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Full text of "Causeries historiques: les historiens de la revolution et de l'empire"

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CAUSERIES    HISTORIQUES 


GmAOx.  —  liir.  QuiLLsaMAiM. 


Edmond    BIRÉ 


/CAUSERIES  HISTORIQUES 


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LES  HISTORIENS   DE  LA  RÉVOLUTION 
ET    DE    L'EMPIRE 


PARIS 

LIBRi^IRIE      BXiOUD    «Se      BA.B.RA3L. 
4,  rue  Madame  et  rue  de  Rennes,  50 


CAUSERIES  HISTORIQUES 


M.  L'ABBÉ   AUGUSTIN   SICARD 


(L'ANCunf  Clergé  db  France.  Lbs  évêques  avant  la 

RÉVOLUTION)    (t). 

Si  M.  Sicard  était  sorti  de  l'école  normale  au  lieu  de 
sortir  d'un  grand  séminaire,  il  figurerait  dans  le  Diction- 
naire des  Contemporains  de  M  Vapereau,  et  je  pourrais 
vous  dire  à  quelle  date  remontent  ses  débuts  dans  les 
lettres.  Je  crois  bien  que  c'est  en  1883  que  parut  son  pre- 
mier livre  :  L' Education  morale  et  civique  avant  et  pen- 
dant la  Révolution  (1100-1808).  L'Académie  française, 
dans  sa  séance  du  20  novembre  1884,  lui  décerna  un  prix 
de  deux  mille  francs,  et  le  secrétaire  perpétuel,  M.  Ca- 
mille Doucet,  lui  consacra  dans  son  rapport  les  lignes 
suivantes  : 

(l)  U Ancien  Clergé  de  France.  I.  Les  Évéques  avant  la  Révolution^ 
par  l'abbë  Augustin  Sicard.  —  Uo  fort  volume  in-â*  de  523  pages.  Vic- 
tor LecoŒre,  éditeur,  rue  Bonaparte,  90.  —  1892. 

1 


2  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

t  C'est  un  ouvrage  de  premier  ordre,  a  dit  devant  l'Aca- 
démie le  rapporteur  de  ce  livre  ;  considérable  par  le  su- 
jet qu'il  traite,  par  l'abondance  et  par  la  sûreté  des  do- 
cuments qu'il  renferme,  par  la  modération,  l'élégance  et 
la  fermeté  avec  lesquelles  il  est  écrit  ;  enfin  par  toutes 
les  qualités  qui  font  un  bon  livre  destiné  à  un  succès 
sérieux  et  durable.  » 

€  Le  but  de  l'auteur  est  de  montrer  ce  qu'était  l'éduca- 
tion de  la  jeunesse  pendant  la  première  moitié  du  XVIIP 
siècle,  ce  qu'elle  est  devenue  sous  l'influence  des  utopies 
philosophiques  et  des  lois  révolutionnaires,  comment,  en- 
fin, un  retour  violent  de  l'opinion  publique  l'a,  sous  le 
Directoire  et  le  Consulat,  ramenée  à  ses  antiques  errements. 

«  Quand,  surtout  sous  la  plume  d'un  prêtre,  un  sujet  pa- 
reil devait  appeler  beaucoup  d'allusions  à  ce  qui  se  passe 
de  nos  jours,  ce  livre  n'en  contient  aucune.  L'auteur  a 
cherché  ailleurs  un  succès  plus  digne  de  lui.  Qu'on  par- 
tage ou  non  tous  ses  sentiments  et  toutes  ses  doctrines, 
on  ne  peut  méconnaître  la  valeur  historique  de  ce  livre, 
sa  grande  modération  et  sa  louable  impartialité  (1).  » 

Ces  éloges  étaient  pleinement  mérités,  sauf  celui  —  si 
c'en  est  un  —  de  ne  «  contenir  aucune  allusion  à  ce  qui 
se  passe  de  nos  jours  ».  Sans  doute,  M.  l'abbé  Sicard 
avait  laissé  à  son  ouvrage  le  calme,  l'impartialité  et  l'in- 
térêt permanent  de  l'histoire  ;  mais  s'il  n'avait  pas  cher- 
ché les  allusions,  il  ne  les  avait  pas  fuies  non  plus.  Aussi 
bien,  son  livre  tout  entier  n'était  pas  autre  chose  qu'une 
mise  en  regard  des  faits  d'autrefois  avec   les  faits   d'au- 

(1)  Camille  Dooeet,  Concourt  littéraires,  p.  318. 


CAUSERIES  IIISTORIU'  i;^.  ^ 

jourd'hui,  et  il  n'était  douteux  pour  aucun  de  ses  lecteurs 
que  ce  qui  lui  avait  mis  la  plume  à  la  main,  c'était  préci- 
sément le  désir  de  montrer,  à  la  lumière  de  l'histoire, 
que  l'entreprise  de  nos  laïcisateurs  était  une  entreprise 
coupable,  odieuse,  essayée  déjà,  non  moins  condamnable 
dans  le  présent  que  dans  le  passé,  et  dont  l'avenir  ferait 
encore  justice.  C'est  ce  que  faisait  très  bien  ressortir  Mgr 
Perraud,  évèque  d'Autun,  dans  une  lettre  adressée  à  l'au- 
teur et  qui  servait  d'introduction  à  l'ouvrage  : 

«  Tout  en  vous  renfermant  strictement,  écrivait  Mgr 
Perraud,  dans  le  domaine  du  passé,  sans  vous  permettre 
la  moindre  excursion  sur  le  domaine  des  controverses 
contemporaines,  vous  avez  éclairé  d'une  vive  lumière  les 
questions  à  la  solution  desquelles  sont  étroitement  atta- 
chées les  destinées  de  la  jeunesse  française.  Aussi,  en 
achevant  de  vous  lire,  je  me  suis  rappelé  la  belle  défini- 
lion  de  l'histoire  donnée  par  Cicéron,  qui  appelle  cette 
science  <  la  maltresse  de  la  vie  »,  Historia  magistra 
vitœ. 

«  Rien  de  plus  instructif  que  d'étudier  avec  vous  la  nais- 
sance, Tapogée,  la  décadence  de  la  pédagogie  momenta- 
nément imposée  à  notre  pays  à  la  fin  du  siècle  dernier  en 
vue  de  former  pour  le  XIX*  siècle  une  France  pratique- 
ment athée.  Rien  en  même  temps  qui  soit  mieux  fait  pour 
encourager  les  hommes  de  foi  et  de  cœur  à  combattre  avec 
la  dernière  énergie  la  nouvelle  expérience  que  les  mêmes 
incorrigibles  passions  tentent  à  cette  heure  sur  la  cons- 
cience de  nos  jeunes  générations.  » 

M.  l'abbé  Sicard  avait  entrepris  d'écrire  l'histoire  de 
l'éducation  publique  dans  notre  pays  depuis  le  commence- 


4  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

mcni  du  siècle  dernier  jusqu'à  la  fin  de  la  Révolution 
française.  Il  avait  commencé,  comme  de  raison,  parl'ins- 
iruciion  primaire.  Il  avait  fait  connaître,  dans  son  premier 
ouvra£;e,  quelle  part  les  gouvernements  et  les  éducateurs 
avaient  faite  à  la  religion  et  à  la  morale  dans  la  forma- 
lion  de  l'enfance.  Son  second  livre  fut  consacré  à  l'ins- 
iruciion  secondaire.  Il  parut  en  1881  sous  ce  titre  :  Les 
Etudes  classiques  avant  la  Révolution.  Cette  fois  encore 
il  s'agissait  d'une  question  offrant  un  grand  intérêt  d'ac- 
tualité. On  remettait  chaque  jour  en  question  les  méthodes 
et  les  programmes  d'enseignement.  L'heure  était  fa- 
vorable pour  rappeler  les  leçons  de  l'histoire,  pour  mon- 
trer que  la  plupart  de  ces  questions,  si  passionnément 
agitées,  étaient  vieilles  d'un  et  parfois  de  trois  siècles. 
Analhèmes  portés  contre  les  langues  mortes,  recettes 
imaginées  pour  en  précipiter  l'apprentissage,  charge  à 
fond  contre  le  thème  et  les  vers  latins,  programmes  en- 
cyclopédiques, engouement  pour  les  sciences,  préoccupa- 
tions utilitaires  et  naissance  de  l'enseignement  spécial, 
attendrissements  pour  le  corps,  apothéose  de  la  gymnas- 
tique :  toutes  ces  choses  que  l'on  croyait  nées  d'hier,  M. 
Sicard  les  retrouvait  dans  le  passé.  Son  livre  abondait  en 
renseignements  neufs  et  curieux.  Les  chapitres  consa- 
crés aux  holes  militaires,  pour  ne  citer  que  ceux-là, 
furent,  pour  presque  tous  les  lecteurs,  une  révélation 
véritable.  L'auteur  y  démontre  que  ces  réformes  sco- 
laires autour  desquelles  on  mène  aujourd'hui  tant  de 
bruit,  .si  elles  ne  sont  pas  renouvelées  des  Grecs,  sont 
renouvelées...  des  moines.  L'école  Monge,  l'école  alsa- 
cienne ne  font  que  suivre  de  loin,  haud  passibiis  œquis. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  0 

ce  que  les  bénédictins  de  Sorèze  ont  essayé  et  mis  en 
pratique,  j)endant  cinquante  ans,  avec  un  succès  et  un 
retentissement  qui  portèrent  dans  toute  l'Europe  et  au  delà 
des  mers  la  renommée  de  ce  collège,  où  les  inspecteurs 
généraux  de  1800,  alors  qu'il  s'agissait  de  reconstituer 
les  études  détruites  par  la  Révolution,  trouvèrent,  selon 
leur  expression,  t  un  modèle  colossal  à  imiter  (1)  ». 

Les  Etudes  classiques  avant  la  Révolution  ne  trou- 
vèrent pas  à  l'Institut  un  moins  favorable  accueil  que 
V Education  morale  et  civique  avant  et  pendant  la  Hévolu- 
tion.  L'Académie  leur  décerna,  en  1888,  un  de  ses  prin- 
cipaux prix.  Je  le  rappelle  ici  à  l'honneur  de  M.  l'abbé 
Sicard,  et  aussi  à  l'honneur  de  l'Académie  elle-même. 


IL 


Le  nouvel  ouvrage  de  M.  l'abbé  Sicard,  V Ancien  cler- 
gé de  France,  est  plus  important  encore  que  les  deux 
précédents.  Nous  n'avons  ici  qu'un  premier  volume,  celui 
sur  les  Evéques  ;  d'autres  suivront,  sur  les  curés,  les  cha- 
noines, les  moines.  Le  savant  écrivain  ne  se  propose  rien 
moins  que  de  ressusciter  historiquement  ce  grand  corps 
de  l'Eglise  de  France,  tel  qu'il  existait  au  moment  où  la 
Révolution  éclata.  Le  sujet  est  neuf  autant  qu'intéressant. 
Des  publications  locales,  faites  en  plusieurs  diocèses, 
ont  éclairé  certaines  parties  du  tableau  ;  mais  le  tableau 
d'ensemble   était  encore   à  faire.  Tracer  ce  tableau,   lui 

(1)  Voir,  dnns  ïTnivers  du  6  septembre  1887,  notre  article  sur  le  livre 
de  M.  L'abbé  Sicard. 


6  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

donner  tous  ses  développements,  ne  rentrait  pas  dans  le 
cadre  de  M.  Taine.  Ecrivant  une  histoire  générale,  il  ne 
pouvait  évidemment  accorder  au  clergé  une  très  grande 
place.  Pour  courtes  qu'elles  soient,  les  pages  qu'il  lui  a 
consacrées  (1)  sont  très  belles,  et  j'en  veux  citer  au  moins 
quelques  lignes,  celles  qui  ont  trait  plus  particulièrement 
aux  évoques  : 

c  Un  prêtre,  dit  l'illustre  historien,  n'était  point  un 
fonctionnaire  salarié  par  l'Etat. . .  Vis-à-vis  de  ses  supé- 
rieurs ecclésiastiques,  il  était  respectueux,  mais  indé- 
pendant. L'évêque  n'était  point  dans  son  diocèse  ce  qu'il 
est  devenu  depuis  le  Concordat,  un  souverain  absolu, 
libre  de  nommer  et  maître  de  destituer  à  son  gré  neuf 
curés  sur  dix.  Dans  trois  vacances  sur  quatre,  parfois 
dans  quatorze  vacances  sur  quinze,  ce  n'était  pas  lui  qui 
choisissait;  le  nouveau  titulaire  était  désigné,  tantôt  par 
le  chapitre  cathédral  en  corps,  tantôt  par  une  collégiale 
en  corps,  tantôt  par  le  seigneur  dont  les  ancêtres  avaient 
fondé  ou  doté  l'église,  en  certains  cas  par  le  Pape,  quel- 
quefois par  le  roi  ou  la  commune.  Par  cette  multiplicité 
et  cet  entrecroisement,  les  pouvoirs  se  limitaient...  — Si 
les  très  hautes  places  étaient  données  à  la  naissance  et  à 
la  faveur,  les  moyennes  étaient  réservées  à  la  régularité 
et  au  savoir.  Nombre  de  chanoines  et  vicaires  généraux, 
presque  tous  les  curés  des  villes  étaient  docteurs  en  théo- 
logie ou  en  droit  canon,  et  les  études  ecclésiastiques, 
irès  fortes,  avaient  occupé  huit  ou  neuf  ans  de  leur  jeu- 
nesse... —  Libéral,  de  plus  :  jamais  le  clergé  français  ne 

(1)  La  RétolmUm,  Um»  111,  pugM  410-416. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  7 

la  été  si  profondément,  depuis  les  derniers  curés  jus- 
qu'aux premiers  archevêques  (1)...  —  Si  l'on  tient  compte 
de  la  faiblesse  humaine,  on  peut  dire  que,  dans  ce  clergé, 
la  noblesse  du  caractère  répondait  à  la  noblesse  de  la  pro- 
fession :  à  tout  le  moins,  personne  ne  pouvait  lui  contes- 
ter la  capacité  du  sacrifice  ;  car  il  souffrait  volontairement 
pour  ce  qu'il  croyait  la  vérité...  Dans  les  très  hauts  rangs, 
parmi  les  ecclésiastiques  mondains  dont  le  scepticisme 
et  le  relâchement  étaient  notoires,  l'honneur,  à  défaut  de 
la  foi,  avait  maintenu  le  même  courage  ;  presque  tous, 
grands  et  petits,  avaient  subordonné  leurs  intérêts,  leur 
sécurité,  leur  salut,  au  soin  de  leur  dignité  ou  aux  scru- 
pules de  leur  conscience.  Us  s'étaient  laissé  dépouiller,  ils 
se  laissèrent  exiler,  emprisonner,  supplicier,  martyriser 
comme  les  chrétiens  de  l'Eglise  primitive;  par  leur  invin- 
cible douceur,  ils  allaient  comme  les  chrétiens  de  l'Eglise 
primitive,  lasser  l'acharnement  de  leurs  bourreaux,  user 
la  persécution,  transformer  l'opinion,  et  faire  avouer, 
même  aux  survivants  du  XVIII"  siècle,  qu'ils  étaient  des 
hommes  de  foi,  de  mérite  et  de  cœur.  » 

M.  Taine  reproduit  ces  paroles  de  Tocqueville  sur  l'an- 
cien clergé  de  France  :  «  Je  ne  sais  si,  à  tout  prendre  et 
malgré  les  vices  de  quelques-uns  de  ses  membres,  il  y 
eut  jamais  dans  le  monde  un  clergé  plus  remarquable 
que  le  clergé  catholique  de  France,  au  moment  où  la  Ré- 
volution l'a  surpris,  plus  éclairé,  plus  national,  moins 
retranché  dans  les  seules  vertus  privées,    mieux  pourvu 


(1)  Cf.  les  cahiers   du   clergé   aux  Etals  généraux  et  les  rappports  de* 
eedéaiastiques  dans  les  aaaemMéea prorincialet .  (Note  de  M.  Tain«). 


8  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

de  vertus  publiques  et  en  même  temps  de  plus  de  foi... 
J'ai  commencé  l'étude  de  l'ancienne  société  plein  de  pré- 
juges contre  lui  ;  j'en  suis  sorti  plein  de  respect  (1)  » . 
Après  cette  citation,  M.  Taine  ajoute  :  «  Mon  jugement, 
fondé  sur  l'étude  des  textes,  coïncide,  comme  ailleurs, 
avec  celui  de  M.  de  Tocqueville.  Les  documents,  trop  nom- 
breux pour  être  cités,  se  trouvent  surtout  dans  les 
biographies  et  histoires  locales  ». 


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Ces  documents  si  nombreux,  ces  extraits  des  biogra- 
phies et  des  histoires  locales,  c'est  justement  ce  qu'on 
trouvera  dans  le  volume  de  M.  Sicard,  Il  a  tout  compul- 
sé, tout  lu,  tout  étudié.  Son  livre  a  plus  500  pages,  et  il 
n'est  pas  une  de  ces  pages  qui  ne  contienne  un  ou  plu- 
sieurs faits,  un  ou  plusieurs  textes,  d'un  réel  intérêt  et 
souvent  d'une  importance  capitale.  Et  toujours  la  source 
est  indiquée  de  façon  précise  et  sûre.  L'ouvrage,  pour 
me  servir  d'une  expression  aujourd'hui  en  faveur,  est  par- 
faitement documenté.  Il  est  en  même  temps  très  bien 
composé,  d'une  distribution  savante,  d'un  style  élégant  et 
pur.  L'an  et  l'érudition  y  marchent  de  pair. 

Ce  n'est  pas  un  panégyrique  que  M.  l'abbé  Sicard  s'est 
proposé  d'écrire,  mais  un  livre  d'histoire,  d'une  sincérité 
absolue.  Fautes  et  mérites  y  sont  également  rappelés  ; 
l'ombre  s'y  trouve  à  côté  de  la  lumière.  L'auteur  a  dit  la 

(t)  L'Ancien  régitn*  et  la  Révolution, ^m  Alexis  de  Tocqueville,  p.l69. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  9 

vérité  tout  entière,  et  celte  fois  encore  il  s'est  trouvé  que 
l'Eglise  n'avait  qu'à  y  gagner. 

Au  XVIII'  siècle,  les  évéques  appartenaient  presque 
tous  à  la  noblesse.  C'était,  ù  coup  sûr,  un  fait  regrettable 
et  que  M .  l'abbé  Sicard  a  raison  de  déplorer.  Il  me  per- 
mettra cependant  d'être  ici  moins  sévère  que  lui,  et  de 
faire  remarquer  qu'à  coté  d'inconvénients  que  je  ne  con- 
teste pas,  cette  sorte  de  mainmise  de  la  noblesse  sur  les 
hautes  charges  de  l'Eglise  ne  laissait  pas  d'offrir,  pour 
l'Eglise  elle-même  et  pour  les  peuples,  des  avantages 
considérables. 

Que  le  clergé  fût  le  premier  ordre  de  l'Etat,  cela  n'était 
pas  chose  indifférente,  on  me  l'accordera  bien  ;  son  action 
et  sa  puissance  s'en  trouvaient  singulièrement  accrues. 
Or,  la  noblesse  eût-elle  consenti  facilement  à  céder  le  pas 
au  clergé  ;  la  royauté  elle-même  se  serait-elle  montrée 
aussi  disposée  à  lui  reconnaître  le  premier  rang,  si  l'é- 
piscopat  n'eût  pas  été  recruté  principalement  parmi  les 
gentilshommes  ? 

Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que  plusieurs  évéques  — 
l'archevêque  de  Heims,  les  évéques  de  Laon,  de  Langres, 
de  Beauvais,  de  Chàlons,  de  Noyon,  —  étaient  pairs  ec- 
clésiastiques, titre  qui  conférait  à  ceux  qui  le  portaient 
une  sorte  d'égalité  avec  le  roi.  Les  archevêques  de  Besan- 
çon, de  Cambrai,  les  évéques  de  Strasbourg,  Metz,  Toul, 
Verdun,  Belley,  étaient  princes  du  Saint-Empire.  Certains 
sièges  faisaient  leurs  titulaires  pairs  de  France  ;  d'autres 
les  constituaient  présidents  d'Etats.  L'évêque  d'Autun  est 
président- né  des  Etais  de  Bourgogne  ;  l'archevêque  d'Aix, 
des  Elats  de  Provence  ;  l'archevêque  de  Narbonne,  des 


10  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

Elats  du  Languedoc,  province  dont  l'administration  éga- 
lait en  importance  celle  de  certains  royaumes.  L'arche- 
vôque  de  Paris  est  duc  de  Saint-Cloud  et  pair  de  France. 
L'archevêque  de  Cambrai  est  duc  de  Cambrai.  L'évéque 
de  Sisleron  est  prince  de  Lurs  ;  l'évéque  de  Viviers,  prin- 
ce de  Donzère.  L'évéque  du  Puy  est  comte  du  Velay  ;  l'évé- 
que de  Quimper,  comte  de  Cornouailles  ;  l'évéque  de  Dol, 
comte  de  Dol  ;  l'évéque  de  Mende,  comte  de  Gévaudan  ; 
l'évéque  de  Montpellier,  comte  de  Maugnio  et  de  Mont- 
ferrand,  marquis  de  Marquerose,  baron  de  Sauve,  Durfort, 
Salevoise,  Brissac.  Nous  sommes  loin,  bien  loin  de  tout 
cela.  Il  ne  faut  pas  le  regretter  sans  doute  ;  mais  il  ne  faut 
pas  s'en  scandaliser  non  plus,  ni  méconnaître  tout  ce  que 
ces  situations  et  ces  titres  ajoutaient  à  l'influence  des 
évoques. 

Ceux  d'entre  eux  qui  n'étaient  ni  princes,  ni  ducs,  ni 
marquis,  ni  comtes,  ni  barons,  devaient  du  moins  à  leur 
qualité  de  gentilshommes,  à  l'élévation  et  à  la  puissance 
de  leurs  familles,  d'être  en  situation  de  défendre  avec 
succès  les  intérêts  de  la  religion  et  ceux  de  leurs  diocé- 
sains vis-à-vis  des  parlements,  des  intendants  royaux  ou 
des  ministres.  Je  trouve  que  l'abbé  Proyart  ne  se  trompe 
pas  tout  à  fait,  dans  son  livre  sur  Louis  XVI  délrôné 
avant  dCêlre  roi,  lorsqu'il  dit  de  Boyer,  ancien  évéque  de 
Mirepoix,  ministre  de  la  feuille  :  «  Quoique  personnelle- 
ment étranger  à  la  noblesse,  ce  n'en  avait  pas  moins  été 
parmi  les  nobles  que  ce  prélat  s'était  appliqué  à  découvrir 
les  sujets  dignes  de  siéger  au  rang  des  premiers  pasteurs, 
persuadé  qu'il  était  qu'unir  aux  humbles  et  sublimes  ver- 
tas  de  l'éptscopat  une  naissance  distinguée  leur  donne 


CAII8KBIE8  HISTORIQUES.  11 

plus  d'élévation  et  de  caractère,  toujours  du  moins  plus 
de  cette  considération  extérieure  utile  à  un  premier  pas- 
teur, soit  qu'il  ait  à  imposer  le  respect  à  des  coopcrateurs, 
soit  qu'il  lui  faille  soutenir  les  intérêts  de  la  religion  au- 
près des  grands,  ou  ménager  ceux  des  peuples  auprès  da 
gouvernement  (1).  » 

Rien  de  plus  curieux  d'ailleurs  que  les  pages  dans  les- 
quelles M.  l'abbé  Sicard,  après  nous  avoir  fait  assister  à 
l'entrée  princière  de  ces  prélats  dans  leur  ville  épisco- 
pale,  fait  revivre  les  splendeurs  de  leur  palais,  le  faste  de 
leur  représentation  et  de  leur  train  de  maison.  Mais  der- 
rière ce  décor,  sous  l'éclat  de  cette  représentation  mon- 
daine, que  de  vertus  et  de  bonnes  œuvres,  combien  de 
services  et  de  bienfaits  ! 


IV. 


Forcé  d'abréger,  je  ne  m'arrêterai  qu'à  deux  points, 
aux  deux  chapitres  qui  ont  pour  titres  :  Les  évêques  et 
l'instruction  publique.  —  Les  évêques  et  la  charité. 

C'est  un  lieu  commun  pour  les  historiens  révolution- 
naires et  leur  public,  qu'avant  1189  l'instruction  était  à 
peu  près  nulle  en  France.  M.  Michelet  ne  craint  pas  de 
dire,  en  son  premier  volume,  au  milieu  de  tant  d'autres 
énormités,  que  dans  les  campagnes  «  le  curé  seul  savait 
lire  (2).  >  M.   Michelet  écrivait  cela  en  184'7.  M.   Jules 

(t)    L'ouvrage  d«  Ythké  Proyart  parut  en  1808.  Il  ne  Torme  pas  moins 
de  cinq  volumes  et  renferme  des  parties  excellentes. 

(2)  Histoire  de  la  Révolulitm^  t.  I,  p.  89. 


12  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

Simon,  qui  a  du  reste  épuisé  pour  M.  Michelet  comme 
pour  M.  Renan  toutes  les  formules  de  l'admiration,  M.  Ju- 
les Simon  écrivait,  de  son  côté,  en  1865,  dans  un  livre 
intitulé  V Ecole  :  t  En  l"n4,  sous  l'abbé  Terray,  pour  les 
écoles,  rien.  En  ms,  dans  le  premier  compte  rendu  de 
Turgot,  pour  les  écoles,  rien.  En  1781,  dans  le  compte 
rendu  de  Necker,  pour  les  écoles,  rien.  De  même  en  1785 
et  1"8"...  L'histoire  n'avait  rien  à  raconter  en  ce  genre 
jusqu'en  1789.  La  France  était  profondément,  déplora- 
blement  ignorante.  Cela  est  étrange  à  dire  d'un  pays  qui, 
depuis  quatre  siècles,  se  vante,  non  sans  raison,  d'être  à  la 
léte  du  monde  civilisé  (1)  ». 

Membre  de  l'Académie  française,  secrétaire  perpétuel 
de  l'académie  des  sciences  morales  et  politiques,  M.  Jules 
Simon  semble  ignorer,  —  et  c'est  là  peut-être  ce  qui  est 
«  profondément,  déplorablement  étrange  »,  —  d'abord, 
qu'ayant  1789,  l'instruction  secondaire  était  plus  répan- 
due qu'en  1865,  à  l'époque  où  il  écrivait  son  livre;  qu'en 
1H72,  à  l'époque  où  il  était  ministre  de  l'instruction  pu- 
blique; —  ensuite,  que  si  les  comptes  rendus  de  l'abbé 
Terray,  de  Turgot  et  de  Necker  ne  portent  rien  pour  les 
écoles,  c'est  parce  que  l'Eglise,  parce  que  l'initiative  lo- 
cale et  privée  avaient  libéralement  pourvu  à  l'enseigne- 
ment primaire  comme  à  l'enseignement  secondaire.  Les 
collègfîs  se  comptaient  par  centaines,  les  «  petites  écoles  » 
se  comptaient  par  milliers. 

Durant  les  longs  siècles  du  moyen  âge  et  de  l'ancien 
régime,  les  évoques  n'avaient  cessé  de  considérer  comme 


(t)  L'BooU,  par  M.  Jules  Simon,  p.  24  et  25. 


CAUSEIUES  HISTORIQUES.  l.'t 

la  plus  importante  de  leurs  attributions,  après  la  défense 
de  la  foi,  le  soin  de  Tinstruction  publique.  Au  XYIII* 
siècle,  ils  s'y  appliquèrent  avec  une  sollicitude  et  une 
générosité  plus  grande  que  jamais.  L'évèque  était  le  véri- 
table ministre  de  l'instruction  publique  pour  son  diocèse. 
Il  réunissait  en  sa  personne  les  pouvoirs  exercés  aujour- 
d'hui par  le  préfet  et  le  recteur.  Par  ses  archidiacres,  par 
le  grand  chantre,  capiscol,  écolâtre  ou  chancelier  de  son 
chapitre,  par  ses  curés  ou  par  lui-même,  il  instituait,  ins- 
pirait, dirigeait,  inspectait  tous  les  maîtres  et  maîtresses. 
L'Etat  ne  se  contentait  pas  de  lui  reconnaître  tacitement 
ces  attributions  ;  les  rois  de  France  avaient  tenu  à  les  lui 
confirmer  par  de  nombreuses  déclarations.  Au  besoin, 
les  prélats  recevaient  ordre  d'établir  dans  chaque  paroisse 
des  écoles  pour  les  garçons  et  pour  les  filles. 

Leur  ardeur  n'avait  pas  besoin  d'être  stimulée.  Les 
conciles  provinciaux,  les  statuts  diocésains,  les  recueils 
de  mandements  et  d'ordonnances,  attestent  leur  sollicitude 
pour  l'instruction  de  la  jeunesse.  Leurs  libéralités  sont 
sans  nombre.  Ils  multiplient  les  fondations  avec  une  gé- 
nérosité dont  la  lecture  complète  du  chapitre  de  M.  Si- 
card  ([)  peut  seule  donner  une  idée.  Je  ne  puis  qu'indi- 
quer ici  les  principales. 

•Mgr  de  Belzunce  fonda  à  Marseille  un  collège  qui  porta 
son  nom  et  qui,  en  1138,  compta  600  élèves.  L'évoque  de 
Pamiers,  Mgr  de  Verthamon,  assure  au  collège  de  sa  cité 
épiscopale  une  dotation  permanente  et  lui  élève  à  ses  frais 
une  belle  église   et  une  bibliothèque.  A  Bayonne,   Mgr 

(1)  Livra  deuxième,  chapitre  vm. 


14  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

Druillat  relève  le  collège  en  décadence.  A  Soissons,  M.  de 
Filz-James  n'épargne  ni  ses  soins  ni  son  argent  pour  son 
collège,  étendant  aussi  sa  sollicitude  sur  l'établissement 
fondé  à  Châleau-Thierry.  M.  de  Bourdeilhes,  son  succes- 
seur, suit  les  mêmes  traditions  et  dote  largement  l'ensei- 
fçnement  secondaire.  Non  content  d'assurer  ainsi  la  pros- 
périté de  son  collège  jusqu'à  la  Révolution,  il  procure  la 
gratuité  des  écoles  en  appelant  les  frères  à  Soissons,  en 
nSl.  A  Belley,  deux  évèques,  qui  remplissent  presque  à 
eux  seuls  le  siège  de  cette  ville  au  XVIIP  siècle,  se  signa- 
lent par  leurs  libéralités.  Le  premier,  M.  Jean  de  Caulet, 
donne  54,000  livres  pour  l'établissement  d'un  collège  et 
d'un  séminaire;  l'autre,  M.  de  Balore,  achève  de  pourvoir 
par  des  fondations  à  l'existence  de  ces  établissements.  Une 
mention  spéciale  est  due  à  M.  de  la  Marche,  dernier  évè- 
que  de  Saint-Pol-de  Léon  ;  il  bâtit  à  ses  frais  un  vaste  et 
beau  collège,  assez  grand  pour  recevoir  les  élèves  des  con- 
trées voisines,  y  ajoute  un  petit  séminaire  pour  l'éduca- 
tion gratuite  des  écoliers  se  destinant  au  sacerdoce  et 
dote  les  deux  maisons  de  revenus  suffisants.  II  avait  con- 
sacré à  cette  œuvre  une  somme  de  400,000  livres. 

La  suppression  des  jésuites  en  1762  laissa  vides  les 
cent  treize  collèges  qu'ils  tenaient  en  France.  La  crise  ou- 
verte par  celte  déplorable  mesure  dans  l'enseignement 
secondaire  fut  atténuée  par  les  évêques  dans  la  mesure  du 
possible.  Ce  sont  eux  surtout  qui  conjurèrent  la  catas- 
trophe. Grâce  à  leur  intervention  et  à  leur  puissant  patro- 
nage, la  France  comptait,  en  1"89,  près  de  neuf  cents  col- 
lèges, qui  ne  demandaient  rien  au  pouvoir  et  dans  la  plu- 
part desquels  l'instruction  était  gratuite.  L'abbé  de  Montes- 


CAUSERIES  mSTORIQUES.  15 

quiou,  ancien  député  à  la  Constituante,  ancien  agent  gé- 
néral du  clergé,  et  qui  avait  eu  en  mains  tous  les  éléments 
d'information,  écrivait  à  M.  Laine,  en  1820:  t  La  Révo- 
lution a  pris  aux  collèges  près  de  trente  millions  de  re- 
venus(l).  »  —  Trente  millions  de  revenus!  Entendez- 
vous  cela,  monsieur  Jules  Simon? 


Un  budget  qui,  plus  encore  que  celui  de  rinslruciion 
publique,  incombait  presque  exclusivement  à  l'Eglise, 
était  celui  de  la  charité.  Ici  encore,  l'épiscopat  du  XVIII* 
siècle  fut  à  la  hauteur  de  ses  devoirs.  Il  eût  fallu  un  vo- 
lume à  M.  l'abbé  Sicard  pour  rapporter  les  mille  traits  de 
générosité  et  de  bienfaisance  consignés  dans  les  annales 
des  diocèses.  Il  n'avait  que  quelques  pages,  et  je  n'ai 
moi-même  que  quelques  lignes  pour  rappeler  les  princi- 
paux de  ces  traits.  J'en  citerai  du  moins  deux  ou  trois. 

On  a  dit  de  Christophe  de  Beaumont,  archevêque  de 
Paris,  que  sa  charité  fut  «  une  des  gloires  du  dix-hui- 
tième siècle.  »  Le  feu  ayant  détruit  une  partie  de 
l'Hùtel-Dieu,  les  malades  furent  transportés  à  l'arche- 
vêché. Christophe  de  Beaumont  venait  de  gagner  un  pro- 
cès lui  attribuant,  en  grande  partie,  le  terrain  de  l'ancien 
hôtel  de  Soissons.  Il  en  fit  immédiatement  l'abandon  aux 
hôpitaux  ;    c'était  plus   de  500,000  livres  données  aux 

(t)  L'abbë  Sicard,  p.  435.  Cette  Inttre  a  4té  communiquée  à  raalear  par 
la  famille. 


10  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

pauvres.  On  découvrit  à  sa  mort  que  plus  de  mille  ecclé- 
siastiques et  cinq  cents  personnes,  retirées  dans  des  cou- 
vents ou  pensions,  vivaient  des  secours  qu'il  leur  donnait. 

L'archevêque  de  Besançon,  M.  de  Durfort,  avait  d'opu- 
lents revenus,  mais  sa  générosité  était  princière.  Chaque 
jour,  douze  couverts  sont  mis  dans  son  palais  pour  les 
officiers  les  plus  pauvres  de  la  garnison  ;  il  leur  fait  ser- 
vir des  aliments  gras,  quand  l'usage  le  permet  aux  mili- 
taires, pendant  qu'il  fait  maigre.  Il  abandonne  à  un  pau- 
vre gentilhomme  la  résidence  du  château  de  Mandeure. 
Son  palais  est  un  lieu  d'asile,  et  tel  peintre  poursuivi  pour 
dettes  y  trouve  un  refuge.  Quand  il  officie  pontificale- 
ment,  les  pauvres  de  la  ville  sont  rangés  sur  son  passage, 
du  palais  archiépiscopal  à  la  cathédrale.  Des  serviteurs  ar- 
més de  grandes  bourses  précèdent  le  prélat  et  leur  distri- 
buent des  aumônes,  qui  atteignent  chaque  fois  le  chiffre 
de  1,000  livres. 

L'évèque  de  Lescar,  Mgr  de  Noé,  donnait  tous  les  ans 
aux  pauvres  ses  21,000  livres  de  revenu.  Une  année,  en 
mo,  une  épizoolie  terrible  désole  les  campagnes.  Il  ob- 
tient un  million  de  Louis  XVI  pour  ses  malheureux  diocé- 
sains. Il  ouvre  deux  caisses  :  l'une  pour  ceux  qui  peuvent 
donner,  l'autre  pour  ceux  qui  peuvent  prêter  ;  il  verse 
30,000  livres  dans  la  première  et  15,000  dans  la  seconde. 
Son  exemple  est  suivi,  et  presque  toutes  les  pertes  sont 
couvertes. 

«  Il  y  a,  dit  M.  Sicard,  comme  un  besoin  de  donner 
chez  ces  prélats,  qui  ont  le  cœur  aussi  grand  que  leur 
naissance,  et  en  qui  l'instinct  du  gentilhomme  correspond 
81  bien  au  devoir  le  plus  sacré  de  l'évèque.  »  Ils  ne  don- 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  17 

nent  pas  seulement  leur  argent  ;  s'il  le  faut,  ils  donneront 
leur  vie.  A  Dijon,  un  enfant  est  resté  dans  une  maison  en 
proie  à  l'incentlie  et  va  périr  au  milieu  des  flammes.  L'é- 
vùque,  Mgr  d'Apchon,  est  présent  ;  il  offre  100  louis  à  qui 
voudra  opérer  ce  dangereux  sauvetage  ;  personne  ne  ré- 
pond à  son  appel.  Alors,  s'enveloppant  d'un  drap  mouillé, 
il  s'élance,  arrive  jusqu'à  l'enfant,  le  rapporte  et  place  sur 
sa  tète  les  100  louis  qu'il  vient  de  gagner.  Dans  le  dio- 
cèse de  Saint-Brieuc,  en  1173,  une  inondation  fournit  à 
Mgr  de  la  Ferronnays,  plus  tard  évèque  de  Bayonne  et 
de  Lisieux,  l'occasion  de  montrer  le  même  courage.  Un 
enfant  est  emporté  par  les  eaux.  Le  prélat  se  précipite 
dans  le  courant,  saisit  l'enfant  et  le  rend  à  sa  mère.  Ce 
trait  est  connu  à  la  cour,  et  Louis  XV  dit  que  les  La  Fer- 
ronnays vont  à  l'eau  comme  au  feu.  M.  l'abbé  Sicard, 
après  avoir  rapporté  d'autres  traits  du  même  genre, 
ajoute  :  «  On  sent  que  ces  prélats  sont  de  la  trempe  de 
Belzunce,  et  qu'ils  ne  reculeraient  pas  plus  devant  la  peste 
que  devant  l'eau  et  le  feu.  » 

11  n'était  pas  un  progrès  pouvant  améliorer  la  condition 
matérielle  ou  morale  de  leurs  diocésains,  que  les  évoques 
du  XVlll*  siècle  ne  fussent  prêts  à  provoquer,  à  appuyer 
de  leur  crédit  et  de  leur  bourse.  Assurances  contre  l'in- 
cendie, prêts  gratuits,  monts-de-piété,  suppression  de  la 
mendicité,  amélioration  et  dotation  des  hôpitaux,  ateliers 
de  charité,  cours  d'accouchement  pour  donner  des  sages- 
femmes  aux  campagnes,  toute  entreprise  ayant  pour  objet 
le  soulagement  du  pauvre,  l'intérêt  des  humbles,  la  con- 
servation de  la  vie,  trouva  en  eux  des  promoteurs,  des 

2 


18  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

prolecteurs  lout-puissants.  Sur  chacun  de  ces  points  on 
trouvera  d'intéressants  détails  dans  le  livre  de  M.  l'abbé 
Sicard .  Je  dirai  un  mot  seulement  des  assurances  contre 
l'incendie,  parce  qu'on  ignore  généralement  que  c'est 
tiràce  aux  évéques  et  par  leurs  soins  qu'elles  fonction- 
nèrent pour  la  première  fois,  dès  le  milieu  du  XVIIP  siècle, 
sous  forme  de  contribution  à  une  quête  annuelle.  Voici 
comment  les  choses  se  passaient.  Les  curés  choisis- 
saient dans  leur  paroisse  une  ou  plusieurs  personnes  qui 
avaient  mission  de  faire  la  quête  pour  les  incendies  deux 
ou  trois  fois  par  an.  Us  étaient  eux-mêmes  exhortés  à  les 
accompagner  chez  leurs  paroissiens. 

Le  curé  inscrivait  le  produit  de  la  quête  sur  un  registre, 
dont  l'évéque  déterminait  avec  soin  la  forme.  Tous  les 
curés  versaient  à  leur  doyen  les  sommes  reçues  ;  les 
doyens,  à  leur  tour,  remettaient  cet  argent  au  trésorier 
général,  qui  était  un  chanoine  de  la  cathédrale.  Si  quelques 
paroisses  n'avaient  pas  contribué  à  cette  quête  géné- 
rale, avis  leur  était  signifié  qu'elles  ne  participeraient  pas 
aux  secours  si  elles  ne  prenaient  point  part  aux  charges. 
Les  curés  qui  avaient  ainsi  réuni  les  fonds  avaient  mis- 
sion de  les  répartir.  En  cas  d'incendie,  ils  appelaient  un 
f>u  deux  experts  pour  apprécier  le  dommage.  Us  leur  ad- 
joignaient* deux  ou  trois  des  principaux  iiabitants  et  des 
plus  honnêtes  gens,  pour  voir  et  estimer  la  perte  du  mo- 
bilier, bestiaux,  grains,  denrées,  etc.  ».  Tous  devaient 
signer  le  certificat  (1). 

(l)  M.  rabbë  Sicard,  p.  475. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  VJ 


VI. 


En  1816,  le  gouvernement  de  la  Restauration  soumit 
aux  Chambres  un  projet  de  loi  autorisant  le  clergé  à  re- 
cevoir des  dotations  en  fonds  de  terre.  Chateaubriand  pro- 
nonça à  cette  occasion  un  admirable  discours  à  la  Cham* 
bre  des  pairs.  A  la  Chambre  des  députés,  M.  Roux- 
Laborie,  ami  de  Chateaubriand  et  l'un  des  propriétaires  du 
Journal  des  Débats,  prononça,  de  son  côté,  un  très  beau 
discours.  Je  ne  sais  s'il  est  jamais  tombé  sous  les  yeux  de 
M.  l'abbé  Sicard.  En  tout  cas,  je  demande  au  lecteur  la 
permission  de  reproduire  le  passage  où  l'orateur  esquis- 
se en  ces  termes  le  portrait  de  l'ancien  clergé  de 
France  : 

c  La  plupart  de  nous  ont  vu  encore  debout  ce  magni- 
fique édifice,  cet  ouvrage  du  Ciel  du  temps  de  nos  rois  et 
de  nos  pères,  cette  belle  portion  de  la  grandeur  nationale 
que  la  France  était  fière  de  montrer  à  l'Europe;  ce  monu- 
ment tout  ensemble  de  richesse,  de  puissance,  d'autorité, 
de  vertu,  de  gloire  et  de  génie,  qui  s'était  surtout  si  ma- 
jestueusement élevé  dans  le  grand  siècle  et  à  côté  du 
grand  roi  ;  providence  visible  qui  balançait  à  elle  seule, 
par  la  toute-pui.ssance  de  ses  dons,  les  calamités  publi- 
ques; rivalisant  avec  les  peuples  de  fidélité  envers  le 
irùne,  de  bienfaisance  et  de  bonté  pour  les  peuples  ;  corps 
illustre  autant  qu'utile,  qui,  ne  retenant  de  la  haute  nais- 
sance de  quelques-uns  de  ses  chefs  que  l'honneur  sans  or- 
gueil, paraissait  être  l'abrégé  de  la  société  entière,  dont  il 


iO  CAUSERIES    HISTORIQUES. 

éuit  l'âme  et  le  lien  moral  ;  semblable  en  tout  à  cette  heu- 
reuse et  puissante  monarchie  dont  il  était  le  plus  ferme 
appui,  on  eût  dit  que,  conformément  à  l'inévitable  loi 
des  élévations  et  des  décadences  humaines,  il  était  averti 
de  son  danger  par  sa  grandeur,  et  menacé  de  sa  ruine  par 
l'excès  même  de  sa  bienfaisante  prospérité.  Ses  débris  ont 
encore  conquis  au  nom  français  l'estime  et  l'admiration 
de  l'Europe  hospitalière  :  le  clergé  de  France,  comme  s'il 
eût  voulu  surpasser  en  finissant  l'éclat  de  sa  longue  vie, 
offrit  de  remplir  seul  ce  déficit  dans  lequel  on  l'a  préci- 
pité lui-même,  non  pas  pour  le  combler,  mais  pour  le 
creuser  davantage.  Ainsi,  il  apparaîtra  à  jamais  en  avant 
des  malheurs  et  des  crimes  de  la  Révolution,  dont  la  rage 
allait  bientôt  mêler  le  sang  des  martyrs  sacrés  au  sang 
du  martyr  royal  ;  il  sera  béni  par  les  regrets  de  l'his- 
toire, plus  que  jamais  vivante  et  fidèle  image  du  Dieu 
qui  semblait,  par  la  voix  de  ses  ministres,  redevenus  des 
prophètes,  vouloir  encore  une  fois  avertir  les  Français  de 
conjurer  l'orage,  avant  de  lui  permettre  de  dévorer  la 
terre.  » 

Sans  doute,  il  y  a  un  peu  de  rhétorique  dans  ce  mor- 
ceau, le  portrait  est  un  peu  embelli  :  il  n'en  reste  pas 
moins  que  celui  qui  a  tracé  ds  l'ancien  clergé  de  France 
celte  image,  était  un  contemporain,  parlant  de  ce  qu'il 
avait  vu  ;  son  témoignage,  dès  lors,  mérite  d'être  recueil- 
li. Je  crois  que  lorsque  M.  l'abbé  Sicard  aura  terminé 
la  grande  enquête  à  laquelle  il  se  livre  depuis  plusieurs 
■«nnces,  et  que  d'autres  volumes  seront  venus  se  joindre 
;t  celui  qu'il  nous  donne  aujourd'hui,  ses  conclusions  ne 
différeront  pas  beaucoup  de  celles  de  M.  Roux-Laborie. 


r 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  21 

Telle  qu'elle  s'annonce,  son  œuvre  comptera  parmi 
les  meilleures  de  ce  temps  ;  elle  a  sa  place  marquée  à 
côté  des  magistrales  éludes  de  M.  Taine. 

Lors  de  la  création  de  l'Institut,  en  1193,  l'abbé  Sicard, 
instituteur  des  sourds-muets,  fut  inscrit  par  le  Directoire 
sur  la  liste  des  membres  de  la  troisième  classe  (  littéra- 
ture et  beaux-arts),  section  de  grammaire.  En  1803,  le 
Premier  Consul  ayant  donné  à  l'Institut  une  organisation 
nouvelle  et  rétabli,  sans  cependant  lui  restituer  son  nom, 
l'Académie  française,  l'abbé  Sicard  fut  appelé  à  en  faire 
partie.  Quand  l'ouvrage  dont  je  viens  de  signaler  le  pre- 
mier volume  aura  achevé  de  paraître,  pourquoi  n'y  aurait- 
il  pas  à  l'Académie  un  autre  abbé  Sicard  ? 


II. 


M.  L'ABBÉ    AUGUSTIN   SICARD. 


L'ancikn  clergé  de  France, 
lesévêquas  pendant  la  révolution  (l). 


I. 


Les  Évèques  en  face  de  la  Révolution,  tel  est  l'objet  du 
second  volume  de  M.  l'abbé  Sicard.  Nous  allons  voir 
avec  lui  comment  ils  ont  traversé  cette  crise  effroyable, 
dans  laquelle  parut  sombrer  avec  la  royauté  nationale, 
avec  la  fortune,  la  situation  sociale  et  politique  de  l'Eglise 
de  France,  l'unité  religieuse  elle-même. 

Les  évèques  n'avaient  pas  attendu  la  Révolution  pour 
favoriser,  dans  leurs  villes,  dans  leurs  provinces,  les  pro- 
grès rêvés  par  les  économistes.  Us  avaient  présidé,  avec 


(1)  Vanoien  clergé  de  France  IL  Ia»  Évèques  pendant  la  Révolution  ^ 
par  TabM  Augustin  Sicard.  Uo  toIoom  io-S  de  513  pag«>.  Victor  Lecoffre, 
éditeur,  me  Bonaparte  90.  —  1894. 


ii  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

une  ardeur  et  une  compétence  singulières,  les  assemblées 
provinciales  créées  par  Necker  et  par  Galonné.  Ils  avaient 
défendu  ces  institutions  contre  la  jalousie  des  intendants 
et  ils  y  avaient  déjà  fait  entendre  le  langage  de  la  liberté. 
\  mesure  qu'on  approche  de  1189,  l'attitude  du  clergé 
s'accentue,  son  ton  s'élève,  son  cœur  bat  de  plus  en  plus 
avec  celui  de  la  nation. 

La  dernière  assemblée  de  l'Eglise  de  France  fut  tenue 
à  Paris  en  mai   1788.   Sollicité  par  deux  commissaires 
royaux,  le  baron  de  Breteuil,  secrétaire  d'Etat,  et  Lam- 
bert,  contrôleur  général   des   finances,  de   fournir   des 
subsides  pour  l'année  courante  et  pour  l'année  suivante, 
le  clergé  décide,  à  la  demande  de  Mgr  de  Thémines,  évê- 
que  de  Blois,  de  faire  d'abord  des  remontrances  au  roi  sur 
la  situation  actuelle   des   affaires.  «  Lorsque  le   premier 
ordre  de  l'Etat,  dit-il,  se  trouve  le  seul  qui  puisse  élever 
la  voix,  que  le  cri  public  le  sollicite  de  porter  les  vœux  de 
tous  les  autres  au  pied  de  votre  Trône,  que  l'intérêt  natio- 
nal et  son  zèle  pour  votre  service  le  commandent,  il  n'est 
plus  glorieux  de  parler  :  il  est  honteux  de  se  taire.  Notre 
silence  serait  un  des  crimes  dont  la  nation  et  la  postérité 
ne  voudraient  jamais  nous  absoudre.  »  Puis  il  dénonce  le 
mal,  il  indique  le  remède  qui  est  la  convocation  des  Etats 
généraux.    «  Que  ces    assemblées,    s'écrie-t-il,    seraient 
utiles,  si  elles  pouvaient  être  rapprochées  et  périodiques  !  » 
Ce  qu'il  faut,  ce  n'est  pas  un  régime  bâtard  où  la  nation 
ne  serait  assemblée  que  lorsqu'on  a  besoin  d'elle  «  pour 
lui  annoncer  de  grands  maux  et  lui  demander  des  remè- 
de», »  c'est  un  régime  constitutionnel  qui  garantisse  à  la 
nation  le  droit  de  voter  l'impôt  et  la  faculté  d'exercer  sur 


CAUSERIES    UISTORIQUES.  25 

la  gestion  des  affaires  un  contrôle  permanent  :  t  Donner 
un  consentement  libre  sur  les  subsides,  et  faire  des 
remontrances,  plaintes  et  doléances  sur  les  autres  objets  : 
tel  est  le  testament  des  ancêtres  de  vos  sujets,  lequel  est 
gravé  dans  tous  nos  monuments.  »  Ce  n'est  pas  que  le 
clergé  ne  soit  tout  dévoué  à  la  vieille  monarchie  :  «  Nous 
sommes  Français,  Sire,  et  nous  sommes  monarchiques  ; 
nous  ne  connaissons  pas  de  plus  beaux  titres,  et  l'amour 
pour  nos  rois  est  le  premier  de  nos  sentiments.  »  Mais  les 
évéques  ont  mission  de  défendre  l'intérêt  des  peuples  ! 
c  Nos  fonctions  sont  sacrées  lorsque  nous  montons  à 
l'autel  pour  faire  descendre  les  bénédictions  célestes  sur  les 
rois  et  sur  leurs  royaumes  ;  elles  le  sont  encore  lorsque, 
après  avoir  annoncé  aux  peuples  leurs  devoirs,  nous  leur 
représentons  leurs  droits...»  Il  faut  donc  que  le  roi  réta- 
blisse l'usage  des  Etats  généraux  :  «  La  restauration  de 
l'ordre  et  de  la  paix  rend  ce  bienfait  nécessaire  ;  plus  il 
sera  prompt,  plus  il  sera  utile  ;  plus  tôt  vous  serez  procla- 
mé le  bienfaiteur  des  générations  présentes  et  futures, 
plus  tôt  vous  recevrez  l'entier  dévouement  de  votre 
peuple  (1).  » 

M.  l'abbé  Sicard  signale  bien  ces  remontrances  de 
l'Assemblée  du  clergé  de  1188,  mais  en  passant,  et  sans 
s'y  arrêter.  Il  me  semble  bien,  pourtant,  que  ce  document 


(1)  Maridal,  Arohioet  parlementaire.  T.  I,  p.  373  et  coït.  —  Voir 
anMÏ.  dans  la  Revue  des  questioru  historiques  da  1"  juillet  1890,  U  re- 
marquable étude  sar  la  Contribution  du  clergé  à  Fimpit  sous  la  monar' 
chie  française,  par  Fabbtf  L.  Bourgain,  profatMor  k  la  faculté  catholique 
des  lettres  à  Angara. 


20  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

a  ici  une  importance  capitale,  et  c'est  pourquoi  j'ai  cru 
devoir  en  donner  une  analyse  sommaire. 

Le  résultat  des  élections  aux  Etats  généraux  fut  la 
nomination  de  quarante-sept  évèques,  de  deux-cent  huit 
curés,  de  trente-cinq  abbés  ou  chanoines. 

Dès  le  23  mai  1189,  à  la  tribune  de  l'Assemblée, 
Mgr  Dulau,  archevêque  d'Arles,  annonce,  au  nom  du 
clergé,  «  le  désir  de  contribuer  au  rétablissement  de  l'har- 
monie entre  les  ordres,  et  son  intention  de  supporter 
tous  les  impôts  et  toutes  les  charges  de  VEtat  dans  la 
même  proportion  et  de  la  même  manière  que  tous  les 
autres  citoyens  (1).  » 

Le  clergé  a  donc  sacrifié  déjà  ses  immunités  :  il  va 
bientôt  sacrifier  la  dîme  et  les  droits  féodaux.  Dans  la  nuit 
du  4  août,  il  ne  sera  pas  moins  empressé  que  la  noblesse 
d'offrir  ses  holocaustes  «  sur  l'autel  delà  patrie».  L'évè- 
que  de  Nancy,  Mgr  de  la  Fare,  s'empare  de  la  parole,  après 
l'avoir  disputée  à  son  collègue  l'évêque  de  Chartres  : 
«  Accoutumés,  dit-il,  à  voir  de  près  la  douleur  et  la  mi- 
sère des  |)euples,  les  membres  du  clergé  ne  forment 
d'autres  vœux  que  ceux  de  les  voir  cesser.  Le  rachat  des 
droits  féodaux  était  réservé  à  la  nation  qui  veut  établir  la 
liberté.  Les  honorables  membres  qui  ont  déjà  parlé  n'ont 
demandé  le  rachat  que  pour  les  propriétaires  ;  je  viens 
exprimer,  au  nom  du  clergé,  le  vœu  de  la  justice,  de  la 
religion  et  de  l'humanité.  Je  demande  le  rachat  pour  les 
fonds  ecclésiastiques  ;  et  je  demande  que  le  rachat  ne 
tourne  pas  au   profit  du  seigneur  ecclésiastique,   mais 

li)£ourgain,  loc.  cit. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  27 

qu'il  en  soit  fait  des  placements  utiles  pour  l'indigence.  » 
L'évèque  de  Chartres,  à  son  tour,  Mgr  de  Lubersac, 
présentant  le  droit  exclusif  de  la  chasse  comme  un  fléau 
pour  la  campagne,  demande  l'abolition  de  ce  droit,  et  en 
fait  l'abandon  pour  lut-môme  :  «  Heureux,  dit-il,  de  pou- 
voir donner  hux  autres  propriétaires  du  royaume  cette 
leçon  de  justice  et  d'humanité  !  »  Tout  le  clergé  se  lève 
pour  adhérer  à  la  proposition. 

Mgr  de  Boisgelin,  archevêque  d'Aix,  «  dépeignant  avec 
énergie  les  maux  de  la  féodalité,  prouve  la  nécessité  de 
les  prévenir  par  la  prohibition  de  toutes  les  conventions 
de  ce  genre,  que  la  misère  des  colons  pourrait  dicter  par 
la  suite,  et  d'annuler  d'avance  toute  clause  capable  de  les 
faire  revivre.  »  Enfin  les  évéques,  ainsi  que  les  autres 
ecclésiastiques  de  l'Assemblée  consentent  unanimement 
au  rachat  des  dîmes. 

Trois  jours  après,  le  7  août,  on  réclamait  leur  suppres- 
sion sans  rachat.  C'était  une  spoliation  véritable,  et  qui 
constituait  pour  le  clergé  une  perle  d'au  moins  20  mil- 
lions de  revenu.  La  mesure  était  si  violente  qu'elle  trouva 
des  adversaires  parmi  les  membres  mômes  du  côté  gau- 
che. Elle  est  combattue  par  Lanjuinais,  par  Grégoire,  et 
surtout  par  Sieyès,  qui  résume  son  discours  par  ce  mot  : 
«  Ils  veulent  être  libres,  et  ils  ne  savent  pas  être  justes  !  » 
Les  évoques  pourtant  se  résignent  à  ce  nouveau  sacrifice. 
Dans  la  séance  du  1 1  août,  Mgr  de  Juigné,  archevêque 
de  Paris,  demande  la  parole  :  <  Au  nom  de  mes  confrères, 
dit- il,  au  nom  de  mes  coopérateurs  et  de  tous  les  mem- 
bres du  clergé  qui  appartiennent  à  cette  auguste  assem- 
blée, en  mon  nom  personnel,  Messieurs,  nous  remettons 


iS  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

toutes  les  dîmes  ecclésiastiques  entre  les  mains  d'une 
nation  juste  et  généreuse.  Que  l'évangile  soit  annoncé, 
que  le  culte  divin  soit  célébré  avec  décence  et  dignité, 
que  les  églises  soient  pourvues  de  pasteurs  vertueux  et 
zélés,  que  les  pauvres  du  peuple  soient  secourus  :  voilà  la 
destination  de  nos  dîmes,  voilà  la  fin  de  notre  ministère 
et  de  nos  vœux.  Nous  nous  confions  dans  l'Assemblée 
nationale,  et  nous  ne  doutons  pas  qu'elle  ne  nous  procure 
les  moyens  de  remplir  dignement  des  objets  aussi  respec- 
tables et  aussi  sacrés.  »  Le  cardinal  de  la  Rochefoucauld 
s'avance  vers  le  bureau,  et  déclare  que  le  vœu  que  l'ar- 
chevêque de  Paris  vient  d'énoncer  est  celui  du  clergé  de 
France,  qui  met  toute  sa  confiance  dans  la  nation.  La 
suppression  sans  rachat  des  dîmes  ecclésiastiques  est  votée 
à  l'unanimité. 


II 


Les  évoques  ne  cesseront,  jusqu'à  la  fin,  de  renouveler 
leurs  sacrifices.  Celui  auquel  ils  consentirent  le  26  sep- 
tembre 1189,  n'a  obtenu  de  M.  l'abbé  Sicard  qu'une 
ligne.  Ce  n'est  pas  assez  sans  doute,  et  j'en  parlerai  un 
peu  plus  longuement. 

Necker  avait  proposé,  comme  unique  moyen  de  sauver 
la  situation,  une  contribution  extraordinaire  du  quart  du 
revenu.  L'Assemblée  accueillit  le  plan  du  ministre  avec 
une  vive  opposition.  Au  milieu  du  tumulte,  M.  de  Jessé, 
député  de  Béziers,  qui  est  opposé  au  projet  ministériel, 
propose  d'y  substituer  la  conversion   en    numéraire  de 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  29 

l'orfèvrerie  des  églises.  Il  évalue  cette  orfèvrerie  à  cent 
quarante  millions  au  moins,  et  il  ajoute  que  ce  vain  appa- 
reil est  inutile  dans  les  temples.  «  Le  luxe  du  Créateur 
des  choses,  s'écrie-t-il,  est  dans  les  magnificences  de  la 
Nature,  et  non  dans  de  vains  ornements,  faibles  ouvrages 
de  la  main  des  hommes».  Il  demande  donc  que  l'argen- 
terie des  églises  soit  portée  à  l'hôtel  des  monnaies  et  con 
vertie  en  numéraire. 

Dans  le  clergé,  il  y  eut  un  instant  d'hésitation.  Enfin 
Mgr  de  Juigné,  ayant  pris  l'avis  de  ses  collègues,  se  lève 
pour  consentir,  au  nom  de  son  Ordre,  à  la  motion  de 
M.  de  Jessé.  «  Nous  avons  vu  l'Eglise,  dit-il,  consentir  au 
dépouillement  des  temples  pour  secourir  les  pauvres  et 
pour  subvenir  aux  besoins  de  l'Etat.  Ces  exemples  que 
nous  offre  l'histoire,  nous  déterminent  —  c'est  le  vœu  du 
moins  de  tous  les  confrères  qui  m'environnent  —  à  sou- 
tenir l'Etat  par  la  portion  de  l'argenterie  qui  n'est  pas 
nécessaire  à  la  décence  du  culte  divin.  Je  propose  de 
faire  ce  dépouillement  de  concert  avec  les  officiers  muni- 
cipaux, les  curés  et  les  chapitres.  >  La  proposition  fut 
accueillie  avec  des  transports  de  joie  universelle,  et  le 
décret  fut  rédigé  dans  les  termes  suivants  : 

«  Sur  la  proposition  d'un  des  membres  de  l'Assemblée, 
et  sur  l'adhésion  de  plusieurs  membres  du  clergé, 
l'Assemblée  nationale  invite  les  évéques,  curés,  chapitres, 
supérieurs  de  maisons  et  communautés  séculières  et 
régulières  de  l'un  et  de  l'autre  sexe,  municipalités,  fa- 
briques et  confréries,  de  faire  porter  à  l'hùtel  des  monnaies 
le  plus  prochain  toute  l'argenterie  des  églises,  fabriques. 


30  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

chapelles  et  confréries,  qui  ne  sera  pas  nécessaire  pour 
la  décence  du  culte  divin  (1).  » 

L'argenterie  des  églises  devint  la  proie  des  autorités 
constituées.  Elle  ne  produisit  pas  même  un  soulagement 
momentané  (2).  Le  gouffre  du  déficit  se  creusait  chaque 
jour  davantage.  On  jeta  les  yeux  sur  les  biens  du  clergé. 

Dans  la  séance  du  8  août,  M.  de  La  Coste  et  Alexandre  de 
Lameth  avaient  proposé,  pour  fournir  aux  besoins  de 
l'Etat,  de  prendre  les  biens  ecclésiastiques  et  de  pension- 
ner le  clergé.  Le  projet  n'était  pas  mûr.  Il  fut  repris  par 
Talleyrand  dans  la  séance  du  10  octobre  1789.  Cette  fois, 
le  clergé  se  défendit.  Ses  principaux  orateurs,  Mgr 
de  Boisgelin,  l'abbé  de  Montesquiou,  l'abbé  Maury, 
prononcèrent  des  discours  pleins  de  force,  de  logique 
et  d'éloquence.  Maury  surtout  fut  admirable.  Ses 
deux  grands  discours  du  13  et  du  30  octobre  —  dans 
ce  dernier  il  répondait  à  Mirabeau  —  sont  deux  chefs- 
d'œuvre.  Je  regrette  que  dans  son  très  beau  livre  —  un 
livre  qui  restera  —  l'abbé  Sicard  ait  à  peine  indiqué  la 
part  si  considérable  prise  pur  l'abbé  Maury  à  cette  mé- 
morable discussion.  Le  30  octobre,  il  fut  supérieur  à  Mi- 
rabeau, et  cela  lui  arriva  en  bien  d'autres  rencontres.  Sur 
toutes  les  questions  il  était  prêt  ;  sur  toutes  il  prononçait 
des  discours  étudiés,  pleins  de  faits  et  d'arguments,  qui 
duraient  souvent  deux  ou  trois  heures,  mais  dont  la  forme 
était  toujours  improvisée.  «  Je  n'écris  jamais  aucune 
de  mes  opinions,  dit-il  en  tête  d'un  de  ses  discours,  et 

(1)  StfaoM  du  27  ueptembre  1789.  —  C'est  dans  cette  eëance  que  Mira- 
bwu  prononça  son  fameux  discours  contre  la  banqueroute. 

(2)  L.  Hourijain,  loc.  cit. 


CAUSKRIKS  HISTORIQUES.  .'II 

toutes  les  fois  que  je  monte  à  la  iribune,  je  me  livre  à 
I  inspiration  du  moment.  »  En  deux  ans,  du  25  août  1181) 
au  30  septembre  1*Ï91,  il  prononça  un  total  de  cent  trente- 
cinq  discours.  C'est  là  un  fait  inouï  dans  notre  histoire 
parlementaire.  Et  je  ne  tiens  pas  compte,  dans  ce  chiffre 
de  135  discours,  des  incidents  et  des  escarmouches. 
Maury,  ù  la  lettre,  était  tous  les  jours  sur  la  brèche.  Il 
lui  arriva  de  monter  treize  fois  à  la  tribune  dans  une 
seule  semaine. 

S'il  eût  siégé  sur  les  bancs  de  la  gauche,  au  lieu  de 
prendre  place  .sur  les  bancs  les  plus  élevés  du  côté  droit  ; 
si,  au  lieu  de  défendre  «  le  trône  et  l'autel  »,  il  eût  em- 
brassé la  cause  de  la  Révolution,  comme  on  aurait  célébré 
son  talent  oratoire  !  Avec  cjucl  enthousiasme  auraient  parlé 
de  lui  M.  Thiers  et  .M.  Mignet,  M.  Michelet  et  iM.  Louis 
Blanc!  Est-il  même  bien  sûr  que  Mirabeau  ne  se  serait 
pas  vu  relégué  au  second  plan,  condamné  à  lui  céder  la 
première  place  ? 

Plus  d'un  cependant,  parmi  ses  contemporains,  lui  a 
rendu  justice.  L'un  d'eux  traçait  de  lui  ce  portrait, 
en  1191  : 

t  Maury  :  c'est  l'homme  éloquent,  le  logicien,  l'impro- 
visateur de  l'Assemblée.  Son  éloquence  est  à  lui,  il  sait 
prendre  tous  les  tons,  toutes  les  formes.  L'éloquence  de 
l'abbé  Maury  a  exactement  le  caractère  que  les  théologiens 
attribuent  à  la  grâce  :  pertingetis  omnia  suaviter  et  for- 
tUer  (l).  » 

(1)  Petit  dictionnaire  de»  grand*  hommes  et  de»  grande»  chote»  qui 
ont  rapport  à  la  lUcoltttion,  compote  par  un«  %ociél4  d'amtocratea». 
1791. 


32  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

Camille  Desmoulins,  son  plus  implacable  adversaire, 
rendait  justice  en  ces  termes  à  la  supériorité  de  son 
talent  : 

t  Ma  conscience  m'oblige  de  défendre  Jean-François 
Maury.  On  est  forcé  d'admirer  la  logique,  le  nerf  et  la 
précision  de  ses  discours...  On  voit  que  la  nature  lui 
avait  fait  la  tête  et  l'organe  pour  le  Forum  et  les  discus- 
sions publiques.  Elle  l'a  disposé  pour  la  tribune  bien  plus 
que  pour  la  chaire  et  l'on  s'étonne  qu'il  n'ait  pas  compris 
que  les  circonstances  l'appelaient  au  rôle  de  tribun  du 
peuple,  et  non  à  celui  de  prédicateur  ordinaire  du 
roi (1).  » 

A  quelques  années  de  là,  un  autre  de  ses  auditeurs, 
encore  sous  le  charme,  lui  adressait  dans  une  séance 
publique  de  l'Académie  ces  paroles  auxquelles  la  salle 
tout  entière  s'associa  par  ses  applaudissements  : 

t  Aussi,  ne  soyons  pas  surpris  que  de  tels  succès  obte- 
nus par  plus  de  mille  discours  improvisés  à  la  tribune,  et 
surtout  au  milieu  des  vociférations  de  la  rage,  en  créant 
chez  les  Français  un  nouveau  genre  d'éloquence,  l'élo- 
quence politique,  vous  aient  fait  une  réputation  populaire. 
Ce  qui  étonne  bien  davantage,  c'est  que  dans  l'agitation 
des  esprits,  dans  le  tumulte  des  passions,  entouré 
d'adversaires  intéressés  à  vous  surprendre  dans  vos  pa- 
roles et  à  vous  trouver  en  défaut,  jamais  on  n'a  pu  vous 
faire  un  reproche  d'incorrection  dans  le  style,  ni  d'erreur 
dans  vos  citations,  ni  de  méprise  dans  les  principes  ; 
jamais  une  contradiction  n'a  été  relevée.  Vos  adversai- 
res  devinrent    vos    plus   grands  admirateurs.    On    les 

(1)  CamilU  Dumoulin,  Révolutions  de  France  et  de  Brabant,  mars  1790. 


CAUSEUIES  HISTORIQUES.  33 

voyait  se  débarrasser  de  voire  éloquence  par  les  applau- 
dissements qu'elle  leur  arrachait  ;  ils  opinaient  contre 
vos  principes,  et  ils  applaudissaient  au  talent  qui  les 
défendait  :  et  dans  toutes  les  questions  où  l'esprit  de  parti 
était  ou  neutre  ou  étranger,  vous  sembliez  être  l'o- 
racle consulté  et  la  principale  puissance  qui  formait  les 
décrets  proposés. 

»  Jusqu'à  nos  jours,  nos  orateurs,  étrangers  aux  for- 
mes des  assemblées  délibérantes,  s'adressaient  à  un  au- 
ditoire paisible  où,  dans  le  recueillement,  on  écoutait  un 
discours  médité  dans  le  silence,  et  qu'un  studieux  loisir 
avait  poli.  Mais  qu'il  était  différent  d'être  forcé,  pour 
ainsi  dire,  de  dompter  ses  auditeurs  !  La  mobilité  des  dé- 
i)ats  donne,  à  chaque  instant,  un  nouvel  aspect  à  la  ques- 
tion ;  la  discussion  se  change  en  un  combat,  où  le  mérite 
de  la  défense  est  sans  cesse  subordonné  au  plan  de  l'atta- 
que; où,  sans  avoir  jamais  l'avantage  de  rien  prévoir,  il 
faut  conserver  toujours  l'avantage  de  parer  à  tout.  Cette 
sorte  de  succès  est  l'avantage  caractéristique  d'un  genre 
d'éloquence  dont,  jusqu'à  vous,  chez  les  Fran(;ais,  il 
n'existait  pas  de  modèle  (l).  » 

Je  recommande  d'autant  plus  volontiers  à  M.  l'abbé  Si- 
card  ces  lignes  sur  l'abbé  Maury,  qu'elles  ont  pour  auteur... 
l'abbé  Sicard,  le  célèbre  instituteur  des  Sourds-Muets, 
membre  de  l'Académie  française,  où  il  reçut  le  6  mai 
1807,  le  grand  orateur  de  la  Constituante. 

vl)  lléponae  de  M.  Vabbé  Sicard  à  M.  U  cardinal  Maury,  vettant 
prendre  téanee  à  la  place  d*  M.  Target.  S^nc«  publique  de  l'Académie 
:raaçaiM  du  6  nui  1807. 

S 


34  (L\USERIES    HISTORIQUES. 


m 


L'abbé  Maury  avait  terminé  son  premier  discours  sur 
les  biens  du  clergé,  le  13  octobre,  par  ces  mots  d'une 
vérité  profonde  :  «  Vous  voulez  être  libres  !  Eh  bien, 
souvenez-vous  donc  que,  sans  propriété,  il  n'y  a  plus  de 
liberté;  caria  liberté  n'est  autre  chose  que  la  première 
des  propriétés  sociales,  la  propriété  de  soi.  »  Son  second 
discours,  celui  du  30  octobre,  se  terminait  par  cette  pa- 
role :  «  Le  plus  terrible  despotisme  est  celui  qui  porte  le 
masque  de  la  liberté.  » 

Dans  la  séance  du  31  octobre,  l'archevêque  d'Aix,  Mgr 
de  Boisgelin,  fit  un  discours  qui  était  un  acte.  «  Il  est,  dit- 
il,  une  voix  qui  parle  aux  hommes,  celle  delà  nécessité. 
11  ne  faut  pas  nous  le  dissimuler,  l'Etat  est  en  péril....  Ce 
qu'on  appelait  le  crédit  de  l'Etat  n'existe  plus  ;  un  crédit 

prêt  à  naître,  celui  de  la  nation,  n'existe  pas  encore 

C'est  dans  ces  circonstances  que  la  nation  entière  tourne 
ses  regards  vers  le  clergé.  Il  semble,  d'après  l'opinion  du 
peuple,  que  le  clergé  doive  combler  l'abîme  en  s'y  jetant 
lui-même  ;  il  doit  donner  aujourd'hui  tout  ce  qu'il  peut 
donner  ;  que  l'Assemblée  nationale  le  détermine,  il  s'y 
soumettra.  Les  annales  de  notre  histoire  prouvent  assez 
s'il  a  jamais  refusé  de  venir  au  secours  de  la  chose  pu- 
blique. »  Voulant  conjurer,  par  un  suprême  effort,  la  dou- 
ble honte  du  vol  et  de  la  banqueroute,  l'archevêque  d'Aix 
offrit  alors,  au  nom  du  clergé,  de  solder  à  l'instant  les 
300  millions  de  dette  exigible  au    moyen   d'un  emprunt 


I 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  35 

hypothécaire  de  408  millions  sur  les  biens  ecclésiasti- 
ques. 

Mais  que  pouvaient  les  plus  généreuses  propositions, 
que  pouvait  la  cause  de  la  justice  contre  la  coalition  des 
jansénistes  et  des  jacobins?  «  Les  raisonnements  les  plus 
forts,  les  calculs  les  plus  précis,  l'éloquence  la  plus  éner- 
gique ou  la  plus  entraînante,  tout  échoua  contre  les  pas- 
sions (1).  »  Le  2  novembre,  jour  des  Morts,  que  lesbeaax 
esprits  de  la  Révolution  appelèrent  le  jour  de  la  Mort 
du  clergé,  l'Assemblée,  reculant  devant  un  vol  avoué,  dé- 
créta, par  une  sorte  d'euphémisme  hypocrite,  que  les  biens 
ecclésiastiques,  pour  concourir  à  l'acquittement  de  la  dette 
nationale,  seraient  mis  à  la  disposition  de  la  Nation. 

€  Malgré  les  menaces  d'une  populace  ameutée,  dit  M .  l'abbé 
Sicard,  le  décret  du  2  novembre  se  heurta  à  une  très  im- 
portante minorité,  trois  cent  soixante-huit  voix  contre  trois 
cent  quarante-six,  et  encore  quarante  membres  s'abstin- 
rent et  la  terreur  en  écarta  trois  cents  de  la  séance  (2).» 
Ces  chiffres  ne  sont  pas  et  ne  peuvent  pas  être  exacts. 
368  voix  pour,  346  contre,  40  abstentions,  300  absents,  cela 
fait  un  total  de  1024  ;  ce  total  ne  répond  nullement  au  chiffre 
des  députés  à  l'Assemblée  nationale,  qui  était  de  i214. 
Voici  quelle  fut  la  répartition  des  voix  dans  le  vote  du 
2  novembre  :  Députés  présents  :  954  ;  pour  le  décret  :  553; 
contre,  346;  et  40  abstentions. 

Le  premier  pas  était  fait,  les  autres  allaient  suivre.  Les 

(1)  ChaUtabrâiid,  Opbdon  ntr  la  résolution  relative  au  clergé,  pro» 
noncée  à  la  Chambre  des  pain  le  10  férrier  1816.  —  Œuvres  complètes, 
T.  XXIII,  p.  84. 

(2)  Les  Evéques  pendant  la  Révolution,  p.  181. 


36  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

Spoliateurs  reviennent  à  la  charge  jusqu'à  complète  vic- 
toire. Un  décret  du  19  décembre  1189  ordonne  une  pre- 
mière vente  de  biens  ecclésiastiques.  Dans  la  séance  du 
12  avril  1190,  après  avoir  rappelé  qu'il  avait  proposé,  le 
31  octobre  précédent,  la  fondation  d'une  banque  hypothé- 
caire, dont  le  fonds  social  aurait  suffi  à  couvrir  largement 
et  le  déficit  et  l'insuffisance  du  budget  pour  les  services 
publics,  Mgr  de  Boisgelin  fit  la  déclaration  suivante  : 
«  Xoits  renouvelons  Voffre  solennelle  d'un  emprunt  de 
iOO  millions,  lequel  serait  autorisé,  garanti,  décrété  et 
levé  par  l'Assemblée  nationale,  hypothéqué  sur  le  clergé, 
qui  en  payerait  les  intérêts  et  rembourserait  le  capital 
par  des  ventes  progressives,  faites  suivant  les  formes  ca- 
noniques et  civiles.  Je  remarque  que  ces  ventes  seraient 
indépendantes  des  ventes  du  domaine  :  ce  qui  ferait  une 
ressource  de  330  ou  COO  millions  (1).  »  L'Assemblée  ne 
veut  rien  entendre;  elle  écarte  la  proposition  de  l'arche- 
vêque d'Aix,  et,  par  son  décret  du  14  avril,  enlève  complè- 
tement à  l'administration  du  clergé  les  biens  ecclésias- 
tiques, pour  les  confier  aux  départements  et  aux  dis- 
tricts. Enfin,  le  décret  du  14  mai  1790  achève  la  ruine  en 
prescrivant  la  vente  de  tous  les  biens  ecclésiastiques  sans 
exception. 

La  spoliation  était  consommée. Aussi  bien  il  ne  s'agissait 
pas,  pour  l'Assemblée,  d'une  question  financière.  Les 
Constituants  ne  pouvaient  sérieusement  douter  que  le 
clergé  ne  fût  légitime  propriétaire,  ni  que  les  400  millions 
par  lui  offerts  ne  permissent  à  l'Etat  de  s'acquitter  :  mais 

(i)  Moniteur  du  13  %ytû  1790. 


CAUSERIES  IUST0HIQUE8.  37 

la  question  pour  eux  était  surtout  politique  et  religieuse. 
Ils  en  voulaient  moins  à  la  bourse  du  clergé  qu'à  son  indé- 
pendance et  à  son  existence  même.  Un  des  principaux 
membres  du  côté  gauche.  Le  Chapelier,  dans  la  séance  du 
2  novembre,  en  avait  fait  très  claireraeni  l'aveu:  «  Vous 
avez,  disait-il,  voulu  détruire  les  ordres,  parce  que  leur 
destruction  était  nécessaire  au  salut  de  l'Etat.  Si  le  clergé 
conserve  ses  biens,  l'Ordre  n'est  pas  encore  détruit .  Le 
clergé  offre  des  dons;  redoutez  ce  piège.  Il  veut  sortir  de 
sa  cendre  pour  se  reconstituer  en  ordre...  Il  est  impoliti- 
que que  les  grands  corps  aient  des  propriétés,  » 

Après  avoir  défendu,  comme  c'était  leur  devoir,  le  pa- 
trimoine de  l'Eglise,  les  évoques  crurent  de  leur  dignité, 
une  fois  la  spoliation  consommée,  de  ne  point  récriminer 
sur  le  fait  accompli.  Les  prélats  de  l'Assemblée,  ayant  ap- 
pris qu'un  laïque  allait  publier  un  ouvrage  pour  défendre 
la  propriété  ecclésiastique,  remboursèrent  les  frais  d'im- 
pression, et  firent  retirer  le  livre,  pour  ne  point  aggraver 
les  difficultés  ni  attiser  les  haines. 

Les  chapitres  consacrés  par  l'abbé  Sicard  à  cette  grave 
question  de  la  vente  des  biens  du  clergé  se  terminent  par 
cette  page  éloquente  : 

«  Ainsi  parlaient  les  vivants.  Ah  !  si  les  millions  de  do- 
nateurs de  tous  les  siècles  qui,  confiants  dans  la  pérennité 
de  l'Eglise  et  dans  «  ces  lois  qui  semblaient  immortelles  », 
croyaient  pouvoir  dormir  à  jamais  leur  dernier  sommeil 
à  l'abri  des  temples,  des  monastères,  bercés  en  quelque 
sorte  par  les  chants  sacrés  et  les  cérémonies  saintes,  si  ces 
bienfaiteurs,  réveillés  en  sursaut  par  la  hache  des  démo- 
lisseurs,  avaient  pu  secouer  la  poussière  du  tombeau,  de 


38  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

quel  accent  ils  eussent'  renouvelé  les  excommunications, 
les  anathèmes  inscrits  dans  leurs  testaments,  contre  ces 
profanateurs,  venant  ainsi  anéantir  leurs  fondations  avec 
les  biens  d'Eglise,  et  arrêter  sur  les  lèvres  du  prêtre  la 
prière  séculaire  qui  montait  vers  Dieu  pour  le  salut  de  leur 
âme  (4)!  » 

Dans  le  beau  travail  de  l'abbé  Sicard,  étudié  aux  sources, 
plein  de  faits,  de  documents  inédits  ou  peu  connus, 
je  signalerai  pourtant  une  lacune.  L'auteur  n'a  pas  parlé 
des  moyens  qui  furent  employés  pour  peser  sur  les  déci- 
sions de  l'Assemblée  nationale  dans  cette  question  de  la 
vente  des  biens  du  clergé.  Cette  mesure  avait  été  propo- 
sée, nous  l'avons  vu,  dès  le  8  août  1189;  mais  l'Assem- 
blée siégeait  encore  à  Versailles .  Les  meneurs  résolurent 
del'ajourner  jusqu'au  moment  où  l'on  pourrait  disposer 
des  masses  parisiennes  (2).  On  commença  par  organiser 
dans  la  presse  révolutionnaire  un  système  de  diffamation 
contre  les  évéques  et  le  clergé.  Les  prêtres  ne  furent  plus 
appelés  que  Calolim.  On  vendait  au  Palais-Royal,  on  dis- 
tribuait dans  les  rues  des  gravures  représentant  des  inté- 
rieurs  de  monastères  où  les  moines,  entourés  de  tonnes 
d'or,  dansaient  avec  des  courtisanes  sous  les  treilles  des 
cloiires  (3).  Ensuite,  on  attira  une  masse  de  clubistes 
autour  de  la  salle  des  séances,  et  on  les  chargea  d'insulter 
et  de  menacer  les  ecclésiastiques.  (4)  Enfin,  les  tribunes 

(1)  Lu  Évégwt  pendant  la  Récolution,  p.  192. 

(2)  Mémoirtt  de  Ferriéret,  T.  I,  p.  357 

(3)  Ccmillfl  Decmouliiu,   RévolvUions  de  France,  T.  I,   p.  458.   T.  Il, 
p.  193,  328. 

(4)  Aeteide$  Apôtres,  T.  V,  p.  63. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  39 

furent  occupées  par  les  bandes  soldées  des  jacobins,  et 
leurs  hurlements  enlevèrent,  le  2  novembre,  le  décret  de 
spoliation  (1). 

Au  mois  d'avril  1190,  on  eut  recours  aux  mêmes  mo- 
yens. Les  Jacobins  appelèrent  de  nouveau  leurs  bandes 
autour  de  l'Assemblée  (2).  A  l'aide  des  tribunes,  qui  mê- 
laient leurs  vociférations  aux  cris  des  députés  du  côté  gau- 
che ;  à  l'aide  des  assassins,  auxquels  l'abbé  Maury  n'é- 
chappa que  par  un  miracle  (3),  les  adversaires  du  clergé 
obtinrent,  le  14  avril,  le  décret  qui  remettait  complète- 
ment les  biens  ecclésiastiques  aux  départements  et  aux 
districts. 

A  l'action  des  tribunes  venait  se  joindre  celle  des  pam- 
phlets dits  patriotiques,  et  ici  encore  j'exprimerai  le 
regret  que  l'abbé  Sicard  n'en  ait  pas  parlé.  Chaque  jour 
en  voyait  paraître  plusieurs,  et  nul  doute  qu'ils  n'aient 
contribué,  pour  une  large  part,  à  engager  l'Assemblée 
dans  une  voie  de  plus  en  plus  révolutionnaire.  Je  n'en 
citerai  que  deux.  L'un  est  intitulé  :  Arrêt  de  la  cour 
nationale  du  Palais-Iioyal  de  Paris.  Il  fut  composé  à 
l'occasion  du  décret  du  13  avril  1790  concernant  la 
religion  et  de  la  protestation  signée  par  deux  cent  qua- 
tre-vingt-dix-sept membres  de  l'Assemblée,  en  tête  des- 
quels figuraient  trente-trois  cvêgues.  L'arrêt  de  la  Cour 

(1)  Histoire  de*  oatues  de  la  Réooltttion  française  par  Addphe  Qra- 
oler  de  Ca«Mgoac.  T.  III,  p.  181. 

(2)  Actes  des  Apôtres  T.  Y,  d*  147  p.  63.  —  Moniteur,  téuiM  da  13 
avril  1790,  discours  de  M.  de  Foucault- 

(3)  Voir  dans  les  Réooltttions  de  Pratioe,  T.  U*  p.  472  ana  gravura 
rep  résentant  la  maison  de  la  rue  8aint«-Ann«,  sur  la  toit  de  laquella 
l'abbé  Maury,  poursuivi  par  les  assassins,  s'était  réfugié. 


40  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

nationale  du  Palais  Royal  déclare  faux  et  écervelés  les 
nommés  Maury,  Cazalès,  Virieu,  les  évêques  ou  arche- 
vêques de  Nancy  (La  Fare),  de  Clermont  (Donnai),  d'Aix 
(Boisgelin),  etc  ;  ordonne  «  qu'ils  auront  la  lête  lavée 
et  rafraîchie  dans  le  bassin  du  Palais-Royal,  qu'il  leur  sera 
donné  à  chacun  trois  douches  sur  l'occiput  pendant  trois 
jours  consécutifs,  et  qu'ils  seront  préalablement  saignés, 
purgés  et  médicamentés,  et  ensuite  reclus  et  enfermés 
jusqu'à  la  clôture  de  la  Constitution...  »  L'autre  pamphlet, 
qui  est  également  de  1790,  a  pour  titre  :  Messe  au  Saint- 
Esprit  à  Voccasion  du  pacte  fèdèratif,  célébrée  par  V ar- 
chevêque  d'Aix   et  chantée  par   Vabbé    Maury,  grand 
chantre  du  parti  aristocratique,  suivie  d'oraisons  sur  le 
même  sujet  faites  par  saint  Louis  XVI,  (1)  ci-devant  roi 
de  France,  et  par  sa  femme  Marie-Antoinette  :  Voici  ce 
qu'on  fait  dire  à  Mgr  de  Boisgelin,  au  Gloria  in  excelsis  : 
€  Gloire  à  vous,  ù  roi  de  France,  si  vous  parvenez  à 
détruire  les  projets  désastreux  des  ennemis  de  la  religion, 
du  trône  et  de  l'ordre  !  Gloire  aux  hommes  de  bonne  vo- 
lonté qui,  pour  ramener  la  paix,  massacreront  les  confédé- 
rés qui,  dans  leur  ivresse  insolente,  vont  jurer  d'être  nos 
ennemis  !...  Si  vous  livrez  le  scélérat  Necker  à  la  ven- 
geance des  lois  qui  punissent  le  parricide,  nous  vous  ren- 
drons grâce  d'être  sorti  de  la  léthargie  dans  laquelle  cet 
odieux  personnage  vous   avait  plongé.  Roi  d'un  grand 
peuple,  petit-fds  de  Henri  IV,  de  Louis  XIV,  ô  vous  qui 
pouvez   tout,   si    vous    voulez    vous    joindre  à    votre 

(1)  Remarquez  c«  oi-devant  en  1790,  car  telle  est  bien  la  date  du 
pamphlet,  publié  quelques  jours  avant  la  fête  de  la  Fédération  au  Champ 
de  Mars  (U  juillet  1790). 


CAUSERIKS  HISTORIQUES.  41 

noblesse,  à  vos  parents,  à  d'Artois,  Contiet  Bourlion,  pour 
elTacer  de-dessus  la  terre  fortunée  qui  est  votre  héritage, 
les  ambitieux  qui  veulent  se  l'approprier  sous  le  titre 
insidieux  de  défenseurs  de  la  libertî\  frappez  les  d'Or- 
léans, les  Sillery,  et  tous  leurs  amis,  du  glaive  que  Dieu 
a  mis  dans  vos  mains  pour  punir  les  scélérats  qui  osent 
braver  et  les  rois  et  l'Eglise...  » 

La  scène  de  l'offertoire  est  plus  odieuse  encore,  avec  les 
prières  pour  la  bénédiction  des  poignards.  L'archevêque 
d'Aix,  après  avoir  béni,  consacré  un  grand  nombre  de  poi- 
gnards, et  les  avoir  distribués  aux  assistants,  dit  : 

t  Que  ces  poignards,  consacrés  pour  venger  notre  in- 
jure et  celle  de  notre  auguste  monarque,  deviennent  dans 
vos  mains  les  instruments  de  notre  gloire  et  de  notre 
splendeur  ;  que  le  sang  impur  qu'ils  feront  répandre 
cause  une  telle  épouvante  à  toutes  les  nations,  qu'elles 
redoutent  notre  puissance  et  nous  révèrent  à  jamais. 
Ainsi  soit-il  (1).  » 


IV. 


La  seconde  partie  du  volume  de  l'abbé  Sicard  est  con- 
sacrée à  la  constitution  civile  du  clergé.  Ici  l'intérêt  du 
récit  grandit  encore.  Il  grandit  avec  le  péril  de  l'Eglise, 
et  aussi  avec  l'admirable  attitude  de  l'épiscopat.  Tout  à 
l'heure  il  s'agissait  de  savoir  si  l'Eglise  serait  riche,  si 
elle  serait  puissante  :  la  question  a  été  résolue  par  sa  ruine 

(i)  Le  Cardinal  de  Boisgelin,  par  M.  René  Kenriller.  1886. 


42  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

politique  et  financière.  Maintenant  il  s'agit  tout  simplement 
de  savoir  si  elle  sera. 

La  constitution  civile  du  clergé  était  le  dernier  acte  de 
la  savante  campagne  menée  contre  l'Eglise.  On  avait  sup- 
primé le  clergé  comme  ordre  politique.  On  lui  avait  enle- 
vé ses  biens.  Restait  à  pénétrer  dans  son  organisation  in- 
térieure, à  faire  une  nouvelle  église  et  un  nouveau  clergé. 
L'assemblée  n'hésita  pas  à  le  faire.  Elle  vota  une  sé- 
rie de  mesures  qui  se  peuvent  ramener,  en  négligeant  les 
détails,  aux  cinq  points  suivants  : 

l"  Les  circonscriptions  de  tous  les  diocèses  et  d'un  cer- 
tain nombre  de  cures  seraient  modifiées.  Chaque  dépar- 
tement formerait  un  évéché,  et  les  administrations,  soit 
en  supprimant  des  paroisses,  soit  en  modifiant  des  terri- 
toires, feraient  des  fidèles  une  répartition  nouvelle  quand 
la  chose  leur  paraîtrait  opportune, 

2**  Un  décret  fixerait  le  traitement  en  argent  des  mi- 
nistres du  culte. 

3°  Les  Evoques  seraient  nommés  par  les  mêmes  élec- 
teurs que  les  députés  et  les  conseillers  chargés  d'adminis- 
trer le  département.  Les  curés  seraient  nommés  par  les 
électeurs  appelés  à  choisir  les  conseillers  du  district. 

4°  Tous  les  chapitres  étaient  abolis.  Le  Conseil  des 
évéques  était  composé  d'un  certain  nombre  de  prêtres 
appelés  vicaires  épiscopaux,  qui  étaient  en  même  temps 
vicaires  de  la  cathédrale,  devenue  une  paroisse  dont 
l'évéque  était  le  curé. 

o"  Un  serment  prêté  par  tous  les  nouveaux  titulaires, 
désignés  au  moyen  de  l'élection,  assurerait  leur  adhésion 
au  nouvel  ordre  de  choses. 


CAUSERIES    HISTORIQUES.  43 

Sur  les  deux  premiers  points  il  n'aurait  pas  été  impos- 
sible d'arriver  à  une  entente  avec  le  Saint-Siège.  Ils  ont  été 
admis  plus  tard  par  le  Concordat.  Mais  les  trois  autres 
points  renfermaient  une  violation  complète  de  la  disci- 
pline de  r  Eglise.  Ils  séparaient  violemment  l'Eglise  de 
Franc  e  de  l'Eglise  de  Rome.  Ils  privaient  le  clergé  de  son 
chef  et  défenseur  naturel,  et  le  livraient  sans  défense  au 
pouvoir  civil,  t  La  nation  gouvernant  désormais  la  reli- 
gion comme  tout  autre  service  public,  l'Eglise  absorbée 
par  l'Etat  :  voilà,  dit  très  bien  M.  l'abbé  Sicard,  la  Révo- 
lution opérée  par  la  nouvelle  constitution  du  clergé.  » 

Les  derniers  articles  en  furent  votés  le  12  juillet  1190. 
Si  les  évoques  s'étaient  soumis,  c'était  le  schisme.  En  ré- 
sistant, ils  ont  sauvé  l'unité  religieuse  en  France.  La  ques- 
tion était  trop  au-dessus  des  fidèles  pour  exciter  leur  ar- 
deur. Les  curés  étaient  trop  dans  la  Révolution,  trop  en- 
traînés vers  le  serment,  —  la  minorité  importante  qui  le 
prêta  le  prouve  assez  —  pour  opposer  au  schisme  une 
barrière  invincible.  Le  salut  vint  de  l'épiscopat. 

Les  évoques  résistèrent  avec  une  inébranlable  fermeté. 
Tous  formulèrent  avec  énergie,  dans  les  mandements 
adressés  à  leurs  diocésains,  leurs  convictions  et  leurs  réso- 
lutions. De  leur  côté,  les  prélats  députés  à  la  Constituante 
signèrent,  le  30  octobre  1190,  une  Eocposition  des  prin- 
cipes de  r  Eglise  de  France  sur  la  constitution  civile  du 
clergé,  écrit  puissant  qui  réduisait  à  néant  tous  les  so- 
phismes  du  comité  ecclésiastique.  Il  était  l'œuvre  de  Mgr  de 
Boisgelin.  Cette  publication  irrita  d'autant  plus  les  meneurs 
qu'ils  étaient  plus  embarrassés  pour  y  répondre.  Ils  vou- 
lurent arrêter  le  mouvement  de  réaction  qui  se  dessinait 


44  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

dans  plusieurs  provinces.  Le  décret  du  27  novembre  en- 
joignit à  tous  les  ecclésiastiques  en  fonctions  de  prêter 
serment  à  la  constitution  civile,  sous  peine  d'être  rempla- 
cés. Ce  décret  était  presque  aussi  grave  que  celui  du  12 
juillet.  Il  faisait  passer  dans  les  faits  une  loi  qui  aurait  pu 
rester  longtemps  dans  la  théorie.  Il  donnait  le  signal  de 
la  persécution  religieuse. 

Toute  cette  seconde  partie  du  volume  de  M.  l'abbé  Sicard 
me  parait  bien  près  d'être  parfaite.  Tout  au  plus  oserai-je 
ici  encore  regretter  l'absence  de  quelques-uns  de  ces 
petits  faits  qui  projettent  parfois  sur  les  hommes  et  les 
choses  d'une  époque  une  si  vive  lueur.  J'en  donnerai  un 
exemple.  Le  Pape  Pie  VI  avait  envoyé,  le  10  mars  1791,  à 
S.  E.  M.  le  cardinal  de  la  Rochefoucauld,  M.  l'archevêque 
d'Aix  et  les  autres  archevêques  et  évéques  de  l'Assemblée 
nationale  de  France,  un  bref  portant  condamnation  de  la 
Constitution  civile.  Un  second  bref,  celui  du  13  avril, 
vint  bientôt  confirmer  le  premier.  Il  fut  répandu  à  Paris 
le  3  mai.  Le  4  mai,  une  société  «  patriotique  »  se  réunit 
dans  le  jardin  du  Palais-Royal,  où  fut  dressé  un  manne- 
quin représentant  le  pape.  «  Là,  dit  le  rédacteur  des 
dévolutions  de  Paris,  un  membre  de  la  Société  a  lu  un 
réquisitoire,  dans  lequel,  après  avoir  notifié  les  intentions 
criminelles  de  Joseph-Ange  Braschi,  Pie  VI,  il  a  conclu  à 
ce  que  le  mannequin  qui  le  représentait  fût  brûlé,  et  les 
cendres  jetées  au  vent,  toutefois  après  lui  avoir  ôté  sa 
croix  et  son  anneau.  Le  même  réquisitoire  portait  qu'à 
l'égard  du  sieur  Uoyou  (1),  il  serait  représenté  par  une 

(1)  L'abbë   Royou,  l'éloquent  et  courageux  rédacteur  de  VAmi  du   roi. 


I 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  45 

liasse  de  son  libelle  périodique,  et  qu'après  avoir  été  im- 
bibée dans  la  fange,  elle  serait  également  réduite  en  cen- 
dres. Il  a  été  pleinement  fait  droit  sur  le  réquisitoire. 
L'effigie  du  pape,  son  bref  en  main,  et  la  représentation  de 
Tabbé  Hoyou,  tout  a  été  brûlé  aux  acclamations  des  spec- 
tateurs (i).  » 

Après  cela,  j'ai  peut-être  tort  de  m'attarder  ainsi  aux 
peins  faits,  surtout  à  propos  d'un  livre  comme  celui  de 
l'abbé  Sicard.  Certes,  il  en  est  peu  où  l'auteur  ait  eu  à 
ii-aiter  un  sujet  si  grand,  si  intéressant,  si  dramatique.  Ici 
le  drame  est  d'autant  plus  saisissant  qu'il  ne  se  passe 
pas  seulement  dans  les  faits  :  il  se  déroule  principale- 
ment dans  les  consciences.  En  même  temps  qu'il  a  pour 
cadre  l'époque  la  plus  tragique  de  notre  histoire,  il  met 
en  jeu  les  plus  hautes  questions  et  les  plus  délicates, 
celles  qui  touchent  à  la  foi,  à  la  religion,  à  l'âme  même 
de  la  patrie.  M.  l'abbé  Sicard  n'a  pas  été  au-dessous  d'un 
tel  sujet.  Je  suis  heureux  de  saluer  dans  son  livre 
l'œuvre  d'un  historien,  d'un  écrivain,  d'un  prêtre. 

(1)  Rtfcolutiotu  de  Parù^  T.  \II1,  p.  186. 


III. 


LE  PATRIOTE    PALLOY 
ET  L'ORATEUR   DU  PEUPLE  GONCHON  (1). 


Le  conseil  municipal  de  Paris  a  créé,  il  y  a  quelques 
années,  un  cours  d'histoire  de  la  Révolution.  M.  Bour- 
geois, ministre  de  l'instruction  publique,  ne  s'est  pas  fait 
faute  de  donner  à  cette  chaire  la  consécration  officielle  et 
de  l'assimiler  aux  autres  chaires  de  la  Faculté  des  lettres  . 
Le  conseil  municipal  et  le  ministre  ont  eu  raison,  à  leur 
point  de  vue.  Mais  est-ce  que  leur  conduite  ne  nous  trace 
pas  celle  que  nous  devons  tenir  à  notre  tour  ?  Les  écri- 
vains conservateurs  se  refuseront-ils  encore  longtemps  à 
comprendre  que,  s'il  est  une  tâche  urgente,  nécessaire 
entre  toutes,  c'est  de  rétablir  la  vérité  sur  les  hommes  et 
les  choses  de  la  période  révolutionnaire?  Si  l'heure  n'est 
pas  encore  venue  de  faire  une  histoire  générale  de  la  Révo- 
lution, préparons-en  du  moins  les  matériaux  pour  celui 
qui  sera  digne  de  l'écrire  un  jour.  Que  chacun  étudie  à 
fond  un  point  spécial,  un  homme,  un  épisode,  et  en  fasse 
une  monographie  exacte,  complète,  définitive.  Ainsi  avait 

(1)  Le  Patriote  Paîloy  et  rexploitation  de  la  Bastille,  —  L'Orateur 
du  peuple  Gonchon,  p«r Victor  Foamel.  Un  vol.  iQ-8,  Ilooorë  Champion, 
«iitoar,  9,  quai  Vcdtairs.  1892. 


48  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

fait,  l'an  passé,  M.  Victor  Fournel,  avec  ses  deux  volumes 
sur  les  Hommes  du  14  Juillet  et  sur  V Evénement  de 
Varennes.  Celui  qu'il  nous  donne,  cette  année,  sur  le 
Patriote  Palloy  et  YOrateur  du  peuple  Gonchon  n'est  ni 
moins  neuf  ni  moins  intéressant. 


I. 


Le  patriote  Palloy  n'a  été  qu'un  comparse  dans  le  drame 
de  la  Révolution;  mais  nul  n'a  fait  plus  d'efforts  pour 
se  pousser  aux  premiers  plans  ;  nul  ne  s'est  donné  plus 
de  mouvement  pour  se  faire  remarquer  à  côté  des  grands 
rôles.  En  personne  plus  qu'en  ce  remuant  et  encombrant 
personnage  ne  se  résume  mieux  le  type  du  civisme  in- 
tempérant, du  patriotisme  en  dehors,  de  la  médiocrité 
parvenant  à  s'imposer  par  l'intrigue,  par  la  réclame,  par 
le  bruit;  le  type  du  mouvement  stérile,  de  la  déclamation 
creuse,  de  la  mobilité  perpétuelle,  se  pliant  successive- 
ment à  toutes  les  opinions,  embrassant  tour  à  tour  toutes 
les  causes,  les  tenant  pour  justes  et  patriotiques  aussi 
longtemps  qu'elles  sont  triomphantes. 

Ces  ambitieux,  ces  vaniteux,  ces  médiocres  s'appelaient 
alors  légion.  Ils  remplissaient  la  ville  et  les  faubourgs  ;  ils 
pullulaient  en  province.  Et  c'est  pourquoi  M.  Victor  Four- 
nel a  eu  raison  de  consacrer  une  étude  approfondie  au 
personnage  qui  les  représente  le  mieux  et  qui  est  vrai- 
ment le  spécimen  du  genre, 

Pierre-François  Palloy  était  né  à  Paris  le  23  janvier 
1755.  Fils  d'un  marchand  de  vin,  il  épousa,  le  l*"^  février 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  49 

niO,  Mlle  Robillot,  fille  d'un  maitre  maçon.  Son  beau- 
père  lui  céda  sa  clientèle;  il  fut  reçu  maître  au  mois 
d'août  de  la  même  année  ;  il  avait  titre  d'entrepreneur 
des  bâtiments  du  roi  au  département  de  la  vénerie,  et  il 
exerçait  sa  profession  sans  avoir  jamais  fait  parler  de  lui, 
quand  la  Révolution  éclata. 

La  Bastille  une  fois  prise,  et  prise  sans  lui,  puisque 
M.  Fournel  a  vainement  cherché  son  nom  sur  la  liste 
officielle  des  vainqueurs,  Palloy  comprit  aussitôt  la  force 
du  mouvement  qui  allait  se  produire  en  faveur  des  vain- 
queurs et  contre  la  prison-forteresse.  Il  entrevit  nette- 
ment, dès  le  premier  jour,  ce  que  sa  démolition  pour- 
rait devenir  entre  les  mains  d'un  habile  homme  tel  que 
lui,  toute  l'importance  et  tout  le  profit  qu'il  ne  manque- 
rait pas  d'en  retirer. 

Dès  le  14  juillet,  il  installe  ses  ouvriers  à  la  Bastille; 
le  15,  de  lui-même,  sans  ordres,  il  commence  à  la  démo- 
lir, comme  si  elle  eût  été  sa  chose,  son  bien  propre.  Le 
16  au  matin,  il  écrit  aux  membres  du  corps  électoral  sié- 
geant à  l'hôtel  de  ville  pour  les  prier  de  joindre  à  leur 
proclamation  un  ordre  de  continuer  la  démolition,  les  assu- 
rant de  son  exactitude,  de  sa  fermeté,  de  son  zèle,  et  s'en- 
gageant  à  ne  jamais  signer  que  Palloy,  patriote.  Jamais 
engagement  ne  sera  plus  fidèlement  tenu.  On  avait  alors 
le  patriote  Gorsas,  rédacteur  du  Courrier  de  Versailles^  le 
patriote  Moustache  (L.  Boussemart),  le  patriote  sans 
moustaches  (Charles  Boussemart).  Tous  ceux  qui  préten- 
daient avoir  eu  part  au  grand  événement  du  14  juillet  se 
nommaient  les  patriotes  de  89.  Bref,  le  mot  était  à  la 

4 


50  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

mode;  mais  il  resta  surtout  la  propriété  de  Palloy  et  de- 
meura inséparable  de  son  nom.  Ce  puffîste,  après  avoir 
dupé  la  Révolution,  est  en  train  de  duper  la  postérité. 
Apres  plus  d'un  siècle,  on  dit  encore  :  le  patriote  Palloy. 

Un  autre  maçon  se  serait  peut-être  contenté  de  l'hon- 
neur et  du  profit  attachés  à  la  démolition  de  la  Bastille  ; 
Palloy  eut  une  idée  qui  portait  plus  loin  :  c'était  d'ac- 
quérir à  bon  compte  les  matériaux  provenant  de  la  démo- 
lition, et  d'entreprendre  en  grand,  dans  un  vaste  hangar 
construit  sur  l'une  de  ses  propriétés  (rue  des  Fossés- 
Saint-Bernard,  20)  l'exploitation  [)atriotique  des  débris  de 
la  vieille  prison. 

La  Bastille  recouvrait  une  superficie  de  deux  tiers 
d'arpent;  les  tours  avaient  quatre-vingt-seize  pieds  de 
hauteur  de  la  base  au  sommet;  les  murs,  six  pieds  et 
demi  d'épaisseur.  Une  seule  des  tours  (et  il  y  en  avait 
huit)  pouvait  fournir  de  quoi  peupler  tout  le  royaume 
de  souvenirs.  11  y  avait  là  non  seulement  des  pierres,  mais 
du  fer,  du  bois,  du  marbre.  Avec  Palloy,  rien  ne  sera 
perdu  ;  et  si  la  France  ne  peut  tout  absorber,  le  reste  de 
l'Europe  est  là,  et  même  l'Amérique. 

H  imagina  tout  d'abord  de  fabriquer  un  grand  nombre 
de  petites  bastilles  reproduisant  très  exactement  la  forte- 
resse démolie  :  l'enceinte,  les  deux  ponts-levis,  les  huit 
tours,  les  quinze  canons,  les  tas  de  boulets,  les  drapeaux, 
la  cour  des  cuisines  et  la  grande  cour  avec  leurs  princi- 
paux détails.  C'est  sous  cette  forme  que  son  idée  devait 
obtenir  le  [)lus  de  succès,  et  faire  le  plus  de  bruit.  Lors- 
que le  décret  du  13  janvier  1790,  eut  divisé  la  France  en 
83  départements,  il  résolut   d'envoyer  solennellement  à 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  51 

chacun  d'eux  une  de  ses  réductions  de  la  Bastille,  ainsi 
qu'aux  districts  et  aux  communes  importantes. 

Pour  présider  à  leur  remise  entre  les  mains  des  auto- 
rités, Palloy  organisa  une  troupe  de  commis-voyageurs, 
qu'il  décora  du  titre  d'Apôtres  de  la  liberté.  Il  les  munit 
d'instructions  où  se  trouve  ce  trait  caractéristique  :  «  Ne 
rien  oublier  de  ce  qui  peut  être  utile  à  la  chose  publi- 
que et  aux  intérêts  de  Palloy.  » 

Mais  ce  n'était  là  qu'un  début.  Bientôt,  sur  toute  la  sur- 
face du  royaume,  aux  champs  comme  à  la  ville,  il  pleut 
des  pierres  de  la  Bastille.  Palloy  fabrique  d'ailleurs  avec 
ses  matériaux  les  objets  les  plus  rares  et  les  plus  impré- 
Nus  :  non  seulement  des  bustes,  médaillons  ou  statuettes, 
mais  des  cornets,  des  tabatières,  des  presse-papiers,  des 
bonbonnières,  des  encriers,  des  bijoux. 

Ce  maçon  est  le  plus  infatigable  des  scribes.  Tout  lui 
est  matière  à  brochures,  lettres  ou  affiches.  Tout  lui  est 
prétexte  à  exhibition.  11  est  de  tous  les  deuils  et  de  toutes 
les  fêtes.  On  ne  peut  plus  maintenant  vivre  ou  mourir 
sans  lui.  Libre  aux  gens  sensés,  s'il  en  reste  encore,  de 
le  trouver  ridicule;  il  n'en  est  pas  moins  venu  à  ses  fins. 
La  France  entière  le  connaît,  il  est  célèbre,  populaire  : 
il  est  le  patriote  Palloy  \  En  temps  de  révolution,  il 
arrive  parfois  que  les  imbéciles,  comme  les  coquins, 
(deviennent  des  personnages. 

On  devine  sans  peine  le  parti  que  M.  Victor  Fournel  a 
^ré  de  ce  grotesque,  et  quel  amusant  portrait  il  en  a  su 

icer.  Ce  lui  est  une  occasion  de  peindre  au  naturel  et 
la  vif  un  des  côtés  de  la  Révolution  à  ses  débuts,  le  côté 
tableur,   théâtral,  charlatanesque.  Aux  détails  piquants, 


52  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

qui  abondent,  se  mêlent,  à  l'occasion,  de  sérieux  ensei- 
gnements. Palloy  n'était  pas  un  méchant  homme.  Avant 
le  14  juillet,  c'était  un  honnête  maçon  et  un  bon  père 
de  famille.  Après  le  14  juillet,  la  politique  s'empare  de 
lui,  la  vanité  le  grise,  l'ambition  l'égaré  et,  un  jour,  elle 
le  conduit  jusqu'au  crime. 

Depuis  le  commencement  de  la  Révolution,  il  suivait 
les  événements  avec  la  bonne  foi  d'une  girouette,  incapa- 
ble de  résister  au  plus  léger  souffle  de  vent.  Dans  la 
journée  du  20  juin  (1192),  qui  fut  la  préface  du  10  août, 
il  n'avait  pas  manqué  de  marcher  en  compagnie  des  hom- 
mes du  14  juillet,  toujours  les  premiers  dans  les  mou- 
vements révolutionnaires  et  se  groupant,  au  point  de 
départ,  sur  la  place  de  la  Bastille.  Avec  eux,  il  défila 
devant  l' Assemblée.  Au  10  août,  son  rôle  fut  plus 
important.  Dans  son  Histoire  de  la  Révolution  du  10 
août,  Peltier  le  nomme,  avec  Maillard,  Santerre,  Panis  et 
Gonchon,  parmi  les  agitateurs  et  les  directeurs  ordi- 
naires du  faubourg  Saint-Antoine.  «  Hanriot,  Landrieux 
et  moi  avons  forcé  que  l'on  marchât,  dit  Palloy  lui-même. 
La  section  des  Tuileries  m'a  vu  agir.  »  Mais  là  ne  se 
borna  point  sa  p  arlicipation  aux  événements  de  cette 
journée. 

Le  commandant  Carie,  longtemps  chef  de  bataillon  de 
la  garde  nationale  (section  Henri  IV)  (1)  et  passé  avec  le 
même  grade  dans  la  gendarmerie  de  Paris,  était  un  an- 
cien ami  de  Palloy.  Lui  aussi  avait  connu  la  popularité, 
n'épargnant  ni  les  manifestations,  ni  les  banquets  frater- 

(1)  Carie  était  orftvre  sur  le  Pont-Neuf. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  53 

nels,  ni  les  offrandes  patriotiques.  Mais  il  avait  fini  par 
trouver  qu'on  allait  trop  loin.  Depuis  ce  jour,  il  s'était 
rangé  hautement  du  côté  du  roi.  Il  était  un  des  officiers 
qui  avaient  montré  le  plus  de  détermination  au  20  juin. 
Pendant  presque  toute  la  journée  du  10  août,  il  était  resté 
à  la  porte  de  la  loge  du  Logographe,  veillant  sur  les  jours 
de  la  famille  royale.  Tout  à  coup  un  grand  bruit  se  fait 
entendre  dans  le  passage  des  Feuillants  ;  Carie  sort  pour 
s'informer.  Mais  à  peine  a-t-il  paru  dans  les  couloirs 
qu'il  est  saisi  et  entraîné  dans  la  cour  des  Feuillants,  où 
ses  gendarmes  tirent  à  bout  portant  deux  coups  de  fusil 
sur  leur  chef  et  le  manquent.  L'épée  à  la  main,  il  se  fait 
jour  jusqu'à  la  rue  Saint-Honoré.  Excédé  de  fatigue  et 
traqué  par  la  foule,  il  aperçoit  son  ami  Palloy  et  se  pré- 
cipite vers  lui,  en  le  suppliant  de  le  protéger.  Pour  toute 
réponse,  Palloy  l'étend  à  ses  pieds  d'un  coup  de  pisto- 
let. 

Dans  les  première  jours  de  septembre,  Palloy  partit 
pour  la  frontière  avec  quelques-uns  de  ses  ouvriers,  des 
volontaires  de  sa  section  et  une  certaine  quantité  de  pier- 
res de  la  Bastille  ;  il  resta  à  l'armée  un  peu  plus  d'un 
mois,  le  temps  d'y  commettre  une  nouvelle  lâcheté  et  un 
nouveau  crime. 

