  neuves,  de  cette  ode  qui  au- 
jourd'hui frappe  bien  plutôt  le  lecteur  par  ses  côtés  exagérés 
et  faux.  En  même  temps,  André  Cliénier  touche  à  un  défaut 
trop  réel  chez  Malherbe,  la  stérililé  d'invention  et  d'idées: 
«  Au  lieu,  dit-il,  de  cet  insupportable  amas  de  fastidieuse  ga- 
lanterie dont  il  assassine  cette  pauvre  reine,  un  poète  fécond 
et  véritablement  lyrique,  en  parlant  à  une  princesse  du  nom 
de  Médicis,  n'aurait  pas  oublié  de  s'étendre  sur  les  louanges 
de  cette  famille  illustre  qui  a  ressuscité  les  Lettres  et  les  arts 

(i)  Instruction  de  t\  de  Malherbe  à  son  fils,  publiée  pour  la  première 
fois  en  entier  d'après  le  rnatiuscril  de  la  bihliollièquc  d'Aix ,  par  M.  de 
Chenncvières  (18-46). —  M.  Roux-Alphérari  avait  le  premier,  il  y  a 
quelque  trente  ans,  rctrouvi?  ei'lte  pièce  et  en  avait  déjà  tiré  parti  dans 
ses  Recherches  biographiques  sur  Malherbe. 


MALHEUBE    ET    SON    ÉCOLE.  57 

en  llalie,  et  de  là  en  Europe.  Comme  elle  venait  régner  en 
France,  il  en  aurait  tiré  un  augure  favorable  pour  les  arts  et 
la  littérature  de  ce  pays.  Il  eût  fait  un  tableau  court,  pathé- 
tique et  ciiaud  de  la  barbarie  où  nous  étions  jusqu'au  rèi^ne 
de  François  P"".  Ce  plan  lui  eût  fourni  un  poëme  grand,  noble, 
varié,  plein  d'âme  et  d'intérêt,  et  plus  flatteur  pour  une  jeune 
princesse,  surtout  s'il  eût  su  lui  parler  de  sa  beauté  moins 
longuement  et  d'une  manière  plus  simple,  plus  vraie,  plus 
naïve  qu'il  ne  l'a  fait.  Je  demande  si  cela  ne  vaudrait  pas 
mieux  pour  la  gloire  du  poëte  et  pour  le  plaisir  du  lecteur.  Il 
eût  peut-être  appris  à  traiter  l'ode  de  cette  manière,  s'il  eût 
raieux  lu  ,  étudié,  compris  la  langue  et  le  ton  de  Pindare  qu'il 
méprisait  beaucoup  au  lieu  de  chercher  à  le  connaître  un  peu.  » 
Cette  remar([ue  essentielle  d'André  Chénier,  en  nous  éclairant 
sur  le  côté  faible  de  Malherbe,  a  l'avantage  de  faire  apprécier 
Pindare  par  son  côté  supérieur  et  le  plus  inventif.  Ces  déve- 
loppements, en  effet,  qui  aujourd'hui  et  de  si  loin  nous  sem- 
blent des  hors-d'œuvre  et  des  digressions  dans  les  odes  do 
Pindare,  étaient  précisément  ce  qui,  à  l'origine,  et  dans  le 
temps  où  les  souvenirs  étaient  vivants,  formait  l'à-propos  le 
plus  heureux  de  ses  sujets  et  qui  en  devenait  renrichissement 
le  plus  fertile:  c'était  le  contraire  du  lieu  commun  vague,  de 
ce  qui  domine  trop  fréquemment  dans  noire  ode  classique. 

Depuis  cette  ode  de  bienvenue  à  la  reine  Marie  de  Médicis, 
cinq  années  s'écoulèrent  encore  avant  que  Malherbe  fût  appelé 
à  la  Cour,  où  ses  comjiatriotes  Du  Perron  et  des  Yveteaux 
avaient  parlé  de  lui  et  l'avaient  recommandé  au  roi.  Mais,  à 
partir  de  septembre  1605,  il  y  fut  introduit  et  aussitôt  en 
pied;  à  peu  près  inconnu  de  la  veille,  il  y  prend  sa  place  dès 
le  premier  jour,  et  son  astre  règne.  Il  avait  pour  lors  cinquante 
ans.  Sa  vie,  depuis  cette  heure,  est  en  pleine  lumière;  ses 
singularités,  ses  moindres  mots  ont  été  recueillis.  Tranchant, 
exclusif,  grondeur,  bourru  même,  avare  ou  du  moins  positif, 
cynique  parfois,  n'oublions  jamais  le  bon  sens  qui  se  mêle  à 
ses  saillies  et  qu'il  observe  toujours  jusque  dans  ses  accès 
d'enthousiasme  et  d'orgueil.  Sa  verve  même,  quand  elle  lui 
vient,  se  combine  avec  une  certaine  habitude  raisonnable  qui 
est  le  propre  de  la  race  française  en  poésie,  et  qu'il  a  contri- 
bué à  fortifier.  Jusque  dans  les  familiarités  et  les  inélégances 
de  sa  conversation ,  il  avait  cela  du  poëlc  que,  s'il  parlait  peu, 


58  CAUSE  Kl  ES    nu    LUNDI. 

0  il  ne  disait  mot  qui  ne  porlàf.  »  Dans  ses  œuvres  rares,  dif- 
ficiles, toujours  remaniées,  qu'il  prise  haut,  mais  qu'il  n'es- 
tima jamais  a?sez  terminées  pour  en  publier  lui-même  le 
Recueil,  il  semble  avoir  cherché  surtout  à  donner  des  exem- 
ples d'une  nouvelle  et  meilleure  manière  de  faire;  on  dirait 
qu'il  n'a  voulu  que  changer  le  procédé  et  remonter  l'instru- 
ment plutôt  que  d'en  user  largement  lui-même.  Ne  lui  deman- 
dons que  quelques  strophes.  Les  quatre  stances  où  il  a  para- 
phrasé une  partie  du  Psaume  cxlv  sont  parfaites  : 

N'espérons  plus,  mon  Ame,  aux  promesses  du  monde; 
Sa  lumière  est  un  verre,  et  sa  faveur  une  onde 
yiie  toujours  queliiue  vent  empêche  de  calmer. 
Quittons  ces  vanités,  lassons-nous  de  les  suivre.- 

C'est  Dieu  qui  nous  fait  vivre. 

C'est  Dieu  qu'il  faut  aimer!... 

Quelques  strophes  de  ce  ton  suffisent  pour  réparer  une  langue 
et  pour  monter  une  lyre.  Celles-ci  sont  des  derniers  temps  de 
sa  vie;  car  sa  vieillesse  est  allée  jusqu'au  terme  en  s'alfer- 
missant  et  se  perfectionnant.  Son  ode  à  Louis  XIII  parlant 
pour  la  Rochelle  (1627) ,  qu'il  a  faite  à  soixante-douze  ans,  est 
la  plus  complète  de  toutes,  la  plus  hardie  de  composition,  de 
style,  d'images,  et  vers  la  fin  la  plus  virilement  touchante  : 

Je  suis  vaincu  du  temps,  je  cède  à  ses  oulrages; 
Blon  esprit  seulement,  exempt  de  sa  rigueui', 
A  de  quoi  témoigner  en  ses  derniers  ouvrages 
Sa  première  vigueur. 

Les  puissantes  faveurs  dont  Parnasse  m'honore 
Non  loin  de  mon  berceau  commencèrent  leur  cours; 
Je  les  possédais  jeune,  et  les  possède  encore 
A  la  fin  de  mes  jours... 

Le  ton  de  Corneille  est  déjà  trouvé.  Ne  prenons  Malherbe 
que  là  où  il  est  bon,  là  où  il  est  excellent.  Retranchons  le 
reste;  nous-mêmes  soyons-lui  Malherbe.  Cette  belle  ode  finale 
à  Louis  XIII  commence  en  ces  mots  :  Donc  nn  nouveau 
labeur  à  tes  armes  s'apprête!...  Malherbe  a  de  ces  brus- 
queries majestueuses;  il  débute  bien;  il  entonne  son  chant 
avec  vigueur  et  avec  essor  eii  l'accompagnant  d'un  geste  haut 
et  souverain.  Cela  se  retrouve  chez  lui  dans  les  petites  pièces 
comme  dans  les  grandes;  ainsi ,  dans  ce  sonnet  au  cardinal  de 


MALHERBE    ET    SON    ECOLE.  59 

Richelieu  :  A  ce  coup,  nos  frayeurs  n'auront  plus  de  rai- 
son... Le  sonnet,  la  chanson  même  chez  Malherbe  ont  de  la 
tournure  et  de  la  fierté  :  cela  dure  peu,  la  voix  chez  lui  se 
casse  vile,  mais  le  ton  est  donné.  11  porte  le  mouvement  lyrique 
jusque  dans  les  moindres  choses.  On  aurait  lu,  aujourd'hui, 
dans  une  demi-heure  tout  ce  qui  est  à  retenir  de  ^lalherbe  : 
on  commencerait  par  ses  fameuses  stances  à  Du  Perrier, 
stances  qui  elles-mêmes  sont  de  moitié  trop  longues  :  il  aurait 
fallu  un  second  Malherbe  pour  les  abréger.  On  mettrait  au 
premier  rang  quelques  morceaux  que  le  poète  n'a  point  ache- 
vés, tels  que  le  fragment  aux  Mânes  de  Damon  où  se  trouve 
cette  belle  stance  sur  l'Orne  et  ses  campagnes,  le  seul  endroit 
où  il  ait  exprimé  avec  vérité  et  largeur  le  sentiment  de  la 
nature  champêtre.  On  a  de  Malherbe  quelques  belles  strophes 
d'attente  qui  étaient  toutes  taillées  pour  des  odes  qui  ne  sont 
point  venues;  ce  sont  des  ébauches  fières,  un  peu  roides,  des 
jets  de  marbre  coupés  court,  mais  qui  sentent  un  mâle  ciseau. 
En  tout,  ]\lalherbe,  même  dans  sa  maigreur  et  son  peu  d'é- 
toffe, est  toujours  digne  et  a  des  moments  d'une  élégance 
parfaite  et  ravissante.  C'est  un  gentilhomme  lyrique  qui  s'en- 
tend admirablement  à  draper  son  court  manteau  ,  et  qui  laisse 
voir  jusque  dans  sa  pauvreté  bien  de  la  distinction  et  de  la 
noblesse  naturelle. 

On  a  dit  de  nos  jours  avec  un  grain  de  malice  et  un  coin  de 
vérité:  «  La  poésie  française,  au  temps  de  Henri  IV,  était 
comme  une  demoiselle  de  trente  ans  qui  avait  déjà  manqué 
deux  ou  trois  mariages,  lorsque,  pour  ne  pas  rester  fille,  elle 
se  décida  à  faire  un  mariage  de  raison  avec  M.  de  Malherbe, 
lequel  avait  la  cinquantaine.  »  Mais  ce  ne  fut  pas  seulement 
un  mariage  de  raison  que  la  poésie  française  contracta  alors 
avec  Malherbe,  ce  fut  un  mariage  d'honneur.  Elle  trouvait  un 
honnête  homme  et  sensé,  et  qui,  s'il  ne  lui  donna  pas  tous 
les  agréments,  la  mil  désormais  hors  d'état  de  déchoir  et 
l'ennoblit. 

Nous  ne  connaissons  Malherbe  que  déjà  gris  et  ridé,  dans 
sa  verte  vieillesse.  A  en  juger  par  ce  qu'on  a  de  lui,  on  croi- 
rait qu'il  a  eu  de  la  jeunesse  à  peine;  il  en  a  eu  pourtant,  et 
il  l'a  sentie.  N'esl-ce  pas  lui  qui  a  fait  ces  vers  délicieux  qui 
expriment  comme  dans  un  regret  rapide  et  sobre  les  premières 
grâces  de  la  vie  : 


GO  CArSF.RtES    DIT    LUNDI. 

Tout  le  plaisir  (ips  jours  est  en  leurs  matinées; 
La  nuil  est  déjà  proclie  à  (jui  pusse  midi. 

11  y  a  quelquefois  chez  .Malherbe  une  grâce  fine  et  rare  qui , 
au  milieu  de  celte  luiuteur  et  de  celte  roideur  lyrique,  a  lout 
son  prix. 

Deux  contemporains,  deux  di^cip!es  de  Malherbe,  Balzac  et 
Godeau,  ont  tiès-bien  marqué  un  des  points  principaux  de 
son  innovation  et  de  sa  réforme.  Rendant  hommage  aux  poêles 
français  du  xvi*  siècle,  à  ceux  que  Malherbe  avait  eu  le  tort 
de  trop  dépriser,  et  leur  faisant  jusqu'à  un  certain  point  répa- 
ration, Godeau,  dans  le  Discours  qui  servait  de  préface  à  la 
première  Édition  de  Malherbe,  ajoutait  pourtant  :  «  La  passion 
qu'ils  avairnt  pour  les  anciens  était  cause  qu'ils  pillaient  leurs 
jiensées  plutôt  qu'ils  ne  les  choisissaient.  »  Et  il  fait  sentir  que 
la  méthode  habile  et  combinée,  celte  méthode  d'abeille  par 
laquelle  Horace  imitait  les  Grecs,  a  succédé  en  Fiance,  grâce 
à  Malherbe,  à  l'imilalion  confuse,  à  rimportation  trop  directe 
et  trop  entière  des  originaux  grecs  eux-mêmes.  Balzac,  dans 
son  xxxi"  Entrelien,  ne  nous  le  dit  pas  moins  nettement; 
après  avoir  parlé  de  cette  première  forme  indigeste  et  avide 
qu'avait  prise  chez  nous  l'imitation  des  anciens:  «  Les  imita- 
tions de  Malherbe,  remarque-t-il ,  sont  bien  moins  violentes, 
sont  bien  plus  fines  et  plus  adroites.  Il  ne  gâte  point  les  inven- 
tions d'autrui  en  se  les  appropriant.  Au  contraire,  ce  qui  n'é- 
tait que  bon  au  lieu  de  son  origine,  il  sait  le  rendre  meilleur 
par  le  transport  qu'il  en  fait.  11  va  presque  toujours  au  delà 
de  son  exemple,  et,  dans  une  langue  inférieure  à  la  latine, 
son  français  égale  ou  surpasse  le  latin.  »  Il  en  cite  quelques 
exemples  qui,  s'ils  ne  prouvent  point  la  supériorité  de  Mal- 
herbe sur  les  Latins,  montrent  du  moins  une  émulation  savante 
et  assez  brillante.  Cette  observation  de  Balzac  et  de  Godeau 
se  peut  résumer  ainsi  :  Ronsard  et  son  école  ne  savaient  pas 
l'art  d'imiter;  dans  leur  ardeur  et  leur  inexpérience  première, 
ils  transportaient  tout  de  Fantiquilé,  l'arbre  et  les  racines  : 
Alalherbe  le  premier  sut  et  enseigna  l'art  de  grejjer  les  beau- 
tés poéti(|ues. 

Ses  disciples  en  profilèrent,  et  Racan  le  premier.  C'était  un 
heureux  et  facile  génie  que  Racan,  peut-être  mieux  doué,  à 
quelques  égards,  que  Malherbe,  et  en  poésie  comme  en  dis- 
traction un  vrai  précurseur  de  La  Fontaine.  Mais  sans  Mal- 


MALHERBE    ET    SON    KGOLE.  61 

herbe,  sans  sa  juste  e(  ferme  direction,  on  peut  croire  qne 
l?acan  n'eût  point  été  ce  qu'on  l'a  vn,  et  lui-même,  s'adres- 
sant  à  son  maître,  a  dit  :  «  Je  sais  bien  que  votre  jugement 
est  si  généralement  approuvé,  que  c'est  renoncer  au  sens  com- 
mun que  d'avoir  des  opinions  contraires  aux  vôtres.  »  Né  en 
loSg  au  château  de  la  Roche-Racan  en  Touraine,  aux  con- 
fins du  Maine  et  de  l'Anjou,  Racan ,  de  trente-quatre  ans  plus 
jeune  que  son  maître,  connut  Malherbe  étant  page  de  la 
chambre  de  Henri  IV.  II  s'attacha  à  lui,  prit  ses  conseils,  ne 
réussit  jamais  à  le  satisfaire  enlièrement,  car  il  avait  bien  des 
ignorances  involontaires  et  des  nonchalances,  mais  il  réussit 
une  ou  deux  fois  par  ses  accès  de  talent  à  lui  donner,  honneur 
insigne  !  un  peu  de  jalousie.  On  parle  toujours  des  Bergeries 
de  Racan.  Ce  n'est  point  là  cejiendant  qu'il  faut  l'aller  cher- 
cher. Ses  Bergeries,  publiées  pour  la  première  foison  '1625, 
ne  sont  qu'une  espèce  de  comédie  pastorale  en  cinq  actes, 
assez  mal  cousus  ensemble,  où  les  jiersonnages  ne  parlent 
qu'un  langage  de  convention,  qui  n'est  ni  celui  de  la  Cour  ni 
celui  du  village,  mais  dont  le  mélange  dut  plaire,  en  effet,  aux 
ruelles  de  ce  temps-là,  où  régnaient  les  bergers  de  YAstrée. 
Quelques  vers  heureux  et  d'un  caractère  vraiment  rural  et 
villageois,  qui  y  sont  clair-semés  (1),  ne  sauraient  en  racheter 

(1)  Voici  qiiolques-unsde  ces  vers: 

Les  iroupeaiiK  que  la  faim  a  cliassés  des  bocages 
A  pas  lents  et  ciaintifs  entrent  dans  les  gagnages... 

«Une  muselle  se  fuit  enlendre  : 

Je  passai  tout  le  fiont  par-dessus  un  buisson 
Du  côté  d'où  venait  cet  agréable  son. 

Il  s'agit  d'un  berger  riche  qui  est  un  bon  parti  pour  une  bergère  : 

Sa  maison  se  tait  voir  par-dessus  le  village. 

h'Alter  ttb  iindeciino...  de  Virgile  est  assez  naïvement  imité  en  ces  vers: 

Je  n'avais  pas  douze  ans,  quand  la  première  (lamine 
Des  beaux,  yeux  d'Alcidor  s'alluma  daiis  mon  âme  ; 
Il  me  passait  d'un  au  ,  et  de  ses  petits  bras 
Cueillait  déjà  des  fruits  dans  les  brandies  d'eu  bas. 

Mais  tout  cela  n'est  pas  suivi,  n'est  pas  fondu;  un  vers  gale  l'autre;  le 
vrai  se  noie  aussilôt  dans  le  taux.  Il  nous  aurait  fallu  un  Cowper  pour 
fixer  dans  noire  poésie  toule  celte  partie  réelle  et  jolie,  vraiment  ru- 
rale. M.  Brizeux,  de  nos  jours,  y  a  tâché  .-  mais  il  tâche  trop.  Sa  poésie 
VIII.  6 


62  CAUSEniES    DU    LUNDI. 

les  continuelles  fadeurs.  Prenons  Raoan  dans  les  ouvrages  de 
moiiidie  haleine,  là  où  il  csl  supérieur,  là  où,  lui  qui  no 
savait  pas  le  latin,  il  s'est  montré  tout  à  coup  un  émulo 
d'Horace  et  en  partie  héritier  de  sa  lyre,  comme  a  dit  La 
Fontaine.  Ses  stances  sur  la  Retraite  sont  les  plus  célèbres; 
il  les  adresse  à  un  ami  qui  est  engagé  comme  lui  dans  le 
monde  et  qu'il  convie  ainsi  cpie  lui-même  à  s'en  retirer  : 

Tircis,  il  faut  penser  ;i  faire  la  retraite  : 
La  course  de  nos  joiii's  est  plus  qu'à  demi  faite; 
L'âge  iriscusiblemeut  nous  conduit  à  laïuorl; 
Nous  avons  assez  vu,  sur  la  mer  de  et;  monde, 
Errer  au  gré  des  Ilots  noire  nul'  vajjalionde  : 
Il  est  temps  de  jouir  des  délices  du  port. 

Et  bienlôl,  après  quelques  mois  sur  la  fragilité  de  la  fortune, 
sur  la  vanité  des  poursuites  de  l'ambition,  il  passe  à  la  des- 
cription des  délices  des  champs;  et  de  cette  peinture  tant  de 
fois  célébrée,  il  tire  une  inspiration  naturelle,  large  eldnrablo. 
Sa  pièce  n'est,  si  l'on  veut,  qu'une  paraphrase  de  l'épode 
d'Horace  :  Beatus  ille  qui  proctil  negotiis...  Racan,  qui  ne 
lisait  pas  Horace  dans  l'original,  avait  sous  les  yeux  une  tra- 
duction en  prose  que  lui  en  avait  donnée  son  parent  le  cheva- 
lier de  Bueil.  Il  y  a  pourtant  entre  la  pièce  d'Horace  et  celle 
de  Racan  des  différences  de  ton  et  de  sentiment  qui  laissent  à 
cette  dernière  son  caractère  tout  à  fait  particulier  et  son 
charme  propre.  Horace  est  ici  imité  comme  lui-même  avait 
inn'té  les  Grecs,  c'est-à-dire  en  n'y  prenant  pas  tout  et  en  y 
mettant  du  sien. 

La  pièce  d'Horace  si  souvent  citée  n'a  pas  le  sens  tout  à  fait 
sim[)le  qu'on  lui  prête  d'ordinaire  lorsqu'on  y  fait  vaguement 
allusion,  (^ette  pièce,  dont  le  cadre  preiuier  et  le  î^o^// pa- 
raissent empruntes  d'un  ïambe  d'Archiloque,  est  une  satire; 
cet  éloge  des  champs  tourne  à  l'ironie.  Ce  n'est  point  le  poète 
qui  est  censé  parler  dans  ces  vœux  et  dans  ces  jouissances 
anticipées  de  bonheur  champêtre  :  c'est  un  usurier,  Alfius, 

est  toulc  cailloulouse.  Il  y  a  clie/.  lui  uih'  lri's-t;rande  prélenlion  à  la 
siuiplicité.  Sa  poésie  pastorale  me  paraît  surloul  uiaïujuer  de  naïv(  té 
IVauclie,  et  de  cet  amour  des  champs  qu'avait  Uacau.  On  croit  sentir 
qu'il  n'aime  le  rourlil  et  le  mouloir  qu'eu  vers.  Il  a  la  colère  contre  la 
ville  plutôt  qu'il  n'en  a  l'oubli  et  l'amour  des  clianips.  Le  Cow^ier,  jus- 
qu'ici, nous  a  manqué. 


MALIIERCE    ET     SON    ECOLE.  63 

qui,  tout  d'un  coup  épris,  pour  une  raison  qu'on  ne  dit  pus, 
d'un  merveilleux  amour  des  champs,  veut  quitier  les  affaires 
et  la  Bourse  de  Rome  pour  aller  cultiver  la  terre  de  ses  mains 
et  pratiquer  la  douceur  des  géorgiques  :  mais  cette  belle  dis- 
position ne  tient  pas;  le  naturel  l'emporte,  et  tous  ces  fonds 
qu'Alfius  a  retirés  le  15  du  mois,  il  cherche  à  les  replacer  dès 
le  4"  du  mois  suivant.  Telle  est  la  pensée  d'Horace,  pensée 
de  moraliste  bien  plus  encore  que  d'amateur  des  champs.  Le 
piquant,  c'est  qu'il  ne  démasque  son  intention  que  dans  les 
derniers  vers  de  la  pièce  :  rien  jusque-là  n'avertit  que  ces 
peintures  vives  et  riantes  ne  soient  qu'un  transport  de  l'ima- 
gination et  un  caprice  de  l'esprit  chez  celui  qui  s'y  livre.  Les 
meilleurs  critiques  ont  repoussé  l'idée  que,  même  en  étant 
averti ,  on  put  y  saisir  de  l'ironie  jusqu'au  dernier  instant  où 
seulement  elle  éclate.  Il  est  des  lecteurs  simples  et  à  l'âme 
droite  qui,  touchés  à  première  vue  de  ces  paysages  et  de  ces 
tableaux  innocents  et  les  ayant  pris  au  sérieux,  ont  regretté 
que  l'impression  en  fut  ainsi  détruite  vers  la  fin  et  comme 
tournée  en  raillerie  :  ils  voudraient  retrancher  les  quatre  der- 
niers vers.  Le  docte  et  ingénieux  Orelli  combat  cette  critique  : 
«  Supprimez  cette  fin,  dit-il,  nous  n'aurons  plus  qu'une  am- 
plification de  rhétorique  en  l'honneur  de  la  vie  champêtre, 
célébrée  sans  motif  et  sans  but,  une  description  plus  digne 
réellement  de  Tanière  et  de  Gessner  que  d'Horace.  »  C'est 
pourtant  ce  que  Racan  a  fait  et  ce  qu'eût  fait  aussi  Fénelon; 
il  a  supprimé  toute  ironie,  et  comme,  en  le  faisant,  il  était 
dans  sa  nature,  il  a  retrouvé  par  ce  côté  non  pas  la  supério- 
rité, mais  une  originalité  en  face  d'Horace. 

Et,  en  effet,  ce  qui  règne  et  ce  qu'on  respire  en  ces  belles 
et  harmonieuses  stances  de  Racan ,  déroulées  avec  tant  d'am- 
pleur et  de  mollesse  d'abandon  dans  un  style  un  peu  vieilli , 
qui  n'en  ressemble  que  davantage  aux  grands  bois  paternels 
et  aux  hautes  futaies  voisines  du  manoir,  c'est  la  paix  des 
champs,  c'est  l'étendue  et  le  silence.  J'en  comparerai  l'effet  à 
celui  que  produisent  certaines  élégies  rurales  de  Tibulle  plus 
encore  qu'à  celui  de  l'ode  d'Horace.  On  y  reconnaît  un  amour 
reposé  des  champs,  non  pas  tant  pour  le  plaisir  de  les  chanter 
que  pour  la  douceur  et  l'habitude  d'y  vivre.  Horace,  même 
quand  il  célèbre  la  campagne,  est  plus  brillant,  plus  travaillé; 
il  y  porte  cette  curiosité  heureuse,  cette  ciselure  de  diction  qui 


64  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

ne  l'abandonne  jamais  dans  ses  odes  et  qui  rappelle  l'art;  sou 
expression  est  vive  et  concise,  son  image  serrée  et  polie  jusqu'à 
l'éclat  :  elle  luit  comme  un  marbre  de  Paros,  comme  un  purtiquo 
d'Albano  au  soleil.  Ne  cherchons  rien  de  pareil  chez  l{acan; 
avec  lui  nous  sommes  en  Gaule,  en  Touraine,  tout  près  du 
Maine,  en  bon  et  doux  pays,  mais  où  tout  ne  brille  pas,  où 
chaque  colline  n'a  pas  son  maibre  élincelant  ni  son  bois  sacré. 
Ne  cherchons  que  le  senlimenl  sincère  dans  sa  plénitude,  le 
calme,  la  tranquillité  stable  d'une  vie  heureuse,  l'idéal  d'une 
médiocrité  domestique  frugale  et  abondante  :  or,  tout  cela  s'y 
e.xhale,  et  on  en  reçoit  l'impression  en  le  lisant.  Son  gentil- 
homme de  campagne,  il  ne  va  pas  le  demander  aux  anciens; 
il  l'a  sous  les  yeux,  et  il  le  décrit  d'après  nature  : 

11  l.ihoure  le  cluimp  que  lahourait  son  pure  : 
Il  ne  s'inl'orme  point  de  ce  f|iron  délibère  ■ 
Dans  ces  firaves  Conseils  d'affaires  accablés; 
Il  voit  sans  intérêt  la  mer  grosse  d'orages, 
El  n'observe  des  vents  les  sinistres  présages 
Que  pour  le  soin  qu'il  a  du  salut  de  ses  blés. 

Roi  de  ses  passions,  il  a  ce  qu'il  désire  : 

Son  fertile  domaine  est  son  petit  empire. 

Sa  cabane  est  son  Louvi'e  et  son  Fonlaincbleau; 

Ses  champs  et  ses  jardins  sont  autant  de  provinces; 

Et,  sans  porter  envie;  à  la  pompe  des  princes, 

Se  contente  chez  lui  de  les  voir  en  tableau. 

Il  voit  de  toutes  parts  combler  d'heur  sa  famille, 
La  javelle  à  plein  poing  tomber  sous  la  faucille. 
Le  vendangeur  ployer  sous  le  faix  des  paniers; 
Et  semble  qu'à  l'envi  les  fertiles  montagnes. 
Les  humides  vallons  et  les  grasses  campagnes 
S'efforcent  à  remplir  sa  cave  et  ses  greniers. 

Il  suit  aucune  fois  un  cerf  par  les  foulées, 
Dans  CCS  vieilles  forêts  du  peuple  reculées.... 

Laissons  le  chasseur  disparaître  dans  la  profondeur  de  ces 
grandes  allées  sombres,  qui  nous  sont  traduites  par  cette  har- 
monie même.  La  pièce  de  Racan  est  toute  de  ce  ton.  S'il  dit 
les  choses  avec  moins  de  particularité  qu'Horace,  il  ne  les 
lend  pas  a\ec  moins  de  naturel;  car,  en  admellant  que  (les 
derniers  vers  exceptés)  il  n'y  ait  point  d'ironie  proprement 
dite  dans  le  courant  de  l'ode  d'Horace  ,  on  ne  peut  s'empêcher 
de  reuuu-(iuer  qu'xVItius,  co  soudain  amateur  des  champs,  so 


MALUKRIJE    ET    SON     ÉCOLE.  65 

complaît  fort,  au  milieu  do  son  vœu  iViigal,  à  nommer  les 
huîtres  et  les  poissons  du  lac  Lucrin,  auxquels  il  déckire  re- 
noncer ;  il  y  parle  en  détail  des  mets  rares,  des  gelinottes  ,  fai- 
sans ou  autres  oiseaux  recherchés,  auxquels  il  se  promet 
désormais  de  préférer  la  mauve  et  l'olive.  Ces  ressouvenirs  de 
la  vie  gastronomique,  qiii  sont  bien  à  leur  place  dans  la 
bouche  du  citadin  fraîchement  converti  et  bicnlôt  relaps, 
feraient  tache  dans  un  tableau  simplement  puisé  au  cœur  de 
la  vie  rustique.  Ce  n'est  donc  pas  tout  à  fait  un  désa\anlage 
pour  Racan  de  s'en  être  tenu  dans  sa  peinture  à  des  images 
plus  générales  et  plus  larges  :  il  y  a  gagné  de  produire  une  inspi- 
ration plus  uniment  champêtre,  et  sa  pièce,  moins  curieuse 
pittoresquement  que  celle  d'Horace ,  a  bien  plus  de  naïveté. 

A  côté  et  à  la  suite  des  stances  de  Racan,  il  faut  relire  les 
derniers  vers  de  la  fabh;  de  La  Fontaine ,  le  Songe  d'un  Ha- 
bitant du  Mogol ,  sur  l'amour  de  la  retraite  :  c'en  est  comme 
la  continuation  dans  la  même  nuance  ,  dans  le  même  langage. 
J'indiquerai  également ,  comme  sorties  du  même  courant  et  de 
la  même  source,  comme  inspirées  par  un  semblable  et  pur 
amour  de  la  campagne ,  les  belles  et  douces  stances  de  La- 
martine dans  ses  secondes  Méditations  poétiques  :  O  vallons 
paternels!  doux  champs!  humble  chaumière!...  M.  de 
Lamartine  voudra  bien  me  pardonner  de  l'oser  louer  en  le 
rapprochant  de  La  Fontaine.  Mais  le  bon  Racan,  avant  eux, 
avait  retrouvé  le  premier  quelques  sons  de  cette  flûte  pasto- 
rale de  l'âge  d'or. 

Racan ,  tout  ignorant  qu'il  était ,  a  encore  imité  Horace  avec 
bonheur  dans  son  ode  au  comte  de  Bussy  :  Bussij  ,  notre  prin- 
temps  s'en  va  presque  expiré...  Son  cousin  également  lui 
aura  traduit  ce  jour- là  le  Quid  bellicusus  Cantaber.  Les 
amateurs  remarqueront  dans  le  rhythme  qu'il  y  emploie  une 
heiu'euse  coupe  de  vers  et  un  entrelacement  de  rimes  plein  de 
nonchalance.  H  a  de  même  imité  Virgile,  à  un  endroit,  dans 
des  stances  de  Consolation  à  M.  de  Bellegarde  sur  la  mort 
de  M.  de  Termes ,  son  frère.  On  sait  les  beaux  vers  de  Virgile 
(Églogue  v)  sur  la  mort  de  Daphnis  :  «  Daphnis,  est  il  dit, 
tout  éblouissant  de  lumière,  admire  le  seuil  inaccoutumé  de 
l'Olympe,  et  voit  sous  ses  pieds  les  nuées  et  les  étoiles.  »  Celte 
consolation  est  celle  qu'on  aime  toujours  à  donner  aux  vivants 
en  deuil  lors  de  la  séparation  et  du  départ  d'une  âme  élevée  et 

6. 


66  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

céleste.  Or,  Racan  applique  ainsi  cette  imago  à  M.  de  Termes, 
mort  dans  les  couibals  : 

Il  voit  Cl!  que  l'Olympe  .-i  de  plus  merveilleux; 
Il  y  voit  à  ses  pieds  ees  llanU)e;uix  oigiici lieux 
Qui  touriieulà  leur  yié  la  Fortune  et  sa  roue; 
Et  voit  connue  fourmis  marcher  nos  léf^ions 
Dans  ce  petit  amas  de  poussière  et  de  boue. 
Dont  noire  vanité  l'ait  tant  de  régions. 

Pour  un  homme  qui  ne  savait  pas  le  latin  et  qui  n'avait  jamais 
pu,  dit-on,  apprendre  à  réciter  par  cœur  môme  son  Confi- 
teor,  on  conviendra  que  c'est  assez  bien  imiter  et  surpasser 
son  poète.  On  raconte  que  Malherbe  conçut  un  peu  de  jalousie 
de  Racan  pour  cette  belle  slance;  et  Boileau  disait  que,  pour 
avoir  fait  les  trois  derniers  vers,  il  donnerait  les  trois  meilleurs 
des  siens  :  ce  que  Daunou  ,  qui  n'entend  bien  que  la  prose , 
ne  comprend  pas.  Ces  trois  vers  sont  admirables  en  elTel,  pour 
représenter  le  bonheur  d'un  héros  chrétien  désabusé,  dans  le 
ciel.  Racan  était  doué  d'une  naïveté  charmante  et  d'une  éléva- 
tion naturelle:  mais  distrait,  paresseux,  modeste  à  l'excès, 
privé  trop  tôt  des  conseils  de  Malherbe  et  abandonné  à  son 
instinct,  il  vécut  au  hasard  ,  s'oublia  volontiers  aux  champs, 
et  n'eut  que  des  accidents  de  génie  dont  j'ai  noté  les  meilleurs. 
Il  mourut  en  février  'IGTO,  à  l'âge  de  quatre-vingt-un  ans,  en 
plein  siècle  de  Louis  XIV.  11  s'était  amusé  à  traduire  en  vers 
les  Psaumes  pour  occuper  la  seconde  moitié  de  sa  vie.  Des 
tribulations  de  famille ,  des  procès  que ,  dit-on ,  il  ne  fuyait  pas 
toujours ,  des  infirmités  achevèrent  de  lui  remplir  ces  longues 
années  du  déclin. 

Un  autre  élève  de  Malherbe,  et  le  seul  après  Racan  qui 
mérite  un  souvenir,  parce  qu'il  est  le  seul  qui  ait  laissé  en 
jioésie  et  dans  le  guùt  du  maître  quelque  chose  de  durable, 
c'est  Maynard.  Né  en  1582  dans  le  Midi ,  Toulouse,  Aurillac 
et  Saint-Ceré  se  disputent,  dit- on,  l'honneur  de  sa  nais- 
sance (l).  Il  mériterait  une  étude  à  part ,  et  je  ne  puis  ici  que 
lui  accorder  un  rapide  souvenir.  Jeune,  il  avait  été  attaché 


MALHERBE    ET    SON    ÉCOLE.  67 

comme  secrétaire  à  la  reine  Marguerite  ,  la  première  femme  de 
Henri  IV,  lorsqu'elle  vint  dans  les  derniers  temps  habiter  à 
Paris.  Il  devint  ensuite  président  au  présidial  d'Auriilac  en 
Auvergne  et  y  végéta  presque  toute  sa  vie.  Il  mourut  en  1646 
à  soixante-quatre  ans,  sans  avoir  pu  jamais  forcer  la  fortune. 
Il  avait  joui  d'une  certaine  vogue  et  d'une  première  faveur 
sous  Henri  IV;  il  ne  la  put  jamais  retrouver  sous  Richelieu. 
De  bonne  heure  ,  i!  se  sent  rejeté  dans  sa  province  et  en  dan- 
ger de  se  rouiller.  Bel-esprit  né  pour  l'Académie,  et  l'un  des 
premiers  sur  la  liste  lors  de  la  fondation  ,  il  ne  put  guère  jouir 
des  avantages  que  procurait  cette  naissante  et  déjà  illustre 
Compagnie.  Chapelain,  sans  le  vouloir,  lui  perçait  le  cœur 
lorsqu'il  lui  écrivait  dans  le  premier  âge  d'or  de  l'institution 
(août  1034)  :  «  Quand  il  n'y  aurait  autre  avantage  qu'une  fois 
la  semaine  on  se  voie  avec  ses  amis  en  un  réduit  plein  dlion- 
neur^  je  ne  croirais  pas  que  ce  fût  une  chose  de  petite  conso- 
lation et  d'utilité  médiocre.  M.  deRacan  est  en  celle  ville,  qui 
n'en  manque  point  et  confesse  avec  sa  bonté  ordinaire  que  les 
conférences  qui  s'y  font  ne  lui  sont  pas  inutiles,  quelque  excel- 
lent homme  qu'il  soit  (1).  »  Oh!  combien  ces  conférences,  ces 
belles  conversations  qu'on  y  tenait,  combien  les  entretiens 
exquis  du  Marais  ou  de  la  place  Royale  faisaient  défaut  à  May- 
nard  absent!  Il  le  déplore  sans  cesse.  Son  peu  de  bien  le  rete- 
nait au  logis  et  lui  interdisait  les  fréquents  voyages.  Après  la 
mort  d'un  de  ses  fils ,  il  trouva  pourtant  le  moyen  d'aller  à 
Rome  pour  se  distraire  et  se  consoler,  de  s'y  attacher  à  M.  de 
Noailles  l'ambassadeur,  et  d'y  rester  environ  deux  ans;  mais 
il  fallut  revenir  et  reprendre  la  vie  de  province  avec  les  ennuis 
du  métier.  On  a  le  Recueil  des  Lettres  de  Maynard  qui  nous 
racontent  en  style  fleuri  ses  occupations,  ses  tracas,  ses  in- 
quiétudes. Il  passe  ses  instants  de  loisir  à  polir  durant  des 
années  des  épigrammes  de  toutes  sortes  qu'il  emprunte  à  Mar- 
tial, à  Catulle  ou  à  de  moins  dignes,  à  correspondre  avec  les 
Académiciens  en  renom,  avec  son  voisin  Balzac,  u  l'incompa- 
rable ermite  de  la  Charente,  »  avec  les  illustres  de  Paris, 

[\)  La  liaraiigue  de  remerciement  que  Racan  adressa  à  l'Académie 
française  pour  sa  réccplioii  est  du  9  juillet  1635;  si  la  date  qui  résulte 
des  Lettres  manuscrites  de  Cliapelaiu  est  exacte,  il  s'ensuit  qu'il  taisait 
partie  de  la  Couipai^nie  et  qu'il  assislail  aux  séances  dès  l'année  précé- 
deule. 


68  cACSEnius  uu  lundi. 

Chapelain,  Gomberville  et  autres  :  il  leur  jtrodigue  les  louanges 
pour  qu'ils  les  lui  rendent;  il  cherche  à  se  rattacher  à  ceux 
qui  vivent,  et  à  ce  qu'on  dise  de  lui  le  moins  possible /ew 
Maynard.  C'est  là  son  souci  continuel.  Tout  au  contraire  de 
Racan ,  il  se  tourmente  et  se  consume  autant  que  l'antre  se 
distrayait  aisément  et  s'oubliait  :  «  Je  suis  venu  trop  tôt  ou 
trop  tard  au  monde  ,  s'écrinit-il  ;  tout  autre  siècle  que  celui-ci 
eût  rougi  de  me  laisser  vieillir  dans  le  village.  »  Sa  plus  grande 
crainte  est  de  passer  pour  Gascon  et  pour  avoir  des  gasco- 
nisnies  dans  son  langage;  il  est  le  premier  à  demander  grâce 
et  à  s'excuser  de  ses  rudesses;  mais,  si  on  le  prend  au  mot  et 
qu'on  paraisse  lui  en  trouver  en  effet ,  il  prétend  aussitôt  qu'il 
n'en  a  pas ,  et  il  met  au  défi  toute  l'Académie  pour  la  politesse 
de  la  diction  et  l'exactitude.  On  voit  que  Maynard  prêterait  un 
peu  au  ridicule  et  qu'il  offrirait  au  besoin  un  type  de  l'écrivain 
atteint  du  mal  de  province  et  qui  a  la  peur  d'être  devenu  sur- 
anné avant  l'âge.  Eh  bien  !  ce  même  Maynard ,  de  peu  d'in- 
vention d'ordinaire,  et  qui  se  borne  de  préférence  à  mettre  en 
œuvre  les  pensées  d'autrui ,  a  fait  une  ou  deux  pièces  fort 
belles.  Son  ode  intitulée  la  Belle  Vieille  est  célèbre  ;  elle 
s'adresse  à  une  de  ces  beautés  comme  nous  en  avons  connu  , 
qui  délient  les  années  et  dont  les  retours  do  saison  ont  des 
triomphes  comme  les  printemps  : 

Ce  n'est  pus  d'aujourd'hui  que  je  suis  la  conquête: 
Huit  lustres  ont  suivi  le  jour  que  lu  me  pris, 
Et  j'ai  fidèlement  aimé  ta  belle  lêle 
Sous  des  cheveux  châtains  et  sous  des  cheveux  gris. 


L'âme  pleine  d'amour  et  de  mélancolie, 
Et  couché  sur  des  Heurs  et  sous  des  orangers, 
J'ai  montré  ma  blessure  aux  deux  mers  d'Italie, 
El  fait  dire  ton  nom  aux  échos  étrangers. 

Mais  ce  ne  sont  là  que  deux  strophes;  le  reste  de  la  pièce  ne 
se  soutient  pas  à  cette  hauteur.  La  pièce  vraiment  belle  do 
Maynard,  celle  qui  mérite  de  conserver  son  nom,  est  une 
autre  ode  de  lui  :  Alcippe,  reviens  dans  nus  bois...  Le  thème 
y  est  à  peu  près  le  même  que  celui  de  Racan  ;  il  s'agit  d'ar- 
racher à  la  Cour  un  ami  que  la  fortune  y  abandonne  et  qui 
s'acharne  à  une  ingrate  poursuite.  Maynard  ,  en  soudant  celle 
fois  dans  son  propre  cœur,  a  su  y  trouver  des  accents  de 
vrai  poète  et  d'une  élévation  inaccoutumée  : 


MALHERBE    ET    SON    ÉCOLE.  69 

La  Cour  mépiise  Ion  encens  : 
Ton  rival  monte,  el  tu  descends, 
Et  dans  le  cabinet  le  favori  te  joue. 
Que  t'a  servi  de  flécliir  les  genoux 
Devant  un  Dieu  fragile  et  lait  d'un  peu  de  lioue, 
Qui  souffre  cl  qui  vieillit,  pour  mourir  comme  nous? 

Romps  tes  fers,  bien  qu'ils  soient  dorés; 
Fuis  les  injustes  adoiés; 
Et  descends  dans  toi-même  à  l'exemple  du  sage. 

Tu  vois  de  près  ta  dernière  saison  ; 
Tout  le  monde  connaît  ton  nom  et  ton  visage, 
Et  tu  n'es  pas  connu  de  ta  propre  raison. 

Ne  forme  que  de  saints  désirs, 
Et  te  sépare  des  plaisirs 
Dont  la  molle  douceur  le  fait  aimer  la  vie. 

Il  faut  qui!  1er  le  séjour  des  mortels; 
Il  f;iul  quitler  Pliilis,  Amarante  et  Sylvie, 
A  qui  ta  folle  amour  élève  des  autels... 

Il  continue  ainsi  rénumération  de  tout  ce  qu'il  faut  quitter; 
on  reconnaît  le  linqnenda  tellua  d'Horace.  Toute  l'ode  de  May- 
nard  se  continue  et  se  soutient  dans  cet  ordre  d'idées  :  c'est 
le  lieu  commun  éternel  sur  le  néant  de  toute  chose,  sur  la 
nécessité  de  mourir,  quoi  qu'on  fasse.  Mais  le  lieu  commun 
est  grandement  traité  ;  il  y  est  même  rehaussé  vers  la  fin;  et, 
allant  au  delà  d'Horace ,  Mayiuird  ,  pour  détacher  son  ami  des 
ambitions  périssables,  montre  que  ce  ne  sont  pas  seulement 
les  hommes,  ni  les  cités ,  ni  les  empires  qui  doivent  finir;  ce 
ne  sont  là  que  de  petits  débris  :  ce  ciel  physique  lui-même,  co 
théâtre  de  tant  de  splendeurs,  dit-il,  finira,  et  il  aura  son 
jour  de  ruine  : 

Le  grand  astre  qui  l'embellit 

Fera  sa  tombe  de  son  lit. 
L'air  ne  formera  plus  ni  grêles,  ni  tonnerres; 

Et  l'univers,  qui,  dans  son  large  tour. 
Voit  courir  tant  de  mers  et  fleurir  tant  de  terres. 
Sans  savoir  où  tomber,  tombera  quelque  jour. 

Pour  ce  beau  trait  suprême ,  Maynard  s'est  souvenu  d'un 
Chœur  de  Sénèque  dans  la  tragédie  A' Hercule  sur  le  viont 
OEta  (acte  Hl).  Il  a  couronné  toutes  les  images  d'Horace  par 
la  plus  vaste  image  funèbre,  et  c'est  ainsi  encore  que,  dans 
cet  art  des  iiuilations  combinées  et  fondues  au  sein  d'une 


70  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

inspiration  vive,  il  s'est  montré  un  digne  élève  de  IMallierbe. 

On  trouverait  difficilement  la  trace  directe  cUi  maître  dans 
ses  autres  disciples;  ils  sont  élégants,  mais  faibles,  et,  à  la 
seconde  génération ,  les  plus  purs  comme  Segrais  dérivent  vers 
le  bel-esprit.  Il  y  eut  interruption  dès  lors  dans  la  descendance 
lyrique  de  Malherbe.  On  aura  plus  tard  d'éclatants  retours, 
et  plus  d'un  jet  moderne  surpassera  en  puissance  et  en  largeur 
la  source  première  :  on  ne  retrouvera  plus  cette  veine  char- 
mante et  trop  peu  suivie  ,  qui  n'a  d'anciim  qu'une  plus  douce 
couleur,  cette  veine  non  plus  italienne  ,  ni  grecque  ,  ni  espa- 
gnole, mais  purement  française  de  ton  et  de  goût  jusque  dans 
ses  réminiscences  d'Horace. 

On  représente  le  plus  souvent  Malherbe  dans  sa  chambre  , 
entouré  de  ses  disciples  ,  trônant  au  milieu  d'eux  et  leur  disant 
toutes  sortes  de  mots  plus  ou  moins  mémorables.  Il  y  aurait 
quelque  chose  de  mieux  :  quand  on  réimprime  ses  Œuvres 
on  devrait  y  ajouter  les  stances  de  Racan  sur  la  Retraite, 
son  ode  à  Bussij,  sa  Consolation  sur  la  mort  de  M.  de 
Termes  ,  et  aussi  l'ode  de  Maynard  à  Jlcippe ,  quatre  pièces 
de  plus  en  tout,  et  l'on  aurait  droit  de  dire  :  Voilà  ce  que 
j\lalherbe  a  fait  ou  fait  faire,  voilà  l'œuvre  de  Malherbe  au 
complet  dans  sa  première  sève  et  sa  floraison. 


Lundi  23  avril  1853. 


GUI   PATIN. 


«  C'était  le  médecin  le  plus  gaillard  de  son  temps,  »  a  dit 
Ménage.  —  «  Il  élait  satirique  depuis  la  tète  jusqu'aux  pieds, 
a  dit  un  autre  conlempoiain;  son  chapeau,  son  collet,  son 
manteau,  son  pourpoint,  ses  chausses,  ses  bottines,  tout 
cela  faisait  nargue  à  la  mode,  et  le  procès  à  la  vanité.  Il  avait 
dans  le  visage  l'air  de  Cicéron,  et  dans  l'esprit  le  caractère 
de  Rabelais.  »  Du  Rabelais ,  à  la  bonne  heure  !  quant  au  Ci- 
céron, j"ai  quelque  peine  à  en  retrouver  trace  même  dans  son 
air;  laissons  ces  fausses  ressemblances,  et  demandons  plutôt 
à  Gui  Patin  de  se  peindre  à  nous  lui-même.  Il  l'a  fait  sans  y 
viser,  dans  des  Lettres  pleines  de  naturel,  de  crudité,  de  pas» 
sion,  de  grossièreté  quelquefois,  de  bon  sens  bien  souvent, 
d'humeur  et  de  sel  de  toute  sorte.  On  a  en  tout,  dans  les  an- 
ciennes éditions,  sept  volumes  de  ses  Lettres,  publiées  en 
trois  recueils  consécutifs.  Elles  ont  été  dernièrement  réimpri- 
mées en  trois  volumes,  avec  portrait,  fac-similé,  etc.  [\). 
Comme  les  anciennes  éditions  fourmillent  de  fautes,  la  plus 
récente  se  trouve  encore  être  la  plus  commode  pour  la  netteté 

({)  Letire»  dp.  Gui  Paiin,  précédées  d'une  Notice  Iiiograpliique, 
par  le  docteur  Réveillé-Parise  [3  vol.  Jn-S",  1846).  Le  journal  VUlus- 
tralion  du  1i  novembre  1816  a  fait  de  celle  édition  une  critique 
sévère  et  qui  est  encore  Ir-op  indul^^iTile.  J'ai  un  peu  connu  M.  Béveillé- 
Parise;  on  disait  que  c'élait  un  lioainie  d'cspiit;  c'est  une  manière 
abiéizée  de  se  dispenser  de  rien  diie  de  plus  de  quelqu'un.  Quant  à 
ses  notes  sur  Gui  Palin,  il  y  parle  plus  volontiers  de  la  Révolution 
française  et  de  la  décadence  sociale  que  de  Gui  Patin  môme  et  du 
xviie  siècle.  J'ai  quelquefois  pensé  que  si  Jl/.  Pnidlioinme  (le  Pnidliommc 
d'iîenri  Moniiier)  avait  été  docteur  en  médecine,  il  aurait  fait  de  pa- 
reilles notes. 


72  CAUSERIES    Di;    LUNDI. 

et  l'expcntion  typognphiqiio.  .Te  reviendrai,  en  finissant,  sur  la 
manière  dont  je  eonçois  une  édition  de  Gui  Patin;  conmien- 
çons  d'abord  par  nous  l'oinier  de  lui  une  idée  bien  précise. 

Né  le  31  août  1601,  au  village  de  Uoudan  (ou  Hodenc),  à 
trois  lieues  de  Beauvais,  d'une  honnête  famille  bourgeoise 
qui  comptait  parmi  ses  membres  des  marchands  drapiers, 
des  notaires,  des  avocats  et  même  des  conseillers  au  prési- 
dial  (I),  Gui  Patin  garda  toute  sa  vie  la  marque  du  franc 
Picard  et  de  l'homme  de  race  probe.  Son  jière,  qui  était  ca- 
pable de  mieux,  doué,  à  ce  qu'il  paraît,  d'une  certaine  élo- 
quence, et  qui  parlait  d'or,  nous  dit  son  fils,  s'était  enterré 
dans  la  campagne  à  faire  les  affaires  du  seigneur  du  lieu 
et  de  la  noblesse.  Il  voulut  que  son  fils  en  sortît  :  «  11  me  fai- 
sait lire,  encore  tout  petit,  les  Vies  de  Plutarque  tout  haut  et 
m'a|)prenait  à  bien  prononcer.  »  Ce  père ,  qui  avait  été  reçu 
avocat  lui-même,  voulait  faire  de  Gui  Patin  un  avocat.  Il  le 
mit  au  collège  à  Beauvais,  puis  l'amena  à  Paris  au  collège 
de  Boncourt,  où  le  jeune  homme  fit  sa  philosophie.  Vers  ce 
temps,  le  seigneur  elles  nobles  du  pays,  pour  récompenser 
les  services  de  Patin  le  père  d'une  manière  qui  ne  leur  coûtât 
rien,  lui  voulurent  donner  un  bénéfice  pour  son  fils;  mais  le 
jeune  homme  refusa  tout  plat  ^  déclarant  qu'il  ne, serait  ja- 
mais prêtre.  On  ne  saurait,  en  effet,  avoir  moins  de  vocation 
ecclésiastique  que  ce  libre  parleur.  Brouillé  avec  sa  mère  pour 
ce  refus  plus  qu'avec  son  père ,  qui  sentait  du  moins  le  prix 
fie  sa  franchise,  il  eut  quelques  années  |)énibles  durant  les- 
quelles il  se  tourna  vers  la  médecine  et  s'y  appli(|ua  de  grand 
cœur.  Tout  en  l'étudiant,  le  peu  de  secours  qu'il  recevait  de 
sa  famille  l'obligea  d'être  quelque  temps  correcteur  dans  une 
imprimerie  (2).  Enfin  il  lriom[)ha  des  difficultés,   fut  reçu 

(I)  On  lit  dans  les  Mémoires  historiques  et  «-inV/KCS-de  Mézeray,  i\ 
l'article  Avocul  :  «  Jean  Patin,  axocal  du  roi  au  iirésidial  de  Beauvais, 
pensa  être  a^sonlmé  par  la  iioptilace  lij;iieuse.  Il  ne  laissa  qu'une  lille. 
Franrois  Palin  son  Irère  liit  iièi'c  de  l'illustre  médecin  Gui  Patin.  » 

(-2  Celle  ciiconslunce  de  la  jeunesse  de  (lui  l'alin,  dont  son  dernier 
bioiiiaplie  paraîl  vouloir  doutée,  je  ne  sais  pouiquoi,  est  attestée  non- 
seulement  par  Bayle,  mais  par  des  conleuiporains  plus  directs.  Un  des 
pamphlets  (jue  s'attira  Gui  Palin  dans  sa  (|uerell(!  avec  Renaudol,  en 
16.'t4i,  est  censé  écrit,  ou  du  moins  porté  à  la  connaissance  du  public  par 
Hachurai,  compagnon  imprimeur,  lequel  lrait(!  Gui  Palin  en  ancien 
camarade  et  lui  rappelle  le  jour  oi'i  il  fid  reçu  compa^Mion. 


GUI    PATIX.  73 

docteur  de  la  Faculté  de  Paris  eu  l'an  1021,  et  se  maria  cinq 
ans  après  à  une  femme  qui  avait,  après  la  mort  de  père  et 
mère,  de  solides  espérances,  vingt  mille  écus  de  succession  : 
ces  détails  ne  sont  pas  indifférents  pour  l'étude  du  très-positif 
Gui  Patin.  Une  fois  produit,  il  travailla  vigoureusement  à  se 
faire  sa  place,  à  concilier  l'étude  du  cabinet  avec  la  pratique: 
il  était  littérateur  à  la  façon  du  xvi''  siècle,  parlant  latin  au- 
tant et  plus  volontiers  que  français;  c'est  pour  le  latin  qu'il 
garde  ses  élégances;  quand  décrit  dans  sa  langue  maternelle, 
son  style  bigarré  exprime  à  merveille  le  mélange  de  goût  qui 
régnait  dans  les  professions  savantes  durant  la  première  moi- 
tié du  xvii*  siècle.  Gui  Patin  relève  ce  mélange  un  peu  épais 
par  une  saveur  qui  lui  est  propre. 

Ses  premières  lettres  en  français  s'adressent  à  des  confrères 
de  province  avec  qui  il  correspond.  Il  écrit  à  M.  Belin,  méde- 
cin de  Troyes;  c'est  une  curiosité  d'amateur  qui  lui  dicte  sa 
première  lettre  [20  avril  1630)  :  il  s'est  mis  depuis  quelques 
années  à  rechercher  les  antiquités  de  la  Faculté  de  Paris,  à 
faire  collection  de  toutes  les  thèses  qu'on  y  a  soutenues  ;  il  en 
a  déjà  ramassé  plus  de  cinq  cents,  mais  ce  sont  surtout  celles 
des  vingt  dernières  années  qu'il  possède,  à  partir  de  1609  : 
quant  à  celles  qui  remontent  plus  haut,  elles  sont  plus  rares, 
et  il  s'adresse  à  M.  Belin,  son  ancien,  pour  l'aider  à  combler 
cette  lacune.  M.  Belin  suivait  son  cours  d'études  à  Paris  en 
■1593  et  1594,  années  de  la  Ligue  finissante  :  c'est  de  cette 
époque  notamment  que  Patin  n'a  aucune  thèse  :  «  Je  vous  les 
demande,  écrit-il,  à  tel  prix  qu'il  vous  plaira,  et  m'otîre  do 
vous  en  faire  satisfaction  à  votre  plaisir,  soit  en  argent,  soit 
en  livres,  ou  en  toute  autre  chose  qu'il  vous  semblera  bon  de 
choisir.  Si  vous  me  daignez  faire  cette  faveur,  vous  aiderez 
beaucoup  à  contenter  la  curiosité  de  l'esprit  d'un  jeune  méde- 
cin de  Paris,  qui,  en  récompense,  vous  servira  en  toute  occa- 
sion... »  Dans  une  autre  lettre,  ayant  appris  de  M.  Belin  que 
celui-ci  a  entre  les  mains  quelques  unes  de  ces  thèses  si  dé- 
sirées, il  lui  offre  de  mettre  en  dépôt  vingt  pistoles  contre  ledit 
paquet,  si  on  le  lui  confie  ;  il  s'engage  à  perdre  son  dépôt  s'il 
n'a  rendu  les  pièces  empruntées  au  temps  préfix.  Le  procédé 
est  honnête  et  cru.  En  retour  il  promet  toutes  sortes  de  bons 
offices  :  «  .l'ai  en  cette  ville  deux  choses  desquelles  je  me  puis 
vanter,  de  bons  livres  et  de  bons  amis,  qui  sont  à  votre  ser- 

VHI.  7 


71  CAUSERIES    DU   LUNDI. 

vice.  »  Gui  Patin  collectionnait  des  thèses,  son  fils  Charles 
sera  un  grand  colleclionneur  de  médailles;  c'est  là  une  pas- 
sion do  famille.  Tous  ceux  qui  en  sont  atteints  reconnaîtront 
en  lui  les  vrais  signes  :  une  lacune  fait  son  malheur.  Rien  ne 
l'ennuie  de  ce  qui  est  dans  le  sens  de  son  désir.  Pour  mieux 
satisfaire  son  correspondant,  M.  Belin  se  met  en  quête  auprès 
des  vieux  docteurs,  mais  Patin  l'a  déjà  devancé  :  «  M.Faideau 
(un  de  ces  vieux  docteurs)  est  mort  il  y  a  trois  ans,  mais  je 
n'ai  que  faire  de  ses  registres  :  j'ai  une  copie  des  noms  et  sur- 
noms de  tous  les  licenciés  et  docceurs,  selon  qu'ils  ont  passé 
par  ordre  en  notre  école  depuis  plus  de  trois  cents  ans,  avec 
tout  ce  qui  s'est  passé  de  mémorable  dans  notre  Faculté.  Je 
connais  tes  vieux  et  les  jeunes,  et  sais  beaucoup  de  choses 
de  la  plupart  des  défunts.  En  cas  de  nécessité  j'en  ferais  bien 
une  petite  histoire.  Je  ne  suis  qu'en  peine  de  retrouver  de  leurs 
vieilles  thèses  pour  en  achever  un  beau  nombre,  et  puis  j'avi- 
serai après  à  ce  que  j'en  dois  faire,  selon  le  dessein  que  j'en 
ai  eu  par  ci-devant.  »  Voilà  un  français  bien  peu  élégant, 
même  à  sa  date.  Gui  Patin  s'y  dessine  déjà  à  nous  par  quel- 
ques-uns de  ses  traits.  11  n'a  que  vingt-neuf  ans;  sa  curiosité 
n'est  pas  encore  beaucoup  sortie  du  cercle  des  écoles,  mais 
il  en  sait  toutes  les  anecdotes,  il  en  pourrait  écrire  la  chro- 
nique, une  petite  histoire,  non  pas  académique,  non  pas  so- 
lennelle, mais  recueillie  oralement.  Tel  il  sera  toute  sa  vie: 
à  l'affût  des  nouvelles,  des  particularités  et  personnalités,  et 
y  appliquant  sa  nature  d'esprit;  railleur,  franc-parleur,  franc- 
jugeur  ;  avide  des  on  dit  qui  courent,  les  redisant  non  sans 
les  colorer  de  son  humeur  et  sans  les  redoubler  de  son  accent; 
un  anecdotier,  comme  La  Fontaine  était  un  fublier.  Voltaire, 
le  prenant  sur  l'ensemble  de  ses  lettres,  l'a  jugé  sévèrement 
et  sans  véritable  justice  :  «  11  sert  à  faire  voir,  dit-il,  combien 
les  auteurs  contemporains,  qui  écrivent  précipitamment  les 
nouvelles  du  jour,  sont  des  guides  infidèles  pour  l'histoire. 
Ces  nouvelles  se  trouvent  souvent  fausses  ou  défigurées  par  la 
malignité;  d'ailleurs  cette  multitude  de  petits  faits  n'est  guère 
précieuse  qu'aux  petits  esprits.»  Petits  esprits,  je  n'aime 
pas  qu'on  dise  cela  des  autres ,  surtout  quand  ces  autres  com- 
posent toute  une  classe  et  un  groupe  naturel  :  c'est  une  ma- 
nière trop  abrégée  et  trop  commode  d'indiquer  qu'on  est  soi- 
même  d'un  groupe  différent.  En  avançant  dans  la  lecture  de 


GUI    PATIN.  75 

Gui  Patin  ,  nous  verrons  qu'il  n'avait  point  sans  doute  l'esprit 
philosophique  et  méthodique  dans  le  sens  général  du  mot;  il 
n'est  point  à  cet  égard  de  la  famille  de  Descartes ,  il  est  de 
ces  esprits  à  bâtons  rompus,  si  je  puis  dire,  et  qui  ne  vont 
pas  jusqu'au  bout  d'une  conséquence;  mais  il  a  tout  ce  que  le 
bon  sens  à  première  vue  saisit  et  appréhende,  et  il  le  rend, 
avec  des  jets  de  verve ,  avec  des  éclats  de  causticité  qui  sont 
amusants.  Il  a  su  faire  de  toutes  ses  notions,  de  ses  préjugés, 
de  ses  hardiesses,  de  ses  dictons,  de  ses  contons,  de  ses  in- 
conséquences, un  amas  très-vif  et  très-remuant.  Il  est  lui- 
même  un  original  achevé,  non  pas  un  témoin  d'histoire, 
mais  une  médaille  de  mœurs.  Bayle,  qui  parle  de  lui  en  cent 
endroits,  a  dit  dans  une  lettre  à  un  ami,  et  corrigeant  à  l'a- 
vance le  jugement  de  Voltaire  :  «  J'ai  pris  assez  de  plaisir, 
moi  qui  aime  ces  sortes  de  personnalités,  et  qui  travaille  ex 
professa  à  ces  recherches,  à  parcourir  les  Lettres  de  Gui 
Patin  qui  nous  sont  venues  de  Genève,  m  C'est  que  Bayle  était 
avant  tout  de  cette  famille  des  curieux.  Gui  Patin  en  était  si 
naturellement  que,  dans  ce  qu'il  lit  et  recommande  aux  autres, 
il  s'inquiète  moins  de  savoir  si  c'est  bon  que  de  savoir  si  c'est 
curieux.  Quand  son  ami,  le  docteur  Riolan,  publie  ses  Œuvres 
in-folio  (1649),  il  est  heureux  d'en  dresser  lui-même  la  table 
en  quelques  soirées  :  «  Et  comme  tout  l'ouvrage  est  parsemé 
de  quantité  de  choses  fort  curieuses,  j'ai  fait  en  sorte  que  la 
table  en  retînt  quelque  chose.  «  Cette  table  des  matières  à  com- 
poser a  été  un  de  ses  plaisirs  (1).  Il  devrait  bien  se  trouver 
un  autre  Gui  Patin  qui  en  fasse  une  pour  ses  Lettres,  qui  en 
ont  tant  besoin. 

Comme  médecin ,  Gui  Patin  est  un  des  éclairés  de  son  temps, 
mais  il  n'est  pas  en  avant  ni  au  delà.  Il  ne  croit  plus  aux  qua- 
lités occultes,  il  n'ira  pas  jusqu'à  admettre  la  circulation  du 
sang  :  «  Je  ne  crois  point  de  qualités  occultes  en  médecine, 
écrit-il  à  M.  Belin,  et  pense  que  vous  n'y  en  croyez  guère  plus 
que  moi,  quoi  qu'en  aient  dit  Fernel  et  d'autres  de  qui  toutes  les 
paroles  ne  sont  point  mot  d'Évangile.  Je  les  puis  détruire  par 
plus  de  cinquante  passages  d'Hippocrate  et  de  Galien  à  point 

(1)  Ceux  qui  sont  curieux  comme  lui  peuvent  chercher  cet  Xndex  am- 
plisstmns  et  absolutisshints  qui  se  trouve  joiut  au  volume  de  Riolan, 
intitulé  Opéra  anaiomica  (1650),  conleivdnl  VAnlhropographia  et  d'au- 
tres opuscules. 


76  CAlSlilUKS    DU    LUNDI. 

nomme,  cl  par  l'expérionce  même...  >>  L'expérience  ici  ne 
vient  pourtant  qu'après  les  textes  d'Hippocrate  et  deGalien. 
II  l'ait  (et  assez  sincèrement,  on  le  doit  admettre,)  la  part  de 
la  religion,  et  celle  de  la  science.  En  fait  de  médecine,  il  se 
flatte  de  ne  croire  que  ce  qu'il  voit.  II  a  des  idées  qui  sem- 
blent justes  sur  la  nature  et  l'usage  des  remèdes.  Pour  appré- 
cier certaines  réformes  admises  et  préconisées  par  Gui  Patin,  il 
convient  de  se  reporter  à  l'état  des  choses  et  au  mode  de  traite- 
ment usité  à  son  époque.  La  guerre  n'était  pas  seulement  alors 
entre  les  médecins  et  les  chirurgiens,  elle  était  aussi  entre  les 
médecins  et  les  apotliicaires.  Molière,  dans  ses  plaisanteries, 
n'exagérait  pas  tant  qu'on  le  croirait,  quand  il  a  mis  si  sou- 
vent en  scène  ces  derniers.  La  matière  médicale  était  devenue 
un  cloaque  d'abus,  et  il  fallait  purger  cette  ofOcine  d'Augias. 
Une  masse  de  remèdes  pour  le  moins  inutiles,  dangereux 
souvent,  d'une  superstition  traditionnelle,  et  Irès-coùteux, 
venaient  tout  d'abord  masquer  la  maladie  au  début,  et  en 
bien  des  cas  l'accroître.  Quand  on  se  sentait  malade,  on  s'a- 
dressait d'abord  à  l'apothicaire,  qui  prodiguait  ses  composi- 
tions; le  médecin  n'était  appelé  qu'ensuite  :  il  trouvait  le 
malade  déjà  en  voie  de  traitement  moyennant  juleps,  pou- 
dres, opiats,  tablettes  cordiales,  etc.  Quelques  médecins  de 
la  Faculté  de  Paris  eurent  l'idée  de  rompre  cette  routine  et 
d'affranchir  le  malade  de  ces  habitudes  ruineuses.  Le  Médecin 
charitable  de  Guyberl,  publié  en  français,  et  qui  se  compo- 
sait d'une  suite  de  petits  traités  simples  et  d'indications  à 
l'usage  de  tous,  commença  de  porter  la  lumière  dans  le  laby- 
rinthe et  l'économie  dans  le  laboratoire.  Gui  Patin  contribua 
)Kjur  sa  part  à  ce  Manuel  par  un  petit  traité  hygiénique  :  De 
la  Conservatio7i  de  la  Santé  par  un  bon  régime  (16.32). 
«  Pour  bien  faire  la  médecine,  i)ensait-il ,  il  ne  faut  guère  de 
remèdes,  et  encore  moins  de  compositions,  la  quantité  des- 
quelles est  inutile  et  plus  propre  à  entretenir  la  forfanterie  des 
Arabes,  au  prolit  des  apothicaires,  qu'à  soulager  des  malades... 
Je  rends  la  pharmacie  le  plus  populaire  qu'il  m'est  possible...  » 
11  cite  les  noms  de  plusieurs  de  ses  confrères  comme  ayant  intro- 
duit dans  les  familles  de  Paris  «  une  médecine  facile  et  familière, 
qui  lésa  délivrées  de  la  tyrannie  de  ces  cuisiniers  arabesques.  » 
Alais  il  portait  dans  cette  réforme  sa  })assion  même,  et  autant 
de  désir  peut-être  de  nu  ire  aux  apothicaires  que  d'aider  à  ses  ma- 


(iUl    PATJN.  77 

lades.  Sa  pralique,  dailleiiis,  avait  aussi  ses  excès  :  «  Le  grand 
abus  (le  la  médecine,  disait-il,  vient  de  la  pluralité  des  remèdes 
inutiles,  et  de  ce  que  la  saignée  a  été  négligée.  »  Cette  saignée, 
Gui  l'atiu  en  usait  et  en  abusait,  si  ce  qu'on  raconte  est  vrai. 
Il  nous  dit  lui-même  qu'il  saigna  treize  fois  en  quinze  jours  un 
jeune  gentilhomme  de  sept  ans  atteint  de  pleurésie.  11  le  sauva. 
Ses  ennemis  parlent  de  la  femme  d'un  libraire,  qui,  pour 
une  petite  fièvre  de  rhume,  fut  saignée  quinze  fois  en  douze 
jours,  et  mourut  d'un  purgatif  en  sus  qu'on  lui  administra. 
Les  ennemis  de  Gui  Patin  l'appelaient  le  médecin  des  trois  S, 
parce  qu'indépendamment  de  la  Saigiiée,  son  grand  et  prin- 
cipal moyen,  il  avait  coutume  d'ordonner  le  Son  et  le  Séné; 
ajoutez-y  le  Sirop  de  roses  pâles  :  ce  qui  fait  quatre  S.  Tout 
cela  nous  importe  peu  aujourd'hui;  le  seul  point  qui  nous 
touche  historiquement,  c'est  celte  demi-réforme  tentée  par 
les  meilleures  tètes  de  la  Faculté  d'alors,  dont  était  Gui  Patin, 
contre  la  tradition  et  la  routine  des  remèdes  mystérieux,  mer- 
veilleux, ivratUmneb;  elle  répondait  assez  bien  aux  autres 
demi-réformes  analogues  qu'avaient  proposées,  vers  le  com- 
mencement du  siècle  ,  Charron  dans  la  morale  et  l'éducation  , 
Gassendi  dans  la  philosophie,  et  que  proposait  Port-Koyal 
dans  l'éducation  aussi  et  dans  l'art  de  penser.  On  tenta  et  on 
opéra  alors  une  simplification  analogue  dans  la  médecine;  on 
poursuivit  la  scolastique  dans  la  pharmacopée  et  la  matière 
médicale.  Les  médecins,  par  exemple,  commencèrent  à  écrire 
certaines  de  leurs  ordonnances  en  français.  Mais,  en  même 
temps.  Gui  Patin  n'était  pas  d'avis  qu'on  traduisît  Hippocrate  : 
«  Si  j'avais  du  crédit,  je  l'empêcherais.  »  Il  craignait  que  cela 
ne  fournît  texte  et  matière  à  faire  babiller  les  charlatans  et 
les  singes  du  métier.  Il  s'arrêtait  à  mi-chemin  ;  je  ne  dis  pas 
qu'il  eût  tort.  Ces  demi-conquêtes  du  bon  sens,  qui  aujour- 
d'hui et  de  loin  paraissent  peu  de  chose,  ont  beaucoup  coûté 
à  obtenir.  Ceux  qui  les  ont  soutenues  à  leur  moment,  et  qui 
ont  dû  prendre  sur  eux-mêmes  pour  cela,  ont  eu  sans  cesse 
à  combattre  au  dehors  :  il  n'est  pas  étonnant  que  tant  de  co- 
lères et  de  passions  se  soient  dépensées  dans  la  lutte. 

Gui  Patin  est  l'homme  de  ces  colères;  il  a  des  verves  et  des 
rages  de  parole  tout  à  fait  rabelaisiennes,  mais  sans  rire;  il 
mord  à  belles  dents  et  emporte  la  pièce.  Après  les  moines, 
après  les  jésuites,  il  ne  déleste  rien  tant  que  les  apothicaires; 

7. 


78  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

c'est  une  guerre  à  mort,  une  guerre  civile  et  plus  que  civile, 
qui  est  comique.  Il  met  son  point  d'honneur  et  celui  de  la 
Faculté  à  les  rabaisser,  à  les  anéantir.  Une  paix  plàlrée  et 
fourrée  avec  eux  ne  lui  suffit  pas;  il  a  des  plans  de  campagne 
médités  à  l'avance,  des  projets  d'Annibal  :  «  M.  Spon,  mon 
bon  ami,  vous  dira  le  dessein  que  j'ai  contre  les  apothicaires, 
écrira-t-il  en  ^647  à  l'un  de  ses  confrères  de  Lyon,  mais  il 
me  faut  du  temps  et  du  loisir  dont  j'ai  fort  peu  de  reste.  »  En 
attendant  il  est  cité  par  eux  en  justice  pour  les  railleries  so- 
lennelles qu'il  se  permet  dans  ses  thèses;  l'alïaire  va  en  Par- 
lement :  il  répond  et  se  défend  lui-même  durant  une  heure 
entière  devant  six  mille  personnes  qu'il  fait  rire  de  sa  verve  et 
de  ses  lazzis.  Gui  Patin,  dans  ces  sortes  de  séances,  est  un 
auxiliaire  imprévu  de  Molière.  Mais  ce  n'est  pas  ainsi  qu'il 
l'entend;  car,  s'il  se  moque  des  uns,  il  croit  fort  et  ferme  aux 
autres,  et  ce  qu'il  en  dit,  c'est  par  amour  cl  gloire  de  son  état. 

On  avait  alors,  et  lui  plus  que  tout  autre,  de  ces  préven- 
tions et  de  ces  animosités  do  profession  et  de  métier;  on  était 
de  sa  robe,  l'un  du  Parlement,  l'autre  de  la  Sorbonne,  un 
autre  de  la  Faculté  de  médecine  ;  on  y  mettait  toutes  ses  pas- 
sions, toute  son  âme;  c'était  trop.  Pourtant,  cela  faisait  des 
honnêtes  gens,  même  dans  l'antagonisme  où  ils  étaient  les 
uns  avec  les  autres,  et  les  maintenait  tels  plus  aisément  peut- 
être  qu'en  plaine  comme  depuis  et  en  rase  campagne.  Aujour- 
d'hui que  toutes  les  classes  sont  mêlées  et  confondues,  que 
tous  les  angles  sont  polis  et  usés,  le  bon  goût,  le  simple  usage 
empêche  qu'on  ne  ressente  ou  qu'on  ne  témoigne  les  colères 
ou  les  préjugés  de  son  état  :  en  a-t-on  autant  qu'autrefois  toutes 
les  convictions  et  les  vertus? 

Gui  Patin  se  croyait  sorti  du  wi*-'  siècle,  et  il  ne  l'était  qu'à 
demi.  Un  jour,  éciivant  à  ce  médecin  de  Troyes,  son  ancien, 
M.  Belin,  avec  qui  il  était  dans  les  meilleurs  termes,  il  lui 
a  parlé  contre  les  qualités  occultes  admises  par  Fernel.  Ce 
propos  a  paru  assez  léger  à  M.  Belin,  qui  a  pour  Fernel  un 
culte  bien  légitime,  et  à  qui  l'on  a  appris  les  qualités  occultes 
dans  sa  jeunesse;  mécontent,  il  renvoie  au  jeune  homme  ce 
mot  du  xvi«  siècle  :  Ne  sus  Minervam.  Cette  aménité  du 
temps  de  Scaliger,  venant  dans  une  correspondance  tout  ami- 
cale, étonne  un  peu  Gui  l'atin  ,  qui  osi  relativement  plus  poli  ; 
il  proleste  n'avoir  point  voulu  offenser  M.  Belin,  et  encore 


GUI    PATIN.  79 

moins  déprécier  Fernel ,  auquel  il  décerne  le  premier  rang 
entre  les  modernes,  mais  qui  pourtant  était  homme  et  a  pu 
faillir;  il  ajoute:  «Je  vous  tiens  pour  Minerve  et  au  delà; 
mais  j'ai  de  quoi  monirer  [absque  jactantià  dixei'im)  que 
je  ne  suis  point  du  tout  dépourvu  de  ses  faveurs,  après  l'huile 
que  j'y  ai  usée,  et  une  bonne  partie  de  ma  santé  que  j'y  ai 
prodiguée.  Je  vous  tiendrai  néanmoins  toujours  pour  mon 
maître,  et  réputerai  à  grande  faveur  d'apprendre  de  vous, 
pourvu  que  ce  soit  sans  ces  mots  odieux  :  Sus  Minervam,  qui 
sont  tout  à  fait  indignes,  à  mon  jugement,  d'être  proférés 
entre  deux  amis  de  l'un  à  l'autre.  »  Ce  qui  est  à  noter,  c'est 
(pie  lui  qui  parle  de  la  sorte,  il  sera  prodigne  de  pareils  mots 
insultants  et  grossiers,  non  pas  avec  ses  amis,  il  est  vrai ,  mais 
avec  les  adversaires  qu'il  rencontre  en  mainte  occasion.  Il 
leur  jette  à  la  face,  dès  le  premier  abord,  toutes  les  épi- 
thètes  injurieuses  de  Plante,  sans  parler  de  ces  autres  in- 
jures plus  raffinées  qui  n'ont  pu  être  inventées  que  depuis  le 
xvi''  siècle  et  après  la  découverte  de  l'Amérique.  Parmi  ses 
adversaires  les  plus  maltraités,  il  en  est  un  surtout  avec  qui 
il  a  engagé  un  duel  à  mort  très-singulier  et  très-remarquable 
dans  ses  circonstances.  C'est  un  épisode  de  la  vie  de  Gui  Patin 
qui  mériterait  un  éclaircissement  dans  une  bonne  édition  de 
ses  Lettres;  j'en  donnerai  ici  un  aperçu. 

Théophraste  Henaudot  est  le  fondateur  de  la  Gazette  en 
France;  or  la  Gazette,  fondée  en  '1631  sous  le  patronage  du 
cardinal  de  Richelieu,  est  le  premier  journal  proprement  dit, 
journal  politique,  officiel ,  tel  seulement  qu'il  en  pouvait  exister 
alors,  la  première  ébauche  de  tous  les  journaux  nés  depuis,  et 
du  Moniteur  en  particulier.  Ce  Renaudot,  qui  avait  titres  et 
qualités  :  «  Docteur  en  la  Faculté  de  médecine  de  Montpellier, 
Médecin  du  roi,  Commissaire  général  des  pauvres.  Maître  et; 
Intendant  général  des  Bureaux  d'adresse  de  France,  »  était  un 
homme  à  idées  modernes  comme  plus  tard  l'a  été  Charles 
Perrault.  .4près  quelques  années  de  pratique  en  province,  à 
Loudun  (1),  il  conçut  de  bonne  heure  le  projet  d'établir  à 
Paris  un  centre  d'information  et  de  publicité.  Montaigne,  en 

(I)  1  L'origine  et  les  mœurs  de  ce  réformateur  sont  à  observer  :  il  est 
né  à  Loudun  où,  selon  les  jugements  des  Cornniissaires,  les  Démons  ont 
établi  leur  séjour;  a  témoigné  avoir  une  partie  de  leurs  secrets  et  de 
leurs  ruses.  »  C'est  ce  que  disait  l'avocat  de  la  Faculté  de  médecine  de 


80  CAl'SEUIES    DU    Lli.NDI. 

ses  Essais,  au  eliapilrc  XXXIV  qui  a  pour  (ilrc  :  D'an  Dr/aut 
de  nos  polices,  avait  dit  : 

'<  Feu  mon  père,  liomme,  pour  n'être  aidé  que  de  l'expérience  et  du 
naturel,  d'un  jugement  liien  net,  m'a  dit  ;iuljefois  (jii'il  avait  désiré 
mi'Itre  en  tiain  qu'il  y  eut  es  villes  cei  taiii  lieu  désitiiié  auquel  ceux  ([ui 
auraient  t'esoin  de  quelque  eliose  se  pussent  rendre  cl  faire  enregistrer 
leur  uirairo  à  un  oflicier  établi  pour  cet  ell'et  :  couune  «  Je  clierclie  à 
vendre  des  perles;  Je  eherehe  des  perles  à  vendre;  Tel  veut  eonqiaguie 
I)Our  aller  à  l'aris;  lui  s'enquiert  d'un  serviteur  de  telle  qualité;  Tel 
d'un  inaitre;  Tid  deinande  un  ouvrier;  (Jui  ceci,  qui  cela,  cliaenn  selon 
son  l)es()in.  »  Et  semlîle  ((ue  ce  moyeu  de  nous  enti''avertirappporterait 
non  léijère  eommodilé  au  commerce  public;  car  à  tout  coup  il  y  a  des 
conditions  qui  s'entre-clieiciient ,  et,  pour  ne  s'entr'enlendre,  laissent 
les  hommes  en  extrême  nécessité.  » 

Renaiidot,  qui  savait  son  IMonlaigne  et  qui  s'en  autorise, 
résolut  d'établir  ce  centre  commun  d'annonces,  d'adresses  et 
de  renseignements;  il  eut  l'idée  de  plus,  soit  par  un  senti- 
ment d'humanité,  soit  pour  mieux  achalander  son  entreprise, 
de  donner  des  consultations  gratuites,  et  de  se  faire  le  Com- 
missaire officieux,  mais  qualifié  et  breveté,  des  pauvres  et  des 
malades,  de  ceux  qui  ne  voulaient  pas  entrer  dans  les  hôpi- 
taux, et  qui  désiraient  être  traités  à  domicile  :  il  se  chargeait 
de  leur  procurer  gratis  médecins  et  médicaments.  Il  joignait 
à  tout  cela  le  prêt  sur  gages,  c'esL-à-dire  un  commencement 
de  Mont-de-piété.  Qu'on  ajoute  à  ces  nombreuses  inventions 
et  innovations  sa  Gazelle,  seul  organe  de  publicité  d'alors, 
placée  sous  la  protection  et  comme  dans  la  main  du  chef  de 
l'État,  c'est  plus  qu'il  ne  faut  pour  prouver  que  Renaudot 
n'était  i)a3  un  esprit  à  mépriser.  IMais  il  était  médecin  de  la 
Faculté  de  Montpellier  et  non  de  celle  de  Paris,  et  il  voulait 
l)ratiquer  à  Paris  sans  l'autorisation  de  la  Faculté,  de  ['École, 
comme  il  affectait  de  dire  un  peu  dédaigneusement.  De  là  des 
colères,  des  injures  sans  nom,  et  des  procès  dont  il  ne  put 
sortir  qu'à  ses  dépens. 

On  était  en  tout  sous  le  régime  du  privilège.  A  la  fin  du 
XVII*'  siècle  et  dans  le  xviii",  la  Comédie  française  s'opposait 
tant  qu'elle  pouvait  aux  Ihéàties  de  la  Foire,  et  leur  fermait 
de  temp^  en  temps  la  bouche,  de  peur  de  concurrence.  L'Aca- 

Paris  dans  une  plaidoirie  contre  Renaudot.  Cette  allusion  à  la  ville  do 
Loudun  revient  sans  cesse  à  son  sujet  :  yebulvheUdomadariiisde  patiia 

Diai'olonnii. 


(iUI    lATIN.  81 

demie  royale  de  musique  s'opposait  aux  Italiens  et  aux  théâtres 
chantants,  ou  du  moins  avait  sur  eux  la  haute  main.  Quand, 
vers  le  milieu  du  xviii'^  siècle,  Marmontel  ou  Le  Brun  (  le  poëte) , 
ou  tout  autre  jeune  littérateur  pauvre,  voulait  créer  quelque 
petite  feuille  de  littérature  et  de  critique,  il  ne  le  pouvait 
qu'en  contrebande,  faute  d'avoir  de  quoi  payer  300  francs  au 
Journal  des  Savants;  c'était  un  tribut  qui  était  dû  à  ce  père 
et  seigneur  suzerain  des  journaux  littéraires.  On  ne  saurait 
donc  s'étonner  de  la  susceptibilité  de  la  Faculté  de  Paris  et  de 
sa  protestation  en  forme  contre  la  prétention  de  Renaudot , 
d'exercer  et  de  diriger  tout  un  système  de  médecine  gratuite  à 
Paris.  La  querelle  éclata  vers  l'année  1641 . 

Il  y  eut  un  Factum  publié  par  Renaudot,  auquel  il  fut  ré- 
pondu par  un  autre  Factum  sous  le  titre  :  La  Défense  de  la 
Faculté  de  Médecine  de  Paris  contre  son  Calomniateur^ 
dédiée  à  l'Éminentissime  Cardinal  de  Richelieu  et  signée  des 
Doyen  et  docteurs  régents.  Gui  Patin  était  au  fond  de  cette 
Défense,  et  tenait  la  plume  si  l'on  en  croit  Renaudot.  Cela  est 
assez  vraisemblable,  à  en  juger  par  la  vivacité  furibonde  qu'il 
montre  à  ce  sujet  dans  ses  lettres  :  «  Si  ce  Gazetier  (c'est  ainsi 
qu'il  l'appelle  toujours)  n'était  soutenu  de  l'Éminence  en  tant 
que  nehulo  hebdomadarius  (ces  moV^  de  polisson  ^  ûe  fripon 
à  la  semaine,  reviennent  sans  cesse  sous  la  plume  de  Gui 
Palin,  il  est  vrai  que  c'est  en  latin  qu'il  les  dit),  nous  lui  ferions 
un  procès  criminel ,  au  bout  duquel  il  y  aurait  un  tombereau, 
un  bourreau,  et  tout  au  moins  une  amende  honorable  :  mais 
il  faut  obéir  au  temps.  «  On  peut  juger  par  celte  modération 
contrainte  de  ce  que  sera  la  violence  dès  qu'elle  pourra  écla- 
ter. Richelieu  fit  venir  le  doyen  de  la  Faculté,  qui  était  alors 
Du  Val ,  et  Renaudot  :  «  Son  Éminence,  dit  celui-ci,  fit  l'hon- 
neur au  doyen  et  à  moi  de  nous  dire  qu'Elle  désirait  notre 
accommodement,  qui  n'est  pas  purement  et  simplement  pro- 
téger ceux  de  l'École  de  Paris  en  l'action  intentée  contre  ma 
charité  envers  les  pauvres  malades  ;  ce  qu'on  ne  doit  aussi 
jamais  attendre  d'une  si  grande  piété  qu'est  la  sienne.  Et 
n'était  que  je  ne  veux  pas  engager,  comme  ils  font  trop  légè- 
rement, les  oracles  de  sa  bouche  sacrée,  je  pourrais  ici  lap- 
porter  le  blâme  qu'Elle  donna  à  leur  procédé.  »  Malgré  celte 
défense  du  cardinal,  quelques  écrits  coururent  en  1641,  et 
j'en  ai  trois  ou  quatre  sous  les  yeux. 


82  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

Dans  les  raisons  allégiiéos  par  la  Faculté,  par  ceux  qui 
écrivent  en  son  nom  ,  et  par  Gui  Patin  en  particulier,  contre 
Renaudot ,  et  pour  preuve  de  son  incapacité  et  de  son  indi- 
gnité à  pratiquer  la  médecine,  ce  qui  tient  la  première  place, 
c'est  le  trafic  et  négociation  qu'il  fait  «  à  vendre  des  Ga- 
zettes, à  enregistrer  des  valets,  des  terres,  des  maisons,  des 
gardes  de  malades,  à  exercer  une  friperie,  prêter  argent  sur 
gages,  et  autres  choses  indignes  de  la  dignité  et  de  l'emploi 
d'un  médecin.  Il  fallait  à  Thèbes ,  dit  son  accusateur,  s'abste- 
nir dix  ans  entiers  de  trafiquer  à  celui  qui  voulait  entrer  en 
quelque  magistrature.  »  Les  enfants  de  Renaudot,  qui  furent 
depuis  des  hommes  de  mérite  et  des  médecins,  s'étant  pré- 
sentés au  baccalauréat  devant  la  Faculté  de  Paris,  il  leur  fallut 
déclarer  par  acte  de  notaire  et  par  serment  qu'ils  renon- 
çaient au  trafic  de  leur  père.  Renaudot,  revenant  sur  celte 
condition  imposée  à  ses  fils  et  expliquant  comment  on  pouvait 
tenir  le  Bureau  d'adresses  et  d'annonces  sans  se  charger  pour 
cela  des  détails  confiés  à  des  commis,  reconnaît  qu'en  effet 
ses  fils  ont  déclaré  devant  la  Faculté  «  qu'ils  ne  se  mêlaient 
point  et  ne  s'étaient  jamais  mêlés  des  négociations  dudit  Bu- 
reau. »  Mais  ce  n'est  pas,  ajoute-t-il,  que  ces  négociations  ne 
soient  honnêtes  et  licites ,  c'est  qu'elles  sont  remises  aux  mains 
de  subalternes.  Toutefois,  voyant  qu'on  prétendait  abuser 
contre  lui  de  la  déclaration  de  ses  fils,  il  dut  se  pourvoir  contre 
et  demander  qu'elle  fût  rapportée. 

Le  procès  assoupi  en  1(341  se  réveilla  en  1643.  Il  fut  pré- 
cédé d'une  plainte  particulière  de  Renaudot  contre  Gui  Patin, 
lequel  l'avait  traité  dans  quelque  préface  latine  avec  sa  boime 
grâce  ordinaire  (we6w/o,  blatero  ^  toujours  \q  fripon  et  le 
polisson).  Gui  Patin  plaida  sa  propre  cause  aux  Requêtes  de 
rilôtel  (14  août  1642) ,  en  présence,  dit-il,  de  quatre  mille 
personnes  :  «  Je  n'avais  rien  écrit  de  mon  plaidoyer  et  parlai 
sur-le-champ  par  cœur  près  de  sept  quarts  d'heure  :  j'avais 
depuis  commencé  à  le  réduire  par  écrit,  mais  tant  d'autres 
empêchements  me  sont  intervenus  que  j'ai  été  obligé  de  l'aban- 
donner. Je  n'en  ai  que  trois  pages  d'écrites ,  et  il  y  en  aura 
plus  de  quinze.  »  Dans  ce  plaidoyer  qui  était  plus  comique  que 
sérieux,  plus  macaronique  que  français,  et  «  qui  appartenait 
mieux  à  un  Hôtel  de  Bourgogne  qu'à  un  barreau,  »  Gui  Patin, 
tout  en  réitérant  ses  sarcasmes  et  ses  moqueries ,  en  tournant 


GUI    PATIN.  83 

et  retournant  son  adversaire,  et  en  faisant  rire  la  galerie, 
déclara  pourtant ,  à  ce  qu'assure  Renaudot ,  qu'il  avait  entendu 
parler  d'un  autre  que  de  lui  (1).  Mais,  quand  le  roi  fut  mort 
et  qu'on  fut  sous  la  bonne  régente,  la  Faculté  jugea  que  le 
moment  était  venu  d'avoir  raison  du  Gazetier  que  Richelieu 
n'était  plus  là  pour  protéger.  Renaudot,  qui  ne  s'oubliait  pas, 
adressa  une  liequéte  à  la  Reine  en  faveur  des  pauvres  ma- 
lodes de  ce  royaume,  dans  laquelle  il  renouvelait  son  projet 
d'un  grand  hôtel  central  à  établir  pour  les  consultations  cha- 
ritables et  gratuites.  Gui  Patin  fit  ou  inspira  un  pamphlet  pour 
critiquer  et  mettre  en  pièces  cette  Requête;  et  Renaudot  de 
nouveau  riposta,  en  attendant  que  l'affaire  fût  jugée  devant 
le  Parlement. 

Il  y  a  dans  toute  cette  querelle  ,  et  dans  le  fatras  d'écritures 
qu'elle  produisit,  des  choses  fort  curieuses  et  pour  l'histoire 
de  la  médecine  et  pour  l'histoire  des  journaux  en  France.  On 
y  voit  que  Renaudot ,  depuis  l'année  1 634  ou  1 633  ,  tenait  tous 
les  mardis  de  chaque  semaine  une  séance  de  consultations 
gratuites  dans  sa  maison  :  il  y  assemblait,  à  cet  effet,  plu- 
sieurs médecins,  la  plupart  étrangers  comme  lui  et  de  la  Fa- 
culté de  Montpellier.  Cependant  la  Faculté  de  Paris  ne  voulut 
pas  être  en  reste ,  et ,  dans  une  affiche  portant  décision  du 
27  mars  1639,  mais  qui  ne  fut  placardée  que  bien  des  mois 
après ,  on  lut  :  «  Les  doyen  et  docteurs  de  la  Faculté  de  méde- 
cine font  savoir  à  tous  malades  et  affligés ,  de  quelque  maladie 
que  ce  soit,  qu'ils  se  pourront  trouver  à  leur  Collège,  rue  de 
la  Rùcherie ,  tous  les  samedis  de  chaque  semaine ,  pour  être 
visités  charitablement  par  les  médecins  députés  à  ce  faire  , 
lesquels  se  trouveront  audit  Collège  ;  et  ce  depuis  les  dix  heures 
du  matin  jusques  à  midi ,  pour  leur  donner  avis  et  conseil  sur 
leurs  maladies  et  ordonner  remèdes  convenables  pour  leur 
soulagement.  »  —  Une  autre  annonce  plus  complète  de  bien- 
faisance commençant  par  ces  mois  :  Jésus  Maria  ^  fut  pro- 

(1)  En  sortant  de  l'audionce,  Gui  Patin  aborda  son  adversaire  en 
disant  :«  Monsieur  Renaudot,  vous  pouvez  vous  consoler,  car  vous 
avez  gagné  en  perdant.  »  —  «  Comment  donc  ?  »  demanda  Renaudot. 
—  «C'est,  lui  répliqua  le  railleur  sans  miséricorde,  que  vous  étiez 
camus  en  entrant  ici,  et  que  vous  en  sortez  avec  un  pied  de  nez.» 
Renaudot,  en  effet,  soit  de  naissance,  suit  par  accident,  avait  le  nez 
très-court.  Ce  nez  écourlé  joue  un  grand  rôle  dans  les  injures  et  pam- 
phlets orduriers  contre  le  pauvre  homme. 


84  CAUSERIES    nu    LUNDI. 

niulguée  et  lue  dans  les  prunes  le  jour  de  Pâques  1641,  en  des 
termes  tout  conformes  à  la  dévotion  chrétienne.  Il  y  était  dit 
que  cette  espèce  de  consultation  et  de  clinique  gratuite  devait 
se  tenir  tous  les  samedis  à  l'issue  de  la  messe  qui  se  célébrait 
chaque  semaine  en  la  chapelle  de  la  Faculté  ,  et  après  laquelle 
on  réciterait  désormais  les  Litanies  de  la  Vierge  et  l'on  in- 
voquerait particulièrement  les  saints  et  saintes  qui  de  leur 
vivant,  par  profession  ou  par  charité  ,  avaient  exercé  et  pra- 
tiqué la  médecine.  On  devait  cette  fois  non-seulement  doimer 
des  avis,  mais  fournir  des  médicaments  et  remèdes  gratis, 
selon  les  petits  moyens  de  la  Faculté.  Renaudot  prétendait 
que  c'était  là  une  imitation  et  une  émulation  de  l'École  de 
Paris  qui  s'était  piquée  «l'honneur  sur  son  exemple  et  qui  pro- 
fitait de  son  idée  charitable.  Il  remarquait  malignement  que 
les  quatre  docteurs,  spécialement  préposés  pour  ce  service 
gratuit  du  samedi ,  recevaient  chacun  trente  sous  des  deniers 
de  la  Faculté.  La  Faculté  ,  au  contraire  ,  protestait  contre  toute 
idée  d'imitation  et  soutenait  que ,  dans  cet  essai  de  bonne 
œuvre  publique,  elle  n'avait  eu  à  s'inspirer  que  d'elle-même 
et  de  son  amour  du  bien.  Toutes  ces  discussions  ,  où  le  mot 
de  charité  revenait  sans  cesse,  ne  se  passaient  point  sans  grand 
renfort  d'invectives  .des  deux  parts  et  d'injures  infamantes. 

L'insulte  de  Gazeiier  était  la  plus  fréquente  que  les  défen- 
seurs de  la  Faculté  adressassent  à  Renaudot  :  et  ici  Gui  Patin, 
emporté  par  sa  passion  ,  était  des  plus  inconséquents.  Lui  qui , 
dans  sa  malice  curieuse  et  son  amour  des  nouvelles,  était 
homme  à  inventer  les  Gazettes  et  chroniques,  si  un  autre  ne 
les  eût  inventées,  il  en  faisait  j)resque  à  Renaudot  un  crime 
d'État.  «  .le  vous  confesse,  disait-on  au  nom  de  la  Faculté, 
que  vos  Gazettes  vous  font  reconnaître  pour  un  (iazetier, 
c'est-à-dire  un  écrivain  de  narrations  autant  fausses  que  vraies. 
Il  vous  eût  été  plus  honorable  de  prendre  la  qualité  û'histo- 
riocjraphe,  puisque  Lucien  veut  et  démontre  qu'il  appartient 
plutôt  aux  médecins  à  décrire  les  histoires  qu'à  d'autres.  » 
Mais  Renaudot  n'était  pas  facile  à  émouvoir  sur  ce  point;  il 
croyait  à  l'utilité  de  ses  diverses  innovations  et  de  ses  établis- 
sements ,  à  celle  de  sa  Gazette  entre  autres,  et  il  s'en  faisait 
gloire  :  a  Mon  introduction  des  Gazettes  en  France,  écrivait-il 
en  1641,  contre  lesquelles  l'ignorance  et  l'orgueil,  vos  qualités 
inséparables,  vous  font  user  de  plus  (i(>  mépris,  est  une  des 


GUI     PATIX.  85 

inventions  de  laquelle  j'aurais  plus  de  sujet  de  me  glorifier  si 
j'étais  capable  de  quelque  vanité...  ;  et  ma  modestie  est  désor- 
mais plus  empêchée  à  récuser  l'applaudissement  presque  uni- 
versel de  ceux  qui  s'étonnent  que  mon  style  ait  pu  suffire  à 
tant  écrire  à  tout  le  monde  déjà  par  l'espace  de  dix  ans,  le 
plus  souvent  du  soir  au  matin,  et  des  matières  si  différentes 
et  si  épineuses  comme  est  Tliistoire  de  ce  qui  se  passe  au 
même  temps  que  je  l'écris ,  que  je  n'ai  été  autrefois  en  peine 
de  me  défendre  du  blâme  auquel  toutes  les  nouveautés  sont 
sujettes.  »  Ce  premier  en  date  de  nos  journalistes  a  la  phrase 
un  peu  longue;  pardonnons  à  l'enfance  de  l'art.  En  1644, 
quand  la  réaction  contre  Richelieu  se  prononce,  on  veut  faire 
un  crime  à  Renaudot  d'avoir  enregistré  tous  les  actes  de  ce 
grand  ministre,  et  ceux  mêmes  qui  pouvaient  être  personnelle- 
ment désagréables  à  la  reine;  on  lui  reproche  notamment  cer- 
tain article  du  4  juin  '1633,  qui  lui  avait  été  envoyé  le  matin 
même  de  la  publication  par  le  cardinal  de  la  part  du  roi.  A 
foutes  ces  accusations  Renaudot  n'a  qu'une  réponse  :  c'est 
qu'en  ce  qui  s'est  passé  depuis  plus  de  dix  ans  dans  les  affaires 
d'État ,  sa  plume  n'a  été  que  la  grejfière.  Il  a  obéi  parce 
que  fout  le  monde  obéissait ,  et  que  c'était  son  devoir  plus 
spécialement  encore  qu'à  tout  autre.  Il  nous  apprend  qu'il  avait 
pour  collaborateur  le  roi  lui-même  :  «  Chacun  sait  que  le  roi 
défunt  ne  lisait  pas  seulement  mes  Gazettes^  et  n'y  souffrait 
pas  le  moindre  défaut,  mais  qu'il  m'envoyait  presque  ordi- 
nairement des  Mémoires  pour  y  employer.  «  Quand  le  roi 
était  éloigné  de  Paris,  il  envoyait  des  courriers  d'un  bout  du 
royaume  à  l'autre,  à  lui  Renaudot,  pour  lui  faire  savoir  ce 
qu'il  devait  insérer;  et  plus  d'une  fois,  lorsque  le  courrier  de 
Paris  qui  était  porteur  de  la  Gazette  éprouvait  quelque  retard, 
il  arriva  que  le  roi  témoigna  son  impatience.  Voilà  les  réponses 
de  Renaudot  à  ses  calomniateurs  auprès  de  la  reine-mère.  11 
en  résulte  qu'à  toutes  les  inventions  et  fondations  de  Richelieu, 
faites  en  vue  de  centraliser  la  puissance,  il  faut  ajouter  cette 
naissante  invention  de  la  Gazette ,  le  premier  et  le  seul  organe 
alors  d'une  publicité  régulière.  L'idée  d'un  Moniteur  remonte 
à  Richelieu,  et  Renaudot  en  comprenait  la  portée.  En  combi- 
nant celte  idée  avec  tous  les  autres  moyens  d'information 
centrale  et  de  publicité  dont  a  hérité  toute  la  presse ,  il  de- 
meure pour  tous  un  ancêtre  commun. 

VIII.  8 


86  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

Jfaintcnant  on  trouverait  bien  des  grossièretés  ou  des  in- 
conséquences dans  ces  Faciunis  contradictoires;  je  laisse  les 
grossièretés,  et  ne  touche  qu'aux  inconséquences.  Renaudot, 
pour  se  défendre  contre  les  médecins  de  la  Faculté,  s'allie  à 
leurs  grands  ennemis  les  apothicaires;  il  fait  de  justes  réserves 
en  faveur  de  la  chimie,  que  les  médecins  du  bord  de  Gui  Patin 
dédaignaient  trop;  il  relève  dans  le  Codex  medicamentarius 
quelques  bévues  qui  prêtaient  à  rire  aux  moindres  apprentis 
en  pharmacie.  Mais,  d'autre  part,  il  veut  ([ue  l'on  continue 
de  faire  des  ordonnances  en  latin  ,  à  grand  appareil ,  ce  qui 
est  peu  raisonnable  et  peu  d'accord  avec  son  idée  de  vulgari- 
sation des  choses  utiles.  D'un  autre  côté ,  les  médecins  qui 
sont  entrés  dans  la  voie  de  Guybert,  dans  la  voie  du  INlédecin 
charitable  et  populaire  (et  Gui  Patin  semble  quelquefois  de 
ceux-là) ,  continuent  de  parler  comme  les  membres  d'une  cor- 
poration d'initiés.  Ils  commencent  leur  Défense  par  ces  mots 
sacramentels  :  «  Aristote  nous  apprend...  »  Us  reprochent  à 
Renaudot  d'avoir  voulu  faire  d'une  salle  de  fripiers  et  usuriers 
(allusion  à  son  Mont-de-piélé) ,  d'une  boutique  de  journal, 
«  une  synagogue  de  médecins ,  »  et  concluent  que  chacun  des 
médecins  de  Paris  a  le  droit  de  prendre  la  verge  à  la  main 
pour  chasser  ces  profanateurs. 

On  était  sous  la  Régence  ;  Richelieu  n'était  plus  là  pour  pro- 
téger le  pauvre  Renaudot,  et  le  Parlement  avait  peu  de  goût 
pour  les  créatures  du  défunt  cardinal.  Renaudot  perdit  son 
procès.  Gui  Patin  en  triomphe,  et  avec  une  sorte  de  joie 
cruelle;  ses  lettres  de  1644  sont  toutes  pleines  de  ses  bulletins 
de  victoire  : 

«  Je  vous  dirai,  écrit-il  à  Spon  (8  mars),  qu'enfin  le  Gazetier,  après 
avoir  été  condamné  au  Cliàlclet,  l'a  été  aussi  ;\  la  Cour,  mais  fort  solen- 
iiiillement,  par  un  arrêt  d'audience  publique  prononcé  par  M.  le  Pre- 
mier Président  (ler  mars).  Cinq  avocats  y  ont  élé  ouïs,  savoir  celui  du 
Gazetier,  celui  de  ses  enlanls,  celui  qui  a  plaidé  pour  les  médecins  de 
Montpellier,  qui  étaient  ici  ses  adliérenls,  celui  qui  plaidait  pour  notre 
FacuUé,  et  celui  qui  est  intervenu  en  notre  cause  de  la  pari  du  Recteur 
de  l'Université.  Notre  doyen  a  aussi  liaran!,'ué  en  latin,  en  présence 
du  plus  beau  monde  de  Paris.  Enfin  RI.  l'avocat  ^'énéral  Talon  donna 
ses  conclusions  par  un  plaidoyer  de  trois  quarts  d'heure,  plein  d'élo- 
quence, de  beaux  passages  bien  triés  et  de  bonnes  raisons,  et  conclut 
que  le  Gazelier  ni  ses  adhérents  n'avaient  nul  droit  de  faire  la  médecine 
ili  Paris,  de  quelque  Université  qu'ils  fussent  docteurs,  s'ils  n'étaient 
approuvés  de  noire  Faculté,  ou  des  médecins  du  roi  ou  de  quelque 


GUI    PATIN.  87 

prince  du  sang,  servant  acluellement.  Puis  après  il  demanda  juslice  à 
la  Cour  pour  les  usures  du  Gazelier  el  pour  tant  d'aulres  niéliers  dont 
il  se  mêle,  qui  sont  défendus.  La  Cour,  suivant  ses  conclusions,  con- 
lirma  la  sentence  du  Châtelet,  ordonna  que  le  Gazetier  cesserait  toutes 
ses  conférences  et  consultations  cliaritaljles,  tous  ses  piêls  sui'  gages 
et  vilains  négoces,  et  vicine  sa  chimie,  de  peur,  ce  dit  M.  Talon,  que 
cet  homme,  qui  a  tant  d'envie  d'en  avoir  par  droit  et  sans  droit,  n'ait 
enfin  envie  d'y  faire  la  fausse  monnaie  [i],  » 

On  voit  à  quel  point  le  Parlement  et  les  gens  du  roi  entraient 
avant  et  prenaient  parti  dans  ces  guerres  des  Corps  contre  les 
libres  survenants. 

L'impitoyable  Faculté  poussa  la  rigueur  au  sein  du  triomphe, 
et  voyant  son  ennemi  à  bas  ,  jusqu'à  ne  point  pardonner  à  ses 
deux  fils  et  à  leur  refuser  le  bonnet,  «  après  lequel  ils  atten- 
dent depuis  quatre  ans  ,  dit  Gui  Patin  ,  et  attendront  encore.  » 
Et,  débordant  sur  ce  sujet,  cet  homme  d'école  s'écrie  dans  un 
dernier  accès  de  fierté  et  de  superbe  plus  doctorale  que  phi- 
losophique : 

«  Tous  les  hommes  particuliers  meurent,  mais  les  Compagnies  ne 
meurent  point.  Le  plus  puissant  homme  qui  ail  élé  depuis  cent  ans  en 
Europe  sans  avoir  la  tête  couronnée,  a  élé  le  cardinal  de  Richelieu  :  il 
a  l'ait  trembler  toute  la  terre;  il  a  fait  peur  à  Rome,  il  a  rudement 
traité  et  secoué  le  roi  d'Espagne,  et  néanmoins  il  n'a  pu  faire  recevoir 
dans  notre  Compagnie  les  deux  fils  du  Gazetier  qui  étaient  licenciés  et 
qui  ne  seront  de  lonj^lemps  docteurs.  » 

J'ai  à  peine,  dans  tout  ce  qui  précède,  donné  idée  de  Gui 
Patin  ,  qui  n'est  nullement  un  homme  tout  d'une  pièce  ni 
un  esprit  d'une  seule  venue.  On  a  pu  seulement  comprendre 
que,  tout  en  étant  instruit  et  d'un  sens  commun  vigoureux,  il 
n'était  pas  un  homme  éclairé  à  proprement  parler.  Son  hu- 
meur, ses  rancunes,  ses  préventions ,  ses  préjugés  de  corps, 
de  classe ,  de  pays  et  de  quartier  viennent  à  tout  moment  in- 
terrompre ses  parties  saines  et  bigarrer,  en  quelque  sorte, 
ses  fortes  et  brusques  qualités.  Mais,  tout  en  paraissant  un 
grand  original,  il  n'est  pas  seul  de  son  espèce;  il  n'est  qu'un 
exemple  plus  saillant  et  plus  en  relief  d'une  inconséquence 
bourgeoise  et  de  classe  moyenne ,  qui  est  curieuse  à  étudier 
en  lui.  Je  n'ai  fait  qu'entamer  ce  que  j'ai  là-dessus  à  dire. 

(1)"Dans  VExirait  des  negistres  de  la  Cour  de  Parlement  [iUi]  où 
est  relaté  le  plaidoyer  de  M.  Talon,  on  ne  trouve  point  cette  phrase, 
que  M.  Talou  ne  laissa  peut-être  échapper  qu'en  conversation. 


Lundi  2  mai  1853. 


GUI   PATIN. 


(fin). 


La  brandie  é()islolairo  do  la  littérature  française  commence 
à  proprement  parler  au  xvn'^  siècle.  Auparavant  les  gens  de 
lettres  et  les  ^doctes,  à  part  de  rares  exceptions  (dont  celle 
d'Etienne  Pasquier  est  la  plus  notable),  s'écrivaient  en  latin. 
Une  grande  et  belle  littérature  latine  épistolaire  régnait  de- 
puis la  Renaissance;  pour  la  fixer  au  Nord  et  de  ce  côté  des 
Alpes  entre  deux  noms  illustres,  on  peut  dire  qu'elle  s'étend 
d'Érasme  à  Casaubon.  La  littérature  française  ne  se  dégage 
com[)létemeiit  dans  le  genre  épistolaire  qu'à  dater  de  Malherbe 
et  do  Balzac.  Malherbe  n'avait  donné  que  quelques  échantil- 
lons de  lettres  pour  les  grandes  occasions,  ne  s'astreignant 
point  à  soigner  son  style  dans  l'ordinaire  de  la  vie  :  Balzac 
s'y  appliqua  et  en  fit  proprement  son  domaine;  il  fut  toute  sa 
vie  le  grand  éphtolkr  de  France.  Tout  sujet  de  lettres  lui 
était  bon  comme  matière  à  esprit  et  presque  à  éloquence  : 
«  un  bouquet,  une  paire  de  gants,  une  aiïaire  d'un  écu;  prier 
le  maire  d'une  ville  de  faire  raccommoder  un  mauvais  chemin, 
recommander  un  procès  à  un  président,  »  tout  cela,  sous  sa 
plume,  devenait  un  texte  à  belles  pensées  et  à  beau  langage, 
et  ne  lui  fournissait  pas  moins  de  quoi  plaire  «  que  toute  la 
gloire  et  toute  la  grandeur  des  Romains.  »  La  plupart  des 
lettres  des  littérateurs  et  beaux  esprits  du  temps  de  Balzac 
sont  taillées  sur  son  patron:  ainsi  celles  de  Maynard,  de 
M.  de  Plassac,  du  chevalier  de  Méré;  nuiis  plus  on  se  rap- 
])roche  de  la  Cour  et  do  Voilure,  plus  le  badinage  et  une  cer- 
taine familiarité  recherchée  s"v  mêlent  et  tendent  à  corriger 


(iUI    l'Ai  IN.  89 

la  solennité  du  premier  maître.  Gui  Patin  a  pourtant  raison 
de  dire  que,  bien  qu'on  joigne  souvent,  pour  les  comparer, 
Voiture  à  Balzac,  il  ne  doute  point  que  ce  dernier  «  ne  le 
doive  emporter  de  beaucoup,  tant  pour  son  érudition  uni- 
verselle que  pour  \?l  force  de  son  élocution.  » 

Gui  Patin  ne  ressemble,  est-il  besoin  de  le  remarquer?  ni  à 
l'un  ni  à  l'autre  :  ses  Lettres  sont  purement  naturelles  et  nous 
rendent  le  jet  de  sa  conversation  même.  Elles  sont  à  la  gau- 
loise, sans  cérémonie  aucune,  à  des  amis  avec  qui  il  pense 
tout  haut  et  à  qui  il  raconte  ses  affaires,  celles  de  la  Faculté, 
les  nouvelles  de  la  ville,  les  curiosités  du  monde  savant,  les 
livres  qui  s'impriment,  les  meurtres  et  assassinats  qui  se 
commettent,  les  exécutions  ,  les  faits  de  tout  genre  tels  qu'ils 
le  frappent  et  qu'ils  lui  arrivent  :  «  Vous  voyez  que  je  n'y 
mets  aucun  soin  de  style  et  d'ornement,  dit-il,  et  que  je  n'y 
emploie  ni  Phœbus  ni  Balzac.  »  Le  premier  mot  qui  lui  vient, 
français  ou  latin,  est  celui  qu'il  écrit;  c'est  souvent  un  gros 
mot,  et  quelquefois  un  bon  mot;  mais  cela  vibre  toujours  et 
a  de  l'accent.  On  lit,  en  télé  du  Recueil  des  plus  belles  Lettres 
françaises  par  Richelet,  un  jugement  fort  exact  et  fort  net  sur 
Gui  Patin  et  sur  sa  personne;  ses  Lettres  y  sont  louées  pour 
leurs  bonnes  parties,  pour  leur  liberté  et  leur  enjouement, 
pour  les  bons  contes  et  les  faits  curieux  qu'elles  renferment  : 
«  Ces  choses,  dit-on,  doivent  obliger  à  n'en  point  regarder  de 
si  près  le  langage  :  car  il  n'est  pas  toujours  selon  Vaugelas  ni 
Patru.  »  Ainsi,  du  temps  de  la  jeunesse  de  Gui  Patin,  il  y 
avait  une  séparation  bien  marquée  dans  le  genre  épistolaire  : 
d'un  côté,  l'art,  et  rien  que  l'art  et  la  rhétorique,  comme  cliez 
Balzac  et  ceux  de  celte  école;  de  l'autre  côlé,  le  naturel ,  et 
rien  que  le  naturel ,  avec  tous  ses  hasards  et  ses  crudités 
comme  chez  Gui  Patin.  La  réunion  d'un  certain  art  et  du  na- 
turel au  sein  de  l'imagination  la  plus  vive  n'aura  lieu  que  chez 
M'"^  de  Sévigné;  et  cet  art  encore  plus  insensible  et  qui  n'est 
plus  que  du  goût,  joint  au  naturel  le  plus  parfait  et  le  plus 
continu,  ne  se  rencontrera  qu'une  fois  dans  tout  son  complet, 
chez  Voltaire, 

Revenons  en  arrière  avec  Gui  Patin,  et  voyons-le  sans 
exagération  et  sans  forcer  les  traits  :  il  les  a  déjà  bien  assez 
saillants  par  eux-mêmes.  Littérairement,  il  relève,  dans  ses 
admirations  et  dans  ses  lectures,  des  hommes  du  xvi*'  siècle, 


90  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

des  Scaliger  et  de  ceux  qui  ont  succédé.  M.  de  Saumaise,  par 
exemple,  est  pour  lui  le  type  du  grand  homme  littéraire  con- 
temporain, le  demeurant  des  savants  de  la  grande  bande; 
il  l'appelle  habilu'^llornent  «  ce  grand  héros  des  Belles-Lettres.  » 
11  se  lient  au  courant  de  tous  ses  pas  et  démarches;  il  regrette 
de  le  voir  se  détourner  de  ses  travaux  herculéens  pour  ré- 
pondre aux  critiques  du  jour  :  «  Si  ce  grand  héros  de  la  répu- 
blique des  Lettres  allait  son  grand  chemin,  dit-il,  sans  se 
détourner  pour  ces  petits  docteurs  ;  s'il  faisait  comme  la  lune, 
qui  ne  s'arrête  point  pour  les  petits  chiens  qui  l'aboient, 
nous  pourrions  jouir  de  ses  plus  grands  travaux,  qui  nous 
feraient  plus  de  bien  que  toutes  ces  menues  controverses; 
sans  faire  tant  de  petits  livrets,  il  nous  obligerait  fort  de  nous 
donner  son  grand  Pline.  »  L'Histoire  naturelle  de  Pline  est  un 
des  livres  qu'affectionne  le  plus  Gui  Patin  ;  «  c'est  une  grande 
mer  dans  laquelle  il  fait  bon  pêcher.  »  11  aime  avant  tout 
ces  livres  étoffés,  fussent-ils  de  compilation  et  d'érudition 
mêlée  beaucoup  plus  que  d'invention  et  de  méthode  :  «  L'His- 
toire de  Pline  est  un  des  plus  beaux  livres  du  monde  :  c'est 
pourquoi  il  a  été  nommé  la  Bibliothèque  des  pauvres.  Si 
l'on  y  met  Aristote  avec  lui ,  c'est  une  bibliothèque  presque 
complète.  Si  l'on  y  ajoute  Plutarque  et  Sénèque,  toute  la  fa- 
mille des  bons  livres  y  sera,  père  et  mère,  aîné  et  cadet.  » 

Un  jour,  en  4  648,  il  a  une  velléité  de  voyage,  quoique  en 
général  il  goûte  peu  les  voyages  et  les  estime  «  une  agitation 
de  corps  et  d'esprit  en  pure  perte.  »  Mais,  dans  cet  itinéraire 
dont  il  trace  du  moins  le  plan,  son  grand  but,  après  avoir 
embrassé  ses  bons  amis  de  Lyon,  les  Spon ,  les  Falconnet,  ce 
serait  d'aller  à  Bàle  voir  «  le  tombeau  du  grand  Érasme.  » 
Puis,  après  une  pointe  en  Allemagne,  pour  y  visiter  son  col- 
lègue Hofmann  «  qu'il  serait  ravi  de  voir  et  d'embrasser  avec 
sa  vieille  Pénélope,  »  il  se  mettrait  sur  le  Rhin  et  reviendrait 
par  la  Hollande  :  «  Je  chercherais  à  Rotterdam  le  lieu  de  la 
naissance  de  l'incompaiable  Érasme,  et  à  Leyden  je  visiterais 
avec  un  dévotieux  respect  le  tombeau  du  très-grand  .Joseph 
Scaliger.  »  Ce  sont  là  les  saints  pour  lesquels  Gui  Patin  a  un 
vrai  culte.  Il  sait  et  célèbre  les  anniversaires  de  leur  mort.  11 
date  sa  vie  par  rapport  à  eux  :  il  avait  sept  ans  quand  Scaliger 
est  mort  en  1G09,  à  Leyde,  tel  jour  de  janvier,  la  veille  d'une 
éclipse  :  «  Ce  démon  d'hommc-là  savait  tout,  et  plût  à  Dieu 


GUI    l'A  TIN.  91 

que  je  susse  ce  qu'il  avait  oifblié!  »  I!  s'estimerait  heureux  et 
riche  de  ses  restes.  «  Scaliger  a  été,  par  ses  bonnes  parties, 
un  des  plus  grands  hommes  qui  aient  vécu  depuis  les  Apô- 
tres. »  Et  le  médecin  Fernel ,  ce  moderne  héi-itier  de  Galien  , 
Gui  Patin  a ,  pour  l'honorer,  des  paroles  sans  mesure  ;  il  disait 
un  jour  à  une  personne  de  cette  famille,  «  qu'il  tiendrait  à 
plus  grande  gloire  d'être  descendu  de  Fernel  que  d'être  roi 
d'Ecosse  ou  parent  de  l'empereur  de  Constantinople.  »  Gui 
Patin  a  ainsi  l'expression  pittoresque,  inattendue,  la  compa- 
raison voijante;  il  y  a  un  peu  de  carnaval  jusque  dans  sou 
sérieux.  Une  fois  il  regrette  de  n'avoir  pas  fait  tout  exprès  le 
pèlerinage  du  Perche  pour  y  connaître  la  fille  de  Fernel,  qui 
y  était  morte  il  y  avait  peu  d'années;  il  aurait  voulu  se  donner 
l'honneur  de  la  voir  et  de  lui  baiser  les  mains  :  «  On  nous  fait 
baiser  bien  des  reliques  qui  ne  valent  pas  celle-là.  »  Telle  est 
la  religion  littéraire  dans  laquelle  Gui  Patin  a  été  nourri  et 
dans  laquelle  il  persévère  jusqu'à  la  fin,  entouré  d'amis  qui 
la  partagent  i)lus  ou  moins,  des  Gassendi,  des  Gabriel  Naudé 
et  autres  de  cette  race ,  de  ce  qu'il  appelle  les  restes  du  siècle 
d'or.  Ne  lui  parlez  pas  trop  de  Descartes,  de  ces  génies  qui 
viennent  faire  table  rase  et  renouveler  les  méthodes  du  monde. 
L'abbé-médecin  Bourdelot,  revenu  de  Suède  et  qui  est  dans 
le  train  moderne,  essaye  de  lui  donner  quelque  idée  de  la 
philosophie  nouvelle;  Gui  Patin  résiste  et  nous  dit  en  se  rail- 
lant de  Bourdelot  :  «  Il  est  tout  atrabilaire  de  corps  et  d'esprit, 
sec  et  fondu,  qui  dit  que  tout  le  monde  est  ignorant,  qu'il 
n'y  a  jamais  eu  au  monde  de  philosophe  pareil  à  M.  Descartes  ; 
que  notre  médecine  commune  ne  vaut  rien  ;  qu'il  faut  des  re- 
mèdes nouveaux  et  des  règles  nouvelles;  que  tous  les  méde- 
cins d'aujourd'hui  ne  sont  que  des  pédants  avec  leur  grec  et 
leur  latin...  »  Bourdelot,  on  l'entrevoit,  a  pu  lui  dire  quel- 
tiues  bonnes  vérités,  mais  un  peu  trop  neuves,  et  qui  lui  ont 
paru  des  scandales. 

«  Il  y  a  bien  des  Tourangeaux  qui  n'ont  l'esprit  qu'à  fleur 
de  tête,  »  a  dit  un  jour  Gui  Patin  dans  une  de  ses  gaietés  de 
style  :  il  n'a  pas  assez  compris  qu'il  suffisait  d'un  Tourangeau 
comme  Descartes  pour  ruiner  son  observation  de  fond  en 
comble.  —  En  vieillissant,  il  s'enfonce  dans  ses  idées  sans  les 
modifier.  Spon  l'a  questionné  au  sujet  des  vaisseaux  lympha- 
tiques dont  on  s'occupait  alors  (1606)  :  «  Pour  leurs  vaisseaux 


92  CAtSElUES    1)U    LU.NUI. 

lymplialiques,  répond-il,  je  n'eii.dis  mot  :  je  n'y  connais  rien 
et  ne  m'en  soucie  point;  ad  majora  et  admeliora  propeio; 
tous  ces  messieur&-là  sont  trop  curieux  de  telles  nouveautés. 
Il  vaudrait  mieux  qu'ils  étudiassent  la  science  des  anciens 
dans  llippocrate,  Galion  et  Fernol...  »  Toujours  l'érudition  et 
l'autorité  plutôt  que  l'expérience  (I).  .loignez  à  ces  entête- 
ments, et  pour  les  raclieler  en  partie ,  bien  du  bon  sens  de  dé- 
tail et  des  observations  pratiques.  Mais  nous  tenons  l'homme 
dans  sa  génération  directe,  et  nous  nous  heurtons  à  ses  limites. 
Une  remarque  qui  est  à  faire,  c'est  que  tout  en  s'opinià- 
Irant  ainsi  à  ses  admiialions  du  wi''  siècle  jusqu'à  faire  tort  à 
ses  contemporains  et  jusqu'à  résister  à  leur  mérite,  Gui  Patin 
n'était  pas  de  pied  en  cap  un  savant  de  cette  vieille  trempe  : 
il  n'était  qu'un  homme  très-instruit.  Les  savants  de  Hollande, 
ces  savants  en  us  qu'il  exalte  tant,  ne  le  reconnaissaient  pas  du 
tout  comme  un  des  leurs,  y'tr  probus,  sed  minime  doctus,  di- 
sait de  lui  Heinsius  après  l'avoir  vu  et  entretenu.  Cela  étonne 
d'abord,  cela  est  injuste,  mais  cela  se  conçoit.  Et,  par  exemple, 
lui  qui  savait  si  bien  le  latin  et  qui  avait  une  des  plus  belles 
bibliothèques  de  particulier,  il  avait  peu  étudié  le  grec,  et  des 
oracles  qu'il  citait  sans  cesse,  il  y  avait  une  bonne  moitié 
qu'il  ne  prenait  pas  directement  à  leur  source  :  «  J'ai  grand 
regret,  écrivait-il  à  Spon ,  de  n'avoir  exactement  appris  la 
langue  grecque  tandis  que  j'ét;iis  jeune  et  que  j'en  avais  le 
loisir;  cela  me  donnerait  grande  intelligence  des  textes  d'Hip- 
pocrate  et  de  Galien,  lesquels  seuls  j'aimerais  mieux  entendre 
que  savoir  toute  la  chimie  des  Allemands,  ou  bien  la  théo- 
logie sophistique  des  Jésuites...  » 

(I)  Sur  ces  résistances  de  Gui  Palin  auv  découvertes  analotniques, 

pliysiolojziqiips  et  lliérapeuliqups  de  son  temps,  el  en  jjéiiéral  sur  ses 
parlic's  scicnliliqiies,  on  peut  voir  les  articles  de  M.  Plourens  dans  le 
Journal  des  ,S«i n»/.s  (  noveinbie  et  décembre  isi7);  —  et  aussi  on  se 
rappelle  involontairemenl  cet  incomparable  (liscour.s,  dans  le  malade 
hnag'nioiie,  lors(iue  M.  Dial'oirus  dit  en  parlant  de  son  fils  .  «  Mais  sur 
toute  cbose,  ce  qui  me  plaît  en  lui,  el  en  quoi  il  suit  mon  exemple, 
c'est  qu'il  s'atlaclie  aveuglément  aux  opinions  de  nos  anciens,  et  que 
.jamais  il  n'a  voulu  compi'cndre  ni  écouler  les  raisons  et  les  expé- 
riences des  prétendues  découvertes  de  notre  siècle  touclianl  la  circu- 
lation du  san^,  et  autres  opinions  de  même  farine.»  Les  créations 
comi(|ues  de  Molièi'e  sont  immorlelles  en  ce  qu'elles  ont  pied  à  tout 
moment  dans  la  réalité. 


GUI    PATIX.  93 

Pour  bien  juger  Gui  Patin,  il  le  faut  voir  eu  son  cadre,  en 
sa  maison,  dans  son  étude  ou  cabinet,  et,  par  exemple,  le 
jour  enfin  où,  ayant  été  nommé  doyen  de  la  Faculté  (hon- 
neur pour  lequel  il  avait  déjà  été  porté  plus  d'une  fois,  mais 
sans  que  le  sort  amenât  son  nom  ),  il  traite  ses  collègues  dans 
un  festin  de  bienvenue  (!'='■  décembre  1630)  : 

>!  Trente-six  de  mes  collègues  firent  grande  chère  :  je  ne  vis ,j;unais 
tant  rire  et  tant  boire  pour  des  gens  séiieux,  et  même  de  nos  anciens. 
C'était  du  meilleur  vin  vieux  de  Bourgogne  que  j'avais  destiné  pour  ce 
festin.  Je  les  traitai  dans  ma  clianiljre ,  où  par-dessus  la  tapisserie  se 
voyaient  curieusement  les  tableaux  d'Érasme,  des  deux  Scaliger  père 
et  fils,  deCasaubon,  Muret,  Monlai^'ne,  Charron,  Grolius,  Heitisius, 
Saumaise,  Fernel,  feu  M.  de  Tliou  {l'miii  de  Cinq-Mars  ei  ledëcapiié), 
et  notre  bon  ami  M.  Naudé...  Il  y  avait  encore  trois  iuitres  portraits 
d'excellents  hommes,  de  feu  M.  de  Sales,  évèipiede  Genève,  M.  l'é- 
vêque  de  Belley  mon  bon  ami,  Justus  Lipsius;  et  enlin  de  François 
Rabelais,  duquel  autrefois  on  m'a  voulu  donner  vingt  pistolcs.  Que 
diles-vous  de  cet  assemblage?. . .  » 

L'assemblage,  en  effet,  est  curieux,  et,  pour  que  saint  Fran- 
(;ois  de  Sales  put  se  trouver  si  près  de  Rabelais,  il  a  fallu  que 
le  bon  Camus,  évêque  de  Belley,  fût  entre  deux.  Ces  années  de 
son  décanat  furent  le  moment  le  plus  glorieux  de  la  vie  de  Gui 
Patin.  C'est  alors  qu'il  quitta  sa  maison  rue  des  Lavandières- 
Sainte-Opportune  pour  en  aclieter  une  autre  plus  convenable 
et  plus  spacieuse  place  du  Chevalier-du-Guet.  Les  dix  mille 
volumes  dont  se  composait  sa  bibliothèque  purent  y  être  bien 
rangés  «  en  belle  place  et  en  bel  air.  »  Il  a  décrit  sa  nouvelle 
étude  avec  orgueil  et  avec  amour  : 

"  Je  vous  puis  assurer  qu'elle  est  belle,  écrit-il  à  Falconnet.  J'^ii  tait 
mettre  sur  le  manteau  de  la  cheminée  un  beau  tableau  d'un  Crucifix 
qu'un  peintre  que  j'avais  fait  tailler  (  de  la  pierre)  me  donna  l'an  1627. 
Aux  deux  côtés  du  bon  Dieu  ,  nous  y  sommes  tous  deux  en  portrait,  le 
maître  et  la  maiivcs&e  (c'est-à-dire  lui  et  sa  femme).  Au-dessous  du 
Crucifix  sont  les  deux  portraits  de  feu  mon  père  et  de  feu  ma  mère. 
Aux  deux  coins  sont  les  deux  portraits  d'Érasme  et  de  Joseph  Scaliger. 
Vous  savez  bien  le  mérite  de  ces  deux  hommes  divins.  Si  vous  douiez 
du  premier,  vous  n'avez  (lu'à  lire  ses  Adages,  ses  Paraphrases  sur  le 
Nouveau  Testament  et  ses  Épîlres.  J'ai  aussi  une  passion'  particulière 
pour  Scaliger,  des  œuvres  duquel  j'aime  et  chéris  les  Épîlres  et  les 
Poèmes  particulièrement;  j'honore  aussi  extrêmement  ses  autres  œu- 
vres, mais;e  ne  les  entends  point.. .  » 

Ici  se  décèle  plus  naïvement  qu'on  n'aurait  pu  l'attendre  la 


94  CAUSERIES    DU   LUNDI. 

part  de  superstition  et  de  croyance  sur  parole  qui  se  mêlait  à 
ces  cultes  et  à  ces  admirations  ultra-classiques  de  Gui  Patin. 
Il  continue  : 

«  Outre  les  ornements  qui  sont  il  ma  cheminée,  il  y  a  an  milieu  de 
ma  bibliotlièiiue  inie  ;.'rande  poutre  qui  passe  par  le  milieu  de  la  lar- 
geur, de  bout  en  bout,  sur  laquelle  il  y  a  douze  tableaux  d'hommes 
illustres  d'un  eôlé.et  autant  de  l'autre,  y  ayant  assez  de  lumière  par 
les  croisées  opposées;  si  bien  ([ue  je  suis,  Dieu  merci,  eu  belle  et  bonne 
compagnie  avec  belle  clarté.  » 

On  sent  dans  tout  cela  l'honnête  homme,  non  pas  celui 
d'aujourd'hui  (car  c'est  un  mot  dont  on  abuse  bien),  mais 
celui  d'autrefois,  plein  de  solidité,  dans  son  cadre  domestique 
tout  uni,  avec  ses  traits  marqués,  un  peu  heurtés,  sa  physio- 
nomie grave  et  heureuse,  et  d'une  naturelle  franchise. 

Et  un  mot  d'abord  sur  ce  Crucifix  qui  domine  tout.  On  ne 
connaît  jamais  bien  l'homme  qu'on  étudie,  tant  qu'on  ne 
s'est  pas  demandé  quelle  est  sa  religion  et  qu'on  ne  s'est  pas 
fait  la  réponse.  Cette  réponse  n'est  pas  toujours  facile,  et, 
même  lorsqu'on  croit  savoir  à  quoi  s'en  tenir,  il  n'est  pas  bon 
toujours  de  trahir  de  tristes  et  arides  vérités.  Pour  Gui  Patin, 
on  peut  parler  tout  haut  et  faire  comme  lui-même.  Il  est  in- 
conséquent peut-être,  mais  il  n'est  pas  irréligieux.  Je  me  suis 
appliqué  à  recueillir  sur  ce  point  et  à  rapprocher  bien  des 
passages  de  ses  Lettres.  Il  y  a  des  moments  où,  quand  il 
cause  en  tête  à  tête  avec  ses  amis  Gassendi  et  Gabriel  Naudé, 
il  a  l'air  d'aller  bien  avant  et  de  toucher  de  bien  près,  comme 
il  dit,  au  sanctuaire.  Qu'on  se  rassure  :  s'il  est  homme  à  faire 
trembler  les  vitres,  il  ne  les  casse  jamais.  Il  a  sur  les  cérémo- 
nies ,  et  même  sur  des  points  de  dogme ,  des  poussées  de 
Jiardiesse  qui  semblent  ne  plus  vouloir  s'arrêter;  mais  cela 
ne  se  tient  pas.  Il  est  loin  de  tout  système.  Il  ne  croit  guère 
aux  indulgences,  il  croit  aux  prières  :  «  Los  prières  des  gens 
de  bien  servent  merveilleusement.  »  Quand  il  est  près  d'être 
continué  dans  sa  charge  de  doyen  (novembre  1G3I  ),  sentant 
le  poids  et  les  devoirs  qu'elle  lui  impose ,  il  écrit  à  un  ami  : 
«  Je  me  recommande  à  vos  grâces  et  à  vos  bonnes  prières.  » 
Il  a  sur  la  mort  en  toute  rencontre  des  réflexions  philoso- 
phiques dont  il  relève  la  banalité  par  un  sentiment  vif  et  un 
certain  mordant  d'expression  :  «  M.  le  comte  de  R.  est  mort 
comme  il  a  vécu.  //  est  sorti  de  ce  monde  sans  avoir  jamais 


GUI    PATIN.  95 

voulu  savoir  ce  qu'il  y  élail  venu  Jaire.  Il  a  vécu  en  pour- 
ceau et  est  mort  de  même.  Mon  Dieu!  que  le  vice  rend  les 
hommes  malheureux!...  Dieu  ne  manque  jamais  de  punir  ces 
brutaux  épicuriens,  et  l'on  ne  saurait  manquer  d'attendre  de 
lui  telle  justice.  »  En  apprenant  la  mort  du  débauché  Des 
Barreaux,  il  note  avec  blâme  «  qu'il  a  bien  infecté  des  pauvres 
jeunes  gens  de  son  libertinage;  que  sa  conversation  était  bien 
dangereuse  et  fort  pestilente  au  public.  »  Et  puis  la  malice  se 
retrouve  tout  à  côté  du  sérieux,  en  ce  qu'il  remarque  que 
Des  Barreaux,  qui  n'avait  qu'un  grain  de  libertinage  avant 
d'aller  en  Italie,  était  achevé  au  retour.  Quoi  qu'il  en  soit, 
c'en  est  assez  pour  montrer  que ,  dans  le  cabinet  de  Gui  Patin, 
le  grand  Crucifix  pouvait,  en  toute  sincérité,  occuper  la  pre- 
mière place,  et  que  le  bon  Dieu,  comme  on  disait  et  comme 
il  disait  en  langage  de  famille,  continuait  de  régner  en  effet 
sur  cet  assemblage  un  peu  disparate  de  personnages  si  divers 
et  sur  la  conscience  du  maître  lui-même. 

Il  faut  dire  la  même  chose  du  roi.  En  politique.  Gui  Patin  a 
plus  que  des  échappées  :  il  semble  dans  un  état  d'opposition 
et  de  Fronde  continuelle,  il  blâme  tout;  cela  commence  sous 
Richelieu  et  ne  cesse  pas  un  instant  sous  Mazarin.  Il  veut  le 
maître ,  le  roi ,  "mais  point  de  ses  serviteurs  ni  de  ses  minis- 
tres. C'est  un  pur  libéral  de  l'école  du  xvi«  siècle  :  il  a  hor- 
reur de  93,  je  veux  dire  de  1 593,  de  la  Ligue  et  des  Ligueurs  ; 
il  en  a  connu  de  vieux  dans  sa  jeunesse  et  les  estime  mé- 
chants :  mais  les  Frondeurs,  c'est  tout  autre  chose  à  ses  yeux  ; 
ils  ont  toute  sa  tendresse;  il  ne  les  voit  que  par  leur  beau 
côté  :  «  Il  y  a  ici  des  honnêtes  gens  qu'on  appelle  des  Fron- 
deurs, qui  sont  conduits  par  M.  de  Beaufort,  le  Coadjuteur, 
M""*  de  Chevreuse  et  autres.  »  La  première  Fronde  ne  l'a  at- 
teint qu'à  peine  et  nullement  averti.  Il  n'en  veut  qu'un 
peu  plus  au  Mazarin  pour  sa  belle  maison  des  champs  à  Cor- 
meilles  près  Argenteuil,  qui  a  été  pillée;  il  y  a  perdu  d'un 
coup  de  filet  deux  mille  écus,  et  il  compte  bien  que  tôt 
ou  tard  le  ministre  impopulaire  payera  pour  ce  méfait  dont  il 
a  été  cause  et  pour  tant  d'autres.  Il  reste  donc  royaliste  et 
anti-Mazarin.  Si,  sur  ces  entrefaites,  son  ami  l'incomparable 
M.  de  Saumaise  écrit  «  en  faveur  du  roi  d'Angleterre  contre 
les  Anglais  qui  lui  ont  coupé  la  tête,  »  Gui  Patin  en  parle 
comme  ferait  un  pur  et  un  fidèle  :  «  Pour  les  Anglais,  si  vous 


90  OAtJSERIF.S    Dtl   LUNDI. 

en  exceptez  un  petit  nombre  d'honnêtes  gens,  je  leur  souhaite 
autant  de  mal  qu'ils  en  ont  fait  à  leur  roi.  »  Si  son  autre  ami , 
et  bi(>n  [iliis  intime,  Gabriel  Naudé,  écrit  en  faveur  de  Mazarin 
son  volume  dit  le  Mascurat ,  il  prend  sur  lui  de  ne  point 
blùmei'  le  livre,  mais  il  fait  aussitôt  ses  réserves  en  ajoutant  : 
«  C'est  un  p:irli  duquel  je  ne  puis  être  ni  ne  serai  jamais.  » 
La  première  Fronde,  même  après  qu'elle  est  terminée  et 
manquée,  a  tout  son  assentiment  et  son  éloge  :  «  Ceux  qui  dé- 
crient le  parti  de  Paris  en  parlent  avec  passion  et  ignorance  : 
c'est  un  mystère  que  peu  de  monde  comprend.  Le  Parlement 
a  fait  de  son  mieux...  »  La  seconde  Fronde  le  trouve  encore 
tout  favorable  et  crédule  à  ce  qu'il-  désire.  11  est  très-lié  avec 
M.  de  Blancmesnil,  l'un  des  principaux  du  Parlement,  un  des 
deux  prisonniers  pour  la  liberté  desquels  se  firent  les  pre- 
mières barricades  d'août  1048.  Le  président  de  Blancmesnil  a 
coutume  de  dire  à  ses  amis  que  Gui  Patin  n'est  pas  seule- 
ment son  médecin  guérisseur,  mais  aussi  son  philosophe  et 
son  docteur.  11  aime  à  vivre  en  garçon  en  sa  maison  de  Blanc- 
mesnil à  trois  lieues  de  Paris  :  «  Quand  il  a  besoin  de  mon 
conseil,  nous  dit  Gui  Patin,  il  m'envoie  un  coureur  gris  qui 
nie  porte  là  en  cinq  quarts  d'heure,  et,  après  y  avoir  bien 
soupe  et  bien  causé  fort  avant  dans  la  nuit,  "nous  deux  seuls 
(car  il  n'a  ni  femme  ni  enfants  ni  n'en  veut  avoir,  ni  valets 
même),  je  dors  le  reste  de  la  nuit  pour  en  partir  le  lendemain 
de  grand  matin.  C'est  un  des  plus  honnêtes  hommes  du  monde, 
et  un  des  plus  sages  pour  son  âge,  n'ayant  pas  encore  atteint 
l'âge  de  trente-deux  ans...  Nous  en  disons  de  bonnes  nous 
deux,  quand  nous  sommes  enfermés...  » 

Aux  approches  de  la  seconde  Fronde,  Gui  Patin  paraît 
croire  à  la  convocation  des  États  généraux.  11  a  l'air  de  compter 
beaucoup  sur  «  le  bon  duc  Gaston  ;  »  il  reste  et  restera  attaché 
à  Retz  qu'il  appelle  un  honnête  homme.  Parlant  du  Premier 
Président  MoIé  qui  appuie  la  Cour,  il  dira  sa  brigue  et  sa 
cabale.  Il  n'hésite  pas  à  déclarer  et  à  maintenir  jusqu'au 
bout  le  parti  des  Frondeurs  celui  des  plus  honnêtes  gens  qui 
soient  aujourd'hui,  «  et,  pour  le  certain,  reliquix  aurei  se- 
culi.  .le  prie  Dieu  qu'il  donne  de  la  force  et  de  la  constance  à 
ce  parti,  qui  est  le  vrai  ennemi  de  la  tyrannie.  »  Lu  même 
temps,  le  jour  de  la  majorité  du  roi  et  de  la  cérémonie  qui  en 
est  célébrée,  il  suspend  son  opposition  et  ses  présages;  il  fait 


r. ri  PATIN.  97 

comme  nous  avons  vu  faire  à  d'autres  royalistes  de  l'opposi- 
tion en  d'autres  temps  les  jours  de  sacre  ou  de  la  Saint-Louis, 
il  fait  relâche  à  ses  satires;  il  crie  de  tout  son  cœur  :  Fwe  le 
roi! 

La  Fronde  finie  et  épuisée,  et  quand  lui-même  à  bout  de 
colère  a  fait  comme  tout  le  peuple  de  Paris  et  a  crié  :  La  paix  ! 
Gui  Patin  garde  sa  haine  entière  contre  le  Mazarin.  Il  ne  parle 
jamais  de  cet  habile  ministre  sans  une  litanie  d'injures;  il 
n'entend  rien  à  son  génie  de  négociations,  ni  à  ses  talents  de 
cabinet;  il  lui  refuse  même  d'être  un  fin  politique  :  Mazarin 
pour  lui  n'est  qu'un  coupeur  de  bourses,  ni  plus  ni  moins. 
Quant  à  Richelieu,  c'était  autre  chose  :  «  Il  ressemblait  à 
Tibère;  c'était  un  atrabilaire  qui  voulait  régner,  un  Jupiter 
massacreur.  »  C'est  la  seule  différence  qu'il  établisse  entre 
eux.  Mazarin  ne  versait  point  de  sang;  il  en  a  peu  répandu, 
c'est  qu'il  aimait  mieux  sucer  en  détail  celui  de  tous.  La  poli- 
tique de  Gui  Patin  n'est  pas  plus  longue  que  cela  :  c'est  celle 
de  la  Fronde  honnête,  parlementaire,  et  surtout  bourgeoise, 
qui  n'a  jamais  regardé  dans  sa  propre  coulisse  et  qui  a  borné 
à  sa  rue  son  horizon. 

Il  détestait  d'instinct  les  grands,  la  noblesse,  les  princes 
du  sang  même  :  il  les  raille,  il  les. méprise,  il  les  appelle 
anthropophages  ;  il  a,  en  s'exprimant,  de  ces  hyperlwles  à 
la  Juvénal  et  à  la  d'Aubigné,  et  qui  font  rire.  Quand  je  parle 
de  Juvénal,  c'est  toujours  d'un  Juvénal  en  belle  humeur  et 
qui  a  lu  son  Rabelais.  Il  a  contre  la  Cour  et  tout  ce  qu'elle 
renferme  une  horreur  de  classe  et  de  race  ;  il  distingue  peu 
entre  prince  et  prince,  entre  le  grand  Condé  ou  le  duc  de 
Beaufort,  sinon  qu'il  a  peut-être  un  faible  pour  ce  dernier.  Du 
reste,  le  meilleur,  suivant  lui,  n'en  vaut  rien;  il  ne  voudrait 
pas  être  à  leur  service.  Sont-ils  malades,  ils  peuvent  guérir 
ou  ne  pas  guérir  :  «  au  moins  le  pain  est-il  encore  plus  néces- 
saire »  qu'eux  tous.  Mais  ces  grands  débordements  s'arrêtent 
tout  d'un  coup  et  tombent  au  seul  nom  du  roi  :  Bayle  a  déjà 
remarqué  que,  sur  cet  article,  le  respect  de  Gui  Patin  ne  se 
dément  jamais.  Si  le  jeune  roi  est  malade,  il  faut  voir  comme 
Gui  Patin  s'intéresse  aux  moindres  circonstances  de  sa  santé  : 
il  aime  le  roi  de  toute  la  haine  qu'il  porte  au  Mazarin  et  à  ses 
entours,  et  de  quelque  chose  de  plus  encore,  d'un  vieux  sen- 
timent français  héréditaire.  Dans  la  campagne  de  1658,  le 

TlII.  9 


98  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

jeune  roi  tombe  dangereusement  malade  à  Calais;  il  guérit, 
mais  pour  avoir  pris  du  vin  émétique,  dit-on.  Ici  toutes  les 
passions  de  Gui  Patin  sont  en  jeu.  Non,  ce  n'est  point  Témé- 
tique,  dont  il  n'a  pris  que  très-peu,  qui  a  décidé  la  guérison, 
dit-il  :  «  Ce  qui  a  sauvé  le  roi,  c'a  été  son  innocence,  son  âge 
fort  et  robuste,  neuf  bonnes  saignées,  et  les  prières  des  gens 
de  bien  comme  nous,  et  surtout  des  courtisans  et  officiers  qui 
eussent  été  fort  affligés  de  sa  mort,  particulièrement  le  car- 
dinal Mazarin.  »  La  phrase  de  Gui  Patin,  commencée  avec 
sérieux,  tourne  vers  la  fin  en  raillerie;  mais  ces  prières  des 
gens  de  bien  sont  sérieuses,  et  lui-même  il  a  fait  la  sienne. 
Cet  ami  des  Frondeurs  est  royaliste  par  le  côté  du  bon  Louis  IX, 
du  bon  Louis  XII  et  de  Henri  IV.  Cinquante  ans  plus  tôt,  il 
aurait  fourni  avec  Gilot,  Rapin  et  Passerat  sa  part  de  bons 
mots  et  de  sel  patriotique  à  la  Satyre  Ménippée. 

Il  ne  prétendait  point  d'ailleurs,  en  son  temps,  agir  sur  les 
destinées  de  l'État  ni  sur  l'opinion  du  public,  hors  du  cercle 
de  ses  devoirs  et  de  sa  profession.  Dans  sa  maison,  place  du 
Chevalier-du-Guet,  il  avait  pour  voisin  M.  Miron,  président 
aux  Enquêtes,  et  M.  Charpentier,  conseiller.  Ce  M.  Miron  était 
de  la  famille  de  celui  dont  Montesquieu  a  dit  magnifiquement  : 
«  11  semble  que  l'âme  de  Miron,  prévôt  des  marchands,  fût 
celle  de  tout  le  peuple.  »  Gui  Patin  aimait  à  aller  passer  avec 
ses  deux  voisins  les  après-soupers  :  «  On  nous  appelle  les  trois 
docteurs  du  quartier,  dit-il.  Notre  conversation  est  toujours 
gaie.  Si  nous  parlons  de  la  religion  ou  de  VÉtat,  ce  rCest 
qu'historiquement ^  sans  songer  à  réformation  ou  à  sédi- 
tion. Nous  nous  disons  les  uns  aux  autres  les  choses  à  peu 
près  comme  elles  sont.  Notre  principal  entretien  regarde  les 
Lettres,  ce  qui  s'y  passe  de  nouveau,  de  considérable  et  d'utile. 
L'esprit  ainsi  délassé,  je  retourne  à  ma  maison,  où,  après 
quelque  entretien  avec  mes  livres,  ou  quelque  consultation 
passée,  je  vais  chercher  le  sommeil...  »  La  juste  mesure  des 
opinions  et  de  la  Charte  de  Gui  Paliil  est  toute  dans  ces  pa- 
roles :  Ni  réformation  ni  sédition,  mais  autant  de  franc-parler 
que  possible  !  Ce  beau  temps,  selon  lui ,  où  l'on  pouvait  pen- 
ser à  cœur  joie  et  dire  loufhaut  ce  qu'on  avait  sur  le  cœur, 
était  avant  que  Berthe  filât  :  «  Depuis  qu'elle  a  filé,  le  monde 
s'est  bien  corrompu.  >> 

Je  l'ai  montré,  dans  la  première  partie  de  sa  vie,  guerroyant 


GUI    PATIN.  99 

et  processif  :  il  s'apaisa  pourtant  un  peu  en  vieillissant.  Indé- 
pendamment des  deux  procès  qu'il  plaida  lui-même  contre  les 
apothicaires  et  contre  Renaudot,  et  qu'il  gagna,  il  en  eut  un 
troisième  au  sujet  de  l'antimoine,  qu'il  perdit  (novembre 
4653)  ;  cela  le  refroidit  un  peu.  A  partir  de  ce  jour,  il  déclara 
qu'il  aimait  mieux  le  repos,  l'étude,  ou  visiter  ses  malades, 
que  d'aller  en  justice.  Il  offrit  même  la  paix  et  l'accommode- 
ment à  certains  de  ses  adversaires.  Toutefois  ses  animosités 
contre  l'antimoine  et  ceux  qu'il  appelait  les  chimistes  ou  les 
charlatans  persistèrent,  et  il  ne  contint  jamais  la  liberté  de 
ses  propos  :  il  en  faisait  une  affaire  d'honneur  et  de  vertu. 
«  La  chimie ,  dit-il ,  est  la  fausse  monnaie  de  notre  métier.  » 
II  poursuit  donc  les  faux  monnayeurs;  il  veut  décharlataniser 
la  médecine.  Il  croit  qu'il  y  a  un  parti  des  honnêtes  gens  dont 
il  est,  et  de  l'autre  il  place  ses  adversaires,  Guenaut  en  tête, 
les  chimistes  et  empiriques,  médecins  de  Cour  et  «  enjôleurs 
de  belles  dames,  »  avides  de  lucre  à  tout  prix.  11  prétend  leur 
opposer  «  la  résistance  forte  et  généreuse  des  gens  de  bien ,  » 
absolument  comme  Pascal  opposait  les  principes  d'un  christia- 
nisme sévère  à  la  morale  relâchée  des  casuistes  et  directeurs 
complaisants.  Gui  Patin  se  flattait  de  remplir  un  rôle  analogue 
en  médecine. 

De  telles  gens  sont  parfois  des  trouble-fèles  ;  il  en  faut 
pourtant/  de  cette  trempe  et  de  ce  ton  pour  faire  contre-poids 
aux  mous,  aux  doucereux,  aux  âmes  moutonnières ^  comme 
il  les  appelle,  à  tous  ceux  qui  suivent  la  vogue  et  le  succès, 
aux  honnêtes  gens  prudents  qui  se  ménagent,  qui  prennent 
leurs  précautions  de  toutes  parts,  qui  passent  leur  vie  à  côté 
du  mal  en  se  gardant  bien  de  le  voir  et  d'y  croire ,  pour  ne 
pas  avoir  à  le  dénoncer.  Gui  Patin,  s'il  en  eut  l'excès ,  eut  du 
moins  en  lui  de  cette  vertu.  Il  était  ennemi  sincère  de  la 
fourberie. 

Ce  serait  à  un  historien  de  la  Médecine  de  rechercher  ce 
qu'il  put  faire  de  mémorable  en  son  décanat  ('1630-1652).  Lui 
que  dans  sa  jeunesse  nous  avons  vu  si  curieux  des  vieilles 
thèses  et  antiquités  de  la  Faculté,  il  eut  soin  d'en  augmenter 
le  trésor  lorsqu'il  y  présida;  il  mit  de  l'ordre  dans  les  Ar- 
chives. Le  second  en  date  des  plus  anciens  Registres  concer- 
nant l'histoire  de  la  Faculté  a  été  recouvré  sous  son  gouver- 
nement, et,  dans  une  note  de  sa  main  qu'on  lit  en  tête,  il  le 


iOO  CAUSERIES    nu    LUNDI. 

constate  avec  satisfaction  (I).  Vers  le  temps  des  Licences,  la 
coutume  était  de  taire  des  jetons  pour  les  donner  aux  doc- 
teurs qui  y  assistaient  d'office;  on  y  mettait  d'un  côté  les 
armes  du  doyen ,  et  de  l'autre  celles  de  la  Faculté.  Gui  Patin 
aurait  pu,  comme  un  autre,  y  mettre  les  armes  de  sa  famille, 
car  elle  en  avait,  et  il  ne  perd  pas  cette  occasion  de  nous  les 
décrire;  mais  il  a  mieux  aimé  y  mettre  son  portrait.  Par 
malheur,  le  graveur  le  manque,  et  la  ressemblance  ne  le  sa- 
tisfait point.  .le  ne  sais  s'il  reste  encore  de  ces  médailles  un 
peu  ambitieuses  à  l'efligie  de  Gui  Patin.  Les  vrais  jetons  do 
lui  ([ui  courent  encore,  ce  sont  ses  bons  mots. 

Peu  après  avoir  fait  son  temps  de  doyen,  Gui  Patin  succéda 
au  Collège  de  France  à  son  ami  et  maître  Riolan,  qui  se  démit 
en  sa  faveur  (octobre '16o4).  Sa  chaire  avait  pour  objet  la 
botanique,  la  pharmaceutique  et  l'anatomie.  Dans  un  tel 
champ  il  retrouvait  tout  naturellement  devant  lui  les  adver- 
saires qu'il  aimait  à  draper.  Il  professait  en  un  latin  facile, 
élégant.  Un  contemporain  nous  l'a  représenté  sans  charge  et 
tout  à  son  avantage  :  «  11  avait  la  taille  belle,  l'air  hardi,  le 
visage  plein,  l'œil  vif,  le  nez  aquilin,  et  les  cheveux  courts 
et  frisés.  11  eût  été  plus  propre  au  barreau  qu'à  la  médecine, 
car  il  était  naturellement  éloquent.  »  Il  avait  quelquefois  jus- 
qu'à cent  vingt  auditeurs  à  ses  leçons.  Il  avait  refusé  des  pro- 
positions qui  lui  avaient  été  faites  pour  aller  en  Suède  du 
temps  de  la  reine  Christine;  il  en  refusa  également  qui  lui 
furent  faites  depuis  pour  aller  professer  à  Bologne  et  à  Venise. 
Il  n'aimait  rien  tant  que  la  France ,  Paris,  son  chez-soi ,  les 
thèses  de  la  Faculté  aux  grands  jours,  et  le  Collège  de  Cam- 
brai, où  il  réussissait  si  bien.  Rentrant  de  là  dans  son  cabinet  : 
«  Je  me  tiens  plus  heureux  céans,  disait-il,  avec  mes  livres 
(avec  mes  maîtres  muets ^  dit-il  encore  ailleurs)  et  un  peu 
de  loisir,  que  n'est  le  Mazarin  avec  tous  ses  écus  et  ses  in- 
quiétudes. »  Il  ne  demandait  que  la  continuation  de  la  santé 
et  de  ces  intervalles  de  loisir  «  pour  étudier,  ou  pour  méditer 
la  patience  de  Dieu  sur  les  péchés  des  hommes,  et  considérer 
le  tric-trac  du  monde.  »  Il  se  persuadait  que,  de  son  temps, 
le  monde  était  plus  fou  qu'il  ne  l'avait  jamais  été.  Il  s'en  indi- 


[\)  Voirpasje  "259  ûeVUisloire de l'Inslrnciioi publi(iue ,  pur  ft>.  Vallel 
de  Viriviilu  (  18.")2). 


GUI    PATl.N.  101 

giiait  el  s'en  amusait.  11  y  avait,  malgré  ses  indignations,  des 
jours  où,  comme  il  le  dit  en  son  langage  plein  des  anciens, 
«  il  était  heureux  de  tout  côté  »  {ab  omni  parle  beatus). 

II  eut,  dans  les  quatorze  dernières  années  de  sa  vie,  une 
relation  illustre  et  qui  est  faite  pour  honorer  encore  aujour- 
d'hui son  nom.  Le  Premier  Président  de  Lamoignon,  qu'il 
connaissait  d'auparavant,  le  prit  en  amitié  particulière  dès 
I608  et  le  voulut  voir  souvent;  il  l'aurait  voulu  même  tous  les 
jours.  Ce  grand  magistrat  n'avait  guère  alors  plus  de  quarante 
ans;  il  avait  l'ànie  libérale  et  généreuse,  et  portée  vers  toutes 
les  nobles  idées  de  son  siècle ,  en  même  te^ips  qu'il  tenait  de 
la  force  du  précédent.  «  11  y  a  du  plaisir  avec  lui,  disait  Gui 
Patin,  parce  qu'il  est  le  plus  savant  de  longue  robe  qui  soit 
en  France.  —  11  sait  les  poètes  grecs  par  cœur,  Plutarque, 
Cicéron  et  Tacite,  qui  ne  sont  pas  des  mauvais  originaux.  Il 
sait  aussi  par  cœur  la  Pathologie  de  notre  Fernel,  qu'il  a 
autrefois  lue  par  mon  conseil.  »  Envahi  par  les  devoirs  de  sa 
charge,  M.  de  Lamoignon  regrettait  de  ne  pouvoir  vaquer 
comme  il  aurait  voulu  à  ses  livres  et  à  ses  chères  études,  et 
il  aimait  du  moins  à  en  causer  à  souper  avec  Gui  Patin.  11 
l'envoyait  chercher  souvent;  il  lui  fit  part  tout  d'abord  de  son 
dessein  d'établir  dans  sa  maison  une  petite  Académie  qui 
s'assemblerait  au  moins  une  fois  par  semaine.  Celte  Académie 
de  belle  lUlérature  se  fonda  en  etfet;  on  s'y  rendait  tous  les 
lundis.  Pellisson,  le  Père  Rapin  et  un  petit  nombre  de  savants 
gens  du  monde  en  étaient.  Gui  Patin  et  son  cher  fils  Carolus, 
l'amateur  d'histoire  et  de  médailles,  y  tenaient  leur  bonne 
place.  Cette  amitié  si  particulière  du  Président  de  Lamoignon 
pour  Gui  Palin  prouve  une  chose  :  c'est  que  ce  dernier,  malgré 
ses  sorties  et  ses  saillies  parfois  excessives,  était  en  effet 
«  agréable  et  charmant  en  conversation,  »  qu'il  avait  le  bon 
sens  dans  le  sel,  et  était  de  ceux  qu'un  esprit  solide  pouvait 
agréer  dans  l'habitude.  Je  dis  cela  parce  que  de  loin,  en 
pressant  trop  les  traits  et  en  voulant  offrir  nos  personnages  en 
raccourci,  nous  sommes  tentés  d'en  faire  encore  moins  des 
portraits  que  des  caricatures.  Évitons  ce  travers  et  ne  présen- 
tons jamais  comme  burlesque  un  homme  d'esprit  original  que 
goûta  si  constamment  M.  de  Lamoignon. 

C'est  au  même  IM.  de  Lamoignon  que,  bien  des  années  au- 
[laravant,  en  mai  1615,  Gui  Patin,  se  trouvant  à  Bàville,  dit  ce 

9. 


102  CAi'SEnins  du  lundi. 

mot  singulier  et  si  souvent  cité,  que  «  s'il  eût  été  dans  le  Sénat 
lorsqu'on  tua  Jules  César,  il  lui  aurait  donnné  le  vingt-qua- 
trième coup  de  poignard.  »  M.  de  Lamoignon,  fort  jeune  alors, 
était  tellement  du  parti  de  Pompée ,  qu'il  témoigna  de  la  joie 
à  Gui  Patin  de  l'en  voir  également.  Ce  sont  là  des  propos  de 
vacances  qu'il  convient  d'entendre  comme  ils  ont  été  dits. 
Celte  forme  d'expression  hyperbolique,  je  l'ai  remarqué  déjà, 
est  celle  qu'atfectionne  Gui  Palin;  quand  il  avait  ainsi  lancé 
sa  pensée  dans  une  parole  à  outrance,  bien  imprévue,  pitto- 
resque ou  même  triviale,  il  était  content  :  il  avait  l'iiyperbole 
gaie  et  amusantej» 

Sur  ce  chapitre  de  Jules  César,  Gui  Patin,  après  la  Fronde, 
bien  que  si  peu  guéri,  eût  sans  doute  pensé  différemment: 
«  On  a  imprimé  en  Hollande,  écrivait-il  en  '1659,  un  livret 
intitulé:  Traité  politique^  etc.,  que  tuer  un  tyran  n'est 
pas  un  meurtre;  on  dit  qu'il  est  traduit  de  l'anglais;  mais  le 
livre  a  premièrement  été  fait  en  français  par  un  gentilhomme 
de  Nevers,  nommé  M.  de  Marigny,  qui  est  un  bel-esprit.  Cette 
doctrine  est  bien  dangereuse,  et  il  serait  plus  à  propos  de 
n'en  rien  écrire.  Je  n'aime  point  qu'on  fasse  tant  de  livres  De 
Fenenis  par  la  même  raison.  J'ai  toujours  en  vue  le  bien  pu- 
blic; je  n'aime  point  ceux  qui  y  contreviennent.  »  Voilà  le 
correctif  du  mot  tant  cité,  et  adressé  treize  ans  auparavant  à 
M.  de  Lamoignon. 

La  sensibilité  de  Gui  Patin  a  été  contestée  :  il  en  avait  pour- 
tant comme  en  ont  ces  natures  fortes  et  ces  vies  sobres  :  il  ne 
s'agit  que  de  toucher  en  elles  les  vraies  cordes.  On  a  pu  citer 
de  singuliers  passages  de  Gui  Patin  ,  et  très-grossiers,  sur  la 
maladie  ou  la  mort  de  son  beau-père  ou  de  sa  belle-mère;  il 
a  l'air  d'être  plus  pressé  d'en  hériter  que  de  les  pleurer,  et  il 
ne  s'en  cache  pas.  Ce  n'est  point  sur  ces  endroits  qu'il  faut  le 
|)rendre,  mais  sur  ses  amitiés  de  choix;  elles  sont  vives  chez 
lui  et  sincères.  Avec  Spon,  avec  Falconnet  et  ses  amis  de 
Lyon,  avec  Gabriel  Naudé  son  ami  de  jeunesse,  il  est  plein 
de  chaleur,  de  cordialité,  d'un  souvenir  inaltérable  et  fidèle. 
Il  a  vu  Spon  en  1642,  et,  des  années  après,  il  pourrait,  s'il 
était  peintre,  tracer  son  portrait  tel  qu'il  était  alors  :  «  Je  pense 
si  souvent  à  vous  que  je  vous  vois  à  toute  heure.  »  Dans  les 
interruptions  de  la  Fronde,  il  attend  les  lettres  de  Spon  aussi 
impatiemment  que  les  créanciers  du  roi  d'Espagne  attendent 


GUI    PATIN.  103 

les  galions.  Le  12  septembre  1664,  pensant  à  un  autre  ami 
bien  cher,  il  lui  écrit  :  «  11  y  a  aujourd'hui  vingt-deux  ans 
qu'Armand,  cardinal  de  Richelieu,  ministre  enragé,  fit  couper 
la  tête  dans  votre  ville  à  mon  bon  et  cher  ami  ^I.  de  Thou  : 
Heu  dolor  l  scribere  plura  vêtant  lacrymx...  »  Gui  Patin 
pleure  eu  effet. quelquefois;  il  pleure  quand  les  parties  sé- 
rieuses de  son  esprit  ou  de  son  âme  sont  remuées.  Un  jour, 
en  décembre  1652,  il  est  appelé  auprès  de  M.  l'avocat  général 
Talon ,  qu'il  trouve  en  hydropisie  et  très-malade  : 

"  Ayant  renontui  son  mauvais  état,  je  vous  avoue  que  les  larmes  m'en 
sont  venues  aux  yeux,  ce  que  je  ne  pus  si  bien  cacher  qu'il  ne  le 
reconnût  lui-même  et  ne  m'en  fît  compliment.  Néanmoins  je  vous 
dirai  que  mes  larmes  n'ont  pas  été  à  cause  de  lui  tout  seul,  quelque 
homme  de  mérite  qu'il  soit ,  mais  pour  le  malheur  commun  de  tout  le 
monde  qui  perd  beaucoup  à  sa  mort.  M.  Talon  est  un  lort  homme  de 
bien,  de  grand  jugement,  et  d'un  esprit  fort  péiiéliant,  le  plus  beau 
sens  commun  qui  ail  jamais  été  dans  le  Palais,  qui  a  le  mieux  pris  une 
cause,  et  qui  y  a  le  plus  heureusement  rencontré,  aux  conclusions  qu'il 
y  a  données.  » 

Je  n'examine  pas  si  Gui  Patin  n'avait  pas  pour  M.  Talon 
quelque  reconnaissance  particulière  à  cause  des  conclusions 
prises  dans  son  ancien  procès  :  mais  que  j'aime  cet  éloge  : 
«  Le  plus  beau  sens  commun  qui  ait  jamais  été  dans  le  Pa- 
lais! »  et  que  c'est  bien  la  marque  d'un  vigoureux  et  bon 
esprit  de  se  sentir  ému  à  en  pleurer  par  la  considération  d'une 
perte  de  cette  nature  ! 