Le  3  octobre  1792,  à  Ville-sur-Retourne  (département 
des  Ardennes),  quatre  chasseurs  de  l'armée  prussienne 
étaient  venus  remettre  leurs  armes  et  demander  à  être 
incorporés  dans  l'armée  française.  Conduits  à  Rethel, 
trois  d'entre  eux  s'étaient  engagés  dans  le  10*  dragons  ; 
le  quatrième  s'était  mis  en  qualité  de  chirurgien  à  la  dis- 
position du  général  Chazot.    Deux   bataillons   de  volon- 


5i  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

taires  parisiens,  le  Mauconseil  et  le  Républicain,  étaient 
alors  à  Rethel  sous  les  ordres  du  général.  Palloy  com- 
mandait le  Répubrcain.  Il  fait  saisir  pendant  la  nuit  les 
quatre  déserteurs,  prussiens,  les  accable  de  mauvais  trai- 
tements et  leur  dit  :  «  J'ai  promis  d'envoyer  quatre  tètes 
d'émigrés  à  Paris  ;  j'y  enverrai  les  quatre  vôtres,  cachetées 
dans  des  boîtes  de  plomb  avec  de  l'eau-de-vie.  »  Le  len 
demain,  Chazot  fait  battre  la  générale  et  ordonne  de  mar- 
cher à  l'ennemi  qui  se  montre  à  deux  lieues  de  la  ville. 
Les  volontaires  parisiens  refusent  de  marcher,  arrachent 
les  quatre  déserteurs  de  la  maison  oii  ils  étaient  détenus, 
les  traînent  sur  la  place  de  la  maison  commune,  les  égor- 
gent et  dansent  la  carmagnole  autour  des  cadavres.  A  la 
nouvelle  de  ce  meurtre,  Dumouriez  ordonna  de  faire  enle- 
ver au  bataillon  le  Républicain  ses  armes,  ses  canons, 
ses  habits  et  ses  drapeaux,  afin  de  le  contraindre  à  livrer 
les  coupables.  Le  reste  du  bataillon  devait  être  licencié 
et  tenu  d'aller  se  représenter  devant  sa  section.  Le  batail- 
lon Mauconseil,  moins  compromis,  devait  rester  jusqu'à 
nouvel  ordre  en  dehors  de  Mézières,  dans  un  cantonne- 
ment très  resserré. 

Le  récit  de  cette  campagne  du  patriote  à  la  tète  du 
bataillon  le  Républicain  forme  un  des  plus  curieux  chapi- 
tres de  l'étude  de  M.  Victor  Fournel.  Je  regrette  seulement 
que  l'auteur  ne  se  soit  pas  étendu  davantage  sur  le  massa- 
cre des  quatres  déserteurs  et  sur  le  rôle  de  Palloy  dans 
celte  circonstance.  L'épisode  méritait  qu'on  s'y  arrêtât  (1). 

(l)  Voir  Mortinier-Ternauz,  Histoire  de  la  Terreur  t.  IV,  p.  171  et 
wi».,  et  râppeodice  IV,  tur  les  qttatre  déserteurs  émigrés  massacrés  à 
Rethel. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  55 

En  93,  Palloy  se  mit  naturellement  à  Ja  hauteur  des 
événements.  II  n'est  plus  question  dans  sa  correspon- 
dance (et  il  écrit  à  tout  le  monde)  que  du  glaive  de  la  loi 
et  du  couteau  national.  *  Point  de  pitié  pour  les  scélérats  ! 
Main-basse  sur  les  brigands  !  Livrons-les  aux  tribunaux  !» 
Maintenant  il  signe  :  le  républicain  Palloy. 

A  la  murl  de  Marat,  il  se  multiplie  pour  les  funérailles 
de  l'Ami  du  peuple  :  il  décore  l'église  des  ci-devant  Cor- 
deliers  ;  il  fournit  des  tentures  tricolores  de  son  inven- 
tion ;  il  offre  des  inscriptions  gravées  sur  des  pierres  de 
la  Bastille,  pour  remplacer  celles  de  la  rue  des  Cordeliers 
et  de  la  place  de  l'Observatoire,  qui  doivent  s'appeler 
désormais  du  nom  de  Marat. 

La  République  place  le  divin  Marat  sur  ses  autels.  Le 
répertoire  des  fêtes  de  la  Révolution  s'enrichit  d'un  nou- 
vel article  :  l'inauguration  des  bustes  de  l'Ami  du  peuple. 
Palloy  se  fait  lentrepreneur  en  titre  du  nouveau  culte  : 
il  fournit  des  pierres  de  son  magasin  patriotique  pour 
supporter  les  bustes,  et  il  va  quelquefois  jusqu'à  com- 
poser lui-même  les  inscriptions. 

Il  était  un  ardent  moraliste  ;  il  avait  laissé  égorger  sous 
ses  yeux,  par  ses  soldats,  quatre  malheureux  jeunes  gens. 
Il  avait  lui-même  cassé  la  tête  à  un  de  ses  amis,  coupable 
de  n'être  pas  patnole  à  sa  façon  ;  mais  tout  cela,  on 
le  pense  bien,  ne  l'empêchait  pas  d'être  un  homme  sen- 
sible, le  modèle  des  époux  et  des  pères  de  famille.  Il  en 
donna  surtout  la  preuve  le  jour  où  sa  fille,  la  citoyenne 
Louise-Charlotte  Palloy,  fut  en  Age  de  se  marier.  Le  il 
messidor  an  IV,  parut  une  brochure  où  il  annonçait  urbi 
et  orbi  la  grande  nouvelle,  traçait  un  éloge  irrésistible 


56  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

de  la  citoyenne  Louise-Charlotte  et  convoquait  à  son  de 
trompe  les  prétendants  à  sa  main  :  Un  républicain  fran- 
çais, père  d'une  respectable  fille,  aux  citoyens  directeurs ^ 
ministre  de  la  guerre  et  généraux  en  chef  des  armées 
de  la  République  ;  tel  est  le  titre  de  cette  impayable 
élucubralion  qui,  à  elle  seule,  suffirait  à  le  peindre  tout 
entier.  Il  invite  les  généraux  à  lui  envoyer  des  candidats. 
€  Lors  de  leur  arrivée,  ils  trouveront  un  logement  chez 
moi,  et  lorsqu'ils  seront  réunis  tous  à  ma  table,  le  choix 
que  fera  ma  fille  sera  le  mortel  heureux  qui  la  possédera, 
si  sa  conduite  future  répond  à  celle  passée.  Que  ne  puis- 
je  vous  posséder  vous-mêmes  ?  Vous  augmenteriez  cette 
fête  vraiment  féerique.  Nous  porterons  toujours,  en 
votre  absence,  un  coup  à  votre  santé  et  à  la  Républi- 
que. »  Ce  Palloy  avait  décidément  toutes  les  vertus  hospita- 
lières. 

«  Ma  demande,  disait-il  encore,  se  restreint  à  un  nombre 
déterminé,  savoir  :  un  candidat  de  la  part  de  chaque 
directeur,  un  du  ministre  et  de  chaque  général  en  chef. 
Ceux  des  militaires  qui  n'auront  pas  la  pomme  n'en  se- 
ront pas  moins  mes  amis  pour  la  vie,  et  pourront  rester 
chez  moi  quinze  jours  pour  se  délasser  de  leur  voyage  ; 
je  les  défrayerai  de  leur  route,  en  leur  offrant  300  livres 
numéraires  pour  chacun  d'eux.» 

L'appel  de  Palloy  fut  entendu.  Le  5  fructidor  an  V, 
Louise-Charlotte  épousait,  «  sous  les  auspices  de  la  Di- 
vinité et  de  la  loi  »,  Antoine-François  Monvoisin,  capi- 
laino,  aide  de  camp  du  général  de  division  Hadry.  Palloy 
dut  marquer  ce  jour  d'une  pierre  blanche. 

Treize  jours  plus  tard, le  pa<no/e  avait  une  autre  grande 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  57 

joie.  II  assistait  au  48  fructidor.  Coup  d'Etat,  suppres- 
sion de  toutes  les  libertés,  déportations,  mises  hors  la 
loi  :  rien  ne  manquait  de  ce  qui  pouvait  réjouir  le  cœur 
d'un  patriote  et  d'un  républicain.  Palloy  célébra  donc 
cette  nouvelle  journée  comme  il  avait  célébré  toutes  les 
autres  depuis  le  14  juillet.  Il  essaiera  bien  encore  de  cé- 
lébrer le  18  brumaire  ;  mais  cette  fois  ce  sera  peine  per- 
due. Avec  Napoléon,  le  rôle  de  l'Homme-Bastille  est  fini  ; 
il  n'y  a  plus  de  place  pour  ce  grotesque.  Jusqu'à  la  fin 
de  sa  vie,  —  et  il  vivra  encore  trente-cinq  ans  — ,  il  con- 
tinuera de  s'agiter  sans  repos,  sans  trêve  ;  il  multipliera 
ses  adhésions,  ses  placets,  ses  requêtes  en  prose  et  en 
vers,  an  premier  consul,  à  l'empereur,  à  l'impératrice 
Joséphine,  à  l'impératrice  Marie-Louise,  au  roi  de  Rome, 
à  Louis  XVin,  à  Charles  X,  à  Louis-Philippe.  Le  ^janvier 
1833,  il  offrait  au  roi  «  son  plan,  fait  quarante-deux  an- 
nées auparavant,  pour  l'embellissement  de  la  place  de  la 
Bastille  » .  L'année  suivante,  il  publiait  :  Foi  et  hommage 
réitérés  à  Louis- Philippe,  roi  des  Français,  avec  un  por- 
trait du  duc  de  Montpensier  et  un  récit  de  son  entrevue 
avec  le  roi,  la  reine  et  le  duc  d'Orléans,  le  l""  janvier  1834, 
où  il  avait  profité  de  son  service  comme  volontaire  pour 
offrir  l'hommage  de  son  dévouement  à  Sa  Majesté  :  t  C'est 
mon  premier  serment  »,  ajoute  Palloy  avec  une  candeur 
d'effronterie  prodigieuse.  Il  mourut  à  Sceaux,  le  19  jan- 
vier 1835.  Le  sous-préfet,  la  garde  nationale  de  Sceaux 
et  une  députation  de  francs-maçons  assistèrent  à  ses  fu- 
nérailles ;  le  F.  * .  Collin  prononça  un  discours  h  la  lou- 
ange du  maçon  qui  avait  atteint  le  haut  grade  de  souve- 
rain-prince Rose-Croix  dans   la  société  des  Amis  de  la 


58  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

jeunesse  et  de  l'humanité.  Sauf  cette  petite  fête  locale, 
la  mort  du  patriote  Palloy  passa  complètement  inaperçue. 
Ni  le  National,  ni  le  Courrier  français  n'en  firent 
mention.  Le  Constitutionnel  lui-même  ne  versa  pas  un 
pleur  sur  son  mausolée. 

C'est  la  première  fois  qu'un  travail  de  longue  haleine  est 
consacré  à  faire  revivre,  en  la  replaçant  dans  son  cadre, 
cette  physionomie  vaniteuse  et  loquace,  d'une  originalité 
naïve  et  baroque,  d'une  vulgarité  bruyante,  d'une  incon- 
sistance fanfaronne,  mais  résumant  en  elle,  comme  un 
type,  tout  un  côté  de  la  Révolution  et  toute  une  race  de 
révolutionnaires.  Sur  sa  tombe,  où  l'herbe  et  l'oubli  com- 
mençaient à  croître,  M.  Victor  Fournel  vient  de  placer  une 
pierre  comme  il  les  aimait,  avec  force  détails  et  inscrip- 
tions.—  Seulement,  ce  n'est  pas  une  pierre  de  la  Bastille. 


II 


La  seconde  partie  du  volume  de  M.  Fournel  n'est  pas 
moins  curieuse  que  la  première.  Une  étude  sur  Gonchon, 
lorateur  du  faubourg  Saint-Antoine,  était  d'ailleurs  l'an- 
nexe naturelle  d'une  biographie  de  Palloy.  Tous  deux  se 
rattachent  étroitement  à  l'histoire  de  la  Bastille;  celui-ci  la 
<lémolit  et  en  exploita  les  reliques  ;  celui-là  fut  l'organe  en 
litre  des  hommes  du  14  juillet,  dans  toutes  leurs  démons- 
trations et  revendications.  L'un  et  l'autre,  en  leur  sphère 
subalterne,  furent  des  types  curieux  et  complets  de  la 
phraséologie  révolutionnaire;  tous  deux  ont  joui  d'une 
renommée  et  d'une  influence  qui  doit  leur  garder  un  coin 


CM'SKRIES  HISTORIQUES.  59 

dans  l'histoire  et  un  chapitre  dans  la  chronique  de  la  Hi>- 
volution. 

Lors  de  la  prise  de  la  Bastille,  Gonchon  était  ouvrier 
dessinateur  en  soie  dans  le  faubourg  Saint-Antoine.  Ardent, 
beau  parleur,  taillé  en  hercule,  il  ne  tarda  pas  à  devenir 
l'un  des  harangueurs  écoutés  et  l'un  des  meneurs  du  fau- 
bourg. Bientôt,  ce  fut  lui,  le  «  brave  Gonchon  »,  «jui  fut 
investi  du  soin  de  conduire  à  la  barre  de  l'Assemblée,  dans 
toutes  les  grandes  circonstances,  les  hommes  du  14  juillet 
et  de  porter  la  parole  en  leur  nom.  Ces  parades  qui,  à  dis- 
tance, nous  semblent  ridicules,  ont  exercé  sur  les  événe- 
ments une  action  considérable.  On  connaîtra  mal  l'Assem- 
blée constituante,  aussi  bien  que  la  législative  ou  la  Con- 
vention, tant  que  nous  ne  posséderons  pas  deux  chapitres 
essentiels,  qui  fontaujourd'liui  complètement  défaut:  l'un 
sur  les  tribunes  publiques,  —  l'autre  sur  les  députations 
qui,  chaque  semaine,  défilaient  à  la  barre.  Je  regrette  que 
M.  Victor  Fournel,  si  bien  armé  pour  l'écrire,  ne  nous  ait 
pas  donné  au  moins  une  esquisse  de  ce  dernier  chapitre  : 
l'importance  de  son  héros  en  eût  été  singulièrement  rele- 
vée; et  c'eût  été  justice,  car  décidément  ce  Gonchon  était 
autre  chose  qu'un  vulgaire  comparse,  Palloy  ne  lui  allait 
pas  à  la  cheville,  comme  en  fait  foi  \e  Moniteur  lui-même. 
Dans  la  Table  alphabétique  du  Moniteur  de  1787  jusquà 
l'an  VIII  de  la  république  (1199),  Palloy,  dit  le  Patriote, 
occupe  à  peine  une  demi-page,  tandis  que  Gonchon,  ora- 
teur du  faubourg  Saint- Antoine,  remplit  une  page  en- 
tière. 

Le  «  brave  »  Gonchon  était  à  sa  manière  une  espèce  de 
Mirabeau.  Il  avait  une  voix  de  stentor  et  des  poumons  de 
bronze  ;  pris  au  dépourvu,  obligé  d'improviser,  il  ne  s'en 


60  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

tirait  pas  plus  mal  qu'un  autre  ;  mais  il  faisait  faire  ses 
grands  discours  et  se  contentait  de  les  débiter.  Seulement, 
tandis  que  Mirabeau  avait  sous  ses  ordres  tout  un  atelier 
d'écrivains,  un  seul  fournisseur  suffisait  à  Gonchon,  qui 
ne  parlait,  lui,  que  dans  les  grandes  occasions.  Ce  fournis- 
seur était  un  journaliste  nommé  Fourcade,  homme  intelli- 
gent et  instruit,  qui  entra  plus  tard  dans  les  consulats, 
composa  de  remarquables  travaux  géographiques  et  ar- 
chéologiques, et  devint  membre  de  l'Institut.  Les  harangues 
qu'il  composa  pour  Gonchon  sont  loin  d'être  sans  valeur, 
et  elles  produisaient  un  effet  considérable  ;  mais,  comme  il 
restait  dans  la  coulisse,  on  en  attribuait  tout  l'honneur 
à  celui  qui  les  prononçait.  Aussi  le  nom  de  Fourcade 
était-il  alors  aussi  inconnu  que  celui  du  pasteur  Reybaz, 
l'auteur  du  fameux  discours  de  Mirabeau  sur  les  assignats. 

Dans  toutes  les  histoires  de  la  Révolution,  Gonchon  est 
représenté  comme  un  ardent  Jacobin.  Il  l'était  en  effet  ; 
mais  ce  qu'on  ne  savait  pas,  ce  que  M.  Fournelnous  ap- 
prend, c'est  que  le  fougueux  orateur  du  faubourg  Saint- 
Antoine  appartenait  au  parti  de  la  Gironde. 

Tandis  que  Fourcade  écrivait  dans  le  Courrier  de  Gor- 
sas,  Gonchon  lui-même  écrivait  dans  la  Sentinelle  de  Lou- 
vet.  Or,  la  feuille  de  Louvet,  comme  celle  de  Gorsas, 
étaient  des  feuilles  girondistes.  Condorcet,  l'un  des  chefs 
de  la  Gironde,  écrivait  au  «  patriote  Gonchon  »  pour  le  féli- 
citer de  ses  sentiments  et  de  ses  idées.  «  Vous  m'avez  con- 
solé, lui  disait-il,  quand  j'ai  vu  que  ceux  à  qui  leurs  ser- 
vices, leur  courage,  leur  patriotisme  devaient  donner 
le  plus  d'empire,  prêchaient  la  doctrine  la  plus  vraie, 
la  plus  utile.  » 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  61 

S'il  était  une  mesure  qui  dût  trouver  peu  de  faveur  au> 
près  des  hommes  du  faubourg  Saint-Antoine,  c'était  la 
création  d'une  garde  départementale,  proposée  par  Buzot 
dans  la  séance  du  24  septembre  1192.  Gonchon  trouva 
cependant  moyen  de  l'appuyer.  Il  marchait  en  tout  d'ac- 
cord avec  les  membres  de  la  Gironde,  ou,  comme  on  disait 
alors,  du  «  parti  Brissot.  »  M.  Victor  Fournel  a  public  de 
très  curieuses  lettres,  qui  ne  laissent  à  cet  égard  aucun 
doute.  Elles  sont  écrites  à  Mme  Roland  par  un  des  agents 
les  plus  actifs  du  ministère  de  l'intérieur,  le  sieur  Gadolle. 
C'était  lui  qui  était  chargé  de  circonvenir  Gonchon  et 
de  le  maintenir  dans  la  bonne  voie.  Il  y  réussit  sans  trop 
de  peine.  Après  la  chute  des  Girondins,  l'orateur  du  peu- 
ple fut  dénoncé  par  la  section  Bonne-Nouvelle.  Le  Comité 
de  sûreté  générale  arrêta,  le  8  septembre  1703,  qu'il  serait 
gardé  à  vue  par  un  gendarme,  jusqu'à  ce  qu'on  eût  obte- 
nu sur  son  compte  les  renseignements  nécessaires.  Ce 
gendarme  l'accompagnait  partout,  mais  en  habit  civil. 
Les  purs  étaient  offusqués  de  ces  ménagements,  et  ils  ré- 
clamèrent. Dans  la  séance  du  21  septembre,  un  membre  du 
club  des  Jacobins  se  plaignit  amèrement  de  ce  privilège  ac- 
cordé à  un  homme  qui  était  un  des  plus  dangereux  enne- 
mis du  peuple  et  qu'il  caractérisait  en  ces  termes:  <  Vous 
connaissez  tous  le  ci-devant  patriote  Gonchon,  orateur 
rolandisè  et  payé  par  \e  parti  Irrissotin  pour  délibérer  en 
sa  faveur.  Il  a  été  arrêté  et  mis  en  prison,  mais  relâché 
ensuite  sur  sa  parole,  et  dans  ce  moment  Gonchon  se  pro- 
mène, jouissant,  comme  un  monsieur,  de  tous  les  privi- 
lèges qu'on  avait  coutume  de  leur  prodiguer,  suivi  d'un 


62  CAUSERIES  fflSTORIQUES. 

gendarme  qui,  pour  ne  pas  déshonorer  M .  Gonchon,  est 
en  habit  bourgeois.  » 

Que  le  «  brave  »  Gonchon  ait  été  un  simple  Girondin, 
voilà  qui  est  maintenant  hors  de  doute.  Qu'il  ait  été  en 
même  temps  un  fougueux  révolutionnaire,  un  ardent  Jaco- 
bin, un  véritable  énergumène,  cela  n'est  pas  douteux  non 
plus.  En  cela  aucune  contradiction,  rien  qui  ne  se  con- 
cilie parfaitement.  Pour  tous  ceux  qui  ont  étudié  de  près 
les  hommes  et  les  choses  de  la  Révolution,  il  est  certain 
que,  ni  parleurs  principes,  ni  par  leurs  actes,  les  Girondins 
ne  se  peuvent  distinguer  des  Jacobins.  «  Les  membres  de 
la  Gironde,  a  dit  M.  Tissot,  qui  a  sur  les  autres  historiens 
de  la  Révolution  cet  avantage  d'avoir  été  témoin  des  évé- 
nements qu'il  raconte,  les  membres  de  la  Gironde  ont  élé 
les  émules  des  plus  ardents  Jacobins  (1)  ».  Là  est  la 
vérité. 

Gonchon  ne  recouvra  la  liberté  que  le  29  vendémiaire 
an  III  (20  octobre  1194).  «  La  vie  publique  de  Gonchon,  dit 
son  liistorien,  était  terminée  :  à  partir  de  ce  moment,  son 
nom  se  perd  et  rentre  dans  l'ombre  ».  Il  faut  que  cette 
ombre  ait  été  bien  épaisse  pour  qu'un  chercheur  et  un 
trouveur  tel  que  M.  Victor  Fournel  n'ait  pu  réussir  à  la 
j)crcer. 

Ce  nouveau  volume  du  spirituel  et  consciencieux  érudit 
est  une  importante  contribution  à  l'histoire  de  la  période 
révolutionnaire.  Il  est  digne  en  tous  points  de  ceux  que 
je  rappelais  en  commençant  :  les  hommes  du  14  juillet  et 

(l)  JJiiUnre  complète  de  la  Révolution  française,  par  P.-F.  Tissot,  de 
l'AcadtSmia  fraoçaisa,  l.  Y,  p.  17.  —La  légende  des  Girondins,  par  Edmond 
Biré. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  tt3 

VEvrnemenl  de  Varennes.  M.  Victor  Fournei  ne  s'en  tien- 
dra pas  là,  j'en  ai  le  ferme  espoir.  Qui  mieux  <|ue  lui, 
par  exemple,  pourrait  traiter  à  fond  ce  curieux  et  piquant 
chapitre:  les  Comédiens  pendant  la  Révolution (i)'! 

(1)  Depuis  que  ces  lignes  ont  éié  écrites  (mars  1892),  M.  Viclor  Kour- 
nel  •  éié  enlevé,  par  une  mort  prématurée,  à  la  Critique  et  aux  Lettres, 
qu'il  n'honorait  pas  moins  par  son  caractère  que  par  son  talent. 


IV. 


PARIS    RÉVOLUnONNAraE  (1). 


Ce  serait  exagérer  que  de  dire  :  tant  vaut  le  sujet, 
tant  vaut  l'œuvre.  Il  est  certain  cependant,  surtout  s'il 
s'agit  d'un  ouvrage  d'histoire,  que  le  choix  du  sujet  est 
d'importance  singulière.  Si  le  sujet  traité  est  ingrat,  dé- 
nué d'intérêt,  ou  trop  vaste  ou  trop  étroit,  vainement 
vous  travaillerez,  vous  prendrez  de  la  peine  ;  vainement 
vous  mettrez  au  service  d'un  opiniâtre  labeur,  de  l'art,  du 
style,  du  talent  :  vos  efforts  seront  stériles.  Qui  sème 
sur  une  terre  avare  ne  récoltera  que  de  rares  et  de  mai- 
gres épis.  Avez-vous  fait  choix,  au  contraire,  d'un  sujet 
heureux,  d'un  épisode  curieux,  d'un  héros  sympathique  ? 
Aucun  de  vos  efforts  ne  sera  perdu.  Le  sol  fécond  vous 
rendra  au  centuple  le  grain  que  vous  lui  aurez  confié. 

Le  sujet  de  M.  G.  Lenotre  est  heureusement  choisi. 

Lorsqu'on  parcourt  les  Mémoires  de  l'époque  révolu- 
tionnaire; quand  on  lit  les  Histoires  de  la  Révolution,  de 


(i)  Pa»is  R^OLunoNNAtiui,  fêT  G.  Letiotre  ;  uq  volame  grand  ia-18, 
Firmia-Didot  et  C'*.  ëdltean,  rae  Jaoob,  56  — 1895. 

5 


66  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

M.  Thiers  à  M.  Michelet,  on  est  frappé  du  peu  de  place 
que  tiennent  dans  ces  récits  les  descriptions,  le  décor, 
les  choses.  Le  lecteur  arrivée  la  fin  sans  savoir  où  se 
trouvaient  les  Jacobins,  les  Feuillants,  la  Force,  la  Bourbe, 
le  Manège,  le  Tribunal  révolutionnaire.  Il  ne  sait  pas  ce 
qu'étaient  exactement  en  1793  les  Tuileries,  l'Abbaye,  la 
Conciergerie,  l'Hôtel  de  Ville...  Du  Paris  de  jadis  il  reste 
si  peu  de  choses  ! 

Comment  était-ce?  C'est  à  cette  question  que  M.  Leno- 
tre  a  entrepris  de  répondre.  Son  livre  est  un  essai  de  to- 
pographie du  Paris  d'il  y  a  cent  ans.  Il  a  mis  en  scène  les 
choses,  sans  pourtant  oublier  les  hommes  ;  il  a  cherché  à 
personnifier  toujours  les  acteurs  dans  le  décor  oii  ils  ont 
joué  leur  rôle.  L'idée,  je  le  répète,  était  heureuse,  et 
M.  Lenotre,  nous  allons  le  voir  en  a  tiré  un  excellent 
parti. 

Je  ferai  cependant  à  l'auteur  une  toute  petite  chicane. 
Il  écrit  dans  son  Avant-propos  :  «  N'eussé-je  réussi  qu'à 
esquisser  une  description  fidèle  de  ce  qu'étaient  en  1793 
les  monuments  témoins  du  grand  drame  de  notre  histoire 
parisienne,  je  n'aurais  pas,  du  moins,  perdu  mon  temps, 
puisque  ce  travail  ti  avait  jamais  été  tenté.  »  Pardon  !  il 
avait  été  tenté  par  Lamartine  en  maint  endroit  de  son 
Histoire  des  Girondins,  et  si  j'osais  me  citer  moi-même, 
après  ce  grand  nom,  je  rappellerais  que  dans  mes  trois 
vo\\ime3.  Journal  d'un  bourgeois  de  Paris  pendant  la 
Terreur^  Paris  en  1793  et  Paris  pendant  la  Terreur. 
j'ai  essayé  de  faire,  au  moins  partiellement,  une  reconsti- 
tution exacte  des  lieux  qui  ont  servi  de  théâtre  aux  prin- 
cipales scènes  do.  la  Révolution.  Il  m'est  arrivé  plus  d'une 


CàUSERIES  HISTORIQUES.  67 

fois  de  consacrer  de  longs  chapitres  à  ces  essais  de  re- 
constitution, notamment  pour  les  Tuileries  en  1192  et 
1193,  pour  les  Théâtres,  pour  les  diverses  salles  occupées 
par  la  Constituante,  la  Législative  et  la  Convention,  etc., 
etc. 


II 


Le  lecteur,  j'en  suis  sûr,  lira  avec  beaucoup  de  plaisir 
le  volume  de  M.  Lenotre,  non  seulement  parce  qu'il  est 
l'œuvre  d'un  homme  de  talent,  mais  encore  et  surtout 
parce  que  l'auteur  a  pris  lui-même  un  grand  plaisir  à 
l'écrire.  Rien  n'est  plus  intéressant  en  effet,  que  cette 
chasse  au  détail  minutieux,  exact,  précis  ;  rien  n'est  plus 
captivant  que  la  reconstitution  de  ces  vieux  immeubles 
démolis  ou  transformés.  Il  y  faut  apporter  la  patience, 
la  méticuleuse  passion  dont  était  possédé  cet  original,  cité 
par  la  Bruyère,  qui  savait  que  «  Nemrod  était  gaucher  et 
Sésostris  ambidextre,  et  qui  connaissait  le  nombre  de 
degrés  que  comptait  l'escalier  de  la  Tour  de  Babel .  » 

Le  premier  chapitre  de  Paris  Révolutionnaire  est  con- 
sacré à  la  maison  Duplay,  oîi  Robespierre  habita  depuis  le 
n  juillet  1191  jusqu'au  21  juillet  1194. 

M.  Ernest  Hamel  a  publié,  en  1865,  une  Histoire  de 
BobespierrCf  qui  n'est  qu'un  long  panégyrique,  une  œuvre 
démagogique  au  premier  chef,  mais  en  même  temps,  il 
faut  bien  le  dire,  une  œuvre  patiente,  fouillée,  fruit  de 
longues  et  savantes  recherches,  d'un  incontestable  intérêt 


68  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

et  d'une  très  réelle  valeur.  M.  Hamel,  on  le  pense  bien, 
n'avait  pas  manqué  de  rechercher  ce  qu'était  devenu  le 
logis  où  son  héros  avait  passé  les  trois  dernières  années 
de  sa  vie,  la  chambre  qu'il  y  avait  occupée,  le  salon  où  il 
passait  ses  soirées,  en  compagnie  de  la  famille  Duplay  et 
de  quelques  amis.  Dans  ce  salon,  dans  cette  chambre  où 
il  avait  composé  ses  discours,  avant  de  les  aller  pronon- 
cer aux  Jacobins  et  à  la  Convention,  son  historien  eût  été 
heureux  de  pouvoir  aller  faire  ses  dévotions.  Il  s'est  donc 
livré  à  une  longue  enquête,  mais  il  n'a  rien  trouvé.  La 
mort  dans  l'âme,  il  s'est  vu  condamné  à  écrire  que  la 
maison  Duplay  n'existait  plus,  qu'il  n'en  restait  pas  une 
pierre.  Or,  elle  existe  toujours.  M.  Lenotre  qui  n'est 
pourtant  pas  un  fidèle  de  Robespierre,  il  s'en  faut  de 
beaucoup,  l'a  retrouvée.  Les  titres  de  propriété  et  les 
plans,  qui  sont  aujourd'hui  entre  les  mains  de  M.  Vaury, 
le  propriétaire  actuel,  lui  ont  permis  de  reconstituer  un 
plan  minutieusement  exact  de  la  maison  Duplay  en  1193. 
Elle  a  été  très  peu  transformée  depuis  la  Révolution.  En 
1SI6,  on  la  suréleva  seulement;  mais  les  dispositions 
principales  n'ont  point  changé. 

Cette  maison  est  située  dans  la  rue  Saint-Honoré,  où 
elle  porte  aujourd'hui  le  n°  398. 

La  voûte  franchie,  on  se  trouve  dans  une  petite  cour 
étroite,  où  le  soleil  ne  luit  jamais.  A  gauche,  on  voit  en- 
core la  porte  et  l'escalier  qui  conduisaient  à  l'appartement 
de  Charlotte  Robespierre  et  de  Robespierre  jeune.  Du 
même  cùté  s'élève,  en  aile  exposée  au  levant,  le  bâtiment, 
aujourd'hui  surélevé  de  plusieurs  étages,  qu'habitait 
.Maximilien.  Voilà  bien  les  fenêtres  carrées    et  basses  de 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  69 

son  petit  logement  (1).  L'autre  aile,  adroite,  où  est  main- 
tenant  la  loge  du  concierge,  n'existait  pas.  Elle  a  été 
construite  en  1811,  à  l'époque  où  le  bijoutier  Rouilly  fit 
l'acquisition  de  l'immeuble,  et  a  pris  la  place  d'un  étroit 
hangar  où  le  menuisier  Duplay  remisait  ses  bois. 

Au  fund,  la  maison  Duplay  existe  toujours,  surélevée, 
elle  aussi,  de  quatre  étages  :  le  rez-de-chaussée,  le  pre- 
mier surtout,  n'ont  subi,  pour  ainsi  dire,  aucune  modifi- 
cation :  la  pièce  d'entrée  qui  servait  de  salle  à  manger  est, 
il  est  vrai,  convertie  en  une  sorte  de  passage  coupé  de 
cloisons,  où  circulent  incessamment  les  ouvriers  de  la 
boulangerie  voisine  ;  mais,  une  fois  qu'on  est  parvenu 
dans  l'étroit  jardinet  des  demoiselles  Duplay,  maintenant 
recouvert  d'une  toiture  vitrée,  le  regard  pénètre  dans  le 
salon,  transformé  en  chambre  à  farine,  et  dont  toutes  les 
dispositions  principales  sont  restées  intactes. 

Dans  un  angle  de  la  course  trouve  une  porte  ancienne, 
de  bois  solide,  percée  d'étroits  guichets  garnis  de  grillages 
et  de  barres  de  fer  ;  la  face  intérieure  de  cette  porte  pré- 
sente une  énorme  serrure  munie  d'un  verrou  de  sûreté  : 
c'est  par  là  (|u'on  gagnait  le  logement  de  Robespierre.  Un 
escalier,  suppriméen  1811  lors  de  l'installation  d'un  four 
servant  à  la  boulangerie  installée  dans  la  maison  voi- 
sine (2),  conduisait  au  premier  étage.  A  droite,  était  la 
chambre  des  époux  Duplay,  précédant  celle  de  leurs  filles. 


(1)  l.Bn  plans  joints  aux  titre->  qai  «ont  en  la  posaMtiOQ  du  propriétaire 
actuel  ne  laissent  aur  cette  question  aucun  doute. 

(2)  N*  4(X)  de  la  rue  Saint-llonortf.  Cette  mtlKm    foomisMit    U  table 
impériale  sou*  Napoléon  III. 


70  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

Eléonore  et  Elisabeth  (1).  Ces  deux  pièces  sont  aujour- 
d'hui, ce  qu'elles  étaient  à  l'époque  de  la  Révolution. 
Mômes  portes,  mêmes  glaces  à  cadre  Louis  XVI,  mêmes 
boiseries,  même  parquet.  La  chambre  à  coucher  des  de- 
moiselles Duplay  conserve  un  reste  d'élégance  ;  elle 
prend  jour  par  une  fenêtre  donnant  sur  l'ancien  jardin. 
Une  alcôve  de  boiseries,  accotée  de  deux  cabinets,  en 
occupe  le  fond. 

A  gauche,  après  un  cabinet  de  toilette,  était  la  chambre 
de  Robespierre.  A  celle-là  non  plus  rien  n'a  été  changé. 
Elle  était  d'ailleurs  la  plus  simple  du  monde.  «  Elle  ne 
contenait,  dit  M.  Lenotre,  qu'un  lit  de  noyer  couvert  de 
damas  bleu  à  fleurs  blanches,  une  table,  et  quatre  chaises 
de  paille.  C'était  à  la  fois  son  cabinet  de  travail  et  sa 
chambre  à  coucher.  Ses  papiers,  ses  rapports,  les  manus- 
crits de  ses  discours  écrits  de  sa  main,  d'une  écriture 
petite,  serrée,  boiteuse,  laborieuse  et  raturée,  étaient 
classés  avec  soin  sur  des  rayons  de  sapin  contre  la 
muraille.  Quelques  livres  choisis  et  en  petit  nombre  y 
étaient  rangés;  presque  toujours  un  volume  de  J.-J. 
Rousseau  ou  de  Racine  restait  ouvert  sur  la  table  (2).  » 

Quelles  pensées  agitaient  r incorruptible,  lorsqu'il  reli- 
sait Britannicus  et  qu'Agrippine,  en  passant,  lui  jetait 
ces  vers  : 

Tes  remords  te  suivront  comme  autant  de  furies  ; 
Tu  croiras  les  calmer  par  d'autres  barbaries; 

(1)  Duplay  aTait  deux  autres  filles,  Sophie  et  Victoire,  qui  ne  demeuraient 
pliu  avec  lui.  Sophie,  avait  épousé,  dès  1789,  un  avocat  d'Issoire,  en  Auver- 
gne,   nommé    Auzat.  Victoire  avait  épousé    le  conventionnel  Lebas,  ami 
de  Robespierre,  qui  se  brûla  la  cervelle  dans  la  soirée  du  9  Thermidor. 
(2)  Paris  révolutionnaire,  p.  i7. 


f 


CAUSERIES  IUST0BIQUB8.  71 

Ta  tur«ur,  s'irritaat  soi-mdm«  dans  son  cours, 
D'uo  sang  toujours  nouveau  marquera  tous  tea  jours. 
MaiaJ*Mp4r6  qu'enfin  1«  ciel,  las  de  tes  crimes, 
Ajoutera  ta  p«rte  à  tant  d'autres  victimes  ; 
Qu'aprte  t'éb«  oouTtrt  de  leur  sang  et  du  mien 
Tu  te  verras  foretf  de  répandre  le  tien  ; 
Et  ton  nom  paraîtra,  dans  la  race  future, 
Aux  plus  cruels  tyrans  une  cruelle  injure  (1). 


m 


Après  Robespierre,  Danton,  —  Danton,  pour  lequel  M. 
Lenotre  me  parait  avoir  un  peu  d'indulgence. 

Il  le  suit  à  Arcis  et  à  Paris.  A  Arcis,  où  sa  maison 
natale  n'existe  plus,  Danton  avait  acheté,  en  1791,  une 
grande  propriété,  où  il  revint  souvent  au  cours  des  deux 
années  suivantes.  C'est  une  confortable  demeure,  presque 
un  château.  Située  sur  une  place,  en  face  du  pont,  sur  le 
bord  de  l'Aube,  elle  présentait  —  elle  présente  encore, 
car  elle  n'a  pas  changé,  —  sa  longue  façade,  d'un  rez-de- 
chaussée  surélevé  d'un  étage,  assez  régulièrement  bâtie. 
Du  côté  (les  jardins,  les  communs  et  dépendances  forment 
une  grande  cour  d'où  l'on  aperçoit  le  parc  occupant  une 
superficie  de  près  de  onze  hectares,  entre  la  rue  de  Chalon, 
la  ruelle  des  Plantes,  le  chemin  des  Isles  et  la  ruelle  des 
Quittancés.  Ce  parc  quasi-seigneurial  renfermait  des 
champs,  des  bois,  des  prés  traversés  par  le  ruisseau  du 
Pleuvard. 

A  Paris,  Danton  avait  son  appartement  dans  la  Cour  du 
Commerce. 

(1)  Britatmieut,  Acte  V,  Scène  VI. 


72  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

Les  passants  voyaient,  il  y  a  quelque  vingt  ans,  dans 
la  rue  de  l'Ecole  de  Médecine,  une  haute  maison,  sévère 
d'aspect,  avec  d'étroites  fenêtres  à  jalousies,  et  un  vaste 
porche  lourdement  cintré.  Les  gens  du  quartier  l'appe- 
laient la  maison  de  Danton.  Tout  proche  était  l'arcade  à 
fronton  triangulaire  de  la  vieille  fontaine  des  Cordeliers  ; 
ensuite  venait,  à  l'angle  de  la  rue  du  Paon,  une  antique 
masure  à  tourelle;  puis  la  maison  de  Marat;  enfin,  joi- 
gnant l'Ecole,  un  immeuble  qu'avait  habité  le  cordonnier 
Simon,  le  geôlier  de  Louis  XVIL  A  l'époque  où  je  faisais 
mon  droit,  combien  de  fois  ne  me  suis-je  pas  arrêté 
devant  ces  vieux  logis,  dont  les  murs  évoquaient  tant  de 
souvenirs  ! 

Aujourd'hui,  rien  de  tout  cela  ne  subsiste.  Une  sorte  de 
place  bitumée  et  plantée  de  marronniers  a  remplacé  cet 
historique  carrefour. 

Lorsqu'on  creusa  en  1876,  à  travers  la  vieille  rue  des 
Cordeliers,  la  large  tranchée  du  boulevard  Saint-Germain, 
bien  des  gens  vinrent  visiter  l'appartement  qu'avait  ha- 
bité Danton.  Le  quartier  croulait  de  toutes  parts  ;  dans  la 
Cour  du  Commerce,  aujourd'hui  réduite  de  moitié,  on  se 
montrait,  d'abord,  la  boutique  basse  qui  avait  été  l'impri- 
merie de  Marat  et  l'étroit  appentis  où  l'on  avait,  sur  des 
moutons,  expérimenté  la  guillotine  (1).  Puis  l'on  montait 
chez  Danton  :  le  porclie  de  la  maison  servait  d'entrée  à 
la  Cour  du  Commerce.  L'escalier  était  à  gauche,  assez  large, 
mais  sombre;  l'entresol  dépassé,  on  se  trouvait  au  premier 


(1)  Os  deux  maisons  existent  encore. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  Tit 

étage  devant  une  porte  de  bois,  peinte  en  brun,  à  deux 
battants  :  c'était  là . 

Kicn  n'avait  été  changé  depuis  quatre-vingts  ans,  si  ce 
n'est  peut-être  les  papiers  de  tenture,  et,  bien  que  toutes 
les  pièces  fussent  vides,  on  pouvait,  grâce  à  l'inventaire 
du  mobilier  retrouvé  par  M.  le  docteur  Robinet,  le  plus 
fervent  des  Dantonistes  (1),  reconstituer,  jusqu'au 
moindre  détail,  l'intérieur  intime  du  tribun. 

L'antichambre  assez  vaste  était  meublée  de  deux  armoi- 
res en  noyer,  d'une  petite  table-bureau  et  d'une  chilTon- 
nière  d'acajou.  Le  grand  salon  qui  suivait,  éclairé  de  deux 
fenêtres  ouvrant  sur  la  rue  et  drapées  de  rideaux  de  coton, 
était  tendu  en  papier  arabesque,  collé  sur  toile.  Deux  hau- 
tes portes  de  boiseries  placées  en  face  des  fenêtres,  et 
deux  glaces  à  trumeaux,  l'une  sur  la  cheminée,  l'autre 
entre  les  deux  croisées,  surmontant  une  grande  console  à 
dessus  de  marbre  et  à  galerie  de  cuivre,  donnaient  à  cette 
pièce  un  aspect  solennel.  Elle  était  meublée,  dans  le  joli 
style  de  l'époque,  d'un  canapé  à  deux  coussins,  de  six  fau- 
teuils en  satin  fond  vert,  de  dix  chaises  de  paille  à  dos- 
sier en  forme  de  lyre  et  d'une  table  en  bois  de  noyer  sur 
laquelle  était  placé  un  service  à  café  de  six  tasses  et  sou- 
coupes en  porcelaine  décorée  de  fleurs  peihies.  Dans  le 
petit  salon  voisin,  six  fauteuils  en  bois  blanc  et  recouverts 
de  velours  d'Utrecht  rouge,  étaient  rangés  autour  d'une 
table  d'acajou;  devant  un  secrétaire  à  tombeau^  garni 
d'une  tablette  de  marbre,  était  un  grand  fauteuil  dont  l'as- 


(1)  Le  Docteur   Robinet  a  publie  Danton,  méf moire  sur  ta  vie  intimé 
(1865),  —  le  Proeètdea  Dantonitteê,  (1879;,  etc. 


7i  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

sise  était  un  coussin  de  basane  verte.  La  chambre  à  cou- 
cher, qui  venait  ensuite  contenait  une  commode,  une 
cliiffonnière  et  un  clavecin  d'acajou,  un  miroir  de  toilette 
à  cadre  d'ébène,  six  chaises  et  deux  fauteuils  de  paille. 
L'alcôve,  fermée  de  rideaux  de  toile  jaune,  abritait  deux 
couchettes  basses,  à  colonnettes  Louis  XVL  A  côté  de 
cette  alcôve  s'ouvrait  un  cabinet  de  toilette. 

Trois  autres  pièces  prenaient  jour  sur  la  Cour  du  Com- 
merce. L'une  d'elles  était  la  salle  à  manger  ;  l'autre,  le 
cabinet  de  travail  de  Danton,  avec  «  une  table  couverte 
d'un  tapis  vert  ;  une  autre  petite  table  à  quatre  pieds, 
un  grand  bureau  de  bois  de  placage  couvert  en  cuir,  à 
trois  tiroirs,  et  huit  planches  entablettéès,  supportant 
des  cartons  remplis  de  journaux,  deux  fauteuils  recouverts 
de  salin  fond  blanc  et  deux  chaises  (1).  »  Cette  pièce  était 
de  grandes  dimensions  :  divisée  par  une  cloison,  elle  for- 
mait en  1816  deux  chambres  à  coucher. 

Et  ce  n'était  pas  tout.  Une  cuisine  bien  garnie  ayant  vue 
sur  une  petite  cour,  et  diverses  pièces  de  service  compo- 
saient les  dépendances  de  l'appartement.  La  cave  conte- 


(1;  Inventaire  dressé  après  la  mort  de  Gabrielle  Cliarpentier,  première 
femme  de  Danton.  Elle  mourut  le  10  février  1793.  Quatre  mois  après 
(et  non  trois  mois,  comme  le  dit  M.  Lenotre),  au  mois  de  Juin  1793,  il 
épousa  en  secondes  noces  une  jeune  fille  de  15  ans,  Louise  Gély,  dont  le 
père  était  employé  dans  les  bureaux  d'un  ministère.  «Dans  les  dernières 
anoéM  du  siècle,  écrit  M.  Lenotre,  ayant  repris  son  nom  de  jeune 
fille,  Louit-e  Gély  se  remaria  ;  elle  entra  dans  une  très  honorable  famille 
bourgeoise  dont  le  nom  a  marqué  dans  les  annales  de  notre  siècle.... 
Elle  avait  jeté  un  voile  sur  son  passé  :  jamais  on  n'entendit  sortir  de  sa 
bouche  une  seule  allusion  à  son  premier  mariage.»  Je  ne  sais  pas  pour- 
quoi M .  Lenotre  a  cru  devoir  taire  le  nom  du  second  mari  de  la  veuve  de 
Danton  :  il  s'appelait  M.  Dupin  et  devint  conseiller  à  la  Cour  des  comptes. 


CAU8ERIB8  HISTORIQUES.  75 

nait  une  assez  bonne  provision  de  vin  blanc  et  rouge  en 
fûts  et  en  bouteilles  ;  Danton  possédait  en  outre,  logés 
dans  les  écuries  de  V Hôtel  de  Tours,  situé  rue  du  Paon, 
un  cabriolet,  un  cheval  et  une  jument. 

Avec  cet  appartement  presque  luxueux,  cette  cave  bien 
garnie,  ce  cabriolet  et  ces  deux  chevaux,  sans  parler  de 
la  maison  d'Arcis  avec  son  parc  de  onze  hectares,  nous 
voilà  bien  loin  de  la  petite  chambre  de  Robespierre  avec 
ses  quatre  chaises  de  paille  et  ses  rayons  de  sapin  contre 
la  muraille!  11  est  vrai  que  Danton  ne  prétendait  pas  — 
et  pour  cause  —  au  litre  d'incorruptible  ! 

M.  Lenotre,  à  qui  j'ai  emprunté  les  détails  qu'on  vient 
de  lire  sur  V  appartement  de  la  Cour  du  Commerce,  ne 
s'est  pas  tenu  pour  satisfait.  Il  lui  fallait  autre  chose,  un 
plan  exact  et  complet  de  cet  appartement.  Où  le  trouver  ? 
La  chose  n'était  point  aisée.  La  maison,  démolie  depuis 
dix-huit  ans,  appartenait,  lors  de  l'expropriation,  à  des  mi- 
neurs, les  héritiers  Girardot.  Ceux-ci  étaient  eux-mêmes 
représentés  non  point  par  un  notaire,  mais  par  un  agent 
d'affaires  de  la  rue  Saint-Martin,  mort  depuis  plusieurs 
années.  Il  était  donc  impossible  de  retrouver  la  trace  des 
titres  anciens  de  la  propriété  et  des  plans  qui  pouvaient  y 
être  annexés. 

Un  vrai  chercheur  ne  s'arrête  pas,  même  devant  les 
impossibilités.  «  Je  me  fis  policier,  dit  M.  Lenotre;  je  par- 
courus les  environs  de  la  Cour  du  Commerce,  entrant  dans 
les  vieilles  maisons,  interrogeant  les  concierges,  éveillant 
les  souvenirs  des  anciens  du  quartier.  »  Il  apprit  ainsi  que 
le  premier  étage  de  la  maison  Girardot  était,  lors  de  l'ex* 
propriation,  divisé  eo  deux  appartements  :  l'un  loué  à 


76  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

bail,  l'autre  faisant  partie  de  l'hôtel  Molinier  qui  occupait 
un  assez  grand  emplacement  en  ce  vaste  immeuble,  et 
dont  la  table  d'hôte  jouissait  d'une  certaine  réputation 
dans  le  monde  des  étudiants.  M.  Lenotre  continua  ses  in- 
vestigations, et  elles  eurent  un  plein  succès.  M.  Delahaye, 
actuellement  directeur  de  la  Réforme  du  bâtiment,  avait 
jusqu'en  1876  habité  toutes  les  pièces  composant  le  grand 
appartement  du  conventionnel.  M.  de  Jouvencel,  ancien 
député,  occupait,  au  temps  de  l'empire,  en  qualité  de  pen- 
sionnaire de  l'hôtel  Molinier,  l'autre  partie  du  premier 
étage.  En  interrogeant  leurs  souvenirs,  en  éveillant  leur 
attention  sur  tel  ou  tel  détail  révélé  par  l'inventaire  dressé 
après  la  mort  de  Gabrielle  Charpentier,  M.  Lenotre  a  pu 
arriver  à  tracer  un  plan  aussi  exact  que  possible. 

On  le  voit,  l'auteur  de  Paris  révolutionnaire  est  de  ceux 
qui  ne  craignent  pas  leur  peine  —  et  leur  plaisir,  —  qui 
se  donnent  tout  entiers  à  leur  œuvre  et  la  veulent  com- 
plète, définitive,  parfaite  : 

Nil  actum  credens  quum  quid  superesset  agendum. 


IV 


Avec  Robespierre  et  Danton,  Marat  complète  la  trilogie. 
Le  chapitre  sur  Charlotte  Corday  et  Y  Ami  du  Peuple  est 
peut-être  le  plus  intéressant  du  volume. 

En  descendant  de  la  diligence  de  Normandie  dans  la 
cour  des  Messageries,  rue  Notre-Dame  des-Victoires  Natio- 
nales, le  jeudi  11  juillet  1193,  Charlotte  Corday  se  fitcon- 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  77 

duireà  une  hôtellerie  qu'on  lui  avait  indiquée  à  Caen  :  rue 
des  vieux  Augustins  n"  19,  à  Vhôlel  de  la  Providence.  On 
lui  donna  la  chambre  n°  7. 

M.  Lenotre  aurait  pu  reproduire  ici  la  carte  de  la  pro- 
priétaire de  l'hùtel  (1),  telle  que  Charlotte  Corday  la 
laissa,  le  13  juillet,  à  la  domestique  du  député  Duperret, 
pour  lui  faire  connaître  la  maison  où  elle  était  descendue. 
En  voici  le  fac-similé  : 


MADAME    GROLLIER 

TIENT    VHOTZL   DE    LA    PHOYIDENCE 
Hue  des  Vieui-Augustins,  n»  19,  près  la  place  de  la  Victoire- Xationale 

ON  Y  TROUVE  DHS  APPARTEMENTS  MEUBLKS 

A  TOUT  PRIX 

JL     PARIS 

S'il  n'a  pas  donné  la  carte  de  Madame  Grollier,  M.  Le- 
notre a  fait  mieux.  La  rue  des  Vieux-Augustins,  devenue 
rue  d'Argout,  ayant  disparu  en  partie  en  1880,  pour 
l'agrandissement  de  l'Hùtel  des  Postes  de  la  rue  Jean- 
Jacques  Rousseau,  tout  le  monde  croyait  que  Vhôtel  de 
la  Providence  n'existait  plus.  Et  tout  le  monde  devait 
le  croire,  parce  que  depuis  longtemps  on  avait  donné  à 
cet  ancien  hôtel  de  la  Providence  le  numéro  d'un  im- 


(1)  Voir  FarU  pendant  la  Terreur,  par  Edmond  Birtf,  pagM  tii, 
—  «t  Une  Maison  hittorique,  par  Jules  ClaretM  {Le  Temps,  26  Août 
1980). 


78  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

meuble  qui,  en  effet,  a  été  démoli.  Malgré  cela,  M.  Leno- 
tre  entreprit  par  conscience  une  enquête  personnelle  qui, 
à  la  différence  des  enquêtes  parlementaires,  n'est  pas  res- 
tée sans  résultat.  L'histoire  du  reste  est  curieuse  et  vaut 
d'être  contée. 

Le  point  de  départ  de  notre  fureteur  était  celui-ci. 
V hôtel  de  la  Providence  était  situé  en  1193,  au  n°  19  delà 
rue  des  Grands-Augustins  qui,  depuis  la  Révolution,  avait 
changé  deux  fois  de  nom  ;  d'abord  pour  prendre  dans 
toute  sa  longueur  celui  de  rue  d'Argout,  ensuite  pour  s'ap- 
peler rue  Hèrold  dans  sa  première  moitié,  tout  en  conser- 
vant le  nom  de  rue  d'Argout  à  son  extrémité.  L'étude  des 
plans  successifs  du  quartier  conduisit  M.  Lenotre  à  cette 
certitude  que  la  maison  portant  le  n"  19  en  1793  présen- 
tait sur  la  rue  une  façade  quelque  peu  rentrante,  ornée  de 
trois  avant-corps.  Le  grand  cadastre  de  Bellanger  et  Vas- 
serot  ne  pouvait  lui  laisser  aucun  doute  à  cet  égard. 

Mais  cette  maison  était-elle  encore  debout  ?  Est-ce  qu'en 
tournant  le  coin  de  la  rue  Coquillière,  il  n'allait  pas  trou- 
ver, au  lieu  indiqué,  un  grand  immeuble  tout  neuf  ou 
quelques  percées  nouvelles  ? 

Il  arrive  (avec  quelle  émotion!)  et  du  premier  coup 
d'œil,  il  reconnaît  la  maison  rentrante,  avec  ses  trois 
avant-corps,  une  solide  maison  de  style  Louis  XVI,  dont 
la  construction  date,  à  n'en  point  douter,  de  1115  à  1180. 
Elle  venait  d'être  récemment  restaurée,  et  une  belle 
couche  de  peinture  blanche  en  recouvrait  toute  la  façade, 
au  milieu  de  laquelle  s'étalait  une  grande  enseigne  :  Hôtel 
de  Francfort.  «  Le  nom  de  l'hôtel  a  été  changé,  se  dit 
M.  Lenotre,  mais  la  maison  demeure,  et  c'est  le  principal.» 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  79 

Et  il  entra.  L'hôtesse  le  reçut  à  merveille,  lui  dit  que  la 
chambre  de  Charlotte  Corday  existait  encore,  au  premier 
étage,  sur  la  rue.  Elle  lui  ofTrit  même  de  la  lui  montrer, 
dès  qu'elle  serait  vacante.  Avant  de  sortir,  il  s'informa  du 
nom  du  propriétaire  actuel,  afin  de  consulter  ses  titres  de 
propriété  :  il  apprit  que  la  maison  appartenait  à  la  Caisse 
d'Epargne. 

M.  Lenotre  courut  à  la  Caisse  d'Epargne,  et  là  il  sut  en- 
fin la  vérité.  Ce  n'est  point,  en  effet,  l'hôtel  de  Francfort 
actuel  qui  fut  Vhôtel  de  la  Providence,  mais  bien  la  mai- 
son immédiatement  voisine,  le  n°  I4de  la  rue  Hérold,  vieil 
immeuble,  plus  pittoresque,  plus  modeste,  plus  vieux 
d'un  siècle  environ.  Il  était  également  la  propriété  de  la 
Caisse  d'Epargne,  qui  y  logeait  ses  archives.  M.  Lenotre 
en  reprit  aussitôt  le  chemin,  et  cette  fois  il  accomplit,  en 
toute  sécurité  de  conscience,  avec  une  émotion  profonde, 
son  pieux  pèlerinage.  La  porte  sur  la  rue,  la  rampe  de 
l'escalier  qu'avait  touchée  la  main  de  Charlotte  Corday,  le 
couloir,  rien  n'avait  changé  depuis  un  siècle.  Il  reconnut 
même  aisément  la  place  que  devait  occuper  le  bureau  de 
M°"  Grollier,  l'hôtesse  de  la  Providence.  Seulement,  il 
s'était  passé  ceci.  Quand  la  maison  qu'avait  habitée  l'hé- 
roïne avait  cessé  d'être  une  auberge,  l'immeuble  voisin, 
resté  hôtel,  avait  hérité  de  la  tradition.  Et  voilà  comment 
on  montre  à  Vhôtel  de  Francfort  la  chambre  que  Char- 
lotte Corday  n'y  a  jamais  occupée  ! 

Mais  ici  je  vais,  je  le  crois  bien,  causer  une  déception  à 
quelques-uns  de  mes  lecteurs.  Peut-être  se  disposent-ils 
déjà  à  faire,  à  leur  tour,  leur  pèlerinage  à  la  maison  si 
heureusement   retrouvée  par  M.  Lenotre.  Hélas  !  Depuis 


80  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

que  son  chapitre  a  été  écrit,  le  n<*  14  de  la  rue  Hérold  a 
été  démoli.  Il  ne  reste  plus  rien  de  la  chambre  n"  1  de 
Vllolclde  la  Providence  ;  plus  rien  de  l'hôtel  lui-même  : 
Eliam  periere  ruinœ. 


V. 


Pour  ma  part,  je  ne  sais  rien  de  plus  curieux  que 
cette  chasse  aux  souvenirs.  Seulement  il  n'en  est  pas 
de  plus  difficile,  et  souvent  le  chasseur  est  pris,  là 
où  il  croyait  prendre.  C'est  ce  qui  vient  d'arriver  à 
M.  Aulard,  à  propos  du  local  où  le  club  des  Cordeliers 
tenait  ses  séances.  Jusqu'ici  on  avait  cru  que  la  société 
des  Amis  des  droits  de  l'homme  et  du  citoyen^  fondée  en 
juillet  1190  par  les  membres  du  district  des  Cordelier?, 
société  portant  le  nom  de  club  des  Cordeliers,  se  réunis- 
sait dans  le  couvent  des  Cordeliers,  comme  la  société 
rivale,  le  club  des  Jacobins,  se  réunissait  dans  le  couvent 
des  Jacobins  de  la  rue  Saint-Honoré.  D'après  M.  Aulard, 
•ce  serait  là  une  erreur.  Le  savant  professeur,  dont  la 
compétence  dans  les  choses  de  la  Révolution  n'est  pas 
contestable,  a  examiné  la  question  dans  un  article  de  la 
Grande  Encyclopédie.  Le  club,  dit-il,  siégea,  en  effet,  jus- 
qu'au mois  de  mai  1191,  dans  l'église  des  Cordeliers, 
mais  la  municipalité  l'en  chassa  à  cette  époque  et  la  so- 
ciété s'installa  dans  la  salle  du  Musée  de  Paris,  rue 
Dauphine,  où  elle  siégeait  encore  le  22  frimaire  an  H 
<12  décembre  1193). 

IjQ  Musée  de  Paris  était  une  société  savante  fondée  à 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  81 

Paris,  rue  Dauphine,  le  17  novembre  1180  par  le  philo- 
logue Court  de  Géhelin  (i).  En  IISG,  elle  se  transporta 
au  couvent  des  Cordeliers.M.  Le  notre  a  trouvé,  en  effet, 
dans  le  guide  des  amateurs  et  des  étrangers  pour  1181, 
par  Thierry,  l'indication  suivante  :  c  La  Société  connue 
sous  le  nom  de  Musée  de  Paris  s'est  assemblée  d'abord  à 
l'hôtel  Impérial,  rue  Dauphine.  Mais  l'emploi  divers  de  ce 
dernier  local  l'a  portée  à  se  retirer  chez  le  HR.  PP.  Cor- 
delierSt  dont  les  salles  vastes  et  tranquilles  convenaient 
mieux  aux  assemblées  du  Musée.  »  On  voit  que  ces  quatre 
petites  lignes  détruisent  complètement  la  découverte  que 
croyait  avoir  faite  M.  Aulard.  En  effet,  où  était  la  société 
du  Mtisée  de  Paris  au  mois  de  mai  1191  ?  Rue  Dauphine, 
à  l'hôtel  Impérial?  Pas  le  moins  du  monde;  elle  avait 
abandonné  ce  local  dès  1186.  En  1191,  elle  était  aux  Cor- 
deliers.  Lors  donc  qu'à  celte  dernière  date  le  club  se  vit 
enlever  l'église  des  Cordeliers  et  se  transporta  dans  la 
salle  occupée  par  le  Musée,  il  ne  quitta  pas  pour  cela  le  cou* 
vent,  mais  alla  seulement  tenir  ses  séances  dans  une  des 
salles  de  ce  couvent.  C'était  la  salle  de  Théologie,  qui 
avait  sous  le  cloître  une  entrée  au-dessus  de  laquelle  une 
table  de  marbre  noir  portait  ces  mots  : 

AVLA  THEOLOGICA. 

Elle  était  occupée,  un  soir  de  chaque  semaine  seule- 
ment, le  mardi,  par  les  membres  du  Musée  de  Paris.  Le 


(1)    Almanach  paritimi  en   faveur  des   étrangers^    des   pertonnet 
eurieuteti  pour  Tamnét  i785,  page  29*. 

6 


82  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

reste  du  temps,  elle  appartenait  aux  membres  de  la  So- 
ciété des  Amis  des  Droits  de  V  Homme  et  du  ci  toi/en,  et 
c'est  là  que  se  tint,  pendant  toute  la  durée  de  la  Révolu- 
tion, le  club  des  Cordeliers.  Aucun  doute  ne  saurait  sub- 
sister à  cet  égard.  Voici,  par  exemple,  ce  que  dit  un 
contemporain  et  un  témoin  oculaire,  Roussel  (d'Epinal), 
dans  son  curieux  livre  :  le  Château  des  Tuileries  :  «  Une 
Chapelle  assez  vaste  sei^vait  de  local  au  club  des  Corde- 
liers ;  malgré  les  mutilations  qu'on  y  avait  faites,  on 
retrouvait  encore  à  la  voûte  des  traces  de  dévotioîi.  Cette 
enceinte  présentait  un  ovale  tronqué  à  ses  extrémités, 
garni  de  bancs  de  bois  en  amphithéâtre,  surmonté  d'es- 
pèces de  tribunes  :  l'ovale  était  coupé  dans  sa  longueur 
d'un  côté  par  le  bureau  du  président,  et  par  la  tribune  des 
orateurs  de  l'autre.  Environ  300  personnes  de  tout  âge  et 
de  tout  sexe  garnissaient  ce  local...  »  Il  est  bien  évident 
que  cette  description  ne  peut,  en  aucune  façon,  s'appliquer 
à  un  salon  d'hôtel,  —  fût-ce  l'hôtel  Impérial  de  la  rue  Dau- 
phine.  Elle  convient  au  contraire  parfaitement  à  la  grande 
salle  d'un  ancien  couvent. 

Les  chapitres  du  livre  de  M.  Lenotre  sont  au  nombre 
de  neuf.  En  voici  les  titres  :  Chez  Robespierre.  —  Les 
Tuileries.  —  VAbbaije  et  les  Carmes.  —  Le  Salon  de 
Madame  Roland.  —  Trois  Journées  de  Charlotte  Corday. 
—  Chez  Danton .  —  Le  Club  des  Jacobins.  —  Les  Cor- 
deliers.  —  La  Conciergerie. 

Sous  chacun  de  ces  titres,  l'auteur  a  réuni  les  rensei- 
gnements et  les  détails  topographiques  les  plus  précis. 
Mais  il  ne  s'en  est  pas  tenu  là.  Dans  chacun  de  ces  cadres, 
il  a  placé  les  scènes  les  plus  dramatiques  et  les  plus  émou- 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  83 

vantes.  Le  chercheur  chez  M.  Lenotre  est  doublé  d'un 
historien  ;  Térudit  est  doublé  d'un  artiste.  Son  livre  est 
assurément  l'un  des  plus  remarquables  qui  aient  paru, 
depuis  plusieurs  années,  sur  l'époque  révolutionnaire. 

Cet  excellent  ouvrage,  sorti  des  presses  de  MM.  Firmin- 
Didot,  est  illustré  de  60  dessins  et  plans  inédits.  —  Les 
neuf  chapitres  qui  le  composent  sont  loin  d'avoir  épuisé  le 
sujet;  M.  G.  Lenotre  nous  doit  un  second  volume. 


la  publication  du  livre  de  M.  Lenotre  a  fait  naître  entre 
M.Victorien  Sardou  et  M.  Ernest  Ilamel  une  discussion  pure- 
ment topographique  sur  les  distributions  de  l'ancienne  mai- 
son Duplay.  M.  Victorien  Sardou,  après  une  enquôte  person- 
nelle à  travers  les  documents  conservés  aux  Archives  tt  les 
titresde  M.  Vaury,  le  propriétaire  actuel  de  l'immeuble,  a 
rétabli  de  maniôre  irréfutable  rhistoiro  de  cette  Maison  de 
Robespierre,  dont  les  principales  dispositions  n'ont  point 
changé  et  qui  a  été  simplement  surélevée  en  1816.  (Voir  la 
Maison  de  Robespierre,  par  Victorien  Sardou.  OllendorlT,  édi- 
teur). 


LE  VRAI  CHEVALIER  DE  MAISON-ROUGE  (1). 


I. 


Les  éditeurs  qui  tiennent  surtout  le  roman  disent  tous 
que  cet  article  ne  va  plus,  que  l'offre  est  supérieure  à  la 
demande,  que  la  vente,  en  ces  dernières  années,  a  dimi- 
nué de  moitié.  Pendant  ce  temps,  les  éditeurs  de  Mémoires 
se  frottent  les  mains.  Les  Mémoires  font  prime,  pour 
peu  qu'ils  se  rattachent  à  la  période  révolutionnaire  ou  à 
l'époque  impériale.  Serait-ce  donc  que  nous  n'aimons  plus 
le  roman  et  que  nous  lui  préférons  l'histoire?  En  aucune 
façon.  Je  crois,  au  contraire,  que,  vivant  au  milieu  d'une 
époque  où  la  médiocrité  règne,  où  il  n'y  a  plus  ni  grands 
événements  ni  grands  hommes,  où  tout  est  plat,  mesquin, 
ridicule  et  bas,  nous  sentons  plus  que  jamais  le  besoin 
de  sortir  de  notre  temps  et  de  trouver,  au  moins  dans  les 
livres,  des  événements  romanesques  et  dramatiques.  A 
défaut  de  vrais  héros,  puisque  aussi  bien  le  temps  pré- 
Bent  ne  saurait  nous  en  offrir,  nous  voulons  au  moins 


(1)  Lb  Vkai  Cbbtaubb  ob  Mauon-Rouob,  A.  D.  J.  Gonsse  de  Roug»- 
viUe  {Î76ii8i4),  d'apr«s  des  docomeaU  incita,  par  0.  Lenotre.  Un 
Tol.  in-ld,  Perria  et  Cie,  édiUan,  35,  qoai  des  Oranda-AnguatiDs.  18M. 


86  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

qu'on  nous  donne  des  héros  de  roman.  Or,  c'est  là  ce 
dont  nos  romanciers  actuels  ne  paraissent  pas  avoir 
souci.  Leurs  récits  ne  contiennent  que  les  plus  vulgaires 
inventions  et  les  plus  bourgeoises.  L'art,  tel  qu'ils  le  com- 
prennent, se  réduit  à  un  emploi  plus  ou  moins  habile  de 
procèdes  plus  ou  moins  factices.  Partant  de  ce  principe 
que  le  roman  doit  être  la  reproduction,  le  miroir  de  la 
vie  réelle,  ils  se  bornent  à  regarder  autour  d'eux  et  à 
peindre  ce  qu'ils  voient.  Comme  l'imagination  est  ce 
qui  leur  manque  le  plus,  ils  déclarent  qu'elle  n'a  que 
faire  dans  le  roman,  et  qu'après  tout  il  ne  s'agit  pas  d'in- 
venter, de  créer,  mais  tout  simplement  d'observer  et  de 
copier.  Veulent-ils  peindre,  comme  l'un  deux,  et  non  des 
moindres,  des  «  milieux  de  distinction  »,  ils  se  font  in- 
viter dans  le  monde^  sur  la  rive  droite  ou  sur  la  rive 
gauche,  chez  un  magistrat,  un  financier  ou  un  marquis. 
Rentrés  chez  eux,  ils  ne  se  couchent  pas  qu'ils  n'aient 
couvert  de  notes  quinze  ou  vingt  pages  de  leur  carnet. 
Le  carnet  rempli,  ils  le  vident,  le  délaient  en  trois  cents 
pages,  et  leur  livre  est  fait.  D'autres  fois,  ils  s'arment 
d'un  autre  carnet  —  le  cahier  vert  —  vont  aux  champs, 
prennent  gîte  dans  une  auberge,  font  causer  les  bonnes 
gens  du  village  et  de  rechef  font  leur  provision  de  notes. 
De  retour  à  la  ville,  ils  imaginent  une  fable  ;  ou  plutôt, 
car  l'imagination,  je  l'ai  dit,  n'est  pas  leur  fort,  ils  pren- 
nent un  fait-divers  dans  un  journal  et  suspendent  à  ce 
clou  leurs  documents  humains.  Sur  la  couverture  de  leur 
roman  rustique,  comme  sur  celle  de  leur  roman  du  grand 
monde,  ils  ont  bien  soin  d'inscrire,  dès  le  premier  jour, 
ces  deux  mots:  sixième  mille,  —  et  le  tour  est  joué. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  87 

Quelques-uns  de  ces  volumes,  mùme  —  j'allais  dire 
surtout  —  ceux  qui  n'atteignent  pas  le  sixième  mille,  ne 
laissent  pas  d'être  écrits  avec  talent.  Mais  ils  ont  tous  ce 
défaut  grave  pour  un  roman,  de  n'être  pas  romanesques. 
Qui  veut  lire  une  œuvre  vraiment  romanesque,  où  les 
aventures  se  succèdent,  pressées,  extraordinaires,  émou- 
vantes, celui-là  doit  lire  les  mémoires  de  ces  hommes 
qui  ont  traversé  la  Révolution  et  l'Empire,  qui  ont  vu 
mourir  Louis  XVI  et  Danton,  Marie-Antoinette  et  Mme 
Roland,  Malcsherbes  et  Carrier,  Saint-Just  et  Georges 
Cadoudal,  —  qui  ont  vu  face  à  face  Robespierre  et  Bona- 
parte. 

Si  une  chose  doit  étonner,  c'est  que  nos  romanciers 
ne  se  soient  pas  attachés  davantage  à  une  telle  époque,  la 
plus  mouvementée,  la  plus  dramatique  qui  fût  jamais, 
t  La  tragédie  court  les  rues  »,  disait  en  93  le  bon  Ducis. 
Ce  n'était  pas  seulement  la  tragédie,  c'était  aussi  le  ro- 
man qui  courait  les  rues  en  ce  temps-là.  Balzac  l'avait 
bien  compris,  et  rien  dans  son  œuvre  n'est  plus  intéres- 
sant (jue  les  Chouans^  le  Rèquisilionnaire,  V Envers  de 
l'histoire  contemporaine,  une  Ténébreuse  affaire,  et  cette 
admirable  nouvelle,  un  Episode  sons  la  Terreur. 

Barbey  d'Aurevilly  avait  projeté  d'écrire  une  série  de 
romans  dont  les  guerres  de  la  chouannerie  normande 
seraient  le  théâtre,  quand  elles  n'en  seraient  pas  le  su- 
jet. Deux  seulement  ont  paru,  tous  les  deux  singulière- 
ment remarquables  :  L'Ensorcelée  et  le  Chevalier  Des- 
touches. 

Alexandre  Dumas  n'était  pas  pour  négliger  une  mine 
aussi  précieuse.    Son  premier  volume,  publié  en  18i6 


88  CAUSERIES  fflSTORIQUES. 

SOUS  le  titre  de:  Nouvelles  contemporaines,  renfermait 
trois  nouvelles  :  Lauretle.  —  Blanche  de  Beaulieu.  — 
Marie.  Le  sujet  de  Blanche  de  Beaulieu  était  emprunté 
aux  guerres  de  la  Vendée.  Plus  tard,  l'époque  de  la  Ré- 
volution lui  inspirera  de  nombreux  romans,  dont  quel- 
ques-uns comptèrent  parmi  ses  meilleurs  :  Ange  Pitou  ; 

—  La  comtesse  de  Charny  ;  —  La  Route  de  Varennes  ; 

—  Le  Drame  de  Quatre- Vingt-Treize  ;  —  Les  Blancs  et 
les  Bleus;  —  Les  Compagnons  de  Jéhu ;  —  Le  Cheva- 
lier de  Maison-Rouge  (1).  Ce  dernier  ouvrage,  composé 
en  collaboration  avec  Auguste  Maquet,  est  peut-être,  de 
tous  les  récits  d'Alexandre  Dumas,  le  plus  intéressant  et 
le  plus  dramatique. 

Maison-Rouge  n'est  pas  un  personnage  d'imagination. 
Il  suffit  d'ouvrir  un  dictionnaire  biographique  au  nom  de 
Rougêville  pour  reconnaître  que,  sous  le  pseudonyme 
transparent  dont  il  a  revêtu  son  héros,  Dumas  a  racon- 
té, en  les  amplifiant,  les  exploits  d'un  homme  qui  a  bel 
et  bien  existé.  Ces  courtes  notices,  tout  incomplètes  et 
erronées  qu'elles  soient,  vous  apprendront  même  que 
celui  qui  eut  l'invraisemblable  audace  de  pénétrer  à  tra- 
vers mille  dangers  jusqu'à  la  reine  prisonnière,  ne  laissa 
pas  sa  tête  dans  l'aventure,  comme  le  raconte  Alexandre 
Dumas.  Echappé  par  miracle  aux  policiers  de  93,  il  vécut 
jusqu'en  1814  et  mourut  alors  d'une  mort  tragique.  Il 
n'avait  échappé  à  l'échafaud    que  pour  tomber,  vingt  ans 


(1)  Voir  le  très  iatëressant  volume  de  l'excelleat  bibliographe  M.  Charles 
Olinel,  publie  en  188 i  siOus  ce  titre  :  Alkxandhb  Dumas  et  son  œuvre, 
notes  biographiques  et  bibliographiques. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  89 

plus  tard,  sous  les  balles  d'un  peloton  d'exécution. 
Le  Roman  du  Chevalier  de  Maison-Rouge  portait  d'a- 
bord et  tout  naturellement  le  titre  de  Chevalier  de  Rou- 
geville.  Le  23  février  1845,  il  fut  annoncé,  sous  ce  der- 
nier titre,  par  la  Démocratie  pacifique,  qui  devait,  à  quel- 
ques jours  de  là,  en  commencer  la  publication.  Le  len- 
demain, Alexandre  Dumas  recevait  une  lettre  conçue  en 
ces  termes  : 

c  Monsieur, 

t  Mon  père  a  marqué  dans  la  Révolution  française  d'une 
façon  si  rapide  et,  en  même  temps,  si  mystérieuse,  que  je 
ne  vois  pas,  je  vous  l'avoue,  sans  inquiétude,  connaissant 
vos  principes  républicains  (1),  son  nom  en  tète  d'un  ro- 
man en  quatre  volumes.  De  quels  incidents  avez-vous  pu 
accompagner  le  fait  qui  se  rattache  à  son  nom?  Voilà  ce 
que  je  vous  demanderai  avec  quelque  inquiétude,  quoi- 
que je  connaisse,  monsieur,  tout  le  respect  que  vous  pro- 
fessez pour  les  grandes  choses  tombées,  toutes  les  sym- 
pathies que  vous  avez  pour  les  nobles  dévouements. 

f  Veuillez,  monsieur,  me  rassurer  par  quelques  mots  ; 
j'attends  une  réponse  à  ma  lettre  avec  impatience. 


(1)  Alexandre  Dumas  était  «i  peu  répablicaio  en  1845  que.  Tannée  bui- 
vante,  il  accompagnait  le  duc  de  Montpensier  en  Espagne  comme  historio- 
graphe de  ton  mariage,  signait  au  contrat  avec  tous  l«e  titres  d«  sa  des- 
oandance  paternelle,  paia  passait  en  Afrique  sur  un  bâtiment  k  vapeur  de 
l'Etat  mis  à  son  service  par  le  gouvernement  du  roi  Louis-Philippe.  En 
1845,  précisément,  il  avait  obtenu,  grâce  à  l'intervention  du  duc  de  Mont- 
pender,  le  privilège  de  cré<>r  un  nouveau  théâtre  auquel  il  donna  le  nom 
de  Théàtre-liistorique  et  qui  s'ouvrit  le  20  lévrier  1847.  Le  3  août  suivant, 
il  y  faisait  jouer,  avec  un  éclatant  succès,  le  drame  qu'il  avait  tiré  de  son 
roman  du  Chevalier  de  Maison. Rouge. 


90  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

«  Agréez,  monsieur,  l'assurance  de  mes  sentiments  les 

plus  distingués. 

«  3Iarquis  de  Rougeville.  » 

Alexandre  Dumas  s'empressa  de  répondre  : 

«  Monsieur, 
«  J'ignorais  qu'il  existât  encore,  de  par  notre  France,  un 
homme  qui  eût  l'honneur  de  s'appeler  le  chevalier  de  Rou- 
geville. Cet  homme,  vous  m'apprenez  son  existence  et 
les  obligations  qu'elle  m'impose  :  quoique  mon  roman, 
monsieur,  soit  tout  à  l'honneur  de  monsieur  votre  père, 
à  partir  de  ce  moment  il  a  cessé  de  s'appeler  le  Cheva- 
lier de  Rougeville,  pour  s'appeler  le  Chevalier  de  Maison- 
Rouge.  » 


II. 


Après  le  roman,  l'histoire.  M.  G.  Lenotre,  un  des  hom- 
mes qui  connaissent  le  mieux  l'époque  révolutionnaire, 
nous  donne  aujourd'hui,  d'après  des  documents  inédits,  le 
vrai  chevalier  de  Maison-Rouge,  A.  D.  J.  Gonsse  de  Rou- 
geville. 

Alexandre-Dominique-Joseph  Gonsse  naquit  à  Arras  le 
n  septembre  1761.  Les  Gonsse,  établis  depuis  plus  de 
deux  siècles  en  Artois,  possédaient  une  terre  à  Mingoval, 
commune  aujourd'hui  comprise  dans  le  canton  d'Aubigny, 
à  vingt  kilomètres  de  Saint-Pol.  De  père  en  fils,  ils  faisaient 
valoir  cette  propriété  qui  s'était  augmentée  successive- 
ment de  plusieurs  fermes  sises  à  Athies,  près  d'Arras,  ou 
aux  environs  de  Montreuil,  sur  le  territoire  des  paroisses 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  91 

de  Maries  et  de  Us-de-Marles.  fioiigeville  est  le  nom  d'un 
moulin  situé  aux  portes  de  Valenciennes. 

Le  père  de  notre  héros,  intéressé  à  la  Ferme  des  eaux- 
de-vie  et  des  grains  de  la  province  d'Artois,  avait  notable- 
ment accru  sa  fortune  patrimoniale,  déjà  considérable, 
en  amassant  dans  les  spéculations  de  denrées  une  fortune 
nouvelle.  Ce  n'était  qu'un  bourgeois,  mais  en  situation  de 
se  passer  des  fantaisies  seigneuriales.  En  lllo,  il  acheta 
un  vaste  terrain  à  Saint-Laurent,  paroisse  très  voisine  d'Ar- 
ras,  et  y  fit  bâtir  un  magnifique  château.  En  (181,  il  don- 
nait à  l'église  de  Blangy  une  cloche  sur  les  flancs  de  laquelle 
se  peut  lire  encore  l'inscription  que  voici  : 

»  L'an  1781,  je  fus  nommée  Laurentine-Josèphe  par  le 
sieur  François-Joseph  Gonsse,  Sgr  de  Wetz-à-Marles, 
Marlesen  partie,  Rougeville,  Saint-Laurent,  baron  d'Atliies 
et  autres  lieux  ;  et  par  demoiselle  Marie-Rose-Françoise 
Huret,  épouse  du  sieur  Martin-François-Hilaire  Delader- 
rière,  bourgeois  de  la  ville  d'Arras,  mes  parrain  et  mar- 
raine. » 

En  1782,  la  guerre  d'Amérique  battait  son  plein,  et 
chaque  mois  voyait  partir  de  France  un  certain  nombre 
d'enthousiastes  pressés  de  se  battre  pour  la  cause  de  «  l'In- 
dépendance». La  Correspondance  sécrétera  la  date  du  18 
février  1782,  contient  cette  note:  «  Il  partira,  dans  le 
mois  prochain,  un  bel  assortiment  de  jeunes  gens  de  toutes 
conditions  pour  l'armée  de  Rochambeau  ;  nos  jeunes  sei- 
gneurs veulent  tous  faire  les  petits  La  Fayette.  »  Alexan- 
dre Gonsse  avait  la  fortune,  les  goûts  et  le  courage  d'un 
gentilhomme  ;  il  alla,  lui  aussi,  rejoindre  l'armée  de 
Rochambeau.  Mais,  de  retour  en  France,  et  la  Révolution 


92  CAUSERIES  fflSTORIQUES . 

éclatant,  il  ne  fut  pas  de  ceux  qui  suivirent  La  Fayette. 

Les  mauvais  jours  sont  venus  ;  la  royauté  est  ébranlée, 
le  trône  menace  ruine.  Louis  XVI  et  Marie-Antoinette 
sont  prisonniers  aux  Tuileries,  en  attendant  la  prison  du 
Temple.  Une  petite  phalange  de  défenseurs  est  groupée 
autour  d'eux.  Parmi  les  plus  intrépides,  au  premier  rang 
de  ceux  qui  ont  mis  au  service  du  roi  et  de  la  reine  leur 
vie  et  leur  épée,  on  rencontre  Alexandre  Gonsse  —  ou  plu- 
tôt le  chevalier  de  Rougeville  :  c'est  le  nom  que  porte  main- 
tenant le  fils  du  riche  bourgeois  d'Arras. 

A  la  journée  du  20  juin  1192,  il  fut  un  de  ceux  qui 
contribuèrent  le  plus  à  sauver  la  reine.  Etant  monté  dans 
sa  chambre  par  un  escalier  dérobé,  à  la  tête  de  trente  gre  - 
nadiers  du  célèbre  bataillon  des  Filles-Saint-Thomas,  il 
plaça  cette  princesse  derrière  une  grande  table  qui  la 
séparait  de  la  populace.  La  belle  contenance  de  Rouge- 
ville et  de  ses  hommes  imposa  à  Santerre,  lorsqu'il  enfon- 
ça la  porte,  et  la  reine  fut  sauvée. 

A  quelques  jours  de  là,  le  14  juillet,  fut  célébrée,  au 
Champ-de-Mars,  la  fête  de  la  Fédération.  Petion,  le  maire 
de  Paris,  le  complice  des  émeutiersdu  20  juin,  y  parut 
en  triomphateur.  Lorsqu'entouré  des  membres  de  l'As- 
semblée nationale,  Louis  XVI,  triste  et  résigné,  monta  les 
marches  de  l'autel  de  la  patrie,  on  crut  voir,  suivant  la 
belle  expression  de  Mme  de  Staël,  «  la  victime  s'offrant 
volontairement  au  sacrifice  (1)  ».  On  entendait  hurler  de 
tous  les  côtés  :   Petion  ou  la  mort  !  on  voyait  ces  mots 


(i)  Mme    de  Slaël,  Considérations  sur  la  Réoolution  française,  II1« 
pirtie,  ch .  vu . 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  93 

écrits  sur  toutes  les  bannières  ;  les  hommes  à  piques,  les 
émeuliers  des  faubourgs  les  portaient  inscrits  à  la  craie 
sur  leurs  chapeaux.  Tremblant  pour  les  jours  du  roi,  un 
grand  nombre  de  royalistes  se  tenaient  prêts  à  lui  faire 
on  rempart  de  leurs  corps.  Rougeville  était  du  nombre. 

Le  soir,  Louis  XVI  lui  exprima  ses  remerciements, 
ajoutant  qu'il  lui  avait  bien  des  obligations.  Et  comme  la 
reine  paraissait  inquiète  des  suites  que  pourrait  avoir 
cette  journée,  Rougeville  la  rassura  en  lui  promettant  de 
faire  l'observateur  toute  la  nuit.  En  lui  donnant  le  mot 
d'ordre,  elle  lui  dit  :  *  De  grâce,  ménagez-vous,  vous 
êtes  précieux»;  et  le  lendemain,  elle  lui  adressa  ces  pa- 
roles, glorieuse  récompense  de  son  dévouement  :  «  Grâce 
à  vous,  monsieur  de  Rougeville,  j'ai  passé  une  nuit  tran- 
quille. » 

Au  10  août,  tandis  qu'il  faisait  conseiller  au  roi  et  à  la 
reine  de  se  réfugier  à  Saint-Cloud  ou  à  Courbevoie,  plu- 
tôt que  de  se  rendre  à  l'Assemblée,  Rougeville  était  aux 
Champs-Elysées  avec  une  poignée  de  royalistes  pour  cou- 
vrir la  retraite  du  roi  et  de  sa  famille.  Quelques-uns  des 
hommes  qui  étaient  venus  se  ranger  sous  son  comman- 
dement furent  égorgés  sous  ses  yeux,  et  il  reçut  lui-même 
trois  balles  dans  ses  habits. 

Au  mois  de  janvier  l'î93,  à  l'heure  où  l'on  juge  le  roi, 
où  les  plus  courageux  se  taisent,  il  |)ublie  à  ses  frais  et 
il  répand  dans  Paris  une  brochure  où  il  plaide  chaudement 
la  cause  de  l'accusé  et  qu'il  signe  de  son  nom:  Réfle- 
xions morales  et  politiques  stir  le  procès  de  Louis  X  V/, 
dvdiè  à  ma  patrie,  par  M.  de  Rougeville. 


94  CAUSERIES  HISTORIQUES. 


III. 


Le  2  août  1793,  Marie-Antoinette  fut  transférée  du 
Temple  où  elle  était  prisonnière  depuis  un  an,  à  la  Con- 
ciergerie, où  elle  devait  rester  pendant  soixante-seize  jours. 
Il  semblait  qu'elle  fût  abandonnée  de  tous,  oubliée  de 
tous.  Heureusement  pour  l'honneur  de  l'humanité,  il  n'en 
était  pas  ainsi.  Il  se  trouva  dans  la  population  parisienne 
des  royalistes  fidèles,  qui  se  liguèrent  pour  essayer  de 
sauver  la  reine.  Ces  braves  gens,  ces  héros,  étaient  des 
hommes  du  peuple.  C'étaient  un  décrotteur,  un  pâtissier, 
trois  perruquiers,  un  charcutier,  des  femmes  de  ménage, 
deux  maçons,  un  fripier,  une  limonadière,  un  marchand 
de  vins,  un  serrurier  et  un  ràpeur  de  tabac.  Rougeville 
fut  l'instigateur  et  l'âme  de  ce  complot. 

Son  plan  était  habilement  conçu  :  il  s'agissait  de  s'as- 
surer le  concours  d'un  assez  grand  nombre  d'hommes 
sûrs,  qui,  profitant  du  mécontentement  général,  devaient, 
à  la  faveur  d'un  jour  d'émeute,  s'emparer  du  poste  de 
gendarmerie  du  Palais  de  Justice,  enlever  la  reine,  la  con- 
duire à  Livry  sur  la  route  de  Metz,  où  une  berline,  escor- 
tée de  cavaliers  dévoués,  la  recevrait  et  l'emmènerait  en 
Allemagne. 

Les  hommes  se  trouvèrent  ;  mais  on  n'ignorait  pas  que 
la  reine  était  gardée  à  vue  par  deux  gendarmes,  et  il 
était  à  craindre  que  ceux-ci  empêchassent  la  sortie  au  mo- 
ment jirécis  où  le  poste  du  Palais  serait  au  pouvoir  des 
conjurés.  Forcer,  à  main  armée,  les  portes  de  la  Concier- 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  <J.> 

gerie,  il  n'y  fallait  pas  songer.  Avant  qu'on  eût  enfoncé 
les  guichets  et  les  grilles,  avant  qu'on  fût  parvenu  au 
cachot  de  la  reine,  l'autorité  avait  le  temps  de  se  recon- 
naître, de  faire  battre  le  rappel  et  fermer  les  barrières.  11 
était  urgent  d'agir  vite,  et,  afin  de  n'éprouver  aucun  re- 
tard, il  était  nécessaire  que  la  prisonnière  fût  prévenue  ; 
que  les  hommes  qui  la  gardaient  fussent,  à  l'avance,  ga- 
gnés par  elle  et  qu'ils  la  conduisissent  eux-mêmes  à  ses 
sauveurs.  Ainsi  combiné,  le  projet  avait  certainement  des 
chances  de  réussite. 

.Mais  comment  avertir  la  reine?  Par  quel  moyen  lui 
faire  parvenir  la  somme  nécessaire  à  gagner  ses  gardiens  ? 
Pour  y  arriver,  besoin  était  de  gagner  un  des  puissants 
du  jour.  Le  choix  de  Rougeville  s'arrêta  sur  le  limonadier 
Miclionis,  membre  de  la  Commune  et  administrateur  des 
prisons.  Michonis  était  le  souverain  maître  de  tous  le» 
geôliers  de  Paris  ;  tous  les  guichetiers  tremblaient  devant 
lui.  Il  remplissait  ses  fonctions  avec  un  tel  zèle  que, 
chaque  jour,  délaissant  les  intérêts  de  son  comptoir,  il 
venait  visiter  en  personne  la  reine  dans  son  cachot. 

Rougeville  lui  offrit-il  de  l'argent?  On  l'ignore.  Tou- 
jours est-il  qu'il  se  lia  rapidement  avec  lui,  et  que,  le 
:28  août,  Michonis  l'introduisait  à  la  Conciergerie,  dans  la 
Chambre  de  Marie-Antoinette.  A  sa  vue,  la  reine  tressail- 
lit, une  vive  rougeur  monta  à  son  front,  et  c'est  à  peine 
si  elle  put  retenir  un  cri  d'étonnement...  Elle  avait  recon- 
nu Rougeville. 

Pendant  que  Michonis.  le  chapeau  sur  la  tète  et  les  mains 
dans  les  poches,  faisait  parade  de  sa  grossièreté,  élevant 
la  voix,   allant  et  venant  dans   la    chambre,  Rougeville 


96  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

montra  d'un  signe  l'œillet  qui  ornait  la  boutonnière  de 
son  habit  gris,  détacha  cette  fleur  et  la  jeta  derrière  le 
poèle.  Tout  cela  fut  fait  en  un  instant  et  si  adroitement 
que  ni  Michonis,  ni  la  femme  Harel,  placée  auprès  de  la 
prisonnière,  ni  les  gendarmes  ne  s'aperçurent  de  rien. 
Rougeville,  redevenu  complètement  maître  de  lui,  reprit 
son  attitude  indifférente.  Lorsqu'il  vit  que  la  visite  était 
terminée,  craignant  que  la  reine  n'eût  pas  compris  ses 
gestes,  il  se  pencha  vers  elle,  lui  dit  quelques  mots  à 
voix  basse,  salua  rapidement  et  se  disposait  à  sortir  quand 
la  reine  prenant  la  parole  :  «  Faut-il  donc  vous  dire  un 
éternel  adieu  ?  »,  interrogea-t-elle,  comme  s'adressant  au 
municipal.  Rougeville  fit,  de  la  porte,  signe  qu'il  revien- 
drait  

Après  leur  départ,  Marie-Antoinette,  se  baissant  vive- 
ment, ramassa  la  fleur  :  l'œillet  contenait  un  billet  !  Vite, 
à  l'écart,  derrière  le  paravent  qui  entourait  son  lit,  elle 
déplia  le  papier  et  lut  :  Ma  protectrice,  disait  le  billet  de 
Rougeville,  je  ne  vous  oublierai  jamais,  je  chercherai 
toujours  le  moyen  de  pouvoir  vous  marquer  mon  zèle;  si 
vous  avez  besoin  de  trois  à  quatre  cents  louis  pour  ce 
qui  vous  entoure,  je  vous  les  porterai  vendredi  pro- 
chain. 

«  Pour  ce  qui  vous  entoure...  trois  à  quatre  cents  louis.  » 
La  reine  comprenait;  son  rôle  à  elle  était  de  séduire, 
d'acheter  ses  gardiens.  Tout  de  suite,  dans  sa  hâte  de 
réussir,  sous  l'action  de  l'émotion  qui  l'enfiévrait,  elle  vou- 
lut agir.  A  tout  hasard,  elle  déchira  en  cent  morceaux  le  bil- 
let de  Rougeville,  et,  sur  un  mauvais  chiffon  de  papier  qui 
traînait  sur  sa  table,   elle  traça  à  l'aide  d'une  épingle  — 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  97 

n'ayant  ni  plume  ni  crayon —  unecourte  réponse...  Puis, 
aiïermissant  sa  voix,  domptant  sa  fierté,  adoucissant  son 
regard,  elle  pria  la  femme  llarel  d'aller  lui  chercher  de  l'eau 
fraîche.  Quand  elle  fut  seule  avec  ses  gardiens  :  —  «  Mon- 
sieur Gilbert,  »  fit-elle...  Le  gendarme  Gilbert  s'était  tou- 
jours montré  avec  elle  honnête,  doux,  compatissant.  Elle 
crut  qu'elle  n'avait  qu'à  parler  pour  s'en  faire  un  ami. 
Elle  lui  montra  le  billet  qu'elle  venait  d'écrire.  Gilbert 
prit  le  billet  et  le  porta  à  la  femme  du  concierge,  Mme 
Richard.  Le  3  septembre,  en  faisant  son  rapport  hebdo- 
madaire à  son  colonel,  le  sieur  Bolot  du  Mesnil,  il  ne 
cacha  rien  des  incidents  qui  s'étaient  passés,  le  28  août, 
dans  le  cachot  de  la  reine  (1).  Le  colonel  déposa  ce  rap- 
port au  greffe  du  tribunal.  Le  jour  même,  le  comité  de 
sûreté  générale  en  était  informé,  et  il  dépéchait  à  la  Con- 
ciergerie deux  de  ses  membres,  Amar  et  Seveslre,  pour 
ouvrir  une  enquête. 

Michonis  fut  arrêté  (2)  ;  mais  l'important  était  de  dé- 
couvrir Rougeville.  Baudrais,  l'un  des  plus  habiles  poli- 
ciers de  l'époque,  fut  mis  à  ses  trousses.  On  ouvrit  à  cet 
agent  un  crédit  illimité  pour  les  dépenses  qu'il  pourrait 
avoir  à  faire  au  cx)urs  de  ses  recherches  ;  on  lui  donna 
pleins  pouvoirs;  on  envoya  le  signalement  du  conspira- 
teur à  toutes  les  sections  de  Paris,  à  tous  les  départements, 


(1)  Ce  Gilbert,  devenu  qaelqae  temps  aprèe  lieutenant  (Un«  la  gendar» 
merie,  jooa  une  partie  de  l'argent  de  sa  compagnie,  le  perdit  et  te  brûla 
la  cenrelle.  Voy.  Lafont  d'Aussonne,  A/^inotVf«  sur  la  reine  de  France, 
et  Emile  Campardoa,  Marie- Antoinette  à  la  Conciergerie. 

(2)  Michonis  fut  guillotiné  le  29  prairial  an  II  (17  juin  1794). 

7 


98  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

à  toutes  les  municipalités  ;  on  autorisa  Baudrais  à  «  faire 
des  visites  domiciliaires,  à  placer  des  agents  dans  tous' 
les  endroits  soupçonnés,  à  arrêter  indistinctement  tous 
ceux  qui  auraient  recelé  le  ci-devant  marquis  ou  l'auraient 
soustrait  aux  poursuites.... «  Tout  cela,  en  pure  perte.  Le 
jour  même  où  le  complot  avait  été  découvert,  le  3  sep- 
tembre, Rougeville  avait  quitté  sa  maison  de  Vaugirard 
et  s'était  réfugié  dans  les  carrières  de  plâtre  de  Mont- 
martre :  de  là,  sortant  pendant  la  nuit,  il  suivait  les  événe- 
ments. Entre  temps,  il  composa  une  sorte  de  pamphlet 
qu'il  intitula  :  les  Crimes  des  Parisiens  envers  leur  Reine 
par  V auteur  des  œillets  présentés  à  la  Reine  dans  sa  pri- 
son. Il  en  fit  plusieurs  copies,  les  envoya  à  la  Convention, 
aux  comités,  au  président  du  tribunal  révolutionnaire  ; 
puis,  la  conscience  ainsi  en  repos,  il  prit  tranquille- 
ment le  chemin  de  la  Belgique.  Il  arriva  à  Bruxelles,  le 
12  octobre  1793,  quatre  jours  avant  l'exécution  de  la 
reine. 


IV 


Trois  mois  à  peine  s'étaient  écoulés  que,  dénoncé 
comme  un  espion  des  armées  révolutionnaires  —  lui  qui, 
à  Paris,  était  regardé  comme  un  agent  de  Cobourg  !  —  il 
fut  appréhendé  au  corps  et  interné  aux  prisons  de  Treuzen- 
berg.  Ne  pouvant  plus  conspirer,  il  se  remet  à  écrire.  Il 
adresse  de  son  cachot,  au  comte  de  Metternich  (1)  un  long 

(1)  Le  comte  de  Metteraich,  pére  du  célèbre  homme  d'Etat,  était  alors 
ministre  pléaipoleatiaire  de  l'empereur  François  li,  près  le  gouvernement 
général  des  Pays-Bas  autrichiens. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  99 

rapport,  dans  lequel  il  raconte  toute  sa  vie  et  s'étend  en 
particulier  sur  les  efforts  qu'il  a  faits  pour  délivrer  la 
reine.  Sa  lettre  demeura  sans  réponse . 

On  ne  voulait  pas  l'entendre  ?  Soit  !  Il  se  passera  de 
protecteur  ;  et  il  met  aussitôt  son  esprit  inventif  en  quête 
d'un  projet  d'évasion.  Celui  auquel  il  s'arrêta  ne  lais- 
sait pas  d'être  d'une  hardiesse  singulière. 

Il  écrit  au  prince  de  Cobourg,  alors  occupé  à  guerroyer 
dans  le  nord  de  la  France,  et  lui  expose  sa  situation.  Le 
prince  lui  répond  qu'il  ne  peut  s'occuper  de  son  affaire  — 
et  il  signe.  Rougeville  n'en  demandait  pas  davantage. 
Pendant  plusieurs  jours,  il  s'exerce  à  reproduire  à  main- 
levée celte  toute-puissante  signature  :  F.  Côburr/,  F.  M. 
(Feld-Maréchal),  qui  équivaut  pour  lui  au:  Sésame,  ouvre- 
loi  des  Milleet  unemiits.  Sûr  de  lui  désormais,  il  s'adresse 
à  lui-même  (non  sans  y  glisser  une  faute  de  français  ) 
une  lettre  qui  lui  ordonne  de  venir  prendre  dans  les  rangs 
de  l'armée  autrichienne  la  place  qu'y  avait  occupée  son 
frère,  et  il  signe  bravement  :  F.  Côburg,  F.  M. 

La  comédie  eut  un  plein  succès.  Rougeville  sortit  de 
prison,  et,  à  peu  de  temps  de  là,  le  9  thermidor  ayant 
mis  fin  à  la  Terreur,  il  reprit  le  chemin  de  Paris.  Il  y  était 
depuis  un  an  lorsque,  dans  les  derniers  jours  de  thermidor 
an  III  (1),  il  rencontra  aux  Tuileries  un  de  ses  compa- 
triotes, le  conventionnel  Guffroy,  qui  se  rendait  à  l'Assem- 
blée. Les  deux  hommes  se  reconnurent,  allèrent  l'un  à 
l'autre  et  causèrent . 

Rougeville,  sans  méfiance,    raconta  complaisamment 


(1)  Août  1795. 


100  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

toutes  ses  aventures.  Il  dit  comment  il  avait  jadis  tenté  de 
sauver  la  reine  ;  par  suite  de  quelle  circonsiance  avait 
échoué  son  projet  ;  il  avoua,  sans  se  faire  prier,  qu'il 
était  passé  à  l'étranger,  et  que,  sûr  maintenant  de  l'im- 
punité, puisque  la  faction  des  i7idiilgenls  était  au  pouvoir, 
il  était  rentré  à  Paris,  où  il  habitait  rue  du  Parc,  sous  un 
faux  nom.  Guffroy,  lui,  ne  se  livrait  pas  :  il  songeait. 
11  songeait  qu'il  devait  une  forte  somme  au  père  de 
Rougeville  ;  que  le  bonhomme  usé  par  l'âge  et  par  la 
prison  —  car  il  avait  été  détenu  à  Arras  pendant  le  pro- 
consulat de  Le  Bon  —  ne  vivrait  plus  bien  longtemps  et 
que,  si  le  fils  disparaissait  aussi,  sa  dette  à  lui,  Guffroy, 
se  trouverait  liquidée. 

Le  soir  même,  Rougeville  était  arrêté  chez  lui,  rue  du 
Parc,  et  enfermé  à  la  prison  des  Orties,  maison  d'arrêt 
située  au  Carrousel  et  réservée  spécialement  aux  préve- 
nus arrêtés  par  ordre  du  Comité  de  sûreté  générale.  Le 
10  septembre  1793,  il  fut  écroué  à  la  Conciergerie,  d'où  on 
le  transféra  un  peu  plus  tard  à  Sainte-Pélagie.  Ce  fut  seu- 
lement le  n  juin  1197,  qu'il  recouvra  la  liberté,  grâce  à 
l'énergique  intervention  d'un  député  au  conseil  des  Cinq- 
Cents,  Couchery,  qui  n'hésitait  pas  à  se  faire,  à  la  tribune, 
l'avocat  des  partisans  de  la  royauté. 

C'est  au  château  de  Saint-Laurent  que  Rougeville  vint, 
au  sortir  de  sa  prison,  passer  l'été  de  1797.  Sa  joie  eût 
été  vive  de  se  voir  dans  cette  terre  où  il  avait  été  élevé 
et  qu'il  aimait,  s'il  y  avait  trouvé  son  père  ;  mais  le 
vieillard,  qui  avait  résisté  à  l'atroce  régime  des  prisons 
d'Arras,  était  mort  de  douleur  en  apprenant,  de  Guffroy 
lui-même,  que  son  fils  venait  d'être  arrêté. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  101 

Uougeville  ne  s'installa  à  Saint-Laurent  que  très  som- 
mairement, laissa  le  château  dans  l'état  où  il  l'avait  trou- 
vé, c'est-à-dire  presque  sans  meubles,  et  prit  pour  tout 
domestique  une  seule  bonne,  amenée  de  Paris  et  à  son 
service  depuis  cinq  ans.  Il  se  confina  si  bien  dans  son  iso- 
lement que  les  paysans  de  Saint-Laurent  même  en  arri- 
vaient à  se  demander  si  le  château  était  habité,  ou  si  leur 
seigneur  était  retourné  à  Paris. 

Cependant,  le  18  brumaire  avait  eu  lieu  ;  le  général 
Bonaparte  était  premier  consul  ;  on  était  à  la  veille  de 
l'empire.  Les  royalistes  étaient  plus  étroitement  surveillés 
que  jamais.  Dans  la  nuit  du  :24  ventôse  an  Xll  (  io  mars 
1804  ),  des  gendarmes  frappaient  à  la  porte  du  château 
de  Saint-Laurent.  Lorsqu'on  y  pénétra,  Rougeville  s'était 
échappé.  Le  signalement  du  fugitif  fut  publié  dans  tout  le 
pays  :  on  mobilisa  les  brigades  de  gendarmerie  dans  tous 
les  cantons  où  l'on  pensait  qu'il  avait  pu  trouver  asile  ; 
mais  comme  naguère,  à  la  suite  de  l'affaire  de  l'œillet,  le 
chevalier  demeura  introuvable. 

De  sa  retraite,  il  écrivit  au  ministre  de  la  police  et  au 
grand  juge,  ministre  de  la  justice,  déclarant  à  ce  dernier 
qu'il  se  présenterait  bientôt  à  son  tribunal.  Le  ministre, 
désespérant  d'atteindre  jamais  un  tel  homme,  se  contenta 
de  mettre  en  marge  de  la  lettre  un  seul  mot  :  l'attendre.  Il 
était  résigné  sans  doute  à  l'attendre  toujours;  mais  il  ne 
connaissait  pas  Rougeville.  Celui-ci  eut  l'audace  de  se  pré- 
senter à  l'audience  publique  du  ministre,  le  G  floréal  an  XII 
(26  avril  1804).  Il  plaida  chaudement  sa  propre  cause  et  de- 
manda à  retourner  à  Saint-Laurent  où  l'appelaient  les  tra- 
vaux des  champs.  Le  ministre  prit  un  arrêté,  en  vertu  du- 


102  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

q  uel  Rougeville  était  envoyé  en  surveillance  à  quarante 
lieues  de  son  domicile.  On  lui  laissa  le  choix  de  la  rési- 
dence :  il  désigna  Reims. 

Il  y  était  encore,  dix  ans  plus  tard,  lorsque  la  ville  fut 
occupée  par  un  corps  russe,  le  10  février  1814.  Le  6 
mars,  les  Français  en  reprirent  possession.  Un  parti  de 
cavalerie  française,  en  poursuivant  quelques  Cosaques,  in- 
tercepta une  correspondance  adressée  au  prince  Volkons- 
ki,  chef  de  l'état-major  général  de  l'armée  russe.  La  lettre 
saisie  était  compromettante  et  signée  du  nom  de  Rouge- 
ville. Son  auteur  fut  arrêté,  le  10  mars,  vers  midi.  A  trois 
heures,  il  comparaissait  devant  une  commission  militaire. 
A  quatre  heures,  il  était  condamné  à  mort.  A  cinq  heures, 
il  était  conduit  au  Champ-de-Mars  :  un  grand  carré  vide, 
le  mur  du  cimetière  au  fond,  et  à  quelques  pas  de  ce 
mur  un  peloton  de  douze  grenadiers,  l'arme  au  pied,  atten- 
dant. Arrivé  au  mur,  il  s'arrêta  et  fit  face  aux  soldats.  On 
le  vit,  de  loin,  se  dépouiller  sans  hâte  de  sa  casaque  jau- 
ne, jeter  son  chapeau  sur  le  gazon  ras  ;  puis  il  regarda 
le  sol  comme  pour  y  choisir  sa  place.  Un  sergent  s'appro- 
cha, lui  tendant  un  mouchoir  plié  en  long;  mais  il  le  re- 
poussa du  geste.  Il  mit  un  genou  en  terre,  et,  offrant  sa 
poitrine,  il  fit  signe  qu'il  était  prêt.  L'officier,  se  détour- 
nant, leva  son  épée,  la  décharge  retentit....  Le  corps  glissa 
sur  le  flanc,  au  pied  du  mur.  A  ce  moment,  un  frisson 
d'émotion,  une  sourde  rumeur  courut  dans  la  foule  ;  on 
voyait  ce  corps  s'agiter,  et,  dans  une  convulsion  suprê- 
me, lever  le  bras  comme  pour  un  dernier  appel.  Deux 
hommes  se  détachèrent  du  peloton,  et,  abaissant  leurs 


ï 


CAUSERIES  UISTORiQUES.  103 

armes,  ils  firent  feu.  Rouge  ville  eut  un  dernier)  soubre- 
saut et  retomba.  C'était  fini  ! 

Le  corps  fut  porté  dans  la  chapelle  du  cimetière  ;  il  y 
resta  durant  toute  la  nuit.  On  dit  que  les  deux  soldats  qui 
avaient  été  chargés  de  donner  le  coup  de  grâce,  tentés 
par  la  veste  jaune  et  les  bottes  hongroises  à  glands  d'or 
du  supplicié,  vinrent,  le  soir,  dépouiller  le  cadavre  et, 
profanant  à  la  fois  les  restes  de  Rougeville  et  le  lieu 
où  ils  étaient  déposés,  prirent  jusqu'à  sa  chemise  tachée 
de  sang.  Le  lendemain,  le  cadavre  fut  retrouvé  nu  sur  les 
dalles  (1). 

Une  personne  charitable  eut  pitié  de  ce  pauvre  corps 
abandonné  ;  elle  acheta  un  coin  de  terre  et  l'inhumation 
eut  lieu  sans  aucune  cérémonie,  en  présence  du  commis- 
saire et  de  quelques  curieux.  On  ne  prit  pas  même  le  soin 
de  dresser  l'acte  de  décès. 

M.  Lenotre  a  eu  raison  de  nous  raconter,  dans  son  in- 
téressant et  remarquable  volume,  l'histoire  du  chevalier 
de  Rougeville.  S'il  ne  fut  pas  un  héros  sans  reproches, 
s'il  a  commis  des  fautes,  sa  mort  les  a  expiées.  Et  quelle 
faute  ne  serait  effacée  par  ce  dévouement  admirable,  par 
cette  scène  de  la  Conciergerie  que  rien  jamais  ne  fera  ou- 
blier, cette  scène  de  VŒillel  qui  éclaira  d'un  suprême 
et  dernier  rayon  le  cachot  de  la  reine  de  France  ! 

(1)  VIndépendant  RémoU,  1868. 


h 


VI. 


LE   BARON   DE  BATZ  (1) 


M.  G.  Lenotre  a  débuté,  en  1893,  par  un  volume  inti- 
tulé :  la  Guillotine  pendant  la  Révolution;  il  commençait 
par  où  tant  d'honnêtes  gens,  cent  ans  plus  tôt,  avaient 
fini.  En  i894,  il  a  publié  le  Vrai  chevalier  de  Maison- 
fiouge^  et,  en  1895,  Paris  révolutionnaire.  Son  nouveau 
livre  est  consacré  à  un  Conspirateur  royaliste  pendant  la 
Terreur,  le  baron  de  Datz. 

Je  remarquerai  tout  d'abord  que  le  jeune  et  savant  écri- 
vain nous  donne  un  bon  exemple.  Au  lieu  de  se  disperser, 
d'aller,  comme  nous  le  faisons  tous,  ou  presque  tous, 
d'un  sujet  à  l'autre,  vaguant  de  ci  et  de  là,  au  hasard  de 
l'inspiration  et  de  la  rencontre,  il  a  concentre  sur  un  seul 
point,  sur  une  seule  époque,  ses  recherches  et  ses  efforts. 

Il  n'est  pas  difficile  d'inscrire  en  tète  d'un  livre  :  His- 
toire de  la  Révolution  française  ;  ce  qui  l'est  davantage, 
c'est  d'écrire  cette  histoire.  Aussi  bien,  presque  tous  ceux 


(I)  l'n  cotuptratetir  royaliste  pendant  ta  Terreur  ;  te  baron  de  Bat* 
i792'i795,  par  G.  Lenotre.  Un  toi.  in-8»,  «Tec  deux  poriraiU.  Perrin 
•t  G'*,  ^tean,  35,  quai  de*  Orands-Auguttios,  1896. 


106  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

qui  l'ont  entrepris  se  sont  arrêtés  en  chemin.  Michelet  et 
Lamartine  ne  sont  pas  allés  au  delà  du  9  thermidor  (21 
juillet  1194).  Louis  Blanc  a  poussé  un  peu  plus  avant, 
sans  dépasser  pourtant  la  dernière  séance  de  la  Conven- 
tion (26  octobre  1793).  M.  Thiers,  il  est  vrai,  a  conduit 
son  œuvre  jusqu'au  bout,  jusqu'au  18  brumaire.  Mais  qui 
donc  aujourd'hui  prend  au  sérieux  l'improvisation  histo- 
rique de  M.  Thiers? 

La  Révolution,  de  1789  à  1799,  est  si  pleine  d'hommes 
et  d'événements  que,  pour  les  bien  connaître,  pour  en 
pénétrer  tous  les  dessous,  ce  ne  serait  peut-être  pas  de 
trop  d'une  vie  entière.  Si  l'on  veut  en  savoir  le  fonds  et 
le  tréfonds,  l'étudier  sous  toutes  ses  faces  et  dans  tous  ses 
détails,  il  est  nécessaire  de  circonscrire  son  terrain,  de  le 
délimiter,  et,  ce  terrain  une  fois  choisi,  de  s'y  cantonner, 
de  le  creuser,  de  le  fouiller,  de  le  bêcher,  de  ne  laisser 
nulle  place 

Oîi  la  main  ne  passe  et  repasse. 

Ainsi  a  fait  M.  Lenotre.  Il  a  choisi,  pour  n'en  plus  sor- 
tir, ce  semble,  la  période  de  la  Terreur,  les  deux  années 
1193  et  1194,  —  1194  surtout,  cette  année  dont  Alfred 
de  Vigny  a  dit,  au  début  du  chapitre  XX  de  Stello  : 

«  —  Quatre-vingt-quatorze  sonnait  à  l'horloge  du  dix- 
huitième  siècle,  quatre-vingt-quatorze  dont  chaque  minute 
fut  sanglante  et  enflammée.  L'an  de  terreur  frappait  hor- 
riblement et  lentement  au  gré  de  la  terre  et  du  ciel,  qui 
l'écoutaient  en  silence.  On  aurait  dit  qu'une  puissance 
insaisissable  comme  un  fantôme  passait  et  repassait  parmi 
les  hommes,  tant  leurs  visages  étaient  pâles,  leurs  yeux 
égarés,  leurs  têtes  ramassées  entre  leurs  épaules,  reployées 


I 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  107 

comme  pour  les  cacher  et  les  défendre.  —  Cependant  un 
caractère  de  grandeur  et  de  gravité  sombre  était  empreint 
sur  tous  ces  fronts  menacés  et  jusque  sur  la  face  des 
enfants  ;  c'était  comme  ce  masque  sublime  que  nous  met 
la  mort.  Alors  les  hommes  s'écartaient  les  uns  les  autres 
ou  s'abordaient  brusquement  comme  des  combattants. 
Leur  salut  ressemblait  à  une  attaque,  leur  bonjour  à  une 
injure,  leur  sourire  à  une  convulsion,  leur  habillement 
aux  haillons  d'un  mendiant,  leur  coiffure  à  une  guenille 
trempée  dans  le  sang,  leurs  réunions  à  des  émeutes,  leurs 
familles  à  des  repaires  d'animaux  mauvais  et  défiants, 
leur  éloquence  aux  cris  des  halles,  leurs  amours  aux 
orgies  bohémiennes,  leurs  cérémonies  publiques  à  de 
vieilles  tragédies  romaines  manquées,  sur  des  tréteaux  de 
provinces,  leurs  guerres  à  des  émigrations  de  peuples  sau- 
vages et  misérables,  les  noms  du  temps  à  des  parodies 
poissardes.  Mais  tout  cela  était  grand,  parce  que,  dans  la 
cohue  républicaine,  si  tout  homme  jouait  au  pouvoir,  tout 
homme  du  moins  jetait  sa  tête  au  jeu  ». 

C'est  cette  époque,  toute  pleine  de  sang  et  de  crimes,  et 
parfois  aussi  d'héroïsme,  où  la  boufTonnerie  coudoie  le 
drame,  où  la  tragédie  et  le  roman  courent  les  rues,  c'est 
cette  époque  que  M.  Lenotre  a  choisie,  qu'il  connaît  déjà 
mieux  que  personne  et  qui  bientôt  n'aura  plus  de  secret 
pour  lui. 


11 


C'est   une  étrange  figure  et  singulièrement  énigma- 
tique,  que  celle  du  baron  de  Batz.  Au  plus  fort  de  la  Ter- 


108  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

reur,  d'octobre  1193  à  juillet  1794,  il  n'est  question  à 
Paris,  à  la  tribune  de  la  Convention  comme  à  celle  des 
Jacobins,  que  de  la  conjuration  de  V Etranger.  C'est  à 
elle  que  l'on  attribue  l'avortement  de  toutes  les  réformes, 
l'inexplicable  retard  apporté  au  bonheur  général.  C'est 
elle  qui  est  la  cause  de  toutes  les  proscriptions,  le  pré- 
texte de  tous  les  massacres.  Elie  Lacoste,  dans  son  rap- 
port du  26  prairial  an  II  (14  juin  1794),  désigna  clairement 
le  baron  de  Batz  comme  étant  l'ennemi  en  qui  se  concen- 
traient les  forces  de  la  réaction.  <r  Tous  les  leviers  desti- 
nés à  renverser  la  République,  dit-il,  étaient  mus  par  ce 
seul  homme  que  faisaient  agir  les  tyrans  coalisés  » . 
D'ailleurs,  l'Assemblée  tout  entière  pensait  comme  Elie 
Lacoste  :  c'est  à  la  conspiration  de  l'Etranger,  à  l'or  de 
Pitt  et  Cobourg,  —  au  baron  de  Batz,  en  un  mot  — 
qu'elle  attribua  les  agissements  de  toutes  les  factions, 
celle  de  Chabot,  celle  de  Danton,  celle  d'Hébert,  celle  de 
Ronsin,  celle  de  Chaumette.... 

Comment  un  homme  qui,  au  dire  de  ses  contemporains, 
fut  investi  d'une  telle  puissance,  est-il  resté  inconnu?  On 
ne  sait  rien,  ou  très  peu  de  ciiose,  du  baron  de  Batz.  Le 
sujet  était  entièrement  neuf  et  nous  allons  voir  que 
M.  Lenotre  en  a  su  tirer  un  excellent  parti. 

Né  à  Goutz,  près  de  Tartas,  le  6  décembre  1761,  Jean 
de  Batz,  baron  de  Batz  et  de  Sainte-Croix,  était  l'arrière 
pelil-fils  de  Manaud  III,  baron  de  Batz,  l'un  des  quatre 
vaillants  qui,  en  1577,  sauvèrent  la  vie  à  Henri  IV,  lors 
de  son  entrée  dans  la  ville  d'Eause,  alors  place  forte  au 
duché  d'Albret. 

Il  était  grand  sénéchal  de  Nérac  et  du  duché  d'Albret, 
lorsqu'il  fut  élu  député  de  la  noblesse  de  cette  sénéchaus- 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  109 

sée  aux  Etats  Généraux  de  1780.  11  siégea  au  cûlc  dniit 
et  se  distingua,  dans  cette  assemblée  qui  comptait  tant 
d'hommes  de  talent,  par  ses  connaissances  étendues  en 
matière  de  finances.  M.  Lenotre,  et  en  cela  j'estime  qu'il 
a  eu  tort,  ne  parle  pas  de  son  rôle  à  la  Constituante.  Il  eût 
été  bon  cependant  de  le  signaler,  ne  fût-ce  que  pour  mon- 
trer que  le  baron  de  Batz  ne  fut  pas  seulement  un  homme 
d'action  et  de  coups  de  main,  et  que  Lamartine  ne  le 
connaissait  guère,  lorsqu'il  l'a  qualifié,  dans  son  Histoire 
des  Girondins,  d* aventurier  de  conspiration.  Nommé 
membre  du  Comité  des  finances,  il  en  combattit  vivement 
les  plans,  et  s'éleva  avec  force  contre  l'émission  des  assi- 
gnats, qu'il  assimila  avec  tant  de  raison,  comme  l'événe- 
ment l'a  prouvé,  aux  billets  de  la  banque  de  Law.  Sa 
compétence  exceptionnelle  en  ces  questions  lui  valut 
d'être  nommé  président  du  Comité  de  liquidation,  et  il 
fît,  à  ce  titre,  plusieurs  rapports  sur  la  dette  publique.  Il 
appuya  différentes  mesures  qu'il  jugeait  avantageuses  à 
l'Etat,  mais  il  repoussa  .toutes  celles  qu'il  tenait  pour 
destructives  des  principes  de  la  monarchie. 

Sorti  de  France  après  la  session,  à  la  fin  de  1191,  il 
servit  à  l'armée  des  Princes  en  qualité  d'aide  de  camp  du 
prince  de  Nassau.  II  eut  vite  fait  de  comprendre  que  son 
dévouement  trouverait  aux  Tuileries  plus  d'occasions  de 
s'exercer  qu'à  Coblentz.  En  apprenant  l'émeute  du  20  juin 
1792,  il  n'y  tint  plus,  et,  malgré  la  sévérité  des  mesures 
prises  contre  les  émigrés,  il  revint  à  Paris.  Il  y  arriva  le 
1*'  juillet,  et,  à  cette  date,  Louis  XVI  marquait  sur  son 
livre  de  comptes  :  «  Retour  et  parfaite  conduite  de  M.  de 
Batz,  à  qui  je  redois  cinq  cent  douze  mille  livres.  > 


110  CAUSERIES  fflSTORIQUES. 

D'après  M.  Lenotre,  le  baron  de  Batz  n'aurait  plus 
quitté  Paris.  Eckard,  dans  l'excellente  Notice  qu'il  lui  a 
consacrée,  au  tome  37  de  la  Biographie  universelle  de 
Michaud,  dit  que  le  baron  de  Batz  s'éloigna  de  nouveau 
de  France  après  le  10  août  et  n'y  revint  que  dans  les 
premiers  jours  de  janvier  1193.  Ce  serait  un  point  à 
vérifier. 

Le  baron  de  Batz  n'était  rentré  à  Paris  que  pour 
essayer  de  sauver  Louis  XVL  Le  20  janvier,  il  fit  donner 
secrètement  avis  à  cinq  cents  royalistes,  dont  il  se  croit 
sur  et  qu'il  a  enrôlés,  d'avoir  à  se  grouper,  le  lendemain, 
sur  le  passage  du  roi  et  de  se  munir  à  tout  hasard  d'ar- 
mes faciles  à  dissimuler.  Le  rendez-vous  était  fixé  à 
l'angle  de  la  rue  de  la  Lune,  à  l'endroit  où  le  boulevard 
Bonne-Nouvelle,  non  encore  nivelé,  formait  un  mamelon 
assez  élevé. 

Dès  sept  heures  du  matin,  le  21  janvier,  de  Batz  était 
à  son  poste.  Du  point  élevé  où  il  se  tenait,  il  plongeait, 
dans  la  foule  pressée  qui  l'entourait,  des  regards  anxieux. 
Son  angoisse  était  grande  en  n'apercevant,  parmi  les 
milliers  de  tètes  qui  s'agitaient  devant  lui,  aucun  visage 
ami....  Il  ne  désespérait  pas  cependant.  Il  ne  savait  pas 
que,  dès  trois  heures  du  matin,  la  plupart  des  cinq  cents 
conjurés  avaient  été  réveillés  par  des  coups  frappés  à  leur 
porte.  Deux  gendarmes  s'étaient  présentés  chez  chacun 
d'eux  avec  ordre  de  ne  point  les  perdre  de  vue,  et  de  les 
empêcher,  par  tous  les  moyens,  de  sortir  avant  midi. 

Cependant  l'heure  de  l'action  était  proche.  Le  cortège 
commençait  d'arriver  sur  le  boulevard.  Bientôt  la  voiture 
parut,  entourée  de  soldats,  fermée,  impénétrable  aux 
regards,  les  vitres  levées,  couvertes  de  buée.... 


CA  USERIES  HISTORIQ  UES .  111 

—  «  A  nous  !  mes  amis,  ceux  qui  veulent  sauver  le 
roi!  » 

Ce  cri,  poussé  par  une  voix  formidable,  retentit;  la 
foule  s'écarte,  mue  par  une  instinctive  terreur.  Trois 
jeunes  gens  et  un  homme  un  peu  plus  âgé,  ce  dernier  le 
sabre  à  la  main,  s'ouvrent  un  passage  à  travers  le  qua- 
druple rang  des  hommes  armés  et  répètent  avec  force,  à 
plusieurs  reprises  :  A  nous,  Français  !  A  notts,  ceux  qui 
veulent  sauver  le  roi!...  A  cet  appel  héroïque  nul  ne 
répond.  Ils  repassent  au  travers  de  cette  haie  d'hommes 
stupéfaits.  Celui  qui  avait  un  sabre  à  la  main  —  c'était 
de  Batz  —  parvient  à  s'échapper,  ainsi  que  l'un  de  ses 
compagnons,  Michel  Devaux.  Les  deux  autres  sont  saisis 
au  moment  où  ils  essayent  de  se  réfugier  dans  la  rue  de 
Cléry,  et  ils  sont  hachés  à  la  porte. 

Folle,  si  l'on  veut,  la  tentative  était  héroïque  et  assu- 
rément digne  de  mémoire.  Les  historiens  naturellement 
n'en  parlent  pas.  Ils  n'ont  pas  pour  habitude  de  s'arrêter 
à  ces  menus  détails.  J'ai  cru  cependant  pouvoir  la  racon- 
ter, il  y  a  déjà  plusieurs  années,  dans  le  premier  volume 
de  mon  Journal  d'un  bourgeois  de  Paris  pendant  la 
Terreur.  C'était,  paralt-il,  de  ma  part  une  grande  au- 
dace, car  voilà  qu'un  écrivain  républicain,  le  docteur 
Robinet,  dans  un  article  sur  Danton,  nie  l'authenticité 
de  cet  épisode.  Ce  n'est,  d'après  lui,  t  qu'une  tradition 
vague,  mystérieuse,  née  après  l'effondrement  de  1194, 
sortie,  pendant  la  réaction  thermidorienne,  d^on  ne  sait 
quel  confessionnal  ;  imaginée  par  les  mômes  écrivains  et 
d'après  les  mêmes  motifs  que  tous  les  autres  racontars 
sur  Venlèvement  du  roi  au  2i  janvier^  de  la  reine  et  du 


112  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

dauphin  au  Temple,  en  août  et  septembre  1793  et  autres 
exploits  non  moins  fantastisques,  dont  les  réacteurs  et 
les  intrigants,  clercs  ou  laïques,  eurent  le  triste  et  fruc- 
tueux monopole  pendant  tant  d'années,  pour  se  mettre 
bien  en  cour  et  se  créer  des  états  de  services,  pour  rem- 
plir leurs  gazettes  et  leurs  poches,  gagner  les  belles 
dames  en  chargeant  d'opprobre  et  de  ridicule  les  grands 
noms  républicains  !  » 

Rien  n'est,  au  contraire,  moins  vague,  moins  mysté- 
rieux, moins  fantastique  que  le  fait  même  de  la  tentative 
du  baron  de  Batz  le  21  janvier.  Il  est  établi  par  toute 
une  série  de  documents  officiels.  Le  3  floréal  an  II  (22  avril 
1194),  les  membres  du  Comité  de  surveillance  et  de  sûreté 
générale  de  la  Convention  écrivent  à  Fouquier-Tinville  : 
«  Le  Comité  t'enjoint  de  redoubler  d'efforts  pour  décou- 
vrir l'infâme  Batz.  Souviens-toi  que,  pour  sauver  Capet, 
il  était  des  quatre  qu'on  entendit  sur  le  boulevard,  le  21 
janvier,  criant  :  «  A  nous,  ceux  qui  veulent  sauver  le 
Roi!...  »  —  Le  25  prairial  (13  juin),  c'est  le  Comité  de 
Salut  public  qui  écrit  à  son  tour  à  Fouquier  : 

«  Citoyen, 

«  Le  Comité  de  Salut  public  te  demande  d'interroger  de 
nouveau  Devaux,  secrétaire  de  Batz,  sur  le  Comité  autri- 
chien et  sur  ce  fait  qui  vient  de  nous  être  prouvé  que 
Devaux  était  avec  Batz  des  quatre  qui,  passant  armés  de 
sabres  derrière  les  rangs,  quand  Capet  allait  au  supplice, 
criaient  :  A  nous,  ceux  qui  veuleiit  sauver  le  Roi  ! 

«  Châtelet  (I)  a  reconnu  hier  soir  à  la  Conciergerie, 

(I;  L'un  des  jurés  du  Tribunal. 


CAUSERiES  HISTORIQUES.  113 

entre  les  délenus,  Devaux  pour  celui  d'entre  eux  à  qui  il 
parla.  Tu  es  autorisé  à  oiïrir  pardon  à  Devaux  s'il  indique 
où  est  cache  Batz  ;  tu  enverras  tout  de  suite  au  Comité 
l'interrogatoire,  et  tu  viendras  ce  soir, 
c  Salut  et  fraternité. 

«   COLLOT  d'HbRBOIS, 

Billaud-Varenns.  » 

L'interrogatoire  de  Michel  Devaux  n'est  pas  moins 
décisif  : 

—  «  N*étiez-vous  pas  sur  le  boulevard  quand  Louis 
Capet  passa  pour  aller  subir  le  juste  châtiment  de  ses 
crimes  ? 

—  «  Oui. 

—  «Où  étiez-vous  ? 

—  «  Au  poste  qui  m'avait  été  indiqué. 

—  «  Niez-vous  que  le  citoyen  Chàtelet  ne  vous  ait  vu 
et  parlé  derrière  les  rangs,  armé  d'un  sabre  et  non  d'une 
pique? 

—  «  Je  me  rendais  à  mon  poste. 

—  «  N'étiez-vous  pas  avec  Batz  ? 

—  «  Je  le  rencontrai. 

—  c  Vous  traversâtes  avec  lui  les  boulevards,  malgré 
la  défense  ? 

—  «  J'ignorais  la  défense. 

—  €  Prenez  garde  de  dire  la  vérité  ;  vous  criâtes  :  A 
nou$,  ceux  qui  veulent  sauver  leur  roi;  Chàtelet  vous 
entendit. 

—  «Ce  n'est  pas  moi,  c'est  Batz. 


114  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

—  «  Dites  la  vérité,  dites  où  est  caché  Batz,  et  vous 
serez  pardonné. 

—  «  Je  suis  innocent  et  ne  sais  où  est  Batz.  » 
Quatre  jours  après  cet  interrogatoire,  le   29  prairial, 

Devaux  était  guillotiné. 

Après  cela,  libre  au  D'  Robinet  de  traiter  de  racontar 
l'héroïque  tentative  de  Batz,  au  21  janvier  ! 


III 


Le  roi  mort,  il  restait  à  sauver  la  reine,  et  c'est  vers 
le  Temple  que,  dès  les  premiers  jours  de  février  1793,  se 
portèrent  tous  les  efforts  du  baron  de  Batz. 

Son  plan  pour  sauver  la  reine  et  la  famille  royale  était 
d'une  audace  inouïe.  Il  consistait  à  réunir  un  assez  grand 
nombre  de  complices  pour  en  composer,  au  jour  dit,  toute 
la  garde  de  la  prison.  Sous  le  prétexte  d'explorer  les 
environs  du  Temple,  une  patrouille  devait  sortir  de  l'en- 
clos, encadrant  dans  ses  rangs  les  trois  princesses  revê- 
tues d'uniformes  militaires,  et  le  prince  royal  qui  passe- 
rait inaperçu. 

Comment  Batz  essaya  de  mettre  ce  plan  à  exécution 
et  comment  il  faillit  réussir,  on  le  verra  dans  le  livre  de 
M.  Lenotre,  dont  le  récit,  écrit  sur  pièces,  est  presque 
entièrement  neuf. 

Cette  fois  encore,  Batz  avait  échoué.  Il  n'abandonna  pas 
pour  cela  la  partie.  Dès  longtemps  il  a  fait  le  sacrifice  de 
sa  vie.  Il  continuera  de  l'exposer  tous  les  jours,  à  toute 
heure.  Il  luttera  jusqu'au  bout,  au  milieu  de  périls  inouïs. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  115 

avec  une  audace  et  un  héroïsme  dont  l'histoire  de  celte 
terrible  époque  n'offre  pas  un  autre  exemple. 

Cependant,  si  grande  que  soit  mon  admiration  pour  le 
baron  de  Balz,  je  ne  crois  pas  qu'il  ait  conçu  le  grand 
dessein  que  lui  prèle  M.  Lenotre,  et  qui  aurait  été,  celui- 
là,  couronné  de  succès. 

Ce  dessein,  le  savant  historien  l'expose  en  ces  termes  : 

c  C'est  alors  qu'il  conçut  le  plan  le  plus  invraisem- 
blable qu'un  homme  dans  sa  situation  pût  rêver.  Arrêter 
la  tourmente  qui  soufflait  sur  la  France,  il  n'y  fallait  pas 
songer  ;  mais  n'était-il  pas  possible,  en  l'activant,  d'en 
hàler  la  fm  ?  Si  l'on  parvenait  à  faire  naître  la  défiance 
entre  les  divers  partis  qui  se  disputaient  le  pouvoir,  ces 
hommes  de  proie  n'allaient-ils  pas  tourner  contre  eux- 
mêmes  leur  fureur  dévastatrice?  ils  se  prétendent  intè- 
gres :  il  sera  facile  de  les  corrompre  et  de  les  avilir.  Ils 
ont  à  leur  service  la  guillotine  et  la  prison  :  on  les  forcera 
à  s'en  servir,  non  plus  contre  leurs  adversaires,  mais 
contre  leurs  amis.  En  un  mot,  on  enlisera  la  Convention 
dans  un  tel  cloaque  de  boue  et  de  sang,  que  le  peuple  se 
décidera,  enfin,  par  épouvante  ou  par  dégoût,  à  en  ba- 
layer les  débris  et  à  opérer  lui-même  le  rétablissement  de 
la  monarchie.  Telle  fut  la  gigantesque  conception  du 
baron  de  Batz....  (1).  » 

Après  avoir  ainsi  exposé  l'idée  maîtresse,  l'idée  géniale 
de  son  héros,  l'uuteur  essaie  d'établir  qu'elle  a  reçu  son 
exécution.  Pour  cela,  il  refait  à  son  tour,  et  mieux  qu'on 
ne  l'a  jamais  fait,  l'historique  du  complot  financier  auquel 

(1>  Lenotr«,  p.  35. 


116  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

prirent  part  Delaunay  (d'Angers),  Julien  (de  Toulouse), 
Chabot,  Basire  et  Fabre  d'Eglantine.  Il  s'agissait  de  faire 
tombera  vil  prix  les  actions  de  la  compagnie  des  Indes, 
de  profiter  de  cette  baisse  pour  acheter,  de  provoquer 
ensuite  une  hausse,  à  l'aide  d'un  décret  frauduleux,  et 
alors  de  vendre.  Que  Batz  ait  pris  part  à  ce  complot,  la 
chose  est  certaine;  mais  dans  quel  but?  Voici,  à  cet 
égard,  ce  qui  me  paraît  le  plus  probable.  Il  avait  besoin, 
dans  la  lutte  qu'il  avait  engagée  contre  la  République, 
d'avoir  à  sa  disposition  des  sommes  considérables.  Si 
même  il  arrivait  à  se  les  procurer,  il  pourrait  en  user 
pour  acheter  quelques-uns  des  membres  de  la  Convention. 
Ne  savait-il  pas  que,  si  Robespierre  était  incorruptible ^ 
plusieurs  de  ses  collègues,  et  non  des  moindres,  ne 
l'étaient  pas?  N'était-ce  pas  un  coup  de  maître  de  se 
servir  de  certains  conventionnels  pour  obtenir  des  muni- 
tions de  guerre  destinées  à  combattre  la  Convention?  N'y 
avait-il  pas  là  à  la  fois  plaisir  et  profit,  et  n'était-ce  pas  un 
vrai  régal  de  roi....  ou  du  moins  de  royaliste? 

C'est  aller  trop  loin,  à  mon  sens,  que  de  transformer 
cette  affaire  de  concussion  en  «  une  conception  gigantes- 
que ».  Sans  doute,  il  eût  été  d'une  politique  habile  autant 
que  profonde,  de  jeter  au  milieu  de  la  Convention  un 
brandon  de  discorde,  de  semer  dans  son  sein  la  division  et 
la  défiance,  d'animer  les  partis  les  uns  contre  les  autres, 
de  pousser  les  factions  rivales  à  s'entre-dévorer.  Mais 
cela,  Batz  n'avait  point  à  le  faire,  puisque  aussi  bien  tout 
cela  était  déjà  fait,  et  s'était  fait  sans  lui.  Depuis  long- 
temps déjà,  dans  l'Assemblée  comme  aux  Jacobins,  les 
partis  étaient  en   proie  aux  haines  les   plus  violentes  ; 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  117 

ils    étaient    entre    eax    à    Tétat    de    guerre   ouverte. 

«  Jamais,  écrit  M.  Lenotre,  on  ne  pourra  dire  quelle 
tempête  de  délation  souffla  alors  sur  la  France.  Chaque 
jour,  aux  Jacobins  ou  à  la  Convention,  apporte  son  scan- 
dale, et,  en  lisant  au  Moniteur  les  récits  de  ces  scènes 
écœurantes,  on  songe  à  la  joie  triomphante  que,  du  fond 
de  sa  retraite,  devait  éprouver  le  baron  de  Batz  qtii  avait 
déchaîné  ces  ouragans.  Le  drame  combiné  par  lui  se 
jouait  sous  ses  yeux  ;  ses  ennemis  s'entre-déchiraient,  se 
jetaient  à  la  tète  les  accusations  les  plus  inattendues, 
s'avilissaient  par  de  révoltantes  révélations  (i)  ». 

Ce  n'est  point  le  baron  de  Batz,  qui  avait  déchaîné  ces 
ouragans.  Avant  le  28  brumaire  an  II  (18  novembre  1193), 
avant  le  jour  où  Amar  vint  dénoncer  à  la  tribune  de  la 
Convention  le  complot  tinancier  auquel  avaient  pris  part 
Delaunay  (d'Angers),  Julien  (de  Toulouse),  Chabot  et 
Basire  (il  n'était  pas  encore  question  de  Fabre  d'Eglan- 
tine),  rien  n'avait  transpiré  de  cette  affaire,  qui  fut, 
d'après  M .  Lenotre,  le  point  de  départ  des  dénonciations, 
l'origine  des  divisions  et  des  déchirements  qui  perdirent 
les  Jacobins  et  la  Convention.  Et  cependant  les  divisions 
avaient  déjà  commencé,  les  haines  avaient  déjà  éclaté  au 
grand  jour. 

Le  21  brumaire  (1 1  novembre),  pour  ne  pas  remonter 
plus  haut,  à  la  séance  des  Jacobins,  Dufourny  avait  dé- 
noncé comme  contre-révolutionnaires  Chabot  et  Basire.  Le 
conventionnel  Montaut  avait  dénoncé  son  collègue  Thuriot. 
Hébert  avait  demandé  l'expulsion  de  Thuriot  de  la  Société 

(1)  Lenotre,  p.  206. 


118  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

des  Jacobins,  l'examen  de  la  conduite  de  Chabot  et  de 
Basire  (pour  une  toute  autre  affaire  que  celle  de  la 
Compagnie  des  Indes  et  du  complot  financier  tramé  à 
cette  occasion,  et  dont  nul  encore  ne  soupçonnait  l'exis- 
tence). Hébert  avait  en  outre  réclamé  le  prompt  jugement 
des  députés  complices  de  Brissot  et  de  sa  faction,  et  sa 
triple  motion  avait  été  adoptée  (1). 

A  la  séance  des  Jacobins  du  23  brumaire  (13  novembre), 
les  conventionnels  Bourdon  (de  l'Oise)  et  Montant  avaient 
dénoncé  leur  collègue  Grégoire.  Dufourny,  Bourdon  (de 
l'Oise)  et  Montaut  avaient  demandé  que  fussent  exclus  de 
la  Société  :  1°  tous  les  députés  qui,  dans  l'affaire  du  tyran 
Capet,  avaient  voté  pour  l'appel  au  peuple  et  pour  le  sur- 
sis ;  2°  tous  ceux  qui,  ayant  voté  pour  la  mort,  avaient 
passé  depuis  dans  le  parti  contraire;  3°  tous  ceux  qui,  au 
mois  d'avril  1193,  avaient  voté  le  décret  d'arrestation 
contre  Marat.  Toutes  ces  motions  avaient  été  adoptées. 
Dans  la  même  séance,  la  société  avait  maintenu  l'arrêté 
qui  excluait  Thuriot  de  son  sein  (2). 

Aux  Jacobins  encore,  le  26  brumaire  (16  novembre). 
Chabot  est  l'objet  d'une  nouvelle  dénonciation,  pour  avoir 
fait  mettre  en  liberté  ses  deux  beaux-frères  —  deux  Au- 
trichiens —  qui  avaient  été  arrêtés  par  la  section  de  la 
Bépublique.  «  Depuis  que  Chabot  est  entré  dans  cette  fa- 
mille, dit  son  accusateur,  la  maison  a  pris  une  forme 
toute  nouvelle;  on  y  faisait  avant  cette  époque  une  figure 
très  mince  ;  mais  depuis  tout  a  changé,  et    maintenant 


(1)  Moniteur  du  14  novembre  1793. 

(2)  Moniteur  du  17  novembre  1793. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  ii9 

la  femme  de  chambre  est  mieux  mise  qae  ne  Tétait  alors  la 
maîtresse...  »  Un  autre  membre  ajoute  :  «  Je  sais  que  dans 
la  maison  de  Chabot,  il  existe  un  neveu  du  ministre  de  l'Au- 
triche. »  Et  à  la  suite  de  ces  dénonciations,  des  commis- 
saires sont  nommés  pour  examiner  cette  affaire  et  en  ren- 
dre compte  à  la  Société.  Trois  autres  députés  sont  ensuite 
dénoncés  par  Hébert,  —  Lindet,  «  qui  a  soutenu  le  fédé- 
ralisme dans  les  départements  de  la  Normandie  »,  Legen- 
dre,  c  qui,  par  sa  bêtise  ou  sa  malveillance,  a  secondé  le 
projet  contre-révolutionnaire  de  Lyon  »,  Lacroix  enfin  — 
l'intime  ami  de  Danton, —  «  Lacroix,  qu'il  suffit  de  nom- 
mer pour  donner  aux  patriotes  l'idée  de  l'être  le  plus  mé- 
prisable (i).» 

On  le  voit,  pas  n'était  besoin  que  Batz  se  mit  en  frais 
«  d'une  conception  gigantesque  »  pour  faire  naître  la  dé- 
fiance entre  les  divers  partis  qui  se  disputaient  le  pouvoir; 
point  n'était  nécessaire  qu'il  créât  de  toutes  pièces  une 
grande  machine  telle  que  l'aiTaire  de  la  Compagnie  des  In- 
des, pour  en  faire  sortir  et  pour  déchaîner  sur  la  Con- 
vention nationale  une  tempête  de  délations.  A  celte  beso- 
gne les  Jacobins  suffisaient,  et  ils  s'y  employaient  avec  une 
ardeur  merveilleuse. 


IV 


Les  haines   cependant  deviennent  chaque  jour  plus 
furieuses.  Les  amis  de  Danton  s'unissent  aux  amis  de  Ko- 

(1)  Monitettr  da  17  norembre  1793. 


120  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

bespierre  pour  envoyer  les  Hébertistes  à  l'échafaud.  Les 
Dantonistes  suivent  de  près  au  tribunal  révolutionnaire 
Hébert  et  Chaumette.  C'est,  dit  M.  Lenotre,  «  le  plan  du 
baron  de  Batz  qui  s'exécute  (1).  »  Que  Batz  eût  prévu  ces 
choses,  je  le  crois  sans  peine  ;  car,  pour  les  prévoir,  il 
suffisait  de  posséder  une  claire  vue  des  hommes  et  des 
circonstances;  de  savoir  que  les  hommes  au  pouvoir 
étant  exécrables  et  les  circonstances  étant  extrêmes,  on 
serait  forcément  conduit  à  aller  jusqu'aux  extrémités  du 
crime.  Que  Batz  encore  s'en  soit  réjoui,  je  le  crois  de 
même,  car  il  sentait  bien  que  de  telles  horreurs  ne  pou- 
vaient durer  et  qu'elles  entraîneraient  à  bref  délai  la 
chute  du  régime  qui  les  avait  produites.  Ainsi  donc,  le 
baron  de  Batz  a  prévu  ce  qui  s'est  passée  il  s'est  réjoui 
de  ces  terribles  événements,  mais  ce  n'est  pas  lui  qui  en 
a  été  l'auteur  ;  ce  n'est  pas  lui  qui  les  a  préparés,  conduits 
et  menés  à  terme.  Chabot  et  Delaunay,  Hébert  et  Chau- 
mette, Danton  et  Camille  Desmoulins ,  Robespierre  et 
Saint-Just  n'ont  pas  été,  entre  ses  mains,  les  agents, 
conscients  ou  inconscients,  d'une  conspiration  gigantes- 
que, ourdie  par  un  seul  homme  qui,  dans  l'ombre,  en  au- 
rait tenu  et  croisé  tous  les  fils,  qui  en  aurait  conduit 
toutes  les  péripéties  avec  une  habileté  et  une  puissance 
véritablement  diaboliques.  Si  Hébert  et  Chabot,  si  Chau- 
mette et  Saint-Just,  si  Robespierre  et  Danton  se  sont  en- 
Ir'égorgés,  c'est  qu'ils  étaient,  non  les  agents  du  baron  de 
Batz,  mais  les  agents  de  leurs  propres  haines,  de  leurs 
passions  et  de  leurs  fureurs. 

(1)  Lenotre,  p.  214. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  121 

Certes,  si  le  baron  de  Batz  restait  à  Paris,  où  sa  tête 
était  mise  à  prix  et  où  toute  la  police  était  acharnée  à  sa 
poursuite,  ce  n'était  pas  pour  y  jouer  simplement  le  rôle  île 
témoin.  Il  conspirait,  à  coup  sûr.  Mais  sur  quel  point  por- 
taient ses  efforts,  en  quoi  consistait  au  juste  sa  conspira- 
tion, c'est  ce  que  l'on  ne  sait  pas  bien,  même  après  les  sa- 
vantes et  les  si  consciencieuses  recherches  de  M.  Lenolrc. 
Une  seule  chose  est  certaine,  c'est  que  son  action,  demeu- 
rée obscure  et  secrète,  n'en  a  pas  moins  eu  des  résultats 
considérables.  La  Convention,  sentant  le  sol  trembler  sous 
elle,  consciente  des  formi'lables  haines  qu'elle  avait  sou- 
levées, croyait  voir  partout  des  ennemis  ;  elle  avait  peur 
de  ceux-là  mêmes  qu'elle  terrorisait.  Elle  tenait  pour  cer- 
tain qu'un  immense  complot  l'enveloppait;  et  ce  com- 
plot vague,  inconnu,  mais  terrible,  elle  le  personnifiait 
dans  un  homme,  dans  un  chef,  insaisissable,  quoique 
partout  présent,  —  le  baron  de  Batz. 

Le  26  prairial  an  II  (14  juin  1194),  Elie  Lacoste,  au 
nom  du  Comité  de  sûreté  générale,  donna  lecture  de  son 
rapport  sur  la  Conspiration  de  l'Etranger.  Après  avoir 
énuméré  tous  les  assauts  qu'avait  eu  à  subir  la  Républi- 
que depuis  bientôt  deux  ans,  après  avoir  rappelé  le  jeu  de 
toutes  les  factions,  les  malheurs  dont  la  France  était  ac- 
cablée, les  proscriptions,  les  massacres,  Lacoste  s'écria 
que  l'unique  auteur  de  tous  ces  maux  était  le  baron  de 
Batz. 

«  Cet  homme,  dit-il,  intrigant  et  audacieux,  avait  des 
agents  intermédiaires  dans  les  sections  de  Paris,  au  dé- 
partement, dans  la  municipalité,  dans  les  administrations, 
dans  les  prisons  mêmes,  enfin  dans  les  ports  de  mer  et  les 


122  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

places  frontières.  Immédiatement  investi  de  la  confiance 
des  frères  du  dernier  tyran,  et  de  celle  des  tyrans  étran- 
gers, ce  conspirateur  mercenaire  disposait  de  sommes  im- 
menses, avec  lesquelles  il  achetait  des  complices  et  payait 
les  assassinats,  le   poison,  les  incendies  et  la  famine... 

«  Batz,  ci-devant  baron  et  ex-député  à  l'Assemblée 
Constituante,  est  le  brigand  atroce  qui  devait  diriger  les 
plus  noirs  attentats  des  rois  contre  l'humanité  (1).    » 

Seul,  sans  soldats,  sans  compagnons,  Batz  a  fait  trem- 
bler cette  Assemblée  devant  laquelle  la  France  et  l'Europe 
se  courbaient  avec  terreur  :  ce  sera  là  pour  lui  un  titre 
immortel  de  gloire. 

Le  livre  que  M.  Lenotre  lui  a  consacré  joint  à  la 
conscience  des  recherches  l'art  de  la  mise  en  scène. 
Villemain  disait  des  meilleurs  romans  de  Walter  Scott  : 
Ils  sont  plus  vrais  que  l'histoire.  Je  dirais  volontiers  du 
beau  livre  d'histoire  que  M.  Lenotre  vient  de  nous  don- 
ner :  «  Il  est  plus  intéressant  que  le  plus  dramatique  de 
nos  romans.  » 

Si  bien  fait  et  si  complet  que  soit  un  livre,  il  est  impos- 
sible qu'il  ne  renferme  pas  quelque  omission.  J'en  signa- 
lerai deux  à  M.  Lenotre. 

11  nous  montre  Batz,  au  plus  fort  de  la  Terreur,  «  pen- 
dant que  la  terrible  machine  qu'il  avait  mise  en  mouve- 
ment broyait  dans  ses  engrenages  les  plus  puissantes 
têtes  du  parti  de  la  Révolution  »,  conservant  assez  de 
liberté  d'esprit  pour  acheter,  par  devant  M*  Cabal,  no- 


(1)  Moniteur  n»  267,  an  II,  1794. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  l!23 

taire,  le  domaine  de  Chadieu,  dans  le  Puy-de-Dôme, 
moyennant  la  somme  de  530,000  livres  (1).  Ici  se  placent 
des  détails,  certainement  curieux,  et  que  M.  Lenr.tre  ne 
parait  pas  avoir  connus. 

Celte  acquisition,  en  date  du  7  nivôse  an  II  (27  décem- 
bre 1793),  avait  été  faite  en  commun  par  le  baron  de  Balz 
et  un  sieur  Vallier,  avec  lequel  il  vivait  depuis  longtemps 
dans  une  étroite  intimité.  Batz  étant  porté  sur  la  liste  des 
tttspects  (à  juste  titre,  il  faut  en  convenir),  l'acquisition 
avait  été  faite  sous  le  seul  nom  de  Vallier;  mais  celui-ci 
avait  souscrit  en  même  temps  avec  le  baron  un  traité 
d'association,  aux  termes  duquel  l'entière  propriété  de 
Chadieu,  si  le  domaine  n'était  pas  revendu,  devait  revenir 
au  survivant  des  deux  associés,  dont  le  nom  avait  été 
laissé  en  blanc.  Vallier  avait  souscrit,  de  plus,  par-devant 
notaire,  une  procuration  aussi  en  blanc  et  en  brevet,  par 
laquelle  tout  pouvoir  de  revendre  la  terre  était  donné  au 
porteur.  Le  traité  d'association  et  la  procuration  en  blanc 
furent  déposés  aux  mains  du  sieur  Patou,  ami  commun 
des  deux  acheteurs. 

A  la  suite  du  rapport  d'Elie  Lacoste,  Batz  fut  obligé  de 
se  cacher  plus  soigneusement  encore  que  par  le  passé. 
Cependant,  il  avait  besoin  de  se  rencontrer  fréquemment 
avec  Vallier  pour  s'entretenir  avec  lui  des  divers  intérêts 
pécuniaires  et  politiques  qu'ils  faisaient  marcher  de  front. 
Comment  se  rencontrer?  C'est  alors  que  Batz  eut  une  idée 
qui  ne  pouvait  venir  qu'à  lui.  Il  convint  avec  son  associé 


(t)  [.("noire,  p.   219.  Ce«t  dans  o«  doauÙDa  de  Chadieo  que  moamt   !• 
baron  de  UaU,  le  10  janvier  1822. 


124  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

que  leurs  conférences  auraient  lieu  la  nuit,  à  la  Barrière 
du  Trône,  où  la  guillotine  avait  été  transportée  le  25  prai- 
rial an  II  (13  juin  1794).  Ils  s'installaient  tranquille- 
ment sous  l'échafaud  même,  et  là,  sans  crainte  d'être  dé- 
rangés, ils  devisaient  de  leurs  affaires  et  de  leurs  projets 
pendant  des  heures  entières. 

Vers  la  fin  de  l'an  IV,  un  procès  éclata  entre  les  deux 
associés  et  fut  porté  devant  les  tribunaux  criminels  et  ci- 
vils, tant  de  Paris  que  de  Versailles.  C'est  au  cours  des 
débats  que  fut  révélé  l'étrange  épisode  de  ce  dessous  de 
l'échafaud  transformé  en  lieu  d'asile.  Berryer  père,  qui 
avait  suivi  l'affaire,  l'a  consigné  au  tome  I"  de  ses  Sou- 
venirs (1). 

Précisément  vers  l'époque  où  avait  lieu  le  procès,  le 
21  prairial  an  IV  (9  juin  1196),  le  nom  du  baron  de  Batz 
retentissait  à  la  tribune  du  Conseil  des  Cinq-cents.  Tal- 
lien,  se  plaignant  d'être  entouré  d'espions,  ajoutait  : 
«  Comment  les  patriotes,  les  républicains,  ne  seraient-ils 
pas  particulièrement  en  butte  aux  poursuites  de  la  police, 
lorsque  c'est  un  baron  de  Batz,  qui  est  à  la  tête  de  la  po- 
lice de  Paris;  Batz,  ennemi  juré  de  tout  ce  qui  fut  pa- 
triote; Batz,  compromis  dans  toutes  les  affaires  où  il  y  a 
des  contre-révolutionnaires  à  punir;  Batz,  correspondant 
avec  l'émigré,  avec  l'étranger;  Batz,  poursuivi  à  juste 
titre,  échappé  par  miracle,  et  agent  des  princes  (2).  » 

Le  lendemain,  le  ministre  de  la  police.  Cochon,  adressait 


(1)  Souvenirs  de  M.  Berryer^  doyen  des  avooaU  de  Paris,  de  1774 
à  1838,  tome  I",  p.  258-260. 

(2)  Moniteur  du  15  juin  1796. 


CAUSERIES  HISTORIQUES .  I  2'» 

au  Conseil  des  Cinq-Cents  une  lettre  en  réponse  aux  incul- 
pations de  Tallien.  Il  déclarait  que,  loin  d'avoir  jamais 
employé  le  ci-devant  baron  de  Batz,  il  avait  donné  au  bu- 
reau central  l'ordre  précis  de  le  rechercher  et  de  lui 
appliquer  la  loi  du  21  floréal  (1). 

Ce  petit  épisode  me  parait^  comme  le  précédent,  mériter 
de  trouver  place  dans  le  livre  de  M.  Lenotre.  Il  nous 
montre  le  baron  de  Batz  aussi  insaisissable  après  qu'avant 
le  9  thermidor,  et  continuant  d'être  la  terreur  de  ceux  que 
Vhontiête  Tallien  appelait  les  patriotes. 

(1)  Moniteur  da  16  juin  1796. 


t 


VII. 


LE   CENTENAIRE  DE   CATHELINEAU    (1). 


M.  Célestin  Port  est  un  érudit  de  marque.  Archiviste 
de  Maine-et-Loire,  sans  quitter  Angers,  il  a  obtenu  le 
grand  prix  Gobert  à  l'Académie  des  inscriptions  et  belles- 
lettres  et  il  a  été  nommé  membre  libre  de  cette  Académie. 
L'ouvrage  qui  lui  a  mérité  ces  hautes  distinctions  est,  en 
effet,  un  travail  considérable,  paru  de  1814  à  1818  sous 
ce  litre  :  Dictionnaire  historique,  géographique  et  bio- 
graphique de  Maine-et-Loire  (2).  On  y  lit,  à  l'article 
Cathelineau  : 

«  Cathelineau  (Jacques)  représente  par  l'enthousiasme 
et  la  sincérité  de  sa  foi  naïve  l'héroïsme  légendaire  des 
premiers  jours  de  la  Vendée.  Fils  de  Jean  Cathelineau, 
maçon,  et  de  Perrine  Uudon,   né  le  3  janvier  1139  au 


(1)  La  Légende  du  Cathelineau,  par  Célestin  Port,  membre  de 
rinsUlul.  —  Paru.  Félix  Alcan,  1893, 1  vol.  ioS*.  —  Cathelineau  gé- 
néralissime de  la  Grande  Armée  catholiqtie  et  royale,  par  l'abbé  Eu- 
gène liossard,  docteur  èe  lettrée.  Un  vol.  in-8*,  Lamulle  et  Poiaeon,  édi- 
teurs, 14,  me  de  Beaune  1893. 

(2)  Trots  Tolomet  in-8*.  Angers,  Lacbèee,  éditeur. 


128  CAUSERIES  fflSTORIQUES. 

Pin-en-Mauges...  D'abord  maçon  lui-même,  puis  voitu- 
rier  et  marchand  colporteur,  il  gagnait  sa  vie  à  courir  de 
son  village  à  la  Loire  et  à  Chemillé.  Une  piété  ardente 
l'avait  fait  distinguer  déjà,  même  au  milieu  de  ces  foules 
fanatisées,  qui  couraient  les  pèlerinages  nocturnes  et  les 
prêches  clandestins..  Le  13  mars  1193,  au  matin,  Ca- 
ihelineau  était  occupé  à  pétrir  son  pain,  quand  Jean  Blon, 
son  cousin,  qui  revenait  de  Saint-Florent,  lui  apprit  les 
événements  de  la  veille,  h  révolte  contre  le  tirage,  le 
pillage  du  District,  les  projets  après  le  tumulte  de  la  nuit. 
Cathelineau  n'avait  rien  à  redouter  de  la  levée  qui  épar- 
gnait les  pères  de  famille;  mais,  son  Dieu  et  les  «bons 
prêtres  »  proscrits,  quand  trouverait-il  mieux  l'heure  de 
les  servir  ?  Il  s'habille,  appelle  ses  amis,  ses  proches. 
Vingt-sept  d'entre  eux  se  présentent,  prêts  à  le  suivre, 
s'il  veut  commander.  La  troupe  se  dirige  vers  la  Poitevi- 
nière...  Cathelineau  réunissait,  quand  il  arriva  devant 
Jallais,  200  hommes,  à  demi  armés  de  fusils,  de  bâtons,  de 
fourches,  mais  ayant  fait  d'avance  le  sacrifice  de  leur  vie 
pour  la  cause  sainte.  Le  château,  mal  défendu,  fut  enle- 
vé au  pas  de  course,  la  petite  garnison  blessée  ou  prison- 
nière avec  un  canon,  ce  Missionnaire^  cher  à  la  Vendée. 
Sans  autre  repos,  Cathelineau  se  porte  sur  Chemillé  où 
trois  couleuvrines  tombèrent  entre  ses  mains  (14  mars). 
11  avait  dès  lors  2,000  hommes  sous  ses  ordres...  Réuni 
le  15  à  Stoffet,  qui  l'avait  rallié  en  route,  il  attaqua  la  ville 
importante  de  Cholet  et  se  rendit  maître  après  quelques 
heures  de  combat  de  ses  ressources  immenses...  Catheli- 
neau repartit  le  16,  et  occupa  presque  sans  coup  férir 
Vihiers...    Le  19,  une  panique  lui  livra  Chalonnes-sur- 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  129 

Loire...  Les  fêtes  de  Pâques  approchaient  et  rappelaient 
aux  églises  natales  ces  soldats  improvisés  qui  mar- 
chaient au  chant  des  cantiques,  couverts  de  scapulaires, 
ornés  de  chapelets  et  un  crucifix  dans  la  lumière  de  leurs 
canons.  Dès  la  première  semaine  d'avril,  16,000  hommes 
se  retrouvaient  sous  les  armes.  La  division  de  Catheli- 
neau  couvrait  Chemillé,  qu'il  défendit  le  il  et  qu'il  fut 
forcé  le  lendemain  d'évacuer  pour  suivre  le  reste  de  l'ar- 
mée sur  Beaupréau,  surTiffauges.  Il  revint  le  16  à  Cholet, 
battit  Leygonier,  s'empara  le  18  du  château  du  Bois-Grol- 
leau,  héroïquement  défendu  par  Tribert,  et,  le  23,  de  la 
ville  de  Beaupréau,  où  les  chevaux  des  dragons  prison- 
niers formèrent  la  remonte  de  sa  cavalerie.  Après  quel- 
ques jours  de  repos,  il  prit  pari  à  l'assaut  de  Thouars 
(5  mai),  écrasa  à  la  Châtaigneraie  le  général  Chalbos 
(14  mai),  et.avecd'Elbée,  se  dirigea  surFontenayoù,à  son 
tour  il  éprouva  une  déroute  complète  et  perdit  toute  son 
artillerie  et  toutes  ses  munitions  (16  mai).  Le  26,  il  était 
revenu  devant  la  ville  avec  une  armée  nouvelle  qui  reçut 
humblement  la  bénédiction  de  ses  prêtres  avant  la  ba- 
taille et  remporta  une  victoire  complète. 

<t  Dans  la  grande  marche  qui  suivit,  sur  Saumur,  Ca- 
thelineau,  tenant  la  route  de  Doué,  culbuta,  le  5  juin,  à 
Concourson,  les  troupes  de  Leygonier;  le  ft,  près  Mon- 
treuil-Bellay,  celles  du  général  Salomon,  et,  le  lendemain, 
formait  le  centre  de  l'attaque  sur  Saumur,  où  il  se  fraya 
passage  uni  au  corps  de  la  Rochejaquelein.  C'est  alors,  au 
milieu  de  l'amas  grossissant  de  recrues  attirées  par  le  suc- 
cès et  aussi  de  rivalités  croissantes,  que  les  chefs  ven- 


130  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

déens  reconnurent  le  besoin  d'élire  un  généralissime,  qui 
assurât  l'unité  d'une  action  énergique,  incontestée.  Le 
nom  de  Cathelineau,  proposé  par  Lescure,  fut  unanime- 
ment salué  par  les  soldats  (12  juin  1793). ..  Doux,  mo- 
deste, vrai  paysan  au  cœur  simple  et  convaincu,  désinté- 
ressé surtout  de  toute  passion  mesquine  et  d'artifice  poli- 
tique, il  avait  ce  sang  froid  qui  impose  et  cette  exaltation 
qui  parle  à  l'âme  des  soldats.  Les  siens  l'appelaient  le 
Saint  de  V Anjou...  » 

Ainsi  parlait  de  Cathelineau,  en  4874,  M.  Célestin  Port, 
et  il  en  parlait  comme  l'histoire.  Mais  voilà  que,  après 
vingt  ans,  tout  est  bien  changé.  M.  Port  consacre  aujour- 
d'hui tout  un  volume  à  démolir  ce  que  les  historiens  de 
la  Vendée  —  et  lui-même  —  ont  dit  de  Cathelineau.  Ce- 
lui-ci n'aurait  pas  été  le  promoteur  de  l'insurrection  an- 
gevine; il  n'y  aurait  joué  qu'un  rôle  extrêmement  effacé, 
sans  nulle  importance.  A  aucun  moment,  il  n'a  été  géné- 
ralissime de  l'armée  vendéenne.  Son  élection  à  Saumur 
n'est  qu'une  fable,  une  pure  légende,  une  anecdote  apo- 
cryphe. Jacques  Cathelineau  n'a  été,  au  début,  que  simple, 
capitaine  de  la  troisième  compagnie  du  Pin-en-Mauges,  sa 
paroisse,  et  il  est  mort  officier  en  sous-ordre  de  Bon- 
champ,  son  général.  Voilà  la  vérité...  selon  M.  Célestin 
Port,  dernière  manière. 

Quant  à  expliquer  comment  jusqu'ici  tout  le  monde 
avait  cru  que  Cathelineau  avait  joué,  dans  les  débuts  de 
l'insurrection,  un  rôle  considérable,  qu'il  y  avait  mar- 
qué sa  place  au  premier  rang  et  que  ses  compagnons  de 
gloire,  les  Lescure,  les  Bonchamp,  les  d'Elbée,  les  La  Ro- 
chejaquelein,  l'avaient   appelé  aux  honneurs  du  comman- 


CAL'SEKIKS  llISTOIUvjUIiii.  \'M 

dcroent  suprême,  cela  n'est  pas  pour  embarrasser  notre 
historien.  Son  explication  est  bien  simple.  La  voici.  Cathe- 
liiieau  a  été  inventé,  forgé  de  toutes  pièces  par  l'abbé 
Cantiteau.  Qu'était-ce  donc  que  Cantiteau?  Le  curé  du 
Pin-en-Mauges,  promu  à  cette  cure  le  il  janvier  1185,  et 
l'ayant  desservie  jusqu'à  sa  mort,  arrivée  le  21  mai  1817. 
Ce  serait  lui  qui,  pour  attirer  l'attention  sur  sa  paroisse, 
dans  un  intérêt  de  clocher,  aurait  imaginé  de  faire  croire 
aux  gens  que  son  paroissien  Jacques  Cathelineau  avait 
été  un  héros,  un  grand  conducteur  d'hommes,  le  chef 
d'une  insurrection  sainte,  le  général  des  armées  catho- 
liques et  royales.  Soit.  Admettons  pour  un  moment  que 
l'abbé  Cantiteau  ait  formé  ce  dessein. 

Ce  n'est  pas  tout  de  former  un  dessein,  il  faut  l'ac- 
complir. Pour  réussir  dans  son  entreprise,  pour  faire 
admettre  comme  vrais  des  faits  faux,  des  événements  ima- 
ginaires, alors  que  les  témoins  des  faits  et  des  événements 
étaient  encore  là,  des  milliers  de  témoins,  force  aura 
bien  été  à  Cantiteau  de  recourir  à  mille  moyens,  de  sup- 
pléer au  fond  qui  lui  manque  par  l'audace  et  la  multi- 
plicité de  ses  publications.  Où  sont  ces  publications  ?  Il 
n'y  en  a  pas  une  seule.  L'abbé  Cantiteau  n'a  rien  publié. 
Au  mois  d'août  1793,  il  a  composé,  pour  être  prononcé 
dans  l'église  du  Pin-en-Mauges,  V Eloge  funèbre  de  M.  Ca- 
thelineau, commandant  général  des  armées  catholiques 
angevines.  Cet  Eloge^  il  ne  Ta  fait  imprimer  ni  sous 
l'Empire,  ni  sous  la  Restauration .  Il  n'a  jamais  cherché 
à  le  tirer  de  l'oubli,  et  c'est  seulement  il  y  a  quelques 
mois  qu'un  exemplaire  en  a  été  retrouvé.  De  môme,  c'est 
seulement  il  y  a  quelques  années  qu'un  intrépide  et  heu- 


132  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

reux  chercheur,  le  savant  M.  de  la  Sicotière  a  rencontré 
et  publié  le  manuscrit  d'une  longue  lettre  de  l'abbé  Can- 
titeau,  relative  aux  événements  de  la  Vendée  (1), 

Un  historien,  dont  le  nom  est  encore  inconnu,  s'était 
adressé  à  lui  pour  avoir  des  renseignements  sur  la 
guerre  :  Cantiteau  lui  répondit  par  une  lettre  datée 
du  Pin,  28  septembre  1807,  en  se  défendant  toute- 
fois de  la  pensée  «  qu'il  pût  lui  être  d'une  grande  utilité, 
si  ce  n'est  pour  ce  qui  concerne  la  famille  Gathe- 
lineau  et  le  commencement  de  la  guerre  qui  s'est  passé 
sous  ses  yeux».  C'est  là  tout  le  plan  de  ssl  Lettre. 
D'après  M.  Port,  elle  n'était  destinée  à  rien  moins,  dans 
l'esprit  de  son  auteur,  qu'à  créer  la  légende  de  Catheli- 
neau  ;  mais  alors  comment  se  fait-il  que  ni  l'abbé  Canti- 
teau, ni  ses  amis,  ni  son  correspondant,  ne  l'aient  rendue 
publique  ?  Pendant  quatre-vingts  ans,  une  copie  est  de- 
meurée enfouie  dans  le  presbytère  du  Pin-en-Mauges,  et 
il  a  fallu  qu'un  érudit  normand,  venu  d'Alençon,  en  en- 
tendit parler  par  hasard  pour  qu'elle  fût  enfin  publiée. 
M.  Port  tient  bon  cependant.  L'action  du  curé  Cantiteau, 
du  créateur  de  la  légende,  est  souterraine,  cachée,  invi- 
sible :  elle  n'en  est  que  plus  dangereuse.  Cet  homme  ne 
se  montre  pas,  il  ne  publie  rien,  il  n'écrit  qu'une  lettre  ; 
mais  M.  Port  n'est  pas  pour  rien  de  l'Institut,  il  sait  sa 
grammaire  latine,  il  n'a  pas  oublié  la  règle  :  Timeo  ho- 
minem  unius  libri,  et  il  va  répétant  :  Timeo  hominem 
unius  epistolœ  !  Est-ce  que  cette  lettre  n'a  pas  été  adressée 


(1)  Le  curé  Cantiteau,  par  M.  L.  de  la  Sicotière  1877. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  133 

à  un  historien?  M.  Port  veut  que  cet  historien  soit  Le 
Bouvier-Desmortiers. 

C'est  fort  possible,  car  Le  Bouvier,  en  180",  travail- 
lait à  son  panégyrique  de  Charette,  imprimé  en  1800 
sous  ce  litre  :  Réfutation  des  calomnies  publiées  contre 
le  général  Charette.  Ce  serait  de  là  que  la  légende  de 
Cathelineau  aurait  pris  son  vol  pour  se  répandre  dans  le 
monde.  11  n'y  a  à  cela  qu'un  malheur,  c'est  que  le  livre 
de  Le  Bouvier-Desmortiers  fut  saisi  avant  la  mise  en 
vente  et  mis  au  pilon.  Il  eût  d'ailleurs  paru  à  ce  moment 
qu'il  n'en  serait  pas  moins  impossible  d'y  trouver  le  point 
de  départ  de  ce  qu'il  a  plu  à  M.  Célestin  Port  d'appeler 
une  légende.  Les  faits  dont  elle  se  compose,  et,  en  parti- 
culier, rélection  de  Saumur,  la  nomination  de  Cathelineau 
comme  généralissime  de  la  Grande  armée  catholique  et 
royale,  étaient  admis  comme  certains,  consignés  dans  des 
Mémoires  et  des  Souvenirs  authentiques,  bien  avant  1809, 
bien  avant  1801,  date  de  la  lettre  de  Cantiteau,  bien 
avant  1800.  Ici,  les  textes  abondent.  Je  n'en  citerai  que 
deux. 

Poirier  de  Beauvais,  commandant  général  de  l'arlillerie 
vendéenne,  a  écrit  ses  Mémoires  à  Londres  en  1706. 
Après  avoir  raconté  qu'il  était  arrivé  à  Saumur  le 
10  juin  1193,  jour  de  la  capitulation  du  château  et  qu'il  y 
demeura  jusqu'à  la  fin  de  l'occupation  de  cette  ville,  il 
ajoute  :  «  Les  occupations  journalières  et  sérieuses  des 
royalistes  depuis  leur  insurrection  contre  la  République 
ne  leur  avaient  pas  permis  de  s'organiser  d'une  manière 
politique,  pour  remplacer  les  lois  républicaines  que  Ton 
venait  d'abroger  dans  les  pays  conquis;  une  organisation 


134  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

militaire  n'était  pas  moins  nécessaire.  Il  avait  été  seule- 
ment reconnu  à  Saumur  que  Cathelineau  était  généra- 
lissime {i).  »  Il  dit  quelques  pages  plus  loin  :  «Le  généra- 
lissime Cathelineau,  blessé  au  siège  de  Nantes,  mourut 
quelques  jours  après  de  sa  blessure.  Ce  fut  un  grand  mal- 
heur, soit  par  la  perte  que  l'on  faisait,  soit  par  les  intri- 
gues auxquelles  sa  mort  donna  naissance.  »  Il  y  revient 
encore  plus  tard  :  «Je  voulus  envoyer  à  la  recherche  de 
Cathelineau,  frère  cadet  du  généralissime.  » 

On  possède  le  texte  original  des  Mémoires  de  Mme  de 
la  Rochejaquelein,  tels  qu'elle  les  écrivit  en  Espagne, 
vers  1198.  C'est  ce  texte  que  je  vais  reproduire.  Au  mo- 
ment de  la  prise  de  Saumur,  la  marquise  se  trouvait  au 
château  de  La  Boullaye,  près  de  Châtillon-sur-Sèvre  :  elle 
s'était  rendue  au-devant  de  sa  fille  à  la  Pommeraye-sur- 
Sèvre,  lorsqu'un  courrier  vint  lui  apprendre  l'arrivée 
subite  de  Lescure  blessé  ;  elle  accourut  en  toute  hâte  et 
trouva  son  mari  debout,  mais  avec  la  fièvre. 

Or,  voici  ce  qu'elle  raconte  :  elle  l'avait  évidemment 
appris  de  Lescure  lui-même,  car  il  est  inadmissible  qu'il 
ne  lui  ait  pas  raconté  ce  qui  s'était  passé  d'important  à 
Saumur  :  «  M.  de  Lescure  avait  une  grosse  fièvre,  il  était 
épuisé  de  fatigue  et  surtout  du  sang  qu'il  avait  perdu  ;  on 
l'engagea  à  se  retirer  à  La  Boullaye.  Avant  de  partir,  il 
assembla  les  officiers  et  leur  dit  :  «  Messieurs,  notre  insur- 
rection prend  trop  de  consistance,  nous  venons  de  faire 
une  trop  belle  conquête,  pour  ne  pas  nommer  un  général 


(l)  Mémoires  de  Bertrand  Poirier  de  Beauvais,  p.  77. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  135 

en  chef  de  la  grande  armée  ;  comme  les  généraux  les  plus 
âgés  ne  sont  pas  ici,  on  ne  peut  faire  qu'une  nomination 
provisoire.  Je  ne  veux  pas  partir  sans  qu'elle  soit  faite  : 
je  donne  ma  voix  à  M.  Cathelineau.  »  Tout  le  monde  ap- 
plaudit à  son  choix,  excepté  celui  qui  en  était  l'objet,  car 
jamais  homme  ne  fut  plus  modeste.  Cette  nomination  fat 
confirmée  par  MM.  d'Elbée,  Duhoux  d'Hauterive,  de  Boisy 
et  mon  père  (1),  qui  arrivèrent  quelques  jours  après.  » 

De  la  thèse  si  laborieusement  échafaudée  par  .M.  Port 
sur  la  Lettre  de  1801,  que  reste-t-il  après  ces  témoigna- 
ges, que  je  serais  tenté  d'appeler  des  épreuves...  avant  la 
lettre? 


II. 


L'acte  ou  le  brevet  original  de  la  nomination  de  Cathe- 
lineau existe  encore  aujourd'hui.  Après  avoir  été  long- 
temps au  Pin-en-Mauges,  il  est  actuellement  aux  mains  de 
Mme  Henri  de  Cathelineau,  à  Paris.  Cet  acte  porte  les  si- 
gnatures suivantes  :  Beauvollier  l'aîné,  Lescure,  Bernard 
de  Marigny,  Dehargues,  Stofflet,  Delaugrenière,  Delà  ville 
de  Beaugé,  la  Rochejaquelein,  Beauvollier  jeune,  d'Elbée, 
Duhoux  d'Hauterive,  de  Boisy,  Tonnelet,  Desessarts,  Bon- 
champ.  M.  Célestin  Port  emploie  une  partie  de  son  livre 
à  contester  l'authenticité  de  ce  document.  D'après  lui, 
c'est  l'œuvre  d'un  faussaire.   M.  l'abbé  Bossart,  de  son 

(1)  M.  d«  DoniMUi. 


136  CAUSERIES  fflSTORIQUES. 

côté,  dans  un  chapitre  intitulé  le  Brevet  de  généralis- 
sime^ examine  longuement  les  raisons  mises  en  avant  par 
l'auteur  de  la  Légende  de  Cathelineau  et  en  démontre  d'une 
façon  péremptoire  à  mon  sens,  le  peu  de  solidité.  Mais 
c'est  là  une  discussion  d'un  ordre  spécial,  quelquefois 
même  d'un  caractère  purement  technique,  dans  laquelle 
je  ne  puis  entrer  ici.  J'y  renvoie  le  lecteur  et  me  borne  à 
dire  un  mot  des  deux  ou  trois  principales  objections  de 
M.  Port. 

Le  [brevet  porte  ces  mots  :  les  armées  catholiques  et 
ROYALISTES.  Le  savant  archiviste  de  Maine-et-Loire  déclare 
qu'il  ne  connaît  aucun  acte  où  le  qualificatif  «  royalistes  » 
soit  appliqué  aux  armées  royales,  et  il  ajoute  que  l'exis- 
tence de  ce  terme  «  disqualifie,  par  elle  seules  absolument, 
le  document  intéressé.»  Il  demande  qu'on  lui  montre 
«  un  autre  exemple  d'un  acte  imprimé  ou  manuscrit,  qui 
mette  en  scène  «  les  armées  catholiques  et  royalistes,  au 
lieu  de  royales».  M.  Célestin  Port  a  été  servi  à  souhait, 
peut-être  même  au  delà  de  ses  désirs.  Un  de  ses  coreli- 
gionnaires et  amis,  M.  Aulard,  dans  la  Revue  Bleue,  du 
24  juin  1893,  lui  a  fourni  la  reproduction  en  fac-similé 
delà  fin  d'une  pièce  «indubitablement  authentique», 
tirée  de  la  collection  Benjamin  Fillon.  En  voici  le 
texte  : 

«  Je  suis  particulièrement,  et  nous  sommes  en  général 
inébranlables  dans  nos  principes  :  tels  sont  les  hommes 
qui  vous  écrivent,  et  qui  ne  veulent  que  le  bonheur  de 
tous  les  Français. 

0  De  Bernard  deMarigny,  commandant  des  armées  ca- 
tholiques  royalistes;   —   De    la    Kochejaquelein  fils. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  137 

Duhoux  d'Hauterive,    Sainte-Hermine,  Donissan,  Deliar- 
gucs,  Lescure,  de  Bonchamp.  » 

M.  Tabbé  Bossart,  à  son  tour,  met  sous  les  yeux  de 
M.  Port  plusieurs  textes  où  se  retrouve  le  même  qualifica- 
tif, et,  entre  autres,  une  lettre  de  Lescure,  datée  du 
2"  mai  1193,  quelques  jours  avant  l'élection  de  Saumur, 
—  lettre  qui  débute  ainsi  :  t  Nous,  commandant  des  armées 
catholiques  ROYALISTES....  » 

Une  autre  objection  de  M.  Port  est  tirée  des  fautes 
d'orthographe  dont  ne  s'est  pas  fait  faute,  en  effet,  le  ré- 
dacteur du  brevet  :  M.  Callineaxi.  —  nomé.  —  toutes 
les  voix  s'étant  portée  sur  lui.  —  de  qui  tout  le  monde 
prenderait  l'ordre. 

M.  Port,  qui  n'est  pas  pour  rien  des  Belles-Lettres, 
triomphe  ici  bruyamment  :  «  Quel  paysan,  s'écrie-t-il, 
s'est  employé  à  ce  factum  de  rédaction  baroque  et  d'or- 
thographe excentrique?...  C'était  le  Palladium!  le  voilà, 
le  Zaimph  de  Salammbô  !  Cette  profanation,  bonc  Deus  ! 
je  m'y  résigne,  et  que  ne  puis-je  figurer,  par  la  typogra- 
phie, la  naïveté  de  l'écriture,  le  gondolement  enfantin  de 
ces  treize  lignes!...  A  d'autres,  la  discussion  de  ce  fa- 
tras !  »  C'est  peut-être  aller  un  peu  vite;  M.  l'abbé  Bos- 
sart  le  lui  a  bien  fait  voir.  Du  remarquable  et  très  con- 
cluant chapitre  de  ce  dernier,  j'extrais  le  passage  sui- 
vant : 

c  Si  ce  document  est  l'œuvre  d'un  faussaire,  de  deux 

^choses  l'une  :  ou  c'est  l'œuvre  d'un  c  paysan  >  ignare,  et 

lors  comment  expliquer  l'habileté  que  révèle  l'imitation 

irfaite  des  signatures,  à  tel  point  qu'il  est  impossible  de 

distinguer  en  rien,  je  le  répète,  des  mêmes  signatures 


138  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

les  plus  authentiques?  Comment  une  «écriture  naïve», 
aux  «  gondolements  enfantins  »,a-t-elle  atteint  cette  perfec- 
tion ?  —  ou  c'est  l'œuvre  d'un  homme  habile,  et  alors  com- 
ment expliquer  les  négligences  du  style  et  les  fautes  d'or- 
thographe? Si  ce  document,  au  contraire,  est  une  œuvre 
authentique  et  sincère,  rien  de  tout  cela  n'est  difficile  à 
concevoir  :  la  perfection  des  signatures,  si  variées,  si  diffé- 
rentes l'une  de  l'autre,  vient  de  ce  qu'elles  émanent  de  la 
main  même  des  signataires,  et  l'imperfection  du  texte, 
de  l'ignorance  d'un  scribe  pour  qui  l'orthographe  est  un 
mythe  et  dont  la  plume,  pourtant  rapide  et  courante, 
n'offre  pas  un  modèle  de  soin.  D'ailleurs  en  admettant 
que  l'orthographe  ait  dû  les  choquer,  est-ce  donc  imaginer 
une  invraisemblance  que  penser  que  les  chefs  ont  signé, 
sans  lire  des  yeux,  un  texte  que  l'auteur  a  pu  leur  lire  à 
haute  voix?  Parmi  les  chefs  vendéens,  il  y  en  avait  beau- 
coup qui  avaient  une  orthographe  et  un  style  aussi  capri- 
cieux que  ceux  de  ce  document.  » 

J'irai  plus  loin  que  M.  l'abbé  Bossart.  Les  fautes  d'or- 
thographe me  semblent  ici  une  preuve  d'authenticité.  Un 
faussaire  les  eût  évitées  ;  les  chefs  vendéens  devaient  les 
commettre,  par  cette  excellente  raison  qu'ils  étaient  pres- 
que tous  rebelles  aux  lois  de  l'orthographe. 

En  voici  trois  exemples  notables  : 

M .  de  Beauvollier,  un  des  signataires  du  brevet,  écri- 
vait deChâtillon,  le  10  juillet  1793  : 

«  Mon  cher  Denay,  recevez  toutes  les  louanges  que  i7ié- 
rilent  votre  exactitude  à  remplir  mon  ordre.  Les  cinq  cha- 
rette  son  arrivée  ; ...  nous  avons  le  plus  présent  besoin 
de  vin  ;  il  en  ak  Saint-Florent;...  prévenez-moi,  afin  que 


CAUSERIES    HISTORIQUES.  139 

j'envois  des  charette  et  une  escorte  siïr...  Je  vous  envois 
la  commission  que  vous  me  demandez  et  suis  tout  à 
vous, 

c  De  Beadtollier.  » 

M.  de  Sapinaud,  qui  commanda  l'une  des  armées 
vendéennes,  écrivait  après  la  prise  de  Fontenay  (20  mai 
1193)  : 

«  Marie-Jeanne  ne  se  dirigera  pas  de  votre  cauté  ;  elle 
prend  la  route  de  Saumur.  Nous  orions  bien  désiré  qu'une 
partie  des  forces  se  {yi\.  joint  à  nous...  La  prise  de  Fon- 
tenay est  imense,  mais  nous  en  tirons  peu  davantage, 
quoique  y  ayant  grandement  participé.  (1)  » 

Enfin,  M.  de  Lescure,  qui  fut  peut-être  le  rédacteur  du 
brevet  du  12  juin,  comme  il  en  fut  l'inspirateur,  écri- 
vait, également  de  Fontenay,  le  21  mai  1193  : 

c  Nous,  commandant  des  armées  catholique  royalistes 
avons  accordés  le  présant  pasport  à  monsieur  Jean 
Etienne  Serph  prisonnié  renvoyé  de  Fontenai  le  Ck)mle, 
lequel  a  promis  et  juré  de  ne  jamais  prandre  les  armes 
contre  son  roi,  la  religion  catholique,  apostolique  et  ro- 
maine et  prions  tous  ceux  qui  sont  à  prier  de  lui  prêter 
secours  et  assistance. . . 

«  A  Fontenai  le  Comte,  le  21  mai  mille  sept  cent 
quatre  vingt  traise  lan  premié  du  règne  de  Louis  dix 
sept. 

c  Lbscure.  (2)  » 


(1)  A.  hin-sart,  p.  207. 

(2)  Cetta  lettre  flgurut  à  rExpocitioa  ouvert*  en  1888,  à  NantM,  à  l'o»- 
câftioD  du  centenaire  da  *i^  de  cette  ville,  par  le*  Vendéens. 


140  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

On  peut  être  un  héros  et  ne  rien  connaître  à  la  syn- 
taxe. Je  lis  dans  les  Mémoires  d'outre-tombe,  de  Chateau- 
briand :  «  Comme  le  maréchal  de  Saxe,  Bonaparte  ne  met- 
tait pas  un  mot  d'orthographe.»  (1) 


III. 


M.  l'abbé  Bossart  a  pleinement  démontré  l'authenticité 
du  Brevet  de  généralissime.  Mais  ce  document  fût-il 
reconnu  apocryphe;  M.  Port  eût-il  vraiment  mis  en  pièces 
ce  qu'il  appelle  avec  tant  d'atticisme  «  le  Zaimph  de  Sa- 
lammbô», cela  n'empêcherait  pas  l'élection  de  Saumur 
d'être  un  fait  absolument  certain.  Les  preuves  abondent, 
claires,  décisives,  indéniables.  M.  Bossart  a  rappelé  tou- 
tes celles  connues  depuis  longtemps,  et  que  M.  Gélestin 
Port  n'est  point  parvenu  à  ébranler.  Mais  à  ces 
preuves  anciennes  il  en  ajoute  de  nouvelles,  qui  sont  éga- 
lement d'une  grande  force. 

Il  met  en  tête,  avec  juste  raison,  celle  qui  lui  est  four- 
nie par  l'Eloge  funèbre  de  M.  Cat/ielineau,  commandant 
général  des  armées  catholiques  angevines.  Cet  Eloge  date 
des  environs  du  mois  d'août  1193.  Il  a  été  prononcé, 
ou  fait  pour  être  prononcé,  dans  un  service  solennel  pour 
le  repos  de  l'âme  de  Cathelineau,  en  présence  de  ses  pa- 
rents, de  ses  amis,  de  chefs  et  de  soldats  ayant  servi 
sous  lui,  et  dans  l'église  du  Pin-en-Mauges.  De  tout  cela, 

(1)  Mémoires  d' Outre-Tombe,  T.  III,  p.  23. 


CAUSERIES  lUSTORlQUES.  1  •  I 

M.  l'abbé  Bossart  donne  des  preuves  incontestables.  Ces 
points  une  fois  établis,  n'est-il  pas  endroit  d'affirmer  que, 
sur  un  fait  aussi  récent  et  aussi  important  que  celui  de 
l'élection  de  Saumur,  l'auteur  de  V Eloge,  parlant  devant 
les  compagnons  de  Catheiineau,  n'a  pas  pu  se  tromper  ni 
tromper  ses  auditeurs;  qu'il  n'a  pas  pu  donner  cette  élec- 
tion comme  certaine  si  elle  était  imaginaire?  Or,  voici 
ce  qu'on  lit  dans  V Eloge  funrbre:  t  Après  toutes  ces 
hautes  qualités  qui  forment  le  héros,  ne  soyons  pas  sur- 
pris de  l'honneur  éclatant  que  lui  ont  fait  unanimement 
MM.  les  command  ants,  et  ses  collègues,  lorsque,  après 
la  prise  de  Saumur,  ils  le  choisirent,  et  le  nommèrent 
général  en  chef,  ou  généralissime  de  nos  armées.    > 

Gibert,  secrétaire  général  de  Stofflet,  après  avoir  été 
franc-maçon  et  membre  du  district  de  Saumur,  où  il  se 
joignit  à  l'armée  vendéenne,  dans  une  note  écrite  sur 
une  édition  de  la  guerre  de  Vendée,  d'Alphonse  de  Beau- 
champ,  à  la  page  139,  sur  ces  mots:  c  Les  divisions  de 
Stofflet,  de  d'Elbée  et  Catheiineau,  etc..  »  dit  formelle- 
ment :  «  M.  de  Beauchamp  se  trompe  en  cet  endroit  et 
en  plusieurs  autres,  en  parlant  de  M .  d'Elbée  comme  gé- 
néral en  chef;  il  ne  l'a  été  qu'après  la  mort  de  Catheii- 
neau, qui  avait  été  nommé  au  mois  de  juin  il93,  à  Sau- 
mur (1)  ».  —  Dans  une  autre  note,  également  inédite, 
Gibert  dit  encore  :  «  Catheiineau,  voiturier  et  chantre  de 
la  paroisse  du  Pin-en-Mauges  :  il  fut  le  premier  général 
en  chef  et  joignait  à  la  plus  grande  bravoure  un  sang- 


(1)  Papiers  inédits  d«  Mme  I«  comtesse  d«»  la  Dooëre. 


142  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

froid  imperturbable  ;  dans  le  feu  de  la  mêlée,  il  donnait 
des  ordres  avec  la  tranquillité  la  plus  réfléchie.  »  Le  même 
Gibert,  dans  un  Précis  historique,  composé  en  prison, 
vers  1802  et  1803,  précis  qui  fut  livré  à  la  police,  et  qui 
se  trouve  en  copie  au  ministère  de  la  guerre  (1),  écri- 
vait :  «M.  Cathelineau,  général  en  chef,  fut  atteint  au 
côté...  ayant  négligé  ce  coup,  il  en  mourut  quelques 
jours  après  »  Un  peu  plus  loin,  il  ajoute  :  «  Le  Conseil, 
assemblé  à  Ghàtillon,  nomma  M.  d'Elbée  général  en  chef 
à  la  place  de  Cathelineau.  » 

Le  comte  de  la  Bouëre,  l'un  des  chefs  vendéens  qui  se 
trouvaient  à  Saumur  au  mois  de  juin  n93,  a  laissé  de 
nombreuses  notes  manuscrites.  M.  l'abbé  Bossart  en  a 
extrait  les  passages  suivants  :  «  D'Elbée  n'eut  le  comman- 
dement en  chef  qu'à  \a  mori  de  Cathelineau,  qui  y  avait 
été  promu  à  Saumur  :  jusque-là  chaque  chef  était  indépen- 
dant et  ne  se  réunissait  aux  autres  que  de  gré.  La  réunion 
faite,  tout  se  décidait  à  la  pluralité  des  voix.  »  —  «  Ca- 
thelineau méritait  de  toutes  les  manières  le  choix  qu'on 
avait  fait  de  lui  et  personne  ne  pouvait  en  être  jaloux  os- 
tensiblement; il  avait  commencé  la  guerre  et  montré  une 
bravoure  et  une  prudence  qui  justifiaient  la  confiance  qu'il 
inspirait  aux  paysans  et  aux  chefs  mêmes  par  la  sagesse 


(1)  Archives  du  ministère  de  la  guerre .  —  Carton  des  Mémoires  de 
la  Vendée.  —  Arrêté  en  l'an  X  et  transporte  au  château  des  Iles  Sainte- 
Marguerite  par  ordre  de  Bonaparte,  Gibart  ne  recouvra  la  liberté  que  le 
1"  avril  1814.  Lieutenant-Colonel,  sous  la  Restauration,  gentilhomme- 
servant  du  Roi,  chevalier  de  Saint-Louis ,  il  mourut  en  1827,  laissant  sur 
la  guerre  de  Vendée  un  travail  très  intéressant ,  qui  sera  bientôt  donné  au 
public  par  un  jeune  et  très  distingué  érudit,  M.  Baguenier-Desonueaux. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  113 

de  ses  vues  et  la  justesse  de  son  coup  d'œil  militaire.  > 

Mme  de  la  Bouëre,  qui  écrivit  ses  Souvenirs  sous  les 
yeux  de  son  mari  et  de  moitié  avec  lui,  raconte  que  <  ce 
fut  à  Saumur,  le  12  juin,  que  le  commandement  en  chef 
fut  dévolu  à  Cathelineau,  d'après  le  vœu  général  de  l'armée 
(1).  »  Elle  écrit,  dans  une  note  inédite  sur  l'attaque  de  Nan- 
tes par  les  Vendéens:  t  Le  fougueux  Cathelineau  comman- 
dait vingt  mille  hommes  à  la  tète  de  ceux  de  Saint-Florent 
et  de  Jallais,  avec  lesquels  il  avait  commencé  l'insurrec- 
tion :  il  s'empara  au  pas  de  course  de  la  batterie  de  la  por- 
te de  Vannes,  chassa  devant  lui  le  109"  qui  la  défendait 
et  le  repoussa  de  rue  en  rue  jusque  sur  la  place  Viames; 
animés  par  le  succès  de  leur  généralissime ^  les  autres 
chefs  firent  de  nouveaux  efforts  et  renversèrent  tout  ce 
qui  leur  était  opposé.  Mais  au  moment  où  la  ville  allait 
être  emportée,  Cathelineau  fut  blessé  grièvement  :  à  cette 
nouvelle,  ses  soldats  poussèrent  des  cris  de  désespoir,  se 
retirèrent  tumultueusement.  En  vain  leurs  chefs  donnè- 
rent l'exemple  de  la  plus  grande  ténacité  en  s' élançant  au 
milieu  des  rangs  ennemis;  rien  ne  put  les  arrêter.  La 
blessure  de  Cathelineau  sauva  Nantes.  » 

Un  autre  contemporain,  M.  Boutillier  Saint-André, 
s'exprime  en  ces  termes  dans  ses  Mémoires  inédits  :  «  II 
(Cathelineau)  était  surtout  aimé  des  paysans  à  cause  de 
sa  piété,  et  parce  que,  né  dans  leur  classe,  il  en  avait 
conservé  les  manières  et  le  langage.  Ce  furent  ces  motifs 
(avec  sa  valeur  admirable,  son  zèle  à  toute  épreuve,  son 

(1)  Souvenirs  de  la  oomteste  de  la  Bourre  sur  la  guêtrt  de  la  Ven- 
deey  p.  58. 


L 


14i  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

désintéressement  et  son  intuition  de  l'art  de  la  guerre)  qui 
le  firent  dans  la  suitô  choisir  pour  généralissime  de  l'ar- 
mée vendéenne  ;  et  le  simple  marchand  de  fil  commanda 
sans  la  moindre  opposition  à  de  grands  seigneurs,  à  de 
hauts  personnages,  des  princes  mêmes,  qui  s'étaient  sou- 
mis volontairement  à  son  autorité.  Ce  brave,  que  l'on  sur- 
nommait le  Saint  de  V Anjou,  fut  tué  au  siège  de  Nantes, 
et  après  sa  mort,  ce  fut  d'Elbée  qui  lui  succéda  dans  ses 
fonctions  de  généralissime.  » 

Voici  un  dernier  document,  qui  n'a  point  été  écrit  pour 
les  besoins  de  la  cause.  C'est  une  supplique,  tout  entière 
de  la  main  de  Mme  de  la  Rochejaquelein  et  adressée  à 
Louis  XVIII,  le  3  octobre  1814,  pour  le  fils  de  Jacques  Ca- 
thelineau  :  «  Cathelineau,  simple  paysan  vendéen,  y  li- 
sons-nous, a  commencé  la  guerre  de  la  Vendée  et  a  été 
élu  à  Saumur  général  de  la  principale  armée,  composée 
d'environ  cinquante  mille  hommes,  par  MM.  de  Bon- 
champ,  d'Elbée,  de  Donissan,  delà  Rochejaquelein,  etc., 
qui  par  là  se  trouvaient  sous  ses  ordres...  »  (l).  Fille  de 
Donissan,  femme  de  Lescure,  belle-sœur  de  Henri  de  la 
Rochejaquelein,  la  marquise  avait  vécu  journellement  près 
d'eux  ou  des  autres  chefs  :  peut-on  supposer  qu'elle  se 
trompe  ?  Peut-on  supposer  qu'elle  veuille  tromper? 


(1)  Une  question  historique.  Document  inédit  sur  Cathelineau,  par 
M.  Joseph  Rousse,  Nantes,  1893.  Ce  testament  fait  partie  de  Ja  collection 
d'autographes  légués  à  la  Bibliothèque  de  Nantes,  par  M.  Pierre-Antonin 
Labouchère,  mort  à  Paris,  le  28  mars  1873. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  1  i5 

IV. 


Catlielineau  est,  avec  La  Rochejaquelein,  la  plus  noble 
ligure,  et  la  plus  héroïque,  de  l'épopée  vendéenne,  —  de 
celte  épopée  plus  grande  que  V Iliade,  Nescio  quid  majus 
Iliade.  Seules,  dans  rhistoire,  les  Croisades  se  peuvent 
comparer  à  cette  guerre  de  Vendée,  où  l'on  vit  des  popu- 
lations entières,    hommes,  enfants,  femmes,  vieillards, 
aller  au-devant  de  toutes  les  immolations,  sacrifier  leur 
vie  et  leurs  biens,  se  précipiter  au-devant  de  la  mort  et 
des  supplices,  sans  autre  mobile  que   le  dévouement  à 
leurs  croyances,  à  leur  foi  catholique  et  royaliste.  S'il 
fut  jamais  un  mouvement  populaire,  ce  fut  bien  celui-là. 
Bien  loin  qu'ils  aient  entraîné  les  paysans,  ce  sont  les  no- 
bles qui  ont  été  entraînés  par  eux.  Ce  ne  sont  pas  les 
chefs,  ainsi  qu'il  arrive  d'ordinaire,  qui  ont  enrôlé  les 
.soldats  ;  ce  sont  au  contraire  les  soldats  qui  ont  enrôlé  les 
^  chefs.  Le  signal  de  la  résistance,  de  la  lutte  et  de  la  gloire 
B  n'est  pas  descendu  du  château  à  la  chaumière  :  il  est  re- 
^UDonté  de  la  chaumière  au  château.  Et  c'est  pourquoi,  le 
^^om  en  qui  se  devra  résumer  cette  lutte  héroïque  sera, 
^Blus  encore  que  celui  de  Henri  de  La  Rochejaquelein,  le 
^^biâtelain  de  la  Durbelière,  le  nom  de  Jacques  Cathelineaa, 
^^e  voiturier  du  Pin-en-Mauges. 

Ce  ne  sera  pas  un  médiocre  honneur  pour  BI.  l'abbé 
Bossart  d'avoir  remis  en  pleine  lumière  le  premier  géné- 
ralissime de  la  Grande  Armée  catholique  et  royale,  d'avoir 

10 


14b  CAUSERIES   HISTORIQUES. 

fait  bonne  justice  des  attaques  dirigées  contre  le  Saint 
de  V Anjou  par  l'archiviste  de  Maine-et-Loire.  M.  Bossart  a 
toutes  les  qualités  du  polémiste,  la  logique,  la  netteté,  la 
verve,  l'esprit,  la  belle  humeur  —  et  aussi  la  dent  dure  (1). 
M .  Célestin  Port  en  portera  longtemps  les  marques.  Dis- 
ciple de  Michelet,  comme  lui  du  reste  archiviste  et  mem- 
bre de  l'Institut,  il  a  voulu,  à  l'exemple  de  son  maître, 
rabaisser  les  Vendéens  ;  il  ne  leur  a  ménagé  ni  ses  dédains 
ni  ses  colères.  Mal  lui  en  a  pris.  Il  doit  savoir,  à  l'heure 
qu'il  est,  que  ce  qui  est  permis  à  un  Michelet  ne  l'est 
pas  à  ses  imitateurs: 

Oîi  la  mouche  a  passé  le  moucheron  demeure. 

Aux  quahtésdu  polémiste  M.  l'abbé  Bossart  joint  celles 
de  l'historien.  Tout  en  relevant  une  à  une,  sans  en  omet- 
tre une  seule,  les  affirmations  de  M.  Port,  il  a  su,  che- 
min faisant,  tracer  une  large  et  vivante  esquisse  des  cau- 
ses de  l'insurrection  vendéenne  et  de  ces  quatre  mois 
d'une  gloire  incomparable  (13  mars-14  juillet  ilOS),  qui 
ont  suffi  à  l'humble  voiturier  du  Pin-en-3Iauges  pour  ins- 
crire son  nom  parmi  les  noms  les  plus  illustres  de  l'his- 
toire. Il  nous  doit  maintenant,  non  plus  de  simples  es- 
quisses, si  remarquables  soient-elles,  mais  le  tableau 
même  de  la  guerre  de  Vendée.  L'entreprise  est  immense, 
je  le  sais;  il  y  faudra  dix  ans,  vingt  ans  peut-être. 
Qu'importe?  M.  Bossart  a  tout  ce  qu'il  faut  pour  la  mener 
à  bien.  Il  a  la  jeunesse  et  le  talent,  la  vaillance  et  la  foi. 
Que,  sans  perdre  un  jour,  une  heure,  il  se  mette  à  l'œuvre  ! 

(1)  M.  l'abbé  Bossart  avait  prélude  à  son  Cathelineau  généralissime. 
par  une  très  judicieuse  et  piquante  brochure  :  V Invetitiœi  de  Véocque 
<f /l^rro,  de  M.  Ch.-L.  Chassin.  Angers,  1893. 


VIII. 


GEORGES  CADOUDAL  ET  LA  CHOUANNERIE  (1). 


I. 


A  la  fin  du  siècle  dernier  et  dans  les  premières  années 
»Ju  nuire,  aux  yeux  de  la  France  révolutionnaire  et  impé- 
riale, les  Vendéens  n'étaient  qu'un  ramassis  de  brigands. 
Vendéens  et  brigands  c'était  tout  un,  et  dans  la   langue 

tirante  comme  dans  le   langage  officiel  les  deux   mots 

lient  synonymes. 

Le  19  octobre  1193,  le  représentant  Merlin  de  Thion- 
\ille  écrivait  de  Saint-Florent-le-Vieil  au  Comité  de  salut 
|iiiblic  :  <  ...  Ces  lâches  ennemis  de  la  nation  ont,  à    ce 

il  se  dit  ici,  épargné  plus  de  quatre  mille  des  nôtres 
•juils  tenaient  prisonniers.  Le  fait  est  vrai,  car  je  le  tiens 
de  la  bouche  de  plusieurs  d'entre  eux.  Quelques-uns 
se  laissaient  toucher  par  ce  trait  d'incroyable  hypocrisie. 
Je  les  ai  pérores,  et  ils  ont  bientôt  compris  qu'ils  ne  de- 
vaient aucune  reconnaissance  aux  brigands.  Mais  comme 


(1)  Georges  Cadottdal  et  la  Chouannerif,  par  «on  neveu  Oeor^'vs  caouu- 
dal.  —  Un  Tolume  in-octavo,  orntf  d'un  portrait  et  aoeompsgntf  d'un* 
cane.  —  E.  Pion,  Nourrit  «t  C»,  éditaura.  Paria,  1887. 


1 


148  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

la  nation  n'est  pas  encore  à  la  hauteur  de  nos  sentiments 
patriotiques,  vous  agirez  sagement  en  ne  soufflant  pas 
mot  sur  une  pareille  indignité.  Des  hommes  libres  accep- 
tant la  vie  de  la  main  des  esclaves  !  Ce  n'est  pas  révolu- 
tionnaire. Il  faut  donc  ensevelir  dans  l'oubli  cette  malheu- 
reuse action.  N'en  parlez  pas  même  à  la  Convention. 
Les  brigands  n'ont  pas  le  temps  d'écrire  ou  de  faire  des 
journaux,  cela  s'oubliera  comme  tant  d'autres  choses.  » 
Merlin  de  Thionville  avait  raison.  Tant  que  dura  la  Ré- 
publique, attaqués  du  haut  de  la  tribune,  traînés  chaque 
jour  par  la  presse  révolutionnaire  à  la  barre  de  l'opinion, 
les  brigands  n'avaient  pas  un  seul  journal  qui  les  pût  dé- 
fendre. Lorsqu'à  la  république  succéda  l'empire,  Bona- 
parte imposa  aux  terroristes  comme  aux  Vendéens  un 
commun  silence.  Les  Vendéens  ne  paraissent  pas  d'ail- 
leurs avoir  été  tentés  de  le  rompre.  Après  s'être  si  bra- 
vement servi  de  l'épée,  il  ne  leur  convenait  pas  d'em- 
ployer la  plume,  oubliant  peut-être  trop  que  c'est  une 
arme  aussi,  et  quelquefois  la  plus  redoutable  de  toutes. 
Ils  avaient  fait  leur  devoir,  et  cela  leur  suffisait  ;  se  glo- 
rifier d'une  chose  à  leurs  yeux  si  simple  ne  leur  venait 
pas  en  pensée.  Tout  au  plus  arrivait-il  parfois  à  l'un 
d'eux,  lorsque  ses  yeux  tombaient  sur  un  de  ces  libelles 
où  leurs  luttes  héroïques  étaient  si  indignement  travesties, 
de  murmurer  comme  le  lion  de  la  fable  : 

Je  vois  bien  qu'en  effet 

On  vous  donne  ici  la  victoire  : 
Mais  l'ouvrier  vous  a  déçus; 
Il  avait  liberté  de  feindre. 
Avec  plus  de  raison  nous  aurions  le  dessus 
Si  mes  confrères  savaient  peindre. 


CAUSERI  ES  HISTORIQUES .  1 49 

Tout  à  coup,  en  i806,  parut  un  livre  intitulé  :  Histoire 
delà  guerre  de  la  Vendée  et  des  Chouans^  par  Alphonse 
de  Beauchamp.  Ce  fut  une  révélation.  L'auteur  apprenait 
à  la  France,  qui  ne  s'en  doutait  pas  la  veille,  que  les  Ven- 
déens avaient  été  des  héros  et quMls avaient  droit  à  l'adrai- 
ration  de  tous  les  gens  de  cœur.  Ce  n'est  que  justice  de 
rappeler  que  Beauchamp  a  fait  acte  de  courage  en 
publiant  un  tel  livre,  alors  que  la  Révolution  trônait  aux 
Tuileries  et  (|ue  Fouché  était  ministre  de  la  police.  Disons 
de  plus  que  rarement  historien  avait  abordé  sujet  plus 
difficile.  Mettre  de  l'ordre,  de  l'unité,  de  la  suite,  dans 
cette  série  de  combats  innombrables,  au  milieu  de  cetépar- 
pillcment  d'influences  et  de  directions,  à  travers  cette  mul- 
tiplicité de  chefs,  cette  diversité  de  lieux,  c'était  une  tâche 
qui  pouvait  senibler  impossible,  et  c'est  vraiment  mer- 
veille de  l'avoir  réalisée.  Le  livre  d'Alphonse  de  Beau- 
champ  mérite  donc  de  vivre  à  un  double  titre,  comme  le 
premier  ouvrage  qui  ait  fait  connaître  les  guerres  de  la 
Vendée,  et  comme  une  œuvre  d'un  vrai  mérite. 

Il  y  a  lieu  d'être  surpris  qu'elle  ait  été  autorisée  à  pa- 
raître, à  une  époque  où  aucun  livre  ne  pouvait  être  publié 
sans  l'agrément  de  l'administration,  sans  l'approbation 
des  censeurs  qui  formaient  le  bureau  de  la  liberlé  de  la 
presse,  lequel  était  attaché  au  ministère  de  la  police. 
Mais  il  se  trouvait  que  ce  bureau  était  dirigé  par  des 
hommes  pleins  de  talent  et  de  modération .  Lemontey  et 
Lacretelle  aîné,  chargés  d'examiner  le  manuscrit  de  Beau- 
champ,  firent  un  rapport  favorable . 

Cette  approbation  sauva  l'ouvrage,  qui  sans  elle  eût  été 
infailliblement  arrêté  et  saisi  ;  elle  ne  pat  garantir  l'auteur 


150  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

de  la  persécution  qu'allait  lui  susciter  le  succès  de  son 
livre.  On  lui  enleva  la  modeste  place  qu'il  occupait,  et  il 
fut  frappé  d'un  exil  qui  ne  prit  fin  que  lorsqu'il  eut 
souscrit  l'engagement  de  ne  plus  traiter  aucun  sujet  em- 
prunté à  l'histoire  contemporaine. 

Jusqu'à  la  chute  de   l'empire,  il  ne  fut  plus  permis  à 
aucun  écrivain  de  rien  publier  sur  la  Vendée. 

En  1809,  une  Vie  du  général  de  Charette,  par  un  an- 
cien magistrat,  M.  Le  Bouvier-Desmortiers,  était  à  la 
veille  de  paraître,  lorsque  l'édition  tout  entière  fut  saisie 
par  la  police.  Le  gouvernement  impérial,  en  cette  même 
année  1809,  interdisait  la  publication  d'un  autre  livre 
bien  autrement  remarquable  que  celui  de  Bouvier-Des- 
mortiers, bien  autrement  émouvant  que  celui  de  Beau- 
champ,  —  d'une  œuvre  simple  et  grande,  pathétique, 
sublime  par  endroits  comme  la  Vendée  elle-même. 

La  veuve  de  M.  de  Lescure,  à  l'époque  de  son  exil  en 
Espagne,  en  1199,  avait  commencé  à  écrire  ses  souve- 
nirs et  les  avait  conduits  jusqu'au  passage  de  la  Loire 
(octobre  1193).  Après  son  second  mariage,  en  1802,  sur 
les  instances  de  M.  de  la  Rochejaquelein,  elle  reprit  son 
travail  et  le  continua  jusqu'au  récit  de  son  arrivée  à  Bor- 
deaux, après  l'amnistie  (n9o).  L'œuvre  étant  terminée, 
Mme  de  la  Rochejaquelein  fit  recopier  par  des  amis  ce 
premier  jet,  relut  alors  son  travail,  le  corrigea,  le  rectifia 
et  en  fit  faire  une  copie  définitive  par  un  ancien  officier 
vendéen,  M.  Beauvais.  Les  choses  en  étaient  là,  lorqu'au 
mois  de  décembre  1807  M.  Prosper  de  Barante,  alors  âgé 
de  vingt-cinq  ans  seulement,  fut  nommé  sous-préfet  de 
Bressuire  par  l'empereur  —  qui,  pour  le  dire  en  passant, 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  151 

avait  du  moins  le  mérite  (M.  Taine  lui-môme  ne  le 
contestera  pas)  de  se  connaître  en  hommes.  Le  futur  his- 
torien des  Ducs  de  Bourgogne  se  lia  bien  vite  avec  M.  de 
la  Rochejaquelein.  et  obtint  communication  du  pré- 
cieux manuscrit.  Sur  la  demande  de  M.  et  de  Mme  de  la 
Kochejaquelein,  il  en  revit  le  texte,  en  remania  le  style, éla- 
guant ici,  resserrant  là,  opérant  des  transpositions,  bri- 
sant les  périodes  trop  longues,  remplaçant  quelques  lo- 
cutions ou  surannées  ou  trop  familières.  Que  ce  travail 
de  révision,  fait  avec  discrétion  et  avec  goût,  ait  amélio- 
ré la  rédaction  première,  cela  sans  doute  est  incontes- 
table ;  il  n'en  reste  pas  moins,  ainsi  que  l'a  très  bien  dit 
un  excellent  juge,  un  des  maîtres  en  l'art  d'écrire  au  dix- 
neuvième  siècle,  Mgr  Pie,  que  non  seulement  toute  la 
marche  et  la  suite  de  la  narration,  mais  presque  toujours 
le  coup  de  pinceau  heureux,  le  mot  vif  et  saillant,  le  trait 
piquant  ou  ingénu,  appartiennent  à  la  composition  primi- 
tive (1).  Les  célèbres  .Mémoires  sont  bien  l'œuvre  de  Mme 
de  la  Rochejaquelein,  et  non  celle  de  .M.  de  Barante.  Et 
ce  qui  le  prouve,  ce  n'est  pas  seulement  la  comparaison  des 
deux  textes,  le  rapprochement  des  deux  versions;  c'est 
encore  ce  fait  que  M.  de  Barante,  malgré  son  très  réel 
talent,  n'a  jamais  fait  un  livre  qui  approche  de  celui-là. 
Pour  l'écrire,  il  ne  suffisait  pas  d'être  un  auteur  élégant 
et  correct,  un  historien   sagace,  un    académicien   disert. 


(t)  .\t.  tU  BaranU,  tous-pré f*t  à  Brtssuire,  et  Ut  Mémoires  dt  Mm* 
de  la  ItochejaqueUin.  aolioa  lua  h  là  a^tooe  publique  dM  antiquairM  d« 
rOuest.  le  28  décembre  1868,  ptf  Mgr  r«Tèque  de  Poitien.  Œuvré*  d* 
Mgr    Pif,  t.  Vf,  p.  :i07. 


152  CAUSERIES  HISTORIQUES , 

Il  y  fallait  autre  chose.  Besoin  était  d'avoir  partagé  les 
souffrances  et  l'héroïsme  de  l'armée  catholique  et  royale  ; 
d'avoir  vu  mourir  Bonchamp  et  Cathelineau  et  combat- 
tre Monsieur  Henri,  d'avoir  été  une  brigande  en  fuite 
à  travers  le  Bocage.  «  Je  m'animais  en  racontant  ces  sou- 
venirs, dit  Mme  de  la  Rochejaquelein  dans  son  avant- 
propos  ;  ma  plume  courait  rapidement,  puis  je  restais 
fatiguée  et  oppressée  sous  une  douleur  que  j'avais  ainsi 
ravivée.  Je  passais  quelquefois  des  semaines  entières  sans 
avoir  le  courage  de  reprendre  cette  tâche.  Je  ne  pouvais 
même  me  décider  à  relire  ce  que  j'avais  écrit  (1).  »  Ce 
n'est  pas  ainsi,  je  le  crois  bien,  que  s'écrivent  les  œuvres 
académiques  ;  c'est  ainsi  que  se  font  les  œuvres  immor- 
telles. 

M.  de  Barante,  dans  un  voyage  qu'il  fit  à  Paris  en  1809, 
prêta  le  manuscrit  des  Mémoires  à  M.  Mathieu  de  Mont- 
morency pour  deux  jours,  et  celui-ci  à  sa  mère,  Mme  la 
vicomtesse  de  Laval,  pour  vingt-quatre  heures.  Le  prince 
de  Talleyrand,  qui  avait  l'habitude  d'aller  chez  elle  tous 
les  soirs,  la  trouva  occupée  à  les  lire.  Sur  le  refus  de  la 
vicomtesse  de  Laval  de  les  lui  prêter  et  sur  son  observa- 
tion qu'elle  ne  pouvait  y  consentir,  ayant  pris  l'engage- 
ment formel  de  les  rendre  le  lendemain  matin,  M .  de  Tal- 

(1)  Note  autographe  à  la  suite  du  2*  volume  delà  copie  Beauvais.  Cette 
copie  forme  deux  volumes  manuscrits  intitulés  :  Mémoires  de  Marie- 
Louise-Victoire  de  Donissan,  veuve  Lesoure.  Sur  chacun  des  volumes, 
la  marquise  de  la  Rochejaquelein  a  consigne  de  sa  propre  main  cette  dé- 
claration :  Copie  très  exacte  de  mon  manuscrit.  Cette  copie  est  la  pro- 
priété de  M.  le  comte  Julien  de  la  Rochejaquelein,  ancien  député  des 
Deux-Sèvres  à  l'Assemblée  nationale  ;  nous  ne  saurions  trop  l'engager  à 
publier  les  Mémairts  de  sa  grand'mère  tels  qu'elle  les  a  écrits.  — Depuis 
que  ces  lignes  ont  paru,  cette  publication  a  eu  lieu. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  153 

leyrand  se  mit  à  rire  en  disant  :  v  Qu'à  cela  ne  tienne!» 
Puis  il  sonna  et  dit  :  «  Qu'on  porte  ce  manuscrit  au  mi- 
nistère; il  y  a  vingt-quatre  cahiers,  que  vingt-quatre 
commis  les  copient  cette  nuit,  et  qu'ils  me  les  rendent  de- 
main matin,  cousus  comme  ils  le  sont  en  ce  moment. 
—  Voilà,  dit-il  en  se  retournant  gravement  vers  Mme 
de  Laval,  un  bon  moyen  de  lire  un  manuscrit  tranquille- 
ment. » 

Le  prince  de  Bénévent  porta  cet  exemplaire  à  l'empe- 
reur, qui  le  garda  quinze  jours.  Diverses  copies,  plus  ou 
moins  complètes,  faites  vraisemblablement  sur  celle-ci, 
se  répandirent  bientôt  dans  quelques  salons  de  Paris  et 
de  la  province.  Partout  l'impression  fut  profonde.  Aussi 
M.  de  Pommereul,  directeur  général  de  la  librairie,  donna- 
t-il  des  ordres  sévères  pour  que  ce  livre,  qui  pouvait  ré- 
veiller des  sentiments  royalistes,  ne  fut  pas  publié  (1). 


IL 


Les  Mémoires  de  Mme  la  Rochejaquelein  parurent  au 
commencement  de  la  Restauration.  En  même  temps  que 
l'ouvrage  de  la  veuve  de  Lescure,  qui  allait  être,  quelques 
mois  plus  tard,  la  veuve  de  Louis  de  la  Rochejaquelein  (2), 
L.-G,  Michaud,  imprimeur  du  roi,  éditait  une  brochure 
retraçant  les  aventures  militaires  d'une  amazone  rustique, 
sous  ce  titre  :  Mémoires  de  Renée  Bordereau,  dite  Lange- 


il)  iigt  Pi«,  op.  oit.,  p.  301. 

(2)  Tu4  au  combat  des  Mathes  le  4  juin  1815. 


I 


154  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

vin,  touchant  sa  vie  militaire  dans  la  Vendée,  rédigés 
par  elle-même. 

Au  mois  de  juillet  1819,  Chateaubriand  publia,  dans 
le  Conservateur,  un  récit  sur  la  Vendée,  qui  est  un  mor- 
ceau achevé  et  l'un  des  plus  beaux  qui  soient  sortis  de  sa 
plume.  En  voici  les  dernières  lignes  : 

«  Quiconque  a  quelque  goût  de  la  vertu  aime  à  s'entre- 
tenir des  hommes  qui  sont  devenus  illustres  par  de  sain- 
tes adversités  et  des  devoirs  accomplis.  Leur  mémoire, 
bénie  de  race  en  race,  fait  le  contrepoids  de  l'abominable 
renommée  d'une  autre  espèce  d'hommes,  lesquels  vont 
aux  âges  futurs  tout  chargés  de  prospérités  maudites 
et  de  crimes  si  énormes,  que  ces  crimes  en  prennent  un 
faux  air  de  gloire.  Nous  devions  à  la  pairie  et  à  l'honneur 
de  parler  des  Vendéens  avec  le  respect  et  l'admiration  qu'ils 
inspirent.  Les  noms  immortels  des  Gharette,  des  Cathe- 
lineau,  des  la  Rochejaquelein,  des  Bonchamp,  des  Stof- 
flet,  des  Lescure,  des  d'Elbée,  des  Suzannet  et  de  tant 
d'autres,  n'avaient  pas  besoin  de  nos  éloges  ;  mais  du 
moins  nous  les  aurons  marqués  dans  cet  écrit,  comme 
le  sculpteur  inconnu  qui  grava  les  noms  des  compagnons 
de  Lconidas  sur  la  colonne  funèbre  aux  Thermopyles  (1).» 

Chose  singulière  !  Les  mémoires  sur  la  guerre  de  la 
Vendée  ont  été  surtout  écrits  par  des  femmes.  Les  hom- 
mes avaient  eu  assez  à  faire  de  se  battre.  C'est  ainsi  que 
nous  avons  eu,  en  1823,  les  Mémoires  de  Madame  lamar- 


(1)  Le  Conservateur,  tome  IV,  p.  254.  Voir  aussi,  dans  les  Mémoires 
éC Outre-Tombe,  t.  II,  p.  110,  les  pages  admirables  qui  ont  pour  titre  : 
un  Paysan  vendéen. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  155 

quise  de  Bonchamp,  et  en  i82i  ceux  de  Madame  de  Sapi- 
yiaud,  veuve  du  chef  vendéen  Charles-Henri  de  Sapinaud 
de  la  Rairie. 

A  l'exception  d'un  livre  estimable,  mais  d'un  mérite 
secondaire,  V Histoire  complète  des  guerres  de  la  Vendée^ 
par  M.  de  Bourniseaux(l),  la  Restauration  n'avait  mis  au 
jour  sur  la  Vendée  que  des  mémoires,  où  le  sentiment 
avait  plus  de  place  que  la  recherche  patiente  et  l'étude 
raisonnée  des  faits.  Sous  le  gouvernement  de  Juillet,  au 
contraire,  trois  œuvres  historiques  d'une  réelle  valeur 
furent  consacrées  aux  guerres  de  la  Vendée  et  de  la  Chou- 
annerie :  en  1840  et  1841,  l'Histoire  delà  Vetidée  mi- 
litaire, par  J.  Crétineau-Joly  ;  en  1841,  les  Guerres  de  la 
Vendée  et  de  la  Bretagne,  par  M.  Eugène  Veuillot  ;  en 
1848,  les  cinq  volumes  de  M.  Théodore  Muret  intitulés  : 
Histoire  des  fjuen'es  de  l'Ouest. 

Il  s'en  faut  bien  que  ces  ouvrages,  pour  consciencieux 
et  remarquables  qu'ils  soient,  aient  épuisé  le  sujet.  En  1818, 
un  prêtre  vendéen,  M.  l'abbé  Deniau,  curé  du  Voide 
(Maine-et-Loire),  a  fait  paraître  une  nouvelle  Histoire  de 
la  Vendée  (2),  en  six  volumes,  qui  résume  et  complète 
sur  plusieurs  points  les  travaux  antérieurs. 

A  côté  de  ces  histoires  générales  sont  venues  prendre 
place,  en  ces  dernières  années,  d'importantes  monogra> 
phies,  parmi  lesquelles  je  citerai  les  Débris  de  Quiberon, 
par  Eugène  de  la  Gournerie  ;  la  Grande  armée  vendéenne 
et  Bonchamp,   par  Alfred  Lallié  ;    la   Pacification  de  la 

(1)  Trois  TolamM  ia-8,  1823. 

(2)  Histoire  de  la  Vendée^  daprig  dêt  doeumêHtt  mmotau»  tt  iméUlê^ 
par  M.  l'êbhé  0«ajau  ;  dtfdiée  à  Mgr  F^«pp«l,  4têqam  «TAngcr*. 


156  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

Vendée  en  1795  ,  par  L.  de  la  Sicotière;  Stoffiet  et  la 
Vendée,  par  Edmond  Stofflet  ;  aujourd'hui  enfin  Georges 
Cadoudal  et  la  Chouannerie. 


III. 


L'auteur  de  ce  dernier  livre,  M.  Louis-Georges  de  Ca- 
doudal, est  mort  il  y  a  deux  ans,  le  1"  avril  1885.  Fils  du 
général  Joseph  de  Cadoudal,  il  était  le  neveu  de  Georges . 
Fidèle  aux  traditions  religieuses  et  monarchiques  de  sa 
famille,  il  lui  a  été  donné  de  défendre  par  ses  écrits  la 
cause  pour  laquelle  son  père  et  son  oncle  avaient  versé 
leur  sang.  Il  est  peu  de  journaux  et  de  revues  royalistes 
auxquelles  il  n'ait  collaboré;  1' ^m'o/i  principalement  le 
compta  jusqu'à  la  fin  parmi  ses  rédacteurs.  Sans  souci 
de  conquérir  la  renommée,  il  n'avait  pas  d'autre  ambi- 
tion que  d'être,  comme  tous  les  siens,  un  soldat  au  ser- 
vice de  la  vérité,  de  la  justice  et  de  l'honneur.  Il  écrivait 
des  articles,  alors  qu'il  eût  pu  composer  des  livres:  il 
en  a  publié  pourtant  quelques-uns,  en  trop  petit  nombre, 
et  en  particulier  deux  qui  sont  excellents  :  Madame 
Acarie,  Etude  sur  la  société  religieuse  aux  seizième  et  dix- 
septième  siècles,  et  les  Signes  du  temps,  Critiques  litté- 
raires et  morales.  Combien  de  fois  ne  m'est-il  pas  arrivé 
de  l'engager  à  préférer  le  livre  au  journal,  à  nous  donner, 
puisqu'il  le  pouvait  faire,  des  œuvres  de  longue  haleine, 
préparées  avec  amour,  écrites  à  loisir,  vraiment  dignes  de 
son  franc  et  noble  talent  !  En  ces   dernières  aimées   sur- 


CAUSERIE»  HISTORIQUES.  157 

tout,  je  ne  le  revoyais  jamais  sans  le  presser  d'(';crire  la 
Vie  de  Georges  Cadoudal.  Il  s'y  décitia  enfin  et  si  la  ma- 
ladie et  la  mort  ne  lui  ont  pas  permis  de  publier  lui-môme 
son  livre,  du  moins  en  avait-il  achevé  les  dernières  pages, 
lorsque  la  plume  est  tombée  de  sa  main . 

Il  l'a  composé  sur  pièces  et  à  l'aide  de  documents  ori- 
ginaux d'une  grande  valeur.  L'abbé  Guillevic,  ancien  pro- 
fesseur au  collège  de  Vannes  et  recteur  de  Plœmeur,  chef 
de  la  correspondance  de  Georges  et  commissaire  ordon- 
nateur de  son  quartier  général,  avait  réuni  un  nombre 
considérable  de  pièces,  soigneusement  annotées  de  sa 
main  et  devenues,  après  sa  mort,  la  propriété  de  la  fa- 
mille Cadoudal.  Outre  les  papiers  de  l'abbé  Guillevic, 
M.  Georges  de  Cadoudal  a  eu  à  sa  disposition  les 
Mémoires  inédits  de  Uohu,  lieutenant-colonel  de  la  lé- 
gion d'Auray,  les  Notes  de  Rio,  l'auteur  de  la  Pe- 
tite Chouannerie^  etc.,  etc.  Il  a  consulté,  au  Dri- 
tish  Muséum,  les  papiers  de  Puisaye.  Là  ne  se  sont 
pas  bornées  ses  recherches.  Pendant  qu'il  en  était 
temps  encore,  il  a  recueilli  les  récits  des  compagnons 
de  Georges,  ceux  de  leurs  fils  ;  il  a  fait  appel  en  particulier 
aux  souvenirs  du  commandant  Guillemot,  le  fils  du  rot 
de  Bignan.  Après  avoir  rassemblé,  en  aussi  grand  nom- 
bre que  possible,  les  documents  écrits,  il  a  fait  sa  part 
légitime  à  la  tradition  orale,  aujourd'hui  trop  dédaignée. 
Enfin,  et  ce  n'est  pas  là  pour  mol  le  moindre  mérite  de 
son  ouvrage,  il  l'a  écrit  loin  de  Paris,  dans  cette  petite 
maison  de  Rerléano,  où  Georges  était  né,  en  face  de  ces 
bois  et  de  ces  landes  où  Georges  avait  livré  tant  de  com- 
bats. Si  même  j'avais  un  reproche  à  faire  au  consciencieux 


158  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

historien,  ce  serait  celui  de  n'avoir  pas  assez  écouté 
ces  voix  de  la  terre  natale,  de  s'être  trop  défendu  contre 
ses  impressions  intimes,  contre  le  naturel  attendrisse- 
ment que  devaient  éveiller  en  lui  tant  et  de  si  doulou- 
reux souvenirs,  tant  et  de  si  terribles  événements  : 
Sunt  lacrymœ  rerum.  N'en  déplaise  à  l'école  nouvelle, 
pour  laquelle  il  n'existe  pas  d'autre  histoire  que  l'histoire 
documentaire,  j'aurais  voulu  retrouver  plus  souvent  dans 
son  livre  un  écho  de  nos  admirables  poésies  populaires, 
de  celle,  par  exemple,  où  l'Homère  breton,  —  un 
Homère  inconnu,  —  nous  montre  le  frère  de  Georges, 
Julien  Cadoudal,  arrosant  de  ses  larmes,  après  la  ba- 
taille, le  corps  de    son  ami,  le  pauvre  M.  de  Tinténiac. 

«  —  Voici  l'heure  qui  sonne,  voici  l'heure  sonnée  où 
nous  en  viendrons  encore  une  fois  aux  mains  avec  ces  mi- 
sérables soldats  ;  du  courage,  enfants  de  la  Bretagne  ;  du 
courage,  et  voyons.  Si  le  diable  est  pour  eux,  Dieu  est 
pour  nous  ! 

«  Quand  ils  en  vinrent  aux  prises,  Julien  frappait  comme 
un  homme  :  chacun  d'eux  avait  un  bon  fusil;  lui,  il  n'a- 
vait que  son  bâton,  son  bâton  et  son  chapelet  de  Sainte- 
Anne,  et  quiconque  l'approchait  était  abattu  à   ses  pieds. 

«  Et  tout  percé  était  son  chapeau,  et  percée  sa  veste,  et 
une  partie  de  sa  chevelure  avait  été  coupée  d'un  coup  de 
sabre,  et  le  sang  coulait  de  son  flanc  ouvert,  et  il  ne 
cessait  de  frapper,  et  de  plus  il  chantait. 

«  Et  je  cessai  de  le  voir,  et  puis  je  le  revis  :  il  s'était 
retiré  à  l'écart  sous  un  chêne,  et  il  pleurait  amèrement, 
la  tète  inclinée,  le  pauvre  M.  de  Tinténiac  en  travers  sur 
ses  genoux. 