Un  autre  jour.  Gui  Patin  pleure  encore.  Il  a  marié  un  de 
ses  enfants;  avec  les  nouveaux  époux  et  avec  sa  femme,  il 
fait  ce  qu'il  appelle  une  débauche,  c'est-à-dire  une  grande 
infraction  à  ses  habitudes;  il  s'est  laissé  entraîner  à  Saint- 
Denis  où  la  foire  se  tenait  alors.  Il  visite  l'abbaye,  le  trésor 
«  où  il  y  a  bien  du  galimatias  et  de  la  badinerie,  »  dit-il; 
puis  les  tombeaux  des  rois  «  où  je  ne  pus  m'empêcher  de 
pleurer  voyant  tant  de  monuments  de  la  vanité  de  la  vie 
humaine;  quelques  larmes  m'échappèrent  aussi  au  monument 
du  grand  et  bon  roi  François  /f ,  qui  a  fondé  notre  Collège 
des  professeurs  du  roi.  Il  faut  que  je  vous  avoue  ma  faiblesse  : 
je  le  baisai  même,  et  son  beau-père  Louis  XII,  qui  a  été  le 
Père  du  peuple,  et  le  meilleur  roi  que  nous  ayons  jamais  eu 
en  France.  »  Heureux  siècle,  et  encore  voisin  des  croyances, 


10i  CMSEUIKS     DU     Lt'NUI. 

011  cuux  qui  étaient  réputés  les  grands  railleurs  avaienfde 
ces  naïvetés  touchantes  et  de  ces  sensibilités  tout  antiques  et 
toutes  patriotiques  ! 

Dans  cette  visite  à  Saint-Denis,  Gui  Patin,  en  même  temps 
qu'il  laisse  voir  des  restes  de  simplicité,  maintient  à  ses 
propres  yeux  sa  supériorité  d'homme  et  de  mari,  en  souriant 
do  sa  femme  qui  écoute  et  croit  tout  ce  qu'on  lui  raconte  de 
particularités  et  de  bagatelles  sur  les  derniers  princes  ense- 
velis. Il  ne  prend  pas  même  la  peine  de  la  détromper.  En 
général,  Gui  Patin  est  à  l'égard  des  femmes  dans  les  prin- 
cipes du  bonhomme  Chrysalde  chez  Molière  :  il  les  exclut  de 
la  science  et  des  hauts  entreliens.  11  les  juge  évidemment 
inférieures  et  ne  croit  pas  qu'on  doive  entrer  en  commerce 
avec  elles  sur  les  grands  et  sérieux  articles.  11  est  fier  de  son 
sexe  et  le  fait  sonner  bien  haut  :  «  J'ai  souvent  loué  Dieu,  dit-il, 
de  ne  m'avoir  fait  ni  femme,,  ni  prêtre,  ni  Turc,  ni  Juif.  »  En 
présence  de  l'iiôtel  Rambouillet  et  de  ce  nouvel  empire,  il 
reste  de  l'avis  de  Scaliger  qui  raillait  le  cardinal  Du  Perron 
de  ce  que,  pour  paraître  savant,  il  entretenait  les  dames  du 
tlux  et  reflux  de  la  mer,  de  l'Être  métaphysique  et  autres 
points  de  philosophie.  Il  assemble  d'ordinaire  dans  un  com- 
mun dédain  les  courtisans  et  les  femmes.  Une  de  ses  plus 
jolies  histoires  du  temps  de  la  Fronde  est  celle  de  M.  de  Beau- 
fort,  pour  qui  les  Parisiens,  et  particulièrement  toutes  les 
femmes,  avaient  une  dévotion  singulière  :  il  nous  le  montre, 
un  jour  qu'il  jouait  à  la  paume  dans  un  tripot  du  Marais, 
visité  comme  en  procession  par  plus  de  deux  mille  femmes 
tant  de  la  Halle  que  d'ailleurs.  Il  conte  cela  sans  ironie,  et 
comme  une  conséquence  toute  simple  de  la  faiblesse  et  de 
l'exaltation  féminine.  La  reine  Christine,  dans  ses  doctes 
bizarreries  et  ses  inconstances,  trouve  elle-même  difficile- 
ment grâce  à  ses  yeux.  C'est  un  trait  de  plus  dans  le  portrait 
de  Gui  Patin  que  ce  dédain  pour  les  personnes  du  sexe  au 
moment  où  elles  s'établissaient  plus  généralement  dans  la 
société,  et  où  elles  allaient  y  introduire  ce  qui  surtout  lui 
manquait,  à  lui  et  aux  autres  savants  cantonnés  dans  les  corps, 
je  veux  dire  la  politesse. 

Une  grande  douleur  des  dernières  années  de  Gui  Patin,  ce 
fut  l'aventure  fâcheuse  et  l'exil  de  son  second  fils  Charles,  de 
celui  (juil  aimait  le  plus  tendrement ,  et  (pii  dut  s'expatrier 


r.  m   PAi'ix.  105 

eu  1668  sous  le  coup  d'une  accusation  vague  et  grave.  Il  fut 
soupçonné  d'avoir  introduit  en  France  des  libelles  contraires 
au  roi  ou  aux  personnes  royales.  Sa  curiosité  d'amateur  lui 
nuisit.  Il  trouva  d'ailleurs  hors  de  France  mainte  compensa- 
tion pour  sa  fortune  :  son  père  seulement  n'en  trouva  point 
à  son  absence.  Gui  Patin  mourut  le  30  août  1672,  à  soixante 
et  onze  ans.  Ses  dernières  lettres,  à  mesure  qu'on  avance 
dans  le  règne  de  Louis  XIV,  montrent  à  quel  point  il  retarde 
en  quelque  sorte  et  ne  peut  se  faire  au  siècle  nouveau.  En 
1664,  au  moment  où  la  jeune  et  brillante  littérature  va  pren- 
dre son  essor  et  où  l'époque  se  dessine  déjà,  s'appuyant  sur 
quelques  cas  isolés  de  désordre  et  de  brigandage,  il  s'écrie  : 
«  Nous  sommes  arrivés  à  la  lie  de  tous  les  siècles!  »  Gui 
Patin  est  de  ceux  qui,  en  vieillissant,  ne  se  renouvellent  en 
rien  ,  et  qui  prennent  chaque  jour  leur  pli  plus  creux  et  plus 
profond.  En  littérature  française,  jeune  il  avait  causé  avec 
M.  de  Malherbe,  et  il  le  citait  quelquefois;  mais  il  en  avait 
gardé  mémoire  bien  moins  pour  ses  odes  ou  sa  réforme  de 
la  langue  que  pour  ses  gaillardises.  Il  appréciait  Balzac  et 
estimait  la  grande  édition  posthume  qu'on  préparait  de  ses 
Œuvres  (1665)  capable  de  faire  honneur  à  la  France  et  à 
notre  langue.  Il  parle  en  un  endroit  de  «  M.  Corneille,  illustre 
faiseur  de  comédies.  »  Il  goûte  M.  Arnauld,  et  en  général  tous 
les  écrivains  de  Port-Royal,  non  par  communion  de  senti- 
ments ou  de  doctrine,  mais  par  une  sorte  de  complicité  d'es- 
prit et  de  sympathie  morale.  Surtout  il  prise  singulièrement 
Pascal,  l'auteur  alors  anonyme  des  dix-huit  petites  Lettres,  et 
il  dit  sans  hésiter  :  «  L'auteur  de  ces  Lettres  est  un  admirable 
écrivain.  »  Vers  la  fin,  il  nomme  une  fois  Molière.  Mais  il  est 
évident,  à  qui  le  lit  jusqu'au  bout,  que  ses  prédilections  et 
ses  souvenirs  le  reportent  plus  naturellement  à  l'âge  des  Gro- 
tius  et  des  Saumaise;  et  dans  la  dernière  lettre  imprimée 
qu'on  a  de  lui  (janvier  1672),  on  lit  :  «  Je  viens  d'apprendre 
du  jeune  Vanderlinden  que  M.  Gronovius  est  mort  à  Leyden. 
Il  restait  presque  tout  seul  du  nombre  des  savants  de  Hol- 
lande. Il  n'est  plus  dans  ce  pays-là  de  gens  faits  comme  Joseph 
Scaliger,  Baiidius,  Heinsius  ^  Salmasius  et  Grolius.  Je 
viens  aussi  d'apprendre  par  des  lettres  de  Bruxelles  que 
M.  Plempius,  célèbre  professeur  en  médecine,  est  mort... 
Adieu  la  bonne  doctrine  en  ce  pays-là!  Descartes  et  les  chi- 


<06  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

mistes  ignorants  tâchent  do  tout  gâter,  tant  en  philosophie 
qu'en  bonne  médecine.  »  Ce  sont  là  les  dernières  paroles  d'un 
homme  qui  s'en  va,  dont  la  vue  se  trouble,  et  pour  qui  le 
livre  de  l'avenir  est  déjà  clos  et  scellé.  Qu'il  suffise  à  l'hon- 
neur de  Gui  Patin  d'avoir  attaché  son  nom  comme  signe  et 
comme  étiquette  caractéristique  à  une  longue  époque  inter- 
médiaire. Il  nous  la  rend  dans  ses  Lettres  avec  un  peu  de  ca- 
hotement, mais  sans  ennui,  et  il  en  est  un  dernier  produit 
dos  plus  vivants. 

J'avais  dit  en  commençant  que  j'indiquerais  de  quelle  ma- 
nière je  conçois  une  édition  de  ses  Lettres  :  il  est  bien  tard 
pour  que  je  m'étende  là-dessus.  Les  originaux  existent  tant  à 
Paris  à  la  Bibliothèque  impériale  qu'à  la  Bibliothèque  de  la 
ville  à  Lyon.  Le  premier  soin  à  prendre  serait  de  bien  colla- 
tionner  les  textes.  Dans  le  premier  Recueil  des  Lettres  choi- 
sies, publié  en  1683,  et  augmenté  dans  les  éditions  suivantes, 
on  a  extrait,  on  a  retranché  beaucoup;  on  a  légèrement  re- 
touché et  rajeuni  le  style.  Dans  les  Lettres  à  Spon,  publiées 
plus  tard ,  on  retrouve  quelques-unes  des  mêmes  lettres 
plus  au  complet,  plus  longues,  et  en  général  beaucoup  plus 
farcies  de  latin.  Il  conviendrait  peut-être,  en  reproduisant 
fidèlement  le  texte,  de  ne  pas  tout  donner,  de  ménager  (en 
avertissant)  quelques  suppressions  çà  et  là,  de  ne  pas  laisser 
tout  à  fait  l'agrément  périr  sous  trop  de  longueurs.  Il  y  aurait 
surtout  à  bien  éclaircir  le  texte  au  moyen  de  notes  claires, 
simples,  précises;  il  faudrait  que,  d'un  coup  d'oeil  jeté  au  bas 
de  la  page,  le  lecteur  fût  brièvement  informé  de  ce  que  c'est 
que  tous  ces  auteurs  et  ces  ouvrages  oubliés  que  cite  con- 
tinuellement Gui  Patin,  et  que,  sans  être  médecin,  on  pût 
comprendre  dans  tous  les  cas  s'il  s'agit  du  Plrée  ou  d'un  nom 
d'homme.  Quelques  notes  plus  nourries,  à  la  fin  des  volumes, 
contiendraient  les  anecdotes  ou  les  épisodes  qui  demande- 
raient plus  de  développement.  Nous  savons  qu'un  littérateur 
de  nos  amis,  et  bien  connu  du  public,  a,  depuis  longtemps, 
préparé  cet  intéressant  travail.  Quand  l'Édition  présente,  qui 
est  en  voie  de  s'écouler,  aura  fait  son  temps-,  il  serait  bon  de 
penser  à  celle  qui  devra  être  définitive.  Un  corps  bien  rédigé 
des  Lettres  de  Gui  Patin  n'offrirait  pas  seulement  un  tableau 
de  l'histoire  de  la  médecine  durant  cinquante  ans  :  on  y  ver- 
rait un  coin  très-étendu  des  mœurs  et  de  la  littérature  avant 


GUI    PATIN.  i07 

Louis  XIV.  A  mesure  qu'on  s'éloigne,  le  moment  arrive  où, 
par  suite  de  l'encombrement  historique  croissant,  la  postérité 
est  heureuse  de  rencontrer  de  ces  représentants  abrégés  qui 
lui  donnent  jour  sur  toute  une  époque  et  qui  lui  font  miroir 
pour  tout  ce  qui  a  disparu. 


Lundi  9  mai  1833. 


SULLY. 


SES  ECONOMIES  ROYALES  OU   MEMOIRES. 


La  renommée  de  Sully  a  eu  en  France  des  destinées  suc- 
cessives et  bien  diverses.  Au  moment  où  ce  grand  ministre  et 
serviteur  de  Henri  IV  fut  forcé  de  se  retirer  des  alfaires  après 
la  mort  de  son  maître,  il  était  généralement  haï  ou  du  moins 
très-peu  populaire.  Ses  solides  qualités  armées  de  sévérilé  et  de 
rudesse  l'avaient  rendu  odieux  aux  grands,  et  le  peuple  même 
ou  la  bourgeoisie  n'appréciait  pas  en  lui  un  défenseur  des  inté- 
rêts publics.  Les  Mémoires  de  L'Estoile,  ce  bourgeois  de  Paris 
et  cet  écho  des  autres  bourgeois  ses  compères,  nous  informent 
des  vers  satiriques,  pasquinades  ou  caricatures  qui  se  fai- 
saient contre  Sully  dans  les  dernières  années  de  sa  puissance. 
Sa  fortune  croissante,  l'appareil  dentelle  s'environnait,  sou- 
levaient l'envie,  et  l'humeur  du  personnage  ne  la  désarmait 
pas.  L'iîsloile,  dans  un  sentiment  de  malignité  bien  naturel, 
se  plaît  à  relever  et  à  dénombrer  les  titres  et  qualités  de  Sully 
à  la  date  de  juillet  1 609,  c'est-à-dire  au  faîte  de  sa  grandeur  : 
par  un  autre  sentiment  non  moins  naturel  à  l'homme,  Sully 
se  plaisait  aussi  à  les  étaler  : 

«  Maximilicii  de  IJiMIiuiic,  clievalier,  duc  de  Sully,  pair  de  France, 
prince  souverain  de  Hcnrichcmont  ri  de  Hoisbclle,  inaïquis  de  liosny, 
comte  de  Dourdan,  sire  d'Orval ,  Moulrond  el  Sainl-Amand  ;  haroii 
d'Épineuil,  Ilruiùr(S,Le{;iiàtelet,  Vilk'l)on,  I.a  Chapelle,  Novion,  Bai|f;y 
et  liontin;  conscilkT  du  roi  eu  tous  ses  conseils;  capilaine  lieutenant, 
de  diuv  cents  liommes  d'armes  d'ordonnances  du  roi  sous  le  titre  de 


SILLY.  )109 

la  reine;  grand  maître  el  capilaine  général  de  l'arlillerio:  grand  vojer 
de  France;  surintendant  des  finances,  forlincations  et  bâtiments  du 
roi  ;  gouverneur  el  lieutenant  général  pour  Sa  Majesté  en  Poitou ,  Clià- 
telleraudois  el  Loudunois  ;  gouverneur  de  Mantes  et  Jargeau,  et  capitaine 
du  eliàteau  de  la  Bastille  à  Paris. 

"  Voilà,  ajoute  L'Esloile  dans  un  langage  plein  de  satiété  et  de  pléo- 
nasme, et  qui  semble  regorger  de  son  objet,  voilà  les  augustes  et  ma- 
gnifiques  titres  de  grandeur  du  grand  duc  de  notre  siècle.  Pour  mon 
regard,  j'honorerai  toujours  la  grandeur  en  lui  et  en  autrui,  mais 
je  ferai  plus  de  cas  d'un  grain  de  bonté  que  d'un  monde  entier  de 
grandeur.  » 

Et  au  nioment  de  la  chule  ou  de  la  retraite  contrainte,  il 
dit  encore  :  «  La  disgrâce  de  cet  homme  était  plainte  de  peu 
de  personnes  à  cause  dé  sa  gloire  (de  son  orgueil).  »  Chose 
singulière  ,  l'iiomme  le  plus  éloigné  à  tous  égards  de  L'Estoile, 
le  cardinal  de  lîichelieu ,  en  ses  Mémoires,  parlant  de  Sully 
et  de  sa  chute  qui  fut  toute  personnelle,  dit  à  peu  près  la 
même  chose  :  «  On  a  vu  peu  de  grands  hommes  déchoir  du 
haut  degré  de  la  fortune  sans  tirer  après  eux  beaucoup  de 
gens;  mais,  la  chute  de  ce  colosse  n'ayant  été  suivie  d'aucune 
autre,  je  ne  puis  que  je  ne  remarque  la  différence  qu'il  y  a 
entre  ceux  qui  possèdent  les  cœurs  des  hommes  par  un  pro- 
cédé obligeant  el  leur  mérite,  et  ceux  qui  les  contraignent  par 
leur  autorité.  »  J'aime  à  croire  que  si  Richelieu  avait  pour- 
suivi ses  Mémoiresjusqu'à  l'année  de  la  mort  de  Sully,  laquelle 
ne  précéda  que  de  peu  la  sienne,  il  aurait  trouvé  d'autres  pa- 
roles pour  rendre  justice  à  un  si  méritant  prédécesseur,  et  que 
la  pensée  morale  et  humaine  exprimée  par  lui,  et  qui  re- 
double de  valeur  sous  sa  plume ,  n'aurait  pas  étouffé  les  autres 
considérations  d'équitable  et  haute  louange  que  le  nom  de 
Sully  rappelle. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Sully,  en  se  retirant,  était  peu  populaire, 
et  on  ne  voit  pas  que  son  souvenir  le  soit  redevenu  dans  les 
années  qui  suivirent,  ni  durant  tout  le  wii"^  siècle.  Tallemant 
des  Réaux,  cet  autre  bourgeois  de  Paris,  s'amuse  à  recueillir, 
cinquante  ans  après  L'Estoile,  toutes  sortes  d'historiettes  sati- 
riques et  dénigrantes  sur  l'illustre  ministre  de  Henri  IV.  Le 
bon  Hardouin  de  Péréfixe,  qui  écrit  l'Histoire  de  Henri-le- 
Grand  pour  l'instruction  de  Louis  XIV,  n'accorde  à  Sully 
qu'une  place  médiocre  dans  son  ouvrage,  et,  préoccupé  encore 
de  l'idée  d'impopularité  qui  s'attachait  au  nom  de  Rosny,  ii 
viii.  ^0 


UO  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

s'applique  à  justifier  Henri  de  la  faveur  qu'il  lui  avait  accordée, 
et  à  montrer  qu'elle  n'était  pas  ce  que  supposait  l'envie. 
Mézeray,  très-bon  historien  pour  ces  derniers  siècles ,  portait 
de  Sully  le  jugement  juste  et  vrai  qu'il  faut  qu'on  en  porte 
encore,  mais  sans  embellissement  et  sans  enthousiasme  : 
«  Outre  qu'il  était  infatigable,  ménager  et  homme  d'ordre, 
dit-il,-  il  avait  la  négative  fort  rude,  et  était  impénétrable  aux 
prières  et  aux  importunités,  et  attirait  à  toutes  mains  de  l'ar- 
gent dans  les  coffres  du  roi.  »  Tant  que  Louis  XIV  régna,  il 
fut  assez  peu  question  des  grandeurs  et  des  gloires  des  règnes 
précédents.  C'est  au  xyih"  siècle  qu'il  faut  venir  pour  trouver 
le  Sully  populaire,  celui  non  pas  de.  la  tradition,  mais  de  la 
création  et  de  la  légende  philosophique.  Voltaire,  le  premier, 
était  en  train  d'y  aider  par  la  Henriade,  lorsqu'ayant  eu  à 
se  plaindre  du  descendant  de  Sully,  il  elfaça  dans  son  poëme 
le  nom  de  l'ancêtre  et  y  substitua  celui  de  Du  Plessis-lMornay. 
Pourtant  la  popularité  de  Henri  IV  prenait  dans  les  imagina- 
tions et  s'étendait  de  jour  en  jour,  comme  eh  représailles  de 
la  gloire  de  Louis  XIV,  et  il  lui  fallait  un  second,  un  conseiller, 
un  Odèle  :  ce  ne  pouvait  être  que  Sully;  La  Rochefoucauld  a 
dit  :  «  Nos  actions  sont  comme  les  bouts-rimes ,  que  chacun 
fait  rapporter  à  ce  qui  lui  plaît.  »  Ce  ne  sont  pas  seulement 
les  actions  de  chaijuojour  et  les  démarches  des  personnes  de 
la  société  que  chacun  interprète  à  son  gré  ;  ce  sont  les  actions 
du  passé  et  les  noms  qui  les  représentent.  Ces  grands  noms 
que  vont  répétant  les  échos  futurs,  une  fois  livrés  au  tour- 
billon des  âges,  ne  sont  bientôt  phis,  si  l'on  n'y  prend  garde 
et  si  l'histoire  authentique  ne  s'y  oppose  pas,  que  des  espèces 
de  bouts-rimés  que  chacun  tire  à  soi,  remplit  à  son  gré,  et 
sous  lesquels  on  met  un  sens,  des  idées,  des  intentions  que  le 
plus  souvent  le  personnage  n'a  jamais  eus.  Ainsi  en  advint-ii 
pour  Sully  :  on  avait  fait  de  Colbcrl  le  représentant  d'un  sys- 
tème, on  fit  de  Sully  le  représentant  du  système  contraire.  Au 
lieu  de  voir  en  lui  ce  qu'il  était  avant  tout,  un  caractère  et 
une  capacité  rare,  diverse  et  complexe,  formée  avec  travail  et 
appliquée  au  fur  et  à  mesure  aux  diverses  circonstances  et 
difficultés  de  son  temps,  on  lui  prêta  une  doctrine  générale, 
philosophique,  d'après  le  Télémaquc  ou  d'après  les  Kcono- 
iTiistes.  Les  Mémoires  de  Sully  existaient,  d'un  volume  consi- 
dérable ,  mais  d'une    lecture  lente   et  pénible  :   l'abbé  de 


SULLY.  m 

L'Écluse,  en  1745,  se  chargea  de  les  alléger,  de  les  rendre 
faciles  et  agréables;  il  en  dénatura  la  forme,  le  langage,  et 
parfois  le  fond;  il  donna  à  son  auteur  un  certain  air  plus  dé- 
gagé, et  qui  fait  contre-sens.  L'Académie  française,  habile  à 
profiter  des  vogues  nouvelles  et  à  les  favoriser,  mit  au  con- 
cours VÉloge  de  Sully  pour  lequel  Thomas  fut  couronné 
(1763)  :  ce  discours  de  Thomas,  «  plein  de  vérités  utiles  et 
hardies,  »  comme  on  les  aimait  alors,  eut  un  grand  succès. 
Sully  y  était  loué,  même  do  ce  qu'il  n'avait  pas  fait,  et,  par 
exemple,  de  s'être  dépouillé  de  ses  charges  avec  un  entier 
désintéressement,  d'avoir  refusé,  lors  de  sa  retraite,  le  prix 
de  sa  démission  de  gouverneur  de  la  Bastille  et  de  surinten- 
dant des  finances  :  «  11  semblait,  dit  Thomas,  que  ce  fût  le  prix 
dont  on  voulait  payer  sa  retraite.  11  eût  été  honteux  à  Sully 
de  l'accepter,  aussi  le  refusa-t-il.  »  Sur  quoi  un  écrivain  de 
notre  temps,  bien  fait  pour  juger  de  Sully  avec  toute  sorte  de 
compétence,  M.  Daru  a  dit  :  «  Je  ne  sais  si  cette  manière  de 
présenter  les  faits  est  prescrite  par  les  convenances  d'un  Éloge 
académique,  mais  il  n'en  est  pas  moins  certain  que  Sully 
chercha  à  tirer  de  ses  charges  le  plus  d'argent  qu'il  put  ;  ce 
sont  ses  expressions.  »  Et  j'ajouterai  :  C'étaient  les  mœurs  du 
temps,  desquelles  le  personnage  et  le  caractère  de  Sully  ne 
-  sauraient  se  séparer.  Je  laisse  donc  tous  ces  usages  et  ces 
abus  qu'on  a  faits  du  nom  de  Sully  au  xviii^  siècle,  tous  ces 
Sully  accommodés  à  la  Turgot,  à  laNecker,  à  la  Bernardin  de 
Saint-Pierre,  pour  revenir  à  l'homme  tel  qu'il  se  montre  à 
nous  dans  l'histoire  et  dans  ses  Mémoires.  Je  ne  saurais  cer- 
tainement prétendre  embrasser  l'homme  d'État  ni  l'adminis- 
trateur des  finances  dans  ce  qu'il  a  de  positif  et  de  spécial; 
ce  sera  assez  si  je  parviens  à  saisir  et  à  faire  ressortir  la 
forme  générale  de  l'esprit  et  du  mérite  de  Sully  d'après  l'en- 
semble des  faits.  11  n'y  a  pour  cela  qu'à  le  bien  écouter,  lui 
et  ses  secrétaires. 

Une  tentation  dont  on  a  d'abord  à  se  garder  quand  on  se 
débarrasse  ainsi  du  Sully  de  convention  pour  vouloir  retrou- 
ver le  réel ,  c'est  d'aller  à  l'extrémité  contraire,  c'est  de  lui 
chercher  un  défaut  précisément  à  la  place  de  la  qualité  dont 
on  l'avait  loué,  c'est  de  diminuer  sa  grandeur,  parce  qu'elle 
n'est  piis  tout  à  fait  celle  qu'on  avait,  dans  les  derniers  temps, 
préconisée.  Henri  IV  et  Sully  ne  sont  pas  ce  que  les  avait 


112  CAUSElilES    DU     LUNDI. 

faits,  après  deux  siècles,  une  tradition  complaisante  et  légè- 
rement mensongère  :  donc  ils  sont  Topposé  et  le  contre-pied 
de  cette  tradition.  Évitons  cette  autre  forme  de  Terreur  et  de 
l'esprit  de  système  qui  se  déguise  sous  la  prétention  à  la 
finesse.  Parmi  les  remarques  un  peu  longuement  déduites, 
mais  justes,  au  nombre  de  treize,  qui  précèdent  les  Mémoires 
de  Sully,  et  dans  lesquelles  il  est  donné  quelques  conseils  aux 
historiens  futurs,  il  est  une  prescription  qui  est  particulière- 
ment vraie,  et  qu'il  convient  de  nous  appliquer  à  nous  tous  en- 
l'étudiant,  à  savoir  :  «  Que  les  historiens  ne  témoignent  point 
de  vouloir  faire  des  recherches  trop  exactes  des  défauts  et  des 
erreurs  d'autrui,  tellement  secrets  et  cachés  qu'ils  ne  sont 
connus  d'aucune  personne  qui  en  ait  reçu  dommage  ou  offense, 
et  desquels  nulles  voix  publiques  ne  se  sont  jamais  plaintes, 
ni  que  l'on  ait  su  que  les  peu[)ies  en  générai  ni  en  particulier 
en  aient  non  plus  reçu  dommage  visible  et  notoire.  »  Celte 
remarque  est  fondamentale  pour  qui  aborde  l'histoire  et  les 
grandes  figures  qui  y  sont  en  scène.  Quand  Tallemant  des 
Réaux,  par  exemple,  s'appuyant  du  manuscrit  d'un  ancien 
secrétaire  du  Du  Plessis-Mornay,  c'est-à-dire  d'un  témoignage 
ennemi,  s'amuse  à  nous  conter  que  tous  les  soirs  à  l'Arsenal, 
jusqu'à  la  mort  de  Henri  IV,  Sully,  déjà  arrivé  à  la  cinquan- 
taine, continuait  d'aimer  si  fort  la  danse  «  qu'il  dansait  tout 
seul  avec  je  ne  sais  quel  bonnet  extravagant  en  tête,  qu'il  avait 
d'ordinaire  quand  il  était  dans  son  cabinet,  »  une  telle  anec- 
dote ,  qui  n'a  aucun  rapport  prochain  ni  éloigné  avec  les 
actes  publics  de  Sully  et  qui  ne  saurait  être  contrôlée,  est 
indigne  d'être  recueillie  par  un  historien  et  n'est  propre  (lut- 
elle  exacte  à  quelque  degré)  qu'à  déjouer  et  à  dérouter  le 
jugement  général,  bien  loin  d'y  rien  apporter  de  nouveau. 
Encore  une  fois,  Sully,  comme  s'il  avait  prévu  à  l'avance  ces 
dénigrements  de  détail  et  ces  dégradations  de  l'histoire,  a  dit 
ou  fait  dire  par  la  plume  de  ses  secrétaires  :  «  Que  si  quelques 
grands  rois,  capitaines,  magistrats  ou  chefs  d'armées,  de  ré- 
publiques et  de  peuples,  qui  ont  acquis  une  générale  répu- 
tation d'avoir  été  excellents  es  faits  d'armes,  de  justice  et  de 
police,  ont  eu  quelques  vices  et  passions  particulières setre/es 
et  cachées,  (pii  11  aient  point  porté  de  préjudice  au  public, 
et  dont  la  [)nblicalion  ne  peut  apporter  aucun  avantage,  »  il 
est  bienséant  à  un  historien  de  les  taire,  et  de  ne  point  passer 


SULLV.  113 

SOUS  silence  «  les  vertus,  belles  œuvres  et  actions  manifestes  » 
pour  s'en  aller  scruter  et  découvrir  «  les  défauts  et  manque- 
ments secrets.  »  Le  vrai  caractère  de  Sully  se  déclare  déjà 
mieux  dans  cette  attention  publique  et  constante  à  la  gra- 
vité que  dans  quelque  infraction  particulière ,  s'il  y  est 
tombé. 

Mais  avant  d'user  des  Mémoires  de  Sully,  il  importe  de 
bien  établir  ce  qu'ils  sont  et  de  se  rendre  un  compte  exact  de 
cette  composition  d'une  forme  assez  étrange.  Les  préambules 
avec  Sully  sont  de  quelque  longueur,  et  on  ne  les  abrège  pas 
comme  on  le  voudrait.  Sully,  retiré  des  affaires  dans  la  force 
de  l'âge,  vécut  encore  trente  ans  dans  ses  châteaux,  occupé  à 
se  nourrir  de  ses  souvenirs  et  à  en  rassembler  les  pièces,  les 
témoignages  authentiques  et  mémorables.  Mais,  au  lieu  de  se 
mettre  à  l'ouvrage  comme  un  simple  historien,  comme  Riche- 
lieu dès  ce  temps-là  ne  dédaignait  pas  de  le  faire,  en  em- 
ployant des  secrétaires  sans  doute  pour  les  parties  matérielles, 
mais  en  les  subordonnant  et  les  laissant  à  l'état  d'auxiliaires 
obscurs,  il  se  fit  assister  et  servir  par  eux  dans  cet  office  de 
narrateur  avec  cérémonie  et  en  toute  solennité.  Il  avait  de 
tout  temps  écrit  ou  fait  rédiger  les  journaux  et  mémoires  des 
actions  principales  et  des  événements  importants  de  sa  vie;  il 
chargea  en  définitive  quatre  secrétaires  d'en  faire  un  extrait 
considérable  et  un  recueil  à  l'usage  du  public  :  «  Monseigneur, 
est-il  dit  dans  la  Dédicace,  Votre  Grandeur  ayant  commandé  à 
nous  quatre,  que  vous  connaissez  assez,  de  revoir  et  consi- 
dérer bien  exactement  certains  Mémoires  que  deux  de  vos 
anciens  serviteurs  et  moi  avons  autrefois  ramassés  et  depuis 
fort  amplifiés,  etc.,  etc.,  de  toutes  lesquelles  choses  nous  nous 
sommes  acquittés  le  mieux  qu'il  nous  a  été  possible,  etc.  » 
Les  phrases  de  ces  secrétaires  sont  difficiles  à  citer,  tant  elles 
sont  longues,  chargées  de  parenthèses  et  d'incidences  :  les 
phrases  d'Homère  ou  celles  d'Hérodote  ne  sont  pas  plus  dif- 
ficiles à  ponctuer  que  les  leurs.  Sully,  dans  son  château,  se 
fait  donc  raconter  et  ramentevoir  par  ses  quatre  secrétaires 
les  choses  qu'il  sait  mieux  qu'eux  et  qu'il  leur  a  racontées  ou 
laissé  lire;  fidèle,  même  dans  la  familiarité,  à  son  goût  de 
hauteur  et  d'appareil,  il  se  fait  renvoyer  ses  souvenirs  sous 
forme  cérémonieuse,  obséquieuse,  et  pour  ainsi  dire  à  quatre 
encensoirs  ;  il  assiste  sous  le  dais  et  prèle  l'oreille  avec  com- 

10. 


414  CAUSEUIES    DU    LUNDI. 

plaisance  à  ses  propres  échos.  Le  lecteur  est  là  derrière,  qui 
écoute  comme  il  peut.  On  peut  regretter  en  ce  style  incom- 
mode, dans  lequel  on  s'adresse  continuellement  à  lui  à  la 
seconde  personne,  de  ne  pas  trouver  ragrémenl  ni  la  rapidité 
des  Mémoires  ordinaires,  et  de  n'y  reconnaître  qu'à  peine  le 
trait  d'expression  et  la  marque  originale  du  narrateur  ou  de 
l'inspirateur  morne  :  mais  n'est-ce  pas  aussi  un  premier  carac- 
tère d'originalité,  et  plus  significatif  que  tous  les  autres,  qu'une 
telle  forme  ainsi  adoptée  et  imposée  durant  une  narration  si 
longue  ;  et  n'y  voit-on  pas  déjà  le  ton  et  l'étiquette  rigoureuse 
qui  régnait  dans  ce  château  de  Sully  quand  on  s'adressait  au 
maître?  11  met  son  amour-propre  à  laisser  paraître  en  nombre 
autour  (le  lui  ses  secrétaires  comme  d'autres  le  mettraient  à 
les  dissimuler  et  à  les  effacer.  Richelieu,  plumo  en  main,  est 
un  historien,  un  écrivain ,  et  y  vise  :  Sully  tient  avant  tout  à 
ce  que  Ton  ne  cesse  de  voir  son  grand  état  de  maison,  même 
dans  l'office  et  les  charges  de  l'histoire.  Il  y  fait  son  entrée  et 
sa  marche  avec  cortège,  dans  une  ovation  continue. 

Ces  JMémoires  en  grande  partie  terminés  et  en  vue  du  pu- 
blic, Sully  songea  à  les  faire  imprimer,  et,  pour  plus  de 
sûreté,  il  voulut  que  ce  fût  sous  ses  yeux,  dans  une  de  ses 
maisons  seigneuriales.  Les  deux  premiers  volumes  de  cette 
éd'dion  pi^biceps  in-folio  furent  donc  imprimés  en  1638  dans 
le  château  même  de  Sully,  par  les  soins,  dit-on,  d'un  impri- 
meur d'Angers  qu'on  avait  mandé  à  cet  effet.  On  se  passa 
d'approbation  et  de  privilège;  Sully  faisait  acte  de  souverai- 
neté. Le  titre  des  Mémoires  était  singulièrement  emphatique  , 
allégorique  et  symbolique  ;  le  voici  en  son  entier  : 

«  Mémoires  des  sages  et  royales  Économies  d'Etat,  domesliques,  po- 
liliqucs  cl  mllilaircs  de  Henri  le  Graïui,  l'exemplaire  des  rois,  lepi'incc 
des  vertus,  des  armes  et  des  lois,  et  le  père  en  effet  de  ses  peuples 
Iranyois; 

«  Et  des  Servitudes  utiles,  obéissances  convenables  et  adminisiraliona 
loyales  de  Maximilian  de  lîôlliuue,  l'un  des  plus  eoiilidenls  familiers  cl 
uliies  soldats  et  serviteurs  du  grand  Mars  des  François; 

«  Dédiés  à  la  France,  à  tous  les  bons  soldais  et  lous  peuples  françois.  » 

Je  ne  parle  pas  de  la  vignette  peinte  en  vert,  de  la  branche 
d'amarante,  symbole  de  la  vertu  qui  ne  se  ilétrit  jamais,  des 
trois  V,  qui  sont  le  chiffre  de  la  maison  de  Sully.  L'ouvrage 
était  censé  se  wenûcG  à  Jmstelredam  (Amsterdam),  à  l'en- 


s  U  L  L  V .  i  1  5 

se'igne  des  trois  f^ertus  couronnées  cVamaranthe  (  Foi, 
Espérance,  Charité),  chez  deux  imprimeurs  désignés  sous 
des  noms  grecs  tels  qu'aurait  pu  les  forger  Du  Bnrtas  ;  voici 
ces  noms  bizaires  :  Jleithinosfjraphe  de  Cléarétlmélée ,  et 
Graphexechon  de  Pistariste  ;  comme  qui  dirait  :  Écrivain- 
véridique  de  la  ville  de  Gloire-et-Fertu-Soin,  et  Secrétaire- 
émérite  de  la  ville  de  Haute-Probité.  Ces  deux  imprimeurs  ; 
dans  un  Avertissement ,  s'adressaient  aux  Lecteurs  vertueux 
et  judicieux.  Le  pédantisme  déjà  suranné  de  ces  recherches 
et  de  ces  gentillesses  d'impression  fait  bien  pendant  à  ce 
qu'on  raconte  du  costume  de  Sully  lorsqu'il  reparut  un  jour, 
avec  ses  liabits  à  la  vieille  mode,  en  pleine  Cour  de  Louis  XIIL 
Cela  dit,  allons  au  fond,  et  de  cet  amas  de  narrations  trop 
souvent  déduites  en  style  de  greffier  ou  de  notaire ,  tirons  ce 
qu'il  y  a  de  solide  et  d'excellent. —  Sully,  qui ,  dans  toute  la 
première  partie  de  sa  carrière,  s'appelle  Ilosny,  né  en  1559 
au  château  de  ce  nom,  était  le  second  de  quatre  fils,  mais  de 
fait  il  fut  considéré  comme  l'aîné  par  son  père,  qui  de  bonne 
heure  plaça  sur  lui  l'espoir  de  relever  sa  maison.  Le  père  du 
jeune  Rosny  l'appela  un  jour  qu'il  avait  onze  ans  clans  la 
chambre  de  la  haute  tour,  et  là,  en  présence  du  seul  La  Duran- 
dière,  son  précepteur,  il  lui  dit  :  «  IMaximilian,  puisque  la 
coutume  ne  me  permet  pas  de  vous  faire  le  principal  héritier 
de  mes  biens,  je  veux  en  récompense  essayer  de  vous  enrichir 
de  vertus,  et  par  le  moyen  d'icelles,  comme  l'on  m'a  prédit, 
j'espère  que  vous  serez  un  jour  quelque  chose.  Préparez-vous 
donc  à  supporter  avqp  courage  toutes  les  traverses  et  diffi- 
cultés que  vous  rencontrerez  dans  le  monde,  et,  en  les  sur- 
montanl  généreusement,  acquérez-vous  l'estime  des  gens  d'hon- 
neur et  particulièrement  celle  du  maître  à  qui  je  veux  vous 
donner,  au  service  duquel  je  vous  commande  de  vivre  et 
mourir.  »  Ce  maître  était  le  prince,  bientôt  roi  de  Navarre,  le 
futur  Henri  IV,  dont  le  mariage  était  alors  décidé  avec  Margue- 
rite, sœur  de  Henri  HL  Le  père  de  Sully  était  de  la  religion 
réformée  :  homme  de  sens  et  de  prudence,  il  prévit  que  «  si 
ces  noces  se  faisaient  à  Paris,  les  livrées  en  seraient  bien  ver- 
meilles. »  Rosny,  conduit  à  Vendôme  par  son  père  et  présenté 
par  lui  à  Henri,  devant  la  reine  Jeanne  d'Albret  sa  mère  ,  lui 
débita  très-bien  sa  petite  harangue  avec  des  protestations  de 
lui  être  à  jamais  très-fidèle  et  très-obéissant  serviteur  :  «  Ce 


116  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

que  vous  lui  jurâtes  en  si  beaux  lermes,  lui  riip[)cllent  ses 
secrétaires,  avec  tant  de  grâce  et  d'assurance,  et  un  ton  de 
voix  si  agréable  (ju'il  conçut  dès  lors  de  bonnes  espérances  de 
vous;  et  vous  ayant  relevé,  car  vous  étiez  à  genoux,  il  vous 
embrassa  deux  fois  et  vous  dit  qu'il  admirait  votre  gentillesse, 
vu  votre  âge  qui  n'était  que  d'onze  années,  et  que  vous  lui 
aviez  présenté  voire  service  avec  une  si  grande  facilité  et  étiez 
de  si  bonne  race  qu'il  ne  doutait  point  qu'un  jour  vous  n'en 
lissiez  paraître  les  effets  en  vrai  gentilhomme.  »  Et  ici,  comme 
nous  sommes  au  xvi'  siècle,  il  est  nécessaire  de  remarquer 
qu'un  des  précepteurs  de  Sully,  nommé  La  Brosse,  qui  se 
mêlait  de  tirer  des  horoscopes  et  de  prédire  des  nativités, 
voyant  que  son  élève,  de  six  ans  plus  jeune  que  Henri  de 
Navarre,  était  né,  comme  ce  prince,  le  12  ou  13  décembre, 
jour  de  Sainte-Luce,  l'avait  plus  d'une  fois  assuré,  avec  de 
grands  serments,  que  le  prince,  après  maint  labeur,  serait  un 
jour  roi  de  France,  et  que  lui  Rosny  serait  des  plus  avant 
dans  sa  faveur  et  des  mieux  participants  de  sa  prospérité.  Cet 
horoscope  eut  une  grande  influence  sur  l'esprit  de  Sully.  11  y 
revient  en  mainte  occasion  ;  aux  heures  de  mauvaise  humeur 
et  de  dépit,  et  dans  toute  circonstance  critique,  il  s'en  autorise 
pour  persévérer  auprès  du  roi  de  Navarre  et  pour  s'encou- 
rager dans  la  cause  qu'il  a  embrassée.  Dans  les  conversations 
qu'il  a  avec  Henri,  il  cite  également  son  prophète  et  son  au- 
teur :  «  Sire,  dit-il  au  roi  de  Navarre  à  INIeudon,  au  moment 
où  l'on  apprend  que  Henri  III  vient  d'être  assassiné  à  Saint- 
Cloud,  j'espère  que  Votre  Majesté  sera  un  jour  paisible  et  bien 
heureuse,  mais  ce  ne  sera  pas  sans  beaucoup  travailler  et  sans 
courir  de  grands  hasards.  J'ai  eu  un  diable  de  précepteur  le- 
quel, comme  je  le  vous  ai  déjà  conté  autrefois,  m'a  dit  que  cela 
était  infaillible  :  il  faut  aller  voir  ce  qui  en  est.  »  Sully  n'est 
donc  pas  un  philosophe;  bien  qu'il  paraisse,  en  maints  cas, 
beaucoup  plus  politique  que  religieux,  il  est  superstitieux 
comme  on  Tétait  volontiers  en  son  temps.  Il  croit  aux  horos- 
copes, aux  malélices,  aux  signes  vus  dans  l'air  la  veille  d'une 
grande  bataille.  Les  caractères  forts  ne  sont  pas  des  esprits 
forts  pour  cela. 

Lors  du  massacre  de  la  Saint-Barthéleniy,  le  jeune  Rosny  se 
trouvait  à  Paris  en  plein  danger.  Il  avait  dessein  d'aller  faire 
sa  cour  au  roi  de  Navarre  ce  jour-là ,  et  il  s'était  couché  la 


SULLV.  M  7 

veille  de  bonne  heure.  Il  fut  réveillé  sur  les  trois  heures  du 
matin  par  les  cris  du  pieuple  et  par  le  tocsin  :  son  gouverneur, 
le  sieur  de  Saint-Julien,  et  son  valet  de  chambre  ,  qui  s'étaient 
aussi  réveillés  au  bruit ,  étant  sortis  du  logis  pour  apprendre 
ce  que  c'était,  n'y  rentrèrent  point,  et  il  n'a  jamais  su  depuis 
ce  qu'ils  étaient  devenus.  L'hôte  chez  lequel  il  était  logé  et  qui 
était  huguenot,  voulait,  pour  sauver  sa  vie,  aller  à  la  messe 
et  y  emmener  le  jeune  Rosny.  Celui-ci  refusa  ;  mais  ,  se  revê- 
tant de  sa  robe  d'écolier  et  prenant  un  livre  d'heures  sous  le 
bras  ,  il  se  rendit  à  travers  les  périls  au  Collège  de  Bourgogne 
dont  le  principal  le  recueillit  et  le  tint  trois  jours  caché.  Son 
père  lui  écrivit  alors  qu'il  eût  à  obéir  en  tout  à  son  maître  le 
roi  de  Navarre,  et  à  conformer  sa  conduite  à  la  sienne ,  à  aller 
à  la  messe,  s'il  le  fallait ,  à  son  exemple ,  et  à  courir  enfin  toutes 
ses  fortunes  jusqu'à  la  mort.  Ce  que  fit  soigneusement  Rosny  : 
dans  les  diverses  alternatives  et  boutades  de  Cour  qui  suivirent 
cette  sanglante  catastrophe,  lorsque  Henri  était  traité  avec 
plus  d'égards  et  que  ses  domestiques  avaient  liberté  de  le 
venir  servir,  Rosny  ne  manquait  pas  à  son  devoir  ;  lorsque  le 
prince  était  retenu  en  prison  et  séparé  de  ses  serviteurs,  le 
jeune  homme  se  tenait  à  l'écart  et  dans  l'attente  :  «  Mais,  en 
quelque  condition  que  vous  fussiez ,  lui  disent  ses  secrétaires, 
vous  preniez  toujours  le  temps  de  continuer  vos  études ,  sur- 
tout de  l'histoire  (de  laquelle  vous  faisiez  déjà  des  exirails 
tant  pour  '  '  mœurs  que  les  choses  naturelles  ) ,  et  des  mathé- 
matiques, lesquelles  occupations  faisaient  paraître  votre  incli- 
nation à  la  vertu.  »  La  première  partie  de  la  carrière  de  Rosny 
se  passera  à  n'être  en  apparence  qu'un  homme  de  guerre  et 
un  soldat;  mais  ce  fonds  d'études,  cet  amour  d'une  instruc- 
tion solide  et  sérieuse,  vertueuse  en  un  mot,  il  le  gardera  et 
le  cultivera  en  toutes  les  circonstances  ,  dans  les  intervalles  de 
loisir  et  jusqu'au  milieu  des  camps. 

Le  chapitre  YP  des  Mémoires  a  cela  de  remarquable  qu'il  est 
copié  sur  un  ancien  recueil  écrit  tout  entier,  disent  les  secré- 
taires, de  la  main  de  Sully  et  qui  doit  être  de  sa  composition 
même.  Ici  le  style  s'abrège,  s'affermit,  et  ce  chapitre  peut 
donner  une  juste  idée  de  la  manière  du  maître  s'il  avait  pris 
plus  souvent  la  plume.  C'est  un  lableau  raccourci  des  remords 
et  angoisses  de  Charles  IX  après  la  Saint-Barthélémy,  de  la 
résistance  que  rencontrent  les  ordres  sanguinaires  du  roi  chez 


118  CAUSEUIES    DU    LUNDI. 

quelques  gouverneurs  généreux  de  places  et  de  provinces ,  et 
tlu  ressort  (]uo  reprend  le  parti  après  1»  premier  ellVoi ,  au  lieu 
d'être  écrasé  et  atterré  comme  on  l'avait  cru.  On  sent,  au  ton 
ferme  qui  règne  dans  ce  tableau,  un  homme  qui  peut-être  n'est 
pas  très-attaché  à  sa  secte  en  tant  que  religion,  mais  qui  est 
très-attaché  à  sa  cause ,  qui  en  ressent  les  parties  morales ,  et 
qui,  ainsi  ancré  par  des  raisons  de  justice  et  d'honneur,  n'en 
démordra  plus.  La  mort  de  Charles  IX,  assiégé  de  terreurs 
lorsqu'il  se  voit  tout  baigné  de  son  sang  dans  son  lit,  et  qu'il 
se  rappelle  celui  des  innocents  qu'il  a  fait  répandre,  est  peinte 
en  quelques  mots  énergiques.  Le  retour  du  roi  de  Pologne 
Henri  III  et  son  arrivée  en  France,  le  démenti  donné  du  pre- 
mier coup  aux  espérances  qu'on  avait  de  lui ,  ne  sont  pas 
moins  bien  notés  :  ce  dernier  des  Valois  arrive  avec  le  dessein, 
(jui  lui  a  été  suggéré  par  de  sages  princes  et  conseillers  qu'il  a 
vus  au  passage  (en  Autriche,  à  Venise  et  en  Savoie) ,  d'oc- 
troyer la  paix  à  tous  ses  sujets  et  de  rétablir  l'ordre  et  la  con- 
corde avec  traitement  égal  pour  tous;  mais,  à  peine  arrivé, 
il  fait  défaut,  se  laisse  retourner  par  la  reine  sa  mère,  s'engage 
dans  je  ne  sais  quelle  petite  guerre  et  quel  petit  siège  qu'il  est 
obligé  de  lever  avec  mille  sortes  de  reproches  et  d'injures  que 
lui  lancent  du  haut  des  murailles  les  femmes  et  les  enfants  : 
«  Ce  honteux  décampement,  dit  Sully,  l'aversion  que  le  roi 
témoigna  dès  lors  de  toutes  choses  généreuses  et  de  lîi  vraie 
gloire,  qui  ne  s'acquiert  que  par  les  armes ,  et  une  inclination 
et  disposition  portée  toute  au  repos ,  aux  délices  et  plaisirs,  le 
tirent  tomber  en  mépris  qui  engendra  la  haine ,  et  la  haine  l'au- 
dace d'entreprendre  contre  lui,  de  laquelle  procéda  sa  perdition 
avec  infamie.  »  Toutes  les  fois  qu'il  a  à  i)arler  de  Henri  III,  il 
le  dessinera  ainsi  en  quelques  traits  où  le  signe  d'ciféminalion 
et  d'infamie  reparaîtra  toujours.  Quelques  années  après,  ayant 
eu  à  traiter  avec  lui  de  la  part  du  roi  de  Navarre,  et  lui  ayant 
été  présenté  par  jNI.  de  Villeroy  à  Saint-Maur  ('1586)  :  «  Nous 
vous  avons  ouï  dire  ,  écrivent  ses  secrétaires ,  que  vous  le  trou- 
vâtes dans  son  cabinet ,  l'épée  au  côté,  une  cape  sur  les  épaules, 
son  petit  toquet  en  tête  et  un  panier  pendu  en  écharpe  au  cou, 
comme  ces  vendeurs  de  fromages,  dans  lequel  il  y  avait  deux 
ou  trois  petits  chiens  pas  plus  gros  que  le  poing.  »  llosny, 
jeune,  mâle  et  fier,  présenté  par  le  prudent  et  fin  M.  de  Ville- 
roy à  Henri  III  ainsi  accoutré  et  travesti ,  n'est-ce  pas  tout  un 


SULLY.  119 

tableau  à  la  fois  de  genre  et  d'histoire?  Je  ne  sais  pourquoi 
l'on  a  dit  que  ces  Mémoires  de  Sully  en  eux-mêmes  «  n'avaient 
aucune  valeur  littéraire;  »  il  ne  s'agit,  pour  en  saisir  les  par- 
ties vives  et  qui  peignent,  que  d'en  écarter  un  peu  l'attirail, 
le  manteau  des  scribes  et  leurs  génuflexions. 

Cependant  le  roi  de  Navarre  se  sauve  des  gardes  et  espions 
qui  l'observent ,  et  se  dérobe  à  Senlis  pendant  une  partie  de 
chasse  ('11376)  :  Rosny  l'accompagne  dans  sa  fuite,  et  bientôt 
se  met  à  apprendre  sous  lui  la  guerre.  11  commence  à  servir, 
comme  le  plus  simple  soldat,  parmi  l'infanterie,  ce  qui  n'était 
pas  ordinaire  alors  aux  gentilshommes  :  à  ceux  qui  l'en  vou- 
laient divertir,  il  répondait  qu'il  avait  à  cœur  d'apprendre  le 
métier  des  armes  dès  ses  premiers  commencements.  Quatre 
ans  après,  à  Nérac,  pendant  que  la  Cour  huguenote  est  là 
comme  dans  son  petit  Paris  et  dans  son  lieu  de  délices,  la 
guerre  continuant  aux  alentours  ,  Rosny  qui  veut  s'y  mêler,  et 
qui  voit  que  le  roi  de  Navarre  a  défendu  de  sortir  de  la  ville 
à  cheval,  se  remettra  à  ce  premier  métier  de  fantassin  et  ira, 
parmi  les  vignes  et  les  haies ,  faire  le  coup  d'arquebuse  avec 
les  plus  simples  soliiats.  C'est  donc  un  valeureux  soldat  que 
Rosny,  et  Henri  en  mainte  occasion  est  obligé  de  le  faire  rap- 
peler quand  il  s'aventure,  de  lui  commander  de  se  retirer,  et 
il  le  tance  au  retour  de  la  bonne  sorte  :  «  Monsieur  de  Béthune, 
disait  un  jour  Henri  dans  une  escarmouche,  allez  à  votre  cou- 
sin ,  le  baron  de  Rosny  ;  il  est  étourdi  coinme  un  hanneton  ; 
retirez-le  de  là  et  les  autres  aussi.  »  Ces  mots  de  gronderie 
mihtaire  si  flatteurs  à  qui  les  reçoit  sont  perpétuels  de  la  part 
de  Henri  IV  au  sujet  de  Rosny.  Celui-ci ,  après  être  resté  quel- 
que temps  dans  la  simple  infanterie,  passe  dans  la  compagnie 
colonelle  de  M.  de  Lavardin  et  y  sert  en  qualité  d'enseigne; 
mais  bientôt  il  cède  cette  enseigne  à  un  de  ses  cousins,  et, 
ayant  fait  des  épargnes  de  son  revenu  durant  deux  ou  trois  ans 
(car  il  est  bon  ménager  de  bonne  heure),  s'étant  retranché 
durant  ce  temps  à  vivre  de  ses  soldes,  de  ses  profils  et  butins 
faits  à  la  guerre,  il  s'arrange  si  bien  qu'il  peut  figurer  désor- 
mais comme  gentilhomme ,  ayant  ses  gens  et  son  équipage  à 
lui ,  à  la  suite  du  roi  de  Navarre.  Il  n'avait  alors  que  dix-sept 
ou  dix-huit  ans.  On  n'oublie  pas  de  nous  informer  que,  tout 
en  se  livrant  à  l'exercice  de  son  métier,  il  continuait  ses  études, 
c'est-à-dire  à  faire  des  lectures,  levées  de  plans,  cartes  du 


420  cAUSEniES   du  lundi. 

pays,  etc.  Dans  ces  premières  guerres  toules  d'escarmouches 
et  de  coups  de  main  ,  on  voit  le  roi  do  Navarre  guerroyant 
sans  grandes  vues  encore,  jouant  à  chaque  instant  le  tout 
pour  le  tout  devant  la  moindre  bicoque  de  Poitou  ou  de  Gas- 
cogne; ce  ne  fut  guère  qu'à  dater  de  la  bataille  de  Coulras 
(1587)  qu'il  étendit  ses  visées  et  ses  plans,  et  déploya  des 
desseins  de  capitaine.  Les  Mémoires  de  Sully  nous  le  montrent 
au  naturel  dans  cette  première  suite  d'aventures,  de  rencontres 
et  de  petits  sièges.  De  très-bonne  heure,  Henri  s'aperçoit  du 
parti  qu'il  peut  tirer  de  Sully  pour  les  sièges,  pour  l'industrie 
des  mines,  pétards,  pour  le  logement  et  service  des  pièces 
d'artillerie  (quand  il  en  a).  Dès  que  Hosny  est  dans  le  quartier 
qui  lui  est  assigné,  il  s'y  fortifie,  fait  pratiquer  des  terrasse- 
ments et  retranchements,  mettant  lui-même  la  main  à  la 
pioche,  et  ap[)liquaut  avec  art  toutes  sortes  de  ressources  et 
d'inventions,  sans  compter  sa  valeur  ardente  et  impétueuse 
les  jours  de  combat.  Ce  qu'il  fera  en  '|.')89,  dans  un  des  quar- 
tiers de  Tours  qui  lui  est  confié,  pour  le  mçttre  en  défense, 
il  le  fit  plus  ou  moins  de  tout  temps.  En  une  nuit ,  il  y  ordonna 
un  tel  travail  qu'il  le  rendit  imprenable  aux  troupes  de  la 
Ligue;  et  Henri  HI ,  qui  alors  était  uni  avec  le  parti  de  Na- 
varre ,  l'étant  venu  visiter  le  matin ,  en  fut  émerveillé  et  lui 
dit  :  «  Hé  quoi ,-  monsieur  de  Rosny  !  travaillez-vous  toujours 
ainsi  ?  C'est  pour  n'être  jamais  surpris.  » 

En  résumé,  dès  sa  première  jeunesse,  Rosny  nous  est  pré- 
senté comme  bon  ménager,  ayant  toujours  de  l'argent  de  reste, 
et,  en  cas  de  besoin,  portant  de  l'or  en  poche,  même  dans 
les  batailles,  quand  les  autres  n'y  songent  pas;  sachant  s'ar- 
ranger en  campagne,  s'ingénier  dans  les  sièges  pour  attaquer 
et  faire  brèche ,  adroit  et  actif  à  pourvoir  à  la  défense  d(i  ses 
quartiers;  un  militaire  en  un  mot,  non-seulement  très-brave, 
mais  distingué  ,  instruit  et  précautionné,  avec  des  talents  par- 
ticuliers d'artilleur  et,  si  je  puis  dire,  des  instincts  d'arme 
savante. 

Henri  comprit  aussi ,  presque  dès  les  premiers  temps,  l'usage 
qu'il  pouvait  tirer  de  lui  comme  négociateur.  Rosny  fut  tou- 
jours d'humeur  assez  difficile  et  assez  ombrageuse  ;  mais  sa 
prudence  précoce  eut  pourtant  de  la  jeunesse;  il  eut  ses  heures 
de  bonne  grâce,  ses  conversations  avec  les  dames,  son  art  de 
les  cniietetiir  et  de  les  faire  parler.  Dans  les  trêves  de  ces 


SULLY.  /[^\ 

guerres  fatigantes,  à  Pau ,  à  Auch  ,  à  Nérac,  il  avait  appris  le 
métier  de  courtisan  avec  application ,  absolument  comme  on 
apprend  un  autre  métier  :  en  1576,  à  Pau,  on  le  voit  étudier 
son  premier  ballet  dont  Madame  Catherine ,  sœur  du  roi  de 
Navarre,  prend  elle-même  la  peine  de  lui  enseigner  les  pas  : 
«  Et  de  fait  vous  le  dansâtes  huit  jours  après  devant  le  roi,  » 
disent  ses  authentiques  secrétaires.  A  Auch,  en  1578,  pen- 
dant le  séjour  qu'y  font  la  reine-mère,  la  reine  de  Navarre  et 
Henri,  on  voit  Hosny  qui ,  «  n'oyantplus  parler  d'armes,  mais 
seulement  de  dames  et  d'amour,  devient  tout  à  fait  courtisan 
et  fait  l'amoureux  comme  les  autres ,  »  chacun  ne  s'amusant 
alors  à  autre  chose  qu'à  rire,  danser  et  courir  la  bague.  L'an- 
née suivante ,  à  Nérac,  il  continue  dans  le  même  train  :  «  La 
Cour  y  fut  un  temi)S  fort  douce  et  plaisante;  car  on  n'y  parlait 
que  d'amour  et  des  plaisirs  et  passe-temps  qui  en  dépendent, 
auxquels  vous  participiez  autant  que  vous  pouviez  ,  ayant  une 
maîtresse  comme  les  autres.  »  Une  maîtresse  avouée,  c'est-à- 
dire  une  dame  de  ses  pensées. 

11  y  a  des  moments,  dès  les  premières  années,  où  il  est  en 
altercation  assez  vive  avec  Henri,  et  où  la  colère  du  prince  qui 
est  prompte  rencontre  l'humeur  de  Rosny  qui  n'est  pas  endu- 
rante. Rosny  s'attache  dans  un  temps  et  pendant  une  trêve  à 
Monsieur,  duc  d'Alençon  ou  d'Anjou,  et  l'accompagne  en 
Flandre  où  lui-même  il  retrouve  des  alliances,  des  branches 
parentes  de  la  famille  de  Béthune  restées  catholiques  :  il  sem- 
ble alors  que  si  ce  prince,  duc  d'Alençon,  avait  valu  un  peu 
mieux  ,  il  aurait  pu  s'affectionner  Rosny  et  le  débaucher  peut- 
être  du  roi  de  Navarre.  Mais  ce  dernier  le  rappelle  par  lettres  ; 
il  lui  remet  en  mémoire  les  vrais  principes  d'un  homme  de 
cœur  ;  il  lui  dit  en  le  revoyant  et  en  l'embrassant  :  «  Mon  ami , 
souvenez-vous  de  la  principale  partie  d'un  grand  courage  et 
d'un  homme  de  bien,  c'est  de  se  rendre  inviolable  en  sa  foi 
et  en  sa  parole,  et  que  je  ne  manquerai  jamais  à  la  mienne.  » 
Et  il  l'engage  à  aller  à  la  Cour  de  France  pour  y  observer  pru- 
demment toutes  choses  et  y  découvrir  le  dessein  des  adver- 
saires, sous  air  de  se  rallier  à  eux  et  de  s'en  rapprocher;  car 
Rosny  a  des  frères  ou  des  neveux  qui  sont  alors  des  plus  avant 
dans  la  faveur  de  Henri  lU.  Rosny  remplit  les  ordres  et  les 
vues  de  son  maître.  Cependant  ce  négociateur  de  vingt-trois 
ans,  dans  cette  atmosphère  d'oisiveté  à  laquelle  il  n'était  pas 

Mil.  11 


422  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

accoutumé,  ?e  laisse  prendre  et  amorcer  à  l'amour.  Il  devient 
épris  de  la  fille  du  président  de  Sainl-.Mesmin,  qui  était  une 
personne  à  la  mode  en  ce  temps-là,  et,  ce  semble,  un  peu 
coquette.  Il  songe  à  l'épouser  ;  mais  il  s'arrête  à  temps.  Il  a 
entendu  parler  d'une  autre  personne  plus  convenable  tant  pour 
sa  beauté  modeste  que  pour  sa  verlu  et  haute  extraction  ;  c'est 
Anne  de  Courtenay,  fille  de  M.  de  Bontin  :  c'est  cette  dernière 
que  la  raison  désigne  à  Rosny,  et,  môme  en  telle  matière  qui 
a  pour  fin  le  mariage,  il  se  rappelle  cette  maxime  :  «  que  celui 
qui  veut  acquérir  de  la  gloire  et  de  l'honneur,  doit  lAcher  à 
dominer  ses  plaisirs  et  ne  souffrir  jamais  qu'ils  le  dominent.  » 
Un  jour,  il  se  trouve  dans  une  situation  très-critique  :  voyageant 
dans  le  pays  et  passant  à  Nogent-sur-Seine ,  il  rencontre  les 
deux  jeunes  filles  rivales,  ses  deux  maîtresses,  comme  on 
disait  honnêtement  alors,  logées  dans  la  même  hôtellerie  que 
lui  :  à  laquelle  ira-t-il  la  première?  Une  jeune  sœur  de  M""  do 
Saint-IMesmin  accourt  à  sa  rencontre  et  vient  le  tenter  :  «  Com- 
ment! monsieur,  lui  dit  l'espiègle  enfant,  l'on  nous  a  dit  qu'il 
y  a  plus  de  demi-heure  que  vous  êtes  arrivé  en  ce  logis,  et 
vous  n'êtes  point  encore  venu  voir  ma  sœur!  Vraiment  elle 
parlera  bien  à  vous,  car  on  lui  a  dit  que  vous  aviez  une  autre 
maîtresse.  »  Il  allait  céder  et  se  rendre  lorsqu'un  ami,  repré- 
sentant le  conseil  de  la  raison  ,  lui  dit  à  l'oreille  :  «  Monsieur, 
tournez  votre  cœur  à  droite ,  car  là  vous  trouverez  des  biens, 
une  extraction  royale  et  bien  autant  de  beauté  lorsqu'elle  sera 
en  âge  de  perfection.  »  Rosny  se  déclara  donc  pour  la  plus 
douce  ,  la  plus  modeste  et  la  plus  vertueuse ,  et  qui  se  trouvait 
être  la  plus  riche  aussi.  Il  l'épousa  cette  année  même  1583  : 
«  L'amour  et  gentillesse  de  laquelle  vous  retint  toute  l'an- 
née 1584  en  votre  nouveau  ménage,  où  vous  commençâtes  à 
témoigner,  comme  vous  aviez  déjà  bien  fait  auparavant  en 
toute  votre  vie  ,  en  la  conduite  de  votre  maison ,  une  économie, 
un  ordre  et  un  ménage  merveilleux,  prenant  la  peine  de  voir 
et  savoir  tout  ce  qui  concernait  la  recelte  et  dépense  de  votre 
bien,  écrivant  .tout  par  le  menu  ,  sans  vous  en  remettre  ni  fier 
à  vos  gens ,  chacun  s'étonnant  comment  sans  bienfaits  de  votre 
maître,  ni  sans  vous  endetter,  vous  pouviez  avoir  tant  de 
gentilshommes  à  votre  suite,  et  si  honnêtes  gens  qu'étaient 
les  sieurs  de' Choisy,  IMorelly,  Boisbrueil,  Mallosnay,  Tilly, 
Lafond  et  Maignan ,  et  faire  une  si  honorable  dépense.  »  Et 


SULLY.  123 

les  fidèles  secrétaires  entrent  dans  quelques  détails  du  com- 
merce et  de  l'industrie  auxquels  se  livrait  leur  maître,  et  ils 
ne  nous  laissent  pas  ignorer  le  secret  de  son  aisance  à  cette 
date  :  il  faisait  chercher  des  chevaux ,  de  beaux  courtauds  en 
quantité  aux  pays  environnants  et  dans  le  nord ,  jusqu'en 
Allemagne,  et,  les  achetant  à  bon  marché,  il  les  revendait 
bien  cher  en  Gascogne. 

Sully  eut ,  dans  sa  vie,  deux  femmes  ;  on  a  mal  parlé  de  la 
seconde;  mais  cette  première  est  toute  pure,  gentille  d'esprit, 
et  telle  qu'on  peut  se  la  figurer  à  souhait  auprès  de  ce  mari 
sérieux  et  sévère.  Quand  on  ouvre,  au  Cabinet  des  Estampes, 
le  cahier  où  sont  les  portraits  de  Sully  et  de  sa  femme,  on  y 
voit  le  Sully  tel  qu'il  nous  a  été  transmis  par  la  gravure  et 
qu'il  est  fixé  dans  la  mémoire,  c'est-à-dire  vieux,  le  front  haut 
et  chauve  ,  la  figure  sillonnée  et  rude ,  l'air  fâché ,  avec  barbe 
longue  et  moustache  grise ,  le  tout  encadré  dans  cette  fraise 
bien  roide  que  nous  savons,  et  son  écharpe  sur  l'armure.  Puis, 
à  côté ,  on  voit  ressortir  avec  plus  de  fraicheur  cette  figure 
douce,  jolie,  mignonne,  enfantine,  un  peu  nicette  et  naïve  de 
M"''  de  Bontin.  li  eut  la  douleur  de  la  perdre  en  1589,  après  cinq 
ans  de  mariage.  Pendant  une  peste  ou  maladie  contagieuse  qui 
avait  régné  dans  le  pays  de  Rosny  en  1586,  il  était  venu  la 
visiter,  la  tranquilliser;  il  l'avait  trouvée  enfuie  du  château, 
réfugiée  dans  celui  d'une  tante,  avec  trois  ou  quatre  de  ses 
gens;  et  là,  s'étant  enfermé  avec  elle,  et  n'ayant  lui-même 
pour  tout  monde  avec  lui  qu'un  de  ses  gentilshommes,  un 
secrétaire,  un  page  et  un  valet  de  chambre,  il  demeura  tout  un 
mois  en  compagnie  de  sa  douce  moitié ,  sans  être  visité  de 
créature  vivante,  tant  chacun  fuyait  la  maison  comme  pesti- 
férée :  «  Et  néanmoins  ,  écrivent  les  secrétaires ,  à  ce  que  nous 
vous  avons  souvent  ouï  dire  depuis ,  vous  n'avez  jamais  fait  une 
vie  si  douce  ni  moins  ennuyeuse  que  cette  solitude ,  où  vous 
passiez  le  temps  à  tracer  des  plans  des  maisons  et  cartes  du 
pays;  à  faire  des  extraits  de  livres;  à  labourer,  planter  et 
greffer  en  un  jardin  qu'il  y  avait  léans;  à  faire  la  pipée  dans  le 
parc,  à  tirer  de  l'arquebuse  à  quantité  d'oiseaux,  lièvres  et 
lapins  qu'il  y  avait  en  icelui  ;  à  cueillir  vos  salades,  les  herbes 
de  vos  potages ,  et  des  champignons  ,  columelles  et  diablettes 
que  vous  accommodiez  vous-même,  mettant  d'ordinaire  la 
main  à  la  cuisine,  faute  de  cuisiniers  ;  à  jouer  aux  cartes,  aux 


124  CAUSERIES    UU    LUNDI. 

dames,  aux  échecs  et  aux  quilles  ..  »  Et  n'allons  pas  oublier  le 
dernier  trait  que  notre  fausse  délicatesse  supprimerait  et  qui 
sont  son  vieux  temps  :  «  à  caresser  madame  votre  femme,  qui 
était  très-belle  et  avait  un  des  plus  gentils  esprits  qu'il  était 
possible  de  voir.  » 

En  cette  saison  gracieuse,  reposée  et  unique  peut-être  dans 
sa  vie,  Rosny,  âgé  de  près  de  vingt-sept  ans ,  dans  sa  maturité 
première  et,  si  l'on  ose  dire  ,  dans  sa  fleur  d'austérité,  n'avait 
pas  encore  cette  mine  rébarbative  qu'il  eut  depuis ,  etque  nous 
lui  verrons  prendre  successivement  à  travers  les  fatigues,  les 
périls,  les  contentions  et  les  applications  de  toutes  sortes,  où 
sa  capacité  opiniâtre,  son  ambition  légitime  et  jalouse,  son 
amour  du  bien  public  et  de  l'honneur  de  son  maître  l'enga- 
gèrent de  plus  en  plus. 


Lundi  16  mai  18û3. 


SULLY. 


SES  ECONOMIES  ROYALES  OU   M  ÉMOI  RE  S. 


(suite.) 


Les  Mémoires  d'un  homme  d'État  ou  de  tout  autre  homme, 
rédigés  par  lui-même  ou  par  des  personnes  à  sa  dévotion,  ne 
sauraient  être  acceptés  sans  contrôle.  Il  est  bien  certain  qu'on 
n'écrit  pas  des  Mémoires  pour  s'humilier  ni  pour  se  donner 
tort;  même  lorsqu'on  a  l'air  de  vouloir  confesser  ses  défauts, 
on  a  soin  de  les  montrer  par  le  beau  côté.  Lorsqu'on  parle 
d'événements  considérables  où  l'on  a  eu  part,  on  est  tenté 
d'exagérer  cette  part  et  de  diminuer  celle  des  autres.  L'histo- 
rien, lorsqu'il  a  pour  guide  dans  la  suite  du  récit  un  homme 
d'État  qui  est  très-intéressé  dans  les  principales  actions  et  qui 
les  raconte,  doit  donc,  à  chaque  pas,  s'éclairer,  s'il  se  peut, 
de  témoignages  différents  et  contradictoires.  Le  moraliste, 
sans  négliger  l'occasion  du  contrôle  lorsqu'elle  se  présente, 
peut  plus  aisément  s'en  tenir  aux  discours  mêmes  du  person- 
nage si  ces  discours  sont  de  grande  étendue  et  très-abon- 
danls  :  car  il  a  moins  à  s'inquiéter  du  détail  et  de  l'expnsé 
des  faits  que  de  celui  qui  parle ,  et  il  est  impossible  qu'en 
parlant  si  longuement  de  soi  ou  de  ce  qui  est  autour  de  sui, 
on  ne  se  découvre.  Les  aveux  percent,  les  qualités  vraies  se 
déclarent,  les  prétentions  se  trahissent.  On  peut  de  la  sorte 
atteindre  avec  certitude  les  principales  formes  d'un  esprit  ou 
d'un  caractère,  ce  qui  doit  suffire;  à  moins  d'information 

11. 


-126  CAUSEniRSDU    LUNDI. 

toute  particulière  et  imprévue,  le  reste  est  raffinement  de 
curiosité  et  témérité. 

La  fortune  de  Kosny  fut  lente  et  laborieuse  comme  celle  de 
son  maître  :  ses  grands  lalents  et  son  esprit  qui  s'annonçaient 
de  bonne  heure  se  com[)liquaient  de  certaines  obscurités,  de 
certaines  humeurs  et  bizarreries  auxquelles  on  aurait  pu  se 
méprendre,  .leune,  il  était- déjà  propre  et  entendu  à  bien  des 
emplois  :  le  coup-d'œildc  Henri  sut  démêler  en  lui  ces  capacités 
diverses  qlii  étaient  comme  enveloppées,  et  son  art  de  roi  fut 
de  les  em[)loyer  à  propos  alternativement  et  successivement, 
tenant  de  longue  main  l'utile  serviteur  en  réserve  pour  les 
destinations  futures.  L'idée  que  Rosny  donnait  de  lui  à  quel- 
ques-uns de  ceux  qui  l'approchaient  est  à  noter.  Un  jour,  dans 
un  temps  (1585)  où  Henri  HI  et  sa  Cour  n'avaient  pas  rompu 
avec  les  protestants ,  M.  de  Joyeuse,  allant  combattre  M.  d'El- 
beuf  en  Normandie,  emmena  Rosny  au  passage.  Mais,  pen- 
dant l'expédition  ,  survint  une  dépèche  de  la  Cour,  par  la- 
quelle Joyeuse  apprenait  que  le  vent  avait  tourné  et  que 
Henri  III  refaisait  la  guerre  au  roi  de  Navarre  et'à  ceux  do 
son  bord  :  s'adressant  à  Rosny  qui  était  présent  quand  le 
paquet  arriva,  il  lui  dit  en  riant  qu'il  espérait  bien  que  cela 
ne  changerait  rien  à  son  projet,  et  qu'il  ne  serait  pas  assez  fou 
pour  s'embarquer  avec  le  roi  de  Navarre  et  perdre  de  gaieté 
de  cœur  sa  belle  terre  de  Rosny.  Sur  quoi  Rosny  piqué  ré- 
pliqua que  tout  ce  procédé  conduisait  à  la  grandeur  du  roi 
de  Navarre  bien  plus  qu'à  sa  ruine,  et  il  en  revint,  selon  son 
usage,  à  rappeler  ce  que  son  diable  de  précepteur  La  Brosse 
lui  avait  prédit;  puis  il  sortit  brusquement,  quittant  sans 
autre  façon  la  compagnie  et  le  parti  devenu  contraire ,  pour  se 
mettre  en  devoir  de  rejoindre  le  sien.  «  Voilà  un  maître  fol, 
dit  Joyeuse,  et  qui  n'a  peur  de  rien;  mais  il  pourrait  bien 
s'abuser  avec  son  sorcier  de  maître.  »  Un  gentilhomme  pré- 
sent, qui  connaissait  Hosny,  répondit  :  «  Monsieur,  ce  gentil- 
homme est  brave  et  a  un  merveilleux  esprit;  croyez  que  là 
où  il  sera,  il  vaudra  toujours  un  homme.  » 

Un  autre  jour,  quatre  ans  après  (1589),  Rosny,  qui  venait 
de  ménager  et  de  préparer  la  réconciliation  de  Henri  III  et  du 
roi  de  Navarre,  était  salué,  en  revenant  près  de  ce  dernier  à 
Chàtelleraut,  par  les  acclamations  de  tous,  et  un  gentilhomme 
plus  enthousiaste  (pie  les  autres  s'écriait  :  «  Voyez-vous,  mon 


SULLY.  127 

frère,  mon  ami,  cet  liomme-là?  PardicMi  !  nous  l'adorerons  tous, 
et  lui  seul  rétablira  la  France;  il  y  a  plus  de  six  ans  que  je  l'ai 
dit,  et  Villandry  avait  mènif^  opinion  que  moi.  »  Ce  sont  là 
des  mots  qui  ne  s'inventent  pas,  et  qui  deviennent  des  pro- 
nostics après  que  l'histoire  les  a  conlirmés. 

Rosny,  des  plus  vaillants  soldats  et  des  mieux  payant  do 
sa  personne,  était  employé  par  Henri,  même  en  guerre,  aux 
emplois  qui  demandaient  autre  chose  encore  que  du  courage. 
A  la  bataille  de  Contras,  qui  ouvre  la  grande  carrière  de 
Henri  IV  (1587),  Rosny,  avec  trois  autres  officiers,  fut  chargé 
de  l'artillerie  (deux  canons  et  une  coulevrinc),  dont  le  jeu  fit 
merveille  et  décida  du  gain  de  la  bataille  (1).  Henri,  qui,  à 
cette  journée  de  Contras,  venait  de  prendre  rang  de  capitaine, 
montra  au  lendemain  qu'il  avait  encore  à  faire  pour  devenir 
le  politique  qu'on  l'a  vu  depuis.  Cette  armée  victorieuse,  à  la 
suite  d'une  action  si  décisive,  se  démembra  aussitôt  par  la 
rivalité  des  chefs,  des  princes  du  sang  d'abord,  du  prince  de 
Condé,  du  comte  de  Soissons,  et  lui-même,  Henri  de  Navaire, 
aida  à  cette  désunion  des  parties  en  s'en  allant  en  Béarn  pré- 
senter de  sa  main  à  la  comtesse  deGuiche,  qu'il  aimait  alors, 
les  enseignes,  cornettes,  et  autres  dépouilles  des  ennemis, 
dont  il  avait  fait  un  galant  trophée  :  c'est  ainsi  «  qu'au  bout 
de  huit  jours  tous  les  fruits  espérés  d'une  si  grande  et  signalée 
victoire  s'en  allèrent  en  vent  et  en  fumée,  et,  au  lieu  de  con- 
quérir, l'on  vit  toutes  choses  dépérir.  » 

Après  la  journée  des  barricades,  la  fuite  de  Henri  III  de 
Paris  et  sa  retraite  en  Touraine,  Rosny  est  employé,  je  l'ai 
dit,  à  une  négociation  pour  rapprocher  les  deux  rois  :  il  y 
réussit;  mais  une  maladie  qui  le  retient  quelques  jours  lui  ôte 
l'honneur  public  de  cette  œuvre,  déjà  achevée  ou  du  moins 
très-avancée.  Il  en  gronde,  et  ne  sait  pas  bon  gré  à  ceux  qui 
mettent  la  dernière  main  à  la  même  affaire,  à  Du  Plessis- 
Mornay,  qui  le  supplante  ici  au  dernier  moment.  C'est  un  ca- 
ractère de  Rosny  de  n'être  pas  un  camarade  facile  ni  indul- 

(\j  Pour  les  détails  exacts  sur  l'artillerie  de  Henri  IV,  cl  sur  la  part 
(|u'y  cul  Sully,  ainsi  qu'aux  mines,  sièges  et  alhuiues  de  villes,  dès  les 
premiers  temps  ou  depuis  qu'il  eut  la  direelion  en  chef,  je  ne  puis 
mieux  faire  que  d'indiquer  les  Eludes  sur  l'Artillerie  du  prince  Louis- 
Napoléon  aujourd'hui  empereur,  lome  I  (IS-iG),  pages  246,  265,  288, 
291,  et  lome  II  (  1851) ,  pages  2U1,  289,  296,  300. 


128  CAUSEUIES    DU     LUNDI. 

gent  :  il  aime  son  mailre ,  mais  il  aime  peu  ceux  qui  le  servent 
en  concurrence  avec  lui.  Il  ne  dira  pas  de  bien  soit  des  pro- 
Icslanls  zélés,  plus  attachés  que  lui  à  la  cause  des  Églises  et 
à  Tespril  religionnairo,  soil  des  catholiques  devenus  royalistes 
à  leur  corps  défendant,  soit  du  tiers  parti  et  de  ces  hommes 
politiques  qui  nagent  tanl  qu'ils  peuretit,  dit-il,  entre  deux 
eaux,  Villoroy,  .leannin.  Il  n'admet  guère  qu'une  manière 
d'aimer  et  de  servir  l'État  et  son  maître,  qui  est  la  sienne. 
Toute  autre  lui  paraît  suspecte,  ou  du  moins  il  voudrait  nous 
la  rendre  telle.  Très-jalousé  lui-même,  il  donne  l'exemple 
en  jalousant  les  autres.  Il  porte  quelque  avarice  jusque  dans 
l'affection  et  la  faveur  dont  il  est  l'objet,  et  n'aime  à  la  par- 
tager avec  personne. 

A  la  guerre,  plus  habile  et  plus  prudent  que  bien  d'autres, 
il  ne  se  montre  pas  au-dessus  des  mœurs  de  son  temps.  Le 
butin  alors  et  le  pillage  étaient  chose  avouée  et  honorée  comme 
légitime,  même  sur  des  compatriotes.  A  la  prise  de  Cahors, 
qui  fut  tant  disputée  (1580),  et  qui  ne  dura  pas  moins  de  trois 
jours  et  trois  nuits  à  mener  à  fin  après  qu'on  eut  pénétré  dans 
la  ville,  le  pillage  fut  en  raison  de  la  peine;  on  ne  s'y  épargna 
pas  :  «  Et  en  votre  particulier,  disent  les  secrétaires  de  Rosny, 
vous  gagnâtes  par  le  plus  grand  bonheur  du  monde  une  petite 
boîte  de  fer  que  nous  croyons  que  vous  avez  encore ,  que  vous 
baillâtes  lors  à  l'un  de  nous  quatre  à  porter,  et  l'ayant  ou- 
verte, trouvâtes  quatre  mille  écus  en  or  dedans.  »  A  une  pre- 
mière tentative  de  Henri  IV  sur  Paris  (1589),  Rosny  donne, 
avec  MM.  d'Aumont  et  de  Châtillon,  du  côté  du  faubourg 
Saint-Germain,  «  où,  ayant  enclos  entre  deux  troupes,  dans 
une  rue  près  la  foire  de  Saint-Germain,  plusieurs  Parisiens, 
il  en  fut  tué  quatre  cents  en  un  monceau  en  moins  de  deux 
cents  pas  d'espace.  Vous  nous  dîtes  lors  (écrivent  les  honnêtes 
secrétaires,  dont  quelqu'un  sans  doute  lui  servait  d'écuyer  et 
était  près  de  lui  en  ce  moment)  :  «  Je  suis  las  de  frapper  et  ne 
«  saurais  plus  tuer  des  gens  qui  ne  se  défendent  point.  »  Lors 
l'on  conmiença  à  piller;  vous  et  huit  ou  dix  dos  vôtres  ne  fîtes 
qu'entrer  et  sortir  dans  six  ou  sept  maisons  où  chacun  gagna 
quelque  chose,  et  y  eûtes  par  hasard  quelque  deux  ou  trois 
mille  écus  qui  vous  furent  baillés  pour  votre  part.  » — De  même 
au  sac  de  Louviers  (15'JIJ,  où  toute  la  ville  fut  pillée,  des 
gens  du  pays  qui  étaient  parmi  les  vainqueurs,  et  qui  savaient 


SULLY.  129 

tous  les  êtres  de  l'endroit,  indiquaient  les  magasins  de  toiles 
et  de  cuirs  qui  faisaient  le  fort  du  butin  :  Rosny  en  eut  quel- 
que mille  écus  pour  sa  part.  Cette  morale  en  temps  de  guerre, 
même  chez  des  voisins  et  des  compatriotes,  ne  faisait  pas 
un  pli. 

Honneur  à  Henri  IV  !  en  lui  apparaît  et  brille  le  cœur  noble 
et  clément,  élevé  au-dessus  des  cruautés  ou  des  grossièretés 
de  son  siècle.  Dès  qu'il  le  peut,  il  civilise  la  guerre,  il  l'huma- 
nise. Après  la  prise  de  Saint-Maixent,  qui  a  capitulé  (1586), 
ayant  envoyé  à  l'avance  ses  maréchaux  de  logis,  il  entre 
dans  la  ville,  lui,  toute  sa  Cour  et  les  gens  de  guerre,  «  tout 
ainsi  que  si  elle  n'eût  point  été  conquise  par  les  armes,  toutes 
les  boutiques  y  étant  trouvées  ouvertes,  et  tous  les  hommes, 
femmes  et  enfants  épandus  aux  portes  et  jtar  les  rues,  criant  : 
Vive  le  roi  !  et  enseignant  leurs  logis  à  ceux  qu'ils  savaient 
être  leurs  hôtes.  »  De  même  à  Fontenay  en  Poitou  :  après  une 
bonne  défense,  la  ville  se  rend  et  capitule  sans  vouloir  rien 
mettre  par  écrit,  sans  demander  d'otages,  maison  se  fiant 
entièrement  en  la  foi  et  en  la  parole  de  Henri  qu'ils  savent 
bien  être  inviolable  :  «  De  quoi  ce  brave  courage  se  trouva 
tellement  touché,  qu'il  accorda  tant  aux  gens  de  guerre  qu'aux 
habitants  quasi  tout  ce  qu'ils  voulurent  demander,  et  le  leur 
fit  observer  loyaument,  traitant  ceux  de  la  ville  tout  ainsi  que 
si  elle  n'eût  point  été  prise  par  siège.  »  Le  soin  que  mettent 
les  secrétaires  de  Sully  à  enregistrer  ces  actes  de  clémence 
et  ce  nouveau  droit  de  la  guerre,  prouve  à  quel  point  il  était 
nouveau  en  effet ,  et  combien  il  tranchait  sur  les  mœurs  et  les 
habitudes  du  temps.  Sully,  qui  admire  cette  magnanimité, 
n'en  avait  rien  pour  son  compte. 

Ce  n'est  pas  à  dire  qu'au  siège  de  Paris  (1o90)  Henri  IV, 
prenant  pitié  de  ceux  mêmes  qu'il  pressait  et  qu'il  affamait, 
ait  favorisé,  comme  on  l'a  raconté,  l'entrée  des  vivres  dans 
cette  capitale,  qui  était  déjà  la  sienne.  Non  :  Henri  IV  n'alla 
point  jusque-là;  voulant  se  rendre  maître  de  Paris  et  couper 
court  le  plus  tôt  possible  à  la  guerre  civile ,  il  eût  été  peu  rai- 
sonnable pour  lui  d'en  agir  de  la  sorte.  Ce  furent  ses  capitaines 
et  ses  officiers  qui,  peu  exacts  et  peu  fidèles,  non  point  par 
humanité,  mais  par  avarice  ou  légèreté,  permirent  surplus 
d'un  point  l'entrée  des  vivres  «  pour  en  retirer  des  écharpes, 
plumes,  étoffes,  bas  de  soie,  gants,  ceintures,  chapeaux  de 


130  CAISEBIES    DU    LUNDI. 

castor  et  autres  telles  galantiscs,  »  Voilà  lo  vrai.  S'cnsuit-il 
que  la  tradition  et  la  légende  aient  tout  à  fait  tort?  Je  ne  le 
dirai  pas.  Cette  quantité  d'actes  de  clémence  et  de  générosité 
que  Henri  IV  prodiguait  envers  les  vaincus  se  résumèrent  bien- 
tôt après  dans  l'iniaginatien  populaire  sous  la  forme  de  cette 
anecdote  touchante  et  un  peu  fabuleuse.  C'est  assez  que 
Henri  IV  ait  mérité  qu'on  l'inventât  après  coup  à  sa  louange. 
L'anecdote  de  l'entrée  des  vivres  dans  Paris  n'est  qu'une  hy- 
perbole (|ui  suppose  un  grand  fonds  de  vérité. 

Rosny  fut  au  combat  d'Arqués  et  à  la  bataille  d'Ivry.  Ce  qui 
lui  arriva  à  cette  dernière  journée  (14  mars  1590)  est  mémo- 
rable. Dans  la  nuit  du  12  au  13  ,  Rosny,  qui  était  en  garnison 
dans  Pacy-sur-Eure,  vit  ou  crut  voir  au  milieu  d'un  orage 
«  de  grands  signes  au  ciel  de  deux  armées  fort  bien  distin- 
guées, elles  hommes  et  les  chevaux  aussi  se  battant  furieu- 
sement, »  presque  de  même  qu'il  devait  le  voir  ensuite  lo 
lendemain.  Le  13  au  soir  il  reçut  une  lettre  du  roi  tout  allègre 
et  engageante,  et  qui  le  pressait  de  venir,  en  ces  termes  : 

"  Mon  ami ,  je  ne  pensai  jamais  mieux  voir  donner  une  balaille  (iiic 
ee  jourd'liiii.  Mais  tout  s'est  passé  en  légères  escarmouclies  et  à  essayer 
de  loger  cliacun  à  son  avantage.  Je  m'assure  que  vous  eussiez  eu  l'egret 
toute  voire  vie  de  ne  v.ous  y  être  pas  trouvé.  Partant,  je  vous  avertis 
que  ce  sera  pour  demain  ;  car  nous  sommes  si  près  les  uns  des  autres 
que  nous  ne  nous  en  saurions  dédire.  Je  vous  conjure  donc  de  venir  et 
d'amener  tout  ce  que  vcus  pourrez ,  surtout  votre  compagnie  et  les  deux 
compagnies  d'arqueljusiers  à  clicval  de  Badet  et  Jammes,  que  je  vous 
ai  laissées;  car  je  les  connais  et  m'en  veux  servir.  Adieu,  mon  ami.  » 

Au  reçu  do  cette  lettre,  Rosny  fit  sonner  le  boute-selle, 
monta  à  cheval  avec  son  monde,  et  arriva  tout  juste  une 
heure  et  demie  avant  la  bataille.  Henri,  dès  qu'il  l'aperçut, 
lui  ordonna  de  mettre  ses  arquebusiers  à  pied  afin  qu'ils  ser- 
vissent d'éclaireurs  et  d'enfants  perdus;  il  lo  plaça  lui  avec 
sa  compagnie  de  gens  d'armes  à  son  aile  droite,  et,  l'emme- 
nant un  moment  sur  la  ligne  :  «  Venez  avec  moi,  dit-il,  car 
je  vous  veux  montrer  toute  la  disposition  des  deux  armées, 
afin  de  vous  instruire  à  votre  métier,  »  Rosny,  mémo  à  la 
guerre,  n'est  qu'un  élève  de  Henri  IV, 

Dans  l'action  et  dans  le  choc  des  cavaleries,  Rosny  fut 
presque  d'abord  renversé  avec  son  cheval,  tous  deux  blessés; 
à  une  seconde  charge  et  monté  sur  un  autre  cheval,  il  eut  ce 


SULLY.  131 

cheval  tué  et  fut  blessé  de  nouveau.  Dans  cet  état,  le  mollet 
emporté  d'un  coup  de  lance,  blessé  d'un  coup  de  pistolet  à  la 
hanche,  et  d'un  coup  d'épée  à  la  tête  et  à  la  main,  il  ne  laissa 
pas  de  se  relever  après  quelque  étourdissemont  ;  mais  il  se 
trouva  seul  sur  le  champ  de  bataille,  n'ayant  près  de  lui  au- 
cun des  siens,  ne  sachant  où  aller  ni  que  faire.  Un  cavalier 
ennemi  accourut  l'épée  au  poing  pour  le  tuer  (ce  qui  était 
facile,  blessé  comme  il  était  et  sans  casque)  ;  mais  il  trouva 
moyen  de  se  ranger  contre  un  poirier  dont  les  branches  étaient 
si  basses  et  si  étendues  que  le  cavalier  ne  put  que  tournoyer 
à  l'entour  sans  l'atteindre.  Un  homme  du  parti  royaliste  passa 
alors  menant  en  main  un  cheval ,  un  petit  courtaud  qu'il  avait 
pris  ;  Rosny  offrit  à  cet  homme  cinquante  écus  qu'il  avait  dans 
sa  pochette  :  «  car  vous  aviez  cette  coutume  de  porter  toujours 
de  l'or  sur  vous  lorsque  vous  alliez  aux  combats.  »  Monté  sur 
ce  courtaud  et  en  assez  méchant  équipage,  Rosny  chercha 
alors  à  s'orienter  à  travers  la  plaine,  lorsqu'il  vit  venir  à  lui 
un  groupe  d'ennemis  au  nombre  de  sept,  dont  l'un  portait  la 
cornette  blanche  et  générale  de  M.  de  Mayenne.  Rosny,  en- 
tendant leur  Qui  vive?  croyait  bien  que  c'était  le  moment  de 
se  rendre,  lorsqu'au  contraire,  apprenant  son  nom  et  le  re- 
connaissant, l'un  d'eux  lui  dit  :  «  Nous  vous  connaissons  bien 
tous  ;  nous  voulez-vous  faire  courtoisie  et  nous  sauver  la  vie"?  » 
—  «  Comment!  répliqua  Rosny,  vous  parlez  comme  des  gens 
qui  ont  perdu  la  bataille.  »  —  «  Est-ce  tout  ce  que  vous  en 
savez?  répondirent-ils.  Oui,  nous  l'avons  perdue,  et  si  sommes 
trois  qui  ne  nous  saurions  retirer,  car  nos  chevaux  sont  comme 
morts.  » 

Voilà  donc  Rosny  vainqueur  à  Timproviste,  et  même  faisant 
des  prisonniers.  Trois  pourtant  des  sept  cavaliers,  les  mieux 
montés,  lui  dirent  adieu  et,  donnant  de  l'éperon,  lui  échap- 
pèrent; les  quatre  autres  le  suivirent,  non  sans  lui  avoir  mis 
en  main  la  cornette  blanche  semée  des  croix  noires  de  Lor- 
raine, l'étendard  principal  de  l'armée  ennemie;  il  n'était  pas 
de  force  à  la  tenir  longtemps,  et  il  fut  bientôt  obligé  de  la  con- 
fier à  un  page  du  roi  qu'il  rencontra.  Il  a  fort  à  faire  dans  son 
retour  pour  défendre  sa  capture  et  pour  ramener  trois  sur 
quatre  des  prisonniers  :  le  comte  de  Thorigny  lui  en  a  de- 
mandé un  qui  est  son  parent ,  et  que  Rosny  lui  cède  par  cour- 
toisie. M.  d'Andelot  veut  s'emparer  de  force  de  la  cornette 


<32  CAUSEniES    DU    LUNDI. 

blanche  qu'il  voit  aux  mains  du  page,  et  qui  est  une  dépouille 
d'iionneur  et  de  profit  tout  ensemble.  Cet  aclun-nement  que 
met  d'Andelot,  à  plusieurs  reprises,  à  voler  à  Rosny  son  bulin 
et  ses  prisonniers  pour  en  tirer  rançon  et  gloire,  est  un  trait 
de  mœurs.  Rosny  enfm  fait  si  bien  qu'il  arrive  au  château 
d'Anet,  s'y  maintient  avec  cornette  et  prisonniers,  et  y  passe 
la  nuit  après  y  avoir  reçu  les  premiers  soins  pour  ses  bles- 
sures. Le  compliment  du  maréchal  de  Biron  qui  le  visite  en 
passant  est  un  autre  trait  qui  montre  bien  les  restes  de  che- 
valerie et  de  féodalité  à  la  Froissart  dans  celte  bataille  déjà 
moderne;  voyant  les  prisonniers  dans  la  chambre  du  blessé, 
et  l'étendard  conquis  près  de  son  clievet  :  «  Adieu,  monsieur 
mon  compagnon,  lui  dit  le  maréchal;  vous  ne  devez  point 
plaindre  vos  plaies  ni  votre  sang  répandu  ,  puisque  vous  rem- 
portez une  des  plus  signalées  marques  d'honneur  que  saurait 
désirer  un  cavalier  le  jour  d'une  bataille,  et  que  vous  avez  h'i 
des  prisonniers  qui  vous  fourniront  de  quoi  payer  vos  chevaux 
tués,  faire  panser  vos  blessures,  et  boire  du  bon  vin  pour 
faire  de  nouveau  sang.  » 

Nous  ne  sommes  pas  au  bout.  Deux  jours  après,  et  s'étant 
fait  transporter  par  eau  à  Pacy,  le  blessé  victorieux  veut  re- 
tourner à  son  château  de  Rosny  où  est  le  roi.  Ce  retour  se  fait 
en  triomphe  et  avec  une  pompe  singulière.  Au  moment  où  il 
débouche  du  côté  de  Beuron ,  le  cortège  est  rencontré  par  la 
chasse  du  roi  qui  est  éparse  dans  la  plaine;  on  nous  a  décrit 
l'ordre  et  la  marche  du  convoi  et  de  l'ovation.  Les  secrétaires 
ont  l'air  d'en  rejeter  le  trop  de  solennel  sur  la  vanité  de  l'é- 
cuyer  de  Rosny  appelé  Maignan  :  il  est  permis  de  croire  qu'il 
en  revient  quelque  chose  au  maître. 

Premièrement  donc,  marchaient  deux  grands  chevaux  me- 
nés en  main  par  deux  palefreniers;  puis  deux  pages  montés 
sur  deux  autres  grands  chevaux ,  l'un  desquels  était  le  clie- 
val  même  de  bataille,  le  grand  coursier  gris  qu'avait  monté 
Rosny,  et  qui  avait  été  blessé  dans  la  première  charge  :  il 
avait  été  retrouvé  heureusement,  et  il  décorait  la  pompe,  tout 
fier  de  ses  nobles  blessures.  Le  page  qui  le  montait  avait  re- 
vêtu la  cuirasse  de  son  maître  et  portait  la  cornette  blanche 
de  l'ennemi;  l'autre  page  portait  les  brassards  et  le  casque 
tout  fracassé  de  Rosny  au  bout  d'un  bris  de  lance;  car, 
effondré  de  coups  comme  il  était,  il  eût  été  impossible  de  le 


SULLY,  133 

mettre  en  léle.  Après  eux  venait  le  sieur  de  Maignan,  éciiyer 
(et  ordonnateur  de  la  pompe),  ayant  la  tète  bandée  et  un  bras 
en  écharpe  à  cause  de  deux  plaies.  Il  était  suivi  du  valet  de 
chambre  monté  sur  une  haquenée  anglaise ,  lequel  portait  sur 
lui  la  casaque  de  son  maître,  casaque  de  velours  orangé  à 
clinquant  d'argent,  et,  en  la  main  droite,  des  tronçons  d'é- 
pées,  de  pistolets  et  armes  diverses,  et  des  lambeaux  de  pa- 
naches, de  son  maître  également,  le  tout  lié  en  faisceau  et 
formant  trophée  : 

«  Après  cela,  disent  les  sefrélaires  s'adressanl  à  Rosny,  vous  veniez 
dans  voire  brancard  (  brancard  fait  à  la  hâle  de  branches  d'arbres,  sur- 
monlé  de  cercles  de  tonneaux),  couvert  d'un  linceul  seulement;  mais 
par-dessus,  pour  parade  des  plus  magniPKiues,  vos  gens  avaient  l'ail 
étendre  les  quatre  casaques  de  vos  prisonniers,  qui  étaient  de  velours 
ras  noir,  toutes  parsemées  de  croix  de  Lorraine  sans  nombre  en  bro- 
derie d'argent;  sur  le  liaut  d'icelles  les  quatre  cas(jues  de  vos  prison- 
niers avec  leurs  grands  panaches  blancs  et  noirs,  tout  brisés  et  dépe- 
naillés de  coups;  et  contre  les  côtés  des  cercles  étaient  pendus  leurs 
épées  et  pistolets,  aucuns  brisés  et  fracassés  ■•  après  lequel  brancard 
marchaient  vos  trois  prisonniers,  montés  sur  des  bidets,  dont  l'im  ,  à 
savoir  le  sieur  d'Aufreville,  était  fori  blessé,  lesquels  discouraient  entre 
eux  de  leurs  fortunes. . .  » 

Après  les  prisonniers  venaient  le  surplus  des  domestiques, 
l)uis  la  compagnie  des  gens  d'armes  et  les  deux  compagnies 
d  arquebusiers,  ou  du  moins  ce  qui  en  restait,  non  sans  plus 
d'un  brancard  encore  pour  les  blessés,  et  sans  bien  des  tètes 
bandées  ou  des  bras  en  écharpe  :  toute  une  ambulance  victo- 
rieuse. 

C'est  ce  cortège  tout  chevaleresque  et  seigneurial  que 
Henri  IV,  qui  chassait  par  la  plaine  autour  de  Rosny,  rencontra 
à  l'entrée  du  bourg;  il  y  applaudit,  il  en  sourit  un  peu;  il  eut 
pour  son  brave  serviteur,  en  l'embrassant,  de  boimes  et  vives 
paroles,  et  de  généreuses  promesses  qu'il  sut  tenir  avec  le 
temps  :  «  Je  n'aurai  jamais  bonne  fortune  ni  augmentation  de 
grandeur  que  vous  n'y  participiez.  » 

Rosny,  qui  aimait  le  comptant,  demandait  quelques  jours 
après  le  gouvernement  de  la  ville  de  IMantes,  que  Henri  lui 
refusait,  de  peur  d'offenser  les  catholiques.  Irrité  du  refus,  il 
avait  de  grosses  paroles  avec  le  roi,  «  jusqu'à  lui  reprocher 
la  longueur  de  ses  services,  tant  de  dépenses  faites,  de  plaies 
reçues,  et  de  sang  épandu.  »  Ici  nous  avons  encore  un  autre 
viii.  12 


134  CAUSERIES    nu    LUNDI. 

Irait  du  caractère  de  Rosny  :  il  est  fidèle,  il  est  dévoué,  mais 
il  n'est  pas  désintéressé,  et  ne  se  pique  pas  d'une  certaine 
délicatesse.  Le  butin  et  l'honneur,  le  traitement  et  l'honneur 
lui  semblent  trop  une  seule  et  môme  chose;  l'un  est  à  ses  yeux 
la  mesure  exacte  de  l'autre.  Peu  après  ce  refus  de  Mantes,  il 
demandera  le  gouvernement  de  la  place  de  Gisors  qu'il  a  con- 
tribué à  recouvrer.  Ainsi  fera-t-il  en  toute  rencontre  ,  et  pour 
toute  place  ou  château  qu'il  aide  à  reprendre.  Il  prétend  que 
ce  gouvernement  de  Gisors  lui  appartient,  et,  le  roi  le  lui 
refusant,  toujours  par  les  mêmes  raisons  de  ne  porter  om- 
brage aux  seigneurs  catholiques,  Rosny  s'irritera  encore, 
criera  au  passe-droit,  et  fera  au  roi  les  mômes  reproches 
qu'au  lendemain  d'Ivry  : 

«  A  tous  lesquels  reproches,  il  (  le  roi  )  ne  a'ous  ré(iondit  jamais  autre 
chose  sinon  :  «  Je  vois  bien  que  vous  êtes  en  colère  à  cette  lieure;  nous 
«  en  parlerons  une  autre  fois;  >>  cl  s'en  alla  d'un  aulrc  côlé;  puis,  vous 
voyant  avoir  lait  de  même,  il  dit  ;\  ceux  qui  le  suivaient  :  «  Il  le  faut 
«laisser  dire,  car  il  est  d'humeur  prompte  et  soudaine,  et  a  môme 
"  quelque  espèce  de  raison;  néanmoins,  il  ne  fera  jamais  rien  de  m6- 
<i chant  ni  de  honteux,  car  il  est  homme  de  bien  et  aime  l'iionneur.  » 

Voilà  la  mesure  des  bouderies  de  Sully,  et  le  mol  de  Henri 
sur  son  compte  demeure  le  vrai. 

Rosny  est  difficile,  exigeant,  bizarre  et  pointilleux;  refusé, 
il  gronde,  il  se  formalise  et  s'en  va.  Une  bonne  parole,  une 
gaieté  du  roi  le  rappelle  et  le  remet  en  belle  humeur.  En  toute 
occasion,  Henri  lui  demande  de  la  patience,  du  temps,  d'aller 
doucement,  peu  à  peu  et  pied  à  pied  :  «  Vous  pouvez  vous  as- 
surer que ,  si  je  puis  un  jour  être  roi  et  maître  absolu ,  je  ferai 
du  bien  et  de  l'hoimeur  à  ceux  qui,  comme  vous,  m'auront 
bien  et  utilement  servi.  Partant ,  prenez  patience  aussi  bien 
que  moi,  et  continuez  à  bien  faire.  »  Celte  gronde  et  colossale 
fortune  de  Sully,  ai-je  dit,  est  lente  à  se  construire  et  à  s'é- 
lever :  au  moment  où  Henri  IV  entre  dans  Paris  et  pendant 
les  années  qui  suivent,  il  n'est  que  simple  conseiller  d'État. 
Il  faut  une  adresse  et  des  précautions  infinies  pour  le  faire 
entrer  au  Conseil  des  finances  (ISOG)  et  pour  l'y  installer  en 
pied  :  il  n'y  devient  maître  qu'un  an  ou  deux  après.  Il  est  fait 
grand-nuiître  do  l'artillerie  en  février  -1601  ;  il  ne  devient  duc 
de  Sully  qu'en  mars  1606,  quatre  ans  avant  la  mort  do  son 
maître. 


SULLV.  135 

Toutes  les  gronderies  de  Sully  avec  le  roi  ne  sont  pas  de 
cette  crudité  et  dans  son  intérêt  propre  :  il  en  est  d'adroites 
et  de  flatteuses  jusque  dans  leur  rudesse;  il  en  est  de  tou- 
chantes par  le  sentiment  qui  les  inspire.  Quand  il  voit  Henri  IV, 
à  la  veille  de  régner,  s'exposer  encore  comme  le  plus  hardi 
soldat,  il  est  le  premier  à  lui  dire  :  «  Hé  quoi!  n'avez-vous 
pas  acquis  assez  de  gloire  et  d'honneur  en  tant  de  combats  et 
batailles,  sans  vouloir  toujours  faire  ainsi  le  cheval-léger'?  » 
A  l'affaire  d'Aumale  (1392)  oii  Henri  s'expose  si  imprudem- 
ment, Rosny  est  dépêché  par  les  plus  fidèles  serviteurs  du  roi 
pour  lui  faire  remontrance  sur  le  terrain  même  et  le  prier  de 
ne  point  se  hasarder  ainsi  sans  besoin  : 

«  Sire,  CBS  messieurs  qui  vous  aiment  plus  que  leurs  vies,  m'ont  prié 
de  vous  dire  qu'ils  ont  appris  des  meilleurs  capitaines,  et  de  vous  plus 
souvent  que  de  nul  autre,  qu'il  n'y  a  point  d'entreprise  plus  impru- 
dente et  moins  utile  à  un  homme  de  guerre  que  d'attaquer,  étant  faible, 
à  la  tête  d'une  armée.  «  A  quoi  il  vous  répondit .-  «  Voilà  un  discours  de 
gens  qui  ont  peur;  je  ne  l'eusse  pas  atteridu  de  vous  autres.  »  —  «  Il  est 
vrai.  Sire,  lui  reparlîtes-vous,  mais  seulement  pour  votre  personne 
qui  nous  est  si  chère  ;  (jue  s'il  vous  plaît  vous  retirer  avec  le  gros  qui  a 
passé  le  vallon,  et  nous  commander  d'aller,  pour  votre  service  ou  votre 
contentement,  mourir  dans  celle,  forèi  de  piques,  \oui  reconnaîtrez 
que  nous  n'avons  point  de  peur  pour  nos  vies,  mais  seulement  [lour 
la  vôtre.  »  Ce  propos,  comme  il  vous  l'a  confessé  depuis  ,  lui  attendrit 
le  cœur. . .  » 

Il  y  a  dans  ces  Mémoires  de  Sully,  et  si  l'on  en  écarte  les 
cérémonies  et  les  lenteurs,  des  scènes  racontées  d'une  ma- 
nière charmante  et  même  naïve.  Au  siège  de  Laon ,  on  voit 
Henri,  qui  passait  les  jours  et  les  nuits  à  visiter  les  batteries 
et  les  tranchées,  faire  un  soir  la  partie  d'aller  le  lendemain  à 
Saint-Lambert,  dans  la  forêt,  vers  une  métairie  de  son  do- 
maine, «  où,  étant  jeune,  il  était  allé  souvent  manger  des 
fruits,  du  fromage  et  de  la  crème,  se  délectant  grandement 
de  revoir  ces  lieux-là  où  il  avait  été  en  son  bas-âge.  »  Après 
le  dîner  qu'il  y  fait,  il  se  jette  sur  son  lit,  ayant  cela  encore 
du  soldat  capitaine  qu'il  sommeillait  et  s'éveillait  à  volonté. 
Les  serviteurs  qui  l'ont  accompagné,  dont  est  Rosny,  le  quit- 
tent et  vont  se  promener  huit  ou  dix  ensemble  «  vers  le  plus 
couvert  et  le  plus  frais  du  bois,  car  c'était  le  temps  des  plus 
âpres  chaleurs  de  la  fin  de  juin  ou  commencement  de  juillet.  » 
Mais  ils  n'ont  pas  plutôt  fait  quelques  centaines  de  pas  qu'ils 


136  CAUSERIES    DU    LL.NDl. 

découvreul  à  Iravers  les  branchages  un  grand  mouvement  de 
l'armée  ennemie,  qui  s'avance  derrière  ce  rideau  pour  une 
surprise.  Revenant  alors  en  toute  hâte,  Rosny  et  ses  compa- 
gnons trouvent  le  roi  réveillé,  a  se  promenant  dans  un  jardin 
et  venant  de  hocher  un  prunier  de  damas  blanc,  qui  portait 
les  plus  belles  et  meilleures  prunes  (à  ce  que  vous  me  dîtes 
me  contant  tout  ceci,  écrit  le  fidèle  secrétaire,)  que  vous 
ayez  jamais  mangées;  auquel,  en  l'abordant,  vous  criâtes: 
«  Pardieu ,  sire ,  nous  venons  de  voir  passer  des  gens  qui  sem- 
blent avoir  dessein  de  vous  préparer  une  collation  de  bien 
autres  prunes  que  celles-ci ,  et  un  peu  plus  dures  à  digérer, 
si  vous  ne  montez  promptement  à  cheval  pour  aller  donner 
ordre  à  votre  armée...  »  —  Toute  cette  scène,  le  cri  soudain 
de  Henri  IV,  «  Des  chevaux!  des  chevaux l  »  les  ordres 
qu'il  envoie  à  l'instant,  l'alerte  donnée  aux  plus  prochains 
quartiers,  et  sa  présence  d'esprit,  son  coup-d'œil  qu'il  avait 
toujours  le  plus  ferme  et  le  plus  judicieux ,  une  fois  en  selle  et 
l'épée  au  poing,  sont  rendus  d'une  manière  vive  et  des  plus 
françaises.  On  entrevoit  ce  que  pouvait  être  le  récit  de  Sully 
revenant  dans  sa  vieillesse  sur  ces  heures  glorieuses.  En  défi- 
nitive ,  et  à  les  voir  d'aussi  près  que  possible,  le  serviteur  et 
le  roi  ne  semblent  pas  tellement  différents  de  ceux  de  la  tra- 
dition; ils  sont  moins  purs-,  ils  sont  plus  rudes  et  plus  mar- 
qués, mais  au  fond  ils  sont  les  mêmes. 

Henri  IV  aimait  à  consulter  Rosny  dans  les  circonstances 
décisives,  et  il  le  faisait  d'ordinaire  en  secret  pour  ne  pas 
donner  trop  d'ombrage  et  de  jalousie  aux  témoins.  Il  le  con- 
sulte notamment  sur  la  grande  affaire  de  sa  conversion  (  février 
1593).  Un  soir,  fort  tard,  dans  un  de  ses  campements  de  la 
Beauce  ou  de  l'Orléanais,  il  l'envoya  chercher  par  un  secrétaire; 
Rosny  trouva  le  roi  déjà  au  lit;  on  lui  apporta  un  carreau  sur 
lequel  il  se  mit  à  genoux  contre  le  lit  du  roi  et  près  de  son 
oreille.  Bon  nombre  do  ces  conversations  secrètes  de  Rosny, 
en  ces  années,  se  passèrent  dans  cette  poslure  de  respectueuse 
confidence.  Henri  IV  lui  ayant  exposé  la  question  complète  telle 
qu'elle  s'agitait  alors  au  sujet  de  sa  religion,  et  lui  ayant  re- 
commandé d'y  bien  réfiéchir,  lui  dit  qu'il  le  renverrait  quérir 
dans  trois  ou  quatre  jours;  car  c'était  la  coutume  de  Rosny, 
lorsqu'il  était  consulté  par  le  roi ,  de  demander  du  temps  pour 
y  penser  ;  il  rélléchissait  durant  plusieurs  nuits  aux  choses 


SULLY.  137 

sans  fermer  la  paupière,  et  mettait  en  ordre  avec  méthode 
tout  ce  qui  lui  venait  dans  l'esprit,  afin  de  le  déduire  ensuite 
de  point  en  point.  Les  contemporains  ont  remarqué  qu'il  par- 
lait bien.  11  apportait  ainsi  des  avis  amples  et  copieux,  et  où 
il  y  avait  beaucoup  à  profiter.  C'est  ce  qu'il  fit  dans  le  cas  pré- 
sent :  sa  réponse  à  Henri  IV  est  très-belle  politiquement.  Rap- 
pelé trois  jours  après,  le  soir,  il  expose  au  roi  que,  deiuiis 
que  les  choses  de  la  Ligue  et  de  la  rébellion  tirent  à  leur  fin  , 
ce  ne  sont  q'u'entremetleurs  et  négociateurs  de  toutes  sortes; 
il  y  en  a ,  pour  l'heure,  plus  de  cent  qui  se  font  de  fêle.  On 
périt  à  force  de  sauveurs,  à  force  de  pacificateurs  et  de  réla- 
blisseurs  d'Élat,  la  plupart  à  trois  ou  quatre  visages.  11  les 
compare  spirituellement  à  cette  fourmilière  de  procureurs  au 
Palais,  qui  nourrissent  les  procès  et  qui  en  vivent.  Ce  que  le 
roi  a  de  mieux  à  faire,  c'est  de  ne  pas  leur  donner  lieu  de 
s'unir  et  de  s'entendre  pour  traiter  avec  lui;  c'est  de  les  lasser 
et  d'avoir  bon  marché  de  chacun  en  détail ,  en  les  laissant  se 
diviser  et  achever  de  se  morceler  de  plus  en  plus  :  «  Tant 
qu'enfin  étant  tous  mal  contents  les  uns  des  autres,  et  déses- 
pérés de  leurs  impertinents  desseins,  il  faudra  que  tout  ce 
qu'il  y  a  de  Français  parmi  eux  se  vienne  jeter  entre  vos  bras 
par  pièces  et  lopins ,  comme  vous  devez  désirer,  ne  recon- 
naissant que  votre  seule  royauté,  ne  cherchant  protection, 
appui  ni  support  qu'en  elle,  ni  n'espérant  d'obtenir  bienfaits, 
dignités,  charges,  offices  ni  bénéfices  que  de  votre  seule  grâce 
et  libéralité.  »  Quant  au  conseil  direct  de  se  convertir  à  la 
religion  catholique,  Rosny,  tout  en  l'indiquant  assez,  s'excuse 
de  ne  point  le  donner  en  propres  termes,  n'ayant  point  qua- 
lité de  théologien;  mais  il  marque  assez  sensiblement  qu'il 
souhaite  que  le  roi  y  entre,  autant  que  la  conscience  le  lui 
permettra. 

Rosny,  en  parlant  ainsi,  ne  faisait-il  que  donner  à  Henri  IV 
le  conseil  que  celui-ci  désirait  tout  bas  et  qu'il  eût  pris  sans 
doute  de  lui-même?  Je  le  croirais  volontiers  :  il  n'en  reste  pas 
moins  vrai  que  Rosny  devançait  et  acceptait  le  parti  le  plus 
juste,  le  seul  possible  et  le  seul  suivant  l'intérêt  de  l'État.  11 
nous  a  laissé  son  Credo  religieux  et  son  symbole,  tout  chré- 
tien, sans  rien  d'exclusif.  Il  était,  au  fond,  plus  mal  avec  la 
plupart  de  ses  principaux  coreligionnaires  qu'avec  le  cardinal 
Du  Perron,  de  même  qu'il  était  moins  bien  avec  ses  collègues, 

12. 


138  TAUSEIIIES    DU    LU.MH. 

les  Villcroy  et  les  Jeannin,  qu'avec  les  Guise,  une  fois  que  les 
Guise  se  furent  réconciliés  et  convertis  à  la  royauté. 

Ileiu'i  IV  destinait  de  longue  main  Rosny  pour  ses  finances. 
La  concussion  alors,  la  vénalité  régnait  partout;  il  fallait  la  ré- 
primer et  la  détruire.  Durant  le  blocus  de  Paris,  c'était  une  chose 
presque  réglée  que  des  bateaux  chargés  de  vivres  remontaient  la 
Seine  par  la  connivence  des  gouverneurs  des  places  riveraines 
(Manies,  Meulan,)  que  Henri  IV  avait  recouvrées.  Rosny,  un 
jour,  fut  averti  par  un  de  ses  gentilshommes  qu'a'u  retour  un 
petit  bateau  venant  de  Paris  ap|)ortait  le  prix  convenu  aux  sus- 
dits gouverneurs,  parmi  lesquels  était  le  frère  môme  de  Rosny, 
gouverneur  de  Mantes.  Rosny  s'arrangea  si  bien  qu'il  saisit  co 
précieux  bateau  qui  ne  devait  pas  renfermer  moins  de  cin- 
quante mille  écus.  Le  compte  entier  ne  s'y  trouvant  point  (et 
encore  ce  qui  paraissait  n'était  qu'en  lettres  de  change),  et 
Sully  s'en  plaignant  au  gentilhomme  porteur  et  qui  était  le 
père  de  celui  même  qui  avait  donné  l'avis,  tout  d'un  coup, 
comme  il  se  promenait  dans  la  chambre  avec  ce  gentilhomme, 
il  arriva  que  les  poches  de  celui-ci  crevèrent  et  qu'il  en  sortit 
une  traînée  d'écus  au  soleil  :  «  Nous  ne  nous  amuserons  point, 
disent  les  secrétaires,  à  réciter  les  colères  de  M.  votre  frère 
et  de  M.  de  Bellengreville  (autre  gouverneur),  ni  les  risées 
du  roi  lorsque  tout  cela -fut  su.  »  Pour  couronner  le  récit  do 
cette  petite  affaire,  il  faut  savoir  que  cet  argent  de  contre- 
bande, ainsi  intercepté  par  Rosny,  ne  fit  pas  retour  au  roi  et 
fut  pour  lui  de  bonne  prise.  Ces  risées  mêmes  du  roi  nous 
montrent  d'ailleurs  que  la  moralité  des  agents  publics  était 
alors  chose  bien  neuve,  et  que  le  contraire  égayait  et  ne  scan- 
dalisait pas.  Rosny  fut  l'homme  qui,  le  premier,  mit  ordre  à 
ces  licences  et  qui  établit  l'exactitude  et  la  probité  dans  le 
service  du  roi.  «  Je  vous  tiens  pour  loyal  et  laborieux,  »  lui 
disait  Henri.  Esprit  actif,  entreprenant,  intelligent  et  coura- 
geux, il  justifia  toute  la  confiance  de  son  maître.  Au  siège  de 
La  Fère  (IBOG),  Rosny  eut  à  remplir  l'office  d'intendant  géné- 
ral de  l'armée,  puis  à  régler  les  comptes  avec  les  fournisseurs 
qui  avaient  intéressé  dans  leur  marché  plusieiu'S  ministres  et 
membres  du  Conseil.  Il  commençait  son  rôle  d'administrateur 
intègre,  impitoyable.  Il  était  temps.  Henri  IV  lui  écrivait 
d'Amiens,  le  15  avril  1596  : 
«  Je  vous  veux  bien  dire  l'étal  oi^ijc  me  trouve  réduit,  qui  est  tel  que 


SULLY.  139 

j(i  suis  fort  proche  des  ennemis,  el  n'ai  quasi  pas  un  cheval  sur  leqiR'i 
je  puisse  coniballre,  ni  un  luunais  complet  que  je  puisse  endosser; 
mes  cliemises  sont  toutes  déchirées,  mes  pourpoints  troués  au  coude; 
rna  marmite  est  souvent  renversée,  et  depuis  deux  jours  je  dîne  el 
soupe  chez  les  uns  et  les  autres,  mes  pourvoyeurs  disant  n'avoir  plus 
moyen  de  rien  fournir  pour  ma  tahle,  d'autant  qu'il  y  a  plus  de  si\ 
mois  (ju'ils  n'ont  reçu  d'argent.  Partant,  jugez  si  je  mérite  d'être  ainsi 
traité,  et  si  je  dois  plus  lomjtemps  souffrir  que  les  financiers  et  tréso- 
riers me  fassent  mourir  de  faiui ,  et  qu'eux  tiennent  des  tables  friandes 
et  bien  servies. . .  " 

Rosiiy  introduit,  après  bien  des  retards,  dans  le  Conseil 
des  finances,  y  trouva  une  conjuration  et  complicité  tacite 
des  autres  membres  qui  tendaient  à  le  déjouer  et  à  le  faire 
tomber  en  foute  :  «  Or  sus,  mon  ami,  lui  avait  dit  le  roi  au 
moment  de  l'y  installer,  c'est  à  ce  coup  que  je  me  suis  résolu 
de  me  servir  de  votre  personne  aux  plus  importants  Conseils 
de  mes  affaires,  et  surtout  en  celui  de  mes  finances.  Ne  me 
promettez-vous  pas  d'être  bon  ménager,  et  que  vous  et  moi 
couperons  bras  et  jambes  à  madame  Grivelée ,  comme  vous 
m'avez  dit  tant  de  fois  que  cela  se  pouvait  faire?  »  Madame 
Grivelée,  c'est-à-dire  la  rapine,  avait,  comme  la  chicane, 
bien  des  tours  et  des  retours.  Rosny  ne  tua  pas  le  monstre, 
mais  il  lui  rogna  les  ongles  et  le  mata.  Les  gens  de  finances 
qui  redoutaient  en  lui  un  collègue  vigilant  et  qui  pressentaient 
un  maître,  l'attaquèrent  d'abord  et  essayèrent  de  le  miner 
comme  un  homme  qui,  n'étant  pas  du  métier,  n'avait  que  des 
vues  brusques  et  des  saillies  impétueuses,  peu  sujettes  à  dis- 
cussion; ce  n'était  qu'un  soldat,  disait-on,  «  qui  ne  s'était 
jamais  mêlé  que  de  porter  une  arquebuse  et  d'endosser  un 
harnais.  »  11  fallait  réduire  ces  contradicteurs  au  silence,  à 
"l'impuissance,  et,  pour  cela,  convaincre  le  roi,  qui  était  tenté 
par  moments  de  croire  une  moitié  au  moins  de  ce  qu'on  lui 
disait  de  toutes  parts.  Rosny,  par  manière  d'épreuve,  lui  de- 
manda de  faire  une  tournée  en  province  avec  autorité  de  des- 
titution et  de  remplacement  sur  les  gens  de  finance.  Il  fallut 
de  la  ruse,  même  au  roi,  pour  ménager  cette  expérience  à 
son  serviteur.  Il  y  eut  six  commissaires  ainsi  envoyés  par  les 
provinces;  Rosny,  pour  sa  part,  eut  quatre  généralités  à  vi- 
siter. Durant  son  voyage,  les  membres  du  Conseil  des  finances 
lui  détachèrent  de  Paris  mille  croc-en-jambes  et  mille  obsta- 
cles :  il  ne  se  rebuta  de  rien ,  prit  à  partie  les  officiers  qu'il 


140  cAUSEniEs  no  lundi. 

inspectait,  de  gré  ou  de  force  se  fit  représenter  les  comptes 
de  l'année  courante  et  des  trois  précédentes,  examina  de  près 
toutes  les  prétendues  dettes  et  les  arrérages,  les  titres  et  obli- 
gations de  tous  genres,  tondit  à  son  tour  sur  le  vif  au  profit 
du  roi,  et  fil  tant  qu'il  rassembla  bien  cinq  cent  mille  écus  : 

«  De  toutes  lesquelles  sommes  ainsi  par  vous  recouvertes  vous  fîlcs 
dresser  quatre  petits  horclei-euux  pour  vos  quatre  î-'éuéralilés,  où  étaient 
spécifiées  par  recettes  et  natures  de  deuieis  toutes  les  sonmies  par  vous 
voilurées,  et  iceux  sii^nés  par  les  liuit  receveur-s  généraux  des  deux 
années  dernières  comme  leur  ayant  été  mis  es  mains  par  les  receveurs 
particuliers;  lesquels  Ijordereaux  vous  portâtes  toujours  sur  vous,  et 
vous  vinrent  bien  à  propos. ..  Vous  aviez  un  équipaiie  de  soixante  et 
dix  charrettes  chargées,  pouree  que  vous  aviez  été  contraint  de  prendre 
quantité  de  monnaie;  à  la  suite  desquelles  étaient  les  huit  receveurs 
f-'éiiéraux,  accompagnés  d'un  prévôt  et  de  trente  archers  pour  l'es- 
corte. » 

C'est  à  la  tète  de  ce  convoi  financier  d'un  nouveau  genre 
que  Rosny  fit  son  entrée  à  Rouen  où  le  roi  était  alors.  Voilà 
un  triomphe  qui  a  son  originalité  et  qui  fait  le  pendant  de 
l'ovation  d'Ivry.  Financier  ou  chevalier,  l'un  et  l'autre  appa- 
reil peignent  assez  l'homme. 


Lundi  -23  mai  1853. 


SULLY. 


SES  ECONOMIES  ROYALES  OU   MEMOIRES. 


(FIN.) 


Si,  à  la  bataille  d'Ivry,  d'Andelot  avait  essayé  de  ravir  à 
Rosny  l'éteadard  conquis  et  l'un  de  ses  prisonniers,  on  peut 
croire  qu'à  son  entrée  à  Rouen,  les  membres  du  Conseil  des 
finances  qui  le  voyaient  de  mauvais  œil  ne  furent  pas  moins 
jaloux  de  lui  enlever  quelque  chose  de  son  convoi  d'argent. 
Et  d'abord  ils  lui  en  contestèrent  l'honneur  :  ils  avaient  fait 
courir  le  bruit  qu'il  n'avait  ramassé  toute  cette  somme  qu'à 
force  d'exactions  et  en  traînant  après  lui  les  receveurs  et  offi- 
ciers de  finances  comme  prisonniers  :  il  ne  les  amenait  au 
contraire  que  comme  témoins  et  auxiliaires  et  pour  l'ornement . 
Henri  IV,  ayant  à  l'instant  donné  ordre  à  Rosny  de  faire  mettre 
à  part  une  certaine  somme  pour  payer  la  montre  (ou  solde)  aux 
compagnies  suisses,  Sancy,  collègue  de  Rosny  aux  finances 
et  son  ancien,  essaya  de  faire  acte  d'autorité,  et,  le  matin  de 
la  revue  des  Suisses,  il  lui  envoya  demander  cet  argent  par  un 
billet  qui  sentait  le  supérieur.  Rosny  refusa  net,  et,  Henri  IV 
s'informant  si  son  ordre  avait  été  exécuté  et  si  les  Suisses 
allaient  être  payés,  Sancy  tout  en  colère  répondit  :  «  Non,  je 
n'y  vais  pas.  Sire;  car  il  ne  plaît  pas  à  votre  Monsieur  de 
Rosny  qui  fait  l'empereur  dans  son  logis,  et  dit  qu'il  ne  con- 
naît personne...;  étant  là  assis  sur  ses  caques  d'argent  comme 
un  singe  sur  son  bloc  ;  et  ne  sais  si  vous  y  aurez  plus  de  crédit 
que  les  autres.  »  Cependant  l'envoi  était  déjà  fait,  et  l'argent 


442  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

porté  au  quartier  des  Suisses;  Rosny  l'avait  fait  de  lui-même 
après  avoir  bien  marqué  que  ce  n'était  point  en  vertu  de  l'es- 
pèce d'ordre  que  lui  avait  envoyé  Sancy. 

Quelque  temps  après,  un  de  ses  autres  collègues  des  finan- 
ces, le  contrôleur  général  M.  d'Incarville,  essaye  de  faire  dis- 
paraître quatre-vingt-dix  mille  écus  sur  les  cinq  cent  mille; 
il  ne  sait  i)as  que  Rosny,  depuis  un  mois,  sans  en  avoir  l'air, 
a  pris  note  de  son  côté  de  toutes  les  dépenses.  D'Incarville  dit 
au  roi  que  le  fonds  s'épuise  :  Rosny  rassure  le  roi  et  dit  qu'il 
y  en  a  encore ,  et,  après  contestation-,  quand  on  en  vient  aux 
preuves,  il  faut  bien  finalement  que  les  quatre-vingt-dix  mille 
écus  qui  n'ont  pas  été  dépensés  se  retrouvent.  Toutes  ces 
épreuves  et  contre- épreuves  affermissent  l'opinion  du  roi  sur 
Rosny,  et  décident  de  son  établissement  qui  croît  à  vue  d'oeil 
et  s'étend  de  jour  en  jour. 
•Amiens  a  été  surpris  par  les  Espagnols  (1o97)  ;  il  faut  un 
siège  en  règle  et  de  grands  efforts  pour  les  en  chasser.  Rosny 
s'ingénie  pour  trouver  des  ressources  d'argent.  En  matière  de 
finances,  de  même  que  plus  lard  en  artillerie  et  dans  l'art  des 
sièges,  ne  demandez:  pas  à  Rosny  des  inventions  qui  changent 
la  science  et  la  fassent  avancer  :  il  n'a  pas  de  ces  grandes  vues 
générales,  et  souvent  simples  dans  leur  principe;  mais  des 
inventions  et  des  industries  do  détail ,  il  en  est  plein  ;  il  a 
toutes  sortes  d'ex[)édients  pour  tirer  parti  des  circonstances 
et  pour  rétablir  les  choses  sur  le  meilleur  pied  et  le  plus  so- 
lide. A  l'effet  de  subvenir  aux  dépenses  extraordinaires  de  la 
guerre,  on  a  créé  des  offices  triennaux  qui  se  vendent  :  Rosny, 
pour  en  tirer  au  profit  du  roi  le  plus  d'argent  comptant  pos- 
sible, s'astreint  jusqu'à  faire  lui-même  l'office  de  greffier  du 
Conseil,  et  de  trésorier,  comme  on  disait,  da  parties  casuell es 
(c'est-à-dire  des  droits  perçus  pour  le  roi),  vendant  lui-même 
les  offices,  donnant  do  sa  main  à  l'acheteur  un  billet  adressé 
au  trésorier,  afin  que  celui-ci  reçoive  l'argent  et  délivre  la 
quittance,  «  tellement  que  nul  du  Conseil  n'y  puisse  gratifier  son 
parent  ni  son  ami.  »  Rosny  se  mettait  ainsi  do  sa  personne 
comme  en  travers  des  pots-de-vin.  Un  certain  jour,  à  propos 
d'un  nommé  Robin  qui  venait  acheter  les  offices  de  la  géné- 
ralité de  Tours  et  de  celle  d'Orléans,  et  ipii  offrait  un  présent 
pour  les  avoir  à  plus  bas  i)rix,  Rosny,  qui  le  renvoie  avec 
honte,  a  une  discussion  ensuite  avec  le  chancelier  de  Cliiverny 


SULLY.  143 

et  avec  d'autres  du  Conseil  qui  favorisent  le  susdit  traitant. 
Robin,  en  eiïet,  en  quittant  Rosny,  est  allé  trouver  M""^  de 
Sourdis  qui  gouverne  le  chancelier,  et  qui  est  parente  d'une 
autre  dame  qui  elle-même  gouverne  un  autre  membre  du 
Conseil,  et  il  leur  a  fait  agréer  le  présent.  Le  conflit  engagé, 
Rosny  écrit  tout  grossièrement  ces  choses  au  roi  en  nommant 
les  masques  et  sans  taire  même  le  nom  des  dames.  Il  montre 
la  lettre  à  l'un  des  intéressés  avant  qu'elle  parte.  Ceux-ci 
rendent  les  armes.  Avec  un  tel  homme  il  n'y  a  pas  moyen 
de  s'entendre  ;  il  faut  céder  et  marcher  droit  dans  la  stricte 
intégrité. 

L'armée  s'en  trouve  bien,  et,  si  le  gentilhomme  a  paru  s'a- 
baisser un  moment  à  des  soins  peu  digues,  il  se  relève  aux 
yeux  de  tous  par  l'emploi  et  le  résultat.  Grâce  à  cet  ordre 
inusité,  les  vivres  abondent  dans  le  camp  d'Amiens,  les  muni- 
tions ne  manquent  jamais;  Rosny  y  a  fait  organiser  un  hôpital 
pour  les  malades  et  les  blessés,  et  l'on  y  est  si  bien  que  les 
gens  de  qualité  eux-mêmes  s'y  font  traiter  plutôt  que  de  venir 
à  Paris.  Tous  les  mois  Rosny  fait  sa  visite  à  l'armée  à  la  tête 
de  son  convoi  :  il  fait  voiturer  avec  lui  cent  cinquante  mille 
écus  pour  la  montre  ou  solde;  cette  vue  réjouit  les  cœurs, 
«  tous  les  capitaines  et  soldats  criant  tout  haut  qu'il  paraissait 
bien  maintenant  que  le  roi  avait  mis  en  ses  finances  un  gentil- 
homme d'illustre  maison,  qui  était  bon  Français,  bon  soldat 
et  en  avait  toujours  fait  le  métier,  puisqu'il  servait  si  bien  le 
roi  et  la  France...  » 

Le  roi  et  la  France!  ces  deux  mots  sont  redevenus  syno- 
nymes dans  la  langue  de  Sully;  le  mot  de  patrie  revient  chez 
lui  dans  son  vrai  sens.  Au  moyen  âge,  ce  mot  de  patrie  existait 
peu  :  on  suivait  le  seigneur  féodal  ;  on  se  battait  pour  ou  contre 
ceux  qui  étaient  déjà  ou  qui  devaient  être  des  compatriotes.  Le 
chevaleresque  historien  Froissart  ne  sait  pas  ce  que  c'est  que 
d'être  un  Français.  La  grande  lignée  de  nos  rois,  les  Louis  IX, 
les  Charles  V,  les  Louis  XII  et  môme  les  François  1",  en  ras- 
semblant sous  leur  main  la  France  et  en  augmentant  le  fond 
de  la  nation,  contribuaient  cependant,  de  siècle  en  siècle, 
à  jeter  les  fondements  de  l'idée  de  patrie.  Cette  idée  avait 
déjà  pris  dans  le  personnage  héroïque  de  Jeanne  d'Arc  une 
popularité  ineffaçable.  La  défection  à  main  armée  du  conné- 
table de  Bourbon  parut  presque  à  tous  odieuse.  Wais  combien 


i44  cAusi:niES  du  lundi. 

d'éclipsés  encore!  Celle  noble  idée  s'était  île  nouveau  altérée 
et  pervertie  au  temps  de  la  Ligue.  Les  catholiques  violents 
alliés  de  l'Espagne,  les  protestants  fanatiques  heureux  de  l'a- 
baissement du  trône,  la  méconnaissaient  également.  Kosny 
se  charge  de  la  rappeler  en  plus  d'une  circonstance  à  ses  core- 
ligionnaires turbulents,  aux  Bouillon,  aux  La  Trimouille.  Écri- 
vant à  ce  dernier,  l'exhortant  à  ne  pas  chercher  à  susciter  de- 
rechef un  État  dans  l'État  et  une  Ligue  sous  forme  nouvelle, 
il  disait  (1597)  :  «  Recevez,  je  vous  prie,  de  bonne  part  les 
conseils  que  je  vous  donne,  puisque  j'en  suis  par  vous  requis 
et  par  une  bonne  conscience  ,  loyale  à  sa  pairie. 

Il  confondait  alors  tous  les  intérêts  de  la  patrie  dans  l'au- 
torité pure  et  simple,  dans  le  droit  divin  et  humain  de  Henri  IV, 
et  il  ne  paraît  jamais  s'être  beaucoup  soucié  des  tempéraments 
ou  restrictions  qu'y  pouvaient  apporter  les  Corps,  Parlements, 
Assemblées  de  Notables.  Il  était  en  cela  du  même  système  mo- 
narchique que  son  maître,  qui  n'a  jamais  demandé  de  conseil 
à  ces  Corps  que  pour  l'apparence,  et  qui  s'est  fâché  sérieuse- 
ment en  quelques  cas,  lorsque  les  Compagnies  se  furent  éman- 
cipées à  donner  avis  sans  en  être  requises. 

Rosny  n'a  pas  été  le  seul  ministre  utile  de  Henri  IV,  mais  il 
a  été  le  principal,  et,  à  quelques  égards,  le  second  sous  son 
maître,  par  la  quantité  de  grands  emplois  qu'il  a  remplis  et 
qu'il  a  menés  de  front.  C'est,  avant  tout,  le  bon  ménager  et 
l'économe  du  roi;  c'est  Ihomme  le  plus  diligent  et  industrieux 
à  lui  rassembler  des  deniers  sans  surcharger  le  peuple,  à  les 
faire  entrer  dans  le  coffre  royal,  et  à  les  empêcher  ensuite 
d'en  sortir  autrement  qu'à  bon  escient  :  «  Il  ne  faut  pas  faire 
apporter  ici  lesdils  deniers,  lui  écrivait  Henri  IV  du  camp 
d'Amiens,  qu'il  ne  soit  temps  de  les  employer;  car  il  y  a  tant 
d'affamés  ici  comme  ailleurs,  que  s'ils  savaient  que  notre 
bourse  fût  pleine,  ils  ne  cesseraient  de  m'imporluner  pour  y 
mettre  les  doigts,  et  me  serait  difficile  de  m'en  défendre.  Il 
faut  assembler  par  delà  nos  deniers,  les  mettre  et  garder  de- 
dans nos  coffres,  en  faire  la  meilleure  provision  que  nous 
pourrons  et  la  tenir  secrète...  »  Mais  Henri  IV  sent  qu'il  peut 
encore  employer  Rosny  à  d'autres  fins  qu'à  celle  de  financier 
et  d'économe  royal,  quoique  ce  soit  là  son  office  principal  et 
le  plus  essentiel  s'il  fallait  choisir.  A  ce  même  siège  d'Amiens, 
un  jour  que  Rosny  y  est  allé,  le  grand  maître  do  l'artillerie 


SLLI.Y.  445 

alors,  M.  de  Saint-Luc,  l'invite  à  dîner  et  le  mène  voir  ensuite 
les  tranchées  et  batteries  d'artillerie  :  «  De  quoi  le  roi  averti 
lui  en  sut  mauvais  gré  et  s'en  courrouça  fort  contre  vous, 
écrivent  les  secrétaires,  disant  qu'il  vous  défendait  absolu- 
ment de  faire  le  métier  de  la  guerre  ni  d'aller  en  lieu  péril- 
leux tant  que  ce  siège  durerait.  »  Henri  IV'  même  paraît 
craindre  qu'il  n'y  ait  dans  l'armée  plus  d'un  jaloux  et  d'un  mal- 
intentionné, qui  ne  serait  pas  lâché  d'exposer  Rosny  à  quel- 
que péril,  sauf  à  s'y  hasarder  soi-même.  Cette  sollicitude  de 
Henri  IV  pour  la  conservation  de  Rosny  paraîtra  encore, 
après  que  celui-ci  sera  devenu  grand-maître  de  farlilierie.  Il 
faillit  Fètre  dès  ce  siège  d'Amiens;  M.  de  Saint-I.uc  y  fut  lue. 
Henri  IV,  qui  savait  que  «  le  jugement,  l'invonlion ,  l'ordre 
et  le  ménage  »  étaient  des  conditions  essentielles  à  un  grand- 
maître,  songea  à  Rosny,  et  le  lui  dit,  en  paraissant  regretter 
que,  destiné  dans  un  temps  très-prochain  à  la  direction  ab- 
solue de  ses  finances,  il  ne  put  cunmler  les  deux  charges, 
dont  chacune  méritait  bien  un  homme  tout  entier.  Rosny,  qui 
sent  sa  puissance  et  sa  capacité  de  travail,  et  de  qui  l'ambi- 
tion n'est  jamais  pressée  de  dire  :  C'est  trop!  répondait  aux 
raisons  d'incompatibilité  que  soulevait  le  roi  :  «  S'il  m'était 
permis  et  bienséant  de  répliquer,  je  dirais  que  tant  s'en  faut 
que  ces  deux  charges  soient  incompatibles,  que,  selon  mon 
avis,  elles  devraient  être  toujours  ensenible,  et  que  jamais 
l'artillerie  ne  sera  mise  en  son  lustre  et  n'en  tirerez  l'uldité 
qu'elle  doit  produire,  qu'elle  ne  soit  exercée  par  un  super- 
intendant des  finances,  qui  entende  le  métier  de  l'un  et  de 
l'autre  et  ne  manque  i)as  de  courage.  »  Cette  charge  de  grand- 
maître  ne  lui  fut  pas  donnée  encore  pour  le  moment,  et  il 
commença  par  se  livrer  tout  entier  aux  finances. 

Le  propre  de  la  nature  de  Sully  est  que  la  louange  Taiguil- 
lonne  et  l'encourage  à  mieux  faire  plutôt  que  de  l'enorgueillir 
et  de  le  rendre  nonchalant  :  plus  la  charge  s'accroît  avec  la 
confiance  du  maître,  plus  il  redouble  de  zèle  et  de  vigilance. 
Porté  à  la  tèle  des  finances  dans  le  temps  même  où  la  paix  de 
Vervins  (1398)  permettait  de  réduire  les  dépenses  extraordi- 
naires et  d'établir  un  oidre  régulier,  il  s'appliqua  à  dresser 
de  nouveau  un  état  gènéial  sur  des  bases  plus  sûres  qu'il  ne 
l'avait  pu  faire  jusque-là  ,  et  en  ne  se  fiant  celte  fois  qu'à  lui- 
même.  On  ne  s'attend  pas  a  ce  que  j'entre  dans  l'examen  du 

YllI.  -13 


i46  caiisi:hi!;s   ni!   lundi. 

biidj;;et  de  Rosny.  Je  ne  remarquerai  que  deux  ou  trois  points; 
de  sa  réforme.  Enire  le  roi  et  le  peu[)le,  pour  cerlaine  luiture 
d'impôts,  il  y  avait  alors  les  fermiers  gériéraux,  et  ceux-ci,  à 
qui  étaient  faites  les  adjudications  générales  dans  le  Conseil 
du  roi  ou  devant  les  trésoriers  de  France,  sous-loiiai.nt  à  des 
sous-fermiers  desquels  ils  tiraient  presque  deux  fois  autant 
qu'ils  avaient  payé  eux-mêmes.  Rosny  ferma  la  main  aux  fer- 
miers généraux,  fit  défense  aux  sous-fermiers  de  ne  leur  plus 
rien  payer,  leur  ordonna  de  rapporter  leurs  sous-baux,  et  de 
verser  diiectement  au  trésor  les  sommes  qui  faisaient  aupara- 
vant un  grand  tour  et  qui  allaient  diminuant  en  chemin.  Ces 
procédés  expéditifs  contre  les  financiers  et  traitants,  intermé- 
diaires entre  le  roi  et  le  peuple,  n'étaient  pas  neufs,  et  ils 
furent  souvent  renouvelés  depuis  :  Sully  les  a[>pliqua  en  toute 
ligueur  avec  art  et  avec  suite,  et  y  tint  la  main  tout  le  temps 
qu'il  fut  maître.  Chose  non  moins  capitale  :  il  y  avait  alors 
des  aliénations  considérables  de  portions  et  comme  do  pro- 
vinces d'impôts.  Dans  les  moments  de  presse  et  de  nécessité, 
quand  l'Etat  devait  une  grosse  somme,  soit  à  la  reine  d'An- 
glelerre,  soit  au  comte  Palatin,  ou  à  d'autres  princes  étran- 
gers ou  français,  on  aliénait  une  portion  d'impôts,  et  on  la 
leur  livrait  pour  payement  :  «  Tirez-en  ce  que  vous  pouriez.  » 
Ces  créanciers,  ainsi  pourvus  d'une  valeur  incommode  et  d'un 
rapport  peu  précis,  l'affermaient  à  quelque  homme  de  finance 
qui  leur  en  rendait  le  moins  et  en  tirait  pour  son  compte  le 
plus  possible.  Rosny  désintéressa  les  titulaires  en  leur  payant 
franchement  ce  qu'ils  réclamaient  comme  dû,  et  eut  soin  (pie 
toutes  ces  provinces  démembrées  des  finances  fissent  retour  à 
l'épnrgne,  au  trésor  royal.  11  mit  un  terme  à  cette  espèce  de 
féoda'ité  et  à  celte  usur[)alion  consentie  dans  les  revenus  du  roi. 
Par  un  examen  exact  et  une  application  opiniâtre  qu'on 
n'aurait  jamais  attendue  d'un  homme  d'épée,  il  se  rendit 
compte  de  toutes  les  branches  les  plus  minces  et  les  plus  éloi- 
gnées de  recettes  et  de  dépenses;  il  allait  rechercher  chaque 
nature  de  denier  dans  ses  sources  et  origines,  et,  le  suivant 
dans  son  cours,  no  le  perdait  point  de  vue  jusqu'à  sa  desti- 
nation et  son  emploi.  Dans  cette  poursuite  minutieuse  et 
rigide  il  suppléait,  à  force  de  travail,  de  sagacité  et  d'adresse, 
à  ce  que  les  méthodes  de  comptabilité  avaient  alors  de  com- 
pliqué et  d'incomplet. 


SULLY.  147 

L'économie  et  le  menacée  financier  de  Sully  étaient  favo- 
rables sans  doute  au  peuple,  à  l'agriculture;  mais  il  faut  bien 
voir  en  quel  sens  et  ne  pas  s'exagérer  ses  intentions.  Sully, 
certes,  veut  conserver  au  roi  l'amour  et  l'affection  de  ses 
peuples,  et,  pour  cela,  éviter  de  les  surcharger  d'impôts;  il 
veut  pourtant,  et  sur  toute  chose,  augmenter  les  revenus  du 
roi  et  avoir  de  l'or  dans  l'épargne.  Un  de  ses  grands  moyens 
est  d'être  impitoyable  pour  les  gros  financiers,  receveurs  et 
trésoriers,  u  qui  sont  les  plus  grands  destructeurs  des  revenus 
du  royaume.  »  Il  est  hostile  à  tous  officiers  de  plume  et  d'écri- 
toire;  il  veut  qu'on  leur  fasse  rendre  gorge,  et  même  qu'on 
les  punisse  par  corps,  sans  acception  ni  faveur.  Rosny  a  en 
haine  ce  qu'on  appelait  les  parvenus.  11  est  pour  la  vieille 
noblesse  mUitaire,  royale  et  rurale;  il  pense  que  la  vraie  et 
ancienne  noblesse  n'a  été  acquise  que  par  les  armes ^  et  que 
le  titre  de  gentilhomme  ne  convient  qu'à  cella-là.  Il  voudrait 
bannir  entièrement  par  des  lois  et  règlements  somptuaires  le 
luxe,  «  la  superiluité,  et  toutes  sortes  d'excès  en  habits, 
pierreries,  festins,  bâtiments,  dorures,  carrosses,  chevaux, 
trains,  équipages,  etc.  »  Il  a  horreur  des  mésalliances,  et  il 
appelle  de  ce  nom  les  mariages  des  enfants  de  la  noblesse 
d'épée  «  aux  fils  et  filles  de  ces  gens  de  robe  longue,  financiers 
et  secrétaires,  desquels  les  pères  ne  faisaient  que  de  soriir  de 
la  chicane,  de  la  marchandise,  du  change,  de  l'ouvroir  et  de 
la  boutique.  «  Il  voit  dans  ces  alliances  mêlées  l'abâtardisse- 
ment de  la  vraie  noblesse,  sous  la  seule  forme  où  il  la  con- 
çoit. Il  ne  dislingue  point  dans  les  gens  de  robe  telle  ou  telle 
classe.  Il  n'a  que  des  railleries  pour  Tordre  des  avocats,  les 
jours  même  où  cet  ordre  obéit,  par  esprit  de  corps,  à  une 
susceptibilité  des  plus  honorables.  L'économie  politique  de 
Sully  ressemble  à  bien  des  égards  à  celle  de  Caton  l'Ancien. 
Il  a,  un  jour,  avec  Henri  IV  une  conversation  très-curieuse 
sur  la  culture  des  mûriers  et  les  manufactures  de  soie,  que 
Henri  IV  veut  introduire  en  France  :  ces  menus  plaisirs  du  roi 
paraissent  peu  solides  à  Sully.  Il  croit  qu'il  ne  faut  forcer  ni 
les  climats,  ni  la  nature  des  choses.  Les  principaux  produits 
de  la  France  consistent,  dit-il,  en  grains,  légumes,  vins,  pas- 
tels, huiles,  cidres,  sels,  lins,  chanvres,  laines,  toiles,  draps, 
moutons,  pourceaux  et  mulets  :  la  vraie  source  des  richesses 
pour  la  France,  la  matière  naturelle  du  travail  est  là,  il  faut  s'y 


148  C  A  USE  m  ES    DU    LLMtl. 

tonir.  Il  voit  dans  ootto  nouvolle  infliislrie  d(>?soie?,  «  plutôt 
méditative,  oisive  et  sédiMitaire,  >;  une  cause  d'afiaiblissement, 
même  au  moral  ;  il  craint  que  cet  emploi  d'im  nouveau  2;enre 
ne  désaccoutume  la  population  de  la  vie  laborieuse  et  pénible 
qui  est  propre  à  former  de  bons  soldats.  Il  en  revient  toujours 
à  ses  projets  de  loissomptnaires  pour  arrêter  le  luxe  et  forcer 
la  bouri^eoisie,  les  gens  de  justice,  police,  finance,  d'écritoire 
(c'est  tout  dire) ,  «  qui  sont  ceux  qui  se  jettent  aujourd'hui  le 
plus  sur  le  luxe,  »  à  rétrograder  jusqu'aux  mœurs  de  louis  XII 
ou  de  Charles  VIII  et  de  Louis  X[.  Sully,  par  les  mêmes  prin- 
cipes, n'est  point  pour  les  colonies;  il  n'augure  rien  de  bon 
de  celle  du  Canada  dont  il  est  question  alors.  A   un  cerlain 
moment,  il  a  une  idée  politique  assez  grande  et  qui  est  à  lui , 
d'attaquer  l'Espagne  par  le  cœur  et  les  entrailles,  c'est-à-dire 
par  les  Indes,  qui  sont,  sa  force;  mais  en  même  temps  il  n'est 
pas  d'avis  que  la  France  profile  de  la  dépouille  en  colonisant; 
il  estime  ces  sortes  d'entreprises  lointaines  disproportionnées 
au  naturel  des  Français,  o  qui  ne  portent  ordinairement  leur 
vigueur,  leur  esprit  et  leur  courage  qu'à  la  conservation  de 
ce  qui  les  touche  de  prés.  »  Sully  est  donc  le  contraire  d'un 
novateur.  Il  n'est  entreprenant  que  dans  le  solide  et  do  pied 
ferme.  Il  aime  que  les  États  s'établissent  par  prudence,  par 
ordre,  par  or.  On  l'a  opposé  à  Colbert;  il  est  surtout  l'op- 
posé de  Law,  et  fermé  à  toutes  les  idées  modernes  de  crédit. 
A  une  demande  que  lui  fait  un  jour  le  duc  de  Florence,  et  i]ui 
semblait  toute  simple  aux  Gondi  et  à  d'autres  gens  do"qualité 
mêlés  dans  les  affaires,  il  répond  :  «  .A  ce  que  je  vois,  M.  le 
duc  de  Florence  me  prend  pour  un  banquier  ou  un  merca- 
dant ;  or,  veux-je  bien  qu'il  sache  qu'il  n'y  en  eut  jamais  en 
ma  race,  et  partant  que  je  n'en  ferai  rien.  »  Sully  régit  la 
fortune  de  l'État  connue  on  ferait  une  grande  fortune  territo- 
riale, en  supposant  toujours  le  cas  de  guerre  possible,  en  s'a- 
guerrissaiit  pendant  la  |)aix  et  en  ayant  des  fonds  en  réserve 
pour  l'accident.  Il  n'a  rien  d'ailleurs  du  soldat  laboureur  qui 
met  lui-même  la  main  à  la  charrue;  mais  il  est  bien  pour 
nous  le  représentant  de  la  haute  noblesse  miliiaire  et  rurale, 
je  l'ai  dit,   ménageant  cl  adnunislrant  admirablement  ses 
terres,  bâtissant  et  fortifiant  ses  châteaux,  les  embellissant,  se 
promenant  sur  des  terrasses  ou  dans  de  longues  allées  de 
grands  arbres  le  long  d'un  canal,  les  jours  où  il  ne  se  promène 


SULLV.  U9 

pas  de  préférenco  dans  les  grandes  halles  pleines  de  canons 
qui  élaieiit  entre  l'Arsenal  et  la  Bastille;  et  le  soir,  même 
quand  il  est  aux  champs  et  dans  la  tranquillité,  aimant  à  ren- 
trer dans  un  château  tlanqué  de  six  tourelles,  comme  l'était 
la  Bastille  encore,  ou  comme  l'était  son  château  de  Villebon  , 
et  à  dormir  derrière  les  fossés  et  les  ponts-levis.  Tel  est  le 
vrai  Sully  dans  son  véritable  esprit  et  dans  son  attitude. 

Même,  après  tout  ce  que  j'ai  extrait  déjà,  j'avance  peu  avec 
lui,  et  je  ne  puis  espérer  de  l'embrasser  tout  entier  dans  son 
importance.  La  fortune  de  Sullv  a  mis  vingt-cinq  ans  à  croître. 
Cette  fortune  ressemble  à  ces  grands  arbres  (ju'il  a  plantés, 
appelés  des  Rosntj,  et  qui  ont  été  des  siècles  à  prendre  leurs 
dimensions  et  leur  beauté  majestueuse. 

Rosny  désirait  la  paix  de  Vervins;  dès  qu'il  la  croit  pos- 
sible, il  la  conseille  à  son  maître  :  les  ministres  des  finances 
aiment  en  général  la  paix.  Rosny  pourtant  n'est  pas  de  ceux 
qui  la  souhaitent  en  toute  circonstance,  et,  quand  il  vit 
l'année  suivante  le  duc  de  Savoie  venir  en  France  (1599)  et 
essayer  de  tromper  la  générosité  de  Henri  IV,  il  est  le  premier 
à  conseiller  au  roi  de  reconduire  ce  duc  astucieux  avec  une 
escorte  de  quinze  mille  hommes  et  de  vingt  canons  jusqu'à  la 
frontière,  sauf  à  s'en  servir  aussitôt  après.  Chez  Hosny,  le 
soldat,  le  gentilhomme  et  bon  Français,  l'homme  des  camps 
vient  doubler  et  rehausser  l'économe  intègre  et  habile,  il  y  a 
du  Louvois  en  lui,  ce  qui  n'était  pas  dans  Colbert. 

Il  venait  d'être  nommé  grand-maître  de  l'aitillerie.  La  ma- 
nière dont  il  eut  cette  place,  qui  devint  entre  ses  mains  un 
office  de  la  Couronne,  continue  de  le  caractériser.  Henri  IV, 
au  siège  d'Amiens,  avait  songé  à  la  lui  donner  à  la  mort  de 
Saint-Luc;  mais,  ne  voulant  pas  trop  faire  à  la  fois,  et  vaincu 
par  les  sollicitations  de  la  belle  Gabrielle  ,  il  avait  accordé  la 
place  au  père  de  celle-ci,  AL  d'Estrées,  homme  parfaitement 
incapable.  Voyant  cependant  une  guerre  [irochaine  très-pro- 
bable avec  le  duc  de  Savoie,  Henri  IV  revient  à  Rosny,  lui 
confie  son  embarras,  lui  explique  qu'il  ne  peut  ôter  cette 
charge  à  M.  d'Estrées,  au  grand-père  de  ses  enfants,  sans  lui 
faire  affront,  et  propose  l'expédient  de  retirer  la  charge  de 
lieutenant  général  de  l'artillerie  au  vieil  officier  qui  en  est 
chargé,  de  rehausser  cette  lieutenance  générale  de  i)lusieurs 
prérogatives  singulières  :  «  Étant  rendue  ainsi  honorable,  ma 

13. 


loO  CAUSEHIES    DU    LUNDI. 

résolution,  lui  dit  Henri  IV.  serait  de  la  bailler  à  un  certain 
homme  que  je  connais  et  vous  aussi ,  qui  a  le  courage  bon, 
l'esprit  vif,  est  actif,  diligent,  a  toujours  afTectionné  celte 
fonction  et  témoigné  en  plusieurs  occasions  qu'il  n'en  est  pas 
ignorant...  Or,  devinez  maintenant  qui  est  cet  homme-là,  et 
m'aidez  à  le  persuader,  car  il  est  fort  de  vos  amis.  »  Rosny 
s'obstine  à  ne  pas  comprendre  et  à  dire  qu'il  ne  connaît  per- 
sonne de  tel.  Le  roi  sourit,  et,  lui  mettant  la  main  sur  la  main, 
lui  dit  :  K  Cet  homme-là  se  nomme  le  marquis  de  Rosny;  le 
connaissez-vous  bien?  w  Rosny  résiste  à  tant  de  bonne  grâce; 
ayant  aspiré  autrefois  à  la  charge  principale,  il  ne  veut  point 
présentement  d'un  diminutif;  il  se  prétend  surchargé  d'af- 
faires et  insuffisant.  Henri  IV,  à  ce  mot,  l'arrête  et  lui  dit  une 
vérité  :  «  Ce  n'est  pas  là  où  il  vous  tient ,  car  je  sais  que  vous 
ne  manquez  pas  de  bonne  opinion  de  vous-même,  pour  aspirer 
encore  plus  haut.  Mais,  puisque  vous  avez  si  peu  d'égard  à 
mon  contentement  et  que  vous  préférez  vos  fantaisies  à  mes 
prières,  je  ne  vous  en  parlerai  plus,  vous  laisserai  vivre  à 
votre  mode,  comme  je  ferai  aussi  moi  à  la  mienne.  »  Pour- 
tant, comme  il  a  besoin  de  Rosny,  il  fait  si  bien  que  M.  d'Es- 
trées  accepte  un  dédommagement  d'argent,  se  démet  de  sa 
charge,  et  Rosny  devient  grand-maître,  ainsi  qu'il  l'avait 
désiré. 

11  est  entré  dans  la  charge  en  homme  âpre  et  entier,  et  qui 
ne  veut  rien  céder  :  il  s'y  comporte  en  galant  liomme,  en  sujet 
dévoué  et  fidè'e.  Au  siège  de  Charbonnières,  à  celui  de  Mont- 
meillan,  il  fait  miracles  et  merveilles.  Pour  ces  sièges  «  en- 
trei)ris,  comme  on  disait,  à  la  racine  di'S  Alpes,  »  il  fait  trans- 
porter, au  temps  voulu,  pièces  et  nuinilions;  il  éti.die  et  saisit 
le  côté  faible  des  places,  le  point  unique  où  le  canon  y  peut 
mordre;  il  pronostique  le  jour  et  l'heure  de  la  prise;  il  ne 
s'en  fie  qu'à  ses  yeux  et  se  risque  de  sa  personne  ,  seul,  dans 
des  reconnaissances  jusqu'au  pied  des  bastions  ennemis;  sur 
quoi  il  mérite  que  Henri  IV  lui  écrive,  à  la  fin  de  ce  siège  de 
Montmeillan  : 

«  Mon  ami,  autant  que  je  loue  votre  zèle  à  mon  serviec,  autant  je 
b'à'iie  \()lii;  iiiconsiriéialion  à  vous  jelcr  aux  pé.  ils  sans  besoin.  (lela 
srrail  siippoiialile  à  un  jeune  lionniu;  (lui  n'iJiirail  janiiiis  rendu  preuve 
deson  courage,  et  qui  désirerait  eominencer  sa  foiluiie;  mais,  la  vôtre 
étant  déjà  si  avancée  que  vous  possédez  les  deu\  plus  impoitanles  et 


SULLY.  loi 

utiles  charges  du  royaume,  vos  netions  passées  vous  ayant  acquis  en- 
vers moi  toute  confiance  de  valeur,  et  ayant  plusieurs  braves  lioninies 
dans  l'armée  où  vous  commandez  maintenant,  vous  leur  deviez  com- 
mettre ces  choses  remplies  de  tant  de  d.mgers:  partant,  avisez  à  vous 
mieux  ménagera  l'avenir;  car,  si  vous  m'êtes  utile  en  la  charge  de  l'ar- 
tillerie, j'ai  encore  plus  besoin  de  vous  en  celle  des  finances.  Que  si  par 
vanité  vous  vous  les  rendiez  incompatibles,  vous  me  donneriez  sujet  de 
ne  vous  laisser  que  la  dernière.  Adieu,  mon  ami  que  j'aime  bien  ;  con- 
tinuez à  me  bien  servir,  mais  non  pas  à  faire  le  fol  et  le  simple  soldat.  » 

Chez  Rosny,  la  bonne  qualité  et  le  service  sont  toujours  à 
côlé  du  défaut  et  de  l>xigence. 

C'est  au  retour  de  cette  expédition  de  Savoie  que  la  fortune 
de  Rosny  prend  toute  son  assiette  et  son  développement.  C'est 
aussi  le  moment  où  Henri  IV,  en  ayant  fini  de  ses  guerres, 
s'adonne  en  bon  père  de  famille,  en  grand  et  habile  monarque, 
au  raffermissement  et  à  la  prospérité  de  l'État  dans  tous  les 
ordres.  Il  se  marie  :  sa  fiancée,  Marie  de  Médicis,  était  déjà 
en  route  pendant  qu'on  achevait  de  mettre  le  duc  de  Savoie  à 
la  raiîson.  Rosny  se  liàte  d'arriver  à  Paris  pour  la  recevoir 
«  avec  beau  biuit  d'artillerie.  »  Le  lendemain  de  l'entrée,  le 
roi,  la  reine  et  tonte  la  Cour  viennent  diner  à  fArsenac 
comme  on  disait,  «  oîi  vous  leur  fîtes  très-bonne  chère,  et 
surtout  aux  filles  italiennes  de  la  reine,  lesquelles  s'en  allèrent 
si  gaillardes  que  le  roi  connut  bien  que  vous  leur  aviez  fait 
quelque  malice.  »  Cette  malice  de  Rosny,  tout  heureux  ce 
jour-là  de  voir  son  maître  marié  et  pouvant  désormais  espérer 
des  héritiers  légitimes,  c'avait  été  de  fainî  verser  aux  filles  de 
la  leine  du  vin  blanc  en  guise  d'eau,  ce  qui  les  avait  grisées. 
Rosny,  en  plus  d'une  action  et  en  plus  d'une  conversation, 
laissait  voir  ainsi  le  trait  d'esprit  gaulois,  et,  quand  il  se  déri- 
dait, il  avait  de  la  vieille  plaisanterie  de  nos  pères. 