CAL'.SEIUES  lllSÏORIQUE-S.  l.V> 

•  Et  quand  le  combat  finit,  vers  le  soir,  les  Chouans 
s'approchèrent,  jeunes  et  vieux,  et  ils  ôtuient  leurs  cha- 
peaux et  ils  disaient  :  —  Voilà  que  nous  avons  gagné  la 
victoire,  et  il  est  mort,  hélas  !  » 


IV. 


Mais  il  est  temps  d'arriver  au  livre  lui-même  et  d'en 
indiquer  les  lignes  principales. 

Georges  Cadoudal,  né  à  Keiléano  près  d'Auray,  le 
l*""  janvier  1111,  était  le  fds  d'un  laboureur,  —  non  d'un 
meunier,  comme  le  disent  toutes  les  biographies. 

Au  mois  de  mars  l"93,  à  la  nouvelle  (|u'eti  Vendée 
Cathelineau,  Bonchamp,  Lescure  et  la  Rochejaquelein, 
avaient  déployé  le  drapeau  blanc,  il  parlait  avec  quelques- 
uns  de  ses  anciens  camarades  du  collège  de  Vannes,  et 
rejoignait  à  Chalonnes  l'armée  catholique  et  royale.  Incor- 
poré dans  une  de  ces  compagnies  bretonnes  qui  devinrent 
la  force  la  plus  solide  de  l'armée  d'Anjou,  il  fit  toute  la 
guerre.  Il  était  à  Laval,  à  Pontorson,  à  Dol,  à  toutes  ces 
batailles  de  géants.  A  Grandville,  il  fut  nommé  capitaine 
dans  un  corps  de  cavalerie,  se  signala  par  des  prodiges 
de  valeur  au  Mans,  à  la  Flèche,  à  Angers,  à  Niort,  et  ne 
quitta  l'armée  vendéenne  que  lorsqu'elle  eut  été  détruite 
à  Savenay. 

A  peine  était-il  de  retour  à  Kerléano,  qu'il  fut  arrêté 
avec  son  père  et  sa  mère,  son  oncle  Denis  et  son  frère 
Julien,  et  conduit  avec  eux  dans  les  prisons  de  Brest,  d'où 
il  parvint  à  s'échapper  quelques  jours  après  le  9  thermi- 


160  CAUSERIES  fflSTORIQUES. 

dor.  Il  avait  la  facilité  de  passer  en  Angleterre  ;  l'idée  ne 
lui  en  vint  même  pas.  Il  regagna  en  hâte  le  Morbihan,  où 
l'insurrection  venait  de  se  raviver.  C'étaient  d'étranges 
soldats,  ces  premiers  insurgés  raorbihanais,  mal  armés 
pour  la  plupart,  pauvrement  vêtus,  brandissant  le  pen- 
bas  et  rejetant  leurs  longs  cheveux  en  arrière,  mais  braves 
comme  leurs  ancêtres,  ces  Celtes  dont  Suidas  a  dit  :  «  Hi 
sunt  un  qui  Thor  i  ben  (Casse  sa  tête)  vocem  vobis  in 
frœlio  emittant...  et  comas  jactant.  »  «  Voilà  ceux  qui 
dans  la  mêlée  vous  jettent  le  cri  de  «  Thor  i  ben  »  en 
secouant  leurs  chevelures.  » 

Il  y  avait  ceux  de  Bignan,  commandés  par  Guillemot  ; 
ceux  de  la  Trinité-Porhoët,  ralliés  autour  deBoulainvilliers, 
de  Froussiert  et  de  Gaudin  ;  ceux  de  Baud  et  de  Melraud, 
sous  les  ordres  de  Jean  Jan  ;  ceux  de  Gourin  sous  les  or- 
dres de  du  Chélas  et  de  Debar  ;  la  division  de  Ploërmel, 
qui  obéissait  à  César  et  à  Louis  du  Bouays  ;  celle  de 
Sarzeau,  qui  obéissait  au  comte  de  Francheville  ;  celle 
de  Rochefort  et  Malestroit,  que  dirigeait  M.  de  Silz  ; 
enfin,  les  paroisses  situées  le  long  de  la  Vilaine,  depuis 
Redon  jusqu'à  la  mer,  qui  reconnaissaient  pour  chefs 
le   chevalier  de  Cacqueray  et  de  Sol  de  Grisolles. 

Ces  soldats  improvisés,  ces  chefs  indépendants  l'un 
de  l'autre,  ne  se  proposaient  point,  du  moins  à  l'origine, 
de  renverser  la  république.  Ils  n'avaient  d'autre  but  que  de 
défendre  contre  le  pillage  leurs  églises  ou  leurs  chau- 
mières ou  d'arracher  des  proscrits  aux  bourreaux.  Livrées 
à  elles-mêmes,  la  plupart  des  divisions  combattaient  iso- 
lément, sans  plan  général,  sans  méthode  de  guerre.  Il 
était  nécessaire  cependant,  si  l'on  ne  voulait  pas  s'épui- 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  161 

ser  en  sacrifices  stériles,  en  eiïorlâ  condamnés  d'avance 
à  l'impuissance,  de  réunir  ces  forces  éparses,  de  les  sou- 
mettre à  un  chef  et  à  une  môme  discipline.  Georges  s'y 
appliqua  sur-le-champ  avec  une  rare  intelligence,  avec 
une  énergie  prodigieuse  :  il  n'avait  que  vingt-trois  ans. 

Sans  ambition  personnelle,  désireux,  non  de  comman- 
der, mais  de  servir  utilement,  il  n'hésita  pas  à  se  mettre 
en  rappors  avec  le  comte  Joseph  de  Puisaye,  à  lui  deman- 
der des  instructions  et  des  ordres.  Il  lui  fit  connaître  qu'il 
était  en  mesure  de  protéger  les  débarquements  d'hommes, 
d'argent,  d'armes  et  de  munitions  sur  les  côtes  du  Mor- 
bihan. Les  deux  officiers  qu'il  avait  députés  vers  Puisaye, 
son  ami  Mercier  et  Julien  Berthelot,  un  des  trois  cama- 
rades qui  l'avaient  accompagné  en  Vendée,  ajoutèrent 
en  son  nom  que  la  présence  d'un  prince  en  Bretagne 
était  indispensable,  que  l'unité  se  ferait  alors  d'elle-même 
et  que  de  l'unité  sortirait  la  victoire. 

Puisaye  était  à  ce  moment  sur  le  point  de  partir  pour 
l'Angleterre.  Il  laissa,  pour  le  représenter  pendant  son 
absence,  un  homme  étranger  aux  provinces  de  l'Ouest 
et  qui  n'avait  jamais  paru  sur  aucun  champ  de  bataille 
de  la  Bretagne  ou  de  la  Vendée,  un  émigré  récemment  dé- 
barqué d'Angleterre,  Pierre-Marie-Félicité  Dezoteux,  plus 
connu  sous  le  nom  de  baron  de  Cormatin. 

Cormatin,  qui  se  croyait,  et  qui  avait  peut-être  les 
qualités  d'an  diplomate,  rêva  de  conquérir,  à  défaut 
des  lauriers  du  soldat,  ceux  du  pacificateur.  II  négocia 
une  suspension  d'armes  et,  le  31  mars  1195,  au  chiUeau 
de  la  Prévalaye,  près  de  Rennes,  s'ouvrirent  des  conférences 

11 


162  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

auxquelles  assistèrent  des  représentants  du  peuple,  des 
généraux  républicains,  et  cent  vingt-cinq  chefs  royalistes, 
dont  les  principaux  étaient  Georges  Cadoudal,  Frotté, 
Boishardy,  de  Scépeaux  et  de  la  Vieuville.  Le  traité  qui 
sortit  de  ces  conférences  est  connu  sous  le  nom  de  traité 
de  la  Mabilais  (1).  Sur  cent  vingt-cinq  chefs  royalistes, 
vingt-et-un  seulement  l'avaient  signé. 

Georges  était  de  ceux  qui  avaient  refusé  leur  signa- 
ture ;  afin  d'éviter  toute  équivoque,  il  était  même  parti 
avant  la  fin  des  conférences  pour  retourner  dans  ses  can- 
tonnements. Il  crut  cependant  devoir  accepter,  dans  une 
certaine  mesure,  un  traité  qu'il  regardait  comme  l'œu- 
vre de  son  chef,  et  il  s'efforça  de  faire  prévaloir  ses  prin- 
cipales dispositions. 

A  défaut  d'une  paix  véritable,  dont  au  fond  personne  ne 
voulait,  régnait  une  sorte  de  trêve.  Elle  fut  rompue  par 
les  républicains,  le  28  mai  1795.  Le  bourg  de  Grand- 
champ  fut  cerné  par  eux,  et  l'un  des  principaux  chefs  du 
Morbihan,  le  comte  de  Sik,  tué  avec  treize  des  siens.  Le 
lendemain,  Georges  était  attaqué  à  son  tour  dans  la  forêt 
de  Camors.  Il  reçut  ce  jour-là  une  balle  dans  la  cuisse.  Ce 
fut  l'unique  blessure  qui  l'atteignit  pendant  cette  guerre 
de  dix  ans,  où  il  assista  à  plus  de  cent  combats.  Ses  sol- 
dats, qui  le  voyaient  toujours  au  premierrang,  sain  et  sauf 
au  milieu  d'une  pluie  de  balles,  le  croyaient  invulnérable. 
«  Vive  le  roi  quand  même  !  »  s'écria-t-il  en  sentant  cou- 
ler son  sang,  se  souvenant  du  cri  vendéen. 


(1)  La  Mabilais  est  une  ferme  ob  fut  signé  le  traité  qui  avait  été  discuté 
à    la  Prévalaye. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  1(>3 


V. 


On  voudra  suivre,  dans  le  livre  de  M.  Georges  de  Ca- 
doudal,  le  récit  de  ces  luttes  incessantes,  héroïques,  véri- 
tablement prodigieuses,  et  qui  semblent  tenir  de  la  légen- 
de au  moins  autant  que  de  l'histoire. 

A  défaut  d'une  analyse,  impossible  en  un  pareil  sujet, 
rappelons  du  moins  un  petit  nombre  de  faits  et  quelques 
dates. 

Le  tO  juin  1195  l'escadre  anglaise  qui  porte  Puisaye, 
d'Hervilly,  Sombreuil  et  leurs  compagnons,  part  de  Ports- 
mouth  et  se  dirige  vers  le  Morbihan.  C'est  Georges,  avec 
sa  division,  assistée  de  celle  de  Mercier- /a- Vendre  et  de 
d'Allègre,  qui  s'est  chargé  de  balayer  la  côte  de  Vannes  à 
Lorient.  Le  débarquement  s'opère  sur  la  plage  de  Carnac, 
au  milieu  d'une  multitude  ivre  de  joie,  qui  demande  des 
armes  et  fait  retentir  l'air  des  cris  de  :  vive  la  religion  1 
vive  le  roi  ! 

La  panique  est  générale  parmi  les  républicains,  les  ad- 
ministrations civiles  du  département  déménagent  à  la 
hAte  leurs  archives  pour  Ploërmel.  Hoche  lui-même,  ne  se 
sentant  pas  en  force,  donne  à  sa  troupe  l'ordre  de  se  re- 
plier sur  Rennes. 

Georges  demande  que  l'on  marche  en  avant  sans  perdre 
un  jour,  une  heure,  c  Ce  mouvement,  disait-il,  ne  com- 
promettrait rien,  puisque  l'on  n'avait  pas  à  craindre  d'at- 
taque  sur  les  derrières.  Il  déterminerait  facilement  une 


164  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

prise  d'armes  dans  la  Vendée.  Il  mettrait  toute  la  pres- 
qu'île normande  en  agitation  et  placerait  l'armée  royale 
dans  la  position  la  plus  avantageuse,  appuyée  sur  les  deux 
mers,  le  golfe  de  Gascogne  et  la  Manche,  et  par  consé- 
quent à  même  de  recevoir  de  l'Angleterre  de  fréquents 
et  faciles  secours.  » 

Malheureusement  c'est  le  parti  de  la  temporisation  qui 
l'emporte.  Au  lieu  d'aller  en  avant,  d'Herviily  et  ses  sol- 
dats s  engouffrent  (suivant  le  mot  de  Georges)  dans  la 
presqu'île  de  Quiberon.  Le  désastre  était  au  bout  de  cette 
fatale  détermination.  Georges  Gadoudal,  après  la  défaite, 
réussit  du  moins  à  sauver  l'armée  des  Chouans  par 
une  retraite  glorieuse  à  l'égal  d'une  victoire,  et,  le 
28  août  1"93,  à  Grandchamp,  dans  une  réunion  à  laquelle 
assistaient  tous  les  chefs  de  canton,  il  fut  nommé  géné- 
ral en  chef  du  Morbihan.  Il  avait  vingt-quatre  ans. 

«  A  cette  époque,  dit  son  historien,  il  était  dans  tout  le 
développement  de  sa  force  physique  et  intellectuelle.  Sa 
vigueur  était  telle  qu'il  saisissait  par  les  pieds  de  derrière 
un  poulain  de  vingt  mois  pendant  que  deux  hommes  fati- 
guaient l'animal  à  grand  coup  de  fouet,  et  que  tous  ses 
efforts  ne  pouvaient  triompher  de  la  force  de  Georges.  On 
montre  encore  à  Lacoal-Mendon  un  puits  dont  il  soulevait 
la  margelle  à  bout  de  bras  et  qu'il  remettait  ensuite  en 
place  par  manière  de  jeu.  On  l'a  vu  souvent  renouveler 
le  tour  du  maréchal  de  Saxe  et  briser  comme  lui  un  écu 
de  six  livres  entre  ses  doigts.  Mais  la  force  musculaire 
n'enlevait  rien  à  ses  facultés  intellectuelles.  Sa  mémoire 
était  prodigieuse  ;  par  prudence  et  par  habitude  de  pros- 
crit, il  ne  conservait  jamais  une  lettre  ;  mais  toutes  celles 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  105 

qu'il  recevait,  une  fois  lues,  étaient  à  jamais  gravées  dans 
son  puissant  cerveau.  Tous  ses  loisirs  étaient  consacrés  à 
l'étude.  Unie  voyait  constamment  avec  son  ami  Mercier, 
penché  sur  des  cartes  de  Bretagne,  absorbé  dans  des  plans 
et  des  méditations  stratégiques  (i)  >. 

A  peine  élu  général,  Georges  s'occupe  de  donner  à  sa 
petite  armée  une  organisation  solide,  régulière,  établie 
sur  les  bases  suivantes  :  chaque  paroisse  formait  une 
compagnie  commandée  par  le  capitaine  de  paroisse.  Les 
cantons  comprenaient  dix  à  quinze  paroisses,  et  leurs  chefs 
s'appelaient  des  chefs  de  canton.  Les  divisions  compre- 
naient de  trois  à  six  cantons  et  de  trente  à  quatre-vingts 
paroisses  ;  des  chefs  de  division  les  commandaient.  Ces 
divisions  réunies  pouvaient  s'élever  environ  à  vingt  mille 
hommes. 

Grâce  à  l'habile  direction,  à  l'énergie  indomptable  de 
leur  général,  ces  vingt  mille  hommes,  décimés  chaque 
jour,  et  dont  les  rangs  éclaircis  d'année  en  année,  de 
mois  en  mois,  ne  reçoivent  plus  de  nouvelles  recrues, 
tiennent  tète  pendant  cinq  ans  à  la  république  et  h  ses 
meilleurs  généraux,  Iloche,  Brune,  Hédouville,  Bernadotte. 
Dans  cette  guerre  terrible,  point  de  ces  grandes  journées 
que  le  soleil  et  la  gloire  éclairent  à  l'envi  de  leurs  rayons  ; 
mais  des  combats  obscurs,  que  la  nuit  souvent  cache  de 
ses  voiles,  combats  anonymes  pour  la  plupart,  au  milieu 
desquels  se  détache  de  loin  en  loin  un  nom  bien  vite  ef- 
f  face  de  la  mémoire.  Et  ces  héros,  ces  soldats  du  devoir, 
qui  font  si  généreusement  à  leurs  convictions  le  sacrifice 

(1)  Georges  Cadoudal  et  la  Chouannerie,  p.  lit. 


166  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

de  leur  vie,  des  historiens  viendront  qui  leur  jetteront  à 
la  face  l'outrage  et  la  calomnie,  qui  les  transformeront  en 
bandits,  en  voleurs  de  grands  chemins,  en  détrousseurs 
de  diligences.  Que  la  poésie  du  moins,  plus  vraie  ici  que 
l'histoire,  restitue  aux  Chouans  leurs  véritables  titres  ; 
qu'elle  nous  dise  en  un  chant  immortel  et  par  la  voix  d'un 
poète,  obscur  lui-même  comme  les  héros  qu'il  a  célébrés, 
ce  que  furent  les  compagnons  de  Georges  Cadoudal  : 

«  Les  vieillards  et  les  petits  enfants,  et  tous  ceux  qui 
sont  incapables  d'aller  se  battre,  diront  dans  leurs  mai- 
sons,  avant  de  se  coucher,  un  Pater  et  un  Ave  pour  les 
Chouans. 

«  Les  Chouans  sont  des  hommes  de  bien,  ce  sont  de 
vrais  chrétiens  ;  ils  se  sont  levés  pour  défendre  notre 
pays  et  nos  prêtres.  S'ils  frappent  à  votre  porte,  je  vous 
en  prie,  ouvrez-leur.  Dieu  de  même,  mes  braves  gens, 
vous  ouvrira  (1).  » 


VL 


Le  18  brumaire  avait  balayé  le  Directoire  ;  le  général 
Bonaparte,  à  la  veille  de  dicter  ses  lois  à  l'Europe,  venait 
de  pacifier  la  Vendée,  le  Maine,  la  Normandie,  la  Breta- 
gne. Seul  Georges  résistait  encore.  Le  5  mars  1800,  il 
eut  une  entrevue  avec  le  premier  Consul.  «  J'ai  besoin, 
dit  Bonaparte  à  Cadoudal,  d'hommes  énergiques  comme 


(l)  Ar  Chouanted  (les    Chouans),  dialecte  de   Vannes.  —  Extrait   des 
Barxas  lireix  de  M.  de  la  Villemarquë . 


CA0SBRIB8  HISTORIQUES.  167 

VOUS.  Je  vous  ofTre  le  grade  de  général  de  division  dans 
l'armée  du  général  Moreau.  i 

Georges  n'hésite  pas  une  seconde.  Deux  cliemins  s'ou- 
vrent devant  lui  :  d'un  côté,  les  honneurs  et  la  gloire  ; 
de  l'autre,  les  persécutions,  les  revers,  la  mort.  Il  refusa 
le  premier  et  s'engagea  résolument  dans  le  second,  celai 
que  lui  désignait  sa  conscience. 

De  ce  jour,  5  mars  1800,  au  25  juin  1804,  ce  fut  entre 
ces  deux  hommes,  entre  le  Corse  et  le  Breton,  entre  Napo- 
léon Bonaparte  et  Georges  Cadoudal,  une  lutte  tragique, 
un  duel  à  mort. 

M.  Thiers  a  servi  de  témoin  au  premier  Consul  dans 
ce  duel  historique.  Il  n'a  rien  négligé,  dans  son  livre  sur 
le  Consulat  et  l'Empire^  pour  noircir  l'adversaire  de 
son  héros  et  pour  faire  du  vaillant  royaliste  un  vulgaire 
coupe-jarrets.  Un  témoin  qui  vaut  bien  M.  Thiers,  et  qui 
a  sur  lui  l'avantage  d'avoir  été  contemporain  des  faits 
qu'il  raconte,  qui  les  a  vécus  avant  de  les  écrire,  Claude 
Fauriel,  s'est  récemment  levé  de  la  tombe,  et  a  dit  la 
générosité,  le  dévouement,  la  grandeur  d'âme  de  Georges 
Cadoudal  (1). 

Georges  est-il  l'inspirateur,  l'auteur  principal,  à  tout  le 
moins  le  complice  de  l'attentat  du  3  nivôse  an  IX,  — 
24  décembre  1800?  M.  Thiers  n'hésite  pas  à  l'affirmer,  et  il 
essaie  de  l'établir  à  l'aide  de  preuves  que  l'historien  de 
Georges  Cadoudal,  dans  un  des  meilleurs  chapitres  de 
son  livre,  n'a  pas  eu  de  peine  à  réiluire  à  néant. 


(1)  1>«  derniers  jours  du    CofUtfloC.  manuscrit  ioMit  d«  Cbud*  Paa* 
riel.  membre  d«  l'Institut.  1886. 


I 


168  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

En  revanche,  M.  Thiers,  qui  a  sous  les  yeux,  dans  la 
correspondance  même  de  Napoléon,  des  pièces  aussi  claires 
que  significatives,  où  l'on  voit  Bonaparte  mettre  à  prix  la 
tête  de  Georges  et  le  traquer  comme  une  bête  fauve, 
passe  ces  pièces  sous  silence  et  les  supprime  le  plus  cava- 
lièrement du  monde. 

Le  4  juin  1800,  Bonaparte  écrit  à  Bernadotte  : 

«  Prenez  mort  ou  vif  ce  coquin  de  Georges  ;  si  vous  le 
tenez,  aussitôt,  Faites-le  fusiller  dans  les  vingt-quatre 
heures...  » 

Le  4  juillet  suivant  : 

«  Faites  donc  arrêter  et  fusiller  dans  les  vingt-quatre 
heures  ce  misérable  Georges...  » 

Le  20  du  même  mois  : 

«  Je  crains  comme  vous  que  Bourmonl  et  ses  chefs  de 
Chouans  ne  se  conduisent  mal  ;  d'ailleurs  il  ne  doit  point 
y  avoir  un  Etat  sur  l'Etat.  Georges  est  un  de  ceux  qui  se 
conduisent  le  plus  mal.  Faites-le  saisir  et  fusiller.  » 

Le  4  juin  1800,  il  écrit  à  Fouché,  son  ministre  delà 
police  : 

«  Georges,  à  ce  qu'on  m'assure,  est  de  retour  d'Angle- 
terre. Il  est  indispensable  que  vous  le  fassiez  arrêter,  ainsi 
que  le  frère  de  Frotté,  qui  est  dans  l'Orne  ;  n'épargnez  au- 
cun moyen  podr  avoir  morts  ou  vifs  ces  deux  hommes.  » 

Qu'on  ne  s'y  trempe  pas.  Je  n'ai  nul  dessein  d'esquisser 
à  mon  tour  un  Napoléon  poussé  au  noir,  d'appuyer  sur  le 
crayon  de  M.  Taine,  dont  la  récente  étude  (1)  est,  à  mes 


(1)  Napoléon  Bonaparte,   par   II.  Taine,    Revue  des  Devue-Mondes,  15 
février  —  1"  mars  1887. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  109 

yeux,  l'erreur  d'un  généreux  esprit  et  d'un  puissant  écri- 
vain. Je  tiens  seulement  à  établir  que  dans  cette  lutte 
Bonaparte  et  Cadoudal  étaient  à  deux  de  jeu,  que  si  le 
premier  était  en  état  de  légitime  défense,  le  second  n'était 
pas  infidèle  au  sang  breton,  lorsqu'il  projetait  de  se  ren- 
dre à  Paris  avec  quelques-uns  de  ses  plus  hardis  compa- 
gnons, d'attaquer  Bonaparte  en  plein  jour,  au  milieu  de 
son  escorte,  dans  un  nouveau  combat  des  Trente,  de  l'en- 
lever, de  le  saisir,  lui  aussi,  mort  ou  vif^  et  de  proclamer 
le  roi . 

Ici  encore,  je  ne  puis  que  renvoyer  le  lecteur  au  livre 
lui-même,  aux  deux  chapitres  sur  la  Compiration  de 
1804,  si  riches  de  documents,  d'une  précision  si  émou- 
vante, et  si  éloquents  dans  leur  simplicité.  On  sait  quelle 
fut  l'attitude  de  Georges  dans  ce  procès  mémorable,  et 
comment  sa  supériorité  éclata  aux  yeux  de  tous,  rejetant 
au  second  plan  .Moreau  lui-même,  tout  chargé  cependant 
des  lauriers  de  Hochstœdt  et  de  Hohenlinden.  Dans  sa  pri- 
son, il  accomplissait  avec  régularité  toutes  les  observances 
de  la  religion,  jeûnant  et  faisant  abstinence  tous  les  jours 
prescrits  par  l'Eglise,  récitant  à  haute  voix,  avec  ses  Bre- 
tons, la  prière  du  matin  et  du  soir.  La  nuit  qui  précéda 
sa  mort,  il  la  passa  tout  entière  en  prières. 

Il  monta  sur  l'échafaud  le  25  juin  1804,  anniversaire 
d'une  des  journées  les  plus  terribles  de  la  monarchie,  la 
journée  du  retour  de  Yarennes.  Une  note  de  la  main  de 
Fauriel,  écrite  le  jour  de  l'exécution,  contient  ce  qui 
suit: 

«  A  six  heures  du  matin,  la  place  de  Grève,  occupée 
par  des  troupes  ainsi  que  toutes  les  rues  par  où  devait 


ï 


170  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

passer  le  cortège.  —  Fenêtres  louées.  —  Georges  très  oc- 
cupé pendant  le  trajet  avec  un  personnage  vêtu  de  noir 
(1).  —  monte  le  dernier  (2).  —  Fait  tous  les  signes  d'un 
homme  qui  veut  haranguer.  —  Roulement  de  tambour 
lui  coupe  la  parole.  —  Au  milieu  du  silence  universel  on 
entend  jusqu'à  son  dernier  soupir  ses  cris  répétés  :  Vive 
le  Roi  !  » 


(1)  L'abbé  de  Keravenant,  qui  fut  sous  la  Restauration  curé  de  Sadnt- 
Germain  des  Prés . 

(2)  C'est  sans  doute  une  erreur  de  plume.  On  lit  dans  le  Journal  des 
Débats  du  26  juin  1804  :  «  L'arrêt  de  la  Cour  criminelle  contre  Georges  et 
les  onze  autres  condamnés  à  mort  leur  a  été  signifié  ce  matin  après  leur 
transfèrement  à  la  Conciergerie.  Tous  ont  aussitôt  demandé  des  confes- 
seurs. Georges  s'est  mis  à  genoux  aux  pieds  du  sien  et  a  longtemps  écouté  ses 
exhortations.  A  onze  heures  environ,  les  douze  condamnés,  assistés  de  leurs 
confesseurs,  sont  montés  dans  trois  charrettes  qui  les  attendaient.  Ils 
étaient  quatre  dans  chacune.  A  onze  heures  trente-cinq  minutes,  la  tête  de 
Georges  est  tombée  la  première.  »  — Le  duc  de  Rivière,  qui  avait  figuré 
dans  le  procès  de  Georges,  dit,  de  son  côté,  dans  ses  Mémoires  :  «Arrivé  au 
pied  de  l'échafaud,  Georges  dit  qu'il  avait  une  faveur  à  solliciter.  On  l'en- 
gagea à  s'expliquer.  «  Pour  ôter  à  mes  compagnons  d'infortune,  dit-il, 
l'idée  que  je  pourrais  leur  survivre,  je  demande  à  mourir  avant  eux. 
C'est  moi,  d'ailleurs,  qui  dois  leur  donner  l'exemple.  »  On  y  consentit,  et 
Georges  eut  sur  l'échafaud  la  place  qu'il  occupait  devant  l'ennemi  :  il  fut 
le  premier  à  la  mort  comme  il  l'avait  été  tant  de  fois  au  combat.  »  Afrf- 
moires  du  duc  de  Rivière,  page  52 . 


IX. 


LE   BARON   DE  CORMATIN  (1). 


Le  baron  de  Cormatin,  major  général  de  l'armée  ca- 
tholique et  royale  de  Bretagne  pendant  la  Révolution,  a 
été  le  principal  négociateur  du  traité  de  pacification  de  la 
Mabilais  {{''  floréal  an  III  —  20  avril  1795).  Cette  paix 
boiteuse  avait  été  aussi  mal  accueillie  par  les  royalistes 
que  par  les  républicains.  Elle  valut  à  son  auteur,  dans 
les  deux  camps,  des  attaques  et  des  accusations  que  la 
plupart  des  historiens  ont  acceptées  sans  contrôle.  M.  Hen- 
ri Welschinger  a  cru  devoir  y  regarder  de  plus  près;  il 
a  consulté  les  pièces  mêmes,  dépèches  officielles  et  let- 
tres intimes;  il  a  reconstitué  fidèlement  la  vie  mouve- 
mentée de  Cormatin,  et  il  se  trouve  que,  cette  fois  encore, 
l'histoire  vraie  diffère  sensiblement  de  l'histoire  telle  que 
les  historiens  de  la  Révolution  l'ont  faite. 

Au  premier  rang  de  ces  historiens,  il  convient  de  placer 
M.  Louis  Blanc.  Son  livre  se  présente  avec  un  appareil 
scientifique  dont  il  est  difficile  de  n'être  pas  tout  d'abord 
frappé.  Pds  une  page  de  ses  douze  volumes  qui  ne  soit 
suivie  dénotes  nombreuses;  pas  un  détail,  pas  même  le 


(1)  Aventuret  dé  gu*rr«  et  ttamour  du  baron  dt  Cormatin  (t79i- 
1812),  par  Htnri  Welschinger-,  an  Tol.  iii-16,  Ploo,  Noarrit  tt  Ci«, 
éditeurs,  10,  rua  (}arancièr«,  180t. 


172  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

le  plus  insignifiant,  qui  ne  soit  accompagné  d'un  renvoi 
aux  sources  originales.  Il  semble  bien  que  l'auteur 
n'avance  jamais  un  fait  sans  en  avoir  vérifié  scrupuleu- 
sement l'exactitude  et  l'authenticité.  Comment  le  lecteur 
n'aurait-il  pas  confiance? 

Or,  voici  comment  M.  Louis  Blanc,  au  tome  XI  de 
son  ouvrage,  présente  Cormatin  : 

«  Cet  intrigant  était  fils  d'un  chirurgien  de  village,  fai- 
sant les  fonctions  de  barbier.  11  se  nommait  Désotteux  ;  il 
avait  commencé  par  s'attacher  servilement  aux  Lameth. 
Lors  des  5  et  6  octobre,  il  avait  été  un  de  ces  hommes 
déguisés  en  femmes  qui  marchèrent  à  Versailles.  Envoyé 
ensuite  par  les  Lameth  auprès  de  Bouille,  il  était  devenu, 
de  jacobin  ardent,  royaliste  furieux.  Emigré  à  l'époque  de 
la  fuite  de  Louis  XVI  à  Varennes;  repoussé,  à  Cobientz, 
comme  démagogue;  placé,  à  son  retour  en  France,  dans 
la  maison  constitutionnelle  du  roi;  émigré  de  nouveau 
après  le  10  août,  il  parvint  à  s'introduire  auprès  de  Pui- 
saye,  qui  ne  le  connaissait  pas,  porteur  d'une  recommanda- 
tion du  conseil  des  princes  et  d'un  certificat  du  marquis 
de  Bouille.  Il  avait  de  l'assurance,  de  la  faconde;  Puisaye, 
qui  manquait  d'hommes,  en  fit,  au  moment  de  s'absenter, 
un  personnage  important;  et  lui,  habile  à  tirer  parti  des 
circonstances,  ne  tarda  pas  à  supplanter  Boishardy  dans 
la  conduite  des  négociations  relatives  à  la  paix.  C'est 
alors  qu'il  changea  de  nom,  et  se  trouva  être,  au  lieu 
de  M.  Désotteux,  le  baron  de  Cormatin  (1).  » 


(1)  Louis  Blanc  T.  XI,  p.  336. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  173 

M.  Louis  Blanc,  cette  fois,  ne  fait  pas,  et  pour  cause, 
connaître  ses  sources.  En  l'an  VU,  la  police  du  Directoire 
fil  paraître  un  écrit  intitulé  :  Correspondance  secrète  de 
ChareUe,  Stofflet,  Puisaye,  Cormalin,  d" Aulichamp , 
etc.  (1).  A  la  page  31  i  du  tome  l*^  se  trouvait  un  libelle 
an!i  tyme,  en  tète  duquel  messieurs  de  la  police  avaient 
mis  ces  mots  :  Notes  sur  M.  le  baron  de  Cormatin,  ma- 
jor gênerai  de  l'Armée  catholique  et  royale  de  Bretagne, 
trouvées  dans  le  portefeuille  d'un  Chouan.  Ces  préten- 
dues notes  d'un  Chouan  se  terminaient  ainsi  :  «  Tour  à 
tour  jacobin  et  royaliste,  lâche  assassin  et  jamais  soldat; 
sans  principes,  sans  honneur,  sans  foi,  sans  caractère, 
sans  talents,  il  fut  plat  intrigant  sous  l'ancien  régime  et, 
sous  le  nouveau,  émule  des  Mandrins  et  des  Cartou- 
ches. » 

C'est  à  ces  noies  d'un  policier  que  Louis  Blanc  a  em- 
prunté, sans  le  dire,  tous  les  détails  qu'il  a  donnés  sur 
la  vie  du  baron  de  Cormatin  jusqu'en  1194.  Ces  détails 
ne  sont  rien  moins  qu'exacts. 

Pierre-Marie-Félicilé  Dezoteux  (et  non  Désotteux)  était 
fils,  non  d'un  tchirurgien  de  village  faisant  les  fonctions 


(1)  Voici  le  titre  exact  et  complet  :  Correspondance  secrète  d€  Cho' 
rette,  Stofflet,  Puisaye,  Cormatin,  cT AiUichamp,  Jiernier,  Frotta,  Scé- 
peaux,  Botherel;  du  pRiTBNDANT,  du  oi-dêoant  comte  d^ Kktov^  d« 
leurs  ministres  et  agens,  et  dautres  Vendéens,  Chouan*  et  Bnùgrés 
français;  sitioie  du  Journal  d'OLIVIER  ITARGBNS,  et  du  Codé  po- 
litique et  cicil  qui  a  régi  la  Vendée  pendant  le  temps  de  la  Rébellion. 
Imprimés  sur  Pièces  originales,  saisies  par  les  armées  de  la  Républi- 
que, sur  les  différents  Chtfs  de  Rebelles  da$u  les  divers  combats  qui 
ont  précédé  la  Pacification  de  la  Vendée,  —  .\veo  o«ti«  épigraphe  : 
Horrendum  informe...  Deaz  toIoium  in-8. 


174  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

de  barbier  »,  mais  de  Claude- Armand  Dezoteux,  commis- 
saire des  guerres,  pensionné  du  Roi,  secrétaire  des 
commandements  du  maréchal  d'Estrée,  et  de  Jeanne  de 
la  Félonnière,  veuve  du  marquis  de  Linage.  Il  naquit  à 
Paris,  le  23  novembre  1753,  et  il  eut  pour  parrain  le 
duc  d'Ossun,  ambassadeur  de  France  en  Espagne.  Après 
avoir  été  élevé  dans  l'intimité  de  la  famille  Le  Tellier  à 
l'hôtel  Louvois,  il  commence  ses  études  chez  les  Jésuites 
à  Louis -le-Grand.  En  1163,  lors  de  la  suppression  de 
l'ordre  des  Jésuites,  il  va  terminer  son  éducation  au  collège 
d'Harcourt.  Grâce  à  une  recommandation  spéciale  du  duc 
de  Choiseul,  il  peut,  en  n69,  concourir  pour  le  corps  du 
génie.  Malgré  un  bon  examen  que  lui  fait  passer  l'abbé 
Bossut,  il  échoue  aux  dernières  épreuves .  Il  choisit  alors 
la  cavalerie,  et  il  entre,  en  1772,  comme  sous-lieutenant, 
dans  le  régiment  de  Royal-Navarre.  En  1773  (et  non  en 
1779,  comme  ledit  par  erreur,  M,  Welschinger,  aux  pa- 
ges 10,  258  et  259  de  son  livre),  il  se  passionne  pour  la 
diplomatie  et  semble  vouloir  en  faire  sa  carrière.  Muni 
de  lettres  officielles,  pourvu  d'un  congé,  il  voyage  pen- 
dant huit  années  en  Europe,  parcourt  l'Angleterre,  l'Ecosse 
et  l'Irlande,  l'Italie,  le  Portugal,  l'Espagne,  le  Maroc,  la 
Russie,  la  Pologne  et  l'Allemagne.  A  Pise,  il  entre  en 
relations  avec  le  savant  professeur  Lampredi;  à  Heidel- 
berg,  il  suit  les  cours  de  droit  public  des  professeurs 
Muller  et  Wilkind.Il  apprend  l'allemand,  l'anglais,  l'Ita- 
lien et  l'espagnol. 

En  1780,  c'en  est  fait  de  la  diplomatie.  Le  jeune  De- 
zoteux obtient  l'autorisation  de  passer  en  Amérique  sous 
les  ordres  du  général  Rocharabeau.  Il  part  de  Brest  avec 


CAUSERIES  iUSTORJQUES.  175 

Paul  Jones  sur  la  frégate  ÏAstrée,  commandée  par  La  Pé- 
rouse,  et  arrive  à  Boston  après  soixante-neuf  jours  de 
traversée.  Il  se  distingue  dans  le  combat  du  vaisseau 
français  V Ardent  contre  V Europe,  vaisseau  anglais,  et  se 
conduit  vaillamment  dans  d'autres  affaires,  particulière- 
ment au  siège  d'York,  en  Virginie.  Sa  bravoure  sera  ré- 
compensée, en  1789,  par  la  croix  de  Saint-Louis  et  la 
croix  de  Cincinnatus.  Il  s'était  équipé  à  ses  frais,  et  il 
avait  dépensé  environ  vingt  mille  livres.  Après  avoir 
combattu  dans  la  Caroline  du  Nord,  dans  la  légion  de 
Lauzun,  il  re(,u)it  l'ordre  de  regagner  la  France  avec  l'es- 
cadre de  l'amiral  Vaudreuil.  Au  bas  de  ses  états  de  ser- 
vices en  Amérique  figure  cette  note  élogieuse  du  marquis 
de  Rochambeau  :  t  Je  certifie  tous  les  services  ci-dessus 
de  M.  Dezoteux.  Il  a  beaucoup  d'intelligence,  de  zèle  et 
de  talent.  Il  ne  m'en  est  revenu  que  les  meilleurs  témoi- 
gnages de  MM.  de  Vioménil  et  de  Choisy,  et  j'ai  eu  plu- 
sieurs fois  l'occasion  de  juger  avantageusement  ses  ta- 
lents par  moi-même.  C'est  par  discrétion  et  pour  ne  pas 
étendre  trop  une  demande  que  je  ne  l'ai  pas  compris  dans 
celles  que  j'ai  faites  en  Amérique  pour  l'état-major.  * 

Dès  son  retour  en  France,  Dezoteux  épouse  à  Paris, 
le  24  avril  1184,  Geneviève-IIenriette-Sophie  Verne, 
veuve  d'Antoine  Viard  de  Sercy,  lieutenant-général  au 
bailliage  de  Màcon,  et  fille  de  Jean-Baptiste  Verne,  écuyer, 
secrétaire  du  Roi  près  la  Cour  des  Aides.  M"*  de  Sercy 
était  propriétaire,  en  Saône-etLoire,  d'un  domaine  appe- 
lé baronnie  de  Cormatin.  Dezoteux  se  crut  autorisé  à  en 
porter  le  titre.  Il  eût  été  plus  régulier  pour  lui  de  s'appe- 
ler baron  d'Huxelles,  car  la  baronnie  d'Haxelles,  qui  ap- 


176  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

partenait  aussi  à  sa  femme,  comprenait  dans  ses  dépen- 
dances la  terre  de  Cormatin,  laquelle  n'était  pas  réelle- 
ment titrée.  Quoi  qu'il  en  soit,  Dezoteux  était  légitime- 
ment, de  par  M"*^  de  Sercy,  baron  d'Huxelles,  seigneur 
de  Cormatin.  Huxelles  et  Cormatin  constituaient  un  grand 
domaine  avec  une  superbe  demeure  seigneuriale  élevée 
par  la  famille  du  maréchal  d'Huxelles.  A  ces  observations, 
il  convient  d'ajouter  cette  explication  du  baron  lui-même  : 
«Le  motif  qui,  pendant  la  Révolution,  m'a  fait  me  servir 
•du  nom  de  Cormatin,  sous  lequel  j'étais  le  moins  connu, 
est  aisé  à  sentir  :  Sauver  ma  femme  et  mes  enfants  d'une 
persécution  inévitable,  dans  laquelle  devait  les  entraîner 
mon  opinion.  » 

Quelque  temps  après  son  mariage,  le  baron  de  Cor- 
matin est  désigné,  avec  Alexandre  Berthier,  le  futur  mn- 
jor  général  de  l'Empire,  pour  lever  la  frontière  du  Bra- 
bant.  Il  s'acquitte  ensuite  d'un  travail  considérable  sur 
les  garnisons  permanentes  et  obtient  le  titre  de  major 
général. 

Ces  divers  travaux  achevés,  il  revient  dans  sa  terre  de 
Cormatin,  et  il  y  écrit  quatre  volumes  sur  l'administra- 
tion du  marquis  de  Pombal.  Cet  ouvrage  renferme  beau- 
coup d'observations  provenant  de  son  voyage  en  Portu- 
gal et  de  ses  relations  avec  le  marquis.  L'étude  n'était 
pas,  d'ailleurs,  son  principal  souci.  Il  avait  un  goût  très 
vif  pour  le  plaisir,  le  faste  et  l'apparat.  Le  château  de 
€ormatin  (1)  était  devenu  le  rendez-vous  de  toute  la  no- 


(1)  II  appartient  aujourd'hui  à  la  famille  de  Lacretelle. 


CAUSERIES    HISTORIQUES.  177 

blesse  du  Maçonnais.  On  y  recevait  de  nombreux  hôtes 
avec  leurs  gens  et  leurs  équipages.  Une  troupe  de  co- 
médiens et  de  musiciens  était  attachée  au  château.  Huit 
gardes  montés  et  en  grand  uniforme  faisaient  la  police 
des  terres  ou  escortaient  le  baron .  Les  écuries,  fort  soi- 
gnées, contenaient  de  nombreux  chevaux  de  luxe.  Le 
domestique  était  considérable.  Les  maîtres  avaient,  en 
outre,  un  hôtel  à  Màcon,  une  maison  à  Paris,  une  villa 
aux  environs  de  la  capitale.  Ils  partageaient  leur  temps 
entre  ces  diverses  résidences. 

Au  mois  d'août  1189,  une  troupe  d'émeutiers  vint, 
le  fer  et  la  torche  à  la  main,   menacer  le   château  de 
Cormatin,  comme  elle  l'avait  fait  pour  les  propriétés  voi- 
sines. Le  baron  leur  montra  qu'il  était  homme  de  guerre. 
Il  les  dispersa  vigoureusement  (1). 

Du  mois  de  juillet  1789  au  mois  d'août  1790,  il  n'a 
quitté  ni  sa  famille,  ni  le  département  de  Saône-et-Loire, 
comme  le  témoignent  d'ailleurs  les  registres  officiels  et 
les  actes  publics.  Il  refusa  même  d'aller  au  chef-lieu  pour 


(1)  Le  Moniteur,  rapportant  laa  pillages  oommia  dans  les  proTinees,  fait 
OD  tableau  aflreux  daa  dëaonlraa  du  Maçonnais  et  du  Beaujolais.  Soi» 
xante-aeize  chAteauz  avaient  été  inoandiéa  par  six  mille  bandits.  «  Gatto 
armée,  dit-il,  jetait  la  oonstemation  dans  toute  la  Bourgogne,  lorsque 
les  plua  braves  habitants  des  villes  et  des  campagnes  remirent  leurs  ef- 
forts «t  s'avancèrent  contre  ces  nouveaux  ennemis  da  genre  humain.  Le 
29  juillet  (1789),  deux  partis  de  ces  bordes  furent  complètement  battus, 
l'un,  près  da  ohAteau  de  Cormatin,  où  vingt  de  ces  assassins  restèrent  sur 
le  champ  de  bataille  et  soixante  furent  faits  prisonniers  ;  l'autre,  dans  la 
ville  de  Qnn;,  qu'ils  avaient  résolu  de  mettra  «o  oaodres.  »  Ces  détails 
se  trouvent  dans  le  MonUêw  da  6  aa  7  août  1789,  «tnoa,  comme  le  dit 
M.  Welschinger,  dans  celai  do  8 avril  1789. 


178  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

assister  à  la  fédération  du  14  juillet  (IIQO).   Il  est  donc 
faux   de  dire,  comme  le  fait  M.  Louis  Blanc,   que  «  lors 
des  o  et  6  octobre  (1189),  il  avait  été  un  de  ces  hom- 
mes déguisés  en  femmes   qui  marchèrent  à  Versailles  ». 
Cormatin  n'était  ni  un  démagogue,  ni  un  émeutier,  et 
il  allait  bientôt  en  fournir  la  preuve.  Au  mois  d'août  1790, 
il  quitta  son  château  pour  se  rendre  en  Lorraine  auprès 
du  marquis  de  Bouille,  commandant  de  la  province.  Il  as- 
sista, en  qualité  d'adjudant  général,  à  l'affaire  de  Nancy 
(31  août  1790),  où  les  soldats  de  Châteauvieux  se  révol- 
tèrent contre  leurs  chefs  et  contre  l'Assemblée  nationale. 
Il  participa  à  la  répression  de  cette  émeute.   A  quelques 
mois  de  là,  en  1191,  le  marquis  de  Bouille  lui  remit  le 
brevet  de  colonel,  au  nom  et  d'après  les  ordres  du  Roi. 
Lors  de  la  fuite  de  Louis  XVI,  il  seconda  les  efforts  de 
son  général  et  attesta  que  «  si  les  chagrins  et  les  regrets 
pouvaient  causer  une  mort  subite  »,  M.  de  Bouille  aurait 
succombé  au  désespoir  que  lui  causa  le  malheureux  évé- 
nement de  Varennes.  La  conduite  de  Cormatin  dans  cette 
affaire  lui  valut  l'honneur  d'être  décrété  d'accusation.  Le 
15  juillet    1791,   l'Assemblée   nationale  déclara  qu'il   y 
avait  lieu  à  accusation  contre  «  les  sieurs  Heyman,  Klin- 
glin,  d'Hoffelize,  Dezoteux  et  Bouille  fils,  prévenus  d'avoir 
eu  connaissance  du  complot  du  sieur  Bouille  et   d'avoir 
agi  dans  la  vue  de  le  favoriser  ». 

On  les  renvoyait  en  conséquence  devant  la  Haute-Cour 
nationale  provisoire  siégeant  à  Orléans.  Dezoteux  jugea 
prudent  de  s'éloigner  pendant  quelque  temps.  Déchargé 
d'accusation  par  un  décret  du  13  septembre,  il  reparut  et 
obtint  le  grade  de  lieutenant-colonel  dans  la  garde  cons- 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  179 

titutionnellc  du  Roi.  Au  lendemain  du  10  août,  il  passa 
en  Angleterre.  Il  quitta  ce  pays  en  1194,  pour  prendre 
part  à  la  lutte  de  la  Chouannerie  contre  la  République. 


II. 


Le  comte  de  Puisaye,  commandant  en  chef  des  Chouans 
de  Bretagne,  se  disposait,  au  commencement  de  septem- 
bre 1194,  à  rentrer  momentanément  en  Angleterre.  Il 
s'était  rapproché  de  la  côte  pour  s'embarquer,  lorsqu'il 
apprit  l'arrivée  de  trois  officiers  émigrés,  désireu.x  de 
prendre  du  service  dans  les  bataillons  royalistes.  Ces  of- 
ficiers étaient  Dezoteux  de  Cormatin,  de  Solilhac  et  de 
Jouette.  C'était  la  première  fois  que  Puisaye  voyait  Cor- 
matin,  c  11  arriva,  dit-il,  porteur  d'une  recommandation 
du  Conseil  des  princes  et  d'un  certificat  du  marquis  de 
Bouille  dont  il  avait  été  l'adjudant  général.  Ce  certificat 
faisait  en  termes  très  tlalleurs  l'éloge  de  ses  talent.s  mi- 
litaires et  de  son  mérite  personnel.  J'avais  trop  peu  de 
jours  à  rester  en  France  pour  pouvoir  l'étudier  et  en  juger 
par  moi-même.  Cependant,  il  me  fallait  un  officier  qui 
fût  assez  au  fait  des  détails  d'état-major  pour  prendre  en 
mon  absence  la  direction  générale  du  service.  Aucun  de 
mes  compagnons  d'armes  ne  se  montrait  désireux  de  s'en 
charger.  Les  titres  qu'avait  apportés  Cormatin  me 
décidèrent  à  le  proposer  pour  major  général.  Ils  l'acceptè- 
rent, dans  la  double  vue  de  donner  à  leurs  princes  une 
preuve  manifeste  de  leur  respect  et  de  leur  zèle,  et  aux 


180  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

ém  igrés  la  conviction  du  désir  qu'ils  éprouvaient  de  les 
recevoir  et  de  les  distinguer  (1). 

Ainsi,  c'est  par  le  comte  de  Puisaye  que  le  baron  de 
Cormatin  a  été  institué  major  général  de  l'armée  royale. 
C'est  de  lui  qu'il  a  tenu  légitimement  ses  pouvoirs.  A 
quelques  jours  de  là,  le  15  octobre  1794,  il  reçut  des 
princes  eux-mêmes  les  pouvoirs  authentiques  qui  confir- 
maient sa  nomination.  C'est  donc  à  tort  qu'on  l'a  accusé, 
du  côté  républicain  comme  du  côté  royaliste,  d'avoir 
usurpé  le  titre  et  les  fonctions  de  major  général  de  l'ar- 
mée royale  de  Bretagne. 

Après  le  départ  de  Puisaye,  la  lutte  continua  avec  le 
même  caractère  d'acharnement.  Cependant  la  lassitude 
était  grande  des  deux  côtés,  et  peut-être  était-elle  plus 
grande  encore  chez  les  républicains  que  chez  leurs  ad- 
versaires. C'est  là  un  point  que  M.  Welschinger  n'a  peut- 
être  pas  suffisamment  mis  en  lumière,  et  qui  est  pourtant 
d'une  gravité  considérable,  au  point  de  vue  du  jugement 
à  porter  sur  la  conduite  de  Cormatin. 

Précisément,  au  moment  de  son  arrivée  en  Bretagne, 
la  Convention  prit  une  mesure  qui  indiquait,  de  sa  part, 
un  changement  de  politique  vis-à-vis  des  Vendéens  et 
des  Chouans.  C'était  deux  mois  après  le  9  thermidor,  deux 
mois  jour  pour  jour  après  l'exécution  des  membres  de  la 
Commune  de  Paris  (29  juillet  1194).  Le  29  septembre, 
elle   lança  un  décret  d'arrestation  contre  le  général  Tur- 


(1)  Mémoires  do  comte  Joseph  de  Poisatb,  qui  pourront  servir  à 
l'histoire  du  parti  royaliste  français  durant  la  dernière  Révolution  — 
Londres,  1803-1808,  Tome  II,  p.  590. 


CAUSERIES  HISTOBIQUBS.  181 

reau,  l'organisateur  des  colonnes  infernales.  Dans  le  mê- 
me temps,  elle  envoyait,suivant  l'expression  de  M.  Louis 
Blanc,  «  mendier  h  paix  auprès  de  Charette,  par  des  com- 
missaires, parlant  au  nom  de  la  République  (1)  >.  Le  re- 
présentant Ruelle  faisait  mettre  en  liberté,  vers  le  milieu 
d'octobre,  la  sœur  de  Charette  et  quelques  autres  de  ses 
parents  (2),  et  les  chargeait  de  porter  au  général  ven- 
déen des  paroles  de  paix  (3). 

Le  12  frimaire  an  III  (2  décembre  1194),  un  décret  de 
la  Convention  promit  le  pardon  et  l'oubli  à  tous  ceux  qui, 
dans  le  délai  d'un  mois,  auraient  posé  les  armes.  On  lisait 
dans  la  proclamation  qui  accompagnait  ce  décret  :  «  La 
parole  de  la  Convention  est  sacrée.  Si  d'infidèles  délégués 
ont  abusé  de  sa  confiance,  il  en  sera  fait  justice  (4)  ». 
Ces  derniers  mots  se  rapportaient  principalement  à  Car- 
rier dont  le  procès  venait  de  commencer  (5).  Trois  mem- 
bres de  la  Convention,  Delaunay  jeune,  Bollet  et  Ruelle, 
furent  chargés  de  porter  à  la  connaissance  des  Vendéens 
le  décret  pacificateur. 

Vers  la  fin  de  ce  même  mois  de  décembre,  le  général 
Humbert,  commandant  de  la  2*  division  de  l'Ouest,  — ce- 


(1)  Louis  Diane,  t.  XI,  p.  360. 

(2)  Moniteur,  an  III  (1794),  numéro  94. 

(3)  On  Ut,  dans  le  voluma  de  M.  Henri  Welachingar,  p*g«57  :  «  La 
aoBor  de  Charette  «t  an  inôonnu.  Bureau  de  la  BdtadUrt,  avaient  pria 
part  également  aux  premières  n^gooiatioiu.  —  >  Bar«a  de  la  BatardiiM 
(et  non  Bàtadière)  était  an  andao  magistrat  de  la  Chambra  daa  coopUs 
da  Bretagne. 

(4)  Moniteur,  an  III  (1794),  namtfro  74. 

(5)  Commencé  le  5  frimaire  an  III  (25  noTembre  1794),  le  prooAa  de 
Carrier  se  termina  le  26  frimaire  (16  décembre) . 


182  CAUSERIES  fflSTORIQUES. 

lui  que  Ponsard  mettra  plus  tard  en  scène  dans  le  Lion 
amoureux,  —  écrivait  de  Montcontour  à  l'un  des  princi- 
paux chefs  royalistes,  M.  de  Boishardy  :  «  Tu  sais  que 
l'on  pardonne  à  tous  ceux  qui  reviendront  de  bonne  foi 
et  qui  promettront  d'être  fidèles.  Eh  bien  !  je  te  donne 
ma  parole  d'honneur  qu'aucun  tort  ne  te  sera  fait.  Ren- 
tre, ramène  avec  toi  tous  ceux  qui  ont  pu  être  égarés... 
Si  tu  ne  t'en  rapportes  pas  à  cette  lettre,  accorde-moi  une 
entrevue...»  Boishardy  accepta  l'entrevue,  et  accéda  à  une 
suspension  d'armes  qui  comprenait  la  Bretagne,  le  Bas- 
Maine,  la  Normandie  et  l'Anjou.  Elle  fut  signée  le  3  jan- 
vier 1193.  A  cette  date,  les  représentants  Guezno,  Guer- 
meur  et  Briie  informaient  le  Comité  de  Salut  public 
qu'ils  avaient  répandu  dans  le  district  de  Vannes  une  cir- 
culaire concernant  les  prêtres  insermentés.  Ils  y  pu- 
bliaient l'amnistie  et  promettaient  aux  prêtres,  qui  vou- 
draient en  profiter,  toute  la  bienveillance  delà  Convention 
nationale. 

Cormatin  est  depuis  cinq  mois  en  Bretagne.  Il  cons- 
tate chez  les  républicains  une  tendance  vers  l'apaisement. 
D'autre  part,  il  voit  que  son  parti  est  dans  une  situation 
de  jour  en  jour  plus  précaire;  que  les  Chouans  et  leurs 
chefs  sont  réduits  aux  dernières  extrémités;  que  les  se- 
cours et  les  renforts  qu'on  leur  a  promis  n'arrivent  pas, 
et  qu'enfin  l'héroïsme  et  le  dévouement  des  braves  gens 
qu'il  a  sous  ses  ordres  ne  peuvent  suppléer  à  l'absence 
de  toutes  ressources  matérielles  et  au  manque  de  muni- 
tions. C'est  alors  qu'il  se  décide  à  entrer  en  négociations 
avec  les  généraux  républicains  et  avec  les  commissaires 
de  la  Convention. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  1K3 

En  traitant  avec  eux  de  la  paix,  il  allait  au  delà  de  ses 
pouvoirs.  Sa  mission,  telle  qu'il  l'avait  reçue  de  Puisaye 
d'ahord  et  des  princes  ensuite,  se  bornait  à  maintenir  et  à 
étendre  Torganisation  de  la  Chouannerie.  Il  est  certain 
qu'il  eut  un  autre  plan  et  que  son  zèle  remporta  ailleurs. 
Doit-on  pour  cela  l'accuser  d'intrigue  et  d'ambition  dé- 
sordonnées ?  Je  ne  le  crois  pas  et  je  partage  à  cet  égard 
l'opinion  de  M.  Welschinger.  «  On  peut,  dit-il,  critiquer 
les  négociations  faites  par  Cormatin  sans  autorisation  pré- 
cise, on  peut  incriminer  son  impétuosité  brouillonne,  sa 
vanité  excessive  et  sa  légèreté.  On  ne  peut  douter  ni  de 
sa  bonne  foi,  ni  de  son  dévouement  à  la  cause  royalis- 
te. >  Le  comte  de  Puisaye,  qui  n'est  certes  pas  suspect  de 
faiblesse  à  l'endroit  de  Cormatin,  ne  porte  pas  sur  lui, 
en  cette  circonstance,  un  autre  jugement.  «Quelque  gra- 
ves, écrit-il  dans  ses  Mémoires,  qu'aient  été  ses  fautes 
et  quelque  funestes  qu'en  aient  été  les  suites,  je  ne  crains 
pas  d'affirmer  qu'elles  ont  eu  pour  principe  le  sentiment 
de  ses  devoirs  et  la  persuasion  qu'il  agissait  pour  l'inté- 
rêt du  souverain  et  en  conformité  de  ses  ordres » 

Au  mois  de  février  1"95,  des  conférences  eurent  lieu  à 
la  Jaunaie,  dans  un  petit  château  situé  à  trois  quarts  de 
lieue  de  Nantes,  entre  les  représentants  de  la  Convention 
d'une  part,  et  de  l'autre,  Cormatin,  Charette  et  les  princi- 
paux officiers  de  son  armée.  Le  18  février,  la  paix  fut 
signée.  Chaque  point  du  traité  donna  lieu  à  un  arrêté  spé- 
cial. Ces  arrêtés  furent  au  nombre  de  quatre.  Voici  les 
considérants  du  premier  qui  était  relatif  au  rétablissement 
et  au  libre  exercice  du  culte  catholique  : 

«  Les  représentants  du  peuple  considérant  que  les  dé- 


184  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

parlements  de  l'Ouest  sont  dévastés  depuis  deux  ans  par 
une  guerre  désastreuse,  que  les  troubles  qui  les  agitent 
prennent  leur  source  dans  la  clôture  des  temples  et  l'in- 
terruption du  paisible  exercice  de  tout  culte  quelconque  ; 

«  Que  les  hommes  auteurs  de  ces  maux  et  de  ces  désor- 
dres sont  ceux  qui  ont  voulu  plonger  la  France  dans  Va- 
narchie  et  qui,  en  persécutant,  ont  cherché  à  établir  un 
culte  particulier  dont  ils  voulaient  être  les  pontifes; 
que  ces  hommes  ont  été  atteints  par  le  glaive  de  la  loi 
après  avoir  violé  audacieusement  la  Table  des  droits  de 
r homme  ; 

«  Considérant  que  la  Convention  nationale  n'a  jamais 
entendu  interdire  aucun  culte,  qu'elle  en  a  au  contraire 
autorisé  le  paisible  exercice  par  l'article  VII  de  la  déclara- 
tion des  droits  de  l'homme  et  par  l'Acte  constitution- 
nel.... » 

Les  trois  autres  arrêtés  accordaient  aux  Vendéens  l'exo- 
nération de  toutes  recherches  pour  le  passé,  des  secours 
et  des  indemnités,  l'exemption  des  réquisitions  et  la  ren- 
trée dans  leurs  biens.  L'article  VI  du  dernier  de  ces 
arrêtés  était  ainsi  conçu  : 

«  Les  jeunes  gens  de  la  réquisition  restent  dans  la  Ven- 
dée pour  y  rétablir  l'agriculture  et  faire  fleurir  le  com- 
merce. » 

Après  avoir  rapporté  le  texte  complet  du  traité  de  pa- 
cification de  la  Jaunaie,  l'historien  de  la  Vendée  militaire, 
Crétineau-Joly,  en  apprécie  en  ces  termes  la  significa- 
tion et  la  portée  : 

«  On  proclamait  la  légitimité  de  la  guerre  qui  finissait, 
on  reconnaissait  l'indépendance  de  la  Vendée;  ses  sacri- 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  185 

fices  n'étaient  donc  pas  entièrement  perdus.  Ne  prou- 
vait-elle pas  aux  divers  peuples,  à  quel  degré  de  puis- 
sance peuvent,  dans  une  révolution,  s'élever  de  coura- 
geux, d'honnêtes  paysans,  qu'au  nom  d'une  égalité  déri- 
soire, on  veut  rendre  oppresseurs  ou  opprimés  (1).  > 

L'appréciation  de  M  Louis  Blanc  concorde  avec  celle 
de  l'historien  royaliste.  Il  déclare  que  les  envoyés  de  la 
Convention,  en  signant  le  traité  de  la  Jaunaie,  infligèrent 
à  la  République  une  véritable  «  humiliation».  Il  les  accuse 
de  <  bassesse  »,  et  il  ajoute  :  «  Lorsque  la  nouvelle  de  la 
paix  se  fut  répandue  et  qu'on  en  connût  les  conditions, 
elles  parurent  si  fortement  empreintes  de  royalisme, 
que  cela  donna  lieu  aux  rumeurs  les  plus  étranges.  On 
prétendit  que  les  envoyés  de  la  Convention  s'étaient  en- 
gagés à  rétablir  la  monarchie.  On  alla  jusqu'à  affirmer 
qu'une  clause  secrète  promettait  aux  royalistes  le  fils 
de  Louis  XVI,  alors  enfermé  au  Temple  (13)  ». 

Cette  question  des  articles  secrets  du  traité  de  la  Jau- 
naie —  articles  tenus  pour  authentiques  par  Napoléon  (14) 
—  cette  question  est  restée  un  problème.  Un  des  meil- 
leurs historiens  de  notre  temps,  un  des  maîtres  de  l'éru- 
dition contemporaine,  M.  de  La  Sicotière,  lui  a  consa- 
cré, dans  la  Revue  des  questions  historiques  (15),  une 
étude  très  complète.  Ses  conclusions  se  résument  ainsi  :  Il 
n'y  eut  pas  d'articles  secrets,  mais  il  y  eut  des   promes- 


(l)HUtoir€  éUla  V*ndé«  militaire,  T.   Il,  p.  280. 

(2)  Louis  Blanc,  T.  XI.  p.  379-  —  Voir  «omi  p.  371,  2^  «t  373. 

(3)  Mémoirea  de  Napoléon  T.  VII,  p.  278. 

(4)  Nom^ro  da  jaoTÎar  1881 . 


186  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

ses  verbales,  au  nom  da  Comité  de  Salut  public,  faites, 
avec  l'intention  de  ne  pas  les  tenir,  par  certains  repré- 
sentants et  relatives,  les  unes  au  rétablissement  éventuel 
de  la  monarchie,  les  autres  à  la  remise  des  enfants  de 
France  aux  mains  de  Charette.  «  Les  représentants,  dit 
M.  de  La  Sicotière,  sont  descendus  à  des  subterfuges 
pour  arracher  la  soumission  des  chefs  vendéens.  » 


in. 


La  pacification  cependant  était  loin  d'être  complète, 
puisqu'aussi  bien  Charette  n'avait  traité  que  pour  son  ar- 
mée. En  dehors  de  Stofflet,  commandant  de  l'armée  d'An- 
jou, qui  n'adhérera  au  traité  que  le  2  mai  1793,  restaient 
la  Bretagne  et  la  Normandie.  Suivraient-elles  la  Vendée? 
Cormatin  était  bien  décidé  à  ne  rien  négliger  pour  obte- 
nir qu'il  en  fût  ainsi.  Il  en  avait  pris  l'engagement  à  la 
Jaunaie,  et  cet  engagement,  il  allait  le  tenir. 

Cormatin  n'avait  point  caché  au  comte  de  Puisaye,  les 
négociations  qui  avaient  lieu  ;  il  l'invitait  même  à  venir 
les  diriger.  Ne  recevant  aucune  réponse,  il  crut  devoir 
aller  de  l'avant.  Le  7  mars,  il  mandait  à  Hoche  :  «  Vous 
avez  ma  parole.  La  Convention  a  ma  signature.  Je  ne  puis 
vous  en  dire  plus.  Il  serait  infâme,  indigne  d'un  homme 
d'honneur  de  chercher  à  tromper  celui  qu'on  estime.  Tant 
que  vous  me  verrez  en  place,  cela  en  sera  ainsi.  »  Et  en 
même  temps,  il  donnait  à  ses  officiers  un  ordre  ainsi  ré- 
digé :  «  Vous  ferez  cesser  sur  le  champ  toutes  les  hostilités. 


CAUSSaiES  HISTORIQUES.  187 

Les  républicains  ont  les  ordres  formels  de  n'en  commettre 
aucune. Vous  résisterez  seulement  à  l'agression  si  elle  avait 
lieu.  »  Pressés  par  lui,  les  principaux  chefs  des  Chouans 
consentirent  à  se  rendre,  le  30  mars,  au  château  de  la  Prc- 
valaye,  près  de  Hennés,  et  à  entrer  en  conférence  avec  les 
représentants  de  la  Convention.  Le  20  avril  1193,  le  trai- 
té de  pacification,  discuté  à  la  Prévalaye,  fut  signé  û  la 
ferme  delà  Mabilais.d'où  le  nom  qui  lui  fut  donné  de  «paix 
de  la  Mabilais  » .  Les  conditions  de  ce  traité,  qui  fut  surtout 
l'œuvre  de  Cormatin,  étaient  les  mêmes  que  celles  da 
traité  de  la  Jaunaie  :  Liberté  des  cultes  ;  amnistie  aux  in- 
surgés ;  indemnités  au  profil  des  populations  qui  avaient 
souffert  de  la  guerre  civile  ;  facultés,  pour  ceux  des  ha- 
bitants qui  ne  voudraient  pas  prendre  de  service  dans  l'ar- 
mée régulière,  de  s'organiser  en  compagnies  territoriales  à 
la  solde  du  trésor  public,  sous  le  nom  de  chasseurs  à  pied, 
sans  que  leur  nombre  pût  dépasser  2,000  hommes  ;  rem- 
boursement des  bons  émis  par  les  chefs  royalistes  jus- 
qu'à concurrence  de  1,300,000  francs.  En  échange  de  ces 
avantages,  les  chefs  royalistes  s'engageaient  à  reconnaître 
la  République  et  à  ne  plus  porter  les  armes  contre  elle. 

11  semblerait  donc  que  la  paix  fût  faite,  la  paix  géné- 
rale et  défînitive,  et  que  les  hostilités  dussent  cesser. 
Cormatin  le  crut  peut-être,  car  il  était  prompt  à  s'illu- 
sionner, mais  il  était  sans  doute  le  seul  à  le  croire.  Au- 
tour de  lui,  républicains  et  royalistes  comprenaient  que 
l'on  était  toujours  à  la  guerre,  et  que  l'on  avait  conquis 
tout  au  plus  une  trêve  de  quelques  semaines.  Etait-ce 
même  une  trêve  ?  «  Frotté,  dit  .M .  Welschinger,  refusa 
de  signer  et  retourna  en  Normandie.  >  lUais  Frotté  n'avait 


188  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

pas  été  le  seul  à  tenir  cette  conduite.  Georges  Cadoudal 
avait,  comme  lui,  refusé  sa  signature.  Pour  éviter  toute 
équivoque,  il  était  même  parti  pour  retourner  dans  ses 
cantonnements  avant  la  fin  des  conférences  (1) .  Coque- 
reau,  le  délégué  des  Chouans  du  Maine,  avait  également 
refusé  son  adhésion,  ainsi  que  plusieurs  autres  chefs, 
parmi  lesquels  Charles  de  Cintré,  du  Douais,  Sévère  de 
la  Bourdonnaye,  Montluc,  Closmadeuc,  la  Trébonnière, 
les  du  Boisguy,  Saint  Régent,  de  Concoret,  le  Boutelier, 
Legris-Duval,  Duplessis-Jubiot,  Lantivy  de  Kerveno,  Leis- 
sègues  (2).  Hoche  disait  vrai,  lorsqu'il  écrivait  :  «  La 
Convention  vient  de  traiter  avec  quelques  individus  et 
non  avec  les  chefs  du  parti.  » 

Ces  chefs  ne  manquèrent  donc  pas  à  leurs  engage- 
ments, lorsqu'ils  continuèrent  la  lutte.  Cormatin,  lui,  avait 
signé.  Il  était  le  véritable  auteur  du  traité.  S'il  avait 
poussé  à  la  reprise  des  hostilités,  il  eût  commis  une  tra- 
hison. S'en  est-il  rendu  coupable?  M.  Thiers,  M.  Louis 
Blanc  et  les  autres  historiens  révolutionnaires  ne  se  font 
pas  faute  de  l'accuser  d'avoir  trahi  la  foi  jurée,  et  il  n'est 
outrages  dont  ils  ne  le  couvrent  à  cette  occasion.  M.  Wel- 
schinger  a  démontré  victorieusement  que  les  accusations 
portées  par  eux  contre  Cormatin  étaient  sans  fondement. 
Les  pages  qu'il  a  consacrées  à  cette  démonstration  sont 
parmi  les  meilleures  de  son  livre.  En  réalité,  Cormatin 
était  le  seul  qui  prît  vraiment  au  sérieux  le  traité.  Au 


(1)  Georges  Cadoudal  et  la  Choicannerie,   par  son  neveu  Georges  de 
Gadoudal,  p.  69. 

(2)  Grétineau-Joly.  t.  III,  p.  243. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  189 

fond,  ce  traité  ne  contentait  personne,  sauf  lui.  Il  y 
voyait  le  triomphe  de  sa  politique  ;  son  intérêt,  coroine 
son  honneur,  étaient  attachés  au  succès  de  la  pacification. 
Il  exécuta  donc  fidèlement  tout  ce  qu'il  avait  promis  et 
signé.  Malheureusement,  il  était  suspect  aux  deux  partis. 
Il  avait,  dans  les  deux  camps,  des  ennemis  redoutables. 
Hoche,  en  particulier,  ne  pouvait  lui  pardonner  son  ex- 
clusion des  conférences  de  la  Prévalaye,  exclusion  que 
Cormatin  avait  exigée  des  commissaires  de  la  Conven- 
tion (1).  Le  26  mai  1195,  après  un  dîner  fort  cordial  à 
Rennes,  chez  le  représentant  Bollet,  Tun  des  signataires 
du  traité  de  la  Mabilais,  le  baron  de  Cormatin  fut  saisi 
au  faubourg  l'Evéque  avec  ses  compagnons  Dufour,  De- 
lahaye,  de  Boisgontier,  de  Solilhac,  Gayet,  le  chevalier 
Saint-Gilles  et  de  la  Nourais.  Ils  furent  conduits  aussitôt 
à  Cherbourg  et  enfermés  au  fort  national  de  l'île  Pelée. 


IV 


Ramené  de  Cherbourg  à  Paris,  il  comparut  devant  un 
conseil  de  guerre  en  brumaire  an  IV,  après  six  mois  de 
détention  préventive.  Il  récusa  en  ^rgiquement  le  tribunal 
devant  lequel  on  le  traduisait.  <  Tout  ce  que  j'ai  pu  faire 
comme  chef  de  chouans  avant  le  traité  (fe  la  Jaunaie,  di- 


(1)  «  Cormatin  «at  Tinaoleoca  d* «xigar  «t  lac  oomintatairM  d«  la  Coovao» 
tion  «urant  la  bas*e**e  d'ordonner  que  Uoeba  s'abcttnt  da  paraîtra  aux  ooo> 
tiranoaa,  laaqoallaa  a'4taiant  oovartaa  à  la  Pr^ralaya,  prAa  Raooaa.  •  Louia 
DIaoc.  Histoire  dé  la  Révolution^  t.  «XII,  p.  307.  —  Yoy.  4^ml«m«nt  t. 
XI,  p.  380. 


190  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

sait-il,  a  été  couvert  par  ce  traité  ;  pour  ce  que  j'ai  pu 
faire  depuis,  je  suis  justiciable  des  tribunaux  ordinaires, 
c'est-à-dire  du  jury.  » 

Au  cours  des  débats,  il  produisit  plusieurs  mémoires 
pour  sa  défense.  Dans  un  de  ces  mémoires,  il  reproduit 
textuellement  une  lettre  attribuée  aux  représentants  Gre- 
not,  Guermeur  et  Guezno.  Cette  lettre,  datée  de  Rennes, 
le  9  floréal  an  III  (  28  avril  lIQo  ),  était  ainsi  conçue  : 
«  Les  articles  secrets  (1)  dont  l'exécution  définitive  est 
fixée  au  25  prairial  prochain  (2),  auront  leur  plein  et  en- 
tier effet.  Le  Comité  du  Salut  public  prend  les  mesures 
nécessaires  à  cet  égard.  Les  sacrifices  qu'il  est  obligé  de 
faire  aux  apparences  ne  le  rendront  que  plus  scrupuleux  à 
tenir  les  paroles  données.  Elles  seront  religieusement  gar- 
dées. »  Cormatin  publiait  également  dans  son  Mémoire 
une  lettre  écrite,  le  6  juin  1190,  par  sept  membres  du  Co- 
mité de  Salut  public  au  représentant  du  peuple  Guezno.  Il 
ajoutait  :  «  Ces  pièces  furent  interceptées  par  les  chouans 
et  imprimées  depuis  notre  arrestation  à  Rennes  dans  une 
brochure  intitulée  :  Réponse  des  armées  catholiques  et 
royales  de  la  Vendée  et  des  Chouans  au  rapport  fait  à  la 
soi-disant  Convention  nationale,  dans  la  séance  du 
J 6  juin  1795,  par  le  soi-disant  représentant  du  peuple,  le 
citoyen  Doulcet  de  Pontécoulant{Z).  »  —  «  La  première 
de  ces  pièces,  disait-il  encore  dans  une  note  présente, 
ainsi  que  cela  a  toujours  été  annoncé,  des  Articles  Secrets 
dans  la  Pacification.  » 


(1)  Les  articles  secrets  du  traité  de  la  Jaunaie. 

(2)  13  juin  1795. 

(3)  Cette  brochure  est  du  22  juin  1795. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  191 

Ces  deux  lettres  furent  réimprim/*e8  par  les  soins  des 
amis  de  Cormatin,  et  placardées  sur  les  murs  de  Paris. 
Un  de  ces  placards  existe  aux  archives  du  château  de 
Kernuz,  dans  la  riche  collection  de  M.  du  Châtellier.  C'est 
un  in-folio  sans  nom  d'impricneur. 

En  tête  : 

CORMATIN  AUX  FRANÇAIS 

LISEZ  ET  JUGEZ 

Suit  la  copie  des  «  pièces  produites  par  les  Vendéens 
et  les  Chouans  depuis  sa  captivité.  » 

En  note  : 

«  On  m'accuse  d'avoir  rompu  le  traité  de  paix  entre  la 
Convention  et  nous.  On  vient  de  voir  que  le  gouverne- 
ment d'alors  nous  tronvpait  et  l'a  rompu  lui-même.  Il 
voulait  la  tète  de  tous  les  chefs,  et  tout  le  monde  doit 
maintenant  être  convaincu  qu'il  veut  plus  particulière- 
ment la  mienne.  Qu'on  se  reporte  à  la  fameuse  journée 
du  l"  prairial,  à  nos  arrestations  du  C  du  même  mois,  à 
la  mort  du  jeune  infortuné  prisonnier  au  Temple,  arrivée 
le  20  du  même  mois,  à  celle  arrivée  trois  jours  après  du 
chirurgien  Dussault  (sic),  appelé  auprès  de  lui  par  le 
Comité  et  qu'on  juge  ! 

c  J'obtiendrai  le  temps  nécessaire  pour  me  procurer 
l'authenticité  des  pièces  ci-dessus  et  autres,  et  alors  on 
connaîtra  d'où  venait  la  perfidie. 

c  Le  21  frimaire. 

<  Cormatin  »  (i). 


(1)  Lt»  ArticUs  Swrett,  par  L.  de  La  Sioolièr»,  p.  40.  —  L*  21  fri- 
maire an  IV,  date  de  cette  afflolie,  oomapond  au  12  décembre  1795. 


192  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

M.  Welschinger  signale  bien  l'existence  de  cette  affiche 
mais  il  n'en  donne  pas  le  texte.  Il  me  semble  que,  dans 
un  volume  consacré  tout  entier  au  baron  de  Cormatin, 
cette  pièce  devait  être  publiée  in-extenso.  Elle  produisit 
dans  Paris  un  effet  immense.  Le  Conseil  des  Cinq-Cents, 
où  siégeaient  quelques-uns  des  anciens  conventionnels  pris 
directement  à  partie,  s'émut.  Dans  la  séance  du  22  fri- 
maire an  IV  (  13  décembre  1195  ),  Roux  (  de  la  Marne  ), 
Doulcet  de  Pontécoulant,  Tallien  et  Treilhard  déclarèrent 
n'avoir  jamais  signé  la  lettre  du  Comité  de  Salut  public, 
du  6  juin  n9o,  insérée  dans  l'affiche  de  Cormatin  ;  mais 
ils  laissèrent  de  côté  la  question  des  Articles  Secrets  qui 
avait  pourtant  bien  son  importance.  Quelque  chose  de 
plus  singulier  encore  ressort  de  l'attitude  des  signataires 
des  deux  traités  de  la  Jaunaie  et  de  la  Mabilais.  Aucun 
d'eux  ne  s'associa  par  des  lettres,  par  des  protestations 
indignées,  aux  dénégations  de  Tallien  et  consorts.  (1) 

Le  28  frimaire  (19  décembre  1795),  un  jugement  du 
conseil  de  guerre  condamna  Cormatin  à  la  déportation,  et 
acquitta  tous  ses  coaccusés.  On  le  ramena  d'étapes  en  étapes 
au  fort  de  l'île  Pelée,  en  attendant  son  embarquement 
pour  la  Guyane. 

Cependant,  ses  ennemis  trouvaient  l'arrêt  du  19  dé- 
cembre trop  indulgent.  Ils  s'ingénièrent  à  découvrir 
quelque  moyen  habile  de  remettre  le  condamné  en  juge- 
ment. Cormatin  dut  comparaître  deux  fois  devant  le  tribu- 
nal criminel  de  la  Manche  :  la  première  fois,  sous  l'incul- 
pation d'émigration  ;    la  seconde  fois,  sous  l'inculpation 

(1)  L.  de  la  Sicotière,  p.  49. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  193 

d'un  prétendu  complot,  ourdi  par  lui  dans  les  prisons  de 
Caen.  Il  fut  acquitté  dans  ces  deux  afTaires  (août  1106).  Ce 
double  acquittement  déplut  fort  au  général  Hoche,  qui  avait 
fait  demander  avec  instance  la  peine  la  plus  rigoureuse 
contre  Cormatin.  Le  16  octobre  1196,  au  lendemain  de  l'af- 
faire du  camp  de  Grenelle,  où  Ton  avait  condamné  à  mort 
treize  conspirateurs,  il  écrira  au  minisire  de  la  police  pour 
se  plaindre  d'une  telle  sévérité  et  rappeler  avec  aigreur 
que  Cormatin  et  ses  complices  avaient  été  jadis  c  sauvés 
parles  formes  constitutionnelles  ».  Hoche  a  été  un  grand 
homme  de  guerre,  mais  il  y  a  dans  sa  vie  bien  des  taches. 
Le  jour  où  elle  .«era  écrite  par  un  historien  sincère,  nul 
doute  que  sa  gloire  ne  subisse  un  terrible  déchet. 

Pendant  sa  captivité  au  fort  de  l'île  Pelée,  Cormatin  en- 
tretint une  correspondance  amoureuse  avec  la  marquise 
de  Feu-Ardent (i),  veuve  d'un  émigré.  M.  Welschinger  n'a 
pas  consacré  moins  de  deux  chapitres  à  cet  épisode,  c  Je 
dois  dire,  écrit-il  dans  sa  Préface,  qu'aux  faits  politiques  et 
militaires  s'ajoute  une  piquante  intrigue  que  j'ai  l'heureuse 
chance  de  raconter  le  premier,  ayant  eu  en  mains  les 
lettres  d'amour  du  baron  de  Cormatin  et  de  la  marquise 
de  Feu-Ardent.  Même  après  les  Chouans  de  Balzac,  le 
Chevalier  des  Touches  et  l'Ensorcelée  de  Barbey  d'Aure- 
villy, le  lecteur  qui  aime  les  incidents  romanesques,  trou- 
vera dans  cet  épisode  vrai  de  quoi  satisfaire  sa  curiosité.  » 


(1)  Par  une  tiogoUire    r«ocoDtre,  rbéroïne  de   CSnaoreelée^   U  beaa 
roman  <Ie  chouannerie  de  Barbey  d'Aurevilly,  porte  prtfcisémeot  le 
nom  :  Jeanne>HadeUiM  de  Feuardent. 

13 


194  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

J'estirne,  pour  ma  part,  qu'il  convient  de  laisser  ces 
choses  au  roman.  Quand  une  femme  n'a  été  ni  une  femme 
politique,  ni  une  femme  de  lettres,  ses  billets  n'appar- 
tiennent pas  à  l'histoire. 

Le  12  avril  1800,  Cormatin  fut  transféré  du  fort  Na- 
tional de  Cherbourg  au  fort  de  Ham.  Remis  en  liberté,  le 
28  octobre  1802,  mais  avec  condition  de  surveillance 
spéciale,  il  fut  envoyé  à  Bar-sur-Ornain,  dans  le  départe- 
ment de  la  Meuse,  puis  à  Buxy  en  Saône-et-Loire.  Un 
mois  après,  il  fut  autorisé  à  se  rendre  dans  sa  terre  de 
Cormatin.  Il  ne  lui  restait  que  des  débris  de  son  ancienne 
opulence  ;  il  les  dissipa,  et  se  vit  réduit  à  accepter  une 
petite  place  à  la  manufacture  impériale  des  tabacs  de 
Lyon.  C'est  là  qu'il  mourut  le  19  juillet  1812. 

En  1801,  il  avait  marié  sa  fille  aînée  au  comte  de  Pierre- 
clos,  ami  de  jeunesse  de  Lamartine.  Le  grand  poète 
allait  souvent  chez  le  beau-père  de  son  ami,  et  il  en 
parle  dans  ses  Nouvelles  confidences.  »  La  jeune  comtesse 
Nina  de  Pierreclos,  dit-il,  célèbre  par  sa  beauté  et  ses 
talents  dans  tout  le  pays,  fit  du  château  de  Cormatin  un 
séjour  d'attrait,  d'art  et  de  délices.  J'étais  devenu  alors  un 
des  amis  les  plus  intimes  de  son  mari.  J'étais  l'hôte  assidu 
de  cette  belle  demeure  et  j'y  ai  passé  des  heures  de  jeu- 
nesse qui  ont  rendu  ce  château,  maintenant  en  d'autres 
mains,  à  la  fois  cher  et  triste  à  mon  souvenir  (1).  »  Si 
Lamartine,    comme  il  en  forma  un  jour  le  projet,  avait 


(1)  Nouvelles  confidences,  p.  125.  —  M.  Léon  de  Pierreclos,  petit-fils 
du  baron  de  Gormitin,  épousa  une  nièce  de  Lamartine,  Mlle  Alix  de 
Cessiat-Lamartine . 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  105 

écrit  l'histoire  des  guerres  de  TOuest,  il  aurait  tracé  du 
négociateur  de  la  Mabilais  un  portrait  inoubliable.  Avec 
moins  d'éclat  sans  doute,  mais  avec  plus  d'exactitude, 
M.  Henri  Welschinger  a  fait  revivre  le  baron  de  Cormatin 
dans  un  livre  sincère,  plein  de  recherches  et  de  dé- 
tails curieux,  et  qui  apporte  une  contribution  importante 
à  l'histoire  de  la  Vendée  et  de  la  Chouannerie  bre- 
tonne. 


X. 


LE    1«  FRUCTIDOR  (l). 


I. 


Le  Directoire  attend  encore  son  liistorien. 

Vllisloirc  de  la  Révolution,  de  Michelet,  s'arrête  au 
10  thermidor  an  II  (28  juillet  1194),  jour  de  l'exécution 
de  Robespierre  et  de  Saint-Jusl.  Arrivé  à  cette  date  fatale, 
Michelet  ne  s'est  pas  senti  le  courage  d'aller  plus  loin  : 
il  a  posé  la  plume  et  fermé  le  livre.  Robespierre  est 
mort  !  Pourquoi  poursuivre  le  récit?  Saint-Just  est  mort! 
A  quoi  bon  continuer?  Voici  en  quels  termes  notre 
auteur  raconte  cette  catastrophe  :  c  Robespierre  toucha 
enfîn  le  port,  la  place  de  la  Révolution  ;  il  monta  d'uQ 
pas  ferme  les  degrés  de  Téchafaud....  puis  il  y  eut  un  coup 
sourd...  Ce  grand  homme  n'était  plus....  Tous,  de  môme, 
se  montrèrent  calmes,  forts  de  leur  intention,  de  leur 
ardent  patriotisme  et  de  leur  sincérité.  Saint-Just,  dès 
longtemps,  avait  embrassé  la  mort  et  l'avenir.  Il  mourut 
digne,  grave  et  simple.  La  France  ne  se  consolera  jamais 


(t)  i8  Fructidor,  doeuroenis  pour  U  plupart  intKliU  r«eo«tUit  ai  pa> 
bli^  pour  la  Société  d'hwioire  cooUinporaine,  par  Victor  Pierre.  —  Un 
vol.  iD-8*,  Alphoaae  Picard,  édilaar,  rua  Booaparta,  8S. 


198  CAUSERIES  fflSTORIQUES. 

d'une  telle  espérance  (1)...  »  —  La  France  à  jamais  in- 
consolable de  la  mort  de  Saint-Just  !  Après  ce  dernier 
trait,  en  effet,  il  n'y  avait  plus  qu'à  tirer  l'échelle. 

Plus  encore  que  de  Michelet,  Robespierre  était  l'homme 
de  Louis  Blanc.  Ce  dernier  pourtant  eut  le  courage, 
même  après  la  mort  de  son  héros,  de  rouvrir  son  livre  et 
de  le  mener  jusqu'à  la  dernière  séance  de  la  Convention, 
jusqu'au  26  octobre  1193.  Arrivé  là,  il  s'arrête.  Il  ne 
fera  pas  un  pas  de  plus.  Son  deuil  est  trop  profond  : 
il  ne  veut  pas  être  consolé. 

M.  Thiers  n'avait  point  de  ces  attendrissements.  Il 
n'était  point  de  ceux  qui  s'attachent  à  un  homme,  à  un 
principe,  à  une  idée.  11  ne  s'attarde  pas  plus  à  pleurer  sur 
la  mort  de  Robespierre  et  de  Saint-Just  que  sur  celle  de 
Louis  XVI  et  de  Malesherbes.  De  telles  faiblesses  lui 
étaient  inconnues.  Le  sunt  lacrymœ  rerum  de  Virgile 
n'était  point  son  affaire.  C'est  pourquoi,  après  avoir  con- 
venablement enseveli  les  victimes  du  10  thermidor,  il 
poursuivit  allègrement  sa  tâche  et  conduisit  sans  peine 
le  lecteur  jusqu'au  18  brumaire.  Les  volumes  qu'il  a 
consacrés  au  Directoire  renferment  sans  doute  des 
parties  remarquables.  Les  campagnes  du  général  Bona- 
parte sont  racontées  avec  clarté,  avec  entrain,  avec 
une  flamme  de  jeunesse,  qui  est  rare  chez  l'auteur, 
et  qu'il  ne  retrouvera  plus.  Mais  en  dehors  de  la  partie 
financière  et  militaire,  le  reste  du  livre  est  écrit  avec 
une  absence  d'étude  et  de  critique,   qui  dépasse  toutes 


(1)  Histoire  de  la  Révolution,  t.  VII,  p.  520. 


CAUSERIES   HISTORIQUES.  199 

les  bornes.  M.  Thiers  n'a  rien  vu,  n'a  rien  voulu  voir 
des  turpitudes  et  des  crimes  du  Directoire  ;  ou  plutôt 
il  n'a  vu  là  qu'une  époque,  un  gouvernement  où  il 
aurait  pu  être  directeur,  président  du  Directoire,  — 
où  il  aurait  pu  être  le  premier.  Il  en  a  donc  parlé  avec 
enthousiasme.  Il  a  écrit  sur  cette  époque  honteuse  ces 
lignes  incroyables  :  «  Jours  à  jamais  célèbres  et  à 
jamais  regrettables  pour  nous.  A  quelle  époque  notre 
patrie  fut-elle  plus  belle  et  plus  grande  ?  Les  orages 
de  la  Révolution  paraissaient  calmés  ;  les  murmures  des 
partis  retentissaient  comme  les  derniers  bruits  de  la  tem- 
pête. On  regardait  ces  restes  d'agitation  comme  la  vie 
d'un  Etat  libre.  Le  commerce  et  les  finances  sortaient 
d'une  crise  épouvantable  ;  le  sol  entier,  restitué  à  des 
mains  industrielles,  allait  être  fécondé.  Un  gouverne- 
ment, composé  de  bourgeois  nos  égaux,  régissait  la  Répu> 
blique  avec  modération  ;  les  meilleurs  étaient  appelés  à 
leur  succéder  (1).  » 

Vllisloire  du  Directoire,  par  M.  de  Barante,  est  un 
bon  livre,  d'un  homme  qui  a  été  mêlé  aux  affaires  et  qui 
sait  la  politique.  Seulement  il  a  trop  vu  les  événements 
dans  les  assemblées  et  à  travers  le  Moniteur.  Il  ne  s'est 
pas  assez  souvenu  de  la  maxime  qu'il  avait  si  habilement 
mise  en  pratique  dans  ses  Ducs  de  Bourgogne  :  Scribi- 
tur  ad  narrandum,  non  ad  probatulum.  Et  pourtant  s'il 
est  une  histoire  où  les  détails,  les  récits  particuliers,  les 
anecdotes  même  doivent  jouer  un  grand  rôle,  c'est  bien 


(1)  Thier»,  l/Lstiurg  (Lt  la.  Révolution,  T.  viu,  p.  432. 


200  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

celle  du  Directoire,  de  cette  époque  étrange,  singulière, 
qui  ne  ressemble  vraiment  à  aucune  autre.  Qui  veut  la 
faire  connaître  doit  recourir  surtout  aux  journaux,  aux 
brochures,  aux  Mémoires.  Tel  petit  journal,  comme  le 
Miroir  ou  le  Thè  de  Bertin  d'Antilly,  sera  ici  de  plus  de 
secours  que  le  Moniteur. 

Journaliste,  Adolphe  Granier  de  Gassagnac  s'est  beau- 
coup servi  des  journaux  pour  écrire  les  trois  volumes  de 
son  Histoire  du  Directoire.  C'est  un  livre  de  grande  valeur 
et  qui  n'a  pas  eu  le  succès  qu'il  mérite.  D'une  érudition 
très  curieuse  et  très  solide,  écrit  de  verve,  animé,  vivant, 
il  réunit  les  qualités  les  plus  diverses.  Malheureusement, 
l'auteur  a  gravement  péché  contre  les  lois  de  la  composi- 
tion. Il  a  trop  élargi  son  cadre  et  s'est  efforcé  d'y  faire 
rentrer  l'histoire  de  la  Révolution  tout  entière.  Dans  son 
premier  volume,  sous  prétexte  de  tracer  le  portrait  des 
cinq  directeurs,  il  revient  longuement  sur  les  événements 
auxquels  ils  ont  été  mêlés  depuis  1189,  sur  ceux  mêmes 
dont  ils  ont  été  simplement  les  témoins.  Là  où  il  eût 
fallu  seulement  quelques  pages,  il  écrit  un  volume 
entier,  —  le  plus  intéressant  du  monde,  mais  en  dehors 
et  à  côté  de  son  vrai  sujet.  De  même,  dans  ses  deux  der- 
niers volumes,  lorsqu'il  rencontre  le  général  Bonaparte, 
il  se  dit,  comme  Montesquieu  en  présence  d'Alexandre  : 
«  Parlons-en  tout  à  notre  aise.  »  Certes,  rien  de  plus 
légitime,  Bonaparte  n'étant  pas  de  ces  personnages  dont 
l'on  peut  dire  avec  Dante  :  «  Regarde  celui-là  et  passe.  » 
Cependant  ici  encore  l'historien  a  dépassé  la  mesure. 
Rédacteur  en  chef  du  Constitutionnel,  il  avait  pris  parti, 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  201 

avec  son  habituelle  vigueur,  pour  Louis-Napoléon  contre 
l'Assemblée  législative.  Malgré  lui,  son  livre  se  ressent 
de  ses  polémiques  quotidiennes.  S'il  s'étend  avec  trop  de 
complaisance  sur  l'auteur  du  18  brumaire,  c'est  qu'il 
songe  à  l'auteur  du  i  décembre.  11  n'en  reste  pas  moins 
que  VHisloire  du  Directoire  d'A.  Granier  de  Cassagnac 
est  un  ouvrage  singulièrement  remarquable,  et  qui,  joint 
à  son  Histoire  des  Giroyidins  et  des  massacres  de  Sep- 
tembre et  à  ce  lie  des  Causes  de  la  lièvolution  française, 
assure  à  son  auteur  une  place  éminente  parmi  les  histo- 
riens de  la  Révolution,  la  première  peut-être  après 
M.  Taine. 

Malgré  ses  mérites,  le  livre  de  M.  de  Cassagnac  ren- 
fermait d'importantes  et  regrettables  lacunes.  C'est  ainsi 
qu'il  n'avait  pas  dit  un  mot  de  ce  que  M.  Victor  Pierre  a 
pu,  à  bon  droit,  appeler  la  Terreur  sous  le  Directoire. 

Le  gouvernement  du  Directoire  a  multiplié  les  atten- 
tats de  toutes  sortes  contre  la  vie  ou  la  liberté  des  per- 
sonnes ;  il  a,  sur  plus  d'un  point,  aggravé  la  Terreur 
elle-même,  soit  par  des  lois  plus  savantes  et  plus  dures, 
soit  par  le  privilège  qu'il  s'attribua  de  les  exécuter  lui- 
même;  il  a  exercé  une  persécution  monstrueuse,  impi- 
toyable, et  dont  les  victimes  se  comptent  par  milliers.  Les 
historiens  venus  avant  M.  Granier  de  Cassagnac  avaient 
trardé  le  silence  sur  cette  persécution.  MM.  Thiere  et 
Mignet  consacrent,  l'un  quatre  ou  cinq  lignes,  l'autre  une 
ou  deux  pages  aux  députés  déportés  à  la  Guyane  ;  ils  se 
taisent  sur  les  prêtres.  A  leur  exemple,  M.  Tissot,  leur 
confrère  à  l'Académie,  se  tait  également  dans  son  His- 
toire complète  de  la  lièvolution  française.  Voilà  pour  Jes 


202  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

écrivains  révolutionnaires.  C'est  à  peine  si  M.  de  Barante 
est  moins  discret.  Il  ne  mentionne  qu'un  seul  départ 
de  prêtres  pour  la  Guyane  ;  encore  le  fait-il  avec  une 
brièveté  qui  ne  va  pas  même  sans  inexactitude.  M.  Gra- 
nier  de  Cassagnac  a  eu  le  très  grand  tort  de  suivre  ici 
les  errements  de  ses  prédécesseurs.  Il  est  même  arrivé 
qu'écrivant  dans  les  premières  années  du  second 
empire  (1),  il  a  jugé  le  coup  d'Etat  du  18  fructidor  à 
travers  le  coup  d'Etat  du  2  décembre.  Les  inspecteurs  de 
la  salle  de  1791  lui  rappellent  les  Baze  et  les  Leflô,  les 
questeurs  de  1851.  Aussi  a-t-il  bien  de  la  peine  à  ne  pas 
approuver  les  mesures  de  rigueur  prises  par  le  Direc- 
toire ;  il  ne  trouve  pas  un  mot  de  pitié  pour  les  membres 
des  conseils  condamnés  à  la  déportation  et  tout  au  plus 
leur  accorde-t-il  une  page  assez  dédaigneuse  (2).  Les  prê- 
tres sont  plus  heureux,  ils  obtiennent  deux  pages  (3) .  II 
est  seulement  fâcheux  qu'elles  aient  été  empruntées  par 
l'historien  à  une  brochure  sans  valeur,  que  l'auteur, 
épicier  à  Rochefort,  n'avait  publiée,  en  1823,  que  pour 
attirer  sur  lui  la  bienveillance  officielle  et  pour  obtenir  un 
modeste  emploi. 

11  y  avait  donc  dans  l'histoire  politique  comme  dans 
l'histoire  religieuse  de  la  Révolution,  une  lacune  à  com- 
bler. Il  y  avait,  en  même  temps,  un  devoir  de  justice  à 
remplir  envers  les  victimes  et  envers  les  bourreaux. 

Ce  devoir,  M.   Victor  Pierre  l'a  rempli,  dans  toute  son 


(\)  V Histoire  du  Direot-oire  a  paru  en  1855. 

(2)  T.  II,  p.  442. 

(3)  T.  III,  p.  126  et  127. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  203 

étendue,  avec  un  talent  et  une  conscience  rares,  dans  son 
beau  livre  :  la  Terreur  sous  le  Directoire  (1),  paru  en 
1881.  C'est  un  de  ces  livres  qui  épuisent  le  sujet. 
L'auteur  y  révélait  une  connaissance  approfondie,  non 
seulement  des  épisodes  particuliers  dont  il  s'occupait  plus 
spécialement,  mais  encore  de  la  situation  générale  de 
l'époque,  des  événements  et  des  hommes.  De  ce  jour  il 
était  l'historien  désigné  pour  écrire  sur  le  Directoire  le 
livre  qui  reste  à  faire,  même  après  Barante  et  Granierde 
Cassagnac. 

Ce  n'est  pas  encore  ce  livre  qu'il  nous  donne  aujour- 
d'hui ;  mais  sa  publication  sur  le  J8  Fructidor^  bien 
qa'elie  ne  soit  qu'un  recueil  de  documents  inédits,  nous 
est  une  preuve  qu'il  ne  déserte  pas  ce  terrain  sur  lequel 
il  a  déjà  fait  une  si  riche  moisson  et  où  nous  espérons 
le  retrouver  bientôt  avec  une  œuvre,  cette  fois  complète 
et  défmitive. 


II. 


Ainsi  que  le  dit  M.  Victor  Pierre,  dans  son  Introduc- 
tion^ c'est  un  gros  dossier  que  celui  du  coup  d'Etat  du 
18  fructidor  (4  septembre  1197).  Il  a  donc  résolument 
écarté  les  documents  que  renferme  le  Moniteur^  quelque 
intérêt  qu'il  y  eût,  sinon  à  les  en  extraire,  du  moins  à 
les  annoter  :  tels  sont  les  papiers  de   d'Antraigues,  les 


(I)  Un    TolooM   gnnd  in-oeUto,  ReUtox^Bray,   Alitaar.  raa    Rooa- 
parto.  82. 


20i  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

déclarations  de  Duverne  de  Presie,  les  correspondances 
saisies  dans  les  chariots  de  Kinglin,  les  extraits  du  procès 
Brotier-la-VilIheurnoy,  toutes  pièces  que  le  Directoire 
publia  lui-même  à  l'occasion  du  coup  d'Etat.  M.  Victor 
Pierre  s'en  est  tenu  aux  documents  inédits,  et  il  a  mieux 
aimé  laisser  quelques  lacunes  que  de  charger  son  volume 
de  pièces  qu'il  est  facile  de  trouver  ailleurs. 
Celles  qu'il  publie  forment  cinq  séries  : 

I.  —  Le  général  Hoche  et  les  mouvements  de  troupes  \ 

II.  —  Lettres  de  Mathieu-Dumas  au  général  Moreau  ; 

III.  —  Le  coup  d'Etat; 

IV.  —  La  déportation  ; 

V.  —  Les  commissions  militaires. 

On  connaissait  le  rôle  du  général  Hoche  dans  la  prépa- 
ration du  18  fructidor,  mais  il  est  ici,  pour  la  première 
fois,  mis  en  pleine  lumière. 

Le  coup  d'Etat  de  fructidor  fut  un  coup  d'Etat  mili- 
taire. Pour  l'exécuter.  Barras  jeta  les  yeux  sur  Hoche,  et 
celui-ci  s'empressa  d'accepter  les  ouvertures  qui  lui 
furent  faites  par  le  vainqueur  du  13  vendémiaire.  «  Rival 
de  gloire  de  Bonaparte,  écrit  la  Revellière-Lépeaux,  il 
voulut  aussi  rivaliser  de  patriotisme  avec  lui,  et  ne  pas 
le  laisser  en  quelque  sorte  seul  plus  en  vue  que  tous  les 
autres  généraux,  dans  les  chances  que  pouvaient  amener 
de  si  grandes  circonstances  (1).  »  Dès  le  1"  juillet  de  1"91, 
de  Cologne  où  il  était  alors,  en  vertu,  disait-il,  d'ordres 


(1)  Mémoires  de  la  Revellière-Lépeaux  y  t.  II,  p.    120.  Ces  Mëmcires, 
imprimes  ea   1870,    n'ont   été  livrés  au   public  qu'en  1895. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  205 

du  Directoire  (ordres  qu'on  n'a  pas  retrouvés),  le  général 
Hoclie,  qui  commandait  l'armée  de  Sambre-et-Meuse,  mil 
en  mouvement  la  légion  des  Francs  et  le  10"  régiment  de 
hussards  pour  se  rendre  à  Alençon.  L'émotion  fut  géné- 
rale. Elle  devint  plus  vive  encore,  quand  on  apprit  que 
quatre  régiments  de  chasseurs  à  cheval  devaient  passer 
à  la  Ferté-Alais,  distante  de  onze  lieues  de  Paris,  pour  se 
rendre  à  une  autre  destination.  Le  président  du  Direc- 
toire, —  c'était  alors  Carnot  —  écrivit  au  conseil  des 
Cinq-Cents  pour  le  rassurer.  «  Le  Directoire  exécutif, 
disait-il,  a  donné  sur-le-champ  les  ordres  nécessaires  pour 
empêcher  ces  troupes  de  passer  ou  de  stationner  dans  la 
distance  des  six  myriamètres  fixés  par  l'article  GO  de  la 
Constitution.  Le  Directoire  croit  que  la  malveillance  n'a 
eu  aucune  part  à  cet  ordre  de  route,  qu'il  attribue  à  la 
simple  inadvertance  d'un  commissaire  des  guerres....  » 
Carnot  était  ici  de  bonne  foi.  Barras  s'étanl  bien  gardé  de 
le  mettre  dans  la  confidence  du  complot  dirigé  contre  lui 
et  contre  son  collègue  Barthélémy,  non  moins  que  contre 
les  membres  des  conseils.  Cependant  l'opération  imagi- 
née par  Barras  se  poursuit.  Neuf  à  dix  mille  hommes 
sont  casernes  sur  les  limites  du  rayon  constitutionnel  ; 
nombre  d'officiers  et  de  soldats  s'en  détachent,  viennent 
à  Paris  et  concourent,  au  jour  dit,  à  l'exécution  du  com- 
plot que  la  majorité  du  Directoire  a  préparé  contre  ses 
adversaires. 

Dans  toutes  les  lettres  du  général  Hoche,  celles  que 
M.  Victor  Pierre  a  reproduites  d'après  les  archives  histo- 
riques du  ministère  de  la  guerre  et  celles  que  Ton  trouve 


206  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

au  Moniteur  (1),  respire  une  ardeur  maladive,  qui 
explique  la  violence  de  ses  résolutions,  l'amertume  de  ses 
plaintes,  son  ambition  de  mener  la  lutte.  Les  adresses  de 
son  armée,  les  toasts  portés  à  l'anniversaire  du  10  août, 
répondent  bien  aux  adresses  et  aux  discours  qui  arri- 
vaient de  l'armée  d'Italie;  les  deux  généraux,  Hoche  et 
Bonaparte,  rivalisent  de  mépris  pour  la  représentation 
nationale.  Il  n'a  manqué  au  général  Hoche  que  l'occasion 
pour  devancer  Augereau  et  pour  exécuter  lui-même  le 
coup  de  main  militaire  qui  servira  de  précurseur  au 
18  brumaire. 

En  dépit  de  certaine  légende,  plus  républicaine  qu'his- 
torique. Hoche,  autant  et  plus  peut-être  que  Bonaparte, 
était  animé  d'une  ambition  que  n'embarrassait  aucun 
scrupule  et  pour  laquelle  tous  les  moyens  étaient  bons. 

Au  mois  de  mai  1793,  au  moment  où  Marat  était  le 
plus  hideux  et  poussait  avec  le  plus  de  violence  au  pillage 
et  à  l'assassinat,  au  renversement  de  la  représentation 
nationale  et  à  regorgement  de  ses  propres  collègues,  à  ce 
moment  même  parut  dans  son  journal  une  longue  lettre 
adressée  à  VAmî  du  peuple.  Le  signataire  appelle  Marat 
mon  cher  Ami  du  peuple...  Incorruptible  défenseur  des 
droits  sacrés  du  peuple  !  Il  se  vante  d'avoir  servi  deux 
ans  dans  la  garde  nationale  parisienne  et  d'avoir  com- 
mandé l'avant-garde  lorsqu'on  fut  chercher  Capet  à  Ver- 
sailles ;  il  réclame  une  place  d'adjudant  général,  énumère 
avec  complaisance  ses  droits   à  l'avancement,  et  pour 


(1)  Réimpression  du  Moniteur,  T.  XXVIH,  p.  773  et  779. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  207 

igouter  de  nouveaux  titres  à  ceux  qu'il  a  déjà,  il  dénon- 
ce, dénonce,  dénonce.  II  dénonce  MaroIIe  et  Brancas,  qui 
viennent  d'être  nommés  adjudants  généraux  ;  il  dénonce 
le  colonel  Virion,  Noirod  et  Maman,  généraux  de  bri- 
gade; il  dénonce  le  général  Ferrand.... 

Et  au  bas  de  toutes  ces  dénonciations,  au  bas  de  cette 
lettre  adressée  à  M  abat,  on  lit  :  «  Adieu,  je  vous  em- 
brasse fraternellement  :  Hochb,  rue  du  Cherche-Midi, 
n°  294  (i).  » 


m. 


Au  lendemain  du  18  fructidor,  le  Directoire  publia  des 
proclamations  et  des  circulaires  destinées  à  justifier  son 
coup  d'Etat,  à  établir  que  la  majorité  des  conseils  avait 
préparé,  organisé  contre  lui  une  véritable  conspiration, 
et  que  force  lui  avait  bien  été  de  prendre  les  devants.  S'il 
était  sorti  de  la  légalité,  c'était  sous  le  coup  d'une  impé- 
rieuse nécessité.  S'il  était  dans  la  dure  obligation  de 
sévir,  du  moins  ne  frappait-il  que  des  coupables. 

Cette  conspiration  a-t-elle  réellement  existé  ?  Y  eut-il, 
parallèlement  au  complot,  celui-ci  incontestable,  du 
Directoire  contre  la  majorité  des  conseils,  un  complot  de 
cette  majorité  contre  le  Directoire  ?  C'est  là  un  problème 
qui  n'a  encore  été  étudié  sérieusement  par  aucun  histo- 
rien. Nous  comptons  bien  que  M.  Victor  Pierre  l'élucidera 


(1)  ht  publieisté  de  la  République  françaUâ,  ou  (^êervation*  au» 
Français,  par  l'Ami  du  peupU,  auteur  de  pltuieurt  ouvrages  patrio- 
tiques, n*  194.  Jeadi  16  mai  Vt98. 


208  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

quelque  jour  et  qu'il  y  fera,  suivant  son  habitude,  la 
pleine  lumière.  En  attendant,  il  publie  plusieurs  lettres 
de  Mathieu-Dumas  au  général  Moreau,  trouvées  par  lui  au 
ministère  de  la  guerre,  dans  la  Correspondance  des  géné- 
raux à  l'intérieur. 

Mathieu-Dumas,  maréchal  de  camp  en  1791,  député  à 
l'Assemblée  législative,  où  il  siégeait  parmi  les  constitu- 
tionnels, avait  quitté  la  France  après  le  10  août.  Il  y  était 
revenu  à  la  fin  de  1193  et  s'était  caché.  Sous  le  Direc- 
toire, le  département  de  Seine-et-Oise  l'avait  envoyé  au 
conseil  des  Anciens,  et  il  siégeait  parmi  les  membres  de 
la  majorité.  Il  en  était  même  un  des  principaux  membres 
et  y  jouait  un  rôle  très  important.  Il  est  donc  bien  difficile 
d'admettre  que  si  cette  majorité,  dont  il  était  l'un  des 
chefs,  eût  conspiré,  il  eût  pu  être  tenu  dans  l'ignorance 
complète  du  complot.  Or,  voici  ce  qu'il  écrivait  au  géné- 
ral Moreau,  le  14  août  1197  : 

«  Vous  avez  bien  raison  de  penser  qu'il  y  a  eu  des  fautes 
commises  de  part  et  d'autre,  mais  il  n'y  a,  du  côté  du 
Corps  législatif  ou  plutôt  du  conseil  des  Cinq-Cents,  que 
des  imprudences  sans  résultat,  des  présuppositions  d'in- 
tention, de  l'humeur  contre  ce  mépris  insultant  de  la  ma- 
jorité de  la  représentation  nationale,  enfin,  des  discussions 
impolitiques,  mais  pas  une  atteinte  réelle,  pas  même  im 
projet  alarmant  par  rapport  à  la   Constitution. 

«  Quant  à  l'autre  côté,  vous  savez  et  voyez  plus  que  je 
ne  pourrais  vous  en  dire  ;  ils  ont  eu,  à  l'arrivée  du  res- 
pectable  Barthélémy  (1),   une  occasion  de  faire  marcher 

(1)  Ancien  ambassadeur  en  Suisse,  élu  directeur  en  mai  1797. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  209 

loyalement  la  machine,  et  par  les  finances,  et  par  la  poli- 
tique et  par  l'armée,  et  je  vous  jure  qu'il  n'a  pat  tenu  à 
nous  de  leur  rendre  cette  occasion  honorable,  sûre  et 
commode,  et  de  leur  faire  reconquérir,  au  profit  de  tous, 
l'atTection  nationale. 

<  Us  ont  voulu  s'appuyer  le  plus  longtemps  possible 
sur  les  lois  révolutionnaires,  et  le  ministre  Merlin,  qui 
n'existe  que  pour  elles  et  par  elles,  leur  a  démontré  qu'il 
fallait  les  soutenir  à  tout  prix,  c'est-à-dire  se  battre  plu- 
tôt que  de  l'abandonner,  lui  Merlin. . . . 

*  Vous  aurez  remarqué  la  conduite  ferme,  mesurée, 
toute  constitutionnelle  et  même  conciliatrice  du  Corps 
législatif.... 

'  ....  L'arrivée  d'Augereau  (1)  et  ses  propos  follement 
indiscrets  ;  Vorganisation  séditieuse  de  5  à  6,000  officiers 
destitués  ;  les  collets  noirs  (qui  ji'étaient  plus  un  signe, 
mais  une  mode  tellement  répandue  que  nous  en  avions 
tous  à  presque  tous  nos  habits,  et  qu'hier  encore  j'en 
remarquais  à  nos  plus  friands  Jacobins)  arrachés,  déchi- 
rés à  coups  de  sabre  au  milieu  de  nos  places  publiques, 
par  des  soldats  sortant  de  leurs  rangs  dans  le  relèvement 
des  gardes,  pour  donner  ce  passe-temps  patriotiffue  à 
l'état- major  de  M.  Augereau  ;  la  police  inactive  et  conseil- 
lée par  Antonelle,  Félix  Le  Pelctier  et  autres  :  voilà  quel- 
ques symptômes  du  désordre  par  lequel  on  sollicite,  vai- 
nement, je  vous  en  réponds,  des  provocations.... 


(t)  Oa  Mit  qu«  ce  fot  Aag«rMa  qui  m  fit  Tnécaipur  du  coup  d'Etat  da 
18  fhietiilor. 

14 


210  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

«  Après  cet  exposé,  il  me  tarde  de  vous  dire  que  nous 
ne  cessons  point  de  travailler  à  un  rapprochement,  et  que, 
bien  loin  de  nous  abandonner  à  une  juste  indignation, 
nous  profitons  du  répit  que  nous  donne  notre  bonne  con- 
duite pour  obtenir  des  passions  des  hommes  ce  qu'il  n'est 
que  trop  vrai  qu'on  n'obtient  pas  toujours  de  l'évidence 
de  leur  intérêt  (1)....  » 

Cette  correspondance  de  Mathieu-Dumas,  tout  intime, 
secrète,  d'une  authenticité  sans  conteste,  non  pas  publiée 
par  son  auteur,  mais  surprise  pour  ainsi  dire  par  l'Etat, 
formera  un  élément  sérieux  et  nouveau  d'appréciation 
dans  cette  question  du  18  fructidor  et  dans  l'examen  des 
responsabilités  à  établir  entre  les  deux  partis. 


IV. 


La  série  des  pièces  sur  le  coup  d'Etat  n'est  pas  moins 
intéressante. 

La  Revellière-Lépeaux,  l'un  des  directeurs,  dit  au 
tome  II  de  ses  Mémoires  :  «  Dans  le  même  soir  (11  fruc- 
tidor), nous  nous  rassemblâmes  chez  Rewbell  ;  nous  y 
fîmes  appeler  tous  les  ministres  et  le  général  (Augereau), 
avec  ordre  de  ne  laisser  sortir  personne,  le  général 
excepté,  pour  donner  ses  ordres  et  en  surveiller  l'exé- 
cution. Nous  prîmes  tous  les  arrêtés  qui  furent  ensuite 
publiés,  nous  rédigeâmes  les  proclamations  qui  furent 
affichées,  etc.  (2)  ». 

(1)  IS  fructidor,  p.  39. 

(2)  Mémoires,  t.  II   p.  129. 


CAUSERIES   HISTORIQUKS.  21  i 

M.  Victor  Pierre  publie,  d'après  les  registres  des  délibé- 
rations du  Directoire  conservés  aux  Archives  nationales, 
le  procès-verbal  de  cette  séance  tenue  par  les  trois  direc- 
teurs, Barras,  Revellière-Lépeaux  et  Uewbell,  séparément 
et  à  Tinsu  de  leurs  deux  autres  collègues,  Carnot  et  Bar- 
thélémy. Isoler  la  province  de  Paris,  de  manière  à  lut 
expédier  un  coup  d'Etat  terminé,  auquel  elle  n'ait  qu'à  se 
soumettre  :  telle  est  la  première  mesure  que  prend  le 
Directoire  insurrectionnel,  en  interdisant  aux  maîtres  de 
la  poste  aux  chevaux,  à  l'administration  des  messageries» 
à  celle  de  la  poste  aux  lettres,  de  délivrer  des  chevaux, 
de  laisser  partir  aucune  voiture  ni  aucun  courrier, 
sans  l'ordre  exprès  et  par  écrit  du  Directoire.  Viennent 
ensuite  les  mesures  militaires  :  on  la  déclare  enlin,  la 
vraie  destination  de  ces  troupes  que,  sous  prétexte  d'une 
expédition  en  Irlande,  des  ordres  de  source  mystérieuse 
avaient  détachées  de  l'armée  de  Sambre-et-Meuse  ,  on  les 
poste  à  Château-Thierry,  à  Dreux,  en  attendant  de  nou- 
veaux ordres.  On  envoie  à  Marseille,  à  Lyon,  à  Dijon,  à 
Soissons,  à  Cambrai,  quelques  milliers  d'hommes  enlevés 
aux  armées  d'Italie,  de  Khin-et-MoscUe  et  de  Sambre-et- 
Meuse,  pour  tenir  en  respect  les  populations  de  qui  l'on 
craint  quelque  agitation  provoquée  par  le  coup  d'Etat. 

A  Paris,  dans  la  crainte  d'un  mouvement  des  sections, 
ou  pour  mieux  dire,  des  «  administrations  >,  on  les  sus- 
pend, et  le  bureau  central  reste  seul  en  exercice.  Des 
arrestations  sont  ordonnées,  et  on  décide  de  faire  afficher 
immédiatement,  sur  les  murs  de  la  capitale,  un  arrêté 
portant  que  «  tout  individu  qui  se  permettrait  de  rappeler 
la  royauté,  la  Constitution  de  1193  ou  d'Orléans,  sera  fu- 


212  CAUSERIES    HISTORIQUES. 

sillé  à  r instant  conformément  à  la  loi.  »  (quelle  loi?) 

Une  circulaire  du  Directoire,  en  date  du  2  vendémiaire 
(23  septembre) i  rappelle  aux  ministres  qu'ils  doivent  lui 
fournir  les  renseignements  qu'ils  auraient  par  devers  eux 
et  qui  pourraient  servir  de  preuve  à  cette  vérité,  «  que  le 
complot  des  conjurés  royaux  allait  éclater  au  moment 
même  où  ils  ont  été  frappés,  le  18  fructidor.  » 

Les  sept  ministres  ne  négligèrent  rien  pour  se  procu- 
rer les  renseignements  demandés.  On  a  la  série  de  leurs 
rapports,  et  M.  Victor  Pierre  les  a  analysés  dans  la  Ter- 
reur sous  le  Directoire.  Quelque  bonne  volonté  qu'y  aient 
mise  leurs  auteurs,  et  en  particulier  le  ministre  de  la 
police,  le  citoyen  Sotin  (1),  il  est  impossible  d'y  trouver 
des  arguments  sérieux  à  l'appui  de  la  «  vérité  »  que 
le  Directoire  avait  tant  à  cœur  de  faire  prévaloir. 

Deux  lettres,  l'une  de  Dupont  de  Nemours,  l'autre  de 
Rouget  de  Lisle,  closent  la  série  des  pièces  sur  le  coup 
d'Etat.  M.  Victor  Pierre  a  reproduit  la  seconde  à  cause  du 
nom  du  signataire.  La  voici  : 

«  Du  3  vendémiaire  an  VI, 
24  septembre. 

«  Citoyens  directeurs, 
«  Si  j'en   puis  croire  un  rapport  qui  émane  directe- 
ment de  l'un  de  vous,  le  Directoire  a  reçu  le  19  ou  le  20 

(1)  Le  citoyen  Sotin,  qui  se  signala  surtout  par  ses  incessantes  et 
odieuses  persécutions  contre  les  prêtres,  devint  plus  tard  ambassadeur  à 
Gênes,  puis  consul  général  à  New-York.  Napoléon,  qui  l'estimait  à  sa 
valeur,  lui  jeta  un  tout  petit  osa  ronger.  L'ancien  ministre,  l'ex-ambassa- 
deur,  accepta  d'être  percepteur  au  bourg  de  la  Gbevrolière  (Loire-Infé- 
rieure) et  y  mourut  en  1810. 


I 


r 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  213 

fructidor  une  lettre  revôtuc  de  mon  nom  et  de  ma  signa- 
ture, par  laquelle  je  suis  supposé  demander  «  à  me  char- 
ger de  la  défense  de  mon  ami  Pichegru.  » 

«  Si  je  m'étais  permis  une  pareille  démarche,  aucune 
considération  ne  m'empêcherait  de  l'avouer  et  de  la  pro- 
clamer, parce  que  je  ne  l'aurais  faite  qu'avec  la  persua- 
sion de  remplir  mon  devoir. 

«  Mais  il  est  de  fait  et  j'atteste  sur  mon  honneur  : 

«1°  Que  depuis  le  5  germinal  je  n'ai  pas  écrit  une  ligne 
au  Directoire  ; 

t  2*  Que  je  n'ai  ni  écrit,  ni  eu  la  pensée  d'écrire  la 
lettre  en  question,  attendu  que  personne  n'est  plus  per- 
suadé que  moi  des  crimes  de  Pichefjru,  et  cela  non-seu- 
lement d'après  les  renseignements  que  vous  avez  publiés, 
mais  encore  d'après  des  données  qui  me  sont  particulières  ; 

«  3°  Que  si  cette  lettre  existe,  elle  est  le  produit  de  la 
perfidie  la  plus  noire  ;  perfidie  dont  je  doute  encore, 
bien  moins  parce  qu'elle  serait  absurde  et  atroce,  que 
parce  qu'elle  serait  absolument  gratuite,  vu  l'absence  de 
mes  prétentions  à  quoi  que  ce  puisse  être. 

«  Je  ne  me  détermine  à  vous  adresser  ma  réclamation 
qu'après  avoir  fait  d'inutiles  efforts  pour  parvenir  aux 
deux  seuls  d'entre  vous  auxquels  je  ne  sois  pas  inconnu. 

«  Salut  et  respect. 

J.  Rouget  de  l'Isle. 
t  Kue  des  Champs-Elysées,  n"  9.  » 

On  ne  lâche  pas  plus  allègrement  un  ami  que  ne  le  fait 
ici  Rouget  de  l'Isle  pour  son  ami  Pichegru.  Toute  sa 
rie,  du  reste,  l'auteur  de  la  Marseillaise  sera  de  ceux  qui 


214  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

se  détournent  des  vaincus  et  qui  encensent  le  soleil  le- 
vant. Après  le  9  thermidor,  il  avait  composé  un  Hymne 
dithyrambique  sur  la  conjuration  de  Robespierre  : 

Voyez-vous  ce  spectre  livide 

Qui  déchire  son  propre  flanc  ? 

Eujore  tout  souillé  de  sang, 

De  sang  il  est  toujours  avide. 

Voyez  avec  quel  rire  affreux 

Gomme  il  désigne  ses  victimes. 

Voyez  comme  il  excite  aux  crimes 

Ses  satellites  furieux  ! 
Chantons  la  liberté,  couronnons  sa  statue  ; 
Gomme  un  nouveau  Titan,  le  crime  est  foudroyé. 

Relève  ta  tête  abattue, 
0  France  !  à  tes  destins,  Dieu  lui-même  a  veillé. 

Il  applaudit  au  18  fructidor.  Peu  après  le  18  brumaire, 
il  compose  un  hymne  guerrier  pour  le  premier  Consul. 
En  1814,  il  célèbre  «  le  retour  des  lis  »  : 

Dieu  conserve  le  Roi,  l'espoir  de  la  patrie. 
Le  fils  aîné  des,lis,  le  rempart  de  la  loi  ! 
Qu'il  fasse  le  bonheur  de  la  France  attendrie  ! 
Dieu  conserve  le  Roi  !... 

Quand  le  trône,  debout  sur  sa  base  sacrée. 
Repose,  soutenu  par  le  peuple  et  sa  foi, 
Que  le  Roi  soit  le  nœud  de  l'union  jurée  ! 
Dieu  conserve  le  Roi  ! 

En  1811,  il  fait  paraître  un  autre  chant  bourbonnien, 
des  strophes  en  l'honneur  d'Henri  IV  : 

Honneur,  honneur  au  Béarnais, 
L'orgueil  des  lis,  l'idole  de  la  France!... 

Il  avait  salué  avec  bonheur  la  Restauration.  Il  n'accueil- 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  215 

lit  pas  avec  moins  d'enthousiasme  la  Révolution  de  1830. 
Dès  le  6  août,  la  veille  de  son  appel  au  trône,  le  duc 
d'Orléans  fit  une  pension  de  i  ,500  francs  à  Rouget  de 
risle  qui,  au  mois  de  décembre  suivant,  clait  décoré  de 
la  Légion  d'honneur.  En  183:2,  sa  pension  était  portée  au 
chiffre  respectable  de  trois  mille  cinq  cents  francs.  L'au- 
teur de  h  3farseillaise,  le  pensionnaire  du  roi  Louis-Phi- 
lippe mourut  à  Choisy-le-Roi,  le  21  juin  1836;  ce  qui 
ne  lui  permit  pas  de  saluer,  avec  un  nouveau  plaisir,  en 
1848,  le  retour  de  la  République. 


V. 


La  IV'  série  du  volume  de  M.  Victor  Pierre  a  trait  à  la 
Déportation . 

Le  Directoire  avait  désigné  pour  la  déportation  soi- 
xante-cinq députés,  généraux  et  hommes  politiques, 
dont  un  directeur,  Darthélemy.  Sur  ces  soixante-cinq 
proscrits,  quarante-huit  réussirent  à  s'échapper,  dix-sept 
furent  envoyés  à  Cayenne.  Le  nombre  des  prêtres  con- 
damnés à  la  déportation  s'éleva  à  9,949.  Ce  chiffre  se  dé- 
compose ainsi:  pour  la  France,  1,124  ;  pour  la  Belgique, 
alors  réunie  à  la  France,  8,225.  L'écart  entre  ces  deux  der- 
niers chiffres  s'explique  par  ce  fait  qu'en  l'an  V,  au  lende- 
main du  18  fructidor,  les  prêtres  belges  étaient  presque  tous 
en  fonctions  ;  en  France,  au  contraire,  les  prêtres  avaient 
dû  abandonner  leurs  diocèses  et  passer  la  frontière,  â 
la  suite  du  décret  du  26  août  1192,  condamnant  à  être  dé- 
portés les  ecclésiastiques  non  assermentés,  qui  n'auraient 


216  CAUSERIES  fflSTORIQUES. 

pas  quitté  le  royaume  dans  le  délai  de  quinzaine.  Beau- 
coup sans  doute  avaient  eu  l'héroïsme  de  rester  en  Fran- 
ce ;  mais  combien  parmi  ceux-là  avaient  été  victimes  des 
échafauds  de  la  Terreur  !  Ceux  qui  avaient  survécu  ou  qui 
étaient  revenus  de  l'étranger,  étaient  donc  relativement 
peu  nombreux;  et  pour  en  trouver  1,124  à  inscrire  sur 
ses  listes,  il  avait  fallu  que  le  Directoire  déployât  un 
grand  zèle. 

Signer  par  centaines  des  arrêts  de  proscription  était 
un  jeu  pour  la  Revellière-Lépeaux  et  ses  collègues  ;  le 
difficile  était  de  les  faire  exécuter. 

Pour  déporter  ces  milliers  de  prêtres,  il  ne  suffisait 
pas  d'avoir  des  vaisseaux,  il  fallait  leur  frayer  le  passage 
à  travers  les  croisières  anglaises  qui  surveillaient  nos 
côtes.  Il  fallait  aussi  saisir  les  réfractaires,  et  en  Belgi- 
que comme  en  France,  on  se  heurtait  à  la  mauvaise  vo- 
lonté des  populations,  qui  ne  se  faisaient  pas  faute  de  dé- 
rober aux  poursuites  et  aux  recherches  les  ecclésiastiques 
restés   au  milieu  d'elles. 

Les  prisons  cependant  s'étaient  remplies,  il  s'agissait 
de  les  vider.  Un  premier  convoi  de  déportés  quitta  Ro- 
chefort,  sur  la  frégate  la  Charente,  le  22  avril  1798.  Il 
comprenait  193  proscrits,  dont  155  prêtres  et  38  laïques  . 
Un  second  et  un  troisième  convoi  partirent  presque  en 
même  temps  de  l'île  d'Aix  et  de  Rochefort  :  le  premier, 
à  bord  de  la  Vaillante  (1),  le  5  août  1798;   le  second,  à 


(1)  C'était  la  corvette  la  Vaillante  qui,  au  mois  de  septembre  1797, 
avait  transporté  à  Gayenne  Barthélémy,  Barbé-Marbois,  Pichegru,  TroQ- 
son  du  Coudray  et  les  autres  proscrits  de  fructidor. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  217 

hord  de  ta  Bayonnaise,  le  9  août.  La  Vaillante,  qui  em- 
portait vingt-cinq  prêtres  et  un  laïque,  fut  prise  par  un 
vaisseau  anglais,  Xlndefatigahle.  La  Hayonnaise  put 
atteindre  Cayenne.  Elle  avait  à  bord  108  pnHres  et 
3 émigrés.  Sur  les  193  déportés  de  la  Charente  et  les  IH 
de  la  Bayonnaise  y  180.  dont  154  prêtres,  succombèrent 
en  moins  de  huit  mois,  victimes  du  climat  meurtrier  dr 
la  Guyane. 

Après  la  Bayonnaise,  aucun  autre  bâtiment  ne  con- 
duisit de  déportés  à  la  Guyane.  La  surveillance  des  croi- 
sières anglaises  devenant  de  plus  en  plus  étroite,  le  Di- 
rectoire, à  son  grand  regret,  se  vit  contraint  de  renon- 
cer à  la  Guyane  et  de  garder  en  France,  principalement 
à  l'île  de  Ré  et  à  l'ile  d'Oléron,  les  prêtres  qu'il  desti- 
nait à  la  déportation. 

Sur  les  préparatifs  et  sur  l'exécution  de  ces  odieuses 
mesures,  M.  Victor  Pierre  publie  de  nombreuses  pièces 
empruntées  aux  archives  des  ministères  de  la  marine  et 
de  la  guerre.  Il  y  a  joint  les  lettres  de  déportés  conser- 
vées en  original  aux  archives  nationales.  Les  plus  inté- 
ressantes sont  celles  de  Barbé-Marbois,  Laffon  de  Ladébat, 
Tronson  du  Coudray,  de  la  Rue,  Murinais.  H  n'y  a  dans 
leurs  lettres,  écrites  à  leurs  femmes,  aucun  effort  de  style; 
tout  y  est  uni  et  franc,  on  y  respire  les  bonnes  mirurs, 
l'affection  réciproque,  la  loyauté.  «  Sans  me  faire  illusion, 
dit  M.  Pierre,  sur  l'importance  ou  sur  le  mérite  littéraire 
de  ces  documents,  il  m'a  semblé  qu'au  milieu  de  toutes 
les  pièces  officielles,  il  ne  serait  pas  sans  intérêt  de  re- 
cueillir une  note  humaine  et  sensible  ;  jusqu'ici  les  pros- 


218  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

cripteurs  avaient  eu  seuls  la  parole;   après  eux,  je  l'ai 
accordée  aux  proscrits  (1)  ». 


VI. 


La  partie  la  plus  nouvelle  et  la  plus  étendue  des  do- 
cuments mis  au  jour  par  M.  Victor  Pierre  est  relative 
aux  commissions  militaires. 

Aux  termes  des  articles  lo,  16  et  17  de  la  loi  du 
19  fructidor,  tout  émigré  rentré  qui  n'était  pas  sorti  du  ter- 
ritoire dans  la  quinzaine  de  la  loi,  était  justiciable  d'une 
commission  militaire  qui^  sur  la  simple  constatation  de 
l'identité  du  prévenu  et  de  son  inscription  sur  la  liste  des 
émigrés,  devait  prononcer  la  peine  de  mort,  sans  appel 
ni  pourvoi  d'aucune  sorte:  V  exécution  de  la  sentence  dC' 
vait  avoir  lieu  dans  les  vingt-quatre  heures. 

Cette  loi  terrible,  cette  juridiction  sommaire,  ces  arrêts 
de  mort  destinés  à  tomber  comme  mécaniquement  des 
lèvres  du  juge,  les  historiens  ou  ne  les  ont  pas  connus, 
ou  les  ont  passés  sous  silence.  MM.  Thiers,  Mignet,  Ba- 
rante,  etc.,  se  taisent;  Mme  de  Staël  ne  cite  que  deux 
noms.  Taine  au  moins  a  écrit  :  «  De  toutes  parts,  dans 
les  départements,  les  commissions  militaires  fusillent  à 
force  (2).  »  L'allégation  est  un  peu  brève  ;  elle  eût  valu 
d'être  accompagnée  de  quelques  preuves. 


(\)  Introductio7i,p.  21. 

(2)  La  Révolution,  t.  III,  p.  59Î. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  219 

Ces  preuves,  M.  Victor  Pierre  les  a  réunies  ;  il  les  a 
données,  en  1887,  dans  la  Terreur  soits  le  Directoire. 
Il  les  complète  aujourd'hui. 

Lorsqu'il  s'agit  des  tribunaux  révolutionnaires,  on  a 
sous  la  main  de  longues  séries  de  pièces,  soit  aux  Ar- 
chives nationales,  soit  dans  les  archives  départementales, 
soit  dans  les  greffes  des  cours  et  des  tribunaux.  Pour 
les  commissions  militaires,  les  recherches  sont  loin  d'être 
aussi  aisées. 

On  ne  trouve  rien  aux  archives  du  ministère  de  la 
guerre,  rien  dans  les  greffes  des  cours  et  des  tribunaux, 
presque  rien  aux  Archives  nationales,  peu  de  choses  dans 
les  archives  départementales.  Il  n'a  pas  fallu  moins  de 
dix  années  au  savant  et  consciencieux  historien  pour  re- 
trouver la  trace  de  ces  commissions  militaires  et  de  leurs 
jugements.  Ce  qu'il  a  déployé  de  patience  et  de  sagacité 
dans  cette  enquête,  est  chose  incroyable.  Nos  commis- 
sions d'enquête  de  trente  membres  pourraient  trouver  là 
un  exemple  et  un  modèle  à  suivre,  —  si  elles  n'étaient  pas 
créées  à  l'unique  fin  de  ne  pas  faire  la  lumière  et  d'em- 
pêcher la  vérité  de  se  produire  ! 

Malgré  des  difficultés  de  tout  genre,  M.  Victor  Pierre 
est  parvenu  à  établir  que,  du  mois  d'octobre  179"  au 
mois  de  mars  1799,  c'est-à-dire  dans  l'espace  de  dix- 
huit  mois, les  commissions  militaires  ont  siégé  dans  trente- 
deux  villes  et  prononcé  environ  cent  soixante  condamna- 
tions à  mort. 

.\  l'exception  du  marquis  de  Surville  et  de  ses  trois 
compagnons  :  Dominique  Allier,  Joseph  Charbonnel  et 
Robert,  qui  conspiraient  contre  la  République,   tous  les 


220  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

autres  condamnés  étaient  innocents:  aucun  fait,  aucun 
délit,  politique  ou  autre,  n'était  relevé  contre  eux. 

La  loi  du  19  fructidor  an  V  concernait  les  émigrés  ren- 
trés et  non  les  déportés.  Les  ecclésiastiques  étaient  évi- 
demment dans  la  seconde  de  ces  catégories.  En  s'exi- 
lant,  ils  avaient  obéi  à  la  loi  du  26  août  1792,  ils  avaient 
fait  acte  de  soumission  et  non  de  révolte.  Les  commis- 
sions militaires  créées  par  la  loi  du  19  ifructidor  auraient 
donc  dû  se  déclarer  incompétentes  à  leur  endroit.  II  n'en 
fut  rien,  et  elles  envoyèrent  à  la  mort  quarante  et  un  prê- 
tres. 

Parmi  les  membres  de  ces  commissions,  on  trouve 
des  officiers  supérieurs,  des  hommes  qui  avaient  versé 
leur  sang  sur  les  champs  de  bataille.  De  ces  soldats  la 
République  a  fait  des  bourreaux,  des  fusilleurs  de  prêtres 
et  de  femmes.  Que  la  honte  en  retombe  à  jamais  sur  le 
Directoire  ! 

M.  Victor  Pierre  a  fait  une  fois  de  plus  acte  de  bon 
historien  et  de  bon  Français.  Avec  une  conscience  admi- 
rable, il  a  travaillé  à  l'exhumation  d'un  passé  glorieux 
pour  l'Eglise  de  France.  Il  aura  contribué,  pour  une  large 
part,  à  reconstituer  les  actes  de  «  ceux  qui  ont  souffert 
persécution  pour  la  justice  !  » 


rti/ffltcaiH-^xsssBc- 


XI. 


UN  HISTORIEN  DU  DIRECTOIRE  (1). 


I. 


Même  après  MM.  de  Barante  et  Granier  de  Cassagnac 
—  on  l'a  vu  dans  le  précédent  chapitre  —  la  période  da 
Directoire  attendait  encore  son  historien.  Peu  d'époques, 
je  l'ai  dit,  sont  moins  connues  ;  il  en  est  peu  sur  les- 
quelles on  ait  accumulé  plus  d'erreurs,  entassé  plus  de 
mensonges.  La  plupart  des  hommes  du  Directoire,  deve- 
nus des  personnages  sous  l'Empire,  tenaient  à  faire  le 
silence  sur  les  années  qui  avaient  précédé  le  18  Brumaire; 
ils  ne  voulaient  point  laisser  rappeler  qu'ils  avaient  alors 
proscrit  le  culte,  envoyé  les  prêtres  à  la  guillotine  sèche, 
et  fait,  pour  imposer  le  culte  décadaire,  pour  contraindre 
catholiques  et  protestants  à  travailler  le  dimanche,  des 
discours  et  des  arrêtés  aussi  odieux  que  grotesques.  Le 
zèle  de  la  Révolution  et  le  zèle  de  l'Empire  se  sont  donc 
réunis,  pour  faire,  autant  que  possible,  l'oubli  sur  les 
actes  du  Directoire,  pour  l'imposer  même,  au  nom  de  la 
paix  et  de  la  tranquillité,  et  dénaturer  audacieusement  leur 


(1)   La   Directoire^  par  Ludoric  Scioat.  —  Librairie  de  Pirmin  Didot 
et  Cie,  56,  rue  Jacob.  1895.  Lea  deux  premiera  volumea  ont  paru. 


2:22  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

véritable  caractère,  lorsqu'il  était  absolument  impossible 
(le  les  passer  sous  silence.  L'Empire  avait  contraint  leurs 
victimes  à  se  taire  :  dans  la  suite,  elles  ont,  par  mollisse 
et  imprévoyance,  laissé  les  anciens  persécuteurs,  les  (iila- 
pidateurs,  les  sycophantes  du  Directoire,  travailler  sour- 
noisement à  défigurer  l'histoire,  en  répandant  une  quan- 
tité de  mensonges  intéressés  et  de  calomnies  impu- 
dentes. 

M.  Ludovic  Sciout  n'a  rien  négligé  pour  mettre  à  la 
place  de  ces  calomnies  et  de  ces  mensonges  la  vérité 
complète.  Il  a  recherché  avant  tout  les  documents  origi- 
naux ;  il  est  constamment  remonté  aux  sources  véritables, 
qui  se  trouvent  surtout  aux  Archives  nationales.  Il  a 
dépouillé,  au  prix  d'un  énorme  labeur,  les  registres 
publics  et  secrets  des  arrêtés  et  des  délibérations  du 
Directoire,  les  innombrables  rapports  et  correspondances 
de  ses  agents  à  l'extérieur,  et  pour  l'intérieur  ses  papiers 
de  police,  les  rapports,  les  comptes  rendus  de  ses  divers 
fonctionnaires.  Il  a  aussi  recouru  aux  discussions  des 
conseils  (1),  aux  journaux  officieux  ou  opposants,  et  aux 
écrits  du  temps. 

De  ces  patientes  et  consciencieuses  recherches,  habi- 
lement mises  en  o^.uvre,  est  sorti  un  livre  considérable  à 
la  fois  par  sa  valeur  propre  et  par  son  étendue. 

Les  deux  premiers  volumes  vont  de  l'installation  du 
Directoire  (11  Brumaire  an  IV  —  2  novembre  llOo)  au 
coup  d'Etat  du  18  Fructidor  an  V  (4  septembre  1191). 


(1)  Le  Corps  législatif  était  formé  du  Conseil  des  Anciens  et  du  Conseil 
des  Cinq-Cents. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  223 

C'est  une  période  de  moins  de  deux  ans,  et  les  deux 
volumes  de  M.  Sciout  n'ont  pas  moins  de  i500  pages, 
d'un  texte  compact,  soit  l'équivalent  de  quatre  volumes 
ordinaires.  Pour  raconter  les  deux  années  qui  vont  da 
18  fructidor  au  18  brumaire,  du  4  septembre  1191  au 
9  novembre  1199,  il  lui  faudra  bien  deux  volumes  com- 
me les  deux  premiers,  ce  qui  nous  donnera  quelque  chose 
comme  huit  volumes  ordinaires,  pour  l'ouvrage  entier. 
Ce  n*est  pas  moi  qui  m'en  plaindrai.  L'Histoire  sérieuse 
et  vraie  ne  se  contente  pas  d'à-peu-près  et  de  généralités, 
—  lesquelles  ne  sont  trop  souvent  que  des  banalités  ;  elle 
vit  de  faits  précis,  de  détails  et  de  preuves,  et  si  l'histo- 
rien les  multiplie,  comme  l'a  fait  ici  M.  Ludovic  Sciout» 
nous  ne  pouvons  que  l'en  remercier. 


n. 


Une  œuvre  aussi  considérable  ne  peut,  on  le  comprend, 
s'analyser  en  quelques  lignes,  se  résumer  en  quelques 
pages.  Je  dois  donc  me  borner  à  quelques  indications 
sommaires. 

M.  Thiers,  àans  son  Histoire  de  la  dévolution  françaite^ 
n'a  pas  craint  d'écrire  celte  plirase  étonnante  :  <  Le  Direc- 
toire était  le  gouvernemsnt  légal  et  modéré,  qui  voulut 
faire  subir  le  joug  des  lois  aux  partis  que  la  Révolution  avait 
produits  »  (1).  Ce  qui  ressort,  au  contraire,  avec  évidence, 
du  livre  de  M.  Sciout,  ce  qui  est  établi  par  une  longue  suite 
de  faits  et  de  preuves,  c'est  que  le  Directoire  a  été  le  gou- 

(1)  Tome  X,  p.  240. 


224  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

vernement  le  plus  illégal  et  le  plus  tyrannique  qui  se 
puisse  imaginer.  Il  a  continué  par  goût  les  pires  tradi- 
tions révolutionnaires.  Il  n'a  pu  durer  que  par  une  série 
de  coups  d'Etat,  appuyés  de  lois  d'exception,  les  unes  vio- 
lant le  droit  électoral,  les  autres  proscrivant  de  nom- 
breuses catégories  de  citoyens;  il  ne  s'est  soutenu  que 
par  l'arbitraire  sur  les  personnes  et  les  fortunes.  C'est 
une  suite  de  viles  intrigues,  de  palinodies  intéressées,  de 
comédies  impudentes,  dont  les  nombreux  acteurs  n'exci- 
tent guère  que  le  mépris.  Comparés  à  Danton,  à  Saint- 
Just  et  à  Robespierre  qu'ils  remplacent,  ces  thermido- 
riens, qui  se  sont  maintenus  au  pouvoir  pendant  la 
période  directoriale,  ne  sont  plus  que  de  misérables  intri- 
gants, des  brigands  subalternes.  Mallet  du  Pan  les  a  défi- 
nis d'un  mot  :  «Ce  sont  des  valets  qui  ont  pris  le  sceptre 
des  mains  de  leurs  maîtres,  après  les  avoir  assassinés.  » 

J'ai  dit  que  le  parti  révolutionnaire  ne  s'était  maintenu 
au  pouvoir  que  par  une  série  de  coups  d'Etat. 

La  journée  du  18  fructidor  an  V  établit  la  dictature 
d'une  coterie  révolutionnaire,  en  corrigeant  les  élections 
de  l'an  V  et  chassant  près  de  deux  cents  députés  avec  deux 
directeurs.  C'est  le  coup  d'Etat  de  la  majorité  du  Direc- 
toire et  de  la  minorité  des  Conseils,  contre  la  majorité 
des  Conseils  et  la  minorité  du  Directoire.  C'est  l'œuvre 
de  la  coalition  de  presque  tous  les  groupes  républicains. 

Le  22  floréal  an  VI  est  le  coup  d'Etat  du  Directoire  et 
de  la  majorité  factice  du  corps  législatif  mutilé  en  fruc- 
tidor an  V,  contre  les  députés  élus  en  l'an  VI,  et  contre 
le  corps  électoral  passé  cette  fois  de  droite  à  gauche,  mais 
toujours  indocile.    Il  déplace  encore  cent-soixante  voix 


CAUSBRIES  HISTORIQUES.  225 

environ.  Il  est  fait  par  les  pourris  et  les  crapaods  du 
marais. 

Le  30  prairial  an  VII  est  le  coup  d'Etat  de  la  majorité 
des  Cotiseils  contre  la  majorité  du  Directoire  qui  est 
expulsée.  Il  est  fait  par  la  coalition  des  anarchistes  frap- 
pés en  floréal,  et  de  certains  floréalistes  défectionnaires. 

Le  18  brumaire  an  VIII  est  le  coup  d'Etat  de  la  majo- 
rité des  Anciens  et  de  la  minorité  du  Directoire  contre 
la  majorité  du  Directoire  et  celle  des  Cinq-Cents.  II  est 
fait  par  les  pourris,  les  crapauds  du  marais  et  certains 
prairialistes,  contre  l'extrême  gauche  du  parti  révolution- 
naire et  les  indépendants.  Tous  ses  auteurs  sont  des 
républicains  triés  sur  le  volet,  et  ils  n'ont  été  secondés 
par  aucun  modéré. 

Voilà  comment  le  Directoire  a  été  un  gouvernement 
légal  et  modéré  ! 

Toujours  d'après  M.  Thiers,  tous  les  Français  jouis- 
saient sous  le  Directoire  de  la  liberté  la  plus  com- 
plète ;  —  tous  évidemment,  moins  les  députés  que 
l'on  proscrivait,  moins  les  prêtres  que  I'od  déportait, 
moins  les  journalistes  que  l'on  mettait  hors  la  loi,  moins 
les  émigrés  que  l'on  fusillait,  moins  les  parents  d'émi- 
grés que  l'on  arrêtait  comme  otages  et  dont  on  confisquait 
I&s  biens.  M.  Thiers  et  les  autres  écrivains  révolution- 
naires parlent  le  moins  possible  de  tous  ces  attentats 
contre  la  liberté.  Us  sont  d'ailleurs  fort  à  leur  aise,  au 
moins  en  ce  qui  touche  les  émigrés.  Pouvait-on  se  mon- 
trer trop  sévères  contre  des  hommes  qui  avaient 
porté  les  armes  contre  leur  patrie,  —  la  patrie  représen- 

15 


226  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

tée  par  Robespierre  et  ses  dignes  successeurs  ?  Ce  qu'ils 
oublient  de  dire,  c'est  que  ces  émigrés  par  passion  poli- 
tique ne  formaient  qu'une  minime  fraction  du  chiffre 
total  des  personnes  atteintes  dans  leur  sûreté,  dans  leur 
biens,  dans  leurs  droits  politiques,  par  les  luis  frappant 
les  émigrés  et  leurs  parents.  Les  listes  d'émigrés,  surtout 
depuis  la  loi  qui  attribuait  au  dénonciateur  le  dixième 
des  biens,  avaient  atteint  une  étendue  effrayante.  La 
jalousie,  la  cupidité,  la  vengeance,  toutes  les  détestables 
passions  y  avaient  successivement  ajouté  leur  chapitre. 
Après  y  avoir  inscrit  les  émigrés  réels,  on  y  inscrivit 
des  émigrés  imaginaires.  «  Chaque  commune,  disait  Por- 
tails au  conseil  des  Anciens,  le  17  février  1796,  chaque 
commune  grossit  la  liste  des  émigrés  de  tous  les  proprié- 
taires qui  n'avaient  jamais  habité  son  territoire,  et  qui 
avaient  leur  domicile  ailleurs...  Certains  départements 
avaient,  par  des  arrêtés,  déclaré  émigrés  tous  ceux  de 
leurs  habitants  qui  prouvaient  leur  résidence  ailleurs  que 
dans  le  département  même...  Des  pères  de  famille  qui  ne 
sont  jamais  sortis  de  leur  maison,  des  vieillard  qui  n'ont 
pas  quitté  leur  lit,  des  représentants  du  peuple  qui  n'ont 
jamais  abandonné  leur  poste,  figurent  parmi  les  prévenus 
d'émigration  (1).  » 

Soixante-dix  mille  individus  formaient,  en  1196,  la 
liste  de  ces  faux  émigrés,  inscrits  par  les  sociétés  popu- 
laires (2)  ;  et  Dubreuil,    député   de  l'Aveyron,  prouvait, 


(1)  Rapport   de    Portalis   au  conseil    des  Anciens  —  Moniteur  du 
83  février  1796. 

(2)  Lally-Tolendal,  Défense  des  émigrés,  T.  II,  p.  62. 


CAUSERIES   HISTORIQUES.  227 

le  24  août,  aa  conseil  des  Cinq-Cents,  qae  sur  mille  cinq 
noms  d'émigrés  qui  constituaient  la  liste  de  son  départe- 
ment, les  véritables  émigrés  ne  s'élevaient  qu'à  six  (i). 
Tout  cela,  le  Directoire  le  savait  mieux  que  personne, 
mais  il  savait  aussi  que  la  législation  sur  les  émigrés 
comme  celle  des  suspects  avait  l'inappréciable  avantage  de 
frapper  de  nombreuses  catégories  mal  définies,  qu'il  était 
aisé  aux  bons  révolutionnaires  d'étendre  selon  leur 
caprice.  Avec  elle,  on  faisait  des  suspects  à  volonté.  On 
atteignait  d'abord  tous  les  parents  des  émigrés  ou  préten- 
dus tels,  ce  qui  portait  à  plusieurs  centaines  de  mille  les 
personnes  dont  la  liberté  et  la  fortune  étaient  à  la  discré- 
tion des  agents  du  pouvoir.  Les  gens  riches  étaient  ainsi 
l'objet  de  vexations  et  d'extorsions  de  toute  nature.  Il  s'en 
fallait  bien  d'ailleurs  que  cette  odieuse  législation  ne 
s'appliquât  qu'aux  riches.  Dans  les  seuls  départements  do 
Haut-Rhin  et  du  Bas-Rhin,  dans  l'hiver  de  1193,  pendant 
que  deux  exécrables  proconsuls,  Schneider  et  Monnet, 
parcouraient  et  décimaient  les  campagnes  avec  deux  guil- 
lotines, cinquante  mille  cultivateurs  avaient  émigré,  avec 
les  vieillards,  les  femmes  et  les  enfants  (2).  Dans  tous  les 
autres  départements  frontières,  de  malheureux  paysans 
avaient  aussi  émigré  par  terreur.  Ceux-là  aussi,  le  Direc- 
toire les  maintenait  soigneusement  sur  ses  listes,  et  cela 


(1)  Ainnitsur  du  29  «oût  1796.   —  L»  RédaeUur^  n*  250.  Pour  1m 
déUUi,  voir  Lally-Tolendal,  T.  Il,  p.  63. 

(2)  Voir,  sur  c«tta  émigration  forcée  de  doquante  mille  babiUats  da 
liant  et  da  Hat-Rhin,  le  rapport  circonatancié  fait  par  Harmaod  de  la 
^feoae  ao  cooaeil  des  Aneiena,  le  24  août  1797.  —  MoniUw  du  Z8  et 
iu29. 


228  CAUSERIES  HISTORIQUES . 

pour  deux  raisons  :  la  première  c'est  qu'aux  yeux  de 
Larevellière-Lépeaux  et  des  autres  patriotes  du  Directoire, 
des  gens  du  peuple,  des  paysans  qui  n'étaient  pas  révo- 
lutionnaires ne  valaient  pas  mieux  que  des  gentilshom- 
mes, et  méritaient  d'être  traqués  comme  eux,  et  fusillés 
comme  eux,  sur  la  simple  constatation  de  leur  identité  ! 
La  seconde,  c'est  que,  si  l'on  ne  pouvait  les  frapper  dans 
leurs  biens,  on  avait  du  moins  la  ressource  de  les  frapper 
dans  leurs  droits  politiques.  Le  Directoire  qui  savait  bien 
avoir  contre  lui  l'immense  majorité  du  pays,  ne  négligeait 
aucune  occasion  de  faire  des  coupes  sombres  parmi  les 
électeurs  modérés. 

Tous  les  parents  ou  alliés  des  gens  inscrits  comme 
émigrés  furent  privés  du  droit  de  vote,  non  seulement 
jusqu'à  la  paix  générale,  rendue  impossible  par  la  politi- 
que extérieure  du  Directoire,  mais  encore  quatre  années 
après  elle  !  M.  Ludovic  Sciout  s'est  étendu,  avec  grande 
raison,  sur  tout  ce  qui  touche  à  cette  question  des  émi- 
grés, ou  prétendus  tels  (1),  Le  Directoire  s'y  montre  tout 
entier  avec  sa  duplicité,  son  esprit  de  mensonge  et  de 
rapine. 

Tout  cela  n'a  pas  empêché  M.  Thiers,  après  avoir  pré- 
senté le  Directoire  comme  un  gouvernement  légal  et  mo- 
déré, après  avoir  parlé  de  la  liberté  dont  jouissaient  alors 
les  citoyens,  d'écrire  tranquillement  que  la  France  n'a 
jamais  connu  de  plus  belles  années. 

En  regard  de  cette  étrange  assertion,  plaçons  le  tableau 
que  M.  Ludovic  Sciout,  appuyé  sur  des  faits  sans  nombre, 

(1)  Voir  surtout  Tom  I,  pages  506  à  531. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  229 

sur  des  preuves  sans  réplique,  a  tracé  de  cette  heureute 
époque.  Le  Directoire,  dit-il,  est  une  époque  d'angoisses 
et  de  misère  noire.  Les  rentiers,  les  créanciers  de  l'Etat 
ne  sont  point  payés,  ou  reçoivent  des  papiers  sans 
valeur  ;  le  commerce  et  l'industrie  sont  ruinés  ;  les  hon- 
nêtes gens  de  toute  classe,  industriels,  propriétaires,  mar- 
chands, ouvriers,  sont  obérés,  écrasés,  ils  traînent  une 
existence  misérable,  mais  on  leur  pn^met  le  pillage  de 
Londres  et  de  l'Angleterre  !  La  liberté  de  conscience  est 
odieusement  persécutée.  On  rencontre  à  chaque  instant, 
sur  les  routes,  des  prêtres  conduits  par  les  gendarmes, 
soit  à  une  commission  militaire,  soit  à  Tile  de  I\é,  pour 
être  de  là  expédiés  à  la  guillotine  sèche.  La  persécution 
est  à  la  fois  très  barbare,  très  générale  et  extraordinaire- 
ment  minutieuse,  car  elle  est  dirigée  par  des  gens  qui  ont 
pour  principe  de  «  désoler  la  patience  »  de  ceux  qu'ils  ne 
peuvent  tuer.  L'Etat  impose  un  culte  officiel  ;  il  faut  chô- 
mer le  décadi  et  travailler  publiquement  le  dimanche. 
L'Etat  fait  la  guerre  au  maigre,  et  se  donne  beaucoup  de 
mal  pour  que  les  catholiques  ne  trouvent  pas  de  poisson 
à  acheter  le  vendredi.  Personne  n'est  certain  de  n'être 
pas  inscrit  sur  une  liste  quelconque  d'émigrés  et  de  n'être 
pas  tout  à  coup  déclaré  bon  à  fusiller.  On  est  constam- 
ment sous  la  menace  d'un  nouvel  emprunt  forcé.  Les 
petits  fonctionnaires  de  l'Etat  ne  sont  pas  payés,  et  ceux 
qui  ne  veulent  point  ou  ne  savent  point  voler,  meurent 
de  faim  ainsi  que  leurs  familles.  Les  magistrats  eux-mê- 
mes ne  reçoivent  pas  leur  très  modique  traitement.  On  no 
peut  plus  voyager  en  France  pour  un  double  motif  : 
d'abord  les  routes,  non  entretenues  faute  d'argent,  sont 


230  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

défoncées,  et  souvent  impraticables  ;  elles  sont  en  outre 
infestées  de  brigands,  que  le  Directoire  met  sur  le 
compte  de  l'Angleterre,  et  la  gendarmerie,  très  mal  payée, 
n'est  guère  employée  qu'à  faire  la  chasse  aux  prêtres  et 
aux  émigrés  vrais  ou  supposés.  Si  l'on  arrête  par  hasard 
quelques  bandits,  ils  s'évadent  bien  vite  des  prisons  qui 
tombent  en  ruines  faute  d'argent  pour  les  réparer,  et  qui 
sont  très  négligemment  gardées  par  des  geôliers,  aussi 
peu  exactement  payés  que  les  gendarmes  et  les  juges  (1). 

Bien  loin  d'être  exagérées,  les  couleurs  de  ce  tableau 
sont  plutôt  très  affaiblies.  Les  témoignages  contempo- 
rains s'accordent  à  le  présenter  sous  un  jour  encore  plus 
triste.  Voici,  par  exemple,  comment  Mallet  du  Pan,  cet 
esprit  si  judicieux  et  si  modéré,  décrit  le  spectacle  que 
présentait  alors  Paris  : 

«  Nul  pinceau  ne  peut  rendre  le  tableau  de  cette  capi- 
tale où  le  pain  ne  se  distribue  que  tous  les  deux  jours,  où 
chacun  voit  périr  entre  ses  mains  le  signe  représentatif 
de  sa  richesse,  où  la  livre  de  chandelle  coûte  deux  cents 
francs,  où  une  foule  de  malheureux  meurent  d'inanition, 
où  le  peuple  est  placé  entre  le  terrorisme  et  la  famine,  où 
la  population  se  divise  en  dupes  et  en  fripons  qui  se 
volent  eux-mêmes  dans  les  poches,  pendant  que  le  gou- 
vernement s'occupe  à  son  tour  de  les  voler.  Une  licence 
affreuse,  plus  de  devoirs,  de  morale,  d'honneur,  de  sen- 
timents, de  respect  humain...  Cette  dépravation  et  cette 
misère  répondent  au  gouvernement  de  la  soumission  du 
peuple.  » 

(1)  Tome  I,  p.  XXXIV. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  231 

Récusera-t-on  le  témoignage  de  Mallet  du  Pan,  parce 
qu'il  était  royaliste?  Mais  le  Directoire  lui-même,  quand 
par  hasard  il  lui  arrivait  d'être  sincère,  ne  parlait  pas 
autrement  dans  ses  documents  officiels.  Le  20  frimaire 
an  V  (10  décembre  1196),  il  envoyait  aux  Cinq-Cents  un 
message  dans  lequel  il  peignait  en  ces  termes  la  situa- 
tion de  la  France,  telle  que  la  République  l'avait 
faite  : 

c Toutes  les  parties  du  Service,  vous  le  savez,  sont 

en  souffrance  :  la  solde  des  troupes  est  arriérée  ;  les  défen- 
seurs de  la  patrie  sont  livrés  aux  horreurs  de  la  nudité  ; 
leur  courage  est  énervé  par  le  sentiment  douloureux  de 
leurs  besoins  ;  le  dégoût,  qui  en  est  la  suite,  entraine  la 
désertion;  les  hôpitaux  manquent  de  fournitures,  de 
feu,  de  médicaments  ;  les  établissements  de  bienfaisance, 
en  proie  au  môme  dénuement,  repoussent  l'indigent  et 
l'infirme,  dont  ils  étaient  la  seule  ressource  ;  les  créan- 
ciers de  l'Etat,  les  entrepreneurs  qui,  chaque  jour,  con- 
tribuent à  fournir  aux  besoins  des  armées,  n'arrachent 
que  de  faibles  parcelles  des  sommes  qui  leur  sont  dues. 
Leur  détresse  écarte  les  hommes  qui  pourraient  faire  les 
mêmes  services  avec  plus  d'exactitude,  ou  à  de  moindres 
bénéfices.  Les  routes  sont  bouleversées,  les  communica- 
tions interrompues,  les  fonctionnaires  publics  sont  sans 
salaire  ;  d'un  bout  à  l'autre  de  la  république,  on  voit  les 
juges,  les  administrateurs  réduits  à  l'horrible  alternative, 
00  de  traîner  dans  la  misère  leur  existence  et  celle  de  leur 
famille,  ou  de  se  déshonorer  en  se  vendant  à  l'intrigue. 
Partout  la  malveillance  s'agite  :  dans  bien  des  lieux, 
l'assassinat  s'organise,  et  la   police  sans  activité,  sans 


232  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

force  parce  qu'elle  est  dénuée  de  moyens  pécuniaires,  ne 
peut  arrêter  ces  désordres.  » 

Quelques  jours  auparavant,  le  16  frimaire,  un  ancien 
conventionnel,  Richard,  avait  présenté  au  conseil  des 
Cinq-Cents  un  rapport  où  il  disait  :  «  Les  vols,  les  assassi- 
nats s'organisent  de  toutes  parts  ;  chaque  jour,  des  événe- 
ments sinistres  effraient  les  citoyens,  et  appellent  l'atten- 
tion des  législateurs.  » 

Tels  étaient,  en  ces  «  belles  années  »  l'abandon  et  la 
barbarie,  l'absence  de  tout  gouvernement  et  de  toute 
administration,  que  les  bêtes  fauves  se  multiplièrent  à 
l'infini,  envahirent  les  campagnes  et  les  dévastèrent.  Le 
Corps  législatif  dut  prendre  des  mesures  pour  arrêter 
ces  ravages.  Le  député  d'Aubermesnil  constata  qu'en 
l'an  VI  il  avait  été  tué  cinq  mille  trois  cent  cinquante  et 
un  loups.  «  Malgré  cette  destruction,  disait-il,  les  ravages 
se  renouvellent,  les  accidents  se  succèdent,  les  plaintes 
se  multiplient  (1).  » 


m. 


M.  Ludovic  Sciout  a  étudié  la  politique  extérieure  du 
Directoire  avec  autant  de  soin  que  sa  politique  intérieure. 
Il  a  montré,  par  des  faits  et  des  pièces  irréfutables,  que 
les  deux  se  valaient. 


(1)  Moniteur  du  23  septembre  1793,  rapport  de  d'Aubermesnil. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  233 

La  France  avait  alors  d'illustres  capitaines,  BonHparte, 
Moreau,  Jourdan,  Hoche,  Kléber,  Desaix,  Charapionnet, 
Joubert.  Grâce  à  eux  la  gloire  souvent  planait  sur  les 
hontes  du  Directoire, 

Ck>mm6  un  aigle  parfois  s'abat  sur  un  fumier. 

Dans  les  victoires  et  les  conquêtes  de  nos  soldats,  nus 
gouvernants  ne  voient  qu'un  moyen  de  trouver  l'argent 
qui  leur  fait  si  grand  défaut  et  que  ne  peut  leur  fournir 
la  France  épuisée,  saignée  aux  quatre  veines.  Ils  rançon- 
nent, ils  spolient  méthodiquement  les  républiques  de 
Hollande,  de  Gènes,  de  Venise,  de  Suisse,  Parme,  Modène, 
l'Etat  Pontifical,  la  Toscane,  les  royaumes  de  Sardaigne  et 
de  Naples.  Pour  mieux  tenir  et  pressurer  ces  pays,  ils 
y  installent  des  républiques  prétendues  alliées,  et  en 
réalité  soumises  à  la  vassalité  la  plus  étroite,  taillables 
et  corvéables  à  merci.  Hs  leur  imposent  des  gouvernants 
bien  triés  sur  le  volet  et  qu'ils  jugent  semblables  à  eux- 
mêmes  ;  et  cependant,  pour  des  motifs  misérables  et 
honteux,  ils  'es  chassent  souvent  avec  mépris  ;  ils  grati- 
fient d'un  ou  de  plusieurs  fructidors  chacune  de  leurs 
républiques  vassales  (i),  et  généraux  et  soldats  français 
s'y  perfectionnent  dans  l'art  d'épurer  les  assemblées  et 
les  directoires.  Les  révolutionnaires  prétendaient  appor- 
ter la  liberté  aux  peuples  étrangers,  et  ils  leur  imposaient 
un  joug  avilissant,  une  ignoble  parodie  du  gouvernement 
constitutionnel.  Après   tout,  n'en   agissaient-ils   pas   de 

(1)  II*  firent  an  fructidor  dans  chacaoe  des  Rtfpabliqa«w  Romaine, 
Ligurienne  et  IlalTétique,  deas  daot  la  République  Batave,  troi*  dans  la 
CiMlpioe. 


234  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

même  avec  les  Français?  Vienne  le  jour  où  un  despote 
les  débarrassera  de  ces  misérables  exploiteurs,  et  tous, 
étrangers  et  Français,  applaudiront  avec  un  égal  enthou- 
siasme. 

Les  nombreux  chapitres  que  M.  Ludovic  Sciout  a  con- 
sacrés, dans  ses  deux  premiers  volumes,  à  l'histoire  de 
ces  diverses  républiques,  sont  peut-être  les  plus  neufs  de 
son  livre.  Ils  suffiraient  à  le  mettre  hors  de  pair,  si  par 
ailleurs  il  n'offrait,  sur  tous  les  points,  une  série  de 
révélations  curieuses,  une  singulière  abondance  de  docu- 
ments précieux  et  de  pièces  inédites. 

Ici  encore  je  ne  puis  que  résumer,  analyser.  Je  dois  me 
contenter  de  signaler  un  ou  deux  des  documents  nou- 
veaux mis  au  jour  par  le  savant  historien. 

Au  commencement  de  1197,  le  général  Bonaparte  enva- 
hit les  Etats  du  pape.  A  la  date  du  15  pluviôse,  an  V 
(3  février  1791),  Larevellière-Lépeaux  et  ses  collègues 
lui  écrivirent  la  lettre  suivante,  copiée  par  M.  Sciout  sur 
le  registre  des  délibérations  secrètes  du  Directoire  : 

«  Citoyen  général  :  En  portant  son  attention  sur  tous 
les  obstacles  qui  s'opposent  à  l'affermissement  de  la  cons- 
titution française,  le  Directoire  exécutif  a  cru  s'apercevoir 
que  le  culte  romain  était  celui  dont  les  ennemis  de  la 
liberté  pouvaient  faire  d'ici  longtemps  le  plus  dangereux 
usage.  Vous  êtes  trop  habitué  à  réfléchir,  citoyen  général, 
pour  n'avoir  pas  senti,  tout  aussi  bien  que  nous,  que  la 
religion  romaine  sera  toujours  Vennemie  irréconciliable 
de  la  république^  d'abord  par  son  essence,  et  en  second 
lieu  parce  que  ses  ministres  et  ses  sectateurs  ne  lui  par- 
donneront jamais  les  coups  qu'elle  a  portés  à  la  fortune 


CAUSERIES  UISTORJQDES.  235 

et  au  crédit  des  premiers,  aux  préjugés  et  aux  habitudes 
des  autres  (i).  //  est  sans  doute  des  moyens  à  employer 
dans  l^  intérieur  pour  anéantir  insensiblement  son 
influence,  soit  par  des  voies  législatives,  soit  par  des 
institutions  qui  effaceraient  les  anciennes  impressions, 
en  leur  substituant  des  impressions  nouvelles,  analogues 
à  l'ordre  de  choses  actuel,  plus  conformes  à  la  raison  et 
à  la  saine  morale.  C'est  au  gouvernement  à  tâcher  de 
découvrir  ces  moyens.  Mais  il  est  un  point,  non  moins 
essentiel  peut-être  pour  parvenir  à  ce  but  désiré,  cest  de 
détruire,  s'il  est  possible,  le  centre  d'unité  df.  l'église 
romaine,  et  c'est  à  vous  qui  avez  su  réunir  jusqu'ici  les 
qualités  les  plus  distinguées  du  général  à  celles  du  politi- 
que éclairé,  à  réaliser  ce  vœu,  si  vous  le  jugez  prati- 
cable. 

c  Le  Directoire  exécutif  vous  invite  donc  à  faire  tout 
ce  qui  vous  paraîtra  possible  (sans  compromettre  le 
salut  de  votre  armée,  sans  vous  priver  des  ressources 
en  tous  genres  que  vous  pourriez  en  retirer  pour  le 
profit  de  votre  armée  et  pour  le  salut  de  la  République, 
et  sans  rallumer  le  flambeau  du  fanatisme  en  Italie,  au  lieu 
de  l'éteindre)  pour  détruire  le  gouvernement  Papal,  de 
manière  que,  soit  en  mettant  Rome  sous  une  autre 
puissance,  soit,  ce  qui  serait  mieux  encore,  en  y  établis- 
sant une  forme  de  gouvernement  intérieur  qui  rendrait 


(1)  «  Lm  réTolutioDnalrM  «ccuMnt  consUmment  I«  oIerg4  d'égarer  let 
Adèle*  tar  l«ar  roaiptê.  Daot  c«  docomrat  Mcret,  le  Direetoire  reooiuuitt 
qu'il  attaque  la  religion  elle-même  et  non  paa  seakoient  le  olergié,  et  que 
l«s  calholiquee  laïque*  doivent  le  regarder  eomiM  leur  ennemi  acharné.  » 
(Note  de  M.  Ludovic  Scioat.) 


236  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

misérable  et  odieux  le  gouvernement  des  prêtres^  le 
Pape  et  le  sacré  collège  ne  pussent  concevoir  l'espoir 
de  siéger  jamais  dans  Rome,  et  fussent  obligés  d'aller 
chercher  un  asile  dans  quelque  lieu  que  ce  fût,  où  au 
moins  ils  n'auraient  plus  de  puissance  temporelle...  » 

Cette  lettre  est  signée  à  la  minute  :  Revellière-Lépeaux, 
Barras,  Rewbell.  M.  Ludovic  Sciout  la  fait  suivre  des 
observations  suivantes  : 

«  Le  Directoire  déclare  très  catégoriquement,  dans 
cette  lettre,  qu'il  ne  se  contente  pas  de  faire  la  guerre 
aux  débris  du  clergé  de  l'ancien  régime,  mais  qu'il 
entend  détruire  le  catholicisme  lui-même,  parce  qu'il 
est,  dans  son  essence^  contraire  à  la  République,  telle 
qu'il  veut  la  pratiquer  à  tout  prix.  On  voit  par  là  com- 
bien étaient  inutiles  les  efforts  de  certains  hommes,  intel- 
ligents et  avisés  sur  d'autres  questions,  pour  arriver  à 
une  sorte  de  conciliation  ;  et  ils  accusaient  d'être  aveu- 
glés parla  haine  et  l'esprit  de  parti  ceux  qui  voyaient 
clair  dans  les  véritables  intentions  des  révolutionnai- 
res! (1)  » 

La  République  de  Venise  avait,  la  première,  reconnu 
la  République  française.  Cela  n'empêcha  pas  Bonaparte 
de  s'en  emparer,  sans  combat  d'ailleurs,  et  par  trahison. 
De  cette  trahison,  des  fourberies  sans  nombre  dont  elle 
fut  accompagnée,  nos  historiens  ne  parlent  guère,  et 
ceux  qui  en  parlent,  par  extraordinaire,  ne  négligent 
rien  pour  la  pallier.  M.  Ludovic  Sciout  estime  que  môme 


(l;  Tome  II,  p.  166. 


CAUSICRILS  HISTORIQUES.  'ISJ 

in  République  et  raôme  Bonaparte  sont,  justiciables 
de  l'histoire.  Il  raconte  les  choses  telles  qu'elles  se  sont 
passées.  Bonaparte  voulait  faire  croire  à  l'Europe  qu'en 
(li^fruisant  la  République  de  Venise  —  qui  n'était  nulle- 
ment en  guerre  avec  la  France  —  il  punissait  avec 
justice  un  gouvernement  assez  perfide  pour  avoir  prémé- 
dité un  massacre  général  des  Français.  Mais  cela  com- 
ment le  faire  croire?  Bonaparte  fit  fabriquer  par  un  agent 
soldé  nommé  Salvadori  un  faux  manifeste  par  lequel  le 
gouvernement  vénitien  invitait  les  peuples  de  la  Terre 
ferme  à  courir  sus  aux  Français!  M.  Ludovic  Sciout 
donne  in  extenso  le  texte  de  ce  faux  manifeste  (1)  et  il 
établit  que  Bonaparte  en  est  bien  l'auteur.  Prenez  garde, 
monsieur  Sciout  ;  en  toute  rencontre  vous  dites  la  vérité, 
rien  que  la  vérité  ;  vous  ne  serez  jamais,  comme  M. 
Thiers,  un  historien  national  ! 


IV. 


Les  derniers  chapitres  du  tome  II,  sont,  eux  aussi, 
particulièrement  intéressants.  L'auteur  y  raconte,  dans 
le  plus  grand  détail,  le  coup  d'Etat  du  18  Fructidor. 

Ce  coup  d'Etat  fut  accompagné  des  mesures  les  plus 
dictatoriales  et  les  plus  odieuses.  Les  18,  19  et  24  Fruc- 
tidor (4,  5  et  10  septembre  1191),  ce  qui  restait  des 
deux  Conseils  vota  les  dispositions  suivantes,  concertées 

(i;  ToiM  II,  p.  806. 


238  CAUSERIES  fflSTORIQUES. 

d'avance  avec  Larevellière  et  ses  complices,  Barras  et 
Rewbell  :  —  loi  annulant  les  élections  de  quarante-deux 
départements  ;  —  loi  autorisant  le  Directoire  à  destituer 
les  magistrats  à  son  gré  et  à  pourvoir  lui-même  aux 
vacances  qu'il  aurait  faites  ;  —  loi  lui  accordant  une 
faculté  arbitraire  de  déportation  contre  les  prêtres  ;  — 
loi  renvoyant  les  émigrés  rentrés  devant  des  commis- 
sions militaires,  qui  devaient  se  borner  à  constater 
l'infraction,  prononcer  la  peine  de  mort  et  la  faire  exécu- 
ter dans  les  vingt-quatre  heures  ;  —  loi  condamnant  à 
la  déportation  65  hommes  politiques,  dont  deux  direc- 
teurs Carnot  et  Barthélémy,  42  membres  du  conseil  des 
Cinq-Cents  et  11  du  conseil  des  Anciens  ;  —  loi  condam- 
nant à  la  déportation  les  propriétaires  entrepreneurs,  les 
directeurs,  auteurs  et  rédacteurs  de  42  journaux. 

C'est  ce  coup  d'Etat  que  jusqu'ici  les  historiens  du 
Directoire  ont  presque  tous  cru  devoir  approuver.  Thiers 
surtout  est  ravi  de  voir  ces  députés  qu'on  jette  par  la 
fenêtre,  et  il  prend  même  assez  facilement  son  parti 
d'en  voir  quelques-uns  déportés  à  la  Guyane.  Un  jour 
est  venu  où  le  18  Fructidor  a  servi  de  modèle  à  un 
autre  coup  d'Etat,  et  où  M.  Thiers  a  été  —  non  pas 
déporté  à  la  Guyane  —  mais  retenu  en  prison,  avec 
toutes  sortes  d'égards,  pendant  une  huitaine  de  jours. 
A  cette  occasion,  il  a  fait  retentir  le  monde  de  ses  cris  ; 
la  mort  seule  était  capable  de  punir  un  tel  attentat  ! 
Certes,  le  crime  était  abominable,  mais  M.  Thiers  ne 
l'avait-il  pas  amnistié  d'avance  en  approuvant  le  18 
Fructidor? 

M.  Thiers  écrivait  sous  la  Restauration  et  il   amnistiait 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  239 

alors,  quand  il  ne  le  glorifîait  pas,  tout  ce  qui  avait  été 
fait  dans  le  sens  de  la  révolution.  M.  Granier  de  Cassa- 
gnac,  lui,  écrivait  au  lendemain  du  2  décembre  1851  ;  il 
était  au  premier  rang  des  vainqueurs,  et  il  était  dans  son 
rôle  de  journaliste  officieux,  sinon  d'historien,  en  prenant 
parti  pour  les  auteurs  du  18  Fructidor.  Justifier  les  coups 
d'Etat  du  passé,  n'était-ce  pas  en  même  temps  justifier 
celui  auquel  il  venait  de  prendre  part?  Il  essaya  donc 
d'établir  que  le  Directoire  avait  été  attaqué  et  qu'il  n'avait 
fait  que  se  défendre  ;  que  son  coup  d'Etat  militaire  avait 
été  nécessaire  et  légitime  en  présence  de  la  conspiration 
royaliste  préparée  et  organisée  par  les  Conseils.  Il  écrit, 
dans  le  sommaire  de  son  livre  XXXl*  :  Conspiration 
avérée  da  corps  législatif.  (1)  Seulement,  cette  cons- 
piration, il  ne  la  prouve  pas.  Tout  ce  qu'il  a  trouvé  de 
plus  fort  pour  l'établir,  c'est  un  passage  des  Mémoires 
de  Mallet  du  Pan,  écrivant  à  la  date  du  n  août  1197  : 

«  Les  Conseils  et  le  Directoire  viennent  de  faire  assaut 
de  malhabileté.  Ils  ont  ajourné  la  bataille,  par  l'effet 
d'une  peur  réciproque  ;  ils  se  sont  embrassés,  comme 
Cléopâtre  embrasse  Rodogune,  et  comme  Néron  embrasse 
Britannicus,  pour  mieux  s'étouffer.  Les  Conseils  ne  sa- 
vent que  décréter;  ils  sont  une  preuve  quune  grande 
(usemblée  délibérative  en  France  ne  sera  jamais  qu'une 
pétaudière  ou  un  brûlot.  (2).  » 

Les  Conseils  ne  savent  que  décréter  :  donc,  ils  ne 
conspirent  pas.  C'est  ce  que  montre  très  bien  Mallet    du 


(DTooM  II. 

(<)  Mémoiret  de  Mallet  du  Pao,  T.  Il,  p.  S16. 


240  CAUSERIES  fflSTORIQUES. 

Pan,  si  singulièrement  invoqué  ici  par  M.  Granier  de 
Cassagnac  à  l'appui  de  sa  tiièse.  A  la  date  du  30  juillet 
4797,  l'éminent  publiciste  (c'est  Mallet  du  Pan  que  je 
veux  dire)  déplore  la  faiblesse  et  l'aveuglement  des 
Conseils,  qui,  en  face  d'un  ennemi  décidé  à  agir  révolu- 
tionnairement,  se  refusent  à  sortir  des  voies  constitu- 
tionnelles et  ne  veulent  employer  que  des  moyens  légaux. 

«  Se  défendre  constitutionnellement,  écrit-il,  tandis 
que  le  Directoire  attaque  révolutionnairement,  c'est  se 
dévouer  à  une  perte  inévitable.  Les  suites  de  la  crise 
actuelle  tiendront  donc  au  choix  que  feront  les  Conseils 
d'un  plan  ou  d'une  résistance  active,  et  de  la  prompti- 
tude avec  laquelle  ils  l'adopteront.  Sans  cela,  ils  seront 
épurés,  proscrits,  décimés,  tel  est  le  but  du  Directoire 
■et  des  Jacobins.  Il  y  a  tout  à  craindre  de  cette  classe 
d'idiots  et  d' équilibristes  qui,  dans  les  Conseils,  jouent  le 
rôle  de  danseurs  de  corde,  et,  opinant  sans  cesse  pour 
les  tempéraments,  finiront  par  culbuter  leur  assemblée  et 
se  casser  le  cou  eux-mêmes .  (1)  » 

Quelques  jours  plus  tard,  à  la  veille  même  du  coup 
d'Etat,  Mallet  du  Pan  constate  avec  désespoir  que  les 
Conseils  se  confinent  de  plus  en  plus  et  se  perdent  dans 
la  «  politique  des  tempéraments  ».  —  «  L'opinion  pu- 
blique, dit-il,  est  cent  fois  plus  forte,  plus  prononcée, 
plus  hardie  que  les  Conseils.  Elle  les  pousse,  bien  loin 
d'en  être  animée.  Ils  ne  savent  tirer  aucun  parti  de  ce 
sentiment  des  quatre-vingt-dix  centièmes  de  la  nation, 


(1)  Correspondance  de  Mallet  du  Pan,  T.  II,  p.  309. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  241 

qu'il  lear  serait  aisé  d'électriser,  et  qu'une  conduite  am- 
biguë tend  à  décourager  (i)  ». 

Après  M.  de  Barante,  M.  Taine  et  M.  Victor-Pierre  (2), 
mais  avec  beaucoup  plus  de  détails,  M.  Ludovic  Sciout 
démontre,  de  la  façon  la  plus  concluante,  que  cette  cons- 
piration imputée  aux  Conseils  par  les  proscripteurs  de 
fructidor  et  par  les  historiens  révolutionnaires  et  bona- 
partistes, n'a  pas  existé;  que  les  prétendus  conspira- 
teurs non  seulement  n'ont  pas  agi,  mais  qu'ils  n'étaient 
pas  organisés  pour  agir. 

Voilà  donc  enfîn  une  Histoire  du  Directoire,  complète, 
définitive,  de  tous  points  excellente.  J'y    signalerai    ce- 
pendant une  lacune.  Au  18   fructidor,    le   Directoire   tua 
tous  les  journaux  indépendants.  Avant  son  coup  d'Etat, 
il  avait  tout  fait   pour  les  entraver  et  les  effrayer.   Le 
16  avril  1196,  il  avait  fait  voter  une  loi  qui  punissait  de 
mort  «  tous  ceux  qui,  par  leurs  discours  ou  leurs  écrits 
distribués  ou  affichés,  provoquent  la   dissolution  de   la 
représentation  nationale  ou  du  Directoire,  le  meurtre  de 
tous  ou  aucun  de  ceux  qui  les  composent,  ou  le  rétablis- 
sement de  la  royauté,   ou   celui   de  la   Constitution  de 
l'î93,  ou  celui  de  la  Constitution   de  1191,   ou  la  loi 
agraire  ».  Sous  couleur  de  combattre    les    anarchistes, 
celle  loi  du  16  avril   visait,  en  réalité,  les  royalistes  et 
les  mudcrés.  Son  extrême  rigueur  empêcha  son  applica- 
tion, et  jusqu'au  4  septembre   1191,  la   liberté    de  la 

(1)  Mallet  da  Pao.  T.  II,  p.  348. 

(2)  Baranta,    Histoire  du    Dirtctoirs,  T.  U  ;  Tain*,    la  RévoluHoH, 
T.  m,  p.  S79  à  590;  Victor-Piarre,  la  Terreur  toua  U  Directoire. 

16 


242  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

presse  exista  de  fait.  Les  journalistes  modérés  et  monar- 
chiques, Michaud,  Fiévée,  La  Harpe,  Fontanes,  Morellet, 
Richer  Sérizy,  Beaulieu,  et  vingt  autres  déployèrent  le 
plus  rare  courage.  J'aurais  voulu  que  M.Ludovic  Sciout 
consacrât  au  moins  un  chapitre  à  ces  braves  gens.  Je 
lui  demanderai  aussi  de  réserver  une  place  dans  ses 
prochains  volumes  au  mouvement  intellectuel,  littéraire 
et  artistique.  11  conviendra  de  même,  je  le  crois,  de  ne 
pas  négliger  la  peinture  de  l'effroyable  corruption  de  cette 
misérable  époque.  Les  événements  politiques  et  militaires 
ne  sont  pas  toute  l'histoire;  peut-être  n'en  sont-ils  que 
le  petit  côté.  M.  Ludovic  Sciout  le  sait  mieux  que  per- 
sonne, lui  qui  n'a  pas  craint  de  consacrer  à  l'étude  de  la 
question  religieuse  sous  la  Révolution  un  travail  si  con- 
sidérable, quatre  volumes  qui  en  valent  huit  (1). 

Son  ouvrage  sur  le  Directoire  est  savamment  com- 
posé, écrit  avec  soin,  neuf,  impartial  ;  mais  l'impartia- 
lité cliez  M.  Ludovic  Sciout  n'est  pas  de  l'indifférence. 
Il  n'est  pas  de  ceux  qui  se  préoccupent  avant  tout  d'user 
de  tempéraments,  et  se  tiennent  pour  sattisfaits  quand  ils 
ont  renvoyé  les  partis  dos  à  dos.  Il  ne  se  cache  pas 
d'avoir  des  principes  arrêtés  et  des  convictions  profondes. 
11  se  prononce  très  hautement  pour  le  droit  contre  l'usur- 
pation, pour  la  fidélité  contre  la  révolte,  pour  la  vertu 
contre  le  crime,  pour  la  religion  contre  l'impiété,  pour  la 
monarchie  contre  la  révolution.  Je  ne  m'en  défends  pas, 
j'aime  par-dessus  tout  ces  livres  où  l'auteur  est  vrai, 
consciencieux,  sincère,  mais  oîi  il  n'est  pas  neutre. 

(i)  Histoire   de  la  Constitution  civile  du   clergé,  4  vol.  in-S"  Firmin- 
Didot.  1872-1881. 


XII 


QUIBERON  (1). 


Il  y  a  quelques  semaines,  le  21  juillet  1895,  je  visitais 
le  champ  de  bataille  où,  il  y  a  cent  ans,  le  21  juillet 
1195,  Sombreuil  et  ses  compagnons  furent  vaincus  par. 
les  soldats  de  Hoche.  Le  livre  de  M.  l'ahbé  Le  Garrec  à 
la  main,  j'ai  parcouru  la  presqu'île  de  Quiberon,  depuis 
le  fort  Penthièvre  qui  défend  la  presqu'île  à  l'entrée, 
jusqu'au  Fort-Neuf,  situé  à  la  pointe  extrême,  un  peu  en 
avant  de  Port-Haliguen.  C'est  là,  sur  cette  falaise  d'une 
lieue  Lt  demie  de  long,  sur  ces  dunes  à  peine  élevées  de 
quelques  mètres  au-dessus  du  niveau  delà  mer  qui  l'en- 
serre des  deux  cùtés,  que  sont  tombés  tant  de  braves, 
royalistes  et  républicains.  C'est  là  que  fut  moissonnée 
l'élite  de  la  noblesse  française,  l'élite  de  ces  preux  dont 
les  pères,  depuis  tant  de  siècles,  avaient,  sur  tant  de 
champs  de  bataille,  versé  leur  sang  pour  la  France.  Ceux 
qui  périrent  à  Quiberon,    le   il    juillet,    tombèrent  en 


(1)  QLiBKRON,  la  Bataille  et  U  Martyre^  p«r  FcbM  logtaM  Lt  Qmnte, 
Un  Toluuie  in-t8.  A  Auny  ch*z  Rolando  Rmaiid,  imprinMor^^dittar.  1805. 


244  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

héros.  Ceux,  en  plus  grand  nombre,  qui,  faits  prison- 
niers et  traduits  devant  les  commissions  militaires,  furent 
fusillés  à  Vannes,  à  Auray,  à  Kergroix,  à  Quiberon  et  à 
Kerbonnec,  moururent  en  martyrs. 

Après  avoir  parcouru  le  champ  de  bataille,  j'ai  voulu, 
toujours  avec  M.  l'abbé  Le  Garrec  pour  guide,  visiter 
«  les  champs  du  martyre  ». 

A  Vannes,  au  sud  de  la  ville,  un  chemin  sinueux  et 
ombragé  conduit  insensiblement,  de  terrasse  en  terrasse, 
depuis  la  rivière  qui  coule  en  bas  jusqu'à  une  place  très 
spacieuse,  coupée  d'allées  transversales,  plantée  d'arbres 
magnifiques  et  appelée  la  Garenne.  Un  mur  élevé  sépare 
l'ancien  couvent  des  Hospitalières  de  la  promenade 
d'aujourd'hui  ;  c'est  au  pied  de  ce  mur,  dans  Vallée  des 
soupirs,  qu'on  amena  d' Auray,  pour  les  fusiller,  Charles 
de  Sombreuil,  Mgr  de  Hercé,  évêque  de  Dol,  un  chevalier 
de  Saint-Louis,  François  Petit  Guyot,  un  jeune  homme, 
René  de  la  Landelle,  et  douze  prêtres.  Les  cadavres  y 
furent  laissés  longtemps,  dépouillés  de  leurs  vêtements. 
Le  sang  coulait  en  abondance  sur  le  sol,  et  les  chiens 
venaient  s'en  «  regorger  ».  L'administration  municipale 
fit  entendre  des  plaintes,  non  pas  au  nom  de  l'humanité, 
mais  au  nom  de  la  salubrité  publique.  Les  cadavres  nus 
furent  alors  transportés  au  cimetière  de  Boismoro  (1)  et 
l'on  décida  de  conduire  les  nouvelles  victimes  à  quelque 
distance  de  la  ville. 

Tantôt  les  convois  se  dirigeaient  du  côté   de   VErmi- 


(1)  Ce  cimetière  entourait  régllse  paroissiale    de    St    Patem,    dans    la 
ville  de  Vannes. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  245 

tage,  à  droite  du  canal.  Les  fosses  qu'on  creusait  pour 
recevoir  les  cadavres  s'espaçaient  de  l'ancienne  commu- 
nauté de  Lassentière  jusqu'à  la  rive  qui  porte  encore 
aujourd'hui  le  nom  de  Pointe  des  Emigrés.  Tantôt  on 
les  conduisait,  de  l'autre  côté  du  canal,  sur  les  terres  de 
VArmor. 

Les  jeunes  qui  bénéficièrent  (?)  d'un  sursis  furent  exé- 
cutés dans  un  autre  endroit.  A  un  kilomètre  environ  de 
Vannes,  sur  la  route  qui  conduit  à  Sainte- Anne,  non  loin 
de  l'ancien  couvent  des  Carmes,  au  Boudon,  on  voit  une 
prairie  humide  où  coule  une  fontaine.  Là  périrent  une 
soixantaine  de  jeunes  gens. 

Quelques  autres  prisonniers  furent  fusillés  à  Vannes 
même,  dans  l'étroit  triangle  que  forme  le  portail  de  la 
Communauté  de  la  retraite  (ancien  grand  séminaire)  avec 
la  grande  voûte  de  la  rue  du  Mené,  avec  laquelle  il  se 
trouve  en  faux  équerre. 

Combien  y  eut-il  de  victimes  à  Vannes?  Un  écrivain 
favorable  à  la  Révolution  compte  cinq  cents  émigrés  ou 
chouans  qui  avaient  subi  la  peine  de  mort  avant  le  8  août. 
Si  l'on  ajoute  à  ce  nombre  celui  des  soixante  jeunes 
gens  dont  le  sursis  ne  fit  que  retarder  le  martyre,  et 
les  quatre  cents  chouans  que  l'épidémie  enleva  dans 
les  carrières  de  la  communauté  du  Père  Eternel,  on 
arrive  au  chiffre  approximatif  de  mille  victimes.  M.  l'abbé 
Le  Garrec  croit  que  le  chiffre  véritable  est  encore 
plus  élevé  (I). 


(1)  QuibêroHf  p.  S47. 


246  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

Les  condamnés  des  deux  commissions  militaires  d'Auray 
furent  exécutés,  à  trois  quarts  de  lieue  environ  de  cette 
ville,  dans  la  vallée  d'Auray,  au  lieu  où  se  dresse  main- 
tenant la  chapelle  expiatoire  et  que  la  voix  populaire  a 
nommé  le  Champ  des  Martyrs. 

En  même  temps  que  celles  de  Vannes  et  d'Auray,  trois 
autres  commissions  militaires  fonctionnaient  dans  la 
presqu'île  :  l'une  siégeait  au  presbytère  de  Quiberon  ; 
l'autre  au  quartier  général  de  Saint-Pierre,  tantôt  à  Port- 
d'Orange,  tantôt  à  Kerdavid  ;  la  troisième  au  village  de 
Kerrand. 

La  commission  de  Kerrand  faisait  exécuter  ceux  qu'elle 
jugeait  du  côté  de  la  baie,  au-dessous  du  village  de 
Kerbonnec,  tout  près  d'un  pont  qui  sépare  la  plage  d'un 
petit  étang  marécageux. 

Celle  de  Saint-Pierre  faisait  fusiller  les  condamnés  au 
pied  d'un  monticule  qui  s'élève  non  loin  du  village  de 
Kergroix  dans  un  endroit  qui  s'appelle  aujourd'hui  la 
fosse  des  martyrs. 

A  Quiberon,  enfin,  quand  les  blessés  ne  pouvaient 
quitter  leurs  chambres  ou  les  grabats  qu'ils  occupaient 
dans  l'église,  on  les  fusillait  à  l'endroit  même  où  ils  se 
trouvaient.  Ainsi  mourut  Prévost  de  la  Voltais,  atteint 
dans  le  combat  du  21  juillet  de  trois  blessures  et  qui  fut 
fusillé  le  lendemain  même  du  jour  où  le  chirurgien  lui 
avait  coupé  la  jambe.  Si  les  blessés  pouvaient  encore  se 
tenir  debout,  on  les  fusillait  dans  la  cour  même  du  pres- 
bytère où  la  commission  tenait  ses  séances.  Le  vicomte 
de  Belizal  avait  reçu  une  balle  en  pleine  poitrine  dans  la 
journée  du  13;  on  le  plaça  dans  la  cour  sur  un  fumier 


CAUSKKIËS  HISTORIQUES.  ^47 

pour  recevoir  les  balles  du  peloton  d'exécution.  Quant  à 
ceux  qui  pouvaient  marcher,  on  les  conduisait  à  quelque 
distance  du  bourg.  Les  uns  étaient  dirigés  vers  le  Zal. 
On  appelle  encore  de  ce  nom  une  pâture  située  à  Test  du 
bourg,  derrière  le  mur  élevé  d'un  verger  qui  sépare  les 
maisons  des  champs  et  que  contourne  un  chemin  de 
ronde.  Les  autres  étaient  conduits  du  côté  de  la  mer,  tout 
près  de  la  grèi)e.  Pendant  longtemps  la  croix  des  Dcri- 
niaux  a  marqué  l'emplacement  où  l'on  fusillait  les  vic- 
times; elle  n'existe  plus. 

Il  faut  lire,  dans  l'ouvrage  de  M.  l'abbé  Le  Garrec  le 
détail  de  ces  exécutions.  S'il  n'y  a  pas  eu  de  capitula- 
tion, le  21  juillet  1798,  les  massacres  qui  ont  suivi 
restent  encore  comme  un  des  forfaits  les  plus  odieux 
de  la  révolution.  Mais  s'il  y  a  eu  une  capitulation,  ces 
massacres  sont  un  crime  inouï,  un  des  plus  lâches  qu'ait 
jamais  enregistrés  l'histoire. 


II 


Y  a-t-il  eu,  ou  non,  capitulation? 

M.  l'abbé  Le  Garrec  a  discuté  cette  question  avec  un 
soin  infini,  avec  une  lumineuse  clarté.  Je  voudrais  l'expo- 
ser à  mon  tour,  en  apportant,  s'il  se  peut,  quelques  faits 
et  quelques  arguments  nouveaux. 

Il  est  un  premier  point  sur  lequel  tout  le  monde  est 
d'accord.  Les  soldats  de  Hoche,  dans  la  journée  du 
21  juillet,  ont  crié,  à  plusieurs  reprises,  aux  soldats  de 
Sombreuil  :  <  Rendez- vous  ;  vous  serez  traités  comme  pri- 


248  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

sonniers  de  guerre...  Nous  sommes  tous  Français...  Il  ne 
vous  sera  fait  aucun  mal.  »  C'est  là  un  fait  que  recon- 
naissent eux-mêmes  les  historiens  les  plus  hostiles  aux 
royalistes.  Aussi  bien,  toute  contestation  à  cet  égard 
serait  impossible,  en  présence  de  la  lettre  du  chef  de 
bataillon  Douillard,  qui,  nommé  par  le  général  Lemoine, 
le  l*'  août,  président  de  la  commission  militaire  de 
Vannes,  déclina  en  ces  termes  la  mission  qu'on  voulait 
lui  confier  : 

«  Citoyen  général,  j'aime  bien  la  république  ;  je  déteste 
les  ex-nobles  et  les  chouans  :  je  les  combattrai  jusqu'à  la 
mort.  Mais  sur  le  champ  de  bataille  j'ai  voulu  les  épar- 
gner ;  j'ai  prononcé  avec  tous  mes  camarades  les  mots  de 
la  capitulation  honorable.  La  république  ne  croit  pas 
devoir  reconnaître  le  vœu  de  ses  soldats .  Je  ne  peux  plus 
juger  ceux  que  j'ai  absous  le  sabre  à  la  main  »  (1). 

Les  émigrés  cependant  essayaient  de  rejoindre  les 
frégates  anglaises.  Les  chaloupes  étaient  rares,  les  vagues 
furieuses;  le  rembarquement  ne  se  pouvait  faire  qu'avec 
les  plus  grandes  difficultés  et  une  extrême  lenteur. 
Sombreuil  continuait  donc  la  lutte,  afin  d'assurer  le  salut 
du  plus  grand  nombre  possible  de  ses  compagnons.  Au 
moment  où  un  dernier  choc  allait  avoir  lieu  au  Fort- 
Neuf,  ces  paroles  furent  de  nouveau  entendues  :  «  Bas 
les  armes,  les  prisonniers  seront  épargnés  (2)  !  »  L'em- 
barquement était   loin   d'être  terminé;  il   se  présentait 


(1)  Le  Qarr«c,  p.  300. 

(2)  Victoires  et  Conquêtes,    T.   IV,  p.  229.  —  La   France  militaire, 
T.U,p.7. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  249 

peut-être  pour  Sombreutl  un  moyen  d'arracher  à  la  mortel 
au  massacre  les  braves  gens  qui  l'entouraient.  Des 
parlementaires  furent  envoyés  vers  les  républicains. 

Dès  que  l'on  put  s'avancer  entre  les  deux  armées,  les 
deux  chefs  se  rencontrèrent  sur  une  petite  butte,  auprès 
d'une  fontaine  qui  existe  encore  aujourd'hui. 

Qu'il  y  ait  eu  un  entretien  entre  Uoche  et  Sombreuil, 
cela  non  plus  ne  se  peut  nier.  Le  fait  est  attesté  par 
plusieurs  officiers  républicains,  par  le  chef  de  bataillon 
Rouvier,  par  le  capitaine  Laville,  aide  de  camp  du  géné- 
ral Humbert,  par  Rouget  de  Lisle,  qui  avait  suivi  l'armée 
de  Hoche  en  qualité  de  volontaire  et  fut  témoin  des  événe* 
ments  du  Fort-Neuf.  Le  témoignage  de  ce  dernier  est  ici 
d'autant  moins  suspect,  qu'il  n'a  écrit  ses  Mémoires  sur 
Vexpédition  de  Quiberon,  c'est  lui-même  qui  le  déclare, 
que  «  pour  combattre  Vopinion  accréditée  d'une  capitu- 
lation faite  avec  les  émigrés.  »  Il  reconnaît  qu'un  entre- 
tien a  eu  lieu  entre  Hoche  et  Sombreuil  ;  il  raconte, 
d'après  ses  souvenirs  personnels,  que  les  deux  généraux 
se  promenèrent  seuls  pendant  quelque  temps  sur  le  bord 
d'un  rocher  qui  dominait  la  mer,  et  qu'ils  furent  bientôt 
rejoints,  par  les  deux  représentants  Rlad  et  Tallien. 
D'après  lui,  la  conférence  une  fois  terminée,  Sombreuil, 
en  retournant  vers  les  siens,  avait  l'air  tranquille  et  rési- 
gné; Hoche  en  revenant  au  fort  Penthièvre  «  marchait 
seul  en  avant,  absorbé  dans  une  rêverie  mélancolique  qui 
contrastait  avec  l'ivresse  accoutumée  de  la  victoire.  * 

Que  s'était-il  passé  dans  cet  entretien  ?  Rien,  absolu- 
ment rien,  répondent  d'une  commune  voix  les  écrivains 
favorables  à  la  révolution.  H  D'y  a  pas  eu  de  capitulation. 


250  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

Mais  alors,  s'il  ne  s'est  rien  passé,  s'il  n'y  a  pas  eu  de 
capitulation,  le  combat  va  continuer.  Les  émigrés  et  les 
chouans  sont  encore  au  nombre  de  trois  mille  cinq  cents, 
dont  cinq  cents  au  moins  retranchés  dans  le  Fort-Neuf. 
Ils  ont  encore  des  munitions,  et,  à  défaut  de  cartouches,  il 
leur  resterait  le  fer  de  leurs  baïonnettes.  Tous —  et  leurs 
ennemis  eux-mêmes  l'ont  reconnu  —  tous  sont  animés 
du  plus  rare  courage  :  on  le  verra  bien  encore  dans 
quelques  jours.  Il  n'en  est  pas  un  qui  n'ait  fait  d'avance 
le  sacrifice  de  sa  vie.  Et  ces  soldats,  ces  gentilshommes, 
sans  raison,  sans  motifs,  mettront  bas  les  armes,  ils  se 
rendront  sans  conditions,  quand  une  partie  d'entre  eux, 
grâce  à  une  résistance  désespérée,  peut  encore  se  rem- 
barquer !  Et  c'est  un  héros,  comme  Sombreuil  qui,  sans 
avoir  à  leur  offrir  aucune  compensation,  enlève  à  ses 
soldats  malheureux,  à  ses  amis,  la  seule  chose  qui 
leur  restât,  la  joie  douloureuse  et  suprême  de  mourir  en- 
sevelis dans  leur  défaite,  et,  en  mourant,  de  sauver  une 
partie  de  leurs  compagnons  !  C'est  Sombreuil  qui  leur 
ordonne  de  ne  plus  combattre,  de  se  réserver  afin  de  se 
donner,  dans  quelques  heures,  en  spectacle  à  leurs  enne- 
mis, aux  patriotes  de  villages  qui  seront  là  pour  les  voir 
passer  devant  des  commissions  militaires,  pour  les  voir 
tomber,  au  coin  d'un  mur,  sous  les  balles  du  peloton 
d'exécution  !  Car  enfin  ces  émigrés,  qui  se  rendent  pri- 
sonniers, —  sans  capitulation,  dites-vous,  —  savent  bien 
qu'ils  n'ont  aucune  faveur  à  attendre.  Pour  eux,  point  de 
grâce.  La  loi  est  formelle  et  impitoyable.  C'est  la  mort 
—  la  mort  certaine,  inévitable  —  dans  les  vingt-quatre 
heures.    Vingt-quatre  heures  de   répit,  —  vingt-quatre 


CAU8BRIB8  HISTORIQl'ES.  251 

heures  d'humiliation  et  d'outrages,  —  c'est-là  tout  ce 
qu'ils  peuvent  espérer,  et  à  une  telle  espérance  ils  sacri- 
fieront l'honneur  de  mourir  en  se  défendant,  de  mourir 
pour  cette  cause  qui  leur  fut  toujours  plus  chère  que  la 
vie  !  —  A  qui  fera-t-on  croire  que  ces  hommes  aient  pu 
cesser  le  combat  dans  de  telles  conditions?  S'il  y  a  eu 
capitulation,  tout  s'explique.  S'il  n'y  a  pas  eu  capitula- 
tion, la  conduite  de  Sombreuil  et  celle  de  ses  compagnons 
reste  la  plus  inexplicable  du  monde.  Et  ce  n'est  pas  assez 
dire,  elle  n'est  pas  seulement  inexplicable  :  elle  est 
impossible. 

Ce  n'est  pas  tout.  Le  combat  a  cessé.  Cependant  la 
frégate  anglaise  la  Pomone  et  la  corvette  V Alouette  sont 
près  du  rivage,  et  cette  dernière,  armée  de  vingt-quatre 
canons,  continue  de  diriger  contre  les  républicains  le  feu 
de  ses  batteries.  A  ce  moment,  Hoche  demande.  Hoche 
exige  que  les  royalistes  fassent  cesser  le  feu  de  la  cor- 
vette anglaise.  C'est  encore  là  un  fait  sur  lequel  s'ac- 
cordent tous  les  historiens  ;  il  est  reconnu  exact  par  Rou- 
get de  Lisie,  qui  était  auprès  du  général.  Qui  ne  voit 
tout  de  suite  que  ce  fait  est  à  lui  seul  une  preuve  cer- 
taine de  l'existence  de  la  capitulation  ?  Si  Hoche  n'a  pris 
aucun  engagement  vis-à-vis  de  Sombreuil,  il  n'a  le  droit 
de  rien  exiger  ;  s'il  n'a  pas  promis  d'épargner  la  vie  des 
vaincus,  il  ne  peut  leur  demander  de  faire  cesser  le  feu 
qui  porte  la  mort  dans  les  rangs  de  ses  soldats.  Le  bon 
sens  parle  ici  plus  haut  que  toutes  les  subtilités  :  c'est 
l'évidence  même. 

Et  voilà  qu'aussitùt  un  autre  fait,  non  moins  significa- 
tif, va  faire  ressortir,  avec  plus  d'éclat   encore,  si  c'est 


252  cAUSEiaES  historiques  . 

possible,  la  réalité  de  la  capitulation.  Les  royalistes 
défèrent  sur-le-champ,  à  la  demande  de  Hoche.  Les 
chaloupes  d'embarquement  se  sont  éloignées,  chassées 
par  les  canons  des  républicains  qui  les  mitraillaient.  Com- 
ment prévenir  la  corvette?  Un  jeune  officier  de  marine, 
Joseph  de  Gesril  du  Papeu,  se  jette  à  la  nage;  il  s'ap- 
proche de  V Alouette  ;  on  l'y  fait  monter.  Sa  mission  ac- 
complie, il  veut  retourner  aussitôt  à  terre.  On  le  supplie 
de  rester  à  bord  ;  il  répond  qu'une  capitulation  a  eu  lieu, 
qu'il  est  donc  prisonnier  de  guerre,  et  que  l'honneur  lui 
commande  d'aller  se  remettre  aux  mains  des  républicains. 
On  lui  refuse  un  canot,  alors  il  se  jette  de  nouveau  à  la 
mer,  et,  au  prix  de  nouveaux  périls,  revient  se  constituer 
prisonnier. 

Ou  cet  héroïque  épisode  est  une  pure  légende^  ou  la 
capitulation  a  existé.  Ceux  qui  nient  la  capitulation 
l'ont  bien  compris  ;  aussi  ont-ils  essayé  de  contester  le 
fait  lui-même  ;  mais  il  est  attesté  par  trop  de  témoins 
pour  qu'on  puisse  le  mettre  en  doute.  Ces  témoins  sont 
de  ceux  dont  la  parole  ne  se  peut  récuser.  En  voici  la 
liste  :  1°  Chaumereix  ;  2°  Berthier  de  Grandry  ;  3**  la 
Bothelière,  colonel  d'artillerie  ;  4°  Cornulier-Lucinière  ; 
5°  La  TuUaye  ;  6°  Du  Fort  ;  T  le  contre-amiral  Vossey  ; 
8"  le  baron  de  Gourdeau  ;  9°  le  capitaine  Rothier,  de  la 
légion  nantaise.  Le  fait  d'ailleurs  est  consigné  dans  une 
lettre  écrite  des  prisons  de  Vannes  par  Gesril  du  Papeu  à 
son  père,  le  21  juillet  1795.  A  quelques  jours  de  là,  le 
jeune  héros  était  fusillé. 


CAUSKKIES    HlSTOmuUKS.  2'hi 


III. 


Le  soir  du  combat  —  et  de  la  capitulation,  —  la  dé- 
monstration de  son  existence  n'est-elle  pas  déjà  faite, 
encore  bien,  nous  Talions  voir,  que  d'autres  preuves,  et 
en  grand  nombre,  se  puissent  ajouter  à  celles  que  nous 
venons  de  fournir?  —  le  soir  de  la  capitulation,  le  convoi 
des  prisonniers  fut  dirigé  sur  Auray.  Les  soldats  de 
l'escorte  étaient  peu  nombreux,  la  nuit  sombre  et  plu- 
vieuse, la  route  mauvaise.  Rien  n'était  plus  facile  que  de 
s'échapper  dans  un  pays  coupé  de  fossés,  de  landes  et  de 
chemins  creux.  Les  prisonniers  pouvaient  même,  à  la 
rigueur,  et  sans  grand  danger,  désarmer  leurs  gardiens. 
Le  général  Hombert,  qui  commandait  le  convoi,  pré- 
voyant la  facilité  des  évasions,  demanda  aux  prisonniers 
leur  parole  d'honneur  qu'ils  ne  chercheraient  pas  à 
s'échapper,  et  cette  parole,  ils  la  donnèrent.  Si  les  uns 
et  les  autres  n'avaient  pas  tenu  pour  certaine  l'existence 
d'une  capitulation,  comment  Humberl  aurait  il  exigé  cette 
promesse,  et  comment  les  émigrés  se  seraient-ils  crus 
obligés  de  la  tenir  ?  On  peut  à  la  rigueur  l'imposer  à  des 
prisonniers  de  guerre  ;  on  ne  la  demande  pas  à  des  hom- 
mes qu'on  regarde  et  qui  se  regardent  eux-mêmes  comme 
condamnés  à  mort.  Les  émigrés,  s'ils  n'étaient  plus,  en 
effet,  que  des  victimes  que  l'on  traînait  à  l'abattoir,  pou- 
vaient-ils prêter  de  leur  plein  gré  un  tel  serment,  se 
retirant  ainsi  la  dernière  planche  de  salut?  Et  s'ils  ne  la 
faisaient  que  malgré  eux,  si  on  la  leur  arrachait,  en  quoi 


254  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

cette  promesse  pouvait-elle  les  obliger  ?  —  Et  pourtant 
tous  les  témoignages  s'accordent  à  dire  que  cette  pro- 
messe, tous  la  tinrent.  Ils  se  regardaient  comme  person- 
nellement engagés  par  la  parole  que  Sombreuil  avait  don- 
née en  leur  nom.  Pas  un  ne  s'échappa,  «  Filez,  c'est  le 
plus  sûr  »,  leur  disaient  les  officiers  et  les  soldats  de 
l'escorte  (1).  Ils  restaient,  ils  croyaient  que  les  républi- 
cains seraient  fidèles  à  leur  parole,  comme  ils  se  mon- 
traient fidèles  à  la  leur.  Louis  de  Langle  et  Louis  de 
Talhouët,  passant  à  côté  de  la  demeure  d'une  de  leurs 
parentes,  ne  purent  s'empêcher  de  remarquer  combien  il 
leur  serait  facile  de  disparaître.  Mais  à  peine  eurent-ils 
communiqué  l'idée  de  fuir  à  leur  oncle  Armand  de  Boco- 
zel,  chevalier  de  Saint-Louis,  qu'ils  la  repoussèrent  tous 
trois  comme  une  félonie  (2).  M.  de  Chaumereix  s'était 
égaré  dans  les  ténèbres  :  il  appela  à  haute  voix  ;  deux 
soldats  s'approchèrent  et  le  reconduisirent  au  détache- 
ment. Robert  de  Boisfossé  était  tombé  sur  le  chemin  de 
lassitude  et  de  sommeil.  Le  lendemain  matin,  il  reprit 
le  chemin  d'Auray.  «  A  trois  lieues  d'ici,  vous  trouverez 
des  chouans,  »  lui  disaient  des  paysannes  (3).  Il  n'écouta 
même  pas  leurs  indications  et  alla  se  constituer  prison- 
nier. Ce  ne  furent  pas  des  faits  isolés.  Plusieurs  roya- 
listes demeurés  en  arrière  arrivèrent  à  Auray  sans  escorte. 
Ils  attendirent  dans  les  rues  que  les  républicains  vinssent 


(1)  Récit   sommaire    de  la    déplorable    affaire   de  Quibero7t,    par    le 
chevalier  Berthier  de  Grandry. 

(2)  Les  débris  de  Quiberon,  par  Eugène  de  la  Gournerie,  p.  15. 

(3)  Berthier  de  Grandry.  op.  cit. 


CAUStliUKS   HISTÛRIOLI-:i>.  Jô."^» 

les  renfermer.  D'autres,  qui  avaient  été  accueilli 

les  maisons  au  milieu  de  la  nuit,  allèrent  se    livi\;i    .1.  a 

que  le  jour  fut  venu. 

A  une  telle  conduite,  encore  une  fois,  il  n'y  a  qu'une 
explication  possible  :  il  y  avait  eu  une  capitulation. 

Les  prisonniers  sont  arrivés  à  Auray.  Six  jours  se 
passent  avant  l'entrée  en  fonctions  de  la  première  com- 
mission militaire.  Pourquoi  ce  délai,  contraire  à  toutes 
les  pratiques  révolutionnaires,  contraire  aux  lois  votées 
par  la  Convention  ?  Tout  émigré  pris  sur  le  territoire 
français,  les  armes  à  la  main,  devait  être  fusillé  dans  les 
vingt-quatre  heures.  Point  de  procès  ;  pas  d'instruction 
ni  de  débats,  pas  de  témoins  ni  de  défense  ;  pas  de 
recours  ni  de  sursis  :  la  mort  immédiate.  C'était  la  loi 
et,  pour  aucun  motif,  elle  ne  pouvait  être  enfreinte.  On  ne 
l'exécute  pas  cependant.  Il  fallait,  dit-on,  attendre  les 
ordres  de  la  Convention.  Cela  n'est  pas  sérieux.  Non 
seulement  il  n'était  pas  besoin  de  solliciter  ces  ordres 
et  de  surseoir  jusqu'à  leur  arrivée,  mais  on  ne  devait 
pas  les  demander  :  la  loi  était  formelle.  On  hésitait,  dit- 
on,  encore,  par  humanité.  Cela  non  plus  n'est  pas  sérieux. 
La  férocité  froide  et  réfléchie  avec  laquelle  le  massacre 
a  été  ensuite  accompli  ne  le  démontre  que  trop.  Et  pour- 
tant il  est  bien  vrai  que  l'on  a  hésité  ;  mais  pourquoi  ? 
Parce  qu'il  y  avait  une  capitulation  à  violer,  et  que  c'était 
là  chose  grave,  même  pour  des  consciences  de  conven- 
tionnels, même  pour  des  hommes  comme  Blad  et  Tallien  î 

Le  21  juillet,  deux  commissions  militaires  sont  insti- 
tuées à  Auray  par  le  conventionnel  Blad.  L'une  d'elles 
était  présidée  par  le  chef  de  bataillon  Laprade  qui,  comme 


256  CAUSERIES   HISTORIQUES. 

les  autres  membres  d'ailleurs,  avait  combattu  à  Quiberon. 
«  Elle  refusa,  dit  Rouget  de  Lisle,  de  juger  les  prison- 
niers et  déclara  son  incompétence,  »  —  «  Fondé  sur 
quoi,  je  l'ignore  »,  ajoute  bien  vite  l'auteur  des  paroles 
de  la  Marseillaise^  et  il  ne  se  demande  pas  ce  que  con- 
tenaient certaines  pièces  concernant  cette  commission 
qui  ont  été  soigneusement  anéanties  (1).  Rouget  de 
Lisle,  qui  n'était  rien  moins  qu'un  naïf,  feint  ici  l'igno- 
rance. 11  savait  bien,  comme  tout  le  monde  alors  dans 
l'armée,  que  les  prisonniers  traduits  devant  la  commis- 
sion d'Auray  avaient  invoqué  l'existence  de  la  capitula- 
tion. Laprade  et  ses  collègues  y  croyaient  sans  doute, 
car,  même  après  les  assurances  contraires  de  Blad,  ils  se 
montrèrent  peu  disposés  à  condamner.  Blad  cassa  la  com- 
mission. Voici  dans  quels  termes  à  la  date  du  28  juillet, 
il  fit  part  au  comité  de  Salut  public  de  la  décision  qu'il 
avait  prise  :  «  ...Nonobstant  l'assurance  que  nous  lui 
avions  donnée  qu'il  n'y  a  eu  ni  pu  y  avoir  de  capitulation 
entre  des  républicains  et  des  traîtres  pris  les  armes  à  la 
main,  cette  commission  chancelait, .  hésitait  à  remplir 
avec  fermeté  la  tâche  qu'elle  a  acceptée,  et  risquait  de 
compromettre,  par  des  délais  hors  de  saison,  la  tranquil- 
lité de  ce  pays,  dont  le  plus  grand  nombre  des  habitants 
n'est  que  trop  disposé  à  une  insurrection  en  faveur  des 
ennemis  qui  sont  détenus  à  Auray.  En  conséquence,  nous 
avons  cru  devoir  supprimer  cette  commission  et  en  nom- 
mer une  autre  qui  fût  à  la  hauteur  de  ses  fonctions  (2)  ». 


(1)  Ludovic  Sciout,  le  Directoire,  T,  I,  p.  226. 

(2)  Archives  de  la  guerre  (28  juillet   1795). 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  257 

A  Vannes,  le  général  Lemoine,  commandant  en  chef  du 
département  du  Morbihan,  nomma,  de  son  côté,  deux 
commissions  militaires.  Le  président  de  Tune  de  ces 
commissions,  le  chef  de  bataillon  Douillard,  imita  la  con- 
duite de  Laprade.  On  a  lu  plus  haut  la  noble  lettre  qu'il 
écrivit  au  général  Lemoine.  D'autres  officiers  refusèrent 
également  de  faire  partie  des  commissions  ;  des  soldats 
de  la  ligne  refusèrent  de  fusiller  les  condamnés.  «  Voilà 
des  preuves,  dit  très  bien  le  récent  historien  du  Directoire, 
M.  Ludovic  Sciout.  Vit-on  jamais  rien  de  semblable! 
Pour  que  des  refus  aussi  contraires  à  la  stricte  discipline 
et  aux  habitudes  révolutionnaires  fussent  possibles  dans 
une  armée  où  d'habitude  on  versait  avec  bonheur  le 
sang  des  émigrés,  ou  de  ceux  qui  étaient  désignés  com- 
me tels,  il  fallait  que  l'honneur  militaire  se  sentit  bien 
gravement  atteint  (1).  » 

Non  sans  peine,  les  commissions  militaires  avaient  fini 
par  se  constituer  ;  le  général  Lemoine  menaçait  de  faire 
fusiller  les  officiers  qui  n'accepteraient  pas  d'y  prendre 
place.  Les  prisonniers  affirmèrent  devant  leurs  juges  que 
la  capitulation  avait  eu  lieu.  <  Prêt  à  paraître  devant 
Dieu,  dit  Sombreuil,  je  jure  qu'il  y  a  eu  capitulation  et 
qu'on  a  promis  de  traiter  les  émigrés  en  prisonniers  de 
guerre  (2).  >  D'autres,  en  grand  nombre,  prêtres  et 
laïques  ont  protesté  comme  lui.  Comment  de  pareils  hom- 
mes auraient-ils  menti  ?  Et  à  quoi  bon  ce  mensonge 
dans  leur  situation  ?  Ils  savaient  que  leurs  juges  seraient 

(1)  Le  Directoire,  loe.  oit. 

(2)  ArchivM  d«  1»  Guerre  (SSjuUlet  1795.) 

17 


258  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

impitoyables,  comme  la  loi  qui  les  frappait.  Encore  une 
fois,  pourquoi  auraient-ils  menti?  A  Lyon  et  dans  l'Ouest, 
on  avait  conduit  à  l'échafaud  ou  à  la  fusillade  des  trou- 
peaux de  prisonniers  de  tout  âge  et  de  toute  condition, 
après  les  avoir  fait  défiler  devant  des  commissions  :  seuls, 
les  prisonniers  de  Quiberon  ont  fait  entendre  une  protes- 
tation. Ils  n'ignoraient  pas  que  leur  dernière  heure  était 
venue,  qu'ils  allaient,  dans  quelques  instants,  paraître  de- 
vant le  souverain  juge,  et  c'est  à  ce  moment  qu'ils  au- 
raient chargé  leur  conscience  d'un  mensonge,  d'ailleurs 
inutile  !  Leur  mort  admirable,  leur  martyre  héroïque 
témoigne  hautement  que  leur  dernière  parole  a  été  une 
parole  de  vérité. 


IV. 


A  ce  faisceau  de  preuves,  ceux  qui  nient  la  capitula- 
tion n'ont  guère  trouvé  à  opposer  qu'une  chose,  la  déné- 
gation de  Hoche.  Le  général  républicain  a  écrit  en  effet: 
«  J'étais  à  la  tête  des  700  grenadiers  qui  prirent  M.  de 
Sombreuil  et  sa  division.  Aucun  soldat  n'a  crié  que  les 
émigrés  seraient  traités  en  prisonniers  de  guerre,  ce  que 
j'aurais  démenti  sur-le-champ.  » 

Il  convient  tout  d'abord  de  remarquer  la  date  de  cette 
déclaration.  C'est  le  22  juillet  que  Sombreuil,  de  la  prison 
d'Auray,  écrit  à  Hoche  pour  lui  rappeler  que  ses  compa- 
gnons sont  couverts  par  une  capitulation.  C'est  seu- 
lement le  3  août  que  Hoche  répond.  Pourquoi  ce  long 
silence  de  plus  de  dix  jours?  Sombreuil,  à  ce  moment,  et 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  259 

depuis  cinq  jours  déjà,  était  tombé  sous  les  balles  du  pelo- 
ton d'exécution;  il  avait  été  fusillé  le  28  juillet.  Hoche 
avait  attendu  pour  parler  que  les  lèvres  du  chef  royaliste 
fussent  scellées  par  la  mort. 

La  force  du  témoignage  de  Hoche  est  donc  singulière- 
ment afTaiblie  par  la  date  même  à  laquelle  il  s'est  produit. 
J'ajoute  que  le  caractère  du  général  républicain  et  les  cir- 
constances dans  lesquelles  il  a  écrit  sa  lettre  du  3  août 
autorisent  à  la  considérer  comme  étant  ici  de  nulle 
valeur. 

Qu'il  ait  à  la  bravoure  uni  l'intelligence,  et  que,  géné- 
ral en  chef  de  l'armée  de  la  Moselle  à  vingt-cinq  ans,  de 
l'armée  de  Brest  et  de  Cherbourg  à  vingt-sept  ans,  de 
l'armée  de  Sambre-et-Meuse  à  vingt-neuf  ans,  il  ait  fait 
preuve  de  hautes  qualités  militaires,  cela  ne  se  peut  con- 
tester ;  mais  ce  qui,  non  plus,  n'est  pas  contestable,  c'est 
qu'il  fut  un  ambitieux  sans  scrupules. 

Il  voulait  arriver,  arriver  vite  et  au  premier  rang,  et 
pour  cela  tous  les  moyens  lui  seront  bons,  même  les  plus 
honteux.  Rien  pour  un  soldat  n'est  plus  misérable  que  de 
se  faire  le  dénonciateur  de  ses  camarades.  Ce  rùle,  Hoche 
n'a  cessé  de  le  remplir.  En  il93,  aide  de  camp  capitaine 
du  général  Leveneur,  il  dénonce  deux  adjudants  généraux, 
un  colonel  et  trois  généraux  de  brigade.  Plus  tard,  deve- 
nu lui-même  général,  il  dénonce  ses  collègues  Férino, 
Souham,  Colaud,  etc.  (1)  Sous  le  Directoire,  jaloux  de 
IClébcr,  qu'il  tient  pour  un  rival  dangereux,  il  le  dénonce 


(1)   Lasar*    Boekt,  par  Albert  Doroj.   Rnut    dt$  Ihum  M<mdtt, 
tSjiiml884. 


260  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

en  ces  termes  aux  membres  du  Directoire  exécutif  :  «  Mon 
devoir  me  prescrit  de  vous  parler  d'un  des  ennemis  les 
plus  redoutables  du  Directoire.  Kléber  est  parvenu  à  en- 
traîner dans  le  parti  de  Pichegru  beaucoup  d'hommes. 
J'ai  malheureusement  la  preuve  qu'il  a  séduit,  par  ses  pro- 
pos et  par  ses  offres,  plusieurs  officiers.  Je  pense  bien 
que  le  Directoire  ne  souffrira  pas  plus  longtemps  cet 
homme  à  ses  côtés.  »  M.  Albert  Duruy,  qui  cite  cette  lettre, 
la  fait  suivre  de  cette  réflexion  :  «  On  ne  tombe  jamais 
que  du  côté  où  l'on  penche,  et  quand  un  homme  finit  par 
la  délation,  il  est  presque  certain  qu'il  avait  commencé 
par  l'envie.  »  Hoche  a  fini  par  la  délation,  mais  c'est 
aussi  par  là  qu'il  avait  commencé. 

En  Vendée,  dans  sa  lutte  contre  les  royalistes,  il  ne  lui 
répugne  pas  de  recourir  à  des  procédés  dont  l'emploi 
prouve  bien  que,  pour  lui,  «  la  fin  justifie  les  moyens  », 
quels  qu'ils  soient.  Comme  la  délation,  le  mensonge  est 
une  arme  qui  lui  est  familière.  Voici  à  cet  égard  une  lettre 
de  lui,  bien  significative: 

«  Puisaye  n'est  pas  parti  et  ne  veut  pas  partir  ;  mais 
ses  projets  me  sont  connus,  ainsi  que  ceux  de  tous  les 
chefs  chouanesques  :  j'ai  établi  autour  d'eux  des  espions 
dont  ils  ne  peuvent  se  méfier  ;  ce  sont  des  femmes,  des 
enfants  et  principalement  des  mendiants.  Je  suis  leurs 
traces  à  la  piste,  et  d'un  instant  à  l'autre  je  suis  en  me- 
sure de  frapper.  —  Les  généraux  de  l'armée  et  les  chefs 
cantonnés  dans  les  endroits  les  plus  suspects,  ont,  de 
leur  côté,  établi  des  troupes  de  contre-chouans ^  qui  par- 
courent les  bourgs  et  les  villages  en  foulant  des  cocardes 
blanches  à  leurs  pieds  et  en   criant  Vive  la  République  ! 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  26f 

La  leçon  est  faite  ;  ils  ont  ordre  de  paralyser  toute  reprise 
d'armes  et  surtout,  par  cette  comédie  patriotique,  d'ame- 
ner des  défections.  —  II  y  en  a  même  qui  vont  plus  loin. 
Aux  endurcis  qui  ne  veulent  pour  roi  que  le  ci-devant 
comte  de  Provence,  on  propose  le  fils  du  duc  d'Orléans, 
Egalité,  comme  moyen  de  transaction  entre  la  république 
et  le  trône;  ce  dernier  moyen  me  répugne,  quoique  je  le 
juge  bon  à  semer  la  zizanie  parmi  ces  hommes  féroces  qui 
ont  par  leurs  brigandages  fait  tant  de  mal  à  la  patrie.  > 

Un  dernier  trait  achèvera  de  le  peindre. 

En  1193,  alors  que  Marat  demande  que  l'on  fasse  tom- 
ber 210.000  tètes  et  justifie  de  plus  en  plus  ce  titre  de 
Dmonciateur  par  excellence  que  depuis  longtemps  lui  a 
donné  Camille  Desmoulins,  Hoche,  qui  entretient  avec 
l'Ami  du  peuple  des  relations  suivies  (1)  ,  lui  écrit  une 
longue  lettre  où  il  l'appelle  Incorruptible  défenseur  des 
'l'oits  sacrés  du  peuple  !  Il  dénonce  tous  ses  supérieurs, 
tous  ses  chefs,  et,  après  avoir  embrassé  fraternellement 
MAfiAT,'i\  signe  :  HOCHE  rue  du  Cherche-Midi, n°2î)i  (2). 

Voilà  l'homme  qui  s'est  trouvé,  au  mois  de  juillet  1195, 
dans  cette  alternative,  ou  de  nier  la  capitulation,  ou  de  s'ex- 
poser en  la  reconnaissant  à  entrer  en  lutte  avec  Blad  et 
Tallien,  les  représentants  de  la  Convention.  S'il  reconnaît 
qu'il  y  a  eu  capitulation,  il  court  le  risque  de  se  voir  bri- 
sé, de  perdre  le  fruit  de  ses  efforts,  de  ses  victoires  —  et 

ussi  de  ses  délations.  S'il  nie  l'existence  de  la  capitula- 
tion il  peut  prétendre  à  tout.    Sans  doute,   en  niant,  il 


(1)  Vie  de  Lazare  Hoehe,  par  AUundr*  RooMdin,  T.  I,  p.  M. 

(2)  Voir  ci-dastua  1«  chapitre  sur  le  18  PnteUdor. 


262  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

manquera  à  la  conscience  et  à  l'honneur  ;  mais  cela  est-il 
pour  arrêter  l'homme  qui  a  mis  sa  main  dans  la  main  de 
Marat,  et  qui,  en  lui  dénonçant  ses  camarades  et  ses  chefs, 
les  a  désignés  pour  l'échafaud  ? 