On  a  devant  soi  neuf  belles  et  pleines  années  (  ItOMOlO)  : 
la  vie  de  Uosny  devient  l'histoire  de  Henri  IV,  ou  du  moins 
une  très-grande  partie  de  cette  histoire.  Il  devient  difilcile  de 
l'en  séparer  par  une  biographie  distincte  et  réduite  à  de  justes 
mesures.  Ses  secrétaires  n'y  ont  pas  réussi.  En  continuant  les 
Mémoires  et  en  y  revenant  à  diverses  reprises,  selon  qu'ils  se 
remplacent  les  uns  les  autres  et  qu'ils  se  succèdent,  ils  sont 
les  premiers  à  reconnaître  qu'ils  ont  excédé  le  dessein  pri- 
mitif et  qu'ils  se  sont  laissés  a'.ler  à  des  digressions,  à  des  pro- 
lixités involontaires.  Il  semble  aussi  que,  pour  cette  partie 


152  i:.\usi;uiKS   un   lundi. 

capitale  de  sa  carrière,  les  confidences  directes  de  Sidly  leur 
manquent  souvent,   qu'elles  deviennent  moins   fréquentes, 
moins  explicites.  Sur  ces  grands  et  derniers  secrets  d'État, 
Sully  laisse  beaucoup  à  deviner,  même  à  ses  secrétaires, 
qui  s'en  tirent  comme  ils  peuvent  avec  les  papiers  liouvés 
dans  ses  armoires.   Dans  cette  masse  indigeste  et  presque 
insupportable  d'ensemble,  il  y  a  toujours   des  détails  fort 
beaux,   des  chapitres  du  premier  ordre  pour  rintérêt  et  la 
réalité  historique.  Ceux  qui  ne  reculent  pas  devant  des  lec- 
tures sérieuses  les  y  trouveront.  Rosny,  désormais ,  remplit 
concurrenmient  quatre  charges,  celles  de  surintendant  des 
finances,  de  grand-maître  de  l'artillerie,  de  grand  voyer  de 
France  et  de  surintendant  des  fortifications  et  bâtiments,  sans 
compter  une  autre  charge,  la  plus  épineuse  peut-être  de  toutes, 
«  celle  de  l'entremise  des  intrigues  et  brouilleries  domestiques 
et  de  Cour.  »  Henri  IV  consulte  Rosny  sur  toutes  choses ,  et, 
sans  suivre  toujours  son  avis,  lient  à  l'écouter.  Le  principal 
défaut  de  Henri  IV  est  d'être  trop  accessible  aux  importunités, 
de  ne  pas  savoir  résister  aux  obsessions,  «  d'être  tendre  aux 
contentions  cfesprif  »  ;  Rosny  y  était  aguerri  et  cuiiassé  au 
contraire;  il  réparait  de  reste  le  défaut  de  Henri  IV,  et  celui-ci 
venait  éprouver  son  jugement  et  l'aiguiser  aux  contradictions 
mêmes  de  Rosny  et  à  sa  solidité  résistante.  Ces  conversations 
du  roi  et  de  son  tfiiuistre  dans  la  grande  allée  (\u  jardin  de 
l'Arsenal,  à  l'extréuiilé  de  laquelle  était  l'espèce  de  balcon 
d'où  l'on  voyait  tout  Paris,  ou  dans  les  grandes  halles  du  côté 
de  la  Rasiille,  entre  dos  rangées  de  cent  canons,  durant  des 
heures  enliores  d'horloge,  sont  reproduites  d'une  manière 
substantielle.  Certains  projets,  tels  que  celui  d'une  confédé- 
ration entre  les  Tiltats  chrétiens  et  d'une  sorte  de  grande  répu- 
blique euro])éenne,  semblent  avoir  pris  dans  le  souvenir  de 
Sully  et  sous  la  plume  de  ses  secrétaires,  pendant  les  années 
de  retraite  et  d'exil,  plus  de  consistance  et  d'enchaînement 
.qu'ils  n'en  duient  jamais  avoir  dans  ces  libres  conversations 
du  monarque;  l'on  ne  saurait  y  voir  de  la  part  de  Henri  IV 
que  des  saillies  et  des  souhaits  tels  qu'un  roi  de  grand  esprit 
en  jette  en  causant.  Rosny  fut  deux  fois  choisi  par  son  maître 
pour  aller  en  Angleterre,  la  première  fois,  sans  mission  offi- 
cielle, pour  s'enlenfiro  confidemment  avec  la  reine  Klisabeth, 
et  la  seconde  fois  comme  ambassadeur  extraordinaire,  pour 


s  l!  L  L  V .  153 

traiter  avec  son  successeur  le  roi  Jacques.  A  l'occasion  de  ce 
second  voyage,  le  roi  songea  à  le  créer  duc  et  pair;  mais 
Hosny  refusa  alors  cet  honneur,  «  comme  n'ayant  pas  assez 
de  biens  pour  soutenir  une  si  haute  dignité  en  sa  maison.  » 
Il  voiilait,  en  tout,  l'efTet  en  même  temps  que  l'apparence.  Au 
commencement  de  iôdG,  rassuré  sur  ce  chapitre  des  biens,  il 
fut  fait  et  reçu  duc  de  Sully,  et  c'est  sous  ce  nom  que  la  pos- 
térité s'est  accoutumée  à  le  regarder.  Peu  api  es,  le  roi  lui 
témoignait  qu'il  lui  destinait  Tépée  de  connétable  s'il  voulait 
abjurer  et  se  convertir.  Ici,  seulement,  Sully  s'arrêta  par  pro- 
bité et  dit  :  Cest  assez!  Les  hommes  sont  ainsi  faits,  a 
remarqué  justement  M.  Daru,  que,  tout  comblé  qu'était  Sully, 
il  faut  lui  savoir  gré  encore  de  cet  unique  refus.  Tous  ces 
honneurs  cependant,  toutes  ces  dignités  accumulées,  qui 
remplissaient  son  orgueil,  ne  lui  firent  rien  relâcher  de  sa  vie 
laborieuse  et  appliquée.  Il  était  de  ces  esprits  et  de  ces  corps 
infatigables  qui  ne  prennent  de  repos  qu'en  se  chargeant  de 
travail  : 

Cui  labor  inyrniinat  vires,  dat  cura  quietem  , 

a-t-on  dit  de  lui.  Un  jour  (1607),  Henri  IV,  étant  venu  lui 
parler  à  l'Arsenal  de  quelque  projet  nouveau  et  s'étant  vu 
désapprouver,  sortit  en  grondant:  «  Voilà  un  homme  que  je 
ne  saurais  plus  souffrir,  dit-il  tout  haut;  il  ne  fait  jamaisque 
me  contredire  et  trouver  mauvais  tout  ce  que  je  veux;  mais, 
par  Dieu  !  je  m'en  ferai  croire  et  ne  le  verrai  de  quinze  jours.» 
Le  lendemain  matin  ,  dès  sept  heures,  il  était  de  nouveau  en 
visite  à  l'Arsenal  et  entrait  sans  se  faire  annoncer.  Il  frappe  à 
la  porte  du  cabinet  de  Sully  :  a  C'est  le  roi!  »  Il  entre  avec 
cinq  ou  six  de  ses  familiers  et  trouve  Sully  au  travail  devant 
une  masse  de  mémoires  et  de  lettres  qu'il  était  en  train 
d'écrire  :  «  Et  depuis  quand  ètes-vous  là?  »  dit  le  roi. — 
«  Dès  les  trois  heures  du  matin,  »  répondit  le  ministre.  — 
«  Eh  bien,  Roquelaure,  dit  Henri  IV  en  se  retournant  vers  son 
plus  facétieux  courtisan,  pour  combien  voudriez-vous  faire 
celte  vie-là?  »  —  «  Par  Dieu  !  Sire,  répliqiia  celui-ci,  je  ne 
la  voudrais  faire  pour  tous  vos  trésors.  « 

Henri  IV  disait,  et  avec  raison,  à  Sully  :  «  Dès  l'heure  que 
vous  ne  me  contredirez  plus  aux  choses  que  je  sais  bien  qui 


loi  CAUSKUIKS    DU     LUNDI. 

ne  sont  pas  selon  votre  humeur,  je  croirai  que  vous  ne  m'ai- 
merez plus.  » 

II  a  jugé  son  ministre  dans  la  dernière  année  (1609)  sans 
complaisance,  sans  faveur,  et  d'une  voix  qui  est  déjà  celle  de 
la  j)0stérité.  Celait  un  jour,  après  dîner,  que,  pensant  en 
quelque  sorte  tout  haut  devant  ses  familiers,  il  en  vint  à  le 
comparer  avec  Siilery  et  Villeroy,  ses  autres  ministres,  deux 
collègues  que  Sully  souffrait  difficilement,  et  avec  qui  il  eût 
supporté  impatiemment  le  parallèle;  pourtant  Henri  IV,  qui 
trouvait  à  chacun  d'eux  ses  mérites  et  son  utilité  propre, 
disait  particulièrement  de  Sully  : 

"  De  l'iiii  aucuns  se  plaiiinfiiit,  et  quelquefois  moi-même,  qu'il  est 
d'iiumeur  rufle,  impatiente  et  conlredisMnle,  l'accusent  d'avoir  l'esprit 
eutieprenant,  qui  présume  tout  de  ses  opinions  et  de  ses  actions,  et 
méprise  celles  d'autiui  ;  qui  veut  élever  sa  fottuue  et  avoir  des  biens  et 
des  honneurs.  Or,  condiieu  que  j'y  reconnaisse  une  partie  de  ses  dé- 
fauts, et  que  je  sois  contraint  de  lui  tenir  quelquefois  la  main  liaule 
quand  je  suis  en  m.iuvaise  liinneur,  qu'il  me  fâche  ou  tiu'il  s'échappe 
en  ses  fantaisies,  néanmoins  je  ne  laisse  pas  de  l'aiuiei',  d'en  endurci', 
de  l'estimer  et  de  ni'eu  i)ieu  et  utilement  servir,  pourceque  d'ailleurs  je 
reconnais  que  vérilahlemenl  il  aime  ma  personne,  qu'il  a  intérêt  que  je 
\i\v.,  et  désiie  avec  passion  la  gloire,  l'honneur  et  la  jjrandeur  de  moi 
et  de  mon  royauuK!;  aussi  qu'il  n'a  rien  de  malin  dans  le  cœur,  a  l'es- 
piit  foi't  industrieux  et  fertile  en  expédients,  est  yiand  ménager  de  mon 
bien;  homme  fort  laborieux  et  diligent,  qui  essuyé  de  ne  rien  ignorer 
et  de  se  rendre  capable  de  toutes  sortes  d'affaii'es,  de  paix  et  de  guerre; 
qui  l'oit  et  parle  nv.ve;  bien,  d'un  siijle  qui  me  plaît,  poiircc  qu'il  sent 
son  soldat  et  son  homme  d'Etat  :  bref,  il  faut  <pi!\je  vous  confesse  que, 
nonobstant  toutes  ses  bizarreries  et  prompliludes,  je  ne  trouve  per- 
sonne qui  me  console  si  puissammeal  que  lui  eu  tous  mes  chagrins, 
ennuis  et  fâcheries.  » 

La  suite  du  discours  de  Henri  IV  concernant  Sillery  et  Vil- 
leroy est  belle  et  montre  bien  la  supériorité  politique  de  celui 
qui  parle,  qui  contrôle  l'un  i)ar  l'autre,  et  qui  met  chacun  à 
son  juste  emploi  ;  mais  c'est  assez  de  nous  tenir  à  Sully. 

Henri  IV  assassiné,  Sully  fut  comme  frappé  du  coup  :  sa 
conduite  à  la  nouvelle  de  l'assassinat,  son  dessein  d'aller  au 
Louvre,  puis  sa  crainte  qui  lui  fait  rebrousser  chemin  et  son 
retour  dans  ses  quartiers  (se  contentant  d'envoyer  sa  femme 
à  la  découverte),  nous  le  montrent  peu  propre  à  ces  situa- 
tions extraordinaires  où  l'on  n'a  plus  de  maître,  et  où  il  faut 
prendre  en  soi  seul  le  conseil,  l'initiative  en  même  temps  que 


siii.LV.  iaS 

rexéculion.  N'oublions  piis  qu'il  y  a\ail  Irenlo  ans  que  Sully 
était  sur  la  scène ,  et  vingt  ans  qu'il  figurait  dans  les  liants 
emplois  :  il  n'est  pas  donné  aux  hommes  de  se  renouveler  à 
volonlé  et  de  s'éterniser.  «  Le  temps  des  rois  est  passé,  et 
celui  des  grands  et  princes  est  revenu,  »  c'était  le  cri  universel 
dans  les  cabales  du  Louvre  :  Sully  ne  pouvait  en  être,  et  il 
n'était  pas  en  mesure  d'en  triompher.  Lui  qui  croyait  aux 
pronostics,  il  dut  se  rappeler  un  horoscope  qui  avait  été  tiré 
à  la  naissance  de  Louis  XIU  devant  Henri  IV,  et  qui  portait  : 
«  Désolations  menacent  vos  anciennes  assistances  ;  vos  ména- 
gements seront  déménagés.  »  Le  pronostic  se  réalisait,  et 
toute  l'œuvre  de  Henri  IV  s'écroulait  ou  du  moins  allait  rester 
près  de  quinze  ans  interrompue  et  pendante.  L'Homme  qui 
devait  renouer  la  chaîne  et  relever  l'entreprise  monarchique 
à  sa  manière,  Richelieu  connut  Sully  à  cette  époque  d'irréso- 
lution et  de  désarroi,  et  il  l'a  jugé  avec  dureté.  Il  lui  reproche 
de  manquer  de  vue,  de  conseil,  et,  dans  de  telles  circon- 
stances, de  n'avoir  songé  qu'à  sa  situation  privée,  à  ses 
charges  et  aux  dédommagements  qu'il  pouvait  exiger  en  se 
retirant  :  «  Il  est  vrai,  dit  Richelieu,  qu'on  n'avait  autre  inten- 
tion que  de  lui  faire  un  pont  d'or,  que  les  grandes  âmes  sou- 
vent méprisent,  lorsqu'on  leur  retraite  i/s  peuvent  eux- 
mêmes  s'en  faire  un  de  gloire.  » 

Richelieu  eut  aussi,  mais  par  nécessité  seulement,  ses 
heures  et  ses  années  de  souplesse  où,  bon  gré  malgré,  la 
gloire  fut  subordonnée  à  d'autres  soins  :  quand  il  fut  au  com- 
plet et  qu'il  put  donner  toute  sa  mesure,  reconnaissons  qu'il 
eut  autrement  de  généreux  orgueil  et  de  grandeur  d'âme.  Il  a 
de  l'élévation,  ce  que  Sully  n'a  pas.  Il  n'est  pas  homme  à  re- 
tenir et  à  accumuler,  à  la  manière  d'un  trésorier  et  d'un  bon 
économe,  les  gouvernements  et  les  charges,  il  aime  mieux  les 
distribuer  aux  autres.  Il  y  a  du  roi  autant  que  du  ministre  en 
lui.  Il  a  des  combinaisons  politiques,  vastes  et  non  chimé- 
riques, auxquelles  son  cœur  ne  fait  pas  défaut  et  dont  aucune 
considération  personnelle  et  privée  ne  le  détourne.  Henri  IV 
mort,  Sully  manque  de  chef;  personnage  considérable,  homme 
d'État  puissant,  mais,  somme  toute,  secondaire,  il  s'est  plu 
lui-même  à  reconnaître  que,  dans  tout  ce  qu'il  a  exécuté  et 
imaginé  do  bien,  il  y  avait  du  fait  de  Henri  IV  autant  et  plus 
que  du  sien  propre;  cet  aveu  l'honore,  mais  il  a  du  vrai.  Il 


A'àè  CArsKBiKS  nr   i. i.ndi. 

n'était  qu'un  second  cl  un  aiiniirable  serviteur  sous  un  i^rand 
roi.  Kn  ce  sons,  Sully  nesl  pas  du  même  ordre  que  Hichelieu. 
lietiré  dans  ses  terres  et  châteaux,  il  ne  mourut  que  le 
21  décembre  IBil  ,  à  l'âge  de  quatre-vingt-deux  ans,  et  vit 
toute  la  grandeur  et  toute  la  restauration  monarchique  accom- 
plie par  le  glorieux  ministre  de  Louis  XIII.  Il  paraît  avoir  été 
surtout  sensible  au  passé,  à  ce  qui  s'élait  perdu,  selon  lui, 
d'irréparable.  Comme  tous  les  hommes  qui  ont  manié  les 
grandes  affaires  et  pris  part  à  une  belle  et  mémorable  époque, 
il  la  proclamait  incomparable;  il  était  indigné  quand  il  voyait 
des  écrivains  inexacts,  légers,  mercenaires,  parler  inconsidé- 
rément (la  ces  choses  et  de  ces  hommes  au  gré  des  intér(Ms 
divers  et  nouveaux.  C'est  cette  indignation  généreuse  qui 
donna  naissance  à  ses  INIémoires,  et  qui  lui  inspira  la  pensée 
de  les  faire  entreprendre  sous  ses  yeux  pour  rectifier  tant  de 
fausses  et  mensongères  notions  qu'on  était  en  train  d'accré- 
diter. lAii-mème  il  a  dû  céder  quelquefois  à  lui  sentiment  bien 
naturel  de  vieillard  et  do  loyal  serviteur  voué  au  deuil,  sinon 
en  exagérant  le  passé,  du  moins  en  prêtant  à  certaines  idées 
qui  lui  revenaient  plus  de  corps  qu'elles  n'en  avaient  eu  réelle- 
ment. «  La  république  euiopéenne  de  Henri  IV  est  certaine- 
ment née  au  château  de  Sully,  a  dit  judicieusement  M.  Bazin  ; 
au  Louvre,  à  l'Arsenal,  on  avait  bien  autre  chose  à  faire  qu'à 
bâtir  des  utopies.  »  Un  moraliste  a  fait  également  cette  remar- 
que :  «  Quand  ces  grands  esprits  deviennent  vacants,  les 
toiles* d'araignées  s'y  mettent.  »  Sully,  cet  esprit  solide  et 
positif,  mais  entier,  n'étant  plus  contredit  par  personne,  a 
donc  sur  certains  points  payé  tribut  à  la  chimère  en  vieillis- 
sant. Les  saillies  de  son  maître  sont  à  la  longue  devenues  chez 
lui  des  systèmes.  Pourtant,  nul  ouvrage,  i)lus  que  celui  cjui 
porte  son  nom,  n'aide  à  connaître  Henri  IV  dans  la  vérité 
héroïque  ou  naturelle,  et  dans  l'intime  familiarité  :  et  à  lui- 
même  Sully,  au  milieu  de  tout  ce  ([u'il  y  a  de  tro|),  on  n'a 
qu'à  tailler  dans  cette  masse  un  peu  informe  pour  lui  élever 
une  statue. 


Lundi  80  in;ii  1«.")3. 


MEZERAY. 


Il  y  a  quelques  années  que,  passant  à  Dijon  ,  je  fis  visite  ;'i 
l'un  de  ces  hommes  savants  et  modestes  comme  la  province 
en  renfermait  beaucoup  autrefois  et  comme  il  y  en  a  quelques- 
uns  encore  :  cet  homme  de  mérite  qui  s'était  de  tout  temps 
occupé  d'histoire,  et  qui  avait  publié  lui-même  des  Annales 
estimées  (1),  avait  les  in-folios  de  Mézeray  ouverts  sur  sa 
table,  et,  me  voyant  y  jeter  les  yeux,  il  me  dit  :  «  En  pro- 
vince nous  avons  encore  le  temps  de  lire.  Eh  bien  !  j'ai  beau- 
coup examiné  et  comparé  ,  et  je  puis  vous  assurer  qu'à  partir 
d'une  certaine  date  de  notre  histoire  (car  je  ne  parle  pas  des 
premiers  siècles  et  des  premières  races),  Mézeray  est  encore 

(1)  Je  veux  parler  de  M.  Frantiii ,  auteur  des  Annales  du  Moijen-Age 
el  d'une  édilioii  (i^c&  Pensées  de  P.ifcal ,  la  meilleure  iiu'ori  eùl  l'aile 
avant  Ifi  restilulion  du  lexle.  Celte  édition  vient  d'être  réinipi  iinée,  en 
tenant  compte  des  textes  originaux  1853). —  M.  Franlin,  dans  une 
lettre  qu'il  m'a  f.iil  l'Iionneur  de  in'adresser  depuis  le  piésenl  article, 
réitère  avec  précision  son  jugement  sur  Mézeray  dans  les  tei'iiies  sui- 
vants :  «  Il  est  vrai  que,  parmi  tant  de  léputalions  à  peu  prés  éteintes 
qu'on  a  relevées  de  nos  jours,  je  me  suis  étonné  que  l'on  n'eut  point 
encore  pensé  au  vieux  Mézeiay.  En  réimprimant  sa  grande  Histoire,  il 
faudiail  la  faire  précéder  de  l'Avanl-Clov'ts,  commenter  les  premiers 
siècles  (car  les  matériaux  ri 'en  étaient  point  connus  du  temps  de  Mé- 
zeray); mais  de  saint  Louis  à  Louis  XIII,  je  ne  crois  pas  qu'aucun  de 
nos  historiens  égale  Mézeiay  pour  l'exactitude,  le  profond  jugement, 
et  la  vivacité  de  la  narration.  C'est  une  œuvre  nécessaire  et  qui  ferait 
la  réputation  d'un  littérateur,  puisqu'aujouid'liui  nous  en  sommes  ré- 
duits à  faire  notre  inventaire,  dernière  œuvre  des  siècles  littéraires." 
viii.  4  4 


IriS  CAIT-KIU  i:S     1)1      I.  l!\nf. 

notre  meilleur  liistoricn.  »  Ce  jugement  m'était  resté  dans  la 
pensée,  lorsque  peu  après  je  lencoiUrai  une  réimpression 
(l'une  partie  de  l'ilisloire  de  France  do  Mézeray,  le  Règne  de 
Henri  III ^  que  venait  de  publier  en  province  M.  le  pasteur 
Sciiiion  Combet  (I),  en  y  joignant  une  Notice  sur  Mézeray  qui 
confirmait  de  tout  point  les  idées  du  premier  juge.  Cette  coïn- 
cidence m'a  frappé,  et  je  me  suis  dit  que  pour  que  deux  esprits 
sérieux,  appliqués,  travaillant  en  conscience  et  loin  du  bruit, 
l'un  à  Dijon  et  dans  un  ordre  d'idées  et  de  considérations  ca- 
tholiques, l'autre  à  Alais  dans  la  communion  protestante,  que 
pour  que  ces  deux  esprits,  ayant  fait  chacun  de  Mézeray  une 
étude  spéciale,  se  fussent  ainsi  rencontrés  dans  une  opinion 
commune,  il  fallait  que  l'historien,  à  bien  des  égards,  le  mé- 
ritât. Je  n'ai  pas  la  i)rétention  ici  d'ajouter  à  leurs  raisons,  ni 
même  d'adhérer  à  une  préférence  si  déclarée  :  pour  en  avoir 
le  droit,  il  faudrait  avoir  fait  les  mêmes  comparaisons  et  avoir 
exploré  lonlement  les  mêmes  chemins.  Je  suis  de  ceux  aux- 
quels il  suflit  de  ne  point  faire  de  faux  pas  en  courant.  Je 
n'aborderai  guère  Mézeray  que  par  les  cùLés  qui  sont  sensibles 
à  tous  dès  qu'on  le  considère.  Dans  les  jugements  assez  sévères 
et  dédaigneux  que  nos  historiens  du  xi\^  siècle  ont  aimé  à 
porter  de  leurs  devanciers,  IMézeray  a  toujours  obtenu  une 
exception  ;  son  talent,  sa  franchise,  une  certaine  naïveté  véri- 
dique  l'ont  [)réservé.  On  n'a  peut-être  pas  assez  rendu  justice 
à  son  bon  sens,  à  ses  vues,  à  ses  recherches;  sa  vieille  cou- 
leur du  moins  a  parlé  de  loin  et  a  souri  ;  il  a  été  respecté  de 
ceux  qui  savent  peindre,  de  M.  Augustin  Thierry  comme  de 
M.  de  Chateaubriand.  Yoyons-le  donc  un  peu  chez  lui,  avec 
ses  qualités  propres  et  dans  son  courant  de  récit;  prenons-le 
à  sa  vraie  date  comme  un  contemporain  de  Corneille,  et 
comme  étant  avec  Rotrou  l'un  des  derniers  Gaulois. 

Né  en  1610  au  village  et  à  la  ferme  d'IIouay  près  d'.Ar- 
gentan  en  basse  Normandie,  il  se  nommait  lùides  de  son  nom, 
et  appartenait  à  une  famille  et  à  une  race  originale.  Fils  d'un 
chirurgien,  il  avait  pour  frère  aîné  Jean  Eudes  qui  fut  de 
l'Oratoire  et  en  sortit  pour  fonder  la  congrégation  des  Eudistes, 
homme  d'une  piété  vive  et  zélée,  qui  excellait  à  enfoncer  l'ai- 


(1)  Alais,  18.4i-t8'(6,  S  vol.  iil-So. 


MKZr.  IIAV.  151> 

guillon  de  l'amour  divin,  même  au  cœur  des  tièdes.  11  était, 
nous  dit  Huet  qui  l'avilit  beaucoup  connu,  et  qui  même  s'était 
senti  dévotement  enllannné  par  lui  pendant  une  semaine 
sainte,  il  était  d'un  naliu'cl  hardi  et  ardent  ;  nulle  considé- 
ration ne  Tarrèlait  lorsqu'il  s'agissait  des  intérêts  de  Dieu  et 
de  la  charité.  Il  était  capable  de  saintes  imprudences.  Mézeray 
était  le  second  de  trois  fds;  son  plus  jeune  frère,  appelé 
d'Houay,  de  la  ferme  de  ce  nom,  devint  habile  chirurgien  et 
accoucheur  à  Argentan  ;  il  y  fut  nommé  échevin  et  y  soutint 
en  celte  qualité  la  prérogative  municipale.  On  raconte  que 
M.  de  Grancey,  gouverneur  d'Argentan,  voulant  faire  démolir 
une  vieille  tour  on  beffroi  qui  renfermait  l'horloge  de  la  ville, 
l'échevin  d'IIouay  résista  au  nom  des  bourgeois;  et,  comme  le 
gouverneur,  étonné  du  feu  qu'il  y  mettait,  lui  demandait  : 
Qui  ètes-votis?  il  répondit  :  «  Nous  sommes  trois  frères,  ado- 
rateurs de  la  vérité  et  de  la  justice  :  le  premier  la  prêche,  le 
second  l'écrit,  et  moi  je  la  soutiendrai  jusqu'au  dernier 
soupir.  » 

Le  nom  de  Mézeray  était  celui  d'un  canton,  d'un  réage , 
selon  l'expression  du  pays,  où  la  famille  Eudes  possédait  quel- 
que pièce  de  terre  (1).  Le  jeune  Mézeray  fit  de  brillantes 
études  à  l'université  de  Caen,  et  de  là  il  vint  à  Paris  où,  sous 
les  auspices  de  son  compatriote  Des  Yveteaux ,  il  comptait  dé- 
buter dans  la  poésie.  11  avait  une  grande  facilité  à  rimer;  mais 
Des  Yveteaux  lui  parla  là-dessus  comme  aurait  pu  faire  Mal- 
herbe, et,  démêlant  mieux  son  génie,  lui  conseilla  de  s'appli- 
quer de  préférence  à  la  politique  et  à  l'histoire.  En  attendant, 
il  lui  fit  obtenir  une  place  de  commissaire  des  guerres,  disent 
les  uns,  ou  d'officier  pointeur  dans  l'armée  des  Flandres, 
disent  les  autres.  Quoi  qu'il  en  soit,  Mézeray  servit  pendant 
deux  ou  trois  campagnes,  et,  lorsqu'il  quitta  brusquement  sa 
place,  il  y  avait  gagné  du  moins  d'avoir  vu  la  guerre  d'assez 
près  pour  en  savoir  la  langue  et  en  comprendre  les  opérations  : 
cela  lui  servit  plus  tard  comme  historien.  11  revint  à  Paris, 
résolu  d'y  embrasser  la  profession  toute  libre  d'auteur  et  de 
bel-esprit.  On  dit  qu'il  s'exerça  dès  lors  dans  la  satire  et  dans 

(I)  On  lit  dans  un  cliapiire  de  Hii^t  (Origines  de  Caen),  où  il  donne 
l'élyniolo^ie  dt'S  noms  de  plusieurs  lieux  de  Normandie  tirés  du  latin  : 
«  Mazttre,  Maceries.  —  iHezeruij,  .Uaceriaiuni ,  lieu  Ijàti  à  pieri'e  sèche.  « 


160  CAISKRIES    DU    LUNDI. 

le  pamphlet,  et  qu'il  en  retira  assez  de  profit  pour  pouvoir  s'ap- 
pliquer ensuite  à  de  plus  sérieux  ouvrages  S'enfermant  au  col- 
lège de  Sainte-Barbe  vers  l'Age  de  vingt-sept  à  vingt-huit  ans, 
il  se  mit  à  lire  les  anciens  historiens  et  à  méditer  de  composer 
une  Histoire  de  France  dans  un  goût  tout  nouveau.  Il  conti- 
nuait d'y  joindre  quel(]ue  besogne  de  commande  pour  sub- 
sister. L'excès  do  travail  le  fil  tomber  dangereusement  malade. 
Le  cardinal  de  Richelieu  ,  «  appliqué  à  découvrir,  nous  dit 
d'Olivet ,  tout  ce  qu'il  y  avait  de  mérites  cachés  dans  les  ga- 
letas de  Paris,  »  apprit  en  même  temps  le  nom,  les  projets, 
la  maladie  du  jeune  historien ,  et  sur-le-champ  lui  envoya 
cinq  cents  écus  d'or  (d'autres  disent  deux  cents)  dans  une 
bourse  ornée  de  ses  armes  (1640). 

On  a  voulu  voir  dans  cette  libéralité  du  puissant  ministre 
envers  le  futur  historien  une  bonne  grâce  intéressée,  une  sorte 
de  carte  de  visite  par  laquelle  il  lui  recommandait  son  nom 
auprès  de  la  postérité  et  de  l'avenir.  Si  cela  éiait,  une  telle 
avance  serait  trop  honorable  à  la  cause  des  Lettres  pour  devoir 
être  reprochée  à  l'Iiomme  d  État  qui  en  sentirait  si  bien  la 
grandeur  et  la  portée  durable.  ^lézeray,  d'humeur  causiicpie 
et  franche,  plaisanta  plus  dune  fois,  dit-on,  de  ce  bienfait,  et 
il  semblait  dire  qu'en  retour,  s'il  avait  eu  à  écrire  sur  le  car- 
dinal ,  il  aurait  dû  lui  payer  tribut  en  retranchant  quelque 
chose  de  la  vérité.  Laissons  ces  railleries  et  voyons  l'acte  en 
lui-même  :  il  est  noble  et  délicat,  il  est  bien  d'une  époque  où 
de  grandes  choses  se  firent  et  où  l'on  sentait  le  prix  de  les 
bien  représenter.  Mézeray,  avant  d'en  plaisanter  entre  amis 
comme  il  faisait  plus  tard,  commença  par  en  être  reconnais- 
sant. Encouragé  par  ce  regard  et  par  ce  suffrage,  il  se  remit 
activement  à  l'œuvre,  et  le  tome  1"''  de  son  Histoire  de  France, 
avec  tout  l'ensemble  d'images  et  de  portraits  qui  la  recom- 
mandent, put  paraître  en  1(54.'},  l'année  même  de  la  victoire 
de  Rocroy  et  dans  les  premiers  mois  de  la  Régence. 

L'ouvrage,  qui  portait  gravé  au  frontispice  le  portrait 
équestre  de  l^ouis  Xlll  avec  une  inscription  des  plus  magni- 
fiques en  l'honneur  de  ce  roi,  était  dédié  à  la  reine  régente. 
Primitivement  el  dans  la  pensée  de  l'auleur,  il  avait  dû  l'être 
au  cardinal  de  Riclielieu.  Ln  parcourant  les  papiers  du  fonds 
Mézeray  à  la  Bibliothèque  impériale,  j'ai  rencontré  (1)  cette 
(«)  Manusrritsi  de  Mézerav,  Mélanges,  tome  wm. 


MÉZERAY.  161 

première  Dédicace  non  employée  et  mise  au  rebut,  et  j'en 
donnerai  quelque  cliose  ici,  parce  que  c'est  justice  et  que 
l'inspiration  de  cette  grande  œuvre  historique,  qui  ne  parut 
que  sous  la  Régence,  doit  se  rapporter  à  l'âge  et  au  règne 
précédent.  Mézeray  disait  donc  à  Hiclielieu  dans  cette  Dédicace 
toute  légitime  et  qui  n'a  point  été  publiée  : 

«  Monseigneur, 

"  Etant  si  iieureux  qiio  ûo  vivre  sons  l'empire  du  plus  grand  des  mis 
et  sous  radmiiiislriiliou  de  Voire  Éniiuence,  j'ai  pensé  que  c'était  lUic 
Jouable  téuiérilé  de  tenlei-  (jue!i4Ue  cliose  de  grand  el  d'entreprendre 
un  ouvrage  digne  de  la  gloire  que  vous  avez  acquise  à  la  France.  Eu  ce 
temps,  3Ionseigneur,  qu'elle  est  comblée  de  lani  de  merveilles,  de 
prospfriiés  et  de  victoires,  c'est  iiu  trop  bel  avantage  d'être  FruDçais 
pour  n'avoir  pas  du  cœur  et  de  l'ambition.  Aussi ,  pour  in'eflbrcer  de 
l'aire  savoir  à  la  postérité  que  j'ai  vécu  sous  uu  règne  si  glorieux,  j'ai 
bien  osé  composer  l'Histoire  de  France,  et  retracer  les  illustres  actions 
de  plus  de  soixante  souverains  qui  ont  tenu  le  sceplie  d'une  si  tloris- 
sante  monarcliie.  Les  voici,  Monseigneur,  i-eprésentés  el  par  la  |ilunie 
et  par  le  burin  ,  qui  paraissent  avec  les  plus  beaux  orneuients  de  leur 
granileur  royale;  et,  tout  cbargésqii'ils  sont  de  palmes  el  de  couronnes, 
je  prends  la  bardiesse  de  les  oflVir  à  l'auguste  majesté  de  leur  succes- 
seur. Celte  oOVaiHle  n'est  pas  commune;  aussi,  pour  lu  dédier  d'une 
façon  extraordinaire,  j'ai  lait  une  inscription  à  l'antique...  » 

Et  après  s'être  étendu  sur  les  louanges  de  Louis  XIII,  il 
ajoutait  : 

"  Certes,  Monseigneur,  toute  sa  vie  n'est  qu'une  suite  conlinuelie  de 
miracles.  Mais  doit-on  s'en  étonner,  pui^qu'il  est  assez  visible  qu'il 
n'agit  que  par  vos  conseils,  et  que  vos  conseils  peuvent  tout  ?  Vous 
l'assistez  en  toutes  ses  entreprises,  vous  lesoulagiz  en  tousses  travaux. 
En  quelque  endroit  qu'il  porte  ses  armes,  il  trouve  à  son  ariixée  toutes 
choses  prêtes  à  le  couronner  de  gloire,  et  vous  faites  beaucoup  plus 
pour  lui  que  jamais  le  bonbeur  ne  fit  pour  César,  puisqu'il  a  vaincu 
souvent  avant  même  que  d'avoir  vu. . .  " 

Résumant  dans  un  tableau  qui  n'est  pas  trop  emphatique 
cette  politique  armée  qtii  se  montre  partout  à  la  fois  en  divers 
pays,  qui  soutient  des  luttes  et  des  alliances  sans  nombre,  et 
où  la  supériorité  de  la  pensée  se  fait  toujours  sentir  dans 
l\xécution  : 

«  J'en  prendrais  à  témoin,  s'écri;iit-il,  et  la  Rocbelle  et  Nancy...,  si 
Perpignan  n'en  était  un  témoignage  plus  nouveau  et  pour  le  moins 
aussi  glorieux.  L'Espagne,  se  voyant  sur  le  point  d'être  mortellement 

U. 


162  cAr.sEiuiiS   DU   li.ndi. 

blessée  par  un  si  î^'niml  coup  d'Etal,  fondait  l'espoir  de  son  salut  sur 
voire  maladie;  mais  son  ùtleule  élail  bien  vaine.  Vous  ne  coinhallez 
pas  avec  le  bras,  vous  cotnliatlez  avec  rcnlendement;  et,  loiit  débile 
que  vous  étiez,  vous  avez  lullé  contre  ce  Gérjon  à  (rois  têles,  et  l'avez 
leirassé.  Les  siècles  passés  doiiiu"'ient  le  nom  de  Sage  au  l'oi  Cbarles 
cinquième  pour  ce  qu'il  combattait  beuieuscnient  If  s  Anglais  dans  son 
cabinet  :  de  quel  titre  ttotic  devons  nous  vous  liouorer,  vous  qui  avez 
si  généreusement  vaincu  l'Espagnol  dans  voire  liC  » 

La  fin  de  la  Dédicace  est  employée  à  montrer  la  France 
aussi  florissante  par  les  arts  de  la  paix  que  s'il  n'y  avait  point 
de  iiuerre,  les  bâtiments  et  les  Louvres  qui  s'élèvent,  l'ému- 
lation dans  les  Lettres  ,  et  l'Académie  française  qui  en  est  l'in- 
terprète, prenant  note  de  tant  de  beaux  titres  pour  les  trans- 
mettre aux  siècles  à  venir  : 

«  El  je  m'eslimerais  heureux  si  je  pouvais  joindre  mes  travaux  à  tant 
de  beaux  ouvrages  qu'elle  prépare  pour  votre  gloire,  et  vous  témoigner 
pai-  quelque  elTort  comme  Je  suis,  de  Votre  Éniinence,  le  très-buinble, 
très-obéissant  et  très-fidèle  serviteur.  Du  Mézerav.  •> 

On  remarquera,  en  passant,  cette  sign:!ture  Du  Mézeraij  ; 
l'autour  signait  ainsi  en  effet  sa  giande  Histoire.  Le  Mczeray 
était  le  nom  qu'il  avait  adopté  dans  sa  forme  première.  A  force 
de  le  répéter,  l'aiticle  s'est  comme  usé  et  est  tombé  en 
chemin.  On  a  dit  et  lui-même  a  fini  par  signer  iMézerafj 
tout  court. 

En  citant  cette  Dédicace  et  en  faisant  la  part  de  l'éloge 
obligé,  j'insiste  pourtant  sur  un  point  essentiel.  IMézeray  est 
d'humeur  libre  et  non  servile,  d'humeur  même  républicaine, 
à  prendre  le  mot  dans  l'antique  acception  de  nos  pères;  il  n'a 
qu'à  se  laisser  aller  pour  être  causlique  et  satirique.  Sous  la 
Fronde,  il  fera  beaucoup  de  pamphlets,  ou  du  moins  il  y  trem- 
pera. Il  en  avait  fait,  dit-on  ,  dès  le  temps  même  de  Richelieu 
et  contre  ce  ministre.  Tout  cela  est  vrai;  mais,  si  Mézeray 
n'avait  été  que  ce  satirique  et  ce  cynique  que  nous  montrent 
certains  biographes  ,  il  est  douteux  qu'il  eût  entrepris  une 
œuvre  aussi  pénible  et  d'aussi  longue  haleine  que  sa  grande 
Histoire  :  pour  que  cette  noble  ambition  le  saisît,  il  fallait  que 
sa  jeunesse  s'ins[)irâl  des  grandes  choses  auxquelles  elle  as- 
sistait, qu'il  se  sentit  fier,  comme  il  le  dit,  d'être  d'une  na- 
tion si  généreusement  conduite,  si  hautement  relevée  et  ho- 
norée aux  yeux  de  l'Europe  par  l'habileté  vaillante  de  ses 


chefs.  Veut-on  trouver  dans  son  Histoire  le  contre-coup  même 
de  la  Dédicace  et  de  l'éloge  adressé  à  Richelieu  au  sujet  de  la 
prise  de  Perpignan:  qu'on  ouvre  le  règne  de  Charles  VllI; 
iMézeray  y  montre  ce  roi  assez  souvent  victorieux ,  mais  peu 
politique,  restituant  à  la  maison  d'Autriche  une  partie  de 
l'Artois  et  la  Franche-Comté  : 

«  Ce  ne  fut  pas,  remar(|ue-t-il,  sans  un  grand  étonnemeut  des  s;iges 
politiques  que  le  roi  rtslilua  ces  deux  comtés  :  mais  ce  lut  avec  mur- 
mure et  indignation  de  la  France,  et  à  la  risée  de  toute  l'Europe,  qu'il 
rendit  encore  celle  (la  comté)  de  Roussillon  au  roi  d'Aragon.  La  mo- 
narchie fran(;aise  serait  venue  au  point  souliuilahle  de  sa  grandeur,  si 
elle  avait  pour  bornes  les  Alpes,  les  Pyrénées  et  le  Rhin.  Cette  pièce  de 
terre  semble  être  ainsi  taillée  poui'  être  le  siège  du  plus  lieureux  et  du 
plus  solide  empire  du  monde,  si  la  prudence  l'avait  pu  éiendre  jus- 
qu'aux limites  que  la  nature  lui  a  posées.  Louis  XI  avait  donné  un 
grand  avancement  à  ce  dessein,  et,  s'il  se  fût  trouvé  de  suile  deux  ou 
trois  princes  tels  que  lui  {j'entends  en  conduite  pour  les  afl'aires  de 
dehors,  non  pas  certes  potu'  l'administration  du  peuple),  ilsrauiaieiit 
heureust-mcnt  a(lir\é.  Mais  Charles  son  (ils,  tout  au  contraiie,  bon  à 
ses  sujets,  non  pas  à  son  État  (si  rarement  te  rencontre  un  piince  doux 
et  politique  tout  à  la  fois!  ),  écarta  bien  inconsidérément  les  pièces  de 
cet  assemblage.  » 

De  telles  idées  nationales  et  élevées  sont  perpétuelles  chez 
Mézeray.  Ce  n'est  pas  en  des  temps  de  Fronde  qu'il  eût  appris 
à  les  cimcevoir,  et  c'est  pour  avoir,  en  ses  jeunes  années,  en 
sa  saison  de  verve  et  d'entreprise,  vu  réunies  entre  les  mains 
de  Richelieu  les  pièces  merveilleuses  de  cet  assemb/age , 
c'est  pour  lui  avoir  vu  reconquérir  ce  Roussillon  aliéné  de- 
puis un  siècle  et  demi,  et  lui  avoir  vu  refaire  en  tous  sens 
une  France,  qu'il  a  su  mêler  lui-même  à  son  Histoire  cet 
es[)rit  français  étendu  ,  cette  intelligence  d'ensemble  qui  y 
subsiste  à  travers  les  remarques  plus  ou  moins  libres  et  les 
réflexions  conformes  à  notre  vieux  génie  populaire.  Avoir  vu 
un  grand  homme  régnant  ou  administrant,  rien  n'est  tel  poi,r 
l'historien  que  ce  genre  de  démonstration  vivante,  même 
lorsque  ensuite  on  passerait  aux  idées  d'inJépendance  et  de 
liberté. 

Il  faut  avoir  sous  les  yeux  la  première  édition  de  V Histoire 
de  France  de  Mézeray  pour  s'en  expliqiicr  le  succès.  Le 
premier  tome  parut  donc  en  1613,  le  second  en  16i6,  le 
troisième  en  1651.  L'auteur  se  forme  sensiblement  à  mesure 


164  CAUSKHI  i:s     DU    Ll'M)l. 

qu'il  les  écrit  :  la  Cm  du  (omo  premier,  à  partir  de  Pliiiippe  le 
Bel  et  surloutcie  Charles  V  et  Charles  Vî,  devient  fort  ndurrie 
et  fort  pleine;  le  second  volume,  qui  commence  à  Charles  VII 
et  qui  finit  avec  Charles  IX,  est  constamment  soutenu;  le 
troisième,  qui  comprend  le  seul  règne  de  Henri  III  et  celui  de 
Henri  IV^jusqu'à  la  paix  de  Vervins,  est  excellent.  Lorsque 
Mézeray  eut  terminé  son  Histoire,  il  était  alors  véritablement 
en  état  de  Fentreprendre,  et  il  reporta  les  forces  de  sa  matu- 
rité dans  deux  autres  ouvrages,  son  Abrégé  chronologique 
(1667)  et  son  traité  de  l'Origine  des  Français  ou  Histoire  de 
France  avant  Clovis  (1682).  Son  premier  ouvrage  reste  pour- 
tant le  plus  original  dans  son  incomplet  même.  Il  semble 
d'abord  que  la  principale  chose  y  soit  les  portraits  des  rois  et 
reines,  et  que  le  texte  n'y  vienne  que  pour  accompagner  ces 
illustres  images,  cette  suite  de  tailles-douces,  ligures  et  mé- 
dailles, recueillies  et  pavées  par  un  amateur  généreux,  Remy 
Capitain.  Ctiaque  portrait  y  est  orné  de  quatrains  ou  é[)i- 
grammes  en  vers  de  la  façon  de  Jean  Baudoin,  de  l'Académie 
française,  ami  de  Mézeray.  Le  texte  de  celui-ci  s'avance  mo- 
destement d'abord,  à  la  faveur  et  sous  le  couvert  de  tous  ces 
embellissements. 

Après  le  portrait  équestre  de  Louis  XIII  paraît  la  gravure 
d'Anne  d'Autriche  en  pied  sur  son  trône  avec  ses  deux  enfants. 
Dans  la  Dédicace  à  elle  adressée,  où  il  est  fait  allusion  à  la 
victoire  de  Hocroy,  Mézeray  dit  galamment  :  «  Ces  belles  mains 
qui  ont  pris  le  gouvernail  de  l'État  en  ont  charmé  les  tem- 
pêtes. >•>  Dans  la  préface,  après  avoir  payé  un  ample  tribut  à 
ses  auxiliaires  par  le  burin  et  à  ses  collaborateurs,  il  en  vient 
à  i)arler  de  sa  composition  même  :  «  Quand  j'ai  entrepris  ce 
long  et  pénible  ouvrage,  ma  |)remière  intention  n'était  pas  de 
le  faire  si  ample  ni  de  si  grande  étendue  qu'il  est;  je  ne  le 
voulais  composer  (pie  des  pièces  et  des  appartements  les  jilus 
nécessaires;  mais  il  s'est  trouvé  qu'en  travaillant  j'ai  insensi- 
blement changé  de  dessein...  Tant  de  rois  et  de  grands  sei- 
gneurs n'ont  pas  pu  s'accommoder  en  un  si  étroit  logement, 
et  je  n'ai  point  vu  do  raison  pourquoi  je  dusse  omettre  une 
guerre  ou  une  affaire  plutôt  qu'une  autre.  »  11  n'a  point  cm 
devoir  distribuer  son  ouvrage  par  sections  ni  par  chapitres  ;  il 
s'est  contenté  de  le  divLser  par  règnes  :  «  J'ai  cru  que  toutes 
ces  découpures  gâtaient  l'étoffe,  et  que  les  pauses,  au  lieu 


MÉZERAV  l6o 

d'accourcir  ie  chemin ,  le  faisaient  trouver  plus  long.  »  On  a 
vu  ici  une  légère  critique  applicable  à  l'un  des  prédécesseurs 
de  Mézeray,  Scipion  Du  Ploix ,  qui  affectait  force  divisions 
dans  l'histoire.  Mézeray  juslifie  les  harangues  qu'il  a  mises 
quelquefois  dans  la  bouche  des  princes  et  seigneurs;  il  y  a 
cherché  un  ornement  et  rehaussement  à  l'histoire  «  dont  le 
stylo  est  de  soi  simple  et  naïf,  »  et  aussi  un  rafraîchissement 
pour  le  lecteur  «  fatigué  de  suivre  toujours  une  armée  par  des 
pays  ruinés  et  déserts.  »  Si  les  héros  d'ailleurs  n'ont  pas  tenu 
exactement  les  iliscours  que  l'historien  leur  prête,  ils  ont  dû 
les  penser;  et  ces  considérations  en  général  sont  si  néces- 
saires que  1  historien,   s'il  ne  les  mettait  dans  leur  bouche, 
serait  obligé  de  les  faire  lui-même  pour  son  compte.  Ce  qu'il 
dit  là  n'est  vrai  qu'en  avançant;  car  il  est  certaines  de  ces  ha- 
rangues, comme  celle  qu'il  prête  à  Charles  Martel  au  moment 
de  livrer  bataille  aux  Sarrasins,  qui  sont  plus  académiques  que 
véritablement  histoiiques,  même  à  ie  prendie  dans  le  sens  de 
la  définition  précédente.  Mézeray  est  modeste  sur  les  erreurs; 
il  reconnaît  qu'il  a  dû  en  commettre  beaucoup  :  «  Et  vraiment 
il  n'est  pas  au  pouvoir  d'un  homme  mortel  de  faire  une  course 
de  douze  siècles  sans  broncher.  »  De  son  style  il  déclare  qu'il 
ne  dira  rien;  mais  on  voit  qu'il  y  tient  et  qu'à  ce  début  il  l'a 
soigné  :  «  C'est  à  vous,  dit-il  aux  lecteurs  désintéressés,  à  pro- 
noncer s\j'ai  écrit  d'une  belle  manière,  si  j'ai  découvert 
quelques  lumières  qui  n'eussent  pas  encore  été  démontrées; 
là  où  j'ai  touché  au  but,  et  là  où  je  m'en  suis  éloigné.  »  Il 
nous  rappelle  ce  que  nous  ne  devons  jamais  oublier  quand 
nous  nous  reportons  à  la  première  époque  où  parurent  ces 
ouvrages  une  fois  en  vogue,  et  dès  longtemps  vieillis:  c'est 
que,  si  la  matière  était  déjà  vieille  alors  et  semblait  telle,  la 
forme  qu'il  lui  donnait  à  son  heure  la  rendait  toute  nouvelle. 
Avant  JMézeray  on  n'avait  pas  encore  écrit  l'histoire  dans  cette 
forme  claire,  parlante  et  agréable.  Il  l'offrit  accommodée  au 
goût  et,  pour  ainsi  dire,  aux  yeux  du  monde  de  son  temps. 
A  ce  sujet,  il  parle  de  ses  devanciers,  et,  sans  les  trop  écraser, 
il  les  relègue  assez  légèrement  dans  le  [«assé;  il  s'empresse 
l)0urtant  de  proclamer  que,  quoi  qu'on  puisse  tenter  de  nou- 
veau et  quel  que  soit  le  non)br(ï  et  l'émulation  des  historiens 
présents  et  futurs,  il  y  a  fort  à  faire  pour  atteindre  la  gran- 
deur et  l'immensité  d'un  tel  sujet  : 


166  CAUSIiKlliS     DIj     LL.Nil. 

Il  Mais  qu'il  en  naisse  fous  les  ans  de  nouveaux  ,  dit-il;  ils  ne  nieltiont 
jamais  ce  sn.jel  en  sa  p(M't'eclion.  Ils  pouiroiil  bien  nKiiilcr  (|nrli|ue 
louange  pailiculière,  ilspourroul  bien  se  surpasser  l'un  l'aulre,  aplanir 
le  cliemin  peu  à  peu ,  y  appioiler  de  plus  en  plus  de  nouvelles  clailés  ; 
mais  cerles  il  y  aura  loujours  dans  leurs  ouvrages  beaucoup  plus  à  dé- 
sirer qu'à  admirer,  plus  de  choses  obscures  que  d'éclaircies,  el  moins 
de  vérités  que  de  conjectures.  ISe  vous  en  élonnez  pas,  lecteur*  notre 
histoire  n'est  pas  reiilrepiised'un  lionimo  seul,  ni  d'un  lioninie  privé; 
la  monarchie  Iranyaise  est  une  pièce  df:  trop  grande  élendueel  de  trop 
longue  durée,  lille  a  eu  tant  de  princes,  lant  de  grands  seigiu'urs  el 
tant  de  démêlés,  soil  avei;  les  autres  nations  de  la  terre,  soit  avec  ses 
propres  sujets,  à  raison  d'un  nombre  iiilini  de  petites  seigneuries  qui 
l'ont  divisée  cinq  ceids  ans  diuaiif.  (pi'il  est  impossible  à  un  esprit  seul 
de  les  pouvoir  toutes  débrouiller.  Kl  puis  l'obscurité  es!  si  grande  dans 
la  première  et  seconde  race  de  nos  rois,  qu'on  peut  dire  que  ces  temps- 
là  sont  comme  les  pays  voisins  du  pôle,  où  il  n'est  jamais  jour  que  par 
un  petit  crépuscule.  » 

N'accusons  donc  point  IMézeray  de  ces  lacunes,  et  sachons- 
lui  gré  plutôt  de  les  avoir  si  bien  signalées  et  définies  :  il  a 
fallu  deux  siècles  de  défrichement  et  de  critique,  des  travaux 
sans  nombre  et  en  France  et  dans  d'autres  pays,  des  systèmes 
contradictoires  qui  se  sont  usés  en  se  comballant  et  qui  ont 
fécondé  le  champ  commun  par  leurs  débris;  il  a  fallu  enfin  ce 
qu'invoquait  Mézeray,  l'appui  des  Gouvernements  dans  les 
recherches,  dans  le  libre  accès  aux  sources  et  à  toutes  les 
chartes  et  archives,  pour  que  les  faits  généraux  qui  se  rap- 
portent à  celte  première  et  à  cette  seconde  race  fussent  éclair- 
cis,  pour  que  la  société  féodale  fût  bien  connue,  et  que  l'his- 
toire du  Tiers-État  pût  naître.  Mézeray  a  eu  le  mérite  du 
moins  d'embrasser  le  programme  dans  son  ensemble,  et  d'ou- 
vrir hardiment  la  route,  sentant  bien  à  quelle  distance  était 
le  terme  dans  l'avenir. 

C'est  Mézeray  qui,  dans  son  Abrégé  chronologique,  à  la 
suite  de  l'article  de  Hugues  Capet,  a  dit  que  «  le  royaume  de 
France  a  été  tenu,  plus  de  trois  cenis  ans  durant,  selon  les  lois 
des  fiefs,  se  gouvernant  comme  un  grand  fief  j)lu(ôt  que 
comme  une  monarchie.  »  —  «  Tout  ce  qu'on  a  rabâché  depuis 
sur  les  temps  féodaux  n'est  que  le  commentaire  de  cet  aperçu 
de  génie,  »  a  dit  M.  de  Chateaubriand,  qui  a  prononcé  sur 
Mézeray  quchpios  paroles  décisives. 

Le  premier  volume  de  son  Histoire  n'est  jjour  nous  que  cu- 
rieux et  mérite  assez  peu  q'i'on  s'y  arrête.  Cette  Histoire  com- 


MKZKRAY.  i(,7 

nieiiçanl,  selon  l'usnge,  i)ar  Pharamond,  on  a  eu  la  décence 
de  laisser  en  blanc  le  portrait,  de  ce  roi  problématique.  Mézeray 
sait  assez  au  fond  à  quoi  s'en  tenir;  il  sait  très-bien  que  l'exis- 
tence de  Pharamond  est  contestée;  il  le  dira  très-i)et(ement 
dans  son  Abrégé  chronologique.  S'il  le  compte  pour  le  pre- 
mier des  rois  de  France,  c'est  surtout  pour  obéir  à  la  tradi- 
tion et  pour  suivre  l'ordre  qui  a  été  gardé  jusque-là  par  les 
historiens.  La  première  race  est  pour  Mézeray.  comme  une 
lande  aride  à  traverser;  il  est  à  tout  moment  en  disette  et  le 
fait  sentir  :  «  La  fin  de  cette  première  race  étant  si  tmste  et 
si  déserte  comme  elle  est,  dit-il ,  par  la  nonchalance  des 
historiens  qui  l'ont  possible  [peut-être]  fait  à  dessein  pour 
éteindre  la  honteuse  mémoire  de  nos  princes  fainéants,  vous 
ne  devez  pas  m'accuser  de  stérilité,  etc.  »  Il  trace  des  cadres 
plutôt  qu'il  ne  les  remplit.  Au  commencement  de  la  seconde 
race,  il  lui  siMiible,  dit-il,  passer  d'une  nuit  obscure  à  un  trop 
grand  jour  ;  il  en  est  trop  ébloui  jiour  en  jouir;  il  sent  en 
Tnême  temps  que  son  sujet  s'agrandit,  et  qu'il  lui  faut  sortir 
avec  les  descendants  de  Charles  Jlartel  des  limites  de  la 
France.  Le  sentiment  national  qui  anime  Mézeiay  s'exprime 
naïvement  au  début  du  règne  de  Cliarlemagne  :  «  Que  j'ai 
maintenant  de  plaisir,  s'écrie-t  il,  d'être  né  Français,  lorsque 
je  vois  notre  monarchie  s'élever  à  une  gloire  où  jamais  aucun 
État  chrétien  n'a-su  monter!  »  C'est  le  même  sentiment  qui, 
au  début  du  règne  misérable  et  anti-patriotique  de  Charles  VI, 
lui  fera  dire:  «  Comme  j'étais  près  d'entrer  dans  ce  long  et 
pénible  règne  ,  deux  choses  ont  pensé  m'en  détourner  :  l'hor- 
reur que  j'ai  de  repasser  sur  tant  de  massacres  ,  de  ruines  et 
de  désolations,  et  la  peine  incroyable  qu'il  y  a  à  démêler  tant 
d'affaires  si  embrouillées,  etc.  »  Ces  parties  ingéniées  et  natu- 
relles plaisent  chez  Mézeray,  en  atlendiuit  qu'on  en  vienne 
avec  lui  aux  parties  étudiées  et  fortes. 

Pour  toute  l'époque  du  moyen-âge  et  des  premiers  règnes 
capétiens,  il  manque  à  Mézeray  une  connaissance  approfondie 
de  nos  anciens  historiens  latins  et  de  ce  monde  ouvert  par  les 
Du  Chesne  et  les  Du  Cange.  Il  se  vantait  nn  jour  en  |)résence 
même  de  Du  Cange  de  ne  lire  aucun  de  nos  histoiiens  latins. 
En  parlant  ainsi,  il  exagérait  un  peu,  et  on  trouverait  dans  la 
masse  des  notes  historiques  qu'il  a  laissées  plus  d'érudition 
qu'il  n'en  avoue.  Cependant  le  mérite  sérieux  de  son  histoire 


468  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

ne  commenceien  effet  à  se  faire  sentir  qu'à  dater  du  moment 
où  il  s'appuie  sur  dos  clironiqueurs  ou  historiens  de  langue 
nationale  :  jusque-là  il  ne  faut  lui  demander  ([ue  des  aperçus 
et  des  pages  heureuses. 

Une  de  ces  pages  est  celle  (ju'il  a  consacrée  à  Blanche, 
femme  de  Louis  VllI  et  mère  de  saint  Louis.  La  touche  un  peu 
rude  et  parfois  cornélienne  de  Mézeray  s'est  adoucie  pour 
peindre  celte  princesse  d'une  intlucnce  à  la  fois  si  chaste  et  si 
pénétrante.  Blanche  la  prudente,  la  sage,  la  raisonnable,  la 
politique  et  la  sainte,  n'a  jamais  mieux  été  comprise  et  pré- 
sentée que  dans  ce  portrait  de  Mézeray.  M.  Scipion  Combet 
l'a  cité  comme  un  chef-  d'œuvre  ,  et  je  ne  puis  que  faire  de 
même.  .Aussitôt  le  mariage  célébré  en  Normandie  entre 
Blanche  et  le  fds  de  Philippe- Auguste,  Louis  emmène  sa 
chère  moitié  à  Paris  : 

Les  deux  époux  (Maifiil  ;ï  )iiii  près  pareils  en  àuc,  de  treize  ;\  qua- 
torze ans,  tous  lieux  d'un  esprit  cnelin  à  la  piété,  éloigné  du  vice, 
pur,  ouvert  et  sans  liel ,  et  vu  tout  tellement  setnliiabies  l'un  à  l'autre, 
que  de  ce  parfait  rapport  et  de  cette  uuiluelle  eorrespondaru'c  naipiit 
entre  eux  deux  un  amour  saint ,  (pii  fut  désormais  l'ànie  de  l'un  et  de 
l'autre.  Il  ne  me  souviinl  point  d'avoir  vu  ni  dans  l'Iiistoire,  ni  dans 
la  Fable  même, de  couple  plus  étroitement  uni  (jue  celui-là.  Ils  étaient 
toujours  de  compajinie,  et,  (|uel(|ues  affaires  qui  pussent  sui'venir,  ne 
s'entrequiltaient  point  de  vue.  Dans  le  voyage  qu'il  lit  contre  les  Albi- 
geois, elle  l'accompagna  jusqu'en  Languedoc,  et  faisait  porter  sa  lente 
pour  camper  avec  lui .  lanl  elle  avait  peur  de  s'en  éloigner  d'autant  de 
chemin  qu'il  y  avait  à  la  procbaine  ville,  el  (pie  cependant  quelque 
autre  ne  s'emparâl  de  son  esprit ,  qu'elle  voulait  posséder  et  gouverner 
toute  seule  :  ce  qu'elle  taisait  encore  par  zèle  contre  les  hérétiques.. .  » 

Le  reste,  du  portrait  se  soutient,  et  l'auteur  achève  dV 
expliquer  f  influence  à  la  fois  vertueuse  et  politique  de  Blan- 
che, son  ascendant  dès  qu'elle  fut  entrée  dans  le  Conseil  de 
France.  Cette  page  de  Mézeray  est  de  celles  qui  rappellent 
le  mieux  la  touche  d'Amyot ,  treize  ans  avant  les  Provin- 
ciales. 

Avec  Philippe  le  Bel,  avec  Philippe  de  Valois  et  ses  succes- 
seurs commence  l'intérètvérilable  de  l'Histoire  de  Mézeray.  In- 
dépendamment de  la  narration  ([ui  devient  pleine,  variée  et 
nourrie,  et  qui  est  d'un  mouvement  facile  et  continu,  Mézeray 
est  un  grand  peintre  de  portraits  dans  les  résumés  qu'il 
donne  à  la  lin  de  chaipie  règne  cl  où  il  retrace  en  abrégé  le 


MÉZERAV.  109 

caractère,  les  mérites  ou  les  défauts  du  roi  dont  on  a  lu  l'his- 
toire. Du  sentiment  non-seulement  équitable,  mais  humain  et, 
autant  qu'il  se  peut,  loyal  et  (iiièle,  domine  dans  ces  jugements 
et  en  tempère  la  rii^ueur;  s'il  y  a  quelque  circonstance  atté- 
nuante ou  touchante  pour  les  monarques  même  les  plus  dé- 
sastreux et  les  plus  funestes,  Mézeray  ne  l'omet  pas.  C'est 
ainsi  qu'il  fera  même  pour  Chai  les  IX  ;  c'est  ainsi  qu'il  insiste 
sur  les  débuts  de  Charles  VI  ,  surnommé  d'abord  par  ses 
^eu\)\es  le  Blett-auné  :  il  Jamais  couronnement  ne  |)lut  tant 
aux  peuples  que  celui-là,  et  jamais  règne  suivant  ne  fut  plus 
malheureux.  » 

—  «  Il  vécut  cinquante-quatre  ans  (t  en  régna  quarante-deux,  dit 
Mézeray  en  léjuniaiil  cette  époque  lainentalile  avec  laquelle  se  termine 
son  premier  volume.  Je  me  trompe  pourtant  d'aiipeler  cela  un  rèi^ne, 
ce  fut  une  aniircliie  continuelle  :  d'autant  qu'il  vint  à  la  couronne  à 
treize  an.<;  il  fut  sous  des  régents  plusieurs  années,  et  i)uis,  étant 
venu  en  âi.'e,  tomba  sous  la  captivité  de  ses  favoris,  et  à  vingl-six 
ans  en  cette  longue  maladie  qui  niit  presque  celte  monarcliie  au  toin- 
l)eau...  Si  bien  que  toute  sa  vie  n'a  été  qu'une  folie  ou  de  cerveau  ou 
de  jeunesse,  et,  ni  sain  ni  nuikule,  il  n'a  jani.us  eu  une  once  de  bon 
conseil  et  de  forte  résolution,  mais  a  toujours  été  liors  de  lui-même, 
ayant  été  en  tout  temps  possédé  par  ceux  qui  l'obsédaient,  et  ferme 
seulement  en  un  point,  qui  était  de  se  changer  à  l'appétit  de  tou.s  ceux 
qui  se  saisissaient  de  lui.  Aussi  faible  d'esprit  qu'il  était  robuste  de 
corps,  sa  force  étant  telle  que  d'un  coup  de  massue  il  abaltait  le  cbeval 
et  le  cavalier,  et  rompait  la  jjIus  forte  lance  sur  son  genou...  Du  resie, 
il  n'avait  point  de  vices  d'bomme  privé,  mais  élait  r<nie  et  sans  mcsiue 
en  toutes  choses. ..» 

.le  ne  fais  que  toucher  les  principaux  traits,  j'en  supprime 
d'énergiques  et  de  familiers,  mais  qui  font  bien  en  leur  lieu. 
On  aura  remaïque  que  Mézeray  affeclioniie  ce  mot  de  vaste 
dans  le  sens  de  l'étymologie,  qui  est  celui  d'un  défaut.  Sa  dic- 
tion, à  bien  des  égards,  est  ainsi  toute  voisine  de  ses  origines 
et  sent  encore,  pour  ainsi  dire,  l'arbre  d'où  elle  a  été  cueillie  : 
«  Le  roi  s'étant  heureusement  développé  des  mains  des  Polo- 
nais et  de  toutes  les  difficultés  du  chemin,  »  dira-t-il  de 
Henri  III  revenant  de  Pologne  en  France  (1).  Il  aime  à  entie- 
jnèler  son  langage  de  proverbes  et  de  locutions  populaires  , 

(1)  Celle  acception  du  mot  développer  est  encore  mieux  définie  dans 
la  phrase  suivante,  iiui  se  rappoite  à  Marguerite,  sunu'  de  Franç^ois  \"  -. 
«  Les  nouveaux  Évantjélisles  l'avaient  autrefois  pensé  embrouiller  dans 
VIII.  15 


I\l{)  I.  A  USER  If:  s    ntl    LtTNDI. 

iLissent-clles  un  pou  basses.  De  ce  mémo  roi  llcnii  III,  ren- 
trant en  France  et  débutant  par  une  faiblesse  et  un  eperfuiie: 
«  N'oilà  la  première  faute  (lue  fit  le  roi ,  c/iopanf,  comme  dit 
le  proverbe  ,  «  l'enfrée  de  la  porte.  »  Il  a  habiluelleinent  de 
ces  mots,  ç/rabuges,  empêtrer  dans  des  (ilets,  etc.,  qu'on 
voudrait  effacer;  il  fait,  en  tout,  passer  le  naturel  avant  la 
noblesse.  Sa  prose  a  d'ailleurs  de  ces  négligences  pleines  de 
grâce  et  de  franchise  comme  on  les  aime  dans  les  vers  de 
Régnier  ou  de  Hotrou.  Il  a  de  belles  paroles  qui  lui  échappent 
sans  qu'il  y  songe.  Parlant  de  je  ne  sais  (juelles  superstitions 
publiques  et  à  grand  fracas, venuesd'Ilalie  ou  d'Avignon,  il  dira 
tout  courant  :  «  Ces  spectacles  inconnus  aux  âmes  fran- 
çaises... »  Parlant  des  amours  de  la  dame  de  Sauve,  un  des 
premiers  aides  de-camp  du  brillant  escadron  de  Catherine  de 
Médicis,  il  la  montrera  «  n'employant  pas  moins  ses  attraits 
pour  les  intentions  de  la  reine  que  pour  sa  propre  satisfac- 
tion ;  se  jouant  de  tous  ses  mourants  avec  un  empire  si 
absolu  qu'elle  n'en  perdait  pas  un,  quoiciu'elle  en  acquit  tou- 
jours de  nouveaux.  »  11  aura,  en  se  perfectiormant ,  de  ces 
ra[)idités  de  récit  qui  sont  même  d'un  grand  écrivain;  pariant, 
dans  V Abrégé  chrunologique ,  des  premiers  succès  de  Con- 
radin  en  Toscane  :  «  Ces  beaux  commencements,  dit-il,  tra- 
hirent le  jeune  Conradin  et  le  flattèrent  pour  le  mener  à  ta 
mort.  »  Il  ne  faut  point  faire,  toutefois,  connue  Perrault,  et 
aller  jusqu'à  comparer  Mézeray  à  Thucydide;  les  discours 
qu'il  place  dans  la  bouche  de  certains  de  ses  peisonnages 
ont  de  la  pensée  sans  doute,  mais  on  a  très  bien  remarqué 
que  Mézeray  écrit  d'abondance  et  n'a  point  de  phrase, 
c'est-à-dire  de  forme  à  lui  ;  il  suffit  que  sa  diction  soit  natu- 
relle, sincère,  expressive,  sa  narration  pleine  et  bien  démêlée. 
11  sait  y  faire  entrer  les  circonstances  qui  parlent  et  qui  ani- 
ment un  récit  :  «  Q'iand  il  allait  par  les  champs,  dit-il  de 
Louis  XII,  les  bonnes  gens  accouraient  de  plusieurs  journées 
pour  le  voir,  lui  joncliant  les  chemins  de  fleurs  et  de  feuil- 
lages, et,  comme  si  c'eût  été  un  Dieu  visible,  essayaient  de 
faire  toucher  leurs  mouchoirs  à  sa  monture  pour  les  garder 
comme  de  précieuses  reliques.  )> 

leurs  erreur?,  :  mais  ce  puissant  ;,'éiiiu,  ayant  rodiiinu  la  vérité,  s'en 
était  lieureuseinent  développe.  » 


MKZERAV.  171 

J'essaye,  en  ramassant  tous  ces  exemples,  de  donner  l'idée 
et  le  sentiment  du  genre  de  mérite  et  de  charme  que  je  trouve 
au  style  ou  plutôt  à  la  langue  et  à  la  touche  éparse  cle  Mézeray , 
il  me  reste  à  insister  sur  ses  parties  sérieuses  d'historien ,  et 
aussi  à  traiter  des  originalités  ou  bizarreries  de  l'homme. 


Lundi  6  juin  18.ï3. 


MEZERAY. 


(VIN.) 


Le  xvi«  siècle  était  pourMézeray  ce  que  le  xvm«  n  été  pour 
nous  :  il  en  sortait,  il  en  était  nourri,  il  en  savait  les  traditions, 
le  langage;  il  en  avait  ouï  raconter  les  derniers  grands  évé- 
nements à  des  vieillards;  les  souvenirs  et  l'esprit  lui  en  ve- 
naient de  tous  les  côlés;  nul  n'était  plus  propre  que  lui  à  en 
retracer  une  histoire  entière,  et  c'est  ce  qu'il  a  fait  pendant 
l'étendue  d'un  in-folio  et  demi.  A  partir  du  xv*'  siècle  et  du 
règne  de  Charles  VU,  Mézeray  ne  considère  plus  le  champ  de 
son  Histoire  que  comuie  un  pays  poui)lé,  «  tout  entrecou[)é, 
dil-il,  de  canaux,  de  retranchements  et  de  places  fortes,  où 
une  armée,  quelque  puissante  qu'elle  soit,  ne  peut  faire  ses 
logements  que  pied  à  pied  ,  et  n'y  avance  pas  plus  durant  toute 
une  campagne  qu'elle  ferait  ailleurs  en  une  journée.  »  Cela  est 
surtout  vrai  pour  lui  à  partir  du  xvi''  siècle,  et,  dans  ce  siècle, 
à  dater  du  règne  de  François  II.  C'est  alors  que  commença 
d'éclater  cette  furieuse  et  vaste  épidémie  de  guerres  civiles  et 
religieuses,  qui  ne  cessa  de  sévir  j'isqu'au  règne  de  Henri  IV. 
Mézeray  l'embrasse  dans  son  ensemble;  il  la  décrit  au  naturel 
dans  tout  son  cours,  et,  quand  on  l'a  parcourue  avec  lui  d'un 
bouta  l'autre,  on  peut  dire  véritablement  qu'on  a  vécu  avec 
ces  hommes  du  xvi*  siècle,  qu'on  les  a  vus  au  juste  point,  ni 
trop  loin  ni  trop  près,  (ju'on  les  a  entendus  parler,  qu'on  a  eu 
la  saveur  de  leurs  propos,  qu'on  a  conçu  la  suite  des  événe- 
ments dans  leur  exacte  proportion,  avec  mille  particularités 


MÉZEHAV.  173 

de  mœurs  qui  les  animent  et  qui  en  sortent  d'elles-mêmes.  Ce 
pesant  Cliapelain,  qui  avait  du  jugement  dans  les  matières  de 
prose,  a  dit  de  Mézeray  en  notant  quelques-uns  de  ses  défauts: 
«  C'est  néanmoins  le  meilleur  de  nos  compilateurs  français.  » 
L'éloge  est  juste  ,  si  Ton  entend  le  mot  de  compilateur  sans 
aucune  idée  défavorable  et  en  se  contentant  de  le  prendre  par 
opposition  aux  écrivains  de  Mémoires  et  de  première  main. 
Mézeray  est  certes  à  l'avance  le  plus  naïf  et  le  plus  original 
des  Anquetil  ;  il  est  un  digne  vulgarisateur  en  français  de  l'his- 
torien de  Thou,  «  de  ce  Jacques-Auguste,  dit-il  quelque  part, 
que  les  bons  Français  ne  doivent  jamais  nommer  sans  préface 
d'honneur.  » 

Mézeray,  qui  ne  songe  pas  au  drame,  nous  fait  cependant  con- 
naître d'abord  ses  personnages  princi[  aux  ;  il  les  montre  surtout 
en  action ,  sans  les  trop  détacher  des  sentiments  et  des  intérêts 
plus  généraux  dont  ils  sont  les  chefs  et  les  représentants,  mais 
en  laissant  néanmoins  à  chacun  sa  physionomie  propre.  Le 
vieux  connétable  de  Montmorency,  les  Guise,  l'amiral  de 
Coligny,  le  chancelier  de  L'Hôpital,  se  dessinent  chez  lui  par 
leur  conduite  et  leur  procédé  encore  plus  que  par  les  juge- 
ments qu'il  leur  applique.  Catherine  de  Médicis  y  est  peinte 
dans  sa  dissimulation  et  ses  entrecroisements  d'artifices  où 
souvent  elle  se  prend  elle-même,  ambitieuse  du  souverain 
pouvoir  sans  en  avoir  la  force  ni  le  génie,  et  tâchant  d'y 
atteindre  par  ruse;  usant  à  cet  efîet,  comme  nous  dirions  au- 
jourd'hui, d'un  système  continuel  de  bascvle,  «  réveilhmt  et 
élevant  tantôt  cette  faction  ,  et  tantôt  endormant  ou  rabaissant 
celle-là;  s'unissant  quelquefois  avec  la  plus  faible  par  pru- 
dence, de  peur  que  la  plus  forte  ne  l'accable,  quelquefois  avec 
la  plus  forte  par  nécessité,  et  parfois  se  tenant  neutre  quand 
elle  se  sent  assez  puissante  pour  leur  commander  à  toutes  deux, 
mais  n'ayant  jamais  intention  de  les  éteindre  tout  à  fait.  » 
Loin  de  paraître  toujours  tiop  catholique,  il  y  a  des  instants 
où  elle  a  l'air  de  pencher  à  la  religion  réformée  et  de  vouloir 
trop  accorder  à  ce  paiti,  et  cela  avec  plus  de  sincérité  peut- 
être  qu'il  ne  lui  appartient.  La  Catherine  de  Médicis,  telle 
qu'elle  se  présente  et  se  développe  chez  Mézt'ray  en  toute  vé- 
rité, est  fyiie  pour  tenter  un  moderne  :  comme  il  n'y  a  guère 
de  nouveau  que  ce  qui  a  vieilli,  et  qu'on  ne  découvre  bien 
souvent  que  ce  qui  a  été  su  et  oublié,  le  jour  où  un  historien 

15. 


^'/i  CAUSEHIES    nu     lA.NDI. 

moderne  reprendra  la  Catherine  deMédicis  de  Mézeray  en  lui 
imprimant  (pielques- uns  de  ces  traits  un  peu  forcés  qu'on 
aime  aujourd'hui,  il  y  aura  un  i^rand  cri  d'étonnement  et 
d'admiration,  et  les  critiques  du  moment  auront  à  enregistrer 
une  découverte  de  plus. 

Les  Protestants  se  sont  loués  en  général  de  la  modéralion 
de  Mézeray  à  leur  égard  :  il  ne  faut  pas  croire  pourtant  qu'il 
les  épouse  et  qu'il  |)allie  leurs  excès.  Mézeray,  par  l'esprit  qui 
circule  dans  son  Histoire,  me  représente  assez  bien  un  libéral 
de  l'école  de  89,  qui  aurait  à  raconter  la  Révolution  française 
et  qui  tâcherait  d'en  extraire  ce  qu'il  y  a  eu  de  louable,  de  mo- 
déré, de  juste,  en  s'affligeant  d'autant  plus  des  horreurs  et  des 
représailles  qui  ont  eu  lieu  dans  les  deux  sens.  Au  commence- 
ment du  règne  de  Charles  IX  (1560),  lors  de  la  tenue  des  Étais 
àPontoise,  puis  à  Saint-Germain,  Mézeray  fait  un  tableau 
des  plus  animés  et  des  mieux  définis  de  l'air  de  la  Cour  à  ce 
moment  et  des  di.-positions  diverses  qui  pyrlageaicnt  les  esprits 
par  tout  le  royaume  : 

«Or,  commo  l'exemple  du  prince  transforme  loule  la  Cour,  et  que 
le  rcsie  de  l'Elat  se  règle  sur  elh?,  I.i  Reine  mère  penchant  du  colé  des 
HuguemiU  pour  réeonipcnse  de  la  laveur  qu'elle  avait  reyue  de  l'Ami- 
ral,  le  Calvinisme  élail  la  nliuion  à  la  mode,  el  il  semblait  que  celN; 
de  l'Église  romaine  lui  une  vieille  rohe  qui  ne  fût  plus  en  nsaj^e  que 
pour  les  bonnes  gens.  Tous  les  entreliens  ordinaires  des  compagnies 
élaienl  des  discours  sur  les  sarremenls,  sur  la  Grâce  el  sur  les  céiémo- 
nies,  les  dames  même  el  les  artis  .ns  ayant  les  Épiins  de  saint  Paul  à  la 
bouclie,  el  avec  cela  des  inveclives  conire  le  pape  et  leSaiid-Sié^e.  Il  y 
avait  dans  le  royaume,  sans  compter  les  lihrrlins  el  ics  alliées  qui  n'é- 
taieul  pas  en  pelit  nombre ,  trois  sortes  d'esprits, . .  » 

Et  il  considère  ces  trois  sortes  d'esprits,  les  uns  acharnés  à 
la  destruction  de  la  religion  romaine,  les  autres  à  sa  défense, 
et  «  quelques-uns,  tenant  le  milieu,  qui  n'eussent  pus  voulu  la 
détruire,  mais  seulement  y  réformei-  certains  abus,  c  A  la  ma- 
nière complaisante  dont  il  développe  l'opinion  de  ces  derniers, 
il  est  assez  sensible  qu'il  en  serait  volontiers  lui-même.  Méze- 
ray, en  favorisant  celte  demi-réforme,  ne  croit  pas  innover; 
en  religion  comme  en  politique,  il  paraît  cioire  qu'il  suffit  de 
revenir  à  une  époque  anlérieure  où  régnait  une  sorte  de  Con- 
stitution religieuse,  monarchique  et  sulfi.-anunont  populaire; 
on  l'eût  embarrassé  sans  doute  en  le  pressant  de  détinir  celte 


MÉZERAY.  1Î5 

période  idéale  de  notre  histoire  où.  les  abus  avaient  cessé 
moyennant  la  Pragmatique  et  la  tenue  réîrulière  des  États- 
généraux.  Le  règne  du  bon  Louis  Xll,  qu'il  nous  a  exposé 
avec  tant  de  charme,  ne  remplit  lui-même  que  bien  imparfai- 
tement ces  conditions.  Quoi  qu'il  en  soit,  en  toute  occasion, 
et  lorsqu'il  rencontre  des  opinions  de  cette  nature  chez  quel- 
ques-uns des  personnages  de  l'histoire,  Mézeray  les  touche 
évidemment  avec  plaisir  et  les  fait  valoir  d'un  mot.  Au  mo- 
ment où  la  guerre  civile  s'organise  et  où  les  Huguenots  deve- 
nus puissants ,  enhardis  par  la  première  faveur  de  Catherine 
de  Médicis  et  par  les  Édits  de  L'Hôpital ,  agitent  un  grand  des- 
sein de  confédération  par  toute  la  France,  Mézeray  énumère 
les  diverses  opinions  produites  dans  leurs  conseils,  dont  quel- 
ques-unes n'allaient  à  rien  moins  qu'à  transférer  la  couronne 
de  la  tète  du  roi  sur  celle  du  prince  de  Condé,  et  à  remettre  le 
royaume  en  plusieurs  souverainetés  particulières  comme  du 
temps  de  Hugues  Capet;  puis  il  ajoute,  en  doutant  que  l'ami- 
ral de  Coligtiyy  ait  jamais  pu  consentir  :  «  Pour  l'Amiral  et  le 
prince  de  Porlian  (Antoine  de  Crouy) ,  comme  c'étaient  deux 
âmes  libres  et  qui  se  piquaient  du  bien  public,  ils  témoignaient 
avoir  envie  de  rétablir  l'ancienne  liberté  française,  en  faisant 
en  sorte  que  celte  monarchie  fût  gouvernée  par  le  conseil  de 
plusieurs  des  plus  prudents  personnages,  et  que  l'autorité  du 
monarque  fût  restreinte  à  certains  termes,  etc.  »  Quinze  ans 
plustai'd  (1576),  exposant  encore  les  demandes  diverses  des 
Huguenots  et  de  plusieurs  catholiques  confédérés,  il  se  com- 
plaira à  développer  celles  du  vicomte  de  Ventadour,  «  tout  "à 
fait  généreuses,  dit-il,  et  qui  n'avaient  pour  but  que  le  bien 
public  dont  tous  les  autres  ne  parlaient  point.  11  voulait  que 
pour  assurer  une  bonne  paix,  stable  et  de  longue  durée,  on 
allât  jusqu'aux  racines  qui  reproduisaient  sans  cesse  les  dis- 
cordes et  les  troubles;  que,  pour  cet  effet,  on  accordât  un 
Concile  national,  etc.;  qu'on  assemblât  les  Etats-généraux  de 
deux  en  deux  ans,  etc.  «  Dans  toutes  ces  parties  de  son  His- 
toire, l'opinion  et  les  préférences  personnelles  de  Mézeray 
percent  assez  :  pourtant  il  ny  met  pas  de  système;  il  s'accom- 
modera fort  bien  que,  sous  Henri  IV,  on  arrive  au  bien  public 
sans  toutes  ces  machines  qui  sont  à  double  fin  en  temps  de 
passion,  et  qui  ne  sont  pai faites  que  dans  l'esprit  des  ver- 
tueux. Ce  qu'il  faut  dire  à  l'honneur  de  sa  véracité  comme 


176  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

historien,  o'ostque  ce  fonds  d'opinion  et  d'humeur,  encore  phis 
que  de  principes,  ne  le  mène  point  à  altérer  les  faits  ni  à  favo- 
riser quelques-uns  de  ses  personna2;es  au  détriment  des  autres. 
Son  Coligny  ne  nous  en  paraît  pas  moins  ambitieux  pour  être 
une  àme  libre.  C'est  l'ambition  qui  le  jette  d'abord  du  côté 
des  Réformés;  mais  bientôt  son  esprit  se  prend  tout  de  bon  à 
leurs  opinions,  et  il  s'y  glisse  du  fanatisme  de  doctrine  ou  de 
parti  :  «  11  était  arrivé  la  même  chose  à  l'Amiral,  dit  agréa- 
blement Mézeray,  qu'il  arrive  à  un  jeune  homme  qui  vient  à 
se  piquer  tout  de  bon  d'une  maîtresse  qu'il  n'aurait  entrepris 
d'aimer  que  par  feinte  et  pour  donner  de  la  jalousie  à  une 
autre  :  il  s'était  si  fort  embéguiné  de  cette  nouvelle  religion 
que  rien  n'était  plus  capable  de  l'en  désabuser.  »  C'est  en  vertu 
de  ce  coin  de  fanatisme  qu'on  voit  Coligny  prendre  intérêt  à 
Poltrot  qui  doit  assassiner  le  duc  de  Guise,  lui  donner  cent 
écus  pour  avoir  un  bon  cheval ,  et  le  recommander  à  son  frère 
Dandelot  peu  avant  le  coup.  Pensez-en  ce  que  vous  voudrez; 
Mézeray  vous  en  laisse  pleine  liberté.  C'est  ainsi  encore  que 
le  plus  ou  moins  de  goût  que  l'historien  peut  avoir  pour  les 
Édits  du  chancelier  de  L'Hôpital  ne  l'empêchent  pas  de  nous 
rendre  fidèlement  l'élat  des  espi  its  à  cette  époque  ci  ilique  où  le 
parti  des  Protestants  faillit  prendre  le  dessus  dans  le  royaume. 
On  voit  très-naïvement  chez  Mézeray  comment  la  population 
parisienne  et  des  environs  demeure,  malgré  tout,  aussi  hostile 
à  ceux  de  la  religion  réfurméeque  la  Cour,  à  ce  quart  d'heure, 
paraît  leur  être  favorable.  Vers  ce  temps  du  Colloque  de  Poissy, 
quand  le  cardinal-légat  envoyé  de  Rome  n'est  reçu  qu'avec 
des  risées  et  des  railleries,  et  se  voit  exposé  en  Cour  aux  in- 
sultes des  pages  et  laquais,  à  celle  heure  où  le  cardinal  de 
Lorraine  lui-même  ne  serait  pas  lâché  qu'on  fît  un  pas  et  une 
pause  à  mi-chemin  du  côté  de  la  Communion  d'Augsbourg, 
le  fond  de  la  population  résiste  et  se  porterait  à  des  voies  de 
fait  contre  les  ministres  protestants,  si  on  ne  les  pro'égeait. 
Pour  les  sauver  des  attaques  et  de  la  fureur  du  peuple  catho- 
lique, il  est  besoin  de  les  laice  escorter  et  conduire  de  Saint- 
Germain  à  Poissy  par  des  archers  de  la  garde  du  roi.  Le  mo- 
ment où  les  âmes  des  deux  côtés  s'exaspèrent  et  où  la  guerre, 
à  la  voix  des  prédicants,  se  démoralise,  est  énergiquement,  et 
je  dirai,  vertueusement  rendu  par  Mézeray  (lotiS)  :  il  nous 
iail  assister  à  cette  suite  de  représailles  et  d'horreurs  où,  à  part 


MKZi-r.  AV.  177 

un  bien  petit  nombre  d'exceptions,  les  caractères  les  plus  forts 
se  souillent  et  se  dégradent. 

Mézeray,  nous  racontant  la  Saint-Barthélémy  et  le  contre- 
coup de  celte  nuit  sanglante  dans  les  provinces,  me  fait  l'effet 
d'un  historien  qui  raconterait  les  massacres  de  Septembre 
après  en  avoir  recueilli  toutes  les  circonstances  dans  les  au- 
teurs originaux  et  de  la  bouche  de  quelques  témoins  survi- 
vants :  un  historien  qui  déroulerait  aujourd'hui,  comme  il  le 
fait,  la  longue  traînée  de  forfaits  qui  s'alluma  à  ce  signal  dans 
les  provinces,  la  bande  de  massacreurs  en  bonnets  rouges  à 
Bordeaux,  les  massacres  des  prisons  à  Rouen  en  dépit  du  gou- 
verneur, *(  si  bien  qu'il  y  fut  assommé,  tué  ou  étranglé  six  ou 
sept  cents  personnes  qu^ils  appelaient  par  rôle  les  tins  après 
les  autres,  »  les  scènes  de  Lyon  qui  surpassèrent  tout  le  reste 
en  horreur,  arquebusades,  noyades  dans  le  Rhône,  le  tout  par 
le  commandement  de  Pierre  d'Auxerre,  homme  perdu  de  dé- 
bauche, arrivé  tout  exprès  de  Paris,  le  Collot-d'Herbois  de  ce 
temps  là;  —  un  historien  qui  écrirait,  de  nos  jours,  ces  mêmes 
pages  de  Mézeray,  paraîtrait  avoir  voulu  faire  des  allusions 
aux  personnages  et  aux  événements  de  la  Révolution  française  : 
et  c'est  en  cela  que  le  récit  de  Mézeray  me  paraît  préférable  à 
tous  autres  et  d'un  intérêt  inap[)réciable,  en  ce  que  l'historien, 
encore  à  portée  de  ces  temps,  a  résumé  dans  son  propre  cou- 
rant tous  les  narrateurs  originaux  du  xvi"  siècle ,  et  qu'en 
nous  rendant  naïvement  les  faits  et  les  impressions  qu'ils 
excitent,  il  nous  en  fait  sentir  l'expérience  toute  vive,  sans 
soupçon  de  complication  ni  de  mélange. 

Le  troisième  tome  de  Mézeray,  contenant  le  règne  de  Henri  III 
et  les  premières  années  de  celui  de  Henri  IV,  parut  en  1651, 
c'est-à-dire  entre  deux  Frondes  :  jamais  pour  ces  sortes  d'ou- 
vrages on  n'avait  joui  de  plus  de  liberté.  Lorsque  Mézeray  dé- 
crivait la  première  journée  des  Barricades  qui  avait  mis 
Henri  III  hors  de  sa  capitale  (12  mai  1588),  ce  n'était  pas 
sans  en  avoir  vu  faire  lui-môme  sous  ses  yeux  et  sans  avoir 
rappris,  ainsi  que  ses  contemporains,  la  puissance  et  la  tac- 
tique de  ces  grands  soulèvements  popidaires.  Là  encore  Mé- 
zeray est  plein  d'instruction  et  donne  bien  à  réfléchir  à  qui  le 
lit.  A  la  veille  de  cette  journée  des  Barricades  et  de  l'arrivée 
du  duc  de  Guise  à  Paris,  il  n'aurait  fallu  que  bien  peu  de 
chose,  il  nous  le  fait  sentir,  pour  donner  aux  événements  un 


1/8  tAUSlillIi:»    DU    LU.NUI. 

tout  autre  cours.  Un  courrier  expédié  au  duc  qui  était  alors  à 
Soissons,  courrier  dont  les  dépèciu's  avaient  pour  objet  de 
l'apaiser  et  de  le  retenir,  ne  put  partir  faute  de  vingt  cinq 
écus,  et  le  duc  passa  le  Rubioon  :  «  Telle  est,  dil  Mézeray,  la 
condition  des  plus  grandes  affaires,  que,  lorsqu'elles  sont  à  un 
certain  point  où  elles  ne  peuvent  pas  subsister  longtemps,  il 
ne  faut  que  le  moindre  incident  pour  les  faire  tomber  d'un 
côté  ou  d'autre;  et,  si  la  fortune  permettait  qu'il  fût  évité,  les 
choses  pourraient  se  mieux  tourner  et  prendre  toute  une  autre 
pente.  »  Au  moment  où  dans  Paris  la  sédition  se  chauffe,  il 
devient  très-sensible,  d'après  le  récit  de  Mézeray,  que  de  tout 
temps  les  choses  en  pareil  cas  se  sont  passées  à  peu  près  de 
même.  Si  un  historien  de  nos  jours,  me  racontant  ces  scènes 
du  xvi"  siècle,  me  le  dit,  je  ne  le  crois  qu'avec  une  certaine 
méfiance;  mais  la  date  de  Mézeray  le  laisse  à  cent  lieues  de 
nos  réminiscences  et  de  nos  allusions;  et  c'est  pour  cela  qu'il 
y  a  une  partie  de  l'histoire  qu'il  faut  continuer  de  lire  dans 
les  originaux  ou  chez  les  rédacteurs  et  compilateurs  naïfs  qui 
en  tiennent  lieu.  Dès  l'arrivée  du  duc  de  Guise  à  Paris,  la 
physionomie  de  la  capitale  a  changé  :  «  Tout  Paris  était  plein 
de  gens  nouveaux  et  de  visages  qui  semblaient  ne  respirer 
que  la  proie  et  la  vengeance  ;  il  se  tenait  jour  et  nuit  des 
conférences  au  Louvre  et  chez  les  partisans  du  duc;  on  n'en- 
tendait plus  autre  chose  dans  la  ville  et  à  la  Cour  que  des 
bruits  confus  de  diverses  résolutions  qui  se  prenaient,  et  peut- 
être  qu'à  l'heure  il  ne  s'en  était  encore  pris  aucune.  »  Henri  111, 
qui  n'était  pas  toujours  cruel,  résista,  dès  le  commencement 
de  l'émeute,  aux  conseils  de  plusieurs  capitaines  (et  notam- 
ment de  Grillon)  qui  voulaient  en  avoir  raison  et  qu'on  la  ré- 
primât avec  vigueur  :  «  Le  roi,  dit  Mézeray,  n'avait  envie  que 
de  se  saisir  des  principaux  de  la  Ligue  et  voulait,  par  un  pro- 
cédé sans  violence,  désabuser  le  peuple  des  bruits  qu'on  avait 
semés...  Il  était  d'ailleurs  persuadé  de  cette  opinion  que  la 
moindre  goutte  de  sang  qui  se  répandrait  serait  capable  d'ir- 
riter la  populace  et  de  mettre  le  feu  dans  cette  grande  ville.  >; 
Henri  111  empêche  donc  qu'on  ne  réprime  vigoureusement 
l'émeute  dès  le  principe  :  il  avait  expressément  défendu  à  ses 
capitaines  d'enfoncer  les  bourgeois,  «  et  il  avait  tant  de  peur 
que  riuipaliencc  des  soldats  et  le  désir  de  butiner  ne  leur 
fissent  oublier  ses  ordres  qu'il  leur  envo\ait  de  ses  officiers  de 


mi;/.  îcr.A  V.  I7y 

moment  en  moment  pour  les  réitérer.  Ainsi  liant  les  mains 
aux  gens  de  guerre,  il  refroidissait  leur  ardeur  et  confirmait 
l'audace  des  Parisiens  qui,  voyant  qu'on  les  redoutait,  se  mi- 
rent à  tendre  les  cliaînes,  à  dépaver  les  rues  pour  porter  les 
grès  aux  fenêtres,  à  dresser  des  barricades  de  carrefour  en 
carrefour.  »  Cette  attention  plus  que  débonnaire  de  Henri  III 
le  conduit,  quelques  heures  après,  à  s'enfuir.  Tous  ces  récits 
de  Mézeray  ne  donnent  aucune  leçon,  car  il  n'y  a  pas  de  leçon 
en  pareille  matière  ,  mais  ils  font  réfléchir  les  studieux  et 
ceux  qui,  dans  les  jours  de  stabilité  et  de  silence,  aux  heures 
d'intervalle  d'une  société  apaisée,  se  prennent  à  méditer  sur 
l'éternelle  ressemblance  de  ces  éternelles  vicissitudes. 

^iiézeray,  qui  aime  le  vrai  avant  tout,  ne  sacrifie  point  au 
dramatitpie.  On  sait  la  célèbre  réponse  du  Premier  Président 
Achille  de  Harla\'  au  duc  de  Guise,  qui  lui  vient  demander  son 
concours  dès  le  soir  même  du  triomphe  des  Barricades  :  «  C'est 
grand'pitié  quand  le  valet  chasse  le  maître,  etc.  »  Faisant  quel- 
que mention  de  celte  réponse ,  IMézeray  ajoute  :  «  Toutefois 
ceux-là  sont  plus  croyables  qui  racontent  que  ce  sage  magistrat, 
usant  d'un  procédé  plus  convenable  à  un  temps  si  dangereux  , 
écouta  iiatiemment  ses  excuses  et  les  offres  qu'il  lui  fit  pour  le 
maintiende  la  justice,  le  remercia  de  la  bonne  intention  qu'il  lui 
témoignait  de  ne  s'éloigner  jamais  du  service  du  roi,  et  l'ex- 
horta de  la  confirmer  par  de  bons  effets,  afin  de  rejeter  tout  io 
blâme  de  cette  journée  sur  le  fient  de  ses  ennemis.  »  Mézeray 
l)arait  donc  croire  que  la  réponse  tant  citée  du  Premier  Prési- 
dent a  été  une  invention  royaliste  du  lendemain  et  f.iite  après 
le  triomphe.  C'est  ainsi  qu'après  l'assassinat  de  Blois,  Mézeray 
paraît  douter  que  Henri  III,  du  moment  que  Guise  est  par 
terre ,  «  soit  sorti  de  son  cabinet  l'épée  à  la  main  comme  vic- 
torieux, qu'il  lui  ait  mis  le  pied  sur  le  front;  que,  revenant 
par  deux  ou  trois  fois  et  faisant  lever  la  couverture  pour  voir 
s'il  ne  respirait  point  encore,  il  ait  demandé  aux  uns  et  aux 
autres  s'il  était  mort.  Ce  sont,  à  mon  avis,  dit-il ,  des  circon- 
stances que  la  Ligue  inventa  pour  rendre  cette  action  plus 
horrible.  Et  ces  paroles  qu'on  lui  fit  dire  après  l'avoir  un  peu 
contemplé:  Mon  Dieu  ^  qu'il  est  grand!  il  parait  encore 
plus  grand  mort  que  vif,  ont,  à  ce  que  je  crois,  été  controu- 
vécs  longtemps  après,  lorsqu'on  vit  les  suites  de  cette  mort 
plus  tragiques  que  le  roi  ne  les  avait  prévues.  »  En  tous  c(S 


IHO  CAIJSKRIES    DU    LUNDI. 

passages,  Mézeray  montre  qu'il  sait  préférer  le  vrai  tout  simple 
et  tout  naturel  à  ce  que  i'im;iginiiiion  est  tentée  d'accepter 
pour  agrandir  les  faits. 

Une  des  choses  qui  me  plaisent  le  plus  dans  Mézeray,  à  côté 
de  l'ai^encement  plein  et  facile  de  la  narration,  c'est  le  talent 
naturel  et  presque  insensible  avec  lequel  sont  traités  les  carac- 
tères; on  les  voit  se  développer  successivement  et  sans  parti 
pris  selon  les  circonstances,  avec  tous  leurs  ilux  et  retlux  de 
passions;  Mézeray  ne  les  fait  jamais  poser,  il  les  laisse  marcher 
et  on  les  suit  avec  lui.  11  en  est  qui  sont  peints,  en  passant, 
d'un  seul  trait  qu'on  remarquerait  dans  Tacite  et  qui  échappe 
ici  tout  simplement.  Par  exemple,  il  dira  en  un  endroit,  d'un 
des  serviteurs  inhdèles  du  roi  Antoine  de  Navarre  :  «  François 
d'Escars,  homme  qui  se  vendait  à  tout  te  monde  pou?'  de 
l'argent,  hormis  à  son  maître...  » 

•l'avais  noté  bien  d'autres  remarques  à  faire  sur  les  divers 
caractères  et  mérites  de  cette  Histoire,  mais  il  faut  se  borner 
et  laisser  quelque  chose  à  ceux  qui  prendront  le  même  che- 
min. Mézeray,  qui  venait  de  i)ublier  ce  travail  considérable, 
et  de  qui  la  réputation  était  fuite,  passe  pour  avoir  été  un 
Frondeur  des  plus  actifs.  On  lui  a  généralement  attribué  la 
série  de  pamphlets  publiés  sous  le  nom  du  sieur  de  Sandri- 
covrt  (1652).  Le  récent  éditeur  de  la  Bibliographie  des 
Mazarinades ,  M.  Moreau,  discute  cette  oi)inion;  il  la  com- 
bat, ou  du  moins  il  l'infirme,  et  penche  à  croire  que,  dans 
tous  les  cas,  JMézeray  n'est  pas  le  seul  ni  même  le  principal 
auteur  de  ces  panqjhlets.  S'il  les  avait  réellement  faits  comme 
on  l'a  admis  pendant  longtemps,  sa  réputation  n'aurait  certes 
pas  à  y  gagner,  et  il  y  a  lieu  de  craindre  que  la  Fronde  en  le 
dissipant,  en  le  livrant  sans  réserve  à  ses  instincts  d'opposi- 
tion et  de  satire,  ne  lui  ait  fait  perdre  l'habitude  plus  grave  et 
plus  contenue  qui  sied  à  l'historien. 

.le  ne  me  permettrai  qu'une  seule  considération  et  conjec- 
ture sur  ce  qu'a  dû  être  le  rôle  et  l'état  d'esprit  d'un  Mézeray 
sous  la  Fronde.  Qu'on  se  figure  bien  ce  que  pouvait  être  l'or- 
dre et  l'habitude  d'idées  d'un  homme  qui  venait  de  publier 
l'année  d'auparavant  son  in-folio  historique  sur  le  xvi*'  biécle, 
et  des  nombreux  lecteurs  parisiens  qui  l'avaient  goûté.  Nous 
nous  imaginons  toujours  voloiuiers  nos  ancêtres  comme  en 
étant  à  l'enfance  des  doctrines  et  dans  l'inexpérience  des  choses 


MEZEnAY.  1^1 

que  nous  avons  vues  ;  mais  ils  en  avaient  vu  eux-mêmes  et  en 
avaionl  présentes  beaucoup  d'autres  que  nous  avons  oubliées. 
Ainsi,  dans  l'un  des  premiers  pamphlets  attribués  à  IMézeray  (1), 
je  vois  l'auteur  parler  de  la  P'rancc  et  des  Français,  et  «  de  la 
longue  durée  de  plus  de  treize  siècles,  et  de  l'expérience  qui 
devrait  être  acquise  par  tant  de  guenes  civiles  et  étrangères, 
et  des  périls  de  totale  ruine  si  souvent  encourus  par  le  chan- 
gement des  races  royales,  »  tout  comme  nous  ferions  aujour- 
d'hui. Mézeray,  ou  l'auteur  du  pamphlet,  qui  était  du  moins 
de  ses  amis,  y  dit  des  Français  :  «  lis  emportent  comme  un 
torrent  tout  ce  qu'ils  attaquent,  le  garde  après  qui  voudra  !  ils 
livrent  des  batailles  et  emportent  de  glorieuses  victoires, 
quelque  autre  en  ramasse  les  fruits...  Oh  !  les  avisés  poli- 
tiques!... »  Ma  seule  conclusion  ,  c'est  qu'il  y  avait  en  ce 
temps-là  pour  cette  classe  moyenne  d'esprits,  engagés  dans  la 
Fronde  et  manquant  leur  but ,  un  désappoinleuient  et  une 
condoléance  presque  égale  à  ce  qu'on  peut  voir  aujourd'hui 
chez  les  plus  étonnés  de  nos  politiques  déçus.  En  ce  temps-là 
aussi  on  se  croyait  arrivé  au  comble  de  l'expérience  humaine 
et  de  l'histoire  (il  en  est  ainsi  de  chaque  génération),  et,  si  le 
monde  tournait  autrement  qu'on  n'avait  compté,  on  s'écriait  : 
«  Kh  !  quoi?  tout  cela  ne  sert  donc  à  rien  !  » 

Mézeray  était  de  l'Académie  française  dès  16  58  :  il  y  avait 
succédé  à  Voiture,  bel  et  galant  esprit  de  Cour,  du  genre  le 
plus  opposé  au  sien.  11  y  fut  nommé  Secrétaire  perpétuel  après 
la  mort  de  Conrart  (1675),  et  en  cette  qualité  il  travailla  à  pré- 
parer le  canevas  du  premier  Dictionnaire.  IMézeray,  par  sa 
brusquerie,  contrastait  également  avec  Conrart,  ce  devancier 
si  px)li  et  si  prudent.  Il  était  avec  Patru  des  acaclémiciens  in- 
dépendants qui  se  sentaient  d'avoir  passé  par  la  Fronde. 
Comme  Patru,  comme  Maucroix  et  quelques  camarades  do 
cette  date  qui  sont  en  dehors  de  l'Académie,  Mézeray  ne  :;e 
transforuK^  l)oint:  il  continue  d'appartenir  à  cette  génération 
libre  et  familière  d'avant  Louis  XIV.  Il  est  de  ceux  qui  se 
disent  mon  cher,  qui  se  liitoieiil  volontiers  ,  qui  ne  prennent 
pas  la  perruque,  et  qui  même,  jusqu'à  la  fin,  iront  sans  ver- 
gogne au  cabaret.  Nous  reviendrons  sur  ce  dernier  point  qui 
lui  est  propre.  A  l'Académie,  Mézeray  se  remarque  de  loin 

(1)  Lp  Pol'iitqnc  I.ulin.  portent  des  Onloinuiiices ,  clc.,  I(;.")i2. 
VIII.  1G 


182  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

en  qiielquos  occasions.  Le  jour  Je  la  visilc  que  lit  la  reine 
Christine  à  l'illustre  Compagnie  (11  mars  1658),  c'est  Mézoray 
qui,  faisant  roCficc  de  secrétaire,  lut,  à  l'article  Jeu  du  Dic- 
tionnaire, cette  locution  proverbiale  qui  fit  rire,  dit-on,  la 
princesse  :  «  Jeux  de  prince,  qui  ne  plaisent  qu'à  ceux  qui 
les  font.  »  Si  le  mot  n'y  avait  été  déjà,  il  était  capable  de  l'y 
avoir  mis.  U  aimait  à  mêler  sa  causticité  à  ses  définitions. 
Pour  éclaircir  le  mot  Comptable  dans  le  Dictionnaire  et  en 
haine  de  la  finance  qui  était  sa  bête  noire,  il  avait  mis  : 
«  Tout  comptable  est  pendable.  »  On  demanda  la  suppres- 
sion de  cet  étrange  axiome  plus  digne  d'une  Chambre  royale 
de  justice  que  de  l'Académie.  IMézeray  résista  pendant  toute 
une  séance,  et,  forcé  d'acquiescer  enfin  à  la  condamnation,  il 
écrivit  en  marge  :  «  Rayé  quoique  véritable.  »  Ces  traits  sin- 
guliers en  représentent  beaucoup  d'autres  qui  ne  nous  sont 
point  parvenus.  On  sait  encore  qu'il  se  piquait  de  mettre  une 
boule  noire  à  chaque  élection  nouvelle  ;  quel  que  fût  le  can- 
didat, il  volait  contre  invariablement  :  «  C'était,  disait-il,  pour 
prouver  à  la  postérité  par  cette  marque  qu'il  y  avait  liberté  à 
l'Académie  dans  les  élections.  »  Ennemi  de  tout  ce  qui  était 
étiquette  et  cérémonie,  il  se  motpiait,  ainsi  que  Patru,  de  voir 
la  Compagnie  y  mettre  tant  d'importance  et  se  rattacher  à 
tout  propos  par  des  compliments  et  des  députations  aux  évé- 
nements de  la  Cour;  tous  deux,  dans  leur  sans-façon,  ils 
avaient  donné  à  l'Académie  les  épithètes  de  délibérante,  de 
députante  et  remerciante. 

Tout  Frondeur  qu'il  avait  été,  Mézoray  perdit  à  la  mort  de 
Mazarin.  Il  avait  demandé  à  ce  ministre  de  quoi  subvenir  aux 
frais  de  réimpression  de  son  Histoire  ou  de  l'Abrégé  qu'il  en 
voulait  faire;  Mazarin  le  lui  avait  promis,  et  de  plus  l'avait 
fait  porter  sur  l'état  de  la  maison  du  roi  pour  une  pension  de 
douze  cents  livres.  On  le  voit,  après  la  mort  du  ministre, 
adressant  requête  au  roi  pour  obtenir  le  rétablissement  de 
cette  faveur  qui  lui  avait  été  retranchée,  et  demandant  de 
plus  le  fonds  promis  pour  la  réimpression  (1).  Une  pièce 

(I)  On  peut  lire  celte  RcquOtc  ;iu  tome  xxvi,  fol.  280,  des  Manuscrits 
de  Mézeray  (Uibliotlièque  impériale).  Kije  n'a  d'autre  intérêt  que  de 
bien  fixer  l'état  de  Mézeray  sous  Maz.irin  :  il  n'avait  pas  alors  celte 
pension  de  '«000  livres  qu'il  cul  et  qu'il  perdit  plus  tard,  et  que,  par 


MÉZERAV.  183 

sans  date,  mais  qui  doit,  être  de  cette  époque  environ,  nous 
montre  IMézeray  en  voie  de  fonder  le  premier  Journal  litlé- 
raire  et  scientifique  qui  eût  paru  en  France.  La  pièce  est 
rédig;ée  sous  forme  de  Privilège.  Elle  est  nécessairement  anté- 
rieure à  la  fondation  du  Journal  des  Savants  (IfGo),  et  elle 
doit  se  rapi  orter  aux  premiers  temps  de  l'influence  de  Col- 
bert  (IG63).  Je  la  donne  ici  en  entier  à  cause  de  la  généralité 
du  projet  et  du  plan  qui  fait  honneur  à  Mézeray,  bien  qu'il  fut 
sans  doute  trop  paresseux  à  la  fois  et  trop  cassant  pour  l'exé- 
cuter et  le  mener  à  bonner  fin  (1)  : 

«  Louis,  etc.' 

«  Le  sieur  de  Mézeraj',  notre  historiographe,  nous  a  très-humhlemcnt 
représenté  que  l'une  des  principales  fonctions  de  l'Histoire  à  laquelle 
il  travaille  depuis  vingt-cinq  ans,  c'est  de  marquer  les  nouvelles  dé- 
couvertes el  lumières  qui  se  trouvent  dans  les  sciences  et  dans  les  arts, 
dont  la  connaissance  n'est  pas  moins  utile  aux  hommes  que  celle  des 
actions  de  guerre  et  de  politique,  mais  que  celte  partie  ne  se  pouvait 
pas  insérer  dans  le  gros  de  son  ouvrage  sans  faire  une  confusion  en- 
nuyeuse et  un  mélange  embarrassé  et  désagréable,  et  qu'ainsi  sa  prin- 
cipale intention  étant,  comme  elle  a  toujours  été,  de  servir  et  profder 
au  public  et  lui  fournir  un  enUetien  aussi  fi  uctueux  et  aussi  honnête 
que  divertissant  et  agréable,  il  aurait  pensé  de  recueillir  ces  choses  à 
part  et  d'en  donner  une  relation  toutes  les  semaines,  sous  le  litre  de 
J.  L.  Gl.  (Journal  liitéraire  général),  ce  qu'il  ne  saurait  faire  s'il  n'a 
sur  ce  nos  lellres  qui  lui  en  permettent  l'impression. 

«A  ces  causes,  considérant  que  les  sciences  et  les  arts  n'illustrent 
pas  moins  un  grand  État  que  font  les  armes,  et  que  la  nation  fran- 
çaise excelle  autant  en  esprit  comme  en  courage  et  en  valeur;  d'ail- 
leurs désirant  favoriser  le  suppliant  et  lui  donner  le  moyen  de  soutenir 
les  grandes  dépenses  qu'il  est  obligé  de  faii-e  incessamment  dans  l'exé- 
cution d'un  si  louable  dessein,  tant  pour  payement  de  plusieurs  per- 
sonnes qu'il  est  obligé  d'y  employer  que  pour  l'entretien  des  corres- 

une  confusion  intéressée,  dans  le  but  de  la  rendre  plus  inviolable,  il 
aimait  à  faire  remontei- jusqu'au  temps  de  Mazarin. 

(1)  Ce  curieux  projet  de  Privilège  se  trouve  également  aux  Manuscrits 
de  la  Bibliothèque  impériale  dans  les  papiers  de  Mézeray,  au  milieu  du 
volume  intitulé  Dictionnaire  historique,  géographique,  étymologique, 
par ticulierewent  pour  l'Histoire  de  France  et  pour  la  J.angur  française; 
c'est  le  même  ouvrage  (pie  Canuisat  a  publié  sous  le  tilre  de  Mémoires 
historiques  et  critiques  ,  etc.,  par  Mézeray.  Camusat,  qui  s'élail  occupé 
de  l'Histoire  des  journaux,  n'a  pas  eu  sous  les  yeux  le  manuscrit  ori- 
ginal, sans  quoi  il  n'eût  pas  omis  cette  pièce.  J'en  dois  l'indication  à 
l'obligeance  de  M.  Claude,  de  la  Bibliolbè(pie. 


<8i  CAUSIillIKs    DU     Ll  NDI. 

pondanccà  avec  toutes  les  personnes  de  savoir  cl  de  mérile  en  divei's  et 
lointains  pays;  nous  lui  avons  permis  de  recueillir  et  amasser  de  toules 
paris  et  endroits  qu'il  advisera  bon  êlre  les  nouvelles  lumières,  con- 
naissances et  inveiilions  i|ui  paraîtront  dans  la  pli}sii|ue,  les  mallic- 
malicpips,  l'aslronomie,  la  mcileciiie,  anatomicct  cliiruri,'ie,  pharmacie 
cl  clilmicî;  dans  la  peinture,  l'arcliileclun;,  la  navigation,  l'agriculture, 
la  texture,  la  teinture,  la  fabrique  de  toules  choses  nécessaires  à  la  vie 
cl  à  l'usage  des  liommcs,  et  généralement  dans  toutes  les  sciences  cl 
dans  tous  les  arts,  tant  libéraux  que  mécaniciues;  comme  aussi  de  re- 
cherehei-,  indiquer  cl  donner  toutes  les  nouvelles  pièces,  moiiumenls, 
litres  ,  actes,  sceaux,  médailles  qu'il  pourra  découvrir  servant  à  l'illus- 
Iralion  de  l'iiisloire,  à  ravanccmenl  des  sciences  el  à  la  coimaissance 
lie  la  véiilé;  toutes  lesquelles  choses,  sous  le  lili'c  susdil,  nous  lui  per- 
mcltons  d'imprimer,  faire  imprimer,  vendre  cl  débiter  soit  loules  les 
semaines,  soil  de  quinze  en  quinzejoui's,  soit  tous  les  mois  ou  lous  les 
ans,  et  de  ce  qui  aura  été  imprimé  par  parcelles  d'en  faire  des  re- 
cueils, si  lion  lui  semble,  el  les  donner  au  public;  comme  aussi  lui 
permettons  de  recueillir  de  la  même  sorte  les  litres  de  lous  les  li\re3 
et  écrits  qui  s'imprimeront  dans  toutes  les  parties  de  l'Europe,  sans 
que,  néanmoins,  il  ait  la  liberté  de  faire  aucun  jugerneni  ni  réflexion 
sur  ce  qui  sera  de  la  morale,  ile  la  religion  ou  de  la  iiolilii|ne,  et  qui 
concernera  en  quelque  sorte  que  ce  puisse  êlre  les  inlérèls  de  notre 
Etal  ou  des  autres  princes  chrétiens.  Défendons  à  lous  autres ,  etc.  •> 

Ce  fut  lo  Jui/rnnl  des  Siv'anfs,  imaginé  par  M.  de  Sallo, 
et  bientôt  dirigé  [)ar  l'abbé  Gallois,  qui  se  chargea  de  rem- 
plir imparfaitement  une  partie  du  programme  de  Mézeray, 
(lu'il  faut  peut-être  appeler  aussi  bien  le  programme  de 
Colbert. 

Sous  un  régime  qui  redevenait  absolu,  IMézeray,  du  carac- 
tère dont  il  était,  eut  bientôt  maille  à  parlir  avec  les  puis- 
sances. Son  Abrégé  chronologique  parut  en  trois  volumes 
(1667);  il  s'était  fait  aider,  pour  la  partie  ecclésiastique,  du 
docteur  Launoy,  espiit  criti(pje,  et  qui  avait  un  coin  d'origi- 
nalité en  comiiuin  avec  lui.  Sur  le  chapitre  des  finances,  il 
s'était  laissé  aller  à  son  antipathie  naturelle  et  avait  trop 
oublié  qu'il  n'éciivait  plus  eu  temps  de  Fronde.  On  raconte 
(pie  l'aimable  (ils  de  (".olberl,  M.  de  Seignelai,  pour  lors  âgé 
(le  sei/.e  ans,  et  qui  étudiait  en  philosophie  au  Collège  do 
Clerinont,  ayant  lu  le  livre,  en  parla  à  son  père,  et  lui  parut 
singulièrement  instniil,  d'aiirès  celte  lecture,  de  l'origine  des 
impôts  et  revenus  du  roi,  de  la  taille,  gabelle,  paillette,  etc., 
cl  même  de  leurs  abus  et  inconvénients,  que  Mézeray  était 
plus  porté  à  exagérer  qu'à  diminuer.  Colbert,  après  avoir  pris 


MlizERAV.  485 

connaissance  par  lui-mùme  de  l'ouvrage,  envoya  son  premier 
commis  Perrault  à  Mézeray  pour  lui  remontrer  son  ini[)ru- 
dence  et  lui  faire  sentir  qu'il  pouvait  être  atteint  dans  sa  pen- 
sion d'historiographe.  On  a  publié  les  lettres  de  Mézeray  à 
Colbert  au  sujet  de  cette  atfaire  (I);  elles  sont  lamentables, 
et  ne  doivent  point  être  jugées  au  point  de  vue  de  ce  temps-ci. 
Mézeray,  ne  l'oublions  pas,  était  un  républicain  d'avant 
Louis  XIV  et  non  d'après  Louis  XVI,  un  républicain  rovaliste 
d'un  getu-e  approchant  celui  de  Gui  Patin.  Son  républicanisme, 
s'il  faut  se  servir  de  ce  nom,  ne  l'empêchait  pas  d'honorer  le 
roi  et  de  priser  fort  ses  bienfaits.  Son  indépendance,  d'ail- 
leurs, luttait  en  lui  avec  une  très-réelle  avarice,  comme  nous 
l'avons  vu  de  nos  jours  dans  l'exemple  de  l'historien  libéral 
Lemontey.  Après  la  visite  de  Perrault,  il  écrit  donc  à  Colbert, 
et  le  supplie  résolument,  sans  marchander  sur  l'expression 
(janvier  1669)  : 

«  Monseigneur, 

«  Oserai -je  vous  réilôrer  par  celte  seconde  lettre  les  mêmes  prières 
que  j'ai  déjà  pris  la  liardiesse  de  vous  faire  par  ma  première,  dont  voici 
les  mêmes  termes:'  Ce  que  m'a  dit  M.  Perrault  de  votre  part  a  été  un 
terrible  coup  de  foudre,  qui  m'a  rendu  tout  à  fait  imnioliile  et  qui 
ma  ôté  tout  sentiment,  hormis  celui  d'une  extrême  douleur  de  vous 
avoir  déplu.  Ma  seule  espérance  est,  Monseigneur,  que.  Dieu  vous 
ayant  rendu  votre  santé,  vous  ne  me  délendrez  pas  aujourd'iuii  de 
prendre  part  ;\  la  réjouissance  publique,  et  que,  pendant  cette  satis- 
faction universelle  des  gens  de  bien,  vous  ne  voudrez  pas  que  je  sois 
le  seul  qui  demeure  dans  une  tristesse  mortelle. . .  » 

Bref,  Mézeray  voulait  garder  sa  pension.  Il  proposa  donc  de 
faire  une  seconde  édition  de  son  Jbrégé ,  où  il  passerait  l'é- 
ponge sur  fous  les  endroits  qui  seraient  jugés  dignes  de  cen- 
sure. Mais  il  avait  promis  plus  qu'il  n'était  capable  de  tenir  : 
il  ne  fit  qu'adoucir  et  affaiblir  ces  passages,  et  il  subit  pour  sa 
peine  une  diminution  de  pension  ,  qui  le  porta  à  écrire  d'au- 
tres lettres  suppliantes.  Ce  sont  des  faiblesses  qui  sont  faciles 
à  comprendre,  et  qu'il  n'est  pas  juste  de  trop  étaler. 

C'est  peut-être  le  jour  où  il  souffrait  d'avoir  adressé  ces 
lettres  un  peu  trop  (er7-e  à  terre  au  Contrôleur  général,  qu'il 

H)  On  les  trouve  au  tome  n  des  Voyages  aux  Environs  de  Paris,  par 
Delort,  page  214. 

16, 


186  CAUSEIIIES    DU    LUNDI. 

écrivit,  pour  so  revanchcr,  ces  mots  latins  et  courageux  à 
huis  clos  en  tète  de  son  exemplaire  de  X Histoire  tiniverselle 
de  d'Aubigné:  «  Duo  tantiim  hœc  opto,  unum  ut  moriens 
populum  Francorum,  etc.  »  Ces  deux  souhaits  de  Mézeray 
étaient  de  voir,  avant  de  mourir,  la  liberté  du  peuple  français, 
et  que  chacun  fût  dorénavant  rétribué  selon  ses  services.  Ce 
que  les  Saint-Simoniens  de  mon  temps  traduisaient  dans  leur 
sens  :  «  A  chacun  selon  sa  capacité,  et  à  chaque  capacité  selon 
ses  œuvres,  »  tirant  de  la  sorte  à  eux  Mézeray. 

Mézeray  ne  se  laissait  trop  tirer  par  personne.  Il  devint  de 
l)his  en  plus  original  et  bizarre  en  vieillissant.  Il  se  donna  le 
plaisir  de  tous  ses  défauts;  c'est  une  des  formes  du  découra- 
gement. Son  biographe  La  Roque  a  fait  un  recueil  de  ses  sin- 
gularités. Il  se  mettait  si  mal  qu'on  l'aurait  pris  parfois  pour 
un  vagabond  et  presque  pour  un  galérien,  à  ce  point  qu'un 
jour  il  fut  arrêté  par  des  archers  sur  sa  mine.  11  s'était  accou- 
tumé, môme  en  été,  à  fermer  ses  volets  en  plein  midi  et  à 
travailler  à  la  chandelle  :  il  reconduisait,  lumière  en  main, 
les  visiteurs  jusqu'au  grand  jour.  Il  s'était  pris  d'amitié  dans 
les  dernières  années  pour  un  cabaretier  de  La  Chapelle  Saint- 
Denis  nommé  Le  Faucheur  ;  il  l'appelait  son  compère,  et  fit  de 
lui  en  mourant  son  héritier.  Il  aimait  à  le  visiter,  goûtait  fort 
sa  compagnie,  et  vantait  à  chacun  son  genre  d'es[)rit  naïf  et 
son  gros  sel  qui  l'amusait  extrêmement.  11  est  trop  souvent  de 
ces  côtés  bizarres  et  secrets  dans  le  tempérament  d'un  chacun, 
de  ces  recoins  de  passion  ou  de  vice  qui  se  démasquent  et  so 
creusent  en  vieillissant  :  avec  les  années  les  goùls  cachés  se 
découvrent.  Il  en  est,  comme  Des  Vveteaux,  qui  font  leur  idéal 
déjouer  la  bergerie  en  cheveux  gris  sous  un  éternel  bocage; 
tel  met  jusqu'à  la  fin  son  cadre  de  boidieur  dans  un  cabinet 
bleu  et  dans  un  boudoir;  tel  veut  un  Louvre,  tel  veut  un  bouge. 
Mézeray  avait  glissé  du  côté  du  cabaret  et  de  la  tonnelle.  Quand 
il  avait  la  goutte,  ce  qui  lui  arrivait  quelquefois,  il  disait ,  en 
jouant  sur  le  mot,  qu'elle  lui  venait  «  de  la  fillette  et  de  la 
feuillette.»  Il  était  riche  d'ailleurs  et  serré;  il  entassait  les 
sacs  d'écus  derrière  ses  livres,  avait  maison  rue  Montorgueil 
et  une  campagne  avec  vigne  à  Chaillot,  Il  est  dommage  que  sa 
dernière  manière  de  vivre  soit  allée  si  fort  jusqu'à  la  manie  : 
car  on  conroit  un  philosophe,  un  sage  un  p(>u  marqué  d'hu- 
meur, ayant  écrit  ces  libres  Histoires  et  se  taisant  désormais, 


MÉZEUAY.  <87 

renonçant  au  bruit,  à  la  gloire ,  pour  la  plus  grande  indépen- 
dance, et  se  cachant  pour  bien  finir.  Il  n'est  pas  mal,  après  un 
temps  de  vogue  et  de  renom,  de  s'écouler  dans  la  foule,  d'être 
de  ceux  qui  aiment  à  vivre  et  à  mourir  aussi  près  de  terre 
que  possible. 

Par  malheur,  Mézeray,  dans  ce  genre  de  vie,  pas  plus  que 
dans  son  style,  ne  sut  éviter  le  bas  ;  il  était  devenu  un  ana- 
chronisme sous  le  règne  de  Louis  XIV.  Ses  propos  libres  en 
toutes  choses,  et  même  en  matière  de  religion,  n'avaient  rien 
pourtant  qui  sentît  à  l'avance  le  xviii'^  siècle  :  c'est  toujours  en 
arrière  et  à  l'esprit  des  âges  gaulois  qu'il  faut  se  reporter  pour 
le  bien  juger.  Ce  frère  du  Père  Eudes,  qui  n'avait  jamais  eu 
qu'une  irrévérence  de  tempérament  en  quelque  sorte  et  une 
impiété  sans  venin,  se  repentit  avant  de  mourir,  11  avait  sou- 
vent répondu  à  son  saint  frère  qui  essayait  de  lui  faire  peur 
sur  ses  propos  d'incrédulité,  que  cela  ne  l'effrayait  guère,  et 
qu'ils  iraient  tous  deux  en  paradis,  «  l'un  portant  l'autre.  » 
Dans  sa  dernière  maladie,  Mézeray,  qui  n'obéissait  en  rien 
au  respect  humain  ni  à  l'esprit  de  système,  fil  amende  hono- 
rable devant  témoins  sur  les  points  capitaux  de  la  croyance  : 
«  Oubliez,  dit-il,  ce  que  j'ai  pu  autrefois  vous  dire  de  contraire, 
et  souvenez-vous  que  Mézeray  mourant  est  plus  croyable  que 
n'était  Mézeray  en  vie.  »  11  mourut  le  10  juillet  1683,  laissant 
un  testament  qu'on  a  publié  et  qui  prête  aux  commentaires. 

C'est  trop  nous  arrêter  à  des  faiblesses  et  à  des  travers  : 
Mézeray  s'est  mieux  peint,  par  le  meilleur  côté  de  lui-même, 
dans  ses  Histoires.  On  l'y  reconnaît  génie  droit  et  sensé,  né- 
gligé et  libre ,  irrégulier,  inconséquent  peut-être,  véridique 
avant  tout.  Duclos,  qui  plus  lard  tint  de  lui  en  quelque  chose 
pour  le  mordant,  n'eut  jamais  cette  ampleur  de  veine  et  cette 
largeur  de  récit.  L'Histoire  de  France  de  Mézeray  (je  parle 
toujours  de  la  grande  Histoire  et  non  de  l'Abrégé),  depuis  le 
règne  de  François  H  notannnent  jusqu'à  la  paix  de  Vervins 
(1559-1598),  est  une  lecture  des  plus  fertiles  et  des  plus  nour- 
rissantes pour  l'esprit;  on  y  apprend  chemin  faisant  mille 
choses  de  l'ancienne  France,  de  l'ancien  monde,  que  les  meil- 
leures histoires  modernes  ne  sauraient  suppléer.  On  y  apprend 
cette  vieille  France  racontée  dans  son  propre  langage,  avec 
ses  propres  images,  ses  plaisanteries  de  circonstance  ou  ses 
énergies  naïves,  et  toutes  ses  couleurs  familières ,  et  non  tra- 


488  CAUSERIES    DU    LUNDF. 

duito  dans  un  stylo  modernisé.  L'Histoire  du  Père  Daniel,  (jui 
parut  cinquante  ans  après,  est  bien  autrement  approfondie  et 
savante  ;  celle  de  Mézeray,  pour  les  derniers  rèi^nes  ,  mérite 
de  rester  comme  une  représentation  et  une  reproduction  na- 
turelle de  la  France  et  de  la  langue  du  xvi'-  siècle,  avant  que 
le  régime  de  Louis  XIV  et  les  règles  de  l'Académie  y  aient  mis 
lin  el  que  tout  ait  passé  sous  le  niveau. 


l.iiiidi  Ij  juin   If 53. 


LE  PRINCE  DE  LlGiNE. 


Il  y  a  quelques  années,  une  Revue  {la  Revue  nouvelle,  1846) 
a  publié  d'abondants  et  curieux  extraits  ûg  Mémoires  inédits 
du  prince  de  Ligne,  que  des  journaux  ont  reproduits  depuis 
et  ont  mis  en  circulation.  M'"'' de  Staël  en  1809,  et  du  vivant 
du  prince,  a  donné  un  choix  de  ses  Lettres  et  de  ses  Pensées. 
On  a  plus  d'une  fois  puisé  dans  la  collection  de  ses  Œuvres 
en  trente-deux  volumes,  assez  bizarrement  intitulée  Mé- 
langes militaires,  littéraires,  sentiment  air  es  (1795-1809), 
pour  en  faire  des  extraits  soit  en  deux,  soit  en  cinq  volumes, 
sous  le  titre  A'OEuvres  choisies  ou  de  Mémoires  et  Mélanges. 
Quand  on  a  parcouru  l'un  on  l'autre  de  ces  recueils  abrégés, 
on  a  dans  l'esprit  un  prince  de  Ligne  très-vif  et  très-ressem- 
blant. Plus  on  le  laisse  parler  lui-même,  mieux  il  se  dessine; 
il  semble  d'ailleurs  que,  sur  son  compte,  toutes  les  formes  de 
l'éloge  brillant  soient  épuisées.  Quand  les  Mémoires  paraî- 
tront un  jour  au  complet,  tout  sera  dit,  ou  plutôt  tout  recom- 
mencera; car  on  aura  alors  le  portrait  en  pied  et  dans  toute  sa 
fraîcheur.  Le  temps  ne  peut  qu'ajouter  au  prix  de  certains  dé- 
tails qui  tiennent  aux  mœurs  d'une  société  évanouie  :  «  .Je 
n'écrirais  pas  tout  cela  si  l'on  devait  me  lire  à  présent,  dit  le 
prince  de  Ligne  à  la  fin  d'un  de  ses  récits;  mais,  cent  ans 
après,  ces  petites  choses,  qui  ont  l'air  d'être  des  riens,  font 
plaisir.  J'en  juge  par  celui  que  me  font  les  Souvenirs  de 
JM'"'=  de  t^.aylus,  les  Mémoires  de  la  mère  du  Hégent,  ceux  de 
Saint-Simon  [on  ne  les  connaissait  alors  que  par  frag- 
ments), et  cinquante  auteurs  d'anecdotes  de  la  Cour  de  France 


190  .  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

de  ce  temps-là.  »  Sans  prétendre  devancer  cette  idée  finale 
qu'il  laissera  après  qu'on  aura  publié  ses  Mémoires  au  com- 
plet, je  voudrais  ici  parler  un  peu  du  prince  de  Ligne  comme 
de  quelqu'un  qui  a  beaucoup  écrit,  et,  sans  le  traiter  précisé- 
ment comme  un  auteur,  m'appuyer  de  ce  qu'il  a  fait  imprimer 
pour  donner  quelques  remarques  et  sur  l'homme  et  sur  le 
temps. 

Né  en  Belgique,  le  f2  mai  173.^,  de  rillustre  famille  qu'on 
sait,  il  n'aime  pas  à  dire  au  juste  son  âge;  il  dit  que  son 
extrait  baptistaire  a  été  perdu.  Il  aurait  voulu  être,  et  il  a  été, 
en  effet,  l'homme  qui  n'a  jamais  eu  que  vinijt  ans.  Il  nous 
a  égayés  sur  le  compte  de  ses  divers  [irécepleurs  plus  ou  moins 
incapables  ou  vicieux.  Il  a  parlé  singulièrement  de  son  père  : 
«  Mon  père  ne  m'aimait  pas,  je  ne  sais  pourquoi;  car  nous  ne 
nous  connaissions  point.  Ce  n'était  pas  alois  la  niode  d'èlro 
bon  père  ni  bon  mari.  Ma  mère  avait  grand'peur  de  lui.  Elle 
accoucha  de  moi  en  grand  vertugadin...  »  Au  temps  de  ce 
père  altier  et  sévère,  l'habitude  était  de  se  faire  craindre;  et, 
si  les  mœurs  avaient  de  la  roideur  antique,  en  revanche,  du 
temps  que  le  prince  écrivait  ces  lignes  légères,  cette  mode 
avait  bien  changé;  les  mœurs  s'étaient  détendues  tout  d'un 
coup,  et  du  respect  on  avait  subitement  passé  à  l'impertinence. 
On  plaisantait  de  tout,  et  l'on  voudrait  que  l'aimable  prince 
eût  l'air  lui-même  de  moins  badiner  sur  ces  sentiments  de 
famille  et  de  nature  qu'il  était  fait  pour  ressentir.  11  citait 
gaiement  la  correspondance  (ju'il  avait  eue  avec  son  [)ère,  le 
jour  (ju'il  fut  nommé  colonel  du  régiment  de  son  nom  et  du- 
quel son  père  était  le  colonel  propriétaire  : 

«  Moiisei;^neur, 

u  J'ai  riionneur  d'informer  Votre  Allesse  (]ue  je  viens  d'être  iiomnié 
colonel  de  sou  régiiiieiil.  Je  suis  avec  un  prol'oiid  respect,  etc.  .. 

La  réponse  ne  se  fit  pas  attendre,  dit  le  comte  Ouvaroff 
(auteur  d'une  spirituelle  Notice  sur  le  prince  de  Ligne);  elle 
était  conçue  en  ces  termes  : 

«  Monsieur, 

«  Après  Je  niallieur  de  vous  avoir  pour  fils,  rien  ne  pouvait  m'êlrc 
plus  sensible  nue  le  niallieur  de  vous  avoir  pour  colonel.  Uecevez,  etc.» 


LE    PRINCE    DE    LIGNE.  491 

Ce  moqueur,  qui  nous  fait  ainsi  les  honneurs  de  son  père, 
a  dit  d'ailleurs,  en  rendant  plus  de  justice  à  ses  hautes  qua- 
lités :  ((  Il  avait  une  grande  élévation,  et  était  aussi  fier  eu 
dedans  qu'en  dehors.  »  La  dernière  fois  qu'il  le  vit,  après 
quelques  détails  d'affaires  dont  son  père,  déjà  malade,  le 
chargea,  en  ajoutant  :  a  Au  reste,  cela  vous  regarde  plus  que 
moi,  puisque...;  »  ce  puisque ,  confesse-t-il ,  qui  exprimait  la 
certitude  d'une  fin  prochaine,  le  fit  fondre  en  larmes.  Le 
prince  de  Ligne  eut  un  fils  qu'il  aima  tendrement,  dont  il  fut 
le  camarade  et  l'ami,  qu'il  conduisit  au  feu  dès  qu'il  en  eut 
l'occasion,  et  dont  la  mort,  dans  la  première  guerre  de  la 
Révolution,  brisa  son  cœur  (I).  Il  avait  plus  de  sentiments  na- 
turels qu'il  n'aime  à  en  accuser.  Si  donc,  dans  la  rigidité 
féodale  et  seigneuriale  de  la  génération  précédente,  il  y  avait 
encore  un  excès  de  mœurs  antiques,  on  voit,  dans  la  seule 
façon  dont  le  prince  de  Ligne  en  parle,  qu'il  y  a  chez  lui  de 
l'excès  opposé ,  une  légèreté  de  bel  air  et  une  affectation  de 
laisser-aller  qui  suppose  quelque  manière  et  du  genre. 

C'est  là  le  défaut  de  ses  premières  années;  c'est  le  premier 
pli  qu'il  a  cru  devoir  se  donner  pour  plaire.  Jeune,  il  a  pour- 
tant une  autre  religion  encore  que  celle  de  plaire,  et  qui  le 
domine  avant  fout,  celle  de  la  gloire  et  de  l'honneur  militaire. 
Dès  l'âge  de  quinze  ans,  il  écrit  un  petit  Discours  sur  la  Pro- 
fession des  Armes  : 

«  Que  peut-on  à  quinze  ans?  dit-il  en  se  relisant  quel(iurs  années 
après.  Je  voulais  échauffer  l'imaginalion  de  mes  parents  cl,  de  mes 
rnaîlrcs;  je  voulais  qu'ils  me  làehassenl  au  service  :  je  m'y  regardais 
déjà  un  peu,  puisque  de  vieux  dragons  du  brave  réjiiment  de  mon  oncle 
me  portaient  sur  leurs  bras  et  qu'ils  me  racontaient  Clauscn,  Delliii^eu 
et  Bonef.  A  sept  ou  huit  ans,  j'avais  déjà  entendu  une  bataille,  j'avais 
été  dans  une  ville  assiégée  (Bruxelles),  et  de  ma  fenêtre  j'avais  vu  trois 
sièges.  Un  peu  plus  âgé,  j'étais  entouré  de  militaires,  n'ancicns  officiers 
retirés  de  plusieurs  services  dans  des  terres  voisines  de  celles  de  mon 
père  entretenaient  ma  passion.  Turenne,  disais-je,  doiniait  à  dix  ans 
sur  l'affût  d'un  canon.  Annibal,  à  neuf  ans,  avait  juré  aux  Romains 

(I)  Voici  une  letlre  de  ce  fils  du  prince  à  son  père,  dans  la  guerre 
des  Turcs,  après  la  prise  deSabacz  (  avril  1788),  où  il  venait  d'êlrc  nommé 
lieutenant-colonel  et  de  recevoir  l'ordre  de  Marie-Thérèse;  elle  con- 
traste par  le  ton  avec  la  correspondance  du  père  et  de  l'aïeul  : 

«  Nous  avons  Sabacz.  J'ai  la  croix.  Vous  sentez  bien  ,  papa,  que  j'ai 
pensé  à  vous ,  en  montant  le  premier  à  l'assaut.  » 


492  CAUSERIES  nu   lundi. 

une  haine  ôlcrnelle.  Jo  la  jurai  dans  mon  cœur  aux  Français,  que  l'on 
me  faisait  rct-'ardcr  coninic  nos  ennemis  nticessaires  :  j'en  suis  l)ien 
revenu;  el  même  alors,  tant  mon  ^oùt  pour  la  guerre  était  violent,  je 
nietais  arraiiL'é  avec  mi  capitaine  (français;  de  Uoyal-Vaisseaiix ,  de 
garnison  à  deux  lieues  de  là.  Si  la  fiueire  s'élalt  déclai'ée,  je  me  sauvais 
if^noié  du  monde  entier,  excepté  de  lui;  j(!  m'engaiieais  dans  sa  com- 
pagnie, et  ne  voulais  devoir  ma  fortune  qu'à  des  actions  de  valeur.  Je 
me  répétais  sans  cesse  .-  Rose  el  Fabai  ont  ainsi  commencé  (i).  » 

Ce  goût  du  jeune  prince  de  Ligne  pour  les  armes  est  quelque 
chose  de  plus  que  l'instinct  brillant  de  la  valeur  :  il  a  beau- 
coup écrit  sur  la  guerre;  il  a  beaucoup  étudié  el  médité  sur 
toutes  les  parties  de  ce  sujet;  il  a  analysé  les  actions  et  les 
mérites  des  grands  capitaines  des  guerres  précédentes  et  des 
généraux  de  son  temps.  Je  ne  sais  ce  qu'en  pensent  les  gens 
du  métier  :  on  dit  que  le  duc  de  Wellington  estimait  les  ou- 
vrages militaires  du  prince  de  Ligne.  Indépendamment  des 
connaissances  spéciales  et  des  améliorations  ])ositives  qu'il 
proposait  à  sa  date,  j'y  vois  ce  qui  fait  l'âme  de  ce  noble  mé- 
tier de  soldat,  l'alliance  de  l'abnégation  et  d'une  émulation 
glorieuse  :  «  on  y  rend  des  services,  dit-il;  l'on  y  endure  des 
peines;  l'on  y  reçoit  des  éloges.  »  11  a  des  apostrophes  aux 
Commençants ,  qui  respirent  le  feu  sacré  : 

«  Fussiez-vous  du  sang  des  héro?,  fusslezvons  du  sang  des  Dieux 
s'il  y  en  avait;  si  la  gloire  ne  vous  délire  pas  continuellement,  ne  vous 
rangez  pas  sous  ses  étendards.  Ne  dites  point  que  vous  avez  du  goût 
pour  notre  élal  :  embrassez-en  un  autre,  si  cette  expression  froide 
vous  suflil.  l»renez-y  garde,  vous  faites  votre  service  sans  reproclu! 
peut-être;  vous  savez  même  quehiuc  chose  des  principes  .-  vous  êtes 
des  artisans;  vous  irez  à  un  certain  point,  mais  vous  n'êtes  (loint  des 
artistes.  Aimez  ce  métier  au-dessus  des  autres  à  la  passion;  oui,  pas- 
sion est  le  mot.  Si  vous  ne  rêvez  pas  militaire,  si  vous  ne  dévorez  pas 
les  livres  et  les  plans  delà  guerre,  si  vous  ne  baisez  pas  les  pas  des 
vieux  soldats,  si  vous  ne  pleurez  pas  au  récit  de  leurs  combats,  si  vous 
n'êtes  pas  mort  presque  du  désir  d'en  voir,  et  de  honte  de  n'en  avoir 
pas  vu  (pioique  ce  ne  soit  pas  de  votre  faute,  quittez  vile  un  habit  que 
vous  déshonorez.  Si  l'exercice  même  d'un  seul  bataillon  ne  vous  trans- 
porte pas,  si  \ous  ne  sentez  pas  la  volonté  devons  trouver  parlout, 
si  vous  y  êtes  disirait,  si  vous  ne  trend)Iez  p:is  que  la  pluie  n'empêciie 
votre  régiment  de  manœuvrer,  donmv.-y  voire  place  à  un  jeune 
homme  tel  que  je  le  veux  :  c'est  celui  qui  sera  fou  de  l'art  des  Maurice, 
et  qui  sera  persuadé  qu'il  faut  faire  trois  fois  plus  que  son  devoir  pour 
le  faire  passahlemcnl.  Malheur  aux  gens  tièdes!  » 

(I)  C'est  un  vers  de  Vollaire  dans /"/•:»/■(()(/ ;i)0(/(3i/f,;u'!e  iv,  scène  ."A 


LE    PRINCE    DE    LIGNE.  193 

Et  on  même  lenips  qu'il  donne  ces  conseils  électri({acs  aux 
commençants,  le  prince  de  Ligne  ne  parle  pas  d'un  ton  moins 
généreux  et  moins  récliaulTant  à  ceux  qui  n'ont  pas  fait  tout 
leur  chemin  l'ayant  mérité,  aux  mécontents  qui  se  plaignent 
du  service  et  qu'un  froissement  va  peut-être  y  faire  renoncer. 
C'est  le  revers  de  la  médaille,  mais  à  ce  revers  même  il 
montre  encore  l'honneur  : 

«  Un  passe-droit,  une  injustice,  ou  trop  peu  de  justice  ou  de  gràee, 
vous  donne  quelquefois  des  res^rcts  d'avoir  sacrifié  vos  jours  à  la  pairie.- 
ah:  ne  vous  les  reprochez  pas.  La  considération  de  l'armée  venge  et 
console  de  la  sotte  distrijjution  des  faveurs.  Voyez  l'air  cai'essant  et 
respectueux  à  la  fois  de  ceux  (jiie  vous  avez  menés  à  la  victoire.  Kap- 
pelez-vous  ce  que  vous  leur  avez  entendu  dire  de  vous  dans  leurs 
trilles  ou  au  bivouac  après  la  bataille.  Quel  est  l'état,  maljzié  ses  in- 
convéuients  et  les  caprices  de  la  fortune,  où  l'on  est  plus  respecté;' 
un  vieux  sous-lieutenant  l'esl  plus  qu'un  ministre.  Son  peloton  tremble 
quand  il  paraît;  personne  ne  se  range  pour  un  grand  seigneur,  et  le 
soldat  qui  rencontre  un  officier  dans  la  rue  s'ariêle  et  fait  front.  Ne 
quittez  jamais  le  plus  beau  des  métiers...  11  se  présente  souvent  des 
occasions  où  la  Cour  se  rappelle  d'avoir  oublié,  négligé  ou  mal  jugé  le 
mérite,  et  où  un  bon  Itras,  dirigé  par  une  bonne  tète,  est  recherché 
pour  rendre  encore  service  à  son  maître.  » 

On  a  vu  dans  Vauvenargues  un  militaire  distingué  et  philo- 
sophe ,  sentant  la  gloire  des  armes  et  forcé  à  regret  d'y  re- 
noncer. Le  prince  de  Ligne  a  dit  de  lui  :  «  Vauvenargues  est 
trop  triste  pour  un  homme  de  guerre;  il  voyait  trop  noir.  »  Il 
V  supposait  de  la  prétention  de  la  part  de  Vauvenargues,  mais 
ce  n'était  que  de  la  mélancolie  sur  un  fond  sérieux  et  de  la 
mauvaise  santé.  Lui,  il  porte  à  la  guerre  un  dégagé  qui 
rehausse  la  valeur  et  lui  donne  une  sorte  de  bon  goût.  On  a 
son  Journal  de  la  Guerre  de  Sept  ans,  dont  il  fit  toutes  les 
campagnes  au  service  de  l'Autriche ,  journal  «  qui  est  écrit 
plus  à  cheval  qu'autrement.  »  Dans  cette  guerre,  il  fut  suc- 
cessivement capitaine,  lieutenant-colonel,  puis  colonel  dans 
le  régiment  wallon  qui  portait  son  nom  et  qui  appartenait  à 
son  père.  Le  17  mai  1757,  il  vit  pour  la  première  fois  les 
postes  avancés;  il  entendit  siffler  les  premières  balles  :  «  J'étais 
heureux  comme  un  roi.  »  Son  impatience  s'accommode  assez 
peu  en  tout  temps  de  la  lenteur  méthodique  du  maréchal 
Daun  ;  on  cbante ,  après  chaque  succès ,  des  Te  Deum  qui 
font  perdre  le  temps.  Même  après  les  avantages,  on  laisse 
VIII.  17 


194  <:  ATI  SERIES    DU     LUNDI. 

souvonl  rciiiicnii  s(!  rolircr  en  bon  ordre  :  «  Il  aurait  été  diffi- 
cile de  reiilanior,  dit-il  dnno  de  ces  premières  marches  prus- 
siennes dont  il  est  témoin  ;  à  la  vérité  nous  n  étions  pas  en- 
tamants. »  A  une  première  affaire  où  il  s'agit  d'occuper  une 
crête  de  hauteur,  il  y  arrive  avec  son  monde  en  même  temps 
que  l'ennemi  :  «  Nous  eûmes  un  moment  de  flux  et  de  redux 
comme  au  parterre  de  l'Opéra.  »  Cette  image  lui  vient  tout 
nalurellement  comme  à  une  fètc.  Il  fait  ses  premiers  prison- 
niers; c'étaient  quinze  ou  seize  hommes  et  un  capitaine  qui, 
se  trouvant  coupés,  se  rendirent  :  «  Et  je  les  fis  passer  der- 
rière les  rangs  avec  im  plaisir  qui  tenait  de  l'enfance.  »  L'af- 
faire faite,  il  a  perdu  plus  de  la  moitié  de  son  bataillon,  et  ces 
débris  victorieux  continuent  de  rester  encore  exposés  au  canon 
fort  mal  à  propos  :  «  Il  n'était  venu  en  lèle  à  personne  de  nous 
mettre  à  l'abri;  cependant  tout  était  fini,  et  notre  artillerie 
répondait  fort  mal  à  celle  des  Prussiens.  Mais  on  n'aime  pas 
à  donner  un  avis  là-dessus.  »  Voulant  faire  entendre  qu'on 
aime  mieux  rester  exposé  à  un  péril,  même  inutile.  —  Je  ne 
cite  ces  passages  que  pour  donner  idée  du  ton  du  prince  de 
Ligne  parlant  de  ces  choses  de  guerre  avec  rapidité  et  avec 
goût. 

Si  l'on  allait  plus  au  fond,  même  sans  prétendre  au  tech- 
nique, on  trouverait  les  caractères  des  divers  généraux  vive- 
ment dessinés  d'après  leurs  actions  mêmes  :  le  maréchal 
Daun,  prudent,  circonspect,  méthodique,  à  qui  il  arrive  un 
jour  de  galoper  pour  la  première  et  la  dernière  fois  de  sa  vie, 
et  qui ,  après  la  victoire  de  llochkirch ,  se  met  à  écrire  à 
Marie-Thérèse  pour  sa  fête  de  sainte  Thérèse  la  relation  do 
la  victoire,  au  lieu  de  donner  les  derniers  ordres  pour  la  pour- 
suivre ;  il  s'appuie  sur  une  pierre  pour  écrire  :  «  Cette  pierre- 
là  fut  notre  pierre  d'achoppement,  »  dit  le  prince  de  Ligne  qui 
aimait  les  jeux  de  mots,  surtout  si  dans  ces  gaietés  sur  le  mot 
il  y  avait  de  l'imagination.  Il  fallait,  selon  lui,  achever  la  ba- 
taille au  lieu  de  l'écrire.  Lacy  et  Loudon  sont  bien  plutôt  les 
généraux  de  son  goût  et  de  son  admiration  :  il  est  glorieux  et 
fier  de  se  dire  de  loin  leur  élève  (I).  Quant  au  grand  Frédéric, 

(I)  Le  prince  de  Li^'nc  écrivait,  ;ui  mois  d'octobre  1789,  au  maréchal 
deLacy.aprf'Â  la  prise  deBcly;rade,  en  lui  i),irlant  du  niaréclial  Loudon  : 
«  Le  maréclial  a  grondé  tout  le  monde,  excepté  mol;  il  a  éU;  aussi  vif, 
aussi  rapide  que  dans  son  meilleur  temps.  Il  est  au  feu  comme  Volrc 


LE    PRINCE   DE    LIGNE.  i  95 

le  prince  de  Ligne  nous  fait  bien  sentir  aussi  l'esprit  de  sa  tac- 
tique durant  cette  guerre  pénible  où  il  lui  suffit  le  plus  souvent 
de  n'être  point  écrasé,  «  ni  vainqueur,  ni  vaincu,  et  content 
même  de  cet  état  d'indécision.  »  A  propos  de  je  ne  sais  quelle 
position  avantageuse  aux  Prussiens  :  «  Le  roi  l'occupa  par- 
faitement bien,  dit  le  prince  de  Ligne;  il  jouit  de  son  plaisir 
ordinaire ,  qui  était  de  nous  tenir  en  suspens.  » 

A  la  fin  de  la  campagne  de  1759,  le  prince  de  Ligne  est 
choisi  pour  aller  porter  au  roi  de  France  à  Versailles  la  nou- 
velle de  l'atTaire  de  Maxen  ;  il  a  raconté  sa  première  appari- 
tion dans  cette  Athènes  dont  il  était  déjà,  et  il  l'a  fait  avec 
piquant  et  un  peu  de  cliquetis.  Son  beau  moment  parisien,  sa 
belle  heure  française  n'était  pas  encore  venue. 

La  paix  faite  et  après  quelques  années,  il  y  reparut  souvent, 
il  y  vécut  et  fut  quelque  teuqjs  avant  d'y  élre  apprécié  comme 
il  devait.  M'"«  du  Deffand ,  juge  des  plus  sévères,  mais  aussi 
des  plus  clairvoyants,  parle  de  lui  comme  venant  de  faire  sa 
connaissance,  dans  l'été  de  1767;  il  avait  alors  trente-deux 
ans  :  «  Le  prince  de  Ligne,  dit-elle  dans  une  lettre  à  Horace 
Walpole  (3  août),  n'est  point  le  beau-lils  de  la  princesêe  do 
Ligne  du  Luxembourg,  c'est  son  cousin;  il  est  de  ma  con- 
naissance, je  le  vois  quelquefois;  il  est  doux,  poli,  bon  en- 
fant, un  peu  fou;  il  voudrait,  je  crois,  ressembler  au  che- 
valier de  Bouliers,  mais  il  n'a  pas,  à  beaucoup  près,  autant 
d'esprit;  il  est  son  Gilles.  »  Ce  qui  me  frappe,  c'est  que 
Grimm ,  vers  cette  date,  dit  à  peu  près  la  même  chose;  par- 
lant de  la  lettre  adressée  par  le  prince  à  Jean-.Iacques  Rous- 
seau en  1770,  lettre  dans  laquelle  il  lui  offrait  un  asile  contre 
la  persécution  et  une  retraite  à  Belœil,  comme  ^L  de  Girardin 
la  lui  fit  accepter  plus  tard  à  Ermenonville,  Grimm  ajoute  : 
.(  Cette  lettre  n'a  pas  eu  de  succès  à  Paris,  paice  qu'on  n'y  a 
pas  trouvé  assez  de  naturel,  et  que  la  prétention  à  l'esprit  est 
■  une  maladie  dont  on  ne  relève  pas  en  ce  pays.  »  Il  y  a  sur  ceci 

Excellence,  c'est  tout  dire.  Vous  avez  tous  les  deux  le  même  ôc'air  dans 
l'espril ,  mais  il  n'a  pas  votre  sang-froid  imperturbable;  vous  ne  faites 
et  ne  dites  jamais  i-ien  ([ui  ne  soil  parfait,  jamais  rien  que  vous  puis- 
siez vous  reprociier  .-  aussi  n'y  a-t-il  jamais  eu  de  mérite  supérieur  au 
vôtre,  ni  d'admiration  qui  égale  la  mienne  pour  mou  clier  maître.  » 
—  (Voir  aussi  ce  qu'il  dit  de  caraclérisliquc  sur  Lacy  et  sur  Loudon,  au 
tome  XXI ,  page  127,  de  ses  OEuvres.  ) 


190  CAUSEUIES    DU    LUNDI. 

deux  points  à  remarquer  :  d'abord,  c'est  que  les  personnes, 
déjà  en  crédit  et  en  possession,  qni  vous  voient  à  vos  débuts, 
ont  i^eine  à  vous  admettre  :  elles  vous  comparent  à  d'autres 
qui  tiennent  déjà  un  rang;  les  places  sont  prises  dans  leur 
esprit,  les  hauteurs  sont  occupées.  Il  faut,  pour  s'en  emparer, 
déloger  quelques-uns  de  ses  devanciers,  ce  qui  ne  se  fait  pas 
en  un  jour  ni  sans  quelque  cITort.  Puis  il  est  à  croire  qu'à  ses 
débuts,  le  prince  de  Ligne  forçait  en  elfet  sa  manière.  Saint- 
Lambert  avait  dit  de  Bouflors  naissant  :  «  C'est  Voisenon  le 
Grand.  »  Le  prince  de  Ligne  visait  à  être  Bouliers  le  Grand. 
C'était  une  prétention.  Il  a  écrit  quelque  part  :  «  J'aime  mieux 
une  chanson  d'Anacréon  que  l Iliade,  et  le  chevalier  de  Bou- 
liers que  le  Dictminaire  encyclopédique.  »  J'ai  noté  (car 
j'aime  jusque  dans  les  gens  aimables  à  saisir  les  côtés  élevés 
ou  sérieux)  ce  culte  de  religion  militaire,  qui  transportait  tout 
enfant  le  prince  pour  la  gloire  des  Eugène  et  des  Maurice  de 
Saxe.  Il  ne  lui  a  peut-être  manqué,  pour  marquer  hautement 
sa  place  de  ce  côté,  qu'im  commandement  en  chef  donné  à 
temps;  car,  sans  parler  do  l'intrépidité  sur  le  champ  de  ba- 
taille, il  avait  le  coup-d'œil.  Mais,  à  côté  de  cet  idéal  noble  et 
forlitiant,  il  en  avait  un  autre  d'un  tout  autre  genre  et  qui 
tenait  d'une  imagination  un  peu  atteinte  et  gâtée  en  naissant 
de  l'air  du  siècle  :  «  Qui  est-ce  qui  sait,  dit-il ,  que  Bussy  se 
battait  à  la  tèt3  de  la  cavalerie  légère  de  France  à  la  bataille 
des  Dunes?  mais  on  se  ressouvient  de  Y  Histoire  amoureuse 
des  Gaules  et  de  la  chanson  des  Âlleluia.  Quand  un  homme 
se  peint  dans  ses  ouvrages,  surtout  du  côté  de  la  volupté,  il 
intéresse  toujours,  surtout  les  jeunes  gens;  on  voudrait  avoir 
vécu  avec  ces  aimables  débauchés  d'Anet  et  du  Temple,  et 
ces  messieurs  à  Roissy.  »  Cela  nous  ramène  aux  petits  soupers 
avec  les  mauvais  sujets,  avec  les  Du  Barry  et  autres,  et  à  une 
certaine  alfectation  première  de  rouerie  et  de  débauche  à  la 
mode,  dont  le  prince  de  Ligne  eut  peut-être  insensiblement  à 
se  corriger.  H  s  en  cori'igea  connue  de  vouloir  jiaraître  avoir 
trop  d'esprit  :  il  en  avait  bien  assez  sans  y  songer.  «  Même 
dans  les  écarts,  il  y  a  des  gens  à  qui  tout  va,  parce  qu'ils  ont 
de  la  grâce  et  du  tact.  »  H  fut  de  bonne  heure  de  ces  gens-là. 
Jusqu'à  la  fin  il  aura  le  désir  de  plaire;  «  il  n'y  a  que  les 
bourrus  qui  ne  l'aient  pas;  »  mais  son  grand  i)réceple,  en 
pareille  matière,  sera  surtout  de  n'imiter  personne:  «La 


LEPRINCEDELIGNE.  197 

méthode  se  verrait,  tout  serait  gàlé.  Le  plus  grand  art  pour 
plaire  est  de  n'en  pas  avoir.  »  Toi  il  dut  être,  sinon  dans  le 
premier,  du  moins  dès  le  second  moment. 

Celui  que  M'"''  du  Delï'and  et  Grimm  faisaient  d'abord  quel- 
que difficulté  d'admetlre  comme  de  la  pure  race  des  esprits 
français,  l'était  si  naturellement  devenu,  qu'écrivant  en  '1807 
de  Tœplilz  à  son  compatriote  le  prince  d'Arenberg,  l'ancien 
ami  de  Mirabeau ,  et  lui  parlant  de  M.  de  Talleyrand,  qui  ve- 
nait d'arriver  :  «  Jugez,  disait-il,  de  son  plaisir  d'être  reçu  par 
moi,  car  il  n'y  a  plus  de  Français  au  monde  que  lui ,  et  vous 
et  moi ,  qui  ne  le  sommes  pas.  »  Et  il  disait  vrai  en  parlant 
ainsi. 

Il  s'était  essayé  sous  Louis  XV,  et  il  réussit  complètement 
sous  Louis  XVI,  dans  cette  Cour  jeune  et  folâtre,  au  milieu  de 
ses  véritables  contemporains.  Il  a  peint  en  quelques  pages 
légères  et  d'une  touche  inimitable  ces  promenades,  ces  caval- 
cades matinales  et  familières,  où  la  reine  Marie-Antoinelle 
ravissait  et  eftleurait  les  cœurs ,  et  ne  cessait  de  mériter  les 
respects  :  il  nous  a  rendu  cette  reine  aimable  et  calomniée  sous 
ses  vraies  couleurs,  comme  il  fera  également  de  tous  les 
illustres  souverains  qu'il  a  connus,  de  l'impératrice  Catherine, 
de  Frédéric  le  Grand  ,  de  .loseph  II ,  de  Gustave  III.  Sur  tous 
ces  personnages  histoiiques,  le  prince  de  Ligne  est  le  témoin 
le  plus  juste  et  le  plus  rapide,  le  peintre  le  plus  animé,  le  plus 
aisé  et  le  plus  au  naturel.  Ses  jugements  sont  d'un  grand  prix , 
et  le  bon  sens  qui  est  au  fond  de  son  amabilité  s'y  décèle. 

Dans  les  entretiens  qu'il  eut  avec  Frédéric  au  camp  de 
Neustadt  (1770),  la  conversation  étant  venue  à  tomber  sur  la 
religion,  le  roi  se  mit  à  en  parler  librement  et  peu  décemment, 
comme  il  faisait  avec  les  La  Mettrie  et  les  d'Argens  :  «  .le  trou- 
vai ,  dit  le  prince  de  Ligne ,  qu'il  mettait  un  peu  trop  de  prix 
à  sa  damnation  et  s'en  vantait  trop...  C'était  de  mauvais  goût 
au  moins  de  se  montrer  ainsi...  Je  ne  répondis  plus  toutes  les 
fois  qu'il  en  parla.  »  Avec  Voltaire  ,  autre  souverain,  chez  qui 
il  va  faire  un  séjour  à  Ferney,  et  dont  il  nous  rend  la  conver- 
sation, les  gestes  ,  les  incongruités  même  dans  tout  leur  dés- 
habillé et  leur  pétulance,  il  a  plus  d'un  propos  sérieux  :  «  Il 
aimait  alors,  dit-il  de  Voltaire,  la  Constitution  anglaise.  Je  me 
souviens  que  je  lui  dis  :  Monsieur  de  Voltaire,  ajoutez-y 
comme  son  soutien  l'Océan  ,  sans  lequel  elle  ne  durerait  pas 

47, 


i98  CAUSERIES    nu    LUNDI. 

un  an.  »  L'homme  qui  semblait  des  deux  le  plus  léger  ne  se 
trouvait  pas  être  ici  le  moins  sage. 

Ce  côté  sérieux  et  sensé,  qu'il  n'eut  jamais  l'occasion  de 
développer  avec  suite  dans  les  aiïaires,  tourna  avec  les  années 
chez  le  prince  de  Ligne  au  profit  de  l'homme  aimable  :  même 
en  ne  restant  que  cela  avant  toute  chose ,  il  y  a  un  progrès 
qui  est  à  faire  pour  continuer  d'en  mériter  la  réputation.  Il 
faut  nourrir  cette  amabilité,  en  avançant,  de  toutes  sortes 
d'idées  justes  et  solides  sans  en  avoir  l'air  :  riiomme  aimable 
de  soixante  ans,  même  pour  paraître  n'en  avoir  jamais  que 
vingt,  ne  doit  pas  être  aimable  comme  on  l'est  à  vingt,  où  l'on 
paye  de  mine  et  de  jolies  manières  en  bien  des  cas;  il  faut, 
tout  en  conservant  le  désir  de  plaire,  qu'il  y  joigne  bien  des 
qualités  qu'il  n'avait  pas  à  cet  âge;  il  faut  qu'en  senlant  tou- 
jours de  concert  avec  la  jeunesse,  il  ait  l'expérience  de  plus, 
et  qu'elle  accompagne  sans  se  marquer.  Au  reste,  le  |)rince  de 
Ligne,  qui  s'y  connaît  mieux  que  personne,  va  nous  déve- 
lopper tout  ce  qui  convient  à  son  idée ,  et  nous  raconter  ces 
divers  degrés  et,  pour  ainsi  dire,  ces  saisons  successives  de 
l'homme  aimable  : 

Il  Je  connais  des  jieiis,  dit-il,  qui  n'ont  d'esprit  que  ce  qu'il  leur  faut 
pour  être  des  sots.  Écoulez-los,  ils  parlent  bien;  lisez-les,  ils  écrivent 
à  merveille  :  du  moins  cela  se  dit  comme  cela.  Tout  le  monde  a  de 
l'esprit  à  présent,  mais,  s'il  n'y  en  a  pas  beaucoup  dans  les  idées,  méfiez- 
vous  des  phrases.  S'il  n'y  a  pas  du  trait,  du  neuf,  du  piipianl,  de  l'o- 
riginalité, ces  geiis  d'esprit  sont  des  sols  à  mon  avis  Ceux  (|ui  ont  ce 
trait,  ce  neuf,  ce  pi(|uant,  peuvent  encore  ne  i)as  être  parfailenient 
aimables;  mais,  si  l'on  unit  à  cela  de  l'iniai^ination,  de  jolis  détails, 
peut-être  même  des  disparates  heureux,  des  cliosis  imprévues  qui 
partent  comme  un  écbiir,  de  la  finesse,  de  l'élégance,  de  la  justesse, 
un  joli  genre  d'instruction,  de  la  l'aison  qui  ne  soit  pas  fatigante,  ja- 
mais rien  de  vulgaire,  un  mainUen  simple  ou  distingué,  un  choix 
heureux  d'expressions,  de  la  gaieté,  de  l'à-propos,  de  la  grâce,  de  la 
négligence,  une  manière  à  soi  eu  écrivant  ou  en  parlant,  dites  alors 
qu'on  a  réellement,  décidément  de  l'esprit,  et  que  l'on  est  aimable.  » 

Mais  voici  le  second  degré  et  la  seconde  saison  qui  fait  la 
maturité  durable,  et  sans  quoi  l'homme  aimable,  même  défini 
de  la  façon  qu'on  vient  de  voir,  court  riscpie  de  mourir  en 
nous  ou  de  se  figer  avec  la  jeunesse  : 

"Si,  ajouté  encore  à  cela,  on  a  des  connaissances  agréables  delà 
littérature  el  de  la  langue  de  plusieurs  pays,  si  l'on  a  de  la  philoso- 


LE    PRINCE    DE    LIGNE.  199 

phie,  si  l'on  a  beaucoup  vu,  bien  comparé,  parfaitement  jugé,  eu  des 
aventures,  joué  un  rôle  dans  le  monde;  si  l'on  a  aimé,  ou  si  on  l'a  été; 
on  est  encore  plus  aimable.  » 

Vous  vous  croyez  au  dernier  degré  ;  mais  le  prince  de  Ligne 
qui  ne  se  contente  pas  à  peu  de  frais,  et  qui  porte  dans  cette 
grâce  et  dans  cette  félicité  sociale  quelque  chose  de  ce  feu , 
de  cette  poésie  vivifiante  que  nous  lui  avons  vu  mettre  dans 
les  entreprises  de  guerre,  dira  en  complétant  son  modèle  et 
en  nous  laissant  par  là  même  son  portrait  : 

«  Si,  ajoulé  encore  à  cela,  on  inspire  l'envie  de  se  revoir,  si  l'on  y 
fait  trouver  un  charme  continuel,  si  l'on  a  une  grande  occupation  des 
autres,  un  grand  détachement  de  soi-même,  une  envie  de  plaire,  d'o- 
bliger, de  prendre  part  aux  succès  d'autrui,  de  faire  valoir  tout  le 
monde;  si  l'on  sait  écouler;  si  l'on  a  de  la  sensibilité,  de  l'élévation  , 
de  la  bonne  foi,  de  la  siîreté,  et  un  cœur  excellent;  oh!  alors  on  porte 
le  bonheur  dans  la  société  où  l'on  vit,  et  l'on  est  sûr  d'un  succès 
général.  » 

Vous  remarquerez  que,  pour  l'achever  et  la  couronner,  il  a 
cru  essentiel  de  mêler  à  son  idée  de  l'homme  aimable  un  sen- 
timent d'humanité,  d'affection,  et  presque  de  détachement 
sincère  au  milieu  du  succès  :  c'est  qu'il  sait  bien  que  l'écueil 
de  ce  qu'on  appe'le  ordinairement  l'amabilité  dans  le  monde 
et  de  l'usage  exclusif  de  l'esprit,  c'est  la  séchere.sne  el  la  per- 
sonnalité. Il  faut  donc  dans  la  qualité  même  le  remède ,  le 
contraire  da  défaut,  pour  qu'il  y  ait  tout  le  charme  et  que  ce 
charme  dure. 