L'historien  du  Directoire,  M.  Ludovic  Sciout,  me  paraît 
avoir  apprécié,  avec  autant  de  justesse  que  de  modération, 
la  conduite  de  Hoche  en  cette  circonstance  : 

«  Hoche  s'est  tu,  dit-il  :  ceux  qui  ont  ordonné  le  mas- 
sacre des  prisonniers  et  l'ont  imposé  à  l'armée  indignée 
ont  enjoint  au  général  et  à  ses  officiers  de  garder  le  silence. 
Et  Hoche  qui  était  en  réalité  l'inférieur  des  proconsuls, 
qui  peu  de  temps  auparavant  avait  été  destiné  à  l'échafaud 
par  des  conventionnels,  leur  a  obéi.  S'il  protestait,  ce  pou- 
vait être  une  lutte  à  mort  entre  lui  et  Tallien.  Il  s'est  dit 
qu'après  tout  les  proconsuls  et  la  Convention  étaient  seuls 
responsables  de  cette  violation  atroce  de  la  foi  jurée  :  il 
s'est  lavé  les  mains  du  sang  des  prisonniers  !  H  faut  vrai- 
ment bien  peu  connaître  les  hommes  politiques  et  les 
généraux  de  la  Révolution  pour  soutenir  que  si  la  capi- 
tulation avait  existé,  Hoche  aurait  fait  une  protestation 
chevaleresque  extrêmement  périlleuse  pour  lui-même,  et 
très  probablement  inutile  aux  prisonniers.  Le  9  Thermi- 
dor l'avait  sauvé  de  l'échafaud  ;  mais  comme  tant  d'autres 
cet  homme  si  brave  sur  le  champ  de  bataille  était  resté 
terrorisé  à  l'égard  du  gouvernement  révolutionnaire.  Une 
protestation  de  sa  part  pouvait  amener  un  scandale  épou- 
vantable et  le  perdait  certainement  :  Tallien  était  capable 
de  l'accuser  devant  la  Convention  de  quelque  noire  tra- 
hison, et  le  général  connaissait  déjà  par  une  triste  expé- 
rience la  crédulité  en  pareille  matière  et  prévoyait  que  son 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  263 

désir  de  sauver  les  prisonniers  serait  odieusement  exploi- 
té contre  lui.  Il  se  croyait  appelé  à  de  hautes  destinées  et 
son  ambition  ne  se  laissait  pas  arrêter  par  des  scrupules: 
il  l'a  bien  montré  lors  du  coup  d'Etat  de  fructidor.  D'ail- 
leurs un  général  victorieux  devenait  bien  vite  suspect  à 
la  Convention  et  il  fallait  peu  de  chose  pour  en  faire  un 
traître  à  ses  yeux.  Déjà  Hoche  avait  été  sur  le  point  d'être 
récompensé  comme  Custine,  Bouchard,  Beysser,  Wester- 
mann.  Il  se  dit  qu'il  y  allait  de  sa  situation  militaire,  peut- 
être  de  sa  vie,  et  que  les  prisonniers  ne  seraient  pas 
épargnés.  11  se  résigna  donc  à  courber  la  tête  et  à  paraître 
accepter  les  affirmations  des  proconsuls.  Mais,  pour  s'être 
abstenu  de  les  démentir,  il  se  trouva  lié  à  eux,  et  inté- 
ressé comme  eux  à  faire  croire  qu'il  n'y  avait  pas  eu  de 
capitulation.  Peut-être  crut-il  qu'il  lui  suffisait,  pour  être 
en  règle  avec  l'honneur,  de  ne  pas  diriger  lui-même  le 
ma.ssacre,  et  de  le  laisser  faire  par  un  autre  (1)  !    » 

Lorsqu'il  écrivait  ces  lignes,  M.  Ludovic  Sciout  ne  con- 
naissait pas  la  lettre  de  Hoche  à  Marat,  que  je  crois  être  le 
premier  à  tirer  de  l'oubli  où  elle  dormait  depuis  un  siè- 
cle (2).  Celte  lettre  achève  de  mettre  le  sceau  à  une 
démonstration  que  je  crois  complète  maintenant  et  défi- 
nitive. Entre  la  parole  de  Sombreuil,  le  héros  sans  peur 
et  sans  reproche,  et  la  parole  de  Hoche,  l'ami  de  Marat, 
l'histoire  pourrait-elle  hésiter? 


(1)  Le  Directoire,  T.  I,  p.  228. 

(S)  Voir  au  T.  II  de  moo  Journal  tTyn  BourgtoU  d*  Pari»   pendant 
la  Terreur,  1«  olu  pitre  îl  tor  Lasare  Hoehe. 


XIII. 


LE    CAPITAINE   LA   TOUR   D'AUVERGNE  (1). 


I. 


Le  nom  de  La  Tour  d'Auvergne  est  devenu  légendaire. 
Il  est  de  ceux  qui  éveillent  aussitôt  dans  tous  les  esprits 
les  idées  d'honneur,  de  courage  et  de  désintéresse- 
ment. Mais  tout  ce  qu'on  sait,  dans  le  public,  de  sa  vie 
et  de  sa  carrière  militaire,  se  réduit  à  peu  près  à  ceci  : 
La  Tour  d'Auvergne  ne  dépassa  jamais  le  grade  de  capi- 
taine. Il  reçut  de  Bonaparte,  alors  premier  consul,  le 
litre  de  t  premier  grenadier  des  armées  de  la  Répu- 
blique. »  Après  sa  mort,  son  nom  fut  maintenu  dans  les 
contrôles  et  dans  les  revues;  il  fut  pendant  longtemps 
nommé  dans  tous  les  appels,  et  le  caporal  de  l'escouade 
dont  il  avait  fait  partie  répondait  par  ces  mots  :  Mort  au 
champ  d'honneur.  C'est  tout,  sauf  peut-être  que  les  bre- 
tons bretonnants  n'ignorent  pas  que,  dans  les  loisirs  de 
la  vie  de  garnison,  il  étudia  la  philologie  avec  son  ami 


(I)  La  Capitaine  La  Tour  d.Xuvet'gne,  premier  grenadier  de  la 
R^ublique,  par  Emile  Sinumd,  capitaine  au  28*  r4^ment  d'iofiinteria. 
—  Uo  volunsa  io-12,  Parria  at  Compagoia,  Mitaura,  35,  Qoai  daa  Oranda- 
Augutlins.   1805. 


266  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

Le  Brigant  et  publia  en  1792,  à  Bayonne,  un  livre  inti- 
tulé :  Nouvelles  recherches  sur  la  langue,  l'origine  et  les 
antiquités  des  Bretons,  avec  un  glossaire  breton  Poly- 
glotte. 

Il  a  paru  avec  raison  à  un  de  nos  écrivains  militaires 
les  plus  distingués,  M.  le  capitaine  Emile  Simond,  que 
la  vie  de  la  Tour  d'Auvergne  méritait  d'être  racontée  en 
détail,  avec  précision.  Dans  un  remarquable  et  très  inté- 
ressant volume,  il  l'a  reconstituée  avec  un  soin  pieux,  en 
la  débarrassant  des  péripéties  dramatiques  et  des  anec- 
dotes amusantes  qui  sont  du  domaine  de  la  fantaisie. 
«  La  vie  du  célèbre  capitaine  de  grenadiers,  dit  très  bien 
son  biographe,  renferme  beaucoup  d'enseignements  pré- 
cieux et  doit  être  méditée  par  les  nouvelles  générations 
qu'un  esprit  de  critique  excessif  porte  à  douter  du  désin- 
téressement, du  patriotisme  et  d'autres  vertus  qui 
n'étaient  pas  discutées  jadis.  Nos  aïeux  croyaient  aux 
passions  généreuses,  ils  s'en  inspiraient,  et  c'est  ce  qui 
leur  a  permis  d'accomplir  de  grandes  choses,  d'assurer  le 
triomphe  du  progrès  dont  nous  avons  le  bénéfice,  sans 
avoir  eu  la  peine  de  le  défendre.  Nous  devons  à  ces 
devanciers  notre  bien-être  matériel  et  moral.  Eux  ont 
souffert,  ont  combattu,  ont  sacrifié  leur  vie,  afin  de  nous 
léguer  cet  héritage .  Pour  n'être  pas  les  indignes  des- 
cendants de  tels  hommes,  il  faut  s'arracher  à  la  contem- 
plation et  à  l'étude  stérile  du  moi,  qui  est  haïssable, 
avoir  plus  noble  souci  que  la  satisfaction  exclusive  de 
l'intérêt  personnel,  chercher  le  bonheur  dans  le  dévoue- 
ment à  la  félicité  de  nos  proches,  qui  composent  notre 
famille  et  notre  patrie,  en  un  mot  dans  le  Devoir.  » 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  267 

Théophile-Blalo  Corret,  qui  s'appela  plus  tard  de  La 
Tour  d'AuvergneCorret  et  que  la  postérité  n'a  plus 
désigné  que  sous  le  nom  de  La  Tour  d'Auvergne,  quoi- 
qu'il n'appartienne  pas  légitimement  à  cette  ancienne  et 
célèbre  famille,  naquit  le  23  décembre  1143  à  Carhaix, 
ville  de  la  Cornouaille,  en  Basse- Bretagne. 

C'est  à  tort  que  ses  biographes,  avant  M.  Emile  Simond, 
l'ont  tous  prétendu  noble.  Son  acte  de  naissance  dé- 
nomme son  père  «  Olivier  Louis  Corret  »,  et  le  qualifie 
«  noble  maître  »,  désignation  usitée  à  cette  époque  pour 
les  notables  bourgeois.  Les  simples  gentilshommes  et 
les  anoblis  prenaient  légalement  le  titre  d'écuyer,  à 
moins  qu'ils  ne  fussent  chevaliers.  Voici  du  reste  quelle 
était  l'origine  de  la  famille  Corret.  Henri  de  La  Tour 
d'Auvergne,  vicomte  de  Turenne,  qui  devint  duc  de 
Bouillon,  prince  souverain  de  Sedan  et  de  Raucourt,  et 
qui  fut  le  frère  du  grand  Turenne,  eut  un  fils  naturel 
d'Adèle  Corret.  Cet  enfant,  nommé  Henri,  qui  épousa 
Marie  Dupuis  de  la  Galauperie,  se  rendit  en  Bretagne  à  la 
suite  de  la  princesse  Catherine-Henriette  de  la  Tour 
d'Auvergne,  lors  du  mariage  de  cette  princesse  avec 
Amaury  de  Goyon,  marquis  de  la  Moussaye.  Malhurin 
Corret,  fils  d'Henri,  épousa  Marie  du  Quellenec,  des 
barons  du  Pont,  dont  il  eut  un  garçon  et  deux  filles.  Le 
HIs  Olivier  Louis  Corret,  devint  avocat  et  sénéchal  de 
Trebivan,  et  fut  le  père  de  Théophile-Malo,  plus  tard  La 
Tour  d'Auvergne. 

Après  avoir  acquis  dans  sa  famille  les  premiers  élé- 
ments d'instruction,  le  jeune  Théophile  entra  au  collège 
de  Quimper,  alors  dirigé  par  les  Jésuites  et  réputé  dans 


268  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

la  Bretagne  pour  posséder  les  plus  habiles  et  les  plus  sa- 
vants professeurs.  Ses  parents,  quand  il  eut  terminé  ses 
humanités,  témoignèrent  le  désir  de  le  voir  se  livrer  à 
l'étude  du  droit,  mais  il  montra  pour  la  carrière  des 
armes  un  penchant  si  prononcé  qu'on  ne  crut  pas 
devoir  le  contrarier.  Il  fut  placé  au  collège  royal  de  La 
Flèche,  qui  était  une  école  préparatoire  à  l'école  mili- 
taire spéciale  de  Paris.  Seulement  il  y  était  entré  un  peu 
tard,  si  bien  qu'à  sa  sortie  il  était  trop  âgé  pour  être 
reçu  à  l'École  militaire  (du  Champs  de  Mars).  Il  sollicita 
son  admission  dans  la  Maison  du  Roi,  pour  obtenir  sans 
passage  par  une  autre  école  le  rang  d'officier.  Mais  les 
mousquetaires  dont  il  demandait  à  faire  partie,  étaient 
tous  gentilshommes.  Il  lui  fallut  prouver  une  noblesse 
qu'il  n'avait  pas,  et  il  eut  recours  à  un  parent  de  sa 
mère,  le  seigneur  du  Mesgouez,  qui  lui  délivra  le  certifi- 
cat suivant,  pour  lequel  on  obtint  trois  autres  signatures. 

«  Nous,  gentilshommes  de  la  province  de  Bretagne, 
évêché  de  Tréguier,  certifions  que  écuyer  Théophile- 
Malo  de  Gorret,  fils  de  Olivier  Louis  et  de  dame  Jeanne 
Lucrèce  Salaun,  est  gentilhomme  delà  dite  province.  En 
foi  de  quoy  nous  lui  avons  signé  le  présent  certificat, 
pour  lui  servir,  ainsi  qu'il  appartiendra.  » 

Ce  certificat  de  complaisance  lui  accordait  la  particule 
et  le  titre  d'écuyer  auxquels  il  n'avait  aucun  droit.  Cette 
attestation,  nécessaire  pour  entrer  dans  toutes  les  écoles 
militaires  et  surtout  dans  la  Maison  du  Roi,  ne  se  refu- 
sait jamais  aux  jeunes  gens  de  famille  honorable  qui  se 
destinaient  à  l'armée.  Elle  était  sans  conséquence.  Les 
intendants  des  provinces,  chargés  de  la  vérification,  ne  se 


\ 


CAUSERIES  HIS 1        !  269 

montraient  pas  sévères  et  fermaient  les  yeux  sur  les 
fraudes  d'état  civil.  C'est  ainsi  que  le  futur  auteur  de  la 
Marseillaise  entra  à  l'école  de  Mézières  avec  un  certificat 
de  noblesse  et  sous  le  nom  de  Rouget  de  Lisie,  quoiqu'il 
ne  fût,  comme  Corret,  que  le  fils  d'un  avocat,  et  s'appelât 
tout  simplement  Rouget  (Baptiste-Claude- Joseph). 

Corret  fut  donc  admis,  le  3  avril  1767,  à  la  2*  compa- 
gnie de  mousquetaires,  dite  des  mousquetaires  noirs  {{). 
Il  n'y  resta  que  cinq  mois.  Le  1"  septembre  1767,  il  fut 
nommé  sous-lieutenant  au  régiment  d'Angoumois,  qui 
tenait  alors  garnison  à  Saint-Hippolyte  (Gard).  Sous- 
lieutenant  de  grenadiers  le  16  avril  1771,  lieutenant  en 
second  le  21  mai  de  la  même  année,  il  devint  lieutenant 
en  premier  le  8  avril  1779. 

La  guerre  ne  venant  pas,  le  lieutenant  Corret  —  il  si- 
gnait à  cette  époque  Théophile-Malo  de  Corret  —  se 
rejeta  sur  l'étude,  s'occupant  d'histoire,  d'archéologie,  de 
numismatique.  Il  apprit  l'allemand,  l'anglais,  l'italien, 
l'espagnol,  et  parvint  à  parler  et  à  écrire  couramment  ces 
deux  dernières  langues.  Lié  avec  un  de  ses  compatriotes, 
l'avocat  le  Brigant,  qui  s'occupait  des  antiquités  et  des 
idiomes  celtiques,  il  entretint  avec  lui  une  correspondance 
suivie,  adopta  ses  idées  et  se  passionna  pour  les  mêmes 
investigations  scientifiques. 

Dans  cette  vie,  tout  entière  consacrée  à  l'étude  et  au 
devoir  militaire,  il  y  eut  pourtant  un  roman,  —  un  ro- 
man d'amour,  de  l'espèce  à  coup  sûr  la  plus  rare. 


(1)  La  1**  était  celle  dee  Mousquetaire»  grù.  Ces  dëDomioatioiu  des 
compagnies  venaient  de  la  coolenr  de  leurs  ebevatuc. 


270  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

Au  XVIIP  siècle,  la  mode  était  aux  romans  par  lettres. 
Or,  dans  la  famille  du  capitaine  La  Tour  d'Auvergne,  on 
a  conservé  une  liasse  de  lettres,  toutes  de  sa  main,  et 
sur  lesquelles  un  honorable  écrivain  breton,  M.  Maufras 
du  Châtellier,  nous  fournit  ces  curieux  détails  : 

«  C'étaient,  dit-il,  des  lettres  d'une  forme  particulière, 
écrites  en  latin,  sans  suscription,  et  d'un  mystère  fort 
enveloppé,  qui  ne  permettait  pas  de  découvrir  au  pre- 
mier coup  d'œil  à  qui  elles  pouvaient  être  adressées,  si 
même  elles  l'avaient  jamais  été  à  quelqu'un.  Toutefois, 
elles  s'adressaient  bien  certainement  à  une  femme  et, 
quoique  écrites  en  latin,  ce  qui  m'en  rendait  l'interpréta- 
tion plus  difficile,  je  compris  de  suite  la  portée  de  quel- 
ques paroles  que  j'avais  recueillies  à  Carhaix  de  la  bouche 
de  son  vieux  parent  Veller,  au  sujet  d'une  jeune  fille 
dont  il  nous  avait  parlé...  Quelques  explications  éclair- 
cirent  bientôt  le  fait,  et  je  vins  à  savoir  que  cette  mys- 
térieuse correspondance  était  l'intime  confidence  d'un 
chaste  cœur  déjeune  homme,  qui,  aux  premiers  ans  de  la 
vie,  effrayé  du  trouble  que  les  pensées  d'amour  avaient 
jeté  tout  à  coup  dans  son  esprit,  s'était  replié  sur  lui- 
même  et  avait  refoulé  jusque  dans  les  détours  les  plus 
éloignés  de  son  âme  tous  les  sentiments  qui  avaient  me- 
nacé un  instant  de  faire  irruption...  Je  ne  saurais  au- 
jourd'hui rien  dire  de  plus  de  cette  correspondance,  que 
je  ne  fis  qu'entrevoir;  mais  j'ai  su  depuis  qu'elle  conte- 
nait, dans  une  langue  morte  et  purement  scientifique, 
tout  ce  que  le  noble  citoyen  avait  éprouvé  pour  une  jeune 
fille  à  laquelle  il  ne  voulut  jamais  rien  dire  de  ses  tour- 
ments; mais  à  laquelle,  pour  lui-même,  il  adressa  mysti- 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  271 

quemcnt,  en  une  langue  connue  de  lui  tout  seul,  tous  les 
sentiments  qu'il  avait  éprouvés  dans  cette  circons- 
tance... » 

Dans  les  armées  de  la  Révolution  il  y  aura  un  autre 
capitaine,  —  capitaine  d'artillerie,  celui-là,  —  qui  se  ser- 
vira aussi  d'une  langue  morte,  non  plus  du  latin,  mais 
du  grec,  pour  écrire  sur  ses  calepins  ses  confidences  in- 
times, ses  notes  secrètes;  mais  ces  notes  n'auront  rien  de 
mystique.  Cet  autre  soldat,  s'il  n'entendait  pas  l'amour 
!e  la  même  façon  que  la  Tour  d'Auvergne,  n'avait  pas 
non  plus  les  mêmes  idées  que  lui  sur  le  métier  militaire 
et  sur  le  devoir.  Il  donnera  sa  démission  à  la  veille  d'en- 
trer en  campagne,  et  il  écrira  alors  à  un  de  ses  corres- 
{)ondants  :  <  Oui,  Monsieur,  j'ai  enfin  quitté  mon  vilain 
métier,  un  peu  tard,  c'est  mon  regret.  »  —  L'homme  qui 
écrivait  cela,  et  qui  est  bien  l'antipathique  de  La  Tour 
d'Auvergne,  c'est  Paul-Louis  Courrier. 


II. 


En  nn,  le  régiment  d'Angoumois  fut  envoyé  à 
lluningue.  C'est  à  ce  moment  que  le  lieutenant  Corret 
sollicita  du  duc  de  Bouillon,  Godefroy,  l'autorisation  de 
prendre  le  nom  glorieux  de  La  Tour  d'Auvei^e,  qui 
était  celui  du  grand  Turenne.  Il  invoquait,  pour  obtenir 
cette  faveur,  la  naissance  de  son  bisaïeul  Henri  Corret, 
tils  naturel  d'Adèle  Corret  et  de  Henri  de  la  Tour  d'Au- 


272  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

vergne,  vicomte  de  Turenne,  duc  de  Bouillon,  frère  aîné 
du  maréchal  de  Turenne.  Sa  requête,  habilement  présen- 
tée, reçut  un  bon  accueil  du  duc,  qui  répondit  : 

«  A  Caen,  le  23  octobre  im. 

«  Je  serai  très  content,  Monsieur,  d'être  à  portée  de 
vous  être  utile;  j'en  saisirai  toutes  les  occasions  avec 
bien  du  plaisir.  Je  n'avais  pas  besoin  du  certificat  que 
vous  m'avez  adressé  et  que  je  vous  renvoie  ci-joint, 
pour  m'assurer  de  tous  les  détails  dans  lesquels  vous 
êtes  entré  avec  moi  et  avec  M.  Marchand,  mon  intendant, 
qui  m'a  rendu  un  compte  exact  des  pièces  que  vous  lui 
avez  communiquées  pour  en  faire  l'examen.  En  consé- 
quence, vous  pouvez,  Monsieur,  d'après  cette  lettre, 
prendre  mon  nom  et  les  armes  de  ma  maison,  qui  sont 
la  Tour  d'Auvergne  et  le  gonfanon,  en  ajoutant  dans 
l'écusson  la  barre,  comme  enfant  naturel  de  ma  maison.  Je 
prendrai  toujours  l'intérêt  le  plus  vif  et  le  plus  sincère  à 
ce  qui  pourra  vous  concerner,  soyez-en  bien  persuadé,  et 
que  personne  ne  vous  honore,  Monsieur,  avec  une  plus 
particulière  distinction  que  moi. 

«    GODEFROY, 

Duc  régnant  de  Bouillon.  » 

Une  autre  lettre,  confirmant  celle  qui  précède  l'autorisa 
à  se  faire  inscrire  dans  l'état  militaire  sous  le  nom  de  La 
Tour  d'Auvergne  Gorret,  et  à  prendre  les  armes  de  la 
maison  de  BouilloD  avec  la  barre  d'illégitimité.  Enfin  il 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  273 

rcçui  un  diplôme  définitif,  daté  du  âO  mai  1180.  Dès  lors 
il  signa  la  Tour  d'Auvergne-Corret  et,  par  abréviation, 
fui  généralement  appelé  La  Tour  d'Auvergne,  nom  sous 
lequel  il  est  devenu  célèbre.  11  fut  seul  reconnu  par  le 
duc,  quoiqu'il  eût  un  frère  et  une  sœur,  mais  il  n'avait 
réclamé  que  pour  lui. 

Cette  démarche,  cette  ambition  de  changer  le  nom  de 
son  père,  nom  honorable,  contre  un  autre  plus  illustre, 
ne  laisse  pas  de  déranger  un  peu  la  légende  de  la  Tour 
d'Auvergne.  La  vérité  est  que  «  le  premier  grenadier  de 
la  République  »  était  bel  et  bien  un  «  aristocrate.  » 

Sa  sœur,   mariée  à   M.    Limon  du  Timeur,    avocat  à 
Guingamp,  avait  une  tille,  qui  fut  demandée  en  mariage, 
—  on  était  alors  en  1180  —  par  un  jeune  homme  des 
plus  honorables.  Il  plaisait  à  la  jeune  fîUe  et  agréait  à  ses 
parents.   Ceux-ci  allaient    accepter,    lorsqu'intervint    La 
Tour  d'Auvergne.  La  demande,  suivant  lui,  devait  être 
rejetée,  du  moment  que  le  prétendant  ne  justifiait  pas 
d'un  titre  nobiliaire.   «  Quant  à  moi,  écrivait-il  à  son 
beau- frère,  M.  du  Timeur,  élevé  par  état  à  avoir  pour  la 
distribution  des  rangs  une  vénération  particulière  et  à 
respecter  les  préjugés  et  l'opinion  qui  aujourd'hui  régis- 
sent la  plupart  des  hommes,  j'avoue  que,  si  j'avais  été  le 
tuteur  de  ma  nièce,  je  sens  bien  que  j'aurais  fait  germer 
de  bonne  heure  dans  son  cœur  les  principes  dont  je  suis 
imbu,  ceux  de  ne  jamais  sacrifier  les  convenances  de  la 
nature  et  de  l'opinion,  surtout  dans  la  position  où  il  a 
plu  à  la  Providence  de  la  placer,  tant  pour  sa  fortune 
actuelle  que  pour  ses  alentours,  ses  espérances  à  venir  et 

18 


274  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

beaucoup  d'autres  avantages  réels...    Vous   conviendrez 
qu'un  beau  nom  que  vous  joindrez  à  celui  de  votre  fille, 
mettant  un  jour  vos  enfants  à  la  portée  de  tout,  en  leur 
ouvrant   une  route    facile    aux  honneurs,   leur   ouvrira 
aussi  bientôt  celle  de  la  fortune  et  satisfera  tous  les  désirs 
qui  pourraient  vous  occuper  à  vos  derniers  moments.  » 
La  Tour  d'Auvergne    l'emporta;   grâce  à  lui,  le  mal- 
heureux prétendant   fut  évincé  comme  trop  bourgeois. 
Lorsque  sa  nièce,  six  ans  plus  tard,  épousa  enfin  un  gen- 
tilhomme, M.  de  Kersausies,  il  obtint  du  duc  de  Bouillon 
que  celui-ci  signât  au  contrat  de  mariage.  Il  était  à  ce 
moment  si  entêté  de  noblesse  qu'il  en  voulait  à  son  beau- 
frère  d'avoir  pris,  dans  le  contrat,  la  qualification  d'avo- 
cat. «  Mon  beau-frère,  écrivait-il,  est  libre  de  prendre  la 
qualité  d'avocat;  c'était  celle  de  mon  père,  je  m'en  fais 
honneur  :  mais  je  crois  qu'il  ferait  bien  (sauf  meilleur 
avis)  de  n'en  prendre  d'autre  que  celle  de  noble  siew...  » 
Le  lieutenant  d'Angoumois  ne  manquait  pas  d'affirmer 
en  toute  occasion  le  prix  qu'il  attachait  à  son  aristocratie 
récente  et  l'orgueil  qu'il  en  tirait.  Après  avoir  reçu  le 
diplôme  qui  lui  accordait  le  nom  de  La  Tour  d'Auvergne, 
il  s'était  empressé  de  le  faire  vérifier  et  enregistrer  par  le 
Conseil  du  roi;  puis  il  avait  réclamé  les  privilèges  atta- 
chés à  son  nouveau  titre.  Cette  demande  n'ayant  pas  été 
accueillie  tout  d'abord,  il  écrivit  fièrement  à  l'intendant 
de  la  Bretagne  où  se  trouvaient  ses  propriétés  :  «  Tous 
ceux  qui,    comme  vous.  Monsieur,  ont  la  distinction  des 
rangs  en   recommandation  et  celle  du  nom,  parce    que 
vous  jouissez  de  ces  avantages  ne  mettront  jamais  en 
doute  si  le  nom  de  Turenne  est  tafllable  en  France.  » 


\ 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  275 

S'il  était  fier  de  son  nom,  il  brûlait  du  reste  d'y  ajou- 
ter un  nouveau  lustre,  et  ne  pouvait  se  consoler  d'être 
indéfiniment  condamné  à  la  vie  de  garnison.  En  1181, 
comme  il  venait  d'obtenir  un  congé  de  semestre  et  se 
disposait  à  se  rendre  en  Bretagne  chez  sa  sœur,  il  apprit 
qu'une  expédition  franco-espagnole  s'organisait  pour 
arracher  l'ile  de  Minorque  aux  Anglais,  sous  le  com- 
mandement du  lieutenant  général  de  Grillon,  passé  au 
service  de  l'Espagne  depuis  1762.  La  Tour  d'Auvergne 
sollicita  l'autorisation  de  consacrer  son  congé  à  faire 
celte  campagne.  Le  général  baron  de  Wimpfen,  à  ce  mo- 
ment détaché  au  ministère  de  la  guerre  pour  la  rédaction 
des  ordonnances  et  du  Code  militaire  en  élaboration,  lui 
répondit  :  «  Le  ministre  ne  peut  autoriser  votre  démarche, 
parce  que  beaucoup  d'officiers  et  de  gens  de  cour  ont 
brigué  le  même  avantage  et  qu'il  s'est  obstiné  à  les  re- 
fuser... D'après  cela,  vous  ne  pouvez  poursuivre  votre 
projet  que  comme  un  officier  qui  a  un  semestre  et  qui 
préfère  l'ile  de  Minorque  à  tout  autre  séjour.  Arrivé  là, 
en  quelque  manière,  comme  un  curieux  du  camp,  M.  le 
duc  de  Grillon  peut  faire  usage  de  votre  bonne  volonté,  de 
votre  zèle,  et  vous  procurer  peut-être  de  grands  avantages 
en  Espagne.  Il  est  difficile  de  prévoir  quel  sera  le  pro- 
duit de  votre  démarche;  il  est  toutefois  certain  qu'elle  ne 
sera  pas  improuvée...  > 

Sur  cette  réponse,  La  Tour  d'Auvergne,  plein  d'espoir, 
s'embarqua,  le  11  octobre  1181,  pour  Minorque.  Dès 
son  arrivée,  il  s'installa  au  camp  de  l'armée  franco- 
espagnole,  qui  faisait  le  siège  de  Port-Mahon,  capitale  de 
l'ile,  et  prit  part  à  toutes  les  affaires,  où  il  montra  une 


276  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

intrépidité  qui  lui  mérita  l'admiration  des  troupes.  Dans 
une  sortie,  où  les  Anglais  furent  repoussés  et  conduits 
baïonnette  dans  les  reins  jusqu'à  leur  première  batterie, 
s'étant  aperçu  qu'un  volontaire  de  l'armée  était  resté 
blessé  et  sans  secours  sur  le  glacis  de  la  place,  il  retourna, 
au  milieu  du  feu  des  ennemis,  le  chercher,  le  trouva 
blessé  très  dangereusement  sur  la  crête  du  glacis,  l'en- 
leva et  le  transporta  sur  ses  épaules  jusqu'aux  postes 
avancés  des  Espagnols. 

Cependant  le  général  de  Wimpfen,  son  protecteur  au 
ministère  de  la  guerre,  étant  mort,  ordre  fut  signifié  à  La 
Tour  d'Auvergne  de  revenir  sur-le-champ,  sous  peine  de 
perdre  son  grade.  Le  14  janvier  1782,  il  s'embarqua 
pour  la  France  et  alla  rejoindre,  à  Strasbourg,  son 
régiment,  où  venait  d'entrer,  en  qualité  de  cadet, 
un  jeune  homme  destiné  lui  aussi  à  la  gloire,  André- 
Marie  de  Chénier.  La  Tour  d'Auvergne  et  Ghénier 
se  lièrent-ils  ensemble,  ainsi  que  le  croit  M.  Simond?  La 
chose  est  peu  probable,  en  raison  de  la  différence  de 
grades,  le  cadet  n'étant  au  demeurant  qu'un  gentilhomme 
qui  servait  comme  soldat,  puis  comme  bas  officier,  pour 
apprendre  le  métier;  —  en  raison  surtout  de  la  diffé- 
rence d'âges,  André  de  Chénier  n'ayant  encore  que  dix- 
neuf  ans,  tandis  que  La  Tour  d'Auvergne  en  avait  trenie- 
huit  bien  comptés.  André,  d'ailleurs,  ne  fit  que  passer  au 
régiment.  «  Il  lui  fut  impossible  de  s'accoutumer  à  la  vie 
militaire;  l'oisiveté  de  la  garnison  lui  était  tellement  anti- 
pathique qu'il  eut  hâte  de  revenir  chez  son  père  et  qu'il 
reprit  avec  délices  ses  études  qu'il  n'avait  quittées  qu'à 


CAUàhicit»  ilisluiUyUr.^.  277 

regret  (1).  »  Il  ne  resta  que  six  mois  à  Strasbourg,  où 
il  connut,  à  défaut  de  La  Tour  d'Auvergne,  le  marquis  de 
Brazais,  qui  s'occupait  comme  lui  de  poésie  : 

Toi,  Brazais,  comme  moi  sur  ces  bords  appelé. 
Sans  qui  de  l'univers  je  vivrais  exiié... 

I^  Tour  d'Auvergne  passa  capitaine  à  l'ancienneté,  le 
29  octobre  1784,  après  dix-sept  ans  de  services.  Le 
6  octobre  1191,  il  obtint  la  croix  de  Saint-Louis. 

Vers  la  fin  du  mois  de  janvier  1792,  le  régiment  de 

l'Angoumois  était  en  garnison  à  Bayonne.  Le  capitaine 

de  La  Tour  d'Auvergne  vit  arriver  cbez  lui  son  colonel, 

M.   de  Caldaguès,  suivi   d'un  groupe  d'officiers .   Ils  lui 

rapprirent  qu'ils  étaient  résolus  à  imiter  leurs  camarades 

émigrés,  et  lui  demandèrent  de  partir  avec  eux.  Il  appar- 

[tenait  aussi  à  la  noblesse.  Il  portait  un  nom  illustre  qui 

Wevait  l'engager  plus  que  tout  autre  à  suivre  leur  exemple. 

iL'honneur  l'engageait.  —  Il  répondit  qu'il  ne  se  réglait 

ipas  sur  les  autres;   que  rien  ne  pouvait  légitimer  à  ses 

[yeux  la  violation  du  serment;  qu'en  vertu  d'un  décret  de 

l'Assemblée  constituante,  le  Roi  avait  ordonné  à  l'armée 

de  prêter  serment  d'obéissance  au  pacte  de  1791  ;  que  le 

régiment  l'avait  prêté  solennellement.    Tous    les  autres 

dussent-ils  y  manquer,  dût- il  être  seul  à  le  tenir,  il  y 

resterait  fidèle! 

t  A  ce  moment,  dit  M.  Emile  Simond,  La  Tour  d'Au- 
vergne n'était  jiiillement  républicain...  Dans  cette  émou- 


(1)     Notice  ntr  la  vU    H    Uê  ottorag0ê    €  André  d*  Chét^er,  par 
M.Oabrid  de  CUai«r. 


278  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

vante  scène,  l'accusa-t-on  d'abandonner  la  cause  royale 
par  intérêt?  Ou,  ce  qui  est  plus  probable,  ses  camarades 
parurent-ils  lui  supposer  l'arrière-pensée  de  profiter  de 
leur  départ  pour  gagner  l'avancement  rapide  qu'il  n'avait 
pu  obtenir?  Quoi  qu'il  en  soit,  La  Tour  d'Auvergne 
décida,  après  avoir  refusé  d'émigrer,  qu'il  n'accepterait 
jamais  d'autre  grade  «  que  celui  que  ses  camarades  lui 
avaient  connu  au  moment  de  leur  séparation.  » 


III. 


Au  moi  de  mai  1792,  le  régiment  d'Angoumois  déta- 
cha son  1"  bataillon  avec  ses  deux  compagnies  de  grena- 
diers à  l'armée  du  Midi,  commandée  par  le  général  de 
Montesquiou.  Le  règlement  du  1"  janvier  1791  avait  sup- 
primé le  nom  des  régiments,  qui  avait  été  remplacé  par 
un  numéro,  et  Angoumois  était  devenu  le  80°  d'infanterie 
de  ligne.  La  Tour  d'Auvergne  avait  été  nommé  capitaine 
de  la  compagnie  de  grenadiers  du  2'  bataillon,  le  5  février. 
Comme  plus  ancien  capitaine,  il  eut  sous  ses  ordres  les 
deux  compagnies  de  grenadiers,  auxquelles  on  adjoignit 
deux  compagnies  de  chasseurs  formées  avec  les  hommes 
les  plus  lestes  et  les  plus  vigoureux  des  compagnies  de 
fusiliers,  ce  qui  lui  donna  4  compagnies.  Il  se  trouvait 
ainsi  à  la  tète  de  soldats  d'élite,  en  mesure  de  tenter  les 
coups  d'audace  et  de  servir  d'avant-garde  aux  colonnes. 
L'Armée  du  Midi  —  ou  des  Alpes  —  avait  pour  mis- 
sion d'opérer  la  conquête  de  la  Savoie.  Elle  y  réussit 
sans  trop  de  peine  et  entra  à  Chambéry,  le  24  septembre 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  279 

iVM.  Dans  la  nuit  du  21  au  23  septembre,  les  troupes 
sardes  avaient  été  tournées  et  mises  en  déroute.  La  Tour 
d'Auvergne  prit  une  part  brillante  à  cette  aiïaire,  qui 
re<;ut  le  nom  d'aiïaire  des  Marches. 

A  la  fin  de  1192,  il  fut  envoyé  à  l'armée  des  Pyrénées, 
placée  sous  le  commandement  du  général  Servan,  ancien 
ministre  de  la  guerre.  Dès  les  premiers  jours  de  janvier 
1793,  Servan  le  proposa  pour  colonel  du  20*  régiment 
d'infanterie.  A  la  suite  de  cette  proposition,  les  représen- 
tants de  la  Convention  délégués  dans  les  départements 
des  Hautes-Pyrénées  et  des  Basses-Pyrénées  nommèrent, 
à  Bayonne  c  le  citoyen  La  Tour  d'Auvergne  colonel  du 
20*  régiment  d'infanterie,  à  titre  provisoire  ».  Mais  celui- 
ci  refusa  tout  avancement;  il  déclara  qu'il  voulait  rester 
simple  capitaine  de  grenadiers. 

L'armée  des  Pyrénées  occupait  une  ligne  trop  éten- 
due, ayant  toute  la  frontière  franco-espagnole  à  défendre. 
Au  mois  de  mai  1193,  elle  fut  divisée  en  deux  armées 
celle  des  Pyrénées-Orientales  et  celle  des  Pyrénées-Occi- 
dentales. Le  régiment  de  La  Tour  d'Auvergne  fit  partie  de 
cette  dernière,  dont  le  commandement  fut  donné  au  géné- 
ral Servan.  Un  décret  du  21  février  précédent  avait  pres- 
crit que  l'infanterie  serait  formée  en  demi-brigades,  com- 
posées chacune  d'un  bataillon  des  ci-devant  régiments  de 
ligne  et  de  deux  bataillons  de  volontaires.  Lors  de  la 
mise  à  exécution  de  ce  décret,  au  mois  de  septembre  1793, 
le  2'  bataillon  du  SU*  régiment,  anciennement  Angoumois, 
auquel  appartenait  La  Tour  d'Auvergne,  composa  la  148* 
demi-brigade  avec  deux  bataillons  de  volontaires  de  la 
Gironde . 


280  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

Pendant  les  deux  campagnes  de  93  et  de  94,  le  capitaine 
La  Tour  d'Auvergne  ne  cessa  de  se  faire  remarquer  par 
son  intrépidité,  son  audace,  comme  aussi  par  la  sagesse  de 
ses  conseils  et  la  justesse  de  ses  prévisions.  Il  se  signala 
particulièrement  à  la  prise  de  Saint-Sébastien,  et  dans  les 
affaires  de  la  Croix-aux-Bouquets,  d'Asquinzieu  et  d'Eratzu. 

Epuisé  de  fatigues,  réduit  par  la  privation  des  dents 
supérieures  à  ne  vivre  presque  que  de  laitage,  la  vue 
presque  perdue,  il  demanda  et  obtint  sa  retraite  à  la  fin  de 
1194.  Ayant  pris  la  voie  de  mer  pour  rentrer  en  Breta- 
gne, il  fut  fait  prisonnier  par  les  Anglais.  Au  mois  de  jan- 
vier n96,  rendu  à  la  liberté  il  s'installa,  au  n"  66  de  la 
rue  Basse,  à  Passy,  et  reprit  ses  études  favorites  sur  la  lan- 
gue bretonne  et  les  origines  gauloises.  Sa  correspondance 
avec  son  maître  et  son  ami  Jacques  Le  Brigant  redevint 
plus  active  que  jamais.  Marié  deux  fois.  Le  Brigant  avait 
eu  vingt-deux  enfants.  Vers  la  fin  de  sa  vie,  il  en  avait 
perdu  le  plus  grand  nombre  —  plusieurs  étaient  morts  à 
la  guerre —  et  il  restait  seul,  sans  fortune  et  sans  soutien. 
En  1191,  menacé  de  perdre  son  dernier  fils,  qui  était  sol- 
dat dans  l'armée  de  Sambre-et-Meuse,  il  écrivit  à  La  Tour 
d'Auvergne  et  le  supplia  de  solliciter  pour  ce  fils  une 
dispense  militaire.  La  Tour  d'Auvergne  résolut  de  partir 
à  la  place  du  fils  de  son  ami  et  demanda  à  rentrer  dans 
Parmée  comme  simple  volontaire.  Le  ministre  de  la  guerre 
accepta  son  offre  avec  empressement.  Seulement,  son 
sacrifice  fut  inutile  ;  on  admit  le  remplaçant,  mais  on  ne 
lâcha  pas  le  remplacé. 

La  Tour  d'Auvergne  serait  sans  doute  retourné  avec 
joie  à  la  148"  demi-brigade  où  il  avait  laissé  tant  de  sou- 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  ^1 

venii*s,  mais  elle  avait  disparu.  Depuis  qu'il  était  en 
retraite,  l'armée  avait  été  réorganisée.  Le  premier  amal- 
game des  volontaires  et  des  troupes  de  ligne  avait  produit 
un  nombre  trop  considérable  de  demi- brigades,  hors  de 
proportion  avec  les  effectifs  sous  les  armes.  La  nécessité 
d'en  diminuer  le  nombre  entraîna  donc  une  refonte  qui 
fut  terminée  en  1191.  Les  nouvelles  demi-brigades,  dites 
de  deuxième  formation  pour  les  distinguer  des  premières 
demi-brigades  de  la  République,  ont  vécu  jusqu'au  licen- 
ciement opéré  en  1815.  Ces  corps  ont  seulement  repris 
en  1803  l'ancienne  dénomination  de  régiment,  qui  n'a 
plus  été  abandonnée  qu'un  moment,  de  1816  à  1820. 

La  148*  demi-brigade  de  ligne  de  première  formation, 
où  s'était  popularisé  La  Tour  d'Auvergne,  était  entrée 
dans  la  constitution  de  la  34"  de  deuxième  formation,  le 
19  février  1797.  Son  ancien  corps  ayant  disparu,  il  choi- 
sit l'armée  de  Rhin-et-Moselle,  commandée  par  le  géné- 
ral Moreau,  qu'il  connaissait;  mais  à  peine  était-il  en 
route  pour  s'y  rendre,  qu'intervinrent  les  préliminaires  de 
Lèoben,  puis  bientôt,  le  17  octobre  1797,  le  traité  de 
Campo-Formio.  La  Tour  d'Auvergne  revint  en  France  et 
se  réinstalla  à  Passy. 

La  guerre  ne  devait  pas  tarder  à  recommencer.  Malgré 
ses  55  ans,  il  reprit  de  nouveau  du  service,  au  mois 
d'avril  1799,  se  rendit  à  l'armée  du  Danube  et  fut  incor- 
poré, sur  sa  demande,  aux  grenadiers  de  la  46"  demi- 
brigade  de  seconde  formation,  dont  le  chef,  Porti,  était 
son  aroi.  On  s'imagine  généralement,  à  cause  du  titre  de 
premier  grenadier  de  la  République  qui  lui  fut  décerné 
plus  tard  par  Bonaparte,  qu'il  servit  comme  simple  grena- 


î^82  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

dier.  C'est  une  erreur.  Il  resta  toujours  capitaine  et  rem- 
plit les  fonctions  de  ce  grade,  mais  à  la  suite,  les  compa- 
gnies où  il  se  trouva  placé,  quand  il  reprit  du  service 
temporairement,  ayant  des  capitaines  titulaires.  Il  touchait 
du  reste  les  appointements  de  capitaine  de  première 
classe.  Attaché  à  l'armée  de  Masséna,  qui  luttait  glorieu- 
sement en  Suisse  contre  les  Russes  de  Souwarov,  il  prit 
une  part  brillante  à  la  victoire  de  Zurich  (25  septem- 
bre 1799).  Peu  de  semaines  après,  la  campagne  finie,  il 
obtenait  un  congé  de  repos  indispensable  à  l'état  d'épui- 
sement où  sa  santé  se  trouvait  réduite. 

Au  lendemain  du  18  brumaire,  le  Premier  Consul, 
habile  à  saisir  toutes  les  occasions  de  surexciter  l'instinct 
guerrier  de  la  nation,  chercha  le  moyen  de  récompenser 
La  Tour  d'Auvergne,  devenu  peu  à  peu  très  populaire.  Il 
se  fit  adresser  par  le  ministre  delà  guerre  un  rapport,  à  la 
suite  duquel  il  prit,  le  26  avril  1800,  un  arrêté  nommant 
«  le  défenseur  de  la  Patrie  La  Tour  d'Auvergne-Corret 
«  jtremier  grenadier  de  la  République  »,  et  lui  décernant 
un  sabre  d'honneur. 

A  ce  môme  moment,  son  vieil  ami  Le  Brigant  s'adressait 
de  nouveau  à  lui  pour  obtenir  que  son  fils  lui  fût  rendu. 
La  Tour  d'Auvergne  lui  répondit  qu'il  venait  de  solliciter 
la  faveur  de  servir  encore  une  fois  comme  volontaire 
aux  grenadiers  de  la  46°  demi-brigade.  Il  autorisait  Le 
Brigant  à  se  prévaloir  auprès  du  Premier  Consul  de  sa 
lettre  et  de  sa  détermination . 

Au  mois  de  juin  1800,  il  alla  rejoindre,  à  l'armée  du 
Rhin,  la  46"  demi-brigade.  A  peine  arrivé,  il  allait  y 
trouver  la  mort.  Le  21  juin,  l'avant-garde,  dont  il  faisait 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  283 

partie,  rencontra  l'ennemi  sur  le  Lech,  à  Ober-Hausen, 
près  Neubourg  (Bavière).  Un  combat  terrible  s'engagea, 
qui  se  prolongea  jusque  dans  la  nuit.  Dans  l'obscurité,  on 
n'entendait  plus  un  coup  de  feu,  mais  seulement  le  cli- 
quetis des  armes  et  les  cris  des  combattants.  Un  hulan 
autrichien  porta  à  La  Tour  d'Auvergne  un  furieux  coup 
de  lance,  donné  si  violemment  que  la  hampe  se  brisa. 
Frappé  au  cœur,  le  capitaine  tomba  lourdement.  Les  gre- 
nadiers  l'emportèrent  derrière  les  rangs,  lui  arrachèrent 
son  habit,  mais  il  était  déjà  mort.  Il  avait  été  tué  sur  le 
coup,  sans  prononcer  un  seul  mot.  Les  paroles  qu'on  lui  a 
attribuées  à  cet  instant  ont  été  imaginées. 


IV. 


L'ouvrage  de  M.  Emile  Simond  est  le  fruit  de  patientes 
recherches.  Il  a  été  fait  sur  pièces,  les  unes  empruntées 
aux  papiers  de  La  Tour  d'Auvergne,  les  autres  tirées  des 
.\rchives  du  ministère  de  la  guerre.  11  y  manque  pourtant 
quelque  chose,  et  si  je  ne  m'abuse,  quelque  chose  d'es- 
sentiel. 

Simple  capitaine,  La  Tour  d'Auvergne  n'a  jamais  joué 
qu'un  rùle  tout  à  fait  secondaire.  Sa  vie  militaire  compte 
sans  doute  plus  d'une  action  d'éclat  ;  mais  combien  d'au- 
tres en  ont  eu  davantage,  pendant  plus  longtemps  et  sur 
plus  de  champs  de  batailles,  dont  les  noms  cependant  ne 
sont  jamais  sortis  de  l'ombre  ou  sont  depuis  longtemps 
oubliés  ! 

Ce  n'est  donc  point  à  ses  faits  de  guerre  que  La  Tour 


284  CAUSERIES  fflSTORIQUES. 

d'Auvergne  doit  sa  célébrité.  Il  la  doit  surtout  à  ce  fait 
que,  simple  capitaine  en  1192,  on  le  retrouve  encore 
capitaine  en  1800,  alors  qu'autour  de  lui  tous  ses  compa- 
gnons d'armes  ont  obtenu  un  rapide  et  légitime  avance- 
ment, et  que  la  plupart  sont  devenus  généraux.  S'il  est 
resté  seul  dans  son  grade,  tel  à  la  fin  qu'au  début,  qualis 
ah  incœpto,  ce  n'est  pas  qu'il  ait  été  victime  de  l'injus- 
tice et  que  l'avancement  ne  se  soit  offert  à  lui,  c'est  qu'il 
l'a  persévéramment  refusé.  A  bon  droit,  on  a  trouvé  cela 
extraordinaire  ;  on  s'en  est  étonné  d'abord,  puis,  à  la 
surprise  s'est  jointe  l'admiration. 

A  quoi  fdUait-il  attribuer  un  semblable  détachement 
d'ambition  ?  Jusqu'ici  les  biographes  du  premier  grena- 
dier de  la  République  s'étaient  contentés  de  nous  dire  : 
—  L'explication  est  bien  simple,  La  Tour  d'Auvergne 
était  «  un  homme  de  Plutarque,  »  un  républicain  de 
l'ancienne  Rome,  pour  qui  l'ambition  n'existait  pas  et 
dont  toute  la  vie  se  résume  dans  ces  trois  choses  :  le 
désintéressement,  la  modestie,  le  sacrifice  !  —  Cela 
n'est  point  exact,  et  cette  explication  ne  tient  pas  devant 
les  faits  que  rapporte  son  nouvel  historien.  M.  Emile 
Simond,  en  effet,  nous  le  montre,  dans  toute  la  première 
partie  de  sa  carrière  et  jusqu'en  1192,  animé  d'ambition, 
très  désireux  d'avancer,  de  parvenir,  et  se  servant  pour 
cela  de  toutes  les  influences  dont  il  pouvait  disposer. 

Il  faut  donc  chercher  l'explication  ailleurs.  Elle  se 
trouve  dans  la  scène  que  j'ai  rapportée  plus  haut,  d'après 
M.  Simond  lui-même,  dans  la  détermination  prise  par 
La  Tour  d'Auvergne,  le  jour,  où  il  refuse  de  suivre  dans 
l'émigration  les  autres  officiers  d'Angoumois,  dans  le  ser- 


ment  qu'il  se  fait  à  lui-môme  de  n'accepter  jamais  d'autre 
grade  que  celui  que  ses  camarades  lui  avaient  connu  au 
moment  de  leur  séparation. 

Et  tout  d'abord,  je  ferai  la  remarque  que  les  c  vertus 
républicaines  >,  que  Plutarque  et  Cinoinnatus  ne  sont 
pour  rien  dans  la  résolution  prise  par  La  Tour  d'Auvergne 
et  qui  a  fait  sa  gloire.  Au  mois  de  janvier  1792,  à  l'épo- 
que où  s'est  passée  la  scène  que  nous  avons  décrite,  il 
était  royaliste,  tout  dévoué  à  Louis  XVI  et  à  la  monar- 
chie, c  A  ce  moment,  dit  M.  Emile  Simond,  la  Tour  d'Au- 
vergne n'était  nullement  républicain  (1).  » 

Sa  décision,  ajoute  son  historien,  fut  celle  d'un  honnête 
homme  et  d'un  patriote.  Sans  doute,  mais  il  me  semble 
bien  qu'il  y  avait  autre  chose.  Un  honnête  homme  et  un 
patriote  n'était  nullement  obligé,  dans  ces  circonstances, 
de  faire  le  sacrifice  de  son  avenir  et  de  ses  légitimes 
ambitions.  Si  donc  le  capitaine  La  Tour  d'Auvergne  prit 
ce  jour-là  l'héroïque  résolution  qu'il  a  si  noblement  tenue, 
c'est  parce  qu'il  y  était  poussé,  non  par  l'honnêteté  et  le 
patriotisme,  mais  par  le  sentiment  de  l'honneur  poussé 
jusqu'à  l'exagération  ;  c'est,  pour  dire  le  mot  —  parce 
qu'il  était  bel  et  bien,  nous  l'avons  vu,  un  aristocrate,  et 
se  croyait  tenu  comme  tel  à  une  vertu  au-dessus  de  la 
moyenne. 

Mais  La  Toar  d'Auvergne  ne  s'est  pas  seulement  fait 
remarquer  à  l'armée  par  l'invincible  refus  qu'il  opposa  à 
toutes  les  offres  d'avancement.  Il  s'est  signalé  par  sa  so- 
briété, par  sa  douceur,  par  son  humanité,  par  sa  modes- 
Ci)  Emil*  Simood,  p.  99. 


286  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

lie,  qui  était  aussi  grande  que  son  intrépidité.  Il  fut  en 
un  mot  l'homme  de  toutes  les  vertus,  comme  de  tous  les 
courages.  Ici  encore,  il  eût  été  bon,  je  crois,  de  se  deman- 
der à  quelle  source  il  puisait  ces  vertus,  rares  dans  les 
camps,  au  moins  à  ce  degré.  Car,  encore  une  fois,  ce  n'est 
rien  expliquer  que  de  dire  :  «  C'était  un  homme  de  Plu- 
tarque  ».  La  vérité  est  que  c'était  un  bon  chrétien,  et 
que  ses  vertus  venaient  de  là,  et  non  de  son  républica- 
nisme. Nous  avons  sur  ce  point  son  propre  témoignage. 
Il  avait  eu  pour  condisciple,  au  collège  de  Quimper  Claude 
Le  Coz,  qui  devint  successivement  membre  de  l'Assem- 
blée législative,  évèque  constitutionnel  de  Rennes,  et,  à 
la  suite  du  Concordat,  archevêque  de  Besançon.  Le  Coz  fit 
imprimer  en  1815  un  écrit  intitulé  :  Quelques  dé/ails  sur 
La  Tour  d'Auvergne,  premier  grenadier  de  France.  Il  y 
rapporte  une  conversation  qu'il  eut  un  jour  avec  lui,  et 
dans  laquelle  le  capitaine  La  Tour  d'Auvergne  lui  exprima 
en  ces  termes  son  profond  attachement  à  la  religion  catho- 
lique :  «  Oui,  mon  ami,  je  crois  à  la  religion  chrétienne, 
«  à  la  religion  catholique.  Ses  dogmes  éclairent  mon 
«  esprit,  et  sa  morale  charme  mon  cœur.  Cest  à  elle  que 
«  je  crois  devoir  mes  faibles  vertus.  C'est  à  elle  surtout 
«  que,  dans  tous  les  temps,  j'ai  dû  mes  plus  belles  espè- 
ce rances,  mes  plus  douces  consolations.  » 

Ces  paroles,  M.  Emile  Simond,  je  l'espère,  les  inscrira 
dans  la  prochaine  édition  de  son  livre.  C'est  par  elles  que 
je  veux  finir  ce  chapitre. 


J 


XIV. 


L'ŒUVRE   SCOLAIRE   DE   LA   RÉVOLUTION  (1). 


I. 


Que  l'enseignement  primaire  en  France  datât  de  la  Ré- 
volution, c'était,  il  n'y  a  pas  encore  vingt  ans,  pour  toute 
la  presse  «libérale»,  un  fait  indiscutable, un  axiome. Au- 
jourd'hui, l'évidence  est  retournée.  Depuis  vingt  ans,  en 
effet,  de  nombreux  documents  ont  été  mis  au  jour,  de 
nombreuses  monographies  ont  paru,  qui,  pour  la  plupart 
de  nos  départements,  ont  fourni  les  indications  les  plus  pré- 
cises, les  chiffres  les  plus  certains.  La  lumière  s'est  faite. 
Là  encore  il  s'est  trouvé  que  la  thèse  des  écrivains  révo- 
lutionnaires était  justement  le  contre-pied  de  la  vérité. 
On  ne  saurait  avoir  trop  de  reconnaissance  pour  les  mo- 
destes et  consciencieux  érudits  qui  ont  porté  sur  ce  point 
leurs  patientes  investigations,  MM.  Fayet,  Maggiolo,  Pui- 
seux,  Bellée,  Albert  Babeau,  de  Fontaine  de  Resbecq,  Car- 
dine,  Yeuclin,  Ricordeau,  Lhuillier,  Léon  Maitre,  Quantin, 
Urseau,  Soulier,  Thévenot,  Combarieu,  d'autres  encore  non 


(1)  L'ontvre scolaire  de  la  Uftoiutioti  ^i  ■.^'.^•18Û2),  étud«s  critiquât  et 
LdoeomcnU  inëdit»,  par  Fabbé  Emttt  Allain,  archirista  du  diocÀt*  de 
[Bordeaux.  Un  volume  in-8*,  librairie  de  Finnin  Didot  et  Cie,  Paria, 
llBOi. 


288  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

moins  dignes  d'estime.  Mais  si  intéressantes,  si  précieuses 
que  fussent  les  monographies  publiées  ici  et  là,  en  pro- 
vince, leur  dispersion  en  détruisait  presque  tout  l'effet. 
Il  en  était  d'elles  comme  de  ces  flèches,  de  ces  dards  dont 
il  est  question  dans  la  fable  de  La  Fontaine.  Pris  à  part, 
chacun  d'eux  pouvait  être  brisé  ;  réunis  en  faisceau,  ils 
devenaient  invincibles  : 

Toute  puissance  est  faible  à  moins  que  d'être  unie. 

M.  l'abbé  Allain  mit  tous  ses  soins  à  rassembler  ces 
travaux  épars,  à  les  lier  ensemble,  aies  nouer  solidement. 
Il  écrivit  son  livre  sur  V Instruction  primaire  en  France 
avant  la  Révolution  (1),  livre  excellent,  définitif,  où  l'au- 
teur ne  s'était  pas  contenté  de  mettre  à  profit  les  travaux 
de  ses  devanciers.  Il  y  avait  joint  le  résultat  de  ses  re- 
cherches personnelles,  des  chiffres  nouveaux,  des  docu- 
ments inédits.  Dans  le  camp  révolutionnaire,  on  ne 
laissa  pas  de  s'émouvoir.  Un  champion  de  marque  prit  à 
partie  le  volume  de  l'abbé  Allain,  s'efforça  de  rompre  le 
faisceau  :  peine  inutile! 

Un  second  lui  succède,  et  se  met  en  posture, 
Mais  en  vain.  Un  cadet  tente  aussi  l'aventure. 
Tous  perdirent  leur  temps  ;  le  faisceau  résista  : 
De  ces  dards  joints  ensemble  un  seul  ne  s'éclata  (2). 

Pour  l'œuvre  scolaire  de  la  Révolution,  comme  pour 
l'instruction  primaire  en  France  avant  1789,  M.  l'abbé 
Allain  n'arrive  point  le  premier.  Lui-même   a  soin   de 


(1)  Un  volume  in-12.  Firmin-Didot  et  Cie,  éditeurs,  1881. 

(2)  Le  Vieillard  et  ses  enfants. 


CAUSKRIES  HISTORIQUES.  280 

nous  dire,  dès  la  première  page  :  t  J'ai  eu  constamment 
80US  les  yeux,  au  cours  de  ce  travail,  les  ouvrages  sui- 
vants :  Albert  Duruy,  L'Itislniclion  publique  et  la  dévo- 
lution; —  Victor  Pierre,  V Ecole  tous  la  Révolution  fran- 
çaise; —  Albert  Babeau,  L'Ecole  de  village  pendant  la 
Bêvolution;  —  Liard,  L'Enseignement  supérieur  en 
France,  î  7 80- 1889  ;  —  le  Dictionnaire  de  pédagogie  de 
Buisson.  » 

Tous  ces  ouvrages,  les  trois  premiers  surtout,  ont  une 
grande  valeur.  On  n'a  pas  encore  oublié  la  vive  impres- 
sion que  produisit  en  particulier  la  publication  dans  la 
Reime  des  Deux-Mondes,  en  1881,  des  beaux  et  coura- 
geux articles  du  si  regrettable  Albert  Duruy.  L'académie 
française  lui  décerna  une  de  ses  principales  couronnes. 
Tous  les  amis  des  lettres  applaudirent  aux  justes  louanges 
que  lui  donna,  dans  la  séance  publique  du  6  juillet  1883, 
le  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  :  «M.  Albert  Duruy, 
disait  M.  Camille  Doucet,  a  recueilli,  avec  autant  de  pa- 
tience que  d'exactitude,  dans  nos  archives  nationales,  un 
grand  nombre  de  documents  inédits,  de  natures  très  di- 
verses, et,  dans  son  livre,  il  les  expose  avec  la  loyauté 
d'un  historien  sincère  qui,  ne  voulant  flatter  aucun  parti, 
et  protestant  d'avance  centre  tout  reproche  d'hostilité  sys- 
tématique, ne  recherche  et  ne  dit  que  la  vérité...  Ce  livre 
n'est  pas  seulement  une  œuvre  d'érudition  et  de  pédago- 
gie; sa  valeur  littéraire  égale  sa  valeur  historique.  A  tout 
propos,  et  dès  son  premier  chapitre  intitulé  t  Avant  1789», 
plus  loin  dans  celui  qu'il  consacre  aux  c  Ecoles  primaires 
sous  le  Directoire»,  et  enfin  dans  un  tableau  saisissant 

19 


290  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

des  «  Fêtes  nationales  sous  tous  les  régimes  de  la  Révo- 
lution», sans  qu'il  perde  jamais  son  sujetde  vue,  le  jeune 
auteur  s'arrête  à  chaque  pas  pour  jeter  avec  nous,  en 
passant,  un  regard  curieux  sur  tout  ce  qui  touche  aux 
lettres  et  aux  arts,  à  l'histoire  et  à  la  philosophie,  aux 
caprices  mêmes  du  goût  et  de  la  mode,  à  tous  les  jeux 
d'alors,  parfois  sanglants.  Agréable  autant  qu'instructif, 
et  non  moins  remarquable  par  la  hauteur  des  vues  que  par 
l'équité  des  jugements,  ce  livre  est  l'œuvre  honnête  et 
distinguée  d'un  érudit,  d'un  penseur  et  d'un  écri- 
vain (1).  » 

De  ces  éloges  si  mérités  il  n'en  est  pas  un  qui  ne  se 
doive  appliquer  â  l'ouvrage  de  M.  l'abbé  Allain.  Cette  fois 
encore,  on  le  pense  bien,  l'auteur,  s'il  a  profité  des  tra- 
vaux antérieurs,  les  a,  sur  plus  d'un  point,  éclairés,  re- 
nouvelés, complétés.  Il  ne  s'est  pas  fait  faute  de  recourir 
aux  sources  originales,  de  recueillir  à  la  Bibliothèque  et 
aux  archives  nationales  un  grand  nombre  de  faits  et  de 
textes,  de  mettre  en  œuvre  beaucoup  de  documents  impri- 
més ou  manuscrits,  quelque  peu  négligés  jusqu'ici  ou 
même  totalement  inconnus.  C'est  à  bon  droit  qu'il  a  pu 
dire  dans  sa  préface  :  «  Je  ne  me  dissimule  pas  les  imper- 
fections de  mon  œuvre....  mais,  quant  au  fond,  j'ai  pleine 
confiance  dans  le  jugement  des  lecteurs  impartiaux.  J'ai 
conscience,  en  effet,  de  l'exactitude  de  mes  chiffres,  de 
l'authenticité  de  mes  textes,  et  je  crois  mes  conclusions 
logiquement  déduites  de  faits  sévèrement  contrôlés .  » 


(1)  Camille  Doucet,  Concours  litt/éraires,  p.  236. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  291 

II. 


Ces  conclusions,  quelles  sont-elles!  Je  les  résume  ici 
sommairement. 

I.  —  La  Révolution  a  trouvé  la  France  pourvue  d'un  vaste 
système  d'enseignement  public  ;  de  nombreuses  univer- 
sités, des  centaines  de  collèges,  des  petites  écoles  qui  se 
comptaient  par  milliers  existaient  eo  effet  dans  notre 
pays. 

L'enseignement  supérieur  et  l'enseignement  secondaire 
étaient  distribués  avec  une  telle  profusion  que,  de  toutes 
parts,  des  réclamations  s'élevaient  contre  le  trop  grand 
nombre  des  collèges,  t  Pourquoi ,  s'écriait  la  Chaloiais,  cette 
fureur  d'apprendre  le  latin  et  les  langues  ?  »  L'auteur  d'un 
Nouveau  plan  d* éducation  pour  toutes  les  classes,  publié 
en  1789,  proclamait  bien  haut  qu'il  était  temps  d'arrêter 
tce  torrent  d'éducation  qui  submerge  tant  de  chaumières, 
qui  dépeuple  tant  de  campagnes,  qui  introduit  la  confu- 
sion dans  tous  les  Etats».  Un  futur  conventionnel,  Dau- 
nou,  écrivait  de  son  côté  :  c  On  a  décerné  de  magnifiques 
éloges  à  ceux  qui  ont  contribué  à  rendre  gratuite  l'édu» 
cation  des  collèges.  Cette  gratuité  n'est  sûrement  pat 
sans  danger,  et  je  n'en  aperçois  pas  moins  dans  le  nom'- 
bre  si  multiplié  des  collèges  qui  existent  en  France  (i).  > 


(1)  Dâonoo,  Journal  gneyelopédiquâ,  1789,  t.  VU,  p.  281.  —  Voir  1« 
NmarqmbU  ooTrag*  de  M.  fabM  Sioard,  Le*  Btudta  okusiques  avnt 
te  BévoltUùm^  lirre  lil,  chapitre  it. 


292  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

S'il  n'était  guère  de  ville  qui  n'eût  son  collège,  il  n'était 
guère  de  hameau  qui  n'eût  sa  petite  école,  —  son  école 
primaire.  L'un  des  principaux  orateurs  du  tribunat, 
M.  Siméon,  lors  de  la  discussion  de  la  loi  de  floréal  an  X, 
le  constatait  en  ces  termes  :  «  Si  tous  les  cultivateurs  et 
les  artisans  ne  savent  pas  lire  et  écrire,  ce  n'est  pas  que 
leurs  parents  n'aient  pu  faire  les  modiques  frais  de  cette 
première  instruction  ;  ce  n'est  pas  qu'avant  la  Révolution 
il  n'y  eût,  presque  dans  chaque  village,  un  homme  qui, 
sous  un  titre  moins  pompeux  que  celui  d'instituteur  pri- 
maire, ne  fût  en  état  de  montrer,  à  très  bon  compte,  à 
lire  et  à  écrire  aux  enfants  qu'on  lui  envoyait;  mais  le 
goût  ne  s'était  pas  tourné  de  ce  côté.  » 

Sans  doute  cette  organisation  de  l'enseignement  à  tous 
ses  degrés,  due  surtout  aux  initiatives  privées  et  aux  pou- 
voirs locaux,  était  imparfaite.  Des  réformes  s'imposaient; 
l'opinion  publique,  qui  les  réclamait,  s'était  manifestée 
avec  éclat  dans  la  rédaction  des  cahiers;  le  clergé,  les 
corporations  enseignantes  elles-mêmes  étaient  en  tète  du 
mouvement.  Mais,  au  lieu  de  restaurer  et  d'agrandir,  on 
démolit.  Au  lieu  d'améliorer,  on  détruisit.  On  engloutit 
dans  la  banqueroute  universelle,  au  profit  de  spéculateurs 
sans  scrupules  et  de  politiciens  véreux,  des  biens  patiem- 
ment accumulés  et  fidèlement  employés  à  leur  destina- 
tion spéciale.  On  persécuta,  on  dispersa  un  personnel, 
en  majorité  honnête,  intelligent  et  tout  prêt  à  concourir 
aux  réformes  sérieuses  et  pratiques. 

II.  —  La  Révolution  avait  démoli.  Il  fallait  reconstruire. 
Que  mit-elle  à  la  place  de  ce  qu'elle  avait  renversé? 

Pour  l'enseignement  secondaire,  en  s'en  tenant  même 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  293 

aux  chifTres,  reconnus  aujourd'hui  beaucoup  trop  faibles, 
deViliemain,  dans  son  rapport  au  roi  de  1842,  108  col- 
lèges de  plein  exercice  et  454  établissements  plus  ou 
moins  incomplets  furent  condamnés  à  disparaître.  Us 
furent  remplacés  pendant  quelques  années  par  une  cen- 
taine d'écoles  centrales,  dont  les  deux  tiers  au  moins  res- 
tèrent désertes  et  que  leur  organisation  condamnait  fata- 
lement à  l'impuissance.  Ces  écoles  furent  supprimées  à 
leur  tour;  la  France  n*aura  plus,  en  Tan  IX,  qu'un  lycée 
à  huit  professeurs  par  arrondissement  de  cour  d' appela 
et  un  petit  nombre  d'écoles  secondaires,  abandonnées  au 
bon  vouloir  des  communes  et  à  l'industrie  des  particu- 
liers. 

Dans  les  anciens  collèges,  sur  17,241  élèves,  33,422 
bénéficiaient,  sans  qu'il  en  coûtât  rien  au  budget,  de  la 
gratuité  totale,  et  7,191)  de  la  gratuité  partielle  (i).  En- 
Tan  X.  l'Etat,  impuissant  à  supporter  la  charge  de  l'en- 
seignement primaire,  et,  en  grande  partie  du  moins,  celle 
de  l'enseignement  secondaire,  assure  des  bourses,  aux 
frais  des  contribuables,  à  6,400  élèves  nationaux. 

Le  déchet,  pour  l'instruction  populaire,  est  plus  consi- 
dérable encore,  la  ruine  est  plus  complète. 

De  tous  les  décrets  et  lois  faits  par  la  Convention  ei> 
vue  de  réorganiser  l'enseignement  primaire,  trois  seule- 
ment furent  appliqués  :  Le  décret  Banquier,  du  29  fri- 
maire an  II  (19  décembre  1793);  le  décret  Lakanal,    du 


(1)  C««  cbifTrM  Mot  ceux  d«  ViU«auia.  Il  rtMort  des  r«cberahM    pla* 
oomplètM  fait**  dspois    18  (S   qu'ils    loot    tré«    aa-d«MOu«  das   cbiOrt» 


294  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

21  brumaire  an  III  (IT  novembre  1794);  la  loi  Daunou, 
du  3  brumaire  an  IV  (25  octobre  1795). 

L'application  du  décret  de  frimaire  an  II  ne  donna  que 
des  résultats  déplorables.  Grégoire  les  constata  en  ces 
termes  à  la  tribune  de  la  Convention  :  «  L'éducation  natio- 
nale n'offre  plus  que  des  décombres  ;  il  nous  reste  vingt 
collèges  agonisants  :  sur  près  de  600  districts,  64  ont 
quelques  écoles  primaires,  16  seulement  présentent  un 
état  qu'il  faut  trouver  satisfaisant,  faute  de  mieux.  Cette 
lacune  de  six  années  a  fait  presque  écrouler  les  mœurs 
et  la  science  (1)  ». 

Sous  l'empire  du  décret  de  brumaire  an  III,  la  situa- 
tion fut  loin  de  s'améliorer.  Voici  à  cet  égard  deux  témoi- 
gnages qui  ne  sont  pas  plus  suspects  que  celui  de  Gré- 
goire. Baraillon  disait,  aux  Cinq-Cents,  le  1*'  frimaire 
an  VI  :  «  Les  commissaires  envoyés  dans  les  départements 
vous  diront  que,  quoique  l'instruction  fût  gratuite,  les 
écoles  de  campagnes  n'en  étaient  pas  moins  désertes 
pendant  l'été  et  qu'il  ne  s'y  rendait  que  très  peu  d'élèves 
pendant  l'hiver.  Ils  vous  diront  que  la  nation  n'en  re- 
cueillit aucun  fruit  (2)».  Dans  un  rapport  de  messidor 
an  IV,  le  ministre  de  l'intérieur  Benezech  avait  déjà 
constaté  que  «le  plan  Lakanal  n'avait  eu  aucun  succès». 

Le  «  plan  Daunou»,  la  loi  de  brumaire  an  IV,  n'échoua 
pas  moins  misérablement.  On  lit  dans  un  rapport  émané 
du  ministère  de  l'intérieur  :  «  L'établissement  des  écoles 
primaires  a  été  jusqu'ici  presque  partout  sans  succès.  » 


(1)  Moniteur  du  9  vendémiaire  an  III. 

(2)  Moniteur  du  2  frimaire  an  VI. 


CAUSERIES  mSTOBlQUES.  295 

Les  conclusions  d'un  autre  rapport  ne  sont  pas  moins  dé- 
favorables :  €  Les  écoles  primaires  sont  presque  partout 
désertes...  Les  instituteurs  sont  presque  partout  des 
hommes  sans  mœurs,  sans  instruction,  et  qui  ne  doivent 
leur  nomination  qu'à  un  prétendu  civisme  qui  n'est  que 
l'oubli  de  toute  moralité  et  de  toute  bienséance...  » 

Des  nombreux  témoignages,  des  documents  irrécusables 
réunis  par  M.  l'abbé  Allain,  il  résulte  que  les  écoles  éta- 
blies sous  le  régime  de  la  loi  de  l'an  IV  furent  en  très 
petit  nombre,  que  les  instituteurs,  les  locaux  et  les  élèves 
firent  partout  défaut  et  que  si,  de  1195  à  1802,  l'instruc- 
tion primaire  ne  périt  pas  tout  à  fait  dans  notre  pays,  on 
le  dut  presque  uniquement  aux  écoles  libres  et  chrétiennes 
qui  se  rouvrirent  en  beaucoup  d'endroits  et  que  le  Di- 
rectoire, pourtant,  persécuta  de  son  mieux. 

in.  —  Les  petites  écoles,  sous  l'ancien  régime,  étaient 
avant  tout  des  écoles  confessionnelles.  Sous  la  Répu- 
blique, les  écoles  primaires  furent  avant  tout  des  écoles 
athées.  La  loi  de  brumaire  an  IV  disait  en  son  titre  !•', 
article  3  :  «  Dans  chaque  école  primaire,  on  enseignera  à 
lire,  à  écrire  et  à  calculer,  et  les  éléments  de  la  morale 
républicaine.  •  La  c  morale  républicaine,  »  les  pères  de 
familles  savaient  ce  que  cela  voulait  dire.  Ils  se  refusèrent 
presque  partout  à  envoyer  leurs  enfants  dans  des  écoles 
où  on  ne  leur  faisait  pas  dire  leur  prière,  c  Pendant  dix- 
huit  mois,  la  Convention  avait  été,  sur  l'article  de  la  re- 
ligion, en  révolte  ouverte  contre  la  volonté  du  peuple; 
sur  la  parole  de  quelques  brigands,  elle  affectait  de  croire 
que  la  France  entière  avait  abjuré  son  Dieu,  tandis  que 
la  désolation  universelle  protestait  contre  cette   impos- 


296  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

ture  » .  Cette  observation  de  Grégoire  est  absolument  con- 
forme à  la  vérité.  Les  écoles  primaires  officielles  restèrent 
désertes.  A  côté  d'elles,  sous  le  Directoire,  en  vertu  de  la 
constitution  nouvelle  qui  permet  aux  citoyens  «  de  former 
des  établissements  particuliers  d'éducation  et  d'instruc- 
tion »,  s'élèvent  des  écoles  libres  dont  le  succès  est  mer- 
veilleux. En  l'an  VI,  le  ministre  de  l'intérieur  Letourneux 
est  obligé  de  le  reconnaître  :  «  Combien,  dit-il,  le  spec- 
tacle que  présente  le  tableau  des  écoles  primaires  ne 
doit-il  pas  affliger  l'âme  de  tous  les  vrais  républicains?... 
Sans  élèves  pour  la  plupart,  les  instituteurs  voient  leur 
zèle  entièrement  paralysé,  et  ce  n'eût  été  qu'en  se  pi'ê- 
tant  par  une  lâche  complaisance  aux  plus  honteux  pré- 
jugés, et  en  devenant  parjures  à  leur  serment,  qu'ils  au- 
raient pu  obtenir  quelque  succès.  Et  cependant,  à  côté 
d'eux,  s'élevaient  et  s'élèvent  encore  avec  audace  U7ie 
foule  d'écoles  privées ^  oîi  l'on  professe  impunément  les 
maximes  les  plus  opposées  à  la  Constitution  et  au  gou- 
vernement, et  dont  la  coupable  prospérité  semble  croître 
en  raison  de  la  perversité  des  principes  quy  reçoit  la 
jeunesse.  » 

Le  Directoire,  que  M.  Thiers,  dans  son  Histoire  de 
la  Révolution,  appelle  «  ce  gouvernement  légal  et  modé- 
ré (1)  »  et  que  M.  V.  Pierre,  mieux  informé,  appelle  «un 
régime  de  honteux  despotisme  et  de  persécutions  adminis- 
tratives (2)  »,  —  le  Directoire,  voulante  tout  prix  con- 
jurer la  ruine  de  l'enseignement  officiel,  employa  tous  les 


(1)  Tbiers,  tome  X,  p.  240.  Voir  ci-dessus.  Cnapitre  XI. 

(2)  Victor  Pierre,  La  Teti'eur  sous  le  Directoire. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  297 

moyens,  les  procédés  inquisitoriaux,  la  violence,  la  pros- 
cription, la  mise  hors  la  loi,  non  seulement  des  maîtres, 
mais  des  élèves.  Une  minutieuse  inquisition  fut  exercée  de 
toutes  parts,  et  d'innombrable?  écoles  furent  fermées.  Vains 
efforts,  dont  devait  trioni[>lier  la  constance  des  pères  de 
famille  !  On  continua  à  fuir  l'école  où  l'on  enseignait  c  la 
murale  républicaine»,  dùt-on,  provisoirement  du  moins, 
renoncer  à  tout  enseignement.  <  Le  peuple  français  résista, 
disait,  en  Tan  1\,  le  conseil  d'arrondissement  de  Saint- 
Malu.  En  vain  lui  proposa-t-on  des  modes  d'enseigne- 
ment  qui  lui  répugnaient;  il  les  rejetait  et  attendait.  Les 
pères  les  moins  instruits,  les  mères  les  moins  tendres 
disaient  :  «  Il  vaut  mieux  que  nos  enfants  restent  sous 
«  nos  yeux  que  de  n'avoir  ni  Dieu,  ni  foi,  ni  loi.»  Ils  le 
disaient,  ils  le  disent  encore  (1).  » 

c  De  l'an  V  à  l'an  VIII,  a  pu  écrire  le  conventionnel 
Grégroire,  la  persécution  religieuse,  armée  de  tous  les 
moyens  d'astuce,  de  séduclion,  de  férocité,  d'acharnement, 
a  fait  d'inutiles  efforts  pour  attirer  l'enfant  à  ses  écoles, 
le  peuple  à  ses  fêtes  décadaires  (2).  » 

IV. —  Dans  un  des  chapitres  les  plus  neufs  de  son 
livre,  le  chapitre  sur  le  Consulat,  M.  l'abbé  Allain  met  à 
contribution  des  documents  du  plus  haut  intérêt  :  le  rap- 
port présenté  au  conseil  d'Etat,  en  l'an  IX,  par  le  ministre 
Chaptal  ;  ceux  qui  furent  remis  au  premier  consul  par  les 
conseillers  d'Etat  Thibaudeau,  Lacuée,  Fourcroy,  etc.,  à 


(t)  Archires  dlile^t-Vilaioe. 

(2)  Cild  par  M.  V.  Pi*rr«.  L'Ecole   sous   la   Réoolulion   française, 
p.  207. 


298  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

la  suite  de  la  mission  dont  ils  furent  chargés  la  même 
année  dans  les  départements  ;  les  vœux  des  conseils  gé- 
néraux de  l'an  VIII  et  de  l'an  IX  ;  les  réponses,  inédites 
jusqu'ici  pour  la  plupart,  des  conseils  d'arrondissement  au 
questionnaire  de  Chaptal  (germinal  et  floréal  an  IX)  ;  les 
statistiques  préfectorales  ;  enfin,  la  discussion  de  la  loi  de 
floréal  an  X. 

Il  est  un  point  sur  lequel  tous  ces  documents  s'ac- 
cordent :  tous  constatent  la  ruine  irrémédiable  des 
écoles  républicaines,  la  banqueroute  de  la  Révolution  en 
matière  d'enseignement;  tous  demandent  le  retour  à  l'an- 
cien état  de  choses,  le  rétablissement  des  anciennes  écoles 
et  des  anciens  collèges.  «  On  peut  donc,  dit  Chaptal,  po- 
ser comme  base  fondamentale  que,  dans  les  temps  qui 
ont  précédé  la  Révolution,  la  nature  de  l'instruction  pu- 
blique exigeait  quelques  réformes,  mais  on  ne  peut  nier 
que  la  méthode  d'enseignement  ne  fût  admirable.  » 

Les  conseils  généraux  de  22  départements  demandent 
en  termes  formels  le  rétablissement  des  communautés 
enseignantes.  On  regrette  ouvertement  l'ancien  régime, 
les  fondations  dilapidées.  «  Les  écoles  primaires,  dit  le 
conseil  général  de  l'Aisne,  les  régences  particulières  des 
bourgs,  les  collèges  de  plein  exercice  formaient  une  ins- 
truction graduée,  proportionnée  aux  âges,  aux  capacités. 
Tous  ces  établissements  étaient  entretenus  par  des  fon- 
dations, par  des  fabriques,  par  de  légères  rétributions  des 
particuliers.  Tout  a  été  vendu  ;  il  reste  même  peu  de 
bâtiments.  Qu'en  est-il  résulté  ?  Les  enfants  ont  été  livrés 
à  l'oisiveté  la  plus  dangereuse,  au  vagabondage  le  plus 
alarmant.  »  —  «  Plusieurs  écoles  que  la  Révolution  a  fer- 


CAUSERIES  UISTORiQUBS.  299 

mées,  dit  le  conseil  général  de  la  Loire,  jouissaient  autre- 
fois de  revenus  donnés  par  des  particuliers .  Que  sont  de- 
venus leurs  titres  ?»  —  c  L'instruction  publique,  dit  de 
son  côté  le  conseil  général  d'IUe-et- Vilaine,  est  presque 
nulle  dans  toute  la  France,  parce  qu'on  a  voulu  s'écarter 
de  la  pratique  confirmée  par  l'expérience  :  on  ne  parle 
ni  de  la  divinité,  ni  des  principes  de  la  morale.  On  croit 
donc  qu'il  faut  en  revenir  à  ce  qui  se  faisait  ancienne- 
ment. » 

Les  préfets  eux-mêmes  sont  d'accord  avec  les  assem- 
blées départementales  sur  la  nécessité  de  restaurer  les 
anciens  collèges.  «  On  ne  peut  se  dissimuler  que  les  pertes 
qu'a  fait  éprouver  à  cette  ville  (Bourges)  et  au  départe- 
ment la  suppression  des  anciens  établissements  ne  sont 
pas  réparées  par  les  nouvelles  institutions  >  (Cher) .  — 
c  Les  collèges,  les  universités  ont  été  remplacés  par  les 
écoles  centrales.  Mais,  avant  1189,  chaque  ville  avait  son 
collège,  et  il  n'existe,  dans  chaque  département,  qu'une 
école  centrale  ;  un  grand  nombre  de  pères  de  famille  ne 
peuvent  y  envoyer  leurs  fils.  On  remédierait  à  cet  incon- 
vénient en  établissant  des  écoles  secondaires  >  (Drôme). 
Mêmes  vœux  dans  l'Aude,  dans  les  Hautes-Alpes,  dans 
l'Aube,  etc. 

La  discussion  de  la  loi  de  floréal  an  X  n'est  pas  moins 
instructive.  Le  projet  était  l'œuvre  de  Fourcroy,  qui  le 
présenta  au  corps  législatif  et  en  développa  les  motifs 
dans  son  exposé;  il  ne  peut  se  défendre  de  regretter  l'état 
de  choses  ancien  :  «  Le  gouvernement  regrette,  dit-il,  que 
l'état  des  finances  ne  lui  ait  pas  permis  d'entreprendre 
l'établissement  des  écoles  secondaires  et  de  recréer  ce  que 


300  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

les  collèges  anciens  avaient  d'utile,  en  élaguant  les  abus 
qui  s'y  étaient  introdg^its.  Ce  nest  qu  après  avoir  reconnu 
que  les  moyeiis  nécessaires  pour  cette  opération  impor- 
tante ne  sont  pas  en  ce  moment  à  sa  disposition,  qu'il  a 
cru  devoir  adopter  un  autre  mode...  Il  aurait  fallu  plus 
de  2,000,000  fr.  de  dépenses  annuelles  pour  établir,  aux 
frais  du  Trésor  public,  2S0  écoles  secondaires,  et  cepen- 
dant ce  nombre  indispensable  eût  été  inférieur  à  celui 
des  collèges  qui  existaient  avant  1789  et  qui  devaient 
presque  tous  leur  existence  à  des  fondations  particu- 
lières. » 

Devant  le  tribunat,  lorsque  le  projet  de  loi  y  fut  ap- 
porté, Carion-Nisas  demanda  que  la  direction  des  lycées 
fût  confiée  exclusivement,  comme  avant  1789,  à  des  céli- 
bataires, c'est-à-dire  à  des  religieux.  Il  exprima,  en  même 
temps,  le  désir  que  le  projet  fût  «  coordonné  »  avec  le 
Concordat. 

Un  autre  tribun,  Duvidal,  fit,  dans  son  discours,  l'his- 
torique de  nos  vieux  établissements  et  ne  dissimula  pas 
leurs  progrès  dans  les  derniers  temps  de  l'ancien  régime  : 
«  Si  le  choix  de  l'instruction  administrée  dans  les  col- 
lèges n'était  pas  aussi  heureux  qu'on  eût  pu  le  désirer, 
on  ne  saurait  nier  que  la  discipline  et  la  subordination  n'y 
fussent  bien  maintenues;  qu'une  longue  expérience  n'y 
eût  beaucoup  perfectionné  la  méthode  d'enseignement  et 
que  même,  depuis  plusieurs  années,  le  zèle  et  le  talent 
des  professeurs  ne  suppléassent,  en  grande  partie,  au 
peu  d'étendue  de  la  tâche  qui  leur  était  assignée.  Celait 
un  édifice  gothique  dans  lequel  il  y  avait  beaucoup  à 
conserver;  trop   de  précipitation  l'a  fait  écrouler  et  le 


I 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  3(H 

malheur   He*  temjyê    en  a    dispersé   les    glorieux   dé- 
bris (I).  > 


III. 


Le  jugement  porté  par  M.  l'abbé  Allain  sur  l'œuvre 
scolaire  de  la  Révolution  ne  sera  pas  révisé  :  il  s'appuie 
sur  des  centaines  de  textes  contemporains,  sur  des  chif- 
fres officiels,  dont  l'exactitude  est  incontestable.  Son  livre 
restera.  Le  talent  de  l'écrivain  égale,  du  reste,  son  éru- 
dition. Tels  de  ses  chapitres,  celui  sur  les  Ecoles  centrales 
par  exemple,  ou  encore  celui  sur  VEcole  normale  de 
Van  III,  sont  des  modèles  d'exposition  historique.  L'au- 
teur parle,  dans  sa  préface,  «  des  imperfections  de  son 
œuvre».  Elle  en  renferme  sans  doute —  où  n'y  en  a-t-il 
pas?  —  mais  j'avoue  que  je  ne  les  ai  pas  aperçues.  Tout 
au  plus  trouverais-je  à  y  reprendre  un  mot,  —  moins 
qu'un  mot,  une  épithèle.  Parlant,  à  la  page  129,  du  mi- 
nistre Benezech,  qui  présida  à  la  première  organisation 
des  écoles  centrales,  il  l'appelle  le  «  sage»  Benezech.  L'éloge 
est-il  bien  mérité?  A  l'époque  même  où  il  s'occupait 
de  cette  organisation,  il  ordonnait  à  ses  agents  de  don- 
ner la  chasse  aux  «fanatiques»,  c'est-à-dire  aux  catholi- 
ques, c  Par  une  surveillance  active,  écrivait-il,  continuelle. 


(1)  Stenoe  da  7   flortel  va    X.  Arohiv4*  parUmentaires,  !•*    lérM, 
t.  UI,  p«re«527-S36. 


302  CAUSERIES  fflSTORIQUES. 

infatigable,  rompez  leurs  mesures,  entravez  leurs  mou- 
vements, désolez  leur  patience  ;  enveloppez-les  de  votre 
surveillance  ;  qu'elle  les  inquiète  le  jour,  qu'elle  les 
trouble  la  nuit  ;  ne  leur  donnez  pas  un  instant  de  relâ- 
che ;  que  sans  vous  voir  ils  vous  sentent  à  chaque  ins- 
tant. »  Il  signale  surtout  à  leur  sollicitude  les  prêtres  fi- 
dèles, qu'il  appelle  naturellement  les  «  mauvais  prêtres  »  : 
c  Les  mauvais  prêtres  sont  les  ennemis  nécessaires, 
éternels,  irréconciliables,  les  ennemis  les  plus  dangereux 
delà  Révolution,  Méprisés  par  les  hommes  forts,  ils  do- 
minent les  faibles...  Que  vos  regards  n'abandonnent  pas 
on  seul  instant  ces  instruments  de  meurtre,  de  royalisme 
et  d'anarchie,  et  que  la  loi  qui  comprime,  qui  frappe 
ou  qui  déporte  les  réfractaires  reçoive  une  prompte  et 
entière   exécution  (i)  ». 

Le  2  germinal  an  IV,  le  commissaire  près  l'adminis- 
tration de  la  Meurthe  signale  au  ministre  de  l'intérieur 
un  vol  à  main  armée  commis  par  des  soldats  ;  il  attribue 
la  démoralisation  des  militaires  à  l'indiscipline  qui  règne 
dans  les  dépôts,  au  libertinage  et  à  l'affluence  des  filles 
publiques.  Benezech  lui  adresse,  le  27  germinal,  cette  cu- 
rieuse réponse  :  «  L'immoralité  chez  les  hommes  est 
encore  une  suite  de  leur  ancien  esclavage  :  les  institutions 
républicaines,  en  les  rapprochant  de  la  nature^  rappelle- 
ront le  règne  des  mœurs.  Nous  opérerons  cette  régéné- 
ration désirable,  si  nous  réunissons  nos  efforts  pour  le 
maintien  de  la  liberté   et  de  la  république  (2)  ».  Pour 


(1)  Journal  des  Débats  et  des  Décrets,  frimaire  an  IV,  p.  158. 

(2)  Archives,  ^  7,  p.  117. 


CAUSEIUBS  HISTORIQUES  303 

édifiante  qu'elle  soit,  cette  petite  leçon  de  c  morale  répu- 
blicaine >  ne  me  parait  pas  faite  cependant  pour  mériter 
à  son  auteur  le  titre  de  «  sage  *. 

Dans  le  chapitre  de  M.  l'abbé  Allain  sur  les  lois  de  la 
Convention,  je  remarque  une  lacune  qu'il  me  suffira,  j'en 
suis  sûr,  de  signaler  à  l'auteur  pour  qu'il  la  fasse  dispa- 
raître dans  une  prochaine  édition.  Il  ne  dit  rien  des  idée» 
de  Robespierre  et  de  Danton  sur  les  droits  du  père  de  fa- 
mille en  matière  d'éducation.  Il  me  semble  bien  pourtant 
qu'il  y  avait  lieu  de  les  rappeler,  c  La  patrie,  disait  Ro- 
bespierre, a  seule  droit  d'élever  ses  enfants.  Elle  ne  peut 
pas  confîer  ce  dépôt  à  l'orgueil  des  familles  ni  aux  pré- 
jugés des  particuliers,  aliments  éternels  de  l'aristocra- 
tie et  d'un  fédéralisme  domestique  qui  rétrécit  les  âmes 
en  les  isolant  (1)  >.  Danton  ne  parlait  pas  autre- 
ment que  Robespierre  :  «  Il  est  temps  de  rétablir  ce  grand 
principe,  qu'on  semble  trop  méconnaître  :  que  les  enfants 
appartiennent  à  la  République  avant  d'appartenir  à  leurs 
parents...  Qui  me  répondra  que  les  enfants,  travaillés 
par  l'égoïsme  des  pères,  ne  deviennent  dangereux  pour 
la  République?...  Et  que  doit  donc  nous  importer  la  rai- 
son d'un  individu  devant  la  raison  nationale  (2)  ?  • 

Cette  théorie  était  bien  la  vraie  théorie  révolutionnaire. 
Ce  que  disait  Danton  à  la  tribune  de  la  Convention,  le 
12  décembre  1193,  le  député  Bérenger  le  répétait  à  la 
tribune  du  conseil   des  Cinq-Cents,    le  13  octobre  1191, 


(1)  SëaoM  da  18  flortel  «o  II  (7  mai  17M).  —  RëunprMtkm  da  MotU' 
Uur,  t.  XX,  p.  409. 

(2)  S4aoc«  da  22  frimair*  u  II  (12  déoambre  1793).  —  RiimprMaiwi 
du  Moniteur,  t.  XVIIl,p.  654. 


304  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

déclarant,  aux  applaudissements  de  l'Assemblée,  que  «  si 
les  enfants  appartenaient  encore  aux  parents,  ce  n'était 
que  par  Veffet  d'un  préjugé  généralement  répandu  (1).  » 
Aussi  bien,  qu'était  l'autorité  paternelle,  sinon  un  pré- 
jugé que  la  Révolution  avait  détruit  comme  tous  les  au- 
tres? Carabacérès,  dans  la  séance  de  la  Convention  du 
22  août  1193, n'avait-il  pas  fait,  au  nom  du  comité  de  légis- 
lation, un  rapport  sur  le  code  civil  où  se  trouvait  ce  pas- 
sage :  «  La  voix  impérieuse  de  la  raison  s'est  fait  entendre  ; 
elle   a  dit  :  //  n'y  a  plus  de  puissance  paternelle  (2)  !  » 

Peut-être  ne  sera-t-il  pas  sans  intérêt  de  rappeler  ici 
un  certain  nombre  de  faits  se  rattachant  aux  écoles  révo- 
lutionnaires et  qui  n'ont  pas  trouvé  place  dans  le  volume 
de  M,  l'abbé  Allain. 

La  Convention  proscrivit  tous  les  livres  d'enseignement 
qui  rappelaient  l'ancien  régime;  il  fut  défendu  d'enseigner 
l'histoire  de  France,  la  République  reconnaissantainsi 
qu'entre  la  France  et  elle  il  n'y  avait  rien  de  commun  ; 
on  fit  des  perquisitions  pour  saisir  et  détruire  les  Bi- 
bles (3).  Plusieurs  des  membres  du  Comité  de  l'instruc- 
tion publique  disaient  hautement,  au  témoignage  de  leur 
collègue  Grégoire,  que  l'instruction  était  inutile  et  qu'il 
fallait  seulement  enseigner  aux  enfants  à  lire  dans  le 
grand  livre  de  la  nature  (4).  A   défaut  du  grand  livre 


(1)  Discours  de  Bërenger  au  conseil  des  Cinq-Cenls,  sur  les  enfants  de 
la  patrie. 

(2)  Réimpression  «lu  Moniteur,  X.  XVII,  p.  460. 

(3)  Correspondaiice  de  Mme  Campait,  t.  I,  p.  306. 

(4)  Mémoires  de  Vabbé  Grégoire,  publiés  par  Hippolyte  Carnot.    chap. 
m. 


CAUSERIES  HISTORIQUE».  905 

de  la  nature,  qui  ne  se  trouvait  pas  h  la  Bibliothèque  na- 
tionale, on  apprit  à  lire  aux  enfants  dans  le  Catéchisme 
de  la  Constitution  française  et  dans  le  Catéchisme  élé- 
mentaire de  morale  propre  à  ^éducation  de  Vun  et  de 
Vautre  sexe,  où  se  trouvaient  des  questions  telles  que 
celle-ci  :  «  Jeune  citoyen  qui  connais  les  droits  de  l'homme 
et  du  citoyen  et  l'Acte  constitutionnel,  dis-moi  quelles 
sont  les  précautions  qu'une  femme  doit  prendre  lorsqu'elle 
s'aperçoit  qu'elle  est  enceinte  ?  »  (1)  Tous  les  livres 
élémentaires  depuis  le  Livre  indispensable  aux  enfants 
de  la  liberté  jusqu'à  la  Philosophie  des  sans-culottes  ou 
Essai  d'un  livre  élémentaire^  pour  servir  à  l'éducation 
des  enfants,  prêchent  la  haine  de  la  religion  et  de  la 
royauté,  enseignent  le  mépris  du  passé  de  la  France.  Le 
maitre  demande  à  l'écolier  c  d'entrer  dans  quelques  détails 
des  maux  qu'a  produits  la  religion  catholique  »,  et  l'éco- 
lier doit  répondre  :  c  L'abrégé  de  ces  déplorables  détails 
va  faire  frémir  (2)  ». 

Les  instituteurs  ne  prononçaient  jamais  le  nom  de 
Dieu  ;  s'ils  parlaient  de  religion,  ce  n'était  jamais  que  pour 
la  tourner  en  ridicule  (3).  Les  uns  empêchaient  leurs 
élèves  de  faire  le  signe  de  la  croix  (4)  ;  d'autres  com- 
mençaient la  classe  en  parodiant  ce  signe  sacré  et  en  subs- 
tituant aux  noms  de  la  sainte  Trinité  ceux  de  Lepele- 


(1)   flùtoire  de  la    société  françaw    pendant  la    Révolution^   par 
Edmond  et  JoIm  d«  Qonooart,  p.  397. 
<2)  Védueation  nationale  ou  principes  de  morale. 

(3)  Mémoires  de  Fabbé  Grégoire,  ob.  lU. 

(4)  L'Eglise  du  Mans  pendant  la  Révolution,  par  dom  Piolin.   LUI, 
p.  993. 

20 


306  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

lier,  de  Marat  et  de  Danton.  On  lit  dans  les  Souvenirs  de 
l'abbé  Dume.snil,  curé  de  Guerbeville  (Seine-Inférieure)  : 
«  Le  maître  d'école,  homme  pourtant  assez  instruit,  qui 
avait  été  longtemps  mon  clerc,  mais  auquel  la  Révolu- 
tion avait  tourné  la  tète,  faisait  faire  à  ses  élèves  le  signe 
de  la  croix  en  disant  :  «  Marat,  Peletier,  amen  (1)  ». 

A  Paris,  les  enfants  des  écoles  envoient  des  députations 
à  la  Commune.  Un  jour,  le  4  novembre  1793,  ce  sont  les 
élèves  de  la  patrie  qui  viennent  demander  un  drapeau. 
L'orateur,  âgé  de  sept  ans,  expose  les  principes  qui  l'a- 
niment, lui  et  ses  camarades.  Le  conseil  général,  après 
leur  avoir  accordé  le  drapeau  demandé,  décide  qu'il  sera 
donné  à  chacun  de  ces  élèves  un  bonnet  rouge,  aux  frais 
de  la  Commune,  afin  de  leur  inspirer  la  ferme  résolution  de 
le  tremper  dans  le  sang  des  despotes  pour  lui  rendre  sa 
première  couleur,   si  jamais  elle  venait  à  s'altérer (2). 

Ces  élèves  de  la  patrie  répondaient  d'ailleurs  digne- 
ment aux  encouragements  de  la  Commune.  Voici,  en  effet, 
ce  que  disait  le  citoyen  Rollin,  observateur  de  l'es- 
prit public,  dans  son  rapport  du  l'"'  ventôse  an  II 
(19  février  l"i94)  : 

«  Les  jeunes  gens  appelés  élèves  de  la  patrie  sont  aussi 
corrompus  qu'on  puisse  l'imaginer.  Hier,  au  Jardin  na- 
tional des  plantes,  ils  se  permirent  de  chanter  les  chan- 
sons les  plus  obscènes,  ce  qui  fit  murmurer  le  public  ;  leurs 


(1)  Mémoires  de  l'abbé  Dumesnil,  publiés  par  le  baron  Ernouf,  p.  88. 
Les  Hautes-Œuvres  de  la  Révolution  en  matière  d'enseignement,  ç&r 
M.  Fayet,  p.  40. 

(2)  Séance  de  la  Commune  du  4  novembre  1793  (.14  brumaire  an  II).  — 
Courrier  de  V Egalité  du  20  brumaire  (10  novembre  1793). 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  307 

conducteurs  n'en  rougirent  point  ;  des  citoyens  se  per- 
mirent d'imputer  la  faute  au  citoyen  Chaumelte  (1),  de 
ce  qu'il  a  obtenu  qu'ils  ne  seraient  plus  corrigés  (2)  ». 
Il  importe  de  remarquer  que  l'institution  à  laquelle  ap- 
partenaient ces  jeunes  sans-culottes  était  une  institution 
modèle,  établie  dans  un  local  officiel,  à  Martin-des- 
Champs,  ci-devant  l'abbaye  de  Saint-Martin-des  Champs  ; 
elle  avait  pour  directeur  un  des  principaux  membres  de 
la  Convention  nationale,  Léonard  Bourdon.  Lors  de  la  dis- 
tribution des  prix,  qui  eut  lieu  au  mois  de  juin  1193,  la 
Convention  nomma  une  commission  chargée  d'y  assister. 
Du  rapport  présenté  par  cette  commission  et  imprimé  par 
ordre,  j'extrais  ce  passage  :  «  Nous  allons  rendre  compte 
de  ce  que  nous  avons  vu,  entendu,  senti.  Le  premier 
acte  s'est  ouvert  par  une  assemblée  des  jeunes  élèves,  qui 
ont  délibéré  sur  les  affaires  de  leur  petite  république.  A 
cette  scène  a  succédé  la  tenue  d*un  tribunal,  des  juges,  det 
jurés,  un  accusateur  public,  des  prévenus,  jugés  suivant 
les  formes  républicaines.  »  Et  le  rapport  se  terminait 
ainsi  :  «  Cette  école  fait  honneur  à  ceux  qui  y  enseignent» 
et  surtout  au  citoyen  qui  en  est  le  créateur  et  que  les 
élèves  regardent  comme  un  père.  Il  faut  aider  cette  ins- 
titution et  la  subventionner.  »  La  subvention  certes,  était 
bien  placée,  et  la  République  ne  perdait  point  ici  son  ar- 
gent :  de  cette  école  sortira  Louvel,  l'assassin  du  duc  de 
Berry. 

A  Paris,    les  écoliers  jouaient  au  tribunal  révolution- 


(1)  Procureur  général,  •yodic  de  la  commnoe. 

(2)  raris  en  1794  et  1795^  ftit  C.-A.  Daabu),  p.  64. 


308  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

naire;  en  province,  ils  jouaient  au  jeu  de  V  aimable  guil- 
lotine.  A  Rennes,  où  l'on  recherchait  activement,  sans 
pouvoir  parvenir  à  découvrir  sa  retraite,  le  député  Lan- 
juinais,  proscrit  après  le  2  juin  1193,  un  maître  de  pen- 
sion conduisait  ses  élèves,  lorsqu'il  était  content  d'eux  et 
à  titre  de  récompense,  sous  les  fenêtres  de  Mme  Lanjui- 
nais.  Arrivés  là,  nos  jeunes  écoliers  installaient  de  peti- 
tes guillotines  que  leur  maître  leur  avait  distribuées,  et 
ils  les  manœuvraient  pendant  pi  usieurs  heures  (1). 

On  appellerait  cela  aujourd'hui  des  «  leçons  de  choses  ». 
Les  écoliers  des  campagnes  n'en  étaient  pas  plus  privés 
que  les  écoliers  des  villes.  D'un  rapport  du  citoyen  Guil- 
laume Kerhouant,  ouvrier  du  port  de  Lorient,  nommé  le 
19  février  1794,  par  le  conventionnel  Prieur  (de  la  Marne), 
instituteur  communal  de  Languidic,  je  détache  le  récit 
d'une  petite  fête  patriotique  donnée  par  ce  digne  institu- 
teur à  ses  élèves  et  aux  bonnes  gens  de  la  commune  : 

«  Je  fis  gilloliner,  dit  Guillaume  Kerhouant,  dont  je  res- 
pecte scrupuleusement  l'orthographe,  je  fis  gillotiner  en 
effigie  Marbeufl  et  Kerfîli  émigrés,  il  me  serait  trop  lonc 
d'en  faire  les  détailles  et  de  pindre  l' émulation  que  cela 
donna.  Cet  au  pieds  de  l'arbre  de  la  liberté  sur  une  étale 
de  boucher  que  cette  cérémonie  at  été  faite. 
«  La  tette  de  Marbeuf  a  tété  déchirer  avec  fureur  et  l'autre 
porté  au  bout  d'un  sabre.  Les  trons  ont  été  porté  en 
triomphe  avec  les  biniou  et  au  cri  de  Vive  la  nation  !  Vive 


(1)    Notice    historique  sur  le  comU  Lanjuinais,  par   Victor  Lanjui- 
nais,  ancien  ministre,  p.  43. 


CAU8ERIKS  HISTORIQUES.  Jlj-J 

la  Républiqae  !  hors  du  boorg  pour  estre  brûler  et  l'un  a 
dencer  la  carmainnole  autour  du  feu .  » 

e  Gillotiner  »  les  gens  en  effigie,  c'était  bien  ;  mais 
donner  la  chasse  aux  prêtres  et  les  livrer  au  bourreau, 
c'était  mieux,  et  l'instituteur  de  Tan  II  ne  laissait  pas 
d'employer  ses  élèves  à  cette  besogne.  On  lit  dans  un 
autre  de  ses  rapports  : 

t  Les  praite  constitutionnels  vont  revenir  pour  con- 
tinuer leurs  fonctions  comme  par  le  passé.  Si  une  partie 
de  cela  pouvait  estre  vrai,  je  le  croirez  quand  il  le  faudera  ; 
mais  pour  croire  le  tout,  je  ne  le  peu,  parce  que  la 
raison  et  la  révolution  française  ne  peuvent  réellement 
rétrograder.  Je  continuerez  jusqu'à  nouvelle  ordre  à  ins- 
truire mes  élèves  dans  le  temple  de  la  Raison,  devant  le 
bonnait  de  la  liberté.  Je  leur  direz  la  vérité  pendant  que 
je  serez  au  milieu  d'eux  et  j'esperre  qu'ils  aubaiirons  à  ma 
voix  comme  il  le  firent  le  deux  de  ce  mois  lorsque  je 
leurs  dit  mes  enfants  un  praite  refractaire  vien  de  s'éva- 
der, allons  le  chercher  dans  les  bois,  les  gênais,  infor- 
mons-nous dans  les  villages  si  on  ne  l'a  pas  vue  passer. 
Les  enfants  se  répendents  dans  les  environs,  une  par- 
tie d'eux  le  trouve  dans  le  bois  de  Rercadic,  ils  criers 
tous  le  voilà,  la  garde  l'arrette  et  le  livre  au  gendarme. 
Ce  fut  là  que  je  trouva  l'occasion  de  me  débander  contre 
les  praitres,  leurs  boites  aux  ongants  et  les  autres  bijou- 
teries du  fanatisme.  Ce  que  j'avais  dit  aitait  une  bonne 
leçon  pour  les  grands  et  pour  les  petits.  Je  dis  en  finis- 
sant au  refractaire  :  tien  voilà  mes  enfants  je  ne  leur  di« 
rez  jamais  de  mensonges  comtois  et  toutes  tes  semblables. 
Le  maire  fit  donner  du  cidre  aux  enfants  pour  les  défa- 


310  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

ligué  et  les  payer  du  service  qu'ils  venaient  de   rendre 
à  la  république  (1).  » 

J'ai  ramassé  ces  fleurs  bleues  et  rouges  dans  le  champ 
où  M.  l'abbé  Allain  a  fait  une  si  belle  moisson.  Je  lui  de- 
mande la  permission  de  joindre  à  ses  épis  mes  bluets  et 
mes  coquelicots. 


(1)    Un  Instituteur  en  Van  II,  par  Albert  Macë,  1884.  Pages  5  et  7, 


XV. 


UNE  CONSPIRATION  SOUS  LE  CONSULAT  (!) 


I. 


Dans  sa  Préface,  M.  Huon  de  Penanster  expose  en  ces 
termes,  l'objet  de  son  livre  : 

«  Les  historiens  qui  ont  écrit  sur  le  Consulat  et  le 
premier  Empire  ont  tous  laissé  entendre  que  Bonaparte 
avait  été,  à  diverses  époques  de  son  pouvoir,  l'objet  de 
nombreuses  tentatives  criminelles.  Il  ne  leur  était  pas 
toujours  facile  de  discerner  la  vérité,  et  la  croyance  où 
ils  étaient  à  cet  égard  tient  à  l'action  peu  connue  et  pour- 
tant considérable  que  la  police  avait  dans  la  perpétration 
de  ces  complots  créés  par  elle  et  où  elle  joua  presque  tou- 
jours un  rôle  décisif... 

<  La  divulgation  de  prétendus  attentats,  de  conspira- 

I lions,  d'attaques  des  partis  extrêmes,  fut  un  des  moyens 
employés  pour  émouvoir  l'opinion  des  masses  et  grandir 
la  personnalité  du  i*remier  Consul. 
<  La  seule  tentative  sérieuse   qui  fut  faite,  et  dans 
laquelle  le  Gouvernement  n'ait  pas  trempé,  fut  celle  du 


(i)  Unt  Conapirtion  «n  Ton  A'/  H  en  tam  XII,  p«r  //non  d*  Ptnmm. 
têt.  Un  Tolnme  in-18,  PIoo,  Nourrit  et  Cm,  Milran,  1890. 


312  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

3  nivôse,  dite  de  la  machine  infernale.  Saint-Régent  et 
Picot  de  Limoëlan,  qui,  avec  Corbon,  l'avaient  combinée 
et  exécutée,  étaient  des  isolés,  étrangers  aux  milieux  de 
Paris;  ils  n'avaient  confié  leur  projet  à  personne.  Les 
historiens,  au  reste,  pas  plus  que  la  police,  n'ont  pénétré 
l'origine  de  cette  affaire,  très  peu  connue  dans  ses  détails. 

c  Mais  les  complots  d'Aréna,  de  Céracchi,  de  Chevalier 
et  d'autres  ne  furent  que  des  manœuvres  dirigées  par 
la  police;  au  fond,  la  fameuse  conspiration  de  Georges 
Cadoudal,  Moreau  et  Pichegru  doit  être  aussi  rangée  dans 
celte  catégorie.  Seulement,  cette  dernière  emprunte  aux 
circonstances,  aux  hommes  considérables  qui  y  furent 
impliqués,  aux  débats  publics  et  à  la  mise  en  scène 
qui  fut  déployée,  les  proportions  d'un  grand  événement. 

«  Fouché  en  jeta  les  premières  bases  un  peu  au  hasard, 
sans  se  rendre  bien  compte  au  premier  abord  des  résul- 
tats à  en  obtenir  ;  mais  ce  fut  Bonaparte  qui  la  reprit, 
l'organisa  définitivement  et  en  détermina  nettement  le 
but  :  perdre  son  rival  Moreau  et  grouper  autour  de  celui- 
ci,  pour  les  atteindre  du  même  coup,  tous  ceux  dont  il 
voulait  se  défaire... 

«  En  parcourant  feuille  à  feuille  le  très  volumineux 
dossier  du  procès  de  Georges  Cadoudal,  et  en  compulsant 
les  notes  si  instructives  de  la  police  secrète  de  ce  temps, 
j'ai  pu  reconstituer  tout  ce  drame,  qui  est  loin  d'être  tel 
que  nous  le  raconte  l'histoire.  Les  rôles  ont  été  complète- 
ment intervertis,  et  les  vrais  conspirateurs  n'étaient  pas 
ceux  qu'on  fit  asseoir  sur  le  banc  des  prévenus...  » 

La  thèse,  certes,  est  hardie,  beaucoup  moins  cependant 
qu'on  ne  serait  d'abord  tenté  de  le  croire. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  313 

La  police  était  alors  aux  mains  de  Fouché,  de  DesmaretB 
et  de  Real,  trois  hommes  capables  de  tout  ;  Bonaparte 
lui-même  n'était  pas  homme  à  se  laisser  arrêter  par  des 
scrupules  et  à  s'inquiéter  de  la  moralité  de«;  moyens,  du 
moment  qu'ils  le  pouvaient  conduire  au  tr^ne. 

Au  mois  de  vendémiaire  an  IX  (octobre  1800),  on  fit 
grand  bruit  d'un  attentat  préparé  contre  le  Premier  Con- 
sul. L'Opéra  National  devait  donner,  le  10  octobre,  la 
première  représentation  de  l'Opéra  des  Horace*.  Bona- 
parte avait  promis  de  s'y  rendre,  et  s'y  rendit  en  effet. 
Le  lendemain,  on  annonça  qu'il  avait  échappé  par  miracle 
au  plus  grand  danger.  Plusieurs  conjurés,  Demerville, 
Céracchi,  Joseph  Arcna,  Topino-Lebrun,  Diana,  d'autres 
encore,  s'y  étaient,  disait-on,  donné  rendez-vous  pour  le 
poignarder.  On  les  arrêta.  Le  procès  fut  instruit  avec  une 
grande  solennité,  et  le  11  nivôse  an  IX  (7  janvier  1801), 
les  prévenus,  au  nombre  de  huit,  comparurent  devant  le 
tribunal  criminel  du  département  de  la  Seine.  Il  fut  établi 
aux  débats  que  les  conjurés  ne  s'étaient  même  pas  enten- 
dus pour  se  trouver  à  l'Opéra  dans  la  soirée  du  10  octo- 
bre ;  que  Céracchi  seul  s'était  trouvé  dans  la  salle,  et 
encore  était-il  sans  armes  !  Diana,  le  notaire  italien,  qui 
devait  frapper  Bonaparte,  ne  s'était  montré  nulle  part; 
aussi  fut-il  renvoyé  indemne  de  toute  accusation  ;  ce 
n'était  qu'un  faux  frère.  Demerville,  Aréna,  le  sculpteur 
Céracchi,  le  peintre  Topino-Lebrun  étaient  des  exaltés  de 
républicanisme,  qui  se  dépensaient  volontiers  en  propos 
violents.  La  police  avait  su  habilement  tirer  parti  de  leurs 
exagérations  de  langage.  Un  misérable  nommé  Harel, 
capitaine  à  la  suite  de  la  45*  demi-brigade,  et  d'autres 


314  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

agents  de  Fouché  avaient  joué  à  merveille  le  rôle  de  pro- 
vocateurs et  avaient  organisé  le  complot.  —  Demerville, 
Céracchi,  Joseph  Aréna  et  Topino-Lebrun  furent  exécutés. 
Joseph  Aréna  était  un  Corse,  frère  de  Barthélémy  Aréna, 
le  membre  du  conseil  des  Cinq-Cents  qui,  au  18  bru- 
maire, avait  saisi  le  général  Bonaparte  au  collet,  pour  le 
mettre  hors  de  la  salle.  Harel  reçut  le  prix  de  sa  trahison. 
Il  fut  nommé  commandant  du  château  de  Vincennes,  et,  à 
ce  titre,  il  fut  l'un  des  principaux  participants  à  l'assassi- 
nat du  duc  d'Enghien. 