Parmi  les  ouvrages  décousus  échappés  au  prince  de  Ligne 
dans  la  première  moitié  de  sa  vie,  et  qui  le  peignent  le  mieux 
à  celte  date,  je  distingue  ce  qu'il  a  écrit  sur  les  jardins  à  l'oc- 
casion de  ceux  de  Belœil.  Coup-dCœil  sur  Belœil ,  avait-il 
intitulé  son  Essai  (1781  )  par  un  de  ces  jeux  de  mots  et  de  ces 
sortes  de  calembours  qui  sont  un  de  ses  petits  travers.  C'était 
le  temps  où  l'abbé  Delille  publiait  son  poëme  des  Jardins,  et 
disait  de  ce  beau  lieu  de  Belœd  près  d'Ath  en  Belgique,  qui 
était  la  propriété  et  en  partie  la  création  du  prince  de  Ligne  : 

Belœil ,  tout  à  la  fois  magnifuiue  et  champêtre. . . 

On  était  alors  en  France  dans  une  veine  de  création  et  de 
renouvellement  pour  les  jardins  :  le  genre  anglais  s'y  introdui- 


200  CAUSEIUES    nu    LUNDI. 

sait  et  y  rompait  l'iiarmonic  de  Le  Nôlre.  C'était  à  qui  s'étu- 
dierait à  diversifier  la  nature  et  à  en  profiler  pour  l'embellir. 
M.  de  Girardin  créait  Ermenonville,  M.  de  Laborde  Méréville; 
M.  Boulin  avait  Tivoli,  et  iAl.  Walelet  Moulin-.loli.  Belœil  était, 
et,  j'aime  à  le  croire,  est  encore  un  assemblage  et  un  com- 
posé charmant  de  jardins  anglais  et  français,  quelque  chose 
de  naturel  et  de  régulier,  d'élégant  et  de  majestueux.  Tout  ce 
qui,  à  Belœil,  élait  grand,  régulier,  dans  le  genre  de  Le  Nôtre, 
venait  du  père  du  prince  :  lui,  il  s'occupa  d'y  jeter  le  varié 
et  l'imprévu  ;  il  ne  lui  manqua  que  plus  de  temps  pour  achever 
son  œuvre,  son  poëme.  Il  n'est  pas  exclusif;  il  serait  bien 
fâché  de  bannir  la  ligne  droite;  il  ne  veut  pas  substituer  la 
monotonie  anglaise  àja  monotonie  française,  ce  qui  de  son 
temps  arrivait  déjà;  mais,  en  jardins  comme  en  amour,  il  est 
d'avis  qu'il  ne  faut  pas  tout  montrer  d'abord,  sans  quoi,  le 
premier  moment  passé,  Ion  bâille  et  l'on  s'ennuie.  11  traite 
des  bâtiments  dans  leurs  rapports  avec  la  campagne  :  autre 
doit  être  une  résidence  et  un  palais^  autre  un  chàleau,  autre 
une  maison  de  plaisance^  une  maison  de  campagne,  une 
maison  de  chasse,  une  maison  des  champs,  une  maison  des 
vicjnes,  etc.;  mais,  quels  que  soient  les  bâtiments,  «  j'exclus, 
dit-il,  tous  ceux  qui  ont  nue  façade  bourgeoise,  sans  mouve- 
ment dans  le  toit  ou  la  bâtisse,  sans  milieu  ,  sans  saillant  sur 
les  ailes,  ou  en  plâtre  avec  un  air  vulgaire;  et  je  recommande 
encore  le  beau  ou  le  simple,  le  magnifique  ou  le  joli,  et  tou- 
jours le  propre,  le  piquant  et  le  distingué.  » 

Pourquoi  dit-on  jardins  anglais  plutôt  que  jardins  chinois, 
l)lutôt  que  jardins  naturels?  Selon  lui,  Horace  nous  a  tracé  un 
jardin  anglais  :  son  Qua  pinus  ingens...  est  la  meilleure  des- 
cription, la  plus  douce,  la  plus  riante  :  «  Ce  petit  ruisseau  qui 
travaille  à  s'échapper  a  fait,  dit  le  prince,  mon  bonheur  à 
exécuter  encore  plus  qu'à  le  lire.  »  En  lisant  tout  ce  cpi'il  a 
écrit  sur  les  jardins  et  celte  suite  de  boutades  décousues  avec 
un  peu  d'indulgence,  on  en  est  payé  par  de  charmants  passages, 
par  de  jolies  peintures  de  sites  et  comme  par  des  gouaches  et 
des  aquarelles  légères  très-vivement  enlevées.  Bien  qu'il 
s'élève  queUpiefois  contre  la  templomanie,  il  y  mêle  encore 
un  peu  trop  d'autels ,  de  statues  et  d'allégories  selon  le  goût 
du  temps  ;  mais  il  y  a,  dans  les  jolis  dessins  où  il  se  joue,  des 
plans  et  des  devis  tout  naturels  et  pour  toutes  les  fortunes  : 


LE    PRINCE    DE    LIGNE.  20l 

«  Je  ne  voudrais  point,  dil-il,  faire  venir  l'omljre  et  l'eau  dans  mon 
jardin,  que  j'alwndonnerais  pour  les  clierelier  ailleurs.  Si  vous  n'êtes 
pasriclie,  vous  aurez  tout  ce  qu'il  vous  faut,  avec  une  maison  à  un 
étage,  simple,  propre,  un  toit  eaclié,  un  enduit  de  couleiu',  quelques 
bas-reliefs  en  plâtre,  ou  un  encadrement  rusticiue,  un  ruisseau  large 
et  rapide,  s'éciiappanl  d'un  vrai  rocher,  un  pont  tremblant  comme 
celui  d'Aline,  quelciues  bancs,  penl-être  une  table  de  pierre;  une  ca- 
liaue  de  ber^'er,  salon  ambulant,  monté  sur  quatre  roues;  quelques 
pins,  fiers  sans  orgueil ,  queUiues  peupliers  d'ilalie,  élevés,  sans  faste, 
lestes  et  obligeants;  un  saule  pleureur,  un  arbre  de  Judée,  un  acacia, 
un  platane,  trois  plates-bandes  de  fleurs  jetées  au  hasard,  des  mar- 
guerites sur  une  partie  de  votre  pelouse,  un  pclit  champ  de  coquclicols 
el  de  bluels, . .  >^ 

Je  supprime  ici  le  chapitre  des  allégories,  inscriptions,  liié- 
roglyphes,  dont  il  ne  veut  pas  qu'on  abuse,  mais  que  toutefois 
il  accorde,  tribut  payé  au  goût  du  temps  : 

«  Avec  tout  cela,  dit-il,  et  un  haha  {\)  environnant  rt  ignoré,  qui 
fait  jouir  des  coteaux,  des  plaines,  des  bois,  des  prairies,  des  villages 
eldes  vieux  chàleaux  des  environs,  je  surpasserais  et  Kent  et  Le  Nôtre, 
et,  avec  vingt  mille  francs  pour  tout  l'ouviage  el  deux  cenis  francs 
d'entretien,  je  détournerais  de  dix  lieues  tous  les  voyageurs.  » 

C'est  ainsi  qu'il  construit  son  Tibur  selon  le  rêve  d'une  mé- 
diocrité dorée  ;  mais,  si  vous  êtes  riche,  il  travaille  sur  d'au- 
tres frais;  il  vous  proposera  les  colonnes,  les  maibres,  les 
galeries  avec  dôme  de  cuivre  doré  ou  terrasses  en  plomb,  tout 
un  ordre  de  fabriques  à  la  romaine  :  «  Et  je  veux  que  tout 
cela  soit  éloigné  i'un  de  l'autre  dans  un  grand  espace,  et  joue 
avec  l'eau,  le  gazon  et  les  plus  beaux  chênes.  » 

Je  ne  veux  par  ces  citations  que  rendre  le  sentiment  qui 
circule  dans  tout  ce  qu'a  écrit  le  prince  de  Ligne  sur  les  jar- 
dins. Le  prince  a  le  style  le  plus  contraire  à  celui  de  certaines 
personnes  de  notre  connaissance;  il  a  le  style  gai  et  qui  laisse 
passer  des  rayons.  Jl  apporte ,  dans  sa  composition  des  jar- 
dins, un  grand  souvenir  de  la  société  ot  un  goût  de  l'y  réunir 
et  de  la  retrouver.  Il  est  de  l'avis  de  La  Fontaine  :  Les  jar- 
dins parlent  peu.  Il  aime  la  nature,  mais  rarement  toute 
seule.  Il  preni]  la  campagne  au  retour  des  camps,  dans  l'in- 
tervalle de  deux  campagnes,  comme  il  dirait  lui-même  en 

(I)  Ualia,  simple  fossé  de  clôture,  sans  uuu'  ni  haie. 


202  CAUSEKIES    DU    LUNDI. 

plaisantant  :  «  Vous  que  la  Cour  et  l'armée  dispensent  pour 
quelque  temps  de  vos  soins,  amusez-vous  dans  vos  jardins  ; 
puis  élevez  vos-àmos  dans  vos  forêts.  »  Il  est  resté  tellement 
sociable,  même  dans  ses  heures  de  solitude  et  de  retraite, 
qu'il  ne  serait  pas  fâché  que  de  son  habitation  champêtre  on 
découvrît  une  grande  capitale  :  «  Voilà,  dirais-je  assis  au  pied 
d'un  vieux  chêne,  le  rassemblement  des  ridicules  et  des 
vices...  »  Et  il  entre  dans  rénuméralion,  il  pousse  jusqu'au 
bout  le  développement  de  ce  joli  motif  qui  parodie  le  sage  de 
Lucrèce  jouissant  en  paix  du  spectacle  de  l'orage.  A  défaut 
des  visites  qu'il  n'a  pas  l'air  de  craindre,  il  veut  du  moins 
que  tout  soit  peuplé  autour  de  lui  :  «  Que  sur  la  rive  de  mes 
fontaines  tout  retentisse  des  cris  d'une  augmentation  considé- 
rable d'animaux.  Que  toutes  les  pièces  d'eau  soient  troublées 
par  les  sauts  de  plusieurs  milliers  de  carpes.  Que  les  canards 
fassent  partout  des  nids.  Que  l'on  rencontre  jusqu'à  des  oies. 
Que  les  pigeons  chassés  de  tous  les  côtés  viennent  se  réfugier 
sur  les  toits.  Il  me  semble  que  c'est  augmenter  la  richesse  de 
la  nature  que  d'augmenter  le  nombre  de  ses  enfants.  Beaucoup 
de  paons  surtout,  quoique  je  déteste  les  orgueilleux.  Que 
tout  soit  bien  habité.  Que  l'on  rencontre  beaucoup  de  gens, 
n'imi  orte  de  quelle  espèce  ils  soient.  »  Enfin  toutes  sortes  de 
gens,  même  des  bêtes ,  pourvu  que  ce  ne  soient  pas  des  sots. 
C'est  bien  là  l'esprit  de  société  tel  qu'il  se  mêlait,  au 
xviii"  siècle,  au  goût  des  jardins.  On  a  fait  un  pas  depuis  dans 
le  culte  de  la  nature;  je  ne  dis  pas  qu'on  aime  beaucoup  plus 
à  être  seul  qu'autrefois ,  mais  on  a  moins  peur  de  l'être,  et  on 
trouverait  moins  d'amateurs  des  jardins  qui  diraient  avec  le 
prince  de  Ligne  :  «  J'ai  toujours  tant  aimé  la  société  quel- 
conque, que  je  me  suis  défait,  il  y  a  quelque  temps,  presque 
pour  rien,  d'un  Salvator  Rasa  ,  parce  qu'il  n'a  que  des  dé- 
serts, et  que  les  déserts  ont  l'air  de  l'anéantissement.  Un 
tableau  sans  figures  ressemble  à  la  fin  du  monde.  » 

Pourtant  le  prince  de  Ligne,  dans  les  dernières  années  de 
sa  vie  passées  à  son  Refuge  sur  le  Léopoldberg  près  de 
Vienne ,  paraîtra  en  être  venu  à  admirer  plus  véritablement 
la  nature  pour  elle-même.  Il  a  laissé  là-dessus  quelques  pages 
qui  sentent  une  âme  enfin  initiée,  et  qui  montrent  (pi'il  avait 
été  récompensé  de  ses  soins  champêtres  assidu.s.  L'habitude 
de  ce  genre  de  beautés  renouvelait  ses  jouissances  au  lieu  do 


LE   PRINCE    DE    LIGNE.  203 

les  diminuer,  ce  qui  esl  le  grand  signe  en  toutes  choses  qu'on 
aime  :  «  Je  n\^aperçois  tous  les  jours  de  plus  en  plus,  disait-il, 
qu'on  ne  se  lasse  i)as  du  beau  spectacle  de  la  nature.  »  Pour 
conclure  avec  lui  sur  les  jardins,  sa  morale  pratique  en  ce 
genre  est  qu'il  faut  «  en  chercher  et  n'en  pas  faire,  »  recon- 
naître et  trouver  les  points  do  vue  existants,  les  mouvements 
de  terrain  naturels,  se  contenter  de  les  dégager,  et  non  vou- 
loir les  créer  à  toute  force  ni  les  construire. 

Combien  de  fois  ces  jours  derniers ,  en  lisant  cette  suite  de 
pensées  et  d'excursions  du  prince  de  Ligne  sur  les  jardins,  en 
comparant  l'édition  de  '1781  avec  colle  de  1795  des  OEuvres 
complètes,  et  y  voyant  des  différences  sans  nombre  et  sans 
motif  explicable,  j'ai  souhaité  que,  pour  ce  travail  comme 
pour  le  reste  de  ces  Œuvres,  un  homme  d'attention  et  de  goût 
(non  pas  un  éditeur  empressé  et  indifférent)  pût  faire  un 
choix  diligent  et  curieux  qui  ferait  valoir  tant  d'heureux  pas- 
sages! Il  y  a  surtout  dans  la  première  édition,  dans  celle  de 
1781 ,  quantité  d'aperçus  pleins  d'invention  et  de  fraîcheur. 
Il  y  en  a  un  sur  le  choix  des  semences  aux  environs  des  parcs; 
le  prince  suppose  toujours  qu'ils  ne  sont  point  enclos  de  mu- 
railles et  que  la  vue  s'étend  à  l'entour  par  des  éclaircies  bien 
ménagées  :  il  soigne  alors  les  nuances  diverses  des  sem.ences 
dans  les  plaines,  et  veut  assortir  «  le  petit  vert  du  lin,  le  mêlé, 
le  tacheté  du  sarrasin,  le  petit  jaune  du  blé,  le  gros  vert  de 
l'orge,  et  bien  d'autres  espèces  que  ,  dit-il,  il  ne  connaît  pas 
encore,  »  toutes  ensemble  faisant  le  fond  du  tableau  et  qui 
deviennent  le  plaisir  des  yeux.  Tout  cela  est  dit  d'un  rien , 
avec  une  légèreté  négligente  et  piquante,  mêlée  d'un  certain 
aveu  d'inexpérience,  et  comme  par  un  Hamilton  qui  en  serait 
venu  à  aimer  sincèrement  les  champs. 

Dans  l'histoire  du  pittoresque  en  notre  littérature,  les 
esquisses  et  paysages  du  prince  de  Ligne  à  propos  de  Belœil 
peuvent  servir  assez  bien  de  date  et  de  point  de  mesure.  On 
avait  Jean-.Iacques  Rousseau  qui  avait  découvert  et  révélé  la 
solitude,  les  douceurs  ou  les  sublimités  qu'elle  enferme;  on 
allait  avoir  Bernardin  de  Saint-Pierre  et  Chateaubriand  décou- 
vrant et  décrivant  à  leur  tour  la  forêt  vierge,  les  sauvages  et 
splendidcs  beautés  dun  autre  monde  ;  on  allait  avoir  Oberman 
s'ab:"mant  dans  la  contemplation  solitaire  et  dans  l'expression 
intime  des  aspects  reculés  ou  désolés  ;  mais  les  amateurs 


204  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

restés  gons  du  monde ,  les  gens  de  goût,  et  d'un  noble  goût, 
touchés  en  etlet  de  la  nature,  et  ne  la  voulant  point  cepc^ndant 
séparer  jamais  de  la  société,  disaient  entre  autres  choses  avec 
le  prince  de  Ligne,  et  ne  pouvaient  en  cela  mieux  dire  que 
lui  : 

«  J'aime  dans  les  bois  les  quinconces  et  les  percés,  de  belles  routes 
mieux  tenues  que  celles  des  jardins,  de  belles  palissades,  des  allées  de 
bêlres  surloul.  Elles  ont  l'air  de  coloiuies  de  marbre  quand  elles  res- 
sorleut  sur  un  taillis  bien  baut  et  bien  vert.  J'aime  l'air  jardin  aux 
forêts,  et  l'air  forêt  aux  jardins;  et  c'est  comme  cela  que  je  compte 
toujours  travailler.  » 

Ces  aperçus  et  bien  d'autres  du  prince,  qui  sont  juste  de  la 
date  du  poème  des  Jardins  de  Delille,  me  paraissent  aujour- 
d'hui représenter,  mieux  que  ne  le  feraient  quelques  vers  du 
charmant  abbé,  l'esprit  de  transition  véritable  qui,  profitant 
des  idées  et  des  inspirations  des  grands  écrivains  pittoresques 
novateurs,  les  voulait  concilier  avec  les  traditions  de  notre 
goût  et  avec  les  inclinations  de  notre  nature.  Je  parle  du 
prince  de  Ligne  comme  étant  tout  à  fait  un  Français  quand  il 
écrivait  sur  Belœil,  et  il  l'était  pour  ne  plus  cesser  de  l'être. 


Lundi  -20  juin  1853. 


LE  PRINCE  DE  LIGNE. 


«  Point  de  demi-aimables  ni  de  demi-savanls  :  on  peut  tirer 
plutôt  parti  de  ceux  qui  ne  le  sont  point  du  (ont;  du  naturel, 
et  surtout  du  naturel  1  «  C'était  une  des  maximes  du  prince  de 
Liirue.  Ce  naturel,  il  l'avait  de  son  vivant  dans  sa  personne  : 
aujourd'hui  il  ne  semble,  pas  toujours  l'avoir  dans  son  style 
qui  n'est  que  de  la  conversation  écrite,  ni  dans  ses  lettres  même 
ou  dans  les  mots  qu'on  cite  de  lui,  dans  ce  qui  ne  vit  plus. 
Le  cachet  du  temps  et  du  monde  où  il  avait  vécu  s'y  marque 
par  un  coin;  et  quoiqu'il  ait  dit  :  «  Ayons  dans  tout  ce  que 
nous  faisons  ce  qu'on  appelle  en  peinture  une  manière  large,  » 
il  se  ressentait  de  Trianou.  Il  faut  citer  quelques-uns  de  ces 
mots  de  lui,  et  un  peu  au  hasard,  pour  qu'il  y  en  ait  de  toutes 
les  sortes.  Prié  un  jour  par  un  de  ses  amis  de  Paris  ou  de 
Versailles  d'être  son  témoin  dans  une  affaire  d'honneur,  et, 
de  plus,  de  lui  prêter  pour  le  combat  sa  terre  de  Belœil  à  la 
frontière  de  France,  il  s'empressa  d'y  consentir,  et  il  écrivit  à 
son  intendant  :  «  Faites  qu'il  y  ait  à  déjeuner  pour  quatre,  et 
à  diner  pour  trois.  »  De  tels  billets  s'adressent  moins  à  l'in- 
tendant qu'à  la  galerie. 

Au  duc  Albert  de  Saxe-Teschen ,  qui  venait  de  perdre  la 
bataille  de  Jemmapes  et  d'être  gravement  malade,  et  qui  lui 
demandait,  en  le  revoyant  à  Vienne,  comment  il  le  trouvait  : 
«  Ma  foi ,  Monseigneur,  répondit  le  prince  de  Ligne,  je  vous 
trouve  passablement  défait.  » 

\III.  18 


206  oAUSEniKS   DU  i.tixni. 

Il  disait  encore  très-joliment  du  prince  royal  de  Prusse  qui 
s'était  trouvé  indisposé  et   pris  d'un  étourdissement  à  une- 
séance  de  l'Académie  des  sciences  à  Pétersbourg  :  «  Le  prince, 
au  milieu  de  l'Académie,  s'est  trouvé  sans  connaissance.  » 

Tout  ceci  est  du  meilleur  :  mais  après  une  visite  qu'il  avait 
faite  au  cardinal  de  Luynes,  archevêque  de  Sens,  an  sujet 
d'un  procès,  il  outre-passait  le  mot,  il  le  clierchait  et  le  tirait 
de  bien  loin  quand  il  répondait  à  M.  de  Maurepas,  qui  lui  de- 
mandait comment  il  avait  trouvé  le  cardinal  :  «  Je  l'ai  trouvé 
hors  de  son  diocèse,  »  voulant  dire  hors  de  sens. 

Ainsi  le  prince  de  Ligne,  vif,  brillant*  étincelant  de  trails, 
rencontrait  le  mieux,  mais  ne  s'y  tenait  pas;  il  avait  plus 
d'imagination  que  de  mesure  et  de  goût.  Cet  homme  de  haute 
taille,  d'une  belle  et  noble  physionomie,  à  l'air  martial  et 
intelligent,  portait  boucles  d'oreilles.  Cela  dit,  prenons-le  par 
ses  bons  côtés,  par  ses  saillies  qui  souvent  vont  fort  loin  dans 
le  vrai  et  dans  le  sérieux,  prenons-le  dans  sa  parfaite  con- 
naissance de  la  vie,  du  monde  et  des  hommes. 

Un  des  épisodes  qui  se  rattachent  le  plus  à  son  nom  et  dont 
ses  lettres  ont  consacré  le  souvenir,  c'est  le  voyage  qu'il  fit, 
en  1787,  jusqu'en  Crimée,  avec  l'impératrice  Catherine,  son 
ministre  Potemkin  et  tout  le  corps  diplomatique,  dont  était 
M.  de  Ségur,  représentant  de  la  France.  Le  roi  de  Pologne 
Poniatowski  apparut  un  moment  à  une  des  stations  de  ce 
voyage.  L'empereur  d'Allemagne,  Joseph  II,  fut  de  la  partie 
dans  toute  la  dernière  moitié.  Le  prince  de  Ligne  a  écrit  neuf 
lettres  à  la  marquise  de  Coigny;  c'est  un  bulletin  de  féerie  et 
d'enchantement,  à  l'usage  de  ce  monde  de  Paris  et  de  Ver- 
sailles, que  l'Assemblée  des  notables  travaillait  déjà:  «  La 
flotte  de  Cléopûtre  est  partie  de  Kiovie  dès  qu'une  canonnade 
générale  nous  a  appris  la  débâcle  du  Boryslhène.  Si  on  nous 
avait  demandé  quand  on  nous  a  vus  monter  sur  nos  grands 
ou  petits  vaisseaux,  au  nombre  de  quatre-vingts  voiles,  avec 
trois  mille  hommes  d'équipage  :  Que  diable  allaienl-iis  faire 
dans  ces  galères?  nous  aurions  pu  répondre  :  Nous  amuser; 
et  Voguent  les  galères!...  »  Nous  amuser,  et  autre  chose 
encore,  entamer  une  guerre.  Kn  arrivant,  en  effet,  à  l'embou- 
chure du  Dnieper,  la  flottille  de  l'impératrice  trouve  la  ville 
d'Orzakow,  cpii  appartenait  encore  à  la  Turquie,  et  découvre 
une  dizaine  de  vaisseaux  turcs  qui  viennent  se  placer  en  travers 


LE    PRINCE    DE    LIGNE.  207 

du  fleuve.  Cela  impatiente  Catherine;  elle  prend  une  carte  pour 
se  rendre  compte  du  pays,  et  donne  en  souriant  une  chique- 
naude sur  le  papier  :  présage  d'une  guerre.  Il  faut  voir  chez 
le  prince  de  Ligne  avec  quelle  légèreté  cette  affaire  fut  entre- 
prise. Il  s'agissait  d'y  entraîner  l'empereur  Joseph  II,  qui 
n'était  pas  prêt.  Le  prince  de  Ligne  y  contribua;  il  confesse 
tout  ce  manège,  non  pas  dans  ses  lettres  à  la  marquise  de 
Coigny,  écrites  sur  le  moment  et  faites  pour  être  vues,  mais 
dans  une  relation  écrite  plus  tard  après  l'événement,  et  qui 
peut  se  lire  dans  le  XXIV*  tome  de  ses  OEuvres.  Chose  sin- 
gulière! Catherine,  qui  se  croyait  prête  elle-même,  ne  l'était 
pas;  elle  avait  envie  et  elle  hésitait  :  «  Regardant  le  portrait 
de  Pierre  V  qu'elle  a  toujours  dans  sa  poche  quand  elle  est 
en  voyage,  elle  me  dit  plusieurs  fois  d'un  air  qui  dictait 
ma  réponse  :  Que  dirait-il?  que  ferait-il.,  s'il  était  ici?  On 
se  doute  aisément  de  tout  ce  que  mon  désir  de  faire  plaisir  et 
de  faire  la  guerre  m'inspira  dans  l'instant.  »  Ici  le  prince  de 
Ligne  fait  son  meâ  culpâ  sincère;  il  contribua  sans  le  savoir, 
dit-il,  au  mal  qui  se  fit.  Chaque  fois  que  Catherine  lui  mon- 
trait ce  portrait  de  Pierre  1"  sur  sa  tabatière  et  répétait  son 
Que  dirait-il?  que  ferait-il?  il  faisait  la  réponse  désirée. 
C'est  la  seule  fois  où  on  le  surprend  à  dire  un  mot  léger  sur 
l'impératrice  Catherine  et  sur  l'inconvénient  des  femmes  sur 
le  trône  :  «  On  leur  prodigue  des  hommages,  elles  n'en  font 
pas  la  distinction  et  les  acceptent  comme  souveraines.  — 
Ainsi  la  galanterie  de  Ségur,  la  piquante  indifférence  de  Fitz- 
Herbert  (l'ambassadeur  d'Angleterre),  qui  n'en  rendait  sa 
petite  louange  que  bien  plus  fine,  ayant  l'air  de  ne  la  laisser 
échapper  qu'à  regret;  la  flatterie  des  uns,  la  courtisanerie 
des  autres  enivraient  cette  princesse.  »  Il  nous  a  tracé  à  ravir 
quelques-unes  de  ces  scènes  d'enivrement,  surtout  au  moment 
de  l'arrivée  en  Crimée.  La  mise  en  scène  était  de  l'habile 
prince  Potemkin,  mais  les  feuilletons  sont  du  prince  de  Ligne; 
j'y  renvoie  les  curieux.  Pourtant,  quand  la  guerre  éclate, 
■  quand  la  Turquie  (elle  le  pouvait  alors)  se  pique  la  première, 
et  lorsqu'on  apprend  que  l'ambassadeur  russe  a  été  mis  aux 
Sept-Tours,  Catherine,  rentrée  dans  sa  capitale,  reçoit  ces 
événements  d'un  air  moins  joyeux  qu'elle  ne  les  avait  provo- 
qués :  elle  redevient  ce  qu'elle  était  en  réalité,  une  souveraine 
pour  l'histoire  bien  plus  que  pour  le  roman,  et  ne  songe  plus 


208  CAUSEniES    DU    LUNDI. 

qu'à  se  procuror  le  moins  dinicilenient  quelques  résullals  pos- 
sibles el  solides.  On  était  allé  fort  loin  et  fort  vite  dans  les  pro- 
jets anticipés  de  partage  entre  souverains,  et,  du  milieu  de  ces 
enclianlenients  de  Crimée,  on  en  était  déjà  à  se  demander  : 
«  Que  diable  .faire  de  Constantinople?  »  On  se  contente 
pour  cette  fois  d'assiéger  Oczakow. 

Le  prince  de  Ligne,  durant  ce  voyage  du  Dnieper  et  de  la 
Crimée,  n'avait  été  que  le  plus  aimable  des  couitisans  et  des 
clievaliers  de  roman.  Un  jour  que  la  galère  impériale  passait 
tout  près  du  rocher  où  la  Iradilion  place  le  sacrifice  d'iphigé- 
nie  et  comme  on  discutait  ce  point  de  mythologie  historique, 
Catherine,  se  promenant  sur  le  pont  avec  majesté,  grâce  et 
lenteur,  étendit"  la  main  et  dit  :  «  Je  vous  donne,  prince  de 
Ligne,  le  territoire  contesté.  »  On  ajoute  que  le  prince,  se 
voyant  assez  près  de  terre,  se  jeta  à  l'eau  comme  il  était,  en 
uniforme,  et  alla  prendre  à  l'instant  possession  du  rocher,  y 
gravant  d'un  côté,  du  côté  apparent,  le  nom  divin  de  Cathe- 
rine, et  de  l'autre  côté  (assure-t-il),  le  nom  tout  humain  de  la 
dame  de  ses  pensées,  de  la  dame  d'alors,  car  il  en  changeait 
souvent.  Il  aimait  ces  espiègleries. 

Mais  à  la  fin  de  cette  année  1787,  le  prince  de  Ligne  rede- 
vient tant  qu'il  peut  un  personnage  d'histoire;  il  a  désiré  la 
guerre,  et  il  s'y  met  au  premier  rang.  Comme  il  ne  croit  pas 
que  son  souverain,  l'empereur  Joseph,  soit  en  mesure  de  la 
commencer  assez  vile,  il  demande  à  être  provisoirement  au 
service  de  la  Russie  :  «  Après  avoir  fait  quekpies  sottises  dans 
ma  vie,  dit-il  à  ce  propos,  j'ai  fini  |)ar  faire  une  bêtise.  »  Le 
voilà  donc  sans  rôle  défini,  en  qualité  de  militaire  à  moitié 
diplomate,  et  d'officier  général  à  demi  conseiller  et  très-peu 
écouté,  côte  à  côte  avec  le  prince  Potemkin ,  qui  le  caresse 
et  le  joue  :  «Je  suis  confiant,  moi,  je  crois  toujours  qu'on 
m'aime.  »  On  assiège  Oczakow;  Potemkin  n'est  rien  moins 
que  militaire,  et  il  veut  le  paraître.  Le  prince  de  Ligne,  par 
délicatesse,  s'abstient  de  rien  écrire  en  Cour  contre  lui,  et  il 
se  dévore  à  voir  des  intrigues,  des  rivalités  mesquines  au  lieu 
de  combats:  «  Que  de  folies,  de  bizarreries,  d'enfances,  de 
choses  anti-militaires  se  passèrent  dans  l'espace  de  quatre  ou 
cinq  mois  que  je  restai  devant  cette  bicoque  !  J'ai  lâché  de  les 
oublier,  mais  je  souiïrais  comme  un  musicien  (piand  il  entend 
des  instruments  (pii  ne  sont  pas  d'accord.  »  Il  passe  do  là  à 


LE    l'UlNCE    DE    LIGiNK.  209 

l'arméo  de  Moldavie,  auprès  du  maréchal  Romanzow,  celui-là 
militaire,  mais  encore  plus  astucieux  que  Potemkiii,  et  qui  ne 
l'écoute  pas  davantage.  Tout  en  s'ennuyant  de  ne  rien  faire,  le 
prince  de  Ligne  a  son  quartier  à  Yassi;  il  y  voit  les  boyards 
et  les  femmes  des  boyards,  les  belles  Moldaves,  les  indolentes 
Plianarioles,  les  Grecques  à  demi  asiatiques  qu'il  décrit  avec 
leur  grâce,  leur  nonchaloir  et  leurs  danses  :  «  On  se  fait  des 
mines,  on  se  sépare  presque,  on  se  retient,  on  s'approche,  je 
ne  sais  comment;  on  se  regarde,  on  s'entend,  on  se  devine, 
on  a  l'air  de  s'aimer...  Celte  danse-là  me  paraît  fort  raison- 
nable. »  On  y  voit  les  jolies  femmes  de  Yassi  recevant  le  ton 
de  Constantinople  et  préoccupées  de  l'idéal  de  beauté  turque, 
qui  consiste  à  être  grasse  et  à  avoir  du  ventre.  Une  mère  de- 
mande pardon  que  sa  fdle  n'en  ait  pas  encore  :  «  Mais  cela 
viendra  bientôt,  me  dit-elle,  car  à  présent  c'est  une  honte, 
elle  est  droile  et  mince  comme  un  jonc.  «  Les  aperçus  politi- 
ques se  mêlent  à  ces  jolies  peintures.  La  littérature  même  du 
prince  y  trouve  son  compte;  lorsqu'il  lira  plus  tard  le  Cours 
de  La  Harpe  et  qu'il  y  fera  des  annotations,  souvent  très-fines 
et  très-justes,  il  reprendra  le  célèbre  professeur  sur  le  chapitre 
des  Grecs:  «  Si  vous  aviez  vu,  monsieur  de  La  Harpe,  et  étu- 
dié les  Grecs  d'aujourd'hui  comme  moi,  qui  ai  eu  des  affaires 
de  politique  à  traiter  avec  eux,  vous  sauriez  qu'ils  ressemblent 
aux  anciens.  Mais  \e^  circonstances  les  empêchent  de  paraître 
comme  eux;  en  attendant  examinez  l'esprit,  la  beauté  de  leurs 
yeux,  la  vivacité  ou  la  noblesse  même  de  leur  langue  grecque 
vulgaire.  »  Il  dira  encore,  en  faisant  la  critique  de  notre  ma- 
nière de  traduire  les  anciens  et  des  jugements  qu'on  en  a 
portés  à  l'aveugle  :  «  C'est  à  la  source  qu'il  faut  aller.  Je  sais 
bien  que  la  distance  des  temps  peut  l'avoir  corrompue;  mais 
j"ai  montré  des  traductions  à  des  Grecs  du  faubourg  de  Péra , 
de  l'Archipel,  et  à  des  femmes  jolies  et  instruites  des  boyards 
à  Yassi,  sachant  bien  le  français,  pariant  le  grec  vulgaire  en 
conversation,  mais  entendant  le  littéraire  de  père  en  fils:  ils 
m'ont  tous  assuré  que  c'était  tout  autre  chose,  et  qu'il  était 
plaisant  de  voir  en  France  des  querelles  sur  les  anciens,  qui, 
su/tout  en  poésie,  n'y  sont  pas  entendus.  »  Cet  aperçu  (à  moi 
presque  aussi  ignorant,  il  est  vrai ,  cpie  le  prince)  me  paraît,  à 
cette  date,  la  justesse  même. 

Cependant  Joseph  II,  de  son  côté,  a  entamé  sa  guerre  contre 

18. 


210  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

les  Turcs,  et  moins  heureusement  qu'il  n'avait  compté;  le 
prince  de  Ligne  n'a  plus  de  raison  pour  ne  pas  être  dans  les 
rangs  autrichiens.  Il  sert  sous  son  ancien  général  Loudon  au 
siège  de  Belgrade  (septembre-octobre  1789)  ;  il  l'y  aide  eflica- 
cernent  par  une  suite  d'atla(|ucs  bien  ménagées,  et  vers  la  fin 
par  une  batterie  imaginée  à  la  pointe  d'une  île,  et  qui  fait  mer- 
veille. Après  Lacy,  plus  complet  et  qui  unissait  l'éclair  et  le 
sang-froid,  il  n'estimait  rien  tant  que  Loudon,  grand  homme 
de  guerre  dès  qu'on  était  dans  l'action  :  «  J'étais  tout  en  feu 
moi-même  par  cet  être  qui  tient  plus  du  dieu  à  la  guerre  que  de 
l'homme.  »  Après  la  prise  de  Belgrade,  le  prince  de  Ligne,  qui 
s'était  vu  quelque  temps  dans  une  demi-disgrâce,  est  nommé 
commandeur  de  l'ordre  militaire  de  Marie-Thérèse.  Sa  santé 
altérée  par  les  fièvres  a  besoin  de  bien  des  mois  pour  se  re- 
mettre. La  révolution  des  Pays-Bas  est  commencée;  celle  de 
France  s'allume.  Le  prince  de  Ligne  est  au  moment  des  grandes 
choses  ;  il  a  cinquante-cinq  ans,  et  sa  constitution  robuste,  remise 
des  suites  de  Belgrade,  peut  encore  fournir  à  bien  des  fatigues. 
Il  aspire  à  un  commandement  en  chef;  il  va  peut-être  enfin 
donner  toute  sa  mesure,  car  ce  n'est  qu'à  la  guerre  qu'il  a 
rêvé  un  grand  rôle  :  ailleurs  il  n'a  voulu  être  que  témoin  et 
confident.  Mais  l'empereur  Joseph  meurt  (20  février  l" 90) , 
son  adoré  Joseph  II,  comme  il  l'app-lle,  et  avec  lui  la  fortune 
du  prince  de  Ligne  s'arrête;  sa  carrière  se  brise  ou  du  moins 
se  ferme.  0  douleur  !  il  a  beau  nourrir  de  nobles  désirs  et  des 
ambitions  généreuses,  il  ne  sera  plus  que  le  vétéran  des  élé- 
gances, le  dernier  des  chevaliers  d'autrefois  (I). 

Nous  qui  cherchons  partout  matière  à  l'histoire  des  mœurs 
et  à  la  distinction  des  caractères,  notons  bien  le  point  de  sépa- 
ration que,  mieux  que  personne,  il  nous  aide  à  observer  et  à 
définir.  Dans  ses  lettres  écrites  à  M.  de  Ségur,  et  datées  d'Oc- 
:i^akow,  de  ce  triste  siège  où,  malgré  les  lenteurs  et  les  intri- 
gues, il  y  avait  eu  pourtant  quelques  brillantes  canonnades  et 
des  combats,  le  prince  de  Ligne  parlait  du  prince  de  Nassau, 
ce  brillant  paladin,  sorte  de  chevalier  errant  par  tous  les  pays, 

(1)  Il  a  écrit  à  Cullierine,  sur  la  mort  de  Josepli  11 ,  une  lettre  qiij  a 
mériié  de  dcvonir  hislO!i(iue.  Voir  i>i>!,'e  o05  de  Vllislohe  de  Joseph  II 
(20  édition,  1833),  par  M.  Camille  Pagaiiel.  Celle  l'eeoiiiinaiidable  Uis- 
toire  est  toute  remplie  du  prince  de  Ligne  et  des  lémoiguages  non- 
seulement  de  son  agrément ,  mais  de  son  niérile. 


LE    PRINCE    DE    LIGNE.  211 

tour  à  tour  et  à  volonté  colonel  d'infanterie,  de  cavalerie,  ou 
vice-amiral.  Il  parlait  également  d'un  volontaire  français,  d'un 
autre  jo/i  phénomène  chevaleresque,  le  comte  Roger  de  Da- 
mas, de  qui  il  disait  :  «  François  1",  le  grand  Condé  et  le  ma- 
réchal de  Saxe  auraient  voulu  avoir  un  fds  comme  lui.  Il  est 
étourdi  comme  un  hanneton  au  milieu  des  canonnades  les 
plus  vives  et  les  plus  fréquentes,  bruyant,  chanteur  impi- 
toyable, me  glapissant  les  plus  beaux  airs  d'opéra  ,  fertile  en 
citations  les  plus  folles  au  milieu  des  coups  de  fusil,  et  jugeant 
néanmoins  de  tout  à  merveille.  La  guerre  ne  l'enivre  pas,  mais 
il  jj  est  ardent  (Pune  jolie  ardeur,  comme  on  l'est  à  la  fin 
d'un  souper.  »  Voilà  le  dernier  bouquet,  si  je  puis  dire,  de 
l'ancienne  chevalerie  française,  de  ces  aimables  et  preux 
courtisans,  civilisés  et  raffinés,  dont  les  épées  étaient  valeu- 
reuses et  brillantes,  mais  avaient  des  fourreaux  de  soie.  Le 
prince  de  Ligne  était  de  cette  race;  au  moment  de  la  prise  do 
Belgrade,  il  écrivait  à  M.  de  Ségur,  combinant  avec  art  toutes 
ses  sensations  :  «  Je  voyais  avec  un  grand  plaisir  militaire  et 
une  grande  peine  philosophique  s'élever  dans  l'air  douze  mille 
bombes  que  j'ai  fait  lancer  sur  ces  pauvres  infidèles...  »  Et 
après  l'entrée  dans  la  place  :  «  On  sentait  à  la  fois  le  mort , 
le  brûlé  et  l'essence  de  rose;  car  il  est  extraordinaire  d'unir  à 
ce  point  les  goûts  voluptueux  à  la  barbarie.  »  H  se  plaît  lui- 
même  à  se  jouer  à  ces  antithèses.  Or,  une  nouvelle  ère  allait 
commencer,  tout  imposante  et  toute  sévère  :  dans  la  grande 
convulsion  démocratique  où  la  terre  de  France  enfanta  des 
armées,  après  les  premiers  temps  d'aguerrissement  et  d'ap- 
prentissage, on  eut  des  héros,  des  chevaliers  aussi;  mais 
ceux-là,  les  Lannes,  les  Murât,  les  Ney  étaient  des  Achille  et 
des  Roland  primitifs  qui  n'entendaient  rien  à  ces  grâces  polies 
et  à  ces  raffinements  des  vieux  règnes.  M.  de  Narbonne  seul, 
comme  pour  en  honorer  le  souvenir,  en  offrait  un  dernier 
échantillon  dans  l'état-major  de  l'Empereur;  le  reste  était 
comme  sorti  de  terre,  gardant  de  son  origine  jusque  sous  l'or 
et  la  pourpre,  ayant  du  lion  dans  le  courage,  génération  toute 
faite  pour  la  lutte  des  géants. 

Le  prince  de  Ligne  qui,  malgré  ses  alliances  d'esprit  avec 
le  wiii*^  siècle ,  n'hésita  pas  un  instant  dans  son  antipathie 
contre  la  Révolution ,  fut  des  premiers  à  bien  juger  du  grand 
mouvement  nouveau,  de  sa  portée  et  de  ses  conséquences 


212  CAUSERIES    nu    LU  NDT, 

dans  l'avenir.  Ce  ne  sont  pas  des  prédictions ,  comme  à  un 
do  JMaislrc,  que  j'irai  lui  demander,  mais  des  saillies  et  des 
\ues  pleines  de  pers[>icacité  et  de  justesse.  Une  lettre  pitiiianle 
adressée  à  son  ancien  ami  Ségur  qui  avait  donné  ([uelque  ad- 
hésion aux  premiers  actes  de  la  Révolution,  nous  montre  le 
prince  de  Lii:;ne  à  la  date  d'octobre  1790,  dans  le  premier  in- 
stant de  son  irritation  et  de  sa  colère  : 

«  La  Grèce  avait  des  sages,  dit-il,  mais  ils  n'étaient  que  sept;  vous 
en  avez  douze  cents  à  dix-huit  fiancs  par  jour,...  sans  mission  que 
d'eux-mêmes,...  sans  connaissance  des  pays  étrangers,  sans  plan  gé- 
néral,... sans  l'Océan  qui  peut,  dans  un  pays  dont  il  faille  lour> 
protéger  les  faiseurs  de  phrases  et  de  lois. . .  Messieurs  les  beaux-esprits, 
d'ailleurs  très-estimables,  ont  bien  peu  de  talent  pour  former  leurs 
semblables.  Une  nation  si  jeune,  si  vive,  si  exaltée,  (pii  dans  ce  mo- 
ment fait  une  litière  d'épines  au-dessus  des  roses  qu'elle  veut  étoulFer, 
tiendra-l-elle  des  engagements  de  wnH^gre.'  Je  suppose  un  cas  liorrihle. 
imprévoyable,  el  possible  pourtant  à  des  tiijrex-sjnges ,  comme  vous 
a  appelés  M.  de  Voltaire;  on  peut  culbuter  un  roi,  mais  jamais  le 
trône...  Êles-vous  faits  pour  être  des  hommes,  mes  enfants,  les  plus 
jolis  enfants  du  monde;'...  Je  sais  que  votre  nation  peut  s'aguerrir  et 
qu'elle  est  capable  des  plus  grandes  choses  par  la  su[)érioiilé  de  la- 
lents  en  tout  genre:  mais  on  ne  sera  pas  assez  maladroit,  j'espère, 
pour  vous  laisser  faire.  » 

On  voit  le  ton  ;  il  y  a  du  vrai  et  du  faux;  mais  la  situation 
est  vivement  sentie,  vivement  caractérisée.  Le  prince  de  Ligne 
y  mêle  de  ses  jeux:  «  J'aime  encore  mieux  les  hari/s  que  les 
tonneaux,  »  allusion  aux  Du  Barry  ot  à  Mirabeau-tonneau. 
Le  prince  a  une  manière  gaie  et  \)arïo']s  polissonucmte  (c'est 
un  de  ses  mots)  de  dire  même  des  choses  sérieuses.  Il  e:i{horte 
Ségur  à  émigrer,  ce  que  celui-ci  eut  le  bon-esprit  de  ne  pas 
faire.  Il  le  lui  dit  d'ailleurs  en  de  nobles  termes  :  «  Donnez  la 
main  à  Louis  XVI  pour  remonter  sur  son  trône,  au  lieu  de 
l'aider  à  en  descendre.  Soyez  tous  plus  royalistes  que  lui.  » 
Le  prince  de  Ligne  en  parlait  à  son  aise,  lui  dont  la  [lalrie 
était  en  queli[ue  sorte  ac/  libitum  ,  et  qui  se  détinissait  Fran- 
çais en  Autriche,  Autrichien  en  France,  l'un  ou  l'autre  en 
Russie. 

Il  ne  tarde  pas  cependant  à  être  plus  circonspect,  moins 
pressé  en  pronostics:  les  Puissances  coalisées  n'ont  pas  fait  ce 
qu'il  souhaitait;  elles  ont  laissé  à  la  France  le  temps  de  s'a- 
{^uerrir.   11  aurait  voulu  qu'on  commençât  par   tonner  et 


I-E     PRINCE    DE    LIGNE.  213 

cioiiner  :  on  a  manqué  ce  premier  coup.  Les  émigrés,  selon 
lui,  ont  emporté  l'honneur  (dans  le  sens  royaliste);  les  l'e- 
belles  n'ont  ij,nrdé  de  leur  nation  que  l'intelligence  et  le  cou- 
rage :  il  oublie  que  ces  rebelles^  qui  sont  à  peu  prés  tout  le 
monde,  ont,  de  plus,  gardé  intact  le  sentiment  de  patrie.  Il 
est  Forcé  de  reconnaître  que  le  talent  bientôt  a  remplacé  la 
guillotine  :  a  D'Athènes  la  France  a  été  à  Sparte ,  en  jjassant 
par  le  pays  des  Huns.  »  Dans  un  Mémoire  sur  la  nouvelle 
armée  française,  il  lui  rend  une  justice  incomplète  encore,  du 
moins  un  commencement  de  justice.  Quiinl  à  la  républiijue,  il 
ne  lui  pardonne  pas  plus  (|ue  le  premier  jour.  Selon  lui,  et 
contrairement  à  Montesquieu,  c'est  la  terreur  seule  qui  fait 
la  république  :  «  Dieu  veuille  ([u'elle  ail  de  la  vertu  pendant 
six  mois,  elle  sera  détruite.  » 

Il  estime  de  bonne  heure  que  le  résultat  le  plus  net  de  la 
Révolution  de  France  et  de  ce  qui  s'y  est  passé  en  93,  sera  de 
fortifier  partout  le  principe  monarchique  ;  ce  régime  de  93  aura 
fait  l'efTet  de  l'Ilote  ivre  et  aura  dégoûté  de  l'imitalion:  «  On 
verra  plutôt,  dit-il,  des  républiques  devenir  des  royaumes  que 
des  royaumes  devenir  républiques.  On  pleurera  le  meilleur 
des  hommes  dans  Louis  XVI,  la  plus  belle  et  la  plus  parfaite 
des  reines,  des  milliers  de  victimes,  on  servira  Dieu  mieux 
qu'auparavant,  et  on  respectera  plus  son  souverain.  »  Ceci 
devient  sérieux  et  de  ton  et  de  fond  :  «  Il  est  bien  difficile  de 
n'être  pas  sérieux  au  fond,  disait  le  prince  en  une  de  ses 
Pensées,  si  ce  fond  n'est  pas,  comme  chez  quelques  gens,  à 
la  superficie.  » 

Jl  était  royaliste,  non  par  préjugé,  mais  par  rétlexion  et  par 
principes.  Il  était  d'avis  que,  dans  tous  les  grands  moments  de 
1  histoire  qui  se  prolongent  et  qui  se  fixent,  «  tout  tient  à  un 
seul  homme,  »  ou  à  un  très-petit  nombre;  les  règnes,  même 
les  plus  durs,  lui  semblaient  offrir  plus  de  chances  aux  talents 
et  aux  grands  hommes  que  Tanarchie  :  «  Les  Scipions,  dit-il, 
étaient  de  grands  aristccrates;  Périclès  était- une  espèce  de 
roi.  Horace  et  Virgile  auraient  eu  peu  de  succès  pendant  les 
guerres  civiles.  Si  Montaigne  et  le  bon  La  Fontaine  avaient 
vécu  de  notre  temps,  l'un  avec  ses  vérités,  l'autre  avec  ses 
naïvetés  et  ses  distractions ,  ils  auraient  été  pendus  les  pre- 
miers. »  En  tout  ceci  le  prince  de  Ligne  fait  comme  chacun 
en  pareil  cas  :  il  lire  volontiers  toute  l'histoire  de  son  côté. 


214  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

Il  y  a  une  lettre  du  prince  à  un  émigré  des  plus  distingués, 
M.  de  Meillian,  ancien  administrateur,  homme  de  lettres  et 
homme  d'esprit.  11  y  discute  des  changements  que  la  Révo- 
lution devra  apporter  dans  les  mœurs  puhliques  et  dans  le 
goût  :  «  Après  tout  ce  qui  est  arrivé  depuis  quelque  temps, 
toutes  les  idées  doivent  décidément  se  renouveler.  »  Et  d'abord 
il  croit  que  l'universalité  de  la  langue  française  en  souffrira; 
que  Paris  ne  sera  plus  comme  auparavant  la  capitale  intellec- 
tuelle et  littéraire  reconnue  de  l'Europe,  les  autres  nations 
voulant- se  venger  d'avoir  si  longtemps  obéi  à  l'esprit  venu  de 
Paris.  Il  fait  une  remarque  fine  sur  les  émigrés  et  sur  l'esprit 
d'aristocratie  qui  trouve  son  compte  à  la  démocratie  même. 
Bien  des  gens  se  sont  flattés  d'être  des  gentilshommes  en  émi- 
grant  :  «  et  il  n'y  en  a  aucun,  si  petit  qu'il  soit,  qui  ne  se 
croie  égal  à  un  Montmorency,  puisqu'il  sert  l'autel  et  le  trône.  » 
Le  résultat  de  l'émigration  aura  donc  été  de  vulgariser  la  no- 
blesse. Ne  séparant  point  l'idée  de  goût  d'avec  celle  des  so- 
ciétés charmantes  où  il  a  vécu,  il  conclut  en  disant  :  «  On  peut 
remettre  le  trône  en  France,  mais  le  goût  jamais.  La  vue  des 
crimes  a  ôté  celte  fraîcheur,  cette  grâce,  cette  urbanité  dos 
mœurs  de  la  nation  la  plus  aimable.  La  farouche  république  a 
mis  à  la  place  l'esprit  de  discussion  et  la  fausse  éloquence. 
Ce  sera  la  France  antiquaire  au  lieu  de  la  France  litté- 
raire. »  Ne  prenez  tout  cela  que  comme  la  conversation  vive 
et  nourrie  d'un  homme  qu'on  trouve  au  lit  le  matin  et  qui 
pense  tout  haut,  et  vous  en  emportciez  de  tous  côtés  des  traits, 
des  aiguillons  qui  vous  feront  aussi  penser,  pester,  dire  oui  et 
non  à  la  fois  ;  et  c'est  ce  qu'il  a  voulu.  —  Et  même  lorsqu'on 
approuve,  c'est  comme  dans  la  conversation  encore  :  il  faut 
suppléer,  à  tout  moment,  à  ce  qui  manque. 

Parlant  de  ce  même  M.  de  Meilhan,  qui  avait  eu  l'idée  d'é- 
crire l'Histoire  de  l'impératrice  Catherine,  le  prince  de  Ligne 
disait  en  l'y  encourageant  :  «  Il  faut  être  homme  de  bonne 
compagnie  pour  "écrire  l'histoire.  » 

Cependant  de  grandes  choses  se  faisaient  à  la  guerre,  et  le 
prince  de  Ligne  n'en  était  pas.  Cette  inaction  à  laquelle  sa 
Cour  le  condamnait  lui  fut  cruelle  :  «  Apparemment,  disait-il, 
que  je  suis  mort  avec  .loseph  II,  ressuscité  un  moment  pour 
mourir  avec  le  maréchal  Loudon,  et  être  malade  avec  le  ma- 
réchal Lacy.  »  11  y  eut  des  moments  où  il  aurait  voulu  être 


LE    PRINCE    DE    LIGNE.  S*!  5 

désigné  pour  commander  en  chef  en  Italie,  et  pour  se  mesurer 
avec  le  vainqueur  de  Rivoli  ou  de  Mareiigo.  Une  telle  ambition 
est  honorable  :  il  y  avait  plusieurs  manières  possibles  d'être 
vaincu  par  Bonapaite,  et  on  en  imagine  qui  pouvaient  encore 
être  dignes  d'envie.  Le  prince  de  Ligne  déroba  sa  douleur  de 
guerrier  sous  le  sourire  de  l'homme  du  monde  et  sous  l'in- 
diflérence  du  philosophe.  Pourtant  la  blessure  lui  en  de- 
meura. 

Il  passait  les  années  insensibles  du  déclin  dans  sa  retraite 
devienne,  dans  sa  petite  maison  du  rempart  ou  dans  son 
lieJiKje  au  Léopoldberg.  11  lisait,  il  écrivait  chaque  matin  à 
tout  hasard;  il  faisait  imprimer  ses  Œuvres  trop  mêlées  et 
trop  noyées ,  toutes  criblées  des  fautes  de  l'imprimeur,  sans 
parler  des  siennes.  Découragé  sur  la  gloire,  goûté  de  tous,  il 
charmait  la  société  autour  de  lui,  et  (rompait  de  son  mieux 
le  temps.  Quand  le  Cours  de  Littérature  de  La  Harpe  ou  la 
Correspondance  du  même  avec  le  grand-duc  de  Russie ,  ou 
encore  quand  les  iVe'moire.s  de  Bezen val  paraissaient,  le  prince 
de  Ligne  les  lisait  plume  en  main  et  les  accompagnait  page 
par  page  de  remarques  curieuses,  dont  les  éditeurs  soigneux 
de  ces  divers  ouvrages  devraient  dorénavant  profiter.  Sur 
Raynal,  son  ton  et  sa  pesanteur;  sur  Beaumarchais,  ses  mys- 
tihcations  et  ses  charlatanismes;  sur  Duclos ,  Saint-Lambert, 
Crébillon  fils  et  cent  autres,  il  a  des  traits  qui  sont  d'original 
et  comme  d'un  homme  qui  a  diné  avec  eux.  De  M"^*  Geoffrin, 
il  disait  en  approuvant  le  portrait  qu'en  a  tracé  La  Harpe  : 

«  Le  portrait  de  Mme  Geoffrin  est  de  la  plus  grande  vérité;  il  devait  y 
ajouter  le  plus  grand  talent  pour  les  définitions.  Avant  delà  connaître 
(si  cite  u'avail  pas  passé  parvienne),  je  ne  l'aurais  jamais  vue  à  Paris. 
Je  la  croijais  un  bureau  d'esprit ,  ei  c'en  était  un  plutôt  de  raison.  Les 
gens  d'esprit  qui  allaient  chez  elle  n'eu  faisaient  plus  et  devenaient 
presque  de  bonnes  gens.  Il  y  avait  entre  elle  et  Mme  du  DefTand  une 
espèce  de  rivalité.  Mais,  au  lieu  du  gros  bon  sens  de  la  première, 
l'autre  avait  une  conversation  pleine  de  traits,  et  avait  l'épigramme  et 
le  couplet  à  la  main.  —  Le  genre  de  M^^  Geoffrin  était ,  par  exemple  , 
une  espèce  de  police  pour  le  goût,  comme  la  maréchale  de  Luxembourg 
pour  le  ton  et  l'usage  du  monde.  '> 

On  sent  tout  le  prix  de  telles  remarques  fines  de  la  part 
d'un  homme  qui  a  si  bien  vu,  et- qui  n'a  d'autre  prétention 
que  de  se  souvenir  avec  justesse. 


216  CAUSRRIF.S    DU    HINDI. 

Il  est  un  sujet  auquel  il  revient  souvent,  soit  à  propos  de 
Bezenval,  soit  à  propos  de  La  Harpe,  toutes  les  fois  qu'il  en 
trouve  l'occasion,  c'est  la  reine  Marie-Antoinette  ;  et  cliaque 
fois,  inspiré  par  son  cœur,  par  une  imagination  fidèle  et 
émue,  il  nous  la  montre  sons  un  vrai  jour,  avec  ses  ingénuités, 
ses  étourderies  innocentes,  et  dans  tout  l'éclat  de  sa  ligure, 
«  sur  laquelle  on  voyait  se  développer,  en  rougissant,  ses  jolis 
regrets,  ses  excuses,  et  souvent  ses  bienfaits.  »  C'est  on  y 
songeant  le  moins  qu'il  nous  la  peint  le  mieux,  et  qu'il  nous 
fait  voir  d'un  même  trait  sa  bonté  et  sa  grâce  :  «  Elle  s'oc- 
cupait si  peu  de  sa  toilette,  dit-il  en  un  endroit,  qu'elle  se 
laissa,  pendant  plusieurs  années  ,  coilï'er  on  ne  peut  pas  plus 
mal  par  un  nommé  Larceneur  qui  l'était  venu  chercher  à 
Vienne,  pour  ne  pas  lui  faire  de  la  peine.  11  est  vrai  qu'en 
sortant  de  ses  mains,  elle  mettait  les  siennes  dans  ses  cheveux 
pour  s'arranger  à  l'air  de  son  visage.  »  Après  l'avoir  vengée 
sur  les  points  essentiels,  il  finit,  dans  un  sentiment  chevale- 
resque et  qui  rappelle  celui  de  Burke,  par  mettre  sa  royale 
mémoire  sous  la  protection  des  jeunes  militaires  français  qui 
ue  l'ont  point  connue  et  qui,  venus  depuis,  n'ont  pas  été  des 
ingrats  :  «  Au  moins,  écrivait  le  prince  de  Ligne  vers  la  date 
d'Austerlitz  et  d'Iéna,  que  ceux  qui  s'acquièrent  tant  de 
gloire  sous  les  drapeaux  de  leur  Empereur,  plaignent  cette 
malheureuse  princesse  qu'ils  auraient  bien  servie...  »  Ce  sont 
là  des  alliances  d'idées  et  de  sentiments  qui  honorent.  En  y 
faisant  a[)pel ,  le  prince  de  Ligne  a  touciié  juste,  et  il  ne  s'y 
est  point  trompé  :  la  France  nouvelle  a  vengé  Mario-Anloinetle 
de  l'ancienne. 

La  vieillesse  arrivait  pourtant;  le  prince  de  Ligne  orna  la 
sienne,  jusqu'à  la  fin,  d'agrément  et  d'élégance.  Ceux  qui  le 
veulent  connaître  dans  les  dernières  années,  peuvent  lire  ce 
qu'en  ont  dit  le  comlo  Ouvarofi"  dans  ses  Esquisses  (1848), 
et  le  comte  de  La  Garde  au  tome  I""  de  ses  Souvenirs  du 
Congrès  de  Vienne  (1843).  Un  jour,  le  prince  de  Ligne  s'aper- 
çut que  deux  belles  .luives,  chez  qui  il  allait  souvent,  demeu- 
raient bien  haut;  il  leur  écrivit  un  [letit  billet  le  plus  dégagé 
possible ,  [lar  le(|uel  il  prenait  congé  d'elles  à  l'avenir,  leur 
disant  :  «  Adieu  !  vous  êtes  décidément  les  dernières  que  j'aie 
adorées  au  troisième.  »  Mais  cette  apparence  légère  ne  faisait 
que  renlVrmer  pUis  trislement  en  soi  les  regrets  et  les  souvenirs: 


LE    PRINCE    DE    LIGNE.  217 

«  Les  souvenirs  !  s'écriait-il  dans  les  moments  de  solitude,  on  les  ap- 
pelle doux  et  tendres,  et,  de  telle  façon  qu'ils  soient,  je  les  déclare  durs 
et  amers...  L'ima^^e  de,*  plaisii'S  innocents  de  l'enfance  retrace  un  ternps 
qui  nous  rappioclie  de  celui  où  nous  n'existerons  plus.  Guerre,  amour, 
succès  d'autrefois,  lieux  où  nous  les  avons  eus,  vous  empoisonnez 
notre  présent!  Quelle  différence',  dit-on;  comme  le  temps  s'est  passé! 
J'étnis  victorieux,  aimé  et  jeune!  On  se  trouve  si  loin,  si  loin  de  ces 
beaux  monicnls  qui  ont  passé  si  vite,  et  qu'une  chanson  qu'on  a  en- 
tendue alois,  un  arbre  au  pied  (luqu(!l  on  a  été  assis,  rappellent  en 
faisant  fondre  en  \dvmeil  J'étais  là,  dit-on,  le  soir  de  cette  fameuse 
bataille.  Ici  on  me  seira  la  uiain.  De  là.  je  partis  pour  un  quartier 
d'hiver  charmant.  J'avais  bonne  idi'e  des  hommes.  Les  femmes,  la 
Cour,  la  ville,  les  rjetis  d'affaires  ne  m'avaient  pas  trompé.  Mes  soldats 
(société  d'honnêtes  gens  plus  purs  et  plus  délicats  que  les  gens  du 
monde)  m'adoraient.  Mes  paysans  me  bénissaient.  Mes  arbres  crois- 
saient; ce  que  j'aimais  était  encore  au  monde,  ou  existait  pour  moi. 
O  mémoire;  mémoire:  elle  revenait  quelquefois  au  duc  de  Marlborough 
tombé  en  enfance  et  jouant  avec  ses  pages;  et  un  jour  qu'un  de  ses 
portraits,  devant  lequel  il  passa,  la  lui  rendit,  il  arrosa  de  pleurs  ses 
mains  qu'il  porta  sur  son  visage.  » 

Page  éloquente  !  accents  échappés  du  cœur!  voix  de  la  na- 
ture !  pourquoi  l'aimable  prince  ne  se  les  accorde-t-il  que  si 
rarement? 

Lorsque  s'ouvrit  le  Congrès  de  Vienne  en  18!  4,  le  prince  de 
Ligne  se  trouva  par  position  et  tout  naturellement  comme  le 
grand  maître  des  cérémonies  de  cette  réunion  brillante.  La 
jeunesse  des  diplomates  aimait  à  se  grouper  autour  de  lui,  à 
l'écouter,  à  le  prendre  pour  introducteur  et  pour  guide,  à  faire 
écho  à  ses  saillies  qu'on  se  redisait  :  «  Le  Congrès  ne  marche 
pas,  il  danse...  Le  tissu  de  la  politique  est  tout  brodé  de  fêtes.» 
^On  le  consultait  sur  la  broderie.  M.  de  La  Garde  nous  l'a 
peint  durant  cette  dernière  année  avec  un  sonliment  d'entière 
admiration.  Mais,  au  milieu  des  couleurs  brillantes  dont  il 
l'entoure,  on  saisit  quelques  ombres.  Le  prince  de  Ligne  souf- 
frait par  moments  de  n'être  pris  que  comme  une  curiosité,  une 
simple  utilité  mondaine  dans  cette  réunion  de  rois  et  de  minis- 
tres qui  allait  trancher  les  destinées  du  monde.  Il  avait  com- 
mencé trop  tôt  de  paraître  un  monument.  Ce  qu'il  considérait 
comme  manqué  dans  sa  carrière  de  soldat  lui  revenait  à  cer- 
tains moments  avec  amertume.  Un  jour  qu'il  était  allé  à 
Schœnbriinn  où  él  il  le  jeune  roi  de  Rome,  l'enfant,  à  qui  le 
vieux  maréchal  (car  le  piince  de  Ligne  avait  ce  titre)  agréait 
VIII.  19 


248  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

beaucoup,  se  mita  jouer  aux  soldats  devant  lui  ;  le  maréchal 
se  prcla  au  jeu  et  commanda  la  manœuvre.  En  la  voyant 
faire  à  cet  enfant,  il  devait  se  rappeler  (lu'il  y  avait  plus  de 
vini^t  ans  qu'il  ne  l'avait  commandée  au  sérieux  et  devant 
l'ennemi. 

Un  jour  qu'il  avait  reçu  un  de  ces  affronts  comme  la  vieil- 
lesse la  plus  aimable  n'en  saurait  éviter  lorsqu'elle  s'obsline  à 
vouloir  être  toujours  jeune,  il  lui  échappa,  à  lui  si  bienveillant, 
quelques  paroles  contre  la  jeunesse  :  «  iMon  temps  est  passé; 
mon  monde  est  mort...  Mais  enfin  quel  est  donc  aujourd'hui  le 
mérite  de  la  jeunesse  pour  que  le  monde  lui  prodigue  ainsi 
toutes  ses  faveurs?  »  Ce  mérite,  c'était  simplement  d'avoir  le 
sourire  et  d'être  jeune  à  son  tour.  Le  prince  de  Ligne,  malgré 
sa  douceur  de  mœurs  habituelle,  ne  pouvait  s'empêcher  d'avoir 
quelque  accès  de  misanthropie;  il  en  voulait  aux  engouements 
et  à  toutes  ces  contrefaçons  de  talent  ou  d'esprit  qui  usurpent 
la  réputation  des  originaux  et  des  véritables  :  «  Il  se  fait,  disait- 
il,  dans  la  société  un  brigandage  de  succès,  qui  dégoûte  d'en 
avoir.  »  Mais  il  était  plus  dans  sa  nuance  de  philosophie  et 
dans  les  tons  qui  nous  plaisent,  lorsqu'il  écrivait  colle  pensée 
qui  résume  sa  dernière  vue  du  bonheur  : 

<<  Le  soir  est  la  vieillesse  du  jour,  l'hiver  la  vieillesse  de  l'année, 
l'iiisensibililé  la  vieillesse  du  cu'iir,  la  raison  la  vieillesse  de  l'esprit, 
la  maladie  celle  du  corps,  et  l'àgc  enfin  la  vieillesse  de  la  vie.  Chaque 
instant  apporte  avec  lui  l'idée  du  déci-oisseitient.  Tout  est  niobililé, 
mais  hieu  plus  lon^denips  en  mal  qu'en  bien.  On  n'est  pas  si  gai  à 
quinze  ans  ipi'à  dix,  h  trente  qu'à  vin^'t;  ainsi  du  reste  jusqu'à  la  mort. 
Que  de  blessures,  d'accidents,  de  chutes,  de  chat,'rins,  de  dérangements 
d'estomac,  n'a-l-on  pas  déjà  éprouvés  à  trente  ans!  On  en  soirlIVe  tout 
le  reste  de  sa  vie.  Les  emplois,  les  rubans,  la  gloire  même  font  ils  au- 
tant de  plaisir  que  la  premièi'e  poupée,  le  premier  habit  de  maleloti' 
L'entant  mange  quatre  lois  par  jour,  le  héros  souvent  ne  soujie  point. 
Heureux  celui  qui,  par  le  prix  qu'il  met  et  le  goût  qu'il  prend  aux  plus 
petites  choses,  i)rolong(;  son  enfance!  Les  jours  les  plus  heureux  sont 
ceux  qui  ont  une  grande  viaiinée  et  une  petite  soirée.  » 

C'est  presque  comme  le  vers  de  Malherbe  : 

Tout  le  plaisir  des  jours  est  en  leurs  matinées. 

Le  prince  de  Ligne  mourut  à  Vienne,  le  13  décembre  181  i, 
dans  sa  (piatro-vingtièmo  année,  pendant  la  tenue  même  du 


LEPRINCEDELIGNE.  2-19 

Congrès,  à  qui  il  procura  entre  deux  bals  le  spectacle  de  ma- 
gnifiques funérailles.  Un  écrivain  protestant  s'est  montré  sévère 
jusqu'à  l'injustice  pour  cette  fin  du  prince  de  Ligne.  Celui-ci, 
au  milieu  de  ses  fragilités  et  de  ses  maximes  d'Hamilton  ou 
d'Aristippe,  n'était  rien  moins  qu'un  incrédule  et  qu'un  impie. 
«  Tout  cela  est  très-joli,  disait-il  des  incrédulités  fanfaronnes, 
quand  on  n'entend  pas  la  cloche  des  agonisants.  »  Personne 
n'a  mieux  parlé  que  lui  du  principe  de  l'irréligion  chez  Vol- 
taire, «  de  ce  désir  d'être  neiif^  piquant  et  cité,  de  rire  et  de 
faire  rire,  d'être  ce  qu'on  appelait  alors  un  écrivain  hardi,  » 
toutes  choses  qui,  selon  lui,  avaient  plus  animé  Voltaire  qu'au- 
cune conviction  positive.  C'est  le  prince  de  Ligne  qui  a  écrit 
cette  belle  pensée  : 

«  L'incrédulité  est  .si  bien  un  air  que ,  si  on  en  avait  de  bonne  foi ,  je 
ne  sais  pas  pourquoi  on  ne  se  tuerait  pas  à  la  première  douleur  du 
corps  ou  de  l'espril.  On  ne  sait  pas  assez  ce  que  serait  la  vie  humaine 
avec  une  irréligion  positive .-  les  alliées  vivent  à  l'ombre  de  la  religion. 

Dans  tout  ce  qui  précède,  je  n'ai  point  voulu  faire  une  bio- 
graphie ni  même  un  portrait  du  prince  de  Ligne,  mais  seule- 
ment présenter  de  lui  et,  pour  ainsi  dire,  sauver  de  l'ancien 
naufrage  de  ses  Œuvres  quelques  beaux  ou  jolis  endroits,  et  le 
rappeler  à  l'attention  comme  un  des  plus  sensés  parmi  les  ar- 
bitres des  élégances,  un  des  plus  réellement  aimables  entre 
les  heureux  de  la  terre  (1). 

(1)  Il  existe  une  bonne  biographie  du  prince  de  Ligne,  une  Notice 
sur  lui  par  M.  de  ReifTenberg  (Nouveaux  Mémoires  de  l'Acach'm'ie  des 
Sciences  et  Belles-Lettres  de  Bruxelles,  tome  XIX,  1845).  L'auteur  a 
ingénieusement  construit  cette  Notice  avec  les  paroles  mêmes,  autant 
que  possible,  avec  les  expressions  et  les  mots  du  piince  :  dans  ce  tra- 
vail M.  de  ReifFenberg,  à  qui  l'on  a  pu  reprocher  quelquefois  des  légè- 
retés et  des  rapidités  couime  érudit,  s'est  montré  de  la  plus  agréable 
et  de  la  plus  française  littérature. 


Lundi  27  juin  «853. 


HISTOIRE  LTTTÉUAIRK 

DE  LA  FRANCE^ 

Ouvrage  commencé  par'  les  Bénédictins  et  contimié 
par  des  membres  de  Vinstitut. 

(Tome  XXII,  1853.) 


Ce  volume  \x\-!i°  de  près  de  mille  pages,  publié  sous  la 
direction  de  M.  Victor  Le  Clerc ,  et  rédigé  par  des  membres 
de  l'Académie  des  Inscriptions,  MM.  Félix  Lajard,  Paulin 
Paris,  Emile  Littré,  M.  Le  Clerc  lui-même  et  feu  M.  Fauriel, 
renferme  des  articles  de  ces  divers  auteurs  sur  des  éciivains 
français  du  xiu®  siècle.  La  ])oésie  y  tient  une  grande  place  : 
les  restes  de  poésie  latine  ,  les  chants  d'Eglise  ou  d'école  n'y 
sont  pas  oubliés;  les  longs  récits  épiques  en  français,  dits 
Chansons  de  geste,  y  sont  analysés  avec  ampleur  et  avec  une 
connaissance  comparée  de  toutes  les  divisions  et  de  toutes  les 
branches.  Un  chapitre  particulier  y  traite  du  Roman  de  Re- 
nart,  une  des  plus  curieuses  et  des  plus  spirituelles  produc- 
tions du  génie  satiricjue  du  moyen-âge.  J'essayerai  tout  à 
l'heure  d'en  faire  apprécier  l'esprit;  mais  auparavant  je  de- 
mande à  dire  quekiues  mots  sur  l'économie  de  ce  monument 
de  labeur  et  d'érudition ,  sur  cette  Histoire  littéraire  qui, 
a[)rès  vingt-deux  volumes,  n'a  pu  encore  arriver  au  terme  du 
xiii«  siècle. 


HISTOIRE     LITTÉRAIRE    DE    LA    FRAISCE.  221 

Le  tome  l*"""  de  cet  ouvrage  parut  en  1733,  il  y  a  cent  vingt 
ans.  Il  fut  entrepris  par  des  Religieux  Bénédictins  de  la  Con- 
grégation de  Saint-Maur,  ainsi  que  le  titre  le  porte,  mais  plus 
véritablement  par  un  seul  Bénédictin,  dont  l'humilité  se  dé- 
robait sous  le  nom  commun  de  l'Ordre,  par  Dom  Rivet.  Cet 
homme,  aussi  respectable  par  sa  piété  que  par  sa  docte  ardeur, 
était  né  en  1683,  en  Poitou  ,  d'une  famille  fidèle  aux  vieilles 
mœurs.  Il  n'avait  pourtant  point  dirigé  ses  premières  vues  du 
côté  de  la  vie  des  cloîtres;  mais,  un  jour  qu'il  était  à  la  chasse 
avec  quelques  jeunes  gens  de  son  âge,  son  cheval  le  renversa 
et  l'entraîna  quelque  temps ,  le  pied  engagé  dans  l'étrier.  En 
ce  danger  il  s'adressa  à  Dieu,  et,  s'étant  relevé  sain  et  sauf, 
il  sentit  le  désir  de  se  donner  tout  entier  à  celui  à  qui  il  devait 
le  salut.  Sa  mère  veuve  s'opposait  à  son  dessein;  il  combattit 
contre  sa  tendresse  durant  deux  années,  et  put  enfin  prendre 
l'habit  religieux  à  Marjnoutiers,  à  l'âge  de  vingt  et  un  ans;  il 
fit  profession  l'année  suivante.  Successivement  placé  à  l'ab- 
baye de  Saint-Florent  de  Saumur,  au  monastère  de  Saint- 
Cyprien  de  Poitiers,  et  à  Paris  aux  Blancs-Manteaux,  il  mé- 
ditait des  projets  d'histoire  littéraire  ecclésiastique;  ses 
supérieurs,  reconnaissant  sa  vocation,  l'appliquaient  à  des 
recherches  de  ce  genre,  et  ce  ne  fut  qu'après  s'être  vu  délivré 
de  ces  premiers  engagements  qu'il  conçut  de  lui-même  le 
projet  de  se  consacrer  à  l'Histoire  littéraire  générale  de  la 
France. 

Pour  exécuter  son  dessein,  il  avait  besoin  des  secours  d'une 
grande  bibliothèque  ;  il  désira  naturellement  être  placé  à  Saint- 
Germain-des-Prés,  capitale  de  l'Ordre,  au  centre  de  toutes 
les  ressources  et  des  trésors  manuscrits.  Par  malheur,  Dom 
Rivet  avait  pris  parti  dans  les  querelles  ecclésiastiques  du 
temps,  comme  un  jeune  religieux  ardent,  généreux,  qui 
penche  du  côté  des  idées  qu'il  croit  les  plus  chrétiennes  et 
qu'il  voit  persécutées.  H  publiait  en  ^122  lo  Nécrologe  de 
l'Abbaye  de  Porl-Rotjal-des-Champs,  avec  les  éloges  et  épi- 
taphes  des  fondateurs,  bienfaiteurs  et  amis  de  ce  monastère 
détruit.  Il  s'était  prononcé  contre  la  bulle  Unigrnitiis.  Il  se  vit 
donc  repoussé  dans  sa  demande  d'admission  à  Saint-Germain- 
des-Prés,  et  il  se  retira  dans  l'abbaye  de  Saint-Vincent  du  Mans, 
où  il  vécut  vingt-six  années;  il  y  mourut  le  7  février  1749. 

C'était  l'heure  où  commençait  à  paraître  V Encyclopédie.,  où 

19. 


222  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

la  congrégalion  des  philosophes  allait  régner  sans  partage,  et 
où  le  monde  était  jeté  bien  loin  des  études  silencieuses.  Durant 
les  années  de  sa  retraite  au  Mans,  le  docte  religieux  avait 
successivement  publié  les  huit  premiers  volumes  de  son  liis- 
foire  littéraire  de  la  France  (1 733-1 748)  :  le  9%  qui  était 
de  lui  encore,  ne  parut  qu'après  sa  mort,  en  1730.  Les  trois 
volumes  suivants,  jusqu'au  12"  inclusivement  (1763),  furent 
princi[)alement  l'œuvre  de  deux  autres  Bénédictins,  Dom  Clé- 
mencet  et  Dom  Clément.  Mais  l'ouvrage,  arrivé  à  ce  tome  12" 
et  au  xii<'  siècle,  et  n'étant  plus  soutenu  par  la  pensée  active 
du  fondateur,  était  resté  interrompu  durant  près  de  cinquante 
ans,  lorsque  l'Institut  le  reprit  sous  l'Empire.  Le  Gouverne- 
ment avait  désiré  la  continuation  de  cet  utile  travail.  Un  Bé- 
nédictin survivant,  Dom  Brial ,  devenu  membre  de  l'Institut, 
fut  le  lien  entre  les  nouveaux  et  les  anciens  rédacteurs  :  non 
pas  que  Dom  Brial  eût  participé  à  la  rédaction  des  derniers 
volumes  de  V Histoire  littérnire  ^  qui  remontaient  déjà  à  une 
date  si  éloignée,  mais  il  avait  été  employé  à  d'autres  publica- 
tions historiques  des  Bénédictins,  et  il  avait  hérité  des  tradi- 
tions et  de  la  méthode.  On  vit  donc,  à  côté  et  à  la  suite  de 
Dom  Brial,  ces  dignes  académiciens  des  Inscriptions  et  Belles- 
Lettres  ,  Pastoret ,  Ginguené,  Daunou ,  plus  tard  Fauriel  et 
quelques  autres,  ceux  d'aujourd'hui,  M.  Victor  Le  Clerc  en 
tète,  tous  plus  ou  moins  mondains,  plus  ou  moins  voltairiens 
(qui  ne  l'est  ou  ne  l'a  été  un  peu?),  très-laïques,  et  pourtant 
restés  à  demi  Bénédictins  par  l'étude,  poursuivre  scrupuleu- 
sement le  plan  de  Dom  Rivet  leur  devancier,  l'accepter  dans 
toute  son  étendue  et  le  remplir  avec  exactitude.  Ils  ont  donné, 
dans  l'espace  de  près  de  quarante  ans  (1814-1853),  dix  vo- 
lumes, depuis  le  13*  jusqu'au  22"'  inclusivement.  Cependant 
le  seul  Dom  Rivet,  en  vingt  ans,  avait  prodiut  neuf  tomes, 
moins  gros  et  moins  considérables  il  est  vrai.  Qu'on  me  per- 
mette encore  un  retour  d'un  moment  sur  ce  premier  fondateur 
et  sur  sa  noble  pensée. 

Dom  Rivet  n'était  pas,  on  peut  le  conjeclurer  d'avance,  un 
esprit  de  ceux  qu'on  appelle  pliilosophi(iues;  il  n'était  même 
pas  de  ceux  qu'on  peut  appeler  éclairés  dans  le  sens  le  plus 
chrétien  du  mot  :  il  avait  ses  préventions,  son  coin  de  secte. 
Un  des  auteurs  qui  l'ont  loué  lui  en  a  fait  un  mérite  :  «  Il  était 
extrêmement  attaché  aux  Convulsions  ^  »  aux  miracles  qui  se 


HISTOIRE    LITTÉRAIRE    DE    LA    FRANCE.  223 

faisaient  ou  qu'on  faisait  sur  le  tombeau  du  diacre  Paris.  Il 
lui  est  même  arrivé  d'intervenir  et  d'écrire  sur  ce  sujet  mal- 
heureux. Mais,  du  milieu  des  bornes  que  certaines  doctrines 
imposaient  à  sa  vue,  et  du  fond  de  sa  solitude,  cet  homme  de 
labeur  et  de  vérité  fut  saisi  d'une  noble  ardeur,  du  désir  de 
faire  quelque  chose  a  pour  l'utilité  de  l'Église  cl  de  l'État,  »  et 
d'unir  le  devoir  d'un  chrétien  et  celui  d'un  bon  citoyen  :  «  Nous 
nous  proposons,  disait-il,  de  ménager  aux  Français  l'agrément 
d'avoir  un  Recueil  complet  des  écrivains  qu'eux  et  les  Gaulois 
leurs  prédécesseurs,  avec  qui  ils  n'ont  fait  dans  la  suite  qu'un 
même  peuple,  ont  donnés  à  la  république  des  Lettres.  Tous 
ceux  de  la  nation  dont  on  a  connaissance  et  qui  ont  laissé 
quelque  monument  de  littérature,  y  trouveront  place,  tant 
ceux  dont  les  écrits  sont  perdus,  que  ceux  dont  les  ouvrages 
nous  restent ,  en  quelque  langue  et  sur  quelque  sujet  qu'ils 
aient  écrit.  »  En  un  mot,  pour  la  gloire  de  notre  nation,  re- 
cueillir en  un  corps  d'histoire  tout  ce  qui  concerne  la  littéra- 
ture française,  c'est  ce  que  personne  n'avait  encore  exécuté 
et  ce  qu'entreprit  le  courageux  solitaire.  Dès  les  premiers  vo- 
lumes, il  prêta  aux  critiques  et  aux  objections;  l'abbé  Prévost, 
qui  avait  été  Bénédictin  et  qui  faisait  alors  un  journal ,  parla 
de  l'ouvrage  et  substitua  un  autre  plan  à  celui  qu'on  avait 
adopté  :  il  aurait  voulu  un  choix  dans  les  auteurs  et  dans  les 
matières;  qu'on  mît  à  l'écart  les  écrivains  ecclésiastiques,  les 
controversistes  ;  qu'on  ne  dît  pas  tout  sur  chacun.  11  voulait 
surtout  une  histoire  critique^  c'est-à-dire  où  il  y  eût  des  juge- 
ments, et  il  citait  pour  modèles  les  Histoires  ecclésiastiques  de 
M.  Ellies  du  Pin,  lequel  avait  fait  des  compilations  honorables 
et  commodes,  mais  où  il  y  avait  du  léger  et  de  l'inexact  plus 
qu'il  ne  semblait.  Ce  M.  du  Pin,  cousin  de  Racine,  trouvait 
le  moyen  d'être  le  matin  un  savant  homme,  et  l'après-dînée 
un  abbé  fort  coquet;  il  faisait  sa  partie  de  cartes  avec  les 
dames,  et  ce  n'était  déjà  plus  un  docteur  de  la  vieille  roche. 
Enfin  l'abbé  Prévost  (c'est  tout  simple)  proposait  un  plan 
agréable,  expéditif  et  un  peu  mondain,  et  il  n'entrait  pas 
dans  celui  de  Dom  Rivet,  dont  l'originalité  était  dans  le  com- 
plet même  :  «  Ce  sont,  disait  encore  Uom  Rivet  insistant  sur 
ce  plan  qu'il  voulait  fertiliser  à  force  de  patience  et  animer 
d'une  certaine  vie  suffisante  aux  esprits  solides,  ce  sont  les 
monuments  connus  de  la  littérature  gauloise  et  française. 


224  CAUSEIUES    UV    LUNDI. 

recherchés  avec  soin  ,  réunis  avec  métliodc,  ranimés  dans  leur 
ordre  naturel,  éclaircis  avec  une  juste  étendue,  accompai^nés 
des  Maisons  convenables,  dont  nous  formons  l'Histoire  litté- 
raire de  la  France.  On  y  aura  un  tableau  vivant  et  animé,  non 
des  faits  d'une  nation  policée,  puissante,  belliqueuse,  qui  se 
borne  à  former  des  politiques,  des  héros,  des  conquérants, 
mais  des  actions  d'un  peuple  savant,  qui  tendent  à  former  des 
sages,  des  doctes,  de  bons  citoyens,  de  fidèles  sujets.  » 

11  n'y  avait  qu'un  point  sur  lequel  Dora  Hivel  se  faisait  illu- 
sion :  le  tableau  qu'il  avait  conçu,  et  qui  a  été  en  bonne  partie 
exécuté,  qui  forme  toute  une  suite  si  bien  établie,  existe,  mais 
il  ne  vit  pas.  Cette  fois  encore  l'auteur  n'avait  fait  qu'entre- 
prendre et  organiser  un  plus  vaste  Nécrologe. 

Pour  se  mettre  tout  entier  à  une  telle  œuvre  en  dérobant 
son  nom,  en  ne  citant  que  ceux  des  personnes  à  qui  l'on  a 
obligation  de  quelque  secours  et  communication  bienveillante; 
pour  se  résoudre  à  aborder  sur  son  cliemin  tous  les  auteurs 
quelconques  qui  ont  écrit,  les  ennuyeux,  les  épineux,  les 
scolastiques,  les  sages,  les  menteurs,  les  frivoles,  et  ceux  qui 
édifient  et  ceux  qui  scandalisent;  pour  s'engager  à  rendre  de 
tous  un  compte  honnête  ,  scrupuleux  et  impartial ,  en  vue  de 
l'exactitude  et  même  de  la  charité,  il  fallait  avoir  un  zèle  et 
une  candeur  primitive  qui  n'est  pas  étrangère  à  l'àme  des 
vrais  et  purs  studieux,  mais  que  la  religion  ici  consacrait  et 
arrosait  pour  ainsi  dire  d'une  douceur  et,  je  ne  crois  pas  pro- 
faner ce  mot,  d'une  bénédiction  secrète.  Dom  Rivet  employait 
à  un  travail,  qui  eût  semblé  ingrat  et  aride  à  d'autres  que  lui, 
de  longues  heures,  régulièrement  commencées,  interrompues 
et  terminées  par  la  prière.  Nos  savants  d'aujourd'hui,  ceux 
que  j'a[)pelle  nos  demi  -  Bénédictins ,  dans  leur  application 
aisée,  au  sein  de  leurs  cabinets  chauffés  et  commodes,  sont 
loin  de  nous  représenter  ces  existences  austères.  Un  simple 
mot  d'un  biographe  de  Dom  Rivet  nous  ouvre  un  jour  au  pas- 
sage sur  cette  vie  mortifiée,  dont  la  flamme  intérieure  nous 
est  inconnue.  Dom  Rivet  avait  soixante-cinq  ans,  et,  d'une 
santé  naturellement  délicate,  il  s'était  usé  dans  ces  occupa- 
tions assidues  de  la  bibliothèque  et  de  la  cellule,  qui  ne  l'eni- 
pèchaient  pas  de  vaquer  encore  à  bien  d'autres  soins  et  à  la 
])ratique  des  bonnes  œuvres  ;  car  «  nous  ne  sommes  point  dif- 
férents (\c<'  autres  hommes,  disait-il,  et  nous  avons  nos  occu- 


HISTOIRE    LITTÉRAIRE    DE    LA    FRANCE.  225 

palioiis,  comme  eux  les  leurs.  »  11  sentit  donc,  sans  être 
très-avancé  en  âge,  les  iremières  atteintes  du  mal  qui  devait 
l'emporter  :  «  Un  .irros  rhume  dont  il  fut  attaqué  vers  la  fin  de 
l'année  1748,  nous  dit  son  biographe,  le  força  de  prendre  une 
chambre  à  feu  :  c'est  le  seul  adoucissement  qu'il  se  per- 
mit. »  Ainsi,  jusque-là,  il  avait  vécu,  travaillé,  étudié,  comme 
le  moins  délicat  de  nous  ne  consentirait  pas  à  vivre,  même 
un  seul  hiver.  —  Sachons-le  bien,  quand  l'encre  venait  à 
geler  dans  une  de  ces  froides  bibliothèques  de  Bénédictins,  le 
savant  Religieux  était  obligé  ,  pour  s'en  servir,  de  l'aller  faire 
dégeler  un  moment  au  fe'i  de  l'infirmerie  ou  de  la  cuisine. 

Un  des  heureux  du  siècle  et  le  plus  actif  des  voluptueux. 
Voltaire,  n'appréciait  pas  ces  mérites  lorsque,  parlant  de  la 
publication  commençante  de  Dom  Rivet,  il  écrivait  à  Cide- 
ville  (6  mai  1733)  :  «  La  fureur  d'imprimer  est  une  maladie 
épidémique  qui  ne  diminue  point.  Les  infatigables  et  pesants 
Bénédictins  vont  donner,  en  dix  volumes  in-Jolio  que  je  ne 
lirai  point,  {'Histoire  littéraire  de  la  France.  J'aime  mieux 
trente  vers  de  vous  (trente  vers  de  Cideville  !  )  que  tout  ce 
que  ces  laborieux  compilateurs  ont  jamais  écrit.  —  Vous  voyez 
souvent  un  homme  qui  me  trompera  bien  s'il  devient  jamais 
compilateur;  il  a  deux  talents  qui  s'opposent  à  celte  lourde  et 
accablante  profession  :  de  l'imagination  et  de  la  paresse.  »  Et 
il  continue  de  badiner  sur  l'ami  très-médiocre  et  assez  peu 
digne  (un  certain  abbé  de  Linant),  à  qui  il  décerne  ce  der- 
nier éloge.  Voltaire  revient  plus  d'une  fois  sur  cette  antipa- 
thie qu'il  témoigne  pour  l'œuvre  monumentale  du  patriotique 
Bénédictin.  Peu  s'en  faut,  dans  sa  légèreté  et  son  inattention  , 
qu'il  n'y  voie  un  présage  de  la  décadence  du  goût,  et  il  se  fait 
un  plaisir  de  mêler  et  brouiller  tout  cela  avec  les  mauvais 
vers  de  ce  libertin  d'abbé  Pellegrin  :  «  Voilà  une  Pélopée  de 
l'abbé  Pellegrin  qui  réussit ,  écrivait-il  à  son  ami  Forment 
(20  juillet);  d  tempora  !  ô  mores!  et  cependant  les  Bénédic- 
tins impriment  toujours  de  gros  in-folio  avec  les  preuves. 
Nous  sommes  inondés  de  mauvais  vers  et  de  gros  livres  inu- 
tiles. Mon  cher  Formont,  croyez-moi ,  j'aime  mieux  deux  ou 
trois  conversations  avec  vous  que  la  bibliothèque  de  Sainte- 
Geneviève.  » 

Qu'aurait  dit  Voltaire,  s'il  avait  vu  les  plus  circonspects,  il 
est  vrai ,  mais  non  les  moins  malins  de  ses  disciples ,  comme 


226  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

Daunou,  désignes  pour  contirmcr  l'œuvre  du  premier  Béné- 
dictin, s'allachant  tout  entiers  à  le  faire  di.iinement  sans  en 
altérer  l'intention,  et  y  mettant  leur  honneur? 

Un  inconvénient,  en  effet,  d'une  Histoire  littéraire  ainsi 
composée,  c'est  que  le  caractère  personnel  des  rédacteurs, 
leur  talent  doit  s'effacer  pour  ne  laisser  paraître  et  se  déve- 
lopper que  leur  savoir,  leurs  recherches  et  les  résultats  qui  en 
ressortent  :  tout  ce  qui  serait  une  vue  un  peu  vive,  une  idée 
neuve  un  peu  accusée,  tout  ce  qui  aurait  un  cachet  individuel 
trop  marqué  semblerait  jurer  avec  la  circonspection  et  la  mé- 
thode de  l'ensemble.  Aussi,  est-il  bon  qu'il  n'y  ait  qu'une 
seule  Histoire  littéraire  de  celte  sorte  et  de  ce  ton  ,  vaste 
répertoire  de  faits,  d'analyses  et  de  documents  authentiques. 
A  mesure  qu'on  avancera  dans  le  monde  moderne,  il  de- 
viendra pourtant  de  plus  en  plus  difficile  aux  rédacteurs  qui 
seront  en  exercice  alors  de  se  contenir  à  l'expo&é  des  faits,  à 
l'analyse  des  ouvrages,  sans  y  mêler  quelque  chose  des  idées 
et  des  impressions  qui  sortent  presque  inévitablement  :  mais 
jusqu'à  présent  l'esprit  essentiel  et  primitif  de  l'œuvre,  con- 
venablement entendu  et  dans  une  juste  extension,  a  été  fidèle- 
ment observé. 

Ce  22"  volume  offre,  je  l'ai  dit,  un  article  sur  le  Roman  de 
Renart ;  il  est  de  feu  M.  Fauriel  et  peut  nous  aider  à  appré- 
cier une  des  productions  les  plus  populaires  et  les  plus  célè- 
bres de  notre  moyen-âge  :  c'est  donc  du  Roman  de  Renart 
que  je  voudrais  donner  ici  quelque  idée ,  en  supposant  que  je 
m'adresse  à  des  lecteurs  pressés ,  qui  n'ont  pas  lu  le  texte  et 
qui  n'auront  pas  le  loisir  de  le  lire  de  longtemps.  Au  premier 
abord ,  le  Roman  de  Renart  ne  semble  guère  autre  chose 
qu'une  fable  de  La  Fontaine  en  plusieurs  volumes;  mais  il  y 
a  plus  et  mieux,  il  y  a  pis.  On  a ,  dans  ce  recueil  de  fables  et 
de  récits  dont  le  Renard  est  le  héros,  un  assemblage  de  bien 
des  types  et  des  personnages  qui  ont  couru  depuis  sous  d'au- 
tres noms.  Nous  connaissons  Figaro,  Gil  lilas.  Tartufe, 
Panurge ;  nous  connaissons  l'esprit  qui  circule  dans  la  Farce 
de  Patelin  et  dans  les  débauches  de  Villon.  Faut-il  à  côté  do 
ces  noms  littéraires  en  prononcer  un  tout  moderne  et  qui 
n'est  qu'ignoble,  celui  de  Robert  .]/«crt/re?  Nous  connaissons 
tout  cela;  eh  bien,  le  Roman  de  Renart  dans  ses  parties 
diverses  nous  rend  tour  à  tour  ces  divers  types  ;  aux  bons 


HISTOIRE    LITTERAIRE    DE    LA    FRANCE.  227 

endroits,  il  a  des  touches  très-fines,  gracieuses  et  légères;  aux 
mauvais  endroits,  il  en  a  de  gi'ossières  ou  même  d'immondes. 
En  se  prolongeant,  l'allégorie  est  trop  systématique  et  trop 
appuyée.  Mais  partout  c'est  la  gausserie  de  la  nature  humaine, 
la  fable  de  ce  bas  monde,  l'esprit  de  renardie  opposé  à  celui 
de  chevalerie  et  le  plus  souvent  parvenant  à  eu  triompher  ; 
en  un  mot,  c'est  la  parodie  de  la  nature  humaine  prise  dans 
tous  ses  vices. 

Lorsque  Goethe  s'est  amusé  à  versifier  à  la  moderne  le 
roman  allemand  de  Renart ,  il  n'a  fait  à  bien  des  égards  que 
varier  une  des  formes  de  son  Méphistophélès. 

Le  moyen-âge  avait  de  la  rudesse ,  de  l'héroïsme  et  de  la 
grandeur  :  cette  grandeur  et  cette  force  héroïque  se  marquent 
en  quelques  endroits  des  Chansons  dites  de  (jeste.  Le  poème 
de  Roland  à  Roncevaux  est  un  de  ceux  qui  rendent  le  plus 
directement  l'écho  du  monde  chevaleresque  dans  notre  litté- 
rature et  notre  poésie  :  les  récits  en  prose  de  Villehardouin 
en  donnent  une  haute  idée  également.  Le  moyen-àge  en 
France  eut  ses  tableaux  gracieux,  d'une  tendresse  un  peu  en- 
fantine ,  comme  dans  le  roman  à! Aucassin  et  Nicolette  :  en 
prose  et  dans  un  ordre  plus  sérieux,  les  récits  du  sire  de  Join- 
ville  éveillent  le  même  sentiment  de  fraîcheur  et  d'enfance. 
L'esprit  gaulois  de  nos  pères  prévalut  pourtant  et  l'emporta 
de  bonne  heure  sur  la  pureté  et  sur  la  force.  Les  fabliaux  les 
plus  moqueurs  tloi  issaient  déjà  du  temps  de  saint  Louis  :  celte 
veine  est  encore  la  plus  sûre  et  la  moins  interrompue,  quand 
on  veut  remonter  à  l'esprit  français  des  vieux  âges.  Aujour- 
d'hui ,  nous  pouvons  retrouver  ce  même  esprit  en  plein  ,  et 
comme  à  sa  source,  dans  un  large  réservoir  où  toutes  les 
inventions  satiriques  sont  rassemblées;  c'est  ce  qu'on  nomme 
le  Roman  de  Renart. 

On  a  beaucoup  discuté  pour  en  retrouver  les  origines  et  les 
premières  rédactions  en  diverses  langues  :  l'Allemagne  du 
nord  et  la  Flandre  semblent  avoir  des  droits;  la  France  du 
nord  pourrait  aussi  soutenir  des  prétentions.  Assez  peu  im- 
portent aux  simples  lecteurs  ces  questions  ardues  et  inso- 
lubles, qui  servent  surtout  à  faire  briller  l'érudition  des  doctes. 
Le  critique  allemand  Jacob  Grimm  a  fait  à  ce  sujet  un  livre  de 
recherches  et  de  discussion  très-admiré  et  réputé  classique 
dans  son  genre.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  la  vieille  langue 


228  CAIÎSKUIES    DU    LUNDI. 

fiiinçaise  du  nord,  elle  aussi ,  possède  ,  dès  le  xii"^  et  le  xiu* 
siècle,  toutes  sortes  de  récils  en  vers,  dont  le  Renard  est  le 
sujet  et  le  liéros.  Le  xiii*' siècle,  en  France,  fut  «  un  grand 
siècle  littéraire,  »  dit  un  de  nos  auteurs,  que  je  crois  être 
M.  Le  Clerc  (Avertissement  du  22"=  volume).  Fauriel,  plus  cir- 
conspect, dit  également  :  «  Il  y  eut,  à  ce  qu'il  paraît,  entre 
le  milieu  du  xii"  siècle  et  les  commencements  du  xiii^,  un 
grand  mouvement  dans  la  littérature  française.  »  Ce  fut  le 
beau  moment  des  trouvères.  Le  sujet  du  Renard  ,  de  ses  tours 
et  de  ses  aventures,  était  un  des  thèmes  que  ceux  des  trou- 
vères qui  ne  se  piquaient  jias  d'èlre  héroïques  adoptaient  et 
remaniaient  le  |)lus  volontiers.  C'est  l'ensemble  de  ces  récits, 
appelés  branches,  qu'iui  érudit  estimable,  M.  Méon  ,  a  fait 
imprimer  pour  la  première  fois  en  1826  ;  il  les  a  donnés  pèle- 
mèie,  sans  beaucoup  de  soin  ,  dans  une  reproduction  de  texte 
souvent  Faulive,  pourtant  suffisante.  On  y  a  ajouté  depuis  (1). 
Tels  qu'ils  sont,  ces  récits  en  vers  du  Renart ,  ouvrage  de 
divers  auteurs,  la  plupart  anonymes,  plaisent,  amusent,  rebu- 
tent et  dégoûtent  quelquefois,  mais  instruisent  toujours  sur 
les  mœurs  et  les  opinions  de  nos  pères. 

Comme  singularité,  sachons  d'abord  que  Renarf  est  un  nom 
propre,  comme  qui  dirait  Tartufe  ou  Patelin,  ou  Villon.  Le 
nom  commun  de  l'espèce  renard  était  alors  Gorpil  [Fulpes); 
mais,  un  poè'ie  ayant  primitivement  baptisé  le  Gorpil  de  ce 
sobriquet  de  Renart ,  la  chose  réussit  et  courut  si  bien  que  le 
sobriquet  devint  le  nom  générique  et  fit  oublier  l'apindlalion 
preniière  :  c'est  comme  si  Tartufe,  à  force  de  succès,  s'était 
substitué  dans  l'usage  au  mot  /ii/pocrite ,  qui  serait  dès  lors 
tombé  en  désuétude;  c'est  comme  si,  dans  La  Fontaine, 
Raminayrobis  ou  Grippeminaud  avait  remplacé  et  fait  ou- 
blier le  nom  du  chat,  et  Bertrand  le  nom  du  singe.  Il  fallait 
donc  que  le  succès  de  ce  premier  Renart.,  qui  mit  le  nom  si 
en  honneur,  eût  été  J)ien  grand. 

Commençons  par  un  de  ces  récits  quelconques  où  Renart 
figure,  et  prenons-en  un  où  il  y  ait  de  l'agrément,  et  pas 
trop  d'allégorie  ou  de  satire.  Ce  qui  fait  la  grâce  et  la  naïveté 

(0  M.  Chal).iille  a  publié,  en  1835,  lui  voIumc!  siipplônonlaire  coii- 
tenaiil  (|ii(l(|iins  hranciics  iiouvcllos,  cl  siirloul  iicancoup  di;  variantes 
et  des  con'('('lioiis  utile*  qui  se  raiiprnlenl  aij  Icxlc  publii;  par  M.  Mi'on. 


IHSTOIRR    I.ITÏKRAIRE    DE    LA    FRANCE.  229 

en  ces  sortes  de  fables ,  c'est  quand ,  tout  en  représentant 
quelque  vice  humain,  les  animaux  restent  un  peu  eux-mêmes, 
c'est  quand  il  y  a,  de  la  part  du  poêle,  des  instants  de  confu- 
sion et  d'oubli,  et  que  d'heureux  détails,  d'une  vraisemblance 
naturelle,  viennent  oter  à  l'ensemble  ce  qu'une  allégorie  trop 
conslanle  y  introduirait  de  minutieux  et  de  tendu. 

Ainsi  donc,  supposons  Reuart  déjà  connu  par  ses  méfaits  : 
il  est  en  guerre  habituelle  avec  son  compère  Yscngrin,  le 
Loup  ;  sous  prétexte  d'alliance  et  de  cousinage,  il  lui  joue  nulle 
tours  odieux,  dans  lesquels  Ysengrin  succombe  presque  tou- 
jours. Ysengrin  ou  le  Loup,  c'est  la  brutalité,  la  force  violente, 
la  gloutonnerie  stupide  ,  opposées  à  tout  ce  qu'il  y  a  de  faux , 
de  fin  et  de  perfide  dans  Renart.  Ulysse  et  le  Cyclope  peuvent 
donner  idée  de  l'antagonisme;  mais  Ulysse,  même  dans  ses 
fourberies,  est  un  héros,  et  le  Renard  ne  l'est  jamais.  Renart 
est  accusé  devant  le  roi  des  animaux.  Noble  le  Lion,  d'avoir 
fait  tort  à  Ysengrin  et  notamment  de  lui  avoir  séduit  sa  femme, 
dame  Hersent  la  Louve.  L'iiiver  est  passé;  on  est  au  temps 
où  l'aubépine  fleurit  et  où  s'épanouit  la  rose,  vers  l'époque  de 
l'Ascension.  Sire  Noble,  le  Lion,  convoque  tous  les  animaux 
en  son  palais  pour  juger  du  cas  et  pour  prononcer  sur  la  plainte 
qu'a  portée  par-devant  lui  Ysengrin;  c'est  une  Cour  plénière. 
Tous  les  animaux  s'empressent  de  s'y  rendre;  aucun  n'oserait 
être  en  retard ,  aucun  ,  excepté  l'accusé  Dom  Renart  qui  se 
tient  enfermé  dans  sa  tanière  ou  forteresse  de  Malpertuis , 
attendant  que  l'orage  soit  passé. 

Le  Lion  empereur,  entendant  le  Loup  faire  éclat  de  la 
séduction  de  sa  femme,  lui  parle  en  homme  de  sens  :  «  Ysen- 
grin,  lui  dit-il,  laissez  tœiiber  cela.  Vous  ne  pouvez  rien  y 
gagner,  à  rappeler  votre  honte.  Les  rois  et  les  comtes  sont 
gens  de  loisir  et  de  plaisir;  dans  les  grandes  Cours  l'accident 
arrive,  c'est  l'habitude  aujourd'hui  : 

Jamais  de  si  petit  dommage 
Ne  vis-je  faire  si  jirand'  rage; 
Telle  est  cette  œuvre  à  Jjoii  escient 
Que  d'en  trop  parler  ne  vaut  rien.  » 

Là-dessus  chaque  animal,  chaque  haut  baron  donne  son  avis , 

et  chacun  selon  son  humeur  et  son  caractère.  Brun,  l'Ours , 

ne  se  montre  pas  content  de  la  manière  un  peu  légère  dont  le 

viir.  20 


230  CAl'SRRIF.S    DIT    LUNDI. 

Lion  a  parlé.  Le  Lion  est  roi  et  suzerain;  il  doit  mettre  la 
paix  entre  ses  barons;  il  doit  rendre  jugement,  et  on  en  pas- 
sera par  là.  Si  Renart  a  tort,  il  payera;  s'il  faut  l'aller  cher- 
cher à  Malportuis,  l'Ours  s'offre  à  y  aller  lui-mÙDM'. — Bruycnif , 
le  Taureau  ,  prend  alors  la  parole  :  Brun  voulait  le  jugement  ; 
lui,  Taureau,  n'en  veut  pas.  Il  s'emporte  contre  Renart,  il  le 
menace,  et,  en  brise-raison  qu'il  est,  il  se  vante  (s'il  était 
dans  le  cas  du  Loup)  qu'il  saurait  bien  saisir  de  force  son 
ennemi  dans  son  château  de  Malpertuis.  J'omets  les  injures. 
—  Ici  le  Blaireau,  sire  Grinbert,  cousin  germain  de  Renart 
et  son  défenseur  déguisé ,  prend  la  parole  et  sème  la  zizanie 
parmi  les  opinants.  On  ne  sait  trop  d'abord  où  il  en  veut  venir; 
il  rappelle  certains  orateurs  cauteleux  dont  nous  tairons  les 
noms;  il  a  l'art  d'irriter  les  opinions  qu'il  effleure.  Il  finit  par 
trouver  que  ce  serait  plutôt  à  la  dame  Hersent  à  se  plaindre 
de  ce  que  le  Loup  son  mari  lui  fait  aujourd'hui  un  tel  procès, 
une  telle  avanie  ,  où  tant  de  bétes  sont  à  regarder.  Certes,  ce 
n'est  pas  là  le  fait  d'un  bon  mari,  et  il  n'y  a  pas  assez  de  lar- 
dons pour  elle  si  jamais  elle  lui  pardonne.  —  Il  a  réussi  dans 
son  moyen  oratoire  :  la  dame  Hersent,  ainsi  provoquée,  rougit 
et  saisit  la  parole  en  sou[)irant.  Certes,  elle  aimerait  mieux  la 
paix  qu'un  tel  éclat  ;  elle  se  déclare  innocente;  elle  est  prêle  à 
en  passer  par  l'épreuve  ou  de  l'eau  froide  ou  du  fer  chaud; 
elle  jure  par  tous  les  saints,  par  le  Dieu  tout-puissant ,  que 
Renart  lui  fut  toujours  étranger.  Elle  atteste  la  foi  qu'elle  doit 
à  Pinçait  le  Louveteau,  son  fils.  Elle  rappelle,  en  chaste 
épouse,  le  premier  jour  de  ses  noces  :  «  A  Ham  (et  ceci 
indique  bien  la  France  du  nord  pour  lieu  de  la  scène),  le  pre- 
mier jour  d'avril,  au  temps  de  Pâques,  il  y  eut  dix  ans 
qu'Vsengrin  me  prit.  »  Les  noces  furent  belles  et  plénières  ; 
toutes  les  bêtes  y  vinrent,  et  remplissaient  tellement  les  fossés 
et  les  louvières  qu'à  peine  eût-on  pu  trouver  place  «  où  une 
oie  pût  couver.  »  (La  comparaison  est  naturelle  et  empruntée 
du  genre  loup.)  C'est  là  qu'elle  devint  loyale  é|)Ouse;  ne  la 
tenez  pas  pour  menteuse  ni  pour  bête  folle.  Que  la  sainte 
Vierge  Marie  lui  soit  témoin  !  elle  n'a  jamais  plus  fait  ni  fait 
pis  qu'une  nonne  ne  peut  faire.  Elle  dit  tout  cela  avec  feu , 
avec  pathétique,  et  de  manière  à  persuader  les  bonnes  âmes. 
Fromont,  l'Ane,  en  est  à  l'instant  ému,  attendri,  rc^joui  ;  il 
ressent  un  vrai  bonheur  de  croire  qu'Ysengrin  n'a  pas  été 


HISTOIRE    LITTÉBAinE    DE    LA    FUANCE.  234 

trompé  :  «  Ah!  s'écrie-t-il  en  s'adressant  dans  son  transport  à 
dame  Hersent,  gentille  baronnesse,  plut  à  Dieu  qu'aussi  loyale 
fût  mon  ànesse, 

El  Cliien  et  Loup  et  .lulres  bêles, 
El  toutes  l'emmes  comni'  vous  êles!  » 

Et  il  fait  le  serment  (et  puisse-t-il  aussi  sûrement  trouver  un 
chardon  tendre  en  la  pâture  !  )  qu'elle  n'a  jamais  failli  ni  eu  un 
coup-d'œil  pour  Renart. 

Grâce  à  cette  diversion  et  au  parti  qu'en  lire  Grinbcrt  le 
Blaireau,  les  affaires  de  Renart  se  raccommodent  devant  l'as- 
semblée, si  bien  que  le  Connil,  le  timide  Lapin,  ose  se  mettre 
en  avant ,  parler  à  son  tour  en  sa  faveur  et  se  porter  pour  sa 
caution  avec  l'Ane. 

Tout  se  passait  donc  au  mieux  pour  Renart  :  le  roi  penchait 
à  la  paix,  et  Ysengrin,  tout  dolent,  ne  sachant  plus  comment 
s'en  tirer  avec  sa  colère,  restait  assis  à  terre  entre  deux  bancs, 
sa  queue  entre  les  jambes,  lorsqu'un  coup  de  théâtre  vient 
tout  changer.  On  voit  s'avancer  processionnellement  Chanle- 
clair  (le  Coq)  et  Pinle  (la  Poule  j ,  elle  cin(|uième,  accompa- 
gnée de  Noire,  Blanche  et  Roussette,  conduisant  une  charrette 
enclose  d'un  rideau  ,  et  dedans  gisait  une  poule  morte  dans 
une  espèce  de  bière  :  c'était  des  œuvres  de  Renart. 

Ici  scène  dramatique  qui  rappelle  plus  au  sérieux  le  mo- 
ment où  l'Intimé,  dans  les  Plaideurs  ûa  Racine,  produit  la 
famille  du  chien  Citron  : 

Venez,  famille  désolée. 

Venez,  pauvres  enfants  qu'on  veut  rendre  orplielins!... 

Mais,  chez  le  vieux  trouvère,  dame  Pinle  ne  plaisante  pas; 
elle  s'avance  la  première  et  donne  le  ton  à  toutes  les  autres 
de  sa  suite,  qui  s'écrient  avec  elle  tout  d'une  haleine  : 

"  Pour  Dieu!  font-elles  (je  traduis  et  je  transcris  presque  litlérale- 
menl),  gentilles  bêtes,  el  Chiens  et  Loups,  qui  êtes  ici  assemblés,  venez 
en  aide  à  celte  malheureuse;  je  hais  l'heure  où  je  vis  le  jour.  Que  la 
mort  me  prenne  el  me  délivre,  puisque  Renart  ne  me  laisse  vivre  !  J'eus 
cin(i  frères  du  côté  de  mon  père;  tous  les  mangea  Renaît  le  larron  .-  ce 
fut  grand' perte  et  giand'  douleur.  Du  côté  de  ma  mèie  j'eus  quaire 
sœurs,  tant  poules  vierges  que  jeunes  dames  ;  elles  étaient  de  bien  belles 
glaines(i).  Gomberl  de  Fresne  les  menait  paître,  qui  les  pressait  à 

(\)  Glaine,  gallina,  geline;  le  mol  est  resté  en  picard. 


-32  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

l'cnvi  (lu  pondre,  llélas!  ce  fut  pour  leur  malheur  qu'il  les  enj,'raissa  , 
puisque  Bciiait  ne  lui  eu  laissa  de  toutes  les  quaire  qu'une  seule  : 
toulcs  passèrent  par  son  gosier.  Kt  vous  qui  ici  taisez  dans  celle  bière, 
ma  douce  sœur,  mon  amie  chère,  comme  vous  étiez  tendre  et  «rasse! 
Que  fera  désoi'uiais  voti'e  sceur  maliieuieuse,  qui  vous  re;j;ardc  avec 
grande  douieui'?  Renart,  le  feu  d'Enfer  te  hrùh;:  tant  de  fois  tu  nous 
as  foulées  et  chassées  et  harcelées,  et  as  déchiré  nos  rohcs,  et  nous  as 
rabattues  jusqu'aux  barrièi'es.  Et  hier  matin  devant  ma  porte  me  jetas- 
tu  ma  s(eur  morte,  puis  t'enfuis  à  Iravers  un  vallon.  Gombert  n'avait 
pas  de  chcvaf  rapide,  et  il  ne  put  l'atteindre  à  pied.  Je  suis  venue  de 
toi  me  plaindie;  mais  je  ne  Irouve  qui  me  fasse  droit;  car  tu  ne  crains 
ni  menace  de  personne,  ni  colère,  ni  paroles.  » 

—  «  La  malhcmeuse  Pinle,  en  parlant  ainsi,  tomba  pâmée  sur  le 
carreau,  cl  toutes  les  aulres  de  même  à  la  fois.  Pour  secourir  les  quatre 
dames,  se  levèrent  aussilot  et  Chiens  et  Loups,  et  aulres  bètes,  et  ils 
leur  jetèrent  de  l'eau  au  visage.  » 

M.  Fauriel ,  en  citant  tout  ce  passage  ,  a  dit  :  «  Ce  qui  me 
frappe  le  plus  clans  ce  discours,  ce  n'est  pas  d'èfre  pathétique 
et  naturel ,  c'est  d'être,  et  d'être  éminemment  ce  que  nous  ne 
saurions  mieux  exprimer  que  par  l'épilhète  d'homériqite.  » 
L'expression  est  si  juste  que,  dans  ce  qui  suit,  on  est  forcé 
encore  de  se  ressouvenir  de  Virgile  et  surtout  d'Homère,  et 
des  noirs  sourcils  du  roi  des  Dieux,  dont  un  mouvement  fait 
trembler  tout  l'Olympe.  Qu'on  juge  si  le  hasard  seul  a  pu  pro- 
duire une  parodie  si  fine,  qu'elle  ressemble  à  l'art  même. 
Chanleclair  (le  Coq),  en  effet,  s'avance  à  son  tour;  il  s'age- 
nouille et  mouille  de  larmes  les  pieds  du  roi  Lion  :  «  Et  quand 
le  roi  vit  Chanteclair,  pitié  lui  prit  du  bachelier.  Il  a  pousse 
un  soupir  des  plus  profonds;  pour  tout  l'or  du  monde,  il  n'eût 
pu  s'en  retenir.  Ue  mécontenlement  il  dresse  la  tête;  il  n'y 
eût  bête  si  hardie.  Ours  ni  Sanglier  qui  ne  tremblât  à  ce 
soupir  et  à  ce  mugissement  de  leur  roi  ;  et  Couard,  le  Lièvre, 
en  prit  une  telle  [)cur,  qu'il  en  eut  deux  jours  la  fièvre...  »  Et 
encore  :  «  Do  mécontentement,  il  (le  roi)  redresse  sa  queue  et 
s'en  fiappe  d'une  telle  colère,  qu'en  résonne  toute  la  maison.» 
Ouant  à  ce  qui  est  de  la  fièvre  que  le  Lièvre  a  prise,  il  est  à 
leinaripier  qu'il  ne  s'en  guérira  qu'après  avoir  dormi  sur  le 
tombeau  de  la  pauvre  Poule  qu'où  enterre  solennellement  par 
ordre  du  loi,  et  qui ,  martyre  du  fait  de  Renart ,  devient  un 
objet  de  vénération. 

Du  moment  que  le  bruil  se  répand  (pfelle  est  bienheureuse 
et  martyre,  le  Loup,  tout  bête  qu'il  est,  mais  bien  conseillé  par 


IIISTOIUK    LITTÉli.MRE     DE    LA    FRANCE.  233 

Rooniiix  (  lo  gros  Chien),  fait  sciubliint  d'avoir  mal  à  l'oreille 
et  veut  dormir  aussi  sur  le  tombeau,  après  quoi  il  se  dit  guéri  : 
le  tout  pour  empirer  le  cas  de  Uenart,  dont  les  victimes  sont 
des  saintes.  Mais  la  guérison  du  Loup  obtient  peu  de  créance, 
et  Rooniax  a  beau  témoigner,  le  miracle  cette  fois  passe  pour 
faux.  Je  n'ai  fait  dans  tout  ce  récit  c|ue  suivre  fidèlement  mon 
auteur,  et  j'ai  ôté  plutôt  au  piquant,  que  je  n'y  ai  ajouté. 

On  ne  fait  jusqu'ici  qu'entrevoir  les  rapports  d'esprit  et  de 
talent  qu'il  peut  y  avoir  entre  notre  grand  fabuliste  La  Fon- 
taine et  ces  ancêtres  homériques  qu'il  n'a  point  connus.  La 
Fable,  conçue  d'une  manière  épique,  existait  bien  avant  lui 
dans  notre  littérature;  elle  s'est  brisée  en  chemin  et  ne  lui  est 
revenue  que  comme  du  temps  d'Ésope,  toute  coupée  et  mor- 
celée. Il  en  a  fait  ces  admirables  petits  drames,  qui  vont  parfois 
jusqu'à  la  grandeur  :  mais  son  talent  et  son  génie ,  c'a  été  sur- 
tout de  s'y  être  mis  lui-même,  de  n'y  avoir  vu  qu'un  cadre  à 
parler  de  l'amitié,  de  la  campagne,  de  la  solitude,  du  som- 
meil, de  tous  ces  charmes  tju'il  sentait  si  bien  :  Ammits,  heu- 
reux ainanls  ^  voulez-vous  iwyacjer?... 

Nos  fabulistes  épiques  du  moyen-âge,  dont  quelques-uns 
sans  doute  allaient  en  récitant,  comme  les  Rhapsodes,  par  les 
villages  et  les  bourgs ,  n'ont  jamais  de  ces  mouvements  tou- 
chants ou  élevés;  mais  ils  entendent  la  Fable  en  elle-même  et 
la  développent  souvent  avec  une  grâce,  une  invention  et  une 
fertilité  de  détail,  avec  un  riant  d'expression  qui  serait  encore 
aujourd'hui  d'un  vif  agrément  s'ils  ne  tombaient  pas  tout 
aussitôt  dans  la  prolixité.  En  ce  sens  seulement,  et  pour  le 
détail  heureux,  ils  n'ont  pas  à  craindre  la  comparaison  avec 
La  Fontaine.  11  me  reste  à  le  prouver,  et  à  ne  pas  dissimuler 
non  plus  le  côté  grave,  audacieux,  profondément  agressif,  qui 
se  décèle  dans  quelques  parties  du  Roman  de  Renart  ^  dans 
les  parties  les  plus  allégoriques  et  les  moins  aimables. 


■20. 


Lundi  4  juillet  4853. 


DE  LA  DERNIERE  SEANCE 


L'ACADEMIE  DES  SCIENCES  MORALES  ET  POLITIQUES, 


DISCOURS  DE  M.  MIGNET. 


Je  comptais  aujourd'hui  parler  encore  du  Roman  de 
Renart  et  de  ces  malices  du  moyen-âge;  mon  second  article 
est  terminé,  maison  me  permettra  de  l'ajourner  à  huitaine 
pour  m'occuper  d'un  petit  événement  littéraire  et  philoso- 
phique qui  est  d'hier,  et  dans  lequel  il  s'est  déployé  du  talent, 
de  l'habileté,  de  la  candeur,  et  même  un  peu  de  ruse. 

Le  samedi  25  juin,  l'Académie  des  Sciences  morales  et  poli- 
tiques a  tenu  sa  séance  annuelle;  M.  Damiron  y  présidait  ; 
Ri.  Mignel  y  a  prononcé  l'Éloge  de  .louffroy,  mort  il  y  a  plus 
de  dix  ans ,  mais  qui  est  encore  assez  présent  par  sa  physio- 
nomie et  par  ses  écrits  au  souvenir  de  ses  amis  et  contempo- 
rains pour  qu'on  ait  pu  songer  naturellement  à  le  célébrer.  Il 
n'y  avait  donc  rien  en  apparence  ([ue  de  très-simple  :  une  des 
Sections  les  plus  graves  de  l'Institut  allait  rendre  un  hom- 
mage un  peu  tardif,  mais  bien  mérité ,  à  l'un  de  ses  mem- 
bres, à  un  philosophe  mort  en  1842.  On  allait  être  entretenu 
des  idées  et  des  doctrines  du  défunt,  des  qualités  du  per- 


DISCOURS    DE    M.    MIGNET.  235 

sonnage  en  lui-même  ;  on  était  loin  des  passions  et  des  allu- 
sions du  jour. 

Vous  vous  trompez  :  il  y  a  dans  presque  toutes  les  choses 
de  ce  monde  le  spectacle  qu'on  affiche  et  le  derrière  du  rideau. 
Il  y  a  le  prétexte  et  le  vrai  motif.  Jouffroy,  sur  lequel  il  a  été 
dit,  dans  cette  séance,  beaucoup  de  vérités  intéressantes,  bien 
qu'incomplètes,  n'était  que  le  prétexte.  Oui,  mort  il  y  a  dix 
ans,  il  aurait  pu  attendre  quelques  années  encore  à  être  célé- 
bré par  M.  Mignet,  si  l'on  n'avait  vu  cette  fois  en  lui  une  oc- 
casion naturelle  de  faire  allusion  aux  choses  présentes,  et,  jus- 
qu'à un  certain  point,  de  leur  faire  guerre  et  injure. 

Et  afin  que  ce  que  je  dirai  ici  sur  des  hommes  dont  je  suis 
un  peu  le  collègue,  comme  membre  de  l'Académie  française  et 
de  l'Institut,  ne  puisse  étonner  personne,  je  définirai  ma  situa- 
tion en  deux  mots  :  Je  suis  critique,  et,  en  avançant  dans  la 
vie,  j'ai  le  malheur  de  sentir  que  je  m'attache  de  plus  en  plus 
au  vrai  en  lui-même  et  que  je  n'entre  plus  dans  le  jeu.  Quand 
le  jeu  est  innocent  pourtant,  je  m'y  prête  encore;  quand  il  s'y 
glisse  des  sentiments  compliqués  et  équivoques  ,  je  ne  fais  pas 
comme  Alceste  ,  mais,  en  prenant  la  plume ,  je  tâche  de  rendre 
compte  hautement  de  ce  qui  est,  de  manière  que  même  les 
mécontents  ne  puissent  me  contredire. 

L'Institut  est  un  corps  de  l'État  :  les  pensées,  les  opinions 
de  chacun  de  ses  membres  sont  diverses  et  libres  ;  mais  chaque 
Président,  chaque  Secrétaire  perpétuel,  portant  la  paiole  dans 
les  séances  publiques  au  nom  de  la  Compagnie  qu'il  représente, 
ne  parle  plus  en  son  nom  propre,  et,  s'il  lui  arrive  de  froisser 
à  dessein  les  opinions  et  les  vues  paisibles  de  beaucoup  de 
ses  collègues,  il  est  dans  le  cas  d'être  redressé  par  l'un 
d'eux. 

M.  Darniron,  Président  actuel  de  l'Académie  des  Sciences 
morales  et  politiques,  n'est  pas  de  ceux  qui  blessent  :  il  a 
commencé,  en  quelques  paroles  très-émues,  par  préconiser  le 
Discours  éloquent  qu'on  allait  entendre,  et  que,  disait-il,  il 
ne  voulait  point  retarder  ;  il  a  annoncé  M.  Mignet  avec  un  peu 
trop  d'appareil  peut-être;  car  enfin  il  était  assis  à  côté  de  lui, 
et,  l'instant  d'après,  cet  éloge  qu'il  venait  de  donner  est  re- 
monté jusqu'à  lui-même  et  lui  a  été  rendu  avec  usure.  Ce  sont 
là  des  procédés  d'Académie  (dans  le  vieux  sens)  et  des  émo- 
tions de  famille  ;  il  faudrait  être  un  trouble-fête  pour  trouver  à 


236  cAUSKtirEs  du  i-um)i. 

y  redire.  iMais  alors,  si  vous  êtes  si  cliarnuints  les  uns  pour  les 
autres ,  laissez  donc  vos  pointes  d'épée  que  vous  cachez  sous 
des  roses. 

M.  Dainirou  a  encore  parle  des  prix  que  l'Académie  pro- 
posait et  de  ceux  qu'elle  distribuait  cette  année  même;  il  n'a 
point  paru,  à  la  façon  dont  il  s'ex[irimait,  qu'il  y  eût  ralentis- 
sement dans  ces  travaux  honorables  et  utiles,  ni  qu'on  fût  me- 
nacé de  cette  disette  prochaine  d'études  qu'a  présagée  aussitôt 
son  successeur. 

C'est  par  là  que  M.  Mignet  a  commencé.  Il  y  a,  selon  lui, 
deux  espèces  d'époques,  celles  où  la  philosophie  est  en  hon- 
neur et  où  l'on  pense,  celles  où  la  philosophie  est  découragée 
et  où  l'on  ne  pense  pas  :  a  Là  où  il  n'y  a  pas  de  philosophie, 
a-t-il  dit  en  homme  qui  sait  les  lois  et  presque  les  dogmes  de 
l'histoire,  il  n'y  a  pas  de  civilisai  ion  ;  là  ou  il  n'y  a  plus  de 
philosophie  ,  la  civilisation  dépérit  et  l'humanité  s'affaisse.  Il 
ne  faut  pas  même  supposer  que  le  mouvement  de  la  science 
puisse  de  beaucoup  survivre  à  l'ardeur  de  la  pensée.  La  pensée 
est  la  sève  qui  vivifie  le  grand  arbre  de  l'esprit  humain...  » 
On  voit  le  développement.  Or,  nous  sommes  menacés  de  ne 
plus  pensiT  ;  nous  touchons  à  l'un  de  ces  moments  «où  l'hu- 
manité énervée  n'aspire  qu"à  se  reposer  et  à  jouir,  où  la 
science,  passant  siu'toutdes  théories  aux  applications,  s'expose 
à  perdre  sa  force  inventive  en  laissant  éteindre  le  souffle  spi- 
rituel qui  la  lui  avait  donnée.  »  Mais  quand  tout  l'univers  se 
matérialiserait,  quand  partout  la  philosophie  et  la  liberté  se- 
raient en  disgrâce,  il  est  cependant  un  lieu  qui  devrait  rester 
inaccessible  à  de  semblables  lassitudes,  et  où  il  faudrait  con- 
server le  feu  sacré:  «  Ce  lieu  est  l'enceinte  de  l'Institut,  qui 
est  conmie  le  sanctuaire  de  l'esprit  humain.  »  Ht  presque 
comme  exemple  aussitôt,  comme  preuve  de  cette  force  invio- 
lable de  la  pensée,  M.  INlignel  évoque  et  introduit  le  souvenir 
de  Joutlioy  qui  se  trouve  ainsi  singulièrement  agrandi  et  pré- 
senté comme  un  des  oracles  modernes,  comme  un  puissant 
démonstrateur  des  vérités  invisibles  et  comme  le  théoricien 
religieux  de  l'ordre  universel. 

Tout  cela  était  dit  par  M.  IMignetavec  nombre,  avec  aisance, 
avec  complaisance,. en  marquant  chaque  mot,  en  balançant 
chaque  membre  de  phrase,  et  de  manière  à  séduire  un  audi- 
toire élégant,  où  le  plus  grand  nombre  (sans  lui  faire  injure) 


UISCOUUS    DE    M.    MKi.MiT.  237 

ne  savait  pas  très-bien  la  diiïérence  qu'il  y  a  entre  la  méta- 
phijsique  et  la  psychohxjie. 

On  a  applaudi,  et  l'orateur,  ainsi  que  les  chefs  de  file  qui 
étaient  à  sa  gauche,  ont  obtenu  l'effet  voulu.  Voltaire,  en  son 
temps,  s'est  moqué  de  ces  philosophes  optimistes 

Q'ii  Cl  iaienl  :  Tout  eut  bien',  d'une  voix  lamentable  ; 

mais  que  faut-il  penser  de  ces  philosophes  modernes  ou  de 
ces  esprits  académiques  qui,  lorsqu'ils  ont  dit  du  temps  pré- 
sent et  du  régime  où  l'on  vit  :  Tout  est  mal  !  ont  l'air  satis- 
fail  et  presque  rayonnant  si,  pour  avoir  dit  cela,  on  les  a  ap- 
plaudis? On  est  induit  à  penser  que  ce  sont  des  citoyens 
de  satisfaction  facile,  et  des  philosophes  qu'excile  encore 
mieux  le  succès  d'un  moment  que  la  recherche  et  le  tourment 
de  la  vérité. 

Et  puis,  si  l'on  va  au  fond,  qu'est-ce  que  cette  pensée  et 
cette  philosophie,  avec  laquelle  M.  Mignet  se  plait  à  confondre 
l'honneur  des  sociétés  et  la  civilisation  tout  entière?  Ici,  ne 
jouons  pas  sur  les  mots  :  au  wn"  siècle,  on  appelait  philoso- 
phie la  physique  et  l'astronomie  tout  autant  que  les  spécula- 
tions sur  les  idées  ou  sur  l'àme.  Que  si  l'on  prend  philosophie 
dans  le  sens  purement  moderne,  comme  l'a  entendu,  par 
exemple,  l'école  de  M.  Cousin,  c'est-à-dire  une  école  qui  dans 
ses  analyses  intellectuelles  est  restée  complètement  étrangère 
à  la  connaissance  soit  des  mathématiques,  soit  de  la  physio- 
logie,  de  ces  sciences  qu'y  joignit  toujours  Descartes,  on  a 
affaire  à  quelque  chose  de  beaucoup  moins  considérable.  Vous 
parlez  toujours  de  pensée;  mais  quelle  pensée?  Est-ce  la  pen- 
sée appliquée  aux  sciences,  à  l'histoire,  aux  langues,  à  l'érudi- 
tion?—  Non,  medirez-vous  :  je  parle  de  la  pensée  appliquée  aux 
grands  problèmes  de  la  destinée,  aux  facultés  de  notre  nature, 
je  parle  de  la  pensée  appliquée  à  elle-même.  —  Ici,  je  vous 
arrête  encore,  et  je  ne  puis  admettre  que  ce  genre  d'applica- 
tion et  d'étude  ait  jamais  été  la  mesure  de  la  force  morale  des 
sociétés  ni  de  la  vigueur  de  la  civilisation  :  car  cette  philoso- 
phie-là touche  de  bien  près  à  la  sophistique.  Bossuet,  dans  le 
Discours  sur  r Histoire  u/iirerselle,  après  avoir  énuméré  les 
principales  écoles  philosophiques  de  la  Grèce,  celles  de  Platon, 
d'.Aristote,  de  Zenon,  d'Épicure,  ajoute,  en  passant  brusque- 


238  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

ment  aux  Romains  :  «  Les  Romains  avaient  dans  le  même 
temps  une  autre  espèce  de  philosophie,  qui  ne  consislait  point 
en  disi)iites  ni  en  discours,  mais  dans  la  frugalité,  dans  la 
pauvreté,  dans  les  travaux  de  la  vie  rustique  et  dans  ceux  de 
la  guerre  ,  où  ils  faisaient  leur  gloire  de  celle  de  leur  patrie  et 
du  nom  romain  ;  ce  qui  les  rendit  enfin  maîtres  de  l'Italie  et 
de  Carthage.  » 

Je  suis  bien  loin  d'en  faire  un  reproche  aux  jeunes  gens 
de  1813,  à  ceux  qui  entrèrent  alors  à  l'École  normale,  que 
M.  Mignet  a  appelée  un  vrai  séminaire  laïque;  toutefois  il  est 
évident  que,  s'ils  avaient  été  par  tempérament  un  peu  moins 
Grecs  et  plus  Romains,  s'ils  s'étaient  moins  préoccupés  du 
problème  de  la  destinée  humaine  et  un  peu  plus  du  salut  im- 
médiat de  la  patrie,  au  lieu  d'entrer  en  ce  séminaire  qui  les 
exemptait  de  porter  les  armes,  ils  auraient  volé  à  la  frontière 
et  eussent  fait  la  campagne  de  1814.  Mais  l'esprit  des  généra- 
tions se  renouvelait  alors,  et  un  grand  soufile  recommençait 
dans  un  autre  sens.  Les  exploits  qu'on  rêvait  furent  tout  d'un 
coup  d'un  autre  ordre.  Il  y  eut  là  aussi  des  conquêtes  réelles, 
il  y  en  eut  d'illusoires.  Un  petit  groupe  d'esprits  distingués, 
après  s'être  exercé  fortement  sous  M.  Royer-Collard,  suivit 
M.  Cousin  pour  général  en  chef  dans  cette  suite  d'expéditions 
et  d'aventures  très-pacifiques ,  où  il  eut  parfois  des  airs  du 
grand  Condé. 

Jouffroy  (car,  avec  tout  mon  désir  de  le  laisser  en  dehors 
de  cette  critique,  je  ne  puis  tout  à  fait  l'omettre),  Jouffroy 
n'avait  rien  du  comédien  et  était  sérieux  ;  il  a  fini  par  mourir 
de  ce  qui  a  fait  vivre  les  autres.  Jeune,  c'était  un  mélancolique 
sincère  et  un  amant  passionné  de  l'idéal.  Il  a  raconté,  dans  des 
pages  publiées  après  sa  mort,  et  qui  n'ont  été  que  légèrement 
affaiblies  par  l'éditeur,  la  crise  morale  qu'il  subit  à  l'âge  de 
vingt  ans,  le  moment  plein  d'effroi  où  lui,  élevé  dans  ses  mon- 
tagnes et  dans  la  foi  des  patriarches,  il  s'aperçut  tout  d'un 
coup  qu'il  ne  croyait  plus  : 

«  Je  n'ouMierai  jamais,  ('crivait-il,  la  soirée,  de  décembre  on  le  voile 
()ui  me  dérobait  à  moi  mC'ine  ma  propre  incréiiulilé  l'ut  décliiré.  J'en- 
tends encore  mes  pas  dans  celte  chambre  élioite  cl  nue,  où,  lonfilenips 
a[)rès  l'heure  du  sornuieit,  j'avais  coutinnede  mu  promener;  je  vois 
encore  cotte  lune  à  demi  voilée  par  les  nuages,  qui  en  éclairait  par 
intervalles  les  froids  carreaux.  Les  heures  de  la  nuit  s'écoulaient  et  je 


DISCOXTRS    DE    M.    MIGNET.  239 

ne  m'en  apercevais  pas;  je  suivais  avec  anxiété  ma  pensée,  qui  de 
couche  en  couche  descendait  vers  le  fond  de  ma  conscience,  et,  dissi- 
pant l'une  aprùs  l'autre  toutes  les  ilUisions  qui  m'en  avalent  jusque-là 
dérohé  la  vue,  m'en  rendait  de  moment  en  moment  les  détours  plus 
\isiliics. 

«  En  vain  je  m'attachais  à  ces  croyances  dernières  comme  un  nau- 
fragé aux  déhris  de  son  navire;  en  vain,  épouvanté  du  vide  inconnu 
dans  lequel  j'allais  flotter,  je  me  rejetais  pour  la  dernière  fois  avec  elles 
vers  mon  enfance,  ma  famille,  mon  pays,  tout  ce  qui  m'était  cher  et 
sacré  :  l'inflexible  courant  de  ma  pensée  était  plus  fort;  parents,  fa- 
mille, souvenirs,  croyances,  il  m'ohiigeait  à  tout  laisser;  l'examen  se 
poursuivait  plus  oiistiné  et  plus  sévère  à  niesui'e  qu'il  approchait  du 
terme,  et  il  ne  s'arrêta  que  quand  il  l'eut  atteint.  Je  sus  alors  qu'au 
fond  de  moi-même  il  n'y  avait  plus  rien  qui  fût  debout. 

«  Ce  moment  fut  affreux,  el  quand,  vers  le  matin,  je  me  jetai  épuisé 
sur  mon  lit,  il  me  sembla  sentir  ma  première  vie,  si  riante  et  si  pleine, 
s'éteindr'e,  el  derrière  moi  s'en  ouvrir  une  autre  sombre  et  dépeuplée, 
où  désormais  j'allais  vivre  seul,  seul  avec  ma  fatale  pensée  qui  venait 
de  m'y  exiler  et  que  j'étais  tenté  de  maudire...  » 

Si  M.  Mignet,  qui  a  décrit  en  termes  heureux  le  talent  de 
l'homme,  avait  voulu  traiter  du  ])hilosophe  un  peu  à  fond  et 
sans  précautions  fausses,  il  aurait  insisté  sur  ces  pages  dont 
l'accent  pénètre  et  doit  trouver  grâce  auprès  de  tous.  Il  y  a 
du  Pascal  dans  cette  douleur  du  jeune  incrédule.  Mais  Jouf- 
froy,  le  vrai  Jouffroy  et  non  celui  de  l'Académie,  ne  s'en  tint 
pas  là  :  rompant  avec  son  passé  et  avec  ses  croyances,  il  ré- 
solut de  se  reconstituer  à  son  usage  une  méthode  et  une 
science  qui  pussent  lui  rendre  avec  certitude  les  résultats 
essentiels  qu'il  avait  dus  à  la  foi  chrétienne  et  qu'il  avait  per- 
dus. Tout  l'effort  de  ses  actives  années  porta  sur  ce  poini ,  et 
il  crut  un  moment,  dans  son  orgueil  de  jeunesse,  y  avoir 
réussi.  Il  y  eut  une  époque  où,  se  croyant  sûr  de  lui  et  de  sa 
science  nouvelle,  il  ne  craignit  pas  à  son  tour  de  porter  l'at- 
taque dans  les  croyances  d'autrui  et  de  les  battre  en  brèche, 
afin  d'y  substituer  ce  qu'il  estimait  plus  raisonnable  et  mieux 
démontré.  On  ne  sait  pas  bien  l'histoire  de  notre  école  éclec- 
tique moderne.  Quand  il  y  a  eu  un  éclat  intérieur,  un  déchi- 
rement, les  survivants  l'arrangent  et  le  dissimulent  dans  l'in- 
térêt de  la  cause.  Ces  hommes  que  de  loin  on  se  figure  si  unis 
ne  l'étaient  pas  autant  qu'on  le  pense.  M.  Royer-CoUard,  par- 
lant à  moi-même,  me  fit  un  jour  l'honneur  de  s'expliquer  au 
sujet  de  Jouffroy  :  son  jugement  était  des  plus  sévères,  il  était. 


240  CAUSERIES    nu    LUNOI. 

nièiiie  ii)jiislo;  je  me  permis  do  lo  lui  roprôscnler.  Mais  c'est 
qu'autrefois,  dans  une  leçon  à  Ff^cole  normale,  vers  le  temps 
où  M.  Royer-C.ollard  cessa  de  présider  lo  Conseil  de  l'Instruc- 
tion iiubliiiue,  .louffioy  avait  attaqué  lo  Christianisme  et  com- 
promis par  là  même  l'enseignement.  M.  Royer-Collard  ne  le 
lui  pardonna  jamais;  plus  de  vingt  ans  après,  il  montrait 
JoulFroy  recevant  sa  réprimande,  «  assis  là,  à  cette  place'que 
vous  vDyez,  »  et  il  rappelait  les  larmes  qu'il  lui  avait  fait 
verser.  De  loin  tout  cela  s'efface ,  quand  il  y  a  un  chef  d'é- 
cole,  actif,  entreprenant,  et  qui,  amoureux  du  gouverne- 
ment des  esprits ,  a  forcé  jusqu'à  la  fin  M.  Royei'-Collard  à 
passer  pour  son  maître,  et  tous  les  autres  pour  ses  lieute- 
nants (<). 

Joufîroy  n'avait  rien  de  cotte  activité  extérieure,  et  toute  la 
sienne  se  portait  sur  le  fond  môme  dos  questions  morales  et 
purement  philosophiques  qui  faisaient  son  charme  et  son  tour- 
ment. Dans  sa  période  d'orgueil  et  d'audace,  il  écrivit  un 
article  fameux:  Comment  les  Dogmes  finissent.  Ce  morceau, 
écrit  en  1823,  fut  publié  dans  /e  Globe  en  1825.  C'était  une 
description  largo,  transparente  et  très-significative,  des  di- 
vers degrés  de  décroissement  dans  la  foi  par  oîi  passent  les 

(i)  Un  jour,  dans  une  discussion  à  l'Acailémieoù  il  élait  question  de 
saint  Augustin,  M.  Cousin,  (iiii  n'était  pas  du  même  avis  ([ue  M.  Roycr- 
Collard,  l'appulait  son  maître;  (^clui-ci  l'inleirompil sévèrement  sur  ce 
mot,  en  lui  disant:  «  I^Ioiisieur,  il  y  a  loiii-'lemps  que  je  ]'ai  été!  » — 
Un  jour  que  M.  Cousin  allait  à  l'École  normale  jnésider  une  conlérence, 
voulant  exprimei'  le  S-'oùl  fiu'il  a  pour  celte  loimatioii  et  celle  manipu- 
lalio'i  des  esprits,  il  disait  de  ce  Ion  lé-;èi  enicnl  exagéré  où  le  vrai  et  le 
comique  se  confondent  :  «  Je  suis  un  pédagogue,  j'aime  la  pédagogie; 
j'ai  fait  quelques  ouvrages,  mais  ce  (jne  j'ai  peut-être  fait  de  mieux, 
c'est  encore  JouflVoy,  qui  est  presque  un  homme.  »  Ces  paroles  sont  de 
toute  exaelituile.  —Quant  à  M.  Damiron,  il  n'a  cessé  de  le  traiter 
comme  un  pur  disciple.  Des  premiers  écrils  qui  ont  fondé  la  répulalioii 
de  M.  Damiron,  M.  Cousin  disait  à  qui  voulait  l'enlendre  ;  «  Damiion, 
—  clarté  liiiéraire,  obscurité  philosophupie.  »  Depuis,  après  Aiugt 
années  d'enseignement,  et  quand  l'aideur  de  tant  de  Mémoires  étudiés 
et  fins  a\ail  pris  rang  de  maître  (s'il  devait  jamais  le  prendre),  M.  Cou- 
sin lui  disait  devant  témoins,  du  ton  d'un  chef  satisfait  :  «  Damiron, 
tu  fais  des  progrès.  »  —  Ce  n'est  certes  pas  ainsi  qu'on  est  philosophe 
dans  le  gofil  de  Montaigne,  de  La  Rochefoucauld  ou  de  Saiuf-EM-e- 
mond;  mais  ces  allures  servent  heaucoup  ijuand  on  prétend  faire  une 
éiole  de  philosopkie  et  cpi'on  en  met  l'enseigne  .-  dès  qu'on  veut  acca- 
parer les  hommes,  un  peu  de  charlatanisme  ne  nuit  pas. 


DISCOURS    DE    M.     MIGiNET.  2il 

antiques  religions  avant  de  finir,  et  il  indiquait  en  même  temps 
sa  manière  de  concevoir  les  croyances  recommençantes.  Cet 
article  était  une  sorte  de  déclaration  mortuaire,  superbement 
jetée  au  Catholicisme,  et  une  préface  désormais  inséparable  de 
toute  croyance  ou  tentative  de  religion  nouvelle.  En  ces  années 
182i-1827,  Jouffroy  eut  une  ardeur  de  polémique  qui,  plus 
tard,  s'apaisa  fort  et  s'évanouit. 

]\Iais  comment,  dans  son  Discours,  M.  Mignet  n'a-t-il  jias 
même  mentionné  ce  7norceau  capital  :  Comment  les  Dogmes 
finissent,  qui  donne  la  clef  de  M.  Jouffroy  et  sans  lequel  on  ne 
peut  saisir  son  caractère  distinclif  entre  les  hommes  de  la 
même  école?  Pouiquoi  M.  Mignet  n'en  a  point  parlé,  ne  le 
comprenez-vous  pas?  Il  s'agissait  de  faire  ap|)!audir  par  un 
auditoire  de  salons  un  Discours  dont  les  allusions  allaient 
adroitement  flatter  et  caresser  les  passions  de  cet  auditoire. 
Or,  si  les  salons  qu'avait  en  vue  M.  Mignet  sont  en  partie  re- 
devenus libéraux  et  amateurs  déclarés  de  la  pensée,  ils  n'en 
sont  pas  encore  venus  à  être  philosophes  au  point  de  repous- 
ser le  Christianisme  et  de  le  combattre.  Il  a  donc  fallu  que 
M.  le  Secrétaire  perpétuel,  pour  rendre  son  sujet  tout  à  fait 
agréable  et  pour  l'accommoder  au  goût  particulier  du  public 
dont  il  recherchait  la  faveur,  dissimulât  le  côté  essentiel  qui 
y  aurait  jeté  une  ombre. 

M.  Mignet,  comme  auteur  de  Notices  et  d'Éloges,  a  à  se 
garder  de  cette  faculté  d'omettre  ce  qui  le  gêne  dans  les  sujets 
qu'il  traite.  Ces'  ainsi  que,  parlant  de  Cabanis  il  va  quelques 
années,  il  lui  a  presque  supprimé  son  matérialisme;  aujour- 
d'hui il  a  supprimé  chez  Jouffroy  sa  guerre  au  Catholicisme. 

En  louant  Jouffrov  et  en  le  faisant  souvent  par  des  traits 
d'une  juste  ressemblance,  M.  Mignet  a  trop  pensé  à  célébrer 
la  génération  dont  il  était  lui-même.  Je  souris  de  voir  comme, 
en  avançant  dans  la  vie,  on  ne  sait  pas  se  garder  de  ce  pen- 
chant au  retour,  et  comme  on  étale  ingénument  devant  les 
générations  nouvelles  le  contentement  d'avoir  été  d'une  géné- 
ration meilleure.  C'était  déjà  le  faible  du  vieux  Nestor,  et,  si 
nous  n'y  prenons  garde,  c'est  le  nôtre.  Parlant  des  premières 
années  de  la  Restauration,  de  cette  époque  où  lui-même  il 
avait  un  peu  moins  de  vingt-cinq  ans,  M.  Mignet  s'écrie,  en 
ne  nous  montrant  que  le  beau  côté  et  en  revoyant  tout  à  Ira- 
vers  un  iM'isme  : 

VIII.  21 


242  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

«  Un  esprit  nouveau  s'éleva  de  toutes  paris.  La  plus  vaste  communi- 
cation enlte  les  peuples  amena  le  plus  merveilleux  rapprochement 
enire  les  idées.  Le  contact  des  nations  fui  suivi  du  contact  des  siècles. 
Les  systèmes  furent  confrontés  comme  les  temps.  Il  s'établit  un  im- 
mense éclectisun^  La  reclierche  du  vrai  dans  toutes  les  théories,  le  goût 
du  beau  sous  toutes  les  formes,  la  jouissance  du  droit  con(|uis  par  la 
raison  publirpae  et  consacré  par  la  loi  commune,  l'application  rapide 
de  toutes  les  découvertes  utiles  et  l'échange  des  productions  mullipliées 
de  l'uni ver.s,  devinrent  en  philosophie,  eu  lilléralure,  en  politique,  en 
industrie,  le  travail ,  l'andjiHon,  le  partage  de  Vheureuse  génération  à 
laquelle  opparienaii  M  Juvffioy.  » 

Mais  tout  cela,  d'abord,  ne  vint  pas  à  la  fois  ni  tout  d'un 
coup;  ceux  qui  vivaient  alors  et  qui  parlent  si  bien  aujour- 
d'iiui  étaient  les  premiers  à  se  plaindre  des  années  mauvaises, 
des  mauvais  jours,  comme  on  les  appelait,  du  pouvoir  op- 
presseur, et  ne  se  cachaient  pas  de  l'espoir  qu'ils  avaient  d'en 
être  délivrés.  Ce  n'est  que  par  un  étrange  oubli  et  par  une 
illusion  d'optique  qu'on  nous  offre  aujourd'hui  ces  tableaux 
tout  lumineux  et  sans  ombres.  Et,  en  effet,  sans  chercher  si 
loin,  pourquoi  ne  pas  marquer  aussi  quelque  chose  de  nos 
fautes?  car  on  en  faisait;  on  avait  ses  imprudences,  ses  pas- 
sions, ses  ignorances.  On  travaillait  de  toute  sa  force  à  dé- 
truire ce  qu'on  célèbre  et  qu'on  a  l'air  de  regretter  aujour- 
d'hui. Par  exemple,  on  créait  exprès  un  journal  pour  mettre 
le  siège  devant  la  dynastie  et  pour  la  faire  tomber.  Vous, 
monsieur  Mignet,  vous  aviez  votre  romantisme  à  vous,  sous 
forme  austère;  vous  faisiez  une  Histoire  de  la  Révolution  ^ 
dogmatique,  syslémalique,  étroite,  où  vous,  le  meilleur  et  le 
plus  bienveillant  des  hommes,  vous  offriez  d'effrayants  ou 
d'imposants  simulacres  de  Danton  ,  de  Saint-Just  ou  de  Sieyès. 
Quelques-uns  de  vos  lecteiirs  vous  prenaient  au  pied  de  la 
lettre  dans  vos  explications  fatalistes;  ils  disaient  :  Quel  ré- 
volutionnaire terrible!  et  ne  savaient  pas  que  vous,  le  jus- 
tificateur sentencieux  du  fait,  vous  seriez  un  jour  un  partisan 
si  zélé  et  si  tendre  de  ce  que  vous  appelez  le  droit.  Ce  n'était 
là  chez  vous  qu'une  forme  littéraire  sans  doute,  qu'une  pre- 
mière roideur  de  talent.  Conclusion  :  Ne  nous  célébrons  pas 
sans  mélange  dans  le  passé,  ne  nous  complimentons  et  ne 
nous  adonisons  pas  si  constamment  en  arrière  en  nous  re- 
voyant dans  notre  heureuse  génération  et  dans  notre  jeu- 
nesse. 


DISCOURS     DE    M.    MIGNET.  243 

Cette  génération,  d'ailleurs,  que  vous  louez  tant,  n'est-elle 
pas  responsable  très-directement  de  ce  dont  vous  vous  plai- 
gnez aujourd'hui?  ("ar  enfin  elle  est  arrivée  au  pouvoir  et 
au  gouvernement  des  affaires  à  partir  de  1830;  et  dès  lors 
(je  puis  en  parler  devant  M.  Mignet,  qui  est  resté,  de  tout 
temps,  homme  de  lettres,  et  qui  a  fait  une  honorable  excep- 
tion) elle  s'est  empressée  d'abandonner  les  lettres  mêmes, 
la  philosophie,  \a  pensée,  pour  occuper  les  premiers  postes  de 
l'État,  que  tous  n'étaient  pas  également  aptes  à  remplir.  Cette 
génération,  en  un  mot,  à  peine  montée,  a  tiré  l'échelle  des 
idées  après  elle.  Aussi  la  jeunesse  qui  est  survenue  depuis, 
et  qui,  chaque  année,  se  versait  des  écoles  dans  la  société, 
n'a  plus  trouvé,  à  son  entrée,  de  groupes  bienveillants,  ni 
des  initiateurs  et  des  guides,  et  elle  s'est  dispersée  au  hasard, 
se  portant  vers  des  doctrines  souvent  vagues  ou  fatales,  vers 
des  talents  corrupteurs  ou  hasardeux. 

M.  Mignet  commet  de  légères  inexactitudes  ou  des  fautes 
de  nuances  dans  les  couleurs  qu'il  emploie.  Je  suis  de  ceux 
qui  assistaient  à  ces  petits  Cours  intimes,  à  ces  leçons  que 
Jouffroy  faisait  à  quinze  ou  vingt  auditeurs  dans  sa  petite 
chambre  de  la  rue  du  Four-Saint-Honoré,  et  qui  nous  ont 
laissé  une  impression  si  vive.  M.  Mignet  remarque  un  peu 
trop  fortement  qu'on  était  vingt,  et  non  vingt  et  un,  afin  de 
ne  point  passer  le  nombre  voulu,  et  pour  éviter  qu'un  Cours 
de  philosophie  fût  assimilé  à  un  complot  contre  le  Gouverne- 
ment. Ce  sont  là  de  ces  traits  un  peu  trop  appuyés,  qui  font 
rire  aux  dépens  des  Gouvernements  les  gens  mêmes  qui  sont 
le  plus  en  peine  quand  les  Gouvernements  viennent  à  leur 
manquer.  Le  vrai,  c'est  qu'on  avait  à  éviter  sans  doute  une 
réunion  trop  apparente;  mais  aussi  celle  des  deux  petites 
chambres  de  Jouffroy  où  se  faisait  son  Cours  parti''ulier  était 
déjà  bien  remplie  quand  on  était  quinze  ou  seize.  11  n'est  pas 
exact  non  plus  de  dire  que,  vers  la  fin  de  ces  leçons  à  huis 
clos,  quand  le  professeur,  qui  était  lent  à  s'animer,  venait  à 
déployer  toute  son  étendue  d'inspiration  et  toute  sa  veine, 
«  il  courût  des  frissons,  comme  il  en  descendait  autrefois  de 
la  tribune  politique  dans  la  vaste  assemblée  où  s'entretenait 
l'intelligence  et  où  battait  Ir  cœur  du  pays.  »  Cette  comparai- 
son, qui  vise  à  l'applaudissement,  est  très-fausse,  et  l'im- 
pression que  laissaient  les  leçons  de  M.  Jouffroy  à  ceux  qui  y 


244  CAUSEUIK6    DU    LUNDI. 

assistaient  était  plutôt  collo  d'un  Cénacle  un  pou  myslérioux, 
d'où  l'on  sortait  avec  recueillement  et  en  sili'nce. 

L'idée  de  tribune  et  celle  de  M.  Jouffroy  s'accordent  peu 
ensemble.  La  chaire  même  devant  un  vaste  auditoire  lui  fut 
médiocrement  favorable;  il  avait  l'étendue  dans  les  idées  et 
dans  les  horizons,  mais  il  n'avait  pas  toujours  l'haleine;  il 
n'avait  pas  non  plus  l'abondance  et  la  fertilité  qui  font  oublier 
le  chemin.  11  était  remarquablement  lucide,  mais  cette  luci- 
dité et  ce  grand  jour  qu'il  aimait  ne  faisaient  souvent  vers  la 
fin  qu'éclairer  les  cadres  spacieux  qu'il  ne  remplissait  pas. 

Homme  de  cœur  et  d'une  gi,'ande  bonté  morale,  il  était  su- 
périeur lorsque,  triomphant  de  ses  airs  d'aristocratie  intellec- 
tuelle et  de  ses  assertions  absolues  auxquelles  il  s'abandonnait 
quelquefois,  il  retrouvait  l'onction.  Il  y  a  un  Discours  pro- 
noncé par  lui  à  une  distribution  des  prix  du  collège  Charle- 
magne,  en  août  1840,  qui  est  singulièrement  touchant  et  qui 
nous  montre  le  Jouffroy  des  dernières  années,  déjà  languissant, 
abattu  et  à  demi  brisé,  mais  dans  toute  sa  beauté  sympa- 
thique et  indulgente.  Ce  n'était  plus  le  jeune  enthousiaste  de 
l'École  normale,  rompant  douloureusement  avec  le  Dieu  de 
ses  pères  et  se  mettant  en  marche  vers  la  découverte  d'un 
dogme  nouveau;  ce  n'était  plus  le  superbe  initiateur  des  pre- 
miers temps  du  Globe,  altier  et  plein  d'ambitieuses  promes- 
ses, et  qui  croyait  tenir  la  nouvelle  vérité  :  c'est  l'homme  qui  a 
coniuj  le  néant  des  espérances,  qui  a  reçu  la  leçon  des  choses 
et  les  injures  de  la  vie.  Sa  morale  n'est  que  celle  de  Socrate, 
et,  je  dirai,  celle  du  Catéchisme.  L'humilité  lui  est  venue. 

ÎM.  Miguel  a  touché  d'une  manière  juste  le  passage  de  Jouf- 
froy dans  la  politique.  11  aurait  pu  marquer  avec  plus  d'éner- 
gie le  malheur  qu'il  y  eut  pour  lui  à  y  entrer,  les  versatilités 
un  peu  promptes  qu'on  lui  reprocha,  les  influences  qu'il  ne 
savait  pas  écarter;  car  cet  homme  qui,  au  premier  abord, 
avait  l'intelligence  si  haute  et  la  parole  si  absolue,  avait  le 
caractère  faible,  ou  du  moins  il  l'iMit  tel  dans  les  dernières 
années.  Il  y  aurait  eu,  si  l'on  avait  voulu  être  entièrement 
vrai ,  à  tirer  de  la  une  leçon  toute  naturelle  sur  les  es[)rils 
non  aguenis  et  non  Iremiîés  qui  entrent  dans  la  politi(pie  et 
qui  n'en  recueillent  que  l'amertume.  M.  Joufi'roy  fut  un -re- 
marquable exemple  et  presque  une  victime  des  misères  par- 
lementaires. .Mais  comment  oser  diie  cela? 


UI  SCO  uns    DE    M.     MIGNEï.  2i5 

Quelque  vocation  qu'eût  M.  Jouffroy  pour  les  études  i)liilo- 
sophiques  et  pour  l'observation  intérieure,  j'ai  toujours  cru 
qu'après  son  premier  feu  jeté,  il  eût  été  bon  pour  lui  de  se 
détourner  de  cette  contemplation  absolue  et  un  peu  stérile  où 
il  s'est  consumé,  et  d'appliquer  son  beau  talent  à  des  matières 
qui  l'eussent  nourri  et  renouvelé.  11  avait  une  langue  pure, 
facile  et  pleine,  une  perception  vive  et  péiiétranle  de  la  na- 
ture, un  tour  d'imagination  assez  romanesque,  et  un  senti- 
ment exquis  de  critique  littéraire  :  il  aurait  pu  se  porter  sur 
plus  d'un  sujet  qui  eût  du  corps,  s'y  reposer  du  moins  et  s'y 
refaire  dans  les  intervalles  de  ses  soliloques  psychologiques 
trop  prolongés.  Au  lieu  décela,  il  s'est  usé  à  vouloir  créer 
méthodiquement  une  science  conjecturale,  et  je  crois  sentir 
chez  lui,  à  travers  la  limpidité  de  l'expression,  de  la  fatigue 
et  comme  de  l'élévation  dans  le  vide('l). 

Il  s'était  fort  séparé  de  M.  Cousin  depuis  quelques  années; 
il  avait  la  prétention  d'avoir  organisé  avec  exactitude  la  partie 

(1)  Une  science  conjecturale,  ou  du  moins  contestable  dans  son  prin- 
cipe. —  Quelques  jours  après  cette  parole  écrite,  et  comme  pour  la  ré- 
futer, M.  Ri.iux,  dans  le  Monileur  ûvi  17  juillet  1853,  s'est  allaché  à 
montrer  M.  Jouffroy  organisateur  d'une  science  psychologique  réelle. 
Il  est  Ijien  juste  iissiirémi^nt  que  M.  Riaux ,  professeur  de  pliilosophie, 
parleà  l'appui  du  genre  d'étude  qu'il  professe.  Il  relève  parlieulièi'ement 
et  proclauie  comuie  un  faitacquis  la  démarcalidu  absolue,  radicale,  cpie 
M.  Jouffroy  tendait  à  établir  entre  la  physiologie  el  la  psychulogie. 
Or,  voici  sur  ce  point  ce  qui  nie  seinl)le  :  Supposez  un  liomme  assis  au 
bord  d'une  rivière  ou  au  bassin  d'une  sounte,  qui  s'appliquerait  à  con- 
sidérer avant  lout  la  réflexion  des  objets  dans  l'eau ,  à  en  saisir  tous  les 
reflets,  les  nuances,  à  en  déterminer  les  rapports,  les  plans,  les  per- 
spectives et  les  profondeurs  apparentes;  que  penserie/.-vous  de  cet 
homme  s'il  posait  comme  premier  principe  que  les  rt-flels  qu'il  observe 
n'ont  rien  de;  commnu  avec  les  olijets  du  rivage,  avec  l'étal  des  bords 
ou  du  fond,  que  son  étude  ne  se  rattache  en  rien  à  cette  partie  de  la 
pliysique  qu'on  appelle  l'optique,  el  qu'il  n'a  lien  de  mieux  à  faire  que 
de  s'en  passer?  Vous  diriez  que  ce  contemplateur  est  peut-être  un  pein- 
tre, un  paysagiste,  à  qui  il  suûlt,  comme  au  Canaletto,  d'obseiver,  pour 
les  reproduire,  les  couleurs  el  les  transparences,  mais  que,  celles,  ce 
n'est  pas  un  vrai  savant.  Le  psychologisie  en  question  peut  se  faire, 
selon  moi,  l'application  de  l'image  :  si  ingénienx  qu'il  soit  comme 
observateur,  il  n'a  qu'une  science  de  rellds  el  de  miroitements,  eli 
avec  cela,  il  n'est  pas  peiidre.  —  (  Voir  La  Fontaine,  et  comment  pour 
l'étude  de  l'homme,  pour  la  connaissance  de  l'espril,  il  était  loin  de 
s'interdire  l'observation  des  animaux  el  les  comparaisons  tirées  de 
l'Histoire  naturelle.  Fable  première  du  livre  X.  ) 

21. 


246  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

centrale  de  la  science  que,  selon  lui,  M.  Cousin  n'avait  que 
traversée  et  bientôt  quittée  pour  se  livrer  à  des  excursions 
historiques  en  tous  sens.  Je  crois  qu'en  cela  M.  Jouffroy  s'exa- 
gérait un  peu  son  rôle;  il  avait  certes  son  originalité,  mais 
c'était  surtout  par  le  talent.  En  somme,  MM.  Cousin,  Jouffroy 
et  Damiron  sont  bien  de  la  même  philosophie  :  seulement 
chacun  y  a  porté  son  humeur  et  son  tempérament,  M.  Cousin 
ses  airs  de  génie  et  sa  haute  verve  ,  M.  Jouffroy  sa  lucidité  et 
sa  mélancolie,  M.  Damiron  sa  prud'homie  et  sa  frugalité. — 
M.  Cousin,  qui  excelle  à  réparer  sa  ligne  quand  elle  est  rom-, 
pue,  voyant  Jouffroy  mort,  a  repris  solennellement  possession 
de  son  disciple  sur  sa  tombe. 