II. 


Cependant  Bonaparte  se  défiait  de  Fouché.  Peut-être 
pressentait-il  en  lui  l'homme  sous  les  coups  duquel  il 
tomberait  un  jour.  Aussi  bien,  Fouché  était,  lui  aussi,  en 
son  genre,  un  homme  de  génie.  C'était  le  génie  de  la 
police  à  côté  du  génie  de  la  guerre,  et  le  plus  grand  des 
deux  n'était  pas  celui  qui  devait  à;  la  fin  l'emporter.  Le 
lion  devait  périr  sous  la  dent  du  chacal. 

A  la  fin  de  1802,  Napoléon  était  encore  le  plus  fort. 
Il  résolut  de  se  débarrasser  de  son  redoutable  adversaire. 
N'osant  le  destituer,  il  prit  un  moyen  détourné  et  suppri- 
ma le  ministère  de  la  police.  Il  disait,  à  cette  occasion, 
dans  son  message  au  Sénat  :  «  Le  citoyen  Fouché  a 
répondu  par  ses  talents,  par  son  activité,  par  son  atta- 
chement au  gouvernement,  à  tout  ce  que  les  circons- 
tances exigeaient   de   lui.   Placé   au   sein  du  Sénat,  si 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  315 

d'autres  circonstances  demandaient  un  ministre  de  la 
police,  le  gouvernement  n*en  trouverait  pas  qtii  fût  plus 
digne  de  confiance,  » 

En  attendant  de  devenir  duc  d'Otrante,  le  citoyen  Fou- 
ché  devenait  donc  sénateur;  on  lui  attribuait  la  riche 
sénatorerie  d'Aix,  et  le  Premier  Consul  lui  remettait,  de 
la  main  à  la  main,  douze  cent  mille  francs,  représentant 
la  moitié  des  fonds  secrets  restant  en  caisse. 

Fouché  accepta  tout,  et,  réfugié  dans  les  honneurs 
obscurs  du  Sénat,  il  médita  tout  à  son  aise  cette  belle 
phrase  du  .Message  :  c  Si  d'autres  circonstances  deman- 
daient un  ministre  de  la  police,  etc.  * 

C'est  à  faire  naître,  à  créer  au  besoin  ces  circonstances, 
qu'il  va  travailler,  avec  l'aide  de  ses  agents  secrets, 
demeurés  fidèles  à  sa  fortune. 

Au  premier  rang  de  ces  agents  figurait  Desmarets, 
ancien  chanoine  de  la  cathédrale  de  Chartres,  prêtre 
marié,  qui,  depuis  le  18  brumaire,  avait  dirigé  les 
affaires  les  plus  importantes  et  les  plus  secrètes  de  la 
police,  et  qui,  après  la  disgrâce  de  son  maître,  avait 
conservé  sa  place.  Intimement  lié  à  Fouché,  convaincu 
que  celui-ci  ne  tarderait  pas  à  redevenir  ministre,  il  con- 
tinua de  mettre  au  service  de  l'ancien  conventionnel  sa 
profonde  et  criminelle  habileté.  Il  devint  le  véritable 
organisateur,  l'instigateur  des  plus  odieuses  mesures. 

Près  de  lui,  à  Houen,  l'ancien  ministre  avait  conservé 
une  antre  de  ses  créatures,  Licquet,  commissaire  général 
de  police,  moins  scélérat  que  Desmarets,  mais  ambitieux 
avant  tout  de  servir  le  maître. 

Dans  une  partie  plus  avanc<')e  de  l'Ouest,  nous  trouvons 


316  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

encore  un  autre  agent  de  Fouclié,  son  ancien  secrétaire 
particulier,  Ghépy,  qui  avait  trempé  dans  les  massacres  de 
Septembre.  Chépy  espionnait  surtout  aux  îles  anglaises 
et  en  Bretagne. 

C'est  à  ces  hommes  que  Fouché  s'adressa  pour  arriver 
à  ses  fins  et  nouer  les  fils  d'une  nouvelle  conspiration,  qui 
mettrait  à  nu  l'incapacité  de  son  successeur,  le  grand- 
juge  Régnier,  et  qui  obligerait  Bonaparte  à  le  rappeler 
au  ministère.  On  lit  dans  les  Mémoires  de  Bourrienne  : 
c  Etant  allé,  en  mai  1805,  passer  deux  jours  chez  Fou- 
ché, à  sa  terre  de  Pontcarré,  le  ministre  de  la  police,  qui 
était  souvent  d'une  grande  indiscrétion,  me  fit  d'étranges 
confidences  :  j'en  tirai  la  preuve  certaine,  d'après  l'en- 
semble de  sa  conversation,  que  c'était  lui  qui  avait  fait  la 
conspiration  de  Georges  Cadoudal,  Pichegru  et  Moreau. 
Il  se  félicitait  d'une  manière  peu  couverte  d'avoir  joué 
Régnier  et  contraint  Bonaparte  à  le  rappeler  près  de 
lui  (1).  » 

Attirer  en  France  quelques-uns  des  chefs  royalistes 
réfugiés  à  Londres  et  les  compromettre,  tel  fut  le  point 
de  départ  du  plan  conçu  par  Fouché.  Il  y  avait  alors 
comme  prisonnier  à  Oléron  un  certain  Méhée  de  la 
Touche,  ancien  journaliste,  jadis  jacobin,  lié  d'abord  avec 
Bonaparte,  devenu  ensuite  son  adversaire.  Après  l'atten- 
tat du  3  nivôse  an  IX  (24  décembre  1800),  il  avait  été 
compris  par  Fouché  parmi  les  proscrits  déportés  à 
Oléron;  mais  sa  relégation  avait  ceci  de  particulier, 
que  Méhée  continuait  par  l'intermédiaire  de  sa  femme  à 

(1)  Mémoire  de  Bourrienne,  tome  VI,  p.  295. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  317 

r  'Il  relations  suivies  avec  rhorame  qui  l'avait  fait 
enfermer.  Il  s'échappa  de  sa  prison  sans  être  inquiété  ;  il 
vint  se  réfugier  à  Paris,  près  du  pouvoir  qu'il  devait 
craindre,  ne  prenant  même  pas  la  peine  de  se  cacher  ; 
loin  de  là,  indiscret  à  dessein,  il  annonçait  hautement 
son  intention  de  se  rendre  en  Angleterre,  près  des 
princes,  —  ce  qu'il  n'eût  pas  osé  faire,  s'il  ne  s'était  pas 
senti  appuyé  par  quelqu'un.  —  Or,  c'est  à  Paris  même 
qu'il  reçut  un  passeport,  pour  son  voyage  projeté. 

Méhée,  au  lieu  de  gagner  Londres,  se  rendit  aux  iles 
anglaises;  il  devait  y  trouver  un  homme  de  confiance  de 
Fouché  qui,  sous  le  titre  de  commissaire  aux  relations 
commerciales,  espionnait  pour  son  ancien  maître  :  c'était 
Chépy  ;  celui-ci  en  réalité  avait  surtout  pour  mission  de 
surveiller  les  réfugiés  de  Jersey  et  de  Guernesey.  Méhée 
de  la  Touche  ne  pouvait  pas  trouver  un  meilleur  initia- 
teur. Gn\ce  à  lui,  il  fut  mis  promptement  au  courant  des 
personnalités  et  des  intrigues  de  l'émigration  royaliste; 
grâce  à  lui  encore,  il  obtint  du  gouverneur  de  Guernesey 
des  lettres  de  recommandation  pour  le  ministère  anglais. 

Il  s'était  donné  comme  adversaire  personnel  de  Bona- 
parte, opposé  à  sa  politique,  ne  cachant  pas  d'ailleurs 
qu'il  avait  la  confiance  du  parti  jacobin.  Il  insistait  sur  la 
force  du  mouvement  d'opinion  qui  régnait  à  Paris,  affir- 
mant que  le  pouvoir  du  Premier  Consul  était  précaire, 
que  Bonaparte  avait,  dans  l'armée  même,  des  rivaux 
comme  Moreau  et  Pichegru  qui  sauraient,  le  moment 
venu,  enlever  les  troupes  et  lui  tenir  tête. 

L'accueil  du  gouvernement  anglais  fut  très  froid.  Se 
retournant  alors  vers  les  royalistes,  Méhée  cherclta  à  les 


318  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

intéresser  à  sa  personne  et  à  sa  cause.  Sur  ces  entrefaites, 
la  rupture  des  relations  avec  la  France  lui  vint  en  aide  en 
lui  permettant  d'insister  sur  les  services  qu'il  pouvait 
rendre  en  fomentant  une  diversion  avec  l'appui  des  partis 
coalisés.  Il  ne  se  pouvait  pas  que  certains  émigi  ;<,  les 
plus  ardents  et  les  plus  intrépides,  ne  prélassent  l'oreille 
à  ses  suggestions.  Aidé  du  reste  par  les  policiers  à  sa 
solde,  il  persuada  sans  peine  aux  hommes  d'action  du  parti 
royaliste  que  la  majorité  de  la  nation  ne  soupirait  qu'après 
le  repos  et  une  restauration  monarchique  ;  le  peuple  était 
prêt  à  agir  ;  l'armée,  incertaine  dans  ses  affections,  était 
facile  à  ramener  ou  à  diviser,  si  des  généraux  dont  il 
citait  à  dessein  les  noms  et  racontait  à  mots  couverts,  pour 
donner  plus  de  poids  à  ses  paroles,  les  hostilités  et  les 
rancunes  personnelles,  se  décidaient  à  intervenir. 

Tout  en  déclarant  qu'il  n'était  pas  royaliste  et  qu'il  agi- 
rait avec  son  parti,  il  reconnaissait  que  dans  la  mêlée 
générale,  l'avantage  serait  aux  troupes  royaUstes,  plus 
nombreuses  et  mieux  organisées  que  les  Jacobins  ;  mais 
la  présence  d'un  prince  français  était  absolument  néces- 
saire à  Paris  pour  assurer  la  victoire. 

De  France,  d'ailleurs,  des  comités  et  des  agences  roya- 
lites,  venaient  les  mêmes  excitations  et  les  mômes  encou- 
ragements. Leur  rapports  concordaient  d'autant  mieux 
avec  ceux  de  Méhée,  que  dans  la  plupart  de  ces  agences 
la  police  de  Fouché  avait  ses  entrées  :  elle  était  depuis 
longtemps  parvenue  à  recruter  plusieurs  des  anciens 
con^battants  des  premières  guerres,  restés  confondus  et 
mêlés  dans  les  rangs  avec  leurs  frères  d'armes. 
Cependant  toutes    ces    intrigues   avaient   porté  leurs 


CAUSBRIES  HISTORJQUES.  319 

fruits.  Georges  Cadoudal  8*était  laissé  circonvenir  et 
st'îduire  par  le  parti  d'action,  vers  lequel,  du  reste,  incli- 
nait sa  nature  ardente.  Mais  l'expérience  et  les  épreuves 
avaient  bien  modéré  sa  Tougue  d'autrefois  ;  il  n'avait  plus 
la  môme  confiance  dnns  la  bonne  foi  des  gens;  il  se 
défiait  de  tout  ce  qu'on  lui  rapportait  sur  les  événements 
qui  se  passaient  à  l'étranger.  En  raison  même  de  sa 
situation,  il  comprenait  mieux  l'étendue  de  sa  responsabi- 
lité envers  son  parti,  et  portait  dans  tous  ses  actes  une 
réflexion  froide  et  raisonnée.  Avant  de  prendre  une  réso- 
lution défînitive  et  de  tenter,  s'il  y  avait  lieu,  un  coup  de 
force,  il  voulait  s'assurer,  par  lui-même  et  sur  place,  de  la 
véracité  des  rapports  qu'on  lui  avait  faits,  et  connaître  la 
valeur  réelle  des  concours  qu'on  affirmait  trouver  chez 
certains  personnages  importants.  A  la  suite  des  ces 
démarches,  si  les  chances  lui  paraissaient  sérieuses,  il 
était  prêt  à  marcher,  mais  à  l'expresse  condition  qu'un 
prince  se  mettrait  à  la  tête  du  mouvement  et  viendrait 
en   France. 

Le  21  août  1803,  Georges  débarqua  au  pied  de  la 
falaise  de  Biville,  a  quatre  lieues  au  nord  de  Dieppe  ; 
quelques  jours  après,  il  était  à  Paris. 


III. 


La  première  partie  do  plan  de  Fouché  avait  réussi.  On 
avait  attiré  en  France  Georges  et  quelques-uns  de  ses 
meilleurs  lieutenants.  Lors  donc  qu'on  annoncerait  que 


3^0  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

le  Premier  Consul  venait  d'échapper  à  une  grande  conspi- 
ration, la  présence  seule  de  Georges  serait  une  preuve 
suffisante.  Que  si  d'ailleurs  il  tentait  un  coup  d'audace, 
et  s'il  réussissait,  Fouché  était  gardé  de  ce  côté  comme 
de  l'autre,  et  il  saurait  bien  être  du  côté  du  vainqueur. 

Mais  il  ne  suffisait  pas  d'avoir  amené  Georges  en  France  ; 
il  fallait  aussi  compromettre  le  général  Moreau,  lier  sa 
personnalité  au  mouvement  royaliste  qu'on  avait  préparé 
et  appuyé.  Pour  y  parvenir,  un  moyen  était  tout  indiqué  : 
le  rapprochement,  la  réconciliation  de  Moreau  et  de 
Pichegru.  Le  nœud  de  la  situation  était  là.  La  perte 
de  Moreau  était  le  but  caché,  mais  ardemment  convoité, 
du  Premier  Consul  ;  la  conspiration  ne  devait  être  qu'un 
moyen  de  l'atteindre  et  tout  devait  y  tendre.  Le  reste 
devenait  secondaire. 

Moreau  ne  conspirait  pas  ;  nul  n'était  plus  éloigné  que 
lui  de  rêver  une  restauration  royaliste,  et  surtout  d'y 
prêter  les  mains.  Savary,  l'homme  de  Bonaparte,  atteste 
en  termes  formels,  dans  ses  Mémoires,  que  «  Moreau  était 
un  républicain  de  bonne  foi,  et  n'avait  que  de  l'éloigne- 
ment  pour  les  Vendéens  ».  Desmarets,  l'un  des  directeurs 
de  la  police  consulaire,  lui  rend  le  même  témoignage  avec 
plus  de  force  encore  :  «  Le  rôle  de  Monk,  dit-il,  était 
celui  pour  lequel  Moreau  avait  le  moins  de  dispositions... 
Combien  il  y  avait  loin  de  sa  mauvaise  humeur  ou  de  sa 
haine  à  la  résolution  d'un  renversement  et  plus  encore  à 
l'action  elle-même  (1)  !  »  Lafayette  raconte,  de  son  côté. 


(1)  Témoignages  historiques  ou  quinze  ans  de  haute  police  sous 
Napoléon,  par  M.  Desmarets,  chef  de  cette  partie  pendant  tout  le  Con- 
sulat et  l'Empire,  p.  100. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  3il 

qu'au  printemps  de  1803  il  eut  plusieurs  entrevues  avec 
Moreau,  et  particulièrement  une  conversation  où  toutes 
les  chances  de  l'avenir  furent  discutées.  Moreau  s'expli- 
qua sans  détour  sur  la  tyrannie  de  Bonaparte  ;  puis,  après 
avoir  passé  en  revue  les  différents  partis  :  «  Les  Bour- 
bons, dit-il,  se  sont  rendus  trop  méprisables  pour  être  à 
craindre.  «  Et  il  ajouta  en  forme  de  conclusion  :  c  Dans 
tous  les  cas,  nous  sommes  bien  sûrs,  vous  et  moi,  de  nous 
trouver  et  d'agir  ensemble,  car  fat  toujours  peiuê  et 
voulu  Icx  mêmes  choses  que  vous  (1).  » 

Tout  cela,  Bonaparte  et  Fouché  le  savaient  à  merveille. 
Et  dès  lors,  quel  moyen  d'impliquer  Moreau  dans  une 
conspiration  bourbonnienne?  Un  agent  royaliste,  l'abbé 
David,  qui  connaissait  personnellement  Moreau  et  Piche- 
gru,  s'était  entremis  pour  les  réconcilier.  Il  fut  saisi  à  Ca- 
lais avec  tous  ses  papiers,  au  moment  où  il  allait  s'embar- 
quer pour  l'Angleterre.  La  police  consulaire  apprit,  parla 
lecture  de  ces  papiers,  deux  choses  :  d'abord  que  Moreau 
était  disposé  à  une  réconciliation  avec  Pichegru,  ensuite 
que  jusqu'à  ce  moment  il  n'y  avait  pas  trace  de  conspi- 
ration dans  leurs  rapports  et,  par  suite,  aucun  moyen 
sérieux  de  compromettre  Moreau.  Mais  en  même  temps, 
par  ses  agents  de  Londres,  la  police  savait  les  espérances 
que  rémigration  fondait  sur  ce  raccommodement,  et  le 
parti  que  Pichegru  lui-même  se  flattait  d'en  tirer.  Au  lieu 
d'arrêter  les  entremetteurs  de  cette  transaction,  il  fallait 
donc  les  laisser  faire,  au  besoin  les  encourager  jusqu'à 


(1)  \Umoirt4  d«  Labjetto  :  A/m  Rapport*  avtc  U  Pmdn-  ComuL 

tt 


322  CAUSERIES  fflSTORIQUES. 

l'instant  où  leurs  démarches  et  leurs  intrigues  auraient 
créé  des  apparences  suffisantes  contre  celui  qu'on  voulait 
perdre.  Ainsi  fit-on  pour  l'émissaire  qui  succéda  à  l'abbé 
David,  le  général  Lajolais.  On  se  contenta  de  le  suivre  et 
de  l'observer  dans  ses  allées  et  venues,  de  Londres  à 
Paris.  Ce  fait  est  constaté  officiellement  par  le  rapport 
même  du  grand-juge  Régnier,  lu  au  Corps  législatif  dans 
la  séance  du  17  février  1804.  Lajolais  était  un  esprit 
brouillon,  présomptueux,  indiscret,  tourmenté  de  l'ambi- 
tion de  jouer  un  rôle,  dévoré  de  besoins  d'argent,  l'homme 
le  plus  dangereux  qui  pût  être  employé  dans  une  situa- 
tion si  délicate  (1).  Préoccupé  surtout  déjouer  à  l'homme 
d'importance  et  de  tirer  de  l'argent,  soit  du  gouverne- 
ment anglais,  soit  des  comités  royalistes,  il  représenta 
Moreau  comme  disposé  à  se  mettre  à  la  tête  d'un  mouve- 
ment contre  le  gouvernement  consulaire  ;  allant  beaucoup 
plus  loin  encore,  il  se  porta  caution  des  dispositions  du 
général  en  faveur  de  la  cause  royaliste,  ce  qui  était  préci- 
sément le  contraire  de  la  vérité.  Moreau  ne  pouvait  ni 
connaître  ni  démentir  ces  mensonges.  Cependant,  il  se 
défiait  des  intrigues  de  cet  intermédiaire,  choisi  malgré 
ses  répugnances,  ainsi  que  l'établit,  dans  ses  Mémoires, 
l'agent  royaliste  Fauche-Borel,  et  ainsi  que  cela  fut 
d'ailleurs  démontré  jusqu'à  l'évidence  dans  les  débats  du 
procès  de  Georges.  Moreau  était  si  peu  disposé  à  se  ser- 
vir de  Lajolais  et  à  entrer  dans  ses  vues,  qu'il  lui  refusa 
douze  louis  qui  lui  étaient  nécessaires  pour  son  voyage  à 
Londres ,  et  cette  somme  lui  fut  prêtée  par  Couchery, 

{i)  Histoire  de  Napoléon  I"  par  P.  Lattfrey,  tome  III,  p.  101. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  323 

ancien  employé  du  service  de  la  gendarmerie,  qui  joot 
dans  cette  afTaire  un  r6le  assez  suspect  (i). 

Trompé  par  les  fausses  affirmations  de  Lajolais,  Piche- 
gru  débarqua  en  France  le  15  janvier  1804.  Il  eut  une 
entrevue  avec  Mureau  sur  le  boulevard  de  la  Madeleine  ; 
Georges  y  assistait.  Moreau  rejeta  bien  loin  l'idée  de  se 
joindre  à  la  conspiration  et  de  travailler  pour  les  Boor» 
bons.  Les  royalistes  furieux  Taccusèrent  de  faire  man^ 
quer  le  complot  par  son  opposition.  Georges,  en  le  quit- 
tant, s'emporta  contre  lui  et  s'écria  :  <  Un  Bleu  pour  un 
Bleu,  autant  vaut  celui  qui  y  est  que  ce  J...  f...  là  !  » 

Moreau  ne  pouvait  donc  à  aucun  titre  être  poursuivi 
comme  auteur  oa  comme  complice  de  la  conspiration. 
Mais  il  avait  eu  une  rencontre  avec  Pichegru  et  avec 
Georges.  Bonaparte  n'en  demandait  pas  davantage.  Le 
15  février,  Moreau  fut  arrêté. 


IV. 


M.  Iluon  de  Pcnansier  a  raconté  le  procès  de  Georges, 
de  Moreau  et  de  Pichegru  avec  des  détails  nouveaux,  em- 
pruntés aux  rapports  de  police. 

Il  ressort,  en  premier  lieu,  de  son  récit,  que  pas  un  seol 
instant  Georges  n'a  eu  l'idée  d'assassiner  Bonaparte.  S'il 
n'eût  repoossé  loin  de  lai  la  pensée  d'un  attentat,  rien  ne 


(1)  Opinitm  sur  U  prooit  de  Mortau,  par  Lacoorbe,    jog«  m  la  ocwr 
erimioftlla  de  ji 


k 


324  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

lui  aurait  été  plus  facile  que  de  le  consommer  pendant 
les  six  mois  qu'il  passa  à  Paris  avant  son  arrestation  (1). 
C'est  ce  que  constate  formellement  Desmarets,  le  chef  de 
la  police  de  sûreté.  «  Georges,  dit-il,  animé  d'une  haine 
invétérée  contre  Napoléon,  s'arrête  quand  il  tient  dans  ses 
mains  la  vie  de  so7i  ennemi.  Le  chef  de  guérilla  règle  ses 
coups  sur  des  convenances  d'honneur  et  de  haute  poli- 
tique (2).  » 

Lorsqu'il  était  venu  en  France,  ce  n'était  pas  pour  pré- 
sider à  l'exécution  d'un  plan  déjà  formé,  c'était  pour  étu- 
dier sur  place,  la  question  de  savoir  s'il  existait,  ou  non, 
des  moyens  de  rétablir  la  monarchie.  Son  attitude  au  pro- 
cès fut  celle  d'un  homme  de  cœur,  qui  ne  veut  compro- 
mettre aucun  de  ses  coaccusés,  mais  qui  a  fait  le  sacrifice  de 
sa  vie  et,  qui,  pour  la  sauver,  ne  s'abaisserait  pas  à  un 
mensonge  ou  à  une  faiblesse.  Or,  il  n'a  cessé  de  déclarer, 
du  commencement  à  la  fin  des  débats,  «  qu'il  était  venu  en 
France  pour  voir  s'il  existait  des  moyens  de  relever  la  mo- 
narchie en  faveur  des  Bourbons  ;  qu'il  n'avait  pas  encore 
réuni  ces  moyens,  point  présenté  de  plan,  qu'il  n'était  pas 
encore  prêt  à  agir,qu'il  ignorait  même  si  les  circonstances 
l'eussent  permis  ou  exigé.  » 

Le  maréchal  Moncey  qui,  chaque  soir,  adressait  à  Bona- 
parte un  rapport  sur  l'audience  du  jour,  dit  dans  l'un  de 
ces  comptes  rendus  : 

«  Georges  soutient  qu'il  n'a  pas  violé  la  paix  avec  Brune 


(1)  Arrivé  à  Paris  à  la   fin  d'août  1803,  Georges  ne  fut  arrêté  que   le 
9  mars  1804. 

(2)  Témoignages  historiques,  p.  113. 


CAUSERIES  HISTORIQUHS.  3i5 

ft  II  est  pour  rien  dans  le  3  nivôse.  Atlaclié  aux  Bour- 
bons, il  croit  que  la  France  veut  le  gouvernement  d'un 
seul,  et  venait  s'assurer  si  l'opinion  était  favorable  aux 
Bourbons  ;  dans  ce  dernier  cas,  il  aurait  envoyé  cbercher 
un  prince  fran«;ais;  mais  il  affirmerai/  n'avait  rien  fait^ 
qu'il  H  avait  pas  conspiré,  et  qu'il  allait  se  retirer  lors- 
qu'on  Va  arrêté  ;  que  c'est  la  vérité  tout  entière  !  » 

Après  les  plaidoiries,  un  des  principaux  officiers  de 
Georges,  Bouvet  de  Lozier,  fit  la  déclaration  suivante, 
que  M.  Huon  de  Penanster  indique  seulement,  mais  qui 
méritait  d'être  reproduite  in  extenso  : 

<(....  Rien  ne  devait  être  entrepris  sans  la  présence  du 
prince.  Il  ne  devait  venir  que  dans  le  cas  où  Georges, 
Moreau  et  Pichegru  se  seraient  accordés.  Les  débats  ont 
démontré  combien  ces  trois  généraux  étaient  loin  de  s'en- 
tendre. Le  prince  n'est  donc  pas  venu,  comme  de  fait  le 
projet  a  été  abandonné.  Georges  et  Pichegru  élaietit  con- 
venus (te  se  retirer.  Georges  ni  avait  communiqué  sa  déter- 
mination de  quitter  Paris.  Le  n  pluviôse  (1  février  1804), 
Pichegru  avait  fait  connaître  le  même  désira  Rolland  d'une 
manière  si  positive  que  Rolland,  lors  de  son  arrestation, 
croyait  que  Pichegru  était  loin.  Il  n'y  a  pas  de  doute  que 
ce  projet  de  se  retirer  n'eût  été  exécuté  sans  les  empêche- 
ments mis  au  départ  (1).  * 

Au  surplus,  dans  les  considérants  de  leur  arrêt  (et  c'est 


(i)  Proeit  ifutruii  par  la  Cour  de  juaHo*  «riminMê  «I  tpéoUUé  du 
département  de  ta  Seine^  •éoM  à  Paris  contre  Otorgu^  Piehegru  H 
autres,  prévenu»  dé  conspiration  contre  la  personne  du  Premier  Con- 
stil.  —  Rec(Millip«r  dM  •itfoo^raphat,  Paris  C.-P.  PatrU,  imprinMor  d« 
la  Cour  crimiaelle.  180(,  tooM  VI,  p.  S47. 


326  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

une  remarque  que  M.  Huon  de  Penanster  aurait  dû  faire) 
les  juges  eux-mêmes  n'ont  pas  prononcé  une  seule  fois  le 
mot  d'assassinat  ou  d'attentat  contre  la  vie  du  Premier 
Consul.  Voici  le  texte  de  l'arrêt  : 

«  La  Cour,  attendu  que,  d'après  V instruction  et  les  dé' 
bats,  il  est  constant  : 

«  Qu'il  a  existé  une  conspiration  tendant  à  troubler  la 
République  par  une  guerre  civile  en  armant  les  citoyens 
les  uns  contre  les  autres,  et  contre  l'exercice  de  l'autorité 
légitime  ; 

«  Que  Georges  Cadoudal  est  convaincu  d'avoire  pris  part 
à  cette  conspiration....  » 

En  ce  qui  touche  Moreau,  son  innocence  était  si  évi- 
dente que  sept  voix  contre  six  l'acquittèrent.  L'Empereur 
intervint  lui-même,  par  une  lettre  à  Cambacérès,  pour 
peser  sur  les  juges.  On  arriva  à  obtenir  d'eux  une  seconde 
délibération  ;  un  compromis  intervint  entre  la  majorité 
et  la  minorité,  et  Moreau,  innocent,  fut  condamné  à  deux 
ans  de  prison.  M.  Thiers  dit  (\\i  aucune  influence  n'avait 
dicté  cette  décision  (1).  Assertion  étrange  en  présence  du 
témoignage  de  l'un  des  juges,  Lecourbe,  qui  a  publié  en 
1814  un  procès-verbal  très  détaillé  des  deux  délibérations. 
Il  affirme  qu'entre  la  première  et  la  seconde,  les  partisans 
de  la  condamnation  allèrent  conférer  dans  le  cabinet  du  pré- 
sident avec  les  agents  supérieurs  des  polices  civile  et  mi- 
litaire, Real  et  le  général  Savary  :  «  Ils  étaient,  dit  Lecourbe, 
porteurs  de  leurs  volontés  et  de  leurs  menaces,  et  l'on 
peut  dire  qu'ils  se  sont  bien  acquittés  de  leur  commission.  » 

(1)  Thiers,  tome,  V.  p.  147 


CAUSERIKS  UlSTORiQUBS.  327 

M.  Huon  de  Penanster  a  très  bien  raconté  cet  épisode  da 
procès.  Je  signalerai  cependant  dans  son  récit  une  omis- 
sion. L'un  des  juges  était  Clavier,  le  savant  helléniste, 
dont  la  fille  fut  la  femme  de  Paul-Louis  Courrier,  c  Con- 
damner le  prévenu,  lui  dit  le  président  Hémart,  le  Pre- 
mier Consul  lui  donnera  sa  grâce.  —  Et  nous,  reprit 
vivement  le  commentateur  de  Plutarque,  qui  nous  don- 
nera la  nôtre?  »  A  quelques  jours  de  là,  Clavier  parais- 
sait devant  l'Empereur.  A  la  vue  du  courageux  magis- 
trat, Napoléon  ne  put  contenir  sa  colère  :t  Sortez  de  mon 
palais,  s'écria-t-il,  sortez  de  mes  tribunaux,  juge  préva- 
ricateur {{).  ■» 

Un  des  plus  intéressants  chapitres  du  livre  de  M.  Huon 
de  Penanster  est  celui  qui  a  pour  titre  le  Prétendu  suicide 
de  Pichegru.  Ce  chapitre  est  très  étudié  et  très  documen- 
té. Je  n'y  voudrais  faire  qu'une  seule  réserve.  L'auteur  dit, 
à  la  page  219  :  «  Malgré  ces  essais  de  subornation,  per- 
sonne ne  se  laissa  convaincre,  et  si  on  ne  monta  pasjuS' 
qu'au  Premier  Consul  pour  l'en  accusa*  personnellement^ 
il  y  eut  unanimité  pour  accuser  la  police  de  cet  assas- 
sinat. » 

La  mort  de  Pichegru  (6  avril),  suivant  de  si  près  l'assas- 
sinat du  duc  d'Enghien  (  21  mars  ),  souleva  l'opinion  de 
Paris,  non  seulement  contre  la  police,  mais  contre  le  Pre- 
mier Consul  lui-même.  C'est  à  lui  qu'on  en  fit  remonter 
la  responsabilité  dans  le  peuple  comme  dans  les  salons. 
On  répétait  tout  bas,  quand  on  ne  le  disait  pas  bien  haut. 


(I)    Ducoon  d«  Dattooo  tar   la   tomb*  d«  CUtmt.  itonUtw  d«  1817. 

p.  1287. 


328  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

que  les  étrangleurs  du  Temple,  les  suicideurs  de  Pichegru, 
étaient  ces  mameluks  que  Bonaparte  avait  ramenés  d'Orient 
et  qui  lui  servaient  de  janissaires  pour  ses  exécutions  à 
la  Turque.  Mis  au  courant  de  ces  rumeurs,  le  Premier 
Consul  en  conçut  une  irritation  si  vive  qu'il  ne  parlait  de 
rien  moins,  dans  ses  accès  de  colère,  que  de  changer  sa 
capitale  et  d'abandonner  Paris,  comme  Constantin  avait 
abandonné  Rome  pour  Byzance.  Sa  police  fît  insérer  dans 
les  journaux  un  article  contenant  à  l'adresse  des  Parisiens 
une  menace  des  plus  transparentes.  Voici  le  texte  de  cet 
article,  qui  serait,  je  crois,  très  bien  à  sa  place  dans  le 
curieux  volume  de  M.  Huon  de  Penanster  : 

«  On  a  cherché  les  causes  qui  ont  pu  déterminer  Cons- 
tantin à  fonder  une  nouvelle  capitale.  Il  n'y  a  pas  de  doute 
qu'il  n'ait  été  déterminé  à  cette  vaste  entreprise  par  les 
mêmes  raisons  qui  ont  engagé  Dioclétien  et  Maximin  à 
transférer  le  siège  de  leur  gouvernement  à  Nicomédie  et 
à  Milan.  Ces  deux  princes,  qui  avaient  ramené  l'ordre^ 
la  paix,  et  la  tranquillité  dans  Rome  et  dans  V Empire, 
illustrés  par  des  victoires  importantes  sur  les  barbares  de 
VAsie  et  du  Nord,  vinrent,  après  tant  d'exploits,  triom- 
pher dans  leur  capitale  ;  ils  s'attendaient  naturellement  à 
y  recevoir  l'accueil  que  méritaient  leurs  travaux  guerriers; 
mais  ils  n'y  trouvèrent  qu'un  peuple  ingrat,  inconstant, 
léger,  qui,  loin  d'apprécier  leurs  services  et  de  bénir  la 
main  qui  avait  cicatrisé  ses  blessures,  cherchait  à  les 
tourner  en  ridicule .  Toutes  les  fois  qu'ils  paraissaient 
dans  le  Cirque,  au  théâtre  ou  dans  les  autres  lieux  pu- 
blics, ils  étaient  témoins  des  applications  indécentes,  des 
sarcasmes,  des    calembourgs  que  l'on  se  permettait  en 


CAUdERIRS  HISTORIQUES.  3i9 

leur  présence,  tandis  que  les  habitants  des  provinces  se 
trouvaient  honorés  de  la  présence  de  leurs  monarques, 
se  pressaient  sur  leurs  pas  et  leur  témoignaient  la  re- 
connaissance dont  ils  se  sentaient  pénétrés.  La  comparai- 
son que  firent  ces  empereurs  ne  se  trouva  pas  à  l'avan- 
tage de  la  capitale,  et  les  détermina  sans  doute  à  établir 
leur  résidence  habituelle  dans  des  villes,  moins  splendides 
à  la  vérité,  mais  où  ils  recevaient  un  accueil  plus  flatteur. 
Constantin  parait  avoir  eu  les  mêmes  motifs  à  l'égard  de 
Rome  ;  il  n'a  pas  voulu  s'exposer  aux  désagréments  qu'a- 
vaient éprouvés  ses  prédécesseurs.  11  est  bien  étonnant 
sans  doute  que  Dioctétien  et  Constantin  n'aient  pas  senti 
que,  pour  se  venger  d'une  poignée  de  faquins,  de  gens 
sans  aveu,  de  jeunes  gens  inconsidérés,  ils  entraînaient 
la  ruine  d'un  grand  nombre  de  commerranls  et  de  proprié- 
taires. Serait-ce  que  les  meilleurs  esprits  ne  tiennent  point 
contre  l'ingratitude  ?  Quoi  qu'il  en  soit,  Rome  est  totale- 
ment déchue  de  son  rang.  Puisse  cet  exemple  servir  de 
leçon  à  la  postérité  ?  » 

Le  livre  de  M.  Huon  de  Penanster  mérite  d'avoir  plu- 
sieurs éditions.  Il  y  aura  lieu  dans  ce  cas,  de  rectifier 
deux  ou  trois  erreurs,  très  légères  du  reste,  et  cinq  ou 
six  noms  mal  orthographiés.  Fouché  n'est  pas  né  à  Nantes, 
mais  à  la  Martinière,  près  du  Pellerin  (Lotre-Inrérieure). 
Au  lieu  de  la  falaise  de  Deville,  lieu  de  débarquement  de 
Georges,  il  faut  lire  :  Riville.  Ce  débarquement  eut  lieu  le 
23  août  1803,  et  non  le  22.  .\u  lieu  de  Destnarels,  le  chef 
de  la  haute  police,  il  faut  Desmarets,  au  lieu  âeHegnault 
(le  Saint-Jean-d'Angely  ;  il  faut  Regnaud  de  Saint-Jean- 
(l'Angely  ;   le  notaire  italien  compromis  dans  l'affaire  de 


330  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

Demerville  et  d'Aréna,  s'appelait  Diana,  et  non  Diona.  Le 
président  de  la  cour  criminelle  et  spéciale  du  départe- 
ment de  la  Seine,  qui  jugea  Georges  et  Moreau,  s'appelait 
non  Hamartj  mais  Hémart.  C'est  également  à  tort  que 
M.  Huon  de  Penanster  le  représente  comme  ayant  voté  la 
mort  de  Louis  XVI  :  Hémart  n'avait  pas  fait  partie  de  la 
Convention. 


XVI. 


ÉMIGRÉS   ET   CHOUANS  (1). 


M.  Ernest  Daudet  est  à  la  fois  un  romancier  et  un  his- 
rien.  C'est  an  livre  d'histoire  qu'il  nous  donne  aujour- 
d'hui sous  ce  titre  :  la  Police  et  les  Chouans  sous  le 
Consulat  et  l'Empire  (1800-1815). 

On  croit  généralement  qu'après  l'exécution  de  Georges 
Cadoudal,  le  25  juin  4804,  c'en  est  fait  de  la  Chouanne- 
rie, et  que  l'histoire  n'a  plus  à  s'en  occuper.  C'est  une 
erreur.  Tant  que  dura  l'Empire,  il  y  eut  des  chouans  qui 
continuèrent  à  combattre,  et,  avec  une  intrépidité 
indomptable,  luttèrent  jusqu'à  la  fin  contre  celui  ^devant 
qui  l'Europe  tremblait,  c  Que  ces  lointains  et  mémo- 
rables épisodes,  dit  M.  Ernest  Daudet,  aient  été  négligés 
et  oubliés,  au  point  de  rester  en  marge  de  l'histoire,  alors 
qu'à  y  regarder  de  près,  ils  en  constituent  les  péripéties 
les  plus  pathétiques,  ce  n'est  pas  un  mince  sujet'  d'éton- 


(1)  La  Police  et  let  Chouans  tous  le  Conetitat  et  l'Bmpir*^  1S0(^ 
1815,  p«r  Bmeet  Daudet  ;  un  voiam*  in-18,  Ploa,  NoorrH  «t  O*,  AUtoon. 
1895.  —  Emigrés  et  Chouans^  par  la  oomU  O.  de  Oomiade*  ;  od  toIvm 
in-18,  Perri  «t  C^,   «diUon. 


332  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

nement  pour  qui  se  donne  la  peine  de  les  étudier.  »  Sans 
doute  M.  Thiers  n'en  a  rien  dit  dans  ses  vingt  volumes  ; 
mais  d'autres  en  ont  parlé,  dont  les  noms  auraient  peut- 
être  dû  trouver  place  dans  la  Préface  de  M.  Daudet. 

Crétineau-Joly,  dans  le  tome  IV  de  son  Histoire  de  la 
Vendée  militaire,  publié  en  1841,  a  parlé  longuement  de 
la  plupart  des  épisodes  auxquels  est  consacré  l'ouvrage  de 
M.  Ernest  Daudet,  et  en  particulier  de  l'enlèvement  du 
sénateur  Clément  de  Ris,  du  meurtre  de  l'évêque  Audrein 
et  de  la  mort  du  vicomte  d'Aché. 

Le  tome  V  de  V Histoire  des  guerres  de  V Ouest,  par 
Théodore  Muret,  qui  a  paru  en  1848,  renferme  un  récit 
circonstancié  du  meurtre  de  l'évêque  régicide  Audrein. 
Théodore  Muret  raconte  également  avec  détails  l'enlève- 
ment de  M.  de  Pancemont,  évêque  de  Vannes,  dont  parle 
à  son  tour  aujourd'hui  M.  Ernest  Daudet. 

Le  chapitre  le  plus  important  de  la  Police  et  les 
Chouans  sous  le  Consulat  et  VEmpire  a  pour  titre  : 
ï Affaire  d'Aché  de  Comhray.  Il  présente,  je  m'empresse 
de  le  dire,  le  plus  vif  intérêt  ;  mais  enfin  ce  n'est  pas 
une  révélation.  Le  savant  M.  de  la  Sicotière,  dans  son 
beau  livre  sur  Louis  de  Frotté,  a  donné  sur  cette  drama- 
tique affaire  des  détails  aussi  exacts  que  précis  (1).  Enfin, 
il  y  a  un  an  ou  deux,  le  tragique  épisode  d'Armand  de 
Chateaubriand  a  été,  de  la  part  du  comte  G.  de  Contades, 
l'objet  d'une  étude,  qui  peut  être  tenue  pour  définitive. 


(\)  Louvs  de  Frotté  et  les  insurrections  normandes  (1793-1832), 
par  L.  de  la  Sicotière,  deux  volumes  in-8*,  1889,  librairie  Pion,  Nourrit 
et  C".  —  Voir  Tome  II,  pages  571  i»  607. 


CAUSEUIES  HISTORIQUES.  3^)3 

il  n'est  donc  pas  exact  de  dire  que  ces  épisodes  ont 
été  entièrement  <  négligés  et  oubliés  »,  ni  d'ajouter, 
comme  Ta  fait  M.  Ernest  Daudet  :  <  En  dehors  des  Archi- 
ves, il  n'en  existe  des  souvenirs  que  dans  quelques  livres 
d'histoire  générale,  qui  se  contentent  de  les  mentionner 
sans  en  pénétrer  les  détails,  ou  dans  des  relations  locales, 
trop  incomplètes  pour  qu'on  puisse  leur  attribuer  un 
caractère  de  version  définitive.  A  vrai  dire  cet  événements 
sont  racontés  aujourd'hui  pour  la  première  fois.  » 

Ce  qui  est  vrai,  c'est  qu'ils  n'avaient  pas  encore  été 
racontés  avec  autant  de  soin  et  d'aussi  larges  dévelop- 
pements. L'auteur  est  remonté  aux  sources,  il  a  consulté 
les  pièces  d'archives  et  les  dossiers  de  police.  «  Ces 
dossiers,  écrit-il,  je  les  ai  compulsés  durant  plusieurs 
années.  J'ose  même  dire  qu'ils  me  sont  familiers.  > 

Il  est  seulement  regrettable  qu'ayant  ainsi  étudié  à 
fond  son  sujet,  il  n'ait  pas  cru  devoir  accompagner  ses 
récils  d'une  seule  note,  d'un  seul  renvoi  aux  sources 
originales.  Trop  de  notes  sans  doute  est  un  abus  ;  mais 
entre  trop  et  pas  du  tout^  peut-être  y  a-t-il  un  milieu 
raisonnable  à  tenir.  N'est-il  pas  à  craindre  que  beaucoup 
de  lecteurs,  en  présence  de  ces  narrations  agréables,  d'un 
style  coulant  et  facile,  où  rien  jamais  ne  leur  rappelle  sur 
quel  fond  solide  elles  reposent,  n'est-il  pas  à  craindre  que 
beaucoup  de  lecteurs  ne  se  laissent  aller  à  croire  qu'ils 
lisent  un  roman? 


334  CAUSERIES  HISTORIQUES. 


II. 


Un  des  chapitres  les  plus  curieux  du  livre  est  celui  qui 
a  pour  titre  V Enlèvement  d'un  sénateur . 

Le  23  septembre  1800  {i"  vendémiaire  an  IX),  le  séna- 
teur Clément  de  Ris,  qui  se  trouvait  alors  presque  seul  à 
sa  maison  de  Beauvais,  près  de  Tours,  vit  entrer  chez 
lui,  en  plein  jour,  sur  les  deux  à  trois  heures,  six  hom- 
mes armés,  habillés  en  hussards.  Ils  s'emparèrent  de  l'ar- 
gent monnayé,  de  l'argenterie  et  des  papiers,  le  forcèrent 
à  monter  avec  eux  dans  sa  propre  voiture,  le  conduisirent 
dans  un  lieu  inconnu,  et  l'enfermèrent  dans  un  souter- 
rain, où  il  resta  dix-huit  jours  sans  qu'on  pût  avoir  de 
ses  nouvelles.  Enfin  quelques  personnes,  étrangères  à  la 
police,  mais  que  le  ministre  Fouché  avait  cru  devoir 
employer  dans  cette  occasion,  ayant  fait  rencontre  du 
sénateur,  la  nuit,  dans  la  forêt  de  Loches,  comme  on  le 
transférait  dans  une  autre  cachette,  mirent  en  fuite  son 
escorte  et  le  ramenèrent  au  sein  de  sa  famille.  Il  s'agis- 
sait de  punir  les  auteurs  de  son  enlèvement  et  de  sa 
séquestration.  Plusieurs  jeunes  gens  du  Maine,  du  Perche 
et  de  la  Normandie,  furent  arrêtés.  Le  20  juillet  1801 , 
dix  accusés  comparurent  devant  le  tribunal  spécial,  séant 
à  Tours.  A  côté  du  marquis  Dumoustier  de  Canchy  et 
de  son  beau-frère  le  comte  de  Mauduisson,  avaient  pris 
place  un  ancien  émigré,  Pierre  Obereau,  d'Orléans  ;  un 
ancien  chouan,  Gaudin  dit  Monte-au-Giel,  propriétaire  à 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  335 

Baranton,  département  de  la  Manche;  Charles-Marie  Le- 
clerc,  de  Nérac  (Gironde),  ejç-sous-lieutenant  au  ci-devant 
régiment  de  Poitou  ;  Leménager,  chirurgien  à  Candé  ; 
H.  et  M**  Lacroix,  propriétaires  du  château  de  l'Ebeau- 
pinais,  aux  abords  duquel  on  avait  trouvé  des  armes, 
et  enfin  Pierre  Jourgeron  et  sa  femme  qui  exploitaient  la 
ferme  du  Portail,  où  Clément  de  Ris  avait  été  séques- 
tré. Le  tribunal  de  Tours  refusa  de  condamner.  Il  con- 
clut à  une  instruction  nouvelle,  «  attendu,  disait-il,  que 
Clément  de  Ris,  sa  femme  et  son  fils  n'ont  pas  été  cités, 
qu'on  ne  les  a  pas  confrontés  avec  les  accusés  et  qu'on  ne 
sait  s'ils  persistent  dans  leurs  premières  déclarations.  » 
La  cour  de  cassation  réforma  ce  jugement,  sans  prononcer 
sur  le  fond  et  uniquement  pour  des  causes  tirées  de  l'in- 
compétence de  ceux  qui  l'avaient  rendu.  Elle  renvoya 
l'affaire  devant  le  tribunal  spécial  d'Angers,  qui  fut  com- 
posé pour  la  circonstance  de  quatre  juges  de  la  cour  cri- 
minelle de  Maine-et-Loire  et  de  trois  officiers. 

L'arrêt  du  tribunal  criminel  d'Angers  fut  rendu  le 
2  novembre  1801.  Canchy,  Mauduisson  et  Gaudin  étaient 
condamnés  à  mort,  les  époux  Lacroix  à  six  ans  de  gène 
et  à  quatre  heures  d'exposition  sur  l'échafaud.  Les  cinq 
autres  étaient  acquittés. 

Les  condamnés  étaient-ils  coupables?  L'opinion  géné- 
rale des  contemporains  fut  qu'ils  étaient  innocents.  I>  " 
l'entourage  môme  du  premier  Consul,  on  était  per> 
que  le  complot  avait  été  ourdi  par  Fouché.  Pendant  la 
campagne  de  4800,  l'énigmatique  personnage  s'était 
associé  à  des  intrigues  ayant  pour  objet  de  renverser 
Bonaparte,  si  le  campagne  contre  l'Autriche  ne  tournait 


336  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

pas  à  la  gloire  des  armées  françaises.  La  victoire  de 
Marengo  avait  déjoué  les  plans  du  ministre  de  la  police. 
11  s'était  hâté  de  retirer  ses  ordres,  d'en  faire  disparaître 
les  preuves,  ainsi  que  toute  trace  du  complot.  Mais,  mal- 
gré tous  ses  efforts,  il  n'avait  pu  les  détruire  toutes.  Des 
pièces  écrites  et  signées,  attestant  sa  trahison,  étaient 
restées  au  pouvoir  de  Clément  de  Ris,  à  qui  il  les  avait 
confiées,  et  c'est  parce  que  celui-ci  refusait  de  les  resti- 
tuer qu'à  l'effet  de  les  lui  reprendre,  Fouché  avait  simulé 
l'attentat  du  23  septembre.  Voilà  ce  que  racontaient  ses 
ennemis.  Avaient-ils  raison  ?  M.  Ernest  Daudet  n'hésite 
pas  à  répondre  négativement.  Pour  lui,  Fouché, 
dans  cette  affaire  au  moins,  est  innocent,  comme  l'enfant 
qui  vient  de  naître.  Les  Royalistes  sont  les  vrais,  les 
seuls  coupables,  et  c'est  très  justement  que  Dumoustier  de 
Ganchy,  Mauduisson  et  Gandin  ont  été  guillotinés,  le 
3  novembre  1801,  sur  la  place  publique  d'Angers. 

M.  Ernest  Daudet  me  paraît  ici  s'avancer  beaucoup.  Ses 
conclusions  sont  loin  d'être  aussi  incontestables  qu'il  le 
croit.  Il  dit  à  peine  un  ou  deux  mots  des  débats  qui 
eurent  lieu  devant  le  tribunal  spécial  de  Tours,  et  dont 
l'importance  cependant  est  ici  capitale.  Le  Moniteur  leur 
a  consacré  deux  articles  dans  les  numéros  des  4  et  9  ther- 
midor an  IX  (23  et  28  juillet  1801).  Ges  articles  dont 
M.  Daudet  ne  fait  aucune  mention  renferment  des  aveux 
qui  ne  laissent  pas  d'être  significatifs.  On  lit  dans  le 
second  : 

«  ...  Du  tableau  du  délit,  passant  à  la  recherche  des 
coupables  le  commissaire  du  gouvernement  n'a  pu  se 
dissimuler  que  les  alibi  proposés  par  Leclerc,  Lemèna- 


CAOSBRIBS  HISTORJQUBS.  337 

ger  et  Aubereau  étaient  établit  par  une  réunion  de 
témoins  qui  commandait  la  confiance  ;  mais  il  a  émis  une 
opinion  difTérente  sur  ceux  invoqués  par  Canchy,  Mau- 
duisson  et  Gaudin.  11  a  reproché  aux  témoins  par  eux 
produits  d'être  peu  nombreux  (1),  et  il  a  observé  que 
quelques  motifs,  quelques  circonstances  même  de  la 
vie  de  plusieurs  d'entre  eux  n'offraient  pas  le  caractère 
de  véracité,  d'indépendance  et  d'impartialité  que  recher- 
che l'œil  du  juge... 

«  Le  citoyen  Chauveau-Lagarde  a  établi  :  i*  que  Can- 
chy  et  Mauduisson  étaient  innocents  ;  2**  que  ne  le  fus- 
sent-ils pas,  la  preuve  de  leur  culpabilité  était  impos- 
sible ;  3"  que  dans  cette  hypothèse  môme,  la  justice, 
l'humanité,  la  politique  s'opposaient  à  une  condamna- 
tion.... 

t  —  Dans  le  résumé  général  de  l'affaire,  le  citoyen 
Chauveau-Lagarde  a  prétendu  qu'avant  d'être  statué  défi- 
nitivement, le  citoyen  Clément  de  Ris  devait  être  enten- 
du, puisque  lui  seul  devait  connaître  les  ravisseurs  plus 
qu'aucun  de  ceux  qui  avaient  déposé.  » 

Les  conclusions  de  l'avocat  furent  adoptées  par  le 
tribunal. 

Ainsi,  le  commissaire  du  gouvernement  lui-même 
abandonne  l'accusation  contre  plusieurs  des  prévenus. 
Le  tribunal  refuse  de  condamner  les  autres,  estimant  que 
la  preuve  n'est  point  faite  contre  eux  ;  il  ordonne  un 
supplément  d'enquête,  et  proclame  que  la  confrontation 

(1)  M.  de  Ctndij  prodiûnit  <epaodant  onst  témflilM  établi— nt  Mo 
alùù  ;  M.  d«  Mauduiaaoa  «a  produùait  aix. 


338  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

des  accusés  avec  Clément  de  Ris  est  absolument  indis- 
pensable. 

Or  cette  confrontation  nécessaire  n'a  jamais  eu  lieu. 
Comme  il  n'avait  pas  déposé  à  Tours,  Clément  de  Ris  ne 
déposa  pas  à  Angers.  Aussi  tous  ceux  qui,  dans  cette 
seconde  ville,  avaient  assisté  au  procès,  croyaient-ils  à  un 
acquittement.  Je  trouve  à  cet  égard  d'intéressants  détails 
dans  un  ouvrage,  que  M.  Ernest  Daudet  paraît  avoir 
ignoré,  la  Biographie  des  députés  de  V Anjou,  par  M.  Rou- 
gler,  conseiller  à  la  Cour  d'Angers.  Dans  la  Biographie  du 
conventionnel  Delaunay  jeune,  qui  présidait  en  1801  la 
cour  criminelle  de  Maine-et-Loire,  M.  Bougler  écrit  ce  qui 
suit  : 

«  Des  avocats,  d'un  grand  talent  présentèrent  la  dé- 
fense. Elle  fut  confiée  concurremment  à  M.  Chauveau- 
Lagarde,  à  M.  Pardessus  et  à  notre  compatriote  Duboys, 
alors  à  l'apogée  de  sa  réputation  et  de  son  talent  (1).  Le 
public  se  préoccupait  vivement  de  cette  affaire,  d'abord 
en  raison  de  la  renommée  des  défenseurs  et  aussi  à  cause 
de  l'intérêt  qui  s'attachait  à  la  personne  de  ces  malheu- 
reux jeunes  gens,  âgés  de  20  à  30  ans,  et  appartenant  à 
des  familles  honorables  et  distinguées....  A  la  grande  stu- 
péfaction de  Vauditoire,  le  tribunal  condamna  à  la  peine 
de  mort  Gaudin,  Canchy  et  Mauduisson.  Ce  dernier  avait 
à  peine  accompli  sa  vingtième  année.  Les  trois  condam- 

(1)  M.  Dubois,  connu  plus  tard  sous  le  nom  de  Duhoys  d'Angers  devint 
députe,  premier  président  de  la  Cour  royale  d'Angers,  pair  de  France. 
Membre  de  la  Chambre  des  représentants,  en  1815,  la  force  de  sa  \oix  lui 
valut  d'être  choisi  par  ses  collègues  pour  lire  l'adresse  à  l'Empereur,  à  la 
cérémonie  du  Champ  de  mai.  M.  Ernest  Daudet  ne  fait  de  lui  aucune, 
mention  dans  ton  récit  du  procès  d'Angers. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  .'{39 

nés  furent  exécuiéd  dans  le  délai  strict  de  24  heures.  En 
relisant  aujourd'hui,  à  plus  de  60  ans  de  date,  cette  Ion- 
gue  et  volumineuse  procédure,  on  a  peine  à  i  expliquer 
comment  les  jnyes  purent  admettre  comme  prouvée 
l'identité  des  condamnés  avec  les  bHgands^  qui  avaient 
arrêté  le  sénateur  Clément  de  Ai«,  et  il  semble  que  rien 
n*a  été  moins  prouvé  que  la  présence  des  jeunes  accusée 
sur  le  lieu  du  crime.  Le  jugement  de  condamnation  fut 
donc  accueilli  avec  une  expression  de  tristesse  qui 
s'accrut  encore  par  le  scandale  que  donna  l'un  des  juges, 
qui  déclara  hautement  qu'il  prolestait  contre  la  sentence 
et  qui  refusa  d'y  apposer  sa  signature  (1).  » 


III. 


Ce  juge  était  le  capitaine  Viriot,  commandant  de  place 
à  Tours.  M.  Ernest  Daudet,  qui  estropie  son  nom,  et  qui 
l'appelle  le  capitaine  Virot,  se  borne  à  dire  qu'il  refusa  de 
signer  le  jugement,  en  déclarant  que  les  malheureux 
qu'on  venait  de  condamner  n'étaient  pas  les  vrais  cou- 
pables. Ce  grave  incident  méritait  mieux  que  cette  courte 
mention.  Est-ce  que  parhasard,  M.  Daudet  n'aurait  pas  eu 
connaissance  du  Mémoire  imprimé  de  M.  Viriot?  Cet  offi- 
cier, homme  d'honneur  et  de  courage,  qui  déploya,  en  1814, 
dans  sa  lutte  contre  l'invasion,  un  véritable  héroïsme,  afTir- 
me  dans  son  Mémoire  que  les  juges  avaient  reconnu  tout 

(i)C.  Boogkr,  T.  U,  p.  153. 


340  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

d'abord  unanimement  qu'il  était  impossible  de  motiver 
une  condamnation  ;  les  choses  avaient  tout  à  coup  changé 
de  face  à  la  suite  d'un  déjeuner  offert  aux  membres  du 
tribunal  par  le  président  Delaunay  :  celui-ci  avait  repré- 
senté à  ses  collègues  qu'il  serait  d'un  exemple  regret- 
table et  dangereux  au  premier  chef  de  prononcer  l'acquit- 
tement en  masse  d'un  si  grand  nombre  de  chouans  et 
d'ennemis  du  gouvernement,  qui,  s'ils  n'étaient  pas  posi- 
tivement reconnus  coupables,  n'en  avaient  pas  moins  cent 
fois  mérité  la  mort  dans  d'autres  circonstances. 

Le  capitaine  Viriot  ne  s'était  pas  borné  à  protester  ;  il 
avait  mis  sous  les  yeux  de  ses  collègues  une  note  écrite, 
éont  voici  le  texte  : 

«  La  preuve  de  Valibi  est  complète,  puisque  l'on  ne 
peut  attaquer  les  témoins  ni  sous  le  rapport  de  la  mora- 
lité, ni  sous  le  rapport  de  la  concordance,  ni  sous  le 
rapport  du  désintéressement. 

»  Or,  tant  que  cette  preuve  subsistera,  et  elle  subsistera 
tant  que  les  témoins  ne  seront  pas  légalement  convaincus 
de  faux  témoignage,  il  est  impossible  de  ne  pas  absoudre. 

»  Gela  est  reconnu  à  l'égard  des  trois  accusés  (7)  dont 
on  reconnaît  Valibi,  puisqu'ils  sont  eux-mêmes  reconnus 
par  les  mêmes  témoins  ;  autrement,  il  y  aurait  donc  dans 
la  justice  deux  poids  et  deux  mesures,  ce  qui  est  impos- 
sible. 

»  Dans  le  fait  il  n'y  avait,  à  la  première  confrontation 
que  Boissy  et  Créhello,  qui  reconnussent  Canchy  à  ses 


(7)  LecJerc,  Leménager  et  Aubereau,   pour  lesquels  le  Commissaire  du 
gouvernement  reconnaissait  que  la  preuve  de  Valibi  était  faite. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  3 il 

cheveux  ronds  et  coupés  (ils  ne  Télaient  pas),  ou  à  ses 
favoris  rouges  (ils  sont  noirs)  ;  Mauduisson,  à  son  man- 
teau (il  n'a  rien  d'extraordinaire)  et  à  sa  grande  redin- 
gote (les  brigands  étaient  à  la  hussarde). 

»  Or,  d'après  les  lois  (du  moins  anciennes)  ce  change- 
ment donne  à  leur  déposition  le  caractère  de  faux  témoi- 
gnage. 

>  Et  ce  n'est  que  depuis  cette  première  confrontation 
que  Métayer^  dans  une  entrevue  avec  ses  défenseurs,  à 
Beau  vais  (1),  nomma  des  accusés  comme  reconnus  par 
lui,  quoiqu'il  ne  les  ait  point  reconnus  d'abord  ;  et  ce 
n'est  qu'après  ce  premier  changement  du  domestique 
Métayer  y  que  M""  Bruley  et  les  autres  domeslir^es  actuel- 
lement  encore  au  service  de  Clément  de  Bis  les  ont  recon- 
nus dans  les  débats  à  Tours. 

»  Ainsi  tous  les  témoins  qui  reconnaissent  aujourd'hui 
se  réduisent  aux  deux  premiers  (sur  69)  ;  et  notez  bien 
que  tous  les  domestiques  qui  ne  sont  plus  actuellement 
au  service  du  sénateur  n'ont  jamais  reconnu  ;  en  voilà 
une  preuve  convaincante  :  s'ils  eussent  reconnu  à  Tours, 
on  les  aurait  certainement  fait  assigner  pour  déposer  ici . 

>  D'ailleurs,  citoyens,  ces  citoyens  étant  les  mêmes  qae 
ceux  qui  ont  reconnu  Aubereau,  Leménager  et  Leclere^ 
ils  sont,  par  cela  seul,  convaincus  d'ERHEUU  :  ainsi  on 
ne  peut  les  croire  (2) . 


(1)  Im  msiioa  d*  oampagna  d«  CMoMot  d«  Rit. 

(Z)  C«t  «rgtiiiMnt  était  «o  eflat  d'an*  grand*  fioroa,  pdtqM  caa  trah 
ao«iu4«.  AoberMo,  L«is4aag«r  «t  Ladwe,  Aaiaot  mis  hors  da  eav*  p« 
!•  œiaittère  public  lai^méma. 


•342  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

»  De  plus,  ils  sont  convaincus  de  mensonge. 

»  Ils  ont  donné  de  leur  reconnaissance  tardive  des  rai- 
sons démontrées  fausses  aux  débats  : 

»  En  disant  qu'il  était  wm7,  et  c'est  à  une  heure  qu'a 
été  close  la  confrontation  ; 

»  En  disant  que  Canchy  n'était  pas  sourd  alors,  et  il 
vous  a  été  prouvé  qu'il  l'était  depuis  l'enfance. 

»  En  disant  que  Canchy  avait  les  yeux  fermés  ;  la 
femme  Tasse  elle-même  a  déclaré  le  contraire. 

»  Or,  on  ne  peut  pas  croire  à  des  témoins  convaincus 
de  mensonge. 

»  Enfin  il  est  certain  que  leurs  dépositions  sont  évi- 
demment l'ouvrage  de  l'intrigue. 

»  1°  On  voit  que  les  reconnaissances  tardives  ont  été 
concertées  depuis  l'entrevue  de  Métayer  avec  ses  défen- 
seurs. 

»  2°  La  manière  dont  tous  ces  témoins  ont  été  recrutés 
Jes  uns  après  les  autres  en  est  une  nouvelle  preuve. 

»  3°  11  y  a  eu  aux  débats  preuve  de  subornation  de 
la  part  de  la  veuve  Brute t  et  de  la  fille  Tasse.   » 

La  conviction  du  capitaine  Viriot  était  si  profonde, 
qu'aussitôt  il  fit  entendre  les  plus  vives  protestations, 
qualifiant  de  bourreaux  les  juges  qui  venaient  de  signer 
cette  horrible  condamnation,  et  qui  livraient  ainsi  des 
innocents  à  A'aiUres  bourreaux. 

Trente  ans  plus  tard,  au  lendemain  de  la  révolution  de 
juillet,  Viriot,  qui  était  alors  colonel,  adressa  au  roi 
Louis-Philippe  une  longue  lettre,  un  véritable  Mémoire, 
dans  laquelle  il  revenait  sur  l'affaire  Clément  de  Ris.  J'en 
•extrais  ce  passage  : 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  343 

«  ....  On  crut  sans  doute  que,  moi,  patriote  dévoaé, 
qui  avais  combattu  avec  quelque  succès  les  Vendéens, 
je  n'hésiterais  pas  à  condamner  les  accusés  sur  les  plus 
faibles  indices,  et  je  fus  nommé  l'un  des  juges  du  tribu- 
nal spécial. 

«  Les  débats  n  offrirent  aucune  charge  contre  les  pré- 
venus, et  cependant  leur  jugement  à  mort  était  rédigé. 
Je  ne  dirai  pas  quels  moyens  de  séduction  furent 
employés  envers  mes  collègues,  quelles  offres,  quelles 
menaces  me  furent  faites  ;  je  n'apprendrais  rien  de  nou- 
veau :  les  exemples  de  corruption  sont  malheureusement 
trop  fréquents.  Fort  de  ma  conviction  je  refusai  de  signer 
l'arrêt  inique,  je  proclamai  hautement  l'innocence  des 
accusés,  résultant  évidemment  de  l'instruction....  Ma 
voix  fut  étouffée,  et  les  malheureux  payèrent  de  leur  vie 
la  méprise  des  agents  d'un  homme  puissant... 

«  J'ai  conservé  copie  de  toutes  les  pièces  de  cette  ini- 
que procédure  ;  je  pourrais  donner  toutes  les  preuves  de 
cette  infi\me  machination  ;  je  pourrais  en  nommer  l'au- 
teur, et  son  nom  n'étonnerait  personne.  —  Quelque 
temps  après,  je  fus  rayé  de?  cadres  de  l'armée  (1).  » 

Je  regrette  que  M.  Ernest  Daudet  n'ait  pas  fait  connaî- 
tre ces  textes  à  ses  lecteurs. 

Son  récit  est  d'ailleurs  parfaitement  conduit  et  très  dra- 
matique. Peu  de  chapitres  de  roman  sont  plus  intéres- 
sants. Et  puisque  je  parle  de  roman,  je  rappellerai,  bien 


(1)  Voir  la  Notice  tr^<  détaillée,  coiiMcrtfe  au  colonal  Viriot  par 
MM.  0«rinaio  Sarrut  et  U.  Saiol-Kdoe  au  T.  VI,  p.  83  «t  MiTantM  d« 
la  Biographie  tUt  Homme*  du  jour^  1841. 


344  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

que  M.  Ernest  Daudet  n'en  ait  rien  dit,  que  cet  épisode  de 
l'enlèvement  de  Clément  de  Ris  a  fourni  à  Balzac  le  sujet 
d'un  de  ses  plus  beaux  livres  :  Une  Ténébreuse  Affaire. 
La  scène,  au  lieu  de  se  passer  en  1800,  aux  environs  de 
Tours,  se  passe  aux  environs  de  Troyes,  en  1806.  Les 
personnages  ne  sont  plus  ceux  qui  se  trouvèrent  mêlés  à 
l'enlèvement  du  l^'  Vendémiaire  an  IX.  Le  sujet  est 
transposé,  mais  le  drame  au  fond  est  bien  le  même. 
Dans  cet  ouvrage,  au  reste,  Balzac  s'est  moins  proposé 
de  raconter  une  aventure  romanesque  que  de  peindre  un 
coin  de  la  vie  politique  de  l'Empire.  Les  royalistes  fidèles 
quand  même,  les  chouans  que  rien  ne  peut  désarmer, 
l'auteur  les  personnifie  dans  Laurence  de  Cinq  Cygne, 
dans  les  Simeuse,  dans  le  fermier  Michu.  Laurence  de 
Cinq  Cygne  a  le  fanatisme  du  passé,  de  la  noblesse  expi- 
rante, de  la  royauté  proscrite.  Elle  est  prête  à  sacrifier  sa 
vie  pour  ces  causes  vaincues.  Elle  ne  pense  qu'au  ren- 
versement de  Bonaparte,  dont  l'ambition  et  le  triomphe 
ont  excité  chez  elle  comme  une  rage,  mais  une  rage 
froide  et  calculée.  Ennemie  obscure  et  inconnue  de  cet 
homme  couvert  de  gloire,  elle  le  vise  du  fond  de  sa  val- 
lée et  de  ses  forêts,  avec  une  fixité  terrible  ;  à  de  cer- 
taines heures,  elle  rêve  d'aller  le  tuer  aux  environs  de 
Saint-Cloud  ou  de  la  Malmaison  ;  Diana  Vernon,  l'héroïne 
de  Walter  Scott,  pâlit  devant  elle.  Caleb,  le  vieux  servi- 
teur du  sire  de  Ravenswood,  avec  ses  pieuses  industries 
pour  cacher  la  pauvreté  de  son  maître,  n'égale  pas  non 
plus,  il  s'en  faut  bien,  l'héroïque  fidélité  et  le  sublime 
dévouement  du  fermier  Michu,  se  faisant  en  apparence 
Jacobin  pour  mieux  servir  secrètement  les  Simeuse  et  les 


CAIT8ISIIIB8  HISTORIQUES.  345 

Cinq  Cygne.  En  même  temps  qu'il  peint  les  royalistes 
militants  sous  l'Empire,  Balzac  décrit  l'action  et  le  rôle 
considérable  de  la  police  à  cette  époque.  Il  esquisse,  en 
passant,  la  physionomie  de  Fouché  ;  il  saisit  dans  l'ombre 
et  traîne  au  jour  ces  deux  rares  figures  de  coquins,  le 
policier  Peyrade  et  le  policier  Corentin.  Nulle  part  la 
police  et  les  Chouans  sous  l'Empire  n'ont  été  mieux 
peints,  en  traits  plus  vivants  et  plus  fidèles,  que  dans 
une  Ténébreuse  Affaire^  et  aussi  dans  cet  autre  beau 
récit.  Madame  de  la  Cfianterie,  où  Balzac  s'est  inspiré 
de  l'afTaire  d'Aché  de  Gombray. 

Malgré  les  réserves  que  j'ai  dû  faire,  le  volume  de 
M.  Ernest  Daudet  n'en  reste  pas  moins  une  œuvre  inté- 
ressante, puisée  aux  sources,  neuve  en  plusieurs  de  ses 
parties,  et  d'une  sérieuse  valeur  historique. 


IV. 


Le  livre  de  M.  de  Contades,  Emigrés  et  Chouans^ 
mérite  les  mêmes  éloges.  Les  cinq  chapitres  qui  le  com- 
posent ont  même  cet  avantage  d'être,  tous  les  cinq,  abso- 
lument neufs  ;  en  voici  les  titres  :  c  Le  Chevalier  4e 
Haussey  >,  —  <  Armand  de  Chateaubriand  »,  —  c  Un 
Chouan  à  Londres  >,  —  «  Les  Gentilshommes  poètes  de 
l'armée  de  Condé  »,  —  «  Puisaye  et  d'Avaray  ». 

Le  chevalier  de  Haussey  était  one  femme,  Louise- 
Françoise  de  Haussey,  mariée  h  un  gentilhomme  bas-nor- 
mand, M.  de  Bennes.  Us  émigrèrent  tons  deux.  Le 


346  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

et  la  femme  se  présentèrent  à  l'armée  des  princes  comme 
étant  deux  frères,  et  furent  enrôlés  l'un  et  l'autre  sous 
le  nom  de  Haussey.  Le  12  mars  1192,  Louise  de  Haussey 
fut  admise  au  corps  des  hommes  d'armes  à  pied,  avec  le 
rang  de  lieutenant.  Elle  fît  en  cette  qualité  la  campagne 
de  France. 

Après  le  licenciement  de  l'armée  des  princes  en  1193, 
le  comte  Etienne  de  Damas  leva  une  légion  d'émigrés. 
Les  époux  de  Bennes  s'engagèrent  dans  cette  légion  en 
qualité  de  chasseurs  nobles.  M™^  de  Bennes,  devenue  le 
chevalier  de  Haussey,  y  conserva  son  rang  de  lieutenant. 
Elle  assista  à  toutes  les  affaires  auxquelles  prit  part  la 
légion  de  Damas,  entre  autres  à  celle  du  Pont  de  Dinan. 
Dans  cette  affaire,  elle  vit  son  mari  tomber  blessé  à  ses 
côtés.  Elle  le  transporta  à  l'ambulance,  le  fit  panser, 
l'achemina  vers  l'hôpital  et  revint  combattre.  Un  peu  plus 
tard,  à  Louvain,  les  frères  de  Haussey  défièrent  témérai- 
rement la  mort.  M.  de  Bennes,  renversé  par  un  boulet, 
expira  dans  les  bras  de  sa  femme.  Louise  de  Haussey  ne 
faiblit  pas  sous  cette  redoutable  épreuve.  Fidèle  au  senti- 
ment conjugal  qui  l'avait  conduite  à  la  guerre,  s'y  entê- 
tant même  lorsqu'il  n'eut  plus  d'objet,  elle  ne  voulut 
point  secouer  le  joug  militaire  qu'elle  avait  porté  en 
même  temps  que  son  mari.  Elle  continua  à  servir  comme 
à  côté  de  son  ombre,  et  elle  resta  le  chevalier  de  Haussey 
dans  la  légion  de  Damas. 

Au  mois  de  juillet  1793,  nous  retrouvons  le  chevalier  à 
Quiberon,  où  il  livra  son  dernier  combat.  Fait  prisonnier, 
il  fut  conduit  à  Vannes  et  y  resta  détenu  pendant  trois 
mois  et  demi.  Traduit  cinq  fois   devant  la  commission 


CAUSERIES   HISTORIQUES.  ^17 

militaire,  il  se  vit  enfin  condamné  à  mort.  Enfermé  dans 
Ii-glise  Saint-Pateru,  alors  transformée  en  prison,  il  put, 
grâce  au  dévouement  d'une  courageuse  bretonne.  M**  du 
Portail,  revêtir  des  habits  de  femme  et  s'évader. 

Les  temps  chevaleresques  de  l'émigration  étaient  passés 
pour  le  chevalier  de  Ilausscy  ;  il  allait  en  connaître  les 
heures  de  détresse.  Ce  fut  à  Londres  dans  un  pauvre 
lodging  de  Maddox-Street,  que  M"'  de  Bennes  quitta  enfin 
l'habit  de  drap  pour  revêtir  un  fourreau  de  soie  dû  aux 
aumônes  de  VEmigranl  office,  et  que  le  chasseur  noble 
devint  une  pauvre  femme.  En  1196,  parut  un  petit  livre, 
une  pauvre  plaquette  vendue  à  son  profit  et  que  l'on  pou- 
vait recevoir  de  sa  main,  au  n°  21  de  Maddox-Street. 
Elle  avait  pour  titre  :  t  Narration  des  épreuves  de  Louise 
»  Françoise  de  Ilaussey  de  Bennes,  ayant  servi  à  l'armée 
»  en  qualité  de  volontaire  de  1192  à  4195  (juillet),  épo- 
>  que  où  elle  fut  faite  prisonnière  à  Quiberon,  avec  son 
»  interrogatoire  à  Vannes,  d'où  elle  s'échappa  la  veille  du 
»  jour  fixé  pour  son  exécution.  » 

Elle  ne  rentra  en  France  qu'en  1802,  et  revint  habiter, 
auprès  de  sa  fille  tout  récemment  mariée,  son  petit 
manoir  du  Bois-Manselet.  Sous  la  Uestauration,  il  lui 
arrivait  parfois,  les  jours  de  fêtes  royales,  de  sortir  fière* 
ment  de  son  humble  logis,  en  uniforme,  la  croix  de  saint 
Louis  étincelant  sur  la  poitrine.  Un  jour  vint  où  cette 
monarchie  que  M"*  de  Bennes  croyait  restaurée  à  jamais, 
fut  renversée  de  nouveau .  Le  drapeau  blanc,  défendu  à 
Louvain  et  à  Quiberon,  allait  être  lacéré  dans  la  commune 
voisine.  Alors  le  chevalier,  se  levant,  malgré  les  exhorta- 
tions des   siens,  dépouilla  prestement  sa  douillette  de 


348  CAUSERIES  HISTORIQUES . 

douairière  et  endossa  l'uniforme  de  chasseur  noble  de 
Damas.  Il  prit  l'épée  entre  ses  débiles  mains  et  sortit 
pour  aller  défendre  le  drapeau  du  roi.  Mais  quand  il  eut 
franchi  les  fossés  du  Bois-Manselet,  moins  par  défiance  de 
sa  vigueur  de  vieux  soldat  que  par  douleur  des  espoirs 
anéantis,  il  laissa  tomber  l'épée  dans  la  poussière  du  che- 
min et  ne  put  contenir  ses  larmes.  M"""  de  Bennes  ne 
mourut  qu'en  1838,  mais  le  chevalier  de  Haussey  était 
bien  mort  ce  jour  là. 

Il  y  a  quelques  années  déjà,  nous  avions  pu  entrevoir 
cette  héroïque  figure  dans  les  charmants  «  Souvenirs  »  du 
comte  de  Neuilly  (1).  M.  de  Contades  nous  en  donne 
aujourd'hui,  non  plus  un  simple  profil,  mais  un  vivant  et 
inoubliable  portrait.. 

C'est  encore  un  bien  curieux  chapitre  que  celui  qui  a 
pour  titre  :  «  un  chouan  à  Londres  en  1796.  »  Louis- 
Charles  René  CoUin  de  la  Contrie  était  né  à  Bazouges-la- 
Pérousse,  actuellement  commune  du  département  d'Ille- 
et-Vilaine,  le  22  novembre  1761.  Avocat  au  parlement 
de  Rennes,  ami  du  marquis  de  la  Rouerie  et  mêlé  à  ses 
plans  d'insurrection,  il  s'était  joint  aux  Vendéens  dans  leur 
campagne  d'outre-Loire,  et  n'avait  cessé  depuis  de  servir 
le  parti  du  roi  avec  un  zèle  éclairé  et  une  fidélité  invio- 
lable. En  1796,  membre  de  l'armée  catholique  et  royale 
de  Bretagne,  il  reçut  mission,  comme  député  de  l'arron- 


(1)  Souvenirs  et  Correspondance  du  comte  de  Neuilly.  Un  volume 
in-S",  librairie  Douniol.  Ces  aimables  et  piquants  SoMweniVs  ont  été  publiés 
an  1865  par  mon  excellent  ami  M.  Maurice  de  Barberey,  neveu  du  comte 
d«  Neuilly. 


I 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  3i9 

dissemcnt  de  Rennes  et  de  Foagères,  d'aller  à  Londres  et 
de  chercher,  avec  les  autres  représentants  des  diverses 
armées  royales,  les  moyens  de  mettre  un  terme  aux  riva- 
lités et  aux  tiivisions  qui  produisaient,  de  Tavis  de  toos, 
les  résultats  les  plus  funestes.  Il  avait  reçu  les  instroo* 
tions  de  Puisaye,  général  en  chef  de  l'armée  de  Bretagne. 
Comprenant  la  responsabilité  qui  devait  peser  sur  lui, 
non  seulement  vis-à-vis  de  Puisaye,  mais  encore  vis-à- 
vis  de  son  parti  tout  entier,  notre  chouan  voulut  pouvoir 
rendre  un  compte  détaillé  de  ses  actes  et  de  ses  paroles. 
Il  rédigea  à  cet  effet  le  i  Journal  de  Louis-Charles  René 
»  Collin  de  la  Contrie.  de  son  voyage  et  séjour  à  Londres 
»  aux  mois  d'avril,  mai,  juin  et  juillet  1196,  comme 
•  député  de  l'armée  catholique  et  royaliste  de  Bretagne.  » 

A  Taide  de  ce  journal,  régulièrement  tenu  et  écrit  avec 
sincérité  ;  à  l'aide  aussi  des  papiers  de  Puisaye,  conservés 
au  Dritiih  Muséum  (1),  M.  de  Contades  a  pu  faire  la 
lumière  complète  sur  un  épisode  important  de  l'histoire 
de  la  Chouannerie. 

A  côté  de  ce  chapitre  d'histoire  politique,  s'en  trouve 
un  autre,  à  la  fois  politique  et  littéraire,  qui  est  de  l'inté* 
rèt  le  plus  piquant;  c'est  celui  cù  l'auteur  nous  fait  con- 
naître c  les  gentilshommes  poètes  de  l'armée  de  Condé  » . 
Mais  le  morceau  capital  du  volume  c'est  le  récit  des  aven- 
tures d'émigration  et  de  guerre,  d'Armand  de  Chateaa* 
briand,  cousin  de  l'auteur  de  Retié^  fusillé  à  Paris,  à  la 
plai  ne  de  Grenelle,  le  31  mars  1809. 


(1)  Lm  papim  d*  PoiMj*  m  forment  pa»  moas  d»oêiU»tùt 
in-4*  M  in-loL 


350  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

Armand  de  Chateaubriand  est  mort  à  quarante  ans  ; 
ses  dix-huit  dernières  années  —  près  de  la  moitié  de  sa 
vie  —  avaient  été  toutes  de  dévouement,  de  sacrifice  et 
d'héroïsme  ;  il  est  tombé,  comme  un  vaillant,  il  a  versé 
son  sang,  en  témoignage  de  sa  cause,  martyr  obscur  et 
qui,  comme  tant  d'autres,  semblait  devoir  rester  à  jamais 
inconnu.  Son  souvenir  pourtant  ne  périra  pas,  puisque 
l'auteur  du  «  Génie  du  Christianisme  v  et  des  «  Martyrs  » 
lui  a  consacré  quelques-unes  des  plus  belles  pages  des 
«  Mémoires  d'outre-tombe  ».  Ce  ne  sera  pas  un  mince 
honneur  pour  M.  le  comte  Gérard  de  Contades  d'avoir 
écrit  son  nom  en  marge  de  ces  pages  immortelles. 


XVII. 


LES   COMPLOTS   MILITAIRES 
SOUS   LE   CONSULAT  ET  L'EMPIRE  (1). 


En  4815  a  paru,  sans  nom  d'auteur,  un  volume  inti- 
tulé :  Histoire  des  Sociétés  secrètes  de  l'armée,  et  des 
cotispirations  militaires  qui  ont  eu  pour  objet  la  des- 
truction du  gouvernement  de  Bonaparte.  (2)  L'auteur  de 
ce  très  intéressant  volume  était  Charles  Nodier.  11  y  ra- 
conte l'histoire  d'une  société  secrète,  celle  des  Phila- 
delphes,  créée  vers  la  fin  du  Directoire  dans  une  de  nos 
provinces  de  l'Est  par  quelques  amis  près  de  se  séparer, 
et  qui  voulurent  laisser  entre  eux  ce  lien  mystérieux. 
Sous  le  Consulat,  elle  prit  un  caractère  politique  et  jura 
la  perte  de  Bonaparte.  Elle  ne  désarma  pas  tant  que  dura 
l'Empire,  et  ne  cessa  d'exister  que  le  jour  où  Napoléon 
eut  cessé  de  régner.  «Souvent  déjouée,  dit  l'auteur, 
dans  ses  plans  les  plus  hardis,  dans  ses  tentatives  les 


(1)  Les  complots  militaire»  sou*  le  Coneulatet  rBmptretd'tiffH  1m 
doeonMoU  ioëdits  d«a  archive*  par  S.  Ouitton,  doelMr  m  kHrw.  Ub 
irolnme  ia-lS  ;  PIod.  Nourrit  «t  Qe  ^Urora.  18M. 

(2)  Un  TCluin«to-8*. 


352  CAUSERIES  HISTORIQUES 

mieux  combinées,  elle  n'a  jamais  été  compromise  en  elle- 
même  et  pénétrée  dans  ses  secrets  essentiels.  Elle  a  vu 
tomber  tour  à  tour  ses  chefs  les  plus  distingués,  ses  agents 
les  plus  audacieux;  mais  elle  leur  a  survécu;  et  tou- 
jours puissante  au  milieu  de  ses  ruines,  qui  se  réparaient 
sans  cesse,  elle  n'a  terminé  la  guerre  à  mort  qu'elle  li- 
vrait au  despotisme,  qu'après  en  avoir  triomphé.  » 

Dès  les  premières  années  du  Consulat,  les  Philadelphes 
firent  des  recrues  dans  l'armée.  «  L'Institution  s'intro- 
duisit simultanément  dans  trois  régiments  de  ligne,  deux 
régiments  d'infanterie  légère,  un  régiment  de  dragons, 
et  de  là  dans  toute  l'armée.  (1)  »  Elle  avait  pour  chef  un 
officier  d'un  haut  mérite  et  d'une  rare  vaillance,  Jacques- 
Joseph  Oudet,  surnommé  Philopœmen.  Charles  Nodier  a 
consacré  de  longues  pages  à  tracer  son  portrait.  J'en  dé- 
tache ces  quelques  lignes  : 

«  Jacques  -Joseph  Oudet  était  né  sur  les  montagnes  du 
Jura,  d'une  famille  d'agriculteurs  très  aisés.  Il  avait  reçu 
l'éducation  d'un  homme  bien  né,  et  ses  merveilleuses 
dispositions  avaient  fait  le  reste .  La  nature  en  le  formant 
le  destinait  à  tout  ce  qu'il  y  a  de  bon  et  de  beau.  Il  au- 
rait été  à  son  choix  prêtre,  orateur,  tacticien,  magistrat. 
L'armée  entière  l'a  proclamé  brave  ;  personne  ne  l'a  éga- 
lé en  éloquence;  il  faudrait  l'âme  d'un  ange  pour  se  faire 
une  idée  de  sa  bonté,  si  on  ne  l'avait  pas  connu .  Jamais 
on  n'a  rassemblé  de  qualités  si  contrastées  et  cependant 
si  naturelles  ;  il  avait  la  naïveté  d'un  enfant  et  l'aisance 


(1)  Charles  Nodier,  p.  57. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  353 

d'un  homme  du  monde;  de  l'abandon  comme  une  jeune 
nilc  sensible,  de  la  fermeté  comme  un  vieux  Romain;  de 
la  candeur  et  de  riicroïsme.  C'était  le  plus  actif  et  le  plus 
insouciant  des  hommes  :  paresseux  avec  délices,  infatiga- 
ble dans  ses  résolutions;  doux  et  sévère,  fohUre  et  sé- 
rieux, tendre  et  terrible,  Alcibiade  et  Marins.  (1)  > 

Tel  était  l'homme  qui  —  toujours  d'après  Nodier  —  à 
la  tète  d'une  armée  occulte  cachée  dans  les  rangs  mêmes 
de  la  Grande  Armée,  va  engager  contre  Napoléon  une 
lutte  mystérieuse,  un  duel  épique.  Nodier  en  effet  retrou- 
ve la  main  de  son  héros  dans  tous  les  complots  dirigés 
contre  Bonaparte.  Il  est  l'àme  de  la  conspiration  d'Arena, 
de  celle  de  Moreau,  de  celle  connue  sous  le  nom  de  Cojis- 
piralion  de  T...,  de  la  conjuration  de  r.4//tance,  de  la 
première  conspiration  «le  Malet  en  1808.  Si  grande  est 
son  habileté,  que  ni  la  magistrature  ni  la  police  n'ont  pu 
relever  contre  lui  aucune  preuve,  aucun  indice  qui  per- 
mette de  le  mettre  en  cause.  Des  soupçons  l'entourent  ce- 
pendant, et  puisqu'on  ne  peut  le  juger,  on  l'exécutera. 
Le  6  juillet  1809,  à  Wagrara,  colonel  du  !"•  de  ligne,  il 
s'est  battu  comme  un  héros.  Le  soir,  il  reçoit  l'ordre  de 
se  rendre  au  quartier  général  avec  le  reste  de  ses  officiers, 
tous  affiliés  comme  lui  à  la  société  des  Philadelphes.  Il 
était  onze  heures  du  soir,  quand  il  tomba  au  milieu 
d'une  embuscade,  qui  tua  tout  son  monde.  Inutilement 
ses  camarades  lui  avaient  fait  un  rempart  de  leur  corps, 
dernier  témoignage  d'un  dévouement  généreux  qui   ne 


11)  Nodi«r,  p.  17. 


354  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

servit  qu'à  prolonger  son  agonie.  Au  lever  du  soleil,  on 
trouva  vingt-deux  cadavres  entassés  sur  le  corps  d'Oudet, 
le  seul  qui  parût  respirer  encore.  Il  n'était  pas  mort,  en 
effet;  transporté  à  l'hôpital,  il  expira  trois  jours  après. 
«  Quelques  officiers  blessés,  qui  avaient  été  transportés 
dans  le  même  hôpital,  déchirèrent  leur  appareil  en  voyant 
sortir  son  corps.  Un  jeune  sergent-major  qui  le  suivait 
se  précipita  sur  la  pointe  de  son  sabre  à  quelques  pas  de 
la  fosse.  Un  lieutenant  qui  avait  servi  avec  lui  dans  la 
soixante-huitième  demi-brigade  se  brûla  la  cervelle.  Ses 
funérailles  ressemblèrent  à  celles  d'Olhon.  »   (1) 

Qu'y  a-t-il  de  vrai  dans  ces  récits  de  Nodier?  J'ai  bien 
peur  que  l'imagination  du  brillant  écrivain  n'en  ait  fait  à 
peu  près  tous  les  frais.  Il  possédait  d'ailleurs  cette  heu- 
reuse qualité  d'être  de  bonne  foi,  même  lorsqu'il  inven- 
tait. Il  croyait  le  premier  à  ses  propres  fictions.  Son 
successeur  à  l'Académie,  Prosper  Mérimée,  a  dit  de 
lui  dans  son  discours  de  réception  :  «  Je  ne  sais  d'ailleurs 
si  toutes  les  fictions  de  l'homme  de  lettres  furent  volon- 
taires, si,  en  s'abandonnant  à  son  imagination,  il  ne  crut 
pas  quelquefois  consulter  sa  mémoire.  Tel  que  ces  pre- 
neurs d'opium  de  l'Asie,  moins  sensibles  aux  impres- 
sions extérieures  qu'aux  hallucinations  du  breuvage  eni- 
vrant, il  s'était  accoutumé,  dans  la  solitude,  à  vivre  par- 
mi les  créations  de  sa  fantaisie  comme  au  milieu  des 
réalités.  Souvent  ses  brillantes  rêveries  se  confondirent  à 
son  insu  avec  les  souvenirs  moins  attachants  des  scènes 


(l)  Nodier,  p.  203. 


CAU8BIUB8  HISTORIQUES.  355 

du  monde  qu'il  avait  traversées  en  poète  ;  il  ne  pouvait 
comprendre  le  travail  ingrat  du  chroniqueur.  > 

Que  dans  V Histoire  des  Sociétés  secrètes  dans  Varmée^ 
Charles  Nodier  ait  mêlé  les  fictions  aux  réalités,  ce  n'est 
pas  douteux.  Je  n'en  voudrais  d'autre  preuve  que  son  ré- 
cit de  la  mort  d'Oudet,  tel  que  je  l'ai  rapporté  plus  haut. 
Voici  la  vérité,  telle  qu'elle  résulte  d'une  déclaration  du 
lieutenant  Vasserot,  qui  était  en  1800  commandant  eo 
second  au  régiment  dont  Oudet  était  colonel  : 

«  Jacques-Joseph  Oudet  a  été  blessé  à  Wagram,  6  juillet 
1809,  a  été  transporté  à  la  maison  du  baron  d'Arnstein, 
dans  un  faubourg  de  Vienne  ;  y  est  mort  des  suites  de  sa 
blessure,  peu  de  jours  après;  a  été  enterré  dans  le  cime- 
tière de  ce  faubourg.  Les  officiers  de  son  régiment,  le 
W  de  ligne,  ont  fait  placer  une  pierre  sur  son  tombeau.» 
Et,  en  post-scriptuvi  :  t  Nul  ne  s'est  tué  sur  sa  fosse  !  » 

Cette  déclaration  fut  publiée,  en  1833,  par  M.  Desma- 
rets,  dans  ses  Témoignages  historiques.  (1)  Elle  ne  pro- 
voqua, de  la  part  de  Charles  Nodier,  aucune  protestation. 
En  entourant  la  mort  d'Oudet  des  circonstances  que  l'on 
sait,  l'auteur  de  Jean  Sboffar  nous  a  donc  conié  une 
c  histoire  de  brigands  ». 

II. 

Charles  Nodier  avait  fait  le  roman  des  complots  mili- 
taires sous  le  Consulat  et  l'Empire.  M.  Guillon  nous  en 
donne  aujourd'hui  l'histoire. 

(1)  Témeigita^*  MâtorifMo,  eu  fmhUM  mui»  kaMttêpoUot  touê  Mb> 
j)oM>n,  par  M.  D«*mareU,  oKef  dé  ottU  partit  pmâtmt  toM  It  Comité 
lot  et  FBmpire,  p.  330.  ->  Un  toIoim  m-8*,  1833. 


356  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

Dans  son  très  intéressant  volume,  à  l'aide  des  mémoires 
du  temps  et  de  documents  inédits  empruntés  aux  Archi- 
ves nationales  et  au  Dépôt  de  la  Guerre,  il  met  en  lumière 
les  divers  complots  tramés  par  des  militaires  de  180:2  à 
1814. 

La  liste  en  est  assez  longue  :  Complots  de  Paris  et  de 
Rennes  en  1802;  complot  d'Oporto,  dont  le  capitaine  Ar- 
genton  fut  le  principal  instrument  et  la  victime  en  1809  ; 
complot  Fouché-Bernadotte,  en  1809;  conspiration  du 
général  Malet,  en  1812;  complots  de  Tours  et  de  Toulon, 
en  1813;  trahisons  de  la  campagne  de  1813;  abandon 
de  Murât  et  des  maréchaux  en  1814,  «  Il  semble,  dit 
M.  Guillon,  que  ce  soit  la  même  conspiration  immense  et 
latente  qui  a  couvé  dans  l'armée  pendant  le  Consulat  et 
l'Empire.  »  Je  crois  qu'ici  l'auteur  va  beaucoup  trop 
loin. 

Il  est  bien  vrai  qu'il  y  a  eu,  sous  le  Consulat  et  l'Em- 
pire des  militaires  —  en  très  petit  nombre  —  qui  ont  ap- 
pelé de  leurs  vœux  la  chute  de  Bonaparte  ;  quelques-uns 
même  qui  y  ont  travaillé  ;  mais  ce  que  l'auteur  appelle 
«  une  conspiration  immense  et  latente  couvant  dans  l'ar- 
mée», une  telle  conspiration  n'a  jamais  existé. 

Il  suffit,  pour  s'en  convaincre,  de  passer  rapidement 
en  revue  les  complots  dont  parle  M.  Guillon. 

Au  lendemain  du  18  brumaire,  l'armée  était  encore 
républicaine.  Elle  vit  avec  regret  les  premières  mesures  de 
Bonaparte.  Le  rappel  des  émigrés,  les  négociations  avec 
la  cour  de  Rome  pour  le  Concordat  excitèrent  dans  ses 
rangs  une  vive  irritation.  En  sortant  du  Te  Deiim  chanté 
à  Notre-Dame  à  l'occasion  du   rétablissement  du   culte 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  357 

catholique,  le  Premier  Consul  dit  au  général  Delmas  : 
«  —  Eh  bien,  général,  comment  avez-vous  trouvé  la  cé- 
rémonie? —  C'était  une  belle  cnpucinade,  répondit  Del- 
mas :  il  n'y  manquait  qu'un  million  d'hommes  qui  se  sont 
fait  tuer  pour  détruire  ce  que  vous  rétablissez  aujour- 
d'hui. » 

Presque  toute  l'armée  pensait  comme  Delmas,  et  par- 
lait comme  lui. 

Parmi  les  généraux,  plusieurs,  et  non  les  moindres, 
Augereau,  Brune,  Jourdan,  Bernadotte,  Moreau,  suppor- 
taient mal  la  situation  nouvelle  qui  leur  était  faite.  Ils 
sou  (Traient  d'être  relégués  au  second  rang,  obligés  d'obéir 
après  avoir  commandé.  Ils  ne  voyaient  pas  sans  une  co- 
lère jalouse  la  fortune  singulière  du  >  camarade  >  Bona- 
parte. L'orgueil  de  ces  chefs  s'appuyait  sur  une  clientèle 
d'officiers  groupés  autour  d'eux,  surpris  comme  eux  du 
changement  qui  s'opérait  dans  les  mœurs  du  pays,  comme 
eux  inquiets  des  progrès  de  la  dictature  et,  plus  qu'eux 
peut-être,  par  une  exagération  naturelle,  apportant  à  leurs 
critiques  le  sans-gëne  des  camps  et  la  licence  du  lan- 
gage. 

Il  y  eut  donc  en  1802,  à  Paris,  un  véritable  complot 
militaire  auquel  prirent  part  le  colonel  Fournier  et  le  chef 
d'escadron  Donnadieu,  et  auquel  furent  mêlés  les  noms 
des  généraux  Delmas,  Lecourbe  et  Pionnier. 

La  même  année,  à  Bennes,  où  commandait  Bernadotte, 
il  y  eut  une  tentative  de  mouvement  roiliuire.  Tout  en- 
tière aux  nouvelles  de  Paris  qui  lui  montraient  Bonaparte 
appuyé  sur  les  anciens  émigrés  et  les  prêtres  qu'elle  venait 
de  combattre  en  Bretagne;  réduite,  en  outre,  à  la  pers- 


358  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

pective  de  quitter  bientôt  la  France  pour  être  envoyée  à 
Saint-t)omingue,  l'armée  de  l'Ouest  était  en  proie  à  un 
mécontentement  profond.  Bernadotte  crut  pouvoir  en  tirer 
parti,  et  poussa  aux  aventures  sans  s'y  mêler,  suivant  son 
habitude.  Des  placards  furent  rédigés,  un  Appel  aux  Ar- 
mées françaises  pour  leurs  camarades  et  une  Adresse  des 
Armées  aux  différents  corps  et  militaires  réformés  et  iso- 
lés de  la  République.  Ces  placards  furent  envoyés  de  Ren- 
nes, sous  forme  de  paquets  cachetés,  aux  généraux,  aux 
conseils  d'administration,  aux  commandants  d'armes  de 
chaque  division  militaire.  Non  pas  directement.  Ils  étaient 
adressés  dans  chaque  ville  à  une  personne  dont  on  se 
croyait  sûr  et  qui  devait  se  charger  de  la  nouvelle  expé- 
dition. Quand  il  y  entre  tant  de  petits  papiers,  les  conspi- 
rations sont  vite  perdues.  Plusieurs  de  ces  paquets  fu- 
rent saisis  à  la  poste,  à  Dinan,  à  Vannes,  à  Saint-Malo, 
et  l'autorité  fut  aussitôt  mise  en  éveil.  Le  préfet  de  Rennes 
était  Mounier,  l'ancien  constituant,  qui,  dans  cette  affaire 
de  1802,  montra  autant  d'habileté  que  de  mesure. 
Plusieurs  arrestations  furent  faites,  et  il  fut  établi  que 
les  deux  placards  avaient  été  rédigés,  l'un  par  le  géné- 
ral Simon,  chef  d'état-major  de  Bernadotte,  l'autre  par  le 
lieutenant  Bertrand.  Simon  et  Bertrand,  ainsi  que  le  ca- 
pitaine Rapatel,  aide  de  camp  du  général  Simon,  furent 
arrêtés.  On  arrêta,  en  outre,  à  Versailles  le  capitaine 
Fourcard  et  le  lieutenant  Marbot,  frère  de  l'auteur  des 
célèbres  Afémozre*.  D'après  ce  dernier,  le  complot  aurait 
reçu  un  commencement  d'exécution.  Il  raconte,  en  effet, 
que  la  garnison  de  Rennes  était  prête  à  se  soulever  sous 
les  ordres  du  chef  de  brigade  Pinoteau,  du  82^  de  ligne. 


i; 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  359 

qu'elle  oiait  rassemblée  sur  la  place  d'Armes,  ei  qa'elle 
n'attendait  plus,  [xiur  marcher  contre  la  préfecture,  qae 
le  coup  de  midi  et  le  signal  qui  devait  être  donné  par 
Pinoteau.  Midi  sonne,  mais  Pinoteau  ne  parait  pas.  U 
vient  de  s'apercevoir  que  sa  barbe  est  un  peu  longue  et 
il  ne  veut  pas  sortir  avant  de  s'être  rasé.  Pendant  qu'il 
procède  à  cette  opération,  le  général  Wirion,  escorté  de 
plusieurs  offîciers  de  gendarmerie,  entre  précipitamment 
dans  sa  chambre  et,  lui  déclarant  qu'il  est  prisonnier,  le 
fait  conduire  à  la  tour,  où  était  déjà  le  général  Simon,  (i) 

Tout  cela  est  de  pure  fantaisie,  ainsi  que  l'établit  très 
bien  M.  Guillon,  et  je  ne  voudrais  pas  répondre  qu'il  n'y 
ait  pas  ainsi,  dans  les  Mémoires  de  Marbot,  tout  un  lot 
d'épisodes  où  le  brave  général,  à  l'exemple  du  bon 
Nodier,  a  mêlé,  lui  aussi,  la  fiction  à  la  réalité. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  y  a  bien  eu,  en  1802,  deux  com- 
plots militaires  contre  Bonaparte,  l'un  à  Paris,  l'autre  à 
Rennes.  Mais  des  complots  militaires  contre  l'Empire,  des 
conspirations  dans  l'armée  contre  Napoléon,  il  n'y  en  a 
pas  eu.  Je  crois  qu'il  me  sera  facile  de  l'établir,  avec 
le  livre  même  de  M.  Guillon. 


m. 


Le  premier  complot  dont  il  s'occupe,  après  ceux  de 
Paris  et  de  Rennes,  est  le  complot  d'Oporto,en  1809,  qai 
entraîna  la  condamnation  do  capitaine  Argenion. 

vi)  Marboi,  Mimoir«s,T,  I.  ohapitr*  X.XVII. 


360  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

Outre  que  ce  complot  n'est  rien  moins  qu'établi,  il 
n'était  dirigé,  si  réellement  il  a  existé,  que  contre  le  ma- 
réchal Soult  et  ses  projets  de  royauté  à  Lisbonne.  11 
prend  place  au  mois  de  mai  1809.  A  ce  moment,  l'Em- 
pereur était  en  Allemagne  et,  à  la  tête  d'une  armée  vic- 
torieuse, marchait  sur  Vienne,  où  il  allait  bientôt  entrer. 
Il  est  bien  évident  qu'il  ne  pouvait  alors  venir  à  l'idée 
de  personne  qu'on  allait  le  renverser  en   faisant  un  petit 

lironunciamenlo au   fond  du    Portugal.   Ce  pronun- 

ciamento,  nul  n'a  songé  un  seul  instant  à  le  faire.  Ni  le 
capitaine  Argenton,  ni  aucun  autre  officier  de  l'armée  de 
Portugal  n'a  médité  de  renverser  Napoléon  et  d'organiser 
un  gouvernement.  Le  procès  du  capitaine  Argenton  ne 
laisse  à  ce  sujet  subsister  aucun  doute;  il  a  été  condamné, 
non  pour  avoir  conspiré  contre  l'Empereur  mais  pour 
avoir  eu  des  communications  avec  les  Anglais. 

Le  complot  Fouché-Bernadotte,  ou  du  moins  ce  que 
M.  Guillon  appelle  ainsi,  n'est  à  aucun  titre  un  complot 
militaire.  Et  d'abord,  il  n'a  pas  existé  de  complot,  au 
sens  propre  du  terme.  Au  mois  de  juillet  1809,  pendant 
que  Napoléon  était  encore  en  Autriche,  les  Anglais  débar- 
quèrent dans  l'ile  de  Sud-Beveland  et  dans  Walcheren, 
sur  un  territoire  qui  faisait  partie  de  l'empire.  Fouché 
joignait  alors  à  la  police  le  ministère  de  l'intérieur,  dont 
la  maladie  avait  éloigné  Cretet.  Sans  attendre  l'adhésion  de 
ses  collègues  et  en  particulier  de  l'archi-chancelier  Cam- 
bacérès,  chef  du  gouvernement  en  l'absence  de  l'Empereur, 
il  ordonna  la  mobilisation  des  gardes  nationales  du  Nord, 
puis  celles  des  provinces  voisines.  Bernadotte  fut  appelé 
au  commandement  des  troupes  de  Belgique.  Dans    ces 


uAUsfeUilfclS  HISTORIQUES.  i'it 

deux  mesures,  In  mobilisation  des  gardes  nation.il>>s  «i  h 
nomination  de  Bernadolle,  M.  (iuillon  voit  les  indices»  d  un 
complot...  possible.  11  ne  parait  pas  que  Napoléon  ait 
attaché  à  ces  deux  mesures  la  môme  signification,  car  il 
les  approuva  toutes  les  deux  (Lettre  du  10  août  4809  à 
Clarke,  ministre  de  la  guerre).  Pas  plus  que  Napoléon, 
M.  Desmarets,  chef  de  la  haute  police,  à  qui  M.  Guillon 
a  emprunté,  sans  du  reste  le  citer  une  seule  fois  dans  ce 
chapitre,  les  principaux  détails  de  cet  épisode  de  1809, 
n'a  vu  dans  les  mesures  prises  par  Fouché  les  éléments 
d'un  complot.  Il  dit  seulement  :  «  C'était  assez  la  manière 
du  duc  d'Otrante  d'enchevêtrer,  dans  ses  meilleurs  actes, 
certaines  vues  propres  à  lui,  que  Napoléon  ne  pouvait 
presque  plus  en  séparer  sans  inconvénient  (t).  »  En  tout 
c^s,  l'armée  n'a  été  mêlée  en  rien  à  cette  affaire,  et 
M.  Guillon  lui-même  ne  citerait  pas  un  seul  fait  qui  per- 
mette de  ranger  les  «  intrigues  »  de  Fouché  à  celle  épo- 
que parmi  les  <  complots  militaires.  > 

Et  ce  n'en  est  pas  un  non  plus  que  le  complot  de  Malet. 
Sans  doute  .Malet  était  général,  mais  depuis  1807  il  n'ap- 
partenait plus  à  l'armée.  11  n'avait  et  ne  pouvait  avoir 
sur  elle  aucune  action,  étant  depuis  plusieurs  années 
prisonnier  d'Etat,  incarcéré  d'abord  à  la  Force,  puis,  ao 
mois  de  juin  1812,  transféré  pour  raison  de  »anlé  dans 
l'établissement  du  docteur  Dubuisson,  faubourg  Saint- 
Antoine.  Sa  conspiration  —  la  plus  étonnante  qui  soit, 
d'ailleurs,  une  vraie  conspiration  de  génie  —  éclata  le 
33  octobre  1812.  Jusque-là,  quels  avaient  été  ses  colla- 
il)  DMUMNta,  Témotfmt^t  kùtoHqun^  p.  t67. 


362 


CAUSERIES  HISTORIQUES. 


borateurs,  ceux  avec  lesquels  il  l'avait  préparée?  l'abbé 
Lafon,  un  prêtre  espagnol  du  nom  de  Caaraano,  un  ba- 
chelier en  droit  nommé  Boutreux.  Du  dehors,  M""*  Malet 
secondait  le  travail  de  son  mari  et  fournissait  les  rensei- 
gnements. Lorsque,  dans  la  soirée  du  23  octobre,  Malet 
et  Lafon  sortirent  de  la  maison  Dubuisson,  ils  étaient  at- 
tendus dans  la  rue  par  le  jeune  Râteau,  et  ils  se  rendirent 
avec  lui  chez  l'abbé  Caamano,  dans  la  chambre  duquel  le 
général  devait  revêtir  son  uniforme.  Râteau  était  caporal 
de  la  garde  de  Paris.  Est-ce  donc  lui  qui,  dans  la  conspi- 
ration, représentera  l'armée?  Mais  le  duc  de  Rovigo,  mi- 
nistre de  la  police  générale,  et  Desmarest,  chef  de  la 
haute  police,  reconnaissent  eux-mêmes  qu'il  n'était  pas 
dans  le  secret  de  la  conjuration.  «  Il  est,  à  remarquer, 
dit  Desmarets  (1),  à  propos  de  Râteau  et  de  Boutreux 
(celui-ci  avait  recopié  les  pièces  rédigées  par  l'abbé  La- 
fon et  par  Malet),  il  est  à  remarquer  qu'on  ne  verra  ici 
que  des  personnages  de  rencontre,  et  pas  un  seul  des  an- 
ciens afddés  de  Malet,  comme  s'il  n'eût  besoin  que  de 
machines  pour  faire  ses  écritures,  et  de  dupes  pour  figu- 
rer au  prologue  de  son  drame  ?  »  Quant  à  Rovigo,  il  dit 
expressément,  à  propos  de  Râteau  que  Malet  l'avait  attiré 
à  lui,  sans  cependant  lui  faire  aucune  confidence .   (2) 

Restent,  il  est  vrai,  les  généraux  Guidai  et  Lahorie 
(qui  d'ailleurs  n'appartenaient  plus  à  l'armée.  Guidai  de- 
puis   1802,    Lahorie   depuis     1804).    Reste    le    colonel 


(1)  Témoignages  historiques,  p.  298. 

(2)  Mémoires  pour   servir  à   Vhistoire  de    Napoléon,  par  le  duc  de 
Rovigo,  T.  VI,  p.  22. 


r 


CAUSEKIES  UlbTOfUQUKS.  363 

Rabbe,  le  chef  de  bataillon  Soulier,  les  capitaines  Steeo- 
hower,  Bonierieux,  Piquerel,  les  lieutenants  Lepari,  Ré- 
gnier, Beaumond  et  Lefebvre.  Mais  aucun  d'eux  non  plus 
n'avait  reçu  les  confidences  de  Malet,  aucun  n'était  son 
complice.  Aucun  d'eux  ne  conspirait  contre  Napoléon, 
puisque  tous  le  croyaient  mort  ;  tous  étaient  persuadés 
qu'ils  étaient,  non  les  agents  d'une  conspiration,  mais  les 
exécuteurs  des  ordres  du  Sénat  impérial.  Tous  pouvaient 
dire,  comme  le  lieutenant  Régnier  :  c  Nous  avons  été 
trompés..  Nous  sommes  des  officiers  obligés  d'exécuter 
les  ordres  qui  nous  sont  donnés  du  commandant  du 
bataillon,  au  capitaine;  du  capitaine,  au  lieutenant  ;  da 
lieutenant,  au  sous-lieutenant,  et  ainsi  de  suite.  Vous 
voyez  que  nous  sommes  tous  des  malheureux,  et  que 
nous  n'avons  pas  eu  de  mauvaises  intentions  (1).  »  Ce 
drame  —  pour  parler  comme  Desmarets  —  aurait  pu  avoir 
pour  titre  :  Le  23  octobre  1812,  ou  les  Conspirateurs 
sans  le  savoir. 

Donc  ici  encore  l'armée  est  hors  de  cause  et  l'on  ne 
saurait  voir,  dans  le  complot  Malet-Lafon,  un  des  actes  de 
c  cette  conspiration  immense  »  qui,  suivant  M.  Guillon, 
c  aurait  couvé  dans  l'armée  pendant  le  Consulat  et  l'Em- 
pire. » 

Les  complots  de  Tours  et  de  Toulon  sont  de  1813. 

Par  un  décret  du  3  avril  1813,  Napoléon  décida  la 
création   de  10.000  gardes  d'honneur.  On  y  attira  par 


(1)  Proeéa  instruit  par  la  oommiêtton  mttitmirt,  frétUét  par  $cm 
Exeéttenee  MoHêHfmtw  U  eomU  Dbibam,  oontr»  la  tm  gMârmuM 
MaUt,  LakoH*^  GuUmltt  eoiuoru,  U  28om»irt  iSii ;  rtnuUli  par 
M.  BiurroH,  tténographt  du  miniaMr*, p.  148. 


36 i  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

tous  les  moyens,  même  par  force,  les  jeunes  gens  des 
meilleures  familles.  Le  régiment  des  gardes  d'honneur 
réuni  à  Tours  et  placé  sous  les  ordres  du  général  deSégur, 
renfermait  des  jeunes  gens  dont  les  familles  avaient  pris 
une  part  active  aux  guerres  de  l'Ouest,  des  Charette, 
des  Marigny,  des  Sapinaud,  des  d'Elbée,  des  La  Roche- 
Saint-André.  Ils  ne  cachaient  pas  l'aversion  que  leur  ins- 
pirait le  gouvernement  impérial.  Cinq  d'entre  eux  ayant 
été  arrêtés,  les  autres  se  mutinent,  se  précipitent  en  ar- 
mes chez  le  général;  et  l'un  deux,  le  jeune  de  Nestumiè- 
res,  le  sabre  nu  et  le  pistolet  au  poing,  lui  crie  :  «  Ren- 
dez-nous nos  camarades  !  »  Sur  les  observations  énergi- 
ques de  Ségur,  de  Nestumières  lui  tire  à  bout  portant 
un  coup  de  pistolet  qui  lui  brûle  les  sourcils  et  le  blesse 
à  l'oreille  gauche.  Après  quelques  instants  de  lutte,  le 
général  parvient  à  échapper  à  ces  furieux  et  appelle 
les  hommes  de  gardes.  De  Nestumières  fait  sa  soumis- 
sion et  le  calme  se  rétablit. 

On  dressa  une  liste  d'une  soixantaine  de  gardes  dont  la 
plupart  étaient  déjà  en  route  pour  la  frontière.  Ils  furent 
arrêtés  et  mis  en  prison.  Grâce  à  la  sagesse  et  à  la  modé- 
ration du  général  de  Ségur,  la  répression  n'alla  pas  plus 
loin. 

Et  pourtant,  s'il  en  fallait  croire  M.  Guillon,  on  se  trou- 
vait en  présence  d'une  conjuration  formidable.  Il  ne  s'agis- 
sait de  rien  moins  que  d'assassiner  Napoléon  et,  cela  fait, 
de  soulever  la  Vendée,  d'enlever  Ferdinand  VII  de  Valen- 
oay  et  de  le  rendre  à  l'Espagne,  délivrer,  en  même  temps, 
dans  l'Ouest  un  point  de  la  côte  aux  Anglais  pour  en  re- 
cevoir des  secours,  et,  enfin,  de  forcer  Paris  à  rappeler 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  365 

les  Bourbons,  en  le  mettant  entre  deux  feux,  celui  d'une 
guerre  civile  et  celui  d'une  invasion  étrangère.  M    Guil- 
lon  invoque  ici  le  témoignage  de  Ségur.  Celui-ci,  en  effet, 
expose,  dans    ses  Mémoires^  (1)  le  plan  qu'on  vient  de 
lire:  mais  ce  plan,  d'après  Ségur  lui-même,  avait  été 
formé,  non  par  les  Gardes  d'honneur,  mais  par  I^uis  de 
la  Bochejaquelein,  qui  n'a  jamais  appartenu,  à  aucun  ti- 
tre, aux  armées  impérinles.  c  Si  la  Rochejaquelein,  dit 
Ségur,  trouva  facilement,  sur  trois  mille  Gardes,  soixan- 
te conjurés  pour  une  conspiration  royaliste,  soyons  cer- 
tains que  la  plupart  de  ceux-là  même  ignorèrent  l'attentat 
dont  ils  devaient  être  les  complices...  11  est  vraisembla- 
ble que  ce  projet  ne  dut  être  confié  qu'à  celui  des  Gardes 
capable  de  porter  le  coup.  »  En  réalité,  il   n'y    eut  là 
qu'une  t  échauffourée  (2).  »  C'est  le  mot  du  général  de 
Ségur.   Quelques  semaines   après,  comme  il   avait    re- 
joint Napoléon  à  Mayence,  celui-ci  le  fit   mander  et  du 
plus  loin   qu'il   l'aperçut:   «  —  Que  viens-je   d'appren- 
dre? dit-il;    qu'est-ce  donc  que  cette  affaire  de  Tours! 
Encore  une  conjuration? —  Oui,  Sire,  mais  une  co»yuro- 
lion  d'écoliers.  —  Comment,  d'écoliers?  mais  ils  vous  ont 
assassiné!  — C'est  vrai,  mais  fortuitement,  follement,  et 
cela  n'a  guère  eu  plus   d'importance    qu'une  ameute  de 
collège  !  »  Et  l'Empereur  de  reprendre:  «  —  Allons  donc  ! 
une  émeute  de  collège  à  coups  de  pistolet  !  (3)  •  —  Cer- 
tes le  brave  Ségur,  avec  une  générosité  d'âme  égale  à  sa 


(1)  Histoirt  *t  Uémoirts,  ptf  !•  gétkéni\  Ct«  d«  84gQr.  T.  VI.  p.  M. 