Il  n'entrait  pas  dans  le  cadre  et  dans  les  convenances  de 
M.  Mignet  de  dire  toutes  ces  choses,  et  peut-être  même  ne 
les  a-t-il  jamais  sues  qu'à  peu  près  :  car,  homme  de  mérite  et 
d'un  talent  supérieur,  il  a  la  faculté,  ce  me  semble,  de  ne 
voir  qu'imparfaitement  tout  ce  qui  ne  se  passe  pas  en  plein 
sous  son  regard  ;  ce  qui  aide  fort  à  la  sérénité.  .Je  ne  serais 
même  pas  étonné  que,  tout  lié  qu'il  était  avec  Jouffroy,  il 
ne  fût  jamais  allé  entendre  une  seule  de  ses  leçons.  M.  Mignet 
a  l'esprit  naturellement  peu  porté  à  la  métaphysique  ;  il  la 
jugeait  viande  creuse  dans  sa  jeunesse,  et  aujourd'hui  il  l'ac- 
cepte volontiers  toute  faite  de  la  main  de  ses  amis,  ba  vraie  su- 
périorité est  dans  la  manière  dont  il  entend  et  dont  il  traite 
l'histoire,  non  pas  celle  de  ce  temps-ci  et  qui  se  passe  sous 
nos  yeux  (elle  est  trop  mobile  et  trop  variable  à  chaque  in- 
stant), mais  l'histoire  morte  et  telle  qu'elle  se  refait  après 
coup.  Ici,  maître  de  son  terrain,  manœuvrant  de  pied  ferme, 
prenant  son  temps  et  ses  mesures,  il  étudie  les  faits,  il  Jes 
ordonne  et  les  combine,  il  les  appuie  et  les  enchaîne  dans  des 
compositions  savantes  qui  ont  de  l'intérêt,  du  jugement,  de  la 
force  et  des  parties  d'éclat.  Ce  qui  y  manque  peut-cire  en  éveil 
et  en  sagacité  ne  sérail  bien  sensible  que  si  Ton  voyait  cette 
même  méthode  appliquée  à  une  histoire  toute  moderne.  C'est 
alors  qu'on  apercevrait,  j'imagine,  combien  les  mailles  du  fdet, 
toutes  bien  faites  qu'elles  sont,  se  trouvent  trop  larges  et  lais- 
sent souvent  passer  le  poisson. 

Comme  interprète  de  l'.Académic  des  Sciences  morales  et 
politiques,  et  comme  auteur  de  Notices  cl  d'I^loges,  M.  Mignet 
a  également  une  manière  à  lui ,  large,  brillante,  majestueuse, 


DISCOURS    HE    M.    MIGNET.  247 

un  peu  carrée,  éminemment  faite  pour  la  façade  et  le  fron- 
tispice. Il  l'a  notablement  ornée  et  même  assouplie,  cette 
manière,  dans  les  derniers  de  ses  Discours.  Il  garde  pourtant 
une  certaine  monotonie  d'ensemble,  et  l'on  croit  reconnaître 
dans  la  forme  de  ses  phrases,  comme  dans  celle  de  ses  pen- 
sées ,  un  certain  moule  favori  dont  il  ne  se  prive  pas  aisément. 
Son  élégance,  à  force  d'être  grave,  a  quelquefois  ses  pesan- 
teurs: il  n'a  jamais  rien  eu  à  faire  avec  les  grâces  négligées. 
Dans  le  dernier  Discours  sur  Jouffroy,  il  me  semble  avoir 
sacrifié  plus  que  d'ordinaire  à  la  mise  en  scène;  il  y  a  mêlé 
un  but  étranger  au  sujet  même  qu'il  étudiait;  il  a  voilé  en  un 
sens  et  drapé  son  personnage;  il  a  pris  parti,  plus  finement 
qu'il  ne  convient,  pour  la  malice  et  la  rancune  des  grands 
sophistes  et  des  grands  rhéteurs  dont  l'histoire  sera  un  jour 
l'un  des  curieux  chapitres  de  notre  temps,  intolérants  et  ligués 
comme  les  Encyclopédistes,  jaloux  de  dominer  partout  où  ils 
sont,  et  qui ,  depuis  que  l'intluence  décidément  leur  échappe, 
s'agitent  en  tous  sens  pour  .prouver  que  le  monde  ne  peut 
qu'aller  de  mal  en  pis.  La  rhétorique  est  proprement  justi- 
ciable de  la  critique  littéraire,  et  M.  Mignet  en  a  mêlé  un  peu 
trop  à  son  dernier  Discours,  sans  compter  que  son  apprêt  était 
à  double  fin.  Il  a  eu  du  Fléchier  à  l'usage  de  la  Fronde. 


Lundi  H  juillet  1853. 

LE   ROMAN  DE   RENAKT. 

Histoire  littéraire  de  la  France,  t.  XXII. 

(  FIN. ) 


Chez  La  Fontaine  la  fable  du  Renard  et  du  Corbeau  est 
aussi  courte  que  possible  et  réduite  à  sa  plus  simple  expres- 
sion. Il  semble  que  le  grand  fabuliste  ne  l'ail  voulu  traiter  que 
pour  l'arquit  de  sa  conscience  et  pour  en  tirer  vite  la  moralité. 
Le  même  apologue,  chez  le  vieux  trouvère  inconnu,  est  au 
contraire  traité  avec  complaisance  et  forme  toute  une  petite 
scène  complète,  toute  une  branche. 

Le  lieu  d'abord  est  décrit  :  entre  doux  monts,  en  une  plaine, 
Henarlqui,  en  marchant,  a  une  rivière  à  sa  dioite,  aperçoit 
un  très-beau  lieu  dans  la  prairie,  de  l'autre  côté  de  l'eau  ;  il  y 
voit  un  hêtre  dont  l'.nspect  lui  fait  envie  ;  il  traverse  l'eau  et 
se  dirige  vers  l'arbre,  tourne  autour  en  dansant,  puis  s'étend 
sur  l'herbe  fraîche.  Il  est  hébergé  à  bon  hôtel ,  et  il  n'en  vou- 
drait pas  changer  s'il  avait  à  manger  seulement.  Dom  Tiècelin, 
le  Corbeau,  qui  avait  jeûné  longtemps,  s'était  lassé  de  ce  même 
séjour;  la  faim  l'avait  chassé  du  bois;  il  était  allé  vers  un 
plessis  ou  enclos  tout  proche  de  là ,  pour  livrer  assaut  et  cher- 
cher aventure. 

Tiècelin  y  aperçoit  un  millier  de  fromages  qu'on  avait  fait 
assole  il  1er  ;  la  vieille  qui  devait  les  garder  était  rentrée  au 
logis.  Tiècelin  saisit  l'occasion  et  en  prend  un  pour  se  restau- 
rer; la  vieille  sort  et  lui  jette  des  pierres.  Le  Corbeau  la  raille 


LE    ROMAN    DE    Rt.NAUT.  249 

et  emporte  le  fromage,  faisant  à  la  vieille  ce  que  tout  à  l'heure 
Renart  lui  fera  à  lui-même. 

11  vient  se  percher  sur  le  hêtre  au  pied  duquel  est  Renart: 
l'un  dessus,  l'autre  dessous,  ils  y  sont  tous  deux,  avec  cette 
ilifférence  que  l'un  mange  et  l'autre  bâille.  Le  fromage,  qui 
nous  est  décrit  «  tendre,  jaunet ,  et  de  bonne  saveur,  »  est  sous 
la  patte  du  Corbeau  ;  il  y  donne  de  grands  coups  de  bec,  mais 
pas  si  adroitement  qu'il  n'en  laisse  tomber  plus  d'une  miette 
devant  Renart  qui  l'a  vu.  Renart  reconnut  bien  la  bête  à  cette 
maladresse  :  il  en  secoue  deux  fois  la  tète,  se  lève  pour  mieux 
voir,  et  avise  là-haut  Tiècelin  qui  était  son  compère  d'ancienne 
date,  tenant  le  bon  fromage  entre  ses  pieds  :  «  Par  les  saints 
de  Dieu,  que  vois-je  là?  s'écrie-t-il;  hé  !  Dieu  vous  saxive,  sire 
compère  !  qu'il  ait  l'âme  de  votre  bon  père  Dom  Rohart  qui 
sut  si  bien  chanter.  IMainte  fois  je  l'ai  entendu  vanter  pour 
n'avoir  son  pareil  en  France.  Vous-même  en  votre  enfance 
vous  vous  y  appliquiez  beaucoup  :  vous  saviez  faire  votre  par- 
tie. Chantez-moi  une  rotiuenge.  »  C'est  une  espèce  de  chanson 
ou  de  ronde  qui  se  chantait  d'ordinaire  avec  accompagnement 
de  vielle. 

Tout  ce  début  de  Renart  parlant  au  Corbeau  est  celui  de 
Patelin  s'adressant  au  marchand  dont  il  veut  emporter  le  drap, 
et  à  qui  il  se  met  également  à  parler  de  feu  son  père.  Tièce- 
lin ,  le  Corbeau  ,  goùle  la  flatterie  ;  il  ouvre  la  bouche  et  jette 
un  cri;  mais,  comme  il  ne  tient  pas  le  fromage  dans  le  bec, 
il  ne  le  laisse  pas  tomber  du  premier  coup;  la  fable  serait  trop 
tôt  finie.  Renart  l'entend  et  lui  dit  :  «  C'est  bien  !  vous  chantez 
mieux  que  vous  ne  faisiez  ;  et,  si  vous  vouliez,  vous  iriez  en- 
core un  degré  plus  haut.  »  Et  Tiècelin  ,  à  qui  est  venu  l'amour- 
propre  de. chanteur,  commence  à  crier  de  plus  belle.  Renart 
le  pousse  de  plus  en  plus,  car  il  s'agit  de  l'enivrer  tout  à  fait  : 
«  Dieu!  dit  Renart,  comme  maintenant  est  claire  et  comme 
est  pure  votre  voix!  Si  voua  pouviez  vous  abstenir  de  noix, 
vous  chanteriez  le  mieux  du  monde.  Chantez  donc  encore  une 
fois.  »  Tiècelin,  qui  veut  .avoir  le  prix  du  chant,  s'y  met  tout 
entier;  il  s'écrie  à  haute  haleine,  mais  il  ne  sut  si  bien  faire ,^ 
quelque  peine  qu'il  se  donnât,  que  son  pied  droit  ne  s'en 
desserrai  et  que  le  fromage  ne  tombât  à  terre ,  tout  juste  de- 
vant les  pieds  de  Renart.  —  Vous  croyez  la  fable  finie;  pas  le 
moins  du  monde.  Nos  vieux  trouvères  ne  sont  pas  pressés  : 


250  CAUSERIES    DU   LUNDI. 

ils  chantent  et  récitent  cela  dans  les  fermes,  ou  les  jours  de 
foire,  devant  tout  un  monde  rustique  dont  c'est  la  vie  et  qui 
est  flatté  de  retrouver  dans  des  rimes  grossières,  mais  par- 
fois vives  et  piquantes  ,  les  scènes  et  accideiils  de  chaque  jour. 
Le  trouvère,  dans  le  cas  présent,  a  du  poè'te  en  lui,  il  a  du 
talent  et  sait  peindre.  Le  fromage  vient  de  tomber  devant  celui 
qui  le  convoite,  mais  qui  va  rester  immobile  :  «  Le  friand  lascif 
frémit  et  brûle,  et  frissonne  tout  entier  de  convoitise  (ces deux 
vers  dans  le  texte  sont  pleins  d'expression)  ;  mais  il  n'en 
touche  une  seule  miette,  car  encore,  s'il  peut  en  venir  à 
bout,  voudrait-il  bien  tenir  Tiècelin.  »  Tout  son  art  alors  est 
d'attirer  le  Corbeau  lui-même  et  de  lui  persuader  de  des- 
cendre. Il  fait  le  blessé  el  le  boiteux;  ce  fromage  qui  vient  de 
tomber  l'incommode,  assure-t-il,  par  son  odeur.  Le  fromage 
n'est  pas  bon  pour  les  plaies  ;  la  médecine  le  lui  défend  :  «  Ha  ! 
Tiècelin  ,  descendez  donc ,  et  de  ce  mal  me  délivrez  ;  certes , 
je  ne  vous  en  prierais  pas  si  je  pouvais  vous  en  dispenser;  mais 
avant-hier  je  me  suis  cassé  la  jambe  dans  un  piège  par  més- 
aventure, et  je  ne  puis  bouger  d'où  je  suis.  » 

On  voit  tout  le  jeu  et  le  développement  de  cette  petite  action. 
Tiècelin  se  hasarde  enfin  à  descendre,  non  sans  crainte;  il 
fait  un  pas  en  avant  et  deux  en  arrière.  Renart  pourtant  joue 
si  bien  l'estropié  que  Tiècelin  s'est  enhardi  ;  il  est  déjà  à  sa 
portée,  mais  ici  Renart  est  trop  pressé  :  il  s'élance  et  manque 
le  Corbeau,  qui  en  est  quitte  pour  quatre  plumes  de  l'aile 
droite  et  de  la  queue.  La  moralité  est  donc  double,  et  Renart, 
tout  en  ayant  le  fromage  pour  se  consoler,  n'a  que  la  moindre 
moitié  de  ce  qu'il  désire. 

Un  des  plus  jolis  épisodes  de  l'ancien  Renart  est  l'aventure 
du  maître  fourbe  avec  Chanleclair,  le  Coq  ;  les  avantages  y 
sont  également  balancés,  et  Renart  à  la  fin  y  trouve  sa  leçon. 
Cet  apologue  heureusement  développé  offre  la  peinture  et  la 
poésie  de  la  basse-cour  au  naturel ,  et  nous  montre  dans  un 
cadre  bien  rempli  le  genre  de  talent  des  prédécesseurs  de  La 
Fontaine.  On  est  dans  une  ferme  proche  d'un  bois  :  il  y  a 
abondance  de  coqs  et  de  poules,  de  canes  et  de  malarls  (1  ), 
de  jars  et  d'oies.  Le  dedans  de  la  ferme  est  garni  à  l'avenant 
de  chair  salée,  de  jambons  et  de  quartiers  de  lard.  Le  tout 

(1)  Malart,  le  mâle  de  la  cane,  comme ;ai-s  est  le  mâle  de  l'oie. 


LE    ROMAN    DE    RENART.  254 

appartient  à  un  riche  -vilain  Costant  Desnoes  qui  se  méfie  de 
Renart  :  dans  son  clos  ou  plessis ,  il  a  de  bonnes  cerises ,  des 
pommes  et  autres  fruits  à  foison;  ce  plessis  (1)  est  très-bien 
fermé  tout  autour  de  pieux  de  chêne  aigus  et  gros,  et  il  est 
bordé  d'aubépines;  pour  plus  de  sûreté  les  poules  sont  de- 
dans. Renart  vient  rôder  à  l'entour  tout  doucement,  le  col 
baissé  ;  mais  la  force  des  pieux  et  des  épines  l'arrête.  11  s'agit 
d'entrer  dans  la  place  de  côté,  sans  faire  trop  de  violence  et 
sans  épouvanter  l'ennemi.  11  avise  un  pieu  brisé  qui  donne 
ouverture  par  le  haut;  il  s'y  glisse  et  se  laisse  tomber  tout 
d'une  masse;  puis  il  se  cache  à  plat  ventre  sous  un  chou. 
Mais  les  poules  l'ont  entendu  et  se  hâtent  de  faire  retraite. 
Sire  Chanteclair,  le  Coq,  n'est  pas  avec  elles  :  il  est  allé  dans 
un  sentier  près  du  bois  se  blottir  entre  deux  pieux  dans  la 
poussière.  Il  les  voit  fuir;  il  s'avance  fièrement  à  leur  ren- 
contre, la  plume  au  pied,  le  col  redressé;  il  les  interroge  d'un 
ton  de  maître.  Pinte  que  nous  retrouvons  ici,  Pinte  qui  en  sait 
plus  que  les  autres,  qui  est  volontiers  l'orateur  de  la  bande  et 
la  sultane  favorite,  qui  enfin  a  l'honneur  de  jucher  à  droite 
du  Coq,  Pinte  lui  explique  ce  qu'elles  ont  vu,  une  bête  sauvage 
qui  s'est  glissée  dans  le  pourpris.  —  «  Et  conmient  l'avez- 
vous  vue  ?»  —  «  Comment?  je  vis  remuer  la  haie  et  la  feuille 
du  chou  trembler.  »  —  «  Tais-toi ,  sotte ,  reprend  le  Coq  ; 
Renart  n'a  pas  les  os  si  durs  qu'il  ose  se  mucher  ici;  notre 
palis  n'est  pas  si  vieux  qu'il  l'ait  pu  déjà  mettre  en  pièces.  Ce 
n'est  qu'une  plaisanterie.  »  —  Et  il  retourne  à  son  sillon  de 
poussière,  moins  rassuré  pourtant  qu'il  ne  le  veut  paraître; 
il  regarde  souvent  de  côté  et  d'autre;  un  œil  ouvert  et  l'autre 
clos,  un  pied  replié  et  l'autre  droit,  il  s'appuie  à  un  mur,  et, 
comme  celui  qui  est  fatigué  de  chanter  et  de  veiller,  il  se  met 
à  sommeiller  peu  à  peu. 

Tout  sommeillant,  il  a  un  songe.  Le  songe  est  un  lieu  com- 
mun et  une  machine  en  usage  dans  les  romans  de  chevalerie  : 
ici  la  parodie  en  est  heureuse  et  très-spirituelle.  Le  Coq  rêve 
donc  qu'il  voit  je  ne  sais  quelle  chose  qui  est  dans  le  courtil 
et  qui  lui  vient  dessus  pour  le  revêtir  :  ce  je  ne  sais  quoi  a 
une  peau  rousse,  blanche  sous  le  ventre  ;  le  bord  est  en  os,  le 


(1)  On  appelait  proprement  pieiit^,  un  lieu  planté,  entouré  de  haies 
pliées,  entrelacées. 


252  CAUSERIES  nu  lundi. 

col  est  étroit,  et  force  lui  est,  après  y  être  entré,  de  s'en  re- 
vêtir au  rebours,  c'est-à-dire  de  telle  sorte  que  sa  tête  aille  à 
l'autre  exlrémilé  de  l'habit  et  que  sa  queue  reste  dans  le  col- 
let. Il  s'éveille  effrayé  et  court  jusqu'à  ses  poules;  il  s'adresse 
à  Pinte,  en  qui  il  a  le  plus  de  confiance,  et  lui  raconte  son 
rêve.  Celle-ci  le  lui  explique,  non  sans  avoir  pris  sa  revanche 
avec  ironie,  et  essaye  de  lui  démontrer  que  ce  je  ne  sais  quoi 
d'où  sou  cauchemar  lui  est  venu  n'est  autre  que  Renart,  caché 
là  sous  ce  buisson. 

Chanteclair.  que  la  leçon  a  piqué,  est  incurable;  l'orgueil 
et  la  forfanterie  le  poussent;  il  traite  Pinte  encore  une  fois  de 
folle,  et  retourne  se  nieltre  en  sa  poudrière  au  soleil.  Renart 
fait  le  mort  et  se  tient  coi;  Chanteclair  s'endort;  Renart  s'ap- 
proche pour  le  happer,  mais  le  manque.  Chanteclair,  qui  le 
reconnaît  enfin,  saule  sur  un  fumier,  et  ici  la  scène  du  Cor- 
beau recommence  :  il  s'agit  pour  Renart  de  décider  Chante- 
clair à  ne  pas  fuir,  et,  qui  plus  est,  à  fermer  les  yeux,  afin  de 
se  laisser  prendre  :  «  Ne  fuis  pas  et  n'aie  crainte;  je  ne  suis 
jamais  plus  content  que  quand  tu  te  portes  bien,  car  lu  es 
mon  cousin-germain ,  »  lui  dit  Renart.  Et  à  ce  premier  mot 
Chanteclair,  un  peu  rassuré,  se  met  à  chanter  de  joie.  Renart, 
insistant  sur  le  cousinage  :  «  Souviens-toi  de  Chanteclin,  lui 
dit-il,  le  bon  père  qui  t'engendra  : 

Jamais  Coq  si  bien  ne  chanta; 
Tullu  voix  (uil  et  si  clair  Ion 
Que  d'une  lieue  reutcndait-on. 
Et  clianluit  fort  à  lon^'ue  lialuine 
Les  deux  yeux  clos  et  la  voix  saine  ; 
D'une  ;:raiid'  lieue  on  l'entendait 
Quand  il  chantait  et  refrainail.  " 

Ce  que  Renart  veut  obtenir  cette  fois,  c'est  que  le  Coq  ferme 
les  deux  yeux  en  chantant;  c'est,  selon  lui,  la  seule  boime 
méthode.  Il  n'est  adresse  ni  rhétorique  d'Ulysse  qu'il  n'em- 
ploie pour  l'y  décider.  Chanteclair  ne  demande  pas  mieux, 
mais  il  prie  Renart  de  s'éloigner  au  moins  un  peu,  et,  à  cette 
condition,  il  lui  jure  qu'il  n'y  aura  voisin  aux  environs  qui 
n'entende  son  fausset.  Renart  sourit  de  la  condition  et  lui  dit, 
en  touchant  toujours  la  corde  filiales  :  «  Chante,  cousin;  je 
saurai  bien  si  Chanteclin  mon  oncle  te  fut  de  quelque  chose.  » 
Chanteclair  chaule:  mais  il  chanlo  comme  il  riormait  d'abord, 


LE    ROMAN    DE   RENART.  253 

un  œil  clos  et  l'autre  ouvert,  et  il  regarde  souvent  de  côté  : 
«  Ce  n'est  pas  cela,  dit  Renart,  Clianteclin  chantait  autrement, 
tout  crtin  trait,  les"  yeux  fermés,  tant  qu'on  lentendait  par 
delà  les  plessis.  »  A  ce  coup  Chanteclair  n'y  tient  pas;  il 
commence  sa  mélodie  en  fermant  les  yeux  de  toutes  ses  forces, 
et  Renart,  s'éiançant  par-dessus  un  chou  rouge,  le  prend  au 
cou  et  l'emporte. 

La  fable  n'est  pas  finie;  n'oublions  pas  qu'avec  les  trouvères 
nous  sommes  dans  le  récit  épique  :  il  ne  s'agit  pas  de  faire 
une  fable  courte,  qu'on  lit  dans  un  livre,  mais  de  réciter  une 
action  qui  se  développe,  qui  tient  un  auditoire  en  suspens  et 
qui  fait  la  joie  du  vilain.  La  poule  Pinte  voit  le  coup  qu'elle 
avait,  hélas  !  prévu,  et  donne  l'alarme.  La  femme  gardienne  du 
ménil,  comme  c'était  le  soir,  vient  appeler  ses  poules  et  s'a- 
perçoit du  malheur;  maître  Costant  arrive  à  son  tour  :  on 
court  sus  de  tous  côtés  à  Renarl  ;  on  le  poursuit  de  menaces 
et  de  huées.  Ici  le  Coq  a  un  trait  de  génie  :  tout  gêné  qu'il  est 
et  à  demi  croqué  par  celui  qui  le  tient  à  la  gorge,  il  lui  dit  : 
«  Eh  quoi!  sire  Renart,  n'entendez-vons  pas  les  infamies  dont 
vous  chargent  ces  vilains  qui  vous  huent  si  fort?  Costant  vous 
suit  plus  que  le  pas.  Lancez-lui  donc  un  de  vos  bons  mots,  et, 
quand  il  criera  :  Renart  remporte  ,  dites-lui  en  vous  retour- 
nant :  Oui ,  et  malçjré  rous  !  »  11  n'est  si  sage  qui  n'ait  son 
moment  de  folie,  qui  ne  foloie  [joloier,  quel  joli  motl);  Re- 
nart y  fut  pris  celte  fois;  l'idée  lui  parut  heureuse,  et,  au  pre- 
mier cri  que  lança  Costant,  il  lâcha  ce  mot  d'ironie  :  «  Oui, 
malgré  vous!  »  Mais  pour  cela  il  lui  fallut  ouvrir  la  bouche; 
le  Coq,  qui  n'attendait  que  l'instant,  en  profita,  battit  des  ailes 
et  s'envola  sur  un  pommier,  d'où  à  son  tour  il  fil  en  souriant 
la  leçon  au  cousin  Renart.  Il  y  a  ici  une  contre-partie  et  comme 
une  revanche  de  la  scène  du  Renard  et  du  Corbeau. 

Les  modernes  ont  eu  souvent  sur  ce  canevas  ou  sur  un  cane- 
vas analogue  des  fables  agréables  et  bien  tournées  :  ainsi  Flo- 
rian  dans  sa  fable  l'Écureuil,  le  Chien  et  le  Renard;  ainsi 
Le  Railly  surtout  dans  VÈcureuil  et  le  Renard.  Ce  dernier 
fabuliste  semblerait  s'être  souvenu,  en  vérité,  de  l'ancien  apo- 
logue, et  en  avoir  tiré  quelques-uns  de  ses  traits.  Mais  la  dif- 
férence qu'il  y  a  entre  ces  modernes,  ceux  mêmes  qui  sont 
plus  exclusivement  et  plus  uniquement  fabulistes  que  La  Fon- 
taine, et  les  anciens  trouvères,  c'est  que  ceux-ci  ^e  complaisent 
VIII.  22 


254  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

beaucoup  plus  aux  ilétails  domestiques  el  l'amiliers,  à  tout  ce 
qui  est  du  monde  et  des  mœurs  des  animaux ,  et  qu'ils  ne 
craignent  ui  de  déroger,  ni  d'ennuyer  en  y  insistant.  Il  est 
*  sensible  qu'ils  s'adressent  à  des  imaginations  un  peu  neuves 
et  comme  d'enfants,  et  qu'ils  en  tiennent  eux-mêmes. 

Je  pourrais  multiplier  les  exemples,  mais  il  ne  faut  point 
abuser.  Maintenant  j'ai  à  marquer  qu'à  côté  de  ces  parties  du 
Roiiian  de  Renart  toutes  vives,  naturelles  et  gracieuses,  il  en 
est  d'un  tout  autre  caractère.  Dans  les  tours  que  fait  Renart  il 
on  (ist  d'odieux  ,  il  en  est  d'infâmes,  et  qui  sont  de  la  profana- 
tion la  plus  effrontée.  Rois,  pontifes,  sacrements,  la  croisade, 
la  confession,  les  funérailles,  tout  n'est  que  jeu  pour  cet  hypo- 
crite et  ce  pervers.  Comme  le  sujet  resta  longtemps  en  circula- 
tion, il  est  évident  que  les  esprits  satiriques  du  temps  y  virent 
un  cadre  commode  au  dénigrement,  et  qu'ils  y  embarquèrent 
petit  à  petit  toutes  soi  tes  d'audaces.  Sous  le  titre  de  Renart  le 
Nov^l  (le  Nouveau  Renard),  un  poêle  des  dernières  années 
du  xiii''  siècle,  Jacquemard  Gieslée,  de  Lille  en  Flandre,  a 
fait  in  ouvrage  de  morale  et  d'allégorie  dans  lequel  il  a  réuni 
toutes  ces  inventions  de  la  fm,  qui  s'écartent  de  ce  qu'il  y  avait 
d'abord  de  vif  et  d'enjoué  dans  les  simples  branches  en  apo- 
loguts.  Qui  dit  allégorie ,  en  elfet ,  dit  corruption  et  déca- 
denciî  de  l'apologue  et  de  l'épopée.  Dans  cette  nouvelle  et 
dernière  forme,  Renaît  est  pris  pour  synonyme  de  mal,  de  vice 
et  de  péché  dans  le  sens  le  plus  absolu  du  mot;  c'est  Satan  en 
personne  usurpant  le  règne  de  la  terre.  Le  sujet  est  la  révolte 
de  Rtnart  contre  Noble,  le  roi  des  animaux,  honnête  homme 
qui  a  des  faiblesses  et  qui  a  le  tort  de  pactiser  en  fin  de  compte 
avec  Henart.  A  un  certain  moment  de  la  guerre,  Renart,  déses- 
pérai t  de  tenir  dans  sa  foiteresse  de  Malpertuis,  construit  un 
grand  vaisseau  allégorique,  une  arche  de  malice,  destinée  à 
embarquer  tout  son  monde.  Ce  vaisseau,  dont  cluKiue  partie 
et  chaque  agrès  est  un  vice  et  une  méchante  pensée,  est  dé- 
crit d'une  façon  ingénieuse  et  pédantesque  (pii  rentre  déjà  tout 
à  faii  dans  le  genre  faux  du  xiv'=  siècle ,  et  (pii  signale  une 
véritable  décadence  de  goût  en  même  temps  ([u'un  raffinement 
très-habile  dans  les  idées.  Un  autre  vaisseau  ,  le  vaisseau  du 
bien  ,  construit  par  le  roi  Noble,  et  offrant  le  symbole  do  toutes 
les  vertus  et  qualités,  tient  la  mer  et  lutte  contre  celui  de 
Renart  ;  mais  le  traître  regagne  toujours  ses  avantages  par  la 


LE    ROMAN    DE    RENART.  25o 

ruse;  il  amène  le  roi  à  une  fausse  paix  et  signale  par  là  son 
triomplie  :  le  roi  consent,  pour  s'en  relourner  chez  lui,  à  mon- 
ter sur  le  navire  de  Renart,  et  il  s'y  trouve  mieux  que  dans  le 
sien  propre.  Dès  lors  tout  est  dit;  Renart,  sous  un  titre  ou  sous 
un  autre,  règne  et  gouverne,  et  il  n'est  personne  qui  ne  recon- 
naisse sa  puissance.  Les  Ordres  religieux  du  temps,  les  Jaco- 
bins et  les  Franciscains,  viennent  à  l'envi  lui  demander  d'être 
des  leurs  et  de  se  mettre  à  leur  tète.  Il  se  contente  de  donner 
à  chacun  des  Ordres  un  de  ses  fils  pour  gardien.  L'Ordre  des 
Templiers  et  celui  des  Hospitaliers  lui  adressent  la  même 
demande  ;  chacun  des  deux  réclame  et  tire  à  soi  Renart  qui , 
cette  fois,  se  décide  et  obtient  du  pape  la  permission  d'appar- 
tenir aux  deux  ensemble.  Son  vêlement  sera  mi-parti,  à 
droite  d'Hospitalier,  et  de  Templier  à  gauche;  à  gauche  il  aura 
la  barbe  longue,  il  sera  rasé  à  droite,  et  il  les  gouvernera  les 
uns  et  les  aulres.  Je  cours  sur  ces  audaces  finales  qu'on  en- 
trevoit assez ,  et  que  déplore  le  poète  tout  en  les  racontant  et 
les  dénonçant  comme  le  signe  d'une  société  perdue  et  d'un 
siècle  désespéré. 

Certes  elle  était  malade,  en  effet,  et  en  danger  de  se  dis- 
soudre, cette  société  finissante  du  moyen-âge,  qui  engendrait 
ce  dernier  Roman  de  Renart  comme  peinture  et  expression 
d'elle-même  :  pourtant  elle  avait  des  ressources  encore,  de  la 
force  héroïque  et  des  exemples  à  opposer  tout  à  côté  à  cette 
corruption  des  subtils  et  des  lâches.  H  n'est  pas  bon ,  même 
quand  on  étudie  le  passé,  de  rester  sur  ces  impressions  décou- 
rageantes, et  je  veux  indiquer  l'antidote  après  le  poison ,  un 
poëaie  d'honneur  et  de  courage  en  face  de  ce  tableau  d'hypo- 
crisie consommée  et  de  rouerie  impudente.  Qu'on  ouvre  le 
chant  ou  récit  du  Combat  des  Trente  (l),  ce  fragment  épique 
qui  retarde  en  quelque  sorte  au  milieu  du  xiv'^  siècle,  et  qui 
raconte  dans  la  forme  des  Chansons  de  geste  un  dernier  grand 
duel  chevaleresque,  le  combat  de  trente  .Anglais  et  de  trente 
Bretons  (1350).  C'est  l'épisode  éfiique  le  mieux  détaché  peut- 
être  qui  se  puisse  présenter.  Les  beautés  toutes  rudes  y  sont 
concentrées  et  fortes.  Quand  tout  changeait  autour  d'elle  et 
que  la  littérature  à  la  mode  se  surchargeait  de  vaines  re- 

(1)  Le  Co'.uhai  de  trente  Urelons  cnitie  O-eii/c  .l)ify/oi.ç,  publié  par 
M.  Crapelel,  183o. 


256  CAUSE  lUES    UU    LUNDI. 

cherches  (l'école,  l'Arnioriquc  un  peu  arriérée  et  cantonnée 
restait  Odelo  à  la  vieille  forme  poélique  comme  aux  vieilles 
mœurs  ;  elle  restait  surtout  fidèle  à  ce  courage  qui  est  toujours 
prêt  en  France  à  renaître  et  à  sortir  quelque  part  de  terre, 
(juand  les  grands  raisonneurs  disent  qu'il  a  disparu. 

Ici  le  trouvère  est  sérieux  et  grave;  il  est  sincèrement  reli- 
gieux; il  s'adresse  au  début  à  tous  les  gens  de  bien  et  d'hon- 
neur, non  aux  traîtres  ni  aux  jaloux  ;  il  veut  raconter  comment 
un  jour  trente  Anglais  et  trente  Bretons  se  combattirent,  celte 
noble  bataille  (jui  a  nom  des  Trente.  Il  commence  et  il  finira 
par  prier  le  Dieu  qui  mourut  en  croix  d'avoir  pitié  des  âmes 
de  tous  ceux  qui  combattirent  ce  jour-là,  et  qui  sont  morts  la 
plupart  au  moment  où  iui,  trouvère,  il  raconte  :  tous  tant 
(ju'ils  sont,  soit  Bretons,  soit  Anglais,  il  ne  les  sépare  point 
dans  sa  prière. 

Dagorce,  le  chef  anglais,  est  mort;  Bombourg  lui  a  succédé; 
mais  il  n'observe  pas  la  même  trêve  qui  consistait,  dans  ces 
guerres  de  nobles,  à  épargner  le  menu  peu[)le  et  ceux  qui  tra- 
vaillent le  blé.  Le  bon  chevalier  Beaumanoir  va  vers  lui,  et 
lui  dit  dans  un  sentiment  tout  humain  qui  est  rare  au  moyen- 
âge,  qui  manque  chez  Froissart ,  historien  de  Cour,  et  qu'on 
est  heureux  de  retrouver  ici  : 

Clievaliers  d'Atiylelcrrc,  vous  faites  tirancl  péclié 

De  Iravaitler  les  iiauvres,  ceux  qui  sùmenl  le  Ijlé... 

Si  lahourours  n'étaient,  je  vous  dis  ma  pensée. 

Les  nobles  conviendrait  ti'availier  en  l'airée (ai^o;  champs), 

Au  lléau ,  à  la  houe ,  et  soullVir  pauvreté  ; 

Et  ce  serait  grand'  peine  quand  n'est  accoutumé. 

En  les  citant,  j'altère  le  moins  possible  ces  espèces  d'alexan- 
drins qui  sont  à  l'état  brut.  Dans  cette  forme  épique  du  Com- 
bat des  Trente,  le  poète  procède  ainsi  par  couplets  de  longueur 
inégale,  où  tous  les  vers  sont  sur  une  seule  rime,  ou  du  moins 
sur  une  seule  assonance.  Cette  monotonie,  à  la  longue,  pro- 
duit son  eifet  et  fait  vibrer  la  fibre.  C'est  une  forme  mnémo- 
nique et  qui ,  à  force  de  retomber  sur  le  môme  ton ,  inculque 
le  fait  ou  le  trait  dans  la  mémoire. 

Bombouig  répond  fièrement  à  l'ouverture  de  Beaumanoii'; 
il  ne  veut  entendre  à  aucun  adoucissement  :  Montfort  sera  duc 
de  la  noble  duché,  Edouard  d'Angleterre  sera  roi  de  France. 
Beaumanoir  s'incline  et  répond  humbleniont  ; 


LE    ROMAN    DE   KEN  A  HT.  257 

Songez  un  autre  songe,  celui-ci  est  mal  songé. 
Ceux  qui  le  plus  en  disent,  à  la  fin  leur  méprend. 

Dans  tout  ce  début  très-simple,  il  y  a  un  certain  art  du 
trouvère.  Il  met  la  bravade  du  côté  des  Anglais ,  de  ceux  qui 
auront  le  dessous.  Cependant  Beaumanoir  propose  à  Bombourg 
de  s'ajourner  pour  combattre  à  jour  fixe,  et  là,  au  nombre  de 
soixante,  ou  quatre-vingts,  ou  cent,  de  vider  la  querelle,  de 
trancher  entre  les  deux  prétendants  la  question  du  droit.  Bom- 
bourg consent  à  la  proposition  de  Beaumanoir;  il  est  convenu 
"qu'on  sera  trente  de  cliaque  côté,  et  que  l'on  combattra  proche 
de  Ploërmel. 

Beaumanoir  revient  au  château  de  Josselin  ,  proclame  l'en- 
treprise et  se  met  à  choisir  entre  ses  barons.  Tous  ceux  qu'il 
choisit,  soit  chevaliers,  soit  écuyers,  sont  désignés  nommé- 
ment, sans  qu'un  seul  soit  oublié;  chacun  obtient  son  épithète 
d'honneur.  —  Bombourg,  de  son  côté ,  fait  de  même;  il  com- 
plète son  nombre  de  vingt  Anglais  par  six  bons  Allemands  et 
quatre  Brabançons.  Ses  hommes  obtiennent  aussi  desépithètes 
honorables;  quelques-uns  pourtant  y  sont  présentés  comme 
tenant  du  rusé  et  du  renard. 

Le  jour  venu  où  l'on  doit  se  rendre  sur  le  pré,  Beaumanoir 
exhorte  ses  compagnons;  il  leur  fait  dire  une  messe;  chacun  a 
reçu  l'absolution  et  prend  son  sacrement  au  nom  du  roi  Jésus. 
Son  discours  est  d'un  héros  pieux.  Bombourg,  de  son  côté, 
assemble  aussi  les  siens;  mais  il  leur  déclare  qu'il  a  fait  lire 
ses  livres  de  prophétie,  et  que  Merlin  (l'enchanteur)  leur  a 
promis  la  victoire,  il  y  a  là  un  reste  de  païen  ou  un  commen- 
cement d'hérétique  qui  jette  sur  lui  de  la  défaveur  et  qui 
montre  que  sa  cause  n'est  pas  pure. 

Bombourg,  avec  ses  trente  compagnons,  est  venu  le  premier 
sur  le  pré  :  il  s'écrie  à  haute  voix  :«  Beaumanoir,  où  es-tu?  » 
Il  semble  déjà  l'accuser  d'avoir  faussé  sa  parole  et  de  se  tenir 
pour  défait.  Mais  à  peine  a-t-il  laissé  échapper  ce  mot  que 
Beaumar)oir  a  paru. 

Ici  Bombourg,  qui  est  brave,  a  comme  un  pressentiment 
soudain  de  sa  destinée.  Lui ,  qui  vient  de  s'avancer  avec  une 
sorte  de  jactance,  il  hésite  et  recule;  il  demande  à  Beauma- 
noir de  remettre  la  partie ,  d'en  faire  savoir  la  nouvelle  à 
leurs  rois,  au  gentil  Edouard  d'Angleterre  et  au  roi  de  Saint- 

22. 


258  cAUSEniKS  Di;   lundi. 

Denis.  —  Boaiimanoir  répond  qu'il  va  en  conférer  avec  les 
siens. 

Il  revient  donc  vers  son  monde,  et  leur  annonce  que  Bom- 
bourg  voudrait  changer  le  jour  et  qu'on  s'en  retournât  sans 
frapper  de  grands  coups;  il  leur  en  demaude  leur  avis.  L'un 
d'eux,  Charuel,  change  de  couleur  à  cette  idée ,  et  déclare 
honni  celui  qui  ne  maintiendra  pas  la  cause  du  bon  duc  légi- 
time (Charles  de  Blois),  et  qui  s'en  ira  sans  donner  de  coups 
d'épée.  —  «  Cette  chose  m'agrée,  dit  Beaumanoir  ;  allons  à  la 
bataille,  ainsi  qu'elle  est  jurée.  » 

Il  revient  à  Bombourg,  qui  lui  représente  encore  que  c'est 
folie  à  lui  d'exposer  ainsi  à  la  mort  la  fleur  de  la  duché; 
car,  une  fois  morts,  on  ne  trouvera  jamais  à  les  remplacer.  — 
«Gardez-vous  de  croire,  répond  Beaumanoir,  que  j'aie  amené 
ici  toute  la  chevalerie  de  Bretagne,  car  ni  Laval ,  ni  Roche- 
fort,  ni  Rohan  et  bien  d'autres  n'y  sont;  mais  il  est  bien 
vrai  que  j'ai  avec  moi  une  part  de  cette  chevalerie  et  la  fleur 
des  écuyers...  »  Bombourg  re[)rend  la  bravade  et  l'invective. 
Le  combat  est  engagé. 

Au  premier  choc,  les  Bretons  ont  le  dessous  ;  trois  ou  quatre 
d'entre  eux  sont  quasi  morts  et  faits  prisonniers.  Tristan,  qui 
se  sent  grièvement  blessé,  s'écrie  :  «  Beaumanoir,  où  es-tu?  » 
A  un  certain  moment  et  après  ce  premier  assaut,  tous,  d'un 
commun  accord,  s'entendent  pour  aller  chercher  à  boire,  car 
chacun  a  dans  sa  bouteille  du  bon  vin  d'Anjou,  et  ils  revien- 
nent au  combat  sans  retard. 

La  bataille  est  rude  dans  la  prairie  :  les  Bretons  ont  cinq 
des  leurs  hors  de  combat;  ils  ne  sont  plus  que  vingt-cinq, 
lorsqu'un  écuyer,  GeolTroy  de  La  Roche,  demande  à  être  fait 
chevalier  de  la  main  de  Beaumanoir ,  au  milieu  de  l'action. 
Image  touchante,  qui  signilie  qu'un  guerrier  manquant,  un 
autre  à  l'instant  se  lève.  Beaumanoir  lui  donne  la  chevalerie 
au  nom  de'la  sainte  Vierge,  lui  rappelle  son  aïeul  qui  s'est 
illustré  à  Conslantinople,  et  jure  que  les  Anglais  le  payeront 
avant  l'heure  de  Compiles.  Bombourg  l'entend,  et  lui  crie  avec 
ironie  :  «  Rends-toi  vite,  Beaumanoir;  je  ne  te  tuerai  pas, 
mais  je  ferai  de  loi  un  présent  à  mon  amie,  car  je  lui  ai  pro- 
mis que ,  sans  mentir ,  aujo'ird'hui  je  te  mettrai  dans  sa 
chambre  jolie.  »  Là-dessus  c'est  à  qui  vengera  Beaumanoir  de 
l'insulte  :  Bombourg  tombe  frappé  à  mort. 


LE    ROMAN    DE    RENART.  259 

Cependant  la  bataille  n'est  pas  gagnée  ;  elle  dure  acharnée 
et  pesante.  Les  Allemands  et  les  Anglais  se  mettent  en  masse 
et  se  serrent  comme  s'ils  étaient  liés;  il  n'y  a  pas  moyen  de 
les  entamer.  Les  coups  que  les  combattants  s'entre-donnent 
vont  retentissant  à  un  quart  de  lieue  à  l'entour;  la  chaleur  est 
grande;  chacun  est  trempé;  la  sueur  et  le  sang  pleuvent 
comme  rosée  : 

De  sueur  el  de  sang  la  terre  rosoya. 

Ce  jour-là  qui  était  le  bon  samedi  avant  le  dimanche  où 
l'Église  chante  Ltetare  Jérusalem,  Beaumanoir  avait  jeûné; 
et  à  ce  milieu  du  combat,  blessé  ,  il  eut  soif  et  demanda  à 
boire.  Messire  Geoffroi  de  Boves,  l'un  de  ses  compagnons,  lui 
répondit  : 

hais  Ion  snng,  Beaumaiwh-,  lu  soif  le  passera. 
Ce  jour  aurons  honneur;  chacun  y  gat;nera 
Vaillante  renommée 

Et  Beaumanoir,  que  celte  parole  enflamme,  se  remet  si  vi- 
vement à  l'action  que ,  de  colère  et  de  douleur,  la  soif  lui 
passa. 

Expression  d'un  héroïsme  sublime  et  naturel  !  Qu'on  ne 
nous  parle  plus  des  Homances  du  Cid  pour  en  faire  honte  à 
nos  vieu.\  trouvères  :  ici ,  il  y  a  des  accents  tout  pareils  ,  que 
le  vieux  chantre  patriotique  a  pris  sur  le  vif  et  tirés  de  ces 
rudes  courages. 

Ce  que  le  trouvère  n'a  pas  cherché ,  mais  ce  qui  ne  laisse 
pas  de  frapper  encore  et  d'émouvoir,  le  combat  continuant, 
c'est  le  contraste  du  Hou  riant  et  frais  et  de  la  mêlée  si  lourde 
et  si  sanglante  :  «  Dedans  un  tués-beau  pré ,  sur  une  douce 
pente,  à  mi-voie  de  Josselin  et  du  château  de  Ploërmel ,  au 
chêne  que  l'on  appelle  de  la  mi-voie  ,  le  long  d'une  genestaie 
qui  était  verte  et  belle...  »  11  y  a  là  un  sentiment  conmie  in- 
volontaire de  nature,  un  souvenir  circonstancié  de  la  terre  de 
la  patrie,  qui  ajoute  à  l'effet  simple  et  grandiose.  —  Si  le  poëte 
y  a  pensé ,  ce  n'est  pas  pour  y  voir  un  contraste  ,  mais  plutôt 
pour  y  noter  un  accord  entre  cette  belle  nature  chérie  et  ce 
beau  fait  d'armes  glorieux  :  son  patriotisme  marie  tout  cela. 

C'est  assez  pour  montrer  que  le  Roman  de  Renart  n'est 
pas  l'unique  et  dernier  mot  de  ce  moyen-âge  finissant,  que,  si 


260  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

la  Renardie  règne  ici,  la  Chevalerie  dure,  se  maintienl  et  re- 
commence ailleurs,  et  que  la  race  des  Beaumanoir,  des  dii 
Guesclin,  des  Bavard,  n'est  jamais  éteinte. 

L'envie  m'a  pris  de  chercher  dans  l'antiquité,  parmi  les  duels 
mémorables,  lequel  se  pouvait  comparer  par  quelque  trait  au 
Combat  des  Trente.  11  en  est  un  dont  parle  Hérodote.  Sparte 
et  Argos  étaient  en  guerre  :  il  s'agissait  d'un  lieu  important 
appelé  Thyrée,  que  réclamaient  les  deux  peuples.  Il  fut  con- 
venu que  trois  cents  hommes  seulement  de  part  et  d'autre  en 
viendraient  aux  mains,  et  que  le  territoire  contesté  appartien- 
drait aux  vainqueurs.  Les  deux  armées  ne  devaient  point  as- 
sister au  combat,  afin  de  n'être  point  tentées  de  venir  au 
secours  du  plus  faible.  On  combattit  donc,  trois  cents  contre 
trois  cents,  c'est-à-dire  à  extinction.  Tous  les  Lacédémoniens 
étaient  morts  ou  mortellement  blessés;  deux  Argiens  seuls 
restaient  debout,  et,  dans  leur  empressement,  ils  coururent 
à  Argos  annoncer  leur  victoire.  Pourtant  un  des  blessés  mou- 
rants parmi  les  Lacédémoniens,  le  nommé  Othryades,  se  sou- 
levant sur  le  champ  de  bataille  ensanglanté  et  se  voyant  seul, 
eut  assez  de  force  et  de  souftle  encore  pour  dépouiller  un 
vaincu,  pour  dresser  un  trophée,  chose  sacrée  et  qu'avaient 
oubliée  les  autres ,  et  sur  le  bouclier  il  écrivit  de  son  sang  : 
«  La  victoire  est  aux  Lacédémoniens.  »  Puis  il  expira.  Quand 
les  Argiens  revinrent,  ils  trouvèrent  le  trophée  debout,  l'in- 
scription encore  fumante,  et  Othryades  qui  rendait  l'âme  à 
côté;  mais  la  victoire  était  acquise  et  consacrée  :  la  religion 
défendait  de  renverser  un  trophée.  Les  poètes  ont  fait  à  ce  su- 
jet des  pièces  de  vers  en  divers  sens,  et  l'on  a  de  Simonide 
cette  épitaphe  triomphante  des  Spartiates  : 

"  Nous  les  trois  cents,  (|ui  avons,  ô  Sp:irle  notre  mère,  coniliatlu 
pour  Tliyrée  eontre  un  pareil  noinlire  (l'Ai'sietis,  —  sans  loiinier  la 
tèle,  —  là  où  nous  avions  mai'nué  le  pierl ,  là  niêrne  nous  avons  laissé 
la  vie.  Mais  ec  trophée  tout  eoiiverl  du  san^;  généreux  il'Otln-yafles  pro- 
clariiH  :  «  Thyrée,  û  Jiipiler,  est,  aux  Lac.édéinoniens.  »  Que  si  quelinriiii 
des  Argiens  a  oclia|)pé  à  son  destin,  e'esl,  qu'il  tenait  du  fuyard  Adrastc. 
3Iais  poui'  Sparte,  ce  n'est  pas  de  nioin'ir,  c'est  de  fuir  qui  est  propre- 
ment la  mort.  -> 

C'est  ainsi  (ju'à  distance;  les  àgos  héroïques  se  rencontrent, 
ei  que  les  poésies,  si  inégales  et  si  diflérentes  qu'elles  soient, 
se  répondent  par  certains  accents  et  par  le  cœur.  Le  vieux 


LE     RO.MA.N    DE    UEXAUT.  261 

trouvère,  dans  sa  simple  rudesse,  a  peut-être  même  mieux 
réussi  que  Simonide,  et  le  sang  d'Othryades  parle  moins  haut 
chez  l'un,  que  chez  l'autre  le  sang  de  Beaumanoir. 

Quant  à  l'idée  que  j'ai  eue  dans  ce  petit  chapitre  de  vieille 
littérature,  elle  pourrait  se  résumer  en  ces  mots  :  le  Roman 
de  Renart  et  son  correctif. 


Lundi  1S  jiiilh^l  l.s:i:i. 


RŒDERER. 


Ses  premières  années.  —  Sa  jeunesse;  pi'M'iorle  d'entlinusiiisme.  — 
Nol3le  anibitinn;  sa  vocation  financièi'e.  —  Conseiller  au  Par- 
lement (le  Metz.  —  Député  aux  Élals-(îénéraux.  —  Ses  travaux 
à  la  Cniislituante.  — Explication  avec  Hlira!)eau.  — Il  est  nommé 
proeureur-générai  syndic.  —  Moment  de  rex()érience;  épreuve 
de  la  démocratie.  —  Tableau  énergique.  —  Sa  conduite  au 
10  Août  el  après.— Caché  pendant  la  Teneur. 


Le  comte  Rœdercr,  dont  le  nom  auprès  dos  générations 
nouvelles  ne  réveillait  guère  que  l'idée^ d'un  personnage  politi- 
que mêlé  aux  grands  événements  de  la  Révolution  et  du  Con- 
sulat, s'est  révélé  tout  d'un  coup  comme  un  écrivain  très-lit- 
téraire par  son  Mémoire  sirr  la  Société  polie  et  sur  l'Hôtel 
Rambouillet,  im[Mimé  en  '1835.  Ce  Mémoire,  qui  n'a  pas  été 
mis  en  vente,  mais  qui  a  été  donné  et  distribué  en  toute  bonne 
grâce,  est  devenu  comme  le  signal  de  ce  mouvement  de  re- 
tour au  wii'' siècle  (pii  n'a  fait  que  s'accroître  et  se  développer 
depuis.  AujoiH'd'hui  le  (ils  du  comteRœderer  apenséque  le  plus 
digne  hommage  à  rendre  à  la  mémoire  de  son  père  était  de  re- 
cueillir ses  OEuvres, en  les  présenlani  sous  la  mémo  forme  d'une 
demi-publicité  qui  leur  laissât  un  caractère  d'amitié  et  de  fa- 
mille. Ces  OEuvres  ne  comprendront  pas  moins  de  sept  ou  huit 
volumes.  Le  premier,  qui  est  achevé  d'imprimer  (1),  contient 
les  Comédies  historiques,  déjà  connues,  et  quelques  pièces 
qui  ne  le  sont  pas,  dos  Comédies  normandes  et  de  campagne 
qui  montrent  une  finesse  d'observation  jointe  à  une  veine  de 

(I;  Typographie  de  Fiiiniii  Didot,  18,"i3. 


ROEDEREK.  ^G.'J 

giiielé  franche.  Le  volume  suivant  contiendra  les  Mémoires 
historiques  sur  Louis  XII,  François  P',  et  le  Mémoire  sur  la 
Société  polie  qui,  dans  la  pensée  de  l'auteur,  n'en  était  que 
la  continuation  et  le  couronnement.  Viendront  ensuite  les  Œu- 
vres politiques  proi)rement  dites,  notamment  la  Chronique 
des  Cinquante  Jours ,  qui  est  devenue  comme  une  partie  in- 
tégrante de  l'Histoire  de  la  Révolution.  L'économie  politique 
ensuite  aura  sa  place;  mais  ce  qui  donnera  à  cette  Collection 
un  prix  tout  particulier,  ce  seront  les  Mémoires  du  comte Rœ- 
derer,  composés  tant  des  Notices  mêmes  rédigées  par  l'auteur 
en  vue  de  sa  famille,  que  d'un  choix  entre  les  notes  et  lettres 
nombreuses  qu'il  a  laissées  à  son  fils.  Il  m'a  été  permis,  grâce 
à  l'obligeante  confiance  de  M.  le  baron  Rœderer,  d'en  prendre 
à  l'avance  une  idée ,  et  de  pouvoir  ainsi  dessiner  avec  quel- 
ques traits  nouveaux  une  figure  historique  dont  le  rang  est 
marqué  dans  la  littérature  sérieuse  et  dans  la  politique  hono- 
rable. 

Rœderer,  que  nous  avons  vu  mourir  le  17  décembre  1835, 
plein  de  vigueur  encore  à  l'âge  de  quatre-vingt-deux  ans,  était 
né  à  Metz,  le  15  février  1754,  d'un  père  avocat ,  nous  dit-il, 
«  distingué  au  barreau  comme  profond  jurisconsulte,  dans  la 
magistrature  comme  ennerni  du  pouvoir  arbitraire,  et  dans  la 
société  comme  homme  aimable.  »  Sa  famille  paternelle  était 
originaire  de  Strasbourg,  et  lui-même,  jeune,  il  épousa  une 
demoiselle  Guaita  de  Francfort,  (^est,  on  le  voit,  un  Français 
qui  n'est  pas  tout  à  fait  du  centre  ni  de  l'ile  de  France  ,  mais 
qui  se  sent  des  frontières  et  qui  a  ses  origines  et  ses  alliances 
du  côté  des  Villes  libres.  Il  fit  ses  études  avec  distinction  à 
Metz,  et  alla  faire  son  droit  à  Strasbourg.  On  a  les  extraits  et 
cahiers  de  ses  lectures  en  ces  années;  car  il  eut  de  bonne 
heure  l'habitude  de  lire  et  de  penser  plume  en  main.  Il  lisait 
tous  les  ouvrages  de  philosophie,  de  politique,  de  législation, 
de  morale  et  d'histoire  les  plus  autorisés  de  son  temps,  Locke, 
Adam  Smith,  Bonnet,  Montesquieu  et  les  Économistes.  Tout 
annonçait  en  lui  un  élève  vigoureux  de  son  siècle,  et  qui  se 
portait  sur  tous  les  points  avec  ardeur  et  indépendance.  Il  eut 
sa  période  d'enthousiasme.  On  a  de  lui  un  petit  écrit  fait  à 
dix-sept  ans  sur  les  l'erreries  de  Saint-Quirin,  dont  il  fut 
plus  tard  l'un  des  actionnaires  principaux,  et  dont  il  célèbre 
en  slyle  animé  ,  un  peu  romantique,  l'industrie  créatrice  et  le 


26i  CAUSEniF.S    DU    LUNDI. 

site  au  fond  des  vallées  des  Vosges.  Destiné  par  son  père  à  être 
avocat,  il  résislail  et  se  sentait  contre  celte  profession  si  hono- 
rée nno  aversion  profonde.  On  avait  beau  lui  faire  lireLoisel, 
Mézeray  à  l'article  Avocat  de  son  Dictionnaire  historique,  il 
répugnait  à  ces  travaux  sur  des  objets  de  contestation  la  plu- 
part si  ingrats  ou  si  minces.  La  ville  de  Metz ,  en  se  réunis- 
sant à  la  France  sous  Henri  II,  avait  réservé  ses  privilèges; 
le  droit,  en  ce  pays  des  Trois  Évèchés,  se  compliquait  de  mille 
questions  particulières  ;  il  y  avait  des  exceptions  à  l'infini,  dont 
la  connaissance  faisait  le  principal  mérite  d'un  avocat  : 

«  Voyez,  s'écriait  le  jeune  homme  aml)i  lieux  d'une  plus  noble  gloire, 
voyez  ce  qui  reste  de  ces  fameux  MM.  Vaiiiiier,  lUilland,  elc.  Les 
nomme-t-on  encore?  Voyez  ce  M.  Gabriel,  qui  se  consume  aujour- 
d'hui à  enfanter  son  Commentaire  sur  les  Treize  Coutumes  du  P(Vis 
Messin.  Q{\e.  le  Chancelier,  d'un  trait  de  plume,  rende  aujourd'bui , 
suivant  le  vœu  des  gens  sensés,  ces  Treiz(^  Coutumes  uniformes,  à  ()uoi 
serviront  demain  ces  fruits  d'une  vieillesse  aj^llée,  pénible,  plus  qu'elle 
n'est  heureuse?  Où  sera  le  monument  de  l'existence  de  cet  homme  si 
célèbre  pour  douze  de  ses  confrôi'cs:'  Aura-t-il  été,  ce  monument, 
même  dans  le  cœur  de  ceux  à  qui  il  a  sauvé  la  fortune?  Non;  l'homme, 
sans  cesse  agile  par  de  nouveaux  besoins,  de  nouvelles  crises,  oubliant 
celles  qui  l'ont  autrefois  le  plus  mis  à  la  gêne,  oublie  avec  elles  les  re- 
mèdes et  le  médecin.  » 

r.e  jeune  Rœderer,  à  cet  âge  où  le  jeune  homme  embrasse 
d'un  coup-d'œil  tout  l'avenir,  voulait  donc  un  champ  plus 
vaste  à  son  activité  et  à  ses  aptitudes;  il  voulait  une  réputa- 
tion étendue,  sinon  la  gloire.  Ce piétinage  difficile,  fatigant , 
par  des  cheminr,  obscurs  et  épineux ,  ne  lui  allait  pas,  et 
surtout  une  chose  l'en  eût  dégoûté  :  l'habitude  était  alors  de 
toucher  les  honoraires  de  la  main  à  la  main  ,  un  écu  de  trois 
livres  pour  une  consultation.  Sa  fierté  soutirait  de  ce  mode  de 
payement;  il  en  rougissait  presque  en  en  parlant  longtemps 
après. 

Durant  ces  premières  luttes  avec  son  j)ère  sur  la  profession 
d'avocat  qu'il  n'embrassa  jamais  que  i)rovisoirement ,  il  a  dé- 
crit l'intérieur  de  son  âme  et  de  ses  pensées  ,  et  a  tracé  comme 
sa  biographie  morale  dans  des  lettiesà  un  beau-frère  M.  i\Iéna. 
Dès  sa  sortie  du  collège,  Rœderer  eut  un  caractère  marqué; 
il  se  forma ,  d'a[)rès  l'ensemble  de  ses  lectures  et  de  ses  ré- 
flexions, une  idée  (sans  doute  trop  embellie)  de  la  vie  sociale 
et  des  moyens  de  la  réaliser;  il  commii  viir»,  dans  son  pre- 


ROEDERER.  265 

niier  contact  avec  les  gens  réputés  niûrs  et  sensés,  que  cette 
manière  de  voir  était  peu  agréée  ;  il  se  contint  et  resta  enthou- 
siaste au  dedans.  Pourtant,  comme  il  avait  au  fond  l'esprit 
pratique,  il  ne  fut  pas  sans  reconnaître  que  ces  soins  d'intérêt, 
de  fortune  et  d'avancement,  qui  étaient  tout  aux  yeux  de  la 
plupart,  avaient  aussi  quelque  fondement,  et  qu'il  ne  s'agis- 
sait que  de  les  mettre  à  leur  place,  de  les  réduire  à  leur  va- 
leur. 11  eut  là  un  moment  de  pureté  encore,  d'enthousiasme, 
mais  aussi  d'effort  sur  lui-même,  qui  lui  laissa  un  vif  et  parfait 
souvenir  : 

«  Je  restai  donc  enlliousiaste,  dit-il.  Au  milieu  de  ce  qu'on  regardait 
comme  mon  délire,  je  devins  dequelf4ue  intérêt  pour  des  gens  aimant 
le  bien;  j'en  fus  aimé  el  estimé.  Alors  se  tnarqua  l'époque,  toujours 
mémoral)le  pour  moi,  d'un  moment  de  bonheur  que  je  regretterai 
toute  ma  vie  .-  j'étais  ivre  de  l'amour  du  bien,  l'image  de  la  vertu  s'é- 
tait comme  réalisée  en  moi;  '}e  voyais  d'un  autre  côlé  que  la  considé- 
ration dont  j'ose  dire  que  je  jouissais,  était,  au  moins  eu  partie,  le 
fruit  de  mon  travail  sur  moi-même. . .  {!).  » 

J'insiste  sur  ces  jours  intérieurs  qu'il  nous  ouvre  ,  parce  que 
l'histoire  secrète  de  Rœderer  fut  celle  alors  de  beaucoup  d'au- 
tres, parce  qu'il  ne  fut  pas  le  seul  à  avoir  ce  qu'on  peut  appe- 
ler sa  période  de  Rousseau ,  et  pour  qu'on  voie  aussi  à  quel 
degré  primitif  de  chaleur  mûrirent  tant  de  qualités  solides  et 
fortes  que  plus  tard  on  apprécia  en  lui.  C'est  alors,  dans  ce 
second  moment  d'un  enthousiasme  plus  tranquille,  qu'il  se  re- 
met à  embrasser  de  ses  regards  l'ensemble  de  la  société  et  qu'il 
se  fortifie  dans  ses  premières  vues  : 

«  Je  vis  que  ce  qu'on  y  appelait  utile  u'clail  autre  chose  qu'une  in- 
fluence élroite  et  précaire  sur  quehiues  objets  la  plupart  minutieux, 
influence  qui  lirait  son  principe  du  sein  des  abus  mêmes;  je  répugnai 
dans  cette  pensée  à  des  engagemenls  irrévocables  dans  de  pareilles 
voies.  Être  utile  aux  hommes  dans  ce  qui  leur  est  le  plus  utile,  voilà 
la  loi  que  j'écoulai  .-  une  seule  idée  d'un  philosophe,  l'expression  heu- 
reuse d'un  sentiment  avantageux  a  peiil-être  plus  fait  pour  l'avance- 
ment de  la  raison  et  du  bonheur  des  hommes  que  les  travaux  réunis 
décent  mille  citoyens  obscurs  qui  se  sont  vainement  agiles.  » 

Telle  était  la  religion  du  siècle,  les  jours  où  le  siècle  était  sé- 
rieux ;  telle  fut  celle  du  jeune  Rœderer  à  l'âge  de  dix-huit  ans, 

(1)  Notice  du  baron  Rœderer  sur  sa  famille  et  en  particulier  sur  son 
père  durant  ces  années  de  jeunesse,  antérieures  à  la  vie  politique  (<  849). 
Mil.  23 


2C()  CAIISIUVIES     DU     LUNDI. 

Heureusement  pour  lui,  ces  senliinenls  se  rencontrèrent 
juste  avec  l'heure  mémorable  où  la  vieille  société,  minée  d'abus 
et  incapable  de  se  réparer  elle-même,  allait  demander  des  re- 
mèdes absolus  et  une  simplilical.ion  dans  toutes  les  branches; 
l'occasion  était  prochaine  où  il  pourrait  les  appliquer.  Mais 
lorsque  ces  sentiments  qui,  à  des  degrés  diiïérents,  sont  plus 
ou  moins  ceux  de  toute  jeunesse ,  continuent  de  s'exalter  à  des 
époques  où  il  suffirait  d'améliorer  et  de  vivre  sans  avoir  à  ré- 
générer, il  importe  qu'on  les  contienne  et  qu'on  les  détourne 
sans  y  trop  abonder  et  sans  y  donner  jour  en  tous  sens  :  autre- 
ment la  vie  sociale  ne  serait  qu'une  révolution  continuelle,  et 
chaque  génération  ,  en  y  entrant,  ferait  explosion  à  son  tour. 
11  n'y  aurait  plus  de  régime  proprement  dit. 

Le  premier  effet  de  cette  ambition,  bientôt  si  légitimée, 
élait  qu'il  ne  pouvait  se  déterminer  à  suivre  simplement  l'ho- 
norable profession  de  son  père  et  à  se  ranger  à  son  côté  dans 
la  même  voie.  Il  a  confessé  ce  sentiment  avec  une  vive  éner- 
gie ;  c'est  au  moment  où ,  ses  études  de  droit  terminées ,  et  se 
sentant  homme  déjà,  il  rentre  dans  sa  famille  et  s'y  retrouve 
traité  un  peu  en  enfant  : 

«Sans  existence  propre,  dit-il,  je  vis  que,  quelle  que  fût  la  ten- 
dresse de  mon  père  pour  moi,, je  ne,  paraîtrais  jamais,  ou  du  moins  de 
loriijlcnips,  dans  les  sociétés  qui  pouvaient  un  peu  fixer  mou  ambition, 
que  sous  l'ombre  de  ce  même  père  qui  m'y  présentait.  Je  vis  celte  om- 
bre s'étendre  au  loin  autour  de  moi  et  marquer  partout  mon  nc'ant...{[)» 

Ici  un  découragement  moral  s'empara  de  lui  et  le  fit  peu  à 
peu  déchoir  de  cette  hauteur  vertueuse  où  il  n'est  pas  donné 
à  la  jeunesse  stoïque  de  se  maintenir  :  a  II  n'y  a  qu'un  prin- 
cipe de  vices  pour  un  honune  bien  né  et  à  qui  la  raison  a  parlé, 
disait-il  à  ceux  de  sa  famille  avec  qui  il  s'épanchait,  c'est 
l'ennui,  le  dégoût  des  circonstances  auxquelles  il  est  soumis, 
c'est  le  néant  du  cœur;  au  nom  de  Dieu,  ne  me  laissez  pas 
plus  longtemps  exposé  à  cet  état.  >■>  11  obéit  pourtant  à  son  père 

(1)  C'est  la  même  idée  qu'a  rendue  admirablement  Virgile  au  livre 
second  des  Géorgiques ,  vers  55,  quand  il  peint  lus  rejetons  de  l'arbre 
qui  restent  stériles  tant  qu'ils  sont  trop  près,  étouffés  et  comme 
brûlés  sous  l'ombre  maternelle  : 

Nunc  alla;  frondes  et  rami  matris  opacaiit, 
Crescenli(|ue  adinuiut  fœtus  uruntque  bïrcntem. 


ROKDERER.  267 

et  devint  avocat,  mais  en  se  réservant  de  sortir  du  barreau  dès 
qu'il  le  pourrait.  II  y  parvint  neuf  ans  après  (1780),  et  acheta 
une  charge  de  conseiller  au  Parlement  de  Metz.  Dans  cette  po- 
sition nouvelle,  distingué  aussitôt  par  la  Compagnie,  il  fut 
chargé  de  la  plupart  des  rapports  dans  les  procès  criminels,  de 
la  rédaction  des  Remontrances  qui  revenaient  alors  assez  fré- 
quemment, et  fut  presque  toujours  choisi  pour  commissaire 
dans  lesaftaires  publiques.  Il  rendit  de  notables  services  à  la 
cité,  et  s'attira  le  respect  même  de  son  père  qui,  par  un  tou- 
chant retour,  honoiait  en  lui  le  fds  qui  s'était  si  généreuse- 
ment émancipé.  Malgré  ses  succès  dans  cette  magistrature, 
elle  n'était  encore  pour  lîœderer  qu'un  premier  pas,  et  son 
ambition  (l'ancien  régime  subsistant)  eût  été  de  devenir  maî- 
tre des  requêtes,  puis  intendant  de  province  :  car  c'était  du 
rang  des  intendants  que  sortait  et  s'élevait  le  plus  souvent  le 
Contrôleur  général.  Ses  études  approfondies  en  économie  poli- 
tique et  en  finances  lui  montraient  de  ce  côté  un  noble  but 
qu'il  se  sentait  capable  d'atteindre.  Au  milieu  de  ses  aptitudes 
si  nombreuses  et  si  variées,  la  capacité  financière,  en  effet, 
demeura  encore  la  vocation  la  plus  manifeste  de  Rœderer, 
celle  dont  il  a  donné  le  [)lus  de  preuves  et  d'applications  du- 
rables soit  à  l'Assemblée  constituante,  soit  au  Conseil  d'État, 
comme  aussi  plus  tard  dans  le  royaume 'de  JNaples  et  dans  le 
Grand-Duché  de  Bcrg. 

Lorsque  la  Révolution  de  89  éclata  ,  Rœderer  avait  trente- 
cinq  ans;  sa  vie  antérieure  était  déjà  pleine  de  services,  et 
surtout  d'études  et  de  travaux  en  tout  genre.  H  nous  repré- 
sente bien  à  sa  date,  et  dans  sa  province,  ce  que  pouvait  être 
un  homme  éclairé  de  celte  génération  qui  portait  en  elle  l'idée 
et  les  principes  d'un  ordre  nouveau.  11  prenait  part  à  tous  les 
sujets  sérieux,  traités  ou  pro|'Osés  par  l'Académie  de  Metz, 
dont  il  était  un  des  membres  dirigeants;  il  pensait  à  concou- 
rir pour  V Éloge  de  Louis  Ail ,  proposé  par  l'Académie  fran- 
çaise ,  et  se  prenait  dès  lors  pour  ce  roi,  père  du  peuple,  de 
cette  prédilection  presque  paradoxale  qui,  dans  ses  heures  de 
loisir,  dominera  désormais  tous  ses  points  de  vue  sur  l'histoire 
et  la  société  française  des  derniers  siècles.  Dans  ses  voyages  à 
Paris,  il  était  consulté  par  M.  do  Malesherbes  sur  l'état  des 
Juifs;  par  le  maréchal  de  Beauvau,  ami  de  M.  Necker,  sur  les 
questions  relatives  à  la  convocation  des  États-généraux.  En 


268  CAUSEUIES    DU    LUNDI. 

novembre  -1788,  sous  le  titre  :  De  la  Députation  aux  États- 
généraux,  il  publiait  une  brochure  où  il  exposait  ses  prin- 
cipes, et  où  l'on  trouve  le  type  de  toutes  les  opinions  qu'il  allait 
professer  à  l'Assemblée  : 

«  Je  m'étais  fuil ,  tlisail-il  après  des  années  en  se  jui^eanl  lui-même, 
une  tliéorie  de  l'Étal  social  liien  ordonné,  d'après  les  écrits  philoso- 
phiques les  plus  accrédités  alors,  et  d'après  mes  propres  réllexions. 
Mon  esprit  s'était  fixé  sur  des  principes  absolus;  et,  quand  je  lus  dans 
l'Assemblée  nationale,  j'en  poursuivis  toutes  les  conséquences,  j'en 
voulus  toutes  les  applications,  avec  toute  la  rigidité  d'une  logique  opi- 
niâtre, qui  est,  je  crois,  une  des  qualités  de  mon  esprit,  et  peut-être 
avec  la  roideurqui  est  dans  mon  caractère. . .  « 

L'année  précédente  (1787),  il  avait  publié  un  écrit  d'un  in- 
térêt plus  local,  ce  semble,  mais  d'une  importance  toute  fran- 
çaise ,  concernant  le  lieculement  des  barrières.  Metz  et  la 
province  des  Trois-Évèchés ,  de  même  que  l'Alsace  et  la  Lor- 
raine, malgré  leur  réunion  politique  au  royaume,  étaient  res- 
tés assimilés  à  l'étranger  en  ce  qui  était  du  commerce;  de 
telle  sorte  que  leurs  communications,  libres  du  côté  de  l'Alle- 
magne, étaient  aussi  entravées  que  celles  des  Allemands  mê- 
mes du  côté  de  la  France.  Rœderer ,  par  cet  écrit  et  par  les  dé- 
marches dont  il  l'appuyait,  était  désigné  comme  le  futur  libé- 
rateur du  commerce'de  ces  trois  provinces.  Quarante-huit  ans 
après,  c'était  le  même  homme  qui  \>uh\'vd\l  son  Mémoire  sur 
la  Société  polie  ;  ce  qui  faisait  dire  à  M.  de  Talleyrand  ,  par- 
lant au  fds  de  l'auteur  :  «  Il  y  a  une  chose  remarquable  dans 
la  vie  de  votre  père,  et  qui  n'est  peut-être  arrivée  à  personne 
avant  lui ,  c'est  qu'à  cinquante  ans  de  dislance  il  a  publié  deux 
ouvrages,  dont  le  premier  a  fondé  sa  réputation ,  et  dont  le  se- 
cond vient  de  la  couronner.  )> 

En  même  temps  et  aux  approches  de  89,  Rœderer  avait 
l'habitude  et  le  besoin  d'écrire  sous  forme  plus  courante  et 
plus  brève  sur  toutes  les  questions  du  jour ,  sur  les  événements 
ou  conflits  qui  occupaient  à  Metz  l'attention  publique  :  en  un 
mot,  comme  Franklin,  il  était  par  nature  et  par  gonl  journa- 
lisle ;  il  le  sera  pendant  une  grande  partie  de  sa  vie,  et  conci- 
liera, tant  qu'il  y  aura  moyen,  ce  genre  de  publication  avec 
les  hauts  emplois  et  les  dignités  même  de  l'État.  Ces  petits 
écrits  de  l'année  89  étaient  lus  à  Metz  avec  avidité  ;  le  Parle- 
ment ne  le  trouvait  pas  bon,  et,  dans  un  entrelien  (juc  Hdjdcrer 


ROEDERER.  .  269 

nous  a  conservé  (car  il  notait  aussi  par  écrit  les  conversations 
intéressantes  auxquelles  il  avait  part),  le  Premier  Président 
se  plaignait  à  lui,  en  disant  :  «  Monsieur,  tout  le  monde,  dans 
la  Compagnie,  rend  justice  à  votre  intégrité,  à  votre  droi- 
ture; on  rend  aussi  justice  à  vos  talents:  vous  en  avez  de 
grands;  mais  il  ne  faut  pas  en  rendre  l'usage  désagréable  à 
tout  le  monde;  il  ne  faut  pas  croire  que  vous  seul  ayez  tout 
l'esprit  du  monde...  Depuis  quelque  temps  vous  vous  êtes 
rendu  le  dispensateur  du  blâme  et  de  l'estime  publique.  » 

Tel  était  déjà  l'homme  en  Rœderer  quand  il  fut  envoyé  par 
Metz  aux  États-généraux  ,  non  pas  dès  les  premiers  jours , 
mais  à  une  réélection  qui  eut  lieu  en  octobre  1789.  Il  n'as- 
sista pas  aux  premiers  actes  mémorables  ni  à  la  séance  du 
Jeu-de-Paume,  où  David  d'ailleurs  a  bien  fait  de  le  placer  : 
on  sait  d'avance  en  quel  sens  il  aurait  marché,  et,  dès  sou  en- 
trée, il  prit  rang  dans  l'Assemblée  à  côté  des  plus  actifs  et 
des  plus  utiles,  et  comme  le  premier  lieutenant  de  Sieyès. 

Raconter  en  détail  les  travaux  de  Rœderer  à  la  Constituante, 
ce  serait  en  grande  partie  repasser  toute  l'histoire  de  cette 
Assemblée  même.  Ses  principes  étaient  absolus,  il  nous  l'a 
dit;  ses  conséquences  furent  logiques  et  rigoureuses.  Pourtant 
aucune  mauvaise  passion  ne  s'y  mêla,  et  s'il  fut  de  ceux, 
comme  il  en  convint  ensuite,  qui  contribuèrent  à  trop  éner- 
ver et  à  trop  désarmer  le  pouvoir,  il  n'eut  jamais  l'intention 
de  désorganiser  l'onire  et  la  société.  Il  resta  pur  de  toute 
pensée  el  de  toute  ambition  factieuse. 

Pour  bien  juger  des  hommes  de  ce  temps,  pour  faire  équi- 
lablement  la  part  de  l'éloge  ou  du  blâme ,  pour  ne  pas  appeler 
sage  tel  acte  ou  telle  résistance  isolée  qui,  en  son  lieu,  n'était 
qu'imprudence  et  folie,  il  importe  (et  Rœderer  l'a  dit  dans  une 
très-belle  page,  mais  trop  longue  pour  être  rapportée)  de  se 
bien  rendre  compte  du  courant  général ,  immense,  qui  entraî- 
nait alors  la  nation.  La  méprise  de  l'Assemblée  constituante  fut 
de  suivre  et  de  favoriser  de  toutes  ses  forces  ce  courant,  comme 
s'il  n'y  avait  rien  eu  à  craindre  au  lendemain,  comme  si  l'on 
n'avait  eu  qu'à  appliquer  en  temps  paisible  les  conséquences 
rigoureuses  de  la  raison  politique,  et  de  ne  pas  voir  le  flot  de 
la  démocratie  qui  montait,  qui  s'élevait  de  toutes  parts,  et  qui 
allait  l'emporter  elle-même  avec  sa  Constitution  et  ses  lois: 
tellement  que  pour  que  la  partie  salutaire  et  juste  de  ces  lois 

23. 


270  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

pût  s'appliqiior  en  réalité  et  être  sentie  de  tons,  il  fallut  qu'au- 
paravant on  repassât  par  l'autorité  d'un  seul,  c'est-à-dire  par 
ce  que  la  Constituante  avait  le  plus  méconnu.  Les  meilleurs 
actes  civils,  administratifs,  de  la  Constituante  n'eurent  leur 
pleine  vigueur  et  leur  précision  d'action  que  lorsqu'ils  eurent 
été  repris  par  le  Conseil  d'Étal  du  Consulat. 

Il  a  été  donné  à  Rœderer  de  faire  \e«,  deux  parts  et  de  met- 
tre égal(;ment  la  main  au  nivellement  hardi  et  à  la  correction, 
à  la  réparation  organisatrice.  Ainsi,  dans  son  audace  première 
il  voulait  d'abord  en  tout  et  partout  le  triomphe  du  principe 
électif;  il  voulait  l'élection  des  juges,  celle  des  dépositaires  du 
Trésor  et  du  corps  même  des  finances  :  ces  dépositaires  du 
Trésor  eussent  été  nommés  par  rassemblée  et  responsables 
devant  elle.  Il  voulait  que  l'armée  fût  assermentée  à  la  nation, 
toutes  conditions  reconnues  depuis  incompatibles  avec  la  Con- 
stitution monarchique.  Dans  la  dernière  partie  de  sa  carrière, 
l'Assemblée  constituante  essaya  de  revenii',  par  le  moyen  de  la 
révision,  sur  ce  qu'avaient  eu  de  trop  absolu  ses  premiers  dé- 
crets ;  Hœderer  résista  : 

«  Je  soutins,  dil-il ,  que  pour  que  la  (lon^^tilution  répondît  au  litre 
qu'on  Jui  avait  donné  de  Constiliition  repi(>.seiilaiive,  ci,  \->ouv  mw.  ce 
titre  ne  tfil  pas  une  imposliii'e,  il  fallait  ipio  les  fonctions  adniinlstra- 
lives  dans  les  dé()artcments,  les  disiriols,  les  municipalités,  fussent 
déclarées  constilulionnelleinent,  c'est-à-dire  irrévocablement  électives. 
—  Je  me  détrompai  en  1793  de  mon  opinion  ,  par  l'expérience  que  j'ac- 
quis comme  prncin'eur-général  syndic  du  Département  de  Paris.  Dans 
mes  ra[)poi'ls  avec  la  Commune  de  Paris,  je  reconnus  que  c'était  un 
énorme  contre-sens  de  faire  conférer  par  le  peuple  aux  administrateurs 
rinvestitnrede  fonctions  instiluées  poui- l'exécution  désordres  du  (iou- 
vernein''nt,  comme  si  on  avait  voulu  que  les  ordres  venant  du  centre 
aux  extrémités  lieurlassent  pour  l'exéculiori  contre  les  op|iosilions 
naturelles  aux  extrémités  contre  le  centre.  » 

Mais  là  où  il  no  se  trompa  point,  ce  fut  dans  les  questions 
de  finances  qui  se  rapportaient  aux  contributions  publiques. 
Nommé  de  ce  comité  avec  le  duc  de  La  Rochefoucauld,  Dupont 
de  Nemours,  Adrien  Duport,  Talleyrand,  Defermon,  il  se  dis- 
tingua entre  Ions  par  ses  connaissances  positives,  l'étendue  de 
ses  vues,  la  fertilité  ingénieuse  de  ses  moyens  et  procédés.  Il 
s'agissait  de  reniplacer  une  quantité  de  droits  di\ers,  abusifs, 
souvent  arbitraires  et  d'une  comptabilité  compliquée,  et  d'éta- 
blir un  système  général  de  contributions,  de  manière  à  en 


ROEDEREn.  271 

distribuer  le  poids  le  moins  inéga.Ienient  possible.  Rœderer  fut 
le  rédacteur  de  plusieurs  lois ,  de  celle  du  timbie ,  de  celle 
des  patentes;  il  fut  le  principal  auteur  de  la  contribution  fon- 
cière et  de  sa  combinaison  avec  la  mobilière.  Rapporteur  or- 
dinaire du  comité,  ce  fut  lui  qu'on  chargea  de  soutenir  la  dis- 
cussion et  de  répondre  à  tout  devant  l'Assemblée.  Il  le  fit 
avec  un  talent  que  les  hommes  spéciaux  sont  seuls  autorisés  à 
bien  louer,  et  avec  un  plaisir  évident  qui  est  déjà  un  signe 
d'heureuse  application  et  de  succès  aux  yeux  de  tous. 

Sur  CCS  questions,  ainsi  que  sur  beaucoup  d'autres,  Rœderer, 
qui  aimait  la  discussion,  n'admettait  pas  le  travestissement 
de  son  opinion;  et  l'on  va  voir  avec  quelle  vigueur  et  même 
quelle  roideur  il  releva  Mirabeau,  un  jour  qu'il  croyait  avoir 
à  se  plaindre  de  lui.  Je  cite  ces  lettres,  parce  qu'on  y  voit  se 
dessiner  un  trait  de  son  caractère,  et  en  môme  temps  l'estime 
qu'il  inspirait  ; 

«  L'on  vient  de  m'apprendre,  écrivait  Rœderer  à  Mirabeau,  que  M,  de 
Mirabeau  avait  dit  ce  iTiatin  h  l'Assemblée  au  sujet  des  folies  de  M.  d'Es- 
préiiiénil,  qu'elles  avaient  décoiit^er/  le  secret  de  ceux  qui  ue  veulent 
point  d'assignats. 

«  Je  ne  veux  pas  d'as^ignats  pour  plus  de  200  millions;  et  M.  de  Mira- 
beau sait  très-bien,  du  moins  je  m'en  llalie,  que  le  secret  de  mon  opi- 
nion n'est  pas  dans  des  vues  mallionnêlesou  eonli'airesà  la  Révolution. 
Ce  n'est  pas  non  plus  dans  de  pareilles  vues  qu'il  faut  ehercher  les  mo- 
tifs de  ro[iinion  de  M.  l'abbé  Sieyès,  de  M.  de  La  Rocbefoucauld  et  de 
j)lusicurs  autres. 

'<  L'amitié,  au  défaut  de  la  justice,  aurait  dû  retenir  M.  de  Mira- 
beau lorsqu'il  s'est  senti  entraîné  à  employer  un  moyen  que  [lous  avons 
souvent  blâmé  d'un  commun  accord,  d'un  moyen  dont  M.  de  Mirabeau 
lui-même  a  manqué  d'êlre  la  victime,  celui  d'attirer  les  orages  sur  la  tête 
des  personnes  qui  ont  une  opinion  particulière.  L'amitié  aurait  dû  lui 
faire  sentir  que  sa  phrase  était  à  la  fois  une  dénonciation  et  une  calom- 
nie pour  M.  Sieyès  et  pour  moi,  qui,  ecclésiastique  et  magistral,  pou- 
vons être  aisément  soupçonnés,  et  même  accusés  sans  soupyons,  de 
vouioii'  faire  revivre  l'ancien  régime. 

«  Ma  liaison  avec  M.  de  Mirabeau  ne  peut  (lu'accréditer  l'idée  qu'il  a 
surpris  mon  secrei;'ie  tiens  cette  liaison  pour  rompue,  afin  qu'elle  ne 
m'expose  pas  au  même  danger  pour  la  suite.  » 

Mirabeau  s'empressa  de  lui  donner  toute  satisfaction  par 
une  lettre  écrite  de  l'Assemblée  : 

«  Je  vous  réponds,  mon  clier  Rœderer,  par  écrit  afin  que  vous  puis- 
siez montrer  ma  réponse.  Je  n'étais  point  à  l'Assemblée  lorsque  d'Es- 


272  CAISEIUES    DU    LUNDI. 

préménil  a  l'ait  ses  lul)ics  :  jo  suis  arrivi;  quand  on  en  était  aux  cou- 
teaux. J'ai  lini  l'insLirrcction  par  une  malice  qui  n'a  fait  que  faire  rire. 
J'ai  dit ,  non  p.is  la  plu'ase  (jue  l'un  vous  a  répétée,  mais  une  dont  je  ne 
me  rappelle  pus  les  mots  exaels,  et  qui  peut  aisément  être  travestie 
ainsi,  mais  seulemenl  pour  les  !a;ens  de  mauvaise  foi  qui  ne  voudraient 
pas  se  rappeler  que  j'ai  dit  en  toutes  lellres  hier  que  rien  n'était  si  sim- 
file  que  (l'avoir  deux  opinions  dans  une  si  (/ronde  (jueslion  d'économie 
nolHi(]ue,  et  qui,  par  consé(iuent,  voudraient  douter,  etc.  » 

.ï'abrége  rexplication  un  peu  confuse,  et  qui  nous  intéresse 
peu.  Mirabeau  continue  : 

«  Je  ne  sais  pas  trop  ce  que  j'éci'is  dans  ce  tumulte,  mon  cher  Rœde- 
rer;  mais  ce  que  je  sais,  c'est  qu'il  suHit(|ue  l'aljbé  Sieyèset  vous  soyez 
d'un  avis  pour  que  je  sois  sûr,  même  sans  examen,  que  l'on  peut  lion- 
nêlement  el  raisotiiialdemciil  avoireet  avis.  L'ahhéSieyès  est  un  homme 
de  génie  que  je  révère  et  que  j'aime  tendrement.  Je  ne  puis  pas  vous 
parler  de  VOUS;  mais  j'espère  qu'il  est  assez  connu  combien  je  \ous 
estime  et  vous  aime,  et  combien  je  m'en  honoie.  (Croyez,  mon  cher 
Rœderer,  que  sous  lous  les  rapports,  dans  l'Assemblée  nationale,  mon 
amitié  sera  plus  sévère  en  voire  faveur  que  la  vôtre  ne  l'exigerait  de 
moi.  El  si  vous  trouvez  cette  explication  aussi  loyale  et  aussi  sensible 
que  je  désire  qu'elle  le  soit  en  elfet,  dites-moi  bien  vite  que  vous  ne 
pensez  plus  à  la  fin  de  votre  leltie  échappée  à  un  juste  moment 
d'humeur-,  et  que  vous  serez  plus  lidèle  à  mon  assi^ination  ordinaire 
demain  qu'à  nos  assignats.  Je  vous  prie  de  communiquer  ma  lettre  à 
notre  cher  maître  (S(e^è«J,  si  vous  lui  avez  montré  la  V("ilre.  Vale  et 
vie  ama. 

«  Mirabeau  l'uiné.  » 

Dans  la  discussion  au  sujet  du  marc  d'argent  qu'on  imposait 
pour  condition  aux  éligibles,  cl  que  Rœderer  eût  trouvé  plus 
juste  d'im|)oser  aux  électeurs,  M.  de  Talleyrand  lui  écrivait  : 
«  Vos  réflexions.  Monsieur,  sont  excellentes;  elles  appartien- 
nent à  \n\  tiommc  qui  inédite  avec  l'esprit  le  plus  et  le  mieux 
philuso/jlii(/ije.  » 

Après  l'Assemblée  constituante,  Rœderer  nommé  par  le 
collège  électoral  de  la  Seine  procureur-général  syndic  de  ce 
Département  se  trouva,  comme  administrateur,  à  même  de 
sentir  la  faiblesse  de  l'instrument  que  l'autorité  avait  en  main 
contre  l'anarchie  ou  plutôt  contre  la  démocratie  organisée. 
Son  désabusemenl  commença.  Comme  procureur-général  syn- 
dic, il  était  le  représentant,  l'homme  d'action  du  Département, 
lequel  avait  autorité  sur  le  maire  et  sur  la  Municipalité  de 
Paris  :  dans  le  cas  de  résistance  de  celte  Municipalité,  l'admi- 


ItOEDEUEK.  273 

nistration  du  Département  était  en  droit  de  requérir,  pour  la 
réduire,  toutes  les  aulres  forces  de  ce  Département,  c'est-à- 
dire,  en  ce  qui  était  de  la  Seine,  toutes  les  forces  de  Saint- 
Denis,  Sceaux,  Bourg-la-Heine  et  de  la  banlieue.  Une  telle  au- 
torité était  donc  illusoire  ,  aussi  illusoire  que  celle  du  maire  et 
de  la  Municipalité  elle-même  en  face  de  la  Conununede  Paris. 
C'était  une  i;radation  de  faiblesses  échelonnées,  en  quelque 
sorte,  jusqu'à  ce  qu'on  atteignît  au  niveau  populaire  et  à  la 
couche  démocratique,  où  était  alors  la  seule  organisation 
réelle  et  la  seule  force.  Hœderer,  dans  les  premiers  mois  de 
son  administration,  s'ap[)liqua  d'abord,  comme  eût  pu  le  faire 
en  temps  régulier  un  bon  préfet  de  la  Seine,  à  établir  et  à 
mettre  en  pratique  le  nouveau  système  de  contiibulions  qu'il 
.avait  si  activement  travaillé  à  introduire.  Mais  faire  marcher 
l'administration  et  l'ordre  public,  faire  fonctionner  la  machine 
au  lieu  de  l'entraver  et  de  la  désorganiser,  c'était  déjà  se 
rendre  suspect  aux  yeux  des  démagogues  (1).  Les  insurrections 
vinrent  bientôt  l'occuper  d'une  manière  passive  et  pénible,  et 
qui  pesa  longtemps  sur  sa  destinée.  Je  ne  reviendrai  pas  sur 
ces  tristes  époques:  il  faudrait  être  un  Tacite  pour  parler  avec 
intérêt  et  puissance  de  ces  horribles  temps,  et  tant  de  gens 
qui  ne  sont  pas  des  Tacite  s'en  sont  constitués  les  historiens. 
Rœderer,  dans  sa  Chronique  des  Cinquante  Jours,  a  fait  ce 
qu'il  y  a  de  mieux  à  défaut  du  burin  vengeur  :  il  a  raconté  le 
vrai,  jour  par  jour,  par  ordre  chronologit[ue  ,  «  sans  art,  sans 
arrangement,  sans  ambition  d'effet  oratoire,  logique,  drama- 
tique ,  romantique.  »  En  écrivant  cela,  il  prévoyait  déjà  ce 
que  de  faux  esprits  et  de  prestigieux  talents  devaient  en 
faire, 

(1)  J'ai  lu  un  Discours  de  lui  prononcée  la  Société  des  Amis  de  la 
ConsliUition  (  les  Jacobins  ),  dans  la  séance  du  dimanche  22  avril  {792. 
Il  se  voit  obligé  de  se  jusUlier  de  son  absence,  qu'il  explique  par  ses  tra- 
vaux et  par  son  assiduité  au  Déparlcment.  Il  est  même  obligé  de  se  jus- 
tilier  d'avoir  dîné  chez  M.  de  Jaucourt,  un  des  membres  du  coté  droit 
de  l'Assemblée  léiiislalive;  car  on  l'avait  dénonci^  pour  ce  dîner.  Il  a  à 
se  défendre  contre  d'autres  dénonciations  encore.  Tout  ce  discours  est 
pénible  à  lire;  les  di.scours  de  ces  temps  insensés  sont  des  cauchemars 
dans  les  temps  paisibles.  Le  magistral  qui  fut  dans  la  nécessité  d'en 
prononcer  journellement  de  tels  dans  le  cours  de  ses  fonctions  dut  s'en 
souvenir  ensuite  pour  éviter  le  retour  des  conjonctures  oîi  celte  conti- 
nuelle subversion  était  la  loi. 


274  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

Pour  tout  lecteur  impartial ,  il  est  aujourd'hui  évident  que 
Rœderer,  au  20  Juin  et  au  10  Août,  se  conduisit  en  magistrat 
probe,  exact,  peu  royaliste  sans  doute  d'affection,  mais  hon- 
nête, strict  et  consciencieux  ;  que,  dénué  de  pouvoir  et  chargé 
de  responsabilité,  il  usa  des  faibles  moyens  légaux  qu'il  avait 
entre  ses  mains  ,  et  que,  les  trouvant  souverainement  ineffi- 
caces, il  prit  le  seul  parti  qui  pouvait  éviter  dans  cette  der- 
nière journée  un  malheur  immédiat:  il  conduisit,  en  les  assis- 
tant et  les  protégeant  de  sa  personne,  le  roi  et  sa  famille, 
du  château  déjà  onvalii ,  au  sein  de  l'Assemblée  désormais 
responsable. 

Accusé  à  l'instant  même  par  les  violents  de  la  Commune , 
comme  plus  tard  par  ceux  du  parti  opposé,  il  dut  se  livrer  à 
une  apologie  qui  a  perdu  de  son  intérêt  avec  les  passions  qui 
l'avaient  rendue  nécessaire.  Caché  après  le  10  Aoiit jusqu'à  ce 
qu'on  eût  levé  le  scellé  mis  sur  ses  papiers,  il  resta  quelque 
temps  en  prudence  et  ne  se  montra  point.  Cependant  son  be- 
soin d'écrire  et  d'occuper  son  activité  le  porta  presque  aussitôt 
à  rendre  compte  dans  le  Journal  de  Paris  des  séances  de  la 
Convention  commençante.  On  lui  fournissait  des  notes,  et  le 
compte  rendu  qu'il  faisait  et  qu'il  signait  était  mêlé  de  ses 
propres  réllexions.  Par  la  manière  dont  il  présente  le  procès 
du  roi  et  les  diverses  opinions  qui  s'y  produisent,  il  laisse 
percer,  avec  toutes  les  discrétions  et  les  gènes  que  la  liberté 
républicaine  comportait  alors,  que  son  opinion  n'est  pas  pour 
la  rigueur.  (Voir  notamment  le  Journal  de  Paris  du  14  no- 
vembre 1792.)  —  Tout  au  contraire,  à  mesure  que  le  procès 
marche,  il  appuie  et  favorise  les  propositions  qui  ouvraient  la 
voie  à  une  solution  d'humanité  {Journal  de  Paris  du  6  jan- 
vier 1793). — 11  soulève  et  indique  les  objections  contre  les  votes 
irréguliers  qui  condamnent  (12  janvier).  C'est  tout  ce  que  la 
presse  pouvait  se  permettre  en  un  tel  moment. 

Dans  les  mois  qui  précédèrent  la  chute  des  Girondins , 
Rœderer  avait  reparu,  et  il  faisait  à  FAthénée  un  Cours  dans 
lequel  il  réfutait  les  écrivains  qui  attaquaient  la  propriété;  il 
s'appliquait  à  en  démontrer  le  fondement  d'après  des  notions 
positives  et  prises  de  moins  haut  qu'on  ne  l'a  fait  depuis.  Mais 
toutes  ces  réfutations,  empruntées  à  l'ordre  économique  ou  à 
l'ordre  providentiel,  sont  également  vaines  (piand  la  société 
n'a  pas  la  force  en  main  pour  appuyer  les  raisons.  La  chute 


ROEDKREn.  2/0 

des  Girondins,  parmi  lesquels  il  avait  pour  amis  particuliers 
Ducos  et  Vergniaiix,  l'avertit  qu'il  n'y  avait  plus  de  sûreté 
pour  lui  (I).  Dès  le  28  mai  1793,  jour  où  l'insurrectinn  contre 
eux  commençait  à  gronder,  il  renonça  à  toute  participation  au 
Journal  de  Paris ,  c'était  assez  marquer  sa  ligne;  et,  après 
leur  mort,  il  s'ensevelit  dans  une  retraite  profonde.  Caché  au 
Pecq  sous  Saint-Germain,  il  s'occupait  d'y  traduire  Hobbes. 
En  tète  de  cette  traduction,  restée  manuscrite,  il  disait 
(janvier  1794)  : 

«  J'entrepreiuls  la  traduction  de  ce  li\re  (De  Cive)  sans  savoir  si  j'au- 
rai le  temps  ou  le  courage  ou  la  volonlé  de  le  Unir.  Voici  mes  motifs  .- 
i"  l'occupation  de  traduire  convient  mieux  (jue  toute  autre  à  ma  situa- 
■  lion.  Elle  appli(iue  assez  pour  distraire;  elle  ii'exij:e  pas  assez  d'appli- 
cation pour  être  impossible  à  un  homme  dont  le  malheur  n'a  pas 
afifaibli  la  raison.  2"  Depuis  longtemps  je  désirais  m'exei'cerà  la  langue 
latine  que  j'ai  mal  apprise  dans  ma  jeunesse  :  ce  que  je  comprends  de 
Tacite,  de  Tile-Live,  de  Sallusle,  d'Horace  et  de  Virgile  m'a  donné  une 
grande  curiosité  pour  le  reste.  3°  Hobbes  m'a  paru  avoir  un  mérite 
éminent  comme  écrivain  politique,  etc.  » 

Ici,  dans  la  retraite  et  sous  la  [pression  de  l'expérience,  il 
se  fit  dans  la  manière  de  voir  de  Rœderer  une  modification 
analogue  à  celle  que  Sieyès  subissait  dans  le  même  temps. 
Jamais  il  n'abjura  le  fonds  d'idées  de  1789  ni  la  conquête  de 
certains  résultats  civils,  politiques,  auxquels  sa  raison  ne  pou- 
vait renoncer;  il  continua  d'être  le  citoyen  résolu  d'une  société 

(1)  J'ai  peine  à  m'expliqucr  comment  Etienne  Dumont  de  Genève,  en 
ses  Souvenirs,  parlant  de  Rœderer  qu'il  l'cncontrait  dans  le  groupe  des 
Girondins,  a  pu  dire  de  lui  :  «Rœderer,  homme  d'esprit,  mnis  fort 
ignorant,  avait  un  fonds  de  légèreté  dans  le  caractère  qui  lui  donnait 
un  rôle  subalterne,  quoique  par  sa  capacité  il  l'emportât  sur  presque 
tous.»  Quand  on  a  eu  sous  les  yeux  les  extraits  en  masse  des  lectures  de 
Rœderer  dès  sa  première  jeunesse,  et  quand  on  a  vu  l'ensemble  de  ses 
travaux  sous  la  ConslitLiante,  on  ne  saurait  admettre  que  cette  igno- 
rance dont  parle  Dumont,  et  dont  les  plus  instruits  eux-mêmes  ne 
sont  pas  exempts  sur  les  points  étrangers  à  leurs  études,  ait  porté  le 
moins  du  monde  sur  la  science  politique  et  économique  qui  était  l'es- 
sentiel ici.  La  légèreté  du  caractère  demanderait  aussi  des  explications. 
Le  fait  est  que,  dans  le  groupe  des  Girondins,  Rœderer,  qui  ne  faisait 
point  partie  de  la  Convention  et  qui  était  jusqu'à  un  certain  point  un 
des  naufragés  du  10  Août,  ne  visait  pas  à  un  premier  rôle,  et  qu'il  ne 
pouvait  que  causer,  écrire  et,  tout  au  plus,  conseiller.  (  Voir  sa  vraie 
opinion  sur  les  Girondins  dans  le  Journal  de  Paris  des  12,  13  et  ii 
septembre  1795,  lorsqu'il  eut  sa  polémique  avec  Louvct.) 


27t)  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

sans  privilèges  :  mais  il  devint  plus  méfiant  dans  sa  poursuite 
(lu  mieux  ;  sa  logique  inflexible  apprit  à  connaître  les  obstacles, 
les  limites;  il  ne  lit  plus  absiraclion  de  la  nature  et  des  pas- 
sions des  hommes  dans  cet  art  social  qui  s'applique  avant  tout 
aux  hommes  mêmes,  qui  opère  sur  eux  et  par  eux.  C'est  à 
cette  lecture  de  Hobbes  qu'il  emprunta  la  conclusion  et  peut- 
cire  l'inspiration  d'une  admirable  page  sur  la  démocratie  dont 
j'ai  parlé  précédemment  sans  la  citer,  mais  dont  je  veux  ici 
extraire  la  partie  la  plus  saillante.  Uœderer  veut  démontrer 
f|ne,  dès  1792,  ranlorilé  n'était  nulle  part  ailleurs  que  dans  le 
peuple  ;  qu'à  force  de  se  mettre  en  garde  contre  le  pouvoir  ar- 
bitraire ,  de  le  battre  en  brèche,  de  le  mater  et  de  le  mutiler, 
l'Assemblée  constituante  obéissant  à  l'esprit  du  temps  avait 
laissé  grandir  autour  d'elle  et  en  dehors  une  puissance  formi- 
dable d'une  tout  autre  nature,  non  moins  arbitraire  et  mille 
fois  plus  tyrannique.  Écoutons-le,  écoutons  Thomme  qui  a  vu 
de  plus  près  Louis  XVI  au  dernier  moment  critique  de  la 
royauté  et  dans  toute  sa  faiblesse  : 

«  On  a  appiilé  aiiarfliie,  dit-il,  la  situation  de  la  France  en  1792; 
c'était  tout  autre  chose.  L'aiiarcliie  est  l'absence  du  tzouvernement  et  la 
volonté  de  cliacun  sulistitiiée  à  la  volonté  générale  :  eiH792,  Il  y  avait  une 
volonlé  générale;,  unaiiiint!;  il  y  avait  une  organisation  terrible  pour 
la  lormcr,  la  confiitner,  la  iiiaiiilest(  r,  la  faire  exécuter;  en  un  mol,  il 
existait  une  dénioci'atie,  ou,  si  l'on  veut,  une  ochlocratie  (1)  redouta- 
ble, résidant  en  vingt-six  mille  clubs  correspondant  ensemble  et  sou- 
tenus par  un  million  de  gardes  nationales.  Il  y  avait  des  écrivains  et 
des  orateurs  pour  toutes  b  s  opinions ,  pour  toutes  les  passions  démo- 
(^-aliques;  les  écrits,  les  harangues  s'envoyaient  du  midi  au  nord  et  du 
nord  au  midi.  Au  centre,  c'est-à-dire  dans  l'Assemblée  nationale,  les 
clubs  et  les  assemblées  seclionnaires  de  Paris  avaient  leurs  orateui-s;  la 
tribune  nationale  servait  de  tocsin  général  du  parti.  C'était  là,  assuré- 
ment,  une  machine  montée  pour  la  résistance  et  pour  l'attaque.  Les 
historiens  de  la  Révolution  ,  s'il  en  est  qui  méritent  ce  nom  ,  ont  attri- 
bué tous  les  mouvements  de  la  Révolution  aux  impulsions  de  la  tri- 
bune nationale;  c'est  une  étrange  bévue.  Les  orateurs  de  la  tribune  na- 
tionale, quelque  empoi'tés,  quelque  violents  (|u'ils  fussent,  n'étaient  pas 
les  orateurs  de  la  multitude;  encore  une  fois,  chaque  assemblée  popu- 
laire avait  les  siens,  et  un  qui  excellait  par-dessus  tous  les  autres.  Il 
s'élait  élevé  en  France  une  mullitudi;  d'honnues  d'une  éloquence 
forte  et  bai  bare  ,  tels  que  notre  Fabuliste  nous  représente  le  l'aijsan 
du  Danube,  qui  avaient  bien  mieux  découvert  que  les  orateurs  des 
Assemblées  nationales  les  voies  de  la  persuasion  et  de  l'entraîne- 

(1)  Ochlocratie,  gouvernement  de  la  nuillitude. 


noEDEniiit.  2'/7 

ment,  qui  entraient  bien  plus  avant  dans  les  pensées,  dans  les  passions, 
dans  les  préjugés,  dans  les  inlérêts  imaginaires  ou  réels  des  dernières 
classes  du  peuple,  qui  sont  les  plus  nombreuses.  Ils  monlraienl  aux 
prolétaires  la  France  comme  une  proie  qui  leur  élait  assurée  s'ils  vou- 
laient la  saisir.  Ils  promellaienl  l'égalité  absolue,  l'égalité  do  fait,  les 
magistratures,  les  pouvoirs.  El  dans  quelles  circonstances  repais- 
saienl-ils  ainsi  l'imagination  du  pauvre?  C'était  dans  un  temps  où 
les  subsistances  se  dérobaient  au  Ijosoin  ,  qui  ne  pouvait  les  paver  que 
par  du  papier  avili.  La  détresse  générale  aidait  puissamment  ;\  échauf- 
fer la  multitude  contre  l'autorité,  contre  la  ricliesse,  contre  la  pro- 
priété. Les  orateurs  n'avaient  qu'à  s'adresser  à  la  faim  pour  avoir  la 
crî(rtî(U' :  ils  étaient  sûrs  de  la  réponse.  C'était  aussi  au  moment  que 
l'ennemi  envahissait  le  territoire  et  menaçait  d'apportei'  en  France  la 
vengeance  implacable  et  l'extermination  des  hommes  qui  avaient  pris 
les  armes  en  1789.  Que  dirai-je  enlin  ?  on  vil  alors  se  réaliser,  se  renou- 
veler ce  qu'on  avait  vu  dans  la  Hévolution  de  tC'(8  en  Angleterre.  Le 
putiliciste  Hobbcs,  qui  dél'eiulait  dans  son  ouvrage  De  Cive  le  système 
monarchique  contre  les  partisans  de  la  démocratie,  disait  à  ceux  qui 
olijectaienl  la  possibilité  de  voir  le  régime  monarcliique  placer  surje 
trône  un  Caligula,  un  Néron  .-  «  In  democratia  toi  possunt  esse  Nerones 
quot  sunt  oratores  qui  populo  ndulantiir.  Shnul  plnres  sunl  in  demo- 
cratia, et  quotidie  novi  suboriiintur.  (Dans  la  démocratie  il  peut  y 
avoir  autant  de  Nérons  (|u'il  y  a  d'orateurs  qui  flallent  le  populaire  ;  il 
y  en  a  plusieurs  à  la  fois,  et  tous  lus  jours  il  en  sort  de  nouveaux  de 
dessous  terre.  )  » 

Et  Rœderer  insistait  sur  la  force  de  cette  expression  subo- 
riuntnr,  viennent  de  dessous  les  autres  et  de  plus  bas  (1). 
Puis  récapitulant  tous  les  pouvoirs  affaiblis  qui  se  flattaient 
alors  de  gouverner,  et  la  Cour  qui  espérait  toujours  re<^agner 
par  ruse  et  par  achat  des  consciences  ce  qu'elle  avait  perdu,  et 
les  orateurs  de  l'Assemblée  qui  se  croyaient  forts  de  ce  qu'ils 
avaient  conquis  en  applaudissements ,  et  la  Municipalité  de 
Paris,  le  maire  en  tète,  qui  se  croyait  maître  de  la  Commune, 
et  les  chefs  même  les  plus  populaires,  Pétion,  Marat,  dont  les 
noms  retentissaient  dans  toutes  les  bouches  : 

«  Pélion ,  Marat  même,  concluait-il ,  étaient  gouvernés  par  la  multi- 
tude. Marat  n'était  qu'un  de  ses  organes.  La  démocratie  élait  la  puis- 
Ci)  J'ai  cherché  le  passage  cité  dans  Hobbes;  j'en  ai  trouvé  quelque 
chose  dans  le  De  Cive,  section  liuperimn ,  chap.  x,  §  7  :  mais  la  phrase 
n'y  est  pas  au  complet,  telle  qu'il  la  donne  ;  la  dernière  partie  de  la  cita- 
tion ,  précisément  cellu  sui'  laciuelle  insiste  Rœderer,  n'y  est  pas.  Il  est 
à  croii'e  qu'il  aura  lapproché  deux  passages  distincts.  Je  laisse  à  d'au- 
Ires  le  soin  de  résoudre  celte  petite  difficullé  que  j'indique  par  esprit 
de  scrupule. 

Tin.  24 


278  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

sance  dominante.  C'était  elle,  et  non  un  vil  déclanmleur  qui  tonnait, 
qui  foudroyait.— La  di'mncralie!  la  démocratie!  voilà  l'infernale  puis- 
sance de  celle  é|)oqnc.  Un  Marat  de  plus  cm  de  moins  (  et  le  fait  l'a  bien 
prouvé)  ne  changtailiiuu  à  celle.redoutalile  puissance.  » 

C'est  ainsi  qu'il  jugeait,  pour  l'avoir  vue  à  l'œuvre  ,  la  dé- 
mocratie en  elle-même ,  organisée  par  en  bas,  aux  vingt-six 
mille  clubs,  aux  vingt  millions  de  tètes. 

Cette  page  de  Rœderer  est  Irès-bolle.  Elle  est  d'un  senti- 
ment, d'un  accent  énergique  et  plein  d'élévation.  En  général, 
il  ne  condense  pas  et  ne  grave  pas  de  la  sorte  sa  pensée  :  mais 
cette  fois  la  vivacité  de  l'impression,  l'effroi  des  souvenirs,  et 
aussi  cette  forte  idée  de  Hobbes,  lue  et  méditée  auparavant 
dans  la  retraite,  et  se  résumant  en  un  style  concis,  ont  servi 
à  l'inspirer. 

Nous  le  verrons  sortir  de  sa  retraite  tout  à  fait  mûri,  dévoué 
à  la  restauration  de  l'esprit  public  et  de  l'ordre  social,  sans 
abjuration  de  rien  d'essentiel.  Il  suivra  encore  une  fois  Sieyès 
dans  ses  évolutions  principales,  mais  il  le  suivra  de  son  propre 
mouvement,  par  ses  raisons  propres  et  sans  servilité.  Quand 
l'heure  sera  venue,  il  contribuera  avec  lui  ,  et  à  côté  de  lui, 
à  détrôner  ce  pouvoir  directorial  usé,  qui  était  bien  véritable- 
ment Tanarchie,  rien  que  l'anarchie;  et  il  pourra,  après  le  18 
Brumaire,  dire  avec  orgueil  ce  mot  qui  résume  les  deux  grands 
moments  de  sa  vie  historique  :  «  J'ai  passé  au[)rès  de  Louis  XVI 
la  dernière  nuit  de  son  règne  ,  j'ai  passé  auprès  de  Bonaparte 
la  première  nuit  du  sien.  » 


Luiuli  2:>  juillt'l  1833. 


RŒDERER. 

(SlITE.  ) 


Comparaison  avec  Sieyès.  —  Lendemain  du  9  Thermidor.  —  Pé- 
riode de  l'an  III.  — Les  articles  du  Journal  de  Prirh.—  Miie  (jg 
Staël.  —  Le  général  Bonaparte.  —  Veille  du  18  Urumaire. — 
Notes  et  témoignages  sur  le  premier  Consul. 


.T'ai  parlé  plusieurs  fois  de  Sieyès  à  propos  de  Rœderer  :  it 
importe  de  bien  établir  leurs  rapports  et  de  reconnaître  aussi 
leurs  différences.  Sieyès  a  le  pénie;  il  est  le  premier  qui,  sous 
forme  idéale  et  un  peu  absolue,  ait  eu  nettement  la  conception 
et  l'invention  de  l'ordre  noiiveau  qui  devait  remplacer  l'an- 
cien ;  il  est  le  premier  qui  l'ait  proclamé,  à  l'heure  décisive, 
dans  des  écrits  précis  et  lumineux.  Puis,  plus  tard  ,  au  milieu 
de  tous  ses  mécomptes  et  de  ses  découragements  moroses, 
il  eut  encore  le  sentiment  net  des  situations  diverses  et  des 
principaux  moments  de  la  Révolution  :  il  comprit  les  temps 
où  il  fallait  attendre  et  se  taire  (1794),  ceux  où  il  n'était  pos- 
sible que  de  marchander  et  de  biaiser  (1795),  ceux  enfin  où  il 
était  bon  de  reparaître  et  où  le  nœud  ne  devait  être  résolu- 
ment tranché  que  par  l'épée  (1799).  Rœderer,  qui  sent  volon- 
tiers de  la  même  manière  que  Sieyès  dans  les  moments  décisifs, 
n'a  pas  comme  lui  l'invention  ni  la  puissance  de  formule ,  il 
n'a  que  beaucoup  d'esprit,  de  sens,  une  pensée  énergique  et 
diverse;  mais  il  y  joint  une  plume  facile,  ingénieuse,  et  ne 
perd  jamais  de  vue  la  pratique; c'est  un  Sieyès  en  monnaie  et 
on  circulation,  comniunicatif,  qui  a,  chaque  jour  au  réveil, 


280  CAUSEUIES    DU    LUNDI. 

une  idée,  une  observation  neuve  sur  n'importe  quel  sujet, 
politique,  moral,  litléraire,  grammatical  ,  et  qui,  à  l'instant 
môme,  a  autant  besoin  de  dire  co  qu'il  pense  que  Sioyès  avait 
toujours  envie  de  le  laire.  Pour  le  bien  connaître  enfin  ,  Rœ- 
derer,  à  la  fois  pratique  et  un  peu  paradoxal,  ayant  son  grain 
d'humeur,  mais  obéissant  à  son  mouvement  d'idées,  fut  i)en- 
dant  des  années  un  précepteur  actif  du  public,  et,  dans  celte 
voie  ouverte  par  la  Constituante,  admettant  tous  les  correctifs 
de  l'expérience  ,  prompt  à  les  indiquer,  il  ne  craignit  pas,  en 
se  multipliant  de  la  sorte,  de  perdre  quelquefois  en  autorité 
personnelle,  pourvu  qu'il  fût  utile  à  la  raison  de  tous  :  il  ne 
cessa  d'écrire,  de  conseiller,  de  dire  son  avisa  chaque  nou- 
velle phase  de  la  Révolution  et  pendant  chaque  intervalle,  et 
toujours  avec  un  grand  tact  des  événements  et  des  situations. 
Jai  sous  les  yeux  une  Correspondance  entre  Sieyès  et  lui  (1), 
et  qui  les  peint  assez  bien  l'un  et  l'autre.  Vers  février  1790, 
Sieyès,  qui  pensait  à  reprendre  avec  un  de  ses  amis,  Duhamel, 
le  Journal  de  l'Instruction  sociale  conçu  deux  années  aupa- 
ravant en  tiers  avec  Coiidorcet,  avait  demandé  à  Rœderer  sa 
collaboration  pour  l'économie  politique,  et  celui-ci  avait  pro- 
mis. Mais  à  peine  avait-il  quitté  Sieyès,  qu'il  lui  vint  im  scru- 
pule. Ginguené,  quelques  jours  auparavant,  lui  avait  proposé 
de  faire  des  articles  d'économie  politique  également,  pour  son 
recueil  périodique  de  la  Décade  qui  commençait  à  [larailre, 
et  il  avait  accepté  :  «  Cette  acceptation,  s'empresse-t-il  d'écrire 
à  Sieyès,  n'est-elle  pas  incompatible  avec  celle  que  je  vous  ai 
donnée?  Assurément  je  vous  liens  de  plus  près  qu'à  personne 
par  l'amitié  et,  malgré  vous,  par  le  respect;  mais,  s'il  y  a  in- 
compatibilité, les  premiers  engagements  sont  les  plus  forts,  à 
moins  que  Ginguené  ne  me  chasse.  »  Et  pour  tout  concilier  il 
propose  une  fusion  :  «  Ne  pourrions-nous  pas  travailler  à  la 
Décade?...  Ne  peut-on  pas  y  engrener  Duhamel  aussi?... 
Ginguené  me  parait  une  si  bonne  et  si  honnête  personne,  que 
je  ne  verrais  aucun  motif  d'éloignement  pour  ma  proposition. 
Je  ne  connais  [)as  les  autres  collaborateurs,  mais  que  vous 
importe?  ils  répondent  de  leurs  articles,  vous  des  vôtres.  Ils 
tirent  de  l'honneur  de  votre  association;  leur  infériorité  ne 

(I)  J'en  dois  Ja  comnuiiiiralion  à  M.  Forloul,  ministre  de  l'Instiue- 
lioii  publique,  dépositiiire  des  papiers  de  Siryùs,  de  qui  il  a  prùimrû 
l'histoire. 


ROEDEREU.  281 

diminue  point  votre  autorité  personnelle.  Voyez,  pesez...»  Ce 
n'était  pas  consulter  assez  riuimeur  particulière  de  Sieyès  que 
de  croire  qu'il  s'associerait  si  aisément  avec  des  collabora- 
teurs de  rencontre  et  non  de  son  choix  ;  Sieyès  ne  se  mêle 
pas  volontiers  aux  autres.  La  proposition  n'eut  pas  de  suite. 

En  reparaissant  vers  le  même  temps  dans  le  Journal  de 
Paris  (janvier  4795),  Rœderer  eut  à  parler  plus  d'une  fois 
de  Sieyès  ;  il  le  fit  avec  de  constants  hommages  pour  ses  ta- 
lents et  sa  profondeur  de  vues,  mais  avec  une  assez  grande 
liberté  de  plume.  On  les  supposait  encore  plus  unis  qu'ils  ne 
l'étaient.  Rœderer,  dans  son  journal,  plaisantait  de  cette  fac- 
tion nouvelle  à  laquelle,  disait-il,  on  cherchait  un  nom  et  qui 
se  composait  de  deux  hommes  «  qui  ne  voient  personne,  qui 
ne  se  voient  pas,  et  sont  connus  pour  être  d'un  caractère 
très  difficile  à  vivre.  »  11  proposait  de  l'appeler  la  faction  des 
insociables ,  et  pour  son  compte  il  ajoutait  gaiement  :  «  Ils  ne 
connaissent  encore  que  la  moitié  de  mes  projets  :  ils  me  croient 
membre  d'une  faction  ,  tandis  que  je  prétends  en  faire  une  à 
moi  tout  seul.  »  (Il  mars.) 

Une  fois,  Sieyès  fut  blessé  d'un  article  de  Rœderer  (article 
du  '\i  août  179t)).  Celait  dans  la  discussion  du  projet  de 
Constitution  de  l'an  m.  Rœderer  analysant  l'opinion  de  Sieyès, 
et  pour  mieux  faire  valoir  quelques-unes  des  vues  do  l'auteur, 
avait  parlé  d'une  manière  un  peu  dégagée  de  son  humeur,  de 
ses  préventions;  en  un  mot,  il  avait  fait  assez  lestement  les 
honneurs  de  sa  personne.  Sieyès  s'en  plaignit  dans  une  lettre 
amicale  et  pleine  de  mesure.  Rœderer  lui  confessa  sincèrement 
sa  tactique  de  journaliste  : 

«  J'ai  voulu ,  lui  disait-il ,  donner  plus  de  poids  à  mon  suffrage  en  raoo- 
Iranl  qu'il  n'élait  pas  l'eflet  de  la  séduclion  ni  d'une  aveugle  préven- 
tion; j'ai  dit  sans  ménagement  ce  que  je  pensais  des  formes  et  des 
accessoires  de  votre  ouvrage  pour  en  sauvei-  le  fond  ;  j'ai  fait  bon  mar- 
ché el  de  voire  talent  littéraire  et  de  votre  humeur,  pour  concilier 
quelque  Ineiiveillance  à  \  olre  talent  politique.  D'ailleurs  renchérir  sur 
les  critiques  littéraires,  c'était  me  donner  le  droit  de  les  traiter  de  futi- 
les et  de  les  ériiousser  ;  et  accorder  quelqne  chose  aux  censures  person- 
nelles, c'était  désintéresser  autant  qu'il  était  possible  l'envie  et  la  mal- 
veillance. Enfin,  quand  ce  serait  un  peu  à  vos  dépens  que  j'aurais 
voulu  laiie  réussir  votre  enlaut,  eu  bon  père  vous  devriez  m'en  savoir 
gré  et  reconnaître  à  ma  conduite  le  zèle  de  l'amitié.  » 

L'explication  de  Rœderer  se  terminait  amicalement  par 

24. 


282  CAUSERIES    DU     LUNDI. 

qiielqiios  détails  domesliqnos  ot  de  famille.  Il  était  alors  à  Pu- 
tcaiix  près  de  Neiiiily,  et  obligé  de  perdre  une  partie  do  son 
temps  sur  les  grands  chemins  : 

«  Malgré  ma  servitude  privée,  disait-il  en  finissant,  jo  souhaite,  mon 
cher  ami,  que  vous  soyez  bientôt  aussi  libre  que  moi;  que  vous  puis- 
siez aussi  regarder  la  Seine  couler  comme  je  le  fais  et  vais  le  l'aire  plus 
que  jamais  fie  mes  fenêtres  ;  crUiii  que  nous  puissions  {.Tommcler  en- 
semble sur  toute  l'espèce  humaine  qui  heureusement  n'est  pas  toute 
la  nature,  et  réaliser  une  bonne  fois  h  nous  deux  la  ^raïuh!  faction  des 
inwciablex  dont  la  France  a  été  tant  toui'menlée  depuis  deux  ans.  Je 
vous  embrasse  tendrement.  » 

Dans  cette  correspondance  et  dans  ces  relations  de  Sieyès 
et  de  Hoederer,  remarquons,  à  l'honneur  de  tous  deux,  que,  si 
Rœderer  n'a  rien  d'un  adepte,  Sieyès  n'a  rien  d'un  oracle. 
L'un  est  indépendant  jusqu'à  la  libre  critique  exercée  plume 
en  main;  l'autre  ne  se  montre  susceptible  qu'autant  qu'on 
doit  l'être  quand  un  ami  nous  a  jugé  devant  tous  en  des 
termes  qui  laissent  à  désirer.  —  Nous  devons  les  retrouver 
l'un  et  l'autre  en  concert  parfait  au  '18  Brumaire. 

Mais  auparavant  il  y  avait  une  longue  période  et  plus  d'une 
journée  encore  à  traverser.  Rœderer  était  à  peine  sorti  de  sa 
retraite  après  la  Terreur,  qu'avant  même  de  reparaître  dans 
le  Journal  de  Paris,  il  aidait  activement  de  sa  plume  au  ré- 
veil de  l'esprit  public  et  à  la  défaite  du  Jacobinisme  encore 
menaçant.  Tallion  lisait  à  la  tribune  de  la  Convention ,  le 
28  août  1794,  un  écrii  contre  la  Terreur  :  cet  écrit  ou  discours, 
auquel  le  célèbre  thermidorien  n'avait  fait  qu'adapter  un  petit 
préambule,  et  qui  fut  très-rcmarqué,  était  de  Rœderer.  Celui- 
ci  ,  dès  ce  moment,  travailla  secrètement  avec  Tallien ,  et  lui 
prêta  sa  rédaction,  ses  idées.  Merlin  de  Thionville  publia  en 
ce  même  temps  un  Portrait  de  Robespierre;  c'était  Rœderer 
qui  l'avait  tracé.  On  pourrait  citer  d'autres  écrits  de  cette 
date,  où  il  combattait  également  sous  le  masque.  H  ne  reparut 
en  son  nom  qu'au  commencement  de  1790  dans  le  Journal  de 
Paris.  La  suite  des  aiticles  intitulés  Esprit  public^  et  que  le 
journal  publia  à  dater  du  16  février,  est  de  lui.  A  ces  moments 
de  réveil,  l'opinion  n'avait  rien  de  vague,  d'incertain;  n'y 
avait  pas  de  place  pour  l'iiidifférence;  tous  les  courants  étaient 
rapides  et  dessinés.  Rœderer,  presque  chaque  jour,  en  offrit 
le  tableau.  Il  a  spirituellement  remarqué  que  l'opinion  dans 


RCffiDERER.  283 

ses  diverses  branches  pouvait  alors  être  cotée  avec  précision 
comme  les  valeurs  qui  se  cotent  à  la  Bourse.  Il  s'appliqua  à  en 
donner  des  bulletins  suivis  et  utiles. 

Son  premier  article  contient  une  anecdote,  ou,  si  l'on  veut, 
un  apologue  piquant.  On  causait  hier,  dit-il ,  chez  un  libraire 
au  Palais-Égalité;  on  parlait  sans  ménagement  de  Barrère  et 
des  Jacobins;  on  était  unanime,  lorsque  entre  un  homme  assez 
mal  vêtu  ,  la  figure  hâve,  les  cheveux  à  la  jacobine.  A  l'instant 
un  des  interlocuteurs  change  de  ton;  il  essaye  de  se  rétracter, 
ou  du  moins  d'atténuer  ce  qu'il  vient  de  dire  : 

«On  le  regarde,  on  se  regarde,  on  ne  sait  d'où  vient  un  cliansemcnt 
si  subit.  Cependant  la  conversation  continue,  et  l'iiomme  auxcheveu.v 
noirs  prend  avec  chaleur  la  cause  de  la  Iil)erlé  contre  celui  qui  paraît 
hésiter  à  la  détendre  .-  celui-ci  s'étonne,  se  rassure  et  se  met  à  rire  en 
disant  :  «  Ma  foi,  je  croyais  que  ce  citoyen  était  un  Jacobin,  et  je  n'étais 
pas  à  mon  aise  !.  .  »  Cela  prouve  que,  sans  la  sécuriié,  il  n'y  a  point  de 
liberté.  Il  ne  suffll  pas  d'avoir  ouvert  les  prisons  à  un  grand  nombre 
de  patriotes,  il  faut  m:i\i\\e\VA\\\  âéWwcv  ceux  qui  sont  prisonniers  en 
eux-mêmes  sous  les  verrous  de  la  peur.  » 

C'est  à  ce  genre  de  délivrance  morale  que  les  écrits  de  Rœ- 
derer  contribuèrent  beaucoup.  En  même  temps  qu'il  enhar- 
dissait les  uns,  il  modérait  les  autres;  il  signalait,  il  applau- 
dissait, non  sans  l'avertir,  et  aurait  bien  voulu  discipliner 
cette  jeunesse  miiscarline,  redevenue  sitôt  frivole,  qui  faisait 
la  battue  aux  Jacobins,  et  qu'il  appelle  «  la  troupe  légère  de 
l'opinion  |uiblique.  »  Un  article  très-piquant  sur  les  travers  et 
les  ridicules  des  jeunes  incrnyables{\\  juillet  1795),  est  peut- 
être,  ou  mérite  certainement  d'être  de  lui. 

Tous  les  matins,  je  l'ai  dit,  il  a  une  idée,  une  remarque,  et 
il  aime  à  la  faire  sortir.  Il  en  est  d'importantes  et  qui  touchent 
au  principe  des  choses.  On  était  à  l'œuvre  pour  établir  une 
nouvelle  Constitution ,  un  nouveau  Gouvernement.  Rœderer 
n'eut  pas  seulement  à  donner  son  avis  dans  le  Journal  de 
Paris  et  dans  un  petit  écrit  de  cette  date  intitulé  Du  Gouver- 
ne ment ,  il  fut  appelé  sur  sa  réputation  de  Constituant  devant 
la  Commission  des  Onze  et  fut  entendu.  Ses  observations  sont 
toutes  dans  le  sens  de  la  pratique  et  de  l'expérience.  Faites  un 
Gouvernement,  disait-il,  faites-le  /lomoç/ène  autant  qu'il  est 
possible  :  «  sans  V homogénéité ^  j'ose  prédire  qu'on  sera  forcé 
de  recourir  plus  tôt  qu'on  ne  pense  à  Vunité  physique.»  {Jour- 


284  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

nal  de  Paris,  16  août  1793.)  —  Dès  qu'il  a  vu  la  Conven- 
tion sortie  victorieuse  des  insurrections  jacobines  de  Prai- 
rial, il  réclame  d'elle  enfin  «  un  Gouvernement  énergique, 
républicain  sans  po/Jw/ac//ë,  un  Gouvernement  qui  ramène 
tous  les  royalistes  de  bonne  foi,  ceux  qui  ne  veulent  que  la 
sûreté  des  personnes  et  des  propriétés.  »  (26  mai  1795). — 
Mettant  à  profit  ce  qu'il  a  vu  en  1792  ,  et  écrivant,  comme  il 
le  dit,  non  d'imagination,  mais  de  mémoire,  il  rappelle  les 
principes  auxquels  on  ne  revenait  qu'avec  lenteur,  car  les 
Révolutions  aussi  ont  vite  leur  routine;  il  montre  le  nouveau 
Pouvoir  exécutif  tel  qu'on  l'a  conçu  avec  méfiance,  incomplet, 
démembré  ,  mutilé  :  «  Il  était  très-bon  sans  doute  d'ôter  les 
forces  à  un  mauvais  Gouvernement,  disait-il,  mais  il  est 
absurde  de  n'en  |)as  donner  à  celui  qu'on  travaille  à  rendre 
bon.  —  Le  Directoire  exécutif,  tel  que  le  projet  l'annonce, 
est  un  berceau  ,  qu'on  nous  passe  ce  mot,  un  nid  de  factions 
ennemies;  et  sa  destinée  serait  de  ressembler  bientôt  à  tous 
les  Conseils  de  Gouvernement  que  nous  avons  vus  en  France 
depuis  trois  ans,  où  Roland  et  Pache,  Robespierre  et  Billaud 
se  sont  tour  à  tour  arraché  la  puissance...  »  Je  n'entre  pas 
dans  le  détail  des  voies  et  moyens,  des  remèdes  plus  ou  moins 
efficaces  qu'il  proposait;  je  ne  fais  qu'indiquer  la  ligne  géné- 
rale de  Rœderer  en  ces  années.  Dans  un  écrit  :  Des  Fugitijs 
français  et  des  Émigrés  (août  1795),  il  distinguait  entre  ceux 
qui  étaient  sortis  de  France  quand  tout  était  calme  encore  ou 
du  moins  régulier,  et  qui  en  étaient  sortis  pour  combattre,  et 
ceux  qui  s'étaient  seulement  échappés  par  nécessité,  pour  se 
dérober  à  la  captivité  ou  à  la  mort.  Il  établissait  qu'il  était 
juste,  utile,  i)ressant,  même  [)Our  les  finances,  de  rendre  à 
ces  derniers  la  liberté  de  rentrer  en  France  et  dans  leurs 
biens,  réservant  pour  les  autres  toutes  les  sévérités  de  la  loi 
et  les  rigueurs  non  pas  tant  de  la  confiscation  que  de  la  con- 
quête. Son  but,  par  cette  quantité  d'idées  et  de  vues  qu'il  es- 
sayait chaque  jour,  son  vœu  du  moins  bien  évident  était  de 
clore  la  Révolution  le  plus  tôt  possible,  d'arriver  à  un  Gouver- 
nement régulier,  à  l'ordre  ;  mais  les  houmies  mantiuaient  en- 
core aux  choses ,  et  il  est  souvent  iiJligé  aux  sociétés  en  dé- 
tresse de  les  désirer  longtemps. 

Au  milieu  de  ces  idées  et  de  ces  conseils  politiques,  Rœderer 
ne  cessait  de  varier  les  applications  de  sa  plume  et  de  parler 


KOEUEREU.  285 

à  son  public  sur  mille  siije'ts  littéraires  qui  se  présentaient.  Il 
a  recueilli  plus  tard  en  trois  volumes  plusieurs  de  ses  aVticles 
du  Journal  de  Paris;  mais  il  en  est  de  cette  date  plus  an- 
cienne et  qui  mériteraient  également  cet  honneur.  J'en  trouve 
sur  Chamfort,  Duclos,  Chabanon,  qui  sont  agréables  et  justes. 
Le  o  juin  1796,  par  exemple,  Rœderer  écrivait,  sous  forme 
de  Lettre  à  une  dame,  une  réponse  à  une  question  qu'on  lui 
avait  adressée  :  De  quelques  llcres  bons  à  emporter  à  la 
campagne.  —  Il  faisait  plus,  il  prenait  les  initiales  d'une 
femme  de  ses  amis,  en  imprimant  un  opuscule:  Conseils 
d'une  Mère  à  ses  Filles  (1796);  il  s'autorisait  du  déguisement 
et  tenait  assez  bien  la  gageure  dans  ses  préceptes  maternels 
d'une  raison  modeste  et  solide.  Il  ne  s'est  rien  glissé  du  Direc- 
toire dans  ce  petit  écrit.  Le  futur  historien  de  la  société  polie 
se  laissait  deviner  au  milieu  de  tant  d'autres  préoccupations 
sérieuses  (I). 

Rœderer,  en  ces  années,  n'appartient  à  aucune  assemblée 
politique;  il  fut  élu  de  l'Institut  dès  la  formation  (juin  4  796). 
D'ailleurs,  simple  particulier,  ayant  une  presse,  une  imprime- 
rie à  lui ,  il  en  usait  largement.  Le  Journal  de  Paris  dont  il 
était  propriétaire,  ne  suffisant  pointa  son  aciivité  d'esprit ,  il 
entreprit  en  août  1796  la  rédaction  d'un  Recueil  périodique 
qui  paraissait  tous  les  dix  jours,  sous  le  titre  de  Journal 
d'Économie  publique,  de  Morale  et  de  Politique.  Il  put  s'y 
développer  avec  plus  d'étendue,  et  y  offrir  une  place  à  ses 
amis,  à  l'abbé  ^lorellet  qu'il  voulait  bien  appeler  son  maître 
et  qui  lui  répondait  :  Discipule  suprà  magistruni  ;  surtout 
au  jeune  Adrien  de  Lezay  qu'on  a  vu  périr  préfet  de  Strasbourg 
en  1814,  et  qui  s'exerçait  alors  avec  vivacité  et  talent  sur 
toutes  les  questions  à  l'ordre  du  jour.  Les  écrits  de  Benjamin 

({)  Ce  petit  licr'il  (  Conseils  cV  une  Mère...)  est-il  de  Rœderer  seul;'  Est-il 
en  partie  de  JJnie  Rousseau,  celte  femme  de  ses  amies  avec  laquelle  il 
se  brouilla  pour  l'avoir  publié.'  iS'y  eiit-il  pas  un  peu  d'indiserélion  à 
lui,  dans  tous  les  cas,  à  avoir  imprimé  l'opuscule  sous  celte  l'orine,  qui 
indiquait  dans  l'édileur  un  collaborateur,  et  qui  lâcha  le  mari?  Ce  sont 
là  des  (lueslions  sur  lesquelles  nous  avons  vu  d'ancimis  ainis  de 
Mme  Rousseau  très- vils,  mais  qui  nous  sont  aujouni'hui  parl'.iileiTient 
indifférenles.  Le  seul  indice  (iii'il  soil  naturel  de  liier  de  cette  petite  su- 
perciierie  ou  espièglerie  l)ibliographique ,  c'est  que  de  tout  temps 
Rœderer  se  soucia  des  femmes,  de  leur  éducation  ol  de  leur  rôle  dans 
la  sociélé  polie. 


286  CAUSEUIES    DU    LUNDI. 

Constant,  de  M.  et  de  M™"  Necker,  de  M'"»  de  Staël ,  revien- 
nent fréquemment  dans  les  analyses  de  Rœdercr.  C'était  le 
moment  où  M'"^  de  Staël  publiait  son  livre  De  l' Influence  des 
Passions  sur  le  Bonheur.  Elle  était  alors  on  Suisse,  en  grand 
désir  de  pouvoir  revenir  à  Paris;  elle  souhaitait  qu'on  y  par- 
lât d'elle  et  de  son  livre  avec  éloge  et  surtout  avec  bienveil- 
lance ,  de  manière  à  lui  rouvrir  les  voies  du  retour.  M.  De 
Vaisne  et  Rœderer  lui  avaient  annoncé  par  lettres  qu'ils 
avaient  quelques  objections  sur  sa  manière  d'écrire.  Elle  ré- 
pondait en  se  louant  un  peu  ,  mais  en  se  justifiant  assez  bien  : 
«  Vous,  mon  cher  Rœderer,  et  ^I.  De  Vaisne,  vous  êtes  donc 
d'avis  que  je  ne  sais  pas  écrire.  De  ces  deux  lettres,  les  seules 
que  j'aie  reçues  dans  ce  sens,  je  ne  réponds  qu'à  la  vôtre  : 
car,  si  vous  persistez ,  je  vous  croirai.  Qu'entend-on  par  style? 
N'est-ce  pas  le  coloris  et  le  mouvement  des  idées  ?  Où  trou- 
vez-vous que  je  manque  ou  d'éloquence,  ou  de  sensibilité,  ou 
d'imagination?  Il  est  bien  ridicule  de  vous  dire  que  je  ne  le 
crois  pas.  »  Et  elle  se  justifie  aussi  sur  les  obscurités  qu'on  lui 
a  reprochées;  puis  elle  revient  au  point  essentiel  et  qui  la 
pique  :  «  Mais  je  crois  que  l'ouvrage  ne  manque  pas  de  style , 
c'est-à-dire  de  vie  et  de  couleur,  et  qu'il  y  a,  dans  ce  fi'on 
peut  remarquer,  autant  d'expressions  que  d'idées...  E  vé- 
rité, ajoute-t-elle,  comme  pour  s'excuser  de  sa  louange,  je  me 
crois  sûre  que  l'auteur  et  moi  nous  sommes  deux;  femme 
jeune  et  sensible,  ce  n'est  pas  encore  dans  l'amour-propre 
qu'on  vit.  Le  temps  ne  viendra  que  trop  tôt  où  mon  livre  sera 
le  premier  événement  de  ma  vie.  »  Elle  désire  un  compte- 
rendu  sérieux  dans  le  Journal  d'Économie  publique,  mais 
pour  le  Journal  de  Paris  elle  désire  plus  et  demande  tout 
naïvement  à  être  louée;  elle  en  a  besoin  pour  ce  qui  est  de 
sa  situation  en  France  :  «  Dans  le  Journal  de  Paris  il  m'im- 
porterait extrêmement  qu'on  saisît  cette  occasion  pour  dire 
une  sorte  de  bien  de  moi.  Dans  le  journal  rouge  (I)  faites  une 
analyse  si  vous  m'en  trouvez  digne;  mais,  s'il  se  peut,  le 
lendemain  du  jour  où  vous  recevrez  cettre  lettre,  louez-moi 
tout  bonnement  dans  le  .lournal  qui  a  une  véritable  dictature 
SUF  l'opinion  [lublique  (2);  louez  le  livre  de  manière  à  empê- 

(1)  Sans  donle  appcli-  ainsi  à  cause  de  sa  couverture  ;  c'est  le  Journal 
d'Economie  publique. 

(2)  Le  Journal  de  Paris. 


ROEDEUER.  287 

cher  de  persécuter  l'auteur.  Voyez  avec  quel  abandon  je  crois 
à  votre  amitié...  »  Le  jour  même  où  elle  écrivait  cette  lettre 
(22  novembre  1796),  Rœieror  allait  au-devant  de  son  désir  et 
donnait  dans  le  Journal  de  Paris  une  analyse  bienveillante 
qui  se  terminait  en  ces  mots  :  «  Le  talent  d'écrire  brille  de 
toutes  parts  dans  cet  ouvrage;  mais  partout  aussi  on  y  ren- 
contre de  l'incorrection.  La  composition  et  la  première  édition 
d'un  tel  ouvrage  ne  pouvaient  être  mieux  faites  qu'en  Suisse  : 
c'est  à  Paris  que  les  amis  du  goût  et  de  la  philosophie  solli- 
citent l'auteur  de  faire  la  seconde.  »  Elle  était  touchée  et  lui 
répondait  :  «  Croyez  que  je  vous  aime  de  reconnaissance ,  de 
haute  opinion  et  d'attrait.  » 

Celte  relation  de  Hœderer  et^de  M™^  de  Staël  fut  donc  assez 
vive,  de  la  part  du  moins  de  celte  dernière;  mais  elle  s'inter- 
rompit bientôt  et  ne  tint  pas.  Rœderer  écrivait  trop  souvent  et 
avec  trop  de  liberté  pour  ne  pas  rencontrer  sans  cesse  sous  sa 
plume  M"""  de  Staël,  et  surtout  sa  famille,  ses  amis;  elle  était 
plus  difficile  et  plus  exigeante  pour  eux  que  pour  elle-même. 
Avant  que  le  18  Brumaire  fût  venu  mettre  entre  eux  une  dissi- 
dence politique  essentielle,  le  refroidissement  s'était  déjà  pro- 
noncé. M™''  de  Staël  que  quelque  trait  de  plume  avait  blessée, 
s'en  plaignait  à  lui  en  fc:nme,  avec  bonne  grâce,  et  lui  disait 
un  de  ces  mots  qui  n'accusent  d'ailleurs  autre  chose  en  Rœ- 
derer que  l'indépendance  d'un  esprit  critique  et  judicieux  : 
«  Je  ne  suis  pas  le  premier  des  êtres  qui  vous  ont  aimé  qui  se 
soient  plaints  de  l'impossibililé  de  fixer  dans  votre  cœur  un 
jugement  durable.  »  C'est  qu'en  effet  ce  qui  mérite  le  nom  de 
jugement  durable  ne  se  fixe  point  dans  le  cœur,  mais  dans 
l'esprit,  et  encore,  pour  peu  qu'on  cherche  le  vrai,  la  balance 
y  recommence  toujours. 

Rœderer  n'avait  pas  été  favorable  au  système  qui  amena  le 
'13  Vendémiaire,  c'est-à-dire  au  dessein  qu'avait  la  Convention 
de  se  proroger  par  les  deux  tiers  de  ses  membres  dans  les 
nouveaux  Conseils.  Il  en  résulta  pour  lui, une  polémique  très- 
vive  avec  les  journalistes  membres  ou  partisans  déclarés  de  la 
Convention,  tels  que  Poultier,  Louvet  et  Marie-Joseph  Ché- 
nier.  La  Satire  de  celui-ci  contre  Rœderer  est  connue;  la  ré- 
ponse de  Rœderer  Test  moins.  Il  l'adresse,  sous  forme  de 
lettre,  à  son  jeune  ami  Adrien  de  Lezay  que  Chénier  avait 
mêlé  d'un  bout  à  l'autre  dans  la  même  Satire.  Ce  n'est  pas  à 


2SS  CAl'SEniES    DU    LUNDI. 

nous  fie  réchauffer  aujourd'hui  ces  personnalités  éteintes. 
Seulement  que  ceux  qui  lisent  encore  la  Satire  de  Marie- 
Joseph  Chénier  dans  les  Œîuvres  du  poëte,  avant  de  s'en  au- 
toriser et  de  la  citer  contre  Rœderer,  sachent  bien  que  cehii-ci 
y  a  répondu  sans  colère  et  avec  supériorité  (Journal  d'Éco- 
nomie publique ,  t.  II,  p.  175)  ;  il  examine  les  droits  de  Ché- 
nier à  Texorcice  de  la  censure,  ce  que  pourrait  ètie  la  satire 
en  des  temps  de  calamité  générale,  et  ce  qui  fait  qu'à  de  pa- 
reilles époques  l'arme  de  l'épigramme  et  du  ridicule  est  fort 
émoussée  :  il  n'y  parle  pas  le  moins  du  monde  en  auteur 
irrité,  mais  en  homme  public  qui,  sans  se  défendre  l'amertume, 
s'attache  à  dire  avant  tout  des  choses  graves  et  justes. 

Tout  en  voulant  fermement  les  conséquences  civiles  de  la 
Révolution  et  sans  pencher  le  moins  du  monde  au  royalisme, 
Rœderer  n'était  donc  point  partisan  du  mouvement  conven- 
tionnel prolongé;  et  toutes  les  fois  que  ce  parti  redevint  me- 
naçant et  offensif,  même  dans  le  Directoire  et  sous  forme  gou- 
vernementale, il  ne  le  trouva  point  dans  les  rangs  de  ses  amis, 
Rœderer  essayait  de  se  tracer  une  marche  raisonnable,  pré- 
maturée, entre  le  système  conventionnel  et  celui  de  l'émigra- 
tion ,  entre  la  Terreur  révolutionnaire  et  la  Contre-Révolution, 
«  faisant,  disait-il,  la  guerre  à  l'un  et  à  l'autre,  et  s'atlirant 
des  ennemis  des  deux  côtés.  »  Au  18  Fructidor,  il  se  trouva 
compris  sur  la  liste  des  écrivains  ou  journalistes  à  déporter. 
M.  de  Talleyrand  le  fit  rayer.  C'est  à  ce  sujet  que  le  ministre 
de  la  police  dit  au  Directoire  :  «  Citoyens  Directeurs,  vous 
m'avez  dérangé  ma  liste.  Je  n'ai  pi  un  mon  compte.  J'avais 
cinquante-quatre  hommes,  je  n'en  ai  plus  que  cinquante-trois. 
Complétez-les-moi.  «  Et  l'on  substitua  le  nom  du  Genevois 
Perlet  à  celui  de  Rœderer. 

Rœderer  avait  besoin  d'une  occasion  éclatante  qui  lui  per- 
mît de  dessiner  sa  ligne  et  de  mettre  en  lumière,  autrement 
encore  que  par  des  écrits,  ses  vrais  sentiments.  Il  avait  alors 
des  ennemis  en  grand  nombre.  Un  publiciste  grave  qui  a 
presque  acquis  dans  ces  derniers  temps  la  valeur  d'un  histo- 
rien, j\Iall('t  du  Pan ,  tout  en  reconnaissant  l'esprit  et  la  capa- 
cité de  Rœderer  (1) ,  a  parlé  très  au  hasard  de  son  caractère 


(1)  Au  loinc  IV,  pages  ."î^O  cl  300  du  Mercure  briiniiiiique.  —  L'impor- 
tance du  rùledatis  les  ('■v^ncmenls  de  Bi'uinairf  csl  h'n'U  apprijciée.  Tout 


RœOERER.  289 

et  de  ses  intenlions.  Il  suppose  que  son  républicanisme  prend 
à  volonté  toutes  les  formes  :  «  Il  a  serpenté  avec  succès,  dit-il, 
au  travers  des  orages  et  des  partis,  se  réservant  toujours  des 
expédients,  quel  que  fût  l'événement.  »  Rien  ne  paraît  moins 
juste  que  cette  assertion  quand  on  a  suivi ,  comme  je  viens  de 
le  faire,  la  ligne  de  Rœderer  jour  par  jour  d'après  ses  écrits. 
Les  hommes  qui  sont  si  soigneux  à  se  réserver  pour  les  cir- 
constances n'impriment  pas  tous  les  matins  leurs  pensées,  ne 
prodiguent  pas  à  ce  point  leurs  conseils  et  les  contradictions 
motivées  qu'ils  croient  utiles.  J'ajouterai  qu'ils  ne  s'amusent 
pas  à  traiter  tant  de  sujets  littéraires  purement  agréables  et 
désintéressés,  et  à  les  traiter  avec  feu  ,  avec  nouveauté,  au 
risque  de  déplaire  à  plusieurs.  Les  formes  de  Rœderer,  sa 
personne,  au  premier  aspect,  n'étaient  pourtant  pas  propres  à 
corriger  ces  préventions  ou  ces  inimitiés  si  faciles  à  naître  et  à 
s'entretenir  en  temps  de  révolution.  Pour  qui  ne  l'approchait 
pas  et  n'était  pas  à  même  d'apprécier  son  activilé  originale  et 
sa  gaieté  naturelle,  il  semblait  que  son  enveloppe  un  peu  âpre, 
son  profil  accentué,  sa  figure  maigre,  anguleuse,  d'une  coupe 
tranchante,  exprimassent  d'autres  passions  que  celles  qui  ani- 
maient son  esprit  fertile  et  son  cœur  honnèle.  Napoléon,  bon 
juge  et  peu  prodigue  d'éloges,  l'a  mieux  défini  quand  il  a  dit 
dans  le  récit  du  18  Brumaire  et  en  parlant  des  jours  qui 
avaient  précédé  :  «  Il  (le  général  Bonaparte)  n'admettait  dans 
sa  maison  que  les  savants,  les  généraux  de  sa  suite,  et  quel- 
ques amis  :  Regnaull  de  Saint-Jean-d'Angély,  qu'il  avait  em- 
ployé en  Italie  en  1797,  et  que  depuis  il  avait  placé  à  Malte; 
Volney,  auteur  d'un  très-bon  T'oyage  en  ÈgijiAe;  Rœderer, 
dont  il  estimait  les  nobles  sentiments  et  la  probité...  » 

C'est  dans  le  mois  de  ventôse  an  vi  (vers  mars  1798),  deux 
mois  avant  le  dépait  pour  l'Kgypte,  que  Rœderer  vit  pour  la 
première  fois  le  général  Bonaparte,  auquel  il  devra  bientôt 
d'acquérir  tout  son  relief  et  toute  sa  valeur  :  «  J'ai  dîné  avec 
lui,  dit-il,  chez  Talleyrand-Périgord.  Talleyrand,  après  dîner, 
me  nomma  à  lui.  Le  général  me  dit  :  «  Je  suis  charmé  de  faire 
votre  connaissance;  j'ai  pris  la  plus  grande  idée  de  votre  ta- 
lent en  lisant  un  article  que  vous  avez  fait  contre  moi  \\  y  a 

le  portrait,  d'ailleurs,  est  à  lire;  c'est  un  portrait  en  noir,  mais  bien 
accusé. 

VIII.  2"j 


290  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

deux  ans.  »  —  «  Contre  vous,  Général?  je  ne  ms  rappelle 
pas...  » —  «  Si  fait,  c'est  au  sujet  dos  contributions  levées 
en  pays  ennemi.  Vous  aviez  grande  raison  en  principe,  mais 
vous  étiez  en  erreur  de  fait;  car  je  faisais  ce  que  vous  deman- 
diezquejo  fisse.»  —  L'article  auquel  Bonaparte  faisait  allusion, 
et  qui  était  dans  le  Journal  de  Paris  du  25  juillet  1796,  avait 
pour  but  de  signaler  le  grand  changement  survenu  dans  les 
rapports  du  Gouvernement  et  des  généraux.  Depuis  les  victoires 
de  Bonaparte  en  Italie,  il  était  évident,  en  effet,  que  les  gé- 
néraux et  leurs  troupes,  au  lieu  de  dépendre  du  Gouvernement 
central  qui  les  soldait,  devenaient  au  contraire,  par  les  con- 
tributions levées  en  pays  conquis ,  les  trésoriers  de  la  nation 
et  les  percepteurs  à  main  armée  du  Gouvernement.  Le  sens  de 
l'article  était  donc  :  Prenez  garde  aux  généraux  qui  mainte- 
nant alimentent  le  Trésor  public  ;  et  vous,  qui  êtes  le  Gouver- 
nement, avisez  à  régulariser  et  à  faire  arriver  à  vous  la  nou- 
velle source  de  richesses  qui  est  entre  leurs  mains. 

Dans  cette  première  conversation  qu'eut  Rœderer  avec  le 
général  Bonaparte  ,  on  causa  beaucoup  des  signes  et  de  leur 
influence  sur  les  idées  ;  c'était  un  sujet  qui  était  cher  à  l'Insti- 
tut de  ce  temps-là,  qu'on  venait  de  mettre  au  concours  et  sur 
lequel  les  disciples  de  Condillac  ne  tarissaient  pas.  Bonaparte, 
avec  ce  sens  direct  qu'il  portait  à  tout,  dit  qu'il  ne  croyait  pas 
que  nous  dussions  une  seule  idée  aux  signes,  que  nous  avions 
celles  que  notre  organisation  nous  procurait  et  pas  une  de 
plus  :  «  Si  on  ne  peut  avoir  d'idées  que  par  les  signes,  de- 
mandait-il, comment  a-t-on  eu  l'idée  des  signes?  »  Rœderer, 
qui ,  sans  être  proprement  un  idéologue ,  était  très  au  fait  et 
assez  imbu  des  doctrines  philosophiques  courantes,  rappela 
alors  au  général  plusieurs  points ,  d'ailleurs  incontestables  : 
que  les  signes  des  idées  abstraites  et  des  modes  mixtes  sont 
nécessaires  pour  les  arrêter,  pour  les  enregistrer  dans  notre 
tête  et  pour  nous  donner  les  moyens  de  les  comparer,  etc.,  etc. 
Le  général  en  convint,  mais  il  avait  dit  sur  le  fond  de  la 
question  la  chose  essentielle. 

Pendant  ces  années  1798-1799,  où  se  fit  l'expédition  d'E- 
gypte, Rœderer,  comme  s'il  eût  compris  qu'il  n'y  avait  qu'à 
attendre  ,  s'occupa  moins  de  discussions  politiques  ;  il  écrivit 
de  préférence  sur  la  littérature;  il  s'attacha  à  réfuter  l'ouvrage 
de  Rivarol  contrôla    hilo.sophie  moderne;  car,  en  fait  de  doc- 


HOEUEBEU.  291 

trines  philosophiques  et  autres,  la  pensée  de  Rœderer  était  de 
rectifier  le  xviii«  siècle  sans  l'abjurer.  Cependant,  la  nomina- 
tion de  Sieyès  au  Directoire  (mars  1799)  lui  avait  rendu  des 
espérances,  et  il  lui  sembla  qu'il  y  avait  désormais  recours 
contre  l'anarchie. 

Peu  après  son  retour  d'Egypte,  Bonaparte  fit  inviter  Rœde- 
rer, par  Regnault  de  Saint-Jean-d'Angéfy,  à  le  venir  voir  rue 
Chantereine.  C'était  en  ces  semaines  où  tous  les  grands  per- 
sonnages du  Gouvernement,  de  l'armée,  de  l'Institut,  affluaient 
chez  le  général  et  lui  déféraient  en  quelque  sorte  le  pouvoir  : 
«  Je  joignis,  dit  Rœderer,  l'expression  de  mes  vœux  au  vœu 
général.  Quand  Bonaparte  me  demanda  si  je  ne  voyais  pas  de 
grandes  difficiillés  à  ce  que  la  chose  se  fit,  je  répondis  :  «  Ce 
que  je  crois  difficile,  même  impossible,  c'est  qu'elle  ne  se  fasse 
pas;  car  elle  est  aux  trois  quarts  faite.  » 

Les  moyens  de  Texécution  importaient  beaucoup.  Rœderer 
mérita  d'être  complélement  du  secret  et  de  devenir  l'agent  le 
plus  actif  peut-être  de  ce  qu'il  se  plaisait  à  appeler  une  géné- 
reuse et  patriotique  conspiration.  Dans  les  quinze  jours  qui 
précédèrent  le  18  Brumaire  ,  il  voyait  le  général  tous  les  soirs 
et  avait  avec  lui  un  entretien  particulier  : 

«  Bonaparte  ne  voulait  rien  faire  sans  Sieyès  ;  Sieyès  ne  pouvait  pro- 
voquer Bonaparte.  Talieyrand  et  moi  fîinies  les  deux  intermédiaires 
qui  négocièrent  entre  Sieyès  et  Bonapaile.  Tous  les  yeux  étaient  ou- 
verts sur  l'un  et  sur  l'autre.  Nous  nous  étious  interdit  toute  entrevue 
particulière  et  tout  entretien  secret.  Talieyrand  était  l'intermédiaire 
qui  concertait  les  démarches  à  faire  et  la  conduite  à  tenir.  Je  fus  chargé 
de  négocier  les  conditions  politiques  d'un  arrangement .-  je  transmet- 
tais de  l'un  à  l'autre  leurs  vues  respectives  sur  la  Constitution  qui  se- 
rait étatilie,  el  sur  la  position  que  chacun  y  prendrait.  En  d'autres 
mots,  la  tactique  de  l'opération  était  l'oljet  de  Talieyrand,  le  résultat 
était  le  mien.  Talieyrand  me  mena  deux  fois  le  soir  au  Luxembourg, 
où  Sieyès  logeait  comme  Directeur.  11  rue  laissait  dans  sa  voiture  et 
entrait  chez  Sieyès.  Quand  il  s'était  assuré  que  Sieyès  n'avait  ou  n'at- 
tendait chez  lui  personne  d'éiranger  {cai-,  pour  ne  pas  donner  d'om- 
brage à  ses  quatre  collègues  logés  comme  lui  dans  le  petit  hôtel  du 
Luxi  mbourg,  il  ne  fermait  jamais  sa  porte) ,  ou  m'a\ertissail  dans  la 
voilure  où  j'étais  resté,  et  la  conlérence  avait  lieu  entre  Sieyès,  Taliey- 
rand el  moi.  Dans  les  derniers  jours,  j'allais  ouvertement  chez  Sieyès,  et 
mêmej'y  dînai.  » 

,  Dans  les  premiei  s  jours  de  Brumaire  et  pendant  qu'on  discu- 
tait avec  détail  la  révolution  qui  devait  s'opérer  le  19,  Bona- 


292  CAUbKlUKS     DU    LUNDI. 

parte  lui  disait  :  «  11  n'y  a  pas  un  homme  plus  pusillanime 
que  moi  quand  je  fais  un  plan  militaire;  je  me  grossis  tous  les 
dangers  et  tous  les  maux  [iossil)les  dans  les  circonstances;  je 
suis  dans  une  agiiation  tout  à  fait  pénible.  Cela  ne  m'empèclie 
pas  de  paraître  fort  serein  devant  les  personnes  qui  m'en- 
tourent. Je  suis  comme  une  fille  qui  accouche.  Et  quand  ma 
résolution  est  prise  ,  tout  est  oublié  ,  liors  ce  qui  peut  la  faire 
réussir.  »  Les  paroles  de  Bonaparte,  prises  ainsi  sur  le  vif,  se 
rencontrent  à  tout  instant  dans  les  notes  et  papiers  de  Rœde- 
rer,  et  leur  donnent  un  incomparable  intérêt. 

La  plume  de  Rœderer  fut  des  plus  employées  dans  les  actes 
officiels  de  cette  journée  du  18  et  des  jours  sui\ants.  11  avait 
été  convenu  qu'aussitôt  la  translation  à  Saint-Cloud  décrétée 
par  le  Conseil  des  Anciens,  et  après  que  Bonaparte  aurait  prêté 
serment,  il  serait  placardé,  dans  la  matinée  du  18,  une 
Adresse  aux  Parisiens.  La  rédaction  première  de  celte  Adresse 
était  de  Rœderer;  elle  avait  été  corrigée  par  Bourrienne  sous 
la  dictée  de  Bonaparte.  Elle  fut  composée  typographiquement 
par  le  fils  même  de  Rœderer,  lequel,  malgré  sa  jeunesse,  était 
du  secret,  et  que  Regnault  de  Saint-Jean-d'Angély  plaça,  six 
jours  avant  le  18  Brumaire,  dans  une  imprimerie  dont  le  chef 
était  à  sa  dévotion.  Le  jeune  homme  composa  l'Adresse  dans 
une  pièce  à  part,  où  on  l'avait  mis  comme  pour  s'exeicer.  — 
La  démission  de  Barras  qu'on  lit  signer  à  ce  dernier  le  matin 
du  18,  et  dont  les  ternies  habilement  calculés  rendirent  avec 
lui  la  négociation  plus  facile,  était  également  de  la  rédaction 
de  Rœderer,  qui  la  concerta  avec  M.  de  Talleyrand.  Bref,  les 
services  rendus  furent  tels  qu'à  la  seconde  ou  troisième  séance 
que  tinrent  les  Consuls  provisoires  au  Luxembourg  ,  Bonaparte 
lit  appeler,  par  une  lettre  du  secrétaire  des  Consuls,  Talley- 
rand, Volney  et  Rœderer  :  «  M.  de  Talleyrand  et  moi,  dit  ce 
dernier,  nous  fûmes  fort  étonnés  de  nous  y  rencontrer  avec 
M.  de  Volney,  que  nous  ne  savions  pas  avoir  participé  en  rien 
aux  opérations  du  18  Brumaire.  Sans  doute  il  avait  coopéré 
par  de  bons  conseils,  car  il  n'avait  dans  Paris  aucune  influence, 
et  par  sou  caractère  il  était  habituellement  peu  disposé  aux 
négociations.  »  Les  négociations  de  Volney  avaient  dû  porter 
plus  parliculièremcMit  auprès  de»  mendjies  des  Conseils,  dtices 
républicains  d'Aulouil  qui  furent  briimairiens  un  jour  et  qui 
devinrent  vite  mécontents,  tels  (jue  Cabanis  et  autres.  Quoi 


HOEDERER.  293 

qu'il  en  soit,  le  premier  Consul  crut  devoir  adresser  à  tous 
trois,  et  sur  un  ton  plus  solennel  qu'il  ne  lui  était  habituel 
jusque-là ,  des  remerciments  collectifs  au  nom  de  la  patrie , 
pour  le  zèle  qu'ils  avaient  mis  à  faire  réussir  la  révolution 
nouvelle.  Mais  ,  quelques  jours  après,  ayant  appris  par  M.  de 
Talleyrand  que  le  premier  Consul  lui  destinait  un  présent  de 
yrand  prix,  une  boîte  émaillée  représentant  la  Fédération  de 
Milan ,  et  enrichie  de  diamants  et  pierreries,  Hœ'Jerer  s'em- 
pressa d'écrire  à  Regnault  de  Saint-Jean-d'Angély  une  lettre 
des  plus  honorables  : 

«  Mon  cher  ami ,  cette  idée  de  présent  me  tracasse;  je  ne  suis  pas 
assez  sûr  que  vous  en  ayez  détourné  le  projet;  m;iis,  si  vous  ne  l'avez 
pas  fait,  je  compte  assez  sur  votre  amitié  pour  espérer  que  vous  le 
ferez  le  plus  tôt  possihie,  et  je  vous  eti  prie.  Si  Bonaparte,  comme  je 
vous  le  disais  liier,  m'avait  donné  un  beau  livre  de  tix  francs,  par 
exemple  les  Campagnes  de  Bonaparte  en  Italie,  avec  ces  mots  de  sa 
main  .-  Doinié  par  Bonaparte  à  Rœderer,  en  lémoiqnage  d'estime  ou 
d'auàiiÉ,  il  m'aurait  fait  im  plaisir  très-sensible.— Mais  d'où  peut  pro- 
venir celte  idéi!  de  présent,  et  de  présent  précieux?  Je  n'ai  rien  fait 
pour  Bonaparte.  —J'ai  uniquement  voulu  qu'il  fît  pour  nous,  je  dis 
pour  nous  tous  Français  et  palriotes.  C'est  à  nous  à  lui  faire  des  pré- 
sents, et  ma  feuille  de  chêne  est  toute  prêle. . .  Il  ne  m'a  vu  que  conspi- 
rateur, pourquoi  veut-il  me  traiter  en  courtisan :>.. .  '> 

Ce  sont  là  des  scrupules  de  délicatesse  assez  rares  pour  de- 
voir être  notés,  et  qui  marquent  l'ordre  de  sentiments  vérita- 
blement patriotiques  qui  entraient  (au  moins  de  la  part  de 
quelques-uns)  dans  l'acte  du  18  Brumaire.  Pendant  les  jours 
suivants,  Rœderer  continua  d'être  un  intermédiaire  entre  Bo- 
naparte et  Sieyès ,  un  interprète  habile  et  entendu  de  ce  fa- 
meux plan  de  Constitution  que  ce  dernier  avait  en  portefeuille, 
et  qui  ne  put  être  appliqué  qu'avec  des  modifications  qui  le 
transformèrent  profondément.  11  portait  les  paroles  d'un  pa- 
villon du  Luxembourg  à  l'autre.  Sieyès  ne  fut  pas  long  du 
reste  à  comprendre  que  son  rôle  était  accompli,  que  le  chef 
d'Etat  idéal  qu'il  avait  cherché  à  faire  asseoir  théoriquement 
au  haut  de  sa  pyramide  était  trouvé,  debout,  vivant,  en  action, 
in\esti  de  puissance  et  de  gloire  ,  et  que  le  moment  pour  lui 
était  venu  d'abdiquer.  Quand  il  s'agit  de  nommer  des  Consuls 
délinitifs  et  qu'on  eut  arrêté  le  premier  choix  de  Cambacérès, 
Jiœderer,  (pii  pouvait  avoir  des  espérances  pour  la  troisième 


294  CAUSEUIES    DU    LUNDI. 

place,  dut  les  pprdre  lorsqu'un  jour  Bonaparte,  en  le  voyant 
entrer,  lui  dit  comme  pour  répondre  à  sa  pensée  :  «  Citoyen 
Rœderer,  vous  avez  des  ennemis.  » —  «  Je  les  ai  bien  mérités, 
répondil-il ,  et  je  m'en  félicite.  »  El  il  fut,  l'instant  d'après, 
le  plus  vif  à  recommander  à  la  désignation  du  premier  Consul 
le  nom  considéré  de  Lebrun  (1). 

En  même  temps  qu'il  s'occupait  de  ces  soins  de  Gouverne- 
ment et  de  Constitution,  il  ne  cessait,  dans  son  Journal  de 
Paris,  de  soigner  l'opinion  du  dehors,  de  l'éclairer  et  de  la 
diriger  en  faveur  du  nouveau  régime;  de  calmer  les  craintes, 
d'encourager  les  espérances,  de  fomenter  les  bons  désirs: 
«  Tous  les  matins  l'abolition  d'une  mauvaise  loi  !  disait-il 
(iC  brumaire) ,  voilà  ce  que  nous  devons  aux  Consuls  de  la 
républiciue  et  aux  Commissions  législatives  qui  répondent  à 
leurs  vues.  »  —  «  Il  n'y  a  ni  ne  peut  y  avoir  de  réaction  à  la 
suite  du  19  Brumaire,  disail-il  le  29.  Les  hommes  qui  l'ont 
fait ,  n'ayant  emprunté  ni  les  bras  ni  le  crédit  d'aucune  fac- 
tion, n'ont  de  récompense  à  donner  ni  de  prix  à  payer  à  au- 
cune. »  Distinguant  entre  le  sentiment  national  qui  était 
d'instinct,  et  ['opinion  publique  plus  raisonnée  et  plus  éclai- 
rée,  il  aurait  voulu  élever  l'un  jusqu'à  l'autre,  organiser 

(1)  Voici  l'extrait  pur  et  simple,  et  comme  la  iDinute  de  la  eonvensa- 
lioii  qui  eut  lieu  à  ce  sujet  (  9  décembre  1799)  : 

—  Bonaparte:  «  Je  ne  sais  qui  faire  Consul  avec  Cambacérès.  Con- 
naissez-\  eus  Lebrun  et  Cretel  >  »  —  Moi  :  u  Ti-ès-tiieii.  Lebrun  esl  un 
bdinme  du  premier  niéiite,  Crelel  est  un  bomiiie  de  troisième  liKiie.  » 
(Suit  un  long  iiilerrogaloire  très-précis  sur  Lebrun;  ce  qu'il  élall, 
quelles  places  il  a  occupées  avant  la  Uévolulion  ;  quel  rôle  depuis;  ce 
qu'il  a  l'ail  comiiie  liomme  de  lettres;  sa  réputation.  El  quand  tout 
semble  dit  :  )  —  Bonaparte  :  «  Envoyez-moi  ses  OEuvres,  je  veux  voir 
son  style  »  — Woi  :  «Quoi?  ses  discours  à  l'Assemblée  constiluante, 
dans  les  Assemblées  législatives?  »  —  Bonaparte  :  «  Non,  ses  OEuvres 
littéiaires.  »  —  il/oi  :  «<  Et  que  vei'rez-vous  li"i  de  décisil  pour  une  place 
d(!  Consul?  »  (  Les  OEuvres  litléraires  de  Lebiun  ne  consistaient  qu'en 
des  Iraductions  d'IIonière  et  du  Tasse.  )  —  Bonaparte  -.  «  Je  verrai  ses 
Épîtres  dédicaloires.  >>  —  lUoi,  en  riant  :  «  Pour  le  coup,  voilù  luie  cu- 
riosité à  laquelle  je  ne  m'attendais  pas.  J'ai  souvent  comparé  vos  ques- 
tions sur  les  bommes  et  sur  les  cboses  ii  l'étude  d'une  poignée  de  sable 
que  vous  passez  grain  à  grain  à  la  loupe.  Les  Épîtres  dédicaloires  de 
Lebrun  sont  le  dernier  grain  de  sable  du  tas.»  —  Bonaparte,  en  riant  .- 
■<  Il  esl  deux  beures;  je  devrais  être  au  Consulat.  Venez  dîner  avec 
moi.  »  — 


ROEDERER.  295 

celle-ci  pour  que  le  bon  sens  redescendît  ensuite  de  là  comme 
d'une  sorte  de  fontaine  publique  dans  tous  les  rangs  et  les 
étages  de  la  société.  Il  avait  peut-être,  sur  ce  point  de  méca- 
nique sociale,  des  idées  un  peu  subtiles  et  compliquées;  mais 
en  fait,  dans  ces  jours  décisifs,  il  se  montra  à  l'œuvre  un 
grand  praticien  de  l'opinion  et  un  tacticien  consommé. 

Il  y  eut  là  un  moment  à  jamais  mémorable ,  et  que  nui 
mieux  que  lui  ne  peut  nous  aider  à  ressaisir  et  à  admirer. 
Rœderer  accepta  et  servit  loyalement  l'Empire;  il  en  reçut  des 
honneurs  et  des  dignilés  ;  il  eut,  en  ISIo,  ce  sentiment  vrai 
qui  le  rattacha,  par  intérêt  national  comme  par  devoir  et  re- 
connaissance, à  l'Empereur  reparu;  mais  son  moment  préféré 
et  liurs  de  comparaison  fut  toujours  l'heure  du  Consulat.  Il  y 
jouit  pendant  deux  ans  et  huit  mois  de  la  faveur  du  chef  de 
l'État,  de  sa  conversation  habituelle  et  presque  familière  :  il 
en  a  subi  le  charme  et  l'a  consacré  dans  des  notes  d'autant 
plus  sincères  qu'elles  sont  plus  rapides  et  plus  inachevées.  Le 
Sénat  conservateur,  qui  recrutait  ses  premiers  membres  par 
l'élection,  l'avait  désigné;  c'était  une  marqjje  d'estime.  Bona- 
parte le  détourne  d'accepter  et  lui  montre  le  Conseil  d'État  : 

—  Bouapnrie  :  «  Eti  bien ,  citoyen  Rœderer,  qu'est-ce  qu'on  dit  ?  »  — 
Moi  :  '<  On  espère,  ou  désire.  »  —  «  Avez-vous  fait  vos  listes  pour  les 
nouvelles  nominations?  »  —  «  Je  n'ai  point  de  places  à  donner.  «  — 
'<  Mais  il  en  faut  laii  e.  »  —  «  Je  ne  connais  personne.  »  —  «  Et  vous  , 
qu'est-ce  que  vous  voulez  être  ?»  —  (Je  ne  réponds  rien.  )  —  «  11  ne  faut 
pas  penser  aux  Conservati'urs  :  c'est  un  tomlieau.  Cela  est  bon  pour  des 
hommes  qui  ont  fini  li'ur  cairière,  ou  qui  veulent  faire  des  livres. 
Laplace  sera  Irès-hien  là,  il  pourra  travailler.  Bcrlhollet  y  sera  très- 
bien  aussi;  le  général  Halry...  Rousseau  des  Anciens.  Mais  vous,  vous 
avez  des  talents,  de  l'activité...  le  Conseil  d'Élat  vous  convient  mieux; 
ses  fonctions  sont  importantes.  Vous  entendez  les  atîaires  publiques; 
vous  parlez  bien;  vous  êtes  capable  de  faire  face  au  Tribunal.»  — 
«  Général,  je  ferai  ce  que  je  pourrai  pour  le  succès  de  la  chose.  » 
(  Extrait  d'une  conversation  de  décembre  1799.  ) 

Conseiller  d'État  et  président  de  la  Section  de  l'intérieur 
depuis  le  25  décembre  1799  jusqu'au  14  septembre  4802, 
ayant  pris  la  plus  grande  part  aux  lois  et  aux  projets  admi- 
nistratifs qui  s'y  discutaient  chaque  jour,  chargé  en  outre  de 
missions  et  de  directions  importantes  dans  cet  intervalle,  il 
apprécia  surtout  le  caractère  et  le  génie  civil  du  premier  Con- 
sul, et  il  a  e.xprimé  à  cet  égard  son  sentiment  dans  des  note> 


296  CAtStRlE.s     lit     LU.NDI.  * 

éparses  et  vives ,  qui  fonl  le  pendant  et  le  contraste  le  plus 
parfait  à  la  page  que  j'ai  précédemment  citée  de  lui  sur  la  Dé- 
iViOcratie.  De  même  que,  dans  ce  passage  qu'on  n'a  pas  oublié, 
il  a  énergiquement  rendu  cette  puissance  d'oiganisalion  fatale 
qui  semblait  faite  pour  engendrer  les  tyrannies  multiples, 
pour  perpétuer  l'hydre  aux  mille  tèles  et  éterniser  le  chaos, 
de  même  ici  il  rend  avec  une  précision  inaccoutumée  un  idéal 
d'ordre,  d'unité,  de  lumière,  dont  il  avait  sous  les  yeux  l'exem- 
plaire vivant;  en  un  mot,  c'est  le  tableau  de  1802,  le  contraire 
de  1792;  c'est  le  monde  jeune,  renaissant  merveilleusement 
après  la  ruine  : 

«  Une  commission  est  tonnée,  dit-il,  pour  la  composition  d'un  Code 
criminel,  une  autre  pour  un  Code  de  commeice. 

«  Le  Code  civil,  présenlé  par  les  citoyens  Bii^ol  de  Préameneu,  Male- 
ville,  Troiicli  t  et  Porlalis,  est  adressé  au  tribunal  de  cassation  et  aux 
tribunaux  d'appel  ;  (ouïes  leurs  observations  sont  conférées  à  la  Section 
de  législation,  rapportées,  disculées  en  présence  des  commissaires 
redacleurs. 

«C'est  là  que  le  nremier  Consul  a  montré  cette  puissance  d'alten- 
tiou  et  celle  sagacilé  d'analyse  qu'il  peiil  porler  vingt  heini-s  de  suite 
sur  une  mêmeatraire,  si  sa  complicalion  l'exige,  ou  sur  divers  objets, 
sans  en  mêler  aucun,  sans  (jue  le  souvenir  de  la  discussion  (jui  vient 
de  fmir,  la  préoccupation  de  celle  qui  va  suivre  le  distraient  le  moins 
du  monde  de  la  chose  à  la(|ucllc  il  esl  actuellement  occupé. 

«C'est  dans  celle  discussion  du  Code  civil  que  Bonaparte,  élonné 
de  la  force,  de  la  logique  et  de  raclivité  de  pensée,  de  la  profonde 
sciemte  de  Troncliel,,iuiiscoiisulle  octogénaire,  l'étomie  bien  plus  lui- 
même  par  la  sagacité  de  son  analyse,  par  le  sentiment  de  justice  qiù  lui 
fait  cliercber  la  règle  applicable  à  clwupie  cas  parlieiilier;  par  ce  res- 
pect pour  l'utilité  publiipie  et  poiu-  la  morale  ipii  le  lait  iioursnivre 
loiiles  les  conséquences  d'un  principe  de  législation;  par  celte  sagesse 
d'esprit  f|ui,  après  l'examen  des  clioses,  lui  laisse  encore  le  besoin  de 
connaître  l'opinion  des  hommes  de  quelque  autorité,  les  exemples  de 
quelque  poids,  la  législation  actuelle  sur  le  point  en  question,  la  légis- 
lation anciciuie,  celle  du  Code  prussien,  celle  des  Romains;  les  molifs 
et  les  ell'ets  de  loulcs.  C'est  dans  celle  discussion  que  le  Conseil  d'État 
se  sentit  partagé  eiiti'e  le  respect  dû  à  ce  savani  oclogénaire,  à  ce  sage 
espiiten  qui  ne  s'est  alTaiblie  ancntu;  faculté  cl  d'mi  ue  s'est  échappée 
aucune  portion  de  savoir,  et  l'admiration  due  à  ce  jeune  législateur 
qui,  nialgié  sa  jeunesse,  ad'ronle  les  points  les  plus  ardus  de  la  légis- 
lalion. 

«  Assidu  à  toutes  les  séanci's; 

"  Les  tenant  cinq  à  six  heures  de  suite; 

'  l'arlanl  avani  et  après  des  objets  ijui  les  ont  remplies  : 


KOEUEKER.  Hdl 

«  Toujours  revenant  à  deux  questions  ;  Cela  est-il  juste?  Cela  est-il 
mile? 

«  Examinant  clia(|ue  question  en  elle-même  sous  ces  deux  rapports, 
après  l'avoir  divisée  jiar  la  plus  exacte  analyse  et  la  plus  déliée: 

"  Inter'rot;eanl  ensuite  les  grandis  autorités,  les  temps,  l'expérience; 
se  faisant  rendre  comple  de  la  jurisprudence  ancienne,  des  lois  de 
Louis  XIV,  du  grand  Frédéric. . .  » 

C(3  ne  sont  pas  proprement  des  pages  suivies  que  j'extrais, 
mais  de  simples  notes  qiie  je  rejoins  et  que  j'assemble;  il  suf- 
fit, toutefois,  de  les  rapprocher,  tant  elles  concordent,  pour 
voir  se  dessiner  cette  beauté  consulaire  dans  toute  sa  vigueur 
et  sa  simplicité  : 

«  Le  premier  Consul  n'a  eu  besoin  que  de  ministres  qui  l'entendis- 
sent, jamais  de  ministres  qui  le  suppléassent.  >'  — 

«  Il  n'est  pas  un  liomme  de  quelque  méiite  qui  ne  préférât,  près  de 
Bonaparte,  l'emploi  qui  occupe  sous  ses  jeux  à  la  grandeur  qui  en  éloi- 
gne, et  qui,  pour  prix  d'un  long  et  pénible  travail ,  ne  se  sentît  mieux  ré- 
compensé par  un  travail  nouveau  que  par  le  plus  lionoi'able  loisir.  >. — 

(Janvier  1S0I.)  «  Il  n'y  a  point  de  héros  pour  son  valet  de  cliandjre, 
dit  le  pi'overbe;  je  le  crois,  parce  qui'  les  grands  cœurs  ne  sont  pas  tou- 
jours de  grands  esprits.  Mais  le  proveibe  aurait  tort  pour  Botiaparle. 
Plus  on  l'approche  et  plus  on  le  respecle.  Ou  le  troine  loujoius  plus 
grand  que  soi  quand  il  parle,  quand  il  pense,  quand  il  agit. 

«  Une  preuve  de  son  ascendant,  c'est  la  réserve  et  même  le  respect 
que  lui  témoignent,  dans  toutes  leurs  relations,  les  hommes  qui  ont 
vécu  avec  lui  dans  la  plus  élioile  familiarité,  ses  compagnons  d'armes, 
ses  premiers  lieutenants  .-  et  ce  respect  n'a  rien  de  conlraiiit,  il  est  na- 
turel. S'il  parle,  on  l'écoute,  parce  qu'il  parle  en  lio'mme  instruit ,  en 
homme  suiiérieur.  S'il  se  lait,  ou  respeele  son  silenre  même.  Nul 
n'oseia  interrompre  son  silence  avec  indiscrétion,  non  que  l'on  craignn 
un  moment  de  mauvaise  bumeiu',  mais  unii|U(!menl  parce  qu'on  sent 
qu'il  existe,  pom^  ainsi  dire,  entre  lui  et  soi,  une  grande  pensée  qui 
l'occupe  et  le  défend  d'une  approche  familière.  »  — 

«  Un  de  mes  amis  me  demandait  ce  soir  (6  janvier  180"2)  comment  je 
ne  craignais  pas  de  louer  publiquement  le  premier  Consul  et  de  dépri- 
mer si  hautement  ses  ennemis. 

"  Je  lépondis  par  les  mots  suivants  que  je  me  suis  souvent  dits  à 
moi-même  :  <  Je  le  loue  publiquement  de  ce  qu'il  a  l'ait  de  bien,  d'abord 
«  afin  qu'on  l'aime  et  qu'on  le  connaisse;  ensuite  pour  qu'il  sache  quels 
«  sont  les  motifs  de  l'attachement  qu'on  a  pour  bii  ;  en  troisième  lieu 
«  pour-  avoir  le  droit  de  lui  parler  franchement  et  avec  fermelé  dans 
«  son  Conseil  ou  en  particulier.  »  — 

i<  Il  arriva  sous  son  Gousernement  une  chose  assez  exti'aonlinaire 
eiilre  les  hommes  qui  travaillaient  avec  lui  :  la  médiocrité  se  sentit  du 
t.ilcnt ,  le  talent  se  crut  tombé  dans  la  médiocrité;  tant  il  éclairait 


298  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

l'une,  tant  il  étonnait  l'autre.  Des  hommes  .jusque-là  jugés  incapables 
se  rendaient  utiles;  des  hommes  jusque-là  disllnfiiiés  se  trouvaient  tout 
à  coup  confondus  ;  des  hommes  reliantes  conune  les  ressources  de  l'État 
se  trouvaient  inutiles;  et  toutes  les  âmes  ambitieuses  de  gloire  furent 
forcées  de  se  contenter  d'mi  reflet  de  sa  gloire.  »  — 

'<  Jamais  le  Conseil  ne  s'est  séparé  sans  être  plus  instruit  sinon  de  ce 
qu'il  a  enseigné,  au  moins  de  ce  qu'il  a  forcé  d'approfondir. 

«  Jamais  les  memtjres  du  Sétiat ,  du  Corps  législatif,  du  Tribunal,  ne 
vinrent  le  visiter  sans  remporter  le  prix  de  cet  hommage  en  instruc- 
tions uliles. 

"  Ils  ont  trouvé  dans  ces  visites,  au  lieu  de  la  morgue  si  ordinaire  à 
la  puissance,  cette  curiosité  que  donnent  l'amour  du  bien  public  et  le 
rcspectpourropinionnationale.il  a  non-seulement  ouvert  l'accès  à 
toutes  les  réflexions  qu'on  a  voulu  lui  préseider,  mais  les  a  souvent 
provoquées.  Il  a  discuté  les  opinions  opposées  à  la  sienne,  discuté  la 
sienne  propre,  et  ces  conversations  ont  été  de  véritat)les Conseils  d'Élat. 
—  Il  ne  peut  avoir  devant  lui  des  hommes  publics  sans  être  homme 
d'État,  et  tout  devient  pour  lui  Conseil  d'État.  »  — 

"  Ce  qui  caractérise  l'esprit  de  Bonaparte,  c'est  la  force  et  la  constance 
de  son  attention.  Il  peut  passer  dix-lniit  heures  de  suile  au  travail,  à 
un  même  travail,  à  des  travaux  divers.  Je  n'ai  jamais  vu  son  esprit 
las,  Je  n'ai  jamais  vu  son  esprit  sans  ressort,  même  dans  la  fatigue  du 
corps,  même  dans  l'exercice  le  plus  violent ,  même  dans  la  colère.  Je  ne 
l'ai  jamais  vu  distrait  d'une  aCfaire  par  une  autre,  sortant  de  celle 
qu'il  discute  pour  songer  à  celle  qu'il  vient  de  discuter  ou  à  laquelle  il 
va  travailler.  Les  nouvelles  heureuses  ou  malheureuses  de  l'Egypte  ne 
sont  jamais  venues  le  distraiie  du  Code  civil,  ni  le  Code  civil  des  com- 
binaisons qn'exiseail  le  saint  de  l'Ég.vpte.  Jamais  honnne  ne  fut  plus 
entiei-  à  ce  qu'il  faisait,  et  ne  distribua  mieux  son  temps  entre  les  cho- 
ses qu'il  avait  à  faire;  jamais^ esprit  plus  inflexible  à  refuser  l'occupa- 
tion ,  la  pensée  qui  ne  venait  ni  au  jour  ni  à  l'heure  ,  ni  plus  ardent  à 
la  chercher,  plus  agile  à  la  poursuivre,  plus  habile  à  la  flxer,  quand  le 
moment  de  s'en  occuper  est  venu.  «  — 

Le  Style  de  Rœderer  a  emprunté  ici  de  sa  simplicité  ner- 
veuse au  sujet  môme  qu'il  avait  sou-  les  yeux  et  qui  présidait 
à  sa  pensée;  il  s'est  rellété  en  lui  comme  un  rayon  du  modèle. 
11  faudrait  veir,*en  bien  d'autres  détails,  comme  il  était  réelle- 
ment épris  et  enthousiaste  de  la,gloire,  de  la  vertu  du  premier 
Consul  à  cette  époque,  comme  il  luttait  de  toutes  ses  foi  ces  et 
avec  passion  contre  l'influence  de  Fouclié  en  laquelle  il  dénon- 
çait un  danger,  et,  qui  pis  est,  une  souillure  pour  la  réputa- 
tion immaculée  du  jeune  chef  d'empire.  Encore  une  fois,  si  je 
trouvais  ces  témoignages  de  Rœderer  dans  des  pages  imprimées 
ou  faites  pour  l'être  ,  je  me  les  expliquerais,  mais  j'y  attache- 
rais moins  de  valeur  :  ici  c'est  l'émotion  prise  à  sa  source  et  sans 


BOEDERER.  299 

mélange.  S'il  est  beau  par-dessus  tout  au  héros  militaire  et 
civil  d'inspirer  de  tels  sentiments  d'admiration  à  ceux  qui  l'ap- 
prochent ,  il  n'est  pas  moins  honorable  à  l'homme  politique 
déjà  éprouvé  par  les  révolutions  d'avoir  gardé  son  esprit  assez 
ferme  et  assez  intègre  pour  être  capable  de  les  ressentir. 


Lundi  1er  août  1853. 


RŒDERER. 


(FIN). 

Benjnmiii  Coiislanl  el  l'opposition  du  Tiilinnat.  —  Impression  sur 
Je  premier  Consul.—  Rœderer  Directeur  de  l'inslruetion  publi- 
que ;  —  rUnnié  des  lycées  et  des  lliéàtie.s.  —  11  est  Tionmié séna- 
teur. —  Veille  de  l'Empire.  —  Nnpoléon  défini  p.ir  lui-même. 

—  Ses  paioles  sur  la  puerre;  —  sur  le  don  du  enmmaiidetnent ; 

—  sur  le  travail;  —  sur  la  rè^le  dis  vitiL'I-qu.iIre  heures  dans 
la  tragédie.—  Uœderer  dans  lu  reiraite  sous  la  Restauration.— 
Ses  écrits  sur  Louis  XII  et  François  1er.  _  L'iiôtel  Rambouillet 
et  Rl»'e  de  Mainlenon,  etc.,  etc. 

On  nio  (lit  que  Benjamin  Constant  parlait  mal  de  Rœderer; 
je  le  crois  bien  :  ils  s'étaient  connus,  ils  s'étaient  rencontrés  et 
même  rendu  de  bons  offices;  Benjamin  se  vantait  d'avoir  une 
fuis  rapproché  Rœderer  de  Sieyès  qui  le  boudait;  Rœderer 
avait  eu  souvent  à  écrire  sur  les  brochures  de  Benjamin 
Coiisianl  :  tout  cela  était  bien;  mais  un  jour,  dans  une  cir- 
constance capitale,  Hœderer  l'avait  déjoué  et  blessé.  Le  jour 
même  de  la.  formation  du  Conseil  d'État,  on  avait  dressé  un 
projet  de  règlement  pour  les  rapports  à  établir  entre  le  Con- 
seil,  le  Corps  législatif  et  le  Tribimat.  Ce  premier  projet  de 
loi  porté  an  Tribunal  y  excita  de  l'opposition.  lUrderer  pré- 
voyant ou  peut-être  prévenu  de  la  veille  que  Benjamin  Conslant 
devait  parler  contre,  écrivit  le  malin  dans  le  Journal  de  Pa- 
ris, Mj  nivôse  an  viii  (3  janvier  1800),  les  lignes  suivantes, 
qu'il  signa  : 

«  Sait-on  bierrce  que  c'est  que  le  Tribunal.^ 

«  Est  il  Mai  que  ce  soit  VOppo^iiinn  orçinuisCe?  Est-il  vrai  qu'un  tri- 
bun soit  condanMié  à  s'opposer  toujours,  sans  raison  el  sans  ujesuie,  au 
Gouvei  ncment;  à  attaquer  tout  ce  qu'il  fait  et  tout  ce  qu'il  propose;  à 
déclamer  contre  lui  quand  iJ  approuve  le  plus  sa  conduite?  etc.,  etc.. 


ROEDEHER.  301 

«  Si  c'était  là  le  métier  d'un  liihiin ,  ce  serait  le  plus  vil  el  le  plus 
oïlifiux  des  métiers. 

«  Pour  moi ,  j'en  ai  pi'is  une  auli'o  idéo.- 

»  Je  regiirde  leTribunut  comme  une  assemblée  d'hommes  d'Élatchar- 
gés  de  contrôler,  reviser,  épurer,  perfectionner  l'ouvrage  du  Conseil 
d'Étiit,  et  de  concourir  avec  lui  au  bonheur  public. 

«  Un  vrai  conseiller  d'Etat  est  un  tribun  placé  près  de  l'autorité  su- 
prême. Le  vrai  tribun  est  un  conseiller  d'État  placé  au  milieu  du  peu- 
ple. Les  devoirs  sont  les  mêmes  pour  tous  deux.  » 

Benjamin  Constant ,  sous  le  coup  de  cette  note ,  commen- 
çant son  discours  quelques  heures  après,  était  obligé  de  dire 
pour  exorde  :  «  Il  eût  été  à  désirer  que  le  premier  projet  de 
loi  soumis  à  la  discussion  du  Tribunal  eût  pu  être  par  lui 
adopté;  la  malveillance  n'aurait  pas  le  prétexte  de  dire  que 
cette  enceinte  est  un  foyer  d'opposition...  »  J'ai  eu  sous  les 
yeux  des  lettres  qui  prouvent  à  quel  point  Benjamin  Constant 
et  son  monde,  au  moment  où  ils  ouvraient  les  hostilités,  furent 
sensibles  eux-mêmes  à  de  si  promptes  représailles.  Rœrlerer, 
en  agissant  ainsi ,  obéissait  à  son  zèle  pour  l'établissement 
consulaire,  et  le  journaliste  en  lui  venait  en  aide  au  conseil- 
ler d'Etat.  Il  connaissait  de  plus  le  caractère  et  la  manière  de 
sentir  du  premier  Consul ,  que  des  attaques  et  des  chicanes  de 
ce  genre  allaient  à  l'instant  porter  au  delà  du  premier  but.  A 
un  an  de  là ,  à  la  ÎMalmaison,  en  janvier  1801  ,  le  premier 
Consul  disait  aux  sénateurs  Laplace  el  Monge,  et  à  Rœderer, 
au  sujet  môme  des  injures  qu'on  s'était  permises  au  Tribunat 
contre  le  Conseil  d'État  pour  la  loi  sur  les  tribunaux  spéciaux  : 
«Je  suis  soldat,  enfant  de  la  Révolution,  sorti  du  sein  du 
peuple  :  je  ne  souffrirai  pas  qu'on  m'insulte  comme  un  roi.  » 
Il  disait  clans  un  autre  moment  :  «  Il'faut  que  le  peuple  fran- 
çais me  souffre  avec  mes  défauts,  s'il  trouve  en  moi  quelques 
avantages  :  mon  défaut  est  de  ne  pouvoir  supporter  les  injures.  » 
Vers  le  même  temps  à  Paris,  toujours  au  sujet  de  la  même 
affaire,  comme  Rœderer  lui  disait  :  «  Les  Parlements  autre- 
fois parlaient  toujours  aux  rois  dans  leurs  Remontrances  des 
conseils  perfides  qui  trompaient  Leur  Majesté ,  mais  leurs 
séances  n'étaient  pas  publiques.  »  — «  Et  d'ailleurs,  reprenait 
vivement  le  premier  Consul,  ces  choses-là  les  ont  renversés; 
et  moi  j'ose  dire  que  je  suis  du  nombre  de  ceux  qui  fondent 
les  États,  et  non  de  ceux  qui  les  laissent  périr.  »  Il  ajouta  peu 
après  :  «  Quand  on  attaque  les  conseils,  c'est  pour  renverser 
vni.  *  26 


302  CAUSER  FF.S    D  tl    LUNDI. 

celui  qui  los  écoute  :  quand  onveut  abattre  un  arbre ,  on  le 
(léchavsse.  » 

Rœderer  savait  ces  choses;  il  ne  les  appréciait  pas  seule- 
rri'  nt  dans  leur  effet  sur  le  caractère  du  premier  Consul,  il  les 
jugeait  en  tenant  compte  du  caractère  général  des  Français. 
Dans  un  article  de  ce  temps,  il  a  très-bien  discuté  cette  ques- 
tion :  Sien  France  r  Opposition  peut  être  injurieuse  et  vé- 
hémente comme  en  Angleterre  (l).  Établissant  la  différence 
de  mœurs  et  de  sensations  des  deux  peuples,  il  montre  l'in- 
égalité d'inconvénients  dans  les  mêmes  injures  dites  à  des 
hommes  publics  d'un  côté  ou  de  l'autre  du  détroit  : 

CI  En  Angleterre,  on  pèse  l'injure;  en  France,  il  faut  la  sentir...  En 
Angleterre,  l'injure  intéresse  quelquefois  en  faveur  de  celui  qui  la  re- 
çoit; en  France,  elle  avilit  toujours  celui  qui  la  souffre...  En  Angle- 
terre, les  invectives  n'ont  point  renversé  le  trône;  en  France,  elles  ont 
renversé  une  royauté  de  quatorze  siècles.  Pourquoi  ?  C'est, comme  nous 
avons  dit,  parce  qu'en  France  l'injure  avilit  celui  qui  la  souffre,  et 
excite  aux  injures  ceux  qui  l'écoulenl;  au  lieu  qu'en  Angleterre,  l'in- 
jure parlementaire  n'excite  pas  les  injures  du  peuple...  » 

11  écrivait  cela  en  '1802  ;  il  s'en  souviendra  plus  tard,  trente- 
trois  ans  après,  en  adressant  ses  fameuses  Observations,  ju- 
gées intempestives,  aux  Constitutionnels  ,  sous  le  roi  Louis- 
Philippe.  11  connaissait  mieux  que  beaucoup  de  ceux  qui  le 
raillèrent  alors  les  mœurs  de  la  France ,  et  comment  le  feu 
chez  nous  prend  aux  poudres  plus  vite  que  chez  nos  voisins. 
Toutefois,  comme  je  ne  suis  ici  que  rapporteur  et  que  je  me 
borne  à  relever  les  principales  opinions  du  personnage  que 
j'étudie  ,  je  ferai  remarquer  que  Rœderer  n'était  pas  sans  quel- 
que inconséquence.  En  môme  temps  qu'il  se  montrait  si  om- 
brageux sur  la  liberté  de  la  tribune,  il  paraît  avoir  été  beau- 
coup plus  coulant  sur  la  liberté  des  journaux  et  sur  celle  même 
des  théâtres.  Dans  son  admiration  pour  Louis  XII ,  il  s'est  plu 
à  développer  ce  point  de  vue  d'une  entière  liberté  accordée  à 
la  scène.  Après  1 800 ,  engagé  déjà  dans  les  hautes  fonctions  de 
l'État,  il  se  prêtait  plus  fréquemment  qu'il  n'était  naturel  à  la 
polémique  asec  Geoffroy,  avec  M™"  de  Genlis,  avec  Legouvé 
et  d'autres  encore.  11  n'eût  pas  mieux  demandé  que  de  conti- 
nuer de  l'aire,  comme  un  simple  particulier,  le  Cours  d'Éco- 

(i)  Mémoires  d'Économie  publique,  de  Morale  et  de  Politique,tome  IF, 
page  140  (1800. 


R(«DERER.  303 

nomie  politique  qu'il  avait  repris  à  l'Athénée  (1800-1801).  Di- 
recteur de  l'instruction  publique,  il  ne  trouvait  pas  mauvais 
qu'un  de  ses  discours  pour  une  distribution  de  prix  fût  criti- 
qué par  un  professeur  de  rhétorique  de  l'établissement  où  il 
l'avait  prononcé.  11  ne  faut  pas  demander  à  Rœderer  une  sépa- 
ration très-exacte  et  très-absolue  entre  ses  diverses  faciilléset 
ses  divers  rôles.  Il  y  a  en  lui  l'homme  de  gouvernement,  il 
y  a  l'homme  de  publicité  ;  les  habitudes  de  celui-ci  reviennent 
fréquemment  à  travers  l'autre  (1). 

Un  jour,  le  12  mars  1802,  le  premier  Consul  dit  à  Rœderer 
qui  entrait  dans  son  cabinet  avant  la  séance  du  Conseil  d'État  : 
«  Eh  bien,  citoyen  Uœderer,  nous  vous  avons  donné  le  dé- 
partement de  l'esprit.  »  C'était  la  Direction  de  l'esprit  public, 
comprenant  alors,  par  un  bizarre  assemblage,  et  l'instruction 
publique  et  les  théâtres;  les  écoles  primaires,  centrales,  les 
lycées,  prylanées,  en  y  joignant  la  Comédie-Française  et 
l'Opéra.  Hœderer  ne  cessait  point  pour  cela  d'être  conseiller 
d'État  et  président  de  section;  mais  celte  Direction  nouvelle, 
en  le  mettant  aux  prises  avec  des  difficultés  et  des  amours- 
propres  de  tout  genre,  hâta  le  moment  où  il  y  eut  arrêt  dans 
sa  faveur. 

On  aurait  peine  à  se  figurer  le  désordre  et  la  confusion  où 
était  l'enseignement  de  la  jeunesse  en  1800  :  toutes  les  mé- 
thodes faciles,  toutes  les  fantaisies  philosophiques  et  philan- 
thropiques s'étaient  donné  carrière  sous  le  Directoire;  il  s'a- 
gissait de  remettre  la  règle  et  un  peu  de  sévérité  dans  cette 
licence  et  cette  bigarrure.  Il  existait  déjà  un  premier  plan,  une 
ébauche  d'instruction  publique  par  Fourcroy.  Avant  d'en  ve- 
nir au  système  qui  prévalut  et  qui  présida  à  la  réorganisation 
de  l'Université  sous  Fontanes ,  on  avait  à  passer  par  des  épreu- 
ves successives  :  le  système  de  Rœderer  fut  un  de  ces  essais 
intermédiaires.  Ce  Directeur  imprévu  de  l'enseignement,  qui 
s'était  formé  lui-même,  qui  n'avait  point  hérité  des  anciennes 
traditions  classiques,  et  qui  n'était  pas  non  plus  du  groupe  po- 
lytechnicien proprement  dit,  mais  homme  d'esprit,   rempli 

(1)  Ce  caractère  et  ce  cachet  de  journaliste  en  Rœderer  déplairont  à 
Napoléon  devenu  empereur,  comme  on  peut  le  voir  dans  les  Mémohes 
récemment  publiés  du  roi  Joseph,  tome  II,  p.  266,  311  et  3-48  —  «  11  parle 
au  nom  du  Sénat  comme  il  ferai!  dans  un  article  de  journal;  il  me  met 
à  côté  de  Machiavel,  etc.,  etc.  »  [  Lettre  de  Napoléon  au  roi  Joseph,  du 
3  juin  1806). 


304  CACSERIliS    DU    LUNDI. 

d'observations  et  d'idées  fines,  un  peu  particulières ,  se  mit 
aussitôt  en  devoir  de  les  appliquer  : 

"  J'avais  depuis  lotigtomps  remarqué,  dit-il,  les  caractères  qui  flistin- 
^uent  l'esprit  des  géomètres  el  des  physiciens,  de  celui  des  hommes 
appliqués  aux  atfaires,  et  de  celui  des  personnes  vouées  aux  arts  d'inia- 
î:ituition:daiis  les  premiers  (je  ne  parle  (luc  iiénétalcnient), exactitude 
et  sécheresse;  dans  les  seconds,  souplesse  allant  quelfjuefois  jusqu'à  la 
suhlilité, finesse  allant  (juciquefois jusqu'à  l'artifice;  danslestroisiènoes, 
élégance,  verve,  exaltation  portée  jusqu'à  un  certain  dérètjlement. . . 

«  Ce  que  je  projetais  d'après  ces  observa' ions,  ajoule-l-il,  était .-  )"  de 
faire  marcher  de  front,  dès  les  plus  basses  classes  des  coiiéj;es,  les  trois 
genres  de  connaissances,  liltéraires,  physiques  el  mathématiques,  mo- 
rales et  politiques,  en  mesurant  à  l'inlelllgence  des  enfants  dans  cha- 
que classe  lis  notions  de  chaque  science;  2"  de  faire  enseigner  dans 
chaque  classe,  même  les  plus  basses,  les  trois  sciences  par  trois  profes- 
seurs dilTércnts,  dont  chacun  serait  spécialement  consacre  à  l'une  des 
trois. . .  » 

Le  but  était  de  faire  cesser  le  divorce  entre  les  diverses  fa- 
cultés de  l'esprit,  de  les  rétablir  dans  leur  alliance  et  leur 
équilibre,  et  d'arriver  à  une  moiienne  habituelle  plulôt  que  de 
favoriser  telle  ou  telle  vocation  dominante.  Mais,  comme  il  ne 
fallait  point  non  plus  surchari^er  l'esprit  des  enfants,  il  en  ré- 
sultait qu'en  enseignant  trois  ordres  de  sciences  à  la  fois,  il  y 
avait  à  réduire  la  dose  de  chacune,  à  ne  la  donner  pour  ainsi 
dire  que  par  couches  très-minces.  Je  n'insiste  pas  sur  ce  sys- 
tème qui  n'a  point  été  mis  à  l'épreuve  et  qui,  dès  lors,  ne 
peut  être  qu'imparfaitement  jugé.  Les  objections  se  voient 
d'elles-mêmes.  Ce  que  le  système  offre,  à  première  vue,  de 
trop  mince  et  de  trop  étendu  en  surface  ,  aurait  pu  se  corriger 
dans  la  pratique.  Sachons  que  Rœderer  élait  aidé  dans  l'ap- 
plication par  Delambre  et  par  Cuvier.  Pourtant,  Laplace, 
Biot,  alors  jeune,  plein  de  zèle  et  de  vivacité  pour  les  sciences 
(comme  il  l'est  encore  aujourd'hui),  no  ragréaieut  pas;  les 
hommes  du  coin  de  Fonlanes,  et  dont  le  cœur  élait  pour  les 
granils  écrivains  du  xvii*' siècle ,  ne  le  i)Ousaient  agréer  non 
plus.  Inilépendamment  de  ces  difficultés  du  fond  et  de  la  mé- 
thode, il  y  avait  aussi  celles  du  personnel.  A  qui  et  dans  quel 
esprit  confier  les  fonctions  de  l'enseignement?  A  cette  date,  si 
voisine  de  la  confusion  ,  les  hommes  n'étaient  i)as  encore  assez 
triés  el  démêlés,  assezremischacundansleur  vrai  jour.  Une  fois, 
llœderer  proposait  au  choix  du  premier  Consul ,  sur  une  liste 


nOEUEKEU.  303 

d'inspecteurs  des  études,  le  chevalier  de  Bouliers;  le  premier 
Consul  l'arrêta  à  ce  nom  et  lui  dit  :  «  Comment  voulez-vous 
donner  pour  inspecteur  aux  lycées  l'auteur  de  poésies  si  libres 
et  si  connues?  Les  élèves,  en  entendant  son  nom,  demande- 
ront :  Esl-ce  le  chevalier  de  Bouliers  qui  a  fait,  etc.?  »  et  il 
indiquait  la  pièce  plus  que  légère. 

Auprès  du  ministre  Chaptal,  Rœderer  n'éprouvait  pas  le 
môme  genre  d'objections.  Le  théâtre  occupait  beaucoup  Chap- 
tal; il  avait  de  ce  côté  ses  préférences,  ses  faiblesses  décla- 
rées. De  là  des  luttes  étranges  et  souvent  plaisantes.  Par  suite 
de  cette  confusion  d'attributions  qui  faisait  de  lui  à  la  fois  une 
manière  de  grand-maîlie  de  l'instruction  publique  et  de  di- 
recteur des  Menus,  Rœderer,  en  revenant  d'inspecter  le  pry- 
tanée  de  Saint-Cyr,  se  rendait  à  Versailles  pour  y  juger  des 
débuts  de  Mi'f  Duchesnois  dans  le  rôle  de  Phèdre;  car  c'est 
du  passage  de  Rœderer  à  l'administration  des  théâtres  que 
datent  l'entrée  de  iMUe  Georges  et  de  iM"»  Duchesnois  à  la  (Co- 
médie-Française, et  l'admission  de  M^e  Bigottini  à  l'Opéra.  11 
fallut  même,  pour  cette  dernière,  vaincre  une  sorte  d'opposi- 
tion des  artistes  de  la  danse ,  qui  s'entendaient  pour  lui  refuser 
toute  espèce  de  talent.  Le  Directeur  de  l'instruction  publique 
eut  à  prononcer  en  dernier  ressort  sur  le  mérite  d'un  pas. 

Dans  le  principe,  Rœderer  avait  compté  travailler  directe- 
ment avec  le  Consul ,  s'inspirer  de  son  esprit,  et  justifier  devant 
lui  de  ses  idées.  Chaptal,  au  contraire,  mécontent  d'un  dé- 
membrement si  considérable  de  son  ministère,  avait  lout  fait 
pour  réduire  cette  direction  à  n'être  qu'une  simple  division, 
dont  le  chef  ne  serait  en  rapport  immédiat  qu'avec  lui.  Il  avait 
à  peu  près  réussi  dans  sa  prétention.  Rœderer  pourt.int  ré- 
sislait,  et  ne  consentait  pas  à  cette  diminution  qui  le  classait 
d'un  cran  trop  bas.  C'était  le  moment  où  Bona|)arte,  nommé 
Consul  à  vie  (  août  \  802),  instituant  la  Légioii-d'Honneur,  créant 
les  séiiatoreries, faisait  subir  à  la  première  Constiiution  consu- 
laire une  modification  essentielle  qui  l'inclinait  dans  le  sens 
monarchique.  Dès  ce  moment,  à  bien  juger  de  la  portée  des 
acles,  l'Empire  était  fait,  il  l'était  en  principe;  ce  qui  vint 
après  ne  devait  plus  être  qu'une  consécration  ,  une  consé- 
quence. Rœderer  fut.  il  le  confesse,  un  peu  lent  à  s'en  aper- 
cevoir. Il  en  était  encore  à  un  certain  projet  de  listes  natio- 
nales de  notabilités,  projet  conçu  et  adopté  dans' le  premier 

26. 


306  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

ordre  consulaire  et  provenant  de  Sieyès  :  comme  Rœderer  avait 
été  le  rédacteur  de  ce  projet  de  loi,  il  continuait  de  le  croire 
existant,  non  incompatible  avec  les  changements  survenus,  et 
il  en  écrivit  en  ce  sens  au  premier  Consul,  qui  crut  sentir  à 
l'instant  qu'il  n'était  plus  compris.  A  la  prochaine  séance  du 
Conseil  privé,  au  lieu  de  lui  dire  selon  son  usage  :  Citoyen 
Rœderer ,  écrivez ,  le  premier  Consul  s'adressa  à  Regnault  de 
Saint-Jean-d'Angély,  et  lui  dit  :  Écrivez.  Regnault,  à  partir 
de  ce  jour,  devint  la  plume  et  l'orateur  du  Conseil  d'État  sous 
la  fin  du  Consulat  et  durant  l'Empire.  Comme  secrétaire  con- 
fidentiel et  rédacteur  de  la  pensée  gouvernante,  Rœderer  avait 
fait  son  temps. 

Mais,  en  perdant  la  faveur  proprement  dite  ,  il  garda  et 
continua  de  mériter  l'estime  et  jusqu'à  un  certain  point  la 
confiance  du  chef  de  l'État.  Quelques  jours  après  avoir  été 
retiré  de  la  Direction  de  l'instruction  publique  et  mis  au  Sénat 
(septembre  1802),  le  premier  Consul  lui  dit  chez  M""=  Bona- 
parte :  «  Eh  bien,  citoyen  Rœderer,  nous  vous  avons  placé 
entre  les  Pères  conscrits.  »  —  (  Oui,  général,  répliqua-t-il, 
vous  m'avez  envoyé  ad  paires.  »  A  cette  parole  un  peu  épi- 
grammalique,  Bonaparte  répondit  gravement  :  «  Le  Sénat 
vCabsorbe  plus  ;  »  ce  qui  revenait  à  lui  dire  :  Vous  n'êtes  point 
condamné  à  une  sorte  d'inaction.  Et,  en  effet,  d'après  les 
modifications  apportées  à  la  première  Constitution,  les  séna- 
teurs étaient  aptes  à  remplir  de  hautes  missions  actives,  et 
Rœderer  bientôt  s'en  ressentit. 

Investi  de  la  sénatorcrie  de  Caen  dont  le  siège  était  à  Alen- 
çon,  Rœderer  s'y  livra  à  l'étude  du  pays,  et  il  fit  un  beau 
travail,  un  Rapport  sur  l'état  économique ,  moral  et  politique 
de  ces  provinces  qui  confinaient  au  foyer  de  la  guerre  civile  et 
qui  elles-mêmes  en  avaient  été  atteintes.  En  1804,  à  la  veille 
de  l'Empire,  causant  avec  lui  aux  Tuileries,  pensant  tout  haut, 
exprimant  son  impatience  des  injustices  de  l'opinion  parisienne 
à  ce  moment,  son  ennui  des  résistances  qy'il  éprouvait  dans 
ses  vues  de  la  part  même  de  quelques-uns  de  ses  proches ,  le 
premier  Consul  disait  ces  paroles  qui  renferment  une  trop  haute 
et  trop  soudaine  définition  personnelle  pour  ne  pas  être  re- 
cueillies :  «  Au  reste,  moi  je  n'ai  point  d'ambition...  (Et  se  re- 
prenant :)  ou,  si  j'en  ai ,  elle  m'est  si  naturelle,  elle  m'est  tel- 
lement innée,  elle  est  si  bien  attachée  à  mon  existence,  qu'elle 


RœOEREK.  307 

est  comme  le  sang  qui  coule  dans  mes  veines ,  comme  l'air  que 
je  respire.  Elle  ne  me  fait  point  aller  plus  vite  ni  autrement 
que  les  mobiles  naturels  qui  sont  en  moi...  Je  n'ai  jamais  eu  à 
combattre  ni  pour  elle  ni  contre  elle;  elle  n'est  jamais  plus 
pressée  que  moi;  elle  ne  va  qu'avec  les  circonstances  et  l'en- 
semble de  mes  idées.  »  —  «  Elle  ne  va  qu'avec  votre  prudence ,  » 
répondait  Rœderer  en  s'inclinant.  (7  mars  4  804.) 

L'esprit  parisien  s'était  emparé  alors  de  la  conspiration  Mo- 
reau  et  Picliegru  pour  forger  mille  inventions  et  mille  médi- 
sances. A  ce  sujet,  le  premier  Consul,  dans  cette  conversation 
du  7  mars,  disait  encore  :  «  Je  crois  bien  que,  si  le  ministre  de 
l'intérieur  était  meilleur,  que,  si  vous  l'étiez,  l'esprit  public 
serait  meilleur.  Mais  vous  n'avez  pas  voulu  l'être.  J'avais  chargé 
Talleyrand  de  vous  le  dire  ;  vous  n'avez  pas  voulu.  »  —  «  Ci- 
toyen premier  Consul,  repartit  Rœderer  (à  qui  Talleyrand 
dans  le  temps  n'avait  dit  que  peu  de  chose) ,  vous  m'avez  très- 
bien  jugé  en  ne  me  nommant  pas.  Je  suis  un  homme  de  parti  ; 
je  suis  un  soldat  du  parti  philosophique.  Il  faut  me  laisser  à 
mon  poste.  » 

C'est,  en  effet ,  le  moment  pour  nous  de  bien  fixer  le  carac- 
tère littéraire  et  philosophique  de  Rœderer.  Il  est  et  il  restera 
un  homme  du  xyiii*'  siècle.  Il  y  eut,  en  1802,  non-seulement 
une  grande  métamorphose  dans  le  pouvoir ,  il  y  eut  une  grande 
et  vive  réaction  dans  les  idées.  Il  accepte  et  servira  l'une , 
mais  non  point  l'autre.  Il  maintient  le  Catéchisme  universel 
de  Saint-Lambert,  quand  le  Génie  du  Christianisme  a  éclaté. 
Chateaubriand  lui  paraît  «un esprit  romanesque etau  rebours.  » 
Il  approuve  civilement  le  Concordat,  mais  il  reste  étranger  à 
l'ordre  d'idées  et  d'inspiration  de  Portails.  Il  s'attache  tant 
qu'il  peut ,  dans  ses  conversations  avec  le  Consul ,  à  combattre 
l'idée  qu'il  lui  voit  du  pouvoir  de  l'imagination  sur  les  Fran- 
çais ;  cette  idée  du  pouvoir  de  l'imagination ,  puisée  dans  les 
camps  et  justifiée  par  les  prodiges  militaires,  lui  paraît  dan- 
gereuse à  transporter  dans  le  civil  et  menant  à  l'extraordinaire 
plus  qu'à  l'utile.  Mais  lui-même  il  ne  se  rend  pas  assez  compte 
db  certaines  choses  lumineuses,  éclatantes,  de  représentation 
ou  de  fantaisie,  qui  sont  néces^aire3  chez  nous.  11  met  de  côté 
celte  faculté  d'admiration  qui  veut  être  satisfaite  et  tenue  en 
haleine,  même  dans  le  régime  ordinaire  de  la  vie.  Le  monu- 
mental le  touche  peu  ;  la  célébration  des  fêtes  religieuses  et 


308  CAUSERIES    I)U    LUNDI. 

autres,  les  solennités  en  tout  genre,  lui  paraissent  volontiers 
une  supertluité.  Quand  il  dirigeait  les  théâtres,  si  on  l'eût  laissé 
faire,  il  aurait  laissé  tomber  l'Opéra.  En  un  mot,  il  est  pour 
une  raison  trop  continue,  trop  suivie;  il  n'admet  pas  ces  coups 
d'archet  en  toute  chose  qu'il  faut  de  temps  en  temps  en  France. 

Plus  tard,  dans  ses  loisirs,  lui  aussi  il  reviendra  passionné- 
ment et  avec  une  prédilection  marquée  à  une  sorte  de  culte, 
au  culte  littéraire  duxvii"  siècle;  mais,  même  dans  ce  mouve- 
mentqui  luiestcommunavecd'autres, notez  les  différences.  Dès 
1800  et  vers  les  premières  années  de  cette  Renaissance,  quel- 
ques hommes  de  talent  et  de  goût  revinrent  également  au 
grand  règne,  mais  par  un  sentiment  prompt  et  vif  d'admira- 
tion pour  les  chefs-d'œuvre,  par  l'adoption  reconnue  salutaire 
des  doctrines,  par  l'attrait  du  beau  langage  et  de  l'éloquence  ; 
les  Fonlanes  ,  les  Joubert,  les  Rausset  obéirent  à  cet  esprit  et 
s'en  firent  les  organes.  Quand  Rœderer  reviendra  sous  la  Res- 
tauration à  la  belle  littérature  et  à  la  société  de  Louis  XIV,  ce 
sera  par  un  long  détour  et  par  un  revers  imprévu,  en  vertu 
d'une  vue  ingénieuse,  fine,  et  moyennant  tout  un  enchaîne- 
ment d'idées;  il  y  reviendra  à  la  manière  de  Fonlenelle  ,  non 
de  Fontanes. 

Ronaparte,  de|>uis  qu'il  était  Empereur,  ne  voyait  guère 
Rœdercr  sans  lui  demander  :  «  Comment  va  la  métaphysique?» 
Il  y  avait  dans  cette  question  ,  d'ailleurs  bienveillante ,  tout  un 
jugement. 

Les  principaux  emplois  de  Rœderer  sous  l'Empire  furent  au- 
près du  roi  Joseph ,  qu'il  avait  beaucoup  connu  dans  le  Conseil 
d'État,  alors  qu'ils  en  faisaient  tous  deux  partie,  et  qui  lui 
portait  une  véritable  amitié.  Lorsque  .Joseph  fut  roi  de  Naples, 
Rœderer,  député  avec  deux  autres  sénateurs  pour  le  compli- 
menter, lui  resta  et  fut  retenu  par  lui  pour  son  ministre  des 
finances.  Il  y  administra  depuis  la  fin  de  LSOG  jusqu'en  juillet 
■1808  11  avait  préparé  dans  ce  pays  Futile  réforme  financière 
(|iii  fut  de|)uis  reprise  et  exécutée  sous  le  roi  Murât  par  le 
comte  de  Mosbourg  (1).  Lorsque  Jose[)h  passa  de  Naplessur  le 

(I)  Lrs  Mév'Oires  du  roi  Jostipti  (1853)  l'ont  nicnlion  fréquenim«'nt  de 
Rd'itctor.  Na|ioléoii  s'y  montre  assez  sévère  pour  lui,  fijiis  sévère  qu'il 
ni'  l'élait  (Ml  réalité.  Le  correctif  et  le  conipléinoiit  néct-ssaire  fie  ces 
Mémoires  de  Josepli  seraient  dans  les  Conversations  inédites  de  Napo- 
léon avec  Kiederer  sur  Joseph  lui-niènie,  Conversations  que  j'ai  eues 
sous  les  yeux. 


RŒDERKK.  309 

trône  d'Espagne,  ce  fut  Rœderer  qui  fut  chargé  deux  fois  et 
dans  des  circonstances  diversement  délicates  (avril  1809  et 
juillet  ISIS)  d'aller  lui  transnieltre  les  intentions  de  l'Empe- 
reur, de  les  lui  interpréter  et  de  les  lui  faire  agréer.  Ces  mis- 
sions sont  d'une  nature  trop  pai  ticulière  pour  être  exposées 
soit  en  entier,  soit  incomplélement.  Je  me  borne,  pour  ces 
années,  à  noter  quelques  paroles  tirées  çà  et  là  des  conversa- 
tions de  l'Empereur,  et  par  lesquelles  celle  grande  nature 
continue  de  se  définir  elle-même  avec  l'accent  qui  lui  est  pro- 
pre. C'est  l'honneur  de  Rœderer  de  nous  initier  ainsi  à  cette 
intime  connaissance.  Amené  à  parler  de  la  guerre,  «  de  cet  art 
immense  qui  comprend  tous  les  autres,  »  des  qualités  nom- 
breuses qu'elle  requiert,  qui  sont  tout  autres  que  le  courage 
personnel,  et  qu'on  ne  se  donne  pas  à  volonté  : 

«  Mililaire,  je  le  suis,  moi ,  s'écriait  Napoléon ,  parce  que  c'est  le  don 
particulier  quej'ai  reçu  en  naissant;  c'est  mon  existence,  c'est  mon  ha- 
bitude. Partout  où  j'ai  été,  j'ai  commandé.  J'ai  commandé  à  vingt- 
trois  ans  le  siège  de  Toulon;  j'ai  commandé  à  Paris  en  Vendémiaire; 
j'ai  enlevé  les  soldats  en  llalie  dès  que  je  m'y  suis  piésenté  .-  j'étais  né 
pour  cela, . . 

«  ...  Moi ,  je  sais  toujours  ma  position.  J'ai  toujours  présents  mes 
états  de  situation.  Je  n'ai  pas  de  mémoire  pour  r  etenii-  un  vers  alexan- 
drin ,  mais  je  n'oublie  pas  une  syllahe  de  mes  états  de  situation.  Je  sais 
toujours  la  position  de  mes  troupes.  J'aime  la  tragédie  (I),  mais  toutes 
les  tragédies  du  monde  seraient  là  d'un  côté,  et  des  états  de  situalion  de 
l'autre,  je  ne  regarderais  pas  une  tragédie,  et  je  ne  laisserais  pas  une 
ligne  de  nres  états  de  situalion  sans  l'avoir  lue  avec  atlention.  Ce  soir' 
je  vais  les  trouver  dans  ma  cliamlire;  je  ne  me  coucherai  pas  sans  les 
avoir  lus.  (//  élail  en  ce  inomtnl  près  de  mhiuH.) 

«  C'est  peut-être  un  mal  que  je  commande  en  personne;  mais  c'est 
mon  essence,  mon  privilège... 

'<  . . .  J'ai  plus  d'espril ...  Et  que  me  fait  votre  esprit  !  c'est  l'esprit  de 
la  chose  qu'il  me  faut.  Il  n'y  a  point  de  bêle  qui  ne  soit  propre  à  rien, 
il  n'y  a  point  d'espril  qui  soit  propre  à  tout.  » 

"  Les  amours  des  rois  ne  sOnt  pas  des  tendresses  de  nourrices.  Ils 
doivi  nt  se  faire  craindre  et  respecter.  L'amour  des  peuples  n'est  que  de 
l'estime.  » 

"J'aime  le  pouvoir,  moi  ;  mais  c'est  en  artisie  que  je  l'aime...  Je 
l'aime  comme  un  musicien  aime  son  violon.  Je  l'aime  pour  en  tirer  des 
sons,  des  accords,  de  l'harmonie. . .  » 

(I)  On  devine  assez,  sans  que  j'avertisse,  que  tout  ce  rpie  Napoléon 
dit  ici  de  lui,  il  est  amené  à  le  dire  par  oppo.-ition  au  roi  Joseph,  aux 
goûts  littéraires  de  ce  dernier,  à  ses  illusions  d(;  souverain  nouveau,  et 
aux  qualités  militaires  et  de  commandant  en  chef  qu'il  n'avait  pas. 


310  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

«  Le  militaire  est  une  franc-maçonnerie  :  il  y  a  entre  eux  tous  une 
cerlaine  intelligence  qui  fait  (juMls  se  reconnaissent  partout  sans  se  mé- 
prendre, qu'ils  se  recherclient  et  s'entendent;  et  moi  je  suis  le  grand- 
maître  (le  leuis  loges... 

«  Il  n'est  rien  à  la  guerre  que  je  ne  puisse  faire  par  moi-même.  S'il 
n'y  a  pei-sonne  pour  raJT'c  de  la  poudre  à  canon,  je  sais  la  fabriquer  ; 
des  affûts,  je  sais  les  construire;  s'il  faut  fondre  des  canons,  jn  les  ferai 
fondre;  les  détails  de  la  manœuvre,  s'il  faut  les  enseigner,  je  les  ensei- 
gnerai. En  administration,  c'est  moi  seul  qui  ai  arrangé  les  finances, 
vous  le  savez...  Il  y  a  des  principes,  des  i-ègles  qu'il  faut  savoir... 

«  Moi ,  je  travaille  toujom's,  je  médite  beaucoup.  Si  je  parais  toujours 
prêta  répondre  à  tout,  à  taire  face  à  tout ,  c'est  qu'avant  de  rien  entre- 
prendre, j'ai  longtemps  médité,  j'ai  prévu  ce  qui  pouvait  an iver.  Ce 
n'est  pas  un  Génie  (pii  me  révèle  font  à  coup  en  secret  ce  que  j'ai  à  dire 
ou  à  faire  dans  une  circonstance  inattendue  pour  les  autres,  c'est  ma 
l'éflexion ,  c'est  la  méditation.  Je  travaille  toujours,  en  dînant,  au 
théàtic;  la  nuit ,  je  me  réveille  pour  travailler.  La  nuit  dernière,  je  me 
suis  levé  à  deux  lieures,  je  me  suis  mis  dans  tua  cliaise  longue,  devant 
mon  feu,  pour  examiner  les  éîafs  de  situation  que  m'avait  remis,  liier 
soir,  le  ministre  de  la  guerre.  J'y  ai  relevé  vingt  failles  dont  j'ai 
envoyé  ce  matin  les  notes  au  ministre,  qui,  maintenant ,  est  occupé 
avec  ses  bureaux  à  les  rectilier.  » 

Ces  paroles ,  môme  décousues ,  et  que  j'extrais  de  conver- 
sations très-suivies,  suffisent  à  donner  la  force  du  jet,  à  faire 
sentir  la  note  et  l'accent.  Et  comme  il  était  question  un  peu 
de  tout  avec  Napoléon  ,  et  que  sa  pensée  se  portait  en  mille 
sens,  je  trouve  encore,  dans  une  de  ces  conversations,  du  6 
jnars  1809,  ce  brusque  jugement  sur  les  unités  et  la  règle  des 
vingt-quatre  heures,  à  propos  de  la  tragédie  semi-romantique 
de  fVahteni  qu'avait  publiée  Benjamin  Constant.  Les  clas- 
siques peuvent  enregistrer  cet  imposant  témoignage  déplus  à 
rap[)ui  de  leur  système: 

<■  Benjamin  Constant  a  fait  une  tragédie  et  une  poétique,  disait  Napo- 
léon. Ces  gens-là  veulent  écrire  et  n'ont  pas  fait  les  premières  éludes 
de  littérature.  Qii'il  lise  les  Poétiques,  celle  d'.Arislofe.  Ce  n'est  pas 
arl)ilrairement  (jue  la  Iragédie  borne  l'action  à  vingl-(iualre  bi'ures  : 
c'est  qu'elle  prend  les  passions  ;\  leur  maximum  ,  à  leur  plus  haut  degré 
d'intensité,  à  ce  point  on  il  ne  leur  est  possible  ni  de  souffrir  de  distrac- 
tion ni  de  supporter  une  longue  durée.  Il  veut  qu'on  mange  dans  l'ac- 
tion; il  s'agit  bien  de  pareilles  choses!  quand  l'action  counnence,  les 
acteurs  sont  en  émoi:  au  troisième  acte,  ils  sont  en  sueur,  tout  en  nage 
au  dernier.  >• 

Rœderer,  lorsqu'il  fit  plus  tard  ses  Comédies  bisloriipics  sur 


ROEDERER.  311 

la  Ligue  et  autres  sujets,  d'après  le  président  Hénault  et  avant 
IM.  Vitet,  n'était  point  de  l'école  impériale  en  cela. 

Créé  comte  de  l'Empire  en  février  1809,  il  fut  chargé  en 
octobre  1810  de  l'administration  du  grand-duché  de  Berg,  avec 
rang  de  ministre.  A  la  fin  de  1 81 3,  envoyé  à  Strasbourg  comme 
commissaire  impérial,  il  y  resta  pendant  tout  le  blocus.  A  la 
chute  de  l'Empire  il  devint  étranger  à  toutes  fonctions  publi- 
ques. Au  retour  de  l'île  d'Elbe ,  dans  les  Cent-Jours ,  nommé 
commissaire  dans  neuf  départements  du  Midi,  il  a  laissé  un 
témoignage  de  son  zèle  et  de  son  activité  d'efforts  dans  une 
pièce  confidentielle  qui  a  été  publiée  (1).  C'est  une  lettre  de 
conseils  adressée  à  M.  Frochot,  alors  préfet  à  Marseille,  et 
qui  se  disait  peu  apte  aux  fonctions  extraordinaires  que  récla- 
maient les  circonstances,  .l'ai  entendu  juger  diversement  cette 
pièce:  je  suis  de  ceux  qui,  ayant  peu  d'avis  sur  le  fond  de 
ces  choses  et  croyant  qu'il  y  a  plus  souvent  nécessité  d'y  re- 
courir que  de  les  dire ,  voient  pourtant  circuler  dans  la  fm  de 
la  lettre  une  verve  et  presque  une  gaieté  de  Beaumarchais. 
Après  la  seconde  rentrée  des  Bourbons,  Rœderer  cessa  de  faire 
partie  de  la  Chambre  des  Pairs  et  fut  même  éliminé  de  l'In- 
stitut. Ce  demi-ostracisme  l'affligea  peu.  C'est  alors  que,  re- 
tiré absolument  des  affaires,  au  seuil  d'une  robuste  vieillesse, 
vivant  de  préférence  en  sa  charmante  habitation  du  Bois- 
Roussel  (dans  l'Orne),  au  milieu  des  libertés  champêtres  ou 
des  joies  de  la  famille ,  il  se  livra  à  ses  goûts  d'étude  et  de 
société  combinés  ,  et  à  la  composition  d'ouvrages  moitié  litté- 
raires, moitié  historiques,  où  il  se  développa  avec  une  origi- 
nalité entière. 

Cette  vie  qu'on  menait  au  Bois-Roussel  a  été  décrite  assez 
vivement  et  avec  assez  de  relief  par  un  témoin  ou  du  moins 
par  le  fils  d'un  voisin  de  terre  (2)  ;  ces  sortes  de  descriptions 
d'intérieur  sont  trop  délicates  puur  pouvoir  être  reprises  à  dis- 
tance par  ceux  qui  n'en  ont  pas  vu  de  leurs  yeux  quelque 
chose.  Je  me  bornerai  donc  à  renvoyer  à  ce  qu'on  en  a  dit,  et 
je  définirai  de  mon  mieux  la  suite  d'idées  que  M.  Rœderer  a 
portées  dans  ses  derniers  écrits,  ce  qui  en  fait  l'intérêt  et  le 

(1)  Revue  rétrospective  H»U},  t.  \,\).i6{. 

(2)  Revue  de  Paris  (wn),  t.  111,  p.  30,  article  de  M.  Edouard  Ber- 
gounioux. 


312  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

lien.  Dès  sa  jeuiiesso  et  du  temps  qu'il  était  à  Metz,  il  s'était 
déjà  occupé  de  Louis  XII;  il  y  revient  en  vieillissant,  et  il 
fait  de  lui  son  héros  de  prédilection  et  son  roi.  En  étudiant 
l'histoire  de  France,  il  a  cru  découvrir,  dit-il,  qu'à  la  fin  du 
xv^  siècle  et  au  commencement  du  xvi^,  ce  qu'on  appelle  la 
Révolution  française  élait  consommé,  que  la  liberté  re[)Osait 
sur  une  Constitution  libre,  et  que  c'était  Louis  XII,  le  Père  du 
peuple  ,  qui  avait  accompli  tout  cela.  La  bonhomie  et  la  bonté 
ne  sont  guère  refusées  à  Louis  XII  ;  Rœderer  s'attache  à  reven- 
diquer de  plus  pour  ce  prince  l'habileté.  Ces  guerres  d'Italie 
considérées  généralement  comme  des  fautes,  il  les  excuse  et 
les  justifie  en  les  montrant  dans  la  pensée  du  prince  comme 
un  moyen  de  politique  utile  et  nationale  ;  il  lui  fallait  obtenir 
du  pape  Alexandre  VI  de  rompre  son  mariage  avec  Jeanne  de 
France  pour  épouser  ensuite  Anne  de  Bretagne,  et  pour  réu- 
nir ce  duché  au  royaume.  Je  n'ai  pas  à  développer  tous  les 
mérites  et  les  perfections  que  Rœderer  reconnaît  en  Louis  XII; 
il  en  fait  je  ne  sais  quel  type  accompli.  11  semble  ,  en  vérité, 
que  du  moment  que  Bonaparte,  premier  Consul,  ne  s'était 
point  tenu  dans  sa  forme  première  et  avait  brisé  le  cadre  où 
il  s'était  plu  d'abord  à  l'enfermer,  Rœderer  s'était,  de  regret, 
rejeté  en  arrière,  et  qu'il  avait  cherché  loin  des  régions  histo- 
riques brillantes,  loin  de  la  sphère  de  l'admiration  et  de  la 
gloire,  et,  comme  il  dit,  «  dans  l'obscure  profondeur  d'un 
Gouvernement  utile,  »  un  héros  d'un  nouveau  genre,  pour  se 
consoler  et  se  dédommager  de  celui  qu'il  n'avait  pu  fixer. 

Il  y  a  plus  :  les  femmes  jouèrent  toujours  un  grand  rôle  dans 
la  pensée  do  Rœderer;  il  les  aimait,  entre  autres  choses,  pour 
leur  esprit,  pour  leur  conversation,  pour  le  charme  qu'elles 
mettaient  dans  la  société,  et  pour  la  part  de  culture  qu'elles 
apportèrent  dans  la  formation  de  la  langue.  H  voyait  dans 
l'amour  qu'on  avait  pour  elles  une  des  passions  dominantes  , 
une  des  vertus  sociales  du  Français.  Or,  il  crut  remarquer  que 
l'épouse  chérie  de  Louis  XII,  Anne  de  Bretagne,  avait  fondé 
une  école  de  politesse  et  de  perfection  pour  le  sexe  :  «  C'était, 
avait  dit  Brantôme,  la  plus  digne  et  honorable  reine  qui  eût 
été  depuis  la  reine  Blanche,  mère  du  roi  saint  Louis...  Sa  Cour 
était  une  fort  belle  école  pour  les  dames,  car  elle  les  faisait 
bien  nourrir  et  sagement,  et  toutes  à  son  modèle  se  fiiisaient 
et  se  façonnaient  très-saees  et  vertueuses.  »  Prenant  acte  de 


ROEDEREP..  ■  313 

ces  paroles  de  Brantôme  et  leur  donnant  un  sens  rigoureux, 
Rœderer  avait  tâché  tl'en  tirer  toute  une  série  de  conséquences. 
Comme  François  l*-''  avait,  à  bien  des  égards,  bouleversé  l'état 
de  choses  établi  politiquement  par  Louis  XII,  il  croyait  de 
même  que  les  femmes  aimées  par  François  I*^""  n'avaient  pas 
moins  dérangé  l'honorable  état  de  sociéié  établi  par  Anne  de 
Bretagne.  A  partir  de  cette  époque,  il  voyait  comme  une 
double  lutte  se  poursuivre  entre  deux  sortes  de  sociétés 
rivales  et  incompatibles,  entre  la  société  ingénieuse  et  décente 
dont  Anne  de  Bretagne  avait  donné  l'idée,  et  la  société  licen- 
cieuse dont  les  maîtresses  de  roi,  les  duchesse  d'Etampes, 
les  Diane  de  Poitiers,  favorisaient  le  triomphe.  Ces  deux  so- 
ciétés, selon  lui,  n'avaient  cessé  de  coexister  durant  tout  le 
xvi"  siècle  :  c'était  une  émulation  de  mérite  et  de  vertu  de  la 
part  des  nobles  héritières,  trop  éclipsées,  d'Anne  de  Bretagne, 
c'était  une  émulation  et  une  enchère  de  galanterie  de  la  part 
des  folles  élèves  de  l'école  de  François  l".  Or,  pour  M.  Rœ- 
derer, l'hôtel  de  Rambouillet,  ce  salon  accompli,  fondé  vers 
le  commencement  du  xvii"  siècle,  n'était  que  la  reprise  tar- 
dive des  traditions  d'Anne  de  Bretagne,  la  revanche  du  mé- 
rite ,  de  la  vertu  et  de  la  politesse  sur  la  licence  à  laquelle 
tous  les  rois  depuis  François  l*^"",  et  Henri  IV  lui-même,  avaient 
payé  tribut. 

Arrivé  à  cette  date  de  l'hôtel  de  Rambouillet,  et  tenant  dé- 
sormais en  main  un  iil  ininterrompu,  Rœderer  insistait,  divi- 
sait  et  subdivisait  à  plaisir.  Il  marquait  les  temps  divers,  les 
diverses  nuances  de  transition,  d'accroissement  ou  de  déclin 
qu'il  croyait  discerner.  Les  premières  années  de  la  jeunesse  de 
Louis  XIV  lui  causaient  un  peu  de  chagrin  :  on  revenait  à  la 
méthode  de  François  l^"',  aux  maîtresses  brillantes.  Rœderer, 
sans  s'inquiéter  s'il  ne  mécontenterait  pas  les  classiques,  s'en 
prenait  un  peu  aux  quatre  grands  poètes,  Molière,  La  Fontaine, 
Racine  et  Boileau  lui-même,  tous  plus  ou  moins  complices  de 
ces  louanges  pour  un  victorieux  et  un  amoureux.  Pourtant 
l'âge  venait  ;  Louis  XIV  se  tempérait  à  son  tour,  et  une  femme 
sortie  du  plus  pur  milieu  de  la  société  de  M™*"  de  Rambouillet 
et  qui  en  était  moralement  l'héritière,  une  femme  accomplie 
par  le  ton  ,  la  raison  ornée,  la  Justesse  du  langage  et  le  senti- 
ment des  convenances,  .M'"*^  de  Maintenon,  s'y  prenait  si  bien 
qu'elle  faisait  asseoir  sur  le  trône,  dans  un  demi-jour  mo- 
viu.  27 


314  '  CAUSERIES    nu    LUNDI. 

deste,  tous  les  genres  frosi)rit  et  de  mérite  qui  composent  la 
perfection  de  la  société  française  dans  son  meilleur  temps.  Le 
triomphe  de  M'"'=  de  Maintenon  était  celui  de  la  société  polie 
elle-même.  Anne  de  Bretagne  avait  trouvé  son  pendant  à  l'au- 
tre extrémité  de  la  chaîne,  après  deux  siècles. 

Ces  idées  de  M.  Rœderer,  qui  perçaient  déjà  dans  quelques- 
uns  de  ses  ouvrages  sur  Louis  XII  et  François  I^"",  publiés  en 
4  825  et  18.30,  n'acquirent  tout  leur  développement  et  leur 
piquante  évidence  que  par  l'impression  de  son  Mémoire  sur 
la  Société  polie ,  en  183.T.  Le  livre,  non  mis  en  vente,  circula 
de  main  en  main;  on  en  discuta,  on  disputa  même.  L'auteur 
avait  traité  trop  légèrement,  sans  assez  d'égards,  quelques 
opinions  contraires  à  la  sienne,  qu'il  avait  rencontrées  sur  son 
chemin  :  à  propos  des  Précieuses,  il  se  fit  des  affaires  presque 
aussi  vives  qu'au  i  0  Août  ou  qu'aux  approches  de  Vendémiaire. 
Je  dirai  pourtant  à  l'un  de  cnux  qui  ont  répondu  en  dernier 
lieu  à  M.  Rœderer  (1):  Faut-il  donc  porter  dans  la  discussion 
littéraire  cette  àcreté  qui  en  dénature  l'esprit,  et  qui  semblait 
autrefois  réservée  pour  les  disputes  de  grammaire  ou  pour  les 
controverses  théologiques?  Sans  doute,  l'oijinion  si  ingénieu- 
sement tissue  et  si  subtilement  déduite  de  Rœderer  est  contes- 
table ;  qui  le  nie?  et  lui-même,  au  fond,  qu'a-t-il  voulu?  Il  n'a 
prétendu,  j'imagine,  dans  ce  jeu  suivi  et  patient  de  sa  vieillesse, 
que  fournir  matière  à  conversation,  à  contradiction,  à  quelques- 
uns  de  ces  dissentiments  agréables  et  vifs  qui  remplissent  et 
animent  les  soirées  d'automne  à  la  campagne.  Pour  moi,  ce 
qui  me  frappe  et  me  touche  le  plus  dans  ce  paradoxe  d'érudi- 
tion française,  c'est  de  voir  l'homme  qui  se  trouvait  assister 
avec  récharpe  tricolore  à  la  chute  de  l'ancienne  monarchie, 
celui  qui,  le  19  Brumaire,  suivait  comme  un  volontaire  des 
plus  ardents  le  général  Bonaparte  à  Saint-Cloud ,  se  faire  en 
vieillissant,  par  choix  et  par  courtoisie,  le  chevalier  d'hon- 
neur de  M""  de  Maintenon  ,  et  n'avoir  de  cesse  qu'il  ne  l'ait 
reconduite,  déjà  plus  qu'à  demi  vengée,  entre  les  mains  d'un 
Noailles. 

Il  y  a  d'ailleurs,  indépendamment  de  toute  conjecture,  une 

(1)  M.  Génin,  dans  la  Vie  de  Molière  qu'il  a  mise  en  tête  de  son 
Lexique  comparé  de  la  Langue  de  Molière  et  des  Ecrivains  du  XVII» 
siècle,  page  lxxiv. 


RCœpERER.  315 

idée  vraie  et  neuve  dans  son  livre,  c'est  de  ressaisir  à  distance 
l'histoire  de  la  conversation,  d'en  noter  l'empire  en  France, 
de  reconnaître  et  de  suivre  à  côté  de  la  littérature  régulière 
cette  collaboration  insensible  des  femmes,  à  laquelle  on  avait 
trop  peu  songé  jusque-là.  Depuis  que  M.  Rœderer  a  donné 
son  Mémoire ,  combien  d'écrivains  n'ont-ils  pas  recommencé 
l'histoire  de  l'hôtel  de  Rambouillet  ou  de  quelques-unes  des 
héroïnes  qui  y  figurent  !  L'ont-ils  surpassé  en  exactitude  ou 
en  talent?  c'est  en  partie  ce  qu'il  a  voulu.  — Dans  tous  les 
cas,  il  a  gagné  un  point  :  il  n'est  plus  permis,  après  l'avoir  lu, 
de  parler  de  l'hôtel  Rambouillet  du  ton  de  dédain  qu'on  y  met- 
tait auparavant. 

La  politique  se  mêla  encore  à  ses  derniers  jours  :  il  avait 
écrit  un  petit  livre  :  i Esprit  de  la  Révolution  de  1789  ;  il  en 
communiqua  le  manuscrit  au  duc  d'Orléans  (depuis  roi)  en 
1829,  et  il  le  publia  en  1831.  Ou  y  trouve  des  observations 
très-vraies  et  très-bien  vues  sur  le  caractère  particulier  de  la 
Révolution  en  France,  sur  la  part  qu'y  eut,  plus  que  l'intérêt 
même,  un  amour-propre  légitime,  et  sur  ce  que  cette  Révo- 
lution est  restée  chère  aux  Français ,  moins  encore  comme 
utile  que  comme  honorable.  Dans  notre  pays  d'égalité,  et  sous 
cette  forme  démocratique  qui  séduit  la  jeunesse,  il  s'agitmoins 
encore,  selon  Rœderer,  de  telles  ou  telles  garanties  positives 
que  de  chances  d'élévation  libre  et  de  distinctions  accessibles 
à  tous.  Ce  que  rêve  et  ce  qu'ambitionne  au  fond  chaque  jeu- 
nesse, ce  n'est  pas  un  niveau  commun  qui  fasse  limite,  «  c'est 
une  carrière  ouverte  à  l'émulation  de  tous  les  talents  pour 
atteindre  à  toutes  les  supériorités.  »  V émulation  de  supcrio- 
rifé  inspirée  par  l'égalité  de  droits ,  c'est  ainsi  qu'il  définit 
l'espiit  de  la  France. 

Mais  l'écrit  de  la  vieillesse  de  Rœderer  qui  fit  le  plus  de 
bruit,  ce  fut  son  Jdresse  d'un  Constitutionnel  aux  Consti- 
tutionnels (février  1 835).  Redevenu  membre  de  la  Chambre  des 
Pairs  après  1830,  témoin  des  agitations  parlementaires  et  de 
la  formation  des  majorités  compactes  ou  systématiques,  il  crut 
y  voir  un  danger;  il  se  hâta  de  le  dire.  Il  combattit  la  fameuse 
doctrine  :  Le  roi  règne  et  ne  gouverne  pas.  Il  montra  que, 
dans  un  Gouvernement  naissant  et  dans  un  ordre  à  peine 
établi ,  le  roi  ne  pouvait ,  sans  inconvénient  et  sans  danger, 
être  ce  soliveau  que  les  Français  n'aimept  jamais  sentir  dans 


316  CAUSERIES    OU    LUNDI. 

leur  chef.  11  évoqua  ses  souvenirs  de  1800  el  du  Consulat.  On 
le  traita  très-mal  des  deux  côtés.  L'Opposition  prétendait  voir 
dans  la  brochure  un  ballon  d'essai,  et  dans  l'auteur  anonyme 
un  organe  du-ect  de  ia  pensée  royale  (1).  Rœderer  signa  la 
seconde  édition  de  son  Adresse  et  revendiqua  l'honneur  de 
son  opinion.  Quand  on  relit  aujourd'hui  ce  petit  écrit,  on  y 
trouve  des  idées  justes,  des  vérités  et  des  prévisions  en  partie 
justifiées.  Le  seul  tort  de  celte  brochure  fut  dans  l'irritation 
qu'elle  causa.  Pourquoi  imprimer  brusquement  ces  choses? 
Mais  Rœderer  était  pressé,  il  allait  mourir. 

Il  expira  sans  maladie  et  par  accident,  dans  la  nuit  du  17 
au  18  décembre  1835,  à  l'âge  de  près  de  quatre-vingt-deux 
ans.  11  avait  gardé  jusqu'au  dernier  instant  quelque  chose  de 
robuste. 

On  ne  saurait  se  dissimuler  qu'il  a  une  façon  de  penser 
particulière,  une  tournure  métaphysique  portée  dans  les 
choses,  un  goût  de  paradoxe  ingénieux  :  c'a  été  la  foi'me  de 
son  esprit.  Littérairement  il  aime  à  soutenir  thèse;  il  tient  de 
La  Motte,  de  Fontenelle,  je  l'ai  dit;  avec  bien  moins  de  fini 
dans  l'expression,  il  a  plus  d'activité  qu'eux,  i)lus  d'abondance 
et  de  vigueur.  Cette  activité,  longlemps  dispersée  sur  toutes 
sortes  de  sujets  dont  aucun  ne  lui  paraissait  ingrat,  s'est  re- 
trouvée la  môme  à  la  fin  sur  d'autres  sujets  purement  agréables 
et  parfaitement  désintéressés.  11  a  gagné  à  vieillir.  Le  fond  de 
ses  goûts  s'est  déclaré  avec  honneur.  Lhisloire  politique  le 
nommera;  mais  ce  qui  est  mieux  encore,  sans  être  précisé- 
ment un  écrivain  et  en  ne  paraissant  qu'un  amateur,  il  a  mar- 
qué par  ses  idées  et  ses  vues  sa  place  dans  l'histoire  de  la  lit- 
térature et  de  la  société  françaises  (2) . 

(1)  D.ms  les  journaux  du  temps,  ou  peut  lire  l'arliele  du  Journal  des 
Débats  du  22  février  4835.  Dans  le  National,  cuire  auli'es  arlieles.  Car- 
re! lit  eelui  du  2  inars183.ï,  article  tnépri.sant ,  injuste  eoiïinie  tout  ce 
qui  est  di-  parti.  Le  20  décembre  de  la  même  année,  deux  jour»  après  la 
niorl  de  R<e(l(uvr,  Carrel  écrivil  sur  lui  quekiues  mois  encore  en  même 
lenips  (pie  sur  M.  Laine.  Ces (lueli pies  mois,  loiil  péti-is  d'à merlume,  sont 
mêlés  (ririexa<'lilude.  Par  exemple,  il  l'ait  de  Kiederer  un  fntciidurieti, 
lundis  que,  au  eonlraire,  il  s'en  lallut  de  |)eu  alors,  eomine  on  l'a  vu, 
que  son  nom  ne  lui  inscrit  pai'ini  ceux  des  frncddoiisés. 

(2)  Voir  à  la  lin  de  ce  volume  ['Appmulice  où  je  cite  une  curieuse 
scène  inédite  de  lUederei'. 


Lundi  8  août  1853. 


GABRIELLE  D'ESTRÉES. 

Portraits  des  Personnages  français  les  plus  illustres 
du  A"r/<^  siècle  ; 

Recueil  publié  avec  Notices, 
PAR  M.  NIEL. 


M.  Niel,  bibliothécaire  au  ministère  de  l'Intérieur  et  ama- 
teur éclairé  des  aits  et  de  l'histoire,  publie  depuis  1848  une 
suite  de  Portraits  ou  Crayons  des  personnages  célèbres  du 
xvi<^  siècle,  rois,  reines,  maîtresses  de  roi.'-,  le  tout  formant 
déjà  plus  d'un  volume  in-folio.  M.  Mel  s'e  si  attaché  dans  sa 
Collection  à  ne  reproduire  ciue  ce  qu'il  y  a  de  plus  authen- 
tique et  de  tout  à  fait  original ,  et  il  s'en  est  tenu  à  une  seule 
espècp  d'images,  à  celles  qui  sont  dessinées  aux  crayons  de 
diverses  couleurs  par  les  artistes  du  xvi«  s  iècle  :  «  On  dési- 
gnait alors  par  le  mm  de  crayons,  dit-il,  cerlains  portraits 
sur  papier  exécutés  à  la  sanguine,  à  la  j.ierre  noire  et  au 
ciayon  blanc;  teintés  et  touchés  de  manière- à  produire  l'effet 
de  la  peinture  elle-même.  »  Ces  dessins  fidèlement  reproduits, 
et  où  la  teinte  rouge  domine,  sont  dus  [iriinilivement  la  plu- 
part à  des  artistes  inconnus,  mais  qui  semblent  être  de  la  pure 
lignée  française.  On  dirait  d'humbles  compngnons  et  suivants 
de  nos  chroniqueurs,  et  qui  ne  songent  en  leurs  traits  rapides 
qu'à  saisir  les  physionomies  leilesqu'ils  les  voient,  a\ecvérilé 
et  candeur;  la  seule  ressemblance  les  occupe;  les  imitation? 

27. 


318  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

étrangères  no  les  atteignent  pas.  Au  reste,  M.  Niel  n"a  pas 
voulu  traiter  encore  les  questions  délicates  d'art  et  d'école  que 
cet  ordre  de  dessins  soulève  ;  il  n'a  fait  que  les  indiquer  dans 
son  Avant-propos,  réservant  ce  sujet  pour  une  époque  plus 
avancée  de  sa  publication,  lorsque  les  pièces  seront  rassem- 
blée^ en  grand  nombre  et  qu'il  en  ressortira  plus  de  lumière. 
En  attendant,  ce  sont  des  faits  et  des  témoins  qui  prennent 
leur  rang,  des  personnages  qui  passent  sous  nos  jeux  et  s'ani- 
ment. François  1'^''  ouvre  la  marche  avec  ses  épouses  obscures, 
et  avec  l'une  au  moins  de  ses  maîtresses  brillantes,  la  com- 
tesse de  Châteaubriant.' Henri  II  succède,  donnant  la  main  à 
Catherine  de  Médicis  et  à  Diane  de  Poitiers. 'On  y  voit  Marie 
Stuart,  jeune,  avant  son  veuvage  et  après.  En  général,  les 
hommes  gagnent  à  coite  reproduction  par  le  trait ,  tandis 
qu'avec  les  femmes  il  faut  quelque  effort  d'imagination  pour 
y  ressaisir  leur  délicatesse  et  leur  ileur  de  beauté.  Charles  IX, 
âgé  de  douze  ans,  et  ensuite  de  dix-huit  à  vingt,  \  est  vivant 
et  pris  sur  nature.  Henri  IV  nous  y  est  rendu  plus  jeune  et 
plus  frais  qu'on  n'est  accoutumé  de  le  voir  :  c'est  un  Henri  de 
Kavarre  tout  nouveau  et  avant  la  barbe  grise.  Sa  première 
femme,  Marguerite  de  France,  y  est  pourtraite  à  sa  belle 
heure;  mais  elle  est  tellement  masquée  par  sa  toilette  et  en- 
goncée dans  sa  fraise,  qu'on  a  besoinde  savoir  tout  son  charme 
pour  être  sûr  que  cette  figure  pouparde  n'en  manquait  pas. 
Gabrielle  d'Eslrées  qui  est  à  côté,  toute  roide  et  comme  em- 
prisonnée dans  sa  liche  toilette,  a  besoin  aussi  de  quelque 
explication  et  de  réflexion  pour  |)araître-ce  qu'elle  fut  :  les 
témoignages  de  la  Notice  viennent  en  aide  au  portrait.  M.  Niel 
accompagne,  en  effet,  les  Portraits  de  ses  personnages  de 
Notices  faites  avec  érudition  et  curiosité;  et,  puisque  j'ai 
nommé  Gabrielle  d'Estrées,  on  me  permettra  de  détacher 
celle  gracieuse  figure,  et,  à  mon  tour,  d'en  reprendre  à  la 
plume  le  de-sin  ,  en  profitant  de  tout  ce  que  M.  Niel  a  fait 
pour  l'éclairer  historiquement. 

Parmi  les  noms  amoureux  et  chéris,  Gabrielle  d'Estrées  est 
devenue  un  des  plus  populaires;  elle  l'était  peu  en  son  temps, 
et,  bien  qu'elle  fût  aussi  aimée,  aussi  bien  vue  en  Cour  qu'une 
femme  dans  sa  po.-ition  pouvait  l'être,  elle  n'avait  pas  égale- 
ment la  voix  de  la  bourgeoisie  de  Paris  et  du  peuple.  Il  lui  est 
arrivé  après  plus  d'un  siècle  comme  à  Sully;  quelque  chose 


GABRIEI.LE    D'eSTRÉES.  319 

de  la  popularité  de  Henri  IV  a  rejailli  sur  elle,  et  l'on  s'est 
mis  à  la  célébrer  dans  une  légende  quelque  peu  romanesque 
et  complaisante,  mais  qui  n'est  trompeuse  qu'à  demi. 

On  ne  sait  pas  bien  la  date  de  sa  naissance,  ni  par  consé- 
quent l'âge  qu'elle  avait  lorsqu'elle  mourut  si  subitement  à  la 
lieur  encore  de  la  jeunesse  et  dans  tout  l'éclat  de  sa  beauté. 
M.  Niel  la  suppose  née  vers  1571  ou  1572,  ce  qui  lui  donne- 
rait vingt-huit  ans  à  l'époque  de  sa  mort.  Elle  était  fille  d'une 
mère  peu  estimable  et  sortait  d'une  race  galante  de  laquelle 
on  n'a  pas  trop  dit.  Nous  sommes  ici  dans  l'école  la  plus  op- 
posée à  celle  d'Anne  de  Bretagne  et  de  M™*^  de  Maintenon  ,  si 
l'on  se  souvient  de  la  classification  de  Rœderer.  Madame  Ga- 
brielle  était  la  cinquième  de  six  filles  qui  firent  toutes  parler 
d'elles.  Elle  avait  pour  frère  le  marquis  de  Cœuvres,  depuis 
maréchal  d'Estrées,  esprit  des  plus  fins,  des  plus  déliés,  et  des 
plus  habilement  intrigants  à  la  Cour,  et  qui  fit  souche  de  guer- 
riers et  de  négociateurs  illustres.  Elle  avait  pour  sœur  une 
abbesse  de  IMaubuisson  dont  les  déportements  ont  été  célèbres. 
Gabrielle  était  entre  les  deux;  elle  paraît  n'avoir  pas  eu  tout 
l'esprit  de  son  frère,  et  elle  n'eut  pas  non  plus  (tant  s'en  faut) 
le  dérèglement  de  cette  sœur.  Le  sang  de  sa  mère  en  elle  se 
tempérait  de  sentiments  plus  doux  et  plus  tendres  qui  lui 
composaient  une  sorte  d'honneur.  11  ne  faut  pas  trop  chercher 
à  approfondir  ses  premières  années  ni  tout  ce  qui  précède  sa 
relation  avec  Henri  IV  (1).  Ce  prince  la  connut  en  Picardie 
vers  1591,  dans  ces  années  où  il  guerroyait  aux  environs  do 
Rouen  et  de  Paris.  Il  s'était  fait  à  Mantes  comme  une  petite 
capitale,  et  de  là  il  s'échappait  quelquefois  vers  M"<-"  d'Estrées 
pour  se  distraire,  ou  bien  il  décidait  son  père  à  l'amener  à 
Mantes.  La  foule  pourtant  les  y  gênait.  Bellegarde  qui  le  pre- 
mier avait  fait  faire  au  roi  la  connaissance  de  Gabrielle  ne  fut 
pas  long  à  s'en  repentir.  Ces  rivalités  et  ces  jalousies  de  ser- 
viteur à  maître  ont  été  assez  bien  rendues  dans  l'Histoire  des 
amours  de  Henri  IV,  composée  par  une  personne  du  temps , 

(1)  Ce  qu'il  y  a  de  plus  compromettant  se  trouve  clans  le^  Nouveaux 
Mémoires  de  B.issompierre,  publiés  en  1802,  piiges  I7.'>  et  suivantes.  Ces 
Nouveaux  mémoires  sont  moins  à  mépriser  que  ne  le  disent  MM.  Peti- 
lot,  Micbaud  et  Poiijoulat,  qui  n'ont  pas  jugé  à  propos  de  les  com- 
prendre dans  leurs  Colleclions  des  Mémoires  relatifs  à  l'histoire  de 
France. 


3i0  CALSEUIES    UU    IAIM)1. 

M""'  de  Guise,  depuis  princesse  de  Conti,  qui  a  trouvé  par 
avance  dans  ce  petit  écrit  quelques-unes  des  touches  que 
M"^  de  La  Fayette  mettra  plus  lard  à  raconter  les  amours  de 
Madame. 

La  passion  de  Henri  IV  pour  Gabrielle  passa  par  différentes 
phases,  et,  au  début,  elle  semble  n'avoir  rien  eu  que  d'assez 
vulgaire.  Pour  émanciper  la  fille  de  iM.  d'Estrées,  le  roi  jugea 
qu'il  n'y  avait  rien  de  mieux  à  faire  que  de  la  marier  à  un 
gentilhomme  de  Picardie,  M.  de  Liancourt.  On  assure  qu'il 
avait  promis  de  la  venir  délivrer  avant  la  lin  de  la  journée  des 
noces,  et  il  ne  vint  pas.  Les  poètes  du  temps  ont  fait  sur  ce 
mariage  forcé  des  vers  imprimés  sous  Henri  IV,  et  qui  ne  sont 
pas  plus  indélicats  que  ceux  qu'on  adressait  cinquante  ans 
auparavant  à  Diane  de  Poitiers,  ou  que  ceux  qu'on  adressera 
un  siècle  et  demi  après  à  M'"*'  de  Pompadour.  Ces  poêles,  en 
essayant  de  traduire  les  sentiments  de  Gnbrielle,  ne  craignent 
pas  d'employer  les  mots  de  chasteté  et  i\e  j)Kdeur,  qui,  dans 
leur  langage,  ne  tirent  pas  à  conséquence.  Le  mariage,  du 
reste,  eut  peu  de  suite,  et  le  roi ,  dès  qu'il  le  put,  se  hàla  de 
le  faire  régulièrement  casser.  11  reconnut  et  légitima  les  trois 
enfants  qu'il  eut  successivement  de  M""^  de  Liancourt  :  la  race 
des  Vendôme  en  sortit,  race  vaillante  et  dissolue,  et  qui  revint 
par  trop  décotes  à  la  fois  aux  exemples  originels,  aux  débor- 
dements comme  aux  prouesses. 

Tant  que  Henri  IV  avait  élé  hors  de  Paris,  faisant  la  guerre 
pour  recon(|uérir  son  royaume,  ses  amours  avec  Gabrielle 
n'avaient  pas  été  affaire  d'Èlat  :  c'était  tout  si  les  fidèles  ser- 
viteurs et  com|)agiions  du  roi  pouvaient  se  plaindre  qu'il  pro- 
longeât trop  volontiers  les  exiiédilions  et  sièges  aux  environs 
des  lieux  où  étail  sa  maîtresse.  Mais  lorsque  Henri  eut  fait 
son  entrée  à  Paris  et  fut  devenu  le  roi  de  tous,  les  détails  de 
sa  conduite  prirent  plus  d'importance,  et  M"'*  de  Liancourt 
occupa  les  Parisiens.  L'Estoile,  cpii  est  l'écho  des  propos  de  la 
bourgeoisie  et  des  honnêtes  gens  de  la  robe,  remarque  que,  le 
mardi  \^  septembre  io9i,  le  roi  vint  se  promener  ù  la  dérobée 
à  Paris  et  s'en  retourna  le  lendemain  seul,  a\ec  M""*  de  Lian- 
court dans  son  coche,  à  Saint-Germain-en-Laye.  A  l'entrée 
solennelle  qui  se  fit  le  15  septembre  aux  flambeaux  ,  il  était 
huit  heures  du  soir  (juand  le  roi  à  cheval  passa  sur  le  pont 
Notre-Dame ,  accompagné  d'im  gros  de  cavalerie  et  entouré 


t.  ABU  I  ELLE     D   KSTllÉKS.  321 

d'une  magnifique  noblesse  :  «  Lui  avec  un  visa:.'e  fort  riant,  et 
content  de  voir  tout  ce  peuple  crier  si  allégr.mient  Five  le 
roi!  avait  pre.-qne  toujours  son  chapeau  au  poing,  principa- 
lement pour  saluer  les  dames  et  damoiselles  (jui  étaient  aux 
fenêtres...  M""'  de  Liancourt  marchait  un  peu  devant  lui ,  dans 
une  litière  magnifique  toute  découverte,  chaigée  de  tant  do 
perles  et  de  pierreries  si  reluisantes  qu'elles  offusquaient  la 
lueur  des  flambeaux;  et  avait  une  robe  de  s.itin  noir,  toute 
houppée  de  blanc.  »  Ainsi,  dès  cette  entrée  de  Henri  IV, 
aux  premiers  jours  de  sa  capitale  reconquise,  Gabrielle  était 
presque  sur  le  pied  de  reine  et  en  affectait  déjà,  ou  du  moins 
s'en  laissait  donner  l'altitude. 

Pour  que  cette  position  de  Gabrielle  pût  se  maintenir  ainsi 
pendant  plus  de  quatre  ans  sans  déchoir  et  en  gagnant  même 
chaque  jour,  il  fallait  qu'il  y  eût  véritablement  un  interrègne 
conjugal.  La  reine  Marguerite,  première  femme  de  Henri,  ne 
l'était  plus,  en  effet,  que  de  nom  ;  reléguée  en  Auvergne  dans 
sa  résidence  d  Usson ,  il  semblait  qu'il  ne  s'agissait  que  de 
régler  avec  elle  les  formes  de  son  consentement  pour  délier  à 
l'amiable  une  union  qui  avait  été  si  mal  assortie  et  si  peu 
observée  des  deux  parts.  Henri  IV  était  donc  ouvertement 
veuf  pendant  ces  années;  il  n'y  manquait  que  la  déclaration 
authentique  qui,  depuis  sa  conversion,  ne  pouvait  se  faiie  bien 
attendre.  Il  n'y  avait  point  de  reine.  C'est  à  cette  condition 
seulement  que  le  rang  de  Gabrielle  à  la  Cour  avait  une  excuse 
spécieuse,  une  couleur.  Elle  tenait  un  intervalle,  car  bien  p  ^u 
pouvaient  admettre  qu'elle  aspirât  à  occuper  la  place  mèn.e. 

Cependant  son  crédit  gagnait  toujours;  le  roi  s'altachail  à 
elle  par  l'habitude  et  avec  les  années  ;  à  chaque  nouvel  enfant 
qu'elle  lui  donnait,  elle  faisait  un  pas.  Elle  quitta  ce  nom  de 
Liancourt,  et  devint  maïquise  de  Monceaux  vers  mars  IbO'i, 
[)uis  duchesse  de  Beaufort  en  juillet  'lo96.  O'i  ra[)pelait  ma- 
(kniie  la  marqtcise  tout  court,  puis  }nada:ne  la  duchesse 
tout  court  également.  C'étaient  des  degrés  [lar  lesquels  elle 
s'acheminait  à  devenir  plus  encore. 

Le  premier  président  Groulard  du  Parlement  de  Norman- 
die ,  dans  ses  curieux  Mémoires,  nous  a  montré  à  quel  point 
elle  était  véritablement  trailée  par  Henri  IV  en  princesse,  et 
|)résentée  dès  1596  aux  plus  graves  magislrals  comme  une 
personne  à  qui  l'on  devait  hommage:  «Le  jeudi  10  octobre 


322  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

1596  ,  M""^  la  marquise  de  Monceaux  arriva  à  Rouen ,  logea  à 
Saint-Ouen  en  la  chambre  dessus  celle  du  roi.  —  Le  ven- 
dredi 11  ,  je  la  fus  saluer,  et  le  dimanche  encore  après,  en 
ayant  eu  commandement  du  roi  par  les  sieurs  de  Sainte- 
Marie  du  Mont  et  de  FeuqueroUes.  »  Henri  IV  venait  tenir  à 
Rouen  l'Assemblée  des  Notables.  Il  y  fit  cette  harangue  célè- 
bre si  adroite,  si  brusque,  si  militaire,  et  qui  réussit  tant 
auprès  de  ceux  qui  l'entendirent,  sans  avoir  d'ailleurs  d'autre 
effet  :  «Je  ne  vous  ai  point  appelés  comme  faisaient  mes  pré- 
décesseurs, pour  vous  faire  approuver  mes  volontés  :  je  vous 
ai  fait  assembler  pour  recevoir  vos  conseils,  pour  les  croire, 
pour  les  suivre  ;  bref,  pour  me  mettre  en  tutelle  entre  vos 
mains  :  envie  qui  ne  prend  guère  aux  rois,  aux  barbes  grises 
et  aux  victorieux.  Mais  la  violente  amour  que  j'apporte  à  mes 
sujets,  etc.  »  Il  fit  cette  harangue  à  Saint-Ouen  dans  la  salle 
de  sa  maison ,  et  voulut  avoir  l'avis  de  madame  la  mar- 
quise,  qui,  pour  l'entendre,  se  tint  cachée  derrière  une  ta- 
pisserie :  «  Le  roi,  dit  L'Estoile,  lui  en  demanda  donc  ce  qui 
lui  en  semblait  ;  auquel  elle  fit  réponse  que  jamais  elle  n'avait 
ouï  mieux  dire  :  seulement  s'élait-elle  étonnée  de  ce  qu'il 
avait  parlé  de  se  mettre  en  tutelle  :  «  Ventre-saint-gris,  lui 
répondit  le  roi,  il  est  vrai;  mais  je  l'entends  avec  mon  épée 
au  côté.  » 

Ce  fut  en  ce  séjour  à  Rouen ,  dans  le  monastère  de  Saint- 
Ouen,  que  la  marquise  accoucha  d'une  fille  dont  le  baptême 
se  célébra  avec  toutes  les  cérémonies  ([ui  s'observent  au  bap- 
tême des  Enlanls  de  France. 

Deux  ans  après  (juillet  1598),  le  président  Groulard,  mandé 
par  lo  roi,  le  vint  trouver  à  Saint-Germain  ,  puis  à  Paris  et  à 
Monceaux,  qui  était  la  résidence  favorite  de  Gabi'ielle.  Le 
roi ,  après  le  souper,  «  me  fit  faire,  nous  dit  le  magistral,  deux 
tours  de  la  longue  allée,  tenant  d'une  main  madame  la  du- 
chesse, et  j'étais  de  l'autre.  »  11  entretint  dans  la  soirée  le 
président  de  la  résolution  formelle  où  il  était  de  faire  pronon- 
cer sa  séparation  d'avec  sa  femme  la  reine  Marguerite,  et  de 
contracter  un  autre  mariage  incontinent  après. 

Si  le  président  Groulard  nous  monlre  Gabriolle  traitée  et 
présentée  à  l'avance  presipie  en  reine  par  lo  roi  dans  ses 
voyages  et  ses  résidences,  L'Lsloile  nous  la  fait  voir  considé- 
rée sous  un  tout  autre  aspect  par  le  peuple  et  les  habitants  de 


GABRIELLE     d'eSTRÉES.  323 

Paris.  Los  premières  années  qui  suivirent  l'entrée  de  Henri  IV 
dans  sa  capitale  ne  furent  pas  aussi  sereines  qu'on  se  le  figure. 
Après  les  premiers  instants  de  joie  et  les  cris  de  délivrance , 
les  craintes  reprirent  vite  le  dessus.  La  guerre  civile  s'étei- 
gnant,  la  lutte  avec  1  Espagne  continuait  de  s'acharner  au 
cœur  du  royaume ,  dans  les  provinces  même  voisines  de  Pa- 
ris. Dès  la  fin  de  la  première  année  (1594) ,  la  tentative  d'as- 
sassinat de  Châtel  prouvait  aux  bons  citoyens  que  le  fanatisme 
veillait  toujours.  Des  saisons  funestes,  des  pluies  calamiteu- 
ses,  des  maladies  et  des  contagions  se  joignirent  pour  accumu- 
ler les  tristes  présages  ,  pour  inquiéter  et  noircir  les  imagina- 
tions. En  contraste  avec  ces  misères  présentes,  on  mettait 
involontairement  les  ballets  de  Cour,  les  mascarades  et  col- 
lations où  les  femmes  chargées  de  pierreries  faisaient  assaut 
de  luxe,  et  oîi  Gabrielle  donnait  le  ton  :  «  Le  samedi  12  no- 
vembre (1594)  ,  écrivait  L'Estoile,  on  me  fit  voir  un  mou- 
choir qu'un  brodeur  de  Paris  venait  d'achever  pour  M"'*"  de 
Liancourt,  laquelle  le  devait  porter  le  lendemain  à  un  ballet, 
et  en  avait  arrêté  de  prix  avec  lui  à  dix-neuf  cents  écus, 
qu'elle  lui  devait  payer  comptant.  » 

Les  aperçus  que  donne  L'Kstoile  sur  les  parures  et  toilettes 
de  Gabrielle  ne  sont  point  exagérés.  On  a  publié,  il  y  a  quel- 
ques années  (I),  une  notice  historique  sur  V inventaire  des 
biens  meubles  de  Gabrielle  d'Estrées,  inventaire  dont  le  ma- 
nuscrit est  conservé  aux  Archives  impériales  :  rien  n'égale  la 
richesse ,  la  somptuosité  et  les  recherches  d'art  et  de  magni- 
ficence dont  s'environnait  Gabrielle  tant  dans  son  ameuble- 
ment que  sur  sa  personne.  Quand  elle  était  en  habit  de  cheval, 
elle  aimait  la  couleur  verte  :  «  Le  vendredi  17  mars  (1595),  dit 
L'Estoile  ,  il  fit  un  grand  tonnerre  à  Paris  avec  éclairs  et  tem- 
pête, pendant  laquelle  le  roi  était  à  la  campagne,  qui  chas- 
sait autour  de  Paris  avec  sa  Gabrielle ,  nouvellement  marquise 
de  Monceaux,  côte  à  côte  du  roi  qui  lui  tenait  la  main.  Elle  était 
à  cheval ,  montée  en  homme,  tout  habillée  de  vert,  et  rentra 
à  Paris  avec  lui  en  cet  équipage.  »  Or,  dans  l'inventaire  de  la 
garde-robe  de  Gabrielle,  on  lit  la  description  de  cet  élégant 
habit  de  cheval ,  qui  donne  idée  de  ce  que  pouvait  être  celui 


(1)  Bibliothèque  de  l'Ecole  des  Chartes,  aiin(';e  1841,  article  de  M.  de 
Fréville. 


;i2t  TArsKiiiKS   nr   undi. 

iloiit  L'iîsloilo  ;i  élé  l'nippé  ;  «  Un  Ciipot  et  une  di'Vtinlicio  iimir 
porter  à  cheval ,  de  satin  couleur  de  zizolin  ,  en  broderie  d'ar- 
gent avec  du  passemen?,  d'argent  mis  en  bâtons  rompus; 
dessus  des  passe  poils  de  satin  vert.  Le  capot  doublé  de  salin 
vert  gauffré  ,  el  dessus  le  rebras  des  boutonnières  en  broderie 
d'argent.  Et  ladite  devantière  doublée  de  taff(Has  couleur  de 
zizolin  ,  avec  le  chapeau  de  taffetas  aussi  couleur  de  zizolin , 
garni  d'argent,  prisé  deux  cents  écus.  « 

Au  baptême  du  fils  du  connétable,  où  le  roi  était  parrain 
(5  mars  1597),  la  marquise  assistait ,  magnifiquement  parée 
et  tout  habillée  de  vert  également  ;  mais  le  roi  s'amusa  à  con- 
trôler sa  coiffure,  lui  disant  qu'elle  n'avait  pas  assez  de  bril- 
lants dans  les  cheveux  :  «  elle  n'en  avait  que  douze,  el  on  di- 
sait qu'il  lui  en  fallait  quinze.  » 

Le  genre  de  beauté  de  Gabrielle  une  fois  attesté  par  l'im- 
pression générale,  on  peut  s'en  rendre  compte  d'après  ses  por- 
traits et  le  conclure  encore  plus  que  l'y  voir  à  travers  la  roi- 
deur  qui  n'est  que  dans  l'image,  el  sous  la  [larure  qui  de  loin 
la  surcharge  un  peu.  Elle  était  blanche  et  blonde;  elle  avait 
les  cheveux  blonds  et  d'or  fin,  relevés  en  masse  ou  mi-crèpés 
par  les  bords,  le  front  beau,  Ventrœil  (comme  on  disait 
alors)  large  el  noble,  le  nez  dioit  et  régulier,  la  bouche  pe- 
tite, souriante  el  poiirprine ,  la  physionomie  engageante  et 
tendre,  un  charme  répandu  sur  les  contours.  Ses  yeux  étaient 
de  couleur  bleue  et  d'un  mouvement  prompt ,  doux  et  clairs. 
Elle  était  complètement  femme  dans  ses  goûts,  dans  ses  am- 
bi lions,  dans  ses  défauts  mêmes; 

D'un  esprit  gentil  et  gracieux,  elle  avait  surtout  un  naturel 
parfait,  rien  de  savant  ;  le  seul  livre  qu'on  ait  trouvé  dans  sa 
bibliothèque  était  son  livre  d'Heures  (1). 

Sans  s'occuper  précisément  de  politique  ,  elle  avait  du  sens, 
et,  lorsque  son  cœur  l'avertissait,  elle  entendait  certaines  cho- 
se.^ avec  promptitude.  Un  jour  (mars  iri97),  le  roi,  a|)rès 
dîner,  était  allé  chez  sa  sœur  ÎMadanie  Catherine,  qui  était 
malade.  Madame  était  restée  protestante;  on  se  mit  pour  la 


(f)  On  a  peu  (le  lettres  d'elle;  j'en  lis  dcjx  qui  sont  imprimées  tant 
bien  que  ni.il  d  ins  les  Voyages  niix  Einirotis  de  Paris,  par  Deidit 
(  tome  11 .  p.  /(6  el  260);  ellfs  son!  adressées  à  la  duchesse  de  Ncvers  et 
assez  iiisi^jnifianlcs. 


GABRIELLE    d'eSTUÉES.  325 

distrnire  à  jouer  du  luth  et  à  chanter  un  Psaume,  selon  la 
mode  des  Calvinistes.  Le  roi ,  sans  y  songer,  commençait  à 
faire  sa  partie  dans  le  concert  et  à  psalmodier  avec  les  autres; 
mais  Gabrielle,  qui  était  près  de  lui  et  qui  songeait  à  ce  que 
pouvait  devenir  une  telle  imprudence  déligurée  par  la  mali- 
gnité,  lui  mit  aussitôt  la  main  sur  la  bouche  en  le  suppliant 
de  ne  plus  chanter;  ce  qu'elle  obtint. 

Malgré  tout ,  malgré  le  soin  qu'elle  mettait  à  se  concilier  le 
peuple  de  Paris,  elle  avait  peine  à  réussir;  et  lorsqu'on  apprit 
subitement,  au  milieu  des  fêtes  de  la  mi-carème  (12  mars  1597), 
qu'Amiens  venait  dèlre  surpris  par  les  Espagnols,  l'indigna- 
tion fut  grande  dans  la  ville.  Henri  IV,  se  retournant  vers  la 
marquise  qui  pleurait,  lui  dit  :  «  Ma  maîtresse,  il  faut  quitter 
nos  armes  el  monter  à  cheval  pour  faire  une  autre  guerre.  » 
Et  il  partit  pour  réparer  cet  échec  à  force  de  diligence  et  de 
courage.  Il  est  à  remarquer  que  Gabriolle  quitta  Paris  une 
heure  avant  lui  en  litière,  ne  s'y  sentant  pas  assurée  du  mo- 
ment que  le  roi  était  dehors.  On  lui  en  voulait  d'avoir  distrait 
le  roi  de  ses  affaires  et  de  l'avoir  endormi  dans  les  plaisirs.  I! 
y  avait  contre  elle  à  Paris ,  après  cette  prise  d'Amiens ,  quel- 
que chose  de  ce  qu'il  y  aura  contre  M""^  de  Pompadour  après 
Rosbach. 

Sully  a  beaucoup  parlé  de  Gabrielle  dans  ses  Mémoires,  et 
les  pages  en  ont  été  fort  commentées.  Je  ne  trouve  pas  qu'on 
ait  rendu  assez  de  justice  à  ce  témoignage  parfaitement  désin- 
téressé de  Sully.  On  lui  a  reproché  d'avoir  été  assez  rude  et 
sévère  pour  elle,  lorsqu'il  lui  avait  eu  ,  à  l'origine,  des  obli- 
gations pour  sa  fortune.  Mais,  en  admettant  ces  obligations, 
il  serait  singulier  qu'un  homme  de  bon  sens  et  de  ferme  juge- 
ment, comme  Sully,  fût  tenu  d'affaiblir  son  opinion  d'histo- 
rien sur  une  femme ,  parce  qu'elle  lui  auiait  rendu  quelques 
bons  offices  dans  un  intérêt  tout  personnel.  Mettons  notre 
pensée  au  point  de  vue  du  6dèle  serviteur  de  Henri  IV,  sans 
rien  y  ajouter  ni.retrancher.  Tant  qu'il  ne  fut  question  pour 
le  roi  que  d'avoir  près  de  lui  une  amie,  «  une  personne  confi- 
dente pour  lui  pouvoir  communiquer  ses  secrets  et  ses  ennuis, 
et  recevoir  d'elle  une  familière  et  douce  consolation,  »  il  n'eut 
aucune  objection  à  faire.  Un  jour  qu'il  servait  de  guide  et  de 
conducteur  à  Gabrielle  dans  un  voyage  où  elle  allait  retrouver 
le  roi,  il  manqua  d'arriver  à  la  dame  un  grave  accident  de 
VIII.  28 


326  CAUSEBIES    DU    I.UiNDl. 

voilure  dans  le  chemin.  Sully,  qui  la  croyait  déjà  morte,  était, 
il  le  confesse,  dans  un  grand  embarras  par  rapport  au  roi. 
Pourtant  il  s'en  consolait  tout  bas  et  prenait  assez  crûment  son 
parti  à  la  manière  des  vieux  Gaulois,  en  se  disant  ou  à  pou 
près,  comme  dans  le  fabliau  (je  rends  le  sens,  sinon  les  pa- 
roles) :  «  Après  tout,  ce  n'est  qu'une  femme  perdue,  et  il  s'en 
retrouvera  assez.  »  Je  ne  donne  pas  cette  manière  de  sentir 
pour  très-délicate  ni  pour  chevaleresque,  mais  elle  est  de 
Sully. 

A  Rennes  (1598),  quand  le  roi,  qui  songeait  sérieusement  à 
épouser  Giibrielle,  et  qui,  depuis  quelque  temps,  voulait  s'en 
ouvrir  à  Sully  sans  l'oser,  s'arma  à  la  fm  de  courage  et,  em- 
menant son  serviteur  dans  un  jardin,  le  retint  à  causer  durant 
près  de  trois  heures  d'horloge,  on  assiste  à  une  conversation 
à  la  fois  politique  et  des  plus  plaisantes.  Henri  commence  en 
marquant  son  intention  :  «  Allons  nous  promener,  nous  deux 
seuls,  lui  dit-il  en  lui  prenant  la  main  et  passant  familière- 
ment ,  selon  sa  coutume ,  ses  doigts  entre  les  siens  ;  j'ai  à  vous 
entretenir  longuement  de  choses  dont  j'ai  été  quatre  fois  tout 
près  de  vous  parler  ;  mais  toujours  me  sont  survenues,  en  ces 
occasions,  diverses  fantaisies  en  l'esprit  qui  m'en  ont  empê- 
ché. A  présent  je  m'y  suis  résolu.  »  Il  n'arrive  pourtant  au 
sujet  même  qu'après  une  demi-heure  au  moins,  durant  la- 
quelle il  parle.encore  d'autres  affaires  :  après  quoi  venant  au 
point  indiqué  ,  y  venant  par  de  nouveaux  circuits,  énumérant 
ses  fatigues  et  les  peines  qu'il  s'est  données  pour  parvenir  au 
trône  et  pour  rétablir  l'Étal,  il  montre  que  tout  cela  n'est  rien 
encore  et  n'aboutira  à  rien  de  solide  et  de  durable ,  s'il  ne  se 
procure  des  héritiers.  Mais,  cette  nécessité  des  héritiers  ad- 
mise et  le  divorce  avec  la  reine  Marguerite  étant  au.-si  chose 
convenue  et  déjà  ménagée  en  secret  auprès  du  pape,  quelle 
femme  prendre  et  de  qui  faire  choix?  Ici  Henri  IV  plaisante 
selon  son  usage,  et  mêle  à  sa  consultation  de  roi  ses  saillies.de 
Béarnais. 

Pour  lui ,  le  plus  grand  des  malheurs  de  la  vie  serait  «  d'a- 
voir une  femme  laide,  mauvaise  et  despite.  Que  si  l'on  obte- 
nait des  femmes  par  souhait,  afin  de  ne  me  repentir  point 
d'un  si  hasardeux  marché,  ajoutc-t-il,  j'en  aurais  une,  laquelle 
aurait,  entre  autres  bonnes  parties,  sept  conditions  princi- 
pales, à  savoir  :  beauté  en  la  personne,  pudicité  en  la  vie, 


GABRIELLE    d'eSTRÉES.  327 

complaisance  en  l'humeur,  habileté  en  esprit,  fécondité  en 
génération  ,  éminence  en  extraction,  et  grands  Étals  en  pos- 
session. Mais  je  crois,  mon  ami,  que  cette  femme  est  morte, 
voire  peut-être  n'est  pas  encore  née  ni  prête  à  naître;  et  par- 
tant, voyons  un  peu  ensemble  quelles  filles  ou  femmes  dont 
nous  avons  ouï  parler  seraient  à  désirer  pour  moi ,  soit  de- 
hors ,  soit  dedans  le  royaume.  » 

Cela  posé,  il  énumère  et  parcourt  la  liste  de  toutes  les  per- 
sonnes royales  et  d'extraction  souveraine  qui  sont  à  marier; 
il  épuise ,  comme  on  dirait ,  VAlmanach  de  Gotha  de  son 
temps,  distribuant  à  droite  et  à  gauche  des  lardons  et  voyant 
à  toutes  des  impossibilités.  Au  dedans  du  royaume,  il  cherche 
encore  parmi  les  princesses;  il  nomme  sa  nièce  de  Guise,  sa 
cousine  de  Rohan ,  la  fille  de  sa  cousine  de  Conti  ;  à  toutes  il 
trouve  des  inconvénients  encore,  et  conclut  à  la  normande  en 
disant  :  «Mais  quand  elles  m'agréeraient  toutes,  qui  est-ce 
qui  m'assurera  que  j'y  rencontrerai  conjointement  les  trois 
principales  conditions  que  j'y  désire,  et  sans  lesquelles  je  ne 
voudrais  point  de  femme  :  à  savoir  qu'elles  me  feront  des  fils, 
qu'elles  seront  d'humeur  douce  et  complaisante,  et  d'esprit 
habile  pour  me  soulager  aux  affaires  sédentaires  et  pour  bien 
régir  mon  État  et  mes  enfants,  s'il  venait  faute  de  moi  avant 
qu'ils  eussent  âge?...  » 

Sully  n'est  pas  dupe  de  cette  espèce  de  consultation  de  Pa- 
nurge,  et  il  le  fait  sentir  au  roi  :  «  Mais  quoi?  Sire,  lui  répond- 
il  ,  que  vous  plaît-il  d'entendre  par  tant  d'affirmatives  et  de 
négatives ,  desquelles  je  ne  saurais  conclure  autre  chose,  sinon 
que  vous  désirez  bien  être  marié,  mais  que  vous  ne  trouvez  point 
de  femmes  en  terre  qui  vous  soient  propres?  tellement  qu'à  ce 
compte  il  faudrait  implorer  l'aide  du  Ciel  afin  qu'il  fît  rajeunir  la 
reine  d'Angleterre,  et  ressusciter  Marguerite  de  Flandre,  ma- 
demoiselle de  Bourgogne  ,  Jeanne-la-Folle,  Anne  de  Bretagne 
et  Marie  Stuart,  toutes  riches  héritières,  afin  de  vous  en  mettre 
au  choix.  »  Et  se  faisant  gausseur  à  son  tour,  il  propose  pour 
dernier  moyen  de  faire  publier  par  tout  le  royaume  «  (jue  tous 
les  pères,  mères  ou  tuteurs  qui  auraient  de  belles  filles  de 
haute  taille,  de  dix-sept  à  vingt-cinq  ans,  eussent  à  les  amè- 
nera Paris,  afin  que  sur  icelles  le  roi  élût  pour  femme  celle  qui 
plus  lui  agréerait.  »  Et  il  poursuit  en  détail  ce  conseil  gaillard 
avec  toutes  sorles  d'enjolivements.  Bref,  le  roi  insistant  ton- 


328  CAUSEIUES    DU    LUNDI. 

jours  sur  ces  trois  conditions  dont  il  veut  être  sûr  à  l'avance, 
que  la  femme  en  question  soit  belle,  qu'elle  soit  d'humeur  dotice 
cXcomplaisante,  et  qu'elle  lui  fasse  des  fils,  Sully,  de  son  côté, 
tenant  bon  et  se  retranchant  à  diie  qu'il  n'en  connaît  pas  avec 
certitude  de  telles,  et  qu'il  faudrait  en  avoir  fait  l'essai  au 
préalable  pour  savoir  ces  choses ,  Henri  finit  par  livrer  son 
mot,  le  mot  du  cœur  :  Et  que  direz-vous  si  je  vous  en  nomme 
une?  »  Sully  fait  l'étonné  et  n'a  garde  de  deviner;  il  n'a  pas 
assez  d'esprit  pour  cela,  assure-l-il.  —  «  0  la  fine  bêle  que  vous 
êtes!  dit  le  roi.  Mais  je  vois  bien  où  vous  en  voulez  venir  en 
faisant  ainsi  le  niais  et  l'ignorant,  c'est  en  intention  de  me  la 
faire  nommer,  et  je  le  ferai.  »  Et  il  nomme  sa  maîtresse  Ga- 
brielle  comme  réunissant  évidemment  les  tiois  conditions  : 
«  Non  que  pour  cela,  ajoute-t-il  un  peu  honteusement  et  eu 
faisant  retraite  à  demi ,  non  que  je  veuille  dire  que  j'aie  pensé 
à  l'épouser,  mais  seulement  pour  savoir  ce  que  vous  en  di- 
riez ,  si,  faute  d'autre  ,  cela  nie  venait  quelque  jour  en  fantai- 
sie. »  On  voit  quelle  vive  et  vraie  conversation  il  s'est  tenu 
entre  le  roi  et  Sully  dans  ce  jardin  à  Rennes  ;  il  n'y  a  man- 
qué pour  faire  une  excellente  scène  de  comédie  historique 
que  d'avoir  été  racontée  par  les  secrétaires  un  peu  plus  légè- 
rement. 

A  quelque  temps  de  là,  à  l'occasion  du  baptême  de  l'un  des 
filsdeGabriellequ'on  veut  faire  traiter  en  tout  comme  un  Enfant 
de  Franco,  Sully  qui  s'y  op[)Ose  à  l'article  du  payement,  et  qui 
dit  tout  haut  :  «  //  n'y  a  point  d'Enfant  de  France  !  »  s'at- 
tire une  querelle  très-vive  avec  la  mère.  On  a  toute  cette  scène 
également  racontée  avec  détail,  la  réconciliation  que  Henri  IV 
veut  ménager  entre  son  ministre  et  sa  maîtresse,  et  qui  ne  fait 
(pi'amener  de  la  part  de  celle-ci  une  explosion  plus  violente 
d'injures  et  de  lamenlations.  Tuut  le  discours  qui,  en  cette 
occasion,  est  mis  dans  la  bouche  de  Gabrielle  a  l'air  d'èiro 
extrêmement  naturel ,  s'il  n'est  pas  très-relevé.  Ces  scènes,  au 
reste,  avec  elle  étaient  rares;  elh-  élail  de  ces  femmes  qui 
reposent  et  délassent  ceux  qui  les  aiment,  bien  loin  d'engen- 
drer les  querelles. 

Un  historien  du  temps  a  très-bien  rendu  ce  caractère  conci- 
liant, adroit  et  facile,  qui  était  une  des  puissances  de  Gabrielle, 
et  c'est  im  correctif  nécessaire  à  l'impression  que  laisserait, 
«ans  cela,  le  récit  un  peu  aigre  de  Sully  : 


GABRIELLE    d'ESTRÉES.  329 

«  Le  plaisir,  dit  l'historien  Maltliieu  en  parlant  de  cet  amour  de 
Henri  IV,  n'élait  pas  le  principal  objet  de  ses  atrections,  il  en  lirait  du 
service  au  démêlement  de  plusieiirs  brouilleries  dont  la  Cour  n'est  que 
trop  féconde.  Il  lui  fiait  (ù  Gabrielle)  les  avis  et  rapports  qu'on  lui  fai- 
sait de  ses  serviteurs,  et,  lui  décnuvranl  les  bleasurcs  de  son  esprit, 
elle  en  apaisait  incontinent  la  douleur,  ne  cessait  que  la  cause  n'en 
fût  ôtée,  l'oifense  adoucie  et  l'oITensé  content  ;  en  sorte  que  la  Cour  con- 
fessait que  celle  gi'ande  faveur  dangereuse  à  un  sexe  impérieux  sou- 
tenait chacun  et  n'opprimait  personne;  et  plusieurs s'éjouissaient delà 
grandeur  de  sa  fortune.  » 

Les  choses  en  étaient  là.  Le  roi,  qui  venait  d'être  assez  gra- 
vement malade  à  Monceaux,  avait  reçu  d'elle  des  preuves  d'af- 
feclion  entière.  Au  commencement  de  1599  Gabrielle  était, 
selon  toute  apparence  ,  sur  le  point  de  devenir  reine;  elle  était 
enceinte  de  nouveau.  Depuis  qu'elle  voyait  croître  ses  espé- 
rances, elle  se  rendait  de  plus  en  plus  courtoise  et  officieuse 
à  tous,  «  tellement  que  ceux  qui  ne  la  voulaient  pas  aimer  ne 
la  pouvaient  haïr.  »  C'est  une  merveille  ,  confesse  le  satirique 
d'Aubigné  lui-même,  comment  cette  femme,  «de  laquelle 
lextrème  beauté  ne  sentait  rien  de  lascif,  »  a  pu  vivre  plutôt 
en  reine  qu'en  maîtresse  tant  d'années  et  avec  si  peu  d'enne- 
mis. Ce  fut  l'art  et  le  charme  de  Gabrielle  d'avoir  su  mettre 
dans  cette  existence  plus  qu'équivoque  et  si  affichée  une  sorte 
de  dignité  et  quelque  air  de  décence.  Pourtant  elle  avait  des 
ennemis  (1),  des  rivales;  on  parlait  déjà  de  la  jeune  princesse 
de  Florence,  Marie  de  Médicis,  pour  la  faire  arriver  au  trône 
de  France.  Un  jour,  en  voyant  des  portraits  de  princesses  à 
marier,  elle  disait  à  d'Aubigné  en  la  lui  désignant  :  «  Celle- 

(I)  J'ai  sous  les  yeux  un  pamphlet  de  quatre  pat,'es  en  vers,  intitulé 
Dialogue,  composé  le  lendemain  de  la  mort  de  Gabrielle,  et  qui  exprime 
d'atroces  sentiments  de  haine.  On  y  fait  parler  l'Ombre  de  Gabrielle 
venue  de  l'Enfer  tout  expi es,  dit-on ,  pour  confesser  ses  crimes  : 

De  mes  parents  l'amour  voluptueuse. 
Et  de  mes  sœurs  l'ardeur  incestueuse, 
Rendent  assez  mon  ligna!,'e  connu  : 
De  l'exécraMe  et  malheureux  Atréc 
Est  emprunté  notre  surnom  d'Estrée, 
Nom  d'adultère  et  d'inceste  venu,  etc.,  etc. 

Indépendamment  de  la  désapprobation  tacite  des  Sully,  des  de  Thou, 
de  ces  royaiislci  lionnètes  gens,  elle  avait  donc  contre  elle  des  animo- 
silés  cachées  et  ardentes. 

28. 


330  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

ci  me  fait  peur.  »  Et  puis,  tout  n'était  pas  aussi  gagné  dans 
le  cœur  du  roi  qu'il  le  semblait.  Ce  roi,  en  effet,  malgré  son 
coin  connu  de  fragilité,  avait  toujours  en  définitive,  quand 
il  l'avait  fallu  ,  sacrifié  les  plaisirs  aux  affaires ,  et  il  y  avait 
en  lui  un  ressort  d'honneur  qui  pouvait,  au  dernier  moment, 
triompher  de  son  amour.  C'est  sans  doute  ce  que  voulait  dire 
Sully  lorsque,  quittant  Paris  pour  passer  à  Rosny  la  semaine 
sainte  de  1599,  il  disait  à  sa  femme  que  la  corde  était  bien 
tendue,  et. que  le  jeu  serait  beau  si  elle  rœ  rompait.,  mais 
que  le  succès,  selon  lui ,  ne  serait  pas  tel  que  se  l'imaginaient 
certaines  personnes.  11  faut  avoir  l'esprit  singulièrement  fait 
pour  voir  dans  cette  parole  de  prudente  et  prévoyante  obser- 
vation de  Sully  l'indice  qu'il  pourrait  bien  avoir  trempé  dans 
rem|)oisonnement  supposé  de  Gabrielle,  et  il  y  aurait  lieu, 
vraiment,  de  répéter  ici  avec  Dreux  du  Radier:  «  C'est  un 
soupçon  punissable.  » 

On  sait  le  reste.  .Gabrielle  se  sépara  du  roi ,  qui  était  à  Fon- 
tainebleau ,  pour  venir  elle-même  faire  ses  dévotions  de  la 
semaine  sainte  à  Paris.  Elle  y  descendit  dans  la  maison  du 
financier  italien  Zamet,  près  de  la  Bastille.  Le  jeudi  saint, 
après  le  dîner,  elle  alla  entendre  les  Ténèbres  en  musique  au 
petit  Saint-Antoine.  Elle  s'y  trouva  mal  vers  la  fin  de  l'office, 
revint  chez  Zamet;  son  mal  augmentant,  elle  voulut  sur 
l'heure  quitter  cette  maison  et  être  conduite  au  logis  de  sa 
tante,  INI""' de  Sourdis,  près  du  Louvre.  Elle  était  en  proie  soit 
à  des  convulsions,  soit  a  des  attaques  d'apoplexie  qui  la  défi- 
gurèrent en  quelques  heures.  On  annonçait  sa  mort  même 
avant  qu'elle  eût  cessé  de  vivre.  Elle  exj)ira  dans  la  nuit  du 
vendredi  au  samedi  9  ou  10  avril  1599.  Le  soupçon  d'empoi- 
sonnement courut,  et  Gabrielle  elle-même,  dans  ses  étreintes 
de  souffrance,  en  eut  la  pensée.  Ce  fut  exactement  comme 
pour  Madame,  duchesse  d'Orléans.  Après  elle  on  n'en  donna, 
mais  aussi  on  n'en  chercha  aucune  preuve.  Il  est  impossible 
aujourd'hui  de  prononcer  là-dessus  avec  certitude,  même 
avec  vraisemblance. 

Henri  IV  fut  désolé  et  paraissait  devoir  rester  inconsolable. 
Il  accourait  de  Fontainebleau  à  toute  bride  pour  voir  la  ma- 
lade, lorsque  la  nouvelle  de  la  mort,  qu'il  apprit  en  chemin 
à  Villejuif ,  le  fit  retourner  à  Fontainebleau.  Il  s'habilla  de 
noir,  et  la  Cour  prit  le  deuil  à  son  exemple.  Il  ne  garda  dans 


GABRIELLE    d'eSTRÉES.  331 

les  premiers  jours  auprès  de  lui  que  ceux  des  courtisans  qui 
avaient  le  plus  connu  Gabric'llp,  et  avec  qui  il  pouvait  s'en 
entretenir.  Quelques-uns  toutefois  se  hasardèrent  à  lui  faire 
entendre  qu'au  fond  de  cette  perte  il  y  avait  une  énorme  dif- 
ficulté politique  de  moins;  lui-même  il  sentait  qu'il  échappait 
à  une  faute.  Sully  survenant  lui  cita  les  Psaumes  et  lui  parla 
du  doigt  de  Dieu  /dont  la  sagesse  convertit  souvent  notre  mal 
en  bien  ;  il  parlait  en  cela  comme  sentaient  tous  les  bons 
Français ,  que  la  mort  de  cette  pauvre  femme  tirait  d'une  in- 
quiétude grave.  Au  compliment  de  condoléance  que  lui  adres- 
sait sa  sœur  Madame  Catherine,  Henri  IV  répondait  le  1 5  avril  : 
«  La  racine  de  mon  amour  est  morte,  elle  ne  rejettera 2)lus; 
mais  celle  de  mon  amitié  sera  toujours  verte  pour  vous,  ma  chère 
sœur.  »  Par  malheur,  ce  ne  fut  pas  tout  à  fait  la  vertu  ici  qui 
triompha  de  la  passion.  Peu  de  semaines  après,  Henri  Iv^  était 
repris  d'un  autre  amour  pour  Henriette  d'Entragues,  et  avant 
la  fin  de  l'année  il  lui  avait  fait  une  promesse  de  mariage 
('l^''  octobre  1599).  Les  pcëtes ,  qui  célébraient  à  l'envi  le 
tombeau  de  Gabrielle  et  le  deuil  du  royal  survivant,  n'avaient 
pas  encore  achevé  de  rimer  leurs  stances  et  complaintes,  qu'il 
était  ou  semblait  consolé. 

Les  diamants,  pierreries  et  joyaux  de  Gabrielle,  retenus  par 
Henri  IV  qui  désintéressa  les  héritiers,  et  devenus  joyaux  de 
la  Couronne,  furent  donnés  en  présent,  l'année  suivanie ,  à 
la  jeune  reine  ÎMarie  de  Médicis. 

Les  lettres  qu'on  a  de  Henri  IV  à  Gabrielle  ont  l'air  authen- 
tique :  ce  ne  sont  que  des  billets,  mais  qui  ont  leur  grâce.  En 
voici  quelques  traits  : 

«  Celte  lettre  est  courte,  afin  que  vous  vous  rendormiez  après  l'avoir 
lue.  » 

«  Passer  le  mois  d'avril  absent  de  sa  maîtresse,  c'est  ne  vivre  pas.  » 

«  Je  vous  écris,  mes  clières  amours,  des  pieds  de  voire  peinture  (de 
votre  porlraii),  que  j'adore  seulement  pour  ce  qu'elle  est  faite  pour  vous, 
noTi  qu'elle  vous  ressemble.  J'en  puis  êli-e  juge  eompélent,  vous  ayant 
peinte  en  toute  pei'fection  dans  mon  âme, —  dans  mon  àme,  dans  mon 
cœur,  dans  mes  yeux.  » 

«  Mes  chères  amours,  il  faut  dire  vrai ,  nous  nous  aimons  bien  :  cer- 
tes, pour  femme,  il  n'en  est  point  de  pareille  à  vous  ;  pour  homme,  nul 
ne  m'égale  à  savoir  bien  aimer. . .  » 

Il  est  dommage  qu'on  puisse  écrire  de  ces  charmantes  cho- 
ses à  plus  d'une  personne  en  si  peu  de  temps  :  car  les  lettres 


332  CAUSERIES    UU    LUNDI. 

à  la  marquise  do  Vorneuil  siiivirenl  do  près  celles  que  j'indi- 
que, et  leur  rosseuibleut. 

Henri  IV^  envoie  une  l'ois  des  vers  àGabrielle;  ce  sont,  les 
stances  célèbres  :  Charmante  Gabriel  le...  Un  littérateur 
belge  (1)  a  retrouvé  dans  un  recueil  manuscrit  ancien  le  re- 
frain :  Cruelle  départie...  Henii  IV  ou  ses  poêles  n'auront 
donc  fait  qu'emprunter  à  une  chanson  en  vogue  ce  refrain 
qu'affectionnait  peut-être  Gabrielle ,  et  ils  l'auront  adapté  à 
des  cou[)lets  nouveaux.  Hélas  !  combien  de  fois  la  même  chan- 
son d'amour  pourrait  ainsi  servir!  on  n'y  changerait  que  les 
noms. 

(I)  M.  Willenis.  Voir  le  ii"  0,  tonic  XL,  i\ci  Bullciins  de  l'Académie 
royale  de  Bruxelles. 


Mardi  16  aoùl  1853. 


NOUVEAUX  VOYAGES 

EN  ZIG-ZAG, 

PAR    TOPFFER. 

1853. 


C'est  l'heure  des  vacances,  c'est  le  moment  de  faire  son 
tour  de  Suisse,  sa  visite  aux  Alpes;  pour  ceux  qui  sont  libres 
comme  pour  ceux  qui  sont  retenus,  il  n'est  pas  de  moyen  plus 
agréable  ou  d'éclairer  sa  route  si  l'on  part,  ou  de  se  iigurer 
le  voyage  si  l'on  reste,  que  de  prendre  les  livres  de  Topffer. 
Cet  écrivain  si  regrettable,  erdevé  en  1846  à  l'âge  de  quarante- 
sept  ans,  au  moment  où  la  renommée  venait  le  couronner  et 
où  une  sympathie  universelle  le  récompensait  de  son  long 
effort,  avait  laissé  d'autres  récits  d'excursions  encore  que 
ceux  (pie  M.  Dubochet  a  |)ubliés  magnifiquement  en  1844. 
Ce  sont  ces  nouveaux  Voyages  qu'on  publie  aujourd'hui  (1),  et 
pour  lesquels  les  mêmes  artistes  ou  d'autres  également  dis- 
tingués ont  prèle  le  concours  de  leur  crayon  ou  de  leur  burin. 
Le  présent  volume,  digne  du  précédent,  contient  trois  excur- 
sions pédestres,  l'une  ancienne,  de  1833,  à  la  Grande-Char- 
treuse, l'autre  à  Gênes  et  à  la  Corniche;  mais  surtout  on  y  voit 
la  dernière  grande  excursion  que  Topffer  a  conduite  au  cœur 
de  la  Suisse,  la  plus  importante,  celle  du  moins  où,  comme  en 
prévision  de  sa  fin  prochaine,  il  a  rassemblé  le  plus  de  souve- 

(I)  Librairie  de  Victor  Lccou. 


334  CAUSEIUES    DU    LUNDI. 

nirs,  de  résultats  d'observation  ou  d'expérience,  son  Voyage 
de  ^842  autour  du  Mont-Blanc  et  au  Grimsel.  Maintenant 
qu'on  a  sous  les  yeux  l'ensemble  des  vues,  des  écrits  et  des 
croquis  deTopffcr,  c'est  le  cas  de  bien  expliquer  la  nature  de 
son  talent  comme  peintre  des  Alpes,  et  de  bien  fixer  le  genre 
de  son  invention,  le  caractère  à  la  fois  naïf  et  réfléchi  de  son 
originalité.  Je  tâcherai  de  le  faire  ici,  non  pas  en  zig-zag , 
mais  avec  suite  et  méthode,  de  manière  à  montrer  à  tons  en 
quoi  consistent  l'innovation  et  l'espèce  de  découvei'te  réelle 
du  charmant  artiste  genevois. 

Topffer  était  né  peintre,  paysagiste,  et  son  père  l'était;  mais, 
forcé  par  les  circonstances,  et  surtout  par  le  mauvais  état  de  sa 
vue,  de  se  détourner  de  l'expression  directe  que  réclamait  son 
talent  et  où  le  conviait  l'exemple  paternel,  il  n'y  revint  que 
moyennant  détour,  à  travers  la  littérature  et  plume  en  main  : 
cette  plume  lui  servit  à  deux  fins,  à  écrire  des  pages  vives  et 
à  tracer,  dans  les  intervalles,  des  dessins  pleins  d'expression 
et  de  physionomie. 

Le  paysage,  considéré  comme  genre  à  part  et  comme  objet 
distinct  de  l'art,  n'est  pas  chose  très-ancienne.  M.  de  Humboldt, 
dans  un  des  volumes  du  Cosmos,  a  traité  du  sentiment  de  la 
nature  physique  et  du  genre  descriptif,  en  les  suivant  aux  di- 
verses époques  et  dans  les  différentes  races  ;  il  a  aussi  traité  de 
la  peinture  du  paysage  dans  ses  rapports  avec  l'étude  de  la 
nature.  11  établit  que,  dans  l'antiquité  classique  proprement 
dite,  c<  les  dispositions  d'esprit  paiticuliéres  aux  Grecs  et  aux 
Romains  ne  permettaient  pas  que  la  peinture  de  paysage  fût 
pour  l'art  un  objet  distinct,  non  plus  que  la  poésie  descrip- 
tive :  toutes  deux  ne  furent  traitées  que  comme  des  acces- 
soires. »  Le  sentiment  du  charme  particulier  qui  s'attache  à 
la  reproduction  des  scènes  de  la  nature  par  le  pinceau  est  une 
jouissance  toute  moderne.  A  la  renaissance  de  la  peinture  au 
XV*  siècle,  les  paysages,  comme  fond,  étaient  traités  avec 
beaucoup  de  soin  dans  quelques  tableaux  histori(]ues;  mais  ils 
ne  devinrent  des  sujets  mêmes  de  tableaux  qu'au  xv!!"  siècle  : 
ce  fut  la  conquête  des  Lorrain,  des  Poussin,  des  Iluysdaal, 
des  Karl  Du  Jardin  et  do  ces  admirables  Flamands  que  Topffer 
saluait  les  premiers  paysagistes  du  monde.  Ils  découvrirent 
ce  que  les  Anciens  n'avaient, qu'à  peine  soupçonné  par  le  pin- 
ceau ;  ils  réalisèrent  aux  veux  ce  charme  que  les  grands  poètes, 


TOPFFER.  335 

Homère,  Théocrite  ou  Virgile,  avaient  su  mettre  aux  choses 
sim.ples.  Topffer  est  un  disciple  des  Flamands.  Et  ne  venez 
pas  lui  dire  que  ces  merveilleux  peintres  des  choses  naturelles 
ne  font  que  copier  minutieusement  la  nature.  Pour  Topffer, 
il  y  a  une  vie  cachée  dans  tout  paysage,  un  sens,  quelque 
chose  qui  parle  à  l'homme;  c'est  ce  sentiment  qu'il  s'agit 
d'extraire,  de  faire  saillir,  de  rendre  par  une  expression 
naïve  et  fidèle  qui  n'est  pas  une  pure  copie.  Le  paysage ,  selon 
Topffer,  n'est  pas  une  traduction,  mais  un  poème.  Un  paysa- 
giste est  «  non  pas  un  copiste,  mais  un  interprète;  non  pas  un 
habile  diseur  qui  décrit  de  point  en  point  et  qui  raconte  tout 
au  long,  mais  un  véritable  poé'/e  qui  sent,  qui  concentre,  qui 
résume  et  qui  chante.  »  Et  ce  n'est  qu'ainsi  qu'on  s'explique 
aussitôt  et  pleinement,  dit-il,  pourquoi  «  l'on  voit  si  souvent 
le  paysagiste,  qui  est  donc  au  fond  un  chercheur  de  choses  à 
exprimer  bien  plus  qu'il  n'est  un  chercheur  de  choses  à 
copier^  dépasser  tantôt  une  roche  magnifique,  tantôt  un  ma- 
je^tueux  bouquet  de  chênes  sains,  touffus,  splendides,  pour 
aller  se  planter  devant  un  bout  de  sentier  que  bordent  quel- 
ques arbustes  étriqués;  devant  une  trace  d'ornières  qui  vont 
se  perdre  dans  les  fanges  d'un  marécage  ;  devant  une  flaque 
d'eau  noire  où  s'inclinent  les  gaulis  d'un  saule  tronqué,  percé, 
vermoulu...  C'est  que  ces  vermoulures,  ces  fanges,  ces  ro- 
seaux, ce  sentier,  qui,  envisagés  comme  objets  à  regarder, 
sont  ou  laids  ou  dépourvus  de  beauté,  envisagés  au  contraire 
comme  signes  de  pensées,  comme  emblème  des  choses  de  la 
nature  ou  de  l'homme,  comme  expression  d'un  sens  plus 
étendu  et  plus  élevé  qu'eux-mêmes,  ont  réellement  ou  peuvent 
avoir  en  elfet  tout  l'avantage  sur  des  chênes  qui  ne  seraient 
que  beaux,  que  touffus,  que  splendides.  »  Et  revenant  aux 
peintres  flamands,  il  s'attache  à  montrer  que  leur  faire  n'est 
pas,  comme  on  l'a  dit,  toute  réalité,  mais  bien  plutôt  tout  ex- 
pression; que  ce  faire  est  «  plus  lin,  plus  accentué,  plus  figuré, 
plus  poétique  qu'aucun  autre,  et  si  éloigné  d'être  servilement 
imitatif  de  la  nature,  que  c'est  par  lui  au  contraire  que  nous 
apprenons  à  voir,  à  sentir,  à  goûter  dans  une  nature,  d'ailleurs 
souventingrate.ee  même  charme  que  respirent  lesÉgloguesde 
Théocrite  et  de  Virgile.  »  Il  en  donne  cJiemin  faisant  un  exem- 
ple. Au  moment  où  ces  réflexions  lui  viennent  (car  c'est  en 
voyage  qu'elles  lui  viennent,  sur  la  route  de  Viége  dans  le 


336  .  r.AUSKRIES    nu    LUNDI. 

Valais,  alors  qu'il  se  dirige  vers  la  vallée  de  Zermall),  il  ren- 
contre une  bergère  : 

"...  Plus  loin  (.•'(•si  iino  bcry;èi'c  (|iii  tricote  en  suivant  sa  vache  le 
lonj-'  (les  loutres  d'Iierbe  dont  la  roule  est  bordée.  Le  soleil  frappe  sur 
son  visajie  basané,  el  ses  cils  fauves  oirdjragenl  un  regard  à  la  fois  sau- 
vage el  timide.  Polter,  oîi  êles-vous?  car  c'est  ici  ce  que  vous  aimez; 
et ,  en  etlet,  dans  une  i)arcille  figure  ainsi  peignée,  ainsi  accoutrée, 
ainsi  indolente  et  occupée,  pauvre  el  insouciante,  respii-e  dans  tout  son 
charme  la  poésie  des  champs.  Mais  cette  poésie,  il  faut  un  niaîlçe  pour 
l'extraire  de  \h,  belle,  vivante  el  M'aie  tout  à  la  fois;  sans  cpioi  vous 
aurez  ou  bien  une  Estelle  à  liserés,  qui  ne  rappelle  que  romances  et 
fadeurs,  ou  bien  une  vilaine  tréatinii,  qui  ne  remue  que  d'ignobles 
souvenirs.  » 

Au  wn*^  siècle  donc,  il  y  eut  la  grande  et  originale  école 
de  paysagistes  qui  rendirent  tour  à  tour  la  beauté  italienne 
dans  ses  splendeurs  et  son  éléganle  majesté,  el  la  nature  rus- 
tique du  Nord  dans  ses  tranquilles  verdures,  ses  rangées  d'ar- 
bres le  long  d'un  canal,  ses  chaumines  à  l'entrée  d'un  bois, 
en  un  mot  dans  la  variété  de  ses  grâces  paisibles,  agrestes  et 
louchantes.  Mais  en  Suisse,  il  y  avait  des  paysages  et  point  de 
peintres.  Il  fallut  attendre  jusqu'au  siècle  suivant,  et  ce  fut 
un  littérateur,  Jean-,Iacqiies  Rousseau,  qui  donna  le  signal. 
Topffer  a  très-bien  marqué  que  le  paysage  de  la  Suisse  ou  des 
Alpes  se  divise  naturellemenl  en  trois  zones  distinctes,  et  dont 
la  conquête  ne  pouvait  se  faire  en  un  jour.  Il  y  a  la  zone  la 
plus  basse,  très-variée  pourtant,  très-accidentée;  elle  com- 
prend les  jardins  du  bas,  les  collines,  les  abords  cultivés  des 
gorges  el  le  tapis  des  premières  pentes;  elle  finit  où  finissent 
les  noyers.  C'est  le  paysage  savoyard  ou  celiu  du  canton  de 
Vaud  ,  celui  que  Jean-.Iacques  parcourait  en  piéton  dans  sa 
jeunesse  el  qu'il  a  rendu  avec  tant  de  fraîcheur.  Une  seule 
fois,  lui  ou  du  moins  son  Saint-Preux,  il  s'est  aventuré  dans 
la  zone  supérieure,  dans  les  montagnes  du  Valais;  on  peut 
voir  dans  la  première  partie  de  /a  Nouvelle  Héloïse  la  XXllI'' 
leîlreà.lulie  :  «  Tantôt  d'immenses  rochers  pendaient  en  ruines 
au-dessus  de  ma  tète;  tanlôt  de  liantes  el  bruyantes  cascades 
m'inondaient  de  leur  épais  brouillard  ;  tanlôl  un  torrent  éiernel 
ouvrait  à  mes  côtés  un  abîme,  etc.  »  Cette  peinture  est  bien, 
mais  elle  n'est  qu'une  première  vue  un  peu  générale,  un  peu 
confuse ,  et  sans  particularité  bien  distincte.  .Tean-Jacques  no 


TOPFKER.  337 

connaît  bien  sa  Suisse  qu'à  mi-côte,  par  ses  lacs,  ses  maison- 
nettes riantes  et  ses  vergers;  avec  lui  on  en  revient  toujours 
aux  Charmctles.  Il  n'a  jamais  dépeint  avec  détail  ni  pénétré, 
même  ce  qu'on  appelle  la  seconde  région  ou  région  moyenne. 
Cette  seconde  région,  qui  est  propre  à  la  Suisse,  est  plus 
sobre,  plus  austère,  plus  difficile;  elle  est  souvent  dénudée  ; 
la  végétation  variée  de  la  région  inférieure  y  expire,  mais  les 
sapins,  les  mélèzes,  à  son  milieu,  envahissent  les  pentes, 
revêtent  les  ravins,  bordent  les  torrents;  la  chaumière  n'y  est 
plus  riante  et  richement  assise  comme  dans  le  bas,  elle  y  est 
conquise  sur  la  sécheresse  des  terrains  et  la  roideur  des  pentes  : 
ce  n'est  plus  le  charme  agreste ,  c'est  le  règne  sauvage  qui  a 
sa  beauté.  Cette  seconde  région  qui ,  ai-je  dit ,  est  la  moyenne, 
mène  à  l'autre,  à  la  supérieure  et  sublime  qui  est  la  région 
des  pics,  des  glaciers,  des  resplendissants  déserts,  et  où  la 
rigueur  du  climat  «  ne  laisse  vivre  que  des  rhododendrons, 
quelques  plantes  fortes,  des  gazons  robustes,  »  au  bord  et 
dans  les  interstices  des  neiges  éternelles. 

Ces  hautes  régions  furent  en  quelque  sorte  la  découverte  et 
'la  conquête  de  l'illustre  physicien  Saussure.  Passionné  de 
bonne  heure  pour  les  montagnes,  vers  lesquelles  l'attirait  un 
attrait  puissant,  il  commença  en  1760  ses  courses  vers  les 
glaciers  de  Chamouni,  alors  peu  fréquentés,  et  depuis,  chaque 
année,  il  renouvela  ses  voyages  des  Alpes,  jusqu'à  ce  qu'en 
août  1787,  il  parvint  à  s'élever  à  la  cime  du  Mont-Blanc  qui 
avait  été  pour  la  première  fois  gravie  par  deux  habitants  de 
Chamouni  l'année  précédente.  Dans  les  descriptions  et  comptes 
rendus  tout  scientifiques  qu'il  a  donnés  de  ses  voyages,  Saus- 
sure a  été  peintre  par  endroits  :  en  présence  du  spectacle 
extraordinaire  et  inouï  qu'il  avait  sous  les  yeux,  «  il  tâche 
d'atteindre  à  la  grandeur  par  la  simplicité,  au  calme  et  à  la 
majesté  par  le  déroulement  harmonieux  et  paisible  de  sa  pé- 
riode sans  pompe  descriptive  et  sans  ornement  d'apparat.  » 

Ainsi  Saussure  découvrait  r.^//je  et  en  annonçait  sobrement 
la  poésie,  vers  le  même  temps  où  Bernardin  de  Saint-Pierre 
versait  les  trésors  tout  nouveaux  de  la  nature  tropicale  et  des 
mornes  de  l'Ile  de  France,  et  un  peu  avant  que  Chateaubriand 
eût  trouvé  la  savane  américaine. 

Mais  XAlpe  a  été  rude  à  conquérir  tout  entière  ;  les  monta- 
gnes ne  se  laissent  pas  brusquer  en  un  jour;  les  René  et  les 
VIII.  29 


338  CAUSERIES    nu    LUNDI. 

('.liilde-llcirold  les  traversent,  les  déprécient  ou  les  admirent, 
et  croient  les  connaître  :  elles  ne  se  livrent  qu'à  ceux  qui  sont 
forts,  patients  et  humbles  tout  ensemble.  11  faut  ici  du  pâtre 
jusque  dans  le  peintre.  Il  a  fallu  monter  lentement,  pied  à 
pied,  s'y  reprendre  à  bien  des  fois  avant  de  ravir  les  richesses 
dans  leurs  replis  (1). 

Quant  à  la  peinture  proprement  dite  et  par  le  pinceau,  ce 
ne  fut  que  sur  la  fin  du  xviii"  siècle  que  De  La  Rive  et ,  après 
lui,  Topffer  le  père,  commencèrent  à  rendre  le  paysage  suisse, 
savoyard,  de  la  zone  inférieure  dans  sa  grâce  et  sa  poésie 
familière;  «  les  masures  de  Savoie  avec  leur  toiture  délabrée 
et  leur  portail  caduc;  les  places  de  village  où  jouent  les  ca- 
nards autour  des  flaques;  les  fontaines  de  hameau  où  une 
(ille  hàlée  mène  les  vaches  boire  ;  les  bouts  de  pré  où  paît 
solitaire,  sous  la  garde  d'un  enfant  en  guenilles,  un  taureau 
redoutable;  »  puis  les  marchés,  les  foires,  les  hôtelleries;  les 
attelages  poudreux  avec  le  chien  noir  qui  court  devant;  les 
rencontres  de  curés,  de  noces,  de  marchands  forains;  les  ma- 
nants de  l'endroit  avinés  et  rieurs,  «  amusants  de  rusticité.  » 
Les  choses  en  étaient  là  lorsque  Topffer  commença  ses  voyages* 
pédestres  en  1823.  Vers  le  même  temps,  un  peintre  de  Neu- 
chàtel,  Meuron,  osait,  le  premier,  tenter  de  rendre  sur  la 
toile  «  la  saisissante  âpreté  d'une  sommité  alpine,  au  moment 
où,  baignée  de  rosée  et  se  dégageant  à  peine  des  crues  fraî- 
cheurs de  la  nuit,  elle  reçoit  les  premiers  rayons  de  l'aurore.  » 
Mais  les  Calame,  les  Diday  et  aulres  qui  marchent  sur  leurs 
traces  n'étaient  point  encore  venus.  Les  classiques  d'alors 
s'attachaient  à  prouver,  par  toutes  sortes  de  raisons  techni- 
ques et  de  considérations  d'atelier,  que  ces  régions  supérieures 
des  Alpes  étaient  essentiellement  impropres  à  être  reproduiles 
sur  la  toile  et  à  devenir  matière  de  tableaux.  Impossible, 
c'était  le  mot  consacré. 

Ici  va  se  bien  comprendre  l'originalité  de  Topffer  et  son 
coin  de  découverte  pittoresque.  Il  se  met  à  voyager  à  pied 
avec  ses  élèves  comme  sous-maître  d'abord  dans  un  pension- 
nat, en  attendant  qu'il  ait  sa  maison  à  lui  et  sa  joyeuse  bande. 

(1)  Byron  au  reste,  dims  son  séjour  on  Suisse  (1816),  a  senti  ciprali- 
qiié  les  Alpes  l)iin  autrement  que  Ciialeaubiiand  qui  tie  les  avait  vues 
d'ahoni  (|u'eii  passant  (18o:i),  et  qui  semble  les  avoir  traitées,  el  le 
Monl-IJIaiie  lui  -même,  du  haut  de  sa  {grandeur. 


TOPFFER.  339 

Il  a  quelque  apprentissage  à  faire,  il  le  fait  vite,  et  saisit  dès 
les  premiers  jours  la  poésie  de  ce  genre  de  voyages,  poésie 
de  fatigue,  de  courage,  de  curiosité  et  d'allégresse.  11  aspire 
presque  aussitôt  à  la  communiquer  et  à  la  bien  traduire,  en 
la  racontant  gaiement  à  l'usage  d'abord  de  ses  seuls  jeunes 
compagnons,  et  en  croquant  pour  eux  et  pour  lui,  d'une  plume 
rapide,  les  principaux  accidents  de  la  marche,  la  physiono- 
mie des  lieux  et  des  gens.  Cependant,  peu  à  peu,  il  s'enhar- 
dira; et  lui  qui,  au  fond  de  son  cœur,  peut  se  dire  :  Je  suis 
peintre  aussi!  ne  pouvant  l'être  par  les  couleurs,  il  ouvrira 
la  voie  aux  autres,  il  indiquera  les  chemins;  il  dira,  comme 
un  guide,  les  sentiers  escarpés  qui  mènent  au  point  de  vue 
réputé  désespéré  et  inaccessible;  il  esquissera  ce  que  d'antres 
peindront,  et,  à  chaque  pas  de  plus  que  fera  la  peinture  sin- 
cère à  la  conquête  de  ces  rudes  Alpes,  il  applaudira  ;ui  Iriomphe. 
Ses  courts  et  brusques  dessins,  ses  récits,  sont  une  suite  de 
jolis  tableaux  flamands,  relevés  tout  aussitôt  d'une  saveur 
alpestre,  de  quelque  chose  de  fruste  (pour  em[)loyer  un  de 
ses  mots  favoris)  et  d'un  caractère  sauvage  :  en  même  temps, 
il  n'oublie  jamais  le  côté  humain,  familier,  vivant,  qui  doit 
animer  le  paysage,  et  qui  lui  ôte  tout  air  de  descriptif.  Là 
même  où  il  s'élève  jusqu'à  cette  troisième  et  haute  région  où 
tout  semble  écraser  l'homme  et  où  la  vie  sous  toutes  ses 
formes  se  retire,  Topffer  trouve  encore  un  sens  correspondant 
au  cœur  en  ces  effrayantes  sublimités.  Après  avoir  décrit  en 
une  page  d'une  large  et  précise  magnificence  la  physionomie 
générale  du  Cervin,  par  opposition  à  l'effet  de  Cliamouni ,  il 
en  vient  à  s'interroger  sur  les  sources  de  son  émotion  : 

«D'où  vient  donc,  se  demande-l-il  en  présence  de  celte  effroyable 
pyramide  du  Cervin,  d'où  vient  l'inlérêl,  le  chartne  puissant  avec 
lequel  ceci  se  contemple.'  Ce  n'est  là  pourtant  ni  le  pittoresque,  ni  la 
demeui'e  possible  de  l'homme,  ni  même  une  merveille  de  gi|j;antesque 
pour  l'œil  qui  a  vu  les  astres  ou  pour  l'esprit  qui  conçoit  l'univers.  La 
nouveauté,  sans  doute,  pour  des  citadins  surtout;  l'aspect  si  rapproché 
de  la  mort,  de  la  solitude,  de  l'éternel  silence;  notre  existence  si  fiêle, 
si  passagère,  mais  vivante  et  douée  de  pensée,  de  volonté  et  d'atl'ec- 
tion,  mise  en  quelque  sorte  en  contact  avec  la  brute  existence  et  la 
muette  grandeur  de  ces  êtres  sans  vie,  \  oilà,  ce  semble,  les  vagues pensers 
qui  attachent  et  qui  secouent  l'âme  à  la  vue  de  celte  scène  et  d'autres 
pareilles.  Plus  bas,  en  effet,  la  reproduction,  le  changement,  le  renou- 
vellement nous  entourent;  le  sol  aclit  et  fécond  se  recouvre  éternelle- 


340  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

nient  de  parure  ou  de  fruits,  et  Dieu  semble  approcher  de  nous  sa  main 
pour  que  nous  y  puisions  le  vivre  de  l'été  et  les  provisions  de  l'hiver; 
mais  ici  où  cette  main  semble  s'être  retirée,  c'est  au  plus  profond  du 
cceur  que  l'on  ressent  de  neuves  impressions  d'abandon  cl  de  lerrcur, 
que  l'on  entrevoit  comme  ;\  nu  l'incomp.irable  l'aiblcsse  de  l'homme, 
sa  prochaine  et  éternelle  destruction  si ,  pour  un  instant  seulement ,  la 
divine  bonté  cessait  de  l'entourer  de  soins  tendres  et  de  secoui's  inlinis. 
i'oésie  sourde,  mais  puissante,  et  qui,  par  cela  même  qu'elle  diri;:e  la 
pensée  vers  les  grands  mystères  de  la  création,  captive  l'âme  et  l'élève. 
Aussi,  tandis  que  l'habituel  spectacle  des  bienl'ails  de  la  Divinité  tend 
à  nous  distraire  d'elle,  le  spectacle  passager  des  stérilités  immenses, 
des  mornes  déserts,  des  l'égions  sans  vie,  sans  secours  ,  sans  bienfaits, 
nous  ramène  ;\  elle  par  un  vif  sentiment  de  gratitude,  en  telle  sorte  que 
plus  d'un  homme  qui  oubliait  Dieu  dans  la  plaine  s'est  ressouvenu  de 
lui  aux  montagnes.  »* 

Topffer  se  rappelle  en  ces  moments  et  rassemble  dans  son 
impression  grandiose  le  sentiment  de  Tanliqne  Sinaï ,  les  res- 
souvenirs  des  Prophètes,  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  présent  et 
de  plus  parlant  à  l'homme  dans  la  tradition;  et  c'est  aiqsi 
qu'il  anime  encore  ces  apparitions  gigantesques  de  l'éblouis- 
sante et  froide  nature,  tandis  que  ceux  qui,  comme  Sénan- 
cour,  autre  grand  paysagiste  aussi ,  n'y  voient  que  le  couron- 
nement et  le  témoignage  subsistant  des  forces  aveugles,  n'en 
retirent  jusque  dans  leur  admiration  rien  que  de  morne,  de 
consternant  et  de  désolé. 

Le  charme  des  voyages  de  Topffer,  c'est  qu'il  ne  reste  ja- 
mais longtemps  sur  ces  hauteurs,  et  l'on  jouit  avec  lui  de  tous 
les  accidents  du  chemin.  Un  des  endroits  de  son  récit  qui  m'a 
laissé  le  plus  frais  souvenir,  c'est  son  excursion  aux  INIayens, 
près  de  Sion.  Les  Mcq/ens,  on  appelle  ainsi  sur  la  montagne 
les  lieux  oià  vont  dès  le  mois  de  77ini  les  nobles  Valaisans,  les 
patriciens  du  pays,  aujourd'hui  dépossédés  de  leur  inducncc. 
Ces  dignes  gens  ont  là-haut  des  solituies  et  de  doucescabancs, 
ce  (pi'on  appelle  le  Miujen  de  la  famille;  ils  se  hâtent  d'y 
monter  dès  qu'avril  a  fondu  les  neiges,  et  ils  ne  redescendent 
plus  à  Sion  qu'à  l'approche  de  l'hiver.  Topffer  nous  montre, 
chez  ces  familles  lidèles  au  culte  du  pas^é,  la  vie  paisible, 
régulière,  patriarcale,  l'oubli  du  siècle  cpii  serait  amer  à  trop 
regarder,  et  qui  n'émanci[)e  les  uns  qu'en  froissant  les  au- 
tres. «  Les  Mayens  sont  à  notre  avis,  dit-il  ,  un  Elysée  dont 
la  douceur  enchante,  plutôt  (pi'une  merveille  à  visiter;  »  et 
c'est  i)Our  cela  qu'il  donne  envie  d'y  monter  et  d'y  vivre  au 


TOPFFER.  341 

moins  une  saison.  Los  hôtes  qu'il  y  visite,  en  échange  de  ses 
croquis,  lui  font  voir  les  leurs  :  «  Ce  sont,  remarque-t-il ,  des 
aquarelles  faites  d'après  les  sites  uniformément  aimables  de 
ce  paisible  séjour.  Le  vert  y  domine,  cru,  brillant,  étalé,  mais 
les  fraîcheurs  de  l'endroit  s'y  reconnaissent  aussi,  et  aussi 
ces  menus  détails,  ces  neures  finesses  qui  échappent  souvent 
au  rapide  regard  de  l'artiste  exercé,  pour  se  laisser  retracer 
par  l'amateur  inhabile,  réduit  qu'il  en  esta  se  faire  scrupu- 
leux par  gaucherie  et  copiste  par  inexpérience.  » 

Personne  ne  fait  mieux  comprendre  que  Topffer  comment, 
sans  avoir  rien  des  procédés  convenus  et  artificiels,  on  par- 
vient à  épeler,  à  bégayer,  puis  à  parler,  chacun  selon  sa  me- 
sure et  avec  son  accent,  la  langue  du  pittoresque.  Il  faut  s'y 
mettre  avant  tout,  et,  pour  peu  qu'on  ait  de  sentiment  naturel 
en  face  des  objets,  le  suivre,  y  obéir,  travailler  à  y  donner 
jour.  A  force  de  croquis  manques,  on  arrivera  à  en  produire 
un  passable,  puis  un  parlant,  et,  à  la  On,  Von  se  sera  fait 
sa  petite  manière  à  soi  de  ne  s'y  prendre  pas  trop  tnal, 
et  cela  en  ne  poursuivant  que  la  nature  et  sans  imiter  per- 
sonne. Il  a,  à  ce  sujet,  de  ravissantes  pages  sur  ce  thème  : 
Qu'est-ce  que  croquer?  par  opposition  a  dessiner.  11  en  a 
d'autres  comparables  à  celles-là  sur  cet  autre  motif  :  Qu'est-ce 
que  flâner?  qui  est,  selon  lui,  tout  l'opposé  de  ne  rien  faire. 