(2)  Ibidem,  T.  VI,  p.  84. 

(3)  Ibid.  T.  VI.  p.  91 


366  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

vaillance,  atténuait  un  peu  trop  les  proportions  de  cette 
affaire.  11  y  avait  là  plus  qu'une  «  émeute  de  collège  »  ; 
mais,  d'un  autre  côté,  n'est-ce  pas  trop  la  grossir  que 
d'y  voir  un  «  complot  militaire  »  ? 

Après  le  complot  de  Tours,  le  complot  de  Toulon,  qui 
est  également  de  1813.  Treize  individus,  prévenus  d'y 
avoir  participé,  furent  traduits  au  mois  de  décembre  1813 
devant  une  commission  militaire  siégeant  à  Toulon,  Ils 
étaient  accusés  d'avoir,  d'accord  avec  le  général  Guidai, 
fusillé  avec  Malet  le  29  octobre  1812,  préparé  une  conspi- 
ration dont  l'objet  était  de  s'emparer  de  Toulon,  d'en  ou- 
vrir les  portes  aux  Anglais  et  de  préparer  leur  débarque- 
ment sur  plusieurs  points  des  Bouches-du-Rhône.  Voici  les 
noms  et  professions  de  ces  treize  prévenus:  Guidai,  fils,  of- 
ficier d'infanterie  légère;  Auffan,  enseigne  auxiliaire; 
Giraud,  ancien  commissaire  du  Directoire;  Jaume,  avocat, 
Paban,  négociant,  Charabot,  Bernard  et  Raymond,  tous  les 
trois  capitaines  au  long  cours;  Picon  et  Turcon,  tous  les 
deux  patrons  pêcheurs;  Gamon,  horloger;  Bergier,  fripier; 
Vernet,  pharmacien. 

Guidai  père,  j'ai  eu  occasion  de  le  dire  plus  haut,  avait 
cessé  d'appartenir  à  l'armée  dès  1802.  Guidai  fils  n'avait 
sans  doute  pris  aucune  part  au  complot,  puisqu'il  fut  ac- 
quitté, en  an  temps  où  les  commissions  militaires  n'ac- 
quittaient pas  à  la  légère.  Nous  restons  donc  avec  un  lot 
de  capitaines  au  long  cours,  de  patrons  de  pèche,  de  phar- 
maciens, d'horlogers  et  de  fripiers;  tous  gens  avec  les- 
quels il  me  paraît  difficile,  avec  la  meilleure  volonté  du 
monde,  de  former  un  «  complot  militaire  » . 


CAU8BRIK8  HISTORIQUES.  367 


IV 


Les  derniers  chapitres  de  M.  Guillon  sont  consacrés, 
l'un  aux  trahisons  de  1813,  Pautre  à  Murât  et  aux  maré- 
chaux en  1814.  Ces  deux  chapitres  sont  intéressants, 
mais  ils  sont  h  côté  du  sujet.  Le  sujet  du  livre,  c'est,  on 
se  le  rappelle,  cette  conspiration  en  quelque  sorte  continue 
qui  aurait  existé  dans  l'armée  française  pendant  toute  la 
durée  du  Consulat  et  de  l'Empire.  Or,  que  sont  les  tra- 
hisons de  1813?  <  C'est,  dit  M.  Guillon,  Jomini  qui  passe 
à  l'ennemi;  c'est  Moreau  qui  figure  dans  l'état-major  des 
Alliés;  c'est  Bernadotte  qui  fait  tirer  sur  nous  à  Leipzig. 
C'est  la  trahison  des  Saxons  et  des  Bavarois,  et  toute 
l'Allemagne  retournée  contre  nous.  C'est  enfin  le  soulè- 
vement de  la  Hollande,  qui  devance  l'invasion  et  com- 
mence l'écroulement  de  l'Empire.  » 

Le  14  août  1813,  Jomini,  chef  d'état-major  de  Ney, 
quitte  l'armée  française  et  franchit  la  ligne  ennemie.  Acte 
coupable  à  coup  sûr  et  que  l'histoire  doit  ooodamoer, 
sans  oublier  cependant  que  Jomini  n'était  pas  Français, 
mais  Suisse.  L'armée  française,  dont  M .  Guillon  nous  dit 
vouloir  étudier  dans  son  livre,  «  Tétat  d'âme  •,  n'a  donc 
rien  à  voir  avec  Jomini;  rien  avec  BernadoUe,  qui  est 
prince  royal  de  Suède  (1).  Ainsi  en  est-il  des  Saxons, 


(1)  Cesi  MolMMot  en  1818  qua  BOToadolto  priaoa  rojal  d*  SoM* 
pais  IStO,  Mt  (Uvtna  roi  toui  l«  nom  da  Charte  XIV. 


368  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

des  Bavarois  et  des  Hollandais;  ainsi  en  sera-t-il,   dans  le 
chapitre  suivant,  de  Murât,  qui  est  roi  de  Naples.  Encore 
une  fois,  tout  cela  est  à  côté  du  sujet.  Où  l'auteur  y  entre 
véritablement,  c'est  lorsqu'il  parle  du  retour  de  Napoléon 
sur  Fontainebleau,  dans  les  derniers  jours  de  mars  1814: 
«  Napoléon  cède,  dit-il.  On  redescendra  sur  Paris  parBar- 
sur-Aube,  Troyes  et  Fontainebleau,  et  le  mouvement  com- 
mence dans  la  journée  du  28.  C'est  pendant  ce  retour  que 
les  maréchaux  se  laissèrent  aller  aux  plus  sinistres  réso- 
lutions et  songèrent  à  le  faire  disparaître.  C'était  le  mot. 
Il  s'agissait  de  le  frapper  dans  quelque  endroit  écarté, 
de  creuser  eux-mêmes  un  trou,  et  d'y  jeter  le  corps  satis 
qu'on    en   pût  découvrir  la  trace.  Comme  on  craignait 
l'attachement  de  la  garde,  on  s'ouvrit  du  projet  à  Lefeb- 
vre,  qui  répondit:  «Un  moment,  Messieurs!  Je  comman- 
de ici  et  je  vous  préviens  que  je  le  défends,  ou  que  je  le 
venge  ».  Le  lendemain,   nouveau  message,  porté  par  un 
général  de  brigade.  «  Ceci  est  trop  fort,  dit  le  maréchal  ; 
je  vais  prévenir  l'Empereur.  Ainsi  renoncez  ou  je  parle.  » 
L'envoyé  demanda  vingt-quatre  heures   pour  répondre. 
On  répondit  en  consentant  à  ce  que  le  maréchal  instruisît 
l'Empereur  des  projets  formés  contre  lui.   On  l'y  enga- 
geait même  absolument,  dans  l'espoir  d'intimider  Napo- 
léon. Celui-ci  se  borna  à  dire  au  maréchal:   «Ils   sont 
fous   (1).» 

Cette  fois,  nous  tenons  enfin  un  vrai  «  complot  mili- 
taire». Et  quel  complot!  Pour  chefs  des  généraux  et  des 
maréchaux  de  France,  Ney,  Macdonald,  Oudinot!   Pour 

(1)  Guillon,  p.  264. 


PAU8BRIS8  HISTORIQUES.  369 

but,  la  suppression  de  TEmpereur!  pour  moyen,  Tafliat. 
sinat!  Les  maréchaux  opéreront  eux-mêmes.  Ils  tueront  de 
leur  main  leur  maiire,  l'homme  de  )Iarengo  et  d'Ausier- 
lilz,  comme  on  tue  une  bêle  fauve.  Ils  creuseront  eux> 
mêmes  le  trou  où  ils  enfouiront  dans  l'ombre,  en  un  en- 
droit inconnu,  le  cadavre  de  celui  qui  fut  Napoléon!  Voi- 
là certes  un  épisode  dramatique,  et  près  duquel  pâlit 
singulièrement  l'épisode  de  la  mort  du  colonel  ûudet  ra- 
contée par  Charles  Nodier.  Mais  où  sont  les  preuves  de 
M.  Guillon?  Il  ne  nous  le  dit  pas.  Son  récit  n'est  accom- 
pagné d'aucune  indication  de  sources.  C'était  pourtant  le 
cas  plus  que  jamais.  M.  Guillon,  qui  est  un  historien 
sérieux  et  qui  a  fait  preuve,  dans  ce  volume  même,  de 
conscience  non  moins  que  de  talent,  n'a  ici  rien  inventé  — 
ai-je  besoin  de  le  dire?  Il  s'est  borné  à  reproduire  près* 
que  textuellement  un  passage  du  livre  de  Desmarets, 
Quinze  ans  de  haute  police  (1).  Mais  Desmareta  était 
alors  à  Paris;  son  récit  n'aurait  quelque  valeur  que  si 
lui-même  nous  avait  dit  comment  les  faits  qu'il  raconte 
étaient  venus  à  sa  connaissance,  s'il  avait  produit  un 
document,  un  témoin.  Nous  n'avons  que  son  affirmation, 
et,  malgré  ses  quinze  ans  de  haute  police,  ce  n'est  pas 
assez. 

Si  j'ai  combattu  sur  plus  d'un  poini  le»  conclusions  de 
M.  Guillon,  c'est  parce  que  je  tiens  son  livre  pour  une 
œavre  de  réelle  et  sérieuse  valeur,  neuve  en  beaucoup 
d'endroits,  remarquablement  écrite.  Je  la   crois  appelée 

(1).  Diwwnti,  op.  eil.,  p.  fH. 


370  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

à  un  véritable  succès,  et  c'est  encore  pour  cela  que  je 
me  permettrai,  en  terminant,  de  signaler  à  l'auteur  deux 
ou  trois  petites  erreurs,  qu'il  lui  sera  facile  de  corriger. 
En  deux  ou  trois  endroits,  à  propos  des  philadelphes, 
il  parle  de  Rigomer  Bazin,  un  de  leurs  chefs,  et  il  le  qua- 
lifie tantôt  d'ancien  député  du  Var  à  la  Convenlion  natio- 
nale, tantôt  d'ancien  législateur.  Rigomer  Bazin  n'a  fait 
partie  ni  de  la  Convention,  ni  d'aucune  de  nos  assemblées 
législatives  (1). 

Dans  son  premier  chapitre,  il  dit  que  «  le  concordat 
fut  inauguré  solennellement  le  jour  de  Pâques  1802 
(11  avril),  par  un  Te  Deum  chanté  à  Notre-Dame,  devant 
les  pouvoirs  publics  et  les  autorités  civiles  et  militai- 
res. >  Le  jour  de  Pâques  1802  tomba,  non  le  11,  mais  le 
18  avril.  Je  lis  dans  le  Journal  des  Débats  du  samedi  27 
germinal  an  X  (17  avril)  :  «  Demain  le  fameux  bourdon 
de  Notre-Dame  retentira  enfin,  après  dix  ans  de  silence, 
pour  annoncer  la  fête  de  Pâques.  » 

Dans  les  pages  consacrées  par  M.  Guillon  au  général 
Guidai,  je  trouve  cette  appréciation  de  la  conduite  du  gé- 
néral sous  le  Consulat  :  «  Envoyé  dans  l'Orne,  il  y  com- 
manda quelque  temps  sous  les  ordres  du  général  Cham- 
barlach  ;  il  dirigea  une  colonne  contre  le  marquis  de  Frotté 
et  se  tira  assez  bien  d'affaire  pour  mériter  les  éloges  de 
ses  chefs.  »  Guidai,  après  avoir  donné  des  sauf-conduits 
au  comte  (et  non  au  marquis  (2)  de  Frotté  et  aux  offi- 

(1)  Voy.  le  Dictionnaire  des  Parlementaires,  par  M.  Edgard  Bour- 
loton. 

(2)  Le  marquis  de  Frotté  (Charles-Hecn-Gabriel)  était  le  cousin  du  gé- 
néral. Agé  de  quinze  ans  seulement  en  1800,  il  n'avait  pas  combattu  à  ses 


CAU8KRIB8  HISTORIQUES.  371 

ciers  de  son  état-major,  les  reçut  dans  son  hôtel  à  Alençon 
et,  après  quelques  heures  de  conférences,  les  fit  arrêter 
au  mépris  de  la  foi  jurée.  Deux  jours  après,  le  29  plu- 
viôse an  VllI  (18  février  1800),  Frotté  et  ses  six  compa- 
gnons étaient  fusillés.  Commettre  un  lâche  gaet^apens, 
une  abominable  trahison,  ne  s'appellera  jamais,  en  bon 
fran(;ais,  t  se  tirer  assez  bien  d'affaire.  >  M.  Guillon,  qui 
est  un  galant  homme,  ne  laissera  pas  subsister,  dans  une 
nouvelle  édition,  un  aussi  regrettable  euphémisme. 


cblé*.  —  Louis  de  Frotté  et  let  insurrections  normandes  (iTOS-tSSf) 
par  L.  de  la  Sicotière.  T.  Il,  p.  524.  C^t  un  oavruge  capital  «l  qiM  don 
veut  connaître  tous  ceux  qui  veulent  écrire  sur  la  période  de  la  Révolu* 
tioo,  du  Consulat  et  de  l'Empire.  M.  Ouilloa  y  aurait  trouvé  aor  1«  géné- 
ral Guidai  d'intéressants  détails. 


XVIII 


EUGÈNE   DE     BEAUHARNAIS.  (I) 


I. 


Le  roman  du  prince  Eugène,  tel  que  nous  le  raooste 
M.  Albert  Pulitzer,  est  un  véritable  conte  de  fées  :  c  II 
était  une  fois  un  roi  et  une  reine...  »  11  était  une  fois  an 
enfant  de  quinze  ans,  beau  comme  l'amour,  honnête  et 
pur,  plein  d'esprit  et  de  cœar,  mais  bien  malheureux. 
Son  père,  un  vicomte  pourtant  et  un  général,  avait  péri 
sur  l'échafaud.  Sa  mère  avait  été  jetée  en  prison.  Lors- 
qu'elle en  était  sortie,  dénuée  de  toutes  ressources,  elle 
avait  dû  mettre  son  fils  en  apprentissage  chez  un  menui- 
sier. Un  jour  les  affreux  tyrans,  les  ogres  qui  faisaient 
alors  la  terreur  du  pays,  prescrivirent  aux  habitants  de 
la  capitale  de  remettre  aux  autorités  les  armes  de  toute 
nature  qui  se  trouveraient  entre  leurs  mains.  Eugène, 
—  c'était  le  nom  du  bon  jeune  homme,  —  posseneur 
du  sabre  de  son  père,  ne  put   supporter  l'idée  de  se 


(1)  Une  Idylle  tous  Napoléon  f.^L*  remmn  du  prime t  Buç*mÊ, 
par  AIb«rt  PuliUar.  Un  toIoim  grand  b«octo«0|  nnnin>DKlot  «t  C** 
édttaun,  1894. 


374  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

séparer  de  ce  précieux  héritage.  En  ce  temps-là,  il  y 
avait  dans  la  capitale  un  général  qui  commençait  à  faire 
parler  beaucoup  de  lui  et  qui  s'appelait  Bonaparte. 
Eugène  courut  chez  le  général,  et  il  employa  près  de 
lui  tout  ce  que  la  piété  filiale  pouvait  lui  prêter  d'éloquen- 
ce, pour  obtenir  de  conserver  un  trésor  plus  cher  à  ses 
yeux  que  les  biens  possédés  autrefois  par  sa  famille. 
Vivement  ému,  Bonaparte  embrassa  l'enfant,  et  non 
seulement  il  lui  accorda  sa  demande,  mais  il  se  rendit 
le  lendemain  chez  sa  mère,  pour  la  féliciter  d'avoir  un 
fils  animé  de  si  nobles  sentiments.  La  mère  d'Eugène 
—  elle  s'appelait  Joséphine  —  n'était  plus  très  jeune, 
mais  elle  était  encore  très  belle.  Elle  était  surtout  la  plus 
gracieuse  du  monde,  et  si  séduisante  que  le  général  en 
tomba  sur-le-champ  amoureux.  A  quelque  temps  de  là 
il  l'épousait  et  devenait  ainsi  le  beau-père  d'Eugène. 

C'est  à  ce  moment  que  les  bonnes  fées  entrent  en  scène, 
et  pendant  de  longues  années  elles  étendront  leur  protec- 
tion sur  Bonaparte  et  sur  Joséphine,  sur  Eugène  et 
sur   sa  sœur,  la  jeune  et  belle  Hortense. 

Elles  accompagnent  Eugène  à  l'armée  d'Italie,  puis  en 
Egypte.  D'un  coup  de  baguette  elles  font  de  lui  un  sous- 
lieutenant,  puis  un  lieutenant  de  chasseurs.  Il  n'a  pas 
encore  atteint  sa  dix-huitième  année  que  déjà  il  est  capi- 
taine des  chasseurs  à  cheval  de  la  garde  consulaire. 
Colonel  en  1802,  il  fut  fait  général  de  brigade  en  1804, 
à  vingt-deux  ans.  En  cette  même  année,  Bonaparte,  deve- 
nu Napoléon,  ceignit  la  couronne  impériale,  et  Eugène 
se  trouva  soudain  placé  sur  les  marches  d'un  trône. 
L'année  suivante,  le  1"^  février  1805,   il  fut    élevé  à   la 


CAUSBRIBS  HISTORIQUES.  375 

dignité  d'archi-chancelier  d'état  et  de  prince.  C'était 
d'ailleurs  le  prince  charmant  des  contes  de  Perrault. 
<  Toute  sa  personne,  dit  la  duchesse  d'Abraniès,  oiïrait 
un  ensemble  d'élégance  d'autant  plus  attrayant  qa'il  y 
joignait  une  chose  qu'on  trouve  rarement  avec  elle  :  c'é- 
tait delà  franchise  et  de  lagaitédans  toutes  les  fiiçons. 
Il  était  rieur  comme  un  enfant,  mais  jamais  son  hilarité 
n'eût  été  provoquée  par  une  chose  de  mauvais  goût.  11 
était  aimable,  gracieux,  fort  poli  sans  être  obséquieux 
et  moqueur  sans  être  impertinent.  Il  jouait  très  bien  la 
comédie,  chantait  à  ravir,  dansait  comme  avait  dansé 
son  père  qui  en  avait  attrapé  un  surnom  (on  l'appelait 
Beauharnais,  le  beau  danseur),  et  était  enfîn  un  jeune 
homme  charmant  (1).  > 

Le  2G  mai  1805,  Napoléon  se  faisait  couronnera  Milan 
comme  roi  d'Italie.  Le  5  juin  il  conférait  à  Eugène  la  di- 
gnité de  vice-roi.  Vice-roi  d'Italie  à  vingt-trois  ans,  (2)  le 
fils  du  vicomte  de  Beauharnais  pouvait  dire,  lui  aussi, 
comme  Ku y  filas  : 

Donc  Je  marche  vivant  dans  mon  rôve  étoile  ! 

A  un  roi  il  faut  une  cour,  et  une  cour  ne  va  pas  sans 
reine.  Dans  les  premiers  jours  de  1806,  Eugène  reçut 
une  lettre  de  l'Empereur,  datée  de  Munich,  le  3  janvier. 
Elle  était  conçue  en  ces  termes  : 

«  Mon  cousin,  je  suis  arrivé  à  Munich.  J'ai  arrangé 
votre  mariage  avec  la    princesse  Auguste  (3)  ;  il    a   éCé 

(1)  Mémoires  de  la  duchesM  dAbranti»^  T.  U. 

(2)  Eugène  de  liMahanuis  tfUitné  à  Paris  k  3  MpMoibra  1781. 

(3)  PriDcetM  royale  de  Bavière.  fUle  de  réketoor  llafwBkft-Jowpb, 
au  profit  duquel  NapoMon  devait,  par  le  traiU  d«  I*r«baarg,  iraoaforoMr 


376  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

publié.  Ce  matin,  cette  princesse  m'a  fait  une  visite,  et 
je  l'ai  entretenue  fort  longtemps.  Elle  est  fort  jolie.  Vous 
trouverez  ci-joint  sor  portrait,  sur  une  tasse,  mais  elle 
est  beaucoup  mieux.  » 

Non  seulement  le  prince  Eugène  ne  connaissait  pas 
la  princesse  Auguste,  mais  à  ce  moment  il  ne  songeait 
nullement  à  se  marier.  Trois  jours  après,  nouvelle  lettre 
de  l'Empereur  : 

«  Mon  cousin,  douze  heures  au  plus  tard  après  la  récep- 
tion de  la  présente  lettre,  vous  partirez,  en  toute  dili- 
gence, pour  vous  rendre  à  Munich....  Partez  prompte- 
ment  et  incognito,  tant  pour  courir  moins  de  dangers  que 
pour  éprouver  moins  de  retard...  » 

Quelques  heures  plus  tard,  Eugène  quittait  Milan  et 
arrivait  bientôt  à  Munich,  où  son  mariage  fut  célébré  le 
14  janvier  1806,  juste  onze  jours  après  que  Napoléon  lui 
eut  fait  part  de  ses  volontés. 

Ses  bonnes  fées  continuaient  d'ailleurs  à  le  protéger. 
La  princesse  royale  de  Bavière,  à  laquelle  il  avait  été 
ainsi  fiancé  sans  le  savoir,  était  la  plus  belle,  la  plus 
charmante  princesse  d'Allemagne.  Voici  le  portrait  que 
nous  en  a  transmis  une  contemporaine  : 

«  Il  n'y  avait  je  ne  sais  quel  charme  répandu  sur 
toute  la  personne  de  la  princesse  Auguste  ;  elle  n'avait 
pas  encore  tout  à  fait  dix-huit  ans  ,  elle  était  fort  grande, 
bien  formée  et  avait  une  taille  de  nymphe.  Elle  était 
douée  d'une   dignité  naturelle,   qui   toutefois  n'imposait 


l'électoral   de     Bavière    ea  un     royaume    auquel  avait    été    annexé    le 
Tyrol. 


CAD8BRII8  BBV0R1QUB8.  377 

rien  de  plus  que  le  respect;  sa  figure  éUit  belle  plutôt 
que  jolie,  et  son  teint  remarquable  par  uoe  ettrème 
fraîcheur  quoique  un  peu  trop  coloré.  Mais  ce  qui  plai- 
sait en  elle,  c'était  un  air  de  bonté  qui  la  faisait  aimer 
de  tous  ceux  qui  avaient  l'honneur  de  l'approcher.  Tous 
ses  avantages  ne  lui  venaient  pas  seulement  de  la  nature, 
l'éducation  pouvait  en  réclamer  une  bonne  part;  elle 
avait  été  élevée  avec  une  extrême  simplicité,  et  rien 
n'était  plus  modeste  que  sa  toilette  habituelle.  (1)  > 


U. 


Le  roman  du  prince  Eugène  réalisa  toales  les  pro- 
messes que  renfermait  ce  premier  chapitre.  Je  pourrais 
donc  l'arrêter  là  et  le  terminer  par  ces  mots  :  <  Le 
prince  et  la  princesse  furent  heureux  et  ils  eurent  beau- 
coup d'enfants.  >  Mais  comme  ce  roman  est  aussi  une 
page  d'histoire,  je  dois  suivre  jusqu'au  bout  de  sa  car- 
rière le  beau-fils  de  Napoléon. 

Retenu  en  Italie  par  ses  devoirs  de  souverain,  le  jeune 
Vice-Roi  n'avait  pris  aucune  part  à  la  campagne  d*.\uH- 
terlilz.  Il  n'en  prit  aucune  non  plus  aux  campagnes  d'Iéna, 
d'Eylau,  de  Friediand.  En  1809,  il  allait  être  plus  heu- 
reux. La  guerre  venait  d'éclater  entre  la  France  el  l'Au- 
triche. Une  armée  autrichienne,  commandée  par  l'archi- 


(1)  Mémoire*  dé  MmitmoiMAU  AtHUm^ 
de  rimp^ratrice  Joctfpbine. 


378 


CAUSERIES  HISTORIQUES. 


duc  Jean,  envahit  l'Italie.  Eugène  reçut  mission  de  lui 
tenir  tète.  Attaqué  à  l'improviste  par  rarchiduc,  il  se  vit 
enlever  son  avant-garde  à  Pordenone  et  se  fit  ensuite 
battre  complètenient  à  Sacile,  le  16  avril  1809.  Forcé 
d'abandonner  la  ligne  de  la  Piave,  il  fut  ramené  jusque 
sur  l'Adige.  Mais  bientôt  il  rachetait  cette  défaite  par 
une  succession  de  belles  victoires.  Les  brillantes  affaires 
de  la  Piava,  de  Saint-Daniel,  de  Tarvis  et  de  Saint-Mi- 
chel ne  tardèrent  pas  à  lui  ouvrir  les  routes  de  la  mo- 
narchie autrichienne.  Il  obligea  de  mettre  bas  les  armes 
le  corps  entier  du  général  Jellachich,  qui  avait  essayé 
de  lui  disputer  le  passage.  Enfin  le  Vice-Roi  arriva  sur 
les  hauteurs  de  Sommering,  et  là  il  se  joignit  aux 
avant-postes  de  la  Grande-Armée. 

Après  Essling,  tandis  que  l'Empereur  se  préparait  à 
franchir  une  seconde  fois  le  Danube,  il  apprit  que  l'ar- 
chiduc Jean,  après  avoir  rallié  les  débris  de  son  armée, 
opérait  sa  jonction  en  Hongrie  avec  l'archiduc  palatin, 
et  que  le  général  Chasteler,  sorti  du  Tyrol,  s'était  jeté 
sur  les  derrières  de  l'armée  d'Italie.  Le  Vice-Roi  était 
alors  auprès  de  Napoléon  ;  celui-ci  l'envoya  sur  le 
champ  se  remettre  à  la  tète  de  ses  troupes. 

Le  prince  Eugène  trouva  les  deux  archiducs  réunis 
sous  les  murs  de  Raab.  Il  les  attaqua  le  14  juin  1809. 
La  journée  fut  sanglante  ;  le  succès  vivement  disputé  ; 
la  victoire  cependant  se  prononça  pour  le  Vice-Roi.  Un 
mois  après  il  était  à  Wagram.  Ses  troupes  faisaient 
2.500  prisonniers  à  l'ennemi  et  lui  enlevaient  8  pièces 
de  canon.  Le  lendemain,  1  juillet,  l'Empereur,  traversant 
les  bivouacs  de  l'armée  d'Italie,  s'arrêta  devant  les  di- 


I 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  379 

visions,  et  dit  aux  soldats  :  «  Vous  êtes  de  braves  gens, 
vous  vous  êtes  tous  couverts  de  gloire.  » 

Jusqu'ici  tout  avait  souri  au  prince  Eugène.  Depuis  le 
jour  où  le  général  Bonaparte  lavait  attachée  sa  personne, 
il  avait  joui  d'un  bonheur  constant  et  de  la  plus  écla- 
tante fortune  ;  tout  annonçait,  au  lendemain  de  Wagram, 
que  cette  fortune  inouïe  allait  grandir  encore.  Le  Vice- 
Roi  et  la  princesse  Auguste  en  étaient  convaincus.  Ils  ne 
se  doutaient  pas  qu'à  ce  moment-là  même  les  méchantes 
fées  allaient  enfin  entrer  en  scène. 


III. 


Le  45  décembre  1809,  procès- verbal  fut  dressé  de 
l'acte  de  divorce  de  l'empereur  Napoléon  et  de  l'impéra- 
trice Joséphine.  Le  prince  Eugène  dut  y  apposer  sa  si- 
gnature. Le  1"' avril  1810  eut  lieu  dans  la  grande  ga- 
lerie du  palais  de  Saint-CIoud,  le  mariage  civil  de  l'em- 
pereur Napoléon  et  de  l'archiduchesse  Marie- Louise.  Le 
prince  Eugène  était  un  des  témoins.  Le  lendemain  se 
firent  l'entrée  publique  à  Paris  et  le  mariage  religieux. 
Parmi  ceux  qui  entouraient  l'Empereur  et  la  nouvelle 
impératrice  figuraient  le  prince  Eugène  et  la  princesse 
Auguste. 

Le  divorce  de  1809  avait  eu  pour  effet  de  faire  des- 
cendre du  trône  la  mère  du  Vice-Roi.  Le  mariage  de 
1810  lui  enlevait  la  chance  de  régner  lui-même  eo  Italie. 
Le  royaume  d'Italie,  dans  le  cas  où  deux  princes  impé- 


380  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

riaux  naîtraient  du  mariage  de  Napoléon  avec  Marie- 
Louise,  devait  passer  au  second  de  ses  fils.  Pour  dé- 
dommager Eugène,  l'Empereur  le  nomma,  le  4  mars  1810, 
héritier  du  grand  duché  de  Francfort.  Au  mois  d'avril, 
pendant  que  le  prince  était  encore  à  Paris,  il  lui  envoya 
Duroc,  grand  maréchal  du  palais,  pour  lui  offrir  la  cou- 
ronne de  Suède;  mais,  plutôt  que  de  quitter  Milan  pour 
Stockholm,  le  Vice-Roi  préféra  courir  toutes  les  chances  de 
sa  position. 

En  juin  1810,  il  rentra  avec  sa  femme  en  Italie.  C'est 
là  que  vint  le  chercher,  l'année  suivante,  un  ordre  de 
l'Empereur  exigeant  sa  présence  à  Paris,  à  l'occasion  de 
la  naissance  du  roi  de  Rome. 

On  touchait  cependant  à  une  nouvelle  guerre,  à  celle 
qui  devait  entraîner  la  chute  de  l'édifice  napoléonien.  Le 
24  juin  1812,  Napoléon  franchit  le  Niémen,  Le  prince 
Eugène  commandait  le  4®  corps  d'armée,  composé  des 
Italiens,  et  du  6*  corps  (Bavarois),  en  tout  80,000  com- 
battants. Le  quatrième  corps  se  fit  particulièrement  re- 
marquer aux  combats  d'Ostrowno,  de  Witepsk,  de 
Smolensk,  et  surtout  à  la  bataille  de  la  Moskowa. 

Pendant  la  retraite,  le  Vice- Roi  eut  à  combattre  à 
Malojaroslawetz  les  forces  de  Kutrisoff,  qui  se  flattait 
d'arrêter  les  Français  dans  leur  marche.  Les  Russes 
furent  culbutés,  après  avoir  éprouvé  de  grandes  pertes. 

Napoléon  ayant  quitté  l'armée  au  mois  de  décembre  et 
Murât  l'ayant  abandonnée  au  mois  de  janvier  (1813), 
Eugène  se  trouva  chargé  du  commandement  en  chef 
des  débris  qui,  échappés  de  la  Russie,  durent  se  replier  à 
travers  la  Prusse  et  la  Pologne  sur  l'Oder,  puis  sur  l'Elbe, 


r 


CAU8ERII8  UISTORIQUIS.  381 

enfin     sur    le    Mein.     Il    s*acquiua    avec    honneur    de 
roiie  li\che  difficile, 

i'endant  la  campagne  de  Saxe,  il  contribue  à  la  victoire 
de  Luizen  et  se  dislingue  aux  combats  de  Goldiiz  et  de 
WilsdrufT,  ainsi  qu'au  passage  de  l'Elbe. 

Arrivé  à  Dresde.  Napoléon,  redoutant  une  attaque  des 
Autrichiens  en  Italie,  renvoie  le  Vice-Roi  à  Milan.  Poar 
défendre  les  provinces  illyriennes  et  l'Italie,  Eugène 
n'avait,  avec  quelques  divisions  françaises,  qu'one  armée 
italienne  toute  neuve,  l'ancienne  ayant  péri  presque 
entièrement  en  Russie.  Il  se  vit  bientôt  forcé  d'abandon- 
ner sa  première  ligne  de  défense,  pour  se  reporter  sur 
celle  de  l'Isonzo,  qu'il  ne  devait  pas  garder  longtemps. 
Les  événements  se  précifâtaient.  Le  8  octobre  1813,  son 
beau-père  le  roi  de  Bavière  entra  dans  la  coalition  formée 
contre  l'empire  français.  Peu  de  jours  après,  Eugène 
apprenait  le  désastre  de  Leipsick.  Rjen  ne  pouvait  plus 
sauver  la  France  d'une  invasion. 

La  défection  imminente  de  Murât  aggravait  déplorable- 
ment  la  position  du  Vice-Roi.  Pris  entre  les  Autrichiens 
et  les  Bavarois  d'un  côté,  et  les  Napolitains  de  l'autre,  sa 
situation  était  des  plus  critiques.  Il  remporta  cependant 
quelques  avantages  à  Caldiero  et  à  Rovigo,  battit  le  feld- 
maréchal  de  Bellegarde  (8  février  1814),  défit  les  Napo- 
litains sous  les  murs  de  Parme,  et  se  maintint  derrière  le 
Mincio  tout  le  reste  de  la  campagne. 

La  chute  de  Napoléon  entraînait  celle  du  Vice-Roi.  Le 
â1  avril,  le  lendemain  du  jour  où  l'ex-empereur  s'éuit 
embarqué  pour  l'Ile  d'Elbe,  Eugène  et  sa  fomille  quit- 
taient l'Italie,  et  se  retiraient  à  Munich.  La  carrière  poli- 


382  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

tique  et  militaire  du  prince  Eugène  était  terminée.  II 
n'avait  que  trente-deux  ans. 

Le  roi  de  Bavière  voulant  fixer  dans  son  royaume 
l'état  politique  et  le  rang  de  son  gendre,  lui  conféra  le 
titre  de  duc  de  Leuchtenberg,  lui  donna  la  propriété  d'un 
régiment,  en  un  mot  le  rapprocha  le  plus  possible  du 
trône. 

Le  21  février  1824,  le  prince  Eugène  mourut  à 
Munich,  dans  les  bras  de  celle  qu'il  avait  aimée  comme 
«  la  plus  belle,  la  meilleure  et  la  plus  vertueuse  des 
femmes  ».  Il  était  âgé  de  quarante-deux  ans  et  quelques 
mois. 


IV. 


A  la  différence  des  frères  de  Napoléon,  le  prince  Eu- 
gène est  un  personnage  sympathique.  M.  Albert  Pulitzer 
a  donc  été  bien  inspiré  en  lui  consacrant  tout  un  volume. 
Peut-être  cependant  aurait-il  mieux  servi  les  intérêts  de 
celui  dont  il  s'est  fait  l'historien,  s'il  n'eût  pas  outré  la 
louange,  faisant  du  prince  Eugène  un  époux  sans  tache, 
un  grand  capitaine  et  un  grand  roi,  un  héros  sans  peur 
et  sans  reproche.  Devant  un  tel  panégyrique,  on  est, 
malgré  soi,  conduit  à  se  demander  s'il  n'y  a  pas  là  un 
peu  d'exagération,  et  si,  pour  rester  dans  le  vrai,  il  ne 
conviendrait  pas  de  mêler  quelques  ombres  à  ces  rayons. 

Et  tout  d'abord  il  est  bien  vrai  que  le  prince  Eugène  et 
la    princesse  Auguste  firent  un  très   bon  ménage,    que 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  383 

leurs  lettres  sont  d'un  bon  mari  et  d'une  bonne  femme, 
et  que  cette  longue  correspondance,  dont  M.  Pulitzer  a 
eu  raison  de  multiplier  les  échantillons,  leur  fait  grand 
honneur.  Chez  tous  les  contemporains  il  n'y  a  qu'une 
voix  sur  les  mérites  et  les  vertus  de  la  princesse  Auguste. 
L'auteur  anonyme  des  Mémoires  sur  ta  cour  du  prince 
Eugène  (1)  a  pu  écrire  en  1824,  ces  lignes  contre  les- 
quelles nul  ne  devait  s'élever  :  «  Quant  à  la  Vice-Reine, 
elle  charmait  tout  le  monde  par  son  aménité,  par  sa  mo- 
destie et  par  ses  grâces,  en  même  temps  qu'elle  inspirait 
une  profonde  vénération  pour  ses  vertus.  C'est  une  de 
ces  femmes  rares,  dont  on  pouvait  dire  que,  pour  trouver 
une  tache  dans  sa  vie,  il  aurait  fallu  l'inventer.  >  —  Sur 
le  chapitre  de  la  vertu  et  de  la  fidélité  conjugale,  l'auteur 
des  Mémoires  ne  parait  pas  mettre  le  Vice-Koi  tout  à  fait 
sur  la  même  ligne  que  la  Vice-Reine.  Il  dit,  en  effet  : 
«  L'intérieur  de  la  cour  de  Milan  était  comme  l'intérieur 
de  toutes  les  cours  à  la  tète  desquelles  se  trouve  un 
prince  jeune  et  voluptueux.  Il  y  avait  beaucoup  d'in- 
trigues de  femmes  ;  elles  n'avaient  pour  but  que  le 
plaisir  (2)  ».  Certes,  la  conduite  du  prince  Eugène 
n'avait  rien  de  commun  avec  celle  du  roi  Jérôme  —  qui 
eût  mérité  mieux  que  lui,  d'être  appelé  le  vice-roi  ;  mais 
enfin  pourquoi  M.  Puliuer  s'e.st-il  donné  tant  de  mal 
pour  représenter  Eugène  comme  le  modèle  des  maris? 
Son  insistance  à  cet  égard  nous  oblige  à  rappeler  qu'un  des 


(1)  Cm  Mémoires,  ptnu  en  182i.  «tumI  pour  iQUor  oo  tnù^ài»    tU 
taché  ft  la  cour  du  Vice-Roi,  M.    Lafoli*. 

(2)  Ibid.  p.  222. 


384  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

panégyristes  du  prince,  le  général  de  Saint- Yon,  a  dû 
faire  cet  aveu  :  «  obligé  de  recevoir  à  sa  cour  les  notabi- 
lités du  royaume,  le  Vice-Roi  voyait  réuni  dans  ses 
cercles  brillants  tout  ce  que  l'Italie  offrait  de  beautés  et 
de  grâces^  et  cependant,  s'il  succomba,  jamais  du  moins, 
au  milieu  de  tant  de  séductions  puissantes,  il  n'oublia  un 
seul  jour  ni  sa  dignité,  ni  sa  gloire  (1).  »  Pour  être  à 
demi  voilé,  l'aveu  n'en  est  que  plus  significatif. 

Fut-il  un  grand  souverain  ?  Mais  pour  cela  il  aurait 
fallu  d'abord  qu'il  fût  un  souverain,  et  il  n'était  pas 
autre  chose  qu'un  haut  fonctionnaire,  recevant  des 
ordres  et  les  exécutant,  quels  qu'ils  fussent.  Le  roi  d'Ita- 
lie, c'était  Napoléon  :  Eugène  n'était  que  son  préfet,  et 
un  préfet  à  qui  son  Maître  faisait  écrire  par  Duroc,  le 
grand  maréchal  du  palais  : 

«  ...  Il  existe  des  principes  dont  vous  ne  devez  jamais 
vous  écarter...  D'abord,  vous  avez  le  décret  qui  fixe  vos 
fonctions  et  détermine  ce  que  le  roi  (2)  s'est  réservé  : 
dans  aucun  cas  et  sous  aucun  prétexte...  il  ne  faut  faire 
ce  qui  appartient  au  roi...,  il  ne  vous  le  pardonnera 
jamais.  Quand  un  ministre  vous  dira  :  Cela  est  pressé,  le 
royaume  est  perdu.  Milan  va  brûler...  Il  faut  lui  répon- 
dre :  Je  n'ai  pas  le  droit  de  le  faire,  f  attendrai  les 
ordres  du  roi. 

«  2°  Lorsque  pour  une  chose  même  que  vous  pouvez 
faire...  vous  croyez  pouvoir  prendre  son  avis,  il  faut 
l'attendre  avant  que  de   rien  faire,    sans   quoi    c'est   lui 


(1)  Le  Plutarque  français,  T.  VIII.  1841. 

(2)  Le  roi,  —  le  roi  d'Italie,  c'est-à-dire  l'Empereur. 


CAUSERIBS  HISTORIQUES.  385 

manquer.  Ainsi  par  exemple  et  pour  parler  de  la  plus 
petite  chose,  si  vous  demandez  à  Sa  Majesté  ses  ordres 
ou  son  avis  pour  changer  le  plafond  de  votre  chambre, 
vous  devez  les  attendre  ;  et  si.  Milan  étant  eo  feu,  vous 
les  lui  demandez  pour  l'éteindre,  il  faudrait  laiuer 
brûler  Milan  et   attendre  les  ordres. ..(!)» 

Napoléon  lui  écrit  lui-même  dans  une  autre  dépêche, 
que  M.  Pulitzer  n'a  pas  citée  : 

«  Ne  laissez  pas  oublier  aux  Italiens  que  je  suis  le 
maître  de  faire  ce  que  je  veux. ..  D'ailleurs,  votre  système 
est  simple  :  l'Empereur  le  veut.  Us  savent  bien  que  je  ne 
me  dépars  jamais  de  ma  volonté.  » 

Le  Vice-Roi  ne  fut  donc  qu'un  fonctionnaire  honnête, 
estimable,  instrument  docile  des  volontés  du  Maître.  Le 
grand  historien  Cesare  Cantu  en  a  porté  ce  jugement  : 
«  Napoléon  nomma  Vice-Roi  Eugène  Beauharnais,  son  fils 
adoptif,  qu'il  était  certain  de  trouver  docile  et  médiocre, 
et  qui  n'eut  pas  l'art  de  se  faire  aimer  (2).  » 

D'après  M.  Pulitzer,  au  contraire,  Eugène  se  serait 
fait  non  seulement  aimer  en  Italie,  mais  adorer.  Malheu- 
reusement,  les  historiens  italiens  sont  unanimes  à  dire 
que,  malgré  la  modération  et  l'honnêteté  personnelle  du 
Vice-Roi,  l'Italie  était  inquiète,  agitée  et  mécontente, 
qu'elle  supportait  mal  les  charges  pesantes,  les  mesares 
oppressives  dont  Napoléon  l'accablait  pour  en  faire  an 
des  instruments  de  ses  projets  ambitieux  ;    qu'elle  soof- 

(1)  Otta  lettre,  en  dat«  da  31  jaiUet  1805,  ml  trta  looinM;  M.  PvhUm 
B*eu  cite  que  quatre  lignes. 

(2)  Histoire  de  Cent  ans,  par  C.  Cantu,  T.  H,  t.  ttl. 

0 


386  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

frait  dans  ses  sentiments  religieux  ;  qu'elle  était  irritée 
surtout  contre  les  excès  de  la  conscription,  auxquels  la 
population  était  d'autant  plus  sensible  qu'elle  était  alors 
complètement  étrangère  aux  habitudes  militaires.  Le 
royaume  d'Italie  compta,  en  quatre  ans,  vingt-deux  mille 
conscrits  réfractaires  et  dix-huit  mille  déserteurs.  M. 
Pulitzer  nous  représente  le  Vice-Roi,  au  retour  de  la 
guerre  de  Russie,  accueilli  avec  enthousiasme,  salué  par 
la  joie  universelle,  «  acclamé  par  tout  un  peuple,  fier  de 
la  gloire  nouvellement  accrue  de  son  peuple  ».  Se  peut-il 
vraiment  qu'il  en  ait  été  ainsi?  La  garde  royale  italienne 
était  restée  tout  entière  sous  les  neiges  de  la  Russie.  Du 
reste  de  l'armée,  quelques  rares  débris  avaient  échappé. 
La  nation  tout  entière  était  en  deuil.  Le  sentiment  qui  la 
dominait  était  celui  que  le  grand  poète  Leopardi  allait 
traduire  bientôt  dans  son  Ode  à  Vltalie  : 

«  0  ma  patrie....  où  sont  tes  fils?  J'entends  un  bruit 
d'armes,  de  chars,  de  voix  et  de  timbales  ;  en  des  con- 
trées étrangères  combattent  tes  fils.  Ecoute,  Italie, 
écoute.  Je  vois,  ou  il  me  semble  voir,  un  flot  de  fantas- 
sins et  de  cavaliers,  de  la  fumée,  de  la  poussière,  la 
lueur  des  épées  comme  parmi  les  nuages  des  éclairs.  Ne 
prends-tu  pas  courage?  et  n'as-tu  pas  la  force  de  tourner 
tes  yeux  tremblants  vers  cet  événement  douteux  ?  Pour 
qui  combat  dans  ces  plaines  la  jeunesse  italienne? 
0  dieux  !  ô  dieux  !  C'est  pour  une  terre  étrangère  que 
combattent  les  épées  italiennes  !  0  malheureux  celui  qui 
à  la  guerre  a  été  tué,  non  pour  les  paternels  rivages,  ni 
pour  sa  pieuse  épouse,  ni  pour  ses  fils  chéris,  mais  de  la 
main  des  ennemis  d'autrui,  pour  une  nation  étrangère,  et 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  387 

qai  ne  peut  pas  dire  en  moarant  :  Douce  terre  natale  ! 
la  vie  que  tu  m'as  donnée,  voici  que  je  te  la  rends.  (I)  > 


V. 


S'il  ne  fut  pas  un  grand  roi,  Eugène  ne  fut  pas  davan- 
tage un  grand  capitaine.  M.  Pulitzer  célèbre,  en  toute 
rencontre,  ses  grands  talents  militaires,  et,  pour  un  peu, 
il  en  ferait  un  second  Napoléon.  Ici  encore,  il  y  a  une 
singulière  exagération.  J'en  donnerai  an  on  deux 
exemples. 

A  en  croire  son  historien,  à  part  la  défaite  de  Sacile, 
la  campagede  1809  n'aurait  été  pour  le  prince  Eugène, 
qu'une  suite  ininterrompue  de  triomphes,  dus  à  son  acti- 
vité, à  son  énergie',  à  la  promptitude  de  son  coup  d'oeil  et 
à  la  vigueur  de  ses  décisions .  Les  Souvenir;  du  mari* 
chai  Macdonald  nous  apprennent  ce  qu'il  en  faut  penser. 
Napoléon,  qui  ne  se  dissimulait  pas  l'insuffisance  de  son 
beau- fils  pour  diriger  une  armée,  avait  voulu  lui  donner 
un  guide  et  un  soutien.  Pour  cela  il  avait  fait  choix  da 
général  .Macdonald,  <  l'un  des  hommes  les  plus  intrépides 
qui  aient  paru  dans  nos  armées,  expérimenté,  manœu- 
vrier, froid,  sachant  se  faire  obéir  (2).  ^  Nominalement, 
le  Vice-Roi  restait  commandant  en  chef,  mais  il  consultait 
Macdonald  dans  toutes  les  circonstances  importantes.  Pai» 


(1)  Poétûs  et  (Euores  morale*  de  Ltopardi^  tradoitM  p»r  F.  A,  iAw» 
lard,  T.  I.  f.  m. 

(2)  Thiers,  BUtoirt  dm  OomulM  H  4»  FSmpirt.  T.  X,  p.  106. 


388  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

fois  cependant  il  lui  arrivait  de  vouloir  suivre  ses  pro- 
pres inspirations,  et  les  affaires  n'en  allaient  pas  mieux. 
Un  jour,  par  exemple,  comme  on  venait  d'exécuter,  de 
vive  force,  le  passage  de  la  Piave,  Macdonald  courut  au 
prince  et  lui  dit  :  «  Voyez-vous  l'aile  droite  de  l'ennemi 
qui  se  retire  précipitamment  ?  Je  vais  lui  couper  la  re- 
traite, et  ce  soir,  je  vous  fais  présent  de  mille  prisonniers. 
—  Mais  je  ne  vois  rien,  observa  le  Vice-Roi.  — N'a- 
percevez-vous pas  cette  immense  poussière  qui  rétro- 
grade? —  Oui.  —  Eh  bien  !  il  est  facile  de  juger  que 
c'est  une  retraite  prononcée.  Portez-vous  à  notre  gauche, 
faites  un  simulacre  d'attaque  pour  ralentir  ce  mouvement, 
pendant  que  je  vais  avancer  notre  droite  et  ébranler  no- 
tre centre.  »  Les  choses  étant  ainsi  convenues,  Eugène  fit 
commencer  le  mouvement  de  la  gauche,  mais  aussitôt 
quelques  coups  de  canon  l'arrêtèrent  et  il  donna  l'ordre 
également  de  s'arrêter,  au  centre  et  à  la  droite  où  se 
rendait  Macdonald.  «Etourdi  d'un  pareil  ordre,  écrit  ce 
dernier,  je  revins  au  centre  que  je  trouvai  arrêté  et  nous 
manquâmes  ainsi  notre  opération.  Je  cherchai  le  Vice-Roi 
que  je  rencontrai  enfin  ;  il  me  dit  que  l'ennemi  parais- 
sait vouloir  se  défendre  et  qu'il  ne  voulait  pas  compro- 
mettre l'armée,  qu'elle  en  avait  assez  fait,  et  que  d'ail- 
leurs la  soirée  était  trop  avancée .  J'eus  beau  lui  représen- 
ter que  les  coups  de  canon  qui  s'étaient  déjà  beaucoup 
ralentis  n'avaient  eu  d'autre  objet  que  de  couvrir  la  re- 
traite précipitée  de  l'aile  droite;  il  n'en  tint  aucun 
compte  (1).  » 

(1)  Souvenirs  du  maréchal  Macdonald,  p.  136  et  suivantes. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  389 

Chose  étrange  !  M.  Palitzer  a  trouvé  moyen  de  recon- 
ter cette  campagne  de  1809  en  Italie  sans  prononcer  une 
seule  fois  le  nom  de  Macdonald  ! 

Eugène,  n'était  en  somme,  qu'un  assez  médiocre  géné- 
ral. Il  était  très  brave,  mais,  suivant  le  mot  de  Thiers,  il 
«  n'était  résolu  qu'au  feu  (i).  ■  Dans  la  vie  civile,  il  était 
très  faible  et  manquait  souvent  de  caractère  et  de  dignité. 
On  le  vit  bien  lors  du  divorce  de  Napoléon  et  de  José- 
phine. Il  consentit,  lui  le  fils  de  Joséphine,  à  s'acquitter, 
en  cette  occasion,  de  son  rôle  d'archi-chancelier  d'Etal  de 
l'Empire.  11  signa  l'acte  de  divorce.  M.  Henri  Welschin- 
ger  qui  a  relevé  les  signatures  sur  l'original  conservé  dans 
l'armoire  de  fer  aux  Archives  nationales,  a  fait  la  remar- 
que suivante  :  <  Le  fils  de  Joséphine  a,  suivant  son  habi- 
tude, orne  son  nom,  fort  bien  écrit,  d'une  foule  de  traits 
savamment  enchevêtrés  (2).  >  Dans  la  séance  du  Sénat 
du  IG  décembre  1809,  après  que  M.  Regnaud  de  Saint- 
Jean  d'Angély  eut  donné  lecture  du  sénalus-consulie  con- 
sacrant le  divorce,  le  prince  Eugène  prit  la  parole,  et  pro- 
nonça un  discours  dans  lequel  il  développait  rimporf»'*"" 
des  moiifs  auxquels  obéissait  l'Empereur  en  repu 
l'impératrice  Joséphine. 

L'histoire  jugera  sévèrement  nne  telle  conduite,  qui 
souleva  l'indignation  des  contemporains.  L'opinion  publi- 
que l'accusa  c  de  danser  aux  funérailles  de  sa  mère  >.  Mu- 
sieurs  années  après,  dans  la  Biographie  det  Contetnpo- 
rains,  rédigée  pourtant  par  des  écrivains  bonapartistes,  oo 


(1)  Tom*  X,p.  203. 

(2)  Le  divorce  de  Napoléon^  ptr  lleori  WdMiriagw,  p.  45. 


390 


CAUSERIES  HISTORIQUES. 


lisait  ces  lignes,  auxquelles  il  est  difficile  de  ne  pas  sous- 
crire :  «  Le  prince  Eugène  vint  à  Paris,  non  seulement 
pour  assister  à  la  dissolution  du  mariage  de  Joséphine 
avec  Napoléon  et  aux  pompes  du  nouvel  hyménée,  mais 
encore  pour  être  l'exécuteur  des  volontés  de  l'Empereur. 
Chargé  de  notifier  au  Sénat  la  déchéance  de  sa  mère,  il 
y  développa  les  motifs  qui  décidaient  la  démarche  de  Na- 
poléon, et  en  fit  sentir  l'importance,  sans  laisser  aperce- 
voir aucun  des  sentiments  qui  devaient  l'agiter  intérieure- 
ment. Etait-ce  ambition  ?  Voyait-il,  dans  cette  obéissance 
aveugle,  un  moyen  d'arriver  plus  sûrement  au  trône,  évé- 
nement qu'il  entrevoyait  en  Italie  ?  Quoi  qu'il  en  soit,  sa 
conduite  fut  généralement  blâmée  à  Paris  (1).  » 

Si  sa  conduite  en  1809  et  en  1810  fut  généralement  — 
ou  plutôt  universellement  —  blâmée,  sa  conduite  en  1814 
a  donné  lieu  à  des  interprétations  diverses.  Sous  le  se- 
cond empire,  un  procès  retentissant  s'est  engagé  pour  sa- 
voir si  le  prince  Eugène  avait,  ou  non,  manqué  à  ses  de- 
voirs envers  Napoléon  et  envers  la  France.  Par  arrêt  de 
la  cour  impériale,  en  date  du  11  avril  1858,  il  a  été  dé- 
cidé que  les  accusations  portées  contre  le  Vice-Roi  étaient 
fausses  et  calomnieuses.  Mais  les  arrêts  de  justice  sont 
quelquefois  cassés  par  l'histoire.  La  question  d'ailleurs 
est  trop  grave  et  trop  délicate  pour  être  tranchée  en  quel- 
ques lignes.  Je  ne  la  traiterai  donc  pas  ici  et  me  bornerai 
à  dire  que,  même  après  le  plaidoyer  très  habile  et  très 
complet  de  M .  Pulitzer,  il  reste  encore  quelques  doutes 
dans  mon  esprit. 


(1)  Tomel.  p.  288. 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  391 

Ce  qui  est  certain,  en  tous  cas,  c'est  que  le  prince  Eu- 
gène, au  lieu  de  suivre  la  mauvaise  fortune  de  Napoléon, 
s'efTorça,  dès  qu'il  fut  tombé,  de  dégager  m  caose  de  la 
sienne  et  de  sauver  sa  couronne.  Dès  qu'il  apprit  l'abdi- 
cation de  Fontainebleau,  il  se  démit  du  commandement 
de  l'armée  française  et  adressa  à  ses  soldats  une  procla- 
mation dans  laquelle,  lui  qui  devait  tout  à  Napoléon,  il 
adhérait  au  gouvernement  des  Bourbons.  «  Soldats  fran- 
çais! disait-il,  de  longs  malheurs  ont  pesé  sur  notre  pa- 
trie. La  France,  cherchant  un  remède  à  ses  maux^  s'ett 
placée  sous  son  antique  égide.  Le  sentiment  de  ses  souf- 
frances s'efface  déjà  pour  elle  dans  l'espoir  du  repos,  si 
nécessaire  après  tant  d^ agitations...* 

Un  tel  langage,  dans  sa  bouche  était  au  moins  étrange; 
mais  ce  qui  suit  est  plus  étrange  encore  et  plus  signifi- 
catif, et  si  M.  Pulitzer  n'a  pas  cru  devoir  citer  cette  se- 
conde partie  de  la  proclamation  du  17  avril  1814,  ce  n'est 
sans  doute  pas  sans  motifs. 

La  proclamation  en  effet  continue  ainsi  : 

«  Soldats,  en  me  séparant  de  vous,  d'autres  devoirs  me 
restent  à  remplir. 

c  Un  peuple  bon,  généreux  et  fidèle  réclame  le  reste 
d'une  existence  qui  lui  est  consacrée  depuis  près  de  dix 
ans.  Je  ne  prétends  plus  disposer  de  moi-môme,  tant  que  je 
pourrai  m'occuper  de  son  bonheur,  qui  a  été  et  sera  l'ou- 
vrage de  toute  ma  vie. 

c  Soldats  français,  en  restant  au  milieu  de  ce  pettple, 
soyez  certains  que  je  n'oublierai  jamais  la  confiance  que 
vous  m'avez  témoignée  au  milieu  des  dangere  ainsi  qu'an 
milieu  des  circonstances  politiques  les  pins  ^i 


392  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

Mon  attachement  et  ma  reconnaissance  vous  suivront  par- 
tout, comme  l'estime  et  l'affection  du  peuple  Italien.  » 

Le  prince  Eugène  espérait  donc  conserver  la  couronne 
d'Italie,  au  prix  même  de  sa  dignité.  Quand  force  lui  fut 
d'y  renoncer,  il  se  rendit  en  Bavière;  mais  à  peine  arrivé, 
il  repartait  aussitôt  pour  Paris,  oîi  se  trouvaient  les  sou- 
verains alliés.  Il  allait  plaider  sa  cause  auprès  des  vain- 
queurs de  Napoléon  et  s'efforcer  d'obtenir  d'eux,  sinon  la 
conservation  de  son  trône,  bel  et  bien  perdu,  du  moins 
quelque  établissement  princier. 

Le  23  septembre  1814,  il  part  pour  Vienne  où  se  réunit 
le  congrès  et  où  il  va  travailler  à  se  ménager  la  bienveil- 
lance des  Alliés.  Gela  explique  pourquoi  il  ne  pourra  pas 
être  en  France  au  mois  de  mars  1813,  lorsque  Napoléon 
reviendra  à  Paris.  Ses  peines  et  soins  ne  furent  pas  com- 
plètement perdus.  Il  obtint  que  la  cour  de  Naples  lui  ver- 
sât cinq  millions  en  échange  des  possessions  territoriales 
(30,  000  âmes)  et  des  dotations  que  lui  avaient  obtenues 
les  puissances  en  Italie. 

Il  m'est  difficile  de  ne  pas  rapprocher  de  ces  faits  le  fait 
suivant  que  je  trouve  dans  les  Mémoires  de  M™®  Cavai- 
gnac.  Après  avoir  parlé  de  la  conduite  du  Vice-Roi  pen- 
dant les  premiers  mois  de  1814,  elle  ajoute  : 

«  Cette  conduite  d'Eugène  peut  expliquer  la  faveur  que 
sa  famille  et  lui  ont  trouvée  parmi  nos  ennemis...  Il  y  a 
un  an  ou  deux,  causant  avec  moi  et  ramenés  tous  deux 
sur  ce  sujet  par  notre  amour  pour  Napoléon,  M.  Bessières 
me  dit  que,  peu  auparavant,  ayant  raconté  le  fait  à 
M.  Emmanuel  Las  Cases,  celui-ci  s'était  écrié  :  —  «  Vous 
m'expliquez  aujourd'hui  ce  que  nous  ne  pouvions   com- 


CAUSERIES  HISTORIQUES.  393 

prendre  à  Sainte-Hélène  ;  un  mouvement  d'irritation,  de 
répulsion  sur  la  figure  de  l'empereur,  chaque  fois  qu'à 
Longwood  le  nom  d'Eugène  était  prononcé  devant  loi.  Il 
n'en  parlait  pas,  ne  s'en  plaignait  jamais,  lui  qui  ne  s'est 
plaint  de  personne  ;  mais  chaque  fois  qu'il  en  était  ques- 
tion, sa    physionomie  trahissait  ce  qu'il  éprouvait.  >  (1) 

Un  dernier  détail.  De  celui-là  fil.  Pulitzer  ne  dit  rien. 
Mais  pourquoi  nous  a-t-il  forcés  par  l'exagération  de  ses 
éloges,  â  montrer  le  revers  de  la  médaille? 

Les  économies  d'Eugène  pendant  sa  vice-royauté  mon- 
taient à  trente  millions  qu'il  emporta  en  se  retirant.  Ses 
dotations  italiennes  ou  les  indemnités  qu'il  reçut  pour 
elles,  les  créances  qu'il  recouvra  en  1814  dans  la  l/ombar- 
die,  sa  part  dans  l'héritage  de  sa  mère,  enfin  les  biens  de 
la  princesse  Auguste  lui  formèrent  un  revenu  de  six 
millions.  Le  chiffre  ne  laissait  pas  d'être  assez  joli  pour 
un  héros  de  roman.  Ce  qui  nous  le  gâte  un  peu,  ce  sont 
les  révélations  de  la  Biographie  des  Contemporains,  bio- 
graphie bonapartiste,  je  le  répète,  dont  l'article  sur  Eu- 
gène se  termine  par  ces  paroles  : 

«  Parmi  les  reproches  qu'on  a  adressés  au  prince 
Eugène,  le  plus  grave  selon  nous  et  peut-être  le  plus 
avéré,  est  celui  d'avoir  oublié  ce  qu'il  devait  à  la  pairie. 
Le  prince  Eugène  était,  pour  ainsi  dire,  le  fils  de  la  France; 
on  reportait  sur  lui  tout  l'intérêt  qu'avait  su  inspirer  son 
excellente  mère,  toute  l'alTection  que  ses  bienfaits  lui 
avaient  méritée.  Quelques  militaires  dont  il  avait  partagé 
les  travaux,  ou  qu'il  avait  conduits  à  la  victoire,  ne  voyant 

(1)  Mémoire»  d'une  inconnue,  p.  880. 


394  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

en  lui  qu'un  compagnon  d'armes  ou  un  chef  bien  aimé 
se  hasardaient  dans  des  temps  malheureux,  au  jour  de  la 
proscription,  à  aller  lui  demander,  non  pas  un  asile  hos- 
pitalier, mais  une  protection  qui  les  mît  à  l'abri  de  l'orage; 
on  a  dit  qu'il  leur  défendait  de  l'approcher  quand  ils  lui 
demandaient  une  audience,  et  qu'il  les  repoussait  dure- 
ment quand  ils  l'approchaient  sans  le  prévenir  ;  on  en 
cite  même  qui  se  brûlèrent  la  cervelle  pour  ne  pas  sur- 
vivre à  ce  qu'ils  appelaient  un  affront.  Ainsi  Eugène,  en 
quittant  le  sol  qui  l'avait  vu  naître,  était  donc  tombé  de 
la  hauteur  d'un  prince  français  au  niveau  d'un  homme 
ordinaire  (1)  ». 

M.  Albert  Pulitzer,  dont  l'ouvrage  est  d'ailleurs  si  inté- 
ressant, a  intitulé  son  volume  :  Une  Idylle  sous  Napo- 
léon i".  On  doit  voir  maintenant  pourquoi  il  ne  m'a  pas 
été  possible  de  donner  le  même  titre  à  cette  causerie. 


(1)  Tome  I,  p.  290. 


XIX. 

LA  VIE  EN  FRANCE   SOUS  LE  PREBŒR  EMPIRE  (1) 

I. 


Sous  le  premier  Empire,  il  y  avait  à  l'Ecole  militaire 
de  Fontainebleau  un  professeur  d'histoire  assez  original. 
Chargé  d'instruire  des  jeunes  gens  destinés  à  porter 
répaulette,  des  officiers  en  herbe  et  en  fleur  qui  ne 
rêvaient  que  champs  de  bataille,  combats  et  gloire  mili- 
taire, ce  singulier  professeur  faisait  état  de  mépriser 
profondément  ce  qu'il  appelait  VhUtoire-bataille.  U 
enseignait  à  ces  futurs  généraux,  à  ces  enthousiastes 
de  Napoléon,  que  la  véritable  histoire  avait  mieux  à 
faire  que  de  s'enrôler  à  la  suite  des  conquérants  et 
de  raconter  par  le  menu  leurs  victoires  et  leurs  défai- 
tes ;  qu'il  était  plus  intéressant  de  savoir  comment 
vivaient  nos  pères,  quelles  étaient  leurs  habitades, 
leurs  mœurs,  leurs  deuils  et  leurs  fêtes,  et  que  celui- 
là  serait  vraiment  l'historien  national,  qui  écrirait  l'his- 
toire des  Français  des  divers  états,  du  bourgeois  comme 
du  gentilhomme,   de  l'artisan  et  du  laboureur  comme 


(l)  Laviêen  Ptohm  «mm  U pnmUr  Bmpirt, pv \»yikoatmét  Arm; 
on  voloiD*  in-S*,  PIod,  Noarrit  H  C*. 


396 


CAUSERIES  HISTORIQUES. 


du  maréchal  de  France.  J'imagine  que  les  jeunes  élèves 
n'écoutaient  guère  le  bonhomme  (il  s'appelait  Alexis 
Monteil),  et  qu'ils  prêtaient  plutôt  l'oreille  au  bruit 
lointain  du  canon,  à  l'écho  des  bulletins  de  la  Grande- 
Armée.  L'Empereur  fut-il  informé  de  l'étrange  ensei- 
gnement qui  se  donnait  dans  son  Ecole?  Toujours  est- 
il  qu'au  bout  de  peu  de  temps,  le  professeur  dut  des- 
cendre de  sa  chaire  et  fut  envoyé,  comme  bibliothé- 
caire archiviste,  à  l'Ecole  de  Saint-Cyr.  Le  démolisseur 
de  \' hisloire-bataille  eut  donc  cette  bizarre  fortune  (il 
n'en  eut  guère  jamais  d'autre)  d'être  attaché  successive- 
ment à  nos  deux  grandes  Ecoles  militaires.  C'est  là  qu'il 
commença  les  longues  et  patientes  recherches  qui  en  ont 
fait  un  des  principaux  érudits  de  ce  siècle.  La  Révolu- 
tion avait  jeté  au  feu,  dispersé  au  vent  des  milliers  et  des 
milliers  de  titres,  de  chartes  et  de  parchemins.  Tout 
cependant  n'avait  pas  été  détruit.  Des  débris,  des  frag- 
ments épars  se  pouvaient  retrouver.  Alexis  Monteil  s'atta- 
cha à  ces  restes,  à  ces  papiers  lacérés,  comme  tant  d'au- 
tres moins  désintéressés,  s'étaient  attachés  aux  maisons 
et  aux  terres  mêmes  des  victimes  de  la  Révolution. 
A  l'aide  de  ces  vieux  papiers,  il  a  écrit,  en  dix  volumes, 
ï Histoire  des  Français  des  divers  états  aux  cinq  derniers 
siècles  (1).  C'est  la  peinture  de  toutes  les  classes  de  la 
société,  étudiées  dans  leurs  habitudes,  leurs  mœurs, 
leurs  travaux,  dans  les  changements  de  condition  qui 
ont  marqué  leur  existence  aux  différents  siècles. 

Comment  vivait-on  au   XV  siècle?  C'est  la  question 


(1)  Lea  dix  volumes  dti  Moatâil  parurent  de  1827  à  1844. 


CAUSEUIES  HISTORIQUES.  TffJ 

que  le  bon  Monteil  se  posait  sous  Napoléon.  El  voiU 
qu'aujourd'hui  un  autre  chercheur,  un  aimable  et  cons- 
ciencieux érudii,  M.  le  vicomte  de  Broc,  se  pose  à  ton 
tour  cette  question  :  Comment  invait-on  en  France  mous 
le  premier  Empire  ? 

Son  livre  n'est  point  une  œuvre  de  circonstance  inspi- 
rée par  la  vogue  qui  s'attache  en  ce  moment  aux  hom- 
mes et  aux  choses  de  l'époque  impériale.  Ni  Madame 
Sans  Gêne,  ni  M.  Victorien  Sardou  n'y  sont  pour  rien. 
Voilà  déjà  bien  des  années  que  l'auteur  a  entrepris  de 
nous  faire  connaître  la  société  et  la  vie  d'autrefois.  Seu- 
lement il  n'est  pas  remonté  comme  Alexis  .Monteil,  jus- 
qu'au XV*  siècle.  11  a  pris  le  XVIIP  comme  point  de  dé- 
part de  ses  études,  et  il  nous  a  donné  d'abord  un  tableau 
de  la  France  sous  V ancien  régime,  qui  lui  a  valu  une  des 
plus  hautes  récompenses  de  l'Académie  française,  le 
second  prix  Gobert.  La  France  pendant  la  Révolution  lui 
a  été  l'occasion  d'un  nouveau  travail.  Après  avoir  montré 
comment  on  vivait  —  et  comment  on  mourait  à  cette  épo* 
que,  à  l'intérieur,  il  a  retracé,  d'après  les  lettres  et  les 
Souvenirs  de  la  marquise  de  Falaiseau,  l'existence  des 
Français  émigrés  de  1192  à  1800.  Le  moment  était  donc 
venu  pour  lui  de  peindre  la  vie  en  France  sous  le  Consu- 
lat et  le  premier  Empire,  de  1800  à  1815. 


II. 


Une  chose  frappe  tout  d'abord  dans  ce  livre  de  M.  le 
vicomte  de  Broc. 


398  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

Dans  un  de  ses  récits  de  voyage,  Théophile  Gautier,  se 
trouvant  en  vue  de  la  Corse,  dit  ceci  :  «  Ce  serait  peut- 
être  ici  le  lieu  de  placer  un  morceau  brillant  sur  Napo- 
léon... »  Et  ce  morceau  brillant,  il  a  bien  soin  de  ne  pas 
l'écrire.  De  même,  M.  de  Broc,  composant  un  livre  sur 
l'Empire,  a  résisté  à  la  tentation  de  parler  de  batailles  et 
de  victoires  ;  je  crois  bien  qu'il  n'a  pas  même  prononcé 
les  noms  d'Austerlitz  et  de  Wagrara .  Il  s'est  renfermé 
dans  son  sujet,  et  il  n'a  peint  que  la  France  intérieure, 
sans  se  laisser  jamais  entraîner  au  delà  de  la  frontière. 
Napoléon  et  les  hommes  de  son  temps  revivent  dans  son 
ouvrage,  non  plus  à  l'armée,  à  la  guerre,  mais  dans  leurs 
foyers,  leur  vie  intime,  leur  rôle  individuel  et  social,  avec 
leurs  sentiments,  leurs  habitudes,  leurs  opinions .  Pas  un 
seul  instant  il  n'a  oublié  qu'il  écrivait,  non  l'histoire  du 
Consulat  et  de  l'Empire,  mais  l'histoire  des  institutions  et 
de  la  société  en  France,  à  l'époque  napoléonienne. 

Si  l'auteur  mérite  des  éloges  pour  n'avoir  pas  excédé 
son  cadre,  il  doit  être  aussi  loué  pour  l'avoir  rempli  tout 
entier.  MM.  Edmond  et  Jules  de  Concourt  ont  publié,  en 
18S4  et  1853,  deux  volumes  qui  sont  assurément  le  meil- 
leur de  leur  œuvre,  l'Histoire  de  la  Société  française 
pendant  la  Révolution  et  sous  le  Directoire.  C'est  un  livre 
d'une  réelle  valeur,  tout  plein  de  détails  précieux  et  de 
curieuses  trouvailles.  Seulement,  on  se  perd  au  milieu  de 
ces  détails,  de  ces  menus  faits,  que  rien  ne  rattache  les 
uns  aux  autres  et  qui  se  succèdent  un  peu  trop  à  l'aven- 
ture. La  moisson  est  abondante,  la  plus  riche  du  monde; 
mais  nos  deux  auteurs,  ravis  et  comme  éblouis  de  tout 
ce  qu'ils  ont  récolté,  n'ont  pas  pris  la  peine  de  lier  le  urs 


CAUSBRBS  HISTORIQUES.  9M> 

épis  et  de  nouer  leurs  gerbes.  Ainsi  n'a  pas  fait  M.  de 
Broc.  11  ne  s'est  pas  borné  à  réunir  une  foule  de  faits  ei 
de  détails,  il  les  a  groupés  avec  soin,  classés  avec  mé- 
thode. Avant  de  peindre  la  physionomie  de  Paris,  de  1800 
à  1815,  les  salons,  les  spectacles,  le  luxe  et  la  mode,  la 
vie  mondaine  et  la  vie  intellectuelle  ;  avant  d'introduire  et 
de  faire  mouvoir  devant  nous  les  acteurs,  il  a  reconstitué 
le  théâtre.  11  a  cru,  avec  raison,  qu'il  était  tout  d'abord 
nécessaire  de  nous  faire  voir  comment  un  ordre  nouveau, 
une  législation  régulière  avaient  remplacé  l'arbitraire  eC 
la  confusion  d'une  ère  démagogique  ;  comment  Paris  e( 
les  départements  avaient  retrouvé  l'ordre  et  la  sécurité  , 
comment  enfin  des  institutions  nouvelles  avaient  donné 
naissance  à  de  nouvelles  idées  et  à  de  nouvelles  mœurs. 

De  là,  dans  l'ouvrage  de  M.  de  Broc,  toute  une  pre> 
mière  partie  consacrée  à  l'œuvre  du  Consulat,  puis  à  la 
Constitution  et  au  fonctionnement  de  l'Empire.  Dans  une 
série  de  chapitres,  très  étudiés,  l'auteur  passe  successive- 
ment en  revue  la  cour  impériale,  l'éducation,  le  milita- 
risme, la  police,  la  liberté  individuelle,  la  liberté  reli- 
gieuse, les  journaux,  les  livres  et  la  censure. 

Dans  cette  première  partie,  M .  de  Broc  a  fait  œuvre 
d'historien  plutôt  que  de  chroniqueur.  Sealemeal  ici  l'his* 
toire,  bien  que  sérieuse  et  grave,  contrôlée  avec  soin  el 
puisée  aux  sources,  n'a  rien  de  sévère  et  d'apprèlé.  Ni 
les  pièces  d'archives,  ni  les  dates,  ni  les  ehiSrae  mèoie 
n'y  font  défaut,  mais,  en  même  tempe  les  aoeodolas,  les 
détails  caractéristiques  y  abondeot.  Les  meons  détails  y 
font  bon  ménage  avec  les  textes  législatifs.  J'ai  un  faible, 
—  et  mes  lecteurs,   hélas  !  ne  le  savent  qae   trop,  — 


400  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

j'ai  un  faible  pour  ces  menus  détails.  C'est  pourquoi  l'on 
nie  pardonnera  d'en  ajouter  ici  quelques-uns  à  ceux  que 
M.  de  Broc  a  recueillis. 


III. 


Dans  son  chapitre,  si  curieux  du  reste,  sur  la  cour 
impériale,  M.  de  Broc  n'a  rien  dit,  ou  fort  peu  de  chose, 
de  la  souplesse  des  nouveaux  courtisans,  de  ces  excès 
d'adulation,  d'autant  plus  choquants  qu'ils  se  produisaient 
au  lendemain  d'une  révolution  faite  au  nom  de  l'égalité. 
En  voici  un  exemple  qui  atteste  d'ailleurs  chez  celui  qui 
en  fut  le  héros  plus  de  candeur  que  de  calcul.  Je  cite  cette 
anecdote,  parce  qu'elle  est  assez  amusante  et  montre  bien 
au  milieu  de  quelle  atmosphère  adulatrice  vivait  Napo- 
léon. 

Au  lendemain  de  la  proclamation  de  l'Empire,  tous 
les  corps  de  l'Etat  s'empressèrent  d'aller  féliciter  le  nou- 
veau Maître.  Lorsque  l'Institut  lui  fut  présenté,  il  adressa 
d'abord  la  parole  à  quelques  académiciens  qu'il  connais- 
sait, puis  s'arrétant  près  de  M .  Ameilhon,  membre  de  la 
troisième  classe  (1)  et  continuateur  de  ï Histoire  du  Bas- 
Empire,  de  Lebeau,  voici  le  colloque  qui  s'établit  entre 
eux  :  «  —  Ah  !  vous  êtes  monsieur  Ancillon?  —  Oui, 
sire,  Ameilhon.  —  Vous  avez  continué  l'Histoire  romaine 
de  Lebon?  —  Oui,  sire,  de  Lebeau.  —  Oui,  oui,  de 
Lebeau....  jusqu'à  la  prise  de  Constantinople  par  les  Ara- 

(1)  Âujourd'hai  rAcadémie  des  loscriptious  et  Belles-Lettres. 


CAUSBRIBS  H18T0BJQUIS.  401 

bes?  —  Oai,  sire,  par  les  Turcs.  —  Sans  doute,  par  les 
Turcs....  en  1449?  — Oui,  sire,  en  1453.  —En  1453. 
c'est  cela.»  Puis  l'Empereur  passant  à  un  autre,  M.  Aroeil- 
bon  se  retourne  et  dit  à  ses  voisins  :  «  C'est  incroyable  ! 
il  sait  tout,  il  se  souvient  de  tout,  on  ne  peut  rien  lui 
apprendre  (l).  » 

M.  de  Broc  consacre  quelques  lignes  seulement  au 
Corps  législatif.  Le  sujet  comportait  peut-être  davantage. 
Si  eiïacé  que  fût  son  rôle,  il  mérite  cependant  qu'on  s'y 
arrête,  ne  serait-ce  que  pour  constater  son  efTacement. 
Ici  encore,  je  trouve  dans  les  Souvenirs  de  M.  Roger  une 
anecdote  qui  fait  bien  voir  le  peu  qu'était  un  député  aux 
yeux  de  Napoléon. 

Le  15  juillet  i809,  M.  Roger  et  son  ami  M.  Creuzé  de 
Lesser  avaient  fait  représenter  au  ThéAtre  Français,  une 
comédie  en  trois  actes  et  en  prose,  la  Revanche.  Bien  que 
le  succès  en  eût  été  grand,  ils  n'avaient  cru  devoir  se 
faire  nommer  ni  au  théâtre  ni  sur  l'afTiche.  A  son  retour 
de  Wagram,  Napoléon  voulut  voir  la  pièce;  il  la  fit  jouer 
à  Fontainebleau  et  s'en  amusa  beaucoup.  «  —  Ce  qui  m'a 
plu  davantage  dans  la  pièce,  dit-il  à  H.  de  Fontanes, 
c'est  que  la  dignité  royale  n'y  est  jamais  compromise, 
bien  qu'on  la  croie  à  chaque  instant  au  moment  de  l'être. 
Quel  est  l'auteur  ?  —  Us  sont  deux.  —  Pourquoi  donc 

(1)  Œuvrt»  divtrtt*  i*  M.  Roçtr,  de  tAMi^it  ^mçaitt,  T.  I. 
p.  222.  «  J  ëcriTU.  dit  M.  Rogw.  o»  fari«B  ooOoqM  1»  Joar  bém  mw 
U  dir«ction  du  v^ridiqae  Âodmaz.  >  Andriwn  êmMM  à  ramAkmnê  impé- 
riale en  M  qualiW  d«  mambr*  à»  U  Mcood*  oImm  &•  TlaMM  (amov- 

dliui  r  Acad^flùa  (noçaiM). 


402  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

ont-ils  gardé  l'anonyme  ?  —  Je  l'ignore.  C'est  peut-être 
parce  qu'ils  sont  tous  deux  membres  du  Corps  législa- 
tif (1).  —  Belle  raison!  est-ce  que  j'ai  défendu  aux  mem- 
bres de  ce  corps  d'avoir  de  V esprit  ?  Qu'ont-ils  de  mieux 
à  faire?  n  ont-ils  point  par  hasard  assez  de  loisir  ?  En- 
fin, leurs  noms?  —  MM.  Creuzé  et  Roger.  —  Ah!.... 
eh  bien  !  c'est  égal,  leur  pièce  est  jolie  et  je  la  reverrai 
avec  plaisir.  » 

Si  docile  que  fût  le  Corps  législatif,  Napoléon  ne  l'ai- 
mait point.  Il  prévoyait  sans  doute  qu'un  jour  viendrait 
oîi  ces  députés  muets  parleraient  enfin,  et  où,  parlassent- 
ils  à  voix  basse,  leur  voix  serait  entendue  dans  le  silence 
de  l'Empire.  Alors  que  sa  puissance  était  à  son  apogée, 
en  1808,  le  jour  de  la  séance  d'ouverture,  M.  Roger  fit 
partie  de  la  grande  députation.  Placé  tout  près  de  son 
président,  M.  de  Fontanes,  il  l'entendit  qui,  saisissant  un 
moment  de  repos,  disait  à  demi-voix  à  l'Empereur  : 
«  Sire,  ils  sont  tous  bons.  —  Oh  !  (lui  fut-il  répondu  sur- 
le-champ,)  je  n'aurais  qu'à  leur  lâcher  la  parole,  nous 
en  verrions  de  belles  !  Mes  cinq  cent  mille  hommes  ne 
suffiraient  pas  pour  me  défendre  (2).  » 

Sur  les  journaux,  les  livres  et  la  censure,  M.  de  Broc 
a  un  chapitre  très  complet,  et  pour  ma  part,  je  ne  verrais 
guère  à  y  ajouter.  Cependant,  puisque  j'ai  rouvert  les 
Souvenirs  de  M.  Roger,  j'en  détacherai  une  dernière 
anecdote,  qui  prouve  que  la  censure  impériale  avait  l'œil  à 


(1)  M.  Roger  était   député  de  la  Haute-Marne  et  M.  Creuzé  de  Saône- 
et-Loire. 

(2)  Roger,  T.  1,  p.  390. 


CAi:SEIUES  HISTORIQUES.  403 

tout.  En  même  temps  qu'elle  fait  mettre  au  pilon  VAUema- 
gneàe  M^'de  Staël,  elle  cherche  noise  à  VAlmanach  de  ce 
pauvre  Mathieu  Laënsberg.  Le  brave  homme  qui  le  rédi- 
geait avait,  six  mois  d'avance,  composé  son  almanach  de 
1812,  avec  tout  l'art  et  toute  la  science  dont  il  était  capa- 
ble. Il  envoie  l'épreuve  au  directeur-général  de  la  librai- 
rie,  M.  de  Pommereul,  qui  ne  lui  répond  point.  Pressé 
par  le  temps  (car  le  1*'  janvier  approchait),  il  arrive  de 
Liège  à  Paris  et  va  trouver  son  censeur.  Pendant  huit 
grands  jours,  porte  close  ;  il  entre  enfin.  <  Vous  êtes 
bien  hardi,  lui  dit  le  directeur,  de  vous  présenter  devant 
moi  !  —  Mais,  monsieur,  il  y  a  trois  mois  au  moins  que 
mon  almanach  est  soumis  à  votre  approbation,  et  j'ai  cru.. 

—  Votre  almanach  !  je  l'ai  lu  et  je  ne  l'approuverai 
point.  —  Oserais-je,  monsieur,  vous  demander  pourquoi? 

—  Pourquoi  ?  Je  veux  bien  vous  le  dire;  parce  que  vous 
avez  eu  l'insolence  d'y  pronostiquer  une  peste  à  Paris. 
A  Paris  !  étes-vous  fou  ?  à  Paris,  capitale  de  l'Empire  et 
résidence  impériale  !  Prophète  de  malheur  !  Vous  voulez- 
donc  que  l'Empereur  meure  de  la  peste?  —  A  Dieu  ne 
plaise,  monsieur  !  et  si  ce  n'est  que  cela  qui  vous  fait  re* 
tenir  mon  almanach,  je  puis  h  la  rigueur  placer  ma  peste 
à  Madrid.  —  A  Madrid,  où  règne  un  frère  de  l'Empe- 
reur !  —  Eh  bien  !  monsieur,  à  Milan.  —  A  Milan,  ville 
libre  et  impériale  !  capitale  du  royaume  d'Italie  !  Y  pen- 
sez-vous? —  Eh  bien  !  monsieur,  à  Rome.  —  Malheu- 
reux, c'est  bien  pis  !  Oubliez-vous  que  Rome  a  un  roi  ao 
lieu  d'un  Pape,  et  que  ce  roi  est  le  fils  de  l'Empereur?  — 
.Mais,  monsieur,  où  voulez-vous  donc  que  je  place  ma  pau- 
vre peste,  car  enfin  il  m'en  faut  une,  et  mon  almanach  ne 


404  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

peut  s'en  passer  ?  —  Il  s'en  passera  à  moins  que  vous 
m'envoyiez  votre  peste  en  Angleterre...  (1)  »  —  Et  voilà 
comment  les  Anglais,  en  1812,  se  virent  menacés,  par  le 
grand  'prophète,  d'une  peste  affreuse....  qui  fît  cepen- 
dant moins  de  victimes  que  l'expédition  de  Russie. 

Cette  expédition  m'amène  à  parler  d'un  épisode  de 
presse,  qui  montre  mieux  peut-être  qu'aucun  autre  ce 
qu'étaient  en  réalité  les  journaux  sous  l'Empire  et  com- 
ment la  police  et  les  censeurs  savaient  en  jouer,  M.  le 
vicomte  de  Broc  n'ayant  pas  parlé  de  cet  épisode,  j'en 
dirai  un  mot. 

C'était  à  la  fin  de  1812.  La  fortune  de  la  France  était 
engagée  dans  une  entreprise  gigantesque  et  folle  ;  nos 
soldats  tombaient  par  centaines  de  mille  à  trois  cents 
lieues  des  frontières  navales  ;  des  désastres  sans  exemple 
préparaient  la  chute  du  dominateur  de  l'Europe  ;  un  voile 
funèbre  eût  dû  couvrir  la  capitale  en  deuil,  et  Paris,  abusé 
par  des  bulletins  officiels,  oîi  la  vérité  était  soigneuse- 
ment dissimulée,  à  ce  point  que,  la  veille  même  du  jour 
où  il  devint  nécessaire  aux  projets  de  Napoléon  de  la 
faire  connaître,  la  veille  de  cette  sombre  journée  du 
18  décembre  1812,  où  éclata  comme  un  coup  de  foudre 
la  publication  du  vingt-neuvième  bulletin,  il  était  permis 
de  croire  que  notre  armée  toujours  victorieuse,  n'avait 
éprouvé  que  des  pertes  insignifiantes  et  que  seule  l'armée 
russe  était  détruite,  —  Paris  trompé  ne  s'occupait  guère 
que  des  querelles  de  théâtre.  Un  écrivain  jusqu'alors 
inconnu,  Damaze  de  Raymond,  avait  été  introduit  dans  la 

(i)  Roger,  T.  I,  p.  387. 


CAUSERIES  HISTORIgU  ».  M» 

rédaction  du  Journal  de  V Empire,  au  mcroent   même  où 
commençait  la  campagne  de  Hussic.  Il  y  pn' *  rie 

théâtre  et  les  acteurs,  sur  l'institut  et  les  atu rn. 

des  lettres  violentes,  remplies  de   personnalités  <!•     ! 
à  mettre  le  feu  aux  poudres.  Chacune  de  ces  lelti 
citait  des  querelles  et  des  scandales.  «  Il  faut  avoir  vccu 

dans  ce  temps-là,  dit  la  Biographie  universelle,   ; •    -• 

figurer  quel  intérêt  le  public  attachait  à  ces  qi. 
qui  nous  paraissent  aujourd'hui  si  frivoles...  Chaque 
nouvelle  lettre  de  Damaze  de  Raymond  donnait  lieu  h  quel- 
ques réponses  dans  son  journal,  et  cette  polémique  reten> 
tissait  dans  les  autres  feuilles  quotidiennes  et  périodiques. 
Les  agents  de  la  police  littéraire,  préposés  à  chaque  jour- 
nal, avaient  à  cet  égard  leurs  instructions  qu'ils  accom- 
plissaient avec  un  tact  merveilleux.  On  peut  donc  même 
affirmer  que  si  Damaze  de  Raymond  n'avait  pas  été  Pins» 
trument  d'un  pouvoir  auquel  rien  ne  résistait,  on  n'eût 
point  toléré  ses  licences  et  ses  incartades  dans  un  journal 
aussi  grave  et  aussi  accrédité  que  l'était  le  Journal  de 
l'Empire  ;  »  et  l'écrivain  de  la  Biographie  universelle 
conclut  en  ces  termes  :  c  L'histoire  n'oubliera  pas  qoe, 
lorsque  de  si  frivoles  intérêts  occupaient  les  modernes 
Athéniens,  la  puissance  et  les  enfants  de  la  France  a'abf- 
maient  dans  les  steppes  de  la  Russie.  Damaie  de  Raymond 
et  ses  antagonistes  étaient  pour  la  police  littéraire  de 
Napoléon  le  conte  de  Cébès,  le  chien  d'Alcibiade  (I).  > 


(1)  SioyrapM*  tmi^rMlU.  V.  DwaaM  d«  lUTBoad,  T.  Z  d*  b 
xièaM  Mitioo. 


406  CAUSERIES  HISTORIQUES. 


IV. 


La  deuxième  partie  de  l'ouvrage  de  M.  de  Broc,  con- 
sacrée plus  spécialement  à  peindre  la  vie  sous  l'Empire  à 
Paris  et  en  province,  est  une  suite  de  vives  esquisses,  de 
tableaux  piquants,  qui  rendent  la  physionomie  du  temps. 
Paris  y  occupe  naturellement  la  première  place.  M.  le 
vicomte  de  Broc  en  a  très  bien  décrit  les  aspects  chan- 
geants pendant  ces  quinze  années  qui  vont  du  18  bru- 
maire à  Waterloo.  Pour  y  arriver,  besoin  était  qu'il 
entrât  dans  une  infinité  de  détails,  et  il  n'y  a  pas  manqué. 
Les  historiens  ne  lui  apprenaient  rien  de  tout  ce  qui  lui 
était  nécessaire  pour  mener  à  bien  son  entreprise;  il 
s'est  adressé  aux  auteurs  de  Mémoires;  il  a  surtout  fait 
état  de  ces  petites  brochures,  de  ces  chroniques  et  de  ces 
Tableaux  du  moment,  qui  passent  d'ordinaire  inaperçus 
lorsqu'ils  paraissent,  et  qui,  au  bout  d'un  siècle,  devien- 
nent des  témoignages  précieux  entre  tous  et  nous  en 
apprennent  souvent  plus  long  que  les  pièces  d'archives  et 
les  documents  de  chancelleries.  Nombreux  sont  les  écrits  ^ 

de  ce  genre  que  M,  le  vicomte  de  Broc  est  parvenu  à  réu- 
nir et  où  il  a  puisé  des  renseignements  exacts  et  précis. 
Voici  la  liste  des  principaux,  par  ordre  de  date  :  Tableau 
de  Paris  en  l'an  VIII  (anonyme).  —  Encore  un  tableau  de 


% 


CAUSERIES  lilSTORlUUKS.  407 

Paris,  par  Henrion,  an  VIII.  —  Paris  à  ta  fin  du  X  Vt/f 
siècle,  par  J.-B.  Pajoulx.  —  Paris  et  ses  moiles,  ou  les 
Soirées  parisiennes,  par  L"*,  1803.  —  Lettres  d'un 
Mameluck,  ou  Tableau  moral  et  critique  de  quetquet 
parties  des  mœurs  de  Paris,  par  Josepli  Lavailée,  1803.  — 
Souvenirs  de  Paris  en  IftOi,  par  Kotzebue,  traduits  par 
Pixérécourt,  1805.  —  Paris  as  it  tvas  and  as  it  is  (ano- 
nyme), 1806.  —  liecolleclions  of  Paris,  in  the  yeart 
i802-lH05,  par  J.  Pinkerton,  1806.  —  Avaiture*  pari- 
siennes avant  et  après  la  dévolution,  par  Nougaret,  1808. 
—  Les  Soirées  d'hiver  au  faubourg  Saint-Germain,  par 
Baudry  des  Lozières,  1809.  —  Lettres  sur  Paris  en 
1806-1807,  par  M*",  1809.  —  Paris  dans  le  XLV  siè- 
cle ou  liéflexions  d'un  observateur,  par  Pierre  Jouliaud, 
1809.  —  Les  personnages  célèbres  dans  les  rues  de  Paris, 
par  J.-B.  Gouriet(18il). 

De  ces  différents  écrits,  M.  le  vicomte  de  Broc  a  tiré 
un  parti  excellent.  Je  puis  cependant  lui  signaler  un  ra- 
rissime  volume,  paru  en  1807,  et  dans  lequel  il  trouvera 
encore  à  glaner.  Il  a  pour  titre  le  Pariseum,  ou  Tableam 
actuel  de  Paris,  par  J.-F.-C.  Blanvillain,  un  volume  de 
419  pages  de  petit  texte. 

Un  tableau  de  Paris,  qui  emiirasse  une  période  de 
quinze  années  et  qui  comprend,  non  seulement  la  physio- 
nomie extérieure  de  la  grande  ville,  mais  encore  la  vie 
mondaine  et  intellectuelle,  la  rue  et  les  salons,  les  cafés, 
les  restaurants,  les  spectacles,  un  tel  tableaa  ne  saarait 
jamais  être  complet.  En  pareil  sujet,  les  Itcones  sont 
inévitables.  J'en  signalerai  quelques-unes  aa  savant  et 
spirituel  auteur  de  ta  Vie  en  Fnmee  tout  te  premier 


408 


CAUSERIES  HISTORIQUES. 


Empire,  non  sans  doule  que  les  détails,  les  menus  faits 
que  je  vais  rappeler  aient  une  sérieuse  importance,  mais 
parce  que  j'aime,  quand  un  livre  m'intéresse,  comme 
c'est  ici  le  cas,  à  y  coudre  quelques  notes  et  à  les  sou- 
mettre à  l'auteur,  dont  j'ai  le  plaisir  d'être  ainsi,  pour 
un  instant,  le  collaborateur. 

Un  des  plus  agréables  chapitres  du  livre  a  pour  titre  : 
le  luxe  et  la  mode.  Il  me  semble  bien  que  dans  ce  cha- 
pitre auraient  dû  trouver  place  les  détails  que  la  duchesse 
d'Abrantès  nous  donne  dans  ses  Mémoires,  sur  sa  cor- 
beille de  mariage.  On  était  aux  premiers  jours  du  Con- 
sulat, au  mois  d'octobre  1800.  Cette  corbeille  de  mariage 
fut,  à  sa  date,  tout  un  événement.  Ce  fut  Bonaparte  lui- 
même  qui  en  fit  les  frais  ;  Junot,  le  fiancé  de  la  future 
duchesse,  était  alors  son  aide  de  camp.  M"*®  d'Abrantès 
décrit  sa  corbeille  et  son  trousseau  avec  une  complaisance 
qu'elle  ne  cherche  nullement  à  dissimuler,  et  elle  a  bien 
raison.  «  Les  préparatifs  du  mariage,  dit-elle,  se  firent 
avec  une  grande  rapidité.  Mademoiselle  L'Oliva  et  made- 
moiselle Debeuvry,  lingères  alors  en  vogue,  furent  char- 
gées de  mon  trousseau .  Junol  leur  flt  également  faire  la 
corbeille,  et  mesdames  Germon  et  Leroy  furent  chargées 
des  robes  et  des  chapeaux;  Foncier  monta  les  diamants... 
C'était  dans  cette  corbeille  que  se  trouvèrent  les  châles 
de  cachemire,  les  voiles  de  points  d'Angleterre,  les  gar- 
nitures de  robe  en  point  à  l'aiguille  et  en  point  de  Bruxel- 
les, ainsi  qu'en  blonde  pour  l'été.  Il  y  avait  aussi  des 
robes  de  blonde  blanche  et  de  dentelles  noires,  des  pièces 
de  mousseline  de  l'Inde,  des  pièces  de  velours,  des  étof- 
fes turques  que  le  général  avait  rapportées  d'Egypte,  des 


CAUSER1B8  HISTOIUQUBS.  i09 

robes  de  bal  pour  une  mariée,  une  robe  de  présentation, 
des  robes  de  mousseline  de  l'Inde  brodées  en  lames  d'ar- 
gent, et  puis  des  fleurs  de  chez  madame  Houx;  det 
rubans  de  toutes  les  largeurs,  de  toutes  les  couleurs  ;  des 
sacs,  des  éventails,  des  gaots,  des  esseooes  de  Forgeon, 
de  Hiban,  des  sachets  de  peau  d'Espagne  et  d*herbes  de 
Montpellier  :  enOn,  rien  n'était  oublié....  Nous  étions 
dans  le  mois  d'octobre  (1800).  Mon  mariage  était  définiti- 
vement fixé  au  30.  Le  général  Junot  courait  toute  la  mati- 
née, puis  venait  à  l'heure  du  diner,  ayant  sa  voiture  on 
son  cabriolet  rempli  de  dessins,  d'échantillons  et  d'une 
foule  de  bagatelles  du  magasin  de  Sikes  et  du  Petit  Dun- 
kerqne,  pour  ma  mère  et  pour  moi;  et  n'oubliant  surtout 
jamais  le  bouquet  (]u*il  n'a  pas  cessé  on  seul  jour  de 
m'apporter  depuis  le  jour  où  je  lui  fus  accordée  jusqu'à 
celui  de  mon  mariage.  C'était  madame  Bernard,  la  fa- 
meuse bouquetière  de  l'Opéra,  qui  montait  ces  bouquets 
avec  un  art  admirable,  dans  lequel  on  a  bien  pu  lui  suc- 
céder, mais  qu'elle  a  la  gloire  d'avoir  fondé.  > 

Cette  corbeille  était  tout  un  poème.  Ne  signifiait-elle  pas 
que  la  Révolution  était  finie,  au  moins  pour  un  temps,  et 
que  l'on  entrait  dans  une  ère  nouvelle  ?  N'est-elle  pas 
charmante,  d'ailleurs,  cette  descripCioDOÙ  revit  tout  oo  pe- 
tit côté  du  Paris  élégant  de  l'époque  du  Consulat,  cette 
page  où  sont  piqués  avec  des  épingles,  comme  des  papil- 
lons dans  une  vitrine,  les  nom*  des  Ungères,  des  tailleu- 
ses,  des  modistes,  des  parfumeurs,  des  bouquetières  d'ao- 
tan  ?  Ce  qui  suit  serait  également  tout  à  bit  è  sa  plaoe 
dans  un  chapitre  sur  la  mode  et  le  luxe  :  «  Je  sois  entrée 
dans  ces   détails,   continoe  Madame  d'Abraoïès,  parce 


410  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

qu'à  l'époque  de  mon  mariage  c'était  une  fort  grande 
rareté  qu'une  corbeille  et  un  trousseau  faits  de  cette  maniè- 
re. Depuis  la  Révolution,  ce  fut  au  mariage  de  Mademoi- 
selle de  Doudeauville  avec  M.  Pierre  de  Rastignac,  que 
pour  la  première  fois,  on  vit  reparaître  les  anciens  usages 
dans  la  façon  de  présenter  la  corbeille  et  de  signer  le 
contrat.  Après,  il  y  eut  un  intervalle.  Madame  Murât  (1) 
en  se  mariant  eut  une  fort  belle  corbeille,  un  beau  trous- 
seau ;  mais,  comme  je  me  mariai  un  an  plus  tard,  non  seu- 
lement ma  corbeille  fut  plus  belle  que  la  sienne,  ainsi  que 
mon  trousseau  ;  mais  la  composition  des  deux  objets  fut 
plus  conformée  d'anciennes  coutumes  et  selon  le  bon  goût 
du  jeune  temps.  Il  y  a  eu  ensuite  beaucoup  de  corbeilles, 
beaucoup  de  trousseaux,  mais  ceux-là  ont  été  des  copies 
et  non  des  modèles,  comme  ceux  de  Madame  Murât  et 
les  miens  (2).    » 

Il  entrait  dans  les  plans  du  Premier  Consul  de  rappeler 
Paris  aux  plaisirs  et  au  luxe.  S'il  conservait  pour  lui  la  mi- 
se la  plus  simple,  il  voulut,  dès  le  premier  jour,  qu'on 
se  mît  autour  de  lui  en  frais  de  costumes  et  d'uniformes, 
et  que  tous  ceux  qui  tenaient  à  son  gouvernement  donnas- 
sent des  fêtes  brillantes.  Celle  que  le  général  Berthier, 
ministre  de  la  guerre,  donna  au  mois  d'avril  1800,  mérite 
un  souvenir:  elle  est  une  date  dans  l'histoire  des  salons, 
car  les  salons  aussi  ont  leur  histoire,  et  c'est  très  juste- 
ment que  M.  le  vicomte  de  Broc  leur  a  consacré  un  cha- 


(1)  Caroline  Bonaparte,   sœur  du  Premier  Consul.  Elle  épousa  Joachiin 
Murât  peu  de  temps  après  le  dix-huit  brumaire. 

(2)  Mémoires  de  Madame  la  duchesse  éCArbrantès.  T.  II. 


CAUSERIES  HISTORJQUES.  41 1 

pitre  dans  son  livre.  Le  général  ThiébauU  en  parle  ainsi 
dans  ses  Mémoires  : 

«  Ce  fut  la  première  fête  à  laquelle  assistèrent  le  Premier 
Consul  et  sa  famille,  et,  pour  bien  marquer  le  grand  nom- 
bre d'adhésions  et  l'empressement  général  en  faveur  du 
nouveau  gouvernement  et  de  son  chef,  on  porta  les  invita- 
tions à  un  nombre  immense.  Comme  l'étonncment,  la  cu- 
riosité, on  pourrait  dire  la  nouveauté,  et  cent  autres  cal- 
culs, firent  que  tout  le  monde  accepta,  l'affluence  fut  in- 
calculable, et,  s'il  n'y  avait  eu  :ant  de  milliers  de  témoins, 
oserait-on,  sans  crainte  d'être  taxé  de  duperie,  dire  que 
des  voilures  débouchant  du  pont  Royal  à  neuf  heures  du 
soir  n'arrivèrent  à  l'Hôtel  de  la  guerre  (1)  qu'à  quatre 
heures  du  matin,  et  que,  une  fois  arrivé,  il  n*était  plus 
possible  de  ravoir  sa  voiture  ;  qu'une  personne  logée  me 
du  Bac,  fut  trois  heures  à  avancer  et  à  reculer  avant  de 
pouvoir  sortir  de  sa  porte  cochère  et  prendre  la  file;  que, 
la  faim  finissant  par  se  faire  sentir  h  la  suite  des  haltes  si 
longues  Cl  si  répétées,  et  par  l'eiïet  d'une  im(»atience  trop 
forte  pour  ne  pas  être  digestive,  tout  ce  qui  se  trouva 
de  volailles,  de  pâtés  et  de  veau  rùti,  de  gâteaux,  de  pain, 
voire  même  de  cervelas  dans  cette  partie  du  faubourg 
Saint-Germain  fut  mangé  dans  cette  terrible  rue  du  Bac  H 
par  les  maîtres  et  par  les  valets  ;  qu'après  minuit  les 
femmes  n'arrivèrent  plus  qu'avec  des  toilettes  plus  oa 
moins  fatiguées  et  des  figures  décomposées,  ei  qu'une 
pauvre  petite  dame,  ayant  quitté  son  enfant  pour  venir, 
par  devoir,  passer  une  heure  à  ce  bal  et  oe  pouvant  ravoir 

(1)  RiM  d«  VarwuM*. 


412  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

sa  voiture  que  depuis  trois  heures  elle  attendait  dans  le 
premier  salon,  pleurait  de  manière  à  faire  pitié  à  tout  le 
monde,  (i). .  » 


VI. 


Ce  bal  du  général  Berthier  fut  le  point  de  départ  de  ces 
fêtes  de  plus  en  plus  brillantes  qui  signalèrent  l'époque 
napoléonienne  et  qui  atteignirent  leur  apogée  en  1810,  lors 
du  mariage  de  l'Empereur  avec  une  archiduchesse.  Nulle 
part  peut-être  cette  fureur  de  plaisirs,  cette  frénésie  de 
luxe  n'ont  été  mieux  peintes  que  dans  une  des  premières 
nouvelles  de  Balzac,  la  Paix  du  ménage. 

«  Une  ivresse  générale,  dit-il,  avait  comme  saisi  cet 
empire  d'un  jour.  Tous  les  militaires,  sans  en  excepter 
leur  chef,  jouissaient  en  parvenus  des  trésors  conquis 
par  un  million  d'hommes  à  épaulettes  de  laine,  dont  les 
exigences  étaient  satisfaites  avec  quelques  aunes  de  ruban 
rouge.  A  cette  époque,  la  plupart  des  femmes  affichaient 
cette  facilité  de  mœurs  et  ce  relâchement  de  morale  qui  si- 
gnalèrent le  règne  de  Louis  XV.  Soit  pour  imiter  le  ton  de 
la  monarchie  écroulée,  soit  que  certains  membres  de  la 
famille  impériale  eussent  donné  l'exemple,  ainsi  que  le 
prétendaient  les  frondeurs  du  faubourg  Saint-Germain,  il 
est  certain  que,  hommes  et  femmes,  tous  se  précipitaient 
dans  le  plaisir  avec  une  intrépidité  qui  semblait  présager 

(l)  Mémoires  du  général  baron  Thiébault,  T.  III,  p.  171. 


CAUSERIES  mSTORIQUiS.  413 

la  fin  du  monde.  Mais  il  existait  alors  une  autre  raison  de 
cette  licence.  L'engouement  des  femmes  pour  les  militaires 
devint  comme  une  frénésie  et  concorda  trop  bien  aux  vues 
de  Tempereur  pour  qu'il  y  mit  un  frein.  Les  fréquentes  pri- 
ses d'armes  qui  firent  ressembler  tous  les  traités  conclus 
entre  l'Europe  et  Napoléon  à  des  armistices,  exposaient  les 
passions  à  des  dénouements  aussi  rapides  que  les  décisions 
du  chef  suprême  de  ces  colbacks,  de  ces  dolmans  et  de  ces 
aiguillettes  qui  plurent  tant  au  beau  sexe.  Les  cœors  fu- 
rent donc  alors  nomades  comme  les  régiments.  D'un  pre- 
mier à  un  cinquième  bulletin  de  la  Grande-Armée,  une 
femme  pouvait  être  successivement  amante,  épouse,  mère 
et  veuve.  Etait-ce  la  perspective  d'un  prochain  veuvage, 
celle  d'une  dotation,  ou  l'espoir  de  porter  un  nom  promis 
à  l'histoire,  qui  rendirent  les  militaires  si  séduisants?  Les 
femmes  furent-elles  entraînées  vers  eux  par  la  certitude 
que  le  secret  de  leurs  passions  serait  enterré  sur  les  champs 
de  bataille,  ou  doit-on  chercher  la  cause  de  ce  doux  fana- 
tisme dans  le  noble  attrait  que  le  courage  a  pour  elles  ? 
peut-être  ces  raisons,  que  l'histoire  future  des  moeurs 
impériales  s'amusera  à  peser,  entraient-elles  pour  quel- 
que chose  dans  leur  facile  promptitude  à  se  lirrer  aux 
amours.  Quoi  qu'il  en  puisse  être,  avouons-le-nous  ici  : 
les  lauriers  couvrirent  alors  bien  des  fautes,  les  femmes 
recherchèrent  avec  ardeur  ces  hardis  aventuriers  qui  leur 
paraissaient  de  véritables  sooroes  d'honneur,  de  richesses 
ou  de  plaisirs,  et  aux  yeux  des  jeunes  filles  une  épaoleCte, 
cet  hiéroglyphe  futur,  signifia  bonheur  et  liberté.  Un  tnit 
de  cette  époque  unique  dans  nos  annales  et  qui  Is  carsclè> 
rise,  fut  une  passion  effiréoèe  pour  tout  ce  qui   brillait  : 


414  CAUSERIES  HISTORIQUES. 

jamais  on  ne  donna  tant  de  feux  d'artifice,  jamais  le  dia- 
mant n'atteignit  à  une  si  grande  valeur.  Les  hommes  aus- 
si avides  que  les  femmes  de  ces  cailloux  blancs  s'en 
paraient  comme  elles.  Peut-être  l'obligation  de  mettre  le 
butin  sous  la  forme  la  plus  facile  à  transporter  mit-elle  les 
joyaux  en  honneur  dans  l'armée.  Un  homme  n'était  pas 
aussi  ridicule  qu'il  le  serait  aujourd'hui  (1),  quand  le  ja- 
bot de  sa  chemise  ou  ses  doigts  offraient  aux  regards  de 
gros  diamants.  Murât,  homme  tout  oriental,  donna  l'exem- 
ple d'un  luxe  absurde  chez  les  militaires  modernes  (2).  » 

On  trouverait  encore  dans  la  Comédie  humaine  plus 
d'une  peinture  de  la  vie  en  France  sous  l'Empire  à  Paris 
et  en  province.  Ces  peintures  ont  une  indéniable  valeur, 
et  je  ne  m'étonne  point  de  rencontrer  quelquefois,  au  bas 
des  pages  deTaine,  à  côté  des  noms  des  auteurs  de  Mé- 
moires historiques,  le  nom  de  Balzac. 

Une  des  particularités  les  plus  curieuses  de  la  vie  de 
ce  temps-là,  et  je  suis  surpris  que  M.  de  Broc  n'en  ait 
pas  parlé,  c'était  l'importance  qu'y  tenait  la  Loterie.  Tan- 
dis que  Napoléon,  au  tirage  de  la  grande  loterie  des 
champs  de  bataille,  faisait  à  chaque  coup  sa  mise  sur 
quatre  ou  cinq  numéros  et  gagnait  presque  toujours  le 
gros  lot,  il  n'était  guère  de  petit  bourgeois,  d'homme  ou 
de  femme  de  peuple,  qui  ne  nourrît  avec  obstination  son 
ambe  ou  son  terne.  Ce  n'était  point  une  exception  que  ce 
personnage  de  Balzac,  Madame  Descoings,  l'épicière  de  la 
rue  Saint-IIonoré,  qui   poursuivit  son  terne  pendant  vingt 


(1)  Cette  Nouvelle  a  été  écrite  eu  1829. 

(2)  La  Comédie  humaine,  T.  I,  p.  316. 


CAUStmiES   UlâTORJQL'IS.  115 

et  un  ans.  Un  jour,  ses  économies  lui  furent  volccsUaos  sa 
paillasse  par  son  neveu  Joseph  Bridau.  Elle  ne  put  re- 
nou vêler  sa  mise,  et  justement  le  fameux  terne  sortit. 
Madame  Descoiogs  en  mourut  de  chagrin  ;  sans  ce  vol, 
elle  devenait  millionnaire,  t  Cette  passion,  si  universel* 
lement  condamnée,  dit  Balzac,  n'a  jamais  été  étudiée.  Per- 
sonne n'a  vu  l'opinion  de  la  misère.  La  loterie,  la  plus 
puissante  fée  du  monde,  ne  développait-elle  pas  des  espé- 
rances magiques?  Le  coup  de  roulette  qui  faisait  voir  aux 
joueurs  des  masses  d'or  et  de  jouissances  ne  durait  que 
ce  (|ue  dure  un  éclair,  tandis  que  la  loterie  donnait  cinq 
jours  d'existence  à  ce  magnifique  éclair.  Quelle  est  aujour- 
d'hui la  puissance  sociale  qui  peut,  pour  quarante  sous, 
vous  rendre  heureux  pendant  cinq  jours  et  vous  livrer 
idéalement  tous  les  bonheurs  de  la  civilisation  ?  Le  tabac, 
impôt  mille  fois  plus  immoral  que  le  jeu,  détruit  le 
corps,  attaque  l'intelligence  ;  il  hébété  une  nation,  tandis 
que  la  loterie  ne  causait  pas  le  moindre  malheur  de  ce 
genre.  Cette  passion  était  d'ailleurs  forcée  de  se  régler 
et  par  la  distance  qui  séparait  les  tirages,  et  par  la  roue 
que  chaque  joueur  affectionnait.  La  Descoings  ne  mettait 
que  sur  la  roue  de  Paris  (i)...  * 

La  loterie  avait  un  tirage  de  cinq  en  cinq  jours,  aux  roues 
de  Bordeaux,  de  Lyon,  de  Lille,  de  Strasbourg  et  de  Paris. 
Celle  de  Paris  se  tirait  le  25  de  phaque  mois,  et  les  listes  se 
fermaient  le  24  à  minuit.  L'opération  du  tirage  avait  liei» 
rue  Neuve-des-Petits-Champs  n*  24,  dans  un  hôtel  dont 
l'emplacement  est  maintenant  occupé  par  la  place  de  l'an- 

(t)  Dahae,  Un Métajê  et  farpMi,  p.  67. 


416 


CAUSERIES  HISTORIQUES. 


cien  Théâtre  Ventadour.  Tous  les  jours  de  tirage,  un  at- 
troupement considérable  ne  manquait  jamais  de  se  former 
à  la  porte  de  cet  hôtel... 

La  Vie  en  France  sous  le  premier  Empire  est  un  livre 
bien  fait  sur  un  sujet  intéressant.  L'auteur,  il  y  a  cinq  ou 
six  ans,  a  gagné  un  ambe  à  la  loterie  académique.  Il  pour- 
rait bien,  cette  fois,  gagner  un  terne  à  la  loterie  du  suc- 
cès. 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


I.  M.  Tabbé  Augustin  Sicard 1 

II.  M.  Tabbé  Augustin  Sicard  (suite) 23 

m.  Le  patriote  Palloy  et  Torateur  du  peuple  Gon- 

chon 47 

IV.  Paris  révolutionnaire 65 

V.  Le  vrai  chevalier  de  Maison-Kouge 85 

VI.  Le  baron  de  Batz 105 

VII.  Le  centenaire  de  Cathelineau 127 

VIII.  Oeorges  Cadoudal  et  la  chouannerie 147 

IX.  Le  baron  de  Cormatin 171 

X.  Le  18   Fructidor 197 

XI.  Un  historien  du  Directoire 221 

XU.  Quiberon 243 

XIII.  Le  capitaine  La  Tour  d'Auvergne 265 

XIV.  L'Œuvre  scolaire  de  la  Révolution 287 

XV.  Une  conspiration  sous  le  Consulat 311 

XVI.  Emigrés  et  Chouans 33i 

XVII.  Les  complots  militaires  sous  le  Consulat  et  l'Em- 

pire   351 

XVIII.  Eugène  de  Beauharnais 373 

XIX.  La  vie  en  France  sous  le  Premier  Empire.    .    .  395 


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