Pour  le  style  de  même.  La  langue  de  Topffer  est  à  lui ,  et 
il  le  sait  II  n'y  a  pas  visé  d'abord,  et  elle  lui  est  venue  comme 
cela.  La  Suisse,  dans  ses  creux  de  vallées  et  ses  plis  de  ter- 
rain, a  gardé  trace  et  souche  de  bien  des  langues.  Il  y  a  là 
des  dialectes  d'emprunt  et  des  patois  indigènes.  Le  français, 
qui  est  très-indigène  en  quelques  parties,  est  resté  âpre  et  n'a 
jamais  eu  sa  greffe  définitive.  Genève  pourtant  y  a  donné  son 
poli  et  son  pli.  Mais  traversée  en  bien  des  sens  et  formée 
d'une  population  mi-partie  française,  italienne  et  germanique, 
Genève  aurait  fort  à  faire  pour  garder  une  langue  pure. 
Topffer  n'a  jamais  cherché  qu'à  l'avoir  naturelle  :  «  Je  ne 
suis  qu'un  Scythe,  s'écrie-t-il  comme  Anacharsis,  et  l'harmo- 
nie des  vers  d'Homère  me  ravit  et  m'enchante  !  Je  ne  suis 
moi,  qu'un  Genevois,  et  l'harmonie,  la  noblesse,  la  propriété 
ornée,  la  riche  simplicité  des  grands  maîtres  de  la  langue, 
pour  autant  que  je  sais  l'apprécier,  me  transporte  de  respect, 
d'admiration  et  de  plaisir.  De  bonne  heure  j'ai  voulu  écrire, 

29. 


342  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

et  j'ai  écrit;  mais  sans  me  faire  illusion  sur  ma  médiocrité 
et  mon  impuissance,  uniquement  pour  ce  charme  de  compo- 
ser, d'exprimer,  de  chercher  aux  sentiments,  aux  pensers, 
aux  rêves  de  choses  ou  de  personnes,  xine  façoji  de  les  dire 
à  mon  gré,  de  leur  trouver  une  ligure  selon  mon  cœur.  » 
Tout  en  admirant  nos  grands  écrivains,  il  ne  les  imite  donc 
pas  le  moins  du  monde  ;  placé  hors  du  cercle  régulier  et, 
pour  ainsi  dire,  national,  de  leur  influence,  il  ne  trouve  pas 
qu'il  y  ait  révolte  à  ne  pas  les  suivre,  même  dans  les  formes 
générales  qu'ils  ont  établies  et  qui  font  loi  en  France;  il  n'est 
pas  né  leur  sujet.  Il  écrit  d'emblée  à  sa  guise,  comme  il 
croque  le  paysage.  Sans  y  mettre  tant  d'artificiel  il  procède 
comme  Courier,  ou  plutôt  c'est  un  Montaigne  né  près  du  Lé- 
man,  et  qui  cherche  à  racheter  sa  rudesse  et  certains  sons 
rauques  par  du  mordant  et  du  vif.  Aussi,  à  défaut  du  coulant 
d'un  Voltaire,  de  l'harmonie  d'un  Bernardin  ou  d'un  Fénelon, 
et  s'il  n'a  presque  jamais  ce  qui  chante,  il  a  ce  qui  accentue 
et  ce  qui  saisit.  Toute  sa  théorie  du  style  est  agréablement 
exposée  et  mise  en  action  dans  la  rencontre  qu'il  fait  du  bon- 
homme Tobie  Morel  à  la  descente  du  grand  Saint-Bernard. 
Tobie  IMorel ,  tout  en  frappant  de  son  bâton  et  de  ses  souliers 
ferrés  les  dalles  de  la  chaussée,  rencontre  Topffer  et  sa  troupe 
d'écoliers,  et  en  homme  communicatif,  au  premier  mot 
échangé,  il  se  met  à  raconter  son  histoire;  il  le  fait  en  des 
termes  pleins  de  force  et  de  naïveté;  d'où  Topffer  en  revient 
à  son  axiome  favori  :  Tovs  les  paysans  07it  du  style.  Mal- 
herbe avait  dit  :  «  .l'apprends  tout  mon  français  à  la  place 
Maubcit.  »  Lui,  Topffei-,  il  veut  qu'à  deux  siècles  de  distance 
celte  parole  bien  comprise  signifie  :  «  Je  rajjprends  et  je  re- 
trempe mon  français  chez  les  gens  simples,  restés  fidèles  aux 
vieilles  mœurs,  comme  il  en  est  encore  dans  la  Stn'sse  ro- 
mande, en  Valais,  en  Savoie,  en  dessus  de  Homont,  à  Liddes, 
à  Saint-Branchier,  au  bourg  Saint-Pierre.  C'est  là  qu'en  ac- 
costant, dit-il ,  le  paysan  qui  descend  la  chaussée,  ou  en  s'as- 
seyantle  soir  au  foyer  des  chaumières,  on  a  le  charme  encore 
d'entendre  le  français  de  souche,  le  français  vieilli ,  mais  ner- 
veux, souple,  libre  et  parlé  avec  une  antique  et  franche  net- 
teté par  des  hommes  aussi  simples  de  mœurs  que  sains  de 
cœur  et  sensés  d'esprit;...  —  en  telle  sorte  que  la  parole  n'est 
plus  guère  que  du  sens,  mais  franc,  natif,  et  comme  transpa- 


TOPFFER.  343 

rent  d'ingénuité.  »  A  d'autres  endroits  de  ses  écrits,  et  tout 
en  reconnaissant  avec  vérité  les  défauts  habituels  au  caractère 
du  paysan,  il  est  revenu  encore  sur  la  pari  de  solide  bon 
sens  qu'il  trouve  en  plus  grande  mesure  chez  eux  que  dans 
les  autres  classes  :  «  Ceci  se  marque  bien  dans  leur  langage, 
ajoute-t-il,  qui  est  clair,  discret,  et  d'une  conslante  propriété. 
Aussi  trouvé-je  toujours  du  plaisir  à' m'entretenir  avec  eux  des 
choses  qui  sont  à  leur  portée.  » 

De  cette  observation  attentive  du  langage  campagnard  et 
paysanesque ^  combinée  avec  beaucoup  de  lecture,  de  littéra- 
ture tant  ancienne  que  moderne,  tant  française  quegrecque('l), 
est  résulté  chez  Topffer  ce  style  composite  et  individuel  f|ue 
nous  goûtons  sans  nous  en  dissimuler  les  impeifeclions  et  les 
aspérités,  mais  qui  plaît  par  cela  même  qu'il  est  naturel  en 
lui  et  plein  de  saveur.  C'est  ainsi  qu'on  écrit  dans  les  littéra- 
tures qui  n'ont  point  de  capitale,  de  quartier  général  clas- 
sique ni  d'Académie;  c'est  ainsi  qu'un  Allemand,  qu'un  Amé- 
ricain ou  même  un  Anglais  use  à  son  gré  de  sa  langue.  En 
France,  au  contraire,  où  il  y  a  une  Académie  française  et  où 
surtout  la  nation  est  de  sa  nature  assez  académique,  où  le 
Suard,  au  moment  où  on  le  croit  fini,  recommence;  où  il  n'est 
pas  d'homme  comme  il  faut,  dans  son  cercle,  qui  ne  parle 
aussitôt  de  goût;  où  il  n'est  pas  de  grisette  qui,  rendant  son 
volume  de  roman  au  cabinet  de  lecture,  ne  dise  pour  [)remier 
mot  :  C'est  bien  écrit,  on  doit  trouver  qu'un  tel  style  est 
une  très-grande  nouveauté,  et  le  succès  qu'il  a  obtenu  un 
événement  :  il  a  fallu  bien  des  circonstances  pour  y  préparer. 
Nous  supplions  seulement  qu'on  ne  l'imite  pas,  et  qu'on  n'aille 
pas  faire  un  genre  littéraire,  une  école,  de  ce  qui,  chez  le 
libre  amateur  genevois,  a  été  précisément  l'absence  d'école 
et  une  inspiration  forte  et  combinée. 

(I)  Ce  n'est  pas  sans  dessein  que  j'indique  la  littérature  grecque,  car 
Topller  élail  lieUéniste;  il  a  même  donné  une  édition  des  Harangues  de 
Démosthène,  et  il  se  souvient  évidemment  du  grec  dans  celte  [dii'ase 
de  ses  Voyages  en  Zig-zng ,  par  exemple  :  «  C'est  1;\  mieux  qu'ailleurs 
(dans  une  excursion  en  commun  du  maîlre  avec  sesélèvos)  qu'il  dépend 
de  lui,  s'il  veut  bien  profiter  amicalement  des  événements,  des  impres- 
sions, des  spectacles  et  des  vicissitudes,  de  fonder  de  saines  notions 
dans  les  espi'ils,  de  fortifier  dans  les  cœurs  les  sentiments  aimables  et 
bons,  tout  comme  d'y  combattre,  d'y  ruiner  à  l'improviste,  et  sitr  le 
rasoir  de  l'occasion  ,  tel  penchant  disgracieux  ou  mauvais.  » 


344  CAUSERIES     DU    LUNDI. 

Topffer,  qui  so  sépare  de  nous  gens  du  centre,  qui  est  en 
indépendance  et  en  réaclion  contre  la  litlérature  française  de 
la  capitale,  et  qui  la  juge,  nous  semble  parfois  bien  sévère  et 
même  injuste.  Ce  n'est  i)as  le  moment  de  discuter  quelques- 
uns  des  noms  qu'il  met  en  cause  :  il  api)récie  les  talents  célè- 
bres et  en  vogue  ,  moins  encore  en  oux-mèmes,  ce  semble,  que 
d'après  leurs  discijiles  et  leurs  iniluences;  il  a  de  ces  condam- 
nations décisives,  anticijiées,  qu'entre  contemporains  et  artis- 
tes qui  courent  plus  ou  moins  la  même  carrière,  il  faut  laisser 
au  temps  seul  le  soin  de  tirer  entièrement.  S'il  vivait,  il  n'au- 
rait sans  doute  qu'à  se  relire,  nous  n'aurions  pas  même  à  le 
lui  faire  comprendre.  Et  n'est-ce  pas  lui  qui  a  dit  quelque 
part  :  «  Les  auteurs  vivants  jugent  mal  les  auteurs  vivants?  » 

Les  sentiments  élevés,  ceux  que  naturellement  la  pensée 
de  sa  mort  réveille,  nous  reviennent  à  son  sujet.  Il  a  raconté 
dans  le  présent  volume  sa  visite  en  deux  asiles  consacrés 
par  la  religion,  à  la  Grande-Ciuirtreuse  en  1833,  à  l'hospice  du 
Saint-Bernard  en  18  52  11  nous  semble  qu'il  manque  quehpie 
chose  à  sa  visite  de  la  Grande-Chartreuse;  il  est  novice  en- 
core, son  monastère  est  troj)  effacé;  il  nous  peint  la  haute 
vallée  plutôt  que  le  but  même;  il  n'a  pas  l'hymne  du  char- 
treux, l'allégresse  du  cloître,  le  rayon  de  Le  Sueur  et  de  saint 
Bruno.  La  sympathie,  sans  lui  faire  défaut,  y  est  mêlée  de 
quelques  tons  qui  crient.  Mais  à  l'hospice  du  Saint-Bernard, 
c'est  différent  :  riios[)italilé  cordiale  l'a  gagné,  et  aussi  l'as- 
pect de  l'humble  foule  agenouillée  le  jour  de  la  fête  du  cou- 
vent l'a  pris  au  cœur.  Le  i)eintre  en  lui  et  le  chrétien  se  sont 
rencontrés  :  «Oh!  le  pittoresque  spectacle,  s'écrie-t-il  à  la 
vue  de  l'évêque  de  Sion  officiant  en  personne  et  de  sept  cents 
fidèles  environ  accourus  d'Aoste,  du  Valais,  de  Fribourg, 
priant  debout,  agenouillés,  ou  assis  par  rangées  sur  les  degrés 
et  relluant  jusque  dans  l'étage  siq)érieur!  Des  vieillards,  des 
petits  garçons,  des  jeunes  filles,  des  mères  et  leurs  nourris- 
sons; toutes  les  poses  de  la  dévotion  naïve,  du  recueillement 
craintif,  de  l'humilité  respectueuse;  toutes  les  attitudes  de  la 
fatigue  qui  s'endort,  de  l'attention  qui  se  lasse,  et  aussi  de 
cette  oisiveté  de  l'àme  pour  laquelle  le  culte  catholique  ne  se 
montre  jamais  sévère,  à  la  condition  que  les  doigts  roulent  les 
grains  d'un  chapelet  et  que  la  langue  murmure  des  prières.  )^ 
Et  ne  croyez  pas  que  ce  dernier  mot  soit  une  épigramme;  car 


TOPFFER.  345 

tout  aussitôt,  dans  une  page  très-belle  et  pleine  d'onction,  tout 
en  réservant  son  principe  de  foi ,  il  va  rendre  hommage  à  ce 
trait  d'ingénue  et  d'absolue  soumission  qui  est  obtenue  plus 
facilement  par  la  religion  catholique  et  qui  procède  du  dogme 
établi  de  l'autorité  même;  il  y  reconnaît  un  vrai  signe  de 
l'esprit  religieux  sincère  :  a  Et  en  effet,  dit-il,  être  chrétien, 
être  vrai  disciple  de  Jésus- Christ,  c'est  bien  moins,  à  l'en 
croire  lui-même,  admettre  ou  ne  pas  admettre  telle  doctrine 
théologique,  entendre  dans  tel  ou  tel  sens  un  dogme  ou  un 
passage,  que  ce  n'est  assujettir  son  âme  tout  entière,  ignorante 
ou  docte,  intelligente  ou  simple,  à  la  parole  d'en  haut,  pas 
toujours  comprise,  mais  toujours  révérée.  »  Sous  cette  impres- 
sion d'une  douce  piété  communicative,  il  appellera  donc  plus 
d'une  fois  les  dignes  religieux  du  grand  Saint-Bernard  ses 
frères,  ses  coreligionnaires  très-certainement,  en  dépit  de  qui- 
conque pourrait  y  trouver  à  redire.  Tout  humble  qui  prie  lui 
paraît  son  coreligionnaire  plus  sûrement  que  tout  raisonneur 
et  tout  petit  docteur  qui  discute.  11  a  beau  être  de  Genève,  il 
se  retrouve  encore  du  diocèse  et  de  la  paroisse  de  saint  Fran- 
çois de  Sales  par  un  côté.  Près  de  mourir,  Topffer  reviendra 
sur  cette  idée  d'assujettissement,  d'acquiescement  intime  et 
volonlaire  qui  était  le  trait  essentiel  de  sa  foi  :  «  Qui  dispute, 
doute;  qui  acquiesce,  croit...  Je  crois  et  je  me  confie,  deux 
choses  qui  peuvent  être  des  sentiments  vagues,  sans  cesser 
d'être  des  sentiments  foits  et  indestructibles.  » 

Dès  le  temps  où  il  visitait  la  Grande-Chartreuse,  Topffer, 
voyant  ce  renoncement  absolu  qui  imprime  le  respect  et  une 
sorte  de  terreur,  s'était  posé  dans  toute  sa  précision  le  pro- 
blème qui  est  fait  pour  troubler  une  âme  [iréoccupée  des  des- 
tinées futures  :  le  chartreux,  le  trappiste,  en  effet,  le  disciple 
de  saint  Bruno  ou  de  Rancé  vit  cliaque  jour  en  vue  de  sa 
tombe,  tandis  que  d'autres,  la  plupart,  ne  vivent  jamais  qu'en 
vue  de  la  vie  et  comme  s'ils  ne  devaient  jamais  mourir  : 
«  Destinée  étrange  que  celle  de  l'homme!  se  demandait  le 
voyaiiour  jeune  encore  et  plein  de  jours:  la  vie  lui  est  donnée, 
et  il  est  un  insensé  s'il  s'y  attache,  puisqu'elle  va  lui  être  re- 
tirée :  la  mort  lui  est  imposée  irrévocablement,  et  il  est  un 
insensé  encore  s'il  y  sacrifie  la  vie,  puisqu'elle  est  un  bien- 
fait de  Dieu'....  Que  faire  donc?  et  conmient  concilier  celte 
contradiction  fatale,  comment  caresser  tout  ensemble  et  la  vie 


346  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

et  la  mort?  Hélas  !  c'est  là  l'équilibre  où  il  n'est  donné  <à  au- 
cun homme  d'atteindre!  »  Et  dans  le  doute,  entre  les  deux, 
«  entre  ceux-là  qui  disposent  toutes  choses  comme  s'ils  de- 
vaient toujours  rester  dans  ce  monde,  et  ceux  qui,  comme 
les  chartreux,  dis|)0sent  toutes  choses  comme  s'ils  l'avaient 
déjà  quitté,  »  c'est  encore  la  folie  du  chartreux  qui  lui  paraît 
la  moindre.  Douze  ans  après,  au  lit  de  mort  lui-même,  et 
durant  sa  dernière  maladie,  Topffer  revenait  sur  cette  médi- 
tation, sur  cette  énigme  de  la  destinée,  dont  il  avait  désormais 
une  pleine  conscience,  et  il  la  dénouait,  selon  sa  mesure,  en 
homme  de  famille,  en  époux  et  en  père,  pieux,  résigné  et 
saignant  :  «  Renoncer  au  monde,  si  l'on  prend  le  précepte  à 
la  lettre,  disait-il,  c'est  fausser  sa  destinée  en  dépravant  sa 
nature.  Renoncer  au  monde,  si  l'on  prend  le  précepte  dans 
son  esprit,  c'est  faire  en  toutes  choses  une  part  à  la  vie  et  une 
part  à  la  mort,  et  cela  jusqu'au  dernier  soupir.  »  — Dans  la 
première  partie  de  son  explication,  Topffer  n'a  pas  assez  senti, 
je  le  crains,  tout  le  mystère  de  la  vie  cachée,  de  la  vie  des 
antiques  Ermites  et  des  Pères  du  désert;  mais  il  est  impos- 
sible de  mieux  faire  la  part  de  l'homme  de  la  société  et  du 
père  de  famille  mourant. 

.le  n'ai  pas  craint  de  laisser  arriver  ces  pensées  graves  et 
funèbres  jusque  dans  la  lecture  de  ces  derniers  Voyages  si 
remplis  de  soleil,  de  joie,  d'accidents  de  toute  sorte,  si  animés 
d'une  sociabilité  charmante,  et  tout  parsemés  de  figures  ou 
de  perspectives.  Après  s'en  être  pénétré  et  en  s'engageant  sur 
les  pas  de  l'excellent  initiateur  dans  ces  expéditions  de  fatigue 
et  de  plaisir,  plus  d'un  visiteur  des  hautes  cimes,  au  tournant 
d'un  roc,  au  reflet  d'un  glacier,  à  l'humble  vue  d'une  clôture, 
se  surprendra  à  dire  comme  pour  un  compagnon  absent  et 
pour  un  ami  qui  nous  a  devancés  :  «  Topffer,  où  êtes-vous?  » 


Lundi  22  août  1853. 


GIBBON. 


Gibbon  est  à  certains  égards  un  écrivain  français,  et  il  a  de 
droit  sa  place  marquée  en  notre  xviii'^  siècle.  Dans  le  séjour 
qu'il  fit  à  Lausanne,  jeune,  de  seize  à  vingt  et  un  ans,  il  s  ap- 
prit tout  à  fait  à  penser  en  français,  à  ce  point  que  les  lettres 
en  anglais  qu'il  écrivait  pendant  ce  temps  sont  de  quelqu'un 
qui  ne  sait  plus  bien  sa  langue.  Plus  tard,  retourné  en  Angle- 
terre, le  premier  Essai  qu'il  publia  {Essai  sur  l'Étude  de  la 
Littérature  ^  1761  )  est  écrit  en  français.  Poussé  par  sa  voca- 
tion d'historien  et  cherchant  encore  son  sujet,  il  entreprend 
avec  son  ami  Deyverdun  une  Histoire  générale  de  la  Répu- 
blique des  Suisses  (ce  même  thème  héroïque  que  Jean  de 
Millier  traitera  bientôt),  et  Gibbon  a\ait  déjà  composé  l'intro- 
duction  en  français  :  il  fallut  que  l'illustre  historien  David  Hume 
le  rappelât  à  l'idiome  national ,  en  lui  disant  comme  Horace 
aux  Romains  qui  écrivaient  leurs  livres  en  grec  :  «  Pour- 
quoi portez-vous  le  bois  à  la  foret?  »  Dans  les  dernières  an- 
nées de  sa  vie  enfin,  étant  revenu  habiter  à  Lausanne,  sa  con- 
versation habituelle  était  en  français,  et  il  craint  que  les  derniers 
volumes  de  son  Histoire  de  la  Décadence  et  de  la  Chute  de 
l'Empire  romain,  composés  durant  cette  époque,  ne  s'en 
ressentent  :  «  La  constante  habitude,  dit-il,  de  parler  une  lan- 
gue et  d'écrire  dans  une  autre  peut  bien  avoir  infusé  quelque 
mélange  de  gallicismes  dans  mon  style.  »  Si  ce  sont  là  pour 
lui  des  inconvénients  et  peut-être  des  torts  aux  yeux  des  purs 
Bretons,  que  ce  soit  au  moins  à  nos  yeux  une  raison  de  nous 
occuper  de  lui  et  de  lui  rendre  une  justice  plus  particulière, 
comme  à  un  auteur  éminent  qui  a  été  en  partie  des  nôtres. 


.Us  CArSKRIES    DU    LUNDI. 

On  a  ,  quand  on  parle  de  Gibbon,  même  en  France,  «ne 
prévention  défavorable  à  vaincre;  c'est  que  lui-même  a  parlé 
du  Chrislianijime  dans  les  15"  et  16*  cha[)itres  de  son  premier 
volume  avec  une  all'eclalion  d'impartialité  et  de  froideur  qui 
ressemble  à  une  hostilité  secrète,  et  qu'à  ne  voir  les  choses 
que  du  simple  point  do  vue  historique,  il  a  manqué  d'un  cer- 
tain sens  délicat,  tant  à  l'égard  du  fond  do  l'idée  chrétienne 
que  par  rapport  aux  convenances  qu'il  avait  à  observer  envers 
ses  propres  contemporains.  Jugeant  trop  des  autres  d'après 
lui,  et  aussi  d'après  le  milieu  parisien  de  son  temps,  Gibbon 
crut  le  monde  arrivé  à  un  état  complet  d'indifférence  et  de 
scepticisme.  Quand  il  vit  le  scandale  que  ses  deu.x  chapitres 
avaient  causé,  surtout  en  Angleterre,  chez  les  pieux,  les 
timides,  les  prudents  (comme  il  voulait  les  appeler),  il  en  eut 
quelque  regret,  et  il  convient  que,  si  c'avait  été  à  recom- 
mencer, il  y  aurait  pris  garde  davantage;  car  Gibbon,  s'il 
n'est  point  du  tout  un  homme  religieux ,  est  encore  moins  un 
sectateur  et  un  fauteur  d'incrédulité.  Il  se  borna  dans  sa 
Défense  à  ce  qui  était  strictement  nécessaire,  et  il  évita  ce  qui 
eût  pu  enllammer.  Témoin ,  dans  les  dernières  années  de  sa 
vie,  de  la  Révolution  française,  il  se  plaisait  à  adhérer  en  tout 
à  la  profession  de  foi  de  Burko  :  a  J"admire  son  éloquence, 
disait-il,  j'approuve  sa  politique,  j'adore  sa  chevalerie,  et  j'en 
suis  presque  à  excuser  son  respect  pour  les  établissements 
religieux.  »  Et  il  ajoutait  qu'il  avait  quelquefois  pensé  à  écrire 
un  dialogue  des  morts,  dans  lequel  Lucien,  Erasme  et  Voltaire 
se  seraient  fait  leur  confession ,  seraient  convenus  entre  eux 
du  danger  qu'il  y  a  à  ébranler  les  vieilles  croyances  établies 
et  à  les  railler  en  présence  d'une  aveugle  multitude.  Tous  ces 
retours  de  Gibbon  sont  sans  doute  exclusivement  dans  un 
intérêt  politique  et  social,  et  ses  paroles  trouvent  encore 
moyen  de  s'y  imprégner  d'un  secret  mépris  pour  ce  qu'il  ne 
sent  pas.  Ne  lui  demandez  pas  plus  de  chaleur  ni  de  sympa- 
thi(;  pour  cet  ordre  de  sentiments  ou  de  vérités;  il  a  du  lettré 
chinois  dans  sa  manière  d'apprécier  les  religions. 

Jl  ne  porte  guère  plus  de  chaleur  en  apparence  dans  la  con- 
sidération des  mouvements  politiques  des  peuples  et  dans  la 
concept  ion  de  l'histoire.  Pourtant  ici  son  amour  de  l'antiquité 
et  son  culte  classique  le  sauvent  des  injustices.  Il  est  épris  de 
la  noble  gloire  et  des  luttes  généreuses  d'un  Cicéron  ;  il  se. 


GIBBON.  349 

nourrit  sans  cesse  de  l'esprit  et  des  ouvrages  de  «  ce  grand 
auteur,  »  qu'il  appelle  «  toute  une  bibliotbèque  de  raison  et 
d'éloquence.  »  Bien  qu'essentiellement  impropre  à  Jiborder  la 
tribune,  Gibbon  a  assisté  comme  membre  du  Parlement  aux 
discussions  de  son  pays;  les  huit  sessions  qu'il  y  passa  lui 
furent,  dit-il,  «  une  école  de  prudence  civile,  la  première  et  la 
plus  essentielle  qualité  d'un  historien.  »  Il  y  a  un  moment  où, 
dans  les  dangers  de  la  guerre  de  Sept  Ans,  il  est  redevenu 
Anglais  à  la  voix  de  Pitt;  il  s'est  fait  capitaine  de  milice  et  a 
paru  animé  d'un  éclair  d'enthousiasme  patriotique.  Habituel- 
lement, et  quand  il  a  la  plume  en  main,  il  est  vrai  de  dire  que 
ce  genre  d'émotion  et  d'inspiration  lui  est  étranger.  Ses  idées 
favorites  de  gouvernement  concordent  avec  celles  d'Horace 
Walpole;  il  a  placé  volontiers,  comme  ce  dernier,  son  âge  d'or 
historique  dans  cette  merveilleuse  période  et  cette  ère  élij- 
séenne  du  siècle  des  Antonins,  «  dans  kKiuelle  le  monde  vit 
cinq  bons  monarques  se  succéder  sans  interruption  (I).  » 
D'Auguste  à  Trajan  ,  Gibbon  a  trouvé  la  forme  d'empire  à 
laquelle  sa  raison  et  ses  instincts  d'esprit  le  rattachent  le  plus 
naturellement.  Dans  son  premier  écrit  [V Essai  siu^  V Élude 
de  la  Littérature),  el  quinze  ans  avant  de  publier  sa  grande 
composition  histoiique,  il  décelait  déjà  sa  préférence  pour  ce 
grand  tout  continu  et  pacifique  de  l'Empire  romain  ;  il  le  place 
presque  au  niveau  de  ce  que  l'Europe  est  devenue  depuis;  il 
fait  remarquer  de  plus,  à  l'avantage  de  cet  ancien  état  du 
inonde,  que  des  pays,  aujourd'hui  barbares,  étaient  éclairés 
alors  et  jouissaient  des  bienfaits  de  la  civilisation  :  «  Du  temps 
des  Pline,  des  Plolémée  et  desGalien,  dit-il,  l'Europe,  à  pré- 
sent le  siège  des  sciences,  l'était  également;  mais  la  Grèce, 
l'Asie,  la  Syrie,  l'Egypte,  l'Afrique,  pays  féconds  en  miracles, 
étaient  remplis  d'yeux  dignes  de  les  voir.  Tout  ce  vaste  corps 
était  uni  par  la  paix,  par  les  lois  et  par  la  langue.  L'Africain 
et  le  Breton ,  l'Espagnol  et  l'Arabe  se  rencontraient  dans  la 
capitale,  et  s'instruisaient  tour  à  tour.  Trente  des  premiers  de 
Rome,  souvent  éclairés  eux-mêmes,  toujours  accompagnés  de 
ceux  qui  l'étaient,  partaient  tous  les  ans  de  la  capitale  pour 
gouverner  les  provinces,  et,  pour  peu  qu'ils  eussent  de  curio- 
sité, l'autorité  aplanissait  les  routes  de  la  science.  » 

(1)  Voir  la  lettre  d'Horace  Wulpole  à  Gibbon ,  du  U  février  1776. 
VIII.  .  30 


380  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

Sans  aller  peut-être  aussi  loin  (|ue  Montesquieu  ,  qui  voyait 
en  Trajan  «  le  prince  le  plus  accompli  dont  l'histoire  ait  jamais 
parlé;  avec  toutes  les  vertus,  n'étant  extrême  sur  aucune; 
enfin  l'homme  le  plus  propre  à  honorer  la  nature  humaine  et 
représenter  la  divine;  »  sans  se  prononcer  si  magnifiquement 
peut-être ,  et  en  faisant  ses  réserves  d'homme  pacifique  au 
sujet  des  guerres  et  des  ambitions  conquérantes  de  Trajan , 
Gibbon  plaçait  volontiers  à  cette  époque  le  comble  idéal  de  la 
grandeur  d'un  empire  et  de  la  félicité  du  genre  humain.  A 
partir  de  cet  âge,  couronné  par  les  règnes  d'Antonin  et  de 
Marc-Aurèle,  la  décadence  commence,  et  Gibbon  va  en  retra- 
cer l'histoire  avec  exactitude,  avec  regret,  en  s'attachant  à 
tout  ce  qui  la  retarde ,  en  répugnant  à  tout  ce  qui  l'accélère  ; 
une  belle  histoire  où  le  génie  de  l'ordre,  de  la  méthode,  de  la 
bonne  administration,  domine  ;  une  narration  revêtue  de  toutes 
les  qualités  fermes,  continues  et  solides,  qui  la  font  ressem- 
bler, jusque  dans  ses  dégradations  successives  et  inévitables 
à  travers  les  temps  barbares,  à  une  large  chaussée  romaine. 

Ainsi  Gibbon,  qui  avait  assisté  de  sa  personne  à  l'époque 
des  Chatham,  était  par  goût  et  par  tempérament,  comme  par 
étude,  pour  l'époque  des  Trajan.  Plus  on  l'étudié  dans  sa  vie 
et  dans  sa  nature  particulière,  et  mieux  on  se  rend  compte  de 
cette  préférence.  D'une  bonne  et  ancienne  famille  originaire 
du  comté  de  Kent,  ayant  un  grand-père  et  un  père  tories,  il 
naquit  à  Putney  dans  le  Surrey,  le  27  avril  1737.  11  a  tout 
d'abord  un  retour  de  plaisir  sur  la  bonté  de  la  nature  qui, 
ayant  pu  au^si  bien  le  faire  naître  esclave,  sauvage  ou  paysan, 
a  placé  son  berceau  dans  un  pays  libre  et  civilisé,  à  une  éjjoque 
de  science  et  de  philosophie,  au  sein  d'une  famille  d'un  rang 
honorable  et  convenablement  partagée  des  dons  de  la  fortune. 
Ce  sentiment  modéré  de  contentement  animera  toute  la  vie  de 
Gibbon,  et,  même  dans  ses  courtes  passions,  le  tiendra  à  égale 
distance  des  ravissements  et  des  désespoirs.  11  était  l'aîné  de 
cinq  frères  qui  moururent  en  bas  âge,  et  d'une  sœur  qui  vécut 
un  peu  plus,  et  qu'il  connut  assez  pour  la  regretter.  Il  était 
lui-même  d'une  complexion  délicate  qui  fit  longtemps  craindre 
l)our  ses  jours;  il  fut  soigné,  moins  par  sa  mère  un  peu  indif- 
férente, ce  semble,  que  par  une  tante  maternelle  pleine  d'af- 
fection et  de  mérite.  Il  puisa  auprès  d'elle  «  ce  précoce  et 
irrésistible  amour  de  la  lecture,  qu'il  n'échangerait  pas,  diUl, 


GIBBON.  334 

pour  les  trésors  de  l'Inde.  »  A  l'âge  de  sept  ans,  on  le  mit  aux 
mains  d'un  précepteur,  d'un  digne  vicaire  de  campagne,  John 
Kirkby,  sur  lequel  il  a  laissé  des  paroles  touchantes.  A  neuf 
ans,  on  l'envoya  à  l'école  de  Kingston,  mais  sans  grand  profit, 
à  cause  des  interruptions  commandées  par  la  faiblesse  de  sa 
santé.  Après  dix-huit  mois,  la  mort  de  sa  mère  le  fit  rappeler; 
il  ne  profita  guère  davantage  à  l'école  de  Westminster,  d'où  il 
faisait  de  fréquentes  absences  pour  les  bains  de  Bath  et  la 
maison  de  santé.  Il  lisait  durant  ce  temps  un  peu  au  hasard 
tous  les  livres  qui  lui  tombaient  sous  la  main,  et  où  se  pre- 
nait sa  curiosité  déjà  excitée  ;  elle  l'était  de  préférence  tou- 
jours dans  le  sens  des  connaissances  historiques,  et  un  instinct 
de  critique  aussi  le  dirigeait  plutôt  vers  les  sources.  Aux  ap- 
proches de  sa  seizième  année,  la  nature  fit  un  effort  en  sa 
faveur  et  déploya  ses  forces  secrètes  ;  ses  crises  nerveuses  dis- 
parurent, et  il  acquit  une  santé  suffisante,  de  laquelle  il  n'abusa 
jamais. 

Son  père  se  décida  à  le  placer  à  Oxford  et  le  fit  inscrire  en 
qualité  d'étudiant  ordinaire  au  collège  de  la  Madeleine.  En 
jetant  un  regard  en  arrière  et  en  embrassant  toute  cette  pé- 
riode de  ses  premières  années,  Gibbon  tient  à  indiquer  qu'il 
n'y  laisse  rien  de  regrettable  ni  à  plus  forte  raison  d'enchan- 
teur; que  cet  âge  d'or  du  matin  de  la  vie,  qu'on  vante  toujours, 
n'a  pas  existé  pour  lui,  et  qu'//  n'a  jamais  connu  le  bonheur 
d'enfance.  J'ai  déjà  remarqué  cela  pour  Volney  :  ceux  à  qui 
a  manqué  cette  sollicitude  d'une  mère,  ce  premier  duvet  et 
cette  fleur  d'une  affection  tendre,  ce  charme  confus  et  pé- 
nétrant des  impressions  naissantes,  sont  plus  aisément  que 
d'autres  dénués  du  sentiment  de  la  religion. 

Gibbon  a  laissé  de  l'éducation  qu'on  recevait  ou  plutôt  qu'on 
ne  recevait  pas  à  Oxford  de  son  temps  une  description  qui, 
dans  la  froideur  de  son  ironie,  est  la  plus  sanglante  satire. 
Oxford,  comme  toutes  les  institutions  riches,  sans  contrôle,  et 
livrées  à  elles-mêmes,  était  tombé  peu  à  peu  dans  mille  abus 
qu'on  assure  avoir  été  en  partie  corrigés  ou  diminués  depuis. 
Gibbon  déclare  qu'il  ne  reconnaît  avoir  aucune  obligation  à 
l'université  d'Oxford  ,  et  il  en  parle  en  effet  comme  le  fils  le 
moins  reconnaissant.  L'assujettissement  des  études  s'y  rédui- 
sant presque  à  rien,  il  y  continuait  dans  l'intervalle  le  cours  de 
ses  lectures  toutes  personnelles  ;  il  s'essaya  dès  lors  sur  un  sujet 


352  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

singulier  et  qui  était  prématuré  non-seulement  pour  lui,  mais 
pour  tous  les  hommes  de  son  temps,  sur  le  siècle  de  Sésos- 
tris;  il  cherchait  à  y  concilier,  au  moyen  de  suppositions 
d'ailleurs  assez  ingénieuses,  les  divers  systèmes  de  chrono- 
logie. Avant  d'avoir  terminé  son  ouvrage,  il  était  en  état  d'en 
juger  les  imperfections  et  les  vides  :  «  La  découverte  de  ma 
propre  faiblesse,  dil-il,  fut  mon  premier  symptôme  de  goût.  » 
Mais  le  grand  fait,  l'accident  mémorable  du  séjour  de  Gibbon 
à  Oxford  est  sa  conversion  passagère  à  la  religion  catholique. 
Dès  son  enfance,  il  avait  aimé  la  discussion  sur  les  matières 
religieuses;  il  avait  du  goût  pour  le  raisonnement  et  la  dialec- 
tique :  il  lut  des  livres  de  théologie  et  de  controverse,  i\lidd- 
leton,  Bossuet  surtout,  qu'il  proclame  le  grand  maître  en  ce 
genre  de  combats.  VExposilion  de  la  Doctrine  catholique 
par  l'évoque  de  Meaux  entama  sa  conversion,  et  Y  Histoire  des 
Fariations  l'acheva  :  «  C'était  tomber,  dit-il,  sous  les  coups 
d'un  noble  adversaire.  »  Cette  conversion  solitaire  et  toute 
par  les  livres  caractérise  bien  Gibboji.  A  peine  il  la  sentit 
consommée  en  lui ,  qu'il  résolut  de  la  déclarer  et  d'en  faire 
profession  :  «  La  jeunesse,  dit-il,  est  sincère  et  impétueuse,  et 
un  éclair  passager  d'enthousiasme  m'avait  élevé  au-dessus  de 
toutes  les  considérations  humaines.  » 

On  peut  juger  du  scandale  :  un  élève  d'Oxford  se  convertir 
au  papisme  !  Le  père  de  Gibbon  prit  un  prompt  parti,  il  réso- 
lut de  dépayser  son  fils,  et  l'envoya  pour  quelques  années 
sur  le  continent,  à  Lausanne,  dans  la  maison  d'un  honnête 
ministre  du  pays,  le  pasteur  Pavilliard.  Ce  fut  là  que  Gibbon, 
bien  moins  par  aucune  suggestion  étrangère  que  par  de  nou- 
velles lectures,  de  nouveaux  raisonnements  et  des  arguments 
qu'il  composa  tout  exprès  à  son  usage,  en  vint  au  bout  di;  dix- 
sei)t  mois  à  rejeter  sa  nouvelle  croyance  et  à  rentrer  dans  sa 
communion  première.  Ainsi,  converti  d'abord  à  la  communion 
romaine  à  Oxford  en  juin  1733  à  l'âge  de  seize  ans  et  deux 
mois,  il  se  rétractait  à  Lausanne  en  décembre  4754  à  l'âge  de 
dix-sept  ans  et  huit  mois.  C'était  exactement,  à  quelques  an- 
nées près,  ce  qu'avait  fait  Baylc  dans  sa  jeunesse.  Chez  Gibbon 
tout  s'était  passé  dans  la  tète  et  dans  le  champ-clos  de  la  dia- 
lectique ;  un  raisonnement  lui  avait  apporté  son  nouveau  sym- 
bole, et  un  autre  raisonnement  le  renqiorta.  Il  pouvait  se  dire, 
|)0Mr   sa  |)ropre   satisfaction,  (pi'il   ne  (k'vait  l'un  et  l'autre 


GIBBON.  333 

changement  qu'à  sa  lecture  ou  à  sa  méditation  solitaire.  Plus 
tard,  quand  il  se  llaltait  d'être  tout  à  fait  impartial  et  indilTé- 
rent  sur  les  croyances,  il  est  permis  de  supposer  que,  même 
sans  se  l'avouer,  il  nourrissait  contre  la  pensée  religieuse  une 
secrète  et  froide  rancune  comme  envers  un  adversaire  qui 
vous  a  un  jour  atteint  au  défaut  de  la  cuirasse  et  qui  vous  a 
blessé. 

M.  Pavilliard  a  parlé  de  son  étonnement  lorsqu'au  premier 
abord ,  dans  les  discussions  qu'il  engageait  avec  son  jeune 
hôte,  il  voyait  devant  lui  «  ce  petit  personnage  tout  mince, 
avec  une  grosse  fêle,  disputant  et  poussant  avec  la  plus  grande 
habileté  les  meilleurs  arguments  dont  on  se  soit  jamais  servi 
en  faveur  du  papisme.  »  Avec  les  années,  Gibbon  devint  gro- 
tesquement  gras  et  replet;  mais  la  charpente  osseuse  chez  lui 
était  des  plus  minces  et  des  plus  frêles.  Tout  le  monde  connaît 
sa  silhouette,  son  profil  découpé  qui  est  en  tète  àesMéinoires, 
et  où  il  est  représenté  triturant  sa  prise  de  tabac,  ce  corps 
volumineux  et  rond  porté  sur  deux  jambes  fluettes,  ce  petit 
visage  comme  perdu  entre  un  front  haut  et  un  menton  à  double 
étage,  ce  petit  nez  presque  effacé  par  la  proéminence  des 
joues.  Il  faut  ajouter  avec  Suard  qu'il  prononçait  avec  affecta- 
tion, et  d'un  ton  de  fausset,  la  langue  française,  laquelle  il 
parlait  d'ailleurs  avec  une  rare  correction  et  comme  un  livre. 
Dès  sa  jeunesse,  il  était  donc  singulier  d'aspect  et  de  tournure, 
et  il  le  savait  un  peu.  Racontant  son  passage  à  Turin  et  sa 
présentation  à  celte  Cour  à  l'âge  de  vingt-sept  ans,  se  plaignant 
du  peu  de  sociabilité  des  dames  piémontaises,  il  disait  :  «  Les 
femmes  de  meilleure  société  que  j'aie  rencontiées  sont  encore 
les  filles  du  roi.  J'ai  jasé  environ  un  quart  d'heure  avec  elles; 
j'ai  parlé  de  Lausanne  et  suis  devenu  si  familier  et  si  à  mon 
aise  que  j'ai  tiré  ma  tabatière,  ai  tapé  dessus,  ai  prisé  deux 
fois  (crime  inouï  jusque-là  dans  la  salle  de  réception!),  puis 
j'ai  poursuivi  mon  discours  dans  mon  attitude  habituelle,  le 
corps  penché  en  avant  et  le  doigt  indicateur  en  l'air.  »  Voilà 
l'homme,  et  même  le  jeune  homme  qui  fut  successivement 
amoureux  de  W'-'Curchod  (la  future  M"'" Necker )  et  capitaine 
de  grenadiers  (1). 

(I)  Je  crains  toujours  dans  ces  Portraits  de  pous.ser  à  la  caricature, 
ce  qui  pour  quelques-uns  des  personnages  serait  facile,  mais  ce  qui  es! 
plein  d'inconvénients  et  ce  qui  dérange  pour  Je  lecteur  la  vraie  propor- 

30. 


354  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

J'insisterai  peu  sur  ce  premier  et  cet  unique  amour  deGibbon, 
passion  qui  n'était  que  naturelle  en  son  moment  et  qui  de  loin 
peut  sembler  un  ridicule.  Il  vit,  durant  son  séjour  à  Lausanne, 
M"*^  Curchod,  fille  d'un  pasteur  des  enviions,  belle,  savante 
et  vertueuse  :  il  l'aima  très-sincèrement,  fit  agréer  sa  recherche 
et  ses  vœux,  et  ne  désespéra  point  d'obtenir  le  consentement 
de  son  père.  Mais,  retourné  en  Angleterre,  il  trouva  un  ob- 
stacle absolu  dans  la  volonté  paternelle,  et,  après  une  lutte 
pénible,  il  se  résigna  à  son  destin  :  «  il  soupira  comme  amant, 
et  obéit  comme  fds  (1).  «  Même  lorsqu'il  est  le  plus  amoureux, 

lion  des  choses.  Garât,  qui  n'avait  pas  celte  crainte  ni  celte  précaiilion, 
et  dont  la  ptuiiie  se  permettait  déjà  I)ieri  des  fantaisies  à  la  mode  de 
notre  temps,  a  fait,  au  tome  II  de  ses  Mémoires  sur  M.  Suard,  ce  por- 
trait en  charge,  qui  est  d'ailleurs  amusant  .- 

«  L'auteur  de  la  grande  et  supeibe  Histoire  de  l'Empire  romain  avait 
à  peine  quatre  pieds  sept  à  luiit  pouces;  le  Iroric  immense  de  son  corps 
à  ^l'os  ventre  de  Silène  était  posé  sur  cette  espèce  de  jand)es  grêles 
qu'on  appelle  pûtes;  ses  pieds  assez  en  dedans  pour  que  la  pointe  du 
droit  pût  embarrasser  souvent  la  pointe  du  ■,'auclie,  étaient  assez  longs 
et  assez  larges  pour  servir  de  socle  à  une  statue  de  cinq  pieds  six 
pouces.  Au  milieu  de  son  visage,  pas  plus  gros  que  le  poing,  la  racine 
de  son  nez  s'enfonçait  dans  le  crâne  plus  profondément  que  celle  du 
nez  d'un  Kalmouck,  et  ses  yeux  très-vils,  mais  très-petits,  se  perdaient 
dans  les  mêmes  piofondeurs.  Sa  voix,  qui  n'avait  que  des  accents  aigus, 
ne  pouvait  avoir  d'autre  moyen  d'arriver  au  cu'ur  que  de  percer  les 
oreilles.  Si  Jean-.lacques  avait  rencontré  Gibbon  dans  le  pays  de  Vaud, 
il  est  à  croire  qu'il  en  eût  fait  un  pendant  de  son  portrait  si  piipianl 
du  Juge-Mage.  M.  Suard,  qui  aimait  si  peu  et  à  voir  et  à  faire  sur- 
tout des  caricatures,  peignait  souvent  M.  Gibbon,  et  toujoui's  comme 
Hlme  Brown.  »  Mme  Brown  est  l'auteur  de  la  découpure  qui  se  voit  en 
lêle  des  Mémoires.  Pourtant ,  dans  la  lettre  adressée  à  M.  Guizot  et  qui 
se  lit  en  lêle  de  l'Histoire  traduite,  M.  Suard  a  le  bon  goùl  de  ne  pas 
forcer  les  trails  et  de  rester  dans  la  mesure. 

(1)  (;ib!)on  se  dégagea  envers  M'ie  Curchod  bien  plus  lard  qu'on  ne 
pourrait  le"sui)poser,  et  cinq  ans  sculeuieut  après  avoir  quitté  la  Suisse. 
On  n'a  pas  assez  remarqué  que  c'est  de  Gibbon  qu'il  s'agit  dans  une 
lettre  d(!  Jean-Jacques  Rousseau  à  Moultou,  datée  de  Métiers  et  du 
k  juin  1763  :  «  Vous  me  doiniez  pour  M'ic  Curchod,  écrit  Jean-Jacques, 
une  commission  dont  je  m'acquitterai  mal,  précisément  ;\  cause  de 
mon  estime  pour  elle.  Le  refroidissement  (h;  M.  Gibbon  nu;  fait  mal 
penser  d(!  lui-,  j'ai  revu  son  ï\\yv.[\'Ei;si\i  sur  l'Élude  de  la  Liiiérature), 
il  y  coin'l  après  l'esprit;  il  s'y  guindé.  M.  (;il)bon  n'est  point  mou 
homme  :  je  ne  puis  croire  qu'il  soit  celui  de  M"<-'  Curchod.  Qui  ne  sent 
pas  son  prix  n'est  pas  digne  d'elle;  mais  qui  l'a  pu  sentir  el  s'en  détache 
est  un  homme  à  mépriser...  »  —  Gibbon  a  l'honnêteté  de  renvoyer  à 


I 

GIBBON.  385 

Gibbon  garde  la  marque  de  sa  na'ure  essentiellement  modérée  ; 
il  s'accommode  de  son  malheur  sans  trop  d'orage  :  an  fond, 
il  est  doux  et  tranquille,  même  aux  heures  de  passion.  Les  let- 
tres d'amour  et  de  douleur  qu'il  écrivait  à  celle  dont  il  avait 
espéré  la  main,  se  terminaient  pre:ique  invariablement  par  ces 
mots  :  «  fai  l'honneur  (Vêtre,  mademoiselle  ^  avec  les  sen- 
timents qui /ont  le  désespoir  de  ma  vie,  votre  Irès-huinble 
et  très-obéissant  serviteur.  »  Plus  tard  ,  se  ressouvenant  de 
cet  amour  malheureux,  loin  de  retrouver  aucun  mouvement 
de  trouble  ou  de  regret,  il  ressent  plutôt  de  la  fierté  (  mêlée  de 
quelque  surprise)  d'avoir  été  capable  une  fois  d'un  si  pur  et 
si  exfflté  sentiment. 

Mais  pendant  ce  séjour  de  près  de  cinq  ans  à  Lausanne,  il 
contracta  des  habitudes  intellectuelles  qui  furent  décisives 
pour  sa  carrière  littéraire  et  qu'il  ne  perdra  plus.  Au  nombre 
des  résultats  bons  ou  fâcheux  qu'il  constate,  il  compte  celui-ci, 
d'avoir  cessé  d'être  un  An:2;lais,  c'est-à-dire  un  insulaire  mar- 
qué au  coin  de  sa  nation  et  jeté  dans  un  moule  indélébile  : 
(ette  forme  en  lui  s'effaça  alors  et  ne  reprit  jamais  qu'impar- 
faitement depuis.  Et,  par  exemple,  en  voyant  Voltaire  jouer 
(!o  sa  personne  la  tragédie  à  Lausanne  où  il  était  en  ces  années, 
et  tout  en  convenant  que  sa  déclamation  était  plus  emphatique 
que  naturelle.  Gibbon  sentit  se  foi  tifier  son  goût  pour  le  théâtre 
français  :  «  et  ce  goût,  confesse-t-il,  a  peut-être  affaibli  mon 
idolâtrie  pour  le  génie  gigantesque  de  Shakspeare ,  laquelle 
nous  est  inculquée  dès  l'enfance  comme  le  premier  devoir  d'un 
Anglais.  »  Sur  d'autres  points,  les  avantages  que  Gibbon  retira 
de  son  exil  sont  moins  contestables.  11  alla  dans  le  monde , 
s'accoutuma  à  la  société  des  femmes  et  se  débarrassa  de  sa 
gaucherie  primitive.  Il  étendit  son  coup  d'oeil  et  le  cercle  de 
son  horizon.  Il  refit  lui-même  son  éducation  avec  liberté  et 
méthode.  Il  se  rompit  à  écrire  correctement  tant  en  français 
qu'en  latin,  et,  en  acquérant  une  égale  facilité  à  s'exprimer  en 
diverses  langues,  il  perdit  moins  une  originalité  d'expression 

celle  lettre  on  les  noms  étaient  restés  masqués  par  des  initiales;  il 
indique  que  c'est  à  lui  qu'elle  s'applique,  et  il  ajoute  :  «Comme 
auteur,  je  n'appellerai  pas  du  jugement,  ou  du  goût,  ou  du  capr'ice  de 
Jean-Jacques  ;  mais  cet  homme  extraordinaire,  que  j'admire  et  que  je 
plains ,  aurait  pu  nietlre  moins  de  précipitation  à  condamner  le  carac- 
tère moral  et  la  conduite  d'un  étranger.  » 


356  CAUSEHIES    DU     LUNDI. 

pour  laquelle  il  semblait  peu  fait,  qu'il  n'acquit  l'élégance,  la 
lumière  et  la  clarté  qui  deviendront  ses  mérites  habituels.  H 
se  pénétra  du  génie  de  CicéiT)n  et  de  celui  de  Xénophon.  Il  se 
remit  à  lire  tous  les  classiques  latins  méthodiquement  et  en 
les  divisant  par  genres.  11  s'arrêtait  aux  difficultés  de  détail 
qui  se  présentaient,  soit  philologiques,  soit  historiques,  cher- 
chait à  les  résoudre,  et  il  entra  dès  lors  en  correspondance 
avec  [)lusieurs  savants,  Crévier  à  Paris,  Breitinger  à  Zurich  , 
Gesner  à  Gœttingue  ;  il  leur  proposait  sîs  doutes  ou  ses  idées, 
et  il  eut  le  plaisir  de  voir  plus  d'une  de  ses  conjectures  ac- 
cueillie. Nous  le  savons  déjà  aimant  la  discussion  et  raison- 
neur; ajoutons  qu'il  n'était  point  chicaneur,  et  qu'à  toute 
raison  qui  lui  semblait  bonne  il  se  rendait.  Lorsqu'il  quitta 
Lausanne,  le  \  1  avril  1758,  pour  retourner  en  Angleterre  après 
une  absence  de  près  de  cinq  ans  et  en  ayant  vingt  et  un,  il 
était  un  jeune  homme  des  plus  distingués,  et  il  n'a/ait  plus 
qu'à  persévérer  dans  sa  voie. 

De  retour  dans  son  pays  natal  auprès  de  son  père  qui  s'était 
remarié ,  il  continue  le  plus  qu'il  peut  cette  vie  d'étude  et 
d'exercice  quotidien  et  modéré.  11  garde,  au  milieu  des  dissi- 
pations de  Londres,  ses  habitudes  préservatrices  de  Lausanne. 
11  trouve  assez  peu  de  facilité  d'abord  pour  (entrer  dans  la  so- 
ciété anglaise,  moins  ouverte  et  moins  prévenante  que  celle  de 
Suisse  ou  que  celle  de  France.  Gibbon  eut  besoin  de  sa  répu- 
tation d'auteur  pour  se  faire  dans  son  pays  toute  sa  place;  il 
était  peu  préparé  à  être  homme  du  monde,  par  son  enfance 
maladive,  son  éducation  étrangère  et  son  caraclère  réservé. 
D'ailleurs  aucun  Anglais  n'était  moins  dis[K)sé  que  lui,  même 
dafts  la  solitude  (le  sa  jeunesse,  à  l'ennui,  au  vague  du  cœur 
et  au  spleen.  Durant  les  s;\isons  qu'il  passait  ii  Burilon,  rési- 
dence de  campagne  de  son  père  ,  il  déroliait  le  plus  d'heures 
qu'il  pouvait  aux  devoirs  de  la  société  et  aux  obligations  du 
voisinage  :  «  Je  ne  touchais  ja:nais  un  fusil,  je  montais  rare- 
ment à  cheval  ;  et  mes  promenades  philosophiques  aboutis- 
saient bientôt  à  un  banc  à  Combie,  ('iMe  m'arrêtais  longtemps 
dans  la  tranquille  ocîupation  de  lire  ou  de  méditer.  »  Le  sen- 
timent de  la  nature  champêtre  n'est  pas  étranger  <\  Gibbon  ;  il 
y  a  dans  ses  Mémoires  deux  ou  trois  endroits  (]ui  prêtent  à  la 
rêverie  :  le  passage  que  je  viens  de  citer,  par  exemple,  toute 
celte  page  ipii  nous  rend  un  joli  tableau  de  la  vie  anglaise. 


GIBBON.  357 

posée,  réglée,  sludieuse.  Un  autre  endroit  est  celui  ([u'il  u  eu 
le  bon  goût  de  citer  d'après  sou  premier  précepteur,  John 
Kirlvby,  et  où  nous  voyons  ce  digne  et  indigent  vicaire  de  vil- 
lage se  promenant  au  bord  de  la  mer,  «  tantôt  regardant  l'éten- 
due des  flots,  tantôt  admirant  la  variété  de  belles  coquilles 
éparses  sur  le  rivage,  et  en  ramassant  toujours  quelques-unes 
des  plus  rares  pour  en  amuser  au  retour  ses  pauvres  petits 
enfants.  »  Un  des  morceaux  enlin  dont  on  se  souvient,  et 
qu'on  a  souvent  cité,  est  celui  où  Gibbon,  venant  de  terminer 
à  Lausanne  dans  son  jardin  les  dernières  lignes  de  sa  grande 
Histoire,  pose  la  plume,  fait  quekpies  tours  dans  son  berceau 
d'acacias,  se  prend  à  regarder  le  ciel,  la  lune  alors  resplendis- 
sante, le  beau  lac  où  elle  se  réfléchit,  et  à  dire  un  adieu  mé- 
lancolique à  l'ouvrage  qui  lui  a  été,  durant  tant  d'années,  un 
si  bon  et  si  agréable  compagnon.  Mais,  dans  tous  ces  passages, 
c'est  encore  le  studieux  chez  Gibbon  qui  goûte  la  nature,  et, 
soit  qu'il  parle  en  son  nom,  soit  qu'il  se  souvienne  de  son 
digne  [irécepteur,  c'est  toujours  entre  une  lecture  et  une  autre, 
et  ayant,  pour  ainsi  dire,  le  livre  enlr'ouvert  sur  sa  table,  qu'il 
aime  à  donner  accès  à  la  distraction  champêtre ,  à  s'accorder 
les  perspectives  naturelles,  et  à  en  savourer  le  sentiment  tout 
à  fait  sobre,  sincère  pourtant  chez  lui  et  très-doux. 

Durant  ce  séjour  à  Biiriton,  il  prend  possession  de  la  biblio- 
thèque de  son  père,  qui  était  d'abord  bien  in('galement  com- 
posée; il  rpccroît,  il  l'enrichit  avec  soin  ,  et  en  forme  par  de- 
grés une  collection  à  la  fois  considérable  et  choisie,  «  base  et 
fondement  de  ses  futurs  ouvrages,  et  qui  deviendra  désormais 
la  plus  sûre  jouissance  de  sa  vie,  soit  dans  sa  patrie,  soit  à 
l'étranger.  »  Il  faut  voir  avec  quel  plaisir,  qui  a  fait  époque 
pour  lui,  il  a  échangé  à  la  première  occasion  son  billet  de  ban- 
que de  vingt  livres  contre  un  exemplaire  de  la  colleclinn  des 
Mémoires  de  notre  Académie  des  Inscriptions.  Cette  Académie 
des  Inscriptions  et  Belles-lettres  est  propreme  it  la  patrie  intel- 
lectuelle de  Gibbon  ;  il  y  habite  en  idée,  il  en  étudie  les  tra- 
vaux originaux  ou  solides  rendus  avec  justesse  et  parfois  avec 
agrément;  il  en  apprécie  les  découvertes,  «  et  surtout  ce  qui 
ne  cède  qu'à  peine  aux  découvertes,  dit-il  en  véritable  Altique, 
une  ignorance  modexie  et  savante.  »  En  fait  de  livres.  Gibbon 
est  de  l'avis  de  Pline  l'Ancien  ,  à  savoir,  qu'il  n'en  est  aucun 
de  si  mauvais  qui  ne  puisse  être  bon  par  cpielque  endroit.  Vers 


358  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

ce  temps,  comme  s'il  sentait  qu'il  doit  commencer  à  se  récon- 
cilier avec  l'idiome  natid  et  à  se  diriger  vers  le  but  où  l'ap- 
pelle son  secret  talent,  il  se  remet  à  lire  les  auteurs  anglais, 
et  surtout  les  plus  récents,  ceux  qui,  ayant  éci'it  depuis  la  Hé- 
volulion  de  1688,  unissent  à  la  pureté  du  langage  un  esprit  de 
raison  et  d'indépendance,  Swift,  Addison;  puis,  lorsqu'il  en 
vient  aux  historiens,  il  est  beau  d'entendre  avec  quelle  révé- 
rence il  parle  de  Roberison  et  de  Hume  auxquels  on  l'adjoindra 
un  jour  :  «  La  parfaite  composition,  le  nerveux  langage,  les 
habiles  périodes  du  docteur  Robertson  m'ennamniaient  jus- 
qu'à me  donner  l'ambitieuse  espérance  que  je  pourrais  un  jour 
marcher  sur  ses  traces  :  la  tranquille  philosophie,  les  inimi- 
tables beautés  négligées  de  son  ami  et  rival,  me  forçaient  sou- 
vent de  fermer  le  volume  avec  une  sensation  mêlée  de  plaisir 
exquis  et  de  désespoir.  »  Celte  parole  est  bien  celle  d'un 
homme  de  goût  qui  apprécie  Xénophon.  On  a  si  souvent  dans 
ces  dernières  années  déclaré  David  Hume  vaincu  et  surpassé, 
que  je  me  plais  à  rappeler  un  témoignage  si  vif  et  si  délicate- 
I  ment  rendu.  Ly  malheur  des  historiens  modernes,  et  auquel 
'  échappaient  les  anciens,  c'est  que,  de  nouveaux  documents 
survenant  sans  cesse,  le  mérite  de  la  forme  et  de  l'art  n'est 
plus  compté  comnie  il  devrait  l'être,  et  que  les  derniers  venus, 
souvent  sans  être  meilleurs,  mais  en  paraissant  mieux  armés 
de  toutes  pièces,  étouffent  et  écrasent  leurs  devanciers. 

Le  petit  écrit  que  Gibbon  publia  en  français  était  composé 
dès  1'7o9,  quand  il  n'avait  que  vingt-deux  ans.  Il  le  fit  impri- 
mer deux  ans  après  (1761  ) ,  en  le  dédiant  respectueusement 
à  son  père  et  en  le  plaçant  sous  les  auspices  d'un  estimable 
écrivain,  fils  de  réfugié,  Maty,  qui  y  mit  une  lettre  d'intro- 
duction. Cet  Essai  sur  l'Étude  de  la  Littérature  par  Gibbon 
n'a  aujourd'hui  d'intérêt  pour  nous  que  comme  témoignage 
de  ses  réllexions  précoces  et  de  ses  inclinations  premières.  La 
lecture  en  est  assez  difficile  et  parfois  obscure;  la  liaison  des 
idées  échappe  souvent  par  trop  de  concision  et  par  le  rlésir 
qu'a  eu  le  jeune  auteur  d'y  faire  entrer,  d'y  condenser  la  plu- 
part de  ses  notes.  Le  français  est  de  quehju'un  qui  a  beaucoup 
lu  Montesquieu  et  qui  l'imite;  c'est  du  français  correct,  mais 
artificiel.  Le  but  princijial  du  jeune  auteur  est  de  venger  la 
littérature  classique  et  l'érudition,  de  la  légèreté  avec  la- 
quelle d'Alembert  les  avait  traitées.  Gibbon  se  pique  de  prou- 


GIBBON.  359 

ver  que.  l'érudition  bien  comprise  n'est  pas  une  simple  affaire 
de  mémoire,  et  que  toutes  les  facultés  de  l'esprit  n'ont  qu'à 
gagner  à  l'étude  de  l'ancienne  littérature.  Il  montre  très-bien 
qu'on  lit  peut-être  encore  les  anciens,  mais  qu'on  ne  les  étu- 
clie  plus;  il  le  regrette.  Il  fait  voir  que  la  connaissance  véri- 
table de  l'antiquité  est  le  résultat  d'un  ensemble  très-varié, 
très-détaillé,  sans  lequel  on  ne  fait  qu'entrevoir  les  beautés 
des  grands  classiques  :  «  La  connaissance  de  l'antiquité,  voilà 
notre  vrai  commentaire;  mais  ce  qui  est  plus  nécessaire  en- 
core, c'est  un  certaip  esprit  qui  en  est  le  résultat;  esprit  qui 
non-seulement  nous  fait  connaître  les  choses,  mais  qui  nous 
familiarise  avec  elles  et  nous  donne  à  leur  égard  les  yeux  des 
anciens.  »  11  cite  des  exemples  tirés  de  la  fameuse  querelle 
des  anciens  et  des  modernes,  et  qui  prouvent  à  quel  point, 
faute  de  cette  connaissance  générale  et  antérieure,  des  gens 
d'esprit  comme  Perrault  ont  décidé  en  aveugles  de  ce  qu'ils 
n'entendaient  pas.  —  Il  y  a,  chemin  faisant,  des  vues  neuves 
et  qui  sentent  l'historien.  Selon  Gibbon,  les  Géorgiques  ûe 
Virgile  ont  eu  un  grand  à-propos  sous  Auguste,  un  but  poli- 
tique et  patriotique  mêlé  à  leur  charme  ;  il  s'agissait  d'appri- 
voiser aux  travaux  de  la  paix  et  d'attaclier  à  la  culture  des 
champs  des  soldats  vétérans  devenus  possesseurs  de  terres,  et 
qui ,  avec  leurs  habitudes  de  licence,  avaient  quelque  peine  à 
s'y  enchaîner  :  «  Qu'y  avait-il  de  plus  assorti  à  la  douce  poli- 
tique d'Auguste,  que  d'employer  les  chants  harmonieux  de 
son  ami  {son  ami  est  une  expression  un  peu  jeune  et  un_geu 
tendre)  pour  les  réconcilier  à  leur  nouvel  état.'  Aussi  lui  con- 
seilla-t-il  de  composer  cet  ouvrage  : 

«  Da  facilem  cursum,  alque  audacibus  annue  cœplis. ..  » 

L'idée,  on  le  voit,  est  ingénieuse,  et,  même  sans  être  autre 
chose  qu'une  conjecture,  elle  mérite  qu'on  lui  sourie.  Ainsi 
considéré,  Virgile,  dans  ses  Géologiques,  n'est  plus  seule- 
ment un  poëte,  il  s'élève  à  la  fonction  d'un  civilisateur  et  re- 
monte au  rôle  primitif  d'un  Orphée,  adoucissant  de  féroces 
courages.  —  Touchant,  en  passant,  les  travaux  de  Pouilly  et 
de  Beaufort  qui,  bien  avant  Niebuhr,  avaient  mis  en  question 
les  premiers  siècles  de  Rome ,  Gibbon  s'applique  à  trouver 
une  réponse,  une  explication  plausible  qui  lève  les  objections 
et  maintienne  la  vérité  traditionnelle  :  «  J'ai  défendu  avec 


360  CAUSEniKs  nu   uundî, 

plaisir,  dil-ii,  une  liistoirc  iililo  et  intéressante.  »  Celui  qui 
exposera  le  déclin  et  la  clnite  de  l'Empire  romain  se  retrouve 
ici,  comme  par  instinct,  défendant  et  maintenant  les  origines 
et  les  débuts  de  la  fondation  romaine.  —  En  ce  qui  est  de 
l'usage  que  les  poêles  ont  droit  de  faire  des  grands  person- 
nages historiques  (car  Gibbon,  dans  cet  Essai,  touche  à 
tout),  il  sait  très-bien  poser  les  limites  du  respect  dû  à  la 
vérité  et  des  libertés  permises  au  génie  :  selon  lui,  «  les  carac- 
tères des  grands  hommes  doivent  être  sacrés;  mais  les  poètes 
peuvent  écrire  leur  histoire  moins  comme  elle  a  été  que 
comme  elle  eût  dû  être.  »  Dans  les  considérations  qui  sont  de 
plus  en  plus  positives  en  avançant,  et  où  il  a  déjà  pied  sur 
son  terrain,  il  a  de  bonnes  vues,  des  exemples  neufs.  Le 
pressentiment  de  sa  vocation  se  décèle  lorsqu'il  dit  en  parlant 
d'Auguste  et  regrettant  que  la  variété  de  ses  sujets  l'empêche 
de  l'étudier  à  fond  :  «  Que  ne  me  permet-elle  (cette  variété) 
de  faire  connaître  ce  Gouvernement  raffiné,  ces  chaînes  qu'on 
portait  sans  les  sentir,  ce  Prince  confondu  parmi  les  citoyens, 
ce  Sénat  respecté  par  son  maître  !  »  Ailleurs  il  parle  «  de  la 
tranquille  administration  des  lois,  de  ces  arrêts  salutaires 
qui,  sortis  du  cabinet  d'un  seul  ou  du  conseil  d'un  petit 
nombre,  vont  répandre  la  félicité  chez  un  peuple  entier.  » 
L'historien  de  l'époque  impériale  en  lui  s'essaye  évidemment 
et  est  près  de  naître. 

Ce  qui  perce  surtout  dans  cet  Essai,  et  ce  qui  sera  l'esprit 
même  de  la  méthode  de  Gibbon ,  c'est  de  ne  jamais  sacrifier 
un  ordre  de  faits  à  un  autre,  de  ne  pas  accorder  plus  d'auto- 
rité qu'il  ne  faut  à  un  accident  saillant,  de  se  tenir  également 
éloigné  de  la  compilation  qui  coud  des  textes  à  la  suite,  et  du 
système  absolu  qui  y  tranche  à  son  gré.  —  L'esprit  de  cri- 
tique compare  sans  cesse  le  poids  des  vraisemblances  oppo- 
sées et  en  tiie  une  combinaison  qui  lui  est  propre.  —  Ce  n'est 
qu'en  rassemblant  qu'on  peut  juger.  —  De  ce  que  deux  choses 
existent  ensemble  et  paraissent  intimement  liées,  il  ne  s'en- 
suit pas  que  l'une  doive  son  origine  à  l'autre  —  Telles  sont 
quelques-unes  des  maximes  de  Gibbon,  l'^n  un  mot,  on  trouve 
partout  dans  cet  Essai  l'avant-goùt  de  cet  esprit  de  critique 
qui  sera  tout  l'opposé  de  la  méthode  roide  et  tranchante  d'un 
Mably. 

T.a  publication  de  VEssai,  qui  réussit  en  France  plus  qu'en 


GIBBON.  361 

Angleterre,  fut  suivie  pour  Gibbon  d'un  singulier  épisode.  En 
se  faisaiil  imprimer  il  avait  surtout  cédé  au  désir  de  son  père; 
comme  il  y  avait  alors  quelques  ouvertures  pour  la  paix  et 
qu'il  eût  désiré  entrer  dans  la  diplomatie,  il  s'était  laissé  per- 
suader que  cette  preuve  publique  de  son  talent  aiderait  les 
démarches  de  ses  amis.  Mais  la  guerre  continuant  et  le  senti- 
ment patriotique  exalté  par  Pitt  prévalant  en  Angleterre,  une 
milice  nationale  se  forma  pour  parer  au  cas  d'une  invasion. 
Les  gentilshommes  de  campagne  se  firent  inscrire  en  foule; 
Gibbon  et  son  père  furent  des  plus  zélés  dans  leur  comté,  et 
ils  donnèrent  leur  nom  sans  trop  savoir  à  quoi  ils  s'enga- 
geaient. Mais  cette  milice  fut  chose  sérieuse,  suivie,  et  eut 
presque  les  conséquences  d'un  enrôlement  volontaire.  Ce  ba- 
taillon du  sud  du  Hampshire  formait  un  petit  corps  indépen- 
dant de  quatre  cent  soixante-seize  hommes,  tant  soldats 
qu'ofticiers,  commandé  par  un  lieutenant-colonel  et  par  un 
major,  le  père  de  Gibbon.  Gibbon  lui-même,  qui  avait  qualité 
de  premier  capitaine,  fut  d'abord  à  la  tète  de  sa  propre  com- 
pagnie et  ensuite  de  celle  des  grenadiers;  puis,  dans  l'ab- 
sence des  deux  officiers  supérieurs,  il  se  trouva  de  fait  chargé 
par  son  père  de  donner  des  ordres  et  d'exercer  le  bataillon. 
Ce  petit  corps  ne  resta  point  confiné  dans  son  comté,  il  eut 
pendant  deux  ans  et  demi  des  campements  très-différents,  au 
camp  de  Winchester,  aux  côtes  de  Douvres ,  aux  plaines  de 
Salisbury.  On  manœuvrait  soir  et  matin;  on  avait  l'émula- 
tion d'égaler  les  troupes  régulières,  et  dans  les  revues  géné- 
rales on  ne  les  déparait  pas.  Un  an  encore  d'exercice,  et  on  les 
valait.  En  disant  cela  ,  un  éclair  d'enthousiasme  a  passé  au 
fiont  de  Gibbon.  Ce  n'est  pas  sans  une  secrète  satisfaction 
qu'il  rappelle  ces  années  de  service  actif.  11  n'est  pas  fâché 
quand  cela  cesse,  il  est  content  que  cela  ait  été.  L'obligation 
principale  qu'il  eut  à  la  milice  fut  de  se  mêler  aux  hommes, 
de  les  mieux  connaître  en  général  et  ses  compatriotes  en  par- 
ticulier; ce  fut  de  redevenir  un  Anglais  (ce  qu'il  n'était  plus), 
et  d'y  apprendre  ce  que  c'est  qu'un  soldat.  Lui  qui  devait 
écrire  l'histoire  du  peuple  le  plus  guerrier,  il  sut  par  la  pra- 
tique les  détails  du  métier  :  il  fut  digne  de  parler  ensuite  de 
la  Légion.  «  Le  caj  ilaine  des  grenadiers  du  llan  pshire,  dit-il 
en  prévoyant  le  sourire  du  lecteur,  n'a  pas  été  tout  à  fait  inu- 
tile à  l'historien  de  l'Empire  romain.  » 

VIII.  31 


362  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

L'homme  de  lettres  en  lui  ne  se  laisse  jamais  oublier.  On 
a  les  Extraits  rahorinés  de  ses  lectures  durant  ses  loisirs 
de  camp;  bon  nombre  de  ces  Extraits  sont  en  français.  Il  lit 
tout  Homère  et  se  rend  bien  maître  du  grec  pour  la  première 
fois.  Il  poursuit  toujours  un  sujet  d'histoire,  se  méfiant  encore 
de  ses  forces  et  sentant  toute  la  dignité  du  genre  :  «  Le  rôle 
d'un  historien  est  beau,  mais  celui  d'un  chroniqueur  ou  d'un 
couseur  de  gazettes  est  assez  méprisable.  »  La  Croisade  de 
Richard  Cœur-de-Lion  l'attire  un  moment;  mais,  à  la  réflexion, 
ces  siècles  barbares ,  ces  mobiles  auxquels  il  est  si  étranger 
ne  sauraient  le  fixer,  et  il  lui  semble  qu'il  serait  plutôt  du 
parti  de  Saladin.  V Histoire  de  la  Liberté  des  Suisses,  l'His- 
toire de  la  République  de  Florence  sous  les  Médicis,  le 
tentent  tour  à  tour,  et  il  se  lance  même  quelque  peu  dans  la 
première.  Il  s'est  peint,  au  reste,  au  vrai  et  sans  flatterie  dans 
son  Journal,  à  cet  âge  de  vingt-cinq  ans  (mai  1762)  :  honnête 
de  caractère,  vertueux  même,  incapable  d'une  action  basse, 
et  formé  peut-être  pour  les  généreuses;  mais  fier,  roide,  ayant 
à  faire  pour  être  agréable  en  société;  trav'aillant  sur  lui-même 
avec  constance.  D'esprit  proprement  dit,  d'esprit  avec  trait  et 
jet  [icit],  il  n'en  a  aucun.  Une  imagination  plus  forte  qu'ai- 
mable ;  une  mémoire  vaste  et  qui  relient  tout.  L'étendue  et  la 
pénétration  sont  les  qualités  éminentes  de  son  intelligence  ; 
mais  il  manque  de  vivacité,  et  il  n'a  pas  encore  acquis  en  re- 
vanche l'exactitude  à  laquelle  il  vise.  C'est  bien   le  même 
homme  qui,  se  jugeant  plus  lard  à  l'âge  de  cinquante-quatre 
ans,  presque  au  terme  de  sa  carrière,  disait  de  lui  encore  : 
«  Le  sol  primitif  a  été  considérablement  amélioré  par  la  cul- 
ture; mais  on  peut  se  demander  si  quelques  fleurs  d'illusion, 
quelques  agréables  erreurs  n'ont  pas  été  déracinées  avec  ces 
mauvaises  herbes  qu'on  nomme  préjugés.  »  Culture,  suite, 
ordre,  méthode,  une  belle  intelligence,  froide,  fine,  toujours 
exercée  et  aiguisée,  des  affections  modérées,  constantes,  d'ail- 
leurs l'étincelle  sacrée  absente,  jamais  le  coup  de  tonnerre  : 
c'est  sous  ces  traits  que  Gibbon  s'offre  à  nous  en  fout  temps 
et  dès  sa  jeunesse. 

Dans  tout  ce  que  j'ai  dit,  je  n'ai  fait  qu'extraire  et  resserrer 
ses  Mémoires  :  j'ai  seulement  tâché  d'en  présenter  une 
épreuve  un  peu  plus  fraîche  et  plus  marquée,  à  l'usage  du 
moment. 


Lundi  29  août  4853. 


GIBBON. 


(FIN.) 


Aussitôt  qu'il  fut  délivré  de  la  milice ,  Gibbon  obtint  de  son 
père  de  voyager  pendant  quelques  années;  il  vit  Paris  une 
première  fois  (janvier  4763) ,  revit  la  Suisse  et  Lausanne,  et 
consacra  une  année  entière  à  visiter  l'ilalie.  L'approche  et  la 
vue  de  Rome  lui  causèrent  un  battement  de  cœur  et  un  en- 
thousiasme qu'il  a  soin  de  noter  comme  peu  ordinaire  en  lui. 
Après  une  nuit  sans  sommeil ,  il  courut  d'abord  au  Forum  ,  et 
il  employa  plusieurs  mois  à  se  familiariser  avec  ces  lieux  célè- 
bres :  «  Ce  fut  à  Rome,  le  15  octobre  1764,  dit-il,  comme 
j'étais  assis  à  rêver  au  milieu  des  ruines  du  Capitole,  pendant 
que  les  moines  déchaussés  étaient  à  chanter  vêpres  dans  le 
temple  de  Jupiter^  que  tout  d'un  coup  l'idée  d'écrire  la  Déca- 
dence et  la  Chute  de  la  Ville  éternelle  se  présenta  pour  la  pre- 
mière fois  à  mon  esprit.  »  INlais  son  plan  se  bornait  d'abord 
au  déclin  de  la  ville  même  plutôt  qu'à  celui  de  l'Empire ,  et  ce 
ne  furent  que  ses  méditations  et  ses  lectures  ultérieures  qui 
élargirent  son  cadre  et  qui  lui  donnèrent  tout  son  sujet. 

On  le  voit,  si  une  idée  auguste  et  grandiose  préside  à  l'inspi- 
ration de  Gibbon  ,  l'intention  épigrammatique  est  à  côté  :  il 
conçoit  l'ancien  ordre  romain,  il  le  révère,  il  l'admire;  mais 
cet  ordre  non  moins  merveilleux  qui  lui  a  succédé  avec  les 
.siècles  ,  ce  pouvoir  spirituel  ininterrompu  des  vieillards  et  des 
pontifes,  cette  politique  qui  sut  être  tour  à  tour  intrépide, 
impérieuse  et  superbe  f  et  le  plus  souvent  prudente,  il  ne  lui 


364  CAUSEtllKS    DU    LUNDI. 

rendra  pas  justice,  il  n'y  entrera  pas  :  et  de  temps  en  temps, 
dans  la  continuité  de  sa  grave  Histoire,  on  croira  enlcnclre 
revenir  comme  par  contraste  ce  ciiant  de  vêpres  du  premier 
jour,  cette  impression  dénigrante  qu'il  ramènera  à  la  sour- 
dine. 

Sur  l'ensemble  de  celte  Histoire  ,  je  ne  saurais  mieux  faire 
que  de  me  couvrir  de  l'autorité  d'un  homme  qui  l'a  étudiée  à 
fond,  qui  l'a  revue  dans  la  traduction  française  et  l'a  annotée, 
qui  a,  enfin,  toutes  les  conditions  requises  pour  être  un  bon 
juge.  M.  Guizot  raconte  qu'il  a  ]>assé  par  trois  sentiments  suc- 
cessifs au  sujet  de  l'ouvrage  de  Gibbon.  Après  une  première 
lecture  rapide ,  qui  ne  lui  avait  laissé  sentir  que  l'intérêt  d'une 
narration  toujours  animée  malgré  son  étendue,  toujours  claire 
et  limpide  malgré  la  variété  des  objets  et,  pour  ainsi  dire,  la 
quantité  des  aftluents  ,  JM.  Guizot ,  en  étant  venu  à  un  examen 
plus  particulier  sur  quelques  points,  avoue  qu'il  eut  des  mé- 
comptes; il  y  rencontra  quelques  erreurs  soit  dans  les  cita- 
tions ,  soit  dans  les  faits,  mais  surtout,  par  places  ,  des  veines 
et  des  teintes  générales  de  partialité  qui  l'amenèrent  prescpic 
à  une  conclusion  toute  rigoureuse.  Pourtant,  à  une  troisième 
lecture  complète  et  suivie,  l'impression  première,  corrigée 
sans  doute  par  la  seconde  ,  mais  non  détruite,  surnagea  et  se 
maintint;  cl,  sauf  les  restrictions  et  les  réserves  subsistantes, 
M.  Guizot  déclare  en  être  demeuré  à  apprécier,  dans  ce  vaste 
et  habile  ouvrage,  «  l'immensilé  des  recherches,  la  variété 
des  connaissances ,  l'étendue  des  lumières ,  et  surtout  cette 
justesse  vraiment  philosophique  d'un  esprit  qui  juge  le  passé 
comme  il  jugerait  le  présent,  »  et  qui,  à  travers  la  forme  ex- 
traordinaire et  imprévue  des  mœurs,  des  coutumes  et  des 
événements ,  a  l'art  de  retrouver  dans  tous  les  temps  les 
mêmes  hommes. 

Le  premier  volume  in-4''  de  l'Histoire  de  Gibbon  parut  en 
1776;  l'auteur  était  membre  du  Parlement  de[niis  un  an.  Ce 
premier  volume  fut  suivi  de  cinq  autres  dont  deux  parurent  en 
'1781  ,  et  les  trois  derniers  en  1788.  L'ouvrage  se  soutint  jus- 
qu'à la  fin  dans  l'estime  et  dans  la  faveur  du  public;  mais  le 
premier  volume  eut  un  succès  de  vogue  et  de  mode.  La  pre- 
nuère  édilion  fulépuiséw  en  peu  de  jours;  une  seconde  et  une 
troisième  suffirent  à  peine  aux  demandes,  et  il  s'en  fit  deux 
contrefaçons  à  D.iblin.  Le  livre  était  sur  toutes  les  tables  et 


GIBBON.  365 

presque  sur  toutes  les  toilettes.  Ce  qui  est  mieux ,  les  voix  les 
plus  considérables  s'unissaient  pour  décerner  à  Gibbon  le 
titre  d'historien  classique.  On  a  les  lettres  que  Hume  déjà 
mourant,  que  Robertson ,  Ferguson ,  Horace  Walpole,  lui 
écrivirent  à  ce  sujet  :  l'approbation  chez  tous  est  la  même 
pour  l'ensemble  de  l'œuvre  et  pour  le  talent  d'exécution;  Ho- 
race Walpole  surpasse  tous  les  autres  par  la  vivacité  de  sa 
sympathie  et  de  sa  louange.  En  France,  Giibon  eût  bien 
désiré  pour  traducteur  M.  Suard,  qui  était  en  possession  déjà 
d'interpréter  Robertson,  mais  il  n'eut  d'abord  que  Leclerc 
de  Septchênes.  On  a  su,  depuis,  que  cette  traduction  à  la- 
quelle Septchènes  mit  son  nom  était  en  partie  de  Louis  XVI. 
Dans  ce  premier  volume,  l'historien  exposait  et  dévelop- 
pait avec  le  plus  grand  détail  l'état  et  la  constitution  de  l'Em- 
pire sous  les  Antonins;  il  remontait  dans  ses  explications  jus- 
qu'à la  politique  d'Auguste  ;  il  caractérisait  en  traits  généraux 
les  règnes  et  l'esprit  des  cinq  empereurs  à  qui  le  genre  hu- 
main dut  le  dernier  beau  siècle,  le  plus  beau  et  le  plus  heu- 
reux peut-être  de  tous  ceux  qu'a  enregistrés  l'histoire;  et,  à 
partir  de  Commode ,  il  entrait  dans  la  narration  continue.  Ce 
seul  premier  volume  renfermait  bien  des  matières  diverses  : 
des  considérations  remarquables  par  l'ordre  et  l'étendue ,  des 
récits  rapides;  les  cruautés  et  les  atroces  bizarrerie3  des  Com- 
mode, des  Caracalla,  des  Élagabale,  les  trop  inutiles  vertus 
des  Pertinax,  des  Alexandre  Sévère,  des  Probus;  le  premier 
grand  eflbrt  des  Barbares  contre  l'Empire  ,  et  une  digression 
sur  leurs  mœurs  ;  l'habile  et  courageuse  défense  de  Dioclétien, 
sa  politique  nouvelle  qui,  toujours  veillant  aux  frontières,  se 
déshabitue  de  Rome,  et  qui,  présageant  l'acte  solennel  de 
Constantin,  tend  à  transporter  ailleurs  le  siège  de  l'Empire  ; 
enfin  les  deux  cliapities  concernant  l'établissement  du  Chris- 
tianisme et  sa  condition  durant  ces  premiers  siècles.  11  y  avait 
là  une  extrême  variété  de  sujets  que  l'auteur  avait  rassemblés 
dans  une  contexture  habile,  et  rendus  dans  un  style  soigné, 
étudié  ,  et  dont  l'élégance  allait  parfois  jusqu'à  la  parure.  Dans 
les  volumes  suivants,  l'historien  s'est  un  peu  détendu  et  de  plus 
en  plus  développé  :  il  ne  s'est  refusé  aucune  des  branches 
d'événements  et  de  faits  qui  se  rencontraient  sur  son  chemin 
dans  son  champ  immense.  Sa  grande  ligne  est  tant  qu'il  peut 
romaine,  puis  byzantine  ;  mais  il  y  a  un  moment  où,  à  force 

31. 


366  CAUSEniES    DU    LUNDI. 

do  la  prolonger,  il  la  perd  :  qu'on  veuille  songer  que  cotte 
Histoire  qui  se  rattache  à  Auguste  et  ([ui  commonce  à  Trajan  , 
ne  se  termine  qu'au  xiv"  siècle,  à  la  parodie  tribunitienne  et  à 
la  réminiscence  classique  de  Rienzi.  Cependant  Gibbon  traite 
successivement  et  avec  détail  des  Goths,  des  Lombards,  des 
Francs,  des  Turcs,  des  Bulgares,  des  Croates,  des  Hongrois, 
des  Normands  et  de  vingt  autres  peuples  encore.  C'est  l'his- 
toire la  plus  compréhensive  qui  se  puisse  voir;  le  fleuve,  à 
mesure  qu'il  diminue  et  va  se  perdre  dans  les  sables ,  reçoit 
quelque  nouveau  torrent  désastreux  qui  achève  de  détruire  sa 
rive,  mais  qui  aussi  le  continue  quelque  temps  et  l'alimente. 
Le  paisible  et  calme  historien  note,  accepte  et  mesure  tout 
cola.  Sur  ces  parties  accessoires  il  sera  nécessairement  sur- 
passé un  jour  par  ceux  qui  étudieront  ces  peuples  dévastateurs 
en  eux-mêmes ,  et  remonteront  plus  haut  vers  leurs  racines  et 
leurs  sources  asiatiques  :  là  où  il  reste  original,  c'est  dans 
l'exposé  des  derniers  grands  règnes  romains  ou  byzantins, 
quand  il  parle  de  Dioclétien  ,  de  Constantin  ,  de  Tliéodose,  de 
ces  âmes  héroïques  et  venues  trop  tard  comme  Majorien; 
c'est  quand  il  parle  de  Justinien  et  de  Bélisaire.  Considérée 
par  cet  aspect,  son  Histoire  ressemble  à  une  belle  et  longue 
retraite  devant  des  nuées  d'ennemis  :  il  n'a  pas  l'impéluosité 
ni  le  feu,  mais  il  a  la  tactique  et  l'ordre;  il  campe,  s'arrête 
et  se  déploie  partout  où  il  peut. 

Je  me  borne  à  rendre  l'impression  que  me  fait  cette  lecture 
continue,  et  à  en  tirer  la  forme  de  talent  et  d'esprit  de  l'auteur. 
.Te  dirai  donc  aussi  qu'en  maint  cas  Gibbon  ne  produit  point 
la  parfaite  lumière  :  il  s'arrête  en  deçà  du  commet  où  peut-être 
elle  brille.  H  excelle  à  analyser  et  à  déduire  les  parties  compli- 
quées de  son  sujet,  mais  il  ne  les  rassemble  jamais  sous  un 
point  de  vue  soudain  et  sous  une  expression  de  génie.  C'est 
plus  intelligent  qu'élevé.  Fidèle  à  son  humeur,  même  dans  les 
procédés  de  son  esprit ,  il  égalise  trop  toutes  choses.  Ferai-je 
une  plaisanterie  que  lui-même  m'indique?  la  goutte,  quand  il 
l'a  ,  ne  le  prend  jamais  par  accès  et  le  traite  à  peu  près  comme 
elle  faisait  Fontenelle  ,  elle  suit  une  marche  lente  et  régulière; 
son  Histoire,  de  môme,  marche  uniformément  d'un  pas  égal , 
sans  accès  et  sans  violence.  S'il  se  fait  quelque  part  une  grande 
révolution  dans  l'âme  humaine,  il  ne  la  sentira  pas,  il  ne  la 
signalera  pas  en  allumant  un  fanal  du  haut  de  sa  tour  ou  en 


GIBBON.  367 

sonnant  un  coup  de  la  cloche  d'argent.  C'est  là  le  grief  histo- 
riqiie  qu'on  doit  avoir  contre  lui  dans  son  explication  du  Chris- 
tianisme. Il  n'a  pas  compris  qu'il  y  eut  en  ce  moment  une  vue 
morale,  une  vertu  toute  nouvelle  qui  naissait.  Cet  esclavage 
régulier,  accoutumé,  indolent,  qui  était  la  loi  du  vieux  monde 
et  que  Gibbon  pallie  tant  qu'il  peut,  parut  tout  d'un  coup  hor- 
rible à  quelques-uns,  et  ils  inoculèrent  peu  à  peu  cette  hor- 
reur à  presque  tous.  La  tolérance  qu'avaient  aisément  les  An- 
ciens pour  les  diverses  opinions  et  croyances  religieuses , 
tolérance  que  Gibbon  s'attache  si  fort  à  démontrer,  était  plus 
que  compensée  par  le  mépris  si  habituel  qu'on  avait  alors  pour 
la  vie  des  hommes.  11  entre  quelque  chose  d'incomplet ,  même 
dans  les  idées  justes  que  Gibbon  énonce  à  ce  sujet. 

En  un  mot,  s'il  nous  a  très-bien  démontré  et  expliqué  le 
genre  de  tolérance  d'un  Cicéron  ,  d'un  Trajan ,  d'un  Pline , 
cette  disposition  humaine  sans  doute,  née  toutefois  ou  accom- 
pagnée d'une  indifférence  profonde  et  d'un  secret  mépris  pour 
les  objets  d'un  culte  qui,  chez  les  Anciens,  était  une  affaire 
de  coutume  et  de  forme  extérieure,  non  d'opinion  ni  de 
croyance  ,  il  n'a  pas  également  compris  le  sentiment  nouveau 
qui  combattait  et  affrontait  cette  tolérance,  et  qui  devait,  vers 
la  fin,  la  lasser.  Le  Christianisme,  en  effet  (c'est  là  son  inno- 
vation morale)  ,  a  inculqué  aux  hommes  un  sentiment  plus  vif 
et  plus  absolu  de  la  vérité.  C'est  une  religion  qui  s'empare  de 
touH'être.  Il  faut  prendre  davantage  sur  soi  pour  être  tolérant, 
et  on  l'est  alors  en  vertu  d'un  tout  autre  principe  que  les  An- 
ciens :  on  l'est  en  vertu  de  la  charité.  Pourquoi  Gibbon ,  qui 
a  rendu  justice  à  l'âme  des  Anciens,  ne  l'a-t-il  pas  également 
rendue  à  l'âme  des  Chrétiens?  Pourquoi ,  tout  occupé  de  dé- 
fendre et  de  justifier  l'ancienne  police  administrative  des  em- 
pereurs et  le  procédé  du  magistrat  romain,  a-t-il  méconnu 
l'introduction  dans  le  monde  et  la  création  dans  les  cœurs  d'un 
héroïsme  nouveau? 

Averti  par  l'effet  des  15e  et  ICe  chapitres ,  il  s'est,  au  reste, 
très-modéré  et  contenu  dans  la  suite  de  son  Histoire.  Robert- 
son  ,  qui  l'attendait  avec  quelque  crainte  au  règne  de  Julien , 
le  félicite  d'avoir  si  bien  touché  et  caractérisé  ,  dans  ce  fameux 
exemple  ,  ce  mélange  bizarre  de  fanatisme  païen  et  de  fatuité 
philosophique  associés  aux  qualités  d'un  héros  et  d'un  esprit 
supérieur.  Dans  les  portraits  des  chrétiens,  même  des  plus 


368  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

grands  durant  ces  âges,  Gibbon  se  contente  de  n'être  jamais 
bien  net;  il  ne  les  présente  point  par  leurs  grands  côtés,  et , 
comme  l'a  remar(]ué  un  savant  ecclésiastique  de  nos  jours  'i), 
«  son  ouvrage  fourmille  de  portraits  équivoques.  »  Gibbon 
s'est  appesanti  avec  une  complaisance  assurément  malicieuse 
sur  les  misères  et  les  subtilités  théologiques,  sur  l'infinie  divi- 
sion des  sectes  qui  partagèrent  les  esprits  dans  le  Bas  Empire, 
mais  ce  n'est  pas  à  la  façon  de  Voltaire  qu'il  s'y  prend.  Vol- 
taire a  le  rire  sarcastique  et  l'éclat  du  ricanement;  Gibbon  a 
le  rire  com[)osé  et  silencieux,  il  le  glisse  au  bas  d'une  note 
(voir  celle,  entre  autres,  qui  termine  ce  qu'il  dit.de  saint 
Augustin).  —  Comme  Bayle  ,  il  se  délecte  (mais  toujours  en 
note)  à  la  citation  de  quelques  passages  d'une  obscénité  éru- 
dite  et  froide,  et  il  les  commente  avec  une  élégance  recher- 
chée (voir  ce  qu'il  dit  sur  Théodora). 

Ironie,  causticité  rentrée,  pénétration  compréhensive ,  ex- 
plication déliée  et  naturelle  de  beaucoup  do  faits  qu'il  réduit 
à  paraître  simples,  d'extraordinaires  qu'ils  avaient  semblé,  ce 
sont  ses  qualités,  dont  quelques-unes  touchent  à  des  défauts.  Il 
invoque  plus  d'une  fois  Montesquieu  ;  il  dit  qu'à  une  certaine 
époque  de  sa  vie  il  relisait  les  Provinciales  tous  les  ans  :  mais 
il  n'a  pas  le  javelot  comme  Montesquieu  et  comme  i'ascal  ;  il 
ne  donne  jamais  à  l'esprit  de  son  lecteur  une  impulsion  inat- 
tendue qui  le  réveille ,  qui  le  transporte  et  l'incite  à  la  décou- 
verte. Il  est  dans  son  fauteuil  quand  il  écrit,  et  il  vous  y  laisse 
en  le  lisant  :  ou  ,  s'il  se  lève  ,  ce  n'est  que  pour  faire  deux  ou 
trois  tours  de  chambre,  pendant  lesquels  il  arrange  sa  phrase 
et  concerte  son  expression. 

Mirabeau  n'était  point  ainsi  :  on  le  sait  très-bien ,  et  je  ne 
le  remarquerais  pas  s'il  ne  lui  était  arrivé  un  jour,  impatienté 
de  cette  froideur,  de  lancer  contre  Gibbon  et  son  Histoire  une 
tirade  véhémente.  Ce  n'est  point  à  la  tribune,  mais  dans  une 
lettre,  qu'il  eut  cet  éclat.  Mirabeau  était  à  I.ondrcs  en  -1785; 
il  dînait  chez  le  marquis  de  Lansdowne  avec  plusieurs  x\nglais 
de  distinction  ,  et,  par  un  singulier  qui|)roquo,  il  crut  y  voir 
et  y  entendre  Gibbon  en  personne,  lequel  en  ce  moment  habi- 

(I)  M.  r;i.tili('!  (;iii-islo[(ltc,  curé  du  ilincrse  de  Lyon,  jinliMir  d'une 
IHUoire  (le  In  Papaniô  pendnnl  le  \\\^  Siècle,  de  laquelle  1>L  de  Saey 
niidail  eomple  ces  jours  derniers  dans  le  Journal  des  Débats  (2ri  août 
iHXi),  a  fait  sur  Gibbon  une  consciencieuse  Elude  dont  je  profite. 


GIBBON.  ,^69 

tait  la  Suisse.  Peu  importo  qui  il  prit  pour  lui  ;  peu  importe 
même  de  savoir  si  tout  ceci  n'est  pas  une  légère  invention  de 
sa  part.  Ce  qui  est  positif,  c'est  sa  lettre  qu'on  a,  et  qui  est 
adressée  à  Samuel  Romilly.  Mirabeau  s'emporte  contre  la  per- 
sonne qu'il  suppose  être  Gibbon  et  contre  les  discours  qu'il  dit 
avoir  entendus  de  sa  bouche.  Il  était  près,  assure-t-il,  de  lui 
répondre  ;  il  s'est  ressouvenu  aussitôt  de  son  Histoire ,  de  cette 
Histoire  élégante  et  froide,  où  il  est  tracé  «  un  tableau  si 
odieusement  faux  de  la  félicité  du  monde,  »  à  cette  écrasante 
époque  de  l'établissement  romain  :  «  Je  n'ai  jamais  pu  lire  son 
livre,  ajoute-t-il ,  sans  m'étonner  qu'il  fût  écrit  en  anglais;  à 
chaque  instant  j'étais  tenté  de  m'adresser  à  M.  Gibbon  et  de 
lui  dire  :  «  Vous,  un  Anglais!  Non,  vous  ne  l'êtes  point!  Cette 
admiration  pour  un  empire  de  plus  de  deux  cents  millions 
d'hommes,  où  il  n'y  a  pas  un  seul  homme  qui  ait  le  droit  de 
se  dire  libre  ;  cette  philosophie  efféminée  qui  donne  plus  d'é- 
loges au  luxe  et  aux  plaisirs  qu'aux  vertus  ;  ce  style  toujours 
élégant  et  jamais  énergique  ,  annoncent  tout  au  plus  l'esclave 
d'un  Électeur  de  Hanovre.  »  Ce  jour-là  Mirabeau  avait  évidem- 
ment besoin  de  faire  l'orateur  et  de  se  donner  un  adversaire 
qu'il  i)ùt  invectiver  ;  il  se  figura  Gibbon  en  face  de  lui  et  lança 
son  apostrophe.  Dans  tous  les  cas,  il  a  passé  le  but,  ii  a  été 
déclamateur  ;  et ,  en  faisant  montre  de  ees  défauts  à  son  tour, 
il  nous  a  seulement  prouvé  combien  la  famille  d'esprits  à  la- 
quelle il  appartient  est  en  tout  l'opposé  de  celle  de  Gibbon. 

Ce  ne  serait  pas  être  juste,  avant  de  quitter  l'Histoire  de  ce 
dernier,  que  de  n'y  pas  signaler  encore  quelques  endroits  tout 
littéraires  et  d'une  heureuse  richesse,  où  l'auteur  est  bien 
dans  l'application  de  sa  nature  et  dans  l'emploi  de  son  talent  : 
par  exemple,  un  passage  soigné  sur  les  écoles  de  philosophie 
grecque  au  moment  où  l'Édit  de  Justinien  les  supprime;  et, 
tout  à  la  fin  de  l'ouvrage,  les  considérations  sur  la  Renais- 
sance en  Italie,  sur  l'arrivée  des  lettrés  de  Constantinople, 
sur  les  regrets  de  Pétrarque  en  recevant  un  Homère  qu'il  ne 
sait  pas  lire  dans  l'original,  et  sur  le  bonheur  de  Buccace, 
plus  docte  en  ceci  et  plus  favorisé.  Ce  sont  de  beaux  chapi- 
tres, traités  avec  une  sorte  de  prédilection  ,  et  qui ,  jusqu'au 
terme  ,  témoignent  bien  de  la  fertilité.  Loin  de  brusquer  <^  fin , 
Gibbon  se  plaît  à  la  prolongi^r;  il  achève  cette  longue  carrière 
presque  comme  une  promenade,  et,  au  moment  de  poser  la 


370  CAUSEUIES    DU    LUNDI, 

plume,  il  s'arrête  à  considérer  les  derniers  alentours  do  son 
sujet;  il  s'y  repose.  —  11  n'a  rien  du  cri  haletant  de  iMontes- 
quieu  abordant  le  rivage  ;  il  n'en  avait  pas  eu  non  plus  les 
clans,  les  découvertes  d'idées  en  tous  sens  et  le  génie. 

Gibbon,  à  son  retour  d'Italie  en  octobre  'I7G5,  avait  repassé 
par  Paris  :  il  y  avait  trouvé  M""  Necker  récemment  mariée  et 
qui  l'avait  bien  accueilli;  mais  ce  fut  en  1777,  après  la  publi- 
cation de  son  premier  volume,  qu'il  fit  chez  nous  son  séjour 
le  plus  prolongé  et  le  plus  agréable  :  il  ne  tint  qu'à  lui  d'y 
être  à  la  mode,  comme  David  Hume  quelque  temps  auparavant 
l'avait  été.  M.  Necker  était  ministre  ;  la  maison  de  M""*  Necker 
fut  pour  Gibbon  comme  la  sienne  propre.  Cette  ancienne  amie 
lui  avait  tout  pardonné,  et  Gibbon ,  qui  ne  se  trouvait  pas  tant 
de  torts,  jouissait  de  cette  intimité  sociale  avec  une  gratitude 
jiaisible,  sans  remords  et  sans  étonnement.  Il  fit  durant  les 
six  mois  qu'il  resta  à  Paris  une  conquête  plus  difficile  que 
ne  l'était  celle  de  M"""  Necker  :  il  acquit  la  bienveillance  do 
M"""  Du  Deffand  ,  si  susceptible  en  fait  d'ennui ,  et  qui  trouva 
sa  conversation  «  charmante  et  facile.  »  C'est  là  le  résumé  de 
l'impression  de  M'""  Du  Deffand ,  car  il  y  avait  des  jours  où 
cette  impression  variait  du  plus  au  moins.  Voici  un  petit  bul- 
letin suivi  qui  donne  la  mesure  et  le  degré  de  l'amabilité  de 
Gibbon  pendant  ce  séjour  à  Paris;  je  le  tire  des  Lettres  de 
Al-"  Du  Defl'and  à  Horace  Walpole  : 

«  (18  in;ii  1777).  Je  suis  fort  eoutenle  de  M.  Gibbon  ;  depuis  luiit  jours 
qu'il  est  arrivé,  je  l'ai  vu  presque  tous  les  jours  .-  il  a  la  conversation 
facile,  parle  très-bien  français;  j'espÈre  qu'il  nie  sera  de  grande 
l'essourcc.  » 

«  (27  mai).  Je  ne  vous  ai  point  répondu  sur  M.  Gibbon,  j'ai  tort;  je 
lui  crois  beaucoup  d'esprit;  sa  conversation  est  facile  et  forte  de 
choses  ;  il  me  plaît  beaucoup,  d'autant  plus  ([u'il  ne  m'embarrasse  pas.  « 

«  (s  juin).  Je  m'accommode  de  plus  eu  plus  de  M.  Gibbon;  c'est  véri- 
lablement  un  liomme  d'esprit;  tous  les  tous  lui  sont  faciles  ;  il  est  aussi 
Frauyais  ici  que  3IM.  de  Clioiseul,  de  lîiiauvau,  etc.  Je  me  Halte  (|u'il 
qu'il  est  content  de  moi;  nous  soupons  presque  tous  les  jours  en- 
semble. » 

A  ce  moment,  il  y  a  un  léger  mouvement  de  baisse,  une 
légère  impression  d'ennui  qui  de  la  lecture  du  livre  a  [)resque 
passé  sur  l'auteur  : 

><  (10  aoùti.  Je  vous  dis  à  rorcillu  que  je  ne  suis  point  conleule  de 


GIBBON.  371 

l'otivragc  (le  M.  Gibbon,  il  est  déclamatoire,  oratoire;  c'est  le  ton  de 
nos  beaux-esprits  ;  il  n'y  a  que  des  ornements,  de  la  parure,  du  clin- 
quant, et  point  de  fond;  je  n'en  suis  qu'à  la  moitié  du  premier  volume 
(  de  la  traduction  ),  qui  est  le  tiers  de  l'in-quarto,  à  la  mort  de  Pertinax. 
Je  (piitte  cette  lecture  sans  peine,  et  il  me  faut  un  petit  effort  pour  la 
reprendre.  Je  trouve  l'auteur  assez  aimable,  mais  il  a,  si  je  ne  me 
trompe,  une  grande  ambition  de  célébrité;  il  brigue  à  force  ouverte  la 
faveur  de  tous  nos  beaux-esprits,  et  il  me  paraît  qu'il  se  trompe  sou- 
vent aux  jugements  qu'il  en  porte.  Dans  la  conversation  il  veut  briller 
et  prendre  le  ton  qu'il  croit  le  nôtre,  et  il  y  réussit  assez  bien.  Il  est 
doux  et  poli,  et  je  le  crois  bonhomme.  Je  serais  fort  aise  d'avoir  plu- 
sieurs connaissances  comme  lui  ;  car,  à  tout  prendre,  il  est  supérieur  à 
presque  tous  les  gens  avec  qui  je  vis.  « 

Gibbon ,  même  quand  il  baisse ,  se  maintient  encore  dans 
l'esprit  de  M'""  Du  Deffand  ;  c'est  bon  signe,  car  elle  est  sévère. 
Elle  ne  varie  pas  sur  certains  points  en  ce  qui  le  concerne  : 

«  (21  septembre).  M.  Gibbon  a  ici  le  plus  grand  succès,  on  se  l'ar- 
rache; il  se  conduit  fort  bien,  et  sans  avoir,  je  crois,  autant  d'esprit 
que  feu  M.  Hume,  il  ne  tombe  pas  dans  les  mêmes  ridicules,  » 

r'nfm,  on  a  la  conclusion  très-exacte,  très-judicieuse,  et  le 
dernier  mot  dans  le  passage  suivant  écrit  par  M'"^  Du  Deffand 
au  moment  où  il  a  pris  congé  d'elle  ; 

«  (26  octobre) . .  .  Pour  le  Gibbon ,  c'est  un  homme  très-raisonnable, 
qui  a  beaucoup  de  conversation,  infiniment  de  savoir,  vous  y  ajou- 
teriez peut-être,  infiniment  d'esprit,  et  peut-être  auriez-vous  raison; 
je  ne  suis  pas  décidée  sur  cet  article  .-  il  fait  trop  de  cas  de  nos  agré- 
ments, il  a  trop  de  désir  de  les  acquérir;  j'ai  toujours  eu  sur  le  bout  de 
la  langue  de  lui  dire  :  IVe  vous  tourmentez  pas,  vous  méritez  l'honneur 
d'être  Français.  En  mon  particulier,  j'ai  eu  toutes  sortes  de  sujets 
d'être  contente  de  lui,  et  il  est  très-vrai  que  son  départ  me  fâche 
beaucoup.  » 

Voilà  un  succès,  et  qui  nous  représente  en  abrégé  celui  de 
Gibbon  à  Paris.  —  A  la  Chambre  des  Communes  dont  il  était 
membre.  Gibbon  n'en  eut  point  de  si  flatteur.  Il  n'aborda 
jamais  la  tribune.  11  était  entré  au  Parlement  dans  des  vues 
très-positives  et  qu'il  ne  farde  pas  :  «  Vous  n'avez  pas  oublié, 
écrivait-il  quelques  années  après  à  un  ami  de  Suisse,  que  je 
suis  entré  au  Parlement  sans  patriotisme.,  sans  ambition, 
et  que  toutes  mes  vues  se  bornaient  à  la  place  commode  et 
honnête  d'un  Lord  of  tracle  (membre  du  Conseil  supérieur 
de  commerce).  »  Au  pis.  et  n'eùt-il  rien  obtenu  ,  la  Chambre 


372  CAUSERIES   DU    LUNDI. 

lui  semblait  du  moins  tin  agréable  café,  un  club  instructif, 
une  école  utile  pour  un  historien.  On  élait  en  plein  dans  la 
grande  et  orageuse  discussion  sur  l'Amérique  ;  Gibbon  appuya 
de  ses  votes  ,  et  une  fois  de  sa  plume,  la  politique  du  Gouver- 
nement. !1  était  du  bataillon  fidèle  et  muet  de  lord  Norlli.  On 
trouve  dans  la  Vie  de  Fox  une  anecdote  assez  piquante  et  des 
vers  satiriques  sur  la  versatilité  de  Gibbon  ,  sur  sa  chute  et  .sa 
décadence  parlementaires.  Un  homme  qui  s'exprime  comme 
il  vient  de  le  faire  n'est  point  versatile;  il  est  né  ministériel, 
et,  s'il  se  trouve  un  moment  jeté  dans  l'opposition,  ce  n'est 
qu'à  son  corps  défendant.  Cette  place  de  Lord  du  Conseil  de 
commerce  à  laquelle  Gibbon  aspirait,  il  l'obtint  et  la  conserva 
trois  ans  (< 779-1 782)  avec  un  traitement  annuel  de  sept  cent 
cinquante  livres  sterling  ;  mais  le  Conseil  de  commerce  ayant 
été  supprin^é,  Gibbon  ,  qui  se  trouvait  gêné  dans  ses  revenus, 
songea  à  sortir  de  la  vie  publique  pour  laquelle  il  était  si  peu 
fait,  à  recouvrer  son  indépendance,  et  à  se  retirer  en  Suisse 
pour  y  achever  son  Histoire.  Il  écrit  à  son  vieil  ami  Dey  Ver- 
dun ,  à  Lausanne,  pour  le  consulter,  pour  le  tàter  à  ce  sujet, 
et  pour  voir  si ,  en  qualité  de  vieux  garçons,  ils  ne  pourraient 
pas  compléter  leurs  existences  dépareillées  en  les  mariant 
ensemble. 

Deyverdim  prend  feu  et  lui  répond  (10  juin  1783)  par 
l'aperçu  d'une  vie  heureuse  faite  pour  tenter;  il  connaît  bien 
son  ami,  il  veut  l'arracher  à  une  condition  politique  qui  n'est 
pas  faite  pour  lui,  et  où  sa  nature  véritable  a  dû  néce-sairement 
soufl'rir  :  «  Rappelez-vous,  mon  cher  ami,  lui  dit-il,  que  je 
vis  avec  peine  votre  entrée  dans  le  Parlement,  et  je  crois 
n'avoir  été  que  trop  bon  prophète  :  je  suis  sur  que  cette  car- 
rière vous  a  fait  éprouver  plus  de  privations  que  de  jouis- 
sances, beaucoup  plus  de  peines  que  de  plaisirs,  .l'ai  cru  tou- 
jours, depuis  que  je  vous  ai  connu,  que  vous  étiez  destiné  à 
vivre  heureux  par  les  plaisirs  du  cabinet  et  de  la  société; 
que  toute  autre  marche  était  un  écart  de  la  route  du  boidieur, 
et  que  ce  n'étaient  que  les  qualités  réunies  (Vhomme  de  lettres 
et  iV homme  aimable  de  société,  qui  pouvaient  vous  procurer 
gloire,  honneur,  plaisirs,  et  une  suite  continuelle  de  jouis- 
sances. »  Puis  il  lui  montre  en  perspective  une  maison  char- 
mante à  la  porte  de  Lausanne  et  donnant  sur  la  descente 
d'Ouchy,  onze  pièces  tant  grandes  que  petites  tournées  au 


GIBBON.  373 

levant  et  au  midi,  une  terrasse,  une  treille,  le  fameux  ber- 
ceau ou  l'allée  couverte  d'acacias ,  tous  les  accidents  d'un 
terrain  agréablement  diversifié  à  l'œil ,  les  richesses  d'un  jar- 
din anglais  et  d'un  verger,  surtout  la  vue  du  lac  et  des  monts 
de  Savoie  en  face.  Gibbon  est  séduit;  il  a  fort  à  faire  à  Lon- 
dres pour  rompre  ses  engagements,  pour  se  délier  avec  ses 
amis,  avec  l'un  surtout  qui  lui  est  bien  cher,  lord  Sheffield. 
Il  triomphe  pourtant,  arrive  à  Lausanne,  et,  après  quelques 
premiers  petits  mécomptes  inévitables,  il  se  trouve  bientôt  en 
possession  de  lui-même,  de  tout  son  temps,  de  l'étude,  de 
l'amitié,  et  du  paradis  terrestre. 

C'est  là  qu'il  écrit  les  derniers  volumes  de  son  Histoire,  et 
qu'il  se  réjouit  d'être  sorti  de  ces  luttes  publiques  où  il  n'était 
qu'un  spectateur  souvent  fatigué,  un  acteur  sans  éclat  et  sans 
vertu.  Il  a  de  charmantes  lettres  en  ce  sens,  adressées  à  son 
ami  lord  Sheftield,  encore  engagé  dans  la  mêlée,  et  le  plus 
souvent  pour  le  railler  agréablement,  pour  le  plaindre  d'être 
toujours  dans  ce  Pandxmonium  de  la  Chambre  des  Com- 
munes. Il  y  a  de  ces  lettres  qui,  par  leur  début,  pourraient 
être  de  celles  d'Atticusv  si  on  les  avait)  àCicéron;  par  exemple  : 

«  Lausanne,  14  novembre  1783. 

«  Mardi  dernier,  11  novembre,  après  avoir  bien  pesté  et  vous  être 
tourmenté  toute  la  matinée  autour  de  quelque  affaire  de  votre  fertile 
invention,  vous  êtes  allé  à  la  Cliambre  des  Communes  et  vous  avez 
passé  l'après-niidi ,  le  soir  et  pcul-êlre  la  nuit ,  sans  dormir  ni  manger, 
sulToqiié  à  huis-clos  par  la  respiration  échauffée  de  six  cents  politiques 
qu'enflammaient  l'esprit  de  pai ti  et  la  passion,  et  assommé  par  la 
répétition  des  lourds  non-sens  qui,  dans  cette  illustre  assemhlée, 
i'euip(>rtenl  si  fort  en  proportion  sur  la  raison  cl  l'éloquence.  —  Le 
même  jour,  après  une  matinée  studieuse,  un  dîner  d'amis  et  une  gaie 
réunion  des  deux  sexes,  je  me  suis  retiré  pour  me  reposer  à  onze 
heures,  satisfait  du  jour  écoulé,  cl  assui'é  que  le  suivant  m'apportera  le 
l'clour  du  même  repos  et  des  mêmes  jouissances  raisonnables.  Qui  de 
nous  deux  a  fait  le  meilleur  marche'?...  » 

Au  reste,  chacun  des  deux  suivait  sa  voie,  et  Gibbon  n'était 
pas  intolérant  en  fait  de  manières  d'être  heureux  ;  il  savait  que 
chaque  nature  a  la  sienne.  Lord  Sheffiild,  livré  par  goût  à  la 
vie  active  et  publique,  était  à  quelques  égards  plus  difficile  à 
contenter  que  lui  ;  il  avait  besoin  des  ressources  d'un  monde 
dont  Gibbon  se  passait  très-bien  '.  «  Vous  êtes  toujours,  lui 
\III.  3^ 


374  CAUSEKIES    nu    LUNDI. 

('crivait  ce  dcM-nier,  à  la  recherche  du  savoir,  et  vous  n'êtes 
coulent  de  votre  nioiido  qu'autant  que  vous  en  pouvez  tirer 
information  ou  aniusenient  peu  commun.  Pour  mon  compte, 
c'est  des  livres  que  j'aime  à  tirer  mes  connaissances,  et  je  ne 
demande  à  la  société  que  des  égards  polis  et  des  manières 
faciles  (1).  »  Il  se  plaît  d'ailleurs  à  montrer  à  son  ami  que  ce 
coin  de  la  Suisse  n'est  pas  si  déshérité  de  belle  société  et  de 
conversation  qu'on  le  croirait  de  loin  :  «  Il  y  a  peu  de  semaine^, 
écrivait  Gibbon  (22  octobre  1784),  que  j'étais  à  me  promener 
sur  notre  terrasse  avec  M.  Tissot,  le  célèbre  médecin  ;  M.  Mer- 
cier, l'auteur  du  Tableau  de  Paris;  l'abbé  Raynal  ;  M.,  M""^  et 
M"*^  Necker;  l'abbé  de  Bourbon,  fils  naturel  de  Louis  XV;  le 
prince  héréditaire  de  Brunswick,  le  prince  Henri  de  Prusse, 
et  une  douzaine  de  comtes,  barons  et  personnages  de  marque, 
parmi  lesquels  un  fils  naturel  de  l'impératrice  de  Russie.  — 
Êtes-vous  satisfait  de  la  liste?  »  Quant  à  la  ville  même,  après 
l'avoir  vue  en  toutes  saisons,  aux  heures  de  coquetterie  et 
de  glorieux  printemps  comme  aux  heures  d'isolement  et  de 
retraite  d'hiver.  Gibbon  déclare  que  son  goût  pour  elle  n'a 
point  faibli ,  et  il  le  dit  en  des  termes  agréables,  comme  tous 
ceux  dont  sa  Correspondance  est  semée  :  «  De  ma  situation 
ici,  je  n'ai  pas  grand'chose  de  nouveau  à  dire,  excepté  une 
très-rassurante  et  singulière  vérité,  c'est  que  ma  passion  pour 
ma  femme  ou  maîtresse,  Fannij  Lausanne,  n'est  point  attiédie 
par  la  satiété  et  par  une  possession  de  deux  ans.  Je  l'ai  vue 
dans  toutes  les  saisons  et  dans  toutes  les  humeurs  ,  et,  quoi- 
qu'elle ne  soit  point  sans  défauts,  ils  sont  jilus  que  balancés 
par  ses  bonnes  qualités.  Son  visage  n'est  pas  beau,  mais  sa 
personne  avec  tout  ce  qui  l'entoure  est  d'une  grâce  et  d'une 
beauté  admirables.  »  Et  il  continue  de  suivre,  do  caresser  un 
peu  trop  sa  métaphore.  Malgré  ce  léger  apprêt,  toute  celte 
Correspondance  ne  laisse  pas  d'être  d'un  doux  et  assez  vif 
agrément.  Il  s'y  glisse  même  de  la  gaieté. 

(I)  II  écrivait  cela  à  lord  Slielfield  dans  un  temps  où  ce  dernier  avait 
manqué  sa  réélection  (H  mai  i784j  ;  Gilibon  cssajail,  sans  Irop  l'espérer, 
de  le  tirer  il  lui ,  et  il  lui  disait  ce  mot  qui  était  le  fond  de  son  cœur  : 
«  Si  cet  échec  pouvait  vous  appi'eiulre  i\  rompre  une  lionne  lois  avec 
Rois  et  ministres,  et  patriotes  et  partis,  et  Parlements,  toutes  sortes  de 
gens  pour  lesquels  vous  êtes  de  beaucoup  trop  hormêtc,  c'est  pour  le 
coup  (jue  je  m'écrierais  avec  T. ..  do  respectable  mémoire.-  «  bravo, 
mon  cher!  vous  avez  sagné  A  perdre.  » 


GIBBON.  375 

Faut-il  croire  que,  durant  ces  années,  Gibbon  ne  se  con- 
tentait pas  d'être  amoureux  de  Fannij  Lausanne,  et  qu'il  ait 
songé  encore  à  adresser  ses  hommages  à  quelque  objet  plus 
réel?  M™*  de  Genlis  (une  assez  méchante  langue,  il  est  vrai) 
nous  le  dit  ;  elle  raconte  que  Gibbon  épris  de  M""^  de  Crousaz, 
depuis  M"'*  de  Montolieu  (l'auteur  des  romans),  et  s'étant  un 
jour  oublié  jusqu'à  tomber  à  ses  pieds ,  fut  assez  mal  reçu  dans 
sa  déclaration  ;  mais  on  avait  beau  lui  dire  de  se  relever,  il 
demeurait  à  genoux.  —  «  Mais  relevez-vous  donc,  Monsieur!  » 
—  «  Madame,  je  ne  puis  !  »  —  Gibbon  était  devenu  si  gros  et 
si  pesant  qu'il  n'y  eut  d'autre  moyen  pour  M""*  de  Crousaz 
que  de  sonner  un  domestique  et  de  lui  dire  :  «  Relevez 
monsieur.  « 

S'il  n'était  pas  fait  pour  ces  grandes  passions,  Gibbon 
l'était  essentiellement  pour  le  commerce  de  l'amitié,  et  il  en 
éprouvait  tous  les  sentiments.  Au  retour  d'un  voyage  qu'il  fit 
en  Angleterre  dans  l'année  1788,  pour  la  publication  de  ses 
derniers  volumes,  il  retrouva  son  ami  Deyverdun  malade, 
sujet  à  des  attaques  d'apoplexie  qui  bientôt  l'enlevèrent,  et  il 
fut  longtemps  à  se  réconcilier  avec  l'habitation  charmante, 
veuve  désormais  de  son  ami.  Chaque  place,  cliaque  allée, 
chaque  banc  lui  rappelaient  les  douces  iieures  passées  dans 
l'entretien  de  celui  qui  n'était  plus  :  «  Depuis  que  j'ai  perdu 
ce  pauvre  Deyverdun,  s'écriait.-il ,  je  suis  seul,  et,  même 
dans  le  paradis,  la  solitude  est  pénible  à  une  âme  faite  pour 
la  société.  »  Veis  ce  temps ,  il  songea  assez  sérieusement  ou 
au  mariage,  ou  du  moins  à  adopter  quelqu'une  de  ses  jeunes 
parentes ,  une  jeune  Charlotte  Porten  (sa  cousine  germaine, 
je  crois)  :  «  Combien  je  m'estimerais  heureux,  écrivait-il  à  la 
mère  de  cette  jeune  personne,  si  j'avais  une  fdle  de  son  âge 
et  de  son  caractère,  qui  serait  avant  peu  de  temps  en  étal  do 
gouverner  ma  maison  ,  et  d'être  ma  compagne  et  ma  consola- 
tion au  déclin  de  ma  vie  1  »  11  reconnaissait  trop  tard  cette 
vérité,  «  qu'à  mesure  que  nous  descendons  la  vallée  de  la  vie, 
nos  infirmités  demandent  quelques-uns  des  soins  et  la  société 
intérieure  d'une  femme.  »  Mais  M"""  Necker,  à  qui  il  ne  crai- 
gnait pas  de  s'ouvrir  de  ses  tristesses,  et  en  laquelle,  vers  la 
fin,  il  retrouvait  une  dernière  amie  comme  elle  avait  été  la  pre- 
mière, lui  disait  :  «  Gardez-vous,  Monsieur,  de  former  un  de 
ces  hens  tardifs  :  le  mariage  qui  rend  heureux  dans  l'âge  mùr. 


376  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

c'est  coliii  qui  fui  oonlracté  clans  la  jeunesse.  Alors  seulement 
la  réunion  est  parfaite,  les  goûts  se  communiquent,  les  senti- 
ments se  répondent,  les  idées  deviennent  communes,  les 
facultés  intellectuelles  se  modèlent  mutuellement;  toute  la 
vie  est  double,  et  toute  la  vie  est  une  prolongation  de  la 
jeimesse.  « 

A  défaut  de  ce  bonheur  impossible ,  M'"'  Necker  essayait 
quelquefois  d(!  lui  indiquer  d'autres  sources  de  consolation  et 
le  souverain  remède  contre  l'isolement  du  cœur;  elle  lui  avait 
fait  promettre  de  lire  Fouvryge  de  son  mari  sur  \[7nporta7ice 
des  Opinions  religieuses ,  et  elle  avait ,  à  l'occasion  ,  sur  ce 
sujet  do  Christianisme  et  de  monde  invisible,  des  paroles  amies 
et  délicates,  que  Gibbon  du  moins  ne  repoussait  pas. 

La  Révolution  française  ,  dont  les  premiers  événements  je- 
tèrent tant  d'émigrés  français  au  bord  du  lac  de  Genève,  fut 
la  grande  préoccupation  des  dernières  années  de  Gibbon.  Lui 
qui  s'était  étonné  de  si  peu  de  choses  dans  l'histoire,  il  s'é- 
tonna de  celle-ci.  Il  en  jugea  sans  illusion  dès  le  premier  jour, 
et  il  n'avait  pas  à  revenir  de  bien  loin  pour  cela  :  il  était  con- 
servateur par  essence,  et  n'avait  jamais  eu  de  goût  pour  les 
tribuns  ni  pour  les  novateurs  (1).  La  Révolution  produisit 
pourtant  sur  lui  cet  effet  assez  singulier  et,  quand  on  y  réflé- 
chit, assez  naturel ,  de  lui  rendre  ou  plutôt  de  lui  donner  un 
peu  de  ce  patriotisme  dont  il  avait  eu  jusque-là  si  peu.  En 
voyant  les  excès  qui  déshonoraient  une  cause  qui  aurait  pu 
être  si  belle,  en  considérant  le  champ  illimité  d'anarchie  et 
d'aventures  dans  lequel  on  se  lançait  à  l'aveugle  ,  il  en  revint  à 
aimer  cette  Constitution  anglaise  pour  laquelle  il  s'était  tou- 
jours senti  assez  tiède;  il  redevint  fier  de  ce  qu'il  appelait  le 
bon  sens  de  sa  nation  et  de  ce  qu'elle  avait  conscience  des 
bienfaits  dont  elle  jouissait  :  «  Les  Français,  écrivait-il  à  lord 
Shefficld  (1790),  répandent  tant  de  mensonges  sur  les  senti- 
ments de  la  nation  anglaise,  que  je  souhaiterais  que  les  hom- 
mes les  plus  considérables  de  tout  parti  et  de  toute  classe  se 
réunissent  dans  (juelque  acte  public  pour  déclarer  qu'ils  sont 
eux-mêmes  satisfaits  de  notre  Constitution  actuelle  et  résolus 

(1)  S<,'  soiivtjii.iiil  ;ï  ce  propos  do  son  iill.iqiio  liistoriqiu'  au  Christiii- 
iiisuio,  il  clis.iil  poiii-  la  jnsliricr  (^1  l'cxplnpicr  :  •<  La  pciiiiilivo  É^îlise 
f|iioj'ai  liailôi'  avco  (iuol(|iic  liljcrlé  était  ellc-niôme  en  son  temps  une 
innovation,  et  j'étais  attaché  au  vieil  établissement  païen.  » 


GIBBON.  377 

à  la  maintenir.  Une  telle  déclaration  aurait  un  merveilleux 
effet  en  Europe,  et,  si  j'en  étais  jugé  digne  ,  je  serais  fier  pour 
mon  compte  de  la  souscrire.  J'ai  grande  envie  de  vous  envoyer 
quelque  projet  de  rédaction ,  tel  que  tout  Iiomme  pensant 
puisse  l'adopter.  »  Il  revient  plus  d'une  fois  sur  cette  idée  avec 
ferveur.  Il  est  curieux  de  voir  Gibbon  devenu  chaleureux 
comme  un  Burke,  et  levant  la  main  pour  l'Arche  de  la  Consti- 
tution comme  un  Fox  et  comme  un  Macaulay  (1). 

Cet  homme  qui,  dans  sa  modération  et  son  égalité  habi- 
tuelle, était  loin  d'être  insensible,  mourut  en  partie  victime 
de  son  zèle  pour  l'amitié.  11  apprit,  au  printemps  de  1793  , 
que  la  femme  de  son  ami  lord  Sheffield  venait  de  mourir;  il 
n'hésita  pas  à  voler  vers  lui ,  à  se  mettre  en  roule  pour  l'An- 
gleterre par  l'Allemagne,  et  à  faire  ce  voyage  depuis  quelque 
temps  différé,  que  les  circonstances  présentes  et  la  guerre  en- 
gagée rendaient  alors  plus  difficile.  Ses  infirmités  s'en  aug- 
mentèrent, et,  après  quelques  mois  de  séjour  dans  son  pays 
natal ,  il  y  mourut  le  16  janvier  1794,  à  l'âge  de  près  de  cin- 
quante-sept ans.  Son  ami  lord  Sheffield  lui  a  élevé  le  monu- 
ment le  plus  digne  et  le  plus  durable  en  publiant  ses  Mémoires 
et  ses  Lettres;  on  y  devine  que  la  conversation  de  Gibbon 
était ,  en  effet ,  supérieure  en  intérêt  et  en  charme  à  ses  écrits, 
et  qu'en  lui  le  lettré  profond  et  accompli  ne  se  séparait  pas  de 
l'homme  de  société  le  plus  aizréable.  Quelques  lettres  même, 
les  dernières,  ont  des  accents  d'émotion  qu'on  n'attendrait 
pas  ;  celle  qu'il  écrit  à  lord  Sheffield  à  la  première  nouvelle  de 
son  malheur,  et  au  moment  de  partir  pour  le  rejoindre,  est 
belle  et  touchante;  on  dirait  presque  qu'un  éclair  de  religion  y 
a  passé.  Une  autre  lettre  écrite  quelques  jouis  après ,  et  dans 
un  sentiment  croissant  d'anxiété  pour  cette  famille  désolée,  se 
termine  en  ces  mots  :  «  Adieu.  S'il  y  a  des  gardiens  invisibles, 
puissent-ils  veiller  sur  vous  et  sur  les  vôtres!  adieu.  »  Le  ca- 
ractère social  et  même  moral  de  l'homme  gagne  donc  à  être 

(1)  On  peut  lire  les  considérations  qui  terminent  la  première  partie 
puliliée  de  la  lielle  Histoire  cV Angleterre  de  M.  Maeautay  ;  elles  sont 
tout  à  fait  d'accord  avec  le  sentiment  qui  animait  (jililion  dans  ses  let- 
tres datées  du  1.")  décemljre  17)>9,  du  18  mai  17!)1,  du  30  mai  et  du 
^er  août  4792,  du  -23  lévrier  et  du  4  avril  1793,  el  dans  presque  toutes 
celles  qu'il  écrivit  en  ces  années  .-  des  circonstances  analogues  ramè- 
nent les  mêmes  sentiments. 

32. 


378  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

VU  dans  cet  ensemble  de  relations,  et  se  présente  sous  un  jour 
nouveau.  C'est  le  témoignage  qu'ont  rendu  les  contemporains 
les  plus  délicats  et  les  plus  respectables  dans  le  temps  de  la 
publication.  Ceux  encore  aujourd'hui  qui  auront  vécu  par  la 
lecture  dans  celte  intimité  tempérée  et  ornée,  n'y  eussent-ils 
passé  comme  moi  qu'une  quinzaine,  comprendront  que  Gib- 
bon, sans  être  de  l'ordre  des  génies ,  sans  être  même  de  ceux 
qui  avec  du  talent  troublent  ou  passionnent  les  hommes,  ait 
eu  ses  fidèles  et  ses  pèlerins  affectueux.  Byron  écrivait  d'Ouchy 
près  de  Lausanne  au  libraire  Murray,  le  27  juin  1816  :  «  Jai 
été  retenu  ici  par  le  gros  temps,  comme  je  m'en  reveiuiis  à 
Diodati  (près  Genève)  d'un  voyage  en  bateau  autour  du  lac,  et 
je  joins  à  cette  lettre  ,  pour  vous,  une  petite  branche  de  Vaca- 
cia  de  Gibbon,  et  quelques  feuilles  de  rose  cueillies  dans  son 
jardin  que  je  viens  de  voir,  ainsi  ([u'une  partie  de  la  maison. 
Vous  trouverez  dans  sa  Vie  une  mention  honorable  de  cet  aca- 
cia, sous  lequel  il  se  promena  la  nuit  même  où  il  termina 
son  Histoire.  Le  jardin  et  le  pavillon  d'été  où  il  composait  sont 
négligés,  et  le  dernier  entièrement  dégradé  ;  mais  on  le  mon- 
tre encore  ainsi  que  son  cabinet,  et  les  gens  respectent  sa 
mémoire.  » 


Lundi  5  serilembi'e  18o3. 

HISTOIRE  DE  LA  MAISON  ROYALE 

DE 

SAINT-CYR, 

Par  m.  THÉOPHILE  LAY ALLÉE. 


Je  viens  de  faire  une  lecture  agréable,  douce,  unie,  tou- 
chante par  moments,  qui  repose  et  même  qui  élevé,  une  lec- 
ture que  tout  le  monde  voudra  faire  comme  moi.  Il  s'agit 
encore  de  M'"^  de  I\Jaintenon,  mais  de  M"'"  de  Maintenon  prise 
cette  fois  par  son  côté  le  plus  positif  et  qui  prête  le  moins  aux 
discussions,  considérée  dans  son  œuvre  et  sa  fondation  de 
Saint-Cyr.  M.  le  duc  de  Noailles  avait  déjà,  il  y  a  quelques 
années  (1843),  donné  siu-  ce  sujet  un  intéressant  opuscule  par 
lequel  il  préludait  à  son  Histoire  de  M'"<=  de  Maintenon  :  mais 
aujourdhui  M.  Théophile  Lavallée  publie  de  la  maison  de 
Saint-Cyr  une  Histoire  complète  et  suivie,  et  qui  peut  se  dire 
définitive. 

M.  Lavallée  s'était  fait  très-honorablement  connaître  jus- 
qu'ici par  divers  ouvrages  consciencieux  et  utiles,  exécutés 
avec  beaucoup  de  précision  et  de  fermeté.  Son  Histoire  des 
Français  depuis  le  temps  des  Gaulois  jusqu'en  1830,  arri- 
vée à  la  neuvième  édition,  présente  en  quatre  volumes  l'abrégé 
le  plus  succinct  et  le  plus  substantiel  de  nos  annales;  l'esprit 
exact  de  l'auteur  a  su  réduire  tous  les  faits  dans  ce  court  es- 
pace sans  rien  laisser  échapper  d'important  ni  de  saillant,  et, 


380  CAUSEIllKS    DU    LUNDI. 

mérilc  rare!  l'ouvrage  garde  de  l'intérêt  au  milieu  de  cette 
condensation  continue  et  se  fait  lire.  Attaché  comme  profes- 
seur à  l'Ecole  militaire  de  Saint-Cyr,  M.  Lavallée  a  été  natu- 
rellement amené  à  rechercher  les  origines  et  les  fortunes 
diverses  de  cette  maison  ;  il  a  trouvé  à  Versailles,  soit  dans  la 
bibliothèque  du  séminaire,  soit  aux  Archives  de  la  préfec- 
ture, un  grand  nombre  de  recueils  et  de  pièces  originales  qui 
permettent  d'établir  le  récit  le  plus  détaillé  avec  certitude.  En 
abordant  ce  sujet  délicat,  il  y  a  porté  de  sa  rigueur  d'histo- 
rien, et,  en  retour,  ce  sujet  lui  a  rendu  de  sa  douceur  et  de 
son  élégance.  Il  en  est  résulté  un  beau  livre,  accompagné  de 
tout  ce  qui  peut  le  faire  valoir,  plan,  vues,  gravures,  et  sur- 
tout formé  et  nourri  à  chaque  page  de  cette  excellente  langue 
du  xvii^  siècle,  que  M'"*'  de  Maintenon  avait  amenée  à  sa  per- 
fection et  que  parlaient  les  premières  élèves  de  Saint-Cyr. 

Il  est  arrivé  à  M.  Lavallée,  en  étudiant  iM""'  de  Maintenon, 
ce  qui  arrivera  à  tous  les  bons  esprits  encore  prévenus  (et 
j'en  rencontre  quelquefois  de  tels)  qui  approcheront  de  cette 
personne  distinguée  et  qui  prendront  le  soin  de  la  connaître 
dans  l'habitude  de  la  vie  :  je  ne  dirai  pas  qu'il  s'est  converti 
à  elle,  ce  serait  mal  rendre  l'impression  simplement  équitable 
que  reçoit  un  esprit  droit;  mais  il  a  fait  justice  de  cette  foule 
d'im[)utations  fantastiques  et  odieusement  vagues  qui  ont  été 
longtemps  en  circulation  sur  le  prétendu  rôle  historique  de 
cette  femme  célèbre.  Il  l'a  vue  telle  qu'elle  était,  tout  occu- 
pée du  salut  du  roi,  de  sa  réforme,  de  son  amusement  décent, 
de  l'intérieur  de  la  famille  royale,  du  soulagement  des  peu- 
ples, et  faisant  tout  cela,  il  est  vrai,  avec  plus  de  rectitude 
que  d'effusion,  avec  i)liis  de  justesse  que  de  grandeur;  enfin, 
il  a  résumé  son  jugement  sur  elle  en  des  termes  précis,  au 
moment  de  l'accompagner  dans  son  œuvre  de  tendresse  et  do 
prédilection  : 

«M"""  clo  Maintenon,  dil-il ,  n'a  donc  pas  en  sur  Louis  XIV  l'in- 
nuf^rici!  malfaisante  que  ses  ennemis  lui  ont  altril)uéc  ;  elte  n'eut  pas  de 
tJi-andes  vues,  elle  ne  lui  inspira  pas  de  grandes  etioses:  elte  borna  trop 
sa  pensée  et  sa  mission  au  salut  de  l'iiomnie  et  aux  affaires  de  religion; 
l'on  peut  même  dire  qu'eu  hcauiMUip  de  cireouslanees  elt(^  rapetissa  le 
j^rand  rui:  mais  elle  ne  lui  donna  i|ue  ries  fouseils  satutaiies,  désinté- 
ressés, utili's  à  l'Etat  et  au  snutagenu'ut  du  prujih;,  et  eu  délinitivc  elte 
a  l'ail  à  ta  Franec  un  l>ien  réel  en  rélormaul  la  vie  d'un  liomuie  dont 
les  passions  avaient  été  divinisées,  en  arrachant  à  une  vieillesse  licen- 


HISTOIRE    DE    SAINT-CYR.  3Si 

cieuse  un  monarque  qui ,  selon  Leibniz,  «  faisait  seul  le  rleslin  de  son 
siôcle;  »  enfin  en  le  rendant  capable  de  soutenir,  «  avec  un  visage  tou- 
jours égal  et  véritablement  chrétien,  »  les  désastres  de  la  tin  de  son 
règne.  » 

Puis,  au  seuil  de  Saint-Cyr,  M.  Lavallée  a  eu  soin  de  placer 
aussi  un  portrait  de  l'illustre  fondatrice,  où  revit  cette  grâce 
si  réelle,  si  sobre,  si  indéfinissable,  et  qui,  sujette  à  dispa- 
raître de  loin,  ne  doit  jamais  s'oublier  quand  par  moments  la 
figure  nous  paraît  un  peu  sèche;  il  l'emprunte  aux  Dames  de 
Saint-Cyr  dont  la  plume,  par  sa  vivacité  et  ses  couleurs,  est 
digne  cette  fois  d'une  Caylus  ou  d'une  Sévigué  :  «  Elle  avait 
(vers  rage  de  cinquante  ans),  disent  ces  Dames,  le  son  de 
voix  le  plus  agréable,  uu  ton  affectueux,  un  front  ouvert  et 
riant,  le  geste  naturel  de  la  plus  belle  main ,  des  yeux  de  feu, 
les  mouvements  d'une  taille  libre  si  afiectueuse  et  si  régulière 
qu'elle  effaçait  les  plus  belles  de  la  Cour...  Le  premier  coup- 
d'œil  était  imposant  et  comme  voilé  de  sévérité  :  le  sourire  et 
la  voix  ouvraient  le  nuage...  » 

Saint-Cyr,  dans  son  idée  complète,  ne  fut  i)as  seulement 
un  pensionnat,  puis  un  couvent  de  filles  nobles,  une  boniie 
œuvre  en  même  temps  qu'un  délassement  de  M""  de  Mainte- 
non  :  ce  fut  quelque  chose  de  plus  hautement  conçu,  une  fon- 
dation digne  en  tout  de  Louis  XIV  et  de  son  siècle.  M.  Laval- 
lée établit  très-bien  ,  dès  les  premières  pages ,  le  caractère 
historique  et  politique  de  Saint-Cyr,  et  son  lien  avec  les 
gran.'les  choses  du  dehors.  Sous  Louis  XIV,  et  surtout  pen- 
dant la  seconde  moitié  de  son  règne,  la  France,  même  en 
temps  de  paix,  fut  obligée  de  garder  son  attitude  militaire  im- 
posante, une  puissante  armée  de  150,000  hommes  sous  les 
armes.  Louvois  introduisait  dans  ce  grand  corps  l'organisa- 
tion moderne;  mais  la  base  essentiellement  moderne,  la  con- 
tribution égale  et  régulière  de  tous  au  service  militaire,  man- 
quait. La  noblesse,  qui  était  et  restait  l'âme  de  la  guerre,  se 
voyait  pour  la  première  fois  assujettie  à  des  règlements  stricts 
et  à  des  obligations  continues  qui  choquaient  son  esprit  et  qui 
aggravaient  ses  charges.  La  royauté  contractait  donc  envers 
elle  de  nouveaux  devoirs.  Louis  XIV  le  reconnut  et  eut  à 
cœur  de  s'en  acquitter  :  1"  en  fondant  l'hôtel  des  Invalides, 
dont  une  partie  fut  réservée  pour  des  officiers  vieux  ou  bles- 
sés; 2"  par  la  formation   des  compagnies  de  Cadets  qu'on 


382  CAUSEUIES    DU    LUNDI. 

exerçait  dans  les  places  frontières,  et  où  l'on  élevait  4,000 
fils  do  gentilshommes;  3"  enfin,  dès  que  M""' de  Maintenon 
lui  en  eut  suggéré  l'idée,  par  la  fondation  de  la  maison  royale 
de  Saint-Cyr,  destinée  à  l'éducation  de  230  demoiselles  nobles 
et  pauvres.  L'établissement  de  l'École  militaire  vers  le  milieu 
du  siècle  suivant,  et  dont  le  principal  honneur  revient  à  Paris- 
Duverney,  fut  le  complément  nécessaire  de  ces  fondations  mo- 
narchiques ,  et  remplaça  ce  que  les  compagnies  de  Cadets 
avaient  d'insuffisant.  Toute  cette  branche  de  l'éducalion  mili- 
taire sera  prochainement  traitée  par  M.  Lavallée  dans  un  se- 
cond ouvrage  intitulé  V Histoire  militaire  de  Saint-Cyr  ;  \\ 
n'était  pas  inutile  de  montrer  dès  l'abord  le  rapport  et  le  lien. 

Saint-Cyr,  dans  la  première  pensée  de  M""^  de  Maintenon, 
ne  s'élevait  pas  si  haut.  IM"'^  de  Maintenon  était  sincèrement 
religieuse  ;  à  peine  tirée  de  l'indigence  par  les  bienfaits  du  roi, 
elle  se  dit  qu'elle  devait  en  répandre  quelque  chose  sur  d'au- 
tres qui  étaient  pauvres  comme  elle  l'avait  été.  Cette  idée  de 
secourir  les  demoiselles  pauvres  pour  les  préserver  des  dan- 
gers où  elle-même  avait  passé,  fut  chez  elle  très-ancienne, 
très-naturelle;  elle  l'envisageait  comme  une  dette  et  comme 
une  rançon  devant  Dieu  de  sa  grande  fortune.  Elle  eut  d'a- 
bord des  jeunes  filles  dont  elle  payait  la  pension  à  Montmo- 
rency, puis  à  Rueil,  où  elle  doima  plus  de  développement  à  sa 
bonne  pensée.  Elle  avait  toujours  eu  un  grand  goût  pour  éle- 
ver les  enfants,  pour  les  enseigner,  les  reprendre,  les  morigé- 
ner :  c'était  un  de  ses  talents  particuliers  et  prononcés  :  «  J'ai 
grande  impatience,  écrivait-elle  à  M""=  de  Brinon,  la  première 
directrice  de  ces  écolières,  de  voir  mes  petites  fdles  et  de  me 
trouver  dans  leur  étable...  J'en  reviens  toujours  plus  affolée.» 
De  Rueil,  l'institution  fut  transférée  à  Noisy,  où  elle  continua 
de  Cloître  :  .M"'"  de  IMaintcnoii  y  consacrait  tous  les  moments 
qu'elle  pouvait  déiuber  à  la  Cour.  Elle  commençait  à  s'ap- 
plaudir de  son  succès  :  «  Jugez  de  mon  plaisir,  écrivait-elle  à 
son  frère,  quand  je  reviens  le  long  de  l'avenue  suivie  de  cent 
vingt-quatre  demoiselles  qui  y  sont  présentement.  » 

M'"'  de  Maintenon  était  faite  pour  ce  gouvernement  inté- 
rieur et  domestique;  elle  en  avait  l'art  et  le  don,  elle  en  goû- 
tait tout  le  plaisir.  Ce  n'est  pas  une  raison  pour  y  moins  ap- 
précier son  mérite.  De  ce  qu'elle  y  cherchait  le  repos  dans 
l'action  ,    les  délices  dans  la   familiarité  et  dans  l'autorité 


IIISTOIRR    DE    SAINT-CYR.  383 

même,  de  ce  que  cet  amour-propre,  dont  on  ne  se  sépare 
jamais,  y  trouvait  son  compte,  il  ne  faut  pas  l'en  moins  admi- 
rer. Un  ancien  poëte,  Simonide  d'Amorgos,  dans  une  Satire 
contre  les  femmes,  les  a  comparées,  quand  elles  sont  mau- 
vaises, pour  leurs  défauts  dominants ,  chacune  à  une  espèce 
d'animaux  (ces  Anciens  étaient  peu  galants)  :  mais,  quand  il 
en  vient  à  la  femme  sage,  utile,  frugale,  industrieuse,  dili- 
gente et  féconde,  il  ne  trouve  à  la  comparer  qu'avec  l'abeille. 
M"'  de  Maintenon ,  au  sein  de  ces  établissements  dont  elle 
était  l'âme  et  la  mère ,  et  dont  elle  ordonnait  en  tous  sens  la 
ruche,  peut  se  comparer  à  cette  abeille  infatigable.  Telle  elle 
avait  été,  toule  sa  vie,  dans  les  maisons  où  elle  avait  vécu  sur 
le  pied  d'amitié,  y  mettant  l'ordre,  la  propreté,  la  décence, 
répandant  l'esprit  de  travail  autour  d'elle,  et  en  même  temps 
faisant  honneur  tout  aussitôt  à  l'esprit  de  politesse  et  de  so- 
ciété. Que  sera-ce  donc  quand  elle  sera  chez  elle,  dans  sa  fon- 
dation propre,  dans  sa  ruche  de  prédilection,  avec  toute  sa 
joie  et  son  orgueil  de  reine  abeille  et  de  mère ,  ayant  une  fois 
réussi  à  produire  le  parfait  idéal  qui  était  en  elle? 

Cet  idéal  était  patriotique  et  chrétien  tout  ensemble  :  un 
jour,  dans  un  entretien  dont  les  termes  ont  été  recueillis  par 
ses  pieuses  élèves,  et  après  leur  avoir  parlé  de  tout  ce  qu'il  y 
avait  eu  de  peu  médité  et  de  non  prévu  dans  sa  grande  for- 
tune à  la  Cour,  elle  a  dit  avec  un  élan  et  un  feu  qu'on  n'atten- 
drait jias  de  sa  part,  mais  qu'elle  avait  dès  qu'elle  en  venait  au 
sujet  chéri  : 

«  Il  en  est  de  cela  comme  de  Saint-Cyr,  qui  est  devenu  insensible- 
ment ce  que  vous  le  voyez  aujourd'hui.  Je  vous  l'ai  souvent  dit,  je 
n'aime  point  les  nouveaux  établissenienls;  il  vaudrait  mieux  soutenir 
les  anciens.  Cependant ,  sans  presfjuc  y  penser,  il  se  trouve  que  j'en  ai 
lait  un  nouveau.  Tout  le  monde  croit  (jue,  la  tôle  sur  mon  chevet,  j'ai 
fait  ce  beau  plan;  cela  n'est  point.  Dieu  aconduit  Saint-Cyr  par  degi'és. 
Si  j'avais  fait  un  plan,  j'aurais  envisagé  toutes  les  peines  de  l'exécution, 
toutes  les  difficultés,  tous  les  détails;  j'en  aurais  été  effrayée;  j'aurais 
dit  :  Cela  est  fort  au-dessus  de  moi.  Et  le  courage  m'aurait  manqué. 
Beaucoup  de  compassion  pour  la  noblesse  indigente ,  parce  que  j'avais 
été  orpheline  et  pauvre  inoi-mêiiie,  un  peu  de  connaissance  de  son  état, 
me  nt  imaginer  de  l'assister  pendant  ma  vie.  3Iais,  en  projetant  de  faire 
tout  le  bien  possible,  je  ne  projetai  point  de  le  faire  encore  après  ma 
mort.  Ce  ne  l'ut  qu'une  seconde  idée  qui  naquit  du  succès  de  la  pre- 
mière. Puisse  cet  éiablisseuienl  durer  autant  que  la  France,  et  la 
France  autant  que  le  monde!  Rien  ne  m'est  plus  cher  que  mes  enfants 


384  CAUSEIUES    DU    LUNOr. 

■(le  Saint-Cyi' .-  j'tîn  ;ùin«  toiil  jMSfiu'à  leur  poussière.  Je  nrofl'rc  avec  tous 
mcstifiia  pour  les  servir;  cl  je  n'aurai  nulle  peiue  à  être  leur  servante , 
pourvu  que  mes  soins  leur  a[)preunenl  à  s'en  passeï'.  Voilà  où  je  tends, 
voilà  ma  passion,  voilà  nioncuiur.  >< 

Ce  fut  l'année  même  de  son  mariage  avec  le  roi  ('I68i),  et 
comme  par  une  reconnaissance  intérieure  envers  le  Ciel , 
qu'elle  s'appliqua  à  perfectionner  l'essai  de  Noisy  et  à  lui 
donner  cette  première  forme  déjà  toute  royale  qu'il  prit  dès 
sa  translation  à  Saint-Cyr.  Elle  représenta  au  roi,  après  une 
visite  qu'il  avait  faite  à  Noisy  et  dont  il  avait  été  fort  content, 
que  «  la  plupart  des  familles  nobles  de  son  royaume  étaient 
réduites  à  un  pitoyable  état  par  les  dépenses  que  leurs  chefs 
avaient  été  obligés  de  faire  à  son  service;  que  leurs  enfants 
avaient  besoin  d'être  soutenus  pour  ne  pas  tomber  tout  à  fait 
dans  l'abaissement;  que  ce  serait  une  œuvre  digne  de  sa  piété 
et  de  sa  grandeur,  de  faire  un  établissement  solide  qui  fût 
l'asile  des  pauvres  demoiselles  de  son  royaume ,  et  où  elles 
fussent  élevées  dans  la  piété  et  dans  tous  les  devoirs  de  leur 
condition.  »  Le  Père  de  La  Cliaise  apiiuyait  le  projet;  Louvois 
se  récriait  sur  la  dépense.  Louis  XIV  lui-même  semblait  hési- 
ter :  «  Jamais  reine  de  P^rance,  disait-il,  n'a  rien  fait  de  sem- 
blable. »  C'est  par  là  en  effet,  et  seulement  par  là,  que  M""*  de 
Maintenon  prétendait  manifester  sa  prochaine,  sa  secrète  et 
eflicace  royauté. 

L'idée  de  la  fondation  de  Saint-Cyi'  fut  décidée,  et  le  roi  en 
parla  au  Conseil  le  15  août  1G84;  deux  années  se  passèrent, 
durant  lesquelles  on  bâtit  la  maison,  on  régla  les  dolitlions  (ît 
les  revenus  et  on  prépara  les  Constitutions.  Les  lettres  patentes 
furent  délivrées  en  juin  -1686,  et  la  Communauté  fut  transfé- 
rée de  Noisy  dans  le  nouveau  domicile  ,  du  '2G  juillet  au 
l''""  août.  Pendant  les  six  années  qui  suivirent,  on  resta  dans 
les  essais  et  les  tâtonnements;  ils  fuient  dis  plus  biillants  et 
même  des  plus  glorieux,  et  jamais  Saint-Cyr  ne  lit  plus  de 
bruit  que  dans  ce  temps  où  il  n'était  pas  encore  assis  sur  ses 
entiers  et  ses  plus  sûrs  fondements.  M""-'  de  Maintenon  avait 
rêvé  une  maison  qui  ne  ressemblât  à  nulle  autre,  où  l'on  fût 
régulier  sans  y  être  tenu  par  des  vœux  absolus,  où  l'on  n'eût 
lien  des  petitesses  et  des  ndiiuties  des  couvents,  où  l'on  en 
gardât  pourtant  la  pureté  et  l'ignorance  du  mal,  en  partici- 
pant d'ailleurs  avec  prudence,  et  sous  la  réserve  chrétienne,  à 


IIISTOIRR    DE    SAINT-CYR.  385 

toute  la  fleur  de  la  politesse  et  du  monde.  Louis  XIV,  qui 
voyait  les  choses  avec  un  sens  pratique  et  dans  l'intérêt  de 
l'État,  approuvait  que  la  maison  de  Saint-Cyr  n'eût  rien  d'un 
monastère,  et  il  l'eût  voulu  conserver  ainsi.  Mais  il  y  avait 
dans  la  première  recherche  de  M'"*^  de  Maintenon  et  dans  ce 
mélange  de  solidité,  de  raison  et  d'agrément,  une  mesure  im- 
possible à  observer;  il  aurait  fallu  que  toutes  les  maîtresses 
et  les  élèves  eussent  autant  de  sagesse  et  de  force  qu'elle- 
même.  Élever  les  demoiselles  «  chrétiennement,  raisonnable- 
ment et  noblement,  »  était  le  but,  mais  il  y  avait  à  craindre  que 
ce  noblement  ne  menât  au  mépris  de  l'humilité,  que  ce  raison- 
nablement ne  menât  au  besoin  de  raisonner.  C'est  dans  ces  an- 
nées d'essai,  de  premier  essor  et  d'apprentissage  de  Saint-Cyr, 
que  M"''  de  Maintenon  demanda  à  Itacine  de  lui  composer  des 
comédies  sacrées,  et  qu'eurent  lieu  les  représentations  d'^i'- 
ther.  Si  Esther,  avec  ses  conséquences  mondaines  et  l'élite 
des  profanes  qu'elle  introduisait ,  fut  une  distraction,  peut- 
être  une  imprudence  et  une  faute  du  premier  Saint-Cyr,  on 
sent  bien  que  ce  n'est  pas  nous  qui  en  ferons  un  reproche, 
et  personne  au  monde  n'aura  le  courage  de  le  blâmer.  Esther 
est  restée,  aux  yeux  de  tous,  la  couronne  de  la  maison.  Les 
détails  de  la  composition  de  cette  adorable  pièce  et  des  re- 
présentations qu'on  en  fit  sont  trop  connus  pour  y  revenir  : 
ils  forment  un  des  plus  gracieux  épisodes,  et  le  plus  virginal 
assurément,  de  notre  littérature  dramatique.  Pourtant  M""'"  de 
La  Fayette,  en  personne  sensée,  et  un  peu  jalouse  peut-être 
de  M'"<^  de  IMaintenon,  y  voyait  quelque  prétexte  à  dire  : 

«  Mme  Je  Maintenon ,  qui  est  fondatrice  de  Saint-Cyr,  toujours  occu- 
pée du  dessein  d'amuser  le  roi,  y  fait  souvent  faire  ciuelque  ciiose  de 
nouveau  à  toutes  tes  petites  filles  qu'on  élève  dans  cette  maison,  dont 
on  peut  (lire  (pie  c'est  un  étalilissement  digne  de  la  grandeur  du  roi  et 
de  l'esprit  de  celle  qui  l'a  inventé  el  qui  le  conduit  ;  mais  quelquefois 
les  choses  les  mieux  instituées  dégénèrent  considérablement;  et  cet 
endroit  qui , 'maintenant  que  nous  sommes  dévots,  est  le  séjour  de  la 
vertu  et  de  la  piété,  pourra  quelque  jour,  sans  percer  dans  un  profond 
avenir,  être  clui  de  la  débauche  el  de  l'impiété.  Car  de  songer  ([ue 
trois  cents  jeunes  filles  qui  y  deaieurent]  jusqu'à  vingt  ans,  et  qui  out 
àltnr  porte  une  Cour  remplie  de  gens  éveillés,  surtout  quand  l'autorité 
du  roi  n'y  sera  plus  mêlée;  de  croire,  dis-je,  que  déjeunes  filles  el  de 
jeunes  liummes  soient  si  prèi  les  uns  des  autres  sans  sauter  les  mu- 
railles, cela  n'est  presque  pas  raisonnable.  » 

viiî.  ,3.3 


386  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

Il  était  donc  essentiel ,  après  le  succès  A'Esther  et  l'éveil 
donné  à  la  Cour,  de  faire  un  pas  en  arrière  et  de  rentrer  dans 
l'esprit  de  la  fondation  en  le  fortifiant  par  des  règlements  plus 
sévères.  Le  danger,  en  efl'et,  dans  ce  voisinage  de  Versailles, 
était  grand  ;  il  importait  que  la  prédiction  de  M"*  de  La  Fayette 
ne  put  jamais  se  vérifier,  et  que  les  demoiselles  de  Sainl-Cyr 
ne  ressemblassent  dans  aucun  temps  à  celles  de  M.  Alexandre 
Dumas.  La  morale  que  M™«  de  Maintenon  lira  des  représenta- 
tions ù'Esther  et  de  l'invasion  des  profanes  fut  dorénavant 
de  dire  et  de  redire  sans  cesse  à  ses  Dames  :  «  Cachez  vos 
filles  et  ne  les  montrez  pas.  » 

Du  passage  de  Racine  et  de  celui  de  Fénelon  à  Saint-Cyr,  il 
résulta  (toujours  au  point  de  vue  de  la  fondation  et  du  but) 
plusieurs  inconvénients  au  milieu  des  grâces.  Fénelon  y  dé- 
veloppa le  goût  de  la  dévotion  fine,  subtile,  à  l'usage  des 
âmes  d'élite;  Racine,  sans  le  vouloir,  y  fit  naître  le  goût  des 
lectures ,  de  la  poésie  et  de  ces  choses  dont  le  parfum  est  si 
doux,  mais  dont  le  fruit  n'est  pas  toujours  salutaire.  M'""  de 
Maintenon ,  toute  gagnée  qu'elle  était  par  eux ,  reconnaissait 
avec  son  bon  sens  qu'il  fallait  y  remédier  et  ne  pas  laisser 
abonder  dans  cette  veine  de  jeunes  et  tendres  esprits  dont  quel- 
ques-uns avaient  commencé  à  s'éprendre.  Il  y  avait  parmi  ces 
premières  élèves  et  maîtresses  de  Saint-Cyr  une  M"'^  de  La 
Maisonfort,  femme  distinguée,  esprit  curieux,  amoureux  des 
recherches ,  et  qui  était  faite  pour  un  tout  autre  cadre  que 
celui  qu'elle  s'était  choisi  ;  elle  ne  pouvait  se  résoudre  à  renon- 
cer à  la  tendresse  de  son  cœur,  à  la  délicatesse  de  son  esprit 
cl  de  son  goût.  M""'  de  INlaintenon  lui  en  faisait  la  guerre  dans 
des  lettres  très-belles  et  qui  ne  la  convainquaient  pas  :  «  Com- 
ment surmonterez-vous,  lui  écrivait-elle,  les  croix  que  Dieu 
vous  enverra  dans  le  cours  de  votre  vie ,  si  un  accent  normand 
ou  picard  vous  arrête,  ou  si  vous  vous  dégoûtez  d'un  homme, 
parce  qu'il  n'est  pas  aussi  sublime  que  Racine?  Il  vous  aurait 
édifiée,  le  pauvre  homme,  si  vous  aviez  vu  son  humilité  dans 
sa  maladie,  et  son  repentir  sur  cette  recherche  de  l'esprit.  11  ne 
demanda  point  dans  ce  temps-là  un  directeur  à  la  mode  :  il 
ne  vit  qu'un  bon  prêtre  de  sa  paroisse.  »  Cet  exemple  de  Racine 
mourant  n'opérait  pas.  M"'"  de  La  Maisonfort  était  de  ces  per- 
sonnes rares  comme  on  en  connaît  quelques-unes  en  tout  temps, 
qui  se  portent  d'abord  au  sommet  de  toutes  les  curiosités  de 


HISTOIRE    DE    SAINT-CVR.  387 

leur  époque,  juges  suprêmes  et  raffinés  des  ouvrages  de  l'es- 
prit, oracles  et  prosélytes  des  opinions  en  vogue  :  elle  eût  fait 
agréablement  du  jansénisme  avec  Racine  ou  avec  M.  de  Tr'é- 
ville,  comme  elle  distillait  du  quiétisme  avec  Fénelon,  comme 
au  xviii"  siècle  elle  se  fût  éprise  de  David  Hume  avec  la  com- 
tesse de  Bouflers  ,  comme  au  xix"  elle  eût  brillé  dans  un  salon 
doctrinaire,  eût  discuté  sur  la  psychologie  ou  l'esthétique ,  et 
peut-être  eût  poussé  jusqu'aux  Pères  de  l'Église,  non  sans 
effleurer  le  socialisme  en  passant.  M""*"  de  La  Maisonfort,  malgré 
le  goût  que  M'"«  de  Maintenon  avait  pour  elle,  dut  être  retran- 
chée de  l'Institut  de  Saint-Cyr. 

Un  autre  esprit,  bien  meilleur  et  plus  sûr.  M""  de  Glapion 
étaifelle-même  légèrement  atteinte  ;  «  Je  me  suis  bien  aperçue, 
lui  écrivait  M'""  de  Maintenon,  du  dégoût  que  vous  avez  pour 
vos  confesseurs  :  vous  les  trouvez  grossiers;  vous  voudriez 
plus  de  brillant  et  plus  de  délicatesse;  vous  voudriez  aller  au 
Ciel  par  un  chemin  semé  de  fleurs.  »  M™<^de  Glapion  trouvait  lo 
Catéchisme  un  peu  terre  à  terre,  un  peu  court  sur  de  certains 
points  ;  il  lui  semblait  ridicule  «  que  le  maître  fît  des  demandes 
dignes  d'un  écolier,  et  que  l'écolier  fît  des  réponses  d'un  maî- 
tre. »  Elle  aurait  voulu  que  la  question  fût  faite  par  l'enfant , 
et  que,  d'après  la  réponse  qu'on  lui  aurait  faite,  il  raisoimàtet 
qu'il  avançât  ainsi  de  curiosité  en  curiosité.  M™"  de  Glapion 
aurait  désiré,  on  le  voit,  introduire  un  peu  de  la  méthode  de 
Descartes  dans  le  Catéchisme.  M"""  de  Maintenon  ne  discutait 
pas,  mais  lui  opposait  l'usage,  l'expérience,  l'impossibilité  de 
ne  pas  bégayer  en  de  telles  matières  :  «  Toutes  ces  idées,  lui 
disait-elle,  sont  des  restes  de  vanité  :  vous  ne  voudriez  point 
de  choses  communes  à  tout  le  monde;  votre  esprit  est  élevé, 
vous  voudriez  des  choses  qui  le  fussent  autant  que  lui  :  inutile 
désir!  la  plus  savante  théologie  ne  peut  vous  parler  de  la  Tri- 
nité autrement  que  votre  Catéchisme.  Votre  répugnance  à 
enseigner  à  des  enfants  d'une  manière  bizarre  des  vérités  com- 
munes ,  ou  d'une  manière  basse  des  vérités  sublimes,  est 
encore  matière  de  sacrifice.  Employez  votre  esprit  non  à  mul- 
tiplier vos  dégoûts,  mais  à  les  vaincre,  mais  à  les  cacher  en 
attendant  qu'ils  soient  vaincus,  mais  à  vous  faire  aimer  les 
plaisirs  de  votre  état.  »  M'""  de  Glapion  y  parvint.  Elle  fut  la 
consolation  de  M"""  de  Maintenon  et  sa  plus  sûre  héritière  ;  elle 
et  M""  du  Peyrou  maintinrent  l'esprit  d'exactitude  et  de  régu- 


388  CAUSKIIIES    DU   LUNDI. 

l.irilé  en  même  temps  que  la  |wlitessc  et  les  nobles  manières 
de  la  fondatrice,  jusque  bien  après  sa  mort.  En  définitive,  les 
personnes  de  cette  génération ,  qui  avaient  goûté  Fénelon , 
Racine,  et  qui  s'en  ressouvenaient  tout  en  s'en  étant  guéries, 
réalisèrent  seides  la  perfection  de  l'éducation  ,  de  la  grâce  et 
de  la  langue  de  Saint-Cyr  :  après  elles,  on  garda  encore  les 
vertus  essentielles  et  les  règles,  mais  le  charme  s'-était  envolé, 
et  peut-être  aussi  la  vie. 

Pendant  ces  années  de  labeur  et  d'essai.  M'""  de  Mâintenon 
ne  cessait  de  visiter,  d'animer  et  de  corriger  Saint-Cyr  :  elle 
y  venait  de  deux  jours  l'un  au  moins  ;  elle  y  passait  des  jour- 
nées entières  dès  qu'elle  le  pouvait.  Elle  se  mêlait  aux  classes, 
aux  exercices,  aux  moindres  services  de  la  maison,  n'en  esti- 
mant aucun  au-dessous  d'elle  :  «  Je  l'ai  vue  souvent,  dit  une 
de  ces  modestes  historiennes  citées  par  M.  Lavallée,  arriver 
avant  six  heures  du  matin,  afin  d'être  au  lever  des  demoiselles, 
et  suivre  ensuite  toute  leur  journée  en  qualité  de  première 
maîtresse,  pour  pouvoir  mieux  juger  do  ce  qu'il  y  avait  à  faire 
et  à  établir.  Elle  aidait  à  peigner  et  à  habiller  les  petites, 
passait  deux  ou  trois  mois  de  suite  à  une  classe,  y  faisait  ob- 
server l'ordre  de  la  journée,  leur  parlait  en  général  et  en  par- 
ticulier, reprenait  l'une,  encourageait  l'autre,  donnait  à  d'autres 
les  moyens  de  se  corriger.  Ell<>  avait  beaucoup  de  grâce  à  par- 
ler comme  à  tout  ce  qu'elle  faisait  :  ses  discours  étaient  vifs, 
simples,  naturels,  intelligents,  insinuants,  persuasifs,  io  ne 
finirais  pas  si  je  voulais  raconter  tout  le  bien  qu'elle  fit  aux  classes 
dans  ces  temps  heureux.  »  —  Ces  temps  heureux,  cet  âge  d'or, 
ce  sont  comme  toujours  les  débuts,  les  commencements,  l'é- 
poque où  tout  n'est  pas  rédigé  encore ,  et  où  une  certaine  liberté 
d'inexpérience  se  mêle  à  la  fraîcheur  première  des  vertus. 

Pourtant,  sous  la  direction  du  sage  évêque  de  Chartres, 
Desmarets,  M'""  de  Maintenon  dut  songer  à  chercher  dans  sa 
fondation  moins  de  singularité  qu'elle  n'en  avait  conçu  d'abord  ; 
il  fut  décidé  que  les  Dames  institutiices,  tout  en  restant  fidèles 
à  la  spécialité  de  leur  but,  seraient  des  religieuses  légulières 
et  feraient  des  vœux  solennels.  Avertie  par  les  premiers  relâ- 
chiMnenls  et  par  les  fantaisies  légères  qu'elle  avait  vues  poindre, 
elle  s'occupa  à  faire  à  ses  fdles  un  rempart  de  leurs  Constitu- 
tions et  de  leur  règle;  elle  comprit,  comme  toutes  les  grandes 
fondatrices ,  qu'on  n'arrive  à  tirer  de  la  nature  humaine  un 


HISTOIRE    DE    SAINT-CYn.  389 

parti  singulier  etextraordinaire sur  un  pointqu'en  la  supprimant 
ou  la  resserrant  par  tous  les  autres  côtés.  Cette  réforme  défi- 
nitive, cette  transformation  de  Saint-Cyr  d'une  maison  séculière 
en  un  monastère  régulier,  s'accomplit  de  1692  à  ^1694.  Le  ca- 
ractère grave  de  M"^"  çj^  Maintenon  se  trouve  empreint  à 
chaque  ligne  dans  le  petit  livre  adressé  aux  Dames  et  intitulé  ; 
r Esprit  de  r Institut  des  Filles  de  Saint-Louis.  La  première 
recommandation  qui  leur  est  faite  en  des  termes  aussi  absolus 
qu'on  peut  imaginer,  est  que  rien  ne  soit  jamais  changé  ni 
modifié  dans  leur  règle  sous  quelque  prétexte  que  ce  soit  : 
solidité,  stabilité,  immobilité,  c'est  le  vœu  et  l'ordre  de  M™«  de 
Maintenon,  et  l'Institut  y  est  resté  fidèle  jusqu'au  dernier  jour. 
L'Institut  n'est  point  fondé  pour  la  prière,  mais  pour  l'action, 
pour  Véducation  des  demoiselles;  c'est  là  l'austérité  véri- 
table, c'est  là,  en  quelque  sorte,  la  prière  perpétuelle  qu'il 
suffit  d'alimenter  par  d'autres  prières  rapides  et  courtes,  et 
répétées  souvent  du  fond  du  cœur.  «  Un  mélange  de  prières 
et  d'actions ,  »  tel  est  l'esprit  de  l'Institut.  M'""  de  Maintenon 
cherche  à  prémunir  ses  filles  contre  les  périls  qu'elles  ont  déjà 
rencontrés  :  «  N'ayez  ni  fantaisie  ni  curiosité  pour  chercher 
des  lectures  extraordinaires  et  des  ragoûts  d'oraison.  »  — 
«  !1  y  a  une  grande  différence  entre  connaître  Dieu  par  la 
science,  par  la  pointe  de  resprit,  par  la  subtilité  de  la  raison, 
par  la  multiplicité  des  lectures,  ou  le  connaître  par  les  simples 
instructions  du  Christianisme.  »  Dans  le  blanc  des  lignes,  il 
me  semble  lire  en  caractères  plus  distincts  :  «  Surtout  pas 
trop  de  Racine,  et  plus  jamais  de  Fénelonl  » 

Une  haute  idée ,  c'est  que  les  Dames  de  Saint-Louis  étant 
destinées  à  élever  des  demoiselles  qui  deviendront  mères  de 
famille  et  auront  part  à  la  bonne  éducation  des  enfants,  elles 
ont  entre  leurs  mains  une  portion  de  l'avenir  de  la  religion  et 
de  la  France  :  «  Il  y  a  donc  dans  l'œuvre  de  Saint-Louis,  si  elle 
est  bien  faite  et  avec  l'esprit  d'une  vraie  foi  et  d'un  véritable 
anicur  de  Dieu,  de  quoi  renouveler  dans  tout  le  royaume 
la  perfection  du  Christianisme.  y> 

La  fondatrice  leur  rappelle  expressément  (pi'étant  à  la  porte 
de  Versailles  comme  elles  sont ,  il  n'y  a  pas  de  milieu  pour  elles 
à  être  un  établissement  très- régulier  ou  très-scandaleux  :  «  Ren- 
dez vos  parloirs  inaccessibles  à  toutes  visites  superflues...  Ne 
craignez  point  d'être  un  peu  sauvages,  mais  ne  soyez  pas 

33. 


390  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

fières.  »  Elle  leur  conseille  une  luimilité  plus  absolue  qu'elle 
ne  l'obtiendra  :  «  Rejetez  le  nom  de  Dames,  prenez  [)Iaisir  à 
vous  appeler  les  Filles  de  Saint-Louis.  »  Elle  insiste  particu- 
lièrement sur  cette  vertu  d'humilité  qui  sera  toujours  le  côté 
faible  de  l'Institut  :  «  Vous  ne  vous  conserverez  que  par  l'hu- 
mililé  ;  il  faut  expier  tout  ce  qu'il  y  a  eu  de  grandeur  humaine 
dans  votre  fondation.  »  Quoi  qu'il  en  soit  des  légères  imper- 
fections dont  l'Institut  ne  sut  point  se  garantir,  il  persista  jus- 
qu'à la  fin  dans  les  lignes  essentielles,  et  on  reconnaîtra  que 
c'était  quelque  chose  de  respectable  en  Fauteur  de  Saint-Cyr 
que  de  bâtir  avec  constance  sur  ces  fondements,  en  vue  du 
xviir  siècle  déjà  pressé  de  naître ,  et  dans  un  temps  où  Bayle 
écrivait  de  Rotterdam  à  propos  de  je  ne  sais  quel  livre  :  «  On 
fait,  tant  dans  ce  livre  que  dans  plusieurs  autres  qui  nous 
viennent  de  France,  une  étrange  peinture  des  femmes  de  Paris. 
Elles  sont  devenues ,  dit-on  ,  grandes  buveuses  d'eau-de-vie  et 
grandes  preneuses  de  tabac,  sans  compter  les  autres  excès 
dont  on  les  accuse,  comme  tyrannie  sur  leurs  maris,  orgueil, 
coquetterie,  médisance,  impudicité,  etc.  Vous  ne  voyez  point 
en  France  de  livres  où  l'on  traite  si  mal  nos  femmes  du  Sep- 
tentrion. »  (Lettre  du  21  octobre  -1696.) 

Et  ce  n'était  pas  seulement  Bayle  qui  écrivait  ces  choses , 
c'était  M'"»  de  Maintenon  qui  le  disait  aussi  et  qui  reconnaissait 
cela  pour  vrai  dans  les  conseils  qu'elle  donnait  à  une  demoi- 
selle sortie  de  Saint-Cyr  :  «  Ne  soyez  jamais  sans  corps  {.sans 
corset,  c'est-à-dire  en  déshabillé),  et  fuyez  tous  les  autres 
excès  qui  sont  à  présent  ordinaires,  même  aux  filles,  comme 
le  trop  manger,  le  tabac,  les  liqueurs  chaudes,  le  trop  do 
vin,  etc.  ;  nous  avons  assez  de  vrais  besoins  sans  en  imaginer 
encore  de  nouveaux  si  inutiles  et  si  dangereux.  » 

En  présence  de  co  monde  qu'elle  connaissait  si  bien,  ne 
croyez  pas  que  M"'*  de  .Maintenon  voulût  former  des  plantes 
trop  tendres,  des  femmes  frêles,  ingénument  ignorantes  et 
d'une  morale  de  novices;  elle  avait  plus  que  personne  un 
sentiment  profond  de  la  réalité.  Elle  voulait  que  les  Dames 
parlassent  hardiment  à  leurs  élèves  de  l'état  de  mariage,  et 
leur  montrassent  le  monde  et  ses  conditions  diverses  telles 
qu'elles  sont  :  «  La  plupart  des  religieuses  ,  disait-elle,  n'osent 
pas  prononcer  le  nom  de  mariage;  saint  Paul  n'avait  pas  cette 
fausse  délicatesse,  car  il  en  parie  tres-ouvertement.  »  Et  elle 


HISTOIRE   DE   SAINT-CYR.  391 

était  la  première  à  en  parler  comme  d'un  état  honnête,  néces- 
saire, hasardeux  :  «  Quand  vos  demoiselles  auront  passé  par 
le  mariage,  elles  verront  qu'il  n'y  a  pas  de  quoi  rire.  Il  faut 
les  accoutumer  à  en  parler  sérieusement,  chrétiennement  et 
même  tristement ,  car  c'est  l'état  où  l'on  éprouve  le  plus  de 
tribulations  ,  même  dans  les  meilleurs  ,  et  leur  apprendre  que 
plus  des  trois  quarts  sont  malheureux.  »  Et  quant  au  célibat 
auquel  trop  de  jeunes  fdles,  en  sortant,  pouvaient  être  con- 
damnées faute  de  dot  et  de  fortune  (car  «  ce  qui  me  manque 
surtout,  disait-elle  agréablement,  ce  sont  des  gendres»), 
elle  y  voyait  également  un  état  triste.  En  général,  on  n'a  ja- 
mais eu  moins  d'illusions  que  M""^  de  Maintenon.  Parlant  des 
hommes,  elle  les  jugeait  rudes  et  durs,  «  peu  tendres  dans 
leur  amilié  sitôt  que  la  passion  ne  les  mène  plus.  »  En  ce  qui 
est  des  femmes,  elle  n'avait  aussi  sur  elles  que  des  idées  très- 
arrétées  et  médiocrement  flatteuses  :  «  Les  femmes ,  disait-elle, 
ne  savent  jamais  qu'à  demi ,  et  le  peu  qu'elles  savent  les  rend 
communément  fières,  dédaigneuses,  causeuses,  et  dégoûtées 
des  choses  solides.  »  L'éducation  de  Saint-Cyr,  après  la  réforme, 
et  dans  le  plein  et  véritable  esprit  de  M""^  de  Maintenon  s'il  avait 
été  constamment  suivi ,  n'eut  donc  point  péché  par  trop  de 
timidité,  de  faiblesse  et  de  grâce  tendre;  l'austérité  seule- 
ment en  était  voilée. 

Cette  réforme  une  fois  opérée  à  Saint-Cyr,  et  l'impression 
triste  qu'en  reçurent  d'abord  celles  même  qui  s'y  soumirent 
étant  à  peu  près  effacée,  tout  fut  dans  l'ordre,  et  la  joie  eut 
[)lace  comme  auparavant  au  milieu  de  la  vie  uniforme  et  occu- 
pée. iM"""  de  Maintenon  avait,  je  l'ai  dit,  le  don  d'éducation, 
et  elle  n'y  voulait  point  de  tristesse  :  il  n'y  en  a  jamais  dans  ce 
qui  se  fait  pleinement,  avec  abondance  de  cœur  et  dans  la 
voie  droite.  A  un  moment  ou  à  un  autre,  la  joie  qui  n'est  que 
l'épanouissement  de  l'âme  reparaît,  et  elle  ne  cesse  point  de 
courir  à  travers  les  actions.  M™'  de  Maintenon  comptait  beau- 
coup sur  les  récréations  pour  former  agréablement  les  élèves, 
pour  les  avertir  de  leurs  défauts  et  gagner  leur  confiance  sans 
paraître  la  rechercher.  Dans  le  bien  qu'elle  avait  fait  à  Saint- 
Cyr,  elle  comptait  pour  beaucoup  les  soins  qu'elle  avait  pris 
delà  récréation  :  «  C'est  là,  disait-elle,  ce  qui  met  l'union  dans 
une  maison  et  en  ôte  les  partialités;  c'est  là  ce  qui  lie  les  maî- 
tresses avec  leurs  élèves;  c'est  là  qu'une  supérieure  se  fait 


392  CAUSEUIES    DU    LUNDI. 

goûter  et  épanouit  le  cœur  do  ses  filles  ea  leur  donnant  quel- 
ques plaisirs;  c'est  là  qu'on  dit  des  choses  édifiantes  sans  en- 
nuyer, parce  qu'on  les  mêle  avec  de  la  gaieté  ;  c'est  là  quen 
raillant  on  jette  de  bonnes  maximes.  »  Elle  demande  partout 
aux  Dames  qu'elle  a  formées  le  talent  de  la  récréation  autant 
que  celui  de  la  classe  :  «  Rendez  vos  récréations  gaies  et  libres; 
on  y  viendra.  « 

Louis  XIV,  à  Saint-Cyr,  apparaît  plein  de  charme ,  de  no- 
blesse toujours,  et  parfois  d'une  certaine  bonhomie  qu'il  n'eut 
que  là.  Dans  les  grands  moments,  il  intervient  comme  roi  : 
quand  on  juge  à  propos  de  réformer  les  Constitutions,  il  les 
relit  et  les  approuve  de  sa  main  ;  lorsqu'il  faut  éloigner  les 
Dames  récalcitrantes,  telle  que  M'"^de  La  Maisonfort  et  quel- 
ques autres,  et  employer  à  cet  effet  des  lettres  de  cachet,  il  sait 
que  le  cœur  des  Dames  est  affligé  de  cet  exil  de  leurs  sœurs, 
et,  après  avoir  écrit  du  camp  de  Compiègne  pour  motiver  sa 
rigueur,  il  vient  lui-même  avec  cortège  dans  la  salle  de  la 
Communauté  tenir  en  quelque  sorte  un  lit  de  justice  tout  à  la  fois 
royal  et  paternel.  Pendant  la  paix  ,  au  retour  des  chasses  ,  il 
vient  souvent  trouver  M""^  de  Maintenon  en  ce  lieu  de  retraite, 
mais  toujours  après  s'être  donné  le  temps  de  mettre,  par  res- 
pect pour  les  Dames  ,  un  habit  décent.  Pendant  les  guerres, 
il  sait  qu'il  a  à  Saint-Cyr  dans  ces  jeunes  âmes ,  filles  de  Saint- 
Louis  et  de  la  race  des  preux,  «  des  âmes  guerrières,  bonnes 
religieuses  et  bonnes  Françaises.  »  11  se  recommande  à  leurs 
prières,  les  jours  de  défaite  comme  les  jours  de  victoire;  il 
sait  que  leur  deuil  est  le  sien ,  et  que  sa  gloire  est  leur  joie. 
Tout  ce  côté  nouveau  et  particulier  de  Louis  XIV  est  très- 
délicatement  et  généreusement  touché  par  M.  Lavallée  ,  et,  à 
certains  |)assages,  on  est  surpris  de  se  trouver  tout  attendri 
comme  le  grand  roi  le  fut  lui-mênic. 

Louis  XIV  et  M"""  de  JMaintenon  croyaient  à  l'efficacité  des 
prières,  surtout  à  Saint-Cyr  :  «  Faites- vous  des  saintes,  répé- 
tait sans  cesse  la  fondatrice  à  ses  filles  durant  les  guerres  cala- 
miteuses,  faites-vous  des  saintes  pour  nous  obtenir  la  paix.  » 
Lt  vers  la  fin  ,  quand  un  rayon  de  victoire  fut  revenu,  mêlant 
quelque  enjouement  dans  le  sérieux  de  son  espérance  :  «  Il 
serait  bien  honteux  à  notre  supérieure,  écrivait-elle ,  de  ne 
pas  faire  lever  le  siège  de  Landrecies  à  force  de  prières  :  c'est 
aux  grandes  âmes  à  faire  les  grandes  choses.  » 


HISTOIRE    DE    SAIiNT-CVIt.  393 

Dans  les  deriiicres  années  de  Louis  XIV,  M'""  de  Mainleiion 
n'était  heureuse  que  quand  elle  venait  à  Saint-Cyr  «  pour  se  ca- 
cher et  pour  se  consoler.  »  Elle  le  redit  sous  toutes  les  formes  et 
sur  tous  lestons  :  «  Mon  grand  consolateur,  c'est  SaintCyr!  — 
Vive  Saint-Cyr!  malgré  ses  défauts,  on  y  est  mieux  qu'en  aucun 
lieu  du  monde.  »  Elle  avait  goûté  de  tout;  elle  était  rassasiée 
de  tout.  Comblée  en  apparence,  et  malgré  son  éclat,  elle  était 
de  ces  natures  délicates  qui  sont  restées  plus  sensibles  aux 
secrètes  injures  du  monde  qu'à  ses  grossières  offrandes.  Entou- 
rée à  Versailles  d'hommes  qui  ne  l'aimaient  pas  ou  de  femmes 
qu'elleméprisait,  lisant  dans  leurcœur  à  travers  leurs  hommages 
intéressés  et  leurs  bassesses,  excédée  de  fatigue  et  de  con- 
trainte auprès  du  roi  et  de  la  famille  royale  qui  usaient  et 
abusaient  d'elle,  elle  arrivait  à  Saint-Cyr  pour  s'y  détendre, 
pour  s'y  plaindre ,  pour  y  laisser  tomber  le  masque  qu'elle 
portait  sans  cesse.  Elle  y  était  respectée,  chérie,  écoutée; 
absente,  ses  lettres  lues  à  la  récréation  faisaient  l'orgueil  de 
celle  qui  les  avait  reçues  et  la  joie  de  toutes;  présente ,  on  se 
concertait  pour  éveiller  ses  souvenirs  ,  pour  la  lamener  sur  ses 
débuts  et  sur  les  incidents  singuliers  de  sa  fortune,  pour  la 
faire  parler  d'elle-même,  ce  sujet  qui  nous  est  toujours  si 
reposant  et  si  doux.  «  Nous  aimons  à  parler  de  nous-même , 
a-t-elle  remarqué,  dussions-nous  parler  contre.  »  Et  elle  ne  par- 
lait pas  contre.  S'il  est  pénible,  comme  elle  l'a  dit ,  de  durer 
trop  longtemps  ,  de  vivre  dans  le  monde  avec  des  gens  de  qui 
l'on  n'est  pas  connu,  qui  n'ont  point  été  de  la  vie  qu'on  a 
menée  autrefois,  qui  sont  en  un  mot  d'un  autre  siècle,  il  est 
très-agréable  dans  la  retraite,  et  sur  le  banc  d'un  jardin,  de 
se  retrouver  devant  des  âmes  toutes  neuves  et  toutes  fraîches, 
qui  sont  dociles  à  se  laisser  former  et  avides  de  tout  ce  que 
vous  leur  dites.  N'analysons  pas  trop  les  divers  sentiments  de 
M'""^  de  Mainlenon  à  Saint-Cyr  :  il  suffit  que  l'effet  sur  tout  ce 
qui  l'entourait  ait  été  fructueux  et  bon.  Sa  langue  même  si 
pure  se  répandait  sur  ces  jeunes  personnes  qui  l'écoutaient, 
et  sa  grâce  inimitable  se  renouvelait  avec  naturel  dans  leur 
bouche.  Plusieurs  des  Dames  de  Saint-Cyr  étant  mortes  en  ces 
années,  il  est  dit  de  l'une  d'elles  (M""^^  d'Assy)  dans  les  Mé- 
itioires  de  Sainf-Cyr^  en  des  termes  légers  et  charmants  : 

"  C'éluit  iMi  fsprildoux  et  bien  fait,  un  bon  naturel  qui  n'avait  que 
(lu  bonncà  iiicluialious;  l'innoconce  et  la  candeur  étaient  peintes  sur 


394  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

son  visage,  qui,  jointes  à  su  l)c;iiili'"  luiturclle,  la  rendaient  tout  aima- 
ble. Pcnrtaut  son  agonie,  elle  devint  beaucoup  plus  belle  qn'elle  n'avait 
été  dans  le  temps  de  sa  meilleure  sant(5;  mais  c'était  ime  beauté  toute 
cclef.te  qui  inspirait  de  la  dévotion,  cl  nous  larejJïardàmes  mourir  avec 
ravissement...» 

La  langue  de  Saint-Cyr  forme  une  nuance  à  part  dans  celle 
du  siècle  de  Louis  XIV  ;  M""'  de  CayUis  en  est  la  fleur  mon- 
daine; on  sent  quEsther  y  a  passé,  et  Fénelon  également. 
C'est  de  la  diction  de  Racine  en  prose,  du  IMassillon  plus  court 
et  plus  sobre,  toute  une  école  pure,  nette,  parfaite,  dont  était 
le  duc  du  Maine;  une  jolie  source,  plus  vive  du  côté  des 
femmes  ,  bien  que  peu  fertile.  A  l'origine,  cela  promettait  plus, 
et  il  y  a  telle  de  ces  Dames  (IVl""*  de  Champigny)  à  qui  M"^  de 
Maintenon  pouvait  écrire  :  a  Je  n'ai  jamais  rien  vu  de  si  bon, 
de  si  aimable,  de  si  net,  de  si  bien  arrangé,  de  si  éloquent, 
de  si  régulier,  en  un  mot  de  si  merveilleux,  que  votre  lettre. . .  » 

A  la  mort  de  Louis  XIV,  et  dans  le  brusque  contraste  avec 
des  temps  si  nouveaux  ,  Saint-Cyr  passa  presque  en  un  instant 
à  l'état  d'antiquité  et  de  relique  royale.  Après  M""'  de  Mainte- 
non  ,  de  dignes  héritières  y  maintinrent  encore  longtemps  la 
culture  de  l'esprit  et  la  politesse  :  mais  les  Dames  de  Saint- 
Louis  furent  surtout  fidèles  à  l'intention  de  leur  fondatrice  en 
ce  qu'elles  ne  firent  jamais  parler  d'elles.  Respectées  de  tous, 
peu  aimées  de  Louis  XV  qui  les  trouvait  (  cela  est  assez  natu- 
rel) trop  hautes  et  trop  dignes,  et  de  qui  on  a  recueilli  une 
parole  défavorable  qui  n'est  peut-être  pas  juste,  elles  dispa- 
raissent dans  la  continuité  de  leurs  devoirs  et  dans  l'uniformité 
'de  leur  vie.  Une  lettre  d'Horace  Walpole  qui  les  visite  en  anti- 
quaire ,  une  autre  lettre  du  chevalier  de  Bouliers  qui  est  citée 
par  M.  de  Noailles  ,  sont  les  seuls  témoignages  un  peu  saillants 
qu'on  ait  sur  elles  [)endanl  de  longues  années.  Quand  la  Révo- 
lution diî  89  éclata,  réloiuiemenl  dansée  vallon  si  voisin  de  Ver- 
sailles fut  graufl,  plus  grand  que  partout  ailleurs  :  «  Saint-Cyr, 
a  dit  très-bien  M.  Lavallée,  s'était  si  complètement  immobilisé 
dans  le  passé,  qu'on  y  tombait  brus(piement  de  M""  de  Main- 
tenon  à  Mirabeau.  »  Depuis  ce  jour-là,  depuis  l'abolition  des 
titres  de  noblesse,  il  semblait  qu'il  n'y  eût  plus  d'incertitude 
que  sur  le  jour  précis  où  l'bislitut  devait  péril'.  Ces  Dames 
pourtant  firent  une  longue  et  [ilacide  résistance  qui  les  main- 
tint dans  leur  maison  jusqu'en  4793  :  elles  accomplirent  et  vé- 


HISTOIRE    DE   SAINT-CYR.  395 

rifièrenl  à  la  lettre  la  parole  de  M'"'=  de  Mainlenon  :  «  Votre 
maison  ne  peut  manquer  tant  qu'il  y  aura  un  roi  en  France;  » 
et  elles  n'achevèrent,  en  eflet,  de  périr  que  le  lendemain  du 
jour  où  il  n'y  eut  plus  de  roi. 

Cependant  (  admirez  le  jeu  et  l'enchaînement  des  destinées  !  ), 
parmi  les  demoiselles  qui  y  étaient  élevées  à  cette  date  se  trou- 
vait Marie-Anne  de  Buonaparte,  née  à  Ajaccio  le  3  janvier  -17^7 
et  qui  était  entrée  à  Saint-Cyr  en  juin  '1784.  Son  frère,  Napo- 
léon de  Buonaparte,  officier  d'artillerie,  voyant  qu'après  le 

10  août  les  décrets  de  l'Assemblée  législative  semblaient  an- 
noncer ou  plutôt  conlirmer  la  ruine  de  cette  maison,  se  rendit 
à  Saint-Cyr  dans  la  matinée  du  l'^''  septembre  1792  ,  et  fit  tant 
par  ses  démarches  actives  auprès  du  maire  de  la  commune, 
puis  auprès  des  administrateurs  de  Versailles,  qu'il  obtint  le 
jour  même  d'emmener  sa  sœur,  dont  il  était  comme  le  père 
et  le  tuteur,  afin  de  la  reconduire  en  Corse  dans  sa  famille. — 

11  ne  devait  plus  revenir  à  Saint-Cyr,  converti  par  lui  en  Pry- 
tanée  français ,  que  le  28  juin  1805,  déjà  Empereur  et  maître 
de  la  France,  regardant  d'égal  à  égal  Louis  XIV. 

En  1793,  Saint-Cyr  dévasté  perdit  un  moment  son  nom,  et 
la  commune  ruinée  s'appela  f'al-Libre.  —  En  1794,  pendant 
qu'on  travaillait  dans  l'église  pour  en  faire  un  hôpital,  la 
tombe  de  M'"<=  de  Mainlenon  ayant  été  découverte  dans  le 
chœur,  fut  brisée,  son  cercueil  violé  ,  ses  restes  profanés  :  elle 
fut,  ce  jour-là,  traitée  en  reine. 

Toutes  ces  vicissitudes  animent  la  fin  de  l'Histoire  de  M.  La- 
vallée.  Cette  Histoire  rappelle  assez  bien  la  manière  dans 
laquelle  le  cardinal  de  Bausset  a  écrit  la  Vie  de  Fénelon  :  c'est 
un  courant  de  narration  égal  et  pur.  J'y  pourrais  au  plus 
signaler  deux  ou  trois  endroits  où  il  y  a  tache  et  où  l'ac- 
cent ,  selon  moi ,  détonne  un  peu  ;  une  seconde  édition  les  fera 
aisément  disparaître.  M'"-^  de  Mainlenon  est  sortie  tout  à  fait 
à  son  honneur  de  celte  étude  précise  et  nouvelle;  on  peut 
même  dire  que  sa  cause  est  désormais  gagnée  :  elle  nous  ap- 
paraît en  définitive  comme  une  de  ces  personnes  lares  et  heu- 
reuses ,  qui  sont  arrivées,  dans  un  sens,  à  la  perfection  de  leur 
nature,  et  qui  ont  réussi  un  jour  à  la  produire,  à  la  modeler 
dans  une  œuvre  vivante  qui  a  eu  ?on  cours ,  et  à  laquelle  est 
resté  attaché  leur  noiii^ 


Lundi  12  septembre  1853. 


JOTNVILLE. 


Pourquoi  ne  pas  remonter  un  peu  dans  le  passé,  surtout 
quand  des  noms  connus  et  engageants  nous  y  appellent"?  Rien 
ji'est  agréable  et  piquant  comme  im  guide  familier  dans  des 
époques  lointaines.  On  y  appiend  d'une  manière  facile  mille 
choses  nouvelles;  les  réflexions  naissent  à  chaque  pas  d'elles- 
mêmes  par  une  comparaison  presque  involontaire.  Joinville 
nous  rend  cet  office  dans  le  siècle  de  saint  Louis.  Si  je  parle 
quelque  jour  de  Villehardouin  qui  l'a  précédé,  il  sera  sensible, 
en  passant  de  l'un  à  l'autre,  que  Joinville  n'a  pas  la  gravité 
simple  ni  le  ton  uni  de  ce  premier  en  date  de  nos  historiens  : 
mais  il  a  plus  de  bonhomie  jointe  à  un  sens  subtil;  il  a  de  la 
gentillesse,  do  la  grâce  enfantine  si  l'on  peut  dire,  une  ima- 
gination tendre  et  riante.  Né  vers  1224,  .loinville  ne  mourut 
que  vers  4  317,  à  l'âge  de  quatre-vingt-quatorze  ans  environ, 
et  il  écrivit  ou  plutôt  il  dicla  ses  Mémoires  dans  son  extrême 
vieillesse,  à  cet  âge  où  les  impressions,  quand  elles  ne  de- 
viennent pas  décidément  chagrines  et  moroses ,  font  volon- 
tiers un  retour  aimable  en  arrière  et  se  teignent  encore  une 
fois  des  couleurs  de  l'enfance.  Grâce  à  lui,  on  peut  suivre  le 
roi  saint  Louis  dans  son  intérieur,  dans  ses  habitudes  de  con- 
versation et  de  [iropus,  aussi  bien  que  dans  ses  exploits  et 
dans  ses  guerres.  Si  la  figure  de  ce  saint  roi  est  devenue  aussi 
reconnaissable  et  presque  aussi  populaire  que  celle  de  Henri  IV, 
c'est  à  Joinville  qu'on  le  doit.  Tout  son  livre  se  rap|>orte  à 
celui  dont  il  est  librement  le  biographe.  Il  y  a  de  l'Amyot 
dans  Joinville,  sinon  du  l'Iut  irque. 


JOINVILLE.  397 

Ses  Mémoires  ont  été  longtemps  traités  comme  ceux  de 
Siiily,  c'est-à-dire  qu'on  les  a  rajeunis  de  style  et  gâtés.  La 
premièie  publication  qui  s'en  fit  au  xvi' siècle  (1547)  est 
toute  fautive  et  falsifiée.  L'éditeur,  Antoine-Pierre  de  Rieux , 
au  lieu  de  suivre  son  manuscrit  et  de  le  reproduire,  se  vante 
dans  sa  Dédicace  à  François  P''  de  l'avoir  remanié  et  corrigé. 
Trouvant  cette  Histoire  assez  mal  ordonnée,  dit-il,  et  mise  en 
langage  assez  rude,  il  s'est  appliqué  à  la  polir  et  à  la  dresser 
en  meilleur  ordre  qu'elle  n'était  auparavant.  Un  de  ses  amis, 
dans  une  Préface  ou  Avis  au  lecteur,  le  loue  emphatiquement 
de  ce  travail  d'ordonnance  et  de  prétendue  élégance,  et  es- 
time qu'il  n'a  pas  moins  de  mérite  que  le  premier  composi- 
teur, par  la  raison  a  que  ce  n'est  moindre  louange  de  bien 
polir  un  diamant  ou  autre  pierre  fine  ,  que  de  la  trouver  toute 
brute.  »  Montaigne  n'a  donc  point  connu  le  vrai  Joinville , 
duquel  autrement  il  eût  sans  doute  parlé  davantage.  Au  xvu* 
siècle,  Claude  iMénard  crut  avoir  trouvé  un  bon  manuscrit  et 
s'appliqua  à  le  publier  plus  fidèlement  (1617)  :  ce  n'était 
pourtant  qu'un  texte  encore  inexact  et  fort  rajeuni,  ou  plutôt 
privé  en  partie  de  sa  jeunesse.  C'est  sur  ce  texte  de  Ménard 
que,  faute  de  retrouver  les  manuscrits  originaux.  Du  Gange  a 
travaillé,  et  qu'il  a  donné  son  édition  (1668),  accompagnée 
de  toutes  les  dissertations  savantes.  Le  vrai  Joinville  s'y  mon- 
trait certainement  déjà  et  s'y  dessinait  dans  sa  physionomie 
principale,  mais  il  y  était  encore  déguisé  en  bien  des  traits. 
Fénelon  ne  lut  Joinville  qu'un  peu  moins  imparfaitement  que 
ne  l'avait  fait  Montaigne.  On  ne  |)arvint  à  recouvrer  des  ma- 
nuscrits qu'au  xviu''  siècle  :  le  meilleur  et  le  plus  ancien  passe 
pour  avoir  été  apporté  à  Paris  par  le  maréchal  de  Saxe  ,  qui 
l'enleva  à  Bruxelles  comme  un  des  trophées  de  la  campagne 
de  1746.  Trois  savants  s'y  mirent  successivement,  et,  deux 
étant  morts  à  l'œuvre,  le  troisième,  Capperonnier,  acheva  de 
publier  un  vrai  et  pur  Joinville  (4761).  C'est  ce  texte  qu'on 
retrouve  dans  le  ^O"  volume  du  Recueil  des  Historiens  de 
France,  publié  par  MiL  Daunou  et  Naudet  en  1840.  Mais 
l'esprit  de  routine  est  si  difficile  à  vaincre,  que  Petitot ,  dans 
sa  Collection ,  d'ailleurs  estimable ,  des  Mémoires  relatifs  à 
l'Histoire  de  France,  entreprise  vers  1819,  n'osa  se  décider  à 
mettre  le  bon  texte  de  Joinville,  qui  était  en  lumière  depuis 
4761.  11  craignait  de  multiplier  les  difficultés  pour  les  lec- 
viii.  "14 


398  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

leurs  peu  familiers  avec  notre  vieille  langue  :  «  Il  nous  a  paru, 
disail-il,  que  nous  avions  assez  fait  pour  les  amateurs  enthou- 
siastes du  vieux  langage  en  leur  donnant  le  texte  pur  des 
Mémoires  de  Villehardouin.  »  Comme  si,  en  pareille  matière, 
il  s'agissait  d'enthousiasme  et  non  d'exactitude,  et  comme 
si,  parce  qu'on  a  été  exact  une  fois,  on  était  dispensé  de  l'être 
une  seconde.  MM.  Michaud  et  Poujoulat,  dans  la  nouvelle 
Collection,  qu'ils  ont  donnée  depuis,  des  Mémoires  relatifs  à 
notre  Histoire,  n'ont  pas  commis  cette  faute  :  ils  ont  imprimé 
le  meilleur  texte  et  le  plus  ancien,  en  y  joignant  une  traduc- 
tion au  bas  des  pagei  Aimable  sénéchal  de  Champagne,  que 
de  peines  et  d'efforts  il  a  fallu ,  que  d'académiciens  des  In- 
scriptions faisant  la  chaîne  et  mis  les  uns  au  bout  des  autres, 
pour  arriver  à  sauver  do  toute  corruption  et  de  toute  injure, 
et  pour  nous  rendre  au  naturel  et  dans  sa  simplicité,  ce  que 
vous  dictiez  si  gaiement  en  cheveux  blancs  dans  le  joli  lan- 
gage ou  ramage  de  votre  jeunesse ,  et  en  vous  promenant 
d'un  pied  encore  ferme  dans  la  grande  salle  du  chAteau  de 
Joinville  ! 

Cette  Histoire  de  saint  Louis  est  composée  de  deux  parties. 
La  première  raconte  les  propos  familiers  et  retrace  les  habi- 
tudes domestiques  du  bon  roi ,  «  comment  il  se  gouverna  tout 
son  temps  selon  Dieu  et  selon  l'Église ,  et  au  profit  de  son 
royaume.  »  La  seconde  partie  nous  le  montre  dans  son  expé- 
dition «  et  ses  grandes  chevaleries,  »  et  nous  fait  principale- 
ment assister  à  la  croisade,  où  .loinville  l'accompagna  durant 
six  ans. 

Dans  le  désordre  apparent  de  sa  narration,  Joinville  com- 
mence par  un  trait  principal  et  caractéristique  :  c'est  qu'en 
plusieurs  occasions  signalées,  saint  Louis  mit  son  corps  et  sa 
personne  en  péril  de  mort  pour  épargner  dommage  à  son 
peuple.  Il  en  cile  quatre  exemples  dont  lui-même  il  fut  té- 
moin, mais  la  plus  notable  cii'conslance  est  celle-ci.  On  reve- 
nait en  France  de  cette  croisade  malheureuse  ;  on  s'était  em- 
barqué à  Acre,  on  était  en  vue  de  l'île  de  Chypre  ^''''^  mai 
1254),  et  plus  près  qu'on  ne  pensait.  Un  brouillard  dérobait 
la  côte  voisine  ;  le  vaisseau  de  saint  Louis,  en  s'approchant  le 
soir  à  force  de  rames ,  heurta  contre  un  banc  et  reçut  un  si 
grand  choc ,  que  chacun  criait  :  Hélas  !  On  jeta  la  sonde  ;  on 
sentit  la  terre,  on  se  crut  perdu;  le  roi ,  pieds  nus,  en  simple 


JOINVILLE.  399 

cotte  et  tout  échevelé,  était  déjà  sur  le  pont,  les  bras  en  croix 
devant  un  crucifix,  comme  celui  qui  croyait  bien  périr.  La 
nef  résista.  Au  matin  ,  on  fit  descendre  à  l'eau  quatre  plon- 
geurs, qui  rapportèrent  chacun  séparément  ce  qu'ils  avaient 
vu  :  la  nef,  au  frotter  du  sablon,  avait  bien  perdu  quatre  toises 
de  sa  quille.  Alors  le  roi  appela  les  maîtres  nautoniers  de- 
vant les  autres  passagers  principaux ,  dont  était  Joinville,  et 
leur  demanda  leur  avis  sur  le  coup  que  le  bâtiment  avait 
reçu.  Ils  furent  unanimes  à  dire  que  toutes  les  planches  de  la 
nef  étaient  ébranlées  ,  et  que,  lorsqu'elle  viendrait  à  être  en 
haute  mer,  il  était  à  craindre  qu'elle  ne  pût  supporter  le  choc 
(les  vagues.  Se  tournant  vers  son  chambellan  ,  vers  le  conné- 
table de  France  et  autres  seigneurs  présents,  le  roi  leur  de- 
manda ce  qui  leur  en  semblait,  et  chacun  opinait  pour  faire 
selon  le  conseil  des  gens  du  métier  et  pour  quitter  le  bord. 
Alors  le  roi  dit  aux  nautoniers  :  «  Je  vous  demande  sur  votre 
loyauté,  supposé  que  la  nef  fût  à  vous  et  qu'elle  fût  chargée 
de  vos  marchandises,  si  vous  en  descendriez?  »  Et  ils  répon- 
dirent tous  ensemble  que  non  ;  car  ils  aimeraient  mieux  mettre 
leurs  corps  à  l'aventure  que  d'acheter  une  nef  4,000  livres  et 
plus. —  «  Et  pourquoi,  reprit  le  roi ,  me  conseillez-vous  donc 
que  je  descende?  »  —  «  Parce  que  ,  firent-ils ,  ce  n'est  pas  jeu 
égal  :  car  or  ni  argent  ne  peut  équivaloir  à  votre  personne,  à 
celle  de  votre  femme  et  de  vos  enfants  qui  sont  à  bord.  »  Alors 
le  roi  se  tournant  vers  les  principaux  passagers,  dit  :  «  Sei- 
gneurs, j'ai  ouï  votre  avis  et  celui  de  mes  gens.  Or  mainte- 
nant je  vous  dirai  le  mien  qui  est  tel ,  que  si  je  descends  du 
vaisseau,  il  y  a  ici  telles  personnes  au  nombre  de  cinq  cents 
et  plus  (1) ,  qui  n'y  voudront  non  plus  rester  et  qui  demeure- 
ront en  l'île  de  Chypre  par  peur  du  péril  ;  car  il  n'y  a  homvie 
qui  autojtit  n'aime  sa  vie  comme  je  fais  la  mienne;  et  ils 
courront  risque  de  ne  jamais  rentrer  en  leur  pays.  C'est  pour- 
quoi j'aime  mieux  mettre  ma  personne  et  ma  femme  et  mes 
enfants  en  la  main  de  Dieu,  que  de  faire  tel  dommage  à  tant 
de  monde  qu'il  y  a  ici.  »  Saint  Louis  acheva  donc  le  reste  de 
la  navigation,  qui  fut  de  plus  de  deux  mois  encore,  sur  celle 
grande  nef  si  endommagée,  se  risquant  humblement  et  sans 
effort  pour  le  salut  des  siens. 

(I)  A  un  autre  cndioil  Joinville  dit  imit  cents. 


400  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

Le  grand  cœur  de  saint  Louis,  son  humanité  toute  chré- 
tienne et  toute  fraternelle,  se  montre  ainsi  tout  d'abord  dans 
le  récit  de  Joinville  d'une  manière  bien  touchante.  On  y  voit 
confirmé  le  bel  éloge  que  Voltaire  a  fait  du  saint  roi  quand  il 
a  dit  :  «  Prudent  et  ferme  dans  le  conseil ,  intrépide  dans  les 
combats  sans  être  em[)orté,  compatissant  comme  s  it  n'avait 
jamais  été  que  malheureux.  »  A  considérer  cette  réponse  ma- 
gnanime et  si  simple  qu'on  vient  de  lire,  la  pensée  se  reporte 
à  d'autres  monarques  de  renom,  et  l'on  se  demande  ce  qu'en 
pareille  circonstance  ils  auraient  répondu  ,  ce  qu'ils  auraient 
fait  à  leur  tour.  Louis  XiV,  on  peut  le  croire,  ayant  pris  avis 
des  mariniers  et  les  ayant  entendus,  aurait  adopté  la  conclu- 
sion ;  il  aurait  changé  de  bord.  Pour  Henri  IV,  je  crois  que 
sinon  par  charité  et  humanité  chrétienne,  du  moins  par  no- 
blesse de  cœur  et  point  d'honneur  de  soldat,  par  bonne  grâce 
de  Béarnais,  il  aurait  fait  comme  saint  Louis.  Ceux  qui  aiment 
à  retourner  en  idée  les  caractères  par  tous  les  aspects,  peuvent 
s'exercer  et  faire  leur  rêverie  là-dessus. 

Comme  tous  les  jolis  récits  et  les  anecdotes  de  Joinville, 
qui  remplissent  la  première  moitié  de  son  Histoire,  ne  se  rap- 
portent qu'à  un  temps  postérieur  à  la  croisade  et  aux  années 
qui  suivirent  le  retour,  je  remettrai  d'en  parler  jusque  là  ,  et 
je  le  prendrai  au  moment  où  lui-même  commença  de  connaître 
saint  Louis,  et  de  s'attacher  à  ce  prince,  c'est-à-dire  au  début 
de  la  croisade. 

Saint  Louis,  né  le  25  avril  1214  ou  1215,  roi  eu  1226  à 
l'âge  de  douze  ans  sous  la  tutelle  de  sa  sage  et  prudente  mère, 
arrivé  à  sa  majorité  vers  1236,  avait  grandement  commencé 
à  ordonner  son  royaume  d'après  de  bonnes  lois,  à  y  réprimer 
les  entreprises  des  seigneurs,  à  y  faire  prévaloir  la  justice,  la 
piété,  à  se  faire  respecter  de  ses  voisins  pour  son  amour  de  la 
paix  et  sa  lidélité  à  ses  engagements,  lorsque,  ayant  été  pris 
d'une  grande  maladie  (décembre  1244),  et  étant  tombé  dans 
lin  tel  état  qu'on  le  crut  mort,  et  qu'une  dame  qui  le  gardait 
voulait  déjà  lui  tirer  le  drap  sur  le  visage,  il  conçut  au  fond 
de  son  âme  la  pensée  de  se  croiser  ;  au  premier  moment  où  il 
se  sentit  mieux  et  où  il  recouvra  l'usage  de  ses  sens,  il  appela 
à  son  lit  l'évèque  de  Paris,  Guillaume  d'Auvergne,  et  lui  dit 
de  lui  mett^re  sur  l'épaule  la  croix  du  voyage  d'outrc-mer,  ce 
qui  signifiait  l'engagement.  L'évèque  résistait;  la  reine,  mère 


JOINVILLE.  401 

du  roi,  et  la  reine  sa  femme,  se  joignirent  à  lui  pour  conjurer 
à  genoux  le  malade  de  n'en  rien  faire;  mais  saint  Louis  tint 
bon  dans  son  désir  et  dans  son  vœu.  a  Lorsque  la  reine  sa 
mère,  dit  Joinville,  apprit  que  la  parole  lui  était  revenue,  elle 
en  fit  si  grande  joie,  qu'elle  ne  pouvait  faire  [)lus.  Et  quand 
elle  sut  qu'il  s'était  croisé,  ainsi  que  lui-même  le  contait,  elle 
mena  aussi  grand  deuil  que  si  elle  l'eût  vu  mort.  »  Le  propre 
du  récit  de  Joinville  est  d'être  ainsi  parfaitement  naturel  et  de 
ne  rien  celer  des  sentiments  vrais.  Celte  mortelle  douleur  de 
la  pieuse  et  vertueuse  Blanche  en  apprenant  le  vœu  chrétien 
de  son  fils  eût  pu  être  dissimulée  par  un  auteur  plus  soigneux 
des  convenances  extérieures,  par  un  écrivain  de  la  classe  de 
ceux  qui  font  les  éloges  ou  les  oraisons  funèbres;  mais  Join- 
ville, comme  Homère  et  comme  les  narrateurs  primitifs,  dit 
tout,  et  il  ne  songe  à  rien  de  ce  qui  est  pose  et  altitude  con- 
venue. Toutes  les  fois  que  ses  héros  et  chevaliers  auront  peur 
ou  qu'ils  verseront  des  larmes,  il  le  dira. 

Plus  de  trois  ans  se  passèrent  avant  l'exécution  du  vœu  , 
pendant  lesquels  saint  Louis  fit  ses  préparatifs  et  pourvut  à 
l'ordre  du  royaume  durant  son  absence.  Il  fit  faire  des  en- 
quêtes exactes  par  toutes  les  provinces,  pour  que,  si  quel- 
qu'un avait  à  réclamer  contre  quelque  injustice  ou  exaction 
commise  en  son  nom,  elle  fût  réparée.  C'était  l'usage  avant  de 
partir  pour  la  terre  sainte  que  d'opérer  ces  sortes  de  restitu- 
tions et  de  purger  sa  conscience.  Joinville,  de  son  côté,  ne  fit 
pas  autrement.  Il  était  bien  plus  jeune  que  saint  Louis,  de  dix 
ans  environ,  et  dans  tout  ce  voyage  il  fut  traité  par  lui  comme 
un  jeune  homme  bien  né  et  d'espérance,  aux  mœurs  duquel  le 
saint  roi  s'intéressait.  Joinville  n'était  point  d'abord  attaché  di- 
rectement à  saint  Louis,  mais  bien  au  roi  de  Navarre  et  comte 
de  Champagne  Thibault.  L'office  de  sénéchal  ou  de  grand 
maître  de  la  Jiiaison  des  comtes  de  Champagne  était  hérédi- 
taire dans  sa  famille,  et  il  en  fut  pourvu  à  la  mort  de  son  père. 
Dès  qu'on  sut  que  le  roi  de  France  avait  pris  la  croix,  ce  fut 
à  qui  parmi  les  princes  ses  fières  et  parmi  les  seigneurs  la 
prendrait  à  Tenvi  et  à  son  exemple.  A  Pâques  de  l'année  1  2iS, 
Joinville,  âgé  d'environ  vingt-quatre  ans,  mande  à  son  château 
ses  vassaux  et  ses  hommes.  La  veille  de  leur  arrivée,  il  lui 
était  né  un  fils  de  sa  première  femme.  Toute  utje  moitié  de  la 
semaine  se  passa  eu  fêtes  et  en  danses,  et,  le  vendredi  venu, 

34. 


402  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

il  leur  dit  :  «  Seigneurs,  je  m'en  vais  outre-mer,  et  je  ne  sais 
si  je  reviendrai.  Or,  avisez  :  si  je  vous  ai  fait  tort  en  quelque 
chose,  je  vous  le  réparerai  de  point  en  point.  »  Joinviile  prati- 
quait ici  dans  ses  terres  ce  que  saint  Louis  faisait  également 
par  tous  les  bailliages  de  son  royaume.  Pour  laisser  la  délibé- 
ration plus  libre,  il  se  lève  et  sort  du  conseil,  et  il  en  passe 
sans  débiit  par  tout  ce  qui  est  décidé. 

Pour  suflire  à  tout  il  met  ses  terres  en  gage  ;  il  a  avec  lui 
neuf  chevaliers  et  sept  cents  soldats.  Le  roi  mande  ses  barons 
à  Paris,  et  leur  fait  faire  serment  qu'ils  porteront  foi  et  loyauté 
à  ses  enfants  si  aucune  chose  fâcheuse  lui  advient  dans  le 
voyage  :  «Il  me  le  demanda,  dit  .loinville;  mais  je  ne  voulus 
point  faire  de  serment ,  car  je  n'étais  pas  son  homme.  » 
L'amitié  si  tendre  qui  bientôt  attachera  Joinviile  à  saint  Louis 
laissera  toujours  subsister  cependant  ce  coin  d'indépendance 
féodale  et  personnelle. 

Revenu  de  Paris  dans  son  pays  de  Champagne ,  Joinviile 
s'entend  avec  im  de  ses  cousins,  chef  de  compagnie  également, 
pour  fréter  une  grande  nef  à  Marseille,  et  prépare  tout  pour 
le  départ.  Au  moment  de  quitter  le  château  de  Joinviile,  il 
envoie  quérir  l'abbé  de  Cheminon  qui  passait  pour  le  plus 
prud'homme  de  l'Ordre  de  Cîteaux  (  Nous  verrons  bientôt 
le  sens  complet  qu'il  attribue  à  ce  mot  prucniomme).  .Cet 
abbé  de  Cheminon  lui  donne  l'écharpe  et  le  bourdon,  et  le 
voilà  parti  en  pèlerin,  pieds  nus  et  en  chemise,  faisant  visite 
à  tous  les  saints  lieux  d'alentour,  sans  plus  devoir  rentrer  à 
son  château  jusqu'à  ce  qu'il  revienne  de  Palestine;  et  en  pas- 
sant d'un  de  ces  lieux  des  environs  à  l'autre,  «  pendant  que 
j'alhds,  dit-il,  à  Blécourt  et  à  Saint-Urbain,  je  ne  voulus  jamais 
retourner  mes  yeux  vers  Joinviile,  pour  que  le  cœur  ne  m'at- 
tendrît pas  trop,  du  beau  château  que  je  laissais  et  de  mes 
deux  enfants.  >■> 

Ce  sont  là  de  ces  mots  qui  touchent  toujours,  parce  qu'ils 
tiennent  à  la  fibre  humaine;  et  plus  l'expression  du  sentiment 
est  simple ,  plus  on  aime  à  la  noter  chez  l'historien  comme 
chez  le  poète.  «  Circé,  est-il  dit  d'Ulysse  dans  Homère,  retient 
ce  héros  malheureux  et  gémissant ,  et  sans  cesse  par  de  douces 
et  trompeuses  paroles  elle  le  flatte,  pour  lui  faire  oublier 
Itliiupie  :  mars  Ulysse,  dont  l'unique  désir  est  au  moins  de 
voir  la  fumée  s'élever  de  sa  terre  natale ,  voudrait  mourir.  » 


JOINVILLE.  403 

—  Citant  ce  passage  de  Joinville,  qui  m'a  rappelé  celui  d'Ho- 
mère, Chateaubriand,  au  début  de  son  Itinéraire,  de  Paris  à 
Jérusalem^  où  il  a  la  prétention  d'aller  en  pèleiin  aussi  et 
presque  comme  le  dernier  des  croisés,  tandis  qu'il  n'y  va  que 
comme  le  premier  des  touristes,  a  dit  :  «  En  quittant  de  nou- 
veau ma  patrie,  le  13  juillet  1806,  je  ne  craignis  point  de 
tourner  la  tête,  comme  le  sénéchal  de  Champagne  :  presque 
étranger  dans  mon  pays,  je  n'abandonnais  après  moi  ni  châ- 
teau ,  ni  chaumière.  »  Ici ,  l'illustre  auteur  avec  son  raisonne- 
ment me  touche  moins  qu'il  ne  voudrait  :  il  est  bien  vrai  que, 
de  posséder  ou  château  ou  simple  maison  et  chaumière ,  cela 
dispose  au  départ  à  pleurer  :  mais,  même  en  ne  possédant 
rien  sur  la  terre  natale ,  il  est  des  lieux  dont  la  vue  touche  et 
pénètre  au  moment  où  l'on  s'en  sépare  et  dans  le  regard  d'adieu. 
Que  si  l'on  n'est  pas  du  tout  attendri,  le  mieux  est  de  passer 
outre  sans  nous  en  dire  les  raisons  et  sans  prétendre  qu'on  le 
remarque  (1). 

On  est  parti  :  on  s'embarque  sur  le  Rhône,  on  arrive  à 
Marseille;  on  monte  sur  la  grande  nef.  Joinville  nous  raconte 
ses  impressions  successives  et  ses  éiaerveillements  qui  com- 
mencent dès  le  port,  et  qui  nous  instruisent  d'ailleurs  des  dé- 
tails de  la  navigation  à  ces  époques  :  «  Au  mois  d'août,  dit-il, 
nous  entrâmes  en  nos  nefs  à  la  Roche  de  Marseille,  et  le  jour 
que  nous  y  entrâmes,  on  fit  ouvrir  la  porte  de  la  nef  et  l'on 
mit  dedans  tous  nos  chevaux  que  nous  devions  mener  outre- 
Ci)  Dans  le  premier  clianl  de  Childe-Harold,  Byron  ou  le  héros-poële 
en  qui  il  se  personiiilie  a  trouvé  moyen  de  quitter  sa  terre  natale  d'une 
manière  poétique  et  tout  à  lui.  C'est  l)ien  l'opposé  de  Joinville.  Si  une 
larme  est  près  de  lui  venir,  l'orgueil  à  l'instant  la  lui  sèche.  Il  renchérit 
sur  Chateaubriand.  U  a  la  passion  du  départ,  l'allégresse  ironique  de 
l'adieu,  un  cri  de  joie  sauvage  en  divori^ant  d'avec  la  patrie.  II  se  vante 
de  n'y  rien  regrelter.  Mais  tout  aussitôt,  dans  la  personne  de  son  page 
et  de  son  serviteur,  il  a  su  ramener,  par  contraste  avec  son  insensibi- 
lité, les  sentiments  naturels  et  nous  faire  voir  qu'il  n'est  pourtant  pas 
tout  à  fait  étranger  au.v  larmes,  il  nous  montre  l'entant  et  l'homme 
pleurant  comme  de  simples  mortels,  l'un  sonpère  et  sa  mère,  l'antre  sa 
femme  et  ses  enfants.  lin  un  mot,  il  a  eu  tout  le  rallinement  et  tout 
l'art  d'un  grand  poëte  blasé  :  il  s'est  donné,  le  plaisir  d'avoir  deux  Join- 
ville à  ses  côtés,  tout  en  faisant  le  Chateaubriand  à  son  aise  ei  avec  un 
surcroît  de  verve  et  d'ivresse.  Ulysse,  Joinville,  Childe-Harold,  ce  sont 
trois  époques  du  nioiidu,  trois  âges  du  cœur  humain  à  travers  les 
siècles. 


404  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

mer  :  et  puis  referma-t-on  la  porte,  et  on  la  boucha  bien  ainsi 
qu'on  fait  d'un  tonneau,  parce  que  quand  la  nef  est  en  mer, 
toute  la  porte  est  sous  l'eau.  Quand  les  chevaux  furent  dedans, 
notre  maître  pilote  cria  à  ses  nautoniers  qui  étaient  au  bec 
de  la  nef  et  leur  dit  :  «  Toutesl-il  prêt?  Allons!  Viennent  avant 
«  les  clercs  et  les  prêtres!  »  Dès  qu'ils  furent  venus,  il  leur 
cria  ;  «  Chantez  de  par  Dieu  !  »  Et  ils  chantèrent  tout  d'une 
voix  :  «  f'e7il  Creator  Spiritus  !  »  Et  il  cria  à  ses  nautoniers  ; 
«  Faites  voile  de  par  Dieu  !  »  et  ainsi  firent.  Et  en  bref  temps 
le  vent  donna  dans  la  voile  tt  nous  ôta  la  vue  de  la  terre,  si 
bien  que  nous  ne  vîmes  plus  que  le  ciel  et  l'eau;  et  chaque 
jour  nous  éloignait  le  vent  des  pays  où  nous  étions  nés.  El  ces 
choses  vous  monlrai-je  parce  que  celui-là  est  bien  fol  et  hardi 
qui  s'ose  mettre  en  tel  péril ,  avec  le  bien  d'autrui  sur  la  con- 
science ou  en  péché  mortel  ;  car  l'on  s'endort  le  soir  là  où  on 
ne  sait  si  on  ne  se  trouvera  pas  au  fond  de  la  mer.  » 

On  fait  route  non  sans  accidents  merveilleux;  car,  un  soir, 
le  vaisseau  se  trouve  en  vue  d'une  terre  ou  d'une  île  qui  était, 
ce  semble,  aux  Sarrasins,  et,  après  avoir  marché  ou  cru 
marcher  toute  la  nuit,  le  lendemain  on  reconnaît  qu'on  n'a 
fait  aucun  chemin  ,  et  qu'on  est  encore  en  vue  de  la  même 
terre;  cela  se  renouvelle  par  deux  ou  trois  fois  :  on  s'estime 
fort  en  danger  d'être  aperçu  et  pris.  Mais  un  prud'homme  de 
prêtre,  qui  était  à  bord ,  dit  ({u'il  n'a  jamais  vu  de  maux  ni 
de  menaces  d'accidents  fâcheux  en  sa  paroisse  résister  à  trois 
processions  faites  i)ar  trois  sameiiis  de  suite.  On  était  juste- 
ment un  samedi,  L'é(juipage  lit  la  première  procession  autour 
des  deux  mâts  de  la  nef.  .loinville,  (jui,  pour  lors,  était  as- 
sez gravement  malade,  s'y  fit  porter  et  soutenir  par  les  bras. 
Depuis  ce  moment,  le  navire  vogue  et  perd  de  vue  la  fatale 
montagne;  on  arrive  sans  encombre  en  Chypre,  où  était  le 
rendez-vous. 

M.  Villemain  a  très-bien  défini  celte  imagination  de  .loin- 
ville  crédule,  ignorante  et  fertile  :  «  Tout  est  nouveau,  tout 
est  extraordinaire  pour  lui,  dit-il;  le  Caire,  c'est  Babylone  ; 
le  Nil,  c'est  un  fleuve  qui  prend  sa  source  dans  le  Par.idis. 
Il  a  (le  ces  notions  particulières  sur  beaucoup  de  choses; 
mais  ,  (piant  aux  faits  véritables ,  on  ne  saurait  trouver  plus 
naïf  témoin.  On  dirait  que  les  o()jcts  sont  nés  dans  le 
monde  le  jour  oii  il  les  a  rtis...  »  J'ai  déjà  remar(]ué  ail- 


JOINVILLE.  405 

leurs  (1)  qu'à  l'autre  extrémité  de  la  chaîne  historique  on  a 
tout  le  contraire  de  cette  impression,  quand  on  lit  nos  graves 
professeurs  d'histoire  d'aujourd'hui ,  nos  auteurs  de  considé- 
rations politiques  d'après  Montesquieu  ,  mais  plus  tristes  que 
lui ,  tous  ceux  qui  cherchent  et  prétendent  donner  la  raison  de 
tous  les  faits,  l'explication  profonde  de  tout  ce  qui  se  passe, 
qui  n'admettent  sur  cette  scène  mobile  ni  l'imprévu  ,  ni  le  jeu 
des  petites  causes  souvent  aussi  efficaces  que  les  grandes; 
esprits  de  mérite,  mais  ternes  et  laborieux,  ployant  sous  le 
faix  de  la  maturité  autant  que  Joinviile  errait  et  voltigeait  par 
trop  de  candeur  et  d'enfance.  Les  écrivains  issus  de  ces  écoles 
ou  de  ces  races  compliquées  et  sombres,  peuvent  s'essayer 
dès  l'âge  de  vingt  ans,  ils  n'ont  pas  d'âge  ni  d'heure;  on  ne 
dira  jamais  d'eux  ,  de  leur  pensée  ni  de  leur  style  :  «  Le  souffle 
matinal  y  a  passé.  » 

On  est  en  Chypre.  Joinviile,  en  y  débarquant,  trouve  encore 
à  s'émerveiller  quand  il  voit  les  grandes  provisions,  tant  de 
vins  que  d'orge  et  de  froment  que  le  roi  y  a  amassées  ;  il  a  des 
images  pittoresques  pour  nous  les  faire  voir  en  passant.  D'ail- 
leurs il  a  été  moins  prudent  pour  sa  part  :  à  peine  arrivé,  son 
compte  fait  et  sa  nef  payée  ,  il  se  trouve  déjà  à  court  d'argent, 
i  Quelques-uns  de  ses  chevaliers  menaçaient  de  l'abandonner 
s'il  ne  se  pourvoyait  de  deniers.  Le  roi  en  fut  informé,  l'en- 
voya quérir,  le  retint  et  lui  donna  de  son  argent  propre;  c'est 
ainsi  que  Joinviile  entra  plus  directement  et  d'une  manière 
plus  étroite  au  service  de  saint  Louis;  et  c'est  à  la  familiarité 
qui  s'ensuivit  que  nous  devons  de  si  bien  connaître  le  bon  roi. 
On  a  remarqué  que  dans  cette  sorte  de  faveur  et  d'amitié  de 
roi  à  sujet,  qui  rappelle  celle  de  Henri  IV  et  de  Sully,  c'est 
plutôt  Joinviile  qui  joue  le  rôle  de  Henri  IV,  c'est-à-dire  qui  a 
la  repartie  piquante  et  vive,  et  que  c'est  plutôt  saint  Louis  qui 
fait  le  Sully,  c'est-à-dire  le  sage  et  le  mentor.  Mais  ces  compa- 
raisons ne  sont  qu'à  la  surface  :  Henri  IV,  sous  ses  airs  de 
légèreté  et  de  gaieté,  était  plus  avisé  et  plus  politique  encore 
que  Sully,  et  tous  deux  l'étaient  bien  plus  que  le  pieux  Énée 
et  le  fidèle  Achate  du  xin'  siècle. 

Après  divers  retards,  saint  Louis  et  son  armée  quittèrent 


(I)  Voir,  au  iomel^^  àcs  Causeries  rf»  Li(«di,  l'article  sur  M.  Guizot, 
du  i  février  1850. 


406  CAUSERIES    DU     LUNDI. 

Chypre  et  firent  voile  de  la  pointe  de  Limesson  (le  samedi 
22  mai  12i9  )  :  «  qui  fut  très-belle  chose  à  voir,  car  il  semblait 
que  toute  la  mer,  tant  que  l'on  pouvait  voir  à  l'oeil,  fût  cou- 
verte de  toiles  des  voiles  des  vaisseaux  qui  furent  comptés  au 
nombre  de  dix-huit  cents  tant  grands  que  petits.  »  Mais  le 
lendemain  un  grand  vent  en  dispersa  une  bonne  partie  :  le 
reste  cingla  vers  l'Egypte.  Le  roi  commande  de  débarquer  à 
Damiette.  Cette  scène  d'arrivée  et  de  débarquement  en  vue  de 
l'ennemi  est  vive  chez  Joinville,  et  pleine  de  couleur  :  «  Le 
jeudi  après  Pentecôte  arriva  le  roi  devant  Damiette,  et  trou- 
vâmes là  toute  l'armée  du  Soudan  sur  la  rive  de  la  mer,  de 
très-belles  gens  à  regarder;  car  le  Soudan  porte  les  armes 
d'or,  sur  lesquelles  le  soleil  frappait,  qui  faisait  les  armes 
resplendir.  Le  bruit  qu'ils  menaient  de  leurs  timbales  et  de 
leurs  cors  sarrasinois  était  épouvantable  à  écouler.  »  Voyant 
cela,  le  roi  mande  ses  barons  et  conseillers;  on  délibère,  et  le 
roi,  contre  l'avis  d'un  grand  nombre,  se  décide  pour  fixer  le 
débarquement  au  vendredi  devant  la  Trinité.  Est-il  besoin 
de  faire  remarquer  comme  ces  races  ferventes  comptaient  tous 
les  jours  de  l'année  par  rapport  à  Dieu ,  à  ses  fêtes  et  à  ses 
saints?  Chaque  point  du  temps  répondait  à  une  scène  connue 
prise  dans  l'Évangile ,  à  une  figure  secourable ,  penchée  du 
Ciel. 

.  On  a  la  proclamation  ou  l'ordre  du  jour  de  saint  Louis  à  ses 
barons  avant  de  débarquer.  Qui  ne  se  rappelle  en  ce  moment 
cette  autre  entreprise  conduite  par  un  jeune  général  partout 
victorieux  ,  cette  flotte  française  ,  si  française  toujours ,  mais 
si  différente  dans  l'inspiration  et  le  but,  portant  avec  elle  la 
science,  l'Institut  d'Egypte,  les  instructions  d'un  Volney  ,  la 
tête  méditative  de  Monge,  le  génie  de  Bonaparte?  Ce  Jour-là, 
avant  le  débarquement  sur  la  plage  d'Alexandrie  ,  l'ordre  du 
jour  disait  : 

«  Solilals. ..  vous  portez  à  l'Angleterre  le  coup  le  plus  sensil)le,  en 
altendaiit  que  vous  lui  donniez  le  coup  de  niorl...  Vous  réussirez  dans 
toutes  vos  eiilrepriscs. . .  Les  destins  vous  sont  favoraliles. . .  Dans  quel- 
ques jours  les  Mameloucks  qui  ont  outra^'é  lu  France  n'existeront  plus. . . 
Les  peuples  au  milieu  desquels  vous  allez  vivre  tiennent  pour  premier 
article  de  foi  qu'i/  n'y  a  pas  d'autre  dieu  que  Dieu,  et  que  Malioutet  est 
son  prophète!  Ne  les  contredisez  pas.. .  Les  16;,'ioni romaines  ainiaicnl 
toutes  les  religions. . .  Le  pillasse  déshonore  les  armées  cl  ne  prolile  qu'à 


JOINVILLE.  407 

un  petil  nombre. . .  La  ville  qui  est  devant  vous  et  où  vous  serez  demain 
a  été  liàtie  par  Alexandre  !  » 

Cinq  siècles  et  demi  auparavant ,  le  discours  ou  l'ordre  du 
jour  de  saint  Louis,  cité  par  le  scrupuleux  Tillemont  (1) ,  était 
en  ces  termes  : 

«  Mes  fidèles  amis,  nous  serons  insurmontables  si  nous  demeurons 
unis  dans  la  charité.  Ce  n'est  pas  sans  une  permission  de  Dieu  que 
nous  sommes  arrivés  ici  si  promptement.  Ce  n'est  pas  moi  qui  suis  roi 
de  France  ni  qui  suis  la  sainte  Église;  je  ne  suis  qu'un  seul  homme  dont 
la  vie  passera  comme  celle  d'un  autre  homme  quand  il  plaira  à  Dieu. 
Toute  aventure  nous  est  sûre  .-  si  nous  sommes  vaincus,  nous  monte- 
rons au  Ciel  en  qualité  de  martyrs;  si  nous  vainquons  au  contraire,  on 
publiera  la  gloire  du  Seigneur;  et  celle  de  toute  la  France,  ou  plutôt  de 
toute  la  Chrétienté,  en  sera  plus  grande.  Dieu  qui  prévoit  tout  ne  m'a 
pas  suscité  en  vain  ;  il  faut  qu'il  ait  quelque  grand  dessein.  Combattons 
pour  Jésus-Christ,  et  il  triomphera  en  nous  .-  et  ce  sera  à  son  nom  et 
non  à  nous  qu'il  en  donnera  la  gloire ,  l'honneur  et  la  bénédiction.  » 

L'im  se  souvenait  de  David,  comme  l'autre  se  souvient  de 
César  et  d'Alexandre.  Sachons  comprendre  en  lui-même  cha- 
que héroïsme,  et  ne  rendons  pas  moins  d'hommage  à  celui  de 
l'ordre  invisible. 

Et  puis,  quelles  que  soient,  dans  les  deux  cas,  les  inéga- 
lités de  ressources,  de  talent,  de  prévision  et  de  calcul,  ce 
qui  me  frappe ,  c'est  combien ,  malgré  ces  différences  positives 
tout  à  l'avantage  de  l'entreprise  moderne,  la  part  de  la  fortune 
reste  grande  et  souveraine,  et  combien  ,  après  avoir  un  peu 
plus  ou  un  peu  moins  cédé  au  génie  humain,  elle  ne  recule 
que  pour  reprendre  le  dessus  à  quelque  distance  dans  le  ré- 
sultat, et  pour  se  ménager  en  quelque  sorte  la  revanche  de 
plus  loin. 

Lorsqu'on  en  vint  à  débarquer,  il  fallait  des  bateaux  plus 
légers,  ce  qu'ils  appelaient  des  galées  ou  galères.  Joinville 
en  demanda  une  à  Jean  de  Beaumont ,  chambellan  du  roi ,  qui 
avait  ordre  de  la  donner,  mais  qui  la  refusa.  Il  s'arrangea 
alors  comme  il  put,  et  fit  si  bien  qu'il  devança  la  chaloupe  où 
était  le  roi  lui-même.  C'était  à  qui  prendrait  terre  au  plus  vite. 
Mais  celui  qui  y  aborda  le  plus  noblement  fut  le  comte  de 

(!)  Voir  au  tome  111,  page  239,  de  la  Vie  de  saint  Louis,  par  Tille- 
mont,  publiée  seul  *ment  de  nos  jours  par  M.  de  Gaulle  pour  la  Société 
de  l'Histoire  de  France  (1847 -1851  ). 


408  CAUSERIES    DU    LU.NDI. 

Jafîa  :  «  Car  sa  galère,  dit  Joinville,  arriva  toute  peinte  en 
dedans  et  en  dehors  aux  écussons  de  ses  armes,  lesquelles 
sont  d'or  à  une  croix  de  gueules  pâtée.  Il  avait  bien  trois  cents 
rameurs  en  sa  galère,  et  à  l'endroit  de  chaque  rameur  il  y 
avait  un  écu  de  ses  armes ,  et  à  chaque  écu  un  pennoncel 
(petite  bannière)  de  ses  armes  brodé  en  or.  Pendant  qu'il 
venait ,  il  semblait  que  la  galère  volât  sous  les  bras  des  ra- 
meurs qui  l'enlevaient  à  force  d'avirons;  et  il  semblait  que  la 
foudre  tombal  des  cieux  au  bruit  que  menaient  les  bannières 
aussi  bien  que  les  timbales,  tambours  et  cors  sarrasinois  qui 
éiaienl  dedans.  »  Quand  la  galère  fut  lancée  dans  le  sable 
aussi  avant  que  possible,  le  comte  et  ses  chevaliers  sautèrent 
lestement  dehors,  tout  armés  et  prêts  à  combattre,  et  ils  vin- 
rent prendre  rang  sur  le  rivage  à  côté  de  ceux  qui  y  étaient 
déjà. 

On  avait  conseillé  au  roi  de  rester  en  sa  nef  jusqu'à  ce  qu'il 
eût  vu  l'effet  de  cette  première  opération;  mais  il  n'y  voulut 
point  entendre  :  il  se  mit  dans  une  barque  avec  le  légat,  qui 
portail  devant  lui  une  croix  loule  découverte,  et  devant  eux 
marchait  une  autre  barque  où  lloltait  la  bannière  de  saint  Denis 
appelée  l'orillamme.  Et  dès  qu'on  lui  dit  que  l'enseigne  de 
saint  Denis  avait  touché  le  rivage,  il  ne  se  put  retenir,  et  sans 
plus  attendre,  sans  souci  du  légal  qui  était  avec  lui,  «  il  saillit 
en  la  mer  tout  armé,  l'écu  au  col ,  le  glaive  au  poing,  et  fut 
des  premiers  à  terre.  » 

11  ne  se  peut  de  mouvement  plus  prompt  et  mieux  rendu. 
Des  deux  endroits  où  Joinville  en  parle,  je  choisis  le  plus  vif. 
Froissart,  l'historien  littéraire  de  la  chevalerie,  s'an)usera  un 
jour  à  décrire  ce  choc  des  combats ,  ce  luxe  des  couleurs,  cet 
éclal  éblouissant  des  casques  et  des  hauberts  au  front  des  ba- 
tailles :  chez  Joinville,  ce  n'est  pas  encore  un  jeu  ni  un  art, 
ce  n'est  que  l'éclair  naturel  et  rapide  du  souvenir,  le  rellet 
retrouvé  de  cette  heure  d'allégresse  et  de  soleil  où  Ton  était 
jeune,  brillatit  et  victorieux. 


Lundi  19  septembre  1853. 


JOINVILLE. 


Je  n'ai  pas  à  suivre  l'histoire  de  cette  croisade  de  saint 
Louis,  mais  à  y  noter  seulement  quelques  faits  qui  caracté- 
risent le  saint  roi ,  son  naïf  historien  et  le  siècle.  Saint  Louis, 
à  peine  à  terre,  voulait  courir  sus  à  un  gros  de  Sarrasins  qu'il 
voyait  devant  lui  ;  ses  chevaliers  et  prud'hommes  eurent  à 
l'en  empêcher.  Les  Sarrasins,  dont  le  sultan  était  malade 
d'une  maladie  mortelle  ,  ne  recevant  aucun  ordre  précis,  s'ef- 
frayèrent,  et,  après  quelques  escarmouches  de  peu  d'impor- 
tance, ils  abandonnèrent  brusquement  aux  Français  la  cité  de 
Damiette.  Le  seul  malheur  en  ce  premier  moment  fut  qu'en 
quittant  la  place  ils  mirent  le  feu  au  bazar  où  étaient  toutes 
les  marchandises  et  ce  qui  se  vend  au  poids  :  «  Aussi  ad- 
vint-il de  cette  chose,  dit  Joinville,  comme  si  quelqu'un  de- 
main mettait  le  feu,  Dieu  nous  en  garde!  au  Petit-Pont  de 
Paris.  » 

On  est  frappé,  dans  le  récit  que  donne  Joinville,  et  en  y  joi- 
gnant les  témoignages  des  autres  contemporains,  de  l'absence 
totale  de  plan  et  de  tactique  des  deux  côtés,  soit  dans  l'at- 
taque, soit  (ians  la  défensive  Si  Damiette  avait  tenu  bon,  on 
se  demande  ce  que  serait  devenue  tout  d'abord  celte  multitude 
d'assaillants,  guerriers  ou  pèlerins,  débarqués  avec  femmes  et 
enfants,  et  campant  sur  le  rivage.  Damiette  s'étant  rendue, 
saint  Louis  résolut  d'y  passer  l'été  (1249)  pour  attendre  que 
le  Nil  fût  diminué.  Ce  retard  fut  fatal,  en  ce  que  l'indiscipline, 
qui  était  inhérente  à  ces  armées  du  moyen  âge,  se  mit  de  plus 
vni.  35 


no  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

en  plus  dans  ki  sionne,  cl  i\no  co  temps  (rinaction  favorisa  lo 
désordre  et  les  débauches,  que  le  saint  roi  n'était  pas  maître  de 
réprimer.  «  Les  barons,  qui  auraient  dû  garder  du  leur  pour 
le  bien  employer  en  temps  et  lieu ,  se  prirent  à  donner  les 
grands  mangers  et  les  outraç/etises  viandes;  »  sans  comp- 
ter le  reste.  L'ori^ie  commençait  à  une  portée  de  petite  pierre 
autour  du  pavillon  royal.  Cette  armée  de  croisés  avait  trouvé 
Capoue  dès  le  premier  jour.  Ici  .loinville  a  des  instincts  d'his- 
torien :  il  sent  qu'on, ne  peut  rien  comprendre  à  une  expédi- 
tion en  Egypte  si  l'on  n'a  une  idée  du  Nil ,  et  il  nous  en  fait  au 
début  une  description  qui  est  célèbre  à  la  fois  par  quelques 
traits  tldèles  et  par  un  mélange  d'ignorance  et  de  crédulité  : 
«  Il  nous  convient  premièrement  parler  du  fleuve  qui  vient 
d'Egypte  et  de  Paradis  terrestre...  »  C'est  ainsi  que  plus  tard 
il  parlera  des  Bédouins  ,  et  cette  fois  en  des  termes  plus 
exacts;  et  aussi  des  Mameloucks,  qui  jouaient  déjà  un  grand 
rôle  à  cette  époque.  Ces  trois  éléments,  comme  nous  dirions, 
le  Nil,  les  Bédouins,  les  Mameloucks,  sont  essentiels  à  con- 
naître pour  se  bien  rendre  compte  de  la  constitution  du  pays, 
du  désert  et  de  la  façon  de  le  traverser,  d'y  guerroyer,  enfin 
de  la  politique  et  des  révolutions  de  palais.  Mais  tout  cela  se 
rencontre  chez  Joinville  sans  ordre  ni   méthode;  son  récit 
marche  comme  cette  guerre  elle-même.  On  se  décide,  dès  que 
la  saison  le  permet ,  à  se  porter  sur  Babylone,  c'est-à-dire  le 
Caire.  On  a  à  traverser  un  bras  du  Nil  ou  canal ,  et  ce  n'est 
point  sans  grand  effort  qu'on  y  parvient  :  car  les  Sarrasins 
lancent  le  feu  grégeois,  et  les  tours  en  bois  que  construisent 
les  croisés  pour  soutenir  les  travailleurs  sont  en  danger  d'être 
incendiées.  .loinville  avec  d'autres  est  en  sentinelle  dans  une 
de  ces  tours.  Un  soir,  les  Sarrasins  lui  lancent  à  plusieurs  re- 
prises le  feu  grégeois,  qui  avait  quelque  chose  de  magique  et 
de  diabolique  à  ses  yeux  comme  aux  yeux  de  tous  ceux  de 
l'Occident  :  «  Toutes  les  fois  que  notre  saint  roi  entendait 
qu'ils  nous  jetaient  le  feu  grégeois,  il  se  dressait  en  son  lit  et 
tendait  les  mains  vers  Notre-Seigneur,  et  disait  en  pleurant: 
«  Beau  sire  Dieu  ,  garde-moi  mes  gens!  «  et  je  crois  vraiment 
que  ses  prières  nous  firent  bien  piofit  au  besoin.  »  C'était  aussi 
la  manière  dont  .loinville  et  ses  amis  recevaient  ces  fusées 
effrayantes.  Un  des  leurs,  Gautier  de  Cureil ,  leur  en  avait 
donné  lo  conseil  :  dès  que  les  Sarrasins  lançaient  leur  coup, 


JOINVILLE.  411 

eux  ils  se  jetaient  tous  à  genoux  dans  leur  tour;  là,  appuyés 
sur  leurs  coudes,  ils  attendaient  en  prière  l'effet  de  la  redou- 
table bordée,  et  ne  se  relevaient  que  dans  les  intervalles. 

Les  combats  qui  amenèrent  l'affaiblissement  de  l'armée  et, 
par  suite,  la  prise  et  la  captivité  de  saint  Louis,  furent  ceux  du 
mardi-gras  (8  février  1250),  du  mercredi  des  Gendres  et  du 
vendredi  suivant.  La  première  journée  fut  une  victoire,  mais 
triste  et  chèrement  achetée.  Le  canal  qui  avait  quelque  temps 
arrêté  l'armée  ayant  été  traversé  à  gué,  le  comte  d'Artois, 
frère  du  roi ,  plein  de  vaillance,  se  porta  en  avant ,  renver- 
sant tout  ce  qu'il  rencontrait;  et ,  entraînant  avec  lui  par  ému- 
lation l'élite  des  chevaliers  du  Temple  et  nombre  de  braves 
seigneurs,  il  se  lança  jusque  dans  la  ville  de  la  Massoure  où 
la  résistance  l'attendait  et  où  il  trouva  la  mort.  .loinville  blessé 
et  démonté  se  défendait  comme  il  pouvait  dans  un  coin  de  la 
plaine ,  et  se  souvenant  en  cette  détresse  de  monseigneur 
saint  Jacques  :  «  Beau  sire  saint  Jacques  que  j'ai  tant  requis, 
s'écriait-il ,  aidez-moi  et  me  secourez  en  ce  besoin!  »  C'est  le 
moment  où  il  voit  venir  le  roi,  qu'on  est  allé  avertir  trop  tard 
du  danger  de  son  frère.  Cette  arrivée  du  roi  est  peinte  par  Join- 
ville  avec  une  vivacité  brillante  où  l'affection  et  l'admiration 
se  confondent:  «Là  où  j'étais  à  pied  avec  mes  chevaliers, 
ainsi  blessé  comme  je  l'ai  dit  devant,  vint  le  roi  avec  toute  sa 
bataille  (avec  sa  troupe)  à  grand' fan  lare  et  à  grand  bruit  de 
trompes  et  timbales,  et  il  s'arrêta  sur  un  chemin  élevé  :  plus 
jamais  si  bel  homme  armé  ue  vis,  car  il  paraissait  au-dessus 
de  tous  ses  gens,  des  épaules  jusqu'à  la  tête,  un  heaume  doré 
en  son  chef,  une  épée  d'Allemagne  en  sa  main...  » 

Peintres  de  batailles,  que  vous  en  semble?  dans  le  fond  ,  la 
Massoure  où  se  sont  perdus  et  enfoncés  à  bride  abattue  ces 
brillants  aventureux  de  l'avant-garde  ;  des  groupes  partout 
épars  dans  la  plaine,  la  mêlée  engagée  sur  plus  d'un  point; 
d'un  côté  cette  masure  et  muraille  où  s'appuient  Joinville  et 
ses  amis  harcelés  d'un  essaim  de  Turcs  ;  dans  le  fond  opposé, 
le  canal  ou  lleuve  dans  le(|uel  Sarrasins  et  chrétiens  et  leurs 
chevaux  sont  précipités  pêle-mêle,  noyés  ou  à  la  nage;  et  au 
premier  plan  saint  Louis,  apparaissant  sur  un  tertre  élevé, 
dans  ce  glorieux  appareil  de  combat. 

Joinville,  sans  y  viser,  a  fait  ainsi  plusieurs  portraits  do 
saint  Louis  :  c'est  ici  le  portrait  de  guerre  dans  toute  sa  bonne 


i12  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

grâce  et  son  éclat  éblouissant.  Le  portrait  de  paix  et  de  justice 
est  connu;  c'est  celui  du  chêne  de  Vincennes  et  du  jardin  de 
Paris;  je  le  citerai  tout  à  l'heure  en  son  lieu.  «  Saint  Louis, 
dit  Tillemont,  était  blond  et  avait  le  visage  beau  comme  ceux 
de  la  maison  de  H;iitiaiit ,  dont  il  était  sorti  par  sa  grand'mère 
Isabelle,  mère  de  Louis  VIII.  »  Pour  achever  de  comprendre 
ce  genre  de  beauté  noble  et  attrayante,  d'une  douce  lierlé, 
cette  trempe  royale  et  chrétienne  tout  ensemble,  je  crois 
qu'on  peut  y  introduire  quelque  chose  de  l'idée  d'un  saint 
François  de  Sales  avec  moins  de  riant ,  avec  plus  de  gravité 
de  ton  et  de  relief  chevaleresque,  avec  le  casque  d'or  et  le 
glaive  nu  aux  jours  de  bataille  :  mais  c'était  également  une 
de  ces  natures  en  qui  le  feu  intérieur  reluit  et  qui  se  con- 
sument d'elles-mêmes  de  bonne  heure  par  trop  de  zèle  et  de 
charité.  Saint  Louis,  prés  de  partir  pour  la  dernière  croisade 
où  il  mourut ,  était  déjà  d'une  grande  faiblesse  et  d'une 
extrême  débilité  de  sa  personne,  et  comme  épuisé  de  vieillesse, 
quoiqu'il  n'eût  guère  que  cinquante-cinq  ans. 

La  journée  de  la  Massoure  fut  une  rude  journée  et,  comme 
on  disait,  un  très-beau  fait  d'armes.  On  ne  s'y  battait  point  à 
distance,  avec  l'arc  ni  avec  l'arbalète,  mais  on  se  frappait  bel 
et  bien  de  masses  et  d'épées,  et  corps  à  corps.  A  un  moment , 
le  roi  eut  affaire  à  six  Turcs  qui  lui  tenaient  déjà  son  cheval 
par  la  bride  et  qui  l'emmenaient:  et  il  s'en  délivra  tout  seul 
par  les  grands  coups  qu'il  leur  donna  de  son  épée.  Il  ne  se  dé- 
livra pas  lui  seulement,  il  sauva  ce  jour-là  son  armée  à  force 
de  courage.  On  peut  dire  de  cette  bataille  de  saint  Louis  à  la 
Massoure,  et  des  prodiges  de  valeur  qu'y  fit  le  noble  croisé, 
que  ce  fut  le  suprême  épanouissement  en  sa  personne  et 
comme  le  bouquet  de  la  chevalerie  sainte,  de  la  chevalerie 
tout  en  vue  de  la  Croix.  A  partir  de  là,  il  y  eut  d'aussi  beaux 
faits  d'armes,  mais  en  vue  de  l'honneur  et  du  los,  en  vue  de 
la  gloire  humaine,  et  non  plus  dans  la  seule  idée  de  Dieu. 
Celte  chevalerie  chrétienne ,  inaugurée  dès  Charlemagne  , 
triomphant  avec  Godefroy  de  Bouillon  ,  a  ici  sa  dernière  cou- 
ronne dans  .saint  Louis. 

Et  notez  que,  tout  à  côté  de  saint  Louis  et  ce  jour-là  même, 
l'autre  chevalerie,  chrétienne  encore,  mais  déjà  mondaine  et 
profane,  existe,  et  ({u'elle  a  son  expression  jusque  dans  Join- 
ville,  dans  le  fidèle  ami  du  roi.  Car,  tandis  qu'il  est  là,  tout 


JOINVILLE.  413 

blessé,  à  défendre  vaillamment  le  petit  pont  qu'on  reconnaît 
encore  aujourd'hui  sur  les  lieux  et  qu'il  a  rendu  célèbre,  tan- 
dis qu'entre  son  cousin  le  comte  de  Soissons  à  main  droite 
et  monseigneur  Pierre  de  Nouille  à  gauche,  il  couvre  de  son 
mieux  la  position  menacée  du  roi ,  Joinville  nous  raconte  com- 
ment ils  ont  fort  à  faire  pour  résister  à  ces  vilains  Turcs  et  à 
d'autres  gens  du  pays  (des  paysans)  qui  les  viennent  assaillir 
de  feu  grégeois  et  de  coups  de  [lierres  :  et  quand  il  y  avait 
une  trop  grande  presse  de  ces  vilains  Sarrasins  à  pied  ,  le 
comte  de  Soissons  et  lui  (qui  n'était  blessé,  dit-il ,  qu'en  cinq 
endroits  et  son  cheval  en  quinze)  piquaient  des  deux  et  les 
chargeaient  d'importance  :  «  Le  bon  comte  de  Soissons,  en  ce 
point-là  où  nous  étions,  se  moquait  à  moi  et  me  disait  :  «  Sé- 
«  néchal,  laissons  huer  cette  canaille;  car,  par  la  coiffe-Dieu 
«  (c'était  ainsi  qu'il  jurait),  encore  en  larlerons-nous  de  cette 
«  journée  en  chambres  des  dames.  » 

Voilà  bien  un  propos  noble  et  militaire.  Mais  la  seconde 
chevalerie  est  déjà  née ,  la  chevalerie  mondaine ,  courtoise  et 
galante,  laquelle  n'était  pas  incompatible  sans  doute  avec  la 
première,  avec  la  chevalerie  dévote  et  sainte,  et  y  avait  tou- 
jours été  mêlée,  mais  qui  s'en  dégagera  désormais  de  plus  en 
plus.  Dans  Froissart,  si  nous  y  venons,  nous  ne  trouverons 
plus  que  la  seconde,  dévote  à  peine. 

Tous  les  chevaliers,  même  à  la  croisade,  n'étaient  pas  des 
braves.  A  ce  petit  pont  que.loinville  défendait  si  bien,  il  en  vit 
passer,  et  bien  des  gens  de  grand  air,  qui  s'enfuyaient  effrayé- 
ment ,  «  lesquels  je  nommerais  bien,  dit-il;  mais  je  m'en 
tairai,  car  ils  sont  morts.  » 

Le  soir  du  combat,  au  soleil  couchant,  saint  Louis  est  resté 
maitre  du  champ  de  bataille.  Ses  officiers  principaux  l'en- 
tourent, et  Joinville  ne  le  quille  pas  qu'il  ne  l'ait  reconduit 
jusqu'à  sa  tente:  «  Pendant  le  chemin,  je  lui  fis  ôter  son 
casque  et  lui  donnai  mon  chapel  de  fer  pour  qu'il  pût  avoir  le 
frais  au  visage.  «  C'est  alors  qu'aux  nouvelles  qu'on  lui  de- 
mandait de  son  frère  le  comte  d'Artois,  le  roi  dit  qu'il  en  sa- 
vait et  qu'il  était  bien  certain  que  son  frère  était  en  Paradis. 
Et  aux  félicitations  qu'on  essaye  d'y  mêler  sur  le  succès  de  la 
journée,  le  roi  répondit  «  que  Dieu  en  fût  adoré  de  tout  ce  qu'il 
lui  donnait.  Et  lors  lui  tombaient  les  larmes  des  yeux,  très- 
grosses.  » 

35. 


414  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

A  partir  de  ce  jour-là,  les  malheurs  et  les  disgrâces  ne  font 
plus  que  se  suivre  et  s'accumuler.  Les  Sarrasins  pressent  l'ar- 
mée de  toutes  parts  et  la  fatiguent  dans  des  combats  réitérés. 
La  famine,  la  contagion  s'en  mêlent;  on  n'a  plus  à  enregistrer 
que  des  maladies  et  des  morts.  Joinville  perd  la  plupart  de  ses 
chevaliers;  il  voit  mourir  le  bon  prêtre  qui  lui  sert  d'aumô- 
nier. Un  jour,  malade  et  affaibli  lui-même  par  la  fièvre,  il  le 
voit,  pendant  qu'il  disait  la  messe  devant  lui,  chancelant  et 
prêt  à  défaillir  au  moment  de  la  consécration  :  «  Quand  je  vis 
qu'il  voulait  choir,  moi  qui  avais  vêtu  ma  cotte,  je  sautai  de 
mon  lit  nus  pieds  comme  j'étais,  et  le  soutins  dans  mes  bras, 
et  lui  dis  qu'il  fît  tout  à  son  aise  et  tout  bellement  son  sacre- 
ment, que  je  ne  le  lairrais  tant  qu'il  L'aurait  fait.  —  Il  revint 
à  soi  et  fit  son  sacrement,  et  acheva  de  chanter  sa  messe 
d'un  bout  à  l'autre  ;  et  oncques  depuis  ne  chanta.  »  Quelle 
plus  douce  et  plus  angélique  manière  d'exprimer  une  sainte 
mort  !  , 

Joinville  a  des  traits  assez  énergiques  pour  exprimer  la  ma- 
ladie du  camp,  qui  se  produit  surtout  pendant  le  Carême  et 
par  suite  de  la  mauvaise  nourriture  de  l'armée,  réduite,  pour 
faire  maigre,  à  vivre  de  poissons  malsains.  Le  scorbut  se  dé- 
clare :  «  Et  il  venait  tant  de  chair  morte  aux  gencives  à  nos 
gens,  qu'il  convenait  que  les  barbiers  l'enlevassent  pour  leur 
permettre  de  mâcher  et  d'avaler.  C'était  grand'pitié  d'ouïr 
crier  dans  l'armée  les  gens  à  qui  l'on  coupait  ces  chairs;  car 
ils  criaient  tout  ainsi  que  femmes  qui  sont  en  travail  d'en- 
fant. »  Cette  armée  de  rudes  croisés,  qui  ressemblent  en  leurs 
douleurs  à  une  troupe  de  femmes  en  travail  qui  crient,  c'est 
un  trait  énergique  à  joindre  au  tableau  des  pestes  et  épidémies 
célèbres. 

Les  Sarrasins  sont  là  qui  pressent.  Le  roi ,  au  milieu  de  tous 
ses  soldats  malades  et  de  peu  de  défense,  très-malade  lui- 
même  et  en  danger,  décide  qu'on  fera  retraite  vers  Damiette. 
H  pourrait  se  mieux  garantir  s'il  voulait  monter  sur  les  ga- 
lères, mais  il  dit  «  que,  s'il  plaisait  à  Dieu  ,  il  ne  laisserait  pas 
son  peuple.  »  Il  s'était  mis  à  l'arrière-garde ,  et  cheminait 
monté  sur  un  petit  cheval  couvert  d'une  housse  de  soie, 
n'ayant  avec  lui  que  mcssire  Geoffroy  de  Sergines,  qui ,  seul, 
lui  demeurait  de  tous  ses  chevaliers.  Cette  triste  retraite  dure 
jusqu'à  un  petit  village  situé  à  trois  ou  quatre  lieues  de  la 


JOINVILLE.  415 

Massoure,  et  où  il  fut  pris;  mais  avant  que  les  ennemis  le 
pussent  avoir,  «  le  roi  (depuis)  me  conta ,  dit  Joinville,  que 
monseigneur  Geoffroy  de  Sergines  le  défendait  des  Sarrasins 
tout  ainsi  que  le  bon  serviteur  défend  des  mouches  le 
hanaj)  (la  coupe)  de  son  seigneur  :  car,  toutes  les  fois  que 
les  Sarrasins  ra{)prochaient ,  monseigneur  Geoffroy  prenait 
son  épée  qu'il  avait  placée  à  l'arçon  de  sa  selle,  et  leur  courait 
sus  et  les  chassait  de  dessus  le  roi.  »  Image  exacte,  presque 
gaie  encore  et  riante,  qui  nous  atteste  le  calme  et  la  sérénité 
d'âme  de  saint  Louis  racontant  de  telles  détresses! 

Joinville,  de  son  côté,  a  ses  aventures  et  sa  manière  d'être 
pris.  Il  était  de  ceux  qui  s'étaient  mis  en  route  par  eau  vers 
Damiette.  Un  vent  contraire  les  obligea  de  s'arrêter  ou  même 
de  rebrousser  chemin ,  et  de  chercher  abri  dans  une  anse.  En 
reprenant  le  cours  du  fleuve,'  ils  donnèrent  à  un  endroit  dans 
les  galères  du  sultan  ,  qui  leur  lancèrent ,  à  eux  et  aux  autres 
chevaliers  qui  étaient  sur  la  rive,  si  grande  quantité  de  feu 
grégeois,  «  qu'il  semblait  que  les  étoiles  tombassent  du  ciel.  » 
Toujours  l'image  vive  et  vraie  !  Bientôt  le  danger  devient  inévi- 
table :  on  n'a  qu'à  choisir  entre  l'alternative  d'être  pris  sur 
l'eau  en  se  rendant  âîix  galères  du  sultan  ,  ou  d'être  massacré 
par  les  Sarrasins  en  débarquant  à  terre.  Joinville  préfère  le 
premier  parti.  Il  est  vrai  qu'un  de  ses  domestiques,  natif  de 
Dourlans,  lui  propose  hardiment  le  second  :  «  Je  suis  d'avis, 
disait  ce  brave  homme,  que  nous  nous  laissions  tous  tuer,  et 
ainsi  nous  nous  en  irons  tous  ensemble  en  Paradis.  »  —  «  Mais 
nous  ne  le  crûmes  pas^  »  dit  ingénument  Joinville. —  Un  bon 
Sarrasin,  qui  sans  doute  était  quelque  renégat,  vint  à  lui  au 
moment  le  plus  périlleux  et  lui  offrit  de  le  sauver  en  le  faisant 
passer  pour  un  cousin  du  roi ,  afin  qu'on  le  mît  à  part  en  vue 
d'une  rançon.  Joinville  se  prête  au  léger  mensonge.  Transporté 
à  terre  dans  un  grand  état  de  faiblesse,  et  ayant  senti  plus 
d'une  fois  le  couteau  sur  la  gorge,  il  est  amené,  toujours  par 
le  secours  du  bon  Sarrasin ,  jusqu'au  château  où  se  trouvent 
les  personnes  de  distinction  de  l'armée  ennemie  :  «  Quand  je 
vins  parmi  eux,  ils  m'ôtèrent  mon  haubert,  et,  pour  la  pitié 
qu'ils  eurent  de  moi ,  ils  me  jetèrent  sur  le  corps  une  mienne 
couverture  d'écarlate  fourrée  de  menu  vair  que  madame  ma 
mère  m'avait  donnée  ;  un  autre  m'apporta  une  ceinture 
blanche,  et  je  me  ceignis  sur  ma  couverture,  à  laquelle 


4<6  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

j'avais  fait  un  trou  pour  la  revêtir;  et  un  autre  m'apporta  un 
chaperon  que  je  mis  en  ma  tète.  Et  lors,  pour  la  peur  que 
j'avais,  je  commençai  à  trembler  bien  fort,  et  pour  la  maladie 
aussi.  Et  lors  je  demandai  à  boire...  »  —  Notons  la  naïveté  et 
la  sincérité  parfaite.  Joinville  tremble,  et  il  peut  choisir,  pour 
expliquer  son  tremblement,  de  la  peur  ou  de  la  fièvre;  il  peut 
dire  comme  Bailly  :  «  .le  tremble,  mais  c'est  de  froid.  »  Mot 
sublime!  —  Mais  lui  ,  il  n'est  pas  sublime,  et  il  ne  songe  pas 
non  plus  à  le  paraître;  il  a  peur,  et  il  le  dit.  Nous  avons  pu 
admirer  l'héroïsme  plein  à  la  fois  d'éclat  et  de  douceur  de 
saint  Louis;  nous  aimons  aussi,  sinon  tout  à  fait  l'héroïsme, 
du  moins  le  courage  plein  de  naturel  et  de  bonhomie  de  l'ai- 
mable Joinville.  Nous  avons  affaire  en  sa  personne  à  un 
homme  qui  parle  sincèrement  de  lui-même,  et  c'est  pour  cela 
que  nous  l'écoutons  si  à  plaisir  et  que  nous  l'aimons.  L'entière 
bonne  foi  qu'il  montre  en  tout  ce  qui  le  concerne,  nous  garantit 
sa  véracité  sur  tout  le  reste.  On  a  dit  : 

Tout  sent  l'humeur  t'asconiie  en  un  auteur  ijascon  : 

Joinville  est  Champenois,  et  sa  naïveté  champenoise  se  sent 
agréablement  dans  tout  son  récit. 

Le  voilà  pris  et  conduit  devant  l'amiral  des  galères.  Inter- 
rogé par  lui,  il  n'a  rien  de  plus  pressé  que  de  dire  la  vérité  ; 
il  n'est  pas  cousin  du  roi,  mais  il  tient  à  l'empereur  d'Alle- 
magne Frédéric,  dont  sa  mère  est  la  cousine  germaine.  L'ami- 
ral lui  répond  qu'il  ne  l'en  aime  que  mieux;  il  le  fait  manger 
avec  lui,  et  Joinville,  dans  son  émoi,  oublie  que  c'est  un  ven- 
dredi. Un  bourgeois  do  Paris,  là  présent,  le  lui  rappelle;  ce 
qui  lui  fait  jeter  de  côté  son  assiette  à  l'instant.  Joinville  , 
même  dans  sa  maladie,  jeûnait  tous  les  vendredis  de  Carême 
au  pain  et  à  l'eau.  H  est  bientôt  amené  par  l'amiral,  qui  le 
fait  chevaucher  à  côté  de  lui,  jusqu'au  lieu  où  étaient  saint 
Louis  et  les  autres  prisonniers;  c'était  un  grand  pavillon  où 
les  barons  étaient  et  plus  de  dix  mille  personnes  avec  eux  : 
«  Quand  j'entrai  dedans,  nous  dit-il,  les  barons  firent  tous  si 
grande  joie,  (pi'on  ne  pouvait  rien  entendre  ;  et  ils  en  louaient 
Notre  Seigneur,  disant  qu'ils  croyaient  m'avoir  [lerdu.  »  —  On 
trouvera  peut-être  que  c'est  là  une  joie  bien  prompte  et  bien 
vive  après  les  pleurs  et  au  milieu  encore  des  plus  grandes  an- 


JOIN  VILLE.  417 

goisses.  C'est  ainsi  que  sont  les  hommes  quand  ils  sont  tout  à 
fait  naturels,  s'abandonnant  à  leurs  mouvements  avec  une 
mobilité  qui  s'accorde  bien,  du  reste,  avec  cette  foi  absolue 
en  Dieu  et  avec  cette  idée  qu'on  est  entre  les  mains  de  celui 
qui  peut  toute  chose  de  nous  à  chaque  instant  du  jour.  Les 
hommes  trop  rafilnés  ou  soi-disant  philosophes  n'ont  plus  de 
ces  joies  ni  de  ces  doideurs;  mais  replongez-les  dans  les 
épreuves  naturelles,  ils  les  retrouveront. 

Les  grands  dangers  ne  sont  pas  finis  :  une  révolution  de 
palais  éclate  chez  les  Sarrasins  ;  les  Mameloucks  tuent  le  nou- 
veau Soudan  qui  avait  surcédé  à  son  père.  Le  sort  des,  prison- 
niers chrétiens  est  en  question  plus  que  jamais.  Entassés  sur 
des  galères,  Joinville  et  ses  compagnons  sont  un  jour  menacés 
par  une  trentaine  de  furieux  qui  entrent  l'épée  nue  ou  la  hache 
à  la  main.  Déjà  chacun  ne  songe  plus  qu'à  bien  mourir:  «  Il 
y  avait  tout  plein  de  gens  qui  se  confessaient  à  un  Frère  de  la 
Trinité  n  là  présent.  Joinville  avoue  que,  pour  lui,  en  un  tel 
moment,  il  aurait  cherché  en  vain  de  quoi  se  confesser,  il  ne 
se  souvenait  d'aucun  péché;  il  se  contente  de  faire  le  signe 
de  la  croix  et  s'agenouille  devant  un  des  Sarrasins  qui  tient 
une  hache,  en  disant  :  «  Ainsi  mourut  sainte  Agnès.  »  Cepen- 
dant un  chevalier,  son  voisin,  qui  se  souvient  mieux  de  ses 
péchés,  se  met,  faute  de  prêtre,  à  se  confesser  à  lui  Joinville, 
et  celui-ci,  après  l'avoir  entendu,  prononce  la  formule  :  «  Je 
vous  absous  de  tel  pouvoir  comme  Dieu  m'a  donné.  »  —  «  Mais 
quand  je  me  levai  de  là,  ajoute-l-il  avec  innocence,  il  ne  me 
souvint  plus  jamais  de  chose  qu'il  m'eût  dite  ni  racontée.  » 

J'omets  quantité  d'anecdotes  caractéristiques  de  cette  croi- 
sade et  qui  sont  devenues  célèbres  depuis  Joinville.  L'accom- 
modement se  fait  après  bien  des  incertitudes  et  des  péripéties; 
saint  Louis  conclut  avec  les  Sarrasins  au  sujet  de  sa  rançon  et 
de  celle  des  nombreux  chrétiens  captifs.  Pour  se  mieux  assu- 
rer de  l'exécution  du  traité  et  aussi  pour  rendre  courage  aux 
chrétiens  de  Syrie,  le  roi  s'en  va  à  la  ville  d'Acre.  Pendant  la 
traversée,  Joinville  l'accompagne,  et  il  ne  quittera  plus  le  saint 
roi  durant  les  quatre  années  qu'ils  doivent  passer  encore  en 
Orient.  Une  belle  scène,  et  qui  est  capitale,  est  celle  de  la  dé- 
libération pour  savoir  si  l'on  reviendra  incontinent  en  France. 
On  y  voit  combien  Joinville,  sur  l'article  de  la  charité,  sentait 
à  l'unisson  de  saint  Louis;  il  croyait  que  nul  chevalier,  ni 


418  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

pauvre  ni  riche,  ne  pouvait  honorablement  revenir  d'outre- 
mer, s'il  laissait  entre  les  mains  des  Sarrasins  le  menu  peuple 
de  Notre  Seigneur.  Saint  Louis  assemble  son  conseil  un  di- 
manche (19  juin  1250)  :  ce  conseil  se  compose  de  ses  frères,  du 
comte  de  Flandre  et  autres  seigneurs  et  barons;  il  leur  expose 
que  sa  mère  le  rappelle  en  France,  où  les  affaires  du  royaume 
le  réclament;  que,  d'un  autre  côté,  les  chrétiens  d'Orient 
ont  encore  besoin  de  lui,  et  que,  s'il  part,  tous  ceux  qui  sont 
à  Acre  voudront  partir  également  ;  et,  les  priant  d'y  réfléchir, 
il  les  remet  à  huitaine  pour  entendre  leur  avis.  Le  dimanche 
suivant  (26  juin),  tous,  ou  presque  tous,  sont  d'avis  qu'il  n'y 
a  pas  à  hésiter,  et  que  le  roi  ne  peut  demeurer  plus  longtemps 
sans  manquer  à  son  honneur  et  à  celui  de  son  royaume.  Le 
comte  de  Jaffa  seul  laisse  entrevoir  un  avis  différent  ;  mais  il  y 
est  trop  intéressé,  et  lui-même  en  convient,  à  cause  des  terres 
et  châteaux  qu'il  possède  en  Syrie.  Quand  on  en  vient  à  Join- 
ville,  qui  est  le  quatorzième  en  ordre,  le  légat,  qui  était  comme 
chargé  par  le  roi  de  faire  le  tour  d'opinions,  l'interroge,  et 
.Toinville  se  prononce,  mais  avec  un  surcroît  d'énergie,  pour 
l'avis  du  comte  de  Jaffa,  disant  hardiment  «  que  le  roi  n'a  en- 
core rien  mis  de  ses  deniers  dans  rentre[)rise,  qu'il  n'a  dépensé 
que  les  deniers  des  clercs,  et  que,  s'il  demeure  ici,  il  pourra 
poursuivre  la  délivrance  des  pauvres  prisonniers  qui  ont  été 
pris  au  service  de  Dieu  et  au  sien,  lesquels  n'en  sortiront  jamais 
si  le  roi  s'en  va.  »  Le  légat  se  fâche  contre  Joinville,  qui  tient 
ferme  et  appuie  ses  raisons.  Les  autres,  qui  n'avaient  pas  eu 
le  courage  de  donner  cet  avis,  n'osèrent  toutefois  le  contre- 
dire :  «  11  n'y  avait  là  personne  qui  n'eût  de  ses  proches  amis 
en  prison;  par  quoi  nul  ne  me  reprit,  dit  Joinville,  mais  se 
prirent  tous  à  pleurer.  »  Il  se  livrait  donc  en  leur  cœur  une 
sorte  do  lutte  entre  le  violent  désir  qu'ils  avaient  de  rentrer 
en  France,  et  le  sentiment  de  compassion  et  de  justice  qui  leur 
disait  qu'il  n'était  pas  bien  d'abandonner  des  frères  et  des 
compagnons  malheureux.  Toutefois,  le  désir  du  retour  l'em- 
portait ,  et  l'un  des  plus  braves  chevaliers  présents  ne  put 
s'empêcher  de  tancer  injurieusement  son  neveu  qui  s'était 
rangé  à  l'avis  de  Joinville.  Le  roi  coupa  court  au  débat  et  leva 
la  séartce  sans  se  prononcer. 

Joinville  n'était  pas  sans  quelque  inquiétude  de  lui  avoir 
déplu.  Les  autres  chevaliers  cependant  se  mirent  à  le  railler 


JOINVILLE.  419 

età  le  narguer  à  la  française  :  «  Bien  fol  est  le  roi,  lui  disait-on, 
s'il  ne  vous  croit  contre  tout  le  Conseil  du  royaume  de  France.» 
Au  diner  qui  suivit,  le  roi  ne  lui  adressa  point  la  parole  comme 
il  faisait  d'ordinaire.  Pendant  que  le  roi  disait  ses  Grâces, 
Joinville,  tout  pensif,  s'en  alla  doue  à  une  fenêtre  grillée  qui 
était  dans  un  enfoncement  vers  le  chevet  du  lit  du  roi,  et  là, 
passant  ses  bras  à  travers  les  barreaux  de  la  fenêtre,  il  pen- 
sait mélancoliquement  à  ce  qu'il  ferait  s'il  lui  fallait  demeurer 
en  Syrie  sans  son  maître  et  seigneur;  car  il  se  croyait  en  con- 
science obligé  d'y  rester  jusqu'au  rachat  de  ses  amis  et  de 
tout  son  monde.  Mais  laissons-le  achever  lui-même  ce  récit 
familier  et  charmant  : 

«  En  ce  point  que  j'étais  là,  le  roi  se  vint  appuyer  à  mes  épaules  et 
me  tint  ses  deux  mains  sur  la  tête;  el  je  pensais  que  c'était  niuiiseigiieur 
Philippe  de  Nemours,  lequel  m'avait  fait  trop  d'ennui  tout  ce  jour-là 
pour  le  conseil  que  j'avais  donné,  et  je  dis  ainsi  :  «  Laissez-uioi  en 
«  paix,  monseigneur  Philippe.  »  Mais,  comme  je  tournais  la  lète,  voilà 
que  par  aventure  la  main  du  roi  me  tomba  sur  le  visage,  et  je  connus 
que  c'était  lui  à  une  émeraude  qu'il  avait  en  son  doigt;  et  il  me  dit  : 
«  Tenez-vous  tout  coi ,  car  je  vous  veux  demandei-  corumenl  vous  fûtes 
«si  hardi,  vous  qui  êtes  un  jeune  homme,  pour  m'oser  conseiller  ma 
11  demeurée,  à  t'eucontre  de  tous  les  grands  hommes  et  les  sages  de 
«  France,  qui  me  conseillaient  mon  départ. . .  » 

Le  reste  de  la  scène  et  la  réponse  se  prévoient  aisément  : 
Joinville  seul  avait  deviné  le  cœur  chrétien  du  saint  roi. 

Apiés  que  saint  Louis  pourtant  a  lempli ,  et  surabondam- 
ment, ce  semble,  tous  les  devoirs  qui  sont  les  conséquences 
de  son  premier  malheur,  il  revient  eir  France  (juillet  1254) , 
et  Joinville  trouve  alors  qu'il  est  temps.  On  débarque  à  llyères, 
et  chacun  s'en  va  revoir  son  châtel  et  sa  famille  qui  sont  bien 
en  souffrance  depuis  six  longues  années.  Pendant  les  seize  ans 
qui  suivent  ('1234-1 270) ,  Joinville  revoyait  souvent  saint  Louis 
qui  lui  faisait  toujours  fête  et  joyeux  accueil ,  el  c'est  à  ces 
heures  de  familiarité  et  de  libre  entretien  que  se  rapportent 
la  plupart  des  anecdotes  qui  composent  la  première  partie  de 
ses  Mémoires,  et  qui  se  pourraient  véritablement  intituler  : 
V Esprit  de  saint  Louis. 

Nous  savons  d'enfance  presque  toutes  ces  histoires  ;  ce  sont 
les  gaietés  du  saint  et  ses  propos  de  table.  Le  caractère  pieux 
et  le  tour  moralisant  du  saint  roi  s'y  marquent  à  chaque  ligne. 


420  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

Il  lient  à  former  Joinville ,  à  le  fortifier  dans  la  foi  en  même 
temps  qu'à  lui  donner  tous  les  bons  conseils  de  civilité,  de 
régime  et  de  mœurs,   qui  p  )uvaicnt  convenir  à   un  jeune 
homme  comme  il  faut  d'alors.  11  l'entreprend  volontiers  après 
dîner  sur  la  morale  ou  sur  le  symbole  ;  il  s'amuse  parfois  à 
le  mettre  aux  prises  avec  Robert  Sorbon  et  autres  gens  de 
science;  puis  il  intervient  à  1»  conclusion  comme  arbitre,  et 
le  catéchise  avec  agrément.  Il  y  a  de  ces  entretiens  dont  la 
forme  et  le  sujet  font  sourire,  comme  le  jour  où  saint  Louis 
demande  à  Joinville  «  lequel  il  aimerait  mieux  d'être  lépreux 
ou  d'avoir  fait  un  péché  mortel  ;  »  et  .loinville,  qui  est  naturel 
avant  tout,  répond  à  l'instant  qu'il  aimerait  mieux  en  avoir 
fait  trente;  d'où  suit  une  douce  réprimande  de  saint  Louis, 
mais  en  tête-à-tète  pour  plus  de  délicatesse  et  quand  ils  sont 
seuls.  11  y  a  des  parties  plus  graves  et  qui  font  penser  :  par 
exemple,  l'histoire  de  l'évêque  Guillaume  de  Paris,  interrogé 
par  ce  maiire  en  théologie  qui  a  des  doutes  sur  le  sacrement 
de  l'autel  et  qui  en  pleure  de  douleur,  et  la  réponse  du  prélat 
pour  le  consoler,  son  apologue  des  deux  châteaux ,  l'un  à  la 
frontière  et  toujours  menacé  qui  a  le  mérite  de  résister,  et 
l'autre  ,  qui  est  le  château  de  Montlhéry  paisible  et  en  sûreté  , 
mais  sans  gloire,  au  centre  du  royaume,  la  comparaison  de 
ces  deux  châteaux  avec  les  cœurs  tentés  ou  tranquilles;  tout 
cela  est  S[)irituel ,  élevé  et  de  tous  les  temps.  Saint  Louis  ai- 
mait évidemment  celte  forme  d'apologue  et  de  parabole.   II 
aime  à  interroger,  et,  par  ses  questions  bien  menées  et  par 
les  réponses  qu'elles  provoquent,  il  a  un  certain  art  d'induire 
son  interlocuteur  à  conclure  de  lui-même.  C'est  un  peu  (toute 
proportion  gardée)  la  méthode  de  Socrate  chez  Xénophon,  en 
tenant  compte  de  toutes  les  dilférences. 

Le  mot  de  prud'homme  était  cher  à  saint  Louis  :  «  Prud'- 
homme, disait-il,  est  si  grande  chose  et  si  bonne  chose,  que 
rien  qu'à  le  prononcer  emplit-il  la  bouche.  »  Il  y  faisait  entrer, 
dans  l'acception  qu'il  y  donnait,  la  bravoure  et  la  sagesse, 
toutes  les  qualités  du  chrétien  et  de  l'honnête  homme;  il  le 
mettait  même  en  opposition  avec  l'idée  d'une  dévotion  étroite. 
C'était  l'exemplaire  idéal  qu'il  chérissait.  Prucilionvme  était 
alors  pour  .loinville  et  pour  saint  Louis  ce  qu'étaient  le  beau 
et  le  bon  des  Grecs,  ce  que  sera  le  mot  honnête  Jiomme  au 
xvii'^  siècle,  un  mot  large  et  llottant  qui  revient  sans  cesse  et 


JOINVILLE.  424 

dans  lequel  on  faisait  entrer  les  plus  beaux  sens.  Les  Mémoires 
de  Joinville,  dans  la  partie  anecdotique,  ne  sont  à  bien  des 
égards  qu'un  manuel  et  un  code  de  prud'homie  d'après  le 
saint  roi. 

Le  portrait  que  Joinville  a  tracé  de  saint  Louis,  monarque 
justicier  et  paternel,  restera  à  jamais  celui  sous  lequel  la  pos- 
térité se  plaira  à  le  révérer.  11  est  impossible  de  parler  de 
Joinville  sans  citer  (  fût-ce  pour  la  centième  fois)  cette  page 
qui  est  sa  plus  douce  gloire  : 

«  Mainte  fois  advint  qu'en  été  il  (le  roi)  allait  s'asseoir  au  bois  de 
Vincennes  après  sa  messe ,  et  s'accolait  à  un  chêne  et  nous  faisait  seoir 
autour  de  lui.  Et  tous  ceux  qui  avaient  à  laire  venaient  lui  parler,  sans 
embarras  d'huissier  ni  d'autres  gens.  Et  lors  il  leur  demandait  de  sa 
bouche  :  «  Y  a-t-il  quelqu'un  qui  ait  partie  (  qui  ait  procès  )  ?  »  Et  ceux- 
là  se  levaient  qui  avaient  partie,  et  lors  il  disait .-  «  Taisez-vous  tous  ,  et 
Cl  on  vous  délivrera  l'un  après  l'autre.  »  Et  lors  il  appelait  moiiseigneur 
Pierre  de  Fontaines  et  monseigneur  Geoffroy  de  Villetle,  et  disait  à  l'un 
d'eux  :«  Délivrez-moi  cette  partie  (  expédiez-moi  cette  cause).»  Et 
quand  il  voyait  quelque  chose  à  amender  dans  le  discours  de  ceux  qui 
parlaient  pour  autrui ,  il  le  corrigeait  lui-même  de  sa  bouche.  Je  le  vis 
aucunes  fois  en  été  que,  pour  rendre  justice  à  ses  gens,  il  venait  au  jar- 
din de  Paris ,  vêtu  d'une  colle  (  d'une  robe  )  de  camelot ,  d'un  surtout  de 
lirelaine  sans  manches,  avec  un  manteau  de  cenda!  noir  autour  du  cou, 
tiès-biei\  peigné  et  sans  coiffe,  et  un  chapel  de  plume  de  paon  blanc 
sur  sa  tête;  el  il  faisait  étendre  des  tapis  pour  nous  asseoir  autour  de 
lui.  Et  tout  le  monde  qui  avait  à  faire  à  lui,  se  tenait  à  l'entour  debout, 
et  lors  il  les  faisait  juger  el  renvoyer  chacun  en  la  manière  que  je  vous 
ai  dit  auparavant  du  bois  de  Vincennes.  » 

On  le  voit,  Joinville  est  peintre;  au  milieu  de  toutes  ses 
inexpériences  premières,  il  a  un  sentiment  vif  qui  le  sert  sou- 
vent avec  bonheur,  et  il  montre,  comme  écrivain,  de  ravis- 
sants commencements  de  talent.  Il  a  l'image  parfaitement 
nette  et  qui  joue  à  l'œil,  la  comparaison  à  la  fois  naturelle  et 
poétique.  On  en  a  pu  remarquer  bon  nombre  dans  les  cita- 
tions, chemin  faisant.  Au  xiii''  siècle  on  était,  ce  me  semble, 
sur  la  voie  des  vraies  images,  comme  les  Anciens;  mais  depuis 
la  sociélé  s'alambiqua  ;  on  s'enferma  dans  les  salons,  et  il 
fallut  fout  un  effort  à  quelques  peintres  du  xviii"  siècle  pour  re- 
venir à  l'image  naturelle,  en  sortant  de  l'abstrait  et  du  factice: 
aussi  sent-on  chez  eux  comme  l'effurt  d'une  conquête. 

Vers  la  fin  de  son  livre,  on  dirait  que  Joinville,  en  le  dic- 
viFi.  36 


i%i  CAUSERIES    DU    LUNDI. 

tant,  s'accoutume  peu  à  jx'u  ù  être  auteur;  parlant  de  saint 
Louis  et  des  maisons  religieuses  de  tout  genre,  des  inonasti-res 
de  tout  ordre  qu'il  fonda,  il  dit  :  «  Et  ainsi  que  l'écrivain  qui 
a  fait  son  livre  l'enlumine  d'or  et  d'azur,  enlumina  ledit  roi 
son  royaume  de  belles  abbayes  qu'il  y  fit.  «Voilà  une  compa- 
raison littéraire  proprement  dite;  et  elle  est  encore  vive  et 
riante. 

Il  y  avait  plus  de  quinze  ans  que  saint  Louis  était  rentré 
dans  son  royaume,  qu'il  en  réparait  les  plaies,  qu'il  y  aifer- 
missait  chaque  jour  un  ordre  de  justice  et  y  pourvoyait  au 
bonheur  de  ses  sujets,  quand  malade  et  affaibli  avant  l'âge, 
au  point  de  ne  pouvoir  supporter  ni  le  cheval  ni  à  peine  la 
voiture,  il  se  sentit  ressaisi  d'une  extrême  ardeur  d'aller  en- 
core combattre  ou  plutôt  mourir  sous  la  Croix  (1270).  Cet 
invincible  et  maladif  désir  d'une  croisade  dernière  le  prit 
comme  prend  à  d'autres,  après  une  longue  absence,  le  désir  de 
s'en  revenir  mourir  dans  la  patrie.  Il  manda  à  Paris  ses  barons. 
Joinville  y  vint  sans  savoir  d'abord  pourquoi  il  était  appelé, 
et  à  ce  propos  il  eut  un  songe  qu'il  nous  raconte  et  que  sou 
chapelain  lui  expliqua.  L'explication  du  songe  était  que  le  roi 
devait  se  croiser  le  lendemain,  mais  que  la  croisade  serait  de 
peu  d'effet  et  f/«  petit  exploit.  .loinville  puisa  cette  fois  dans 
son  bon  sens  encore  plus  que  dans  aucune  interprétation  su- 
perstitieuse la  force  de  résister  à  son  saint  maître  :  il  lui 
opposa,  pour  ne  pas  le  suivre,  les  plus  légitimes  raisons,  les 
raisons  tirées  de  l'intérêt  de  ses  vassaux  et  de  son  peuple,  les 
seules  qui,  auprès  do  saint  Louis,  pussent  faire  balance  à 
l'intérêt  de  la  foi.  Car,  de  même  que  saint  Louis,  malgré  sa 
piélé,  résiste  (pielquefois  à  l'Église  quand  il  s'y  croit  fondé  en 
justice  et  sur  le  bien  de  ses  sujets,  de  même  Joinville,  malgré 
son  dévouement  à  son  maître,  lui  résiste  quand  Use  croit  dans 
le  justcî  et  dans  le  vrai.  C'est  un  dernier  trait  qui  achève  de 
peindre  cette  franche  et  droite  nature.—  Joinville  survécut  à 
saint  Louis  de  quarante-sept  ans  environ;  il  persista  jusqu'à 
la  fin  à  croire  que  ceux  qui  avaient  conseillé  au  roi  ce  dernier 
dé|>art  avaient  fait  péché  mortel. 

Les  compatriotes  du  sire  de  Joinville,  justement  fiers  de  sa 
renommée  de  plus  en  plus  pure  et  de  mieux  en  mieux  dessinée 
après  des  siècles,  viennent  de  lui  vouer  un  hommage  public, 


JOINVILLE.  423 

et  de  décider  qu'il  lui  sera  élevé  une  statue  (1).  Ne  le  quittons 
point  aujourd'hui  nous-niême  sans  saluer  en  lui  cet  ensemble 
de  qualités  jeunes,  aimables,  ingénues  et  fidèles,  qui  ne  se 
retrouveront  plus  depuis  au  même  degré.  Il  est  le  représen- 
tant le  plus  agréable,  le  plus  familier  et  le  plus  expressif  de 
cet  âge  que  nous  aimons  à  nous  représenter  de  loin  comme 
l'âge  d'or  du  bon  vieux  temps.  Si  ce  beau  règne  exista  quel- 
que part  dans  le  passé,  ce  fut  certes  sous  saint  Louis,  durant 
ces  quinze  années  de  paix,  à  l'ombre  du  chêne  de  Vincennes, 
et  c'est  par  la  plume  de  Joinville  qi»iil  nous  a  légué  sa  plus 
attrayante  image.  On  croyait  alors  à  son  roi,  on  croyait  sur- 
tout à  son  Dieu  ;  on  y  croyait  non  pas  en  général  et  de  cette 
manière  toujours  un  peu  vague  et  abstraite,  dans  ce  lointain 
où  la  science  moderne,  si  on  n'y  prend  garde,  le  fait  de  plus 
en  plus  reculer,  mais  dans  une  pratique  continuelle  et  comme 
si  Dieu  était  présent  même  physiquement  dans  les  moindres 
occurrences  de  la  vie.  Le  monde  alors  était  semé  à  chaque  pas 
d'obscurités  et  d'embûches,  l'inconnu  était  partout  :  [)artout 
aussi  était  le  protecteur  invisible  et  le  soutien;  à  chaque 
souffle  qui  frémissait,  on  croyait  le  sentir  comme  derrière  le  ri- 
deau. Le  ciel  au-dessus  était  ouvert,  peuplé  en  chaque  point  de 
figures  vivantes,  de  patrons  attentifs  et  manifestes,  d'une  invo- 
cation directe,  et  faciles  à  intéresser;  le  plus  intrépide  guerrier 
marchait  dans  ce  mélange  habituel  de  crainte  et  de  confiance 
comme  un  tout  petit  enfant.  A  cette  vue,  les  esprits  les  plus 
émancipés  d'aujourd'hui  ne  sauraient  s'empêcher  de  dire  en 
tempérant  leur  sourire  par  le  respect  :  Sancla  simpliclfas! 
Le  bon  sens,  certes,  no  manquait  pas,  et  il  avait  ses  retours, 
ses  contradictions  piquantes  au  milieu  de  ce  réseau  de  croyan- 
ces et,  pour  tout  dire,  de  crédulités.  L'esprit  naturel  avait  ses 
saillies,  ses  échappées  d'enjouement,  ses  subtilités  et  ses  har- 
diesses toujours  renaissantes  :  mais  tout  cela  ne  jouait  encore 
que  dans  le  cercle  tracé,  et  venait  s'arrêter  à  temps  devant 
tout  objet  vénéré  et  redoutable.  Le  mot  de /;/'i«rAo»»e  compre- 
nait toutes  les  vertus,  la  sagesse,  la  prudence  et  le  courage, 

*(1)  Le  Conseil  général  de  la  Ilaute-Marne,  dans  sa  séance  du  23  août 
dernier  (1853),  a  décidé  qu'une  statue  serait  érigée  par  sousciiplion  à 
la  mémoire  du  sire  de  Joinville,  sur  la  principale  place  de  la\ille  de 
ce  nom. 


424  CAUSERIES    DU     LU^DI. 

l'habileté  au  sein  de  la  foi,  riionnèleté  civile  et  le  comme  il 
faut,  tel  que  l'entendait  cette  race  des  vieux  chrétiens,  dont 
.loinville  est  pour  nous  le  rejeton  le  plus  fleuri;  et  l'on  défi- 
nirait bien  cet  ami  de  saint  Louis,  qui  resta  un  vieillard  si 
jeune  de  cœur  et  si  frais  de  souvenirs,  en  disant  qu'il  fut  le 
plus  gracieux  et  le  plus  souriant  des  prud'hommes  d'alors. 


APPENDICE 

AUX   ARTICLES  SUR   ROEDERER, 

(  Voir  pas,'e  316  ) 


Hœderer  s'est  beaucoup  essayé  dans  le  genre  des  scènes 
historiques;  il  a  tâché  d'en  reproduire  du  xvi«  siècle  et  du 
temps  de  la  Ligue;  il  a  voulu,  à  l'exemple  du  président  Hé- 
nault  (lequel  lui-mèiDe  se  ressouvenait  de  Shakspeare),  repré- 
senter et  nous  rendre  l'histoire  en  action  ,  nous  montrer  les 
personnages  avec  leurs  mœurs,  leur  ton  de  tous  les  jours  et 
dans  la  familiarité.  Mais  ces  essais,  à  moins  du  génie  d'un 
Shakspeare  qui  devine  et  qui  crée,  sont  nécessairement  faibles, 
traînants  et  infidèles  à  distance;  tout  l'esprit,  d'ailleurs,  qu'on 
y  peut  mettre  et  tous  les  procédés  d'étude  ne  réussissent  jamais 
à  y  donner  le  cachet  authentique.  Rœderer,  poussé  par  son 
goût  pour  la  vérité  nue  et  la  réalité,  a  mieux  fait  pourtant  :  il 
a  copié  aussi  des  scènes  qu'il  avait  sous  les  yeux,  de  vraies 
conversations  de  son  temps,  toutes  naturelles,  toutes  vives. 
Et  quelle  scène  historique,  refaite  après  coup,  vaudrait  le  récit 
suivant  ([ue  nous  donnons  dans  toute  sa  simplicité  et  dans  son 
premier  jet  sincère?  C'est  un  petit  épisode  qui  a  un  caractère 
parfait  d'originalité,  et  qui  montre,  comme  si  l'on  y  était ^ 
le  genre  d'esprit  et  de  vie  d'un  héros.  Ce  héros  est  le  général 
Lasalle,  un  des  Achille  et  des  Roland  de  l'Empire,  de  la  pre- 
mière qualité  des  braves,  un  des  prochains  maréchaux  s'il 
avait  vécu,  et  avec  cela  aimable,  spirituel,  étourdi,  généreux, 
tel  enfin  qu'il  va  se  peindre  à  nous.  Seulement  qu'en  lisant 
ces  pages,  en  entendant  ces  paroles  qui  brusquent  parfois  le 
papier,  on  n'oublie  pas  d'y  mettre  l'animation  de  la  gloire,  le 

36. 


426  APPENDICE. 

sourire  brillant  do  l'esprit  et  la  grâce  irrésistible  do  la  jeu- 
nesse, 

M.  Rœderer,  envoyé  en  Espagne  en  mission  confidentielle 
par  l'Empereur  auprès  de  son  frère  le  roi  Joseph,  écrit  le 
Journal  de  son  voyage.  On  y  lit  entre  autres  parlicularilés 
inléressantes  : 

«  De  VaUadolid,  le  2  mai  1809. 

«  Je  vous  envoie,  ma  chère  amie,  écrit-il  à  sa  femme,  un  dîner  mili- 
taire avec  le  général  Lasallc.  Son  ton  et  son  langage  m'ont  paru  très- 
piquants.  Peut-être  l'ai-je  mal  rendu,  et  alors  mon  récit  serait  assez 
plat  ;  peut-être  aussi  faut-il,  pour  y  trouver  quelque  sel,  avoir  devant 
les  yeux  le  persoimage  lui-même,  avec  ses  grandes  culolles  à  la  ma- 
ineluck  et  la  pipe  à  ses  moustaches. 

•<  An  reste,  j'ai  dicté  cela  par  désœuvrement.  Que  faire  quand  on 
voyage  à  petites  journées;'... 

«  Je  remets  ceci  à  un  officier  de  corsaire  qui  le  mettra  à  la  poste  à 
Bordeaux.  Cela  ne  mérite  pas  le  port.  » 


DINER  CHEZ  LE  GÉNÉRAL  THIEBALLT  AVEC  LE  GENEllAL 
LASALLE. 

Burgos,  29  avril  1809. 

Hier  j'ai  dîné  ou  soupe  (il  était  sept  heures  du  soir)  chez  le  général 
Thiébault  avec  le  général  Lasalle  arrivant  de  Madrid,  et  se  rendant  en 
toute  diligenc!  au  corjis  d'armée;  commandé  par  le  mai'échal  Masséna 
en  Allemagne,  l'Empei'eur  lui  ayant  donné  le  commandcîminl  d'une 
division  de  huit  ryginients  de  cavalerie  légère  et  de  huil  pièces  de 
canon. 

Le  général  Lasalle  étant  célèbre  par  sa  bravoure,  par  son  dévouement 
à  l'Empereur,  par  ses  services  depuis  quinze  ans  (.il  n'en  a  que  33),  et 
récemment  encore  ayant  puissanuiient  contribué,  par  son  couraw  et 
l'habileté  de  ses  maniruvrcs,  au  gain  de  la  bataille  de  Médelin,  étant 
icmarquable  par  son  Ion  militaire,  par  sa  gaieté  éminenuuent  fran- 
çaise qui  ne  se  dément  jamais  au  fort  même  des  combats,  enlin  étant 
Messin,  mon  compatriote,  d'une  famille  que  j'ai  beaucoup  conmie,  (ils 
d'une  mère  que  j'ai  un  peu  aimée,  cousin  d'un  de  mes  confrères  au 
Parlement  de  Metz,  j'ai  |)ris  un  extrême  [)laisirà  le  voir,  à  l'écouler,  et 
je  veux  prolonger  ce  |)laisir  en  écri\ant  ici,  aussi  exaclenienl  qu'il  me 
era  possible,  toute  la  conversation  qui  a  eu  lieu  entre  lui  et  moi,  et  a 
été  commune,  pendant  tout  le  dîner,  à  toutes  les  personnes  qui  s'y 
Irouvaient  réunies. 
Le  général  était  à  un  balcon  seul,  lorsque  je  fuis  eniré  chez  le  gêné- 


APPENDICE.  427 

rai  Thiébault.  Il  rogardait  travailler  au  tombeau  cUi  Cid,  dont  le  géné- 
ral Tliiébault  a  fuit  recueillir  les  fragments  dans  une  église  brûlée,  et 
qu'il  fait  remonter  dans  une  petite  promenade  qu'il  a  plantée  sur  le 
bord  de  l'Arlançon,  au  milieu  de  la  ville,  au-dessous  de  la  terrasse  qui 
a  servi  jusqu'à  présent  de  promenade. 

Je  vais  au  général  Lasalle,  et  voici  notre  conversation  : 

MOI.  —  Général,  j'ai  l'iionneurde  vous  saluer. 

LASALLE.  —  Monsieur,  vous  allez  à  Madrid? 

MOI.—  Oui,  général. 

LASALLE.  —  J'ai  laissé,  il  y  a  trois  jours,  le  roi  très-bien  portant. 

MOI.  —  'Vous  n'avez  pas  fait  de  mauvaise  rencontre  en  route? 

LASALLE.  —  Point  du  tout;  il  n'y  a  rien  à  craindre.  Seulement,  quand 
vous  avez  passé  Valladolid,  il  faudra  laisser  la  route  de  Ségovie  de 
côlé  et  prendre  l'autre.  Il  n'y  a  pas  le  moindre  danger. 

MOI.—  Ce  que  vous  diles  h'i  est  très-rassurant.  Mais  on  m'a  parlé 
tout  autrement  hier  et  ce  malin,  et  surtout  on  m'a  recommandé  de  ne 
pas  m'en  rapporter  au  général  Lasalle,  qui  n'a  peur  de  rien  et  qui  fait 
peur  à  toute  l'Espagne.  Comme  ma  réputation  de  bravoure  n'est  pas 
aussi  bien  établie  que  la  sienne,  je  compte  demander  une  escorte. 

LASALLE.—  Quand  j'ai  passé  à ,  le  commandant  est  venu  à  ma 

voilure  et  m'a  dit  :  «  Général,  je  ne  vous  laisserai  point  partir  sans  une 
escorte  de  vingl-cinq  hommes.  Il  y  a  des  brigands...  >>  Je  lui  ai  répondu 
que  je  n'en  voulais  point.  H  a  insisté.  Je  lui  ai  dit  :  «  Savez-vous  à  qui 
vous  parlez?  —  Je  parle  à  un  officier  français.—  Vous  parlez  au  général 
Lasalle.  Combien  sont  ces  brigands?  —  Environ  trois  cents.  —  Com- 
bien avez-vous  d'hommes:' —  Cinquante.  —  Quoil  vous  avez  cinquante 
hommes  et  vous  laissez  la  route  sans  sûreté!  Cela  est  lâche.  Je  rendrai 
compte  de  votre  conduite.  Je  ne  veu\  point  de  votre  escorte.  «  —  J'ai 
passé,  n'ai  rien  vu,  et  me  voilà. 

MOI.  —  Général,  il  faut  vous  garder  pour  la  campagne  qui  commence 
en  Allemagne. 

LASALLE. —  Je  suis  en  retai'd  de  six  semaines,  je  serai  grondé.  Les 
premiers  coups  de  fusil  seront  tii'és  quand  j'arriverai.  L'Empereur 
vient  de  me  donner  une  superbe  division  :  huit  régiments  de  troupes 
légères,  huit  pièces  de  canon.  C'est  plus  qu'il  ne  m'en  faut.  Je  serai  au 
désespoir  si  l'on  commence  sans  moi. 

MOL  —  Vous  passez  par  Paris"? 

LASALLE. —  Oui,  c'cst  le  pIus  court.  J'arriverai  à  cinq  heures  du  ma- 
tin, je  me  commanderai  une  paire  de  bottes,  je  ferai  un  enfant  à  ma 
femme,  et  je  partirai. 

M.  Lagarde  s'approche,  ensuite  le  général  Thiébault,  qui  était  dan.^' 
une  autre  pièce. 

LE  GÉNÉRAL  iuiébai'lt.  —  Tu  n'emmèiics  donc  pas  ta  femme  avec 
toi  celle  fois-ci? 

LASALLE.  —  Pourquoi  pas,  si  elle  le  veut?  Mais  elle  est  toute  cliangée, 
ma  femme  ! 

LE  GÉNÉRAL  TuiÉBAULT.  —  Elle  était  en  Espagne  à  la  bataille  de  Rio- 
Seco  (je  crois,  à  vérifier). 


428  APPENDICE. 

I.ASALLE.— Jusque-là  elle  avait  été  assez  raisonnable.  Cejour-là, je  ne  la 
reconnaissais  pas;  elle  a  eu  peur,  quoiqu'il  n'y  ait  guèreeu  que  deux  ou 
trois  cents  hommes  de  tués.  Les  boulets  veuaii'nt  autour  d'elle  et  de  sa 
petite  fille.  Elle  fut  saisie  d'une  terreur  sin^nilière.  Je  lui  envoyai  dire 
d'aller  un  peu  plus  loin  :  elle  se  retira  dans  un  endroit  où  l'on  portail 
les  blessés.  Il  se  trouve  là  un  oflicier  blessé  dans  un  certain  endroit.  Ma 
femme  avait  dans  sa  voiture  un  instrument  {Il  figura  par  le  geste  une 
seringue);  on  l'arrangea,  et  elle  lit  donner  par  sa  femme  de  chambre 
un  secours  important  à  ce  pauvre  homme...  Elle,  elle  lil  là  la  dame  de 
charité  tout  à  fai'  ;  elle  est  actuellement  poltronne. 

LE  GÉNÉRAL  THiÉBAUi.T.  —  Comment  la  laissais-tu  aller  comme  ça  au 
plus  épais?  Tu  devais  avoir  peur  pour  elle. 

LASALi.E. —  Ma  foi,  non  ;  je  n'y  pensais  pas,  puisque  je  n'avais  pas 
peur  pour  moi. 

MOI.  —  Général,  c'est  pour  arriver  sain  et  sauf  aux  grandes  aventures 
qu'il  faut  vous  préserver  des  brigands. 

LE  GÉNÉRAL  TBiÈBAULT.  —  Je  te  doimerai  sûrement  une  escorte  pour 
sortir  d'ici,  jusqu'à  quatre  lieues.  Plus  loin,  tu  peux  l'en  passer. 

MOI.  —  Il  faut  ménager  sa  vie  quand  elle  peut  être  ulile. 

LASALLE.  —  Moi,  j'ai  assi'Z  vécu  à  présen".  Pourquoi  veul-on  vivre.' 
Pour  se  faire  honneur,  pour  faire  son  chemin,  sa  fortune;  eh  bien! 
j'ai  trente-trois  ans,  je  suis  général  de  division.  (En  s'approchant  de 
nioi,  à  voix  basse  et  d'un  ton  sétieux.)  Savez-vous  que  l'Empereur  m'a 
donné  l'aimée  passée  cinquante  mille  livres  de  rentes?  c'est  immense! 

MOI. —  L'Empereur  n'en  restera  pas  là,  et  votre  carrière  n'est  pas 
finie.  Mais,  pour  jouir  de  tout  cela,  il  faut  évilcir  les  dangers  imililes,  et 
les  dangers  sans  gloire;  car,  après  tout,  pourquoi  veut-  on  se  faire  hon- 
neur, faire  son  chemin,  sa  fortune?  C'est  pour  en  jouir,  sans  négliger 
cependant  les  occasions  d'accroître  ces  avantages  autant  qu'il  est  pos- 
sible. 

LASALLE.  —  Non  !  Poiot  du  tout  !  On  jouit  en  acquérant  tout  cela  ;  on 
jouit  en  faisant  la  guerre.  C'est  déjà  un  plaisir  assez  grand  (jue  celui  de 
faire  la  guerre;  on  est  dans  le  bruit,  dans  la  fumée,  dans  le  mouve- 
ment; et  puis,  quand  on  s'est  fait  un  nom,  eh  bien!  on  a  joui  du  plaisir 
de  se  le  faire;  quand  on  a  l'ail  sa  fortune,  on  est  sur  que  sa  femme,  que 
ses  enfants  ne  manqueront  de  rien  ;  tout  cela,  c'est  assez.  Moi,  je  puis 
mourir  demain.  — 

Un  aide-de-camp  vient  dire  au  général  qu'on  le  demande.  Il  sort.  Je 
passe  avec  le  général  Thiébault  dans  son  cabinet.  Lasalle  rentre  et 
reprend  la  conversation  avec  M.  Lagarde. 

M.  Lagarde  m'a  rapporté  que  le  général  lui  avail  dit  qu'on  traitait 
les  Espagnols  avec  un  peu  de  mollesse;  «lu'il  fallait  les  réduire  par  la 
teireur;  que  dans  loule  partie  conquise  où  il  y  avait  un  Français  de 
tué,  il  fallait  pendre  un  Espagnol;  que  partout  où  il  y  avait  une  insur- 
redion,  il  fallait  en  pcnilic  soixante. 

Nous  rentrons,  h;  général  Thiébault  et  moi;  la  conversation  continua 
quelques  moments  sur  le  même  texte  et  sur  le  même  ton. 

LE  GÉNÉRAL  THIÉBAULT  en  riani,  à  moi.  —  Il  en  dit  plus  qu'il  n'en 


APPENDICE.  .i29 

fait  .-n'est  le  incilleiir  homme  du  monde.  {Le  qënh-al  Lnsalle  parle  à 
quelqu'un  qui  entre,  et  le  général  Thiébault  coniinue.)  C'est  le  premier 
officiel'  de  troupes  léj^ères  de  l'Europe;  Nansouly,  premier  officier  de 
{grosse  cavalerie.  Il  a  tout  le  brillant  du  maniuis  di;  Contlans  et  a  fait 
bien  d'a.ilres  preuves.  Toujours  j^ai  comme  vous  le  vojez,  et  allant, 
comme  cela  au  feu.  {^'adressant  an  général  Lasalle.)  Mon  ami,  où 
sont  tes  aides- de-camp?  Je  les  ferai  chercher.  Nous  les  attendons  pour 
dîner. 

i.ASAM.E.  —  Il  faut  dîner  sans  eux. 

LE  GÉNÉRAL  THIÉBAULT.  —  Il  faut  bien  qu'ils  dînent. 

LASALLE.  —  Ils  n'out  pas  faim, 

LE  GÉNÉRAL  THlÉBAl'LT.  —  OÙ  SOnt-ilS  lOgéS? 

LASALLE.  —  Ils  ne  sont  pas  logés. 

LE  GÉNÉRAL  TuiÉBAULT.  —  Mais  tu  veux  partir uprès  dîner: 

LASALLE.  —  C'est  pour  cela  qu'il  ne  faut  pas  les  attendre.  Ils  dîneront 
ailleurs. 

LK  GÉNÉRAL  THIEBAULT.  —  Je  ns  ferai  pas  servir  qu'ils  ne  soient 
venus. 

LASALLE.  —  Et  moi  je  vais  dire  qu'on  serve.  (  7/  sort.)  — 

On  voit  venir  les  aides-dc-camp  sur  le  pont. 

Pendant  la  conversation  est  survenu  le  commissaire  ordonnateur 
Buot,  un  colonel  beau-frère  du  général  Lasalle.  On  s'est  mis  à  table. 

Le  général  Lasalle  à  gauche  du  général  Thiébault,  moi  à  droite.  A 
côté  du  général  Lasalle  ,  en  retour,  M.  Lagarde;  plus  loin ,  M.  du  Coët- 
losquet,  aidc-de-camp  du  général  Lasalle.  Vis-à-vis,  un  officier.  Plus 
loin,  le  beau-frère  du  général  Lasalle.  A  ma  droite,  M.  Buot;  plus  loin, 
en  retour,  le  secrétaire  et  l'aide-de-camp  du  général  Tliiébault.  En  face 
de  moi,  le  deuxième  aide-de-camp  du  général  Lasalle,  et,  au  milieu, 
M.  de  Vidal,  adjudant. 


SOUPER. 

LE  GÉNÉRAL  TiiiÉBAfLT.  —  Ma  foi,  Mcssleurs,  vous  ferez  mauvaise 
chère.  Cette  réunion  de  troupes  qui  n'ont  pas  été  annoncées  a  mis  la 
disette  à  Burgos.  Dans  cette  matinée  et  dans  les  trois  jours  précédents, 
il  est  arrivé  17,000  hommes  à  Burgos,  venant  de  Saragosse.  Ce  malin, 
il  a  fallu  attendre  deux  heures  du  pain  pour  faire  déjeuner  le  pauvre 
Lasalle. 

LASALLE.  —  Je  n'étais  pas  pressé  :  j'avais  déjeuné  avant  de  me  cou- 
cher. 

LE  GÉNÉRAL  THIÉBAULT.  —  Il  cst  arrivé  ici  h  quatre  heures  du  matin; 
je  venais  de  me  coucher.  Je  le  vois  devant  mon  lit  :  «  Mon  ami,  donne- 
moi  à  souper  et  un  lit.  »  Le  cuisinier  lui  a  doimé  à  souper. 

LASALLE.  —  Je  ne  sais  pas  pourquoi  les  gazelles  fran(,';iises,  contre 
leur  ordinaire,  ont  diminué  nos  avantages  à  la  bataille  de  Médelin.  Elles 
ont  dit  que  nous  avons  tué  six  mille  hommes  .-  nous  en  avons  bien  tué 
quatorze  mille. 


430  APPENDICE. 

MOI.  —  C'est  ce  que  m'ont  dit  à  Bayonne  des  officiers  revenant  d'Es- 
pagne. 

M.  LAGARDE.  —  Le  liullL'tiii  dii  iiiajor-u'énéral  niaréciial  Jourdan  en 
annonyail  douze  mille. 

LASALLE.  — Nous  Cil  avons  tué  quatorze  mille.  Nous  avions  espéré  de 
voir  le  roi  à  l'armée  de  l'Andalousie;  cela  aurait  produit  un  bon  ellet. 
Le  roi  se  plaît  à  Madrid...  il  chasse  biaucoup...  S.  M.  n'élailpasde  bonne 
humeur  quand  je  suis  paiti  de  Madrid...  Je  lui  ai  apporté  les  drajieaux 
que  nous  avons  pris  aux  Espagnols  :  supeibes  drapeaux,  ma  loi!  Ils 
étaient  couverts  de  belles  figures  peintes,  biodées.  Il  y  en  a  un  sur  le- 
quel on  voyait  un  aigle  terrassé  et  iléchiré  je  ne  sais  par  quulte  bête, 
une  figure  de  lion,  peul-être  de  léopard...  ou  de  mérinos...  (  Touc  le 
monde  rit.)  A  pro[)OS  de  mérinos,  j'en  ai  sauvé  pour  ma  pari  plus  de 
cinq  cent  mille...  Oh!  nous  avons  fait  ta  guerre  en  Andalousie  avec  une 
sagesse  et  une  douceur  édifiantes  !  — 

La  conversation  retoinba  sui'  les  ti-oupes  levenant  de  Saragosse  sous 
les  ordres  du  maréchal  Mortier.  J'ai  cessé  un  moment  d'être  à  la  con- 
versation générale,  parce  que  M-  Buot,  mon  voisin,  m'a  parlé  du  siège 
de  cette  ville  à  moi  particulièrement.  J'ai  cependant  entendu  dire,  je 
lie  sais  plus  par  (jui,  que  l'on  se  plaignait  dans  l'Aragon  que  les' minis- 
tres de  Madrid  n'y  donnaient  aucun  signe  d'existence,  et  qu'on  n'y  re- 
cevait aucun  ordre  du  roi. 

J'ai  i-etenu,  de  ce  que  m'a  dit  M.  Buot,  qu'il  avait  péri  quarante  mille 
hommes  dans  Saragosse  pendant  le  siège; 

Qu'il  avait  été  consommé  par  l'armée  ]'raii(;aise  devant  Saragosse  en- 
viron deux  cisnt  mille  méiinos,  dont  les  peaux  et  les  toisons,  jetées  par 
les  soldats,  n'avaient  été  ramassées  que  par  les  vivandières. 

Lorsque  les  Français  avaient  fuit  sauter,  par  te  ftioyen  de  la  poudre, 
quelques  édifices  publics  ou  une  maison  parliculière,  les  Espagnols, 
retranchés  dans  la  maison  \oisine,  ti'availlaient  aussitôt  à  percer  les 
murailles  pour  tirer  des  coups  de  fusil  aux  Français.  Pendant  que  les 
Espagnols  perçaient  le  mur  d'un  côté,  les  Françai.s  le  perçaient  de  l'au- 
ti'e  pour  lirei'  sur  les  Espagnols.  C'était  de  part  et  d'auti'e  ;\  qui  aurait 
le  plus  tôt  fait  son  trou  pour  tirer  le  premier  sur  l'ennemi. 

Quand  les  Espagnols  étaient  forcés  dans  une  maison,  ils  se  reliraient 
dans  la  suivante  par  les  ouvertures  percées  à  tous  les  étages;  ils  mu- 
raient ensuite  les  ouvertures.  Il  s'est  trouvé  que  des  Français  étaient 
maîtres  du  premier  étage,  tandis  que  le  second  et  le  rez-de  chaussée 
étaient  occupés  par  tes  Espagnols,  que  l'on  se  fusillait  par  les  plancliers 
du  haut  en  l)as  et  du  bas  en  haut. 

Il  a  péri  vingi-neuf  olliciers  du  génie  fiançais  dans  le  siège  de  Sara- 
gosse et  trois  ofliciers  d'artillerie. 

Lorsque  Saragosse  s'est  rendui',  il  y  avait  sur  la  place  et  dans  les  rues 
div  mille  morts  ou  mourants.  Tout  ce  (|ui  respirai!  encore  était  exténué 
par  la  faim  et  par  une  sorte  de  maladie  contagieuse  qui  en  a  l'ait  périr 
un  grand  nombre  encore  longtemps  après  la  reddition  et  l'assainisse- 
ment de  la  ville. 
Ce  n'est  point  l'alalox  qui  menait  les  alluires  et  les  esprits  à  Sai'a- 


APPENDICE.  iZ\ 

gosse  ;  Palafox  est  un  jeune  homme  de  vingt-huit  ans ,  fort  beau ,  sans 
expérience.  C'était  un  chanoine  et  un  autre  ecclésiasticiue  qui  avait  été 
précepteur  de  Palafox,  qui  gouvernaient  la  canaille  et  la  convoquaient 
au  son  de  la  cloche  en  assemblée  générale;  à  la  fin  du  siège ,  la  cloche 
avait  beau  sonner,  il  ne  venait  plus  personne  (4). 

i.E  GÉNÉRAL  thiébaui.t.  —  Mou  aiiii,  lu  ue  partiras  pas  ce  soir. 

i.ASAi.LE.  —  Mon  ami,  je  partirai  ce  soir.  Je  suis  en  retard  depuis  siv 
semaines. 

l'aide-de-camp  du  coktlosquet.  —  Mon  général,  nous  ne  gagne- 
rons rien  ;\  partir  ce  soir. 

LASAixE.  Nous  serons  en  roule  ;  c'est  quelque  cliose  d'être  comme  ça. 
(  //  faU  un  mouvement  de  la  main  qui  figure  la  position  et  le  mouvement 
d'un  homme  à  cheval  qui  galope.) 

LE  GÉNÉRAL  THiÉBAOLT.  —  Ne  uous  parie  pas  de  ce  plaisir-là,  à  nous 
qui  sommes  condamnés  à  rester  ici.  Mais  il  te  faut  une  escorte  seule- 
ment pour  quatre  lieues.  Il  y  a  par  ici  quelques  coquins.  Je  te  comman- 
derai quatre  dragons. 

LASALLE.  —  Je  ne  veux  pas;  ce  serait  un  trop  mauvais  tour  ;  cela  ra- 
lentirait ma  marche  ;  ils  voudraient  tous  ensuite  m'en  donner  le  reste 
de  la  roifte,  je  resterais  en  chemin. 

LE  GÉNÉRAL  TniÉBAtiLT.  —  Je  veux  quc  tu  aics  quatre  dragons.  Ils 
sont  bien  montés  et  le  suivront  aisément. 

LASALLE.  —  Je  n'en  veux  point. 

LE  GÉNÉRAL  THiÉBAt'LT.  —  Ils  Se  trouvorout  sur  la  route  quand  tu 
partiras. 

LASALLE.  —  Je  les  chargerai.  (  On  rit.) 

MOI.  —  Mon  fils  (-2)  est  dans  l'idée  que  les  escortes  augmentent  les 
dangers,  parce  qu'elles  ralentissent  la  marche  et  qu'elles  l'annoncent, 
et  il  va  toujours  sans  escorte. 

LASALLE.  —  Oh  !  les  officiers  du  roi  courent  moins  de  dangers  que  les 
officiers  français!  les  Espagnols  ont  plus  de  ménagements  pour  eux. 
Si  l'on  veut  de  la  sûreté,  il  ne  faut  point  faire  de  grâce  quand  on  tue 
les  Français;  on  y  va  trop  doucement.  Les  Espagnols  ne  sont  pas 
comme  les  Allemands. 

(1)  Les  discours  qui  se  tenaient  dans  ces  assemblées  seraient  curieux  à 
conn.iitre;  on  pourrait  y  voir  avec  certitude  ,  non  pas  précisément  les  inr 
tentions  des  chefs,  mais  les  motifs  du  peuple  et  des  trente  mille  soldats  qui 
étaient  renfermés  dans  cette  ville.  Se  défendaient-ils  dans  l'espérance  d'être 
secourus  ;  et  comment  entretenait-on  cette  espérance  ?  On  assure  que  tous 
les  jours  les  meneurs  annonçaient  une  armée  conduite  par  Palafox  l'aîné, 
qui  commandait  à  Valence. 

Se  défendaient-ils  par  fanatisme  pour  la  maison  de  Bourbon  ?  Par  fana- 
tisme religieux?  Par  orgueil  national  et  par  irritation?  Se  battaient-ils, 
en  un  mot ,  parce  qu'ils  préféraient  la  mort  à  la  soumission  ? 

(Note  de  Rœderer.) 

(2)  Le  colonel  Rœderer,  aide-de-camp  du  roi  Joseph,  et  que  le  roi  avait 
envoyé  au-devant  de  M.  Rœderer. 


432  APPENDICE. 

i.E  GÉNÉRAL  THiKBAUi.T.  —  Tu  VUS  Ics  voii',  CCS  bons  Allmiaiids. 

TROIS  or  QUATRE  VOIX  ENSEMBLE.  —  Lcs  boniies  gens,  les  hraves  t-'C'is 
que  ees  Allemantls! 

M.  DU  coETLOSQUET.  —  Avec  tout  Cela  nous  pleurerons  l'Espagne. 

LASALLE.  —  Oui,  diins  six  mois  d'ici ,  quand  nous  y  reviendrons. 

LE  GÉNÉRAL  THiÈBAULT.  —Te  souvicus-lu  de  la  boune  vie  que  nous 
avons  menée  à  Salamanque  ? 

LASALLE.  — Pardieu,  oui!  c'élail  à  nolie  premier  voyage. 

LE  GÉNÉRAL  THiÉBAULT,  «  mê'i.  —  Il  avait  là  uuc  belle  à  qui  il  donnait 
des  sérénades  en  plein  jour  ! 

LASALLE.  —  Oui ,  pour  plus  de  discrétion.  (  A  moi.)  C'était  une  femme 
cbez  qui  était  logé  le  général  Victor.  Il  l'ut  tout  étonné  de  me  voir  arri- 
ver avec  de  la  musique  sous  ses  fenêtres.  Je  lui  dis  :  •<  (jénéral,  ce  n'est 
pas  pour  vous,  c'est  pour  Madame;  »  Elle  me  disait .-  «  Mais,  Monsieur, 
il  fait  jour:  —  Madame,  raison  de  plus.  » 

LE  GÉNÉRAL  TuiÈBAULT,  o  mot.  —  Ils  avaient  formé  une  société  qui 
6'-d\)pe\dil  des  altérés.  Il  élaîT  défendu  de  n'avoir  pas  soif  sous  une  peine 
convenue.  Lasalle  avait  passé  une  nuit  de  train  avec  un  de  ses  officiers, 
et  ils  revenaient  ensemble  le  matin  pour  se  couclier.  Tout  à  coup  il 
prend  un  air  grave  et  regarde  son  camarade;  il  lui  dit;  «  Mdlisirur, 
vous  venez  de  passer  une  nuit  dans  la  débauche;  cela  estaffi-euxi  Ren- 
dez-vous en  prison  pour  trois  Jours.  »  Et  l'autre  y  alla. 

LASALLE.  —  Nous  avoos  soupé  bicr  à  Torquemada  (I  ).  Ils  voulaient  se 
souvenir  que  je  les  avais  brûlés  il  y  a  six  mois  ;  ils  se  rassemblaient  au- 
tour de  la  maison  et  se  regardaient  qu.md  je  suis  parti. 

l'aioe-de-cami'  du  COETLOSQUET. —  Mais  aussi,  général,  comme  vous 
avez  été  ret;u  à  la  poste: 

LASALLE.  —Oui;  ils  ne  savaient  (luelle  fête  me  faire.  C'est  que  j'ai  fait 
donner  six  mille  francs  au  maître  de  poste  pour  rétablir  sa  poste  quand 
Torquemada  eut  élé  brûlée. 

l'aioe-de-camp.  —  Il  faut  (jne  nous  n'ayons  l'ail  qu'une  bonne  action 
dans  toute  notre  vie,  et  nous  n'avons  pu  échapper  aux  ennuis  de  la 
reconnaissance  ! 

LASALLE.  —  Quand  ma  voiture  s'est  arrêtée,  la  femme  s'y  est  présen- 
tée; elle  m'a  dit:  «  Esi-il  vrai  que  le  général  Lusalle  a  élé  lue?  >>  Je 
lui  ai  répondu  :  »  Oui ,  il  esi  mort.  »  Le  moment  d'après,  son  mari  est 
venu,  m'a  regardé  de  tous  les  côtés,  et  m'a  reconnu.  C'est  alors  que  la 
reconnaissance  a  commencé  et  qu'il  a  fallu  céder;  on  a  élé  cbei-cber 
toute  la  viande,  les  poulets  et  les  œufs  de  Torquemada,  et  il  n'y  en  avait 
guère.  — 

On  s'est  levé  de  table.  Le  général  Lasalle  a  donné  ses  ordres  pour  son 
départ,  a  pris  du  café  et  du  rbum,  a  allumé  sa  pipe  dans  un  coin,  et 
est  reveim  à  la  cheminée,  où  nous  étions  en  cercle,  debout. 
LASALLE,  <(  Diioi.  —  Vou»  110  me  chargez  de  rien  pour  Madame  .■• 
BUOT.  —Si  vous  voulez,  général,  l'embrasser  pour  moi... 

(4)  Ville  brûlée  par  ordre  du  général  Lasalle  il  y  avait  sis  mois,  après 
quelque  aile  de  traliisoii. 


APPENDICE.  433 

LASAi.LE.  — J'ai  déjà  celte  commission  pour  plus  de  vingl  personnes. 
Le  maréchal  Victor  me  l'a  donnée,  Tliiébault  aussi...  Je  ferai  fuce  à 
tout,  Messieurs,  vous  pouvez  y  compter.  L'Empereur  a  donné  une  divi- 
sion au  général  Macdonald.  Je  suis  bien  aise  que  l'Empereur  lui  ait  fait 
Kfàce  ;  c'est  un  brave  liomme,  sachant  bien  son  métier,  un  peu  froid  , 
t'onime  le  général  Victor. 

MOI.  —  Le  général  Reynier  est  aussi  comme  cela. 

LASAi.r.B.  —  Oui,  homme  de  mérite.  Ces  hommes-là  ne  donnent  point 
de  mouvement  au  soldat;  il  faut  sous  eux  des  officiers  qui  aient  de  l'ar- 
deur et  du  feu.  Macdonnld  a  un  défaut,  c'est  un  peu  d'orgueil;  mais 
c'est  un  brave  homme  qui  a  du  talent. 

BfOT.—  L'Empereur  ne  laissera  pas  traîner  l'atTaire  de  l'Autriche.  Il 
vu'Se  frapper  1;\  de  grands  coups.  Quel  homme! 

LASALi.E.  —  Là  où  l'Empereur  a  été  le  plus  grand,  c'est  à  la  guerre 
d'Italie.  Là  il  était  un  héros  r  à  présent  c'est  un  empereur.  En  Italie, 
il  n'avait  que  peu  d'hommes  presque  sans  armes,  sans  pain,  sans  sou- 
liers, sans  argent,  sans  administration;  point  de  secours  de  personne  ; 
l'anarchie  dans  le  Gouvernement;  une  petite  mine;  une  réputation  de 
mathématicien  et  de  rêveur  ;  point  encore  d'actions  pour  lui  ;  pas  un 
ami  ;  regardé  comme  un  ours,  parce  qu'il  était  toujours  seul  à  penser. 
11  fallait  tout  créer,  il  a  tout  créé.  Voilà  où  il  est  le  plus  admirable.  De- 
puis qu'il  est  empereur,  il  dispose  de  tant  de  forces  que  ce  n'est  plus 
la  même  difficulté. 

LK  GÉNÉRAL  THiÉBACLT.  —  Oui  ;  uiais  il  fait  de  si  grandes  choses  de 
son  pouvoir,  il  en  tire  un  parti  si  supérieur  à  ce  qu'en  ferait  un  autre , 
que  c'est  comme  s'il  créait  encore. 

LASALLE.  —  Les  Commencements  sont  toujours  le  plus  difficile.  Le 
zénéral  Kellermann  m'a  donné  une  preuve  de  bonté  à  laquelle  je  suis 
très-sensible.  Lorsque  je  suis  arrivé  à  Valladolid,  une  personne  est 
venue  m'inviter  à  m'élablir  dans  sa  maison  ;  il  avait  donné  ordre  qu'on 
m'y  donnât  à  dîner,  à  souper,  et,  de  plus,  cette  personne  était  chargée 
(le  m'offrir  de  l'argent.  M'offrir  de  l'argent:  le  général  Kellermann! 
Peut-on  une  attention  plus  obligeante  de  la  part  du  général  Keller- 
mann ?  Lui,  la  fourmi  même,  il  ne  pouvait  me  donner  une  marque  de  sa 
bonté  pour  moi  qui  fût  plus  signalée!...  Le  maréchal  m'a  donné  les  pre- 
mières connaissances  de  mon  métier,  à  moi.  J'ai  commencé  par  être 
son  aide-de-camp  ;  c'est  à  lui  que  je  dois  ce  que  je  suis,  et  mon  écono- 
mie. (  Tout  le  monde  rit.  )  Oui ,  mon  économie.  Il  ne  fallait  pas  manger 
plus  d'une  côtelette  à  déjeuner;  il  m'aurait  donné  des  coups  de  bâton... 
Le  bon  maréchal  !  il  s'était  mis  en  tête  de  faire  de  moi  un  homme  de 
plume.  Il  m'a  fait  une  fois  écrire  soixante  lettres  en  une  matinée.  Je 
n'aurais  pas  réussi  dans  cette  carrière.  — 

Le  général  donne  des  ordres  pour  son  départ;  je  me  retire. 

I  IN      l>  C     K  K  C  I  i     l)  E    K  OE  U  r  K  E  K . 

Ainsi  partait  à  toute;  bride  le  jeune  général,  pour  arriver  à 
temps  au  terme  glorieux  de  sa  destinée,  pour  s'illustrer  à 
vni.  •     37 


IJl  APPENDICK. 

lissling,  et,  plein  d'un  pressentiment  de  mort,  pour  tomber 
frappé  d'une  balle  au  front  le  soir  de  Wagram ,  au  sein  du 
triomphe. 

De  toutes  les  scènes  historiques  qui  se  font  simples  el 
familières  avec  art,  et  qu'ont  tant  recherchées  les  vrais  ro- 
mantiques de  notre  âge,  il  n'en  est  certes  point  qui  équivaille  a 
celle-ci,  prise  sur  le  fait  comme  elle  est  et  saisie  au  vol.  ni  qui 
rende  mieux  témoignage  de  la  phjsionomie  militaire  de  l'épo- 
que et  des  hommes  :  c'est  là  du  naïf  et  du  piquant  en  nature. 
(Voir  sur  le  général  Lasalle  le  tome  ii  de  la  Biographie  dr 
la  Moselle,  par  Bégin,  1830.) 


FIN   uu  TOMi'    iirrriEMi-: 


TABLE   DES  MATIEKES. 


l.ABBÊ   DR  BeRMS .'. \ 

De  l'État  de  la  l'runce  smis  Louis  AT 18 

Le  cardinai,  de  Bernis 3.'i 

Malherbe  cl  son  Ecole .">.i 

Cl  m  Patin.    ] 

'  Il ss 

/l 1(18 

Slli.y  ,  se»  Economies  royales  ou  Mémoires.  ,  Il I2r> 

f  III Ul 


>IÉÏERAT \ 

Le  prince  itE  Ligne. 


: 157 

i\l \r2 

I 180 

11 :20^ 

Histoire  littéraire  de  la  France,  publiée  par  l'Institut '-î^O 

Discours  de  31.  Mignet.  à  l'Académie  des   Sciences  morales  et 

politiques -2  M 

Le  RojiAN  DE  Renart .  iHx 

,1 ^62 

ROEDERER H JT9 

(  III ;ioo 

Garrielle  d'Estrées il" 

y'nuveaux  Voyages  en  Zig-zag  de  Topffer SJi 

(l w? 

GiBBO» .. 

(Il J6J 

Histoire  de  la  Maison  royale  de  Saint-Cyr,  par  M.  Th.  Lavnllée. .  :)79 

(1 390 

■•"""^"••-^ (Il ioy 

Appendice  aux  articles  sur  Rœderer,  Conversation  avec  le  géné- 
ral Lasalle i'-23 

FIN     DE    I.  A    TABI.  R 


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PQ  Sainte-Beuve,   Charles  Augustin  ^à 

2391  Causeries  du  liindi  ^^^ 

G2  l  ■ 

1850 
t. 8 


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